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BOOK 27 1 5 B935C v 2 c 1
BURNICHON # LA COMPAGNIE DE JESUS
EN FRANCE
Qp-CP^
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La Compagnie de Jésus en France
Histoire d'un Siècle
] 81 4- 191 4
Tome Deuxième : i83o-j84'^
DU MEME AUTEUR
Les manuels d'éducation cwique et morale. Un vol. in-18. Qua-
trième édition. Lyon, Vitte, 1884.
Le Retour aux champs. In-8. Paris, Retaux. 1894.
Vie du P. François-Xavier Gautrelet, S. J. Un volume in-12
de vi-352 pages. Deuxième édition. Paris, Téqui. 1896.
L'Etat et ses rivaux dans renseignement secondaire. Un
volume in-12 de iii-352 pages. Paris, J. de Gigord. 1898.
Du Lycée au Couvent. Un volume in-12, de vi-345 pages.
Paris, Téqui. 1900.
Cinquante ans après. (La liberté d'enseignement.) Un
volume in-12 de viii-315 pages. Paris, Gabalda. 1900.
Un Jésuite : Amédée de Damas. Un volume in-8 de viii-375
pages, Paris, J. de Gigord. 1908.
Le Brésil d'aujourd'hui. Un volume in-12 de ix-340 pages.
Deuxième édition. Paris, Perrin. 1910.
La Compagnie de Jésus en France. Histoire d'un Siècle : 181k-
19/4. Tome premier, 1814-1830. Un volume in-8 cavalier
de xLviii-568 pages. 7 fr. 50, franco. Paris, Gabriel Beau-
chesne, 1914.
Tous droits de traduction^ de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.
u
LA COMPAGNIE DE JESUS
EN FRANCE
Histoire dun Siècle
.m
1814-1914
PAR
Joseph BURNICHON, S. J.
Tome Deuxième : i83o-j845
PARIS
5ABRIEL BEAUCHESNE
117, Rue de Rennes, 1 17
1916
Nihil obstat.
Lu^duni, 5a Oclobris 1915.
C. Glauteuk.
liMPRIMATUR.
Parisiis, die 3» Augusti 1916.
E. Thomas, v. g.
-P^^
5^'c
l/».
CHAPITRE PREMIER
I. — La Compagnie de Jésus en France au lendemain de la Révolution
da Juillet. Les deux premières Lettres encycliques du R. P. Général
Jean Roothaan. Les vrais Monita Sécréta.
IL — Les Coutumiers de la Provitice de France. La revision du Ratio
Studiorum. Importantes modiflcations dans les programmes d'ensei-
gnement : Théologie, Philosophie, Langue maternelle, Sciences mathé-
matiques et Physiques.
III. — Lamennais et les Jésuites. Le Mennaisianisme dans la Compa-
gnie. Le Père Rozaven. Sa lutte contre la Philosophie de la raison
générale, ou du sens commun, L'Ordonnance du R. P. Fortis. Rozaven
et Lamennais. Échange de lettres entre Lamennais et le Provincial
de France. L'abbé Gerbet et le Père Barat. Le Père Raymond Brzo-
zowski. Assistant du Général, se fait le champion du mennaisianisme.
Regrettables indiscrétions. L'Assistant désavoué. Fâcheux effet sur
l'opinion.
IV. — Élection du Père Roothaan. L'Assistant mennaisien est évincé;
le Père Rozaven maintenu. L'Ordonnance du Père Fortis est confirmée.
Les Jésuites partisans du système ne se croient pas obligés d'y
renoncer. Le P. Rozaven publie l'Examen du livre de l'abbé Gerbet
sur les fondements de la certitude. Colère de Lamennais. La lumière
se fait. L'Encyclique Mirari vos. Les Paroles d'un croyant. Condam-
nation explicite du système philosophique de Lamennais. Soumission
des Jésuites mennaisiens
V. — Le collège du Passage. Tracasseries du gouvernement espagnol.
Fermeture et expulsion. Fribourg. Le collège Saint-Michel et le Pen-
sionnat. Prospérité inouïe du Pensionnat; elle se soutient vingt ans,
non sans contradictions de toute sorte. Dénonciation calomnieuse de
M. Thiers. Fureur des radicaux suisses. Guerre du Sonderbund. Ruine
du Pensionnat. Le Livre d'Or de Fribourg.
I
A peine renaissante, la Compagnie de Jésus en France
avait essuyé de furieux orages. Une invraisemblable
La Compagnie de Jésus. 1
2 LA COMPAGNIE DE JESUS
coalition de colères, de haines et de mensonges avait
abouti, après quatre ans, à l'exécution de 1828; deux ans
plus tard la rafale qui emporta le trône balayait du même
coup les quelques établissements de Jésuites que les
Ordonnances royales n'avaient pas atteints. De la Société,
objet de tant de craintes chimériques, et de tant de vio-
lences trop réelles, il ne restait sur le sol français que
quelques individus dispersés ça et là et contraints de se
cacher })Our échapper aux pires traitements. On pouvait
croire qu'on en avait fini avec elle; elle n'aurait fait
qu'une apparition dans le monde moderne où sa présence
était un anachronisme; elle rentrait au tombeau, et pour
n'en plus sortir. C'est bien ainsi que l'entendaient les libé-
raux, acteurs de la grande « Comédie », qui s'étaient servis
du nom des Jésuites pour mener la campagne contre la
monarchie légitime, et qui, au lendemain de la Révolu-
tion, avaient oublié et la Congrégation et les Jésuites, ou
même avouaient n'être pas bien sûrs de l'existence des
Jésuites*. Mais peut-être bien l'Ordre de saint Ignace
ressemble-t-il, lui aussi, à l'arbre décrit dans une fière
strophe que savent par cœur tous ceux qui ont entretenu
quelque commerce avec les muses classiques:
Duris ut ilex tunsa bipennibus ^...
Sous les coups de la hache qui l'émonde le chêne devient
plus vigoureux. Ainsi la petite Province de France, si
maltraitée, se replie sur elle-même, ramasse ses forces
et, confiante dans l'avenir, se prépare pour les travaux
que la Providence lui destine.
1. Voir l'article d'Armand Garrel dans le National. Tome I, p. 3i8.
2. Duris ul ilex tunsa bipennibus^
Nigrae feracifrondis in Algido,
Per damna, per caedes, ab ipso
Ducit opes aniinumque ferro.
Comme le chêne, émondé par le dur tranchant de la hache, dans les
noires forêts de l'Algide, au milieu de ses pertes, de ses désastres, reçoit
du fer lui-même plus de force et de vie.
(îlorat. Od., lib. IV, 4-)
CIUPITHË PREMIER à
Au moment mâme où éclatait l'orage des journées de
Juillet, les Jésuites français recevaient la première lettre
adressée par le nouveau Général, le Père Roothaan, à
toute sa^ famille religieuse. Elle avait pour objet « l'amour
de la Société et de son institut ». (7 Juillet 1830.) Il ne se
pouvait rien de plus à propos pour ceux que leur qua-
lité de Jésuites désignait à une sorte de malédiction : « Ce
fut toujours, disait le Père Général, comme un don spé-
cial de notre Société que tous ceux qui y furent appelés
de Dieu s'attachèrent à elle par les liens les plus étroits,
l'entourèrent d'un tendre amour... Ce fut là, dis-je, le
don spécial et comme le caractère distinctif des
membres de la Compagnie, si bien que ses ennemis
lui reprochèrent souvent cet amour, et lui firent un
crime de ce qui devrait lui valoir leur estime. Ce
sentiment d'affection fut si profondément gravé dans
le cœur de ses enfants que, même après le coup mortel
dont elle fut frappée, tous, à l'exception d'un très petit
nombre qui, au milieu de tant de milliers de leurs
compagnons, furent regardés comme des exceptions, ne
cessèrent jamais de l'aimer, alors même qu'elle n'existait
plus... »
L'année suivante une autre circulaire abordait un sujet
d'une actualité plus sensible encore. Le premier Supé-
rieur entretenait les siens des « Tribulations » de l'heure
présente. « Ce que saint Ignace, disait-il, semble avoir
divinement entrevu dès l'origine de la Compagnie..., ces
persécutions qu'il demandait pour elle, qu'il sollicitait de
la divine bonté, comme nous l'avons appris, ces persécu-
tions n'ont jamais manqué à sa famille; cependant elles
ne sont jamais tombées sur elle aussi violentes qu'à notre
époque. Car je ne sache pas que nos ennemis de tout
genre aient jamais excité contre la Compagnie et le nom
qu'elle porte une guerre aussi générale que celle qui nous
est faite présentement, guerre féconde en calomnies, en
outrages, en vexations, en spoliations, en bannisse-
ments, en toutes ces épreuves que les hommes appellent
4 LA COMPAGNIE DE JESUS
des maux, mais qui dans la réalité sont d'insignes bien-
faits de la bonté divine. »
C'est en effet une béatitude évangélique et une prédic-
tion explicite du Sauveur que le Général de la Compagnie
de Jésus montre accomplie au pied de la lettre en faveur
des siens; sur quoi il ajoute une protestation qui doit
trouver sa place ici, car elle s'adresse moins à sa famille
qu'à ceux du dehors : « Les hommes nous maudissent, ils
nous persécutent, et ce qui est à la fois le comble et la
source la plus féconde de toutes ces persécutions, ils nous
imputent faussement toute sorte de mal. Mais nous en
prenons à témoin Dieu et notre conscience, non, notre
vie n'est pas vouée à tous les crimes dont ils ne cessent
de nous charger, à des crimes qui feraient de nous, non
plus des hommes, mais des monstres, mais des êtres qui
seraient la peste et le fléau des peuples, comme ils le
prétendent en efl'et, et comme ils parviennent à le per-
suader à une multitude ignorante. Ils nous retranchent de
la société, ils nous mettent hors la loi; cette liberté qu'ils
réclament avec emphase pour le reste du genre humain,
ils nous en refusent le bénéfice comme à des scélérats, à
des hommes convaincus et condamnés par l'évidence de
leurs forfaits, même avant tout examen; enfin notre nom
même est repoussé comme un opprobre. Pourquoi? Parce
que le Fils de l'Homme a daigné nous communiquer son
nom adorable. Oui, c'est à ce nom sacré qu'ils ont déclaré
la guerre; c'est ce nom qu'ils abhorrent; leurs paroles et
leurs actes le démontrent assez, puisqu'ils appliquent
notre nom à tout ce qui fait profession de foi et de piété,
puisque la haine dont nous sommes l'objet de la part des
ennemis implacables de toute religion, atteint également
le Vicaire même de Jésus-Christ, la sainte Eglise, enfin
tout ce qui est vertueux, chaste et dévoué à notre sainte
religion. » (24 Juillet 1831.)
Ainsi envisagées, les épreuves, si dures soient-elles,
loin d'abattre le courage des membres de la Société, seront
pour eux un sujet de fierté et de joie. « C'est, poursuit
CHAPITRE PREMIER O
le Père Roothaan, le seul sentiment digne d'un vrai Jésuite;
les contradictions qui assaillent la Compagnie, au lieu de
diminuer en nous l'estime de notre vocation, nous la
feront apprécier davantage et nous inspireront plus de zèle
à conserver un don aussi précieux. »
Au surplus cet attachement à leur vocation, cet amour
pour la Compagnie à laquelle ils appartiennent, les Jésuites
ne doivent pas oublier qu'il a aussi ses écueils; leur
Général les avertit que ce serait l'entendre mal que de
désirer pour leur Société une extension rapide et brillante
ou encore des ministères en vue et des succès éclatants.
Aussi, s'adressant à tous ceux qui ont quelque autorité, il
leur fait entendre cette admonition solennelle : « Je les
conjure par les entrailles de Jésus-Christ et par tout le
zèle qu'ils ressentent pour la conservation de la Société,
de ne pas songer à ouvrir de nouvelles maisons, de nou-
veaux collèges, et de ne donner là-dessus aucune espérance
prochaine aux solliciteurs trop ardents, jusqu'à ce que
nous ayons un nombre suffisant de sujets à qui les fonc-
tions de la Compagnie et surtout le soin de l'administra-
tion puissent être remis en sûreté. » D'ailleurs ce qu'elle
attend de ses enfants, la preuve solide d'affection qu'elle
leur demande, c'est de s'appliquer à bien connaître son
Institut et de l'observer fidèlement. Et ce n'est pas leur
demander peu. « Un religieux de la Compagnie croirait-il
avoir fait assez en se bornant à une vertu médiocre, vertu
qui pourrait suffire à un chrétien ordinaire?... « Et ici le
Père Roothaan esquissait l'idéal proposé par saint Ignace
dans les Constitutions, idéal vers lequel il faut tendre
toujours sans se flatter de l'avoir jamais atteint.
Quelques mois plus tard le Provincial de France adressait,
lui aussi, à tous ses religieux, une exhortation sous forme
de lettre circulaire. Parmi les tribulations qu'il redoutait
le plus pour son Ordre, le Père Général avait signalé la
dispersion qui brise les liens de la famille religieuse et
rend les frères étrangers les uns aux autres. Cette calamité,
les Jésuites français la subissaient en ce moment pour la
6 LA COMPAGNIE DE JESUS
première fois ; ce ne devait pas être la dernière. Confor-
mément au devoir de sa charge, le Père Druilhet leur
signalait les dangers d'une situation nouvelle pour eux,
et les pressait de chercher leur sauvegarde dans l'accom-
plissement plus scrupuleux que jamais de leurs règles.
(8 Février 1832.)
Voilà un spécimen de ces Monita sécréta que les Supé-
rieurs majeurs des Jésuites envoient de temps à autre à ceux
qui sont sous leur obéissance. Ils n'ont pas, croyons-nous,
à redouter la lumière, et volontiers nous les citerions plus
abondamment, si au lieu de raconter l'histoire, nous nous
proposions seulement d'éclairer et d'édifier les âmes
éprises de perfection religieuse.
II
La Compagnie de Jésus tient fortement à ce qu'elle
regarde comme essentiel dans son Institut : sa fin, son
organisation intérieure, sa hiérarchie, ses principaux
moyens d'action; sur tout cela elle entend rester elle-
même. Sint ut s uni aut non sint ! Mais en dehors de ces
éléments constitutifs de sa personnalité, elle n'est pas
intransigeante. Le but même qu'elle poursuit exige qu'elle
sache s'adapter aux circonstances de temps et de lieux.
Dans le détail de sa vie extérieure, rien de rigide, ni
d'immuable. Son fondateur ne lui prescrit ni costume, ni
régime alimentaire, ni emploi des heures de la journée.
Dans d'autres Ordres et non des moindres, ces choses
sont réglées de façon immuable. Le vêtement n'a pas
changé depuis six ou sept cents ans; c'est toujours le
même froc et la même bure; l'heure où l'on peut rompre
le jeûne, le menu du repas, le gobelet d'étain, le couvert
de bois, etc., n'ont pas varié davantage. Cette immobilité
n'est pas sans signification, ni sans grandeur. C'estla vision
de ce qui demeure en face de la figure changeante de ce
monde, la protestation contre l'éternelle poursuite du luxe
et du bien-être; et quelle leçon à l'encontre de la mode
CHAPITRE PIlEMiEU /
et de ses folies dans cette robe et cette coilFure qui sont
de nos jours ce qu'elles étaient au temps de saint Louis !
Tel n'est pas l'idéal de l'Ordre de saint Ignace. Appelé
à travailler de toutes ses forces au salut des âmes, à se
trouver par conséquent en contact presque perpétuel avec
la société, il ne s'astreindra pas à des observances qui
seraient pour son ministère une gène et un obstacle. Pour
tout ce qui paraît au dehors, il vivra donc comme le clergé
du pays qu'il habite; il suivra comme lui la loi de l'évo-
lution, et donc ne boudera pas au progrès, dans la mesure
où le progrès sera compatible avec l'esprit religieux qui
sera toujours l'esprit de simplicité.
C'est ce qui explique l'existence dans la Compagnie de
Coutumiers très variables selon les pays et les époques.
Pendant les premières années qui suivirent son rétablis-
sement, il y eut par la force des choses bien des hésita-
tions et des divergences entre les maisons françaises,
dispersées aux extrémités du territoire et séparées par de
si grandes distances. En l'absence d'un texte écrit, il
n'était guère possible d'arriver à l'uniformité. En 1830,
nous voyons que l'on s'occupe de codifier les usages et de
dresser un Coutumier de la Province de France. Quatre
Pères des plus anciens ont été chargés de ce travail. « Le
Père Loriquet, avec son incroyable activité », écrit le Père
Provincial, en rassemble les éléments; il est l'àme de la
commission. Elle aboutit, après de nombreuses confé-
rences et des examens minutieux, à une rédaction qui
suivait de très près le Coutumier en usage dans la
Province de Lyon un siècle auparavant.
Ce document est instructif en ce qu'il reflète les mœurs
d'un temps déjà loin de nous et où l'on manquait de bien
des choses que nous estimons indispensables. Pas de
foyer dans les chambres des religieux (mais combien y
avait-il de chambres à feu au château de Versailles?); on
ne connaît que le chauftbir commun; la montre est pres-
que un objet de luxe, dont l'usage n'est permis qu'à de
rares privilégiés; le petit déjeuner est une tolérance, rien
8 LA COMPAGNIE DE JESUS
de plus; on y sert du pain et du vin, un fruit pendant la
saison ; la viande est distribuée avec parcimonie, etc.
Mais le train de vie des « honnêtes gens » de la première
moitié du dix-huitième siècle, leur standard of life^
comme disent les Anglais, paraissait déjà dur à nos grands-
pères de 1830. Par crainte du relâchement, les Jésuites
français de la nouvelle génération avaient voulu suivre
trop à la lettre la pratique de leurs devanciers. Le Goutumier
misa l'essai dut subir des retouches. On en fit à plusieurs
reprises, et nous constatons, sans embarras d'ailleurs,
qu'il s'y est introduit des adoucissements, où nos ancêtres
auraient vu des délicatesses sinon des superfluités, mais
que l'usage universel justifie et dont la privation serait
aujourd'hui une souffrance.
C'est sur le terrain pédagogique surtout que s'imposait
aux Jésuites français un travail d'adaptation. Le régime
des grands internats était, nous l'avons dit, une nouveauté
pour laquelle la tradition de la Compagnie ne fournissait
que des indications très insuffisantes. Quanta l'enseigne-
ment, il est clair que le Ratio Studiorum, rédigé au
seizième siècle, n'était pas en parfaite harmonie avec les
exigences des temps nouveaux. La langue et la littérature
nationale, l'Histoire, la Géographie, les Sciences récla-
maient leur place à côté de l'étude trop exclusive de l'anti-
quité gréco-romaine. Il fallait changer les programmes et
quelque peu aussi les méthodes. Au reste ce n'était pas
la première fois que l'on introduisait des modifications
dans le vénérable Code scolaire, qui fait partie intégrante
de l'Institut de la Compagnie de Jésus. Là aussi il y a des
éléments de nature et de valeur diverses, des principes
immuables, des règles fixes quant à leur esprit, mais qui
peuvent se prêter à des applications très variables. Déjà la
Congrégation générale de 1820 avait prescrit la revision
du Ratio Studiorum. Le généralat du Père Fortis s'acheva
sans qu'on eût mis la main à l'œuvre. Entre temps le Père
Rozaven gourmandait les Pères français pour leurs
CHAPITRE PREMIER 9
innovations; il s'évertuait à les rappeler à l'observation
plus stricte des usages d'autrefois. Mais le mouvement était
irrésistible ; toutes les Provinces demandaient que le vieux
Ratio fût accommodé aux nécessités des temps. La Con-
grégation générale de 1829 reprit le vœu de sa devancière
et donna mandat au nouveau Général de procédera la re vi-
sion le plus tôt possible.
Quelques mois plus tard en effet, une lettre du Père
Roothaan à tous les Provinciaux de la Compagnie annon-
çait que, en exécution du Décret XV de la Congrégation
générale, une Commission allait être réunie à Rome au
commencement de septembre. Il ne s'agissait nullement,
disait-il, de confectionner un Ratio Studiorum nouveau;
l'ancien était confirmé comme toutes les autres parties de
l'Institut; on aviserait seulement à en adapter les prescrip-
tions aux besoins des temps. Et ce n'était qu'avec la plus
extrême réserve que l'on se permettrait de modifier une
œuvre « élaborée avec tant de prudence, éprouvée par une
pratique deux fois séculaire et à laquelle les ennemis
mêmes de la Compagnie n'avaient pas marchandé les élo-
ges ». La Commission chargée de préparer cette mise au
point serait composée d'un député de chaque Province*.
Ces députés devraient lire attentivement le Ratio Stu-
diorum tout entier, en notant par écrit les changements,
additions ou suppressions, qu'ils estimeraient désirables.
On leur reconimanda de prendre note également de ce
qu'ils auraient remarqué d'utile dans les écoles autres que
celles de la Compagnie.
Nous voyons par une circulaire du Père Varin, vice-
provincial en l'absence du Père Druilhet, que tous les
Jésuites français furent invités à faire la même étude et
à fournir leurs observations. Le député de la Province de
France fut le Père Loriquet. La Commission commença
ses travaux à l'époque fixée ; elle les poursuivit pendant
I. Les Provinces alors existantes étaient au nombre de sept : Italie,
Sicile, Angleterre, Espagne, France, Germanie, Galicie.
10 LA COMPAGNIE DE JESUS
une année presque entière. Toutes les règles du Ratio
furent examinées une à une ; toutes les modifications pro-
posées furent l'objet d'études scrupuleuses et parfois de
discussions serrées, dont le Rapport a conservé la trace.
Ce Rapport, très sobrement rédigé, indique les conclu-
sions auxquelles les commissaires se sont arrêtés, avec les
raisons qui les appuient. Ces conclusions sont au nombre
de cent quatre-vingt-dix. Chacune représente une retouche
à faire au vénérable Ratio Studiorum de 1599. Quelquefois
c'est une simple variante dans le texte, qui n'en altère pas
le sens; par exemple, le professeur de Cas de conscience
sera appelé désormais professeur de Théologie morale^
parce que, par suite d'accusations injustes, les mots de
cas de conscience et de casuiste ont pris un sens désobli-
geant: loculiones iavidiosae. En certains cas au contraire
le changement est très appréciable'.
Après avoir énuméré dans son préambule les innova-
tions les plus importantes proposées par la Commission,
le Rapport ajoute comme une amende honorable de ses
membres pour leur hardiesse à porter la main sur le monu-
ment légué parles anciens : « Au surplus nos méditations
quotidiennes an Ratio Studiorum nous ont fait reconnaître
qu'il s'y trouve une multitude d'industries qui, bien con-
nues et appliquées avec soin et persévérance, produiraient
de merveilleux progrès dans les études de nos collèges.
L'enchaînement de ces régies est si parfait, elles sont con-
çues avec tant d'art et de sagesse que les insuccès de notre
enseignement actuel doivent être attribués, non pas à une
discipline vieillotte, mais bien au contraire à l'ignorance ou
à la négligencedes préceptes excellents qu'elle renferme. »
La question mûrement examinée et discutée avec les
Assistants, le Père Rootliaan adressa à « tous les Provin-
ciaux, Recteurs de collèges, Préfets des études et profes-
seurs » de la Compagnie de Jésus le Ratio Studiorum
I. Cf. Monumenla Germaniae Paedagogica XVI. Obsevvationes qiiibus
innititur accominodatio Ralionis Studiorum. P. 4'jo-5o6. Berlin, iSt^'i.
CHAPITHE PREMIER 11
adapté aux besoins des temps. (25 Juillet 1832). On n'avait
pas admis tous les changements proposés par la Com-
mission; néanmoins le texte nouveau placé en regard de
celui de 1599, fait apparaîti-e çà et là une véritable trans-
formation. Elle est sensible surtout en ce qui concerne
les Facultés supérieures. Dans l'enseignement de la Théo-
logie des moditications considérables s'imposent en ed'et,
pour le choix et la distribution des matières ; beaucoup
de questions qui ont pu être agitées en d'autres temps
sont aujourd'hui sans intérêt ; d'autres au contraire appel-
lent l'attention, que l'on pouvait autrefois traiter somn)ai-
rement ou même passer sous silence. En Philosophie, la
transformation estprofonde, radicale même. Le programme
est complètement refondu. Aristote a perdu de son pres-
tige ; on ne prononce même pas son nom. Les Mathéma-
tiques et les Sciences de la nature prennent la place qui
leur revient ; elles seront enseignées avec les méthodes
et l'étendue que le monde moderne réclame. C'est ro]:)jet
de deux chapitres entièrement nouveaux.
Pour ce qui est des classes inférieures, et par là le Ratio
Stadioriim entend les classes de Lettres et de Crammaire
jusqu'à la Rhétorique inclusivement, le rajeunissement
du Code antique consiste à y faire entrer la langue et la
littérature nationale, avec l'Histoire, la Géographie et les
éléments des Mathématiques. A vrai dire, l'ancien Ratio
ne s'occupait guère de la langue maternelle; il ne prévoyait
pas un enseignement direct et autonome de l'Histoire et
de la Géographie ; des Sciences il faisait une partie inté-
grante de la Philosophie. Le nouveau ne saurait être si
exclusivement voué au culte du latin et du grec. 11 admet
donc ces divers enseignements; il recommande même
d'apporter un soin particulier à celui de la langue et de la
littérature du pays '. Cependant on est loin de les mettre
I. La règle nouvelle prescrit de suivre pour renseignement de la lan-
gue nationale et l'explication des auteurs la même mélliode que pour les
langues et les littératures classiques.
12 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
sur le pied d'égalité avec la culture des langues anciennes.
Le temps leur est mesuré de façon que l'on serait tenté
d'appeler parcimonieuse. Histoire, Géographie et Sciences,
jusqu'en Rhétorique, sont qualifiées d'accessoires. La
langue nationale et les accessoires ont à se partager deux
demi-heures par jour, cinq à six heures par semaine. On
est surtout préoccupé, en faisant ces concessions, de main-
tenir la prééminence des Lettres grecques et latines, les-
quelles, dit le Père Roothaan, « sont toujours les modèles
achevés de la bonne littérature ». « Que si, ajoute-t-il, les
exemplaires accomplis de beauté qu'elles renferment
étaient mieux connus, nous ne verrions pas sortir tous les
jours, de la plume d'hommes d'ailleurs intelligents, des
œuvres extravagantes pour la forme aussi bien que pour le
fond, qui excitent l'admiration du vulgaire, mais qui, aux
yeux des gens de goût, témoignent que la perversion de
l'art d'écrire accompagne celle des mœurs. »
Au reste, les nouveaux règlements n'avaient rien de défini-
tif. Le Supérieur Général de la Compagnie demandait seule-
mentqu'onenfitl'applicationconsciencieuse. Les observa-
tions auxquelles cet essai auraitdonné lieu seraient ensuite
communiquées, et nulle innovation neseraitintroduitedans
la législation de l'Ordre qu'autantqu'elle aurait reçu la sanc-
tion de l'expérience. Or, l'expérience devait montrer de
plus en plus l'impossibilité pour la Compagnie d'établir un
plan d'études arrêté et applicable à tous ses établissements
d'éducation. La Compagnie de Jésus, pas plus qu'aucune
autre Société, n'est aujourd'hui maîtresse de son ensei-
gnement. L'unité de culture par les humanités gréco-
latines est abolie sans retour; chaque pays organise ses
études comme il l'entend, et en cette matière comme en
beaucoup d'autres, la seule règle commune paraît être
l'instabilité. Quiconque veut faire de l'enseignement est
obligé de suivre les programmes officiels. Dans ces con-
ditions, il est clair que la Compagnie de Jésus ne pouvait
songer à dresser pour ses collèges un plan d'études uni-
que qui eût chez elle force de loi. De fait l'antique Ratio
CHAPITRE PREMIER 13
Studiorum est demeuré ce qu'il était, sans addition, ni
retranchement. Il reste le seul Gode pédagogique élaboré
par la Compagnie de Jésus et qu'elle reconnaisse comme
sien, qu'elle observe dans la mesure du possible, dont elle
s'inspire plutôt qu'elle ne s'y astreint, le regardant comme
un moyen, non comme une fin en soi.
A côté du plan d'études qui fut le sien et de la méthode
qu'elle revendique, la Compagnie de Jésus montre dans
son vieux Ratio Studiorum le système d'éducation qui eut
ses préférences, tant qu'elle fut libre de son choix. Pas un
mot sur les grands pensionnats, l'une des exigences des
temps nouveaux, auxquelles elle a dû se plier ; ce qui
n'empêche pas les maîtres en pédagogie universitaire
d'accuser les Jésuites d'être les inventeurs du régime ^
Mais d'autre part les innombrables Ordonnances des
Généraux relatives aux études, spécialement dans l'inté-
rieur de la Société, témoigneraient à elles seules qu'elle
n'est pas figée dans l'observation d'un Gode intangible,
mais au contraire toujours en éveil pour s'adapter aux
besoins des temps et au progrès, quand progrès il y a.
III
La dix-neuvième règle du Professeur de Philosophie
d'après la réforme de 1832 porte ce qui suit : « Qu'il fasse
en sorte que ses élèves connaissent à fond les moyens de
discerner le vrai du faux. Qu'il expose donc amplement et
solidement les signes ou critères de la vérité, leurs sources
et leurs caractères. » Les rédacteurs de l'ancien Ratio
n'avaient pas eu à mentionner spécialement ce chapitre de
la Logique générale ; l'avènement du cartésianisme obligea
I. Sans doute la Compagnie de Jésus ne s'interdisait pas dans le passé
de recevoir et de diriger des pensionnats {convictus). On trouvera dans
la collection des Moniimenta paedagogica de nombreux règlements rela-
tifs à ces sortes d'établissements. Mais il n'en reste pas moins que le
Gode scolaire officiel de la Compagnie, celui qui fait partie de son Ins-
titut, les ignore complètement.
14 LA COMPAGNIE DE JESUS
l'enseignement de l'école à s'en occuper; mais il venait de
prendre une importance nouvelle par le fait d'une crise
qui n'était pas encore complètement conjurée à l'époque
dont nous parlons.
Le mennaisianisme fut en effet pour la Compagnie de
Jésus renaissante un ferment de trouble qui menaça pro-
fondément la paix au dedans, alors que les ennemis du
dehors l'attaquaient avec tant de violence. En cette même
année 1829, Lamennais venait de publier son livre Des
progrès de la Révolution et de la guerre à l'Eglise. On y
lisait, à l'adresse des Jésuites, une phrase à laquelle les
circonstances donnaient, en dépit de sa modération appa-
rente, la portée d'un verdict de condamnation : « Que leur
Institut, si saint en lui-même, soit exempt aujourd'hui
d'inconvénients même graves, qu'il soit suffisamment
approprié à l'état actuel des esprits, aux besoins présents
du monde, nous ne le pensons pas. » L'illustre écrivain
avait formulé jadis sur l'Ordre de saint Ignace un juge-
ment bien différent. Dans les Réflexions sur l'état de
l'Église publiées en 1808 et réimprimées dans les Méla/iges
en 1819, ilavait loué en magnifique langage « cette Société
fameuse, qui ne sera jamais remplacée que par elle-même,
objet de haine pour les uns, de vénération et d'amour pour
les autres, signe de contradiction parmi les hommes,
comme le Sauveur même des hommes, au service de qui
elle s'était consacrée »,qui, « comme lui, passa en faisant
le bien et comme lui ne recueillit pour récompense que
l'ingratitude et la proscription ». h' Ami de la Religion \
après avoir mis en regard les opinions successives du
grand homme poursuivait : « Qu'est-il donc arrivé qui l'ait
forcé à changer de sentiment? Gomment les Jésuites ont-
ils démérité à ses yeux? Il ne faut pas se le dissimuler;
I. L'Ami de la Religion et du Roi. Tome LIX, p. 67. II y eut une troi-
sième pliase dans les sentiments de Lamennais à l'égard de la Compagnie
de Jésus. En 1887 parurent les Affaires de Rome. Le prêtre révolte
déchargeait sa colère sur l'Église et sur le Pape; les Jésuites ne pouvaient
manquer d'avoir leur part d'injures.
CHAPITRE PREMIER 15
ils ont eu un tort grave; ils n'ont point adopté la doctrine
de M. de Lamennais, et leur général a eu la faiblesse de
défendre de l'enseigner. Dès lors, il est visible que leur
Institut n^est pas exempt cV inconvénients et n'est plus
approprié aux besoins du monde, »
Le fondateur de VInslilut de Saint-Pierre avait peut-
être encore d'autres raisons de juger sévèrement l'Institut
de saint Ignace. Malheureusement, à l'égard de la doc-
trine, l'attitude des Jésuites n'avait pas été tout à fait celle
qu'on leur prête. Il nous faut reprendre de plus haut cette
histoire qui n'est pas si simple que cela.
C'est en 1820 que parut le second volume de V Essai sur
r Indifférence. Il apportait au monde un système philoso-
phique d'après lequel toute certitude reposait sur la foi.
La raison individuelle est toujours faillible; partant, avec
ses seules ressources personnelles, l'homme ne peut con-
naître certainement aucune vérité, pas même sa propre
existence. Il n'y a que la raison générale qui soit à l'abri
de l'erreur; ce que tout le monde admet ne peut être
faux ; le consentement universel, voilà donc le signe et la
garantie de la vérité, autrement dit le critérium de la cer-
titude. De là le nom de philosophie du sens commun donné
au système-
Système qui porte sur une contradiction. Car enfin, cet
accord universel ne nous est connu que par la raison indi-
viduelle. Si donc elle ne peut par elle-même connaître avec
certitude le consentement universel qui seul engendre la
certitude, comment arrivera-t-elle jamais à la certitude ?
C'est un cercle sans issue, ou plutôt qui a pour issue fatale
le scepticisme universel.
Gomment expliquer qu'un système « dont le moindre
élève de Philosophie reconnaît aujourd'hui la fausseté* »,
ait pu séduire des esprits comme ceux d'un Donald et
d'un de Maistre et s'imposer à toute une génération ?
I. Mgr Gerbet, par l'abbé de Ladoue. Paris, Tolra et Haton, 1870.
Tome I, p. i3i.
16 LA COMPAGNIE DE JESUS
Lacordaire répond que, en ce qui le concerne, il a subi
l'ascendant du maître : « Je me suis demandé comment
une Philosophie, dont j'aperçois si clairement le vice
aujourd'hui, avait pu si longtemps tenir ma raison en sus-
pens, et j'ai compris que, luttant contre une intelligence
supérieure à la mienne, et voulant lutter seul contre elle,
il était impossible que je ne fusse pas vaincu '. »
Sans doute le prestige de celui à qui on allait décerner
le titre de dernier des Pères de l'Eglise, le ton d'assu-
rance, la magie du style et l'implacable rigueur avec
laquelle il poussait un raisonnement jusqu'en ses consé-
quences extrêmes, c'était de quoi faire prendre le change
sur le peu de solidité du fondement. Puis, le système avait
de précieux avantages. 11 apparaissait comme une réac-
tion triomphante, comme la revanche de la foi contre la
raison émancipée et qui prétend se suffire à elle-même.
« Pour humilier sa confiance superbe », il montre au phi-
losophe que, « dès qu'on cherche en soi la certitude », on
aboutit « à la destruction absolue de la vérité et de l'in-
telligence » ; il le pousse « jusqu'au néant pour l'épou-
vanter de lui-même...; il lui fait voir qu'il ne peut se
prouver sa propre existence, comme il veut qu'on lui
prouve celle de Dieu » ; en un mot, on « désespère toutes
ses croyances, même les plus invincibles», et on réduit
« sa raison aux abois dans l'alternative ou de vivre
de foi ou d'expirer dans le vide ^ ». C'est la revanche
de la foi sur la raison, de la religion sur la philosophie
impie.
Plus avant encore le système allait atteindre le cartésia-
nisme que l'on rendait responsable de tous les égare-
ments de la raison individuelle, que le rationalisme reven-
dique à bon droit comme son père et qui n'en a pas
moins envahi l'enseignement ecclésiastique. C'est sur ce
1. Cilé par Mgr Ricard dans la Vie de l'abbé Combalot, p. 43. Paris,
Gaume, 1891,
2. Essai sur V indifférence. Tome II, p. 2, 1820.
CHAPITaE PRKMIER 17
point de vue qu'insisteront les partisans du mennaisia-
nisme, sous prétexte qu'il faut opter entre l'un ou l'autre
système et que combattre la Philosophie du sens commun,
c'est se déclarer disciple de Descartes.
Au contraire du cartésianisme, rationaliste par essence,
la Philosophie du sens commun ou de l'autorité, apparais-
sait comme une discipline d'essence chrétienne, « Le sens
commun, voilà la règle de l'esprit humain dans l'ordre
Philosophique. Qui ne voit le bénéfice que le catholi-
cisme lui-même retirera de l'adoption de cette règle,
attendu que la doctrine qu'il enseigne n'est que la plus
haute expression du sens commun? Tous les dogmes de
l'Eglise ont constamment fait partie des croyances uni-
verselles ; on les retrouve au fond de toutes les religions ^ »
C'est sous cet aspect que l'abbé Gerbet envisageait la
question dans son livre Des Doctrines philosophiques sur
la certitude clans leurs rapports avec les fondements de la
Théologie. Comme le dit très bien son historien, « la con-
clusion qu'il laisse deviner, plus qu'il ne l'énonce, est
celle-ci : impossible de faire de bonne Théologie sans
prendre pour base le système philosophique du sens
commun. » ^
Si donc la construction de Lamennais péchait par la
base, du moins elle présentait une belle façade et elle
offrait un abri commode, et qui paraissait sûr, aux croyances
chrétiennes. Il ne faut donc pas trop s'étonner de la faveur,
ou pour mieux dire de l'enthousiasme avec lequel elle fut
accueillie parmi les penseurs catholiques et tout spéciale-
ment par une portion considérable du clergé. Le succès
fut prodigieux ; il tenait de l'engouement. On peut citer
des catéchismes où, grâce à la doctrine mennaisienne, on
donne une solution élégante à des problèmes délicats. « Le
gouvernement peut-il punir ceux qui ne veulent pas croire
à la divinité de la religion ? — Réponse : C'est demander
1. Mgr Gerbet. Tome I, p. i3o.
2. Mgr Gerbet. Tome I, p. i34.
h'i Compagnie de Jésus.
18 LA. COMPAGNIE DE JESUS
si l'on a le droit de punir ceux qui vont contre le sens
commun <• »
Les Jésuites comme les autres cédèrent à l'entraîne-
ment. La plupart d'entre eux n'avaient fait que des études
fort incomplètes sous des maîtres improvisés ; nous l'avons
assez dit. Ce qui devait arriver arriva ; chez eux comme
dans les rangs du clergé séculier, on se divisa en parti-
sans et en adversaires du système de V Essai. « Cette divi-
sion, dit l'annaliste de Montrouge, éclata d'une manière
plus ou moins prononcée dans chaque maison. Ici le Supé-
rieur prenait parti, là il ne disait rien ; ailleurs il était
contre. Nulle part aucun frein efficace pour ramener les
esprits échauffés. » On ne s'avancerait pas trop, croyons-
nous, en aflirmant que les noms les plus en vue dans
cette première génération des Jésuites français furent
aussi à un moment des noms d'ardents mennaisiens. Qu'il
suffise de mentionner le Père Loriquet, le Père Renault,
futur Provincial, le Père Delvaux, etc. Le Provincial
d'alors, Père Richardot, n'avait-il pas un faible pour le
système ? On serait tenté de le croire ; sans doute il eut
assez de sagesse pour ne pas se déclarer ouvertement,
mais la seule mesure qu'il crut devoir prendre au milieu
du conflit fut la défense d'attaquer publiquement les doc-
trines philosophiques de l'Essai. L'abbé Combalot, lui,
avait déjà enseigné le système au grand séminaire de
Grenoble, quand il se présenta à Montrouge. Son tempé-
rament ne se prêtant guère à la contrainte de la règle, il
dut quitter le noviciat, mais fut adjoint comme auxiliaire
aux missionnaires de Laval. Entre temps il continuait à
rompre des lances en l'honneur de la raison générale, à
laquelle sa conviction fougueuse gagna plus d'un partisan
parmi ses compagnons d'apostolat.
Cette agitation ne pouvait laisser indifférents les Supé-
rieurs de Rome. Plus que tout autre l'Assistant de France,
I. Cité par Dupin dans la plaidoirie pour le « Constitutionnel », No-
vembre 1825.
CHAPITRE PREMIER 19
le Père Rozaven, était préoccupé du trouble qui en résul-
tait pour le présent et des dangers qu'il prévoyait dans
l'avenir^ Au témoignage d'un grand évêque peu suspect
de tendresse pour les Jésuites, le Père Rozaven n'était pas
seulement « un homme excellent, la bonté même et un
très saint prêtre ; c'était aussi un puissant esprit », et mieux
encore, « j'oserai dire que depuis Bossuet, l'Église de
France n'a pas possédé un théologien plus consommé ' ».
Formé à la dialectique rigoureuse de l'Ecole, il avait
dès l'abord reconnu le point faible du système philoso-
phique de V Essai, il en avait mesuré les conséquences, et
sans tarder davantage s était fait un devoir de le combattre.
De fait, la Philosophie de la raison générale ne
rencontra pas d'adversaire plus persévérant, ni de plus
redoutable. Toutefois, pendant des années, le Père Roza-
ven évita de se mettre ouvertement en opposition avec
Lamennais, se bornant à prémunir sa famille religieuse
contre la fascination d'une nouveauté pleine de périls.
Dans ce but, avec une patience inlassable, il écrivait aux
uns et aux autres des lettres qui prenaient la forme
et l'étendue de véritables dissertations. Dans une de ces
lettres au Père Gury, il expose ainsi le motif qui lui a
fait adopter une méthode aussi laborieuse : « Je m'étais
d'abord proposé de faire imprimer quelque chose, et déjà
j'en avais obtenu la permission de notre Père Général;
mais ensuite j'ai jugé à propos de m'abstenir, par la
crainte d'occasionner du scandale, et de prêter à rire
aux ennemis de la religion, en leur donnant le spectacle
de ses défenseurs aux prises les uns avec les autres. Mais
si je m'abstiens de rien donner au public, j'ai du moins
à cœur de prémunir mes confrères contre des idées que,
dans mon âme et conscience, je crois devoir être funes-
tes à la religion. C'est pour cette raison que j'ai beaucoup
1. De la réunion de l'Eglise russe avec V Église catholique, par le
P. Rozaven, S. J. Réédition parle Prince dalitzine, précédée d'une lettre
de Mgr Dupanloup, évêque d'Orléans. C'est dans celte lettre que se
trouve le passage qu'on vient de lire.
20 LA COMPAGNIE DE JESUS
écrit à différentes reprises... Je neveux pas que, par ma
faute ou par mon silence, quelques-uns soient entraînés à
embrasser inconsidérément un système dont on apercevra
enfin, et Dieu veuille que ce ne soit pas trop tard, les
fatales conséquences. » (28 Octobre 1822.)
Le Père Rozaven aurait voulu que dans l'enseignement
des petits séminaires on fît silence, et surtout qu'on
s'abstînt de toute controverse publique sur la doctrine
mennaisienne : « Permettre à qui voudra, disait-il, d'at-
d'attaquer et à qui voudra de défendre un système que l'on
dit fondamental, ce serait introduire dans la Compagnie
la diversité de doctrine, contre nos Constitutions et con-
tre la volonté si souvent manifestée de notre saint fonda-
teur. Permettre seulement de défendre et ne pas permettre
d'attaquer, ce serait annoncer au public que la Compagnie
de Jésus adopte cette doctrine ; ce qui assurément n'est
pas, et, je l'espère, ne sera jamais. »
Apparemment ces sages instructions ne furent pas com-
muniquées à tous ceux qu'elles concernaient. 11 arriva en
effet que le professeur de Philosophie du petit séminaire
de Forcalquier fit mettre en thèses imprimées et défen-
dre en séance solennelle par les élèves le système de la
raison générale. A cette nouvelle l'Assistant de France
écrit au Père Gury : « Cela m'afflige plus que je ne sau-
rais vous dire. Si le Père Provincial y a donné son con-
sentement, il a fait, à mon avis, une imprudence ; si cela
s'est fait sans sa permission expresse, c'est un désordre. »
(22 Octobre 1822.) Le professeur ne pouvait en effet
imprimer les « conclusions » sans y être autorisé par le
Provincial.
Le bien de la paix réclamait une intervention de l'auto-
rité tout à la fois plus précise et plus énergique ; elle
fut préparée, à la manière romaine, sans hâte et avec
mûre réflexion. « Je travaille, écrivait le Père Rozaven, à
réduire cette controverse à quelques points précis que
l'on puisse discuter sans s'écarter à droite ou à gauche. »
Ces quelques « points précis », résumé de la doctrine
CHAPITRE PREMIEU 21
mennaisienne, se fixèrent finalement dans une série de
propositions dont le sens, dégagé de toute littérature,
était facile à saisir, et que le Père Général interdit d'en-
seigner dans les écoles de la Compagnie. En adressant
sa rédaction au Père Fortis, l'Assistant de France lui écri-
vait de Tivoli, le 23 septembre 1823 : « Votre Paternité
m'ayant chargé de préparer une formule à'ordination à
envoyer en France pour réprimer la trop grande liberté
de quelques professeurs, je l'ai fait avec tout le soin pos-
sible et je lui soumets mon écrit pour qu'elle l'approuve,
le corrige, le change selon qu'elle jugera bon dans le
Seigneur. Je lui demande seulement une chose, c'est
d'écrire soit en ces termes, soit en d'autres qui portent.
Car le mal fait des progrès, et, si l'on n'y remédie promp-
tement, il produira des effets déplorables. ^ »
A quelques jours de là le Père Rozaven pouvait en effet
annoncer à son confident ordinaire l'arrivée prochaine du
document en question : « Vous recevrez, je pense, dans
peu une ordination du R. P. Général pour défendre l'en-
seignement des principes de M. de L. M. J'espère que les
défenseurs de l'autorité n'auronlaucune peine à soumettre
leurs raisons individuelles 2. »
L'ordination suivit de près. Elle porte la date du
4 octobre 1823. Elle rappelait que la tradition, aussi bien
que la règle, dans la Compagnie, est de s'en tenir aux
opinions communément reçues dans les écoles catholi-
ques'' ; elle relevait, non sans quelque malice, l'inconsé-
quence des nouveaux docteurs qui, pour ériger l'autorité
I. Quod Paternitas Vestra mihi commendavit ut scriberem aliquam
formulam ordinationis quae mitli posset in Galliam ad coercendain quo-
rumdam professorum nimiain Uhertatem, hoc curavi diligenter e/fîcere,
et scriptum meiim eimitto, ut illud approbet, corrigat, immutet, prout in
Domino judica^'erit, hoc solum rogans ut vel his verhis, vel aliis efjicacibus
scribere dignetur; serpit enim malum, et nisi mature caveatur, infelices
edet friictus,
a. Au Père Gury, i^' octobre iSaS.
3. ... Nec aliquid contra Doctorum axiomata communemque scolarum
sensum doceat; sequantur potins universi probatos maxime Doctores et
22 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
du sens commun, renversent d'abord l'autorité de tous
les théologiens et de tous les philosophes chrétiens
venus avant eux. Enfin défense était faite d'enseigner les
sept propositions suivantes :
1° 11 n'y a pas d'autre critérium de la vérité que le sens
commun.
2" La foi seule engendre la certitude.
3° L'existence de Dieu est la première vérité que nous
connaissons.
4° De l'existence d'un être contingent, on ne saurait
déduirel'existenced'un être nécessaire; en d'autres termes
c'est faire un raisonnement vicieux que de dire : J'existe,
donc Dieu existe.
5° L'intelligence finie, par cela même qu'elle est finie,
est toujours et en tout sujette à l'erreur.
6'' Dans les écoles catholiques ont prévalu de faux
systèmes qui conduisent à l'athéisme et au renversement
de la religion.
7° L'homme ne saurait être certain, si ce n'est par le
sens commun, ni de son existence ni de sa pensée.
On remarquera qu'aucune note ni qualification n'était
infligée aux propositions qu'on vient de lire. Le Général
des Jésuites n'avait garde de s'arroger un droit qui
n'appartient qu'au Pape et aux évêques. Il se bornait à
prohiber l'enseignement de ces propositions dans l'inté-
rieur de son Ordre, pour en écarter un sujet de dissenti-
ment et de discorde, en quoi assurément il ne faisait que
remplir le devoir de sa charge. On remarquera d'autre
part que le nom de Lamennais n'était pas prononcé. S'il
était impossible de se méprendre sur la doctrine visée
dans les propositions, du moins les personnes étaient hors
de cause ; on voulait qu'elles fussent respectées et qu'elles
ne perdissent rien « de leur réputation de piété et d'atta-
chement à la religion ».
quae, proiit temporum usas tulerit, recepta potissimum fuerint in calho-
licis academiis. {Ratio Stndiorum. Begulae communes omnibus professa-
ribus Facultatum superiorum. Reg. 6.)
CHAPITRE TREMIER 23
Quel fut le résultat de « V Ordination » ? La parole du
premier Supérieur eut-elle assez de vertu pour ramener
tous ceux qui s'étaient laissé séduire par le système men-
naisieni « Plusieurs, dit le Père Gury, revinrent de cœur
aux principes de l'enseignement commun. Mais, il faut
l'avouer, un plus grand nombre continuèrent à être atta-
chés d'esprit et de cœur au système, et comme la bouche
ne peut guère manquer de parler de l'abondance du cœur,
quoiqu'ils eussent la meilleure intention d'obéir religieu-
sement à la défense, ils ne laissaient pas de parler trop
souvent dans le sens des propositions prohibées*. »
Ceux-là seuls seront étonnés et scandalisés peut-être
de cette obstination qui ignorent quel empire une idée
exerce sur l'entendement humain qui croit posséder en
elle la vérité, surtout quand cette idée tire après soi tout
le bloc de la connaissance humaine ; en tout cas ils y
verront que le Jésuite n'est pas l'automate de la légende,
qui abdique entre les mains de son Général sa person-
nalité tout entière, sa conscience et sa raison comprises.
Les prétextes ou même les excuses ne manquaient pas aux
récalcitrants. On ne devait pas enseigner les propositions,
soit; mais il n'était pas défendu de les examiner, de les
discuter, de les adopter même et de les soutenir à l'occa-
sion ; elles n'étaient point condamnées; elles pouvaient
donc être vraies, et elles l'étaient certainement dans un
certain sens, et ce sens était celui qu'entendaient les
mennaisiens; si bien que comme auparavant les contro-
verses allèrent leur train ; le Père Rozaven continua de
rédiger, tantôt pour l'un tantôt pour l'autre, des lettres
fort longues d'ordinaire, qui témoignent assurément
d'autant de charité et de patience que de fermeté d'esprit.
Il lui arrive pourtant de se plaindre qu'on lui envoie, au
lieu d'arguments, des « tirades mystico-métaphysiques »
qu'il necomprend pas et auxquelles il ne saurait répondre;
ou bien encore il lui échappe des boutades comme celle-ci :
I. Mémoires de Montrouge (à l'année 1828).
24 LA COMPAGNIE DE JESUS
« Il faut avouer que la raison générale a bouleversé
bien des raisons individuelles'. »
Le Père Rozaven eut une fois l'occasion de discuter en
tète à tète avec le maître lui-même. C'était au mois
d'août 1824. Lamennais s'étant rendu à Rome entra en
relations avec plusieurs Pères du Gesu et enfin avec
l'Assistant de France. Dans sa correspondance avec les
siens il parle volontiers de deux Jésuites favorables à ses
idées, mais point du tout de celui qui les contredisait.
De ses conférences avec le Père Rozaven, nous savons
seulement ce qu'en raconte le Père Rozaven lui-même
dans une lettre écrite quelques jours plus tard au Père
Gury «... Il vint un jour, dit-il, me trouver tout exprès
pour me parler de son système. Nous eûmes une discus-
sion amicale de trois quarts d'heure, au bout desquels
nous fûmes interrompus. Je trouvai que, dans la discus-
sion, il ne tenait ferme nulle part, et que, dès que je
l'arrêtai sur quelque principe, il me l'abandonnait pour
passer à autre chose. Je l'invitai à reprendre notre confé-
rence un autre jour; et, afin de nous entendre plus parfai-
tement et plus vite, je réduisis toutes mes objections à
une seule que je lui exposai. Il me dit qu'il était bien
facile d'y répondre. — Tant mieux, répliquai-je, nous serons
plus tôt d'accord. — Mais je l'attendis en vain pendant
plusieurs jours, et, voyant qu'il ne venait pas, j'allai le
trouver et nous reprîmes notre discussion, mais tout
aussi inutilement que la première fois.
« Voyant que tout son art consistait à éluder les diffi-
cultés, je lui proposai de mettre par écrit une difficulté
fondamentale, le priant d'y répondre par écrit. Il me le
promit et nous nous séparâmes. De retour chez moi, j'écri-
vis aussitôt ma difficulté et je la lui envoyai par M. Lemarié.
Mais j'attendis en vain une réponse. Et quoi qu'il soit
resté encore huit jours à Rome, je ne le revis que la veille
de son départ, où il vint me dire adieu en grande hâte, me
1. Lettre au Père Gury, 28 août 1827.
CHAPITRE PREMIER 25
fit toute sorte de protestations d'amitié et de services,
mais ne me dit pas un mot de ma difficulté.
« J'ai envoyé mon écrit au Père Jennesseaux qui vous
l'aura sans doute communiquée Le Père Loriquet ne
voulait qu'un quart d'heure de conversation pour me récon-
cilier avec le système de M. de la M... ; mais une heure et
demie ou deux heures de conversation avec l'auteur m'en
ont éloigné plus que jamais et m'ont convaincu qu'il est
insoutenable; et le refus de répondre directement à une
difficulté, exposée avec précision et clarté, a encore aug-
menté ma conviction, s'il est possible. »
Au moment où se livrait entre Lamennais et l'Assistant
de France cette joute inutile mais courtoise, l'auteur de
V Essai savait-il que le Père Général avait fait défendre aux
Jésuites d'enseigner le système du 56/25 6'ommi^7z.^ On serait
porté à le croire d'après une lettre dont nous aurons à
parler bientôt^. Toutefois il semble bien extraordinaire
qu'il n'en ait rien laissé paraître au cours de sa discussion
avec le Père Rozaven. Quoi qu'il en soit, dans les derniers
mois de l'année suivante (1825), l'Ordonnance du Père
Fortis fut l'occasion d'un échange de lettres pénibles entre
Lamennais et le Provincial de France, le Père Godinot^.
A cette date la campagne contre le gallicanisme battait son
plein; Lamennais avait commencé la publication de La
Beligioii considérée dans l'ordre politique et civil. En atten-
dant d'être déféré aux tribunaux comme attentatoire aux
1. Cette pièce se trouve aux Archives de la Province de Lyon, avec
ce titre : « Objection fondamentale contre le système de M. de Lamen-
nais, proposée à l'auteur et qu'il a laissée sans réponse. » Cet écrit a été
publié parle P. Guidée, Nutices historiques, etc. T. |I, p. i^i- L'auteur
de « Mgr Gerbet, etc. » a également inséré, aux Pièces justificatives
(tome I, pp. 3oi-3o3), la lettre du Père Rozaven à M. de Lamennais,
i3 août 1824.
2. « Est-il vrai, comme je l'entends dire depuis environ deux ans...
qu'il existe une lettre de votre général portant défense. ..etc. » (Lettre de
Lamennais au P. Godinot, i!i novembre i8a5.)
3. Cette correspondance a été publiée pour la première fois par le
P. Paul Dudon en 1909, dans les Études. Tome CXXI, p. 206.
26 LA COMPAGNIE DE JESUS
lois de l'Etat et aux droits du roi \ cet ouvrage provo-
quait l'irritation des gallicans de toute nuance. De là un
redoublement de contradictions, de réfutations et d'atta-
ques contre les idées du réformateur, y compris le système
de la certitude. Les uns, gallicans, jansénistes et réga-
liens, le dénonçaient comme un système ultramontain ;
c'était assez à leurs yeux pour le faire rejeter comme une
erreur détestable. Pour Lamennais et ses partisans l'injure
se tournait en éloge; ils y voyaient la preuve que leur doc-
trine était favorable à la défense de l'Église, puisque ses
ennemis la repoussaient. Mais d'autres gallicans n'hési-
taient pas au contraire à déclarer qu'à Rome le système
était désavoué, et à l'appui de leur dire ils invoquaient
l'enseignement du Collège romain et l'Ordonnance du
Général des Jésuites.
Cette opposition des Jésuites qu'on exploitait contre
lui eut le don d'exaspérer Lamennais. Il voulut savoir ce
qu'il en était exactement, et tel fut le motif qui lui fit
écrire de La Chênaie au Père Godinot, le 23 octobre 1825 :
« Depuis assez longtemps je savais, quoique d'une
manière vague, que votre Compagnie répandait en secret
des impressions défavorables à la doctrine dont je me suis
servi pour défendre la religion contre les attaques de
l'impiété. Deux raisons cependant m'empêchaient d'ajou-
ter une croyance entière à ce qu'on me disait à cet
égard... » Ces raisons sont : 1° qu'un procédé aussi déloyal
ne pouvait se concilier avec l'idée qu'il s'était faite de la
vertu des Jésuites; 2° que les Jésuites connaissant l'appro-
bation donnée à Rome au second volume de l'Essai, et
d'autre part les attaques violentes des impies contre
« une doctrine mortelle pour leurs erreurs », il ne pou-
vait supposer qu'ils eussent quelque malveillance pour
cette doctrine. « Mais, j'ai aujourd'hui la certitude, pour-
suit Lamennais, de ce que le système ultramontain, pour
parler le langage de M. Tabaraud et de ses amis..., a été
I. Cf. Histoire d'un siècle. Tome I, p. SS^.
CHAPITllE PREMTER 27
censuré par votre Compagnie ; que cette censure est com-
muniquée mystérieusement à beaucoup de personnes... En
conséquence, je demande à mon tour communication de
cette censure ou condamnation, quelle qu'elle soit. Vous
ne pouvez certainement à aucun titre me la refuser. Au
reste, j'attends de vous là-dessus une réponse positive
et prompte, »
A cette sommation hautaine et impérieuse, le Provin-
cial des Jésuites pouvait se dispenser de répondre. De
quel droit un particulier, fiit-il investi de la magistrature
que M. de Lamennais exerçait alors sur une portion du
clergé de France, peut-il exiger d'un particulier commu-
nication du jugement porté sur ses opinions philoso-
phiques? Le Père Godinot pouvait aussi répondre, comme
il le fit du reste, que la Compagnie n'avait jamais eu ni
« la volonté » ni « la pensée de condamner ou de censurer »
les « principes » de M. de Lamennais, « comme elle
reconnaît, ouvertement et de cœur, n'en avoir ni le droit
ni l'autorité ». Peut-être eiît-il bien fait de s'en tenir là.
Malheureusement, par bonté d'âme, le Père Godinot entra
dans des explications assez longues et quelque peu
embarrassées.
Les Jésuites, disait-il, ont autant que personne applaudi
aux services rendus à la cause de la religion par Témi-
nent écrivain. Quant au système de la certitude, sans
doute il y a eu des discussions parmi eux; leurs principes
sont ceux que l'on tient communément dans les écoles
catholiques... En tout cas, « on peut avoir des sentiments
différents en matière laissée à la liberté; mais la modé-
ration et la charité doivent toujours être sauvegardées. Ce
principe domine toutes les controverses. Si je savais que
quelqu'un parmi nous ne le gardât pas, j'y remédierais de
tout mon pouvoir. » (4 Novembre 1825.)
De l'Ordonnance elle-même il n'était pas question dans
la réponse du Père Godinot. L'excellent homme pensait
que, devantce silence calculé, M. de Lamennais compren-
drait que sa demande était indiscrète et qu'il n'insisterait
28 LA COMPAGNIE DE JESUS
pas. Mais c'était faire la partie belle à un homme
résolu à pousser jusqu'au bout ce qu'il croyait être son
droit. L'attitude du Provincial lui parut être celle d'un
adversaire qui se dérobe. Une seconde lettre partit de
La Chênaie; on y sent de l'irritation; si la plume n'écrit
pas le mot de jésuitisme, manifestement il est dans la
pensée de l'auteur qui trace des phrases comme celle-ci :
« Mon très Révérend Père, c'est avec une peine extrême
que je me vois obligé de vous dire que je ne trouve pas
dans la lettre dont vous m'avez honoré cette franchise et
cette sincérité chrétienne, qui me paraît bien préférable
à tous les compliments et que je me serais fait un scru-
pule de ne pas attendre de vous. » Aussi bien que les
compliments, Lamennais écarte ensuite, l'une après l'autre,
les explications du Père Godinot. La Compagnie a ses
doctrines et ses opinions ; personne ne songe à lui en faire
grief. On peut avoir des opinions différentes dans les m.i-
tières libres; c'est entendu. L'Église seule a le droit de
« prononcer une condamnation, une censure doctrinale
proprement dite » ; je ne l'ignore pas ; mais ce n'est pas
de cela qu'il s'agit. « Ce que je vous demandais, mon
Révérend Père, et ce que je vous demande encore, c'est
ceci : Est-il vrai, comme je l'entends dire depuis environ
deux ans, et comme le prétendent beaucoup de personnes
qui se disent bien instruites, qu'il existe une lettre de votre
Général portant défense de soutenir un certain nombre de
propositions extraites de mes livres. Si vous m'assurez que
non, tout est fini. Dans le cas contraire, je réclame com-
munication de cette défense, et vous ne pouvez avec justice
me la refuser... Qui défend accuse. Or, penseriez-vous
qu'on pût à la fois accuser et ôter tout moyen de justifica-
tion?... » (14 Novembre 1825.)
11 n'était plus possible d'esquiver une mise en demeure
aussi catégorique. La réponse du Père Godinot fut par-
faitement claire celte fois, peut-être plus que ne l'aurait
voulu celui qui la rendait nécessaire :
« ...La demande de communiquer la correspondance
CHAPITRE PREMIEll 29
de mon Supérieur m'a étrangement surpris, et j'ai cru
que mon silence vous suffirait pour comprendre ma
réponse. Vous insistez et vous exigez que je m'explique.
Il faut donc que je vous dise que je ne puis en aucune
manière vous parler des relations du Père Général avec
nous, ni rien communiquer de ce qu'il croirait devoir
nous écrire. N'a-t-il pas d'ailleurs le droit d'espérer qu'on
ne le soupçonne pas de manquer dans sa correspondance,
quelle qu'en soit la matière, à ce que lui prescrivent la
justice, la prudence et la charité?... » (8 Décembre 1825.)
Le Père Godinot s'efforce ensuite assez longuement
d'atténuer ce que son refus peut avoir de pénible pour
celui à qui il est obligé de le faire. Lamennais appuyait
sa requête sur la nécessité où on le mettait de se justi-
fier : « Qui défend accuse », avait-il dit. « Il est possible,
répond le religieux, qu'en certains cas ce principe soit vrai ;
mais il est certain que ce n'est pas ainsi que la Compagnie
entend user du droit qu'elle a de défendre. Il est même
notoire qu'elle a très souvent défendu de soutenir des
opinions sans les accuser le moins du monde. La néces-
sité, la paix de l'uniformité lui suffisent pour proposer des
défenses... » Enfin, comme Lamennais croyait avoir à se
plaindre du langage de quelques Jésuites, le Provincial
promettait de veiller à ce qu'aucun des siens, en usant de
son droit de discuter les doctrines, ne se départît des
égards dus aux personnes, et surtout à un défenseur de
la religion aussi méritant que M, de Lamennais.
De faitnous voyons par la correspondance du Père Gury
qu'une circulaire fut adressée à toutes les communautés
pour recommander de ne parler des écrits de M. de Lamen-
nais qu' « avec toute la considération possible, comme
s'ils parlaient à l'auteur lui-même ». « Qu'on se garde
bien surtout, ajoute le Provincial, de donner aucune qua-
lification au système de M. de Lamennais, puisque l'Église
ne l'a point censuré. »
Il n'était pas dans le tempérament de Lamennais d'accep-
ter avec sérénité un refus qui était aussi une leçon; il
30 LA COMPAGNIE DE JESUS
affecta d'y voir un aveu, dont il lui était aisé de triompher.
Sa lettre est d'un ton sec et coupant qui décèle une colère
concentrée. Après des remerciements où l'ironie ne prend
pas la peine de se dissimuler : « Vous avez des secrets^
poursuit-il, des secrets qui me concernent et que vous ne
pouvez me communiquer. Ils ne sont pourtant pas des
secrets pour tout le monde, mais ils doivent le demeurer
pour moi, selon vos règles, à ce que vous m'assurez. Soit,
mon Révérend Père, je n'ai rien à dire à vos règles, il me
suffit de les connaître; et n'eussé-je appris que cela dans
notre correspondance, je serais loin, très loin de la consi-
dérer comme inutile. »
Ce trait ne lui suffisant pas, il en décoche un autre en
terminant, trempé dans un fiel amer : « ...Je sais que voire
Société peut lui (rendre à la religion) d'éminents services;
mais cependant, pour m'expliquer nettement à votre
exemple, la religion et la Compagnie sont deux choses
qui ne se confondent nullement dans ma pensée et que
même j'apprends tous les jours à distinguer davantage. »
(15 Décembre 1825.)
L'incident était clos; quand la lettre, adressée à Sainte-
Anne d'Auray, lui arriva à Paris, le 30 décembre, le Père
Godinot se contenta d'écrire en tête de la première page :
Rien à répondre.
Assurément, en refusant à Lamennais communication
de l'Ordonnance du Père Forlis, le Provincial de France
se conformait aux termes de sa règle ^, règle très sage,
très raisonnable d'ailleurs et qui n'est pas spéciale à
l'Ordre de saint Ignace. Il est trop aisé de comprendre
qu'il y a intérêt majeur pour les communautés religieuses
à ce que leurs membres n'aillent pas s'entretenir de ce
qui s'y passe, avec les gens du dehors. Toutefois on
pourrait se demander si c'était bien le cas d'appliquer la
règle au pied de la lettre. Il s'agissait, il est vrai, d'une
I. Voici le texte même de l'Institut : Nemo quae dorni acta vel agenda
sunt externis referai nisi saperiori id probari intelligat. {lieg. coin. 38.)
CHAPITRE PREMIER 31
mesure de discipline intérieure; mais cette mesure con-
cernait l'enseignement de la Compagnie. En refusant de
la faire connaître, on donnait à croire que l'enseignement
lui-même s'environnait de secret et de mystère. Or, rien
n'est plus faux ; la Compagnie de Jésus n'a pas de doc-
trine ésotérique ; tout ce qu'elle enseigne, elle l'enseigne
au grand jour, et, si ses cours de Philosophie et de Théo-
logie ne sont pas partout ouverts au public, ce n'est pas
à elle qu'il faut s'en prendre. On aurait donc pu, sans aller
contre l'esprit de la règle, communiquer à M. de Lamen-
nais tout au moins le texte des sept propositions qu'il
était défendu d'enseigner dans les écoles de la Compa-
gnie. Mais alors que fût-il advenu? Lamennais prenait à
parti les contradicteurs, et on sait quelle modération il
mettait à soutenir ses idées; il fallait répondre, justifier
son opposition; c'était la porte ouverte aux polémiques,
et, comme disait le Père Rozaven, le spectacle des défen-
seurs de la religion aux prises les uns avec les autres,
pour la plus grande joie des incroyants et des athées.
C'est, croyons-nous, cette perspective, plutôt qu'un scru-
pule d'observance religieuse, qui obligea le Provincial de
France à refuser au fougueux réformateur de la Philosophie
la communication qu'il réclamait. Une telle conduite était,
semble-t-il, marquée au coin de la prudence et de la
charité.
Ce fut celle qu'adopta quelques années plus tard, dans
une circonstance analogue, le vénérable Père Varin. L'abbé
Gerbet venait de publier son livre Du Dogme générateur
de la piété chrétienne. (1829.) Le bruit parvient à ses
oreilles que le Père Barat dit à qui veut l'entendre que ce
livre renferme une foule d'erreurs dangereuses. On ne
manque jamais de personnes empressées pour ces sortes
de rapports. L'abbé écrit au Jésuite, lui demandant sur
un ton poli et modeste, de lui signaler ces erreurs pour
qu'il puisse les corriger dans une nouvelle édition. Le
Père répond qu'il a en effet dit son avis sur l'ouvrage en
32 LA COMPAGNIE DE JESUS
question au confessionnal, avis peu favorable, il est vrai;
toutefois il n'en a point interdit la lecture, parce que
l'Église ne l'a pas condamné, et d'ailleursle péril lui paraît
atténué par la poésie du style qui engendre l'obscurité. Au
surplus, il laisse à l'autorité ecclésiastique le soin de si-
gnaler les erreurs. Le doux abbé ne put se contenter de
cette fin de non-recevoir. Il revient à la charge, parle de
droit et de justice. « Vous me devez une explication. »
C'est alors que le Père Varin, vice-provincial en l'absence
du Père Godinot, s'interpose. Il va trouver l'abbé Gerbet,
lui déclare que le Père Barat, théologien exercé et fort
érudit, ne se dérobe point du tout, qu'il exposerait volon-
tiers devant un jury ecclésiastique son opinion sur les
erreurs qu'il croit découvrir dans le Dogme générateur,
mais que lui, son Supérieur, ne croit pas devoir autoriser
semblable discussion, parce que la paix risque d'en souffrir,
sans que la vérité y gagne en lumière. L'abbé Gerbet de-
mande alors au Père Varin de déclarer, par écrit, d'abord
que l'opinion du Père Barat lui est personnelle et que la
Compagnie de Jésus ne s'en fait point solidaire, ensuite
que le Père Barat ne dira plus que le livre renferme des
erreurs. Le Père Varin fit cette déclaration sous forme
de lettre en date du 4 octobre 1829. En ce qui concerne
l'avenir, il se bornait à garantir que le Père Barat ne for-
muleraità l'occasion sonjugement sur le livre de M. l'abbé
Gerbet qu'avec tout le respect et les égards dus à l'auteur.
L'abbé exigeait davantage . Du moment qu'on ne voulait
pas discuter avec lui, on ne devait plus trouver d erreurs
dans son œuvre. Le Père Varin refusa de le suivre jus-
que-là ', C'est pourquoi l'abbé Gerbet annonça dans
I. On y trouvait tout au moins l'erreur fondamentale du système
philosophique de la « raison générale ». C'était la mise en œuvre de la
méthode que l'auteur avait exposée dans son livre sur les Doctrines de
la certitude. Le consentement universel étant le signe infaillible de la
vérité, il s'agit de montrer que les dogmes de la religion ont été admis
plus ou moins expressément par toute l'humanité. Dans les premiers
chapitres, Gerbet applique ce mode de démonstration à l'Eucharistie
elle-même. On conçoit qu'il faudra s'appuyer sur des analogies lointaines
CHAPITRE PREMIER 33
une dernière lettre qu'il allait publier toute la correspon-
dance échangée en cette affaire. Entre les Jésuites et moi.
je prends le monde pour juge!
Ainsi fut fait % et le monde put se convaincre que les
disciples de Lamennais n'étaient guère plus endurants à
la contradiction que le maître lui-même. A les en croire,
on leur devait compte des appréciations portées sur leurs
écrits dans la direction donnée au confessionnal. Quant au
Père Varin, outre ce qu'une telle prétention avait d'intolé-
rable, il n'avait que trop de raisons pour interdire à ses
subordonnés d'entrer en controverse avec l'abbé Gerbet.
Parla publication de son livre sur Les Doctrines de la cer-
titude dans leurs rapports avec les fondements de la théolo-
gie^ (1826), le brillant écrivain s'était posé comme le re-
présentant en chef et le répondant autorisé du système
philosophique de Lamennais. L'auteur de l'Essai lui
avait cédé la place et la fonction, se réservant à lui-même
de pousser la bataille sur d'autres terrains. Or, « la raison
générale » n'avait pas cessé d'entretenir dans le sein de
la Compagnie de Jésus un état de malaise et de trouble.
A en croire la plupart des historiens de Lamennais et de
l'école mennaisienne, les idées du grand novateur auraient
rencontré chez les Jésuites une opposition constante et
irréductible, et dans cette opposition se serait manifesté
une fois de plus l'esprit intolérant et dominateur de la
Société. Nous avons dit déjà que la vérité historique est
bien différente. On le verra davantage par ce qui va suivre.
Ce n'était pas seulement parmi les Jésuites français que
le système avait été accueilli avec faveur; en Italie, à Tu-
rin, à Rome même il avait conquis des partisans. Le plus
dont on sollicitera la signification arbitrairement. Les considérations
qui suivent, d'une inspiration très haute et très belle, sont trop souvent
difficiles à saisir, et la langue qui les exprime, langue musicale et char-
meuse, n'a rien de commun avec la précision théologique.
I. Cf. Mémorial catholique . L'abbé de Ladoue a reproduit le tout avec
quelques commentaires dans son ouvrage sur Mgr Gerhet et V École Men-
naisienne. Tome L pp. 378 sqq.
La Compagnie de Jésus. 3
34 LA. COMPAGNIE DK JKSUS
convaincu et aussi le plus entreprenant se trouvait aux
côtés mêmes du Général ; c'était le Père Raymond Brzo-
zowski, l'un de ses Assistants. Lors de son voyage à Rome
en 1824, Lamennais lui fit de nombreuses visites, ce qui
donne lieu de croire que leurs relations épistolaires remon-
taient à une date antérieure ; par la suite elles devinrent
plus fréquentes. Lamennais pouvait donc compter sur
l'appui d'un Jésuite qui, par sa situation même, jouissait
dans son Ordre d'une autorité considérable ; l'occasion
venue, il ne manquerait pas de s'en prévaloir. Cependant
Brzozowski se faisait à temps et à contretemps défenseur
et apôtre du « système » ; il insistait pour qu'on l'ensei-
gnât dans les trois Provinces de son assistance ; il s'éver-
tuait pour lui gagner des adhérents au Collège romain ;
il n'épargnait ni ses collègues, ni son Général lui-même,
lequel, afFaibli par l'âge, n'avait plus le goût aux discussions
d'école et demandaitseulement que l'on fît silence sur des
matières où l'on ne pouvait se mettre d'accord. Brzozowski
interprétait ce semblant de neutralité comme une appro-
bation de l'attitude qu'il avait prise dans la question du
mennaisianisme. Quant à l'Ordonnance du Père Fortis,
elle avait été faite en dehors de lui, et il ne paraît pas en
avoir connu le texte exact. Soit de son initiative, soit à
la requête de Lamennais, Brzozowski lui écrivit tout ce
qu'il savait ou croyait savoir là-dessus. Si le Provincial de
France avait pris trop au pied de la lettre la prohibition
de sa règle, en revanche l'Assistant se mettait étrangement
à l'aise avec elle. Lamennais était informé de tout ce qui
se passait dans l'entourage du Père Général; on allait
jusqu'à dire (jue sa bonne foi avait été surprise, qu'il
n'était pas responsable, que ce décret était sans valeur. Au
surplus les sept propositions étaient parfaitement défen-
dables et conformes à la doctrine des Saints Pères ; on
se faisait fort de le démontrer.
Cette déplorable indiscrétion allait fournir au parti
l'occasion d'un triomphe et du même coup mettre la Com-
pagnie en France dans la plus fâcheuse posture. Dans la
CHAPITRE PREMIER 35
lutte engagée par Lamennais contre le gallicanisme, pas
plus d'un côté que de l'autre on ne gardait guère de
ménagement. « Nous pouvons affirmer, écrivait l'abbé
Glausel de Goussergues, qu'à Rome M. de Lamennais
n'est pas mis au rang des théologiens; et quant à son
système philosophique, nous répéterons un fait déjà
connu, que M. de Lamennais ne démentira point, c'est que
l'enseignement de ce système est interdit par le Supé-
rieur des Jésuites non seulement dans le Collège romain,
mais encore dans tous les collèges de la Société ^ »
Dans un nouvel écrit publié peu après, l'a ancien grand
vicaire » précisait son afiirmation en donnant le texte
même des sept propositions interdites -.
A cet argument, auquel manifestement on accordait dans
les deux camps une valeur considérable, l'organe du
parti mennaisien, le Mémorial Catholique répliqua par un
long article intitulé: Eclaircissements sur quelques faits
relatifs aux questions théologiques traitées aujourd'hui.
Ces éclaircissements consistaient à analyser point par
point une lettre écrite, « par une personne que sa position
et ses fonctions mettaient à même de connaître parfaite-
ment tout ce qui concerne le régime intérieur de la Com-
pagnie de Jésus ». L'Assistant était assez clairement
désigné; on s'abstenait toutefois de faire connaître son
nom, aussi bien que certaines choses qu'il recommandait
à la discrétion de ses correspondants. La lettre était une
réfutation virulente des brochures de l'abbé Clausel.
Voici comme elle s'exprimait au sujet du système philo-
sophique : « Parmi les faussetés renfermées dans ces
libelles, j'ai remarquél'impudentmensonge souvent répété
de ces propositions que l'on prétend avoir été proscrites
par le Général des Jésuites •*. » Puis, en six paragraphes
1. Nouvelles observations sur le dernier écrit de M. de Lamennais, par
un ancien grand vicaire, (i 826). P. 60.
2. Réflexions sur les écrits de M. l'abbé F. de Lamennais et sur le
Mémorial, par un ancien grand vicaire. (1826). P. 5o.
3. Distincte tamen graviora et mendacia collegi inter quae non omis.'
36 lA COMPAGNIE DE JÉSUS
numérotés , elle explique comme quoi il n'y a jamais
eu de la part du Général des Jésuites ni proscription, ni
condamnation contre les propositions qu'on présente
comme renfermant le système de Lamennais. Sur quoi le'
Mémorial concluait : « Si M. Glausel a publié la prétendue
condamnation, sans avoir reçu à ce sujet aucune commu-
nication des Jésuites français, d'où vient qu'ils ne récla-
ment pas contre cet impudent mensonge? Si au contraire
il l'a publiée sur la parole de quelques Jésuites français,
comment arrive-t-il que l'on affirme en France ce qui est
nié à Rome ? Au point où en sont les choses, il est évident
que les Jésuites français ne peuvent se taire... ^ »
Devant cette mise en demeure, qu'allaient faire les
Jésuites? Livrer au public l'Ordonnance du Père Fortis?
Sans doute on ferait remarquer qu'il ne s'agissait nulle-
ment de condamnation; mais ce n'en était pas moins se
déclarer ouvertement contre Lamennais; et alors quelles
luttes en perspective! Se taire, c'était laisser croire que
le Mémorial disait vrai et que son argumentation était sans
réplique. La voie était ouverte aux commentaires, et ils
ne pouvaient qu'être désobligeants pour la Compagnie,
où l'on entrevoyait des dissensions, pour ne pas dire de
l'anarchie. Néanmoins les Jésuites crurent meilleur de
garder le silence ; le Mémorial s'en autorisa pour publier
une Dissertation latine, œuvre de Brzozowski, où les sept
propositions étaient expliquées, grâce à d'habiles distinc-
tions, dans un sens défendable. Le titre, arrangé sans
doute par Lamennais en personne, prenait à lui seul la
valeur d'un formidable argument : Éclaircissements sur
sept propositions que certaines gens affirment faussement
avoir été condamnées par le Préposé général des Jésuites.
Par un ancien professeur de Philosophie de la Compagnie
de Jésus 2.
impudens mendacium saepius iteratum de proscriptis quibusdam asser-
tionibus a Praeposito Generali Jesuitarum .
I. Le Mémorial catholique. Novembre 1827.
a. De septem propositionibus quas a Praeposito Jesuitarum quidam
CHAPITRE PREMIER 37
Si, par égard pour Lamennais et par amour de la paix,
les Supérieurs évitèrent de désavouer devant le public
l'imprudent religieux, ils ne se crurent pas obligés à la
même réserve dans l'intérieur de la famille. Il importait
d'ailleurs d'apaiser les esprits troublés par une interven-
tion déconcertante. Avant la fin de novembre, le Provin-
cial de France faisait savoir à tous les siens que c'était
contre le gré du Père Général qu'un de ses Assistants avait
donné une adhésion retentissante au système mennaisien.
Le Père Fortis lui-même, dans une lettre récente ^,
déclarait maintenir l'Ordonnance du 4 octobre 1823,
laquelle ne pouvait être abolie per unius imprudentiam.
Une fois de plus il ajoutait que son intention n'était point
de censurer la doctrine, ce qui n'appartenait qu'à l'Eglise ;
mais cette doctrine, la Compagnie ne l'enseignerait pas.
Et au reproche d'enseigner les principes du cartésianisme,
reproche que l'Assistant répétait à satiété, il prenait
encore la peine de répondre : « Non, nous n'enseignons
pas le cartésianisme, mais nous continuons à enseigner ce
qu'on enseigne chez nous et hors de chez nous, depuis
plus de deux cents ans, sine reprehensione. »
C'était assez pour rassurer les Jésuites de France; mais
au dehors l'impression fâcheuse produite par les révéla-
tions du il/emorm^ subsistait. Aux premiers jours de cette
année 1828, qui devait être marquée par de si dures
épreuves, le Père Godinot, écrivant au Père Général,
laissait s'échapper comme un cri de douleur : « L'année
ne s'est pas achevée sans nous inonder d'une amertume
très amère. Nous sommes devenus un objet de dérision,
et avec nous Votre Paternité et toute la Compagnie, par
suite des lettres de l'Assistant de Germanie » '^. Et,
falso asserunt damnatas Dilucidationes, a veteri Philosophiae professore
Societatis Jesa. (^Mémorial catholique, février 1828.)
1. Postridie norias novembris (1828.)
2. « Certain est non sine amaritudinis amarissimo [elle desinere prae-
sentem anniim. Snmus ludibrio, et nobiscum V^ P^^ toiaqiie Societas per
ef/ectum litterarum P. Assislentis Germaniae. Si est in ipso capitis vitium,
culpabilitas est minor. » (28 Janvier 1828.)
38 La compagnie DE JÉSUS
comme pour excuser son confrère, le digne homme ajou-
tait: « Si c'est la tête qui est malade, la faute est moins
grande. »
IV
Les Jésuites de France avaient en ce moment d'autres
soucis que ceux des querelles philosophiques. Le Mémorial
donnait à entendre que leur opposition au système men-
naisien était inspiré par le désir de ménager Mgr Frays-
sinous, « patriarche du gallicanisme » et « chef de l'Uni-
versité cartésienne ». S'ils eussent fait un aussi piètre
calcul, les Ordonnances du 16 juin les auraient bien cruel-
lement détrompés. Il est certain que, pendant que se pré-
parait ce coup de force contre la Compagnie de Jésus, le
mennaisianisme jouissait d'un regain de faveur. Par son
livre sur les Doctrines de la certitude dans leurs rapports
avec les fondements de la Foi (1826), l'abbé Gerbet avait
donné au système du sens commun sa forme didactique
et définitive, en même temps qu'il en montrait la valeur
apologétique. Sans doute ses contradicteurs ne désar-
maient pas; mais il faut bien reconnaître que le talent et
l'ardeur étaient plutôt du côté de ses partisans. Ceux-ci
et ceux-là continuaient à faire à la Compagnie de Jésus
l'honneur de se préoccuper de son attitude ; l'interdiction
lancée parle Père Général, sans être connue officiellement,
n'était plus un mystère pour personne; les dénégations et
les commentaires du Mémorial ne suffisaient pas à dis-
siper l'inquiétude qu'elle donnait aux mennaisiens. Leurs
adversaires l'exploitaient comme un argument décisif. Le
Père Fortis étant mort, le choix que la Compagnie fit du
nouveau Général et de ses Assistants fournit aux partis
une occasion de manifester leurs sentiments. L'Ami de la
Religion publiait la nouvelle comme un bulletin de vic-
toire: « Ce système (de la raison générale) vient de rece-
voir un double échec, et par l'élection du Père Rozaven,
et par l'éloignement d'un autre Assistant, le P. B. qui
CHAPITRE PREMIER 39
s'était fait le champion des nouvelles doctrines et qui les
soutenait avec toute la ferveur d'un adepte... Ce qui vient
de se passer prouve assez l'opinion qu'on a sur son
compte dans sa Compagnie'. »
De fait l'Assistant de France avait été maintenu en
charge à l'unanimité des suffrages, tandis que Brzozowski
était évincé et relégué à Naples. Quant au Père Roothaan
que les votes de la Congrégation générale appelaient au
gouvernement de la Compagnie, son élection fut tout
d'abord accueillie comme un espoir de revanche par les
champions du système. Lamennais lui-même, qui le
connaissait, écrivait au comte de SenfFt : « Je suis en-
chanté... Je crois qu'il fera tout le bien qu'il est possi-
ble de faire... » Mais cette joie fut de courte durée. Avant
la fin de l'année le Père Rozaven écrivait à son confident,
le Père Gury : « Je connaissais moi-même fort peu le
Père Roothaan ; nous n'avions fait que nous entrevoir en
Russie-Blanche. Mais cinq mois d'intimité m'ont appris
à l'apprécier. C'est un homme d'une piété tendre, mais
solide et sans minutie... Une seule chose au commence-
ment me donnait un peu d'inquiétude ninsi qu'à quelques
autres. Le nouveau Général paraissait favorable au sys-
tème de M. de La M... Il n'avait pas lu le système, il en
avait seulement entendu parler. 11 vivait à Turin où le
système a de si chauds partisans. Il y avait vu l'auteur qui
lui avait donné les explications les plus spécieuses et
avait eu l'adresse de se poser comme injustement atta-
qué par nos Pères de France. Il était donc naturel qu'il y
eût au moins doute et hésitation dans son esprit. Cepen-
dant, comme il a le jugement excellent, il ne pouvait pas
ne pas approuver en soi le décret du Père Fortis; et s'il
hésita lorsqu'on lui parla de leconfirmer, ce fut parce qu'il
craignait que ce ne fût une pomme de discorde 2. »
(30 Novembre 1829.)
1, L'Ami de la Religion et du Roi. Tome IX, p. ^o^.
2. Arcliiv. lugd. XXI, p. laS.
40 LA COMPAGNIE DE JESUS
Sur la demande de la Congrégation générale, le Père
Roothaan avait en effet confirmé l'Ordonnance de son pré-
décesseur. Sans attendre d'être rentré à Paris, le Père
Godinot envoyait de Nice à toutes ses communautés le
décret interdisant à nouveau d'enseigner les sept propo-
sitions. (17 Septembre 1829.) La portée de la défense était
d'ailleurs enfermée comme précédemment dans des limites
précises : « Notre intention n'est pas de censurer aucune
de ces propositions, ce qui ne nous appartient pas. Nous ne
voulons pas non plus rendre suspects en matière de foi
ceux qui les soutiennent. Aussi, en n'adoptant pas de sem-
blables doctrines dans nos écoles, il n'est pas pour cela
dans nos intentions que les Nôtres les attaquent et les
combattent. Bien plus notre volonté expresse est que
l'on évite toute dispute qui pourrait blesser ou altérer la
charité. »
L'Assistant de France complétait la pensée du Général
par une déclaration qui n'aurait pu prendre place dans un
document officiel, mais qu'il fallait pourtant faire enten-
dre : « Nous désirons bien sincèrement la paix; nous ne
ferons rien pour provoquer les disputes; nous les évite-
rons autant qu'il sera en notre pouvoir. Mais aucun homme,
quel que soit son talent, quelque opinion qu'il ait de lui-
même, n'a le droit d'exiger que nous suivions ses senti-
ments ' . »
Assurément, mais d'autre part, même après le décret
du Père Roothaan, ceux qui s'étaient laissé séduire par le
système mennaisien ne se croyaient pas plus qu'auparavant
tenus d'y renoncer. Les correspondances du temps témoi-
gnent que certains adressaient au Général lui-même leurs
argumentations accompagnées de leurs regrets. La doc-
trine de l'autorité du sens commun leur paraissait si rai-
sonnable, « si conforme, ou pour mieux dire, presque
identique à la doctrine catholique, appuyée sur la même
base, ayant la même règle, qu'elle ne saurait être une
I. Au P. Varin. Ibid., p. 127.
CHAPITRE PREMIER 41
doctrine fausse, ni une doctrine funeste «.Aussi a-t-elle
la sympathie de tous les catholiques, tandis que tous les
mécréants lui sont hostiles,... etc. '. D'autres ne pou-
vaient se retenir de manifester dans leur entourage l'atta-
chement qu'ils lui gardaient. « Le Père Brenot, écrivait
le Père Richardot, Supérieur de Laval, est bon philoso-
phe, bon théologien, très bon missionnaire, le meilleur
ouvrier que nous ayons, mais il est entiché du système
de Lamennais. » Un autre, le Père Glussotne pouvaitpar-
donner à la Compagnie de ne pas y adhérer et demandait
à être relevé de ses vœux 2.
Néanmoins l'opinion s'affermit dans le public que la Com-
pagnie de Jésus restait réfractaire aux doctrines propa-
gées par l'école de La Chênaie. Lamennais en éprouvait
une irritation violente qui éclate fréquemment dans sa
correspondance d'alors. Quant aux disciples, ils ne crai-
gnaient pas, paraît-il, d'exercer des représailles. « Personne
n'ignore en France, lisait-on dans le Mémorial, que la par-
tie la plus instruite du clergé compte, soit à Paris, soit
dans les divers diocèses, un grand nombre de jeunes
hommes aussi distingués par leurs talents que prononcés
dans leur attachement à la doctrine d'autorité. » L'opposi-
tion qui lui est faite par la Compagnie « a produit sur
leur esprit la plus fâcheuse impression, et ceux d'entre
eux qui pensaient ou pouvaient penser entrer chez les
Jésuites se sont décidés à y renoncer ou à ajourner leur
départ »3. Or, le passage suivant d'une lettre du Pro-
vincial de France, écrite quelques semaines plus tard,
révèle le secret de cette désaffection : « J'ai encore de nou-
velles preuves qu'on cherche à détourner des jeunes gens
qui voudraient entrer chez nous, qu'on s'efforce d'en faire
1. Lettre du P. Génet, préfet des classes au collège de Brigue, au
P. Roothaan, 3 janvier i83i.
2. Pour le même motif le P. Wrindts, qui avait été à Belley le
professeur de Lamartine, avait quitté la Compagnie dès 1826. En 1828
il publia un Nouvel essai sur la certitude.
3. Le Mémorial catholique, août 182g.
42 LA COMPAGNIE DE JKSUS
sortir même ceux qui ont fait des vœux. Lettres, visites,
émissaires, tout est employé*. »
Gomme on Ta vu plus haut, dès l'apparition du second
volume de ÏEssai, où se formulait pour la première fois
le système philosophique mennaisien, le Père Rozaven en
avait préparé la critique; des raisons de délicatesse le dis-
suadèrent de le publier. Il eût vraisemblablement gardé la
même réserve pour son Examen du livre de l'abbé Ger-
bet^. De lait, ce travail lui coûta peu; il en avait de
longue main réuni tous les éléments ; un sincère amour
de la paix retint le manuscrit en portefeuille pendant près
de cinq ans. Des instances venues de haut lieu purent
seules l'en faire sortir. La première édition de VExamen
porte la date de 1831 3. U n'était pas possible de donner
un titre plus modeste à un ouvrage plus achevé et plus
décisif. On en croira l'historien même de Mgr Gerbet et
de l'école mennaisienne : « Ce livre est sérieux, grave,
nerveux, logique; il fait toucher du doigt les erreurs du
système philosophique du sens commun que l'abbé Gerbet,
disciple trop fidèle, avait voulu poser pour base de l'en-
seignement ou plutôt de la réforme de l'enseignement
théologique^. » Venant d'une telle source, ce suffrage
nous dispense d'en rapporter d'autres où l'éloge prend le
ton de l'enthousiasme.
Par contre, le livre du Jésuite eut le don d'exaspérer
l'inventeur du système. Voici ce que Lamennais écrivait à
l'abbé Gerbet, le 1®' février 1832 : « Dans la prochaine édi-
tion de votre livre, ayez seulement soin de faire revenir,
1. Lettre du P. Godinot au P. Roothaan, 29 octobre 1829.
2. « L'écrit qu'on va lire a été composé, il y a plus de quatre ans,
et il n'était pas destiné à voir le jour. Nous n'avions en vue que de satis-
faire le désir de quelques amis qui nous avaient demandé notre avis sur
un ouvrage dont on parlait avec une sorte d'enthousiasme. » On le pré-
sentait comme un classique qui devait renouveler tout l'enseignement
de la Théologie... (Introduction de VExamen, etc.)
3. Examen d'un ouvrage intitulé « Des Doctrines philosophiques sur
la certitude dans leurs rapports avec les fondements de la Théologie »,
{)ar J. L. Rozaven D. L, G. D. J.
4. Ab!)é de Ladouc, Mgr Gerbet, etc.. Tome l, p. i35.
CHAPITRK PHEMIKR 43
parmi vos additious, les éclaircissements que les attaques
(du P. Rozaven) pourraient rendre utiles, mais sans faire
aucune^mentionni de lui, ni de son ouvrage. 11 ne cherche
autre chose qu'à entamer une discussion qui lui donnerait
une importance que par lui-même il n'a pas. Il faut laisser
ces gens-là tranquilles dans leurs idées et dans leur bêtise
et continuer de marcher en avant. » Manifestement
l'homme qui parle ainsi a perdu le sang-froid, et, sans s'en
apercevoir, il rend lui-même le plus bel hommage à l'écri-
vain qu'il croit accabler de son mépris.
Ce qui n'est pas moins significatif que le dépit de
Lamennais et rexj)liquerait au besoin, c'est que V Examen
porta la lumière dans beaucoup d'esprits et détermina des
défections parmi les mennaisiens. Le Père Renault, futur
Provincial de France, était, au dire du Père Rozaven, l'un
des plus « tenaces ». Quelques mois après l'apparition du
livre, il avouait au Père Roothaan que, « de la portion si
considérable des Jésuites français » qui avaient embrassé
« la doctrine d'autorité », il n'en restait plus qu'un nombre
infime. « Pour moi, ajoutait-il, je ne tiens plus aucunement
à cette doctrine, telle que l'a exposée M. de Lamennais et
que l'a expliquée M. Gerbet dans ses rapports avec la foi...
Jusqu'ici le Père Rozaven avait vainement essayé de m'ôter
de la tête mes idées...; maintenant je me trouve entière-
ment convaincu; son livre répond surabondamment à
tout. » (17 Février 1832.)
Un témoignage plus honorable encore et de plus
grand poids fut celui que le Souverain Pontife lui-même
rendit spontanément à VExamen. La première édition
ayant été épuisée en moins d'un an, Grégoire XVI ex-
prima le désir qu'on en fît paraître une seconde. Sur ces
entrefaites, l'Encyclique Mirari vos était venue rappeler
à la modération et à l'orthodoxie les mennaisiens rédac-
teurs du journal V Avenir. (15 Août 1832.) Gomme ni les
personnes, ni les ouvrages n'étaient expressément dési-
gnés, quelques-uns d'entre eux, touten protestant de leur
soumission, s'efforçaient de mettre leurs doctrines hors
44 LA COMPAGNIE DE JESUS
de cause; celles qu'ils soutenaient n'étaient pas, d'après
eux, celles que réprouvait le document pontifical ^. Ils
avaient opposé la même fin de non-recevoir aux argu-
ments de V Examen. C'est assez l'usage, malheureusement,
de ceux à qui on signale leurs erreurs de répondre : On
ne m'a pas compris. Aussi à propos de cette nouvelle édi-
tion à laquelle il travaillait, le Père Rozaven écrivait à
son confident accoutumé : « J'espère prouver à ces Mes-
sieurs que, quoi qu'ils en disent, j'ai bien compris leur
doctrine. » (22 Février 1835.) Et, après avoir dans une
longue Introduction mis en regard les affirmations de
l'Encyclique et les textes de l'Avenir, il annonce que,
puisqu'il le faut, il va « suivre pied à pied « celui de
M. l'abbé Gerbet.
Au reste toute échappatoire allait être fermée aux défen-
seurs du système philosophique du sens commun et de
la raison générale. Les erreurs de l'Avenir, déférées au
jugement du Saint-Siège tout à la fois par les évêques qui
les avaient censurées et par les rédacteurs même du jour-
nal, avaient été condamnées en toute bénignité et dou-
ceur ; l'Encyclique de 1832 ne contenait rien d'autre que
l'énoncé de la doctrine de l'Église sur les points en
question, sous forme d'instruction adressée au monde
catholique par le Pape à l'occasion de son avènement. La
Curie romaine s'était contentée d'en faire remettre un exem-
plaire à Lamennais et à ses collaborateurs. Mais, même
avec ces ménagements, le désaveu de ses idées irrita
profondément le réformateur; c'était plus que n'en pou-
vait supporter l'orgueil du malheureux prêtre qui préten-
dait régénérer l'Église. Dès lors la révolte et l'apostasie
étaient consommées dans son for intérieur. Le flot d'amer-
tume et de colère, contenu quelque temps, s'épancha en-
fin dans Les Paroles d'un croyant, sorte de pamphlet où
1. « Les opinions nouvelles, incontestablement hétérodoxes, signa-
lées dans l'Encyclique, ne sont point celles de M. de Lamennais et de
ses amis, t (Revue européenne citée par Rozaven, Examen, etc. 2« édition.
Introduction, p. 76.)
CHAPITRE PREMIER 45
le blasphème parle une langue d'apocalypse. Les doctri-
nes de V Avenir y reparaissaient sous la forme la plus ou-
trée et la plus violente. Rome ne pouvait se taire devant
une teUe provocation. L'Encyclique Singulari formulait
cette t'ois une condamnation explicite, (15 juillet 1834,) et
au nombre des erreurs qu'il réprouvait formellement, le
Pape mettait « ce système fallacieux (du sens coni/nun),
attendu qu'en le suivant, entraîné par un amour témé-
raire et sans frein de nouveautés, on ne cherche plus la
vérité où elle est certainement, mais que, laissant de côté
les traditions saintes et apostoliques, on introduit d'au-
tres doctrines vaines, futiles, incertaines, qui ne sont
point approuvées par l'Eglise et sur lesquelles les hom-
mes les plus vains pensent faussement qu'on peut établir
et appuyer la vérité » '.
La décision de l'autorité suprême mettait fin à la con-
troverse. A partir de ce jour, le silence se fit entre catho-
liques. Quant aux Jésuites mennaisiens on leur demanda
davantage. Par ordre de leur Général, ils furent invités
à signer une déclaration par laquelle ils renonçaient pu-
rement et simplement à la Philosophie dite du sens com-
mun. Tousse soumirent sans hésitation^.
Telle fut la fin d'un système qui déniait à la raison indi-
viduelle la possibilité d'atteindre à la certitude, pour l'at-
tribuer au seul consentement général. Désormais il ne
fournirait plus qu'un chapitre à l'histoire des fausses théo-
ries philosophiques. On en trouverait toutefois la survi-
vance dans le système politique qui place la source du
droit dans la volonté générale exprimée par le suffrage
1. « ... Probe autem intelligilis, Venerabiies Fratres, Nos hic loqui
etiam de fallaci illo haud ita pridem invecto philosophiae systemate
improhando quo, ex projecta et effrenata novitatis cupiditate, veritas ubi
certo non consistit quaeritur, sanctisque et apostolicis traditionibus post-
habitis , doctrinae aliae inanes, futiles incertaeque nec ab Ecclesia appro-
batae adsciscuntur, quibiis veritatem ipsam fulciri ac sustineri vanissimi
homines perperam arbitrantur. »
2. Voir aux Pièces justificatives, N* I, la circulaire du P. Renault,
Provincial de France.
46 LA COMPAGNIE DE JESUS
universel. La parenté des deux doctrines saute aux yeux,
et elle est assez étroite pour qu'on les rapporte l'une et
l'autre à la même origine. Une fois de plus l'Église dé-
fendait les prérogatives de la raison humaine contre
ceux-là mêmes qui exaltaient la foi à ses dépens. Quelques
Jésuites, individuellement, avaient donné dans l'erreur
si avantageuse, en apparence, à la foi; mais l'Ordre lui-
même, fidèle à sa règle qui lui prescrit de se garder des
nouveautés en matière de doctrine, avait pris le parti de
la raison, qui se trouva être celui de la vérité.
V
En renouvelant le décret de son prédécesseur, le Père
Roothaan l'étendait à la Compagnie tout entière ; quant
à la Province de France, à laquelle il avait été adressé
tout d'abord, l'interdiction relative aux propositions men-
naisiennes ne concernait plus que l'enseignement donné
dans les scolasticats. A ce moment un Jésuite ne pouvait
pas « montrer » l'alphabet dans une maison d'éducation
en territoire français; cette exclusion allait durer plus de
vingt ans. Pendant toute cette période les Jésuites fran-
çais durent aller chercher hors des frontières la liberté
d'exercer une fonction qui est une des raisons d'être de
leur Ordre.
A peine les Ordonnances de 1828 avaient-elles paru au
Moniteur que déjà on les sollicitait de créer des établisse-
ments dans les pays voisins pour recevoir les élèves des
petits séminaires qui allaient être fermés. 11 y a dans les
archives de la Province de France un volumineux dos-
sier de lettres relatives à ce sujet; la plupart proviennent
de familles dontles enfants étaient pensionnaires à Sainte-
Anne d'Auray; ce qui autorise à croire qu'un bien plus
grand nombre de lettres semblables n'ont pas été conser-
vées. Quoi qu'il en soit, on pourrait extraire de cette cor-
respondance un beau témoignage en faveur d'une éduca-
tion que les parents réclament pour leurs fils avec cette
CHAPITRE PREMIER 47
insistance, et qu'ils sont résolus à leur assurer quelle que
soit la distance à franchir et les sacrifices à s'imposera Et
ce qui vaut mieux encore que ces protestations de la pre-
mière heure, c'est que cette fidélité de la clientèle ne se
démentira pas, aussi longtemps que durera la proscrip-
tion des maîtres.
Sans perdre de temps, des démarches lurent faites pour
la fondation d'un collège français à proximité des fron-
tières. Le gouvernement sarde, à qui on s'adressa tout
d'abord, ne donna pas d'espérance ; à Jersey la négocia-
tion se heurta aux susceptibilités protestantes. En Espa-
gne, on fut plus heureux; dans le courant d'octobre le
roi Ferdinand VII accordait aux Jésuites l'autorisation de
s'installer au Passage, petite bourgade de 600 habitants,
au bord de la mer, à une lieue de Saint-Sébastien ~.
Tout fut organisé en quelques semaines; le petit sémi-
naire de Bordeaux fournit personnel et matériel, et le
17 novembre 1828, le collège ouvrait ses classes avec une
centaine d'élèves presque tous venus de France. Le gou-
verneurde Saint-Sébastien avait envoyé la musique mili-
taire, et le soir des feux de joie s'allumèrent sur les col-
lines qui encadrent la baie. On avait aménagé à la hâte
deux ou trois maisons alignées au bord de l'eau, et
1. Voici un spécimen de celte correspondance, signé : Lelasseui*.
« ... Quant à mettre mon (ils dans un collège de l'Université, jamais
on ne l'obtiendra de moi; j'aime mieux qu'il soit ignorant qu'irréligieux
et ennemi de son roi ; j'ai malheureusement sous les yeux la preuve jour-
nalière que ce sont les principes qu'on suit dans ces collèges. L'envoyer
chez les Pères à l'étranger, c'est très coûteux; puis pourra- t-il passer
le baccalauréat nécessaire à l'entrée de toutes les carrières? Un sémi-
naire? J'obtiendrai de l'y faire admettre, malgré la restriction du nombre.
Quand la tyrannie atteint un certain degré, la fraude est permise. Mais
ensuite pourra-t-il être admis dans un collège pour préparer le bacca-
lauréat?... » (Au P. Yalantin, recteur de Sainte-Anne.)
2. En espagnol Los Pasages, à une lieue à l'est de Saint-Sébastien et à
trois lieues de la frontière française. « Le grand havre de commerce de
la contrée, dit Elisée Reclus, devrait être la magnifique baie de Pasages...
Il est parfaitement abrité, puisque de ses eaux on ne voit même pas la
mer, avec laquelle il communique par un étroit goulet facile à défen-
dre. » (Europe méridionale, p. 91 5.)
48 LA COMPAGNIE DE JESUS
séparées de l'église par une ruelle, sur laquelle on ne
tarda pas à jeter un pont K
Dans de telles conditions le collège du Passage ne
pouvait guère se promettre un avenir brillant. A l'isole-
ment, au manque de ressources, aux difficultés d'accès,
vinrent s'ajouter les complications de la politique. Le
contre-coup de larévolution de Juillet se fit sentir en Espa-
gne ; Mina et ses bandes de partisans envahirent le Gui-
puzcoa ; refoulés par l'armée régulière, ils approchèrent
jusqu'à deux lieues du Passage ; les élèves étaient en
vacances; il fallut ajourner la rentrée jusqu'à la fin de
novembre; beaucoup manquèrent à l'appel. Les années
suivantes furent plus tranquilles et l'on entra dans une
période de prospérité relative.
Le collège comprenait deux divisions, l'une française,
l'autre espagnole ; le nombre des élèves approchait de
deux cents; les cours étaient abondamment pourvus de
professeurs ; la communauté compta jusqu'à cinquante
religieux. Malgré les incommodités de la situation le col-
lège du Passage aurait pu connaître de beaux jours; la
mort de Ferdinand Vil vint ruiner toutes ces espérances
(1833.) Les Jésuites furent accusés de faire de l'opposition
au gouvernement de sa fille Isabelle; ce qui donnait à
cette imputation un semblant de vérité, ou tout au moins
un prétexte, c'était la présence au collège d'enfants appar-
tenant à des familles de la région où Don Carlos comp-
tait le plus de fidèles. Dès lors les tracasseries de toute
sorte allèrent leur train; on en vint jusqu'à frapper la
maison d'un impôt de guerre de 20.000 francs; les Jésui-
tes offrirent 300 francs, se déclarant prêts à partir si l'on
exigeait davantage.
Vers le milieu de 1834, le Père Renault, après sa visite,
exposait ainsi la situation.
« ... Les parents ont retiré les élèves espagnols, les
uns parce qu'ils ne nous regardent pas comme favorables
I. Voir aux Pièces justificatives, N" II.
CHAPITRE PREMIER 49
à la cause de la reine, les autres parce qu'ils craignaient
que leurs enfants ne fussent enlevés... Les externes, tous
espagnols, étaient divisés; les uns se déclaraient pour la
reine, les autres pour Don Carlos. Un de nos Pères a été
chargé de les suivre davantage et de leur rappeler ce qu'ils
ont promis, savoir de mettre toute leur politique à bien
apprendre leurs leçons et à faire leurs devoirs... Je ne
suis point rassuré sur l'existence de ce collège. Le gou-
vernement de la reine qui ne paraît pas nous être favora-
ble, une police ombrageuse qui nous impute les indis-
crétions de nos enfants, la crainte qui retient les familles,
trois causes qui peuvent concourir à notre ruine, et une
seule suffirait. Je vais pourtant comme si j'étais rassuré.
La Providence nous a mis là. J'attendrai qu'elle nous en
retire ou qu'elle nous ouvre un asile dans quelque autre
coin de la terre. » (28 Juin 1834.)
Quelques jours plus tard, le 6 juillet, la reine régente
Christine signait l'ordre de fermeture du collège et l'ex-
pulsion hors du territoire des maîtres et des élèves étran-
gers. Les autorités locales chargées de l'exécution y
procédèrent avec une rigueur quelque peu barbare. Le
décret fut notifié au Recteur, le Père Louis Valantin, le
12 juillet; on lui accordait douze heures pour vider la
maison. Pas n'était besoin de longs préparatifs, car tout
ce qu'elle contenait était mis sous séquestre. Les protes-
tations du Recteur, appuyées des timides observations
du consul de France, aboutirent à prolonger le délai de
quelques heures. Le 14 juillet, au matin, eut lieu l'em-
barquement sur un bateau qui, quelques heures après,
déposait sur la rive française toute la petite colonie. Le
collège du Passage terminait ainsi sa courte existence de
six années^ Le Père Guidée, alors Socius du Provin-
I. L'auteur de la vie du Père Jeantier, dit l'Apôtre des petits enfants,
raconte à l'occasion de ce départ l'anecdote suivante : « Lorsque l'em-
barquement touchait à son terme, le P. Jeantier se rappela tout à coup
que le Saint Sacrement avait été laissé dans une des chapelles de la mai-
son. Que faire?... Pendant qu'il exprimait son embarras autour de lui,
L:i Compagnie de Jésus. 4
50 LA COMPAGNIE DE JESUS
cial de France, écrivait dans son Journal à la date du
20 juillet : « Ce soir, nous est arrivée la nouvelle de la
suppression de notre collège du Passage. Sit nomen
Domini benedictum! C'était le seul qui nous restât. »
Quelques jours plus tard, on recevait une autre nouvelle,
celle de la mort de quinze Jésuites espagnols, massacrés
le 17 du même mois, avec cinquante-neuf autres religieux
de divers Ordres, par la populace de Madrid ; en plusieurs
autres villes d'Espagne la multitude manifestait son
amour pour la liberté et le régime constitutionnel en
pillant les monastères et en tuant les moines.
Si le collège du Passage a laissé peu de souvenirs, il
en est tout autrement de celui de Fribourg. Fribourg et
Saint-Acheul sont les deux noms qui résument le mieux
l'œuvre éducatrice des Jésuites français dans la première
moitié du dix-neuvième siècle. Fribourg, plus encore que
Saint-Acheul, a joui d'une réputation que l'on peut dire
mondiale. A une époque où les communications étaient
loin d'être ce qu'elles sont de nos jours, sa clientèle lui
vint non seulement de tous les Etats de l'Europe, mais
même de l'une et l'autre Amérique.
un des plus jeunes enfants qui n'avait pas déjeuné ce jour-là, parce qu'il
avait, disait-il, « le cœur trop gros », d'ailleurs plein d'innocence et de
candeur, s'offrit au Père pour consommer les Saintes Espèces. Il s'appe-
lait Henri de Garmejane, et est devenu depuis officier de l'armée fran-
çaise. Le P Jeanlierle ramène donc avec lui au collège, le communie avec
les dernières hosties qui restaient dans le tabernacle, puis tous les deux
reviennent au port, emportant, selon leur expression, (( le Bon Dieu du
Passage ». Monté sur le navire, le jeune communiant se mit à genoux au
pied du grand mât pour y faire son action de grâces; ses condisciples
l'entouraient d'un saint et respectueux silence... » {Vie du Père Jeantier,
par le P. Xav.-Aug. Séjourné. Oudin, éditeur, 1882, p. 35.)
L'anecdote doit avoir un fond de vérité, mais, telle qu'elle est racontée,
elle ne laisse pas que d'être embarrassante. Même dans'la presse d'une
expulsion brutale, des religieux n'oublient pas le Saint Sacrement. Le
narrateur a sans doute omis quelque circonstance qui expliquerait
tout. Tel quel, il est incroyable, ou par trop malédiûant; la piété du cher
petit écolier ne suffit pas à racheter la négligence de ses maîtres.
Voir aux Pièces justificatives, N° III, le récit de l'expulsion par le Père
Louis Valantin.
CHAPITRE PREMIER 51
Fribourg n'appartenait pas, comme le Passage, etcomme
plus tard Brugelette, à la Province de France; les Jésuites
français n'y étaient pas chez eux, mais il faut bien recon-
naître que c'est à eux qu'il dut son exceptionnelle fortune.
Admis d'abord comme auxiliaires et presque comme
réfugiés, ils y occupèrent bientôt par la force des choses
la place principale et un rôle prépondérant. La partie
française du personnel compta jusqu'à trente-cinq et
quarante religieux, prêtres pour la plupart.
Il y eut à Fribourg deux établissements bien distincts,
le collège Saint-Michel et le Pensionnat. Le collège datait
des premiers temps de la Compagnie. 11 avait été fondé
en 1582 par le Bienheureux Pierre Canisius dont il pos-
sède encore les reliques. Dès 1818, le gouvernement
cantonal y rappela les Jésuites ; leur enseignement, qui
embrassait tout le cours traditionnel des études, jusqu'à
la Théologie inclusivement, y attira bientôt de nombreux
élèves ; mais selon l'usage ancien ceux qui venaient du
dehors étaient obligés de se loger chez l'habitant. Les
inconvénients de cet état de choses déterminèrent la
construction, à proximité du collège, d'un vaste bâtiment
où pourraient être reçus les écoliers étrangers à la ville.
Ce fut l'origine du célèbre Pensionnat. La direction en fut
confiée aux Jésuites, mais la propriété resta entièrement
aux mains de la société anonyme qui avait eu l'initiative
et fait les frais de l'entreprise. 11 était bien entendu que
les classes continuaient à se faire exclusivement au collège ;
les pensionnaires devaient donc s'y rendre deux fois par
jour. L'inauguration eut lieu le l®"" octobre 1827. Le nom-
bre des pensionnaires en cette année de début ne dépassa
pas la trentaine ; déjà quatre ou cinq États de l'Europe y
étaient représentés. Mais, à la suite des Ordonnances du
16 juin, l'afflux des Français porta ce chiffre à près de
quatre cents.
Cette invasion subite, partie de tous les points de la
France, n'alla pas sans quelque trouble et quelques désor-
dres. La turbulence française déconcertait les Pères,
52 LA COMPAGNIE DE JESUS
presque tous suisses ou allemands. Il fallut recourir aux
grands moyens. Le Père Galicet, nommé d'abord préfet,
puis recteur du Pensionnat ^ procéda tout d'abord à une
épuration qui réduisit à deux cent quarante le nombre des
pensionnaires. Mais la perte fut bientôt réparée, et le logis
ne sufïit plus à recevoir tous ceux qui s'y présentaient. En
1836 on ouvrit une succursale pour les plus jeunes enfants
à Estavayer, sur le lac de Neuchatel, à cinq lieues de
Fribourg. En ce temps-là le collège atteignait son apogée ;
il compta jusqu'à 431 pensionnaires et 328 externes, au
total 759 élèves. (1839.)
En raison du caractère international de la clientèle,
l'enseignement fut dès l'origine divisé en deux sections
parallèles, l'une allemande, l'autre française ; celle-ci de
beaucoup la plus nombreuse, car elle était suivie par la
plupart des étrangers. Au-dessus delà Rhétorique les élè-
ves de toutes langues étaient réunis, car l'enseignement
se donnait exclusivement en latin. Les cours comprenaient
la Philosophie, les Mathématiques, les Sciences naturelles,
le Droit, l'Agronomie et enfin la Théologie pour ceux qui
se destinaient à l'état ecclésiastique. En dehors des Uni-
versités romaines et des scolasticats des grands Ordres
religieux, ce fut apparemment le dernier exemple de l'em-
ploi du latin comme langue commune entre étudiants de
nationalités différentes 2.
Les programmes du collège empruntés au Ratio studio-
rum ne faisaient aucune place aux arts d'agréments ; mais
le Pensionnat se chargeait de combler cette lacune. Le
I. Le Père Jean-Népomucène Galiez (Galicet était son nom francisé)
était de nationalité polonaise, mais avait été versé dans la Province de
France lors de l'expulsion de Russie. Il gouverna le Pensionnat de Fri-
bourg d'abord avec le titre de préfet général, 1829-1830, puis avec celui
de recteur, du 9 février i83i jusqu'à la fin de l'année scolaire i84o.
•2. Lors de l'enquête pour la réforme du Ratio Studiorum en i83o,
nous voyons que la Province de Germanie réclamait la faculté de donner,
lingua vernacula, l'enseignement de l'Histoire, de la Géographie et des
Sciences. {^Documenta Germaniae Paedagogica, XVI, p. 433.)
CHAPITRE PHEMIFR 53
dessin et la peinture y furent en honneur ; l'escrime, l'équi-
tation et autres sports peut-être encore davantage; il n'y
avait pas moins de dix-huit maîtres de musique attachés
à l'établissement. Les concerts donnés par l'orchestre et
la chorale faisaient le bonheur de la société fribourgeoise.
« La musique militaire, composée de cinquante membres
de choix, maîtres et élèves, en uniformes élégants, jouis-
sait d'une réputation qui s'étendait au delà des frontières
du canton. Aussi les jours de sortie, lorsque drapeau
déployé, les élèves du Pensionnat, précédés d'un piquet
de jeunes cavaliers, défilaient le long des vieux remparts,
pour se diriger vers la maison de campagne de Belfaux,
toute la population se massait sur leurs pas, avide devoir
la belle tenue de cette brillante jeunesse et non moins
avide d'entendre les puissants accords de cette musique
guerrière. Le poste de garde se mettait sous les armes,
et faisait, au commandement, le salut militaire. La rentrée
avait lieu dans les mêmes conditions, et c'est en faisant
son chemin au pas cadencé, à travers la foule compacte
que les rangs serrés arrivaient aux portes du Pension-
nat *. »
Les raisons qui avaient fait plus ou moins proscrire des
petits séminaires de France les divertissements scéni-
ques ne pouvaient être invoquées à Fribourg. Le théâtre
eut donc sa part assurée dans les fêtes du Pensionnat. On
y jouait la tragédie, le drame, la comédie, voire même
l'opéra, sans préjudice des innombrables séances dont
les différentes Académies faisaient les frais. Les Archives
des Provinces de Paris et de Lyon possèdent quantité de
programmes imprimés de ces solennités scolaires, avec
les noms des figurants. Beaucoup de nos contemporains
y retrouveraient avec plaisir et peut-être non sans fierté
celui d'un aïeul.
L'un des agréments les plus appréciés des pensionnai-
res de Fribourg, c'était la campagne de Belfaux, située à
I. Le f.L're d'Or des élci'ea du Pensionnat de Fribourg 1889. Précis
historique, p. 36.
54 LA COMPAGNIE DE JESUS
cinq kilomètres de la ville, au pied d'une colline couverte
de sapins qui lui avait fait donner le nom de château du
Bois. Pendant la belle saison le Pensionnat s'y transportait
le jeudi de chaque semaine pour la journée tout entière-
Après plus d'un demi-siècle, des vieillards parlaient
encore avec émotion de leurs ébats sous les beaux ombra-
ges ou dans les eaux claires du bassin de Belfaux.
Les voyages de vacances furent, on peut le dire, une
institution de Fribourg. On les organisa d'abord pour les
élèves qui, en raison de l'éloignement, ne retournaient
pas dans leurs familles à l'époque des vacances. Par la
suite, d'autres, qui n'étaient pas dans ce cas, demandèrent
à prendre part à ces expéditions. Les bandes étaient com-
posées de douze à quinze enfants ou jeunes gens, sous la
conduite de deux Pères ; on allait sac au dos, en blouse
blanche, et toujours à pied, sauf des exceptions très rares
et de courte durée. Le voyage durait de sept à huit semai-
nes. La Suisse, le Tyrol, la Bavière, la vallée du Rhin,
l'Italie virent défiler chaque automne, pendantdes années,
des petits bataillons de touristes qui étaient alors une
nouveauté et qui, pour cela même, ont laissé leur trace
dans les chroniques de l'époque.
Grâce à son Pensionnat, la ville et le petit Etat autonome
de Fribourg avaient acquis une sorte de célébrité; c'était
d'ailleurs une source appréciable de revenus pour un
pays dépourvu d'industrie et sans autres ressources que
celles d'une agriculture assez pauvre. C'était le temps où
la misère obligeait une partie de la population du canton
à émigreren France, en Allemagne et jusqu'en Amérique.
Bois-le-Gomte, ambassadeur de France à Berne, écrivait à
son ministre : « Le collège des Jésuites est la vie même de
Fribourg. Un libéral de cette ville me disait : Je n'aime
pas les Jésuites, mais s'ils n'étaient pas ici l'herbe croîtrait
dans nos rues. » (24 Mai 1847.) Cet état de choses, l'impor-
tance relative de l'établissement, et le caractère cosmopo-
lite de sa clientèle expliquent une faveur accordée
par le gouvernement au Pensionnat de Fribourg, savoir
CHAPITRE PREMIER 55
l'autorisation de battre monnaie pour son usage spé-
cial ; c'est apparemment un fait unique dans l'histoire
des collèges'.
Par ailleurs, nous voyons que l'autorité cantonale,
toute sympathique et reconnaissante qu'elle fût envers les
Jésuites, ne se faisait pas faute de leur susciter des
embarras. Un de leurs prédicateurs, le Père Ferrand, ayant
affirmé en chaire que tout pouvoir vient de Dieu et non
pas de la volonté populaire, les susceptibilités démocra-
tiques s'émurent et des réclamations officielles furent faites
au recteur du collège. Le prédicateur présenta le manus-
crit du discours incriminé; il fournit des explications ras-
surantes pour les idées philosophiques des magistrats;
il n'avait fait qu'énoncer sommairement la doctrine de
l'Église; de son côté l'évéque se portait garant de son
orthodoxie; malgré tout Messieurs du Grand Conseil exi-
gèrent le renvoi du Père Ferrand. Une autre fois c'était le
Comité de l'Instruction publique qui prétendait modifier
à son gré l'organisation de l'enseignement. Le collège,
en effet, restait une institution d'État ^ ; les conseil-
lers aspiraient à rajeunir programmes et méthodes. Au
système de la classe avec professeur principal, ils eussent
1. Le Lù'i-e d'Or, etc. Précis historique, p. 36. Apparemment il
s'agit là d'une monnaie fiduciaire, autrement dit de bons émis par la
caisse du Pensionnat fonctionnant comme une banque. Il n'est pas vrai-
semblable que l'établissement ait jamais frappé de monnaie de métal.
2. Le collège de Fribourg vivait, selon l'usage antique, sur sa fon-
dation. On lui avait attribué les biens de la Chartreuse de la Valsainte,
dont le revenu devait pourvoir à l'entretien de trente religieux. L'État
payait en outre quelques chaires. Quant au Pensionnat, il demeura tou-
jours la propriété de la Société anonyme; les religieux qui y étaient
employés étaient défrayés de tout, et la Société payait en outre pour cha-
cun au Séminaire de la Province une demi-pension de 200 francs suisses,
soit 389 francs de France.
Les Jésuites de Fribourg n'étaient donc guère en mesure de faire for-
tune ; on ne leur en attribua pas moins de colossales richesses ; la pros-
périté de l'établissement donnait une base apparente à la légende. C'est
pour y répondre que parut une brochure sous le titre : Les Jésuites de
Fribourg accusés d'opulence et convaincus de pauvreté, par M. Esseiva,
prêtre administrateur du collège, i834.
56 LA COMPAGNIE DE JESUS
voulu substituer celui des cours indépendants les uns des
autres, qui met sur le même pied toutes les matières d'en-
seignement. Il est curieux de constater que le boulever-
sement accompli chez nous en 1902, pour le plus grand
dommage des études, hantait déjà, il y a quatre-vingts
ans, le cerveau des hommes d'État du canton de Fribourg.
De longs Mémoires furent échangés à ce propos entre le
gouvernement et le collège. Inutile de dire que les Jésuites
se refusèrent à entrer dans une voie qui allait au rebours
de leurs traditions et qu'ils jugeaient calamiteuse.
Ces nuages n'altéraient pas la prospérité du Pensionnat;
elle se soutint pendant près de vingt ans. Mais ce ne fut
pas sans exciter de véritables fureurs chez les libéraux de
France et les radicaux Suisses. M. Thiers s'oublia un jour
jusqu'à qualifier de « mauvais Français » les jeunes gens
qui allaient chercher hors des frontières l'éducation chré-
tienne expulsée de France <. L'outrage fut relevé par
ceux à qui il s'adressait ; mais, à vrai dire, ce n'était qu'une
formule de polémique banale que personne ne prit au
sérieux, pas même celui qui s'en servait. Dans un pays
aussi profondément divisé que le nôtre, ces écarts de lan-
gage sont sans grande portée, car chacun est plus ou moins
exposé à ne voir de bons Français que dans son parti. Il
est très vrai que la clientèle française de Fribourg appar-
tenait dans son immense majorité au parti légitimiste. Le
comte de Ghambord l'appelait « la pépinière de la fidé-
lité ». C'était une manière d'être « bons Français », dont
le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle en valait une
autre.
Les rancunes protestantes devaient aller plus loin. Il
n'entre pas dans le cadre de notre Histoire de raconter
I. « .,, Il y a à Brugelelte et à Fribourg, je cite ces collèges parceque
je sais ce qu'on y professe, il y a des établissements mauvais, dangereux
pour tout citoyen qui doit vivre sous les lois de la France. Que des
Suisses, des Belges envoient leurs enfants à Brugelette et à Fribourg, où
on enseigne le mépris de nos lois et de notre gouvernement, à eux per-
mis; mais je dis qu'on n'y fait pas de bons Français... » (Chambre des
Députés. Séance du 29 janvier i846.)
CHAPITRE PREMIER 57
la guerre dite du Sonderbund.Nous rappelons seulement
les faits dans leurs grandes lignes : les sept cantons catho-
liques ligués pour défendre leur dignité et leur liberté
contre l'intolérance de la majorité protestante, leur armée
écrasée par le nombre, la ville de Fribourg prise en viola-
tion de la parole jurée et livrée au pillage, le Pensionnat,
le collège, les couvents saccagés, les églises profanées et
les objets du culte brisés ou brûlés avec accompagnement
de parodies sacrilèges et de saturnales qui rappelaient
les plus mauvais jours des guerres de religion. Puis,
comme couronnement, la plupart des Ordres religieux,
mais tout d'abord les Jésuites, bannis à perpétuité du
territoire de la confédération. Helvétie, doux pays de
liberté!...
Ainsi périt, de mort violente, on peut le dire, une ins-
titution scolaire que les Histoires de la pédagogie affec-
tent d'ignorer, alors qu'elles exaltent Pestalozzi et le
Père Girard, qui vécurent aux mêmes lieux. Ce n'est pas
que le Pensionnat de Fribourg se recommande moins à
l'attention que les petites écoles du cordelier philosophe
et que l'institut d'Yverdon ; mais Pestalozzi était protes-
tant et le Père Girard vivait en marge des règles de son
état, tandis que le Pensionnat ne fut rien de plus qu'un
exemplaire de l'éducation des Jésuites.
Toutefois, pour apprécier cette œuvre, nous avons
mieux que des théories et des programmes ; nous som-
mes heureusement en mesure de juger l'institution de
Fribourg comme on juge l'arbre par ses fruits. Les an-
ciens élèves de Fribourg avaient depuis longtemps
déjà formé entre eux une association amicale ; un de
leurs premiers soins avait été de dresser le catalogue
de tous ceux qui avaient passé par le Pensionnat,
avec la situation actuelle de chacun d'eux. Après des
années de laborieuses et patientes recherches, les ca-
marades lyonnais qui s'étaient attelés à cette tâche
parvinrent à publier la nouvelle et définitive édition
du Livre d'Or des élèves du Pensionnat de Fribourg
58 LA COMPAGNIE DE JESUS
en Suisse, 1889. C'est un fort volume in-8° de près de
700 pages, avec nombreuses illustrations et des portraits
par centaines. Chaque nom est accompagné d'une notice,
sobre et succincte pour les vivants, un peu plus étendue
pour les morts. Le LtV/*ed!'0/- s'est complété par une série
de comptes-rendus annuels qui vont jusqu'en 1896, un
demi-siècle après l'année fatale qui vit la fin du Pensionnat.
L'affection de ces anciens élèves, maintenant des vieil-
lards, pour la maison où s'écoula une partie de leur jeu-
nesse, leur attachement à la « famille fribourgeoise »,
leurvénération pourceuxquifurentleurs maîtres, se mani-
festent dans ces pages avec une sorte d'enthousiasme ju-
vénile. Fribourg fait penser à cette mère que l'Ecriture
déclare bienheureuse, parce que « ses fils se sont levés
pour lui donner des louanges ». L'un d'eux, devenu
Jésuite, il est vrai, et Provincial de la Province de Lyon,
le Père MichelJullien, écrivait lors du dernier banquet de
l'Association (1896) : « Fribourg m'est resté au cœur
comme un idéal de bon esprit, de piété et de bonnes
manières ». Cet « idéal » ferait sourire sans doute cer-
tains professeurs de pédagogie officielle; on sait que la
culture des « bonnes manières » dans l'éducation des Jé-
suites leur a fourni un thème à plaisanteries. Au surplus,
ni la distinction des manières, ni même la piété ne furent
l'objet unique des leçons qui se donnaient à la jeunesse
d'élite réunie à Fribourg. Le Livre d'Or cite ces paroles
du Père Labonde, « dont le souvenir est resté impéris-
sable dans le cœur de tous ceux qui furent soumis à sa
tutelle » : « Je ne veux pas, leur disait-il, vous former
comme des moines, mais comme des chrétiens solides,
fermes et inébranlables, capables d'entrer dans quelque
carrière que ce soit... » Il suffit de feuilleter le Livre d'Or
pour se convaincre que ce programme fut rempli magni-
fiquement. Nous citerons seulement quelques chiffres et
quelques noms.
Pendant ses vingt dernières années d'exercice, le Pen-
sionnat de Fribourg reçut de quatorze à quinze cents
CHAPITHE PREMIER 59
élèves français; tous les départements, sauf dix ou douze,
étaient représentés dans ce nombre. Les deux plus forts
contingents sont celui de la Provence, Bouches-du-Rhône
et Var : J212, et celui de la région lyonnaise, Rhône et
Loire : 190. La Suisse en envoya 200 environ, et 300 à 400
autres furent fournis par vingt nationalités différentes.
Le Livre cVOr a fait un classement par carrières. La liste
du clergé présente trois archevêques ou évéques, dont un
cardinal, 48 prêtres séculiers et 98 religieux. Jésuites
pour la plupart, mais non pas tous' ; la liste des armées de
terre et de mer contient 187 noms d'ollîciers, dont 13 géné-
raux, 12 colonels, 8 lieutenants-colonels, etc. Nous trou-
vons ensuite la liste des Sénateurs, 15, des Députés, 42,
la liste des magistrats, celle des fonctionnaires, celle des
diplomates, 25 à 30, celle des ministres, secrétaires ou
sous-secrétaires d'État, celle des maréchaux de Cour,
chambellans et gouverneurs, une vingtaine de noms ;
puis la liste des avocats, 52, des notaires, des médecins,
des hommes de lettres, 72, des industriels et des négo-
ciants, plus de 200, et enfin celle des propriétaires ruraux,
la plus longue de toutes, plus de 600 y sont inscrits 2.
Parmi les noms plus ou moins caressés par la gloire,
on peut citer S. E. le cardinal Mermillod^, Lucien Brun,
de Decker, Malou, général Clifford, marquis de Pimodan,
marquis de Saporta, comte de Raousset-Boulbon, de
Villeneuve-Bargemon, de Saint Victor, abbé Timon-David;
même des Jésuites, comme Anderlédy, de Backer, Marin
de Boylesve, de Foresta, Ramière, Henri Dumas, etc., etc.
Si la liste des hommes éminents sortis du fameux Pen-
sionnat n'est pas plus longue, il faut en accuser la nature,
1. Voir aux Pièces justificatives, N" IV.
2. Ces listes sont loin d'être complètes; elles sont dressées d'après
l'édition du Livre d'Or de 1889. Chacun des Suppléments annuels qui ont
suivi y a ajouté plus ou moins.
3. Les « Fribourgeois » ont été justement fiers de leur cardinal, et
lui-même fut toujours fier de son titre de « Fribourgeois ». Toutefois
nous devons à la vérité de dire que le jeune MermlUod fit ses éludes au
collège de Fribourg, mais ne fut jamais élève du Pensionnat.
60 LA COMPAGNIE DE JESUS
qui fut toujours et partout avare en ce genre de produits ;
mais du moins, à part de très rares exceptions qui se
comptent et qui confirment la règle, il est certain que le»
générations formées dans cette école, se sont fait remar-
quer par une dignité de vie au-dessus de l'ordinaire. C'est
le souvenir qui en reste, maintenant que les derniers
survivants sont bien clairsemés. Tous ceux qui ont pu les
connaître savent qu'un élève de Fribourg cela voulait
dire un homme d'honneur et surtout un chrétien exem-
plaire.
CHAPITRE II
I. — Fondation de Brugelette. Les plans d'études de 1889. M. Cousin et le
Ratio Studiorum. Les vingt années de Brugelette. Les collèges de
Cliambéry, de Mélam, de Brigue, de Sion.
II. — A Fribourg : Le P. Galicet, recteur. Le P. Barrelle, préfet. Les
PP. Labonde et Jeantier, directeurs des Congrégations. Le « héros de
la Sonora ». Le P. Delvaux, recteur à Brugelette. Le P. Louis Lambil-
lotte; son œuvre musicale.
III. — Les Jésuites dispersés après i83o. Les PP. Varin, Ronsin, Glo-
riot, Sellier. Le P. Guyon et la Mission de Cliambéry. Le P. Besnoin
à Blois. Vexations et tracasseries.
IV. — Les Jésuites à Lyon. La légende du trésor caché. Le Provincial
de France s'établit à Lyon. Fondation de la résidence i^"" mars iSSa.
La maison de la rue du Puits-d'Ainay. Les Jésuites à Toulouse. Le
Cardinal de Clermont-Tonnerre. Fondation de la résidence, noAcni-
bre i832. Fondation de Lalouvesc. Le pèlerinage avant l'arrivée des
Jésuites. L'abbé Terme. Le P. Sellier à Lalouvesc. Le P. Guillerniet.
La châsse de saint François Régis.
V. — L'Affaire de Prague. M. Barrande et le duc de Bordeaux. Le
baron de Damas, gouverneur du jeune prince. Négociation du marquis
de Foresta à Rome. Le P. Druilhet appelé mystérieusement à Cham-
béry. 11 reçoit commission de se rendre à Prague. Le P. Etienne
Déplace. Instructions du P. Général pour les Pères chargés de
l'éducation de l'héritier du trône. Les appréhensions du P. Druilhet.
Le P. Déplace et le duc de Bordeaux. Intrigues de la «jeune France ».
Cliarles X accorde le renvoi des Jésuites. Le baron de Damas se
retire. Témoignages de satisfaction et de regret donnés aux Pères par
le Roi et le jeune prince.
Au moment où l'Espagne repoussait les Jésuites fran-
çais, ils se voyaient appelés en Belgique. Le collège du
Passage était fermé au mois de juillet 1834; celui de Bru-
gelette s'ouvrait l'année suivante. L'initiative de cette
62 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
création revient à quelques pères de famille de la région
du Nord qui, depuis la fermeture de Saint-Acheul, regret-
taient pourleurs fils les maîtres de leur choix, A leur tète
étaient le baron de Lépine, qui avait vaillamment défendu
les Jésuites à la Chambre des Députés en 1828, M. Gharvet
et surtout M. Dubois-Fournier, de Valenciennes \ A la
distance où nous sommes des événements, il n'y a plus à
craindre d'effaroucher aucune susceptibilité en citant les
noms de ces hommes de bien, et leurs descendants seront
peut-être heureux de les retrouver dans cette Histoire.
Ils formèrent une société civile, réunirent des fonds, et
munis de l'agrément de l'évêque de Tournai, se rendirent
acquéreurs d'un vieux couvent, presque abandonné, situé
près du bourg de Brugelette, à peu de distance de la
ville d'Ath. On n'était pas éloigné de plus de cinq à six
lieues de la frontière française. La propriété fut payée
72.000 francs ; il en fallut au moins autant pour rendre les
locaux habitables. La Société loua l'immeuble aux Jésuites
moyennant le 4 °/o des capitaux engagés. — « Si l'œuvre
réussit, disait M. Dubois-Fournier pour attirer les sous-
cripteurs, vous aurez 20 7o de revenu : 4 "/o en ce monde et
le surplus dans l'autre. »
I. Cf. Un Patriarche : Vie de M. Dubois-Fournier, i768-184û, par le
P. Paul Dubois-Fournier, son fils, de la Compagnie de Jésus, Lille,
Berges. M. Dubois-Fournier avait coutume d'aller tous les ans faire une
retraite à Saint-Acheul. « En 1828, lisons-nous dans la. Notice préli-
minaire, il s'y rendit avec sa femme qui portait son nouveau-né, et se
mettant à genoux devant les Pères réunis : « Bénissez-nous, mes Pères
leur dit-il, et inscrivez cet enfant pour votre futur collège. » Ce collège,
c'est lui qui devait l'ouvrir. L'enfant inscrit ainsi le premier pour Bruge-
lette est l'auteur même de ce récit. » (Vie..., p. io4.)
M. Dubois-Fournier fut père de vingt et un enfants, dix d'un premier
mariage, et onze du second. Trois de ses fils, Louis, Paul et Léon
entrèrent dans la Compagnie de Jésus ; un quatrième fut prêtre séculier
et curé. Dès les premières pages du livre, on trouve la note suivante :
« Aujourd'hui, 8 décembre 1898, les rejetons de M. Dubois-Fournier,
mort en i844> sont au nombre de ^97» y compris 90 conjoints de ses
descendants. » On peut voir en appendice, à la lin du volume, le tableau
généalogique de toute cette postérité. On y compte 39 prêtres, religieux
et religieuses.
CHAPITRE II 63
Le nouveau collège hérita de ce qui restait encore à
Saint- Acheul du mobilier scolaire après le pillage de 1830.
Les classes furent inaugurées le 29 Octobre 1835, avec
une cinquantaine d'élèves ; malgré ce petit nombre, seules
la Philosophie et les Sciences ne furent pas enseignées
dés la première année. Au reste, le succès fut rapide; dès
1840, on atteignait le chiffre de 350 pensionnaires; les
prévisions du début étaient dépassées et il fallut entre-
prendre de nouvelles constructions.
Les Jésuites français avaient fondé Brugelette pour des
élèves français; ils devaient éviter de faire concurrence à
leurs confrères de la Province de Belgique sur leur pro-
pre territoire ; c'est pourquoi ils s'étaient engagés à ne pas
admettre d'enfants de familles belges, sinon en fort petit
nombre, et quand il serait moralement impossible de les
refuser; on avait même fixé un maximum de vingt-cinq.
A tort ou à raison, l'éducation française exerçait un cer-
tain prestige sur beaucoup de familles belges et des meil-
leures. De là des sollicitations, des instances, renforcées
d'interventions devant lesquelles les Supérieurs de Bruge-
lette se virent souvent contraints de céder. Le contingent
belge dépassa presque toujours le maximum convenu. 11
en résulta — pourquoi ne pas le dire ? — quelques frois-
sements. Nous en trouvons la trace dans les correspon-
dances échangées entre Rome et la Belgique, mais on y
trouve aussi la preuve que, après déloyales explications,
ces petites querelles s'apaisaient et que jamais la charité
fraternelle n'en fut troublée sérieusement. Au reste les
difficultés vinrent plutôt de quelques amis belges des
Jésuites français pour lesquels ils prenaient fait et cause
avec un peu trop de chaleur, à l'encontre même de leurs
compatriotes. Au nombre de ces amis dévoués presque
jusqu'à l'excès, la Province française a conservé avec une
impérissable reconnaissance les noms du baron de Sécus
et du prince de Ligne, ce dernier ancien élève de Saint-
Acheul.
Les Pères de Brugelette publièrent en 1839 un plan
64 LA. COMPAGNIE DE JESUS
d'études qui accuse un progrès appréciable sur celui qui
avaitété suivi dans les petits séminaires de la Restauration.
Le tassement est fait; les disciplines nouvelles ont conquis
leur place; la distribution des matières d'enseignement est
désormais réglée de façon à donner satisfaction aux exi-
gences modernes tout en sauvegardant la culture tradition-
nelle. De fait, c'est le programme de Brugelette qui sera
appliqué par les Jésuites français à partir de la loi de 1850
jusqu'au jour où la persécution les exclura une fois de
plus du droit commun. L'enseignement du collège est
partagé en trois cours : le Cours préparatoire^ le Cours
des Lettres et le Cours des Sciences ou Supérieur. Le Cours
préparatoire dure une ou plusieurs années consacrées à
l'étude de la langue française et autres connaissances
élémentaires. Le Cours des Lettres comprend trois ou
plutôt quatre années de Grammaire, suivies d'une année
d'Humanités, le tout couronné par la Rhétorique. Le fran-
çais, le latin et le grec forment alors la base de l'enseigne-
ment; on apprend l'arithmétique dans les classes inférieu-
res, l'algèbre en Humanités, la géométrie en Rhétorique;
l'Histoire et la Géographie sont réparties entre toutes les
classes. Enfin le Cours Supérieur comprend deux années
partagées entre la Philosophie et les Sciences. Le pro-
gramme de Brugelette comportait une troisième année
facultative où l'on complétait et perfectionnait les études
précédentes.
Moins d'un an après, M. Cousin, pendant un court pas-
sage au ministère de l'Instruction publique, exécutait
dans les programmes universitaires une de ces petites
révolutions qui devaient s'y renouveler si souvent dans la
suite. Crétineau-Joly pense que c'est le plan d'études de
Brugelette qui lui en suggéra l'idée; pour mieux dire, en
le « cachant sous des mots plus sonores », il l'aurait
« donné comme étant son œuvre »... A part un « léger
changement, qui fut peut-être un calcul, le projet de
M. Cousin est servilement celui des Jésuites ».
Il y a ici une confusion. Ce n'est pas le plan de Brugelette
CHAPITRE II 65
que M. Cousin copie « servilement ». Sa réforme est
plus radicale, plus réactionnaire que cela ; le grand
maître de l'Université est plus Jésuite que les Jésuites.
Les Pères de Brugelette appliquaient le Ratio Stadiorum
retouché et adapté aux exigences du temps; de là l'intro-
duction dans les classes de Grammaire et de Lettres
d'une dose assez considérable d'Histoire, de Géographie
et de Sciences. M. Cousin, lui, remontait au Ratio Stu-
diorum d'avant 1830, au Ratio de l'ancien régime. La
circulaire ministérielle qui annonce la réforme est par-
faitement explicite. « Il est évident, même en théorie,
dit le ministre, que cette combinaison des études scien-
tifiques et des études classiques est entièrement défec-
tueuse... Je n'ai donc point hésité à supprimer tous les
accessoires scientifiques répartis depuis la Sixième jus-
qu'à la Rhétorique, afin de fortifier par là l'enseignement
classique, et j'ai rassemblé dans l'année de Philosophie
tout l'enseignement scientifique, qui alors devient lui-
même plus important et plus sérieux. » M. Cousin se ren-
dait parfaitement compte d'ailleurs que cette unique année
de Philosophie devenait alors absolument insuffisante, et,
de plus en plus fidèle au vieux Ratio, « ce plan, disait-il,
serait achevé et définitif s'il instituait deux années de Phi-
losophie au lieu d'une seule'. »
Bien entendu, M. Villemain, qui succéda à Victor Cou-
sin, s'empressa de mettre à néant la réforme projetée.
Mais il n'en est pas moins piquant de voir un grand maître
de l'Université, ennemi déclaré des Jésuites, leur emprun-
ter, sans le dire et sans y rien changer, une organisation
des études qu'eux-mêmes avaient cru devoir modifier.
Pour M. Cousin elle avait l'avantage de donner satisfaction
I. Circulaire aux Recteurs d'Académie du l'j août i84o. Ce n'était pas
la première fois que M. Cousin trouvait qu'il y avait quelque chose de
bon à prendre chez les Jésuites, Témoin la traduction des Dialogues de
Platon, par le Père Grou, qui figure à très peu près telle quelle dans
les OEuvres de M. Cousin (Cf. Études, Tome XLV, p. 669, et Tome XLVI,
p. 5o).
La Compagnie de Jésus. 5
66 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
à tous les besoins de l'esprit en se conformant à l'ordre de
la nature : «... D'abord les études classiques, si bien appe-
lées humanités, parce qu'elles forment l'homme et culti-
vent à la fois la mémoire, l'imagination, l'intelligence et
le cœur. La Philosophie, les Mathématiques, les Sciences
doivent venir après ; elles s'adressent à la réflexion nais-
sante. » La conclusion, c'était donc, pour le grand maître
de l'Université, que le \ieux Ratio Studiorum de la Com-
pagnie de Jésus convenait aux temps présents aussi bien
qu'aux temps passés.
Quant aux Jésuites de Brugelette, ils n'étaient pas loin
de penser de même. Ils faisaient loyalement l'essai de la
réforme élaborée par la Commission de 1830 ; mais nous
voyons par leurs correspondances, celle du Père Delvaux
en particulier, qu'elle était loin de leur donner un parfait
contentement. Les programmes étaient surchargés; les
élèves sollicités par des enseignements disparates n'ap-
prenaient plus rien à fond; leur connaissance des lan-
gues classiques laissait à désirer; il avait fallu renoncer
à faire la Philosophie en latin, ce que l'on estimait très re-
grettable'... etc., etc. Ce n'est pas d'aujourd'hui que
l'on se plaint de l'instruction encyclopédique imposée aux
adolescents. Mais quels que fussent leurs regrets ou leurs
préférences, les Jésuites devaient désormais s'accommo-
der au goût du jour, ou plutôt se mettre au pas de l'État
I. Dans une lettre datée du 17 août i838, le P. Delvaux rend
compte au R. P. Général d'une consulte sur l'état des études à Bruge-
lette. En somme on n'est pas satisfait, et l'on voudrait revenir à
l'ancien Ratio. Il y a trop de Sciences dans les classes inférieures, et
pas assez dans les classes supérieures. Les trois années de Philosophie,
selon l'ancien système, seraient beaucoup plus profitables. Avec le
système actuel, on n'apprend ni latin, ni sciences. On ne peut plus
faire la Philosophie en latin, les élèves le savent trop peu; d'autre part
« ils ne veulent plus faire de Sciences, quand il les faudrait faire, avec
un esprit plus développé, et par suite avec beaucoup plus de chance
d'y réussir ». Le recteur de Brugelette remarque très justement que
telles études, qui sont un casse-tête pour les enfants, deviennent un jeu
pour des jeunes gens qui ont l'esprit formé par une bonne culture litté-
raire.
CHAPITRE II 67
devenu le suprême régulateur de l'enseignement, quand
il n'en est pas l'unique dispensateur.
Le collège de Brugelette eut vingt années d'existence
comme le Pensionnat de Fribourg. La loi de 1850 lui ôtait
sa principale raison d'être. Toutefois on ne se pressa pas
de le fermer. Cette année-là même il arrivait à son plus
haut point de prospérité. « Notre pensionnat est plus flo-
rissant que jamais, écrivait le Père Delvaux; les demandes
se sont multipliées au point d'atteindre pour la première
fois notre maximum, puis d'être obligés d'ajourner les
uns et de diriger les autres sur nos collèges de Belgique.
L'état politique de la France et le peu de confiance dans la
prétendue liberté de la loi d'enseignement sont les causes
de cette vogue momentanée. » (27 Mars 1850.) La loi est
promulguée le 15 mars, et tout aussitôt les Jésuites la met-
tent à profit pour ouvrir plusieurs collèges. Néanmoins
Brugelette ne veut pas mourir. « Notre jeunesse, écrit le
Père Delvaux, nous est revenue aussi nombreuse et aussi
bien disposée que jamais. » (7 Novembre 1850.) Pendant
trois années encore, on se défend contre l'inévitable. Les
amis belges font entendre des regrets qui se tournent
parfois en plaintes et en récriminations ; les Pères ne
voient pas sans quelque amertume le déclin d'une œuvre
qui a prospéré entre leurs mains ; le Général de la Com-
pagnie lui-même écrit : « Le collège de Brugelette a pro-
duit en son temps un si grand bien que je souhaiterais de
tout mon cœur le conserver s'il était possible... Mais les
circonstances sont telles qu'il ne saurait plus remplir le
but de son institution. 11 faut donc céder à la nécessité. »
(20 Avril 1854.) Ces regrets et ces résistances étaient d'ail-
leurs une belle oraison funèbre pour l'établissement con-
damné à disparaître. La lettre circulaire adressée aux
familles pour leur annoncer l'abandon définitif de Bruge-
lette porte la date du 19 mai 1854 ; l'année scolaire toute-
fois se termina à l'époque accoutumée, c'est-à-dire au der-
nier lundi du mois d'août. Comme la rentrée avait été
fixée une fois pour toutes au second mercredi d'octobre, il
68 LA COMPAGNIE DE JESUS
s'ensuit que, du temps de Brugelette, les vacances, un
peu allongées pourtant, depuis Saint-Acheul, ne duraient
encore guère plus de six semaines *.
Le Passage, Fribourg et Brugelette ne furent pas les
seuls établissements où les Jésuites français purent se
dévouer à l'éducation de la jeunesse pendant que ce mi-
nistère leur fut interdit en France. Nous avons vu que dès
1824, le collège de Chambéry, dépendant alors de la
Province de Turin, réclamait l'aide des Pères français.
Après 1830 leur nombre augmenta d'année en année, si
bien que, à partir de 1836, le personnel soit du collège
proprement dit, soit du pensionnat, était à peu près
exclusivement français. Le gouvernement exigeait seule-
ment que le recteur fût toujours un sujet sarde. D'autre
part, dans la vallée du Giffre en Faucigny, l'ancienne
Chartreuse de Mélan était devenue une maison d'éducation
ecclésiastique d'une certaine importance. En 1833, son
propriétaire l'abbé Marin Ducrey, confesseur de la foi
sous la Révolution, la céda à la Compagnie de Jésus, à
la seule condition que, si elle s'en retirait, la propriété
passerait au diocèse d'Annecy. Par décret royal Mélan reçut
le titre de collège, et là encore ce furent les Jésuites
français qui durent assurer le service. Ils n'eurent d'ail-
leurs pas à le regretter, car les élèves de Mélan, enfants
de la Savoie pour la plupart et appartenant à des familles
foncièrement chrétiennes, fournirent à la Compagnie de
nombreuses et excellentes recrues.
Un certain nombre d'autres Pères avaient trouvé de
l'emploi dans différents collèges de Belgique ainsi que
dans ceux de Brio^ue et de Sion en Valais ^. Chassés
'O'
I. Voir aux Pièces justificatives. N° V.
a. Le catalogue pour l'année scolaire 1 835-1 836 mentionne la pré-
sence de i4 Jésuites français, dont 6 prêtres, dans les collèges de
Belgique; 3 au collège de Tarnopol en Galicie; /Jo» dont 34 prêtres, à
Fribourg ou à Estavayer; 45, dont 33 prêtres, dans la Province de
Turiuj à Chambéry, Mélan, Nice, etc.
CHAPITRE II 69
des Etats Sardes par l'agitation révolutionnaire de 1848,
comme ils l'avaient été de la Suisse l'année précédente, les
Jésuites français rentrèrent dans leur pays, préparés par
une longue pratique à la tâche que la loi de liberté allait
bientôt ouvrir à leur zèle.
Plus de cent cinquante d'entre eux avaient en effet,
pendant cette période de vingt-deux années, fait un stage
plus ou moins long dans des établissements d'éducation
à l'étranger. Le LtVre d'Or de Fribourg, qui n'oublie pas
plus les maîtres que les élèves, en énumère à lui seul une
centaine. 11 en est parmi eux qui méritent une mention
spéciale dans cette Histoire.
Nous avons nommé déjà le Père Jean-Népomucène
Galicet (de son vrai nom Galicz), Polonais d'origine, mais
agrégé à là Province de France après 1820. On peut le
regarder comme le véritable fondateur du Pensionnat de
Fribourg qu'il gouverna pendant dix ans et qui atteignit
sous son administration son plus haut point de prospérité.
«... Il a laissé, disent les rédacteurs du Livre dOr^ dans
l'esprit de tous ses anciens élèves des souvenirs ineffa-
çables. On l'a appelé avec justesse le Grand Recteur.
Tout dans son extérieur révélait le prince et le saint
religieux... Il aimait ses élèves comme ses vrais enfants,
donnait à leurs âmes les soins les plus dévoués et mettait
en jeu les plus délicates industries pour réjouir leur
jeunesse. ^ » Le Père Galicet eut pour successeur le Père
Aloys Geoffroy. Né à Ghainbéry, le 2 juin 1793, il était
Français de langue, mais il entra dans la Province alle-
mande. D'après le Livre d'Or., c'était « un esprit d'une
perspicacité très fine », mais en même temps « un cœur
pétri d'une tendresse maternelle ». II lui arrivait « d'errer
la nuit dans les dortoirs, une lanterne sourde à la main,
et quand il s'était assuré que tous dormaient paisiblement,
I. Le Père Galicet, au sortir de Fribourg, en iS^a, fut rappelé dans
sa Province d'origine, pour fonder, à la demande de l'archiduc Ferdi-
nand d'Esté, le collège des Nobles à Lemberg. Il mourut à Tarnopol,
le 4 janvier i8^6.
70 LA COMPAGNIE DE JESUS
on 1 entendait dire : Ils reposent! Mon Dieu, gardez-les,
tous. » Son rectorat de sept années fut attristé par la
perpétuelle menace de destruction que la haine des radi-
caux suisses, encouragés par les libéraux français, tenait
suspendue sur le trop célèbre Pensionnat.
Tout à côté des deux recteurs qui présidèrent aux
destinées de Fribourg se place le Père Joseph Barrelle,
que nous avons déjà entrevu dans les petits séminaires,
l)uis à Lisbonne, où il s'était révélé missionnaire puissant
en œuvres et en paroles. Une illusion, comme il en arrive
parfois aux âmes trop ardentes à poursuivre leur idéal
de perfection, avait obligé les Supérieurs à le rappeler du
Portugal. Pendant un séjour de quelques mois à Rome, il
avait ravi le cœur du Père Roothaan par la s|)lendeur d'une
humilité qui ne semblait pas compatible avec une nature
aussi richement douée. En l'envoyant à Fribourg, le
Révérend Père écrivait aux Supérieurs d'Allemagne : a Je
n'ai rien de meilleur à vous donner; c'est ma perle. » Le
Père Barelle exerça les fonctions de préfet général du
Pensionnat pendant huit ans, de 1833 à 1841, avec une
interruption d'une année seulement rendue nécessaire
par l'épuisement de ses forces.
Un problème difficile se posait devant les directeurs
de l'établissement alors encore à ses débuts. « Le Pen-
sionnat, dit l'auteur de la Vie du Père Barrelle^ offrait
une réunion peut-être unique dans les annales de l'édu-
cation, une affluence d'enfants de familles respectables,
distinguées, souvent même illustres. Les fils d'armateurs,
de commerçants, de gentilshommes français s'y rencon-
traient avec la noblesse d'Allemagne, les plus grands
noms de France et les seigneurs polonais. Il y avait des
ducs, des princes, des lords d'Angleterre et des Altesses
Sérénissimes; jeunes natures aisément un peu fières, un
peu indépendantes et accoutumées au bien-être. Par une
coïncidence presque décourageante pour les instituteurs,
la difficulté des temps, les embarras de la politique et de
légitimes susceptibilités étaient à beaucoup de ces jeunes
CHAPITRE 11 71
gens cette ardeur au travail que stimule naturellement
l'espoir d'une carrière brillante. Pour compliquer la situa-
tion, le collège où se faisaient les cours, entretenu par
l'administration cantonale, devait régler son enseigne-
ment sur les besoins de la Suisse. Or, les programmes
des examens de France étaient tout autres. La loi française
ne permettait même pas aux élèves de Fribourg de se
présentera l'épreuve du baccalauréat^. »
On conçoit que, dans de pareilles conditions, le rôle du
préfet général réclamait un homme d'une valeur peu or-
dinaire. A lui en effet de maintenir la discipline, garantie
du bon ordre, en même temps que l'entrain dans les
études et la persévérance pour en assurer le succès. Le
Père Barrelle fut vraiment l'homme de la situation. Par ses
talents, ses vertus, ses qualités extérieures elles-mêmes,
il conquit sur cette jeunesse l'ascendant qui est le propre
des grands éducateurs et qui donne à leur action tout en-
semble l'aisance et Peflicacité. Le Livre d'Or esquisse
ainsi la physionomie du Père préfet de Fribourg: «D'une
taille élevée et élégante, d'une régularité de traits remar-
quable, on pouvait dire de lui que c'était une grande et no-
ble figure. Aussi avait-il le don d'imposer à première vue
un sentiment de respect et d'exercer en même temps un
prestige qui attirait à lui. D'une nature toute méridionale,
il avait un genre d'éloquence qui entraînait et électrisait
la jeunesse confiée à sa direction. On le craignait, on l'ai-
mait et on le vénérait tout à la fois. »
Ces sentiments divers avaient si bien pénétré le cœur
des pensionnaires de Fribourg que, instinctivement, ils
se découvraient en passant devant la porte delà chambre
du Père préfet, et cette habitude persévéra même après
son départ. Comme corollaire à ces témoignagnes nous
ajouterons celui d'un homme dont les jugements font au-
torité en matière pédagogique : « Je l'ai vu à l'œuvre au
I. Vie du R. P. Joseph liarrelle, par le P. Léon de Chazournes.
Tome 1, p. 284. Paris, Pion, i858. L'auteur de celle biograpliie, un peu
trop copieuse, avait été lui-même élève de Fribourg,
72 LA COMPAGNIE DE JESUS
collège de Fribourg, écrivait Mgr Dupanloup peu après la
mort du Père Barrelle ; c'était un véritable instituteur de
la jeunesse. C'était la vraie et grande éducation qu'il don-
nait. 11 était aimé et vénéré de tous ses nombreux élèves.
Je l'ai entendu là prêcher toute cette jeunesse avec la
plus vive éloquence; l'esprit, l'âme, le cœur, l'imagina-
tion; tout y était K »
Le Père Barrelle fut en effet dans l'exercice de ses fonc-
tions pédagogiques, avant tout, prêtre et apôtre. Il ne lui
suffisait pas de faire une police vigilante et sévère, non
plus que de pourchasser la paresse et d'exciter par les
stimulants ordinaires l'ardeur à l'étude ; il n'avait garde de
négliger aucune des industries en usage avant lui; il sut
même en inventer de nouvelles. Si nous en croyons l'au-
teur de sa Vie, c'est à Fribourg et par l'initiative du Père
Barrelle qu'aurait été introduite pour la première fois la
distribution en séance solennelle des témoignages à la fin
de chaque mois. Cette innovation produisit des résultats
si heureux qu'elle lut adoptée par la suite et s'est main-
tenue dans tous les collèges que les Jésuites français ont
eu à diriger. Toutefois ces moyens extérieurs paraissaient
secondaires au Père Barrelle ; ce vrai fils de saint Ignace
voulait atteindre la volonté elle-même, y éveiller et mettre
en jeu le moteur intime de la conduite, du travail, du
devoir. Aussi le vit-on débuter dans sa charge de préfet
général en prêchant la retraite du commencement de l'an-
née ; c'était une innovation plus originale peut-être que
celle dont nous avons parlé plus haut. Après cette prise
de possession, il ne cessa plus en toute circonstance d'en
appeler aux vues de la foi, d'imprégner de surnaturel ses
exhortations, ses encouragements et ses réprimandes, et
cela avec un accent pathétique, une parole chaude et vi-
brante où passait toute son âme et que sa réputation de
sainteté rendait irrésistible.
A Fribourg comme à Saint-Acheul, les congrégations
I. L. de Chazournes, op. cit. Tome I, p. 820.
CHAPITRE II 73
eurent un rôle considérable dans le fonctionnement de
l'organisation scolaire. Elles y firent fleurir la piété, la
régularité, le bon esprit, le travail, tout ce qui constitue
la santé d'un collège chrétien. Chaque division avait la
sienne; la première, celle des grands, était sous le voca-
ble de la Sainte-Vierge; les deux autres avaient pour
patrons les Saints-Anges et saint Louis-de-Gonzague.
Deux noms surtout se détachent dans l'histoire des con-
grégations de Fribourg, ceux du Père Labonde et du Père
Jeantier.
Le Père Pierre Labonde était déjà depuis des années
directeur de la congrégation des Saints-Anges à Saint-
Acheul. Il la transporta, si l'on peut dire, avec armes et
bagages, au Pensionnat de Fribourg. De fait, il y amena,
dès la première rentrée, avec un groupe d'élèves qui lui
avaient été confiés par leurs familles, tout un attirail d'or-
nements, de bannières, de statues que ses petits congré-
ganistes avaient voulu emporter avec eux en exil. En 1832
le Père Labonde devint directeur de la congrégation de la
Sainte-Vierge, qui comptait soixante-quinze membres, la
plupart formés par lui dans la congrégation des Saints-
Anges. C'est là qu'il fit paraître des qualités peu ordinaires
pour un ministère délicat entre tous. Le Père Ramière qui
avait été lui-même au nombre de ses congréganistes lui
a rendu ce témoignage : « La congrégation de la Sainte-
Vierge au collège de Fribourg est restée dans mon esprit
comme un idéal auquel on n'a pu reprocher qu'une seule
chose, sa trop grande perfection. 11 faut avouer qu'on ne
pourrait, sans témérité, chercher à établir dans la plupart
des collèges, même les plus chrétiens, ce que le Père
Labonde avait institué parmi ses congréganistes. Les plus
fervents avaient le titre à^ admoniteurs ou à'anges gar-
diens, et chacun des autres congréganistes devait en choi-
sir un, spécialement chargé de l'avertir, de l'encourager,
et au besoin de le corriger fraternellement. Pour mettre
les anges gardiens en état de remplir leur office, ceux qui
s'étaient librement confiés à leur garde venaient les
74 L\ COMPAGNIE DE JESUS
trouver en pleine récréation et recevaient leurs avis avec
autant de cordialité que de simplicité'. » Hâtons-nous
de dire que l'institution des anges gardiens provoqua des
critiques : l'autorité supérieure elle-même en conçut des
inquiétudes, et le directeur de la congrégation fut invité
à supprimer une pratique que ne justifiaient ni les règle-
ments, ni les usages.
Evidemment les abus pouvaient s'ensuivre et mieux
valait les prévenir. Mais, en attendant, le Père Labonde
avait, comme dit le Livre d'Or^ obtenu des « prodiges »,
grâce à l'ascendant invincible qu'il savait exercer autour
de lui : « Son originalité de bon aloi, devenue proverbiale,
loin de nuire à sa mission, ne servait qu'à augmenter son
prestige... Un autre eût peut-être fait rire; l'homme de
foi nous saisissait et nous pénétrait de sa foi. Nous l'esti-
mions et nous l'aimions tant, ce vénéré Père Labonde!
Tout était pris au sérieux; la singularité de la forme ne
faisait qu'attirer l'attention... »
Il paraît bien que, avec son originale bonhomie, l'humble
religieux réussissait souvent dans des cas que les plus
habiles estimaient désespérés. On nous permettra de rap-
peler ici le nom d'un homme qui eut son heure de célébrité,
sinon de gloire. Il y a soixante ans, toute la France connut
le comte de Raousset-Boulbon, « le héros de la Sonora ».
Gaston de Raousset-Boulbon avait été élevé à Fribourg;
c'était dès lors une de ces natures exubérantes, impatientes
de tout frein et réfractaires à toute discipline; l'influence
qu'il exerçait sur ses camarades n'était pas sans danger
pour le bon ordre de la maison; plus d'une fois on fut
sur le point de le rendre à sa famille. Heureusement Gaston
tenait de son atavisme quelque chose du chevalier chrétien.
Le Père Labonde parvint à réveiller en lui, en même temps
que la foi, la piété envers la Sainte Vierge ; le jeune homme
1. Un apôtre des enfants et des ouvriers : Le R. P. Pierre Labonde,
de la Compagnie de Jésus, par le Père Charruau, de la même Compa-
gnie. In-i2 de 3^8 pp. Nantes, Libaros, 1884.
CHAPITRE II 75
conçutrambition d'être reçu congréganiste. Il fit des efforts
sur lui-même et apprit à se vaincre. Le Père, qui savait ce
que lui coûtaient ces victoires, l'admit au nombre des
aspirants. C'était comme le vestibule de la congrégation;
Gaston ne devait pas pénétrer jusque dans le sanctuaire;
il eût fallu pour cela une dose de sagesse que sou tempé-
rament ne pouvait porter. Cependant il n'oublia jamais la
simple parole que le Père Labonde lui avait répétée sou-
vent : « Mon enfant, soyez fort dans la foi. » A travers une
vie d'extraordinaires aventures il garda toujours le res-
pect de la religion et des choses saintes; pas un seul jour
il ne manqua de réciter le Memorare. Fait prisonnier par
les troupes mexicaines et condamné a être passé par les
armes, il profita des quelques heures qui lui restaient à
vivre pour se préparer pieusement à la mort et pour écrire
à ses anciens maîtres, les remerciant de lui avoir enseigné
la foi et l'espérance qui ramènent le prodigue entre les
bras de son Père' .
Dans des fonctions analogues à celles du Père Labonde,
le Père Ferdinand Jeantier apportait au Passage, à Fri-
bourg et plus tard dans d'autres collèges le même dévoue-
ment et un zèle également industrieux. Pour lui, il s'était
fait une spécialité dont il ne sortit pas jusqu'à son der-
nier jour. Dès le début de son sacerdoce, il avait entendu
le divin Pasteur lui dire comme à saint Pierre : « Pais
mes agneaux. » Le Père Jeantier passa un demi-siècle à
cultiver chez les plus jeunes enfants la piété et les autres
vertus de leur âge. Ministère obscur, qui demande un
complet oubli de soi-même ; mais peut-être bien n'en est-il
pas de plus fructueux, parce que les impressions reçues
par ces âmes toutes neuves sont ineffaçables. Son grand
moyen d'action était la dévotion aux Saints Anges ; sa
congrégation des Anges était le coin de paradis dont il
proposait la conquête à tout son petit peuple, et où il fai-
sait entrer les meilleurs, les plus vaillants; lui-même on
I. Le héros de la Sonora, par Henri de la Madelène.
76 LA COMPAGNIE DE JESUS
avait fini par l'appeler le Père aux Anges ; mais sous le
couvert des Anges, et sans doute avec leur collabora-
tion, le Père Jeantier déployait dans son apostolat une
activité personnelle intense, toujours en éveil et féconde
en ressources. L'histoire de cet apostolat a été écrite dans
un livre très curieux en son genre et très instructif, qui
pourrait servir de commentaire au classique traité de Ger-
son : « De l'art d'attirer au Christ les petits enfants ^ »
A ces noms, il convient de joindre celui du Père Phi-
lippe Delvaux que nous avons déjà rencontré, recteur au
petit séminaire d'Aix, puis Supérieur de la Mission de
Portugal. Ce fut lui encore qui fut chargé d'organiser le
collège de Brugelette ; il le dirigea à deux reprises, de
1835 à 1840 et de 1847 à 1854. Homme d'initiative, tout
en restant fermement attaché à la tradition scolaire de la
Compagnie, il n'hésitait pas à adopter les innovations
dans lesquelles il reconnaissait un progrès. Les program-
mes de 1839 furent rédigés à la suite de discussions et de
conférences dans lesquelles le recteur de Brugelette eut
un rôle prépondérant. Belge de nationalité, le Père Del-
vaux partageait les sentiments de ses compatriotes pour
les institutions libérales que son pays s'était données et
dont il était fier. Volontiers il se faisait avec ses confrères
français le champion de « la liberté comme en Belgique ».
Dans sa correspondance avec ses Supérieurs, il ne man-
que guère l'occasion de soutenir que, au temps où nous
vivons, les Ordres religieux en général et la Compagnie
de Jésus en particulier feront bien de revendiquer leur
part des libertés publiques, plutôt que de compter sur la
bienveillance et la faveur des souverains. Nous ne faisons
pas difficulté d'avouer que ces idées déconcertaient quel-
que peu les habitudes des Jésuites français, qu'elles
1. De pueris ad Christam trahendis. Le livre en question a été publié
par le P. Xavier- Auguste Séjourné, S. J., sous ce titre un peu chargé : Un
apôtre des petits enfants dans les collèges des Jésuites. Vie du R. P.
Jeantier, de la Compagnie de Jésus. Souvenirs de Saint-Acheul, de Fri-
bourg, du Passage, de Turin, de Brugelette et de Vannes. Nouvelle
édition. In-12 de xi-46i pp. Paris, Poitiers, Oudin, i88a.
CHAPITRE II 77
troublaient leur attachement aux principes monarchiques,
pour tout dire, qu'elles leur paraissaient hardies, sinon
hétérodoxes.
On pourrait citer encore ici les noms de plusieurs jeu-
nes religieux, connus plus tard à des titres divers, et
qui faisaient alors leurs premières armes comme profes-
seurs ou surveillants. Frédéric Studer occupait la chaire
de Rhétorique à Fribourg (1832 à 1835); Arsène Cahour
débutait dans celle d'Humanités, à Ghambéry en 1834 et
montait en Rhétorique l'année suivante. Adolphe Pillon,
ses études de Théologie à peine achevées, révélait à
Mélan d'abord, puis à Brugelette où il passa quinze ans,
des qualités exceptionnelles d'administrateur et d'éduca-
teur' ; elles devaient le faire maintenir pendant qua-
rante ans dans les fonctions de la supériorité. Nous trou-
vons encore Alexis Canoz, le futur évêque du Maduré,
préfet de discipline ou professeur de Grammaire à Fri-
bourg, et nombre d'autres missionnaires dont le souvenir
n'a point péri, Ferdinand Brumauld, Glaude Gotteland,
Louis du Ranquet, etc. Nous terminerons cette liste de
mentions honorables par le nom du Père Lambillotte, ou
plutôt pour être juste, des Pères Lambillotte. Ils furent en
effet trois frères, qui se donnèrent à la Gompagnie de
Jésus, Louis, François et Joseph ; tous trois musiciens et
compositeurs; mais la réputation de l'aîné a pour ainsi
dire absorbé celle des deux autres, d'autant plus que leur
vie fut courte et leur production peu abondante^. Le
Père François Lambillotte mourut à Fribourg, en 1835,
1. Brugelette ne connut que deux recteurs, le Père Delvaux et le
Père Pillon, « que l'on vit se passer l'autorité l'un à l'autre et demeurer
étroitement unis dans une charité touchante » (Le B. P. Pillon, par le
P. Orhand, p. 67.) Le curé-doyen de Valenciennes, M. Prouvost, leur
ancien élève, écrivait : « Brugelette est l'œuvre de ces deux hommes que
nous vénérerons toute notre vie... Doués tous deux de qualités éminen-
tesqui imposent le respect et gagnent l'affection, ils arrivaient au même
but par des moyens différents. » (Ibid.)
2. Le Père Joseph Lambillotte a laissé, sous le titre Le Consolateur, un
recueil de Lectures pieuses, fort apprécié. Il n'a pas eu moins de neuf
éditions françaises et a été traduit en cinq ou six langues étrangères.
78 LA COMPAGNIE DE JESUS
âgé de 33 ans; le Père Joseph, de trois ans plus jeune,
mourut à Saint-Acheul, en 1842. A cette date un seul re-
cueil de Chants à Marie signé du nom de Lambillotte
avait vu le jour. (1840.)
Louis Lambillotte était né à Hamaide, près Gharleroi,
le 27 mars 1797. A 15 ans il avait déjà fait exécuter de la
musique de sa composition, et il tenait le grand orgue à
Gharleroi et à Dinant. Un ami le fît recevoir à Saint-
Acheul où il remplit les fonctions de maître de chapelle ;
en même temps il suivait les cours pour compléter son
instruction. Il entra au noviciat d'Avignon le 14 août 1825 ;
son frère François l'y rejoignit un an plus tard, et en 1828
Joseph y était admis à son tour. Ordonné prêtre le
10 avril 1830, après des études de Théologie un peu hâti-
ves, le Père Louis reprit ses fonctions de directeur de
musique d'abord à Fribourg, puis à Brugelette où il fut
envoyé dès l'ouverture du collège et où il passa dix-sept
ans. C'est de là que partirent ces innombrables publica-
tions qui ont valu au nom de Lambillotte une renommée,
qui n'est pas la gloire, mais qui suppose pourtant quel-
que mérite '.
L'œuvre du Père Louis Lambillotte est énorme; elle
occupe dans la Bibliothèque de la Compagnie de Jésus
dix colonnes et soixante-cinq numéros, dont la plupart
représentent non pas une composition isolée, mais un
ensemble, un recueil plus ou moins considérable. Malheu-
reusement on pourrait inscrire au frontispice de celte
I. Le P. Louis Lambillotte revint en France en i853; il mourut subi-
tement, au collège de Vaugirard, le 27 février i855. Sur sa tombe au
cimetière de Vaugirard on grava ce distique :
Qui cecinit Jesum et Mariam, eripuitque tenebris
Gregorium, hune superis insère, Christe, choris.
Place, ô Christ, dans les chœurs célestes, Celui qui chanta Jésus et
Marie et délivra le chant grégorien des ténèbres où il était enseveli.
Cf. Louis Lambillotte et ses frères, par Mathieu de Monter, ln-12 de
vn-233 pp. Paris, Ruffet, 1871. (Ouvrage tiré à i5o exemplaires numé-
rotés.) On trouvera dans ce livre, à côté d'une biographie succincte, une
appréciation très judicieuse de l'œuvre du Père Lambillotte.
CHAPITRE II 79
trop volumineuse collection l'épigraphe que certain poète
latin avait faite pour ses vers :
Suntbona, sunt quœdam niediocria, sunt mala plura'.
C'est le jugement que lui-même portait sur sa produc-
tion musicale. « Eclairé par l'étude, la pratique et le goût,
il exprimait publiquement à Vaugirard, au mois de juil-
let 1854, six mois avant sa mort, le regret d'avoir livré à
la publicité d'informes élucubrations et le désir de les
corriger toutes, ses travaux de plain-chant terminés 2. »
Le Père Lambillolte, c'est là son excuse, n'avait jamais
prétendu au titre de compositeur. Directeur de musique
dans des collèges, il n'écrivait pas pour des amateurs et
des délicats; il parlait, pour ainsi dire, en musique la lan-
gue comprise et goûtée des exécutants comme des écou-
tants, lesquels n'étaient autres que de jeunes élèves; ses
compositions telles quelles leur plaisaient; à lui-même
elles lui coûtaient peu, et il n'y attachait aucune impor-
tance. « Pendant vingt ans, dit M. de Monter, étaient
ainsi sorties de sa plume, sans parler de ses cantiques
célèbres, des feuilles volantes dues à son inspiration
féconde, écrites en vue d'une exécution facile par un
orchestre d'élèves, où les instruments bruyants ne sont
pas en minorité, où chacun veut avoir sa partie avec le
moins de pauses à compter... Pendant ces vingt ans, il
n'avait pas songé un seul instant à livrer à la publicité ces
improvisations écrites qui s'étaient peu à peu répandues
dans les maisons d'éducation, en raison de leur simplicité,
de leur caractère de suavité religieuse, de leur couleur
pittoresque. L'idée lui en vint un jour en songeant aux
demandes fréquentes qu'on lui adressait et qu'il ne refu-
sait jamais de satisfaire. Si cela avait une valeur ? Si
quelque parti en était tiré? Il pourrait donc enfin réaliser
son vœu le plus ardent; il pourrait acheter un orgue, cet
1 . Il y en a de bons, il y en a de médiocres, ot de mauvais en plus
grand nombre.
2. M. de Monter, op. cit., p. 76.
80 LA. COMPAGNIE DE JESUS
orgue tant envié qui manquait à Brugelette, dont ses Su-
périeurs contestaient l'opportunité et refusaient l'achat.
Puis sa mère était veuve, malade, pauvre. Il n'hésita pas, et
les cahiers et les feuillets d'aller chez l'éditeur tels quels,
de premier jet, tels qu'il les retrouvait. Avec l'insouciance
qui était un des traits de son caractère, il ne revoyait
même pas ses épreuves ^ »
Ce sont là des circonstances atténuantes dont malheu-
reusement la critique n'avait pas à tenir compte. C'était
son droit d'être sévère; mais sa sévérité a dépassé toute
mesure à l'égard du Jésuite compositeur. Tous les moyens
ont paru bons pour le discréditer et le rendre ridicule ;
on a trouvé plaisant, par exemple, de travestir des motets
religieux en musique de danse. Mais toute mélodie à trois
temps peut se tourner en air de valse; la plus grave peut
devenir sautillante en changeant le molto moderato en
allegro. Pour avoir été mise en caricature une belle
œuvre ne cessera point d'être une belle œuvre.
Mais la grande injustice de la critique à l'égard du Père
Lambillotte, c'est de s'être acharnée sur des défauts très
réels et d'avoir méconnu des qualités qui ne le sont pas
moins. Et ces qualités ne s'accusent pas chez lui avec
moins de relief que les défauts. « S'il est mauvais, peut-on
dire avec M. de Monter, il va jusqu'au pire ; s'il est bon,
il va jusqu'à l'excellent. » 11 est inconstestable que nom-
bre de ses compositions présentent de l'aisance, du natu-
rel, de la grâce. Il a souvent des trouvailles mélodiques
exquises, que malheureusement il n'a pas pris la peine de
développer. Maintes fois des maîtres de chapelle peu
scrupuleux lui ont emprunté, sans le dire, des motifs qu'ils
travaillaient et arrangeaient selon les règles de l'art.
C'était une manière comme une autre de lui rendre hom-
mage. La plupart de ses cantiques populaires, resteront
comme des classiques du genre ; ils réalisent si heureu-
sement l'accord de la musique avec les paroles qu'on les
I. M. DE Monter. Op. cit., p. 48.
CHAPITRE II 81
dirait ja illies ensemble d'une même inspiration < . Il n'y a
qu'à les comparer avec tant d'autres venus après pour voir
la dilïérence qu'il y a entre la grâce simple, naturelle,
expressive et la banalité vide d'idée et d'émotion. Beau-
coup de ses cantiques ont fait le tour du monde ; ils ont
pris possession de l'âme populaire en Chine, en Océanie,
aussi bien que dans les campagnes de France; et cela
aussi est un critérium de leur valeur musicale qu'il n'est
pas permis de dédaigner.
Louis Lambillotte n'ignorait pas la technique de son
art. « Ceux qui ont entendu ses improvisations sur l'orgue,
à Brugelette et ailleurs, savent que le contre-point lui était
familier, et que, s'il n'avait pas toujours été préoccupé de
l'exécution facile de ses compositions, il aurait pu réussir
dans un genre qui offre moins de difficultés réelles au
compositeur qu'à ses interprètes ^. » Mais il était avant tout
un mélodiste. Il ne fait pas de difficulté de déclarer, à
rencontre de la mode du jour, que la mélodie est pour
lui les trois quarts, sinon le tout, de la musique. « La
mélodie, dit-il, est une émanation de l'âme... L'âme a des
mélodies pour la joie, pour la douleur, pour la piété... La
mélodie habite nos temples; elle s'y plaît, elle aime à
prêter son charme aux saintes poésies, aux cantiques
sacrés. Là elle est calme et fervente comme la prière,
sainte comme le Dieu qu'elle chante, sublime comme la
Majesté qu'elle loue...; elle se réjouit avec l'âme pieuse et
fidèle; elle gémit et pleure avec le pécheur repentant... »
Aussi, dût son esthétique paraître enfantine et attardée, il
conclut : « C'est à la mélodie que les compositeurs doi-
vent leur gloire, leur immortalité... Une musique, sans
mélodie, c'est un cadavre... Tous apprécient une inspira-
tion vraie, spontanée, puisée dans la nature, vivifiée par
le sentiment... Elle a aussi ses ennemis; ce sont ces
1. Les paroles des Chants à Marie sont l'œuvre de différents con-
frères du P. Lambillotte, les PP. Henri et Florent Dumas, Marin de
Boylesve, Daniel, Le Lasseur, Lefèvre, Dufour, Alet, etc.
2. M. de Monter, op. cil. p. 'j3.
La Compagaie de Jésus. 6
82 LA COMPAGNIE DE JESUS
âmes froides et glacées..., ces esprits à calcul, à combi-
naisons mathématiques, ces artistes à système d'accords
chromatisés, ces compositeurs savantasses qui voudraient
assujétir la mélodie à tous les caprices, à toutes les lois
d'une froide science harmonique \ »
Toutefois le Père Louis Lambillotte ne s'est pas borné
à composer des airs de cantiques, des oratorios, des
messes et des saluts ; « la restauration du chant grégo-
rien, dit M. de Monter, fut son œuvre maîtresse ». Il y
consacra les douze dernières années de sa vie, alors qu'il
était encore dans la force de l'âge et qu'il avait la plé-
nitude de ses moyens. Ses travaux, ses recherches, ses
découvertes, ses polémiques doivent trouver place dans
cette Histoire; mais ce serait trop anticiper que d'en
parler ici.
II
Pendant que les Jésuites français, chassés par la tour-
mente, reprenaient ici et là, loin du pays, leur vie reli-
gieuse dans des conditions régulières, ceux qui étaient
restés en France allaient y commencer une existence de
proscrits. La dispersion, l'isolement qui en était la suite,
la réprobation populaire soulevée contre eux, sans parler
des privations inévitables, c'était de quoi leur faire expé-
rimenter la béatitude évangélique de la persécution. Ils
l'accueillaient d'ailleurs en hommes préparés de longue
main à la recevoir. « C'est donc à présent, écrivait l'un
d'eux, que nous commençons à être véritablement ce que
nous faisons profession d'être. Nous goûtons maintenant
tout le bonheur de ces paroles de l'Apôtre, et de tant
d'autres dont l'Ecriture est pleine : Maledicimur et obse-
cramus... Si exprobramini in nomine Christi^ beati eritis...
Quelle grâce et comment y répondre ^ ! »
Le Père Général répondait sur le même ton : « ...Oui,
1. Le Diapason, N" du ii avril i85o,
2. « On nous maudit et nous prions pour ceux qui nous maudis-
sent... Si l'on vous accable d'injures pour le nom de Jésus-Christ, vous
CHAPITRE II 83
mon Père, BeatH... Que vous êtes heureux de comprendre
cela, non pas en spéculation, mais en pratique ^ ! » Ce
n'étaient point là les sentiments de quelques âmes excep-
tionnellement avancées dans les voies mystiques. Le
Provincial de France atteste qu'il les a rencontrés chez
tous ses religieux : « Le cœur, écrit-il, paraît bon partout.
On se félicite d'avoir à souffrir quelque chose pour
Notre-Seigneur. Il me semble que l'esprit de foi y gagne
et s'affermit tous les jours dans le peu d'ouvriers que
nous avons conservés avec nous 2. »
Ces « ouvriers », demeurés en France au lendemain de
la tempête de 1830, étaient en effet bien peu nombreux :
au total 56 prêtres, avec quelques frères coadjuteurs,
disséminés sur tous les points du pays. Leur existence
ne présente guère défaits saillants; il est même souvent
difficile de suivre leurs traces, obligés qu'ils étaient à
éviter tout ce qui aurait pu attirer l'attention sur leurs
personnes. Six mois après la Révolution de Juillet, le Père
Gury écrivait: « La maison de Paris n'est plus habitée
que par quelques frères coadjuteurs. Les PP. Varin, Jen-
nesseaux, Barat, Fouillot et Martin logent dans des mai-
sons particulières, déguisés en laïques. Il paraît que le
gouvernement actuel n'ignore pas leur séjour à Paris,
mais il ferme les yeux. Ils travaillent beaucoup, mais sans
bruit et avec prudence ^. »
Le Père Varin, Supérieur de la Maison Professe de
Paris ^, avec deux de ses compagnons, avait trouvé un
asile chez les Augustines du Saint Cœur de Marie, établies
alors au n<> 26 de la rue de l'Arbalète. On a vu plus haut
comment il avait été la providence de cette communauté
lorsque, quelques années auparavant, elle était venue se
serez bienheureux... » (Lettre du Père Renault au R. P. Rootbaan,
7 janvier i83i.)
1. Notice historique sur le Père François Renault ^ par le Père
Achille Guidée. P. 49 Paris, Douniol, 1864.
2. Lettre du Père Druilhet au Père Général, Lyon, i5 mars i83i.
3. Au Père Général, Lyon, l'j janvier i83i.
4. C'est le titre que jîortait alors la maison de la rue de Sèvres.
b4 LA COMPAGNIE DE JESUS
réfugier à Paris. Elle s'estima heureuse de pouvoir alors
payer sa dette de reconnaissance, en mettant à la dispo-
sition des Pères un logis qui lui appartenait. Ils y pas-
sèrent trois ans. Le Père Ronsin avait dii s'éloigner de
la capitale sitôt après le triomphe de l'insurrection ; les
diatribes des journaux et des pamphlets avaient excité de
telles colères contre le directeur de la Congrégation *
qu'il n'aurait pu y rester sans danger pour sa vie. 11 alla
littéralement se cacher dans une demeure hospitalière en
Normandie et y resta deux ans, s'employant avec zèle aux
ministères les plus humbles. Il rentra à Paris au moment
où le choléra y faisait rage. C'était pour un fils de saint
Ignace une trop belle occasion de se dévouer. Le Père
Druilhet écrivait de Bordeaux: « A Paris, j'ai trouvé tous
nos Pères occupés autour des cholériques. De toutes les
résidences on m'a écrit pour me demander la même
faveur ^. »
Le Père Ronsin eut alors tout à la fois la douleur et la
consolation d'assister à ses derniers moments un de ses
fils spirituels, reçu par lui dans la Congrégation et devenu
prince de l'Eglise. Le cardinal de Rohan, archevêque de
Besançon, se trouvait à Paris pendant les sanglantes jour-
nées de Juillet. Il fut arrêté, insulté, frappé au visage,
séquestré, et n'échappa à la mort qu'à la faveur d'un
déguisement et d'un concours de circonstances providen-
tielles. Réfugié en Belgique, puis en Suisse et enfin à
Rome, il ne se décida à rentrer dans son diocèse que
pour porter secours à son troupeau ravagé par le choléra.
Des fatigues excessives épuisèrent ses forces en quel-
ques mois. Comme il visitait les prisons le jour de Noël,
il fut atteint d'un mal dont les progrès ne laissèrent bien-
tôt plus d'espoir. Se sentant frappé à mort, il exprima le
désir de revoir son ancien confesseur. Le père Ronsin
1. A. la demande de l'archevêque de Paris, le Père Ronsin avait dû
se démettre de sa charge de Directeur de la Congrégation, à la suite des
Ordonnances de 1828. Mais, pour les libéraux et pour le public, la
Congrégation et le nom du Père Ronsin étaient à jamais inséparables.
2. Au Père Général, i3 mai i832.
à
CH.VPITHE H 85
accourut, et le pieux prélat, encouragé et fortifié par les
exhortations de l'iionime de Dieu, s'éteignit doucement
entre ses bras, le 8 février 1833.
Le Père Charles Gloriot, qui s'était fait une spécialité
des retraites pastorales, avait récemment évangélisé le
clergé deRennes.Sa vertu, plus encoreque sa prédication,
y avait fait une impression profonde, si bien que, quand
la résidence de Laval dut se disperser, l'évêque de
Rennes, Mgr de Lesquen, estima comme une faveur de lui
donner l'hospitalité dans son grand séminaire. Le Père
Gloriot n'était d'ailleurs pas d'humeur à y rester inactif.
« Nous allons garder auprès de nous ce saint homme,
écrivait un jeune séminariste, et de cette manière notre
retraite durera jusqu'au bout de l'année ; car Monseigneur
a décidé que, au lieu d'un sermon par semaine, il nous en
donnerait trois. »
Ce jeune séminariste s'appelait Armand de Ponlevoy.
Nous n'avons pas besoin de dire que ce nom rappelle
un des religieux les plus distingués de la Compagnie de
.lésus en France au siècle passé. C'est dans la Vie du
Père de Ponlevoy que nous trouvons la trace du Père
Gloriot pendant les deux années qui suivirent la Révolu-
tion de 1830. Armand de Ponlevoy était alors un jeune
homme pur et fervent, mais indécis sur sa vocation. Il
était entré au séminaire pour faire sa Philosophie, mais
sans intention aucune de suivre la carrière ecclésiastique;
la vie religieuse était encore plus loin de sa pensée.
« Cependant, écrivait-il plus tard, je m'étais abandonné
si pleinement à la direction de ce saint Père Gloriot que
je résolus de me laisser faire et de suivre partout sa con-
duite. Mais cet homme si sage et si complètement surna-
turel ne me parla jamais de l'état religieux, encore
moins de la Compagnie de Jésus. Autrement il m'au-
rait plutôt inspiré delà défiance que de l'attrait '. »
I. Le R. P. de Ponlevoy, S. •/. Sa Vie, par le P. Alexandre de
Gabriac, avec un choix d'opuscules et de lettres. 2 vol. in-12. Paris. Ed.
Baltenweck. P. 33.
86 LV COMPAGNIE DE JESUS
L'appel de Dieu se fit entendre sans intermédiaire à
Armand de Ponlevoy, en même temps qu'à un de ses con-
disciples, Emile Cor. Leur détermination prise, ils s'en
ouvrirent chacun de leur côté au Père Gloriot. Celui-ci
était en droit de leur écrire après son départ du sémi-
naire : « Vous pourrez attester à qui il faudra que je ne
vous avais donné aucune insinuation à ce sujet. Je respecte
trop les droits de Dieu. » Mais la voix publique ne pou-
vait manquer d'attribuer aux manœuvres du Jésuite la
décision des deux jeunes clercs. L'évêque lui-même s'en
plaignait aimablement peu de temps après à un confrère
du Père Gloriot : — « Ah ! ces Jésuites, ce n'est pas sans
raison qu'on les accuse de tous les méfaits. — Pourquoi
donc, Monseigneur? — Voyez, vous-même. Je les aimais
beaucoup. En 1830, je donne asile dans mon grand sémi-
naire au Père Gloriot. Je devais compter sur sa recon-
naissance. En retour il me prend les deux meilleurs
sujets de mon séminaire. Que vous en semble ? — Je
pense. Monseigneur, que c'est Dieu qui vous les a pris,
et que vous avez bien fait de les laisser partir. Nous vous
en sommes d'ailleurs très reconnaissants. — Les voilà
bien, ces Jésuites, conclut l'évêque en riant. Et pourtant,
je les aime toujours. ^ »
Comme les Augustines de Paris, les Sœurs de la Sainte-
Famille d'Amiens avaient été l'objet de la sollicitude du
Père Varin; on peut dire que la Congrégation lui était
redevable de sa vie religieuse. Elle s'estima heureuse de
témoigner sa gratitude envers la Compagnie, en recueil-
lant plusieurs des expulsés de Saint-Acheul. Le Père Sel-
lier était du nombre. Mais celui qu'on appelait l'apôtre de
la Picardie se trouvait en 1830 dans une situation analo-
gue à celle du Père Ronsin dans la capitale. Il était trop
connu pour que sa présence ne fût pas un danger pour
lui et pour ses compagnons. Il fut envoyé d'abord à l'autre
bout de la France, à Montpellier, où il exerça les fonctions
I. Le R. P. de Ponlevoy, elc, p. 45.
CHAPITRE II 87
d'aumônier dans la maison dite de la Providence.
Mais ce n'était pas de quoi satisfaire les aspirations d'un
zèle aussi dévorant; le Père Sellier ne tarda pas à élargir
beaucoup, peut-être trop, dans la ville et au dehors, le
champ de son activité. Avant la fin de l'année 1831, l'infa-
tigable ouvrier se livrait de nouveau au ministère qui avait
toutes ses préférences, les Missions des villes et des
campagnes. Toutefois son séjour de quelques mois à
Montpellier avait suffi à l'homme de Dieu pour laisser dans
la partie la plus chrétienne de la population un souvenir
durable, et c'est ce souvenir, dit son biographe, « qui a
préparé les voies à l'établissement d'une résidence de la
Compagnie de Jésus dans cette ville », vingt ans plus
tard. (1851.)
Un autre Jésuite pour qui il n'y avait plus de place en
France par suite de la Révolution, c'était le Père Guyon,
ce missionnaire, si l'on peut dire, de taille plus grande
que nature. Celui-là pouvait s'appliquer en toute vérité
la parole du saint Précurseur : Je suis une voix; Ego sum
vox. Cette voix, tous les échos du pays en avaient retenti
depuis quinze ans. Assurément, au lendemain de 1830, le
Père Guyon n'aurait pu prêcher quelque part en France
sans se faire lapider; d'ailleurs pas un évêque, ni un
curé n'eût osé l'appeler dans son église. 11 ne lui restait
qu'à aller dépenser au dehors une ardeur qui l'eût bien
vite consumé sur place. Il partit donc, avec un jeune com-
pagnon, le Père Jacques Ferrand, qui avait déjà commencé,
lui aussi, une belle carrière de prédicateur. Ils s'offri-
rent d'abord à prendre du service en Angleterre; mais
l'essai fut de courte durée. Le Père Ferrand fut envoyé à
Fribourg, et le Père Guyon, après avoir parcouru la Bel-
gique et différentes parties de rAllemagne, s'arrêta enfin
à Chambéry, Pendant toute l'année 1831, il évangélisa la
Savoie, avec le Père Brenot, et dans les premiers jours
de 1832, nous le voyons entreprendre avec plusieurs de
ses confrères, y compris le Père Sellier, une grande ^fis-
sion dans la ville même de Chambéry. Ce fut l'occasion
88 LA COMPAGNIE DE JESUS
d'un scandale qui eut alors un grand retentissement et
qui montre quelle audace la Révolution de Juillet avait
inspirée à l'impiété cosmopolite.
La Mission avait été autorisée par le gouvernement
sarde; la population si religieuse de la capitale de la
Savoie s'apprêtait à s'y porter en masse. L'ouverture s'en
fit le jour de l'Epiphanie par une procession solennelle.
Gomme le Père Guyon allait prendre la parole en plein air,
sur la place Saint-Léger, devant plusieurs milliers de per-
sonnes, il fut interrompu par les vociférations d'une bande
d'énergumènes. Le désordre se renouvela dans la cathé-
drale, et, pour la première fois de sa vie, le missionnaire dut
renoncer à se faire entendre. Encouragés par l'inertie des
autorités, les perturbateurs revinrent à la charge le len-
demain ; ils avaient juré d'empêcher la Mission. Au sortir
de l'église ils se portèrent contre le collège des Jésuites
et tentèrent de l'envahir, en poussant des cris de morl.
Le syndic de Ghambéry, marquis d'Oncieu, crut devoir
céder à l'orage; l'ordre fut donné de suspendre la Mis-
sion, à raison des troubles auxquels elle donnait lieu. Le
Père Guyon publia une protestation modérée dans la
forme, mais très ferme dans le fond. On ne pouvait, disait-
il, lui reprocher non plus qu'à ses confrères d'avoir pro-
voqué personne au monde. Il avait annoncé la parole de
Dieu dans quarante des plus grandes villes de France
sans que la liberté de son ministère eût jamais été entravée.
Ainsi, parce que les manifestations publiques de foi et de
piété déplaisaient à quelques libres penseurs, il fallait
sacrifier les droits et la liberté de toute une population
attachée à ses croyances!
Malheureusement cette thèse étrange, qui devait plus
tard inspirer notre législation, était déjà à l'ordre du jour
dans les sphères gouvernementales et administratives.
On trouvait plus commode et moins périlleux de vexer
les catholiques que d'imposer silence aux mécréants.
L'effervescence des premiers jours une fois apaisée, les
Jésuites dispersés, et au besoin déguisés, purent, comme
CHAPITRE II 89
nous l'avons dit, reprendre le cours de leur ministère
sacerdotal. Toutefois la plus sévère discrétion ne les met-
tait pas toujours à couvert de désagréments plus ou moins
sérieux. 11 n'y avait pas de forfait, au lendemain de la
Révolution de 1830, qu'on ne pût mettre au compte des
Jésuites. Au cours du procès des ministres de Charles X,
le commissaire accusateur près la Chambre des Pairs,
M. Bérenger, reçut avis d'un soi-disant ancien membre
de la Congrégation, nommé Berrié, s'offrantà lui remettre
tout le dossier du complot tramé à Montrouge par les
Jésuites. La seule énumération des propriétés à incendier
était pour faire dresser les cheveux sur la tête. L'impos-
ture était trop grossière pour que l'accusation en fit état;
mais elle trouva de l'écho dans la presse libérale.
Vers le même temps, un certain Troclet, jardinier à Ver-
rières, non loin de Montrouge, inculpé pour assassinat,
imaginait d'engager les Jésuites dans son affaire : Il n'avait
fait qu'exécuter les ordres du procureur de Montrouge. Le
Père Jennesseaux fut appelé aux assises; il n'était pas
procureur à Montrouge; il n'y avait pas mis les pieds
depuis quinze mois avant la date indiquée par l'assassin;
au surplus, il n'avait jamais vu Troclet. Un propos du
misérable fut rapporté à l'audience, qui expliquait la
calomnie : « Si on tuait un homme dans un coin, on n'au-
rait qu'à dire que ce sont les Jésuites; il n'en serait que
cela'. »
L'aventure du Père Besnoin n'est pas moins significa-
tive, encore qu'elle prit un tour plaisant, grâce à la bonne
humeur de celui qui en fut victime. Le Père Besnoin se
rendait à Blois par la diligence; chemin faisant ses com-
pagnons de voyage veulent savoir son opinion sur les mi-
nistres de Charles X dont on instruisait alors le procès.
Comme le Père s'abstient de les maudire, on en conclut
qu'il doit être Jésuite. Il est signalé à la police de
Blois qui lui demande son passeport. Le Père Besnoin
I. Cf. L'Ami de la Religion, tome LXVIII, pp. i'j6 et 207.
90 LA. COMPAGNIE DE JESUS
n'ayant pas de passeport, on le met en prison. En
y entrant il fait vœu de prêcher le Rosaire, s'il recouvre
sa liberté avant le premier dimanche d'octobre ; c'était
sur la fin de septembre. Le Père Besnoin fut relâché au
bout de quelques jours, grâce à l'intervention du célè-
bre avocat libéral, M. Janvier, adversaire déclaré des Jé-
suites, mais ennemi non moins ardent des mesures arbi-
traires. Le missionnaire avait employé ses loisirs forcés
à catéchiser ses compagnons de captivité et à préparer
un de ses geôliers à la première communion. Sa pre-
mière visite tut pour son vieil ami, le curé de la cathé-
drale : — « Père Besnoin, lui dit l'excellent homme en le
seront dans ses bras, je suis exaucé ; j'avais prié la
Sainte Vierge de vous faire mettre en prison, parce que
vous prêchiez partout, et jamais chez moi. — Ce sera
pour demain, repartit le Père, car moi j'ai fait vœu
de prêcher pour la fête du Rosaire, si j'étais libre ce
jour-là. »
L'année suivante, le Provincial de France lui-même, le
Père Druilhet, était le héros, ou plutôt la victime de sem-
blable aventure. C'était sur la fin de juin 1832. Comme il
venait de faire sa visite au collège du Passage, à l'arrivée
de la diligence à Bordeaux en pleine nuit, il fut arrêté et
conduit devant le commissaire de police. Là, il eut à subir
un premier interrogatoire qui dura deux grandes heures.
Tous les papiers qu'il portait sur sa personne ou dans sa
valise furent saisis et examinés. Il n'y avait certes aucun
secret intéressant la sûreté de l'État, mais bien d'autres
de nature plus ou moins intime, que le malheureux Supé-
rieur ne pouvait sans de cruelles appréhensions voir en
des mains étrangères. Il était en voyage depuis quatre
mois; sa correspondance, son administration étaient à la
merci des inquisiteurs officiels. — « Ma première pensée,
racontait plus tard le Père Druilhet, fut d'adresser à
Dieu une prière fervente pour qu'il empêchât ces gens-là
de voir ce qu'ils ne devaient pas voir. » Heureusement
une bonne partie des pièces révélatrices étaient en latin.
CHAPITRE II 91
Il en résulta une obscurité salutaire. Le magistrat, M. Gi-
roud de Labruyère, poursuivit son examen avec une atten-
tion minutieuse, mais sans manifester aucune impression
désobligeante. Le Père Druilhet fut retenu au poste le
reste de la nuit. Le lendemain dans la matinée nouvel
interrogatoire pendant trois heures d'horloge. Au reste
la franchise et la bonne grâce du prévenu avaient fini par
gagner le cœur du policier qui n'était pas un méchant
homme et qui vraisemblablement exécutait des ordres
venus de plus haut. On se sépara bons amis. La der-
nière parole du commissaire ne fut même qu'une petite
malice plutôt bienveillante : — « Adieu, M. l'abbé, allez,
prêchez, faites vos affaires, mais ne portez pas vos lettres
en voyage. » L'incident aurait pu finir plus mal'.
III
Par le fait même qu'elle obligeait les Jésuites à se dis-
perser, la Révolution de 1830 donna à l'Ordre de saint
Ignace l'occasion de prendre pied en divers lieux, où il
n'avait pu s'établir jusque-là. On peut rapporter à cette
date la fondation de ses deux résidences les plus impor-
tantes après celle de Paris et qui devaient être par la
suite les chefs-lieux de deux Provinces nouvelles, celle
de Lyon et celle de Toulouse.
Au moment de sa suppression la Compagnie de Jésus
possédait à Lyon le grand collège de la Trinité, auquel
était annexé un pensionnat, un autre collège dit de Notre-
Dame au pied de la colline de Fourvière, enfin une mai-
son professe avec un noviciat sous le vocable de saint
Joseph. Les souvenirs qu'elle y avait laissés facilitèrent
l'établissement des Pères de la Foi dans la ville et dans
le diocèse. En 1824 des instances furent faites auprès du
Père de Clorivière par nombre de familles désireuses de
I, L'Ami de la Religion en fait le sujet d'un long article qui a pour
litre : «Le secretdes Jésuites surpris et dévoilé ». N" du lo juillet i83'2.
92 LA COMPAGNIE DE JESUS
confier aux Jésuites l'éducation de leurs enfants; en
même temps une pétition était adressée au Roi pour
l'érection d'un collège de la Compagnie à Lyon. ISIais
les Jésuites ne pouvaient diriger une maison d'éducation
que sous le couvert de l'autorité épiscopale et avec le
titre de petit séminaire. Or, le cardinal Fesch, grand
protecteur des Pères de la Foi, n'aimait pas les Jésuites.
Pendant dix ans aucun des prêtres et des clercs lyonnais
qui auraient voulu entrer dans la Compagnie de Jésus ne
put obtenir le consentement de l'administration diocé-
saine. Le premier Provincial de France, le Père Richardot
en gémissait; mais il ne se permit d'en faire la remarque
qu'au moment où cet état de choses prit fin. L'évêque de
Limoges, Mgr de Pins, était nommé administrateur apos-
tolique du diocèse de Lyon : — « Voilà, écrit le Père
Richardot, qui change la face des affaires. » (23 Novem-
bre 1823.)
Le pieux archevêque d'Amasie était loin de partager les
préventions du cardinal. Tout au contraire, pendant les
dix-sept ans qu'il gouverna l'église de Lyon, il ne cessa de
témoigner aux Jésuites une bienveillance qui parfois
leur parut à eux-mêmes excessive. Nous avons dit quelle
fut l'altitude de Mgr de Pins vis-à-vis des malheureuses
Ordonnances de 1828. Aucun membre de l'épiscopat ne
s'engagea plus à fond dans la résistance, ni ne donna
une formule tout à la fois plus énergique et plus doctri-
nale à sa protestation en faveur des Jésuites.
