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Full text of "La Compagnie de Jésus en France : histoire d'un siècle, 1814-1914"

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BOOK    27 1  5  B935C   v  2    c   1 

BURNICHON    #    LA   COMPAGNIE    DE    JESUS 
EN    FRANCE 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  with  funding  from 

Boston  Library  Consortium  IVIember  Libraries 


Iittp://www.arcliive.org/details/lacompagniedej02burn 


La  Compagnie  de  Jésus  en   France 

Histoire  d'un  Siècle 

]  81 4- 191 4 
Tome  Deuxième  :    i83o-j84'^ 


DU  MEME  AUTEUR 


Les  manuels  d'éducation  cwique  et  morale.  Un  vol.  in-18.  Qua- 
trième édition.  Lyon,  Vitte,  1884. 

Le  Retour  aux  champs.  In-8.  Paris,  Retaux.  1894. 

Vie  du  P.  François-Xavier  Gautrelet,  S.  J.  Un  volume  in-12 
de  vi-352  pages.  Deuxième  édition.  Paris,  Téqui.  1896. 

L'Etat    et   ses    rivaux  dans   renseignement    secondaire.  Un 
volume  in-12  de  iii-352  pages.  Paris,  J.  de  Gigord.  1898. 

Du   Lycée  au  Couvent.  Un  volume  in-12,  de  vi-345  pages. 
Paris,  Téqui.  1900. 

Cinquante    ans     après.    (La    liberté     d'enseignement.)    Un 
volume  in-12  de  viii-315  pages.  Paris,  Gabalda.  1900. 

Un  Jésuite  :   Amédée  de  Damas.  Un  volume  in-8  de  viii-375 
pages,  Paris,  J.  de  Gigord.  1908. 

Le  Brésil  d'aujourd'hui.  Un   volume  in-12  de  ix-340  pages. 
Deuxième  édition.  Paris,  Perrin.  1910. 

La  Compagnie  de  Jésus  en  France.  Histoire  d'un  Siècle  :  181k- 
19/4.  Tome  premier,  1814-1830.  Un  volume  in-8  cavalier 
de  xLviii-568  pages.  7  fr.  50,  franco.  Paris,  Gabriel  Beau- 
chesne,  1914. 


Tous  droits   de   traduction^    de  reproduction   et  d'adaptation 
réservés  pour  tous  pays. 


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LA  COMPAGNIE  DE  JESUS 
EN  FRANCE 


Histoire  dun  Siècle 


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1814-1914 

PAR 

Joseph  BURNICHON,  S.  J. 


Tome  Deuxième  :  i83o-j845 


PARIS 

5ABRIEL   BEAUCHESNE 
117,  Rue  de  Rennes,  1 17 

1916 


Nihil    obstat. 

Lu^duni,  5a  Oclobris  1915. 

C.   Glauteuk. 


liMPRIMATUR. 

Parisiis,  die  3»  Augusti  1916. 

E.  Thomas,  v.  g. 


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CHAPITRE  PREMIER 


I.  —  La  Compagnie  de  Jésus  en  France  au  lendemain  de  la  Révolution 
da  Juillet.  Les  deux  premières  Lettres  encycliques  du  R.  P.  Général 
Jean  Roothaan.  Les  vrais  Monita  Sécréta. 

IL  —  Les  Coutumiers  de  la  Provitice  de  France.  La  revision  du  Ratio 
Studiorum.  Importantes  modiflcations  dans  les  programmes  d'ensei- 
gnement :  Théologie,  Philosophie,  Langue  maternelle,  Sciences  mathé- 
matiques et  Physiques. 

III.  —  Lamennais  et  les  Jésuites.  Le  Mennaisianisme  dans  la  Compa- 
gnie. Le  Père  Rozaven.  Sa  lutte  contre  la  Philosophie  de  la  raison 
générale,  ou  du  sens  commun,  L'Ordonnance  du  R.  P.  Fortis.  Rozaven 
et  Lamennais.  Échange  de  lettres  entre  Lamennais  et  le  Provincial 
de  France.  L'abbé  Gerbet  et  le  Père  Barat.  Le  Père  Raymond  Brzo- 
zowski.  Assistant  du  Général,  se  fait  le  champion  du  mennaisianisme. 
Regrettables  indiscrétions.  L'Assistant  désavoué.  Fâcheux  effet  sur 
l'opinion. 

IV.  —  Élection  du  Père  Roothaan.  L'Assistant  mennaisien  est  évincé; 
le  Père  Rozaven  maintenu.  L'Ordonnance  du  Père  Fortis  est  confirmée. 
Les  Jésuites  partisans  du  système  ne  se  croient  pas  obligés  d'y 
renoncer.  Le  P.  Rozaven  publie  l'Examen  du  livre  de  l'abbé  Gerbet 
sur  les  fondements  de  la  certitude.  Colère  de  Lamennais.  La  lumière 
se  fait.  L'Encyclique  Mirari  vos.  Les  Paroles  d'un  croyant.  Condam- 
nation explicite  du  système  philosophique  de  Lamennais.  Soumission 
des  Jésuites  mennaisiens 

V.  —  Le  collège  du  Passage.  Tracasseries  du  gouvernement  espagnol. 
Fermeture  et  expulsion.  Fribourg.  Le  collège  Saint-Michel  et  le  Pen- 
sionnat. Prospérité  inouïe  du  Pensionnat;  elle  se  soutient  vingt  ans, 
non  sans  contradictions  de  toute  sorte.  Dénonciation  calomnieuse  de 
M.  Thiers.  Fureur  des  radicaux  suisses.  Guerre  du  Sonderbund.  Ruine 
du  Pensionnat.  Le  Livre  d'Or  de  Fribourg. 


I 

A  peine  renaissante,  la  Compagnie  de  Jésus  en  France 
avait  essuyé    de   furieux    orages.    Une    invraisemblable 

La  Compagnie  de  Jésus.  1 


2  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

coalition  de  colères,  de  haines  et  de  mensonges  avait 
abouti,  après  quatre  ans,  à  l'exécution  de  1828;  deux  ans 
plus  tard  la  rafale  qui  emporta  le  trône  balayait  du  même 
coup  les  quelques  établissements  de  Jésuites  que  les 
Ordonnances  royales  n'avaient  pas  atteints.  De  la  Société, 
objet  de  tant  de  craintes  chimériques,  et  de  tant  de  vio- 
lences trop  réelles,  il  ne  restait  sur  le  sol  français  que 
quelques  individus  dispersés  ça  et  là  et  contraints  de  se 
cacher  })Our  échapper  aux  pires  traitements.  On  pouvait 
croire  qu'on  en  avait  fini  avec  elle;  elle  n'aurait  fait 
qu'une  apparition  dans  le  monde  moderne  où  sa  présence 
était  un  anachronisme;  elle  rentrait  au  tombeau,  et  pour 
n'en  plus  sortir.  C'est  bien  ainsi  que  l'entendaient  les  libé- 
raux, acteurs  de  la  grande  «  Comédie  »,  qui  s'étaient  servis 
du  nom  des  Jésuites  pour  mener  la  campagne  contre  la 
monarchie  légitime,  et  qui,  au  lendemain  de  la  Révolu- 
tion, avaient  oublié  et  la  Congrégation  et  les  Jésuites,  ou 
même  avouaient  n'être  pas  bien  sûrs  de  l'existence  des 
Jésuites*.  Mais  peut-être  bien  l'Ordre  de  saint  Ignace 
ressemble-t-il,  lui  aussi,  à  l'arbre  décrit  dans  une  fière 
strophe  que  savent  par  cœur  tous  ceux  qui  ont  entretenu 
quelque  commerce  avec  les  muses  classiques: 
Duris  ut  ilex  tunsa  bipennibus  ^... 

Sous  les  coups  de  la  hache  qui  l'émonde  le  chêne  devient 
plus  vigoureux.  Ainsi  la  petite  Province  de  France,  si 
maltraitée,  se  replie  sur  elle-même,  ramasse  ses  forces 
et,  confiante  dans  l'avenir,  se  prépare  pour  les  travaux 
que  la  Providence  lui  destine. 

1.  Voir  l'article  d'Armand  Garrel  dans  le  National.  Tome  I,  p.  3i8. 

2.  Duris  ul  ilex  tunsa  bipennibus^ 
Nigrae  feracifrondis  in  Algido, 

Per  damna, per  caedes,  ab  ipso 
Ducit  opes  aniinumque  ferro. 

Comme  le  chêne,  émondé  par  le  dur  tranchant  de  la  hache,  dans  les 
noires  forêts  de  l'Algide,  au  milieu  de  ses  pertes,  de  ses  désastres,  reçoit 
du  fer  lui-même  plus  de  force  et  de  vie. 

(îlorat.  Od.,  lib.  IV,  4-) 


CIUPITHË    PREMIER  à 

Au  moment  mâme  où  éclatait  l'orage  des  journées  de 
Juillet,  les  Jésuites  français  recevaient  la  première  lettre 
adressée  par  le  nouveau  Général,  le  Père  Roothaan,  à 
toute  sa^  famille  religieuse.  Elle  avait  pour  objet  «  l'amour 
de  la  Société  et  de  son  institut  ».  (7  Juillet  1830.)  Il  ne  se 
pouvait  rien  de  plus  à  propos  pour  ceux  que  leur  qua- 
lité de  Jésuites  désignait  à  une  sorte  de  malédiction  :  «  Ce 
fut  toujours,  disait  le  Père  Général,  comme  un  don  spé- 
cial de  notre  Société  que  tous  ceux  qui  y  furent  appelés 
de  Dieu  s'attachèrent  à  elle  par  les  liens  les  plus  étroits, 
l'entourèrent  d'un  tendre  amour...  Ce  fut  là,  dis-je,  le 
don  spécial  et  comme  le  caractère  distinctif  des 
membres  de  la  Compagnie,  si  bien  que  ses  ennemis 
lui  reprochèrent  souvent  cet  amour,  et  lui  firent  un 
crime  de  ce  qui  devrait  lui  valoir  leur  estime.  Ce 
sentiment  d'affection  fut  si  profondément  gravé  dans 
le  cœur  de  ses  enfants  que,  même  après  le  coup  mortel 
dont  elle  fut  frappée,  tous,  à  l'exception  d'un  très  petit 
nombre  qui,  au  milieu  de  tant  de  milliers  de  leurs 
compagnons,  furent  regardés  comme  des  exceptions,  ne 
cessèrent  jamais  de  l'aimer,  alors  même  qu'elle  n'existait 
plus...  » 

L'année  suivante  une  autre  circulaire  abordait  un  sujet 
d'une  actualité  plus  sensible  encore.  Le  premier  Supé- 
rieur entretenait  les  siens  des  «  Tribulations  »  de  l'heure 
présente.  «  Ce  que  saint  Ignace,  disait-il,  semble  avoir 
divinement  entrevu  dès  l'origine  de  la  Compagnie...,  ces 
persécutions  qu'il  demandait  pour  elle,  qu'il  sollicitait  de 
la  divine  bonté,  comme  nous  l'avons  appris,  ces  persécu- 
tions n'ont  jamais  manqué  à  sa  famille;  cependant  elles 
ne  sont  jamais  tombées  sur  elle  aussi  violentes  qu'à  notre 
époque.  Car  je  ne  sache  pas  que  nos  ennemis  de  tout 
genre  aient  jamais  excité  contre  la  Compagnie  et  le  nom 
qu'elle  porte  une  guerre  aussi  générale  que  celle  qui  nous 
est  faite  présentement,  guerre  féconde  en  calomnies,  en 
outrages,  en  vexations,  en  spoliations,  en  bannisse- 
ments, en  toutes  ces  épreuves  que  les  hommes  appellent 


4  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

des  maux,  mais  qui  dans  la  réalité  sont  d'insignes  bien- 
faits de  la  bonté  divine.   » 

C'est  en  effet  une  béatitude  évangélique  et  une  prédic- 
tion explicite  du  Sauveur  que  le  Général  de  la  Compagnie 
de  Jésus  montre  accomplie  au  pied  de  la  lettre  en  faveur 
des  siens;  sur  quoi  il  ajoute  une  protestation  qui  doit 
trouver  sa  place  ici,  car  elle  s'adresse  moins  à  sa  famille 
qu'à  ceux  du  dehors  :  «  Les  hommes  nous  maudissent,  ils 
nous  persécutent,  et  ce  qui  est  à  la  fois  le  comble  et  la 
source  la  plus  féconde  de  toutes  ces  persécutions,  ils  nous 
imputent  faussement  toute  sorte  de  mal.  Mais  nous  en 
prenons  à  témoin  Dieu  et  notre  conscience,  non,  notre 
vie  n'est  pas  vouée  à  tous  les  crimes  dont  ils  ne  cessent 
de  nous  charger,  à  des  crimes  qui  feraient  de  nous,  non 
plus  des  hommes,  mais  des  monstres,  mais  des  êtres  qui 
seraient  la  peste  et  le  fléau  des  peuples,  comme  ils  le 
prétendent  en  efl'et,  et  comme  ils  parviennent  à  le  per- 
suader à  une  multitude  ignorante.  Ils  nous  retranchent  de 
la  société,  ils  nous  mettent  hors  la  loi; cette  liberté  qu'ils 
réclament  avec  emphase  pour  le  reste  du  genre  humain, 
ils  nous  en  refusent  le  bénéfice  comme  à  des  scélérats,  à 
des  hommes  convaincus  et  condamnés  par  l'évidence  de 
leurs  forfaits,  même  avant  tout  examen;  enfin  notre  nom 
même  est  repoussé  comme  un  opprobre.  Pourquoi?  Parce 
que  le  Fils  de  l'Homme  a  daigné  nous  communiquer  son 
nom  adorable.  Oui,  c'est  à  ce  nom  sacré  qu'ils  ont  déclaré 
la  guerre;  c'est  ce  nom  qu'ils  abhorrent;  leurs  paroles  et 
leurs  actes  le  démontrent  assez,  puisqu'ils  appliquent 
notre  nom  à  tout  ce  qui  fait  profession  de  foi  et  de  piété, 
puisque  la  haine  dont  nous  sommes  l'objet  de  la  part  des 
ennemis  implacables  de  toute  religion,  atteint  également 
le  Vicaire  même  de  Jésus-Christ,  la  sainte  Eglise,  enfin 
tout  ce  qui  est  vertueux,  chaste  et  dévoué  à  notre  sainte 
religion.  »  (24  Juillet  1831.) 

Ainsi  envisagées,  les  épreuves,  si  dures  soient-elles, 
loin  d'abattre  le  courage  des  membres  de  la  Société,  seront 
pour  eux  un  sujet  de  fierté  et  de  joie.    «  C'est,  poursuit 


CHAPITRE    PREMIER  O 

le  Père  Roothaan,  le  seul  sentiment  digne  d'un  vrai  Jésuite; 
les  contradictions  qui  assaillent  la  Compagnie,  au  lieu  de 
diminuer  en  nous  l'estime  de  notre  vocation,  nous  la 
feront  apprécier  davantage  et  nous  inspireront  plus  de  zèle 
à  conserver  un  don  aussi  précieux.  » 

Au  surplus  cet  attachement  à  leur  vocation,  cet  amour 
pour  la  Compagnie  à  laquelle  ils  appartiennent,  les  Jésuites 
ne  doivent  pas  oublier  qu'il  a  aussi  ses  écueils;  leur 
Général  les  avertit  que  ce  serait  l'entendre  mal  que  de 
désirer  pour  leur  Société  une  extension  rapide  et  brillante 
ou  encore  des  ministères  en  vue  et  des  succès  éclatants. 
Aussi,  s'adressant  à  tous  ceux  qui  ont  quelque  autorité,  il 
leur  fait  entendre  cette  admonition  solennelle  :  «  Je  les 
conjure  par  les  entrailles  de  Jésus-Christ  et  par  tout  le 
zèle  qu'ils  ressentent  pour  la  conservation  de  la  Société, 
de  ne  pas  songer  à  ouvrir  de  nouvelles  maisons,  de  nou- 
veaux collèges,  et  de  ne  donner  là-dessus  aucune  espérance 
prochaine  aux  solliciteurs  trop  ardents,  jusqu'à  ce  que 
nous  ayons  un  nombre  suffisant  de  sujets  à  qui  les  fonc- 
tions de  la  Compagnie  et  surtout  le  soin  de  l'administra- 
tion puissent  être  remis  en  sûreté.  »  D'ailleurs  ce  qu'elle 
attend  de  ses  enfants,  la  preuve  solide  d'affection  qu'elle 
leur  demande,  c'est  de  s'appliquer  à  bien  connaître  son 
Institut  et  de  l'observer  fidèlement.  Et  ce  n'est  pas  leur 
demander  peu.  «  Un  religieux  de  la  Compagnie  croirait-il 
avoir  fait  assez  en  se  bornant  à  une  vertu  médiocre,  vertu 
qui  pourrait  suffire  à  un  chrétien  ordinaire?...  «  Et  ici  le 
Père  Roothaan  esquissait  l'idéal  proposé  par  saint  Ignace 
dans  les  Constitutions,  idéal  vers  lequel  il  faut  tendre 
toujours  sans  se  flatter  de  l'avoir  jamais  atteint. 