Toutefois, le moment n'était pas encore venu pour eux
d'avoir une résidence dans la métropole religieuse des
Gaules; mais du moins, ils ne se voyaient plus systéma-
tiquement tenus à l'écart; on faisait appel à leur minis-
tère; on les invita même pour des stations de Carême;
l'une d'elles, prêchée par le Père Etienne Déplace, eut un
tel succès que, au dire du Père Guidée, « elle détermina
l'établissement de la Compagnie à Lyon ' ».
\. Notices historiques sur quelques membres de là Société des Pères
du Sacré-Cœur, etc. Tome II, !>. 268.
CHAPITRE II 93
Les préjugés contre les Jésuites n'y étaient pas plus
inconnus qu'ailleurs ; les histoires funambulesques mises
en circulation par la presse libérale trouvaient créance
dans la population lyonnaise. Une légende avait cours,
d'a[)rès laquelle les Jésniles, avant de quitter le collège
de la Trinité, en 17G2, avaient enfoui dans les souterrains
un trésor qu'on évaluait à une vingtaine de millions.
Malheureusement personne ne pouvait dire à quel endroit
il fallait diriger les recherches; mais on espérait bien
qu'un jour ou l'autre un heureux hasard amènerait la
découverte. En 1829 des travaux d'aménagement entrepris
au collège royal — l'ancien collège des Jésuites — réveil-
lèrent les espérances. On se flattait déjà parmi le peuple
de voir les patentes supprimées et la contribution fon-
cière allégée, grâce à la riche aubaine qui allait tomber
dans les caisses publiques '. Pour cette fois on ne trouva
rien.
iSIais quelques années plus tard, en 1835, l'opinion fut
de nouveau mise en émoi. L'histoire est vraiment curieuse.
Gomme on procédait à des réparations dans les sous-sols
du collège, il fut aisé, à un certain moment, de recon-
naître, au son que rendaient les marteaux le voisinage
d'une cavité. Le fonctionnaire municipal qui surveillait
les ouvriers fit arrêter le travail. Persuadé qu'on touchait
à la bienheureuse cachette, le bonhomme s'en vint la nuit
suivante, avec deux compères, pour s'emparer du butin.
D'après les récits du temps, on peut croire ou que la cavité
était vide, ou que, ayant servi de sépulture, elle renfer-
mait quelques ossements. Mais, le jour venu, quand on
reprit l'ouvrage, l'état des lieux révéla la visite nocturne.
Naturellement on eut des soupçons; l'enquête amena
l'arrestation de l'explorateur. Avait-il mis la main sur les
millions des Jésuites ? C'est le point qu'il s'agissait
d'éclaircir. Après de longues et minutieuses perquisitions,
le tribunal de première instance renvoya le prévenu des
I. Cf. L'Ami de la Religion. N° 1529.
94 LA COMPAGNIE DE JESUS
fins de la poursuite, le déclarant coupable seulement de
trop de crédulité. De son côté le maire de Lyon, pour
calmer les imaginations surexcitées par cette aventure,
informait la population par une lettre aux journaux que
« le sieur Tenon, aide-architecte et père de cinq enfants,
n'avait trouvé dans les souterrains du collège autre chose
que la perte de l'emploi qu'il avait dans les bureaux de
la ville ' ».
D'autre part, la Compagnie de Jésus comptait de nom-
breuses et chaudes sympathies parmi les meilleures
familles de Lyon. On en avait pour preuve le chiffre de
la colonie lyonnaise à Fribourg. Dès 1824, le Père Drui-
Ihet écrivait de Lyon, où il se trouvait de passage, que
beaucoup de pères de famille qui envoyaient leurs lils à
Saint-Acheul, demandaient maintenant des places à Dole,
où le petit séminaire avait été ouvert l'année précédente.
« Saint-Acheul, ajoutait-il, se dépeuplerait bien plus
encore, si nous avions ici une maison. Tous les pères de
famille ladésirent et nous pressent. Mais il y a quelques
obstacles... » (20 Nov. 1824.)
Aussi, au lendemain des journées de juillet, trois Jésui-
tes, les PP. Rigaud, Besnoin et Augry trouvèrent tout
d'abord à Lyon un asile dans des maisons amies. Ils ne
tardèrent pas à s'employer, avec l'agrément de l'autorité
ecclésiastique, au ministère sacerdotal dans les commu-
nautés et les pensionnats. Six mois plus tard, dans les
premiers jours de janvier 1831, le Père Provincial lui-
même vint avec son Socius fixer sa résidence à Lyon. Il
s'y trouvait mieux qu'à Paris pour correspondre avec les
établissements de Suisse, d'Italie et d'Espagne, qui avaient
recueilli la plus grande partie du personnel de la Province.
Le Père Druilhet reçut l'hospitalité chez le comte d'Her-
culais; le Père Gury chez M. de Verna.
L'année 1831 fut marquée à Lyon par de formidables
1. L'Ami de la Religion, tome LXXXIII, consacre cinq articles à
cette histoire burlesque.
CHAPITRE II 95
insurrections ouvrières qui furent suivies de répressions
sanglantes. Ce fut le prétexte de perquisitions et de tra-
casseries policières dans les maisons connues pour leur
attachement au parti légitimiste; les Jésuites durent plus
que jamais, se tenir sur la réserve pour ne pas attirer des
désagréments à leurs amis et bienfaiteurs. Cependant dès
l'année suivante, leur présence à Lyon n'avait plus rien
de mystérieux pour personne. Bien que la prudence ne
leur permît pas la vie en commun, la communauté était
constituée en droit et en fait. Le Père Pierre Béquet,
ancien recteur du petit séminaire de Forcalquier, en est
établi le Supérieur à partir du 1^'" mars 1832. Cette date
peut être considérée comme celle de la fondation de la
résidence de Lyon, Elle comptait à ce moment huit prê-
tres et trois frères coadjuteurs. Le Supérieur habitait, au
n° 10 de la rue des Marronniers, au quartier Bellecour, un
appartement mis à sa disposition par une noble dame, la
chanoinessede la Barmondière, qui préludait aux grandes
fondations qu'elle accomplit plus tard au prix de royales
largesses. Elle aurait voulu dès lors préparer l'établisse-
ment à Lyon d'un collège dirigé par les Jésuites ; c'est
apparemment pour entrer dans ses desseins que le Père
Béquet recevait, au risque de l'amende et de la prison,
quelques enfants auxquels il donnait des leçons de latin.
C'étaient les fils du baron de Verna et ceux du docteur
Laboré.
Cependant la tranquillité s'étant rétablie, la petite com-
munauté s'installa au mois d'août de cette même année
(1832) dans l'immeuble n" 3 de la rue du Puits-d'Ainay ',
qui lui était offert par la famille de Revel de Malval. La
maison était vieille, incommode, malsaine et par surcroit
avoisinée d'usines fumeuses et bruyantes; mais on pou-
vait s'y réunir et y reprendre la vie religieuse. Ce fut la
première résidence, régulièrement constituée, de la Com-
pagnie de Jésus à Lyon depuis son rétablissement.
I . Cette rue longe le chevet de l'église d'Ainay ; elle s'appelle
aujourd'hui Rue Adélaïde-Perrin.
96 LA COMPAGNIE DE JESUS
La résidence de Toulouse est contemporaine de celle
de Lyon, peut-être même au point de vue du droit pour-
rait-elle revendiquer la priorité ; la nomination de son
premier Supérieur, le Père Michel Leblanc porte en effet
la date du 16 décembre 1830; mais, en fait, la situation ici
et là était la même ; ce n'est que deux ans plus tard, quand
rhorizon politique se fut un peu rasséréné, que la petite
communauté de Toulouse inaugura une existence à peu
près régulière.
A l'époque où elle fut supprimée, la Compagnie de Jésus
ne possédait pas moins de cinq établissements dans la
métropole du midi : Maison professe, noviciat, scolasticat,
collège et pensionnat ', Aussi Toulouse fut parmi les
premières villes de France à réclamer le retour des
Jésuites 2. Le 15 juillet 1816, le Père de Glorivière écri-
vait au Père Général: « La ville de Toulouse fait les plus
vives instances pour nous engager à y former un établis-
sement. Son archevêque, s'unissant à la demande des
familles les plus respectables, m'écrit à ce sujet de la
manière la plus honnête et la plus engageante. » Et quel-
ques mois après : « La ville qui nous demande actuelle-
ment avec le plus d'instances est celle de Toulouse,
capitale du Languedoc, qui nous a toujours été très affec-
tionnée. C'est là qu'était la principale maison d'une de
nos Provinces de France qui nous a donné saint François
Régis et plusieurs grands personnages qui ont vécu de
nos jours, » (20 Mai 1817.) Pendant les dix ans qu'il
occupa le siège archiépiscopal, le cardinal de Clermont-
Tonnerre multiplia les démarches et les offres pour attirer
les Jésuites à Toulouse : « Ce fut d'abord, écrit le Père
Richardot, son grand séminaire, qu'il voulait nous con-
fier; puis ce fut un collège; mais l'argent qu'on lui avait
1. L'ancien collège des Jësuites est aujourd'hui le lycée; la mai-
son professe était dans la i-ue qui porte actuellement le nom de Lakanal;
après la suppression, le noviciat, proche du collège, devint le Séminaire
de la Mission, aujourd'hui caserne.
2. On se rappelle la Pétition adressée à ce sujet à Louis XVIII et la
réponse faite par le Roi. Cf. Tome I, p. i4i.
CHAPITRE II 97
remis pour cet effet a été dépensé pour d'autres œuvres. »
(2 Octobre 1823.) Trois ans plus tard on revient à la charge,
et le Père Godinot écrit à son tour : « L'archevêque de
Toulouse insiste pour que la Compagnie accepte son
petit séminaire et une maison de missionnaires ^ »
A des requêtes si pressantes et si honorables, renou-
velées encore les années suivantes, les Jésuites n'avaient
répondu que par des atermoiements ; nous avons assez
dit pourquoi. Mais on comprend que le vénérable arche-
vêque en ait conçu de l'humeur. Le pauvre Père Godinot
essuyait des reproches et ne savait plus guère comment
se défendre. Dans une lettre du 24 novembre 1829, il fait
part au Père Roothaan du cruel embarras où il se trouve
pour s'être excusé une fois de plus devant de nouvelles
instances : « Le cardinal, en répondant à la lettre de refus,
sans avoir l'air de se plaindre, d'après les raisons qu'on
lui donnait, y a mêlé un mot piquant et insinué que, malgré
son dévouement à la Compagnie, on paraissait déterminé
à ne lui rien accorder, malgré ses demandes anciennes et
constamment réitérées. M. Berger, son vicaire-général,
m'en écrivit une dans le même temps, beaucoup plus
sèche et plus piquante, où il me reprochait de manquer
à une promesse positive faite les années précédentes,
d'après laquelle ils avaient travaillé à tout préparer, même
en faisant des sacrifices et en évacuant une maison occu-
pée par d'autres ecclésiastiques. 11 faisait valoir tout ce
que nous devions à Son Éminence... »
C'est la Révolution qui devait avoir raison de la résis-
tance des Jésuites et les amener à Toulouse, réalisant
ainsi d'une manière bien inattendue les vœux du pieux
archevêque. Il n'eut pas toutefois la satisfaction de les
voir accomplis, car il s'éteignit plein de jours et de
mérites, au début de cette malheureuse année 1830, qui
lui eût d'ailleurs apporté d'amères tristesses. Chassés
I. Urget archiepiscopus Tolosanus pro acceptatione minoris Semi-
narii et domus missionariorum. Au T. R. P. Général, i8 mai 1826.
La Compagnie de Jésus. 7
98 LA. COMPAGNIE DE JESUS
de leurs demeures, obligés de fuir et de se cacher, les
Jésuites qui n'avaient pas passé la frontière, allèrent là
où l'on voulait bien les recevoir. Quatre d'entre eux trou-
vèrent asile à Toulouse. L'administration diocésaine
accueillit avec faveur des auxiliaires qu'elle appelait depuis
quinze ans. Ils s'employèrent tout d'abord isolément et
sans bruit à tous les ministères qu'on voulut bien leur
confier, ministères d'ailleurs nombreux et variés; il fallut
bientôt envoyer de nouveaux ouvriers pour suffire à la
tâche.
Un saint prêtre toulousain, l'abbé Frédéric de Ghièze,
ancien congréganiste du Père Ronsin, était mort en 1827,
laissant par testament l'ancienne église de Saint-Sauveur
avec une maison adjacente qu'il avait acquise pour y éta-
blir une société de missionnaires, et, si possible, des
Jésuites. C'est là que, au mois de novembre 1832, fut
installée la petite communauté composée, comme celle
de Lyon, de cinq prêtres et de trois frères coadjuteurs.
Sa situation ne fut pas tout d'abord sans quelques désa-
gréments; les Jésuites ne se trouvaient pas complète-
ment chez eux; les héritiers du fondateur restaient pro-
priétaires de l'immeuble; un de ses anciens associés
avait la haute main dans l'administration de l'église. Cet
état de choses devait se prolonger quelques années
encore. C'est en 1838 que M. Duportroux fit définitivement
et très libéralement abandon de tous ses droits de pro-
priété. Mais la nouvelle résidence n'avait pas attendu
jusque-là pour devenir un centre très actif de piété et
d'apostolat. Dès 1834, les registres signalent plus de
20.000 communions distribuées dans la vénérable église
de Saint-Sauveur^ ; chiffre remarquable pour une popu-
lation, religieuse à la vérité, mais que le jansénisme
I. L'église Saint-Sauveur, située rue de l'Inquisition, date du temps
de saint Dominique qui habita le vieux monastère. Les religieuses de
Marie-Réparatrice l'occupèrent après les Jésuites, et aujourd'iiui
l'archevêque de Toulouse, expulsé de son palais, y a établi sa rési-
dence.
CHAPITRE II 99
avait déshabituée de la fréquentation des sacrements. En
cette année le Père Leblanc écrivait que le personnel
de la résidence était surchargé, qu'il ne pouvait donner
satisfaction aux seules demandes qui lui venaient de la
ville. Quant aux campagnes, ajoutait-il, nous ne pouvons
y exercer notre ministère, « faute de savoir la langue'. »
Cette même année 1832 vit encore les commencements
de la résidence de Lalouvesc. Ce nom n'est pas celui
d'une grande ville comme Lyon ou Toulouse. Lalouvesc
est un modeste village assis presque à califourchon sur
un col des Cévennes à 1.100 mètres d'altitude. Les som-
mets qui le dominent, aussi bien que les pentes raides
qui encadrent les vallons, portent un manteau de forêts
d'aspect sévère. Avec des échappées gracieuses, des
panoramas lointains splendides, s'étendant d'un côté
jusqu'aux Alpes, de l'autre jusqu'à la chaîne du Mézenc,
le caractère du paysage reste plutôt grave et austère ; on
n'y aborde qu'après une ascension toujours plus ou moins
laborieuse; le sol y est pauvre et le climat âpre comme il
peut l'être à une pareille hauteur. Rien ne distingue le
pauvre village de tant d'autres, attachés comme lui aux
flancs des montagnes du massif central, et il serait sans
doute parfaitement inconnu s'il ne gardait le tombeau de
l'humble Jésuite qui fut au dix-septième siècle l'apôtre
de ces contrées déshéritées. François Régis mourut à
Lalouvesc au cours d'une Mission, le 31 décembre 1640.
Depuis lors les populations n'ont pas cessé d'accourir de
vingt lieues à la ronde pour vénérer et implorer celui
qu'elles n'appellent pas autrement que le saint Père.
Pendant la Révolution l'église fut d'abord, par ordre
du district de Tournon, dépouillée de tout ce qui avait
quelque valeur, y compris la grille qui fermait la chapelle
du saint; toutefois les émissaires n'osèrent pas toucher à
la châsse d'argent qui contenait ses restes mortels. Mais
I. Lettre duP. Michel Leblanc au T. R. P. Roothaan, 3 août i834.
100 LA COMPAGNIE DE JESUS
il était à craindre que la cupidité fût plus forte que le
respect, ce qui arriva, en effet, peu de temps après. Les
trois frères Buisson, de la Grangeneuve, résolurent donc
de mettre en sûreté ce qu'ils regardaient comme le trésor
et le palladium du pays. En compagnie d'un jeune clerc,
J.-B. Bilhot, ils pénétrèrent dans l'église à la faveur de la
nuit, ouvrirent la châsse, en retirèrent le coffre de bois
scellé où se trouvaient les reliques, et le remplacèrent par
un autre rempli d'ossements pris au cimetière. Gela fait,
ils emportèrent le précieux dépôt et le cachèrent entre
deux planchers, dans une chambre de la maison pater-
nelle^ Il y demeura huit ans. Mgr d'Aviau du Bois de
Sanzay, alors archevêque de Vienne, rentré de l'émigra-
tion, dès 1797, fut admis à le vénérer, et il prédit que la
maison qui avait recueilli ces restes sacrés, serait bénie
comme celle de l'Israélite qui avait jadis abrité l'Arche
d'Alliance. Enfin, la paix rendue à l'Église par le Goncor-
dat, l'évêque de Mende, Mgr de Ghabot-Rohan, dans le
diocèse duquel Lalouvesc se trouvait alors, procéda à la
reconnaissance authentique du saint corps et le replaça
solennellement dans l'église. (13 Juillet 1802.)
De ce moment les troupes de pèlerins reprennent le
chemin de la sainte montagne ; d'année en année elles
arrivent plus nombreuses; l'apostolat posthume du saint
Père s'exerce avec une intensité croissante ; son tombeau
est une de ces fontaines mystiques d'où s'écoulent perpé-
tuellement des flots de grâces pour les âmes et pour les
corps.
Les événements qui s'y accomplissent avant même que
les Jésuites soient de nouveau commis à sa garde ne sont
pas des hors-d'œuvre dans l'Histoire de la Gompagnie de
Jésus; car enfin saint Régis lui appartient toujours. Sans
entrer dans d'autres détails sur la période qui précéda le
I . On peut voir le procès-verbal de cet enlèvement signé des frères
Buisson et de trois prêtres témoins du fait, dans Le Tombeau de saint
François Régis à Lalouvesc, par Frédéric de Curley, S. J. Lyon, Vitte et
Perrusel, i886. Il porte la date du 7 janvier 1794.
CHAPITRE II 101
retour des Pères à Lalouvesc, nous rappellerons deux
institutions qui y prirent naissance à cette époque.
Le 29 juin 1824, se trouvait parmi les pèlerins de la
sainte montagne un magistrat distingué par ses vertus
chrétiennes autant que par sa valeur professionnelle.
C'était M. Gossin, vice-président du Tribunal de la Seine
et plus tard conseiller à la Cour Royale de Paris. C'est
en cette qualité qu'il devait prendre devant ses collègues
réunis en assem])lée plénière la défense de la Congréga-
tion, dont il était lui-même un membre assidue Grave-
ment malade il était venu implorer par l'intercession de
saint Régis un soulagement que l'art des médecins était
impuissant à lui procurer. On a conservé la formule d'un
vœu écrit de sa main et qui fut déposé près des reliques
pendant la messe : « Si Dieu, disait-il, me rend la santé
et les forces, je m'emploierai tout entier à l'œuvre que je
médite depuis longtemps et que je n'ai pas eu le courage
de réaliser jusqu'ici. « Cette œuvre avait pour objet de
combattre le fléau des unions irrégulières, et, selon les
expressions de M. Gossin, de « travailler à la réforme des
mœurs par le saint sacrement de mariage ». La confiance
du généreux chrétien fut exaucée et lui-même sembla dès
lors n'avoir plus d'autre souci que d'accomplir sa pro-
messe. Telle est l'origine de la Société de Saint-François-
Régis, aujourd'hui établie dans le monde entier et qui
peut être considérée comme une des auxiliaires les plus
actives et les plus bienfaisantes des Conférences de Saint-
Vincent-de-Paul.
A la même date, le premier évêque de Viviers,
Mgr Molin, avait tenté l'établissement d'une société de
missionnaires diocésains attachés au pèlerinage de Lalou-
vesc. L'un d'eux était l'abbé Terme, un saint prêtre dont
la carrière fut courte mais dont la mémoire est restée en
vénération. C'est lui qui le premier eut la pensée d'ouvrir
près du tombeau de saint Régis une maison pour recevoir
i.Cf. Tome I. P. 3^4.
102 LA COMPAGNIE DE JESUS
les femmes qui voudraient y passer quelques jours dans
les exercices de la retraite. Une association de personnes
pieuses fut organisée par ses soins dans ce but; elles
devaient également s'employer à l'instruction des petites
filles dans les écoles de villages ; il leur donna un règle-
ment et les forma à la vie religieuse. Quand les Jésuites
vinrent remplacer à Lalouvesc les missionnaires séculiers,
l'abbé Terme obtint de rester ave ceux, partageant leur
vie et leurs travaux. Bientôt, frappé à mort comme le
Saint lui-même, au cours d'une Mission de village, il
expira entre leurs bras, leur léguant en héritage la petite
société orpheline dès le berceau'. Peu après, sous l'impul-
sion du Provincial de Lyon, le Père Renault, elle se parta-
gea en deux congrégations distinctes, celle des Sœurs
de Saint-Régis, enseignante, et celle de Notre-Dame-du-
Cénacle, vouée principalement à l'œuvre des retraites selon
la méthode des Exercices de saint Ignace ^ (12 Décem-
bre 1834).
C'est dès 1831, quelques mois après la destruction de
toutes les maisons de la Compagnie de Jésus, que l'évêque
de Viviers, Mgr Bonnal de la Brageresse, songea à la rap-
peler auprès du tombeau de l'apôtre du Velay. Aucune invi-
tation ne répondait mieux aux vœux des expulsés. Elle fut
acceptée avec empressement et reconnaissance. Au point
de vue des avantages temporels, la situation n'avait rien
de séduisant. Les Jésuites seraient simplement les hôtes
et les auxiliaires du curé de Lalouvesc pour l'époque des
pèlerinages, c'est-à-dire pendant les quatre mois de la
belle saison. Ces conditions s'accordaient mal avec les
usages et les règles canoniques; mais on laissait au temps
le soin d'y remédier. Le Père Sellier fut désigné pour
cette fondation, si tant est que l'on puisse qualifier de
1. « Lethali pleuritide correptus D. Therme e vivis sublatus est,
cum juin inter Nostros ex speciali R. P. Provincialis gvatiâ adscriptus
esset... Jarnjamdiem supremum clausurus, opus imperfectum PI'. Socie-
tatis commendavit. » (Lilt. ann.)
2. Cf. La Société de N.-D.-du- Cénacle. Origines et Fondateurs, par
le P. G. O. Longhaye. 8% Paris, 1898.
CHAPITRE II 103
fondation ce premier essai. De fait, il figure dans les cata-
logues avec le titre de Supérieur, à partir du l*"" octobre
1832. C'est donc de ce jour que date la nouvelle rési-
dence qui devait compter parmi les plus importantes que
la Compagnie ait eues en France depuis un siècle, et sur-
tout parmi celles qui lui furent le plus chères.
Le Père Sellier se rendit à Lalouvesc après cette Mis-
sion de Chambérysi malheureusement interrompue, dont
il a été parlé plus haut. Il y arriva le 25 février, au cœur
de l'hiver. Ce n'était pas le moment pour un ouvrier
apostolique tel que lui d'y planter sa tente. Aussi dès le
lendemain il partait pour commencer la Mission dans le
village de Rochepaule, limitrophe de Lalouvesc, encore
que de l'un à l'autre la distance soit de trois lieues. Là, il
eut un avant-goût des fatigues et des consolations qui
attendaient les frères et successeurs de saint Régis dans
ces âpres montagnes, où les âmes ont gardé leur foi comme
la nature ses rudesses. Le vieux missionnaire n'avait
rien vu de semblable dans les molles campagnes de Picar-
die. Il ne pouvait se tenir de faire part de ses impres-
sions dans une lettre écrite sur place. La partie descrip-
tive manque de dessin précis, mais même après les progrès
accomplis depuis quatre-vingts ans, on ne peut pas dire
qu'elle soit imaginaire.
« L'église, le presbytère et quelques maisons occupent
le sommet d'un plateau, plus inaccessible que celui de
Lalouvesc; le reste des habitations est épars çà et là, à
une et deux lieues de l'église, les unes sur d'autres
sommets, d'autres dans le creux des vallées, d'autres sur
le penchant des ravins; on n'y peut arriver que par des
sentiers étroits longeant des précipices. Voilà quatre se-
maines que nous donnons dans ce village les exercices
de la Mission. En dépit du froid, de la neige et du ver-
glas, les gens les suivent avec une assiduité admirable.
Le premier coup de cloche se fait entendre à quatre heu-
res du matin; un grand nombre sont déjà arrivés à la
porte de l'église, et souvent il faut ouvrir une heure plus
104 LA COMPAGNIE DE JÉSL'S
tôt pour ne pas les laisser grelotter dehors. Hier, mardi,
c'était le jour delà communion générale des femmes. Un
des missionnaires (le Père Sellier lui-même) était resté
jusqu'à deux heures du matin pour confesser. Gomme il
sortait de l'église pour aller prendre un peu de repos,
une troupe de femmes et déjeunes filles arrivèrent des
quartiers les plus éloignés, afin de se préparer à la com-
munion qui ne devait avoir lieu que vers huit heures, de
sorte que le Père n'eut pas la peine de fermer l'église. La
pieuse caravane, qui avait dû se mettre en route vers mi-
nuit, s'empara du lieu saint et y resta, ainsi que les autres
personnes qui arrivèrent successivement, depuis deux
heures et demie jusqu'à la fin de la cérémonie qui ne se
termina pas avant dix heures du mâtiné. . »
Telles étaient les prémices de l'apostolat des Jésuites
du xix' siècle dans le champ fécondé deux cents ans plus
tôt par les travaux du saint Père. Aussi le Père Sellier
disait-il en terminant sa lettre : « Je quitte ce pays avec
regret et avec joie; avec joie, en voyant ce que le Sei-
gneur y a opéré, et avec regret de ce qu'il y en a si peu
qui lui ressemblent. »
Au reste l'intrépide missionnaire ne quittait un vil-
lage que pour passer dans un autre, où il trouvait sem-
blables fatigues et semblable moisson à recueillir. En
cette année de début, il n'eut avec lui, à Lalouvesc, pen-
dant les quatre mois des pèlerinages, qu'un seul compa-
gnon, le Père Jules Valantin. Mais dès l'année suivante la
communauté comprenait huit prêtres avec trois frères
coadjuteurs; l'affluence des pèlerins allait grandissant, et
pour satisfaire aux exigences de leur dévotion, les mis-
sionnaires n'étaient jamais assez nombreux. Les bonnes
gens des campagnes, qui forment en immense majorité la
clientèle de saint François Régis, ne viennent pas en effet
visiter son tombeau sans se confesser et communier. C'est
la Mission de l'apôtre des humbles et des pauvres qui se
I. 22 mars 1882. Vie du P. L. Sellier, p. 219.
CHAPITRE II 105
perpétue et s'élargit avec le temps. Le flot envahit la
sainte montagne à peu près exclusivement les dimanches
et jours de fête. Dès cette époque déjà lointaine on comptait
en l'espace de quelques semaines de quinze à vingt mille
confessions, et sur ce nombre quatre à cinq mille, d'après
les notes des missionnaires, embrassaient des périodes
de plusieurs années, quand ce n'était pas la vie tout en-
tière. Inutile de dire que par la suite le chiffre des pèle-
rins de Lalouvesc s'est accru dans de fortes proportions;
de nosjours c'est par soixante et quatre-vingt mille qu'ils
se comptent annuellement.
Les anciens Jésuites ne s'étaient pas établis à demeure
auprès du tombeau de saint Régis. Les Pères chargés de
desservir le pèlerinage avaient leur résidence à Annonay,
et ils se transportaient à la montagne pendant la belle
saison. Tout d'abord leurs successeurs pensèrent faire de
même. La maison d'Annonay fut même achetée en 1833,
mais heureusement revendue quelques mois après. On se
rendit compte que les circonstances avaient changé. Les
communications à travers cette région montagneuse
étaient déjà beaucoup plus faciles qu'au siècle passé et
elles ne pouvaient manquer de s'améliorer encore. Il fut
donc décidé que les missionnaires de Lalouvesc y auraient
leur domicile et leur centre. De là, pendant ce que l'on
pouvait appeler la morte-saison du pèlerinage, c'est-à-
dire pendant les deux tiers de l'année, ils rayon-
neraient pour porter leur ministère là où ils seraient
appelés.
Ce fut le train de vie de cet infatigable Père Sellier
pendant les trois ans qu'il passa encore à Lalouvesc. Son
biographe donne une liste incomplète des bourgs et des
villages qu'il évangélisa ; elle prouve que l'âge ne parve-
nait pas à éteindre l'ardeur de son zèle, non plus que
l'éclat de sa voix; il la fit retentir jusque sur l'un des som-
mets du massif du Mézenc où il prêcha pour la plantation
d'une croix en plein pays protestant. Son activité dévo-
rante s'accommodant mal de ses fonctions de Supérieur,
106 LA COMPAGNIE DE JESUS
il avait cédé sa charge au bout d'une année au Père Phili-
bert Guillermet. (13 novembre 1833.) Celui-ci n'était pas
d'un tempérament beaucoup plus tranquille; Grétineau-
Joly le qualifie de « fougueux »; mais cette fougue se dé-
pensait surtout à tonner du haut de la chaire contre le
péché, les vices et les scandales.
Depuis trente ans que les ossements du Bienheureux
étaient exposés à la vénération publique, on n'avait pas
songé encore à remplacer la châsse d'argent d'autrefois.
Ces restes sacrés étaient « renfermés dans un petit coffre
de bois, vieux, grossier, pauvre et sans ornement*. »
Une des premières préoccupations du nouveau Supérieur
fut de leur procurer une demeure plus décente. Sur sa
demande l'évéque de Viviers, adressa à ses diocésains
une lettre pastorale pour solliciter leurs offrandes. On
vit alors quelle place l'apôtre du Velay a conquise
dans le cœur d'une population généralement beso-
gneuse et à qui le Père Sellier ne trouvait à reprocher
qu'un attachement excessif au peu de bien qu'elle
possédait. Du moment qu'il s'agissait d'honorer le
saint Père^ toutes les bourses s'ouvraient; les plus pau-
vres ne refusaient pas leur obole, et on peut citer tel mo-
deste cultivateur qui s'estimait heureux d'apporter une
pile d'écus laborieusement amassés; il y en avait pour
trois cents francs. Une châsse en bronze doré fut exécu-
tée par une maison importante de la capitale, et le 3 sep-
tembre 1834, une fête splendide eut lieu sur la montagne
de Lalouvesc pour la translation des saintes reliques. Elles
furent portées triomphalement dans une procession pré-
sidée par trois évéques'*, et l'on y compta près de cinq
cents prêtres, avec une multitude accourue de toute la
région et qu'on évalua à plus de 25.000 personnes.
I. Lettre pastorale de l'évéque de Viviers.
a. C'étaient NX. SS. de Pins, archevêque d'Amasie, administrateur
apostolique du diocèse de Lyon; Dévie, évêque de Belley, et Donnai de
la Brageresse, évêque de Viviers.
CHAPITRE II 107
Les voyages interminables, imposés au Provincial de
France pour la visite annuelle de ses subordonnés, n'al-
laient pas sans des fatigues excessives pour un sexagé-
naire. De retour à Lyon dans les premiers jours de 1833,
le Père Druilhet tomba sérieusement malade et dut s'aliter
pour plusieurs semaines. A peine remis, il s'apprêtait à
reprendre ses pérégrinations ; il voulait commencer par
le Passage, où la situation devenait critique, et il allait se
mettre en route, lorsqu'il reçut du Père Rozaven la lettre
suivante :
« Rome, 21 mars 1833.
« Mon Révérend et bien cber Père, le proverbe dit :
« L'homme propose et Dieu dispose. Vous avez formé
« votre plan pour votre visite. C'est fort bien. Mais voici
« quelque chose qui le dérange. Je suis chargé de vous
« dire qu'il faut que vous vous trouviez à Ghambéry pour
« le 20 du mois d'avril. Ibi tibi dicetur qaid te oporteat
« facere^ Il peut bien arriver que, au lieu de voyager au
« midi, on vous fasse voyager au nord. Vous attendrez
« une lettre de moi qui ne tardera pas; celui qui vous la
« remettra vous en dira plus que je ne vous écrirai. Ne
« témoignez rien à vos connaissances pour ne pas donner
« lieu aux conjectures, et tâchez de trouver un prétexte
« pour aller à Ghambéry, afin que ceux qui connaissent
« vos projets ne soient pas étonnés de celte détermination
« subite... »
En dépit des légendes, l'administration intérieure de la
Compagnie de Jésus n'a pas coutume de procéder avec
ces allures mystérieuses. Quel était donc cet ordre secret
qui ne pouvait s'écrire et que le Provincial de France
devait apprendre à Ghambéry ?
I. Là on vous dira ce que vous devez faire. {Actes des apôtres, ix,^.)
108 LA COMPAGNIE DE JESUS
Ici il nous faut ouvrir une parenthèse et reprendre les
choses d'un peu plus haut. On nous excusera d'adopter
cette marche familière aux romanciers pour raconter un
épisode où les faits se déroulent un peu comme dans un
roman.
Après un premier séjour au château d'Holyrood, la
famille royale exilée trouvant trop rigoureux le climat de
l'Ecosse, s'était transportée à Prague et installée au palais
du Hradschin mis à sa disposition par l'empereur d'Au-
triche. Le baron de Damas, gouverneur du duc de Bor-
deaux depuis 1828, y dirigeait l'éducation du jeune prince
alors dans sa treizième année. Deux professeurs, l'abbé
de Moligny et M. Barrande, l'aidaient dans cette tâche
délicate. L'abbé de Moligny, avec le titre officiel de con-
fesseur, était chargé de l'instruction religieuse; M. Bar-
rande, ingénieur des Ponts et Chaussées, ancien élève de
l'École polytechnique, était seul professeur pour toutes
les autres parties de l'enseignement. Il apportait dans
l'exercice de ses fonctions beaucoup de zèle et d'habi-
leté. Mais les succès et les éloges lui avaient quelque peu
enflé l'esprit; naturellement fier et hautain, il en étai,t
venu à ne plus accepter de la part du gouverneur ni
direction, ni contrôle. A l'égard du prince lui-même il ne
savait pas toujours user de son autorité avec la discré-
tion convenable. « Il semble, dit un témoin, qu'il trouve
un secret plaisir à humilier son élève, à lui faire sentir
la supériorité de la science et du génie... Il le traite dure-
ment, il lui inflige, et cela devant des étrangers, des
pénitences humiliantes ^. » Les griefs ne manquaient pas
contre un maître trop altier et trop envahissant. Toutefois
I. Appréciation du marquis de Foresta sur l'enlotirage de M. le Duc
de Bordeaux, citée parle comte de Damas d'Anlezy dans « L'éducation
du duc de Bordeaux » (Revue de.-i Deux Mondes, 1902. Tome XI, p. 612.)
« M. Barrande met le prince à genoux, il lui fait baiser la terre. L'enfant
le racontait un jour, en riant, à sa sœur : « Il a voulu me faire baiser
la terre; il m'a déchiré ma collerette, m'a fait une bosse au front, mais
tout de même je ne l'ai pas baisée. » {Ibid.)
CHAPITRE II 109
le baron de Damas ne proposa pas à Charles X de le
remercier, mais seulement de lui adjoindre un autre pro-
fesseur pour les Lettres et l'Histoire ; on lui laisserait
l'enseignement des Sciences qui était sa spécialité. Rien
sans doute n'était plus raisonnable qu'un pareil arrange-
ment. Tel était néanmoins l'ascendant que M. Barrande
avait su conquérir dans l'entourage du vieux roi et si
puissantes les influences qui le soutenaient que Charles X
n'y donna son assentiment qu'au début de 1833, l'année
où le duc de Bordeaux devait atteindre sa majorité.
Restait maintenant à trouver l'homme pour l'emploi. Ce
fut l'objet de la mission confiée par le gouverneur au mar-
quis de Foresta. Le baron de Damas lui remit une Note
écrite qui devait le guider dans ses démarches et éclairer
les personnes dont il aurait à prendre conseil. Dans ce
but, la Note donne d'assez amples « détails sur l'enfant
précieux dont il faut achever l'éducation ». On parle de
son caractère : « M. le duc de Bordeaux est vif » ; de sa
piété, qui est « sincère » ; de ce qu'il sait de latin, de
français, d'allemand, d'anglais, d'Histoire, etc. ; il est vrai-
ment avancé pour son âge, et il a « l'esprit pénétrant ».
Vient ensuite le programme des études futures qui devront
être conduites avec des vues très hautes, et le gouver-
neur conclut : « On voit maintenant qu'il ne peut être
question d'un maître ordinaire, et qu'un nouvel instituteur
devra joindre à une instruction profonde un caractère
élevé. Le Roi ayant approuvé cette Note, le marquis de
Foresta la prendra pour règle de sa conduite, sauf toute-
fois les instructions verbales que S. M. s'est réservé de
lui donner ^ . »
On verra plus loin sur quoi portaient ces instructions
verbales de Charles X à son envoyé. Quant au baron de
Damas, il semble bien que son choix était déjà arrêté.
Parti de Prague sur la fin de janvier, le marquis de Foresta
se dirigeait, en effet, non pas vers la France, mais vers
I. L'éducation du duc de Bordeaux, loc. cit. p. 612.
110 LA COMPAGNIE DE JESUS
Rome. C'était déjà un indice. Dans une lettre dont il est
porteur pour le cardinal Lambruschini, le gouverneur du
duc de Bordeaux s'exprimait ainsi :
« ... J'ai donc pris mon parti en ce qui me concerne;
mais il faut d'autres conseils, d'autres volontés. Je demande
à Votre Éminence conseil et appui. Le marquis de Foresta,
qui aura l'honneur de vous remettre cette lettre, expli-
quera mieux que je ne pourrais l'écrire l'objet de nos
vœux qui est aussi le but de son voyage. Si, comme je le
pense, Monsieur le Cardinal, une décision du Saint-Père
était nécessaire, j'ose espérer que vous voudrez bien la
provoquer. Demandez-lui sa bénédiction apostolique et
pour l'enfant précieux qui m'est confié et pour ceux qui
sont ou qui seront chargés de continuer son éducation.
M. le duc de Blacas a écrit pour le même objet à Votre
Éminence, à M. le Cardinal Sala et au Père Général des
Jésuites. Comme je n'ai pas l'honneur de les connaître, je
m'adresse à Votre Éminence * ; j'ai écrit aussi au Père
Rozaven, qui est un de mes plus anciens amis. »
Les préférences du baron de Damas n'étaient donc pas
douteuses; c'était bien d'ores et déjà, sur un Jésuite qu'il
avait jeté son dévolu, et pour l'obtenir, il n'hésitait pas,
si besoin était, à réclamer l'intervention du Pape. Cette
intervention ne fut pas nécessaire, comme en témoigne
la réponse du cardinal Lambruschini:
« Monsieur le baron. Monsieur le marquis de Foresta
m'a présenté vers la fin du mois de mars votre intéres-
sante lettre du 28 janvier, et il vous portera aussi ma
réponse. Le digne voyageur m'a expliqué l'objet de sa
mission que vous m'avez suffisamment indiqué. La réso-
lution prise est sage et vous fait beaucoup d'honneur. J'ai
offert de grand cœur mes services à votre recommandé;
mais ils ont été inutiles, parce que le bon Père Général
avait accueilli tout de suite la demande et il n'a pas besoin
I. Le baron de Damas avait eu l'occasion de connaître Mgr Lam-
bruschini pendant sa nonciature en France, laquelle ne prit (in qu'un
an après la Révolution de juillet.
CHAPITRE II 111
(le recourir à l'autorité supérieure, pouvant faire la chose
par lui-même. Cependant je lui en ai parlé et j'ai eu rai-
son de me convaincre de plus en plus des bonnes dispo-
sitions qui l'animent. 11 désire seulement le plus strict
secret et cela ne peut faire la moindre difiiculté, parce
que, comme vous voyez, il est dans l'intérêt des deux
parties également... » (4 Avril 1833.)
A cette date, la négociation du marquis de Foresta avait
donc abouti; un Jésuite était désigné par les Supérieurs
majeurs pour remplir les fonctions de précepteur auprès
du duc de Bordeaux. Ce n'est pourtant pas à eux que le
négociateur s'était adressé tout d'abord. A la date du
18 avril, il rend compte, dans une lettre très confiden-
tielle au baron de Damas, de ses démarches, de ses éc hecs
et du succès final ' :
« ... Les instructions verbales que, peu d'instants avant
mon départ de Prague, Robert ^ voulut bien ajouter à
celles écrites dont j'étais porteur, me prescrivaient de
diriger mes recherches, d'abord sur un laïc, ensuite, s'il
ne s'en trouvait pas qui réunît les conditions requises,
sur un simple ecclésiastique, et enfin en désespoir de
cause, sur Didier, ou sur tel autre individu de même
robe, jugé plus capable encore par les personnes dont
l'opinion devait me diriger dans cette recherche.
« Cet ordre de marche, je l'ai strictement suivi, et c'est,
en résultat, sur la dernière des trois catégories qu'il a
fallu se replier, après avoir échoué dans les deux
autres. »
On s'est donc rabattu sur Didier. « Ici encore nouveau
désappointement. Didier est homme d'esprit et de talent,
pieux et savant, doux et poli, ayant l'usage du monde et
les allures du salon... Mais caractère timide, faible, sujet
1 . Les lieux et les personnes sont désignés dans cette lettre par des
noms de convention, et plusieurs passages sont en chiffres dans l'ori
ginal. (Loc. cit., p. 6i3.)
a, Charles X.
112 LA COMPAGNIE DE JESUS
au découragement... ; ses Supérieurs déclarent catégori-
quement qu'il ne saurait nous convenir, qu'il faut porter
nos vues ailleurs *...
«... Rassurez-vous; la Providence nous réservait mieux
que nous n'osions espérer. Ces mêmes hommes (je vous
les garantis bons juges) qui nous déconseillaient Didier,
qui même, pour ne pas compromettre leur responsabilité,
se refusent formellement à nous le céder, nous propo-
sent, nous accordent un sujet infiniment plus distingué
encore, un sujet qu'ils donnent pour parfait, dont, en un
mot, ils répondent. L'opinion sur son compte est unanime.
Car je ne me suis pas seulement borné, conformément à
vos instructions, à consulter Ignace et Gilbert^, mais
encore les cardinaux Sala et Lambruschini, lesquels ayant
longtemps vécu en France et à la cour savent parfaite-
ment ce qu'il nous faut. Et remarquez une chose qui
certainement n'échappera pas à la sagacité de Robert,
c'est que l'inconvénient de position de l'individu dont il
s'agit disparaît presque, ou du moins n'égale pas à beau-
coup près celui qui s'attache à la personne de Didier
notamment connu en France et en Europe pour Jésuite,
tandis que le Père Druilhet — c'est le nom du sujet en
question — n'est connu pour tel que d'un très petit
nombre d'individus étrangers à la cour. Il sera dès lors
très facile de dissimuler la chose en lui faisant changer de
nom. Ses Supérieurs, sans précisément l'exiger, le dési-
rent, et la prudence semble le conseiller. Si donc Robert
le trouve bon, on l'appellera tout simplement l'abbé de
Laplace.
« Voilà, cher baron, à quoi mes recherches, poussées
1. Qui est ce Didier que sa notoriété avait désigné à l'attention du
baron de Damas et qui était demandé nommément? Didier est assuré-
ment un nom de guerre ; mais il est malaisé de dire à quel Jésuite
alors en vue peut convenir le signalement donné par le marquis de
Foresta.
2. Le P. Roothaan et le P. Rozaven.
CHAPITRE II 113
aussi loin que possible, ont abouti... Toutes les formes
qui m'étaient prescrites ont été scrupuleusement suivies ;
aucune précaution n'a été négligée. Dans cet état de cho-
ses, j'ai dû, conformément à mes instructions, me hâter
de conclure, et c'est ce que j'ai fait. Vous m'aviez à cet
égard donné toute la latitude nécessaire. Il n'y a donc
plus à revenir sur cette affaire ; elle est terminée. Le Père
Druilhet a reçu de ses Supérieurs l'ordre de quitter Saint-
Marcel (Lyon) et de se rendre à Saint-Augustin (Fri-
bourg), où il s'abouchera avec Léonard (le marquis de
Foresta). Il en recevra les instructions et les moyens
nécessaires pour se rendre en toute hâte au poste qui
l'attend. »
Le Père Rozaven confirmait etcomplétait les renseigne-
ments du négociateur en écrivant de son côté au baron
de Damas :
« ... Il pourra vous attester qu'il n'a éprouvé de notre
part aucune difficulté, aucune résistance. 11 y a quatre
ans, nous eussions sans doute montré une répugnance
invincible à accéder à une semblable proposition; mais
aujourd'hui, les circonstances étant si différentes, nous
pensons qu'on ne verra dans notre promptitude à l'accep-
ter que la preuve du dévouement le plus entier et le plus
désintéressé, et c'est ce qui nous à déterminés à entrer
dans vos vues dès la première ouverture qui nous a été
faite...
« Vous n'ignorez pas, Monsieur le baron, que tout mem-
bre de notre Compagnie doit, autant que possible, avoir
son compagnon. En conséquence nous vous donnons le
double de ce que vous demandiez, et le second est bien en
état d'aider le principal et même de le suppléer en cas
de besoin. Il n'est pas nécessaire que je vous dise qu'il ne
peut être nullement question d'appointements. L'entre-
tien convenable à de pauvres religieux, c'est tout ce
qu'ils peuvent accepter. Ils auront toute la récompense
qu'ils peuvent désirer si Dieu daigne répandre ses béné-
dictions sur leur ministère et si le succès répond à
La Compagnie de Jésus. 8
114 LA COMPAGNIE DE JESUS
l'attente qu'on a bien voulu s'en former. Puissions-nous,
après deux siècles et demi, donner une nouvelle preuve
de la reconnaissance éternelle que notre Compagnie a
vouée au grand monarque dont votre auguste élève porte
le nom 1 » (15 Avril 1833.)
On comprend maintenant l'invitation faite au Provincial
de Lyon, dans des formes étranges, d'avoir à se trouver
au collège de Ghambéry, vers le 20 avril, pour y entendre
une communication le concernant. Dans l'intervalle il
avait reçu de la même provenance un pli qu'il devait
remettre à la personne chargée de lui notifier les ordres
de ses Supérieurs.
Le Père Druilhet partit donc, emmenant avec lui con-
formément à de nouvelles instructions, le Père Etienne
Déplace et le Frère Dutel coadjuteur. Au jour dit, il se
trouvait au rendez-vous et y rencontrait le Père Fran-
çois Renault, arrivé de Rome peu auparavant, qui l'infor-
mait de vive voix de tout ce que nous venons de raconter
et lui faisait ainsi connaître la fonction bien inattendue
à laquelle il était appelé. En retour, le Père Renault rece-
vait, par le pli confié au Père Druilhet, sa propre nomina-
tion à la charge de Provincial de France. Apparemment
le Père Renault était déjà averti, et il n'y avait pas pour
lui de surprise. Mais quelle dut être celle du Père Druilhet
en se voyant imposer un fardeau auquel bien certaine-
ment il n'avait jamais pensé ! Ce n'était pas trop de tout
l'esprit d'obéissance d'un vrai fils de saint Ignace, pour
accepter sans résistance, et disons le mot, pour se rési-
gner.
Il passa les quelques jours dont il pouvait disposer à
mettre son successeur au courant des affaires delà Pro-
vince ; ils allèrent ensemble à Annecy voir le Père de
Mac-Carth}'^ qui touchait à ses derniers moments ^ ;
après quoi ils se séparèrent, le Père Renault rentra seul
I. Cf. Tome I. P. 216. Ils assistèrent à la cérémonie des derniers
sacrements qui lui furent administrés par l'évêque, Mgr Rey. Le P. de
Mac-Garthy mourut le 3 mai.
CHAPITRE II 115
à Lyon, pendant que le Père Druilhet et ses deux com-
pagnons s'acheminaient vers Turin, où ils arrivèrent le
4 mai. Ils comptaient y trouver le marquis de Foresta ;
mais, par suite d'un malentendu, ce ne fut qu'après plu-
sieurs jours de recherches qu'ils réussirent à le rejoindre;
c'était à Ghambéry qu'ils auraient dû l'attendre. En même
temps que les instructions de la cour de Prague, le mes-
sager royal remit au Père Druilhet celles qui lui étaient
adressées de Rome par le Père (Général et le Père Assis-
tant de France. Ces lettres doivent trouver leur place
ici ; nous croyons, en effet, qu'elles aideront à connaître
la Compagnie de Jésus; d'autre part elles expliquent sa
conduite dans une circonstance singulièrement épineuse.
C'est pourquoi, même avec quelques redites, elles ont leur
intérêt pour ceux qui cherchent la vérité.
« Je puis, écrit le Père Rozaven, vous parler mainte-
nant avec moins de mystère que je ne l'ai fait dans les
lettres que vous avez reçues à Lyon. Le Père Renault vous
a tout expliqué. Votre surprise a été grande sans doute ;
la nôtre n'a pas été moindre. 11 n'y avait pas à hésiter ;
d'autant plus que celui qui était chargé de la commis-
sion était muni de lettres qui auraient fait intervenir
l'autorité du Pape, si cela avait été nécessaire. Nous
avons jugé qu'il valait mieux faire les choses de bonne
grâce. Les circonstances d'ailleurs demandent que nous
nous empressions de donner à Charles X cette preuve de
notre dévouement et de la reconnaissance que nous de-
vons à son auguste maison. Henri IV a eu pour notre
Compagnie les sentiments d'un grand roi et l'amour d'un
père ; que ne lui devons-nous pas ? Louis XIII et Louis XIV
nous ont comblés de bienfaits... C'est bien à contre-cœur
que Louis XV a signé l'édit de notre suppression, et ce
n'est point non plus en consultant ses sentiments person-
nels que Charles X a donné les Ordonnances de Juin.
Nous devionsnous empresser de saisir l'occasion de prou-
ver qu'il n'y a rien de gravé dans nos cœurs que le sou-
venir des bienfaits. Un refus de notre part eût été mal
116 LA. COMPAGNIE DE JESUS
interprété. Si le Roi avait été sur son trône, c'eût été au-
tre chose; refuser n'eût été que se soustraire à un hon-
neur. Mais le désir d'un souverain exilé est à nos yeux
quelque chose de plus respectable que la volonté d'un
prince puissant.
« Il me semble vous entendre dire, mon Révérend
Père, que tout cela est fort bien, que vous l'approuvez
volontiers, mais ce qui vous touche, c'est que le choix soit
tombé sur vous. A cela je réponds qu'il fallait bien que le
choix tombât sur quelqu'un, et que c'est sans doute votre
faute si le Père Général a jugé que, de tous les sujets dont
il pouvait disposer, vous étiez celui qui convenait le mieux
à cet emploi. Au reste, il est inutile de parler de cela;
vous avez votre mission et cela suffit. Vous ne l'avez pas
désirée; ainsi elle vous vient d'en haut et vous avez
droit d'en attendre les secours qui vous seront néces-
saires...
« Je pense que vous serez content du compagnon qui
vous est donné. Vous ferez bien de vous rendre le plus
tôt possible à votre destination. Il est inutile que vous
retourniez en France, et cela pourrait avoir des inconvé-
nients. Il faut garder le plus grand secret possible. M. le
marquis de Foresta aura soin de vous procurer des passe-
ports. Quand vous serez au terme, vous ferez bien de
garder vos noms de guerre. Si, à votre passage à Turin,
vous pouvez éviter de voir nos Pères, cela vous épargnera
bien des questions, auxquelles vous ne devriez pas
répondre... Si, contre notre attente, on vous parlait d'ap-
pointements, je n'ai pas besoin de vous dire qu'il ne faut
y entendre en aucune façon. Victiim et vestitum siciit decet
pauperes religiosos, c'est tout ce que vous devez et pouvez
accepter. »
La lettre du Père Roothaan était brève ; il remerciait le
Père Provincial de France pour « l'activité, le zèle et la pru-
dence » dont il avait fait preuve dans l'exercice de sa
charge « en des temps si difficiles » ; quant à la mission à
laquelle il était appelé, le Père Général s'en tenait, disait-il,
CHAPITRE II 117
à l'instruction qu'il avait rédigée pour cet objet et
qu'il lui faisait remettre. Ce document, écrit en latin,
mérite d'être signalé à ceux qui voudraient publier une
nouvelle édition des Monita sccreta de la Compagnie de
Jésus. En voici la substance' :
« Tout d'abord, dit le Père Roothaan, nous ne devons
pas nous dissimuler que la fonction qui nous est confiée
est moins un honneur qu'une charge très lourde et pleine
de dangers. Elle l'eût été en tout temps, mais aujourd'hui
plus que jamais... Puis donc qu'il n'a pas été possible de
refuser ce qui était demandé de façon si pressante, je crois
de mon devoir de vous donner les avis suivants :
« 1° En ce qui regarde vos personnes et votre genre de
vie, vous vous rappellerez ceux de nos anciens Pères qui
ont eu à vivre dans les cours. S'enfermant dans les limites
de leur office, la prière, l'étude, leurs exercices spirituels,
comme en communauté, ils sauvegardaient ainsi leur
liberté... Au milieu de la cour, ils menaient une vie
modeste, religieuse, recueillie, séparée du monde, unique-
ment appliquée à Dieu et à leur emploi. Les Ordonnances
des Pères Généraux renferment à cet égard des recom-
mandationsauxquelles je vousrenvoie, mais je vous signale
surtout ce qui est prescrit en vertu de la sainte obéis-
sance, in virtute sanctae obedientiae, relativement aux
affaires de la politique. Si donc on vous sollicitait de vous
en occuper, vous devriez répondre : « Ces choses sont
« étrangères à notre emploi comme à notre vocation; ce
« n'est pas pour cela que nous sommes ici. »
« 2° En ce qui concerne vos fonctions auprès du jeune
prince. Dieu vous inspirera ce qui convient, dabit Domi-
nus spiritum bonum. Sans doute, vous devez faire qu'il
progresse dans les Sciences et les Lettres; mais ce qui
importe bien davantage, c'est qu'il apprenne à se faire un
jugement sain et droit sur les personnes et sur les choses,
I. L'autographe se trouve aux Archives de la Province de Lyon, XXI.
P. 19'.
118 LA COMPAGNIK DE JESUS
qu'il acquière de la force d'âme et l'amour de la justice,
qu'il comprenne que ce n'est point tant son droit que
son devoir de défendre ses droits, en se gardant
toutefois de s'arroger des droits qui ne lui appartiennent
point... Qu'il se persuade bien que le travail est nécessaire
aux princes encore plus qu'aux autres hommes... Enfin,
(dernière recommandation qui a une saveur particulière
sous la plume du Général des Jésuites) vous éviterez de
le pousser trop dans la piété; vous devez user en cette
matière de beaucoup de modération, multam adhibendam
moderationem. » Le Père Roothaan invoque ici l'autorité
d'un de ses prédécesseurs, saint François de Borgia, écri-
vant au Provincial de la Province d'Aquitaine : « Nous ne
devons pas vouloir rendre nos élèves pensionnaires trop
religieux. — Si cela est vrai pour nos pensionnaires, que
dire quand il s'agit de l'héritier d'un trône*? »
Les voyageurs partirent de Turin le 10 mai 1835 se diri-
geant surFribourg; le père Druilhet éprouvait le besoin
d'aller retremper son courage auprès de ce vénérable Père
Godinot, dont il avait partagé les travaux et les sollici-
tudes pendant les six années de son provincialat. Les expli-
cations du marquis de Foresta l'avaient jeté dans des per-
plexités qu'il n'avait pas éprouvées tout d'abord. Le Père
Renault n'était qu'imparfaitement renseigné. On ne dési-
rait point tant les Jésuites, puisque le négociateur ne
devait s'adresser à eux qu'en désespoir de cause; on n'en
voulait pas deux, mais un seul; on ne lui demandait pas de
former le caractère de son élève mais seulement de lui
enseigner la littérature et l'histoire; ce cours tel qu'il était
esquissé dans la Note du gouverneur, le Père Druilhet
l'estimait au-dessus de ses forces; le Père Déplace malade
était du même avis, en ce qui le concernait personnelle-
ment. Ces réflexions et d'autres encore le Père Druilhet
les soumettait au Père Général dans une longue lettre
I. « Non dehemus velle convictores nosiros facere nimis religiosos. »
(S. Fr. Borgia ad Prov. Aquit. i568.) Si haec de convictoribus, quid de
principe ?
CHAPITRE II 119
écrite dès le 11 mai, premier jour de son voyage. Elles
lui paraissaient assez graves pour faire revenir son Supé-
rieur sur une décision que peut-être il n'aurait pas prise,
pensait le Père Druilhet, s'il avait connu toute la vérité,
La réponse du Père Roothaan, écrite de sa propre
main, fut que rien ne lui avait été dissimulé, sauf pour-
tant la note relative aux matières à enseigner. Cette omis-
sion même lui paraissait une raison de s'affermir dans sa
première impression. Le marquis de Foresta ne lui avait
pas dit un mot du programme dont le Père s'effrayait ;
c'est donc qu'on n'y attachait pas une telle importance.
« Tenez-vous en donc, mon bon Père, à ce que je vous ai
dit ailleurs; il s'agit moins à' instruction que d'éducation...
Si, à l'heure qu'il est, on ne comprenait pas encore qu'il
faut s'attacher au solide bien plus qu'au brillant., j'avoue
qu'il faudrait désespérer... » Au surplus, « la demande
étant venue sans que nous pussions même y penser, et
bien certainement contre notre désir et contre notre
attente, il nous a paru y voir un nutus de la Providence,
et nous avons cru devoir plutôt céder de bon gré aux
vives instances qu'attendre d'y être forcés par un ordre
supérieur <... Quant à ce qui peut s'ensuivre..., bruit et
tapage! On débitera des mensonges? Quelques-uns de
plus ou de moins sur notre compte, c'est bien là de quoi
nous effrayer !... Ainsi, mon bon Père, in nomine Domini^
allez sans crainte comme sans présomption : Modicae fidei,
quare duhitasti^?... » (21 Mai 1833.)
Ces encouragements ne parvenaient pas à rassurer le
Père Druilhet; d'autres lettres suivirent où il laissait
paraître ses appréhensions, si bien que le Père Roothaan
lui écrivit de différer son départ; mais quand la lettre
arriva à Fribourg, les trois voyageurs étaient en route.
Tout en faisant ses représentations, comme sa règle l'y
autorisait, le Père Druilhet, sur la première réponse de
i.Tous les mots en italiques sont soulignés dans le manuscrit. Ils
ont leur importance dans l'histoire de l'affaire de Prague.
2. Homme de peu de foi, pourquoi avez-vous douté? (Math, xiv, 3i.)
120 LA COMPAGNIE DE JESUS
son Supérieur, s'était mis en devoir d'exécuter l'ordre
reçu *. Après des retards occasionnés par l'état de
santé du Père Déplace, on atteignit le terme du voyage
le 11 Juin. Ici nouveau contre-temps. La famille royale
avait quitté Prague pour se rendre aux eaux de Téplilz.
C'est là que la situation des Jésuites allait enfin s'éclaircir
et leur mission commencer.
Dès sa première entrevue avec le baron de Damas, le
Père Druilhet — c'est lui-même qui le raconte ^ — lui
posa nettement la question : « Vous ne voulez, paraît-il,
qu'un seul prêtre de la Compagnie; nous sommes venus
deux; si c'est un homme d'autorité et d'expérience qu'il
vous faut, je crois que je mérite la préférence ; si c'est un
professeur très instruit et très capable, il faut la donner
au Père Déplace. » — Comme tel était en effet le désir
du gouverneur, le Père Druilhet déclara qu'il ne voulait
pas être indiscret et qu'il allait repartir. Sur quoi le gou-
verneur : « Non, dit-il, restez à titre d'ami; votre pré-
sence ne sera pas inutile ; le château et la ville vous four-
niront largement de quoi vous occuper. »
Le 16 juin les deux Pères furent présentés au roi, au
duc de Bordeaux, au duc et à la duchesse d'Angoulême.
Ils avaient espéré, continue le Père Druilhet, pouvoir
garder l'incognito, mais des visiteurs de France venaient
d'arriver qui avaient été ses élèves à Saint-Acheul, et
apparemment le fait ne manquerait pas de se renouveler.
Cependant, comme on l'avait demandé tout d'abord, il fut
convenu qu'on ne leur donnerait ni leur nom ni leur
I . Pour dire toute la vérité, les représentations du Père Druilhet
avaient quelque peu dépassé la mesure. Ses Supérieurs de Rome en
avaient éprouvé du mécontentement. On en trouve la trace dans une
lettre du Père Godinot au Père Druilhet (ig août) : « Dans son petit mot
à moi, sa plume (du Père Rozaven) me glisse quelque chose sur
l'obéissance du jugement et sur les objections qu'a faites pour aller
là-bas qui vous savez. Dieu a bien tout arrangé, en permettant que
vous fussiez parti avant l'arrivée de la lettre un peu sèche de M. Root
(haan)... »
•2. Lettre au R. P. Général, 19 juillet.
CHAPITRE II
121
qualité; le Père Druilhet serait l'abbé de la Croix, et le
Père Déplace, l'abbé Stéphane.
Les choses ainsi réglées, le Père Druilhet alla deman-
der l'hospitalité au couvent des Capucins de Prague, qui
voulurent bien l'admettre à partager leur vie. Le Père
Roothaan lui exprimait sa « grande consolation de le savoir
au régime de la sainte pauvreté si exemplairement obser-
vée par ces bons religieux'. » Quant au Père Déplace, il
entrait le 19 juin, à Téplitz même, dans l'exercice de ses
fonctions. Ce jour-là, le baron de Damas, ayant réuni dans
son cabinet les deux professeurs, pour faire entre eux
le partage des attributions, M. Barrande laissa éclater la
colère qu'il avait contenue jusque-là. 11 ne pouvait se dis-
simuler, dit-il, les motifs de l'arrivée des Jésuites ; c'était
une punition qu'on voulait lui infliger, et il ne croyait
pas l'avoir méritée. 11 n'avait nullement besoin de l'aide
de M. Déplace ; tout ce que le prince savait, c'est lui qui
le lui avait enseigné, et il était en mesure de lui en ap-
prendre davantage. A ces plaintes succédèrent de violen-
tes récriminations contre le gouverneur.
Par une délicatesse chrétienne peut-être excessive le
baron de Damas crut devoir garder le silence sur cette
incartade; mais M. Barrande eut l'imprudence de se vanter
de la scène qu'il avait faite et qui, d'ailleurs, avait été con-
certée; le bruit en arriva aux oreilles du roi et le trop
chatouilleux professeur reçut son congé. On fit appel pour
le remplacer au célèbre mathématicien Augustin Cauchy,
qui arriva à Prague quelques semaines après.
Pendant cet intervalle, le Père Déplace fut seul à diriger
les études de son royal élève. C'était, il est vrai, la saison
de l'année où l'on donnait plus de temps aux exercices
physiques pour lesquels les maîtres ne manquaient pas.
On ne tarda pas à quitter la station balnéaire de Téplitz
pour se transporter au château de Buschtierad, résidence
I . Lettre du P. Roolhaan à « M. l'abbé de la Croix, chez les RR. PP
Capucins, à Prague », 9 août i83ii.
122 LA COMPAGNIE DE JESUS
d'été à proximité de Prague. Le départ de Barrande avait
affligé le jeune prince qui l'aimait malgré sa sévérité; on
pouvait craindre que le nouvel instituteur fût mal accueilli.
Le baron de Damas et l'abbé de Moligny offrirent donc au
Père Déplace d'assister à ses leçons. Il les remercia et fit
bien ; au lieu de ces manières raides et hautaines qu'on
appréhendait, le duc de Bordeaux se montra docile et
confiant. Le Père Déplace n'en était certes pas à sesdébuts ;
il était, lui aussi, en matière d'éducation, homme d'auto-
rité et d'expérience. Il avait quarante-huit ans, avait été
professeur de hautes classes à Saint-Acheul, puis pré-
fet général à Bordeaux et au Passage '. Il avait sans
doute moins de mathématiques que son prédécesseur,
polytechnicien ; mais quand il s'agit d'instruire les enfants,
mieux vaut une bonne méthode qu'un grand savoir. Il
paraît bien que le nouveau maître trouva dés l'abord le
moyen de gagner l'attention et d'exciter l'intérêt de son
élève, car, au sortir de la leçon, raconte un témoin, « le
duc de Bordeaux courut se jeter au cou de son gouver-
neur : — « C'est délicieux, lui dit-il, c'est délicieux. » Il
le répéta dans la soirée au Roi qui voulut bien le redire
à MM. Druilhet et Déplace, le lendemain, dans le parc de
Glary, où il les rencontra au détour d'une allée^. »
Dés cette première leçon le jeune prince, conquis par
la douce gravité du religieux, lui avait fait une confidence :
« J'ai des défauts, mais je les connais et je veux m'en
corriger. Comment faire? — Réfléchir et se vaincre »,
1. Etienne Déplace, né à Roanne le 19 janvier 1785, fit ses études
au collège des Pères de la Foi dans cette ville, et fut admis dans leur
société. 11 enseigna à l'Argentière, et après la dissolution de la société,
exerça le ministère sacerdotal en qualité de vicaire dans diverses
paroisses. Entré dans la Compagnie de Jésus, le 4 novembre i8i5, il
fut professeur à Montmorillon et àSaint-Acbeul, puis préfet des classes
à Bordeaux et au Passage. Il était depuis trois ans appliqué à la prédi-
cation, quand il fut envoyé à Prague. A son retour, il passa successi-
vement dans diverses résidences, fut Supérieur de celle de Lyon de iSSgà
1842; il mourut à Avignon le i'^ octobre 1846, à l'âge de 61 ans.
2. Cf. Bévue des Deux Mondes, Article cité, p. 618.
CHAPITRE II 123
repartit le Père Déplace. Ces deux mots firent une impres-
sion profonde sur l'esprit du duc de Bordeaux. Il les prit
comme devise, il les écrivit et les signa de son nom, il
se les répétait à lui-même et quelquefois aux autres.
Mieux encore il s'appliqua à les mettre en pratique, et il
était heureux quand il pouvait rédiger un petit bulletin
de victoire remportée sur sa légèreté ou sur la violence
de son caractère. Il y eut d'autres combats et d'autres
victoires qui durent lui coûter encore davantage. Sponta-
nément, sans y être obligé par personne, l'enfant royal
en vint à s'imposer à lui-même d'adresser un billet d'ex-
cuses, à son maître chaque fois qu'une saillie d'humeur lui
était échappée au cours de ses leçons \
Le Jésuite n'eiit-il appris à l'héritier du trône autre
chose qu'à se vaincre soi-même, son temps et sa peine
eussent été sans doute bien employés ; mais il avait d'ail-
leurs à remplir un programme fort chargé, passablement
ambitieux, pour ne pas dire quelque peu chimérique.
C'est le défaut trop ordinaire des programmes, surtout
quand ils ont pour auteurs des hommes instruits, accou-
tumés avoir les choses dehaut, maisn'ayantpaslapratique
de l'enseignement. C'était bien le cas de celui que le baron
de Damas, ci-devant ministre d'État, avait dressé pour
l'éducation de son prince. On y lisait des paragraphes
comme celui-ci :
« ...Alors devra commencer un cours d'Histoire rai-
sonné; on y examinera les passions des hommes, la valeur
de leurs lois, les causes et les effets des révolutions ; on
en fera ressortir les principes de morale, de politique,
du droit des gens et du droit public qui ont prévalu aux
diverses époques. »
Avec le cours d'Histoire universelle qui devait précé-
der, et le cours de littérature universelle qui devait aller
I . Plusieurs de ces billets d'excuses écrits de la main du duc de
Bordeaux et adressés au Père Déplace sont conservés aux Archives
de la Province de Lyon. Voir aux Pièces Justificatives, N° VI.
124 LA COMPAGNIE DE JESUS
de front, c'était de quoi épouvanter un ancien professeur
de Rhétorique, très au fait des classiques grecs et latins,
mais pour qui les autres études n'avaient guère compté
qu'au titre « d'accessoires )>. De vrai, le Père Déplace se
crut modestement au-dessous de sa tâche; il eût peut-
être perdu courage, si le Père Druilhet, qui voyait la
situation avec plus de sang-froid, ne l'eût réconforté. Il
ne fallait pas selon lui se laisser éblouir par les mots;
nous donnons déjà tel enseignement que l'on décore
ailleurs de noms grandioses auxquels nous ne pensions
pas; on fait de la théologie sublime en enseignant le caté-
chisme, mais de la théologie à la portée des enfants;
ainsi un honnête homme, qui a de la culture et du bon
sens, fait, sans se mettre le cerveau à la torture, la philo-
sophie de l'Histoire en même temps que le récit des évé-
nements. Surtout il fallait éviter l'écueil où donnent sans
s'en apercevoir les maîtres trop savants : passer par-des-
sus la tète de ceux qu'ils instruisent. Pour être prince,
l'élève du Père Déplace n'en était pas moins un « écolier».
Si d'autres étaient tentés de l'oublier, lui du moins devait
s'en souvenir. Ce serait tout profit pour l'élève en même
temps que pour le maître.
Heureusement le Père Déplace avait assez d'empire sur
lui-même pour vaincre la défiance de sa propre valeur
qui l'eût paralysé. Tout en se condamnant à un travail
acharné pour préparer ses leçons, il prit grand soin de
n'en pas faire des cours de Faculté. En somme, il eut le
don de captiver par son enseignement l'esprit du duc de
Bordeaux, ce qui lui permit d'exercer du même coup sur
son éducation une influence heureuse. « Au bout de quel-
ques semaines, dit la relation que nous avons citée, on re-
marquait dans le jeune prince une amélioration sensible,
un ton plus raisonnable, un langage plus soigné, des ma-
nières plus graves, plus convenables à un prince. Le Roi,
le Dauphin, la Dauphine en témoignèrent successivement
leur satisfaction. — Marquis, disait un jour M. le Dauphin
à M. de Foresta, ces Messieurs que vous avez amenés,
CHAPITRE II 125
c'est du bon. Bordeaux en est content, nous le sommes
tous<. »
Mais cela ne pouvait durer. Nous n'avons pas à racon-
ter quelles intrigues s'agitaient autour de la famille royale
en exil et surtout de l'enfant sur qui reposaient toulesles
espérances des fractions très divisées entre elles du parti
légitimiste. Inutile de dire aussi que la personne du ba-
ron de Damas était antipathique à beaucoup de royalistes
des plus ardents, à ceux en particulier qu'on appelait la
Jeune France. Ce qu'on lui pardonnait le moins peut-être
c'était la piété qu'il s'efforçait d'inculquer à son royal
élève. Ce n'était pas d'ailleurs le seul grief qu'on eût
contre le gouverneur que le Roi honorait de la plus entière
confiance. Jus(|ue dans la petite cour de Prague, et dans
l'entourage immédiat de son prince, la fermeté du baron
de Damas lui avait suscité des opposants, ou pour mieux
dire, des adversaires déclarés. L'arrivée des Jésuites et
le départ de M. Barrande fournirent un nouvel aliment aux
commentaires désobligeants des uns et aux récriminations
passionnées des autres. Quand la double nouvelle futcon-
nue en F'rance, ce fut une explosion de mécontentements,
de colères, de quolibets, dans les rangs des monarchistes.
L'éducation du duc de Bordeaux confiée aux Jésuites! On
voulait donc en faire « un capucin »! Sans prendre tout à
fait à l'égard des Jésuites le ton de la presse libérale, les
organes légitiministes, la Quotidienne et la Gazette de
France, déclaraient très haut qu'ils étaient radicalement
incapables de s'adapter aux idées modernes, que, façonné
par eux, l'esprit du prince serait à tout jamais fermé aux
besoins et aux aspirations de son temps, que leur impo-
pularité, quelle qu'en fut la cause, allait infailliblement
rejaillir sur l'héritier du trône et lui interdirait à tout ja-
mais l'espoir d'une restauration.
Les remontrances affluaient à la cour, par toutes les
voies et sous toutes les formes, et il s'en fallait qu'elles
1. Revue des Deux Mondes, loc. cit., p. 6i8.
126 LA COMPAGNIE DE JESUS
fussent toujours modérées et respectueuses. Les Jeune
Brance ne parlaient de rien moins que d'enlever le prince
et de le remettre à des éducateurs de leur choix. Chateau-
briand était tout désigné pour gouverneur ou même pre-
mier ministre. La diplomatie s'en mêla, paraît-il; on fit
entendre à Charles Xque la présence d'un ou deux Jésui-
tes auprès de son petit-fils inquiétait les chancelleries.
Cependant nicesinquiétudes, ni ces clameurs ne décidaient
le vieux monarque à revenir sur sa décision. Ce furent le
duc et la duchesse d'Angoulême qui triomphèrent de ses
résistances. Plus émus que lui, parce que sans doute les
réclamations et les menaces même leur arrivaient plus
librement, ils poussèrent tellement le roi qu'il finit un
jour par leur dire : « Eh bien ! faites donc ce que vous
voudrez. »
On était alors sur la fin de juillet. Le baron de Damas
fut averti que l'on ne pouvait conserver les Jésuites.
Le gouverneur déclara alors qu'il se voyait obligé de se
retirer. C'était lui qui les avait fait venir, avec l'agrément
de Sa Majesté. Leur renvoi comportait un blâme, ou tout
au moins un désaveu, incompatible avec l'exercice de sa
fonction. Charles X essaya vainement de retenir un ser-
viteur aussi loyal et aussi fidèle dans la mauvaise fortune.
De son côté le Père Druilhet lui écrivit pour le dissuader
de lier sa cause à celle des Jésuites, à qui il avait donné
assez de témoignages de son estime pour être assuré
de leur reconnaissance; le fier gentilhomme demeura
inflexible, et il fallut aviser à lui trouver un successeur.
Naturellement on eût été bien aise de voir les deux
Jésuites quitter la place de leur plein gré. La duchesse
d'Angoulême les pressait de prendre ce parti; eux-mêmes
n'étaient pas éloignés de s'y résoudre, car ils se rendaient
parfaitement compte que leur présence était incommode.
On ne se gênait pas d'ailleurs pour le leur faire sentir. Le
Père Déplace qui habitait le château avait à subir mille
petites vexations. Il prenait ses repas avec les dames atta-
chées à la personne de Mademoiselle, sœur du duc de
CHAPITRE II 127
Bordeaux. La plupart étaient franchement mal disposées
pour les Jésuites, et c'était à tout propos de ces coups
d'épingle dont les femmes du monde ont le secret. INIisères
sans doute, que le religieux pouvait mépriser, mais indices,
entre autres, d'une situation qu'on cherchait à rendre into-
lérable. Dans sa correspondance avec le Père Général, le
Père Druilhet donnait clairement à entendre que lui et son
compagnon avaient été sur le point de demander leur
congé. Le Père Roothaan répond, à la date du 17 sep-
tembre :
«... .le ne conçois pas que vous ayez pu avoir cette pen-
sée, et je remercie bien le Seigneur de ce que vous n'avez
pas cédé à cette tentation. Non, vous ne devez, ni ne pou-
vez vouloir décider cette affaire. Vous êtes là, non par
votre choix ou par votre désir; vous y êtes parce que vous
y avez été appelés^ demandés . Si ceux qui vous ont appe-
lés., demandés., vous disent : Vous ne pouvez rester, alors
vous partirez en bonne conscience. Dans ce cas-là, dontje
serais bien fâché, bien plus pour d'autres que pour vous
et pour nous, je pense qu'on ne vous refusera pas du moins
le témoignage que vous avez droit de demander, par quoi
la vérité conste., c'est-à-dire comment vous, aussi bien
que nous, n'avons été pour rien dans toute cette affaire,
tant pour la commencer que pour la terminer ou aban-
donner. Car on pourrait publier toute cette histoire, tout
ce qui s'est fait, tout ce qui s'est écrit, il n'y aurait rien
qui ne fût honorable devant Dieu et devant les hommes.
Ainsi, mon cher Père, de quelque manière que la chose
tourne, la Compagnie ne se trouvera pas dans une fausse
position, pas plus que vous-même... »
Les deux Jésuites attendirent donc qu'on leur rendît
leur liberté. Pendant six semaines encore ils demeurèrent
en suspens; leur sort était entre les mains du futur gou-
verneur qui pouvait, s'il le voulait, maintenir le statu quo.
On avait fait appel au vieux général de Latour-Maubourg,
lequel, tout en acceptant le titre, mais redoutant le climat
de Bohême, se fit remplacer par le général marquis
128 LA. COMPAGNIE DE JESUS
d'Hautpoul. Mgr Frayssinous, nommé précepteur, avait fait
venir de Rome, pour le seconder, l'abbé Trébuquet. Aussi,
en arrivant à Prague, fut-il surpris d'y trouver encore les
Jésuites; il en manifesta même quelque mécontentement
et, sur la proposition qui lui fut faite de maintenir le Père
Déplace à son poste, il refusa net. On était alors aux der-
niers jours d'octobre ; la famille royale s'était rendue à
Léoben pour s'y rencontrer avec la duchesse de Berry.
Il fallut attendre son retour pour installer dans ses fonc-
tions le nouveau personnel. Nous citons ici la relation à
laquelle nous avons déjà fait des emprunts :
« La présentation de Mgr d'Hermopolis et de M. Tré-
buquet annonçait assez au jeune prince que l'espérance
de conserver le baron et MM. Déplace et Druilhet était à
peu près évanouie. Il en fut très affecté et pleura beau-
coup, après que Mgr d'Hermopolis fut parti. Le soir, il
le trouva chez le Roi avec M. d'Hautpoul. A cette vue,
d'un air sombre et sans leur dire un mot, il se retira dans
un coin du salon, les yeux rouges de larmes et le cœur
très gros. La Dauphine se lève, s'approche et veut le
consoler. — « Laissez-moi, lui dit-il, le cœur me crève
« de douleur » ; et s'élançant dans la pièce voisine, il
versa un torrent de larmes. Le baron le suit, le mène
dans sa chambre et lui donne les plus tendres consola-
tions. Le prince pleurait toujours et M. Cauchy, témoin
de cette scène touchante, ne put la raconter, sans être
lui-même profondément ému'. »
Enfin le l^"" novembre, fête de la Toussaint, le baron de
Damas remit son élève aux mains du général d'Hautpoul,
et le surlendemain il le quittait pour ne plus le revoir de
vingt ans. On peut bien dire qu'il ne fut remplacé ni dans
l'attachement du jeune prince ni dans la confiance affec-
tueuse du vieux roi. Quelques semaines plus tard, le duc
I . Op. cit., p. 624. Le baron Cauchy avait été appelé à Prague pour
enseigner les mathématiques au duc de Bordeaux. Voir aux Pièces jus-
tificatives, N* VU, sa déclaration lors de son entrée en fonctions.
CHAPITRE II 129
d'Angoulême lui écrivait ces mots qui caractérisent la
retraite du fidèle serviteur de la légitimité et en résument
l'histoire : « Je vous regrette sincèrement tous les jours,
ainsi que le départ de ceux qui ont causé le vôtre ; mais en
vérité, à l'âge de votre pupille, au moment du dévelop-
pement des passions, c'est un compliment à vous faire de
la part de vos amis de n'être plus chargé d'une telle res-
ponsabilité, surtout quand vous pouvez vous dire que ce
n'est pas vous qui l'avez rejetée, et que c'est le parti de
l'impiété qui vous a forcé de vous éloigner. » (28 Décem-
bre 1833.)
Le prince, qu'on appelait encore dans l'exil M. le Dau-
phin, voulait donc bien faire une part aux Jésuites dans
les regrets que lui causait l'éloignement du baron de
Damas. Le fait est d'autant plus à remarquer que les pré-
ventions du duc d'Angoulême contre la Compagnie de
Jésus dataient de loin et que, à l'occasion, il ne les avait
pas dissimulées. La présence des deux religieux à la cour
ne fut pas apparemment sans influence sur le changement
accompli dans ses idées. Quelques semaines auparavant,
comme il se préparait à faire ses dévotions en la fête de
saint Michel, anniversaire de la naissance du duc de Bor-
deaux, où l'on devait proclamer sa majorité, le duc d'An-
goulême avait mandé le Père Druilhet pour entendre sa
confession : — « Mon Père, lui dit-il, je vous donne cette
marque de ma confiance; si je savais une plus grande
preuve de mon estime pour vous et pour votre Compa-
gnie, je vous la donnerais. »
Quant au roi Charles X, voici en quels termes il expri-
mait aux deux Jésuites ses sentiments personnels, dans un
billet écrit de sa main la veille de leur départ^ :
« La conduite de MM. Druilhet et de Place depuis leur
arrivée près de moi n'a pu qu'augmenter ma véritable
estime pour eux; et si des motifs qui tiennent à des
I. L'autographe du roi, ainsi que le suivant, du duc de Bordeaux, sont
aux Archives de la Province de Lyon, XXI, p. 807 et 3oi .
La Compagnie de Jésus. 9
130 LA COMPAGNIE DE JESUS
temps malheureux m'ont fait regarder comme nécessaire
d'éloigner M. de Place de l'éducation de mon petit-fils,
je me plais du moins à lui en exprimer mes justes regrets
et à reconnaître les services qu'il lui a rendus; et je dési-
rerai toujours lui donner, ainsi qu'à M. Druilhet, de nou-
veaux témoignages de ma bienveillance particulière. »
CHARLES
Prague, ce 2 novembre 1833,
A côté de cette déclaration royale celle du duc de Bor-
deaux ne sera point déplacée. Elle est d'un enfant, mais
d'un enfant déjà acclamé Roi ^ et qui s'essayait à parler
en Roi:
« Je me fais un plaisir de reconnaître que, depuis tout
le temps qu'ils sont auprès de moi, MM. Déplace et Drui-
lhet n'ont cessé de me donner des preuves de leur dévoue-
ment, de leur zèle, de leur attachement à ma personne.
Leur départ m'afflige; il n'aurait point lieu, s'il m'eût été
permis d'avoir ma volonté sur ce point. Les bons services
qu'ils m'ont rendus leur avaient mérité ma confiance; je
regrette ceux qu'ils auraient pu me rendre encore et leur
en donne bien volontiers cette déclaration signée de ma
main et munie du sceau de mes armes. »
HENRI
Prague, ce 31 octobre 1833.
Munis de ces attestations, les deux Jésuites s'éloignè-
rent de Prague le même jour que celui qui les y avait
appelés. Leur séjour en Bohême avait duré près de cinq
mois. Peut-être bien eùt-il été préférable qu'ils n'y fussent
jamais venus. En plaçant près de son prince des hommes
I. Les légitimistes venus de France, au nombre de plusieurs cen-
taines, à l'occasion de la majorité du duc de Bordeaux, l'avaient salué
de Vii'P te Roi! Ils prétendaient le faire en conformité avec les règles
traditionnelles du droit monarchique, Charles X et le duc d'Angoulênie
ayant abdiqué; il est vrai qu'ils avaient ensuite retiré leur abdication.
CHAPITRE JI 131
aussi impopulaires, le gouverneur du duc de Bordeaux
avait obéi à une inspiration plutôt malheureuse. Sans
doute trouvait-il quelque plaisir à braver un préjugé sot et
injuste. C'est une tentation assez ordinaire pour les âmes
fières et indépendantes d'aller droit à l'encontre de
l'opinion publique, quand elle leur semble déraisonnable.
L'âme du baron de Damas était de cette trempe. Il avait
connu les Jésuites à Saint-Pétersbourg, où il servait dans
la Garde impériale ; il avait été ramené par eux à la pra-
tique religieuse, et sous leur direction il avait contracté
des habitudes de vie chrétienne dont il ne se départit
jamais. N'ayant pu assurera l'héritier du trône cette édu-
cation des Jésuites qu'il estimait à si haut prix, il voulut
du moins la procurer à ses propres enfants. 11 avait six fils
dont l'aîné était alors âgé de 15 ans. En quittant Prague,
il se rendit à Rome et exposa son plan au Père Général.
Qu'on voulût bien lui donner un ou plutôt deux Jésuites.
Il promettait d'aménager dans son vaste château d'Haute-
fort un appartement réservé pour les maîtres et leurs
élèves, un petit quartier latin où la vie serait réglée
comme au collège. De cette façon, tout en restant sous
le toit paternel, les enfants ne seraient point dérangés
dans leurs études ni exposés à s'amollir dans la douce
chaleur du foyer familial ; c'était là ce que le baron de
Damas redoutait par-dessus tout. Si l'on en croit les sou-
venirs de l'un des intéressés, le Père Roothaan aurait ac-
quiescé en principe, mais le Provincial de France, de qui
dépendait l'exécution, n'aurait pas cru devoir accorder.
Les six fils du baron de Damas furent donc élevés succes-
sivement à Fribourg; le plus jeune y mourut, deux autres,
Amédée et Charles entrèrent dans la Compagnie*.
I. Cf. Un Jésuite, Amédée de Damas, par J, Burniclion, 8", Poussiel-
gue, Paris, 1908.
CHAPITRE III
1. — Le P. Renault, Provincial de France, 25 avril i833. Accalmie dans
les régions politiques. Réorganisation de la Province. Le Scolasticat
de Théologie est rappelé en France. Les adieux au Valais. Installa-
tion à Vais. Mgr de Donald. Emotion suscitée par « l'invasion » des
Jésuites. Sympathies précieuses.
IL — Pérégrinations de la communauté de Paris. La maison de la rue du
Regard. Le i5 août i834, troisième centenaire de la Compagnie de
Jésus. A Montmartre. La chapelle du * Saint Martyi'e ». Etiam periere
ruinae. Activité apostolique. Le Père Guyon à Versailles. Conférence
avec le Pasteur Pyt,
ÎII. — Le Père Di-uilhet à Lyon. La maison de la rue Sala. L'insurrec-
tion de 1834. Une vilaine histoire. Le Père Roger. A la prison mili.
taire. Le noviciat errant depuis quatre ans revient à Avignon.
Mgr du Pont. Quelques recrues. La résidence d'Aix après i83o. Le
choléra. Installation des Jésuites dans leur ancien collège.
IV. — A Saint-Acheul. Le choléra de 1882. Le P. Barthès. Reconstitu-
tion du Troisième An. Le Père Fouillot. Étude de l'Institut. Le Père
de Ravignan à la cathédrale d'Amiens. A Dôle. Acharnement contre
les Jésuites. Après l'incendie de Tavaux. Lettre de M. Persil,
ministre des cultes, à l'évèque de Saint-Claude.
I
Comme on l'a vu plus haut, le Père Druilhet, avant d'al-
ler à Prague remplir sa délicate mission, avait dû remettre
à celui qui la lui apportait de Rome sa propre charge de
Provincial. De vingt ans moins âgé que son prédécesseur,
le Père François Renault avait dans la physionomie et
dans l'allure quelque chose de plus rigide et de plus aus-
tère. Après la première visite qu'il fit au collège du Pas-
sage, le recteur, Père Louis Yalantin, dans une lettre au
CHAPITRE III 133
Père Général, esquissait un parallèle entre les deux Pro-
vinciaux: « Excellents tous les deux, disait-il, le Père
Druilhet était plus rompu à l'administration d'un collège,
avait des formes plus gracieuses, un air plus engageant
et se conciliait de prime abord tous les esprits et tous les
cœurs. Son successeur, naturellement plus sérieux, plus
grave, moins expansif, a su néanmoins gagner, autant qu'il
était nécessaire, l'estime et l'aflection générale. Il a plu
aux Nôtres et aux élèves sans les charmer. Il a creusé plus
avant dans les devoirs de la vie religieuse et il a parlé et
agi avec plus de vigueur pour la réforme des défauts. II
a paru plus occupé des religieux que des enfants, et je
pense qu'il a bien saisi et bien rempli le but le plus
important d'une visite. » (21 Juillet 1833.)
Pour le dire en passant, le Père Roothaan n'approuva
pas cet essai d'un genre littéraire qui, appliqué aux grands
hommes, peut stimuler l'ingéniosité des élèves de rhéto-
rique, mais qui n'est pas sans inconvénient quand on ins-
titue la comparaison entre le Supérieur d'hier et celui
d'aujourd'hui.
S'ils différaient beaucoup de tempérament physique et
moral, les deux religieux dont nous parlons avaient aussi
leurs traits de ressemblance. Par exemple, ils portaient
très loin l'un et l'autre le désintéressement; il n'est peut-
être pas mal à propos de signaler ce point, quand l'occa-
sion s'en présente dans l'Histoire des Jésuites. Quelques
mois après la Révolution de Juillet, alors que toutes leurs
maisons avaient été plus ou moins saccagées et qu'il avait
fallu chercher des asiles hors des frontières, la Province
de France fit une perte d'argent qui, eu égard aux cir-
constances, devait lui être fort sensible. Il s'agissait d'une
somme de 120.000 francs environ. Voici en quels termes
le Père Druilhet faisait part de l'accident au Père Général:
« Notre bon procureur' est en ce moment bien chagrin,
par suite d'une très grosse perte qu'il vient de faire dans
I. P.Nicolas Jennesseaux.
134 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
la faillite d'un agent de change à qui il avait confié une
grande partie de notre avoir. J'en suis chagrin comme lui,
mais nous disons du fond du cœur: Dominus dédit, Domi-
nus abstulit, et nous ajoutons : Sit nomen Domini hene-
dictum*\ » (15 Mars 1831.) La malencontreuse faillite
n'arracha au Provincial ni plus de récriminations, ni plus
de doléances.
Quant au Père Renault, le désintéressement était, dit
son biographe, l'objet « de ses exhortations les plus
pathétiques ». « Il faut, répétait-il, mes Pères et mes
Frères, que nous puissions dire aux riches et aux grands
du monde : Non vest/'a, sed vos; gardez vos richesses et
votre or; nous n'en voulons pas, non vestra ; mais ce que
nous désirons, ce que nous voulons, ce sont vos âmes,
non vestra^ sed vos. Oui, vos âmes, vos âmes seules pour
les offrir à Jésus-Christ, notre Dieu -. »
Le nouveau Provincial était d'ailleurs un religieux pro-
fondément intérieur, puisant ses inspirations et sa ligne
de conduite dans l'union habituelle de l'esprit et du cœur
avec Dieu. Il en résultait dans toute sa personne un air
de recueillement et de modestie qui imposait le respect
et qui faisait dire à certaines personnes: « Ce prêtre sem-
ble toujours porter le Saint Sacrement. »
Dès avant son entrée dans la Compagnie de Jésus, l'abbé
Renault avait donné une haute idée de sa capacité aussi
bien que de son caractère. Secrétaire de l'évéque de Saint-
Brieuc, Mgr CafFarelli, n'étant encore que séminariste,
puis aumônier de religieuses et professeur de Théologie
dès le début de son sacerdoce, ami et collaborateur des
deux Lamennais, le jeune prêtre jouissait de l'estime
générale, en même temps que de la confiance de ses
Supérieurs. Une belle carrière s'ouvrait devant lui. Mais,
lors de la mission donnée par les Jésuites à Saint-Brieuc
1. Le Seigneur l'avait donné; le Seigneur l'a repris. Que le nom du
Seigneur soit béni ! (Job, I, 21.)
2. Notice historique sur le R. P. François Renault, par le P. Achille
Guidée. In-ia, pp. 255.
CHAPITRE 111 135
en 1816, il avait entendu l'appel de Dieu : « Jamais, écri-
vait-il quarante ans plus tard, je ne me serais présenté
au séminaire de Saint-Brieuc, à l'âge de dix-sept ans, si
j'avais su que la Compagnie de Jésus existât quelque part
dans le mondée »
Gomme plusieurs jeunes ecclésiastiques sollicitaient
l'autorisation de le suivre au noviciat, l'abbé Jean-Marie
de Lamennais, administrateur du diocèse en qualité de
vicaire capitulaire, dit au Père Thomas, Supérieur des
missionnaires de Laval : « Prenez les cœurs que Dieu
vous donnera; ceux-ci n'ont guère autre chose à vous
offrir; quant à l'abbé Renault, c'est une tête au-dessus
d'un grand cœur^. »
L'abbé Renault entra à Montrouge le 5 août 1819; puis,
après un an de noviciat, il fut désigné pour enseigner la
Théologie morale au scolasticat de Saint-Acheul. Sociiis
du Père Guryen 1823-1824, il alla cette même année fon-
der le noviciat d'Avignon et y exercer la charge de maître
des novices. C'est dire en quelle considération le Père
Renault était dès lors tenu dans sa famille religieuse.
Aucune fonction, en effet, n'exige, avec une vertu solide,
plus de tact et de prudence. 11 la remplit pendant six ans,
jusqu'au jour où la tempête révolutionnaire vint séparer
le maître d'avec ses disciples. Quelques semaines aupara-
vant, le Père Général lui écrivait : « Continuez, mon excel-
lent Père, à former de vrais Jésuites... » (24 Avril 1830.)
C'était exprimer tout à la fois un témoignage pour le passé
et une espérance pour l'avenir. Le Père Renault avait
effectivement donné une formation vigoureuse aux recrues
que la Compagnie confiait à ses soins. Quatorze de ceux
qui l'avaient reçue comptèrent parmi les premiers ouvriers
des Missions étrangères renaissantes, et y périrent de
bonne heure, victimes d'un dévouement qui ne savait pas
compter. On a vu plus haut avec quelle générosité ceux
qui furent surpris par la crise de 1830, acceptèrent l'exil
1. Notice... P. a3.
2. Notice... P. 2^.
136 LÀ COMPAGNIE DE JESUS
pour demeurer fidèles à leur vocation. Rappelant les
souvenirs de son cher noviciat, le Père Renault disait plus
tard, avec un attendrissement qu'on aurait pu croire étran-
ger à sa forte nature: « J'avais de saints novices. Il y en
avait dont l'obéissance était si grande que j'étais obligé de
bien mesurer mes paroles pour ne pas les exposer à faire
des imprudences. Une année il en mourut six'; leur
mort fut admirable; il y en eut qui rendirent le dernier
soupir, rayonnants de joie. Lorsque j'écrivis au Père Pro-
vincial pour annoncer la mort du dernier, je baignai ma
lettre de mes larmes. »
Au moment où le Père Renault prit en main le gouver-
nement de la Province de France (25 avril 1833), elle ne
s'était pas encore relevée du coup qui semblait l'avoir
anéantie, trois ans auparavant. Une bonne moitié de ses
membres résidaient toujours à l'étranger; les autres pour
la plupart vivaient dans un état de dispersion et d'isole-
ment qui ne pouvait se prolonger sans mettre en péril la
discipline religieuse. Les résidences existaient en droit,
mais en réalité ceux qui en faisaient partie se réunissaient
rarement et comme à la dérobée. Pendant toute cette
période, disent les Lettres annuelles^ les Pères qui se
trouvaient à Paris, « se rendaient, au jour convenu, à la
maison de la rue de Sèvres pour assister aux cas de con-
science et aux exhortations 2. » Du reste ils n'avaient pas
encore repris le costume ecclésiastique. Il y avaitdans ces
rendez-vous de quoi fournir matière aux histoires de
complots ténébreux.
II était temps de reprendre un train de vie plus régu-
lière ; les circonstances paraissaient favorables. Le pays
était las d'agitations politiques, et le fanatisme antireli-
gieux qui avait fait explosion en 1830 s'assoupissait dans
l'indifférence. Les publications impies se faisaient rares.
I. L'année 1825-1826.
i. Litt. ann. i834-i835, p. i-j... n Certis tantumdiebus congregabantur
ad casas conscientiae resolvendos, ad doniesticas exhortationes audien-
das, etc. »
CHAPITRE III 137
Entre autres symptômes de détente, on remarque en 1833
que, pour la première fois depuis trois ans, la Chambre
des Députés voulut bien suspendre ses séances le jour
de l'Ascension. Différents votes favorables à l'Église
témoignaient qu'il y avait quelque chose de changé dans
l'orientation de la politique générale. Le Constitutionnel
criait à la « réaction », et le vieux Montlosier épanchait ses
doléances dans une lettre ouverte à M. Dupin. D'après
lui « le parti ecclésiastique dominait le gouvernement »,
et la Révolution de Juillet avait eu pour résultat « de faire
entrer le prêtre dans notre instruction et dans nos affai-
res \ »
De vrai, la monarchie de Juillet, après avoir subi de
furieux assauts, commençait à s'affermir. Elle avait triom-
phé des émeutes républicaines; elle venait de briser la
réaction légitimiste ; la duchesse de Berry était prison-
nière àBlaye; en même temps la mort du duc de Reich-
stadt décourageait l'opposition bonapartiste. Le gouver-
nement de Louis-Philippe ne demandait qu'à asseoir sur
de solides bases un régime d'ordre et de paix. C'est pour-
quoi, tout en ménageant les susceptibilités libérales, il
s'efforçait de gagner la conGance du clergé et des catho-
liques. M. Guizot, au ministère de l'Instruction publique,
multipliait les prévenances aux Congrégations ensei-
gnantes ; il faisait offrir la croix de la Légion d'honneur
au Supérieur des Frères des Ecoles chrétiennes. C'est à
cette date de 1833 que se place la fondation par Dom
Guéranger de l'abbaye de Solesmes et la restauration de
l'Ordre bénédictin. Tout se passa au grand jour sans que
le gouvernement y mît obstacle. M. Guizot devait même
bientôt donner aux nouveaux moines une allocation
annuelle pour la continuation de la Gallia christiana.
Les Jésuites français profitèrent de cette accalmie;
avant la fin de l'année toutes leurs maisons se trouvèrent
I. Cf. Thureau-Dangin. Histoire de la Monarchie de Juillet.
Tome II. Chapitre XIII. La question religieuse sous le ministère du
Il octobre, Octobre i832-février i836.
138 LA. COMPAGNIE DE JESUS
réorganisées conformément aux règles et aux usages
canoniques. Ce fut l'œuvre que le nouveau Provincial
entreprit dès l'abord et dans laquelle il dut dépenser
beaucoup d'énergie tempérée de douceur, fortiter in re,
saaviter in modo^ selon la devise qu'il avait adoptée.
Apparemment le premier objet de sa sollicitude fut le
scolasticat de Théologie, qu'il s'agissait de rapatrier.
Expulsés de Saint-Acheul et de Dôle les étudiants en
Théologie avaient pour la plupart trouvé un refuge au
collège de Brigue, en Valais. Ils y jouirent pendant trois
ans de la plus parfaite tranquillité; et comme les peuples
heureux n'ont pas d'histoire, le séjour de la studieuse
colonie dans ce coin des grandes Alpes n'offre guère
d'événements dignes d'être rappelés. La monotonie du
Diaire n'est interrompue que par des incidents d'un inté-
rêt purement familial. Telle, par exemple, l'aventure
d'une bande d'excursionnistes trop hardis, qui s'égarent
dans la montagne et y passent la nuit, laissant toute la
maison dans de mortelles inquiétudes. On y soufïVait du
froid, il est presque superflu de le dire; l'hiver dans le
Haut-Valais est exceptionnellement long et rigoureux; le
vieux collège n'était d'ailleurs guère confortable. Nous
voyons dans la Vie du Père de Ravignan, alors professeur
de Théologie au scolasticat, que dans ses heures de temps
libre il se réfugiait au chauffoir commun. « Il y transpor-
tait ses in-folio pour la préparation de sa classe, y travail-
lait sous les yeux de ses disciples, comme s'il eût été
seul, et son exemple leur en apprenait plus que ses
leçons. < » Ainsi parle son biographe. Tout au moins
c'était là une leçon qui en valait bien une autre. Des
détails de ce genre laissent entrevoir bien des gênes et
des privations ; mais ces petites misères n'altéraient point
la bonne humeur, et le feu sacré de l'étude faisait
oublier l'âpreté de la température.
I. VieduR, P. X. de liavignan, parle P. A. de Ponlevoy, lo* édition.
Tome I, p. iSg. Paris, 1876.
CHAPITRE III 139
Il est rare que, dans un scolasticat de Théologie ou de
Philosophie, ne se produise quelque courant d'idées qui
échauffe et passionne les esprits. Le mennaisianisme
tirait à sa fin; il allait ioientôt recevoir le coup de grâce;
mais déjà on voyait se dessiner le mouvement ontolo-
giste; un des initiateurs du système, qui en devait être
l'un des champions les plus en vue, le Père Jean-Pierre
Martin était professeur à Brigue. Mais on était encore
aux engagements d'avant-postes; la grande mêlée ne
viendrait que plus tard ; ce fut donc tout au plus un stimu-
lant intellectuel dans la vie du scolasticat qui n'alla point
jusqu'à la troubler.
11 trouvait d'autre part au Valais les sympathies d'une
population foncièrement religieuse, et, ce qui n'est point
à dédaigner, la sévère et émouvante beauté de paysages
grandioses encadrés par les plus hautes montagnes de
l'Europe. Aussi, lors de sa première visite à Brigue,
dans Tété de 1831, le Père Druilhet avait été touché jus-
qu'aux larmes en constatantles attentions de la Providence
envers ceux dont il avait la charge. La petite ville n'abri-
tait pas moins de soixante-deux religieux appartenant à
la Province de France. Le Père Provincial voulut laisser
un souvenir durable de sa reconnaissance et de celle de
tous les Jésuites français pour l'accueil qu'ils avaient reçu
de leurs frères et du peuple valaisan. 11 résolut donc de
faire construire, sur la montagne du Rohrberg, près de la
maison de campagne du collège, à deux lieues de Brigue,
une chapelle en l'honneur de la Sainte Vierge sous le
titre de Auxilium Chris tianoruni. Cette chapelle devait
être d'un grand secours pour les scolastiques pendant
les vacances et les jours de congé, et de plus encourager
les gens du voisinage qui ne pouvaient assister à la messe
le dimanche qu'au prix de grandes fatigues. De retour en
France, le Père Provincial quêta pour cette bonne œuvre
avec un tel succès que bientôt, dit un chroniqueur témoin
oculaire, on reçut à Brigue six fois plus qu'il n'avait
promis; et maintenant (1832), ajoute-t-il, on travaille
140 LA COMPAGNIE DE JESUS
à force à élever le sanctuaire de Notre-Dame Auxilia-
trice'. »
L'année suivante, le successeur du Père Druilhet rap-
pelait en France les théologiens de la Province. Avant de
s'éloigner de Brigue, les Jésuites français envoyèrent une
adresse aux autorités valaisannes ; ils y exprimaient leur
gratitude pour l'hospitalité reçue. La pièce était rédigée
dans la forme un peu emphatique du temps; les artistes
avaient encadré le texte de dessins et d'emblèmes; il y
avait des inscriptions en diverses langues, ode latine,
ode française; cette dernière commentait en dix-huit
strophes la dédicace Inclytae Vallesiae. ^ Les magis-
trats ne voulurent pas demeurer en reste de politesse.
Voici le début de la réponse que le Grand Baillif de
Gourten, ancien élève de Saint-Acheul, adressait « Aux
Très Révérends Pères de la Société de Jésus et Scolasti-
ques Théologiens de la Province de France à Brigue :
L'attendrissement qu'a excité la lecture des adieux que
vous faites au Valais, ainsi que celle des odes que vous
1. Notice mss. Cf. Catalogues "Vivier, i83o-i83i. P. Sg.
Au frontispice de la chapelle du Rohrberg on lit l'inscription sui-
vante :
Beatae Mariae Virgini Ghristianorum Auxilio
Hoc Sacellum
R. P. Druilhet S. J. in Gall. Prov.
Ob receptos in piam Vallesiam Socios
Gratus erigendum curavit
Mense Seplemb. Ann. Dom. MDCCGXXXI
2. L'auteur était le P. Arsène Cahour, alors étudiant en Théologie.
Sur la fin de i832, des novices français furent envoyés de Ghiéri à
Brigue pour y faire leur juvénat. Parmi eux se trouvait Jean-Marie
Prat, le futur historien. Voici une note trouvée dans ses papiers : « Le
professeur était le P. Deharbe, Allemand. Comme la classe réunissait
des Suisses, des Hollandais, des Belges, des Autrichiens, des Allemands
et des Français, tout s'y faisait en latin. Mais on avait confié à des
élèves du P. Rondot le soin de nous donner sur la Littérature française
des leçons supplémentaires. Je conserverai à jamais dans mon cœur le
souvenir de l'intérêt que nous portaient et des leçons que nous donnaient
les FF. Libeyres et Gahour. » (Archiv. lugd. Notices, 20, p. 85.)
CHAPITRE m 141
avez dédiées au Conseil d'Etat et à moi en particulier, a
peine à se décrire... Il n'est pas besoin de vous dire
combien de pareils témoignages nous sont agréables; il
est moins nécessaire encore de vous dire que vous em-
portez nos regrets, notre vénération, notre amour ...»
On accordait en outre le transport gratuit pour les
voyageurs et leurs bagages parles messageries cantonales
jusqu'aux limites du Valais.
C'est la maison de Vais qui avait paru se prêter le
mieux, eu égard aux circonstances, à l'installation d'un
scolasticat. Même au fort de la tempête révolutionnaire,
les Jésuites n'y avaient pas été molestés; les sympathies
de la population leur étaient acquises et la protection de
l'évêque, assurée. D'autre part la solitude d'un village, à
proximité d'une ville peu importante et à distance des
grands centres, permettait de rassembler une communauté
considérable sans trop émouvoir l'opinion. En même
temps que les théologiens de Brigue, d'autres arrivèrent
de Rome, de Madrid, de Fribourg. A l'inauguration de
l'année scolaire (octobre 1833), les cours ne réunissaient
guère moins de cinquante étudiants, et la communauté
comptait environ soixante-dix religieux. Nous relevons
sur la liste des noms qui ne sont pas sans quelque noto-
riété. Le recteur était le Père Clément Boulanger, plus
tard Supérieur de la maison de Paris et Provincial de
France; le Père Jean-Pierre Martin, qui avait quitté sa
chaire de Théologie, gardait le titre de préfet des études
et travaillait à un ouvrage de Philosophie où il exposait les
idées ontologistes déjà mises en circulation à Brigue et
qui ne devaient pas tarder à déchaîner d'ardentes con-
troverses. Le Père Jean-Pierre Gury débutait dans l'en-
seignement de la Théologie morale qu'il n'allait plus
quitter pendant trente-trois ans, jusqu'à son dernier jour,
et qu'il devait continuer après sa mort par le Compendium
dont les éditions ne se comptent plus. Les professeurs de
Théologie dogmatique étaient le Père François Moigno et
le Père Julien Jordan. Citons, parmi leurs disciples
142 LA. COMPAGNIE DE JESUS
Ambroise Rubillon, Arsène Gahour, Joseph de Jocas,
Paul de Reverseaux, Adolphe Pillon, Louis Marquet,
Marcel Bouix, Alexis Lefebvre, Charles Cahier, JosephBon,
Pierre Jennesseaux, Louis Parabère, Fr. -Xavier Gau-
trelet, Pierre Gamard, etc.
La maison de Vais, qui n'avait pas abrité jusqu'ici plus
de dix ou douze habitants, était loin de suffire pour une
telle afïluence. Il fallut improviser des logements et s'y
entasser au petit bonheur. Pendant des semaines et des
mois, en plein hiver, ce fut un véritable campement; l'été
venu, l'installation était encore bien précaire. « Nous
sommes ici, écrivait le Supérieur en juillet 1834, dans les
embarras des constructions et des ruines. Nous sommes
gênés et nous allons l'être bien davantage. » Jamais du
reste le scolaslicat de Vais, dans sa longue existence, ne
cessa d'offrir toute satisfaction aux fervents de la pau-
vreté religieuse. Mais d'ailleurs la studieuse colonie, en
prenant possession de sa nouvelle demeure, trouvait, à
côté du manque de confortable, des compensations pré-
cieuses.
C'était tout d'abord, chez l'évêque du diocèse, une sym-
pathie qui allait jusqu'au dévouement. Mgr de Donald
s'était empressé d'en renouveler l'assurance au Père Géné-
ral : « Votre maison du Puy, lui écrivait-il dès le 5 octobre,
vient de prendre un grand accroissement par l'arrivée
des théologiens de Brigue. J'espère que rien ne troublera
leur tranquillité; au moins nous les soutiendrons de tout
notre pouvoir ^ » Le prélat ne cessa, en effet, de donner
I. La lettre dont nous extrayons ce passage est intéressante à un
autre point de vue. Mgr de Bonald écrivait au Père Rootbaan : « Un de
mes parents, le jeune Emmanuel d'Alzon, se rend à Rome pour faire
son cours de Théologie. Je prends la liberté de vous écrire pour recom-
mander à vos bontés cet enfant qui quitte une grande fortune et de
grands avantages dans le monde pour se consacrer à Dieu... » L'évêque
désirait qu'il fût admis au collège des Nobles, d'où il suivrait les cours
du Collège romain. Le jeune clerc ainsi recommandé au Général des
Jésuites n'était autre que le futur fondateur des deux Congrégations des
Augustins et des Oblates de l'Assomption.
CHAPITRE m 143
aux Pères de Vais les témoignages d'une amitié pleine de
confiance. Il venait tous les ans faire sa retraite au milieu
d'eux, partageant avec une scrupuleuse régularité les exer-
cices de la vie commune. Volontiers aussi il allait se
délasser avec eux les jours de congé à la maison de cam-
pagne de Mons, qui dès la seconde année fut mise à la
disposition du scolasticat. On se souvient qu'un jour,
revenant de Rome, il en avait rapporté l'anneau du cardi-
nal Odescalchi, entré peu auparavant au noviciat de la
Compagnie de Jésus. Le Père Général n'avait pas cru pou-
voir en faire meilleur usage que de l'offrir à un évéque à
qui la famille de saint Ignace devait beaucoup de recon-
naissance. Mgr de Bonald, heureux et fier d'un présent qui
avait à ses yeux un prix inestimable, voulut en faire les
honneurs tout d'abord à ses chers Jésuites de Vais; tous
et chacun purent examiner de près et à loisir l'anneau
cardinalice et en le donnant à baiser : « Mettez-y de la
dévotion, disait le prélat, c'est une relique. »
Les Jésuites reçurent d'ailleurs des marques plus efTec-
tives de la bienveillance de l'évêque du Puy. En vue d'af-
fermir leur situation dans le diocèse, il passa avec eux
en 1834 un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans, qui leur
assurait la jouissance du domaine de Vais, moyennant une
location de 300 francs, laquelle était plutôt une recon-
naissance du droit de propriété de la mense épiscopale. La
Compagnie s'engageait seulement à y entretenir trois mis-
sionnaires. En même temps, ce qui n'était pas un moindre
avantage, l'évêque du Puy voulait bien se charger de
mettre en règle, du même coup, au point de vue canoni(|ue
et au regard de l'Etat, tous les scolastiques étudiant à Vais.
Ils y étaient installés à peine que le Ciouvernement pré-
sentait et faisait voter une loi qui supprimait en fait toute
liberté d'association; c'était une arme de défense contre
les sociétés secrètes, foyers d'intrigues politiques et instru-
ments de propagande révolutionnaire; mais elle pouvait
tout aussi bien atteindre les associations les plus inoffen-
sives et même les plus bienfaisantes, comme on le vit plus
144 LA COMPAGNIE DE JESUS
tard quand l'empire s'en servit pour dissoudre les confé-
rences de Saint-Vincent-de-Paul. Malgré les déclarations
rassurantes du gouvernement royal, la loi se présentait
comme une menace et il était sage de prendre ses mesures.
Le Supérieur de Vais écrivait à ce sujet au Père Général,
3 avril 1834 : « Nous serions véritablement trop heureux
sans cette nouvelle loi..., dans laquelle on dirait que l'on
a l'intention de nous fourrer, quoique nous soyons aussi
étrangers à la politique que nous le sommes à ce qui se
passe dans la Chine ou même dans la lune. D'ailleurs,
d'après l'avis de Monseigneur fort approuvé par le Père
Renault, j'ai demandé à NN. SS. les évêquesdes excorpo-
rations pour le diocèse du Puy, en sorte que, dans le cas
de chicane, Mgr de Donald pourra nous revendiquer tous
comme siens. » Avec licence des Ordinaires de leurs dio-
cèses d'origine, les scolastiques de la Compagnie se trou-
vaient de la sorte incorporés au diocèse du Puy et, devant
l'État, l'évéque présentait la maison de Vais comme
succursale de son séminaire. On verra plus tard, par
l'exemple de Saint-Acheul, que faute de bon vouloir de
la part du Gouvernement, cette combinaison eût été, le cas
échéant, une sauvegarde insuffisante. Mais elle n'en resta
pas moins une preuve que l'évéque du Puy était disposé,
comme il le disait, à défendre la Compagnie de Jésus selon
toute l'étendue de son pouvoir.
Sans avoir pour elle une sympathie aussi chaude, le préfet
de la Haute-Loire témoignait aussi d'intentions bienveil-
lantes à l'égard de la communauté de Vais. Il y avait au
Puy comme ailleurs de fortes tètes que le nom et surtout
Je voisinage des Jésuites faisaient dérailler. De sinistres
rumeurs ne tardèrent pas à circuler en ville. Tous les
Jésuites de l'Europe avaient envahi la région; ils étaient
plus de trois cents à Vais, aux portes de la ville ! Tout
était à craindre, si l'on ne se hâtait de prendre des moyens
énergiques. Une pétition fut rédigée, demandant l'expul-
sion de ces hommes redoutables. Mais quand elle fut
présentée au préfet, celui-ci se contenta de répondre avec
CHAPITRE m 145
une pointe de malice qu'il appréciait la vigilance des
pétitionnaires en face d'un péril public, mais que, au
surplus, il en faisait son afFaire; on pouvait s'en reposer
sur lui. Il manda en effet le recteur de Vais, l'informa de
ce qui s'était passé, lui dit la terreur que la réunion de
plusieurs centaines de Jésuites dans sa maison inspirait
à quelques citoyens du Puy et le pria de lui faire connaî-
tre ce qu'il en était exactement. Le Père Boulanger
n'avait rien à dissimuler; le préfet apprit de sa bouche
tout ce qu'il avait besoin de savoir ; lui aussi il avait eu
ses préventions ; haut fonctionnaire de la monarchie de
Juillet, il ne pouvait pas ne pas voir dans les Jésuites des
partisans actifs de la légitimité; mais du moment qu'ils
se déclaraient étrangers à la politique, et tant qu'ils s'en-
fermaient dans les limites de leur ministère spirituel, il
était bien résolu à leur garantir la jouissance de leur
liberté et de leurs droits. De fait la maison de Vais n'eut
qu'à se louer de la bienveillance du préfet de la Haute-
Loire, Ymbert de Montruffet, bienveillance d'autant plus
précieuse qu'elle était intelligente et discrète.
Quanta la population, on peut bien dire que, le groupe
des pétitionnaires excepté, elle voyait sans déplaisir la
maison de Vais recevoir de nouvelles et nombreuses
recrues. La charité qui avait accueilli les premiers mis-
sionnaires à leur arrivée parut grandir en proportion des
besoins; les habitants des campagnes environnantes se
firent, dans la mesure de leurs moyens, les pourvoyeurs
de la communauté ; les plus pauvres n'étaient ni les
moins empressés, ni les moins généreux ; les Lettres
annuelles renferment à cet égard des détails véritable-
ment touchants. Nous y trouvons aussi les noms de plu-
sieurs bienfaiteurs de marque dont la Compagnie de Jésus
se fait un devoir de garder le souvenir. C'est, par exem-
ple, à côté de Mgr de Bonald, son vicaire général, l'abbé
Issartel, qui donna par testament sa bibliothèque au
scolasticat de Vais; M. de Meaux, ancien élève de Saint-
Acheul; le président Lavalette que l'on appelait le
La Compagnie de Jésus. 10
146 LA COMPAGNIE DE JESUS
« procureur » de Vais; Mme de Vercillac, qui avait orga-
nisé chez elle un atelier pour l'entretien de la lingerie et
du vestiaire; la comtesse de Vogué; Mme Perrin, une
Lyonnaise qui, après avoir donné ses deux fils à la
Compagnie de Jésus, ne cessa d'aider le scolasticat avec
toute l'ingéniosité d'un dévouement fertile en ressources.
De leur côté les Jésuites ne marchandaient pas leur con-
cours au clergé de la ville et du diocèse. A l'époque qui
nous occupe, il semble bien qu'on leur laissait à peu près
le monopole de la prédication. Dès lors le Père Maxime
de Bussy réunissait autour de sa chaire, dans une église
du Puy, un auditoire de douze cents hommes, et organi-
sait pour eux une congrégation où l'on n'était pas admis
avant l'âge de vingt ans; elle comptait, en 1834, trois
cents membres, pratiquant la communion mensuelle,
alors que, peu d'années auparavant, il n'y avait pas dans
toute la ville plus de soixante hommes adultes à
faire leurs Pâques. Dès lors aussi, la maison de Vais
donna chaque année dix, douze et jusqu'à quinze Mis-
sions, la plupart du temps dans les bourgs et villa-
ges, mais souvent aussi dans des centres plus popu-
leux. Quant aux scolastiques, la règle leur interdisant
les occupations qui pourraient les distraire de leurs étu-
des, ils se contentaient d'aller deux à deux, les diman-
ches et jours de repos, faire le catéchisme aux enfants
dans les églises ou les écoles du voisinage, parfois même
à d'assez grandes distances. Etablie dès les premiers
jours, cette pratique a persisté aussi longtemps que la
famille de saint Ignace a pu jouir d'un peu de paix et de
liberté.
Il
Lorsque le Père Renault fit la visite annuelle de la mai-
son de Paris au mois de décembre 1833, il y trouva une
douzaine de ses religieux, prêtres ou frères coadjuteurs.
Le Supérieur n'était autre que le Père Loriquet ; il habi-
tait au n° 9 de la rue Monsieur, une maison assez vaste,
CHAPITRE 111 147
qui existe encore, occupée par des particuliers, mais avec
un petit air de couvent. Les Jésuites l'avaient acquise
l'année précédente dans des conditions avantageuses \ Le
Père Varin recevait toujours, avec quelques-uns de ses
frères, l'hospitalité des Religieuses Augustines de la rue
de l'Arbalète ; les autres étaient rentrés à la rue de Sèvres.
Nous voyons, dans le Mémorial de la visite, que la pru-
dence ne leur permettait pas encore de paraître au dehors
avec l'habit ecclésiastique 2. Un an plus tard, alors
que le clergé paroissial commençait à se montrer en sou-
tane, l'archevêque de Paris faisait encore recommander
aux Jésuites de s'en abstenir. Toutefois le Provincial crut
pouvoir réunir toute la communauté sous le même toit.
La résidence parisienne fut donc installée à la rue Mon-
sieur, en janvier 1834. Elle n'y resta guère que dix-huit
mois. Dès l'année suivante, on sentit le besoin de s'agran-
dir et surtout de s'établir dans un quartier moins excen-
trique. On ne pouvait reprendre possession de la maison
de la rue de Sèvres qui venait d'être cédée, pour un bail
de quatorze ans à un chef d'institution.
Les Jésuites devaient y revenir plus tard, mais non sans
avoir auparavant planté leur tente en divers lieux. Ils se
transportèrent d'abord au n° 15 de la rue du Regard. Il y
avait là un immeuble considérable qu'il était aisé d'amé-
nager à l'usage d'une communauté religieuse ; un corps de
logis séparé permettait de recevoir à la fois jusqu'à vingt-
cinq ou trente retraitants ; on avait la jouissance d'un
jardin prolongé par d'autres espaces libres et plantés de
grands arbres. Une description de l'état des lieux men-
tionne même un puits, qui fournit Peau en abondance pour
l'arrosage et les services domestiques. C'était une de ces
1. La maison fut achetée en janvier 1 833, 60.000 francs. (Cf. Cata-
logues Vivier, i833, p. 6.)
2. ...« Si prudentia nondum sinit gestare habitum ecclesiasticum,
etc. Le Père Provincial règle certains détails relativement au costume
civil, entre autres défense absolue d'entendre la confession de qui que
ce soit, même dans l'intérieur de la maison, autrement qu'en soutane.
148 LA COMPAGNIE DE JESUS
oasis de verdure dont il existe encore quelques restes
dans le voisinage du Luxembourg ^.
Les Jésuites prirent possession de leur nouvelle de-
meure le 25 juillet 1835. Avant la fin de l'année, ils s'y
trouvaient au nombre de vingt-quatre religieux, dont
quinze prêtres. Un des avantages qu'elle leur offrit tout
d'abord, et qui fut très apprécié, ce fut de pouvoir enfin
installer une bibliothèque déjà riche, mais éparse çà et
là dans des logements de fortune ; elle comptait 20.000 vo-
lumes, ramassés, dit l'annaliste, un peu partout à travers
l'Europe, grâce au flair et à l'activité du libraire Merlin,
célèbre bibliophile du temps, mort cette même année,
1835 2. Ces livres provenaient en grande partie des biblio-
thèques de l'ancienne Compagnie, pillées et dispersées
au moment de la suppression; on les retrouvait alors
fréquemment dans les ventes publiques.
L'année qui précéda l'établissement de la résidence de
la rue du Regard, les Jésuites de Paris avaient eu l'occa-
sion de raviver un souvenir de l'ancienne Compagnie plus
intéressant encore que les vieux livres. Le 15 août 1534,
Ignace de Loyola, avec ses six premiers compagnons,
s'était rendu à Montmartre ; Pierre Lefèvre, le seul d'entre
eux qui fût prêtre, avait célébré la messe; les autres
avaient reçu la communion de ses mains et Ignace, au nom
de tous, avait prononcé le vœu d'aller se remettre à la
disposition du Souverain Pontife. La Compagnie de Jésus
a toujours considéré ce jour comme celui de sa naissance.
1 , Après les Jésuites, l'immeuble fut occupé par les Dames de la
Retraite. Depuis, l'aspect des lieux a été complètement transformé; le
percement de la rue de Rennes, puis du boulevard Raspail a fait dispa-
raître les jardins, et sur l'emplacement de la maison s'élève aujourd'hui
leMont-de-Piété en façade sur la rue de Rennes.
2. Les Lettres annuelles citent, entre autres opérations que Merlin fit
pour le compte des Jésuites, l'achat des manuscrits du P. Gabriel Bro-
tier, le dernier bibliothécaire de Louis-le-Grand, éditeur de Tacite et
d'une partie des Lettres édifiantes. Ces manuscrits furent payés
3.000 francs, donnés par Louis XVIII, à la demande du duc de Doudeau-
ville.
CHAPITRE III 149
Le 15 août 1834 en ramenait le 300" anniversaire. Pour
célébrer cette date mémorable, la résidence de Paris
députa à Montmartre sept de ses membres, trois Pères
et quatre frères coadjuteurs. Ils représentaient les sept
premiers Jésuites qui avaient offert à Dieu à pareil jour et
au même lieu les prémices de la Société. Les prêtres célé-
brèrent la messe de la fête dans l'église de Saint- Pierre ;
deux d'entre eux, sur l'invitation du curé, adressèrent
une allocution aux fidèles. Cependant la consolation
de nos pèlerins était mélangée d'un regret. « Ils ne
retrouvaient, disent les Lettres annuelles, ni la chapelle
où leurs devanciers avaient fait leurs vœux, ni la fontaine
au bord de laquelle ils avaient passé le reste de ce jour
béni. » Déjà dix ans auparavant les novices de Montrouge
avaient eu la même déception : « Aux vacances de 1824,
raconte le Père Gury dans les -Mémoires, ils firent le pèleri-
nage de Montmartre... On chercha, mais en vain, la chapelle
souterraine où saint Ignace avait fait ses premiers vœux
avec ses compagnons; le temps avait tout détruit; il n'en
restait aucun vestige. »
Cette chapelle, dite du Saint Martyre, ^ se trouvait
au seizième siècle dans l'enclos du monastère des Béné-
dictines, lequel s'étendait sur la plus grande partie de la
Butte. En 1611 l'abbesse Marie de Beauvilliers, la fit re-
construire de toutes pièces et sur un plan plus vaste.
Jusqu'à la Révolution, la dévotion du peuple de Paris
pour ses premiers apôtres attira dans ce sanctuaire d'in-
nombrables pèlerins. En 1792, les religieuses furent chas-
sées et le monastère saccagé. Peu après, l'abbaye et ses
dépendances furent vendues à des particuliers qui démo-
lirent tous les bâtiments, à commencer par l'église du
Martyre. En 1834, on ne savait plus même en indiquer
I . Capella de Sancto Martyrio, en mémoire du martyre de saint Denys
et de ses compagnons, que la tradition place en ce lieu même, d'où le
nom donné à la colline Mons Martyruni, Montmartre. Voir aux Pièces
justificatives. N° VllI.
150 LA COMPAGNIE DE JESUS
l'emplacement à travers les constructions qui déjà mon-
taient à l'assaut de la Butte.
Dès lors pourtant il fut question pour les Jésuites de
prendre pied en ces parages, qui avaient pour eux comme
l'attrait de la terre natale. L'initiative du projet paraît
être venue d'un prêtre de Marseille, l'abbé Milanta, qui
avait été novice de la Compagnie et qui lui resta dévoué
jusqu'à son dernier jour. Dans une lettre du 3 novembre
1836, le Père Provincial le remerciait « de son offre géné-
reuse ». « Sans doute, ajoutait-il, ce serait une grande
consolation pour nous de nous trouver voisins du ber-
ceau de notre Compagnie ; mais nous ne sommes pas en
mesure pour former une seconde résidence à Paris. Au
premier moment, je ferai à Montmartre la visite dont
vous me parlez. Je compte sur votre coopération la plus
dévouée pour toute espèce de bonne œuvre '. »
Ces dernières paroles semblent indiquer que le Père
Provincial se serait mis en quête pour découvrir l'empla-
cement de l'ancienne église du Martyre et en faire l'ac-
quisition avec l'argent qui lui était offert . Ses recherches
n'aboutirent pas, et ce ne fut que vingt ans plus tard
(1855) que les Jésuites purent acheter une partie de cet
emplacement qu'on était parvenue déterminer par l'étude
attentive d'un plan de la Butte, du dix-huitième siècle,
conservé à la Bibliothèque Nationale. En 1871, le reste
du terrain ayant été mis en vente, l'abbé Le Rebours,
curé de la Madeleine, s'en rendit acquéreur, et d'accord
avec les Jésuites, fit élever une chapelle provisoire en bois
où l'on commença à célébrer chaque année l'octave de
saint Denys. Enfin, en 1878, les propriétaires cédèrent
le tout pour l'établissement d'une communauté des reli-
gieuses Auxiliatrices du Purgatoire ; les Jésuites stipulè-
rent seulement que, dans la nouvelle chapelle du Martyre,
un autel serait dédié à saint Ignace, où ils auraient la
liberté de dire la messe, aussi souventqu'ils le désireraient.
I. Catalogues Vivier, 1 833-1 834, P- 7-
CHAPITRE III 151
Cet autel fut placé dans la crypte, apparemment au
même niveau, ou à peu près, que la « chapelle sou-
terraine » d'autrefois. L'abbé Le Rebours fit la bénédiction
du monument, le 15 août 1887, assisté des PP. Théodore
Salmon et Nicolas Bouchot. ^ Depuis lors il n'est
guère de Jésuite venant à Paris qui ne réserve sa pre-
mière visite pour Phumble crypte de la rue Antoinette ;
plusieurs y ont prononcé leurs derniers vœux, et pour
tous c'est une joie du cœur de renouveler leurs saints
engagements en ce lieu vénérable.
En cette même année où le premier Provincial de France
faisait son triste pèlerinage à Montmartre et s'assurait par
ses propres yeux que, du pieux sanctuaire, berceau de la
Compagnie de Jésus, les ruines mêmes avaient péri, etiam
periere ruinae, un autre édifice disparaissait, lui aussi
plein de souvenirs pour la famille de saint Ignace. Un
incendie dévorait les bâtiments du noviciat construit en
1612, rue du Pot-de-Fer Saint-Sulpice. Déjà l'église, trans-
formée un moment en loge maçonnique, avait été démo-
lie par la bande noire. A leur arrivée à Paris en 1801, le
Père Varin et son compagnon le Père Barat auraient,
d'après la tradition, dit la messe sur un autel improvisé
avec des pierres ramassées dans les décombres. L'incen-
die de 1836 détruisit presque tout ce que la spéculation
avait épargné jusqu'alors. Il ne restait désormais des
anciennes maisons des Jésuites à Paris que le collège
Louis-le-Grand et la maison Professe de la rue Saint-
Antoine. Louis-le-Grand devait survivre en l'état jusqu'à
la fin du siècle, où il fut rasé et reconstruit à neuf, en
même temps que la Sorbonne. Quant à la maison Pro-
fesse, aujourd'hui le lycée Gharlemagne, elle demeure
seule debout, avec son église devenue l'église paroissiale
Saint-Paul-Saint-Louis, comme au temps où elle abritait
les Bourdaloue et les confesseurs du roi.
En 1835 ces temps étaient déjà bien loin ; maintenant
I . Chapelle et couvent sont au n° 9 de la rue Antoinette.
152 LA COMPAGNIE DE JESUS
les Jésuites cherchaient un asile peu sûr dans des maisons
faites pour d'autres. Cependant ils s'étaient installés dans
leur résidence de la rue du Regard sans trop de crainte
pour le lendemain. Ils n'en étaientplus réduits à se cacher
comme les années précédentes ; leur nombre avait plus
que doublé, leurs travaux grandissaient en proportion, et
sans jeter beaucoup d'éclat, n'étaient pas infructueux.
L'archevêque de Paris leur confiait la retraite pastorale du
diocèse ; ils prêchaient également les Exercices spirituels
dans des collèges royaux comme Henri IV et Louis-le-
Grand, dans des institutions libres comme Laville, Poi-
loup, Bervenger, dans des hôpitaux ou hospices comme
la Salpêtrière, Necker, la Charité ; les retraites publiques
montaient en une année au chiffre de 76 ; celui des retraites
privées atteignait 160, et celui des confessions enten-
dues dépassait 40.000. Les curés de Paris ne faisaient pas
difliculté de recourir aux Jésuites quand ils avaient besoin
d'un prédicateur. Le Père Loriquet écrivait, à la veille du
Carême de 1836 : « Nous voilà lancés dans les chaires de
la capitale. Cette année nous en occupons six à la fois,
sans compter les communautés. . . On paraît enfin convaincu
que nous ne nous occupons que de notre ministère, et
que, si le Gouvernement n'avait pas d'autres ennemis que
nous, il serait immortel*. »
L'année précédente le Père Guyon, qui appartenait de
nouveau, mais pour la dernière fois, à la résidence de
Paris, avait fait une de ces campagnes apostoliques où il
fournissait à lui seul la besogne de plusieurs ouvriers
vaillants. Elle avait été marquée par deux incidents qui
agitèrent l'opinion et que de nombreux journaux com-
mentèrent de façons différentes. Nous les rapportons
d'après le périodique religieux le plus autorisé de
l'époque :
I . Au P. Druilhel à Lyon, ao février i836. La lettre est signée Marie,
Trop connu pour pouvoir sans danger mettre son nom au bas de sa
correspondance, le P. Loriquet avait, depuis i83o, adopté ce pseu-
donyme.
CHAPITRE III
153
« M. l'abbé Giiyon a terminé à la fin de décembre (1834)
dans la cathédrale de Versailles un cours d'instructions
(on évitait le mot de Mission, mais ce n'était pas autre
chose qu'une Mission) qui a duré plus de six semaines et
qui a été constamment suivi. Il y avait deux discours par
jour, un le matin et un le soir. L'auditoire se recrutait
dans toutes les classes de la population. Les réunions ont
été toujours fort paisibles, et il n'y a pas eu de tentative
pour exciter du trouble. Seulement quelques libéraux
attardés sont allés se plaindre à la préfecture. D'après
eux c'était un scandale, après la Révolution de Juillet, de
tolérer encore semblables exercices. Le préfet, M. Auber-
non, les calma en leur représentant que ces exercices
avaient lieu dans l'intérrieur d'un édifice destiné au culte
et que personne n'était obligé d'y assister.
« Au cours de ses instructions, le prédicateur en est
venu à parler du sceau de la confession; il a insisté sur
ce fait que, au milieu de tant de scandales qui ont affligé
l'Église en divers temps, jamais le secret de la confession
sacramentelle n'a été trahi. On lui a opposé un fait raconté
dans un ouvrage, Souvenirs de la Marquise de Créquy, qui
vient de paraître et qui a beaucoup de vogue. La mar-
quise affirme qu'un curé du Maine, ayant révélé un secret
reçu en confession, fut jugé et condamné au Parlement
de Rennes. Le fait est sûr; car la marquise donne des
détails très circonstanciés et très précis. On est donc allé
aux informations; on s'est adressé à l'évéché du Mans; un
grand vicaire, l'abbé Bournault, a été chargé par l'évêque
de faire une enquête. Son rapport, daté du 16 décembre,
est sous nos yeux... » On y voit ce qu'il faut penser de
cette vilaine histoire. De toutes les indications, qui don-
nent au récit un air d'exactitude, pas une n'est véridique.
En particulier, le Parlement de Rennes n'a pu connaître
l'affaire, car le Maine se trouvait dans le ressort du Parle-
ment de Paris; d'ailleurs personne dans le pays où elle
aurait eu lieu n'en a jamais entendu parler, et pourtant
les vieillards n'y manquent pas qui vivaient déjà à l'époque
154 L\ COMPAGNIE DE JESUS
OÙ l'on place l'événement. Le récit que l'on prête à la spi-
rituelle marquise n'a donc pas plus de valeur historique
que tant d'autres « bavardages de salon dont les faiseurs
de Mémoires amusent la crédulité publique » \
Telle était la conclusion du grave chroniqueur de VAmi
de la religion et du Roi, à la suite du vicaire général du
Mans. Le Père Guyon l'avait de son côté développée devant
son auditoire de la cathédrale. C'était peut-être faire beau-
coup d'honneur à une calomnie ramassée dans un ouvrage
apocr^^phe. Personne aujourd'hui ne prendrait la peine
de réfuter sérieusement les commérages publiés par le
comte de Gourchamps sous le titre de Souvenirs de la
marquise de Créquy. Mais on n'était pas encore, en 1835,
saturé de ce genre de littérature; cette lourde compilation
en sept volumes était, si l'on peut dire, le livre du jour.
L'autre épisode de la Mission de Versailles nous reporte
à trois siècles en arrière, au temps des « Colloques » entre
théologiens catholiques et ministres de la Réforme. Une
personne, qui songeait à passer au protestantisme, pro-
posa au Père Guyon d'accepter une discussion avec le pas-
teur Pyt, lequel était alors en renom de science parmi ses
coreligionnaires de Paris. Le missionnaire y consentit.
L'assistance devait se composer d'un petit nombre de per-
sonnes désignées par chacun des adversaires. Le Père
Guyon choisit des hommes notables de Versailles, les
uns catholiques, les autres protestants; le pasteur arriva
escorté d'un groupe de femmes protestantes.
La conférence eut lieu le 12 décembre dans une salle de
l'évêché de Versailles. 11 avait été convenu que chacun
aurait la parole à son tour pendant un quart d'heure. Sur
la demande de M. Pyt, le Père Guyon parla le premier.
« Il exposa les preuves qui établissent que l'église pro-
testante n'est pas la véritable église de Jésus-Christ. Quand
le tour de M. Pyt fut venu, au lieu de répondre aux argu-
ments de son adversaire, il se jeta sur d'autres sujets,
I. Cf. L'Ami de la Religion et du Roi. Tome LXXXIII, lo janvier i835,
pp. i3oet igo.
CHAPITRE III 155
parla du Pape, de l'église romaine, de saint Pierre qui
n'était jamais venu à Rome, etc. M. Guyon voulut le rame-
ner à la première discussion. Il lui demanda comment,
dans son système, il pourrait expliquer des textes très
clairs de l'Écriture : Die Ecclesiae... Si Ecclesiam non
audierit... Haereticum devita... Posait episcopos regere
Ecclesiam Dei, etc. Tout cela ne peut s'appliquer au
système protestant. Où est en effet l'Eglise qu'on est
tenu d'écouter? Où les évoques chargés de gouverner
l'Eglise... » Interrogé s'il tenait la doctrine de Luther
ou celle de Calvin, M. Pyt ne voulut pas répondre. Au
sujet de la divinité de Jésus-Christ, il hésita d'abord;
mais voyant quel avantage il allait donner à son contra-
dicteur, il déclara prendre à son compte les paroles de
l'apôtre Thomas : Vous êtes mon Seigneur et mon Dieu.
De son côté, « M. Guyon refusa de répondre aux dillicul-
tés de détail, demandant qu'on éclaircît la question capitale
posée par lui tout d'abord ; autrement on passerait sans
cesse d'un objet à un autre. Et ainsi s'écoulèrent les deux
heures de la conférence, » Comme il arrive en pareil cas,
on n'avait abouti à aucune conclusion précise et chacun
restait sur ses positions.
Le lendemain M. Pyt fit proposer une nouvelle confé-
rence, où le public serait convié. Le Père Guyon récu-
sait le suffrage de la multitude et n'acceptait qu'une assis-
tance restreinte d'hommes capables d'apprécier la valeur
des raisons. Il fallut renoncer à recommencer la joute. Le
missionnaire se contenta donc de traiter en chaire, dans
une sériede discours, des caractères de la véritable Eglise,
lesquels se trouvent dans l'Église catholique et ne se
trouvent que là. Quant au ministre du Saint Évangile, il
se hâta de publier une brochure, sous le titre de Quelques
mots à M. Guyon, où il rendait compte de la conférence,
et naturellement se donnait à lui-même tout l'avantage.
Une Revue protestante. Le libre examen, fut au contraire
très réservée sur la victoire du champion de son parti.
Cette victoire même lui parut plutôtdouteuse. «M. Guyon,
156 LA COMPAGNIE DE JESUS
dit-elle, posa en principe qu'il. fallait un juge des con-
troverses, puisque l'Évangile n'est pas toujours clair; ce
qu'il prouva par les divisions entre les chrétiens, et sur-
tout entre les protestants. » Or, la Revue convient que
l'argument resta sans réponse ; du moins le ministre ne
répondit pas directement ; « il n'arriva jamais sur le ter-
rain où l'abbé avait placé la discussion ^ »
Le Père Guyon laissa le pasteur Pyt se décerner
des couronnes. Ce n'est pas qu'il fût embarrassé pour
lui adresser aussi quelques mots. Nous avons trouvé
dans ses papiers des notes manuscrites sur les sujets
de controverse avec les protestants ; elles fourniraient
plus que la matière d'un juste volume. Sur ces ques-
tions, comme sur beaucoup d'autres, il pouvait dire
qu'il était « plein de discours »^. Mais l'infatigable mission-
naire n'avait pas le loisir de s'attarder en discussions sans
utilité comme sans issue. L'obéissance l'envoyait faire sa
troisième année de probation. Depuis douze ans, il n'avait
pas connu de repos. La Mission achevée, il partit pour
Saint-Acheul; il allait enfin se recueillir dans le silence
elles exercices de la vie intérieure. D'après le Diaire de
la maison de Paris, on aurait distribué 15.000 commu-
nions dans les églises de Versailles le jour de Noël, où
se clôturait la Mission. Alors même que ce gros chiffre
devrait être réduit quelque peu, les prédications du mis-
sionnaire avaient donc obtenu un assez beau résultat; il
eût mieux fait peut-être de n'y pas ajouter une de ces con-
férences contradictoires dont le moindre inconvénient est
de n'aboutir à rien.
III
Nous avons vu que, à partir de 1830, le Provincial de
France avait fixé sa résidence à Lyon. Le Père Renault
1. L'Ami de la Religion. Tome LXXXIII.
2, Plenus sum sermonibus. (Job. XXXII, i8.)
CHAPITRE III 157
y vint prendre possession de sa cliarge le 1®' mai 1833. Il
trouva la petite communauté partagée en deux groupes,
celui de la rue duPuits-d'Ainay et celui de la rue des Mar-
ronniers; il donna ordre de se réunir au Puits-d'Ainay, où
il se proposait d'appeler plusieurs prêtres qui n'avaient pas
terminé leur noviciat. En effet, au mois de novembre
suivant, il y en avait sept, sous la direction du Père Gury,
qui était en même temps Supérieur de la résidence. Il ne
garda toutefois cette fonction que pendant quelques
semaines. Le Père Druilhet, libéré de sa mission de Pra-
gue, venait de rentrer à Lyon. Ses antécédents, la con-
fiance de ses frères, les sympathies personnelles qu'il
s'était acquises le désignaient pour le gouvernement de
cette maison qu'il avaitfondée, mais où tout était à faire ou
à refaire. Il en prit en effet la direction le 19 janvier 1834;
le Père Gury garda seulement ses attributions de Père
spirituel et de maître des novices, attributions qui étaient
devenues sa spécialité.
La résidence comptait dès lors dix-neuf religieux, dont
quatorze prêtres. Le local qu'ils occupaient au n" 3 de la
rue du Puits-d'Ainay devenait absolument insuffisant ; le
séjour en était d'ailleurs malsain et fort incommode à
raison des forges et des usines qui l'avoisinaient. Le pre-
mier soin du nouveau Supérieur fut de chercher une
installation plus convenable. Une excellente occasion se
présentait. L'hôtel Roche-Baron, au n" 14 de la rue. Sala,
était à vendre. On y pouvait déjà trouver place pour la
communauté entière, et il était facile de s'agrandir au fur
et à mesure des besoins. Il y avait toutefois au préalable
un cas de conscience à résoudre. L'hôtel avait été vendu
comme bien d'émigré; l'ancien propriétaire prétendait
maintenir ses droits et faire opposition. L'affaire fut exa-
minée au Conseil de l'archevêché. Ledit propriétaire
ayant reçu sa part d'indemnité sur le milliard des émi-
grés, l'avis unanime fut qu'il n'avait aucun titre à faire
valoir sur son ancienne propriété, pas plus au regard
de la conscience que devant les tribunaux civils. Restait
158 LA COMPAGNIE DE JESUS
une question plus difficile à résoudre. Il fallait trouver
214.000 francs pour payer l'immeuble. La résidence de
Lyon, dispersée en naissant, avait vécu au jour le jour; il
pouvait sembler bien téméraire d'assumer une telle charge.
Le Père Druilhet s'en rendait compte assurément, mais
ses hésitations, s'il en eut, furent de courte durée. Un
mois après son entrée en charge, l'affaire était sans doute
conclue. Voici en effet le billet que lui adressait Mgr de
Pins à la date du 21 février :
« Mon très révérend Père, je me suis occupé cette nuit,
aux pieds de Dieu, de l'œuvre dont nous nous sommes
entretenus hier au soir... Je poserai la première pierre de
l'édifice que vous vous proposez d^ élever Ad Majorem Dei
Gloriam. Dieu la bénira. Je vous envoie mille francs.
« Recevez, mon très révérend Père, l'hommage du
tendre intérêt que je vous ai voué à tous et à vous en par-
ticulier. Celui qui vous accompagne ne doute pas non
plus des tendres sentiments qui m'attachent à lui K J'ai
posé plusieurs premières pierres dans le diocèse et le
bon Dieu a toujours béni. Ma confiance est grande dans
la bénédiction que je sollicite pour l'œuvre dont nous nous
sommes entretenus hier au soir.
« J.-P. Gaston, Archev. d'Amasie, administrateur de
Lyon-. »
Une libéralité ainsi offerte était pour les Jésuites d'un
prix inestimable. Le saint archevêque, on le voit, faisait
plus que consentir à leur établissement définitif à Lyon.
Lui-même en eût fait les frais, si ses ressources le lui
eussent permis. On pouvait alors racheter le beau couvent
des Carmes, avec son église et ses dépendances, si
magnifiquement étalé à mi-côte de la colline de Fourvière.
Mgr de Pins avait dit plus d'une fois aux Pères : « Si j'avais
300.000 francs sous la main, tout cela serait pour vous. »
Cette bienveillance du premier pasteur pour la famille de
1 , Le P. Etienne Déplace.
2. Arclliv. Prov. Lugd. Aulogr.
CHAPITRE IIJ 159
saint Ignace allait si loin, il la manifestait si ouvertement
que le Père Druilhet se voyait obligé de lui en faire de
respectueuses remontrances; beaucoup de gens en effet
ne pouvaient manquer d'en prendre ombrage'. Voici
pourtant une marque d'estime et de confiance qui n'était
pas de nature à exciter la jalousie. Gomme la ville de Lyon
se voyait une fois de plus, en 1835, sérieusement menacée
du choléra et que déjà on prenait des mesures pour le
cas où le fléau éclaterait, l'archevêque déclara son inten-
tion de confier aux Jésuites le service spirituel de l'hôpital
des cholériques. « Il savait, disait-il, que l'on pouvait
compter sur leur dévouement. » Au reste, lui-même con-
sidérait comme un des actes les plus heureux de son
administration d'avoir introduit la Compagnie de Jésus
dans le diocèse confié à ses soins. Il s'en fait un mérite
et un honneur dans une lettre qu'il écrit à son ami, le car-
dinal Pacca, peu de temps après sa retraite. « J'ai posé, lui
dit-il, la première pierre de l'établissement des Jésuites,
œuvre immense par les résultats qu'elle doit avoir un
jour^. »
Fort de l'appui de l'archevêque le Père Druilhet alla
donc de l'avant. Sa confiance ne fut pas trompée. La
famille d'un jeune religieux fournit près de la moitié de
la somme nécessaire; le reste vint sous la forme de dons
ou de prêts sans intérêt; parmi les prêteurs eux-mêmes
I. Lettre du P. Druilhet au R. P. Général, 3o septembre i835.
3. Le brouillon de cette lettre se trouve aux Archives de la Province
de Lyon (XXI, p. 4^9) parmi les papiers de Mgr de Pins qui remplissent
plusieurs volumes. Le vénérable prélat venait de recevoir le Bref qui le
décharg-eait de ses fonctions d'administrateur apostolique du diocèse de
Lyon. Ce Bref, daté du 28 avril i84o, était assurément très élogieux; mais
certaines omissions semblaient faites intentionnellement; Mgr de Pins se
demandait s'il fallait y voir une désapprobation adoucie dans la forme.
Il faisait conûdence de sa peine au cardinal Pacca. Au reste il demeura
persuadé jusqu'à la fln qu'il avait déplu, lors de l'affaire des Ordon-
nances de 1828, en s'adressant directement au Pape, sans passer par le
Nonce. C'était, disait-il, le motif qui l'avait fait écarter, lorsque la mort
du cardinal Fesch permit enfin de nommer un titulaire au siège de
Lyon. Ses seize ans d'administration semblaient le désigner pour ce
poste.
160 LA. COMPAGNIE DE JESUS
plusieurs détruisirent leurs billets avant le jour de
l'échéance. La charité lyonnaise a toujours des largesses
pour les œuvres dont l'utilité lui est démontrée; les catho-
liques de Lyon estimèrent, avec Mgr de Pins, que l'éta-
blissement de la Compagnie de Jésus n'était pas sans
avantages sérieux pour le bien de la cité.
La communauté prit possession de sa nouvelle demeure
le 11 août 1834; le lendemain, en la fête de sainte Claire,
Mgr de Pins fit la bénédiction de l'oratoire intérieur.
Pour l'exercice du ministère sacerdotal, les Pères avaient
précisément à leur disposition la chapelle publique des
religieuses de Sainte-Claire, contigùe à leur résidence.
Cet état de choses provisoire devait se prolonger pendant
bien des années.
Ainsi, après soixante-dix ans d'exil, la Compagnie de
Jésus se trouvait réinstallée à Lyon dans une maison à
elle et dans des conditions à peu près normales. L'affaire
avait été menée rapidement et les pronostics du pieux
archevêque, qui avait posé la première pierre, s'étaient
pleinement réalisés. D'ailleurs les épreuves, accompa-
gnement ordinaire de ces sortes d'entreprises, n'avaient
pas fait défaut. On avait à peine commencé l'aménagement
de la future résidence, lorsque tout fut remis en question
par un événement qui pouvait avoir les plus désastreuses
conséquences. La loi sur les associations avait porté à son
comble l'irritation de ceux contre qui elle était dirigée.
Tous les organes révolutionnaires avaient annoncé la
résistance à main armée. De fait des émeutes eurent lieu
dans un certain nombre de villes de province; à Paris la
manifestation fut promptement et durement réprimée, si
bien que les journaux du parti purent parler des « mas-
sacres de la rue Transnonain. » Mais c'est à Lyon que les
meneurs portèrent leur principal effort; ils comptaient se
rendre maîtres de la ville, grâce à la population ouvrière
des faubourgs très nombreuse et très inflammable. Le
soulèvement éclata le 9 avril, et la lutte se poursuivit
pendant cinq jours avec des alternatives diverses entre les
CHAPITRE III IGl
insurgés et les troupes régulières'. Le sang coula jusque
dans les églises où les combattants s'étaient retranchés;
il y eut plus de trois cents morts des deux partis et un
bien plus grand nombre de blessés. Le 13 au soir,
l'insurrection était enfin écrasée. Plus d'une fois pendant
ces terribles journées on avait pu craindre que l'avantage
ne lui restât, et on sait par expérience que, en pareil cas,
les communautés religieuses sont réservées aux pires
excès. Mais si l'alerte avait été vive, elle fut de courte
durée. Les Jésuites qui avaient dû se disperser pendant
l'orage rentrèrent au bout de quelques jours dans la pauvre
maison de la rue du Puits-d'Ainay; les émeutiers n'avaient
pas eu le temps de la mettre au pillage.
La joie du transfert dans une résidence plus confor-
table fut attristée par une autre épreuve d'une nature
particulièrement douloureuse. C'est une vilaine histoire
sur laquelle on pensera peut-être que mieux vaudrait faire
silence. Mais l'Évangile raconte bien celle de Judas, et
personne n'estime qu'il en rejaillisse aucun déshonneur
sur le collège apostolique auquel il avait appartenu.
Un membre de la communauté, frère coadjuteur, s'était
justement laissé prendre par la tentation de Judas. 11
s'appelait Gabriel Colette. Abusant de la confiance qu'on
lui accordait il avait commis une série de petits larcins.
Il finit par s'enfuir en son pays, après avoir soustrait
quelques milliers de francs qui représentaient toutes les
réserves de la maison. Arrêté une première fois à Besan-
çon et obligé à restituer sous menace d'être livré à la jus-
tice, il s'était imposé de nouveau et avait continué le
cours de ses déplorables exploits, payant d'audace et se
persuadant que les Pères n'oseraient jamais le dénoncer.
Ils usèrent en effet au cours de cette trop longue aventure
d'une mansuétude fâcheuse et à peine excusable. Des
I. « On a calculé que les troupes avaient tiré 269.000 coups de fusil
et 1.729 coups de canon. » Thureau-Dangin, Histoire de la Monarchie de
Juillet, tome II, p. 245.
La Compagnie de Jésus. 11
162 LA COMPAGNIE DE JESUS
méfaits d'un autre ordre amenèrent enfin le misérable
devant les tribunaux. Son cas était passible des assises; il
fut condamné le il juin à « l'exposition » et à dix ans de
travaux forcés. Le Père Fouillot, alors Supérieur de la
résidence de Dôle, essaya, comme en témoigne sa cor-
respondance, d'une intervention auprès de la reine Amé-
lie pour obtenir que la peine infamante de l'exposition fût
épargnée, en raison de ses antécédents, au malheureux
Colette'. Nous ignorons quel fut le résultat de ses
démarches.
Quelques semaines auparavant le Père Druilhet avait eu
la douleur de perdre un autre de ses religieux, mais dans
des conditions plus consolantes. Le Père Roch Legrand
était comme lui un ouvrier de la première heure. Ils
avaient été reçus l'un et l'autre par le Père de Clorivière,
en 1814, à quelques jours d'intervalle. Usé avant l'âge et
épuisé de forces, le Père Legrand ne se résignait pas à
l'oisiveté ; il venait de donner ses soins à une édition du
Bréviaire en un seul volume [Totum)^ qui eut un grand
succès. Il n'entra à la maison de la rue Sala que pour se
préparer à la mort. Ses derniers jours furent marqués
par un témoignage d'affectueux dévouement que nous
nous plaisons à rapporter. Un jeune homme, Henri du
Colombier, qui avait été élève du Père Legrand au petit
séminaire d'Aix, vint de La Tour-du-Pin à Lyon, s'ins-
talla au chevet du malade, et pendant six semaines lui tint
fidèle compagnie, lui faisant la lecture et le servant
comme un véritable infirmier. En racontant le fait dont il
avait été témoin, le Père Gury y ajoute cette très juste
réflexion : « On ne sait auquel il est plus honorable, du
maître ou de l'élève ^. »
En même temps qu'une nouvelle édition du Bréviaire,
1 . Archiv. Prov. Lugd. VI, p. 27.
2. Le Père Roch Legrand mourut le 12 août i835, âgé de 42 ans; il
avait été précédé dans la tombe par le Père Charles Gentil, 19 octo-
bre 1834. Ce sont les deux premiers Jésuites morts à Lyon depuis le réta-
blissement de la Compagnie.
CHAPITRE m 163
la résidence de Lyon à ses débuts publiait les œuvres ora-
toires du Père de Mac-Garthy. Le Père Etienne Déplace
s'y employa à son retour de Prague ; il y ajouta une
biographie du célèbre prédicateur avec une dédicace à
Mgr de Pins. Jusque-là les Jésuites de Lyon remplis-
saient seulement le rôle « d'éditeurs ». Le premier
ouvrage où ils apparaîtront comme auteurs sera un hom-
mage à la glorieuse protectrice de la cité, Notre-Dame
de Fourvière^
Ils ne purent tout d'abord se consacrer à l'un des minis-
tères que la Compagnie affectionne spécialement, l'éta-
blissement et la direction des congrégations; la raison
en est toute à l'honneur du clergé lyonnais et de la bonne
organisation des paroisses lyonnaises. Chacune en effet
avait déjà une ou plusieurs de ces pieuses associations.
Cependant la congrégation des Messieurs, fondée au
commencement du siècle parle Père Roger, s'était main-
tenue dans sa ferveur ; elle se recrutait dans toute la ville
et jouissait de l'autonomie avec un aumônier pris en
dehors du clergé paroissial. Le Père Roger, ayant été
appelé à Lyon sur la fin de 1834, les plus anciens congré-
ganistes se fussent volontiers remis sous sa direction ;
pour des raisons de délicatesse l'autorité ecclésiastique
ne crut pas devoir déférer à leurs vœux.
Vers le même temps Mgr de Pins confiait aux Jésuites
l'administration spirituelle de la prison militaire qui se
trouvait à l'autre extrémité de la rue Sala. C'est là que
nous voyons débuter, dès la première année de la rési-
dence, le Père Louis Parabère, qui devait pendant trente
ans fournir en France, en Crimée et en Algérie, une belle
et féconde carrière d'aumônier des soldats. Les Lettres
annuelles rapportent que, pour son coup d'essai, il lui
I. Notre-Dame de Fourvière, ou Recherches historiques sur l'autel tuté-
laire des Lyonnais et sur les principaux événements qui ont retardé ou
hâté sa gloire, par l'abbé A. -M. Galiour. Lyon, Pélagaud et Lesne.
Paris, Poussielgue-Rusand, i838. 8", liv-449 PP- Avec Dédicace à
Mgr de Pins.
164 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
fallut préparer à la mort un pauvre garçon, nommé Phili-
bert, qui venait de passer en conseil de guerre. L'exécution
fut retardée, on ne sait pour quel motif, près de deux mois.
Le Père ne manqua pas un jour de visiter le condamné
qui finit dans d'admirables sentiments de résignation et
de piété. Il marcha au supplice en récitant le rosaire. Du
reste, l'aumônier avait de bonne heure gagné la confiance
de son peuple de prisonniers; dès la seconde année de
son ministère, il avait la consolation de les voir presque
tous remplir leur devoir pascal ; une retraite en règle avait
précédé, pendant laquelle beaucoup d'entre eux donnèrent
des témoignages touchants de ferveur, jusqu'à refuser de
toucher à la viande qu'on leur servait aux jours où
l'Église l'interdit. Mieux encore, le Père Parabère réussit
à enrégimenter les plus vaillants contre le respect humain,
dans une petite congrégation de la Sainte Vierge, qui eut
ses réunions avec chant de cantiques et pratiques pieuses
et charitables. Par son influence l'atmosphère de la prison
fut sensiblement assainie; le blasphème et l'obscénité se
firent plus rares dans les conversations.
Tandis que le scolasticat rappelé de Brigue se reconsti-
tuait à Vais, que les Pères dispersés rentraient dans leurs
résidences, Avignon attendait encore le retour de ses
novices. Le Père Renault avait cru devoir différer leur
rapatriement. Depuis son départ pour l'étranger en 1830,
ce malheureux noviciat avait eu une existence nomade.
Ceux qui se donnèrent alors à la Compagnie, dans la Pro-
vince de France, y apprirent tout d'abord par leur expé-
rience que la vocation du Jésuite est d'aller en divers lieux
sans s'attacher à aucun. Après une première étape à Gênes,
la petite tribu passait, en 1831, à Ghiéri en Piémont;
Tannée suivante, elle est obligée de se partager ; une
moitié reste à Ghiéri, l'autre va à Estavayer. En 1833,
quelques-uns restent à Estavayer, mais le gros de la
troupe reçoit l'hospitalité dans une aile du collège de
Brigue. En 1834, on se rapproche de la frontière; le
CHAPITRE m 165
noviciat s'installe à Mélan; il compte un total de vingt-sept
novices; plusieurs sont originaires de la Savoie, qui ap-
partient au royaume de Sardaigne; mais ils optent pour
la France, ce qui ne laisse pas que d'éveiller certaines
susceptibilités, d'ailleurs très promptes à s'apaiser. Enfin,
aux premiers jours de 1835, le noviciat se retrouve à Avi-
gnon après plus de quatre ans d'absence.
Par une lettre du maître des novices, le Père Solente,
écrite le mois précédent au Père Général, nous voyons
que la police surveilla de très près ce retour de l'émigra-
tion; mais ne le jugeant pas sans doute dangereux pour
la tranquillité publique, elle laissa faire. Ce n'était du reste
qu'un modeste bataillon, une partie de l'effeclif étant
demeuré à Mélan. Parmi les nouveaux venus nous voyons
figurer Michel Fessard, Alexis Possoz, Louis Saint-Cyr,
Armand de Ponlevoy, Maurice Ogerdias, Amable du Bourg,
etc. Dans la lettre que nous venons de citer, le Père
Solente témoigne que la faveur qui avait accueilli à Avi-
gnon leurs devanciers ne s'était point refroidie. Le nouvel
archevêque surtout, Mgr du Pont, ne mettait pas de bor-
nes à sa bienveillance. Son affection pour la famille de saint
Ignace allait, si nous en croyons les souvenirs de quelques
vénérables anciens, jusqu'à lui faire souhaiter de se
démettre un jour de sa charge pour mourir sous l'habit
du Jésuite. Transféré à Bourges en 1842, ce fut la pourpre
cardinalice qu'il revêtit quelques années plus tard.
Mgr du Pont encouragea de tout son pouvoir la recons-
titution de la résidence et du noviciat. Dès la fin de 1835,
la maison de la rue Saint-Marc ne comptait pas moins de
quarante religieux. En attendant qu'ils eussent une église
à eux, l'administration archiépiscopale avait mis à la dis-
position des Pères la chapelle dite de l'Oratoire, vaste et
bel édifice en forme de rotonde. Mgr du Pont leur confia
en outre une chapelle que se disputaient deux confréries
de Pénitents, respectables par leur ancienneté mais bien
dégénérées de la ferveur primitive. Le Père Nicolas Des-
champs avait commencé à y introduire la réforme. La
166 LA COMPAGNIE DE JltsUS
congrégation des ouvriers du Port, dite des Bons-hommes,
organisée sur un nouveau plan, réunissait déjà, en 1834,
cent quatre-vingts membres partagés en deux sections,
celle des hommes et celle des jeunes gens. Cette pieuse
association était destinée à connaître une longue période
de prospérité, suivie, hélas ! du déclin inévitable des insti-
tutions humaines.
Les x\nnales de la résidence d'Avignon mentionnent
encore à cette époque de renouveau une série de Missions
dans les villes les plus importantes du Gomtat, entre autres
Carpentras et Orange. Toute la région était alors sous la
menace du choléra qui sévissait à Marseille, à Aix, et
gagnait de proche en proche à travers la Provence. Le
27 juillet 1835, le Père Solente écrivant au Père Druilhet
lui donnait quelques détails sur la marche du fléau. Avi-
gnon n'était pas encore atteint, mais d'un jour à l'autre
on s'attendait à l'invasion. Déjà les novices avaient solli-
cité la faveur d'aller au secours des victimes. Le Père
Maître avait répondu qu'il ne donnerait l'autorisation, le
cas échéant, qu'à ceux qui auraient l'agrément de leurs
familles. Quant aux novices déjà prêtres, il exigeait qu'ils
fissent leur demande par écrit. Dieu se contenta de ces
généreuses dispositions. Si Avignon ne fut pas complè-
tement épargnée, du moins l'épidémie y fut relativement
bénigne, et les jeunes religieux n'eurent pas l'occasion
de se dévouer comme leurs devanciers au temps où la
peste exerçait périodiquement ses ravages'.
Les circonstances n'étaient guère favorables au recru-
tement du noviciat; aussi le progrès fut-il tout d'abord
assez lent. Toutefois sur la fin de l'année quatre élèves de
Fribourg vinrent prendre leur place dans la petite famille;
c'étaient Edouard de Bouchaud, Louis Hélot, Marc Finaz
et Victor Merlian. Tous les quatre sont de ceux dont
I . Le F. Florent Claude, scolastique de la Province de France,
envoyé à Madrid, en i83o, pour y faire ses études deTiiéologie, mourut
l'année suivante, juin 1 83 1, du mal contracté à l'hôpital au service des
cholériques.
CHAPITRE III 167
l'Écriture dit qu'ils ont laissé après eux un nom digne
d'éloge ^ Le Père Edouard de Bouchaud fut, dans la
Province de Lyon et spécialement au collège de Mongré,
un religieux distingué dans tous les sens du mot; le Père
Hélot, mort à Ghang-Hai, en 1867, compta parmi les
ouvriers de la première heure de la Mission du Kiang-Nan ;
le Père Finaz mourut préfet apostolique de la Mission de
Madagascar; le Père Victor Mertian fut le premier Pro-
vincial de la Province de Champagne.
En même temps arrivaient au noviciat deux jeunes
docteurs en médecine, AiméEysselte et Charles Castanier.
Celui-ci n'eut pas le temps de réaliser les espérancesquesa
générosité et ses talents avaient fait concevoir. Il mourut
au mois de juillet suivant. La petite famille fut durement
éprouvée en ces années calamiteuses. Epargné parle cho-
léra, le noviciat d'Avignon n'en payait pas moins tribut à
la maladie. Le Père Solente ne cesse de gémir dans sa
correspondance sur l'état précaire des santés. C'était la
répétition des plaintes que le Père Gury faisait, dix ans
plus tôt, sur l'affaiblissement général des tempéraments.
Il semble bien aussi qu'il y eutalors quelques excès de rigi-
dité dans les règlements et trop peu de souci de l'hygiène.
Les médecins réclamaient plus d'exercice et de vie au
grand air. Le Père Maître lui-même aurait voulu quelque
détente ; mais on lui répondait que le noviciat est fait
pour mettre à l'épreuve la résistance physique aussi bien
que la vigueur morale. Toujours est-il que les listes
nécrologiques nous présentent à cette époque une pro-
portion absolument anormale de jeunes religieux aux
alentours et même au-dessous de la trentième année.
Pendant quatre années consécutives, de 1832 à 1835, la
mort enlève sensiblement autant de scolastiques que de
prêtres, une fois même davantage, 32 contre 31, en 1832.
Ces chiffres sont ceux de la Compagnie tout entière; mais
la Province de France n'est pas mieux partagée que les
. Ueliquerunt nomen narrandi laudes eorum. Eccl. XLIV, 8,
J68 LA COMPAGNIE DE JESUS
autres ; en cette même année 1832, sur sept morts un seul
a dépassé 33 ans.
Pour en revenir à la maison d'Avignon, trois mois
après Charles Castanier, elle perdit encore le frère coad-
juteur Jean-Baptiste GuibaP. Celui-là n'était plus un
jeune homme; il était entré sur le tard. Père de famille,
riche et considéré, devenu veuf aux environs de la cin-
quantaine, il n'attendait, pour se donner à Dieu, que
d'avoir établi ses enfants. Son fils allait bientôt être
ordonné prêtre; il s'occupait de chercher un parti pour sa
fille, quand un jour elle lui déclara qu'elle entrait à la
Visitation. Il ne retarda plus un moment l'exécution de
son dessein. Cet homme, qui avait connu une très large
aisance, s'estima heureux d'être reçu parmi les fils de
saint Ignace comme simple frère coadjuteur. Il y passa
dix ans, faisant l'édification de tous et rendant de très
précieux services dans la charge de procureur, par l'ex-
périence qu'il avait des affaires, qualité rare chez les
Jésuites, quoi qu'en dise la légende.
Cependant le choléra poursuivait ses ravages à peu de
distance d'Avignon. Dans sa lettre du 27 juillet le Père
Solente écrivait: « A Marseille, à Aix, à Toulon, à Beau-
caire, il sévit d'une manière terrible... Presque tous ceux
qui sont atteints succombent; il n'en échappe pas cinq
sur cent... Il paraît que le fléau a été apporté par un vais-
seau venu d'Oran, avec quantité de vêtements et de
linges qui avaient servi à des cholériques ; toute cette
cargaison fut vendue sur le port de Marseille... En
dépit de la salubrité de son climat, la ville d'Aix
a été particulièrement atteinte. Le Père Richard m'écri-
vait, il y a peu de temps, qu'ils avaient eu en un jour
103 cas et presque autant de morts ; et notez qu'il ne restait
pas dans la ville un quart de la population. La ville est
maintenant presque entièrement déserte, et ils ont encore
de 40 à 50 morts par jour. Tout fuit, riches et pauvres, et
I. Mort le 28 octobre i835, à l'âge de 63 ans.
CHAPITRE III 169
le choléra les poursuit à la campagne où ils périssent
sans secours. Nos Pères ne se sont point épargnés, et ils
en ont été quittes pour la fatigue... Le travail ne suffit
plus maintenant à leur zèle, à cause du petit nombre
d'habitants qui restent 1. »
Le Père Théofréde Richard était le Supérieur de la
résidence que les Jésuites venaient de reconstituer à Aix
quelques mois auparavant et qui trouvait ainsi dans une
calamité publique l'occasion de donner à la cité les pré-
mices de son apostolat. On se souvient qu'après l'exécu-
tion des Ordonnances de 1828 les Pères s'étaient retirés
à la maison de campagne de Saint-Joseph du Tholonet et
y avaient établi le juvénat de la Province. Les études
scientifiques et littéraires y fleurirent pendant deux ans,
sous l'impulsion du Père Joseph Desbouillons, lui-même
fervent humaniste. Nous voyons dans le Diaire de la mai-
son que l'archevêque d'Aix assistait volontiers aux exer-
cices académiques qui se donnaient à Saint-Joseph.
La tempête de 1830 dispersa les étudiants. Il ne resta
dans la paisible solitude de Saint-Joseph qu'un petit
nombre de prêtres qui s'employèrent de leur mieux aux
différents ministères et en particulier à celui des retraites
fermées. Nous avons retrouvé de pieuses images du temps
qui servaient sans doute d'invitation ou de mémorial. On
y voit la maison des retraitants et, dans le voisinage, la
chapelle de Lorette blottie sous les pins, avec la devise
de saint Bernard en exergue : 0 beata solitudo'O sola
beatitudo !
Mais, si tranquille et gracieuse qu'elle fût, cette petite
chartreuse convenait mal à des Jésuites. Le Père Richard,
qui avait remplacé le Père Desbouillons sur la fin de 1833,
exposait peu après la situation sous un jour plutôt mélan-
colique. La résidence était languissante, on est dans le
i.Archiv. Lugd. XXI, p. 469.
170 LA COMPAGNIE DE JESUS
désert. Il faudrait s'établir en ville, où il y aurait beaucoup
à faire. Mais l'archevêque s'y oppose. (27 Février 1834.)
Le Père Renault, qui donnait alors tous ses soins à la
reconstitution des résidences de la Province, jugea que
celle d'Aix ne pouvait être maintenue dans les conditions
où elle se trouvait. 11 annonça donc son intention de la
supprimer. On vit alors que, depuis dix ans qu'ils étaient
venus à Aix, les Jésuites avaient su s'y faire apprécier.
Une pétition fut adressée au Provincial pour le maintien
de la résidence; elle réunit les signatures des plus nota-
bles catholiques d'Aix, à commencer par celles de tous
les curés de la ville. Le Père Renault consentit à revenir
sur sa détermination, demandant seulement une maison
en ville avec la pleine liberté pour les Pères d'y travailler
selon leur Institut. Ces conditions furent acceptées; une
souscription fut ouverte et en quelques semaines l'affaire
était conclue. On racheta une partie de l'ancien collège
Bourbon, avec son église, et, dès le mois de septembre,
la Compagnie de Jésus se réinstalla dans cette demeure
bâtie pour elle deux siècles plus tôt. Elle n'eut pas tout
d'abord la jouissance de l'église ; ce monument, dont la
noble architecture porte l'empreinte du grand siècle, était
occupé par la régie des tabacs qui en avait fait un entre-
pôt. 11 fallut attendre jusqu'en 1836 la fin de son bail. Acette
date, une autre partie des bâtiments du collège fut ajoutée
à celle que l'on possédait déjà, grâce à la générosité des
bienfaiteurs, au premier rang desquels on doit nommer
le marquis d'Albertas. Par la suite, tout le reste du vaste
édifice fut acquis pièce par pièce; la résidence agrandie
put être transformée et devenir une des maisons les plus
importantes de la Province de Lyon. Par un privilège
unique en France, les Jésuites habitèrent à Aix pendant
plus de soixante ans, au dix-neuvième siècle, sous le
même toit que leurs devanciers de l'ancienne Compa-
gnie.
CHAPITRE 111 171
IV
A l'autre extrémité du pays, Saint-Acheul entrait dans
une phase nouvelle d'une existence vouée à de perpé-
tuelles métamorphoses. Après avoir abrité pendant qua-
torze ans une nombreuse etbruyante jeunesse de collège,
la vieille abbaye était devenue maison d'étude pour les
scolastiques théologiens de la Compagnie. Eux partis à
la suite des événements de Juillet, elle était demeurée
sans habitants; les quelques Jésuites, qui n'avaient pas
pris le chemin de l'exil, n'y eussent pas été en sûreté. Ils
se dispersèrent dans la ville et le diocèse d'Amiens, où
leur zèle ne manqua pas d'emploi; mais deux ans ne
s'étaient pas écoulés, quand un visiteur inattendu leur
permit de l'exercer dans leur propre maison. Le choléra,
qui allait pendant quelques années faire le tour de l'Eu-
rope, éclata tout d'un coup en plein carnaval à Paris et
dans le Nord de la France. (1832.) La Picardie fut particu-
lièrement éprouvée. Les établissements hospitaliers
d'Amiens se trouvant insufïisants, le Père Guidée, Supé-
rieur des Jésuites, mit les bâtiments de Saint-Acheul à la
disposition de la municipalité. On y installa une ambu-
lance pour les militaires atteints du fléau. Les malades y
affluèrent pendant six mois entiers ; les Jésuites, le Supé-
rieur en tête, leur prodiguèrent les soins du corps et de
l'âme ; le nombre de ceux qui succombèrent fut relative-
iiient peu considérable; et quant à ceux qui revinrent à
la santé, le séjour de Saint-Acheul fut pour la plupart
l'occasion de mettre ordre à leur conscience et de revenir
à la pratique de devoirs longtemps oubliés.
Le Père Jean-François Barthès avait été d'abord donné
comme auxiliaire au curé de Moislains, gros bourg à peu
de distance de Péronne. Il lui avait même succédé dans
la charge pastorale depuis quelques semaines, quand le
choléra commença à sévir sur cette population avec une
172 LA COMPAGNIE DE JESUS
violence inouïe. Les gens de Moislains ne se distinguaient
pas par leur ferveur religieuse, et ils avaient fait au Jé-
suite un accueil assez froid. Ce fut pour lui un motif de
plus de se dépenser sans compter au service de ses ouail-
les. Son dévouement fit dans le pays une impression dont
on retrouve la trace dans les journaux du temps. « On l'a
vu, écrivait un témoin oculaire, passer les nuits entières
près des malades, préparer leurs bains, les changer de
linge..., pendant que les parents s'enfuyaient effrayés ^ »
« Sur 1800 habitants, lisait-on dans la Gazette de Picardie,
il y eut 600 malades; le vénérable prêtre n'a manqué à
aucun. Des préventions l'avaient accueilli dans la com-
mune; mais les esprits les plus mal disposés ont bientôt
cédé en présence de la charité de l'homme apostolique,
que les habitants d'une voix unanime appellent le Sau-
veur de Moislains. f> (13 Septembre 1832.) Le Gouverne-
ment, déférant au vœu de la population, s'apprêtait à déco-
rer le prêtre qui avait donné un si bel exemple de
vaillance. Le Jésuite, persuadé qu'il n'avait fait que son
devoir, déclina cet honneur ; il ne put toutefois refuser la
médaille gravée à son nom qui lui fut remise par l'admi-
nistration départementale. Mais il trouva une récompense
meilleure dans la libéralité de quelques âmes généreu-
ses, qui lui permit d'élever un modeste hôpital et un
presbytère qu'il eut la consolation de laisser comme sou-
venir de ses trois ans de séjour dans la paroisse de Mois-
lains.
L'épidémie ayant cessé à l'automne de 1832, l'ambu-
lance de Saint-Acheul fut évacuée; dès lors les Jésuites
auraient pu reprendre possession de leur demeure et y
vivre en paix; le fléau n'avait pas peu contribué à calmer
les passions. Ce ne fut pourtant que sur la fin de l'année
suivante que la communauté y fut reconstituée de façon
régulière. Le Père Renault poursuivait la tâche qu'il
s'était assignée à son entrée en charge. 11 s'était adjoint
I. L'Ami de la Religion, 8 sept. i835.
CHAPITRE m 173
en qualité àe sociiis le Supérieur même de Saint-xVcheul,
le Père Guidée, lequel, avant de s'éloigner, dut y rassem-
bler les membres épars de son personnel et y établir
toutes choses selon les usages des résidences de la Com-
pagnie.
Mais c'était peu qu'un groupe de quinze à seize reli-
gieux, Pères et Frères, pour occuper les vastes locaux de
l'ancien collège. Dès l'année suivante, on y installa les
Pères de la troisième Probation. Jusqu'alors on n'avait
pu leur donner ni une maison, ni un instructeur à eux.
Ils allaient à Montrouge et suivaient les exercices du novi-
ciat, sous la direction du Père Gury. Après 1830, quel-
ques Pères furent envoyés à Estavayer, en Suisse, où ils
reçurent les leçons du Père Godinot. Le Père de Ravi-
gnan fut de ce nombre. C'était un organisme qui man-
quait à la Province de France et qu'il fallait créer de toutes
pièces.
La difficulté n'était pas de trouver le local, mais bien
plutôt l'homme capable de remplir une fonction dont il
est inutile de souligner l'importance. On peut bien dire
que, à ce point de vue, la Compagnie de Jésus lui fait
dans son estime une place à part. Lorsque le Père Renault
eut décidé l'ouverture du Troisième An à Saint-Acheul,
trois noms se trouvèrent en présence ; c'étaient ceux
des PP. Druiihet, de Ravignan et Fouillot. Différentes
raisons firent écarter les deux premiers. On ne pouvait
enlever le Père Druiihet de Lyon où il avait chargé ses
épaules d'un lourd fardeau qu'il ne convenait pas d'im-
poser à un autre; le Père de Ravignan n'était encore
dans la hiérarchie qu'au degré de scolastique, n'ayant
pas fait ses derniers vœux. Le Père Sébastien Fouillot,
plus jeune d'âge, mais plus ancien religieux, entré dans
la Compagnie l'un des premiers après les Pères de la
Foi, « homme de grand sens et plein de tact », disait le
Père Renault, parut le mieux adapté à l'emploi qu'il
s'agissait de pourvoir. Le Père Gury, dont il avait été le
disciple, lui rendait un témoignage où la note élogieuse
174 LA COMPAGNIE DE JESUS
ne s'accompagne pas de superlatifs, l'austère maître des
novices n'en faisait guère usage, mais la sobriété même
de l'expression en garantit la valeur : « Bon religieux,
du talent, sait bien sa Théologie dogmatique et morale,
bon esprit, jugement droit; mais depuis bien des années
a continuellement des maux de tète qui le fatiguent beau-
coup et souvent l'empêchent de s'appliquer. Cette infir-
mité fait qu'il ne peut guère prêcher, et d'ailleurs il n'au-
rait guère de talent pour la chaire; il s'entend surtout à
donner des retraites et à diriger les consciences. »
De ce portrait tracé en 1829 on pouvait déjà tirer un
horoscope. Le Père Fouillot serait un maître de la vie
intérieure et un conducteur d'âmes. A la date où nous
sommes arrivés, l'état de sa santé le faisait passer par
une de ces épreuves que la Providence ménage d'ordi-
naire à ceux qui sont appelés à soutenir les autres dans
les heures critiques de la vie. Au Père Druilhet qui avait
toute sa confiance, il écrivait : « Dieu m'anéantit à un
point dont il n'est pas possible de se faire une idée,
quand on me voit aller extérieurement. Voilà plusieurs
mois que je n'ai littéralement rien fait ni rien pu faire.
Vous verrez que ce que j'ai toujours prédit s'accomplira,
que je deviendrai le fardeau le plus inutile de la Compa-
gnie... Il faut quelque résignation pour supporter une
telle destinée. » (20 Juin 1834.)
Celui qui désespérait ainsi de lui-même fut en réalité
un des religieux qui ont le mieux mérité de la Compagnie
de Jésus en France au dix-neuvième siècle. Il allait diri-
ger, pendant plus de trente ans sans aucune interruption,
cette « école du cœur », selon l'expression de saint Ignace,
où ses fils viennent « se travailler eux-mêmes », et rece-
voir la trempe d'âme particulière qu'il a rêvée pour eux^
Le Père de Ravignan fut désigné pour aider le Père
Fouillot et le suppléer au besoin, en qualité de ministre.
I. Le P. Sébastien Fouillot, né à Vesoul le 5 novembre 1798, entré
au noviciat de Montrouge le 28 octobre 1816, instructeur du Troisicme
An 1834, mourut à Aix le 20 février 1877.
CHAPITRE III 175
Ce double choix montre que le Provincial avait à cœur
d'assurer à la nouvelle maison un heureux début. Après
une visite à Saint-Acheul, il fait confidence de sa satisfac-
tion au Père Druilhet : « Le Troisième An s'annonce bien.
Le Père Fouillot et le Père de Ravignan, voilà des hommes ;
mais malheureusement il y en a peu, parce que peu étu-
dient, comme il faudrait, l'Institut. » (4 Décembre 1834.)
Ces derniers mots appellent une courte explication.
Les Constitutions et les règles générales ou particulières
écrites par saint Ignace, les Décrets des Congrégations
générales et les Ordonnances des Généraux, forment avec
les Exercices spirituels et les Bulles des Papes, ce que
la Compagnie de Jésus appelle son Institut. C'est un recueil
considérable qui renferme tout ce qui constitue son Droit,
sa législation et sa jurisprudence. Par le fait même c'est
là qu'il faudra chercher les éléments dont se compose
le véritable esprit de la Société. Le Jésuite ne saurait donc
en aucun temps négliger l'étude de son Institut; mais
c'est au Troisième An qu'il devra s'efforcer d'en acquérir
une connaissance sérieuse; c'est même, avec celle de la
spiritualité, la seule étude qui lui sera permise pendant
cette longue retraite de dix mois.
Jusqu'alors, comme l'insinue le Père Renault, il y avait
eu à cet égard quelque laisser-aller, imputable sans doute
à l'organisation défectueuse de la troisième Probation.
Le Père de Ravignan, lui, s'y était adonné avec l'ardeur
tenace qu'il apportait partout où il voyait un devoir. Pen-
dant son séjour à Estavayer, « il composa, dit son bio-
graphe, sous le titre de Casas Instituti, un grand nombre
de véritables thèses sur les points les plus importants et les
plus [pratiques de l'Institut. On reconnaît dans leur rédac-
tion la touche du jurisconsulte et du théologien » '. Le
mot thèses est peut-être un peu ambitieux; nous voyons
par les correspondances de famille que les Cas d'Institut,
I. A. de Ponlevoy. Vie du R. P. X. de Ravignan. lo' édition, i8-('..
Tome I, p. loi.
176 LA. COMPAGNIE DE JESUS
proposés et résolus à la façon des cas de conscience par
le tertiaire d'Estavayer, étaient réclamés et circulaient
dans les maisons de la Province. Quelques-unes de ces
feuilles sont conservées aux Archives.
En même temps que Flnstitut, le Père de Ravignan avait
étudié à fond les Exercices spirituels^ si bien que même
à Estavayer le Père Godinot s'était déchargé sur lui du
soin de diriger la grande retraite du Troisième An; le
Père Fouillot ne crut pouvoir mieux faire que de lui con-
fier la même mission auprès du groupe des Tertiaires de
Saint-Acheul. Ils étaient seize en cette année de début et
parmi eux se trouvait le Père Claude Guyon, arrivé à
l'apogée de sa prodigieuse carrière; il avait cinquante ans
quand la Compagnie l'envoya se refaire, dans la paix du
noviciat, les forces de l'âme et du corps, in utroque ho?nine,
comme s'expriment les Constitutions'.
Le Père de Ravignan, de dix ans moins âgé, n'avait pas
encore commencé l'apostolat retentissant auquel la Pro-
vidence le destinait. C'est pendant le carême de cette
année 1835 qu'il donna dans la cathédrale d'Amiens ses
premières conférences. Il n'avait jusqu'alors jamais paru
dans une grande chaire. Mais « il y avait déjà comme une
auréole autour du nom de Ravignan. Il semblait ressus-
citer après treize ans d'obscurité et de silence. Il excita
la curiosité, et l'on courut pour entendre le magistrat
devenu prédicateur. Ainsi sont les hommes; un nom les
attire, comme un mot les mène ; mais s'il faut quelque
chose d'éclatant pour les faire venir, il faut quelque chose
d'éminent pour les faire rester. Le Père de Ravignan vit
autour de sa chaire une foule croissante, un auditoire
d'élite. La magistrature surtout, par son assiduité, parut
heureuse de faire valoir le présent qu'elle avait fait à
l'Eglise, et fière de retrouver dans l'orateur un ancien et
honorable collègue '^ »
1. Ci. Histoire d'un siècle. Tome I, p. 21a.
2. A. de Ponlevoy. Op. cit., p. i65.
CHAPITRE IIJ 177
Deux chiffres nous permettront d'apprécier le renou-
veau d'activité apostolique qui suivit l'arrivée des Pères
du Troisième An à Saint-Acheul. Au bilan de ses œuvres
de 1835-1836 la maison pouvait inscrire 26 Missions et
plus de 4.000 prédications.
Avant d'être appelé aux graves fonctions dont nous
venons de parler et dont il ne devait plus sortir jusqu'à
l'épuisement de ses forces, le Père Fouillot avait été
chargé de reconstituer la résidence de Dôle. Gomme à
Saint-Acheul un scolasticat de Théologie avait été installé
dans l'ancien pensionnat de cette ville. Nous avons vu
comment et sous le coup de quelles menaces les Jésuites
durent l'abandonner au lendemain de la Révolution
de 1830. 11 fut alors occupé par un orphelinat des Filles
de la Charité. Ce ne fut que vers la fin de 1832 que les
PP. Henri de Raze et Victor Oudet purent rentrer à Dôle
et y exercer à la dérobée quelques modestes ministères,
tant était vive et tenace dans une partie de la population
et surtout dans le monde officiel l'animosité contre « le
Jésuite ». La passion politique y sévissait avec une
àpreté due sans doute au tempérament de la race. Nulle
part les Jésuites n'avaient été désirés et appelés avec
plus d'empressement ni plus d'enthousiasme ; nulle
part non plus, maintenant que le pouvoir était passé au
parti adverse, ils;, ne devaient rencontrer opposition plus
acharnée. ^rw
La petite communauté, composée d'une douzaine de-
religieux, s'était réinstallée au mois de novembre 1833.|
Comme on célébrait cette année-là un jubilé,' les PèreSy
furent invités à donner à cette occasion une série d^,
prédications pendant le temps de l'Avent. Mais à la pr&f^
mière annonce, le curé de Dôle reçut avis de la sousr';
préfecture que l'administration ne pouvait, par craintÇ]
I. Accordé par Grégoire XVI à l'occasion de son exaltation. La
Bulle est datée du 2 décembre i832.
La Compagnie de Jésus. 12
178 LA COMPAGNIE DE JESUS
de désordre, tolérer la présence des Jésuites dans la
chaire de l'église paroissiale. On crut satisfaire l'auto-
rité en transportant les exercices du jubilé dans la cha-
pelle de l'hôpital. Immédiatement ordre fut donné d'en
fermer la porte au public. On apprenait le lendemain
par la Sentinelle de Dole qu'un grand péril avait été
conjuré, car le dessein des Révérends Pères était de
profiter de l'occasion du jubilé pour prendre posses-
sion de tous les établissements publics de Dôle; heureu-
sement l'énergie du sous-préfet Marquiset avait « déjoué
leur audacieuse entreprise ». Il va sans dire que l'énergi-
que fonctionnaire avait tout d'abord interdit aux Jésui-
tes d'ouvrir leur chapelle aux personnes du dehors. Le
Père Fouillot se rendit à Paris pour réclamer auprès du
ministre de l'Intérieur, M. d'Argout, contre l'arbitraire de
son subordonné. On le paya de bonnes paroles, mais en
lui recommandant d'éviter tout ce qui pourrait appeler
l'attention sur lui et ses confrères.
Au mois d'avril suivant, un incendie dévora presque
complètement le pauvre village de Tavaux, à deux lieues
de Dôle. La population se trouvait sans abri et sans res-
sources. Devant une telle détresse, le Père Fouillot n'écou-
tant que son cœur avait fait savoir que l'on pouvait envoyer
tous les enfants chez les Jésuites; la place ne manquait
pas pour les recevoir. On lui en amena plus de cinquante;
les petites filles furent promptement placées dans des
familles charitables; quant aux garçons, on les garda
pl*ès de deux mois; on les envoyait 'en 'classe chez les
Frères, et pour le reste les Pères se chargèrent d'y pour-
Vtyii'': La sous-préfecture ne manqua pas de faire enten-
dre une désapprobation énergique contre cette nouvelle
e"Élt¥ëprise des Jésuites. C'était un pensionnat qui se
ré'dënstituaitchez eux; puis cela leur valait une popularité
trè^ fâcheuse. Cependant le sous-préfet ne poussa pas le
zèle pour « l'ordre légal » jusqu'à fermer le pensionnat et
jeter les pensionnaires à la rue. Dans le courant du mois
de juin, ils furent les uns après les autres rendus à leurs
CHAPITRE III 179
familles, un seul excepté, un bambin de cinq ans, qui était
mort comme un prédestiné entre les bras du Père Feuil-
let *.
La situation de la résidence de Dôle restait bien pré-
caire. Le successeur du Père Fouillot, le Père Emmanuel
Bayard écrivait, quelques jours après son arrivée : « Me
voici transplanté dans le beau parc que vous connaissez,
sans savoir si j'aurai le temps d'y prendre racine... Nous
manquons de tout; la sacristie a été dévalisée... L'effer-
vescence paraît se calmer; mais je ne sais quand nous
pourrons reparaître en chaire. Le nouveau maire est bon
et ferme ^... » (3 Novembre 1834.)
En parlant d'effervescence, le Père Bayard songeait
aux faits récents qui avaient agité la région. La Bépubli-
que avait été proclamée à Arbois; elle avait failli l'être à
Ghalon et à Dijon; le régime issu de la Révolution de
Juillet semblait aux agitateurs trop rétrograde et surtout
trop clérical; le retour des Jésuites, la tolérance dont il
usait à leur égard n'étaient pas la moindre preuve de ses
tendances réactionnaires. Dans ces conditions on s'expli-
que les rigueurs exceptionnelles dont la pauvre résidence
de Dôle était l'objet de la part du Gouvernement. C'était
une manière de se justifier vis-à-vis des gens qui lui fai-
saient grief de sa mansuétude. Quoi qu'il en soit, les Jé-
suites ne pouvaient s'attendre à se voir de sitôt traités
avec un peu d'indulgence et d'équité. On en jugera parla
lettre suivante que M. Persil, ministre de la Justice et des
1. Le P. Fouillot donne sur cette mort des détails touchants dans
une lettre du 20 juin i834' Archiv, Lugd. XXI, p. 520.
2. M. Dusillet, dont les habitants de Dôle ont voulu perpétuer le
souvenir en donnant son nom à une rue de la ville. Le P. Fouillot écri-
vait au P. Druilhet, le 20 juin i834 : « Le nouveau maire est excellent; il
m'a rendu hier la visite que je lui ai faite. Dans l'une et l'autre circons-
tance il s'est montré on ne peut mieux disposé pour nous et comme
indigné de ce qui s'est fait à notre égard. C'est un homme religieux,
dévoué aux bons principes; il a déjà été maire autrefois, et on lui doit
tous les établissements religieux de la ville auxquels est confiée l'édu-
cation. »
180 L\ COMPAGNIE DE JESUS
Cultes dans le Cabinet dit du 12 Mars, écrivait à l'évêque
de Saint-Claude, le 31 mai 1835 :
« Monseigneur,
« Mon prédécesseur dans l'administration des Cultes
vous fit connaître par sa lettre du 14 janvier 1834 les mo-
tifs d'ordre public qui l'avaient déterminé à faire fermer
avec apposition de scellés la chapelle que les Jésuites de
Dôle viennent d'ouvrir au public. Sur la demande de ces
ecclésiastiques et par décision de l'autorité du 4 de ce
mois, la levée des scellés a été permise sous la condition
expresse que l'usage de la chapelle n'en demeurerait
pas moins interdit et que, en cas de nouvelle infraction,
les scellés seraient sur-le-champ réapposés. En portant
ce fait à votre connaissance je crois devoir aussi. Mon-
seigneur, appeler toute votre attention sur les efforts de
ces ecclésiastiques pour sortir de l'obscurité qui les a
protégés jusqu'à ce jour contre les préventions populai-
res. On m'assure qu'ils prennent hautement la dénomi-
nation de Jésuites, au mépris des lois qui ont supprimé
dans le royaume la Société de ce nom. Ils s'écartent en
cela de toutes les règles, sans excepter celles de la pru-
dence.
« Mais c'est principalement sur la nécessité de les
écarter du ministère que les circonstances me forcent
d'appuyer. Il est inutile d'entrer en discussion relative-
ment au droit des Supérieurs diocésains d'autoriser dans
les diverses paroisses le concours de prêtres auxiliaires.
Les limites de ce droit sont posées par la loi du 8 Germi-
nal an X. Mais quand même ces règles ne devraient pas
être appliquées en rigueur, l'autorité civile et l'autorité
ecclésiastique, également intéressées au maintien de l'or-
dre et de la paix, auront à se déterminer, sur la question
des prêtres connus sous la dénomination de Jésuites, par
des considérations supérieures. Depuis leur retour à Dôle
en 1832, ils ont été tolérés en se livrant paisiblement à
CHAPITRE III 181
leurs exercices clans l'intérieur de leur maison. On leur
attribue aujourd'hui l'intention de se produire au dehors
et de ressaisir l'influence dont les événements les ont dé-
possédés. Chacune de leurs démarches trahit cette inten-
tion, appelle sur eux les regards du public... Cet état de
choses compromettrait gravement l'intérêt de l'ordre pu-
blic, aussi bien que la paix de votre diocèse et ne saurait
se prolonger sans donner lieu de leur retirer la tolérance
qu'ils ont obtenue jusqu'à ce jour. Leur communauté sera
dissoute du moment qu'ils auront rendu cette mesure
nécessaire. Il importe qu'ils soient bien prévenus de la
ferme résolution du Gouvernement à cet égard, et vous
pouvez, Monseigneur, leur rendre un service réel, en ne
les appelant pas de leur retraite pour les employer dans
le ministère et les exposer à perdre infailliblement tous
les avantages de leur position actuelle.
« Agréez, etc. >>
Malgré sa longueur, ce document valait d'être cité à titre
de spécimen. Sa portée dépasse en eflet de beaucoup le
cas de la modeste résidence de Dôle. C'est tout un sys-
tème de persécution qui s'y étale naïvement, persécution
sans franchise et quelque peu honteuse d'elle-même, à
l'usage d'un Gouvernement peu siir de sa force, et sou-
cieux de garder les formes. Des accusations vagues, la paix
et l'ordre public troublés par les Jésuites, on ne se met
pas en peine de dire comment, mais on l'affirme et on le
répète, comme on criait déjà au tribunal de Pilate : Com-
movet populum^ cet homme agite le peuple. Qu'ils restent
chez eux, qu'ils se cachent, qu'ils fassent les morts et le
Gouvernement usera de tolérance à leur égard. Et, comme
on ne veut pas se donner l'odieux d'une exécution arbi-
traire ni l'ennui d'une poursuite juridique, on charge
l'évêque de veiller à ce que les Jésuites ne se produisent
pas hors de leur maison.
Cette méthode, plus habile que fière, convenait au tem-
pérament de la monarchie de Juillet; comme nous le ver-
ronspar la suite, elle ne manqua pas d'en user à l'occasion.
182 LA GOMPAGNIB DE JÉSUS
L'évêque de Saint-Claude, Mgr de Ghamon, qui savait
à quoi s'en tenir, fit au Garde des Sceaux la réponse que
lui dictait le respect de la justice et de sa propre dignité.
Ayant fait ensuite appeler le Père Bayard, il lui donna
communication de la lettre ministérielle. Il n'y avait qu'à
s'incliner. Le personnel de la résidence fut réduit de
quelques unités, la chapelle publique transformée en ora-
toire privé, et les quatre ou cinq Pères demeurés à Dôle
s'ingénièrent à faire du bien sans faire de bruit. A la fin
de cette malheureuse année, ils pouvaient encore appor-
ter à la somme des œuvres quelque 20.000 confessions
entendues, et environ trente retraites qui avaient réuni
plus de 1.300 personnes.
CHAPITRE IV
I. — La résidence de Laval après i83o. Mort du P. Coince. Le cimetière
de Saint-Michel. A Vannes. La tranquillité n'est pas troublée. Le
P. Renault supprime plusieurs petites résidences. Le P. Jean et les
Ursulines de Digne.. Négociations avec l'autorité épiscopale.
II. — Les Jésuites à Metz. Le commandant Potot. Sa conversion. Com-
mencement de la résidence de Metz. Mort du P. Potot. Les Jésuites et
l'armée. A Lalouvesc. Les Jésuites établis au pèlerinage de Notre-
Dame d'Ay.
III. — Une histoire fantastique à la Chambre des Députés. M. d'Argout.
M. Thiers. Situation inquiétante. Le P. Renault et M. Thiers,
M. Guizot et le projet de loi de i836 sur l'instruction secondaire. Les
Jésuites expulsés d'Espagne accueillis en France. Un renouveau d'acti-
vité apostolique. Symptômes rassurants. Différents témoignages de
sympathie.
IV. — Division de la Province de France ; elle forme les deux Provinces
de Paris et de Lyon. Quelques difficultés du partage. Le personnel. Les
reliques.
I
Restaient les deux maisons de l'Ouest; l'œuvre de
reconstitution entreprise par le Provincial de France y
était déjà en bonne voie. La tempête de 1830 n'avait pas
épargné la résidence des missionnaires de Laval; mais
la crise n'y fut pas de longue durée. On sait que la fréné-
sie d'impiété qui s'était emparée du pays à la suite de la
Révolution s'acharna pendant plusieurs années à ren-
verser ou briser les croix. Il y en avait deux à Laval,
érigées en souvenir de la Mission de 1816. La belle croix
de marbre de la place du Palais de Justice fut sauvée par
la municipalité qui s'empressa de faire gratter sur le socle
l'écusson aux armes royales. La fureur de la populace
184 LA. COMPAGNIE DE JESUS
prit sa revanche sur l'autre croix, adossée à l'église de
Saint-Michel; pendant la nuit du 14 juin, elle fut abattue,
mise en pièces et jetée à la Mayenne. Les Jésuites ayant
recueilli quelques débris du monument les déposèrent
dans la chapelle de la Vierge, et le 17 juin célébrèrent
une cérémonie expiatoire dont le souvenir fut consigné
dans une inscription. C'est donc que, dès lors, les Pères
avaient la libre disposition de leur église. La communauté
toutefois se trouvait réduite à quatre ou cinq Pères, et ils
ne pouvaient plus songer au ministère trop retentissant
des Missions. L'un d'eux était le vénérable Père Coince \
qui depuis plus de douze ans ne sortait guère de son con-
fessionnal ; il n'eut rien à changer à ses habitudes au
cours de cette période douloureuse dont il ne vit pas la
fin. 11 mourut le 10 mai 1833, et, quelques semaines après,
le Père Varin écrivait au Père Général : « Quel vide dans
la maison et quelle désolation dans la ville ! Le Père
Coince était l'apôtre de Laval et de tous les environs.
C'est une perte irréparable. » (28 Juin 1833.)
L'année suivante allait ramener des jours plus heureux.
En 1834, le nombre des ouvriers apostoliques a presque
doublé, et dès 1835 il se retrouve ce qu'il était avant la
dispersion. Il parait bien que la maison avait été quelque
temps abandonnée par ses habitants ; les Annales de 1834
la montrent en effet dans un état lamentable de délabre-
ment, résultat du séjour de deux cents soldats qu'on y
avait casernes. Il fallut y faire d'importantes réparations
avant d'y reprendre la vie de communauté; l'église reçut
aussi quelques embellissements, entre autres la statue de
saint Michel, œuvre de Barrême, artiste vendéen. On
était à la paix, les missionnaires allaient pouvoirreprendre
un apostolat trop longtemps interrompu; il y avait parmi
eux des hommes de valeur tels que les PP. ArthurMartin,
Balandret, Barthès, Chaignon.
A ce moment une malheureuse affaire vint réveiller les
I. Cf. Tomel, p. 208.
CHAPITRE IV
185
passions assoupies. Une personne pieuse et charitable
était morte laissant une très grosse fortune. Elle attri-
buait par dispositions testamentaires à diverses bonnes
œuvres une somme totale de 80.000 francs, sur laquelle
10.000 francs étaient destinés à l'achat de l'ancien cime-
tière de Saint-Michel, au profitde la résidence des Jésuites.
Cette libéralité fournit à leurs ennemis l'occasion de réé-
diter contre eux les accusations ordinaires en pareil cas.
Il fut impossible d'apporter la moindre preuve des indé-
licatesses qu'on leur reprochait ; mais il semble que cer-
taines calomnies trouvent d'autant plus créance qu'elles
sont plus dénuées de fondement. Les Jésuites ne virent
qu'un moyen de couper court au déchaînement de l'opi-
nion publique, ce fut de déclarer qu'ils refusaient le legs
fait en leur faveur. Cet orage, coïncidant avec la reprise
de leurs expéditions apostoliques, leur parut plutôt de
bon augure.
A Vannes, c'est à peine si la résidence avait ressenti
le contre-coup des événements de Juillet. Après la fer-
meture de Sainte-Anne-d'Auray, révéque,MgrdelaMotte-
Vauvert, avait fait les plus vives instances pour avoir les
Jésuites en qualité de missionnaires dans sa ville épisco-
pale; les autorités civiles avaient donné leur assentiment;
un grand vicaire avait acheté une maison convenable,
voisine de l'ancienne chapelle des Ursulines ; maison et
chapelle étaient mises complètement à la disposition de
la Compagnie. Elle avait jadis tant travaillé et avec un
tel succès pour le bien des âmes dans la ville et le diocèse
de Vannes, le souvenir des Missions de campagne et des
retraites fermées était resté si vivant au cœur des popu-
lations que maintenant elles saluaient comme une béné-
diction du ciel le retour des Jésuites. Par exception à la
loi commune, les débuts de la résidence de Vannes fu-
rent donc paisibles et exempts de contradictions.
Mgr de la Motte se montrait de plus en plus bienveil-
lant pour les missionnaires ; lors de sa visite en 1832,
le Père Druilhet constatait qu'il était avec eux, non
186 LA COMPAGNIE DE JESUS
« comme un supérieur mais comme un père avec ses
fils ». De fait il donnait à la famille de saint Ignace un
témoignage d'estime et d'affection qu'elle n'était pas
accoutumée à rencontrer chez beaucoup de chefs de dio-
cèses. Qu'un de ses prêtres ou de ses clercs lui deman-
dât son autorisation pour entrer dans la Compagnie, il
l'accordait toujours avec empressement, même s'il s'agis-
sait de sujets d'élite. Il écrivait à ce propos au Supé-
rieur de la résidence, le Père Varlet : « S'ils étaient tels
qu'il ne m'en coûtât rien de les céder, je ne vous les pro-
poserais même pas. Je sais ce qu'ils doivent être. » (26 Juil-
let 1833.) A la vérité le diocèse de Vannes était moins
que d'autres exposé à manquer de prêtres pour le service
des paroisses. Néanmoins la Province de France devait
une gratitude particulière au prélat qui s'inspirait d'une
telle largeur d'esprit. Elle trouvait en effet un sérieux
obstacle à son recrutement dans les difficultés et parfois
les refus systématiques opposés par les évêques au départ
de ceux qui servaient ou pouvaient servir leurs diocèses
dans les rangs du clergé séculier. Pour ne citer qu'un
exemple, à Lyon, Mgr de Pins, qui par ailleurs ne mar-
chandait pas les preuves de sa sympathie pour les Jésui-
tes, était presque intraitable quand un de ceux qui avaient
besoin de sa permission venait la lui demander pour
entrer dans la Compagnie.
La situation des Jésuites à Vannes n'en était pas moins
particulièrement délicate. Sous la Restauration, un des
griefs exploités contre l'ordre de saint Ignace était que
son existence constituait un danger pour la dynastie ; cer-
taines gens voyaient le poignard de Ravaillac suspendu
sur la tête des Bourbons. Sous la monarchie de Juillet au
contraire, les Jésuites furent tenus pour des partisans
irréductibles de la branche ainée. Il est aisé de compren-
dre de quelles suspicions ils devaient être l'objet dans un
pays où le nouveau régime était peu en faveur, surtout
lorsque la fermentation légitimiste eut été surexcitée par
la folle équipée de la duchesse de Berry. Les Pères de la
CHAPITRE IV 187
résidence de Vannes surent heureusement garder la cir-
conspection que leur imposaient les circonstances. Quel-
ques jours après l'arrestation de la princesse à Nantes,
le Supérieur écrivait, avec une imprécision qui prouve que
l'événement ne l'intéressait pas outre mesure: « Il y a eu
des troubles en Vendée ; mais le Morbihan n'a pas bougé.
La politique agite beaucoup les esprits ; nous ne nous en
mêlons pas, et tout va bien. » (10 Juillet 1832.) L'année
suivante, rendant compte de l'état de la maison au Père
Général: Les autorités, disait-il, continuent à nous être
favorables, « parce qu'on sait en ville que nous ne nous
occupons pas de politique... Ramener les pécheurs dans
les voies du salut, calmer les imaginations trop vives,
pacifier les esprits trop aigris, faire adorer dans tous les
événements les desseins delà divine Providence, consoler
les affligés, secourir les malheureux, voilà, mon Révérend
Père, nos occupations et notre politique. » (20 Juillet 1833.)
Pour rétablir sur un bon pied les maisons dont nous
venons de parler, le Père Renault s'était vu obligé, par
l'insuffisance du personnel, de supprimer quelques établis-
sements de fondation récente. C'est ainsi que l'année 1833
est marquée dans l'histoire de la Province de France par
la disparition de plusieurs embryons de résidences dont
l'existence fut plus ou moins éphémère. Celle de Paray-
le-Monial avait duré cinq ans; celles de Bordeaux, de
Poitiers et de Besançon dataient de l'année précédente; ce
ne furent que des essais, repris plus tard sous de meil-
leurs auspices. A cette liste funèbre il faut ajouter la rési-
dence de Clermont, issue du collège de Billom à la suite
des Ordonnances de 1828, mais qui ne put se relever de
la secousse de 1830. Plus d'un an après la Révolution un
Jésuite n'aurait pu paraître dans la capitale de l'Auvergne
sans danger pour sa vie. Enfin, la résidence de Notre-
Dame-de-Liesse, sans être complètement éteinte, n'était
plus qu'une Mission desservie pendant la saison du pèle-
rinage parla maison de Saint- Acheul.
188 LA COMPAGNIE DE JESUS
Le Provincial n'avait pu procéder à ces petites exécu-
tions sans provoquer des mécontentements et se heurter
à des résistances. On verra, par l'épisode que nous allons
raconter, avec quel mélange de fermeté et de douceur il
poursuivait l'accomplissement de ce que réclamait la dis-
cipline religieuse dont il avait la garde.
Lors de la fermeture du petit séminaire de Forcalquier,
on y avait laissé d'abord, par égard pour l'évéque, quel-
ques Pères comme missionnaires diocésains. Ils ne purent
s'y maintenir longtemps ; mais après la dispersion de 1830,
l'un d'eux trouva un refuge à Digne, où on lui confia le
soin d'une communauté naissante d'Ursulines, Homme de
ressources, le Père Pierre Jean leur rendit des services
d'ordre temporel aussi bien que spirituel. Un Jésuite,
aumônier d'un couvent de religieuses, c'était une infrac-
tion à la règle, que la nécessité avait pu autoriser momen-
tanément, mais qui ne pouvait se prolonger. Le Père
Renault en jugea ainsi, et dès avant la fin de la première
année de son provincialat, il en donna avis à Mgr Miol-
lis. Sur les réclamations du vénérable prélat — il était
presque octogénaire — il consentit à retarder de deux
ans le rappel du religieux. Le i®"" février 1836, le Père
Renault informe Sa Grandeur que, le délai expiré, l'au-
mônier va recevoir ordre de partir. Nouvelle instance de
l'évéque qui sollicite un sursis de quelques mois. Le Pro-
vincial cède encore, mais c'est pour la dernière fois. On con-
vient que, le mois d'août venu, le Père Jean s'éloignera.
Mais, à l'approche de cette échéance, on s'évertue à
Digne pour la retarder encore; de l'évêché et du couvent
des lettres partent pour Lyon d'abord, pour Rome ensuite.
Voici celle que l'abbé Maurel, vicaire général, adressait le
7 août au Père Roothaan — ce n'était pas la première —
elle éclaire bien la situation.
« Très Révérend Père,
« C'est au nom de Mgr l'évéque de Digne et de son
CHAPITRE IV 189
Conseil que son vicaire général, Supérieur des couvents
de sa ville épiscopale, ose recourir à vous pour vous sup-
plier de permettre que le Père Jean dirige encore quel-
ques années la récente communauté des Ursulines éta-
blie en cette ville. Les raisons qu'il croit devoir vous y
déterminer sont :
« 1" L'extrême besoin qu'a de lui cette naissante com-
munauté qu'il a formée et qui est devenue nombreuse
sous sa direction.
« 2" Le pensionnat est devenu nombreux aussi, et il
importe singulièrement qu'il soit affermi dans l'excellent
esprit qui l'anime.
« 3° 11 serait impossible à Mgr l'évêque de trouver un
prêtre séculier (il ne pourrait en avoir d'autre) qui pût
remplacer maintenant ce respectable religieux, réunir
comme lui la confiance, et continuer le bien qu'il fait dans
cette maison,
« 4° Déjà Mgr l'évêque avait obtenu de votre bienveil-
lance que ce digne prêtre lui serait accordé pour mener à
heureuse fin un établissement si précieux, et il ne doute
pas que vous ne daigniez acquiescera sa demande. Vous
tranquilliserez ainsi Sa Grandeur contre l'intention qu'on
pourrait avoir de le lui retirer. M. Savornin, mon collègue,
et moi avons écrit, il y a environ un mois, à Lyon, au
R. P. Provincial, pour lui demander la faveur que nous
sollicitons auprès de vous, et nous n'en avons pas encore
obtenu de réponse.
« 5" Mgr l'évêque a fait bâtir à ses frais ce couvent de
religieuses ; et il leur fait construire cette année une
église qui élèvera sa dépense à une centaine de mille
francs. Le Père Jean a dirigé ces travaux avec autant
d'intelligence que de désintéressement. Jugez combien il
lui est nécessaire, et combien, sous tous les rapports, il
coopère au succès de ce qui se fait ici pour la gloire de
Dieu.
« J'oso donc enfin espérer, Très Révérend Père, que,
au nom de notre saint Prélat, vous daignerez me faire
190 LA COMPAGNIE DE JESUS
bientôt une réponse favorable. C'est dans cette confiance
que j'ai l'honneur deme direavec une haute et respectueuse
considération,
« Très Révérend Père,
« Votre très humble et très obéissant serviteur,
« Maurel,V'' Général de Digne. »
Le Père Générairéponditen s'excusaiit do ne f)as pou-
voir intervenir dans l'administration du Provincial de
Franceen un point où celui-ci ne faisait qu'appliquer la
règle, et oîi il l'avait fait avec beaucoup de ménageiuents.
C'est alors que le Père Renault, assumant toute la respon-
sabilité d'une décision mûrement réfléchie, écrivit les
lettres suivantes où se révèle le religieux profondément
humble, mais inflexible dans le devoir.
« Monseigneur,
« Dans ma lettre du l®"^ février de cette année (1836),
j'ai exposé à Votre Grandeur les raisons de conscience
qui demandaient que le Père Jean rentrât enfin dans une
maison de la Compagnie, à Aix, par exemple, pour y
remplir les vœux qu'il a fails, en remplissant les règles
(jui en déterminent la pratique, sous la direction d'un
Père de la Compagnie. Oserai-je prier Votre Grandeur
de se l'air.! remettre sous les yeux cette lettre, que je lui
ai écrite de Lyon ? Votre Grandeur sentit tout le poids de
mes raisons, et elle jugea en effet qu'un religieux, quoi-
que bon prêtre d'ailleurs, ne pouvait plus longtemps vivre
hors de ces maisons qui sont pour lui son élément. Elle
m'écrivit que le Père Jean lui semblait encore nécessaire
à Digne jusqu'à la fin du mois d'août, pour l'achèvement
d'une construction qui se faisait à la communauté des
religieuses Ursulines; mais que, cette construction faite,
le Père Jean était à ma disposition. Je remerciai Votre
Grandeur, et je comptais sur sa promesse. Aussi ma
CHAPITRE IV 191
surprise a été grande, à la lecture de la lettre que MM. les
Vicaires généraux du diocèse m'ont t'ait l'honneur de
m'écrire, le 10 juillet, pour me représenter, au nom de
Votre Grandeur, que je l'obligerais beaucoup si je per-
mettais au Père Jean de diriger encore, au moins deux ou
trois ans, le couvent des religieuses Ursulines. Assuré-
ment, Monseigneur, je ferais tout pour Votre Grandeur
et je l'ai montré. Elle m'a demandé, en 1833, de lui laisser
encore le Père Jean ; je l'ai laissé. Je voudrais faire l'im-
possible, mais je ne puis aller contre ma conscience, en
prolongeant plus longtemps un état contre nature. 11 faut
bien que le Père soit ce qu'il doit être. Ce n'est pas un
refus de ma part, Monseigneur; un refus suppose la pos-
sibilité d'accorder. Non, ce n'est pas moi qui refuse ; c'est
moi le suppliant, et c'est à moi seul qu'il appartient de
l'être. Je me jette aux pieds de Votre Grandeur, et la
supplie, au nom de cette Compagnie qu'elle aime encore,
je crois ; je La supplie de rendre le Père Jean à la pratique
de ses règles, à la vie religieuse. Placé à Aix, il pourra,
de là, se rendre à Digne toutes les fois que le demandera
Votre Grandeur. »
En même temps que le Père Renault adressait cette let-
tre à l'évêque, il répondit en ces termes à MM. les Vicai-
res généraux :
« Après la promesse que m'avait faite Monseigneur, en
réponse à ma lettre du 1^'" février, j'ai été, je ne puis vous
le dissimuler, étrangement surpris et péniblement affecté,
à la lecture de la lettre que vous m'avez fait l'honneur
de m'écrire, le 10 juillet. Il m'est impossible d'accorder
ce que vous demandez ; ma conscience me le défend.
Monseigneur vous communiquera, sans doute, la lettre
que je lui écris. Me trompé-je. Messieurs, et serait-ce
mal vous connaître, j'ose espérer que vous l'appuierez.
Vous ne verrez pas seulement les religieuses de Digne;
vous verrez aussi la Compagnie. On m'a dit que vous ne
nous étiez pas contraires. Permettez-moi de le dire : cette
circonstance va le faire voir. Je conserverai toujours le
192 LA COMPAGNIE DE JESUS
souvenir du service que vous nous rendrez, et j'aimerai à
vous en témoigner, par des services réels, toute ma
reconnaissance. »
A ces deux lettres, le Père Renault enjoignit une troi-
sième pour les religieuses elles-mêmes :
« J'ai reçu, écrivait-il, la supplique que vous m'avez
adressée, le 12 juillet, à l'effet d'obtenir que le Père Jean
demeure à votre maison, continuant de faire indéfiniment
ce qu'il a fait jusqu'à présent. Il me serait assurément
très agréable de faire ce que vous me demandez avec tant
d'insistance. Mais d'abord le Père Jean appartient à un
Ordre auquel le soin des religieuses est absolument inter-
dit, si ce n'est en passant, aux Quatre-Temps, par exem-
ple ; ensuite, le Père Jean, étant toujours près de vous,
n'est jamais dans nos maisons, et par conséquent la pra-
tique de ses règles, des règles mêmes qui déterminent la
pratique des vœux, lui est impossible. Les gens du monde
peuvent ignorer qu'il est nécessaire à un religieux d'être
habituellement dans une maison de son Ordre, sous
peine de voir s'affaiblir et se perdre l'esprit de sa voca-
tion ; mais des religieuses peuvent-elles l'ignorer ? Et si
elles le savent, comment donc osent-elles demander
que je fasse durer cet état, qui est un état contraire à la
vie religieuse, et croire que les bénédictions de Dieu
pour elles y sont attachées, en sorte que si le Père Jean
s'en va, c'en est fait de leur pensionnat, de leur maison,
de tout? Je ne pense pas ainsi, mes très honorées Sœurs.
Je pense au contraire que Dieu ne bénira les ministères
que nous exerçons qu'autant que nous nous tiendrons
dans l'esprit de notre vocation et que nous observerons
nos règles, en demeurant sous l'obéissance et la direc-
tion d'un Supérieur de la Compagnie.
« Voulez-vous me permettre, mes chères Sœurs, de
vous donner un conseil ? Je vous le donnerai avec tout l'in-
térêt que vous m'inspirez en ce moment même, où il m'en
coûte, plus que vous ne pensez, de ne pouvoir me ren-
dre à vos désirs? Demandez à Monseigneur, vous-mêmes
CHAPITRE IV 193
et de votre propre mouvement, un prêtre pour remplacer
le Père Jean ; le prêtre que vous donnera Monseigneur,
recevez-le avec foi, comme venant de la main de Dieu. Ce
prêtre sera pour vous, n'en doutez pas, l'homme de Dieu
et le véritable Ananie. Loin de vous l'idée qu'il n'aurait
pas tout ce qu'a le Père Jean ; car, quand il serait vrai
qu'il lui manquât quelque chose, Dieu, ayant égard à
votre foi, à votre esprit de sacrifice, saurait bien y sup-
pléer abondamment par sa grâce. Le Père Jean, rendu à
la vie religieuse, vous reviendrait comme confesseur ex-
traordinaire aux Quatre-Temps. Alors, oui, je crois que
de grandes bénédictions seraient attachées à son minis-
tère, parce qu'il serait dans l'ordre de sa vocation. Ces
secours précieux les voulez-vous, mes chères sœurs ? Sui-
vez le conseil que je vous donne; autrement, et en vou-
lant tout avoir, contre l'esprit de l'Institut, les règles,
la volonté des Supérieurs, je vous le dis, vous perdrez
tout. »
II
Cependant la Compagnie de Jésus venait d'être établie
à Metz. La fondation de cette nouvelle résidence date du
mois d'octobre 1832. Il y a entre la vie de celui qui en
fut le principal instrument et celle d'Ignace de Loyola
des analogies dont il est impossible de n'être pas frappé.
Né le 12 juillet 1771, Nicolas-Marie-Dieudonné Potot
appartenait à une famille de robe qui occupait à Metz
une situation des plus honorables. On le dirigea d'abord
vers le barreau, mais le jeune homme se sentait un goût
irrésistible pour la carrière militaire. Officier à vingt ans,
il était chef de bataillon après dix ans de campagnes aux
armées du Rhin, lorsqu'il eut la jambe droite fracassée
dans une rencontre sous les murs de Manheim où il avait
fait preuve d'une folle bravoure. La blessure fut mal soi-
gnée, parce que tout d'abord, l'amputation jugée impos-
sible, le cas parut désespéré. La force du tempérament
triompha à la longue; mais quand il put se tenir debout,
La Compagnie de Jésus. 13
194 LA COMPAGNIE DE JESUS
le brillant officier constata qu'il avait une jambe plus
courte que l'autre; il serait donc boiteux pour le reste de
sa vie.
Plutôt que de subir une telle disgrâce il se soumit à
un traitement qui rappelle la torture du chevalet. Le mem-
bre violemment étiré à plusieurs reprises pendant des
heures, au prix d'atroces souffrances, finit par se redres-
ser, mais demeura longtemps très faible, au point d'obliger
le malade à se servir de béquilles.
Potot avait reçu une éducation chrétienne, mais de
bonne heure s'était laissé envahir par le scepticisme phi-
losophique; avec le temps il était même devenu foncière-
ment impie. Pendant les sept mois qu'il passa à l'hôpital
de Worms il avait, lui aussi, comme le blessé de Pampe-
lune, demandé des livres pour se distraire; mais au lieu
de la « Vie des Saints », ce fut Marmontel, Raynal et sur-
tout Voltaire qu'on lui donna à lire. Ces lectures étaient
d'ailleurs celles qu'il préférait. 11 voulait, disait-il plus
lard, employer le peu de forces qui lui restaient « à faire
un cours d'impiété», sur son lit de douleur. Chose remar-
quable, cette pâture empoisonnée provoqua dans l'âme
de Potot, restée droite malgré tout, une réaction salutaire.
« Voltaire, disait-il encore dans la suite, a peut-être com-
mencé mon retour à Dieu. En lisant ses diatribes contre
la religion et ses odieux blasphèmes, je me suis dit qu'un
homme qui soutient sa cause par de telles armes et attaque
son ennemi par l'injure ne peut être qu'un homme de
mauvaise foi. »
Ce retour à Dieu ne devait plus tarder beaucoup. Le
13 octobre 1800, un peu plus d'un an depuis l'accident qui
avait brisé sa carrière, après s'être vu plusieurs fois au
seuil de la mort sans vouloir revenir de son impénitence,
Nicolas Potot s'avouait vaincu par la miséricorde de Dieu
et reprenait la pratique religieuse. Il n'était pas homme à
faire les choses à demi. Rentré dans la vie civile, il s'af-
firma dès le premier jour chrétien tout d'une pièce et igno-
rant du respect humain. Toutes les œuvres de piété et de
CHAPITRE IV 195
charité de la ville de Metz trouvaient dans le commandant
Potot un zélateur toujours prêt à payer de sa personne et
de sa bourse. Après la dispersion des Pères de la Foi en
1807, le Père Robert Debrosse ayant été nommé aumônier
de l'hôpital Saint-Nicolas de Metz, des relations d'inti-
mité s'établirent entre le religieux et l'ancien officier; ces
deux âmes éprises de perfection étaient faites pour s'en-
tendre. Ensemble ils fondèrent l'œuvre des Bons livres^
qui devint rapidement prospère et de Metz passa à Bor-
deaux et dans beaucoup d'autres villes*.
Le Père Debrosse fit part à son ami de l'espoir qui était
la raison d'être delà Société des Pères delà Foi, la recon-
stitution de la Compagnie de Jésus; mieux encore il
l'amena à faire les Exercices spirituels de saint Ignace. Le
commandant Potot sortit de cette retraite de dix jours avec
la flamme de l'apostolat et du sacrifice de soi-même dans
le cœur. Dès lors son parti était pris; il appartenait à
Dieu et aux âmes; seules ses infirmités l'obligèrent d'en
ajourner à plus tard l'exécution. Enfin au mois de sep-
tembre 1818, âgé de 47 ans, après avoir suivi pendant un
an et demi les cours de Théologie du séminaire, il reçut
l'ordination sacerdotale. Chargé d'abord delà direction de
plusieurs communautés religieuses, l'abbé Potot, nommé
chanoine, devenait en 1825 Supérieur des Missions diocé-
saines, que le nouvel évêque de Metz, Mgr Besson, à
1. Voici en quels termes le commandant Potot, devenu l'abbé Potot,
s'exprimait sur les débuts de l'œuvre, dans un Compte rendu présenté
kV Association de persévérance, le lo janvier 1829 :
« La ville de Metz, plus heureuse sous ce rapport que beaucoup
d'autres, possède depuis longtemps un précieux dépôt de bons livres
qui se prêtent gratuitement. Mais ce que presque tout le monde ignore,
c'est que ce fut dans l'humble réduit du chapelain d'un de nos hospices
que le vertueux abbé Debrosse prit, vers i8ii, l'initiative de cette bonne
œuvre que bientôt le zèle de Mgr l'archevêque de Bordeaux (it exécuter
en grand dans son diocèse. Peut être fut-ce le modeste prélude de ces
grandes entreprises ou sociétés formées depuis à Grenoble, à Paris, à
Bruxelles et ailleurs, pour la propagation des bons livres. C'est à la
ville de Metz qu'on devra attribuer l'honneur d'avoir donné naissance
à cette œuvre, qui deviendra une œuvre nationale, et bientôt celle de
tous les pays. »
196 LA COMPAGNIE DE JESUS
peine installé sur son siège, avait fondée l'année précé-
dente. C'était une œuvre à organiser et à diriger dans ses
débuts. L'abbé Potot s'y dépensa sans compter. Mais, en
dépit d'une ferveur qui outrepassait souvent les limites
de la prudence, le saint prêtre n'avait pas l'âme en paix.
Il avait accepté cette dernière charge par pure obéissance
et sans même avoir été consulté. Du reste, s'il était entré
dans le clergé séculier, c'est qu'on lui avait persuadé que
les besoins immédiats du diocèse lui imposaient le sacrifice
de ses préférences. Son attrait l'appelait ailleurs. Char-
treux ou Jésuite, il n'avait jamais hésité qu'entre ces deux
partis.
Dès le rétablissement de l'Ordre de saint Ignace, il
s'était promis de ne rien épargner pour l'attirer à Metz.
En 1819, une première négociation fut entreprise à cet
effet; l'abbé Potot, d'accord avec l'évêque, Mgr Besson,
avait fait prier publiquement à la cathédrale pour en obte-
nir la réussite. Les Jésuites n'étaient pas alors en mesure
d'accepter cette fondation. On revint à la charge par trois
fois entre 1825 et 1830 sans plus de succès. Entre temps, le
Père Guyon avait prêché à la cathédrale de Metz le Carême
de 1827; il y avait ajouté une retraite pour la garnison; sa
parole ardente avait comme à l'ordinaire produit un ébran-
lement général et les instances s'étaient faites plus vives
auprès du Provincial des Jésuites, qui s'excusait toujours,
non sans laisser un peu d'amertume au cœur du vénérable
évéque. Enfin la révolution de Juillet, ayant dispersé le
petit groupe des missionnaires diocésains, rendit du même
coup sa liberté à l'abbé Potot; peu après un deuil de
famille tranchait le dernier lien qui l'attachait encore au
monde. Il n'avait jamais cessé d'entretenir des relations
avec les Jésuites et surtout avec son cher Père Debrosse.
Le 25 janvier 1832, il lui écrit :
« Ma sœur vient de mourir; moi-même je m'en vais et
le temps de ma délivrance est proche. Le choléra arrive,
et les fonds sont là qui me pèsent furieusement. Que faire ?
Je n'ai nullement changé de façon de penser au sujet de
CHAPITRE IV 197
la Compagnie, et je chanterais de bien bon cœur le Nunc
dimittis, si je pouvais l'attirer ici. Monseigneur, quoi-
que mécontent des refus qu'il a essuyés, ne tiendrait pas
contre l'arrivée de quelques ouvriers; ce serait le moyen
de faire la paix. La maison de la Mission est toujours là;
j'y suis resté seul pour vous la garder. Si on la trouvait
trop en vue dans les circonstances, j'ai la maison pater-
nelle qui est vacante, toute meublée et où il n'y aurait rien
à faire qu'à se mettre à table... »
Cette fois les désirs du généreux chanoine allaient être
comblés au delà même de ses espérances. Sa proposition
futtransmise au Père Druilhet encore Provincial à ce mo-
ment, lequel répondit en annonçant sa très prochaine
visite à Metz. Il s'y trouva en eftet, le 9 avril. Tout fut
réglé pour l'ouverture de la résidence; Mgr Besson dé-
clara que c'était là pour lui le sujet d'une grande consola-
tion, qu'il y voyait une miséricorde de la Providence pour
la ville et le diocèse de Metz; il regrettait seulement de
n'être pas en mesure de subvenir aux frais de l'établisse-
ment et de l'entretien des précieux auxiliaires qu'elle lui
envoyait. Sur quoi l'abbé Potot s'empressa de le tranquil-
liser; lui-même prenait tout à sa charge.
Il avait été convenu que les Pères s'installeraient dans
sa maison. En attendant leur arrivée, il se mit donc en
mesure de l'aménager conformément à sa nouvelle desti-
nation. Le Père Provincial consulté par lui à ce propos,
répond en entrant dans quelques détails qui ne sont peut-
être pas sans intérêt :
« ... Vous pouvez laisser quelques fauteuils au salon
pour les personnes en dignité, l'évêque, les grands vicai-
res, etc.. Quant aux chambres des religieux, leur ameu-
blement est simple; une couchette, paillasse, matelas,
traversin et rideaux, une cuvette et un pot à eau, un balai
de crin, une table, en forme de bureau si l'on veut, deux
ou trois chaises, quelques rayons pour mettre des livres,
un prie-Dieu simple : voilà tout l'ameublement d'un
Jésuite qui jouit des honneurs de l'hospitalité; car ils ne
198 LA. COMPAGNIE DE JESUS
ils ne sont pas partout traités d'une manière aussi magni-
fique; mais enfin on peut aller jusque-là. Je désire aussi
qu'on supprime pour eux l'argenterie et le linge de table
damassé. Je dis « pour eux » ; car, s'il se trouve à table des
étrangers, ce qui peut arriver quelquefois, on peut pour
leur service user de l'une et de l'autre. »
Les deux premiers Jésuites envoyés à Metz furent le
Père Jean-François Barthès et le Père François Morin;
la résidence fut ouverte officiellement au mois de jan-
vier 1833, avec le Père Barthès pour Supérieur. Mais entre
temps le vénérable chanoine, non content d'offrir à la
famille de saint Ignace le vivre et le couvert, avait fait part
au Père Provincial de son désir, depuis si longtemps
caressé, d'y être admis pour son compte. Ayant dépassé
la soixantaine, il ne comptait guère le voir exaucé. De fait
la règle ne permet pas de recevoir des novices au-dessus
de cinquante ans. Mais le cas était assez exceptionnel
pour autoriser une dispense. Le chanoine Potot sexagé-
naire commença donc son noviciat, le 18 janvier 1833,
dans sa propre maison, sous la direction du Père Barthès.
Puis, au mois d'octobre suivant, il reçut ordre d'aller le
continuer à Estavayer avec les Pères du Troisième An. Il
s'y trouva en compagnie de plusieurs religieux dont lé
nom reviendra dans cette Histoire et qui comptent parmi
ceux que la jeune province de France s'honore d'avoir for-
més : Raymond Estève, Xavier de Ravignan, Ferdinand
Brumauld, Louis Garnier, Pierre Cotain, Arthur Martin,
Pierre Chaignon, etc. Ils avaient pour « instructeur » le
vénéré Père Godinot. Le Père Potot apprit de ce maître
expérimenté à corriger une certaine âpreté de vertu et
une sévérité de principes assez fréquentes chez ceux que
la grâce a ramenés de loin, et qui jusqu'alors avaient para-
lysé son action auprès des âmes, en même temps qu'elle
le maintenait lui-même dans une disposition habituelle
d'anxiété douloureuse.
De retour à Metz à l'automne de 1834, le Père Potot
fut dès lors parmi les membres de la résidence. Le Père
CHAPITRE IV 199
Provincial lui ayant exprimé le désir qu'il prêchât le
carême suivant, il songea d'abord à s'excuser sur son
manque de préparation. « Cependant, ajoutait-il, nos bons
Pères sont tellement excédés et dans une telle impossi-
bilité de suffire à tout ce que leur zèle voudrait pouvoir
accorder, que je suis résolu à ne rien refuser, en vertu
de cette persuasion dans laquelle je vis, que tout est pos-
sible à celui qui obéit. » La petite résidence de Metz était
donc dès lors en pleine activité ; en cette année 1833 elle
comptait déjà cinq Pères; l'année suivante ils étaient
sept, aidés de deux Frères coadjuteurs, et l'on commen-
çait à se trouver à l'étroit dans la maison du Père Potot.
Pour lui, convaincu dans son humilité qu'il avait à répa-
rer beaucoup de temps perdu, il entendait bien ne pas se
ménager; sans égard à ses infirmités et au dépérissement
de ses forces, il se laissait envahir par un ministère que
sa réputation de sainteté et sa situation personnelle ren-
daient de jour en jour plus chargé. Les soldats à leur tour
subirent l'attraction de l'ancien commandant et il se vit
obligé d'organiser pour eux une réunion pieuse qui se
tenait dans la chapelle de la résidence deux fois par se-
maine et qu'il dirigea jusqu'à son dernier jour.
Au commencement de 1837, le Père Potot, atteint par le
froid de l'hiver, contracta un mal qui parut d'abord
sans gravité ; mais son tempérament, usé moins par l'âge
que par ses austérités d'autrefois, ne put réagir. Il s'étei-
gnit doucement le 2 mai. 11 avait soixante-cinq ans et
quelques mois. Sa conversion avait reproduit trait pour
trait celle d'Ignace de Loyola ; par une dernière ressem-
blance, il mourait au même âge que le saint fondateur. Sa
mort fut un deuil public pour la ville de Metz où sa mé-
moire est restée en vénération'.
I. La tombe du P. Potot n'avait pas cessé après plus de soixante ans
d'être un but de pieux pèlerinage. « On y voit allumés un grand nombre
de cierges apportés par ceux qui invoquent son intercession. M. Paixbans,
son neveu, a fait élever un monument où le Père est représenté agenouillé
sur son genou gaucbe; la jambe droite, qu'il ne pouvait plier à cause
200 LA COMPAGNIE DE JESUS
Quant à la Compagnie de Jésus, le souvenir du Père
Potot lui est cher à plus d'un titre. Outre qu'elle lui doit
son rétablissement dans la capitale de la Lorraine, elle
voit en lui comme l'aîné d'une branche de la famille pour
laquelle elle aurait peut-être quelque préférence. L'Ordre
de saint Ignace, institué pour la défense de l'Église et les
conquêtes de l'apostolat, par un chevalier à l'âme héroï-
que, a pris de ses origines une allure militaire qui exerce
son attrait sur ceux qui, ayant porté l'épée ou destinés à
la porter pour le service de leur pays, se sentent appelés
à ne plus servir que Dieu. Aussi la nouvelle Compagnie
de Jésus en France au cours du dix-neuvième siècle a reçu
en grand nombre des officiers de terre et de mer. Entête
de ce contingent marche le chef de bataillon aux armées
delà République, Nicolas Potot \
Nous avons raconté comment la Mission française du
Portugal avait été expulsée dans l'été de 1834 ; en même
temps le collège français du Passage était à son tour bru-
talement fermé par le gouvernement libéral espagnol ;
les élèves étaient ou rendus à leurs familles ou renvoyés
en France avec leurs maîtres. On a vu plus haut que la
Providence ménagea une compensation en Belgique ; la
négociation fut longue et difficile ; le Provincial de France
la termina à force de persévérance et de délicatesse ; à
la rentrée de 1835 Brugelette remplaçait avantageusement
le pauvre petit collège de la côte basque dont la courte
existence avait été traversée de tant d'épreuves. L'année
de ses blessures, reste étendue. Il tient à la main un crucifix qu'il adore.
Sa tête, sculptée par un artiste messin sur un dessin du professeur Thiel,
passe pour être ressemblante. On cite plusieurs guérisons obtenues par
son intercession. » (Vianson-Ponté. Les Jésuites à Metz. P. 97. Stras-
bourg, 1897.)
I. Dix ans après la mort du saint religieux a été publiée la Vie du
B. P. Potot de la Compagnie de Jésus, ancien avocat au Parlement,
ancien chef de bataillon, ancien chanoine de Metz, par un Père de la
même Compagnie. A. M. D. G. Paris et Lyon, Poussielgue-Russand, 1847.
Le biographe anonyme est le P. Le Lasseur.
CHAPITRE IV 201
conclure une affaire intéressante pour la Province qu'il
gouvernait.
En acceptant de desservir le pèlerinage de Lalouvesc
on avait cru tout d'abord qu'il n'y avait guère d'utilité
à rester pendant la mauvaise saison sur cette montagne
où le froid serait très rigoureux et les besoins du minis-
tère très réduits. Les missionnaires, qui d'ailleurs n'étaient
point chez eux à Lalouvesc, comptaient donc descendre
pour l'hiver à Annonay, d'où ils auraient toute facilité
pour se rendre partout où ils seraient appelés. Déjà on
préparait un logement pour les recevoir quand le Père
Provincial y fit sa première visite. Rigide observateur de
l'Institut, le Père Renault jugea que cette double rési-
dence d'été et d'hiver s'accordait mal avec les exigences
de la discipline et les règles de la pauvreté religieuse. Il
décida que ceux des missionnaires qui ne pourraient sup-
porter les rigueurs du climat de Lalouvesc seraient en-
voyés ailleurs; en attendant, la maison d'Annonay devait
être vendue : elle le fut en effet quelques mois plus tard.
Sur ces entrefaites venait d'être restauré un antique
pèlerinage de la Sainte Vierge, en grande vénération
dans toute cette partie du Yelay. Les eaux qui descendent
de Lalouvesc sur le versant oriental forment en se réu-
nissant au pied de la montagne une jolie rivière qui se
glisse à travers une gorge sinueuse, pour aller s'épanouir
dans la vallée du Rhône. Un de ces méandres entoure
presque complètement à sa base un rocher haut de qua-
tre-vingts mètres qui porte les restes d'un château-fort
avec une chapelle et une tour sur laquelle se dresse aujour-
d'hui une madone monumentale. C'est le sanctuaire de
Notre-Dame d'Ay, célèbre par sa Vierge noire rapportée
d'Orient et mentionnné dès le douzième siècle dans des
chartes impériales. Il était presque tombé en ruines quand
une pieuse châtelaine du voisinage entreprit de le recons-
truire, en exécution d'une promesse faite par son mari
pendant la tourmente révolutionnaire. Pour compléter son
suivante, le Père Renault eut encore la satisfaction de
202 L\ COMPAGNIE DE JESUS
œuvre, Mme de Larochetle faisait donation à la Compagnie
de Jésus de la chapelle et des bâtiments d'alentour, à la
condition d'y assurer le service divin. Le 1*"^ juillet 1836,
au château du Plantier, le Père Renault signait la con-
vention au nom des Jésuites de la Province de France,
en présence de Mgr Bonnel, évéque de Viviers, de la
donatrice et de plusieurs membres de sa famille. Char-
mante et pieuse solitude dans un site idéal, sous un climat
très doux, en vue du glorieux tombeau de saint François
Régis, la maison de Notre-Dame-d'Ay, tantôt autonome,
tantôt réunie à la résidence de Lalouvesc, entre désor-
mais dans l'histoire de la Compagnie de Jésus en France
au dix-neuvième siècle.
III
Cette année 1836 est de celles que nous pouvons appe-
ler privilégiées; nous verrons tout à l'heure qu'elle mar-
que une date de première importance dans l'Histoire que
nous écrivons. A l'horizon règne une sérénité relative ;
les maisons ont été reconstituées; la plupart de ceux que
la tempête avait jetés hors des frontières ont été rapatriés;
les membres de la Province naguère épars se sont re-
joints et elle recommence à faire figure de corps organisé.
Ce n'est pas que les sujets d'inquiétude aient manqué
pendant ce travail de réorganisation ; il fallait à ceux qui
l'avaient entrepris une certaine dose de hardiesse renfor-
cée de confiance en Dieu. Sans doute ils ne rencontraient
pas une hostilité ouverte de la part du Gouvernement; il
avait assez à faire de défendre le régime contre les partis
révolutionnaires qui l'attaquaient au grand jour ou con-
spiraient dans l'ombre. Mais les Jésuites n'en restaient pas
moins aux yeux du pouvoir une association illégale et
dangereuse; à ses yeux c'était atteindre l'extrême limite
de la bienveillance que de la tolérer. On peut juger des
idées qui avaient cours sur les Jésuites dans les régions
CHAPITHE IV 203
ministérielles et parlementaires par l'incident de Cham-
bre que voici. C'était dans la séance du samedi 25 jan-
vier 1834; MM. Garnier-Pagès et Odilon Barrot ont inter-
pellé le gouvernement pour avoir expulsé des étrangers
sans motif légal. Le ministre de l'Intérieur, M. d'Argout
répond :
« M. Garnier-Pagès s'est plaint de la manière dont on s'était
conduit à l'égard d'un sieur Wolfrun que j'ai fait sortir
de Paris... Eh bien! Messieurs, savez-vous ce que c'était
que ce Wolfrun? Un agent des Jésuites de l'Allemagne...
Oui, Messieurs, et en voici la preuve écrite. La pièce porte
en tète le monogramme de Jésus, puis elle porte ce qui
suit :
J. H. S.
Le membre affilié Wolfrun, à Ellevanger, devra comparaître le
1 1 novembre dans le premier confessionnal près de l'autel de la Concep-
tion de Marie dans l'église Saint-Pierre à Munich. Le moment de la
comparution est flxé à 6 heures du matin. Le mot d'ordre est Ignace
de Loyola et Capet. Après avoir reçu son passeport et de l'argent pour
voyager, Wolfrun se rendra, sous le nom de Gianbaltista Castelmonte,
par Innsbriick, Bolseno, Vérone, Milan, Turin, dans cette ville et s'y
logera dans la première auberge près de la porte de Turin, à gauche.
Grenoble, i" Octobre i83o, P. Anselmo Cassera, S. J.
« Eh bien ! Messieurs, voilà l'honnête industrie que nous
nous sommes permis de troubler.
« M. le président (Dupin). Vous avez demandé à connaî-
tre des faits : en voilà '. »
Nous devons à la vérité de reconnaître que le compte-
rendu du Moniteur signale à deux reprises une Hilarité
prolongée. Mais que le ministre de la Justice ait pu appor-
ter ce conte fantastique comme un argument sérieux à la
tribune d'une assemblée de législateurs, c'était un fait
I. Le Moniteur Au Dimanche, 26 janvier i834, p. 161, col. i. « Wol-
frun écrit dans le Courrier belge: C'est un conte bleu. Il est protestant;
il veut poursuivre le ministre en diffamation. » {L'Ami de la Religion.
Tome LXXIX, p. 22.)
204 LA COMPAGNIE DE JESUS
assurément très sérieux pour les Jésuites ; car il leur indi-
quait ce qu'ils avaient à attendre de ceux dont leur sort
dépendait.
A quelques semaines d'intervalle, M. Thiers, collègue
de M. d'Argout dans le ministère de Broglie, faisait enten-
dre contre les Jésuites, à la même tribune, des paroles
moins funambulesques mais plus perfides et plus mal-
faisantes. On discutait cette loi sur les associations qui
renforçait les dispositions déjà si sévères de l'article 291
du Code pénal, loi de circonstance réclamée par le Gou-
vernement pour réprimer les menées anarchistes, et qui
par la suite, « devenue lettre morte à l'égard des associa-
tions révolutionnaires contre lesquelles elle avait été
faite, a été mise en œuvre contre les associations religieuses
que le législateur de 1834 avait affirmé ne pas vouloir
atteindre »'. Pour M. Thiers les Jésuites étaient de ceux
contre lesquels le Gouvernement avait besoin d'être armé.
Invoquant l'expérience d'un passé peu lointain : « Vous vous
souvenez tous, disait-il, qu'une société célèbre, celle des
Jésuites, qui était profondément antipathique à la France,
et non pas seulement à ce qu'on appelle les philosophes,
mais au clergé lui-même, au bon clergé, à celui qui ne veut
pas faire delà religion unmoyendepuissance politique, qui
avait été autrefois attaquée par la magistrature, qui avait
été foudroyée par ses arrêts, que cette société rentra à une
époque où rentraient tant de mauvaises choses. Un cri
unanime s'éleva dans toute la France contre cette société;
on l'attaqua comme essentiellement politique, et on lui
dit : Le Gouvernement ne peut pas souffrir à côté du
Gouvernement établi un gouvernement occulte qui a sa
milice, qui a un autre chef que le chef de l'Etat, qui a
un autre but que le but avoué dans les institutions du
pays ; le Gouvernement ne peut pas souffrir un autre
gouvernement à côté de lui'*. »
1. Thureau-Dangin. Histoire de la Monarchie de Juillet. Tome II, p. 23^.
i888.
a. Le Moniteur du 19 mars i834, p. 612. col. i. L'Ami de la Religion
CHAPITRE IV 205
Il eût été facile de répondre à M. Thiers qu'il avait
tort de prendre les criailleries des journalistes et des pam-
phlélaires de la Restauration pour « le cri unanime de
toute la France », que le clergé n'était pas si opposé aux
Jésuites, puisque les évêques les appelaient dans leurs
diocèses et les curés dans leurs paroisses, que ce « gou-
vernement occulte », cette « milice », ces « impôts »
n'étaient qu'une fantasmagorie éclose dans des cerveaux
malades. Mais il n'y eut personne dans cette Chambre
de 1834 pour oser défendre les Jésuites contre les affir-
mations audacieuses du ministre.
L'année d'après, le Père Renault eut une petite aven-
ture, plutôt plaisante, mais qui amena encore de nouvelles
appréhensions. Gomme il revenait de Suisse, dans le cou-
rant de mai 1835, son bagage de voyageur fut visité à la
frontière avec une attention inusitée. Nul doute que le
passage du Provincial des Jésuites n'eût été signalé par
la police. Ses papiers, qui n'étaient pas articles soumis
aux droits de douane, furent saisis et examinés. On re-
tint, entre autres, certaine formule en plusieurs exem-
plaires autographiés dont le titre parut suspect : Informa-
tio ad gubernandum. On crut sans doute avoir mis la
main sur quelque secret d'État des Jésuites. La pièce fut
expédiée au ministère, et peut-être arriva-t-elle jusque
sous les yeux du ministre. Le questionnaire relatif aux
personnes proposées pour le gouvernement dut lui
sembler assez étrange : Est-il maître de ses passions? Est-
il humble, modeste, uni avec Dieu, etc.? h' Informatio
ad gubernandum fut jugée inoffensive et renvoyée sans
autre explication au Provincial de France.
répliquait à cette diatribe : « Ces grandes phrases ont pu produire de
l'efTet à la tribune, mais elles renferment bien des contre-vérités. Non,
la Société des Jésuites n'était pas antipathique au clergé, puisque les
évêques appelaient les Jésuites dans leurs diocèses et les curés dans
leurs paroisses, puisqu'on leurconliait des Missions et des écoles. Non,
Une s'éleva point contre les Jésuites un cri unanime de toute la France,
puisque tant de villes leur demandaient des établissements et que tant
de familles leur confiaient leurs enfants... » T. LXXIX, p. 356.
206 LA COMPAGNIE DE JESUS
Cependant le Père Renault se rendait parfaitement
compte que la situation de la Compagnie en France était
bien mal assurée. Sauf la résidence de Dôle, on avait
laissé ses maisons se reconstituer sans y mettre obstacle ;
mais leur existence ne jouissait d'aucune garantie invio-
lable; elle était en définitive à la merci du pouvoir, et les
dispositions des gouvernants à leur égard étaient pour le
moins douteuses. Le Père Renault résolut de s'en éclaircir,
et il jugea que le plus sûr était d'aller franchement inter-
roger le ministre de l'Intérieur. Ce ministre n'était autre
que ce même M. Thiers, que ses déclarations de l'année
précédente ne désignaient pas comme un ami des Jésuites.
Le Père Renault lui fit demander une audience qui fut
accordée immédiatement. C'était à l'époque des vacances,
au mois d'août 1835. On a par la suite épilogue sur le fait
de cette entrevue entre le ministre et le Provincial des
Jésuites. En 1862, M. Thiers fut interviewé à ce sujet, et
ses souvenirs parfaitement nets confirmèrent ce que l'on
savait déjà parle récit que le Père Renault avait fait dans
une lettre dû 20 août, au R. P. Roothaan. Le voici textuel-
lement :
« De retour à Paris (j'y étais lors de l'attentat du28juil-
let) 1, j'ai cru, avant de revenir dans le Midi, qu'ilétait bon
de voir le ministre de l'Intérieur, M. Thiers. J'ai demandé
une audience ; elle m'a été accordée. Je lui ai dit qui j'étais ;
j'ai exposé nos principes... Ces principes, ma franchise et
mon air de liberté lui ont plu. 11 m'a dit ce que m'a dit si
souvent Votre Paternité, que nous devions nous tenir en
dehors des partis, qu'en agissant ainsi nous pouvions
compter sur la protection du Gouvernement, qui veut la
1. Attentat de Fieschi, dirigé contre le roi Louis-Philippe et ses trois
fils aînés, au coursd'une revue de la garde nationale sur les boulevards.
« Les balles ont balayé le sol tout autour du Roi. Quarante et une vic-
times, généraux, officiers, gardes nationaux, bourgeois, giseiU sur le
pavé sanglant; dix-huit sont mortellement frappées; parmi elles le
maréchal Mortier et une jeune fille inconnue. Par miracle Louis-Phi-
lippe n'a pas été atteint. » (Histoire de la Monarchie de Juillet, T. II,
p. 3l2.)
CHAPITRE IV 207
religion. Il m'a parlé lui aussi avec franchise, s'est même
ouvert sur certains embarras de position ; vous auriez
dit presque un ami avec un ami. J'ai touché un mot des
tracasseries de Dôle. — Que ne m'écriviez-vous ? a-t-il
dit. Adressez-vous à moi. — Enfin, mon T. R. Père, je me
suis retiré content de lui, et sans trop me flatter, je
crois qu'il est content de moi. L'audience a été au moins
de trois quarts d'heure, et il s'est dit bien des choses'. »
Le Père Roothaan se plaignait aimablement au Provin-
cial de France que ses lettres fussent trop courtes et point
assez explicites. Il y aurait bien lieu de lui faire ici, pour
notre compte, la même querelle. Il nous eût été agréable
et utile d'avoir un résumé moins sommaire du dialogue
entre M. Thiers et lui. Il nous a du moins donné l'essen-
tiel, savoir l'assurance des intentions pacifiques de son
interlocuteur. D'après les souvenirs de ceux qui ont
entendu de la bouche du Père Renault le récit de son
audience, M. Thiers serait allé plus loin ; il lui aurait
promis que, à condition de ne rien faire contre la dynastie
et l'ordre public, les Jésuites ne seraient jamais inquiétés,
aussi longtemps que lui-même serait au ministère. De fait,
il ne paraît pas que M. Thiers, ministre, ait cherché noise
aux Jésuites; mais on verra qu'il sut bien se dédommager
dans l'opposition.
La lettre du Père Renault au R. P. Général mentionne
une autre entrevue ministérielle qui n'est pas non plus
sans intérêt : « En même temps, dit-il, le Père de La-
ponce pressentait sur la question de nos collèges les
dispositions de M. Guizot, son parent, ministre de l'In-
struction publique. Voici le sens de quelques-unes des
réponses du ministre : Qu'on me laisse faire... Lorsque
le moment sera venu, lorsqu'on discutera la loi sur la
liberté d'enseignement, on n'a pas à craindre d'être compris
dans des exceptions ; il n'y en aura pour personne. On
se trouverait alors dans le droit commun. Au fond, pour
1. Archiv. rom. France. 8. I. 62.
208 LA COMPAGNIE DE JESUS
tout dire en un mot, je crois que le Roi et ses ministres
nous veulent plus de bien qu'ils ne peuvent ou n'osent
peut-être nous en faire. »
La réflexion finale paraît inspirée d'un optimisme un
peu candide. Dans sa loyauté confiante, le Père Renault
prenait pour argent comptant les bonnes paroles que les
hommes d'État ne refusent à personne dans l'intimité
d'une conversation. M. Guizot ne sut jamais s'affranchir
de ses préjugés protestants contre les Jésuites; nous en
retrouverons plus d'une fois la trace dans ses discours et
plus encore dans ses instructions ministérielles. Mais il
faut reconnaître que, dans la circonstance à laquelle il est
fait allusion ici, il était parfaitement sincère. 11 préparait
à ce moment un projet de loi sur l'enseignement secon-
daire. Ce projet, déposé au mois de janvier 1836, était
beaucoup plus libéral que ceux qui le suivirent jusqu'en
1849. L'odieuse « déclaration » introduite par les Ordon-
nances de 1828 en était absente, et si la loi Guizot eût
été votée, les collèges libres, sans excepter ceux des
Jésuites, eussent été ouverts quatorze ans plus tôt.
Fort des assurances qu'il avait reçues en haut lieu, le
Père Renault encouragea ses subordonnés à aller de l'avant
et à pratiquer sans dissimulation leur vie de religieux et
d'apôtres. Désormais, tout en évitant de s'aflicher, ils ne
craindraient plus de se laisser voir. Ce n'était pas assez,
les Jésuites français, hier encore dispersés ou exilés,
oseraient accueillir à leur tour des frères étrangers pros-
crits. L'intolérance libérale des ministres de la reine
Isabelle venait de décréter l'expulsion des Jésuites d'Es-
pagne. Immédiatement le Provincial de France met à la
disposition de son collègue toutes les maisons de son.
obédience. 11 fait même intervenir le Père Général pour
appuyer son invitation et obtenir ce qu'il regarde comme
une faveur : « J'ai écrit au Père Provincial d'Espagne de
nous envoyer tous les Pères qu'il pourrait... Oserais-je
demander à Votre Paternité de joindre un mot à ma
prière ? Ce sera pour nous une grande consolation de
CHAPITRE IV 209
donner à notre tour à ces bons Pères l'hospitalité ; et
nous seronsheureu.\,si nous pouvons, dans nos résidences,
leur adoucir les peines de l'exil. » (2 Octobre 1835.)
Quelques semaines plus tard, c'est au Supérieur de la
résidence de Toulouse que le Provincial écrit pour lui
recommander « d'accueillir avec l'empressement de la
charité tous nos Pères et Frères d'Espagne persécutés »,
« de leur rendre ce qu'ils nous ont donné en 1830 avec
tant de charité. » (G Novembre 183.5.) Enfin, le Père Roo-
thaan ayant annoncé la prochaine arrivée en France d'un
certain nombre d'Espagnols, le Père Renault se hâte de
lui en témoigner sa joie : «...Qu'ils viennent; ce sera pour
nous un bonheur de leur adoucir, autant que possible,
une si grande épreuve. Je Pai dit et j'aime à le répéter :
nos maisons leur sont ouvertes à tous, à tous sans excep-
tion, et nos cœurs encore davantage. » (2 Février 1836.) De
son côté le Père Roulanger, recteur du scolasticat de Vais,
offrait sa maison pour recevoir les théologiens et les phi-
losophes. « Je viens d'écrire de nouveau au R. P. Morey
(Provincial d'Espagne), de la part de notre Père Provin-
cial, et je le prie avec toutes les instances possibles de
diriger vers la France tous ceux qu'il pourra'. « Ces
fraternelles invitations furent acceptées des Jésuites
d'Espagne. Une douzaine de scolasiiques figurent dès la
I . Le p. Boulanger au P. Roolliaan, 26 septembre i835.
Eu regard de ces lettres, où l'on voit qu; I esprit anime la famille de
saint Ignace, il ne sera pas mal à pro^)os de placer un entrelilet du
Constitutionnel, l'un îles grands journaux libéraux du temps. Voici
comment il annonçait à ses lecteurs l'arrivi t> d'un de ces religieux exilés
d'Espagne. Le Père Gil avait été recteur du rollège des Nobles à Madrid;
il était en dernier lieu recteur du collôgc d ■ Loyola. Obligé de partir
pour la France, a il a rencontré à Sanl'KsIt l>an (sicj, raconte le Cons-
titutionnel, le général Don Basilio Garcia i|Ui ui a dit : — Vil intrigant,
artisan des maux de lun patrie. remerclt> D eu de ce qu'il m'a fait bon
chrétien ; car sans cela et le vêtement qui le -ouvre et que je respecte, je
te plongerais mon po^riard dans le c<eui Fuis, retire-toi de la pré-
sence des hommes df !)ien. — Le Père Oil -• nit à courir et ne s'arrêta
qu'en France. Il est arrivé hier à Bayon 1 (^ septembre i835). Il va
sans dire que l'historinUe était invenléf ili' utes pièces.
F, a Compagnie de J'- lis. 14
210 LA COMPAGNIE DE JESUS
première année au catalogue de Vais ; l'année suivante le
chifFre était doublé.
En même temps la confiance ramenée dans les cœurs se
traduisait par un renouveau d'activité apostolique. Nous
l'avons constaté déjà en ce qui concerne la capitale; les
Jésuites reparaissaient, au Carême de 1836, dans les
chaires de Paris qui ne les avaient pas revus depuis 1830.
Mgr de Quélen en exprimait sa satisfaction en des termes
qu'on est heureux de reproduire : « L'Eglise de Paris,
écrivait-il au Père Roothaan, vous doit beaucoup de remer-
ciements. Les enfants de saint Ignace ont rivalisé de zèle
et de talent pendant ce Carême. Le Père de Ravignan, le
Père Déplace, le Père Ferrand ont rassemblé autour de la
chaire la foule des auditeurs. Un autre jeune prêtre, l'abbé
Lacordaire, a rempli à Notre-Dame la station des confé-
rences avec un immense concours, et il en est résulté
honneur pour la religion, préparation pour le salut des
âmes. L'année prochaine le Père de Ravignan tiendra sa
place. Les succès de cette année nous donnent les plus
grandes espérances pour l'avenir. A la fin de septembre,
s'il plait à Dieu, le Père Goudelin viendra prêcher notre
retraite ecclésiastique. Vous voyez, mon Révérend Père,
comment nous fatiguons votre charité. Dieu vous en
récompensera au centuple. » (15 Avril 1836.)
Les autres résidences accusent un progrès analogue,
comme il ressort du simple rapprochement de quelques
chiffres. En 1834-1835 la Province tout entière inscrit au
bilan de ses œuvres un total d'environ 200.000 confes-
sions avec 315 retraites publiques; l'année suivante elle
dépasse 350.000 confessions et 500 retraites publiques,
parmi lesquelles on comptait 32 retraites pastorales et
nombre d'autres prêchées dans des collèges universi-
taires, des établissements municipaux et jusque dans
des prisons. Le préfet de la Moselle, protestant, M. le
baron Sers demandait aux Jésuites de Metz de donner
les Exercices spirituels aux pensionnaires de la maison
centrale.
CH.VPITRE IV 211
Il ne faut pas trop s'étonner si certaine presse repro-
chait au Gouvernement de revenir aux errements de la
Restauration. A en croire ces publicistes pour qui la po-
litique se résume dans la guerre à la religion, la monar-
chie de Juillet reniait ses origines ; comme sa devancière
elle est inféodée aux Jésuites ; l'esprit de Montrouge
vainqueur de la Révolution dominait dans ses conseils.
Mais le Journal des Débats^ devenu ofTicieux, s'efforçait de
purger le ministère d'une accusation toujours redou-
table, encore que mal fondée. « Quand il n'y aurait plus
de Jésuites dans le monde, disait-il, l'opposition en ferait
pour avoir le plaisir de crier que le Gouvernement favo-
rise les Jésuites. » (10 Octobre 1835.) Certes, ce langage
n'exprime pas précisément un retour de sympathie pour
l'Ordre de Loyola; mais du moins il donne clairement à
entendre qu'il y a mieux à faire que de poursuivre une
guerre d'extermination contre des fantômes. On n'en est
plus au temps où les dénonciations de M. de Montlosier
donnaient le frisson au pays.
Nous rapporterons encore ici quelques faits qui appar-
tiennent à cette période d'accalmie, faits d'importance
minime pour l'Histoire, mais que la Compagnie de Jésus
ne saurait abandonner à l'oubli.
A défaut des sympathies de la presse libérale et de la
faveur plus que douteuse des pouvoirs publics, elle rece-
vait des témoignages non équivoques de bienveillance
et d'estime de la part du clergé. Le doyen des évêques
de France, le dernier survivant à cette époque de l'épis-
copat d'avant la Révolution, Mgr François de Bovet, avait
pris sa retraite au chapitre de Saint-Denis, après avoir
donné sa démission de l'archevêché de Toulouse. Quel-
ques années avant sa mort il manifesta l'intention de
faire les Jésuites héritiers de sa bibliothèque, qui com-
prenait, disent les Annales^ plusieurs milliers de livres
de choix [exquisiti) et richement reliés. Il demanda un
Père pour en rédiger le catalogue. C'est une peine pour
212 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
les amateurs de savoir que leurs collections seront dis-
persées. Tout devait donc revenir à la résidence de Paris.
Mais entre temps certaines influences pesèrent sur l'es-
prit du vieillard, et finalement il modifia ses dispositions.
Les Jésuites eurent seulement leur part; elle fut encore
assez belle pour qu'ils entourent de leur gratitude la
mémoire du vénérable prélat ^
Un don semblable leur avait été fait quelques années
plus tôt par l'abbé Marduel. Dans la Vie d'Ozanam, Mgr
Baunard esquisse le portrait de ce prêtre qui fut le direc-
teur spirituel de son héros *. « L'abbé Marduel avait été
vicaire à Saint-Nizier, à Lyon, puis appelé à Paris auprès
de son oncle, curé de Saint-Roch, C'était maintenant un
vieillard, modestement retiré dans un appartement de la
rue Massillon, près Notre-Dame, où l'avait su découvrir
sa nombreuse clientèle de pénitents de toutes classes,
évêques, prêtres, pairs de France, grands seigneurs,
médecins, puis des étudiants, des ouvriers, des pauvres,
reçus avec la même bonté, traités avec la même indul-
gente patience. On était à l'aise avec lui; il était instruit,
judicieux; il était pieux, priant toujours et le faisant sur
son chapelet lorsque ses yeux ne lui permirent plus de
lire son bréviaire. Devenu très pauvre, dépouillé de tout,
n'ayant plus que le morceau de pain que lui avait assuré
la fabrique de Saint-Roch, il le partageait avec de plus
malheureux que lui, tandis que sa vieille servante allait
quêter pour lui les choses les plus nécessaires à la vie.
Sa sainteté et son union continuelle à Dieu lui avaient
mérité des lumières surnaturelles pour la connaissance et
la direction des âmes, dans lesquelles il semblait lire^. »
Nous sommes heureux de transcrire ce bel éloge d'un
1. Le testament de Mgr de Bovet, par lequel il lègue une partie de
sa bibliothèque au P. Barat, porte la date du 20 juillet i835. Il mourut
âgé de g4 ans, le 5 avril i838, à Gonflans, dans la maison du Sacré-Cœur.
Il repose dans l'église des Carmes rue de Vaugirard, à côté des cardi-
naux de la Luzerne et de Bausset.
2. Frédéric Ozanam, par Mgr Baunard, p. 60. 191 2.
CHAPITRE IV 213
prêtre à qui la Compagnie de Jésus doit de la recon-
naissance. L'abbé Marduel se dépouilla en sa faveur de
plus de 4.000 volumes, de sciences sacrées pour la plu-
part, qu'il avait sans doute hérités de son oncle, le curé de
Saint-Roch. Ceux qui ont habité, avant la dispersion, les
résidences du Jésus, de Paris ou de Lyon, se rappellent
avoir rencontré maintes fois sur les rayons de la biblio-
thèque des ouvrages portant Vex-libris Marduel.
Vers ce même temps encore un chanoine du Puy, l'abbé
Issartel laissait aussi par testament tous ses livres au sco-
lasticat de Vais. Qu'on'ne s'étonne pas de voir consigner
dans cette Histoire le souvenir des libéralités de celte
espèce, d'ailleurs assez fréquentes ; la Compagnie de Jésus
les estime précieuses entre toutes.
Il lui en survint une autre, sur la fin de 1834, unique
en son genre, croyons-nous, et qui de ce chef mérite bien
aussi une mention.
Un riche amateur, M. Cambiaso, avait toute sa vie col-
lectionné des tableaux; il y avait à peu près dépensé sa
fortune. Sa pieuse veuve, après avoir donné son fils à la
Compagnie, crut bien faire aussi de lui donner les
tableaux; il y en avait toute une galerie. Les sujets pro-
fanes, plusieurs centaines, s'en allèrent chez des amis et
des bienfaiteurs ; parmi les autres, en bien plus grand
nombre, quelques-uns trouvèrent place dans des chapelles
ou des oratoires ; le reste servit, selon l'usage des vieux
monastères, à décorer, dans deux ou trois maisons, les
murs du réfectoire et de la salle qui remplace chez les
Jésuites le chapitre monacal. Y avait-il dans le nombre
quelques œuvres de valeur, qui eussent pu atteindre les
gros chiffres dans les ventes publiques? Ce n'est guère
probable. En tout cas, les Jésuites, réputés si habiles,
ne le furent sans doute pas assez pour faire une affaire
avec leurs tableaux. Inutile d'ailleurs de demander ce
qu'ils sont devenus, après la série de déménagements et
de pillages que les maisons qui les possédaient ont eu à
subir.
214 LA COMPAGNIE DE JESUS
Le Souverain Pontife, lui aussi, faisait à la même époque
largesse aux enfants de saint Ignace. Par un Bref du
22 décembre 1834, Grégoire XVI rétablissait les nom-
breuses indulgences accordées par ses prédécesseurs
pour l'exercice de leur ministère. Ces faveurs infiniment
précieuses n'étaient pas spéciales à la France ; mais ce
n'est pas une raison pour les Jésuites français d'en avoir
moins d'estime et moins de reconnaissance. La concession
de 1832 était faite pour sept ans ; mais, en 1839, à la
requête du Père Roothaan, le même Grégoire XVI voulut
bien la renouveler et l'étendre in perpetuum.
De son côté le Provincial de France puisait dans le tré-
sor qu'il avait sous la main pour acquitter dans la mesure
du possible les dettes de sa famille religieuse envers ses
bienfaiteurs. Par une circulaire datée du 20 avril 1836, le
Père Renault informait ses subordonnés que sept per-
sonnes avaient reçu leur diplôme de participation « à tous
les biens spirituels de la Compagnie ». C'était tout d'abord
Mgr de Donald, évêque du Puy; ensuite trois laïques, le
comte d'Herculais à Lyon, M. Dubois-Fournier à Valen-
ciennes et M. Lacroix à Rayonne ; ce dernier avait été d'un
grand secours aux expulsés du Passage; les services des
deux autres nous sont déjà connus. Il y avait en outre
trois dames, la comtesse d'Estournelle, Mme de la Rar-
mondière et la comtesse de Roylesve, dont le fils Marin
de Roylesve appartenait déjà à la Compagnie et devait y
fournir une carrière apostolique des plus fécondes. C'est
à dessein que nous saisissons l'occasion de révéler au
public les mystères de l'affiliation des hommes et des
femmes du dehors à l'Ordre de Loyola. Ces personnes de
l'un et de l'autre sexe, très peu nombreuses, sont admises,
par concession expresse, à partager les mérites des
prières et des bonnes œuvres qui se font dans la Compa-
gnie ; elles ne sont pas autrement Jésuites, ni Jésuitesses ;
la Compagnie de Jésus ne connaît pas d'autres affiliés ni
d'autre affiliation.
CHAPITRE IV 215
IV
Dans ces conjonctures, plutôt favorables, on jugea le
moment venu d'exécuter une mesure depuis longtemps
projetée. L'administration de la Province de France, déjà
très laborieuse et dillicile quand tous ses établissements
se trouvaient enfermés dans les frontières du royaume,
l'était devenue bien davantage par le fait des dispersions
et des exils. Nous avons vu le Père Godinot, obligé, après
1828, de partager avec son Socius la charge de la visite
annuelle. Devenu Provincial, le Père Druilhet détaille son
itinéraire dans une lettre au Père Roothaan (20 avril 1832) :
C'est d'abord toute la France à parcourir en zig-zag; puis,
s'il veut voir tout son monde, il lui faut aller à Madrid et
à Lisbonne, pour finir par le Piémont et la Suisse. En tout
sept à huit mois de voyages. De l'autre côté de l'Atlan-
tique, la Mission naissante du Kentucky réclamait encore
sa part de sollicitudes. Outre que le fardeau semblait
déjà au-dessus des forces d'un homme, bien des choses
devaient rester en souffrance par le fait des distances et
de la lenteur des communications.
On songeait donc dès lors à diviser la Province. Pen-
dant les premières années de l'administration du Père
Renault la question est sérieusement mise à l'ordre du
jour; lui-même insiste pour qu'elle soit tranchée au plus
tôt; la nécessité s'impose chaque jour plus évidente. On
lui demande de présenter un projet de partage. 11 le rédige
en quelques articles très simples, ajoutant que dès lors il
s'en remet, sans plus faire d'instances, à la prudence de
son Général. (26 Avril 1835.) Au mois de décembre suivant,
le Père Roothaan fait enfin connaître sa décision. Le par-
tage est résolu ; deux Provinciaux seront désignés et ils
arrangeront ensemble toutes choses pour la constitution
des deux futures Provinces, sans savoir celle que chacun
d'eux sera appelé à gouverner. (11 Décembre 1835.) Tou-
tefois, fidèle aux principes de la sage lenteur romaine, le
216 LA. COMPAGNIE DE JESUS
Père Roothaan temporise encore, réclamant des supplé-
ments d'information; la dernière lettre du Père Renault
relative à cette grave affaire est du 14 avril 1836 ; on y sent
percer quelque impatience.
Le Père Général donna son Décret le 27 juillet 1836; il
devait entrer en vigueur le 15 août, en la fête de l'Assomp-
tion, date particulièrement chère à la Compagnie de
Jésus qui la tient pour celle même de sa naissance ^
Aucun autre motif n'est invoqué que la difficulté d'admi-
nistration et de l'étendue des territoires qu'elle embrasse.
La Province du Nord, qui garde le nom de Province de
France, comprendra les cinq résidences de Paris, Saint-
Acheul, Laval, Vannes, Metz, avec les deux collèges de
Brugelette et de Sainte-Marie au Kentucky. A la Province
du Midi, autrement dite de Lyon, sont attribuées les mai-
sons de Lyon, Avignon, Toulouse, Vais, Lalouvesc, Dôle,
Aix, avec les missions d'Asie, Syrie et Maduré ^. Quant
au personnel, il fut posé en principe que chaque religieux
serait attaché à la Province à laquelle il appartenait par
sa naissance. L^ne exception fut faite en faveur des Pères
âgés, à qui on laissa la faculté de rester dans celle où ils
avaient leurs habitudes.
Les déplacements imposés par cette règle n'allèrent pas
toujours sans difficultés; çà et là il fallut accorder quel-
ques délais; ailleurs on dut entrer en accommodements
et se prêter à des échanges; pour un méridional qu'on
gardait dans le Nord un septentrional fut retenu dans le
Midi. L'esprit d'obéissance et de conciliation eût tout sim-
plifié, tout aplani; mais il fallait compter avec des inter-
ventions qu'il n'était pas toujours possible d'écarter. Ce
fut le cas du Père Maxime de Bussy. A la première nou-
velle qu'il allait être rappelé dans le Nord, Mgr de Bonald
s'était adressé directement au Père Général. On ne pou-
vait enlever à la ville et au diocèse du Puy celui en qui
1. Voir ci-dessus. Chap. III, p. >48.
2. Voir aux Pièces justificatives, N° IX.
CHAPITRE lY 217
revivaient l'apostolat et le prestige de saint François
Régis; car déjà, disait l'évéque, les populations l'appe-
laient « notre saint Père de Bussy ».
Le premier Supérieur de la Compagnie n'avait rien à
refusera Mgr de Donald. Mais deux ans plus tard le pré-
lat était transféré à Lyon. Le Père Guidée crut alors le
moment venu de faire valoir le droit de sa Province. Le
Père Maillard, qui venait de succéder au Père Renault,
répondit qu'il ne pouvait s'opposer au départ du Père de
Bussy, mais que l'affaire méritait considération; il était
nécessaire de prévenir l'archevêque de Lyon si l'on ne
voulait pas s'attirer une protestation de sa part car il
avait dit et disait encore : « Ce n'est pas à l'évéque que le
Père Général a donné le Père de Bussy, mais au diocèse
et surtout à la ville du Puy. » (8 Août 1840.) Deux mois
après, le successeur de Mgr de Bonald, Mgr Darcimoles
déclarait bien haut son intention de ne pas laisser partir
« son Père de Bussy ». Le Provincial de Lyon en donna
avis au Père Roothaan : « Mgr veut en écrire à Votre
Paternité et s'en expliquer avec le Père Guidée. » (15 Octo-
bre 1840.)
Le Général des Jésuites n'est pas l'autocrate imaginé
par la légende; en ce qui concerne l'administration des
maisons et des Provinces, il impose rarement sa volonté.
S'il lui arrive de donner une direction, de manifester un
désir, il laissera d'ordinaire les Supérieurs immédiats
décider au mieux des intérêts dont ils ont la charge.
Cette fois le Père Guidée crut devoir se raidir contre
toutes les sollicitations. Le Père de Bussy reçut ordre de
rentrer dans sa Province; le 30 juin 1841, il écrivait de
Paris au Père Maillard : « Que la volonté de Dieu soit
faite!... Je suis et me regarde désormais comme un vieux
arbre transplanté qui va aller en se desséchant. »
Mais à ce moment-là même un autre cas semblable
était posé entre les deux Provinces, celui du Père de
Ravignan. Rattaché par son origine à celle de Lyon, il
était Supérieur de la résidence de Bordeaux. Mais les
218 LA COMPAGNIE DE JESUS
conférences de Notre-Dame, le ministère, les relations
qui en résultaient pour l'orateur, les services qu'il était
en état de rendre, tout l'appelait dans la capitale. Sa place
y paraissait marquée par la Providence. La Province de
Lyon n'opposa pas de résistance à une mesure qui était
pour le plus grand bien. Le Père de Ravignan fut défi-
nitivement incorporé à celle de Paris ; en retour elle fit
cession de son droit sur le Père de Bussy, et la modeste
capitale du Velay recouvra son missionnaire dont elle ne
devait plus être dépossédée.
La première richesse pour une nation, ce sont les
hommes; il n'en allait pas autrement pour les deux hé-
ritières de l'unique Province de France. Il ne faut donc
pas s'étonner que ceux qui avaient à défendre leurs inté-
rêts aient mis quelque ardeur à revendiquer la part de
personnel qui leur revenait. Six mois après la division,
elles se trouvaient constituées avec des effectifs sensible-
ment égaux. Les Catalogues de 1837 accusent pour la
Province du Nord : 162 Prêtres, 40 Scolastiques, 60 Frè-
res coadjuteurs, au total 262 religieux; pour celle du
Midi : 139 Prêtres, 49 Scolastiques, 65 Frères coadju-
teurs; ensemble 253 religieux,
La Province de France possédait de nombreuses reli-
ques. C'était là aussi, selon l'expression liturgique, un
« trésor », qu'il fallait partager équitablement. Ony trouva
de quoi confectionner deux tableaux, renfermant une
relique de saint pour chaque jour de l'année. Ils furent
attribués aux scolasticats de Théologie de l'une et de
l'autre Province. Les autres lots furent répartis à l'amia-
ble. Mais une vraie difficulté surgit quand il fallut faire
l'attribution du doigt de saint Stanislas Kostka. Cette
précieuse relique avait appartenu au cardinal de Rohan,
qui l'avait léguée à sa sœur, la Comtesse d'Estournelle,
laquelle en avait fait don aux novices de la Compagnie.
Qui en serait l'heureux possesseur, maintenant que cha-
cune des deux Provinces allait avoir son noviciat? Tout
d'abord on demanda à la donatrice de trancher le litige ;
" CHAPITRE IV 219
mais elle se récusa. Pendant plusieurs mois l'affaire resta
en suspens; elle donna lieu à consultation, pour ne pas
dire à contestation d'ailleurs toute fraternelle, dont nous
trouvons l'écho dans les correspondances du temps. Trois
solutions se présentaient : Partager la relique, la détenir
alternativement, la tirer au sort. Ce dernier parti finit
par prévaloir: on pouvait invoquer en sa faveur la tradi-
tion apostolique ; le sort se prononça pour la Province de
Paris. Par manière de dédommagement pour sa sœur
moins heureuse, elle lui donna une parcelle considérable
de la Vraie Croix de Notre-Seigneur, enchâssée dans une
grande croix de bronze doré avec cette inscription :
Provincia Franciae Provinciae Lugdiinensi.
In perpetuum caritatis
SIGNUM. PIGNUS, VINCULUM.
A. D. MDGCCXXXVIl\
Tel fut l'épilogue d'une séparation qui laissait unis
dans une inaltérable charité les enfants d'une même fa-
mille'*.
1. La Province de France à la Province de Lyon, pour être à jamais
le signe, le gage et le lien de la charité. L'an du Seigneur 1 83^ .
2. Voir aux Pièces justificatives, N° X.
CHAPITRE V
I. — Le P. Guidée, premier Provincial de la Province de Paris. Débuts
du P. de Ravignan à Notre-Dame. Préventions et inquiétudes. 11 faut
préparer les voies. Première retraite pascale i84i. Communion géné-
rale 1842. Lacordaire etRavignan. L'oraison funèbre de Mgr de Quélen.
L'archevêché de Paris. Mgr Affre et la Faculté de Tliéologie.
IL — La maison de la rue du Regard et l'Institut des Hautes Études. Dé-
nonciations et enquêtes. Le Scolasticat de Théologie de Saint-Acheul.
Rattaché par l'autorité épiscopale au grand séminaire d'Amiens,
il est poursuivi par le Gouvernement comme établissement d'éduca-
tion illégal. Le ministre Persil prescrit la fermeture. Grise ministé-
rielle. Accalmie de peu de durée. Nouvel orage en i838. Un grand
acte de Théologie. Dispersion partielle de Saint-Acheul.
III. — Épilogue de l'Affaire de Saint-Acheul. M. Cousin à la Chambre
des Pairs. M. Isambert à la chambre des Députés. Chute du ministère
Mole. Saint-Acheul encore trop peuplé. Nouveaux départs. Un noviciat
à Laval. Les théologiens des deux Provinces réunis à Vais. Déve-
loppement du Scolasticat. La campagne de Mons. Les PP. Valanlin
et Maisounabe,
IV. — Mgr de Bonald transféré de l'évêché du Puy à l'archevêché de
Lyon. Mgr Darcimoles. Le jubilé de Notre-Dame du Puy. Encore le
Scolasticat de Vais. Le P. Fr.-X. Gautrelet et V Apostolat de la Prière,
Le Messager du Cœur de Jésus.
I
La formation de deux Provinces de la Compagnie de
Jésus en France donna à son développement une impul-
sion sensible. Ses progrès pendant la période qui va de
1837 à 1845 ont de quoi surprendre, étant données les con-
ditions toujours précaires de son existence et la malveil-
lance d'adversaires de plus en plus acharnés. Dans cet
espace de huit ans le nombre de ses établissements est
CHAPITRE V 221
plus que doublé ; le chiffre de son personnel grandit dans
une proportion plus forte encore ; chacune des deux Pro-
vinces est obligée d'ouvrir un second noviciat ; les œuvres
suivent la même marche ascensionnelle; enfin une nou-
velle carrière est ouverte à l'activité apostolique des Jésui-
tes français dans les Missions lointaines; outre l'Améri-
que du Nord et la Syrie déjà occupées, ils prennent pied
à Madagascar, aux Indes et en Chine.
La Province de Paris ^ eut pour premier Provincial ce
Père Guidée que nous avons vu à Saint-Acheul, au temps
de la grande prospérité du collège. 11 s'intitulait lui-
même le « terrible préfet», ce qui d'ailleurs n'empêchait
pas les anciens élèves de dire en parlant de lui le « bon
M, Guidée ». Les deux appellations ne sont pas inconci-
liables. Homme d'ordre et de discipline, incapable de
transiger sur la règle, le Père Guidée cachait sous des
dehors plutôt sévères une véritable tendresse de cœur et
un trésor inépuisable de dévouement pour tous ceux qui
lui étaient confiés.
Au moment d'être nommé Provincial, il avait fait son
possible pour détourner sur un plus digne le fardeau qui
effrayait son humilité. Sans doute un bon religieux s'esti-
mera toujours inhabile à exercer le gouvernement, et
la conduite du Père Guidée, en cette occasion, fut celle de
beaucoup d'autres avant et après lui. Mais la longue let-
tre qu'il écrivit au Père Roothaan pour lui représenter son
insulfisance n'en reste pas moins comme un témoignage
non équivoque d'une grande vertu, en même temps qu'elle
I. D'après le Décret qui établissait les deux Provinces, celle du Nord
devait s'appeler Province de France, Pruvincia Franciae. Des réclama-
tions furent faites à ce sujet. Il s'ensuivrait, disait-on, une confusion
dans les idées; la Province de France paraîtrait avoir une prééminence
sur celle qui ne portait qu'un nom de ville. Mieux vaudrait dire Pro-
vince de Paris, Provinre de Lyon. La réponse venue de Rome ne laisse
pas que d'être piquante. On dira Province de Paris, en français; mais,
en latin, l'appellation produirait un effet déplorable; Provincia Pari-
siensis rendrait le même son que Provincia Babyloniae . On dira donc
provincia Franciae, et ceux qui savent le latin feront aisément la diffé-
rence d'avec Provincia Galliae. (il Février 183^.)
222 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
fixe certains traits caractéristiques d'une figure restée
chère à la Compagnie de Jésus pour les services éminents
qu'elle lui rappelle. Après avoir énuméré ce qui lui man-
que, à son avis, de science, d'intelligence et d'esprit inté-
rieur, le Père Guidée parle de « son indécision de carac-
tère, quand il s'agit de prendre un parti », de sa timidité
naturelle ; il se sent « écrasé », dit-il, « par la supériorité
des autres ». Et « à tout cela ajoutez un extérieur pas
toujours assez affable, un abord froid, un penchant à la
taciturnité... » (1" Août 1836.) Un Supérieur qui s'est ainsi
étudié lui-même et qui se juge avec cette sévérité n'est
pas exposé à user de l'autorité de façon hautaine et dure.
Inutile d'ailleurs de dire que le portrait était poussé au
noir. Esprit solide et positif plus que brillant, oublieux
de soi-même, inaccessible aux considérations purement
humaines, le nouveau Provincial n'envisageait les choses
que du point de vue surnaturel, mettant au-dessus de tout
la perfection religieuse de ses subordonnés, dont la con-
dition indispensable, sinon unique à ses yeux, était la par-
faite régularité. Il en donnait lui-même l'exemple avant
de l'exiger des autres. Quelques-uns crurent pouvoir lui
reprocher un respect de la « lettre » porté trop loin au
détriment de « l'esprit ». Ils exprimèrent leur crainte à ce
sujet; mais le Père Guidée, dit son biographe, n'eut pas
de peine à la dissiper, et le Père Général, à qui il exposa
sa conduite et ses principes, les trouva pleinement con-
formes à l'esprit comme à la lettre de l'Institut'. En
somme son administration fut bénie et féconde.
Le nom du Père de Ravignan jette un reflet de gloire
sur les débuts de la Province de Paris. Au moment même
de son érection, il venait d'être appelé à la chaire de
Notre-Dame, qu'il allait occuper sans interruption pen-
dant dix ans. L'opinion reçue attribue à Lacordaire l'ins-
titution des fameuses Conférences, sur la demande d'un
I. Vie du B. P. Achille Guidée, par le P. F. Grandidier. 1867. P. iSg.
CHAPITRE V 223
groupe de jeunesse inspiré par Ozanam. D'après l'histo-
rien de Mgr de Quélen, c'est l'archevêque lui-même qui
en aurait eu l'initiative. En 1834,ilinaugurait en personne,
dans l'église métropolitaine, une série d'instructions apo-
logétiques destinées aux hommes; après lui, on entendit
tour à tour plusieurs ecclésiastiques des plus distingués
du clergé de Paris, les abbés Pététot, Jammes, Thibault,
Dassance. Quoi qu'il en soit de la question de priorité, l'an-
née suivante, l'abbé Lacordaire remplit à lui seul la sta-
tion du Carême. Sa réputation était déjà établie ; l'éclat de
sa parole, son prodigieux talent, la nouveauté de son genre
de prédication attirèrent la foule ; ce fut un ébranlement
dans les classes sociales les plus intelligentes et les plus
cultivées, et les nefs de la vieille métropole virent une
afîluence qu'elles ne connaissaient plus depuis longtemps.
Mais l'orateur s'écartait trop des voies battues, son
éloquence avait des envolées trop hardies pour ne pas
susciter des inquiétudes et des contradictions; elles por-
tèrent le trouble dans l'esprit du vénérable archevêque
et l'alarme dans sa conscience. C'était bien, lui disait-on,
le disciple de Lamennais et le tribun de l'Aveiiir qu il avait
fait monter dans la chaire de Notre-Dame, Après une se-
conde station, où le succès était allé croissant, le conféren-
cier comprit qu'on désiraitl'en voir descendre. Il se rendait
compte d'ailleurs, comme il l'écrivait plus tard, qu'il
n'était « pas encore assez mûr ». L'abbé Lacordaire partit
pour Rome, où il allait trouver sa vocation dominicaine.
En cette même année, 1836, le Père de Ravignan avait
prêché le Carême à Saint-Thomas-d'Aquin. C'était pour
la première fois qu'il se présentait devant un auditoire de
la capitale. Voici comment le grave rédacteur de V Ami de
la Religion appréciait le futur orateur de Notre-Dame :
«... M. l'abbé de Ravignan a ouvert la station suivant
l'usage le jour de la Purification. Cet ecclésiastique dont
les débuts au parquet avaient eu beaucoup d'éclat, il y a
douze ans^ et qui ensuite avait abandonné la magistrature
1. C'est quinze ans qu'il fallait dire.
224 LA COMPAGNIE DE JESUS
pour entrer au séminaire, s'est préparé longtemps dans
la retraite et par des études suivies à se rendre utile
à l'Église. 11 avait commencé l'année dernière à prêcher
à Amiens. On a remarqué dans son discours de mardi
dernier une composition sage, des pensées fortes et un
goût toujours pur... 11 est aisé de voir que cet orateur
s'est formé par l'étude des bons modèles. Il connaît les
convenances de la chaire et ne cherche point à étonner
par des expressions bizarres ou à éblouir par des pensées
hardies'... »
Les derniers traits de ce satisfecit décerné au prédica-
teur de Saint-Thomas-d'Aquin étaient à n'en pas douter
une pointe à l'adresse du conférencier de Notre-Dame. Or,
c'est précisément ce prédicateur sage, « formé par l'étude
des bons modèles », que Mgr de Quélen allait donner
pour successeurau tropbrillant conférencier. Assurément
ce choix, dicté par la prudence, était très honorable pour
celui qui en était l'objet. Mais d'autre part quel lourd hé-
ritage à recueillir! La voix de la sagesse, celle même de
l'éloquence bien ordonnée, risquait de paraître froide
après les superbes élans de Lacordaire. Le Père de Ravi-
gnan se faisait moins que personne illusion à cet égard.
Pour bien d'autres motifs encore, comme on le verra plus
loin, il répugnait à accepter la succession qui lui était
offerte. Il essaya de s'y soustraire; mais l'obéissance inter-
vint, et en vrai fils de saint Ignace, le Père de Ravignan
n'eut plus de volonté que pour se soumettre.
D'ailleurs, en dépit des appréhensions fâcheuses, l'ou-
vrier parut dès l'abord à la hauteur de sa tâche. A la suite
de la station de 1837, il écrivait au Père Roothaan : « Cer-
taines préventions m'attendaient au début; l'incroyable
influence du talent de mon prédécesseur rendait ma posi-
tion délicate et difficile. Je suis arrivé, confiant et priant,
et Dieu a établi entre un immense et imposant auditoire
et son faible instrument des rapports constants de
I . L'Ami de la Religion et du Roi, 6 février i836.
CHAPITRE V 225
bienveillance et de faveur. Alors j'ai pu tout dire dans la
franchise et l'énergie de la foi. » (15 Avril 1837.)
Le Père de Ravignan s'était donné de toute son âme à
l'œuvre qui lui avait été imposée. Le caractère plutôt
philosophique des conférences s'accordait assez bien avec
sa tournure d'esprit, mais il ne répondait guère à ses
attraits de religieux et d'apôtre. Ses répugnances, ou tout
au moins ses scrupules à cet égard, ne se dissipèrent
jamais complètement. Chargé dans la suite d'un cours
d'éloquence sacrée au scolasticat de Vais, il mettait ses
jeunes auditeurs en garde contre ce qu'il appelait « la
tentation » de la conférence ; à son avis c'était là pour le
prédicateur un pis-aller auquel il ne fallait se résigner que
dans des cas exceptionnels et quand on ne pouvait faire
mieux'. Quelques semaines après sa première station, il
ouvrait son cœur au Père Général; le conférencier de
Notre-Dame n'est pas loin de voir dans la fonction qu'il
remplit une punition de son peu de vertu : «... Une seule
chose me peine parfois un peu, c'est ce genre même de
ministère auquel je me trouve appliqué. Assurément les
circonstances dirigées par la Providence ont amené cette
position ; je le vois, mais je me dis : S'il y avait eu
plus d'humilité, plus de l'esprit de Jésus-Christ et de ses
saints, peut-être un emploi de zèle plus fructueux, moins
en vue, aurait été ma part. » (2 Juin 1837.)
D'ailleurs si la faveur de l'auditoire avait été gagnée dès
le début au nouveau conférencier, la critique n'avait pas
non plus désarmé. Les impatients, qui avaient été scanda-
lisés de ne pas entendre le nom de Jésus-Christ tomber
une seule fois des lèvres de Lacordaire, purent adresser
le même reproche, pendant les deux premières années, à
son successeur. Et à quoi pouvaient aboutir ces disserta-
tions philosophiques qui n'avaient rien de commun avec
la p rédication de l'Evangile ? Le Père Roothaan lui-même,
I. Conférences sur l'éloquence de la chaire. Résumé et notes autogra-
pbiés. Archiv. Paris, n» 3i48.
La Compagnie de Jésus. 15
226 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
tout en approuvant les plans qui lui étaient soumis, expri-
mait le désir qu'on ne s'en tînt pas à la spéculation: « 11
faut aussi, écrivait-il, parler au cœur, surtout dans la
conclusion, pour rendre encore pratiques des discours
qui paraissent ne s'adresser qu'à l'esprit. » A plusieurs
reprises des recommandations en ce sens furent faites
au conférencier de Notre-Dame par le premier Supérieur
de la Compagnie de Jésus. Avec la liberté que laisse
l'obéissance religieuse, le Père de Ravignan lui répondait
un jour : « Voici en toute sincérité mon histoire : Evê-
ques, grands vicaires, prêtres éclairés, nos Pères, des
hommes distingués et chrétiens, interrogés quelquefois
de façon à avoir toute liberté de leur pensée, m'ont paru
juger que je portais suffisamment à conclure ; que pres-
ser davantage ce serait forcer, outrepasser le genre et le
quod decet. »
Assurément la génération de 1830 était mal préparée à
entendre la prédication évangélique ; et surtout, étant
donné l'auditoire spécial de Notre-Dame, il fallait de longs
travaux d'approche avant de tenter l'assaut avec quelque
chance de réussite. La station de 1839 marquait une étape.
Après trois ans, le Père de Piavignan se sentait assez maî-
tre de la situation pour avancer hors du domaine pure-
ment philosophique : « Dieu m'a soutenu, écrivait-il, et
je serais bien ingrat si je ne reconnaissais pas dans la car-
rière parcourue sa grâce et son action toute spéciale.
Aidé de cette grâce, j'ai pu parler avec franchise du posi-
tif de la foi, j'ai eu le bonheur de parler constamment de
Notre-Seigneur et de voir mes paroles constamment écou-
tées avec assentiment. » Puis il cite les noms de plusieurs
personnages de marque, parmi lesquels M. de Chateau-
briand, revenus à la pratique religieuse. « J'ai reçu, con-
tinue-t-il, bien des lettres consolantes..., entre autres une
très bien tournée au nom des élèves de Philosophie du
lycée Saint-Louis. Les professeurs et proviseurs de l'Uni-
versité menaient presque tous leurs élèves de Philosophie
aux conférences. 11 paraît qu'une bonne influence en
CHAPITRE V 227
résultait. Vingt élèves de la grande Ecole Normale sont
depuis un ou deux ans chrétiens pratiquants ; eux et
d'autres suivent avec intérêt les conférences... »
Fort peu ébloui d'ailleurs par ces résultats, l'humble
religieux ajoutait : « Mais quelle masse, quelle masse
hors de la vérité j'ai laissée, et pour laquelle j'ai dû
nécessairement être un obstacle par mes péchés, mon
orgueil et mes vices! » (11 Juin 1839.) Le Père Roothaan
répondit : « Quand j'ai vu Jésus-Christ et la Croix, j'ai
reconnu mon cher Père de Ravignan, le disciple fidèle
de saint Ignace et des Exercices. Avoir pu prononcer
l'adorable nom de Jésus-Christ sans être insulté, c'est
beaucoup sans doute. »
Malgré ces félicitations, il semble bien que dans l'entou-
rage du Père Général certaines préventions persistaient
encore à l'endroit des conférences de Notre-Dame. Le
retentissement même de cette prédication inspirait des
doutes sur son efficacité. Le bien réalisé était-il en rap-
port avec le bruit qui se faisait autour d'elle? On voulait
se rendre compte et l'on interrogeait ceux qui étaient en
mesure de fournir quelque lumière. Nous trouvons la trace
de ces préoccupations dans une lettre adressée au Père
Roothaan, sur la fin de 1839, par le Père Boulanger, Supé-
rieur delà maison de la rue du Regard : « Dans une ville
immense comme Paris il est difficile de bien apprécier
l'influence des conférences du Père de Ravignan. 11 est
cependant hors de doute qu'elles ont jeté de bonnes pen-
sées dans une foule d'esprits, amené à l'église beaucoup
de gens qui sans elles n'y seraient jamais venus, diminué
les préventions, l'antipathie et la haine contre le clergé
et augmenté l'espèce de bienveillance dont il est l'objet.
Je ne doute pas non plus qu'un grand nombre de jeunes
gens et d'hommes d'un âge mûr n'aient reçu de ces con-
férences une forte impulsion vers des recherches et des
études plus sérieuses sur la religion, qui finissent toujours
par lui ramener quelques enfants égarés. Elles ont certai-
nement produit des conversions solides ; mais Dieu seul
228 LA COMPAGNIE DE JESUS
en peut connaître le nombre. Je ne l'estime cependant pas
fort grand... » (2 Décembre.)
L'opinion publique et l'autorité ecclésiastique elle-même
étaient moins parcimonieuses dans les témoignages de leur
satisfaction. L'auditoire des conférences était conquis, et
cette année même le conférencier était, si l'on peut dire,
installé à demeure dans sa chaire. « Me voilà, écrivait-il,
par le consentement des Supérieurs et sur les instances
de Mgr l'archevêque de Paris, indéfiniment chargé des con-
férences de Notre-Dame tous les ans. On a cependant pris
un certain terme, comme par forme, 1850. Qui vivra
verra. » (13 Avril 1839.)
Le Père de Ravignan était plus désireux que personne
d'en venir à la conclusion que la parole sacerdotale doit
toujours avoir en vue. Ce fut à la station de 1841, après
avoir préparé le terrain pendant cinq ans, qu'il crut pou-
voir enfin franchir la dernière étape. Lui-même a fait à
son Général son rapport sur cette manœuvre hardie dont
le succès dépassa toute espérance : « L'idée de la retraite
m'était venue, dit-il, presque dès l'origine des conférences.
Jusqu'ici le moment n'avait pas paru convenable. Cette
année je demandai, vers le milieu du Carême, et j'obtins
toute liberté de Mgr l'archevêque. 11 sembla prudent de
ne rien publier à l'avance, de commencer aussi par une
petite église. On me donna l'Abbaye-aux-Bois. Je m'assu-
rai la grande et belle église de Saint-Eustache, en cas
d'encombrement. On m'avait refusé Saint-Sulpice. Le
dimanche des Rameaux seulement, à Notre-Dame, avant
la conférence, j'annonçai, pour la Semaine Sainte, une
retraite d'hommes ; instruction tous les soirs, à huit heures,
jusqu'au Samedi Saint inclusivement. »
Dès le premier jour, l'église de l'Abbaye-aux-Bois se
trouva insuffisante. « Le lendemain, continue le Père de
Ravignan, Saint-Eustache était envahi dès trois heures
pour huit, et l'on vint même plus tôt les jours suivants...
J'ai pris dès l'abord toute la franchise du langage aposto-
lique, et j'ai sans détour parlé de péché, d'enfer, de
CHAPITRE V 229
confession. . . J'ai confessé toute la semaine, six et sept heu-
res par jour, des hommes jeunes, âgés, distingués ou du
commun, tous fort arriérés. Un bon nombre venaientpour
me soumettre des doutes, et je leur disais : Tenez, croyez-
moi ; il y a un moyen; mettez-vous là. — Et tous, un seul
excepté, se sont confessés... Il y a eu un mouvement mar-
quée Paris; plus de Pâques partout; nos Pères ont con-
fessé beaucoup plus d'hommes... »
Cette fois le Père Roothaan ne dissimule plus sa pleine
satisfaction. Il répond au Père de Ravignan : « Si jusqu'à
présent je vous ai plaint à raison de cet énorme travail des
conférences auquel il me semblait toujours que le fruit ne
correspondait pas, cette année-ci je suis consolé, réjoui
avec vous dans le Seigneur; je lui en ai rendu et lui en
rends mille et mille grâces, et je vous en félicite, mon bon
Père, in Domino... Je n'ai pas besoin de dire que j'ai
goûté aussi les conférences de cette année plus que celles
des précédentes. Je conçois que, pour pouvoir dire à un
tel auditoire ce que vous avez dit cette année, il fallait
qu'il y fût préparé... Mais que dirai-je de la retraite et de
ses fruits? Quel bonheur! Mille fois Deo gratias!... »
(18 Mai 1841.)
Dès cette première retraite, il fut question d'une com-
munion générale d'hommes à la métropole. Beaucoup
l'eussent désiré. « J'y avais songé aussi, dit le Père de Ravi-
gnan; mais, après avoir consulté, je pensai qu'il valait
mieux laisser les gens sur la faim et remettre à l'année
prochaine. »
Cette belle manifestation de la foi catholique eut lieu
en effet pour la première fois en la fête de Pâques 1842.
Depuis lors, elle s'est renouvelée, avec la retraite prépa-
ratoire, tous les ans, et personne ne peut dire quelle
influence elle a eue sur les générations contemporaines.
C'était le couronnement des conférences de Notre-Dame,
couronnement nécessaire et désormais inséparable des
conférences elles-mêmes. Pendant quatre ans encore, le
Père de Ravignan put fournir à lui seul la double tâche;
230 LA. COMPAGNIE DE JÉSUS
il menait même de front à Notre-Dame deux retraites pen-
dant la Semaine Sainte, l'une à midi, l'autre le soir. Grâce
à l'étude approfondie qu'il avait faite des Exercices spiri-
tuels de saint Ignace, il pouvait exploiter, sans tomber
dans des redites, ce fonds inépuisable.
En 1846, il se trouva à bout de forces, et il fut convenu
avec ses Supérieurs que, la station achevée, il prierait
l'archevêque de Paris de lui trouver un remplaçant.
Mgr AfTre se montra contrarié de cette décision; il insista
pour qu'elle fût différée, au moins jusqu'à l'année suivante.
Le Père de Ravignan devait donc occuper encore la chaire
de Notre-Dame au Carême de 1847. Mais dans l'intervalle
la maladie de larynx se déclara au point de lui interdire
d'y remonter de longtemps.
Nous laisserons ici l'historien de « la Monarchie de
Juillet » formuler un jugement plus autorisé que le nôtre
sur l'œuvre du Père de Ravignan dans ce poste élevé et
difficile. Après avoir dit l'impulsion donnée par la presti-
gieuse éloquence de Lacordaire, M. Thureau-Dangin con-
tinue :
« Le nouveau conférencier ne pouvait faire oublier
celui qui l'avait précédé ; mais l'impression ne fut ni moins
profonde, ni moins efficace. Tout contribuaità la produire :
le talent de l'orateur, son accent d'une conviction impo-
sante, l'autorité en quelque sorte visible de sa vertu, cette
physionomie d'une noblesse si sainte qu'on a pu dire :
Quand le Père de Ravignan paraît en chaire, on ne sait
vraiment s'il vient de monter ou de descendre, et jusqu'à
ce fameux signe de croix qu'il traçait lentement et gran-
dement sur sa poitrine, après le silence du début, et qui
était à lui seul une prédication. Sans doute il eût été
impuissant à faire ce que Lacordaire venait d'accomplir;
ce n'est pas lui qui aurait du premier coup attiré en foule
les générations nouvelles sur le chemin de l'église qu'elles
avaient oublié ; mais il arrivait à son heure pour complé-
ter l'œuvre de son devancier. Celui-ci avait eu pour mis-
sion, comme il le disait, de « préparer les âmes à la foi ».
CHAPITRE V
231
Le Père de Ravignan les y faisait entrer plus avant. Aussi,
toutenrestantautant que le permettait la nature différente
de son esprit, dans le genre créé par Lacordaire, tout en
gardant les mêmes ménagements pour les susceptibilités
et les préjugés de l'époque, tout en bravant les critiques
et les dénonciations de ceux qui ne lui épargnaient guère
plus qu'à son prédécesseur le reproche de ne pas oser
être assez chrétien, il attirait peu à peu les auditeurs sur
le chemin qui, du porche du temple, devait les conduire
au sanctuaire. Chaque année il se voyait consolé par des
Sîiccès nouveaux; c'étaient non seulement des sympathies
d'opinion, mais des conversions d'âmes. La foi gagnait
dans les régions qui avaient paru lui être le moins accessi-
bles, parmi les élèves et les professeurs des collèges, à
l'École Normale, à lÉcole Polytechnique. Bientôt même,
après plusieurs années de ces progrès continus, le Père
de Ravignan osera ajouter aux conférences du Carême la
retraite de la Semaine Sainte et la grande communion
pascale de Notre-Dame, couronnement de cette magnifi-
que campagne et signe le plus éclatant de la rentrée de
Dieu dans la société de 1830 ^ »
Le conférencier de Notre-Dame se trouvait désigné
d'avance pour porter la parole dans les grandes solen-
nités qui se célébraient dans l'église métropolitaine.
C'est ainsi que le Père de Ravignan fut chargé au com-
mencement de l'année 1840 de prononcer l'oraison funèbre
de Mgr de Quélen. La tâche était, par le fait des circons-
tances, délicate, pleine de difficultés et même de périls.
Le prélat défunt tenait par ses traditions de famille au
parti légitimiste; il avait personnellement beaucoup souf-
fert de la révolution qui avait porté au trône la dynastie
régnante; sa situation vis-à-vis du nouveau régime avait
toujours été gênée ; à plusieurs reprises il avait cru de
son devoir d'élever la voix contre certains actes du
gouvernement; deux ans avant sa mort il avait protesté
I. Histoire de la Monarchie de Juillet, i888. Tome II, p. 4o3.
232 LA COMPAGNIE DE JESUS
énergiquement contre l'aliénation des terrains de l'ancien
archevêché détruit par les émeutiers de 1830 et de 1831.
11 avait été pour ce tait déféré au Conseil d'État, lequel avait
déclaré l'abus. Le Gouvernement devant être représenté
à la cérémonie de Notre-Dame, le Garde des Sceaux,
M. Teste, invita les vicaires capitulaires à prendre leurs
mesures pour que l'oraison funèbre ne donnât aucun
sujet de plainte. En conséquence M. Affre^ fit savoir au
Père Guidée que le manuscrit devait être soumis au préa-
lable à l'autorité ecclésiastique. En recevant de son Supé-
rieur communication d'une exigence aussi insolite, le Père
de Ravignan ne put s'empêcher de laisser voir qu'il en
était froissé ; mais enfant d'obéissance, il remit son manus-
crit au Père Provincial pour qu'il en fît à sa guise. Les
vicaires capitulaires en prirent effectivement connaissance
et le renvoyèrent avec quelques notes peu importantes^.
Quelques semaines après, le Père de Ravignan racontait
au Père Roothaan toute cette histoire d'oraison funèbre
qui se terminait par cet épilogue : « Depuis, j'ai vu
M. Afïre; je lui dis franchement que j'avais été peiné de
ce qu'on avait exigé de moi; que seul, abbé de Ravignan,
j'aurais très probablement refusé et donné ma démission. . .
Il me demanda pardon, à la lettre, les larmes aux
yeux... » (30 Mars 1840.)
Deux mois plus tard, l'abbé Affre était nommé par le
roi archevêque de Paris (26 mai). 11 y avait eu pendant la
vacance du siège beaucoup d'agitation et pas mal d'intri-
gues. Les concurrents, ou, si l'on veut, les candidats à la
succession de Mgr de Quélen ne manquaient pas; l'un
d'eux tout au moins le fut bien malgré lui; ce fut le con-
férencier de Notre-Dame. Dans cette même lettre que
nous venons de citer, le Père de Ravignan aborde ce
1. Nommé au mois de décembre coadjuleur de Nancy, l'abbé Affre,
en attendant d'être préconisé et sacré, avait été élu vicaire capitulaire
de Paris.
2. Il se trouve aux Archives de la Province de Lyon.
CHAPITRE Y 233
sujet en termes qui prouvent que la nouvelle avait déjà
été portée jusqu'à Rome : « ... Archevêché de Paris, oui,
des bruits courent... Dieu m'est témoin que ce n'a été
pour mon âme l'occasion d'aucune tentation; assurément,
et ce n'est pas difficile à croire. Des gens qui se mêlent de
tout ont jeté cette pensée en avant. Ce qui est moins excu-
sable peut-être, Mgr de Bonald en parla au roi et aux
ministres... Du reste, mon Très Révérend Père, au cœur
de votre enfant il n'y a pour toutes ces choses qu'un pro-
fond dégoût, il y a un amour sincère de la Compagnie, de
ses vœux. Seulement une pensée m'est venue, mon
orgueil mériterait d'être ainsi puni de Dieu. Mais que j'ai
prié alors pour demander tout autre châtiment! »
Le Père de Ravignan menacé d'être fait archevêque de
Paris et voyant dans celte menace une punition de son
orgueil, voilà qui donne assez bien la mesure de l'incu-
rable ambition que l'on prête aux Jésuites. Au surplus, le
danger n'était peut-être pas bien sérieux. En France, les
Jésuites modernes, moins encore que ceux de l'ancien
régime, n'ont pas à craindre d'être contrariés pour l'accom-
plissement du vœu qu'ils ont fait de renoncer aux dignités
ecclésiastiques.
Quant à Mgr AfFre, il n'eut garde de tenir rigueur à un
compétiteur aussi désintéressé. A peine élevé sur le siège
métropolitain, non seulement il maintint le Père de Ravi-
gnan dans la chaire de Notre-Dame, mais il pressa de tout
le poids de son intervention pour le fixer définitivement à
Paris. Il faut, écrivait-il au Père Général, que le Père de
Ravignan « continue son apostolat toute l'année dans la
capitale. Toute la vie directrice de la P'rance est à Paris...
Si je savais qu'il pût être plus utile ailleurs..., j'oublierais
les besoins de mon diocèse pour que la plus grande gloire
de Dieu fût procurée... » Et le prélat ajoutait ce témoi-
gnage, un des plus beaux assurément et des plus rares
qu'on puisse rendre à un homme en vue : « Ce qu'il est
bon de vous assurer, c'est que je ne connais pas d'adver-
saire au Père de Ravignan; on peut dire que, au milieu
234 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
des divisions et des préjugés qui nous affligent, c'est un
phénomène assez remarquable ou plutôt une grâce toute
spéciale de Dieu. » (23 Avril 1841.)
Avant de voir son nom mis en avant pour l'archevêché
de Paris, le Père de Ravignan avait été proposé pour
une fonction moins brillante, mais qui ne lui souriait guère
davantage. La Faculté de Théologie de la Sorbonne, assez
languissante pendant la Restauration, avait fini par dispa-
raître dans la tempête de 1830. Les ministres qui se
succédaient à l'Instruction publique en souhaitaient le
rétablissement. M. de Salvandy et plus encore M. Cousin
s'en occupèrent avec un zèle que le dévouement à l'intérêt
et à l'honneur de l'Église n'était pas seul à inspirer. Il
importait à l'Etat d'exercer sa part d'influence sur l'ensei-
gnement théologique. De son côté l'autorité ecclésiastique
voyait des avantages sérieux à ce que les sciences sacrées
eussent leur place dans le haut enseignement officiel. Dès
1838, Mgr de Quélen, persuadé par son vicaire général
l'abbé AfFre, se préoccupait de recruter le personnel de
la nouvelle Faculté. Le Père Guidée faisait part au Père
Général des ouvertures qu'il venait de recevoir :
« L'archevêque de Paris demande le Père de Ravignan
comme professeur de la future Sorbonne. J'ai répondu que
cette question n'était pas de mon ressort, mais de celui du
T. R. Père Général; que d'ailleurs beaucoup de points
très délicats se rattachaient à cette question : l'enseigne-
ment des « quatre articles », sur lesquels nous ne fléchi-
rions pas, l'organisation laïque de l'Université, des pro-
fesseurs de Théologie nommés par un séculier... Mgr me
répondit, mais assez faiblement, que les « quatre arti-
cles » ne seraient pas enseignés ^ Quant à l'organisa-
I. Il parait bien que le Gouvernement avait capitulé sur ce point.
M. Cousin s'en plaig:nait à la Chambre des Pairs, au mois de décembre
suivant: « On vient de suspendre jusqu'à i85o l'article 7 du Décret de
1808, prescrivant que, pour enseigner dans les Facultés de Théologie, il
faut être docteur. Or, on ne peut être docteur sans avoir adhéré à la
Déclaration de 1682... » [Moniteur ^ù et 27 décembre i838, p. 2626.)
CHAPITRE V 235
tion laïque, c'est bien, dit-il, le ministre qui nomme sur
notre présentation, mais c'est nous qui donnons l'institu-
tion canonique, et je me propose bien, si la chose réussit,
de demander le diplôme apostolique. — Mgr insista pour
que je demandasse l'agrément de Votre Paternité. »
(24 Mars 1838.)
Quant au Père de Ravignan, il écrivait à ce propos
quelques semaines plus tard : « ... Il a été question de
moi comme professeur. Je m'étonnais que cette idée pût
paraître admissible. » (2 Mai 1838.) Nous n'avons pas la
réponse du Père Roolhaan ; mais on ne peut douter qu'elle
ait été dans le même sens.
Toutefois Mgr x\ffre ne renonçait pas au projet dont il
«tait le véritable auteur. Un des premiers actes de son
administration épiscopale fut la réorganisation de la Fa-
culté de Théologie qu'il inaugura solennellement dans
l'église de la Sorbonne, le 26 avril 1841. C'est trois jours
auparavant qu'il écrivait au Père Général pour lui deman-
der que le Père de Ravignan fût fixé définitivement à Pa-
ris. Est-il téméraire de penser que le prélat ne désespé-
rait pas de faire entrer le conférencier de Notre-Dame
dans le corps professoral de l'Institut qui lui tenait tant
à cœur?
Le ministre de l'Instruction publique eût-il jamais con-
senti à la nomination du Père de Ravignan, il est permis
d'en douter. La crainte de voir les Jésuites reprendre pied
dans l'enseignement tenait toujours le Gouvernement en
éveil. Trois semaines après l'inauguration de la Faculté
<ie Théologie, Mgr AfFre recevait du Garde des Sceaux,
M. ^lartin du Nord, une lettre qu'il s'empressa de com-
muniquer au Père Provincial. « Monseigneur, disait le
ministre, la maison des Jésuites de la rue du Regard
existe depuis quelques années et n'a pas sans doute
échappé à votre surveillance. Je vous serais très obligé de
me soumettre les renseignements que vous possédez sur
la nature et le but de cet établissement, sur le nombre
•et les sentiments des personnes qui la composent, sur
236 LA COMPAGNIE DE JESUS
leurs exercices et leurs études. Je vous prie également
de me faire savoir s'il est vrai que plus d'activité y règne
depuis quelque temps, et que les ecclésiastiques qui s'y
trouvent songent à reformer leurs anciens établissements
de cette nature qui existaient en France, qui ont été ré-
gulièrement fermés et dont la réouverture ne pourrait
être aujourd'hui tolérée. » (12 Mai 1844.)
II
Nous avons vu les Jésuites de Paris s'installer paisible-
ment en 1835 dans leur nouvelle résidence de la rue du
Regard. Que s'y était-il donc passé pour exciter ainsi la
vigilance et les alarmes du ministre de la Justice ? L'his-
toire, croyons-nous, n'est pas sans intérêt. 11 s'agit d'un
premier essai de ce qui fut plus tard l'École des Carmes.
En 1837, l'abbé Jammes,' vicaire général de Paris, eut
l'idée d'ouvrir un établissement, moitié séminaire, moitié
maison de famille, où l'on recevrait les jeunes ecclésias-
tiques envoyés à Paris par leurs évoques pour suivre les
cours de la Sorbonne ou du Collège de France et se
préparer au professorat. 11 sollicita à cet effet le con-
cours des Jésuites ; il prenait l'entreprise à sa charge et
leur proposait de tenir l'établissement en son nom. La
proposition fut acceptée; mais, au moment d'en venir à
l'exécution, Mgr de Quélen, tout en approuvant l'œuvre,
témoigna à son vicaire général qu'il ne le verrait pas avec
plaisir en assumer la responsabilité. Le Père Guidée se
trouva donc seul en présence du projet. Allait-il l'aban-
donner ? 11 ne paraît pas que ni lui ni ses consulteurs y
aient songé. Voici comment il raconte la suite de l'affaire
dans une lettre au Père Général :
« M. Jammes s'étant retiré, nous eûmes à examiner
s'il était à propos d'aller en avant. Gomme d'une part il
était arrêté que le cours de mathématiques supérieures
aurait lieu pour les Nôtres à Paris et que nous avions en
CHAPITRE V 237
professeurs le personnel suffisant, il ne s'agissait, pour
réaliser l'établissement projeté que d'admettre à nos cours
des ecclésiastiques étrangers à la Compagnie. Mais comme,
d'autre part, nous avions lieu de craindre l'opposition de
l'autorité civile, nous crûmes prudent de consulter le mi-
nistre de l'Instruction publique, M. Villemain. Le Père
Boulanger, Supérieur de la maison de Paris, sollicita, en
mon absence, une audience qu'il obtint le 9 juillet. »
Suit le récit détaillé de l'audience. Le Père Boulanger,
après avoir exposé son projet, demande au ministre s'il
peut compter tout au moins sur la tolérance du Gouverne-
ment. M. Villemain répond qu'il ne désire rien tant que
de voir le clergé se mettre au niveau, pour les sciences,
des établissements universitaires ; que par conséquent
tout ce qu'on fera pour amener ce résultat ne peut qu'avoir
son approbation. Il engage le Père Boulanger à lui pré-
senter un projet écrit qu'il puisse soumettre au Conseil de
l'Instruction publique. Au moment de prendre congé, le
Père, ou mieux l'abbé Boulanger, demande au ministre
« s'il y a entre eux quelque malentendu, s'il s'est bien fait
comprendre de Son Excellence. — Parfaitement, répond
M. Villemain, j'ai compris la pensée que vous m'avez
exprimée, et même celle que vous ne m'avez pas expri-
mée. — II n'est donc pas nécessaire, M. le Ministre, de
vous dire qui je suis. — Non, répondit-il en souriant. »
Quelques jours plus tard, le Père Boulanger remettait
entre les mains du ministre le programme de « l'Institut
des Hautes Études, rue du Regard, 15 ». Il comprenait six
articles, dont le cinquième était ainsi conçu : « Ce n'est
donc point une maison d'enseignement public que je
désire établir ; ce n'est point non plus un séminaire ; il n'y
aura de cours ni de Théologie, ni de Philosophie ; c'est
une simple maison où des ecclésiastiques auront leur
domicile et où, réunis à des heures déterminées, ils dis-
serteront ensemble sur les matières des cours de la Fa-
culté ou du Collège de France, «M. Villemain, cette fois
encore, se montra prodigue de bonnes paroles et fit espérer
238 LA. COMPAGNIE DE JESUS
une solution favorable. Mais le Conseil se déroba;
après avoir retenu l'affaire près de six mois, il fut d'avis
que, dans la forme où il se présentait, l'établissement
avait plutôt le caractère d'une association scientifique res-
sortissant au ministère de l'Intérieur.
De ce côté on se montra plus accommodant. A plu-
sieurs reprises on assura au Père Boulanger que l'auto-
risation n'était point nécessaire et qu'il lui suffisait d'avi-
ser le ministre lors de l'ouverture de l'établissement
pour n'avoir rien à démêler avec les commissaires de
police.
Le prospectus parut en effet au printemps de 1838, an-
nonçant la rentrée pour le mois d'octobre; la presse reli-
gieuse le reproduisit en l'accompagnant de commentaires
élogieux^. Beaucoup d'évéques envoyèrent de chaudes
félicitations ; malheureusement, soit manque de sujets,
soit faute de ressources, ceux qui fournirent des étu-
diants à l'Institut ne furent que l'exception. Il ne compta
jamais plus d'une quinzaine de jeunes ecclésiastiques
étrangers, avec huit à dix scolastiques de la Compagnie.
Ils avaient pour directeur des études le Père François
Moigno. Deux ou trois scolastiques des plus anciens
faisaient fonction de répétiteurs. Nous voyons dans un
document de famille que de célèbres professeurs de l'Uni-
versité, M. Leroy, M. Babinet, d'autres encore, y venaient
parfois donner une leçon ou faire passer des examens.
Entre temps, les scolastiques allaient trois fois par
semaine faire les catéchismes à la paroisse de Saint-
Médard.
C'était plus qu'il n'en fallait pour mettre en émoi la
vigilance des hommes d'État. Manifestement il se tra-
mait chez les Jésuites quelque complot contre la sûreté
publique. L'Institut ne fonctionnait pas depuis quatre
mois que déjà la police enquêtait. Dans les premiers
jours de février, M. de Salvandy, ministre de l'Instruction
I. Cf. L'Ami de la Religion et du Roi. Tome XCVII, p. 667.
CHAPITRE V 239
publique, transmettait à son collègue de l'Intérieur,
M. Barthe, un Rapport qu'il tenait de la Préfecture de
police. La maison de la rue du Regard y était signalée
comme un établissement clandestin, où, sous le nom de
l'abbé Boulanger, les Jésuites faisaient œuvre d'enseigne-
ment dans des conditions particulièrement dangereuses.
En effet, « ils préparent des professeurs pour les sémi-
naires »... « Les Jésuites, concluait le Rapport, exercent
donc en France une influence redoutable, parce qu'ils
accaparent les bons sujets et propagent leur doctrine au
moyen des jeunes professeurs. »
Pour cette fois cependant enquête et dénonciation n'eu-
rent pas de suite. Apparemment on n'avait pas encore,
dans les bureaux du ministère de l'Intérieur, perdu tout
souvenir des récentes et loyales démarches du Père Bou-
langer. Mais on continua à surveiller, et au mois de mai
1841, le nouveau titulaire du ministère adressait à l'arche-
vêque de Paris la lettre] qu'on a lue plus haut. Elle était
accompagnée d'un second Rapport de la Préfecture de
police qui fut également communiqué au Père Provincial.
Une copie en a été conservée aux archives de la Province ^
La pièce est vraiment curieuse. Le rédacteur envisage la
question de haut; il part de cette idée que la Société de
Jésus est sur le point de s'emparer de l'éducation natio-
nale. D'après lui les protestations de l'épiscopat contre
le projet de loi de M. Villemain sur la liberté d'enseigne-
ment « ont réveillé toutes les espérances des Jésuites.
Cette Société, dont le personnel en France s'était fort
appauvri au profit de la Belgique et de la Suisse, com-
mence à se recruter de nouveau dans le clergé séculier
et les diverses confréries religieuses. Ses membres, dis-
persés il y a quelques mois, dans tous les diocèses sous
le titre de prédicateurs de stations et de retraites, ont dû
recevoir l'ordre de rentrer dans les maisons que la
Société possède à Paris, à Saint-Acheul, à Avignon, etc.
I. Ai-chiv. Paris. N" 235o.
240 LA COMPAGNIE DE JESUS
Le rappel a pour but l'organisation en expectative de mai-
sons enseignantes et la préparation des membres à cet
enseignement. »
On en vient ensuite à la maison de la rue du Regard.
Elle comptait alors exactement quarante-huit personnes.
Le Rapport en déclare plus de cent; il donne une liste de
noms; on y trouve des morts et des vivants, des présents
et des absents, d'autres complètement inconnus ou qui ne
sont jamais venus à Paris. Puis il continue : « Presque tous
ces prêtres suivent avec plus de zèle que jamais les cours
de la Sorbonne et du Collège de France et y assistent en
habit laïque ; dans l'intérieur de la maison ils s'exercent
assidûment au professorat, se cédant tour à tour la chaire
et remplissant de même le rôle d'écoliers les uns à l'égard
des autres. Les maisons de province se livrent aux mêmes
exercices préparatoires. »
Le Père Guidée remit les choses au point dans un Mé-
moire à l'archevêque. On lui faisait vraiment la partie
belle, et il n'avait qu'à dire la pure et simple vérité pour
mettre à néant ce mélange de faussetés et de préventions.
Ce qui restait de toutes ces imputations, c'est que les
Jésuites ne désespéraient pas de voir un jour les pouvoirs
publics donner cette liberté d'enseignement tant promise
et qu'ils osaient bien se préparer en vue de cette heu-
reuse éventualité. Mais qui donc pouvait leur reprocher
de croire à la parole du Gouvernement ? En attendant,
disait le Père Guidée, les Jésuites restent sous le coup
de l'exclusion dont ils sont frappés depuis 1828. « Ils
pourraient l'éluder au moyen d'un mensonge ; mais ils
ont toujours reculé et reculeront toujours devant cet obs-
tacle, qui n'en serait pas un pour tout le monde. Il est
faux qu'ils songent à reformer leurs anciens établisse-
ments et ils défient qu'on puisse leur prouver qu'ils ont
fait aucune tentative pour rentrer dans l'enseignement. »
L'archevêque communiqua le Mémoire au ministre,
lequel apparemment trouva qu'on n'avait rien à y répon-
dre. De fait, Vînstitut des Hautes Etudes ne fut pas
CHAPITRE V 241
inquiété, et il continua à vivre, sinon à prospérer jusqu'aux
mauvais jours de 1845.
Pendant qu'il était en butte à ces tracasseries ennuyeu-
ses mais point meurtrières, un autre établissement suc-
combait dans des assauts renouvelés avec un acharnement
implacable. Il semble que les soi-disant libéraux de l'épo-
que aient emprunté au vieux Romain le delenda Carthago
pour l'appliquer à Saint-Acheul. Ce repaire de Jésuites
hantait leurs cerveaux et ils s'étaient juré de le détruire.
Lors de la division des Provinces, une question avait été
longuement agitée. Serait-il mieux d'avoir en commun
noviciat, scolasticat, maison de Troisième An, ou bien
chaque Province aurait-elle ses maisons de formation?
Chaque système avait ses avantages et ses inconvénients.
Le Père Druilhet, invité à donner son avis, se prononçait
pour le premier, « afin, disait-il, de maintenir entre les
deux Provinces ces liens du cœur si chers à nous autres
Français, et de plus la triple unité d'esprit, d'enseigne-
ment et de discipline » ^ En ce qui concerne les études,
le gros argument en faveur de la réunion était que, avec
l'autre système, on risquait d'avoir des scolasticats trop
peu nombreux, où par suite manquerait l'entrain et la vie.
A Rome, où les cours comptent les auditeurs par centai-
nes, cette considération parut d'abord décisive. Cepen-
dant le Père Roothaan laissa aux deux Provinciaux le soin
de trancher la question, et quand ils furent tombés d'ac-
cord pour avoir un scolasticat dans chaque Province, le
même Père Roothaan témoigna que cette solution lui
paraissait effectivement préférable, parce qu'elle oblige-
rait à former un plus grand nombre de bons professeurs.
La Province de Paris établit donc dès l'automne de 1836
ses théologiens à Saint-Acheul. Un noviciat y avait déjà
été installé avant la séparation ; quelques jeunes sco-
lastiques y suivaient des cours de Lettres ; enfin, comme
I. Lettre au T. R. P. Général, 9 août i83G.
Lu Compagnie de Jésus. 16
242 LA COMPAGNIE DE JESUS
on l'a vu plus haut, les Pères du Troisième An y occu-
paient un quartier. C'était au total une communauté de
quatre-vingts personnes qu'abritaient les murs de la vieille
abbaye. 11 y avait bien de quoi donner l'éveil à tous les
dépositaires de l'autorité publique.
Le Diaire mentionne, sur la fin de cette année du théo-
logat, une ordination de cinq prêtres faite par Mgr de
Simony, évéque de Soissons, lequel avait au préalable
fait pendant huit jours les Exercices spirituels de saint
Ignace. L'un de ces nouveaux prêtres était le Père Charles
Cahier, lui-même ancien élève de Saint-Acheul, et à qui
ses savantes publications assignent une place dans l'his-
toire de la Compagnie de Jésus en France au siècle passé.
A la grande édification de toute l'assistance, son vénéra-
ble père le servit à l'autel quand il célébra sa première
messe, le 6 septembre 1837.
Mais déjà l'orage devenait menaçant; il ne devait pas
tarder à éclater. Pour aller au-devant des chicanes que
l'on prévoyait, l'évêque d'Amiens, Mgr de Chabons, avait
bien voulu donner une déclaration écrite, par laquelle il
reconnaissait Saint-Acheul comme « Maison de Hautes
Etudes ecclésiastiques, annexe de son grand séminaire».
Malgré tout on prétendait y voir un collège. Après une
série de perquisitions policières dissimulées sous la forme
de visites de politesse, le préfet de la Somme adressait
dès le mois de mars au Gouvernement une dénonciation
contre l'établissement des Jésuites à Saint-Acheul. Nos
documents nous montrent les pièces voyageant d'un
ministère à l'autre, passant du cabinet du ministre de
l'Instruction publique, M. Guizot, à celui de M. deOaspa-
rin, ministre de l'Intérieur, pour aboutir enfin à celui de
M. Persil, ministre de la Justice et des Cultes. L'affaire
pouvait en effet ressortir à divers départements, suivant
qu'on l'envisageait sous un aspect ou sous un autre. Ce
fut M. Persil qui la retint. Le 8 mars, une lettre de lui
arrivait à l'évêché d'Amiens. Le ministre témoignait son
étonnement de ce que « les anciens professeurs de Saint-
CHAPITRE V 243
Acheul s'y étaient réunis de nouveau » et de ce que
Monseigneur avait « autorisé cet établissement, en contra-
diction manifeste avec les Ordonnances du 16 juin 1828 et
avec la loi sur les associations du 10 avril 1834 » ^. Il
l'invitait donc à « user de son influence pour engager
les ecclésiastiques de Saint-Acheul à se séparer », afin
qu'on ne fût « pas obligé de recourir aux voies de rigueur
que la légalité fournit ».
Le vénérable Mgr de Cliabons répondit le jour même
à l'injonction ministérielle : « Depuis 1828, disait-il, il n'y
a pas eu l'ombre d'un petit séminaire à Saint-Acheul,
pas l'ombre d'un établissement d'instruction secondaire,
pas un seul élève admis pour s'y occuper de ce genre
d'études; il n'y a eu rien, absolument rien qui violât les lois
concernant l'Université.. . Nulle étude ne s'y fait qui ne soit
théologique et ecclésiastique. Aussi les prêtres de Saint-
Acheul depuis 1828, depuis 1830, ont-ils été laissés libres
et tranquilles... » Au surplus, « ce qui tranche la diffi-
culté, ce qui emporte la légalité la plus complète, c'est que
Saint-Acheul est devenu, dans mon diocèse, séminaire
pour les Hautes Etudes ecclésiastiques. J'ai ainsi constitué
cette maison, le 1^' octobre dernier; ce que je puis faire
sans aucun doute... » Quanta la loi d'association, l'évéque
se contentait d'invoquer le texte même de l'article 291 du
Gode pénal dont cette loi n'était qu'une aggravation. Cet
article concerne les personnes étrangères les unes aux
autres, n'habitant point la même maison et se réunissant
en certaines circonstances dans un but spécial. Gomment
peut-on en faire l'application à des personnes qui de
notoriété publique n'ont pas d'autre domicile que celui oi^i
elles vivent ensemble ?
Entre temps le Père Guidée avait sollicité une audience
I. On se rappelle que, pour obtenir le vote de cette loi contre les
associations, le gouvernement avait, à plusieurs reprises et de la façon
la plus formelle, déclaré qu'elle ne visait que les groupements révolu-
tionnaires et anarchiques, et que en particulier elle ne serait jamais
appliquée aux associations religieuses. Voir ci-dessus P. i43.
244 LA COAIPAGNIE DE JESUS
du président du Conseil, le comte Mole. 11 en reçut un
accueil bienveillant et de bonnes paroles ; mais ce fut
tout. Il y avait mésintelligence entre le chef du Cabinet
et plusieurs de ses collaborateurs; le titulaire de la Jus-
tice était de ceux-là. M. Mole n'eut garde d'intervenir
auprès de lui en faveur des Jésuites.
M. Persil ne s'attendait pas à voir l'évêque d'Amiens
se solidariser ainsi avec eux. Il crut qu'il y allait de son
honneur de briser la résistance d'un vieillard. Dans une
seconde lettre plus sèche, plus impérieuse, il réitérait
l'injonction de fermer Saint-Acheul, avec menace, si l'exé-
cution tardait, d'y procéder immédiatement par la voie
judiciaire et administrative. La lettre portait la date du
26 mars. Sans se laisser émouvoir, le vaillant évêque fit
préparer une nouvelle réponse, exposant sa thèse avec
plus de force et d'ampleur, cependant qu'à Saint-Acheul
les prières se multipliaient pour obtenir l'assistance du
ciel dans un péril aussi pressant. Défait, le secours vint
sous la forme d'une crise ministérielle. Le 15 avril, \e Moni-
teur annonçait la formation d'un nouveau Cabinet, dans
lequel M. Persil était remplacé par M. Barthe. Celui-ci
renvoya l'affaire de Saint-Acheul à son collègue de l'Ins-
truction publique, M. de Salvandy, lequel, sur le rapport
que lui fit le recteur de l'Académie de Douai, ne jugea pas
qu'il y eût lieu à poursuites.
C'était une accalmie ; elle ne devait pas durer longtemps ;
l'année suivante la tempête recommença plus violente et
plus tenace. L'année 1838 se signale en effet par une
recrudescence de la passion anticléricale; les journaux
de l'opposition ne cessent de dénoncer le progrès des
idées religieuses, où ils ne voient que des empiétements
du clergé favorisés par le Gouvernement, Le Courrier
français du 18 février révèle avec l'accent de la terreur
l'invasion des Ordres religieux d'hommes et de femmes.
Les Jésuites, les Bénédictins, les Chartreux, les Trap-
pistes couvrent le pays de leurs fondations au mépris des
lois. « Saint-Acheul est rouvert sous la protection de
GIIAPITHE V 245
l'évêque d'Amiens, et les ecclésiastiques qui le dirigent
prennent le titre de Frères. Ces Jésuites ont fondé beau-
coup d'autres établissements, à la porte de Paris, à Bou-
logne-sur-Mer... '. Quand ils voudront, ils reprendront
ce titre (de Jésuite) ; le Gouvernement est de connivence. »
Le Conslitutioniiel n'est pas moins vigilant, ni moins
précis : « Les Jésuites sont revenus dans tous leurs éta-
blissements et en ont formé d'autres. Tout le monde con-
naît l'établissement à Vaugirard de l'abbé Poilotip, édi-
teur du miracle de iMigné... » (27 Octobre 1838.) A cette
date les Jésuites n'avaient rien à voir au pensionnat de
l'abbé Poiloup ; mais c'était une habitude au Constitu-
tionnel de découvrir partout la trace de Loyola. « 11 esl
continuellement, disait VAmi de la Religion^ à la recherche
des maisons d'éducation qui se distinguent par la pureté
de leurs études et le maintien des anciennes mœurs reli-
gieuses. Quand il en découvre une, c'est pour lui comme
un flagrant délit qu'il se croit obligé de dénoncer en qua-
lité de bon citoyen. Ce ne peut être qu'une maison de
Jésuites... Il n'y a que les Jésuites capables de telle
révolte contre la raison publique et le progrès des lumiè-
res. 2» Une méchante feuille d'Amiens, la Sentinelle
picarde se chargeait de recueillir des nouvelles fraîches
puisées à la source : « Saint-Acheul est ressuscité, écri-
vait-elle, ses vastes bâtiments, après dix années de soli-
tude, abritent une jeune et ardente milice... 11 y a une
centaine de Jésuites à Saint-Acheul, et la succursale de
Saint-Riquier en compte plus de trois cents. »
De son côté, le recteur de l'Académie écrivait que les
maisons de l'Université se dépeuplaient au profit des
collèges de Belgique, auxquels l'école normale de Saint-
Acheul fournissait le personnel enseignant. Et ce n'étaient
pas là les seuls méfaits des Jésuites. Le vieil évéque
1 . Ces établissements n'existaient que dans l'imagination du rédac-
teur.
2. L'Jmi de la Religion. Tome XCIX, p. a35.
246 LA COMPAGNIE DE JESUS
d'Amiens, Mgr de Ghabons, venait de démissionner; les
Jésuites l'y avaient contraint pour avoir un évêque mieux
à leur dévotion; le Supérieur du grand séminaire, vicaire
général, lazariste, avait été appelé ailleurs; les Jésuites
à qui il déplaisait avaient imposé son déplacement. Le
nouvel évéque, ]Mgr MioUand, était venu à Saint-Acheul,
selon la tradition, vénérer les reliques de saint Firmin,
avant de prendre possession de son siège. C'était une créa-
ture des Jésuites. Le prélat autorisa le Père Recteur à
rétablir publiquement la vérité. Le préfet de la Somme
n'en écrivait pasmoinsdans une correspondanceoffîcielle :
« Amiens est troublé malheureusement par le fait des
Jésuites. »
En ce temps-là, comme nous le dirons plus loin, la
Compagnie de Jésus s'établissait en plusieurs villes où
elle était appelée. Mais, à côté des amis qui s'en réjouis-
saient, il y avait les ennemis dont ces fondations provo-
quaient les colères et les récriminations bruyantes. Le
malencontreux éclat d'une séance scolaire vint sur ces
entrefaites surexciter les esprits et fournir un prétexte
aux sévérités du Gouvernement jusqu'alors indécis. On
voulut y voir un défi jeté tout à la fois à l'opinion et au
pouvoir. Le 17 septembre eut lieu à Saint-Acheul un
grand acte de Théologie. Deux scolastiques devaient
défendre contre tout venant un ensemble de thèses résu-
mant le cycle complet de l'enseignement théologique.
Pareille solennité ne s'était pas vue en France depuis la
destruction des ancieanes Universités. Les circonstances
n'étaient guère favorables pour en tenter la résurrection.
Le Provincial de Paris ne l'ignorait pas; mais il lui sembla
que le péril était plus que compensé par les avantages
qu'on pouvait s'en promettre : une puissante impulsion
imprimée aux études ihéologiques, un salutaire exemple
donné à tout le clergé de France; et il avait donné son
approbation.
Mgr Miolland présida la séance ; plus de cinquante
prêtres, l'élite de plusieurs diocèses, y assistèrent; les
CHAPITRE V 247
professeurs des séminaires prirent part au tournoi scolas-
tique; la lice était ouverte à tous. Les joutes se prolongè-
rent pendant la plus grande partie de la journée ; ce n'était
point une parade concertée d'avance; les attaques étaient
sérieuses; la défense fut brillante et mérita un applaudis-
sement unanime. L'évêque d'Amiens était dans le ravis-
sement et ne se faisait pas faute de le dire.
Malheureusement la soutenance de Saint-Acheul eut
du retentissement au dehors. A quelques jours de là
Mgr Miolland se trouvait chez le ministre de l'Instruction
publique; il crut bien faire de parler avec éloge de ce qu'il
avait vu et entendu. M. de Salvandy, qui se piquait de
connaissances théologiques, témoigna le désir de voir le
programme des thèses. L'évêque le demanda immédiate-
ment à Saint-Acheul. En l'envoyant, le Père Solente, rec-
teur du scolasticat, eut le pressentiment de ce qui allait
arriver. « Nous donnons, dit-il, des verges pour nous
battre. » Ce programme, en effet, était au yeux des juges
mal disposés pour les Jésuites une terrible pièce à con-
viction. Le titre portait : Facilitas Theologiae. Les qua-
tre articles de la Déclaration de 1682 y figuraient, mais à
titre de propositions erronées et non défendables. On se
figure sans peine l'impression produite sur des hommes
politiques pour qui, le gallicanisme était une doctrine, ou
plutôt une loi de l'État, et qui, dans leurs efforts pour
restaurer la Faculté de Théologie de la Sorbonne, avaient
surtout en vue d'organiser l'enseignement officiel de cette
doctrine. Aussi, à partir de ce moment, l'hostilité contre
les Jésuites et spécialement contre Saint-Acheul prit une
allure plus menaçante. Des interpellations au gouverne-
ment étaient annoncées pour la prochaine rentrée des
Chambres. Averti de ce qui se tramait, le Père Guidée fit
rédiger un exposé de la situation des religieux au point
de vue de la légalité ; on y développait par des arguments
de droit et de fait l'assertion suivante : « Des ecclésias-
tiques, vivant ensemble et s'occupant, sous la direction
et la surveillance de leur évéque, d'études purement
248 LA COMPAGNIE DE JESUS
théologiques ou des fonctions du saint ministère, sont
incontestablement dans l'ordre légal. » La note se termi-
nait sur cette déclaration : « Ils (les Jésuites, qui d'ailleurs
n'étaient pas nommés) ne réclament que l'application du
droit commun, et ils sont fondés à l'invoquer avec con-
fiance. » (9 Novembre 1838.)
Le Gouvernement n'eût peut-être pas pris l'initiative
des mesures de rigueur; mais il lui fallait compter avec
la presse et le parlement; il ne se sentait ni d'humeur ni
de force à défendre les Jésuites contre cette double puis-
sance. L'évéque d'Amiens fut convoqué une fois de plus
au ministère; on lui fit entendre que, en toute hypothèse,
Saint-Acheul était condamné, et que, pour éviter que la
condamnation s'étendît aux autres maisons des Jésuites,
il serait sage de sacrifier celle contre laquelle l'opinion
était déchaînée. Que Saint-Acheul fût évacué et le minis-
tre avait sa réponse toute faite pour fermer la bouche aux
interpellateurs.
Ce fut le parti auquel on s'arrêta. Avant la fin de no-
vembre, les juvénistes de Saint-Acheul furent dirigés sur
Brugelette; les théologiens les y suivirent dans le courant
de décembre. Un généreux bienfaiteur, le baron de Sécus,
ancien élève de Saint-Acheul, avait peu auparavant offert
aux Pères de Brugelette une maison de campagne avec
d'assez vastes bâtiments de ferme, à une faible distance
du collège; une partie des exilés y trouvèrent un abri.
Mgr Miolland donna avis de ces départs au ministre de
la Justice. De son côté, le préfet de la Somme, toujours
bien renseigné, écrivit au ministre de l'Intérieur que
Saint-Acheul était vide et que tous ses habitants étaient
partis pour Angers. Il n'y avait alors aucune maison de
Jésuites en cette ville. Quant à Saint-Acheul, il s'y trou-
vait encore au l*"" Janvier 1839, outre la résidence, les
deux communautés du Troisième An et du noviciat, au
total cinquante-quatre personnes. Sur la liste des novices
nous relevons même deux noms qui ne sont pas sans
quelque notoriété, celui du futur conférencier de Notre-
CHAPITRE V 249
Dame, Joseph Félix, et celui de Jean-Baptiste Stumpf, le
futur recteur de Saint-Clément de ^letz.
III
Au moment où s'accomplissait l'exode des théologiens
de Saint-x\cheul, la Chambre des Pairs discutait l'Adresse
au Roi. C'est à cette occasion que se produisaient toutes
les critiques et toutes les querelles contre la politique
générale du Gouvernement. M. Cousin se chargea de for-
muler les doléances de la haute Assemblée à propos de « la
renaissance de la domination ecclésiastique ». M. Cousin
était malade; la prudence lui conseillait, disait-il, « de se
taire et de se retirer » ; mais son dévouement pour le
bien de l'État ne lui permettait pas le repos ; car il avait
à signaler « un danger menaçant pour la tranquillité
publique ». Tout allait bien pendant les premières années
du règne; « le clergé, enfermé dans les temples, se
contentait de montrer le ciel. » Mais cela a bien changé.
M. Cousin dénonçait alors en termes amers la scandaleuse
intolérance de l'évêque de Clermont refusant la sépulture
ecclésiastique au comte de Montlosier. « Cette affaire
est si triste, concluait-il, que j'éprouve le besoin d'en
détourner les yeux'. »
I. ISIontlosier était mort le 9 décembre i838; il avait refusé obsti-
nément toute rétractation publique des offenses sorties de sa plume
intempérante contre l'Ég-lise, la religion et ses ministres. Le cas était
clair; sur l'ordre de l'évêque de Clermont, Mgr Féron, le clergé parois-
sial dut s'abstenir de paraître aux obsèques. En ce temps-là les
mécréants eux-mêmes n'admettaient pas que le clergé pût refuser à
n'importe qui les honneurs de la sépulture chrétienne. L'évêque fut donc
pour ce fait déféré au Conseil d'Etat, lequel s'empressa de déclarer l'abus.
(3o Décembre i838.)M. Cousin renchérissait sur celte sentence. Pourquoi
avoir refusé la sépulture ecclésiastique à ce fervent chrétien? Parce qu'il
n'avait pas voulu rétracter « l'acte le plus pieux de sa vie, le fameux
Mémoire à consuller ». Ce n'était pas celui-là seulement; mais M. Cousin
n'y regarde pas de si près. D'après lui Montlosier, en dénonçant les
Jésuites, aurait rendu au pays un service inappréciable, « qui lui a valu
d'être appelé dans celle enceinte ». Ainsi le siège qui lui fut donné à la
250 LA. COMPAGNIE DE JESUS
Puis, il passait aux Jésuites : « Un bruit se répand que
Saint-Acheul se relève de ses cendres et qu'il se forme
depuis quelque temps à Paris, au centre de l'autorité, un
institut ou noviciat de Jésuites... S'il y a dans ces mai-
sons un enseignement quelconque, s'il y a une école, alors,
d'après l'article 2 du Titre 1®"^ du Décret de 1808 qui, je le
répète, est une loi, toute école, tout établissement quel-
conque d'instruction doit être préalablement autorisé par
le Grand Maître de l'Université. Cette autorisation se
donne sur l'avis du Conseil de l'Université ; il faut qu'une
demande soit formée, il faut que le règlement intérieur
d'études et de discipline soit produit, il faut que l'établis-
sement en question se soumette à la surveillance des
inspecteurs de l'Université. » Or, bien certainement ces
conditions n'ont pas été remplies en ce qui concerne Saint-
Acheul. M. Cousin demandait compte au Gouvernement
de la violation des lois tutélaires du précieux monopole.
Et il terminait en protestant de sa piété et de son dévoue-
ment à l'Eglise, « l'Eglise gallicane, avait-il soin d'ajou-
ter, mais pas l'Eglise jésuitique ».
Chambre des Pairs en i83o aurait été la récompense de l'étrange dénon-
ciation que nous avons racontée plus haut. (Voir Tome I, Chap. vu.)
La révélation est au moins piquante. A cette partie de l'interpellation,
le ministre de la Justice, M. Barthe, fit une réponse embarrassée. Le
libéral et le parlementaire gallican ont peine à se mettre d'accord. Sans
doute, disait le ministre, le pouvoir civil doit respecter la liberté du
pouvoir ecclésiastique; mais quand celui-ci outrepasse son droit, cette
liberté tourne au « scandale » ; alors le pouvoir civil doit intervenir et
réprimer. C'est ce que le Gouvernement a fait en traduisant l'évéque au
tribunal du Conseil d'État, qui l'a justement condamné; car l'évéque
n'avait pas le droit de refuser les prières de l'Église au comte de Montlo-
sier. — On en revenait à la théorie des sacrements administrés par
ordre de MM. du Parlement. Ce fut Montalembert qui fit entendre le mot
du bon sens au milieu de celte confusion : « Vous ne pouvez, dit-il sur
la fin de la séance, forcer l'Église à faire des prières pour qui que ce
soit... L'Église n'est pas une administration des pompes funèbres, à qui
l'on puisse commander des prières comme on commande un cercueil ou
des chevaux de deuil. » Seulement, par une de ces inconséquences
auxquelles un catholique libéral ne saurait échapper, Montalembert
avait commencé par déclarer que personne plus que lui ne blâmait la
conduite de l'évéque.
CHAPITRE V 251
Le ministre, à qui l'esprit de modération des Jésuites
avait épargné une exécution désagréable, put encore
répondre avec un air de triomphe : « J'ai trouvé à Saint-
Acheul une maison de Hautes Etudes ecclésiastiques.
Gomme j'ai reconnu que cet établissement n'était pas con-
forme aux lois de l'Etat, des instructions ont été données,
avec tous les ménagements qu'on doit à des situations
pareilles, même en faisant observer les lois de l'État, et
il n'y a plus un seul élève à Saint-AcheuU » Trois semai-
nes après, le même scénario se déroulait à la Chambre des
Députés. Sur un ton moins doucereux que M. Cousin,
avec plus de prolixité, mais sans y rien ajouter au fond,
M. Isambert fit entendre les mêmes récriminations contre
les empiétements du clergé et les mêmes objurgations à
l'adresse du Gouvernement coupable de connivence. Le
Garde des Sceaux répéta la même défense, et en ce qui
concerne Saint-Acheul, dans des termes à peu près
identiques.
Attaqué avec une extrême vigueur sur ce point et
sur beaucoup d'autres, le ministère Mole, bien qu'il gardât
la majorité, se vit contraint de se retirer au lendemain
du vote de l'Adresse. (22 Janvier 1839.) Les Jésuites ne
pouvaient pas lui en vouloir; il avait cédé à une poussée
irrésistible, et n'avait, en somme, sacrifié qu'une seule
victime, celle qu'il ne pouvait arracher à la meute en
furie. jMalgré le déchaînement de la presse avancée et des
partis d'opposition, aucune autre maison de la Compagnie
ne fut molestée ; celle de Saint-Acheul expiait le tort de
porter un nom qui avait été caressé par la gloire. C'était
comme lo panache qui dans la mêlée attirait sur elle tous
les coups.
Après le départ de la jeunesse appliquée à l'étude des
Lettres ou de la Théologie, il y restait pourtant trop de
monde; une surveillance méticuleuse ne cessa de s'exer-
cer autour des murs de la vieille abbaye. Les Supérieurs
I. Moniteur, l'j décembre i838, p. 2626.
252 L.V COMPAGNIE DE JESUS
comprirent qu'il fallait encore réduire le nombre de ses
habitants. Dès la fin de 1839, le Troisième An émigra à
Notre-Dame-d'Ay. Seul le noviciat y fut maintenu, avec
une résidence d'ailleurs assez importante ; cet état de
choses dura jusqu'en 1850. Nous y retrouvons le vaillant
missionnaire de la Picardie et de l'Artois, le Père Sellier,
gardant en dépit des années une ardeur toute juvénile. A
la date du 19 Février 1839, les Annales domestiques nous
montrent l'intrépide vieillard, après une retraite au collège
HafFringue de Boulogne, allant au Portai évangéliser les
pêcheuses. Ce jour-là vingt-huit barques portant près de
trois cents hommes étaient parties en mer. Elles furent
surprises par un gros temps, et la nuit venue, pas une
n'était rentrée. Le Père Sellier convoqua les femmes et
les enfants; toute la nuit se passa en prières coupées
par les exhortations du prédicateur. Au lever du jour
douze barques regagnaient le port, et avant le soir, les
seize qui restaient reparurent l'une après l'autre. Pas un
de ceux qui les montaient ne manquait à l'appel.
Au reste, tout le bruit fait autour de Saint-Acheul ne
parvenait pas à enlever aux Jésuites la confiance du clergé
et des populations qui les voyaient à l'œuvre. Plus que
jamais on recourait à leur ministère et il leur était impos-
sible de recueillir toute la moisson qui s'offrait à eux.
« Voici, écrivait le Père Solente, recteur et maître des
novices, que le diocèse d'Arras s'est ouvert cette année
de même que ceux de Cambrai et de Rouen... De toutes
parts on nous demande des missionnaires. J'en aurais bien
facilement placé une centaine depuis trois mois '. »
En même temps le noviciat entrait dans une période
d'abondance. La même lettre racontait un fait significatif.
L'évêque d'Amiens étant allé faire visite au Père Recteur
malade, lui avait dit : « Vous verrez probablement se pré-
sentera vous le meilleur sujet de mon séminaire; exami-
nez-le et, si c'est sa vocation, je ne m'y opposerai pas. »
I. Au R. P. Roolhaan, i3 mai i84o.
CHAPITRE V 253
— « En effet, continue le Père Solente, Mgr vient de lui
donner son consentement. Deux autres et même trois
se trouvent encore dans le même cas. » Or, ce retour de
faveur était d'autant plus appréciable que depuis plusieurs
années, malgré la sympathie personnelle du vénérable
Mgr de Ghabons pour la famille de saint Ignace, les clercs
du diocèse, qui manifestaient le désirde se donner à elle,
rencontraient dans l'administration épiscopale des obsta-
cles presque insurmontables. Deux ans après les vexations
dont il a été question plus haut, plus de quarante novices
se trouvaient réunis à Saint-Acheul : « J'ai fait remarquer
au Père Provincial, écrivait encore le Père Solente, que,
eu égard aux tracasseries que nous avons éprouvées les
années précédentes, eu égard au nom de Saint-Aoheul
qui est encore un épouvantail pour les niais et qui devien-
drait encore facilement un thème à déclamations, s'il nous
survenait un préfet hostile, il conviendrait plutôt de dimi-
nuer que d'augmenter la maison. Nous sommes actuelle-
ment soixante-douze K.. » C'était à quelques unités près
le chiffre de 1838. Pour ne pas appeler l'attention, on se
condamnait à des précautions gênantes ; les novices ne
sortaient de l'enclos, heureusement assez vaste, qu'une
fois tous les quinze jours. Aussi dès lors fallait-il songer
à établir un second noviciat, qui fut ouvert à Laval cette
année même. (1840.)
Quant aux autres essaims obligés de quitter la ruche de
Saint-Acheul, l'un, avons-nous dit, le Troisième An fut, à
partir de 1840, fixé à Notre-Dame-d'Ay; il y resta jus-
qu'en 1850 ; les deux autres avaient été transférés d'abord
à Brugelette. Il y eut dès l'année suivante à leur sujet un
accord entre les deux Provinces. Après avoir essayé du
système de la séparation, on revint à celui de la concen-
tration. Les juçénisles^ appelés aussi rhétoriciens, du Nord
et du Midi, seraient réunis à Brugelette, sous la direc-
tion d'un humaniste de l'ancienne école, le Père Arsène
I. ibiJ.
254 LA COMPAGNIE DE JESUS
Cahour, lequel eut pour successeur le Père de Ponlevoy.
Il en fut de même pour les philosophes de l'une et de
l'autre Province; ceux qui devaient pousser plus avant
l'étude des Mathématiques et des Sciences continueraient
à aller à Paris. Enfin les théologiens seraient rassemblés
à Vais.
Grâce à son éloignement des grands centres, le scolas-
ticat de Vais, ignoré des journalistes et des politiciens,
vivait des jours tranquilles. On aurait pu lui faire la même
querelle qu'à Saint-Acheul ; c'était aussi une maison de
« Hautes Etudes ecclésiastiques », reconnue par l'évêque,
mais en réalité indépendante du séminaire diocésain et
qui n'avait reçu du Grand Maître de l'Université aucune
sorte d'autorisation. Assurément si M. Cousin eût connu
son existence, il n'eût pas manqué de dénoncer cette
autre infraction aux sacro-saintes lois du monopole. Vais
dut à son obscurité d'être laissé en paix. Lors de la divi-
sion des Provinces, le Père Boulanger, qui en avait été le
premier recteur, fut rappelé dans le Nord, et il eut pour
successeur le Père Louis Valantin, l'aîné de quatre frères
d'une excellente famille de Mende, qui se donnèrent à
la Compagnie dès la première heure, trois en 1814 et le
plus jeune en 1815 ^ C'est lui qui avait gouverné le col-
lège du Passage pendant ses trois dernières années au
milieu de tribulations et d'alertes continuelles. Les cinq
années qu'il passa à la tête du scolasticat de Vais furent
au contraire de celles que l'on peut dire heureuses et qui
par cela même fournissent peu d'aliment à l'Histoire. Les
théologiens n'y étaient pas fort nombreux; même après
I. Le P. Loui3 Valantin, né le la janvier 1786, mort à Mende le
i4 avril 1868. — Le P. Alphonse Valantin, né le i5 mars 1787, mort à
Tais le 21 mars i858. — Le P. Jules Valantin, né le aS février 1788, mort
à Bordeaux le 18 décembre i85i. — Le P. Daniel Valantin né le 3 août
1793, mort à Vais le a6 février 1867.
CHAPITRE V 255
l'arrivée des Parisiens, le total ne fut guère que de vingt-
cinq à trente; ceux-ci d'ailleurs ne restèrent pas long-
temps, car, en l'année 1843-1844, la Province de Paris
ouvrit son scolasticat de Théologie à Laval.
L'administration du Père Louis Valantin fut marquée
par une double acquisition intéressante pour l'avenir du
scolasticat de Vais. Ce fut d'abord celle de l'enclos et des
bâtiments, dits de Ghaballier, contigus au scolasticat lui-
même, et dont le voisinage était déjà et pouvait devenir
parla suite plus incommode encore pour une maison reli-
gieuse. L'affaire semble avoir été conclue en 1842. Mal-
gré cet agrandissement l'habitation n'était pas encore en
rapport avec le nombre des habitants. « Notre logement à
Vais, écrivait le successeur du Père Valantin, est assez
commode, mais petit, et nos scolastiques s'y trouvent à
l'étroit. » (9 Octobre 1842.) L'autre acquisition avait eu
lieu trois ans plus tôt. Dès son entrée en charge, le Père
Valantin s'était préoccupé de procurer au scolasticat une
maison de campagne, luxe indispensable à un établisse-
ment où, sous l'étreinte combinée de la discipline reli-
gieuse et d'une application intense à l'étude, les santés
risquent de succomber. C'est le saint fondateur lui même
qui a voulu que les étudiants de la Compagnie eussent
un endroit pour changer d'air et se délasser. Dans sa pen-
sée, la maison de campagne devait être en même temps
une solitude favorable au recueillement et aux Exercices
spirituels.
Le vieux château de Mons paraissait se prêter admira-
blement à cette double destination. C'était un assez misé-
rable logis, presque une ruine, mais dans une situation
charmante, à une petite lieue de Vais, sur une hauteur
d'où l'on embrasse la vallée de la Loire et tout le paysage
si original où s'encadre la ville du Puy. Les réparations et
les constructions les plus urgentes furent faites presque
entièrement aux frais du Docteur Alban Valantin, un cin-
quième frère, presque aussi dévoué que les quatre autres
à la famille de saint Ignace. Le 12 Mars 1841, i'évêque
256 L\ COMPAGNIE DE JÉSUS
du Puy posa la première pierre de la chapelle dédiée
au Sacré-Cœur; il en fit la bénédiction solennelle au mois
de juillet de l'année suivante. Une grosse tour située à
cinquante pas de la maison devint l'oratoire de Notre-
Dame des Apôtres. La liste serait longue de ceux qui sont
venus y chercher ou y affermir leur vocation de mission-
naires. Ces détails n'ont sans doute pas grand intérêt pour
le public; mais quel trésor d'émotions ils réveillent chez
les nombreux enfants de la Compagnie encore vivants qui
ont passé à Vais les meilleures années de leur vie reli-
gieuse!
Au reste nous voyons par la correspondance des Supé-
rieurs que la maison de Vais était alors pour eux un sujet
de satisfaction presque sans mélange. « Vais vous donnera
de la consolation », écrivait le Provincial de Lyon au
Père Général. (16 Juillet 1840.) Et encore, « la charité, la
régularité, l'amour de l'étude, l'union fraternelle surtout
règne et domine ici et mérite tout éloge ». Une autre fois .
« Chacun de nos scolastiques ambitionne d'être envoyé
en Chine, au Maduré, en Orient... Grâce à Dieu, Votre
Paternité pourra choisir... Vais est une pépinière pour
nos Missions. » (23 Juillet 1842.) C'est là un thermomètre
qui indique assez exactement le degré de ferveur dans une
communauté comme celle qui nous occupe.
Quelques semaines plus tard, le Père Maisounabe,
recueillant la succession du Père Valantin, écrivait: «Je
reçois la maison dans un état prospère sous le rapport
moral. Depuis huit ans que je suis au scolasticat de Vais,
je l'ai vu s'améliorer chaque année. » (9 Octobre 1842.)
Ce que le nouveau Recteur ne disait pas et ne pouvait
pas dire, c'est que lui-même était pour beaucoup dans
cette situation prospère dont il rendait témoignage ^
I. « Le scolasticat va très bien. Une grande partie du bien qui s'y
opère est due au Père spirituel, le P. Maisounabe. » (Le P. Maillard au
R. P. Général i6 juin i84i.) Plusieurs lettres des années précédentes
renferment des témoignages semblables.
CHAPITRE V 257
Professeur d'Histoire ecclésiastique depuis le premier
jour du scolasticat, il avait dû, à partir de 1839, ajouter à
cette charge celle de directeur spirituel, et c'est en cette
qualité qu'il avait exercé une influence heureuse que les
Supérieurs étaient unanimes à reconnaître. Elle se mani-
festa sensiblement dans une circonstance dont les Anna-
les font mention, à la date de 1840. 11 s'agit d'un change-
ment apporté par ordre à un usage particulier au scolasticat
de ^'als, changementsans grande importance en lui-même,
mais qui n'en constituait pas moins une petite révolution
dans l'existence monotone d'une communauté très régu-
lière. L'habitude s'y était établie que les théologiens pre-
naient leurs récréations en compagnie des Pères de la
résidence et de leurs professeurs. Ce mélange est assez
généralement de règle dans les grands séminaires, ce qui
prouve qu'il a ses avantages. Dans les Ordres religieux,
c'est plutôt la séparation qui est de règle, et pour ce
système non plus les bonnes raisons ne manquent pas.
Le Père Général avait fait à plusieurs reprises ses remon-
trances sur la pratique de Vais ; la réforme avait toujours
été ajournée. Enfin les rapports qu'il recevait sur le bon
esprit de la maison lui donnèrent lieu de croire qu'il pou-
vait exiger un sacrifice. Il demanda donc formellement
qu'on revînt à l'usage universellement adopté dans la Com-
pagnie'. De fait, la séparation s'établit immédiatement,
le plus simplement du monde, sans ombre de froisse-
ment ni de récriminations.
IV
On sait que, après la chute de son impérial neveu, le
cardinal Fesch s'était retiré à Rome, sans vouloir jamais
jusqu'à son dernier jour, malgré les instances des Papes
eux-mêmes, se démettre de l'archevêché de Lyon. Le
I. « Scolasticorum conjunctio cum patribus in recreatione omnino
contraria est universalis Societatis consuetudini. Memini meante plures
annos contra abusum hune reclamasse. » (i84o.)
La Compagnie de Jésus. 17
258 LA COMPAGNIE DE JESUS
diocèse fut gouverné d'abord par les vicaires généraux,
puis, à partir de 1823, par Mgr de Pins, archevêque d'Ama-
sie, en qualité d'administrateur apostolique. La mort du
cardinal survenue en 1839 mit fin à cette situation anor-
male, qui avait duré un quart de siècle. Mgr de Donald fut
désigné pour lui succéder sur le siège primatialde Lyon.
Tout en se réjouissant de son élévation, les Jésuites de
Vais ne pouvaient voir sans regret s'éloigner un prélat qui
avait été pour eux le protecteur le plus dévoué et l'ami le
plus constant. Une lettre du Père Valantin raconte sa
dernière visite et ses adieux :
« Avant de quitter Le Puy, Mgr de Donald est venu
passer vingt-quatre heures à Vais au milieu de nous. Au
moment où il devait s'en retourner, nous l'avons prié de
nous bénir encore une fois tous réunis. 11 s'est prêté à
nos désirs et nous a dit : — Vous êtes heureux, mes Pères,
d'appartenir à la Compagnie de Jésus. O la belle vocation!
Vous êtes à l'abri des grands dangers des dignités ecclé-
siastiques, et vous travaillez efficacement à votre salut en
procurant la gloire de Dieu et le salut du prochain. Souve-
nez-vous de moi devant Dieu; je vous le demande, j'en ai
grand besoin. Vous savez combien j'aime et j'estime voire
Compagnie. Ce que j'ai été pour vous au Puy, je le serai à
Lyon... Vous me devez peut-être quelques prières. Hélas!
Voilà dix-sept ans que j'étais évêque du Puy. Ces dix-
sept ans ne sont plus qu'un rêve. Encore quelques années
peut-être sur un siège plus redoutable, et puis il me fau-
dra rendre compte à Dieu de mon administration. Encore
une fois je vous demande de prier pour moi. » (8 Juil-
let 1840.)
Le successeur de Mgr de Donald hérita de sa bienveil-
lance pour la communauté de Vais. Pendant les six ans
qu'il gouverna le diocèse du Puy, Mgr Darcimoles ne cessa
de lui en donner des preuves en toute occasion. 11 ne man-
qua pas une fois de faire sa retraite annuelle sous la direc-
tion d'un Père, soit à Mons, soit à Vais même. Quand il
fut transféré à l'archevêché d'Aix, en 1846, il vint prendre
CIIAPITHE V 259
congé des scolastiques qui lui donnèrent une séance de
poésie et de musique. Ce fut, disent les Annales, les
larmes aux yeux qu'il les remercia et qu'il protesta de son
estime inébranlable pour la Compagnie qu'il s'estimait
heureux de retrouver dans son nouveau diocèse.
L'épiscopat de Mgr Darcimoles fut marqué par un évé-
nement du plus haut intérêt pour l'Eglise du Puy. En vertu
d'un très ancien privilège, elle jouissait des faveurs du
jubilé lorsque le vendredi saint tombait au 25 mars, se ren-
contrant avec la fête de l'Annonciation. Cette coïncidence
se produisit en l'année 1842. Le jubilé avait été célébré
pour la dernière fois en 1785. Mgr Darcimoles obtint du
Souverain Pontife ratification et confirmation du privilège
in perpetuum. Mais tout d'abord on hésita beaucoup sur
l'usage qu'on allait en faire. Les populations n'avaient plus
la foi des anciens âges; en les conviant à profiter d'une
grâce que sans doute elles n'appréciaient guère, on s'ex-
posait à un échec. On ne fit donc qu'une publicité timide
et restreinte. Le résultat dépassa toutes les prévisions.
Pendant les trois semaines que dura le jubilé, c'est-à-dire
le temps de la Passion et la semaine de Pâques, la vieille
cité de Notre-Dame vit affluer des multitudes que les
estimations les plus modérées, et apparemment les plus
vraisemblables, portent à 130.000 personnes. On compta
trente-deux processions, où l'on voyait défiler jusqu'à six
et sept mille pèlerins. A la seule église de Notre-Dame
on distribua près de 60.000 communions.
Naturellement le clergé de la ville et des environs dut
fournir une somme de travail extraordinaire; la commu-
nauté de Vais en eut sa large part; elle envoya des
prédicateurs aux quatre paroisses du Puy; mais surtout
on s'y dépensa sans compter dans le ministère des confes-
sions. On avait avancé l'ordination de l'année pour avoir
quelques prêtres de plus au service des pénitents qui, du
matin au soir, remplissaient l'église et se répandaient dans
la maison. Pour ceux qui entendaient les confessions dans
les églises paroissiales, les séances se prolongeaient bien
260 LA COMPAGNIE DE JESUS
avant dans la nuit. Le Père de Bussy, qui après deux ans
d'exil dans la capitale, venait de reprendre son apostolat
au Puy, vit presque tout ce qu'il y avait de soldats dans la
garnison se mêler à ses congréganistes pour gagner leur
jubilé.
Au reste les appels sans cesse renouvelés des curés
de la région ne laissaient guère chômer le zèle des Pères
de la résidence de Vais. Nous les voyons inscrire annuel-
lement au catalogue de leurs œuvres de douze à quinze
Missions; le chiffre monte même à dix-sept l'année d'après
le jubilé. Parmi les retraites, bien autrement nombreuses,
on se plaît à mentionner celle qu'on a pris l'habitude de
donner au collège royal. En 1840, pour aller au-devant
des récriminations contre l'esprit d'envahissement des
Jésuites, le Père Valantin pria le proviseur de vouloir
bien lui adresser sa demande par écrit, et l'honnête fonc-
tionnaire s'empressa de déclarer que c'était bien sur son
initiative à lui et sur son instante requête qu'un fils de
Loyola venait évangéliser le personnel et les élèves d'un
établissement universitaire. Le prédicateur de cette
année, dont malheureusement on ne dit pas le nom, eut
d'ailleurs un succès peu ordinaire. 11 parvint à réunir les
meilleurs collégiens en une petite congrégation de Saint-
Régis; il obtint que la chambre du Saint fût transformée
en chapelle 1; enfin il fut convenu qu'il reviendrait tous
les mois entendre les confessions des pensionnaires qui
voudraient s'adresser à lui. Pour les externes il leur
était facile d'aller le trouver à Vais.
Quant aux scolastiques, il n'est guère d'usage dans
la Compagnie de leur demander autre chose que de se
donner tout entiers à leurs études. Saint Ignace leur
enseigne que c'est leur moyen à eux de procurer le salut
des âmes et la plus grande gloire de Dieu. Toutefois,
I. A.uPuy comme en tant d'autres villes, le collège royal, aujourd'hui
le lycée, avait été installé dans l'ancien collège de la Compagnie de Jésus,
où saint François Régis avait passé la plus grande partie de sa vie reli-
gieuse.
CHAPITRE V 261
comme d'après la règle on arrive en Théologie assez tard,
et que la promotion au sacerdoce est retardée au delà de
la trentième année, on conçoit que l'épreuve paraisse un
peu longue à des hommes dans toute la force de l'âge et
qu'ils ressentent parfois quelque impatience d'entrer enfin
dans l'armée active de l'apostolat. Les scolastiques de
Vais avaient, on l'a déjà vu, quelques occasions d'exercer
leur zèle. Ils s'en allaient deux à deux faire le catéchisme
dans les paroisses environnantes ; vingt à vingt-cinq vil-
lages recevaient chaque dimanche, à tour de rôle, la visite
des apprentis missionnaires. D'autres allaient en ville,
aux prisons, aux hospices, à l'hôpital militaire. Néanmoins
l'ardeur apostolique, qui fermentait parmi la studieuse
colonie, restait, si l'on peut dire, sans emploi. C'est ce
([ui provoqua la naissance au scolasticat de Vais d'une
institution qui depuis s'est étendue au monde entier;
nous voulons dire V Apostolat de la Prière.
Le PèreMaisounabe, ayant succédé au Père Louis Valan-
tin dans la charge de Recteur, fut lui-même remplacé dans
les fonctions de Directeur spirituel par le Père François-
Xavier Gautrelet ', assurément un des plus saints et des
plus éminents religieux qu'ait eus la Compagnie de Jésus
en France au siècle passé. Il avait alors trente-cinq ans.
L'emploi qu'on lui confiait dit assez la haute idée qu'on
avait dès lors de sa maturité et de sa vertu. Aucun autre,
on effet, n'exige davantage un juste tempérament de pru-
dence et de ferveur. Aussi la Compagnie y appelle-t-elle
d'ordinaire des religieux anciens qui ont acquis dans
l'exercice des fonctions les plus importantes cette expé-
rience et cette sagesse que rien ne supplée, pas même
la sainteté. Humble, modeste, timide même, d'une santé
débile, le Père Gautrelet ne s'imposa pas moins dès l'abord
par l'ascendant de la science et d'une vertu hors de pair.
Pendant dix ans qu'il resta en charge, il fut le guide écouté
et révéré de tous et de chacun, dans une communauté
I. Cf. Vie du Père Fr.-Xavier Gautrelet, par le P. Joseph Burni-
clion. 2* édition. Paris, Retaux. 1896.
262 LV COMPAGNIE DE JESUS
qui recevait les exilés de tous pays et qui compta jus-
qu'à deux cent dix religieux. Aux yeux de ce vrai fils de
saint Ignace le zèle devait être la note distinctive de la
vertu des enfants de la Compagnie; il l'inculquait à ses
jeunes disciples par la parole et par l'exemple, et c'est
précisément pour la leur faire pratiquer conformément
aux exigences de leur situation présente qu'il imagina
V Apostolat de la Prière.
Après avoir beaucoup réfléchi et beaucoup prié, le
3 décembre 1844, fête de saint François-Xavier, son patron
et le modèle de tous les hommes apostoliques, le Père
Gautrelet, dans une conférence adressée à toute la com-
munauté de Vais, proposa son œuvre, en développa l'idée
fondamentale, la base théologique, l'organisation même
et le fonctionnement, du moins dans ses lignes essen-
tielles. Nous devons être apôtres, dit-il, nous le sommes
par vocation et par état. L'apostolat s'exerce par la parole
et par l'action, mais plus encore par la prière '. Pendant
qu'Israël combat dans la plaine, il faut que Moïse prie sur
la montagne. Nous ne pouvons présentement dépenser
nos forces, verser nos sueurs et notre sang sur les champs
de bataille de l'apostolat; mais nous pouvons prier. Nos
prières, nos pénitences, nos bonnes œuvres sont une
force ; c'est le fonds de guerre sans lequel le soldat ne peut
tenir la campagne. Nous nous associerons donc, et chaque
jour, nous verserons notre contingent de prières, de
sacrifices, d'œuvres méritoires dans ce trésor de l'apos-
tolat. Ainsi nous prêterons main-forte aux ouvriers apos-
toliques et nous participerons d'une manière très réelle
et très efficace à leurs travaux et à leurs triomphes.
De ce jour-là même date la fondation de V Apostolat de
la prière. L'idée parut si juste à la fois et si pieuse, elle
conciliait si bien les aspirations généreuses des auditeurs
I. Par une sorte de transposition du texte de saint Paul sur les ver-
tus théologales, saint Bernard énumère les trois grands instruments de
l'apostolat : Nunc manent verbum, exeinplum et oratio, tria haec ; major
autevi horum est oratio.
CHAPITRE V 263
avec les exigences des études qu'elle fut adoptée d'en-
thousiasme. La ferveur du travail aussi bien que la piété
y trouva un stimulant de plus.
De la maison de Vais, V Apostolat ne tarda pas à se répan-
dre dans un certain nombre de communautés de la ville et
dans quelques paroisses de la campagne où les catéchistes
du dimanche s'en firent les premiers propagateurs. Partout
il suscita un élan de généreuse et féconde piété. Dans l'es-
poir de développer de si heureux débuts, le Père Gautre-
let écrivit alors le premier opuscule sur V Apostolat de la
Prière. Le Père Roothaan fit au livre et à l'œuvre dont il
était le porte-voix un accueil chaleureux : « Votre opus-
cule, écrivait-il de sa propre main à l'auteur, votre opus-
cule lu une seconde fois m'est toujours plus délicieux. »
Le Père Général ne s'en tint pas à ces félicitations; par le
document qu'on va lire, il donnait dès lors à V Apostolat de
la prière la plus haute approbation qu'il lui fiit possible
d'accorder à une entreprise pieuse.
« Rome, 2 novembre 1847. Dans le but de concourir au
succès d'une œuvre si conforme à ce conseil du Divin
Maître : Rogate dominum messis ut mittat operarios in
messem suam, volontiers et autant que j'en ai le pouvoir,
j'associe tous ceux qui en feront partie aux mérites que
pourront acquérir par leurs travaux et leurs fatigues les
ouvriers de notre Compagnie, en quelque pays qu'il plaise
au Seigneur de se servir de son ministère pour procurer
sa gloire et le salut des âmes. Je ne fais en cela que pré-
venir les vœux de nos missionnaires ; car je sais trop com-
bien, au milieu de leurs épreuves et de leurs combats, ils
ressentent le besoin d'être soutenus par la prière des
chrétiens fervents et zélés, pour n'être pas assuré d'avance
qu'ils s'estimeront heureux d'acquérir, au moyen de cette
communication de mérites, un droit spécial à celles des
associés de V Apostolat. Daigne le Seigneur répandre sur
cette œuvre naissante ses bénédictions de choix, afin qu'elle
contribue à hâter l'avènement du règne de Dieu dans les
cœurs qui le blasphèment et l'ignorent! »
264 LA COMPAGNIE DE JESUS
On sait comment le souhait du Père Roothaan a été
exaucé. Quelques années plus tard, sur les instances du
Père Gautrelet, le Père Henri Ramière mettait au service
de V Apostolat toutes les ressources de son esprit inventif
et de son âme ardente. Il complétait l'œuvre en y intro-
duisant une idée grandiose et touchante. \J Apostolat de
la Prière devenait la Ligue du Sacré-Cœur de Jésus, avec
mission de défendre et de promouvoir ses intérêts. Pour
resserrer les liens de l'union et de la charité entre les mem-
bres d'une association qui devait s'étendre au monde
entier, le Père Ramière fondait le Messager du Sacré'
Cœur de Jésus, organe mensuel de V Apostolat de la prière.
Au mois de Juin 1885, ce Bulletin célébrait ses noces
d argent. Si l'on consulte le numéro qui porte cette date,
on y voit que, dans ce quart de siècle, l'œuvre a pris un
développement qui tient du prodige. Le Messager du
Sacré-Cœur a dix-neuf éditions ; il est traduit en une dou-
zaine de langues ; les associés de V Apostolat sont au
nombre de plusieurs centaines de mille ; on ne les compte
plus par unités de personnes, mais par communautés et
par paroisses ; les prières et les bonnes œuvres versées
journellement dans le trésor de V Apostolat se chiffrent par
millions.
Depuis lors le progrès ne s'est pas ralenti. Dans un Rap-
port présenté au Congrès eucharistique de Vienne (Sep-
tembre 1912), le directeur général de V Apostolat de la
prière accusait l'existence de quarante-deux Messagers du
Cœur de Jésus, publiés en vingt-six langues, sur tous les
points de la terre, et allant partout attiser dans les âmes
l'amour de Jésus-Christ et le zèle pour l'extension du
royaume de Dieu. \J Apostolat de la prière est aujourd'hui,
au sens complet du mot, une institution catholique, accep-
tée et consacrée par l'Eglise. C'est au scolasticat de Vais
que germa le petit grain de sénevé devenu un grand
arbre, à l'ombre duquel peuvent se reposer et renouveler
leurs forces les ouvriers apostoliques en quelque lieu du
monde qu'ils travaillent.
CHAPITRE VI
I. — Les maisons professes. Le P. Druilhet à Lyon. La résidence en
i838. Le P. Roger. Ses noces d'or sacerdotales. Fêtes de famille. Mort
du P. Roger. Dernières années de Mgr de Pins. Le P. Maillard, Provin-
cial de Lyon. Le P. Renault à Paris.
n. — La congrégation des Messieurs à Lyon. Suppression de l'œuvre
militaire. L'Œuvre du Calvaire. L'Institut de Saint-Viateur. Congré-
gations diverses. Fondation de la maison de Fourvière.
in. — La résidence de Toulouse. Sympathies delà population. L'ancien
cowvent de la rue de l'Inquisition cédé aux Jésuites. Le P. de Ravignan
à Toulouse. Le P. Charles Déplace. Le P. Druilhet, Supérieur à Tou-
louse. On y établit un second noviciat de la Province. La maison de
Sainte-Marie des champs. Mort du P. Druilhet. Le P. Ronsin à Tou-
louse. Ses dernières années. Sa mort.
IV. — La résidence d'Avignon en i836. État prospère du noviciat.
L'hôtel de Calvière trop étroit pour le nombre de ses habitants. La
villa de Saint-Ghamand. On y installe les Rhétoriciens. Le Juvénat
de Brugelette et le P. Gahour. Les archevêques d'Avignon amis
dévoués de la Compagnie. Le P. Corail et le Constitutionnel. Le
P. Nicolas Deschamps. Un essai d'école d'Arts et Métiers.
V. — A Aix les Jésuites rencontrent avec l'opposition violente du maire
des difficultés de toute sorte. Ils n'en triomphent qu'à force de patience
et de dévouement obscur. Dernières années et mort du P. Calliat. Le
P. Joseph Bon.
I
Le Père Druilhet était un de ces anciens à qui, lors de
la division des Provinces, on avait laissé la faculté de
choisir celle à laquelle ils voulaient appartenir. Il avait
alors soixante-huit ans. Sa réponse est d'un véritable en-
fant d'obéissance. Il s'en remettait entièrement à la déci-
sion du Père Général, et il ajoutait : «J'oserais seulement,
et à deux genoux, vous faire une humble demande : ce
serait de ne penser à moi dans ce nouveau partage pour
266 LA COMPAGNIE DE JESUS
aucune supériorité. J'ai déjà fait en ce genre tant de fautes
qu'il serait plus que temps de les expier par la prière et
le silence de la retraite. Cependant, sur ce point encore,
mon Très Révérend Père, je suis entièrement entre vos
mains et vous dis avec la simplicité de cœur du jeune
Samuel : Loquere, Domine, audit servies tuas. (15 Mai 1836.)
La prière du modeste religieux ne fut pas exaucée. Le
Père Druilhet était le véritable fondateur de la résidence
de Lyon; il la gouvernait depuis trois ans à la satisfac-
tion générale. Malgré les répugnances de son humilité et
ses légitimes désirs de retraite, il fut donc maintenu en
charge. Nous voyons même par sa correspondance qu'il
eut à un moment l'illusion d'avoir été élevé à un degré
supérieur de la hiérarchie. Il avait été question en effet,
à la suite de la division des Provinces, d'ériger en niai-
sons professes les deux résidences de Paris et de Lyon.
Déjà, sous la Restauration, celle de Paris avait cru pouvoir
s'attribuer ce titre; mais sa prétention était mal fondée ;
il fallut y renoncer. Cette fois, on procédait suivant la
règle. Le Père Renault, Provincial de Lyon, ayant mani-
festé ses intentions au Père Général, en reçut la réponse
suivante :
« J'ai appris à ma grande consolation, que vous désirez
que la maison de Lyon soit déclarée maison professe; rien
ne pouvait arriver de plus avantageux à la Compagnie que
de voir s'établir en France cette sorte de maisons dont
aucune autre Province ne présente l'espoir. Il serait vrai-
ment fâcheux de la voir encore longtemps réduite à ne
posséder que la seule maison professe de Rome... J'espère
que, malgré les difficultés qui se présentent, la chose
pourra réussir. Je le désire vivement; et je suis persuadé
que dans ces temps-ci il n'y a guère que la France, que
Paris et Lyon où des maisons professes puissents'établir.
Tâchez de faire les préparatifs en sorte de pouvoir com-
mencer en l'année 1838. Veuillez communiquer cette
lettre au Père Guidée (Provincial de Paris) ; elle est autant
pour lui que pour vous. » (30 Décembre 1836.) Trois
CHAPITRE YI 2G7
semaines après, le Père Général revenait sur le même
sujet : « J'espère que l'année prochaine les maisons de
Lyon et de Paris pourront paraître au Catalogue avec le
titre de maisons professes. « (20 Janvier 1837.)
Par suite d'un malentendu, le Père Druilhet croyait la
chose déjà faite et ce n'était pas sans quelque appréhen-
sion qu'il envisageait les conséquences de la dignité
attribuée à sa maison et à sa personne*. La maison pro-
fesse^ d'après les Constitutions de saint Ignace, est ce que
l'on pourrait appeler la maison-mère dans chacune des
Provinces de la Compagnie, celle par suite qui doit servir
de modèle à toutes les autres et où la règle doit être
pratiquée dans toute sa rigidité. L'une de ses caractéris-
tiques c'est que la pauvreté religieuse y est absolue ; la
maison professene peutposséder aucune source de revenu,
€t donc elle doit vivre au jour le jour, sur les fonds de la
Providence et de la charité publique. Etant données les
idées qui ont cours aujourd'hui sur la richesse des Jésui-
tes, on conçoit qu'établir une maison de leur Ordre dans
ces conditions, fût-ce même à Lyon ou à Paris, serait une
entreprise plus que téméraire. On le comprit à Rome,
et le projet fut abandonné.
Devenue chef-lieu de la nouvelle Province, la résidence
de Lyon comptait dès la première année un total de vingt-
cinq religieux. Le Père Druilhet rendait compte de l'état
de sa communauté avec sa franchise ordinaire qui ne sait
pas dissimuler les côtés faibles : « Le personnel de la
maison est nombreux, trop nombreux pour ses moyens de
subsistance. Nous sommes ici dix-sept prêtres; quatre
seulement sont vrais operarii^ les PP. Guyon, Ferrand,
Maillard et Nivet; les autres en portent le titre, mais sont
vieux ou malades, ou hors de combat... C'est beaucoup
I. « Je ne crois pas, mon T. R. Père, avoir écrit à V. P. depuis l'érec-
tion delà résidence de Lyon en maison professe et de son pauvre siipé-
j-ieur en Père Préposé. Je sens que de nouvelles obligations nous sont
imposées par ces titres... » (Lettre du P. Druilhet au 11. P. Rootliaan,
27 décembre i836.) ,
268 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
trop peu pour les besoins de Lyon; on s'en plaint, on
trouve que les Jésuites ne répondent pas à l'attente géné-
rale... » (16 Janvier 1837.)
L'année suivante, le rapport n'est guère plus triom-
phant : « Nos prédicateurs de Carême donnent leurs
stations; nous en avons deux à Lyon, les PP. Maillard et
Ferrand, et deux au dehors, les PP. Nivet et Guyon. Ce
dernier est toujours dans les Missions à fracas; l'autre
est plus simple, moins extérieur, mais fait du bien. Les
deux premiers sont goûtés à Lyon, le Père Ferrand plus
orateur, le Père Maillard plus missionnaire... Trois ou
quatre autres Pères, ouvriers de second ou de troisième
ordre, prêchent peu et mal, mais confessent beaucoup,
des soldats, des pauvres, des servantes...; édifiants au
dedans, ils font beaucoup de bien au dehors, et maintien-
nent la bonne renommée de la Compagnie... Le Père de
Reverseaux est tout à son Suarez '... Tel est l'état actuel
de la maison de Lyon; elle fait du bien, mais elle en ferait
quatre fois davantage, si elle avait des ouvriers en pro-
portion du désir des fidèles, des demandes des pasteurs
et de l'extrême importance de sa position... » (11 Mars
1838.)
Le doyen de la communauté était le Père Roger, dont il
a été longuement question au début de cette Histoire. Il
appartenait par son origine au diocèse de Coutances, et
par là même à la Province de Paris. Quand on lui donna
l'option, comme aux autres vétérans, il répondit, lui aussi,
qu'il préférait s'en remettre à la décision des Supérieurs.
Ceux-ci n'hésitèrent pas. Le Père Roger avait sa place
marquée à Lyon. Nous avons dit comment, étant Père
de la Foi, il y était venu dès 1801 et y avait créé des œu-
vres qui, aujourd'hui plus que centenaires, n'ont rien
I. LeP, Paul de Reverseaux, né le i8 juillet i8o5, mort le a3 jan-
vier 1842. L'ouvrage de Suarez dont il est ici question est le Tractaias
de Religione Socieiatis /esa. (Ancienne édition revue) Introductio P. de
Reverseaux. Animadversiones et Appendix de secreto lationis conscien-
tiae. In-fo cviii-^44 PP- Paru en 1857. Paris, Bruxelles.
CHAPITRE YI 269
perdu de leur vigueur ni de leur fécondité. Son biogra-
phe cite à ce propos le témoignage « d'un juge compétent
en celte matière : c'était, disait-il, le propre du Père Roger
d'imprimer un caractère particulier de stabilité et de per-
pétuité à ses entreprises *. » Le Père Roger était en 1837
un vieillard de soixante-treize ans, qui n'avait rien de
sénile, très actif et très recherché pour l'aménité de son
caractère et la sagesse de ses conseils. L'année suivante
il célébrait ses noces d'or sacerdotales; ce fut pour ses
nombreux amis et fils spirituels l'occasion de lui ména-
ger un petit triomphe. L'excellent Père Druilhet laissa
faire, mais non sans en éprouver quelque scrupule. Il
s'en ouvre au Père Général :
«... La messe a été dite en grande pompe dans la cha-
pelle des Frères de la Doctrine chrétienne : messe chantée
avec diacre et sous-diacre, quinze enfants de chœur, etc..
Les personnes les plus distinguées de la ville y ont assisté
et communié. Puis fête au réfectoire, couplets, etc.. Tous
nos amis ont pris grande part à cette fête, le bon arche-
vêque autant et plus encore que les autres. Il nous a même
invités le lendemain à dîner, le Père Roger et moi...
Tout cela est bien; mais, mon Très Révérend Père, tout
cela est-il d'usage dans la Compagnie ? Tout cela s'ac-
corde-t-il bien avec l'esprit de modestie et de simpli-
cité? Le R. P. Provincial l'ayant su et n'ayant pas paru le
désapprouver, j'ai dû me taire ; mais le cas peut se repré-
senter... » (11 Mars 1838.)
Nous serions portés de prime abord à trouver un peu
ombrageuse la délicatesse du Supérieur de Lyon. Cepen-
dant, il faut le reconnaître, le Père Roothaan, dans sa
réponse, abonde franchement dans le même sens. Inutile
de revenir, dit-il, sur ce qui est fait. « ?»lais il faut pour-
voir à l'avenir, et ne pas introduire un usage ignoré de nos
anciens. » La Compagnie veut que ses membres gardent
i. Notices historiques sur quelques membres de la Société des Pères
du Sacré-Cœur, etc. T. I, p. 69.
270 LA COMPAGNIE DE JESUS
en tout ce qui touche à leur personne la plus grande
simplicité. Sa tradition est d'éviter tout apparat dans les
circonstances les plus importantes de la vie du religieux,
« l'émission des vœux, la première messe, la profession
même, etc. Ce n'est que par abus que l'on s'est parfois
écarté dans quelques Provinces de cette antique simpli-
cité. » {14 Avril 1838.)
Cet échange de vues entre les Supérieurs de la Com-
pagnie de Jésus à une époque relativement peu éloignée
de nous ne saurait échapper à ceux qu'intéresse son his-
toire intérieure. Quelques années auparavant le Père
Boulanger, alors à la tête du scolasticat de Vais, avait sou-
mis au Père Général un scrupule analogue à celui du
Père Druilhet. C'était à propos de la fête du Père
Recteur, fête dont il était par conséquent l'objet. Elle
s'était établie d'elle-même. Les scolastiques, dit-il, se
mettent en frais ; ils complimentent leur Supérieur en
toutes les langues, en vers et en prose, sans oublier même
la chansonnette; ils lui trouvent toutes les vertus. Pour
lui, il serait d'avis de supprimer un usage qui lui paraît
avoir un caractère plutôt profane que religieux, où l'on
manque fatalement de sincérité et où l'on est exposé à
manquer de tact. Ce sont les raisons que la rigide hon-
nêteté du Père Recteur fait valoir à l'encontre; mais il
avoue que sesconsulteurs sont d'un avis différent du sien.
(4 Janvier 1836.)
Cette fois déjà le Père Roothaan s'était prononcé pour
le parti rigoureux; il avait écrit en ce sens au Provincial
de Lyon, lequel répondait à la date du 27 Mars: « Cela
ne se fait qu'à Vais, et ne se fera plus ».
Si jaloux qu'ils soient degarder intactesleurs traditions,
il est certain que les Jésuites se sont relâchés de la sévé-
rité d'antan, sur les deux points que nous venons de
rappeler. Dans chacune de leurs maisons on se fait un
devoir de fêter le Supérieur, comme on fête le père de
famille, et tout en s'abstenant de manifestations extérieu-
res, comme la messe solennelle du jubilaire de Lyon, on
CHAPITRE VI 271
fête également, en famille, ceux à qui Dieu a accordé un
demi-siècle de sacerdoce ou de vie religieuse.
Le Père Roger ne survécut pas longtemps à la célébra-
tion de son cinquantenaire. Moins d'un an après, comme
il faisait sa retraite annuelle, on le trouva un matin dans
son lit sans connaissance ; au bout de quelques heures
il rendait le dernier soupir. C'était le 15 Janvier 1839. Le
concours extraordinaire qui se fit autour de sa dépouille
mortelle pendant deux jours entiers fut pour l'humble
fils de saint Ignace la plus belle des oraisons funèbres.
Plus de cinq cents hommes de toute condition assistèrent
à ses funérailles, et quand on l'eut déposé dans sa tombe,
les ouvriers de sa congrégation, sur l'invitation de leur
président, se mirent à genoux, dans la neige, pour lui dire
dans une dernière prière leur vénération et leur recon-
naissance. Au mois de Juin 1856, les restes du Père Roger
furent exhumés et transférés dans la chapelle des Dames
de Nazareth, à Oullins.
La mort du cardinal Fesch qui suivit de près celle du
Jésuite (13 Mai 1839) ne laissait pas d'intéresser aussi la
résidence de Lyon. Mgr de Pins semblait tout désigné
pour devenir archevêque titulaire d'un diocèse qu'il admi-
nistrait depuis seize ans. Mais l'énergie de son attitude
en face du pouvoir lors des Ordonnances de 1828 avait
rendu sa nomination à tout jamais impossible. On savait
d'avance que la candidature de l'archevêque d'Amasie
serait écartée, si tant est qu'elle fût même posée. Le car-
dinal Fesch disparu, les Jésuites perdaient donc infailli-
blement le prélat qui les avait établis à Lyon et dont la
bienveillance ne leur avait jamais manqué. De fait, Mgr de
Pins n'attendit même pas que le Gouvernement eût désigné
le successeur du cardinal; il partit pour la Grande-Char-
treuse où il comptait finir ses jours; il y vécut quelque
temps comme un fervent novice, s'astreignant à toutes les
austérités de la règle ; mais le fardeau était au-dessus des
forces d'un septuagénaire. Il revint donc à Lyon et se
272 LA COMPAGNIE DE JESUS
retira dans une petite maison voisine de Notre-Dame de
Fourvière, où il passa encore dix ans dans l'exercice de
la prière, de l'humilité et de la pénitence. Les Jésuites,
établis eux aussi à cette époque sur la sainte colline,
furent jusqu'à la fin honorés de la confiance du prélat, et il
leur en donna un précieux témoignage en leur léguant ses
papiers personnels ^ Entre temps le siège primatial de
Lyon avait reçu un titulaire en la personne de Mgr de
Bonald^. Nous n'avons pas à redire quels étaient ses sen-
timents pour la famille de saint Ignace.
Un peu auparavant, le Père Renault étant arrivé au
terme de ses six années de provincialat, il avait fallu lui
donner un successeur dans le gouvernement de la Pro-
vince de Lyon. Le Père Louis Maillard désigné pour cette
charge est assurément une des figures les plus attachantes
dans la série des Supérieurs de la Compagnie de Jésus en
France au siècle passé. C'était une riche et exubérante
nature que le ciel avait ornée des aptitudes les plus diver-
ses. D'une activité prodigieuse, toujours prêt à se dépen-
ser sans compter, dans toutes les besognes que l'obéis-
sance peut demander à un Jésuite, l'esprit et le cœur
également ouverts, optimiste par tempérament, il possé-
dait dans un degré peu ordinaire le don précieux d'entre-
tenir autour de lui l'entrain, la joie, la confiance qui
rendent faciles le dévouement et le sacrifice. Reçu dans
la Compagnie dès 1815 par le Père de Clorivière, il avait
déployé à Bordeaux, à Sainte-Anne d'Auray, à Saint-
Acheul, dans les fonctions de professeur ou de préfet, un
ensemble de talents et de qualités qui le rendaient l'idole
des élèves. Lors de la création du collège du Passage, il
1 . Ces papiers forment plusieurs volumes conservés aux archives de
la Province de Lyon. On aurait pu en tirer les matériaux d'une biogra-
phie de Mgr de Pins. Il est regrettable qu'un ouvrier ait manqué pour
cette tâche.
2. Mgr de Pins mourut, âgé de 85 ans, dans la villa La Paix, à Four-
vière, le 3o novembre i85o. Nommé le 5 décembre iSSg, Mgr de Donald
prit possession le 2 juillet iSiJo; il fut fait cardinal le i^rmars i84i.
CHAPITRE VI 273
y fut appelé pour organiser tout à la fois les études et
la discipline. Le Père Druilhet, alors Provincial, décla-
rait en rendant compte de sa visite, que le Père Maillard
réussissait admirablement dans celte fonction, bien que,
disait-il, « elle ne soit pas conforme à ses goûts, qui le
porteraient vers la chaire, les retraites, les Missions..,;
mais il en a fait le sacrifice avec une générosité d'âme qui
m'a donné pour lui une grande estime » (20 Mai 1831). A
partir de 1834, il avait exercé son ministère à Lyon où,
grâce à sa facilité et à son ardeur naturelle, il suffisait à
des tâches multiples. Enfin il était depuis une année à
peine Supérieur de la résidence de Toulouse, lorsqu'il fut
appelé à gouverner la Province. Son biographe a raconté
comment il en reçut la nouvelle. C'est une petite scène
de mœurs religieuses qui ne manque pas de saveur.
« Le Père Maillard, dit-il, prêchait au mois d'août la
retraite pastorale du séminaire de Viviers. Tout allait
bien et il se promettait un heureux succès, lorsque, sans
avis préalable, il voit arriver le Père J.-B. Gury, socius du
Père Renault, Provincial de Lyon. Le Père Gury, chargé
d'un message mystérieux, l'appelle à part, se met à genoux
devant lui et exhibe une pancarte solennelle. Le Père
Maillard, comme il nous l'a dit depuis, s'imagine que ce
Père est porteur d'un authentique de reliques. Il lit la
feuille, qui contenait à peu près la formule suivante : Con-
naissant bien votre prudence et les autres qualités dont
le Seigneur vous a orné, nous vous nommons et établis-
sons, vous. Père Louis Maillard, Provincial de la Province
de Lyon, et vous communiquons dès ce jour tous les pou-
voirs et tous les droits que les Constitutions et l'Institut
de la Compagnie attachent à ce titre. Donné à Rome le
3 Août 1839. — La pièce portait la signature du Père
Roothaan, celle de son secrétaire et le sceau de la Com-
pagnie '. »
I. Biographie du Père Louis Maillard, par le P. Pougef, p. iilf. Lyon,
Paris, F. Gérard, 1867.
La Compagnie de Jésus. 18
274 LA COMPAGNIE DE JESUS
Le Père Maillard avait alors quarante-six ans. La vivacité
de ses sentiments éclate dans la lettre par laquelle il
accuse réception à son Général d'une dignité à laquelle il
était loin de s'attendre : «... Je vous dois, mon Révérend
Père, toute la vérité. Je suis encore tout bouleversé, et le
serai encore sans doute longtemps, du coup qui me frappe
et me terrasse. J'ai peine à me figurer que ce n'est pas là
un rêve et une illusion. Moi, si incapable de conduire seu-
lement la petite résidence de Toulouse, comment diriger
la Province et l'administrer? Ah ! s'il en est encore temps,
je me jetterais à vos pieds pour détourner un tel orage
et épargnera cette chère Province de Lyon le malheur de
mon inexpérience et de mon incapacité. Je viens du moins
vous demander à deux genoux de nous laisser encore
quelque temps celui qui a si bien mérité de tous,
l'excellent Père Renault. Il sera mon conseil et mon
guide dans un chemin si nouveau pour moi et si difficile. »
(21 Août 1839.)
Cette humilité, qui s'exprimait ainsi de façon un peu
excessive, était au fond très sincère. Lors de la constitu-
tion de la Province, le Père Maillard avait d'abord été
désigné comme socius du Père Renault, ce qui était une
manière de le préparer comme son successeur. Mais il était
dès lors si entraîné par les occupations du ministère, il se
sentait tellement fait pour l'action et si peu pour l'adminis-
tration qu'il crut devoir exposer ses répugnances, et il ne
fut pas donné suite au projet. Cependant telle était l'opi-
nion commune à son sujet que sa nomination à la charge
de Provincial ne surprit et n'affligea que lui seul. « Votre
Paternité, écrivait au Général le vénérable Père Druilhet,
ne pouvait faire un plus heureux choix, tant il est agréa-
ble et cher à toute la Province. Nous regrettons sans doute
le Père Renault, dont le zèle, la régularité, la charité nous
avaient constamment édifiés ; mais le Père Maillard est
plus connu, plus aimé. Tout annonce un gouvernement
doux et ferme à la fois. C'est le sentiment commun que je
transmets à Votre Paternité. » (29 Septembre 1839.)
CHAPITRE VI 275
Le grave Père Gury accentue l'éloge; il écrit à la suite
de la première visite du nouveau Provincial: «...Son air
ouvert, sa rondeur, ses manières affables sont propres à
dilater les cœurs. Son coup d'œil juste en général, sa faci-
lité à s'énoncer et à expédier en peu de temps une quan-
tité d'affaires surprennent ceux qui ne le connaissent
pas... Le Père Renault était absorbé par son office ; il y
employait même souvent les récréations et une partie de
la nuit. Le Père Maillard a l'air de n'y pas toucher...
Avec les occupations de son emploi, il trouve le temps de
remplir des stations de Carême et d'entendre chaque
semaine un grand nombre de confessions. » (15 Juin 1840.)
Dix ans plus tard, le Père Maillard, alors Provincial de
Lyon pour la seconde fois, expliquait lui-même à son
Général comme quoi, sans détriment pour les obligations
de sa charge, il trouvait encore le moyen de se livrer aux
travaux du ministère sacerdotal: «...Si je n'ai pas placé
en hiver quelques-unes de mes visites, c'est que, jusqu'à
l'an dernier, j'avais toujours prêché Avent et Carême et
dans l'intervalle donné quatre ou cinq retraites. Il faut
bien dire encore que j'ai à Lyon trois ou quatre congré-
gations à conduire, sans que j'aie pu échapper aux in-
stances de leurs membres et aux désirs de notre car-
dinal... Mais que Votre Paternité se rassure. Ces œuvres,
quelles qu'elles soient, n'arrêtent pas un instant la corres-
pondance ou l'administration. Pas une lettre qui n'ait sa
réponse immédiatement ou presque immédiatement. Rien
ne souffre par conséquent dans le gouvernement de notre
petite Province; du moins je le crois. Le secret de cela,
c'est que depuis vingt ans j'ai tous les jours deux heures
de plus que bien d'autres, en ne prenant que cinq heures
de sommeil. C'est le mérite de ma bonne constitution et
un bienfait de plus de la divine Providence. » (18 Décem-
bre 1850.)
Après avoir gouverné la Province de Lyon pendant
neuf ans, le Père Maillard dirigea celle de Toulouse pen-
dant les trois premières années de son existence. Ici et là
276 LA COMPAGNIE DE JESUS
les hommes et les œuvres reçurent de lui une impulsion
vigoureuse, et l'on peut bien dire sans forcer la note que,
par sa belle trempe d'âme, son esprit d'initiative, son
imperturbable sérénité et sa rare puissance de travail, il
fut vraiment l'homme de la situation dans une période de
l'Histoire des Jésuites de France tout à la fois très tour-
mentée et très prospère.
Quant au Père Renault, il allait rentrer dans la Province
du Nord à laquelle il appartenait par sa naissance. Celle du
Midi lui devait assurément beaucoup ; il avait présidé à ses
débuts avec une autorité très vigilante et très ferme ; mais
il faut avouer que l'on sentait dans cette autorité plutôt la
force que la douceur. Le Provincial s'imposait à l'estime
et au respect plus qu'à l'affection de ses subordonnés. Les
correspondances laissent voir que l'on eût désiré plus d'ex-
pansion et de cordialité. Le Père Roothaan lui-même se
plaignait parfois aimablement au Père Renault du laco-
nisme de ses lettres. La réponse du grave religieux montre
qu'il est loin de porter son fardeau avec l'aisance de son
successeur: « Je me corrigerai, puisque vous trouvez que
mes lettres sont trop courtes. Cependant quelquefois je ne
puis faire autrement. Si vous me voyiez, vous auriez pitié
de moi. J'ai à peine le temps de faire mes exercices de
piété... Je suis bien dans la barque le lahorans in remi'
gando, erat enim contrarius ventus ; on ne voit pas et on
ne soupçonne pas le nombre et la force des vagues contre
lesquelles il me faut lutter. » (5 Mai 1838.)
A peine déchargé des soucis du gouvernement, le Père
Renault demanda à être envoyé au Maduré. Cette Mis-
sion que la Compagnie venait de ressusciter lui promet-
tait beaucoup de souffrances et probablement même la
mort à bref délai. C'en était assez pour tenter une âme
aussi généreuse. Mais un autre motif encore poussait
l'humble religieux à cette détermination. Les emplois
qu'il avait remplis jusqu'alors ne lui avaient pas permis
d'exercer au dehors le saint ministère. Professeur de
Théologie, maître des novices. Provincial, le Père Renault
CHAPITRE VI 277
arrivait à l'âge de cinquante ans sans avoir prêché un
sermon. C'était bien tard pour débuter; aussi s'estimant
désormais inutile en France, mieux valait à son avis
consacrer ce qui lui restait de forces à enseigner aux
pauvres Indiens infidèles les éléments de la doctrine chré-
tienne. Ses vœux ne furent pas exaucés. « Les Missions,
écrivait le Père Roothaan, c'est pour vous un saint désir.
Mais à moins que je ne reçoive d'autres lumières, je ne
crois pas que ce soit ad maJoremDeigloriam. y espère que
vous serez plus utile aux INIissions d'une autre manière. »
Le Père Renault fut en effet chargé d'abord de diriger
le Troisième An, la dernière fois qu'il se fît à Saint-Acheul.
(1839-1840.) Il fut ensuite attaché à la maison de Paris en
qualité de Père spirituel. C'est là que fut mise à une
épreuve douloureuse cette défiance de lui-même qui lui
avait fait souhaiter d'aller finir dans une Mission loin-
taine. Son Supérieur ayant voulu le charger de quelques
prédications, le Père Renault ne se sentit pas le courage
nécessaire pour aller de l'avant. Il allégua son âge, son
manque de préparation ; le Supérieur ne put venir à bout
de sa timidité ni de ses répugnances. Le Père Roothaan
mis au courant de l'affaire, adressait à l'ancien Provincial
une admonestation délicate dans les termes, mais très
nette et très ferme dans le fond : « Croiriez-vous, mon
Père, lui écrivait-il, qu'il me vient même la pensée de
regretter que vous n'ayez pas accepté les sermons pour
lesquels on vous avait destiné? Si, après avoir présenté
vos difficultés, vous aviez abandonné au Supérieur toute
l'affaire, et si, lui persistant, vous vous étiez lancé tout
bonnement, avec la forte confiance en Dieu, qui sait?
Peut-être auriez-vous fait un grand bien : Quia non erit
impossibile apiid Deum onine verburn. En tout cas vous ne
pouviez qu'y gagner, puisque la discrétion, disait notre
Père saint Ignace, n'appartient pas à celui qui obéit Mais
c'est assez. Et toujours est-il que je n'approuve pas du
tout ces Supérieurs qui demandent à leurs sujets, sans
discrétion, l'héroïsme. » (14 Mars 1842.)
278 LA. COMPAGNIE DE JÉSUS
Le Supérieur que visaient les derniers mots du Père
Général n'était autre que le Père Loriquet. Quelques
mois auparavant, il avait été appelé à succéder au Père
Boulanger dans le gouvernement de la maison de Paris.
« Votre Paternité, écrivait-il à ce propos au Père Roo-
thaan, vient de m'imposer un fardeau auquel je ne m'at-
tendais nullement et dont je me croyais quitte à tout
jamais, dans la persuasion où j'étais qu'à mon âge il n'y
a plus rien de mieux à faire que de mettre, s'il se peut,
ses comptes en règle et de se préparer au grand voyage. »
(31 Octobre 1841.) Le Père Loriquet avait alors soixante-
quatorze ans et il venait de célébrer son cinquantième
anniversaire de sacerdoce, « une fête, disait-il, qui ne
revient pas deux fois dans la vie ». Mais la vieillesse
n'avait guère ralenti sa dévorante activité; il avait peine
à comprendre que d'autres plus jeunes que lui fussent
moins entreprenants, et c'est ainsi qu'il lui arrivait de
demander à ses inférieurs ce qui pour eux n'allait pas
sans quelque « héroïsme ».
Quant au Père Renault, la glace était désormais rom-
pue. Supérieur dès l'année suivante de la résidence de
Quimper, puis à Paris et à Lille, on le vit prêcher Mis-
sions, stations de Carême et d'Avent, octaves d'adora-
tion, sermons de circonstances, comme un ouvrier apos-
tolique prêt à tout et que rien n'étonne. Pendant près de
quinze ans, il fut un des prédicateurs de retraites pasto-
rales les plus appréciés, tant pour la solidité de sa doc-
trine que pour l'autorité que son caractère et son expé-
rience donnaient à sa parole '.
II
Nous avons dit comment le Père Roger, bien que Nor-
I. Le P. Renault passa les quatre dernières années de sa vie dans les
collèges de Vaugirard et delà rue des Postes, où il exerçait les fonctions
de Père spirituel. Il mourut le 8 décembre 1860, âgé de 72 ans. Le P. Gui-
dée a écrit sa Vie, sous le titre de Notice historique sur le R. P. François
Iie)iault.ln-i2 de 255 pp. Paris, Douniol. 1864.
CHAPITRE YI 279
mand par sa naissance, avait été, lors de la division des
Provinces, attribué à celle du Midi. La Société de Naza-
reth, dont il avait dirigé les premiers pas à Montmirail,
venait à cette même date de prendre pied à Lyon, et le
temps ne devait plus tarder beaucoup où, par l'établisse-
ment de la maison mère aux portes de la cité, elle devien-
drait vraiment lyonnaise. Sa petite famille de Nazareth
fut, on peut le dire, le principal souci des dernières
années du vénérable religieux. Elle avait besoin d'être
soutenue dans les tribulations qui ne lui furent pas épar-
gnées. Nous en avons parlé assez au long dans un des
premiers chapitres de cette Histoire, pour n'avoir pas à
y revenir ^
Le Père Roger retrouvait encore à Lyon une autre insti-
tution non moins intéressante qui lui devait, à lui seul,
d'avoir vu le jour. Voici comment le Père Druilhet en
parlait, dans cette même lettre au Père Général, où il
exposait ses scrupules au sujet des noces d'or sacerdotales
du fondateur:
« Autre chose plus importante : Il existe à Lyon depuis
près de quarante ans une congrégation d'hommes et de
jeunes gens, fort zélée, qui fait un bien immense par la
nature et par la multiplicité de ses œuvres et qui le. doit
en partie au secret rigoureux dont elle s'est toujours enve-
loppée. C'est le Père Roger qui l'avait fondée en 1800^.
Depuis elle a passé aux mains de l'administration ecclé-
siastique ; un grand vicaire est à la tête, et le Père Roger,
tout cassé qu'il est, entre encore pour beaucoup dans la
direction de cette belle et grande œuvre. On peut dire que
cette congrégation, toute dévouée à la foi et à sa propaga-
tion, représente l'élite de la société de Lyon; elle compte
plus de deux cents membres. Dernièrement ses deux
premiers chefs sont venus me trouver au nom de tous,
m'annonçant que leur désir était de compter le R. Père
1. Cf. Tome I. Gh. m, § 4- Item, Vie de la Révérende Mère Elisabeth
Rollat. Lyon, 1877.