Quelques  mois  plus  tard  le  Provincial  de  France  adressait, 
lui  aussi,  à  tous  ses  religieux,  une  exhortation  sous  forme 
de  lettre  circulaire.  Parmi  les  tribulations  qu'il  redoutait 
le  plus  pour  son  Ordre,  le  Père  Général  avait  signalé  la 
dispersion  qui  brise  les  liens  de  la  famille  religieuse  et 
rend  les  frères  étrangers  les  uns  aux  autres.  Cette  calamité, 
les  Jésuites  français  la  subissaient  en  ce  moment  pour  la 


6  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

première  fois  ;  ce  ne  devait  pas  être  la  dernière.  Confor- 
mément au  devoir  de  sa  charge,  le  Père  Druilhet  leur 
signalait  les  dangers  d'une  situation  nouvelle  pour  eux, 
et  les  pressait  de  chercher  leur  sauvegarde  dans  l'accom- 
plissement plus  scrupuleux  que  jamais  de  leurs  règles. 
(8  Février  1832.) 

Voilà  un  spécimen  de  ces  Monita  sécréta  que  les  Supé- 
rieurs majeurs  des  Jésuites  envoient  de  temps  à  autre  à  ceux 
qui  sont  sous  leur  obéissance.  Ils  n'ont  pas,  croyons-nous, 
à  redouter  la  lumière,  et  volontiers  nous  les  citerions  plus 
abondamment,  si  au  lieu  de  raconter  l'histoire,  nous  nous 
proposions  seulement  d'éclairer  et  d'édifier  les  âmes 
éprises  de  perfection  religieuse. 

II 

La  Compagnie  de  Jésus  tient  fortement  à  ce  qu'elle 
regarde  comme  essentiel  dans  son  Institut  :  sa  fin,  son 
organisation  intérieure,  sa  hiérarchie,  ses  principaux 
moyens  d'action;  sur  tout  cela  elle  entend  rester  elle- 
même.  Sint  ut  s  uni  aut  non  sint  !  Mais  en  dehors  de  ces 
éléments  constitutifs  de  sa  personnalité,  elle  n'est  pas 
intransigeante.  Le  but  même  qu'elle  poursuit  exige  qu'elle 
sache  s'adapter  aux  circonstances  de  temps  et  de  lieux. 
Dans  le  détail  de  sa  vie  extérieure,  rien  de  rigide,  ni 
d'immuable.  Son  fondateur  ne  lui  prescrit  ni  costume,  ni 
régime  alimentaire,  ni  emploi  des  heures  de  la  journée. 
Dans  d'autres  Ordres  et  non  des  moindres,  ces  choses 
sont  réglées  de  façon  immuable.  Le  vêtement  n'a  pas 
changé  depuis  six  ou  sept  cents  ans;  c'est  toujours  le 
même  froc  et  la  même  bure;  l'heure  où  l'on  peut  rompre 
le  jeûne,  le  menu  du  repas,  le  gobelet  d'étain,  le  couvert 
de  bois,  etc.,  n'ont  pas  varié  davantage.  Cette  immobilité 
n'est  pas  sans  signification,  ni  sans  grandeur.  C'estla  vision 
de  ce  qui  demeure  en  face  de  la  figure  changeante  de  ce 
monde,  la  protestation  contre  l'éternelle  poursuite  du  luxe 
et  du  bien-être;  et  quelle  leçon  à  l'encontre   de  la  mode 


CHAPITRE    PIlEMiEU  / 

et  de  ses  folies  dans  cette  robe  et  cette  coilFure  qui  sont 
de  nos  jours  ce  qu'elles  étaient  au  temps  de  saint  Louis  ! 

Tel  n'est  pas  l'idéal  de  l'Ordre  de  saint  Ignace.  Appelé 
à  travailler  de  toutes  ses  forces  au  salut  des  âmes,  à  se 
trouver  par  conséquent  en  contact  presque  perpétuel  avec 
la  société,  il  ne  s'astreindra  pas  à  des  observances  qui 
seraient  pour  son  ministère  une  gène  et  un  obstacle.  Pour 
tout  ce  qui  paraît  au  dehors,  il  vivra  donc  comme  le  clergé 
du  pays  qu'il  habite;  il  suivra  comme  lui  la  loi  de  l'évo- 
lution, et  donc  ne  boudera  pas  au  progrès,  dans  la  mesure 
où  le  progrès  sera  compatible  avec  l'esprit  religieux  qui 
sera  toujours  l'esprit  de  simplicité. 

C'est  ce  qui  explique  l'existence  dans  la  Compagnie  de 
Coutumiers  très  variables  selon  les  pays  et  les  époques. 
Pendant  les  premières  années  qui  suivirent  son  rétablis- 
sement, il  y  eut  par  la  force  des  choses  bien  des  hésita- 
tions et  des  divergences  entre  les  maisons  françaises, 
dispersées  aux  extrémités  du  territoire  et  séparées  par  de 
si  grandes  distances.  En  l'absence  d'un  texte  écrit,  il 
n'était  guère  possible  d'arriver  à  l'uniformité.  En  1830, 
nous  voyons  que  l'on  s'occupe  de  codifier  les  usages  et  de 
dresser  un  Coutumier  de  la  Province  de  France.  Quatre 
Pères  des  plus  anciens  ont  été  chargés  de  ce  travail.  «  Le 
Père  Loriquet,  avec  son  incroyable  activité  »,  écrit  le  Père 
Provincial,  en  rassemble  les  éléments;  il  est  l'àme  de  la 
commission.  Elle  aboutit,  après  de  nombreuses  confé- 
rences et  des  examens  minutieux,  à  une  rédaction  qui 
suivait  de  très  près  le  Coutumier  en  usage  dans  la 
Province  de  Lyon  un  siècle  auparavant. 

Ce  document  est  instructif  en  ce  qu'il  reflète  les  mœurs 
d'un  temps  déjà  loin  de  nous  et  où  l'on  manquait  de  bien 
des  choses  que  nous  estimons  indispensables.  Pas  de 
foyer  dans  les  chambres  des  religieux  (mais  combien  y 
avait-il  de  chambres  à  feu  au  château  de  Versailles?);  on 
ne  connaît  que  le  chauftbir  commun;  la  montre  est  pres- 
que un  objet  de  luxe,  dont  l'usage  n'est  permis  qu'à  de 
rares  privilégiés;  le  petit  déjeuner  est  une  tolérance,  rien 


8  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

de  plus;  on  y  sert  du  pain  et  du  vin,  un  fruit  pendant  la 
saison  ;  la  viande  est  distribuée  avec  parcimonie,  etc. 
Mais  le  train  de  vie  des  «  honnêtes  gens  »  de  la  première 
moitié  du  dix-huitième  siècle,  leur  standard  of  life^ 
comme  disent  les  Anglais,  paraissait  déjà  dur  à  nos  grands- 
pères  de  1830.  Par  crainte  du  relâchement,  les  Jésuites 
français  de  la  nouvelle  génération  avaient  voulu  suivre 
trop  à  la  lettre  la  pratique  de  leurs  devanciers.  Le  Goutumier 
misa  l'essai  dut  subir  des  retouches.  On  en  fit  à  plusieurs 
reprises,  et  nous  constatons,  sans  embarras  d'ailleurs, 
qu'il  s'y  est  introduit  des  adoucissements,  où  nos  ancêtres 
auraient  vu  des  délicatesses  sinon  des  superfluités,  mais 
que  l'usage  universel  justifie  et  dont  la  privation  serait 
aujourd'hui  une  souffrance. 

C'est  sur  le  terrain  pédagogique  surtout  que  s'imposait 
aux  Jésuites  français  un  travail  d'adaptation.  Le  régime 
des  grands  internats  était,  nous  l'avons  dit,  une  nouveauté 
pour  laquelle  la  tradition  de  la  Compagnie  ne  fournissait 
que  des  indications  très  insuffisantes.  Quanta  l'enseigne- 
ment, il  est  clair  que  le  Ratio  Studiorum,  rédigé  au 
seizième  siècle,  n'était  pas  en  parfaite  harmonie  avec  les 
exigences  des  temps  nouveaux.  La  langue  et  la  littérature 
nationale,  l'Histoire,  la  Géographie,  les  Sciences  récla- 
maient leur  place  à  côté  de  l'étude  trop  exclusive  de  l'anti- 
quité gréco-romaine.  Il  fallait  changer  les  programmes  et 
quelque  peu  aussi  les  méthodes.  Au  reste  ce  n'était  pas 
la  première  fois  que  l'on  introduisait  des  modifications 
dans  le  vénérable  Code  scolaire,  qui  fait  partie  intégrante 
de  l'Institut  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Là  aussi  il  y  a  des 
éléments  de  nature  et  de  valeur  diverses,  des  principes 
immuables,  des  règles  fixes  quant  à  leur  esprit,  mais  qui 
peuvent  se  prêter  à  des  applications  très  variables.  Déjà  la 
Congrégation  générale  de  1820  avait  prescrit  la  revision 
du  Ratio  Studiorum.  Le  généralat  du  Père  Fortis  s'acheva 
sans  qu'on  eût  mis  la  main  à  l'œuvre.  Entre  temps  le  Père 
Rozaven    gourmandait    les    Pères    français    pour    leurs 


CHAPITRE    PREMIER  9 

innovations;  il  s'évertuait  à  les  rappeler  à  l'observation 
plus  stricte  des  usages  d'autrefois.  Mais  le  mouvement  était 
irrésistible  ;  toutes  les  Provinces  demandaient  que  le  vieux 
Ratio  fût  accommodé  aux  nécessités  des  temps.  La  Con- 
grégation générale  de  1829  reprit  le  vœu  de  sa  devancière 
et  donna  mandat  au  nouveau  Général  de  procédera  la  re  vi- 
sion le  plus  tôt  possible. 

Quelques  mois  plus  tard  en  effet,  une  lettre  du  Père 
Roothaan  à  tous  les  Provinciaux  de  la  Compagnie  annon- 
çait que,  en  exécution  du  Décret  XV  de  la  Congrégation 
générale,  une  Commission  allait  être  réunie  à  Rome  au 
commencement  de  septembre.  Il  ne  s'agissait  nullement, 
disait-il,  de  confectionner  un  Ratio  Studiorum  nouveau; 
l'ancien  était  confirmé  comme  toutes  les  autres  parties  de 
l'Institut;  on  aviserait  seulement  à  en  adapter  les  prescrip- 
tions aux  besoins  des  temps.  Et  ce  n'était  qu'avec  la  plus 
extrême  réserve  que  l'on  se  permettrait  de  modifier  une 
œuvre  «  élaborée  avec  tant  de  prudence,  éprouvée  par  une 
pratique  deux  fois  séculaire  et  à  laquelle  les  ennemis 
mêmes  de  la  Compagnie  n'avaient  pas  marchandé  les  élo- 
ges ».  La  Commission  chargée  de  préparer  cette  mise  au 
point  serait  composée  d'un  député  de  chaque  Province*. 
Ces  députés  devraient  lire  attentivement  le  Ratio  Stu- 
diorum tout  entier,  en  notant  par  écrit  les  changements, 
additions  ou  suppressions,  qu'ils  estimeraient  désirables. 
On  leur  reconimanda  de  prendre  note  également  de  ce 
qu'ils  auraient  remarqué  d'utile  dans  les  écoles  autres  que 
celles  de  la  Compagnie. 

Nous  voyons  par  une  circulaire  du  Père  Varin,  vice- 
provincial  en  l'absence  du  Père  Druilhet,  que  tous  les 
Jésuites  français  furent  invités  à  faire  la  même  étude  et 
à  fournir  leurs  observations.  Le  député  de  la  Province  de 
France  fut  le  Père  Loriquet.  La  Commission  commença 
ses  travaux  à  l'époque  fixée  ;  elle  les  poursuivit  pendant 


I.  Les  Provinces   alors  existantes  étaient  au  nombre  de  sept  :  Italie, 
Sicile,  Angleterre,  Espagne,  France,  Germanie,  Galicie. 


10  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

une  année  presque  entière.  Toutes  les  règles  du  Ratio 
furent  examinées  une  à  une  ;  toutes  les  modifications  pro- 
posées furent  l'objet  d'études  scrupuleuses  et  parfois  de 
discussions  serrées,  dont  le  Rapport  a  conservé  la  trace. 
Ce  Rapport,  très  sobrement  rédigé,  indique  les  conclu- 
sions auxquelles  les  commissaires  se  sont  arrêtés,  avec  les 
raisons  qui  les  appuient.  Ces  conclusions  sont  au  nombre 
de  cent  quatre-vingt-dix.  Chacune  représente  une  retouche 
à  faire  au  vénérable  Ratio  Studiorum  de  1599.  Quelquefois 
c'est  une  simple  variante  dans  le  texte,  qui  n'en  altère  pas 
le  sens;  par  exemple,  le  professeur  de  Cas  de  conscience 
sera  appelé  désormais  professeur  de  Théologie  morale^ 
parce  que,  par  suite  d'accusations  injustes,  les  mots  de 
cas  de  conscience  et  de  casuiste  ont  pris  un  sens  désobli- 
geant: loculiones  iavidiosae.  En  certains  cas  au  contraire 
le  changement  est  très  appréciable'. 

Après  avoir  énuméré  dans  son  préambule  les  innova- 
tions les  plus  importantes  proposées  par  la  Commission, 
le  Rapport  ajoute  comme  une  amende  honorable  de  ses 
membres  pour  leur  hardiesse  à  porter  la  main  sur  le  monu- 
ment légué  parles  anciens  :  «  Au  surplus  nos  méditations 
quotidiennes  an  Ratio  Studiorum  nous  ont  fait  reconnaître 
qu'il  s'y  trouve  une  multitude  d'industries  qui,  bien  con- 
nues et  appliquées  avec  soin  et  persévérance,  produiraient 
de  merveilleux  progrès  dans  les  études  de  nos  collèges. 
L'enchaînement  de  ces  régies  est  si  parfait,  elles  sont  con- 
çues avec  tant  d'art  et  de  sagesse  que  les  insuccès  de  notre 
enseignement  actuel  doivent  être  attribués,  non  pas  à  une 
discipline  vieillotte,  mais  bien  au  contraire  à  l'ignorance  ou 
à  la  négligencedes  préceptes  excellents  qu'elle  renferme.  » 

La  question  mûrement  examinée  et  discutée  avec  les 
Assistants,  le  Père  Rootliaan  adressa  à  «  tous  les  Provin- 
ciaux, Recteurs  de  collèges,  Préfets  des  études  et  profes- 
seurs »   de  la  Compagnie   de   Jésus  le   Ratio   Studiorum 


I.  Cf.  Monumenla  Germaniae  Paedagogica  XVI.  Obsevvationes  qiiibus 
innititur  accominodatio  Ralionis  Studiorum.   P.   4'jo-5o6.  Berlin,  iSt^'i. 