2. Plus exactement 1801.
280 LA COMPAGNIE DE JESUS
Provincial et moi parmi leurs membres honoraires (elle
a déjà reçu plusieurs des membres les plus distingués du
clergé), que ce titre, si nous voulions bien l'accepter,
nous mettrait à même de connaître parfaitement l'esprit
de la congrégation, la nature et le grand nombre de ses
œuvres, d'y aider aussi par notre influence et les ser-
vices spirituels que les Nôtres pourraient lui rendre... »
(11 Mars 1837.)
Il n'est pas dans les usages de la Compagnie d'accepter
des situations honorifiques comme celles qui étaient ofter-
tes au Père Renault et au Père Druilhet. Après la mort du
Père Roger, il n'y eut entre la résidence et la grande
congrégation lyonnaise aucune relation officielle. Mais
en 1847, le vicaire général qui la dirigeait ayant pris sa
retraite, les congréganistes demandèrent que le Père
de Jocas lui fût donné pour successeur. Leur désir répon-
dait au vœu du cardinal de Donald, qui venait de confier
aux Jésuites une association de jeunes gens qui lui tenait
particulièrement à cœur. Depuis lors la congrégation dite
des Messieurs n'a pas cessé d'être sous la direction d'un
Père de la Compagnie. Ce serait assurément forcer l'ex-
pression du Père Druilhet que de lui prêter les allures
d'une société secrète. La congrégation n'a aucune raison
de redouter la lumière; mais, fidèle à l'esprit du Père
Roger, elle évite de se produire au dehors et s'abstient
de tout ce qui pourrait appeler sur elle l'attention publi-
que. Elle se contente d'entretenir sans bruit chez ses
affiliés une piété solide et agissante, les laissant d'ailleurs
aux inspirations de leur zèle et de leur charité. Une chose
certaine, c'est qu'elle a été depuis plus de cent ans un
foyer intense d'apostolat laïque. Parmi les œuvres innom-
brables par lesquelles s'affirme la vie religieuse des
Lyonnais, il en est bien peu qui n'aient trouvé dans la
congrégation des Messieurs leurs promoteurs les plus
influents et les plus dévoués.
Quelques jours plus tard, le Père Druilhet revenait
dans sa correspondance avec le Père Roothaan sur l'état
CHAPITRE VI 281
de la résidence dont il avait la charge. A Lyon comme
à Metz, comme à Toulouse, comme au Puy, les Jésuites
avaient dès l'abord établi une œuvre en faveur des sol-
dats de la garnison. Mais, aux yeux de certaines gens il
y avait là un danger qu'il importait de conjurer au plus
tôt. « L'autorité, écrit le Père Druilhet, a pris ombrage;
on a craint que ces réunions de soldats ne déplaisent au
Gouvernement. J'ai vu le Préfet, le Général. J'ai été reçu
avec politesse; mais leur parti était pris. 11 a fallu sus-
pendre ces instructions qui faisaient un très grand bien.
Moi-même j'ai fait la clôture; ces pauvres soldats pleu-
raient à chaudes larmes. Il a fallu pour les consoler leur
permettre de venir nous voir de temps en temps et con-
tinuer à leur prêter de bons livres, ce qui maintient un
peu le fruit des instructions. Peut-être le bon Dieu nous
permettra-t-il quelque jour défaire davantage. Cependant
nous avons toujours Faumônerie de la prison militaire,
et vous apprendrez sans doute avec plaisir qu'avant-hier,
saint jour de Pâques, trente-huit militaires se sont appro-
chés de la sainte table. » (28 Mars 1837.)
L'espoir du Père Druilhet ne se réalisa que bien des
années plus tard. Ce fut seulement en 1849 que les Jésui-
tes purent organiser dans la maison de Fourvière une
œuvre militaire sur des bases sérieuses. Nous en repar-
lerons le moment venu. Quant àl'aumônerie de la prison
militaire, ils en restèrent chargés sans interruption jus-
qu'en 1852. Les titulaires qui se succèdent relatent dans
les Lettres annuelles les fruits de salut qu'ils recueillent
dans ce ministère ingrat de prime abord et peu envia-
ble. Tel ce Père Audouard qui accuse cent dix sermons
en règle adressés par lui dans le cours de l'année à une
catégorie de ses ouailles, les condamnés à un an et plus;
ils étaient cent cinquante. Pour les autres, vingt fois plus
nombreux, qui ne passent tout au plus que quelques mois
dans cette retraite forcée, mais salutaire, il ne compte
plus les exhortations qu'il leur prodigue. Aussi presque
tous ses chers mauvais sujets font leurs Pâques; ils
282 LA COMPAGNIE DE JESUS
s'engagent sur l'honneur à ne plus blasphémer ; ils chan-
tent avec entrain de dévots cantiques et même la grand'-
messe à deux chœurs; bien peu manquent la prière
du soir faite en commun; l'aumônier estime qu'il n'y a
pas beaucoup de paroisses aussi édifiantes que la sienne.
A peu près à la même époque, les Pères de la résidence
de Lyon eurent l'occasion de cultiver un champ bien autre-
ment désolé que celui même des prisons. En 1844, le
premier aumônier de l'Antiquaille, l'abbé Marcel, ancien
novice de la Compagnie et demeuré très affectionné à la
famille de saint Ignace, demanda un Jésuite pour donner
la retraite à la double communauté des Frères et Sœurs de
l'hospice. Le Père Adrien Nampon qui en fut chargé réa-
lisait le type de l'ouvrier apostolique inconfusible, selon
l'expression de saint Paul. La tâche achevée, il voulut
expérimenter la vertu des Exercices spirituels dans le
quartier occupé par les malades, hommes et femmes,
victimes de leurs désordres. L'autorisation ne fut pas
obtenue sans difficulté. La sainte hardiesse du mission-
naire fut bénie au delà de toute espérance ; on lui permit
de revenir continuer son apostolat ; dans le courant de
l'année il entendit la confession d'une centaine de ces
malheureux; il en vint à établir parmi les femmes le
Rosaire vivant ; le nombre des repenties définitivement
arrachées au vice dépassa cinquante. Il fallut songer à
ouvrir un asile pour celles qui n'en trouvaient pas dans
leur famille. Chaudement encouragé par le cardinal de
Bonald, le Père Nampon parvint à intéresser à l'œuvre
un groupe de dames charitables, qui en assumèrent toute
la charge. Une assemblée fut tenue à l'archevêché au
début de l'année 1845 ; on y entendit la parole ardente
du Père Lacordaire. La fondation et l'entretien du Refuge
étaient désormais assurés ; on en fit l'ouverture le l*"" mai.
Il faut avouer cependant que le plan primitif ne put
être maintenu longtemps. Des susceptibilités respectables
obligèrent les femmes du monde, qui avaient cru pouvoir
se consacrer à l'œuvre, de s'en retirer graduellement, tout
CHAPITRE VI 283
en lui conservant leur patronage. Il y a des services pu-
blics où aucun dévouement privé ne saurait suppléer les
congrégations religieuses.
Les Lettres annuelles de 1844 mentionnent une autre
fondation lyonnaise due à l'initiative d'un Jésuite qui, selon
l'usage, n'est pas désigné par son nom. Il s'agit de l'éta-
blissement des Convalescentes, installé dans les locaux
d'un ancien couvent sur le flanc de la colline de Four-
vière, et destiné à procurer aux femmes pauvres qui
sortent de l'hôpital le repos et les soins nécessaires pour
assurer leur complète guérison.
C'est encore à cette date qu'il faut rapporter l'organi-
sation de Z'^wcre du Calvaire. Elle a excité l'admiration
enthousiaste de Maxime du Camp qui a essayé d'en racon-
ter les origines; mais l'inspiration d'où elle est sortie
aussi bien que son caractère profondément religieux ont
échappé à l'écrivain libre penseur. Il n'a su ou voulu y
voir que le produit d'une sorte de génération spontanée
dans une nature de femme généreuse et quelque peu ori-
ginale. La vérité est tout autre. C'est au cours d'une re-
traite fermée, en 1843, dans la maison de Saint-Régis ou
du Cénacle, que Mme Garnier et ses trois compagnes,
qui déjà donnaient leurs soins aux cancéreuses, résolu-
rent de se consacrer tout entières à leur service, en con-
viant les femmes du monde à les seconder dans cet
exercice de charité héroïque. Nous n'avons garde d'attri-
buer ici aux Jésuites l'honneur d'aucune initiative ; leur
rôle fut plus modeste. Les Exercices étaient donnés par
un Père de la résidence de Lyon ^ C'est lui qui reçut
la première confidence du projet de ses pieuses retrai-
tantes, qui l'examina avec elles et les encouragea à aller
de l'avant. Au sortir de leur solitude elles se présentèrent
chez le cardinal de Donald, et lui exposèrent le plan de
I. Selon l'usage les /.i/ferae annuae ne le nomment pas. Il y a des
raisons de croire que c'était le P. Balandret, alors Supérieur de la
maison.
284 LA COMPAGNIE DE JESUS
l'œuvre, tel qu'il avait été concerté ; il semble bien que
dès lors l'appellation même du Calvaire avait été choisie
et adoptée. Si nouvelle et si audacieuse à certains égards
que dût paraître l'entreprise, le cardinal donna pleine
approbation : « Vous serez, dit-il en bénissant les vail-
lantes chrétiennes, dames du Calvaire, de nom et d'efFet. »
Les rapports de la Compagnie de Jésus avec l'Œuvre
naissante ne fournissent pas matière à des récits impres-
sionnants comme les actes de charité sublime qui rem-
plissent sa vie de chaque jour. Ce n'est pas une raison, on
va le voir, pour les passer sous silence. Mais ici nous
cédons volontiers la parole à l'historien de la fondatrice :
« Les Pères Jésuites, si prodigues de leurs soins quand il
s'agit des œuvres de Dieu, devinrent bientôt l'âme et
l'inspiration de la maison tout entière. Plus spécialement
chargés des dames directrices et de toutes celles qui pre-
naient une part active du travail de l'intérieur, ils posè-
rent les règles et constitutions dont nous parlerons bien-
tôt ^ »
A ce moment commençait à grandir un autre Institut
auquel la famille de saint Ignace fut heureuse de donner
une fraternelle assistance. 11 avait pour fondateur l'abbé
Querbes, curé de Vourles, petite paroisse des bords du
Rhône, dans la banlieue de Lyon. Son but était de four-
nir des collaborateurs aux curés pour la bonne tenue des
églises en même temps que pour la direction des écoles.
C'est pourquoi il mettait le nouvel Institut sous le voca-
ble de saint Viateur, diacre et compagnon inséparable
de saint Just, évêque de Lyon. Humble et prudent autant
que zélé l'abbé Querbes ne voulut pas s'en rapporter à
I. Abbé Ghaffanjon : L'œuvre des Dames du Cah'aire et sa fonda-
trice. 4' édition, 1899. 8°. Lyon, Vitte. P. i35. L'auteur raconte les
débuts d'une façon un peu dilTcrente de celle qu'on vient de lire, mais il
ne la contredit pas. Il n'a pu consulter les f.itterae annuae Prov. l.ugd.
C'est à ce livre que Maxime du Camp a emprunté la première partie de
sa notice : U œuvre du Calvaire; la seconde est consacrée à la maison
de Paris. Paris, Poussielgue, 1900, 8*^, 5o pp. Extrait de la Bévue des
Deux Mondes, i5 mai i883.
CHAPITRE VI 285
ses seules lumières pour la formation de ses premiers
disciples. Le 10 novembre 1838, il écrivait au Général
de la Compagnie le Père, Roothaan :
« Révérendissime Père, Le Père Brumauld est venu
pour la seconde fois nous donner les Exercices spirituels...
A la suite de cette retraite il a été décidé que tous tant
que nous sommes nous subirons l'épreuve d'un noviciat
d'un an et que, malgré les demandes qui continuent à
nous arriver de tous les points de la France, nous sus-
pendrons jusqu'alors la formation de nouveaux établisse-
ments. Mais de qui doit nous venir l'esprit religieux et
qui nous initiera à ses saintes pratiques ? 11 n'y a eu qu'une
voix là-dessus. Nous l'attendons, cet esprit, de la Compa-
gnie de Jésus. Il nous faut, pendant un an, un Révérend
Père Jésuite pour notre maître des novices, et un Frère
son compagnon pour manuducteui' de nos aides temporels.
Oh! si nous pouvions posséder parmi nous le digne Père
Brumauld!... »
La réponse du Père Roothaan n'apporta qu'une demi-
satisfaction au désir du vénérable fondateur. — « Vous ne
pouviez pas, lui écrit-il, donner à la Compagnie une plus
grande marque de confiance qu'en lui adressant la
demande qui fait l'objet de votre lettre du 10 novembre.
Veuillez bien croire que j'ai su l'apprécier et que, si je
ne puis pas y répondre favorablement, je n'ai pas moins
consulté les avantages de votre congrégation que ceux de
la Compagnie. » Le Père Général n'estimait pas oppor-
tun le séjour permanent d'un de ses religieux dans une
communauté étrangère. Même au point de vue de l'action
qu'il y devait exercer, mieux valait, à son avis, que le
Père Brumauld se rendît fréquemment à Vourles pour y
donner ses instructions, tout en restant attaché à sa rési-
dence, où d'ailleurs sa présence était nécessaire. Cet
arrangement fut accepté ; mais en outre un des clercs de
l'Institut naissant, choisi par le fondateur comme futur
maître des novices, fut lui-même envoyé au noviciat
d'Avignon pour y faire la grande retraite et puiser à la
286 LA COMPAGNIE DE JESUS
source des Exercices de saint Ignace l'esprit qu'il com-
muniquerait ensuite à sa famille religieuse.
Dans toutes les grandes villes, les blanchisseuses for-
ment une corporation nombreuse et puissante. Ces per-
sonnes passent généralement pour avoir assez peu de
dévotion, mais une grande liberté d'allures et de langage.
A Lyon elles s'imposent particulièrement à l'attention
publique par l'installation de leur industrie dans de vastes
bateaux lavoirs amarrés le long des quais du Rhône et
de la Saône. La pittoresque file des plattes — c'est ainsi
qu'on les nomme — avec leur perpétuelle et bruyante
animation, n'est pas la moindre curiosité du paysage lyon-
nais. Les Jésuites y trouvèrent un champ d'apostolat inté-
ressant et point banal. La congrégation des laveuses paraît
bien être la première en date de toutes celles qu'ils éta-
blirent à Lyon au cours du siècle passé. Ses débuts remon-
tent à 1843. Les associées se réunirent d'abord dans un
oratoire des Sœurs de Saint-Charles; puis, dès l'année
suivante, leur nombre augmentant, elles obtinrent l'usage
d'une chapelle dans l'église de Saint-Paul. En signalant la
naissance de cette œuvre, l'annaliste observe que ce n'était
point tant une congrégation nouvelle que la restauration
de celle que les Jésuites de l'ancienne Compagnie avaient
fondée pour les lavandières d'autrefois.
Nous devrions signaler encore l'association de Saint-
Michel créée à cette même époque par un Père de la
résidence, celui-là aussi anonyme, en faveur des Allemands
fort nombreux à Lyon. Elle compta dès l'origine plus d'un
millier de membres, et elle fournit à beaucoup de pro-
testants l'occasion du retour à la foi catholique. Les Jésuites
n'ayant pas d'église à eux, les exercices religieux se fai-
saient, avec l'agrément de l'administration universitaire,
dans la chapelle de l'ancien collège de la Trinité, devenu
collège royal et plus tard lycée. Au bout de peu de temps
la direction de cette œuvre, pour des motifs de convenance
réciproque, passa des Jésuites aux Capucins, pour revenir
bientôt aux Jésuites. Les Lettres annuelles mentionnent
CHAPITRE VI 287
pareillement une Association de Saint-François-Xavier
dont les adhérents, à la date de 1845, atteignaient le chiffre
de 3.000, répartis en quatre sections. Malheureusement
pour cette œuvre, comme pour tant d'autres, les docu-
ments font défaut. Les ouvriers ont travaillé sans se
mettre en peine de faire connaître à la postérité ni leurs
labeurs ni leurs succès.
Cependant une seconde résidence de la Compagnie se
formait à Lyon sur l'initiative du nouvel archevêque. Dès
la première année de son administration, Mgr de Bonald
avait exprimé le désir que quelques Jésuites fussent atta-
chés au sanctuaire de Fourvière pour y entendre les con-
fessions des pèlerins qui y affluent de toutes parts. Le
8 janvier 1841, le Provincial en donnait avis au Père Roo-
thaan. Ce serait, disait-il, « une annexe de la résidence
de Lyon... Le poste d'ailleurs est fort délicat; assurément
les Jésuites ne s'y installeront pas sans éveiller certaines
susceptibilités. Mais il y a là un très grand bien à accom-
plir. »
La réponse du Père Général est du 5 Février. 11 auto-
rise à accepter dans le cas où l'archevêque insisterait.
Or, à cette date, une bienfaitrice de la première heure,
mère de deux Jésuites, Mme Perrin, s'aulorisant d'une
parole du Père Maillard qu'elle prenait pour un consen-
tement, avait déjà. à moitié conclu l'achat d'une vaste pro-
priété voisine du sanctuaire. Ce devait être la future rési-
dence. Mgr de Bonald, mis au courant de l'affaire, en
témoigna sa satisfaction et pressa le Provincial de profiter
de l'occasion qu'il estimait avantageuse à tous les points
de vue. L'acte de vente fut signé quelques jours après.
De généreux concours permirent aux Jésuites d'assumer
une charge bien au-dessus des ressources dont ils pou-
vaient disposer'. Vers le milieu de septembre trois
I . Le Clos Perreyve, admirablement situé sur le coteau de Fourvière,
d'une contenance d'un hectare et demi, avec une maison, fut acheté
90.000 francs. (20 Février i84i.)
288 LA COMPAGNIE DE JESUS
Pères prenaient possession de la maison aménagée pour
les recevoir, et le Père Maillard, volontiers un peu enthou-
siaste, écrivait : « Ils y sont à demeure depuis quinze
jours; ils sont déjà écrasés de besogne du matin au soir.
C'est vraiment l'œuvre des œuvres; les fruits de salut
y seront des plus abondants. Ce qu'il y a de plus heureux
dans celte nouvelle position, c'est qu'on y établira sans
doute l'œuvre des retraites; prêtres et laïques viendront
là se renouveler : nous nommerons cette chère résidence
Domus exercitiorum; elle ne saurait guère dépendre de
Lyon. » (28 Septembre 1841.)
Ces derniers mots signifient que, dans la pensée du Pro-
vincial, la maison de Fourvière ne devait pas tarder d'avoir
son autonomie. De fait, dès l'année suivante, son person-
nel comprenait sept religieux, dont cinq prêtres, avec le
Père Louis Valantin pour Supérieur. (15 Août 1842.) Il
avait remplacé le Père Barrelle, rappelé de Fribourg pour
présider aux débuts de la nouvelle fondation. Mais le
Père Barrelle était alors un prédicateur dans toute la
force de l'âge et du talent. A peine arrivé à Lyon, où sa
réputation l'avait précédé, il passa perpétuellement d'un
ministère à un autre, ne faisant à Fourvière que de rares
et courtes apparitions. Il fallait à la résidence du pèleri-
nage un chef plus sédentaire. Avant la fin de l'année le
Père Barrelle descendit à la rue Sala, où il était assuré-
ment mieux à sa place. ^
La Compagnie de Jésus pouvait à justre titre se félici-
ter d'être établie à l'ombre du sanctuaire cher à la piété
lyonnaise. Pour être obscure l'activité de la nouvelle rési-
dence n'en devait être que plusféconde. Le Père Maillard
n'était pas seul à en juger ainsi. Son socius et futur bio-
graphe, le Père Firmin Pouget, écrivait de son côté : « A
Fourvière, c'est vraiment une bénédiction. On y confes-
sera tant qu'on voudra. Le travail n'y manquera jamais,
et l'on y fait de l'ouvrage solide. » (10 Octobre 1841.) A
son tour, le Père Valantin écrit sur la fin de la première
année de son supériorat: « Plus nous allons, plus notre
CHAPITRE VI 289
résidence nous fournit de travail... Le pèlerinage est en
toute saison également fréquenté et nous présente une
moisson continuelle. » (9 Octobre 1843.)
D'autre part l'espérance caressée par le Père Maillard au
moment où il annonçait la prise de possession du poste
de Fourvière ne devait pas tarder à se réaliser. Sans doute
la maison de la rue Sala avait un quartier réservé pour
les retraitants. Deux fois par mois, de juillet à octobre,
et une fois par mois le reste de l'année, on y recevait
pendant une semaine de petits groupes de prêtres qui y
venaient suivre les Exercices spirituels. Parfois même
des hommes du monde y faisaient quelques jours de
récollection. Par exemple, nous voyons dans le Diaire
signalée deux fois en 18381a présence de « Monsieur Oza-
nam ». Mais combien la résidence de la sainte colline
serait plus attirante ! L'espace, la solitude, un horizon
splendide, le voisinage du sanctuaire, on y trouvait réuni
tout ce qui aide l'âme à s'élever et à se recueillir. Aussi
n'y eut-il pas d'hésitation. Avant la fin de sa première
année d'existence la maison de Fourvière allait devenir
la Domus exercitiorum. Le Père Cauneille, procureur de
la Province, chargé d'aménager les locaux, en donne la
nouvelle au Père Général dans une lettre du 26 Avril 1842 :
« Notre maison va être prête à recevoir des retraitants.
Nous pourrons en loger une vingtaine à la fois. Nous
commencerons, j'espère, la première retraite, vers la fin
de Juin. »
Désormais le courant s'établit, et il ne sera jamais com-
plètement interrompu. Ce sont les prêtres qui viennent
d'abord; les laïques ont plus de peine à s'ébranler; pen-
dant les premières années on se plaint de leur absence;
mais peu à peu ils prennent eux aussi l'habitude de se
retremper dans les Exercices spirituels. Le nombre des
retraitants n'atteint jamais de bien gros chiffres; les cor-
respondances de l'époque en comptent parfois jusqu'à
douze et quinze en même temps. La retraite fermée n'est
pas encore entrée dans les mœurs, et d'ailleurs quand il
La Compagnie de Jésus. 19
290 LA COMPAGNIE DE JESUS
s'agit d'aller au désert s'occuper des seuls intérêts éter-
nels, on pourra toujours dire qu'il y a beaucoup d'appelés
mais peu d'élus.
III
A Toulouse plus encore peut-être qu'à Lyon la Compa-
gnie de Jésus se voyait alors poussée par un vent favo-
rable. Le Père Druilhet, que ses fonctions avaient mis à
même de bien connaître toutes les maisons qu'elle pos-
sédait en France, déclarait que nulle part elle n'avait
trouvé plus de sympathies ni une plus généreuse assis-
tance que dans la vieille capitale du Languedoc. Une
preuve entre beaucoup d'autres, c'est à Toulouse, dans
la modeste église de la rue de l'Inquisition que, pour
la première fois en France, depuis la suppression de la
Compagnie, on osa prêcher le panégyrique de saint
Ignace, le 31 juillet 1841.
Au moment de la séparation des Provinces quatorze
religieux, dont huit prêtres, formaient le personnel de
la résidence; rien ne saurait mieux donner l'idée de son
activité que ces quelques chiffres qui résument le bilan de
ses œuvres pour l'année 1835-1836. Environ 50.000 con-
fessions ordinaires et 1.800 confessions générales; 8 sta-
tions en ville; 12 retraites pastorales; 26 retraites de
communautés religieuses; 150 retraites privées, de prêtres
pour la plupart.
Le Père Michel Leblanc, maintenu depuis le premier
jour dans la charge de Supérieur, ne se plaint dans sa
correspondance que d'une seule chose; les Pères ne
suffisent pas à la tâche qui s'offre à eux : « On nous
désire beaucoup dans les diocèses circonvoisins, où des
Missions seraient bien nécessaires; mais nous ne sommes
pas assez d'ouvriers, et au petit nombre de ceux que nous
avons manque une formation suffisante... On nous témoi-
gne en général beaucoup de confiance; le nombre des
pénitents augmente tous les jours... » (7 Novembre 1836.)
CHAPITRE VI 291
« Depuis le Carême nous nous sommes très peu livrés à
la prédication; nous manquons de prédicateurs suflîsam-
ment formés. Nous tâchons de nous en dédommager au
confessionnal, où plusieurs de nos Pères passent les
jours entiers. Ce ministère a déjà produit des fruits pré-
cieux et consolants dans cette ville où le jansénisme avait
fait de grands ravages et jeté de profondes racines. Beau-
coup de personnes ont été désabusées, et on en voit, en
nombre considérable, qui s'approchent fréquemment des
sacrements, » (9 Août 1837.)
Cependant les Jésuites, installés depuis six ans dans
le vieux couvent dominicain, n'y étaient point chez eux.
Le propriétaire, M. Duportroux, fervent chrétien, leur en
accordait la jouissance à titre de missionnaires, se con-
formant ainsi aux intentions de son oncle, l'abbé de Chièze,
dont il était l'héritier; mais il restait maître de disposer
de l'immeuble pour un autre usage, et, en attendant, les
occupants se trouvaient dans une situation incertaine,
dont les inconvénients allaient s'aggravant en proportion
même du développement de leurs œuvres. Dieu inspira
enfin au généreux bienfaiteur d'y mettre un terme. Au
début de l'année 1838, le Père Leblanc avait la consola-
lion d'en informer le Père Général : « Le propriétaire de
la maison que nous habitons s'est enfin déterminé à nous
en faire la cession pleine et entière... Dans quelques jours
l'acte de donation doit se passer devant notaire... ' »
(26 Janvier 1838.) C'était une largesse d'une centaine de
mille francs que INI. Duportroux faisait en faveur de la
Compagnie dé Jésus. Son nom comme celui de l'abbé
de Chièze est de ceux qu'elle ne saurait oublier. A partir
de ce moment la communauté de Toulouse put se croire
établie à demeure ; on entreprit les réparations et agran-
dissements indispensables, qu'on n'avait pu faire jusque-
là. Six mois plus tard le Père Leblanc écrivait : « Je n'avais
I. L'acte de cession se lit attendre encore près de six mois. Il porte
la date du ii juin i84i.
292 LA COMPAGNIE DE JESUS
pas en vain compté pour cela sur la charité toulousaine;
plusieurs familles sont venues avec empressement à notre
aide et déjà presque toutes nos dépenses sont payées. »
(26 Juillet 1838.)
Le successeur du Père Leblanc ne fut autre que le Père
Maillard. Ce n'est pas sous un tel Supérieur que l'activité
de la maison de Toulouse courait risque de se ralentir.
Pour son compte, indépendamment des autres ministères,
il s'était chargé de quatre retraites pastorales et en accep-
tait une cinquième à Grenoble, qui lui était offerte par le
Père Druilhet. Il lui écrivait à ce propos : « Des sermons,
des retraites, des Missions, c'est vraiment une pluie qui
ne cesse de tomber sur notre résidence. J'ai beau écrire
des lettres de refus, les demandes n'en recommencent
pas moins de tous les côtés. » (29 Juin 1839.) Et quelques
mois après : « Je me débats toujours entre les demandes
de Missions, prédications et retraites et leurs refus. Notre
maison a l'avantage, ou l'inconvénient, d'être centre de
plusieurs diocèses, de sorte qu'elle est comme le rendez-
vous de toutes les sollicitations. Hélas ! Je m'en tire
comme je peux. Je pense que tout autre à ma place ferait
de même ; c'est ce qui console. Mais de telles consolations
sont bien stériles; nos amis ont peine à s'en contenter. »
(15 Août 1839.) Le Père Maillard, lui aussi, se plaignait de
la disette de prédicateurs. La résidence de Toulouse,
disait-il encore à son ami, grâce au nombre de ses habi-
tants, « paraît avoir un embonpoint remarquable ; en réa-
lité elle est maigre à faire peur ». Gomme on va le voir
par la correspondance même du Supérieur, la métaphore
était doublée de quelque exagération.
En 1837, le Père de Ravignan avait prêché l'Avent à
Lyon; l'année suivante ce fut Toulouse qui entendit le
conférencier de Notre-Dame. Dans une lettre au Père
Général, le Père Maillard formule une appréciation inté-
ressante surtout parce que, à n'en pas douter, elle reflète
l'impression produite sur le public par une prédication à
laquelle on ne l'avait pas accoutumé. « Le Père de Ravignan
CHAPITRE VI 293
donne des conférences trois fois la semaine dans la vaste
nef de notre cathédrale. Ici comme à Paris, il attire autour
de la chaire un auditoire aussi nombreux et brillant qu'il
est éclairé. On le goûte, on le vante beaucoup, et il le
mérite. 11 faut pourtant convenir que ce genre d'instruc-
tion uniquement didactique et spéculatif, par là même
qu'il ne s'adresse jamais qu'à l'esprit et qu'il laisse abso-
lument de côté le cœur, peut bien aller pour Paris, mais
dans nos villes de province, à Toulouse surtout, ville
éminemment de foi et de piété, ce genre est trop sec et
trop nu. C'est ce que Mgr d'Astros disait l'autre jour au
Père de Ravignan lui-même, qui se rangeait volontiers à
cet avis...^ » (19 Décembre 1838.)
Même en mettant à part les exigences de la foi et de la
piété, il est certain qu'une prédication de caractère trop
exclusivement intellectuel concordait assez peu avec le
tempérament des populations méridionales. Au carême
suivant, les Toulousains furent servis mieux à leur goût.
Cette fois les prédicateurs jésuites semblent bien réunir
le nombre et la qualité. C'est encore le Père Maillard qui
rend compte de la station : « Six de nos Pères ont prêché
le carême à Toulouse. Celui qui a fait une impression plus
profonde et qui a mérité les suffrages universels, c'est le
jeune Père Charles Déplace. 11 prêchait à la cathédrale;
son nombreux auditoire, le clergé surtout, en est resté
enchanté. Et Mgr l'archevêque, bon juge en cette matière,
I . Il ne sera pas sans intérêt de rapprocher de cette apprécialion
celle que le P. Druilhet formulait l'année précédente à Lyon sur le
« genre » du conférencier de Notre-Dame : « Le P. de Ravignan qui
prêche l'Avent à la Cathédrale attire une foule immense. Il prêche
avec force, pour les temps actuels, et produit un entraînement vraiment
extraordinaire. C'est un genre à lui que nos jeunes gens feraient mal
d'imiter, parce qu'il faut toute sa logique, sa vigueur, ses études appro-
fondies, la magie de son action, la beauté de son organe pour produire
ces effets sur un auditoire immense, puis, en empruntant du langage du
jour quelques-unes de ses expressions et de ses formes, s'arrêter pour-
tant dans ces périlleux emprunts avec le tact parfait et le goût achevé
qui le distingue. C'est ce qu'il fait et peut faire avec un grand succès;
mais un autre ne le ferait pas comme lui. » (27 Décembre 183^.)
294 LA COMPAGNIE DE JESUS
et juge d'autant plus recevable qu'il est moins prodigue
d'éloges, en a été dans l'admiration. 11 est vrai que notre
}6une Père possède au plus haut degré les qualités les
plus rares : pureté et élégance du style, noblesse et élé-
vation des pensées..., force du raisonnement, etc.. »
(20 Avril 1839.)
Manifestement l'excellent Père Maillard est sous le
charme, et sans doute son témoignage ne suffirait pas
pour assigner à son jeune confrère une place parmi les
orateurs de marque. Mais d'autres que les Jésuites expri-
maient en termes plus louangeurs encore leur admiration
pour le talent du Père Charles Déplace. L'archevêque
d''x\vignon, Mgr du Pont, le déclarait résolument le pre-
mier prédicateur de l'époque, et le nom de Lacordaire ne
lui faisait pas modifier son opinion. En 1843, sur les ins-
tances de l'abbé Lacroix, Supérieur de Saint-Louis des
Français, il fut appelé à Rome pour la station du carême.
Le succès fut extraordinaire. Plusieurs mois après, le
Père Roothaan en exprimait son sentiment, mais sans
se départir de sa modération coutumière : « C'est avec
une bien grande consolation que j'ai vu pendant ce
carême et entendu le cher Père Charles Déplace ^ »
Après Rome, ce fut Paris qui attira le brillant prédicateur.
« 11 vient de faire merveille, écrivait le Père Maillard, dans
son carême de Saint-Sulpice. Malheureusement sa santé
est toujours très faible; ce qui m'empêche de lui confier
quelques Pères à former pour la prédication, comme je
l'aurais voulu. » (14 avril 1846.) La Compagnie de Jésus
eût assurément compté le nom du Père Charles Déplace
parmi ceux qui lui font le plus d'honneur devant le monde ;
mais ce nom, hélas! a été rayé de ses catalogues'^.
I. Au p. Etienne Déplace, à Lyon, 26 septembre 1 8^3.
a. Trop peu de santé et aussi, pourquoi ne pas le dire, trop de suc-
cès, ce fut pour le P. Charles Déplace un double écueil dont il ne sut pas
se garantir. Cette année même (i846) il demanda à être relevé de ses
vœux; il fut incorporé au clergé de Paris et devint dans la suite chanoine
de la métropole. Un autre membre de la résidence de Toulouse, le
P. Jean Portai, qui, lui aussi, avait quelque talent pour la chaire, le
suivit dans sa défection.
CHAPITRE VI 295
Le Père Maillard ne passa pas l'année entière à Tou-
louse. Au mois d'août il était nommé Provincial. Il fut
remplacé par le Père Druilhet qui lui-même eut pour
successeur à Lyon son ancien compagnon de Prague, le
Père Etienne Déplace ^ Le Père Druilhet était alors dans
sa soixante-douzième année. 11 allait porter pendant six
ans le fardeau d'une lourde supériorité, pour n'en être
déchargé qu'à la veille de sa mort. Ce n'en fut pas moins
pour la maison de Toulouse une période de progrès et de
prospérité. Le Père Maillard écrivait après une de ses
visites : « Le digne Père Druilhet est aussi actif qu'à
cinquante ans; il ne paraît pas vieillir; même fermeté de
tète et de main, même générosité de cœur. Après Dieu,
c'est bien à cet excellent Père que la maison de Toulouse
sera redevable de ses agrandissements et embellisse-
ments... Impossible d'avoir plus de zèle et de succès. »
(24 Juillet 1843.)
Entré en fonctions le 10 Octobre 1839, le nouveau
Supérieur faisait part, quelques semaines après, au Père
Général de ses premières impressions : «Vous dire qu'en
partant de Lyon je n'avais pas le cœur un peu gros de
quitter un pays où depuis neuf ans s'étaient concentrées
toutes mes affeclions, je ne puis le faire... J'ai trouvé la
maison de Toulouse telle à peu près que je me la figurais,
maison paisible, petite, avec une chapelle publique où
sept ou huit ouvriers laborieux s'emploient de tout leur
cœur aux travaux du saintministère... Nos Pères jouissent
de l'estime et de la considération publique, Mgr l'arche-
vêque nous aime ; les autorités civiles ne nous connaissent
pas ou font semblant de ne pas nous connaître; mais
l'important est que les fidèles nous connaissent bien et
qu'ils assiègent nos confessionnaux. » (4 Novembre 1839.)
Les lettres suivantes de cette première année fournis-
sent quelques précisions. Dieu bénit l'activité de ses
I. Il n'y avait entre les PP. Etienne et Charles Déplace aucun lien de
parenté.
296 LA COMPAGNIE DE JESUS
serviteurs au point qu'ils ne suffisent plus à la tâche : « Le
nombre des ouvriers n'est pas en proportion avec le tra-
vail qui s'accroît tous les jours... J'ai cru d'abord, en
quittant Lyon pour Toulouse, que le travail ici serait
moindre. Je me suis trompé. » (9 Décembre 1839.) « Nous
sommes neuf prêtres ; c'est peu, trop peu. Un seul a des
talents remarquables pour la chaire; deux autres font
passablement les Missions... Notre personnel n'est pas
brillant et cependant il est très vrai de dire qu'il se fait
ici beaucoup de bien; la confiance se porte vers nous. »
(10 Janvier 1840.) « Par une bénédiction particulière de la
Providence, tant de vieux et enracinés pécheurs sont
venus à la fin du carême se jeter entre nos bras qu'il nous
fallait passer les journées entières à les entendre, »
(17 Mai 1840.) « Le Père de Ravignan vient de donner la
retraite aux Dames de la ville dans la chapelle du Refuge;
il l'a fait avec grand succès. Un des Nôtres la donnait en
même temps aux pauvres filles repenties, avec moins
d'éclat, mais peut-être avec des fruits plus solides. Voilà
les retraites ecclésiastiques qui vont s'ouvrir dans cette
maison. Pour la première il y a déjà seize prêtres inscrits.
On estime que pendant les trois mois qu'elles durent, plus
de cent prêtres y prennent part. C'est une des meilleures
œuvres de la résidence de Toulouse. (29 Juillet 1840.)
Cependant on était bien à l'étroit dans le vieux couvent;
les prêtres retraitants y étaient installés à peu près
comme des soldats au campement. D'autre part les voca-
tions devenaient plus nombreuses ; Avignon était bien
loin, et là aussi on manquait d'espace. Toulouse parais-
sait tout indiqué pour un second noviciat. Sur ces entre-
faites, trois immeubles contigus à la résidence furent
mis en vente, ou plutôt offerts à la communauté à des
conditions très avantageuses. L'un d'eux avait une cer-
taine importance. L'occasion parut providentielle. Le
Père Druilhet pensa que la charité des fidèles ne lui serait
pas moins secourable à Toulouse qu'à Lyon; l'expérience
prouva en effet que son espoir n'avait pas été téméraire.
CHAPITRE VI 297
Achetés au mois d'août 1841, les nouveaux bâtiments
furent sans retard aménagés pour recevoir les retraitants
et les novices.
C'est en effet en cette année 1841 que prit naissance le
noviciat de Toulouse. Un premier essaim fut envoyé
d'Avignon au mois d'octobre, et, sur la fin de décembre,
le Père Druilhet écrivait : « Le nouveau noviciat est en
pleine marche. Aux dix novices que le Père Provincial a
tirés d'x\vignon s'en sont déjà joints sept ou huit autres,
ce qui, avec sept frères coadjuteurs, forme une petite
famille animée d'un esprit excellent. Le Père Ogerdias
est singulièrement aimé de ses novices. Douceur, sa-
gesse, prudence sont le fond de son gouvernement. Nous
aurons bientôt un excellent Supérieur de plus dans la
Province ^ «
Dans cette même lettre, le Père Druilhet informe le
Père Général que, « pour les novices très à l'étroit dans
l'étage qu'ils occupent, on a du acheter à une demi-heure
de la ville une maison de campagne où ils puissent aller
prendre l'air et faire de l'exercice ». Cette maison fut
appelée Sainte-Marie des Champs. Il paraît bien que le
nouveau noviciat avait trouvé à Toulouse des amitiés
dévouées et généreuses. Ce n'est assurément pas la caisse
de la modeste résidence qui eût pu faire face à cette
acquisition survenant après les autres. Et l'on ne s'étonne
pas de rencontrer dans la correspondance des Supérieurs
de la Compagnie l'expression d'une reconnaissance émue :
« Impossible, écrit le Provincial de Lyon, de rendre l'in-
térêt, l'affection touchante que porte à notre société cette
bonne ville de Toulouse^. » De son côté le Père Général
1. Au Père Général, 23 (iéceml>re i84i. Le P.Maurice Ogerdias, pre-
mier maître des novices à Toulouse, né en i8o8 et reçu dans la Compa-
gnie le II novembre i834, n'avait encore que 33 ans d'âge et 7 ans de
vie religieuse. Le P. Druilhet ne se trompait pas dans ses pronostics à
son sujet. Le P. Ogerdias lui succéda comme Supérieur de la maison de
Toulouse, fonda le collège Sainte-Marie, en i85o, fut Provincial de Tou-
louse 1 855-1 858 et mourut le 10 juin i883.
2. Le P. Maillard au P. Roothaan, i«' septembre i845.
298 L\ COMPAGNIE DE JESUS
écrit au maître des novices : « L'affection que nous témoi-
gnent les habitants de Toulouse leur donne droit à un
dévouement entier de notre part au salut de leurs âmes,
que nous devons procurer par tous les moyens que l'Ins-
titut nous offre et que les circonstances permettent. »
(24 Février 1846.)
Au surplus Sainte-Marie des Champs ne devait pas être
seulement un lieu de villégiature. Le logis que l'on avait
entrepris d'aménager pour le noviciat se trouva en tel
état de délabrement qu'il fallut attendre près de deux ans
avant de pouvoir s'y installer. Pendant ce temps le nom-
bre des novices grandissait ; ils étaient près de quarante
à l'automne de 1843, quand ils échangèrent enfin les com-
bles du vieux couvent pour leur nouvelle demeure. Mais
là encore on se trouvait dans des conditions hygiéniques
peu favorables; l'air et l'espace étaient trop mesurés. A la
suite des événements de 1845, l'ordre étant venu de réduire
le personnel des principales résidences, onprofîta de l'occa-
sion pour transférer le noviciat à Sainte-Marie des Champs.
La maison n'était pas faite pour recevoir tout ce petit peu-
ple ; mais elle était entourée d'un vaste jardin ; les arbres
et la verdure compensaient l'insuffisance de l'habitation.
D'ailleurs on était assez près de la ville pour pouvoiry con-
tinuer les expériments et les essais d'apostolat prescrits par
la règle. Presque dès le début le grand hôpital avait
accueilli les novices : « Tous les jours, écrivait le Père
Druilhet, trois d'entre eux vont y porter aux malades des
soins, des consolations etdes secours. » (27 Décembre 1842.)
La prison militaire leur fut également ouverte ; ils s'y ren-
daient trois fois par semaine. A Toulouse comme à Lyon ce
ministère produisait des résultats inespérés. Les Lettres
annuelles les mentionnent avec un laconisme éloquent.
Cinquante-trois prisonniers suivent la retraite préchée par
un prêtre novice; tous, excepté six, se confessent et com-
munient pieusement. Une autre fois, ils sont quatre-vingts
à accomplir le devoir pascal ; cinq seulement sont réfrac-
taires. L'archevêque en personne vient célébrer la messe,
CHAPITRE VI 299
distribuer la communion aux prisonniers, confirmer les
retardataires et adresser à tous de paternelles exhor-
tations.
Au mois d'août de cette année 1845, si critique pour
les Jésuites de France, le Père Ogerdias pouvait écrire :
« Jusqu'ici les novices n'ont pas interrompu un seul jour
leurs expériments, ni leurs visites aux hôpitaux, à la pri-
son militaire, etc. * » Au reste, disait-il, les menaces
suspendues sur nos têtes pendant tout le cours de cette
année n'ont pas été capables de les ébranler ; « tous étaient
prêtsà partir pourl'étranger plutôt que d'abandonner leur
vocation. » D'ailleurs la bénédiction du ciel est sur cette
maison ; ils sont plus de quarante novices scolastiques et
déjà de nombreuses demandes s'annoncent pour l'année
suivante.
Ace moment-là même, le vénérable religieux qui avait
été l'instrument de la Providence pour la fondation du
noviciat de Toulouse, le Père Druilhet, s'acheminait rapi-
dement vers sa fin. Il était toujours Supérieur de la com-
munauté qui ne comptait alors pas moins de soixante per-
sonnes. Au mois de mars, il écrivait au Père Général une
lettre touchante : « 11 y a à peu prèstrois ans (22 Avril 1842),
vous aviez la bonté, mon T. R. Père, de mettre dans une
correspondance ce petit Post-scriptum de votre main :
— Et puis mon excellent Père Druilhet, après tant de
bien fait à Toulouse, ne pourra-t-il être rendu à ses chers
Lyonnais qui ont tant soupiré et soupirent encore de
l'avoir perdu? — Votre cœur est toujours le même, mon
T. R. Père ; mais, la main sur la conscience et prosterné
à vos pieds, je crois pouvoir vous assurer que je ne
désire rien, je ne demande rien, pas plus Lyon que
Toulouse, pas plus le Midi que le Nord, pas plus même
d'être déchargé de mon fardeau que de continuer à le por-
ter. Mais je suis dans ma soixante-dix-huitième année; voilà
vingt-six ans de suite que je suis dans les supériorités.
I. Lettre au P. Général, i5 août i8/|5.
300 LA COMPAGNIE DE JESUS
Voyez, mon Révérend Père, dans votre sagesse et
votre charité ce que vous voulez faire de moi. Quelle que
soit votre décision vous me trouverez toujours disposé à
m'y conformer corde et animo. » (23 Mars 1845.)
Le saint vieillard dut porter son fardeau jusqu'à son
dernier jour. 11 s'éteignit doucement le 30 août suivant.
Une semaine après (7 septembre), le Père Général, qui
n'avait pas encore reçu la nouvelle de sa mort, lui écri-
vait pour lui annoncer qu'un successeur lui était donné et
qu'il allait enfin pouvoir prendre un peu de repos. Sans
le savoir, le premier Supérieur de la Compagnie faisait
dans cette lettre l'éloge funèbre de celui à qui elle était
adressée: «Je n'oublierai pas, disait le Père Roothaan,
que, le 2 octobre prochain, il y aura près de vingt-cinq
ans que, sans débrider, vous portez le fardeau de la supé-
riorité. C'est au nom de cette chère maison de Toulouse,
dont vous avez assuré l'existence en vous faisant pour elle
religieux mendiant, c'est aussi au nom des deux Provinces
de France et de toute la Compagnie que je vous remer-
cie, mon Père, du zèle toujours soutenu avec lequel vous
avez rempli les différentes supériorités qui vous ont été
confiées dans des temps qui presque toujours ont été ora-
geux. Saint Ignace s'en souviendra, soyez-en sûr, et le
Seigneur vous en récompensera lui-même ; erit merces tua
magna nimis^. »
Les Jésuites de Toulouse eussent volontiers emprunté
aux livres inspirés, pour en faire l'épitaphe de leur Supé-
rieur, une autre parole qui ne se vérifie pas dans tous les
saints canonisés : Dilectus Deo et hominibus^. Ouvrier
de la première heure, le Père Druilhet n'avait pu rece-
voir de la Compagnie la formation religieuse qu'elle donne
à ses enfants dans un noviciat régulièrement organisé. Il
ne s'en consolait point, estimant dans son humilité ce déficit
irréparable. « En 1820, écrivait-il un jour, je demandai
1 . Il sera lui-même votre très grande récompense. Genèse, xv, i.
2. Il fut cher à Dieu et aux hommes. Ecclésiastique, XLV, i.
CHAPITRE VI 301
à mains jointes au Père Fortis une année de Montrouge ;
jamais je n'ai pu l'obtenir.» (18 Septembre 1834.) La grâce
des prémices que Dieu verse sur le berceau des Instituts
religieux y avait abondamment suppléé. Le Père Druilhet
fut vraiment le religieux et le Supérieur selon le cœur de
saint Ignace. Le Père Gury, qui tenait de ses fonctions de
maître des novices une clairvoyance exceptionnelle, décla-
rait ne trouver rien à reprendre dans le Père Provincial
dont il était devenu le socius, rien, sauf pourtant qu'il était
«soigné dans sa personne et ses habits», en quoi l'aus-
tère socius découvrait un semblant de « mondanité ». Avec
plus de justice sans doute verrait-on dans cette correction
extérieure un dernier trait qui parachève une vertu solide
en la rendant aimable.
Un an après le Père Druilhet, mourait à la résidence de
Toulouse un autre religieux auquel, sous la Restauration,
on avait fait, bien malgré lui, une célébrité invraisem-
blable. Directeur de la Congrégation pendant quatorze
ans, le Père Ronsin était devenu une sorte de personnage
légendaire; aux yeux du public il incarnait toute la puis-
sance mystérieuse, mais aussi toute la malfaisance dont
on gratifiait alors la société de Loyola. Il n'est pas dou-
teux que le Rodin du Juif-errant ne soit dans la pensée de
l'auteur le Père Ronsin, dont le nom même est à peine
déformé. Ame candide, d'une piété tendre et quelque peu
naïve, au témoignage de ceux qui le connurent, le pauvre
Père semblait fait moins qu'un autre pour le rôle de maî-
tre fourbe que lui attribua la malignité des uns et la crédu-
lité des autres. Nous avons vu de notre temps l'opinion
publique tomber dans des méprises analogues au sujet de
tel Jésuite dont il lui plaisait de s'occuper.
Au début de 1828, quelques mois avant les fameuses
Ordonnances, le Père Ronsin s'était vu imposer un sacri-
fice que l'on peut bien dire héroïque. L'autorité ecclé-
siastique de Paris, « effrayée de ce cri d'alarme qui était
aussi un cri de ralliement : La Congrégation et les
302 LA COMPAGNIE DE JESUS
Jésuites !» % avait engagé le Père Provincial à éloigner le
religieux dont le nom excitait tant d'émoi. L'insinuation
fut faite, écrivait le Père Godinot, « d'une façon équiva-
lente à un ordre ». En véritable enfant d'obéissance le
Père Ronsin se soumit sans la moindre hésitation. 11 pré-
sida une dernière réunion le 2 février et fit ses adieux à
ses chers congréganistes ; après quoi il alla remettre sa
démission entre les mains de Mgr de Quélen. On lui
donna pour successeur d'abord l'abbé de Rohan, puis
l'abbé Mathieu, élevés l'un et l'autre dans la suite sur le
siège archiépiscopal de Besançon. Mais la Congrégation
elle-même ne fit dès lors que végéter pour disparaître
enfin dans la tempête de 1830. A ce moment le Père Ronsin
avait dû fuir, lui aussi, loin de Paris où sa vie n'eût pas
été en sûreté. 11 y était revenu au bout de deux ans ; mais
celte fois encore on s'émut à l'archevêché des ressenti-
ments et des colères que soulevaient le nom de l'ancien
directeur de la Congrégation ; on exigea, paraît-il, qu'il
disparût sans retour. Voici comment le Père Renault
rappelait, bien des années plus tard, la pénible com-
mission qu'il eut à remplir en sa qualité de Provin-
cial :
« Vous savez qu'une des choses qui m'ont le plus coûté
au cœur dans une période de six ans, ce fut quand je me
vis obligé de dire au Père Ronsin qu'il avait à quitter
Paris pour toujours et qu'il exercerait le saint ministère
bien loin de cette ville, en province. Mgr de Quélen le
demandait; mais il voulait que je prisse sur moi seul
l'odieux de cette mesure. Au milieu des œuvres qu'il
faisait à Paris et malgré ces liens chers et sacrés qui l'at-
tachaient à tant d'âmes, le Père Ronsin fut sublime d'obéis-
sance. Pas un mot, pas la plus petite observation. Je
pourrais dire qu'il fut aussi sublime d'amitié pour moi
dans cette circonstance; il m'embrassa avec effusion . Il
partit de suite pour Toulouse, et depuis jamais de retour
I. Geoffroy de Grandmaison, La Congrégation, p. 35 1.
CHAPITIIE VI 303
sur ce sacrifice; jamais rien, pas un mot pour revenir à
Paris \ »
C'était en 1833. Arrivé à Toulouse le Père Ronsin fut
occupé d'abord dans la prédication; mais s'apercevant
que sa mémoire le servait mal et que l'étude de ses ser-
mons, très correctement écrits, absorbait un temps qu'il
pourrait employer plus utilement à la gloire de Dieu, il
sollicita et obtint du Père Provincial l'autorisation de ne
plus monter en chaire. A peine consentait-il à donner
quelques instructions dans les communautés religieuses.
Dès lors il se consacra tout entier à la direction des âmes
et à l'administration du sacrement de pénitence. Il passait
régulièrement au confessionnal huit heures par jour; le
nombre des personnes qui lui avaientdonné leur confiance
dans la seule ville de Toulouse s'élevait au moins à douze
cents ^. C'est dans l'exercice de ce dévouement obscur
que s'acheva la carrière de l'humble religieux dont on
avait fait le héros de tant de fables sinistres et ridicules.
Dans l'été de 1846, le Père Maillard écrivait, à la suite
de sa visite provinciale à Toulouse : « Le Père Ronsin a
singulièrement dépéri depuis trois mois ; il semble ne plus
tenir à la vie que par un fil, et toutefois il est chaque jour
au confessionnal, comme au plus beau temps de sa vie apos-
tolique. » (24 Juillet 1846.) Il mourut le 4 novembre, âgé
de soixante-seize ans ^.
1. Lettre du P. Renault au P. Guidée, 4 août 1 864.
2. Cf. Notices historiques, etc., par le P. Achille Guidée. Tome II,
p. 1 5,
3. Le P. Ronsin parait avoir eu un don sj)écial pour ramener les héré-
tiques à la vraie foi. Il eut une part considérable dans la conversion du
duc régnant d'Anhalt-Goethen et de sa femme, sœur du roi de Prusse,
qui ûrent leur abjuration entre les mains de l'archevêque de Paris, le
24 octobre 1826. Le 5 juillet il avait lui-même reçu l'abjuration du
secrétaire de ce prince, M. Albert de Haza-Radlitz qui donna plus tard
un de ses fils à la Compagnie de Jésus. Nous avons trouvé dans les Archi-
ves de la Province de Toulouse une note manuscrite du P. Ronsin sur
Onze abjurations reçues par lui entre iSaô et i83o, de personnes démar-
que. Allemandes pour la plupart, et non compris les deux Altesses sérc-
nissimes d'Anhalt.
304 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
Le Père Ronsin était l'un de ceux que l'on peut regar-
der comme les fondateurs de la nouvelle Compagnie de
Jésus en France. On se rappelle que, en la fête de saint
Ignace, 31 juillet 1814, neuf Pères delà Foi se trouvèrent
autour du Père de Glorivière qui venait de les admettre
au noviciat. Le Père Ronsin faisait partie de cette avant-
garde. Six de ses compagnons l'avaient précédé dans la
tombe ; le Père Loriquet venait de mourir à Paris, un an
auparavant. Il ne restait plus que le Père Béquet et le Père
Varin qui, arrivé le premier de tous, fut aussi le dernier
à partir. Toutefois, le Frère Malet, membre lui aussi du
petit groupe et le premier des coadjuteurs temporels, lui
survécut encore dix ans ^
D'autres noms rencontrés au cours de cette Histoire
venaient encore prendre place au nécrologe à côté de
celui du Père Ronsin. C'était, un an avant lui, le Père
Claude Guyon succombant après une courte maladie, en
pleine Mission à Lavaur. (25 Novembre 1845.) 11 avait à
peine soixante ans. On peut bien dire qu'il tombait sur
le champ de bataille, les armes à la main, et c'était bien
ainsi que devait finir l'incomparable missionnaire. Le Père
Etienne Déplace n'avait devancé le Père Ronsin que de
trois semaines. (17 Octobre 1846.) A son retour de Prague,
l'ancien précepteur du duc de Bordeaux était venu, lui
aussi, prendre du service à la résidence de Toulouse. En
1839, il avait succédé au Père Druilhet comme Supérieur
à Lyon; son triennat achevé, il se trouva à bout de forces;
il traîna encore un reste de vie dans les maisons d'Aix
et de Marseille, et il vint enfin mourir à Avignon. On
avait fort à propos obtenu depuis peu l'établissement d'un
I. Les dix premiers Jésuites français de la nouvelle Compagnie, neuf
prêtres et un laïque, furent admis au noviciat du 19 au 23 juillet 181 4-
Voici la date de leur mort: P. Léopold Boissard, i*' mars 1819;
P. Augustin Coulon, 3i octobre i83i; P. Pierre Roger, i5 janvier 1889;
P. Etienne Dumouchel, i5 janvier i84o; P. Nicolas Jennesseaux, 9 octo-
bre 1842; P. Nicolas Loriquet, 9 avril i845; P. Pierre Ronsin, 4 novem-
bre 1 846; P. Pierre Béquet, 26 janvier 1849; P. Joseph Varin, 19 avril i85o;
Fr. Jean Malet, 22 mars 1860.
CHAPITRE VI 305
cimetière privé, à la maison de campagne du noviciat; le
Père Charles Gloriot en avait pris possession l'un des
premiers ; le Père Déplace alla reposer à ses côtés.
IV
L'ancienne cité des Papes n'avait pas cessé de se mon-
trer hospitalière à la Compagnie de Jésus. La résidence
d'Avignon représentait à elle seule plusieurs communau-
tés. Au lendemain de la division des Provinces (1836-
1837) elle abritait, outre son personnel de missionnaires,
le noviciat, les Pères du Troisième An, plusieurs théolo-
giens et un petit groupe de novices espagnols venus en
France chercher un asile ; au total cinquante-quatre reli-
gieux. Le Père Fouillot, qui en était le Supérieur, écrivait
au Général que la plus lourde partie de sa lâche lui ve-
nait de la confiance môme et de la sympathie des gens du
dehors. « Car Votre Paternité sait, disait-il, que la ma-
jeure partie du peuple d'Avignon nous est dévouée. »
Sur la fin de 1838, le Troisième An émigra à Notre-Dame-
d'Ay et le Père Fouillot céda la place au Père Gury. Le
noviciat grandissait, en effet, et envahissait l'espace. Dès
le début de la seconde année, le Père de Jocas, maître
des novices, annonçait que leur nombre allait montera
trente-six, non compris les coadjuteurs. (27 Octobre 1837.)
Et ce qui vaut mieux encore, plusieurs parmi ces recrues
que Dieu envoyait à la jeune Province de Lyon se distin-
guaient par des vertus ou des talents pleins de promesses.
De l'ait, les catalogues du noviciat présentent à cette
époque une quantité de noms qui figurent à des titres
divers parmi ceux que la Compagnie de Jésus aime à se
rappeler.
Citons entre autres Jean-Baptiste Flandrin, les deux
frères Jules et Auguste Payan, François-Xavier Gautrelet,
i'éminentet saint religieux que nous retrouverons encore,
Claude Bedin, l'un des plus héroïques missionnaires du
Maduré, Charles Rion et Nicolas Tissier, tous deux déjà
La Compagnie de Jésus. 20
306 LA COMPAGNIE DE JESUS
prêtres, le premier venu un peu tard, âgé de quarante ans,
mais, disait le Père de Jocas, « homme de grande expé-
rience et de beaucoup de prudence «i, l'autre, d'un tem-
pérament de feu, d'un zèle dévorant qui assurément ne se
contenterait pas de rendre à Dieu des services vulgaires ;
Lazare Raynaud, ci-devant avocat à Marseille; le maître
des novices ajoute à son nom cette simple note : « C'est
une bonne tête » ; chargé du gouvernement de ses frères
pendant toutes ses années de vie active, comme Supé-
rieur et Provincial, il ne devait pas démentir ce signale-
ment. Jules Servière, futur Provincial de la Province de
Toulouse, aurait bien mérité une mention semblable. De
même encore Edouard de Bouchaud, qui devait fournir
une belle carrière dans la prédication et le gouvernement
des collèges. Vient ensuite Albéric de Foresta. « Celui-
là, dit le Père de Jocas, est un ange. Le curé du pays qu'il
habitait nous a raconté qu'en le voyant une femme de
mauvaise vie a été si touchée d€ son air de candeur qu'elle
a renoncé à ses désordres, Louis de Boisgelin, neveu de
l'évêque de Marseille, Mgr deMazenod, venudeFribourg
comme iVlbéric de Foresta, était attaché de l'ambassade
de France à Vienne; il a laissé là le bel avenir qui s'ou-
vrait devant lui, et il fait l'admiration de ses compagnons
du noviciat et du maître des novices lui-même par sa sim-
plicité et sa générosité de caractère. » Atteint d'une ma-
ladie de langueur au cours de ses études au scolasticat
de Vais, il revint mourir à Avignon à l'âge de vingt-sept
ans. (24 Mars 1842.) Nommons encore Gabriel Bouffîer,
pendant de longues années Supérieur de la résidence ou
recteur du collège d'Avignon ; Pie de Blacas, au sujet
duquel le Père Renault écrivait : « Un des fils de M. le
duc de Blacas, Pie, né à Rome pendant que son père y
était ambassadeur et dont le pape Pie Vil avait daigné
être le parrain ; c'est un des meilleurs des six excellents
1 . Charles Rion avait été secrétaire de la préfecture de l'Ain, puis
chargé de l'éducation du comte Franz de Champagny.
CHAPITRE VI 307
sujets que j'ai reçus à Fribourg. » (24 Septembre 1834.)
Amédée de Damas, encore un élève de Fribourg, fils du
baron de Damas, ancien ministre de la Restauration et
gouverneur du duc de Bordeaux ; le Père de Jocas le
caractérise ainsi : « Exquis sous le rapport des qualités du
cœur, il montre à dix-sept ans un jugement et une maturité
bien rares à cet âge » ; François-Xavier Pailloux, futur
bâtisseur d'églises qui, sans être des chefs-d'œuvre, ont
bien leur mérite, etc. ^
Nombre de jeunes prêtres se sentaient attirés vers la
famille de saint Ignace mais ne pouvaient obtenir l'auto-
risation de quitter leurs diocèses. Les documents n'en
signalent pas moins de dix, arrêtés ainsi à la porte du
noviciat d'Avignon en la seule année 1838. Ce n'est pas la
première fois et ce ne sera pas la dernière que nous ren-
contrerons cet obstacle mis par les évéques au recrute-
ment de la Compagnie. Bien que peu défendable au
point de vue du droit, cette opposition s'appuyait de
motifs respectables. Indépendamment du manque trop
réel de prêtres dans certains diocèses, c'était d'ordinaire
chez des sujets d'élite que se manifestait la vocation reli-
gieuse; il devait en coûter aux évéques de se priver des
services de prêtres comme ceux dont le Père de Jocas
mentionne l'entrée au noviciat, dans une lettre du 30 octo-
bre 1840. L'abbé Victor Charignon appartenait au clergé
de Valence et avait été pendant plusieurs années profes-
seur de Théologie^; l'abbé Gontamin était Supérieur d'un
petit séminaire du diocèse de Grenoble qui lui devait sa
prospérité. Autant en faudrait-il dire de trois autres
prêtres, assurément des plus distingués dans leurs dio-
cèses respectifs, les abbés Jean-François Poncet, Alphonse
1 . Ont été publiées les biographies du P. Fr.-X. Gautrelet, par le
P. J. Burniclîon, Paris, Retaux, 1896; du P. Albéric de Foresta, par le
P. Régis de Chazournes; du P. Gabriel Bouffier, par le P. Alban Martel;
du P. Nicolas Tissier, sans nom d'auteur Lyon, Vitte, 1896.
2. Le P. Victor Charignon, né le 10 novembre 1802, admis au novi-
ciat d'Avignon le 19 août 18/40, partit pour la Mission du Maduré et y
mourut en lèyi, peu après son arrivée.
308 LA COMPAGNIE DE JESUS
Corail et Pierre Jeanjacquot, que l'on voit arriver en 1842
au noviciat d'Avignon. Malgré ces entraves le progrès
ne se ralentissait point. Jusqu'à la malheureuse secousse
de 1845, le chiffre des novices scolastiques se maintient
autour de quarante, sans même que l'envoi d'un essaim
à Toulouse le fasse sensiblement diminuer.
Cependant l'hôtel de Calvière, où l'on avait installé en
1824 le noviciat à sa naissance, devenait trop étroit pour
le nombre de ses habitants. Après la terrible inondation
de 1840, il fut un instant question de le transporter dans
un autre local; pour cette fois la négociation n'aboutit
point. Depuis plusieurs années on se voyait obligé d'en-
voyer la petite colonie respirer pendant l'été un air plus
salubre. L'austère Père Gury lui-même, tout en gémis-
sant d'une délicatesse qu'on n'avait point connue à Mont-
rouge, la jugeait nécessaire. « Les novices avec leur Père
Maître, écrivait-il, vont passer deux mois dans la maison
de campagne que nous avons à Aix; ils ne pourraient
rester ici, à l'étroit comme ils sont, sans compromettre
leur santé. » (15 Juin 1840.) Le Père de Jocas pourtant
paraît avoir eu quelque scrupule à cet égard. Il écrivait
le 20 juillet 1841 : « Nous avons renoncé, au moins pour
celte année, au pèlerinage de Saint-Joseph. Il semble en
effet que c'était chose un peu forte qu'une communauté
tout entière se transportât tous les ans à quinze lieues
d'ici, pour y établir ses quartiers d'été. Il eût été plus
simple assurément de louer non loin d'Avignon, voire
même d'acheter une maison de campagne. Peut-être la
chose serait-elle exécutée, sans un malentendu. J'espère
que l'affaire se renouera. On ne peut se dissimuler que les
santés de nos jeunes gens exigent cette mesure; ce n'est
qu'à force de soins que l'on parvient à les conserver, et
grâce à Dieu, je n'en suis pas avare. Le Père Recteur
avait peur que la formation religieuse n'en souffrît; mais
s'ils viennent à mourir ou à traîner plus tard dans les infir-
meries des scolasticats, qu'y gagnerons-nous ^ ? »
1. Au R. P. Général Rootliaan.
CHAPITRE VI
309
Cette année en effet les novices trouvèrent à Saint-
Ghamand, dans la banlieue d'Avignon, ce qu'ils seraient
allés chercher à Saint-Joseph du Tholonet. Le Père
Roothaan félicitait le Père Gury de cette acquisition « bien
nécessaire ». « Le bon Dieu qui l'a facilitée, ajoutait-il,
fournira aussi, il faut l'attendre de sa paternelle Provi-
dence, les moyens de la payer. » (20 Février 1842.) La Pro-
vidence confia ce soin à la l'aniille d'un jeune religieux, le
Père Pie de Blacas, ordonné prêtre cette année même et
qui célébra sa première messe dans l'oratoire de la nou-
velle maison de campagne.
Saint-Ghamand devait d'ailleurs prendre une place con-
sidérable dans l'histoire des Jésuites à Avignon; à plu-
sieurs reprises on y installa une communauté plus ou
moins nombreuse. Dès 1843 l'habitation agrandie et com-
plétée par une chapelle fort convenable donnait asile à
un groupe de jeunes étudiants formant ce que l'on appelle
dans la Compagnie le cours de Rhétorique ou Juvénat.
D'après l'usage, le noviciat achevé, deux années devaient
être consacrées à l'étude des grammaires et des littéra-
tures, comme préparation immédiate au professorat. Ce
cours n'avait pu jusqu'alors être organisé que d'une
manière incomplète et intermittente. C'était une lacune
que le Père Maillard à peine entré en charge s'appliqua
à combler. 11 écrivait le IG septembre 1840 : « A tout événe-
ment, nous renforçons les premières études pour prépa-
rer autant que possijjle des hommes capables, littérateurs,
prédicateurs, théologiens, philosophes. C'est pour cela
aussi que nous exigeons rigoureusement que tous nos
jeunes prêtres, placés dans nos résidences, soient sérieu-
sement occupés à la composition de discours et sermons,
en sorte qu'on ne les envoie prêcher qu'autant qu'ils soient
prêts et bien prêts. » Une lettre du Père de Jocas appuie
sur ce besoin de préparation : « On devient, dit-il, de
plus en plus exigeant pour les ministères, d'où la néces-
sité plus urgente que jamais d'une solide formation. »
Et à propos du Juvénat, il insiste pour qu'il ne soit pas
310 LA COMPAGNIE DE JESUS
réduit à une seule année : « Une année, c'est bien peu
pour des jeunes gens dont les études ont été souvent
incomplètes. » (28 Juin 1844.)
Toutefois le sage maître des novices n'entend pas que le
noviciat soit écourté au profit de la Rhétorique. Le Père
Maillard avait tout d'abord, paraît-il, cédé à l'empresse-
ment qui lui était naturel; on lui fit comprendre qu'il était
allé trop vite. Le Père de Jocas en donne avis discrète-
ment dans sa correspondance avec le Père Général :
« Quant aux novices de seconde année, le R. P. Provin-
cial est revenu sur l'idée qu'il avait eue d'en faire des rhé-
toriciens de première année. J'en suis bien aise. Les mettre
tous en Rhétorique, c'était selon moi courir la chance de
ne pas former chez le plus grand nombre l'esprit religieux
et ôter aux novices de première année un des plus puis-
sants moyens de les former eux-mêmes, le contact habi-
tuel avec ceux qui les ont précédés au noviciat. Ils ne
seront donc plus rhétoriciens de première année; mais
on leur a ménagé tout simplement quelques moments dans
la journée pour repasser leurs auteurs grecs et latins et se
mettre en état d'entrer en Rhétorique aussitôt après leur
noviciat. » (30 Octobre 1840.) Le Juvénat établi tout d'abord
à Avignon même, en 1839, à la place laissée vide par le
départ des Pères du Troisième An, se dédoubla l'année
suivante. Les Rhétoriciens de seconde année furent trans-
férés à Aix et de là à Dôle (1841). Maison se rendit compte
bien vite que la séparation n'était pas avantageuse. Les
deux cours furent donc réunis à Saint-Ghamand, qui devint
ainsi une véritable maison d'études, sous la direction du
Père Paulin Abelle, lequel au témoignage du Père de
Jocas était « tout à fait l'homme de la situation »,
A ce moment la Province de Paris possédait son Juvé-
nat installé dans la maison de campagne du collège de
Brugelette; il avait à sa tête un maître éminent. Littéra-
teur érudit, écrivain élégant, poète à ses heures, le Père
Arsène Cahour était, on peut le dire, quelque peu en
avant sur ses confrères. Son enseignement débordait
CHAPITRE VI 311
parfois le cadre classique traditionnel; il ne craignait pas
d'ouvrir un jour discret sur la littérature et la poésie con-
temporaine ; à l'occasion il lisait à ses disciples une page de
Hugo ou de Lamartine, alors dans tout l'éclat de leur
gloire. Cette hardiesse elTraj'^a les timides; nous trouvons
dans certains papiers de famille l'écho des inquiétudes et
même des protestations qu'elle suscita; le professeur dut
présenter sa justification; ce qui ne lui fut pas trop dif-
ficile, car les arguments ne lui manquaient pas. « A quinze
ans, disait-il, nos élèves en savent plus que nous; on leur
parle de ces auteurs, ils les lisent. Pouvons-nous nous obs-
tiner à les ignorer? » Assurément il y a là un problème
délicat, lequel ne se posait pas, au moins dans les mêmes
termes, devant nos anciens qui ont rédigé le Ratio studio-
riim. Mais il semble bien aussi qu'il n'est ni sage, ni même
possible de le résoudre avec des règles faites pour d'autres
temps. C'est affaire à la prudence du maître de trouver la
juste mesure dans le commerce avec des auteurs dont la
fréquentation est dangereuse, mais dont le contact est
inévitable.
Cependant la maison d'Avignon, grâce surtout à la pros-
périté du noviciat, voyait le chiffre de son personnel
monter d'une année à l'autre. En 1843, elle comptait, avec
son annexe de Saint-Chamand, un total de soixante-quinze
religieux. Par un privilège assez extraordinaire, aucune
partie de la population catholique ne témoignait d'hosti-
lité contre les Jésuites. Le Père de Jocas pouvait écrire
un jour: « Nous avons les sympathies de l'archevêque,
du clergé et des fidèles. » (3 Mai 1845.) Mgr Paul Naudo,
qui avait succédé en 1842 à Mgr du Pont, témoignait à
la famille de saint Ignace une bienveillance qui allait
jusqu'au dévouement. Lors des événements de 1845, il
fut au premier rang de ses défenseurs; le Père Général
chargeait le recteur du noviciat de lui exprimer sa vive
reconnaissance « pour les sentiments qu'il avait fait paraî-
tre envers la Compagnie dans ces circonstances critiques».
« Ils ne m'ont pas surpris, ajoutait-il, car depuis qu'il est
312 LA COMPAGNIE DE JESUS
sur le siège de cette métropole, il n'a cessé de nous don-
ner des preuves de sa sollicitude et de son affection
sincère, » (20 Septembre 1845.)
Par suite de cette sympathie quasi universelle, les six
ou huit Pères de la résidence appliqués à l'exercice du
saint ministère avaient peine à répondre à la confiance et
aux appels des diverses classes de la population. Seules
peut-être les administrations civiles montraient peu d'em-
pressement à favoriser les essais d'apostolat des novices.
Le Père Gury laisse échapper à ce sujet une plainte dis-
crète : « Nous n'avons pas, écrivait-il, l'entière liberté de
travailler dans les hôpitaux et dans les prisons; nous
allons cependant dans les uns et dans les autres, et nous
avons la consolation d'y faire quelque bien. » (23 Décem-
bre 1839.) On rencontrait moins d'entraves de la part des
autorités militaires, à en juger par le peu que raconte le
Père de Jocas : « Les novices ont converti et fait confes-
ser dernièrement soixante soldats qui partaient pour
l'Afrique. Sur ce nombre ils en conduisirent vingt-quatre
chez Mgr pour la confirmation. » (25 Janvier 1843.) « Ils
travaillent encore, lisons-nous dans la même lettre, à réu-
nir en congrégation, non les petits Savoyards qu'ils ont
déjà, mais les Savoyards adultes et mariés qui sont ici au
nombre de plus de deux cents. Je ne sais s'ils en vien-
dront à bout. »
A peu de temps de là un jeune prêtre reçu l'année
précédente et par conséquent encore novice, le Père
Alphonse Corail, prêchait le mois de Marie à la cathé-
drale de Notre-Dame des Doms. Il eut un succès qui
échauffa la bile des quelques lecteurs que le Constitution-
nel a.yaitk Avignon. L'un d'eux se fit l'interprète de leur
mauvaise humeur dans une longue correspondance qu'il
adressa au journal, lequel s'empressa de la publier. La
pièce est vraiment curieuse par le contraste entre les faits
qu'elle dénonce et l'indignation qu'on prétend exciter con-
tre leurs auteurs. En voici le début : « Le pays recueille les
fruits amers des inexplicables complaisances du pouvoir
CHAPITRE YI 313
pour le parti prêtre. Dans notre ville, comme à Lyon,
comme partout en France, le jésuitisme, un instant cons-
terné et abattu, lève de nouveau la tête avec une audace,
une impudeur dignes du bon vieux temps... » En effet,
« chaque soir pendant le mois de Marie, le R. P. Corail,
ancien chanoine de Toulouse', aujourd'hui digne asso-
cié du célèbre abbé Guyon, a réuni à Notre-Dame, autour
de sa chaire, une aiïluence considérable de fidèles et de
curieux. » D'après le chroniqueur, le sujet des sermons
était pris beaucoup moins dans l'Evangile que dans les
querelles qui agitaient alors l'opinion publique, celle
surtout du clergé contre l'Université. « Le cours de ces
prédications forcenées, poursuit-il, a fini le 1" Juin par
une procession à laquelle assistaient trois ou quatre mille
enfants des deux sexes que l'on devait consacrer à Marie.
A cet effet, l'immense procession, après avoir traversé au
chant des cantiques les principales rues de la ville et le
rocher des Doms, s'est rendue sur la place du Palais des
Papes; là avait été dressé un autel en plein vent, garni
de fleurs et de festons. Le Père Corail, juché sur une
estrade, a pris la parole en présence d'une multitude de
dix à douze mille âmes, et, dans une chaleureuse improvi-
sation, a fait un appel aussi passionné que ridicule aux
sentiments ultramontains.., glorifiant ces siècles barba-
res, où l'inquisition faisait rôtir les hérétiques, etc. ^ »
Suivent les tirades accoutumées, et finalement on fait
entrevoir les effroyables dangers qui menacent le pays si
on laisse libres des hommes aussi entreprenants et aussi
avides de domination.
On ne pouvait que remercier le Constitutionnel d'avoir
fait connaître à toute la France la manifestation si gra-
cieuse tout à la fois et si grandiose organisée dans l'anti-
que cité papale « par les noirs janissaires de la cour de
Rome »; c'est ainsi qu'il désignait les Jésuites. On est
I. C'est une erreur. L'abbé Corail, du diocèse de Toulouse, ctait cha-
noine deMontauban.
•1 Le Constitutionnel, 21 iuin i8li3.
314 LA COMPAGNIE DE JESUS
heureux de pouvoir lui en emprunter le récit. Toutefois
nous devons ajouter que les vicaires généraux et les cha-
noines ne purent laisser passer sans protestation les inven-
tions mensongères publiées contre le prédicateur. Ils
adressèrent au journal une note qu'il se garda de repro-
duire : « Ayant suivi, disent les honorables signataires,
les prédications de M. l'abbé Corail et voulant le justifier
des calomnies odieuses et étranges dont il été l'objet dans
le n" 172 du Constitutionnel. .. ^ nous déclarons expressé-
ment toutes les allégations du correspondant du Consti-
tutionnel fausses, controuvées, mensongères et calom-
nieuses. » (8 Juin 1843 ^)
Le prédicateur de Notre-Dame des Doms signalé par le
Constitutionnel à l'attention publique était alors âgé de
trente-quatre ans; il avait, au sens le plus vif du mot, le
tempérament oratoire. L'année suivante, nous le retrou-
vons donnant la station quadragésimale dans la primatiale
de Lyon. Plusieurs de ses confrères prêchaient en même
temps dans diverses paroisses de la ville; les correspon-
dances de famille s'accordent à reconnaître que le Père
Corail fut remarqué entre tous. Dès lors il figurera pendant
vingt-cinq ans sur la liste des prédicateurs en renom ;
il est appelé un peu partout pour porter la parole dans les
grandes circonstances; c'est lui, par exemple, qui prêcha
pour le couronnement de Notre-Dame des Victoires, le
9 juillet 1853. Il mourut, malheureusement épuisé de tra-
vaux excessifs, n'ayant pas atteint sa soixantième année.
(3 Février 1867.)
Au moment où le Père Corail se présentait au noviciat
d'Avignon, la résidence comptait parmi ses membres les
plus actifs un homme qui allait bientôt acquérir une
grande, peut-être trop grande notoriété. Le Père Nicolas
Deschamps, né en 1797, était alors dans la force de l'âge.
Entré déjà prêtre dans la Compagnie en 1826, il avait
enseigné la Rhétorique d'abord aux Juvénistes d'Aix, puis
I. UAmi de la Religion. T. CXVIII. P. 26/J.
CHAPITRE VI 315
au collège de Fribourg. Travailleur acharné, esprit inven-
tif, incapable de se contenter des besognes tracées
d'avance, il était toujours en quête de quelque moyen plus
efficace de contribuer à la défense de l'Eglise, l'unique
objet de ses ambitions et de ses efforts. Persuadé que la
plume est Tanne par excellence des combats pour la
vérité, il rêva d'œuvres de presse et élabora quantité de
projets et de plans; sur le nombre quelques-uns furent
réalisés de son vivant, ou plus tard. Lui-même fut un
publiciste infatigable, d'humeur plutôt agressive et portant
parfois ses coups sans assez de retenue et de prudence.
En 1841, le Père Deschamps, après une absence qui
aurait pu être plus longue *, revenait à la résidence
d'Avignon où il avait déjà passé plusieurs années et dont
il avait même été le Supérieur, de 1834 à 1836. Par ses
soins avait été organisée une congrégation d'hommes,
qui sous sa direction était devenue florissante. A peine
était-il de retour depuis quelques mois qu'il mettait la
main à une entreprise qui mérite d'être signalée. L'idée
était neuve et ne manquait pas de hardiesse. Nous avons
parlé plus haut de l'œuvre de Saint-Pierre de Luxem-
bourg -, assurément un des premiers en date parmi les
patronages pour les enfants du peuple au siècle dernier.
Le Père Deschamps songeait à le transformer en école
professionnelle. 11 en exposait le plan dans un Mémoire
au Père Général : « Le bien, disait-il, que la Providence
nous a accordé de faire par la petite œuvre de Saint-Pierre
de Luxembourg, malgré des obstacles sans nombre, et
l'heureuse influence que cette œuvre nous donne sur la
population de cette cité, m'a fait penser à proposer à
I . Voir au chap. VII, § i .
a. C'est en i83g que l'on avait loué, rue des Lices, une vaste maison
avec cours et jardin pour en faire un centre d'œuvres sous le patronage
de saint Pierre de Luxembourg. La congrégation des hommes y tenait
ses réunions; il y avait un patronage pour les enfants et jeunes gens,
une bibliothèque des Bons Livres, des jeux, etc. Le local se trouva tout
préparé pour le collège qui y débuta en iS^g.
316 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
Votre Paternité, de nous charger entièrement de cette
œuvre en y établissant la résidence et la séparant du novi-
ciat... Cet essai donnerait peut-être lieu à une nouvelle
forme de collège, où l'on irait aux âmes par des ateliers
et des cours de sciences appliquées à l'industrie, comme
on y va ailleurs par des cours de grec et de latin... L'ins-
truction religieuse, la discipline, la surveillance des ate-
liers, la direction générale de l'œuvre entière serait entre
nos mains. La comptabilité des ateliers, leur érection,
leur direction matérielle regarderaient une administration
séculière et les chefs d'atelier responsables avec lesquels
cette administration traiterait; nous n'interviendrions que
pour les garanties morales et religieuses et tous les points
qui s'y rattachent... » (Octobre 1841.)
Le Mémoire entre ensuite dans des détails très précis
qui montrent que le projet était sérieusement étudié et
ne laissait rien au hasard. De fait, on ne jugea point à
propos pour le moment de transférer la résidence dans
le local de l'œuvre ; mais le Père Deschamps eut d'ail-
leurs toute latitude pour mettre son plan à exécution. Il
s'y consacra d'abord avec son ardeur coutumière; mais
bientôt, comme nous le verrons plus loin, il fut appelé
sur un autre théâtre où l'on jugeait ses talents plus
utiles ; son successeur n'eut pas le même savoir-faire ri
peut-être le même zèle ; au bout de deux années on com-
mençait, devant la médiocrité des résultats, à désespérer
de l'œuvre, et bientôt il fallut y renoncer. A vrai dire,
ridée était excellente en elle-même; mais ce n'était ni
le temps ni le lieu d'en essayer la réalisation.
Nous trouvons encore aux Catalogues de cette époque
un nom devenu par la suite populaire en Avignon. Le
Père Hyacinthe Crolard organisait dès lors la congréga-
tion des ouvriers qu'il devait diriger pendant plus de
trente ans avec un entrain tout méridional. Parallèlement
se développait sous la conduite du Père Raymond Delage,
un novice de 1814, la congrégation des servantes. Là
comme ailleurs, les Jésuites, en dépit de la légende,.
CHAPITRE VI 317
réservaient le meilleur de leur activité pour les hum-
bles et les petits.
V
La capitale de la Provence ne se montrait pas aussi
favorable à beaucoup près aux fils de saint Ignace que
la ville des Papes. A cela rien d'étonnant; les traditions
de l'ancien parlement avaient trop profondément impré-
gné l'esprit public à Aix pour que l'on n'y fût pas d'instinct
hostile, ou tout au moins défiant, envers la Compagnie
de Jésus. Elle y comptait cependant des amis sincères et
dévoués; nous avons dit comment ils avaient obtenu le
maintien de la résidence dont la suppression avait été un
instant décidée. Ils avaient racheté l'ancienne église du
collège Bourbon, avec une partie du collège lui-même, au
mois de septembre 1836; ils espéraient prendre posses-
sion de l'église, devenue libre, au 1*'' janvier 1837. L'auto-
rité ecclésiastique eûtpeut-être donné son consentement;
mais du côté de l'administration municipale l'opposition
fut irréductible. Et non content d'interdire l'ouverture de
l'église, le maire, M. Aude, s'empressa d'adresser au
procureur du Roi une dénonciation en forme contre « la
Congrégation des Jésuites qui s'était reformée illégale-
ment à Aix », et dont il réclamait la dissolution. Après
avoir répété le fatras des accusations courantes contre
les Jésuites et rappelé les arrêts des parlements, le brel
de Clément XIV, les lois de l'époque révolutionnaire,
les Décrets de l'Empire et les Ordonnances de 1828, le
document conclut: « Tant de considérations diverses...
empêcheront, il ne faut pas en douter, le rétablissement
d'une Société aussi dangereuse et qui a de tout temps
été une cause de troubles religieux ou politiques. »
Le procureur du Roi ne jugea pas à propos de donner
suite à la dénonciation du maire qui, ainsi que la majo-
rité de son conseil, n'en fut que plus acharné contre les
Jésuites. Plusieurs années après, le Père Maillard écri-
vait : « Les autorités, le maire en tête, nous sont toujours
318- LA COMPAGNIE DE JESUS
fort hostiles. Ce brave maire du reste ne s'en cache pas.
Il nous hait, dit-il, cordialement. Il voudrait être le maître
de nous expulser... C'est un ennemi franc et désespéré.
Nous prions pour lui. Puissions-nous être en mesure de
lui rendre quelque service ! C'est le meilleur moyen de
nous venger. Mais en attendant, c'est lui qui nous empê-
che d'ouvrir l'église dont nous sommes propriétaires. »
(15 Juillet 1844.)
Peu auparavant le magistrat municipal avait eu l'occa-
sion de montrer jusqu'où pouvait aller son animosité. Le
curé de l'église Sainte-Madeleine avait entrepris de placer
plus honorablement l'antique image de Notre-Dame
[Mater diuinœ gratiœ) donnée, d'après la tradition, par
saint Bonaventure. Il avait invité les communautés, con-
fréries et corporations, à faire apposer des plaques de
marbre où serait gravé le témoignage de leur dévotion
envers la Madone. Le maire avait promis d'en donner
une aux armes de la ville. Mais entre temps la congréga-
tion dirigée par les Pères avait installé la sienne, avec
l'inscription : A Marie, Ses enfants reconnaissants. L'œu-
vre delà Jeunesse. Sur quoi, grande colère du maire qui
écrit au curé pour retirer sa parole, attendu que derrière
ce paravent ce sont les Jésuites qui se cachent. Il ne pou-
vait supporter leur voisinage, même à l'église, et sous la
forme d'inscriptions lapidaires.
Aussi le Père Joseph Bon, qui venait à ce moment de
prendre en main le gouvernement de la résidence, pou-
vait-il résumer ainsi ses premières impressions : « L'auto-
rité civile locale est de bronze pour nous, hostile jusqu'à
nous dire en face qu'elle nous déteste et qu'elle n'a qu'un
désir, celui de nous expulser ou de nous contraindre à
nous retirer. » (P"" Janvier 1845.) Au reste toutes les diffi-
cultés de l'établissement des Jésuites à Aix ne venaient
pas de la seule administration municipale. Le clergé
paroissial, nombreux et capable, n'était pas non plus sans
quelque défiance, et le maire savait très bien que, de ce
côté du moins, on ne lui en voulait pas de son opposition
CHAPITRE YI 319
à l'ouverture de l'église des Jésuites. L'archevêque lui-
même, le futur cardinal Bernet, n'était pas exempt de
toute prévention à leur égard et n'eût pas volontiers donné
pleine liberté à l'exercice de leur ministère Puis, comme
l'écrivait un des Supérieurs de la résidence, le Père Del-
four, « le public, habitué à entendre des avocats de mérite,
est difficile; il demande dans les prédicateurs des talents
plus qu'ordinaires; la jeunesse des écoles est tellement
possédée par le respect humain que le petit nombre d'étu-
diants qui pratiquent la religion n'osent mettre les pieds
chez nous. » (3 Octobre 1840.) Enfin pour tout dire, il
fallait bien compter aussi avec le tempérament et le carac-
tère de la population, avec les habitudes d'une ville polie
et lettrée, peu travailleuse, mais où en revanche on parle
beaucoup dans la rue, sur les places publiques et dans
les salons. « Ici, écrivait encore le Père Bon après une
expérience de trois années, nous ne devons marcher
qu'avec beaucoup de circonspection et de prudence... 11
nous faut un dévouement obscur, laborieuxet persévé-
rant. » (15 Septembre 1846.) •
De fait, ce ne fut qu'à force de patience et après des
épreuves de toute sorte que la résidence d'ifVix parvint à
s'aff'rancliir des entraves et à se faire une existence normale.
Pendant quatorze ans, les Pères durent se résigner à un
trajet considérable pour aller exercer leur ministère dans
la chapelle des Pénitents blancs, qu'ils avaient été char-
gés de desservir en même temps que de réformer la con-
frérie elle-même. Ce n'est qu'en 1850 qu'il leur fut permis
d'entr'ouvrir au public la belle église de leur ancien col-
lège, restée fermée depuis les arrêts du Parlement de
1763. La partie du collège qu'ils habitaient était devenue
leur propriété après la mort du duc de Blacas, en 1840 ; le
reste des bâtiments était occupé par une institution de
jeunes filles; de longtemps on ne pouvait espérer en faire
l'acquisition. « Nous avons donc, écrit le Père Delfour,
pris le parti d'élever entre le pensionnat et nous un grand
mur qui nous met complètement à l'abri de ce voisinage
320 LA COMPAGNIE DE JESUS
incommode... » (3 Octobre J840.) Malheureusement, avec
ce grand mur, élevé à la hauteur de la maison, dans une
cour assez étroite, le logis des religieux ressemblait fort
à une prison, pour ne pas dire à un tombeau. Les condi-
tions hygiéniques y étaient si mauvaises que le petit
groupe des Juvénistes envoyés d'Avignon en 1841 n'y put
achever l'année et dut être transféré à Dôle.
Pendant toute cette longue période la modeste résidence
ne compta guère plus de six ou sept prêtres. L'un d'eux
était le vénérable Père Jean-Baptiste Galliat, un ouvrier
de la première heure, et l'un des missionnaires de l'époque
héroïque. C'était déjà un vieillard quand il vint à Aix en
1835; il y passa encore dix-huit années, édifiant ses frères
et les étrangers par sa piélé et un zèle que l'âge n'avait
point refroidi, et particulièrement estimé des prêtres
dont il était comme le confesseur attitré. Il mourut âgé
de quatre-vingt-huit ans. (18 Février 1853.)
Les difficultés de la situation amenèrent d'assez fréquents
changements de Supérieurs. Au Père Théofred Richard
avait succédé le Père Henri Delfour (6 juillet 1840), lequel
fut remplacé par le Père Barthès (15 août 1842), dont nous
avons dit la belle conduite pendant le choléra d'Amiens.
Cédant à son ardeur naturelle, le Père Barthès crut pou-
voir briser les obstacles; il ne manœuvra pas avec toute
la discrétion nécessaire « sur cette petite mer toute semée
d'écueils ». Mgr Bernet se plaignit, et au bout d'une année
il fallut envoyer un autre Supérieur. (29 Août 1843.) Le
Père Joseph Bon avait à peine trente-six ans; mais le Ciel
lui avait départi dans une large mesure le don de pru-
dence et de sagesse ; bientôt il allait gouverner le scolas-
ticatde Vais et peu après la Province de Lyon elle-même.
Pendant son passage à Aix il sut apaiser les méconten-
tements et conquérir à la Compagnie des sympathies pré-
cieuses. On se contenta à la résidence, en attendant des
jours meilleurs, de pratiquer « le dévouement obscur,
laborieux et persévérant », recommandé parle Supérieur.
Les Pères dirigeaient déjà une congrégation d'hommes
CHAPITRE VI 321
point fort nombreuse, mais dont la ferveur faisait l'édifi-
cation des paroisses ; une autre congrégation réunissait
l'élite des étudiants de la Faculté de Droit, une trentaine
en 1840; il y eut des alternatives de hausse et de baisse
les années suivantes, mais l'œuvre fut maintenue pendant
toute la durée du siècle et les résultats en furent presque
toujours consolants. Deux nouvelles congrégations de la
Sainte-Vierge pour les femmes et les jeunes filles apparais-
sent sous le supériorat du Père Bon, et enfin celle des
Saints- Anges pour les enfants des écoles.
La Compagnie de Jésus. 21
CHAPITRE VII
1. — Fondation de la résidence de Marseille. Mgr Eugène de Mazenod.
La Chapelle de la Mission de France. L'association du Saint-Cœur
de Marie. Le cercle religieux. Le P. Barrelle et la Congrégation de
Sainte-Anne. La Congrégation de la Sainte-Enfance. Retraite sacerdo-
tale mensuelle. Mei'veilleuse activité de la résidence. Les Jésuites
jouissent de la faveur publique.
IL — Le P. de Ravignan premier Supérieur de la résidence de Bordeaux.
Le chanoine Morel donne sa maison à la Compagnie. Mgr Donnet
approuve et favorise son établissement à Bordeaux. Les difficultés
du début. Le P. Estébénet. Le P. Goudelin. Progrès de la résidence.
III. — Fondation de Grenoble. M. le curé Gérin. Progrès rapide des œu-
vres. Le préfet pousse le cri d'alarme. Le ministre invite l'évêque à fer-
mer la chapelle des Jésuites. L'évêque refuse. Chaude sympathie de
Mgr de Bruillard pour la Compagnie. Fondation de Castres. Le maré-
chal Soult, chef du gouvernement, protège les Jésuites. La résidence
de Dôle reprend vie et vigueur. Le P. Henri Delfour. Le P. Guiller-
met. Restauration du pèlerinage de Mont-Roland. A Lalouvesc. Mgr
Guibert établit définitivement la Compagnie auprès du tombeau de
saint François Régis. L'ancien presbytère où il mourut est transformé
en oratoire. La montagne de Lalouvesc foyer vivant d'apostolal. Le
Troisième An à Notre-Dame d'Ay. Le Père Fouillot.
IV. — Dans la Province de Paris on ne compte pas moins de dix fon-
dations en l'espace de sept ans. M. de Courson et les Jésuites à Nan-
tes. Les PP. Pierre Labonde et Augustin Laurent. Le Père Varlet, pre-
mier Supérieur. L'abbé de Champgrand, Sulpicien, comme l'abbé de
Courson, établit les Jésuites à Bourges. Tracasseries et consolations.
A la prison de Limoges. En 1889 trois résidences nouvelles. Quimper
et les Missions bretonnes. Les Mertian appellent la Compagnie à Stras-
bourg. Le chanoine Raess nommé coadjuteur. Le noviciat d'Issenheim.
Fondation d'Angers. Mgr Montault-Désiles. Les clameurs de la presse
contre l'invasion des Jésuites. Activité extraordinaire de la nouvelle
résidence. Le Père Ghaignon et les retraites pastorales.
CHAPITRE VII 323
V. — Restauration de la résidence de Liesse A. Rouen. Le P, Louis Marquel
et le P. de Ravignan, A Poitiers. Mgr de Bouille. Le chanoine de
Larnay. La misère dorée. La « Petite Eglise ». Fondation de la rési-
dence de Lille. L'abbé Bernard. Le Mois de Marie de Sainle-Calherine.
Notre-Dame de la Treille. Un renouveau de dévotion séculaire.
I
Dans le courant de l'année 1839 1a résidence d'Aix avait
perdu son autonomie; elle n'était plus qu'une annexe de
celle de Marseille qui venait de s'ouvrir. Hâtons-nous de
dire que cet état de choses ne dura que quelques mois.
Aix fît entendre des plaintes et des réclamations, et il
fallut revenir sur une décision malheureuse. Le 12 mai 1840,
le Provincial de Lyon faisait amende honorable : « Je suis
plus convaincu que jamais, écrivait-il au Père Général, de
l'importance, de la nécessité que la résidence d'Aix soit
maintenue et renforcée. Quand nous ne le devrions pas à
l'honneur de la Compagnie, nous le devrions incontes-
tablement à l'affection vraie et sincère de Mgr l'archevê-
que qui a beaucoup souffert de voir Aix sacrifié à Mar-
seille ; nous le devrions au zèle et à l'intérêt de nos amis
et bienfaiteurs qui restent toujours les mêmes pour nous.
Il faut bien qu'ils sachent que la Société sait apprécier et
reconnaître le bien qu'on lui a fait. »
Si la Compagnie de Jésus avait dans la vieille cité du
Parlement des adversaires intraitables, elle y comptait
aussi des amis haut placés qui ne lui avaient pas mar-
chandé les témoignages de leur dévouement. L'archevê-
que lui-même se montra froissé. Des plaintes et des récla-
mations se firent entendre.
On entrevoit dans cet incident la rivalité entre l'anti-
que capitale de la Provence, un peu délaissée aujourd'hui
dans sa majesté de reine douairière, et sa puissante voi-
sine qui aspire à tirer tout à elle. Dès les Ordonnances de
1828, mais surtout après 1830, les familles marseillaises
qui avaient fait élever leurs fils au petit séminaire d'Aix,
324 LA COMPAGNIE DE JESUS
et celles qui maintenant les envoyaient à Fribourg avaient
sollicité l'établissement des Jésuites à Marseille. En 1835,
des démarches furent faites auprès de l'autorité ecclé-
siastique, qui les accueillit avec peu de faveur. Mais
Mgr Fortuné de Mazenod s'étant démis du siège épiscopal,
son neveu, Eugène de Mazenod, qui lui succéda se montra
dès l'abord animé de dispositions toutes différentes. Non
content d'approuver le projet, il en pressa l'exécution, en
Intervenant auprès du Père Renault alors encore Provin-
cial de toute la France ^ Le zélé prélat se promettait
beaucoup de la collaboration des fils de saint Ignace
pour le bien de son diocèse ; il comptait sur eux tout par-
ticulièrement pour recruter parmi les commerçants et les
liommes de la société un noyau de chrétiens fervents et
dévoués aux œuvres de l'apostolat laïque. Toutefois
l'affaire ne put être menée à bien aussi promptement
qu'on l'eût souhaité de part et d'autre. C'est seulement
vers le mois de mai 1839 que les Jésuites prirent pied à
Marseille. « Depuis nombre d'années, écrit le Père Re-
nault, nous y étions appelés par bien des vœux ; mais la
Providence avait son temps qu'on n'a pu ni avancer ni
retarder. H y a déjà un commencement de résidence ;
j'aurais voulu m'y opposer que ce n'eût guère été possi-
ble. » (9 Mai 1839.)
Cette résidence naissante avait pour centre la chapelle
dite de la Mission de France qui était dès lors mise à la
». Mgr Eugène de Mazenod, fondateur de la Société des Missionnaires
de Provence, autrement dits Ohlats de Marie Immaculée, se montra
toute sa vie plein d'estime et d'affection pour la famille de saint Ignace.
Lors des Ordonnances de 1828, il était à Marseille, vicaire général de
son oncle. « Il partit aussitôt pour Aix, avec beaucoup de prêtres mar-
seillais et missionnaires Oblals, afin de célébrer une dernière fois
l'adorable sacrifice dans la chapelle des Jésuites avant leur expulsion.
Les sanglots qu'il tâchait vainement d'étouffer, écrivait un élève pré-
sent à celte messe, l'ont arrêté à plusieurs endroits de sa célébration. »
{Vie de Mgr Eugène de Mazenod, par Mgr Ricard, p. 201.) Le biographe
cite encore cette parole du saint évéque : « L'arrivée des Jésuites à Mar-
seille est le plus beau jour de ma vie épiscopale. » (Ibid., p. 200.)
CHAPITRE VII 325
disposition de la Compagnie de Jésus ^ ; avec le produit
d'une souscription une maison avait été louée dans le
voisinage pour le logement de la communauté. A la suite
d'une retraite donnée par le Père Delfour les dames de
la ville s'étaient chargées de la meubler. Un ami dévoué
de la famille de saint Ignace, le chanoine Milanla-, prit
sur lui de pourvoir à tous les besoins aussi longtemps
qu'il le faudrait. La résidence compta dès la première
année cinq prêtres, dont quelques-uns, le Père Claude
Guyon et le Père Jacques Ferrand, nous sont déjà connus;
le Père Deschamps était leur Supérieur. Nous voyons qu'il
inaugura la chaire de la Mission de France en y donnant
tous les dimanches une explication du Symbole ou de
l'Écriture Sainte. Le Père Général le félicitait d'avoir
adopté ce genre modeste de préférence aux grands ser-
mons. (15 Septembre 1839.) Sa grande préoccupation était
d'organiser la congrégation des Messieurs, objet des vœux
de Mgr de Mazenod, dont il avait tout d'abord gagné l'es-
time et l'afFection, Malheureusement, avant la fin de Tannée
un ordre du Provincial l'appelait à d'autres fonctions. Son
successeur, le Père Léopold Pitron, peut être considéré
comme le véritable fondateur de la résidence de Marseille ;
pendant les sept années qu'il demeura à sa tête, il sut par
son tact, sa douceur, son affabilité, aplanir les difficultés
inséparables des débuts ; sa largeur d'esprit et sa con-
fiance toute surnaturelle en la divine Providence contri-
buèrent puissamment à imprimer aux œuvres entreprises
un magnifique essor. Les circonstances étaient d'ailleurs
particulièrement favorables. Quelques semaines seule-
ment après son entrée en charge, le Supérieur augurait
1. Cette chapelle avait en effet servi aux prêtres de la Mission de
France jusqu'en 1828. L'église actuelle a été construite sur le même
emplacement, mais dans des proportions beaucoup plus grandes.
2. L'abbé Milanta était entré au noviciat de Montrouge le 2 sep-
tembre 1822. Il passa quatre ans dans la Compagnie; son défaut de
santé l'obligea à rentrer dans le clergé séculier; mais jusqu'à la lin de
sa vie il resta attaché de cœur à sa première vocation.
326 LA COMPAGNIE DE JESUS
pour la nouvelle fondation un bel avenir : « L'autorité
civile, écrit-il, a l'air de ne pas s'occuper de nous, et c'est
ce que nous pouvons attendre de mieux de sa part... Nous
serons, je pense, toujours bien vus du clergé. Le peu-
ple nous affectionne. Que ne sommes-nous plus en
forces ! On nous assiège, et nous avons ici à peu près le
champ libre... Nous avions de grands projets en fait
d'œuvres ; mais en considérant nos forces et les engage-
ments pris, nous sommes obligés d'ajourner. » (7 Janvier
1840.)
La première œuvre établie dans la chapelle de la Mis-
sion de France fut « l'Association du Saint-Cœur de Marie
pour la conversion des pécheurs » affiliée à l'archiconfré-
rie de Notre-Dame des Victoires, que l'abbé Dufriche des
Genettes avait fondée à Paris au lendemain de la Révolu-
tion de 1830. L'association se développa très rapidement.
Deux ans plus tard le Père Pitron écrivait : « Les deman-
des de prières nous arrivent de toutes parts... C'est pour
répondre à cet élan et pour honorer Marie Refuge des
pécheurs que nous allons lui consacrer le maître-autel de
notre église. Je fais exécuter en ce moment une statue
haute de sept pieds sur le modèle de Notre-Dame des
Victoires, avec le Saint Cœur de Marie au milieu d'une
gloire et l'inscription Refugium peccatorum. » (12 Janvier
1843.)
Cependant Vœuvre des hommes — c'est le nom qu'elle
avait pris avant de naître — n'avait été que préparée par
le Père Deschamps. Elle fut définitivement constituée en
la fête de la Pentecôte 1840 sous la direction du Père
Daniel Valantin. Comme elle se proposait d'avoir des réu-
nions ailleurs qu'à l'église, elle avait besoin d'un titre
légal. Or, après la Mission donnée en 1820 par l'abbé de
Forbin-Janson et le futur Père Guyon, une association de
persévérance et de charité avait été fondée pour les
hommes de la société marseillaise sous le nom de Cercle
religieux; elle avait disparu dans la tempête de 1830. Les
litres de l'autorisation se trouvaient maintenant aux mains
CHAPITRE VII 327
de quelques anciens membres qui faisaient partie de l'as-
sociation nouvelle. On crut qu'elle pouvait s'en prévaloir,
et elle prit en effet le nom de Cercle religieux., sous lequel
elle allait bientôt connaître une prospérité inouïe. Au sur-
plus le Cercle religieux de Marseille, se voyant exposé par
le fait même de son développement à l'attention et aux
chicanes de l'administration, fit en 1847 régulariser son
état civil jusqu'alors contestable.
Vers l'automne de 1842, le Père Daniel Valantin avait
été remplacé par le Père Barrelle. Pendant les quatre
années qu'il dirigea l'œuvre, cet homme de Dieu s'appli-
qua à l'imprégner de l'élément surnaturel. Ce fut alors
pour elle l'ère de la piété et de la vie intérieure. Le « cer-
cle » n'était guère qu'une congrégation, qui s'adonnait
d'ailleurs à quelques pratiques de zèle et de charité. « J'ai
confié à cette congrégation, écrit le Supérieur de la rési-
dence, le soin de faire le catéchisme deux fois par se-
maine aux jeunes gens qu'on nous amène pour la pre-
mière communion. Ce sont pour la plupart des marins de
quinze à dix-huit ans... Nous en faisons communier et
confirmer environ cent cinquante dans l'année... Notre
œuvre des Savoyards a aussi ses catéchistes parmi les
INIessieurs de la congrégation. Nous avons environ
soixante enfants que nous instruisons, confessons et
habillons pour la première communion. » (12 Janvier 1843.)
Outre l'homélie que le Père Barrelle adressait le diman-
che aux associés et qui attirait autour de sa chaire tout ce
que l'église de la Mission pouvait contenir d'auditeurs, il
les conviait chaque année à une retraite de quelques jours
pendant laquelle il s'efforçait de faire passer dans leurs
âmes quelque chose des saintes ardeurs dont la sienne était
dévorée. Deux modestes salles dans la rue Dominicaine
suffisaient d'ailleurs pour les réunions quotidiennes des
membres de l'association; le directeur y faisait générale-
ment une fois par semaine une conférence familière ; en
dehors de là il y paraissait peu ; ce côté de la vie de l'œu-
vre n'avait à ses yeux qu'une importance secondaire. Il
328 LA. COMPAGNIE DE JESUS
était réservé à son successeur de faire du « Cercle reli-
gieux » une institution de premier ordre, non pas pour la
résidence seulement mais pour la ville de Marseille elle-
même. Toutefois, s'il conserva dans cette période bril-
lante sa vigueur et sa fécondité pour le bien, on peut
dire qu'il le dut à l'esprit profondément chrétien dont il
fut pénétré à ses débuts.
A la suite de la station de Carême de 1843 qu'il prêcha
à la paroisse de la Trinité, le Père Barrelle se vit amené
à créer une association pour les femmes du peuple, sous
le patronage de sainte Anne. L'histoire de cette fonda-
tion ne laisse pas que d'être curieuse au point de vue
des mœurs locales. Elle eut pour point de départ la con-
version d'une revendeuse des halles, sorte de virago, la
terreur du quartier et quelque peu de la ville. Vaincue
par la grâce en assistant à un sermon qui lui sembla fait
exprès pour elle, la fameuse Babeau commença par chan-
ger de vie, puis elle devint apôtre; elle profita du prestige
dont elle jouissait dans la corporation pour décider ses
compagnes à suivre son exemple. Chaque jour elle en
conduisait quelques-unes au Père Barrelle, qui n'avait
plus beaucoup à faire pour les remettre dans la bonne
voie. C'est pour les y maintenir qu'il les réunit en une
congrégation dont il dressa le règlement et dont il fut le
premier directeur, avec Babeau pour présidente. Au bout
de deux ans la congrégation des revendeuses ou des par-
tisanes, comme on les appelle à Marseille, comptait de
sept à huit cents membres. «. Ce serait, écrivait le Père
Maillard, un formidable bataillon de défense, si Ton nous
attaquait. » (23 Juin 1845.) A l'occasion, ces braves Mar-
seillaises mettaient en effet dans l'expression de leurs sen-
timents une note très méridionale. C'est encore le Père
Maillard qui, dans la même lettre, raconte une fête solen-
nelle de la congrégation : Mgr de Mazenod la présidait
en personne ; comme il faisait au cours de son allocution
l'éloge des Pères et de la Compagnie, des cris de Vive Mon-
seigneur ! éclatèrent de toute part dans l'église, « et l'on
CHAPITRE Vil 329
eût entendu bien d'autres vivais! si le Père Barrelle n'eût
dominé et arrêté cet élan ».
Il réussit moins bien, lorsque, à quelques mois de là,
il se mit en route pour se rendre à Lyon où on venait de
lui assigner sa résidence. Les congréganistes de Sainte-
Anne n'entendaient pas qu'on leur enlevât leur directeur;
elles entourèrent la diligence et déclarèrent qu'elle ne
partirait pas que le Père Barrelle ne fût descendu. Il dut
s'exécuter, et une députation fut envoyée à Lyon auprès
du Provincial. Le Père Maillard ne put tenir contre tant
d'éloquence et de dévouement. II accorda un sursis, et
l'année suivante le Père Barrelle quitta ISIarseille sans
donner avis de son départ. Après lui l'association passa
aux mains du Père Jean Calage qui devait la diriger pen-
dant près de quarante ans ; humble et persévérant culti-
vateur, il lit produire au champ qui lui était confié de
merveilleuses moissons. Nous aurons à en parler plus
tard.
La congrégation de Sainte-x\nne ne fut pas la seule œu-
vre de zèle fondée par le saint religieux pendant son
séjour à la Mission de France; les femmes furent char-
gées de lui amener leurs maris; eux aussi furent enrôlés
dans une association pieuse, qui s'appela la « Conférence
de Saint-Joseph ». Au bout de quelques années, elle ne
comptait pas moins de deux mille membres. Pendant près
d'un demi-siècle elle a été comme un foyer ami où des
multitudes d'hommes du peuple sont venus entretenir
et réchauffer leur vie chrétienne.
On ne peut se dispenser de mentionner encore la « con-
grégation de la Sainte-Enfance », autre invention, si l'on
peut dire, de la tendre piété du Père Barrelle. Au cours
de la station de l'Avent de 1843 dans l'église de Saint-
Martin, il avait imaginé de réunir les tout petits, ceux et
celles qui n'avaient pas plus de cinq ans, et il leur par-
lait du bon Jésus de manière à ravir ces âmes fraîches.
«Nul, dit son biographe, s'il ne l'a entendu en semblable
circonstance, ne peut se faire une idée de l'attrait naïf de
330 LA COMPAGNIE DE JESUS
ces instructions. » Aussi eut-il un succès incroyable. Il
va sans dire que, par-dessus les têtes des bambins, le caté-
chiste savait lancer, sans qu'il y parût, la leçon à l'adresse
des mères et des grandes personnes qui encadraient l'au-
ditoire. Cette fois encore l'heureuse initiative du Père
Barrelle eut pour conséquence une congrégation : con-
grégation à la physionomie originale et charmante, qui
se réunissait le jeudi de chaque semaine dans l'église de
la résidence et dont l'histoire abonde en traits gracieux et
parfois à peine croyables. Le Père Corail, qui dirigea l'œu-
vre après le fondateur, en a recueilli plusieurs dans un
Rapport qu'il publia en 1848.
A une autre extrémité, si l'on peut parler ainsi, de
l'activité apostolique, nous devons signaler la retraite
mensuelle pour les prêtres. Elle avait été établie à Mar-
seille vers 1830 par un vicaire général, l'abbé Ghaix, dont
la mémoire est restée en vénération. Dès l'arrivée des
Jésuites, on les pria de se charger de ce ministère impor-
tant entre tous. La retraite se faisait au petit séminaire.
« Les prêtres s'y réunissent, dit une lettre du Père Pitron,
ordinairement au nombre d'une trentaine ; ils y passent la
journée entière. C'est le Père Barrelle qui leur donne les
exercices. Plus tard nous les réunirons probablement
chez nous. » (12 Janvier 1843.) Effectivement à partir de
janvier 1844, la retraite mensuelle du clergé marseillais
se fit chez les Jésuites. Ils la considéraient dès lors comme
une de leurs œuvres capitales, et ils n'ont pas cessé de
l'y maintenir jusqu'au jour où ils ont été eux-mêmes ex-
pulsés de leur maison.
La Compagnie de Jésus avait vraiment trouvé à Mar-
seille un accueil sympathique. Dès les premières années
la résidence devint le centre d'un ministère extrêmement
actif. Après chacune de ses visites, le Père Maillard en
exprimait sa satisfaction sur un ton presque enthousiaste :
«... Prédications, confessions, retraites, directions, con-
grégations, nos Pères ont ici entre les mains et ils em-
ploient tous les moyens de zèle de l'Institut. ..La résidence
CHAPITRE VII 331
a surtout deux grandes œuvres, la retraite mensuelle des
prêtres et la congrégation des Messieurs. J'ai vu les prin-
cipaux membres de cette congrégation. J'ai été singuliè-
rement édifié et touché de leur zèle pour les œuvres
qu'ils embrassent et de leur vraie afFection pour nous. »
(28 Mai 1841.) « Douze ou quinze bons ouvriers auraient
ici de l'occupation incessante. Des œuvres de tout genre
y abondent : congrégation des Messieurs, des Enfants de
Marie, du Cœur Immaculé, des jeunes gens, des ouvriers,
des femmes de la halle, des servantes, des petits
Savoyards. C'est chose étrange que cette facilité du bien
au milieu d'un siècle si mauvais, dans une ville de com-
merce et d'affaires, livrée en proie à l'agitation et à
l'intérêt. » (25 Juin 1844.) « Cette chère résidence de
Marseille est véritablement unique en son genre... C'est
comme une grande Mission en permanence... Ici toutes
les œuvres s'exercent largement et librement comme dans
le pays du monde le plus libre et le plus catholique... »
(23 Juin 1845.)
Si les Jésuites étaient heureux de pouvoir ainsi se dé-
penser au service de toutes les classes de la population,
la charité marseillaise se montraiten retour libérale envers
eux. Dès 1841, la seconde année après leur établissement,
le Supérieur pouvait écrire que les agrandissements
et les embellissements de l'église devenue insuffisante
avaient été exécutés sans frais pour la résidence. Mieux
encore, la maison louée tout d'abord avait été achetée et
payée. Cependant elle convenait mal à une installation
définitive; elle était à quatre ou cinq cents mètres de dis-
tance de l'église; pareil trajet imposait une gêne sérieuse
et entraînait des inconvénients de toute sorte. On voit
dans la correspondance du Père Pitron qu'il avait jeté
«on dévolu sur un immeuble contigu à la Mission de
France; mais le propriétaire, se prévalant de cet avantage
et du besoin qu'on avait de sa maison, élevait ses préten-
tions à une hauteur décourageante. L'achat fut néanmoins
conclu au fort de la tempête de 1845, et dès l'année
332 LA COMPAGNIE DE JESUS
suivante on entreprit les aménagements et constructions
rendus nécessaires par l'augmentation du personnel et le
développement des œuvres de la résidence ^ Les Supé-
rieurs majeurs n'étaient pas sans inquiétude sur les dé-
penses dans lesquelles on se trouvait engagé ; mais enfin
les Jésuites n'eurent pas à se repentir d'avoir compté
sur la largeur de cœur de leurs amis de Marseille. C'est
en considérant le bien qu'il fut permis à la Compagnie de
faire dans cette grande ville, et celui qui lui fut fait à elle-
même, que le Père Maillard avait coutume de dire : « En
vérité si nous n'étions pas reconnaissants, nous serions
bien ingrats. »
La première part dans cette reconnaissance revient à
l'évêque, Mgr Eugène de Mazenod, qui ne cessa de témoi-
gner à la famille de saint Ignace la plus parfaite bienveil-
lance. Nous citerons seulement à ce propos un passage
de la correspondance du Père Pitron avec son Général.
C'est à un moment où, comme il dit, « malgré l'orage uni-
versitaire, les Jésuites jouissent à Marseille d'une paix
profonde... Mgr me communique confidentiellement tout
ce qui nous intéresse dans la question actuelle. Il me lit
même sa correspondance avec le Gouvernement. Ce que j'y
ai trouvé de plus remarquable, c'est sa lettre au Roi...,
puis sa récente réponse au ministre des Cultes, touchant
la Compagnie et notre résidence. C'était une véritable apo-
logie, pleine de force, de clarté et de raison. » (12 Jan-
vier 1843.)
II
La fondation de la résidence de Bordeaux est anté-
rieure de deux années à celle de Marseille. Le petit éta-
blissement, tenté à la suite des Ordonnances de Charles X
sous la protection de Mgr de Cheverus, n'avait pas résisté
I. En 1845, la résidence de Marseille comptait 8 Pères et 5 Frères
coadjuteurs, au total i3 religieux. Ce nombre alla grandissant quand on
eut pris possession du nouveau local; il était en i85o de 20 religieux
dont i3 Pi'êtres.
CHAPITRE Vil 333
à la secousse de 1830. Les Pères s'étaient repliés sur
Toulouse et le Passage. Mais la Compagnie de Jésus avait
laissé des regrets dans une ville qui l'avait vue à l'œuvre
pendant quatorze ans. Le Père Renault raconte comment
elle y fut rappelée sur la fin de 1837 :
« Depuis longtemps, un bien digne prêtre, vénérable
vieillard, M. Morel, chanoine de Bordeaux et grand vicaire,
avait l'intention de nous donner sa chapelle ouverte au
public dans le quartier le plus central et le plus paisible
de Bordeaux. 11 a fait bâtir cette chapelle, et elle tient telle-
ment à sa maison que l'on va des deux étages aux tribunes
correspondantes. Cette maison est très petite, mais on a
l'espérance fondée de pouvoir l'agrandir par l'acquisition
de deux ou trois maisons contiguës. Tout cela réuni ferait
un carré avec jardin... Le nouvel archevêque m'a invité à
venir à Bordeaux et il nous prie d'accepter cette résidence
dès cette année. Au fait, on ne peiLt différer sans tout com-
promettre. J'ai donc accepté, sauf l'approbation de Votre
Paternité. Mgr ne demande que trois Pères pour commen-
cer. Je pense nommer comme Supérieur le Père de Ravi-
gnan, très avantageusement connu à Bordeaux par sa
famille et par l'Avent qu'il a prêché l'année dernière à la
cathédrale. » (30 Septembre 1837.)
La réponse du Père Roothaan est datée du 13 octobre. Il
approuve pleinement la conduite du Provincial et fait
seulement une réserve en ce qui concerne le choix du
Supérieur, réserve d'ailleurs tout à l'honneur du conféren-
cier de Notre-Dame. Le Père Général paraît craindre que
cette nouvelle charge ne nuise à une mission qu'il con-
sidère comme plus importante. — « Au reste, ajoute-t-il,
comme le Père de Ravignan est un excellent religieux,
vous n'aurez qu'à lui recommander vous-même, et à lui
recommander de ma part, de faire de la composition de
ses conférences son objet principal, et dès lors je serai
tranquille. »
Ce nouvel archevêque auquel la Compagnie de Jésus
est redevable de son rétablissement à Bordeaux n'était
334 LA. COMPAGNIE DE JESUS
autre que Mgr Auguste-Ferdinand Donnet, qui allait y
fournir une carrière pastorale si longue et si féconde et
dont la pourpre romaine devait plus tard récompenser le
mérite. Il n'avait guère que quarante ans lorsqu'il fut trans-
féré de la coadjutorerie de Nancy au siège métropolitain
de Bordeaux. (30 Novembre 1836.) C'est au début même
de son administration qu'il faisait appel aux fils de saint
Ignace pour travailler dans son vaste diocèse. « 11 nous est
franchement favorable, écrit le Père de Ravignan, par zèle
et par conscience. » Gomme gage de celte faveur le prélat
avait dès l'abord fait expédier au Supérieur de la petite
résidence sa nomination de chanoine honoraire. « J'ai
refusé, écrit encore le Père de Ravignan, et il a agréé mon
refus et mes raisons. » A quoi le Père Général répond :
« Vous avez fort bien fait, car nous devons éviter jusqu'à
l'ombre de tout ce qui touche même de loin à toute dignité
ou prééminence dans l'ordre hiérarchique. » (16 Novem-
bre 1837.)
Une lettre du Père de Ravignan datée de ce même
jour nous fait connaître les intentions du chanoine dona-
teur: « Dans sa religieuse affection pour nous, M. Morel
donne à la Compagnie en pur don, pour une résidence,
sa chapelle ou petite église et sa maison. Il veut lui-même
dès à présent faire l'abandon et la cession en pleine pro-
priété de la chapelle et de la maison en mon nom. Il se
réserverait sa vie durant — nous l'en avons prié — l'usage
de ses appartements et la direction ou administration du
matériel de la chapelle... Voici maintenant la condition ou
fondation expresse que M. Morel veut très déterminément
insérer dans le contrat. Nous serons à perpétuité tenus de
célébrer un service ou une messe solennelle pour le repos
de son âme au jour anniversaire de sa mort^. »
I. Il y a lieu de croire que la condition imposée par l'abbé Morel fut
acceptée. Dans la marge de la lettre au P. de Ravignan, on lit ces mots
écrits par le P. Roothaan : Non impedit. Le vénérable chanoine mourut
en 1849; la chapelle fut alors presque entièrement reconstruite et consi-
dérablement agrandie.
CHAPITRE VII 335
A s'en tenir à l'appréciation du Père de Ravignan, le
clergé en général voyait sans déplaisir l'arrivée des Jésui-
tes, beaucoup de familles distinguées et pieuses, avec
satisfaction; quant à l'ensemble de la population, « je ne
crois pas, dit-il, qu'elle soit prévenue contre nous ; tou-
tefois juifs et protestants sont fort influents et agissants
à Bordeaux ». (30 Octobre 1837.) Mais deux mois plus
tard, mieux éclairé peut-être, il est aussi moins rassuré :
« Notre situation ici est délicate, non exempte d'appré-
hensions et de dangers. Des menaces sont dites et répé-
tées contre nous. 11 semble qu'il y ait recrudescence dans
l'irritation contre le nom de Jésuite, dans les attaques
contre le clergé. » (8 Janvier 1838.)
Les débuts en effet de la petite résidence furent peu
encourageants. A Bordeaux, semble-t-il, on croyait les Jé-
suites assez riches pour se passer des secours de la cha-
rité ; une souscription, ouverte sous le patronage de l'arche-
vêque pour leur procurer les ressources indispensables,
avait peu de succès. Pour le présent c'était la détresse, et
on ne savait trop sur qui ni sur quoi appuyer une espé-
rance pour l'avenir. Le Provincial de Lyon, étant venu
faire sa visite au cours de l'été, commençait son rapport
sur un ton près quelugubre : « J'ai éprouvé à Bordeaux
des difficultés auxquelles j'étais loin de m'attendre. »
(7 Juin 1838.) Le Père de Ravignan lui-même, et il n'était
pas seul de cet avis, proposait d'abandonner la position.
Cependant, après mûr examen, ce parti fut jugé inadmis-
sible. La Compagnie avait été appelée à Bordeaux par l'ar-
chevêque, un vaste champ d'action s'ouvrait à elle dans la
ville, dans le diocèse et dans toute la région; où elle ne
possédait pas d'autre maison; pouvait-elle se retirer sans
compromettre son honneur, sans aller contre les indica-
tions de la Providence suffisamment manifestées ? La
conclusion fut que non seulement on devait rester, mais
qu'il fallait sans attendre davantage sortir de l'état provi-
soire où l'on se trouvait. Un prêtre de Bordeaux, devenu
Jésuite sur le tard, le Père Jean-Baptiste Estébénet
336 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
désirait consacrer sa petite fortune à l'établissement de
la Compagnie dans sa ville natale ; cette fortune consistait
en propriétés immobilières ; elle fut réalisée et servit à
l'achat des maisons et du jardin que dès le premier jour
on avait jugés nécessaires à l'installation de la résidence ^ .
Malgré les difficultés du début, et même pendant la crise
de la première année, les Jésuites avaient trouvé abon-
damment à exercer leur zèle dans la ville et le diocèse
de Bordeaux. Les prémices de leur apostolat paraissent
avoir été consacrées aux Missions de campagne. Une lettre
du Père de Ravignan du 8 janvier 1838 nous apprend en
effet que les quatre Pères sous ses ordres viennent de s'y
employer pendant deux mois. « Dieu les a tout à fait bénis,
et Mgr l'archevêque m'en a exprimé sa vive satisfaction. »
Chacune des années suivantes la correspondance du Supé-
rieur mentionne pareillement des Missions plus ou moins
nombreuses données çà et là à travers le diocèse. On paraît
en faire, sous le supériorat du Père de Ravignan, le minis-
tère préféré de la résidence de Bordeaux. Et le Père Roo-
thaan de répondre : « Le succès des Missions données
dans les campagnes m'a consolé, mais je n'en ai pas été
surpris. Ce ministère est si propre à la Compagnie et si
conforme à son esprit! Notre-Seigneur semble vouloir
encourager ceux qui s'y livrent, par l'abondance des fruits
qu'il leur accorde. » (26 Janvier 1839.) Signalons en pas-
sant la présence du Père Guyon dans le voisinage : « Il
vient de prêcher la Mission, écrit le Père de Ravignan, à
I. Dans une lettre du 9 juillet i838, le P. de Ravignan informe le Père
Général que Mme de Bergeron a consenti à céder ses immeubles ; les
contrats de A^ente sont signés. « La Compagnie est propriétaire d'un
quarré (sic) de maisons et jardins formant avec notre chapelle un lieu
très propre et très avantageux pour une résidence. Nous ne jouirons que
successivement des diverses parties, et il y aura par la suite de grandes
réparations à faire. Le prix total d'achat est de 80.000 francs, pour les-
quels des termes fort longs sont accordés. Nous allons vendre les
maisons du P. Estébénet pour en payer une partie. » Ces acquisitions
comprenaient les n°' i4 et 16 de la rue Margaux, et un bâtiment sur
l'impasse Sainte-Catherine.
CHAPITRE YII 337
Libourne, tout près de nous. Tout s'est passé paisible-
ment. Ce bon Père remue puissamment les masses ; seule-
ment il est d'une longueur interminable en chaire. »
(31 Décembre 1840.) D'après le Père Richardot, on s'en
souvient peut-être, il y restait volontiers deux heures
d'horloge, et il se faisait écouter.
Parmi ceux que la résidence de Bordeaux peut regar-
der comme ses fondateurs en compagnie du Père de Ravi-
gnan, nous trouvons le Père Pierre Goudelin, préchant
encore des Missions de campagne malgré ses soixante
ans passés et surtout donnant chaque année jusqu'à neuf
retraites pastorales. Le Père Antonin Maurel, qui devait
achever aux pieds de Notre-Dame de Fourvière une
longue carrière toute de zèle ardent et candide, débutait
alors dans la prédication. Le Père de Ravignan encourage
ses essais et note ses progrès. « Ce jeune Père, écrit-il,
a plu beaucoup par son ardeur, son caractère et sa vertu...
Pour les Missions et les œuvres il m'est demandé de tous
côtés... 11 se montre toujours l'apôtre le plus dévoué;
mais il faudrait un grain de prudence de plus... » Le
Père Louis Ribeaux était l'homme du confessionnal; il y
passait la journée presque entière. « Il a la confiance
générale et il la mérite. » (2 Janvier 1842.) Nommons
encore le Père Jean-Baptiste Valgalier, autre jeune mis-
sionnaire plein d'entrain et de feu, dont le Père de Ravi-
gnan dirige et contient l'ardeur, lui imposant, comme au
Père Maurel, d'écrire ses sermons; le Père Ferdinand
Brumauld que nous retrouverons au cours de notre His-
toire, les PP. Maurice Ogerdias, Augustin Mauret, Louis
de Bouchaud, Maurice de Soissan, etc.
Les Missions au dehors n'absorbaient pas toute l'acti-
vité de la résidence naissante. A Bordeaux même le tra-
vail ne manquait pas aux ouvriers; l'archevêque avait tout
d'abord confié aux Jésuites la congrégation des Dames
de la ville*; mais dans le choix des autres œuvres
I. « Mgr nous a chargés de diriger ici, dans noire église, l'association
La Compagnie de Jésus. 22
338 LA COMPAGNIE DE JESUS
s'accuse la préférence du Père de Ravignan pour les plus
humbles. C'est dès la première année une sorte de Mis-
sion à l'hôpital général, puis le service religieux auprès des
jeunes détenus du pénitencier de Saint-Jean. C'est l'abbé
Dupuch, alors vicaire général de Bordeaux et plus tard
évèque d'Alger, qui avait proposé aux Jésuites de se char-
ger de ce ministère. « J'ai accepté avec joie », écrit le
Supérieur. (12 Octobre 1838.) — « Nous confessons beau-
coup, dans toutes les classes de la société, écrira le suc-
cesseur du Père de Ravignan, mais les pauvres sont
incomparablement les plus nombreux. » (3 Juillet 1843.)
Enfin, dès les premiers jours aussi, on inaugura les
retraites publiques et privées. « Notre petite résidence
commence les œuvres de la Compagnie. Les Exercices
spirituels ont été donnés à la plupart des communautés
de la ville, et avec fruit. Nous avons eu en retraite chez
nous quelques prêtres du diocèse et d'ailleurs. Mgr l'évè-
que de Saint-Flour' est du nombre de ces retraitants. »
(12 Octobre 1838.)
Le Père de Ravignan fut Supérieur de la maison de
Bordeaux pendant les cinq premières années. (Septem-
bre 1837-aoiit 1842.) Il avait coutume de passer à la cam-
pagne les mois d'été pour composer ses conférences 2;
la station de Carême l'appelait à Paris, celle de l'Avent
dans quelque autre grande ville. Au fur et à mesure du
progrès de son apostolat les séjours dans la capitale s'al-
longeaient, si bien qu'une bonne partie de son temps
était prise par d'autres intérêts que ceux de la résidence
dont il avait la charge. Du point de vue bordelais la chose
était sans doute regrettable. Le Supérieur eût rendu plus
ou congrégation des dames de la ville. » (Le P. de Ravignan au Père
Général, g juillet i838.)
1. Mgr Marguerie.
2. Le P. Estébénet avait donné à la résidence de Bordeaux sa maison
de campagne de Ganolles ; c'est là que le P. de Ravignan se relirait pour
travailler dans la solitude et le silence. Les Jésuites en jouirent jus-
qu'en i866; ils furent alors expropriés par la ville pour cause d'utilité
publique, et acquirent en échange la campagne dite de Puységur.
CHAPITRE VII 339
de services à Bordeaux en y demeurant davantage. Quoi
qu'il en soit et malgré ses fréquentes absences, la Com-
pagnie de Jésus lui est redevable plus qu'à personne
« de l'estime et de la vénération », ce sont les termes du
Père Maillard, dont elle jouissait alors dans cette ville.
« Le Père de Ravignan, écrivait-il, est à Bordeaux une
puissance ; par ses talents et son caractère il exerce un
véritable ascendant sur les autorités civiles aussi bien
que parmi le clergé. Il ne pourrait guère quitter le poste
sans un dommage réel pour une maison qui a encore besoin
de lui. » (Juin 1840.)
Cependant le moment vint où le conférencier de Notre-
Dame dut être définitivement fixé à Paris. On lui donna
pour successeur le Père Jean Portai. (15 Août 1842.) La
résidence avait grandi; elle ne comptait pas moins de
dix-huit religieux, dont onze prêtres. Aux œuvres déjà
existantes, nous voyons s'ajouter une congrégation d'En-
fants de Marie recrutée dans les rangs de la société bor-
delaise; mais en même temps une autre, bien plus nom-
breuse, réunit les servantes. Le nouveau Supérieur croit
devoir faire une tentative pour enrôler les hommes dans
une association pieuse, mais sans grande espérance et
aussi sans succès; décidément Bordeaux est réfractaire.
L'administration du Père Portai ne fut d'ailleurs pas
très heureuse ; certains défauts de caractère s'alliaient
fâcheusement chez lui à des qualités sérieuses et même
brillantes. Envoyé à Toulouse en 1845, il demanda, l'an-
née suivante, en compagnie du Père Charles Déplace, à
être relevé de ses vœux. Il fut remplacé à Bordeaux par
le Père Eugène Peyrard. Les maisons de la Compagnie
étaient à ce moment menacées de dissolution. Les Jésui-
tes de Bordeaux faisaient assez peu de bruit pour pou-
voir espérer qu'on les oublierait. « Notre résidence, écri-
vait le Supérieur, profite de son obscurité pour vivre;
seuls les amis s'occupent d'elle... L'archevêque surtout
continue à nous couvrir de sa sincère affection. » (7 Octo-
bre 1845.)
340 LA COMPAGNIE DE JESUS
III
Le 29 avril 1840 le Père Maillard écrivait au Père Géné-
ral : « J'ai fait une petite excursion à Grenoble le lende-
main de Pâques. J'y ai vu Mgr l'évéque, MM. les grands
vicaires, le digne curé de la cathédrale et plusieurs
personnes des plus notables de la ville. Partout l'accueil
a été le même, plein de bonté, de confiance et d'affec-
tion sincère pour la Compagnie. Une maison a été ache-
tée pour nous et nous est donnée en toute propriété, sans
aucune condition. Elle sera meublée et disposée pour nous
et nos usages aux frais de nos amis et bienfaiteurs. Il y a
un jardin, assez peu spacieux, il est vrai, mais de plus,
et surtout, une chapelle publique où nous pourrons libre-
ment et sans difficulté exercer le saint ministère. »
L'initiative de l'établissement de la Compagnie de
Jésus à Grenoble appartient à M. l'abbé Gérin, curé de la
cathédrale pendant vingt-six ans, de 1835 à 1862. C'était
un prêtre de l'école du Curé d'Ars, lequel d'ailleurs le
tenait en singulière estime et l'appelait son cousin. « Que
venez-vous chercher ici, disait-il aux pèlerins qui lui
arrivaient de Grenoble, quand vous avez chez vous le curé
de Notre-Dame ? » Accablé par l'administration d'une
grande paroisse, ce saint prêtre avait de bonne heure
songé à se procurer des auxiliaires pour le ministère de
la confession et de la prédication. Quand on sut qu'il
voulait faire appel aux Jésuites, l'émoi fut grand, aussi
bien dans le clergé que parmi les laïques. On ne se fit
pas faute de représenter au curé de Notre-Dame qu'il allait
se donner des concurrents redoutables, que les religieux
en général, et les Jésuites en particulier, ont l'humeur
envahissante, qu'ils attireraient tout à eux, que finalement
sa paroisse aurait à souffrir du voisinage. L'abbé Gérin
voyait les choses de trop haut pour se laisser toucher
par des considérations de mesquine rivalité. Il alla de
l'avant, obtint l'agrément du pieux évêque de Grenoble,
CHAPITRE VII 341
Mffr Philibert de Bruillard \ et sut intéresser à son
entreprise des personnes charitables. Son avoir personnel
montait à la somme de 600 francs ; c'est tout ce qu'il avait
économisé, après avoir été cinq ans à la tète de la pre-
mière paroisse de la ville épiscopale. Il en fit généreu-
sement le sacrifice pour une œuvre qu'il estimait utile
entre toutes au bien des âmes 2. Le 7 janvier 1840, l'abbé
Gérin adressait directements a requête au Général de la
Compagnie : « Une dame noble de la ville ^, lui disait-il,
a mis à notre disposition une somme de 30.000 francs
pour faire l'acquisition d'un local magnifiquement situé
très voisin de l'église ancienne du Sacré-Cœur... Nous
donnerons irrévocablement cette maison et toutes ses
dépendances à votre Société. »
Les Jésuites prirent possession de leur nouvelle rési-
dence et célébrèrent la messe pour la première fois dans
leur petite chapelle le 15 novembre 1840. La commu-
nauté comprenait quatre prêtres, le Père Julien Jordan,
Supérieur, les PP. Charles Déplace, Charles Franchet
d'Espérey et Etienne Montial, avec trois Frères coad-
juteurs. Quelques semaines plus tard, le Père Jordan
rendait compte de la situation dans une lettre au Père
Général : « Mgr l'évéque, qui avait daigné nous faire don
d'un autel en marbre, a voulu faire la bénédiction solen-
nelle de la chapelle; elle a eu lieu le jour de l'octave de
saint François-Xavier. (10 décembre.) Le digne prélat,
dans une allocution qu'il a adressée aux fidèles présents,
a parlé des diverses œuvres auxquelles nous devons nous
appliquer, de la manière la plus aimable pour nous... Il
1. Mgr Philibert de Bruillard, d'abord curé de Saint-Nicolas du Char-
donnet à Paris, avait été directeur de la Congrégation après la mort de
l'abbé Bourdier-Delpuits.
2. Il ne cessa de témoigner la plus affectueuse bienveillance aux « con-
currents » qu'il s'était donnés. La mémoire de l'abbé Génin est restée
en vénération à Grenoble ; la voix populaire lui attribuait des miracles.
Sa vie a été écrite par le P. Amédée de Damas, Supérieur de la résidence
en 1868.
3. Mme la Comtesse d'Agoult.
342 LA. COMPAGNIE DE JESUS
n'a point oublié les bienfaiteurs, celle surtout à qui nous
devons davantage... Des cinq curés de la ville il n'y en a
qu'un seul qui ne paraisse pas bien disposé en notre fa-
veur... Les autorités ne nous sont pas hostiles. Mgr a dit
nettement au préfet qu'il avait des Jésuites et qu'il en était
très content. — Au reste, a-t-il ajouté, ils sont ici comme
prêtres auxiliaires, et mon diocèse en avait bien besoin.
— Les œuvres se pressent en foule. Nous ne faisons que
d'arriver et il a fallu donner retraites sur retraites et des
retraites de haute importance, comme celle du grand
séminaire et des deux petits séminaires diocésains. »
(2 Janvier 1841.)
En tète des œuvres établies dans la chapelle de la rési-
dence les Annales mentionnent les réunions des petites
filles des écoles de la Providence, pour lesquelles fut
créée la première congrégation. Viennent ensuite celle
des jeunes garçons et celle des hommes, qui étaient en
plein épanouissement dès la troisième année après l'arri-
vée des Jésuites. On les voit aussi pénétrer à l'hôpital, y
donner les exercices de la retraite et même faire un inté-
rim du service de l'aumônerie. Tout d'abord l'un d'eux
avait été admis à l'hôpital militaire et y exerçait un mi-
nistère fructueux, lorsqu'un jour, sans autre avis, il s'en
vit barrer l'entrée par un factionnaire. L'interdiction ne
fut levée qu'au bout de deux ans. Grenoble, place forte
de première classe, a une garnison nombreuse; là comme
ailleurs, les Jésuites ont toujours été heureux de réser-
ver pour les soldats le meilleur de leur dévouement, dé-
vouement quelquefois encouragé, plus souvent entravé.
Cependant le personnel augmentait avec le progrès des
œuvres ; le logis avait bien été aménagé du mieux qu'on
avait pu ; le Supérieur rendait témoignage au Père de Raze
qui, écrivait-il, « a dirigé les travaux avec un zèle digne
de tout éloge et un succès qui excite l'admiration de ceux
qui connaissaient autrefois cette maison; on s'étonne qu'il
en ait tiré un parti si avantageux ». Mais toute l'ingénio-
sité de l'excellent Père n'avait pas préparé dans une
CHAPITRE VII 343
demeure trop étroite une place sufïisante pour la com-
munauté agrandie. Elle allait compter un total de dix
religieux, dont sept prêtres, et ce nombre devait s'ac-
croître encore les années suivantes ^ Le besoin s'impo-
posait d'une autre installation pour laquelle les ressources
manquaient. La Providence y pourvut. M. de Saint-Fer-
riol, dont le fils était entré dans la Compagnie peu d'an-
nées auparavant^, s'offrit à acheter une maison voisine
de celle que l'on occupait, mais beaucoup plus vaste et
plus commode. (Août 1842.) Seulement il lallait patienter
près de deux ans avant d'en avoir la jouissance. Le Père
Maillard, en donnant au Père Général la nouvelle de
cette acquisition, proposait de faire abandon pour une
bonne œuvre de la maison que l'on quitterait. A quoi
le Père Roothaan répond : « Je verrai avec plaisir cette
preuve de désintéressement de la Compagnie. » (7 Sep-
tembre 1842.)
L'activité des Jésuites, le progrès rapide de leurs œu-
vres, l'influence qu'ils prenaient à Grenoble devaient fata-
lement éveiller des inquiétudes et leur susciter des
oppositions. Elles ne se firent pas attendre. Ce fut le préfet
de l'Isère qui ouvrit les hostilités dans le courant de
l'année 1842. Nous en trouvons l'écho dans la correspon-
dance du Provincial de Lyon : « Depuis six mois, écrivait-il,
au début de l'année suivante, un orage sourd grondait sur
la résidence de Grenoble. Le préfet avait juré de faire
fermer la chapelle, et avait réussi à obtenir du ministre
un ordre formel pour cela'^ » Cet ordre, ou si l'on veut,
cette invitation avait été adressée à l'évêque. En ce temps-
i. En i85o, la résidence de Grenoble se composait de 8 prêtres et
5 Frères coadjuleurs, au total i3 religieux.
2. Gabriel deSaint-Ferriol, né à Grenoble le 24 février i8i6, élève
de Saint-Acheul, puis de Fribourg, entré au noviciat le 17 novem-
bre 1837, partit pour la Mission du Maduré, où il mourvit du choléra le
19 juillet 1846. La maison achetée en 1842 était au n" 5 de la Place des
Tilleuls. La résidence fut transférée plus tard au n" 11.
3. Au R. P. Général 7 janvier i843. Le préfet de l'Isère était M. Pal-
lenc.
344 LA COMPAGNIE DE JESUS
là, nous l'avons déjà vu, l'administration supérieure n'ai-
mait pas à prendre l'odieux de ces sortes de mesures ; elle
préférait s'en décharger sur les chefs des diocèses. Mgr
de Bruillard répondit que, si le gouvernement voulait
fermer les chapelles non concordataires de sa ville épis-
copale, il en avait le pouvoir, mais que pour lui, ce n'était
pas son affaire. Il paraît bien que le ministre revint à la
charge ; les moyens d'intimidation ne lui manquaient pas ;
l'évêque resta inébranlable. « Il a résisté, écrivait le Père
Maillard, et il résiste encore. » On ne jugea pas à propos
de recourir à la force; l'opinion publique eût été mal
impressionnée par une exécution de ce genre. « Nous
avons pour nous, écrivait le Père Jordan, le maire, le pré-
sident du tribunal^ plusieurs membres influents de la
Cour royale, et ce qui vaut mieux encore deux députés.
J'espère que, sous le nombre et le poids des réclamations,
le préfet sera bientôt contraint de nous laisser en paix. »
(4 Janvier 1843.)
Les susceptibilités et les contradictions ne furent pas
seulement le fait des adversaires ; il faudrait être naïf pour
s'en étonner. Ce qui est certain toutefois, c'est que ni
l'évêque, ni le saint curé de la cathédrale ne se départi-
rent jamais de leurs premiers sentiments pour la famille
de saint Ignace. Mgr de Bruillard se montra jusqu'à la
fin et en toute circonstance l'ami et le défenseur résolu
des Jésuites. « Notre vénérable et saint évêque, écrivait
le Père Jordan, est toujours un père pour nous. » (30 Jan-
vier 1845 2.)
Le clergé régla son attitude à leur égard sur celle d'un
prélat qui inspirait le respect et la confiance par ses vertus
1. Maire de Grenoble, M. de Miribel. Président du tribunal,
M. Accarias.
2. Voici, entre beaucoup d'autres, un trait où se voit la tendre et
généreuse affection de Mgr de Bruillard pour la Compagnie. Un Père de
la résidence, à la veille de prononcer ses derniers vœux, avait fait, selon
la prescription de l'institut, sa tournée de mendiant. L'évêque se plai-
gnit aimablement qu'il eût oublié de frapper à la porte de l'cvêclié ; le
reproche était accompagné d'un billet de 5oo francs.
CHAPITRE VII 3-i5
autant que par son grand âge et ses longs services. Quant
à l'abbé Gérin, il vit à l'œuvre pendant vingt-deux ans
les «concurrents» qu'il s'était donnés, et il ne paraît pas
qu'il ait eu jamais à se plaindre de leurs empiétements:
«Vous m'aviez annoncé, disait-il à ses confrères, que les
Jésuites feraient le vide autour de mon confessionnal ;
depuis qu'ils sontlà, il y vient encore plus de monde qu'au-
paravant. » C'est que, de fait, créer une maison religieuse
sur une paroisse c'est y ouvrir une source de vie chré-
tienne, et il est bien impossible que la vie chrétienne
coule plus abondamment, sans que finalement la vie
paroissiale n'en soit augmentée. Aussi, sur son lit de
mort et quelques heures avant de rendre le dernier sou-
pir, le saint curé disait à un ami qui le visitait : « C'est
pourtant moi qui ai procuré les Jésuites à ma paroisse.»
Au moment de paraître devant Dieu ce souvenir lui était
une consolation.
La résidence de Castres suivit celle de Grenoble à
deux ans d'intervalle. Castres-sur-l'Agout est le grand
centre industriel du département du Tarn ; avec ses
30.000 habitants la ville dépasse le chef-lieu en impor-
tance. Elle fut jusqu'à la Révolution le siège d'un évêché;
aujourd'hui elle appartient au diocèse d'Albi. Les protes-
tants y sont en grand nombre, et c'est peut-être à ce
voisinage que la population catholique doit de s'être
maintenue dans une certaine ferveur religieuse. Une
association pieuse groupait plus de deux cents chrétiens
pratiquants. Parmi eux se distinguaient plusieurs anciens
élèves des Jésuites de Bordeaux. Depuis bien des années
déjà les amis de la Compagnie lui avaient fait des avances.
En 1840 et 1841 deux Jésuites furent appelés pour prê-
cher la station de Carême à la cathédrale. Tout fut pré-
paré pour l'établissement d'une résidence; l'archevêque
d'Albi, Mgr de Jerphanion, joignit ses instances à celles
de ses ouailles. Le Provincial de Lyon eut presque la
main forcée et le Père Général lui-même écrivait: «On
346 LA COMPAGNIE DE JESUS
ne peut plus reculer. Prions seulement le Seigneur que
l'augmentation du nombre des résidences n'en diminue
pas la valeur.» (24 Juin 1842.)
Avant la fin de l'année la petite communauté s'installa
aux allées de Corbière ; la Compagnie de Jésus n'avait que
des actions de grâces à rendre à la Providence et à ceux
qui s'étaient faits ses instruments. Le Père Maillard y vint
faire la visite canonique pendant l'été de 1843 : « Rien
n'égale, écrivait-il, le contentement et l'empressement de
nos amis. Grâce à leur générosité nous avons ici une
maison fort commode et très religieuse, un jardin plus
que suffisant, une église surtout qui, lorsqu'elle sera ter-
minée, ne laissera rien à désirer. Le maire, le sous-préfet,
la famille Soult nous sont favorables, sans compter la meil-
leure portion du clergé et Mgr l'archevêque d'Albi, qui
est vraiment admirable. Tout près de la résidence et sur
un côté du jardin est une maison destinée aux prêtres
retraitants. Trois ou quatre bons ouvriers à Castres feront
beaucoup de bien. Les œuvres de tout genre sont deman-
dées avec instance...» (24 Juillet 1843.)
La résidence compta dès le début sept religieux dont
quatre prêtres ; le Père Claude Ramel en était le Supé-
rieur. Voici comment il rendait compte des premiers tra-
vaux de la Compagnie à Castres : « Depuis cinq mois
environ que nous sommes réunis, nous avons donné à
nous quatre dix retraites de communautés ou petits sémi-
naires, deux Missions, l'une de trois semaines, l'autre de
cinq, quatre stations de Carême dans le diocèse, un mois
de Marie et quantité de sermons ici et là. Nous dirigeons
l'association des hommes qui comprend deux cent cin-
quante membres... Nous avons toute une maison pour
les retraites de prêtres, qui vont commencer dans deux
mois. Nous comptons en donner sept dans Tannée, qui
peuvent réunir chacune vingt retraitants. L'église que
l'on ouvre en ce moment pourra contenir sept à huit
cents personnes, elle sera la seule église du diocèse
dédiée au Sacré-Cœur. » (4 Juin 1843.)
CHAPITRE YII 347
La modeste résidence ne se ressentitguère de la furieuse
campagne déchaînée alors contre les Jésuites. A la veille
de l'expulsion de 1845 trois Pères donnaient à Rabastens
une Mission de cinq semaines. Ils prêchaient le Carême à
Castres même, à Albi, à Lavaur, à Cahors, et le Supérieur
pouvait écrire : « Les bénédictions du ciel accordées à nos
ministères ont été cette année, sans doute à cause des
persécutions, plus abondantes que jamais. » (13 Avril 1845.)
« Nous avons bien ici, disait-il dans la même lettre, quel-
ques ennemis; j'ai su même qu'ils ont essayé des péti-
tions pour nous faire expulser; mais les deux députés de
Castres se chargent de nous défendre ; le maréchal Soult^
sait parfaitement à quoi s'en tenir à notre sujet, et par-
dessus tout le Sacré Cœur est notre sauvegarde. Aussi
j'espère annoncer à Votre Paternité dans ma prochaine
lettre l'heureuse ouverture de notre église qui se fera
sans bruit. » Effectivement l'église du Sacré-Cœur fut
bénie et ouverte au public en la fête de saint Ignace de
cette même année. (31 Juillet 1845.)
La résidence de Dôle pourrait figurer au catalogue des
fondations de cette époque ; elle était en effet presque
éteinte au moment de l'érection de la Province de Lyon,
et cette date est pour elle celle d'une véritable résurrec-
tion.
Nous avons dit plus haut les rigueurs administra-
tives qui, par un fâcheux privilège, s'étaient acharnées
contre cette malheureuse maison. Les correspondances
laissent entrevoir une situation désespérée. Le Supérieur,
le Père Emmanuel Bayard, avait insinué qu'on ferait bien
d'aller chercher ailleurs la liberté de vivre et de travailler.
i. Le maréchal Soult, duc de Dalmatie, était alors président du Con-
seil des Ministres. Sa famille établie à Castres y était naturellement en
grande considération. Nous trouvons dans les Archives de la Province
de Lyon la note suivante : « Le maréchal Soult et sa famille ont contri-
bué puissamment à l'établissement de la résidence de Castres, au moins
par leur sympathie déclarée. » Les deux députés étaient le marquis de
Dalmatie et M. Bernadou.
348 LA COMPAGNIE DE JESUS
Le Père Général fait répondre le l" septembre 183G : « La
Compagnie est depuis trop longtemps à Dôle pour son-
ger à abandonner ce poste, quand même on en offrirait de
plus avantageux. » Trois mois plus tard, le Père Renault,
après sa visite officielle, fait entendre une note qui sonne
comme un glas, « J'ai visité Dôle du 12 au 20 novembre.
Ce n'est plus qu'une ombre de résidence... » (8 Décem-
bre 1836). « Après les mesures violentes et arbitraires
prises contre nous, il y a près de trois ans, continue le
Provincial, l'amour-propre des autorités serait humilié
d'une victoire remportée sur elles, si nous paraissions
encore dans la chaire de l'église paroissiale. » Mais loin
de se décourager, le Père Renault annonce qu'il se propose
de renforcer la résidence trop négligée jusqu'alors.
En effet, dès l'année suivante, le Père Henri Delfour
était appelé de Lyon pour remplacer le Père Bayard. Le
nouveau Supérieur n'avait que trente-quatre ans ; mais un
beau talent de parole, joint à l'affabilité du caractère et à
une parfaite bonne grâce, lui permit de regagner rapide-
ment pour lui et pour ses frères le terrain perdu. Un
revirement se fît dans l'opinion et l'attitude même des
plus prévenus. Au bout de quelques mois, le Père Delfour
pouvait écrire à Rome : « Tout semble se préparer ici pour
un avenir meilleur. J'ai prêché et fait prêcher à la paroisse.
Non seulement il n'y a pas eu d'opposition, mais je puis
dire qu'il y a eu même de la faveur. On fait plus que nous
écouter, on nous désire, on dit du bien de nous et on
paraît rougir du passé. M. le sous-préfet jadis si hostile,
M. le Maire qui vient d'entrer en charge et celui qui vient
de se démettre m'ont rendu visite et m'ont témoigné, je
dirai plus que de la bienveillance, de la confiance et de
l'amitié. Mgr notre évêque me dit d'aller de l'avant, que
le moment est venu...* » (5 Décembre 1836.)
Dès lors en effet la maison de Dôle reprend vie et
I. Sous-préfet de Dôle, Marquiset ; maire, baron Bouvier, démission-
naire sur la fin de 1887 et remplacé par M. Rigolier de Parcey.
CHAPITRE VII
349
vigueur. La correspondance des Supérieurs, les comptes
rendus de la visite provinciale annuelle témoignent qu'il
y règne une grande activité et qu'il ne reste plus trace
des préventions d'autrefois. Les Pères se succèdent pour
les stations dans la chaire de l'église paroissiale. « J'ai
prêché le Carême à Dole, écrit le Père Delfour, et Dieu
a daigné bénir ma parole. On a compté plus de trois mille
communiants... Tout s'est passé dans le plus grand calme;
pas une plainte, pas l'ombre d'une opposition. Il semble
que Dieu se plaise de plus en plus à nous dédommager
et consoler de toutes les anciennes tracasseries suscitées
à cette résidence. »
A la suite du Carême de l'année précédente prêché
par le Père Guillermet, les Jésuites avaient reçu du clergé
de la ville un témoignage d'estime et de confiance qui dut
leur être précieux entre tous. « M. le curé, lisons-nous
dans une lettre du Supérieur, vient de nous remettre le
soin d'une congrégation d'hommes fondée et dirigée au-
trefois par nos Pères, mais qui, depuis 1830, était restée
sous la direction de MM. les ecclésiastiques de la pa-
roisse. » (17 Juin 1838.) Mieux encore ; le clergé du dio-
cèse de Saint-Claude et des diocèses voisins s'habituait
à venir se retremper à la résidence de Dôle dans les
Exercices spirituels. Dès 1838, le Père Delfour pouvait
écrire : « L'œuvre principale de cette année, après les
Carêmes, a été celle des retraites ecclésiastiques. Celles
que nous donnons chez nous ont pris faveur et accroisse-
ment. Depuis Pâques jusqu'à la Toussaint les Exercices
s'ouvraient régulièrement deux fois par mois et assez
ordinairement dix à douze prêtres y prenaient part. Plus
de cent prêtres se sont ainsi mis à l'école de saint Ignace.
Afin de les recevoir plus convenablement l'année pro-
chaine, nous sommes entrain d'aménager un corps de
logis. » (13 Novembre 1838.)
Le Père Delfour ne passa que deux ans à Dôle ; les
papiers de famille mentionnent un fait sans importance
en lui-même, mais qui prouve quelle estime il avait su y
350 LA COMPAGNIE DE JESUS
conquérir. Peu de temps avant son départ, le curé-archi-
prêtre et le sous-préfet ayant eu une contestation con-
vinrent de soumettre le litige au Supérieur des Jésuites et
de s'en rapportera sa décision. Le Père Delfour envoyé à
Aix eut pour successeur à Dôle le Père Théofred Richard,
lequel fut à son tour remplacé par le Père Philibert Guil-
lermet, un robuste missionnaire que nous avons vu faire
ses premières campagnes aux temps héroïques de Vais
et de Lalouvesc. (15 Août 1842.) La petite résidence, qui
avait failli quelques années auparavant périr de langueur,
atteignit alors son plein développement; elle ne compta
pas moins de quatorze religieux, dont neuf ou dix ou-
vriers apostoliques en pleine activité de service. La situa-
tion de Dôle au point de contact des quatre diocèses de
Besançon, de Saint-Claude, d'Autun et de Dijon favorisait
le rayonnement de leur ministère. « Ces quatre diocèses,
écrivait le Père Guillermet, nous offrent deux fois plus de
travail que nous n'en pouvons faire. . . Outre sept retraites
pastorales, les Pères de cette résidence ontdonné pendant
le dernier semestre les Exercices de la retraite dans vingt-
cinq communautés religieuses et sept Missions... Nous
allons partir par groupes de trois pour faire la Mission
simultanément dans trois chefs-lieux de canton... D'ail-
leurs l'esprit public nous est maintenant aussi favo-
rable à Dôle qu'il nous a été contraire, il y a quelques
années ^. »
Parmi les œuvres organisées à la résidence elle-même
il en est une qui nous paraît mériter une mention spéciale.
Il s'agit d'une congrégation des jeunes filles de la société
qui ne se contentaient pas de réunions pieuses, mais qui
adoptaient chacune une jeune fille pauvre qu'elles assis-
taient et instruisaient. Il y avait là un essai de patronage
intéressant, dont malheureusement on a négligé de nous
faire connaître les résultats. L'essai a été renouvelé en
des temps plus rapprochés de nous, non sans un peu de
I. Au R. p. Général a janvier i843, 2 janvier i844.
CHAPITRE VII 351
bruit et d'ostentation ; on était allé chercher des modèles
en Angleterre. L'œuvre de Popincourt, imitée des settle-
ments de Londres, a eu une existence éphémère, sur la-
quelle il n'est pas à propos de revenir.
Aux Jésuites de Dole était réservé l'honneur et la joie
de restaurer l'antique pèlerinage du Mont-Roland. Nous
n'avons pas à faire ici l'histoire du sanctuaire fameux, où
le nom du héros légendaire se trouve associé à celui de
Notre-Dame. Aucun autre ne fut plus cher à la piété des
populations de la Franche-Comté et de la Bourgogne.
Pendant des siècles elles y affluèrent par troupes innom-
brables. Puis vint la Révolution; l'église, le monastère,
tout fut saccagé, il ne restait guère à l'époque dont nous
parlons que des ruines et des souvenirs. La désolation
de ce lieu saint projetait comme une ombre de tristesse
sur la ville et la contrée qu'il domine.
Dès leur arrivée à Dole les Jésuites avaient regardé du
côté du Mont-Roland avec une pieuse convoitise, et ils
s'étaient promis, si la Providence leur en fournissait le
moyen, défaire refleurir le désert. Ils avaient l'assurance
que leur entreprise trouverait de généreux concours.
Aussi voyant le ciel se rasséréner ils mirent sans plus tar-
der la main à l'œuvre ; on peut suivre dans la correspon-
dance des Supérieurs les démarches de toute sorte qui
furent enfin couronnées de succès sur la fin de 1843. Le
Père Guillermet en envoyait la nouvelle au Père Général
avec ses vœux de bonne année au début de l'année sui-
vante : « Les ruines du sanctuaire de Notre-Dame de Mont-
Roland, avec l'aile du monastère restée debout et l'enclos,
ont été acquis à la résidence le jour même de l'Immacu-
lée Conception, au prix de 16.000 francs. Nous avons été
encouragés par la lettre de Votre Paternité du 25 sep-
tembre. »
Le prospectus de la reconstruction du sanctuaire était
déjà imprimé à cette date et prêt à être lancé à travers
les quatre diocèses qui confinent au Mont-Roland. Deux
évêques avaient donné leur approbation; on attendait
352 LA COMPAGNIE DE JESUS
celle des deux autres. Mais pour celte fois l'affaire parut
prématurée. Un nouvel orage commençait à se déchaîner
contre les Jésuites. On résolut d'attendre des temps meil-
leurs. Le prospectus resta dans les armoires, et l'on se
contenta de ramener un peu de vie dans les vieilles
pierres. Tout d'abord la Madone y fut réinstallée en sou-
veraine. « Le l^'^mai, écrit le Supérieur, nous avons inau-
guré une belle statue en fonte de la Sainte Vierge. »
(l*"" Juillet 1844.) Puis un corridor fut aménagé en chapelle
dans ce qui restait de l'ancien monastère. Au cours de sa
visite, le Père Maillard y célébra la messe en l'octave de
l'Assomption. « C'était, écrit-il, la première depuis cin-
quante-trois ans. L'autel de marbre avait été donné par
un vieux prêtre qui nous remerciait de l'avoir accepté.
Malgré nos précautions pour tenir la chose secrète,
un bon nombre de fidèles de la ville et des environs y
étaient accourus, heureux de voir rétablir ce pèlerinage
jadis si fréquenté... Ce qu'il y a de certain, c'est que la
ville de Dole voit avec bonheur cette résurrection, et
qu'elle nous défendrait, le cas échéant, des attaques des
ministres. » (24 Août 1844.)
Dès lors la chaîne de la tradition était renouée, les sen-
tiers du Mont-Roland furent de nouveau foulés par le pied
des pèlerins ; à certains jours ils y vinrent en foule ; on
dressait un abri de verdure pour les recevoir, et l'on y
célébrait des solennités touchantes. Mais ce fut seulement
sept ans plus tard (1851) que l'on entreprit la construction
du gracieux monument qui couronne aujourd'hui la sainte
colline. Le Mont-Roland n'est guère en effet qu'une col-
line, dernier contrefort d'un chaînon du Jura qui s'avance
en promontoire dans les plaines de la Bresse charolaise.
Il appartient au genre montagne comme Montmartre ou
tout au plus le Mont Valérien. Revenons à Lalouvesc ; là
nous sommes bien dans la montagne.
Nous avons vu la Compagnie de Jésus reprendre sa
place auprès du tombeau de saint François Régis au
CHAPITRE VII 353
lendemain de la Révolution de 1830. Cette résidence, joyau
de la Province de Lyon, eut des débuts particulièrement
difficiles ; il fallut de longues années pour établir son statut
canonique et lui faire un régime de tout point acceptable.
Le problème à résoudre fut tout d'abord de pourvoir
à l'entretien des missionnaires sans aller contre les
prescriptions de l'Institut, très sévères sur l'article de la
pauvreté religieuse. Le village de Lalouvesc n'offrait
d'autres ressources que les honoraires de messes et les
quêtes ou offrandes à l'église. D'après leurs règles les Jé-
suites ne pouvaient user ni des unes ni des autres. Une
première convention passée entre l'évêque de Viviers et
le Père Druilhet, alors Provincial de France, dut être, pour
ce motif, revisée sous l'administration du Père Renault.
En vertu d'un nouveau contrat fait en 1837, tous les reve-
nus du pèlerinage étaient perçus par le mandataire de
l'évêque qui s'engageait à servir un modeste traitement
aux missionnaires. Tout d'abord ils furent heureux de cet
arrangement et ils en témoignent leur joie : « Plus d'obli-
gation de dire des messes rétribuées. Nous ne nous mê-
lons plus de rien en fait de perceptions ou recettes quel-
conques pour le pèlerinage, ni des réparations tant à
l'église qu'à la maison. C'est M. le curé et son vicaire qui
en sont chargés ^ » Mais bientôt les inconvénients appa-
rurent. Le successeur du Père Renault ne craignait pas
de déclarer la situation tout à fait fausse et intolérable :
« C'est un véritable servage; les Pères ne peuvent faire
poser sans permission un carreau brisé ; en outre le trai-
tement promis n'est pas versé exactement. Impossible par
suite d'avoir un personnel en proportion des besoins. »
(8 Juillet 1840.) Le Père Maillard conclut effectivement avec
l'autorité diocésaine un nouveau contrat, qui garantissait à
la communauté une existence plus correcte et plus décente^.
1. Le P. Rigaud Supérieur au P. Général, ii janvier et 6 juillet i838.
2. L'évêque de Viviers était Mgr Guibert, plus tard archevêque de
Tours, puis de Paris et cardinal. (Convention pour Lalouvesc. Archiv.
Lugd. XXII, 996, loSa.)
La Compagnie de Jésus. 23
354 LA COMPAGNIE DE JESUS
Une autre amélioration, qui avait son importance, ne
put être réalisée que trois ans plus tard. Voici comment
le Provincial de Lyon en donnait la nouvelle : « Enfin
la résidence a été séparée de la cure, et du coup voilà
l'ordre et la discipline assurés. » (25 Mai 1844.) Toutefois,
il y avait encore mieux à faire : Les Jésuites occupaient un
immeuble communal dont la jouissance pouvait leur être
retirée d'un jour ou l'autre. Le successeur du Père INIail-
lard annonce que cet état de choses va cesser : « Mgr de
Viviers vient de nous donner une preuve manifeste de sa
bienveillance en nous concédant en toute propriété un
terrain sur lequel nous bâtirons une maison à nous. Il
nous a pressés lui-même de le faire pour consolider notre
situation à Lalouvesc. » (31 Décembre 1846.) Le Père Roo-
thaan s'empressa de faire exprimer la vive gratitude de
la Compagnie à Mgr Guibert à qui elle devait d'être ins-
tallée en un lieu qui lui était si cher, de telle façon que
« ni les successeurs de Sa Grandeur, ni la commune, ni
le Gouvernement ne puissent jamais l'en expulser ».
(3 Février 1847.)
Dans la même lettre le Père Général formulait un vœu
qui depuis bien des années hantait la pensée des mission-
naires de Lalouvesc : « On dit que la chambre où est mort
saint François Régis est habitée par un pauvre ménage
et qu'il n'y a aucun signe particulier qui rappelle l'évé-
nement. Il serait à désirer que l'on en fît l'acquisition et
que, sans en changer la forme, du moins à l'extérieur,
on la convertît en oratoire, avec l'agrément de Mgr
l'évéque. »
Ce pieux désir fut exaucé quelques années plus tard.
Une lettre du Père Roothaan du 21 janvier 1849 félicite
les Pères de Lalouvesc pour l'acquisition du vieux pres-
bytère où est mort saint François Régis. Les travaux de
réparation et l'aménagement en chapelle de la pauvre
masure étaient terminés. Le Père Maillard, alors Provin-
cial de Lyon pour la seconde fois, raconte ce qu'il vient
de voir : « Nous avons trouvé à Lalouvesc nos braves Pères
CHAPITRE Vil 355
réunis autour de Mgr l'évêque de Viviers. Le prélat
s'était rendu sur la sainte montagne pour bénir solennel-
lement la nouvelle chapelle érigée en l'honneur de saint
François Régis dans la maison même où il rendit le der-
nier soupir. C'est un pieux et joli sanctuaire où vont affluer
et puiser de touchants souvenirs les nombreux pèlerins
qui accourent au tombeau du Saint Père. C'est une ro-
tonde qui a l'avantage de laisser intact le pan de chemi-
née et le fond même de la pauvre demeure qui le vit
mourir. Il y est représenté les bras étendus, les yeux
ouverts et fixés sur Jésus et Marie qui lui apparaissent
pour emporter son àme au ciel. A ses côtés est le bon
Frère coadjuteur, témoin et compagnon de ses apostoli-
ques travaux. Il récite encore les dernières prières, quand
le saint est ravi et passe à la patrie éternelle. Le groupe
religieux, presque de grandeur naturelle, est impression-
nant; il inspirera de salutaires pensées aux pieux pèle-
rins et touchera bien des cœurs. Defunctus aclhuc loquc-
tur. » (7 Mai 1852.)
A cette date, les missionnaires habitaient déjà depuis
deux ans la résidence bâtie sur le terrain donné par l'évc-
que de Viviers. Par une nouvelle faveur, le vénérable
prélat venait de remettre complètement à la Compagnie
la paroisse en même temps que le pèlerinage. Désormais
le Supérieur de la résidence aurait aussi le titre et exer-
cerait les fonctions de curé. Il y avait assez de bonnes
raisons pour justifier, on pourrait dire, pour exiger une
dispense à la règle générale. « L'acceptation de ce titre,
écrivait le Père Général, ne peut, dans les circonstances
présentes et vu votre position particulière, qu'être avan-
tageuse soit pour la discipline religieuse, soit pour l'exer-
cice du saint ministère; et pourvu que le casuel soit
toujours fidèlement appliqué aux bonnes œuvres de la
paroisse, l'esprit de pauvreté ne pourra pas en souffrir. »
(21 Janvier 1849 <.)
I. Au sujet de la cure de Lalouvesc acceptée par les religieux de la
Compagnie, le Père Rootliaan écrivait au Provincial de Lyon : « Je \o\\-
356 LA COMPAGNIE DE JESUS
Au surplus cette résidence de Lalouvesc était un mer-
veilleux foyer d'activité apostolique. Le pèlerinage d'une
part, de l'autre les Missions dans les villes et les campa-
gnes offraient au zèle des héritiers de saint François Régis
un champ illimité. Il fallait s'y dépenser sans compter, mais
devant l'abondance de la moisson les ouvriers oubliaient la
peine qu'ils prenaient pour la recueillir. Les rares corres-
pondances des missionnaires parvenues jusqu'à nous, les
souvenirs consignés dans les Annales se résument en
ces deux mots qui reviennent avec une monotonie tou-
chante : beaucoup de fatigues, encore plus de consola-
tions.
« Notre personnel, écrit le Père Rigaud, se compose
toujours de sept ou huit Pères... Nous avons tous beau-
coup travaillé depuis le 1*"" janvier. L'ouvrage est toujours
bien au-dessus de ce que nous pouvons faire. Le pèleri-
nage est florissant. Pour les retraites et les Missions,
nous sommes tellement pressés, harcelés par les deman-
des de MM. les curés qu'il est bien difficile de ne pas
accorder au delà de nos forces. » (22 Juillet 1839.) Son
successeur, le Père Casimir Laurens, est plus explicite
encore : «... Nous serions trente missionnaires que tous
auraient abondamment de quoi s'occuper. Il est impos-
sible, mon Très Révérend Père, de se faire une idée
du véritable feu roulant de Lalouvesc, si on ne le voit
pas de ses yeux. Je souffre de voir nos Pères écrasés
de travail le jour et la nuit en toute saison. Je fais bien
tout ce que je puis pour leur ménager quelque repos...
Mais parvuli petierunt panem, et hélas ! plus d'une fois
non erat qui franger et eis*. Gomment s'arrêter?... Nous
envoie la dispense que j'ai cru utile de demander à Sa Sainteté pour nos
missionnaires de Lalouvesc in perpetuum. Ce moyen m'aparule plus pro-
pre à couper court aux difficultés. Les rétributions dites Jura stolae eiles
aumônes pour les messes pourront être perçues par les Nôtres, à condi-
tion qu'elles seront consacrées soit aux dépenses du culte et à l'entretien
de l'église, soit aux pauvres ou à quelque bonne œuvre en faveur de la
paroisse. » (6 Mai i85o.)
I. a Les petits enfants ont demandé du pain, et il n'y avait personne
pour leur en donner. » (Lamentation de Jérémie, iv, 4-)
CHAPITRE VII 357
avons donné pendant l'hiver dernier quatorze Missions
dont plusieurs demandées avec instance depuis 1834, puis
des retraites sans nombre, et j'ai encore le regret de faire
beaucoup de mécontents parmi les curés. » (29 Août 1841.)
Aussi après chacune de ses visites, le Provincial a peine
à contenir son émotion : « Lalouvesc, maison admirable,
autant par le zèle et les travaux de nos ouvriers que par
le concours, la foi et la piété des pèlerins. 11 est impos-
sible de dire, de se figurer même le bien qui s'accomplit là
dans le cours de la belle saison, alors que des personnes
de tout rang, de toute condition y affluent, soit pour se
livrer aux saints Exercices sous la direction de nos Pères,
soit seulement pour se confesser et communier au tom-
beau de saint François Régis. Impossible aussi de faire
plus de Missions dans le reste de l'année. Les mission-
naires sillonnent, au pied de la lettre, le diocèse de Viviers
et même les diocèses voisins, heureux de marcher sur les
traces de saint François Régis dont ils partagent et imitent
la vie...» (Juillet 1841, août 1842.) Le socius du Provincial
fait entendre une autre note : « Cette année le concours a
été grand à Lalouvesc. Nos pauvres Pères s'y tuent. L'été
ils travaillent jour et nuit; l'hiver ils donnent des Mis-
sions. Je ne comprends pas comment ils peuvent y tenir. »
(10 Octobre 1841.)
Toutefois la Providence avait amené au petit groupe
des missionnaires de Lalouvesc un corps d'auxiliaires qui,
pendant toute la période dont nous nous occupons, prit
sa part du fardeau. Tout d'abord la maison de Notre-Dame-
d'Ay parut destinée à leur servir de résidence pendant
l'hiver^; mais après un essai on reconnut que ce chan-
gement de domicile était une délicatesse superflue; le
vieux castel pouvait être mieux utilisé. A l'automne de
1839 le Troisième An y fut transféré d'Avignon; la solitude,
I. « Nous sommes tous présentement à Notre-Dame-d'Ay, un Père et
trois frères coadjuteurs exceptés, qui sont restés à Lalouvesc. » (Lettre
du P. Rigaud, ii janvier i838.) « Chaque jour nous conOrme dans la
persuasion qu'une maison de ce genre est indispensable pour les ouvriers
de Lalouvesc, même pendant l'été. » (Du même, 6 juillet i838.)
358 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
le voisinage du tombeau de saint François Régis, l'at-
mosphère de paix, de piété et de zèle apostolique qu'on
respirait au pied de la sainte montagne avaient fixé le
choix des Supérieurs. Les missionnaires ne descendirent
pas pour y chercher une température plus clémente ; ils
allèrent évangéliser d'autres villages; mais ce furent les
Pères du Troisième An qui, à peine installés, montèrent à
Lalouvesc prendre leur place et faire pendant un mois,
en plein hiver, les Exercices spirituels. A la veille de Noël,
le Père Fouillot écrivait: « Nous avons fait la grande re-
traite aux pieds de saint François Régis, qui nous a mer-
veilleusement secourus. Jamais je ne m'étais senti aussi
aidé en donnant les saints Exercices. Cette assistance nous
a suivis quand nous sommes redescendus à Notre-Dame-
d'Ay. » (23 Décembre 1839.)
Entre autres expérinients obligatoires qui remplissent
le Troisième An figure un mois entier de Mission. On ne
pouvait être mieux placé qu'à Notre-Dame-d'Ay pour
satisfaire à cette exigence de l'Institut. Le Père Rigaud
parle dans ses lettres de « la soif ardente » qu'on a des
Missions dans tout le pays d'alentour ; impossible de suf-
fire à toutes les demandes. Aussi ce fut avec bonheur que
l'on vit arriver le renfort des Pères du Troisième An ; les
Supérieurs de Lalouvesc en parlent avec effusion dans
leur correspondance : «Voilà le moment où les Tertiaires
vont partir pour les Missions; la plupart sont sous la con-
duite des missionnaires de la résidence. Ils font ainsi leur
apprentissage. Mais avec quelle générosité, quelle chaleur
de cœur ils donnent les prémices de leur apostolat! Aussi
Dieu bénit leurs travaux au delà de toute espérance... »
(24 Janvier 1842.)
Les Pères du Troisième An apportaient un concours non
moins précieux à la résidence de Lalouvesc pendant la
saison du pèlerinage. Chaque samedi, plusieurs d'entre eux
étaient désignés pour aller prêter main-forte aux mission-
naires; de bonne heure dans la soirée, ils faisaient à pied
l'ascension par les sentiers de la montagne; ils passaient
CFIAPITRE VII 359
une partie de la nuit, parfois la nuit entière à entendre les
confessions; ils prêchaient et confessaient encore pendant
les premières heures de la matinée, et ils devaient être
de retour dans leur communauté pour le repas de midi.
A certains jours de grande presse, on parvenait ainsi à
compter jusqu'à trente confesseurs occupés à entendre les
pèlerins arrivés de leurs villages à la tombée de la nuit
pour s'en retourner le lendemain. On comprend combien
les solitaires de Notre-Dame-d'Ay étaient attendus à la
montagne et quel désappointement c'était quand ils
venaient à manquer. — « Aujourd'hui dimanche, écrit le
Père Laurens, leur retraite nous a privés de leur secours;
aussi quoique nous ayons confessé toute la nuit, nous
avons eu la douleur de voir partir bien des pèlerins qui
n'ont pu trouver de confesseurs. » (29 Août 1841.) On
comprend mieux encore quelle dut être l'émotion du
pauvre Supérieur, lorsqu'il apprit qu'il était question de
transporter le Troisième An à Dôle. « C'est une vraie cala-
mité, écrit-il, pour notre résidence à qui il rendait tant de
services... Gomment suffire avec nos seules ressources
au travail que nous apportent chaque été quatre-vingt
à quatre-vingt-dix mille pèlerins?... » Ce sont presque
exclusivement de pauvres gens de la campagne qui ne
peuvent se donner un peu de liberté que le dimanche ; ils
arrivent alors par milliers à la fois et quand ils sont là il
faut bien les recevoir. Sans parler des autres, «c'est plus
de dix mille confessions générales » à entendre chaque
année. (29 Août 1842.)
Le transfert projeté n'eut pas lieu. Le Père Général, en
apprenant que le Troisième An serait maintenu à Notre-
Dame-d'Ay exprimait sa vive satisfaction. « Il paraît,
ajoutait-il, que saint François Régis ne veut pas que les
Tertiaires s'éloignent de son tombeau. » (15 Juin 1843.) On
fit mieux encore, la maison qui jusque-là n'avait été qu'une
annexe de la résidence de Lalouvesc, reçut son autonomie;
l'Instructeur du Troisième an, le Père Fouillot, en devint
le Supérieur.
360 LÀ COMPAGNIE DE JESUS
On nous permettra de nous arrêter une fois encore
devant cette physionomie originale et puissante. Aucun
Jésuite français n'a peut-être exercé sur sa famille reli-
gieuse une action plus profonde ; car on peut dire qu'il a
marqué de son empreinte plusieurs générations d'enfants
de la Compagnie, en dirigeant pendant tant d'années cette
ft école du cœur » où elle leur donne leur formation der-
nière et définitive. Il en avait la charge déjà depuis six ans ;
mais c'est à Notre-Dame-d'Ay, semble-t-il, qu'il se révèle
dans la force du terme l'homme de la fonction. Le témoi-
gnage des Pères Provinciaux est à cet égard d'année en
année plus explicite et plus formel. « Le Pèje Fouillot est
toujours le même, écrit le Père Maillard; c'est l'homme
du Troisième An. S'il avait la santé, comme le talent et le
zèle, il serait l'homme rare, l'homme parfait.» (4 août 1842.)
Et une autre fois : « 11 est vraiment l'homme de la situation,
entouré de l'estime et de la confiance de ses tertiaires, les
instruisant, les formant à la grande manière de notre
Institut. » (24 Mai 1844.) Le successeur du Père Maillard
ne parle pas autrement : « Le bon Père Fouillot fait à ces
jeunes Pères un bien incroyable; ceux qui ont passé par
ses mains ne sont plus reconnaissables... Le Père Ins-
tructeur est toujours l'instrument du Saint-Esprit pour
briser et transformer. Dieu veuille le conserver longtemps
dans un emploi si utile ' ! »
Aussi dès 1842, le Père Roothaan lui demandait-il de
rédiger un Mémoire aussi détaillé que possible sur la
méthode qu'il suivait dans l'organisation et la direction
du Troisième An, afin de faire profiter de son expérience
ceux qui auraient à remplir la même charge. (2 Septem-
bre 1842.) Le Père Fouillot prit son temps que le Géné-
ral trouva, paraît-il, un peu long ; car il écrivait en accu-
sant réception du Mémoire : « La satisfaction quej'ai eue
à lire les cahiers du Troisième An m'a largement dédom-
magé de l'attente... J'envie le sort de ces jeunes Pères
I. Le P. Jordan, Provincial de Lyon au R. P. Général, 28 oct. i846)
janvier i848.
CHAPITRE VII 361
qui ont le bonheur de faire ainsi leur troisième Proba-
tion. » (5 Mai 1843.)
Au surplus le Père Instructeur et le Père Général
étaient faits pour s'entendre; ils avaient l'un comme l'au-
tre le culte des Exercices spirituels de saint Ignace.
Pour l'un comme pour l'autre c'est là que se trouve la
solide nourriture qui doit former le tempérament du Jé-
suite ; leur correspondance est pleine de cette idée :
« Plus je vais, écrit le Père Fouillot après cette grande
retraite qu'il a donnée à ses tertiaires près du tombeau
de saint François Régis, plus je comprends que toute la
vie de la Compagnie prend sa source dans les Exercices. »
Aussi, volontiers il résumait ses enseignements et ses
exhortations aux Pères du Troisième An dans cette brève
formule : « Soyez les hommes des Exercices. » — Quant au
Père Roothaan, on voit dans ses lettres au Père Instruc-
teur comment il conçoit le Troisième An. C'est le cœur
plus que l'intelligence qu'il y faut cultiver; c'est l'esprit
d'abnégation qu'il y faut acquérir et développer. L'étude
de l'Institut qui y tient une si grande place ne sera point
tant spéculative que pratique; le religieux y vient appren-
dre « ses devoirs plutôt que le Droit ». Cet idéal, qui est
celui de la Compagnie, fut aussi celui dont s'inspira le
Père Fouillot pendant les trente-six ans qu'il demeura en
charge. Son expérience s'ajoutant à ses qualités naturel-
les lui donnait un ascendant auquel on ne résistait guère
et qui facilitait beaucoup l'action de la grâce dont il ne
voulait être que l'instrument. Un de ceux qui avaient
éprouvé au Troisième An cette heureuse influence esquis-
sait ainsi le portrait du Père Instructeur : « Sa droiture
et au besoin sa rude franchise, sa vigueur surnaturelle au
milieu des épreuves que Dieu lui envoyait, une haute rai-
son jointe à une piété solide, la connaissance profonde
de l'esprit de saint Ignace, une parole élevée, substan-
tielle, toujours exacte, et au fond une mâle bonté qui se
trahissait à son insu par la douceur de son regard, expli-
quent la confiance que les Jésuites français, anglais,
362 LA COMPAGNIE DE JESUS
américains, allemands, espagnols et belges eurent en
lui pendant si longtemps ^ »
Le Troisième An fut maintenu à Notre-Dame d'Ay de
1839 jusqu'à 1851 ; à cette date il fut transféré à Notre-
Dame-de-Liesse, Dès 1845, on avait dû agrandir quelque
peu le local, qui put alors recevoir vingt-quatre Tertiaires.
Le charme de cette pieuse solitude, le voisinage de la
sainte montagne de Lalouvesc, les essais d'apostolat près
du tombeau de saint François Régis, les merveilles de
grâces dont on y ét&it témoin 2, tout cela exerçait sur
1. Le H. P. A. de Fonlevoy. Sa vie, par le P. Alexandre de Gabriac.
P. II 8, Paris, Baltenweck.
C'est au début de son séjour à Notre-Dame-d'Ay que le P. Fouillot
s'adonna à un travail « d'à côté » qui mérite d'être mentionné. Le 19 fé-
vrier 1843, il envoyait au P. Général un vieux manuscrit avec la copie
qu'il en avait faite lui-même. C'étaient les notes du B. P. Pierre Lefèvre
sur ses méditations, pendant les dernières années de sa vie. Ce manu-
scrit avait une histoire; il provenait de la bibliothèque de famille du
P. de Mac-Carthy. Le P. de Mac-Car Ih y en avait fait don, avant son en-
trée au noviciat, au P. Roger. Il eut sans doute péri dans la débâcle de
i83o, mais le P. Fouillot, qui en connaissait l'existence, alla le déterrer
dans la chambre du P. Roger au milieu d'un fouillis de livres et de papiers.
11 dut faire une petite étude de paléographie pour le déchiffrer ; le manu-
scrit n'était point l'original, mais une copie presque contemporaine du
Bienheureux. Ces notes étaient pour la famille de saint Ignace une véri-
table relique, d'autant plus que, comme disait le P. Fouillot, on y appre-
nait comment, avec « la spiritualité du catéchisme, on peut s'élever à
la plus havite perfection ». Ces précieuses notes ont été publiées sous le
titre de Memoriale vitae Spiritiialis Ven. P. P. Fabri. Paris, Gauthier-
Villars, 1873.
A signaler encore un autre témoignage de la pieuse activité de l'Ins-
trucleur du Troisième An à Notre-Dame-d'Ay. Une première fois le
•2-j décembre i846, et une seconde fois le ib mars 1847, il adressa au
P. Général un Mémoire sur l'opportunité d'établir une fête de « Notre-
Dame du Cénacle ». Cette fête, avec sa liturgie propre, fut effectivement
approuvée par le Pape Léon XIII, quarante ans plus tard. (Décrets de
la Congrégation des Rites, 10 janvier 1886 et 3o avril 1887.) L'initiative
en revient sans conteste au P. Fouillot.
2. Les faveurs miraculeuses obtenues au tombeau de saint François
Régis n'ont jamais cessé; elles sont, on peut le dire, innombrables. « Le
Seigneur, écrit le Supérieur de Lalouvesc, nous comble de grâces et de
consolations en rendant toujours plus glorieux le tombeau de notre
« Saint Père ». Notre Annuelle fera mention de quelques faits, entre plu-
sieurs autres, qui le prouvent. » (6 Juillet i838.) Il ne se passe pas d'an-
née qu'on n'ait à enregistrer authentiquement des guérisons subites de
CHAPITRE VII
363
l'âme des enfants de la Compagnie un attrait puissant, et
tous ceux qui y vinrent recevoir leur dernière formation
«n gardèrent un délicieux et ineffaçable souvenir. Le Père
>de Ponlevoy, qui fut de ceux-là, ne pouvait, au dire de
son biographe, en parler sans émotion. 11 revint plusieurs
fois dans le cours de sa vie y faire sa retraite, et un jour,
la terminant en la fête de saint François Piégis, il écrivait :
« Aujourd'hui Lalouvesc est dans toute sa splendeur.
Que c'est beau! Les pompes de Paris ne me font rien.
Ici tout m'édifie et me console jusqu'aux larmes. »
Les Jésuites n'étaient pas seuls à subir l'attrait de ces
lieux bénis. Le 29 août 1841, le Père Laurens écrit de
Lalouvesc : « Nous avons eu dernièrement le cardinal
archevêque de Lyon pendant neuf jours, ici ou à Notre-
Dame-d'Ay, où il a fait sa retraite annuelle. 11 m'a assuré
en partant qu'il reviendrait l'année prochaine faire encore
sa retraite à Notre-Dame-d'Ay dont le site l'a enchanté. »
IV
Lajeune Province de Paris eut une croissance beaucoup
plus rapide que celle de Lyon. Dans les sept premières
années de son existence, elle ne créa pas moins de dix
résidences nouvelles.
La première en date est celle de Nantes. M. de Cour-
son, prêtre de Saint-Sulpice, Supérieur du séminaire de
Philosophie et vicaire général du diocèse, en peut être
regardé comme le fondateur. — « C'est lui, écrivait le
premier Supérieur, le Père Varlet, qui nous a demandés,
qui pourvoit à notre logement, à notre entretien et qui
dans ce moment même cherche à nous établir dans une
maison plus vaste, avec grand jardin, et, s'il est possible,
malades et d'infii-mes. El, comme le fait observer l'annaliste, beaucoup
-échappent au contrôle, parce que les braves gens de la campagne, dans
leur simplicité, trouvent la chose si naturelle qu'ils négligent de la faire
constater.
364 LA COMPAGNIE DE JESUS
une église toute proche, laquelle est abandonnée depuis
longtemps et qu'il ferait réparer. » (28 Juin 1837.)
Depuis longtemps d'ailleurs l'évêque, Mgr de Guérines,
aussi bien que son coadjuteur, Mgr de Hercé, avaient
exprimé le désir de voir la Compagnie s'établir à Nantes.
Les PP. Yarlet et Laurent y arrivèrent au mois d'avril 1837
et s'installèrent dans une petite maison louée pour eux
au faubourg Saint-Clément. Dès le mois de Juillet, ils
se transportaient à la rue de Coutances, sur la paroisse
de Saint-Similien, d'où le nom de missionnaires de Saint-
Similien, sous lequel les Jésuites furent connus parmi le
peuple pendant les premières années de leur séjour à
Nantes. Ils habitaient une assez vaste maison dans le
quartier des Minimes, achetée avec ses dépendances au
prix de 28.000 francs; c'est dire que le logis n'était guère
somptueux. L'abbé de Courson supporta la dépense ;
mais accablé par les œuvres qu'il prenait à sa charge sans
compter, il ne lui fut bientôt plus possible d'aider la rési-
dence autrement que par sa très réelle sympathie. Elle
comptait dès lors avec les deux Pères déjà nommés les
PP. ArthurMartin et Jacques Millet. Au mois de novem-
bre un cinquième confrère leur fut adjoint, c'était le Père
Pierre Labonde. Nous ne craignons point d'exagérer en
disant que ce nom est encore à l'heure présente entouré
d'une affectueuse vénération par le peuple de Nantes.
Le Père Labonde avait été jusque-là, comme directeur
de congrégation à Saint-Acheul et à Fribourg, l'apôtre
des enfants ; il allait être pendant quarante-cinq ans à
Nantes l'apôtre des ouvriers et des pauvres. Lorsque, en
effet, en 1856, les Supérieurs songèrent à l'envoyer dans
une autre résidence, l'évêque, Mgr Jacquemet, réclama
avec de telles instances qu'il fallut le laisser à son incom-
parable apostolat. Le Père Labonde avait été attribué à la
nouvelle résidence avec la mission expresse de se consa-
crer au soin delà classe ouvrière et plus spécialement des
hommes. Et il fut, selon la remarque de son biographe,
pendant près d'un demi-siècle, confesseur et presque
CHAPITRE VU 365
exclusivement confesseur d'hommes. Dès son arrivée à
Nantes, il avait, pour ainsi dire, élu domicile dans un
réduit de l'école des Frères, rue de la Commune, où les
classes d'adultes lui amenaient delà clientèle. Au Carême
qui suivit il avait déjà préparé à l'accomplissement du
devoir pascal près de trois cents ouvriers retardataires et
de plus quarante-trois soldats. Dans la suite, Mgr Jac-
quemet, désireux de favoriser un ministère aussi précieux,
lui avait donné la chapelle de la Psallette, attenant à la
cathédrale. C'est là que, à toute heure du jour et parfois
fort avant dans la nuit, le Père Labonde recevait les petites
gens, les ouvriers, objets de ses préférences, mais aussi
des hommes de condition plus élevée, appartenant à tou-
tes les professions libérales, et en particulier bon nom-
bre de prêtres. Il avait établi dans sa chapelle une congré-
gation sous le titre de « Notre-Dame de la Jeunesse et
des Ouvriers » ; il n'y admettait qu'une élite recrutée avec
des précautions sévères; mais à cette élite il savait inspi-
rer quelque chose du zèle qui le dévorait lui-même, et
elle devenait entre ses mains un excellent instrument
d'apostolat.
Cette esquisse serait trop incomplète, si l'on n'y ajou-
tait que le Père Labonde avait ses méthodes à lui, des
allures et même un langage qui lui réussissaient, mais
qu'il ne faudrait pas proposer en exemple à imiter. On
en pourrait dire autant de beaucoup de grands serviteurs
de Dieu, qui furent puissants en paroles et en œuvres.
Dans le milieu populaire où s'exerça son action, et peut-
être bien grdce à sa manière originale, le Père Labonde
connut cette puissance et il avait le droit sur la fin de sa
vie de remercier Dieu qui « avait bien daigné se servir
de sa pauvre créature pour accomplir des merveilles de
conversion » '.
I . La vie de ce vrai fils de saint Ignace a été écrite par le P. Gharruau,
sous ce titre : Un apàire des enfants et des ouvriers : Le R. Père Pierre
Labonde. Nantes, Libaros. 1884. Né le i^"" août 1795, admis à Saint-
Acheul en qualité d'auxiliaire en 1818, entré au noviciat le i4 septem-
bre 1821, il mourut, le 1 5 janvier i883, à Angers, où on l'avait transporté
366 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
Le Père Augustin Laurent avait précédé de quelques
mois à Nantes le Père Labonde; lui aussi, il devait y pas-
ser le reste de sa vie, car pour lui aussi, devant les
réclamations épiscopales, il ne fut pas possible au Pro-
vincial de Paris de l'appeler ailleurs. Le Père Laurent
avait dû acheter par une persévérance méritoire son admis-
sion dans la famille de saint Ignace. Voici la petite note
que le Père Gury lui consacre dans les Mémoires de Mont-
rouge-. « M. Laurent, jeune prêtre du diocèse de Troyes,
avait porté pendant quelques mois l'habit de Trappiste.
On essaya, mais en vain, d'obtenir la dispense de Rome
pour cet empêchement'. Après avoir passé deux ans à
Montrouge et y avoir montré beaucoup de ferveur, il eut
la douleur de ne pouvoir être reçu dans la Société. »
Le Père Godinot, qui l'avait admis provisoirement au
noviciat, croyait pouvoir solliciter une dispense en sa
faveur. « Dès son enfance, écrivait-il, l'abbé Laurent avait
souhaité appartenir à la Compagnie de Jésus qu'il connais-
sait pour avoir lu la Vie de ses saints; mais ignorant
qu'elle venait d'être ressuscitée par le Chef de l'Église et
trois mois auparavant. 11 était âgé de S'; ans. Son corps fut ramené à
Nantes. Ses obsèques eurent lieu à la cathédrale : « Pas de tentures à la
porte ou à l'intérieur de l'église; deux tréteaux et quatre cierges; c'était
tout. Mais dans cette vaste église de Saint-Pierre, quelle aflluence I A
Noël ou à Pâques la foule n'est pas plus nombreuse... A la cérémonie
funèbre, présidée par le curé de la cathédrale, assistait l'évêque accom-
pagné de ses vicaires généraux ; Mgr a donné l'absoute... Ce religieux si
modeste pendant sa vie aura eu après sa mort un cortège triomphal. Les
amis qui l'ont accompagné jusqu'au champ du repos étaient bien nom-
breux; mais si a les chers ouvriers » du Père Labonde n'avaient pas été
retenus dans leurs ateliers par la nécessité du labeur quotidien, leur
Père vénéré eût été escorté par une armée véritable. » (L'Espérance du
peuple, 20 janvier i883.)
I. [>es Constitutions de la Compagnie de Jésus lui interdisent d'ad-
mettre un candidat qui aurait appartenu à un autre Ordre religieux.
Pour couper court aux appréciations par lesquelles on pourrait éluder
la défense, il est spécifié qu'il suffît pour l'encourir d'avoir porté l'habit
de l'Ordre, ne fût-ce qu'un seul jour. Les motifs de cette interdiction se
devinent sans trop d'effort. A défaut d'autres, on peut dire que l'incon-
stance dans une première vocation fait mal augurer pour la persévérance
dans la seconde.
CHAPITRE VU 367
pressé du désir de la vie religieuse, il avait fait un essai
à la Trappe. » Sans congédier le novice, le Père Fortis
ajourna son admission. L'abbé Laurent s'altacha aux mis-
sionnaires de la Compagnie, travaillant avec eux et bien
résolu à ne s'en séparer que si on le renvoyait. Tous
admiraient sa vertu, son dévouement et son aimable
caractère. Ses vœux furent enfin exaucés après quatre
longues années d'attente. Son admission est datée du
17 décembre 1831. Le Père Varin, son Supérieur, écri-
vait quelques semaines plus tard : « 11 l'a reçue avec des
transports de joie et de reconnaissance, et sa joie a été
partagée bien sincèrement par ceux qui depuis longtemps
étaient ses amis. C'est un bien bon ouvrier qu'acquiert
la Compagnie. » (13 Janvier 1832.)
Les pronostics du vénérable religieux ne devaient pas
être trompés. Le Père Laurent fut véritablement à Nan-
tes le « bon ouvrier » qui pendant plus de trente ans ne
sut jamais compter avec sa peine *.
Le Père Varlet, fondateur de la résidence de Nantes,
était, lui, un ouvrier de la première heure, ancien Père
de la Foi et novice de 1814. Préfet général à Saint-Acheul,
puis Supérieur des collèges de Bordeaux et du Passage
et enfin, depuis six ans, de la résidence de Vannes, il
s'entendait au gouvernement d'une communauté et à
gagner l'estime et la confiance des gens du dehors, par
une gravité empreinte de douceur et de politesse. Il ne
s'épargnait pas non plus au travail; car nous le voyons,
en dépit de ses soixante et onze ans, prêcher la station
du Carême en 1840 à la paroisse de Saint-Sauveur de
Rennes. C'est lui-même qui en donne la nouvelle avec
une bonhomie modeste : « J'ai prêché de façon passable,
écrit-il, mais sans succès brillant. » Et il ajoute que
le succès fut pour un de ses frères, le Père Hippolyte
I. Cf. Le R. P. Augustin Laurent. Son apostolat dans le diocèse de
Nantes, parle R. P. P.-X. Poiiplard, Paris, Retaux-Bray, i888.
368 LA COMPAGNIE DE JESUS
Augry qui prêchait en même temps dans le quartier po-
pulaire de Saint-Aubin. Si nous en croyons le Père Gui-
dée, « il avait cependant rempli avec talent et succès,
pendant plusieurs années, les fonctions de prédicateur
dans les premières églises de la capitale »'.
Le Père Varlet dirigea la résidence de Nantes pendant
les trois premières années de son existence ; elle reçut
alors abondamment les bénédictions de l'humilité et de la
pauvreté. Les Jésuites s'occupèrent d'abord des classes
les plus déshéritées, même les plus besogneuses. Avec les
ouvriers, les soldats et les pensionnaires du Dépôt de
mendicité, ce furent les servantes qui eurent les prémices
de leur apostolat. Le prédicateur du Carême de 1838 à la
Cathédrale prêcha pour elles une retraite à laquelle elles
assistèrent enfouie. Ce fut l'origine d'une congrégation,
dite de Notre-Dame de Bonne Garde, qui ne tarda pas à
devenir florissante sous la direction du Père Laurent.
Au Père Varlet succéda le Père Delvaux. (2 Octobre
1840.) La résidence avait presque doublé son personnel
et elle était appelée à grandir encore ; la maison des
Minimes ne pouvait lui suffire ; l'importance et l'avenir
des œuvres exigeaient un autre local. Ce fut l'objet des
préoccupations du nouveau Supérieur. La Compagnie de
Jésus doit à l'esprit actif et entreprenant du Père Del-
vaux d'avoir pris possession, dès 1842, de son installation
définitive à Nantes. Quand il céda la place, sur la fin de
1845, au Père Louis Hilaire, la communauté se composait
de treize religieux; ils étaient quinze, dont onze prêtres,
sous le Père Solente devenu Supérieur en 1848.
La résidence de Bourges prit naissance la même année
que celle de Nantes, et elle aussi eut pour parrain un
prêtre de Saint-Sulpice. L'abbé de Champgrand^, ancien
1. Vie du R. P. Joseph Varin, i" édition, p. i4i.
2. Il s'appelait Labbe de Champgrand et appartenait à la même
famille que les PP. Joseph Labbe, missionnaire en Chine, et Plîilippe
Labbe, le savant historien, mort en 1667. Il était l'oncle du P. Anatole
de Bengy, martyr de la Commune.
CIIAPITUE VII 369
élève de Billom, puis de Fribourg, encouragé par l'arche-
vêque, Mgr de Villèle, et par son Supérieur, le vénérable
abbé Mollevault, offrit une grosse partie de sa fortune
pour établir la Compagnie de Jésus dans sa ville natale.
Au printemps de 1837, les PP. Boulanger et Bayard
vinrent à Bourges, et, en attendant d'avoir une maison
à eux, ils reçurent l'hospitalité chez un vicaire général,
l'abbé Bonnin, lui aussi tout dévoué à la famille de
saint Ignace. Parmi les bienfaiteurs qui aidèrent puis-
samment à cette fondation, elle compte encore les frères
d'Haranguier qui, membres de la Congrégation à ses dé-
buts, avaient figuré avec honneur dans le mouvement de
renaissance catholique des premières années du siècle.
Un ancien monastère de Bénédictines, situé dans la ville
basse, parut convenir à l'établissement projeté; l'acquisi-
tion en fut faite au prix de 50.000 francs. Ce choix n'était
pas heureux; on ne fut pas longtemps à s'en apercevoir.
Après avoir dépensé beaucoup d'argent pour rendre ha-
bitables des bâtiments ruineux, il fallut au bout de quel-
ques années songer à se transporter ailleurs \
La résidence de Bourges était officiellement constituée
au mois d'octobre 1837 ; le Père Emmanuel Bayard, qui
venait de quitter Lalouvesc pour rentrer dans la Province
de Paris, en fut le premier Supérieur ; il avait sous ses
ordres les PP. Pantin, Pouty et BouUé et deux Frères co-
adjuteurs. Dés leur arrivée et pendant qu'on accommodait
leur logi», les Pères s'étaient livrés activement au minis-
tère sacerdotal. Le Père Général ayant adressé ses remer-
cîments au nom de la Compagnie à l'abbé de Champgrand,
celui-ci répondait le 30 avril 1838 : « ... C'est à moi, mon
Révérend Père, de vous remercier; car c'est moi qui vous
suis redevable et à nos pères de Bourges d'un insigne
bienfait. J'ai confiance qu'ils feront beaucoup de bien
dans ce diocèse qui a tant besoin de leur secours. J'ai
I. Dans une maison appartenant au chanoine d'Haranguier, rue de
la Petite-Armée.
La Compagnie de Jésus. 24
370 LA COMPAGNIE DE JESUS
appris avec consolation que leurs soins n'avaient pas été
inutiles ni leurs efforts entièrement infructueux. Notre
pauvre pays a semblé se réveiller de son assoupissement.
Les prédications du Carême à la cathédrale ont été sui-
vies, et un assez grand nombre de personnes se sont ap-
prochées de la Sainte Table pendant le temps pascal. Mgr
l'archevêque m'écrit qu'il a donné la sainte communion à
cinq cents personnes le dimanche des Rameaux, ce qu'il
estimait considérable, eu égard au temps et au lieu. »
A toutes les autres causes du dépérissement religieux
s'ajoutait en effet dans le Berry, comme dans bien d'autres
régions de la France, le rigorisme janséniste du clergé
qui semblait prendre à tâche d'éloigner des sacrements
le petit troupeau des fidèles non encore gagné par la
presque universelle indifférence. Là comme ailleurs, les
Jésuites s'appliquèrent à réagir contre cette tendance
funeste. Nous voyons dans les documents contemporains
que leur apostolat y trouvait plus d'obstacles que dans
l'apathie traditionnelle des populations de cette province.
L'administration civile essaya aussi tout d'abord de leur
susciter des entraves. Le préfet du département de l'Indre
rattaché au diocèse de Bourges n'eut pas plus tôt appris
l'établissement des Jésuites en celte ville, qu'il lança une
circulaire interdisant aux curés de faire prêcher dans leurs
églises « des prêtres étrangers ou missionnaires » <.
Malgré tout, comme le disait l'abbé de Champgrand, les
efforts des Pères ne furent pas infructueux. Les Annales
domestiques en rapportent plus d'un témoignage conso-
lant. En 1843, le Père Besnoin, un missionnaire de la
grande époque, prêchait le Carême à la cathédrale. 11
arrivait, écrit le Supérieurde la résidence, le Père Solente,
timide et découragé; on lui avait dit qu' « il n'y avait rien
à faire » ; la formule est ancienne. Bientôt pourtant la
chaude parole de l'apôtre trouva le chemin des cœurs;
les immenses et merveilleuses nefs se remplirent d'une
I, Lettre du P. Bayard, ii janvier i84o.
CHAPITRE VII 371
foule avide de l'entendre; l'annaliste donne des chiffres
que l'historien croit plus sage de ne pas reproduire; mais,
ce qui est certain, c'est qu'à la résidence les confesseurs
furent occupés, aux approches de Pâques, la nuit comme
le jour. Témoin de cet empressement le Père Solente
écrivait : « On se plaint que le peuple déserte l'église;
ne serait-ce pas parce qu'on lui en ferme la porte ? »
Mgr de Villèle aurait voulu garder son prédicateur; il
déclara du moins qu'il le retenait pour deux et trois autres
Carêmes et plus, s'il était possible.