CHAPITHE    PREMIER  11 

adapté  aux  besoins  des  temps.  (25  Juillet  1832).  On  n'avait 
pas  admis  tous  les  changements  proposés  par  la  Com- 
mission; néanmoins  le  texte  nouveau  placé  en  regard  de 
celui  de  1599,  fait  apparaîti-e  çà  et  là  une  véritable  trans- 
formation. Elle  est  sensible  surtout  en  ce  qui  concerne 
les  Facultés  supérieures.  Dans  l'enseignement  de  la  Théo- 
logie des  moditications  considérables  s'imposent  en  ed'et, 
pour  le  choix  et  la  distribution  des  matières  ;  beaucoup 
de  questions  qui  ont  pu  être  agitées  en  d'autres  temps 
sont  aujourd'hui  sans  intérêt  ;  d'autres  au  contraire  appel- 
lent l'attention,  que  l'on  pouvait  autrefois  traiter  somn)ai- 
rement  ou  même  passer  sous  silence.  En  Philosophie,  la 
transformation  estprofonde,  radicale  même.  Le  programme 
est  complètement  refondu.  Aristote  a  perdu  de  son  pres- 
tige ;  on  ne  prononce  même  pas  son  nom.  Les  Mathéma- 
tiques et  les  Sciences  de  la  nature  prennent  la  place  qui 
leur  revient  ;  elles  seront  enseignées  avec  les  méthodes 
et  l'étendue  que  le  monde  moderne  réclame.  C'est  ro]:)jet 
de  deux  chapitres  entièrement  nouveaux. 

Pour  ce  qui  est  des  classes  inférieures,  et  par  là  le  Ratio 
Stadioriim  entend  les  classes  de  Lettres  et  de  Crammaire 
jusqu'à  la  Rhétorique  inclusivement,  le  rajeunissement 
du  Code  antique  consiste  à  y  faire  entrer  la  langue  et  la 
littérature  nationale,  avec  l'Histoire,  la  Géographie  et  les 
éléments  des  Mathématiques.  A  vrai  dire,  l'ancien  Ratio 
ne  s'occupait  guère  de  la  langue  maternelle;  il  ne  prévoyait 
pas  un  enseignement  direct  et  autonome  de  l'Histoire  et 
de  la  Géographie  ;  des  Sciences  il  faisait  une  partie  inté- 
grante de  la  Philosophie.  Le  nouveau  ne  saurait  être  si 
exclusivement  voué  au  culte  du  latin  et  du  grec.  11  admet 
donc  ces  divers  enseignements;  il  recommande  même 
d'apporter  un  soin  particulier  à  celui  de  la  langue  et  de  la 
littérature  du  pays  '.  Cependant  on  est  loin  de  les  mettre 


I.  La  règle  nouvelle  prescrit  de  suivre  pour  renseignement  de  la  lan- 
gue nationale  et  l'explication  des  auteurs  la  même  mélliode  que  pour  les 
langues  et  les  littératures  classiques. 


12  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

sur  le  pied  d'égalité  avec  la  culture  des  langues  anciennes. 
Le  temps  leur  est  mesuré  de  façon  que  l'on  serait  tenté 
d'appeler  parcimonieuse.  Histoire,  Géographie  et  Sciences, 
jusqu'en  Rhétorique,  sont  qualifiées  d'accessoires.  La 
langue  nationale  et  les  accessoires  ont  à  se  partager  deux 
demi-heures  par  jour,  cinq  à  six  heures  par  semaine.  On 
est  surtout  préoccupé,  en  faisant  ces  concessions,  de  main- 
tenir la  prééminence  des  Lettres  grecques  et  latines,  les- 
quelles, dit  le  Père  Roothaan,  «  sont  toujours  les  modèles 
achevés  de  la  bonne  littérature  ».  «  Que  si,  ajoute-t-il,  les 
exemplaires  accomplis  de  beauté  qu'elles  renferment 
étaient  mieux  connus,  nous  ne  verrions  pas  sortir  tous  les 
jours,  de  la  plume  d'hommes  d'ailleurs  intelligents,  des 
œuvres  extravagantes  pour  la  forme  aussi  bien  que  pour  le 
fond,  qui  excitent  l'admiration  du  vulgaire,  mais  qui,  aux 
yeux  des  gens  de  goût,  témoignent  que  la  perversion  de 
l'art  d'écrire  accompagne  celle  des  mœurs.  » 

Au  reste,  les  nouveaux  règlements  n'avaient  rien  de  défini- 
tif. Le  Supérieur  Général  de  la  Compagnie  demandait  seule- 
mentqu'onenfitl'applicationconsciencieuse.  Les  observa- 
tions auxquelles  cet  essai  auraitdonné  lieu  seraient  ensuite 
communiquées,  et  nulle  innovation  neseraitintroduitedans 
la  législation  de  l'Ordre  qu'autantqu'elle  aurait  reçu  la  sanc- 
tion de  l'expérience.  Or,  l'expérience  devait  montrer  de 
plus  en  plus  l'impossibilité  pour  la  Compagnie  d'établir  un 
plan  d'études  arrêté  et  applicable  à  tous  ses  établissements 
d'éducation.  La  Compagnie  de  Jésus,  pas  plus  qu'aucune 
autre  Société,  n'est  aujourd'hui  maîtresse  de  son  ensei- 
gnement. L'unité  de  culture  par  les  humanités  gréco- 
latines  est  abolie  sans  retour;  chaque  pays  organise  ses 
études  comme  il  l'entend,  et  en  cette  matière  comme  en 
beaucoup  d'autres,  la  seule  règle  commune  paraît  être 
l'instabilité.  Quiconque  veut  faire  de  l'enseignement  est 
obligé  de  suivre  les  programmes  officiels.  Dans  ces  con- 
ditions, il  est  clair  que  la  Compagnie  de  Jésus  ne  pouvait 
songer  à  dresser  pour  ses  collèges  un  plan  d'études  uni- 
que qui  eût  chez  elle  force  de  loi.  De  fait  l'antique    Ratio 


CHAPITRE    PREMIER  13 

Studiorum  est  demeuré  ce  qu'il  était,  sans  addition,  ni 
retranchement.  Il  reste  le  seul  Gode  pédagogique  élaboré 
par  la  Compagnie  de  Jésus  et  qu'elle  reconnaisse  comme 
sien,  qu'elle  observe  dans  la  mesure  du  possible,  dont  elle 
s'inspire  plutôt  qu'elle  ne  s'y  astreint,  le  regardant  comme 
un  moyen,  non  comme  une  fin  en  soi. 

A  côté  du  plan  d'études  qui  fut  le  sien  et  de  la  méthode 
qu'elle  revendique,  la  Compagnie  de  Jésus  montre  dans 
son  vieux  Ratio  Studiorum  le  système  d'éducation  qui  eut 
ses  préférences,  tant  qu'elle  fut  libre  de  son  choix.  Pas  un 
mot  sur  les  grands  pensionnats,  l'une  des  exigences  des 
temps  nouveaux,  auxquelles  elle  a  dû  se  plier  ;  ce  qui 
n'empêche  pas  les  maîtres  en  pédagogie  universitaire 
d'accuser  les  Jésuites  d'être  les  inventeurs  du  régime  ^ 
Mais  d'autre  part  les  innombrables  Ordonnances  des 
Généraux  relatives  aux  études,  spécialement  dans  l'inté- 
rieur de  la  Société,  témoigneraient  à  elles  seules  qu'elle 
n'est  pas  figée  dans  l'observation  d'un  Gode  intangible, 
mais  au  contraire  toujours  en  éveil  pour  s'adapter  aux 
besoins  des  temps  et  au  progrès,  quand  progrès  il  y  a. 

III 

La  dix-neuvième  règle  du  Professeur  de  Philosophie 
d'après  la  réforme  de  1832  porte  ce  qui  suit  :  «  Qu'il  fasse 
en  sorte  que  ses  élèves  connaissent  à  fond  les  moyens  de 
discerner  le  vrai  du  faux.  Qu'il  expose  donc  amplement  et 
solidement  les  signes  ou  critères  de  la  vérité,  leurs  sources 
et  leurs  caractères.  »  Les  rédacteurs  de  l'ancien  Ratio 
n'avaient  pas  eu  à  mentionner  spécialement  ce  chapitre  de 
la  Logique  générale  ;  l'avènement  du  cartésianisme  obligea 


I.  Sans  doute  la  Compagnie  de  Jésus  ne  s'interdisait  pas  dans  le  passé 
de  recevoir  et  de  diriger  des  pensionnats  {convictus).  On  trouvera  dans 
la  collection  des  Moniimenta  paedagogica  de  nombreux  règlements  rela- 
tifs à  ces  sortes  d'établissements.  Mais  il  n'en  reste  pas  moins  que  le 
Gode  scolaire  officiel  de  la  Compagnie,  celui  qui  fait  partie  de  son  Ins- 
titut, les  ignore  complètement. 


14  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

l'enseignement  de  l'école  à  s'en  occuper;  mais  il  venait  de 
prendre  une  importance  nouvelle  par  le  fait  d'une  crise 
qui  n'était  pas  encore  complètement  conjurée  à  l'époque 
dont  nous  parlons. 

Le  mennaisianisme  fut  en  effet  pour  la  Compagnie  de 
Jésus  renaissante  un  ferment  de  trouble  qui  menaça  pro- 
fondément la  paix  au  dedans,  alors  que  les  ennemis  du 
dehors  l'attaquaient  avec  tant  de  violence.  En  cette  même 
année  1829,  Lamennais  venait  de  publier  son  livre  Des 
progrès  de  la  Révolution  et  de  la  guerre  à  l'Eglise.  On  y 
lisait,  à  l'adresse  des  Jésuites,  une  phrase  à  laquelle  les 
circonstances  donnaient,  en  dépit  de  sa  modération  appa- 
rente, la  portée  d'un  verdict  de  condamnation  :  «  Que  leur 
Institut,  si  saint  en  lui-même,  soit  exempt  aujourd'hui 
d'inconvénients  même  graves,  qu'il  soit  suffisamment 
approprié  à  l'état  actuel  des  esprits,  aux  besoins  présents 
du  monde,  nous  ne  le  pensons  pas.  »  L'illustre  écrivain 
avait  formulé  jadis  sur  l'Ordre  de  saint  Ignace  un  juge- 
ment bien  différent.  Dans  les  Réflexions  sur  l'état  de 
l'Église  publiées  en  1808  et  réimprimées  dans  les  Méla/iges 
en  1819,  ilavait  loué  en  magnifique  langage  «  cette  Société 
fameuse,  qui  ne  sera  jamais  remplacée  que  par  elle-même, 
objet  de  haine  pour  les  uns,  de  vénération  et  d'amour  pour 
les  autres,  signe  de  contradiction  parmi  les  hommes, 
comme  le  Sauveur  même  des  hommes,  au  service  de  qui 
elle  s'était  consacrée  »,qui,  «  comme  lui,  passa  en  faisant 
le  bien  et  comme  lui  ne  recueillit  pour  récompense  que 
l'ingratitude  et  la  proscription  ».  h' Ami  de  la  Religion  \ 
après  avoir  mis  en  regard  les  opinions  successives  du 
grand  homme  poursuivait  :  «  Qu'est-il  donc  arrivé  qui  l'ait 
forcé  à  changer  de  sentiment?  Gomment  les  Jésuites  ont- 
ils  démérité  à  ses  yeux?  Il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler; 

I.  L'Ami  de  la  Religion  et  du  Roi.  Tome  LIX,  p.  67.  II  y  eut  une  troi- 
sième pliase  dans  les  sentiments  de  Lamennais  à  l'égard  de  la  Compagnie 
de  Jésus.  En  1887  parurent  les  Affaires  de  Rome.  Le  prêtre  révolte 
déchargeait  sa  colère  sur  l'Église  et  sur  le  Pape;  les  Jésuites  ne  pouvaient 
manquer  d'avoir  leur  part  d'injures. 


CHAPITRE    PREMIER  15 

ils  ont  eu  un  tort  grave;  ils  n'ont  point  adopté  la  doctrine 
de  M.  de  Lamennais,  et  leur  général  a  eu  la  faiblesse  de 
défendre  de  l'enseigner.  Dès  lors,  il  est  visible  que  leur 
Institut  n^est  pas  exempt  cV inconvénients  et  n'est  plus 
approprié  aux  besoins  du  monde,  » 

Le  fondateur  de  VInslilut  de  Saint-Pierre  avait  peut- 
être  encore  d'autres  raisons  de  juger  sévèrement  l'Institut 
de  saint  Ignace.  Malheureusement,  à  l'égard  de  la  doc- 
trine, l'attitude  des  Jésuites  n'avait  pas  été  tout  à  fait  celle 
qu'on  leur  prête.  Il  nous  faut  reprendre  de  plus  haut  cette 
histoire  qui  n'est  pas  si  simple  que  cela. 

C'est  en  1820  que  parut  le  second  volume  de  V Essai  sur 
r Indifférence.  Il  apportait  au  monde  un  système  philoso- 
phique d'après  lequel  toute  certitude  reposait  sur  la  foi. 
La  raison  individuelle  est  toujours  faillible;  partant,  avec 
ses  seules  ressources  personnelles,  l'homme  ne  peut  con- 
naître certainement  aucune  vérité,  pas  même  sa  propre 
existence.  Il  n'y  a  que  la  raison  générale  qui  soit  à  l'abri 
de  l'erreur;  ce  que  tout  le  monde  admet  ne  peut  être 
faux  ;  le  consentement  universel,  voilà  donc  le  signe  et  la 
garantie  de  la  vérité,  autrement  dit  le  critérium  de  la  cer- 
titude. De  là  le  nom  de  philosophie  du  sens  commun  donné 
au  système- 
Système  qui  porte  sur  une  contradiction.  Car  enfin,  cet 
accord  universel  ne  nous  est  connu  que  par  la  raison  indi- 
viduelle. Si  donc  elle  ne  peut  par  elle-même  connaître  avec 
certitude  le  consentement  universel  qui  seul  engendre  la 
certitude,  comment  arrivera-t-elle  jamais  à  la  certitude  ? 
C'est  un  cercle  sans  issue,  ou  plutôt  qui  a  pour  issue  fatale 
le  scepticisme  universel. 

Gomment  expliquer  qu'un  système  «  dont  le  moindre 
élève  de  Philosophie  reconnaît  aujourd'hui  la  fausseté*  », 
ait  pu  séduire  des  esprits  comme  ceux  d'un  Donald  et 
d'un  de  Maistre    et  s'imposer  à   toute    une  génération  ? 


I.  Mgr   Gerbet,  par  l'abbé  de  Ladoue.  Paris,    Tolra    et  Haton,   1870. 
Tome  I,  p.  i3i. 


16  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Lacordaire  répond  que,  en  ce  qui  le  concerne,  il  a  subi 
l'ascendant  du  maître  :  «  Je  me  suis  demandé  comment 
une  Philosophie,  dont  j'aperçois  si  clairement  le  vice 
aujourd'hui,  avait  pu  si  longtemps  tenir  ma  raison  en  sus- 
pens, et  j'ai  compris  que,  luttant  contre  une  intelligence 
supérieure  à  la  mienne,  et  voulant  lutter  seul  contre  elle, 
il  était  impossible  que  je  ne  fusse  pas  vaincu  '.  » 

Sans  doute  le  prestige  de  celui  à  qui  on  allait  décerner 
le  titre  de  dernier  des  Pères  de  l'Eglise,  le  ton  d'assu- 
rance, la  magie  du  style  et  l'implacable  rigueur  avec 
laquelle  il  poussait  un  raisonnement  jusqu'en  ses  consé- 
quences extrêmes,  c'était  de  quoi  faire  prendre  le  change 
sur  le  peu  de  solidité  du  fondement.  Puis,  le  système  avait 
de  précieux  avantages.  11  apparaissait  comme  une  réac- 
tion triomphante,  comme  la  revanche  de  la  foi  contre  la 
raison  émancipée  et  qui  prétend  se  suffire  à  elle-même. 
«  Pour  humilier  sa  confiance  superbe  »,  il  montre  au  phi- 
losophe que,  «  dès  qu'on  cherche  en  soi  la  certitude  »,  on 
aboutit  «  à  la  destruction  absolue  de  la  vérité  et  de  l'in- 
telligence »  ;  il  le  pousse  «  jusqu'au  néant  pour  l'épou- 
vanter de  lui-même...;  il  lui  fait  voir  qu'il  ne  peut  se 
prouver  sa  propre  existence,  comme  il  veut  qu'on  lui 
prouve  celle  de  Dieu  »  ;  en  un  mot,  on  «  désespère  toutes 
ses  croyances,  même  les  plus  invincibles»,  et  on  réduit 
«  sa  raison  aux  abois  dans  l'alternative  ou  de  vivre 
de  foi  ou  d'expirer  dans  le  vide  ^  ».  C'est  la  revanche 
de  la  foi  sur  la  raison,  de  la  religion  sur  la  philosophie 
impie. 