Une autre lettre du même Supérieur nous montre que
le zèle apostolique peut récolter de belles moissons dans
les temps et dans les lieux où, en apparence, «• il n'y a rien
à faire ». Le Père Alexis Possoz, de la résidence de
Bourges, avait été appelé à Limoges pour la station de
Carême. Après avoir essuyé bien des refus, il avait fini par
forcer, si l'on peut dire, l'entrée de la prison, et donner
aux détenus une série de prédications pour les préparer à
l'accomplissement du devoir pascal. Tel fut l'ébranlement
que pendant une semaine quatorze prêtres durent s'em-
ployer plus ou moins longtemps à entendre les confes-
sions. L'évêque, Mgr de Tournefort, vénérable vieillard
de quatre-vingt-deux ans, voulut donner l'exemple en
payant de sa personne dans ce ministère de charité. Le
jour de la clôture, il célébra la messe dans la chapelle de
la prison et plus de six cents détenus reçurent la com-
munion de ses mains. — « C'était, disait-il, une des plus
douces consolations de son épiscopat. »
Nous avons raconté la petite tempête déchaînée contre
la Compagnie de Jésus au cours de l'année 1838. On cria
très fort contre les Jésuites et contre le ministère qui tolé-
rait leurs empiétements. Dans les premiers jours de 1839
M. Cousin faisait entendre à la Chambre des Pairs une
exclamation empruntée à l'antiquité classique : « En quels
temps vivons-nous? Le bruit se répand que Saint-Acheul
se relève de ses cendres ! ! » Persuadé que la patrie était
372 LA COMPAGNIE DE JESUS
en danger, le Courrier français continuait sur le même
ton : « Jusques à quand soulIViront-ils (les ministres) le
troupeau fanatique de Loyola ? » Tout ce tapage avait abouti
à la suppression du théologatde Saint-Acheiil. Mais il ne
paraît pas que ni les Jésuites ni leurs amis s'en soient
beaucoup émus, car, outre la résidence de Marseille dans
la Province du Midi, cette même année 1839 en vit surgir
trois autres dans la Province du Nord : Quimper, Stras-
bourg et Angers.
Il y avait en ce temps-là à Quimper un vieil évêque
plus qu'octogénaire, Mgr de Poulpiquet, et un jeune
vicaire général, l'abbé Gégou, également désireux de rap-
peler dans le diocèse la famille religieuse qui jadis avait
tant contribué à sanctifier la Bretagne par les Missions et
les retraites fermées. Le pays n'était pas riche ; après
avoir remué ciel et terre, le vicaire général parvint à re-
cueillir une somme de 30.000 francs ; l'évéque en avait
fourni à peu près les deux tiers. Avec cela on acheta une
maison assez vaste, avec un enclos de près d'un hectare.
Le tout fut mis gracieusement à la disposition des Jésui-
tes, par un bail en règle, pour une durée de vingt-sept ans.
La caisse diocésaine était hors d'état de fournir le moin-
dre subside pour leur entretien; ils n'avaient à compter
que sur les aumônes des fidèles; d'ailleurs le Provincial
déclarait que, à tout prendre, ce régime était préférable
pour eux à celui des pensions ; il était plus conforme à
l'idéal des ouvriers apostoliques et sauvegardait mieux
leur liberté.
Le Père Michel Leblanc, qui avait fondé la résidence de
Toulouse et la dirigeait depuis neuf ans, fut chargé d'or-
ganiser celle de Quimper. Il y arriva le 11 avril avec les
PP. Jaffré et Le Délaizir. Leur zèle allait tout d'abord se
heurter à un obstacle presque infranchissable. Déjà nous
avons vu le Père Leblanc regretter que, faute de savoir
la langue, on ne pût guère donner de Missions dans la
région toulousaine ; l'obstacle était encore bien autre-
ment sérieux en Bretagne. « Pour faire des Missions,
CHAPITRE VII 373
écrivait-il après trois mois de séjour, il faudrait savoir le
breton; et à un certain âge il n'est plus possible de l'ap-
prendre. » (5 Juillet 1839.) Le pauvre Supérieur renonça
en effet à apprendre le terrible idiome; il trouvait d'ail-
leurs un très utile emploi de son activité dans les retrai-
tes sacerdotales qui se faisaient à la résidence ; c'était
une des œuvres principales que le pieux évêque avait
entendu confier à la Compagnie. Dès le début la maison
avait été aménagée pour recevoir une douzaine de retrai-
tants.
Au reste la résidence de Quimper, comme celle de
Vannes, ne devait pas manquer de missionnaires capables
de se faire entendre des populations bretonnes. Le Père
Le Délaizir était lui-même Breton; Breton aussi le Père
Augustin de Saint-Alouarn, qui vint avant la fin de l'an-
née renforcer la communauté naissante. Ils devaient l'un
et l'autre terminer leur vie à Quimper, celui-ci âgé de
quatre-vingt-dix ans, celui-là de quatre-vingt-quatorze,
après avoir évangélisé leurs compatriotes l'espace d'un
demi-siècle. Ils ne furent pas les seuls assurément;
aucune province peut-être n'a donné à la Compagnie de
plus nombreuses recrues que la Bretagne, et parmi elles
les missionnaires de langue bretonne se sont toujours
trouvés en bonne proportion. Parmi leurs premières
campagnes apostoliques, nous voyons mentionnée dans
les Annales de la résidence la Mission de Saint-Pol de
Léon, en 1841. A travers d'autres détails édifiants, mais
qui ne sortent point du cadre accoutumé, se détache le
chiffre de 14,000 hosties distribuées aux fidèles en l'es-
pace d'un mois. L'année suivante, autre Mission de deux
semaines seulement à Saint-Brieuc; on parle de vingt-
cinq confesseurs occupés lejour etla nuit et de 1.200 hom-
mes à la table sainte pour la communion pascale. La même
année Mission à Quimperlé, à Landerneau, etc. Dès lors
le petit groupe de missionnaires de la résidence ne
connut plus guère de chômage, bien que leur nombre
allât grandissant chaque année. A partir de 1845, ils ne
374 LA COMPAGNIE DE JESUS
furent jamais moins de sept. Le Père Renault, l'ancien
Provincial, était devenu leur Supérieur à partir de 1842.
La chaire ne lui inspirait plus de frayeur, et il lui arrivait
de donner la station de Carême, à Morlaix par exemple,
selon la méthode d'autrefois, c'est-à-dire en prêchant tous
les jours, le samedi seul excepté.
En même temps que Quimper, à l'extrémité opposée
du territoire, la capitale de l'Alsace s'ouvrait à la Compa-
gnie de Jésus. Le Père de Mac-Carthy lui avait frayé la
voie. Appelé par le prince de Croy, alors évêque de Stras-
bourg, plus tard archevêque de Rouen, avec lequel il était
lié d'amitié, il y avait prêché les deux stations de Carême
de 1821 et 1822. L'impression avait été profonde, non pas
seulement chez les catholiques mais chez les protestants
eux-mêmes. Depuis lors, plusieurs Jésuites, entre autres
le Père Guyon, avaient été invités à se faire entendre soit
à la cathédrale, soit dans les communautés religieuses de
la ville. Beaucoup de personnes désiraient les y voir à
demeure, et à plusieurs reprises des instances avaient été
faites auprès du Provincial de Paris. Les Mertian se dis-
tinguaient parleur dévouementà la famille de saint Ignace.
Ils étaient quatre frères, dont un chanoine, Supérieur des
Sœurs de la Providence de Ribeauvillé. Les trois autres,
riches négociants et grands chrétiens, étaient à la tête de
toutes les bonnes œuvres. L'un d'eux avait déjà donné
deux de ses fils à la Compagnie de Jésus. Il voulut faire
plus encore; ayant obtenu l'assentiment de l'autorité épis-
copale et la promesse du Père Guidée, il acheta une mai-
son et se chargea de l'aménager et de la meubler selon
les convenances religieuses. Le généreux donateur écri-
vait le 15 octobre 1840 : « La maison que nos bons Pères
occupent maintenant est telle que, lorsqu'elle sera entiè-
rement appropriée, elle semblerait avoir été faite exprès
pour cela. » Les Pères Jacques Millet et Jean Chable s'y
étaient installés, dès le mois d'août 1839. Ils y furent bientôt
rejoints par les PP. Georges Schneider et Pierre Bertrand.
CHAPITRE Yll 375
Dès lors la résidence de Strasbourg se trouvait régu-
lièrement constituée, et les œuvres y prenaient un tel
essor que, avant dix ans, son personnel ne devait compter
pas moins de douze prêtres avec cinq Frères coadjuteurs.
Ses débuts toutefois ne furent pas sans exciter des rumeurs
et des contradictions. Nous en trouvons l'écho dans une
brochure du temps, V Invasion des Jésuites à Strasbourg.
Le titre en dit assez le sens et l'inspiration. Nous y voyons
que la presse locale, généralement inféodée au parti libé-
ral et protestant, ne se fit pas faute de dénoncer avec des
accents tragiques ce qu'elle regardait comme un fléau pour
la ville et le pays. Heureusement l'autorité ecclésiastique
était sans prévention et l'autorité civile sans parti pris
contre l'Ordre de saint Ignace.
On songeait, au ministère, à donner le chanoine Raess
pour coadjuteur à l'évêque de Strasbourg, Mgr Lepage de
Trédern, très avancé en âge. Chargé de fournir des rensei-
gnements sur le candidat, le préfet Sers, un protestant,
l'avait interpellé sans plus de façon : « Parlez-moi fran-
chement : on dit que vous êtes Jésuite. — Jésuite, non ;
mais j'estime et j'aime les Jésuites. — Oh! Qu'à cela ne
tienne. Nous sommes d'accord; je les estime aussi. Je les
ai entendus prêcher. Ce sont des prêtres zélés.. . Seulement
il faut éviter Téclat, à cause de nos protestants. » Le Père
Millet qui rapporte ce petit dialogue, ajoute : « Je tiens
cela de M. Raess lui-même. » (27 Août 1840.) De fait aucune
tracasserie ne vint des régions officielles, et le bon M. Mer-
tian pouvait écrire quelques mois plus tard : « Depuis la
nomination de Mgr Raess, nous sommes bien tranquilles;
toutes les persécutions secrètes ont cessé et bientôt on
sera accoutumé à voir les Jésuites du même œil que les
autres prêtres. » (13 Octobre 1840.)
La résidence de Strasbourg, plus heureuse que d'autres,
put donc se livrer en paix aux travaux de l'apostolat. La
ville et l'Alsace tout entière lui offraient un champ d'ac-
tion pour ainsi dire illimité. En dehors des ministères
accoutumés, les Annales des premiers temps mentionnent
376 LA COMPAGNIE DE JESUS
la fondation de l'établissement de Willerhof. C'est encore
l'intelligente charité de la famille Mertian qui en avait eu
l'initiative, comme elle en fit les frais. Son but était de
recueillir des orphelins pauvres et de les élever chrétien-
nement en leur apprenant un métier et de préférence
l'agriculture. Pour assurer l'avenir de l'œuvre il fallait
former des maîtres et les réunir en société religieuse.
C'est la mission qui fut confiée au Père Schneider, un des
premiers Jésuites envoyés à Strasbourg; il passa deux ans
au Willerhof, et sa tâche achevée, il laissa la direction de
Porphelinat à un prêtre qu'on lui avait adjoint. (1843-1844.)
A cette même date se rattache la création d'un noviciat en
Alsace. Dans les premiers jours de 1843, la Compagnie
de Jésus était devenue propriétaire du vieux monastère
d'Issenheim, au pied des Vosges, entre Colmar et Mul-
house, en face de la Forêt noire. L'endroit était à sou-
hait pour le recueillement et pour l'étude. Le Père de
Ravignan, qui aimait à y prendre ses vacances, en traçait
un jour ce croquis : « Dans cette maison, tout est religieux,
habitants et murailles. Lés Vosges sont devant ma fenêtre
avec le plus riant voisinage : plaines, forêts, montagnes,
cours d'eau, rien n'y manque. A l'intérieur, grands corri-
dors, un seul rang de belles cellules. La chapelle est
charmante et du plus gracieux effet. Je ne vous souhaite-
rais à Paris que d'en avoir la répétition un peu plus en
grand. La modestie, le silence, la pauvreté régnent
dans cette maison; c'est bon signe. Ces chers novices
m'édifient et me font un vrai bien". »
Le noviciat d'Issenheim fut ouvert au mois d'octobre
1843 sous la direction du Père Edouard de Lehen^.
L'Alsace ne fut pas seule assurément à lui fournir des
1. Vie du P. de Ras'ignan, lo» édition. T. II, p. 335.
2. Éd. Brignon de Lehen, né à Sainl-Malo, 8 septembre 1807, entré
dans la Compagnie à Mélan, 17 janvier i834, mort à Angers, 1 1 décem-
bre 1867. Professeur de Droit Canon à Vais, maître des novices, profes-
seur et directeur au grand séminaire de Blois, auteur de plusieurs ouvra-
ges : f.es Institutes du Droit naturel, 2 vol. 8", 1866. Insiitutiones Ingicae
8". Blois. La Voie de la paix intérieure. In- 12, 8" édition, 1880, etc.
CHAPITRE VII 377
recrues, mais elle y fut toujours représentée fort honora-
blement et pour le nombre et pour la qualité. La Com-
pagnie de Jésus au siècle passé compta beaucoup de
noms alsaciens parmi ceux dont elle a lieu d'être fière.
Dès 1845 le nombre des novices atteignait la trentaine;
au Père de Lehen succédait le Père Pierre Gotel, un maître
éminent dans les voies de Dieu. Quelques années plus
tard au noviciat vint s'adjoindre un scolasticat de Philo-
sophie et de Rhétorique; le vieux monastère rajeuni eut
une population qui dépassa soixante habitants.
Les deux maisons françaises de la Compagnie de Jésus
en Alsace devaient avoir le sort de la France elle-même.
Quand l'Alsace passa sous la domination allemande, les
Jésuites en furent expulsés. On sait que le texte légal
étendait la proscription aux Congrégations religieuses
qui leur étaient affiliées; ce qui permit de bannir du
territoire de l'empire des hommes et des femmes qui
n'étaient Jésuites que dans l'imagination des gouvernants
de Berlin.
La dernière résidence ouverte en 1839 fut celle d'An-
gers. Les Jésuites y étaient connus et désirés depuis
longtemps; on peut le dire sans intention de les flatter.
Mgr de Montàult-Désiles, évéque d'Angers depuis 1802,
les y avait appelés fréquemment. En 1826, douze d'entre
eux avaient donné dans toutes les paroisses de la ville
une Mission retentissante ; trois ans plus tard le Père
Guyon y avait de nouveau remué les foules par sa parole
irrésistible; d'autres encore avaient évangélisé les villes
et les campagnes aussi bien que la capitale de l'Anjou.
Nous avons rapporté en son temps la négociation qui fut
près d'aboutir pour confier à la Compagnie le collège de
Beaupréau. Le vénérable évêque, parvenu à l'extrême
vieillesse — il avait alors 85 ans — tenait à couronner sa
longue administration par l'établissement dans sa ville
épiscopale de la famille de saint Ignace pour laquelle il
professait l'estime la plus affectueuse.
378 LA COMPAGNIE DE JESUS
Depuis plusieurs années il pressait l'exécution de son
dessein. « L'évêque d'Angers, écrivait le Père Guidée le
30 juin 1838, offre avec insistance une maison et 2.000 francs
de subvention annuelle ; la maison est proche du petit
séminaire. » — Le Provincial faisait observer que ce voi-
sinage était compromettant ; on ne manquerait pas de dire
que le petit séminaire était passé aux mains des Jésuites.
Sans s'arrêter à l'objection, l'évêque revenait à la charge,
et le Provincial était d'avis d'accepter. A ce moment la
campagne contre Saint- Acheul battait son plein; Angers
pourrait recevoir une partie de sa population. La rési-
dence fut donc promise pour l'année suivante, à la condi-
tion de pouvoir y annexer un noviciat. Les travaux furent
commencés sur l'emplacement occupé depuis par l'école
Saint-Urbain. Mais l'éloignement de la ville, aussi bien
que la proximité du petit séminaire, obligea bientôt à
renoncer à ce projet, et on loua, en attendant de faire le
choix d'une installation définitive, l'hôtel d'Andigné qui
ne se prêtait guère aux convenances de la vie religieuse.
Sur ces entrefaites, Mgr Montault mourut (29 juillet 1839),
et l'on put craindre de nouveaux retards à l'établissement
de la résidence. La fermeté et la bienveillance de l'abbé
Régnier^, premier vicaire capitulaire, coupa court à toutes
les difficultés.
Un mois plus tard, le Père Ghaignon, que Mgr Montault
avait demandé pour Supérieur, arrivait accompagné du
Père Gailleux ; ils furent accueillis avec les témoignages
d'une véritable satisfaction ; un ami dévoué, le chanoine
Lambert, tint à honneur de les retenir chez lui pendant
qu'on préparait leur future habitation, lis en prirent pos-
session le 1" octobre. Trois autres confrères étaient venus
les rejoindre, les PP. Georges Rousseau, Placide Levé et
Félix Martin. Le 10 octobre, en la fête de saint François
de Borgia, le Père Ghaignon y célébra la messe pour la
première fois dans un très pauvre oratoire, sur un autel
I. Plus lard archevêque de Cambrai et cardinal.
CHAPITRE VII 379
donné parles Frères des Ecoles chrétiennes. Tel futl'hum-
bie début de la résidence d'Angers ; quant au noviciat, il
ne devait plus en être question avant dix ans.
A Angers, comme à Strasbourg, comme partout, la
venue des Jésuites ne pouvait manquer de jeter l'émoi
dans un certain monde. Il y eut des dénonciations ofli-
cielles à la Préfecture, auxquelles d'ailleurs il ne fut pas
donné suite; le préfet, M. ProsperGauja, n'était pas homme
à se laisser troubler par des fantômes. La presse locale se
chargeait de signalera la population le danger qui mena-
çait la ville et le pays. Voici un spécimen assez curieux de
cette littérature qui ne respire pas précisément « la douceur
angevine ». C'est une pétition adressée au Conseil géné-
ral et publiée dans le Journal de Maine-et-Loire.
« ... Le Conseil général placera en tête de ses devoirs
celui d'élever la voix pour qu'enfin le Gouvernement
apprenne quels scandaleux, quels effroyables envahisse-
ments le Jésuitisme a consommés déjà dans nos contrées.
L'infâme poursuit son œuvre de ténèbres avec une sata-
nique habileté ; le christianisme, et par conséquent la
Révolution française et la civilisation moderne n'ont point
de plus redoutables ennemis. Eluder impunément la loi
qui protège le patrimoine des familles, spolier d'immenses
capitaux, s'emparer de l'éducation, pervertir le culte, cor-
rompre les intelligences, exploiter enfin toutes les fai-
blesses du cœur et de l'esprit, voilà par quelles voies il
tente d'établir parmi nous son détestable empire... Man-
dataires du pays, c'est à vous d'appeler les regards du
Gouvernement sur la hideuse lèpre qui nous dévore... Oui,
dites au Gouvernement que, à cette heure même où se
tient votre session, l'ignoble manteau de Loyola apparaît
dans nos rues. Dites-lui que, sur tous les points de la cité
surgissent des couvents, des communautés monacales,
des maisons congréganistes remplaçant nos usines et nos
manufactures... Dites... Dites... etc.* »
I. Journal de Maine-et-Loire, a et 3 septembre iSSg. La pétition est
380 LA COMPAGNIE DE JESUS
Le Conseil général écarta la pétition, déclarant qu'il
n'en approuvait ni l'esprit ni les termes. Le Journal de
Maine-et-Loire et le Précurseur de V Ouest n'en continuè-
rent pas moins à déverser sur « les fils de Loyola » les
aménités mises à la mode parle Constitutionnel et autres
organes libéraux de la Restauration et de la Monarchie de
Juillet.
Au surplus tout cet acharnement ne paraît pas avoir
détourné des Jésuites les chrétiennes populations de l'An-
jou, si nous en jugeons par le compte rendu des travaux
de la résidence à ses débuts. « Après quatre mois d'exis-
tence de cette maison, écrivait le Père Ghaignon, nous
avons reçu quatre-vingt-dix-sept demandes de stations,
Missions ou retraites. » (21 Janvier 1840.) Et deux ans
plus tard : « Depuis la Toussaint, c'est-à-dire en l'espace
de six mois, nous avons donné vingt Missions. »
(9 Mai 1842.)
Le Supérieur était un travailleur intrépide, ne sachant
guère plus ménager les autres que se ménager lui-même.
Le Père Général, tout en le félicitant, se voyait obligé de
le rappeler à la modération dans le bien : « Je vous remer-
cie beaucoup des bonnes nouvelles que vous me donnez;
mais je vous recommande instamment d'éviter l'excès du
travail ; ce serait un écueil bien funeste.» (3 Décembre 1840.)
Ce charitable avertissement arrivait sur la fin de la pre-
mière année de la résidence d'Angers. Moins d'un an plus
tard, le Révérend Père est obligé de revenir à la charge :
«... Le motif qui vous anime est louable, écrit-il au Père
Ghaignon. Vous êtes le premier à donner l'exemple. Vous
travaillez même plus que les autres. Vous leur rendez
ainsi le travail doux et facile ; il ne laisse pourtant pas
que d'être trop fort, pour que dans peu de temps, s'il
n'est diminué, il n'altère les forces physiques et ne nuise
signée Grégoire Bordillon. Ce personnage n'était pas le premier venu.
Le gouvernement provisoire de i8/|8 le fil préfet de Maine-et-Loire. Les
Jésuites n'eurent alors qu'à se louer de ses procédés à leur égard.
CHAPITRE VII 381
beaucoup à l'esprit religieux. Vos vacances ne se passe-
ront pas dans le repos. Onze retraites pastorales de
suite!... » (14 Août 1841.)
L'année suivante, il devait aller jusqu'à douze, de juillet
à octobre. Le reste du temps c'était une série presque
ininterrompue de prédications^ On comprend qu'avec
un tel maître-ouvrier les compagnons devaient avoir le
cœur à l'ouvrage. Cependant, pour dire le vrai, sous le
gouvernement du Père Chaignon, la mesure ne fut pas
gardée; en dépit des observations reçues, des reproches
que le Supérieur s'adressait à lui-même, et du ferme
propos d'être plus sage souvent renouvelé aux pieds de
son crucifix, le zèle finissait toujours par l'emporter dans
cette âme de feu sur les conseils de la prudence. 11 avait
d'ailleurs une excuse dans la multitude des sollicitations
dont il était accablé. Il ne se sentait pas le courage,
écrivait-il un jour, « de contrister par un refus les curés
qui lui demandaient une Mission pour leurs paroisses, ou
même les Supérieures qui réclamaient une retraite pour
leurs communautés ». (9 Mai 1842.) Par une sorte d'in-
conséquence assez ordinaire aux ouvriers apostoliques de
cette trempe, il se prenait parfois à soupirer après une vie
exclusivement vouée à la prière et à la pénitence. A plu-
sieurs reprises, il songea à se retirer dans la solitude du
cloître: « La pensée de la Chartreuse m'est revenue »,
écrivait-il à cette même date au Père Général. Mais le
moment de lassitude ou d'illusion passé, l'homme d'action
reparaissait, avec une ardeur qui ne comptait pour rien
sa peine et pas assez celle des autres. Pendantcette période
des débuts de la résidence d'Angers, c'est seulement quand
I. On a publié en appendice dans la Biographie du P. Gbaignon un
Tiihleau chronologique de ses ministères (pp. SSg-SSi). Il embrasse une
durée de 58 ans, 1 825-1 883. Le tableau est très incomplet pour les pre-
mières et les dernières années. Mais à partir de i83o jusqu'à i86o, la
somme annuelle de prédications est vraiment formidable. La période
des retraites pastorales dure trente-trois ans (i 833-1 866). Il y en a 300
en cliiffi-es ronds. Cf. Fte du R. P. Pierre Chaignon, par le P. X.-Aug.
Séjourné. Paris, Retaux-Bray, i888.
382 LA COMPAGNIE DE JESUS
le Père Ghaignon se trouva à bout de forces que lui-même
et ses subordonnés se rendirent enfin à l'invitation évan-
gélique que le Père Roothaan lui avait souvent, mais inu-
tilement rappelée : « Venite seorsum et requiescite pusil-
lumK »
Au mois de septembre 1843, il fallut lui donner un
successeur. Le Père Général lui écrivait à cette occasion :
«... Le Seigneur a béni vos travaux et vos saints désirs.
La résidence d'Angers que vous avez fondée est jusqu'ici
celle de la Province de France où se recueillent les
fruits les plus abondants de salut. »
Pendant les deux premières années, la communauté
s'était maintenue tant bien que mal à l'hôtel d'Andigné.
Mgr Paysant, qui avait remplacé Mgr Montault sur le siège
épiscopal, avait accordé aux Jésuites la jouissance d'une
maison voisine appartenant à l'évêché ; on l'avait reliée à
l'hôtel par une galerie. Malgré tout c'était une installation
provisoire; ni l'emplacement, ni le local ne convenaient
pour un établissement religieux. En 1841, l'occasion se
présenta d'acquérir, près de la Butte du Pélican, un im-
meuble de beaucoup préférable. Il y avait là d'assez vastes
bâtiments où s'était abritée une école et qu'il était facile
d'aménager. La résidence y fut transférée avant la fin de
l'année; elle ne devait plus en sortir. Gette installation
valut aux Jésuites le nom de Pères delà Butte, sous lequel
ils furent longtemps connus parmi le populaire d'Angers.
Au moment où le Père Frédéric Studer prenait la place
du Père Ghaignon à la tête de la communauté, elle se
composait de treize religieux, dont dix prêtres ; ce chiffre
devait bientôt monter jusqu'à douze ; mais, malgré
l'augmentation du nombre des ouvriers, l'ouvrage qu'on
leur demandait dépassait ce qu'ils pouvaient fournir.
C'est ce que le nouveau Supérieur constatait avec un
mélange de consolation et de tristesse. (29 Juin 1845.) Le
Père Studer entreprenait alors, en dépit de l'orage qui
I. Venez à l'écart et reposez-vous un peu. (llkfarc, vi, 3r.)
CHAPITRE Yll 383
s'abattait surla Compagnie, la construction de la chapelle.
Sa hardiesse était encouragée par Mgr Angebault qui,
pendant tout le cours d'un long épiscopat, ne devait
jamais se départir de la plus affectueuse bienveillance
pour la famille de saint Ignace. Dans les deux premières
années de son établissement à Angers, elle avait vu trois
évêques se succéder sur le siège de saint Maurice". Tous
les trois ont acquis des droits à sa reconnaissance pour
la protection qu'ils lui ont accordée à ses débuts dans la
ville épiscopale. A leurs noms elle associe dans sa recon-
naissanceceux de plusieurs nobles familles, lesd'Andigné,
les de Tronchay, les de Langottière, les de Bercy, qui lui
furent plus particulièrement serviables.
V
C'étaient déjà, depuis 1836, cinq résidences nouvelles
dans la Province de Paris. A partir du 1^ mai 1841 celle
de Notre-Dame-de-Liesse vient s'ajouter à la liste. Ce
n'était pas tout à fait une création. Les Jésuites étaient
venus à Liesse en 1828, ils s'étaient retirés en 1834, et
depuis lors la maison de Saint-Acheul y envoyait seule-
ment quelques Pères pendant la saison du pèlerinage^.
Mais le pieux abbé Louis Billaudel, héritier de la pensée
de son frère aîné, et parvenu lui-même à une extrême
vieillesse, ne voulait pas mourir avant d'avoir vu la Com-
pagnie installée à demeure auprès du vénérable sanctuaire.
En 1840 fut entreprise la construction d'une vaste maison,
destinée plus spécialement aux retraites fermées, pour les
ecclésiastiques. Les Pères en prirent possession le
20 septembre 1843. Ils étaient au nombre de trois, avec
le Père Etienne Mollet pour supérieur. Mais bientôt
1. Mgr Montault était mort le 29 juillet 1889; Mgr Paysant n'avait
fait que passer sur le siège épiscopal d'Angers. Nommé le 29 septem-
bre 1889, il mourut le 6 septembre i84i. Mgr Angebault, nommé le
a3 février 1842, fut sacré le 10 août suivant.
2. Cf. Tome I, p. 483.
384 LA COMPAGNIE DE JESUS
l'aflluence des retraitants obligea à renforcer le per-
sonnel; en 1845 on y comptait six prêtres aidés par trois
Frères coadjuteurs.
L'évêque de Soissons, Mgr de Simony, que la suppres-
sion de la petite résidence de Liesse avait profondément
contristé\ accorda toute sa faveur au nouvel établisse-
ment. Le vieil évêque de Ghâlons, Mgr de Prilly, et
Mgr Gousset, qui venait d'être promu à rarchevêché de
Reims, s'empressèrent également de lui donner les témoi-
gnages d'une particulière bienveillance; le clergé de leurs
diocèses devait retirer de ce voisinage des services qu'ils
estimaient de tout premier ordre. Au surplus, les noms
de ces deux prélats sont de ceux que la Compagnie de
Jésus entoure d'une reconnaissance méritée à bien d'autres
titres.
La même année vit naître les deux résidences de Rouen
et de Poitiers. Le cardinal prince de Groy, primat de Nor-
mandie, avait toujours désiré voir l'Ordre de saint Ignace
s'établir dans son diocèse. En 1842, le Père Louis Marquet
fut appelé pour la station quadragésimale à la cathédrale
de Rouen; il y fut retenu ensuite pour donner aux hom-
mes des conférences hebdomadaires ; à partir du 8 sep-
tembre, il figure au catalogue de la Province avec le titre
de Supérieur; cette date peut être considérée comme celle
de la fondation de la maison de Rouen. L'année suivante,
le Père de Ravignan vint donner les prédications de
l'Avent. La réputation du conférencier de Notre-Dame
était à son apogée; le succès fut ce qu'il devait être; lui-
même mandait à son supérieur : « Malgré les résistances
des dames, nous avons fait prendre possession de la nef
de la cathédrale par les hommes. Ils montrent beaucoup
d'empressement. Préfet, général, premier président, pro-
cureur général assistent régulièrement... »
Le successeur du Père Marquet, le Père Jacques Millet
inaugura son apostolat à Rouen par la retraite pastorale
1. Voir la lettre qu'il écrivit à ce sujet au R. P, Roothaan. T. I, p. 484.
CHAPITRE VII 385
du diocèse ; en même temps le Père Alexandre Michel
y fondait une congrégation d'ouvriers qui réunit assez
rapidement plusieurs centaines de membres. La résidence
comptait dès lors huit Pères employés aux différents tra-
vaux du ministère sacerdotal; elle fut pendant des années
au régime des campements provisoires; en 1847 elle put
s'installer rue Saint-Patrice, d'une façon moins précaire,
mais point encore définitive.
Lorsque les Ordonnances de 1828 obligèrent les Jésuites
à quitter le petit séminaire de Montmorillon, l'évéque de
Poitiers, Mgr de Bouille, les avait pressés d'établir une
résidence dans la ville épiscopale. Pour des raisons d'ordre
intérieur, ils durent se retirer au bout de deux ans. Mais
la famille de saint Ignace avait en Poitou des amis nom-
breux et dévoués; nul ne lui était plus attaché que le véné-
rable évêque. Vers 1842, sentant approcher sa fin, il
renouvela ses instances, et ayant obtenu la promesse du
Provincial de Paris, il chargea l'abbé de Rochemonteix,
son neveu et vicaire général, de faire le nécessaire pour
qu'une maison de Jésuites fût ouverte à Poitiers sous son
épiscopat. On recueillit à la hâte quelque argent, on loua
un immeuble quelconque dans le voisinage de Sainte-
Radegonde, et dans le courant d'octobre les Pères Michel
Leblanc et Pierre Bertrand inauguraient la résidence dans
des conditions plus que modestes. Sauf le toit et les
quatre murs, tout manquait. Sur ces entrefaites, Mgr de
Bouille mourait, plus qu'octogénaire. On put craindre un
moment que l'œuvre qui avait été l'objet de ses dernières
préoccupations ne fût abandonnée; l'abbé de Rochemon-
teix avait été assez mal secondé, et devant certaines oppo-
sitions son dévouement s'était refroidi. Ce fut un ancien
élève de Montmorillon, le chanoine, de Larnay qui prit
l'affaire en mains. Sa situation de fortune, sa générosité
personnelle et les libéralités qu'il sut provoquer lui per-
mirent d'acheter une maison assez vaste et de la met-
tre en état d'abriter décemment une communauté de
La Compagnie de Jésus. 25
386 LA COMPAGNIE DE JESUS
prêtres^. Quatre Pères avec un Frère coadjuteur y furent
installés par ses soins le 29 septembre 1843. Il paraît même
que le digne chanoine avait trop bien fait les choses; la
façade avait grand air ; à l'intérieur l'aménagement et l'ameu-
blement rappelaient plutôt le confortable bourgeois que la
simplicité religieuse. On se persuada à Poitiers que les
Jésuites étaient riches et n'avaient nul besoin qu'on vînt à
leur aide ; aussi la résidence connut-elle pendant les
années de début les tribulations de la misère dorée. C'est
ce que les Lettres annuelles donnent clairement à enten-
dre dans une formule latine qui pourrait très bien se tra-
duire ainsi : Nous sommes logés magnifiquement, mais
nous vivons chichement^.
Le même document témoigne d'ailleurs que les pré-
ventions que les Jésuites avaient rencontrées dans une
partie du clergé disparurent assez promptement. Le
nouvel évéque, Mgr Guitton, leur donnait tout d'abord
la preuve la moins équivoque de son estime et de sa
confiance en les chargeant par deux fois de prêcher les
Exercices spirituels aux élèves de son grand séminaire.
Il leur demanda pareillement de s'employer dans les
Missions de campagne à convertir les schismatiques
anticoncordataires, connus sous le nom de Petite Église;
le diocèse de Poitiers en comptait alors plus de 60.000,
et ils étaient connus entre tous pour leur obstination.
L'année même de leur arrivée dans la ville épisco-
pale, deux Jésuites se rendirent à Gourlay, bourg de
1.200 habitants, dont les trois quarts étaient adhérents du
schisme et que l'on appelait la Rome de la Petite Église.
Les missionnaires parvinrent à arracher à leurs erreurs
une cinquantaine de ces malheureux, dont quelques-uns
des plus marquants. Si modeste que fût le succès, l'auto-
rité ecclésiastique en éprouva une grande satisfaction;
car les efforts tentés jusque-là contre la citadelle du
1. Cette maison portait le numéro 15 de la rue Neuve.
2. Qiiani laute habitamus tam parce et arcte vivimiis.
CHAPITRE VII 387
schisme étaient restés infructueux. Dès lors les Leilres
annuelles de la résidence de Poitiers mentionnent régu-
lièrement le retour au bercail de quelques-unes de ces
brebis égarées.
Si les difficultés et les contradictions ne manquèrent
pas tout d'abord à la Compagnie de Jésus dans une ville
où elle devait par la suite rencontrer tant de dévouements
et créer des œuvres importantes, elle en triompha grâce
surtout à la bienveillance discrète et généreuse de l'évê-
que qui occupait alors le siège de saint Hilaire. Aussi
garde-t-elle un souvenir reconnaissant à la mémoire de
Mgr Guitton. « Cœur ardent et pénétré du sentiment de
la dignité de l'Eglise, a écrit de lui son illustre successeur
le cardinal Pie, il sut proférer de nobles paroles pour la
liberté d'enseignement et pour la liberté des ordres reli-
gieux qu'il défendit avec chaleur en France et à Rome. »
De cette même époque date encore la fondation de la
résidence de Lille ; aucune ne fut plus traversée et plus
laborieuse. Les catholiques de la région du Nord qui
avaient obtenu, à force d'instances et de sacrifices, la créa-
tion, hors de la frontière, du collège de Brugelette, eus-
sent de grand cœur contribué à l'érection d'une maison
de la Compagnie sur leur territoire; des démarches furent
faites dans ce buta plusieurs reprises; des pétitions exis-
tent aux archives, signées de personnages haut placés.
Mais on se heurtait à une opposition irréductible. Le siège
illustré par Fénelon avait alors pour titulaire Louis Bel-
mas, ancien curé jureur de Castelnaudary, puis coadju-
teur de l'évêque de l'Aude. 11 fut l'un des douze évéques
constitutionnels imposés par Bonaparte, malgré les résis-
tances de Pie Yll, lors de la signature du Concordat. Il
avait refusé la rétractation explicite demandée par Con-
salvi et s'était borné à écrire au Pape un billet de soumis-
sion. Ce prélat dont l'administration dura près de qua-
rante ans, et qui d'ailleurs n'était pas sans mérite, tenait
de son éducation gallicane et janséniste une antipathie
388 LA COMPAGNIE DE JESUS
violente pour les Ordres religieux en général et spéciale-
ment pour celui de saint Ignace. Lui vivant, la Compagnie
de Jésus ne pouvait espérer reprendre pied dans ce dio-
cèse de Cambrai, où elle avait jadis possédé une douzaine
de collèges.
Cependant elle avait dans le clergé de Lille un ami fer-
vent. L'abbé Bernard y jouissait d'une considération excep-
tionnelle due à sa haute valeur non moins qu'à ses émi-
nentes vertus sacerdotales. Curé de Sainte-Catherine, la
paroisse la plus populeuse, mais aussi la plus pauvre de
la ville, il y déployait un zèle fécond en ressources et
toujours en éveil. Son vœu le plus cher était de procurer
à la grande cité le secours d'une communauté de mission-
naires, et s'il se pouvait, de Jésuites. Il y était encouragé
par son directeur l'abbé Mollevault, Supérieur de Saint-
Sulpice, qui lui écrivait à ce propos : « La seule chose
qui doive vous occuper est une résidence des Pères dans
votre paroisse; avec cela vous aurez tout... Les Jésuites
font du bien partout, que d'autres ne feraient jamais; c'est
pour ce motif qu'on ne les laisse pas tranquilles *... »
Ce fut grâce au crédit de l'abbé Bernard et dans Téglise
de Sainte-Catherine qu'un Jésuite put, pour la première
fois depuis le rétablissement de la Compagnie, paraître
en chaire à Lille, pour une solennité paroissiale. Mgr Bel-
mas s'était quelque peu relâché de son intransigeance; il
mourut cette année même, âgé de 84 ans. (12 Juillet 1841.)
Quelques mois plus tard, pendant la vacance du siège,
un autre Père fut appelé pour prêcher au chef-lieu même
du diocèse. Il en résulta une manifestation assez étrange
qui permet de juger l'état des esprits. Voici comment le
Provincial de Paris faisait part de l'incident au Père Géné-
ral : « J'ai envoyé un prédicateur d'Aventà Cambrai, sur
la demande d'un des vicaires capitulaires, avec l'agrément
de ses doux collègues. La station fut commencée; le
premier sermon eut un plein succès... Les partisans de
1 . Vie de l'abbé Bernard, p. i53.
CHAPITRE VII 389
l'évêque défunt, dont la manière de voir par rapport à la
Compagnie vous est connue, se remuèrent; ils prétendirent
que laisser prêcher un Jésuite était outrager la mémoire
du prélat décédé.. . En conséquence défense fut faite au
Père Félix Liot de remonter dans la chaire de la métro-
pole... L'humble et joyeuse résignation du Père a fait
plus de bien que n'en aurait pu faire la station. » (7 Jan-
vier 1842.)
Mais déjà le siège épiscopal de Cambrai, érigé de nou-
veau en archevêché, avait reçu un autre titulaire. Mgr Gi-
raud, qui bientôt allait revêtir la pourpre cardinalice,
apportait à l'administration de son immense diocèse des
dispositions différentes de celles de son prédécesseur.
Les religieux ne seraient plus repoussés systématique-
ment; les Jésuites eux-mêmes seraient accueillis avec
bonté.
Dès 1842 ils sont appelés à Roubaix, à Douai, dans
d'autres villes encore ; puis c'est à Saint-Maurice, la prin-
cipale église de Lille, qu'un Jésuite prêche l'année sui-
vante la station quadragésimale. Mieux encore, l'abbé
Bernard retenait à demeure un ou deux Pères au pres-
bytère de Sainte-Catherine, qui devint ainsi le véritable
berceau de la résidence. L'un d'eux le Père Vitse, qui
avait été vicaire dans une autre paroisse de Lille, y sé-
journa plus d'une année, toujours à la disposition des
curés de la ville qui recouraient volontiers aux services
d'un ancien confrère. Ce fut toutefois à Sainte-Catherine
que son zèle et sa parole ardente se dépensèrent de façon
plus heureuse. Cette modeste église possédait alors la
statue de Notre-Dame de la Treille, regardée depuis des
siècles par la population lilloise comme le Palladium de
la cité. Elle y avait été déposée quelques années aupara-
vant par une pieuse famille qui l'avait sauvée de la pro-
fanation, lorsque l'impiété révolutionnaire s'abattit sur la
magnifique collégiale de Saint-Pierre, où elle avait été
honorée pendant huit cents ans. La vénérable madone,
presque oubliée dans une chapelle obscure, ne recevait
390 LA COMPAGNIE DE JESUS
plus que la visite et les hommages de rares fidèles des-
quels on aurait pu dire
D'adorateurs zélés à peine un petit nombre
Ose des anciens jours nous retracer quelque ombre.
D'accord avec l'abbé Bernard, le Jésuite entreprit de
réveiller la dévotion publique assoupie plutôt qu'éteinte.
En mai 1843, on inaugura dans l'église de Sainte-Cathe-
rine les exercices du mois de Marie. L'évéque Belmas
n'avait jamais permis l'introduction de cette nouveauté
dans le diocèse de Cambrai. A cette occasion l'image mi-
raculeuse fut exposée en grand apparat, au milieu des
fleurs et des lumières ; le prédicateur ne se contenta pas
de célébrer du haut de la chaire les louanges de la Mère
de Dieu; pour atteindre la population tout entière, il
publia une Histoire de Notre-Dame de la Treille, auguste
et miraculeuse patronne de la ville de Lille. Le Père n'eut
d'ailleurs qu'à s'inspirer de l'exemple et des travaux d'un
de ses devanciers. Un Jésuite lillois du dix-septième
siècle, le Père Jean Vincart, avait composé une double
Histoire delà madone protectrice de sa ville natale ; l'une,
en latin et avec force poésies, selon la mode du temps,
formait un volumineux in-folio ; elle parut en 1636 ; en 1670,
à la requête du clergé et des magistrats, il en donna une
édition française abrégée, à l'usage du peuple.
On peut bien dire que le mois de Marie de Sainte-
Catherine fut le point de départ d'un renouveau de la dé-
votion traditionnelle des Lillois envers la patronne de
leur ville. On sait quel splendide témoignage ils devaient
en donner par la suite. La construction du sanctuaire de
Notre-Dame de la Treille a été entreprise sur d'assez
vastes proportions et avec assez de magnificence pour
qu'il pût devenir une cathédrale digne de la grande cité,
le jour où Rome lui donnerait un évêque.
Quant à l'établissement de la Compagnie de Jésus à
Lille, il allait suivre de près la restauration du culte de
CHAPITRE VII 391
Notre-Dame; la résidence fut en effet canoniquement
ouverte le 1®'" juillet 1843; elle eut pour premier supé-
rieur le Père Alexis Possoz, ancien membre, lui aussi,
du clergé diocésain. Ses deux compagnons étaient les
Pères Pierre Vitse et Charles Phélipon. Ils occupaient,
rue du Rempart, une petite maison mise à leur disposition
par une personne plus généreuse que riche ; elle l'avait
fait exhausser d'un étage; mais le logis restait étroit et
point du tout approprié aux besoins d'une communauté
religieuse. Quatre ans plus tard, grâce aux libéralités de
la famille de la Granville, la résidence fut installée rue
Voltaire de façon plus décente et plus commode. Ce n'était
toutefois pas encore la fin de ses pérégrinations; ses
progrès ultérieurs devaient l'obliger par la suite à de nou-
veaux déplacements.
CHAPITRE VIII
I. — Différents établissements offerts aux Jésuites français, mais non
acceptés. L'année i84o, date mémorable. Lettre encyclique du P. Gé-
néral. Le troisième siècle de l'existence de la Compagnie comme
Ordre religieux. Les événements prodigieux qui l'ont rempli. Mort et
résurrection. Graves leçons du passé pour le présent et l'avenir. Les
appuis surnaturels. L'archiconfrérie de Notre-Dame des Victoires.
L'abbé Dufriche des Genettes et le P. Roothaan. Vigilance du P. Géné-
ral pour la discipline religieuse. La question des parloirs,
IL — Aflluence de vocations à la Compagnie. Dans la colonie russe. Le
prince Jean Gagarine. Plans d'apostolat auprès des Slaves. Alphonse
Ratisbonne. Sa conversion miraculeuse. Il entre au noviciat. Il se
réunit à son frère le P. Théodore pour fonder l'œuvre de Notre-Dame
de Sion. Période d'accalmie politique et renaissance religieuse. Les
Jésuites tenus en suspicion comme « carlistes ». La reine Amélie et
le P. Roothaan.
III. — L'abbé Bautain et la Société de Saint-Louis. Démêlés avec l'auto-
rité épiscopale de Strasbourg. L'abbé Bautain à Rome. Le P. Perrone
et la Philosophie du Christianisme. L'abbé Lacordaire part pour Rome.
Accueil qu'il reçoit au Gesû. Ses relations avec les Jésuites. La retraite
à Saint-Eusèbe. La vocation dominicaine. Le P. Morin et la vocation
du P. Jandel. La Compagnie de Jésus et l'Ordre bénédictin. L'abbé
Guéranger à Rome. Le P. Rozaven rapporteur dans l'affaire de Soles-
mes. Restauration de la Congrégation des Bénédictins de France.
Pacte d'alliance spirituelle entre les Bénédictins et les Jésuites.
IV. — Les Essais d'Histoire de la Compagnie de Jésus. Mazas de Sarrion.
Leclère d'Aubigny. Jacques Crétineau-Joly. Ses antécédents. La Ven-
dée militaire. Origines de ï Histoire religieuse, politique et littéraire
de la Compagnie de Jésus. Comment elle fut composée. Cinq volumes
en dix-huit mois. Le sixième volume écrit au fur et à mesure des évé-
nements. Caractères de cette œuvre. Son succès. Ses résultats. Comme
appendice de son Histoire, Crétineau publie Clément XIV et les
Jésuites. Désaveu et protestation du P. Roothaan.
CHAPITRE VIII 393
En l'espace de sept ans, à la suite de la division de la
France en deux Provinces, la Compagnie de Jésus avait
fondé quinze résidences nouvelles. (1836-1843.)
Bien d'autres établissements lui avaient été proposés.
Nous voyons, par exemple, dès 1838, le vaillant curé de
Genève, M. Vuarin, solliciter la création d'un collège fran-
çais à Garouge. Le Père Renault, Provincial de Lyon, se
montre tout disposé à seconder ses intentions; mais
des obstacles insurmontables font abandonner le projet.
(26 Octobre 1838.) Moins de deux ans après, le Père Mail-
lard se voit obligé de s'en occuper à son tour : « L'infati-
gable curé de Genève vient encore de m'écrire une seconde
lettre. 11 presse, il presse, comme un vieillard qui veut
avoir achevé ce qu'il a entrepris. » (5 Avril 1840.) Malheu-
reusement cette fois encore on allait se heurter à une
opposition irréductible. A quelques jours de là en effet le
Père général répondait au Provincial de Lyon : « 11 faut
décidément renoncer au projet de collège à Genève que
M. le curé pressait si vivement. Jamais on ne pourra
obtenir, du moins de son vivant, une garantie quelconque
de la part du Gouvernement. De plus, le digne curé est
effrayé, abattu par les tentatives des ministres tout puis-
sants dans le Conseil. En sorte qu'il vient de m'écrire,
lui-même que la prudence exige que nous cédions aux
circonstances, que le projet de son collège doit être
ajourné, qu'il n'y faut plus penser. » (29 Avril 1840.)
A la même époque on reprenait les négociations qui
avaient échoué en 1828 pour la fondation d'un collège à
Jersey. Les susceptibilités protestantes qui avaient entravé
l'affaire paraissaient apaisées. « Les habitants, écrit le Père
Guidée, regrettent maintenant que l'on n'ait pas abouti »
(il Octobre 1839.) Des difficultés surgirent cependant;
mais enfin au bout de trois ans, on sembla sur le point de
conclure. Le Père Boulanger, successeur du Père Guidée,
394 LA. COMPAGNIE DE JESUS
écrit en effet le 22 septembre 1842 : « L'affaire du collège
de Jersey est en bonne voie. L'évêque de Londres est
enchanté. Le Père Delineau a été envoyé pour tout pré-
parer. » Mais l'esprit des insulaires n'était pas encore,
comme on se l'imaginait, ouvert à la tolérance. Ce n'est
que quarante ans plus tard que les Jésuites français
devaient trouver à Jersey une population d'humeur plus
hospitalière.
A Nancy, Mgr de Forbin-Janson et son coadjuteur,
Mgr Donnet, faisaient instance au lendemain de la division
des Provinces, pour avoir le Père Boulanger comme Supé-
rieur du grand séminaire. Il était alors recteur du scolas-
ticat de Vais. Le Père Provincial de Paris, de qui dé-
pendait le Père Boulanger, ne crut pas devoir accorder
d'abord une demande assez insolite; mais il finit par
céder. Le diocèse de Nancy se trouvait dans une situation
critique. L'évêque n'y était plus entré depuis les mauvais
jours de 1830, où il avait failli être massacré. L'ancien
compagnon du Père Rauzan aux Missions de France avait
moins de prudence que de charité et de zèle; jusque dans
les rangs du clergé les esprits étaient surexcités contre
lui au point de rendre son retour presque impossible. Les
idées mennaisiennestrès en faveur parmi les jeunes prêtres
n'étaient pas pour faciliter l'apaisement. Le coadjuteur
avait heureusement conquis la sympathie universelle;
mais il venait d'être nommé à l'archevêché de Bordeaux.
C'est dans ces conjonctures que l'on faisait appel au dé-
vouement du Père Boulanger, qui avait appartenu au
clergé de Nancy et y avait laissé le souvenir d'un prêtre
éminent par la science et par le caractère. L'administra-
lion diocésaine promettait de rendre à la Compagnie son
ancienne résidence et peut être même, si les circonstances
le permettaient, le collège de Pont-à-Mousson, maison
chère entre toutes à la famille de saint Ignace. Le Père
Boulanger, en quittant Vais sur la fin de 1836, vint en effet
prendre la direction du grand séminaire de Nancy; il y
passa un an ; ses efforts pour calmer les ressentiments
CHAPITRE VIII 395
et rétablir le respect de l'autorité épiscopale ne furent pas
infructueux. On lui donna des témoignages d'affectueuse
reconnaissance; quant au projet de résidence à Nancy,
il fallait en remettre l'exécution à des temps meilleurs;
Mgr de Forbin-Janson n'eût rien tant désiré que d'installer
les Jésuites dans son diocèse; mais c'eût été un grief de
plus que les adversaires du prélat n'auraient pas manqué
d'exploiter contre lui.
A l'autre extrémité du pays c'est le pieux évêque de
Bayonne, Mgr Lacroix, qui les appelle dans son diocèse
d'une façon touchante : « Je viens en toute simplicité,
écrit-il au Provincial de Lyon, et au nom de notre divin
Sauveur, vous demander une grande grâce; c'est de vou-
loir bien établir à Bayonne une résidence des bons Pères
de votre Compagnie. » (14 Octobre 1840.) Le Père Maillard,
donnant avis de cette requête au Père Général, entre dans
quelques détails : « Mgr nous offre un local assez vaste,
une chapelle ou église ouverte au public, de plus un
très grand jardin et un terrain fort spacieux où l'on pour-
rait encore bâtir. » (7 Novembre 1840.)
Beaucoup d'autres propositions de ce genre arrivent au
cours des années suivantes, de la région du Midi. Le Père
Druilhet écrit de Toulouse : « Un bon nombre d'établisse-
ments nous sont proposés dans divers diocèses. Bayonne,
Perpignan, Pamiers, Montauban, Glermont ont fait des
demandes. » (4 Octobre 1844.) Ce n'étaient pas les seules.
Après avoir renvoyé au Provincial de Lyon celle de
Mgr Casanelli, évêque d'Ajaccio, pour Bastia (6 août 1844),
le Père Général répond quelques jours après dans une autre
lettre au sujet de quatre demandes semblables venues de
Cahors, de Tulle, de Foix et d'Oloron : « Ces offres sont
une preuve de la bénédiction du bon Dieu sur les travaux
de la Compagnie. Mais il faut en ajourner l'acceptation,
sans s'engager pour une époque fixe. » (27 Août 1844.)
Au Nord comme au Midi les Jésuites n'avaient plus
d'autre parti à prendre, sous peine d'affaiblir leur action
en la dispersant. Aussi après la fondation de Poitiers
396 LA COMPAGNIE DE JESUS
(1843), aucune maison nouvelle ne fut acceptée jusqu'au
jour où la loi sur la liberté d'enseignement vint ouvrir
à la Compagnie un autre champ d'apostolat. En atten-
dant, les deux Provinces françaises avaient à desservir
vingt-huit résidences, quinze pour celle de Paris, treize
pour celle de Lyon. En outre la Province de Paris avait
à sa charge le collège de Brugelette ; celle de Lyon four-
nissait, pour une part plus ou moins considérable, le per-
sonnel de ceux de Fribourg, de Chambéry et de Mélan ^
Mais surtout, les Jésuites français commençaient vers
cette époque à partir nombreux pour les Missions loin-
taines.
L'année 1840 ramenait pour la famille de saint Ignace
une date mémorable. Trois siècles s'étaient écoulés depuis
que le Pape Paul 111 avait confirmé par l'autorité aposto-
lique l'Institut de la Compagnie de Jésus et avait érigé la
Société naissante en Ordre religieux. A l'occasion de ce
tricentenaire le Père Général, Jean Roothaan, adressa aux
Jésuites du monde entier une lettre dont notre Histoire
ne saurait se désintéresser. C'est en effet dans les docu-
ments de ce genre, documents de caractère familial et
confidentiel, que l'on peut saisir sur le vif les ressorts
qui mettent en mouvement le corps de la Société, et spé-
cialement l'action du chef sur les membres, action qui dans
la légende s'enveloppe d'un mystère impénétrable, parce
que sans doute inavouable. Bien des calomnies tombe-
raient, croyons-nous, bien des préjugés s'évanouiraient,
I. Voici quel était en 1887 le nombre des Jésuites français faisant
partie du personnel enseignant
Prov. de Paris. Prov. de Lyon Total
Au collège de Brugelette 29 29
« Fribourg 5 17 22
« Chambéry 2 17 19
« Mélan » i3 i3
Total 83
dont 65 prêtres, 9 scolastiques et 9 Fr. coadjuteurs .
CHAPITRE VIII 397
si les Jésuites pouvaient faire entendre au public le lan-
gage que leur premier Supérieur leur tient à eux-mêmes.
En entrant dans l'année qui va clore le troisième siè-
cle de l'existence de la Compagnie, le Père Roothaan jette
d'abord un regard sur celui qui s'achève. Quelle succes-
sion d'événements prodigieux se déroule pour sa famille
religieuse dans l'espace de ces cent ans! Au début, en
1740, la Compagnie de Jésus, arrivée au plus haut point
de sa prospérité (elle comptait plus de 20.000 religieux),
« était florissante, pleine de vigueur, en possession de
la plus brillante réputation dans les sciences, dans les
lettres, dans l'éloquence. Elle s'occupait alors avec grand
succès de l'éducation de la jeunesse chrétienne...; elle
travaillait au salut des âmes dans presque tous les Etats
de l'Europe catholique et non catholique, même dans les
parties du monde les plus reculées, jouissant partout de
la plus haute estime, et y recueillant les fruits les plus
abondants... Ses services lui avaient gagné la faveur des
Pontifes romains et des évêques, des princes et des peu-
ples... Qui aurait pu penser qu'un édifice, qui semblait
devoir être immortel, allait bientôt fléchir et tomber sous
l'effort de mille ennemis conjurés pour sa ruine? » Vingt-
cinq ans ne sont pas écoulés et la Compagnie est frappée,
tout d'abord « dans ce royaume qui, le premier, l'avait
accueillie dès sa naissance, qui l'avait en quelque sorte
appelée à partager sa gloire, au dedans, au dehors et jus-
qu'aux extrémités des Indes ». A l'exemple de la France,
les autres États s'acharnèrent à leur tour sur la Compa-
gnie. « L'autorité même du suprême Pasteur, Vicaire de
Jésus-Christ sur la terre, fut impuissante à protéger une
Société née pour sa défense. Après l'avoir louée, justifiée,
approuvée de nouveau dans une Constitution apostolique,
l'autorité pontificale fut forcée de sacrifier la Compagnie
à la haine de ses persécuteurs, pour épargner à l'Eglise
des calamités peut-être plus terribles. »
Alors ce que la Compagnie de Jésus eut à souffrir ne
se peut raconter; « si nous l'appelons un martyre^
398 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
l'histoire impartiale ne nous démentira pas ». Et dans ces
inénarrables épreuves, le Père Roothaan découvre encore
des conseils divins de miséricorde sur la famille de saint
Isrnace. 11 la montre ensuite providentiellement conservée
dans l'empire de Russie, par la protection de souverains
schismatiques et l'approbation formelle du Pape. Enfin,
c'est le geste réparateur de Pie VII, qui « n'hésite pas à
déclarer dans sa Constitution apostolique que, depuis sa
rentrée à Rome, le rétablissement de la Compagnie de
Jésus dans le monde entier lui avait paru devoir être l'un
des premiers objets de sa sollicitude ». Depuis lors, pour-
suit le Pvévérend Père, les bienfaits que Dieu a répandus
sur la Société ne se peuvent énumérer; et parmi les plus
insignes il compte la béatification d'Alphonse Rodriguez
et la canonisation récente de François de Hiéronymo.
Après avoir fait passer sous les yeux de ses frères le
tableau de ce troisième siècle où, à travers des vicissi-
tudes si étranges, « se manifeste à l'égard de la Com-
pagnie une providence toute particulière du Dieu qui
abaisse et relève, qui conduit aux portes de la mort et
en relire^ et qui dans ses plus redoutables sévérités se
souvient de sa miséricorde », le Père Roothaan dit quels
sentiments doivent animer les cœurs à l'entrée du siècle
nouveau qui va s'ouvrir. C'est d'abord la reconnaissance
envers la Bonté divine pour le don de la vocation et pour
le progrès qu'elle a accordé à la famille de saint Ignace :
« On en voit encore plusieurs parmi nous qui furent admis
dans la Compagnie à une époque où elle comptait à peine
deux cents membres ; maintenant elle s'est répandue
dans beaucoup de contrées et le nombre de ses enfants
dépasse trois mille. » C'est ensuite une invincible con-
fiance pour l'avenir. Dieu « qui a commencé l'ouvrage
l'achèvera^ »; car cet ouvrage est bien vraiment le sien.
Celui qui a sauvé la Compagnie la sauvera encore « si
toutefois nous ne manquons ni à nous-mêmes, ni à la
I. Qui coepit in vobis opiis boninn perficiet. (Philip, i, 6.)
CHAPITRE VIII 399
Bonté divine ». Mais ce que les circonstances exigent
plus encore, ce que le Père Roothaan demande à tous,
c'est « la volonté ardente, efficace, constante de se rendre
dignes de leur vocation, de répondre avec la plus grande
fidélité aux desseins de la Providence sur la Société et
sur eux-mêmes ».
Ici la parole du Général devient plus chaude et plus
pressante : « La Compagnie à peine rétablie a vu renaître
la haine dont les impies la poursuivaient ; les anciennes
calomnies sont reproduites sous de nouvelles couleurs ;
tout est mis en usage pour les répandre, discours, livres,
brochures, journaux, publications qui nous inondent et où
nous sommes déchirés tous les jours. En outre, un grand
nombre d'hommes, sans être méchants, mais par suite
des préjugés dont ils sont imbus, ne cessent de suspecter
notre conduite, d'interpréter en mauvaise part tout ce
qui vient de nous. Nous devons endurer tout cela avec
patience, ne point nous en indigner, ne point nous en
troubler, comme s'il nous arrivait quelque chose d'extra-
ordinaire ; car vous savez que telle est notre destinée'^. »
Mais cette malveillance nous trace notre devoir. Quelle
vigilance doit être la nôtre pour ne pas donner prise aux
accusations, pour éviter jusqu'à l'apparence du mal, afin
que notre ennemi n'ait aucun mal à dire de nous ^. Cest
que, en effet, « par suite des préventions que l'on a contre
nous, ce que les autres se permettent sans difficulté, ce
qu'ils peuvent faire impunément ou sans être remarqués,
on le blâme en nous, on nous en fait un crime, et la faute
d'un seul membre est imputée à tout le corps, en vertu
de cette maxime si injuste, mais pourtant si commune :
Dans le méfait d'un seul apprenez à les connaître tous^ ».
1. Quasi novi aliquid vobis contingat. (Petr. iv, 12.) Ipsi enim scitis
quod in hoc posili sumus. (I. Thess.iii, 3.)
2. Ut is qui ex adverso est yereatur, niliil habens malum dicere de
no bis. (Tit. n, 8.)
3. Crimine ab uno Disce omnes. Aeneid. II, 65.
400 LA COMPAGNIE DE JESUS
La haine et le mauvais vouloir de leurs ennemis doi-
vent être pour les Jésuites un stimulant salutaire. D'après
le Père Roothaan, c'est une grâce de Dieu qui veut que
par là ils soient avertis de leurs devoirs et ne puissent
s'en écarter. Mais un autre stimulant qui ne doit pas avoir
moins d'efficacité, c'est la bienveillance de leurs amis, la
haute estime en laquelle beaucoup de personnes tiennent
la famille de saint Ignace, estime qui parfois dépasse les
justes bornes, mais qui n'en oblige que plus rigoureuse-
ment ceux qui en sont l'objet. « Quelle honte, s'écrie le
Père Général, si la Société à peine renaissante et dans la
fleur de la jeunesse présentait déjà des symptômes de
sénilité! Si l'on nous voyait impuissants à justifier, au
moins dans une certaine mesure, les grandes espérances
que tous les gens de bien ont conçues de nous, en se rap-
pelant les actions de nos Pères, ces hommes dont la mé-
moire n'a pu être effacée ni par le temps ni par les impu-
tations les plus calomnieuses et les plus atroces ! »
Enfin, pour stimuler les généreuses ardeurs des enfants
de la Compagnie, le Père Roothaan invoque l'attente de
l'Église. 11 leur rappelle ce que Pie VII, « notre second
Père », se promettait de la Société, en la rétablissant par
tout l'univers. Pie VII pensait que « Dieu lui offrait dans
cette Société un secours salutaire au milieu des besoins
sans noTubre de l'Église. Il se tenait assuré de trouver dans
les membres de cette Société des rameurs vigoureux ca-
pables de briser l'effort des vagues qui à chaque instant
menaçaient d'engloutir la barque de Pierre ». Ce senties
propres expressions de la Constitution apostolique. Le
chef de la petite phalange ainsi désignée ne peut ici
dominer l'émotion qui l'étreint : « Je l'avoue, dit-il, mes
Révérends Pères et mes très chers Frères, en voyant
un si saint Pontife fonder sur nous de telles espérances,
je me sens tout couvert de honte et de confusion. Que
suis-je donc et que sommes-nous pour qu'on attende de
nous de si grandes choses, ou pour que nous puissions
jamais les accomplir? » Mais bien vite l'homme aux vues
CHAPITRE VllI 401
surnaturelles se ressaisit : Après tout, c'est l'œuvre de
Dieu qui choisit tels instruments qu'il lui plaît. Nous ne
sommes pas autre chose que des instruments entre ses
mains. C'est la doctrine familière à saint Ignace, qui y
ajoute par manière de commentaire la maxime bien con-
nue : Il importe sans doute que l'instrument soit aussi par-
fait que possible, mais il importe davantage que l'instru-
ment soit bien uni à celui qui veut s'en servir. Et puisque
c'est la sainteté qui nous unit à Dieu, mieux vaut pour
l'ouvrier apostolique la sainteté que la science et les
talents.
La lettre se termine par une exhortation pathétique à
tous les enfants de la Compagnie pour qu'ils soient donc
entre les mains de Dieu des instruments prêts à tous les
travaux à quoi il voudra les employer. Car enfin, « pour-
rait-il s'en trouver parmi eux un seul assez lâche, assez
dégénéré pour ne pas désirer que Dieu opère en lui et par
lui de grandes choses, qui oublie à ce point la fin de sa
vocation, la plus grande gloire de Dieu»? Et ils seront ces
instruments propres aux grandes choses si, sans rien
négliger pour le développement de leur valeur person-
nelle, ils s'adonnent surtout à la pratique des vertus soli-
des et parfaites, et tout spécialement de l'humilité.
Tel est dans ses grandes lignes l'ordre du jour que le
Général des Jésuites adressait à ses troupes au seuil de
l'année séculaire. «Que cette année si solennelle pour
nous, concluait-il, s'écoule sans aucun éclat, sans aucune
pompe extérieure, puisque notre situation et le malheur
des temps le demandent; mais qu'une ardeur plus vive
pour notre perfection, qu'un zèle plus insatiable pour le
salut des âmes en fassent une année à part, une année dis-
tinguée entre toutes les autres!»
La lettre du Père Roothaan porte la date du 27 décem-
bre 1839; en la communiquant aux maisons de leurs Pro-
vinces, le Père Guidée et le Père Maillard l'accompagnè-
rent de recommandations sur certains points de discipline
ou de perfection religieuse, comme la pureté de conscience,
La Compagnie de Jésus. 26
402 LA COMPAGNIE DE JESUS
la droiture d'intention, l'esprit de foi, la simplicité et la
pauvreté dans la vie extérieure, le zèle dans l'accomplis-
sement de son emploi, etc. Quelques pratiques de piété
étaient prescrites, et, conformément au désir du Père
Général, une retraite publique devait être préchée dans
les derniers mois de l'année, partout où la chose serait
possible, sans qu'il fût d'ailleurs nécessaire d'en faire
connaître le motif. Une autre circulaire provinciale posté-
rieure de quelques semaines invitait également toutes les
maisons françaises de la Compagnie à célébrer une neu -
vaine ou un triduum d'actions de grâces pour la canonisa-
tion de saint François de Hiéronymo^ L'année 1840 était
exceptionnellement féconde en consolations pour la famille
de saint Ignace. Si nous entrons dans ce détail, ce n'est
pas par souci d'une exactitude minutieuse; mais pour qui
veut connaître les Jésuites, il n'est pas indifférent de savoir
quels événements marquent dans leur vie et sont pour eux
sujets de réjouissances.
En rappelant la destruction de la Compagnie de Jésus
au siècle précédent, alors qu'elle paraissait avoir atteint
l'apogée de la prospérité, le Père Général faisait obser-
ver que «ni la science et la vertu, ni les succès brillants,
ni ce qu'on appelle des actions immortelles, ni la faveur
des puissants de ce monde, ne sauraient soutenir une
institution humaine, si Dieu ne la soutient ». Aussi exhor-
tait-il sa famille religieuse, au moment où un siècle nou-
veau s'ouvrait devant elle, ànepoint compter sur les talents
et le mérite de ses membres, sur les services rendus, non
plus que sur l'amitié des gens riches et influents, mais à
chercher plus haut appui et protection. Lui-même don-
nait l'exemple. A toutes les heures difficiles, on le voit
invariablement et comme d'instinct recourir tout d'abord
I. Le Bienheureux François de Hiéronymo, de la Compagnie de Jé-
sus, avait été inscrit au Catalogue des Saints, par le Pape GrégoireXVI,
le a6 mai 1889 , en même temps que les BB. Alphonse-Marie de Ligori
et Jean de la Croix.
CHAPITRE VIII 403
à la prière et invoquer pour son Ordre, avec une foi
simple et confiante, le secours des puissances célestes.
C'est ainsi que, à cette date solennelle de 1840, le Géné-
ral de la Compagnie de Jésus pensait à se faire recevoir,
lui et toute la Société, dans Tarchiconfrérie du Très Saint
Cœur de Marie. Fondée parle pieux curé de Notre-Dame
des Victoires, l'abbé Dufriche des Genettes, elle venait
d'être canoniquement érigée par Bref pontifical. (7 Juil-
let 1838.) Nous avons raconté les premières relations du
fondateur avec la Compagnie de Jésus, à laquelle il aurait
voulu appartenir ^. Sa correspondance avec le Père
Roothaan témoigne assez que son affection pour la famille
de saint Ignace ne s'était point altérée. « J'aurais bien le
besoin, mon très bon et très Révérend Père, lui écrivait-il
un jour, de vous exprimer, en vous remerciant des bontés
dont vous m'avez comblé pendant mon séjour à Rome,
tous les sentiments que vous m'avez inspirés; mais je
sens que mon esprit ne satisfait point mon cœur. Je me
contenterai de vous dire que votre souvenir est pour tou-
jours gravé dans mon cœur et qu'il y entretiendra les
sentiments d'une vive reconnaissance et d'un doux et res-
pectueux attachement. » (10 Septembre 1842.) Quant au
Père Roothaan, voici comment il s'exprimait au commen-
cement de 1841, dans une Lettre circulaire sur l'archicon-
frérie de Notre-Dame des Victoires : « La fin que se pro-
pose cette admirable association, et avec un succès si
prodigieux, est trop propre à la vocation de la Compagnie
pour que nous puissions nous contenter de cette partici-
pation commune et générale en disant tous les jours :
Particeps ego sum omnium timentium ^e^. J'entends donc
m'unir en esprit avec les pieux associés, tous les jours,
et particulièrement à l'heure de la réunion à Notre-Dame
des Victoires tous les dimanches et fêtes, et cela non
1. Voir Tome Premier, p. 149.
2. « Seigneur, je suis participant de tous ceux qui vous craignent. »
(Ps. cxviii, 63.)
404 LA COMPAGNIE DE JESUS
seulement comme particulier, mais comme Général
quoique si misérable, de la Compagnie de Jésus. »
(17 Février 1841.)
Le Père Roothaan ne s'en tint pas là; l'année suivante
il demanda et oJDtint l'affiliation dans les formes pour toute
sa famille religieuse. L'abbé des Genettes lui écrivait le
10 septembre 1842 : « J'ai eu le bonheur d'agréger la
sainte Compagnie de Jésus en corps à l'Archiconfrérie le
jour de l'Assomption. J'attends une occasion pour vous
envoyer le diplôme. » De son côté, le Provincial de Paris,
en faisant part de la nouvelle aux maisons de sa Province
ajoutait: « La Compagnie^tout entière a donc été mise aux
pieds et, pour ainsi dire, dans le Cœur de Marie, le jour
même ou notre Père saint Ignace, prosterné avec ses pre-
miers compagnons dans l'église de Montmartre, établis-
sait notre Société et la mettait sous la protection spéciale
et toute-puissante de Celle que nous aimons à appeler
Notre Reine, Regina Societatis Jesu.{21 Septembre 1842.)
Nous voyons dans la correspondance du même Provincial
que la Compagnie de Jésus voulut laisser un souvenir de
son affiliation. Le Père Arthur Martin fut chargé de des-
siner et de diriger l'exécution d'un parement pour l'autel
de Notre-Dame des Victoires, comportant trois médaillons
relatifs à l'histoire de la Société. Le devis était de
5.000 francs. (22 Septembre 1842».)
L'abbé des Genettes continua à entretenir avec le
Général des Jésuites des rapports empreints d'une affec-
tueuse confiance. 11 le tenait au courant des « merveil-
leux progrès » de l'Archiconfrérie. « La voilà qui compte
400.000 inscrits et 3.050 confréries affiliées. » (13 Février
1843). Mais de tels succès provoquent des jalousies;
l'œuvre rencontre des adversaires, là surtout où elle ne
devrait trouver que des amis et des zélateurs. Le curé de
Notre-Dame des Victoires a en ce moment une grosse
inquiétude. L'archevêque de Paris vient de rappeler dans
I. Voir aux Pièces justificatives. N" XI.
CHAPITRE VIII 405
une Lettre pastorale l'obligation de se munir de l'autori-
sation préalable pour publier des écrits traitant de
matières religieuses, surtout quand on y raconte des faits
miraculeux. Les Annales de l'Archiconfrérie en sont
pleines. C'est elles que l'on vise. Faudra-t-il donc les
soumettre à la censure? On accuse Mgr AfFre d'être
quelque peu « rationaliste ». Et s'il allait refuser V Impri-
matur ! Cette perspective met M. des Genettes hors de
lui. L'excellent homme s'oublie jusqu'à invoquer la liberté
de la presse, qui n'avait assurément rien à voir en cette
affaire. Gomment sortir de cette « impasse » ? Il ne voit
qu'un moyen; ce serait d'avoir un Bref du Pape, et il
espère l'obtenir par l'intermédiaire du Père Roothaan.
(13 Février 1843.)
11 va sans dire que le Général des Jésuites n'aurait eu
garde de solliciter pareille dérogation aux règles canoni-
ques. Il est plus que probable que sa réponse fut une
exhortation à l'obéissance. En même temps le pieux et
zélé directeur de l'Archiconfrérie recevait, non un Bref
du Pape , mais une Lettre du cardinal Lambruschini,
secrétaire d'État, pleine d'éloges et d'encouragements.
(2 Mars 1843.) De fait les Annales parurent dans le courant
de l'année avec l'approbation de l'Ordinaire. Les faveurs
delà Sainte Vierge n'en eurent que plus d'éclat et l'œu-
vre un essor plus rapide. Le directeur annonçait bientôt
que les deux seuls diocèses de France, qui jusque-là
n'avaient point figuré sur les listes de l'Archiconfrérie,
venaient enfin de se faire agréger ^ En même temps on
voyait se manifester comme un élan de conversion et un
renouveau de vie chrétienne. L'année suivante, M. des
Genettes faisait part au Père Roothaan du spectacle dont il
était le témoin émerveillé :
I. Cf. L'^mi rfe /a i?eZt^/ort. Tome GXIX, p. 179. Chose curieuse, de ces
deux retardataires l'un était le diocèse de Tar!)es;ilfaudrait dire aujour-
d'hui de Tarbes et de Lourdes. Il fut le dernier de la France continen-
tale, — l'autre était le diocèse d'Ajaccio — à entrer dans la grande
association de Notre-Dame des Victoires. La Sainte Vierge ne devait pas
lui en tenir rigueur.
406 LA COMPAGNIE DE JESUS
« Jamais je n'ai vu les églises aussi fréquentées ; les
ouvriers surtout nous donnent de grandes consolations et
nous font concevoir de grandes espérances. Environ dix
mille ouvriers se réunissent tous les dimanches en con-
grégations sous le patronage de saint François-Xavier,
dans huit églises de Paris... Plus de la moitié de ces hom-
mes s'approchent des sacrements plusieurs fois dans
l'année ; plusieurs marchent dans les voies de la piété. Ce
qu'il y a de plus frappant, c'est l'esprit de prosélytisme
religieux qui les anime. Et remarquez bien qu'il n'y a pas
la centième partie de ces hommes qui, il y a deux ans,
eussent voulu assister à la messe. » (18 Septembre 1844.)
Aussi lorsque, quatre ans plus tard, la Révolution dé-
chaînée en Italie obligeait le Pape à quitter Rome, le Père
Roothaan, exilé lui aussi, se souvint qu'il avait voué sa
personne et toute sa famille religieuse d'une façon spé-
ciale au Cœur Immaculé de Marie. 11 adressa à toute la
Compagnie une Lettre circulaire sur cette dévotion. Il
rappelle « les prodiges si nombreux que Dieu opère de
nos jours par l' Archiconfrérie instituée à Paris pour la con-
version des pécheurs, sous l'invocation du Cœur très pur
de Marie. En peu de temps cette dévotion a produit dans
tout le monde des fruits de salut si abondants et si mer-
veilleux que les annales de l'Eglise ne nous offrent rien
de semblable dans toute la série des siècles passés. » Le
Père Général invoque à l'appui l'expérience de la Compa-
gnie elle-même. « Lorsque, dit-il, en 1837, le choléra rava-
geait Rome, nous y étions plus de trois cents, la plupart
occupés jour et nuit au service des malades, sans cesse
environnés de moribonds et de cadavres. Et cependant,
grâce à un vœu fait en l'honneur du Cœur Immaculé de
Marie, non seulement nous n'eûmes à déplorer la perte
d'aucun de nos Frères, mais, contre toute attente et con-
trairement à ce qui s'était passé ailleurs, nul d'entre nous
ne fut atteint par la contagion. Par une faveur non moins
signalée, cette bonne Mère daigna nous donner à tous,
particulièrement à ceux que le péril effrayait, le courage
CHAPITRE VIII 407
d'affronter la mort, et il n'y eut personne qui ne puisât
dans son Cœur assez de dévouement pour se livrer sans
réserve au secours des malades frappés par le fléau. »
(24 Juin 1848.)
Il convenait à la tendre piété du Père Rootbaan de
vouer son Ordre d'une manière spéciale à la Très Sainte
Vierge et de lui assurer ainsi une protection toute-puis-
sante ; rien n'était plus conforme à la tradition de la Com-
pagnie comme à l'esprit de son fondateur. Mais l'exacte
observance de son Institut importait encore davantage à
son salut et à sa prospérité. On ne s'étonnera pas qu'elle
fût pour son premier Supérieur l'objet d'une vigilance
scrupuleuse. Nous trouvons à l'époque qui nous occupe
un exemple intéressant de cette sollicitude toujours en
éveil pour le maintien de la discipline. On y voit comment
et en quoi s'exerce le pouvoir de ce Général des Jésuites,
dont la légende a fait un autocrate qui commande à des
esclaves, pour ne pas dire à des machines.
La règle de la clôture interdit aux femmes l'entrée de
l'habitation des religieux, comme elle interdit aux hom-
mes l'entrée des couvents de femmes. Le Jésuite doit son
ministère sans distinction à qui le réclame ; les hommes
ont libre accès à sa cellule; pour eux la maison de la
Compagnie est plus large ouverte que ne le sont commu-
nément les monastères. Mais en dehors du confessionnal,
où recevra-t-il les visiteuses ? De temps immémorial, les
religieuses ont leur « parloir » ; c'est là seulement qu'on
peut les voir et s'entreteniravec elles. Les Jésuites fran-
çais avaient dès l'abord adopté cette solution ; il y eut
des parloirs dans toutes leurs résidences, c'est-à-dire un
local près de la porte d'entrée, où l'on peut recevoir les
gens et causer avec eux sans être entendu, mais non sans
être vu. Cependant l'Institut de la Compagnie, qui a tout
prévu, n'avait pas prévu les parloirs. Dès 1840, le Père
Roothaan crut devoir s'élever contre cette innovation.
Toutefois il ne voulut pas l'abolir d'autorité. Il invita les
408 LA COMPAGNIE DE JESUS
deux Provinciaux de France à examiner l'affaire avec leurs
consulteurs et à fournir leurs raisons, s'ils croyaient en
avoir, pour maintenir ce que lui, Général de la Compa-
gnie, estimait une irrégularité. Le résultat de cette déli-
bération nous est connu par une lettre écrite trois ans
plus tard. Le Père Roothaan était, en effet, revenu à la
charge et avait exigé un nouvel examen. Le Père Maillard
lui en transmet les conclusions :
« ... La Consulte répondit (en 1840) et répond encore
aujourd'hui que ces parloirs, vu notre position en France,
sont indispensables. Sur les réflexions que j'eus l'honneur
de vous soumettre en 1840, le 25 Mars, vous eûtes la
bonté de me dire le 27 iVvril : — Quant aux parloirs,
après l'exposé que vous me faites des précautions prises
pour prévenir les abus, je vois bien que, dans l'état
actuel, il n'y a rien autre chose à faire. Je compte sur
votre vigilance à cet égard. — 11 me semble en effet qu'une
vigilance soutenue peut nous rassurer de ce côté-là. »
(30 Mars 1843.)
Le Père Roothaan n'insista pas pour le moment. Mais
un an plus tard sa conscience s'alarme de nouveau. C'est
au Provincial de Lyon qu'il adresse une réclamation plus
pressante que les premières. Son désir formel est qu'on
en finisse. Ce qui le détermine à revenir sur ce sujet,
c'est que, dans le livre que le Père de Ravignan vient de
publier el qui a eu un si grand retentissement ', il est
question des parloirs, « comme d'une chose couramment
admise dans la Société, alors que l'usage n'en existe
dans aucune maison de religieux et que celles de la Com-
pagnie, les pensionnats exceptés, doivent l'ignorer plus
que toute autre. » Le Père Maillard est donc invité à « sup-
primer une nouveauté si pleine de périls » ; et ce faisant,
il aura ajouté un très grand service à tous ceux qu'il a
déjà rendus à sa Province. (17 Février 1844.)
En conséquence la suppression des parloirs fut
I . De V Existence el de l'Institut des Jésuites. i843.
CHAPITRE VIII 409
discutée derechef entre le Provincial et ses quatre consul-
teurs. Après quoi tous durent rédiger par écrit leur
opinion et la transmettre séparément au Père Général.
Leurs conclusions furent, paraît-il, tellement concor-
dantes et appuyées de raisons si décisives, que le Géné-
ral se tint pour satisfait : « D'après vos explications et
celles des Pères consulteurs, écrivait-il au Provincial,
il n'y a rien à changer. Il est fâcheux que le nom sonne
mal. » (8 Avril 1844.)
C'était bien, semble-t-il, le nom plutôt que la chose qui
provoquait les répugnances et les protestations du vigilant
gardien delà discipline religieuse. Le Père Roothaan, en
effet, proposait pour les conversations nécessaires un
vestibule ou couloir donnant accès à l'église, autrement
dit un lieu de passage. Mais ce que les mœurs et usages
d'un pays tolèrent peut fort bien devenir impraticable
dans un autre. D'ailleurs au point de vue où il faut se
placer ici, lès parloirs, tels qu'ils furent organisés dans les
maisons de la Compagnie, répondaient aux mêmes exi-
gences qu'un lieu de passage, sans en avoir les inconvé-
nients. « Les insistances du Père Général, disait l'un de
ceux qui eurent à s'en défendre, ont eu ce bon effet d'obli-
ger le Provincial et tous les Supérieurs à être très sévères
sur un point qui importe tant au bon renom de la
Société'. » De fait, qui a vu, en entrant chez les Jésuites,
les parloirs avec leurs cloisons vitrées du haut en bas,
avouera qu'ils étaient faits pour désarmer la malveillance
la plus pointilleuse.
II
Le signe le moins équivoque de la prospérité pour un
Ordre religieux, c'est l'afïluence des vocations, laquelle té-
moigne en même temps que la régularité y est en honneur ;
I . Le p. Fouillot, dans sa lettre de consulteur sur le projet de sup-
pression des parloirs. (Archiv. Rom. Gall. i. II. 8g.)
410 LA. COMPAGNIE DE JESUS
dans l'état actuel des choses, ce ne sont pas, en effet, les
communautés relâchées qui attireraient les candidats à la
vie religieuse. Cette bénédiction fut amplement départie
aux deux jeunes Provinces françaises. Nous avons vu déjà
que dans celle du Midi le noviciat d'Avignon s'était bien-
tôt trouvé insuffisant. En 1841 on en ouvrait un second
à Toulouse. Au bout de deux ans ils avaient fait leur plein
l'un et l'autre. Le Père Maillard écrivait sur la fin de
1843 : « Nous avons maintenant soixante-douze novices
scolastiques, à Toulouse et à Avignon. Ne pourrions-nous
pas penser à un troisième noviciat, qui serait à Dôle,
par exemple, et nous servirait beaucoup ? » (11 Décem-
bre 1843). En donnant son approbation à ce projet le Père
Roothaan ajoutait : « Si nos prédicateurs, nos mission-
naires sont vraiment des hommes apostoliques, donnant
l'édification par leur dévouement et leur modestie, les
vocations se multiplieront. Rappelez-leur souvent que
c'est d'eux que dépend en grande partie la réputation
et le progrès de la Compagnie en France, où elle n'a pas
de collège. » (25 Décembre 1843.)
De fait, au cours de l'année suivante, le troisième novi-
ciat de la Province de Lj^on était installé dans une partie
de l'ancien pensionnat de Dôle ^ (Septembre 1844.) Il y
eut tout d'abord seize novices, et dès la troisième année
ils dépassaient la trentaine. Même croissance, quoique
un peu moins rapide, dans la Province du Nord. A la suite
du grand tapage fait autour de Saint-Acheul en 1838, le
scolasticat avait émigré vers Brugelette, et le ministre
avait pu affirmer à la tribune des deux Chambres que
l'école de Hautes Études de Saint-Acheul était dissoute.
I . Le premier maître des novices à Dôle fut le Père Joseph Conta-
min, admis lui-même au noviciat d'Avignon quatre ans seulement au-
paravant. Il écrit au P. Général, le 8 octobre i844 '■ « Le jeune noviciat
de Dôle a été inauguré sous les auspices du saint Nom de Marie, le
8 septembre. Le Père de Jocas nous a envoyé d'Avignon cinq sujets
français façonnés de sa main pendant une année. Sept nouveaux sont
déjà venus se joindre à eux. »
CHAPITRE YIII 411
C'était parfaitement exact; mais les novices étaient res-
tés et leur nombre allait grandissant d'année en année.
Il approchait de la cinquantaine dès 1841, quand on se
décida à en envoyer une partie à Laval ; deux ans après,
un troisième noviciat était inauguré à Issenheim en Alsace.
Ainsi, c'était au total six maisons de noviciat que la Com-
pagnie de Jésus avait en France, moins de huit ans après
la formation des deux Provinces. Sur la fin de 1844, ils
réunissaient un effectif de 187 jeunes recrues.
Nous avons déjà nommé quelques-uns de ceux qui
se donnèrent à la famille de saint Ignace au début de
cette période. En voici d'autres que nous rencontrons en
parcourant les catalogues et qui ne sont peut-être pas
complètement des inconnus. C'est, en 1837, Elesban de
Guilhermy; en 1839, Léon Turquand; en 1840, Edouard
Dorr, Benoît Valuy, Jean Lyonnard, futur apôtre de la
dévotion au Cœur agonisant de Jésus; en 1841, Jean-
Baptiste Trincal et Charles du Banquet, ouvriers de la
première heure dans la Mission renaissante du Maduré,
Eugène Seguin et Léon de Chazournes; en 1842, Adrien
Languillat, mort évêque de la Mission du Kiang-Nan,
Charles Daniel', Victor Alet, Louis Millériot, Auguste
I. L'un des fondateurs et premier directeur des Etudes. A pro-
pos de sa vocation, le P. Rubillon, Provincial de Paris, écrivait le •3.1\ juil-
let iS^i : « Parmi les jeunes novices entrés cette année celui qui se
distingue le plus par ses talents, sa candeur et son amour pour la Com-
pagnie, est le Fr. Charles Daniel, jeune avocat du barreau de Paris. Son
entrée a été traversée par son père, le tribunal, le premier président
d'Amiens... » Le P. Solente, maître des novices de Saint-Aclieul, raconte
ainsi la chose : « Dès l'arrivée de Charles, son père, juge à Beauvais,
écrivit une lettre violente contre son ûls et contre nous au premier pré-
sident de la Cour royale d'Amiens. Celui-ci alla trouver Mgr l'évêque
et demanda que le jeune homme lui fût présenté. Mgr m'écrivit et me
pria de l'envoyer le lendemain à l'évèché. Je l'envoyai, sans savoir de
quoi il était question... Le premier président l'attaqua vivement devant
l'évêque; mais, sans se déconcerter, Charles répondit avec calme et con-
venance. Le président dit qu'il viendrait à Saint-Acheul. Il vint en effet,
mais se borna à des conseils. Il engagea Charles à retourner à Beauvais
après sa première probation. Ainsi fut fait. Tout s'arrangea. Notre jeune
avocat revint à Saint-Acheul et entra au noviciat dont il est maintenant
le modèle. Le premier président a dit à l'évêque que le fils était plus rai-
sonnable que le père... »
412 LA COMPAGNIE DE JESUS
Carayon, littérateur, historien et éditeur de nombreux et
précieux documents pour l'histoire de la Compagnie ;
en 1843, Jules Sambin, Louis Abougit; en 1844, Paul
Ginhac, Victor Drevon, Francisque Laboré, Victor du
Ranquet, Jean-Baptiste Rouquayrol, Eugène Desjardins,
Henri Montrouzier, etc. Ces noms appartiennent à une
génération disparue; mais à ceux qui sont aujourd'hui
les anciens de la famille, ils rappellent des frères aînés
qui furent aussi des modèles parle dévouement, la science
ou la vertu.
Parmi ces vocations il en est quelques-unes qui méri-
tent une mention spéciale à raison des circonstances peu
ordinaires dont elles furent accompagnées. C'était l'épo-
que où l'apostolat du Père de Ravignan à Notre-Dame
produisait dans les rangs de la société intelligente un
véritable ébranlement. Il plut à la Providence de se servir
de l'ascendant du conférencier pour ramener coup sur
coup à l'Église catholique plusieurs Russes qui occupaient
à Paris des situations élevées. Le comte SchouvalofF fut
la plus illustre de ces conquêtes. Le 6 janvier 1843,
il abjurait le schisme dans la chapelle du couvent des
Oiseaux, théâtre ordinaire de ces pieuses cérémonies.
Treize ans plus tard, le comte SchouvalofF se consacra à
Dieu dans l'ordre des Barnabites. Sa conversion avait été
précédée de quelques mois par celle d'un de ses amis,
au sujet duquel le Père de Ravignan écrivait au Père
Général, le 30 avril 1843 : « Je joins ici une lettre du jeune
prince Jean Gagarine. 11 est Russe, âgé de vingt-huit ans,
rempli d'instruction et de talents. Il était attaché à l'am-
bassade de Russie à Paris quand je l'ai connu. Nommé à
Vienne il a donné sa démission et désire maintenant
entrer dans la Compagnie. 11 a passé six à huit mois en
Russie depuis son abjuration qui est connue de ses pa-
rents, inconnue aux autres. 11 a supporté admirablement
cette épreuve. C'est une âme privilégiée, généreuse, con-
stante, apostolique déjà. »
CHAPITRE VIII 413
La lettre où le jeune postulant expose son désir est
d'ailleurs écrite d'un ton calme et viril; on n'y sent aucune
exaltation. 11 avoue que deux attacheslui tiennent au cœur^
sa patrie et sa famille ; mais sa patrie, il en est désormais
banni; s'il y rentrait on l'enfermerait dans un couvent
schismatique. Sa famille garde toutes ses affections; mais
banni, il ne peut rien pour elle. Un immense et impérieux
besoin de se dévouer pour le salut de son pays, voilà le
sentiment qui a envahi tout son être et qui désormais rem-
plira sa vie. « Ce sentiment est aussi ancien dans mon
cœur que ma conversion et n'a fait que se renforcer depuis.
Je n'ai pas d'avenir dans mon pays, mais je lui suis trop
attaché pour pouvoir me faire une patrie d'adoption, et je
sens bien que je ne puis maintenant en avoir d'autre sur
la terre que l'Eglise et la Compagnie, trop heureux si un
jour je puis être employé à prêcher la foi, au défaut de
mes compatriotes, à ces nombreuses populations slaves
que TafTinité de la langue tend à précipiter dans la même
voie d'erreur que la Russie, et auxquelles cette même
afïinité permettrait de lui ouvrir la voie de la vérité. »
(17 Avril 1844.)
Au mois d'Août suivant Jean Gagarine fit à Saint- Acheul
les Exercices spirituels sous la direction du Père de Ravi-
gnan. Son « élection » débutait ainsi : « Il y a aujour-
d'hui un an et quatre mois jour pour jour que j'ai eu le
bonheur d'abjurer le schisme et d'être admis dans la
sainte Église catholique. » 11 la terminait en se déclarant
résolu à entrer dans la Compagnie de Jésus, si on voulait
bien le recevoir. (23 Août 1843.) Le même jour, le Père
de Ravignan écrivait à M™* Swetchine, dont la sollicitude
quasi maternelle* pour le jeune diplomate s'alarmait de
le voir prendre un parti aussi funeste pour son avenir :
« Ce matin, après la messe et la communion, il m'a ap-
porté par écrit sa décision. Après l'avoir lue attentive-
ment, je croirais manquer à ma conscience si je ne recon-
naissais en lui une vocation véritable. Votre digne enfant
I. Mme Swetchine était la tante de Jean Gagarine.
414 LA COMPAGNIE DE JESUS
en Notre-Seigneur pense que vos craintes au sujet des
Russes catholiques ne peuvent être qu'exagérées; et votre
cœur de mère approuvera qu'il n'expose plus désormais
à aucune chance une vocation éprouvée et décidée devant
Dieu. »
Pendant les quarante ans qu'il vécut dans la Compagnie
le Père Gagarine ne devait pas perdre de vue l'idée qui
s'était emparée de son esprit dès le jour de sa conversion.
Sans même attendre la fin de son noviciat on le voit dres-
ser des plans pour attaquer le schisme chez les peuples
slaves. Tout d'abord il avait rêvé d'une Congrégation
religieuse exclusivement vouée à cet apostolat ; mainte-
nant il pensait que la Compagnie pourrait réaliser son
dessein. Elle organiserait un scolasticat spécial, où les
jeunes religieux de race slave, Polonais, Bohèmes, Serbes,
seraient réunis et se prépareraient par des études appro-
priées à la mission qu'ils auraient à remplir plus tard
auprès de leurs nationaux. Ce serait un centre intellec-
tuel et comme un foyer d'où la lumière de la vérité rayon-
nerait sur tout l'Orient schismatique. L'ardent novice
adressait au Père Général des Mémoires qui témoignaient
tout à la fois d'une parfaite connaissance du monde slave
et de ses impatients désirs de le ramener à l'unité catho-
lique. Nous aurons à dire plus tard dans quelle mesure
furent réalisées ces généreuses mais trop grandioses aspi-
rations.
Une vocation plus extraordinaire encore fut celle de
Marie-Alphonse Ratisbonne, Juif de naissance, mais pra-
tiquement athée, et aussi mal disposé que possible à
l'égard du catholicisme. Il avait été, au pied de la lettre,
terrassé par l'apparition miraculeuse de la Sainte Vierge
dans l'église de Saint-André délie Fratte, à Rome, le 20 jan-
vier 1842 ^ Il fit son abjuration et reçut le baptême le
I. La conversion d'Alphonse Ratisbonne est assurément un des faits
les plus merveilleux de l'Histoire de l'Église au xix' siècle. Elle eut un
chapitrp: VIII 415
31 du même mois, dans l'église du Gesù ; il s'y était pré-
paré sous la direction du Père de Villefort, 11 avait vingt-
huit ans, était sur le point de se marier et un brillant
avenir s'ouvrait devant lui. Mais l'œuvre de la grâce n'était
pas achevée. Rappelé à Paris pour ses affaires, Alphonse
Ratisbonne allait faire paraître en sa personne un autre
prodige. « La conduite de mon frère Marie, écrivait l'abbé
Théodore Ratisbonne, est encore plus miraculeuse que sa
conversion ; c'est la vie ascétique d'un vieux chrétien, con-
sommé dans les pratiques du cloître. » Et dans une
lettre à l'évêque de Strasbourg, Mgr Raess : « Ce fervent
néophyte a été transformé par l'Esprit-Saint; la voix de
Dieu lui parle clairement et le guide pas à pas d'une
manière admirable. Il vit dans la retraite, sous la direc-
tion du Père de Ravignan, communie tous les jours, sert
la messe; ceux qui le voient sont touchés et édifiés de sa
simplicité et se demandent ce que Dieu fera de lui. Selon
toute apparence, je dois m'attendre à le voir entrer au novi-
ciat des Jésuites. » (18 Avril 1842.)
La Compagnie de Jésus ne semblait pourtant pas devoir
exercer sur lui un attrait particulier; car, selon son propre
aveu, elle lui avait inspiré avant sa conversion une répul-
sion invincible ; « Je nourrissais une haine amère contre
les prêtres, les églises, les couvents et surtout contre les
Jésuites dont le nom seul provoquait ma fureur <. »
Cependant quatre mois après son baptême, le néophyte
écrivait au Père Roothaan : « La Sainte Vierge, qui m'a mis
aux pieds de son divin Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ,
retentissement immense et fut le point de de'part d'une multitude d'au-
tres conversions d'Israélites de marque. La relation qu'il en rédigea
lui-même fut publiée dans le premier Bulletin des Annales du Saint et
Immaculé Cœur de Marie. Un récit plus complet se trouve dans la Vie de
son frère aîné. Cf. Le T. R. P. Marie-Théodore Ratisbonne, fondateur
de la Société des Prêtres et de la Congrégation des Religieuses de Notre-
Dame de Sion. Tome premier, chapitres xi-xiv. Paris, Poussielgue. igoô,
I. Lettre de Marie- Alphonse Ratisbonne à M. Dufriche des Genettes,
Bulletin des Annales, elc. Août 18^2 ,
416 LA COMPAGNIE DE JESUS
semble maintenant me conduire à vous, mon Très Révé-
rend Père, et malgré le vif sentiment de mon indignité
qui m'a fait lutter contre cette pensée, je me crois appelé
à servir Dieu dans la Compagnie dont vous êtes le Père
et le digne Général... Je vous supplie donc d'intercéder
auprès du Souverain Pontife pour m'obtenir les dispenses
que j'ai demandées, afin que je puisse être admis le plus
tôt possible dans la famille de saint Ignace ^ » (31 Mai 1842.)
Une autre lettre écrite trois jours plus tard au baron
Théodore de Bussières prouve que le postulant n'avait
pas pris à la légère une décision aussi inattendue : «... J'ai
écrit au Souverain Pontife pour obtenir les dispenses exi-
gées par les Constitutions, en ma qualité d'ex-Israélite.
J'espère que rien ne viendra mettre obstacle à cette résolu-
tion que la Sainte Vierge m'a fait prendre après trois mois
de prières et de réflexions... Je ne vous ai pas consulté
sur ce point, mon bon parrain, parce que, en pareil cas,
un avis est bien difficile à donner, et plus difficile encore
à suivre, s'il ne se trouve pas en rapport avec la voix que
Dieu fait entendre au fond du cœur. Il est plus conve-
nable, je pense, d'agir avec une complète indépendance.
Alphonse Ratisbonne Jésuite!!! Avouez qu'il y a tout
le miracle dans le rapprochement de ces trois mots. »
(3 Juin 1842.)
La réponse de Rome ne se fit pas attendre. Alphonse
I. Les Constitutions de la Compagnie de Jésus lui interdisent en
effet d'admettre les convertis du judaïsme ei de l'islamisme. Le Général
lui-même n'a pas le pouvoir de donner dispense sur ce point; il faut
recourir au Pape. L'expérience a démontré la sagesse de cette exclusion,
inscrite par saint Ignace dans la règle de son Ordre, mais dont il est
difficile de saisir a priori le bien fondé. La dispense a été accordée quel-
quefois ; il n'y a pas d'exemple qu'un de ceux qui en ont été l'objet ait
persévéré dans la Compagnie. La supplique d'Alphonse Ratisbonne fut
transmise par le nonce Garibaldi au cardinal Ostini, préfet de la Con-
grégation des évêques et réguliers, pour être proposée par lui à l'appro-
bation du Souverain Pontife. Grégoire XVI, à qui le converti de la
Sainte Vierge avait été présenté par le Père Roothaan, donna de grand
cœur l'autorisation demiandée.
CHAPITRE YIII 417
fut d'abord reçu au noviciat de Saint-Acheul^. Mais bien-
tôt, pour le soustraire aux empressements d'une pieuse
curiosité, on jugea à propos de l'éloigner davantage de
Paris; il fut envoyé à Toulouse. Le Père Ogerdias consi-
déra comme une bénédiction de recevoir au nombre de
ses novices cet enfant privilégié de la Sainte Vierge :
« J'espérais bien, écrivait-il, que sa présence attirerait sur
nous une protection spéciale de cette bonne Mère; mon
espoir n'a pas été trompé. D'ailleurs il fait au noviciat
beaucoup de bien par ses exemples. Rien ne l'étonné, rien
ne lui coûte ; il se porte aux pratiques d'abnégation avec
un élan qui ne demande qu'à être dirigé. On voit bien que
la Divine Mère a gravé dans son cœur l'amour de la croix. . .
Du reste, sa retraite est respectée; deux ou trois per-
sonnes seulement l'ont vu depuis qu'il est avec nous... Je
reçois toujours pour lui un grand nombre de lettres de
personnes qu'il ne connaît pas et qui sollicitent son inter-
cession auprès de la Sainte Vierge. Je ne lui en remets
aucune; je recommande seulement ces intentions au novi-
ciat. » (10 Novembre 1842.)
Le fervent novice ne marchandait pas avec Dieu. A la
date du 20 janvier 1843, premier anniversaire de l'appa-
rition qui avait fait de lui un autre homme, il écrivait au
Père Général, s'ofFrant pour la Mission de Chine qui
venait d'être inaugurée par la Province de Paris. Il disait
ensuite son bonheur d'appartenir à la Compagnie de Jésus,
bonheur si manifeste que sa famille elle-même paraissait
lui pardonner sa détermination. Un de ses frères resté à
Strasbourg avait dit à l'abbé Théodore : « Nous voyons
bien qu'Alphonse est très heureux; c'est tout ce que nous
demandons, et ainsi nous n'avons point de reproche à lui
I. « Pressé par M, Alphonse Ratisbonne, le P. de Ravignan et un
mot de Votre Paternité, j'ai admis le néophyte provisoirement, dans une
lettre au P. de Ravignan. Je l'enverrai au noviciat de Toulouse. »
(Lettre du P. Boulanger, Provincial de Paris, au P. Général, lo juin i84a.)
Alphonse Ratisbonne est inscrit au catalogue du noviciat de Saint-
Acheul, sous le seul nom de Marie- Alphonse, 20 juin 1842.
La Compagnie de Jésus. 27
418 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
faire, sinon pour la dépense fort inutile d'une chapelle à
Paris où il y a déjà tant d'églises. » Sur quoi le Frère
Alphonse ajoutait : » J'ai plus que jamais la ferme con-
fiance qu'une grande partie de la famille recevra un jour,
avec la grâce de Dieu, le baptême dans cette même cha-
pelle si exécrée aujourd'hui ^
Son noviciat achevé, le Frère Marie-Alphonse suivit la
filière accoutumée des études. Le 23 septembre 1848, il
fut ordonné prêtre dans la chapelle du scolasticat de Laval.
Alors commença pour lui une carrière apostolique de
quatre années; il prit part à la Mission donnée par les
Jésuites au bagne de Brest, au début de l'année 1850. Mais
la grâce extraordinaire, qui l'avait transformé instantané-
ment le 20 Janvier 1842, lui avait du même coup mis au
cœur une aspiration qui dominait sa vie et qui ne parais-
sait pas pouvoir être réalisée s'il demeurait dans la Com-
pagnie de Jésus. Le converti du judaïsme se sentait
appelé à travailler à la conversion d'Israël. On peut dire
qu'il eut l'initiative de l'œuvre accomplie par son frère.
L'abbé Théodore était un prêtre fervent; adjoint à M. Du-
friche des Genettes dans la direction de l'Archiconfrérie
de Notre-Dame des Victoires, ses prières et celles des
associés avaient obtenu un miracle pour Alphonse; mais
lui-»même cherchait encore sa voie; il semble que, à son
tour, Alphonse fut l'intermédiaire dont Dieu se servit
pour lui faire entreprendre la mission à laquelle il le des-
tinait.
C'est en effet en cette année de grâce 1842, et sur les
I . L'abbé Théodore était aumônier d'un orphelinat des Filles de la
Charité, appelé « la Providence » et situé rue Plumet, aujourd'hui rue
Oudinot. Pendant les quelques mois de son séjour à Paris, Alphonse
Ratisbonne habitait dans le voisinage. 11 eut l'inspiration d'y faire
bâtir une chapelle dédiée au Cœur Immaculé de Marie ; ce devait être
son ex voto, en souvenir du 20 janvier. C'est cette construction, ou
plutôt la dépense qu'elle entraînait, qui déplaisait si fort à sa famille.
Un grand nombre de baptêmes d'Israélites eurent lieu les années suivan.
tes dans la chapelle de la « Providence ».
CHAPITHE VIII 419
instances du novice de la Compagnie que l'abbé Ratis-
bonne ouvrit le catéchuménat qui allait donner naissance
à la Congrégation de Notre-Dame de Sion. Les débuts
étaient pleins de promesses; Alphonse n'en pouvait
détacher ni sa pensée ni son cœur. D'ailleurs il restait le
conseiller et l'instigateur du Père Théodore; aucune déci-
sion n'était prise, aucun pas fait en avant que d'un mutuel
accord entre les deux frères. Enfin le moment vint où le
Père Marie-Alphonse crut qu'il était de son devoir de se
donner tout entier à l'œuvre commune. Elle ne pouvait
atteindre pleinement son but que par l'établissement
d'une société de prêtres; le projet avait déjà reçu un
commencement d'exécution. Persuadé que sa place était
là, le Père Marie-Alphonse s'en ouvrit à son frère. Sans
l'encourager aucunement et avec toute la discrétion qui
convenait, le Père Théodore porta l'afTaire à Rome et
jusqu'aux pieds du Pape. Les Supérieurs de la Compagnie
n'auraient eu garde de mettre obstacle à ce qui leur parut
un appel de Dieu suffisamment manifesté par des circon-
stances exceptionnelles. 11 revint en France avec une lettre
du Père Roothaan qui rendait à son frère sa pleine liberté.
On était au mois de décembre 1852. Ainsi le Père Marie-
Alphonse Ratisbonne s'était préparé, pendant dix ans, à
l'école de saint Ignace comme dans un cénacle, à la
mission qu'il avait reçue de travailler au salut de son
peuple.
Cette sortie, comme il fallait s'y attendre, fut diverse-
ment jugée. Certaines gens en attribuèrent l'initiative et
la responsabilité au Père Tliéodore. Il semble bien qu'il y
futplutôt opposé et qu'il se borna à en être l'intermédiaire.
Peu de jours après il écrivait à un ami : (^ Grâce au Sei-
gneur, grâce au Général des Jésuites qui n'a d'autre pen-
sée que la plus grande gloire de Dieu, mon frère est
devenu mon collègue, mon coopérateur et mon socius...
Les jugements du monde m'importent peu. Ceux qui cri-
tiquaient hautement le Père Marie d'être entré dans la
Compagnie le critiquent hautement aujourd'hui d'en être
420 LA COMPAGNIE DE JESUS
sorti. Mais il suffît que le bon Dieu sache pourquoi il l'a
fait entrer et pourquoi il l'a fait sortir. » (12 Février 1853.)
La sympathie de la Compagnie de Jésus était acquise
d'avance à une œuvre qui fut l'objet des premières ambi-
tions apostoliques de son fondateur. On sait que saint
Ignace et ses compagnons eurent d'abord le dessein d'aller
s'établir en Terre Sainte et de s'y consacrer à la conver-
sion des Juifs et des infidèles. S'ils ne le firent pas, c'est
qu'ils en furent empêchés. Les Jésuites ne pouvaient que
s'applaudir de voir l'idée de leur Père reprise et réalisée
après trois siècles par la Société de Sion. Us aidèrent assu-
rément à son progrès en formant à la vie religieuse, au
lendemain de sa conversion, le Père Marie- Alphonse; ils
y aidèrent plus encore en refusant de recevoir parmi eux le
Père Théodore qui, lui aussi, eût voulu être Jésuite. Voici,
en effet, ce que le fondateur de Notre-Dame de Sion écri-
vait au Père Roothaan, le 25 Avril 1845 : «... Hélas! J'ai
souvent pris mon élan pour me faire agréer dans cette
chère et bien-aimée Compagnie, et je n'ai pu être admis.
Car, n'ayant pu me déterminer à entrer dans la commu-
nauté fondée par M. Bautain, j'ai fait une retraite à deux
reprises dans deux de vos maisons, et chaque fois le Père
qui me dirigeait, et même le R. P. Provincial, après avoir
examiné ma position à Paris, m'ont déclaré que Dieu vou-
lait que je restasse dans cette position afin d'y faire les
œuvres dont la Providence m'a chargé. » Et après avoir
dit quelles bénédictions Dieu répand sur ces œuvres, le
Père Théodore ajoutait : » C'est la conversion de mon
frère qui a produit le mouvement de plus en plus remar-
quable qui se manifeste dans cette vieille nation. Les con-
versions se multiplient; l'œuvre Notre-Dame de Sion que
nous avons fondée seconde la grâce et facilite le salut de
beaucoup d'âmes... Je vois qu'elle renferme le germe
d'une grande consolation dans l'avenir, et peut-être que
mon travail n'est destiné qu'à préparer les voies à la
mission du Frère Marie. De toute part j'entends le cra-
quement des 03 d'Israël et un grand nombre de morts
CHAPITRE VIll 421
donnent des signes de vie. » Au surplus, rattachement
du fondateur de Notre-Dame de Sion pour la Compagnie
de Jésus ne se démentit jamais. Parvenu presque au terme
de sa vie, il écrivait dans ses Souvenirs : « Jamais je n'ai
cessé d'aimer et d'admirer les Jésuites depuis que j'ai
appris à les connaître. Gomment ne pas les aimer quand
on aime l'Église? Ils sont toujours en butte aux inimitiés
et aux persécutions de l'esprit du monde ; car ils sont de
ceux à qui le Seigneur a dit : Vous serez haïs à cause de
mon nom. — Mais combien j'ai souffert de laisser croire
que j'avais agi avec duplicité à leur égard ^ ! »
Les Jésuites français pouvaient célébrer dans la joie
de leur cœur le troisième centenaire de leur Ordre.
Cette date de 1840 est de celles qui mériteraient d'être
marquées dans leur Histoire du classique caillou blanc,
albo signanda lapillo. Elle rappelle une courte période
d'accalmie dans une existence vouée à de perpétuelles
agitations; c'est une éclaircie dans un ciel d'ordinaire
orageux.
Nous avons vu le Père Maillard se féliciter, avec son
habituelle belle humeur, de trouver dans les noviciats
de sa Province le chiffre des soixante-douze disciples de
Notre-Seigneur. Les travaux des ouvriers de la Compa-
gnie ne lui causent pas une moindre satisfaction : «Jamais^
écrit-il à la suite du Carême de 1840, jamais peut-être
même dans les meilleurs temps, le succès n'a été si univer-
sel, ni si grand. C'est partout le même accord sur les
fruits merveilleux de grâce et les bénédictions qui ont
accompagné les œuvres du zèle et de la charité. » Deux ans
après ce sera encore un bulletin de victoire : « Votre
Paternité a déjà vu dans VAmi de la Religion le prodi-
gieux résultat de la retraite du Père de Ravignan. Je puis
dire aujourd'hui que les mêmes merveilles à peu près
ont récompensé le zèle de trois ou quatre autres de nos
I. Le T. li. p. Théodore Ratisbonne. T. 1, p. 563.
422 L\ COMPAGNIE DE JESUS
prédicateurs. Le Père Nivet,à Saint-Étienne, a fait appro-
cher de la Sainte Table, dans une seule paroisse, 1.200 hom-
mes ; le Père Guyon, à Fécamp, a réuni dans une com-
munion générale plus de 2.500 hommes. Au Puy c'est
au delà même du merveilleux, si je puis dire, que le
Père de Bussy a recueilli du succès; là, à l'occasion du
Jubilé de Notre-Dame, nos Pères ont confessé des hommes
par milliers et par milliers. Monseigneur nous a remer-
ciés, en me disant qu'il donnait de tout son cœur à la
Compagnie trois de ses meilleurs élèves du séminaire
qui venaient de lui demander d'entrer chez nous. »
(6 Avril 1842.) Et quelques mois plus tard, rendant compte
au Père Général des résultats de cette même année 1842 :
« Notre Province compte quarante-trois sujets de plus
que l'an dernier, et il semble que la qualité l'emporte
comme le nombre. Pour les œuvres, je laisse parler les
Annuelles. Votre Paternité ne les parcourra pas sans
consolation. Elles sont l'image réelle et l'expression vi-
vante de l'activité et des travaux de nos chers ouvriers <. »
(7 Janvier 1843.)
Les Lettres annuelles auxquelles le Père Provincial
fait ici allusion renferment en effet quantité de conver-
sions admirables, d'actes de vertu peu ordinaires et d'au-
tres faits édifiants ; mais ce qui est plus significatif encore
et importe davantage à notre sujet, ce sont les quelques
chiffres qui résument l'activité apostolique des Jésuites
d'une Province française^. La France offrait d'ailleurs à ce
I. Gomme le nom l'indique, les Litterae annuae sont une sorte de
correspondance dans laquelle chaque maison de la Compagnie mentionne
ce qui, dans son Histoire de l'année, peut avoir quelque intérêt pour
l'ensemble de la famille religieuse. C'est afin de l'atteindre tout entière
qu'elles sont rédigées en latin. L'usage en remonte à saint Ignace lui-
même. C'est une source d'information précieuse pour l'Histoire de son
Ordre; elle le serait davantage si un scrupule, d'ailleurs facile à com-
prendre, n'en excluait les noms propres.
a. Les Lettres dont parle ici le P. Maillard donnent pour le bilan des
œuvres de la Province de Lyon en 1842 les chiffres suivants: Confes-
sions, 418.000; Missions, 60; Stations de Carême, 49; Congrégations
érigées, 69; Congrégations dirigées, 87.
CHAPITRE VllI 423
moment le spectacle d'une renaissance religieuse. « Il n'y
a pas à méconnaître, écrivait le Père Théodore Ratisbonne
en 1841, que le temps où nous sommes soit un temps de
réveil.,. Il y a une réaction presque générale vers la foi
catholique*. » Quand on se rappelle les convulsions d'im-
piété qui avaient secoué le pays à la suite de la révolution
de 1830, on constate qu'un grand travail s'était accompli
depuis dix ans, qui avait heureusement modifié l'esprit
public.
La monarchie de Juillet, il faut lui rendre cette justice,
avait fait effort pour résister aux tendances qu'elle tenait
de ses origines. Issue de la révolte et du désordre, elle ne
demandait pas mieux que de se légitimer et de s'affermir
en s'appuyant sur toutes les forces conservatrices, à com-
mencer par la religion. En répondant aux félicitations du
nouvel archevêque de Paris, Mgr Affre,le 1®'' janvier 1841,
le roi Louis-Philippe lui avait dit : « C'est l'appui moral
et le concours de tous les gens de bien qui donneront
à mon gouvernement la force nécessaire à l'accomplisse-
ment des devoirs qu'il est appelé à remplir. Et je mets au
premier rang de ces devoirs celui de faire chérir la reli-
gion... » Défait, le grief exploité avec le plus de persévé-
rance contre le régime par les journaux de l'opposition
c'était son attitude dans la question religieuse. Le Consti-
tutionnel^ le Siècle^ le Courrier français dénonçaient
« l'invasion du clergé », la multiplication des couvents
avec « la connivence du pouvoir », «le retour des influen-
ces sacerdotales ». « La Congrégationrefleurit», s'écriait-
on avec un accent mêlé d'indignation et de terreur. Autant
dire que l'on était revenu au temps où Montrouge gou-
vernait la France. Cette mauvaise humeur, ou mieux ces
éclats de colère du parti voltairien sont une preuve
comme une autre que la religion rencontrait dans les
régions du pouvoir des dispositions plutôt bienveillantes.
Et l'on sait par ailleurs qu'à cette époque le régime était
I. U T. R. p. Théodore Ratisbonne, T. I, p. i84.
424 LA COMPAGNIE DE JESUS
VU sans déplaisir par le Pape Grégoire XVI : « L'Église,
aurait-il dit vers ce temps à Montalembert, l'Église est
amie de tous les gouvernements, quelle qu'en soit la
forme, pourvu qu'ils n'oppriment pas sa liberté. Je suis
très content de Louis-Philippe, je voudrais que tous les
rois de l'Europe lui ressemblassent'. »
Les Jésuites eux-mêmes bénéficiaient de cet état de
choses. La Révolution de Juillet s'était faite contre le
trône et l'autel qui sous la Restauration avaient paru
inséparablement unis au point de confondre leur cause.
L'antagonisme semblait donc inévitable entre l'Église et le
nouveau régime. Les catholiques devaient être fatalement
« carlistes », comme on disait alors. Ils le furent, en effet,
pour la plupart, et ce fut tout à la fois la force et la faiblesse
de Montalembert de séparer la cause religieuse de celle
de la légitimité. Qu'ils le voulussent ou non, les Jésuites
ne pouvaient manquer d'être classés dans le parti car-
liste. Ce n'est pas qu'ils eussent beaucoup à se louer,
comme on l'a vu dans la première partie de cette Histoire,
du Gouvernement de Charles X; mais leur nom représen-
tait l'idée religieuse à sa plus haute puissance, si l'on
peut s'exprimer ainsi, et donc l'opposition a priori et dans
toute son intransigeance. C'est bien ainsi qu'ils furent
considérés dès l'abord, et plus ou moins pendant toute la
durée de la monarchie de Juillet, et ajoutons-y celle du
régime impérial. Aussi dans les rapports administratifs
dont ils sont l'objet, dans les vexations dont ils sont victi-
mes, dans les conversations même que les ministres les
moins hostiles veulent bien avoir parfois avec eux, c'est
toujours la préoccupation politique qui apparaît au premie r
plan. Ou bien on les accuse d'être les adversaires de la
dynastie, ou bien on leur recommande de ne pas faire de
politique, moyennant quoi le Gouvernement s'abstiendra
de les molester. Recommandations superflues et accusa-
tions sans fondement; caria règle y a pourvu et, s'il se
I. Le Correspondant, lo septembre 1873, p. 8i3.
CHAPITRE YIII 425
produit quelques écarts individuels et isolés, il serait
injuste d'en rendre la Société responsable. Lors delà petite
tempête soulevée en 1838 contre Saint-Aclieul et la maison
de la rue du Regard, une note fut rédigée pour être présen-
tée au nom du Provincial de Paris, le Père Guidée, aux plus
hauts personnages de l'État et au Roi lui-même. Voici
comment elle s'exprimait sur le sujet qui nous occupe.
« Ces prêtres (les Jésuites) ont annoncé la parole divine
dans les chaires de la capitale et des principales villes de
France ; ils ont enseigné les vérités de la religion à toutes
les classes de la société; leur est-il jamais échappé une
seule parole adressée aux passions politiques? Etrangers
par inclination autant que par devoir à tous les partis hos-
tiles à la tranquillité publique, ils ont pour principe de se
conformer aux institutions qui régissent les pays où ils
vivent, et de se soumettre avec sincérité et respect au roi
qui nous gouverne, parce que, à leurs yeux comme aux
yeux de la religion, il est représentant de la majesté divine.
Plus d'une fois depuis 1830, la modération de leur lan-
gage et la justice qu'ils rendaient hautement aux inten-
tions bienveillantes et aux actes émanés du pouvoir en
faveur de la religion ont étonné des esprits exaltés ou
prévenus et les ont ramenés à des sentiments de paix et
d'union. L'abbé de Ravignan prêche depuis deux ans à la
métropole et traite des questions souvent bien délicates;
jamais les feuilles les plus malveillantes n'ont pu lui
adresser un seul reproche sur des tendances politiques.
Ses confrères n'ont ni une autre pensée ni un autre lan-
gage que le sien. Travailler avec zèle et avec constance
au bien de la religion et, par elle, au maintien de l'ordre
social, c'est toute leur politique ; pouvoir le faire tou-
jours à l'abri des lois protectrices d'une vraie et sage
liberté, c'est leur désir et leur espérance. Ils ne récla-
ment que l'application du droit commun et ils sont fondés
à l'invoquer avec confiance... »
Certes les Jésuites ne pouvaient se flatter d'avoir dé-
sarmé ni les haines, ni les préventions ; mais enfin, pour
426 LA. COMPAGNIE DE JÉSUS
le moment, elles faisaient trêve, en attendant le signal
d'un nouvel assaut, qui ne pouvait pas tarder beaucoup.
Entre autres symptômes de cet apaisement on peut noter
que, en 1842 pour la première fois, on osa annoncer les
conférences du « Père de Ravignan ». Jusqu'alors on avait
dit « l'abbé de Ravignan ». Au cours de cette même an-
née, le célèbre Jésuite était appelé à prêcher, non pas cer-
tes aux Tuileries, mais presque devant la cour ; la reine
Amélie, avec sa suite, assistait à ses sermons. Une allu-
sion que fit le prédicateur à la mort tragique du duc
d'Orléans^ alla droit au cœur de la pieuse princesse et
amena un commerce spirituel entre la famille royale et
la Compagnie de Jésus. Voici en effet ce que le Père de
Ravignan écrivait au Père Général, le 30 Mars 1843 :
« La reine a su que Votre Paternité disposait chaque
semaine des intentions d'une messe dite par tous les prê-
tres de la Compagnie. La reine, toujours vivement occu-
pée du salut de son fils aîné enlevé subitement, a conçu
un vif désir de vous demander « le plus grand service »,
dit-elle ; celui d'appliquer pour l'âme de son fils les inten-
tions des messes de nos Pères qui vous sont réservées,
et cela une fois... La reine me paraît nous porter un
véritable intérêt ; elle m'a fait écrire des choses obli-
geantes et de confiance plusieurs fois...; elle s'occupe en
ce moment de nous faire avoir six passages gratuits sur
les paquebots d'Alexandrie, pour les Pères qui vont aller
au Maduré. J'oserais espérer que Votre Paternité accueil-
lera le désir d'une pauvre mère chrétiennement désolée. »
(30 Mars 1843.)
La réponse du Père Roolhaan fut ce qu'on pouvait atten-
dre : « Je compte, écrivait-il le samedi veille des Rameaux,
sur douze cents messes par semaine. Pour satisfaire au
pieux désir, j'ai commencé par en appliquer à cette inten-
tion trois cents cette semaine qui est la semaine sainte.
I. On sait que le duc d'Orléans, héritier présomptif de la couronne,
périt dans un accident de voiture, près de la Porte Maillot, le i3 juil-
let 1842.
CHAPITRE VIII 427
J'en ferai autant la semaine de Pâques, et puis la semaine
d'après j'en appliquerai six cents... Tout ceci, mon cher
Père, très volontiers et avec une véritable consolation,
persuadé que je suis que nous verrons en son temps
bien des miracles de la miséricorde du Seigneur, accor-
dés aux prières et aux gémissements d'une pieuse mère
pour le salut de ses enfants. »
III
Parmi les symptômes de la reviviscence chrétienne
-qui se manifesta en notre pays aux alentours de 1840, il
faut assurément mettre en première ligne la restauration
des grands Ordres religieux de saint Benoît et de saint
Dominique. La Compagnie de Jésus qui les avait précé-
dés fut heureuse de prêter un appui fraternel à ceux
qui furent en cette occasion les instruments de la Pro-
vidence. Mais en même temps que Lacordaire et Gué-
ranger, un autre prêtre éminent avait jeté les fondements
d'un Institut religieux qui semblait destiné à un bel ave-
nir, nous voulons parler de l'abbé Bautain et de la Société
de Saint-Louis.
Professeur de Philosophie dès 1820 à l'académie royale
de Strasbourg, le jeune Louis Bautain avait été ramené à
la foi par l'influence d'une femme d'intelligence supé-
rieure, qui était en même temps une sainte, Mlle Humann.
Il ne tarda pas à réunir autour de lui un petit groupe de
jeunes hommes, convertis comme lui et séduits par son
talent. Ils s'appelaient Théodore Ratisbonne, Isidore
Goeschler, Adolphe Garl, Jules et Nestor Laval, Jacques
Mertian, Henri de Bonnechose, Eugène de Régny, Adrien
de Reinach, Alphonse Gratry *. Tous, à son exemple,
I. Henri de Bonnechose était avocat général à Besançon, quand il
quitta le monde pour se joindre à l'abbé Bautain. Il devint cvêque, arche-
vêque et cardinal. Le futur P. Gratry avait vécu onze ans dans la Société
de Saint-Louis sans en faire jamais partie. Il entra ensuite à l'Oratoire.
Un mot du P. Théodore Ratisbonne, que nous avons cité plus haut,
428 LA COMPAGNIE DE JESUS
devinrent prêtres et formèrent une communauté sous le
patronage de saint Louis. L'évêque de Strasbourg,
Mgr Lepape de Trédern, leur confia en 1836 la direction
de son petit séminaire.
Malheureusement des discussions de doctrines, aggra-
vées par des questions de personnes, amenèrent la mésin-
telligence entre l'administration épiscopale et la Société
de Saint-Louis. Par réaction contre le rationalisme alle-
mand dont il avait été lui-même le tenant et l'apôtre,
l'abbé Bautain avait imaginé un système philosophique
qui déniait à la raison humaine sa valeur et ses droits.
Lamennais plaçait le critérium de la certitude dans le
consentement des hommes ou la raison générale ; Bau-
tain le mettait dans la foi divine ou la révélation. De son
côté le vieil évêque, gallican et cartésien, lui demandait
de souscrire des propositions d'une orthodoxie douteuse.
C'était un curieux conflit que celui qui mettait aux prises
l'évêque, dépassant la mesure dans la défense des droits
de la raison, et l'universitaire exagérant ceux de la foi.
Déjà en 1834, les prêtres de Saint-Louis avaient été évin-
cés du petit séminaire, l'exercice du ministère sacerdotal
leur était interdit et l'évêque avait adressé à son clergé un
avertissement contre « la thèse philosophique du profes-
seur de l'Académie, prêtre du diocèse de Strasbourg ».
En 1837, parut la Philosophie du Christianisme^ sorte de
correspondance échangée entre le maître et ses disciples.
Cette publication porta à son comble l'irritation du prélat.
Il soumit l'ouvrage à la censure de quelques ecclésiasti-
ques, adversaires déclarés de l'auteur, et s'apprêta à en
demander la condamnation au Saint-Siège.
C'est alors que Lacordaire accourut de Metz, où il prê-
chait les conférences du Carême. Les souvenirs de Lamen-
nais lui faisaient appréhender les conséquences d'un
pareil coup pour la jeune « école de Strasbourg ». Il
semblerait indiquer que lui non plus n'aurait pas été membre de la
Société, bien qu'il en ait partagé la vie et les travaux pendant plusieurs
années.
CHAPITRE vni 429
persuada donc à son ami de prendre les devants et d'aller
lui-même à Rome soumettre sa doctrine au jugement du
Souverain Pontife. Lacordaire lui conseillait de se mettre
en rapport avec les Pères du Gesù, et il écrivait au Père
Roothaan pour recommander à sa bienveillance l'abbé
Bautain et son compagnon, l'abbé de Bonnechose. « La
Compagnie de Jésus, disait-il, s'est fait infiniment d'hon-
neur dans l'affaire de l'abbaye de Solesmes. Elle peut
dans celle-ci acquérir de nouveaux droits à la justice et
à l'amour de cette portion de la jeunesse française qui
gravite vers la foi et en qui réside probablement l'avenir. »
(12 Février 1838.) De son côté le Père de Ravignan récla-
mait les bons offices du Père Général en faveur des
membres de la Société naissante : « Ils ne tiennent pas à
l'erreur, disait-il, ils sont bons prêtres, pieux, doués de
talents distingués, quoique malheureusement sans études
théologiques. » (23 Février 1838.)
Rome fut en effet pour les voyageurs ce que Lacordaire
appelait « le refuge de ceux qui errent contre la dureté de
ceux qui n'errent pas ». Ils y passèrent trois mois; l'abbé
Bautain suivait assidûment les cours du Collège Romain,
surtout ceux du Père Perrone qu'il consultait et dont il
recueillait les avis comme le plus docile des étudiants. La
Philosophie du Christianisme ne fut frappée d'aucune
censure ; le principal auteur ayant déclaré, en son nom
et au nom de tous ses disciples, se soumettre d'avance au
jugement de l'Église, on lui demanda seulement de tenir
compte, s'il voulait la rééditer, des modifications qui lui
seraient indiquées : « Vous avez péché par trop de foi »,
dit Grégoire XVI à l'abbé Bautain en le congédiant.
Il revint à Strasbourg avec une lettre pour l'évêque,
l'invitant à rendre ses bonnes grâces à la petite famille
de Saint-Louis. Mais affaibli par l'âge et dominé par cer-
taines influences de parti, le prélat ne consentit point à
se relâcher de sa rigueur. L'abbé Bautain et ses compa-
gnons restèrent sous le coup de l'interdit, ce qui leur
fournit l'occasion de donner un bel exemple du respect de
430 LA COMPAGNIE DE JESUS
l'autorité. « Nous nous soumettons, écrivait-il au Père
Roothaan ; nous ne voulons voir que l'évêque dans
l'homme ; heureux si ce temps d'épreuves acceptées en
esprit de résignation et de pénitence contribue à nous
purifier et à nous rendre plus capables d'être employés plus
tard à servir plus activement et plus fructueusement Dieu
et l'Église. » (18 Août 1838.) Jusqu'en 1841, nous voyons le
chef de « l'école de Strasbourg » entretenir une correspon-
dance avec le Père Perrone ; il presse le célèbre professeur
de lui marquer en toute liberté ce qu'il trouve de répréhen-
sibledans la Philosophie du Christianisme^ et déclare qu'il
est bien résolu à ne rien publier qui n'ait reçu son appro-
bation. (26 Avril 1841.) On ne saurait pousser plus loin
la modestie et la soumission de l'intelligence. Du reste,
à cette date, Mgr Raess était devenu coadjuteur de Mgr de
Trédern, et la paix était faite entre l'évêché et les prêtres
de Saint-Louis. Après avoir souffert de la même sévérité,
les Jésuites, comme nous l'avons vu plus haut, bénéfi-
ciaient de la même bienveillance ^.
C'est à l'instigation de Lacordaire que l'abbé Bautain,
au moment de la crise de 1838, s'était mis en rapport avec
les Jésuites. Le futur restaurateur de l'Ordre de saint
Dominique en France entretenait lui-même, depuis deux
ans, avec la Compagnie de Jésus des relations dont l'une
et l'autre famille religieuse aimeront à garder le sou-
venir.
Nous avons vu plus haut comment, après le succès trop
éclatant de la station de 1836, le conférencier de Notre-
Dame s'était décidé à aller à Rome compléter son éduca-
tion théologique. Le Père Loriquet, alors Supérieur des
Jésuites de Paris, l'annonçait ainsi au Père Roothaan dans
1. Peu après être rentrée en grâce avec l'administration épiscopale,
la Société de Saint-Louis quitta Strasbourg pour s'établir au collège de
Juilly, qu'elle venait d'acquérir. Elle le dirigea pendant vingt-sept ans ;
mais peu à peu ses membres se dispersaient. En 1867 le collège fut repris
par les Oratoriens.
CHAPITRE vni 431
une lettre du 5 Avril : « Le jeune abbé Lacordaire se rend
dans la Ville éternelle. Il sent mieux que jamais que la
plus nécessaire de toutes les sciences lui manque, la science
de la religion, la théologie. C'est pourquoi, parle conseil
de quelques personnages éclairés, il a résolu d'aller l'étu-
dier à Rome. Il ne faut pas qu'il tombe entre les mains
des novateurs... On lui a conseillé de s'adresser aux
Jésuites, de nous demander une recommandation. Il est
venu, en effet, nous voir ces jours derniers. Nous l'avons
accueilli de notre mieux et lui avons promis de vous
écrire à son sujet. Il a longtemps conservé de fortes pré-
ventions contre la Compagnie et les a manifestées. On
lui a dit qu'il jugeait sans savoir; il en est tombé d'accord
et c'est alors qu'il est venu. Du reste il a d'excellentes
qualités; il mène une vie très retirée ; sa piété est connue
et toute sa conduite parfaitement régulière ; enfin il porte
partout, même en chaire, un air de modestie et de sim-
plicité qui prévient en sa faveur. »
Quelques jours plus tard le Père Loriquet remettait en
effet au voyageur le billet suivant pour le Général de la
Compagnie : « Le porteur de cette lettre est M. l'abbé
Lacordaire. J'ai eu l'honneur de vous parler de lui dans
ma lettre du 5 de ce mois. Mais ses talents, ses vertus,
les motifs particuliers qui le conduisent dans la capitale
du monde chrétien le recommandent bien mieux encore
que je n'ai pu faire, et je suis certain d'être pleinement
entré dans vos intentions en l'adressant à Votre Pater-
nité. » (17 Avril 1836.)
A cette même date l'abbé Jammes, vicaire général de
Paris, écrivait de son côté au Père Roothaan pour lui
recommander le brillant orateur. Sa situation lui permet-
tait une liberté d'appréciation qui eût été déplacée sous
la plume d'un Jésuite: «...Je l'ai beaucoup engagé, disait-
il, à vous voir souvent, et, s'il suit mon conseil, j'ose vous
prier de lui faire bon accueil. Il a besoin de bonnes con-
naissances. Il a sans doute encore du chemin à faire pour
se dégager entièrement de ses anciennes idées; mais il
432 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
n'est pas douteux qu'il n'ait gagné en docilité... On lui a
passé beaucoup de choses, à cause de ce qu'on espérait
de lui; ces espérances peuvent se réaliser pendant son
séjour à Rome. Il a eu ici, pendant ce Carême surtout,
une vogue incroyable qui, j'oserai le dire, est la honte de
notre siècle des lumières. M. Lacordaire a du mérite à se
dérober à tant d'applaudissements qui étaient vraiment de
force à lui tourner la tête. » (17 Avril 1836.)
Les Pères du Gesù lui firent, en effet, l'accueil qui lui
était dû à tant de titres. L'abbé Lacordaire en parle en
termes presque excessifs, dans une lettre qu'il écrit à
Mme Swetchine quelques semaines après son arrivée :
« ... Le principal fruit que je retire de mon voyage est la
position parfaite où je suis avec les Jésuites. Ils m'ont
accablé de témoignages d'affection, m'ont apporté eux-
mêmes les livres dont j'avais besoin, non contents de
mettre leur bibliothèque à ma disposition. Le Père Roza-
V en est venu me voir. Le Père Général, après qu'on m'eut
fait célébrer la messe dans la chambre où saint Ignace
habitait et où il est mort, m'a fait servir du chocolat dans
son appartement et a causé avec moi de la manière la plus
amicale. Je puis dire que chaque jour je reçois d'eux quel-
que marque d'estime et d'attachement, et tout récemment,
à propos d'attaques dont j'ai été l'objet en France de la
part de quelques ecclésiastiques de Lyon qui ont répandu
(une censure des conférences, le Père Rozaven s'est
e xprimé hautement contre ces poursuites, et il m'a appris
que le Pape en avait été très mécontent. » (21 Juin 1836.)
Pareilles effusions reviennent à plusieurs reprises dans
la correspondance que le jeune prêtre entretient avec sa
respectable amie : « Je suis toujours à l'égard des Jésui-
tes dans la même position ettrès content du Père de Ville-
fort, l'un d'eux que j'ai choisi dès le commencement pour
mon confesseur. C'est un ancien élève de l'Ecole Poly-
t echnique, aussi bon que modeste <. » (11 Octobre 1836.
I . Lacordaire ajoute ici quelques lignes qu'il n'est pas hors de pro-
pos de reproduire : «Je vous félicite bien, chère amie, d'en avoir obtenu
CHAPITRE VIII 433
Deux ans plus tard, quand il revient à Rome pour régler
la grande affaire à laquelle il va donner le reste de sa vie,
c'est toujours la même note : « Les Jésuites se conduisent
admirablement. J'ai dit la messe dans leur église avant
tout autre, et le Général m'a offert le chocolat chez lui
où nous avons eu une grande conversation qui m'a prouvé
qu'ils nous traiteraient en amis. » (27 Août 1838.)
Lacordaire avait prêché cette année-là les conférences
du Carême dans la cathédrale de Metz. Le Père INIorin,
Supérieur de la résidence des Jésuites, écrivant au Père
Général, lui rendait ce beau témoignage : « M. l'abbé
Lacordaire, qui est toujours avec nous comme en famille
et qui termine à Pâques sa station, aura fait un bien
immense dans le pays parmi la classe riche et parmi les
gens instruits qui ont constamment assisté à ses conférences
en très grand nombre. Quelques personnes le critiquent,
les unes par ignorance, les autres par passion. L'hommage
éclatant qu'il a fait rendre à la religion, le respect humain
vaincu dans les hautes classes et même parmi les oflîciers
de notre nombreux état-major, la foi ramenée dans un
grand nombre d'âmes le vengent assez de leurs censures.
C'est un prêtre pieux et de foi vive... » (2 Avril 1838.)
On pourrait être tenté de voir dans les prévenances des
Jésuites pour l'abbé Lacordaire l'arrière-pensée d'attirer
à la Compagnie un jeune prêtre aussi distingué et de si
grande réputation. Pareil soupçon serait assez naturel,
même chez des gens qui auraient appris à connaître les
Jésuites ailleurs que dans les pamphlets et les romans.
Qu'ils aient jamais rêvé cette conquête, c'est peu problable.
un (confesseur) tel que vous le désiriez. II n'y a rien de si rare qu'un
homme qui possède vraiment l'esprit de Jésus-Christ et qui sache vous
y faire participer dans Ja mesure de vos forces et de votre vocation.
Les relijjieux, sous ce rapport comme sous beaucoup d'autres, étaient
bien nécessaires, les prêtres séculiers étant trop détournés souvent de
la vie intérieure et divine par leurs occupations extérieures et aussi par
l'influence du siècle qui pénètre l'àme facilement, sans qu'on s'en doute,
lorsqu'on vit avec lui. »
La Compagnie de Jésus, 28
434 LA COMPAGNIE DE JESUS
Étant donnés les antécédents aussi bien que la personnalité
de Lacordaire, le rêve eût été plutôt extravagant. Lors de
son premier séjour à Rome, il écrivait à Mme Swetchine :
« Beaucoup de gens croient que j'ai fait un acte très habile
en me liant ici avec les Pères Jésuites. Eh bien ! il y a peu
de temps peut-être cet acte m'eût été absolument impos-
sible, vu l'état de mon intelligence. » (25 Juillet 1836.) Ce
qui est bien certain, c'est que si l'idée fût jamais venue
à Lacordaire, à plus forte raison si elle lui eût été suggé-
rée, d'entrer dans la Compagnie de Jésus, on en trouve-
rait la trace dans la correspondance etles autres documents
où son histoire intime est racontée avec une abondance
qui ne laisse rien à désirer. Or, cette trace on la cherche-
rait vainement. Mais on ne s'avancerait pas trop en disant
que les Jésuites eurent quelque part dans sa vocation
dominicaine, qu'ils la connurent et l'encouragèrent. Voici
ce que Lacordaire écrivait de Rome à Mme Sw^etchine, le
4 Mai 1837 :
« Je suis au moment d'entrer en retraite, ce soir, à
quatre heures, à Saint-Eusèbe, petite maison avec une
église, près de Sainte-Marie Majeure. Elle appartient aux
Jésuites qui l'ont consacrée à ces pieux exercices. J'y
resterai jusqu'à la veille de la Pentecôte. Depuis bientôt
dix ans que je suis revêtu du sacerdoce, je n'ai encore fait
que deux retraites, l'une en 1828, l'autre en 1834, et sans
en retirer grand fruit. Aujourd'hui mon âme est dans un
tout autre état qu'à ces deux époques et mieux en mesure
de profiter de la solitude. Je n'ai jamais vécu dans une
paix intérieure plus profonde, dans un plus sensible désin-
téressement de moi-même... »
A ce moment Lacordaire était préoccupé de son avenir.
Incapable de marcher par les sentiers battus, il cherchait
sa voie. 11 se sentait appelé à faire quelque chose de grand
pour le service de Dieu et de l'Eglise; la pensée de la
vie religieuse le hantait. L'abbé Guéranger, qui se trou-
vait alors à Rome et vivait familièrement avec Lacordaire,
constatait le travail de la grâce dans son âme : « Je le
CHAPITRE YIII 435
vois intimement et le connais de mieux en mieux. Il me
semble l'avoir ignoré jusqu'ici. Je suis persuadé qu'il a
une mission à remplir et qu'il s'y prépare sans s'en dou-
ter... 11 est devenu très doux, très simple, très humble.
En un mot, Rome l'a transformé à ce point que j'ai pour
lui de la vénération plus encore que de l'amitié <. » Dans
une sorte de testament dicté sur son lit de mort, Lacor-
daire a dit lui-même quelles perspectives se présentaient
alors à lui et entre quelles aspirations son âme était par-
tagée .
C'est dans de telles circonstances qu'une retraite est
tout indiquée. On voit par son propre témoignage qu'il
n'en était guère coutumier. Il est plus que probable que
ce fut le Père de Villefort qui lui persuada de s'enfermer
à Saint-Eusèbe, entre l'Ascension et la Pentecôte. Et dans
cette retraite de huit jours pleins, faite selon la méthode
des Exercices spirituels, sous la direction d'un Jésuite,
avec la disposition d'esprit où se trouvait le jeune prêtre,
nous tenons pour indubitable qu'il examina l'emploi qu'il
devait faire de sa vie, qu'il procéda à une élection et que
cette élection fut soumise au confesseur-directeur. Cette
élection ou, si l'on veut, ce dessein plus ou moins arrêté
orientait la volonté de Lacordaire vers l'œuvre à laquelle
1. A Mme Swetchine. Avril iSS^. Cf. Dom Guéranger, etc. Tome I.
P. 190.
2. Notice sur le rétablissement des Frères Prêcheurs. Vuhliée par
Montalemberl sous le titre de Testament du Père Lacordaire . 8° Paris,
Douniol, 1870. Au chapitre V, Lacordaire dit quelles étaient ses préoc-
cupations à l'époque dont nous parlons (1886-1837) • " Mon long séjour
à Rome me permettait beaucoup de réflexions; je m'étudiais moi-
même et j'étudiais aussi les besoins généraux de l'Église... Je me persua-
dais donc en me promenant dans Rome et en priant dans ses basiliques
que le plus grand service à rendre à la chrétienté au temps où nous vi-
vons était de faire quelque chose pour la résurrection des Ordres reli-
gieux... Après la question générale venait la question secondaire qui
était de savoir à quel Ordre je me donnerais... » Il n'avait à choisir
qu'entre celui de saint Dominique et celui de saint Ignace. Or, l'idée
de se faire Jésuite ne semble pas même avoir effleuré son esprit. (PP. 88
et suiv.)
436 LA COMPAGNIE DE JESUS
il devait un peu plus tard se donner tout entier et sans
retour. Il en fit part non seulement au Père de Villefort,
mais aussi à d'autres personnes, et selon toute vraisem-
blance à celles dont il prenait volontiers les conseils,
comme le Père Roothaan et le Père Rozaven. Au sortir de
la retraite de Saint-Eusèbe Lacordaire pensait à se faire
dominicain, et cette intention était connue, sinon du
public, du moins des hommes qui avaient sa confiance. Ces
deux points paraissent nettement établis par une lettre
qu'il écrivait l'année suivante, lorsqu'il revint à Rome
pour se déclarer et mettre la main à l'exécution : « J'ai
eu bien du bonheur de m'étre ouvert, en mai 1837, de
mon projet; cela a donné à tout ceci un grand air de
maturité.' »
Nous n'oserions donc affirmer, avec un historien du
Père Lacordaire, que c'est à Saint-Eusèbe que fut résolu
le rétablissement en France des Frères Prêcheurs 2. On
voit assez par sa correspondance que pendant quelques
mois encore il hésite, ou du moins il ajourne. « En ren-
trant en France sur la fin de 1837, dira-t-il dans le Tes-
tament, je n'étais point décidé. » En effet, il esquisse
alors dans ses lettres des plans de vie et des itinéraires
de conférences. Mais s'il ne réalisait pas son « projet », il
y renonçait moins encore. Il n'en faisait plus mystère; il
en parlait et le discutait. Après la station de Metz, dit-il,
« je revins à Paris. Là je m'ouvris plus ou moins à ceux
qui m'aimaient. Nulle part je ne rencontrai d'adhésion.
Selon les uns..., selon les autres..., etc...^ » Mais l'appel
intérieur le poursuit et le presse ; il se réfugie à Solesmes,
et cette fois cédant, on peut le croire, aux exhortations
I. A Mme Swetchine, 27 août i838.
a. « C'est en ces jours d'un recueillement solennel que Lacordaire
se sentit distinctement appelé à la vie monastique et qu'il conçut le
dessein formel de faire revivre en France l'Ordre de saint Dominique,
comme l'abbé Guéranger voulait y restaurer celui de saint Benoît. »
(Foisset, Vie du Père Lacordaire, T. I. Gh. X. p. 442.)
3. Notice sur le rétablissement des Frères Prêcheurs,
CHAPITRE VIII 437
et à l'exemple de Dom Guéranger, il prend son parti et
va à Rome commencer la grande affaire. (31 Juillet 1838.)
D'ailleurs personne parmi les historiens n'insinue que,
lors de la retraite à Saint-Eusèbe, Lacordaire fût, si peu
que ce soit, tiré du côté de saint Ignace; on discute seu-
lement pour savoir dans quelle mesure il s'y sentit poussé
vers saint Dominique'. En toute hypothèse les Jésuites
sont hors de cause. S'il fallait une autre garantie de leur
discrétion et de leur désintéressement dans l'affaire de
la vocation de l'illustre orateur, aussi bien que de leur
sympathie pour son œuvre, on la trouverait dans leur
conduite à l'égard de plusieurs de ses premiers disciples
et en particulier du plus grand d'entre eux. Nous sommes
heureux de pouvoir céder ici la parole au Révérend Père
Jandel, Général de l'Ordre des Frères Prêcheurs. Le
témoignage qu'il veut bien rendre à la Compagnie de Jésus
lui est trop précieux pour qu'elle ne l'inscrive pas in
extenso dans son Histoire :
« Déterminé à embrasser la vie religieuse, j'étais depuis
longtemps accepté parle Provincial des Jésuites de France,
et, dès 1836, je me serais soustrait, en entrant au noviciat,
à la charge de Supérieur du petit séminaire, que m'im-
posait Mgr Donnet, alors coadjuteur de Mgr l'évêque de
Nancy, si le R. Père Morin, Supérieur de la maison des
Jésuites de Metz et mon directeur, n'eût jugé ma santé
trop faible encore pour supporter la discipline et la fatigue
du noviciat. J'avais donc été forcé d'ajourner mon projet;
mais, comme ma santé s'était améliorée, il était décidé
qu'aux vacances de 1839 je quitterais le séminaire pour
entrer enfin au noviciat. Or, ce fut précisément au prin-
temps de 1839 que l'abbé Lacordaire publia son Mémoire
pour le rétablissement des Frères Prêcheurs. » Le Père
Jandel raconte quelle vive impression la lecture de cet
appel éloquent fit sur son esprit, les perplexités où il
I. C'est l'objet d'une controverse assez vive entre l'école bénédic-
tine et l'école dominicaine. Voir aux Pièces justificatives'^'^ XII.
438 LA COMPAGNIE DE JESUS
tomba et le dessein qu'il conçut d'aller à Rome pour y
chercher la lumière. Puis il poursuit : « Je m'en ouvris au
Père Morin qui me répondit qu'à ma place il prendrait ce
parti; que non seulement il me recommandait de ne rien
précipiter, de bien prendre mon temps pour tout exa-
miner et de ne faire ma retraite d'élection à Rome, ni
chez les Jésuites, ni chez les Dominicains, afin d'être
sûr de ne subir aucune influence. Dès lors ma résolution
fut arrêtée, et aux vacances de 1839 j'arrivais à Rome,
après m'étre arrêté un jour à Viterbe pour y conférer
avec le Père Lacordaire alors novice au couvent de la
Quercia, et y apprendre de lui avec quelques détails ses
espérances et ses projets.
« Dans le désir d'attirer les grâces de Dieu sur l'impor-
tante démarche que j'allais faire, et de mieux sanctifier
mon séjour dans la Ville éternelle, je résolus, tout à
mon arrivée, d'y faire une retraite. Et comme je ne son-
geais à prendre aucune détermination avant plusieurs
mois, je ne crus pas aller contre les conseils du Père
Morin en demandant au Père, de Villefort, à qui j'avais été
recommandé par lui et dont l'excellent accueil et l'expres-
sion de sainteté m'avaient tout d'abord séduit, la permis-
sion défaire une retraite à Saint-Eusèbe sous sa direction.
Malgré la distance qui sépare cette maison de celle du
Gesù, il voulut bien y consentir, et j'entrai en retraite au
commencement de novembre dans un grand état de calme
et de paix intérieure. Au bout de quelques jours le Père de
Villefort, voyant cette disposition de mon âme, me proposa
de procéder à l'élection. Je lui répondis que je n'en avais
pas l'intention, et que je comptais faire à Pâques, dans ce
but spécial, une seconde retraite. Il insista en m'enga-
geantà essayer, ajoutant que ce serait toujours une prépa-
ration, et que si la lumière ne se faisait pas suffisamment,
rien ne m'empêcherait alors de recourir à une seconde
retraite. Je me conformai à son avis, et après avoir pesé
devant Dieu et mis par écrit, selon la méthode de saint
Ignace, les diverses raisons qui me portaient soit chez les
CHAPITRE VIII 439
Jésuites, soit chez les Dominicains, je demeurai indécis
et attendis le Père deVillefort pour les lui communiquer.
Celui-ci, après les avoir lues, me dit sans hésiter :
— Offrez-vous au Père Lacordaire, et demain, en célébrant
la sainte messe, remerciez Dieu de la grâce qu'il vous fait
en fixant votre vocation.
« Malgré une décision si nette et si désintéressée, je ne
pouvais encore me résoudre à la suivre ; je voulais profiter
de mon séjour à Rome pour la soumettre au Souverain
Pontife et recevoir de la bouche du vicaire de Jésus-Christ
une réponse qui me fixât pour toujours. J'obtins donc
une audience de Grégoire XVI qui, après avoir entendu
l'exposé de mes hésitations, se contenta de répondre, avec
cette admirable prudence qui caractérise le Saint-Siège :
« Les deux Ordres ont été fondés par de grands saints ;
tous les deux ont donné à l'Église de grands saints, et dans
les deux on peut devenir un grand saint. » Je m'inclinai
devant cette réponse ; mais je n'étais pas plus avancé. Je
voulus alors avoir le jugement du Père Général de la
Compagnie de Jésus, et l'excellent Père de Villefort
consentit encore à se prêter à mon désir. Il eut la bonté
de soumettre toute la question au T. R. Père Roothaan
et de me présenter ensuite à lui. Celui-ci me dit en
m'accueillant avec bonté: « Ne songez plus à la Compa-
gnie et soyez Dominicain. « — Dès lors il n'y avait plus
d'hésitation possible. J'écrivis donc au Père Lacordaire
pour me mettre à sa disposition, et peu après j'allai moi-
même le trouvera la Quercia.
« On me pardonnera, ajoute le P. Jandel comme con-
clusion de cette histoire intime, d'être entré dans ces
détails; mais je tenais à rendre un hommage de justice
et de reconnaissance à la Compagnie de Jésus que j'ai
tant de fois entendu accuser d'accaparement et à laquelle
nous avons dû, dans les premiers jours de notre œuvre
naissante, une bonne partie de nos premiers compagnons.
Ainsi le Père Besson avait pour directeur le Père Roza-
ven; le Père Aussant avait été envoyé au Père Lacordaire
440 LA COMPAGNIE DE JESUS
par un Père Jésuite de Paris qui était son directeur, et le
Père Danzas le fut à Rome par le Père de Villefort<. »
Si la Compagnie de Jésus prêta fraternellement son
concours à l'œuvre du Père Lacordaire, elle fut heureuse
de prendre une part vraiment «effective »^ à celle de Dom
Guéranger. Elle s'estime toujours liée envers l'Ordre
bénédictin par une dette de reconnaissance plus ancienne
qu'elle-même. C'est en effet à Montserrat, près des fils
de saint Benoît qu'Ignace de Loyola s'était retiré au len-
demain de sa conversion, et c'est là qu'il reçut « les pré-
mices de l'esprit ». Moins encore les Jésuites modernes
pouvaient-ils oublier que le Pape qui les avait rétablis
appartenait à l'Ordre bénédictin. Il y a lieu de croire que
le souvenir de Pie YII ne fut pas sans influence sur leur
attitude dans l'affaire qui, en 1837, attirait à Rome le
prieur de Solesmes. Ses relations avec les Jésuites fran-
çais dataient déjà de quelques années. Tout jeune prêtre,
l'abbé Guéranger avait accompagné, en 1829, le vieil
évêque du Mans, Mgr de la Myre, dans sa retraite au
séminaire des Missions étrangères de la rue du Bac. « Mon
évêque, raconte-t-il, s'adressait pour la confession à un
Père Jésuite que l'on faisait avertir et qui venait au sémi-
naire. C'était le Père Varin, l'une des colonnes de la Société
des Pères de la Foi. Je lui donnai ma confiance ; il s'attacha
à moi et me fit beaucoup de bien. C'était la première fois
que je m'adressais à un religieux. Je trouvai dans ce saint
vieillard un sens pratique, un amour de Dieu, une suavité
de conduite que je n'avais jamais rencontrés nulle part.
En un mot, sans en avoir une idée distincte, je commen-
çai à savoir ce que c'était qu'un religieux^ ». En même
1. Ce récit a été publié par la Revue dominicaine La couronne de
Marie, sous ce titre : Histoire d'une vocation: Extrait d'un mémoire iné-
dit du R.P. Jandel. Année tS^S.P. 174 et suivantes.
2. Le mot est de Dom Guéranger lui-même. Voir aux Pièces justifi-
catives N° XIII.
3. Dom Guéranger, abbé de Solesmes, par un moine bénédictin de
la Congrégation de France. T. I, p. 34.
CHAPITRE VIII 441
temps il trouvait à la bibliothèque des Pères de la rue de
Sèvres le moyen de poursuivre l'étude des antiquités
chrétiennes et de la tradition ecclésiastique, étude qui
devait être la passion de toute sa vie.
L'abbé Guéranger n'avait pas trente ans quand il entre-
prit avec quelques compagnons de restaurer la vie béné-
dictine dans l'antique monastère de Solesmes. (1833.) Après
quatre ans d'essai, il venait à Rome solliciter l'approbation
du Saint-Siège pour les règles et constitutions, l'érection
du prieuré en abbaye et par suite le rétablissement de
la Congrégation bénédictine de France. Pareil dessein
devait rencontrer à la Curie Pontificale de sérieux obsta-
cles. Sans parler de la crainte d'irriter le Gouvernement
français par la reconnaissance officielle d'un Ordre reli-
gieux, on avait à Rome contre les anciens Bénédictins de
France des griefs trop fondés, qui se tournaient en pré-
somptions fâcheuses contre ceux qui prétendaient recueil-
lir leur héritage. « Je vous le donne en cent et en mille,
écrivait l'abbé Guéranger à ses confrères; on a peur que
nous n'ayons intention de relever le gallicanisme et le
jansénisme en France, et je suis obligé de donner des
preuves que je ne suis pas gallican et janséniste... Heu-
reusement notre livre vient à propos pour témoigner de
notre orthodoxie K »
Avant d'écrire les « Origines de l'Eglise romaine »,
l'abbé Guéranger avait poussé plus que personne au mou-
vement ultramontain de Lamennais; ses articles du yl/e/?zo-
rial ne pouvaient laisser de doute sur l'orientation de sa
pensée et ils témoignaient assez, ce semble, qu'il était aux
antipodes du gallicanisme. Mais d'autre part ses relations
avec Lamennais et son école avaient donné lieu de croire
I. Lettre du ii avril iSS^. Il s'agit du livre des Origines de VEgUse
romaine, par les membres delà Communauté de Solesmes, « Dom Gué-
ranger, dit son historien, avait voulu reporter sur Solesmes tout entier
l'honneur d'un livre qui réellement ne venait que de lui seul. » {Dom
Guéranger, par un moine bénédictin. T. I, p. i8o.)
442 LA COMPAGNIE DE JESUS
qu'il partageait les erreurs philosophiques du Maître.
En 1835, l'affaire de Solesmes avait été une première fois
présentée à la Congrégation des Évéques et Réguliers,
et elle avait été écartée parce qu'on soupçonnait la com-
munauté d'être un foyer de mennaisianisme. Cet échec
était dû en grande partie au consulteur chargé du Rapport,
lequel n'était autre que le Père Rozaven. Avec sa fran-
chise bretonne il en fit lui-même l'aveu au principal inté-
ressé. Sur quoi l'historien de Dom Guéranger fait cette
réflexion que « c'était vraiment jouer de malheur que
passer alternativement pour mennaisien auprès du Père
Rozaven et pour gallican auprès des Romains ».
En 1837 le prieur de Solesmes n'avait plus à craindre de
se voir éconduit pour raison préjudicielle; mais l'instruc-
tion de la cause en elle-même demandait bien du temps
et du travail, et le succès restait incertain. Arrivé à Rome
le 25 mars, Guéranger écrivait à Solesmes le 11 avril :
« Le procès sera long. Heureux serons-nous si le juge-
ment est rendu avant la Saint-Pierre... J'ai vu le Père
Rozaven. Il m'a parlé avec franchise et m'a montré notre
approbation comme devant souffrir de très graves difficul-
tés, » Il ajoutait d'ailleurs que, comme d'ordinaire, le
consulteur choisi pour rapporter l'affaire serait pour beau-
coup dans la décision finale.
Or, il se trouva que cette fois encore le choix des car-
dinaux membres de la Congrégation se porta sur le Père
Rozaven. Si l'abbé Guéranger en conçut quelque appré-
hension, il ne tarda pas à être rassuré. Lorsqu'il fut reçu
pour la première fois par le Pape, l'abbé de Solesmes, dit
son historien, « reconnut bientôt, à l'affabilité paternelle
de Grégoire XVI, que le Père Rozaven avait été aimable ».
Le consulteur l'avait en effet précédé à l'audience, et pen-
dant trois quarts d'heure avait entretenu Sa Sainteté de
la question de Solesmes. Trois semaines plus tard Lacor-
daire écrivait à Mme Swetchine, qui s'intéressait fort à
Guéranger : « Ses affaires vont à souhait. Les Jésuites,
qu'on devait se flatter tout au plus de n'avoir pas pour
CHAPITRE VIII 443
adversaires, se sont montrés très chauds amis. J'en suis
charmé pour les Bénédictins et aussi pour eux... * »
A l'instigation du consulteur, l'abbé Guéranger demanda
et obtint tout d'abord qu'un comité formé de quelques
membres de la Congrégation des Evêques et Réguliers eût
à se prononcer sur l'affaire, au lieu et place de la Congré-
gation elle-même, ce qui devait notablement simplifier et
abréger la procédure. D'ailleurs le Père Rozaven se mit à
l'œuvre sans trop se soucier des habitudes de sage lenteur
des commissions romaines. Son votum concluait en faveur
des Constitutions présentées par l'abbé Guéranger. Il
savait que deux articles spécialement provoquaient de
l'opposition, l'érection de Solesmes en abbaye et la per-
pétuité des Supérieurs; ce dernier point surtout avait
contre lui une opinion très forte et presque unanime. Le
Père Rozaven s'attacha à les défendre, en s'appuyant sur
la tradition de la règle bénédictine. Cette position prise
par le Jésuite consulteur n'est peut-être pas sans quelque
mérite; car il faut une certaine largeur d'esprit pour
approuver chez les autres des idées différentes de celles
que l'on voit appliquer chez soi et que, par suite, on est
porté à juger les meilleures. Mais le meilleur pour un
Ordre religieux sera toujours de se tenir dans les termes
de son institution. Ainsi pensait le Père Rozaven et il eut
la satisfaction de voir son avis prévaloir dans la mesure
compatible avec les circonstances. Le 8 juillet l'abbé Gué-
ranger écrivait à Solesmes, annonçant pour le lendemain
la décision de la commission cardinalice : « Grâce à la
Madone, disait-il,... grâce au Père Roothaan et au Père
I. La lettre poursuit : « Celte conduite des Jésuites est d'ailleurs
très habile. Après tout, ils ne peuvent se flatter d'avoir en France le
monopole des œuvres religieuses ou monastiques, et il vaut mieux pour
eux se faire des amis de ceux qui doivent un jour participer à l'influence
que donnent la vertu et le dévouement. » Cette lettre est datée du jour
où Lacordaire entrait en retraite à Saint-Eusèl>e. (4 Mai 1837.) Ne sem-
ble-t-il pas que, dans cette réflexion sur la conduite des Jésuites à l'égard
des Ordres religieux difl'érents du leur, il pensait à d'autres encore
qu'aux Bénédictins?
444 LA COMPAGNIE DE JESUS
Rozaven, tout porte à espérer qu'elle sera conforme à nos
désirs... « Quelques jours après, la décision soumise au
Saint-Père recevait l'approbation pontificale (14 Juil-
let 1837), et le 8 août suivant, Lacordaire rendait compte
de l'événement à sa respectable confidente : « Je ne vous
dis pas, puisque vous le savez déjà, que M. Guéranger est
abbé perpétuel de Solesmes, ayant anneau, crosse et
mitre, et chef de la Congrégation des Bénédictins de
France, affiliée au Mont-Gassin. G'est un résultat mer-
veilleux et qui doit vous porter à aimer de plus en plus
l'Église romaine si divinement habile à démêler ses vrais
enfants. »
Quelques semaines plus tard l'abbé Guéranger rentrait
en France, suivi de près par l'abbé Lacordaire. Le Père
Roothaan, parlant de leur retour dans une lettre au Pro-
vincial de Lyon, ajoutait : « Je désire que la Compagnie
en France conserve la bonne harmonie qui existait à Rome
entre eux et la maison professe. La Congrégation de
Solesmes ayant été reconnue par le Souverain Pontife
comme fille de l'Ordre de saint Benoît, et M. Guéranger
en ayant été nommé abbé à Rome, les préjugés qu'on avait
pu concevoir contre cet établissement à sa naissance doi-
vent entièrement cesser; et s'il se présente quelque occa-
sion de rendre service aux Bénédictins de Solesmes ou à
M. Lacordaire, je désire qu'on ne la laisse pas échapper.
Recommandez aux Nôtres de parler avantageusement de
Solesmes dans les rencontres et de faire connaître tout le
bien qu'ils en sauront. » (13 Octobre 1837.)
Dès lors s'établirent entreles Bénédictins et les Jésuites
de France des rapports de religieuse fraternité, que
devaient resserrer encore de communes épreuves dont
nous aurons bientôt à parler, aussi bien qu'une parfaite
conformité de vues dans les questions qui intéressent
l'Eglise et sa doctrine. Dom Guéranger garda plus que de
la reconnaissance au Général de la Compagnie de Jésus;
c'était une sorte de culte, fait de confiance et de vénération.
Rappelé à Rome en 1843 pour défendre son œuvre en péril.
CHAPITRE VllI 445
c'est au Père Roothaan qu'il confiait le secret de ses tribu-
lations, auprès de lui encore qu'il cherchait lumière et
assistance '. Plus tard, dans sa correspondance, il revenait
avec émotion sur « tant de précieuses et douces heures
passées à s'entretenir ensemble des grands intérêts de
l'état religieux ». Il reportait sur la Compagnie tout entière
une part de celte estime et de cette affectueuse confiance,
jusqu'à demander un Jésuite pour donner à sa commu-
nauté les exercices de la retraite. « Nos liens en ont été
resserrés, écrivait-il au Père Roothaan ; le Père Studer,
recteur de Laval, est venu à notre appel; ce bon Père a
senti qu'il était à Solesmes au milieu de ses frères. »
(29 Janvier 1847.)
Les Bénédictins de Solesmes ont tenu à laisser un
témoignage authentique de leur gratitude envers la famille
de saint Ignace. Quelques mois après l'acte pontifical qui
leur donnait l'existence canonique, ils envoyèrent au Gesù
un diplôme précieusement conservé aux Archives romai-
nes. C'est un parchemin de format solennel, scellé du sceau
abbatial et daté, en style liturgique, du 3 des Ides de
Décembre MDCCCXXXVII. Voici le passage essentiel de
ce document que nous n'oserions citer, s'il ne faisait
encore plus d'honneur à ceux qui l'ont rédigé qu'à ceux
qui l'ont reçu :
« Parmi ceux qui contribuèrent à la restauration de la
Congrégation bénédictine de France nous eûmes comme
patrons très dévoués, et nous dirions presque comme
Pères, le Révérendissime en Jésus-Christ Père Jean
Roothaan, Préposé général de la Compagnie de Jésus,
ainsi que le vénéré Père Jean-Louis Rozaven,run de ses
Assistants, lequel remplit dans notre cause la fonction de
I. L'abbé de Solesmes reconnaît que les bons offices du Général des
Jésuites ne lui furent pas inutiles en ce moment de crise. Il lui écrivait
quelques années plus tard : « Depuis que j'ai quitté Rome (i8/i3) où,
grâce à votre intervention, j'avais obtenu l'ol^jet de mes réclamations,
nous avons souvent éprouvé le besoin d'un appui à Home... » (29 Jan-
vier 18/J7.)
446 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
consulteur; en sorte que l'on peut dire en toute vérité
que l'illustre Compagnie de Jésus rétablie, aux applaudis-
sements unanimes de l'Eglise, par un Souverain Pontife
Profès de l'Ordre de saint Benoît, a tendu une maiu très
puissante et très charitable à ce môme Ordre renaissant
en France. C'est pourquoi, afin de perpétuer le souvenir
d'un si grand bienfait, Nous offrons et nous accordons au
chef et aux membres de ladite Compagnie de Jésus com-
munication de tous les biens spirituels et mérites acquis
par nos prières et nos bonnes œuvres. »
On déclare, en outre, que lorsqu'il plaira à Dieu de rap-
peler à lui les PP. Roothaan et Rozaven, on fera pour eux
les mêmes suffrages que pour les religieux de l'Ordre.
La lettre de DomGuéranger qui accompagnait le diplôme
porte la date du 2 juillet 1839. Le Père Roothaan répondit
le 28 août suivant. Il rappelle les liens qui unissent les
deux familles religieuses, depuis le jour où le fondateur
de la Compagnie de Jésus faisait ses premiers pas dans la
voie de la sainteté sous la direction d'un moine de Montser-
rat ; il cite le Décret de la huitième Congrégation générale :
« Que tous sachent combien la Compagnie est redevable
au Très Saint Ordre bénédictin et s'efforcent de lui mar-
quer leur reconnaissance en lui rendant tous les devoirs
de la charité et du respect. » Mais, poursuit le Père
Roothaan, « combien plus grande est notre dette, mainte-
nant qu'un religieux de cet Ordre a donné une nouvelle
vie à notre Société éteinte et l'a rétablie par toute la
terre!» A cette lettre était jointe un diplôme par lequel,
en retour de la libéralité des moines de Solesmes, le Père
Général leur accordait semblable participation aux biens
spirituels de la Compagnie de Jésus'.
IV
Nous avons dit que l'année jubilaire 1840 marque
1, Voir le texte du diplôme aux Pièces justificatives N" XIV.
CHAPITRE YIII 447
pour la Compagnie de Jésus en France comme le centre
d'une période de paix relative et de réelle prospérité.
Serait-ce l'approche de cette date fortunée qui aurait sug-
géré à des hommes de lettres l'idée d'écrire l'Histoire
de l'Ordre de saint Ignace, qui n'existait pas en fran-
çais? 11 y avait là encore un signe des temps. Il fallait
qu'il y eût quelque chose de changé dans notre pays
pour qu'on songeât à donner au public une Histoire des
Jésuites qui ne fût pas un pamphlet. Le rédacteur des
Lettres annuelles de 1839 mentionne le phénomène :
« Cette année a vu une chose inouïe : une Histoire, ou
plutôt deux Histoires de la Compagnie faites dans un
esprit de justice et de bienveillance, sur le point de paraî-
tre ou du moins promises et annoncées. » Nous trouvons,
l'année suivante, dans la correspondance du Père Solente,
recteur et maître des novices de Saint-Acheul, quelques
précisions sur l'un des deux auteurs ; « Nous avons près
de nous, à Amiens, un ancien membre de la Compagnie,
M. Mazas, celui qui a annoncé, il y a deux ans, une His-
toire de la Compagnie. Il travaille en ce moment à
compléter par l'Histoire du Moyen Age, le Cours du
Père Loriquet'. Ce travail sera terminé dans trois ou
quatre mois, et aussitôt après M. Mazas reprendra l'His-
toire de la Compagnie... »
Emmanuel Mazas de Sarrion était entré au noviciat en
1823 ; il avait commencé sa Théologie à Saint-Acheul en
1830 ; la force lui manqua pour résister aux secousses de
cette année orageuse. 11 rentra alors dans le monde, mais
le regret de son inconstance ne tarda pas à s'emparer de
lui; il se rapprocha de ceux qu'il avait quittés; il fut un
de ceux que le Père Loriquet employait à la rédaction
de ses manuels ou à la réédition d'ouvrages utiles.
C'est sans doute pour réparer son erreur passée et
I . Dans le Cours d'Histoire du P. Loriquet, c'est l'Histoire du Bas-
Empire, non celle du Moyen Age, qui est signée de Mazas de Sarrion,
avec la date de i84o.
448 LA COMPAGNIE DE JESUS
pour témoigner son attachement à la famille de saint
Ignace qu'il entreprit d'en écrire l'Histoire. Mais sans
doute dès les premiers pas la tâche lui parut au-dessus
de ses forces ; nous ne voyons pas qu'il ait donné suite à
son projet.
L'autre historien en espérance s'appelait Jean-Baptiste
Leclère d'Aubigny. Il fut l'ami intime de Louis Veuillot
qui eut la primeur de l'ouvrage. « Je pense toujours, lui
écrivait l'auteur, vous lire mon travail avant l'impression.
Cette lecture confidentielle sera pour moi, mon très cher,
la plus douce jouissance que j'ose espérer de mes dures
fatigues. » A son tour, Veuillot dans une lettre à son frère,
parle ainsi de l'homme et de l'œuvre : « Le premier
volume, prêt à paraître et que j'ai lu, démolit à coups de
pied Thierry, Michelet, Chateaubriand, etc. Ce qui m'en
plaît, c'est que j'avais parfaitement deviné tous les men-
songes de l'Histoire, et que ce fruit de dix années de pio-
chage aux sources primitives démontre clairement, au
point de vue historique, l'exactitude des conséquences
que j'avais tirées. Ce brave garçon se nomme Leclère ; il
sera le plus précieux et le plus actif des rédacteurs du
journal que nous finirons par fonder. Nous nous sommes
joints comme deux frères. Mêmes sentiments, mêmes
désirs, mêmes convictions. Je suis, jusqu'à présent, meil-
leur écrivain, mais il est terriblement meilleur raisonneur
et très terriblement plus savant'. »
I. Louis FeHt7/o/, par Eugène Veuillot, I 4® édition. T.I, p. 208. Il y a
erreur dans l'orthographe du nom de Leclerc, c'est Leclère qu'il f.nut
écrire. Né en 181 2, à Aubigny-sur-Nère (Cher), mort en i85o, à l'âge de
38 ans, Leclère, au témoignage de Louis Veuillot, promettait un actif et
vaillant ouvrier à la presse catholique. Il écrivit beaucoup, dans les gen-
res les plus divers, mais sans suite et avec peu de succès. Il finit par se
persuader que Dieului demandait de se « quitter lui-même » pour n'être
plus qu'un « homme d'oraison ». 11 laissa sa plume et ses livres et se
donna tout entier à la dévotion et à la charité. Georges de Cadoudal a
publié, onze ans après sa mort, un recueil de pièces inédites de Leclère,
sous le titre : Ribodeau le Dru Ribleur^ Scènes historiques suivies de
Chroniques et de Légendes, en y ajoutant une Notice sur l'auteur. (Paris,
Senlit, 1861.) Converti comme Veuillot, et avant lui, il aurait voulu
CHAPITRE VIII 449
Le livre parut avec le titre : Histoire véritable des doc-
trines et des actes de la Compagnie de Jésus. 11 renferme
une longue Introduction, puis quelques chapitres sur les
précurseurs et les origines de la Réforme protestante.
C'était reprendre d'un peu haut l'Histoire des Jésuites.
Ce premier volume fut aussi le seul. Un an avant sa mort,
Leclère écrivant à un ami se plaignait doucement de
n'avoir pu mener à bien aucun des travaux qu'il avait
commencés. On lui prenait les idées dont il avait eu
l'initiative. Ainsi, disait-il, « ma Préface sur les Jésuites
circule tout de suite parmi les bureaux du journalisme,
et un journaliste écrit VHistoire de la Compagnie de
Jésus*. »
Le journaliste ainsi désigné n'est autre que Crétineau-
Joly. Est-ce vraiment l'essai de Leclère qui lui inspira
d'écrire l'Histoire de la Compagnie de Jésus, lui seul
aurait pu nous l'apprendre, et nulle part il n'a laissé de
confidence à cet égard. Au surplus il importe peu. Jacques
Crétineau-Joly, originaire de la Vendée, était en effet un
professionnel du journalisme. 11 fonda le Vendéen et col-
labora à d'autres journaux royalistes. Poète à ses heures,
historien, polémiste, il a laissé une quarantaine de volu-
mes sur des sujets divers, intéressant pour la plupart la
religion et la monarchie ; ils se distinguent d'ordinaire
par une information consciencieuse, une verve abondante,
un style alerte où ne manque ni la vigueur, ni l'éclat,
mais ils se ressentent trop de la hâte avec laquelle ils ont
été composés.
partager avec lui sa fortune : « Que j'aie un jour l'extrême bonheur, lui
écrivait-il (8 décembre iSSg), de vous dire : Frère, ne vous souciez donc
plus des intérêts matériels de celte vie ; quittez donc ce joug (son emploi
au ministère) qui vous est douloureux, et consacrez votre existence tout
entière à ériger à la gloire de l'Eglise, avec la truelle d'or de votre beau
talent, un monument ;ere perennius. Je vous dis cela, mon très cher,
comme vous me le diriez sans doute, si vous étiez à ma place et si moi
J'étais à la vôtre. »
I. Notice, -çsiV G. deCadoudal, dans l'ouvrage cité à la note précédente.
La Compagnie de Jésus. 29
450 LA COMPAGNIE DE JESUS
C'est en 1843 qu'il entreprit l'ouvrage dont nous avons
à parler. La question des Jésuites était à l'ordre du jour,
comme on le verra bientôt; l'Ordre de Loyola était en
butte à de furieuses attaques. Braver l'impopularité en
prenant sa défense allait bien au tempérament combatif
de Grétineau-Joly. Il venait de publier l'année précédente
la Vendée Militaire, ouvrage qui eut un beau succès et
mit l'auteur en vue. Les Jésuites ne pouvaient que faire
bon accueil au champion que la Providence leur envoyait.
C'était la réalisation d'un désir qui leur tenait à cœur
depuis longtemps : présenter le passé de la Société dans
un tableau véridique, à l'encontre des mensonges et des
calomnies accumulées depuis trois cents ans par la mau-
vaise foi et la haine, mais s'en remettre pour l'exécution à
un homme du dehors que l'on ne pût soupçonner de plai-
der pro domo sua.
La correspondance du Général avec le Provincial de
Lyon montre que la Compagnie fit son possible pour faci-
liter à son historien la lourde tâche qu'il acceptait d'accord
avec elle : « J'oubliais de vous parler, écrit le Père
Roothaan, de l'offre que M. Crétineau-Joly a faite d'écrire
l'Histoire de la Compagnie ; je n'y ai pas vu d'inconvénient.
Il se propose de passer cinq ou six mois à Rome pour y
réunir des documents et y tracer le plan de son ouvrage.
Il désire auparavant connaître les documents que nous
avons en France. 11 s'arrêtera quelques jours à Lyon au
commencement de novembre. Je vous prie de charger le
Père Pouget, ou quelc[ue autre Père que vous en jugeriez
capable, de lui donner tous les renseignements qu'ils juge-
ront propres à rendre son travail consciencieux et le moins
incomplet que possible. » (6 Octobre 1843.) Et quelques
mois plus tard : « La Province de Paris désire que celle
de Lyon lui vienne en aide pour préparer les matériaux.
Elle vous proposerait de vous charger de recueillir ceux
sur l'Espagne et le Portugal et les Missions spéciales de
ces pays. » (8 Avril 1844.) Enfin quelques semaines encore
plus tard : « Je vois avec plaisir que la Province de Lyon
CHAPITRE VIII 451
concourt à cette œuvre que Dieu, je l'espère, bénira...
M. Crétineau-Joly presse beaucoup pour avoir des colla-
borateurs. Il demande qu'un Père de la Province de Lyon
aille à Paris pour l'aider, le Père de Montézon ne suffisant
pas. )) (11 et 17 Mai 1844.)
On remarquera les dates. Sur la fin de 1843 on n'en était
encore qu'aux préliminaires. Grétineau à Rome consultait
les Archives du Gesù. On voit que, dans le courant de 1844,
des Jésuites à Lyon et à Paris faisaient des recherches et
lui fournissaient des documents. Lui, il écrivait, impri-
mait, revoyait les épreuves. Le premier volume figure au
Journal de la Librairie du 23 mars 1844; le cinquième au
12 juillet 1845. Cinq volumes composés, imprimés, mis en
vente en moins de dix-huit mois. C'est un véritable tour
de force '.
Le dernier volume se fermait sur le rétablissement de
la Compagnie au commencement du siècle. On pouvait s'en
tenir là ; les trente années écoulées depuis la Bulle de
Pie VII n'appartenaient pas encore à l'Histoire. Mais la
crise qu'elle subissait en France à ce moment était un sujet
bien tentant pour le journaliste historien. Il est permis
de croire que le désir de la raconter fut pour beaucoup
dans la détermination qu'il prit alors d'ajouter un sixième
volume. \J Introduction dont il le fit précéder est datée du
4 septembre 1845. C'est dire que le récit des événements
de cette année a été fait, pour ainsi dire, au jour le jour.
Le volume tout entier semble bien avoir été improvisé. 11
parut en efi'et au mois de mars 1846. Or, sur la fin de 1845
il n'était pas encore sur le métier, témoin ce passage d'une
lettre du Père Roolhaan au Père Maillard, Provincial de
Lyon : « M. Crétineau est décidé à faire la continuation de
son ouvrage. On ne peut l'en empêcher. jMais il a besoin
que l'on réunisse des matériaux. Il désirerait qu'ils fus-
I. Histoire religieuse, politique et litt/raire de la Compagnie de
Jésus, composée sur les documents inédits et authentiques, par J. Crc-
tineau-Joly. 6 volumes in-S" et 6 volumes in-12. i844-»846.
452 LA COMPAGNIE DE JESUS
sent prêts au commencement d'octobre. Concertez-vous
pour cela avec le Père Rubillon. » (21 Août 1845.)
Le Père Roothaan laisse assez clairement entendre ici
qu'il eût préféré que cette Histoire contemporaine ne fût
point écrite. Les Jésuites français y étaient opposés plus
encore. Le Provincial de Paris exprimait leurs appréhen-
sions en termes assez vifs : « Quant à Grétineau, il est
intraitable. S'il savait qu'une brochure se prépare à
Rome, il se hâterait de publier son volume afin de s'as-
surer la priorité. Le Père Général, dit-il, lui a permis, dans
une lettre dernièrement reçue, d'aller de l'avant; il ne
lui manifeste aucune des craintes des Pères de Paris.
D'ailleurs, quand le Père Général et le Pape se mettraient
à genoux pour le conjurer de supprimer ce chapitre, il
n'en irait pas moins en avant. Nous ferons ce que nous
pourrons pour le déterminer au sacrifice, mais nous ne
répondons de rien. » (14 Décembre 1845.)
Il y avait en effet bien des raisons de remettre à plus
tard le récit d'événements trop rapprochés pour que le
polémiste ne prit pas la place de l'historien. De là des
inconvénients de plus d'une sorte. Outre que, en pareil
cas, le recul manque pour voiries faits dans leur ensem-
ble et apprécier avec sérénité leur valeur relative, il est
bien difficile de ne pas froisser les susceptibilités de
personnes qui y ont été mêlées de quelque manière. C'est
en effet ce qui arriva. Grétineau avait assez malmené
certains ecclésiastiques qui eurent un rôle dans les
négociations poursuivies à Rome par le Gouvernement
français au sujet des Jésuites. Comme d'ailleurs on savait
qu'il se documentait auprès d'eux, ils furent rendus res-
ponsables. Des plaintes arrivèrent au Général ; on lui
demanda de désavouer l'écrivain. Les faits étaient trop
connus pour qu'il fût possible de les passer sous silence.
Le Père Roothaan ne put qu'exprimer son regret de ce
que, contre son intention, des noms eussent été prononcés ' .
I, 5 décembre i846 : L'abbé de Falloux écrit au P. de Villefort
CHAPITRE VIII 453
Mais la blessure restait, et l'historien, en réclamant
pour la vérité le droit de démasquer toutes les « hypocri-
sies », ne faisait que l'élargir et la rendre plus doulou-
reuse. Il eut d'ailleurs la loyauté de revendiquer pour lui
seul la responsabilité de son œuvre tout entière.
En effet, si Grétineau-Joly demanda l'aide des Jésuites
pour composer leur Histoire, cela ne veut pas dire qu'il
fût leur porte-voix ou qu'il écrivît sous leur dictée. Il ne
fait même pas difficulté d'avouer qu'il y eut parfois entre
eux et lui des dissentiments ; en tout cas, il se défend
énergiquement d'être lié envers les Jésuites d'une façon
quelconque : « Certains hommes, dira-t-il, dans une de
ses publications postérieures, voudraient peut-être établir
une espèce de solidarité de pensées et de vues entre l'au-
teur de V Histoire de la Compagnie de Jésus et les membres
de cet Institut. Une fois pour toutes je déclare que cette
solidarité n'exista jamais, même pour l'Histoire de la
Compagnie. Il en eût trop coûté à mon indépendance et à
ma franchise '. »
Tout au début de son ouvrage, il s'était expliqué sur
ce point avec une sorte de fierté ombrageuse : « Les
Jésuites ne m'ont point compté parmi leurs élèves; ils ne
me virent jamais au nombre de leurs néophytes. Je n'ai
se plaignant de M. Grétineau-Joly qui déclare avoir écrit « avec les
documents des Jésuites et leur approbation, sur tout ce qu'il a dit des
hommes et des choses ». Il demande un désaveu par écrit. — 8 décem-
bre 1846 : Le P. de Villefort repousse au nom de la Compagnie « la res-
ponsabilité des affirmations de l'historien et des conversations de
M. Grétineau-Joly ».
« Le P. Général, dit-il, aurait vivement désiré que, dans le récit de
la négociation de l'année dernière, cet auteur se fût abstenu de citer
votre nom et celui de quelques autres ecclésiastiques français. » — Ges
ecclésiastiques étaient, avec l'abbé de Falloux, MM. Isoard, de Bonne-
chose et Lacroix. (Cf. Histoire de la Compagnie de Jésus. T. VI. P. 5o'j.)
Au reste, on peut voir dans la Vie de Mgr de Bonnecliose, par Mgr Bes-
son, 1887, tome I, p. 267, l'objet du grief, je veux dire, l'intervention
de ces ecclésiastiques dans la négociation Rossi et les raisons qui l'ex-
pliquent.
I. Défense de « Clément XIV » et Réponse à l'abbé Gioberti. Avis au
lecteur. 18/I7.
454 LA COMPAGNIE DE JESUS
été ni leur ami, ni leur admirateur, ni leur adversaire. Je
ne leur dois point de reconnaissance ; je n'éprouve pour
leur Ordre aucune prévention ;je ne suis ni à eux, ni avec
eux, ni pour eux, ni contre eux... » Au surplus, les
Jésuites s'étaient montrés dès l'abord aussi respectueux
que lui-même de ses scrupules de délicatesse. Nous voyons
par la correspondance du Père Boulanger, Provincial de
Paris, qu'il écarta constamment l'idée de fournir à l'his-
toriographe une rémunération, n'importe sous quelle
forme, car ce serait, disait-il, « gêner sa liberté ». C'est
seulement en 1846, après l'achèvement de l'ouvrage et
quand il était déjà publié que, pour des motifs aisés à
comprendre, la Province de Paris en acquit la propriété'.
Grétineau-Joly a prétendu faire œuvre de justice impar-
tiale, également éloignée du panégyrique et de la détrac-
tion. 11 ne se flatte pas de mettre un terme aux disputes
des hommes sur l'Ordre de Loyola ; mais du moins,
pense-t-il, « pour les esprits qui réfléchissent, pour ceux
qui n'ont pas soif de mensonge et besoin des ténèbres, il
se trouvera un livre où la conscience de l'Histoire se
substitue aux apothéoses et aux calomnies, un livre où la
Compagnie de Jésus est jugée sur pièces officielles, sur
documents inédits et où enfin les sévérités de l'Histoire
prennent la place de toutes les fables et de toutes les
erreurs, de toutes les adulations ainsi que de toutes les
satires ))^.
C'est là sans doute un programme idéal, et c'est le
propre de tout idéal qu'en y tendant toujours on ne l'at-
teint jamais. Tout ce qu'on peut demander à l'historien,
aussi bien qu'àl'artiste, c'est de ne le jamais perdre de vue.
Visiblement Crétineau-Joly fait effortpour rester objectif;
1. Sur cet arrangement, aussi bien que sur la manière dont Crétineau-
Joly fut amené à entreprendre l'Histoire des Jésuites, on trouve dans sa
biographie des détails pittoresques, mais dont l'exactitude est au moins
douteuse. Cf. Jacques Crétineau-Joly. Sa Vie politique, religieuse et lit-
téraire..., par l'abbé M. Maynard, 8° Paris, Pion, i8';5.
2. Histoire de la Compagnie de Jésus. Tome I. Gh. I.
CHAPITRE VIII 455
il racontera des faits qui ne sont pas précisément à l'hon-
neur des Jésuites ; il donnera assez clairement à entendre
que, ici ou là, il y eut des erreurs et des fautes ; néanmoins,
il faut l'avouer, le tondu récit fait trop souvent penser à
l'avocat qui plaide ou réfuie un adversaire, et il est incon-
testable que l'ensemble laisse au lecteur l'impression
d'une apologie.
A cela on répond, assez justement, ce nous semble, que
l'Histoire des Jésuites ne se présente pas dans les condi-
tions ordinaires d'une Histoire profane, ni même de celle
des autres Ordres religieux. On a accumulé contre eux
tant de mensonges, tant de calomnies, il en est résulté
dans l'opinion publique, en ce qui les concerne, une telle
ignorance et de tels préjugés que la simple et véridique
Histoire prendra toujours d'elle-même l'air d'une apolo-
gie. S'ils apparaissent avec une physionomie d'honnêtes
gens et de bons religieux, c'est que l'Histoire vraie fait
tomber le masque grimaçant et odieux dont on l'avait
couverte. Souvent aussi il arrive que l'historien se heurte
à telle tradition invétérée, qui l'oblige à instituer une
discussion, ce qui est plus loyal sans doute que d'esquiver
la difficulté par une affirmation ou une réticence. D'ail-
leurs, en pareil cas, Grétineau a toujours sous la main
quelques documents irrécusables, pièces d'archives ou
témoignages d'adversaires. « Ce qu'il y a peut-être de
plus remarquable dans cette œuvre immense, écrivait le
baron d'Haussez, c'est que partout, c'est que toujours
l'auteur s'appuie de l'autorité des écrivains protestants,
jansénistes ou philosophes. Si les Jésuites ont un ennemi
redoutable, un Pasquier, un de Thou, en France ou ail-
leurs, c'est à cet ennemi que M. Grétineau va demander
ses preuves. < »
Gelte information abondante et puisée aux bonnes
sources donne de prime abord à l'Histoire de la Gompa-
gnie de Jésus l'apparence d'un travail consciencieux et
I . La France, 3o septembre i844- Le baron d'Haussez avait été minis-
tre de la Marine dans le cabinet Polignac.
456 LA COMPAGNIE DE JESUS
solide; mais on voit trop qu'elle n'a pas été suffisamment
digérée et assimilée par l'auteur; les matériaux fournis
par des mains étrangères sont de bonne qualité, mais ces
matériaux, il les entasse plutôt qu'il ne construit. Le récit
de Grétineau-Joly est d'un homme pressé, qui ébauche,
mais n'achève pas ; il effleure en courant une multitude
de sujets disparates ; avec sa phrase saccadée, haletante
et trépidante, il prend une allure d'article de journal
plutôt que celle de la grave Histoire. Le présent lui-même
trop souvent employé donne à la narration je ne sais quel
air de canevas. Bref, le brillant écrivain eut le tort de
s'abandonner au courant de sa verve facile et de négli-
ger l'aide d'un collaborateur qui se venge toujours de
ceux qui prétendent se passer de lui ; c'est le temps que
je veux dire.
Au demeurant il faut reconnaître que le genre a aussi
ses avantages. Gela est vivant, cela marche, court et vous
entraîne; enfin, et ce point est décisif, cela se fait lire.
De fait, V Histoire de la Compagnie de Jésus de Grétineau-
Joly a été lue; elle fut même ce qu'on appelle un succès
de librairie, dans la mesure que comportait un ouvrage
en six volumes. Elle eut dès l'abord une double édition,
l'une in-8, l'autre in-12, et cinq ans plus tard (1851), une
autre édition également double. A quoi il faut ajouter
plusieurs contrefaçons françaises, trois traductions italien-
nes, deux espagnoles, une portugaise, deux allemandes
et une anglaise. La Gompagnie de Jésus y a gagné d'être
mieux connue, et de ce chef, elle doit de la gratitude
à l'œuvre et à l'ouvrier; car enfin l'Ordre d'Ignace de
Loyola peut dire, sans trop de jactance, qu'il lui est bon
d'être mieux connu. Pour bien des gens qui ne l'avaient
entrevu qu'à travers les légendes ou les romans, cette
Histoire fut une révélation et il n'est pas douteux que
plus d'un Jésuite y ait trouvé le germe de sa vocation.
Et cependant, ne craignons pas de le dire, quand un
écrivain homme du monde touche aux choses de la vie
religieuse, il est bien rare que, même avec les meilleures
CHAPITRE VIII 457
intentions, il donne la note juste ; le discours sonne
toujours un peu faux, tout au moins aux oreilles de
ceux de la maison. L'œuvre de Grétineau-Joly n'a pas
échappé à cet écueil. Voici comment elle est appréciée,
au lendemain de son apparition, dans un document de
famille : « Il est certain que cette Histoire ne répond pas
à l'attente des hommes pieux, qu'elle n'est pas de nature
à procurer à la Compagnie la véritable estime à laquelle
elle a droit. Beaucoup de choses y sont laissées dans
l'ombre qui devraient être mises en lumière ; et par con-
tre, d'autres apparaissent au premier plan, qui font de
l'effet et du bruit, plutôt que celles qui s'inspirent du véri-
table esprit de l'Institut... D'ailleurs l'auteur en convient,
mais il déclare que, au temps où nous sommes, on ne
saurait faire autrement'. »
L'Histoire de la Compagnie de Jésus, achevée en 1846,
eut \in Appendice qui parut l'année suivante, et que nous
ne pouvons nous dispenser de mentionner. Crétineau-
Joly avait consacré une bonne partie du cinquième volume
à raconter les diverses phases de la suppression des
Jésuites; mais il n'avait pas donné à la dernière toute
l'ampleur qu'il désirait. Ce fut l'objet d'une nouvelle
publication : Clément XIV et les Jésuites. Voici en quels
termes il la présentait dans son Avant-Propos :
« Tout avait été dit sur la Société religieuse fondée par
saint Ignace de Loyola. Il ne restait plus qu'à faire con-
naître de quelle manière un Pape avait été amené à licen-
cier les prêtres que d'Alembert et Frédéric II appelaient
les grenadiers, les gardes du corps du Saint-Siège. Nous
croyons qu'à présent ce point si difficile et si controversé
I . Cerium est non ialein esse qiiam piissimus quisque exoptat au
qualeni etiam requirit vera Societatis existimatio. Obscurata enini milita
quae lacère deberent; plusqiie illa eminent quae casit aliqiio speciosa
aut fragrosa exstiterunt quant quae ex intima Tnslitiiii animo prodie-
runt,.. Habent consentientem auctorem, at simul asserentem non aliter
hoc tempore scribendum esse. » (Lilt. ann. Prov. Paris. i844-i845,
P- 2.)
458 LA COMPAGNIE UE JESUS
est à tout jamais éclairci. On pourra bien encore calom-
nier ou louer les Jésuites, les livrer aux disputes des
hommes, comme Dieu y livra le monde; il ne sera plus
possible d'élever un piédestal à ceux qui les détruisirent
et de faire de Clément XIV le modèle des Pontifes. Les
choses sont remises à leur place ; maintenant chacun
peut dire avec plus de raison que don Manuel de Roda :
« Tôt ou tard la vérité se fait jour et l'on rend justice à
« qui la mérite. »
« La vérité est venue avec la justice. Par malheur,
c'est sur un Pape, sur des Rois, des ministres et des Prin-
ces de l'Eglise qu'elle frappe sans pitiés »
On voit le sens et la portée de ce livre. Cette fois la
Compagnie de Jésus ne pouvait accepter de paraître de
connivence avec son historien. Elle plaint le Pape qui s'est
vu contraint de lui donner le coup de mort, mais elle ne
saurait se solidariser avec ceux qui le jugent et le con-
damnent, fût-ce au nom de la vérité historique. La coa-
lition qui prépara la chute des Jésuites, les intrigues du
Conclave d'où sortit l'élection de Ganganelli, les ma-
nœuvres par lesquelles on lui arracha le Bref de sup-
pression, tout « le mystère d'iniquité », en un mot, allait
être étalé en grand jour. La Compagnie de Jésus était
vengée, mais l'Eglise éclaboussée. Non seulement les Jé-
suites ne favorisèrent pas cette œuvre; ils s'y opposèrent
de toutes leurs forces. Crétineau-Joly lui-même le recon-
naît loyalement : « Au nom de son Ordre et de l'honneur du
Saint-Siège, écrit-il dès les premières pages, le Général
de la Compagnie me suppliait presque les larmes aux yeux
de renoncer à la publication de cette Histoire. » Dans le
premier écrit qu'il publia pour défendre son Clément XI\\
Grétineau revient sur ce sujet avec une insistance qui
I . Clément XIV et les Jésuites ou Histoire de la destruction des Jé-
suites composée sur les documents inédits et authentiques, par Gréti-
neau-Joly. In-8o, Paris, Mellier frères, 1847. L'édition fut enlevée en
quelques mois, et il en parut une autre l'année suivante, renforcée de
nouveaux documents.
CHAPITRE AIII 459
l'honore. Après avoir déclaré que, même pour l'Histoire
de la Compagnie de Jésus, il n'y eut jamais solidarité
entre lui et les membres de l'Institut; car « il en eût trop
coûté » à son « indépendance » et à sa « franchise », « à
plus forte raison, ajoute-t-il, dois-je assumer sur moi seul
la responsabilité de mes écrits antérieurs ou postérieurs,
notamment de tout ce qui, dans Clément XIV et s?i Défense,
tient à l'appréciation des actes du Saint-Siège. Ici, je dois
le dire hautement, il y a non seulement défaut d'accord,
mais désaccord complet entre l'auteur et les Pères de la
Compagnie de Jésus i. »
De son côté, le Père Général, n'ayant pu prévenir ce
qu'il regardait comme un malheur, voulut du moins écar-
ter à tout jamais de sa famille religieuse le soupçon d'une
connivence qu'elle eût tenue pour criminelle. Dans une
Déclaration adressée à la presse catholique, il cite d'abord
celle qu'on vientde lire, puis il poursuit: « Mais soit que tous
n'aient pas eu connaissance des paroles de M. Crétineau-
Joly, soit que plusieurs aient refusé de croire à la sin-
cérité de cette protestation, une sorte de responsabilité
semble peser encore sur la Compagnie... 11 est donc de
mon devoir d'élever aujourd'hui la voix. Je proteste hau-
tement, dans toute la sincérité de ma conscience, en mon
nom propre et au nom de tous les miens, contre tout ce
qui, dans les écrits de 'SI. Crétineau-Joly, pourrait blesser
l'honneur et le respect dû au Saint-Siège apostolique, et
je déclare qu'il n'existe aucune solidarité entre cet auteur
et les membres de la Compagnie de Jésus^. »
1. Défense de « Clément A/F» et Réponse à l'abbé Gioberti. Avis au
lecteur, p. VII. 8" Paris, Mellier frères, 1847.
2. Cf. L'Ami de la Religion, tome GLIX. P. 63.
Tout le monde, même parmi les dignitaires ecclésiastiques, ne parta-
geait pas les appréhensions et les répugnances du Général de la Com-
pagnie au sujet des révélations de Crétineau-Joly, « D'autres personna-
ges éminents, dit-il, m'excitaient à divulguer le mystère d'iniquité. »
Peu après l'apparition du livre le P. Ilubillon écrivait au P. Rootliaan :
« Elle (Votre paternité) a déjà parcouru l'ouvrage de Crélineau, et je
crois qu'elle ne l'aura pas jugé trop nuisible. Le Nonce en est content.
Il n'est même pas frappé autant que nous des allusions au pontificat
460 LA COMPAGNIE DE JESUS
actuel. Malgré ce jugement si indulgent, il me paraît que ces allusions...
sont déplacées et de nature à produire un fâcheux effet... » (ii Juin
1847.)
A cette même époque un sentiment de délicatesse analogue poussait
les Sui^érieurs de la Compagnie à intervenir auprès du terrible publi-
ciste dans une affaire qui intéressait le roi et la Monarchie de Juillet.
Le II janvier i846, le P. Rubillon écrivait au P. Roothaan : « J'ai en-
voyé à M. Grétineau la lettre de V. P . J'ai obtenu de lui qu'il ne mettrait
point dans son Histoire une lettre de Louis-Philippe au roi Louis XVIII
pendant les Cent-jours, dans laquelle il traite Buonaparte de tyran,
d'usurpateur... Il regrette que le i*oi lui ait refusé d'aller combattre
dans les rangs des alliés pour expier ses fautes passées ; il est temps
d'écraser les derniers restes des révolutionnaires et de la Révolution...
Tous les jours il le demande à Dieu dans ses prières... » Le P. Rubillon
commet ici quelques méprises. La lettre est du 19 juillet 1808. Le prince
est à Palerme, en route pour l'Espagne. Il en prévient Louis XVIII et
lui demande, après coup, la permission d'aller combattre contre les
Français. Le triomphe de l'Espagne amènera la chute de Bonaparte ; il
espère débaucher Murât ou Junot. Mais ces variantes importent peu.
Le P. Rubillon avait le droit d'ajouter : « Bref, je ne crois pas qu'on
puisse publier rien de plus sanglant contre le chef de l'État, et l'on
devrait savoir gréa la Compagnie de lui épargner un si rude soufflet. »
De fait elle avait bien quelque mérite à se venger de la sorte des tra-
casseries que le régime venait de lui infliger et qui n'avaient pas encore
pris lin. Grétineau consentit pour le moment au sacrifice que les Jésui-
tes lui demandaient. L'/^ftsiotVe de Louis-Philippe d'Orléans et de VOr-
léanisme ne parut qu'en 1862, La lettre en question s'y trouve au T. I,
p. 260.
CHAPITRE IX
I. — Signes avant-coureurs de la tempête. Nouvelle campagne de presse
contre les Jésuites. La cause de la liberté d'enseignement va se con-
fondre avec la cause des Jésuites. La Charte de i83oet la liberté d'en-
seignement. Le procès de l'école libre. Le projet de loi de i836. Les
libéraux, qui avaient réclamé la liberté d'enseignement sous la Res-
tauration, la combattent sous la Monarchie de Juillet. La bourgeoisie
voltairienne affolée par la peur du Jésuite. L'essai loyal de Guizot
n'aboutit pas.
II. — Villemain ministre de l'Instruction publique. Projet de loi de i84i
caractérisé par « le manque de sincérité ». L'épiscopat, indifférent à la
question de la liberté, s'élève contre les écarts de l'enseignement offi-
ciel. Cousin et la Philosophie de l'éclectisme. L'abbé Comljalot et son
Mémoire. Procès et condamnation.
III. — Contribution des Jésuites. Le Monopole universitaire. Le chanoine
Desgarets prête-nom du P. Deschamps. Le livre, fait de coupures, cons-
titue un dossier formidable contre l'Université. Colères qu'il suscite
dans le camp de ses défenseurs. Attitude de l'épiscopat. Blâme de
l'archevêque de Paris. Réplique du chanoine Desgarets. Chaude
approbation de l'évêque de Chartres. Les Jésuites se partagent au sujet
du Monopole. Le P. Deschamps multiplie ses publications. Nouvelle
sommation au Gouvernement d'exécuter la promesse de la Charte. Le
Rapport de M. Villemain sur l'état de l'Instruction publique. Le mi-
nistre lente d'enterrer la question.
IV. — Le parti catholique ne désarme pas. Lettre de Louis Veuillot à
M. Villemain. Le manifeste de Montalembert. L'épiscopat entre dans
le mouvement pour la liberté. Circulaire confidentielle du ministre
des cultes. Mgr Parisis. Habile diversion : Pour défendre le monopole,
on crie : Sus aux Jésuites! M. Cousin donne le signal. Michelet et
Quinet. Les cours du Collège de France contre les Jésuites. Le livre
Des Jésuites. Riposte du P. Cahour. Jugement de M. Gabriel Monod
sur Quinet historien.
V. — Eugène Sue et le Juif errant. Les Lettres de Libri. Les Jésuites et
l'Université, de François Génin. On meta la charge des Jésuites tous
les péchés d'Israël. U Llistoire de la chute des Jésuites, du comte Alexis
de Saint-Priest.
462 LA COMPAGNIE DE JESUS
I
Les deux jeunes Provinces de Paris et de Lyon, formées
en 1836 par le dédoublement de l'unique Province de
France, avaient eu l'une et l'autre d'heureux délDuts. Elles
avaient grandi au milieu d'une tranquillité que la Com-
pagnie de Jésus n'avait guère connue depuis son rétablis-
sement en notre pays. Sept années durant, il ne lui était
survenu que juste assez de tribulations pour lui rappeler
que cette partie du centuple ne lui manquera jamais. Au
reste, dans cette courte période, elle avait progressé,
comme on vient de le voir, au delà de toute espérance. En
même temps que de nombreuses fondations au Nord
comme au Midi, les Missions d'outremer ouvraient à son
activité apostolique de nouveaux et immenses horizons.
Partout les pasteurs comme les fidèles, et les évéques à
leur tête, appréciaient et recherchaient le ministère des
Jésuites; des succès manifestes, quelquefois même écla-
tants, attestaient la bénédiction du Ciel sur leurs travaux.
Mais cette prospérité même renfermait pour eux un aver-
tissement. Les fils de saint Ignace, en effet, ont appris de
leur Père que, quand Dieu envoie à ses serviteurs une
consolation un peu exceptionnelle, c'est d'ordinaire en vue
de les fortifier pour une épreuve imminente. De fait, à la
date où nous sommes arrivés, un orage terrible se prépa-
rait contre la Compagnie de Jésus en France. Dès 1840,
l'année jubilaire, on en constatait les signes avant-coureurs ;
à partir de 1843, il faisait rage et, pendant trois années
entières, il sévit presque sans intermittence. Les Jésuites
virent recommencer contre eux cette guerre dont on leur
réserve le privilège, guerre où leurs ennemis semblent
prendre à tâche de déployer autant d'extravagance que
d'acharnement, guerre qui demeurerait un phénomène
inexplicable si on ne savait que le nom de Jésuite fait
oublier à certaines gens les règles du sens commun en
même temps que celles de la justice.
CHAPITRE IX 463
Celte guerre se développe sur le même plan que celle
de 1824; à vingt ans d'intervalle, on verra se reproduire
les mêmes phases et dans le même ordre. C'est d'abord la
campagne de presse pour former l'opinion. Il y a cette
fois dans les imputations dont on charge les Jésuites moins
de fantasmagorie et de sottise qu'au temps de Montrouge,
mais elles n'en sont que plus perfides et plus odieuses.
Vient ensuite la phase parlementaire, les cris d'alarme
poussés du haut de la tribune, la dénonciation du péril
national, les pouvoirs publics mis en demeure de veiller
à la sûreté de l'Etat, enfin l'intervention du Gouvernement,
la diplomatie mobilisée pour obliger le Saint-Siège,
non plus à laisser faire, comme lors des Ordonnances
de 1828, mais à opérer lui-même contre la dangereuse
Société.
La lutte du parti catholique pour la liberté d'ensei-
gnement, qui se prolongea pendant toute la durée de la
Monarchie de Juillet, entra, un peu après 1840, dans sa
période la plus vive. Ce fut l'occasion du nouvel assaut
contre les Jésuites. Pendant toute cette période c'est autour
d'eux que se concentre la bataille. C'est donc un chapitre
de l'Histoire de la liberté d'enseignement qu'il nous faut
aborder ici, puisque aussi bien la question de la liberté
d'enseignement est devenue à ce moment la question des
Jésuites; non pas que les Jésuites prennent dans la lutte
une part prépondérante ; c'est à peine s'ils figurent parmi
les militants, mais parce que les défenseurs du mono-
pole n'ont rien trouvé de mieux pour combattre la liberté
que de confondre sa cause avec celle des Jésuites. Le
comte Beugnot le disait sans ambages à ses collègues de
la Chambre des Pairs, en leur rappelant la manœuvre de
leur parti en 1828 : « Vous vous souvenez de la croisade
que nous fîmes alors contre les Jésuites. Il me semble que
nous poursuivions alors tout autre chose que les Jésuites..
Aujourd'hui que veut-on dire par Jésuite?... Par Jésuite
on entend la concurrence au monopole de l'Université...
J'admire l'Université; elle a choisi le mot le plus propre à
464 LA COMPAGNIE DE JESUS
échauffer les esprits, à les irriter, à les enflammer pour sa
cause. C'est un trait d'habileté sublime ^ »
Dans les dernières années de la Restauration, le mono-
pole universitaire avait été attaqué par une fraction du parti
libéral tout aussi énergiquement que par les catholiques
et les conservateurs ; ceux-ci faisaient grief à l'Université
de ses tendances antimonarchiques et antireligieuses; les
libéraux lui reprochaient d'être envahie par les prêtres
et asservie à l'Église. C'est ce qui explique que, lors de
la révolution de 1830, on ait inscrit dans la Charte la
promesse de la liberté d'enseignement. L'article 69 était
ainsi conçu : « Il sera pourvu successivement, par des lois
séparées et dans le plus court délai possible, aux objets
suivants... Viennent ensuite neuf paragraphes indiquant
les objets auxquels il devait être pourvu dans le plus bref
délai. Voici le huitième, qui condamnait le monopole :
« 8° L'instruction publique et la liberté d'enseignement. »
C'est cet engagement qui allait fournir une base solide
aux revendications des catholiques. 11 va sans dire que le
Gouvernement issu d'une révolution violemment irréli-
gieuse n'avait garde de donner une liberté dont la religion
serait la première et peut-être la seule à bénéficier. Il
fallut la conquérir de haute lutte et pièce par pièce. Cette
conquête figurait en bonne place dans le programme de
V Avenir, yiom^ d'un an après les événements de Juillet,
trois de ses rédacteurs, Montalembert, Lacordaire et de
Coux, après avoir averti le préfet de police, ouvraient une
école, le 9 Mai 1831. Elle fut fermée le 11. On sait la suite.
Procès devant la Chambre des Pairs dont Montalembert
était membre, réquisitoire timide, au nom « d'une légis-
tion expirante », plaidoiries retentissantes, condamnation
des trois inculpés à une amende insignifiante. Le procès
était perdu, mais la cause était gagnée. La loi de 1833,
œuvre du ministre Guizot, sanctionnait la liberté de l'école
primaire.
1. Le Moniteur. Chambre des Pairs, séance du i4 maii844-
CHAPITRE IX 465
L'enseignement secondaire restait sous le régime du
monopole, aggravé par les Ordonnances de 1828. C'était
la citadelle où se retranchait l'Université d'Etat et qui
n'ouvrit ses portes qu'après un siège de dix-huit ans et la
chute de la Monarchie de Juillet. Les libéraux, qui avaient
combattu le monopole sous la Restauration, le défendaient
maintenant qu'ils étaient au pouvoir. Cependant Guizot
tentait loyalement de réaliser la promesse de la Charte.
Dès 1836, il eût voulu donner au problème posé devant le
Gouvernement l'unique solution qui lui paraissait, disait-
il, bonne et honnête : « Renoncer complètement au prin-
cipe de la souveraineté de l'Etat en matière d'instruction
publique, et adopter franchement, avec toutes ses consé-
quences, celui de la libre concurrence entre l'Etat et ses
rivaux, laïques ou ecclésiastiques, particuliers ou corpo-
rations. * » Neuf ans plus tard Montalembert saluait encore
de ses regrets ce projet malheureusement avorté : « Vous
avez présenté en 1836, disait il, une loi pleine de généro-
sité, contre laquelle pas une voix ne s'est élevée au sein
du clergé. Il fallait continuer dans cette voie, et tout aurait
été sauvé. »
Quand la loi vint en discussion à la Chambre des Députés,
on n'eut pas à attendre beaucoup pour voir se trahir le
sentiment qui la ferait échouer. 11 faut se souvenir que
ceux-là seuls en ce temps-là étaient électeurs qui payaient
200 francs d'impôt direct; par suite le corps électoral, ou
ce qu'on appelait le pays légal, ne comprenait qu'un petit
nombre de citoyens appartenant en grande majorité à la
riche bourgeoisie, généralement voltairienne et dont le
Constitutionnel était l'oracle préféré. On conçoit aisément
quel devait être l'état d'esprit des représentants de cette
portion privilégiée de la nation française. Chez nombre
d'entre eux la peur du Jésuite avait le caractère d'une
véritable obsession, qu'ils n'étaient plus maîtres de dissi-
muler. Le rapporteur, Saint-Marc Girardin s'efforçait de les
I. Guizot, Mémoires etc. T. III, p. 102.
La Compagnie de Jésus. 30
466 LA. COMPAGNIE DE JESUS
rassurer : « Comment, Messieurs, vous avez peur de celte
Société ! Mais que sont-ils donc et que sommes-nous ? Quel
est cet aveu de peur et de défiance ?. . . Quant à moi, je ne
ferai jamais un aveu qui nous abaisserait à ce point devant
l'opinion de l'Europe. » Lamartine, avec sa candeur de
poète, s'indignait contre des appréhensions qu'il ne com-
prenait pas : « Les uns, s'écriait-il, se préoccupent de ce
fantôme de Jésuitisme que Ton fait sans cesse apparaître
ici et qu'il faudrait déclarer plus puissant que jamais, s'il
avait la force de nous faire reculer devant la liberté. »
Le « fantôme » eut en effet ce pouvoir. La liberté donnée
à l'enseignement « allait, disait M, de Salverte, ouvrir la
porte aux Jésuites. Je ne vois rien dans le projet de loi qui
puisse nous rassurer à cet égard. » Les directeurs et pro-
fesseurs n'étaient plus tenus d'affirmer par écrit qu'ils
n'appartenaient à aucune Congrégation non autorisée. A la
suite de Guizot, Saint-Marc Girardin avait énergiquement
repoussé l'odieuse déclaration imposée par les Ordonnan-
ces : « Pour interdire aux membres des Congrégations reli-
gieuses, disait-il dans son Rapport, la profession de maître
et d'instituteur secondaire, songez, Messieurs, que de
précautions il faudrait prendre, que de formalités inventer,
quel Gode tracassier et inquisitorial il faudrait faire, et ce
Code avec tout l'appareil de ses recherches et de ses
poursuites, songez surtout qu'il suffirait d'un mensonge
pour l'éluder. » Mais on savait bien que ce mensonge, les
Jésuites ne le diraientjamais; il suffisait, pour les écarter,
de maintenir la déclaration. Ce fut l'objet d'un amendement
présenté par un certain député du nom de Vatout, ami
personnel de Louis-Philippe et plus tard académicien. « Il
est une Société, s'écria-t-il, dont on a prononcé le nom à
cette tribune qui, pour avoir été proscrite en 1762, n'en
est pas moins présente etvivace; aujourd'hui elle ne fait
auGouvernement qu'une guerre souterraine et ténébreuse.
Eh bien! lorsque vous aurez voté la loi, elle marchera
enseignes déployées et enrôlera toute la jeunesse dans
des doctrines et des principes contraires à toutes nos
CHAPITRE IX 467
institutions. » Le compte rendu officiel porte après cette
tirade la note : Sensation.
La Chambre n'en demandait pas davantage. Malgré le
Gouvernement et la commission, l'amendement fut voté.
« C'était, dit Guizot dans ses Mémoires, enlever à la loi
proposée ce grand caractère de sincérité et de droit com-
mun libéral que j'avais eu à cœur de lui imprimer. » Au
surplus, poursuit-il, « peu de jours après, le cabinet fut
dissous; je sortis des affaires et mon projet tomba avec
moi, sans aller jusqu'à la Chambre des Pairs. S'il fût resté
tel que je l'avais présenté tout d'abord, peut-être, malgré
quelques incohérences et quelques lacunes, eût-il sulïi à
résoudre la question de la liberté d'enseignement et à
prévenir la lutte déplorable dont elle devint plus tard
l'objet. Mais, par les amendements qu'il avait subis, ce
projet de loi, en restreignant expressément, surtout pour
l'Eglise et sa milice, la liberté que la Charte avait promise,
envenimait la querelle au lieu de la vider. 11 ne méritait
plus aucun regret '. »
II
L'essai loyal de Guizot ne fut pas repris par ses succes-
seurs. Les ministres éphémères, qui se transmirent le por-
tefeuille de l'Instruction publique de 1837 à 1840, se pré-
occupèrent surtout de défendre l'Université et d'élargir
ses privilèges.
Sur la fin de 1840, M. Villemain devint pour la seconde
fois titulaire de ce département; c'est pendant les quatre
années qu'il y demeura que se livra la grande bataille.
Dès son arrivée, il entreprit de résoudre la question de la
liberté d'enseignement. Un projet de loi fut déposé au
mois de février 1841. C'était un escamotage. L'exposé des
motifs lui-même contestait le principe de la liberté; par
les exigences imposées à l'ouverture et au fonctionnement
I. Guizot, Mémoires. Tome III, p. log.
468 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
des collèges soi-disant libres, on les mettait à la discrétion
de l'Université. Sous prétexte d'abolir le monopole, on
l'aggravait et, de provisoire, on le rendait définitif. Pour
éviter le gros mot d'hypocrisie, M. Thureau-Dangin se
contente de dire que le vice caractéristique du projet,
c'était « le manque de sincérité ». Et le grave Historien
explique ainsi ce qui lui paraît plutôt une méprise de la
part d'un homme pour qui il ne dissimule ni son respect,
ni sa sympathie : « Moins homme d'Etat que professeur,
d'un esprit plus vif que large, M. Villemain partageait les
préventions de l'Université contre l'enseignement libre,
et c'était sous l'influence d'un esprit de corps fort étroit
qu'il avait rédigé son projet ; non qu'il songeât à ouvrir les
hostilités contre le clergé ; mais connaissant imparfaite-
ment les choses et les hommes du monde ecclésiastique,
il ne s'était pas rendu compte à l'avance de l'efl'et qu'il
allait produire '. »
En même temps que, sous l'étiquette de la liberté, le
projet livrait les autres établissements à la merci de l'Uni-
versité, il supprimait ce qui restait aux petits séminaires
d'exemptions et d'indépendance. Aussi fut-il accueilli par
la protestation presque unanime de l'épiscopat ; en quel-
ques mois cinquante-six évéques adressèrent au Gouver-
nement des représentations énergiques ; plusieurs don-
naient clairement à entendre qu'ils étaient résolus à
repousser par tous les moyens en leur pouvoir ce qu'ils
considéraient comme une atteinte à leurs droits. Guizot
était alors chef du ministère ; il n'avait aucune envie de
déchaîner la guerre religieuse ; il fit retirer le malencon-
treux projet.
Préoccupés surtout de sauvegarder leurs séminaires,
les évêques ne semblaient pas encore, à cette date de 1841,
s'intéresser à la conquête de la liberté d'enseignement.
Tels d'entre eux allaient même jusqu'à déclarer que cette
question n'était pas de leur ressort. Royaliste d'ancien
I. Histoire de la Monarchie de Juillet. T. V, p. 466.
CHAÎMTRE IX 469
régime, l'épiscopat français n'était pas préparé par sa tra-
dition à revendiquer pour l'Église sa part des libertés
publiques ; il avait réprouvé les doctrines et le programme
de VAuenir et provoqué la condamnation portée contre le
libéralisme politique par l'Encyclique J\lirari vos. La
liberté d'enseignement, inscrite à côté de la liberté des
cultes et de la liberté de la presse, lui paraissait em-
preinte du même caractère d'équivoque dangereuse; il
ne faut pas s'étonner qu'il l'enveloppât tout d'abord dans
la même défiance. Il ne devait pas tarder d'ailleurs à
modifier à cet égard ses sentiments et son attitude.
Mais en attendant, un devoir s'imposait aux évêques.
Puisque les catholiques étaient obligés de subir l'ensei-
gnement d'Etat, les premiers pasteurs avaient l'obligation
de veiller à ce que cet enseignement ne fût pas un péril
pour la foi. Cette obligation, et partant ce droit s'appuyait
sur le statut fondamental de l'Université elle-même. Le
décret impérial de 1808 portait en effet que son enseigne-
ment prenait pour base la religion catholique. Or, ce
n'était un mystère pour personne que la jeunesse élevée
dans les collèges royaux y perdait à peu près fatalement
la foi et les mœurs. Inutile d'accumuler ici des témoigna-
ges aussi navrants qu'irrécusables. Citons seulement
l'aveu échappé à la plume de Sainte-Beuve à la date de 1843 :
« En masse les professeurs de l'Université, sans être hos-
tiles à la religion, ne sont pas religieux. Les élèves le
sentent et de toute cette atmosphère ils sortent, non pas
nourris d'irréligion, mais indifférents... Quoiqu'on puisse
dire pour ou contre, en louant ou en blâmant, on ne sort
guère chrétien des écoles de l'Université'.»
On ne saurait formuler en termes plus modérés un ver-
dict plus accablant. Le mal, il est vrai, datait de loin ;
peut-être même ne rencontrait-on pas dans les collèges
royaux sous la Monarchie de Juillet les mêmes accès
d'impiété que sous la Restauration; l'irréligion y était
I. chroniques parisiennes, pp. loo et 122.
470 LA COMPAGNIE DE JESUS
moins dévergondée. Mais, ce qui ne s'était pas vu jus-
qu'alors, certaines parties de l'enseignement, celui de la
Philosophie surtout, avaient pris, aux alentours de 1840,
un caractère ouvertement antichrétien. « L'enseignement
philosophique de l'Université, dit Thureau-Dangin, par
lequel devaient passer tous les aspirants au baccalauréat,
s'était émancipé de la religion à laquelle il avait été jus-
que-là plus où moins subordonné, et était passé sous l'au-
torité d'une école, ou pour mieux dire d'un homme ; cet
homme était M. Cousin. * »
Directeur de l'École Normale, deux fois académicien,
Pair de France, président de fait, quand il ne l'est pas
en titre, des Conseils et comités universitaires les plus
influents, M. Cousin exerce sur l'Instruction publique en
France, sous la Monarchie de Juillet, une véritable dicta-
ture. Les ministres passent, mais M. Cousin reste, et
hommes et choses, tout est dans sa main. Or, M. Cousin
a fondé un système philosophique qui règne dans les hau-
tes régions de l'Université et que les maîtres formés par
lui sont chargés de propager par toute la France. A défaut
de la religion d'État supprimée par la Charte de 1830, on
aura une Philosophie d'État. L'« éclectisme » — c'est le
nom qu'on lui donne — se présente comme une doctrine
aimable et raffinée, elle répudie le sensualisme du dix-
huitième siècle, elle enseigne la spiritualité de l'âme,
l'existence de Dieu, la loi morale ; elle évite les attaques
brutales contre les croyances religieuses, mais elle les
regarde de haut, avec une pitié dédaigneuse; toute reli-
gion révélée est désignée par le nom de « mysticisme », et
grâce à cette appellation on exécute poliment le chris-
tianisme ; le christianisme est « la plus belle », mais
« la dernière des religions ». Tout esprit cultivé la rem-
place par la Philosophie. Rationalisme élégant, mais radi-
cal, avec une forte teinte de panthéisme, c'est en quoi se
résume l'éclectisme cousinien. Aussi ses plus récents
I. Thureau-Dangin. Histoire de la Monarchie de Juillet. T. V, p. 469.
CHAPITRE IX 471
panégyristes saluent-ils en Victor Cousin le précurseur
de la laicisation de renseignement public accomplie de
nos jours.
L'épiscopat de 1840 ne pouvait pas ne pas jeter le cri
d'alarme. II le fit avec plus ou moins de ménagement.
Quelques prélats menacèrent de retirer les aumôniers :
« Les maintenir, disait le cardinal de Donald, dans une
Lettre ouverte au Recteur de l'Académie de Lyon, serait
de notre part une complicité morale. » Le vénérable
évêque de Châlons, Mgr de Prilly, ancien officier de dra-
gons, envoyait au cardinal de Donald une adhésion con-
çue en termes quelque peu vifs; si bien que la lettre fut
déférée au Conseil d'État, lequel déclara l'abus. L'évêque
de Delley, Mgr Dévie, allait plus loin encore, et il adju-
rait les fidèles d'écarter leurs enfants « de ces écoles de
pestilence ». L'archevêque de Dordeaux, Mgr Donnet, ne
pariait de rien moins que d'excommunier le collège royal.
Le vieil évêque de Chartres, Clausel de Montais, publiait
lettres sur lettres — seize entre 1841 et 1843 — pour
dénoncer les erreurs doctrinales du pontife de l'éclectisme
et de ses disciples, Jouffroy et Damiron, dont les audaces
dépassaient celles du maître. Mgr AfFre lui-même abordait
la réfutation de l'enseignement philosophique universi-
taire, avec la modération qui était dans ses habitudes et
que beaucoup trouvaient excessive.
A la suite des évêques nombre de prêtres et de laïques
dressèrent des réquisitoires auxquels on ne pouvait faire
le même reproche. Entre tous celui de l'abbé Combalot
a une histoire et mérite une mention spéciale. Il était
intitulé Mémoire aux évêques de France et aux pères de
famille sur la guerre faite à V Eglise et à la Société par le
Monopole universitaire. Au frontispice on lisait en exer-
gue : Herodes occidit omnes pueros. Voici quelques phrases
du début : « La persécution du czar Nicolas contre les
catholiques est infiniment moins funeste que la persécu-
tion du monopole... Le sanglier universitaire ravage le
champ que Jésus-Christ arrosa de son sang. . . Je raconterai
472 LA COMPAGNIE DE JESUS
ce que j'ai vu dans vingt-quatre ans de courses apostoli-
ques... » L'abbé Gombalot était avant tout un prédicateur
à la parole ardente et coutumière des effets oratoires.
Les figures de rhétorique les plus hardies étaient celles
qu'il préférait; l'hyperbole entrait comme d'elle-même
dans la trame du discours. Son Mémoire^ abondamment
fourni de textes de l'Ecriture, rappelait les invectives des
anciens prophètes d'Israël contre les ennemis de Dieu et
de son peuple. Il fut saisi par ordre de justice et le terri-
ble abbé, traduit en Cour d'assises comme coupable de
diffamation envers uncorps de fonctionnaires de l'État,
se vit condamné à quinze jours de prison et 4.000 francs
d'amende. Louis Veuillot, ayant publié le procès avec une
Introduction et deux lettres de félicitations adressées par
des évêques à l'auteur du Mémoire^ fut poursuivi à son
tour et condamné lui aussi avec le gérant de V Univers à la
prison et à l'amende.
III
Emporté par son tempérament l'abbé Gombalot s'était
plus occupé de frapper fort que de frapper juste. 11 y avait
dans le Mémoire à Vépiscopat et aux pères de famille
plus d'éloquence que d'imputations précises. Il en allait
autrement d'un livre paru à Lyon un peu auparavant sous
ce titre : « Le monopole universitaire destructeur de la
Religion et des Lois, ou La Charte et la Liberté d'ensei-
gnement.^ »
Nous ne pouvons nous dispenser de parler un peu lon-
guement de cette œuvre qui représente l'unique contribu-
tion des Jésuites dans la campagne menée à cette époque
par les catholiques pour la conquête de la liberté d'ensei-
gnement, œuvre qui provoqua de furieuses colères dans
le camp des ennemis de l'Eglise, mais aussi des dissenti-
ments parmi ses défenseurs, et à propos de laquelle la
I. In-i2 de xvi-G^S pages. Lyon, librairie cbrétienne, place du Port-
du-Roi, i5i. Paris, Bureau de V Univers, rue du Vieux Colombier,
i843.
CHAPITRE IX 473
Compagnie de Jésus elle-même se trouvera divisée de
façon regrettable.
Le Monopole fut publié sous le voile de l'anonyme ;
mais, dans un Avis au Lecteur, l'abbé N. Desgarets, cha-
noine de la Primatiale de Lyon, assumait loyalement le
titre d'éditeur responsable. « Le nom même de l'auteur,
déclare-t-il, lui était complètement inconnu quand le ma-
nuscrit lui fut confié pour être livré à l'impression, s'il le
jugeait utile. » L'abbé Desgarets en écoula d'abord une
partie dans une série de dix-huit articles du journal Le
Réparateur. Puis, encouragé par le succès et sur les ins-
tances de personnes respectables, parmi lesquelles « plu-
sieurs évêques », il se décida à lancer le volume. L'au-
teur— on le sut bientôt — était en réalité le Père Nicolas
Deschamps, que nous avons vu dépenser à Marseille, à
Aix, à Avignon, une activité exubérante et qui, cette année
même, fut envoyé à Lyon d'où il ne devait plus sortir.
Voici en quels termes Louis Veuillot présentait « Le
Monopole » au public de V Univers : « M. l'abbé Desgarets,
chanoine de Lyon, lut un jour dans un discours de M. Vil-
lemain ces paroles remarquables : — Prétendre que l'en-
seignement universitaire est un enseignement sceptique
et irréligieux me paraît une forme de calomnie, et pour
prouver que cet enseignement ait donné lieu à de tels
reproches, il faut des faits et des exemples ; je les attends.
— Désirant fournir au ministre et au public ces preuves si
audacieusement provoquées, M. l'abbé Desgarets se mit à
l'œuvre ; il consulta les livres de nos mandarins grands
et petits, ceux de M. Villemain comme les autres ; il prêta
l'oreille à ce qui se dit dans les chaires de l'Université,
dans les journaux de l'Université ; il compulsa les rapports
ofliciels. Ayant formé de tous ces documents un volume
de 666 pages, en petit texte, il l'offre à M. Villemain et à
la France : — Les preuves que vous demandez, elles sont
dans vos écrits, dans vos discours; les voilà! ^ »
1. IJUnivers, aS mai i843.
474 LA COMPAGNIE DE JESUS
Le Monopole universitaire est en effet moins un livre
qu'un recueil de coupures. Il comprend cinq chapitres ;
mais les quatre derniers, consacrés à la discussion du
monopole au point de vue légal, sont plutôt un appendice
ou même une surcharge ; toute la valeur et tout Tintérét
de l'œuvre sont dans le premier chapitre qui d'ailleurs
occupe à lui seul cinq fois autant de place que les quatre
autres ensemble, 550 pages sur 666. Les citations sont
distribuées en six Articles ou paragraphes, où l'on établit
successivement que l'enseignement universitaire : « 1° in-
sulte à la religion et à tout ce qu'elle respecte ; — 2° loue
et exalte les ennemis de la religion et les erreurs qui lui
sont contraires ; — 3" met en question et nie les dogmes
spéciaux de la religion catholique ; — 4" n'épargne pas ceux
qui lui sont communs avec les sectes protestantes ; —
5° ébranle les vérités fondamentales de toute religion et
de toute société; — 6° entraîne comme conséquence l'im-
moralité dans les collèges et dans les nations. »
Assurément il serait injuste autant qu'illogique de géné-
raliser en pareille matière et d'attribuer au corps ensei-
gnant tout entier ce qui est le fait de quelques-uns de ses
membres. C'est le danger de ces sortes d'enquêtes. Mais,
à le considérer en lui-même, le procédé employé par
l'auteur du Monopole est parfaitementlégitime, et la justice
ecclésiastique, comme la justice civile, en use à l'occasion.
Il n'était vraiment pas trop difficile de montrer que l'en-
seignement de tels ou tels maîtres, des plus en vue dans
l'Université, méritait l'une ou l'autre des imputations que
l'on vient de lire. Il suffisait de parcourir, avec un peu
d'attention et la plume à la main, les cours, les manuels
de Philosophie ou d'Histoire, les publications diverses
d'universitaires tels que MM. Cousin, Jouffroy, Bouillier,
Damiron, Gatien-Arnoult, Lerminier, Bersot, Ferrari,
Libri, Michelet, Quinet, Matter, etc., sans en exempter
MM. Guizot et Villemain, et l'on avait bien le droit de
dire, en présentant ces extraits : Voilà ce que l'Université
enseigne à la jeunesse condamnée à subir ses leçons.
CHAPITRE IX 475
C'est ce travail que le Père Deschamps avait poursuivi
pendant des années, avec la persévérance d'un lutteur
acharné et la clairvoyance d'un théologien très averti. Il
avait rapporté de ses immenses lectures un très riche
butin de citations bien choisies, et pour la plupart assez
étendues pour qu'on ne pût lui reprocher d'en avoir altéré
le sens en isolant quelques phrases de leur contexte. Ces
citations valent par elles-mêmes ; il aurait fallu, semble-
t-il, se contenter de les grouper en les reliant tout au plus
par un fil discret, sans laisser voir ni la main, ni la per-
sonne du collectionneur. Malheureusement, il ne se tient
pas d'intervenir ; il interrompt les gens dont il rapporte
les propos, il les prend à parti, il discute, il réfute, il
gourmande, et cela, on doit le reconnaître, sans aménité.
Ainsi allongé ce formidable dossier perd plutôt de saforc«
qu'il n'y gagne, d'autant plus que par là il donne prise à
des répliques très sérieuses. Réduit de deux ou trois cents
pages, allégé de toutes personnalités, le livre du Père Des-
champs eût été contre le monopole de l'Université un acte
d'accusation irréfutable, sur lequel ses défenseurs auraient
épilogue peut-être, mais qu'ils n'auraient pu esquiver, en
répondant à des invectives par des injures.
La manière insolite dont le manuscrit fut livré à l'im-
pression n'avait sans doute pas permis de lui appliquer
dans sa rigueur la censure d'usage dans la Compagnie.
A plusieurs reprises, le Père Général lui-même en exprima
ses regrets. Comme il était question de le réimprimer, la
première édition ayant été épuisée en quelques semaines,
il faisait écrire au Provincial de Lyon : « Usez de toute
l'autorité que vous pouvez avoir sur les éditeurs de cet
ouvrage pour qu'on en retranche absolument les person-
nalités, les épithètes injurieuses, tout ce qui sent l'aigreur.
De telles armes ne conviennent qu'à ceux qui combattent
la vérité ; ses défenseurs doivent se les interdire. » (25 Juil-
let 1843.)
Gomme il fallait s'y attendre, l'apparition du Monopole
déchaîna une tempête dans les bureaux de la presse. La
476 LA COMPAGNIE DE JESUS
plupart des grands journaux, le Constitutionnel^ le Natio-
nal, le Journal des Débats^ le Globe, le Siècle, la Gazette
de l'Instruction publique étaient à la dévotion de V Univer-
sité ou même rédigés par des universitaires. Si le « cha-
noine de Lyon » manquait parfois de mesure dans l'atta-
que, on ne se piqua guère d'urbanité dans la défense. On
s'oublia jusqu'à le traiter à'épileptique et de crocheteur
ivre. Quant au fond même de l'accusation contre l'ensei-
gnement universitaire, on parvint à relever dans le volu-
mineux recueil de citations, quelques inexactitudes, en
fort petit nombre et sans importance. Gomme conclusion,
en règle générale, on affecte le mépris pour l'œuvre et
l'ouvrier. A quoi celui-ci répliquait assez pertinemment,
dans une lettre au Réparateur, que les injures ne sont pas
des raisons. Et au surplus, « je m'estime honoré, disait-il,
d'être associé aux outrages dont la presse dite libérale
accable les évéques et le clergé ». On prétend que la lec-
ture de son livre soulève le dégoût. 11 n'en est pas étonné,
il a cité mot à mot les écrits de ces Messieurs. Enfin, si
ce livre ne déposait pas de façon accablante contre l'Uni-
versité, si vraiment il ne méritait que le dédain, pourquoi
donc tant de bruit et tant de colères^? (20 Mai 1843.)
De fait, amis et ennemis se rendaient compte que le
terrible « chanoine » avait frappé fort et frappé juste. La
correspondance qui lui arrivait de toute part, et qu'il trans-
mettait au Père Deschamps, est pleine d'expressions
comme celles-ci : « C'est un coup de massue... C'est le
coup de mort pour le monopole ; il ne s'en relèvera
pas... » Vn fait plus significatif encore et qui était de
nature à exaspérer ceux qui eussent bien voulu organiser
la conspiration du silence et du dédain, le livre circulait
entre toutes les mains; les 2.000 exemplaires mis dans
le commerce avaient été enlevés à la première annonce;
I. L'auteur de la Vie de Monlalembert qualifie le « Monopole » de
pamphlet. Le mot paraît bien excessif; dans l'acception ordinaire il
s'entend d'un écrit « mensonger et injuste ». Le « Monopole » n'était
assurément ni l'un ni l'autre.
CHAPITRE IX 477
une nouvelle édition était réclamée et attendue; on ne
crut pas devoir la faire; nous dirons bientôt pourquoi.
Mais une seconde publication, L'Université jugée par elle-
même, vint compléter et renforcer la première \
Le « Monopole » était un arsenal où l'épiscopat trouvait
abondamment à se fournir d'armes pour sa campagne
contre l'enseignement universitaire. Plusieurs de ses
membres ne marchandèrent pas leurs félicitations à celui
qui passait pour en être l'auteur; quelques-uns, d'autre
part, plus impressionnés par les côtés répréhensibles de
l'œuvre, ou par les conséquences fâcheuses qu'ils pré-
voyaient, laissèrent plus ou moins entrevoir leur désap-
probation. Seul toutefois l'archevêque de Paris donna à
la sienne la forme d'un blâme formel et public. Gomme
nous l'avons dit, il s'était senti obligé, lui aussi, par le
devoir de sa charge pastorale, à s'élever contre la Philo-
sophie rationaliste et antichrétienne de l'Université. Ami
de la paix et soucieux d'entretenir la bonne harmonie
entre les puissances, il le fit de façon plutôt objective et,
si l'on peut dire, académique, ayant soin de répudier
toute solidarité avec les hommes qui attaquaient l'insti-
tution elle-même, sans ménagement comme sans autorité.
L'écrit parut sous le titre de Observations sur la contro-
verse élevée à Voccasion de la liberté d'enseignement. On
y lisait à propos du Monopole : « Il (le clergé) repousse
la responsabilité de deux livres récemment publiés. Le
premier, adopté ou écrit par un chanoine de Lyon, signale
des erreurs qui ne sont que trop réelles, trop pernicieu-
ses; mais étant éloigné des écrivains qu'il voulait juger,
il a confondu des hommes dont il devait séparer la
cause... 11 a pris un ton très injurieux, etc.. »
Le « chanoine de Lyon » n'était pas d'humeur à s'in-
cliner sous cette semonce d'un prélat dont il n'était pas le
justiciable. Originaire du Rouergue, comme Mgr AfFre
I. In 8° de aaô pages. Lyon, octobre i843.
478 LA COMPAGNIE DE JESUS
lui-même, l'abbé Desgarets qui avait, disait-il, « quitté à
regret ses chères montagnes », en avait apporté, avec de
belles qualités sacerdotales, un caractère peu endurant.
Sa réponse parut dans VUnivers : ... « Je comprends d'au-
tant moins, disait-il, que, ayant déclaré hautement que
je n'avais agi qu'en qualité de citoyen français, sans avoir
pris l'avis ni du clergé, ni d'aucune Congrégation, Mon-
seigneur pouvait se regarder comme complètement dis-
pensé de désavouer une œuvre de dévouement personnel
et de déverser sur moi un blâme aussi amer et que, à
aucun titre, je ne puis accepter. ^ » Cette fois c'était bien
« le chanoine de Lyon » en personne qui tenait la plume;
le Père Deschamps n'y était pour rien. Mais Mgr Affre,
qui n'ignorait pas le véritable état civil du Monopole^ ne
voyait plus que les Jésuites dans cette affaire : « Et c'est
encore sur nous, écrivait le Père Maillard, que l'irritation
retombe. » (7 Septembre 1843.)
D'ailleurs, le vieil évéque de Chartres — encore un
Aveyronnais — toujours sur la brèche, prenait contre
son métropolitain la défense du Monopole avec la rude
franchise qu'autorisaient son âge et ses longs services.
Après avoir affirmé, une fois de plus, que les manuels
d'Histoire en usage dans les collèges universitaires « ne
peuvent avoir d'autre effet que d'aveugler, de pervertir
et de perdre sans ressource notre jeunesse », Mgr Clau-
sel de Montais poursuit : « C'est ce que prouve jusqu'à
l'évidence l'ouvrage de M. des Garets, recueil immense
et très bienfait, où des citations fidèles sont accompagnées
de réflexions judicieuses, qui supposent beaucoup de
recherches et décèlent un savoir étendu et varié. Ce
livre ne saurait être trop consulté, trop lu par nos évê-
ques, par les pères de famille, par tous les hommes qui
désirent connaître la vérité sur un sujet, lequel est pour
la France une question de vie ou de mort. Je regrette
vivement de ne pouvoir m'unir au désaveu que fait de
1. UAini de la Religion. T. GXVIH, p. 869.
CHAPITRE IX 479
ce livre un illustre prélat pour lequel je n'ai que respect
et afïection... » Suit un examen des griefs de fond et de
forme sur lesquels s'appuyait le verdict de condamnation,
et l'apologie se termine par une déclaration qui ne man-
que pas de fierté : « Les défenseurs ardents du monopole
ont fait grand bruit de ce jugement du pieux et savant
archevêque, et ils s'en sont hautement prévalus comme
d'une décision souveraine et sans appel. Mais rien de
plus vain que ce triomphe. Ils ignorent les lois de notre
institution divine. Une prééminence honorifique n'y
entraîne point une supériorité quant à l'enseignement.
L'Eglise de France ne connaît point de dictateur ni de
patriarche, et l'aulorité doctrinale de tous les premiers
pasteurs y est exactement la même. » (28 Septembre 1843.)
Si l'on en croit une récente biographie de Mgr AlFre, le
prélat fut profondément affecté de cet éclat de son suffra-
gant. On l'eût été pour moins que cela. Cependant, ajoute
l'auteur, « l'amitié des deux grands évêques » n'en fut
pas troublée. Quelque temps après Mgr de Chartres, ayant
fait une visite à l'archevêque à Saint-Germain, « se
montra plein d'une afiectueuse effusion pour lui. Il lui
annonça qu'il écrivait à Grégoire XVI, et il ajouta : Je dis
au Pape que je vous estime et vous aime beaucoup ^ »
Quant aux Jésuites, nous aurons à dire quels désagré-
ments leur survenaient à cette heure même de la part de
l'administration archiépiscopale. L'incident du Monopole
universitaire n'y fut vraisemblablement pas étranger.
D'ailleurs, même parmi eux, la publication de ce livre
fut appréciée de manières fort diverses ; ce désaccord s'ac-
cuse dans les correspondances. « Le Monopole, écrit le
Provincial de Lyon, est bien propre à ouvrir les yeux;
c'est un service rendu à la religion... » Le Père Maillard
regrette seulement que « quelques passages, ou tout au
1. D. Affre, archevêque de Paris, par l'abbé Alazard, Paris, Amal.
igoS, p. 5i2.
480 LA. COMPAGNIE DE JÉSUS
moins certaines expressions aient une couleur politique,
d'autant plus que V Université telle quelle est un héritage
de la Restauration ».(8Mai 1843.) D'autres se montraient
plus sévères, et à en croire certains bruits, c'était grâce à
l'appui personnel du Provincial que le manuscrit du Père
Deschamps n'avait point été arrêté par la censure. 11
semble toutefois que, à Lyon et dans le Midi, les con-
frères du Père Deschamps applaudirent pour la plupart à
la charge menée par le rude batailleur. Mais à Paris il en
alla tout autrement. Une lettre du Provincial traduit ses
inquiétudes et celles de son entourage : « ... La recrudes-
cence des colères contre nous est terrible en ce moment.
C'est l'inopportun Monopole universitaire^ publié à Lyon
par un chanoine, qui en est principalement la cause.
L'ouvrage est trop violent pour la forme, et on n'a pas
apporté la discrétion nécessaire pour que l'ouvrage ne
fut pas attribué à un autre qu'au chanoine qui l'a signé.
Le nom de celui à qui on l'attribue court maintenant par-
tout, et un ministre, qui l'avait sur sa table peu de jours
après son apparition, disait : Ce sont ces scélérats de
Jésuites qui ont fait cela... » (13 Mai 1843.)
Le Père de Ravignan ne dissimulait pas sa désappro-
bation. Sur des plaintes portées contre lui à ce propos,
il dut s'en expliquer dans une lettre au Père Général,
lettre reproduite in extenso dans sa Fte, et qui par consé-
quent appartient à l'Histoire :
« ...Quand le livre du Monopole parut, je ne sais si j'ai
appelé la situation créée parce livre malheur immense;
mais j'y ai vu avec les esprits les plus graves, les plus
dévoués à l'Eglise et à la Compagnie, un obstacle à des
résultats que le mouvement religieux prononcé semblait
amener plus paisiblement. J'ai blâmé en ce sens les for-
mes injurieuses du livre. J'ai pu exprimer des craintes
sur les conséquences. Quant à l'existence de la Compagnie
en France, je savais toute l'irritation du pouvoir contre
nous à ce sujet. J'ai pu dire et penser que cette publica-
tion ainsi faite était dangereuse, inopportune peut-être;
CHAPITRE IX 481
je ne crois réellement pas avoir dit ni pensé autre
choses »
Manifestement il y avait divergence d'opinions entre
Lyon et Paris, le Midi et le Nord; c'est que les points
de vue comme les milieux étaient différents. Les uns,
dans le calme relatif de la vie de province, envisageaient
la conquête de la liberté d'enseignement; c'était à leurs
yeux la question qui dominait tout et devant laquelle
toute autre préoccupation devait s'effacer. Les autres, pla-
cés au centre où s'agitent les affaires publiques, en con-
tact, avec les hommes qui les dirigent, partant mieux
informés, étaient aussi plus sensibles à des dangers
immédiats qui menaçaient la Compagnie. Dans des lettres
datées précisément d'avril et de mai, le Père Boulanger
rend compte des audiences qu'il vient d'avoir au minis-
tère de la Justice et des Cultes : la chapelle de la rue des
Postes est illégale, parce que non autorisée. Autre illé-
galité : il y a plus de vingt personnes réunies dans la
maison. Le ministre a demandé la liste des maisons,
celle des Pères, et celle des novices. Le Provincial n'a
pas cru pouvoir la refuser. (6 Avril 1843.) Quelques
semaines plus tard, nouvelle alerte. Le Garde des Sceaux
ne cache pas à son interlocuteur qu'il « s'attend à un
violent orage contre les Jésuites à la Chambre des Dépu-
tés ». On s'en est entretenu au Conseil des ministres. Le
Gouvernement serait plutôt porté à la bienveillance; mais
il est harcelé; pourra-t-il tenir tête à la meute furieuse?
Le Monopole tombe bien mal à propos au milieu de ces
négociations. Aussi « ce qui a passé à Lyon n'eût jamais
passé à Paris ». (17 Mai 1843.) D'autre part, le Père de
Ravignan est à l'heure la plus brillante de son apostolat à
Notre-Dame ; le mouvement de retour à la religion se
propage dans les hautes sphères; l'Université elle-même
y est entraînée, comme le barreau et la magistrature; des
I. Vie du R. P. X. de Ravignan, par le P. de Ponlevoy, lo» édition.
Tome I, p. 272.
La Compagnie de Jésus. 31
482 LA. COMPAGNIE DE JESUS
ministres viennent s'asseoir au pied de la chaire de l'il-
lustre conférencier ; il est en relations avec les person-
nages les plus considérables; il a des entrevues avec le
chef du gouvernement, M. Guizot, et il traite avec lui des
intérêts de son Ordre. En pareil moment une manifes-
tation contre l'enseignement universitaire de la part d'un
Jésuite ne pouvait que paraître bien intempestive. Aussi
le dissentiment va persister pendant toute l'année 1844.
Le Père Deschamps n'était pas homme à lâcher prise.
La campagne contre le monopole devenait de jour en jour
plus ardente, les champions de la liberté plus nombreux
et plus résolus ; quelques-uns l'emportaient sur le Jésuite
par l'autorité ou le talent; aucun ne dépensa au service
de la cause plus d'activité et de persévérance. Après le
Monopole universitaire^ suivi bientôt de V Université jugée
par elle-même ou Réponse à ses défenseurs, il publie coup
sur coup L'Université jugée par le Conseil d'État dans
V affaire de Mgr de Chartres; La Charte-Vérité ou le Mono-
pôle devant les Chambres ; une série de neuf brochures
sous le titre de Dialogues sur la liberté d'enseignement;
Les Masques^ ou Ce que cest qu'une Révolution^; La
Grande moquerie ou Le Projet de M. Villemain sur la
liberté d' enseignement ; enfin le Catéchisme de l'Université
ou Un écolier catliolique et des professeurs universitaires.
Toutes ces productions, dont quelques-unes représen-
tent de 200 à 300 pages in-8", se succèdent entre 1843 et
1845. Elles sont signées tantôt d'« Un ami de la Charte^),
ou d' « Un montagnard vivarois », tantôt d'un nom de
guerre, comme Dominique des Brandons ; mais personne
ne s'y trompe, on reconnaît à sa manière l'auteur du Mono-
pole. Livre ou brochure, aucun de ces écrits ne passe
I. D'après Sommervogel, La Bibliothèque de la Compagnie de Jésus.
Mais dans une lettre du P. Maillard au P. Général, on lit : « On l'attribue
(Les Masques) au P. Desehaïups, mais il est de M. de LongeA'ialle. C'est
d'ailleurs une compilation d'articles de journaux, avec une Introduc-
tion ».(8 Octobre i8Vi.) Peut-être cette Introduction serait-elle du P. Des-
champs, ce qui aarait donné lieu de lui attribuer la « compilation ».
CHAPITRE IX 483
inaperçu. Parmi les militants ils sont accueillis avec faveur,
mais, dans l'intérieur de la Compagnie, les partisans de
la modération s'inquiètent; la fougue du Jésuite lyonnais
paraît de plus en plus compromettante aux confrères
parisiens; les plaintes arrivent en même temps que les
approbations. Le Provincial écrit : « Je ne sais à qui enten-
dre; je suis entre l'enclume et le marteau. » (17 Jan-
vier 1845.) A un moment, il donne l'ordre d'arrêter la
publication des Dialogues devenue hebdomadaire; mais,
sur les réclamations du libraire et des abonnés, il se voit
obligé de rapporter l'interdiction. Pendant ce temps son
collègue de la capitale envoyait aux maisons de sa Pro-
vince une circulaire recommandant à tous, « comme un
devoir rigoureux, d'éviter dans leurs discours tout ce qui
pourrait avoir trait de près ou de loin à la politique »... En
particulier, « nos Pères, y est-il dit, ne doivent jamais
parler delà liberté d'enseignement, ni dansleurs sermons
ou conférences, ni dans les allocutions qu'ils auraient
occasion d'adresser à quelques réunions d'hommes ou de
femmes ». (14 Avril 1843.)
Tel fut le rôle des Jésuites dans cette phase, la plus
chaude, de la lutte pour la liberté d'enseignement. Un
seul d'entre eux, sans notoriété, et sans même se décou-
vrir, figure parmi les combattants, approuvé par quel-
ques-uns des siens, toléré presque à regret par d'autres,
et franchement désavoué, on peut le dire, par le plus grand
nombre. L'attitude de la Société elle-même, attitude que
lui impose l'état de l'opinion à son égard, est celle de
l'abstention et de l'effacement. Après cela on peut s'éton-
ner de voir les partisans du monopole faire retomber sur
elle tout le poids des récriminations et des représailles.
C'est au cours de l'année 1843 que l'oftensive fut enga-
gée à fond. M. de Saint-Priest* en donna le signal à la
I. Le Moniteur : Séance de la Chambre des Députés, 3 février i843.
M. de Saint-Priest, député du Lot, n'avait rien de commun avec le comte
Alexis de Saint-Priest, pair de France.
484 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
Chambre des Députés, lors de la discussion de l'Adresse
au Roi, par laquelle s'ouvraient les travaux parlementaires.
Il proposait d'y ajouter un amendement ainsi conçu :
« Nous espérons que la loi qui doit régir l'enseignement
viendra, au cours de cette session, remplir une des pro-
messes de la Charte et satisfaire un des vœux du pays. »
« Je ne connais rien, disait-il à l'appui de sa proposition,
de plus incompatible avec une Constitution qui consacre
toutes les libertés, que les décrets organiques de l'Univer-
sité... La Charte a promis solennellement, il y a douze ans,
et dans le plus court délai possible, la liberté d'enseigne-
ment; et cependant, depuis douze ans, nous sommes sous
le régime du monopole. Vouloir perpétuer ce monopole,
ne serait-ce pas dénier l'exécution du pacte fondamental ?»
Devant cette mise en demeure, le ministre s'étant
engagé à déposer un projet de loi, l'amendement fut
retiré. Quelques semaines plus tard M. Villemain faisait
paraître au Moniteur son fameux Rapport au Roi sur Vétat
de V Instruction publique en France. (3 Mars 1843.) C'était,
sous la plume du Grand Maître de l'Université, l'apologie,
ou mieux le panégyrique de l'institution universitaire.
M. Villemain se souvenait de Scipion accusé par des
adversaires politiques et, pour toute réponse, montant au
Capitole.
On attendait autre chose ; l'irritation fut grande et les
réclamations redoublèrent. Des pétitions arrivèrent de
tous les points du pays à la Chambre des Pairs. L'avocat
Mérilhou, que nous avons vu sous la Restauration plaider
contre les Jésuites, fut nommé rapporteur et conclut
au rejet. Mais la discussion était amorcée ; elle remplit
plusieurs séances. M. Villemain, secondé par M. Cousin,
saisit l'occasion pour commenter et compléter son Rap-
port. L'enseignement de TUniversitô, celui de la Philo-
sophie spécialement, était irréprochable, son personnel
digne de tout respect, les attaques dont elle était l'objet
pures calomnies; au surplus, le monopole n'existait pas,
les pensions et autres établissements libres étaient en
CHAPITRE IX 485
nombre suffisant. Enfin le pays ne demandait pas la
liberté d'enseignement; le bruit mené autour de cette
question était le fait de quelques esprits agités, sans man-
dat et sans importance. Les réformes à accomplir avaient
besoin d'être étudiées dans le calme et avec beaucoup
de réflexion. Plus tard on aviserait. Sous le bénéfice de
ces observations, M. le ministre ne s'opposait pas à ce que,
conformément au vœu de quelques nobles pairs, les péti-
tions lui fussent renvoyées. Toutefois il exceptait celles
qui osaient réclamer la liberté pour les corporations reli-
gieuses; celles-là il les repoussait de toute son énergie.
M. Villemain entrevoyait déjà le retour des Jésuites, et
cette perspective effrayait son âme passionnée pour la
liberté du pays et pour la paix de l'Église elle-même :
« Nous oublions vite en France, s'écria-t-il ; nous parais-
sons ne plus nous souvenir de 1830 et de la Restauration
et des enseignements terribles d'un trône jeté dans la
boue. Ne vous rappelez-vous plus la marche cachée d'une
corporation plus funeste encore à ses amis qu'à ses enne-
mis, et son mauvais esprit contre les franchises du peuple
et l'indépendance de l'État, cet esprit ennemi juré de tout
libre arbitre intellectuel?... N'est-ce pas cet esprit de
l'Institut des Jésuites qui finit par soulever la France
entière, je ne dirai pas contre la religion, mais contre le
culte catholique confondu malheureusement avec les
excès des énergumènes? Les véritables catholiques ne
devraient pas demander le retour de ces corporations
funestes... Ils doivent être heureux que les Ordonnances
les interdisent... » — La tirade se terminait par une de ces
antithèses où un orateur qui sait son métier ramasse son
discours en un raccourci saisissant : « C'est parce que
j'aime les libertés de mon pays que je ne veux pas concé-
der la liberté de leur destruction. Je la refuse aux destruc-
teurs <. »
Le vote de la Chambre des Pairs calma sur ce point les
I. Le Moniteur : Séance de la Cliambre des Pairs, 12 maii843.
486 LA COMPAGNIE DE JESUS
appréhensions du ministre. Quant à la liberté d'ensei-
gnement, on souhaitait qu'il prît en considération la
requête des pétitionnaires. Ce vœu platonique n'était
pas pour triompher des résistances de M. Villemain ; il
espérait bien endormir par ses promesses l'ardeur des
réclamants, et avec le temps enterrer une question qu'il
ne voulait pas résoudre.
IV
Mais le parti catholique n'entendait pas se prêter à ce
calcul. Il comptait maintenant parmi ses recrues un rude
jouteur avec lequel les pontifes de l'Université, les ora-
cles de la presse et du parlement et les ministres eux-
mêmes seraient obligés de compter. C'est au début de
1843 que Louis Veuillot avait pris la direction de VUni-
vers ; les premiers combats qu'il soutint furent naturelle-
ment pour la liberté qu'il s'agissait alors de conquérir.
L'été venu, il publia une Lettre à M. le ministre de l'Ins-
truction publique^ où il se propose, disait-il, « de résumer
la longue polémique qui vient de s'agiter entre l'Univer-
sité et le principal organe des catholiques dans la presse
parisienne », 11 débute par cette déclaration que Sainte-
Beuve qualifia à'inliumaine : « Vous n'aurez point de
vacances cette année, M. le ministre, ni votre succes-
seur l'année prochaine, s'il plaît à Dieu; car les catholi-
ques ne veulent plus interrompre la guerre qu'ils livrent
à l'enseignement d'Etat. » Et un peu plus loin : « Ce court
écrit, si vous daignez le parcourir, vous fera connaître au
vrai nos droits, nos vœux et quelques-unes de vos fau-
tes... » Ces trois mots renferment en effet le sujet et la
division de l'opuscule ; les droits et les vœux des catho-
liques y sont exposés avec la précision et la fermeté lumi-
neuse, caractéristique de la manière du maître écrivain;
les fautes des gouvernants, avec la verve caustique, ven-
geresse, parfois étourdissante qui lui a valu de si chaudes
admirations et de si violentes rancunes. La Lettre à M. le
CHAPITRE IX 487
ministre de V Instruction publique fut un coup douloureu-
sement ressenti dans le camp universitaire; on en peut
juger par l'irritation qu'elle y causa : « Ce M. Louis Veuil-
lot, écrivait Sainte-Beuve, est Tune des plus insolentes
plumes du parti... » Gela rappelle le cri échappé au vieux
roi de Prusse témoin d'une charge des escadrons français :
« Oh! l'insolente nation! »
Deux mois plus tard paraissait la brochure de Monta-
lembert : Du devoir des catholiques dans la question de
la liberté d'enseignement. C'était une sorte de proclama-
tion adressée par un chef à ses troupes, proclamation
véhémente où les objurgations ne manquaient pas : « Si
vous l'aviez voulu, disait-il, évêques de France et vous,
pères de familles catholiques, il y a longtemps déjà que
nous serions libres, et le jour où vous le voudrez sérieu-
sement et énergiquement, nous le serons... Les catholi-
ques n'ont rien à espérer des Chambres ni de la Couronne.
Ils ont depuis trop longtemps l'habitude de compter sur
tout, excepté sur eux-mêmes... Nombreux, riches, esti-
més par leurs plus violents adversaires, il ne leur manque
qu'une seule chose, c'est le courage... Dans la vie publi-
que ils sont catholiques «/j/èi^ tout, au lieu de VéivQ avant
tout... Ils n'obtiendront rien jusqu'à ce qu'ils se décident
à agir virilement...; jusqu'à ce qu'ils soient devenus ce
qu'on appelle en langage parlementaire un embarras
sérieux. Alors seulement, on daignera prendre en consi-
dération leurs droits, leurs vœux et leurs plaintes. »
Montalembert traçait ensuite le plan de bataille et indi-
quait les armes que les institutions d'un peuple libre met-
taient à la disposition des catholiques, et avec lesquelles
ils pouvaient « briser le joug d'une législation abusive
qui est un attentat aux droits de la conscience, de la
famille et de la société ». Puis il concluait, comme il l'eût
fait devant un auditoire subjugué par son irrésistible
éloquence :
« Si vous ne le brisez, ce joug odieux, catholiques, ne
vous en prenez qu'à vous-mêmes. Si vous vous laissez
488 LA COMPAGNIE DE JESUS
tromper par des paroles tantôt doucereuses, tantôt inso-
lentes et hautaines des chefs de l'Université; si vous
vous endormez avec une béate confiance dans je ne sais
quelles promesses cent fois démenties; si chaque fois qu'il
s'élève parmi vous des voix désintéressées et intrépides
pour flétrir la tyrannie, vous criez au danger et à l'impru-
dence, alors, vous pouvez y compter, cette tyrannie durera
et se fortifiera en durant; comptez-y aussi, vous serez
punis de votre lâcheté et de votre mollesse dans votre pos-
térité ; le germe infect qui vous effraye se transmettra et
se propagera de génération en génération et les enfants de
vos enfants seront exploités, comme l'ont été leurs pères,
par des rhéteurs, des sophistes et des hypocrites. Dor-
mez maintenant, si vous le pouvez, ilotes volontaires, en
présence d'un tel avenir; mais cessez de vous plaindre, en
dormant, d'un mal dont le remède prompt et facile est
entre vos mains, subissez en silence le sort que vous avez
voulu et que vous avez mérité, »
Lesévêques ainsi admonestés au passage par « le jeune
pair », en même temps que leurs ouailles, commençaient
à entrer dans le mouvement ; aux réclamations contre les
écarts de l'enseignement philosophique ils osaient joindre
des protestations contre le monopole. « 11 est incroyable,
écrivait l'indomptable évêque de Chartres, que, après les
preuves actuelles, flagrantes, incomparables par leurforce
et leur évidence de l'esprit antichrétien et anticatholique
que l'Université communique à ses élèves, on force des
milliers de parents catholiques à conduire eux-mêmes
leurs enfants à cette source où ils s'abreuveront de doc-
trines directement contraires à leur foi. Je ne crains point
de le dire, cette épreuve, quoique exempte de violences
extérieures et de persécutions déclarées, est la plus terrible
et la plus dangereuse à laquelle aient jamais été soumis
les membres de la vraie Eglise.^ »
Rien ne pouvait être plus désagréable au Gouvernement
I. Lettre publique du 22 mai i843.
CHAPITRE IX 489
que de voiries évêques descendre dans l'arène et saisir
le public par la voie de la presse de leurs griefs contre
l'Université. Aussi, à la date du 5 Avril, le ministre des
Cultes, M. Martin du Nord, leur adressait une circulaire
« très confidentielle » pour les en dissuader. Le document
est curieux. Dans un langage plein de modération et même
de déférence, le ministre s'efforce de convaincre les évê-
ques qu'il serait malséant pour leur caractère de se mêler
aux discussions politiques à la façon des journalistes.
Qu'ils écrivent plutôt directement au ministre pour lui
faire leurs représentations et lui exposer leurs désirs. Ils
peuvent être assurés qu'on y prêtera toujours la plus
bienveillante attention'.
A vrai dire, l'épiscopat n'était pas encore unanime sur
la meilleure méthode à adopter. Au début de sa première
Lettre sur le monopole universitaire, l'évéque de Char-
tres disait : « J'ai reçu la missive du ministre des Cultes
pour m'engager à me taire ; mais cela ne peut pas effacer
de mon esprit la parole des Apôtres : 11 vaut mieux obéir
à Dieu qu'aux hommes... » Quelques autres, l'archevêque
de Paris à leur tête, étaient d'avis de s'en tenir à la ligne
de conduite tracée dans la circulaire ; l'archevêque de
Besançon, le futur cardinal Mathieu, affirmait qu'elle lui
avait toujours réussi. Par contre le cardinal de Donald
disait à qui voulait l'entendre : « Si j'écrivais au ministre,
même au Pioi, ma lettre serait oubliée dans quelque car-
ton ; c'est parce que j'ai protesté publiquement que l'on
n'a pas osé faire certaines nominations. » Montalembert,
lui, déclarait nettement que, en haut lieu, on se moquait
de ces recours discrets au bon vouloir ministériel :
« Nous savons bien, disait-il dans son manifeste, que la
grande majorité des évêques ont adressé au ministre des
plaintes énergiques et réitérées contre la direction de cet
enseignement et contre le déni de justice qu'implique le
maintien du monopole; nous avons même vu des lettres
1. Voir aws. Pièces justificatives N" XV.
490 LA COMPAGNIE DE JESUS
et des Mémoires émanés de plumes épiscopales qui eus-
sent à coup sûr ébranlé l'opinion des plus indifférents, si
la publication ne leur eut manqué, ^Mais quel a été le
résultat de ces démarches confidentielles ? Aucun. Les
ministres répondent d'une manière évasive, et, tandis que
leurs cartons sont remplis des plaintes de l'épiscopat, ils
répliquent effrontément aux orateurs qui leur objectent
ces doléances qu'ils ne savent ce qu'on veut dire, et ils
font vanter dans leurs journaux la prudence de la majo-
rité des évêques français, par opposition à ceux d'entre
ces prélats qui ont commis le crime de confier au pays
entier le secret de leurs doléances ^ »
De fait le nombre des évoques à qui le Gouvernement
décernait ces éloges intéressés allait diminuer rapide-
ment. L'évêque de Langres, Mgr Parisis, qui déjà s'était
placé au premier rang parmi ses collègues dans la lutte
contre le monopole, faisait tomber les dernières hésita-
tions par la publication de sa brochure. Du silence et de la
Dublicité. Il y traite la question à la façon d'un cas de
conscience. Les évêques doivent-ils revendiquer devant
l'opinion publique la liberté d'enseignement? Il y a pour la
négative ce qu'il appelle des « préjugés légitimes », mais
pour l'affirmative, des « raisons déterminantes », dont
les principales sont que la question est religieuse beau-
coup plus que politique et que, sous le régime constitu-
tionnel, l'Eglise n'a pas d'autre moyen d'obtenir son droit.
On n'était plus au temps où une Ordonnance royale
déclarait l'abus contre un cardinal archevêque coupable
d'avoir, dans un Mandement, formulé des vœux pour le
retour des Ordres religieux et motivait son arrêt sur cet
étrange considérant : « Les évêques peuvent demander
au Roi des améliorations pour la religion, mais pas par
Lettres pastorales adressées aux peuples, auxquels ils ne
peuvent parler que de leurs devoirs^. » Cette fois, les
I. Du devoir des catholiques, etc.
a. Ordonnance du lo janvier iSaiJ, rendue contre un mandement du
cardinal de Glermont-Tonnerre, archevêque de Toulouse.
CHAPITRE IX 491
évêques de France crurent qu'ils pouvaient, sans attenter
à la prérogative royale ni se diminuer eux-mêmes, user
du droit commun. Le Gouvernement fit son possible pour
arrêter des publications qui le contrariaient fort, jusqu'à
les « réprouver » à la tribune des Chambres et à presser
sur le Saint-Siège pour qu'il les désavouât. Les évêques
ne se laissèrent ni persuader ni intimider. Tous, à très
peu d'exceptions près, par Lettres pastorales, privées ou
collectives, réclamèrent non plus seulement un régime de
faveur pour leurs petits séminaires, mais la liberté pro-
mise par la Charte. Le Comité pour la Défense religieuse
publia en 1845 un recueil d'extraits et d'analyses de ces
documents; il ne remplit pas moins de trois volumes ^
A la suite de l'épiscopat, le clergé paroissial et les
catholiques de tout rang entraient en campagne : péti-
tions, brochures, articles de journaux attestaient leur acti-
vité ; selon l'expression d'un historien autorisé, « l'armée
réunie et mise en mouvement par M. de Montalembert
faisait vraiment bonne figure ». On ne pouvait plus la
traiter de quantité négligeable ni opposer à ses justes
revendications le silence du dédain.
Le Gouvernement de Juillet ne voulait pas abandonner
le monopole, dans lequel, à plus juste titre assurément que
la Restauration, il voyait un instrument de règne. L'Uni-
versité se fût honorée en prenant l'initiative du renonce-
ment, comme la noblesse française avait sacrifié ses privi-
lèges dans la nuit du 4 août. L'Université, moins généreuse,
se cramponna au sien avec une énergie digne d'une meil-
leure cause. Sainte-Beuve lui-même se montrait choqué
de ce qu'il appelait « des anxiétés de pot-au-feu ». Quant
aux libéraux voltairiens qui avaient jadis combattu pour la
liberté d'enseignement, ils allaient maintenant défendre
le monopole comme l'arche sainte. Aux catholiques qui
invoquent la Charte, le Journal des Débats osera répondre
I. Recueil des Actes épiscopaux relatifs au projet de loi sur V instruc-
tion secondaire. Publié par le « Comité pour la défense de la liberté
relijjieuse ». 3 vol. in-i8. Paris. A. Girou, 1844-
492 LA COMPAGNIE DE JESUS
qu'elle- n'a été faite « ni par eux, ni pour eux, mais con-
tre eux y>*.
Cependant on ne pouvait s'en tenir à cette fin de non-
recevoir par trop cynique. D'autre part le monopole était
en soi mal défendable ; il apparaissait positivement odieux,
d'autant que ses adversaires laissaient à l'Université tous
ses avantages, toutes ses prérogatives ; ils réclamaient
seulement, en face d'elle, une place au soleil pour la liberté.
On comprit bien vite dans le camp universitaire la néces-
sité de porter la défense sur un autre terrain, où l'on pour-
rait prendre l'offensive. C'est ainsi que, pour arrêter l'as-
saut contre le Monopole, on ne trouva rien de mieux qu'une
violente attaque, en apparence contre les Jésuites, en réa-
lité contre l'Église. Car, il faut bien le dire tout d'abord,
cette fois comme au temps de Montrouge, c'est elle, c'est le
catholicisme lui-même que l'on vise en ayant l'air de tirer
sur les Jésuites. Un organe du parti, plus loyal que ses
confrères, le Globe, leur adressait cette semonce : « Soyez
donc plus fermes et plus hardis; ne lancez plus vos traits
obliquement; laissez là les épithètes de Jésuite et de
casuiste. Allez droit au but. Osez dire aux évêques de
France : Nos injures sont pour vous. » Et la Revue indé-
pendante, par fidélité sans doute au titre qu'elle se don-
nait, n'hésitait pas à faire cet aveu: « Le Jésuitisme n'est
ici qu'une formule qui a le mérite de résumer toutes les
haines populaires contre ce qu'il y a de rétrograde et
d'odieux dans les tendances d'une religion dégénérée...
Tout le monde voit bien ce qui est au fond de cette que-
relle : il s'agit en réalité de savoir qui l'emportera du
catholicisme exclusif ou de la liberté. » (25 Mai 1843.)
Voilà de quoi expliquer cette sorte de mobilisation
générale contre une Congrégation religieuse qui, à elle
seule, ne méritait ni tant d'honneur ni tant de coups.
Depuis le jour où les valets jetèrent un voile sur la face
I. Thureau-Dangin, Histoire de la Monarchie de Juillet. Tome V
p. 498.
CHAPITRE IX 493
du Christ pour l'outrager à leur aise, on a pris l'habi-
tude de dissimuler, sous un nom qui attire les haines,
l'auguste réalité qui commande le respect. Pour lancer
les foules contre la religion on leur a dit, il y a trente ans :
Le cléricalisme, voilà l'ennemi! En 1843, on disait le
Jésuite^ mais c'était toujours le même « ennemi ».
C'est à M. Cousin que semble revenir l'honneur de cette
trouvaille. Il profita de son court passage au ministère de
l'Instruction publique en 1840 pour inscrire les Provin-
ciales au programme du baccalauréat. Du coup les Jésuites
étaient livrés en proie à leurs bons amis de l'Université.
Puis ce fut l'éloge de Pascal proposé par l'Académie
pour sujet de concours. M. Villemain, dans son Rapport,
dénonçait à l'animadversion publique « cette Société
remuante et impérieuse que l'esprit de gouvernement et
l'esprit de liberté repoussent également ». (30 Juin 1842.)
M. Dupin, à la séance de rentrée de la Cour de Cassation,
prenait, lui aussi, pour sujet de son discours l'éloge d'un
fameux adversaire des Jésuites, Etienne Pasquier, ce qui
lui donnait l'occasion de les cribler de traits acérés ; son
exemple était imité dans plusieurs cours du royaume;
à Aix, par exemple, on glorifiait Ripert de Monclar. Les
grands élèves des lycées de Paris se livraient à des exer-
cices du même genre ; on leur donnait pour sujet de com-
position Arnauld demandant au Parlement l'expulsion des
Jésuites, imputant à la Société les crimes les plus mons-
trueux et mettant en regard les mérites et les services de
l'Université.
Ce n'étaient là encore que des escarmouches. Les noms
de Michelet et de Quinet rappellent des charges à fond,
qui sont restées fameuses. M. Thureau-Dangin en a fait le
récit avec une complaisance marquée, mais aussi avec
cette gravité et cette modération dans les jugements sur
les personnes dont il ne se départ jamais. On ne saurait
suivre un guide plus autorisé : ' « En 1843, dit-il, deux
I. Voir Thureau-Dangin. Op. cit. T. V, pp. 5o3-5io.
494 LA COMPAGNIE DE JESUS
professeurs au Collège de France, non des premiers venus,
MM. Quinet et Michelet transformaient leurs cours en
une sorte de diatribe haineuse contre les Jésuites. La sur-
prise fut grande. Le passé de ces deux hommes ne sem-
blait pas les avoir préparés à ce rôle de pamphlétaires. »
Indifférent aux choses religieuses qu'il ignorait, Quinet
avait paru jusque-là un penseur inoffensif, vivant plutôt
dans les nuages et point du tout soucieux « des applau-
dissements vulgaires ». Quant à Michelet, c'est Mgr Frays-
sinous qui l'avait placé à l'Ecole Normale ; on l'avait chargé
successivement d'enseigner l'Histoire à la sœur du duc
de Bordeaux, puis à une fille de Louis-Philippe, la prin-
cesse Clémentine.
Gomment ces deux hommes devinrent-ils, « à l'étonne-
ment de tous et au regret de leurs amis, les adversaires
les plus bassement passionnés du clergé et du catholi-
cisme »? L'historien de la Monarchie de Juillet n'est pas
embarrassé pour débrouiller ce problème psychologique.
En ce qui concerne Michelet, il en trouve principalement la
solution dans « un grand orgueil et une vanité plus grande
encore ». Il y avait dans le tréfond de cette âme à sensi-
bilité maladive d'anciennes rancunes d'amour-propre qui
avaient besoin d'une revanche. « Sur la montagne de la
tentation », le démon lui montra et lui offrit, « s'il voulait
servir les passions mauvaises, le royaume de la basse
popularité ». Michelet « se laissa séduire et aussitôt le ver-
tige s'empara de lui ».
Il est plus que vraisemblable que l'office du tentateur
fut ici rempli par le ministre Villemain qui avait récem-
ment pourvu de leurs chaires les deux professeurs. On ne
s'expliquerait pas bien, sans une suggestion venue du
dehors et de haut, que l'un et l'autre se soient, simultané-
ment et comme sur un signal donné, jetés sur un sujet
sans rapport avec l'enseignement dont ils étaient chargés.
« Ce fut à propos des Littératures méridionales, sujet
officiel de son cours, que M. Quinet trouva moyen de faire
six leçons surles Jésuites ou plutôt contre eux. Prétendant
CHAPITRE IX 495
analyser et définir le jésuitisme, il s'attaqua avec une
violence extrême aux Exercices spirituels de saint Ignace;
par des citations mal traduites ou inexactes, il chercha à
rendre odieuse et ridicule cette grande méthode de vie
intérieure et dénonça dans l'esprit qui en émanait une
influence mortelle à toute civilisation. — Ou le jésuitisme
doit abolir l'esprit de la France, concluait-il, ou la France
doit abolir l'esprit du Jésuitisme. — Cette dernière
œuvre était à ses yeux la mission propre de l'Université
et la raison d'être de son monopole. » Au reste, contraint
par l'évidence à reconnaître que le catholicisme ne diffé-
rait pas de ce qu'il appelait le jésuitisme, Quinet ne recula
pas devant la conséquence; il en vint à déclarer très
nettement que le catholicisme était incompatible avec
l'étatde la législation française '.
Du moins, chez ce farouche logicien, « y avait-il, con-
tinue M. Thureau-Dangin, une apparence d'enseignement,
une certaine gravité, un plan suivi. Rien de tout cela chez
M. Michelet... Nul moyen d'analyser ses leçons. 11 y règne
une animosité violente, une colère furieuse, une sorte de
terreur grotesque, que tout révèle, jusqu'au trouble inouï
du style et de la composition. Le plus souvent, le profes-
seur s'attaque aux hypothèses que crée son imagination,
aux perfidies, aux égarements, aux corruptions qu'il sup-
pose possibles, que dès lors il prend comme réels et sur
lesquels il fonde sa satire et son réquisitoire. Du reste,
dans cette vision maladive, tout défile et se mêle en désordre,
passé, avenir et présent, philosophie, politique, peinture,
Pologne, bals du quartier latin, architecture », et d'autres
choses où l'art n'a rien à voir. Voici d'ailleurs le sujet
I . « Ce qu'il y aurait de pis pour lui (le catholicisme) serait de s'obs-
tiner à montrer que sa profession de foi est non seulement différente
mais ennemie de la profession de foi de l'Etat... Tous les Français appar-
tiennent à une même église sons des noms différents; il n'y a ici désor-
mais de schismatiques et d'iiérétiques que ceux qui nient toute autre
éf^lise que la leur, veulent l'imposer à toutes les autres et osent dire :
Hors de mon Église il n'y a point de salut, lorsque l'Étal dit précisément
le contraire. » Des Jésuites.
496 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
de quelques leçons : — Les Jésuites ont confisqué le clergé
national. « Pendant qu'on se demandait s'il y avait des
Jésuites, ils ont enlevé nos 30.000 à 40.000 prêtres, leur
ont fait perdre terre et les conduisent Dieu sait où. » —
Les Jésuites entendent l'éducation comme une atrophie
systématique de la volonté. — Les Jésuites sont ennemis
de la France; le P. Loriquet a médit de la Garde impériale
mourant à Waterloo. — Les Jésuites ont bâti leurs cons-
tructions sur un parfait mépris pour la nature humaine.
— Par-dessus tout « les Jésuites envahissent la société
moderne et y introduisent avec eux l'esprit de délation et
de police ».
Au reste, comme son collègue Quinet, Micheletne fait
pas la guerre seulement à l'Ordre de Loyola. D'après le
témoignage même de son plus brillant panégyriste, « au
fond, ce n'est pas aux Jésuites qu'il en veut, c'est à
l'Église tout entière »i. Ce n'est pas assez dire, car à la
suite des fameuses leçons, ce génie dévoyé en vint bientôt
à soutenir que le christianisme était un obstacle au
progrès de l'humanité, à lui préférer le paganisme et
même le fétichisme, et il proclama sa résolution « de
détrôner le Christ ».
Ces cours sur les Jésuites, « le plus grand désordre
des luttes religieuses de ce temps », pour parler comme
M. Thureau-Dangin, donnèrent lieu, chacun le sait, à un
de ces tumultes qui se produisent de temps à autre au
quartier latin. Le Collège de France était devenu une
arène et chaque leçon amenait « une bataille ». A en
croire le récit d'un chroniqueur, « l'administrateur de
l'établissement, blême d'effroi, suppliait les professeurs
d'abandonner leurs chaires et criait affolé : Je ne sais
s'il restera ce soir une pierre du Collège de France ! »
Mme Quinet renchérit encore : « Que de fois, dans ces
luttes acharnées, l'un et l'autre s'attendaient à payer de
I . Jules Simon. Notice historique sur la vie et les travaux de M, Mi-
chelet, lue dans la séance publique annuelle de l'Académie des Sciences
morales et politiques du 4 décembre i886.
CHAPITRE IX 497
leur vie leurs convictions ! Le fanatisme sacerdotal pouvait
faire craindre un attentat...' » Il faut dire que la bonne
dame écrivait en 1887, quarante-quatre ans après les
événements, et à un âge où la peur amplifie singulière-
ment les objets qui la provoquent. La jeunesse catholique,
qui se pressait aux conférences de Notre-Dame, protesta
à sa manière contre des maîtres qui s'oubliaient jusqu'à
insulter à ses croyances ; une autre jeunesse manifesta
son approbation et son plaisir de façon plus bruyante
encore et plus indécente; il y eut quelques bagarres
entre étudiants et beaucoup de tapage, mais rien de plus,
et quand Michelet, sur la fin de sa dernière leçon, se
«lisait menacé de mort par les Jésuites, le clergé et les
50.000 membres de l'association de saint François-Xavier,
qu'on réunissait le soir dans les caves d'une église, et
qu'au surplus il s'attendait à subir le sort de Ramus,
comme lui professeur au Collège de France et massacré à
la Saint-Barthélémy, le grand homme terminait dans une
pose de mélodrame une parade que tout du long Sainte-
Beuve avait jugée un peu « burlesque»^.
1 . Journal des Débats, i Juillet 1909.
2. Il y a quelques années, M. Gabriel Monod, professeur lui aussi
au Collèife de France, a prétendu rétablir la vérité sur les « troubles »
de 1843 aux cours de MM. Quinet et Michelet, troubles qui d'après lui se
réduisent à rien ou si peu que rien. Sur quoi il émet un épiplionème
mélancolique : « Ces faits datent d'hier, et déjà la légende a travesti
l'histoire. Qu'est-ce que la vérité? » — M. Gabriel Monod lit une lecture
sur ce sujet à V Académie des Sciences morales et politiques, dans la
séance du 6 juin 1909; il la complétait dans un article de la Revue
publié à la même époque. Nous avons dit nous-mème qu'il y a de l'exagé-
ration dans tel ou tel récit, mais le fait lui-même des troubles est indé-
niable; toute la presse contemporaine les mentionne; ils eussent été
plus graves sans l'intervention des Jésuites, du P. de Ravignan en parti-
culier, qui dut se justiûer de sa modération. (Voir sa lettre au P. Géné-
ral, Vie du P. de Ra\ngnnn. i o' édition. T. I, p. 'i')^.) La « légende »,
selon son habitude, y a ajouté ; M. Gabriel Monod, lui, en retranche plus
que de juste. Il invoque à l'appui de sa thèse les journaux universitaires
et les notes personnelles de Quinet et de Michelet. Mais ce n'est pas à ces
sources d'informations qu'il faut aller chercher la vérité en pareille
matière. Les professeurs n'ont pas coutume de consigner dans leur jour
nal les chahuts faits à leurs cours. D'ailleurs les notes auxquelles se
La Compag-nie de Jésus. 32
498 L\ COMPAGNIE DE JESUS
Les leçons qui avaient fait tant de bruit parurent dignes
d'être transmises à la postérité; les deux professeurs les
réunirent dans un volume qui a pour titre : Des Jésuites.
Ce fut pour eux un nouveau triomphe, sans parler du
profit. Dans l'édition de 1845, on lit un Avis des éditeurs
— il faudrait dire de l'un des auteurs; on y reconnaît la
touche de Michelet — : « Jamais livre n'obtint plus de
succès. Sept éditions en huit mois! Il a été traduit dans
toutes les langues. Depuis deux ans plus de 200 volumes
ont été publiés pour ou contre l'ouvrage de MM. Michelet
et Quinet... C'est à eux qu'appartient l'honneur d'avoir les
premiers dévoilé les prétentions nouvelles des Jésuites
et les espérances perfides de cet Ordre insatiable. »
Grâce aux Jésuites MM. Michelet et Quinet étaient
devenus des célébrités mondiales; c'est un service que,
sans le vouloir, ils ont rendu à bien d'autres. Toutefois
pour la gloire de ses auteurs il eût mieux valu que ce
pauvre livre ne vît point le jour. Pour ce qui concerne la
part de Michelet, M. Thureau-Dangin nous a dit « qu'elle
échappe à l'analyse », partant à la discussion. De fait, il
est bien impossible de discuter ces saillies d'une verve
incohérente et bouffonne, cette perpétuelle déclamation
où d'énormes paradoxes s'appuient, en guise de preuves,
sur des métaphores fulgurantes. Que dire devant cette
description de la vie quotidienne dans une maison de la
Compagnie de Jésus : « Nul bruit, mais un triste mur-
mure, un bruissement de gens qui confessent les péchés
d'autrui, qui se travaillent les uns les autres et se rongent
tout doucement ! » Quoi encore, quand on voit comparer
l'éducation des Jésuites à ces procédés d'élevage d'oîi
sortent « des moutons qui ne sont que suif, des bœufs qui
réfère M. Monod sont contredites par d'autres notes insérées par les
mêmes professeurs dans le livre qu'ils publièrent en commun. Michelet
demande au lecteur « l'indulgence pour un enseignement poursuivi
malgré l'orage ». (P. 28.) Quinet dit que « pendant trois quarts d'heure il
fut impossible de prendre la parole ; on le pressait de renoncer » ; mais il
est résolu « à rester, s'il le faut, jusqu'à la nuit ». (P. i44-)
CHAPITRE IX 499
ne sont que viande, d'élégants squelettes de chevaux »?
Quoi enfin, quand l'Institut de saint Ignace est présenté
comme une « grande église, non pas celle du moyen âge
dans sa végétation naïve, non ! Uuo église dont les murs
n'offriraient que têtes et visages d'hommes enioivHant et
regardant, mais nul membre, les membres et les corps
étant cachés pour toujours et scellés, hélas ! au mur
immobile. » On comprend que devant des attaques de ce
genre les Jésuites se soient sentis désarmés et n'aient
trouvé rien à répondre. Tout au plus pourraient-ils
s'affliger que le Collège de France serve de scène pour
de semblables pasquinades.
La prose de Quinet, moins éblouissante, moins déver-
gondée aussi, n'est d'ailleurs pour le fond, pas beaucoup
plus respectueuse de la vérité. Le Père Gahour prit la
peine d'y répondre '. Sa tâche était plutôt facile. Il lui
suffit de reproduire dans leur intégrité les textes latins
traduits, arrangés et commentés par le savant professeur,
pour montrer quelles étranges libertés il prenait à leur
égard. Le Jésuite se donna même le malin plaisir de faire
dialoguer Quinet avec son secrétaire. Celui-ci apporte les
passages découpés dans les Constitutions de saint Ignace ;
Quinet lui indique ce qu'il faut, suivant les cas, retran-
cher, ajouter ou modifier.
Le Père Cahour n'eut pas beaucoup de peine non plus
à établir que le célèbre professeur était aussi fantaisiste
en Histoire qu'en exégèse ; mais ici nous avons mieux que
l'apologie des Jésuites par un Jésuite.
On sait que M. Gabriel Monod prit pour sujet de ses
derniers cours au Collège de France l'Histoire delà Com-
pagnie de Jésus. Ses préjugés protestants lui inspiraient
pour l'Ordre de saint Ignace toute autre chose que de
I. Des Jésuites, par un Jésuite. Première partie Examen des textes^
In-I2 de VI-192 pp. Paris, Poussielgue-Ilusand, i843. — Deuxième partie
Examen des faits historiques. In-12 de 38i pp. Ibid. i844. L'Appendice
Inconvénients de Veniploi des Jésuites dans les Missions est du P. Galiier.
L'ouvrage du P. Caiiour fut traduit en allemand et en espagnol.
500 LA. COMPAGNIE DE JESUS
la sympathie ; son témoignage ne saurait donc être sus-
pect. Or, M. Gabriel Monod ne s'est pas fait faute de
relever mainte et mainte fois l'incroyable légèreté de son
devancier sur le terrain de l'Histoire. Un seul exemple.
Le 5 iiiî« 190y, la leçon roulait sur l'évangélisation de la
GHine par les Jésuites au xvii® et au xviii" siècle. Sur-
vient le visiteur apostolique, Tournon ; autoritaire et cas-
sant, il publie, à peine débarqué, la condamnation des
rites chinois. L'empereur donne l'ordre de le saisir et
de le remettre aux Portugais de Macao qui le gardent
quelques mois en prison. Ici le professeur se reporte au
récit de Quinet ; il tient en deux lignes : Tournon arrive
en Chine ; c'est un prélat français ; la Société le fait arrê-
ter et jeter dans les fers ; il meurt en prison de surprise
et de douleur. — M. Monod ferme le livre d'un geste un
peu vif. « Autant d'erreurs que de mots, dit-il. Tournon
est Italien ; il n'est pas pris par les Jésuites ; il ne meurt
pas en prison. Arrêté en 1705, il est bientôt relâché,
retourne en Europe, est fait cardinal et meurt tranquille-
ment en 1710. »
V
Pendant que deux professeurs du Collège de France
dénonçaient les Jésuites à l'élite intellectuelle du pays,
Eugène Sue les livrait en pâture à la « populace ». Le
Juif errant semble en effet destiné aux « pauvres d'es-
prit » ; mais à vrai dire, il trouva des lecteurs dans tous
les mondes. Le roman-feuilleton venait de naître, et du
coup il avait détrôné tous les autres genres littéraires.
Eugène Sue y avait débuté par les Mystères de Paris, que
Jules Janin comparaît à « certains tonneaux nocturnes » ;
il n'en était pas moins devenu l'écrivain à la mode. Le
Docteur Véron avait pris depuis peu la direction du
Constitutionnel qui passait par une crise. C'était un homme
singulièrement entendu aux affaires de presse périodique;
ayant vu de quel côté le vent soufflait, il n'hésita pas à
CHAPITRE IX 501
payer 100.000 francs pour assurer au journal la publication
d'un roman sur les Jésuites signé d'Eugène Sue. Ce fut
un coup de maître. Le chiffre des abonnés tombé à
3.000 monta à 20.000 ; d'autres disent 40.000. Le régal
dura longtemps ; après avoir été servi par tranches au
rez-de-chaussée du Constitutionnel^ le Juif errant pour-
suivit en éditions de toute sorte une fructueuse carrière.
La première remplit, comme les Mystères de Paris,
dix volumes in-8°, à 7 fr. 50 le volume. Le catalogue de la
librairie Paulin, où elle figure dès 1843, annonce en même
temps la prochaine apparition d'une édition de luxe illus-
trée par Gavarni. C'est assez dire quelle était alors la
vogue de cette œuvre misérable ; elle a été traduite en
plusieurs langues, et dans ces derniers temps encore,
paraît-il, les feuilles maçonniques de l'Amérique du Sud
la débitaient à leur clientèle.
Une interminaljle succession d'aventures extraordi-
naires, avec accompagnement de complots, de crimes,
de rencontres imprévues, de reconnaissances, de sur-
prises, tout cet attirail enfantin, ou, si l'on veut, cette
machinerie assez grossière qui constitue le roman-feuille-
ton et y remplace la littérature, ne suffirait pas à expli-
quer le prodigieux succès de celui-ci. Mais \e Juif errant
caressait la double manie qui affolait l'opinion publique
sous la Monarchie de Juillet, et qui du reste n'a pas dis-
continué de sévir. On y trouvait une certaine dose de
satire contre la société, on y entendait la plainte des
humbles, les récriminations de ceux d'en bas contre ceux
d'en haut. Mais surtout on y trouvait les Jésuites. Les
Mystères de Paris avaient conquis la foule en s'adressant
à ses mauvais instincts; l'auteur persévérait dans la voie
où il recueillait la gloire et l'argent. Sainte-Beuve le lui
disait avec une finesse cruelle : « Le résultat de ce succès
a été de faire d'un romancier aristocratique un auteur
populaire et asservi désormais à son public. De là le
Juif errant et les passions qu'il flatte... La littérature
proprement dite n'a plus que faire ici. Nous avons
5G2 L\ COMPAGNIE DE JESUS
regret de clore avec un homme d'esprit et si peu entêté de
son succès, ipsiV un post-scriptum qui peut paraître sévère.
Mais lui-même, s'il disait son secret et son jeu et tout
ce qu'il sait de la gobe-îiioucherie humanitaire, la plus
gobe-mouche qui soit, que ne dirait-il pas ' ? »
La rengaine socialiste ne figure dans le roman d'Eu-
gène Sue qu'à titre d'accessoire ; au fond c'est une histoire
de Jésuites. Le Jésuite est à peu près perpétuellement en
scène à travers ces dix volumes; on le voit en chair et en
os, vivant, parlant et agissant, ourdissant des trames téné-
breuses, gouvernant le monde par des ressorts secrets,
commettant toutes les scélératesses, toutes les infamies,
toutes les trahisons que peut imaginer un romancier qui
n'est pas plus gêné par le respect de ses lecteurs que par
le souci de la vraisemblance. Le point de départ est une
fortune colossale que les descendants du testateur doivent
recueillir deux cents ans après sa mort. Le Jésuite Rodin
s'arrange pour les supprimer l'un après l'autre; quand on
arrive au bout des 150 ou 180 chapitres, le voilà en pos-
session des titres ; il y en a pour deux cent douze mil-
lions cent soixante-quinze mille francs . Rodin vient d'être
élu Général de la Compagnie, et il espère bien devenir
pape. A ce moment surgit un gaillard nommé Samuel,
qui, à la barbe du Jésuite, saisit la précieuse liasse et la
jette dans un brasier. Rodin devrait mourir de pure
désolation ; mais d'ailleurs il est empoisonné et il expire
dans les coliques. En même temps une princesse, qui
l'a aidé dans ses canailleries, devient folle. Le rideau
tombe sur ce tableau ignoble. Inutile de dire que, dans
l'exhibition de ceux qui l'ont précédé, on a fait large place
aux peintures lascives.
L'auteur du Juif errant a éprouvé le besoin de mettre
sa délicatesse à l'abri d'une déclaration que l'on trouve à
la dernière page du dernier volume : il n'a fait que venger
la morale outragée ; son roman est d'après lui « une
I. Sainte-Beuve, Portraits contemporains. Tome II, p. 92. i846.
CHAPITRE IX 503
œuvre honnête, consciencieuse et sincère ». Si on lui
objecte qu'il a fait appel aux passions contre la Compagnie
de Jésus : « Voici, dit-il, notre réponse. Il est constant que
les œuvres théologiques des Jésuites contiennent la jus-
tification, Texcuse du vol, de l'adultère, du viol, du
meurtre... 11 est établi que les œuvres immondes des
Jésuites ont été mises entre les mains des jeunes sémina
ristes. Je n'ai fait que montrer en pratique ces doctrines...
Quant à la dispersion des membres de la Compagnie de
Jésus, je l'ai provoquée comme tant d'autres ennemis des
détestables doctrines de Loyola. »
Beaucoup de gens n'en demandaient pas tant pour
croire aux rêveries malpropres du romancier, et ils sont
légion ceux qui depuis quatre-vingts ans sont allés ap-
prendre dans le Juif errant tout ce qu'ils savent sur les
Jésuites I.
Pour en finir avec ce musée d'horreurs, voici le juge-
ment qu'en portait le Globe, une feuille assez anticléricale,
comme on dirait aujourd'hui, mais qui ne croyait pas que
tout fût permis contre ceux qu'elle combattait : « Le ro-
man de M. Sue n'est plus un ouvrage littéraire ; c'est une
attaque violente contre l'Ordre des Jésuites. Nous nous
sommes assez expliqués sur toutes les questions où cet
Ordre se trouve mêlé, et nos opinions sont trop connues
pour que nous ne soyons pas autorisés à dire qu'on n'a
I. Chose remarquable, ce ramassis de calomnies atroces contre les
Jésuites ne leur a pas toujours été aussi préjudiciable qu'on pouvait le
craindre, ou l'espérer. Déjà le rédacteur des Lettres annuelles de i844
se demande si elles ont fait à la Compagnie plus de mal que de bien.
Les Lettres d'Aix de cette même année racontent l'aventure d'un étudiant
de la Faculté de Droit, dont la lecture du Juif errant a piqué la curiosité.
Il ne connaissait pas les Jésuites; il veut voir de ses yeux un de ces êtres
pervers, il se rend à la résidence ; il est reçu par l'un des Pères ; on
cause, il revient et, comme conclusion, il demande à être admis dans la
congrégation des Jeunes gens.
Voici mieux encore. A une date plus récente, un ancien élève de
l'École Polytechnique, docteur es sciences, savourait cette même pâture
dans ses heures de loisir. Lui aussi, il voulut connaître de i'isu les mons-
tres. Le résultat fut qu'il se (it Jésuite. Il s'appelait le Père Etienne
Legouis. Il est mort à la rue des Postes le 7 Juin 1904.
504 LA COMPAGNIE DE JESUS
pas le droit, dans une fiction littéraire, de présenter ses
adversaires commettant systématiquement tous les crimes
les plus odieux, payant le régicide, l'empoisonnement, se-
mant la division dans les familles. Que dirait l'Université
si on présentait un membre du Conseil royal ordonnant à
ses subalternes par une correspondance administrative
de corrompre la jeunesse, d'assassineret d'empoisonner ? »
Mais les Jésuites, si puissants et si pervers qu'ils fus-
sent, ne l'étaient pas assez pour diriger contre leurs ad-
versaires semblables représailles. M. Sue pouvait les
traîner dans la boue, au bénéfice de l'Université, sans
qu'elle eût à craindre qu'on en usât de même à son égard.
11 est certain qu'aucun plaidoyer n'eût valu, pour la dé-
fense du monopole, cet abominable roman. Car il était
entendu que toutes les attaques, dont il était l'objet,
venaient des Jésuites et que la campagne en faveur de la
liberté d'enseignement était conduite par eux et ne devait
profiter qu'à eux seuls.
Toutefois les universitaires ne voulaient pas laisser à
un romancier le soin de terrasser l'ennemi qui menaçait
les intérêts de leur corporation. Nous ne pouvons passer
en revue tous ceux qui, entre 1843 et 1845, partirent en
guerre, à la suite de Quinet et de Michelet, contre la secte
néfaste de Loyola. Leurs publications, petites ou grandes,
occupent, à cette date, plusieurs colonnes au Catalogue
de VHistoire de France. D'autres, qui écrivaient dans les
journaux, gardaient l'anonyme, selon l'usage du temps.
Parmi les ouvrages qui portent une signature on remarque
ceux de iMM. Libri et Génin, deux personnages considé-
rables par leur situation et dont le nom n'a pas, comme
celui de la plupart de leurs collègues, complètement dis-
paru de la mémoire des hommes. Aussi bien on peut s'en
tenir à ces deux spécimens d'une littérature qui tourne
perpétuellement dans le même cercle.
Libri était un réfugié italien, banni de Florence pour ses
menées révolutionnaires. Accueilli en France après 1830,
il se fit naturaliser et obtint d'abord une chaire à la
CHAPITRE IX 505
Faculté des Sciences de Paris ; plus tard il alla au Col-
lège de France rejoindre Quinet et Michelet, quand il eut
comme eux foncé contre les Jésuites. Inspecteur général
de l'Instruction publique, chargé de différentes missions
de confiance, décoré de la Légion d'honneur, cet étran-
ger fut enfin délégué par M. Guizot à l'inspection des bi-
bliothèques publiques. C'est cette fonction qui lui permit
de déployer une aptitude spéciale qui s'ajoutait à ses
qualités de savant et d'écrivain. Il trouva le moyen de
détourner des pièces d'archives dont il trafiqua pendant
des années. 11 gagna ainsi une grosse fortune et malheu-
reusement aussi une condamnation à dix ans de travaux
forcés, qu'il esquiva d'ailleurs en passant en Angleterre'.
Il y a de l'honneur à être haï et insulté par certaines
gens; Libri voulut bien procurer cet honneur aux Jésui-
tes. Il écrivit d'abord contre eux deux articles sous forme
de Lettres dans la Rei>iie des Deux Mondes, (l*"" Mai et
15 Juin 1843.) Il en ajouta trois autres qui, réunis aux deux
premiers, avec divers appendices pour faire nombre, for-
mèrent un juste volume. Il y a un peu de tout dans ces
Lettres ; l'auteur, en effet, part de cette question : « Y a-
t-il encore des Jésuites? » Et pour prouver qu'il y en a
encore, il parle des ennuis que les catholiques, les évêques,
les journaux causent à l'Université, des calamités dont les
honnêtes libéraux ont à se plaindre, et « voilà bien, dit-il,
l'eftet du funeste ascendant des Jésuites ». Le volume de
Libri est d'ailleurs d'une lecture peu engageante; il est
permis assurément à un mathématicien étranger d'écrire
mal en français; Libri profite largement de la permission.
C'est apparemment pour cela que, après les deux pre-
mières Lettres, la Revue des Deux Mondes ne jugea pas à
propos de publier les suivantes, malgré toute leur valeur
d'actualité.
I. Le rapport du Procureur du Roi estimait à plus de 5oo.ooo francs
le profit que Libri aurait retiré de ses rapines. On sait que lord
Asliburnani, à qui il avait vendu les pièces les plus précieuses, les res-
titua à la France, quand il apprit qu'elles avaient été volées.
506 LA COMPAGNIE DE JESUS
Le livre de Génin mérite qu'on s'y arrête davantage.
Mieux encore que dans les Lettres de Libri, on y voit
appliquée la méthode adoptée à cette époque par le grand
état-major universitaire pour la guerre contre les Jésui-
tes, méthode qui consiste à leur attribuer tout ce qui,
dans les institutions ou la vie de l'Église, appelle les
moqueries ou les indignations des libres penseurs. Le
titre Les Jésuites et V Université, par François Géniii,
professeur à la Faculté des Lettres de Strasbourg, a déjà
le mérite d'indiquer avec précision d'où partent les coups
et sous quelle inspiration la charge est conduite. Avec
quelle courtoisie et quelle modération, on en jugera par
les lignes suivantes ; M. Génin cite le début de l'opuscule
du Père de Ravignan : « Je dirai ce que nous sommes ;
on l'ignore... », et il riposte : « Point du tout; on sait de
reste ce que sont les Jésuites ; on le sait mieux que vous.
Vous nous direz ce que vous êtes, vous personnellement;
vous êtes un homme convaincu, sincère, un homme de
bien; on l'accorde. Qu'est-ce que cela prouve? Que les
Constitutions des Jésuites ne s'opposent pas invincible-
ment à ce qu'on soit honnête homme? Qu'on peut être
honnête homme et Jésuite? Dans une autre bouche que
celle de M. de Ravignan cette démonstration pourrait
passer pour une bonne épigramme^. »
Ce brevet de malhonnêteté décerné aux Jésuites, le
professeur n'a pas à se g'êner avec eux. Et de fait, il en
prend à son aise. 11 expose en cinq chapitres, dans une
Première Partie, le tort que les Jésuites font à la reli-
gion. Voici comment il procède. Depuis 1830 les Jésui-
tes « gagnent les classes supérieures », en leur offrant
« la religion au rabais ». En guise de preuves, trente
pages de discussion sur les Lettres pastorales et mande-
ments de l'évêque de Chartres. Quant aux classes popu-
laires, les Jésuites les gagnent par des miracles et des
dévotions. Exemples : le jeune Clifford, élève de Fribourg
I. Les Jésuites et l'Université. P. 470. Paris, Paulin, i844.
CHAPITRE IX 507
guéri par la Sainte Tunique de Noire-Seigneur; la reli-
que du Précieux Sang, honorée à Fécamp depuis le temps
des Croisades ; la médaille miraculeuse de la sœur La-
bouré; la Propagation de la Foi. L'éminent professeur
cite le prospectus de l'œuvre, et ose bien dénoncer cette
aumône d'un sou par semaine : « Sachez, dit-il, que pour
cette seule œuvre, le mois de mars 1842 a versé dans les
caisses de la Société 2.752.215 francs. » La somme est
écrite en lettres capitales. Et il poursuit : « Calculez sur
cette donnée les revenus secrets de la Compagnie de
Jésus et vous serez épouvantés de sa puissance, dans un
siècle où tout est possible avec de l'or. » Suit un chapitre
intitulé Les Jésuites tyrans du clergé. Les frères Allignol,
prêtres du diocèse de Viviers, avaient publié quelques
années auparavant un livre contre l'organisation de l'Eglise
de France résultant du Concordat, organisation qui met
les desservants à la discrétion des évéques, et d'ailleurs
peu conforme aux règles canoniques. L'autorité épisco-
pale avait sévi contre le livre et ses auteurs. Génin raconte
leur histoire et s'empare de leurs griefs ; c'est toute la
preuve qu'il administre de la tyrannie des Jésuites sur
les curés de campagne.
La Seconde Partie a pour objet les attaques des Jésuites
contre l'Université. On y voit défiler les écrits de l'abbé
Garot, de l'évêque de Chartres, de l'évêque de Belley,
de l'archevêque de Toulouse, de l'abbé Védrines, de
Mgr Affre, du cardinal de Bonald, de Mgr de Prilly, de
l'abbé Combalot, le manifeste du comte de Montalembert
et même le Monopole ?</ztVe/'5î7«z're du chanoine Desgarets.
A chacun de ces « Jésuites » Génin démontre qu'il est
plus ou moins calomniateur, et donc malhonnête homme.
Enfin dans une Troisième Partie, on aborde l'enseigne-
ment des Jésuites, toujours d'après la même méthode.
Génin examine donc « leurs ouvrages ». Le premier qui
lui tombe sous la main s'appelle Instructions chrétiennes,
d'Humbert, livre pieux, un peu ancien, destiné spéciale-
ment aux Missions populaires; il n'a pas beaucoup de
508 LA COMPAGME DE JESUS
peine à y relever des passages dont s'offusque le goût lit-
téraire d'un professeur de Faculté. On lui fit, paraît-il,
observer que Humbert n'était pas Jésuite. Peut-être,
répond-il, dans une note, mais le livre est édité par la
librairie catholique, « à Lyon, dans la province où vous
avez votre principal établissement ». Vient ensuite le
Cours de Philosophie de Mgr Bouvier, évêque du Mans,
enrôlé lui aussi sans plus de façon, avec tant d'autres
membres de l'épiscopat, dans la Compagnie de Jésus.
M. Génin trouve déjà beaucoup à blâmer dans ce Cours
qui devait être adopté comme manuel par la plupart des
séminaires de France. Mais c'est bien autre chose quand
il aborde deux publications récentes dont il nous reste à
parler.
Un certain Busch, protestant de Strasbourg, venait de
faire dans cette ville, où M. Génin enseignait les Belles-
Lettres, des révélations sensationnelles. Busch avait feuil-
leté un Compendium de Théologie morale, extrait de saint
Liguori par l'abbé Moullet, prêtre du diocèse de Fribourg,
ainsi que le traité de Saettler sur les péchés de luxure,
revu et réédité par l'abbé Rousselot, du diocèse de Gre-
noble. 11 avait recueilli dans le Compendium un certain
nombre de cas de conscience, dont la solution scandalisait
sa délicatesse, et dans le traité de Saettler des détails qui
révoltaient sa pudeur. Il avait publié le tout dans une pla-
quette à laquelle il donnait le titre alléchant de Découvertes
d'un bibliophile. C'était bien ce qu'on appelle découvrir
l'Amérique ; le livre de l'abbé Moullet comme l'opuscule
de l'abbé Rousselot étaient en usage au grand séminaire
de Strasbourget se vendaientcouramment chez le libraire'.
I. Il se fit beaucoup de bruit autour des Découyertes de Busch;
elles avaient eu le don d'effaroucher la pudeur de certaines gens, héritiers
des Pharisiens de l'Évangile ; on cria au scandale dans la presse et même
à la tribune des Chambres. Cet accès de délicatesse passablement hypo-
crite devait se renouveler plusieurs fois dans la suite. On sait avec quelle
vertueuse indignation de farouches anticléricaux ont dénoncé la Théo-
logie morale du P. Gury. Nous nous souvenons d'un avocat plaidant un
procès fameux et montrant aux juges un volume de saint Liguori qu'il
CHAPITRE IX 509
Le professeur delà Faculté des Lettres se lança incontinent
sur cette piste ; il s'empara des découvertes du bibliophile,
reproduisit une à une ses citations, en se voilant la face
et vouant à l'exécration des honnêtes gens l'abominable
enseignement « des Jésuites ». Ni Rousselot, ni Moullet,
ni Saettler, ni même saint Liguori ne furent jamais Jésuites.
Mais M. Génin ne s'arrête pas devant cette objection, et
il continue de mettre à la charge des Jésuites tous les
péchés d'Israël <.
Cette manière de combattre ses adversaires a quelque
chose de déconcertant. On ne peut guère se la permettre
qu'à l'égard des Jésuites ; c'est encore un de leurs privi-
lèges ; on en usa très largement à l'époque qui nous oc-
cupe. Un peintre célèbre, chef d'école, membre de l'Insti-
tut, directeur de l'Ecole des Beaux-Arts, Robert Fleury,
exposait au Salon de 1845 Une Scène de l'Inquisition.
L'accusé est à la torture, un groupe d'hommes d'Eglise
appelait « ce livre immonde ». En i843 une Consultation d'avocats pro-
voquée par les directeurs du grand séminaire de Strasbourg déclara que
l'opuscule de Busch avait un caractère nettement diffamatoire et que en
conséquence le Supérieur et le professeur de morale étaient fondés à le
poursuivre devant le tribunal de police correctionnel... (Cf. Consultation
sur les publications de M. Busch, dit le Bibliophile, et du « Courrier
du Bas-Iihin » contre renseignement des Séminaires. Strasbourg, Le
Roux, 1844. 8° de 58 pp. Bibl. nationale, Ld' 4909-)
I . C'est une manière de parler qui répond au point de vue de l'accu-
sateur; mais parmi ses accusations, il en est dont les Jésuites seraient
fiers s'ils les avaient méritées, comme par exemple, d'avoir créé l'œuvre
de la Propagation de la foi, la dévotion à la médaille miraculeuse, etc.
En même temps que son livre, François Génin publiait sous le titre
d'Actes des Apôtres une sorte de Revue qui eut trois numéros. (3 petits
volumes in-i8. Paris, Paulin, i844. Bibl. Nationale, Ld', 4935.) C'est une
farrago où s'empilent sans ordre notes, anecdotes, articles sur les
sujets les plus disparates, mais où perce toujours la préoccupation pas-
sée à l'état d'idée fixe dans le cerveau du rédacteur, la chasse au Jésuite
qu'il voit partout. Lessaluts dans certaines églises de Paris lui paraissent
trop mondains ; c'est « l'opéra des Jésuites»; les évêques dénoncent
aux fidèles de mauvais livres; « censure des Jésuites »; on signale l'ar-
rivée en Algérie de deux ou trois missionnaires; « Alger, ancien nid de
pirates, devenu un nid de Jésuites », etc., etc. Evidemment cela tourne
à la manie. Il est fâcheux que tout cela soit signé d'un professeur du
haut enseignement de l'Etat.
510 LA COMPAGNIE DE JESUS
occupe la plus grande partie de la scène. « Au centre se
distingue la tête d'un Jésuite qui parait comme le prési-
dent et l'instigateur de tout ce qui se passe'. » Un autre
membre de l'Institut, Charles Lenormant, fit pourtant
observer à son confrère, avec une politesse tout acadé-
mique, que les Jésuites n'avaient rien à voir avec l'Inqui-
sition ; ce qui d'ailleurs n'est pas tout à fait exact, car
plusieurs Jésuites, et saint Ignace tout le premier, ont
connu les prisons de l'Inquisition espagnole ou portu-
gaise.
Après les cours du Collège de France, 1« gros roman
d'Eugène Sue, le violent réquisitoire du professeur de
Strasbourg, nous devons distinguer encore dans l'abon-
dante littérature antijésuitique de l'époque VHistoire de
la chute des Jésuites^ par le comte Alexis de Saint-Priest.
Ecrit par un gentilhomme de race, pair de France, diplo-
mate et futur académicien, ce livre est d'un autre ton que
ceux dont il a été question jusqu'ici. Manifestement l'au-
teur se pique de modération et croit être impartial ; en
réalité il est dominé par les préjugés courants auxquels
il s'efforce d'accommoder l'Histoire. N'osant, faute de
preuves, formuler d'accusations précises, il insinue, ce
qui est la façon la plus perfide d'accuser, et ses insinua-
tions sont de l'espèce la plus odieuse. Clément XIV mou-
rut empoisonné; d'après lui le fait est certain ; il ne dira
pas que c'est par les Jésuites, mais quiconque lira M. le
comte de Saint-Priest n'aura pas le moindre doute à cet
égard. Henri IV les combla de bienfaits, c'est qu'il ne
voulait pas être assassiné. Pie VI leur fut favorable, c'est
qu'il craignait le sort de Clément XIV, son prédécesseur.
Au surplus, le noble Pair a pris soin de faire connaître
le but et la portée de son livre; c'était sa contribution à
la défense de l'Université menacée par les Jésuites. Voici
en effet le passage final de V Introduction^ emprunté au
I. Le Correspondant, 5 mai i845. Tome X, p. /J55. Article Charles
Lenormant.
CHAPITRE IX 511
discours qu'il avait prononcé à la tribune de la Chambre
haute dans la discussion du projet Villemain : « Les
Jésuites ne peuvent pas enseigner le dévouement, surtout
à des Français. Ce serait pousser trop loin l'abnégation et
l'oubli. Ce serait donner un trop violent démenti à leur
histoire et à la nôtre. Ils ne peuvent pas enseigner l'amour
de la France. C'est pour cela qu'ils y sont impossibles.
C'est pour cela que la France n'en veut pas '. »
I. Inspiré par la polémique du moment, et donc improvisé, le livre
du comte de Saint-Priest sur les Jésuites ne saurait être considéré
comme une œuvre de quelque valeur au point de vue de l'Histoire. Sa
documentation est plus qu'insudisante; il ne connaît et ne cite que
Bernis; les erreurs matérielles fourmillent. M. Lamache en a relevé un
certain nombre : « Le noble écrivain supplée trop souvent par l'assu-
rance de ses dédaigneuses paroles ce qui peut lui manquer d'études et
de notions sur les sujets dont il entretient le public... » (^Histoire de la
chute des Jésuites au XVIII' siècle. Réponse à M. le comte A. de Saint-
Priest, pair de France, par Paul Lamache, Docteur en Droit, avocat à la
cour royale de Paris. Waille, rue Cassette, i844- P. i54-)
CHAPITRE X
I. — La presse libérale et universitaire se déchaîne contre les Jésuites.
Le Journal des Débats et le Constitutionnel se distinguent entre tous.
Le comte de Gliambord au collège d'Oscott. La Jésuitophobie gagne le
peuple. Manifestations violentes.
II. — Défenseurs et apologistes : Montalembert. Henri et Charles de
Riancey. Le « Solitaire ». Les anonymes. Dans les Journaux et
Revues. Louis Veuillot et l'Univers. Charles Lenormant. Le P. Théo-
dore Ratisbonne. Des Jésuites, par un Jésuite. L'Opuscule duP.de
Ravignan, De l'Existence et de l'Institut des Jésuites. Impression pro-
fonde produite par cette publication. Une réticence et une lacune.
Encore le Monopole universitaire.
III. — Une ère de tribulations. Mgr Affre. Anciens témoignages de
sympathie pour la Compagnie de Jésus. Ordonnance de l'archevêque
de Paris contre la maison de la rue des Postes. Réponse du P. Général.
Bref de Grégoire XVI. Une thèse de Droit Canon sur l'état religieux
en France. Bref à l'évêque du Mans à propos de Solesmes.
IV. — Autres sujets d'affliction. Le P. François Moigno. Le P. Charles
Déplace. Le cas Affenaër. Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisem-
blable.
I
Les cours du Collège de France avaient sonné comme
un appel aux armes. C'était le rôle de la presse périodi-
que d'en prolonger le retentissement dans le temps et
dans l'espace; elle s'en acquitta avec autant d'entrain que
d'ensemble. Du commencement de 1843 à la fin de 18451a
rubrique Jésuites occupe une place importante dans les
colonnes des grands journaux de Paris, le Constitution-
nel., le Siècle., le National., le Journal des Débats., le Cour-
rier français., etc. A vrai dire, le fond de cette littérature
n'est pas très abondant; c'est celui du livre de Génin;
CHAPITRE X 513
c'en est aussi la méthode. En règle générale, très peu de
faits précis, des imputations, souvent fantaisistes jusqu'à
l'extravagance, contre d'imaginaires Jésuites, mais qui en
définitive portent contre le clergé, l'Eglise et la religion.
Le Journal des Débats se distingua dans cette campagne
par une acrimonie enveloppée de grâces littéraires pas
toujours également heureuses. C'est lui qui lança à
l'adresse des Jésuites un de ces mots à effet qui tiennent
lieu de raisons aux esprits irréfléchis : « Qu'ai-je à faire
de vos vertus, si vous m'apportez la peste ' ? » Qu'on y
regarde de près, ce n'est rien qu'un outrage doublé d'une
sottise. Un autre jour l'épigramme est agrémentée d'un
mélange plutôt bizarre de réminiscences classiques; les
héros d'Homère y voisinent avec le chevalier d'Assas.
C'est à propos de la publication des cours de Quinet et
Michelet. La Révolution de Juillet a obligé un roi dévot à
fuir hors de France : « La mer a emporté les Grecs, mais
le cheval d'Ulysse est resté dans nos murs. Charles X est
couché dans les caveaux de Goritz ; mais les Jésuites sont
à Paris... D'ailleurs MM. Michelet et Quinet sont assurés
de trouver partout la même sympathie, car la cause dont
ils sont les champions est celle du pays et du siècle. Le
pays et le siècle ne resteront pas sourds à la voix de ces
sentinelles avancées qui leur crient : « Auvergne, à moi ce
sont les ennemis 2! »
1. Voici le passage complet : « Je veux croire à la simplicité primi-
tive et à l'humilité évangélique de ces pauvres moines, comme on les
appelle. J'estime dans M. l'abbé de Ravignan la modestie de ses senti-
ments et la distinction un peu froide de sa parole. J'apprécie l'art infini
avec lequel il s'applique à dissimuler l'énergie secrète et implacable de
la réaction dont il est un des principaux organes. Mais qu'importe que
les moines de la rue des Postes ou de la rue Sala soient des saints, s'ils
cachent dans les plis de leur robe d'innocence le fléau qui doit troubler
l'Etat? Qu'ai-je à faire de vos vertus, si,., etc. » (Journal des Débats^
10 Mars 1 845.) L'article avait pour auteur un universitaire, Cuvillier-
Fleury, que Louis-Philippe avait choisi pour précepteur du duc d'Au-
male. — « Hélas! disait plus tard le grand évêque de Poitiers, Mgr Pie,
il y a chez nous des pestes de plus d'une sorte, et ce ne sont pas des
saints, ceux qui les apportent et les propagent. »
2. Journal des Débats, i3 sept. i843. Article signé Louis AUoury.
Lu Compagnie de Jésus. 33
514 LA. COMPAGNIE DE JESUS
Une autre fois encore la feuille universitaire par excel-
lence dénonce comme immorale un livre de piété intitulé
Marie conversant avec ses enfants. Ce ne pouvait être que
l'œuvre d'un Jésuite. Mais voici qu' « on lui prouve que ce
livre est sorti des mains de l'un des plus doctes et des
plus vénérables évêques de France, Mgr Dévie, évêque
de Belley » '. Semblables méprises et de plus graves se
rencontrent à tout instant dans les colonnes du Constitu-
tionnel ou du National; ce serait naïveté de les croire
involontaires ; car on admet a priori que tout ce qui se
fait à l'heure présente dans l'Église est fait par et pour les
Jésuites. On a vu plus haut la Propagation de la Foi inven-
tée par les Jésuites pour battre monnaie ; d'après le,Vrt//o-
n«Z, l'œuvre delà Sainte-Enfance^ cette création touchante
du saint évêque missionnaire, Mgr de Forbin-Janson,
n'a ni une autre origine, ni un autre but. Mais il faut citer
tout le passage; on y voit à quel délire d'impiété se lais-
sèrent emporter par leur Jésuitophobie les intellectuels
de ce temps-là :
« Les Jésuites crient sur les toits qu'ils viennent régé-
nérer la France par la religion, que par eux là religion va
refleurir. Ils bâtissent des confréries où ils enrôlent tous
les âges, tous les sexes, toutes les professions. Ils en ont
pour les gens titrés, pour les étudiants en droit et les étu-
diants en médecine, ils enrégimentent jusqu'aux laquais et
aux servantes. Tout ce monde-là paie, bien entendu, cha-
cun selon ses moyens; car cela est calculé en conscience.
Il y a même une confrérie d'enfants, où l'on donne un sou
par semaine pour racheter les petits Chinois que leurs
parents donnent à manger aux cochons. Les Jésuites font
des reliques, des miracles; la sainte robe de Jésus-Christ
opère tous les jours des prodiges à Argenteuil; plus loin
c'est la médaille frappée en l'honneur de l'Immaculée-Con-
ception, ailleurs c'est sainte Philomène, ailleurs c'est
autre chose... Bref, pour relever la religion il n'y a rien
I. UAmi de la Religion, T. GXXI, p. 616.
CHAPITRE X 515
dont les Jésuites ne soient capables, jusqu'à escalader la
nuit les corniches des maisons de Lyon pour y placer des
madones de plâtre '. Dites un mot, fournissez-leur les
fonds, ils sont prêts à entreprendre des missions en Chine,
aux Indes, en Angleterre ; mais ne leur parlez pas d'affran-
chir le clergé rural... ^ »
Le journal qui sous la Restauration s'était fait une spé-
cialité de la guerre aux Jésuites, qui maintenant publiait
en feuilleton le roman d'Eugène Sue, le Constitutionnel,
ne pouvait se laisser dépasser dans ce concours de
méchancetés et d'inepties. Grâce au Juif ei'rant^ c'était à
cent mille lecteurs qu'il apportait de terrifiantes informa-
tions sur les menées et les progrès des fils de Loyola. Un
jour c'est une correspondance d'Amiens sur les Jésuites
de Saint-Acheul : « lis sont une cinquantaine... Que fait
là cette sainte et illégale agglomération de gens qui n'ont
pas l'honneur d'être citoyens français? Ce que les Jésuites
font partout. Ils s'insinuent; ils travaillent à dominer le
clergé... Votre journal annonçait dans ces derniers temps
que, depuis 1830, les Jésuites avaient acquis pour cinq ou
six millions de biens fonds dans le seul département du
Rhône ; je n'évaluerai pas leurs possessions dans la Somme ;
mais elles sont énormes... Ils acquièrent cette fortune en
captant les testaments; mais que sera-ce donc, lorsque,
après avoir renversé l'Université, ils pourront ouvrir des
écoles et abêtir la jeunesse de France? » L'article est
du 8 octobre 1843; il y en a d'autres le 10 et le 11 dans
le même goût.
On n'oublie pas en effet la grosse question du jour; on
y revient à temps et à contre-temps; tout y ramène. Ce
I. Le Père Adrien Nampon s'était en effet employé à faire rétablir
les statues de la Sainte Vierge très nombreuses autrefois aux angles des
rues de Lyon. C'est ce que le chroniqueur essaie de ridiculiser.
1. Le National, i6 Juin i843. C'est le paragraphe final d'un long
article, sous la rubrique Variétés, à propos du livre des abl)és Allignol
sur le prétendu asservissement du clergé vis-à-vis de l'autorité épisco-
pale. L'article est signé F. G. (évidemment François Génin). On a vu
dans son livre que cet asservissement est un des méfaits des Jésuites.
516 LA COMPAGNIE DE JESUS
sont les Jésuites qui en veulent au monopole de l'Univer-
sité. Le clergé ne se soucie pas de la liberté d'ensei-
gnement; il a autre chose à faire. « Mais il y a en France
une Congrégation qui aspire au partage d'abord, puis
ensuite au monopole de l'enseignement. Cette Congré-
gation pèse sur le clergé séculier et le presse à se faire
violent, injurieux, flatteur ou démagogue, à marcher par
toutes les voies à la conquête d'une liberté dont il ne fera
qu'un médiocre usage. Il paiera les frais de la guerre et
la victoire ne sera pas pour lui. La victoire, si jamais le
Gouvernement avait la faiblesse de se rendre, serait
exploitée par les Jésuites. Depuis longtemps tous leurs
efforts sont dirigés de ce côté ; ils laissent aux simples
prêtres les travaux du sacerdoce ; ils se réservent de façon-
ner les générations naissantes à leur joug par l'éducation
publique. Le moyen leur paraît plus sûr pour arriver à la
domination. » (5 Octobre 1843.)
On est ici sur le vrai terrain de la défense du monopole ;
le rédacteur universitaire y installe ses batteries et tire
sans se lasser et sans souci des redites : « Il est évident
pour tout homme de bonne foi que la querelle où s'en-
gagent malheureusement un certain nombre d'évêques
est celle des Jésuites contre l'Université. » Si on les voit
réclamer la liberté d'enseignement, c'est que « les qua-
rante-sept établissements que les Jésuites ont fondés en
France en dépit des lois, sont pourvus de professeurs et
prêts à recevoir des élèves... Les pieux curés et les des-
servants des paroisses ne songent pas le moins du monde
à déserter la chaire évangélique pour une chaire de rhéto-
rique ou de grammaire... L'intérêt des Jésuites est ici seul
enjeu. » (12 Novembre 1843.) Comme Génin, le Constitu-
tionnel s'essaie à plaisanter sur la guérison miraculeuse du
jeune Clifford, élève des Jésuites de Fribourg : « Au temps
de la querelle des Jansénistes et des disciples de saint
Ignace on répondait aux miracles par des miracles...
L'Université n'a pas besoin de cette espèce d'argument;
elle y renonce d'avance. MM. les proviseurs s'avoueront
CHAPITRE X 517
vaincus sur ce point, et nul n'ajoutera au prospectus de son
collège après ces mots : Tel ou tel médecin est attaché à
l'établissement, ceux-ci : En cas de maladie chronique
ou incurable on garantit aux parents l'essai d'un miracle
par le proviseur qui s'est fait avantageusement connaître
en plus d'une occasion. » (30 Juin 1843.) On a vu tout à
l'heure la sollicitude du Constitutionnel ^o\iy le clergé des
paroisses; de même la spirituelle tirade qu'on vient de lire
est précédée de protestations de respect pour la religion.
Ces honnêtes gens n'en veulent qu'aux Jésuites; les
Jésuites font tort à la religion et les Jésuites tyrannisent
le clergé. Ce sont les chapitres de Génin découpés en arti-
cles de journaux.
Mais ce furent les révélations du « bibliophile » stras-
bourgeois que la presse universitaire exploita contre les
Jésuites avec une complaisance sans égale. L'abbé Moul-
let et l'abbé Rousselot, invariablement appelés le Père
Rousselot et le Père Moullet, furent dénoncés à l'indigna-
tion et à l'exécration universelle. On parla « de citations
impures qui font frémir la morale publique », « des hon-
teux écarts de l'enseignement des séminaires », « de la
boue de la casuistique dont les éclaboussures rejaillis-
sent sur le clergé », « de la sale et honteuse morale des
traités de théologie », etc. Et le tout était mis au compte
des Jésuites. Cette fois encore, ce fut le Globe qui, agacé
par la délicatesse de ses confrères, se chargea de les rap-
peler à la véritable pudeur. Dans un long article plein de
bon sens et de loyauté, il leur exposa, ce que tous d'ail-
leurs savaient très bien, que les prêtres ont besoin de
connaître les plaies auxquelles ils auront à appliquer le
remède dans leur ministère de confesseurs, et donc,
que les livres où ils les étudient, écrits en latin, s'adres-
sent non au commun des lecteurs, mais à des spécia-
listes, que partant, ils ne sont pas plus immoraux que
les traités de médecine où sont décrites les maladies
honteuses. Par ailleurs, aux Pharisiens qui se scanda-
lisaient des décisions appuyées sur la doctrine du
518 LA COMPAGNIE DE JESUS
probabilisme, le Globe déclarait très nettement qu'ils
n'avaient rien compris aux textes des casuistes, et il les
mettait au défi de soutenir l'opinion contraire. C'est ce
que les prêtres français, Jésuites ou non, eussent répondu
à tous ces vengeurs de la morale publique, au nombre
desquels on comptait l'auteur des Mystères de Paris et
du Juif errant*. Mais mieux valait sans doute que la leçon
fût faite par un journal très indépendant de l'Église et
point du tout sympathique aux Jésuites. h'Ami de la
Religion reproduisait in extenso l'article du Globe que,
en raison de sa provenance, il appelait « un événe-
ment »^.
Nous ne relèverons pas les faits divers dont les grands
journaux agrémentaient en ce temps-là leurs charges
contre les Jésuites, leurs doctrines et leurs projets. Ce
sont d'ordinaire des historiettes inventées de toutes pièces,
ou bien, selon la méthode que nous avons déjà vue en
pratique, on transforme en Jésuites des personnages abso-
lument étrangers à la Compagnie de Jésus. Voici un spé-
cimen du genre. Le duc d'Angoulême étant mort en 1843,
le comte de Chambord devenait le chef de la maison de
France; il en donna avis à toutes les cours, par une Note
où du même coup il affirmait son droit à la Couronne. A
cette occasion un certain nombre de notabilités du parti
légitimiste se rendirent à Londres pour saluer « Henri V » .
La manifestation de Belgrave-Square mit en grand émoi
les sphères politiques; il y eut d'ardentes discussions à
la Chambre des Députés et, finalement, vote de blâme con-
tre huit de ses membres qui avaient pris part au pèleri-
nage. Ils donnèrent leur démission et furent tous réélus.
Ces incidents ne pouvaient manquer d'échauffer les esprits ;
au début de 1844, il n'était bruit dans la presse que du
« complot légitimiste ». On trouva le moyen d'y impliquer
les Jésuites, Nous avons dit déjà que, pendant toute la
I. On a lu plus haut la déclaration d'Eugène Sue à la dernière page
de son roraan : « Les œuvres immondes des Jésuites, etc.. »
a. UAmi de la Religion. T. GXVII, p. 428.
CHAPITRE X 519
durée de la Monarchie de Juillet, on s'obstina dans les
régions gouvernementales à voir en eux des carlistes^ et
par là même des adversaires. Voici donc la nouvelle que
le Journal des Débats servait à ses lecteurs en guise d'étren-
nes au 1®'' Janvier 1844 :
« On lit dans le Moniteur parisien : Plusieurs journaux
ont annoncé que le duc de Bordeaux avait visité un collège
français près de Birmingham, et que sa présence y avait
excité le plus vif enthousiasme. Nous trouvons à ce sujet,
dans une correspondance anglaise, des détails très curieux.
Et d'abord, l'établissement est le collège d'Ascott {sic),
tenu par les Jésuites et renfermant, avec beaucoup d'en-
fants de nobles familles catholiques d'Irlande, quelques
fils de famille du continent. Le duc de Bordeaux y a cou-
ché une nuit... Le lendemain il a assisté à une séance
dramatique où on a joué le deuxième acte d'Athalie. Le
jeune Arthur de Glamorgan déclama :
Il faut que sur son trône un roi soil élevé
Qui se souvienne un jour qu'au rang de ses ancêtres
Dieu l'a fait remonter par la main de ses prêtres.
« Les Révérends Pères Jésuites, qui étaient fort nom-
breux, ont agité vivement leurs chapeaux; le dernier vers
a été répété avec enthousiasme et les écoliers de la classe
de français ont poussé de longs liuzza. Le prince s'est
assis à la table du R. P. Wiseman, Supérieur et Provincial
de l'Ordre ; il y avait cinq Jésuites français. Le lendemain
le prince est parti, emportant les bénédictions des Révé-
rends Pères. »
La réponse ne se fit pas attendre ; elle vaut d'être citée.
Le futur cardinal Wiseman écrit à la fois au Moniteur
Parisien et au Journal des Débats.
a Collège Sainte-Marie, Oscott, 8 janvier i844.
« Monsieur le Rédacteur,
« J'ai lu avec beaucoup de surprise les détails que vous
avez donnés dans votre journal du l"' janvier sur la visite
520 LA COMPAGNIE DE JESUS
de Mgr le duc de Bordeaux au collège d'Oscott que j'ai
rhonneur de présider, détails que vous signalez juste-
ment comme très curieux.
« Mgr le Duc de Bordeaux nous a accordé une visite et
nous avons fait tout notre possible pour la lui rendre
agréable... Mais à part cela, tout dans votre récit est un
rêve, une pure fiction, dont je réclame la pleine rect,ifi-
cation.
« 1° Ce collège est dirigé, non par des Jésuites, mais
par des prêtres séculiers.
« 2" Je ne suis pas moi-même membre de cette illustre
Société et par conséquent je n'en suis pas le Provincial.
« 3" Si, par « fils de famille du continent », on veut
désigner des Français, je puis vous assurer qu'il n'y en a
pas un seul parmi nos élèves.
« 4" On n'a pas récité un seul vers d'A^7i<2^te, ni d'aucune
autre pièce française...
« 5° Il n'existe dans notre établissement personne qui
s'appelle Arthur Glamorgan ; je n'ai jamais connu ce nom
ni en Irlande ni en Angleterre.
« 6° Par conséquent ni lui ni personne n'a récité les
vers que vous citez d'Athalle.
« 7° Et par suite ils n'ont pas été accueillis avec enthou-
siasme par les Pères Jésuites, avec agitation de chapeaux
ou des huzza. Tout dans cette scène est imaginaire, l'élève,
les vers, les Jésuites et leurs chapeaux. Vous ajoutez que
parmi les Pères qui faisaient partie de cette réunion, se
trouvaient cinq Pères français. Comme aucun Jésuite ne
s'y trouvait, il n'y en avait aucun de Français.
ft Si je me crois en droit de réclamer l'insertion de
cette lettre pour démentir un récit si singulièrement
dépourvu de toute vérité, ce n'est pas pour des motifs
personnels, mais parce que l'article tend à créer des pré-
jugés contre la Congrégation respectable dont vous me
faites le Provincial.
« Je suis, etc..
N. WiSEMAN, évêque de Mélipotame.
CHAPITRE X 521
Inutile de dire que les journaux auxquels cette lettre
était adressée se gardèrent de la publier. D'autres sup-
pléèrent à leur silence '. Le Journal des Débats et le
Âloniteur Parisien comptaient parmi les principaux orga-
nes dévoués à la dynastie de Juillet. 11 resta établi pour
leur public que les Jésuites demeuraient partisans du
régime déchu. Cette petite histoire prouve que, dans la
guerre aux fils de Loyola, on pratique volontiers la maxime
qu'on leur attribue : la fin justifie les moyens.
Quant au résultat de toutes ces excitations il fut ce qu'il
devait être. Gomme au temps de Montrouge et de M. de
Montlosier, l'obsession du Jésuite s'empara d'une multi-
tude de gens, et point seulement, comme nous le verrons
plus tard, parmi le populaire; les personnages du Juif
errant hantaient les cerveaux ; on les retrouvait partout
et ces rencontres provoquaient les incidents les plus
bizarres. La Gazette des Hôpitaux signalait des cas de
Jésuitophobie à l'attention des médecins spécialistes. L'un
d'eux, ayant recommandé une maison de santé à un malade
qui manquait de soins dans sa famille, se vit traiter de
Z)'' Baleinier (un des plus vilains types du roman). D'un
autre à qui il avait proposé une sœur de Bon-Secours, il
reçut la lettre suivante :
« Monsieur, ce n'est pas tout d'être Jésuite; il faut encore
être adroit. La gaucherie avec laquelle vous avez voulu
m'entourer de gens de votre espèce m'a vite indiqué à
qui j'avais afifaire. Gardez vos soins que je refuse. Je déteste
les Rodin en robe ou en diplôme. Eugène Sue nous apprend
les moyens de les reconnaître et de les démasquer 2. »
En même temps l'opinion publique exaspérée contre
ces fantômes malfaisants, mais insaisissables, commençait
à manifester contre les quelques réels Jésuites que l'on
pouvait atteindre. Le quartier latin, déjà grisé par les
diatribes du Collège de France, entra en fureur à la suite
1. VUnivers, 16 Janvier 1873. L Ami de la Religion. T. GXX, p. 118.
2. Cf. L'Ami de la Religion, 5 décembre 18/I4. T. CXXIII.
522 L.V COMPAGNIE DE JESUS
des discussions passionnées qui eurent lieu aux Chambres
et dans les journaux après le pèlerinage des roya-
listes à Londres. Dans les derniers jours de décembre les
murs de la maison de la rue des Postes se couvrirent de
placards injurieux et menaçants. On y voyait des Jésuites
dans toutes les attitudes de criminels en train de payer
leur dette à la justice, ligottés, flagellés, pendus à la
potence ou aux réverbères. Les inscriptions commentaient
l'image. Les Lettres annuelles ont conservé quelques
spécimens de cette littérature : « Malheur aux Jésuites! ! !
— Mort à ceux qui veulent s'élever contre l'Université!
Mortà ceuxqui veulentrétablir le paganisme (!?), qui sédui-
sent les âmes faibles, les vieilles bigotes pour parvenir
à dominer partout ! Mort enfin à ceux qui traitent Molière
d'excommunié ! » Et cette autre qui portait presque sa
signature : «Si les Jésuites continuent à faire la mauvaise
tête, on les fera danser avec leur boutique. Avant huit
jours ils rôtiront. On leur fera gagner le ciel par le martyre.
Il faut un exemple qui épouvante cette canaille, et les étu-
diants se chargent de venger l'Université, puisque le Gou-
vernement ne veut pas s'en charger. Gare à eux ! »
Citons encore ce fragment d'une lettre reçue alors par
le Père Recteur, et qu'il crut devoir conserver entre
beaucoup d'autres : « A tous les êtres composant la Com-
pagnie soi-disant de Jésus : Vermine immonde ! Tu as
reparu au milieu de cette nation régénérée par 1792.
Rentre au plus tôt dans les repaires inconnus, dans les
fanges croupissantes d'où tu as osé ressortir. Sinon la
vraie France saura bien se résigner, si indigne que
soit pour elle cette sale besogne, à t'écraser sous son
pied. »
A certains jours où la passion irréligieuse peut donner
toute sa mesure, les grossières injures sont remplacées
tout naturellement par des balles de revolver. C'est pour-
quoi, malgré nos répugnances, nous reproduisons ces
insanités; ceci précède cela et l'explique. Et telle est,
sous des formes différentes, la conclusion tirée par la
CIIAPITRli X 523
logique populaire de l'enseignement donné par des
hommes de lettres dans les journaux, ou même par des
professeurs dans les chaires des Facultés.
II
La littérature antijésuitique de la période qui nous
occupe fut assurément très abondante. Nous avons cité
la note triomphale de l'éditeur du livre de Michelet et
Quinet : « Jamais succès pareil... En deux ans, deux cents
volumes pour ou contre... » Même en faisant la part de
l'hyperbole professionnelle, il reste que, à la suite des
professeurs du Collège de France, beaucoup d'écrivains
s'étaient occupés des Jésuites, soit pour les attaquer, soit
pour les défendre. Parmi les premiers nous avons men-
tionné ceux qui méritaient de l'être. Les autres n'ont
droit qu'au silence et à l'oubli, à quoi ils se sont d'ailleurs
voués de leur plein gré. Il est bien remarquable en effet
que ces phamphlets sont à peu près invariablement ano-
nymes ; les auteurs se sont rendu compte qu'il n'en
rejaillirait sur leur nom aucune gloire. Nous prenons
au hasard dans la collection : Les Jésuites démasqués. —
La déconfiture des Jésuites. — Le Jésuitisme vaincu et
anéanti. — Conseils de Satan aux Jésuites. — Le confes-
sionnal des Jésuites. — Doctrines morales et politiques des
Jésuites. — La Conjuration des Jésuites^ etc.. Les titres
sont généralement dans ce goût-là. A ajouter : Histoire
dramatique et pittoresque des Jésuites , illustrée, un certain
nombre d'Épitres en vers et enfin les inévitables Monita
sécréta. Si l'on se reporte aux productions similaires de
1824-1826, on voit qu'à vingt ans de distance ce sont les
mêmes mensonges que l'on sert au public et aussi les
mêmes inventions saugrenues.
Par contre les apologistes ne manquèrent pas à la
Compagnie de Jésus, et on conviendra qu'ils font meil-
leure figure que ses détracteurs, dans la République des
524 LA COMrA<^iNlE DE JESUS
Lettres. D'abord on sait leurs noms ; ils ont droit de
trouver place dans cette Histoire. Au premier rang, nous
devons citer Montalembert, Dans son Manifeste de 1843
sur la liberté d'enseignement, il posait la question des
Jésuites avec une netteté et une élévation de langage qui
dut paraître singulièrement audacieuse :
« Il faut avoir le courage de le dire sans subterfuge et
sans détour : l'éducation ne peut être solidement régé-
nérée et épurée que parles Congrégations religieuses. 11
est juste d'assigner entre elles un rang élevé à ces Jésuites
qui ont sauvé la foi dans la plupart des pays catholiques au
XVI® siècle, et qui depuis ont eu le magnifique privilège
d'être dans tous les pays et à toutes les époques le pre-
mier objet de la haine de tous les ennemis de l'Église. Il
est juste et il est naturel que l'Eglisô elle-même et que
tous ses enfants dociles et dévoués, éclairés par cette
démonstration si incontestable de leurs immortels méri-
tes, les maintiennent en possession d'une confiance et
d'un respect que la rage de leurs antagonistes ne peut
qu'accroître. Arrière donc ces catholiques pusillanimes,
s'il s'en trouve, qui s'associeraient lâchement, même par
leur silence, aux invectives et aux calomnies de nos enne-
mis contre des accusés qui n'ont pas besoin de se défen-
dre, mais dont la gloire, les vertus et les malheurs font
partie de notre apanage. Si la liberté ouvrait à cette illustre
Compagnie les portes de la France, comme elle lui a
ouvert celles de l'Angleterre, de la Belgique et de l'Améri-
que, à l'abri désormais des dangers que lui a fait courir une
alliance trop intime avec les monarchies absolues dont elle
a été si cruellement la victime, stimulée par la concur-
rence et pénétrée par l'esprit généreux de notre pays, on
ne peut douter qu'elle ne mît bientôt ses méthodes
anciennes et éprouvées au niveau de tous les besoins de
la science moderne et que, dans les divers degrés de
l'enseignement, ses membres n'obtinssent des succès ana-
logues à ces prodiges d'éloquence qui, du haut de la
chaire chrétienne, ont été éveiller les jalouses fureurs
CHAPITRE X 525
des prédicateurs du Collège de France'. Aussi la loi qui,
sous prétexte de pourvoir à l'instruction secondaire, con-
sacrerait l'exclusion de cet Ordre du sein d'un pays catho-
lique, ne serait qu'une sanction imprimée à la tyrannie de
l'incrédulité 2. »
A côté du chef du parti catholique les deux frères Henri
et Charles de Riancey avaient dès lors une part des plus
actives dans les luttes pour la liberté religieuse. Déjà
avantageusement connus au barreau, l'un et l'autre prirent
courageusement devant l'opinion la défense des Jésuites.
Dans sa brochure Du Jésuitisme, Charles de Riancey
dénonça la guerre menée contre l'Eglise sous le couvert
d'un vocable hypocrite : « Est-ce la Compagnie de Jésus
qui est en cause ? Non, c'est nous, ou plutôt c'est elle et
nous... Henri IV a dit : Depuis ma conversion on m'appelle
Jésuite. C'est une vieille injure... Les Jésuites, c'est le
Pape, le clergé, les catholiques... Le mouvement reli-
gieux, notre foi, voilà le Jésuitisme. » En même temps
Henri de Riancey publiait en deux forts volumes une His-
toire critique et législative de V Instruction publique et de
la liberté d'enseignement en France. (1843.) Tout le passé
de la monarchie française, depuis ses origines jusqu'à la
Révolution, y affirmait le droit des Congrégations reli-
gieuses et spécialement des Jésuites à participer à l'ensei-
gnement. L'année suivante le même écrivain démontrait
dans une thèse juridique, La Loi et les Jésuites, que dans
l'état actuel de la législation ce droit ne pouvait leur être
contesté.
Citons encore Des Jésuites, par un Solitaire. Ce « Soli-
taire » dont le nom, comme il le dit lui-même, n'était un
j. L'apostolat du P, . de Ravignan obtenait en i843 ses plus brillants
résultats. L'aflluence des hommes les plus distingués et surtout des étu-
diants au pied de la chaire de Notre-Dame n'était pas pour plaire à cer-
tains professeurs. Montalembert attribuait les diatribes de Quinet et de
Michelet à un dépit, peut-être inconscient. Il n'était pas le seul à penser
ainsi.
2. Du Devoir des catholiques dans la question de la liberté d'ensei-
gnement. Novembre i843.
526 LA COMPAGNIE DE JESUS
secret pour personne, s'appelait l'abbé Hippolyte Barbier.
Publiciste fécond et hardi, poussant l'indépendance jus-
qu'à vivre en marge des règles de la cléricature, il rédi-
geait une sorte de périodique intitulé Biographie du Clergé
contemporain^ où l'on voit défiler l'une après l'autre toutes
les notabilités du monde ecclésiastique. La verve du So-
litaire n'est pas précisément satirique, mais on ne peut
nier qu'elle soit frondeuse. 11 prit nettement parti pour
les abbés AUignol, dans leur campagne contre l'autocra-
tie attribuée aux évêques sur les desservants par le régime
concordataire. Ces antécédents ajoutaient une saveur par-
ticulière à l'apologie qu'il allait faire des Jésuites. On se
souvient qu'un des griefs imaginés contre eux par ■\Iiche-
let et exploité par tous leurs accusateurs c'était la tyran-
nie qu'ils exerçaient sur le clergé qu'ils avaient trouvé
le moyen d'asservir. Le « Solitaire », qui volontiers se
plaindrait de la prépotence de l'épiscopat, déclare au
contraire que sa sympathie va aux Jésuites : « Oui, cer-
tes j'ai hardiment, de mon plein gré, cordialement pro-
fessé pour les enfants de saint Ignace une vive et dis-
crète admiration. » C'est par là que débute son livre dont
le sous-titre précise l'objet : Réponse à MM. Michelet et
Quinet. Réponse souvent pleine de malicieuse bonho-
mie.
Nous pourrions allonger la liste de ces Réponses; il y
en a de toute provenance, même de l'Université, tel par
exemple, un modeste volume, fort bien fait d'ailleurs,
avec ce titre sans prétention : Quelques mots sur les
Jésuites, adressés à MM. Michelet et Quinet^ par M. J. A.^
membre de V Université. On peut regretter que l'auteur ne
se fasse pas connaître, mais il avait trop de raisons de
garder l'anonyme pour qu'on lui en sache mauvais gré. Ce
n'est pas d'ailleurs un partisan des Jésuites égaré dans
le camp de leurs adversaires; c'est un bon chrétien et un
honnête homme qui voit où tendent des attaques sans
franchise : « Je ne suis qu'un simple fidèle, déclare-t-il,
eft'rayé de voir la religion tout entière attaquée sous le
CHAPITRE X 527
prétexte de son alliance avec un Ordre dont le nom seul
est devenu, depuis un siècle, grâce aux calomnies des
philosophes, un véritable épouvantail. » Et dans sa con-
clusion, interpellant ses collègues : « C'est aux croyan-
ces que vous en voulez, leur dit-il; soyez francs, afin
qu'on n'ait pas à vous retourner le reproche de dissimu-
lation que gratuitement vous adressez aux autres. »
C'est également pour démasquer l'hypocrisie que jNI. de
Mouzens écrivait La Croisade de MM. Michelet et Quinet
contre les Jésuites expliquée à ceux qui veulent voir clair.
Ainsi encore l'ouvrage qui a pour titre : L'Église, son
autorité, ses Institutions et l'Ordre des Jésuites défendus
contre les attaques et les calomnies de leurs ennemis :
Instruction pastorale de Christophe de Beaumont, arche-
vêque de Paris, suivie de documents recueillis et annotés
par un homme d'État. « Au xviii' siècle, lisons-nous dans
V Avant-Propos, quand les philosophes et les hérétiques
se sont coalisés pour renverser l'autorité et les institu-
tions de l'Eglise, par quelle manœuvre ont-ils essayé de
masquer le but sérieux de leurs attaques, par quel mot
d'ordre ont-ils rallié les ennemis du catholicisme et sou-
levé les passions populaires ? Par la guerre aux Jésuites.
Toutes les correspondances et tous les documents contem-
porains démontrent la vérité de ce fait. » On n'a pas pro-
cédé autrement sous la Restauration. « Cette manœuvre
hypocrite obtiendra-t-elle le même succès en 1843 qu'en
1762 et en 1828 ?... J'examinai, poursuit « l'homme
d'État », le libelle de Michelet et le phamplet condamné
par Beaumont en 1763, et je vis que le premier comme le
second était réfuté page par page... Preuve que c'est bien
toujours le même plan. Guerre à l'Église à travers les
Jésuites. » Il n'est pas inutile de dire que, devant les-
récriminations provoquées par son livre, l'auteur, M. de
Saint-Chéron s'empressa de se faire connaître, ce qui
lui valut de sérieux désagréments.
Dans la presse périodique les Jésuites furent con-
stamment défendus par YAmi de la Religion, par le
528 LA COMPAGNIE DE JESUS
Correspondant à plusieurs reprises, assez mollement ou
même pas du toutpar lesjournaux royalistes, la Gazette de
France^ la Quotidienne, la France, l'Écho Français; on
craignait de compromettre la cause de la légitimité en
prenant parti pour une Société si impopulaire. Quelques
rares journaux de province, à Lyon le Réparateur, à
Nantes une feuille, malheureusement trop aventureuse
dirigée par le marquis de Régnon, La Liberté comme en
Belgique, quelques autres encore montrèrent plus de
vaillance. Mais de tous les organes de publicité celui qui
donna à la famille de saint Ignace l'appui le plus coura-
geux et le plus fidèle, ce fut assurément V Univers. Louis
Veuillot, qui venait d'en prendre la direction, était un
sincère ami des Jésuites; ils avaient été pour quelque
chose dans sa conversion; c'est au Gesù, à Rome, et aux
pieds du Père Rozaven qu'il avait fait la confession géné-
rale qui fut pour lui le point de départ d'une vie nou-
velle. C'est sous la direction d'un autre Jésuite que peu
après il avait fait la retraite où il décida de rester dans le
monde. C'est au vénérable Père Varin qu'il avait ensuite
confié le soin de sa conscience; le Père Boulanger, alors
Provincial de Paris, et le Père Rubillon, son successeur,
étaient aussi de ceux dont il prenait le plus volontiers
conseil ; il entretenait avec le Père de Ravignan des rap-
ports suivis et très affectueux ; ce fut au conférencier de
Notre-Dame que Louis Veuillot demanda de bénir son
mariage, en la fête de saint Ignace, et au moment où la
tempête soulevée contre la Compagnie de Jésus arrivait à
son point critique '. (31 Juillet 1845.)
I. Lors du centenaire de la naissance de Louis Veuillot, les Etudes
ont pu])lié la correspondance échangée entre le Père de Ravignan et le
grand écrivain lors de son mariage. (igiS, T. CXXXVH, p. aSa.)
Dans les Libres Penseurs, Veuillot raconte une visite qu'il fit au Père
à cette occasion : « Quelques jours avant qu'on fermât la maison des
Jésuites à Paris..., j'eus besoin de parler au P. de Ravignan. Il ne man-
quait certes pas d'affaires ; mais je voulais l'entretenir des miennes. Il
était tard; je le surpris dans sa cellule qu'il allait bientôt quitter, le
balai à la main. Le temps lui avait manqué dans la journée pour faire
CHAPITRE X 529
Louis Veuillot se posa dès l'abord en champion de ces
Jésuites contre lesquels il voyait se coaliser les puis-
sances de la politique, les rancœurs des hommes de
lettres et les fureurs aveugles de la multitude. Rien n'al-
lait mieux à son tempérament de lutteur, comme à
son ardeur et à sa générosité de néophyte. Que l'accu-
sation se produisît à la tribune parlementaire, ou dans
les colonnes du Constitutionnel^ à\i Journal des Débats et
autres oracles, le redoutable polémiste se chargeait de
répondre, avec ces traits cinglants qui firent si souvent
à l'amour-propre des accusateurs de cuisantes blessures.
Nous aurons au cours de ce récita mentionner quelques-
unes de ces exécutions. Celle d'Eugène Sue et du Juif
errant aurait ici sa place, et ce serait un soulagement
que de citer quelques-unes de ces pages vengeresses,
dont on peut bien dire que l'homme et l'œuvre en sorti-
rent marqués au fer rouge. Mais ce serait par trop ralen-
tir la marche de notre Histoire; nous nous contentons d'y
renvoyer le lecteur i.
Au milieu du concert de calomnies et de malédictions
contre les Jésuites dont le signal était parti du Collège
de France, il y eut donc aussi des voix nombreuses pour
protester en faveur de la justice et de la vérité. Les Jésui-
tes français ont recueilli avec reconnaissance dans leurs
Annales quelques-uns de ces témoignages. C'est ainsi
que nous y trouvons consigné le souvenir de deux leçons
faites en pleine Sorbonne sur VHistoire de la Compagnie
par l'illustre archéologue Charles Lenormant. Ce n'était
point un panégyrique ; on y relevait même, en termes
adoucis, ce que le Père de Ravignan ne craignait pas d'ap-
peler la « maladresse » des membres de l'Ordre 2. Mais
sa chambre. Ce balai ne m'a pas moins touché que le plus beau de ses
sermons. Je sentis parfaitement dans ce moment-là que M. Thiers aurait
beau faire...; cela n'empêcherait pas les Jésuites de durer plus longtemps
que lui...» (P. f\b'j de la première édition.)
1. Mélanges. Première Série, II, pp. 896 et suiv.
2. « A mes yeux elle (la Compagnie de Jésus) n'a montré souvent ni
prudence ni habileté. Elle a trop cru au bien, elle a trop, si je puis
La Compagnie de Jésus. 34
530 LA COMPAGNIE DE JESUS
du moins les avertissements et les reproches y étaient
inspirés par une véritable sympathie.
En même temps deux prêtres des plus distingués du
clergé de Paris osaient bien protester du haut de la chaire
contre la diffamation systématique dont la famille de saint
Ignace était victime. L'un d'eux, Tabbé Deguerry, le futur
martyr de la Commune, prêchait à Saint-Etienne-du-Mont.
C'est là, en plein quartier latin, qu'il osa faire entendre
l'éloge de ceux que des professeurs de l'Etat vouaient à
l'exécration de la jeunesse. L'autre était l'abbé Théodore
Ratisbonne, le converti du judaïsme, le fondateur des deux
Sociétés religieuses de Notre-Dame de Sion. Il ne craignit
pas, du haut de la chaire de Notre-Dame, en présence de
l'archevêque, de saluer « cette Société célèbre — ce sont
ses propres paroles — Société chère à tous les chrétiens
par les services immenses qu'elle a rendus à la cause de
Jésus-Christ, cette Société... si lâchement calomniée, cette
Société que sa vocation place aux avant-postes de l'Eglise,
qui lui a toujours fait un rempart du dévouement et de la
vie de ses enfants et qu'on n'attaque jamais, sans que le
catholicisme lui-même soit en péril ».
Le Provincial des Jésuites ayant écrit à l'abbé Ratis-
bonne pour lui dire ses remerciements et ceux de la Com-
pagnie, celui-ci répondit par une lettre qui est trop à son
honneur et qui précise trop bien la situation respective du
clergé et des Jésuites pour que nous n'en citions pas au
moins un fragment : « Mon Révérend Père... J'ai fait un
acte des plus simples. L'occasion s'en présentait, et j'au-
rais été coupable, à mes yeux du moins, si je ne l'avais pas
saisie. Les ennemis de Notre-Seigneur et de son sacer-
doce doivent nous trouver plus francs qu'ils ne le sont eux-
mêmes. S'ils ont l'hypocrisie de déguiser leurs sentiments
ni'exprimei" ainsi, pratiqué la vertu de l'espérance, surtout à l'égard du
pouvoir temporel. Née à l'époque de la formation des grandes monar-
chies, elle est restée fidèle aux moyens et aux ressorts de la souverai-
neté. Avec Louis XIV comme avec l'empereur de Chine, elle a trop
compté sur la faveur du maître et pas assez sur la sympathie des sujets.
Peut-être est-elle en train d'en aj^prendre beaucoup sur ce chapitre. »
CHAPITRE X 531
par lesquels ils nous veulent tous proscrire, il convientque
nous avouions les nôtres, par lesquels nous sommes for-
tement liés en la même cause et ne faisons qu'un seul et
même corps. Us seraient bien aises de nous diviser. Ils
y sont parvenus une fois; l'Histoire en raconte les tristes
conséquences... Indigne soldat de Jésus-Christ, je me
suis promis avec l'aide de sa grâce de prendre ma part
des attaques et des calomnies auxquelles sont en butte
les plus dévoués des membres de la milice sainte. Si Dieu
ne m'a pas accordé l'honneur d'avoir rang parmi eux, il
ne me refusera pas, je l'espère, celui d'être à leurs côtés,
lorsqu'ils seront attaqués et outragés. »
A côté des hommes de cœur qui vengèrent l'honneur
des Jésuites contre Michelet, Quinet et leur suite, on
n'est pas peu surpris de rencontrer le transfuge de 1824,
l'auteur des invraisemblables libelles, où étaient dévoilés
par « un témoin oculaire », un ancien novice, les affreux
mystères de Montrouge. Déjà en 1831 le malheureux
avait esquissé un mouvement de retour à l'honnêteté,
mais le courage lui avait manqué pour briser ses liens.
Vaincu enfin parle remords, au moment où la Compagnie
de Jésus était sur le point de succomber sous le poids
des calomnies et des haines, il fit rétractation publique et
complète des mensonges que lui-même avait accumulés
contre elle. Alors que la clameur soulevée par la presse
libérale demandait l'expulsion des Jésuites, on vit paraî-
tre un Mémoire à consulter pour le rétablissement légal
des Jésuites^ par M. Martial Marcet de la RocJie-Arnauld.
Le livre s'ouvrait sur un Avertissement, où le signataire
disait entre autres choses : « ... Je déclare que je désa-
voue entièrement et de bonne foi tous les écrits que j'ai
publiés contre les Jésuites, non point comme n'étant point
de moi, mais comme les fruits honteux d'une vengeance
pleine d'imposture... Je déclare que ce futl'esprit de parti
qui me dicta ces extravagantes horreurs que j'ai débitées
au public... Je déclare le plus hautement possible que
c'est avec aussi peu d'honnêteté que de vérité que, à
532 LA COMPAGNIE DE JESUS
peine sorti de l'Ordre des Jésuites où tous les soins de
l'amitié m'avaient été prodigués, je les ai accablés d'inju-
res, de gaieté de cœur..., par des personnalités tellement
indignes qu'en y pensant je ne comprends pas seule-
ment comment un peuple honnête a pu les tolérer et com-
ment un Gouvernement sage et fort ne les a pas sévère-
ment punies. » Usant du droit de Pétition, reconnu par
la Charte à tous les citoyens, et dont il avait fait usage
dix-sept ans auparavant pour provoquer la dissolution
des Jésuites, il sollicitait maintenant des Chambres le
rétablissement légal de l'Ordre, comme une mesure de
justice et de sage politique'.
Cependant les Jésuites français ne se manquaient pas
à eux-mêmes dans le furieux assaut qui leur était livré
et où il y allait de leur existence. De toutes les réponses
au manifeste parti du Collège de France, la plus com-
plète et la plus péremptoire fut incontestablement celle
du Père Gahour. A Des Jésuites^ par MM. Michelet et Qui-
net, il opposa Des Jésuites, par un Jésuite ; c'est d'un bout
à l'autre la riposte de l'homme qui possède son sujet à
une élucubration dont la fantaisie et la passion font tous
les frais.
Mais il y avait mieux à faire qu'à réfuter des accusations
cent fois mises à néant et toujours renaissantes. Comme
rien ne vaut pour la défense de la foi contre l'erreur l'ex-
posé lumineux et sincère des dogmes, de même la meil-
leure apologie d'un Ordre aussi calomnié et aussi méconnu
que celui d'Ignace de Loyola devait être cherchée dans son
Histoire et dans ses Constitutions, Une lettre écrite de
Rome en cette année calamiteuse recommandait la méthode
aux Jésuites français : « Nous ne devons pas être surpris
que les ennemis de l'Eglise nous fassent la guerre. Malheur
à nous s'il en était autrement... 11 serait à souhaiter cepen-
dant que les personnes de bonne foi qui ont des préjugés
contre nous, parce qu'elles n'ont jamais rien lu ou entendu
I. Cf. Tome premier, p. 544.
CHAPITRE X 533
sur la Compagnie que les diatribes calomnieuses, eussent
le moyen de dissiper leur ignorance. Pour cela, il serait
bon que l'on trouvât facilement chez les libraires quelques-
uns des ouvrages publiés pour notre défense..., mais sur-
tout les Vies de nos saints et V Histoire de nos Missions, ^ >;
Il est certain que, pour tout esprit loyal, ce plaidoyer
par les faits suffira toujours à faire justice d'accusations
lancées sans preuve et répétées sans discernement. Le car-
dinal de Donald n'en invoquait pas d'autre pour répondre
au réquisitoire de Michelet et Quinet. Au moment où
leur livre venait de paraître, il écrivait au Recteur de
l'Académie de Lyon une lettre qui souleva grande rumeur
dans la presse universitaire : « Nous ne sommes pas,
disait-il, sous le joug des Jésuites, comme on s'est plu à
le répéter... Mais nous ne prétendons pas méconnaître les
services de cette illustre Compagnie; ils sont écrits dans
l'un et l'autre hémisphère en caractères trop éclatants.
Les traces du sang de ses apôtres au Japon, en Chine,
en Amérique sont en sa faveur un panégyrique que ne
pourront affaiblir des déclamations passionnées peu dignes
du talent et de la gravité des fonctions de ceux qui les
ont fait entendre récemment... Pour moi je vénère une
Société qui se fait égorger pour Jésus-Christ. Que ses
détracteurs imitent l'héroïsme de leur abnégation ! »
(11 Octobre 1843.)
Ce fut en effet, il n'y a aucune honte à l'avouer, le souci
de leur défense qui inspira aux Supérieurs de la Compa-
gnie de Jésus la pensée de donner au public français une
Histoire de leur Ordre. Le moment n'était pas venu où un
Jésuite pourrait lui-même entreprendre ce travail; c'est
pourquoi il fut confié à un homme du dehors, qui d'ail-
leurs n'avait aucune obligation envers la Société et enten-
dait bien garder vis-à-vis d'elle sa pleine indépendance.
Les volumes de Crétineau-Joly, paraissant coup sur coup
au fort de la tempête déchaînée contre les Jésuites, furent
I. Au P. Jordan, Supérieur de la résidence de Grenoble, 16 juil. i8/J3.
534 LA COMPAGNIE DE JESUS
pour leur cause devant l'opinion un secours puissant ;
assurément ils ne désarmèrent pas des hostilités qui, sous
le nom des Jésuites, visaient bien autre chose qu'un
modeste bataillon de religieux; mais la vraie famille de
saint Ignace leur dut de voir tomber beaucoup de préven-
tions, remplacées souvent par de réelles et chaudes sym-
pathies.
L'opuscule du Père de Ravignan, De V Existence et de
V Institut des Jésuites^ qui parut quelques mois plus tôt,
eut à cet égard une portée plus considérable encore ; du
moins il eut un retentissement beaucoup plus vaste et
atteignit un public bien autrement nombreux. Ce fut, pour
employer une formule quelque peu banale, plus qu'un
livre, ce fut un acte. Par la voix d'un des siens, en pos-
session d'une très grande notoriété, environné de l'estime
universelle, imposant par son caractère le respect aux
ennemis les plus déclarés, la Compagnie de Jésus osait
enfin s'affirmer elle-même; elle se présentait à visage
découvert à la société contemporaine, protestant contre
des accusations et des injures systématiques et réclamant
sa part de justice et de liberté. Une lettre du Père Général
au Provincial de Lyon qui se trouvait à Paris, au début de
1844, montre que depuis quelque temps une déclaration de
ce genre était souhaitée et attendue : « J'ai déjà marqué
au Père Boulanger que je désirais beaucoup que la Com-
pagnie pût bientôt sortir en France de cette espèce d'inco-
gnito qui entoure nos ministères et arrête les vocations,
que pour cela il fallait saisir le premier moment favorable,
que, étant sur les lieux, il pourrait s'entendre avec vous,
si les circonstances le permettaient pour lancer dans le
public l'ouvrage du Père de Ravignan...» (27 Janvier 1844.)
A cette date !'« ouvrage » avait vu le jour. Il était prêt
depuis plusieurs semaines; avec sa modestie ordinaire,
le Père de Ravignan en avait informé le Père Général :
« Depuis deux mois entiers je suis occupé à composer un
écrit sur la Compagnie. Il est enfin achevé ; je ne sais ce
qu'il vaut; j'ai été heureux d'obéir, mais je ne mérite pas
CHAPITRE X 535
d'être béni de Dieu. Cet écrit paraîtra-t-il ? Je l'ignore.
Les Supérieurs jugeront...» (30 Novembre 1843.) Défait ils
avaient beaucoup hésité à permettre cette publication qui
leur paraissait d'une hardiesse quelque peu téméraire.
Enfin le 23 Janvier, le Provincial de Paris écrivait au Père
Roothaan : « Nous l'avons lancée aujourd'hui, après les
plus longues et les plus mûres délibérations, et l'avis
positif de quelques hommes graves, sérieux et haut placés
dans le monde politique. Nous avons cru qu'il ne fallait
plus différer d'un seul jour. Mgr l'archevêque de Paris, à
qui le Père de Ravignan est allé l'offrir dès le grand matin,
a beaucoup approuvé le parti que nous avons pris de nous
montrer ce que nous sommes et de combattre à front
découvert... Quel sera l'effet de cette brochure qui mal-
gré sa modération aura, je le pense, un grand retentisse-
ment? Nous ne pouvons encore le savoir, mais j'espère
qu'il sera plus favorable que nuisible à la Compagnie et à
la religion. »
L'espérance du respectable Supérieur était beaucoup
trop timide ; on ne tarda pas à en avoir la preuve. Le Père
IMaillard, plus optimiste, écrivait : « La publication vient
d'éclater à Paris comme une bombe... Le succès passe
toute espérance. » (28 Janvier 1843.) Et, le Père Boulanger
lui-même le constatait au bout de quelques jours : « La
brochure a été accueillie avec enthousiasme. Le Père
Lacordaire l'a annoncée au Cercle Catholique, en présence
de l'archevêque de Paris, comme un événement heureux
et important. » (8 Février 1844.) « Si nous étions en Angle-
terre, s'était écrié l'éloquent dominicain, je proposerais
trois salves en l'honneur du Père de Ravignan. » A quoi
l'assemblée répondit en effet par un triple ban. Le Père
Lacordaire n'admettait pas que l'existence des Ordres
religieux dépendît du bon plaisir des gouvernements.
C'est à l'opinion publique qu'il avait naguère dédié son
manifeste pour le rétahlissement des Frères Prêcheurs.
Il ne pouvaitqu'applaudir en voyant le Père de Ravignan,
ou plutôt les Jésuites français, faire le même geste de
536 LA COMPAGNIE DE JESUS
liberté. La famille dominicaine voulut consigner le souve-
nir de cette manifestation dans une adresse qui fut remise
au Père de Ravignan quelques jours plus tard par une
députation de quinze jeunes hommes, membres du Tiers
Ordre de saint Dominique '.
Etant donné tout le bruit qui se faisait depuis un an
autour des Jésuites, ces êtres fantastiques tellement puis-
sants que tout le clergé et toute l'Eglise de France étaient
entre leurs mains, tellement dangereux et malfaisants qu'il
fallait à tout prix s'en débarrasser, l'opuscule du conféren-
cier de Notre-Dame prenait bien en effet les proportions
d'un événement. Voici comment il s'exprimait dans son
Avant-Propos :
I . Ce document doit trouver place dans notre Histoire. On y voit, en
effet, un témoignage du fraternel accord qui existait entre les deux ora-
teurs de Notre-Dame et môme entre les auditoires, quelque peu différents
sans doute, qui se pressaient au pied de leur chaire, L'Adresse fut pré-
sentée le r'"' février i844; le Père Lacordaire venait de donner les
Conférences de l'Avent; le Père de Ravignan allait donner celles du
Carême :
« Très Révérend Père, la Fraternité du Tiers Ordre de saint Domini-
que a été profondément émue d'un acte que naguère une voix aimée
appelait un grand événement pour l'Église de France. Nous n'osons
point vous féliciter, Très Révérend Hère, nous vous apportons humble-
ment l'expression de notre reconnaissance et de notre amour; et nous
aAons attendu, pour vous offrir ce témoignage, un jour qui, s'il n'est pas
une fête pour vous (saint Ignace martyr), rappelle au moins celle du
saint fondateur de votre illustre Compagnie. Il nous est doux d'avoir
xine occasion de vous apporter l'hommage de notre piété filiale, à vous
qui tant de fois avez édifié nos âmes, et de vous dire combien nous
sommes heureux de voir se manifester publiquement cette étroite et
féconde union des cœurs catholiques, des différents fils d'un même Père,
des serviteurs d'un même Dieu. Tout émus encore, et sous l'impression
puissante d'une parole sœur et amie de la vôtre, tout tristes encore des
adieux de celui que nous aimons comme un Père, c'est pour nous une
consolation de nous rapprocher de vous, qui partagez avec lui les tra-
vaux de l'apostolat et qui ne laisserez pas longtemps silencieuse la
cliaire de Notre-Dame. Depuis que vous en êtes descendu, une persécu-
tion s'est élevée, dont nous avons souffert pour vous et avec vous, car
notre cause est commune. Mais, grâce à Dieu, celte persécution n'a été
qu'un nouveau triomphe pour l'Eglise, pour la Compagnie de Jésus et
pour vous. Très Révérend Père, qui les avez si noblement défen-
dues. »
CHAPITRE X 537
« La prudence a ses lois, elle a ses bornes.
« Dans la vie des hommes, il est des circonstances où
les explications les plus précises deviennent une haute
obligation qu'il faut remplir.
« Je l'avouerai, depuis surtout que le pouvoir du faux
semble reprendre parmi nous un empire qui paraissait
aboli, depuis que des haines vieillies et des fictions
surannées viennent de nouveau corrompre la sincérité du
langage et dénaturer les droits de la justice, j'éprouve le
besoin de le déclarer : Je suis Jésuite, c'est-à-dire reli-
gieux de la Compagnie de Jésus.
« Cette déclaration, je la dois à moi-même ; je la dois
à mon ministère, à mes frères dans le sacerdoce, à tous
les fidèles qui m'honorent de leur confiance; je la dois à
l'Église, à Dieu.
« Je n'apprends rien au plus grand nombre, mais je
satisfais au besoin de ma conscience, au besoin de ma
position et de ma liberté.
« Il y a d'ailleurs en ce moment trop d'ignominie et trop
d'outrages à recueillir sous ce nom, pour que je ne
réclame point publiquement ma part d'un pareil héritage.
« Ce nom est mon nom ; je le dis avec simplicité ; les
souvenirs de l'Evangile pourront faire comprendre à plu-
sieurs que je le dise avec joie. »
Il ne fallait rien moins que la grande situation person-
nelle du Père de Ravignan pour se permettre cette franche
et fière déclaration qui était alors une nouveauté inouïe.
Génin le constatait sur un ton qu'il voulait faire ironique :
« Ce qu'on ne pourra jamais ôter à jNI. de Ravignan, c'est
la gloire d'avoir le premier en France, depuis 17(34, réta-
l)li au frontispice d'un livre cette formule/)r//' Ze névéreiid
Père Un Tel, de la Compagnie de Jésus, avec le mono-
gramme de la Société'. » Depuis trente ans que l'Ordre
de saint Ignace avait repris pied en France, ses membres
s'étaient condamnés à laisser dans la pénombre leur qua-
I. Les Jésuites et V Université, p. /)83.
538 LA COMPAG>'IE DE JESUS
lité de religieux et de Jésuites Ce sacrifice ne leur se-
rait plus imposé désormais ; « Voilà, écrivait le Père Gé-
néral, notre nom reconquis en France. »
Le Père de Ravignan poursuivait : « Jésuite, je ne l'ai
pas toujours été... Avant de me faire prêtre et Jésuite,
j'étais homme de mon temps; je le suis encore. Français,
je n'ai pas cessé de l'être.
« En me faisant religieux, je n'ai entendu ni abdiquer
ma patrie, ni violer ses lois, ni renoncer à mes droits ou
à mes devoirs de citoyen... »
Il avoue que lui aussi il a eu « des préventions contre
les Jésuites » ; mais, il n'hésite pas à l'affirmer, ce sont
« les choses qu'on méconnaît, qu'on défigure et qu'on
attaque le plus dans les Jésuites », qui l'ont déterminé à
« se faire l'un d'eux ». Les accusations contre l'Ordre
auquel il appartient « ne s'arrêtent pas devant les plus
énormes folies », et il y a encore « quelque chose de plus
inconcevable » que ces accusations mêmes, « c'est la cré-
dulité qui les accepte ». « Mais, poursuit-il, si le soleil
luit pour tout le monde, est-ce donc que la justice et le
bon sens s'éteignent quand il s'agit de nous ? Oui, réelle-
ment dans un grand nombre d'esprits, et il y a longtemps
que cela dure ». C'est pourquoi le Père de Ravignan
entreprend de faire entendre sur sa famille religieuse « la
voix de la libre vérité ». « Je viens dans cet écrit en appe-
ler aux hommes réfléchis et leur proposer de résoudre
enfin sérieusement les questions qui s'agitent toutes les
fois que notre nom est prononcé... Je dirai donc ce que
nous sommes : on l'ignore; je l'expliquerai avec précision.
« Quatre choses nous feront bien connaître :
« L'esprit que nous puisons dans le livre des Exercices
spirituels de saint Ignace ;
« L'obéissance que ses Constitutions nous imposent;
« L'apostolat que la Compagnie exerce dans les Mis-
sions ;
« Les doctrines qu'elle embrasse. »
Tel est l'objet des quatre chapitres dont se compose
CHAPITRE X 539
l'opuscule. Gomme le fait justement remarquer le biogra-
phe du Père Je Ravignan, ce qu'il faut chercher dans ces
cent cinquante pages, « ce n'est pas une apologie propre-
ment dite, c'est-à-dire une réponse détaillée aux accusa-
tions mille fois renouvelées contre la Société de Jésus...
Remontant à la source même des calomnies et des haines,
le Père de Ravignan, au lieu de réfuter les objections une
à une, les renversa toutes d'un coup en substituant à la
controverse un simple exposé de la question et disant :
Voilà ce que nous sommes. ' »
Sa tâche achevée, il fait un retour sur lui-même : « Ou
je me trompe, ou après cet exposé le lecteur de bonne foi
concevra comment un magistrat, un Français, un homme
du dix-neuvième siècle a pu librement, consciencieuse-
ment, se faire Jésuite, sans abdiquer pour cela sa raison,
sans renoncer à son temps et à son pays. »
Cet « exposé», pour nous servir de l'expression même du
Père de Ravignan, a moins le ton d'un plaidoyer que d'un
rapport juridique; la précision, l'ordre et la clarté en sont
les seuls ornements. Mais, arrivé à sa conclusion, l'an-
cien magistrat puise dans sa conviction des accents de
véritable éloquence; un grand souffle oratoire passe dans
ces dernières pages où il demande justice pour sa famille
religieuse :
« Que si, dit-il en terminant, je devais succomber dans
la lutte, avant de secouer sur le sol qui m'a vu naître la
poussière de mes pas, j'irais m'asseoir une dernière fois
au pied de la chaire de Notre-Dame. Et là, portant en moi-
même l'impérissable témoignage de l'équité méconnue,
je plaindrais ma patrie, je dirais avec tristesse :
« Il y eut un jour où la vérité lui fut dite ; une voix la
proclama, et justice ne fut pas faite ; le cœur manqua pour
la faire. Nous laissons derrière nous la Charte violée, la
liberté de conscience opprimée, la justice outragée, une
I . Vie du H. P. Xavier de Ravignan, pax* le P. de Ponlevoy. io« édi-
tion. Tome I,p. 285.
540 L\ COMPAGNIE DE JESUS
grande iniquité de plus. Ils ne s'en trouveront pas mieux.
Mais il y aura un jour meilleur ; et, j'en lis dans mon âme
l'infaillible assurance, ce jour ne se fera pas longtemps
attendre. L'Histoire ne taira pas la démarche que je viens
de faire. Elle laissera tomber sur un siècle injuste tout le
poids de ses inexorables arrêts. Seigneur, vous ne per-
mettrez pas toujours que l'iniquité triomphe sans retour
ici-bas, et vous ordonnerez à la justice du temps de pré-
céder la justice de l'éternité. »
Le petit livre du Père de Ravignan mit dans un sérieux
embarras les ennemis des Jésuites ; l'œuvre et l'homme
défiaient également leurs critiques accoutumées ; lui
était trop au-dessus de l'injure, ses explications trop sin-
cères, trop loyales, trop évidemment l'expression de la
simple et indiscutable vérité. N'osant nier ni contester,
la presse hostile fit silence. Tout au plus à l'opuscule
gênant répondit-on dans le camp universitaire par des
épigrammes. Un homme d'esprit lança dans la circulation
un mot qui fit fortune : « M. de Ravignan a la naïveté de
se croire Jésuite '. » On ne lui opposa guère d'autre réfu-
tation. Ce n'était pas de quoi arrêter le succès du petit
livre; il fut bientôt dans toutes les mains ; en dépit d'une
spéculation fâcheuse du libraire ^, la première édition
tirée à plusieurs mille fut enlevée en quelques jours ; dès
le mois de mai 25.000 exemplaires s'étaient écoulés, sans
1. On l'attribue à Royer-Collard. Mais cette plaisanterie d'un goût
douteux ne parait guère conciliable avec la lettre parfaitement authen-
tique que le grave Royer-Collard écrivait au P. de Ravignan pour le
féliciter de son « éloquent plaidoyer ». {Vie, etc. Tonie I. p. 294.)
2. « Le livre de M. de Ravignan est admirable et admiré, mais le
libraire le tue. On le vend trop cher. Pour l'amour de Dieu, mon Père,
faites baisser ce prix exhorbitant (sic). Il en fallait 100.000 exemplaires
à 5o centimes et plus bas. Nous en voulions prendre 5oo avec remise
d'éditeur... Je vous en prie, mon Père, que le l)énéiice de M. P... ne ruine
pas la cause du bon Dieu. » (Lettre de Louis Veuillot au P. Guidée,
alors Supérieur des Jésuites de Paris.) Le P. de Ravignan a lui-même
corrigé la septième édition de son opuscule, De l'Existence et de l'Insti-
tut des Jésuites. lia été réimprimé plusieurs fois depuis lors. La Société
h:hlioi(i-apliiqiie a public la dixième édition française en 1879.
CHAPITRE X 541
compter les contrefaçons parues à l'étranger. Le résultat
immédiat fut une accalmie de la tempête qui faisait rage
depuis un an. Pendant les premiers mois de 1844, on cessa
de déblatérer contre les Jésuites et de réclamer leur expul-
sion. Le Père de Ravignan écrivait, le 4 mars, au Père
Général : « On nous laisse tranquilles ; nous avons fait un
grand pas et conquis, je crois, notre existence de fait. »
Le Père de Ravignan avait sans doute bien mérité de
sa famille religieuse. Le petit livre De l'Existence et de
V Institut des Jésuites^ souvent réimprimé et traduit en plu-
sieurs langues, reste encore après soixante-quinze ans
aux mains de la Compagnie de Jésus comme un portrait
où elle se reconnaît et qu'elle peut présenter à ses amis
et à ses ennemis. Le Père Roothaan en avait exprimé, au
nom de tous, sa satisfaction et sa reconnaissance en ter-
mes point banaux : « J'yai vu, j'y ai senti l'excellent esprit
et le cœur de mon bien-aimé Père de Ravignan et son
amour tendre et robuste pour notre mère commune. » Les
Jésuites français, plus spécialement, surent apprécier le
service rendu à leur cause par leur éminent confrère.
Toutefois, il faut bien le dire, il y eut chez quelques-uns
comme une déception, et les correspondances laissent
entrevoir des regrets assez vifs. Dans ce tableau en
raccourci de l'existence et de l'Institut des Jésuites, on
ne trouve pas même une allusion à l'œuvre éducatrice de
la Compagnie de Jésus. L'auteur, et son entourage sans
doute, avaient estimé que la prudence commandait le
silence sur ce point. Mais plusieurs furent d'avis que cette
prudence était excessive, et peut-être au fond, malhabile,
le sujet étant de ceux qu'on n'a pas le droit de traiter
par prétérition. Peut-on faire connaître l'Ordre de saint
Ignace en dissimulant un trait caractéristique de sa phy-
sionomie ?
D'autre part, cette réticence faisait partie d'un système ;
on a vu plus haut que le Provincial de Paris avait fait
défense à ses subordonnés d'aborder en public la question
de la liberté d'enseignement. Les Jésuites semblaient se
542 LA COMPAGNIE DE .lÉSUS
désintéresser de la grande cause pour laquelle l'Église
de France mobilisait à ce moment toutes ses forces. « La
lutte contre le monopole universitaire, écrivait le Provin-
cial de Lyon, est plus engagée que jamais ; l'épiscopat
tout entier paraît descendre sur le terrain, bien décidé à
revendiquer ses droits; c'est là, en effet, l'intérêt primor-
dial delà religion, la question de vie ou de mort pour le
catholicisme dans notre pays. » (18 Mars 1844.) Tout en
applaudissant au succès de la brochure, le Père Maillard
pense « que nos ennemis ne s'en plaindront pas trop »,
pourvu qu'on ne trouble pas l'Université dans la posses-
sion de son monopole. Il prévoit que la loi qui se prépare
va le consolider à tout jamais, et c'est pourquoi il a peine à
se résigner au silence qu'on lui demande, dit-il, « à grands
cris ». Cette altitude effacée lui paraît peu généreuse.
Malgré ses défauts trop réels, le Monopole universitaire a
rendu un « immense service à la bonne cause ; c'est ce
livre qui a ouvert tous les yeux et soulevé tous les cou-
rages chez les catholiques et les évéques », en leur révé-
lant la grandeur du mal. Le Père Maillard se demande si,
après cela, il convient à des hommes voués à la défense
de l'Église « de se taire entièrement », et pour lui, il
estime que ceux de la Compagnie qui savent parler et
écrire pourraient, «avec sagesse etmodération », prendre
part au combat, et dans la mesure de leurs forces, « sou-
tenir les fidèles et au besoin les pasteurs ». (18 Mars 1844.)
Au surplus, soldat respectueux de la discipline, le Pro-
vincial de Lyon était soumis d'avance à la consigne qu'il
recevrait de son Général. 11 paraît bien qu'on lui laissa
quelque latitude ; nous avons vu en effet que le terrible
auteur du Monopole put encore tirer plus d'une bordée au
cours de la bataille.
III
L'année 1843 avait donc ouvert pour la Compagnie de
Jésus en France une période de tribulations. Il en vint
GHAPITHE X 543
du dedans et du dehors. Avant de reprendre le récit de la
crise où il y allait de son existence même, nous en rappel-
lerons quelques-unes des plus douloureuses.
Mgr Affre, le futur martyr de la charité pastorale, porta
toujours dans une administration extrêmement difficile et
délicate les intentions les plus droites, et, comme le dit son
historien, il ne connut « d'autre ambition que d'étendre
le règne de la foi et de la vertu »'. Cependant, il faut
le reconnaître, sa droiture de cœur ne préserva pas tou-
jours son esprit de certaines préventions contre les Ordres
religieux en général et les Jésuites en particulier. Sans
doute il n'allait pas jusqu'à les blâmer. « Je crois, écrivait-
il un jour au Père de Ravignan, qu'un évêque catholique
ne peut se permettre ce blâme, ni même en avoir la pen-
sée. » Mais, outre qu'il tenait de la tradition gallicane
une défiance instinctive pour l'exemption des religieux,
son tempérament autoritaire supportait avec peine que,
dans la sphère de l'activité sacerdotale, on fût quelque
peu indépendant de sa direction'^. Tout en appréciant
les services de ceux en qui il voyait « de puissantes troupes
auxiliaires », il eût bien voulu les enrôler dans la milice
épiscopale en les assimilant le plus possible au clergé
séculier. C'est ainsi qu'il se laissa entraîner à plusieurs
reprises à des mesures peu respectueuses du droit et
des règles canoniques.
Les antécédents de Mgr Affre n'étaient pourtant pas de
1. Vie de Denis-Auguste Affre, archevêque de Paris, par l'abbé Criiice,
p. 302.
2. A la date même du conflit qui nous occupe, l'ambassadeur de
France près le Saint-Siège, le marquis de Latour-Maubourg, écrivait à
M. Guizot, ministre des Affaires étrangères : « M. Molinier, ancien
vicaire général de M. de Quélen, venu à Rome pour la béatilication de
Jean-Baptiste de la Salle, expose les iilaintes du Cbapitre de Paris...
L'archevêque ne fait aucun état de leurs personnes ni de leurs droits;
non seulement il tient les chanoines éloignés de toute participation
aux affaires de l'archevêché ; mais il ne veut même pas les consulter
sur les plus minimes détails de l'administration, et il leur a imposé,
contrairement aux règles canoniques, des obligations qu'il fait exécuter
avec une sévérité qui tient de l'arbitraire... » (i8 Janvier i844.)
544 LA COMPAGNIE DE JESUS
nature à faire craindre aux Jésuites de Paris un manque
de bienveillance de la part de leur archevêque. Vicaire
général d'Amiens sous Mgr de Ghabons, il s'était lié d'ami-
tié avec les Pères de Saint-Acheul. Ses premiers essais
de polémique religieuse dans le journal de Laurentie
avaient eu pour objet l'apologie de l'Ordre de saint Ignace.
Chargé de la rédaction des lettres pastorales, c'est lui qui
avait écrit la chaude et éloquente protestation adressée
par le vénérable évéque au clergé et aux fidèles de son
diocèse contre les Ordonnances de 1828. ^lais sa nomi-
nation à l'archevêché de Paris, sous l'influence prépondé-
rante de Montalembert, avait eu une signification politi-
que très accentuée. C'était une réaction contre l'esprit
légitimiste dont Mgr de Quélen était resté jusqu'à la fin le
champion obstiné. On avait voulu pour archevêque un
« homme nouveau ». Or, les Jésuites passaient dans l'opi-
nion pour des fidèles de la dynastie échue ; c'étaient des
carlistes, donc des opposants. Le prélat put le croire, et
apparemment on l'y aida. Sans ajouter foi au propos qu'on
lui prête, lorsque le Père Boulanger vint pour la première
fois lui présenter les hommages de sa communauté',
nous pouvons bien admettre que la réception faite aux
Jésuites fut peu cordiale. Ce qui n'empêcha pas le Père
Boulanger d'écrire quelques jours plus tard au Père Géné-
ral : « Nous sommes bien contents d'avoir Mgr Affre pour
archevêque de Paris; nous espérons de grands biens de
son administration. Il a pour nous une vraie et solide
I . a Les Jésuites arrwent à leur tour avec le Père Boulanger leur
Supérieur, ils sont reçus avec une raideur qui dissimulait mal l'hosti-
lité : — Je ne sais pas ce que vous pensez de moi, leur dit Mgr ACFre;
car il est très difficile de saA'oir ce que pensent les Jésuites; mais si je
ne le sais pas maintenant, je le saurai dans dix mois ou bien dans un
an; et si j'apprends que vous m'êtes hostiles, comme après tout vous
n'êtes ici qu'en qualité d'auxiliaires, je vous prierai de me dispenser
de votre concours. î (Lecanuet, Montalembert. Tome II, p. ^c Cité d'aiirès
la Chronique Catholique (?), 3i Mai i84o.) Inutile de souligner l'invrai-
semblance d'un tel langage dans la bouche d'un prélat qui pouvait
avoir des préventions, mais qui n'était ni sot ni mal élevé.
CHAPITRE X 545
amitié. J'ai la confiance qu'il parviendra à se rallier cer-
taines opinions politiques qui ont vu avec peine sa promo-
tion. » (31 Mai 1840.) En recevant les Jésuites Mgr AfFre
n'avait donc, ni par ses paroles, ni par l'expression de
son visage, donné à entendre qu'il eût contre eux quel-
que animosité. Au surplus, quatre mois après, le Père
Boulanger se déclare pleinement rassuré : « Sa Grandeur,
écrit-il le 29 septembre, paraît avoir entièrement déposé
les idées défavorables que quelques personnes lui avaient
données de nos dispositions à son égard... Sa Grandeur
paraît seulement éprouver quelque peine de ne pouvoir
obtenir le Père de Ravignan pour la Faculté de Théologie
qu'elle travaille à constituer, d'accord avec le Gouver-
nement. »
L'archevêque ne manquait pas en effet d'affirmer à l'oc-
casion une sympathie pour l'Ordre de saint Ignace que
malheureusement les actes semblèrent parfois démentir.
« On me croit opposé aux Jésuites, disait-il un jour; ce
sont de trop bons prêtres pour que je ne les aime pas;
mais, ajoutait-il, l'état des esprits en France est tel que ma
protection leur serait plus funeste qu'utile'. » C'est que
le naturel dominateur reprenait le dessus ; l'archevêque
entendait être seul maître ; de très bonne foi il se persua-
dait que le bon ordre et le bien des âmes exigeaient que
son contrôle s'étendît à tout et à tous. Il faut dire aussi à
sa décharge que le Gouvernement le poussait fort dans
cette voie. A plusieurs reprises M. Martin du Nord, minis-
tre des Cultes, avait requis l'autorité archiépiscopale de
mettre un terme aux progrès des Jésuites. Déjà au mois
d'août 1842, sans donner aucune raison de sa conduite,
Mgr AfFre retira au Supérieur de la maison de la rue des
Postes un pouvoir accordé par son prédécesseur, celui
d'approuver pour la confession les Pères de la Compagnie
qui avaient à Paris leur résidence habituelle ou qui de-
vaient y séjourner quelque temps. Le prélat se réservait à
I . Cruice, Vie de Mgr Affre, p. 892.
La Compagnie de Jésus. 35
546 LA COMPAGNIE DE JESUS
lui-même et à ses vicaires généraux d'abord, puis bientôt
après à lui seul, le droit de donner cette approbation. La
mesure n'était que sévère; elle fut exécutée ponctuelle-
ment. Mais un an plus tard, alors que la bourrasque battait
son plein, parut une Ordonnance archiépiscopale, datée
du 9 septembre 1843, en vertu de laquelle les Jésuites, à
peu près assimilés aux vicaires des paroisses, ne pour-
raient exercer leur ministère que dans les églises et cha-
pelles publiques et sous la dépendance des curés; l'arche-
vêque exigeait en outre d'être prévenu à l'avance de tout
changement dans le personnel de la communauté '.
Mandé au palais pour recevoir communication du docu-
ment, le Provincial présenta des observations respec-
tueuses ; à son avis les prescriptions de Sa Grandeur por-
taient atteinte aux droits d'un Ordre religieux approuvé
par l'Église. Ses observations n'ayant point été agréées,
il se retira sans avoir rien refusé, rien promis. De retour
à la maison, il réunit son Conseil. L'opinion unanime fut
que, si l'archevêque exigeait la stricte observation de son
Ordonnance, mieux valait abandonner le diocèse de Paris
que de subir des conditions incompatibles avec les règles
canoniques. S'il faut en croire Mgr Gruice, son biographe,
l'archevêque agissait ainsi dans l'intérêt des Jésuites :
« S'il voulait fermer leur chapelle, c'était uniquement,
comme il l'assurait, à cause des alarmes qu'un concours
assez nombreux de personnes notables, se rendant à la
rue des Postes, jetait dans le public, et à cause des nou-
veaux dangers auxquels les esprits pervers exposaient le
corps entier du clergé en exploitant ces vaines terreurs ^. »
Il est dans la nature des choses qu'une mesure prise
par un archevêque contre les Jésuites ne saurait être
tenue longtemps secrète ; il y a des fissures par où les
chancelleries les mieux fermées en laissent transpirer le
bruit au dehors... G'est ce qui arriva pour l'Ordonnance
1. Voir le texte de l'Ordonnance aux Pièces justificatives. N" XVI.
2. Cruice, op, cit., p. 891.
CHAPITRE X 547
du 9 septembre. La rumeur se propagea avec la rapidité
de l'éclair et les commentaires allèrent leur train accou-
tumé; les uns applaudissaient à l'initiative du prélat,
d'autres la blâmaient; les applaudissements n'étaient
guère moins offensants que les blâmes. Mgr AfTre fut pro-
fondément affecté de cet éclat. 11 allait donc passer pour
l'auxiliaire des ennemis de l'Église. Ce fut un griefde plus
contre ceux que ses rigueurs avaient atteints ; car c'étaient
eux sans doute qui en avaient fait confidence à leurs
amis. Heureusement le Provincial avait poussé la délica-
tesse du respect pour l'autorité épiscopale jusqu'à inter-
dire à tous ses subordonnés, sous la forme solennelle,
c'est-à-dire « en vertu de la sainte obéissance », de met-
tre la conversation sur ce sujet avec les étrangers. Ce
n'étaient donc pas eux qu'il fallait accuser d'indiscrétion.
L'archevêque voulut bien en tomber d'accord.
Cependant, avant d'en venir aux extrémités, les Jésuites
faisaient leur possible pour sauver la situation. L'avis
formulé par la Consulte provinciale de Paris fut commu-
niqué à l'archevêque par le premier Supérieur de la
Société. Après avoir rappelé les principes du Droit qui
régissent la matière, le Père Roothaan déclarait inaccep-
tables les conditions mises par l'Ordonnance du 9 septem-
bre à l'exercice du ministère des religieux de la Compa-
gnie et prévenait Sa Grandeur qu'ils se retireraient si elles
étaient maintenues '.
Il y a lieu de croire que ces interventions préparèrent
les voies à un accommodement, et facilitèrent le rôle du
Père Guidée que son biographe qualifie de « pacificateur
providentiel ». Le Père Guidée avait eu à Saint-Acheul des
relations fréquentes et affectueuses avec M. Affre, vicaire
général. Arrivé depuis peu à la résidence de Paris dont
il allait être nommé Supérieur, il se rendit à Saint-Ger-
main-en-Layc pour faire visite au prélat qui y passait ses
I . Voir aux Pièces justificatives^ N" XVII Lettre du P. Roothaan à
Mgr Affre au sujet de l'Ordonnance du 9 septembre i843. Archiv. Paris.
i64o.
548 LA COMPAGNIE DE JESUS
vacances. « La conversation, raconte-t-il, dura près de
trois heures, et elle roula tout entière sur les griefs que
Monseigneur avait contre nous et sur son Ordonnance. »
Il s'étendit longuement sur les sujets de plainte qu'il
croyait avoir contre les Jésuites. « Néanmoins, ajouta-t-
il, je vous proteste devant Dieu que ces motifs ne sont
entrés pour rien dans la mesure que j'ai cru devoir pren-
dre. Je n'ai en vue que votre intérêt et le bien de mon dio-
cèse. Je vous ai défendus auprès du ministre et du roi
lui-même. Je ne veux pas être forcé de donner les mains
à la clôture de votre église; ce qui ne manquera pas d'ar-
river un peu plus tôt ou un peu plus tard, si votre maison
continue d'être aussi fréquentée. Je veux bien vous défen-
dre, mais il faut que l'on m'aide et qu'on ne me refuse
pas les moyens de le faire avec succès. »
Le Père Guidée aurait pu répondre que, atout prendre,
le mal que Sa Grandeur voulait conjurer n'était pas pire
que le remède proposé, ou plutôt imposé par son Ordon-
nance. Mais, voyant le prélat déjà ébranlé par les récla-
mations qui lui étaient parvenues et inquiet de ce qui
pouvait s'ensuivre, il se garda de tout ce qui aurait pu
donner à l'entretien un ton d'aigreur, et s'adressant plutôt
à la bonté qu'à la justice de l'archevêque, il le supplia de
revenir sur sa détermination ou du moins d'en adoucir
les rigueurs. C'était lui faciliter une retraite honorable.
Mgr AfFre était bien aise qu'elle lui fût ouverte. « Il sent, dit
la relation du Père Guidée, qu'il a fait fausse route, mais
il ne veut pas se déjuger ; on lui donnera donc satisfac-
tion dans la mesure du possible. 11 est convenu que nous
aviserons à diminuer l'afïluence dans notre maison; sans
révoquer l'Ordonnance, Mgr ne refuse pas d'en modifier
les dispositions blessantes; il en ajourne l'exécution jus-
qu'au mois de mai (le texte de l'Ordonnance la fixait au
1®' janvier) ; en attendant rien n'est changée »
C'était beaucoup que d'avoir gagné du temps. Bien
I. Lettre du P. Guidée au P. Général, 5 octobre i843.
CHAPITRE X 549
avant l'échéance, le Pape Grégoire XVI, informé par le
Nonce, avait arrêté rexécution de l'Ordonnance par un
Bref passablement sévère adressé à son auteur <. Après
avoir montré à l'archevêque de Paris que telle des pres-
criptions qu'elle renferme est contraire aux canons ecclé-
siastiques, le Pape rend aux Jésuites un témoignage qu'ils
ont le droit et le devoir de recueillir :
« Nous avouons, Vénérable frère, ne pas savoir pour-
quoi cette prescription très inconsidérée ^ vous l'avez
établie à l'égard seulement des confesseurs de la Compa-
gnie de Jésus, ni par quelle autorité et pour quelle cause
vous leur faites défense de quitter la ville ou d'y venir,
sans vous avoir averti un mois à l'avance. Nous savons
pourtant que, en raison des services qu'elle a rendus à
l'Église, cette Société est en grande estime auprès des
catholiques les plus sages et les plus fervents, comme
auprès de ce Saint-Siège lui-même. Nous savons d'autre
part qu'elle est calomniée soit par des gens sans foi, soit
par d'autres peu affectionnés à l'autorité de la sainte
Église, lesquels pourront ensuite s'autoriser de votre nom
pour accréditer leurs calomnies. »
L'admonestation du Souverain Pontife termina l'affaire.
« Le prélat, dit Mgr Gruice, obéissant à des conseils d'un
ordre supérieur, révoqua les décisions qu'ilavait portées. »
A la vérité, il n'y eut pas révocation explicite, mais l'Or-
donnance fut considérée comme non avenue. Mgr Affre
voulut même donner l'assurance que l'incident n'avait
laissé en son cœur aucune amertume contre les Jésuites ;
malheureusement, moins de deux ans après on eut lieu de
croire, comme nous le verrons, que ses idées à l'égard des
religieux n'avaient point changé.
La conduite de l'archevêque de Paris semble bien s'être
inspirée d'une thèse de Droit Ganon qui avait cours à cette
1. "Voir aux Pièces justi/icatii>es, NoXVIII.
2. « ... Inconsuliissima praescriptione... »
550 LA COMPAGNIE DE JESUS
époque, relativement à l'état religieux en France. Les
vœux qui le constituent, n'étant plus depuis la Révolution
reconnus par les lois du pays et n'ayant donc pas d'efFets
civils, on en concluait qu'il leur manquait la solennité, au
sens canonique du mot. La conséquence, c'était qu'il ne
pouvait y avoir en France d'Ordres religieux proprement
dits, mais seulement de pieuses associations d'hommes et
de femmes, qualifiées Congrégations dans la langue juri-
dique. Ces Congrégations ne sauraient en aucune façon
prétendre aux droits et privilèges des Ordres dont elles
portent le nom. Cette thèse, un successeur de Mgr AfFre
sur le siège archiépiscopal de Paris devait encore, dans
les dernières années du second empire, s'en autoriser
dans la pratique et la soutenir en plein Sénat. Vers le
même temps, l'abbé Ghaillot en faisait l'application à la
Compagnie de Jésus dans un livre qui eut les honneurs de
V Indexa Quant à Mgr Darboy, il reçut de Pie IX le blâme
le plus énergique que le chef des évéques puisse adresser
à un de ses « Vénérables Frères ».
C'est aux alentours de 1840 que la question prit un
caractère d'actualité parle fait du rétablissementde l'Ordre
bénédictin, suivi de près par l'Ordre de saint Dominique.
Mais déjà l'opinion défavorable aux religieux français
avait pénétré dans l'enseignement ecclésiastique. La théo-
logie de Mgr Bouvier, adoptée comme manuel dans un
grand nombre de séminaires, affirmait expressément que,
en France « les vœux des réguliers, hommes ou femmes,
devaient être tenus pour vœux simples, attendu que, du
fait de la loi civile, il leur manquait une certaine perfec-
tion requise pour la solennité 2. » Ce n'était pas là seuie-
1 . Pie VH et les Jésuites.
2. « ... /Une stricte solemnia non sunt vota ad tempus vel cum all-
qua restrictione einissa, etiain in l'eligione approbata, ut nunc (it in
Gallia, abiyel non fiunt vota perpétua, vel fiant conditionate, vel retine-
iur doniinium perfectum in hona actualia et futura, juxta leges civiles
id praescribentes... Vota igilur regularium utriusque sexus, quae nunc
emiltuntur in Gallia, matrimonium probabilius non diriniunt^ quia, cum
aliqua perfeciione ad solemnitatem voti requisita careant, repuianda
sunt simplicia. » Bouvier, Institutiones Theologicae, i834. T. IV, p. 169.
CHAPITRE X 551
ment une matière à discussions scolastiques. Combinée
avec les principes du gallicanisme cette doctrine mettait
les religieux à la discrétion des Ordinaires. On peut voir
dans l'Histoire de Dom Guéranger avec quelle rigueur
Mgr Bouvier en usa vis-à-vis de Solesmes à ses débuts.
Le principal argument que le savant évêque invoquait
pour contester la situation canonique de l'abbaye et de
l'abbé n'était autre que le défaut d'existence légale. Ce
qui donna à Dom Guéranger l'occasion d'une réplique
devenue, hélas ! avec le temps, plus triomphante que l'on
ne voudrait : « L'épiscopat n'a en Angleterre, en Irlande,
en Belgique, aucune existence légale; un jour viendra
peut-être où il n'en aura plus en France ; l'épiscopat eu
sera-t-il moins sacré pour cela < ? »
Cette querelle amena d'ailleurs un résultat dont les
religieux de France eurent lieu de se féliciter. En même
temps que le Bref adressé à l'archevêque de Paris, Gré-
goire XVI en signait un autre destiné à l'évêque du Mans.
(12 Octobre 1843.) Les droits des réguliers en général y
étaient maintenus avec force et dans leur plénitude, et
d'autre part l'application qui en était faite à Solesmes
montrait bien que, aux yeux du Pape, les réguliers fran-
çais n'étaient point des religieux diminués. En donnant
connaissance à Dom Guéranger du document pontifical,
le nonce Fornari lui disait : « C'est moins un Bref ordi-
naire qu'une Constitution apostolique. »
Cependant l'intervention de la suprême autorité en
faveur des Bénédictins de Solesmes, comme des Jésuites
de Paris, ne tranchait pas de façon précise le point de droit
controversé ; elle ne fut pas suffisante pour déraciner
dans l'esprit du clergé de France une prévention regret-
table, que l'on appuyait de raisons doctrinales spécieuses.
Elle fut longtemps un obstacle plus sérieux qu'on ne croit
au développement de la vie religieuse en notre pays ; trop
I. Dom Guéranger, abbé de Solesmes, par un moine bénédictin. 1909.
Tome premier, pp. 221-328 et p. 344>
552 LA COMPAGNIE DE JESUS
souvent on s'en servit pour dissuader des candidats de
suivre leur attrait. Souvent aussi la prétendue incertitude
des droits des réguliers fournit un prétexte pour entra-
ver des vocations. La Compagnie de Jésus eut particuliè-
rement à souffrir de cet état de choses à l'époque dont
nous nous occupons. Nous voyons parles correspondances
que nombre d'évéques refusaient systématiquement à
leurs clercs l'autorisation de se présenter au noviciat ;
l'archevêque de Paris n'avait même pas craint de rappeler
d'autorité un des siens déjà entré à Saint-Acheul. C'est
cet ensemble de circonstances qui explique un vœu for-
mulé par les Jésuites de la Province de Paris réunis en
Congrégation provinciale, en 1844 : « Que le Très Révé-
rend Père Général veuille bien solliciter de Sa Sainteté
une Déclaration à l'encontre de l'enseignement donné
dans les séminaires, d'après lequel il n'y aurait plus en
France d'Ordre religieux au sens canonique du mot. » A
Rome, on n'a pas coutume de se laisser émouvoir par le
conflit des opinions. Après avoir examiné avec ses assis-
tants la requête des Jésuites français, le Père Roothaan
leur transmit cette réponse : « Le Siège apostolique tient
absolument tous les membres de la Compagnie pour vrais
religieux; il n'est donc nullement nécessaire de solliciter
une Déclaration formelle ^ »
I. Sedes apostolica homines Societatis omnes omnino ut vere Religio-
sos habet ; unde nulla nécessitas petendi formalem Declarationem. » (Ar-
ch.iv.Prov.Lugd., VI, p. 4i3.)
Aucun canoniste n'oserait aujourd'hui admettre la théorie exposée
dans les premières éditions de la Théologie de Bouvier, et que l'on ne
retrouve plus dans les éditions plus récentes. Deux principes en effet
paraissent universellement admis : i" la solennité des vœux de reli-
gion dépend exclusivement de la volonté de l'Église ; a° la solennité
n'est pas requise pour constituer le vrai religieux. (Cf. Ed. Fine, Jiiris
regularis tum commiinis tum particularis quo regitur Societas Jesu De-
claratio. 1909, pp. 16-18, 3io-3i6, 191-195. Bouix, Tractatus de Jure
Regularium. 1867. Tome II, p. i3o. Bouvier, Institutiones Theologicae,
1886. Tome V, p. 362.) Ces deux principes fournissent la solution de
la controverse sur l'état religieux, solution applicable à tous les pays
où les vœux de religion ne sont ni reconnus ni sanctionnés par la loi
civile, c'est-à-dire à peu près au monde entier.
CHAPITRE X 553
IV
Les Lettres annuelles de la Province de Paris pour
1843-1844 s'ouvrent sur cette réflexion mélancolique :
« Cette année nous a apporté plus de tribulations que
toute la décade précédente, omni superiori decennio. » Et
l'on ajoute : « Il y en a plusieurs dont il vaut mieux ne
pas parler. » Allusion sans doute à certains faits assez
connus dans l'intérieur de la famille pour qu'il soit inutile
d'en raviver le pénible souvenir.
C'est toujours un sujet de tristesse dans les communau-
tés religieuses que la défection d'un de leurs membres,
quelle qu'en soit d'ailleurs la cause. Aucun Ordre ou
Congrégation n'échappe à cette épreuve. L'historien de
Dom Guéranger raconte, sans que son récit perde rien de
sa sérénité, comment le fondateur de Solesmes se trouva
au bout de plusieurs années hors d'état de tenir le cha-
pitre ; car il faut être au moins trois, et il ne lui restait plus
qu'un seul compagnon. La Compagnie de Jésus ne saurait
se soustraire à la loi commune ; de temps à autre elle aussi,
elle voit s'éloigner sans retour quelqu'un de ceux qui
s'étaient attachés à elle par des liens qu'elle pouvait croire
indissolubles; l'amertume est plus grande aux époques
troublées comme celle dont nous nous occupons, et alors
elle se prend à murmurer la plainte de César : Ettu^fllimi!
D'ordinaire pourtant la séparation se fait, si l'on peut
dire, à l'amiable. Ce n'est pas la Société qui en prend
l'initiative ; le cas est excessivement rare, du moins à
l'égard de ceux qui ont été admis aux derniers vœux après
les longues années d'épreuve imposées par la règle de
saint Ignace. Mais il arrive que quelqu'un de ceux-là croie
avoir de bonnes raisons de rentrer dans la vie séculière ;
les frottements de la vie commune peuvent devenir into-
lérables à certaines natures d'une sensibilité quelque peu
maladive; ou bien on a besoin de sa liberté pour entre-
prendre des œuvres importantes à quoi on se sent appelé..
554 LA. COMPAGNIE DE JESUS
On demandera donc et on obtiendra de l'autorité compé-
tente d'être relevé des assujétissements de la vie reli-
gieuse, et Ton se retirera, non sans douleur, et en gardant
au fond du cœur une profonde estime et une sincère affec-
tion pour la Compagnie de Jésus que l'on quitte contraint
par la nécessité morale. C'est ainsi que les choses se pas-
sent la plupart du temps. Telle fut en particulier l'histoire
du Père Dominique Bouix, religieux édifiant jusque dans
sa sortie qui eut lieu à la veille de l'orage de 1843. Voici,
en effet, en quels termes le Père Général, après des solli-
citations réitérées, chargeait le Provincial de Lyon de lui
notifier la décision prise à son sujet : « Le Père D. Bouix
demande sa dimission... Sa lettre respire l'affection la plus
vive pour la Compagnie, la reconnaissance la plus sincère
pour le bien qu'il en a reçu. Je crois qu'il n'y a guère
moyen d'éviter cette séparation. Le tempérament paraît
absolument incapable de la vie de communauté. Je vous
autorise donc à lui donner sa dimission; mais faites-le avec
tous les ménagements de la charité. » (28 Février 1842.)
Deux mois après le Père Maillard rendait compte de l'exé-
cution : « Le pauvre Père D. Bouix a voulu en finir; il m'a
demandé sa dimission que je lui ai donnée comme j'y
étais autorisé. Le voilà parti pour Paris où il espère faire
du bien, et où d'ailleurs il veut nous rester toujours uni
du fond du cœur. Nous lui avons témoigné toute la charité
possible; il nous a quittés plein de reconnaissance et
d'attendrissement. » (27 Avril 1842.)