Plus  avant  encore  le  système  allait  atteindre  le  cartésia- 
nisme  que  l'on  rendait  responsable  de  tous  les  égare- 
ments de  la  raison  individuelle,  que  le  rationalisme  reven- 
dique à  bon  droit  comme  son  père  et  qui  n'en  a  pas 
moins  envahi  l'enseignement  ecclésiastique.  C'est  sur  ce 


1.  Cilé  par  Mgr  Ricard  dans  la  Vie  de  l'abbé  Combalot,  p.  43.  Paris, 
Gaume,  1891, 

2.  Essai  sur  V indifférence.  Tome  II,  p.  2,  1820. 


CHAPITaE    PRKMIER  17 

point  de  vue  qu'insisteront  les  partisans  du  mennaisia- 
nisme,  sous  prétexte  qu'il  faut  opter  entre  l'un  ou  l'autre 
système  et  que  combattre  la  Philosophie  du  sens  commun, 
c'est  se  déclarer  disciple  de  Descartes. 

Au  contraire  du  cartésianisme,  rationaliste  par  essence, 
la  Philosophie  du  sens  commun  ou  de  l'autorité,  apparais- 
sait comme  une  discipline  d'essence  chrétienne,  «  Le  sens 
commun,  voilà  la  règle  de  l'esprit  humain  dans  l'ordre 
Philosophique.   Qui  ne  voit   le   bénéfice    que  le  catholi- 
cisme   lui-même  retirera  de   l'adoption    de    cette  règle, 
attendu  que   la  doctrine  qu'il  enseigne  n'est  que  la  plus 
haute  expression  du  sens  commun?  Tous  les  dogmes  de 
l'Eglise  ont  constamment  fait  partie   des  croyances  uni- 
verselles ;  on  les  retrouve  au  fond  de  toutes  les  religions  ^  » 
C'est  sous    cet  aspect  que  l'abbé    Gerbet  envisageait  la 
question  dans  son  livre  Des  Doctrines  philosophiques  sur 
la  certitude  clans  leurs  rapports  avec  les  fondements  de  la 
Théologie.  Comme  le  dit  très  bien  son  historien,  «  la  con- 
clusion qu'il    laisse   deviner,  plus   qu'il  ne   l'énonce,  est 
celle-ci  :    impossible  de   faire  de   bonne  Théologie  sans 
prendre    pour   base   le   système  philosophique   du    sens 
commun.   »  ^ 

Si  donc  la  construction  de  Lamennais  péchait  par  la 
base,  du  moins  elle  présentait  une  belle  façade  et  elle 
offrait  un  abri  commode,  et  qui  paraissait  sûr,  aux  croyances 
chrétiennes.  Il  ne  faut  donc  pas  trop  s'étonner  de  la  faveur, 
ou  pour  mieux  dire  de  l'enthousiasme  avec  lequel  elle  fut 
accueillie  parmi  les  penseurs  catholiques  et  tout  spéciale- 
ment par  une  portion  considérable  du  clergé.  Le  succès 
fut  prodigieux  ;  il  tenait  de  l'engouement.  On  peut  citer 
des  catéchismes  où,  grâce  à  la  doctrine  mennaisienne,  on 
donne  une  solution  élégante  à  des  problèmes  délicats.  «  Le 
gouvernement  peut-il  punir  ceux  qui  ne  veulent  pas  croire 
à  la  divinité  de  la  religion  ?  —  Réponse  :  C'est  demander 


1.  Mgr  Gerbet.  Tome  I,  p.  i3o. 

2.  Mgr  Gerbet.  Tome  I,  p.  i34. 

h'i  Compagnie  de  Jésus. 


18  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

si  l'on  a  le  droit  de  punir  ceux    qui  vont  contre   le  sens 
commun  <•  » 

Les  Jésuites  comme  les  autres  cédèrent  à  l'entraîne- 
ment. La  plupart  d'entre  eux  n'avaient  fait  que  des  études 
fort  incomplètes  sous  des  maîtres  improvisés  ;  nous  l'avons 
assez  dit.  Ce  qui  devait  arriver  arriva  ;  chez  eux  comme 
dans  les  rangs  du  clergé  séculier,  on  se  divisa  en  parti- 
sans et  en  adversaires  du  système  de  V Essai.  «  Cette  divi- 
sion, dit  l'annaliste  de  Montrouge,  éclata  d'une  manière 
plus  ou  moins  prononcée  dans  chaque  maison.  Ici  le  Supé- 
rieur prenait  parti,  là  il  ne  disait  rien  ;  ailleurs  il  était 
contre.  Nulle  part  aucun  frein  efficace  pour  ramener  les 
esprits  échauffés.  »  On  ne  s'avancerait  pas  trop,  croyons- 
nous,  en  aflirmant  que  les  noms  les  plus  en  vue  dans 
cette  première  génération  des  Jésuites  français  furent 
aussi  à  un  moment  des  noms  d'ardents  mennaisiens.  Qu'il 
suffise  de  mentionner  le  Père  Loriquet,  le  Père  Renault, 
futur  Provincial,  le  Père  Delvaux,  etc.  Le  Provincial 
d'alors,  Père  Richardot,  n'avait-il  pas  un  faible  pour  le 
système  ?  On  serait  tenté  de  le  croire  ;  sans  doute  il  eut 
assez  de  sagesse  pour  ne  pas  se  déclarer  ouvertement, 
mais  la  seule  mesure  qu'il  crut  devoir  prendre  au  milieu 
du  conflit  fut  la  défense  d'attaquer  publiquement  les  doc- 
trines philosophiques  de  l'Essai.  L'abbé  Combalot,  lui, 
avait  déjà  enseigné  le  système  au  grand  séminaire  de 
Grenoble,  quand  il  se  présenta  à  Montrouge.  Son  tempé- 
rament ne  se  prêtant  guère  à  la  contrainte  de  la  règle,  il 
dut  quitter  le  noviciat,  mais  fut  adjoint  comme  auxiliaire 
aux  missionnaires  de  Laval.  Entre  temps  il  continuait  à 
rompre  des  lances  en  l'honneur  de  la  raison  générale,  à 
laquelle  sa  conviction  fougueuse  gagna  plus  d'un  partisan 
parmi  ses  compagnons  d'apostolat. 

Cette  agitation  ne  pouvait  laisser  indifférents  les  Supé- 
rieurs de  Rome.  Plus  que  tout  autre  l'Assistant  de  France, 


I.  Cité  par  Dupin  dans  la  plaidoirie  pour  le  «  Constitutionnel  »,  No- 
vembre 1825. 


CHAPITRE    PREMIER  19 

le  Père  Rozaven,  était  préoccupé  du  trouble  qui  en  résul- 
tait pour  le  présent  et  des  dangers  qu'il    prévoyait  dans 
l'avenir^  Au  témoignage  d'un  grand  évêque  peu  suspect 
de  tendresse  pour  les  Jésuites,  le  Père  Rozaven  n'était  pas 
seulement  «  un  homme  excellent,  la  bonté  même   et    un 
très  saint  prêtre  ;  c'était  aussi  un  puissant  esprit  »,  et  mieux 
encore,    «   j'oserai  dire   que   depuis  Bossuet,  l'Église  de 
France  n'a  pas  possédé  un  théologien  plus  consommé  '  ». 
Formé    à  la    dialectique  rigoureuse    de  l'Ecole,  il    avait 
dès  l'abord  reconnu  le  point    faible  du  système  philoso- 
phique de  V Essai,  il  en  avait  mesuré  les  conséquences,  et 
sans  tarder  davantage  s  était  fait  un  devoir  de  le  combattre. 
De    fait,    la    Philosophie   de    la    raison    générale    ne 
rencontra  pas  d'adversaire  plus  persévérant,  ni  de  plus 
redoutable.  Toutefois,  pendant  des  années,  le  Père  Roza- 
ven évita  de  se  mettre  ouvertement   en  opposition  avec 
Lamennais,  se  bornant  à  prémunir  sa  famille    religieuse 
contre  la  fascination    d'une    nouveauté   pleine  de   périls. 
Dans  ce  but,  avec  une  patience  inlassable,  il   écrivait  aux 
uns    et    aux  autres   des    lettres    qui    prenaient  la  forme 
et  l'étendue  de  véritables  dissertations.  Dans  une  de  ces 
lettres  au  Père  Gury,  il  expose  ainsi  le  motif  qui   lui    a 
fait  adopter  une    méthode  aussi    laborieuse  :  «  Je  m'étais 
d'abord  proposé  de  faire  imprimer  quelque  chose,  et  déjà 
j'en  avais  obtenu  la  permission  de  notre    Père  Général; 
mais    ensuite  j'ai  jugé  à  propos    de    m'abstenir,    par   la 
crainte  d'occasionner  du    scandale,    et    de    prêter  à  rire 
aux  ennemis  de  la  religion,  en  leur  donnant  le  spectacle 
de  ses  défenseurs  aux  prises  les  uns  avec  les  autres.  Mais 
si  je  m'abstiens  de  rien   donner  au  public,  j'ai  du  moins 
à  cœur  de  prémunir  mes  confrères  contre  des  idées  que, 
dans  mon  âme  et  conscience,  je  crois  devoir   être  funes- 
tes à  la  religion.  C'est  pour  cette  raison  que  j'ai  beaucoup 

1.  De  la  réunion  de  l'Eglise  russe  avec  V Église  catholique,  par  le 
P.  Rozaven,  S.  J.  Réédition  parle  Prince  dalitzine,  précédée  d'une  lettre 
de  Mgr  Dupanloup,  évêque  d'Orléans.  C'est  dans  celte  lettre  que  se 
trouve  le  passage  qu'on  vient  de  lire. 


20  LA   COMPAGNIE    DE    JESUS 

écrit  à  différentes  reprises...  Je  neveux  pas  que,  par  ma 
faute  ou  par  mon  silence,  quelques-uns  soient  entraînés  à 
embrasser  inconsidérément  un  système  dont  on  apercevra 
enfin,  et  Dieu  veuille  que  ce  ne  soit  pas  trop  tard,  les 
fatales  conséquences.  »  (28  Octobre  1822.) 

Le  Père  Rozaven  aurait  voulu  que  dans  l'enseignement 
des  petits  séminaires  on  fît  silence,  et  surtout  qu'on 
s'abstînt  de  toute  controverse  publique  sur  la  doctrine 
mennaisienne  :  «  Permettre  à  qui  voudra,  disait-il,  d'at- 
d'attaquer  et  à  qui  voudra  de  défendre  un  système  que  l'on 
dit  fondamental,  ce  serait  introduire  dans  la  Compagnie 
la  diversité  de  doctrine,  contre  nos  Constitutions  et  con- 
tre la  volonté  si  souvent  manifestée  de  notre  saint  fonda- 
teur. Permettre  seulement  de  défendre  et  ne  pas  permettre 
d'attaquer,  ce  serait  annoncer  au  public  que  la  Compagnie 
de  Jésus  adopte  cette  doctrine  ;  ce  qui  assurément  n'est 
pas,  et,  je  l'espère,  ne  sera  jamais.  » 

Apparemment  ces  sages  instructions  ne  furent  pas  com- 
muniquées à  tous  ceux  qu'elles  concernaient.  11  arriva  en 
effet  que  le  professeur  de  Philosophie  du  petit  séminaire 
de  Forcalquier  fit  mettre  en  thèses  imprimées  et  défen- 
dre en  séance  solennelle  par  les  élèves  le  système  de  la 
raison  générale.  A  cette  nouvelle  l'Assistant  de  France 
écrit  au  Père  Gury  :  «  Cela  m'afflige  plus  que  je  ne  sau- 
rais vous  dire.  Si  le  Père  Provincial  y  a  donné  son  con- 
sentement, il  a  fait,  à  mon  avis,  une  imprudence  ;  si  cela 
s'est  fait  sans  sa  permission  expresse,  c'est  un  désordre.  » 
(22  Octobre  1822.)  Le  professeur  ne  pouvait  en  effet 
imprimer  les  «  conclusions  »  sans  y  être  autorisé  par  le 
Provincial. 

Le  bien  de  la  paix  réclamait  une  intervention  de  l'auto- 
rité tout  à  la  fois  plus  précise  et  plus  énergique  ;  elle 
fut  préparée,  à  la  manière  romaine,  sans  hâte  et  avec 
mûre  réflexion.  «  Je  travaille,  écrivait  le  Père  Rozaven,  à 
réduire  cette  controverse  à  quelques  points  précis  que 
l'on  puisse  discuter  sans  s'écarter  à  droite  ou  à  gauche.  » 
Ces  quelques  «    points  précis  »,  résumé   de  la    doctrine 


CHAPITRE    PREMIEU  21 

mennaisienne,  se  fixèrent  finalement  dans  une  série  de 
propositions  dont  le  sens,  dégagé  de  toute  littérature, 
était  facile  à  saisir,  et  que  le  Père  Général  interdit  d'en- 
seigner dans  les  écoles  de  la  Compagnie.  En  adressant 
sa  rédaction  au  Père  Fortis,  l'Assistant  de  France  lui  écri- 
vait de  Tivoli,  le  23  septembre  1823  :  «  Votre  Paternité 
m'ayant  chargé  de  préparer  une  formule  à'ordination  à 
envoyer  en  France  pour  réprimer  la  trop  grande  liberté 
de  quelques  professeurs,  je  l'ai  fait  avec  tout  le  soin  pos- 
sible et  je  lui  soumets  mon  écrit  pour  qu'elle  l'approuve, 
le  corrige,  le  change  selon  qu'elle  jugera  bon  dans  le 
Seigneur.  Je  lui  demande  seulement  une  chose,  c'est 
d'écrire  soit  en  ces  termes,  soit  en  d'autres  qui  portent. 
Car  le  mal  fait  des  progrès,  et,  si  l'on  n'y  remédie  promp- 
tement,  il  produira  des  effets  déplorables.  ^  » 

A  quelques  jours  de  là  le  Père  Rozaven  pouvait  en  effet 
annoncer  à  son  confident  ordinaire  l'arrivée  prochaine  du 
document  en  question  :  «  Vous  recevrez,  je  pense,  dans 
peu  une  ordination  du  R.  P.  Général  pour  défendre  l'en- 
seignement des  principes  de  M.  de  L.  M.  J'espère  que  les 
défenseurs  de  l'autorité  n'auronlaucune  peine  à  soumettre 
leurs  raisons  individuelles  2.  » 

L'ordination  suivit  de  près.  Elle  porte  la  date  du 
4  octobre  1823.  Elle  rappelait  que  la  tradition,  aussi  bien 
que  la  règle,  dans  la  Compagnie,  est  de  s'en  tenir  aux 
opinions  communément  reçues  dans  les  écoles  catholi- 
ques''  ;  elle  relevait,  non  sans  quelque  malice,  l'inconsé- 
quence des  nouveaux  docteurs  qui,  pour  ériger  l'autorité 


I.  Quod  Paternitas  Vestra  mihi  commendavit  ut  scriberem  aliquam 
formulam  ordinationis  quae  mitli  posset  in  Galliam  ad  coercendain  quo- 
rumdam  professorum  nimiain  Uhertatem,  hoc  curavi  diligenter  e/fîcere, 
et  scriptum  meiim  eimitto,  ut  illud  approbet,  corrigat,  immutet,  prout  in 
Domino  judica^'erit,  hoc  solum  rogans  ut  vel  his  verhis,  vel  aliis  efjicacibus 
scribere  dignetur;  serpit  enim  malum,  et  nisi  mature  caveatur,  infelices 
edet  friictus, 

a.  Au  Père  Gury,  i^'  octobre  iSaS. 

3.  ...  Nec  aliquid  contra  Doctorum  axiomata  communemque  scolarum 
sensum  doceat;  sequantur  potins  universi  probatos  maxime  Doctores  et 


22  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

du  sens  commun,  renversent  d'abord  l'autorité  de  tous 
les  théologiens  et  de  tous  les  philosophes  chrétiens 
venus  avant  eux.  Enfin  défense  était  faite  d'enseigner  les 
sept  propositions  suivantes  : 

1°  11  n'y  a  pas  d'autre  critérium  de  la  vérité  que  le  sens 
commun. 