D'un caractère peu sociable, mais homme de science et
travailleur, l'abbé Bouix a rendu à l'Église des services
éminentsparses innombrables publications. Il futpendant
plusieurs années rédacteur en chef du journal La Voix de
la Vérité, puis, de 1860 à 1870, directeur de la Revue des
Sciences ecclésiastiques . Ses volumineux Traités sur les
différentes parties du Droit ecclésiastique forment une
ample collection appréciée des canonistes ^
I. Institutiones Juris canonici in varias Tractatiis divisae^ auctore D.
Bouix, Theologiae et utriusque Juris Doctore. 9 vol. 8". Le Tractaius de
CHAPITRE X 555
L'année suivante ce fut la Province de Paris qui eut à
subir une défection plus douloureuse. Le Père François
Moigno était exceptionnellement doué du côté de l'intelli-
gence ; une prodigieuse mémoire lui avait permis d'ap-
prendre comme en se jouant presque toutes les langues
de l'Europe; l'hébreu lui était familier aussi bien que le
latin et le grec. Élève favori de Gauchy, il avait surtout
une aptitude peu ordinaire pour les hautes spéculations
mathématiques, en même temps que pour les sciences de
la nature. Aux qualités de l'esprit il en joignait d'autres
qui n'avaient pas moins de valeur. « Cœur excellent,
disait de lui le Père Fouillot après son Troisième An, bon
religieux, zélé, dévoué, aimant l'oraison et la vie inté-
rieure. » Mais les plus belles médailles ont leur revers.
On sait qu'il y a souvent chez les hommes de génie
d'étranges lacunes au regard de la vie pratique ; par suite
ils sont plus que les autres exposés à de fâcheuses incon-
séquences. Le Père Moigno n'évita pas cet écueil. Débor-
dant d'activité, serviable sans mesure et d'ailleurs comme
disait un de ses Supérieurs, « totalement dépourvu de
malice », il se laissa, par bonté d'âme, pour aider des
amis peu délicats, entraîner dans des affaires d'argent
<lont il ne pouvait guère sortir avec honneur. Le moment
vint où la position n'était plus tenable; on fit les sacri-
fices nécessaires et tout se termina sans scandale. Mais
le Père Moigno s'était fait justice en se retirant. C'est
sous le nom d'abbé Moigno qu'il a acquis une véritable
célébrité.
Le Nouveau Larousse lui consacre un article qui four-
mille d'erreurs, mais où l'éloge lui est départi d'une main
libérale ; pareil honneur ne lui serait apparemment jamais
échu si le « savant homme » fut demeuré Jésuite. Aux
yeux de ceux qui le louent c'est en effet un mérite que de
s'être libéré du joug de Loyola ; le compliment toutefois
n'eût pas été du goût de l'abbé Moigno. Jusqu'à l'extrême
Jure Regularium, 2' édition, 1867, comprend à lui seul deux vol. 8" de
702 et 63o pp.
556 LA. COMPAGNIE DE JESUS
vieillesse il garda au cœur le souvenir de ses vingt années
de vie religieuse et le regret de n'y avoir pas persévéré.
Il espérait finir ses jours dans une maison de la Compagnie ;
il en avait sollicité l'autorisation du Père Général, et il
existe une lettre où il rappelle au Provincial de Paris que
cette faveur lui a été accordée et qu'il compte bien en user-
Mais devenu chanoine de second ordre de Saint-Denis,
décoré de la Légion d'honneur, membre de plusieurs aca-
démies, et ne cessant d'ajouter toujours à une œuvre
immense, rédigeant presque à lui seul une Revue scienti-
fique. Les Mondes, V&hhé Moigno arriva à quatre-vingts ans
sans avoir pris le temps d'exécuter son dessein.
Après le canoniste et le savant la famille de saint Ignace
devait encore, avant la fin de cette douloureuse période,
voir s'éloigner d'elle le brillant prédicateur Charles
Déplace, dont nous avons parlé plus haut^ Il quitta Tou-
louse pour venir à Paris où l'attendaient de grands succès
oratoires et une stalle du Chapitre de Notre-Dame.
Un peu auparavant, de la même résidence de Toulouse
était sorti le Père Charles de Tinseau, dont le départ fut
pour toute la Province de Lyon le sujet d'une affliction
profonde. Il s'était donné à la Compagnie de Jésus presque
en même temps que le Père de Ravignan et dans des
conditions analogues. Dans une lettre du 29 Juin 1824, le
Père Varin annonçait son entrée au noviciat de Montrouge :
« On vient d'admettre Charles de Tinseau, jeune magis-
trat plein d'avenir, conseiller à la Cour royale de Besançon.
Il présidait au commencement de cette année les assises à
Lons-le-Saulnier. Pendant la Mission que nos Pères y ont
donnée, il a édifié toute la ville ; il a renoncé à un brillant
mariage pour suivre l'appel de Dieu... » Ordonné prêtre
de bonne heure il s'était employé dans les Missions, à
Saint-Acheul d'abord, puis à Toulouse où il dirigeait aussi
une congrégation de jeunes gens. Il s'y dépensait sans
compter avec ses forces qui furent épuisées avant le temps.
I. Voir Chap. VI, p. 29/f.
CHA.P1TRE X 557
Dès 1844, il en était réduit à demander grâce, si nous en
jugeons par l'avis que le Père Général envoyait au Provin-
cial de Lyon : « L'excellent Père Tinseau m'a écrit une
lettre qui m'a bien édifié. 11 a un anévrisme au cœur. Dans
cet état de santé la prédication est un exercice trop violent
pour lui, et s'il le continuait nous serions exposés à le
perdre bientôt. Daigne le Seigneur nous préserver de ce
malheur et nous garder longtemps encore un si digne
enfant de la Compagnie! » (28 Juillet 1844.) Ce vœu si
honorable pour celui qui en était l'objet ne fut pas réalisé.
Très affecté par un mal qui rend la mort toujours présente,
le Père de Tinseau manqua de vigueur morale pour sup-
porter certaines contrariétés, suite inévitable de l'imper-
fection humaine. Après deux années pénibles pour lui et
pour les autres, il fallut en venir à la rupture définitive.
« L'affaire de Toulouse est réglée, écrivait le Père Mail-
lard ; on s'est séparé bons amis. » (24 Juillet 1846.)
On pourrait ajouter d'autres noms à cette liste à demi
funèbre. Dans toute grande batailleil y a, en plus des morts,
les disparus. Le bataillon français de la Compagnie de
Jésus en compta quelques-uns au cours des années mau-
vaises dont nous faisons l'histoire, pas cependant à beau-
coup près autant que l'auraient voulu certains nouvellistes
qui annonçaient la désertion de ses membres les plus
distingués. Le Père de Ravignan tout le premier avait
selon eux abandonné son Ordre; un homme qui forçait
le respect et l'admiration universelle pouvait-il rester
Jésuite? La nouvelle étant parfaitement absurde trouva
immédiatement créance et de Paris courut jusqu'à Rome.
Le Père Roothaan se contentait d'en donner avis à l'in-
téressé; l'idée même de son inconstance ne pouvait lui
venir à l'esprit : « Il me serait impossible d'imaginer seu-
lement que mon excellent Père de Ravignan put s'y laisser
prendre. En vérité ne faudrait-il pas être fou? Pardonnez,
mon bon Père, le mot qui s'échappe de ma plume. »
Le mot ne dut point paraître excessif au Père de Ravi-
gnan, car il répondait assez bien à ses propres sentiments
558 L\ COMPAGNIE DE JESUS
en matière de vocation, et lui-même s'exprimait à ce sujet
avec une singulière énergie. A propos de certaines défec-
tions, raconte son biographe, on l'avait entendu s'écrier :
« Est-ce donc que la Compagnie serait un meuble à ti-
roirs? Est-ce que les vœux sont un lien si facile à rompre
ou à renouer' ?.. »
Pour clore le chapitre des tribulations, il nous reste à
parler du cas Affenaër. C'est une étrange histoire qui
figurerait bien dans un roman d'aventures; les incidents
en sont plus invraisemblables que ceux qui remplissent
des ouvrages de pure imagination. Cela pourrait s'intitu-
ler : comment on exploite la simplicité des Jésuites pour
leur extorquer la forte somme.
Sur la fin de décembre 1840, ou au commencement de
janvier 1841, se présentait à la maison de la rue des Postes
un jeune Belge de vingt-huit à trente ans, à l'air modeste
et à la physionomie intelligente. Il s'appelait Affenaër; il
avait en des malheurs dans son pays et venait en France
chercher une situation; il était recommandé aux Jésuites
de Paris par leurs confrères de Bruxelles; il arrivait de
la Trappe de La Meilleraie où il venait de faire une retraite.
Le Père Moirez, procureur de la Province, le prit pour
faire ses écritures, aux appointements de 50 francs par
mois, qui furent élevés par la suite jusqu'à 150 francs.
C'est dire que le secrétaire avait donné satisfaction au
procureur. Comment celui-ci n'aurait-il pas eu pleine con-
fiance alors que, momentanément éloigné de Paris, le
pieux jeune homme lui écrivait : « Je ne pourrais vous
dire combien je suis heureux, mon Révérend Père, d'avoir
trouvé un ami dans le bon Père Cahier... Tout en vaquant
à mes occupations, j'ai fait une bonne retraite; je ne croyais
pas en avoir tant besoin. Que de fautes! Je prie Marie,
ma bonne Mère, de m'aidera m'acquitter de ma dette^. »
1. Vie du R. P. Xavier de Ravignan, lo' édition. Tome I, p. 278.
2. Lettre du 16 Mars i844. lue à l'audience de la Cour d'assises de
lu Seine du 9 avril i845. {Gazette des Tribunaux .)
CHAPITRK X 559
Cette lettre était adressée au Père Moirez, qui faisait
alors son Troisième An à Notre-Dame-d'Ay. Deux mois
plus tard, le 24 mai, Affenaër disparaissait soudain, sans
prévenir personne. Que s'était-il passé? Un jugement
venait d'être rendu contre lui à Bruxelles pour d'ancien-
nes escroqueries; des compatriotes, complices de ses
désordres, lui en avaient donné la nouvelle, le menaçant
de le dénoncer s'il n'achetait leur silence. Cependant la
fuite du commis aux écritures avait éveillé des soupçons.
Le Père Bigot, chargé de l'intérim de la Procure en l'ab-
sence du Père Moirez, n'eut pas grand'peine à constater
des irrégularités de toute sorte; mieux encore, des liasses
de titres manquaient, remplacées par des papiers quel-
conques. Elles représentaient une valeur de 240,000 à
260.000 francs ; c'était un dépôt appartenant à trois Pro-
vinces.
Les Pères apprirent alors ce que personne n'ignorait
dans le quartier, c'est à savoir que leur homme de con-
fiance menait, depuis trois ans au moins, ce qu'on appelle la
grande vie. Outre son modeste appartement dans le voi-
sinage de la résidence, on lui en connaissait deux autres
en ville de beaucoup plus luxueux et où il ne logeait pas
seul; il avait même loué une villa à Bellevue. Il avait pris
un nom des plus reluisants et se faisait passer pour un
fils de famille de haut parage et qui ne comptait pas avec
la dépense.
Que faire? La perte était trop lourde pour s'y résigner
sans rien dire. D'autre part, les Jésuites auraient bien
voulu éviter de mettre en mouvement les gendarmes et
la justice ; c'était fatalement ébruiter l'affaire et du
même coup fournir un aliment aux commentaires malveil-
lants des journaux ; la littérature antijésuitique était déjà
assez abondamment pourvue. Mieux valait assurément
tâcher de mettre la main sur le voleur et le contraindre,
en le menaçant de poursuites, à restituer, si possible. Un
commissaire de police voulut bien, non sans (quelque hési-
tation, se prêter à l'exécution de ce plan.
560 LA COMPAGNIE DE JESUS
Chose curieuse, AfFenaër, parti d'abord pour Londres^
était bien vite revenu à Paris, où il avait repris sous son
faux nom sa vie de plaisir. On essaya donc de le sur-
prendre ; une relation inédite du cas Affenaër fait à cet
endroit un récit qu'on pourrait croire extrait des Mémoires
d'un maître policier. Toutefois la tentative n'eut pas de
succès, et il fallut se résoudre à suivre la voie régulière.
Une plainte fut donc faite dans les formes, et au bout de
quelques jours, Affenaër était arrêté à l'Opéra, dans la
soirée du 24 juin, avec toutes les façons en usage pour
les personnages de marque. Outre les sommes qu'il por-
tait sur lui, les perquisitions domicilières amenèrent la
découverte de 110.000 francs de valeurs. Le reste avait
été réalisé et avait défrayé ses débauches.
A l'instruction le misérable fut cynique ; il prétendit
que tout ce qui avait été trouvé entre ses mains lui avait
été donné par les Jésuites, ou provenait du un pour cent
qui lui était alloué surles vastes opérations qu'il effectuait
pourleurcompte.il alla plus loin, et prenant l'offensive,
il accusa les Pères de le poursuivre pour se venger des
révélations qu'il avait cru devoir faire de ce qui se pas-
sait chez eux. Il trouva d'ailleurs des défenseurs dans la
presse dite libérale; ce qu'on avait prévu et voulu éviter
arriva en effet; la chronique scandaleuse s'empara de
l'affaire; le voleur fut érigé en victime des Jésuites, et
pendant près de dix mois les accusés et les coupables
devant le tribunal de l'opinion furent « les hommes noirs » ,
qui avaient l'audace de vivre, de posséder quelque argent
et de se laisser voler.
Enfin, après une instruction prolongée à dessein
et des renvois dont le but trop apparent était de faire
durer le scandale, le procès fut plaidé aux assises de la
Seine et remplit les deux audiences du 8 et du 9 avril 1845 ^
Les charges contre le prévenu étaient par trop claires
I. Ce fut au pied de la lettre un procès sensationnel; aussi on ne
peut voir le compte rendu in extenso dans la Gazette des Tribunaux.
CHAPITRE X 561
et trop accablantes: « Feuilles déchirées aux registres,
articles faux, fausse clé, titres saisis, disparition subite,
nom d'emprunt, dépenses folles, abus de confiance, il y
avait de quoi lui faire appliquer vingt ans de galères, s'il
ne s'agissait d'un vol fait aux Jésuites ' ».
Manifestement ce fut une circonstance atténuante que
son défenseur sut faire valoir et qui pesa dans la balance.
Au cours des débats, Affenaër avait fait des révélations
importantes pour la sûreté de l'État; témoin oculaire de
la vie des Jésuites, pendant des années, il avait donné
l'alarme sur les agissements redoutables de la Congré-
gation; ses services méritaient bien quelque indulgence^.
11 fut condamné à cinq ans de prison et dix ans de
surveillance de la haute police. Le Père Guidée, Supé-
rieur de la rue des Postes, en était réduit à se féliciter
de ce que la Compagnie n'eût pas eu trop à souffrir pour
avoir osé poursuivre l'escroc. « Nous ne pouvions dési-
rer mieux, écrivait-il à l'issue du procès... Notre intérieur
a été percé à jour ; nous avions en face de nous un
homme qui disait avoir vécu dans notre intimité, con-
naître tous nos secrets, qui se donnait comme ayant
à faire les plus terribles révélations... Or, qu'est-il
résulté aux débats de tout cet échafaudage? Rien, abso-
lument rien à notre charge. On ne peut raisonnablement
1. Lettre du P. Bigot au P. Cauneille, procureur de la Province de
Lyon, 12 août i844.
2. Le Correspondant écrivait dans sa Revue politique de la fin d'aA^ril:
« Il y a un mois on soupçonnait tout au plus l'existence des Jésuites
en France. M. Cousin lui-même... etc. Mais depuis un mois on a fait de
grandes découvertes. Certain arrêt de la Cour d'assises a éi&hW juridi-
quement non pas que Affenaër est un voleur, mais que les Jésuites sont
une Congrégation, et depuis ce temps la presse chaque jour commente
les dires, fait valoir le respectable témoignage, bénit les salutaires
révélations de Monsieur Affenaër... Il est triste cependant de penser
qu'un tel homme soit sous les verroux, et que celui qui a prémuni la
patrie contre de tels dangers.., n'ait obtenu pour récompense que les
circonstances atténuantes. » Le Correspondant. Tome X.
La Compagnie de Jésus. 36
562 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
nous faire un reproche d'avoir Maria-Stella dans une
bibliothèque de 40.000 volumes... ^ »
I , Allusion à un incident d'audience. On avait saisi chez Affenaër un
livre intitulé Maria-Stella; c'était un pamphlet politique contre la dy-
nastie. Le voleur avait déclaré l'avoir reçu des Jésuites. Le Père Pource-
let, bibliothécaire de la rue des Postes, dut pour ce fait paraître à l'au-
dience, et subir une semonce du président Orandet : «. Pourquoi garder
ce livre? — Je le garde comme un autre; je suis bibliothécaire. — Mais
pourquoi le remettre à l'accusé? — Pour qu'on ne le trouvât pas chez
nous. — Mais il est mauvais; votre devoir est de le détruire. Aujour-
d'hui, entendez-vous?... — Le témoin salue et se retire. » (Gazette des
Tribunaux, loc. cit.)
CHAPITRE XI
I. — Sur la fin de i843, il y a une « question des Jésuites ». M. Martin
du Nord, ministre des Cultes, M. Guizot, véritable chef du Gouver-
nement. Témoignage que lui rend le P. de Ravignan. Le Message
royal annonce le dépôt d'un projet de loi sur la liberté d'enseigne-
ment. Intervention de M. Dupin et de M. Isambert. Déclaration de
M. Martin du Nord.
II. — Le nouveau projet de loi Villemain. La déclaration imposée par
l'Ordonnance de 1828 en est la disposition essentielle. Protestation à
peu près unanime de l'épiscopat. Le Mémoire au Roi de l'archevê-
que de Paris. Mgr de Mazenod. Agitation du parti catholique. Le mi-
nistre des Cultes menace les évêques. Réplique de Montalembert à la
Chambre des Pairs.
III. — Le projet de loi devant la Haute Assemblée. Rapport du duc de
Broglie. La discussion est « un des épisodes parlementaires les plus re-
marquables de la Monarchie de Juillet »• Cet « épisode » appartient à
l'Histoire de la Compagnie de Jésus. Trente-cinq à quarante discours
sur les Jésuites. M. Cousin ouvre le feu. Le baron Charles Dupin,
MM. Viennet et Kératry. M. Hippolyte Passy, Les Jésuites responsa-
bles des excès de la Révolution, Le comte Portails. M. Persil et le
« certificat d'études ». Intervention de M. Guizot. Ses « théories géné-
rales » .
IV. — Montalembert prend la défense des Jésuites. Il force l'attention de
la Chambre. Éloquente et victorieuse réplique aux accusations des
orateurs qui l'ont précédé à la tribune. Le comte Beugnot. Le duc
d'Harcourt. Le marquis de Boissy. La « peur du Jésuite ». Aveu de
M. Rossi. Vole final. Une loi mort-née. Résultat de la discussion en ce
qui concerne la Compagnie de Jésus, Le P. Général exprime sa grati-
tude à Montalembert. Noble réponse.
V. — Le projet de loi à la Chambre des députés. M. Thiers se fait
nommer rapporteur. Son Rapport; il suscite toute une littérature.
Accident survenu au ministre auteur du projet de loi. M. de Salvandy
succède à M. Villemain. Le projet de loi est abandonné. Le régime
fait faillite à ses promesses de liberté parce que les libéraux ont peur
du Jésuite.
564 LA. COMPAGNIE DE JESUS
I
Une lettre du Provincial de Lyon, en date du 29 décem-
bre 1843, résume la situation de la Compagnie de Jésus
en France à la fin de cette année calamiteuse : « Rien
n'égale la fureur et les inventions inouïes de nos enne-
mis; ils épuisent tous les moyens que le mensonge et la
calomnie peuvent leur fournir. Et cependant il est vrai de
dire que l'opinion s'éclaire singulièrement et que notre
cause grandit tous les jours. Voilà peut-être quinze ou
vingt opuscules qui paraissent l'un sur l'autre en notre fa-
veur. Quelques journaux qui sont loin pourtant d'être
catholiques nous défendent et le font avec quelque chaleur.
Le Père Boulanger assure que M. Guizot et M. Martin du
Nord nous défendront devantles Chambres ; il dit qu'ils s'y
sont engagés formellement. C'estce quenoussaurons bien-
tôt. En attendant, les lettres de M. Martin du Nord con-
tinuent aux préfets et aux évêques à notre sujet. Au Puy
Mgr Darcimoles vient de répondre à beaucoup de ques-
tions que le ministre lui avait posées, et il a réfuté quel-
ques calomnies inventées contre Vais. A Lyon, le cardi-
nal a été interrogé sur nous parle même ministre... A
moins d'un miracle, il y aura dans les Chambres une ter-
rible explosion contre nous. * »
L'habile diversion exécutée par les défenseurs du mo-
nopole universitaire avait réussi ; il y avait maintenant
une « question des Jésuites », qui se posait devant le Gou-
vernement et qu'il ne pourrait plus éluder. M. Guizot
gérait les Affaires étrangères ; sans avoir le titre de pré-
sident du conseil qu'il avait laissé au maréchal Soult, il
n'en était pas moins « l'homme considérable, la person-
nification politique du cabinet »^. C'était lui le véri-
table chef du pouvoir. 11 avait fait nommer ministre de la
I. Lettre du P. Maillard au P. Général.
3. Thureau-Dangin, Histoire de la Monarchie de Juillet. Tome IV,
p. 355.
CHAPITRE XI 565
Justice et des Cultes un de ses anciens collaborateurs de
1836, M. Martin du Nord. Leurs dispositions personnelles
à l'un et à l'autre, aussi bien que l'orientation politique
du cabinet, étaient plutôt favorables à la paix religieuse;
mais il leur fallait, pour se maintenir, marcher d'accord
avec une majorité pénétrée jusqu'aux moelles de l'es-
prit de 1830 et tenir tête à une opposition ardem-
ment voltairienne et sectaire. Aussi parurent-ils toujours
préoccupés d'arrêter ce qu'on appelait les empiétements
du clergé et les progrès de son influence plutôt que de
soutenir l'honneur et l'intérêt de la religion. Quant
aux Jésuites, ils ne pouvaient s'attendre à voir des hom-
mes d'Etat dépenser beaucoup d'énergie à défendre leur
cause.
Nous avons vu déjà le Provincial de Paris se pré-
senter dèsle mois d'avril à l'audience du ministre des Cul-
tes. M. Martin du Nord faisait observer au Révérend Père
que la chapelle de la rue des Postes était illégale parce que
non autorisée; la maison comptaitplus de vingtpersonnes;
autre illégalité. Le ministre demanda la liste des établisse-
ments,du personnel, desnovices, et onne crutpas devoirla
refuser. Quelques semaines après, nouvelle audience; le
Père de Ravignan accompagnait cette fois le Provincial; le
ministre leur déclara son embarras ; le cabinet s'attendait
à subir un assaut au sujet des Jésuites. Le Père Boulan-
ger, racontant l'entretien, déclare que M. Martin du Nord
s'est montré très bienveillant, ce qui ne l'empêche pas
d'ajouter que les maisons de la rue des Postes et de Saint-
Acheul « courent de grands risques ». L'audience avait
lieu le 17 mai; une circulaire ministérielle, datée de la
veille, était adressée à tous les évéques de France pour
leur rappeler la déclaration écrite, imposée par les Ordon-
nances de 1828 aux directeurs et professeurs des maisons
d'éducation; le ministre voulait savoir s'il n'y avait pas
dans les séminaires des membres de Congrégations non
autorisées. U ne s'en tenait pas là. L'évêque d'Angers
s'étant permis en présence de ses prêtres réunis pour la
566 LA COMPA.GNIE DE JESUS
retraite pastorale de prononcer quelques paroles de sym-
pathie à l'adresse des Jésuites, un avertissement partit du
ministère; M. Martin du Nord exprimait au prélat son
regret « d'un semblable langage », et lui recommandait
d'éviter à l'avenir « toute manifestation de cette nature ».
Quand l'archevêque de Paris prenait contre les Jésuites
delà rue des Postes les mesures dont nous avons parlé, il
pouvait affirmer que c'était pour leur en épargner de pi-
res, car il avait reçu confidence des plaintes et des mena-
ces du ministre. D'humeur peu combative et soucieux de
se ménager avec tout le monde, l'honnête Garde des
Sceaux aurait bien voulu voir les Jésuites exécutés par
un autre, ou mieux encore les voir s'exécuter eux-mêmes,
plutôt que d'être obligé de sévir en personne contre eux.
C'est à ce parti qu'il s'efforçait de les amener, en mul-
tipliant les assurances de son bon vouloir. Le Père de
Ravignan ne mettait pas en doute sa sincérité : « Il faut
véritablement être ici, écrivait-il au Père Général le 30 dé-
cembre, pour se former une juste idée des choses; il faut
avoir causé plusieurs fois avec nos hommes publics, au
milieu de leurs angoisses à notre sujet, pour comprendre
toutes les difficultés de la situation. Deux fois pendant
le court Avent de Rouen j'ai été mandé par le Garde des
Sceaux et par le Directeur des Cultes à Paris. Tantôt c'est
une chose, tantôt c'est une autre... Fermer nos chapelles,
renvoyer nos novices, faire sortir de France tous nos théo-
logiens, etc., etc. M. Isambert prépare uafactum qui met
en émoi tout le Gouvernement ; c'est pitoyable, c'est
misérable; mais c'est ainsi que nous vivons continuel-
lement harcelés. »
La veille du jour où il écrivait cette note, le 29 décem-
bre, le Père de Ravignan, chargé par ses Supérieurs de
traiter des intérêts de son Ordre auprès des gouvernants,
avait eu une entrevue avec M. Guizot. Celui qui était
alors le véritable chef du pouvoir tenait en haute estime
le conférencier de Notre-Dame ; on l'avait vu plusieurs
fois parmi ses auditeurs; la conversation fut ce qu'elle
CHAPITRE XI . 567
pouvait être entre deux hommes qui se piquaient égale-
ment de distinction ^ M. Guizot fit part à son interlocu-
teur du grief que le régime dont il était le représentant
avait contre les Jésuites. Attachés obstinément à la cause
légitimiste, ils faisaient de l'opposition à la dynastie ré-
gnante; c'était dans leur tradition; ils avaient agi de
même en Angleterre après la chute des Stuarts; le minis-
tre croyait savoir qu'à Lyon des Jésuites avaient distribué
des portraits du duc de Bordeaux et des pamphlets réac-
tionnaires; il s'en était même plaint au Nonce. Le Père
de Ravignan n'eut pas grande difficulté à disculper ses
confrères. Le fait articulé était faux. Prévenus par le
Nonce, les Pères de Paris avaient informé ceux de Lyon
qui avaient envoyé le démenti le plus formel. Quant à l'atta-
chement de parti pris aux dynasties déchues, le reproche
était au moins singulier en ce qui concerne les Jésuites ;
ce serait de la maladresse, et ce n'est pas précisément
ce que l'opinion leur attribue. « Si nous avons des rap-
ports avec les légitimistes, disait le Père de Ravignan,
c'est parce qu'ils sont hommes religieux et viennent
demander le secours de notre ministère. »
Au surplus, M. Guizot ne se montra pas avare de
bonnes paroles et même de déclarations rassurantes.
Pour sa part il n'avait garde d'ajouter foi aux rumeurs
acceptées par la crédulité populaire : « Le Gouvernement,
affirmait-il, n'a point de répulsion pour vous ; vous pouvez
encore rendre de grands services à la société en usant
bien de votre influence ; car vous en avez toujours beau-
coup. » Il donnait enfin clairement à entendre que les
Jésuites n'avaient point à s'inquiéter au sujet de la pro-
chaine session parlementaire ; mieux encore, il n'y aurait
pas d'exclusion contre eux dans la loi pour la liberté
d'enseignement, qui allait être proposée aux Chambres.
I. Au sortir de cet entretien le P. de Ravignan en écrivit un résumé
qui a été inséré dans sa biographie. (Vie du P. X. de Ravignan, par le
P. de Ponlevoy, lo* édition. Tome II, p. 266.)
568 LA COMPAGNIE DE JESUS
On peut croire que M. Guizot s'était mis en frais de
courtoisie et d'amabilité envers le célèbre Jésuite en qui
il voyait une puissance. Toujours est-il que le Père de
Ravignan emporta de l'audience une idée très avanta-
geuse de l'homme et du ministre. Voici en quels termes
il s'exprimait sur l'un et sur l'autre dans une lettre au
Père Général : « Il m'a étonné par la supériorité de ses
vues, par son estime pour la Compagnie, par la manière
dont il se prononçait contre toutes les préventions et les
attaques auxquelles nous sommes en butte. Je sais positi-
vement que, dans le conseil des ministres, il a parlé en
notre faveur. Le Nonce de Paris, d'autres encore pensent
devoir plus compter, pour les intérêts catholiques, sur
M. Guizot que sur tout le reste des hommes publics de
notre temps. Il est certain qu'il est homme d'État, que
ses vues sont élevées, larges et favorables à la liberté
d'enseignement comme à celle de l'Eglise. Je ne me con-
fierais sans doute qu'avec mesure à sa politique et à ses
opinions, mais il mérite cependant plus d'estime que la
plupart de nos gouvernants. » (29 Décembre 1843.)
Manifestement la belle âme du Père de Ravignan était
sous le charme. Nous avons vu le Père Renault, six ans
auparavant, sortir non moins enchanté d'une entrevue
avec M. Thiers, qui occupait alors la place de M. Guizot.
Lui aussi avait été plein d'égards pour son visiteur et
s'était déclaré résolu à défendre les Jésuites contre les
attaques injustes de leurs adversaires. Ce qui prouve que
les deux grands ministres de la Monarchie de Juillet sa-
vaient aussi bien l'un que l'autre distribuer à l'occasion
de l'eau bénite de cour. Le moment venu où l'intérêt
politique fut en jeu, l'un comme l'autre ils sacrifièrent
les Jésuites d'un cœur léger. Tous deux avaient d'ailleurs
contre l'Ordre de Loyola des antipathies d'origine et de
nuance diverses, mais également âpres et tenaces. En défi-
nitive, la Compagnie de Jésus se sent redevable pour égale
part envers l'un et l'autre d'un sentiment qui n'est ni de
l'admiration ni de la reconnaissance. Nous espérons
CHAPITllE XI 5G9'
justifier parla suite de cette Histoire une appréciation qui
de prime abord pourrait paraître sévère.
L'orage qu'on prévoyait sur la fin de 1843 commença de
gronder dans les premiers jours de janvier 1844. Ce fut
à propos de la discussion de l'Adresse au Roi à la Chambre
des Députés. Le Message royal avait enfin annoncé le
prochain dépôt d'une nouvelle loi sur la liberté d'ensei-
gnement. Le texte de la Chambre était celui-ci : « Nous
accueillons avec empressement l'annonce que le projet de
loi qui nous sera présenté sur l'instruction secondaire, en
satisfaisant au vœu de la Charte pour la liberté d'ensei-
gnement, maintiendra l'autorité et l'action de l'Etat sur
l'éducation publique. » Cette formule donnait clairement
à entendre que l'on avait beaucoup moins souci d'organi-
ser un véritable régime de liberté que de garder l'état de
choses actuel ou, pour mieux dire, de renforcer le sys-
tème du monopole. La formule fut effectivement votée,
mais non sans avoir soulevé de longs et vifs débats. Plu-
sieurs députés rappelèrent les plaintes des catholiques,
les protestations de l'épiscopat contre l'enseignement uni-
versitaire, le courant de réclamations en faveur de la liberté
qui avait gagné le pays tout entier et auquel le Gouver-
nement lui-même se voyait contraint de céder. Mais il
semblait le faire à contre-cœur, et la façon dont il annon-
çait la future liberté faisait craindre qu'elle fut accompa-
gnée de bien des restrictions.
La discussion se poursuivit deux jours entiers d;ms
l'imprécision et avec des sous-entendus inévitables, les
dispositions du projet de loi n'étant point encore connues,
tant qu'enfin M. Dupin parut, et avec lui les Jésuites aux-
quels tout le monde pensait, mais que personne n'avait
encore nommés. M. Dupin commença par accuser d' « in-
sincérité » tout le mouvement catholique en faveur de la
liberté d'enseignement. Au profit de qui, s'écria-t-il, tou-
tes ces récriminations contre la législation actuelle ? « Il
faut être sincères; c'est an profit des Congrégations. Elles
570 LA COMPAGNIE DE JESUS
ont été sincères, elles, dans leurs pétitions, et elles nous
ont dit toute leur pensée. Les Congrégations, dit-on, ne
peuvent pas être plus gênées que les autres associations. . .
On n'a pas demandé autre chose pour faire revivre cette
Société fameuse ; cette société elle-même n'a pas de-
mandé autre chose... » A l'abri du droit commun dont
ils se réclament, les Jésuites veulent envahir l'enseigne-
ment. « Mais l'instruction publique comme celle qui est
le but de ces hommes soumis à un chef étranger auquel
ils prêtent serment..., cette instruction est diamétrale-
ment contraire à celle que désirent les hommes amis de
leur pays. .. La France veut une loi sur l'instruction secon-
daire qui donne toute la liberté possible, mais elle ne
veut pas que, comme l'a dit M. le ministre de l'Instruc-
tion publique, des spéculateurs religieux ou autres puis-
sent se glisser dans l'enseignement par les fissures de
la loii. »
En somme on se résignerait à concéder quelque liberté,
mais à la condition expresse que les Jésuites en seraient
exclus. M. Dupin avait refait une fois de plus la thèse
juridique d'après laquelle l'existence même des Ordres
religieux est prohibée par les lois françaises ; sa conclu-
sion pouvait paraître modérée ; il n'allait pas pour le
moment jusqu'à demander l'expulsion ou la dissolution
des Jésuites; il se contentait d'affirmer que, à cet égard,
le Gouvernement avait les mains libres. Mais un autre
membre de l'Assemblée, M. Isambert, ne s'arrêta pas en
chemin. Celui-là était une façon d'enfant terrible qui, sous
la Monarchie de Juillet aussi bien que sous la Restaura-
tion, eut la spécialité de harceler les ministères, en dénon-
çant les abus du clergé et en réclamant contre lui l'appli-
cation des justes lois. Il n'eut garde de manquer l'occasion.
Le petit livre du Père de Ravignan venait de voir le jour;
il l'avait lu et y avait appris qu'il existait en France
deux cent six Jésuites profès. Cela supposait au moins
I. Chambre des Députés, Séance du 25 janvier i844.
CHAPITRE XI 571
trois cents novices. Autour de cette constatation impres-
sionnante, l'orateur groupait un certain nombre de menus
faits ramassés un peu partout et, avec sa virulence accou-
tumée, demandait compte au Gouvernement de ses com-
plaisances illégales pour le parti prêtre.
Le ministre des Cultes, personnellement mis en cause,
présenta une apologie qui n'avait rien de bien fier. II
commença par déclarer qu'il adoptait « tous les principes
de M. Dupin ». Mais il pensait que l'application en devait
être faite sans rigueur inutile. Ce qui importait, d'après
lui, c'était de faire observer les Ordonnances qui interdi-
saient toute fonction d'enseignement aux membres des
Congrégations religieuses. « Oui, affirmait M. Martin du
Nord, il faut que les Congrégations religieuses soient
exclues de l'enseignement, et elles le sont. » L'Université
y veille en ce qui concerne les établissements soumis à
son contrôle; pour les petits séminaires le Gouvernement
n'a pas failli à son devoir. La preuve, la voilà : et le
ministre donnait lecture de sa circulaire du 16 mai aux
évêques. Quant aux maisons des Jésuites dont on lui
reprochait de tolérer l'existence, il se bornait à répondre
qu'elles avaient été tolérées avant lui, et qu'il ne lui
paraissait pas d'une bonne politique de molester des gens
dont personne n'avait à se plaindre. Aux alarmes dont
M. Isambert s'était fait l'interprète, il opposait, non sans
une pointe d'ironie, sa parfaite tranquillité : « Il y a deux
cents prêtres environ, vivant en commun dans quelques
maisons, et vous voulez que je m'en effraie. Vous voulez
que je croie tout compromis parce qu'on ne les disperse
point! Ce serait leur donner une importance qu'ils n'ont
pas; ce serait donner aux actes du Gouvernement un air
de persécution qu'ils ne doivent pas avoir. 11 suffît que je
veille et que je sois disposé fermement à faire exécuter
les lois dès que le besoin s'en fera sentir. »
Cette déclaration d'une fermeté relative, qui d'ailleurs
n'engageait à rien, écarta pour le moment le danger que
les Jésuites s'attendaient à voir fondre sur leur tète. La
572 LA COMPAGNIE DE JESUS
Chambre voulut bien les laisser jouir de la tolérance un
peu dédaigneuse d'un ministre qui les considérait comme
quantité négligeable. Mais il reste de cet incident que, à
la première annonce que l'enseignement pouvait devenir
libre, c'est vers les Jésuites que se portent les préoccu-
pations du monde parlementaire. Désormais ils ne quit-
teront guère la scène, et tant que la prétendue loi de
liberté sera à l'ordre du jour de l'une ou de l'autre
Chambre, l'obsession du Jésuite hantera l'Assemblée et
planera sur ses délibérations.
II
Le projet de loi fut déposé sur le bureau de la Chambre
des Pairs le 2 février. C'était l'œuvre de M. Villemain.
Celui de 1841 portait des atteintes trop peu mesurées à la
situation des petits séminaires; il avait échoué devant les
protestations énergiques de l'épiscopat. Cette fois, les
pépinières destinées au recrutement du clergé n'étaient
plus soumises au contrôle universitaire, on se contentait
de les parquer étroitement dans leur spécialité. Mais par
ailleurs tout y semblait combiné pour consacrer et affermir
le monopole sous l'enseigne de la liberté. Plus d'autori-
sation préalable; théoriquement tout Français jouissant
de ses droits civils peut ouvrir un établissement d'instruc-
tion secondaire ; c'est l'article premier. Mais un autre
article énumère les pièces à produire, les grades et les
certificats dont il faut être pourvu; c'est un luxe de pré-
cautions telles et calculées de telle sorte que la naissance
et la vie de l'établissement sont en définitive à la merci
des autorités universitaires. Parmi les conditions à rem-
plir figure en bonne place la déclaration « par écrit et
signée » que l'on n'appartient point à une Congrégation
religieuse non reconnue par l'Etat.
On peut d'ailleurs affirmer, sans crainte de s'avancer
trop, que c'était là une des dispositions essentielles de la
loi, et celle vraisemblablement sur laquelle son auteur
CHAPITRE XI 573
était le moins disposé à transiger. Quant à son but, la
feuille gouvernementale et universitaire par excellence, le
Journal des Débats se chargeait de le préciser: « On sait,
dit-il, que la loi présentée par M. Villemain interdit aux
membres des Congrégations non reconnues et non auto-
risées par l'Etat de s'immiscer dans l'enseignement. Tran-
chons le mot, il s'agit des Jésuites. On ne veut pas que,
quinze ans après la Révolution de Juillet, les Jésuites
renouvellent des entreprises auxquelles la Restauration
elle-même se crut obligée de mettre un termes » Et le
bon apôtre conclut en engageant les Jésuites à se faire
reconnaître par l'Etat.
Si M. Villemain avait espéré acheter l'approbation ou
tout au moins le silence de l'épiscopat, en lui laissant
l'autorité sur les petits séminaires, il ne tarda pas à être
détrompé. On a vu que, à ce moment-là même, son col-
lègue des Cultes se plaignait fort des évêques qui com-
promettaient la dignité de leur caractère en écrivant dans
les journaux ; à son avis ils devaient réserver pour lui
seul l'expression de leurs doléances et de leurs désirs.
Mais il eut bien autrement sujet de gémir quand le pro-
jet de loi fut venu à leur connaissance. Ce fut alors
comme une traînée de poudre. En l'espace de quelques
semaines l'épiscopat renouvela d'une voix unanime les
réclamations et protestations que quelques-uns de ses
membres avaient déjà fait entendre au cours de l'année
précédente. Dans la plupart des provinces ecclésiastiques
elles prirent la forme solennelle d'une lettre collective
signée du métropolitain et de ses suffragants. Plusieurs
de ces documents sont fort étendus et la question de la
liberté d'enseignement y est traitée au point de vue doc-
trinal. Généralement les prélats s'adressent au Roi, aux
ministres, aux Chambres ; ils prennent le ton respectueux
et ferme des Remontrances du clergé sous l'ancien ré-
gime; ils ne semblent pas vouloir porter la cause devant
I . Cité par VAini de la Religion, 2 avril i844. T. CXXI, p. 8.
574 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
le tribunal de l'opinion; mais souvent, par suite d'une
indiscrétion, consentie ou non, une copie arrive au bu-
reau d'un journal qui s'empresse de la publier.
C'est ce qui arriva tout d'abord pour le Mémoire au Roi
rédigé par Mgr AfFre et adopté par tous les évêques de la
province de Paris. Le Mémoire confidentiel se trouva, on
ne sait comment, inséré dans V Univers du 6 mars. La
situation de son auteur, ses habitudes bien connues de
modération dans les rapports avec le pouvoir donnaient
à sa parole en cette circonstance un poids exceptionnel.
L'archevêque de Paris dénonçait l'enseignement univer-
sitaire avec toute la liberté et la vigueur du langage apos-
tolique ; le livre du Monopole^ si sévèrement blâmé par le
prélat quelques mois auparavant pour son manque de
mesure, ne contenait peut-être en réalité rien de plus fort < .
I . Voici quelques passages du Mémoire; ils sont dans le ton moyen
des documents épiscopaux qui parurent alors sur le même sujet; il y en
a de plus vifs : « En trois ans les défenseurs du monopole ont fait perdre
au gouvernement tout le terrain acquis par dix années de luttes, de pru-
dence et d'habileté. — Depuis i83o, les professeurs se sont cru tout
permis en fait de doctrine religieuse... Tous les jours des ouvrages hos-
tiles à la religion sont lancés dans le monde studieux. Ils le sont ordi-
nairement par des professeurs de collèges ou par de plus hauts fonction-
naires encore. Que fait l'Université? Elle prend ces ouvrages sous sa
protection, elle les approuve, elle les recommande, elle va jusqu'à les
imposer, et les convertissant en livres classiques, elle assure à la fois et
d'un seul coup la fortune des auteurs et la perversion des lecteurs. »
Nous demandons que l'Université « fasse justice des hommes et des
livres qui pervertissent en son nom et de la manière la plus flagrante la
jeunesse catholique de France )>. On reproche aux évêques de troubler
le pays par leurs réclamations : ci Les évêques, si l'on veut, ont fait le
bruit, mais l'Université a fait le mal. Les évêques se seraient tus si
l'autorité des pères de famille et la foi des jeunes générations avait été
respectée. — Nous ne parlerons même plus de nos petits séminaires,
parce que la question n'est plus là aujourd'hui. Elle y était encore, il y a
trois ans, elle n'était même que là pour nous. Aujourd'hui nous sommes
obligés de regarder plus loin et de demander davantage. — Aujourd'hui
nous connaissons mieux l'Université... L'Université, qu'elle le A'euille ou
qu'elle ne le veuille pas, qu'elle le sache ou qu'elle l'ignore, n'a jamais
eu et a moins que jamais la confiance des catholiques et de l'épiscopat.
Le moins qu'on en puisse dire, c'est qu'elle est un vaisseau sans gou-
vernail, flottant à tout vent de doctrine... » Le Mémoire se termine sur
ce mot cinglant : « Nous pouvons paraître un embarras à la royauté
pour le présent, mais dans l'Université sont tous les périls de l'avenir. »
CHAPITRE XI 575
M. Martin du Nord en fut ému plus qu'il ne convenait au
représentant suprême de la Justice, obligé par état à ne
jamais perdre le sang-froid. 11 adressa à Mgr Affre une
réprimande hautaine et absolument discourtoise. En écri-
vant au Roi un « Mémoire concerté », l'archevêque de
Paris avait blessé gravement « les convenances » ; il avait
non moins gravement enfreint la loi concordataire qui
défend aux évêques de se réunir en vue d'une action
commune. « Il serait étrange, disait le ministre, qu'une
telle prohibition pût être éludée au moyen d'une corres-
pondance établissant le concert et opérant la délibération,
sans qu'il y ait eu assemblée. » (8 Mars 1844.)
Mgr AfFre n'était pas d'humeur à accepter en silence
la semonce ministérielle. Sans insister sur le manquement
aux convenances trop facile à rétorquer, il rédigea une
déclaration de ce qu'il savait être la pensée de l'Eglise
relativement à l'article des Organiques invoqué par le
ministre et si singulièrement interprété par lui. Ce fut sa
réponse à M. jMartin du Nord. 11 en fit part à tous ses
collègues dans l'épiscopat. Cinquante-quatre d'eux lui écri-
virent pour approuver sa conduite et s'associer à ses pro-
testations '. Mieux encore, le (jarde des Sceaux ayant
trouvé dans le Concordat l'interdiction pour les évêques
du « concert par écrit », cette étrange découverte, dont
on s'amusa beaucoup dans la presse, fut vraisemblable-
ment ce qui détermina un grand nombre d'entre eux à
présenter leurs remontrances dans des lettres collectives.
Les défenseurs du monopole accusaient le clergé de
vouloir s'emparer de l'enseignement ; l'épiscopat décla-
rait très nettement au contraire qu'il ne voulait de privi-
lège pour personne, mais la liberté pour tous. On ne pou-
vait évidemment se placer sur un autre terrain, si l'on
voulait réussir. Mais au point de vue des principes la posi-
tion était délicate à défendre. Quand parut vingt ans plus
I. Actes épiscopaux relatifs au projet de loi sur l'Instruction secon-
daire. i844. Tome I, p. 107 sqq.
576 LA. COMPAGNIE DE JESUS
tard le Syllabus^ Mgr Parisis, qui avait été le chef le plus
en vue dans la campagne de 1844, eut des scrupules sur
la parfaite orthodoxie des thèses qu'il avait soutenues et
des arguments dont il les avait appuyées. Mais, s'ils ne
réclamaient d'exclusion a priori contre aucune catégorie
de personnes, les évêques ne pouvaient consentir à celle
que la loi prononçait contre les membres des Congréga-
tions religieuses non autorisées ; ils n'admettaient pas
même pour les Jésuites ce privilège à rebours. Tous ceux
qui entrent dans l'examen des dispositions du projet de
loi protestent en termes énergiques contre l'article rela-
tif à la déclaration. « Ici, dit le cardinal de Donald, la loi
pénètre, au nom de la liberté, dans la conscience pour y
scruter ce qu'il y a de plus de secret, pour y violer ce qu'il
y a de plus sacré. Si elle y surprend un désir de s'élever
jusqu'à la pratique des conseils de l'Eglise..., ce prêtre,
pris en flagrant délit de perfection chrétienne, ne pourra
plus prendre aucune part à l'éducation de la jeunesse ; son
indignité est constatée; il est marqué d'une flétrissure...
Ses engagements sont entre Dieu et sa conscience. N'im-
porte... ; mais alors pourquoi la loi ne demande-t-elle pas
aux fonctionnaires de l'Université s'ils n'appartiennent pas
à une société secrète non reconnue ^ ? »
L'évêque de Marseille, Mgr Eugène de Mazenod, est
plus véhément encore, et c'est au Roi en personne qu'il
s'adresse. La manière dont le prélat apprécie la portée
légale de l'Ordonnance de 1828 mérite d'être remarquée :
« Mais que dire de l'incapacité que l'on maintient comme
disposition permanente contre ceux qui appartiennent à
une Congrégation religieuse non autorisée par l'Etat ?
L'impiété, dans un moment de crise, obtint de la faiblesse
du pouvoir cette immolation d'un droit sacré. La main
qui porta le coup ne s'était levée que pour faire aux diffi-
cultés d'alors un sacrifice passager, et aujourd'hui on veut
1. Observations sur le projet de loi sur l'Instruction secondaire adressées
d la Chambre des Pairs.
CHAPITRE XI 577
qu'une mesure de circonstance soit définitivement consa-
crée par une loi. Il est cependant bien temps de reviser
et de réformer le jugement provisoire qui fut prononcé
contre l'Évangile...
« Pourquoi condamne-t-on les conseils évangéliques
jusqu'à frapper ceux qui les pratiquent d'une peine énorme,
jusqu'à les priver d'une capacité accordée à tous les Fran-
çais ? Leur vertu est-elle un crime ?... Pas une raison qui
justifie l'exclusion prononcée contre les Congrégations
religieuses, dont les membres méritent une telle estime
que le projet de loi s'en rapporte à leur simple déclaration
sans admettre l'idée d'un mensonge de leur part'. »
Dans les lettres collectives la formule de protestation est
plus sobre mais pas moins énergique. Elles reproduisent
avec des variantes celle de la province ecclésiastique de
Lyon : « En exigeant la déclaration écrite et signée qu'on
n'appartient pas à une Congrégation religieuse non auto-
risée par l'Etat, on envahit le domaine inviolable de la
conscience et l'on punit comme un crime ce que notre
sainte Religion, ce que nos saintes Ecritures nous ordon-
nent de regarder comme un moyen de perfection^. »
C'est pendant les premiers mois de 1844, en attendant
la discussion du projet de loi, que la querelle soulevée
autour du monopole parait atteindre son paroxysme.
L'épiscopat est engagé à fond; l'A mi de la Religion peut
écrire que pas un évêque ne s'est abstenu : « Tous ont
envoyé au gouvernement leurs protestations ; seulement
quelques-uns ne les ont pas encore rendues publiques ^. »
Leurs appréciations, leurs plaintes sur l'enseignement
universitaire sont empreintes d'une sévérité qu'ils ne se
mettent guère en peine d'atténuer: « Je dirai donc, écrit
l'un d'eux, que si la jeunesse française continuait à être
élevée par l'Université, un jour viendrait, et ce jour ne
1 . Réclamation adressée au Roi en son Conseil. (Actes épiscopaux, etc.)
2. Actes épiscopaux, etc.
3. L'Ami de la Religion. T. GXXI, p. ^3.
La Compagme de Jésus 37
578 L\ COMPAGNIE DE JESUS
serait pas très éloigné, où la foi aurait presque entièrement
péri en France. »
Si l'on veut savoir à quel degré était montée l'ardeur
des militants du clergé, il faut lire le Mémoire aux évêqaes
de France^ de l'abbé Gombalot. Il avait paru au mois de
décembre, quelques semaines par conséquent avant le
dépôt du projet de loi ; mais les dispositions si peu libé-
rales et le manque de franchise de ce projet, sans justifier
les outrances du terrible polémiste, semblaient leur appor-
ter une excuse. D'autre part l'exaspération allait grandis-
sant cliez les tenants du monopole, aussi bien que l'embar-
ras et la mauvaise humeur dans les régions du pouvoir.
M. Martin du Nord avait déféré l'abbé Gombalot à la police
correctionnelle et obtenu contre lui prison et amende.
Mais les évéques envoyaient au prisonnier des lettres
de félicitations et les journaux catholiques ouvraient une
souscription pour payer l'amende; la condamnation tour-
nait en triomphe pour le condamné et en échec pour le
Gouvernement.
Le 19 mars, il y eut à la Ghambre des Députés une
explosion de ce que nous appellerions aujourd'hui les
passions anticléricales, combinées avec les rancœurs uni-
versitaires. C'était à propos de la discussion des fonds
secrets, une de ces occasions où la politique du Gouver-
nement a coutume d'être malmenée. Une fois de plus on
dénonça les menées du parti catholique et on reprocha
aux ministres leur timidité en face des évêques. Selon la
tactique qui n'est pas spéciale à cette époque, les plus
violents se déclarent respectueux de la religion. La reli-
gion ne s'en trouvera pas plus mal pour être délivrée de
ces associations dont les évêques eux-mêmes subissent le
joug, et qui les poussent au combat. «Non, s'écrie M. Isam-
bert, la religion n'est pas en péril parce que nous ne vou-
lons pas de vos Congrégations, de vos dominicains, de
vos bénédictins, de ceux qui ont souillé dans vos âmes
ces ardeurs belliqueuses. » Mais surtout il ne veut pas de
ces Jésuites qui organisent « l'émeute contre le haut
CHAPITRE XI 579
enseignement du collège de France ». Avec une acrimo-
nie plus froide, M. Dupin vint à son tour décrire ce qu'il
appelait « le mouvement insurrectionnel » d'une partie du
clergé. Il termina son réquisitoire par une invitation à
l'adresse du Gouvernement où se résumait tout l'état
d'âme parlementaire janséniste : « Soyez implacable! '»
Ces objurgations et ces sommations contristaient l'àme
pacifique du ministre des Cultes. M. Martin du Nord
croyait bien avoir fait tout son devoir ; il avait admonesté
l'archevêque de Paris, rappelé à l'ordre ici et là plusieurs
autres dignitaires ecclésiastiques, traduit en justice l'abbé
Combalot. Aux yeux de ses interpellateurs c'était insuf-
fisant ; il aurait du poursuivre les évêques qui félicitaient
l'abbé de sa condamnation, à commencer par le cardinal
de Bonald. L'infortuné ministre se résigna en effet à rédi-
ger une nouvelle circulaire confidentielle à l'épiscopat. Elle
porte la date du 5 avril 1844. Malgré soi, en lisant cette
pièce, on pense au magister brandissant la férule dans
une classe houleuse. Après avoir gourmande les évêques
parlant trop haut, et fait l'apologie de l'enseignement uni-
versitaire, le ministre veut bien leur reconnaître le droit
de faire des observations sur les doctrines, mais, s'ils
continuent à attaquer l'Université, ils seront déférés au
Conseil d'État ; et comme dans l'Université c'est l'Etat lui-
même que l'on attaque, « il pourrait y avoir un autre juge-
ment que celui du Conseil d'Etat ». Allusion aux tribunaux
civils qui distribuent amendes et prison.
Hâtons-nous de dire que la cause de l'Eglise et du clergé
français ne resta pas sans défenseur. Ce fut Montalem-
bert qui se chargea de donner la réplique à M. Dupin.
Lui aussi, il profita de la discussion des fonds secrets, à
la Chambre des Pairs, pour affirmer le droit des catholi-
ques et même des prêtres et des évêques, à l'usage des
I . Ce « mot de la fin » absolument authentique produisit toutefois
une impression plutôt fâcheuse. On le remplaça dans le compte rendu
officiel par : Soyez inflexible. {Moniteur, Séance de la Chambre des
Députés du 19 mars i844-)
580 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
libertés communes de parler et d'écrire. Il eut ce jour-là
une inspiration qui peut compter parmi les plus belles de
sa carrière oratoire : « Au milieu d'un peuple libre, s'écria-
t-il en terminant, nous ne voulons pas être des ilotes; nous
sommes les successeurs des martyrs, et nous ne trem-
blons pas devant les successeurs de Julien l'Apostat ; nous
sommes les fils des croisés, et nous ne reculerons pas
devant les fils de Voltaire. » (16 Avril 1844.)
III
A ce moment la haute Assemblée était saisie du Rap-
port de sa commission et s'apprêtait à discuter la loi sur
rinstruction secondaire. « Voilà, écrivait le Provincial de
Lyon, le malheureux projet de M. Villemain qui vient
(f'être lu à la Chambre des Pairs, à peu près tel qu'il est
sorti des mains de son auteur ; ni les réclamations si
énergiques du corps épiscopal, ni le vœu si connu des
catholiques n'ont frappé un moment la commission. Le
ministère est pressé d'en finir de tant d'oppositions et de
rester enfin maître du champ de bataille ^ » La lecture
dont parle le Père Maillard avait eu lieu le 12 avril. Louis
Veuillot caractérisait en ces termes le Rapport et le rap-
porteur : « M. le duc de Broglie est un honnête homme
et un homme de talent... Mais étudiez l'Histoire. Toutes
les époques vous montreront des talents et des probités
de ce genre attachés de bonne foi aux projets de minis-
tres prévaricateurs... Nous redoutions à bon droit cet art
de poser les principes de la liberté pour conclure contre
la liberté, cette glorification du monopole qui ressort de
la critique de ses abus, ce dédain de la religion voilé sous
le respect le plus apparent, ce parfait mépris pour les
réclamations de l'Église que l'on sait cependant ne pas
injurier, que l'on ne veut pas injurier; cette ingéniosité
enfin qui recherche avec soin les améliorations possibles,
I . Le P. Maillard au R. P. Roolhaan, i4 avril i844-
CHAPITRE XI 581
mais qui semble plus soigneuse encore de n'en trouver
jamais que d'illusoires ou de dérisoires. »
Sans doute ce jugement est empreint d'une sévérité
quelque peu excessive qu'il faut attribuer à l'excitation
des esprits dans la polémique au jour le jour. Le biogra-
phe de Louis Veuillot se contente de qualifier de « trop
habile » le Rapport du duc de Broglie, et, d'après l'histo-
rien de la Monarchie de Juillet, ce fut « une œuvre consi-
dérable, dont les doctrines, les tendances et le ton tran-
chaient avec l'exposé des motifs de M. Villemain ». A
rencontre des sophismes de l'Etat maître souverain de
l'enseignement, il affirmait en efFetle principe de la liberté ;
l'État n'intervient qu' « à titre de guide et de protecteur
et pour suppléera l'insuffisance des établissements parti-
culiers ». D'autre part, soucieux de se montrer chrétien,
le rapporteur insiste sur la nécessité d'une instruction
vraiment religieuse, où la morale s'appuie sur le dogmCo
Mais en revanche, il traite avec une désinvolture presque
insultante les manifestes des évêques ; il n'y a pas lieu
de tenir compte des « dénonciations » et des « déclama-
tions » qui ont paru dans quelques journaux. En défini-
tive, le Rapport adoptait et s'efforçait de justifier, dans ses
dispositions essentielles, ce projet dont on a pu dire que
« la haine de la liberté y atteignait l'extravagance ». Aussi,
comme il arrive d'ordinaire aux combinaisons trop habiles.,
il souleva dans les deux camps adverses un égal mécon-
tentement .
Nous avons un spécimen assez complet de la manière
du noble duc dans le passage où il aborde la déclaration
exigée par le projet du Gouvernement. « Sur ce point, dit
M. Thureau-Dangin, le rapporteur passait rapidement,
avec une gêne visible, ne présentant cet article que comme
l'application forcée d'une législation préexistante... » Il
n'en écrit pas moins des paroles malheureuses qui trahis-
sent des préoccupations peu dignes, semble-t-il, d'un
esprit aussi élevé que le sien. Il se demande si l'on peut
« considérer comme nulles les lois qui prohibent certaines
582 LA COMPAGNIE DE JESUS
Congrégations, dont les membres relèvent d'un Supérieur
étranger et ne sont, en tant que tels, citoyens d'aucun
pays... »; si l'on peut permettre à ces associations « de
s'établir en France..., d'y former plusieurs États dans
l'Etat ?... » Poser la question en ces termes, c'est indiquer
suffisamment la réponse qu'on y fera. Evidemment, ce sont
les Jésuites que le duc de Broglie a en vue quand il emploie
ces formules banales. Un membre de la Chambre des Pairs
le félicite d'avoir « si énergiquement signalé l'Ordre reli-
gieux à exclure de l'enseignement que tout le monde l'a
nommé, excepté lui. Le voile était trop transparent pour
ne pas reconnaître la Société de Jésus w^ Peut-être bien
était-ce faire preuve d'habileté et de bon goût que de dési-
gner les Jésuites en évitant de prononcer leur nom; mais
quand le noble duc s'évertue à démontrer que la déclara-
tion qu'on exige d'eux n'a rien d'offensant pour la liberté
de conscience, quand il prétend que personne n'a droit de
s'étonner qu'on lui demande, avant de lui accorder le droit
commun des citoyens, s'il appartient à une Congrégation
religieuse, quand il écrit : « Quel est l'homme conscien-
cieux qui puisse trouver cette question embarrassante? »,
assurément le noble duc est plus habile que loyal.
Le débat s'ouvrit le 22 avril et se prolongea jusqu'au
24 mai, « avec une gravité, un éclat, dit encore M. Thu-
reau-Dangin, qui en font un des épisodes parlementaires
les plus remarquables de la Monarchie de Juillet » 2. Nous
pourrions ajouter, sans beaucoup forcer la note, que cet
épisode appartient à notre Histoire. On s'y occupa en
effet fréquemment des Jésuites ; l'Ordre de Loyola y fut
évoqué à tout propos, et alors même qu'on ne prononçait
pas le mot, on sentait flotter dans l'air la pensée du Jésuite.
C'est ce qui inspirait à M. Rossi, au moment du vote sur
l'ensemble de la loi, une boutade qui fut comme le mot de
la fin : « Je ne sais si l'humilité chrétienne est parmi les
I. M, Bourdeau, (Séance de la Chambre des Pairs du 8 mai i844-)
3. Histoire de la Monarchie de Juillet. Tome V, p. 587.
CIIAPITHE XI 583
vertus de cette Congrégation ; mais elle aura quelque
peine à ne pas céder aux suggestions de l'orgueil, telle-
ment est grande la place qu'elle a occupée dans nos
débats. »
La Compagnie de Jésus n'avait pas lieu de s'enorgueil-
lir beaucoup d'avoir tant occupé les « nobles Pairs », et
elle se fût bien passée de cet honneur qu'on lui fît payer
au prix d'un déluge d'avanies. Au reste il semble bien
aussi que, pour l'honneur même de la Haute Chambre, il
eût mieux valu qu'elle s'étendît moins sur ce sujet. Il est
attristant de voir des hommes graves et respectables par
leur caractère se faire l'écho de sots préjugés, de calom-
nies grossières, d'accusations invraisemblables; le nom
de Jésuite a suffi pour brouiller dans leur esprit les rè-
gles ordinaires des jugements humains. Quiconque par-
courra sans parti pris les interminables comptes rendus
du Moniteur aura peine à partager l'appréciation de
M. Thureau-Dangin sur le « remarquable épisode parle-
mentaire » ; tout au moins regrettera-t-il que les Jésuites
y tiennent trop de place.
On n'y trouve pas moins de trente-cinq à quarante dis-
cours où l'inévitable question est abordée de façon plus
ou moins explicite ; quelques-uns lui sont consacrés pres-
que intégralement. Douze à quinze orateurs chargent
contre la « Congrégation détestée », avec ou sans ména-
gement; un seul se lève ouvertement en sa faveur ; quel-
ques autres la défendent timidement, de biais pour ainsi
dire, en s'excusant et en prenant bien soin de déclarer
qu'ils n'ont pas de sympathie pour l'Ordre de Loyola.
Nous ne pouvons songer à faire connaître, même en la
résumant, toute cette production oratoire. Mais les noms
des « nobles Pairs » ont leur place marquée dans notre
Histoire ; la Compagnie de Jésus doit garder le souvenir
de ceux qui lui firent ou lui voulurent beaucoup de mal,
pour remplir à leur égard le précepte évangélique, tout
aussi bien que de ceux qui lui furent secourables et qui
méritent sa reconnaissance.
584 LA COMPAGNIE DE JESUS
Dans la première liste, la plus longue, figurent MM. Cou-
sin, Villemain, Rossi, Portalis, Kératry, Charles Dupin,
Yiennet, Bourdeau, Mérilhou, etc. Dans la seconde, après
le comte de Montalembert, classé à part, MM. Beugnot,
de Barthélémy, de Boissy, de Gabriac, d'Harcoiirt, etc.
Nous cueillerons dans les colonnes du Moniteur quelques
citations caractéristiques de ces trop nombreux discours .
On y chercherait vainement des aperçus nouveaux; le su-
jet n'en comporte guère ; mais ils révèlent l'état d'âme
de personnages politiques des plus considérables de la
INIonarchie de Juillet, et à ce point de vue ils ne sont pas
sans intérêt même pour l'histoire en général.
Ce fut M. Cousin qui le premier prit la parole dans le
mémorable débat de 1844. Il ne s'agissait encore que de
la discussion générale et il venait faire l'apologie de
l'Université et de l'enseignement philosophique dont il
était plus que le représentant. Il resta à la tribune la
séance tout entière, trois heures d'horloge. Mais il n'y
était pas depuis cinq minutes que déjà il fonçait sur les
Jésuites avec une furie qui n'avait rien de philosophique.
« On fait sourire ou frémir, dit-il, ceux qui ont quelque
connaissance de ces matières en parlant du génie des Jésui-
tes pour l'éducation. » Leur système était « radicalement
vicieux », parce qu' « il appuyait la chaire au confession-
nal... » Puis M. Cousin esquisse leur histoire dans un
morceau de rhétorique supérieure, où il met en parallèle
l'Oratoire, mais où il n'hésite pas à affirmer, sur des faits
matériels, précisément le contraire de la vérité '.
A la séance suivante, bien que l'ordre du jour ne fît en
aucune façon mention des Jésuites, le comte Alexis de
I. chambre des Pairs. Séance du 22 avril iS^ii. — D'après M. Cousin
Henri IV consentit bien à rétablir les Jésuites, pour ne pas être assas-
siné par eux, a mais jamais il ne leur rendit l'enseignement ». Or, sans
parler des autres collèges, Henri IV donna aux Jésviites sa propre maison
de La Flèche pour y ouvrir le collège qui allait bien vite devenir l'un
des plus importants du royaume. On sait que, d'après la volonté
d'Henri IV lui-même, son cœur fut remis à la garde des Jésuites de La
Flèche.
CHAPITRE XI 585
Saint-Priest éprouva, lui aussi, le besoin de leur consa-
crer une longue dissertation historique, où il condensa la
substance du livre que nous connaissons déjà. Nous avons
cité plus haut la péroraison du discours qui résume si
bien la pensée de l'orateur qu'il l'a reproduite au fron-
tispisce de son livret
Vint ensuite le baron Charles Dupin^. Comme son
frère aîné, il avait sucé le lait aigre du jansénisme par-
lementaire. Aussi la haine du Jésuite apparaît-elle chez
lui avec les caractères d'une affection morbide transmise
par hérédité. Une première fois il avait exprimé ses
sentiments dans un langage qui gardait encore quelque
mesure. Mais quand il vit Montalembert parler des Jésuites
autrement que pour les maudire et la Chambre l'écou-
ter en silence, il ne lui fut possible de se contenir. Les
expressions lui manquent pour traduire ce qu'il éprouve.
Il voit « un danger terrible dans cet état d'esprit qui
permet l'apologie des Jésuites ». Avec des accents tra-
giques, il évoque les souvenirs de la Restauration, Saint-
Acheul, Montrouge, la Congrégation : « Auriez-vous ou-
blié déjà l'école tristement fameuse qu'ils fondèrent près
d'Amiens,..; cette congrégation de jeunes adeptes auda-
cieux, intrigants, tous ces Jésuites de robe courte qui
s'affiliaient à des pratiques si favorables à leur ambition,
à leur zèle hypocrite?... Les Jésuites, voilà le mal intérieur
qui vous travaille, le mal qui mène le Gouvernement, qui
fatigue le ministère, qui l'attaque sous mille formes
diverses... » Il en appelle à Pascal, aux Bourbons, aux Par-
lements et enfin à M. de Saint-Priest; il vient de lire son
livre, et il voit « très bien que le pieux Ganganelli a été
empoisonné par les Jésuites ». La diatribe se termine par
une révélation sensationnelle et une adjuration aux gar-
diens de la chose publique : « Voyez, dit-il, quelle est
1. Voir Chap. IX, p. 5i i .
2. Il était le second des trois frères Dupin ; il avait été créé baron par
Louis XVIII et nommé Pair, ainsi que son plus jeune frère, par Louis-
Philippe. L'aîné était député de la Nièvre.
586 LA COMPAGNIE DE JESUS
l'organisation de la Société, placée sous le gouvernement
plus que royal, absolu, théocratique, d'un Général étran-
ger, ayant sous ses ordres un vice-tyran par province,
c'est le Père Provincial, et la France insolemment comptée
comme une province de l'empire jésuitique!... Quand
ces faits sont manifestes, j'en appelle à la conscience de
tous les citoyens français, et je demande si l'on peut
trouver cet Ordre compatible avec la sûreté, la dignité,
la liberté de l'État et tous ses droits politiques \ »
Chez MM. Kératry et Viennet, deux hommes de lettres,
qui semblent avoir sur les Jésuites les idées de l'auteur
du Juif errant^ c'est le même emportement, avec un peu
plus d'extravagance. M. Kératry ne voit guère dans le pro-
jet de loi à discuter que l'article qui impose la déclaration ;
c'est pour lui « le plus essentiel ». Car il faut avant tout
écarter les Jésuites. En effet, les chefs étrangers auxquels
ils obéissent, décident souverainement de ce qui est bien
et de ce qui est mal. « Ne peuvent-ils pas formuler un
catéchisme d'où tel péché disparaisse? Ne l'ont-ils pas fait
plus d'une fois?... Le Père Guignard et autres, en frap-
pant d'un couteau parricide la poitrine de nos rois, n'ont
pas senti leur conscience s'insurger contre de pareils
attentats^. » Or, qu'on le sache bien ; ils n'ont pas changé.
« La discipline de Loyola les régit tous ; elle est inflexible.
La main qui a planté ici-bas cet arbre de fer savait ce
qu'elle faisait; sur quelque terrain qu'il enfonce ses racines,
il portera à jamais les mêmes fruits. » Selon M. Kératry,
1. Séance du 8 mai i844-
2. Le P. Jean Guignard, présenté ici comme assassin des rois, fut en
réalité une victime des rancunes parlementaires. Après l'attentat de
Châtel contre Henri IV, le Parlement de Paris fit faire des perquisitions
au collège de Clermont, où le misérable avait été écolier. On trouva
dans les papiers du Père Guignard quelques écrits du temps de la Ligue
où il était question du meurtre des rois. Les magistrats n'en demandè-
rent pas davantage ; le P. Guignard fut condamné et pendu en place
<3e Grève. L'historien protestant de Tliou déclare que l'on n'avait pas
même respecté les formes judiciaires ni entendu les témoins, non ser\'ato
juris ordine neqiie partihiis aiiditis.
CHAPITRE XI 587
les orgies sanglantes de quatre-vingt-treize seraient
imputables aux Jésuites; car ce sont les Jésuites qui ont
fait la révocation de l'édit de Nantes, laquelle a eu « une
grande influence sur les excès odieux dont n'a pu se
garantir la Révolution de 1789 » *.
M. Viennet ne s'arrête pas en si beau chemin. Écrivain
habitué aux genres les plus divers, y compris la tragédie
et le poème épique en douze chants, rédacteur attitré au
Constitutionnel et voltairien dans les moelles, la pairie
avait fixé pour un temps ses convictions politiques et
religieuses ; il était conservateur et presque dévot. Aussi,
renchérissant sur son confrère Kératry, il accusa nette-
ment les Jésuites du pire méfait ; c'étaient eux qui avaient
préparé « les saturnales révolutionnaires » ; car « la grande
majorité de ces athées, de ces destructeurs de la monar-
chie et de la religion, sortaient des cent vingt-quatre col-
lèges des Jésuites ». Et ce nouveau défenseur du trône et
de l'autel ne pouvait s'expliquer que de si grands malfai-
teurs fussent l'objet de la tolérance d'un Gouvernement
éclairé : « Je me demande, s'écriait-il, si je veille, si je
vis au milieu du xix" siècle, à la quatorzième année d'une
révolution provoquée par ces mêmes Jésuites et dirigée
contre leur domination fatale^. »
L'idée, à tout le moins originale, de faire retomber sur
les Jésuites la responsabilité des excès de la Révolution,
avait déjà fourni à M. Hippolyte Passy matière à de longs
développements. Economiste de marque, M. Hippolyte
Passy représentait dans ce débat les rancunes protes-
tantes. Il s'efforça d'établir que la Compagnie de Jésus
avait systématiquement caché, faussé la vérité dans
l'enseignement de l'Histoire. Comme preuve — unique
preuve de fait, en dehors des affirmations de l'orateur —
il cita la « sotte phrase » attribuée au Père Loriquet :
« M. le marquis de Buonaparte, lieutenant général au ser-
vice de S. M. Louis XVIII, dont il conduisait à Vienne
1. Séance du 29 avril i844.
2. Séance du 3o avril.
588 LA COMPAGNIE DE JESUS
les armées. » Mais voici les funestes conséquences d'une
méthode mauvaise : « C'est à l'esprit de révolte, dont les
germes furent déposés dans l'esprit de leurs élèves par
des Jésuites qui traitaient la vérité comme une ennemie,
qu'a été due cette philosophie si téméraire, si audacieuse
et si fausse en même temps, cette philosophie qui, répan-
due de proche en proche, s'étendit à toutes les classes
éclairées et mêla aux événements de notre grande Révo-
lution, qu'elle avait préparée, tant d'excès qui souillèrent
ce qu'elle a eu de juste et d'élevé et amenèrent tant de
désastres et de convulsions sanglantes ^ »
En vérité il faut pouvoir renvoyer au Moniteur pour oser
dire que c'est à la tribune de la Chambre des Pairs qu'on
portait ces raisonnements, qu'on posait de telles prémis-
ses pour en déduire de telles conséquences.
Jusqu'ici les orateurs avaient cherché des arguments
dans l'Histoire des Jésuites d'autrefois; deux anciens
ministres de Charles X refirent dans le même but celle
des Jésuites des temps nouveaux. M. Bourdeau les montra
se cachant au lendemain du Bref de suppression sous le
nom de Pères de la Foi, s'insinuant peu à peu sous la Res-
tauration et s'emparant de l'enseignement : « Huit écoles
ecclésiastiques, cinquante et quelques petits séminaires
organisés dans le Royaume, voilà, affirma ce grave per-
sonnage, l'œuvre des Pères de la Foi, depuis 1815 jusqu'en
1828. Que se passe-t-il sous la direction de ces maisons
envahies par la Société de Jésus? Les missionnaires par-
courent et couvrent le royaume ; à leur voix des passions
se déchaînent; par eux et autour d'eux se forment des
congrégations religieuses, politiques...^ »
Avec des allures moins fantaisistes le comte Portails
s'attacha à justifier l'exigence de la « déclaration ». L'Or-
donnance de 1828 était son œuvre, et l'on conçoit qu'il eût
1. chambre des Pairs, Séance du 29 avril i844. Moniteur, p. ii/p,
a° col.
2. Séance du 8 mai.
CHAPITRE XI 589
à cœur de lui procurer la consécration de la loi. Il s'y
employa avec toute son autorité de juriste qui était grande
et son talent de parole qui ne l'était pas moins. Sans se
mettre en frais d'ailleurs de raisons nouvelles pour appuyer
sa thèse, il se borna à développer à son tour celles que le
duc de Broglie avait insinuées dans son Rapport et qui
reparurent à satiété avec des variantes au cours du débat.
« Serait-il prudent, demandait l'ancien ministre, de confier
l'enseignement à des hommes qui n'ont point la libre dis-
position d'eux-mêmes, qui abdiquent leur volonté, qui
reçoivent d'un Supérieur étranger le mouvement et la
vie?.., » Et encore : on ne saurait y admettre « un Ordre
dont les membres sont de véritables cosmopolites, dont
la patrie est le monde, ou plutôt qui n'ont pas de patrie
en ce monde ». Et au surplus, la déclaration qu'on leur
demande n'a rien de tyrannique; c'est un simple aveu.
« Les évoques ont eu grand tort de protester comme ils
l'ont fait; ces plaintes amères sont sans fondement'. »
En outre de la déclaration, le projet en discussion con-
tenait un article relatif au certificat (Vétudes. Les jeunes
gens qui se présenteraient au baccalauréat devraient jus-
tifier qu'ils avaient suivi pendant les deux dernières années
les classes de certains établissements. Ce n'était pas non
plus une exigence nouvelle; elle existait en vertu des
règlements universitaires et il s'agissait de l'inscrire dans
la loi. Elle fut combattue énergiquement. On était bien
obligé de reconnaître qu'elle n'avait aucune utilité comme
garantie du savoir du candidat. Défendable sous le régime
du monopole, elle n'avait donc plus de raison d'être sous
celui de la liberté. Ce fut encore un ancien ministre, que
nous avons rencontré au cours de cette Histoire, M. Per-
sil, qui se chargea de démontrer que le certificat d'études
était indispensable ; sans lui en effet les élèves de Fribourg
et de Brugelette pourraient se présenter aux examens du
baccalauréat, et ainsi la déclaration elle-même ne sufllsait
1 . Séance du 9 mai.
590 LA. COMPAGNIE DE JESUS
pas à conjurer le péril des Jésuites; seul le certificat avait
celte vertu. M, Persil eut le triste courage d'expliquer
de cette façon à la Chambre qu'elle était obligée de voter
le certificat d'études^ si elle ne voulait pas faire œuvre
vaine. 11 ne craignait pas de conclure : « Toute la loi
est là... Sans cela tout tombe et la loi sera tout à fait
dans l'intérêt des Jésuites*. »
Poursuivant son discours, M. Persil crut devoir répon-
dre à une objection des rares partisans que comptaient
dans cette Chambre non pas les Jésuites, mais la liberté.
Ils trouvaient regrettable que la loi qu'on leur proposait
fût moins libérale que celles de 1836, de 1840 et de 1841,
où il n'était question ni de déclarcition, ni de certificat
d'études. D'après M. Persil, ce redoublement de précau-
tions a été rendu nécessaire par l'audace des Jésuites qui
se sont imposés aux évêques et qui maintenant les mènent
à leur guise. « L'épiscopat a cédé à l'obsession des Congré-
gations qui ont l'habitude de dominer et de régner par-
tout où on consent à les admettre. Tant que les Jésuites,
je n'hésite pas à les nommer, ont été absents de France,
l'épiscopat a été admirable, et la religion n'a pas cessé
de fleurir et d'étendre son empire... »
Les affirmations tour à tour candides et aventureuses de
M. Persil furent reprises par le ministre de l'Instruction
publique et par M. Cousin. Pour M. Villemain aussi, le
certificat d'études était le complément obligatoire de la
déclaration. « C'est, dit-il, le lien de toute la loi. » Quant
à M. Cousin, il expliqua avec des accents pathétiques sa
conversion au certificat qu'il n'avait point introduit dans
son projet de loi de 1840; ce sont bien les Jésuites qui
l'ont fait changer d'avis : « Qui me fera voter pour le cer-
tificat? Qui? Vous et vos amis, comte de Montalembert,
qui.., avez essayé d'élever sur nos têtes une certaine con-
grégation détestée... et qui avez par là semé des alarmes
dans le pays. »
I . Séance du i /( mai .
CHAPITRE XI 591
Puis venait une tirade sur l'asservissement des évê-
ques aux Jésuites. L'Eglise et l'Université, osa-t-il afïir-
mer, sont parfaitement d'accord. «Mais, croyez-moi, l'épis-
copat n'est pas aussi libre qu'on le dit ». Si le différend
n'existait qu'entre l'Eglise et l'Université, l'Etat « qui les
renferme l'une et l'autre » trouverait le moyen de les con-
cilier ; mais il s'est interposé entre l'Eglise et l'Université
des étrangers qui sont perdus, si ces deux corps sont en
bonne intelligence, des hommes qui ont à gagner à la
guerre... Oui, ce sont les Jésuites qui agitent l'épiscopat
et l'entraînent dans une guerre déplorable. Eh bien! moi,
dans cet état de choses, je suis bien réduit à demander des
garanties contre cette Congrégation. »
Hâtons-nous de dire que l'honnête M. Martin du Nord
fit entendre une demi-protestation ; il n'admettait pas que
« ses évéques », comme il avait coutume de dire, fussent
soumis à une domination étrangère : « Ils ne subissent le
joug de personne. » Il estimait d'ailleurs qu'on avait trop
parlé des Jésuites. Pour lui, les Jésuites ne lui faisaient
pas peur; ce qui ne l'empêchait pas d'ailleurs d'approu-
ver toutes les mesures prises contre eux, y compris le
certificat.
Reste à mentionner l'intervention de M. Guizot, sur la-
quelle l'importance du personnage nous oblige à nous
étendre quelque peu. Ministre des Affaires étrangères et
député, M. Guizot n'était pas désigné par ses fonctions
pour prendre part au débat de la Chambre des Pairs sur
l'enseignement et les Congrégations religieuses; mais il
était, avons-nous dit, le véritable chef du Cabinet et le
porte-parole du Gouvernement. C'est donc l'opinion du
Gouvernement sur les Jésuites qu'il apportait à la tribune.
M. Guizot avait la réputation méritée d'agrandir et d'éle-
ver les débats. Ses adversaires trouvaient même que
c'était une manière commode d'escamoter les problèmes
gênants. « Il les résout avec quelque théorie générale,
ou encore avec un certain état de la société^ un certain
état des esprits. Cette manière large a pour but et pour
592 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
effet de noyer complètement la question dans ces géné-
ralités arbitraires pour lesquelles M. Guizot aune imagi-
nation doctrinale et une invention descriptive dont le
fonds semble inépuisable '. »
Cette observation d'un publiciste malicieux ne manque
pas de justesse, comme on va le voir, en ce qui concerne
le discours qu'il prononça sur la question des Jésuites à
la tribune de la Haute Assemblée. 11 invoqua pour la
résoudre deux théories au lieu d'une, et, sauf le respect
dû à cette illustre mémoire, elles n'étaient pas plus heu-
reuses l'une que l'autre. Allégée du bagage oratoire et des
considérations d'à côté, la première peut s'énoncer ainsi :
Dans notre société actuelle il ne peut exister que l'État
d'une part et les individus de l'autre. Toutes les corpora-
tions en sont bannies ; « ce sont des fragments de l'ancien
régime, fragments qui sont tombés et qui ne peuvent se
relever, pas plus que l'ancien régime lui-même tout
entier ». C'est à ce titre que, d'après M. Guizot, le senti-
ment public repousse inexorablement les Jésuites et les
autres Congrégations. « J'appliquerai sans hésiter aux
Jésuites — ce sont ses propres paroles — ce que je viens
de dire des corporations en général. » Inutile de faire
remarquer que la constitution de la société, dont se réclame
ici M. Guizot, est un des faux dogmes de la Révolution,
une véritable hérésie sociale, dont le temps a fait justice,
et que personne aujourd'hui n'oserait reprendre à son
compte.
La seconde théorie à l'aide de laquelle M. Guizot pré-
tendait résoudre la question des Jésuites est d'essence
protestante; il n'y a pas lieu de s'étonner qu'elle lui fût
chère. 11 l'avait déjà exposée dans son Cours de la Sor-
bonne sur V Histoire de la Civilisation en Europe; l'occa-
sion se présentant, il répéta sa leçon à la Chambre des
Pairs, et enfin il la reproduisit textuellement dans ses
Mémoires. La voici dans ses grandes lignes :
I. Le Constitutionnel, 26 mai i844.
CHAPITRE X[ 593
L'Ordre de saint Ignace a été établi pour soutenir le
pouvoir absolu contre le mouvement émancipateur du
xvi^ siècle. Et l'orateur prend soin de préciser : « Oui,
c'est pour défendre la foi contre l'examen, l'autorité con-
tre le contrôle que les Jésuites ont été institués... » On
pouvait craindre alors que, du libre examen dans l'ordre
de la pensée, du libre contrôle sur les actes du pouvoir,
il ne résultât de grands maux, qu'il n'en sortît, « dans
l'ordre intellectuel la licence, dans l'ordre politique
l'anarchie ». Les Jésuites se mirent en travers du mouve-
ment. « Ils se sont trompés; il en est sorti des sociétés
grandes, fortes, glorieuses, régulières...; et parce qu'ils
se sont trompés, ils ont été battus ». « Aujourd'hui du
moins la Société de Jésus reconnaît-elle l'expérience?
Reconnaît-elle que le libre examen puisse subsister à côté
du pouvoir ? Que le contrôle public puisse s'exercer sur
une autorité qui reste forte et régulière?... » Il y a « de
fortes raisons de croire » qu'il n'en est rien, qu'ils n'ont
pas « renoncé à la pensée première de leur origine, que
l'idée de la lutte contre le libre examen et le libre con-
trôle des pouvoirs publics n'est pas encore sortie de leur
esprit ». Et c'est pourquoi « lisseront battus de nos jours
comme ils l'ont déjà été'. »
Il faut avouer que, en dépit de sa très grande habileté
et du prestige de sa parole, M. Guizot faisait la partie belle
à qui voudrait prendre la défense des Jésuites. Toute la
théorie reposait sur une confusion insinuée dès le début
et ensuite, par un artifice oratoire, admise comme indis-
cutable. De prime abord Montalembert fit la distinction et
ce fut le coup d'épingle qui dégonfla tout l'appareil. « L'au-
torité absolue en matière de foi, dit-il, c'est l'essence du
I. Séance du 9 mai. Cf. Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps.
Tome VII, p. 388. i865. Quand M. Guizot jugea à propos d'exhumer ce
discours enseveli depuis vingt ans dans les colonnes du Moniteur, le
Père Charles Daniel lui adressa une Lettre ouverte, modèle de réfuta-
tion courtoise et péremptoire. {Etudes, etc. Tome X, p. 335. Tiré à part
avec une Note du P. Rubillon. Bibh Nat. D. 33 989.)
La Compagnie de Jésus. 38
594 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
catholicisme; celle du pouvoir temporel est chose passa-
gère, contingente » ; les Jésuites, pas plus que les autres
religieux, n'avaient ni à la maintenir, ni à la combattre.
Mais « l'autorité absolue en matière de foi, oui les Jésui-
tes l'ont défendue, parce qu'elle était la base de l'Eglise
catholique; ils l'ont glorieusement défendue et servie; ils
ne se sont pas plus trompés que l'Eglise elle-même et
les autres catholiques qui lui sont restés fidèles; ils ont
sauvé la foi catholique dans une multitude de contrées où
elle était menacée au xvi^ et au xvii^ siècle, et les histo-
riens protestants reconnaissent que, si l'Eglise catholi-
que n'a pas succombé dans la moitié de l'Allemagne, c'est
grâce aux Jésuites'. »
IV
Avant de mettre au point la théorie de M. Guizot, Mon-
talembert avait déjà par deux fois fait entendre à la Cham-
bre des Pairs, étonnée et silencieuse, une parole franche-
ment sympathique à la Compagnie de Jésus. Lors de la
discussion générale, il avait protesté contre l'insertion,
dans un texte de loi, des malheureuses Ordonnances de 1828
et l'exclusion du droit commun infligée aux Ordres reli-
gieux. 11 eut pour stigmatiser le projet de M. Villemain
des mots cinglants. « Les mauvaises lois, dit-il, sont
la pire des tyrannies », et parmi les mauvaises lois ft les
pires sont les lois hypocrites ». Or, tel est bien le carac-
tère de celle qu'on propose. Sous l'étiquette de la liberté,
elle viole les droits des citoyens, elle crée des catégories
de suspects. «Je la repousse, s'écriait-il en terminant, de
la triple énergie de ma conscience, de ma foi et de mon
patriotisme ^. »
Quand on en vint à l'article relatif à la cléclaratioji et
qu'il fut bien entendu que c'étaient les Jésuites qu'on pour-
suivait, Montalembert n'hésita pas à suivre ses collègues
1. Séance du g mai.
2. Séance du 26 avril.
CHAPITRE XI 595
sur ce terrain. Au grand scandale du baron Charles Dupin,
et de bien d'autres nobles Pairs sans doute, il osa faire
l'apologie des Jésuites ; il y consacra un discours tout
entier, et, dans toute la collection de ses œuvres oratoires,
il n'en est assurément pas beaucoup où l'on sente un
soufile plus généreux et plus éloquent. Après avoir con-
staté que, « depuis quinze jours cette question a dominé
tout le débat », Montalembert l'aborde aussi à son tour :
« Dans les réponses qu'il m'a fait l'honneur de m'adresser,
M, le ministre de l'Instruction publique a fait au moins
douze ou quinze allusions à mon amour pour les Jésuites,
et la plupart des adversaires de la liberté d'enseignement
ont résumé leur hostilité dans ce chef principal... Laissez-
moi vous dire d'abord que je ne suis ni l'élève, ni, comme
on l'a dit, le chevalier des Jésuites. Je suis élève de l'Uni-
versité, et je ne prétends être le chevalier de personne,
si ce n'est de la religion et de la liberté. »
Montalembert ne venait pas répondre à toutes les accu-
sations qui avaient été portées contre les Jésuites à la
tribune de la Chambre des Pairs, Là, comme ailleurs, on
avait exploité les légendes qui attribuent à l'Ordre de
Loyola beaucoup de vices odieux et malfaisants; à ces
imputations vagues et gratuites il n'y a guère à opposer
que le dédain. Autant en faut-il dire de certaines calom-
nies que leur énormité même ne permet pas de prendre
au sérieux. Mais pour ceux de ses collègues qui avaient
mis quelque précision dans leurs attaques, Montalembert
sut trouver une riposte plus précise encore et qui dut par-
fois infliger à l'amour-propre de l'attaquant une blessure
douloureuse, d'autant plus qu'il s'adressait à des hommes
âgés qui ne se faisaient pas faute de lui reprocher son
ardeur juvénile.
On a vu plus haut avec quelle hauteur méprisante M. Cou-
sin avait condamné l'œuvre éducatrice de la Compagnie
de Jésus. Pour réponse on lui lut les jugements qu'en
avaient portés Bacon, Descartes, Voltaire, Chateaubriand
etNapoléon lui-même. «Ce sont là. Messieurs, dit ensuite
596 TA COMPAGNIE DE JESUS
l'orateur, de grandes autorités et qui valent peut-être
celle de l'honorable M. Cousin. » M. Cousin encoreavait
cité, sur la foi de Quinet, un passage des Constitutions
de la Compagnie arrangé, selon l'usage, de façon à lui
donner un sens ridicule. On lui cita le texte, et l'impitoya-
ble exécuteur ajouta : « Puisque nous sommes sur le
terrain d'Escobar, on nous avouera qu'ici l'escobarderie
n'est pas du côté des Jésuites. » M. Passy, qui avait osé
apporter comme un argument la sotte phrase sur le « mar-
quis de Buonaparte », fut d'abord couvert de fleurs : « Cet
ancien ministre, cet homme toujours si grave et si mo-
déré... etc. », puis on lui prouva qu'il avait parlé bien à la
légère, et qu'il aurait pu tout aussi bien mettre au compte
des Jésuites les histoires de Montrouge. On avait à main-
tes reprises invoqué contre les Jésuites l'autorité des
anciens Parlements; pour les légistes de la Chambre des
Pairs l'argument était de poids ; Montalembert les menaça
de lire l'arrêt de proscription lancé contre l'Ordre en 1763,
bien assuré, disait-il, que la Chambre l'accueillerait par
« un immense éclat de rire ». Enfin le comte de Saint-
Priest avait écrit son livre dans un esprit très hostile aux
Jésuites. « Eh bien ! lisez-le, disait Montalembert à ses
collègues, et vous y verrez la honteuse origine et les
odieux détails de la plus grande iniquité des temps mo-
dernes. »
Ce n'était pas assez de montrer l'injustice de vieilles
accusations renouvelées sans bonne foi, Montalembert
voulut encore en indiquer la source et du même coup
faire une superbe déclaration de sa sympathie pour l'Or-
dre persécuté. La Compagnie de Jésus se doit de recueil-
lir ce passage de son discours :
« Vous voulez savoir, dit-il, ce qui nous attache aux
Jésuites. Eh bien ! C'est précisément les noirceurs et
l'acharnement des attaques dont ils sont l'objet et des
colères qui les poursuivent. C'est la haine violente qu'ils
inspirent à tous les ennemis de l'Église. Je ne dis pas
que tous les adversaires des Jésuites soient ennemis de
CHAPITRE XI 597
l'Eglise ; mais je n'hésite pas à dire que les ennemis de
l'Église sont toujours et avant tout adversaires des Jé-
suites. C'est toujours sur eux que portent les premiers
coups, et c'est là ce qui les désigne à l'estime et à la con-
fiance des catholiques, comme une avant-garde et un des
corps d'élite de l'Eglise... C'est là, s'il faut le dire, ce qui
m'a moi-même converti ; car moi aussi j'ai eu besoin
d'être converti aux Jésuites. Quand j'étais élève de l'Uni-
versité, sous la Restauration, quand je suivais les cours
de MM. Villemain et Cousin à la Sorbonne, moi aussi je
criais contre les Jésuites; mais quand je suis entré dans
la pratique des choses, quand j'ai vu dans le monde et
dans l'Histoire que, dans tous les pays, depuis le Para-
guay jusqu'en Sibérie, tous les persécuteurs de l'Église,
depuis Pombal jusqu'à l'empereur de Russie, tous les de-
grés de l'erreur, depuis l'athéisme jusqu'au jansénisme,
étaient tous d'accord contre les Jésuites, conspiraient
tous ensemble et partout leur ruine et leur proscription,
quand j'ai reconnu dans la lutte religieuse de nos jours
les mêmes symptômes sur une moindre échelle, oh!
alors, me suis-je dit, il faut qu'il y ait dans ces hommes-
là quelque chose de sacré et de mystérieux qui explique
et motive cette merveilleuse union d'inimitiés si diverses.
11 faut qu'il y ait dans cet instinct de la haine toujours
si clairvoyant quelque chose qui indique que c'est par là
qu'on arrive au cœur même de l'Église. Voilà pourquoi je
suis devenu le partisan et l'admirateur des Jésuites après
avoir été leur adversaire '. »
Assurément c'était là un langage que l'on n'était pas
accoutumé à entendre dans une assemblée politique fran-
çaise, et l'on comprend que celui qu'on appelait « le jeune
Pair » se fît écouter de ses collègues, et même du Prési-
dent, le Chancelier Pasquier que, d'après le compte rendu
des journaux, l'éloquence de M. Cousin n'empêchait pas
de dormir.
I . chambre des Pairs. Séance du 8 mai i844>
598 LA. COMPA.GISIE DE JESUS
L'article relatif au certificat d'études ayant encore con-
centré sur les Jésuites toute l'attention delà Chambre des
Pairs, Montalembert ne pouvait se dispenser d'interve-
nir une fois de plus. M. Persil avait, comme nous l'avons
dit, confessé assez ingénument que la mesure avait pour
but d'écarter des examens les élèves de Fribourg et de
Brugelette. Montalembert prend acte de l'aveu, « Le grand
argument du certificat, dit-il, c'est donc la peur des Jé-
suites. Eh bien ! Messieurs, j'avoue que je ne conçois pas
une peur semblable dans un pays qui a deux Chambres,
trois ou quatre cents journaux, qui a toutes les ressources
de la publicité, de la légalité, de toutes les libertés dont
on dit que nous jouissons, contre cette malheureuse cor-
poration qui effraie tant, et à l'existence de laquelle l'ho-
norable M. Persil se croit autorisé à attribuer toutes les
variations, toutes les modifications et toutes les décisions
du ministère actuel en ce qui concerne l'enseignement.
J'ajouterai que, si vous êtes obligés à mettre ainsi le ver-
rou sur votre porte, pour empêcher l'émigration de la
grande majorité de la jeunesse française, si vous croyez
vraiment que les Jésuites inspirent une telle confiance au
peuple français que vous êtes obligés d'avoir recours à
cette mesure vexatoire du certificat d'études pour empê-
cher les parents de rechercher l'enseignement chez les
Jésuites, tout ce qui se passe dans cette enceinte démontre
de la manière la plus évidente combien est grande la
peur, la frayeur, la terreur qu'inspirent les Jésuites. »
« M. le duc de Coigny. — C'est de l'horreur et non de la
peur. » {Le Moniteur^ loc. cit.)
Le noble duc forçait la note ; vieux soldat de Napoléon,
il maniait mieux Pépée que la parole. Montalembert avait
trouvé le mot juste, et, parce qu'il était juste, il avait porté;
on le vit à l'insistance avec laquelle, pendant les dix jours
que dura encore le débat, plusieurs membres de la Haute
Chambre vinrent protester qu'ils n'avaient pas peur des
Jésuites. En réalité la peur des Jésuites, avec des degrés
et des nuances, possédait les « nobles Pairs » à peu près
CHAPITRE XI 599
sans exception. Ceux mêmes qui combattaient les mesures
vexatoires pour les Congrégations religieuses, sauf de
très rares exceptions, n'en étaient pas exempts.
Entre tous, se distinguait le comte Beugnot. Président
de la Cour royale, il avait rendu contre les Jésuites l'arrêt
mémorable de 1826. Maintenant il était plutôt leur ami.
Après avoir raconté sa propre « conversion aux Jésuites »,
Montalembert ajoutait : « Grâce au ciel, je ne suis pas le
seul qui ait suivi cette voie. » Et il nommait l'ancien
ministre des Ordonnances, Vatimesnil, et le comte Beu-
gnot, « aujourd'hui vice-président de la Chambre des
Pairs ». C'est lui qui, avec l'autorité que lui donnait son
passé, osa rappeler ses collègues à la franchise. En 1828,
leur disait-il, vous savez bien ce que nous poursuivions
en ayant l'air de poursuivre les Jésuites. Ce nom nous
servait à justifier notre opposition à un Gouvernement qui
ne nous plaisait pas. « Si les Jésuites nous avaient manqué,
nous aurions trouvé autre chose... Aujourd'hui ce qu'on
entend par Jésuite, c'est la concurrence à l'Université, au
monopole de l'Université. » Dans tout le cours du débat,
le comte Beugnot ne cessa de réclamer énergiquement
pour les Congrégations religieuses leur part des libertés
publiques ; il se posa en défenseur des Jésuites eux-mêmes ;
mais, jusque dans sa manière de les défendre, on voit qu'il
éprouve le besoin de calmer la peur des autres et peut-
être la sienne. Tranquillisons-nous, répète-t-il, « les
Jésuites ne renaîtront pas en France, ni ailleurs. Il pourra
y avoir quelques établissements, quelques personnes qui
porteront ce nom; mais dire que nous verrons la Compa-
gnie de Jésus reprendre une influence quelconque, soit
politique, soit religieuse, non, cela n'est pas possible^. »
Le duc d'Harcourt proposa et soutint, avec beaucoup
de verve, un amendement qui supprimait la déclaration,
mais il eut grand soin de protester au préalable qu'il n'avait
aucune tendresse pour les Jésuites et les Congrégations
I . Séance du i4 mai.
600 LA COMPAGME DE JESUS
en général. Selon lui « elles avaient fait leur temps ». Il
ne songeait à demander ni « leur résurrection, ni leur
retour ». Seulement il lui répugnait « qu'on allât fouiller
dans les consciences, scruter la foi intérieure, obliger un
citoyen de 1830 à affirmer par écrit quelles sont ses opi-
nions, sa religion, ses vœux. De telles mesures, disait-il,
ne sont pas de notre époque, elles rappellent les temps de
l'Inquisition... Elles ne sont qu'une prime à l'hypocrisie et
au mensonge, et si vous avez flétri les escobarderies d'au-
trefois, il ne faut pas faire des législations qui ne sem-
blent destinées qu'à en provoquer de nouvelles.. . Vous ne
demanderiez pas cela à des magistrats, à des avocats... ; il
ne faut pas le demander à de pauvres religieux '. »
Un orateur abondant de la Haute Chambre, le marquis
de Boissy se distingua par son ardeur à appuyer l'amende-
ment du duc d'Harcourt, mais en poussant plus loin encore
les précautions. Non seulement il n'était pas Jésuite et ne
voulait pas « de la Congrégation de Jésus », mais il regret-
tait de la voir combattre d'une façon qui, à son avis, lui
serait plus profitable que nuisible. « En en faisant, disait-
il, le Croquemitaine du moment, je crois qu'on lui donne
beaucoup trop d'importance et que, en la poursuivant
comme on le fait, on lui ralliera plutôt les esprits qu'on
ne les en éloignera 2. »
Cette peur du Jésuite, peur réelle ou simulée, caracté-
ristique de l'état d'âme de la Chambre des Pairs en ces
dernières années de son existence 3, pesa jusqu'à la fin
sur la discussion de la loi destinée à organiser la liberté
d'enseignement. A vrai dire, c'était plutôt chez le grand
nombre la peur de voir passer l'enseignement aux mains
du clergé, hypocritement désigné, pour les besoins de
la cause, sous le nom des Jésuites. A la veille du scrutin
final, M. Rossi constatait que le débat avait été « dominé,
1. Séance du 8 mai 1844-
2. Séance du 9 mai.
3. La Chambre des Pairs fut supprimée en 1848»
CHAPITRE XI 601
détourné, altéré » par cette double pensée et cette dou-
ble crainte, et, en ce qui concernait les Jésuites, il les
déclarait « impuissants et dangereux ». M. Rossi avouait
que son « langage était paradoxal » ; mais le paradoxe ne
gênait pas un esprit aussi délié : impuissants, il ne fallait
pas en avoir peur; dangereux, on ne devait pas se faire
scrupule de prendre contre eux des précautions sévères.
Sous l'influence de ces préoccupations mesquines, on
avait abouti à une œuvre louche, toufl'ue, incohérente, peu
sincère et moins encore généreuse. C'était « une loi non
pour la liberté, mais contre la liberté » ; le mot fut dit à la
tribune même de la Chambre des Pairs. Au surplus, dans
l'un et l'autre camp on la jugea mort-née ; elle avait été
repoussée par une minorité relativement considérable :
51 voix contre 85. D'autre part, les champions de l'Univer-
sité déploraient comme une défaite les votes de la Haute
Chambre sur l'enseignement de la Philosophie et le Con-
seil royal, aussi bien que les avantages, pourtant bien
équivoques, concédés aux petits séminaires. Sitôt le résul-
tat connu, le Constitutionnel écrivait : « Le projet de loi
n'est pas destiné à vivre. .. Nous sommes en pleine réac-
tion. . . On a accordé au clergé un privilège en matière
d'enseignement public et restauré en ce point le moyen
âge. » (24 Mai 1844.)
Quant à la Compagnie de Jésus, dont il semble que la
Chambre des Pairs ait voulu instruire à nouveau le procès,
contre laquelle furent prononcés tant de réquisitoires
amers et violents pour aboutir à un arrêt d'exclusion qui
la classait, comme disait Montalembert, avec les forçats
et les repris de justice, elle n'eut, malgré tout, pas trop à
se plaindre « du remarquable épisode parlementaire » de
1844. Le jour même où l'on votait l'article relatif à la
déclaration, le Supérieur des Jésuites de Paris, écrivant
au Père Général, se félicitait plutôt de la tournure que
prenait la discussion : « Elle a éclairé bien des esprits »,
disait-il. Une page de la chronique du Correspondant est
plus explicite:
602 LA. COMPAGNIE DE JÉSUS
« Cette fois encore, M. de Montalembert a abordé la
question de front, moins soucieux de gagner par des
ménagements un succès actuellement impossible que de
jeter des démentis aux préjugés et aux haines d'un autre
temps, d'accoutumer certains hommes à ce terrible nom
de Jésuites, qu'on prononce encore d'un ton si mélodra-
matique au Collège de France, et d'attaquer enfin nette-
ment tous ces vieux arrêts et ces loisaboliesqu'oninvoque
sans cesse contre un Ordre célèbre. Nous regrettons
seulement que M. de Montalembert n'ait pas consenti à
donner à la Chambre, qui l'y invitait, lecture de cet arrêt
fameux du Parlement qui a chassé les Jésuites de France, et
que le Père deRavignan a cité en partie dans sa brochure.
Ily a quelque part, dans ce moment-ci, dit-on, un tribunal
de première instance, qui se fonde aussi sur un arrêt de
Parlement pour défendre aux avocats de porter moustache.
Les avocats répondent que le même arrêt veut que les
juges portent perruque, et que c'est au tribunal à donner
l'exemple de l'obéissance aux lois. L'arrêt sur les Jésuites
est un peu plus absurde que tout cela : malheureusement
il est peu connu. Ni l'un ni l'autre n'a été révoqué... Le
discours de M. de Montalembert avait produit un effet
terrible dans le camp universitaire. Voilà donc où nous en
sommes venus ! On a pu, quatorze ans après la révolution
de Juillet, discuter gravement, franchement, en pleine
Chambre des Pairs, sur le mérite des enfants de Loyola!
On a pu y traiter avec le plus souverain mépris les arrêts
qui les ont proscrits, les ministres violents et les femmes
corrompues qui ont provoqué leur expulsion ! On a in-
voqué pour eux le droit commun; et la Chambre ne s'est
pas soulevée, et dans la presse de tous les partis, il y a
des journaux qui, sans aimer les Jésuites, les veulent
libres comme tout le monde, et n'en ont pas peur; et le
public, qui lit toutes ces choses, reste indifférent, ou
même penche vers l'impartialité, la liberté, la justice!
Mais c'est là un fait énorme. La position est tout à fait
changée... »
CHAPITRE XI 603
L'honneur du changement accompli revenait pour la
plus grande part à Montalembert qui avait montré en cette
occasion une forme de courage, la plus rare de toutes
peut-être chez un gentilhomme de race, celle qui consiste
à aller à l'encontre des opinions reçues dans son milieu
et à affronter l'impopularité, pour ne pas dire le ridicule.
Le « jeune Pair », en effet, ne s'exposait à rien moins,
comme on va le voir, en se posant comme champion des
Jésuites. Le Père Général lui avait écrit pour le remercier
au nom de toute la Compagnie. Voici quelques passages
de la réponse de Montalembert:
«... Combien j'ai été ému et reconnaissant de ce témoi-
gnage de votre approbation ! Je n'ai eu qu'un mérite,
celui d'un peu de courage; il en faut pour braver les pré-
jugés et les répugnances non seulement du public, mais
surtout de ces Pairs de France avec lesquels je dois passer
une partie de ma vie et dont plusieurs ne m'appellent plus
que mon Révérend Père, depuis que j'ai parlé de vous.
Pardon de ce détail. Il servira à vous montrer tout ce qu'il
y a de puéril dans la haine de ceux à qui vous faites ho?--
rew\ selon l'expression du duc de Coigny. Je n'ai d'ail-
leurs fait que mon devoir... C'eût été rougir de l'Evangile,
rougir de Jésus-Christ, que de ne pas user de mon droit
pour défendre les victimes innocentes de la calomnie, de
l'ignorance et de la haine des impies. Je dois ajouter que
les mauvais catholiques ont été encore plus détestables
sur ce sujet que les impies. J'ai avoué franchement que
j'avais autrefois partagé plusieurs des préventions régnan-
tes contre les Jésuites. Dieu m'a fait la grâce de m'éclai-
rer... J'ai du reste la confiance que tout ce combat a été
aussi utile à la Compagnie qu'à l'Eglise entière. Les Jésui-
tes, hautement avoués et franchement défendus par eux-
mêmes et par leurs amis, se sont enracinés dans le pays
catholique, et leur cause est aujourd'hui inséparable de
celle de l'Eglise. Nous avons fait d'immenses progrès tant
en forces qu'en tactique. Dieu veuille maintenantqu'aucun
coup imprévu, venu de Rome, ne trouble les courages et
604 LA COMPAGNIE DE JESUS
ne donne tort à ceux qui se sont le plus avancés! Je
redoute par-dessus tout la diplomatie. Partout où l'Eglise
a été trahie ou trompée de nos jours, c'a été par cet
instrument... » (2 Juillet 1844.)
Montalembert faisait allusion aux rumeurs d'après les-
quelles le Saint-Siège blâmait la campagne des évéques
contre le monopole universitaire; le Gouvernement ne
souhaitait rien tant que ce désaveu et il est bien certain
qu'il faisait le possible pour l'obtenir. Il n'y réussit pas ;
mais, à quelque temps de là, c'était bien en effet à la diplo-
matie qu'il allait avoir recours pour se débarrasser des
Jésuites. Sur ce point-là du moins les appréhensions de
Montalembert n'étaient que trop justifiées.
V
Cependant le parti universitaire, déçu du côté de la
Chambre Haute, escomptait une facile revanche dans
l'autre Assemblée. Deux semaines après le vote du 24 mai,
M. Yillemain déposait le projet de loi sur le bureau de la
Chambre des Députés. (10 Juin.) Dès l'abord on put pré-
voir dans quel sens il y serait modifié. M. Thiers voulut
être membre de la commission, et, une fois dans la com-
mission, il voulut être rapporteur. Il croyait de son devoir,
disait-il, de soutenir une grande cause, celle de l'Univer-
sité, qui était celle de la Révolution; il se sacrifiait; il
allait renoncer pour un temps, qui pouvait être long, à
ses chères études; en réalité, il saisissait l'occasion de
combattre le ministère et de recueillir, le cas échéant,
l'héritage de M. Guizot. En posant sa candidature à la
commission, il avait prononcé un véritable discours-pro-
gramme où il se qualifiait lui-même d'impérialiste, de
révolutionnaire et de voltairien; c'est à ce triple point de
vue qu'il entendait reprendre l'œuvre du Gouvernement et
de la Chambre des Pairs, laquelle lui paraissait empreinte
d'un esprit franchement « réactionnaire ». A l'en croire
CHAPITRE XI 605
elle ouvrait la porte toute grande aux Jésuites : « Les pro-
fesseurs de Fribourg et de Brugelette, disait-il, peuvent
revenir à Saint-Acheul, votre loi à la main... Je sais bien
qu'on s'appuie de la déclaration ; mais on vous dit tous les
jours que les déclarations ne signifient rien, et vous savez
mieux que moi qu'on les éludera'. » En d'autres termes,
une déclaration mensongère n'est pas pour gêner les
Jésuites. Aucun homme politique n'avait encore osé se
servir d'un pareil argument. 11 faut se souvenir que le
Constitutionnel éidiiXle ']0\iTnd\ (\e M. T\i\QYS, et que, à ce
moment-là même, il publiait en feuilleton le roman
d'Eugène Sue.
Toutefois la commission, composée de neuf membres
parmi lesquels MM. de Salvandy, de Tocqueville, de
Carné, ne retint l'article de la déclaration qu'à une voix
de majorité. 11 y a lieu de croire que les autres disposi-
tions hostiles au clergé y soulevèrent aussi une forte
opposition. Le contre-coup s'en fit sentir dans la rédac-
tion de M. Thiers. Son « volumineux Rapport, du reste
assez superficiel, s'exprimait sur le clergé et les choses
religieuses avec modération et politesse, trompant ainsi
l'attente des sectaires qui s'étaient flattés de le voir se
confondre dans leurs rangs w^. Mais à travers ces ména-
gements de forme perçaient visiblement la malveillance
et la menace. Pour justifier la déclaration, M. Thiers pose
en principe que les Congrégations religieuses « sont
défendues, interdites par nos lois » ; il développe les argu-
ments de la thèse avec une ampleur, une abondance,
pour dire le mot, une prolixité, qui trahit une conviction
mal assurée que l'on cherche à affermir. Puis il en vient
aux précisions : « 11 ne s'agit pas de toutes les Congré-
gations, mais de quelques-unes, d'une en particulier
qu'on peut désigner, puisque le nom est dans toutes les
1, Le discours de M. Thiers est cité in extenso dans l'Ami de la Reli-
gion. T. GXXI, p. 597.
2. Thureau-Dangin, op. cit. T. V, p. 545.
606 I-A COMPAGNIE DE JÉSUS
bouches, celle des Jésuites... Nous ne sommes pas ani-
més à leur égard d'un petit esprit de calomnie et de per-
sécution; mais leurs maximes morales, leur doctrine sur
la puissance spirituelle et temporelle, leur vie agitée, les
souvenirs qu'ils rappellent, tout cela suffit pour que des
législateurs prudents les écartent de l'enseignement. »
Ces formules vagues et sonores semblaient un écho de
celles qu'on avait entendues dans l'autre Chambre. Un
grave Pair, ancien ministre, avait ainsi conclu son réqui-
sitoire : « Je n'ai pas peur des Jésuites, mais j'ai peur des
troubles qu'ils pourraient causer. » La Compagnie avait
lieu de s'applaudir d'être poursuivie et frappée sur de
semblables imputations. Ce sont exactement celles que
l'on avait lancées au tribunal de Pilate contre le Maître
dont elle porte le nom : « Cet homme agite le pays, il
trouble le peuple par son enseignement'. »
M. Thiers donna lecture de son Rapport à la Chambre
des Députés dans la séance du 13 juillet. C'était une sim-
ple manœuvre destinée à échauffer l'opinion publique, car
on était à la veille des vacances ; on ne pouvait songer à
ouvrir le débat parlementaire. Mais le Rapport contenait
une réponse presque insultante au mouvement contre le
monopole. M. Thiers prenait le contre-pied des quelques
idées semi-libérales qui avaient prévalu ou s'étaient fait
jour à la Chambre des Pairs. Pour lui l'instruction était
essentiellement une fonction de l'Etat; l'Université seule
était capable de donner celle qui convenait au pays; son
enseignement, sans en exempter celui de la Philosophie,
était d'ailleurs irréprochable, même au point de vue reli-
gieux, et en somme plus salutaire à la religion que celui du
clergé; s'il fallait faire quelques concessions à la liberté,
on devait surtout prendre garde de maintenir les établis-
sements libres sous le contrôle nécessaire de l'Université.
C'était un défi jeté à l'épiscopat et aux catholiques.
Gomme il fallait s'y attendre, la polémique reprit de
I. Cummovet populum, docens per iiniversam Judaeam.Lu.c, xxiii, 5.
CHAPITRE XI 607
plus belle; le Rapport Tliiers de 1844 est le centre de
toute une littérature; on ne compte plus les Lettres pas-
torales, les brochures, les articles de journaux ou de revues
où il est examiné, disséqué et réfuté. D'autre part, il fut
le signal d'un redoublement d'attaques contre le clergé
dans la presse antireligieuse ^.
Au surplus, hâtons-nous de le dire en devançant un peu
les événements, le fameux Rapport n'alla pas plus loin,
et il n'eut jamais l'honneur d'être inscrit à l'ordre du jour
de la Chambre. Le ministre de l'Instruction publique,
auteur du projet de loi, eut sur la fin de l'année un accident
lamentable ; il fut pris de folie furieuse. Esprit fin et délicat,
chrétien sincère, quoique de pratique intermittente, M. Vil-
lemain avait toujours éprouvé à l'égard des Jésuites une
répulsion violente qui ne tarda pas à prendre les carac-
tères de ces affections mentales connues en médecine sous
le nom de phobies. Sainte-Beuve raconte à ce propos une
anecdocte antérieure à son entrée au ministère : « Un jour
que Villemain avait été repris de ses lubies et de ses
papillons noirs, il avait à dicter à son secrétaire, le vieux
Lurat, un de ces Rapports annuels (sur les concours de
l'Académie) qu'il fait si bien. Il se promenait à grands pas,
dictait à Lurat une phrase, puis, s'arrétant tout à coup,
il regardait au plafond et s'écriait : A Vhomme noir! Au
Jésuite! Puis, reprenant le fil de son discours, il dictait
une autre phrase qu'il interrompait de même par une apos-
trophe folâtre, et le Rapport se trouva ainsi fait, aussi bien
qu'à l'ordinaire. Des deux écheveaux de la pensée, l'un
était sain, l'autre était en lambeaux. Quelle leçon d'humi-
lité! O vanité du talent littéraire^! »
La discussion de la Chambre des Pairs où les Jésuites
tenaient tant de place avait encore exalté sa manie ; il était
en proie à de véritables hallucinations : « 11 voyait sans
1. M. Thureau-Dangin parle d'une accalmie qui se serait produite
dans la seconde moitié de l'année 1 844- (Tome V. p. 546.) Nous y voyons
plutôt une agitation qui ressemble fort à une tempête.
2. Cahiers de Sainte-Beuve, p. 3o.
608 LA COMPAGNIE DE JESUS
cesse autour de lui des Jésuites le guettant et le menaçant.
Un jour, il sortait du Luxembourg où il avait parlé avec
son aisance ordinaire; il causait très librement avec un
de ses amis, médecin distingué, quand, arrivé sur la place
de la Concorde, il s'arrête, effrayé. — Qu'avez-vous, lui
demande son compagnon? — Gomment! Vous ne voyez
pas ! — Non. — Montrant alors un tas de pavés : Il y a
là des Jésuites; allons-nous en^ »
Dans les derniers jours de décembre le trouble des idées
arriva à son paroxysme ; cette belle intelligence sombra
complètement. Pour échapper à la poursuite de l'homme
noir, le malheureux s'enfuit par la fenêtre dans le jardin
du ministère. On dut l'enfermer. Le Constitutionnel ne
manqua pas de découvrir dans cette disgrâce une trame
des Jésuites. C'étaient eux encore qui, par des manœuvres
ténébreuses, des lettres anonymes, des menaces, peut-être
bien aussi quelques maléfices, avaient fini par égarer l'es-
prit de leur adversaire. La crise ne dura d'ailleurs que quel-
ques semaines, et elle ne fut pas sans effets salutaires. Le
premier usage que M. Villemain fit de sa raison recouvrée
fut de demander humblement les secours de la religion ^.
11 s'honora ensuite en refusant une pension de 15.000 francs
que le Gouvernement avait demandée pour lui et pour ses
enfants. Mais sa carrière ministérielle était terminée. Dès
le 30 décembre M. Guizot s'était empressé de faire publier
au Moniteur la démission de M. Villemain et peu après il
lui donnait pour successeur M. de Salvandy.
Le nouveau ministre n'avait pas la même passion pour
la gloire de l'Université; il laissa dormir le projet de loi
sur l'enseignement secondaire, et comme ce projet était
d'initiative gouvernementale, le sommeil fut définitif. Ne
voulant pas s'aliéner le clergé pour plaire aux libéraux, ni
1. Cf. Histoire de la Monarchie de Juillet. T. V, p. 546,
2. Voir dans la Vie du cardinal Mathieu, par Mgr Besson, Tome I,
p. 335, deux lettres (lo janvier et le"" février 1 844) de l'abbé Serres qui
reçut la confession de M. Villemain.
CHAPITRE XI 609
mécontenter les libéraux en faisant droit aux revendica-
tions des catholiques, le ministère laissa les choses en
l'état, et la Monarchie de Juillet arriva au bout de ses dix-
huit ans d'existence, sans avoir réalisé l'engagement
qu'elle avait pris à son avènement de supprimer le mono-
pole universitaire. Née au souffle de la liberté, elle fit fail-
lite sur le terrain de la liberté d'enseignement, parce que
les libéraux, qui l'avaient fondée et sur qui elle s'appuyait,
avaientpeur des Jésuites.
La Compagnie de Jésus. 39
CHAPITRE XII
I. — La situation au début de l'année i845. L'opinion ameutée contre
les Jésuites. Le Gouvernement répugne aux mesures violentes. M. Gui-
zot imagine de s'adresser au Pape pour se débarrasser des Jésuites,
Le négociateur. Les antécédents de M. Rossi. Sa fortune en France. Les
instructions de M, Guizot à son envoyé. Rossi, mal accueilli à Rome,
songe à repartir. L'abbé de Bonnechose s'emploie pour faciliter au
plénipotentiaire français l'accomplissement de sa mission. Singulières
idées de Rossi sur les Jésuites. Ses manœuvres pour gagner l'opinion
romaine. M, Guizot se plaint de ces lenteurs.
IL — Pétition marseillaise contre les cours de MM. Michelet et Quinet.
Sommation de M. Cousin au Gouvernement. Condamnation du Manuel
de droit ecclésiastique de M. Dupin par le cardinal de Bonald. Les
« Interpellations Thiers ». Les Jésuites sont a probablement » respon-
sables de l'agitation antiuniversilaire. Discours de Berryer et de La-
martine. Ordre du jour réclamant l'exécution des lois contre les
Jésuites. Thiers revient à la charge. La défense des Jésuites à la
Chambre des Pairs : Montalembert, le comte Beugnot, le marquis de
Barthélémy.
III. — La consultation Vatimesnil. Son importance dans l'histoire des
Congrégations religieuses en France au dix-neuvième siècle. Les Jé-
suites s'apprêtent à la résistance légale. Circulaires des Provinciaux
traçant la conduite à suivre. Le Mémorandum de Rossi. C'est dans
l'intérêt de l'Église et de la Religion que l'on demande au Pape de
sacrifier les Jésuites. La vraie raison, celle qu'on ne formule pas,
mais qu'on laisse entendre : le Gouvernement demande au Pape de
le tirer d'embarras.
IV. — La Congrégation des Affaires ecclésiastiques extraordinaires.
Le Pape ne peut ni ne doit sacrifier les Jésuites. Menaces du Roi au
nonce. Le Pape n'interviendra pas; mais on peut négocier avec le
Général des Jésuites. Rossi envoie un exprès à Paris annoncer la con-
clusion de l'affaire. Publication au Moniteur de la dépêche de Rossi
altérée et aggravée. La falsification est confirmée par M. Guizot à la
tribune de la Chambre des Pairs.
V. — Le P. Roothaan est invité à faire des concessions. Première lettre
aux Provinciaux de France. Seconde et troisième lettre. Quelle fut
l'intervention du Saint-Siège dans les concessions. Déclarations du
CHAPITRE XII 611
cardinal secrétaire d'Etat. Protestation contre la Note du Moniteur.
M. Guizot essaie de faire ratifier par le Saint-Siège le sens qu'il atta-
che à la dépêche de Rossi. Réponse du secrétaire d'Etat, Incroyable
aplomb du négociateur.
VI. — Après la note du Moniteur. La presse irréligieuse. Consternation
des catholiques. A VUnivers. Pour dégager le Saint-Siège on attribue
au Général de la Compagnie toute la responsabilité des concessions.
Récriminations peu mesurées. Lettre de Mgr Parisis à un prélat
romain. Sa Lettre à un catholique. Il reproche aux Jésuites d'avoir
déserté leur poste de combat. Le P. Général n'essaie pas de se justi-
fier. Il ne pourrait le faire qu'en découvrant le Saint-Siège.
I
L'année 1845 s'ouvrait pour la Compagnie de Jésus
sous de fâcheux auspices. D'un moment à l'autre elle
s'attendait à voir crever l'orage amassé sur sa tète et qui
la menaçait d'une catastrophe. Ce pressentiment se fait
jour dans la correspondance des premiers Supérieurs. Dès
le mois de décembre précédent, le Provincial de Lyon
écrivait : « La Providence nous laisse sous le coup d'un
orage dont il est difficile de prévoir la fin. La presse dite
libérale vomit chaque jour ses poisons sur nous et sur
tout ce qui nous touche. Jamais, ce semble, elle n'a réuni
plus d'efforts pour nous attaquer et nous détruire. »
(5 Décembre 1844.) Le Provincial de Paris annonce au
Père Général qu'il a déjà pris ses mesures en vue d'une
dispersion qui lui paraît inévitable : « 11 est à peu près
impossible que nous échappions cette fois à une mesure
qui nous dispersera... Les députés, en réponse au message
du Trône, demandent notre expulsion, ou l'application
des lois, ce qui revient au même. Le Gouvernement pour-
rait nous disperser par voie administrative... En ce cas,
on est d'avis de ne céder qu'à la force... La jeunesse irait
à Brugelette. La maison du baron de Sécus n'a pas été
acceptée en don ; il la met à notre disposition ; elle peut
recevoir trente personnes. » (9 Janvier 1845.)
Dix jours plus tard une circulaire envoyée à toutes les
612 LA COMPAGNIE DE JESUS
maisons de la Province traçait la conduite à tenir si le
Gouvernement tentait de procéder à la dissolution. De son
côté, le Père Maillard s'était déjà assuré un refuge en
Savoie pour le scolasticat et les novices de sa Province :
« Le roi si chrétien de Piémont, écrit-il, a fait le meilleur
accueil à la demande qui lui a été présentée à ce sujet
par le Père Bresciani ^ » Enfin presque à la même date,
le Supérieur de la maison de la rue des Postes, le Père
Guidée, donnait quelques précisions : « On parle toujours
de nous appliquer les lois révolutionnaires contre les
Ordres religieux, ou même de proposer quelques nou-
velles mesures contre nous aux Chambres... Je doute
qu'on en vienne là, du moins en ce moment. On recule
devant la persécution; elle est toujours si odieuse !.. Il y
a du reste une grande fermentation. Il est certain qu'on
serait enchanté de se voir débarrassé de nous. Nous
gênons. D'un autre côté les gens de bien qui réfléchissent
comprennent fort bien que notre nom n'est qu'un prétexte
et que, après avoir donné à manger du Jésuite aux révo-
lutionnaires, il faudra leur donner à manger bien autre
chose. » (7 Janvier 1845.)
A travers le laconisme de ces lettres on entrevoit dans
ses grandes lignes la situation léguée par les événements
des deux années précédentes à celle dans laquelle nous
entrons. Le parti catholique a mené la charge contre le
monopole universitaire; tout l'épiscopat s'est engagé
dans la lutte ; alors l'Université a crié : Au Jésuite ! Inspi-
ration de génie, « habileté sublime », comme l'a qualifiée
le comte Beugnot. A ce mot de ralliement toutes les
forces libérales, gallicanes et voltairiennes, ont opéré leur
concentration et foncé en masse sur l'ennemi. On a à
peu près oublié qu'il s'agissait de la liberté d'enseigne-
ment; on n'a plus voulu voir que les Jésuites, qui mena-
çaient la France d'une invasion. Tout a été mis en œuvre
I . Lettre du P. Maillard au R. P. Général, l'j Janvier i845. Le P. Bres
ciani était Provincial de la Province de Turin. Il est connu par ses ro-
mans historiques sur les sociétés secrètes italiennes, traduits en français.
CHAPITRE XII 613
pour ameuter l'opinion contre ces hommes néfastes. Un
document de famille résume ainsi les méfaits qui leur sont
imputés et que la crédulité publique admet sans autre
démonstration :
« ... Ils enseignent aujourd'hui comme par le passé
toutes sortes d'horreurs; ils sont à l'afFût des héritages;
ils espionnent l'intérieur des familles, s'y insinuent et y
portent le trouble ; ils attisent chez les catholiques la mal-
veillance contre le Gouvernement, l'Université, les maxi-
mes de l'Église gallicane ; ils s'imposent aux évêques qui
écrivent sous leur dictée tout ce qu'ils publient. Les
Jésuites, en un mot, sont une puissance ténébreuse, insai-
sissable, irrésistible, ennemie de la paix et de la félicité
des peuples, et donc on les doit tenir pour un fléau qu'on
ne saurait trop combattre et expulser'. »
Le Gouvernement prétend que les arrêts des anciens
parlements contre la Compagnie de Jésus, les lois de la
Révolution et celles de l'Empire contre les Ordres reli-
gieux sont toujours en vigueur; les ministres n'ont man-
qué aucune occasion de l'aflirmer; ils estiment donc avoir
le droit d'agir administrativement, d'employer au besoin
la force pour fermer les maisons des Jésuites et les obliger
à se disperser. Mais jusqu'ici aucun ministère n'a osé en
venir à cette extrémité. Maintenant encore, maintenant
peut-être plus que jamais, le Gouvernement répugne à
adopter des mesures violentes qui auraient une apparence
de persécution. Mais, d'autre part, la ruée contre les Jésui-
tes ne se calme pas, les journaux ne cessent de repro-
cher au Gouvernement ses complaisances à leur égard, et
l'opposition parlementaire y trouve une arme pour har-
celer le Cabinet. L'embarras des ministres est réel et va
I. (t ...A nobis nunc ut semper doceri prava omnia ; inhiari fortitnis
omnibus ; introspici, penetran^ turbari intima omnia familiarum ; incendi
furorem omnem catliolicorum in Guber/iium, Universitatem aut gallicana
axiomata ; dictari episcopis sua quaevis scripta ; vim occultam, indepre-
hensani eamdemque potentissimam opponi feliciiaiibus publicis ; idcirco
nos nostrique similes pro peste habendos numquani satis execranda ac
propulsanda. » (Litter. Ann. Prov. Francise. i845, p. i4.)
614 L\ COMPAGNIE DE J^SUS
croissant de jour en jour. « Nous gênons, écrit le Père
Guidée, et on voudrait bien se débarrasser de nous. » Si
les Jésuites consentaient à disparaître spontanément de
la scène, on leur en serait reconnaissant. Le journal de
M. Guizot, le Globe^ leur insinue cette détermination qui
écarterait tout danger, assurerait du même coup leur tran-
quillité et celle du ministère. Mais il n'y a pas apparence
que les Jésuites se prêtent à cet arrangement. « Nos en-
nemis, écrit le Père Maillard, veulent, en nous effrayant,
nous porter à une dissolution spontanée. Ils ne réussiront
pas... » (17 Janvier.)
C'est pour sortir de ce mauvais pas que M. Guizot ima-
gina la négociation que nous avons maintenant à racon-
ter. C'est bien lui en effet qui en conçut l'idée dans ses
méditations d'homme d'Etat et en prit l'initiative avant
toute mise en demeure parlementaire. Les historiens, en
général, rattachent la mission Rossi à l'interpellation
Thiers. Il suffit de rapprocher les dates pour voir qu'il
n'y a aucune connexion entre ces deux faits, l'interpella-
tion étant de six mois postérieure à la mission.
Puisqu'on ne pouvait persuader aux Jésuites de se sup-
primer eux-mêmes de bonne grâce, puisque, d'autre part,
l'emploi de la force n'était ni dans les goûts des hommes
au pouvoir, ni dans l'intérêt du régime, M. Guizot pensa
à se décharger de l'exécution sur l'autorité à laquelle les
Jésuites devaient obéissance. Il demanderait au Pape de
rendre ce service au Roi; le Pape ne pourrait pas le lui
refuser. Les ministres de Charles X avaient recouru à ce
procédé, en 1828, pour se tirer d'affaire dans un cas ana-
logue ; il leur avait réussi. M. Guizot ne s'en promettait
pas un moindre succès. Ainsi on aurait raison des Jésuites
sans bruit, en douceur; aucune voix n'oserait même faire
entendre une plainte; au ministre des Affaires étrangères
reviendrait devant le Parlement, le pays et la postérité, le
mérite d'avoir apporté à un problème irritant une solution
élégante.
Il y a peut-être quelque habileté de la part des
CHAPITRE XII 615
Gouvernements, mais assurément peu de fierté et moins
encore de délicatesse, à faire ainsi endosser au Pape
l'odieux de certaines opérations qu'on sait bien lui être
très désagréables, auxquelles il ne se résignera qu'à contre-
cœur, mais qu'on lui impose par tous les moyens de pression
diplomatique. C'est pour les Gouvernements une manière
abusive, mais malheureusement fréquente, de se servir
des bons rapports qu'ils entretiennentavec le Saint-Siège.
M. Guizot se fait honneur dans ses Mémoires d'en avoir
usé. Il fait ressortir avec complaisance les avantages qu'il
y découvrait : « Je proposai au Roi et au Conseil, dit-il,
non pas d'abandonner les lois en vigueur contre les Con-
grégations religieuses non autorisées, mais d'en ajourner
l'emploi, et de porter la question de la dissolution en
France de la Société de Jésus devant son chef suprême et
incontesté, devant le Pape lui-même. Le pouvoir civil
français ne renonçait point ainsi aux armes légales dont
il était pourvu; mais, dans l'intérêt de la paix religieuse,
comme de la liberté et de l'influence religieuse en France,
il invitait le pouvoir spirituel de l'Église catholique à le
dispenser de s'en servir. Le Roi et le Conseil adoptèrent
ma proposition ^ »
Restait à trouver le négociateur. L'ambassadeur de
France auprès de Grégoire XVI, le comte de Latour-Mau-
bourg, venait de demander un congé pour raison de santé ;
de fait il mourut dans les premiers jours de mars 1845,
sans avoir pu quitter Rome. M. Guizot avait heureu-
sement sous la main un homme qui lui devait beau-
coup, et qui lui parut désigné pour cet emploi. Chose
curieuse, en 1828 le Gouvernement de Charles X
avait député au Pape un Italien, devenu chez nous con-
seiller à la Cour de Cassation ; en 1845 le Gouvernement
de Louis-Philippe lui envoie un autre Italien, dont on
avait fait un Pair de France. M. Rossi fait pendant à
I . Mémoires pour servir à l'Histoire de mon temps, par M. Guizot. T. VII,
p. 892. i865.
616 LA. COMPAGNIE DE JÉSUS
M. Lasagni ; les deux négociations, si ressemblantes par
leur objet ^ et par l'inspiration dont elles procèdent, se
ressemblent encore par la qualité des personnages à qui
on les confie. « Le Roi, dit M. Guizot, sur ma proposition,
nomma M. Rossi son envoyé extraordinaire et ministre
plénipotentiaire à Rome par intérim. »
Les antécédents de M, Rossi ne semblaient pas préci-
sément le désigner pour cette fonction. Au premier bruit
de sa nomination, il y eut plus que de la surprise chez les
catholiques français. On enpeut juger par une note parue
dans VAmi de la Religion et du Roi, le 19 février 1845 :
« Il n'est personne qui considère comme possible la haute
mission de représenter la France auprès du Saint-Siège
donnée à un étranger qui a compromis sa jeunesse dans
les troubles révolutionnaires du libéralisme italien, qui a
été banni successivement de Naples, de Bologne, de Flo-
rence, qui s'est fait pendant un temps citoyen de Genève
et qui est enfin venu, sous le patronage de certains person-
nages protestants, gagner de bonnes places ^ et le beau
titre de Français dans les luttes du journalisme contre
le clergé catholique. » Bologne faisait partie des États
de l'Eglise ; le Gouvernement français envoyait donc
à Grégoire XVI comme représentant diplomatique un
homme que le Gouvernement pontifical avait cru devoir
expulser. L'inconvenance du procédé ne pouvait échap-
per à M. Guizot ; il prend soin d'avertir qu'elle fut voulue :
« Ce qu'un tel choix, dit-il, avait d'un peu étrange était à
mes yeux un premier avantage. Italien hautement libéral
1. En môme temps que la suppression des Jésuites M. Rossi était
cliargé, comme M. Lasagni, d'obtenir du Pape le silence des évêques.
2. Protégé de M. Guizot, M. Rossi avait, en l'espace de sept ans,
parcouru les étapes suivantes : Naturalisé Français, Professeur à la
Faculté de Droit de Paris, Professeur au Collège de France, Membre de
la Chambre des Pairs, Grand-Officier de la Légion d'honneur, Membre de
l'Institut, Membre du Conseil royal de l'Université, Doyen de la Faculté
de Droit, Enfin il ne devait pas tarder à échanger son titre de ministre
plénipotentiaire pour celui d'ambassadeur. (Cf. L'Ami de la Religion,
T. GXIX, p. 3^8.)
CHAPITRE XII 617
et réfugié hors d'Italie à cause de ses opinions libérales,
l'envoi de M. Rossi ne pouvait manquer de frapper, je
dirai plus, d'inquiéter la cour de Rome; mais il y a des
inquiétudes salutaires, et je savais M, Rossi très propre à
calmer celles qu'il devait inspirer en même temps qu'à en
profiter pour le succès de sa mission. »
Sous une forme atténuée ce langage renferme un aveu
qu'il faut s'abstenir de qualifier, car le mot juste est de
ceux qu'on n'emploie pas avec des diplomates. Manifes-
tement M. Guizot estime qu'on n'est pas tenu vis-à-vis du
Pape aux mêmes égards qu'envers les autres puissances
souveraines; on n'a pas besoin défaire agréer le pléni-
potentiaire qu'on lui envoie; il est vrai que ce n'est pas
un ambassadeur ; au surplus on est décidé à employer
l'intimidation et à lui forcer la main.
Parti de France sur la fin de 1844, M. Rossi visita d'abord
ses amis d'Italie et n'arriva à Rome que dans le courant
de mars 1845. Il y reçut des instructions de M. Guizot,
que l'on peut consulter aux archives du ministère des
Affaires étrangères \ C'est dans ce document et quelques
autres semblables dont il sera question plus tard, mieux
que dans des discours à la tribune et surtout mieux que
dans des conversations avec tels de ses membres, que la
Compagnie de Jésus apprendra quels furent les sentiments
I . M. Guizot a inséré dans ses Mémoires la partie de ses instructions
à M. Rossi relatives aux Jésuites. L'histoire de la négociation, d'aj^rès
la correspondance échangée entre le ministre des Affaires étrangères et
l'envoyé extraordinaire, remplit plus de cinquante pages dans le der-
nier chapitre des Mémoires. On verra par la suite de notre récit que
cette histoire est loin de présenter les faits d'une manière exacte et com-
plète. M. Guizot ne fait état que des renseignements fournis par Rossi;
apparemment il n'a pas eu d'autre source d'information. C'est donc à
vrai dire l'iiistoire de la négociation faite par le négociateur. Or, il y a
deux choses qui ne permettent d'accorder aux dires de M. Rossi qu'une
conliance fort limitée : d'une part, son amour-propre qui lui fait s'attri-
buer le beau rôle et le succès en tout ce qu'il entreprend, et, d'autre part,
ses préjugés et sa haine contre les Jésuites qui lui font ajouter foi à de
véritables calembredaines. M. Guizot a eu le bon goût d'en élaguer
quelques-unes que l'on trouve dans les dépêches olTicielles, et qu'on n'y
trouve pas sans étonnement.
6i8 L.\. COMPAGNIE DE JESUS
de M. Guizot à son égard et quels titres il a acquis à sa
reconnaissance.
iVprès quelques préambules où s'afTirment les bonnes
relations du Roi et de son gouvernement avec le Saint-
Siège, M. Guizot poursuit :
« Une occasion grave se présente aujourd'hui de
réclamer le concours bienveillant du Souverain Pontife, et
c'est le premier comme le plus important objet de la
mission temporaire dont vous êtes chargé.
« La Société des Jésuites, contrairement aux édits qui
l'ont spécialement abolie en France et aux lois qui prohi-
bent les Congrégations religieuses non reconnues par
l'Etat, a travaillé depuis quelque temps à ressaisir une
existence patente et avérée. Les Jésuites se proclament
hautement eux-mêmes ; ils parlent et agissent comme
Jésuites ; ils possèdent dans le royaume, au su de tout
le monde, des maisons de noviciat, des chapelles, une
organisation à part. Ils y forment une corporation distincte
du clergé séculier, observant des règles particulières, un
mode de vivre spécial, et obéissant à un chef étranger
qui réside hors de France.
« Il y a là, d'une part, une violation évidente des lois de
l'Etat et de celles qui constituent la discipline de l'Eglise
gallicane ; d'autre part, un danger pressant et grave pour
l'Etat et pour la religion même.
« Les Jésuites n'ont jamais été populaires en France.
La Restauration, après les avoir tolérés quelque temps, a
été obligée de sévir contre eux par les Ordonnances du
16 juin 1828. Un cri à peu près universel s'élevait contre
eux d'un bout à l'autre du royaume, et la mesure qui fer-
mait leurs collèges et les excluait de l'enseignement public
fut accueillie avec joie et reconnaissance.
« Aujourd'hui les mêmes plaintes éclatent, encore plus
nombreuses et plus vives. Le public s'émeut, s'inquiète
et s'irrite à l'idée de l'hostilité invétérée et active des
Jésuites pour nos institutions. On les accuse de s'immiscer
toujours dans la politique, et de s'associer aux projets et
CHAPITRE XII G19
aux menées des factions qui s'agitent encore autour de
nous. On leur attribue les plus violentes et les plus incon-
venantes des attaques auxquelles l'Université a été en
butte dans ces derniers temps. On redoute de voirie clergé
ordinaire entraîné ou intimidé par leur influence. Les
grands corps de l'État, les Chambres, la magistrature par-
tagent ces dispositions et ces craintes. Et cet état des
esprits est devenu si général, si pressant, et pourrait deve-
nir si grave que le Gouvernement du Roi regarde comme
un devoir impérieux pour lui de prendre les faits qui en
sont la cause en très grande considération, et d'y apporter
un remède efficace.
« Il lui suffirait, pour donner satisfaction à l'esprit
public, de faire strictement observer les lois existantes
contre les Jésuites en particulier, et généralement contre
les Congrégations religieuses non autorisées dans le
royaume. Ces lois sont toujours en vigueur; elles assu-
rent au Gouvernement tous les moyens d'action nécessai-
res, et les Chambres seraient bien plus disposées à les
fortifier qu'à en rien retrancher. Mais le Gouvernement du
Roi, fidèle à l'esprit de modération qui règle toute sa con-
duite, plein de respect pour l'Eglise et soigneux de lui
éviter toute situation critique et toute lutte extrême, pré-
fère et désire sincèrement atteindre, par une entente
amicale avec le Saint-Siège et au moyen d'un loyal con-
cours de sa part, le but qu'il est de son devoir de pour-
suivre.
« C'est là. Monsieur, ce que vous devez annoncer et
demander au Saint-Siège, en le pressant d'user sans
retard de son influence et de son pouvoir pour que les
Jésuites ferment leurs maisons de noviciat et leurs autres
établissements en France, cessent d'y former un corps,
et, s'ils veulent continuer d'y résider, n'y vivent plus
désormais qu'à l'état de simples prêtres, soumis, comme
tous les membres du clergé inférieur, à la juridiction des
évêques et des curés. La cour de Rome, en agissant ainsi,
n'aura jamais fait de la suprême autorité pontificale un
620 LA COMPAGNIE DE JESUS
usage plus opportun, plus prévoyant, et plus conforme à
l'esprit de cette haute et tutélaire mission qui appelle le
successeur de saint Pierre à dénouer, par l'intervention
de sa sagesse, ou à extirper, par l'ascendant de sa puis-
sance spirituelle, les graves difficultés qui, dans les
moments de crise ou d'urgence, pourraient devenir pour
l'ordre ecclésiastique de graves périls.
« Vous connaissez trop bien, Monsieur, la question dont
il s'agit ici, vous êtes trop pénétré des hautes considéra-
tions sur lesquelles il importe d'appeler la plus sérieuse
attention du Souverain Pontife, pour que j'aie besoin d'y
insister davantage, et pour que le Gouvernement du Roi
ne se confie pas pleinement dans l'habileté avec laquelle
vous saurez les faire valoir. Nous regretterions bien vive-
ment que le Saint-Siège, par un refus de concours ou par
une inertie que j'ai peine à supposer, nous mît dans l'obli-
gation de prendre nous-mêmes des mesures que le senti-
ment public de la France et la nécessité d'État finiraient
par réclamer absolument. »
Après cette menace à l'adresse du Pape, le réquisitoire
reprend; carie ministre des Affaires étrangères n'est pas
au bout de ses griefs contre les Jésuites, qui le gênent
encore ailleurs qu'en France, et il conclut par cette décla-
ration évidemment destinée à d'autres qu'à M. Rossi :
« Nous ne portons aux Jésuites aucune hostilité systéma-
tique; nous ne recherchons que le bien de la reli-
gion. »
Les Mémoires poursuivent le récit de la négociation ;
mais dès l'abord il y a une lacune que nous devons com-
bler. M. Rossi, dit-on, présenta ses lettres de créance
le 11 avril; après quoi « il se tint pendant deux mois dans
une attitude d'observation inactive, uniquement appliquée
à bien connaître les faits et les hommes et à répandre
autour de lui sur ce qu'il venait faire une curiosité qu'il
n'avait garde de satisfaire ». — M. Guizotgaze ici la vérité.
Le fait est que la Curie pontificale donnait à l'envoyé du
Gouvernement français des loisirs dont il se fût bien
CHAPITRE XII 621
passé. Sa présence à Rome était une injure pour le Saint-
Siège, injure aggravée par sa qualité et la mission qu'il
venait remplir. On le lui fit sentir de façon toute diplo-
matique ; la chancellerie romaine excelle en ces sortes
d'afTaires. Le secrétaire d'Etat, obligé à des absences
fréquentes, ne pouvait le recevoir; la situation du pléni-
potentiaire commençait à devenir un peu ridicule ; il avait
trop l'usage du monde pour ne pas le comprendre;
son irritation fut grande, et si nous en croyons un témoin
bien informé, que nous allons voir entrer en scène,
M. Rossi fut sur le point de partir. Pareil éclat aurait
pu amener la rupture. C'est pour prévenir ce malheur
que l'abbé de Bonnechose, depuis peu Supérieur de
Saint-Louis des Français, et qui fréquentait à l'ambas-
sade, crut devoir tenter une démarche auprès de Gré-
goire XVI.
Cette intervention fut diversement jugée et valut au
futur cardinal archevêque de Rouen des appréciations
fort dures. Il a senti plus tard le besoin d'expliquer ses
intentions qui furent parfaitement droites et sa conduite
qui reste discutable : « Je ne m'adressai qu'à Dieu, dit-il
dans un examen de conscience rétrospectif, et je le sup-
pliai de faire en sorte que, si j'agissais sous l'inspiration de
son esprit et pour le bien de son Église, il aplanît devant
moi tous les obstacles, que, si au contraire je me trompais,
il m'empêchât de réussir. Ces précautions prises, je me
rendis au Vatican. » Admis à l'audience du Saint-Père
l'abbé de Bonnechose lui aurait exposé franchement la
situation, le départ imminent de M. Rossi, la rupture
inévitable qui serait la conséquence de l'affront fait au
représentant de la France. On pouvait le recevoir, sans
pour cela s'engagera rien. Le Pape aurait goûté des rai-
sons aussi sages, et aurait donné l'ordre de ne pas laisser
plus longtemps l'envoyé de M. Guizot faire antichambre.
Si nous en croyons son biographe, l'abbé de Bonnechose,
au sortir du Vatican, se serait rendu au Gesi^i et aurait
raconté « en toute franchise au Père Roothaan tout ce qu'il
622 LA COMPAGNIE DE JESUS
venait de faire. Le Révérend Père n'en fut point offensé ^ . »
L'abbé ne s'en tint pas là; il fit de nombreuses visites
chez les cardinaux et autres personnages influents, et par
tous les moyens en son pouvoir s'appliqua à travailler
l'opinion et à préparer les voies au plénipotentiaire fran-
çais, persuadé, toujours d'après son biographe, que le
succès de sa mission importait grandement au bien de
l'Église de France. Au surplus, le résultat final de la négo-
ciation lui apparaît comme un triomphe pour la Papauté :
« Ainsi, dit-il, le Saint-Siège a été officiellement arbitre
suprême des différends entre l'Eglise et l'État. Sa sagesse
a été le refuge des gouvernants et des gouvernés; c'est
de lui que nous est venue la paix. »
On peut, avec beaucoup d'optimisme, envisager l'affaire
à ce point de vue ; mais assurément ce n'était pas celui de
M. Guizot et de son envoyé, et ce ne fut pas non plus
celui de la grande majorité des évéques, des prêtres et
des catholiques de France. 11 paraît bien que d'autres
ecclésiastiques français en résidence à Rome s'employè-
rent aussi pour faciliter à M. Rossi l'accomplissement de
sa mission et la faire réussir. On peut nommer un secré-
taire de l'ambassade, l'abbé Lacroix, l'abbé d'Isoard, l'abbé
de Falloux... Grétineau-Joly s'est montré plus que sévère
à leur égard. Mais on comprend que, fonctionnaires du
Gouvernement français, ils aient cru de leur devoir de le
seconder dans une circonstance où il déclarait agir dans
l'intérêt de la religion autant que de l'Etat.
Cependant du haut de son poste d'observation, M. Rossi
recueillait des renseignements sur les gens et les affaires
de Rome ; dans une longue dépêche du 27 avril, il commu-
nique à son ministre quelques-unes de ses découvertes.
I. Vie du Cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen, par MgrBes-
son, évêque de Nîmes. Tome I, p. 256. Cette visite et cette confldence au
Général de la Compagnie n'ont pas laissé de trace dans les documents
de famille ; ce n'est peut-être pas une raison suffisante pour les révoquer
en doute. Mais, par ailleurs, la façon dont cet épisode est raconté témoi-
gne d'une information bien superiîcielle.
CHAPITRE XII 623
On y voit quelle idée singulière se faisait des Jésuites en
général l'homme venu [)Our traiter avec le Saint-Siège
du sort des Jésuites de France :
« Ils sont mêlés ici à tout ; ils ont des aboutissants dans
tous les camps; ils sont pour tous un sujet de craintes
ou d'espérances. Les observateurs superficiels peuvent
parfaitement s'y tromper, parce que la Société de Jésus
présente trois classes d'hommes bien distinctes. Elle a
des hommes purement de lettres et de sciences, qui devi-
nent peut-être les menées de leur Compagnie, mais qui
y sont étrangers et peuvent de bonne foi affirmer qu'ils
n'en savent rien. La seconde classe se compose d'hommes
pieux et quelque peu crédules, sincèrement convaincus
de la parfaite innocence et abnégation de leur Ordre, et
qui ne voient, dans les attaques contre les Jésuites, que
d'affreuses calomnies. Les premiers attirent les gens d'es-
prit, les seconds les âmes pieuses. Sous ces deux couches
se cache le Jésuitisme proprement dit, plus que jamais
actif, ardent, voulant ce que les Jésuites ont toujours
voulu, la contre-révolution et la théocratie, et convaincu
que, dans peu d'années, ils seront les maîtres. Un de leurs
partisans, et des plus habiles, me disait hier à moi-même :
Vous verrez, Monsieur, que, dans quatre ou cinq ans, il
sera établi, même en France, que l'instruction de la jeu-
nesse ne peut appartenir qu'au clergé. — Il me disait
cela sans provocation aucune de ma part, uniquement par
l'exubérance de leurs sentiments dans ce moment; ils
croient que des millions d'hommes seraient prêts à faire
pour eux, en Europe, ce qu'ont fait les Lucernois en
Suisse.
« C'est là un rêve ; il est vrai, au contraire, que l'opinion
générale s'élève tous les jours plus redoutable contre eux,
même en Italie ; mais il est également certain que leurs
moyens sont considérables ; ils disposent de millions et
leurs fonds augmentent sans cesse ; leurs affiliés sont
nombreux dans les hautes classes; en Italie, ils les ont
trouvés particulièrement à Rome, à Modène et à Milan. A
624 LA COMPAGNIE DE JESUS
Milan, on tient des sommes énormes à leur disposition,
pour le moment où ils pourront s'y établir et s'en servir. Je
sais dans quelles mains elles se trouvent. Ici, ils sont les
maîtres absolus d'une partie de la haute noblesse qui leur
a livré ses enfants.
« Ce qui est important pour nous, c'est qu'il est certain
et en quelque sorte notoire que leurs efforts se dirigent
en ce moment, d'une manière toute particulière, vers
deux points, la France et le futur Conclave. Au fond, ces
deux points se confondent, car c'est surtout en vue de la
France qu'ils voudraient un Pape qui leur fût plus inféodé
que le Pape actuel.
« Je suis convaincu que le Saint-Père ne se doute pas
de toutes leurs menées et de tous leurs projets. Je vais
plus loin; je crois qu'il en est de même de leur propre
Général, le Père Roothaan. Je ne le connais pas ; mais
d'après tout ce qu'on m'en dit, il est comme le doge de
Venise dans les derniers siècles; le pouvoir et les grands
secrets n'étaient pas à lui ; ils n'appartenaient qu'au conseil
des Dix... »
Moins de deux semaines après, une autre dépêche met
le ministre des Affaires étrangères au courant des travaux
d'approche du plénipotentiaire. M. Rossi entre dans le
détail des manœuvres savantes qui lui font gagner chaque
jour du terrain. Il explique à qui veut l'entendre l'état de
l'opinion en France très mal connu à Rome : « Imposer
les Jésuites à la France de 1789 et de 1830 était une pen-
sée si absurde qu'on était embarrassé pour la discuter
sérieusement. .. Je laissais à la conscience si éclairée du
Saint-Père à juger s'il devait, par amour pour les Jésuites,
provoquer une réaction qui, comme toutes les réactions,
pouvait si aisément dépasser le but et atteindre ce qui
nous est, à tous, si cher et si sacré... Ces idées dévelop-
pées, tournées et retournées de mille façons, commencent
à faire leur chemin et à monter du bas vers le haut. C'est
lia route qu'il faut suivre ici. L'alarme est dans les
CHAPITRE XII 625
esprits et je sais positivement qu'elle est arrivée jusqu'au
Saint-Père. Mes paroles ont été d'autant plus efficaces
qu'elles n'ont été accompagnées d'aucune démarche... »
(8 Mai 1845.)
M. Guizot avait d'abord approuvé la méthode stratégi-
que de son homme de confiance : « Je ne vous presse
point, lui écrivait-il le 17 avril; prenez le temps dont vous
aurez besoin et le chemin qui vous convient. Je veux seu-
lement vous avertir qu'ici la question s'échauffe... Quand
on est Gouvernement on ne dort pas tant qu'on veut, ni
quand on veut. » — Mais un mois plus tard, le ton change;
c'est vraiment, traduite en langage de chancellerie, une
semonce que le général en chef adresse à son lieute-
nant :
« Le Roi ne désapprouve point votre inaction; il com-
prend la nécessité de votre travail préparatoire. Pourtant
il s'étonne et s'inquiète un peu de cette attitude inerte,
quand tout le monde sait que vous êtes allé à Rome avec
une mission spéciale et laquelle. 11 craint que nous n'y
perdions un peu de dignité et d'autorité. Il est frappé que
le cardinal Lambruschini se soit naguère absenté de
Rome, et il y trouve quelque impertinence en même
temps que beaucoup de timidité. Il se demande si, pour le
succès même, il ne convient pas de nous montrer un peu
plus pressés, un peu plus hautains, et de faire un peu
plus sentir à la cour de Rome qu'elle nous doit et que,
pour elle-même, elle a besoin de prendre ce que nous dési-
rons en grande et prompte considération. » (19 Mai 1845.)
II
Ce qui provoquait l'impatience, l'inquiétude même du
Roi et celle de son ministre, c'était la double manifesta-
tion qui venait d'avoir lieu dans les Chambres à quelques
jours d'intervalle. Voici ce qui s'était passé.
Le 14 avril, on avait discuté à la Chambre des Pairs une
La Compagnie de Jésus. 40
626 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
pétition signée de 89 électeurs de Marseille, réclamant des
mesures administratives contre MM. Michelet et Quinet,
dont l'enseignement donné au nom de l'État, soit dans
leurs cours, soit dans leurs livres, était une perpétuelle
insulte à la religion et à lamorale.Ge fut l'occasion d'un
débat mouvementé qui remplit deux séances. Le rappor-
teur, comte de Tascher, réprouva énergiquement au nom
de la commission, les leçons des deux professeurs du
Collège de France, ainsi que le livre de Michelet, le Prê-
tre^ la Femme et la Famille^ que ses collègues et lui, dit-
il, avaient dû lire « malgré leur dégoût ». La commission
toutefois re jugeait pas à propos de renvoyer la pétition
au Gouvernement, « suffisamment averti », disait le Rap-
port. D'autres orateurs plaidèrent pour la répression.
Montalembert les combattit au nom des principes d'un
libéralisme radical : « 11 ne faut pas demander au Gouver-
nement de sévir contre les professeurs, mais la liberté. Je
respecte non leurs doctrines, j'en ai horreur, mais leur
liberté, parce que la liberté de l'agression est la sauve-
garde de la liberté de la défense. » M. Cousin prit alors
la parole et déclara d'abord, avec raison, que la théorie du
Pair catholique menait à l'anarchie. Quanta lui, il ne voulait
pas pour les professeurs une liberté illimitée. N'osant pas
défendre les excès dénoncés à la Chambre des Pairs, il
prétendit les ignorer. Mais il avait d'autres désordres et
d'autres dangers à signaler à la sollicitude des pouvoirs
publics. Et M, Cousin invitait les ministres et ses col-
lègues à ne point tant s'occuper de ce qu'on enseignait au
Collège de France et à regarder un peu plus du côté de
la rue des Postes. Ici se place un incident plutôt comique,
11 faut citer le Moniteur :
« M. Cousin... 11 est notoire en France que, en présence
de tant de lois anciennes et nouvelles qui se fortifient et
confirment les unes par les autres, il est, dis-je, notoire
qu'une fameuse Congrégation... — M. le comte Beugnot.
Ah ! nous y voilà ! — M. Cousin. Oui, nous y voilà. Avez-
vousdonc cru que j'hésiterais à dire hautement ma pensée ?
CHAPITRE XII 627
Oui, une fameuse Congrégation existe et marche, tête
levée, en opposition aux lois... Je n'hésite pas à me décla-
rer l'adversaire des Jésuites. Il en arrivera ce qu'il pourra.
{Rire général.) Ne riez pas trop; on peut sans ridicule se
déclarer l'adversaire d'une Compagnie qui domine en
Italie et en Belgique, qui fait la guerre civile en Suisse^
qui entraîne l'Eglise de France et qui tient en échec le
Gouvernement du Roi. »
Et après avoir affirmé une fois de plus que l'existence
des établissements des Jésuites était une violation outra-
geante des lois, M. Cousin déniait aux ministres le droit
de réprimer les écarts des professeurs, alors qu'ils lais-
saient en liberté des individus plus coupables et plus
malfaisants : « L'impunité que vous accordez aux Jésuites
couvre MM. Quinet et Michelet. Tant que je ne verrai pas
dans le Moniteur que M. le Garde des Sceaux a enfin exé-
cuté la loi à l'endroit de la Compagnie de Jésus, je suis
certain que M. de Salvandy ne prendra aucune mesure
sévère contre les professeurs inculpés ^ »
C'était déjà une sommation au Gouvernement. Quelques
jours plus tard la Chambre des Députés allait lui en adres-
ser une autre plus impérieuse. Gomme le Rapport de
l'année précédente, les interpellations^ Thiers de 1845 fu-
rent un événement qui compte dans l'Histoire et même
dans la littérature de l'époque. Elles visaient les Jésuites,
1 . Louis Veuillot rendait compte, avec sa verve malicieuse, de cette
intervention du grand pontife de l'Université :
« M. Cousin a commencé d'un ton dolent; il se meurt; il n'est sorti
que pour observer ce qui se passe ; il supplie ses collègues d'avoir pitié
de lui et de permettre qu'il parle de sa place, car il va rendre l'àrae :
tout cela d'un air à fendre les rochers et avec une télégraphie qui fait
sourire les Pairs, les huissiers, les spectateurs. Le garçon qui porte l'eau
sucrée va le dire à ses camarades ; les portes s'entrebâillent; de tous
côtés des tètes curieuses viennent contempler les évanouissements de
M. Cousin. Ces petites grimaces achevées, notre moribond entre en ma-
tière, et d'une voix de stentor, pendant près d'une heure, il se livre aux
emportements du zèle universitaire le plus fougueux. Ce qu'il dit, c'est..,
qu'il faut chasser les Jésuites. »
2. Il n'y en eut qu'une seule, mais à cette époque on mettait lemotau
pluriel.
628 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
en vertu de l'habitude prise par les libéraux, les galli-
cans, les libres penseurs de toute nuance, d'attribuer aux
Jésuites tout ce qui leur déplaisait dans la vie de l'Église
et surtout dans les actes de l'autorité ecclésiastique.
La querelle de la liberté d'enseignement venait de se
compliquer d'un conflit aigu entre les deux pouvoirs, le
spirituel et le temporel. Sur la fin de 1844, M. Dupin avait
publié son Manuel de Droit public ecclésiastique. C'était
une compilation des maximes parlementaires et régalien-
nes, que l'on aurait pu aussi bien intituler Manuel de l'as-
servissement de V Eglise à l'Etat. Par mandement en date
du 24 novembre 1844, le cardinal de Bonald condamna le
livre de M. Dupin, ce en quoi il ne faisait qu'exercer un
droit et accomplir un devoir de sa charge pastorale. 11
n'en fut pas moins déféré au Conseil d'Etat, lequel déclara
qu'il y avait abus. Les considérants, comme le jugement et
la sentence, n'étaient qu'une application des principes du
Manuel, condamnés par l'archevêque de Lyon, primat des
Gaules. Les évéques comprirent la portée de l'ordonnance
du Conseil d'Etat; plus de soixante d'entre eux s'em-
pressèrent de publier leur adhésion au mandement du car-
dinal de Bonald; plusieurs même, l'archevêque de Paris à
leur tête, saisirent l'occasion pour combattre les articles
organiques, le droit d'appel et la déclaration d'abus.
Le cardinal de Bonald n'avait pas attendu d'être appuyé
par ses collègues pour récuser le verdict qui le frappait.
« En matière doctrinale, répondit-il au ministre des Cultes,
je ne reconnais d'autre autorité qui puisse reviser mon
jugement que le Pontife romain et les conciles... Quand
le Conseil d'Etat a parlé, la cause n'est pas finie. » Dans
la presse libérale, comme à la tribune parlementaire, on
cria très fort à l'insurrection épiscopale contre les lois
de l'État.
Cependant à Rome on examinait le Manuel ; il fut mis
à VIndex, avec le Cours d'histoire de la Philosophie., de
M. Cousin. Un gallican comme M. Dupin, un philoso-
phe comme M. Cousin étaient, semble-t-il, au-dessus des
CHAPITRE xir 029
atteintes d'une congrégation romaine; ils en conçurent
pourtant une irritation violente qui s'accordait mal avec
leurs principes et leur dédain. Cette irritation gagna tous
les militants du parti, comme en témoignent les commen-
taires des feuilles libérales, même quand elles s'exercent
au persiflage. C'est sous cette impression que fut décidée
parmi les chefs de la gauche parlementaire « une sortie
contre les Jésuites ». Le jour même où la condamnation
de VIndex paraissait dans les journaux, jeudi 24 avril,
M. Thiers demandait à interpeller le Gouvernement sur
l'exécution des lois concernant les Congrégations reli-
gieuses. La Chambre fixa l'interpellation au vendredi sui-
vant, 2 mai.
Ce fut une séance des grands jours. Dix mille cartes
avaient été demandées aux questeurs. Toutefois on fut
quelque peu déçu; les comptes rendus des journaux
donnent clairement à entendre que la faconde méridio-
nale de M. Thiers parut terne et même languissante.
Il resta trois heures à la tribune pour exposer une thèse
historico-juridique; l'attrait de la nouveauté y manquait
tout aussi bien que le piquant des invectives; l'orateur
s'était en effet interdit toute violence et toute exagéra-
tion de forme. Il commença même par déclarer qu'il
avait « pour l'auguste religion de son pays un respect
sincère ». D'autre part, il ne voulait pas susciter d'em-
barras au Gouvernement, moins encore lui tendre un
piège; bien au contraire, affîrmait-il, il lui apportait le
concours de l'opposition pour résoudre une difficulté des
plus graves. L'interminable discours peut se résumer en
trois mots : 1" Les Jésuites sont revenus. 2<' Les lois s'op-
posent à ce qu'ils existent en France. 3° Le moment est
arrivé d'appliquer les lois. — M. Thiers commenta sur-
tout très longuement la législation qui, d'après lui, confé-
rait au Gouvernement un droit absolu sur les Congréga-
tions religieuses en général. Quant aux Jésuites, « nos
lois, dit-il, défendent même d'être Jésuite en particulier » ;
malgré cette interdiction, il consentait pourtant à laisser
630 LA COMPAGNIE DE JESUS
l'individu « à sa conscience » ; c'est la communauté seule
qu'il poursuivait : « Je ne demande, répétait-il, aucune
peine contre les Jésuites; simplement la dissolution par
voie administrative. »
La troisième partie renfermait la véritable raison d'être
de l'interpellation ; l'orateur devait, semble-t-il, y con-
centrer son effort ; ce fut celle qu'il expédia comme à la
hâte. De vrai, c'était la plus difficile à traiter convenable-
ment. Tous les ministères qui s'étaient succédé depuis la
Révolution de Juillet avaient toléré les Jésuites ; M, Thiers
lui-même, qui avait été ministre et chef du Cabinet, avait
laissé dormir les lois dont il venait aujourd'hui demander
l'exécution. Pourquoi ce zèle tardif de la légalité ? Quel
était le fait nouveau qui motivait ce changement ? Ici
l'orateur se voyait obligé d'entrer dans des précisions ;
c'était au pied de la lettre un acte d'accusation qu'il s'agis-
sait de dresser contre les Jésuites. Qu'avaient-ils donc
fait en ces derniers temps pour appeler sur leur tête les
justes sévérités du pouvoir? Ce ne fut pas sans un réel
embarras que M. Thiers entreprit de formuler ses griefs.
On avait attaqué l'Université, le clergé dénonçait l'en-
seignement des collèges, il réclamait la liberté d'ensei-
gnement: « On a conçu l'incroyable pensée d'obtenir pour
le clergé l'éducation de la jeunesse » ; d'autre part, un de
ses plus hauts dignitaires a osé condamner le livre d'un
procureur général; l'épiscopat en masse proteste contre
la déclaration d'abus prononcé par le Conseil d'État.
Toute cette agitation vient probablement des Jésuites.
Ce sont les Jésuites qui ont poussé les évêques. « Je le
dis franchement, je crois que la première impulsion part
de la Congrégation contre laquelle je réclame l'application
des lois. »
En résumé, le fait nouveau qui obligeait à sévir, c'était
donc la campagne pour la liberté d'enseignement. « Pour
sauver la monarchie, disait M. de Carné parlant après
M. Thiers, on déclare la patrie en danger, et on court sus
aux Jésuites; ils ne se sont pas mis dans la question ; on
CHAPITRE XII 631
les y a mis et on les exploite. » Les évêques poursuivent
viefoureusement l'offensive contre l'Université. M. Thiers
accuse les Jésuites d'en être « probablement » les instiga-
teurs ; il le croit, sans en être bien sûr, et c'est pourquoi
il demande leur expulsion.
A l'appui de ce stupéfiant réquisitoire M. Dupin apporta
sa diatribe accoutumée, violente, grossière même, et qui
étonne de la part d'un personnage qui devait à sa situation
d'éviter certaines outrances. Du moment qu'il touchait au
Jésuite, il semble que ce malheureux homme fût condamné
à oublier toute mesure. Citons seulement sa conclusion :
« La question se pose. L'État a-t-il le droit de se défendre
contre l'invasion des Jésuites... ; contre cette association
qui n'est qu'un démembrement, une colonie, une expédi-
tion envoyée par le général en chef dans la province de
France pour essayer de la soumettre aux Jésuites?... Ques-
tion très facile à résoudre. »
Heureusement pour l'honneur de la tribune française,
Berryer aborda à son tour le débat sur les Jésuites. 11 refit
la thèse juridique, soumit à l'examen les textes législatifs,
leur histoire, les principes du droit actuel et en tira des
conséquences diamétralement opposées à celles de l'in-
terpellateur. Vous nous ramenez, lui disait-il, à un état
de choses aboli ; vos préventions avaient un sens et étaient
soutenables sous d'autres régimes ; « mais aujourd'hui,
en 1845, un système de prévention, un système d'autori-
sation préalable pour pratiquer la liberté de conscience,
c'est le démenti le plus absolu et le plus cruel donné à la
Constitution. »
« M. Berryer, avec ce talent magique qui n'appartient
qu'à lui, a élevé la discussion jusqu'à la puissance du
pathétique. » Tel fut le début de Lamartine, en prenant
la parole après le grand orateur. Pour lui, « les Jésuites
dont on avait tant et si souvent parlé » n'étaient « qu'une
espèce de symbole abstrait sur lequel s'agite une des plus
grandes questions qui puissent occuper l'opinion pu-
blique ». Aussi, dédaignant de se mêler à des querelles
632 LA COMPAGNIE DE JESUS
mesquines, le poète déclarait combattre « pour une cause
mille fois plus grande, mille fois plus sainte que celle
des Jésuites...; pour l'indépendance de la foi, de la rai-
son, de la pensée religieuse... » Finalement M. de Lamar-
tine réclamait la séparation de l'Église et de l'État, pour
assurer à tous la liberté et le droit commun.
Mais ni le ministère ni la Chambre n'étaient disposés à
s'engager dans cette voie. Une première fois le Garde des
Sceaux vint affirmer à la tribune que le Gouvernement était
pleinement d'accord avec « l'honorable M. Thiers ». Les
lois contre les Congrégations religieuses étaient incon-
testables et incontestablement en vigueur. Mais ces lois
devaient être appliquées avec discrétion; le Gouverne-
ment était juge de l'opportunité. On lui reconnaissait cette
qualité puisqu'on ne lui demandait d'appliquer les lois
qu'aux seuls Jésuites. M. Martin du Nord était parfaite-
ment d'avis que, en ce qui les concernait, elles devaient
être exécutées; mais il priait la Chambre de laisser au
Gouvernement le choix des moyens ; on avait entamé une
négociation à ce sujet avec la puissance spirituelle ; il
fallait attendre le résultat.
La théorie, énoncée par M. Martin du Nord, d'après
laquelle les ministres demeuraient juges pour l'applica-
tion de certaines lois déclarées par eux-mêmes incontes-
tables, n'était rien moins qu'une énormité au point de vue
constitutionnel ; la Chambre, hypnotisée parle spectre du
Jésuite, parut n'y point prendre garde d'abord, mais au
dernier moment, un enfant terrible du parti, Odilon Barrot,
fit observer que les lois dont on réclamait l'exécution attei-
gnaient toutes les Congrégations religieuses d'hommes
sans distinction ; l'ordre du jour qu'on allait voter ne
distinguait pas davantage ; on se réservait de le rappeler
au Gouvernement. Cet ordre du jour, présenté comme
conséquence de l'interpellation, était ainsi conçu : « La
Chambre, se reposant sur le Gouvernement du soin de
faire exécuter les lois de l'Etat, passe à l'ordre du jour. »
M. Martin du Nord ayant accepté cette formule assez
CHAPITRE XII 633
élastique, M. Thiers revint à la charge pour en préciser
le sens. La Chambre, dit-il, consent à laisser au Gouver-
nement le choix des moyens; il négocie avec Rome, soit.
Mais « il est bien entendu que, quel que soit le résultat des
négociations, les lois seront exécutées ». A quoi le ministre
répondit: « C'est entendu. »
L'infortuné Garde des Sceaux ne s'était pas incliné sans
embarras devant cette sommation que l'interpellateur
semblait prendre plaisir à rendre dure et humiliante. En
promettant de passer outre, quel que fût le résultat de la
négociation dont on avait pris l'initiative, on s'infligeait à
soi-même un désaveu, en même temps qu'on outrageait
le Saint-Siège. C'est apparemment pour atténuer le déplo-
rable effet que cet engagement ne pouvait manquer de
produire que M. Martin du Nord crut devoir multiplier
les protestations de dévouement à la religion et de res-
pect pour le clergé. D'après lui, la cause des Jésuites ne
touchait en rien ni à celui-ci ni à celle-là. « Le clergé,
affirmait-il en terminant, est complètement désintéressé
dans cette question. 11 peut et doit toujours compter sur
l'appui des Chambres dans l'accomplissement de sa sainte
mission, et tout ce qui pourra être fait à l'égard de certaine
Congrégation religieuse ne devra altérer en rien la juste
confiance que le clergé doit avoir dans les intentions
bienveillantes du Gouvernement. »
Au reste, dans tout le cours de ce débat, à commencer
par M. Thiers protestant de son respect pour « l'auguste
religion de son pays », la même note s'était fait entendre;
c'était une sorte d'accompagnement obligé des déclarations
anticléricales de l'époque. On n'en voulait pas au clergé,
moins encore à la religion; tout au contraire : « Je puis
dire, assurait jNI. Dupin, que c'est pour le clergé que nous
combattons en cherchant à l'isoler, à le séparer de ceux
qui le compromettent. » M. Hébert, qui allait bientôt
recueillir la succession de M. Martin du Nord, enchéris-
sait sur M. Dupin lui-même; il voulait supprimer les
Jésuites, parce que « cet Ordre est l'adversaire dangereux
634 L.V COMPAGNIE DE JESUS
et permanent de nos deux révolutions, et parce qu'il est
nuisible aux intérêts de l'Église ». Il ne faut pas s'éton-
ner que tant de dévotion ait fait perdre patience à cer-
tains honnêtes gens. A la suite des deux longues séances
remplies par l'interpellation Thiers, Laurentie écrivait
dans son journal : « Le mensonge domine toute cette dis-
cussion. Le malheur en ces débats, c'est que la parole
manque de loyauté et de courage. Ils n'osent pas dire, ces
petits entrepreneurs de tyrannie, ce qu'ils veulent faire.
Ils protestent de leur respect pour la religion... Eh ! mon
Dieu! Qu'ils aient donc du cœur, qu'ils soient philosophes
tout à leur aise M » Le Courrier français^ un ami pour-
tant de ces fidèles serviteurs de l'Église, leur disait plus
crûment que « tous ces témoignages de respect sentaient
l'hypocrisie ».
Le Gouvernement ayant donné son adhésion à la thèse
de M. Thiers, les conservateurs eux-mêmes votèrent
l'ordre du jour, qui fut adopté à une très forte majorité.
Ce dénouement était prévu. Dans la matinée du 3 mai, le
Père de Ravignan était allé voir Berryer. « Le grand ora-
teur se promenait dans sa chambre et se préparait à la lutte
de la journée. Le Père de Ravignan se jette à son cou, le
remercie d'avance etl'anime par l'espoir d'une récompense
au ciel plutôt que du succès ici-bas. — Ah! sans doute,
répondit son illustre ami, la cause est perdue, et cepen-
dant elle sera gagnée. Pour le présent je suis désespéré;
je vois d'ici tous ces hommes au parti pris d'avance, comme
un mur de marbre devant moi. Seulement, je suis indigne
d'être l'avocat d'une telle cause; ne m.e remerciez pas,
mais priez pour moi 2. »
Cinq semaines plus tard, le 10 juin, nouvelle semonce
de M. Thiers au Gouvernement. Dans un langage à peine
parlementaire, il lui rappelle le vote du 3 mai; sans doute,
on lui a permis de négocier avec Rome, mais « il ne s'agit
I. La Quotidienne, 4 Mai i845.
a. Vie du R. P. X. de Ravignan, lo' édition, Tome I, p. 3i3.
CHAPITRE XII 635
pas d'intérêts difficiles à traiter « ; il s'agit simplement de
l'exécution des lois. « La dignité du Gouvernement est
intéressée à ce qu'on ne donne pas trop de temps à cette
négociation. » M. Thiers désire qu'on sache bien que lui
et ses amis sont résolus à poursuivre l'affaire « avec la cons-
tance nécessaire pour obtenir un résultat ». Et M. Dupin
d'exiger une fois de plus l'engagement ministériel que les
lois seront exécutées, quelle que soit l'issue de la négo-
ciation en cours.
Cette impatience d'en finir avec les Jésuites fut pour-
tant ce qui détermina en leur faveur une manifestation par-
lementaire comme on n'en avait pas vu jusqu'alors. Le
lendemain, 11 juin, on discutait à la Chambre Haute cer-
tains crédits pour les Affaires étrangères. Montalembert
en prit occasion pour riposter à l'interpellation du 2 mai,
au vote des députés et aux déclarations du ministère. Le
jour suivant, on entendit le comte Beugnot et le marquis
de Barthélémy; il ne leur restait rien de leur timidité de
l'année précédente. « Tons trois, dit M. Thureau-Dangin,
le premier avec un éclat de passion dédaigneuse et ven-
geresse, le second avec un grand sens politique, le troi-
sième avec une connaissance étendue du problème juridi-
que, mirent en vive lumière l'inanité des griefs allégués
contre la Compagnie de Jésus, l'illégalité et le péril des
mesures qu'on voulait prendre contre elle. Ils flétrirent la
conduite de l'opposition libérale, donnant un démenti à
tous ses principes, et aussi la faiblesse du ministère livrant
la liberté religieuse à des passions qui n'étaient ni les
siennes, ni même celles de ses amis, mais celles de ses
ennemis*. »
Le manque de franchise, caractéristique de toute la
manœuvre ourdie contre les Jésuites, faisait la partie
belle à l'éloquence fougueuse de Montalembert. Après
avoir contesté la valeur légale du vote de la Chambre,
I. Histoire de la Monarchie de Juillet. Tome V, p. 56a.
636 LA COMPAGNIE DE JESUS
laquelle n'a pas qualité pour interpréter les lois, puis
raillé l'ultraniontanisme du Gouvernement qui va deman-
der à Rome son appui pour faire exécuter les lois de
l'Etat, l'orateur prenait une à une les accusations élevées
contre les Jésuites, et montrait qu'elles s'adressaient aux
évéques, au Pape, à l'Eglise elle-même, à l'Eglise catho-
lique que l'on visait en réalité sans avoir le courage de
l'avouer : « Pourquoi donc, s'écriait-il, les Jésuites sont-ils
seuls accusés ? Oh ! c'est que leur nom est impopulaire ;
leur nom est commode pour la haine; il dispense de
la vérité et il remplace la justice... Eh bien ! je ne crains
pas de dire sans désigner personne, qu'il y a dans cette
tactique une souveraine lâcheté et de plus une souve-
raine hypocrisie, et j'ajoute, une souveraine impuissance. . .
Et sachez-le, disait-il en terminant, le sacrifice du juste
ne profite jamais en dernière analyse qu'à la justice. Gela
s'est toujours vu depuis le temps de Pilate, et c'est un
exemple, une méditation que je recommande aux nom-
breux successeurs de ce fameux homme d'État parmi
nous. »
Pendant deux longues séances la Ghambre des Pairs et le
Gouvernement durent se résigner à entendre la défense
des Jésuites, rigoureuse, complète, où la question étaitenvi-
sagée sous tous ses aspects, avec une hauteur de vue et
un accent de sincérité que l'on n'était guère accoutumé à
rencontrer dans les harangues de leurs adversaires. Le
comte Portalis en donna une preuve de plus dans un dis-
cours où il leur attribuait des prétentions à une hégémonie
chimérique au sein de l'Église. Quant au ministre des
Cultes, obligé de dire pourquoi on s'en prenait aux seuls
Jésuites, tout ce qu'il sut leur reprocher de façon un peu
précise, ce fut « d'être venus hautement, à la face du pays,
déclarer ce qu'ils étaient ».
Le marquis de Barthélémy à la Ghambre des Pairs,
comme Berryer à la Ghambre des Députés, avait examiné
la situation des Ordres religieux en France au point de
vue juridique . L'un comme l'autre, ils avaient établi
CHAPITRE XII ^ 637
qu'aucune loi ne s'opposait à l'existence de fait des Con-
grégations religieuses non reconnues. C'était le contre-
pied de la doctrine développée par M. Thiers, tant de fois
reproduite à la tribune de façon plus ou moins explicite,
et à tout propos déclarée par le Gouvernement incontes-
table. On voit qu'elle était au contraire fort contestée.
Déjà, l'année précédente, M. de Vatimesnil, l'ancien mi-
nistre de Charles X, exécuteur des Ordonnances de 1828,
avait adressé au Père de Ravignan une lettre où il exposait
son avis, comme jurisconsulte, sur les anciens arrêts des
Parlements et édits royaux relatifs à la Compagnie de
Jésus, arrêts et édits sans valeur aucune, selon lui, dans
l'état actuel de la législation. 11 y joignait un Extrait du
Mémoire qu'il avait rédigé quelques années auparavant
pour un monastère de Trappistes, que le Gouvernement
prétendait dissoudre en vertu des lois existantes. Lettre
et Mémoire furent insérés avec permission de l'auteur
dans la troisième édition de l'opuscule du Père de Ravi-
gnan, vers le milieu de 1844. A la suite de l'interpellation
du 2 mai, M. de Vatimesnil donna à son étude la rédaction
définitive ; elle est datée du 3 juin 1845 et fut publiée sous
le titre de Consultation sur les mesures annoncées contre
les Associations religieuses. Elle portait la signature de
neuf avocats des plus en vue du barreau de Paris, MM. de
Vatimesnil, Berryer, Béchard, Mandaroux-Vertamy, Par-
dessus, Fontaine, Jules Gossin, Lauras, Henri de Riancey.
En l'espace de quatre à cinq semaines elle recueillit l'adhé-
sion, simple ou motivée, de plus de trois cents avocats,
appartenant à dix-huit ou vingt barreaux différents. Au bas
de la liste on lit cette note : « L'issue de la négociation
Rossi a empêché qu'on ne recueillît les adhésions d'un
plus grand nombre de barreaux. »
III
La Consultation Vatimesnil a une importance capitale
dans l'histoire des Congrégations religieuses en France
638 » LA COMPAGNIE DE JESUS
dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Bien
que, en effet, elle ait été provoquée par les menaces dont
la Compagnie de Jésus était l'objet, elle intéressait éga-
lement toutes les autres Congrégations qui se trouvaient
dans le même cas, c'est-à-dire qui ne jouissaient point
de l'autorisation légale. La Compagnie de Jésus n'y est
même pas nommée ; la situation des Jésuites au regard
de la loi ne diffère en rien de celle des autres religieux ;
mais la consultation démontre que tous peuvent vivre pai-
siblement à l'abri du droit commun et que le Gouverne-
ment ne saurait les inquiéter sans recourir à des moyens
arbitraires et inefficaces. Cette démonstration résulte de
trois propositions dont le développement forme les trois
parties de l'ouvrage : « — 1° Aucune loi actuellement
en vigueur ne prohibe la vie en commun des person-
nes appartenant à des associations religieuses non recon-
nues. — 2° Lors même qu'il existerait des lois portant
une telle prohibition, l'autorité n'aurait pas le droit de
procéder à la dissolution par voie administrative, mais
elle devrait soumettre l'affaire aux tribunaux. — 3° Enfin
la dissolution par voie administrative serait dans l'appli-
cation une mesure impraticable et sans résultat possible. »
Nous devons nous en tenir à cet énoncé des têtes de
chapitres, en y ajoutant toutefois la conclusion des juris-
consultes signataires. Faisant un retour sur les institu-
tions du passé, ils avouent que la procédure des anciens
Parlements était plus simple et plus radicale. Ils prenaient
un arrêt de bannissement et tout était dit. Le régime im-
périal à son tour usa de la manière autocratique. « Mais
il n'y a plus laque de tristes souvenirs historiques, quel-
qaefois évoqués par des hommes qui se croient progres-
sistes, tandis qu'ils ne sont que rétrogrades. La seule
réalité actuelle est celle-ci: Des religieux sont dans une
ville. Vous n'avez aucun moyen pour les contraindre d'en
sortir, et cependant vous espérez les empêcher, unique-
ment par voie de police, de vivre en commun et d'obser-
ver leur règle qu'ils ont fait vœu de suivre tant qu'un
CHAPITRE XII 639
obstacle insurmontable ne s'y opposerait point. Vous ne
le pouvez pas. Dans cette lutte que vous engagez contre
la liberté et la conscience votre rôle sera odieux, vos
moyens dérisoires et votre défaite certaine. »
On sait comment ces prédictions ont été réalisées de
point en point. Les hommes d'Etat auxquels elles étaient
adressées esquivèrent le péril dont ils comprenaient fort
bien la gravité ; mais trente-cinq ans plus tard un autre
Gouvernement se jeta dans l'aventure de l'exécution par
voie administrative; il lui fallut entrer par effraction dans
les couvents, en crochetant les serrures, quelquefois en
faire le siège, en expulser les habitants manu militari. Il
lui fallut bien jouer le « rôle odieux », épuiser les « moyens
dérisoires », pour aboutir à « la défaite certaine », puis-
que aussi bien, pour assurer sa victoire sur les maisons
religieuses, il aurait dû y laisser garnison à perpétuité.
Il ne le fit pas et les religieux rentrèrent chez eux. C'est
la « défaite » que constatait Waldeck-Rousseau lui-même
quand il disait : « Le régime des Décrets est inopérant. »
Les fameux Décrets de 1880 prescrivaient l'exécution
des prétendues « lois existantes » ; mais ces lois, dépour-
vues de sanction, étaient par là même vouées à l'impuis-
sance. Cette fois on avait la preuve par le fait, preuve
péremptoire, irréfutable, que la consultation Yatimesnil
renfermait la vérité juridique.
Appuyés sur cette consultation les Jésuites s'apprê-
taient à la résistance. On était généralement persuadé que
M. Rossi n'obtiendrait rien de Rome. « Rossi, écrivait le
correspondant de V Univers^ est en train de faire buisson
creux. Il a des moments de découragement, mais aussi de
colère... Les catholiques peuvent être sûrs que Rome ne
leur fera point défaut dans cette lutte. » (22 Mai 1845.) Les
journaux de l'opposition libérale n'épargnaient pas au
Gouvernement les railleries sur la fausse manœuvre où il
s'était embarqué. Trois semaines plus tard le Constitution-
nel pronosùqusiit encore un échec certain. On lui écrivait
640 LA COMPAGNIE DE JESUS
de Rome : « M. Rossi a été fort mal accueilli. Le Pape
l'a reçu poliment mais froidement ; le cardinal Lambrus-
chini plus froidement encore et d'une manière passable-
ment décourageante ; la moitié des cardinaux ne lui ont
pas rendu ses visites ; quelques-uns ont refusé de le rece-
voir; la plupart des grandes familles en ont fait autant. »
Cependant « M. Rossi n'a point échoué dans sa mission,
et cela pour une bonne raison, c'est qu'il n'a pas encore
dit un seul mot des Jésuites. M. Rossi sait parfaitement
que, dès qu'il en parlera, il sera repoussé et alors sa mis-
sion sera terminée ». (10 Juin 1845.) Le ministère allait
donc être obligé de tenir l'engagement pris à la Chambre
des Députés ; il ferait exécuter les lois par la voie adminis-
trative. Tous les amis des Jésuites, tous les représentants
les plus autorisés de l'opinion catholique, à commencer
par les évéques, les suppliaient de se retrancher dans
leurs droits de citoyens et de ne rien céder qu'à la force.
Mgr Parisis publiait à ce propos une Lettre d'une singu-
lière énergie : « Nous sommes tous intéressés dans cette
affaire, disait-il en terminant. Aussi, comme prêtres,
comme chrétiens et surtout comme citoyens, nous conju-
rons les Jésuites : 1" de jouir tranquillement des droits
dont ils sont possesseurs et d'attendre qu'on les attaque;
2° de ne faire aucune concession d'aucun genre ; 3° de se
défendre par tous les moyens que les lois leur fournissent
et de soulfrir plutôt tous les genres de persécution que de
sacrifier un principe qui est humainement aujourd'hui le
boulevard de l'Église.
« Plutôt cent ans de guerre que la paix à ce prixi ! »
Les Jésuites français s'étaient d'ailleurs engagés d'eux-
mêmes dans la voie où on les conviait d'entrer; leur déci-
sion avait été prise, alors que la menace n'était encore
qu'un point noir à l'horizon. Une circulaire provinciale
adressée, dès le mois de mai de l'année précédente, aux
Supérieurs et aux membres de leurs conseils débutait
I. Un mot sur les Interpellations Tliiers et l'ordre du jour motivé^ par
Mgr révêque de Langres. Publié par V Univers du 22 Juin i845.
CHAPITRE XII 641
ainsi: « Quoique nous n'ayons, ce semble, rien à craindre en
ce moment pour nos maisons, je crois cependant prudent
et utile de vous tracer la marche que vous auriez à suivre,
si le cas se présentait. » (25 Mai 1844.) Cette marche était
alors indiquée seulement dans les grandes lignes; des
instructions plus explicites seraient données, s'il y avait
lieu. Elles le furent, en effet, à la suite de Tordre du jour
sur l'interpellation Thiers. La circulaire de Paris, signée
du Père Ambroise Rubillon, est datée du 19 mai 1845,
Cette fois, on envisage la dissolution comme imminente:
« Mon Révérend Père, Pax Christi lYous attendez avec
quelque impatience le plan de conduite à suivre dans la
circonstance présente. Le voici. Il est à peu près certain
qu'on ne prendra point, pour dissoudre nos maisons, la
voie judiciaire... On agirait donc par voie administrative ;
par ordonnance ou par arrêt administratif la dissolution
de nos maisons serait prononcée. Un agent de l'auto-
rité administrative se présenterait pour l'effectuer... » La
circulaire détaille minutieusement ce que le Supérieur
doit dire et faire, jusqu'à l'expulsion par l'emploi de la
force et à la dispersion des membres de la communauté.
Elle se termine en recommandant « la modération, la
politesse ; nulle résistance irritante, nul éclat ne doit se
trouver dans vos actes ». Et enfin par manière de con-
clusion : « Ce n'est qu'après les plus mûres délibérations,
après les avis répétés des hommes d'Etat, des juriscon-
sultes les plus éminents, que cette ligne de conduite a
été adoptée ; il faut donc vous y conformer exactement. »
Suit une formule de protestation à faire insérer dans le
procès-verbal du commissaire de police et à publier dans
les journaux. Les religieux déclarent que la mesure
dont ils sont victimes constitue un attentat aux droits
garantis à tous les Français par la Charte et par les lois:
savoir, la liberté individuelle, l'inviolabilité du domicile,
l'inviolabilité de la propriété, la liberté de conscience et
de culte. Ce sontlà en effet, au témoignage de M. de Vati-
mesnil, « en y ajoutant la compétence judiciaire et
La Couipagnie de Jésus. 41
642 LA COMPAGNIE DE JESUS
l'indépendance des tribunaux, les grands intérêts engagés
dans celte affaire » *. Une circulaire, identique pour le
fond, était envoyée par le Père Maillard aux Supérieurs
de la Province de Lyon.
Ainsi donc, au mois de mai 1845, les Jésuites français
s'attendaient à une exécution comme celles dont la Troi-
sième République a donné tant de fois à notre génération
ie triste spectacle, et ils s'apprêtaient à y résister comme
il convient aux citoyens d'un pays libre. Une dernière
recommandation des circulaires provinciales était ainsi
conçue: « Cette instruction sur la conduite à tenir doit
être secrète; il faut éviter que l'autorité sache quels
moyens nous devons prendre pour nous défendre. »
Mais de son côté le Gouvernement poursuivait son
plan qui allait rendre inutile celui de la défense. Les Jésui-
tes de Paris n'ignoraient pas les intentions du ministère.
Le 26 mai, le Père Guidée écrivait au Père Général : « Nous
avons été grandement consolés en apprenant que le Sou-
verain Pontife avait repoussé toutes les propositions qui
lui ont été faites; mais nous savons de science certaine
qu'on ne se tient pas pour battu. » 11 semble donc que
dès lors Grégoire XVI avait été pressenti et avait donné
une réponse peu encourageante pour le négociateur.
C'est bien ce qu'on peut lire à travers les lignes d'une
longue dépêche de M. Rossi à M. Guizot, en date du
28 mai, où il se félicite beaucoup des résultats du travail
« inofficiel et préparatoire » qu'il poursuit depuis deux
mois. Mais en somme il n'avait pas encore osé entamer
la négociation.
Ce fut seulement le 30 mai que, stimulé par les instan-
ces discrètes mais formelles du ministre des Affaires
étrangères, il se décida à remettre au secrétaire d'Etat,
cardinal Lambruschini, \e Mémorandum relatif à l'affaire
des Jésuites. « En lui portant moi-même cette pièce, écrit-
il trois jours après, j'ai eu avec lui un entretien très serré
I. Lettre de M. de Valiiuesnil, pour les avocats des divers barreaux
de France, jointe à sa Consultation, 'j Juin i845.
CHAPITRE XII G43
et très pressant..., pour lui faire sentir la nécessité d'une
résolution prompte et vigoureuse. » (2 Juin.) C'étaient
les impatiences du Palais-Bourbon dont M. Rossi se fai-
sait l'écho. A Rome on n'avait pas les mêmes raisons de
se presser ; toutefois le document, communiqué par le
Secrétaire d'État aux Pères du Gesù, revint au bout de
quelques jours avec les annotations du Père Rozaven ;
l'examen en avait été facile et la réponse, article par
article, tenait en quelques mots. Le Mémorandum, en effet,
reproduisait les instructions de M. Guizot à son chargé
d'aftaires, que nous avons citées plus haut. A cet exposé
de la situation M. Rossi avait ajouté « le fait nouveau, de
la plus haute gravité », survenu dans les premiers jours
du mois, et qui « avait fait sentir au Gouvernement du
Roi la nécessité de mettre fin à une tolérance qu'on s'était
appliqué à rendre impossible ». C'est ainsi qu'il désignait
l'interpellation Thiers, suivie de l'ordre du jour de la
Chambre des Députés. Après quoi M. Rossi entrait dans
des considérations dont la Compagnie de Jésus doit gar-
der le souvenir. Pour elle aussi l'Bistoire se répète. A
Grégoire XVI, comme à Clément XIV, on demande de
sacrifier les Jésuites, et c'est dans l'intérêt de la religion
qu'on le lui demande; du jour où ils ne seront plus là,
une ère de paix et de prospérité s'ouvrira pour l'Eglise :
« Il est notoire, en effet, dit le Mémorandum, que les
choses de la religion avaient pris en France, depuis
plusieurs années, une vigueur nouvelle. Le Roi et son
Gouvernement trouvaient dans ce progrès une heureuse
récompense de leurs efforts pour la prospérité et l'éclat
de l'Eglise de France. Les esprits s'humiliaient devant
les autels, à la parole de Dieu, comme ils se pliaient, dans
le monde, à la discipline de la loi et au respect des insti-
tutions nationales. L'ordre et la paix, ces incomparables
bienfaits dus à la sagesse du Roi, secondaient en même
temps le développement progressif des libertés publiques
et celui des sentiments religieux ; et la religion à son tour,
par sa légitime influence, raffermissait l'ordre et tous les
644 LA COMPAGNIE DE JESUS
principes tutélaires des sociétés civiles. Rien ne troublait
alors cette bonne harmonie entre l'Église et l'État.
« Il est également notoire que ce progrès visible s'est
trouvé tout à coup interrompu. Le jour où la Congréga-
tion des Jésuites, déchirant par une confiance inexplica-
ble le voile qui la cachait aux yeux du public, a voulu
que son nom vînt se mêler à la discussion des affaires du
pays, ce jour-là les alarmes ont succédé à la sécurité, les
plaintes à la bonne harmonie, les violents débats à la paix.
Le zèle religieux, devenu fanatisme et emportement chez
quelques-uns, s'est proportionnellement refroidi chez
les autres. La présence des Jésuites trouble les esprits,
envenime et dénature les questions. Eux présents, le bien
est devenu difficile, on peut même dire impossible. Faut-il
s'étonner que la Chambre des Députés demande instam-
ment la dissolution d'une Congrégation qui, loin d'êlre
un secours, un moyen d'influence pour la religion, pour
l'Église, pour l'État, n'est qu'une entrave et un obstacle?
« Il est en même temps évident, pour tout observateur
impartial, que le sentiment des Chambres françaises est
aussi modéré que ferme. La Congrégation des Jésuites
est la seule Congrégation religieuse qui ait suscité le
débat, la seule dont on ait demandé la dissolution. Pleine
de dévouement pour la religion et pour l'Eglise, la France
est disposée à rendre au clergé, en respect et en protec-
tion, ce qui sera retiré aux Jésuites en influence et en
pouvoir... < »
Le Mémorandum s'étend ensuite longuement sur la
solution que M. Guizot avait indiquée, laissant au négo-
ciateur le soin de la faire adopter par le Saint-Siège.
M. Rossi n'avait pas le choix des arguments ; il ne pou-
vait que s'évertuer à mettre en valeur ceux que nous
connaissons déjà, arguments qui avaient surtout l'avantage
de faire entendre clairement à des diplomates aussi avi-
sés que les cardinaux romains la vraie raison, la seule
I. Guizot, Mémoires. T. VII, p. 422.
CHAPITRE XII C45
vraie, celle que l'on n'osait et ne pouvait pas dire, c'est
à savoir que le Gouvernement du Roi était très embar-
rassé et qu'il demandait au Saint-Père de l'aider à sortir
de ce mauvais pas. Voilà ce qui transparaît à travers
tous les artifices d'avocat, les affirmations plus que har-
dies, les formules louangeuses, les protestations de
dévouement et de zèle, et plus encore les menaces discrè-
tement insinuées. Si le Gouvernement du Roi s'adresse
au Pape au lieu d'agir par lui-même, c'est qu'il est « plein
de respect pour l'Eglise et jaloux de lui éviter toute
situation critique et toute lutte extrême ». Aussi, en
demandant à la cour de Rome de « prévenir l'action du
pouvoir civil, le Gouvernement du Roi a l'intime convic-
tion qu'il rend un service signalé à l'Eglise en général et
en particulier au clergéfrançais. La dispersion des Jésui-
tes unefois opérée par l'autorité du Saint-Siège, les esprits
seront apaisés. . . , les préventions se dissiperont, les crain-
tes disparaîtront, les rapports de l'Eglise et de l'Etat
deviendront faciles; car la France reconnaissante sera
pleine de confiance dans la sagesse, la prudence et la
modération du Saint-Siège. » Mais « si le concours bien-
veillant du Souverain Pontife manquait au Roi dans cette
occasion si pressante et si grave, les lois de l'Etat devraient
avoir leur plein et libre cours. Les préfets, les procureurs
généraux recevraient l'ordre de les mettre à exécution.
Le bruit serait grand... ; le Gouvernement engagé mal-
gré lui dans une voie qu'il aurait voulu éviter, se verrait
forcé de pourvoir à toutes les nécessités de la situa-
tion... En écartant par son autorité légitime et recon-
nue les complications d'une exécution fâcheuse..., le
j)ouvoir spirituel rendra à la religion un immense ser-
vice... »
C'est à peu près le mot de la fin, celui qui résume le
Mémorandum ; il n'y a plus à la suite qu'une tirade élo-
gieuse à l'adresse du Saint-Père. Il est trop évident que la
Religion était mise ici pour le Gouvernement de S. M. le
Roi Louis-Philippe. M. Rossi était le dernier qui pût
646 L\ COMPAG^•IE DE JESUS
l'entendre autrement. Ce n'était pas pour défendre les
intérêts de la religion qu'on l'avait envoyé à Rome.
En tout cas, et le secrétaire d'Etat, et les cardinaux de
la Curie et Grégoire XVI lui-même comprenaient très
bien qu'il s'agissait d'un service à rendre à une puissance
en bonnes relations avec le Saint-Siège. La suite donnée
à la requête devait en fournir la preuve.
IV
Le gouvernement pontifical se trouvant ofTiciellement
saisi par la remise du Mémorandum, la Congrégation dite
àe^ Affaires ecclésiastiques extraordinaires fut convoquée
à l'effet de donner son avis. Elle tint séance le 12 juin,
pendant trois heures, en présence du Pape. La Congréga-
tion comprenait douze cardinaux ; l'un d'eux résidait à
l'étranger ; trois autres se trouvèrent empêchés ; huit pri-
rent part à la délibération. A l'unanimité ils conclurent
que Sa Sainteté ne pouvait ni ordonner, ni conseiller aux
Jésuites français de se dissoudre. L'avis s'appuyait de
trois considérants: — 1° Les lois indiquées étaient injus-
tes et de plus au moins douteuses. — 2" Les Jésuites
étaient innocents ; aucun d'eux depuis trente ans n'avait
été l'objet d'une accusation précise. — 3° Les évêquesles
estimaient et les protégeaient; en les frappant le Saint-
Siège blesserait l'épiscopat '.
Mal renseigné par son chargé d'affaires, M. Guizot men-
tionne à peine le fait et de façon inexacte : « La majorité,
1. '(Le Saint-Père a délié du serinent de garder le secret les cardi-
naux qui ont assisté à la séance de la Congrégation des Affaires ecclé-
siastiques extraordinaires tenue le ii Juin. L'unanimité de ces princes
de l'Eglise à décider que le Souverain Pontife ne pouvait ni ne devait
accorder ce que le Gouvernement français demandait se trouve ainsi con-
firmée. De plus on connaît les motifs sur lesquels s'appuie la décision;
les voici : i° le Saint-Père ne peut coopérer à l'exécution de lois ini-
ques ; 2° il ne peut punir des innocents; 3' il ne peut se mettre en oppo-
sition avec l'épiscopat français. » (Lettre du R. P. Rootbaan au P. Mail-
lard, Provincial de Lyon, 24 Juillet i845.)
CHAPITHE XII 647
dit-il, parut incliner pour le parti de l'inaction. » Ce n'était
pas seulement la majorité des cardinaux, nous l'avons dit,
qui s'était prononcée, et ce n'était pas non plus, comme
on le verra bientôt, pour l'inaction. D'ailleurs le vote,
même unanime, de la Congrégation ne liait pas le Saint-
Père, et il y avait d'autres moyens de résoudre l'affaire
qu'une intervention directe et oflicielle de l'autorité pon-
tificale.
M. Rossi n'avait pas tout à fait perdu son temps; secondé
parles auxiliaires qu'il avait trouvés à Rome, il était par-
venu à persuader à beaucoup de personnages influents
que la situation en France était extrêmement grave, et
que tout était à craindre si la demande du Gouvernement
venait à être repoussée. M. Rossi savait à l'occasion jouer
de la menace. Si l'on en croit sa correspondance avec son
chef hiérarchique, il lui arrivait de tenir au secrétaire
d'Etat des propos comme celui-ci : « Je crains qu'on ne
se fasse ici de funestes illusions de croire que des désor-
dres ne peuvent pas résulter de toutes ces folies, et une
autre illusion de penser que le Saint-Siège n'en serait
pas responsable aux yeux de la France et du monde
entier. »
Vraisemblablement les informations reçues de la Non-
ciature n'étaient pas beaucoup plus rassurantes. Deux
semaines après l'interpellation Thiers, avait eu lieu une
petite scène que AI. Guizot racontait à son négociateur,
en y ajoutant quelques méchancetés qu'il est inutile de
reproduire: « Le Nonce Fornari est arrivé à Neuilly avant-
hier soir (17 mai)..., se plaignant du débat de la Chambre,
de l'attitude du Gouvernement, s'étonnant qu'on eût
accepté ce qu'il appelaitune défaite, et donnant à entendre
que le Pape ne consentirait pas à en prendre sa part. Le Roi
l'a reçu très vertement : — Vous appelez cela une défaite !
En effet, dans d'autres temps, c'en eût été une peut-être;
aujourd'hui, c'est un succès, grâce aux fautes du clergé et
de votre cour. Nous sommes heureux de nous en être
tirés à si bon marché. Savez-vous ce qui arrivera sivous
648 LA COMPAGME DE JESUS
continuez de laisser marcher et de marcher vous-mêmes
dans la voie où l'on est ? Vous vous rappelez Saint-Ger-
main-l'Auxerrois, l'archevêché saccagé, l'église ' fermée
pendant plusieurs années. Vous reverrez cela pour plus
d'un archevêché et plus d'une église. 11 y a, me dit-on, un
archevêque qui a annoncé qu'il recevrait les Jésuites dans
son palais, si on fermait leur maison. C'est par celui-là
que recommencera l'émeute. J'en serai désolé. Ce sera un
grand mal et un grand embarras pour moi et pour mon
Gouvernement. Mais ne vous y trompez pas ; je ne ris-
querai pas ma couronne pour les Jésuites; elle couvre de
plus grands intérêts que les leurs. Votre cour ne com-
prend rien à ce pays-ci, ni aux vrais moyens de servir la
i*eligion. On me parle sans cesse de la confiance et de
l'affection que Sa Sainteté me porte, et j'en suis très
reconnaissant. Que Sa Sainteté me les témoigne donc
quand l'occasion en vaut la peine; qu'elle fasse son devoir
comme je fais le mien. Mandez-lui ce que je vous dis là,
Monsieur le Nonce, et comme je vous le dis. Je veux au
moins qu'on sache bien à Rome ce que je pense, carjene
veux pas répondre de l'ignorance où vous vivez tous et
de ses conséquences. »
Evidemment il y avait quelque chose à faire; les mem-
bres de la Congrégation cardinalice s'en rendaientcompte.