2"  La  foi  seule  engendre  la  certitude. 

3°  L'existence  de  Dieu  est  la  première  vérité  que  nous 
connaissons. 

4°  De  l'existence  d'un  être  contingent,  on  ne  saurait 
déduirel'existenced'un  être  nécessaire;  en  d'autres  termes 
c'est  faire  un  raisonnement  vicieux  que  de  dire  :  J'existe, 
donc  Dieu  existe. 

5°  L'intelligence  finie,  par  cela  même  qu'elle  est  finie, 
est  toujours    et  en  tout  sujette  à  l'erreur. 

6''  Dans  les  écoles  catholiques  ont  prévalu  de  faux 
systèmes  qui  conduisent  à  l'athéisme  et  au  renversement 
de  la  religion. 

7°  L'homme  ne  saurait  être  certain,  si  ce  n'est  par  le 
sens  commun,  ni  de  son  existence  ni  de  sa  pensée. 

On  remarquera  qu'aucune  note  ni  qualification  n'était 
infligée  aux  propositions  qu'on  vient  de  lire.  Le  Général 
des  Jésuites  n'avait  garde  de  s'arroger  un  droit  qui 
n'appartient  qu'au  Pape  et  aux  évêques.  Il  se  bornait  à 
prohiber  l'enseignement  de  ces  propositions  dans  l'inté- 
rieur de  son  Ordre,  pour  en  écarter  un  sujet  de  dissenti- 
ment et  de  discorde,  en  quoi  assurément  il  ne  faisait  que 
remplir  le  devoir  de  sa  charge.  On  remarquera  d'autre 
part  que  le  nom  de  Lamennais  n'était  pas  prononcé.  S'il 
était  impossible  de  se  méprendre  sur  la  doctrine  visée 
dans  les  propositions,  du  moins  les  personnes  étaient  hors 
de  cause  ;  on  voulait  qu'elles  fussent  respectées  et  qu'elles 
ne  perdissent  rien  «  de  leur  réputation  de  piété  et  d'atta- 
chement à  la  religion  ». 

quae,  proiit  temporum  usas  tulerit,  recepta  potissimum  fuerint  in  calho- 
licis  academiis.  {Ratio  Stndiorum.  Begulae  communes  omnibus  professa- 
ribus  Facultatum  superiorum.  Reg.  6.) 


CHAPITRE    TREMIER  23 

Quel  fut  le  résultat  de  «  V Ordination  »  ?  La  parole  du 
premier  Supérieur  eut-elle  assez  de  vertu  pour  ramener 
tous  ceux  qui  s'étaient  laissé  séduire  par  le  système  men- 
naisieni  «  Plusieurs,  dit  le  Père  Gury,  revinrent  de  cœur 
aux  principes  de  l'enseignement  commun.  Mais,  il  faut 
l'avouer,  un  plus  grand  nombre  continuèrent  à  être  atta- 
chés d'esprit  et  de  cœur  au  système,  et  comme  la  bouche 
ne  peut  guère  manquer  de  parler  de  l'abondance  du  cœur, 
quoiqu'ils  eussent  la  meilleure  intention  d'obéir  religieu- 
sement à  la  défense,  ils  ne  laissaient  pas  de  parler  trop 
souvent  dans  le  sens  des  propositions  prohibées*.  » 

Ceux-là  seuls  seront  étonnés  et  scandalisés  peut-être 
de  cette  obstination  qui  ignorent  quel  empire  une  idée 
exerce  sur  l'entendement  humain  qui  croit  posséder  en 
elle  la  vérité,  surtout  quand  cette  idée  tire  après  soi  tout 
le  bloc  de  la  connaissance  humaine  ;  en  tout  cas  ils  y 
verront  que  le  Jésuite  n'est  pas  l'automate  de  la  légende, 
qui  abdique  entre  les  mains  de  son  Général  sa  person- 
nalité tout  entière,  sa  conscience  et  sa  raison  comprises. 
Les  prétextes  ou  même  les  excuses  ne  manquaient  pas  aux 
récalcitrants.  On  ne  devait  pas  enseigner  les  propositions, 
soit;  mais  il  n'était  pas  défendu  de  les  examiner,  de  les 
discuter,  de  les  adopter  même  et  de  les  soutenir  à  l'occa- 
sion ;  elles  n'étaient  point  condamnées;  elles  pouvaient 
donc  être  vraies,  et  elles  l'étaient  certainement  dans  un 
certain  sens,  et  ce  sens  était  celui  qu'entendaient  les 
mennaisiens;  si  bien  que  comme  auparavant  les  contro- 
verses allèrent  leur  train  ;  le  Père  Rozaven  continua  de 
rédiger,  tantôt  pour  l'un  tantôt  pour  l'autre,  des  lettres 
fort  longues  d'ordinaire,  qui  témoignent  assurément 
d'autant  de  charité  et  de  patience  que  de  fermeté  d'esprit. 
Il  lui  arrive  pourtant  de  se  plaindre  qu'on  lui  envoie,  au 
lieu  d'arguments,  des  «  tirades  mystico-métaphysiques  » 
qu'il  necomprend  pas  et  auxquelles  il  ne  saurait  répondre; 
ou  bien  encore  il  lui  échappe  des  boutades  comme  celle-ci  : 

I.  Mémoires  de  Montrouge  (à  l'année  1828). 


24  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

«  Il  faut  avouer  que  la  raison  générale  a  bouleversé 
bien  des  raisons  individuelles'.  » 

Le  Père  Rozaven  eut  une  fois  l'occasion  de  discuter  en 
tète  à  tète  avec  le  maître  lui-même.  C'était  au  mois 
d'août  1824.  Lamennais  s'étant  rendu  à  Rome  entra  en 
relations  avec  plusieurs  Pères  du  Gesu  et  enfin  avec 
l'Assistant  de  France.  Dans  sa  correspondance  avec  les 
siens  il  parle  volontiers  de  deux  Jésuites  favorables  à  ses 
idées,  mais  point  du  tout  de  celui  qui  les  contredisait. 
De  ses  conférences  avec  le  Père  Rozaven,  nous  savons 
seulement  ce  qu'en  raconte  le  Père  Rozaven  lui-même 
dans  une  lettre  écrite  quelques  jours  plus  tard  au  Père 
Gury  «...  Il  vint  un  jour,  dit-il,  me  trouver  tout  exprès 
pour  me  parler  de  son  système.  Nous  eûmes  une  discus- 
sion amicale  de  trois  quarts  d'heure,  au  bout  desquels 
nous  fûmes  interrompus.  Je  trouvai  que,  dans  la  discus- 
sion, il  ne  tenait  ferme  nulle  part,  et  que,  dès  que  je 
l'arrêtai  sur  quelque  principe,  il  me  l'abandonnait  pour 
passer  à  autre  chose.  Je  l'invitai  à  reprendre  notre  confé- 
rence un  autre  jour;  et,  afin  de  nous  entendre  plus  parfai- 
tement et  plus  vite,  je  réduisis  toutes  mes  objections  à 
une  seule  que  je  lui  exposai.  Il  me  dit  qu'il  était  bien 
facile  d'y  répondre. — Tant  mieux,  répliquai-je,  nous  serons 
plus  tôt  d'accord.  —  Mais  je  l'attendis  en  vain  pendant 
plusieurs  jours,  et,  voyant  qu'il  ne  venait  pas,  j'allai  le 
trouver  et  nous  reprîmes  notre  discussion,  mais  tout 
aussi  inutilement  que  la  première  fois. 

«  Voyant  que  tout  son  art  consistait  à  éluder  les  diffi- 
cultés, je  lui  proposai  de  mettre  par  écrit  une  difficulté 
fondamentale,  le  priant  d'y  répondre  par  écrit.  Il  me  le 
promit  et  nous  nous  séparâmes.  De  retour  chez  moi,  j'écri- 
vis aussitôt  ma  difficulté  et  je  la  lui  envoyai  par  M.  Lemarié. 
Mais  j'attendis  en  vain  une  réponse.  Et  quoi  qu'il  soit 
resté  encore  huit  jours  à  Rome,  je  ne  le  revis  que  la  veille 
de  son  départ,  où  il  vint  me  dire  adieu  en  grande  hâte,  me 

1.  Lettre  au  Père  Gury,  28  août  1827. 


CHAPITRE    PREMIER  25 

fit  toute   sorte    de    protestations  d'amitié  et  de  services, 
mais  ne  me  dit  pas  un  mot  de  ma  difficulté. 

«  J'ai  envoyé  mon  écrit  au  Père  Jennesseaux  qui  vous 
l'aura  sans  doute  communiquée  Le  Père  Loriquet  ne 
voulait  qu'un  quart  d'heure  de  conversation  pour  me  récon- 
cilier avec  le  système  de  M.  de  la  M...  ;  mais  une  heure  et 
demie  ou  deux  heures  de  conversation  avec  l'auteur  m'en 
ont  éloigné  plus  que  jamais  et  m'ont  convaincu  qu'il  est 
insoutenable;  et  le  refus  de  répondre  directement  à  une 
difficulté,  exposée  avec  précision  et  clarté,  a  encore  aug- 
menté ma  conviction,  s'il  est  possible.  » 

Au  moment  où  se  livrait  entre  Lamennais  et  l'Assistant 
de  France  cette  joute  inutile  mais  courtoise,  l'auteur  de 
V Essai  savait-il  que  le  Père  Général  avait  fait  défendre  aux 
Jésuites  d'enseigner  le  système  du  56/25  6'ommi^7z.^  On  serait 
porté  à  le  croire  d'après  une  lettre  dont  nous  aurons  à 
parler  bientôt^.  Toutefois  il  semble  bien  extraordinaire 
qu'il  n'en  ait  rien  laissé  paraître  au  cours  de  sa  discussion 
avec  le  Père  Rozaven.  Quoi  qu'il  en  soit,  dans  les  derniers 
mois  de  l'année  suivante  (1825),  l'Ordonnance  du  Père 
Fortis  fut  l'occasion  d'un  échange  de  lettres  pénibles  entre 
Lamennais  et  le  Provincial  de  France,  le  Père  Godinot^. 
A  cette  date  la  campagne  contre  le  gallicanisme  battait  son 
plein;  Lamennais  avait  commencé  la  publication  de  La 
Beligioii  considérée  dans  l'ordre  politique  et  civil.  En  atten- 
dant d'être  déféré  aux  tribunaux  comme  attentatoire  aux 

1.  Cette  pièce  se  trouve  aux  Archives  de  la  Province  de  Lyon,  avec 
ce  titre  :  «  Objection  fondamentale  contre  le  système  de  M.  de  Lamen- 
nais, proposée  à  l'auteur  et  qu'il  a  laissée  sans  réponse.  »  Cet  écrit  a  été 
publié  parle  P.  Guidée,  Nutices  historiques,  etc.  T.  |I,  p.  i^i-  L'auteur 
de  «  Mgr  Gerbet,  etc.  »  a  également  inséré,  aux  Pièces  justificatives 
(tome  I,  pp.  3oi-3o3),  la  lettre  du  Père  Rozaven  à  M.  de  Lamennais, 
i3  août  1824. 

2.  «  Est-il  vrai,  comme  je  l'entends  dire  depuis  environ  deux  ans... 
qu'il  existe  une  lettre  de  votre  général  portant  défense. ..etc.  »  (Lettre  de 
Lamennais  au  P.  Godinot,  i!i  novembre  i8a5.) 

3.  Cette  correspondance  a  été  publiée  pour  la  première  fois  par  le 
P.  Paul  Dudon  en  1909,  dans  les  Études.  Tome  CXXI,  p.  206. 


26  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

lois  de  l'Etat  et  aux  droits  du  roi  \  cet  ouvrage  provo- 
quait l'irritation  des  gallicans  de  toute  nuance.  De  là  un 
redoublement  de  contradictions,  de  réfutations  et  d'atta- 
ques contre  les  idées  du  réformateur,  y  compris  le  système 
de  la  certitude.  Les  uns,  gallicans,  jansénistes  et  réga- 
liens, le  dénonçaient  comme  un  système  ultramontain ; 
c'était  assez  à  leurs  yeux  pour  le  faire  rejeter  comme  une 
erreur  détestable.  Pour  Lamennais  et  ses  partisans  l'injure 
se  tournait  en  éloge;  ils  y  voyaient  la  preuve  que  leur  doc- 
trine était  favorable  à  la  défense  de  l'Église,  puisque  ses 
ennemis  la  repoussaient.  Mais  d'autres  gallicans  n'hési- 
taient pas  au  contraire  à  déclarer  qu'à  Rome  le  système 
était  désavoué,  et  à  l'appui  de  leur  dire  ils  invoquaient 
l'enseignement  du  Collège  romain  et  l'Ordonnance  du 
Général  des  Jésuites. 

Cette  opposition  des  Jésuites  qu'on  exploitait  contre 
lui  eut  le  don  d'exaspérer  Lamennais.  Il  voulut  savoir  ce 
qu'il  en  était  exactement,  et  tel  fut  le  motif  qui  lui  fit 
écrire  de  La  Chênaie  au  Père  Godinot,  le  23  octobre  1825  : 

«  Depuis  assez  longtemps  je  savais,  quoique  d'une 
manière  vague,  que  votre  Compagnie  répandait  en  secret 
des  impressions  défavorables  à  la  doctrine  dont  je  me  suis 
servi  pour  défendre  la  religion  contre  les  attaques  de 
l'impiété.  Deux  raisons  cependant  m'empêchaient  d'ajou- 
ter une  croyance  entière  à  ce  qu'on  me  disait  à  cet 
égard...  »  Ces  raisons  sont  :  1°  qu'un  procédé  aussi  déloyal 
ne  pouvait  se  concilier  avec  l'idée  qu'il  s'était  faite  de  la 
vertu  des  Jésuites;  2°  que  les  Jésuites  connaissant  l'appro- 
bation donnée  à  Rome  au  second  volume  de  l'Essai,  et 
d'autre  part  les  attaques  violentes  des  impies  contre 
«  une  doctrine  mortelle  pour  leurs  erreurs  »,  il  ne  pou- 
vait supposer  qu'ils  eussent  quelque  malveillance  pour 
cette  doctrine.  «  Mais,  j'ai  aujourd'hui  la  certitude,  pour- 
suit Lamennais,  de  ce  que  le  système  ultramontain,  pour 
parler  le  langage  de  M.  Tabaraud  et  de  ses  amis...,  a  été 

I.  Cf.  Histoire  d'un  siècle.  Tome  I,  p.  SS^. 


CHAPITllE    PREMTER  27 

censuré  par  votre  Compagnie  ;  que  cette  censure  est  com- 
muniquée mystérieusement  à  beaucoup  de  personnes...  En 
conséquence,  je  demande  à  mon  tour  communication  de 
cette  censure  ou  condamnation,  quelle  qu'elle  soit.  Vous 
ne  pouvez  certainement  à  aucun  titre  me  la  refuser.  Au 
reste,  j'attends  de  vous  là-dessus  une  réponse  positive 
et  prompte,  » 

A  cette  sommation  hautaine  et  impérieuse,  le  Provin- 
cial des  Jésuites  pouvait  se  dispenser  de  répondre.  De 
quel  droit  un  particulier,  fiit-il  investi  de  la  magistrature 
que  M.  de  Lamennais  exerçait  alors  sur  une  portion  du 
clergé  de  France,  peut-il  exiger  d'un  particulier  commu- 
nication du  jugement  porté  sur  ses  opinions  philoso- 
phiques? Le  Père  Godinot  pouvait  aussi  répondre,  comme 
il  le  fit  du  reste,  que  la  Compagnie  n'avait  jamais  eu  ni 
«  la  volonté  »  ni  «  la  pensée  de  condamner  ou  de  censurer  » 
les  «  principes  »  de  M.  de  Lamennais,  «  comme  elle 
reconnaît,  ouvertement  et  de  cœur,  n'en  avoir  ni  le  droit 
ni  l'autorité  ».  Peut-être  eiît-il  bien  fait  de  s'en  tenir  là. 
Malheureusement,  par  bonté  d'âme,  le  Père  Godinot  entra 
dans  des  explications  assez  longues  et  quelque  peu 
embarrassées. 