Le Pape mis hors de cause, on pouvait s'adresser au Géné-
ral des Jésuites et l'inviter à prendre les mesures dictées
parles circonstances, fallîit-il pour cela se résigner à des
concessions et à des sacrifices. Ce fut le parti auquel on
s'arrêta.
En conséquence, après avoirnotifié à M. Rossi l'impos-
sibilité pour le Souverain Pontife de déférer au désir du
Gouvernement français, le cardinal Lambruschini lui
proposa ce moyen d'exécuter son mandat. Ses instructions
ne lui permettant pas d'entrer en pourparlers avec le
Général des Jésuites, la négociation serait conduite par
l'entremise du secrétaire d'État qui voulait bien offrir ses
CHAPITRE XII G49
bons offices. M. Rossi n'eut garde de refuser. Assurément
il était déplaisant pour l'envoyé du roi de France d'atten-
dre du Général des Jésuites ce qu'il était venu réclamer
du Saint-Siège. Puis y avait-il espérance de réussir par
cette voie ? Le Père Roothaan consentirait-il à sacrifier les
Provinces françaises de son Ordre ? Mais il ne restait pas
d'autre issue; il fallait en passer par là; sinon, c'était la
rupture ; la mission se terminait sur un échec, le plan de
]\I. Guizot s'écroulait, entraînant dans sa chute la réputa-
tion et selon toute apparence la fortune du négociateur.
M. Rossi n'hésita pas. Avec sa souplesse professionnelle
de diplomate le rusé Italien prétendit même s'attribuer
l'initiative de la procédure qu'il était contraint de subir.
Dans une dépêche à M. Guizot il raconte une entrevue
qu'il eut avec le cardinal Lambruschini « à l'occasion de
sa fête ». « La conversation, dit-il, fut plus que jamais ami-
cale, intime, confidentielle. » Il fut question « des répu-
gnances du Saint-Père pour tout acte qui frapperait avec
éclat une Congrégation religieuse... » — « Gomme c'est «a
fait que nous tenons et non à l'éclat, poursuit M. Rossi,
fai laissé entrevoir an cardinal, pour hâter l'issue de la
négociation, que pourvu que le fait s'accomplît, je n'élève-
rais pas de chicane sur le choix du moyen. Que nous
importait, en effet, que la Congrégation des Jésuites dis-
parûtpar un ordre ou par un conseil, ou par une insinua-
tion, voire même par une retraite en apparence volontaire?
L'essentiel pour nous, c'est qu'elle disparaisse et nous
dispense de l'application des lois. » (21 Juin.)
On verra par la suite que tel n'était pas précisément
l'avis de M. Guizot. Mais, en attendant, nous surprenons
le négociateur en train de mentir par gloriole. La date
de la dépêche suffît à établir le flagrant délit. Au moment
où M. Rossi « laissait entrevoir » qu'il se contenterait
d'une dissolution « insinuée », ou même « volontaire en
apparence », la négociation avec le Général des Jésuites
se poursuivait depuis huit jours, et M. Rossi le savait bien
puisqu'il y prenait part.
CoO LA COMPAGNIE DE JESUS
Deux jours après, 23 juin, elle était conclue. M. Rossi
ne voulut pas confier à la poste le soin d'en informer le
Gouvernement; il expédia à Paris le premier secrétaire
de l'ambassade, M. de la Rosière, porteur d'une dépèche
officielle ainsi conçue :
« Après un mûr examen de la part du Saint-Père et de
son Conseil, le but de notre négociation est atteint. Son
Eminence le cardinal Lambruschini, dans un dernier
entretien, vient de m'en donner ce matin l'assurance.
« La Congrégation des Jésuites va se disperser d'elle-
même. Ses noviciats seront dissous, et il ne restera dans
ses maisons que les ecclésiastiques nécessaires pour les
garder, vivant d'ailleurs comme des prêtres ordinaires.
« Le Saint-Siège, mû par des sentiments qu'il est aussi
facile de comprendre que naturel de respecter, désire
évidemment laisser aux Jésuites le mérite de cette pru-
dente résolution d'un acquiescement volontaire. Nous
n'avons pas d'intérêt à le leur ôter ; mais il n'est pas moins
juste que le Gouvernement du Roi sache que le Saint-
Siège et son Cabinet ont acquis, dans cette occasion im-
portante, de nouveaux droits à la reconnaissance de la
France. »
A la dépêche officielle était jointe une lettre confiden-
tielle pour le ministre ; nous en détachons seulement une
phrase qui se passe de commentaire. M. Rossi se féli-
cite de l'intervention du Père Général, qui sera sûrement
obéi; il était grandement à désirer, en eff'et, « d'après les
rapports confidentiels des préfets et des procureurs géné-
raux... que la mesure ne trouvât pas de résistance chez
les Jésuites. Aussi, ajoute M. Rossi, tout en ayant l'air
de me résigner au mode proposé, je l'acceptai, je vous
l'avoue, avec un parfait contentement. »
Douze jours s'écoulèrent encore avant que le Gouverne-
ment fît publier la nouvelle. Il ne fallait pas pourtant plus de
quatre jours à un exprès pour faire le voyage de Rome
à Paris. Manifestement, malgré toute sa satisfaction, le
ministère ne se pressait pas ; il prenait encore le temps de
CHAPITRE XII 651
réfléchir et de délibérer. Enfin, le 5 juillet au soir, la note
suivante parut au Messager et le lendemain au Moniteur:
« Le Gouvernement a reçu des nouvelles de Rome. La
négociation dont il avait chargé M. Rossi a atteint son
but. La Congrégation des Jésuites cessera d'exister en
France et va se disperser d'elle-même ; ses maisons seront
fermées et ses noviciats seront dissous. »
Comme on le voit, le texte de la dépêche sortait des
délibérations du ministère notablement altérée et aggra-
vée. D'après la dépêche, la Congrégation allait se dispe/ser,
et il ne resterait dans chaque maison quun petit nombre
(ï habitants . D'après la Note, la Congrégation cesserait
d'exister et les maisons allaient être fermées.
Dix jours après, 15 juillet, sur une interpellation du
marquis de Boissy à la Chambre des Pairs, INI. Guizot fit
un résumé de l'affaire des Jésuites, conduite par lui avec
tant de prudence et d'habileté ; il insista sur les inconvé-
nients qu'eût entraînés l'action directe du Gouvernement
et qu'on avait évités en s'adressant au Souverain Pontife;
il se félicita surtout de l'heureux dénouement de la négo-
ciation, dont faisait foi la Note du Moniteur qu'il lut à la
tribune, et qui exprimait d'après lui les engagements,
conclus avec la garantie du Saint-Siège. Quant au texte de
la dépêche Rossi, jM. Guizot ne jugea pas à propos d'en
donner connaissance aux nobles Pairs, moins encore au
public ; il resta pour lors dans les archives, et probable-
ment aussi dans les papiers de M. Guizot, d'où il passa
vingt ans après dans ses Mémoires^ où chacun le peut
lire aujourd'hui et le comparer avec la Note du Moniteur
reproduite deux pages plus loin ^ Sans doute l'Histoire
contemporaine garde le souvenir d'une dépêche falsifiée
de plus grande et plus douloureuse conséquence. On ne
peut rapprocher la manœuvre de M. Guizot de celle du
chancelier de fer qu'en invoquant l'adage Si parva licet
componere magnis ; mais il est bien permis de dire qu'il
I. Guizot, Mémoires. Tome VII, pp. 43i et 43^.
652 LA COMPAGNIE DE JESUS
n'en rejaillit aucun honneur sur la mémoire du grave et
austère ministre. Lui aussi, comme tant d'autres, ne se
faisait pas faute d'user contre les Jésuites du principe qu'on
leur attribue calomnieusement : la fin justifie les moyens.
Si le Gouvernement entendait faire connaître ses inten-
tions, sa décision, vis-à-vis de la Compagnie de Jésus, à
la suite de la négociation Rossi, il avait assurément le
droit de le dire dans une Note officielle du Moniteur ;
mais annoncer la dissolution de la Congrégation et la fer-
meture des maisons comme le résultat obtenu par cette
même négociation, ce n'était rien moins qu'un audacieux
mensonge ^ C'était attribuer devant l'opinion publi-
que au Saint-Siège, avec lequel on déclarait avoir uni-
quement traité, une complaisance qu'il n'avait pas eue,
une faiblesse humiliante qui allait provoquer les gémis-
sements des catholiques et les outrages des ennemis de
la Papauté. Il est absolument certain que rien de sem-
blable n'avait été convenu à Rome. En définitive, c'était
au Général des Jésuites à se prononcer sur l'étendue des
concessions à faire. Or, d'après les Constitutions, son
pouvoir ne va pas même jusqu'à supprimer un collège;
il y faut le vote de l'Ordre tout entier représenté à la
congrégation générale ^. Comment aurait-il pu ordonner
1. « Un impudent mensonge. » Le mot est d'un historien contempo-
rain qui se distingue par la violence de son hostilité, non pas seulement
contre les Jésuites, mais contre la religion et l'Église. (^Histoire des rap-
ports de l'Eglise et de l'Etat en France de 17S9 à 1870, par A, Debidour.)
2. Dans une lettre du 3o juillet, annotée par le P. Roothaan, le
P. Rozaven résume toute l'affaire de la négociation Rossi. Le Général,
dit-il en substance, a promis quelque chose, mais pas ce que dit
M. Guizot. Gela il ne le peut pas. S'il ordonnait la suppression d'une
maison constituée, « on devrait lui désobéir », La procédure à suivre
pour la dissolution d'une maison de l'Ordre est tracée par les Constitu-
tions. Dans les cas ordinaires on doit attendre la prochaine congréga-
tion générale. S'il y a urgence, et qu'il s'agisse d'une maison située en
Europe, il faut prendre l'avis des Assistants, de tous les Provinciaux,
(les deux plus anciens profès de chaque Province d'Europe et du secré-
taire général delà Compagnie; s'il s'agit d'une maison hors d'Europe,
il faut en outre prendre l'avis du Provincial dont elle dépend. (Congreg,
gen. IV. Décret. XXIII. XXVII.)
CHAPITRE XII 653
l'extinction de deux Provinces? Si M. Giiizot eût bien
voulu se renseigner auprès du premier Jésuite venu, il
se fût épargné de prendre à son compte une affirmation
qui suppose une énormité au point de vue canonique et
qui par là même est dénuée de vraisemblance.
La dépêche de M. Rossi, conçue en termes très élasti-
ques, étudiés et calculés avec un art qui dénote un pro-
fessionnel de la diplomatie, est assurément moins menson-
gère que la Note du Moniteur ; l'exposé des faits qui va
suivre montrera si elle-même est l'expression exacte de
la vérité.
V
Nous avons vu que, après la séance de la Congrégation
des Affaires ecclésiastiques extraordinaires, une négocia-
tion en partie double s'ouvrit à la secrétairerie d'Etat,
avec le chargé d'affaires de France d'une part et de l'au-
tre avec le Général de la Compagnie de Jésus. Contraire-
ment aux dires des journaux du temps et des historiens
qui s'en inspirèrent, M. Rossi n'eut pas personnellement
à Rome de rapport avec le Père Roothaan ni avec aucun
autre Jésuite ; il se contenta d'en parler de la façon la
plus désobligeante, sans reculer devant l'injure et la ca-
lomnie, dans sa correspondance avec M. Guizot. M. Gui-
zot lui-même ne connut la marche de la négociation et ne
la présenta dans ses Méinoires que d'après les relations
officielles ou particulières de son envoyé, lequel tenait
du cardinal Lambruschini ce que celui-ci jugeait à pro-
pos de lui communiquer. C'est donc toute une face de
l'affaire, il faudrait presque dire l'affaire elle-même,
qu'ils ne connaissent l'un et l'autre que très imparfaite-
ment, et qui serait restée dans l'ombre, même après la
publication des Mémoires. Heureusement des pièces d'ar-
chives et des documents de famille nous permettent de
combler cette lacune.
654 LA COMPAGNIE DE JESUS
En l'espace de deux semaines, du 14 au 27 juin, le Géné-
ral de la Compagnie de Jésus adressa aux Provinciaux de
Paris et de Lyon trois lettres destinées à faire connaître
aux Jésuites français la négociation en cours à leur sujet.
Dès le lendemain de la séance delà Congrégation, 13 juin,
deux de ses membres, les cardinaux Acton et Patrizi,
s'étaient rendus au Gesù et avaient informé le Père Roo-
thaan de ce qui avait été résolu. Ils lui représentèrent for-
tement les embarras de la situation, l'attitude alarmante
du Gouvernement français qui menaçait de proscrire tous
les Ordres religieux, si on ne lui sacrifiait pas les Jésuites,
les conséquences possibles d'une raideur intempestive
et les avantages évidents de quelques concessions faites
spontanément et de bonne grâce. L'entrevue avait lieu le
soir, après neuf heures, et le Père Roothaan dut se déci-
der séance tenante. 11 le fit, non sans regret, mais sans
équivoque; il déclara nettement aux cardinaux ce qu'il
croyait pouvoir accorder.
C'est à la suite de cette entrevue que le Père Général
écrivit sa première lettre ; elle n'a certes rien d'alarmant;
quelques exotismes trahissent la plume d'un étranger :
« Après tant de démarches et de mémorandums de
M. Rossi, qui est allé officier {sic) tous les cardinaux, le
Saint-Père n'a guère voulu entrer personnellement avec
lui en discussion sur l'affaire qui est l'objet de sa mission.
Il s'est tenu jeudi dernier une congrégation de cardi-
naux devant le Saint-Père, et, grâce à Dieu, la décision
unanime a été que le Saint-Père ne pouvait rien accorder
aux demandes du Gouvernement français, et non seule-
ment ne donner aucun ordre, comme on le lui demandait,
de dissoudre nos maisons en France, mais pas même un
tel conseil au Père Général. M. Rossi aura donc une
réponse digne du Saint-Siège, et Pierre confirmera encore
cette fois de nouveau ses frères. Nous avons certaine-
ment à bénir le Seigneur de ce résultat, vu surtout les
artifices, les raisons astucieuses de promesses, de mena-
ces de plus grands maux, qui avaient été employées pour
CHAPITRE xn 655
ébranler la fermeté du Saint-Père et des cardinaux. 11 y
a bien de quoi nous consoler dans cette unanimité.
« Maintenant, n'y at-il pas quelque chose à faire de
notre part pour calmer l'irritation que va produire la
réponse de Rome ? N'ayons pas l'air de braver l'orage qui
gronde.
« Nous avons des données positives que c'est à quelques
maisons seulement qu'on en veut. Cherchons à prévenir
prudemment de plus grands maux... Les maisons les plus
signalées sont celles de Paris, de Lyon et d'Avignon. Ce
sont donc ces maisons que je croirais devoir être ou dis-
soutes' ou diminuées de manière à ce que l'arrivée d'un
procureur du Gouvernement n'y trouve pas de prise, ou
plutôt que l'occasion de telle visite ou le prétexte en soit
ôté à temps... »
La lettre se termine par quelques paroles qui en pré-
cisent la portée pratique : « 11 m'en coûte de donner une
telle disposition, mais je crois de mon devoir de suggérer
cette mesure de prudence. J'espère que cela pourra se
faire tranquillement, et, comme je viens de le dire, sans
éclat; ce qui vaut infiniment mieux, sous tous les rapports
spirituels et temporels, que si cela devait se faire plus
tard tumultuairement. )) (14 Juin 1845.)
Quelques jours après le Père Roothaan était admis à
l'audience de Grégoire XVI et lui faisait connaître les
dispositions déjà prises. Le Pape approuvait sans faire
aucune observation. (19 Juin.) Mais le lendemain, le cardi-
nal Acton faisait remettre au Général une note l'informant
de la part de Sa Sainteté que ce n'étaient pas seulement
les maisons susdites qui étaient menacées, mais encore
les noviciats et les autres qui contenaientun grand nombre
de religieux. La « prudence bien connue » du Révérend
Père lui ferait sans doute un devoir d'étendre à ces éta-
blissements les mesures déjà adoptées. En conséquence,
I. D'après ce qui a été dit plus haut, le mot dissoutes ne peut s'en
tendi'e icique dans le sens de dispersion momentanée.
656 L\ COMPAGNIE DE JESUS
seconde lettre du Général aux Provinciaux. Sans faire
allusion à l'insinuation reçue, le Père Roothaan « croit
devoir ajouter » les maisons de noviciat, « particulièrement
Saint-Acheul et les autres notablement nombreuses »,
Puis il poursuit : « Nous devons tâcher de nous effacer et
expier ainsi la trop grande confiance que nous avons eue
à la liberté promise dans la Charte et qui ne se trouve
que là. » (21 Juin.)
Enfin troisième lettre, le 27 juin : « Je vous écris aujour-
d'hui pour vous consoler un peu et tempérer par des expli-
cations la douleur que les mesures indiquées dans les
deux lettres précédentes ont dû naturellement vous cau-
ser. — 1° 11 n'est pas question d'abandonner nos maisons,
mais seulement de diminuer dans quelques-unes le nom-
bre des sujets. — 2° Les noviciats peu nombreux et cachés
pourront se conserver... L'épreuve est grande; mais j'es-
père qu'elle aura un résultat tout opposé à celui dont nos
ennemis s'étaient flattés. »
Et en Post-scriptum :
«... Si d'en haut je n'ai reçu ni ordre ni conseil avoué,
on m'a pourtant dit : Vide et considéra. Sapienti pauca! »
(27 Juin.)
Dans un autre Post-scriptiun pour le Provincial de Lyon,
le Père Général l'assure que le scolasticat de Vais peut
être maintenu dans le statu quo et que l'on pourrait con-
server un noyau de noviciat à Avignon et à Toulouse,
pour y revenir plus tard ; « car dans six mois, a dit encore
M. Rossi, il ne sera peut-être plus nécessaire de pren-
dre des précautions ».
On voit par ces lettres quelle part revient au Saint-Siège
dans la solution de l'aff'aire des Jésuites en 1845. 11 serait
excessif de dire qu'il s'en soit désintéressé et que le Gou-
vernement français ait eu en définitive à traiter de puis-
sance à puissance avec le Général de l'Ordre agissant
dans la plénitude de l'indépendance. L'intervention du
Saint-Siège pourrait être comparée à celle d'un père à
CHAPITRE XII 657
l'égard d'un fils majeur, lui-même chef de famille, et qui
se voit obligé de prendre une décision importante. Le
père s'abstient de donner ni ordre ni conseil; mais sa
manière de voir sur le cas présent n'est pas douteuse.
Et cela est plus que suffisant pour supprimer toute
hésitation quand il s'agit du Pape et du premier Supérieur
de la Compagnie de Jésus. M. llossi, dans sa dépêche du
23 juin, affecte de laisser les Jésuites à l'arrière-plan ; il
ne veut connaître que le Saint-Siège. Dans une phrase
intentionnellement entortillée, il affirme que c'est le
Saint-Siège qui décide, tout en désirant « laisser aux
Jésuites le mérite de cette prudente résolution d'un
acquiescement volontaire ». Mais, dans la lettre parti-
culière au ministre qui accompagne la correspondance
officielle, il se voit contraint d'avouer que sa rédaction
ne plaisait pas au secrétaire d'Etat : « Il aurait voulu que
je fisse une plus large part aux Jésuites, que je misse,
pour ainsi dire, le Saint-Siège en dehors'. »
De fait, dans sa correspondance avec le Nonce Fornari,
le cardinal Lambruschini intervertit nettement la place
et le rôle des personnages. Entre sa manière de présenter
les choses et celle du plénipotentiaire, il y a plus qu'une
nuance:
« ... 11 a été constamment répondu au ministre de
France, écrit le cardinal, qu'on savait que le Général des
Jésuites prendrait discrètement certaines mesures de pru-
dence pour aplanir les difficultés survenues au Gouver-
nement; mais que, pour le Saint-Siège, il lui était impos-
sible d'intervenir d'une manière non conforme aux règles
canoniques et aux devoirs du ministère apostolique. Il
fut conclu en conséquence que, s'il y avait sur ce sujet
une demande du Gouvernement au Saint-Siège, il devrait
nécessairement y avoir une réponse très convenable dans
la forme, mais négative pour le fond...
« De tout ceci il résulte évidemment qu'il n'existe
I. Guizot, Mémoires, etc. loc. cit. p. 434<
La Compagnie de Jésus. 42
658 LA COMPAGNIE DE JESUS
aucune pièce ni publique, ni secrète, qui autorise en quel-
que façon l'opinion attribuant à l'autorité du Saint-Siège
les mesures adoptées spontanément par les Jésuites. »
Quant à la portée de ces mesures, autrement dit l'étendue
des concessions faites par le Père Général, la lettre du
cardinal Lambruschini n'est pas moins nette et précise.
Elle supplée très opportunément au silence de M, Rossi
sur ses tractations avec le secrétaire d'État : « Jamais,
dit-il, je n'ai déclaré à M. le ministre de France, et lui-
même ne m'a jamais dit avoir compris mes paroles en ce
sens que les Jésuites perdraient ou aliéneraient la pro-
priété de leurs maisons et cesseraient d'exister en France.
Bien au contraire, il s'est borné en dernier lieu à deman-
der que les Jésuites s'arrangeassent de manière à per-
mettre au Gouvernement de ne pas les voir, ainsi qu'il l'a
fait jusqu'à ces dernières années. A quoi j'ai répondu que
les petites maisons peuvent facilement n'être pas vues, et
que pour les grandes et celles qui se trouvent dans les
villes où les passions irréligieuses sont plus violentes,
elles seraient réduites à un petit nombre d'habitants, sans
toutefois préciser ce nombre... Telle est la mesure des
sacrifices qui me paraissent nécessaires, comme je l'ai
indiqué dans ma dépêche du 29 juin, pour épargner aux
Jésuites de plus grands maux, sacrifices qu'ils s'étaient dé-
clarés prêts à accomplira »
Comme on le voit, il y a parfait accord entre les affir-
mations du cardinal secrétaire d'Etat et les instructions
transmises par le Père Roothaan aux Provinciaux de
France. Si maintenant on se reporte à la dépêche du 23 juin
où M. Rossi annonce à son Gouvernement la conclusion
de l'affaire, on constate que les termes en sont déjà quel-
que peu forcés, mais toutefois assez vagues pour se prêter
I. Lambruschini à Fornari, ^ août i 845. Dans cette lettre, le secré-
taire d'État se réfère à des dépêches antérieures, du 28 juin et du
II juillet; elle les résume et les confirme. C'est un document décisif sur
toute l'affaire. Nous en donnons le texte italien aux Pièces justificatives
N" XIX.
CHAPITRE XII 659
à des interprétations diverses. L'habile personnage sen-
tait qu'il n'avait pas obtenu tout ce que Ton attendait de
lui. Quelques semaines après, comme les Jésuites de
France ne paraissaient point disposés à vider leurs mai-
sons, alors qu'ils étaient censés en avoir reçu l'ordre de
leur premier Supérieur, M. Rossi osait écrire à M. Gui-
zot : « Je vois maintenant le fond du sac... On n'a pas fait
connaître ici au Général des Jésuites le texte des résolu-
tions convenues entre le cardinal Lambruschini et moi... ' »
Quant à la Note officielle du Moniteur^ le moins qu'on
en peut dire, c'est qu'elle renferme un outrage aux conve-
nances diplomatiques en même temps qu'à la vérité. La
correspondance de Rossi non plus que les Mémoires de
Guizot ne portent pas trace de la protestation du cardinal
Lambruschini; la lettre au Nonce comble cette lacune
fâcheuse. « 11 est vrai, dit le secrétaire d'Etat, que M. le
Commandeur Rossi m'a lu un brouillon de sa dépêche
envoyée à Paris le 23 juin... Mais dans la feuille dont il
me donna lecture, il n'y avait aucune phrase signifiant que
la Congrégation des Jésuites dût cesser d'exister en France,
Il y avait bien : La Congrégation des Jésuites va se dis-
perser d'elle?nême; mais il fut observé que se disperser
n'est pas la même chose que se dissoudre. Il n'y avait pas
non plus la phrase : Les maisons seront fermées. Et comme
je réclamai contre cette expression, lorsque M. Rossi me
lut le discours prononcé à la Chambre des Pairs par
M. Guizot, il m'assura positivement ne l'avoir point écrite.
Au surplus des personnes, qui se croient bien rensei-
gnées^, affirment que M. Rossi a fait savoir indirecte-
1. Rossi à Guizot, ie>-eti8aoùt i845. Cf. Guizot, Mémoires. T. VII,
p. 4^3. Le «t texte des résolutions » dont parle le plénipotentiaire ne peut
être que celui de sa dépêche du a3 juin, dont il donna lecture, dit-il, par
« deux fois » au secrétaire d'État. Il n'y en eut jamais d'autre.
2. « Ces personnes qui se croient bien renseignées » dont parle
ici le cardinal Lambruschini ne sont autres que lui-même. Voici en effet
ce que nous lison s dans une lettre écrite le 3 r juillet par le P. Roothaan
aux deux Provinciaux de France :
« Le cardinal vint me trouver et m'assurer de nouveau : i° que Rossi
660 LA COMPAGNIE DE JESUS
ment au Père Général des Jésuites qu'il n'avait point écrit
cette phrase et que, dans la bouche du ministre, elle ne
devait pas s'entendre à la lettre. »
Cependant M. Guizot ne se croyait pas suffisamment
armé avec la dépêche de son envoyé. Le lendemain du
jour où elle avait paru au Moniteur^ arrangée en bulletin de
victoire, l'exprès qui l'avait apportée repartait avec deux
lettres pour M. Rossi, l'une officielle, l'autre particulière :
« Il est désirable, disait celle-ci, que nous ayons de Rome
une pièce écrite où la conclusion de l'affaire, telle que vous
me l'annoncez dans votre dépêche du 23 juin, se trouve
attestée. » — Demander cette attestation au cardinal Lam-
bruschini, il n'y fallait pas songer. Voici le biais imaginé
par M. Guizot pour s'en procurer l'équivalent. Lui-même
l'explique au plénipotentiaire : « Après avoir donné lec-
ture au cardinal Lambruschini de ma dépêche officielle
d'hier en réponse à la vôtre du 23 juin, vous lui en trans-
mettrez officiellement copie, et il vous en accusera officiel-
lement réception. Ce simple accusé de réception, sans
observation ni objection, contiendra la reconnaissance du
fait et de la négociation qui a annoncé le fait. »
La dépêche officielle était rédigée en conséquence :
« Monsieur, Le Saint-Siège a apprécié, avec la haute
sagesse qu'il a déployée depuis tant de siècles, la demande
que vous étiez chargé de lui faire au nom du Gouverne-
ment du Roi... S. E. Mgr le cardinal Lambruschini vous
niait d'avoir écrit que nos maisons seraient fermées; 2° que le nombre
des personnes dût se restreindre à deux ou trois, mais qu'il pouvait y
en avoir sept, dix, nombre indéterminé, sans jamais compter les FF.
coadjuteurs; 3° que si ces mesures modérées ne contentaient pas le Gou-
vernement, on tiendra ferme, fallùt-il recourir aux tribunaux... A la
Chambre M. Guizot ne pouvait pas annoncer ce résultat sans s'exposer
à de violentes attaques. Je pense toujours que les mesures indiquées,
prises sans se hâter, suffiront; moins encore suffira peut-être. »
La lettre du secrétaire d'Etat au Nonce était destinée à être commu-
niquée au P. Guidée. C'est sans doute pourquoi il se désigne lui-même
par cette expression très claire pour ceux à qui il s'adresse : « des per-
sonnes qui croient être bien informées. »
CHAPITRE XII G61
a déclaré que la Congrégation des Jésuites en France
allait se disperser d'elle-même, etc. » C'était la formule
même de M. Rossi, renforcée seulement d'un mot, « il
ne resterait dans les maisons que les personnes stricte-
ment nécessaires pour les garder ». Mais les deux autres
additions faites dans la Note du Moniteur : La Congréga-
tion cessera d'exister; ses maisons seront fermées, ne figu-
rent point ici. M. Guizot n'avait garde de les soumettre à
l'approbation du cardinal Lambruschini. Ainsi donc, pour
le trop habile ministre, il y avait deux conclusions de la
négociation Rossi, l'une à l'usage de Paris, l'autre à
l'usage de Rome.
« Le Gouvernement du Roi, poursuit-il, éprouve une
sincère et profonde reconnaissance pour le Saint-Père et
pour les sages conseillers dont la prudence a exercé sur la
solution de cette grave affaire une si salutaire influence.
« Vous m'annoncez que le Saint-Siège, par un senti-
ment que nous respectons, désire laisser aux Jésuites le
mérite d'un acquiescement volontaire à la résolution qui
les concerne. Nous ne faisons point difficulté d'y consentir.
La cour de Rome peut aussi compter sur notre entière dis-
position à concilier l'exécution de la mesure dont il s'agit
avec les tempéraments et les égards convenables. De son
côté, le (gouvernement du Roi a la confiance que les enga-
gements contractés devant l'autorité et sous la garantie du
Saint-Siège seront loyalement accomplis.
« Vous voudrez bien donner communication de celte
dépêche à M. le cardinal secrétaire d'État, et je vous
engage à lui en transmettre copie. »
Le piège était-il très habilement dressé? Ce n'est pas
sûr. En tout cas on s'adressait à un diplomate trop averti
pour s'y laisser prendre. La réponse du secrétaire d'Etat
nous paraît en son genre un petit chef-d'œuvre. Le cardinal
écrit à M. Rossi, le 18 juillet :
« C'est avec le plus vif intérêt, que j'ai pris connaissance
de la dépêche de Son Excellence M. le ministre Guizot
à vous adressée le 6, et que Votre Excellence m'a
662 L\ COMPAGNIE DE JESUS
communiquée par sa lettre du 14 courant. La courtoisie
des expressions dont le noble ministre a fait usage à notre
égard est une preuve des dispositions amicales de S. M.
le Roi des Français et de son Gouvernement envers nous.
Ces dispositions ne peuvent manquer d'exciter notre
reconnaissance, et nous aimons aussi à remarquer que le
Gouvernement de Sa Majesté se dit satisfait de la manière
dont les Jésuites ont résolu de se conduire dans les cir-
constances présentes. En prenant spontanément et d'eux-
mêmes les mesures discrètes de prudence dont j'ai parlé à
Votre Excellence, ils ont voulu se prêter à aplanir les
difficultés survenues au Gouvernement du Roi, tandis que
le Saint-Père n'aurait pu intervenir que conformément
aux règles canoniques et aux devoirs de son ministère
apostolique.
« J'espère que cette conduite pacifique et modérée des
Jésuites, garantie par la prudence et la sagesse de leur
Supérieur Général, permettra au Gouvernement du Roi
d'user plus libéralement envers eux des égards dont nous
trouvons la promesse dans la dépêche de M. le ministre
adressée à Votre Excellence, conformément aux déclara-
tions précédentes de Votre Excellence elle-même. »
Pour quiconque est tant soit peu au fait du langage des
chancelleries, il est clair que, au lieu de la reconnaissance
qu'on attendait de lui, le secrétaire d'État envoyait un
démenti, d'une politesse raffinée dans la forme, mais très
catégorique pour le fond. Manifestement M. Guizot visait
à engager le Saint-Siège dans le passé et dans l'avenir;
d'après lui le Saint-Siège avait tout décidé, tout réglé;
les Jésuites n'avaient eu qu'à acquiescer « à la résolution
qui les concernait ». Par suite le Saint-Siège était garant
de l'exécution des « engagements contractés devant son
autorité ». Le cardinal, lui, constate que le Gouvernement
français se déclare satisfait des mesures discrètes que les
Jésuites ont prises spontanément et d'eux-mêmes ; d'autre
part, ce qui en garantit l'exécution, c'est « la prudence et
la sagesse de leur Supérieur Général » ; enfin il prend acte
CHAPITRE XII 603
des promesses faites parle ministre et le plénipotentiaire
d'user d'égards envers les Jésuites.
En transmettant cet accusé de réception à Paris,
M. Rossi s'évertua à expliquer comme quoi il répondait
de tout point à l'attente de M. Guizot. Cette dépêche
curieuse a été insérée dans les Mémoires tout à côté de la
lettre du cardinal; en comparant l'une avec l'autre on se
prend à penser qu'il y avait chez l'ami de M. Guizot encore
plus d'aplomb que d'ingéniosité ^
VI
La Note publiée au Moniteur du 6 juillet produisit une
émotion considérable; ce fut, au sens le plus vif du mot,
l'événement du jour; on ferait un volume curieux et ins-
tructif avec les commentaires dont elle fut accompagnée
dans les journaux de toute couleur et de toute nuance.
Gomme elle annonçait le succès de la mission Rossi, tout
le monde attribuait au Saint-Siège les mesures prises contre
les Jésuites. Selon le mot échappé à Montalembert, c'était
« une seconde édition de la destruction de l'Ordre ». Les
I. Il y a une autre version que novis devons mentionner pour mémoire.
Les archives du Vatican relatives à la négociation Rossi demeurent
malheureusement impénétrables. Le P. Bresciani, le fondateur de la
CU'iltà Cattolica prétend avoir vu tout le dossier, et voici ce qu'il
raconte : Une lettre du roi Louis-Philippe (plus probablement la lettre
de M, Guizot à Rossi) ayant été communiquée au Saint-Père, le cardinal
Lambruschini écrivit à M. Rossi que Grégoire XVI et lui-même étaient
étrangement surpris, que les concessions n'étaient pas leur œuvre, que
le Saint-Siège y était étranger, qu'elles n'avaient eu lieu qu'après la
rupture des négociations; qu'elles étaient le fait du Père Général, à qui
devaient aller les remerciements du Gouvernement français que le Pape
repoussait pour sa part. A quoi Rossi aurait objecté : Pensez-vous que
cette lettre doive être envoyée à Paris? Elle irritera fort... Croyez-moi,
changez cela; remerciez de la bienveillance que le Roi promet aux Jésui-
tes, etc.. — C'est ainsi que le cardinal Lambruschini aurait été amené
à écrire sa réponse. Nous devons à la vérité de dire que la note manus-
crite du P. Bresciani porte en marge ces mots de la main du P.Roothaan:
« Moite cose al meno duhbie. i- [Archiv. rom. S, J. 7. XXVIII. 93.)
664 LA COMPAGNIE DE JESUS
feuilles gouvernementales félicitaient chaudement le minis-
tère et n'épargnaient pas leurs éloges au Souverain Pon-
tife; celles de l'opposition libérale, tout en exprimant leur
satisfaction du résultat obtenu, renouvelaient leurs sar-
casmes à l'adresse des ministres qui étaient allés demander
au Pape de faire exécuter en France les lois françaises. Le
Courrier français se chargea de formuler des réflexions
qui vinrent tout d'abord d'elles-mêmes à l'esprit des catho-
liques, mais qu'une plume catholique n'aurait jamais osé
exprimer. Réflexions honorables pour la Compagnie de
Jésus, mais fort désobligeantes pour le Saint-Siège, qu'il
nous sera permis toutefois de citer, puisque, en ce qui
concerne le Saint-Siège, elles partent d'un faux supposé :
« Nous avions fait trop d'honneur à la cour de Rome en
supposant qu'elle laisserait au Gouvernement français la
responsabilité d'une mesure décisive contre les Jésuites.
Rome a cédé ; c'est un nouveau signe de décadence du
pouvoir spirituel qui réside au delà des monts. Sacrifier
ses défenseurs est la marque la plus manifeste de sa fai-
blesse, et ce n'est pas la première fois que l'Ordre de
Loyola éprouve l'ingratitude du Saint-Siège... Alors que
les Jésuites se propagent ouvertement sur la terre de
France et rencontrent partout l'appui des évoques, le
Pape vient en aide au ministère embarrassé de l'exécution
des lois qui prohibent la Compagnie de Jésus ; il désavoue
les siens et casse sa milice. A qui donne-t-il gain de
cause ? A l'esprit philosophique qui a obligé le ministère
à sévir. Ce sont les inspirations de MM. Quinet et Miche-
let. Cousin et Thiers qui triomphent au Vatican.
« ... Serait-ce par hasard que la cour de Rome aurait
cru servir la cause de la religion en retirant les Jésuites
de France ? On lui aura représenté que la France tout
entière était prête à retourner à la messe, n'étaient les
Jésuites, et que la suppression de cet élément parasite
ferait infailliblement refleurir parmi nous « l'auguste reli-
gion de nos pères », comme dit M. Thiers. Nul doute
qu'on lui ait tenu ce langage. C'est la continuation de la
CHAPITRE XII 665
plaisanterie du xviii* siècle... La scène que la Philosophie
et l'Eglise jouent entre elles est absolument celle du
médecin et du malade : — Que diantre faites-vous de ce
bras-là? — Gomment ? — Voilà un bras que je me ferais
couper tout à l'heure si j'étais vous. — Et pourquoi ? —
Ne voyez-vous pas qu'il tire à lui toute la nourriture et
qu'il empêche ce côté-là de profiter ?...
« Gomme aujourd'hui M. Gousin doit respirer à l'aise !
Qui ne se rappelle ce discours mémorable dans lequel, à
l'occasion de la pétition marseillaise, il se déclara l'anta-
goniste inexorable de la corporation, en ajoutant ces
mots mystérieux : Il en arrivera ce quil pourra, pronon-
cés d'une voix si sombre et d'un air si tragique que la
Ghambre des Pairs tout entière frissonna d'une secrète
horreur. Grâce à Dieu, les Jésuites ne sont plus ; le Pape
a sauvé M. Gousin \ »
Parmi les catholiques ce fut une véritable consternation.
Trois jours auparavant, V Univers avait fait connaître au
public l'avis donné à l'unanimité par la Gongrégation des
Affaires ecclésiastiques extraordinaires. Get avis accepté
par le Pape, ne pouvait, pensait-on, qu'amener le Non pos-
sumus sur lequel on ne revient pas. Aussi le journal
s'empressait d'ajouter : « Dès ce moment la mission de
M. Rossi est terminée. » (2 Juillet.) La Note, connue dès
le 5 au matin, fut d'abord accueillie comme une fausse
nouvelle, mais quand le soir du même jour, on la trouva
en tète du Messager, qui avait la primeur des communi-
cations officielles, il fallut bien se rendre à l'évidence.
L'historien de Louis Veuillot résume ainsi les impres-
sions de son entourage à ce premier moment : « Quel
abattement chez les uns, quelle colère chez les autres,
quelle déception chez tous ! » Puis il reproduit deux
pages trouvées dans les papiers du grand écrivain, lequel
raconte, sous forme de mémorial intime, les dernières
heures « de ce mauvais jour ». Le récit a une teinte presque
I. Le Courrier français, '] Juillet i8^5.
666 LA COMPAGNIE DE JESUS
lugubre. Il se termine par une sorte de récapitulation :
« Voilà comment nous passâmes de l'inquiétude à l'espoir
et de l'espoir à la plus amère tristesse en cette triste
journée '. »
Le lendemain la Note paraissait dans VUnivers, suivie
seulement de ces quelques lignes : « Cette nouvelle, qu'au-
cune lettre de Rome ne nous avait laissé prévoir, brise nos
eœurs ; rien ne peut ébranler notre foi. Si Rome l'ordonne,
les Jésuites se soumettront. L'Eglise de France luttera
sans eux, comme elle a lutté pour eux. Leur départ n'en-
lève rien à ses droits ; il ajoute à ses devoirs. Dieu ne
permettra pas que les épreuves diminuent son courage. »
(6 Juillet.) Toutefois, dès le jour suivant, le grand organe
catholique pouvait publier une information moins affli-
geante : « Des lettres de Rome, en date du 29 juin, sont
arrivées hier à Paris. M. Rossi n'a obtenu de Sa Sainteté
qu'un refus positif. Il s'est alors adressé au R. P. Général
des Jésuites; et là, il paraît qu'un amour de la paix lui
a fait obtenir, probablement sous toutes réserves, des
concessions dont nous ne connaissons pas l'étendue.
« Telle est la vérité, h^ Note publiée par le -/l/e^^rt^er a
pu, grâce à l'ambiguïté de la rédaction, faire croire des
choses qu'elle ne dit pas. Le but de la mission de M. Rossi
a été atteint, en ce sens que les Jésuites français peuvent,
sur l'ordre de leur G énéral, renoncer à l'usage d'une partie
de leurs droits de citoyens, ne pas plaider, se disperser
même; il n'importe. Mais le ministère semblait annoncer
une intervention du Saint-Siège; tout le monde y a été
trompé, et nous l'avons cru nous-mêmes. Or, le Saint-
Siège a refusé d'intervenir en aucune manière ; il n'a
donné ni ordre ni conseil; il a complètement abandonné la
cause au jugement du R. P. Général. »
L'affirmation de ï Univers fut acceptée et reproduite par
toute la presse; les feuilles antiministériellesy trouvèrent
I. Cf. Louis Veuillot, par Eugène Veuillot. Neuvième édition, T. II,
p. 55.
CHAPITRE XII 067
matière à épigrammes : « M. Rossi a échoué auprès
du Pape, écrivait le National ; mais il a réussi auprès
du Général des Jésuites. » Et le Courrier Français: « Le
R. P. Roothaan a traité de puissance à puissance avec le
roi des Français; c'est à lui que notre Gouvernement a
envoyé un ambassadeur. Notre diplomatie se relève en
Europe. » Les journaux catholiques insistèrent. Pour
mieux dégager le Saint-Siège on allait un peu au delà de
la vérité. C'est avec les Jésuites que M. Rossi aurait traité,
et c'est à eux seuls que les catholiques devaient reprocher
une capitulation qu'ils déploraient comme une faiblesse et
une honte. Nous voyons dans les correspondances de
famille que leur douleur, leur mécontentement, leur irri-
tation même se traduisaient de façon passablement vive et
amère.
Le Père Delvaux, très ardent pour son propre compte,
se fait l'écho des rumeurs qui circulent autour de lui dans
un milieu particulièrement échauffé : « On a mis le Saint-
Siège hors de cause ; alors ce sont donc les Jésuites qui
s'abandonnent et trahissent l'armée catholique. On ne
garde plus de ménagement à notre égard. C'est, dit-on
couramment, une lâcheté inutile. Un journaliste catholi-
que en était à son sixième article. 11 le déchire : A quoi
bon défendre des gens qui ne veulent pas être sauvés?...
V Univers du 8 fait entrevoir un renoncement partiel aux
droits de citoyens. Alors quoi? Où s'arrétera-t-on ?...
Enfin beaucoup de sottises; car beaucoup ne sont pas de
sang-froid.. : Qu'est-ce que ce Général qui, d'un trait de
plume, dispose des droits civils et politiques de tant de
citoyens français et du même coup compromet toutes les
libertés d'une grande Église ? C'est à lui qu'il faut recou-
rir pour chasser des hommes dont le plus grand crime
est précisément de lui être soumis... » (10 Juillet.)
Le Père Guidée, l'homme à l'esprit si pondéré, si peu
enclin à l'exagération, rapporte lui aussi ce qu'il voit et
entend : « L'émotion est terrible, écrit-il de Paris à la
même date. Nous avons fait tout notre possible auprès des
6G8 LV COMPAGNIE DE JÉSUS
rédacteurs de V Univers pour les modérer... Sauver l'hon-
neur du Saint-Siège n'est pas chose facile devant les décla-
rations du Moniteur et des journaux officieux... Il s'agit
encore de soutenir le courage des évéques et des bons
catholiques blessés au cœur par les nouvelles publiées au
Moniteur. » (10 Juillet.) Et deux jours après : « ... Quelle
crise !... Quel scandale pour les évêques, pour les fidèles,
quand on connaîtra tous les fils de cette négociation, les
promesses faites!... Et on les saura... » (12 Juillet.)Le Père
de Ravignan résume l'impression sur un ton plus pessi-
miste encore : « Afiliction profonde pour les gens de bien,
scandale pour les faibles dans la foi, sujet de blasphème
pour les impies, tel est l'effet de la décision publiée par le
Gouvernement et que tous, quoi qu'on fasse, ne peu-
vent s'empêcher d'attribuer au Saint-Siège. » (12 Juil-
let.)
Dans une longue lettre à un prélat romain, Mgr Parisis
résumait ainsi sa pensée : « La décision prise par le Saint-
Siège relativement aux Jésuites est : l** malheureuse en
elle-même., puisqu'elle punit des innocents et des amis,
en faisant triompher des ennemis et des coupables ;
2" offensante pour Vépiscopat, en ce qu'elle a été prise
sans son concours, sans son avis, et contre le sentiment
commun du plus grand nombre des évêques, notamment
de ceux qui étaient le plus intéressés à la chose : sur
vingt-quatre évêques qui ont des Jésuites dans leurs dio-
cèses, vingt-trois avaient déclaré qu'ils les soutiendraient
contre toute prétention du pouvoir à leur sujet; 3° favora-
ble aux idées schisrfiatiques et impies., qui tendent à
subordonner l'Eglise à l'État, puisque, quoique essen-
tiellement ecclésiastique, elle a été traitée exclusive-
ment par la voie de la diplomatie ; 4° très inexplicable dans
sa cause., puisque évidemment les plus grands torts,
sinon même les seuls torts réels, ont été du côté de
ceux qui sont sortis triomphants du tribunal du Saint-
Siège ; 5" très dangereuse pour les suites, puisqu'elle
jette parmi les catholiques, prêtres et simples fidèles,
CHAPITRE XII G69
le mécontentement, le découragement et surtout la
défiance à l'égard de Rome '. »
Il fallut du temps pour calmer des récriminations dont
le respect était parfois impuissant à tempérer la violence.
Plus d'un mois après, le Père Guidée fait part au Père
Général des propos qui continuent à circuler parmi des
catholiques de marque : « On traite à Rome avec un apos-
tat, un renégat; on s'en rapporte à sa parole. La seule
réception de Rossi comme négociateur a été un scandale;
jugez de TefTet produit par son succès... Tout le monde
parle de lâcheté à l'adresse de la plus sainte autorité. »
(11 Août.) A peu près à la même date un Supérieur de
Lyon se fait l'interprète de plaintes plus modérées dans
leur expression mais non moins profondes : v Quant aux
concessions que Votre Paternité a cru devoir faire, je
dois à la vérité de dire qu'elles ont beaucoup affligé et
consterné les catholiques les plus dévoués à l'Église,
qu'elles ont même blessé et indisposé plusieurs de nos
meilleurs amis et de nos plus zélés défenseurs. Je puis
citer NN. SS. de Lyon, de Langres, de Chartres et MM. de
Montalembert, de Barthélémy, Beugnot, de Vatimesnil,
etc. M. de Barthélémy en a été malade et iNL de Monta-
lembert en a exprimé de vive voix sa profonde douleur à
notre vénéré Cardinal. . . Les vrais et fervents catholiques
s'attendaient à nous voir résister vaillamment... ; quand
ils ont vu, par nos concessions, que nous nous retirions
du combat et que nous trompions leurs espérances, ils en
ont été douloureusement affectés, et presque indignés et
découragés-. »
Jusqu'à la fin de cette triste année la même note doulou-
reuse se fera entendre de tous les points du territoire. Le
Père Jordan, alors Supérieur de la résidence de Grenoble
et qui allait bientôt succéder au Père Maillard comme
Provincial de Lyon, écrit le 5 novembre : « Nos amis, ici
1. Lettre à Mgr Luquet, évêque d'Hésébon.
2. Le P, Louis Valantin au R. P. Roothaan, i2aoùti8ii5.
670 LA. COMPAGNIE DE JÉSUS
comme partout en France, gémissent des concessions qui
ont été faites, et nous sommes souvent embarrassés pour
répondre à leurs plaintes. »
Mais de toutes les remontrances que les Jésuites fran-
çais eurent à essuyer par suite de leur prétendue capitula-
tion, la plus pénible fut assurément celle qui leur vint de
l'évêque de Langres, Mgr Parisis. Nous avons dit avec
quelle énergie il les avait conviés à une résistance intran-
sigeante. La victoire de Rossi et l'information qui l'attri-
buait à la capitulation des Jésuites lui causèrent un mortel
déplaisir; il reprit la plume et écrivit une Lettre à un catho-
lique ; datée du 14 juillet, elle parut le 22 dans V Univers^
et fut en même temps répandue sous forme de brochure.
Le prélat paraît d'abord excuser la conduite des Jésuites;
il plaide, si l'on peut dire, les circonstances atténuantes.
Les évéques étaient disposés à tout pour eux. « Mais on
leur a fait croire au loin que cette générosité de l'épisco-
pat était téméraire, que, en acceptant l'appui des évêques,
ils compromettaient certainement et gravement leurs pro-
tecteurs et avec eux la religion tout entière. On peut sans
doute accuser ces représentations de mensonges ; on peut
plaindre les chefs de la Compagnie d'y avoir ajouté foi.
Mais dès que les Jésuites ont accepté cette conviction,
peut-on blâmer, ou plutôt peut-on ne pas admirer ce
qu'ils viennent de faire ? » On sent assez que l'évêque a
sur le cœur la faute qu'il ne veut pas « blâmer », sur
laquelle il appelle même l'admiration ; il y a vu un excès
de crédulité et tout ensemble un manque de confiance
offensant pour l'épiscopat. Mais que dire de ce qui suit?
« Quels seront les résultats de la concession faite par les
Jésuites ? Le premier résultat, c'est que nous n'aurons plus
à nous occuper d'eux. Ils se sont placés, pour ainsi dire,
hors la loi ; ils ont quitté le front de l'armée sainte où se
trouvait naturellement leur poste ; ils ont abdiqué pour
leur compte des droits incontestables; ils nous ont mis
dans l'impossibilité de les défendre. »
Ainsi donc l'évêque, qui s'était placé à la tête de l'Église
CHAPITRE XII G7 l
de France dans la lutte qu'elle soutenait pour son indé-
pendance et sa dignité, dénonçait les Jésuites comme
déserteurs devant l'ennemi sur l'ordre de leur Général.
On conçoit l'émotion du Père Roothaan devant une telle
accusation. Le 2 août, il écrivait au Provincial de Paris :
« Oh! que la lettre de l'évêque de Langres m'a fait de
mal, à cause de quelques expressions ! Mais démentir ou
expliquer au public gâterait tout. Patience! Oinniatempus
habent. »
Or, par une coïncidence singulière, au moment même
où Mgr Parisis venait d'achever s?i Lettre à un catholique^
le Père Roothaan lui écrivait pour le remercier au nom de
la Compagnie de celle qu'il avait publiée un mois aupara-
vant. Je veux, disait-il, « exprimer à Votre Grandeur mes
hommages de vénération, d'admiration et de reconnais-
sance. Les écrits qu'Elle a publiés successivement, si
pleins de force et de sagesse, sont dignes des plus beaux
temps de l'Église ». (17 Juillet.)
Cette effusion parvint au palais épiscopal de Langres
par le même courrier que le numéro de V Univers où se
trouvaient les duretés échappées à la mauvaise humeur du
prélat contre les Jésuites (22 Juillet). Mgr Parisis ne laissa
pas d'en être quelque peu gêné. Quelques jours plus tard
il faisait loyalement réparation. Le 12 août il écrivait au
Père Roothaan : «... La première nouvelle du parti pris
heurtait si directement ce que je venais de publier que j'ai
dû en éprouver quelque peine, moins pour le désagrément
personnel qui en résultait que par la crainte d'un échec
fâcheux pour la sainte cause que nous défendons... Mais il
est possible que la concession à laquelle vous avez con-
senti soit, tout bien calculé, plus avantageuse que la résis-
tance. Vous avez vu dans ma Lettre à un catholique que je
ne cesse pas pour cela d'avoir pour votre sainte Compa-
gnie la même vénération et la même estime. Mais voici en
quoi votre concession pourra nous faire du mal. Il est
hors de doute qu'on va vouloir nous faire reculer sur
d'autres points. Or, je ne crois pas que nous le puissions
672 LA COMPAGNIE DE JESUS
en conscience. Nous résisterons donc; mais vous ne
serez plus là pour nous appuyer, et loin de nous être un
soutien comme par le passé, vous servirez à nos ennemis
d'argument contre nous. »
En somme, tout en versant du baume sur la blessure
qu'il avait faite, l'évêque de Langres persista'! dans son
sentiment; il regrettait, il blâmait les concessions. Beau-
coup parmi ses collègues de l'épiscopat, beaucoup aussi
dans les rangs du clergé et la grande majorité des mili-
tants catholiques se rangèrent au même avis. Pendant des
mois les Jésuites français furent assaillis de récrimina-
tions souvent fort peu mesurées; l'écho en arrivait, plutôt
amplifié qu'affaibli, aux oreilles du Général; c'était lui
qu'on rendait seul responsable. Le Père Roothaan n'es-
sayait même pas une justification qui ne lui eût été que
trop facile. 11 ne contestait point les fâcheux effets des
concessions; mais ceux de la résistance eussent-ils été
moindres? En ce qui concerne la Compagnie, le Gouver-
nement, trop engagé pour reculer, ne se serait-il pas porté
à des mesures plus radicales et peut-être irréparables? Et
au surplus, on a vu comment le Père Roothaan avait été
amené à faire des concessions. Au Provincial de Lyon qui,
lui aussi, avait fait part à son Supérieur du blâme que ses
concessions rencontraient dans les rangs de l'épiscopat, il
répondait : « On a bien raison de blâmer le Père Général.
Vous, mon cher Père, vous savez ce qu'il en est... Oh!
qu'il serait bon que les évêques écrivissent au Saint-Père
— mais au Saint-Père — sur l'inconvenance des conces-
sions faites par le Père Général. Cela pourrait servir pour
l'avenir, si jamais!... » (18 Août 1845.) Avec plus de préci-
sion encore il écrivait au Père Gury : « Quant aux conces-
sions, croyez, mon cher Père, que nous n'avons pas
manqué de manifester à qui de droit nos prévisions sur
les suites qu'elles entraîneraient, comme nous ne man-
quons pas maintenant d'en faire connaître les effets. Mais
vous savez bien que la prudence est la vertu de celui qui
CHAPITRE XII 673
commande, non de celui qui obéit, et que le Général de la
Compagnie a un Supérieur. » (2 Octobre 1845.)
En définitive le Père Roothaan avait obéi, sans avoir, il
est vrai, reçu ni ordre^ ni conseil équivalant à un ordre;
mais il savait, pour l'avoir appris de saint Ignace, que la
parfaite obéissance n'en demande pas tant. Cela, il pou-
vait le dire aux siens, et c'était assez pour se justifier à
leurs yeux. Mais, devant le public et même les évêques, le
Général de la Compagnie devait garder une responsabilité
fâcheuse dontiln'auraitpu se décharger qu'en la renvoyant
au Saint-Siège.
La Compagnie de Jésus. 43
PIÈCES JUSTIFICATIVES
I
Circulaire du P. Renault, Pros>incial de France
sur le niennaisianinnie
Mon Révéhend Pèhe, P. C.
« Vous connaissez, sans doute, la dernière Encyclique qui
condamne les Paroles d'un Croyant et un nouveau système de
Philosophie. Les évêques la publient dans des lettres pastora-
les, où ils font ressortir la fausseté et le danger des nouvelles
doctrines. Un grand nombre des plus zélés partisans de ces
systèmes se sont rétractés. Ceux des Nôtres qu'on sait les avoir
partagés doivent aussi se déclarer maintenant. Ce qui pouvait
être toléré avant que le Saint-Siège eût parlé, ne peut plus
l'être. La dernière Encyclique a condamné bien évidemment
le système de Philosophie, qui était comme la base de toutes
ces doctrines; et le Saint-Père ne l'a pas seulement condamné,
à cause de l'application qui en a été faite, mais encore, en ter-
mes exprès, parce qu'il est en lui-même un système qui induit
en erreur, et qui, conséquemment, doit être tout à fait im-
pj-om'é : Nos hic loqui etlam de fallaci illo haud ita pridem
invecto philosophiae systeniate plane improhando.
J'espère que nous voilà arrivés au moment où nous n'aurons
plus, sur ce point, comme en tout le reste, « qu'un même sen-
timent, et que nous l'exprimerons tous de la même manière ».
C'est pour s'en assurer davantage, et nous faire goûter plus
parfaitement le bonheur de cette unité, que notre Révérend
Père Général demande que ceux, qui ont plus ou moins adopté
ces systèmes, disent aujourd'hui ce qu'ils en pensent d'une
manière nette et précise. Vous voudrez donc bien demander
676 LA. COMPAGNIE DE JESUS
aux Pères de votre maison, qui seraient dans ce cas, une décla-
ration qu'ils signeront; vous me la remettrez à la visite, cette
année; et, si la visite de votre maison est faite, vous me l'en-
verrez par une occasion à la maison de Lyon, où je la trouverai
à mon retour. J'enverrai à Rome ces déclarations, qui ne seront
sans doute que l'expression de la soumission la plus entière à
la décision du Saint-Siège; elles consoleront la Compagnie et
les premiers Supérieurs, dont la prévoyante sagesse nous a
retenus, nous rappelant aux vrais principes, et nous disant,
comme l'apôtre à son disciple : 0 Timothee, depositum custodi,
devitans profanas vocuni novitates, et oppositiones falsi nominis
scîentiae, quant quidam promittentes... exciderunt\ Que des
soins si particuliers de la Providence, dans ce temps de vertige
et d'erreurs, demandent de notre part de reconnaissance et
d'amour!
II
D'frun on se rend à Pasages soit par la grande ligne, soit par
un petit chemin de fer électrique qui va jusqu'à Saint-Sébas-
tien. C'est par cette voie que nous nous y rendons. Le trajet
dure une petite heure. La gare est proche de l'extrémité de la
baie; c'est là que se trouve le port moderne; tout un quartier
s'y est élevé depuis quelques années; il s'appelle Ancho et se
relie à Renteria, centre industriel d'une certaine importance.
Los Pasages se compose de deux villages situés de part et d'au-
tre à l'entrée du goulet, SanPedro à gauche etSan Juan adroite,
quand on regarde la mer. C'est à San Juan que se trouvait le
collège. Comme il serait trop long de contourner la baie, nous
nous y rendons directement en barque. San Juan s'allonge au
pied d'une montagne très raide, presque à pic, avec quelques
arbres d'ici de là et un bouquet de pins à mi-hauteur. Il n'y a
qu'une seule rangée de maisons, tout au bord de l'eau pour la
plupart, l'unique rue est même en plusieurs endroits recouverte
par les constructions; il n'y a un peu d'espace libre qu'à la
Plaza de la Constitucion. Après la dernière maison, on entre
dans le goulet, fort resserré entre deux falaises rocheuses sur
une longueur de douze à quinze cents mètres.
1. O Timothee, gardez le dépôt qui vous a été conQé, fuyant les pro-
fanes nouveautés de paroles, et les objections d'une prétendue et fausse
science; car ceux qui l'ont professée, se sont égarés. (I Tini. VI, 20.)
PIÈCES JUSTIFICATIVES 677
Le jeune curé de San Juan se met très gracieusement à notre
disposition ; à l'entrée de la maison qu'il habite, une inscrip-
tion nous apprend que Victor Hugo y fit un séjour en 1843.
Fantaisie de poète, en quête de pittoresque. Le collège des
Jésuites (1828-1834) était situé à l'extrémité du bourg opposée
à la mer ; il occupait deux ou trois bâtiments, dont le principal,
grosse maison carrée, avec sa façade de pierres de taille ornée
d'un solennel écusson seigneurial, n'est pas dépourvu de carac-
tère. Le rez-de-chaussée est enterré du côté de la montagne ;
au premier étage trois grandes salles avec balcon sur la baie ;
au second, la distribution est différente; nous y voyons un
oratoire, avec une madone peinte sur la muraille; il y a encore
un étage d'une hauteur beaucoup moindre et de vastes galetas.
Ce devait être l'habitation d'une riche famille au temps où
Los Pasages offrait un port naturel et un abri sûr au commerce
maritime ; mais nous nous demandons comment on pouvait y
installer un collège. Une étroite bande de terre, qui s'élargis-
sait un peu à marée basse, servait de cour de récréation. Tout
est aujourd'hui abandonné, sans autres habitants que les rats et
les araignées. La grande maison avait été mise en communica-
tion avec l'église paroissiale de San Juan par un pont jeté
au-dessus de la rue, ou pour mieux dire, de la ruelle. Cette
église, avec ses grands murs de pierre de taille percés de rares
fenêtres, a extérieurement un aspect de forteresse. L'intérieur
présente une seule nef assez majestueuse. Le fond de l'abside
jusqu'à la voûte est occupé par un retable monumental, à la
mode espagnole, sculpté en haut relief et peuplé d'un nombre
incalculable de figures ; le tout est doré, mais heureusetnent le
temps a adouci l'éclat de la dorure. C'est incontestablement
une pièce fort remarquable. Deux autels latéraux sont égale-
ment surmontés de retables forts beaux quoique moins impo-
sants parleurs dimensions. Vers le milieu du bourg se trouve
la chapelle des marins, et un peu au-dessus des maisons atta-
chées au flanc de la montagne une autre petite église sous le
vocable de Santa Anna. La population de San Juan ne doit pas
dépasser 300 à 400 âmes.
Souvenir d'uno excursion à Los Pasages, 22 septembre 1913.
678 LA COMPAGNIE DE JESUS
III
Lettre du P. Louis Valantin, recteur du collège du Passage,
au R. P. Rooihaan, Général de la Compagnie de Jésus.
Notre cher collège du Passage n'existe plus. Un coup soudain
l'a frappé et anéanti, au moment même où son existence sem-
blait être moins menacée que jamais. Depuis deux mois envi-
ron, on nous laissait jouir d'un calme profond ; mais ce calme,
comme nous venons de l'éprouver, n'était qu'un calme trom-
peur, pendant lequel on préparait notre ruine. Le 12 de ce
mois, vers quatre heures de l'après-midi, un adjudant général,
accompagné de cinquante à soixante hommes de la garde
urbaine de Saint-Sébastien, arrive au collège, laisse sa troupe,
partie devant la maison de Saint-Joseph, partie devant celle de
Saint-Roch, entre seul avec un officier, et me fait demander.
Je descends aussitôt au parloir ; et là je suis sommé de fournir
sans délai la liste de toutes les personnes, maîtres, élèves et
domestiques qui habitent le collège, en indiquant la patrie de
chaque individu. Je fais observer que ce travail exige un peu
de temps ; on me l'accorde. Les listes faites et remises, l'adju-
dant général prend congé et se retire. Je crois que tout est fini,
au moins pour ce jour-là. Point du tout. A peine un quart d'heure
s'est-il écoulé, l'adjudant rentre ; et cette fois il me fait appeler
au parloir, et veut que je m'y présente avec cinq autres des
principaux Pères du collège. Il est obéi. Alors, prenant un
air grave, il me remet un papier, qui ne contenait que quatre
ou cinq lignes ! et quand je l'ai lu : « Eh bien, Monsieur, me
dit-il, êtes-vous disposé à vous soumettre? » Je réplique : «Oui
et non, Monsieur l'adjudant; car, avant de m'engagera rien, il
faut que je sache de quoi il s'agit ; or, le papier que je viens de
lire ne me l'apprend pas. J'y vois seulement que vous êtes
chargé de me communiquer un ordre. Quel est cet ordre ? —
Le voici, écoutez. Je dois vous l'expliquer de vive voix. Votre
collège est fermé, dès cet instant ; et il faut que, demain, il n'y
reste plus personne, si ce n'est deux Pères et deux Frères avec
quelques domestiques, pour procéder à l'inventaire et à l'em-
ballage du mobilier ; le tout en présence de l'alcade. »
PIECES JUSTIFICATIVES 679
Sur mes représentations, M. l'adjudant veut bien accorder
un délai de deux jours pour opérer le départ des élèves fran-
çais, et consentir qu'au lieu de deux Pères il en reste trois
au collège.
Le lendemain matin, après avoir célébré le Saint-Sacrifice,
je me hâte de me rendre à Saint-Sébastien. Je vais droit chez
l'agent consulaire de France, dont je reçois l'accueil le plus
aimable. Je règle avec lui tout ce qui concerne nos passeports,
et j'obtiens par son intervention trois jours entiers pour exé-
cuter tant notre départ que celui des élèves ; et certes, ce n'était
pas trop.
Je ne vous peindrai pas maintenant, mon Très Révérend
Père, tous nos embarras, toutes nos fatigues, soit au Passage,
soit à Bayonne; vous les comprenez sans peine. A Bayonne,
par exemple, où je me suis trouvé des premiers avec les
PP. Point et Luiset, il a fallu huit jours pour procurer à nos
élèves les moyens de retourner dans leurs familles; et même
c'est hier seulement que la dernière bande composée de trois
a pu partir avec un de nos Pères. Rien n'avait pu être prévu, ni
préparé d'avance. Actuellement, il s'agit de faire rentrer en
France notre mobilier, ce qui offre bien des difficultés. Les
plus grandes viennent du côté de l'Espagne où, d'après le
décret de la Régente qui nous a expulsés de ce pays, on pré-
tend retenir en séquestre tout ce que nous avons au Passage,
cabinet de physique, bibliothèque, objets d'église, de lingerie,
meubles, etc., etc. Nous travaillons à obtenir justice d'un acte
si révoltant ; et je fais en même temps des démarches pour
qu'une partie au moins de notre mobilier, savoir tout ce qui est
sorti primitivement de France, puisse y rentrer en franchise.
A cet effet je me suis adressé, par l'entremise d'un ami que nous
avons à Paris, à M. le Directeur de l'administration des Doua-
nes, et on m'a fait espérer que ma requête seraitfavorablement
accueillie. Mais tout cela n'aboutirait à rien, si l'on s'opiniâ-
trait, contre tout droit et toute raison, à ne pas laisser sortir
nos effets d'Espagne.
680
LA COMPAGNIK DE JESUS
IV
Jésuites anciens élèves de Fi'ibourg
(Extrait du Livrb d'or)
D'Astros Maxence
Aurran Joseph
De Backer Charles
Bellew Michel
Benausse Félix
Bernadac Adolphe
De Beuvron Eugène
Billas Paul
De Boisgelin Louis
De Bouchaud Edouard
BoufTier Gabriel
De Boylesve Marin
Braun Eugène
De Carmejane Charles
Castanier Auguste
Chambellan Ernest
De Chazournes Léon
Chevreuil Emile
De Damas Amédée
De Damas Charles
Dorr Edouard
Dorville Charles
Dumas Henri
Faller Clément
Finaz Marc
Flandrin Jean-Baptiste
De Foresta Albéric
Fruzzini Léopold
Goeldlin de Tiefenau Jean-
Baptiste
De Gottrau Philippe
Haan Joseph
Hassenforder Victor
Havard Antoine
Hélot Louis
Heyvaert Edouard
D'Hivert Jean
Hoffmann Emile
Hoffmann Victor
Indermatten Pierre
Jullien Saint-Michel
Juster Jules
Knight Guillaume
Kohler Auguste
Laboré Francisque
De Lamezan Joseph
Le Lasseur François
De Mehlen Philippe
Du Merle Henri
Mertian Edouard
Mertian Victor
Mertian Henri
Mondésert Louis
De Nolhac Théodore
Parrin François
De Pedroso Emmanuel
Polidoro Charles
Polidoro Gaétan
Pottgeisser Jules
Ramière Henri
Du Banquet Dominique
Du Banquet Charles
Du Banquet Victor
De Rey Elzéar
Richard Louis
Roccofort Gonzague
De Rochemure Henri
Roubaud Etienne
PIECES JUSTIFICATIVES
681
Roulet de Sandoz Henri
De Rubod Léopold
Saint-Cyr Henry
De Saint-Fériol Gabriel
Sénéclauze Régis
Sherlock Jacques
Simonin Joseph
Staub Joseph
Stumpf Jean-Baptiste
Sucher Ignace
Taflin Louis
Terret Réffis
Tourel Auguste
Tschieder Pierre
Van Alsenoy Guillaume
Van der Leeuwe Pierre
Van Ryckevorsel Louis
Van Ryckevorsel Gérard
Vasseur Nicaise
Verheyden Pierre
Wilde Léon
Wilde Clément
Wilde Guillaume
De Zeil Georges
Quelques notes sur Brugelette extraites du « Diaire »
(Archiv. Prov. Franc. 2248)
C'était un ancien couvent de Franciscaines, fondé au xiii« siè-
cle par les ancêtres du comte de Mérode. Le collège débuta le
29 Octobre 1835 avec 50 élèves. Le 8 décembre il fut consacré
solennellement à la Sainte Vierge. L'évêque de Tournai,
Mgr Labis, vinty passer trois jours. A la rentrée de 1836, on
compte 150 élèves; il fallut agrandir les bâtiments. Nouveaux
agrandissements l'année suivante. En 1838-1839 le nombre des
élèves monte à 237. On construit la grande salle des fêtes.
En 1839-1840 nouvelle construction pour loger les théologiens et
les juvénistes venus de Saint-Acheul. En 1840-1841 on atteint le
chiffre de 300 élèves pensionnaires qui se maintiendra jusqu'à
la fin, mais ne sera guère dépassé. En 1843-1844 construction
d'une vaste salle de récréation.
Le règlement et les usages sont à peu près ceux de Fribourg.
Dès le début on établit les Congrégations et les Académies,
ainsi que la retraite du commencement de l'année et celle des
philosophes sur la fin .
Le Cours de Philosophie se fait en latin ; le français y péné-
tra cependant à titre de tolérance dans les discussions. Nous
trouvons encore un programme de séance publique daté du
22 janvier 1851 :
682 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
DlSPUTATlO INTER PRIMl ANNl PhILOSOPHOS.
De Logica : Mens humana cognoscit certo veritatem. Sex
thèses...
Propugnabunt : Carolus de Maistre, Victor de Gourtebourne,
Nicolaus de Mac-Caithy.
Impugnabunt: Carolus Hélot, Leontius de Montmartin, Pau-
lus de Vivien.
Les cours d'anglais et d'allemand ont lieu les jeudis et
dimanches de chaque semaine.
Le théâtre subit les mêmes vicissitudes qu'à Saint-Acheul.
On aborde différents genres, y compris l'opéra en 1842. Sur
des remontrances venues de haut, on y renonce, et, après des
essais qui ne donnent pas satisfaction, on s'en tient à des pièces
jouées sans apparat et sans assistance de personnes du dehors.
Le Père Cahour composa tout exprès plusieurs drames, entre
autres Dioclélien à Salone^ envers.
Parmi les visites de personnages de marque, nous trouvons
en 1843 celle du Nonce Pecci, le futur Léon XIII. Pas de vacan-
ces au cours de l'année. Le baron de Sécus et le prince de
Groy, anciens élèves de Saint-Acheul, reçoivent dans leurs
châteaux tout le collège à certains jours de congé.
Les grandes vacances ne durent guère plus de six semaines,
du 29 août au 12 octobre, en 1836. Elles paraissent s'allonger
un peu dans la suite. On lit dans le Diaire de 1839 : « Les
PP. Goué et Gharil sont partis de Brugelette avec treize élèves
en caravane. Le voyage a duré quarante jours. » Suit l'itiné-
raire ; on a visité la Belgique, l'Alsace, la Suisse, on a atteint
l'Italie du nord et on est revenu par le Saint-Gothard, la vallée
du Rhin, Gologne et Aix-la-Ghapelle. La dépense a été de
300 francs par élève. Une autre caravane a fait seulement en
Belgique une tournée de quinze jours.
Image-Souvenir de Première communion, 29 Mai 1851
R. P. Delvaux. R. P. de Boylesve
Gh. de Falaiseau R. de Ilubner
IL de Bonvouloir A. de Guitaut
F. de Divonne E. de Valicourt
H. de Bardonnet A. de Monteynard
PIECES JUSTIFICATIVES
C83
G. Jallu
B. d'Alsace
T. de Mairesse
T. d'Oultremont
P. Delvaux
M. des Roberts
A. Charvet
Ch. Grimont
G. du Lau
0. de la Ghevallerie
H. Hémart
L. d'Assay
P. de Bengy
V. Delobel
A. de Latourfondue
A. de Loisy
O. de Loisy
O. Tissot
A. de Chatonay
Ch. de Braiidt
L. de Teil
H. de la Rochetulon
G. Bourgain
V. Verley
G. Longhaye
0. de Bertoult
L. Penet
E. Blandin
Ed. Soudry
VI
La mission que le P. Déplace avait à remplir auprès du duc
de Bordeaux rappelle celle de Fénelon auprès du duc de Bour-
gogne. Le pelit-fîls de Charles X avait plus d'un trait de res-
semblance avec le petit-fils de Louis XIV; c'était la même
fougue, la même nature hautaine et violente. Le précepteur
aux prises avec les mêmes difficultés semble bien s'être inspiré
des méthodes de son illustre devancier. Par une gravité douce
et ferme, unie à l'absolue maîtrise de soi, il s'assura tout
d'abord un ascendant que le royal enfant sut accepter au grand
profit de sa formation morale. Une relation écrite au jour le
jour par le P. Druilhet, « témoin oculaire », nous en a conservé
quelques traits qui sont également à l'honneur du maître et de
l'élève.
« Le prince fait des éclats; mais avant la classe il demande
pardon en ma présence... » Une autre fois, après récidive, « le
soir il n'eutpas de repos qu'il ne se fût raccommodé pleinement
avec le Père... Il lui fait une prévenance, lui présente une
chaise à la prière. Ou bien il vient dans sa chambre, sous pré-
texte de chercher un livre ; c'est que le silence du Père lui pèse,
il veut entendre une parole de paix avant d'aller se coucher. »
Un autre jour le P. Druilhet transcrit un billet reçu de son
684 LA COMPAGNIE DE JESUS
confrère : « De gros nuages s'étaient élevés pendant la classe;
elle fut mauvaise et finit mal. Je me retirai froidement. Le
prince m'accompagna jusqu'à la porte, mais avec un mélange de
dépit et de fierté que je ne lui avais pas encore vu. J'avais le
cœur navré. Je me jetai aux pieds du crucifix; je lui exposai
toutes mes peines. Tout à coup j'entends courir dans le corri-
dor; on frappe, on entre, c'est le prince qui, d'un air ému :
— Je suis fâché, me dit-il, bien fâché de ce que j'ai fait; par-
donnez-moi; c'est de moi-même que je viens; je vous assure
que personne ne m'en a rien dit. »
Presque toujours le mauvais moment passé, l'enfant regret-
tait sa faute, et, la piété aidant, il s'efforçait de la réparer. On
conserve aux Archives de la Province de Lyon plusieurs des bil-
lets d'excuses qu'il adressait à son précepteur. En voici quel-
ques spécimens :
« Je vous demande pardon de ce que j'ai fait. Je promets aux
Cœurs sacrés de Jésus et de Marie de ne plus répondre, d'être
obéissant et de faire tout ce que Monsieur de Place voudra.
Henri, ce 11 juillet 1883. »
« Je vous promets, ô mon Dieu, de ne plus jamais faire ce
que j'ai fait à Monsieur de Place et je vous demande la grâce
de résister au démon qui m'attaque. Henri. »
Cependant malgré ces repentirs et ces efforts le naturel
reprenait le dessus et les incartades se renouvelaient. Un jour,
c'était au mois de septembre, le Père Déplace se décida à re-
courir au grand moyen qui avait réussi à Fénelon. « Après y
avoir réfléchi devant Dieu, il rédige en cinq ou six articles une
charte sévère que, d'un ton d'autorité, il dicte en commençant
la leçon. L'enfant étonné relève la tête : — Et si je ne veux pas
obéir? — Vous le voudrez, Monseigneur. — Mais enfin... — Il
le faut, j'ai l'autorité de Dieu et du Roi, et s'il est nécessaire je
saurai vous contraindre. »
C'était en abrégé, la réponse de Fénelon à son prince qui
venait de lui jeter à la face : « Monsieur, je sais qui vous êtes
et qui je suis. » Le duc de Bordeaux fut subjugué comme l'avait
été jadis le duc de Bourgogne. 11 écrivit, signa et remit la pièce
au Père Déplace. A partir de ce jour, ajoute la relation, « sa
soumission ne s'est point démentie ».
Au reste il paraît bien que le maître avait su inspirer à son
élève mieux encore que la crainte et le respect. Les marques
PIÈCES JUSTIFICATIVES 685
d'attachement que le jeune prince donnait au Père Déplace
sont trop naïves pour n'être pas sincères. Avec les billets d'ex-
cuses les Archives conservent des images pieuses portant au
verso des inscriptions comme celle-ci : « Pour Monsieur l'abbé
de Place, Témoignage de grande amitié. Signé : Henri. » A la
nouvelle du départ des Pères il ne dissimula pas, comme on l'a
vu, son vif mécontentement. Outre le certificat officiel que nous
avons cité et que sans doute il rédigea par ordre, il écrivit à son
précepteur le billet confidentiel suivant :
« Monsieur l'abbé, je vous demande de continuer pour moi
votre cours d'Histoire. Ayant bien réfléchi devant Dieu je désire
que vous restiez pour être mon confesseur. Je suis désolé si vous
partez et ce n'est certainement pas moi qui vous fais partir.
J'ai été enchanté de vous et je prierai Dieu pour vous. Henri.
27 Octobre 1833. »
Le l*"" novembre, fête de la Toussaint, se terminait la mission
du gouverneur et des deux Jésuites appelés par lui auprès du
duc de Bordeaux. Cette journée commença tristement pour le
jeune prince. Ecoutons la relation du « témoin oculaire » :
« Dès trois heures du matin le baron (de Damas) l'entendit
pleurer et soupirer. 11 se lève, il s'approche de son lit. — Oh!
baron, lui dit le jeune prince, je vais donc vous perdre, vous,
ces messieurs... — Le baron le consola, l'encouragea, lui parla
le langage de la tendresse et de la religion; le pauvre enfant
était inconsolable. — « Pendant plus de deux heures que je
passai ainsi auprès de lui, me dit le lendemain le baron en me
racontant la scène, le nom de M. Déplace revint plus de quatre-
vingts fois à sa bouche... 11 s'affermit enfin, se leva, fit ses
prières avec ferveur et se présenta à la sainte table... » Dans la
matinée, il prit le baron à part : — Ah! baron, lui dit-il, que
cette matinée m'a fait de bien! — Je le crois, Monseigneur,
vous avez reçu Celui qui fortifie et console. — Oui, oui, reprit-
il, mais avez-vous remarqué l'Evangile. Oh! les belles paroles:
Beati qui lugent, quoniam ipsi consolabuntur l Et celles-ci
encore : Beati qui persecutionem patiuntur propter justitiam.
Baron, l'avez-vous bien compris? — En me racontant ceci, le
digne baron avait les larmes aux yeux de joie et d'attendrisse-
ment. » {Archii>. lugd. XXI, p. 254.)
Après cela, on ne trouvera pas exagéré le témoignage que le
P. Druilhet rendait à l'enfant royal, dans une lettre écrite deux
686 LA COMPAGNIE DE JESUS
mois auparavant aux scolastiques théologiens de Brigue :
« Notre jeune famille apprendra avec plaisir que mon élève est
digne de toute leur affection et de toute la ferveur de leurs
prières. Il est impossible de réunir à son âge plus de piété, de
raison, de vivacité, d'esprit, de grâce et d'amabilité. » (5 Sep-
tembre 1833.)
VII
DÉCLARATION DE M. CaUCHY
Au moment où M. Cauchy et M. Billot ont été présentés par
M. le baron de Damas à M. le marquis d'Hautpoul nommé sous-
gouverneur, M. Cauchy a fait au baron de Damas, en présence
de Mgr l'évêque d'Hermopolis, de MM. Billot, etc., la déclara-
tion suivante :
« Monsieur le baron, Vous nous avez annoncé la détermina-
tion du Roi et la vôtre ; je dois maintenant vous faire connaître
la mienne. Vous savez dans quelle position difficile je me
trouve placé, non par ma volonté propre, mais par celle de la
la divine Providence.
« D'un côté le Roi, et Mgr l'évêque d'Hermopolis comptent
sur moi, pour enseigner à l'héritier du trône de saint Louis les
Sciences Physique et Mathématique, sans perdre de vue la Reli-
gion qui est la première de toutes les sciences.
« Le Roi, le Prince, Mgr d'Hermopolis pensent que sur ce point
je peux être utile à l'enfant de la France; et il me sera en effet
bien facile de m'entendre à cet égard avec l'illustre orateur qui
a si éloquemment défendu la Religion dans ses conférences.
« D'un autre côté en restant auprès de Mgr le Duc de Bor-
deaux, je puis craindre de passer aux yeux du public pour
avoir consenti, pour avoir contribué peut-être à l'éloignement
de deux personnes que Mgr le Duc de Bordeaux, que le Roi
lui-même ont constamment honorées de leur confiance, et qui
en étaient effectivement bien dignes, je veux dire M. le baron
de Damas, et M. l'abbé de Place.
« Cependant, Dieu voit mon cœur. Il sait bien que je déplore
autant que Mgr le Duc de Bordeaux l'éloignement de ces deux
personnes qui étaient si chères au prince; et si je pouvais me
PIÈCES JUSTIFICATIVES 087
sacrifier aujourd'hui pour conserver l'une d'elles à Mgr, je
n'hésiterais pas, dans l'intérêt de Mgr, à faire ce sacrifice.
« Mais la Providence ne le permet pas, et dans cette conjec-
ture, ne voulant, ni être accusé faussement de ce dont on n'a
pas craint d'accuser Mgr lui-même, ni refuser à un prélat que
j'estime et que j'honore la coopération qu'il attend de moi, je
me borne à déclarer :
« loQue je suis complètement étranger à la mesure qui prive
Mgrle Duc de Bordeaux de l'utile appui de M. lebaron deDamas
et de M. l'abbé de Place.
« 2° Que je ne partage point contre les Jésuites les absurdes
préjugés dont vous connaissez toute l'injustice, préjugés que
Mgr l'évêque d'Hermopolis a combattus à la tribune et dont le
siècle lui-même commence à rougir.
« Je me plais à faire publiquement cette déclaration pour
obéir à maconscienceet afin de mettre mon honneur à couvert.
« Du reste je ne refuse point de rester comme instituteur
auprès du Prince, Mgr l'évêque d'Hermopolis étant précepteur;
et il me sera bien doux de compter au nombre de mes collabo-
rateurs un digne magistrat qui a puisé lui-même dans la Reli-
gion catholique ce noble courage, cette force invincible que
la France entière a si bien eu lieu d'admirer dans un mémora-
ble procès. »
Prague, ce 1" novembre 1833.
VIII
A l'entrée de la chapelle du Saint Martyre, une grande pla-
que de bronze doré, fixée sur un marbre noir et scellée dans le
mur, contenait l'inscription suivante :
D. O. M.
Siste Yiator
Atque in hoc sepulcro martyrum probati
Ordinis cunas lege
Societas Jesu
Quae
S. Ignatium Loyola
Patrem agnoscit
Lutetiam matrem
688 LA COMPAGNIE DE JESUS
Anno salutis MDXXXIV Aug. XV
Heic nata est
Cum Ignatius ipse
Et Socii
Votis sub sacram synaxim religiose conceptis
Se Deo
In perpetuum consecrarunt
Ad Majorem Dei Gloriam.
IX
Décret de partage de la Province de France.
Joannes Roothaan
Praepositus Generalîs Societatis Jesu
Cum propter domorum numerum nimiamque regni extensio-
nem difficilior in dies évadât Provinciae Galliae gubernatio, re
diu multumque coram Deo considerata, auditis etiam RR. PP.
Assistentibus, praesenti hoc decreto declaramus Provinciam
Galliae Societatis Jesu in duas separatam Provincias, quarum
iina, septentrionem versus, antiquo nomine Provincia Franciae
nuncupata,domosParisiensem,Anibianensem,Metensem,Laval-
liensem, Venetensem, necnon collegium Brugelette in Belgii
finibus situm complectitur; altéra, versus Meridiem, antiquo
similiter nomine Provincia dicta Lugdunensis, domos habet
Lugdunensem, Dolanam, Aniciensem, Avenionensem, Aquen-
sem, Tolosanam et Lalovescenseni. Exteras quoque missiones
ita inter utramque Provinciam dividimus, ut ad Provinciam
Franciae spectent domus quae in Americae statibus Kentucky
et Louisianiae formantur; ad Lugdunensem vero Asiaticae
Missiones in Maduré, etc. Ipsos denique utrique Provinciae
praefîciendos Praepositos juribus et facultatibus Provincia-
lium juxta nostras constitutiones instructos declaramus.
Romae die 27 Julii 1836.
Joannes Roothaan.
f Joan. Janssen a secr.
PIÈCES JUSTIFICATIVES 689
X
Le P. Gary avait demandé au P. Général de vouloir bien
prescrire que tous ceux qui faisaient partie de la Province de
France au moment de la séparation seraient tenus de faire les
uns pour les autres les suffrages en usage dans la Compagnie.
Toujours en garde contre les innovations, le P. Roothaan
répondit que cela ne s'était point fait encore; il se refusait
donc à intervenir d'autorité ; mais rien n'empêchait, ajoutait-il,
les Jésuites français de prendre cet engagement de charité les
uns envers les autres; seulement il serait bien entendu que la
chose n'avait point été réglée à Rome. La pieuse convention eut
lieu en effet; c'était la première; par la suite, il y en eut plu-
sieurs autres dans des circonstances analogues.
XI
La dévotion au Très Saint Cœur de Marie n'est guère moins
ancienne que la dévotion au Sacré Cœur de Jésus, et elle pro-
cède de la même inspiration. Elle fut propagée tout spéciale-
ment au xvii' siècle par le Bienheureux Jean Eudes. L'abbé
Dufriche des Genettes consacra la paroisse de Notre-Dame des
Victoires dont il était curé au Cœur Immaculé de Maiie, Refuge
des Pécheurs. Lui-même a raconté comment l'inspiration lui en
vint pendant sa messe, le 3 décembre 1836, fête de saint Fran-
çois-Xavier. A deux reprises, il aurait entendu une voix inté-
rieure qui lui en donnait l'ordre précis. (Voir le Manuel de
VArcIticonfrérie, seconde éàiûon; on Vie de M. Dufriche des
Genettes, par l'abbé A. de Valette. P. 167.) Dans un livre publié
en 1909, le Père Le Doré, Supérieur général des Eudistes,
donne une version différente dans la note que voici :
« M. l'abbé Desgenettes raconte que c'est en entendant le Père
Mac-Carthy prêcher la fête du Cœur de Marie le 8 février
(année ?) dans la chapelle des Sœurs de Notre-Dame de Charité,
Filles du B. Jean Eudes, 193, rue Saint-Jacques, à Paris, qu'il
se décida à consacrer sa paroisse au Cœur Immaculé de la Mère
de Dieu. » [Le Sacré Cœur de Jésus, Son Amour. 1909. P. I. En
note.)
Les deux récils ne sont point inconciliables. 11 se peut
La Compagnie de Jésus. 44
690 LA COMPAGNIE DE JESUS
que M. Dufriche des Genettes ait pensé à faire la consécration
de sa paroisse au Cœur Immaculé de Marie, qu'il en ait même
pris la résolution, en entendant un sermon du Père de Mac-
Carthy. Puis, comme il aurait oublié sa résolution ou différé de
l'accomplir, elle lui aurait été rappelée de la manière racontée
dans le Manuel.
Quant à l'invocation ou appellation Refuge des Pécheurs^
caractéristique de l'Archiconfrérie, elle se lit avec la date
Octobre 1815 dans une inscription assez curieuse qu'on peut
voir encore au-dessous d'une Madone, sur la maison portant
le N° 20 de la rue de Babylone. La voici dans son entier :
NOTRE-DAME DE PAIX
L'original de cette image
Est un chef-d'œuvre si parfait
Que le Tout-Puissant qui l'a fait
S'est renfermé dans son ouvrage.
Je vous salue Marie Reine et Souveraine
De la Paix. Par le Divin Cœur de Jésus
Prince et Auteur de la Paix, faites
Qu'il règne sur nous en paix et en miséricorde
Montrez que vous êtes notre Mère.
Divin Cœur de Jésus
Ayez pitié de nous. Cœur Immaculé de Marie
Refuge des Pécheurs
Priez pour nous.
Octobre 1815.
La maison N° 20 est adossée à la chapelle des Missions étran-
gères, laquelle fut longtemps église paroissiale. L'abbé Dufri-
che des Genettes y fut vicaire, puis curé à partir de 1819
jusqu'en 1830. L'année même de son arrivée, il fut reçu dans
la Congrégation, dont les réunions se tenaient alors au Sémi-
naire des Missions étrangères. (Sur le catalogue des admissions,
son nom est écrit Desfriches des Genettes.) 11 avait continuel-
lement sous les yeux l'image de Notre-Dame de Paix avec
l'inscription. Il se peut qu'elle lui ait suggéré le titre qu'il
devait donner plus tardàl'Archiconfrérie. Mais cette inscription
elle-même, quelle en est l'origine ?
PIÈCES JUSTIUCATIVES 691
XII
La vocation dominicaine de Lacordaire
Une controverse assez vive s'est élevée au cours de l'année
1913 entre Bénédictins et Dominicains ^ au sujet de la vocation
dominicaine de Lacordaire. Le Père Dudon en a rendu compte
dans les Études du 5 mai 1914. (T. CXXXIX, p. 387.) Je n'ai pas
la prétention de dire mieux, moins encore de dirimer le conflit;
Non nostrum estinter vos tantam componere lilem.
On me permettra toutefois d'y revenir ici, pour justifier la
manière dont cette vocation est présentée dans l'Histoire d'un
siècle.
Nous sommes en présence de deux récits discordants, celui
de Dom Guéranger et celui de Lacordaire. Tous deux ont été
faits de mémoire plus de vingt ans après les événements. Il n'y
faut pas chercher la précision et l'exactitude d'un procès-ferbal.
Celui de Dom Guéranger est contenu dans une lettre écrite à
Théophile Foisset, le 5 septembre 1862. En voici les passages
essentiels : « En 1837, je fis sa connaissance (de Lacordaire) à
Rome... 11 avait été à Rome, le 28 juillet 1837, témoin de ma
profession à Saint-Paul hors les murs et en avait été frappé.
L'idée me vint de lui parler du désir que j'éprouvais de voir
rétablir en France l'Ordre des Frères Prêcheurs... Je lui dis
même que j'avais quelqu'un en vue pour cela. Il m'interrompit
en me disant qu'il serait homme lui-môme à se vouera une telle
œuvre, d'autant qu'un Ordre de Prêcheurs lui irait beaucoup.
A la visite suivante il me demanda des renseignements sur la
vie des Dominicains... Je lui exposai ce que j'en connaissais,
et... je demandai au P. Lamarche, Prieur de la Minerve, un
exemplaire des Constitutions que je lui communiquai... » Pas
de conclusion pour lors ; on revient ensemble en France au
mois de septembre ; il n'est plus question de l'affaire. « L'an-
née suivante 1838, il (Lacordaire) arriva à Solesmes le jour de
I. Voir la Revue Lacordaire (T. I. igiS) fondée par les Dominicains
pour préparer la Vie définitive de Lacordaire et l'édition critique de ses
œuvres.
692 LA. COMPAGNIE DE JÉSUS
l'Octave de la Fête-Dieu ; ses premières paroles furent pour
me dire qu'il venait pour approfondir la question de son entrée
dans l'Ordre de saint Dominique...; il me priait de le diriger
dans la retraite qu'il se proposait de faire... Peu après, il
commença cette retraite qui dura huit à dix jours, et ma con-
clusion fut qu'il devait entrer dans l'Ordre des Frères Prêcheurs.
Il l'accepta avec la plus grande simplicité. »
Lacordaire,lui, a raconté sa vocation dans un écrit dicté sur
son lit de mort (Octobre 1861) et qu'il ne put achever. Il l'inti-
tulait simplement Notice sur le rétablissement des Frères
Prêcheurs. Il fut publié neuf ans plus tard par Montalembert
sous le titre de Testament du Père Lacordaire. (8° Paris, Dou-
niol, 1870.) Le récit en question remplit le Chapitre V. Les cho-
ses s'y passent tout difFéremment : « Mon long séjour à Rome
me permettait beaucoup de réflexion : je m'étudiais moi-même
et j'étudiais aussi les besoins généraux de l'Église... Je me
persuadai donc en me promenant dans Rome et en priant dans
ses basiliques que le plus grandserviceà rendre à la chrétienté,
au temps où nous vivons, était de faire quelque chose pour la
résurrection des Ordres religieux... Après la question générale
venait la question secondaire qui était de savoir à quel Ordre
je me donnerais... » Il ne peut songer à fonder un Ordre nou-
veau et, tout bien examiné, il n'a à choisir qu'entre Jésuites et
Dominicains... « Néanmoins en rentrant en France sur la lin de
1837, je n'étais point décidé. » Après la station de Metz, au
printemps de 1838, « je revins à Paris. Là je m'ouvris plus ou
moins à ceux qui m'aimaient. Nulle part je ne rencontrai d'a-
dhésion... »
On voit la différence. D'après le premier document le futur
abbé de Solesmes aurait été l'instrument providentiel de la
vocation dominicaine de Lacordaire ; cette vocation, selon la
manière ordinaire de parler, serait l'œuvre de Dom Guéran-
ger. Dans le second document, il n'apparaît même pas ; il n'est
pas nommé. Si le premier est véridique, comment expliquer
ce silence? L'historien de Dom Guéranger (Dom Delatte) écarte
l'objection par une fin de non-recevoir. « Nous n'avons pas,
dit-il, à rechercher ici les motifs qui ont déterminé Lacor-
daire, la veille de sa mort, à taire le nom de l'abbé de Solesmes.
Il suffit de demander aux hommes raison de ce qu'ils disent ;
s'il fallait leur demander compte en plus de ce qu'ils ne disent
PIÈCES JUSTIFICATIVES 693
pas !... Prétérition n'est pas crime, et Laeordaire a assez parlé,
assez écrit pour que nous ne trouvions pas sujet à nous plaindre
qu'il n'ait pas parlé une fois de plus. » [Dom Guéranger, abbé
de Solesmes, par un moine bénédictin. T. I, p. 208.)
On pourrait allonger encore ces considérations sur la non-
valeur des arguments négatifs. Mais j'avoue que celui-ci ne me
satisfait pas. Sans doute, /?«/• lui-même \e silence, d'un témoin
ne prouve rien contre la réalité d'un fait. Mais, quand il appa-
raît que le témoin avait l'obligation de parler, qu'il ne pouvait
pas ne pas parler, si par ailleurs sa probité est établie, alors
son silence a une valeur de témoignage, il constitue une forte
présomption, pour ne rien dire déplus, à l'encontre du fait tel
qu'il est présenté. Or, il semble bien que telle était la situation
de Laeordaire dans le cas qui nous occupe. Selon le premier
récit, Dom Guéranger a une part prépondérante, ou pour mieux
dire, une part exclusive dans la vocation du restaurateur de
l'Ordre de saint Dominique en France ; c'est lui qui en aurait
eu l'initiative, lui qui l'aurait éclairée, affermie et enfin déci-
dée. Mais alors Laeordaire, racontant les origines du « réta-
blissement des Frères Prêcheurs », pouvait-il passer sous
silence semblable collaboration? Son récit, avec une telle réti-
cence, ne renferme-t-il pas une altération substantielle de la
vérité historique ? Alors quoi ? Faut-il donc récuser le témoi-
gnage de Laeordaire ? Sur son lit de mort, il aurait, par un
inconcevable amour-propre d'auteur, refusé de reconnaître que
ridée du rétablissement lui avait été suggérée par un autre ?
Ou enfin sa mémoire l'aurait mal servi ? Il aurait oublié ? On
oublie une circonstance, une date, un détail; on n'oublie pas
ces choses-là. Pareilles hypothèses ne supportent pas l'exa-
men. L'état d'âme de Laeordaire, ses dissentiments, sa brouille
même avec l'abbé de Solesmes ne les rendent pas plus plau-
sibles, au contraire.
Si on ne veut pas les accepter, reste donc qu'il y aurait quel-
que chose à modifier, ou si l'on veut, à ajouter au premier ré-
cit. Oserais-je dire que, à l'entendre strictement, mais non plus
dans la version qu'en a donnée le biographe de Dom Guéran-
ger, il renferme de réelles invraisemblances? « Au cours du
mois d'août 1837, nous dit-on, dans la chambre occupée par
Laeordaire à Saint-Louis des Français, il arriva à Dom Guéran-
ger de dire que, les Bénédictinsrétablis en France, il manquait
694 LA COMIWGNIE DE JESUS
une restauration religieuse, celle des Frères Prêcheurs.
Lacordaire demanda ce qu'étaient les Frères Prêcheurs... »
(Page 207.) — En vérité ! Et il était à Rome depuis
dix-huit mois ! Et il habitait à Saint-Louis des Français, à
trois minutes de la Minerve ! Et il n'avait jamais entendu par-
ler des Frères Prêcheurs, ni aperçu un froc de dominicain ! Et
c'est ce jour-là, au mois d'août 1837, que Guérangerlui faisait
la première ouverture sur le rétablissement en France de l'Or-
dre de saint Dominique, qui du reste futde prime saut à moitié
résolu : Lacordaire 1' « interrompit » pour déclarer qu'il serait
volontiers, lui, « l'homme de cette œuvre-là »! Un mois après,
les deux amis reparlaient ensemble pour la France (25 sep-
tembre 1837). « Il ne fut plus parlé des Parères Prêcheurs, jus-
qu'à l'été suivant » que Lacordaire vint à Solesmes reprendre
la conversation et conclure sous la direction du Père Abbé. Il
n'est peut-être pas hors de propos de remarquer que Dom Gué-
ranger avait alors 33 ans.
J'ai dit que l'un et l'autre récits sont postérieurs aux faits de
plus de vingt ans et ont été rédigés de mémoire. A cette dis-
tance on est exposé à ne voir que les grandes lignes ; les détails
échappent, la chronologie se brouille, des confusions se pro-
duisent. Etienne Cartier, tertiaire dominicain et ami de Lacor-
daire, dont on invoque le témoignage à l'appui de la thèse
bénédictine, devait lui aussi subir ces erreurs de perspective.
11 écrivait postérieurement à la publication delà VieduP. La-
cordaire par Foisset. « Ce fut en 1837, dit-il, que l'abbé de
Solesmes déposa dans le cœur de son ami le premier germe de
sa vocation religieuse... La retraite faite par le P. Lacordaire à
Saint-Eusèbe n'eut pour résultat qu'un projet vague que ren-
dit encore plus incertain le succès des prédications de Metz et
de Lyon. * » Notez que les prédications de Lyon eurent lieu
en 1845; elles n'eurent guère d'influence sur sa vocation; il
était dominicain depuis six ans. Effet de lointain. Ajoutez que
Etienne Cartier, qui affirme que « la retraite de Saint-Eusèbe
n'eut d'autre résultat qu'un projet vague que rendit encore
plus incertain le succès des prédications de Metz et de Lyon »,
en a appelé quelques lignes auparavant à l'autorité de Foisset,
lequel écrit à propos de cette retraite : « C'est en ces jours d'un
I. Dom Guérangev, par un moine bénédictin. T. I, p. 206.
PIÈCES JUSTIFICATIVES 695
recueillement solennel que Lacordaire se sentit distinctement
appelé à la vie monastique et qu'il conçut le dessein formel de
faire revivre en France l'Ordre de saint Dominique, comme
l'abbé Guéranger voulait y restaurer celui de saint Benoît. »
( Vie du P. Lacordaire. T. 1, p. 442.)
Quant au « projet », résultat de cette retraite, était-il si
« vague » que cela ? Ce sont les lettres de Lacordaire lui-même
qui vont répondre, lettres écrites au moment précis où il réalise
ce « projet ». Invariablement Lacordaire le fait dater de la
retraite de Saint-Eusèbe. A Madame de Vauvineux, le 15 juil-
let 1838 : « ... La résolution dont je m'occupe depuis quinze
mois... » A Foisset, quelques jours plus tard : « Je pars pour
Rome, mardi 31 (juillet). J'entre dans l'Oindre de saint Domini-
que avec la pensée de le rétablir en France. C'est un projet qui
date de quinze mois. » (27 Juillet 1838.) Ces « quinze mois » nous
reportent assez exactement à la retraite commencée le 5 mai
de l'année précédente, et non certes à la conversation du mois
d'août avec l'abbé Guéranger. Mieux encore ; arrivé à Rome et
au moment de mettre la main à l'œuvre il précise encore davan-
tage, il se félicite d'avoir fait confidence de ses intentions, il y
a plus d'un an, à plusieurs personnes, parce qu'ainsi l'œuvre
qu'il entreprend ne paraîtra pas avoir été résolue à la légère :
« J'ai eu bien du bonheur, écrit-il à Mme Swetchine, de m'être
ouvert, en niai 1831 , de mon projet; cela a donné à tout ceci un
grand air de maturité. » (27 Août 1838.) Que peut-on souhaiter
de plus décisif ? L'historien de Dom Guéranger écrit: «Les
lettres à Mme Swetchine ne portent aucune trace d'une déci-
sion prise par Lacordaire au sortir de sa retraite de Saint-
Eusèbe. » (P. 208.) Assurément; Lacordaire lui-même dit que
« sur la fin de l'année 1837 », c'est-à-dire plusieurs mois après,
il n'était pas encore « décidé ». Mais on peut avoir formé un
« projet » sans être pour cela « décidé » à le réaliseï*. Cela se voit
tous les jours. Or, Lacordaire affirme que le projet qu'il est en
train de réaliser le 21 août 1838, il l'avait fait connaître à plu-
sieurs personnes en mai 1831. Donc, au sortir de la retraite de
Saint-Eusèbe, Lacordaire avait le «projet » d'entrer dans l'Or-
dre de SaintDominique et apparemment aussi celui de le réta-
blir en France, puisque pour lui les deux n'en font qu'un. C'est
tout ce qu'il importe d'établir. Cela étant, quelle aurait été la
696 LA COMPAGNIE DE JESUS
part d'influence de l'abbé de Solesmes dans la détermination
de Lacordaire ?
Guéranger venait à Rome pour traiter l'affaire du rétablissement
de l'Ordre bénédictin en France. Il arriva dans la ville éternelle
le samedi saint, 25 mars 1837. 11 y trouva Lacordaire qui y était
depuis plus d'un an. Ils purent se voir et causer familièrement
pendant quarante jours, jusqu'à la retraite à Saint-Eusèbe, qui
commença au soir de l'Ascension. Lacordaire se félicite de ces
entretiens : « J'ai vu M. Guéranger, écrit-il le 28 mars, et sa
présence a été pour moi un grand secours et une grande con-
solation. » Et au moment d'entrer en retraite : « La présence
de l'abbé Guéranger a été aussi pour moi une véritable conso-
lation ; nous nous entendons à merveille sur toutes choses,
théologie, philosophie, politique, présent et avenir. »
(4 Mai 1837.) Malheureusement ce parfait accord ne dura pas
toujours. Mais il n'importe.
Que pendant ces quarante jours, qui rappellent ceux que
Notre-Seigneur passa sur la terre après sa résurrection à ins-
truire et affermir ses apôtres dans leur vocation, l'abbé de
Solesmes ait parlé de vie religieuse et de vie dominicaine à
Lacordaire, lequel bien certainement savait déjà à ce moment
« ce qu'étaient les Frères Prêcheurs », qu'il l'ait encouragé, for-
tifié par ses exhortations, et même en se citant comme exemple,
je l'accorderais de grand cœur; rien ne me paraît même plus
vraisemblable. L'action de Guéranger aurait donc commencé
plus tôt qu'il ne le dit lui-même. Toutefois je répugne à lui
attribuer l'initiative ; j'ai dit plus haut pourquoi. S'il l'avait
eue, Lacordaire était assez loyal et assez humble pour le dire
et ne pas laisser croire qu'il n'y était pour rien. Ainsi travaillé,
si je puis dire, par son ami et par d'autres encore, Lacordaire
serait allé chercher dans la retraite un supplément de lumière
et de courage; c'est pour cela qu'il se serait enfermé, entre
l'Ascension et la Pentecôte, dans la solitude de Saint-Eusèbe,
comme les apôtres au Cénacle, etil en serait sorti avec ce « pro-
jet » qui fut communiqué dès lors, « en mai 1837 », à ceux qui
avaient sa confiance et qu'il mit à exécution l'année suivante,
après l'avoir mûri dans la réflexion personnelle, la discussion
avec ses amis et enfin dans la retraite à Solesmes, non sans
avoir entre temps paru l'ajourner, sinon y renoncer. Il semble
bien cependantque, quand il serendità Solesmes, sa résolution
PIÈCES JUSTIFICATIVES 697
était déjà arrêtée : «Je m'y trouve parfaitement heureux et
content, écrivait-il en effet, j'ai déjà dévoré en huit jours je ne
sais combien de gros livres sur noire affaire et fy suis toujours
plus confirmé. » (A Mme Swetchine, 25 Juin 1838.) Et rien
n'empêche d'intercaler dans cette série, aux dates indiquées,
la profession de Dom Guéranger, la conversation à Saint-Louis
des Français et l'étude des Constitutions de saint Dominique
facilitée à Lacordaire par son ami.
Tel me paraît être dans ses grandes lignes le processus de la
vocation dominicaine de Lacordaire, vocation qui, comme
beaucoup d'autres, on pourrait dire comme la plupart des
vocations, n'apparaît d'abord que dans une lumière trouble et
incertaine, puis à travers des hésitations, des doutes, même des
résolutions contradictoires et des retours en arrière, finit peu à
peu par se préciser sous des influences diverses, parmi les-
quelles la grâce intérieure tient la toute première place, et il y
reste une très large part pour les bons conseils et les bons
exemples. Lui-même au moment de partir pour Rome, fait part
à Foisset des combats et des alternatives par où il a passé avant
d'en venir là : « J'ai senti souvent mon âme faiblir devant cette
pensée. J'ai reculé le plus possible; enfin la grâce divine l'a
emporté, et c'est à elle d'achever ce qui coûte à ma faiblesse et
qui est le dernier dévouement auquel je puisse aspirer pour
Dieu. » (27 Juillet 1838.)
A s'en tenir à la note de Dom Guéranger l'histoiie de la
vocation de Lacordaire se déroulerait de façon différente; elle
aurait surgi ex abrupto; suggérée à l'oiigine, elle aurait égale-
ment été décidée, si je puis dire, parledehors; enl'espacededix
mois, sans résistances, sans grandes luttes intérieures, tout
cela aurait été conclu. Non, a priori on peut dire que l'histoire
n'est pas complète. La bonne foi de l'abbé Guéranger est hors de
cause; il serait insensé de la suspecter ; sa véracité même n'est
pas douteuse ; ce qu'il raconte est vrai, mais il ne dit pas tout;
il marque certaines étapes où lui-même s'est trouvé aux côtés
du voyageur, mais il n'a pas fait avec lui toute la route, et il y a
d'autres notesde voyage dont il n'est pas possible de ne pas tenir
compte, et qui me paraissent imposer la version adoptée ici.
On voit que Foisset, pour qui la note de Dom Guéranger avait
été rédigée, s'en est écarté plus que je n'oserais le faire, puis-
que, d'après lui, c'est à Saint-Eusèbe que tout aurait été conclu.
698 LÀ COMPAGNIE DE JÉSUS
Au surplus, je le répète, je ne conteste aucune des assertions
de Dom Guéranger; elles se concilient fort bien avec le proces-
sus exposé ci-dessus. Dom Guéranger dit que Lacordaire, ayant
assisté à sa profession le 25 juillet 1837, en fut ému. Quelques
jours après, continue-t-il, « l'idée me vint de lui parler du réta-
blissement des Frères Prêcheurs ». Etait-ce la première fois
qu'ils en parlaient ? Peut-être oui, peut-être non. Le texte de la
note nous laisse libres sur ce point. Ce qui me paraît inadmis-
sible c'est que Lacordaire ait alors demandé « ce qu'étaient les
Frères Prêcheurs ». Mais Guéranger ne dit pas que semblable
question lui ait été faite. Guéranger poursuit: « Je lui dis
même que j'avais quelqu'un en vue pour cela ^ Il m'interrom-
pit en me disant qu'il serait homme lui-même à se vouer à une
telle œuvre. » Cette déclaration se comprend très bien dans
l'hypothèse où Lacordaire a déjà formé son « projet », lors de
sa retraite à Saint-Eusèbe ; beaucoup mieux assurément que
dans celle qui fait dater sa vocation de cet entretien, au mois
d'août, dans une chambre à Saint-Louis des Français, où il
aurait entendu parler pour la première fois des Frères Prê-
cheurs et où il aurait demandé « ce qu'étaient les Frères Prê-
cheurs ».
La dernière assertion de Dom Guéranger se rapporte à la
retraite de Lacordaire à Solesmes. Là encore point de diffi-
culté. Quoi qu'il en soit des dispositions qu'il y apportait, il est
certain que c'est dans cette retraite que Lacordaire triompha
de ses dernières hésitations. L'abbé de Solesmes l'aida et sanc-
tionna par son approbation la décision prise par l'intéressé.
Car en ces sortes d'affaires on prend sa décision, on ne la reçoit
pas d'un autre. C'est sans doute le sens des paroles sur les-
quelles se termine la note : « Ma conclusion fut qu'il devait
entrer dans l'Ordre des Frères Prêcheurs. Il l'accepta avec la
plus grande simplicité. »
XIII
Théophile Foisset avait demandé à Dom Guéranger des notes
sur le rôle de Lacordaire dans les négociations pour le rétablis-
sement des Bénédictins en France. La réponse ne lui parut pas
I. L'abbé de Valette, avec qui Guéranger s'était trouvé en 1829 à la
paroisse des Missions étrangères.
PIÈCES JUSTIFICATIVES 699
donner à ce rôle toute son importance ; il réclama en rappelant
certaines interventions de Lacordaire. Dom Guéranger mit les
choses au point dans une lettre du 12 septembre 1862 :
« Assurément le P. Lacordaire m'a accordé tout ce qui était
en son pouvoir selon l'occasion, en fait de bonnes paroles
auprès des personnages de la Cour romaine, en 1837, et je lui
en garde reconnaissance. Je parlais de \ effectif ... , en un mot
de ce qui fait réussir, et cet élément, je l'ai trouvé par la bonté
divine dans M. l-e marquis de la Tour-Maubourg qui calma les
craintes du Saint-Siège quant au Gouvernement français, et
yA\o\xXtx^\ confidentiellement., à.2LVi%\t\* . Général des Jésuites
Roolhaan, dont l'influence sur Grégoire XVI était irrésistible.
Ma pensée en vous écrivant s'était arrêtée sur ces auteurs réels
du succès. Les bienveillantes paroles du P. Lacordaire, les
bons offices de la princesse Borghèse et d'autres encore ont
servi, mais je suis assuré que, si je n'avais pas eu autre chose,
je me serais retiré de Rome avec des encouragements, mais
pas avec le Bref solennel de rétablissement qui a rendu l'Ordre
de saint Benoît assez robuste en France pour... etc. »
(Cité par la Revue Hebdomadaire igiS, p. S^g.)
XIV
Hei>erendissimo Patri Prospéra Ludovico Paschali Guéran-
ger Abbati Sti Pétri de Solesmis, et Superiori generali Congre-
gationis Gallicae Ordinis Sti Benedicti.
Joannes Roothaan Prœpositus generalis Societatis Jesu.
Magnam nobis consolationem in Dno attulerunt litterae,
quas fraternae charitatis certissima pîgnora ad nos Paternités
vestra Reverendissima, et venerabile Congregat. Gallicae Ord.
Sti Benedicti Capitulum dederunt. Nova enim quae se praebet
occasio illius instaurandae necessitudinis, quae inde a primis
hujus minimaî Societatis exordiis inter ipsam et inclytum
Ordinem Almi monasticae vitae in Occidente Parentis interces-
sit, non potuit non accidere gratissima. Neque vero nostris
animis excidit Beatuni Patrem Nostrum Ignatium, cum vitam
novam exordiretur, ad Montem Serratum, ad alumnorum Sti
700 LA. COMPAGNIE DE JESUS
Benedicti cœnobium perrexisse, ibique cum pio prudentique
illius asceterii viro, totius anteactae vitae retexuisse noxas,
atque cum illo quidquid meditaretur communicasse. Primum
illud cum plura alia excepissent bénéficia, Gongregatio nostra
generalis octava geminum edidit decretum ut, et quantum
Sanctissimo Ordini Societas debeat intelligant universi, et
omnibus charitatis ac venerationis offîciis, parem illi gratiam
leferrecontendant. Ast nunc posteaquam Religiosissimi Ordi-
nis Professus ad Cathedram Pétri evectus, exstinctam Societa-
tem nostram nova vita donavit, ac per orbem restituit univer-
sum,quiddicereaut praestarenosdecet? Sane omnino impares
sLimus qui tam eximiae in nos pietati digne respondeamus.
Accedit recens spectatissimoe Congregationis Gallicae docu-
mentum quse nobis omnium bonorum operum concedil com-
munionem.Pro singulariilla gratia, imprimis Reverendissim.ie
Paternitati vestrœ, tum cœteris Patribus ac Fratribus A^estris,
quos arctissimo charitatis nexu in Dno complectimur, gratias
habemus et agimus maximas. Enimvero, in tantis quibus pre-
niimur angustiis ac periculis,plurimum nobis animi acfiducire
accedere sentimus ex tam benigna piissimorum Dei servorum
voluntatis significatione, quorum sanctis precibus, eruditis
vigiliis et corporis afflictationibus, cocterisque tam multis reli-
giosae pietatis exercitationibus no/as nobis omnibus vires, ad
inchoatum Dei opus strenue promovendum, a Dno collatum iri
confidimus. Quamobrem ut gratum nostrum animum signifîce-
mus, pro ea auctoritate quam nobis Dominus licet indignis in
bac Societate nostra concessit, Paternitatem Vestram Reveren-
dissimam etomnes CongregationisGallicoeOrdinisStiBenedicti
alumnos, in perpetuum, meritorum bonorumque operum qu.ie
per Dei gratiam a nostris hominibus, sive in propria salute ac
perfectione procuranda, sive in proximorum auxilium ad
Divinoe Majestatis gloriam fiunt, peculiari modo tum in vita tum
post mortem participes esse declaramus, eorumque plenam
communicalionemex toto cordis affectu inChristo Jesu imper-
timur, precamurque id a divina Bonitate, ut hanc mutui fœderis
declarationem in ca^lo ratam habere diguetur, nosque faciat
in sanctitate et justitia coram ipso ambulare omnibus diebus
nostris, ut tandem post hujus exilii labores et œrumnas, in
Beata Patria exultare in unum concédât.
Datum Romae ex Professorum domo, quinto kalendas sep-
PIÈCES JUSTIFICATIVES 701
teinbris, die festo Sancti Augustini, anno ab Incarnatîone Dni
MDCGCXXXIX.
Joannes Roothaan.
Joannes Jansen S. J. a Secretis.
XV
Circulaire de M. Martin du Nord aux évèques sur la polé-
mique contre V Uni{>ersité .
Paris, 5 avril 1843.
Ministère de la Justice
ET DES Cultes
Très confidentielle
Monseigneur,
La polémique passionnée des journaux vient de ranimer plus
violentes encore les attaques déjà si vives dirigées depuis
quelque temps contre l'Université, son enseignement, ses col-
lèges, et son personnel tout entier.
Je sais que la plupart des prélats du royaume reconnaissent
toute l'injustice de ces accusations et qu'ils déplorent l'impru-
dence et la mauvaise foi de leurs auteurs; mais les feuilles
publiques qui s'en font les organes se multiplient sur tous les
points. Elles attestent avec une si grande assurance l'existence
et la profondeur du mal qu'elles inventent; elles généralisent
avec tant de perfidie quelques faits isolés, dont, avant tout,
elles prennent grand soin d'exagérer la consistance; elles sont
si persévérantes dans le mensonge, que les hommes les meil-
leurs, que les membres même du clergé (car ces feuilles, ins-
truments de déception et de dénigrement, affectent, pour les
séduire, le zèle de la religion) peuvent être persuadés enfin
dans quelques lieux, et se laisser entraîner jusqu'à prendre aux
débats une part compromettante pour la chose publique, pour
eux-mêmes, et surtout pour la cause sacrée qui provoque à si
juste titre leur sympathie et leur dévouement.
Vous ne serez donc pas surpris. Monseigneur, que je me
702 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
fasse ua devoir de signaler à votre sollicitude et les écarts et
les dangers d'une si funeste discussion. Tant qu'elle n'a pour
objet que les doctrines attribuées à une école philosophique
dont la religion chrétienne n'admettait pas les théories, elle
n'a dû rencontrer aucune entrave dans un pays de libre exa-
men; mais elle a cessé promptement de se renfermer dans ces
limites; bientôt elle a dégénéré en personnalités offensantes,
et au moment où je vous écris, on s'eff'orce de lui donner les
apparences, j'ai presque dit, les proportions d'une lutte sérieuse
profondément engagée entre le clergé, d'une part, et l'Univer-
sité de l'autre, lutte déplorable, dans laquelle le rôle fait à
l'Université serait celui de ne propager que l'irréligion et la
dépravation des mœurs.
Serait-ce là, effectivement. Monseigneur, l'action réelle de
l'un des plus grands corps de l'Etat, de l'une des plus utiles
institutions que l'empire nous ait léguées? Vous en êtes assu-
rément convaincu, de telles imputations ne sont pas moins
fausses qu'absurdes; ceux qui se les permettent insultent à la
vérité des faits ; ils se rendent coupables d'un délit légalement
caractérisé; simples citoyens, ils pourront être déférés aux tri-
bunaux dès que l'autorité le jugera convenable; ministres des
autels, et agissantdans l'exercice de leurs fonctions, ils seraient,
pour cause d'abus, préliminairement justiciables du Conseil
d'État.
Accuser l'Université de France, Monseigneur, c'est accuser
le Gouvernement lui-même, dont elle est une portion inté-
grante; c'est l'accuser, contre toute vérité de répandre l'impiété
et de corrompre les peuples, et cela dans le temps où il se
montre plus jaloux de protéger la religion et d'en étendre
l'influence.
Je n'ignore pasle prétexte invoqué pour excuser tant de cou-
pables clameurs : on n'a d'autre intention, on l'assure du
moins, que d'obtenir l'exécution d'une promesse faite par la
Charte de 1830, d'autre désir que de conquérir la liberté
d'enseignement; mais croit-on que le Gouvernement du Roi
demeure indifférent à cet égard? Croit-on que le grand intérêt
de la liberté d'enseignement sagement définie et réglementée
n'a pas encore été l'objet de ses préoccupations les plus
sérieuses?
Avait-il attendu que la voix injuste des passions se fît
PIÈCES JUSTIFICATIVES 703
entendre, pour appeler, dès 1836, les Chambres législatives à
délibérer sur ce sujet important, dont l'étude révèle déplus
en plus chaque jour les immenses difficultés?
Pense-t-onque l'excitation qu'on répand, que les antipathies
qu'on soulève, que les susceptibilités d'une autre époque qu'on
ressuscite ainsi, avec la plus aveugle inhabileté, puissent con-
courir à faciliter leur solution ?
Pense-t-onque l'agitation des esprits, résultat nécessaire de
prétentions excessives, émises sans discernement, rendent bien
opportune la discussion des intérêts divers dont la conciliation
constitue le problème à résoudre par le Gouvernement et les
Chambres ?
Pour mon compte, je n'en doute pas. Monseigneur, le pro-
blème n'en serait pas un à l'heure qu'il est, si la turbulente
impatience des uns, si l'aveugle et systématique hostilité des
autres, si l'esprit de parti chez le plus grand nombre n'avait
envenimé Ja question et paralysé jusqu'ici les intentions du
Gouvernement du Roi.
Je livre avec la plus entière confiance ces courtesobservations
à votre sagesse; vous en apprécierez la portée, je l'espère, et
vous empêcherez que, dans ventre diocèse, qu'au sein de votre
clergé surtout, l'erreur pénètre assez puissante pour fasciner
les esprits et rendre longtemps impossible le calme des opi-
nions sans lequel le Gouvernement ne saurait entreprendre
avec succès la grande œuvre qu'il a pourtant l'intention
d'accomplir.
Agréez, Monseigneur, etc..
Martin,
Ministre des Cultes.
XVI
Ordonnance de Mgr Affre
Denis-Auguste Affre, etc..
« Considérant que dans tous les temps les évêques ont jugé
sage et utile de ne point permettre que les fidèles abandonnas-
sent leurs paroisses pour aller chercher dans une chapelle par-
ticulière les secours de la religion ;
704 LA. COMPAGNIE DE JESUS
« Considérant que, si les règlements faits à ce sujet concer-
naient principalement la messe paroissiale, la confession et la
communion pascale, les baptêmes, mariages et enterrements,
leur esprit était néanmoins que, pour les autres sacrements,
l'église paroissiale, ou à son défaut une église publique, leur
fût préférée;
« Considérant que, si dans le passé la dérogation à l'esprit
de ces règlements a été motivée presque toujours par des avan-
tages réels, il peut arriver qu'à d'autres époques ces avantages
soient moindres que les inconvénients;
« Considérant que ces inconvénients sont plus graves, lors-
que les prêtres investis du privilège de confesser dans leur
chapelle sont uniquement destinés à l'exercice du ministère ;
« Considérant que l'évêque est d'ailleurs le seul juge de ce
qui en pareille matière peut être le plus utile à son diocèse;
« Le saint nom de Dieu invoqué, nous avons ordonné et
ordonnons ce qui suit :
Article I
« Les Pères Jésuites habitant la maison située rue des Postes,
n" 18, à Paris, devront désormais entendre les confessions dans
les différentes églises paroissiales et dans les établissements
qui leur seront désignés, conformément aux règles suivantes :
« 1" Les confessions des femmes seront toujours entendues
dans l'église paroissiale désignée au confesseur.
« 2° Les confessions des hommes pourront être entendues,
soit dans la sacristie, soit dans le presbytère de la paroisse
désignée, soit dans l'intérieur des chapelles appartenant à un
établissement public, tel que les hôpitaux et les hospices, les
collèges et les institutions de jeunes gens.
3° Les confessions des prêtres, des religieux d'une congré-
gation quelconque et celles des laïques qui suivent les exerci-
ces d'une retraite, pourront être entendues dans la chapelle ou
dans l'intérieur de la maison des Pères.
Article 11
« Nous devons être prévenu un mois à l'avance : 1° du chan-
gement de résidence des Pères qui ont reçu des pouvoirs de
nous; 2° du projet de faire venir à Paris de nouveaux Pères
poury exercer le ministère de la confession et de laprédication.
PIÈCES JUSTIFICATIVES 705
Article III
« Nous nous réservons exclusivement la concession des pou-
voirs que les Pères demandent à exercer.
Article IV
« La présente ordonnance sera mise à exécution pour les
Pères qui n'ont pas encore reçu de pouvoirs : elle ne sera obli-
gatoire pour ceux qui les ont déjà qu'à dater du 1" Janvier 1844.
« Donné à Paris, etc., le 9 Septembre 1843.
« f Denis, archevêque de Paris. »
XVII
Lettre du R. P. Roothaan à Mgr Affre, Archevêque de Paris.
Monseigneur,
Je crois qu'il est de mon devoir de présenter à Votre Gran-
deur quelques réflexions sur l'Ordonnance qu'Elle m'a envoyée,
datée du 9 septembre. Ordonnance qui aurait pour efîet immé-
diat de transformer des Religieux en desservants de paroisses
et dont le résultat infaillible serait de les séculariser entière-
ment. Je le fais avec d'autant plus de confiance qu'il s'agit d'une
pièce secrète qui n'est point contresignée, ce qui me porte à
croire que c'est plutôt un simple projet qu'une décision arrê-
tée et irrévocable. Votre Grandeur est sans aucun doute dis-
posée à écouter les observations qu'on peut lui faire et à peser
les inconvénients qui pourraient résulter de l'exécution d'une
mesure aussi extraordinaire qu'inattendue.
Les Ordres religieux, n'ayant point d'existence légale en
France, ne peuvent compter aujourd'hui sur aucun appui de
la part du Gouvernement, de même qu'ils n'ont rien à en redou-
ter tant qu'ils ne se mettent pas en contravention avec la
législation existante. Ils sont au regard de la loi civile comme
s'ils n'existaient pas. Mais il n'en est pas de même aux yeux
de l'Église; elle les reconnaît comme par le passé et sa provi-
dence, sa législation à leur égard n'ont point changé; ils ont
La Compagnie de Jésus. 45
706 LA COMPAGNIE DE JESUS
une existence réelle et canonique; ils jouissent des mêmes
droits et des mêmes privilèges qui leur ont été accordés à une
époque antérieure. La Compagnie de Jésus est à cet égard dans
la même catégorie que les autres Ordres religieux, et les Jésui-
tes en France sont Jésuites au même titre que les Jésuites à
Rome, en Italie, en Allemagne et dans les autres pays. Mais je
n'ai pas besoin d'insister là-dessus; vous le reconnaissez vous-
même, Monseigneur, et vous ne faites aucune difficulté de
nous appeler Jésuites dans votre Ordonnance.
Si j'ai prononcé le mot privilèges, je vous prie, Monseigneur,
de n'en tirer aucune induction. Je n'ai fait que poser un fait
incontestable, et je n'ai nullement la prétention de me préva-
loir auprès de Votre Grandeur des privilèges qui ont pu nous
être accordés par plusieurs papes. Rien n'est plus loin de ma
pensée. Les privilèges sont des grâces que les Souverains
Pontifes ont accordées aux divers Ordres religieux, soit en
récompense des services rendus à l'Eglise, soit comme un
encouragement et en vue de leur faciliter les services qu'elle
attendait d'eux. L'autorité dont émanent ces privilèges est
sans doute bien légitime, bien digne du respect et de la sou-
mission du peuple chrétien et de ses pasteurs. Je ne vois donc
pas que ceux qui désirent en profiter soient très blâmables.
Mais pour ce qui nous regarde, nous avons toujours été très
accommodants sur ce point. Comme ces sortes de grâces ne
nous sont pas nécessaires pour opérer le bien, nous en avons
toujours facilement fait le sacrifice, et le Clergé de France
nous a rendu la justice de le témoigner authentiquement. Si
nous les avons abandonnés dans des temps plus heureux, com-
ment penserions-nous à nous en prévaloir aujourd'hui ? Ce que
nous invoquons, c'est le droit commun. Oui, Monseigneur, le
droit commun uniquement. Permettez que je m'explique.
L'état religieux est un état reconnu par l'Eglise et par con-
séquent un état qui doit avoir ses règles, ses droits, ses pré-
rogatives. Les divers Ordres religieux ne sont pas seulement
tolérés, ils sont approuvés, protégés, révérés dans l'Eglise.
Elle a placé sur ses autels la plupart de leurs fondateurs, et
dans le culte qu'elle leur rend, elle donne cette qualité àe fon-
dateurs d'Ordres religieux comme leur plus beau titre à la gloire
dans le ciel et à notre vénération sur la terre. Elle s'est tou-
jours occupée avec le plus grand soin de ce qui regarde les
PIÈGES JUSTIFICATIVES 707
Ordres religieux et leur a donné une législation complète.
De sorte que le clergé régulier a non seulement des privilèges,
mais encore de véritables droits. Il a son droit commun, aussi
bien que le clergé séculier, droit qui résulte des décrets des
Conciles, des Bulles des Papes, des lois ecclésiastiques rela-
tives aux réguliers en général et de la pratique universelle et
constante de l'Eglise. Il est assez clair que ce droit commun
n'a pas pu être abandonné à l'arbitraire de chaque évêque, ce
qui l'exposerait à des changements continuels, et que pour le
changer ou le modifier il faut une autorité égale à celle qui l'a
établi. Voilà le droit commun que nous invoquons, et si nous
osons aujourd'hui former quelque plainte, c'est précisément
parce que l'Ordonnance de Votre Grandeur nous ferait sortir
du droit commun, pour nous placer dans une position excep-
tionnelle, et, j'ose bien le dire, unique et sans exemple dans
l'Eglise catholique.
En effet, s'il existe un droit des réguliers, reconnu par
l'Église, un droit dont ils aient joui sans contestation en tout
temps et dans tous les lieux, c'est bien celui d'avoir des églises
à leur usage pour y exercer le saint ministère, selon que leurs
divers instituts le leur permettent. Et, pour ne parler ici que
des Jésuites, puisque les Jésuites sont seuls en question, depuis
la naissance de notre Compagnie jusqu'au moment présent,
n'est-ce pas un fait incontestable que, dans tous les pays où
elle a eu des établissements, elle a exercé librement le saint
ministère dans des églises annexées à leurs maisons et qui
n'étaient pas paroissiales ? Votre Grandeur appelle cela un /?/ /-
vil'ege^ dont l'usage a, dit-elle, des inconvénients qui peuvent
être plus grands à une époque qu'à une autre. Il ne m'appar-
tient pas d'entrer en discussion là-dessus; je dirai seulement
que le fait universel et perpétuel que j'avance ne peut pas être
nié, et qu'il prouve évidemment que l'Eglise n'a pas vu les
inconvénients qu'aperçoit Votre Grandeur, ou que, si elle les
a vus, elle n'y a attaché aucune importance. L'Eglise de France
a été elle-même sur ce point aussi peu clairvoyante que les
autres Eglises catholiques, car elle a suivi la même pratique et
elle n'a jamais mis obstacle à cette manière d'exercer le saint
ministère usitée dans la Compagnie de Jésus comme chez les
Dominicains, chez les Franciscains, et dans d'autres Ordres
religieux. Mais, ce qui paraîtra plus surprenant, c'est que
708 LA COMPAGNIE DE JESUS
l'Église de France n'a point vu en cela ce que voit Votre Gran-
deur, un privilège. En effet, dans une occasion solennelle, à
l'époque de nos malheurs, le clergé de France en corps, inter-
pellé d'exprimer son opinion sur la Compagnie de Jésus, dans
un rapport au Roi, qui sera toujours un des monuments les
plus glorieux pour la Compagnie, comme une des plus belles
pièces pour sa justification, parlant des privilèges contre les-
quels s'élevaient toujours tant de clameurs, s'exprime ainsi :
« Nous ne voyons pas, Sire, que depuis 1670 les Jésuites ayent
formé des prétentions pour faire valoir ces privilèges contre
le droit commun. » Exercer le ministère dans les églises non
paroissiales n'était donc pas aux yeux des évêques assemblés
user d'un privilège; c'était tout simplement user d'un droit
commun à tous les réguliers.
Mais qu'on l'appelle privilège, si l'on veut; il faudra bien du
moins avouer que l'existence de ce privilège est aussi ancienne
que celle des Ordres religieux dans l'Eglise catholique, et que
les religieux en ont eu la possession paisible et continue dans
tous les lieux où ils ont existé, en France comme ailleurs. Je
dis possession paisible, car si l'FIistoire parle de quelques cla-
meurs excitées en quelques pays, à certaines époques et dans
des temps de troubles, que prouvent ces oppositions partielles
et passagères dans une longue suite de siècles? Jamais ces cla-
meurs n'ont été accueillies par l'Eglise, et lapossession n'a pas
été interrompue. Or, je le demande, une possession reconnue,
et universellement approuvée, continuée pendant des siècles,
fùt-elle dans le principe un privilège, ne devient-elle pas un
droit tel qu'il n'y en a pas de plus légitime au monde? Peut-on
dire que priver une communauté religieuse d'un droit si bien
fondé, ce n'est que lui retirer un privilège?
Votre Grandeur pense que les inc onvénients sont plus graves
lorsque les prêtres investis du privilège de confesser dans leur
chapelle sont uniquement destinés à l'exercice du ministère.
Mais si ces prêtres forment une communauté religieuse, et si
ce qu'on appelle privilège est un droit reconnu par l'Eglise,
une simple opinion sufTit-elle pour les en priver? De plus, les
Jésuites ont toujours eu, en France comme dans les autres
pays, des maisons dont les individus prêtres étaient unique-
ment destinés à l'exercice du ministère, et nous ne voyons pas
que ces graves inconvénients aient frappé les évêques de France,
PIÈCES JUSTIFICATIVES 709
qui, assemblés en 1761 et 1762 et chargés par le Gouvernement
d'examiner les inconvénients qu'il pouvait y avoir à la
conservation des Jésuites tels qu'ils étaient en France, ont
loué sans restriction l'exercice du saint ministère dans la Compa-
gnie. Depuis le règne de Henri IV jusqu'à la suppression de la
Compagnie en France par les parlements, il a existé à Paris une
maison Professe de la Compagnie, c'est-à-dire une maison dont
tous les Pères étaient uniquement destinés à l'exercice du saint
ministère. On sait que, dans ce long espace de temps, il y a eu
quelques archevêques de Paris peu favorables aux Jésuites et
qui étaient assez inclinés à trouver des inconvénients à l'exer-
cice de leur ministère, mais on ne voit pas qu'aucun d'eux ait
eu, ou du moins ait manifesté la pensée de disperser les Pères
de la maison Professe dans les différentes paroisses de la capi-
tale, pour y entendre les confessions. Ils ne croyaient donc pas
que ce fût uniquement en vertu d'un privilège que les Jésuites
exerçaient le ministère dans une église qui n'était pas parois-
siale ; ils ne voyaient point de milieu entre leur interdire abso-
lument le saint ministère ou leur permettre de l'exercer confor-
mément à la pratique constante et universelle.
Lorsque, après les troubles qui ont si longtemps agité notre
malheureuse patrie, la Compagnie de Jésus, solennellement
rétablie dans toute la chrétienté, par une Bulle du Pape Pie Vil,
a pu s'introduire en France, elle a été favorablement accueillie
parles évêques, et en particulier par l'archevêque de Paris qui
n'a fait aucune diiTiculté de lui permettre d'exercer le saint
ministère de la manière dont elle l'a exercé depuis le temps de
sa fondation. Mgr de Quélen, qui lui succéda, eut pour les
Jésuites les mêmes sentiments, il leur témoigna constamment
la même bienveillance; jamais il ne prit ombrage de leur
manière d'exercer le ministère. Ne fût-ce qu'une grâce de la
part de ces deux prélats, les Jésuites avaient droit d'y compter
tant qu'ils ne feraient rien qui les en rendît indignes. Benefî-
clum principis decet esse mansurum. Voilà plus de 25 ans que
nous en jouissions paisiblement et que nous exercions notre
ministère sans offenser personne, sans empiéter sur les droits
de qui que ce soit, conversatl sine querela. Vos prédécesseurs
ne nous ont témoigné que la plus constante bienveillance, et
vous-même. Monseigneur, pendant trois années paraissiez
n'avoir eu aucun reproche à nous faire. Nous pensions que notre
710 LA COMPAGNIE DE JESUS
ministère n'avait pas été entièrement stérile, qu'il avait porté
quelques fruits ; et nous croyions en avoir une preuve bien
consolante dans un grand nombre de jeunes gens ramenés par
nos soins à une pratique plus fervente de la religion et que nous
cultivions soigneusement avec l'espérance que ce nombre, déjà
considérable, irait croissant de jour en jour.
C'est dans cet état de choses que nous avons reçu l'Ordon-
nance bien inattendue de Votre Grandeur par laquelle Elle nous
apprend que notre ministère, que nous avions cru utile, a au con-
traire produit de graves inconvénients auxquels Votre Grandeur
trouve urgent de remédier. Le remède est de nous interdire un
ministère dont nous abusons. Je dis interdire, car y mettre
des conditions qu'il nous est impossible d'accepter, c'est bien
nous l'interdire. Je dis dont nous abusons; l'Ordonnance le sup-
pose évidemment; car, il est notoire que le saint ministère est
exercé à Paris dans beaucoup d'églises qui ne sont pas parois-
siales; nous l'interdire à nous seuls, c'est donc nous traduire
au public comme prévaricateurs ou tout au moins comme sus-
pects. Sous le poids d'une telle condamnation, nous n'oserions
plus nous asseoir dans un confessionnal ou monter dans une
chaire de la capitale. Etpénitents et auditeurs ne devraient plus
voir en nous que des hommes dont il faut se défier, pour entrer
dans les vues de leur premier pasteur.
En se réservant exclusivement par l'article III de son
Ordonnance la concession de tout pouvoir que les Pères pour-
raient demander, Votre Grandeur fait connaître suffisamment
que tout Jésuite, par cela seul qu'il est Jésuite, lui est suspect.
Nous ignorons absolument par quel délit nous avons pu encou-
rir l'indignation de Votre Grandeur au point qu'Eile ait cru
devoir établir pour nous une loi exceptionnelle, une loi qui
pourrait être appelée loi des suspects.
L'article II de l'Ordonnance a évidemment été dicté par le
même esprit de défiance. Si Votre Grandeur veut expliquer ses
griefs, nous tâcherons de nous justifier; si Elle ne le veut pas,
nous ne pourrons regarder son Ordonnance que comme une
condamnation que notre conscience nous atteste n'avoir pas
méritée. Forts de ce témoignage de notre conscience, nous
renoncerons, avec regret sans doute, mais avec calme, à un
ministère que nous avons exercé, sinon avec succès, du moins
avec zèle et sans reproche, tant que cela nous a été permis. Et
PIÈGES JUSTIFICATIVES 711
nous avons aussi la consolation de penser que, généralement,
on nous rendra la justice de croire que cette cessation imprévue
ne devra pas nous être imputée.
En m'exprimant ainsi, Monseigneur, je ne perds pas l'espé-
rance que les choses n'en viendront pas à cette extrémité et que
Votre Grandeur, pesant dans sa sagesse les raisons que j'ai
exposées et suivant le mouvement d'un cœur généreux, n'insis-
tera pas sur une mesure qui nous place dans l'alternative de
l'inutilité ou du déshonneur.
XYlIl
Bref du pape Grégoire XVI a Mgr Affre
Venerabili Fratri Dionysio, Archiepiscopo Parisiensi,
Venerabilis Frater,
Allatum istinc ad nos est exemplum mandati, die 9 sep-
tembris a Fraternitate Tua editi, super presbyteris Societatis
Jesu ad excipiendas in metropolitana Tua urbe sacramentales
fidelium confessiones approbatis ; quod quidem intimo perle-
gentes doloris sensu, vix Nobismetipsis persuadera poteramus
Te edixisse ac statuisse quae inibi habentur, quaeque — licet
aliter ipse putaveris — et congrua minime sunt canonicis
sanctionibus, et hoc praesertimtempore cessuraerunt in sacrae
rei detrimentum. Cave tamen existimes, Venerabilis Frater,
Nos hinc minori Te prosequi caritatis studio; cujus imo non
aliud nunc praebere Tibi possemus luculentius documentum,
quam ut nostris hisce Litteris ea de re Tecum loquamur,
Ac primum Fraternitatem Tuam considerare volumus decre-
tum concilii Tridentini [Sess. xxiii, c. 15, de Reform.) de con-
fessionibus saecularium personarum a nullo vel regulari pres-
bytère nisipost acceptam episcopi approbationem excipiendis,
et recenliores in eamdem sententiam Romanorum Pontifîcum
constitutiones non eô certe spectare, ut episcopus datum inde
sibi putet arbitrium adjiciendi approbationi suae limites inu-
tiles, aut etiam regularium confessariorum Ordini injuriosos ;
qualis sane praefinitio illa est, qua iidem confessiones audire
prohibeanlur in ecclesia sua.
712 LA COMPAGNIE DE JESUS
Deinde, ad poenitentium causam quod attinet, legimus in
mandato Tuo discrimen positum inter homines ecclesiasticos
et laicos, et circa hos solummodo, sive feminae sint, sive sint
viri, statutum ne presbyteri Societatis Jesu, extra destinatam
unicuiqueparochialem ecclesiam etalia quaedam definita loca,
sacramentales eorum confessiones auscultent. Atqui, nostra
hac aetate atque in urbe ista praesertim, magnus est laicorum
imprimis virorum numerus quos nimius pudor vel derisionum
metus a sacramentorum usu retrahitadhuc inpraesens.autalias
retraxit. Hi autem,si justamnonhabeant libertatem seu confes
sarii cui plane confidant, seu loci et temporis quoillum adeant,
eligendi, longe inde difficiliusadducipoteruntad eluendas per
sacramentum poenitentiae animi sordes, divinamque subinde
communionem salubriter accipiendam ; aut ab assumpto jam
more utriusque sacramenti rite ac saepius suscipiendi facile
admodum recèdent.
Ita igitur inconsultissima eadeni praescriptione mandati
Tui non levé animarum periculum consequetur. Tuum vero
est, Venerabilis Frater, videre qualem ejus rei excusationem
habiturus sis apud divinum Judicem, qui rationem abepiscopis
reposcet vel unius creditarum cuique ovium, si non propria
tantum, sed pastoris etiam culpa perierit.
Post haec fatemur ignorare Nos quare illud nominatim
statueris circa solos confessarios e Societate Jesu; et qua porro
auctoritate, quave ex causa, iisdem insuper interdixeris ne
recédant ab urbe ista aut in eani veniant, nisi Te ante mensem
consulto. Novinius tamen hanc Societatem, utpote de catholica
re bene merentem, apud prudentiores et ferventiores catho-
licos, atque adeo apud hanc Sanctam Sedeni magno in pretio
esse ; ipsam vero maie audire apud homines aut incrédules,
aut sacrae Ecclesiae auctoritati parum amicos, qui posthac
nomine Kraternitatis Tuae gloriari poterunt, ut suis contra
illam calumniis fidem concilient.
De reliquo persuasum habemus Te, Venerabilis Frater, man-
datum illud haud mala edixisse mente, sel aliqua potius utilita-
tis specie deceptumnon perspexisse animo quanta inde damna
consequerentur. Firmam igitur erigimur in spem fore ut, hac
accepta epistola, nostraque de mandato eodem sententia pers-
pecta, revocare illud festines. Ita et scandalum toiles quod
exinde jam venerat, et insigne Nobis documentum praebebis
PIÈCES JUSTIFICATIVES 713
sincerae Tuae erga Romanum Ponlificem reverenliae, genna-
naeque humilitatis, qua nihil potius esse débet christiano antis-
titi, suas omnes spes in Eo collocanti qui superbis resistit, humi-
libus autem dût gratidm. Née vero timendum est ut eapropter
quidquam amittasapud prudentes quosque bonosque viros, qui
nôrunt sapientis esse mutare consilium, et eo vel magis obser-
vabunt personam ac dignitatem Tuam, quo Te promptiorem
viderint in Tua omni ratione ad gloriam divini nominis atque
ad spiritualem gregis utilitateni accommodanda.
Interea Nostrae in Te voluntatis pignus adjungimus Aposto-
licam benedictionem, quam ex intimo corde depromptam Tibi,
Venerabilis Frater, eidemque Tuo gregi peramanter imperti-
mur.
Datum Romae, apud Sanctam Mariam Majorem, die J2^ octo-
bris anni 1843, Pontificatus Nostri anni XIII.
XIX
Dépêche du cardinal Lambruschiisi
A Mgr For^ari, nonce a Paris
4 agosto 1845 .
A MonsignorNunzio Apostolico.
Illustrissimo e Reverendissimo Signore,
La lettera del R. P. Guidée, che Vostra Signoria lUustrissima
e Reverendissima mi ha communicata col suo dispaccio del
22luglio, n. 537, si riduce in sostanza a dire :
1" Che è impossibile di distruggere nel publiée l'opinione
che la Santa Sede abbia parte aile concessioni fatte dai Gesuiti
al Governo.
2° Che le espressioni adoperate dal ministero o in publici o
in privati discorsi, significano che le concessione délia Santa
714 LA COMPAGNIE DE JESUS
Sede si siano già eslese, o siano per estendersi a tal punto che
l'autorità ecclesiastica vieli ai Gesuiti in Francia anche quello
che il signor Portalis ha confessato non potersi in niun modo
vietare dall' autorità laica.
3' Clie per conseguenza, se tutto cio è falso, sarebbe neces-
sario che i vescovi fossero esattamente istruiti del vero stato
délie cose.
Ora, dai miei dispacci del 28 giugno e degli 11 luglio, V. S,
Ill°i> puô bene aver vediito che qui si è costantemente risposto
al signor Ministro di Francia sapersi bensi che il P. Générale
dei Gesuiti prenderebbe certe discrète misure di prudenza per
appianare le diffîcoltà insorte al K. Governo ; ma alla Santa
Sede essere impossibile d'intervenire in altro modo che con-
formamente aile regole canoniche e ai doveri dell'Apostolico
ministero. Talchè fu conchiuso che, se esistesse su tal propo-
sito una donianda del R. Governo alla Santa Sede, dovrebbe
necessariamente esistere una risposta délia Santa Sede, conve-
nientissinia certamente nelle forme, ma negativa nel fondo.
Dapprima queste cose furono dette solaniente a voce. Pre-
sentemente, con le giuste cautele per non offendere, furono
chiaramente indicate anche in scritto, dovendosi rispondere ad
una communicazione del signor Ministro sul modo con cul è
stataaccolta dal regio Gabinetto la notizia dei temperamenti
ohe i Gesuiti erano per prendere.
Da tutto ciô pertanto egli è évidente che non esiste nessun
documentonè publico, ne segreto, il quale in alcun modo auto-
rizzi l'opinione che attribuisce ail' autorità délia Santa Sede le
misure spontaneamente adottate dai Gesuiti.
Quanto poi ail' estensione di tali misure, ne io ho mai annun-
ziato al signor Ministro, ne egli mi ha mai detto di avère inteso
dai miei discorsi che i Gesuiti dovessero perdere o alienare la
proprietà délie loro case e cessare di esistere in Francia. AU'
opposto, egli in ultimo si è limitato a domandare que si mettes-
sero in condizioni di permettere al Governo di non vederli,
corne non li ha veduti fino agli ultimi anni. Ed io ho riposto
che le piccole case possono facilmente non esser vedute, le
grandi, ovvero quelle che fossero collocate in luoghi dove le
passîoni irreligiose sono più violenti, sarrebbero ridotte a
pochi individui, senza precisare il numéro, e di tutte poi i
Gesuiti conserverebbero la proprietà.
PIÈCES JUSTIFICATIVES 715
Taie in fatti era la misura a cui le diceva nel mio dispaccio
<iel 28 giugno potersi ridurre i sacrifici che sembravano
indispensabili per evitare mali maggiori ai Gesuiti, e che essi
avevano annunziato di voler fare.Tanto èlungi dal vero la sup-
posizionecontenutanella letteradel P. Guidée, che un'autorità
spirituale qualunque sia per vietar loro di rimanere in Franciu
ooine rimasero in Inghilterra ed altrove nei tempipiù diiïîcili.
Finalmente ai vescovi V. S. IlW^già sa dal mio dispaccio del
18 luglio che non si è mancato di far conoscere la verità nelle
riposte date loro dal Santo Padre o da me. Ma prima ancora
ch'EUa ricevesse quest'ultimo dispaccio, dai precedenti era
informata del modo con cui erano passate le cose ed autoriz-
zata. a far prudente uso délie sue notizie, quando lo richiedesse
la nécessita di combattere supposizioni ingiuriose alla verità e
air onore délia Santa Sede. Per lo chè non dubito che V. S. 111"'*
abbia già date al P. Guidée le convenienti verbali riposte;
come dai sui dispacci, n° 540 e 541, pervenutimi in questo mo-
mento, veggo che ha molto bene risposto al signor Ministro
Guizot.
Su questo proposito, io debbo dirle essere in primo luogo
vero bensi che il signor comendatore Rossi mi lesse un'abozzo
dclsuo dispaccio inviato poscia a Parigi il 23 giugno. Ma seb-
bene io non abbia motivo di supporlo, non posso sapere se,
nel metterloin forma, siasi aggiunto qualche cosa a ciô che mi
fu letto.
In secundo luogo, nel foglio che mi fu letto non v'era alcuna
frase signifîcante che la Congregazione dei Gesuiti dovesse
cessar di esistere in Francia. V'era la frase : La Congrégation
des Jésuites i>a se disperser d' elle-même ; ma mi fu notato che
se disperser è altra cosa che se dissoudre. Non v'era poi la
frase : Les maisons seront fermées, ed avendo io reclaniato al
signor Rossi contra questa espressione, allorchè la lessi nel
discorso del signor Guizot alla caméra, egli mi assicurô posi-
tivamente di non averla scritta. Che anzi alcune persone che si
credono bene informate dicono che il signor Rossi abbia fatto
sapere indirettamente al P. Générale dei Gesuiti che ne egli
l'avea scritta, ne in bocca del Ministro si dee intendere alla
lettera.
Tutto ciù premesso, V. S. 111'"* potrà dire, in via di consiglio,
ai Gesuiti che adempiano quel tanto che il loro P. Générale
716 LA COMPAGNIE DE JÉSUS
scrisse loro di fare ; non essendo obligati di oltrepassare le
istruzioni del loro cape.
Con sensi délia più distinta stima mi confermo.
Di V. S. III'"^ e R'"^
Servi tore.
Roma, 4 agosto 1845.
TABLE
DES NOMS DE PERSONNES, DE LIEUX,
D'INSTITUTIONS, ETC.
Les chiffres marqués d'une astérisque renvoient aux pages où il est plus
spécialement question des personnes, des lieux, etc., dont le nom précède.
Abbaye-aux-Boi9, 227.
Abbllb, 3io.
Abougit, 4 12.
ACTON, 654.
Affaires ecclésiastiques extra-
ordinaires (Congrégation des),
646.
Affenabr, 558.
Affre (Mgr), 280, 282*, 4o5, 471»
478, 543*, 574, 708*, 705*, 711.
AiNAY (Puits d'),95, 167.
Aix (en Provence), 168.
Ajaccio, 4o5.
Albertas (Marquis d'), 170.
Albt, 81, 4i I.
Allignol, 607.
Alzon (d'), 142.
Amélie (Reine), 426.
Andigné (d'), 383.
Angebault (Mgr), 383.
Angers, 877.
Anqoulêmb (Duc d'), 129.
Angouléme (Ducliesse d'), 126.
Anualt-Goethen (Duc d'), 3o3.
Annonay, io5, 201.
Antiquaille (L'), 282.
Apostolat de la Prière, 262.
Arbois, 179.
Argout (d'), 178, 2o3*.
Arnault, 498.
Astros (Mgr d'), 298.
Aubbrnon, i58.
Aude, 817.
AuDOUARD, 281.
AuGRY, 94, 868.
Acgustines du Saint-Cœur de
Marie, 83, 147.
AussENT, 489.
AviAU (d') du Bois de Sanzay, ioo.
Avignon, i35, i64.
Ay (Notre-Dame d'), 201*, 253,
358*.
Babeau, 828.
Babinet, 238.
Balandret, 184.
Bar AT (S. J.), 3i*, i5i.
Barbier (Hippolyte), 520.
Barmondièrb (Mme delà), 95,214.
Barrande, 108.
Barrellb, 70, 288, 827.
Barrème, 184.
Barrot (Odilon), 208.
Barthe, 289, 25o.
Barthélémy (de), 685, 66g.
Barthès, 171, 184, 198,820.
Bastia, 895.
Baunard, 212.
Bautain, 427.
Bayard, 179, 347, 369.
718
TABLK DES NOMS DE PERSONNES
Bayonne, SgS.
Bbauvilliers (Marie de), 1-49.
béchard, 65'j.
Bedin, 3o5.
Belfaux, 53.
Bellbcour, 95.
Bblmas (Mgr), 38;.
BÉQUET, gj.
Bbrcy (de), 383.
Berger, 97.
Bernard (Abbé), 388.
Bernet (Cardinal), 3 19.
Berrié, 89.
Berry (Duchesse de), 128, 13^.
Berryer, 63 1, 634-
Bersot, 474.
Bertrand, 3^4» 385.
Bervanger, i5a.
Besançon, 18'j.
Besnoin, 89, 94.
Bbsson (Mgr, év. de Metz), igS.
Besson (Mgr, év. de Nîmes), 453,
608.
Besson (O. P.), 439.
Bkugnot (Comte), 463, 699*, 635.
Bigot, 559.
BiLiioT, 100.
BlLLAUDEL, 383.
BiLLOM, 187.
Blacas (Pie de), 3o6.
BoisGKLiN (Louis de), 3o6.
BoissY (Marquis de), 600*, 65i.
Bon, 142, 3i8*.
BoNALD (Cardinal de), 21 4, 216.
233, 258*, 47», 489, 533*, 576,
628*.
BoNNECHOSE (Cardinal de), 427,
453, 621*.
BONNEL DE LA BrAGERBSSE (Mgr),
102*, 202.
BONMN, 369.
Bordeaux, 187, 332.
Bordeaux (Duc de), 108*, i3o,
683*.
BORDILLON, 374.
Borgia (Saint François de), 118.
BoucHAUD (Edouard de), 166, 3o6.
Bouchaud (Louis de), 337.
Bouchot, i5i.
BOUFFIER, 3o6.
Bouille (Mgr de), 385.
BOUILLIER, 474-
Bouix (Dominique), 554.
Bouix (Marcel), i4a.
Boulanger, i4i, 209, 227, 23;*,
370, 369, 394*, 544.
Boullet, 369.
bourdeau, 588.
Bourg (du), i65.
Bourges, 368.
Bournault, i53.
Bouvier (Baron), 348.
Bouvier (Mgr), 5o8, 55o*.
Bovet (Mgr de), 211.
BoYLKsvB (S. J.), 81, 214.
Boylesve (Comtesse de), 21 4.
Brenot, 4i, 87.
Brbsciani, 612, 663*.
Brigue, 68, i38*.
Broglib (Duc de), 58o.
Brottirr, i48.
Brugelktte, 62*, a53, 896, 681*.
Bruillard (Mgr Philibert de),
341.
Brumauld, 77,198, 285*, 337.
Brzozowski (Raymond), 34.
Buisson, 100.
Bush, 5o8.
BussiKRE (Baron de), 4 16.
Bussy (Maxime de), i46, 216*,
260, 422.
Cadoudal (George de), 448.
Cafarelli (Mgr), i34.
Cahier, 142, 242*, 499> 558.
Cahors, 395.
Cahour, 77, i4o, i63, 254, 3io*,
499*-
Cailleux, 378.
CaLLIAT, 320.
Calvaire (Œuvre du), 283.
CaMBIASO, 21 3.
Camp (Maxime du), 283,
Canoz (Mgr), 77.
Carayon, 4 12.
Carl, 427
Carmbjane (de), 5o.
Carné (de), 6o5, 63o.
TABLE DES NOMS DE PERSONNES
719
Cartésianisme, 87.
Casanelli (Mgr), Sgb.
Castanier, 167.
Castres, 345.
Cauchy (Baron), ia8, 686*.
Gauneille, 289, 56 1.
CÉNACLE (Notre-Dame du), 102.
Chable, 374.
Ghaiîons (Mgr de), 2^2.
Chabot-Rouan (Mgr de), 100.
Ghaffanjon, 284.
Chaignon, 184, 198, 878*.
Chaillot (Abbé), 55o.
Chaix, 33o.
chambéry, 68, 87*, 107, 896.
CuAMBORD (Comte de), 56, 5 18*.
CiiAMON (Mgr de), 182.
Champgrand (de), 368.
Charignon, 807.
Charlemagne (Lycée), i5i.
Charles X, 109, 129.
Charruau, 74, 365.
Charvkt, 62.
Chateaubriand, 226.
Chazournes (Léon de), 71, 4ii'
Chbverus (Mgr de), 332.
Ghieri, 164.
Chièze (Abbé Frédéric de), 98.
Choléra, 166.
Christine (Reine), 49.
Claude, 166.
Clausel dk Coussbrgue, 35.
Clausel de Monfals (Mgr), 471.
Clément XIV, 458.
Clermont, 187, 895.
Clermont-Tonnerre (Cardinal de),
96.
Clifford, 5o6.
Clorivière (de), gi, 96.
CoiGNY (Duc de), 698.
Coince, 184.
Colette (Gabriel), 161.
Colombier (Henri du) 162.
Combalot, 18, 471*» 578.
Congrégations, 72.
Constitutionnel (Le), 209, 245, 812*,
608.
CONTAMIN, 807, 4 10.
Convalescentes, 288.
Cor, 86.
Corail, 3o8, 8 12*.
Correspondant (Le), 601.
Cotain, 198.
Cotel, 877.
CouRCHAMPS (Comte de), i54.
COURLAY, 886.
Courrier français (Le), 664.
CouRsoN (de), 868.
Courten (bailli de), i4o.
Cousin (Victor), 64*, 284, 249, .4/0*,
493, 584*, 590, 596, 626*.
Coutumier, 7.
Créquy (Marquise de), i53.
Crétineau-Joly, 64, 449*, 622.
Croix (Saint Jean de la), 4o2.
Croy (Cardinal Prince de), 874 , 384 .
Grolard, 816.
Chuice (Mgr), 546.
Cuvillier-Fleury, 5i3.
Damas (Baron de), 108, 685.
Damas (Amédée de), i3i, 807.
Damas (Charles de), i3i, 34 1.
Damas d'Anlezy (Comte de), 108.
Damiron, 474-
Daniel (Charles), 4ii.
Danzas, 44o.
Darboy (Mgr), 55o.
Darcimoles (Mgr), 217, 258*, 564.
Dassancb, 228.
Débats (Journal des), 211, 5i3*.
Debrosse, 195.
Deguerry, 58o.
Dbharbb, I 4o.
Delage, 3i6.
Dblatte (Dom), 692.
Delfour, 819, 348.
Delineau, 894.
Dblvaux, 18, 66, 76*, 368, 667.
Déplace (Charles), 298.
Déplace (Etienne), 92, 118, 122*,
i63, 8o4, 683*.
Desbouillons, 169.
Deschamps, i65, 3i4*, 325, 478*,
482.
Desgarbts, 478.
Desjardins, 4i2.
Dévie (Mgr), 106, 471, 5i4.
720
TABLE DES NOMS DE PERSONNES
Digne, i88.
DôLB, 17';*, 347*, ''iio.
DoNNET (Cardinal), 334*, 394, 437»
471.
DORR, 4"
Drevon, 4i2.
Druilhet, 6, 90, II 4*, i32, i58*,
173, 2i5, 265*, 295*, 299, 683.
DUBOIS-FOURNIER, 62*, 21 4-
DUCREY, 68.
DUDON, 691.
DUFOUR, 81.
DUFRICHE DES GeNETTBS, 4o3, 689.
Dumas, 8i.
dupanloup, 19, 72.
Dl'pin (aîné), 187, ao3, 493, 669*,
579, 628*, 63i.
DupiN (Baron), 585.
DuPORTROUx, 291.
Dupucii (Mgr), 338.
DUSILLET, 179.
ÉGLISE (Petite), 386.
Encyclique Singulari, 45.
ESTAVAYER, 52, l64, 173, I98.
ESTÉBKNBT, 335.
ESTOURNELLES (ComtCSSe d'), 21 4,
218.
ESTÈVE, 198.
Eyssette, 167.
Eudes (B'' Jean), 689.
Exercices spirituels, 495.
Falloux (Abbé de), 4^2*, 622.
Pantin, 869.
FÉLIX, 249.
FÉRON (Mgr), 249.
Fbrrand, 55*, 87, 210, 268, 325.
Fessard, i65.
FiBSCHi, 206.
FiNAZ, 166.
Flandrin (Jean-Baptiste), 3o5.
Fleury (Robert), 509.
FoissET, 694, 698.
Foix, 395.
Fontaine, 687.
FoRBiN-jANSoN(Mgr de), 826, 894,
5i4.
FORCALQUIER, l88.
FoRESTA (Marquis de), 108.
FoRESTA (Albéric de), 3o6.
FoRNARi (Mgr), 55 1, 647, 7^3.
FoRTis, 21, 87.
FouiLLOT, 83, 162, 174*, 3o5, 36o*,
409.
fourvière, 287.
Franghet, 84 1.
François de Hiéronymo (Saint),
898, 4o3.
Frayssinous, 38, 128.
Fribourg, 5o*, 119, 166, 896, 680.
Gabriac (de), 85.
Gagarinb, 4 12.
Galicet, 5a, 69*.
Galitzine, 19.
Gamard, 142.
Garnier, 198.
Garnier (Mme), 288.
Garnier-Pagès, 2o3.
Gatisn-Arnoult, 474.
Gauja, 379.
Gautrelet (Fr. -Xavier), 142, 261*.
Gazette de France, i25.
GÉGOU, 872.
Gènes, i64.
Genêt, 4i-
Genève, 898.
GÉNIN, 5o6.
Geoffroy, 69.
Gbrbet, 17, 3i*, 88.
GÉRiN, 84o.
GiL, 209.
GiNHAC, 4ï2.
Girard, 67.
GiRARDiN (Saint-Marc), 465.
Giraud (Cardinal), 889.
GiROUD DE LaBRUYÈRE, 9I.
Gloriot (Charles), 85*, 3o5.
Glussot, 4i.
Godinot, 25*, 97, 198.
goeschler, 427.
GOSSIN, lOI*, 687.
GoUDELIN, 210, 887*.
Gousset (Mgr), 884.
Grandville (de la), 891.
Grégoire XVI, 43, 424, 429, 439,
549*, 655*, 711.
TABLE DES NOMS DE PERSONNES
721
Grenoble, 34o.
Grou, 65.
GUKRANGER (Doill), 187, li'àti, 440*,
691.
GuÉRiNEs (Mgr de), 364.
GUIBAL, I 68.
GuiBERT (Mgr), 353.
Guidée, 49» 171, 217, 221*, 236,
240, 4oi, 547*, 612, 667, 713.
GUIGNARD, 586.
Guilhermy (de), 4ii'
GUILLERMET, Io6, 35o.
GuiTTON (Mgr), 386.
GuizoT, i37, 207*, 465, 564, Sgi*,
6i4*, 715.
GuRY (Jean-Baptiste), 10, 28, 29,
149, 173, 273, 366, 689.
GuRY (Jean-Pierre), i4i.
GuYON, 87,152*, 176,304, 325, 874,
377.
Haranguier (d'), 369.
Harcourt (duc d'), 599.
Hautefort, i3i.
Hautpoul (Marquis d'), 128, 686.
Haussez (Baron d'), 455.
Haza-Radlitz, (de) 3o3,
HÉBERT, 633.
Hélot, 166.
Herculais (Comte d'), 94, 2i4.
Hercé (Mgr de), 364.
HiLAIRE, 368.
HUMBERT, 507.
HuMANN (Mlle), 427.
Ignace de Loyola, i48.
ISAMBERT, 25l, 566, 57O*, 578.
ISOARD, 453, 622.
ISSARTEL, 145, 2 1 3.
ISSENHBIM, 076*, 4''.
Jacquemet (Mgr), 364.
Jammes. 228, 286, 43 1*.
Jaffré, 872.
Jandkl, 437.
Janin (Jules). 5oo.
Janvier, 90.
Jean, 188.
Jeanjacquot, 3o8.
La Compagnie de Jésus.
Jeantikr, 49, 75*.
Jennesseaux (Nicolas), 83, 8g.
Jennesseaux (Pierre), 142.
Jbrphanion (Mgr de), 845.
Jersey', 47, 898.
Jésuites (Existence et Inslilu des),
534.
Jeune France, 11b.
JocAS (de), 142.
Jordan, i4i, 34i*, 669.
jouffroy, 474.
Juif errant, 5oi. "s
Jullien, 58.
Kentuky, ai 5.
KÉRATRY, 586.
LABis(Mgr), 681.
Labonde, 58, 78, 864*.
Laboré (Dr), 95.
Lacordaire, 16, 210, 228*, 280, 428,
481, 535, 691*.
Lacroix (Mgr), 895.
Lacroix (Abbé), 453, 622.
Lacroix, 2i4.
Ladoue (de), 38.
Lalouvesc, 99*, 201, 352.
Lamache, 5i I.
Lamarche, 691.
Lamartine, 4', 466, 63a*.
Lambillotte, 77.
Lambrusghini, iio, 4o5, 648*, 657
713*.
Lamennais, i4, 24.
Lamennais (Jean-Marie de), i35.
Languillat, 4 i I .
Laponce (de), 207.
Larnay (de), 385.
Laroceiette (Mme de), 202.
Lasagni, 616.
Latour-Maubourg (Marquis de),
127, 6i5, 699.
Lauras, 687.
Laurens, 356,
Laurent, 366.
Laurentie, 684.
Laval, i83*, 4 n-
Laval (Nestor), 427.
Laval (Jules), 427.
46
722
TABLE DES NOMS DE PERSONNES
Lavalbtte, ll^5.
Leblanc, 96, 290*, S^a*, 385.
Leclère-d'Aubigny, 448.
Le Délaizir, 872.
Le Doré, 689.
Lbfebvhe, 142.
Lefèvre, 81.
Lefèvre (Bx Pierre), i 48.
Lbgouis, 5o3.
Legrand, i6a.
Le Lasseur, 81.
Lenormant (Charles), 5 10, 629.
Lepape de Trédern (Mgr), S^S. 428.
LÉPiNE (Baron de), 62.
Le Puy, 143, 259"".
Le Rebours, i5o.
Lbrminier, 474.
Leroy, 388.
Lesquen (Mgr de), 85.
Libeyres, 1 4o.
LiBRi, 5o4.
LiGUORi (Alphonse-Marie de), 402.
LioT, 389.
Livre d'Or, 57, 71.
LoRiQUET, 18, i46, i5a, 278*, 43o,
496.
Louis-le-Grand (Collège), i5i.
Louis-Philippe, 422.
Lucien-Brun, 59.
LuRAT, 607.
Lyon, 92, i56*.
Lyonnard, 4 II.
Mac-Ga.rthy, II 4*, i63, 362.
Maduré, 276.
Maillard, 217, 272*, 292,401,408.
542, 591, 612, 642.
Maison Professe, 266.
Maisounabe, a56, 261.
Malet, 3o4.
Mandaroux-Vertamy, G37.
Marcel, 282.
Marcet de la Roche-Arnault,
53i.
MaRDUKL, 212.
Marguerie (Mgr de), 338.
Marmontel, 194.
Marquet (Louis), i42, 384*.
Marquisbt, 178, 348.
Marseille, 323.
Martin, 83.
Martin (Arthur), 184,198, 364, 4o4'
Martin (Félix), 878.
Martin (Jean-Pierre), 189, i4i.
Martin (du Nord), 235, 489*, 565,
575, 579, 632, 701 .
Mathieu (Cardinal), 3o2, 489, 608.
Matter, 474.
Maurel, 188, 337.
Mauret, 337.
Mazas de Sarrion, 447.
Mazenod (Mgr Eugène de), 824*,
332, 576*.
Mazenou (Mgr Fortuné de), 324.
Meaux (de), I 45.
Mélan, 68*, i65, 396.
Mémorial Catholique, 35,
Mennaisianismey i4.
Merilhou, 484-
Merlin, i48.
Mermillod (Mgr), 59.
Mertian (Jacques), 427.
MiîRTiAN (Victor), 166, 374-
Messager du Sacré-Cœur, 264.
Metz, 198.
MÉZENC, io5.
Michel (Alexandre), 385.
Michelet, 493*, 626.
Milanta, i5o, 325,
Militaires {OEuvres), 28
MiLLKRIOT, 4 I I-
Millet, 364, 384.
MiOLLAND (Mgr), 246.
Miollis, 188.
Moigno, i4i, 288, 555*.
MoiREz, 558.
MOISLAINS, 171.
MoLiGNY (abbé de), 108.
MoLÉ (Comte), 244-
MOLIN, lOI,
Mollet, 383.
mollevault, 869, 388.
Monod (Gabriel), 497/ 499-
Monopole universitaire (Le), 474-
MoNs, i43, 255.
Monsieur (rue), i46.
MONTALEMBERT, 25o, 487, 524, 579*,
598*, 608, 685.
TABLE DES NOMS DE PERSONNES
723
MoNTAUBAN, 3^5.
MONTAULT-DÉSILBS (MgP), d'J'J.
Monter (de), 98.
MoNTiAL, 341.
montlosikr, 187, 249.
Mont-Roland, 35 i.
MONTROUGB, i35.
MONTROUZIBR, 4 12.
MoREL, 333.
MOREY, 209.
MORIN, 198, 433, 437.
Motte-Vauvert (Mgr de la), 1 85 .
MouLLET, 5o8.
MouzENs (de), 527.
MYRE(MgT de la), 440-
Nampon, 282, 5i5.
Nancy, 394.
Nantes, 363.
Naudo (Mgr), 3 1 1 .
Nazareth (Société de), 279.
NivET, 267, 422,
Notre-Dame db tA Treille, 389
Notre-Dame de Liesse, 187.
Notre-Dame des Apôtres, 256.
Notre-Dame de Sion, 4ao.
Notre-Dame des Victoires, 4o3.
Odescalchi, 1 43,
Ogerdias, i65, 297*, 337, 417.
Ohrand, 77.
Oloron, 395.
Oncieu (Marquis d'), 88.
Ort/onna/jce sur le Mennaisianisme,
ai.
Ordonnance deMgr Aflfre, 546, 708.
Oudet, i 77.
OzANAM, 289.
Pacca (Cardinal), 159.
Pailloux, 307.
Pallenc, 343.
Pamiers, 395.
Parabère, 142, i63*.
Paray-lk-Monial, 187.
Pardessus, 637.
Parisis (Mgr), 490, 576, 64o*, 668*,
670.
Parloir, 407.
Pasquier (Chancelier), 697.
Pasquier (Etienne), 493.
Passage (Le), 47» 682.
Passy (Hipp.), 587, 596*,
Patrizi (Cardinal), 654.
Paysant (Mgr), 382.
Pecci (Nonce), 682.
Perpignan, 395.
Perrin (Mme), 1 46, 287.
Perrone, 429.
Persil, 179*, 242, 589.
Pestalozzi, 57.
PÉTÉTOT, 223.
Peyrard, 339.
Phélipon, 89 I.
Pie VII, 4oo.
Pie (Mgr), 5i3.
PiLLON, 77*, i4a.
Pimodan, 59.
Pins (Mgr de), 92, 106, i58*, lôS,
258, 271.
Pitron, 326.
POILOUP, 245.
Poitiers, 187, 385*.
Poncet, 807.
P0NLEVOY (Armand de), 85*, i65,
362*.
Pont (Mgr du), i65*, 294.
Portal, 339.
Portalis (Comte), 588*, 636.
Possoz, i65, 371, 391*.
PoTOT, 193.
POUGET, 288.
PouLPiQUET (Mgr de), 872.
POUTY, 869.
Prat, i4o.
Prague, 108.
Prilly (Mgr de), 884, 47i*.
Province, 221.
Prouvost, 77.
Pyt, i54.
QuÉLBN (Mgr de), 210, 228*, 281*,
709-
Querbes, 284.
QUIMPER, 872.
Quinet (Edgar), 498*, 626.
Quinet (Mme), 496.
Quotidienne (La), 126.
724
TABLE DES NOMS DE PERSONNES
RaRss (Mgr), 375.
Ramel, 346.
Ramièrb, 'j3, 264*.
Ranqurt (Charles du), 4' i .
Ranquet (Louis du), '77.
Ranquet (Victor du), 4 '2.
Raousset-Boulbon (Comte de), 74-
Ratio Studiorum, 8.
Ratisbonne (Marie- Alphonse), 4 • 4»
Ratisbonne (Théodore), 4i5, 427,
53o*.
RAViGNAN(de), i38, 176*, 198, 218,
222*, 23o, 292*, 334*, 4o8, 426,
480*, 534*, 557, 566,634.
Raynal, 194.
Raynaud, 3o6.
Razr (de), 177, 342*.
Regard (Rue du), 147.
RÉGNIER (Cardinal), 378.
Régnon (iMarquis de), 528.
RÉGNY (de), 427.
Rkinach (de), 427.
Renault, 18, 43, 48, 102, ii4, i32,
170*, 188*, ao5, 276*, 568, 675*.
Revel de Malval, gS.
Reverseaux (de), 142, 268*.
RiANCBY (Charles de), 525.
RiANCEY (Henri de), 525, 637.
Ribeaux, 337.
Richard, 168*, 320, 35o.
RicHARDOT, 18*, 92.
RiGAUD, 94, 556*.
RiGOLIER DE PaRCEY, 348.
RioN, 3o5.
RiPERT DE MONCLAR, 493.
Roche-Baron, 167.
RocHEMONTEix (abbé de), 385.
ROCHBPAULE, I03,
RoDRiGUEz(Bx. Alphonse), 398.
Roger, i63, 268*.
Rohan-Chabot (Cardinal de), 84*,
218, 3o2.
ROHRBBRG, 189.
RoNDOT, l40.
RoNsiN, 84, 3oi*.
R00THAAN, 3, 12, 39, 1x6*, 118,
2 1 5*, 277, 396*, 4o3, 445, 541,
557, 654*, 673, 699, 705*.
Rossi, 582, 600, 6 15*, 64o, 642*, 715.
Rouen, 384.
rouquayrol, 4 12.
ROUS3EA.U, 378.
ROUSSELOT, 5o8.
ROYER-COLLARD, 54o.
ROZAVEN, 19*, 24, 44. 107*, ll3,
442*, 445, 652.
RoziÈRE (de la), 600.
RUBILLON, 142, 4 II, 459, 64 l*.
Saint-Acheul, 171, 241*, 4lO'
Saint-Alouarn (de), 373.
Saint-Ghamand, 309.
Saint-Cyr, i65.
SAINT-EuaTACHE, 228.
Saint-Fériol (de), 343.
Saint François Régis, 99*, 260,
354.
Saint-François-Régis (Société de),
lOI.
Saint-Priest (Comte Alexis de),
5io*, 585.
Saint-Phiest (de), 483,
Saint-Sauveur, 98.
Saint Stanislas, 218,
Sainte-Anne d'Auray, 46.
Sainte-Beuve, 469, 487> 49', 607*.
Sainte-Enfancb (Congrégation de
la), 329.
Sainte-Famille, 86.
Sainte-Marie des Champs, 297.
Saettler, 5o8.
Sala (Cardinal), iio, 157.
Salmon, i5i.
Salvandy, 234, 238, 247, 6o5, 608*.
Salverte (de), 466,
Savornin, 189.
Schneider, 374.
schouvaloff, 4 12.
Seguin, 4 ' i .
Séjourné, 5o, 76.
Sellier, 86, io3*, 252.
Serres, 608.
Sers, 210.
Servièhe, 3o6.
SÈVRBS (Rue de), i47-
Simon (Jules), 496.
SiMONY (Mgr de), 242, 384.
Sm^«/ari (Encyclique), 45.
TABLE DES NOMS DE PERSONNES
725
SioN, 68.
SoissAN (de), 337.
SoLENTE, i65, 168*, 262, 368, 4''-
SoLBSMES, i36, 445*, 55i.
SouLT (Maréchal), 346, 564.
Strasbourg, 874*, 427, 429.
Studer, 77, 382*, 445.
Stumpf (Jean-Baj)liste), 249-
SUAREZ, 268.
Sue (Eugène), 5oo.
SwETCHir^E (Mme), 4i3*, 696.
Tabaraud, 26.
Tarées, 4o5.
Tascher (Comte), 626,
Tavaux, 178.
Tenon, 94.
Terme, ioi.
Teste, 232.
Théâtre, 53.
Thibault, 228.
Thiers, 56, 204, 568, 6o4*, 629*.
Tholonet (Le), 1 69 .
Thomas, i35.
Thou (de), 586.
Thureau-Dangin, 23o*, 468, 49^*,
58i.
TiNSEAU (de), 556.
TissiER, 3o5.
TocQUEviLLE (de), 6o5.
Toulouse, 96, 290*.
TouRNEFORT (Mgr de), 871.
Trébuquet, 128.
Trincat, 4 1 !•
Trinité (Collège de la), 98.
Troclet, 89.
Tronchay (de), 283.
Tulle, 895.
turquand, 4 i i.
Valais, i38.
Valantin (Alban), 255.
Valantin (Alphonse), 254.
Valantin (Daniel), 254, 826*.
Valantin (Jules), io4, 254,
Valantin (Louis), 182*, 254, 261,
288*, 678.
Valette (de), 689.
Vals, 142*, 254.
Valuy, 4 1 1.
Vannes, i85.
Varin, 3i*, 88, 147, i5i, i84, 44o,
556.
Varlet, 186, 863, 867*.
Vatimesnil, 599, 687*, 64 1.
Vatout, 466.
Vauvineux (Mme de), 695.
Vercillac (Mme de), i46.
Verna (de), 94.
Veuillot (Louis), 448, 472, 486*,
528*, 58o, 627,665*.
VlANSON-PoUTÉ, 200.
ViENNET, 587,
ViLLEi'ORT (de), 4i5, 482*, 438.
ViLLÈLE (Mgr de), 869.
VILLEMAIN, 467, 484, 498, 572, 590,
6o4, 607*.
ViNCART, 890.
VlTSE, 389.
Vœux Solennels, 532.
Vogué (Comtesse de), i46.
Voltaire, 194.
VUARIN, 898.
Waldeck-Rousseau, 689.
Wilherhof, 876.
WiSBMAN, 519.
wolfriin, 203.
Wrindts, 4i-
Ymbkrt du Montuuffé, i 45.
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE PREMIER
I. — La Compagnie de Jésus en France au lendemain de la Révolu-
tion de Juillet. Les deux premières Lettres encycliques du
R. P. Général Jean Roothaan. Les vrais Monita Sécréta. Page.. i
II. — Les Coutumiers de la Province de France. La révision du Ratio
Studiorum. Importantes modifications dans les programmes
d'enseignement : Théologie, Philosophie, Langue maternelle,
Sciences mathématiques et Physiques. Page 6
III. — Lamennais et les Jésuites. Le Mennaisianisme dans la Com-
pagnie. Le Père Rozaven. Sa lutte contre la Philosophie de la
raison générale, ou du sens commun. L'Ordonnance du R. P. For-
tis. Rozaven et Lamennais. Echange de lettres entre Lamennais
et le Provincial de France. L'abbé Gerbet et le Père Barat. Le
Père Raymond Brzozowski, Assistant du Général, se fait le cham-
pion du Mennaisianisme. Regrettables indiscrétions. L'Assistant
désavoué. Fâcheux effet sur l'opinioa. Page 1 3
IV. — Élection du Père Roothaan. L'Assistant mennaisien est évincé;
le Père Rozaven maintenu. L'Ordonnance du Père Fortis est con-
firmée. Les Jésuites partisans du système ne se croient pas
obligés d'y renoncer. Le P. Rozaven publie l'Examen du livre de
l'abbé Gerbet sur les fondements de la certitude. Colère de La-
mennais. La lumière se fait. L'Encyclique Mirari ^.'os. Les Paroles
d'un croyant. Condamnation explicite du système philosophique
de Lamennais. Soumission des Jésuites mennaisiens. Page 38
V. — Le collège du Passage. Tracasseries du gouvernement espagnol.
Fermeture et expulsion. Fribourg. Le collège Saint-Michel et le
Pensionnat. Prospérité inouïe du Pensionnat; elle se soutient
vingt ans, non sans contradictions de toute sorte. Dénonciation
calomnieuse de M. Thiers. Fureur des radicaux suisses. Guerre
du Sonderbund. Fouine du Pensionnat. Le Livre d'Or de Fribourg.
Page k^
728 TABLE DES MATIERES
CHAPITRE II
I. — Fondation de Brugelette. Les plans d'études de iSSg. M. Cousin
et le Ratio Studiorum. Les vingt années de Brugelette. Les col-
lèges de Chambéry, de Mélan, de Brigue, de Sion, A Fribourg :
Le P. Galicet, recteur. Le P. Barrelle, préfet. Les F*P. Labonde et
Jeantier, directeurs des Congrégations. Le « héros delà Sonora».
Le P. Delvaux, recteur à Brugelette. Le P. Louis Lambillotte ;
son œuvre musicale. Page 6i
II. — Les Jésuites dispersés après i83o. Les PP. Varin, Ronsin, Glo-
riot, Sellier. Le P. Guyon et la Mission de Chambéry. Le P. Bes-
noin à Blois. Vexations et tracasseries. Page 82
III. — Les Jésuites à Lyon. La légende du trésor caché. Le Provincial
de France s'établità Lyon. Fondationde la résidence i^'"mars i832.
La maison de la rue du Piiits-d'Ainay. Les Jésuites à Toulouse.
Le cardinal de Clermont-Tonnerre. Fondation de la résidence,
novembre 1882. Fondation de Lalouvesc. Le pèlerinage avant
l'arrivée des Jésuites. L'abbé Terme. Le P. Sellier à Lalouvesc.
Le P. Guillermet. Le châsse de saint François Régis. Page 91
IV. — L'affaire de Prague. M. Barrande et le duc de Bordeaux. Le
baron de Damas, gouverneur du jeune prince. Négociation du
marquis de Foresta à Rome. Le P. Druilhet appelé mystérieuse-
ment à Chambéry. Il reçoit commission de se rendre à Prague.
Le P. Etienne Déplace. Instructions du P. Général pour les Pères
chargés de l'éducation de l'héritier du trône. Les appréhensions
du P. Druilhet. Le P. Déplace et le duc de Bordeaux. Intrigues de
la « jeune France ». Charles X accorde le renvoi des Jésuites. Le
baron de Damas se retire. Témoignages de satisfaction et de
regret donnés aux Pères par le Roi et le jeune prince. Page 107
CHAPITRE III
L — Le P. Renault, Provincial de France, 25 avril i833. Accalmie
dans les régions politiques. Réorganisation de la Province. Le
Scolasticat de Théologie est rappelé en France. Les adieux au
Valais. Installation à Vais. Mgr deBonald. Emotion suscitée par
« l'invasion » des Jésuites. Sympathies précieuses. Page i32
II. — Pérégrinations de la communauté de Paris. La maison de la rue
du Regard. Le i5 août i834, troisième centenaire de la Compa-
gnie de Jésus. A Montmartre. La chapelle du '< Saint Martyre ».
Etiam periere ru/zj/t'. Activité apostolique. Le Père Guyon à Ver-
sailles. Conférence avec le Pasteur Pyt. Page i4^
m. — Le Père Druilhet à Lyon. La maison de la rue Sala. L'insur-
rection de i834. Une vilaine histoire. Le Père Roger. A la prison
militaire. Le noviciat errant depuis quatre ans revient à Avignon.
TABLE DES MATIERES 72i}
Mgr du Pont. Quelques recrues. La résidence d'Aix après i83o.
Le choléra. Installation des Jésuites dans leur ancien collège.
Page 1 56
IV. — A Saint-Acheul. Le choléra en 1882. Le P. Barthès. Reconsti-
tution du Troisième An. Le Père Fouillot. Étude de l'Institut. Le
Père de Ravignan à la cathédrale d'Amiens. A Dôle. Acharne-
ment contre les Jésuites. Après l'incendie de Tavaux. Lettre de
M. Persil, ministre des cultes, à l'évêque de Saint-Claude. Page. 171
CHAPITRE IV
I. — La résidence de Laval après i83o. Mort du P. Coince. Le cime-
tière de Saint-Michel. A Vannes. Latranquillité n'est pas troublée.
Le P. Renault supprime plusieurs petites résidences. Le P. Jean
et les Ursulinesde Digne. Négociations avec l'autorité épiscopale.
Page i83
II. — Les Jésuites à Metz. Le commandant Potot. Sa conversion.
Commencement de la résidence de Metz. Mort du P. Potot. Les
Jésuites et l'armée. A Lalouvesc. Les Jésuites établis au pèleri-
nage de Notre-Dame d'Ay. Page igJ
III. — Une histoire fantastique à la Chambre des Députés. M. d'Ar-
gout. M. Thiers. Situation inquiétante. Le P. RenaultetM.Thiers,
M. Guizot et le projet de loi de i836 sur l'instruction secondaire.
Les Jésuites expulsés d'Espagne accueillis en France. Un renou-
veau d'activité apostolique. Symptômes rassurants. Différents té-
moignages de sympathie. Page 202
IV. — Division de la Province de France; elle forme les deux Provin-
ces de Paris et de Lyon. Quelques difficultés du partage. Le per-
sonnel. Les reliques. Page 2i5
CHAPITRE V
I. — Le P. Guidée, premier Provincial de la Province de Paris. Débuts
du P. de Ravignan à Notre-Dame. Préventions et inquiétudes.
Il faut préparer les voies. Première retraite pascale i84i. Com-
munion générale 1842. Lacordaire et Ravignan. L'oraison funèbre
de Mgr deQuélen. L'archevêché de Paris. MgrAffre et la Faculté
de Théologie. Page 220
II. — La maison de la rue du Regard et l'Institut des Hautes études.
Dénonciations et enquêtes. Le Scolasticat de Théologie de Saint-
Acheul, Rattaché par l'autorité épiscopale au Grand Séminaire
d'Amiens, il est poursuivi par le Gouvernement comme établisse-
ment d'éducation illégal. Le ministre Persil prescrit la fermeture.
Crise ministérielle. Accalmie de peu de durée. Nouvel orege an
i838. Un grand acte de Théologie. Dispersion partielle de Saint-
Acheul. Page 206
730 TABLE DES MATIERES
III. — Épilogue de l'Affaire de Saint-Acheul. M. Cousin à la Chambre
des Pairs. M. Isambert à la Chambre des Députés. Chute du mi-
nistère Mole. Saint-Acheul encore trop peuplé. Nouveaux départs.
Un noviciat à Laval. Les théologiens des deux Provinces réunis
à Vais. Développement du Scolasticat. La campagne de Mons.
Les PP. Valautin et Maisounabe. Page 2^9
IV. — Mgr de Bonald, transféré de l'évêché du Puy à l'archevêché
de Lyon. Mgr Darcimoles. Le jubilé de Notre-Dame du Puy.
Encore le Scolasticat de Vais. Le Pare Fr.-X. Gautrelet et l'Apos-
tolat Je la Prière. Le Messager du Cœur de Jésus. Page 267
CHAPITRE VI
I. — Les maisons professes. Le P. Druilhet à Lyon. La résidence en
i838. Le P. Roger. Ses noces d'or sacerdotales. Fêtes de famille.
Mort du P. Roger. Dernières années de Mgr de Pins. Le P. Mail-
lard Provincial de Lyon. Le P. Renault à Paris. Page 266
II. — La congrégation des Messieurs à Lyon. Suppression de l'œuvre
militaire : L'Œuvre du Calvaire. L'Institut de Saint-Viateur. Con-
grégations diverses. Fondation de la maison de Fourvière. Page. 278
III. — La résidence de Toulouse. Sympathies de la population. L'an-
cien couvent de la rue de l'Inquisition cédé aux Jésuites. Le
P. de Ravignan à Toulouse. Le P. Charles Déplace. Le P. Druilhet,
Supérieur à Toulouse. On y établit un second noviciat de la Pro-
vince. La maison de Sainte-Marie des Champs. Mort du P. Drui-
lhet. Le P. Ronsin à Toulouse. Ses dernières années. Sa mort.
290
IV. — La résidence d'Avignon en i836. État prospère du noviciat.
L'hôtel de Galvière trop étroit pour le nombre de ses habitants.
La villa de Saint-Chamand. On y installe les Rhétoriciens. Le
Juvénat de Brugelette et le P. Cahour. Les archevêques d'Avi-
gnon amis dévoués de la Compagnie. Le P. Corail et le Consti-
tutionnel. Le P. Nicolas Deschamps, Un essai d'école d'Arts et
Métiers. Page 3o5
V. — A Aix les Jésuites rencontrent avec l'opposition violente du
maire des difficultés de toute sorte. Ils n'en triomphent qu'à force
de patience et de dévouement obscur. Dernières années et mort
du P. Galliat. Le P. Joseph Bon. Page 3ï7
CHAPITRE Vil
I. — Fondation de la résidence de Marseille. Mgr Eugène de Maze-
nod. La Chapelle de la Mission de France. L'Association du Saint
Cœur de Marie. Le cercle religieux. Le P. Barrelle et la congré-
gation de Sainte-Anne. La congrégation de la Sainte-Enfance.
Retraite sacerdotale mensuelle. Merveilleuse activité de la rési-
dence. Les Jésuites jouissent de la faveur publique. Page 323
TABLE DES MATIERES 731
II. — Le P. de Ravignan premier Supérieur de la résidence de Bor-
deaux. Le chanoine Morel donne sa maison à la Compagnie.
Mgr Donnât approuve et favorise son établissement à lîordeaux.
Les difficultés du début. Le P. Estébénet. Le P. Goudelin. Pro-
grès de la résidence. Page 332
III. — Fondation de Grenoble. M. le curé Gérin. Progrès rapide des
œuvres. Le préfet pousse le cri d alarme. Le ministre invite l'évé-
que à fermer la chapelle des Jésuites. L'évêque refuse. Chaude
sympathie de Mgr de Bruillard pour la Compagnie. Fondation de
Castres. Le maréchal Soult, chef du gouvernement, protège les
Jésuites. La résidence de Dole reprend vie et vigueur. Le P. Henri
Delfour. Le P. Guillermet. Restauration du pèlerinage de Mont-
Roland. A Lalouvesc, Mgr Guibert établit définitivement la Com-
pagnie auprès du tombeau de saint François Régis. L'ancien
presbytère où il mourut est transformé en oratoire. La montagne
de Lalouvesc foyer vivant d'apostolat. Le Troisième An à Notre-
Dame d'Ay. Le Père Fouillot. Page 3^o
IV. — Dans la Province de Paris on ne compte pas moins de dix fon-
dations en l'espace de sept ans. M. de Gourson et les Jésuites à
Nantes. Les PP. Pierre Labonde et Augustin Laurent. Le P. Var-
let, premier Supérieur. L'abbé de Champgrand, Sulpicien comme
l'abbé de Gourson, établit les Jésuites à Bourges. Tracasseries et
consolations. A la prison de Limoges. En i83g trois résidences
nouvelles. Quimper et les Missions bretonnes. Les Mertian appel-
lent la Compagnie à Strasbourg. Le chanoine Raess nommé
coadjuteur. Le noviciat d'issenheim. Fondation d'Angers.
Mgr Montault-Désiles. Les clameurs de la presse contre l'invasion
des Jésuites. Activité extraordinaire de la nouvelle résidence. Le
P. Chaignon et les retraites pastorales. Page 363
V. — Restauration de la résidence de Liesse. A Rouen. Le P. Louis
Marquet et le P. de Ravignan. A Poitiers. Mgr de Bouille. Le
chanoine de Larnay. La misère dorée. La « Petite Eglise ». Fon-
dation de la résidence de Lille. L'abbé Bernard. Le Mois de Marie
de Sainte-Catherine. Notre-Dame de la Treille. Un renouveau de
dévotion séculaire . Page 383
CHAPITRE VIII
I. — Différents établissements offerts aux Jésuites français, mais non
acceptés. L'année i84o, date mémorable. Lettre encyclique du
P. Général. Le troisième siècle de l'existence de la Compagnie
comme Ordre religieux. Les événements prodigieux qui l'ont
rempli. Mort et résurrection. Graves leçons du passé pour le pré-
sent et l'avenir. Les appuis surnaturels. L'archiconfrérie de
Notre-Dame des Victoires. L'abbé Dufriche des Genettes et le
P. Roothaan. Vigilance du P. Général pour la discipline religieuse.
La question des parloirs . Page SgS
732 TABLE DES MATIERES
II. — Affluence de vocations à la Compagnie. Dans la colonie russe.
Le prince Jean Gagarine. Plans d'apostolat auprès des Slaves.
Alphonse Ratisbonne. Sa conversion miraculeuse. Il entre au novi-
ciat. Il se réunit à son frère le P. Théodore pour fonder l'œuvre
de Notre-Dame de Sion. Période d'accalmie politique et renais-
sance religieuse. Les Jésuites tenus en suspicion comme « car-
listes ». La reine Amélie et le P. Roothaan. Page 409
III. — L'abbé Bautain et la Société de Saint-Louis. Démêlés avec l'au-
torité épiscopale de Strasbourg. L'abbé Bautain à Rome. Le
P. Perrone et la Philosophie du Christianisme. L'abbé Lacordaire
part pour Rome. Accueil qu'il reçoit au Gesù. Ses relations avec
les Jésuites. La retraite à Saint-Eusèbe. La vocation dominicaine.
Le P. Morin et la vocation du P. Jandel. La Compagnie de Jésus
et l'Ordre bénédictin. L'abbé Guéranger à Rome. Le P. Rozaven
rapporteur dans l'affaire de Solesmes. Restauration de la Congré-
gation des Bénédictins de France. Pacte d'alliance spirituelle
entre les Bénédictins et les Jésuites. Page 4'^7
IV. — Les Essais à! Histoire de la Compagnie de Jésus. Mazas de
Sarrion. Leclère d'Aubigny. Jacques Grétineau-Joly. Ses antécé-
dents. La Vendée militaire. Origines de l'Histoire religieuse,
politique et littéraire de la Compagnie de Jésus. Comment elle
fut composée. Cinq volumes en dix-huit mois. Le sixième volume
écrit au fur et à mesure des événements. Caractères de cette
œuvre. Son succès. Ses résultats. Comme appendice de son His-
toire, Crétineau publie Clément XIV et les Jésuites, Désaveu et
protestation du P. Roothaan. Page 446
CHAPITRE IX
I. — Signes avant-coureurs de la tempête. Nouvelle campagne de
presse contre les Jésuites. La cause de la liberté d'enseignement
va se confondre avec la cause des Jésuites. La Charte de i83o et
la liberté d'enseignement. Le procès de l'école libre. Le projet de
loi de i836. Les libéraux, qui avaient réclamé la liberté d'ensei-
gnement sous la Restauration, la combattent sous la Monarchie
de Juillet. La bourgeoisie voltairienne affolée par la peur du
Jésuite. L'essai loyal de Guizot n'aboutit pas. Page 4G2
II. — Villemain ministre de l'Instruction publique. Projet de loi de
i84i caractérisé par « le manque de sincérité ». L'épiscopat,
indifférent à la question de la liberté, s'élève contre les écarts de
l'enseignement officiel. Cousin et la Philosophie de l'éclectisme.
L'abbé Combalot et son Mémoire. Procès et condamnation. Page 467
III. — Contribution des Jésuites. Le Monopole uni\ersitaire. Le cha-
noine Desgarets prête-nom du Père Deschamps. Le livre, fait de
coupures, constitue un dossier formidable contre l'Université.
Colères qu'il suscite dans le camp de ses défenseurs. Attitude de
TARLE DES MâTIÈEIES 733
l'épiscopat. Blâme de l'archevêque de Paris. Réplique du chanoine
Desgarets. Chaude approbation del'évêquede Chartres. Les Jésui-
tes se partagent au sujet du Monopole. Le P. Deschamps mul-
tiplie ses publications. Nouvelle sommation au Gouvernement
d'exécuter la promesse de la Charte. Le Rapport de M. Villemain
sur l'état de l'Instruction publique. Le ministre tente d'enterrer
la question. Page 472
IV. — le parti catholique ne désarme pas. Lettre de Louis Veuillot à
M. Villemain. Le manifeste de Montalembert. L'épiscopat entre
dans le mouvement pour la liberté. Circulaire confidentielle du
ministre des cultes. Mgr Parisis. Habile diversion, pour défendre
le monopole, on crie : Sus aux Jésuites I M. Cousin donne le si-
gnal. Michelet et Quinet. Les cours du Collège de France contre
les Jésuites. Le livre: Des /es it/fes. Riposte du P. Cahour. Juge-
ment de M. Gabriel Monod sur Quinet historien. Page 486
V. — Eugène Sue elle Juif errant. Les Lettres de Libri. Les Jésuites
et iUnii'ersiié, de François Génin. On met à la charge des Jésuites
tous les péchés d'Israël. L'Histoire de la chute des Jésuites,
du comte Alexis de Saint-Priest. Page 5oo
CHAPITRE X
I. — La presse libérale et universitaire se déchaîne contre les Jésuites.
Le Journal des Débats et le Constitutionnel se distinguent entre
tous. Le comte de Ghambord au collège d'Oscott. La Jésuitopho-
hie gagne le peuple. Manifestations violentes. Pages 5i2
II. — Défenseurs et apologistes : Montalembert. Henri et Charles de
Riancey. Le « Solitaire ». Les anonymes. Dans les Journaux et
Revues. Louis Veuillot et V Univers. Charles Lenormant. Le
P. Théodore Ratisbonne. Des Jésuites^ par un Jésuite. L'Opus-
cule du Père de Ravignan : De l'Existence et de l'Institut des
Jésuites. Impression profonde produite par cette publication.
Une réticence et une lacune. Encore le Monopole universitaire.
Page 5a3
III. — Une ère de tribulations. Mgr Affre. Anciens témoignages de
sympathie pour la Compagnie de Jésus. Ordonnance de l'arche-
vêque de Paris contre la maison de la rue des Postes. Réponse
du P. Général. Bref de Grégoire XVI. LIne thèse de Droit Canon
sur l'état religieux en P'rance. Bref à l'évêque du Mans à propos
de Solesraes. Page 5^2
IV. — Autres sujets d'affliction. Le P. François Moigno. Le P.Char-
les Déplace. Le cas Affenaër, Le vrai peut quelquefois n'être
pas vraisemblable. Page 553
734 TABLE DES MATIERES
CHAPITRE XI
I. — Sur la fin de i843, il y a une « question des Jésuites ». M. Mar-
tin du Nord, ministre des Cultes. M. Guizot véritable chef du
Gouvernement. Témoignage que lui rend le P, de Ravignan. Le
Message royal annonce le dépôt d'un projet de loi sur la
liberté d'enseignement. Intervention de M. Dupin et de M. Isam-
bert. Déclaration de M. Martin du Nord. Page 564
II. — Le nouveau projet de loi Villemain. La déclaration imposée
par l'Ordonnance de 1828 en est la disposition essentielle. Pro-
testation à peu près unanime de l'épiscopat. Le Mémoire au Roi
de l'archevêque de Paris. Mgr de Mazenotl, Agitation du parti
catholique. Le ministre des Cultes menace les évêques. Réplique
de Montalembert à la Chambre des Pairs. Page ôya
III. — Le projet de loi devant la Haute Assemblée. Rapport du duc de
Broglie. La discussion serait « un des épisodes parlementaires les
plus remarquables de la Monarchie de Juillet ». Cet « épisode »
appartient à l'Histoire de la Compagnie de Jésus. Trente-cinq à
quarante discours sur les Jésuites. M. Cousin ouvre le feu. Le
baron Charles Dupin, MM. Viennet et Kératry. M. Hippolyte
Passy. Les Jésuites responsables des excès de la Révolution. Le
comte Portails. M. Persil et le « certificat d'études î. Interven-
tion de M. Gaizot. Ses « théories générales ». Page 58o
IV. — Montalembert prend la défense des Jésuites. Il force l'atten-
tion de la Chambre, Eloquente et victorieuse réplique aux accu-
sations des orateurs qui l'ont précédé à la tribune. Le comte
Beugnot. Le duc d'Harcourt. Le marquis de Boissy. La « peur
du Jésuite î. Aveu de M. Rossi. Vote final. Une loi mort-née.
Résultat de la discussion en ce qui concerne la Compagnie de
Jésus. Le P. Général exprime sa gratitude à Montalembert. Noble
réponse. Page 69^
V. — Le projet de loi à la Chambre des députés. M. Thiers se fait
nommer rapporteur. Son Rapport; il suscite toute une littérature.
Accident survenu au ministre auteur du projet de loi. M. de Sal-
vandy succède à M. Villemain. Le projet de loi est abandonné.
Le régime fait faillite a ses promesses de liberté parce que les
libéraux ont peur du Jésuite. Page 6o4
CHAPITRE XII
I. — La situation au début de l'année i845. L'opinion ameutée con-
tre les Jésuites. Le Gouvernement répugne aux mesures vio-
lentes. M. Guizot imagine de s'adresser au Pape pour se débar-
rasser des Jésuites. Le négociateur. Les antécédents de M. Rossi.
Sa fortune en France. Les instructions de M. Guizot à son
envoyé. Rossi mal accueilli à Rome songe à repartir. L'abbé de
TABLE DES MATIERES 735
Bonoechose s'emploie pour faciliter au plénipotenliaire français
l'accomplissement de sa mission. Singulières idées de Rossi sur
les Jésuites. Ses manœuvres pour gagner l'opinion romaine.
M. Guizot se plaint de ses lenteurs. Page 6i i
II. — Pétition marseillaise contre les cours de MM. Michelet et Qui-
net. Sommation de M. Cousin au Gouvernement. Condamnation
du Manuel de Droit ecclésiastique de M. Dupinpar le cardinal de
Bonald. Lest Interpellations Thiers ». Les Jésuites sont « pro-
bablement » responsables de l'agitation antiuniversitaire. Dis-
cours de Berryer et de Lamartine. Ordre du jour réclamant l'exé-
cution des lois contre les Jésuites. Thiers revient à la charge. La
défense des Jésuites à la Chambre des Pairs : Montalembert, le
comte Beugnol, le marquis de Barthélémy. Page 626
III. — La consultation Vatimesnil. Son importance dans l'histoire
des Congrégations religieuses en France au dix-neuvième siècle.
Les Jésuites s'apprêtent à la résistance légale. Circulaires des
Provinciaux traçant la conduite à suivre. Le Mémorandum de
Rossi. C'est dans l'intérêt de l'Eglise et de la Religion que l'on
demande au Pape de sacrifier les Jésuites. La vraie raison, celle
qu'on ne formule pas, mais qu'on laisse entendre : Le Gouver-
nement demande au Pape de le tirer d'embarras. Page 63^
IV. — La QongrégSLÙonà&s Affaires ecclésiastiques extraordinaires.
Le Pape ne peut ni ne doit sacrifier les Jésuites. Menaces du Roi
au nonce. Le Pape n'interviendra pas; mais on peut négocier
avec le Général des Jésuites. Rossi envoie un exprès à Paris
annoncer la conclusion de l'affaire. Publication au Moniteur à&\a.
dépêche de Rossi altérée et aggravée. La falsification est confir-
mée par M. Guizot à la tribune de la Chambre des Pairs. Page . 6^6
V. — Le P. Roothaan est invité à faire des concessions. Première
lettre aux Provinciaux de France. Seconde et troisième lettre.
Quelle fut l'intervention du Saint-Siège dans les concessions.
Déclarations du cardinal secrétaire d'État. Protestation contre
la Note du Moniteur. M. Guizot essaie de faire ratifier par le
Saint-Siège le sens qu'il attache à la dépêche de Rossi. Réponse
du secrétaire d'État. Incroyable aplomb du négociateur. Page.. 653
VI. — Après la note du Moniteur. La presse irréligieuse. Consterna-
tion des catholiques. A V Univers. Pour dégager le Saint-Siège
on attribue au Général de la Compagnie toute la responsabilité
des concessions. Récriminations peu mesurées. Lettre de
Mgr Parisis à un prélat romain. Sa Lettre à un catholique. Il
reproche aux Jésuites d'avoir déserté leur poste de combat. Le
Père Général n'essaie pas de se justifier. Il ne pourrait le faire
qu'en découvrant le Saint-Siège. Page 663
Pièces justificatives. Page 676
Table des noms de personnes, de lieux, d'institutions, etc. Page. . . 717
Paris — Imp. Levé rue Cassette, 17.— S.
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