Les  Jésuites,  disait-il,  ont  autant  que  personne  applaudi 
aux  services  rendus  à  la  cause  de  la  religion  par  Témi- 
nent  écrivain.  Quant  au  système  de  la  certitude,  sans 
doute  il  y  a  eu  des  discussions  parmi  eux;  leurs  principes 
sont  ceux  que  l'on  tient  communément  dans  les  écoles 
catholiques...  En  tout  cas,  «  on  peut  avoir  des  sentiments 
différents  en  matière  laissée  à  la  liberté;  mais  la  modé- 
ration et  la  charité  doivent  toujours  être  sauvegardées.  Ce 
principe  domine  toutes  les  controverses.  Si  je  savais  que 
quelqu'un  parmi  nous  ne  le  gardât  pas,  j'y  remédierais  de 
tout  mon  pouvoir.  »  (4  Novembre  1825.) 

De  l'Ordonnance  elle-même  il  n'était  pas  question  dans 
la  réponse  du  Père  Godinot.  L'excellent  homme  pensait 
que,  devantce  silence  calculé,  M.  de  Lamennais  compren- 
drait que  sa  demande  était  indiscrète  et  qu'il  n'insisterait 


28  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

pas.  Mais  c'était  faire  la  partie  belle  à  un  homme 
résolu  à  pousser  jusqu'au  bout  ce  qu'il  croyait  être  son 
droit.  L'attitude  du  Provincial  lui  parut  être  celle  d'un 
adversaire  qui  se  dérobe.  Une  seconde  lettre  partit  de 
La  Chênaie;  on  y  sent  de  l'irritation;  si  la  plume  n'écrit 
pas  le  mot  de  jésuitisme,  manifestement  il  est  dans  la 
pensée  de  l'auteur  qui  trace  des  phrases  comme  celle-ci  : 
«  Mon  très  Révérend  Père,  c'est  avec  une  peine  extrême 
que  je  me  vois  obligé  de  vous  dire  que  je  ne  trouve  pas 
dans  la  lettre  dont  vous  m'avez  honoré  cette  franchise  et 
cette  sincérité  chrétienne,  qui  me  paraît  bien  préférable 
à  tous  les  compliments  et  que  je  me  serais  fait  un  scru- 
pule de  ne  pas  attendre  de  vous.  »  Aussi  bien  que  les 
compliments,  Lamennais  écarte  ensuite,  l'une  après  l'autre, 
les  explications  du  Père  Godinot.  La  Compagnie  a  ses 
doctrines  et  ses  opinions  ;  personne  ne  songe  à  lui  en  faire 
grief.  On  peut  avoir  des  opinions  différentes  dans  les  m.i- 
tières  libres;  c'est  entendu.  L'Église  seule  a  le  droit  de 
«  prononcer  une  condamnation,  une  censure  doctrinale 
proprement  dite  »  ;  je  ne  l'ignore  pas  ;  mais  ce  n'est  pas 
de  cela  qu'il  s'agit.  «  Ce  que  je  vous  demandais,  mon 
Révérend  Père,  et  ce  que  je  vous  demande  encore,  c'est 
ceci  :  Est-il  vrai,  comme  je  l'entends  dire  depuis  environ 
deux  ans,  et  comme  le  prétendent  beaucoup  de  personnes 
qui  se  disent  bien  instruites,  qu'il  existe  une  lettre  de  votre 
Général  portant  défense  de  soutenir  un  certain  nombre  de 
propositions  extraites  de  mes  livres.  Si  vous  m'assurez  que 
non,  tout  est  fini.  Dans  le  cas  contraire,  je  réclame  com- 
munication de  cette  défense,  et  vous  ne  pouvez  avec  justice 
me  la  refuser...  Qui  défend  accuse.  Or,  penseriez-vous 
qu'on  pût  à  la  fois  accuser  et  ôter  tout  moyen  de  justifica- 
tion?... »  (14  Novembre  1825.) 

11  n'était  plus  possible  d'esquiver  une  mise  en  demeure 
aussi  catégorique.  La  réponse  du  Père  Godinot  fut  par- 
faitement claire  celte  fois,  peut-être  plus  que  ne  l'aurait 
voulu  celui  qui  la  rendait  nécessaire  : 

«  ...La  demande  de  communiquer  la    correspondance 


CHAPITRE    PREMIEll  29 

de  mon  Supérieur  m'a  étrangement  surpris,  et  j'ai  cru 
que  mon  silence  vous  suffirait  pour  comprendre  ma 
réponse.  Vous  insistez  et  vous  exigez  que  je  m'explique. 
Il  faut  donc  que  je  vous  dise  que  je  ne  puis  en  aucune 
manière  vous  parler  des  relations  du  Père  Général  avec 
nous,  ni  rien  communiquer  de  ce  qu'il  croirait  devoir 
nous  écrire.  N'a-t-il  pas  d'ailleurs  le  droit  d'espérer  qu'on 
ne  le  soupçonne  pas  de  manquer  dans  sa  correspondance, 
quelle  qu'en  soit  la  matière,  à  ce  que  lui  prescrivent  la 
justice,  la  prudence  et  la  charité?...  »  (8  Décembre  1825.) 

Le  Père  Godinot  s'efforce  ensuite  assez  longuement 
d'atténuer  ce  que  son  refus  peut  avoir  de  pénible  pour 
celui  à  qui  il  est  obligé  de  le  faire.  Lamennais  appuyait 
sa  requête  sur  la  nécessité  où  on  le  mettait  de  se  justi- 
fier :  «  Qui  défend  accuse  »,  avait-il  dit.  «  Il  est  possible, 
répond  le  religieux,  qu'en  certains  cas  ce  principe  soit  vrai  ; 
mais  il  est  certain  que  ce  n'est  pas  ainsi  que  la  Compagnie 
entend  user  du  droit  qu'elle  a  de  défendre.  Il  est  même 
notoire  qu'elle  a  très  souvent  défendu  de  soutenir  des 
opinions  sans  les  accuser  le  moins  du  monde.  La  néces- 
sité, la  paix  de  l'uniformité  lui  suffisent  pour  proposer  des 
défenses...  »  Enfin,  comme  Lamennais  croyait  avoir  à  se 
plaindre  du  langage  de  quelques  Jésuites,  le  Provincial 
promettait  de  veiller  à  ce  qu'aucun  des  siens,  en  usant  de 
son  droit  de  discuter  les  doctrines,  ne  se  départît  des 
égards  dus  aux  personnes,  et  surtout  à  un  défenseur  de 
la  religion  aussi  méritant  que  M,  de  Lamennais. 

De  faitnous  voyons  par  la  correspondance  du  Père  Gury 
qu'une  circulaire  fut  adressée  à  toutes  les  communautés 
pour  recommander  de  ne  parler  des  écrits  de  M.  de  Lamen- 
nais qu'  «  avec  toute  la  considération  possible,  comme 
s'ils  parlaient  à  l'auteur  lui-même  ».  «  Qu'on  se  garde 
bien  surtout,  ajoute  le  Provincial,  de  donner  aucune  qua- 
lification au  système  de  M.  de  Lamennais,  puisque  l'Église 
ne  l'a  point  censuré.  » 

Il  n'était  pas  dans  le  tempérament  de  Lamennais  d'accep- 
ter avec  sérénité  un  refus   qui  était  aussi  une  leçon;   il 


30  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

affecta  d'y  voir  un  aveu,  dont  il  lui  était  aisé  de  triompher. 
Sa  lettre  est  d'un  ton  sec  et  coupant  qui  décèle  une  colère 
concentrée.  Après  des  remerciements  où  l'ironie  ne  prend 
pas  la  peine  de  se  dissimuler  :  «  Vous  avez  des  secrets^ 
poursuit-il,  des  secrets  qui  me  concernent  et  que  vous  ne 
pouvez  me  communiquer.  Ils  ne  sont  pourtant  pas  des 
secrets  pour  tout  le  monde,  mais  ils  doivent  le  demeurer 
pour  moi,  selon  vos  règles,  à  ce  que  vous  m'assurez.  Soit, 
mon  Révérend  Père,  je  n'ai  rien  à  dire  à  vos  règles,  il  me 
suffit  de  les  connaître;  et  n'eussé-je  appris  que  cela  dans 
notre  correspondance,  je  serais  loin,  très  loin  de  la  consi- 
dérer comme  inutile.  » 

Ce  trait  ne  lui  suffisant  pas,  il  en  décoche  un  autre  en 
terminant,  trempé  dans  un  fiel  amer  :  «  ...Je  sais  que  voire 
Société  peut  lui  (rendre  à  la  religion) d'éminents  services; 
mais  cependant,  pour  m'expliquer  nettement  à  votre 
exemple,  la  religion  et  la  Compagnie  sont  deux  choses 
qui  ne  se  confondent  nullement  dans  ma  pensée  et  que 
même  j'apprends  tous  les  jours  à  distinguer  davantage.  » 
(15  Décembre  1825.) 

L'incident  était  clos;  quand  la  lettre,  adressée  à  Sainte- 
Anne  d'Auray,  lui  arriva  à  Paris,  le  30  décembre,  le  Père 
Godinot  se  contenta  d'écrire  en  tête  de  la  première  page  : 
Rien  à  répondre. 

Assurément,  en  refusant  à  Lamennais  communication 
de  l'Ordonnance  du  Père  Forlis,  le  Provincial  de  France 
se  conformait  aux  termes  de  sa  règle  ^,  règle  très  sage, 
très  raisonnable  d'ailleurs  et  qui  n'est  pas  spéciale  à 
l'Ordre  de  saint  Ignace.  Il  est  trop  aisé  de  comprendre 
qu'il  y  a  intérêt  majeur  pour  les  communautés  religieuses 
à  ce  que  leurs  membres  n'aillent  pas  s'entretenir  de  ce 
qui  s'y  passe,  avec  les  gens  du  dehors.  Toutefois  on 
pourrait  se  demander  si  c'était  bien  le  cas  d'appliquer  la 
règle  au  pied  de  la  lettre.  Il  s'agissait,  il  est  vrai,  d'une 


I.  Voici  le  texte  même  de  l'Institut  :  Nemo  quae  dorni  acta  vel  agenda 
sunt  externis  referai  nisi  saperiori  id  probari  intelligat.  {lieg.  coin.  38.) 


CHAPITRE    PREMIER  31 

mesure  de  discipline  intérieure;  mais  cette  mesure  con- 
cernait l'enseignement  de  la  Compagnie.  En  refusant  de 
la  faire  connaître,  on  donnait  à  croire  que  l'enseignement 
lui-même  s'environnait  de  secret  et  de  mystère.  Or,  rien 
n'est  plus  faux  ;  la  Compagnie  de  Jésus  n'a  pas  de  doc- 
trine ésotérique  ;  tout  ce  qu'elle  enseigne,  elle  l'enseigne 
au  grand  jour,  et,  si  ses  cours  de  Philosophie  et  de  Théo- 
logie ne  sont  pas  partout  ouverts  au  public,  ce  n'est  pas 
à  elle  qu'il  faut  s'en  prendre.  On  aurait  donc  pu,  sans  aller 
contre  l'esprit  de  la  règle,  communiquer  à  M.  de  Lamen- 
nais tout  au  moins  le  texte  des  sept  propositions  qu'il 
était  défendu  d'enseigner  dans  les  écoles  de  la  Compa- 
gnie. Mais  alors  que  fût-il  advenu?  Lamennais  prenait  à 
parti  les  contradicteurs,  et  on  sait  quelle  modération  il 
mettait  à  soutenir  ses  idées;  il  fallait  répondre,  justifier 
son  opposition;  c'était  la  porte  ouverte  aux  polémiques, 
et,  comme  disait  le  Père  Rozaven,  le  spectacle  des  défen- 
seurs de  la  religion  aux  prises  les  uns  avec  les  autres, 
pour  la  plus  grande  joie  des  incroyants  et  des  athées. 
C'est,  croyons-nous,  cette  perspective,  plutôt  qu'un  scru- 
pule d'observance  religieuse,  qui  obligea  le  Provincial  de 
France  à  refuser  au  fougueux  réformateur  de  la  Philosophie 
la  communication  qu'il  réclamait.  Une  telle  conduite  était, 
semble-t-il,  marquée  au  coin  de  la  prudence  et  de  la 
charité. 

Ce  fut  celle  qu'adopta  quelques  années  plus  tard,  dans 
une  circonstance  analogue,  le  vénérable  Père  Varin.  L'abbé 
Gerbet  venait  de  publier  son  livre  Du  Dogme  générateur 
de  la  piété  chrétienne.  (1829.)  Le  bruit  parvient  à  ses 
oreilles  que  le  Père  Barat  dit  à  qui  veut  l'entendre  que  ce 
livre  renferme  une  foule  d'erreurs  dangereuses.  On  ne 
manque  jamais  de  personnes  empressées  pour  ces  sortes 
de  rapports.  L'abbé  écrit  au  Jésuite,  lui  demandant  sur 
un  ton  poli  et  modeste,  de  lui  signaler  ces  erreurs  pour 
qu'il  puisse  les  corriger  dans  une  nouvelle  édition.  Le 
Père  répond  qu'il  a  en  effet  dit  son  avis  sur  l'ouvrage  en 


32  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

question  au  confessionnal,  avis  peu  favorable,  il  est  vrai; 
toutefois  il  n'en  a  point  interdit  la  lecture,  parce  que 
l'Église  ne  l'a  pas  condamné,  et  d'ailleursle  péril  lui  paraît 
atténué  par  la  poésie  du  style  qui  engendre  l'obscurité.  Au 
surplus,  il  laisse  à  l'autorité  ecclésiastique  le  soin  de  si- 
gnaler les  erreurs.  Le  doux  abbé  ne  put  se  contenter  de 
cette  fin  de  non-recevoir.  Il  revient  à  la  charge,  parle  de 
droit  et  de  justice.  «  Vous  me  devez  une  explication.  » 
C'est  alors  que  le  Père  Varin,  vice-provincial  en  l'absence 
du  Père  Godinot,  s'interpose.  Il  va  trouver  l'abbé  Gerbet, 
lui  déclare  que  le  Père  Barat,  théologien  exercé  et  fort 
érudit,  ne  se  dérobe  point  du  tout,  qu'il  exposerait  volon- 
tiers devant  un  jury  ecclésiastique  son  opinion  sur  les 
erreurs  qu'il  croit  découvrir  dans  le  Dogme  générateur, 
mais  que  lui,  son  Supérieur,  ne  croit  pas  devoir  autoriser 
semblable  discussion,  parce  que  la  paix  risque  d'en  souffrir, 
sans  que  la  vérité  y  gagne  en  lumière.  L'abbé  Gerbet  de- 
mande alors  au  Père  Varin  de  déclarer,  par  écrit,  d'abord 
que  l'opinion  du  Père  Barat  lui  est  personnelle  et  que  la 
Compagnie  de  Jésus  ne  s'en  fait  point  solidaire,  ensuite 
que  le  Père  Barat  ne  dira  plus  que  le  livre  renferme  des 
erreurs.  Le  Père  Varin  fit  cette  déclaration  sous  forme 
de  lettre  en  date  du  4  octobre  1829.  En  ce  qui  concerne 
l'avenir,  il  se  bornait  à  garantir  que  le  Père  Barat  ne  for- 
muleraità  l'occasion  sonjugement  sur  le  livre  de  M.  l'abbé 
Gerbet  qu'avec  tout  le  respect  et  les  égards  dus  à  l'auteur. 
L'abbé  exigeait  davantage  .  Du  moment  qu'on  ne  voulait 
pas  discuter  avec  lui,  on  ne  devait  plus  trouver  d  erreurs 
dans  son  œuvre.  Le  Père  Varin  refusa  de  le  suivre  jus- 
que-là ',     C'est     pourquoi    l'abbé    Gerbet   annonça   dans 

I.  On  y  trouvait  tout  au  moins  l'erreur  fondamentale  du  système 
philosophique  de  la  «  raison  générale  ».  C'était  la  mise  en  œuvre  de  la 
méthode  que  l'auteur  avait  exposée  dans  son  livre  sur  les  Doctrines  de 
la  certitude.  Le  consentement  universel  étant  le  signe  infaillible  de  la 
vérité,  il  s'agit  de  montrer  que  les  dogmes  de  la  religion  ont  été  admis 
plus  ou  moins  expressément  par  toute  l'humanité.  Dans  les  premiers 
chapitres,  Gerbet  applique  ce  mode  de  démonstration  à  l'Eucharistie 
elle-même.  On  conçoit  qu'il  faudra  s'appuyer  sur  des  analogies  lointaines 


CHAPITRE    PREMIER  33 

une  dernière  lettre  qu'il  allait  publier  toute  la  correspon- 
dance échangée  en  cette  affaire.  Entre  les  Jésuites  et  moi. 
je  prends  le  monde  pour  juge! 

Ainsi  fut  fait  %  et  le  monde  put  se  convaincre  que  les 
disciples  de  Lamennais  n'étaient  guère  plus  endurants  à 
la  contradiction  que  le  maître  lui-même.  A  les  en  croire, 
on  leur  devait  compte  des  appréciations  portées  sur  leurs 
écrits  dans  la  direction  donnée  au  confessionnal.  Quant  au 
Père  Varin,  outre  ce  qu'une  telle  prétention  avait  d'intolé- 
rable, il  n'avait  que  trop  de  raisons  pour  interdire  à  ses 
subordonnés  d'entrer  en  controverse  avec  l'abbé  Gerbet. 
Parla  publication  de  son  livre  sur  Les  Doctrines  de  la  cer- 
titude dans  leurs  rapports  avec  les  fondements  de  la  théolo- 
gie^ (1826),  le  brillant  écrivain  s'était  posé  comme  le  re- 
présentant en  chef  et  le  répondant  autorisé  du  système 
philosophique  de  Lamennais.  L'auteur  de  l'Essai  lui 
avait  cédé  la  place  et  la  fonction,  se  réservant  à  lui-même 
de  pousser  la  bataille  sur  d'autres  terrains.  Or,  «  la  raison 
générale  »  n'avait  pas  cessé  d'entretenir  dans  le  sein  de 
la  Compagnie  de  Jésus  un  état  de  malaise  et  de  trouble. 
A  en  croire  la  plupart  des  historiens  de  Lamennais  et  de 
l'école  mennaisienne,  les  idées  du  grand  novateur  auraient 
rencontré  chez  les  Jésuites  une  opposition  constante  et 
irréductible,  et  dans  cette  opposition  se  serait  manifesté 
une  fois  de  plus  l'esprit  intolérant  et  dominateur  de  la 
Société.  Nous  avons  dit  déjà  que  la  vérité  historique  est 
bien  différente.  On  le  verra  davantage  par  ce  qui  va  suivre. 

Ce  n'était  pas  seulement  parmi  les  Jésuites  français  que 
le  système  avait  été  accueilli  avec  faveur;  en  Italie,  à  Tu- 
rin, à  Rome  même  il  avait  conquis  des  partisans.  Le  plus 

dont  on  sollicitera  la  signification  arbitrairement.  Les  considérations 
qui  suivent,  d'une  inspiration  très  haute  et  très  belle,  sont  trop  souvent 
difficiles  à  saisir,  et  la  langue  qui  les  exprime,  langue  musicale  et  char- 
meuse, n'a  rien  de  commun  avec  la  précision  théologique. 

I.  Cf.  Mémorial  catholique .  L'abbé  de  Ladoue  a  reproduit  le  tout  avec 
quelques  commentaires  dans  son  ouvrage  sur  Mgr  Gerhet  et  V École  Men- 
naisienne. Tome  L  pp.  378  sqq. 

La  Compagnie  de  Jésus.  3 


34  LA.    COMPAGNIE    DK    JKSUS 

convaincu  et  aussi  le  plus  entreprenant  se  trouvait  aux 
côtés  mêmes  du  Général  ;  c'était  le  Père  Raymond  Brzo- 
zowski,  l'un  de  ses  Assistants.  Lors  de  son  voyage  à  Rome 
en  1824,  Lamennais  lui  fit  de  nombreuses  visites,  ce  qui 
donne  lieu  de  croire  que  leurs  relations  épistolaires  remon- 
taient à  une  date  antérieure  ;  par  la  suite  elles  devinrent 
plus  fréquentes.  Lamennais  pouvait  donc  compter  sur 
l'appui  d'un  Jésuite  qui,  par  sa  situation  même,  jouissait 
dans  son  Ordre  d'une  autorité  considérable  ;  l'occasion 
venue,  il  ne  manquerait  pas  de  s'en  prévaloir.  Cependant 
Brzozowski  se  faisait  à  temps  et  à  contretemps  défenseur 
et  apôtre  du  «  système  »  ;  il  insistait  pour  qu'on  l'ensei- 
gnât dans  les  trois  Provinces  de  son  assistance  ;  il  s'éver- 
tuait pour  lui  gagner  des  adhérents  au  Collège  romain  ; 
il  n'épargnait  ni  ses  collègues,  ni  son  Général  lui-même, 
lequel,  afFaibli  par  l'âge,  n'avait  plus  le  goût  aux  discussions 
d'école  et  demandaitseulement  que  l'on  fît  silence  sur  des 
matières  où  l'on  ne  pouvait  se  mettre  d'accord.  Brzozowski 
interprétait  ce  semblant  de  neutralité  comme  une  appro- 
bation de  l'attitude  qu'il  avait  prise  dans  la  question  du 
mennaisianisme.  Quant  à  l'Ordonnance  du  Père  Fortis, 
elle  avait  été  faite  en  dehors  de  lui,  et  il  ne  paraît  pas  en 
avoir  connu  le  texte  exact.  Soit  de  son  initiative,  soit  à 
la  requête  de  Lamennais,  Brzozowski  lui  écrivit  tout  ce 
qu'il  savait  ou  croyait  savoir  là-dessus.  Si  le  Provincial  de 
France  avait  pris  trop  au  pied  de  la  lettre  la  prohibition 
de  sa  règle,  en  revanche  l'Assistant  se  mettait  étrangement 
à  l'aise  avec  elle.  Lamennais  était  informé  de  tout  ce  qui 
se  passait  dans  l'entourage  du  Père  Général;  on  allait 
jusqu'à  dire  (jue  sa  bonne  foi  avait  été  surprise,  qu'il 
n'était  pas  responsable,  que  ce  décret  était  sans  valeur.  Au 
surplus  les  sept  propositions  étaient  parfaitement  défen- 
dables et  conformes  à  la  doctrine  des  Saints  Pères  ;  on 
se  faisait  fort  de  le  démontrer. 

Cette  déplorable  indiscrétion  allait  fournir  au  parti 
l'occasion  d'un  triomphe  et  du  même  coup  mettre  la  Com- 
pagnie en  France  dans  la  plus  fâcheuse  posture.  Dans  la 


CHAPITRE    PREMIER  35 

lutte  engagée  par  Lamennais  contre  le  gallicanisme,  pas 
plus  d'un  côté  que  de  l'autre  on  ne  gardait  guère  de 
ménagement.  «  Nous  pouvons  affirmer,  écrivait  l'abbé 
Glausel  de  Goussergues,  qu'à  Rome  M.  de  Lamennais 
n'est  pas  mis  au  rang  des  théologiens;  et  quant  à  son 
système  philosophique,  nous  répéterons  un  fait  déjà 
connu,  que  M.  de  Lamennais  ne  démentira  point,  c'est  que 
l'enseignement  de  ce  système  est  interdit  par  le  Supé- 
rieur des  Jésuites  non  seulement  dans  le  Collège  romain, 
mais  encore  dans  tous  les  collèges  de  la  Société  ^  » 
Dans  un  nouvel  écrit  publié  peu  après,  l'a  ancien  grand 
vicaire  »  précisait  son  afiirmation  en  donnant  le  texte 
même  des  sept  propositions  interdites  -. 

A  cet  argument,  auquel  manifestement  on  accordait  dans 
les  deux  camps  une  valeur  considérable,  l'organe  du 
parti  mennaisien,  le  Mémorial  Catholique  répliqua  par  un 
long  article  intitulé:  Eclaircissements  sur  quelques  faits 
relatifs  aux  questions  théologiques  traitées  aujourd'hui. 
Ces  éclaircissements  consistaient  à  analyser  point  par 
point  une  lettre  écrite,  «  par  une  personne  que  sa  position 
et  ses  fonctions  mettaient  à  même  de  connaître  parfaite- 
ment tout  ce  qui  concerne  le  régime  intérieur  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus  ».  L'Assistant  était  assez  clairement 
désigné;  on  s'abstenait  toutefois  de  faire  connaître  son 
nom,  aussi  bien  que  certaines  choses  qu'il  recommandait 
à  la  discrétion  de  ses  correspondants.  La  lettre  était  une 
réfutation  virulente  des  brochures  de  l'abbé  Clausel. 
Voici  comme  elle  s'exprimait  au  sujet  du  système  philo- 
sophique :  «  Parmi  les  faussetés  renfermées  dans  ces 
libelles,  j'ai  remarquél'impudentmensonge  souvent  répété 
de  ces  propositions  que  l'on  prétend  avoir  été  proscrites 
par  le  Général  des  Jésuites  •*.  »  Puis,  en  six  paragraphes 


1.  Nouvelles  observations  sur  le  dernier  écrit  de  M.  de  Lamennais,    par 
un  ancien  grand  vicaire,  (i  826).  P.  60. 

2.  Réflexions  sur  les  écrits  de  M.  l'abbé  F.   de  Lamennais  et  sur  le 
Mémorial,  par  un  ancien  grand  vicaire.  (1826).  P.  5o. 

3.  Distincte  tamen  graviora  et  mendacia  collegi  inter  quae  non  omis.' 


36  lA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

numérotés  ,  elle  explique  comme  quoi  il  n'y  a  jamais 
eu  de  la  part  du  Général  des  Jésuites  ni  proscription,  ni 
condamnation  contre  les  propositions  qu'on  présente 
comme  renfermant  le  système  de  Lamennais.  Sur  quoi  le' 
Mémorial  concluait  :  «  Si  M.  Glausel  a  publié  la  prétendue 
condamnation,  sans  avoir  reçu  à  ce  sujet  aucune  commu- 
nication des  Jésuites  français,  d'où  vient  qu'ils  ne  récla- 
ment pas  contre  cet  impudent  mensonge?  Si  au  contraire 
il  l'a  publiée  sur  la  parole  de  quelques  Jésuites  français, 
comment  arrive-t-il  que  l'on  affirme  en  France  ce  qui  est 
nié  à  Rome  ?  Au  point  où  en  sont  les  choses,  il  est  évident 
que  les  Jésuites  français  ne  peuvent  se  taire...  ^  » 

Devant  cette  mise  en  demeure,  qu'allaient  faire  les 
Jésuites?  Livrer  au  public  l'Ordonnance  du  Père  Fortis? 
Sans  doute  on  ferait  remarquer  qu'il  ne  s'agissait  nulle- 
ment de  condamnation;  mais  ce  n'en  était  pas  moins  se 
déclarer  ouvertement  contre  Lamennais;  et  alors  quelles 
luttes  en  perspective!  Se  taire,  c'était  laisser  croire  que 
le  Mémorial  disait  vrai  et  que  son  argumentation  était  sans 
réplique.  La  voie  était  ouverte  aux  commentaires,  et  ils 
ne  pouvaient  qu'être  désobligeants  pour  la  Compagnie, 
où  l'on  entrevoyait  des  dissensions,  pour  ne  pas  dire  de 
l'anarchie.  Néanmoins  les  Jésuites  crurent  meilleur  de 
garder  le  silence  ;  le  Mémorial  s'en  autorisa  pour  publier 
une  Dissertation  latine,  œuvre  de  Brzozowski,  où  les  sept 
propositions  étaient  expliquées,  grâce  à  d'habiles  distinc- 
tions, dans  un  sens  défendable.  Le  titre,  arrangé  sans 
doute  par  Lamennais  en  personne,  prenait  à  lui  seul  la 
valeur  d'un  formidable  argument  :  Éclaircissements  sur 
sept  propositions  que  certaines  gens  affirment  faussement 
avoir  été  condamnées  par  le  Préposé  général  des  Jésuites. 
Par  un  ancien  professeur  de  Philosophie  de  la  Compagnie 
de  Jésus  2. 

impudens  mendacium  saepius  iteratum  de  proscriptis  quibusdam  asser- 
tionibus  a  Praeposito  Generali  Jesuitarum  . 

I.  Le  Mémorial  catholique.  Novembre  1827. 

a.  De  septem  propositionibus  quas  a  Praeposito  Jesuitarum   quidam 


CHAPITRE    PREMIER  37 

Si,  par  égard  pour  Lamennais  et  par  amour  de  la  paix, 
les  Supérieurs  évitèrent  de  désavouer  devant  le  public 
l'imprudent  religieux,  ils  ne  se  crurent  pas  obligés  à  la 
même  réserve  dans  l'intérieur  de  la  famille.  Il  importait 
d'ailleurs  d'apaiser  les  esprits  troublés  par  une  interven- 
tion déconcertante.  Avant  la  fin  de  novembre,  le  Provin- 
cial de  France  faisait  savoir  à  tous  les  siens  que  c'était 
contre  le  gré  du  Père  Général  qu'un  de  ses  Assistants  avait 
donné  une  adhésion  retentissante  au  système  mennaisien. 
Le  Père  Fortis  lui-même,  dans  une  lettre  récente  ^, 
déclarait  maintenir  l'Ordonnance  du  4  octobre  1823, 
laquelle  ne  pouvait  être  abolie  per  unius  imprudentiam. 
Une  fois  de  plus  il  ajoutait  que  son  intention  n'était  point 
de  censurer  la  doctrine,  ce  qui  n'appartenait  qu'à  l'Eglise  ; 
mais  cette  doctrine,  la  Compagnie  ne  l'enseignerait  pas. 
Et  au  reproche  d'enseigner  les  principes  du  cartésianisme, 
reproche  que  l'Assistant  répétait  à  satiété,  il  prenait 
encore  la  peine  de  répondre  :  «  Non,  nous  n'enseignons 
pas  le  cartésianisme,  mais  nous  continuons  à  enseigner  ce 
qu'on  enseigne  chez  nous  et  hors  de  chez  nous,  depuis 
plus  de  deux  cents  ans,  sine  reprehensione.  » 

C'était  assez  pour  rassurer  les  Jésuites  de  France;  mais 
au  dehors  l'impression  fâcheuse  produite  par  les  révéla- 
tions du  il/emorm^  subsistait.  Aux  premiers  jours  de  cette 
année  1828,  qui  devait  être  marquée  par  de  si  dures 
épreuves,  le  Père  Godinot,  écrivant  au  Père  Général, 
laissait  s'échapper  comme  un  cri  de  douleur  :  «  L'année 
ne  s'est  pas  achevée  sans  nous  inonder  d'une  amertume 
très  amère.  Nous  sommes  devenus  un  objet  de  dérision, 
et  avec  nous  Votre  Paternité  et  toute  la  Compagnie,  par 
suite    des    lettres    de   l'Assistant    de   Germanie  »  '^.    Et, 

falso  asserunt  damnatas  Dilucidationes,  a  veteri  Philosophiae professore 
Societatis  Jesa.  (^Mémorial  catholique,  février  1828.) 

1.  Postridie  norias  novembris  (1828.) 

2.  «  Certain  est  non  sine  amaritudinis  amarissimo  [elle  desinere  prae- 
sentem  anniim.  Snmus  ludibrio,  et  nobiscum  V^  P^^  toiaqiie  Societas  per 
ef/ectum  litterarum  P.  Assislentis  Germaniae.  Si  est  in  ipso  capitis  vitium, 
culpabilitas  est  minor.  »  (28  Janvier  1828.) 


38  La    compagnie    DE    JÉSUS 

comme  pour  excuser  son  confrère,  le  digne  homme  ajou- 
tait: «  Si  c'est  la  tête  qui  est  malade,  la  faute  est  moins 
grande.  » 

IV 

Les  Jésuites  de  France  avaient  en  ce  moment  d'autres 
soucis  que  ceux  des  querelles  philosophiques.  Le  Mémorial 
donnait  à  entendre  que  leur  opposition  au  système  men- 
naisien  était  inspiré  par  le  désir  de  ménager  Mgr  Frays- 
sinous,  «  patriarche  du  gallicanisme  »  et  «  chef  de  l'Uni- 
versité cartésienne  ».  S'ils  eussent  fait  un  aussi  piètre 
calcul,  les  Ordonnances  du  16  juin  les  auraient  bien  cruel- 
lement détrompés.  Il  est  certain  que,  pendant  que  se  pré- 
parait ce  coup  de  force  contre  la  Compagnie  de  Jésus,  le 
mennaisianisme  jouissait  d'un  regain  de  faveur.  Par  son 
livre  sur  les  Doctrines  de  la  certitude  dans  leurs  rapports 
avec  les  fondements  de  la  Foi  (1826),  l'abbé  Gerbet  avait 
donné  au  système  du  sens  commun  sa  forme  didactique 
et  définitive,  en  même  temps  qu'il  en  montrait  la  valeur 
apologétique.  Sans  doute  ses  contradicteurs  ne  désar- 
maient pas;  mais  il  faut  bien  reconnaître  que  le  talent  et 
l'ardeur  étaient  plutôt  du  côté  de  ses  partisans.  Ceux-ci 
et  ceux-là  continuaient  à  faire  à  la  Compagnie  de  Jésus 
l'honneur  de  se  préoccuper  de  son  attitude  ;  l'interdiction 
lancée  parle  Père  Général,  sans  être  connue  officiellement, 
n'était  plus  un  mystère  pour  personne;  les  dénégations  et 
les  commentaires  du  Mémorial  ne  suffisaient  pas  à  dis- 
siper l'inquiétude  qu'elle  donnait  aux  mennaisiens.  Leurs 
adversaires  l'exploitaient  comme  un  argument  décisif.  Le 
Père  Fortis  étant  mort,  le  choix  que  la  Compagnie  fit  du 
nouveau  Général  et  de  ses  Assistants  fournit  aux  partis 
une  occasion  de  manifester  leurs  sentiments.  L'Ami  de  la 
Religion  publiait  la  nouvelle  comme  un  bulletin  de  vic- 
toire: «  Ce  système  (de  la  raison  générale)  vient  de  rece- 
voir un  double  échec,  et  par  l'élection  du  Père  Rozaven, 
et  par    l'éloignement  d'un  autre  Assistant,  le  P.    B.  qui 


CHAPITRE    PREMIER  39 

s'était  fait  le  champion  des  nouvelles  doctrines  et  qui  les 
soutenait  avec  toute  la  ferveur  d'un  adepte...  Ce  qui  vient 
de  se  passer  prouve  assez  l'opinion  qu'on  a  sur  son 
compte  dans  sa  Compagnie'.  » 

De  fait  l'Assistant  de  France  avait  été  maintenu  en 
charge  à  l'unanimité  des  suffrages,  tandis  que  Brzozowski 
était  évincé  et  relégué  à  Naples.  Quant  au  Père  Roothaan 
que  les  votes  de  la  Congrégation  générale  appelaient  au 
gouvernement  de  la  Compagnie,  son  élection  fut  tout 
d'abord  accueillie  comme  un  espoir  de  revanche  par  les 
champions  du  système.  Lamennais  lui-même,  qui  le 
connaissait,  écrivait  au  comte  de  SenfFt  :  «  Je  suis  en- 
chanté... Je  crois  qu'il  fera  tout  le  bien  qu'il  est  possi- 
ble de  faire...  »  Mais  cette  joie  fut  de  courte  durée.  Avant 
la  fin  de  l'année  le  Père  Rozaven  écrivait  à  son  confident, 
le  Père  Gury  :  «  Je  connaissais  moi-même  fort  peu  le 
Père  Roothaan  ;  nous  n'avions  fait  que  nous  entrevoir  en 
Russie-Blanche.  Mais  cinq  mois  d'intimité  m'ont  appris 
à  l'apprécier.  C'est  un  homme  d'une  piété  tendre,  mais 
solide  et  sans  minutie...  Une  seule  chose  au  commence- 
ment me  donnait  un  peu  d'inquiétude  ninsi  qu'à  quelques 
autres.  Le  nouveau  Général  paraissait  favorable  au  sys- 
tème de  M.  de  La  M...  Il  n'avait  pas  lu  le  système,  il  en 
avait  seulement  entendu  parler.  11  vivait  à  Turin  où  le 
système  a  de  si  chauds  partisans.  Il  y  avait  vu  l'auteur  qui 
lui  avait  donné  les  explications  les  plus  spécieuses  et 
avait  eu  l'adresse  de  se  poser  comme  injustement  atta- 
qué par  nos  Pères  de  France.  Il  était  donc  naturel  qu'il  y 
eût  au  moins  doute  et  hésitation  dans  son  esprit.  Cepen- 
dant, comme  il  a  le  jugement  excellent,  il  ne  pouvait  pas 
ne  pas  approuver  en  soi  le  décret  du  Père  Fortis;  et  s'il 
hésita  lorsqu'on  lui  parla  de  leconfirmer,  ce  fut  parce  qu'il 
craignait  que  ce  ne  fût  une  pomme  de  discorde  2.  » 
(30  Novembre  1829.) 


1,  L'Ami  de  la  Religion  et  du  Roi.  Tome  IX,  p.  ^o^. 

2.  Arcliiv.  lugd.  XXI,  p.  laS. 


40  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Sur  la  demande  de  la  Congrégation  générale,  le  Père 
Roothaan  avait  en  effet  confirmé  l'Ordonnance  de  son  pré- 
décesseur. Sans  attendre  d'être  rentré  à  Paris,  le  Père 
Godinot  envoyait  de  Nice  à  toutes  ses  communautés  le 
décret  interdisant  à  nouveau  d'enseigner  les  sept  propo- 
sitions. (17  Septembre  1829.)  La  portée  de  la  défense  était 
d'ailleurs  enfermée  comme  précédemment  dans  des  limites 
précises  :  «  Notre  intention  n'est  pas  de  censurer  aucune 
de  ces  propositions,  ce  qui  ne  nous  appartient  pas.  Nous  ne 
voulons  pas  non  plus  rendre  suspects  en  matière  de  foi 
ceux  qui  les  soutiennent.  Aussi,  en  n'adoptant  pas  de  sem- 
blables doctrines  dans  nos  écoles,  il  n'est  pas  pour  cela 
dans  nos  intentions  que  les  Nôtres  les  attaquent  et  les 
combattent.  Bien  plus  notre  volonté  expresse  est  que 
l'on  évite  toute  dispute  qui  pourrait  blesser  ou  altérer  la 
charité.  » 

L'Assistant  de  France  complétait  la  pensée  du  Général 
par  une  déclaration  qui  n'aurait  pu  prendre  place  dans  un 
document  officiel,  mais  qu'il  fallait  pourtant  faire  enten- 
dre :  «  Nous  désirons  bien  sincèrement  la  paix;  nous  ne 
ferons  rien  pour  provoquer  les  disputes;  nous  les  évite- 
rons autant  qu'il  sera  en  notre  pouvoir. Mais  aucun  homme, 
quel  que  soit  son  talent,  quelque  opinion  qu'il  ait  de  lui- 
même,  n'a  le  droit  d'exiger  que  nous  suivions  ses  senti- 
ments ' .  » 

Assurément,  mais  d'autre  part,  même  après  le  décret 
du  Père  Roothaan,  ceux  qui  s'étaient  laissé  séduire  par  le 
système  mennaisien  ne  se  croyaient  pas  plus  qu'auparavant 
tenus  d'y  renoncer.  Les  correspondances  du  temps  témoi- 
gnent que  certains  adressaient  au  Général  lui-même  leurs 
argumentations  accompagnées  de  leurs  regrets.  La  doc- 
trine de  l'autorité  du  sens  commun  leur  paraissait  si  rai- 
sonnable, «  si  conforme,  ou  pour  mieux  dire,  presque 
identique  à  la  doctrine  catholique,  appuyée  sur  la  même 
base,  ayant  la  même  règle,  qu'elle  ne  saurait  être  une 

I.  Au  P.  Varin.  Ibid.,  p.  127. 


CHAPITRE    PREMIER  41 

doctrine  fausse,  ni  une  doctrine  funeste  «.Aussi  a-t-elle 
la  sympathie  de  tous  les  catholiques,  tandis  que  tous  les 
mécréants  lui  sont  hostiles,...  etc.  '.  D'autres  ne  pou- 
vaient se  retenir  de  manifester  dans  leur  entourage  l'atta- 
chement qu'ils  lui  gardaient.  «  Le  Père  Brenot,  écrivait 
le  Père  Richardot,  Supérieur  de  Laval,  est  bon  philoso- 
phe, bon  théologien,  très  bon  missionnaire,  le  meilleur 
ouvrier  que  nous  ayons,  mais  il  est  entiché  du  système 
de  Lamennais.  »  Un  autre,  le  Père  Glussotne  pouvaitpar- 
donner  à  la  Compagnie  de  ne  pas  y  adhérer  et  demandait 
à  être  relevé  de  ses  vœux  2. 

Néanmoins  l'opinion  s'affermit  dans  le  public  que  la  Com- 
pagnie de  Jésus  restait  réfractaire  aux  doctrines  propa- 
gées par  l'école  de  La  Chênaie.  Lamennais  en  éprouvait 
une  irritation  violente  qui  éclate  fréquemment  dans  sa 
correspondance  d'alors.  Quant  aux  disciples,  ils  ne  crai- 
gnaient pas,  paraît-il,  d'exercer  des  représailles.  «  Personne 
n'ignore  en  France,  lisait-on  dans  le  Mémorial,  que  la  par- 
tie la  plus  instruite  du  clergé  compte,  soit  à  Paris,  soit 
dans  les  divers  diocèses,  un  grand  nombre  de  jeunes 
hommes  aussi  distingués  par  leurs  talents  que  prononcés 
dans  leur  attachement  à  la  doctrine  d'autorité.  »  L'opposi- 
tion qui  lui  est  faite  par  la  Compagnie  «  a  produit  sur 
leur  esprit  la  plus  fâcheuse  impression,  et  ceux  d'entre 
eux  qui  pensaient  ou  pouvaient  penser  entrer  chez  les 
Jésuites  se  sont  décidés  à  y  renoncer  ou  à  ajourner  leur 
départ  »3.  Or,  le  passage  suivant  d'une  lettre  du  Pro- 
vincial de  France,  écrite  quelques  semaines  plus  tard, 
révèle  le  secret  de  cette  désaffection  :  «  J'ai  encore  de  nou- 
velles preuves  qu'on  cherche  à  détourner  des  jeunes  gens 
qui  voudraient  entrer  chez  nous,  qu'on  s'efforce  d'en  faire 


1.  Lettre  du  P.  Génet,  préfet  des  classes  au  collège  de  Brigue,  au 
P.  Roothaan,  3  janvier  i83i. 

2.  Pour  le  même  motif  le  P.  Wrindts,  qui  avait  été  à  Belley  le 
professeur  de  Lamartine,  avait  quitté  la  Compagnie  dès  1826.  En  1828 
il  publia  un  Nouvel  essai  sur  la  certitude. 

3.  Le  Mémorial  catholique,  août  182g. 


42  LA    COMPAGNIE    DE    JKSUS 

sortir  même  ceux  qui  ont  fait  des  vœux.  Lettres,  visites, 
émissaires,  tout  est  employé*.  » 

Gomme  on  Ta  vu  plus  haut,  dès  l'apparition  du  second 
volume  de  ÏEssai,  où  se  formulait  pour  la  première  fois 
le  système  philosophique  mennaisien,  le  Père  Rozaven  en 
avait  préparé  la  critique;  des  raisons  de  délicatesse  le  dis- 
suadèrent de  le  publier.  Il  eût  vraisemblablement  gardé  la 
même  réserve  pour  son  Examen  du  livre  de  l'abbé  Ger- 
bet^.  De  lait,  ce  travail  lui  coûta  peu;  il  en  avait  de 
longue  main  réuni  tous  les  éléments  ;  un  sincère  amour 
de  la  paix  retint  le  manuscrit  en  portefeuille  pendant  près 
de  cinq  ans.  Des  instances  venues  de  haut  lieu  purent 
seules  l'en  faire  sortir.  La  première  édition  de  VExamen 
porte  la  date  de  1831  3.  U  n'était  pas  possible  de  donner 
un  titre  plus  modeste  à  un  ouvrage  plus  achevé  et  plus 
décisif.  On  en  croira  l'historien  même  de  Mgr  Gerbet  et 
de  l'école  mennaisienne  :  «  Ce  livre  est  sérieux,  grave, 
nerveux,  logique;  il  fait  toucher  du  doigt  les  erreurs  du 
système  philosophique  du  sens  commun  que  l'abbé  Gerbet, 
disciple  trop  fidèle,  avait  voulu  poser  pour  base  de  l'en- 
seignement ou  plutôt  de  la  réforme  de  l'enseignement 
théologique^.  »  Venant  d'une  telle  source,  ce  suffrage 
nous  dispense  d'en  rapporter  d'autres  où  l'éloge  prend  le 
ton  de  l'enthousiasme. 

Par  contre,  le  livre  du  Jésuite  eut  le  don  d'exaspérer 
l'inventeur  du  système.  Voici  ce  que  Lamennais  écrivait  à 
l'abbé  Gerbet,  le  1®'  février  1832  :  «  Dans  la  prochaine  édi- 
tion de  votre  livre,  ayez  seulement  soin  de  faire  revenir, 

1.  Lettre  du  P.  Godinot  au  P.  Roothaan,  29  octobre  1829. 

2.  «  L'écrit  qu'on  va  lire  a  été  composé,  il  y  a  plus  de  quatre  ans, 
et  il  n'était  pas  destiné  à  voir  le  jour.  Nous  n'avions  en  vue  que  de  satis- 
faire le  désir  de  quelques  amis  qui  nous  avaient  demandé  notre  avis  sur 
un  ouvrage  dont  on  parlait  avec  une  sorte  d'enthousiasme.  »  On  le  pré- 
sentait comme  un  classique  qui  devait  renouveler  tout  l'enseignement 
de  la  Théologie...  (Introduction  de  VExamen,  etc.) 

3.  Examen  d'un  ouvrage  intitulé  «  Des  Doctrines  philosophiques  sur 
la  certitude  dans  leurs  rapports  avec  les  fondements  de  la  Théologie  », 
{)ar  J.  L.  Rozaven  D.  L,  G.  D.  J. 

4.  Ab!)é  de  Ladouc,  Mgr  Gerbet,  etc..  Tome  l,  p.  i35. 


CHAPITRK    PHEMIKR  43 

parmi  vos  additious,  les  éclaircissements  que  les  attaques 
(du  P.  Rozaven)  pourraient  rendre  utiles,  mais  sans  faire 
aucune^mentionni  de  lui,  ni  de  son  ouvrage.  11  ne  cherche 
autre  chose  qu'à  entamer  une  discussion  qui  lui  donnerait 
une  importance  que  par  lui-même  il  n'a  pas.  Il  faut  laisser 
ces  gens-là  tranquilles  dans  leurs  idées  et  dans  leur  bêtise 
et  continuer  de  marcher  en  avant.  »  Manifestement 
l'homme  qui  parle  ainsi  a  perdu  le  sang-froid,  et,  sans  s'en 
apercevoir,  il  rend  lui-même  le  plus  bel  hommage  à  l'écri- 
vain qu'il  croit  accabler  de  son  mépris. 

Ce  qui  n'est  pas  moins  significatif  que  le  dépit  de 
Lamennais  et  rexj)liquerait  au  besoin,  c'est  que  V Examen 
porta  la  lumière  dans  beaucoup  d'esprits  et  détermina  des 
défections  parmi  les  mennaisiens.  Le  Père  Renault,  futur 
Provincial  de  France,  était,  au  dire  du  Père  Rozaven,  l'un 
des  plus  «  tenaces  ».  Quelques  mois  après  l'apparition  du 
livre,  il  avouait  au  Père  Roothaan  que,  «  de  la  portion  si 
considérable  des  Jésuites  français  »  qui  avaient  embrassé 
«  la  doctrine  d'autorité  »,  il  n'en  restait  plus  qu'un  nombre 
infime.  «  Pour  moi,  ajoutait-il,  je  ne  tiens  plus  aucunement 
à  cette  doctrine,  telle  que  l'a  exposée  M.  de  Lamennais  et 
que  l'a  expliquée  M.  Gerbet  dans  ses  rapports  avec  la  foi... 
Jusqu'ici  le  Père  Rozaven  avait  vainement  essayé  de  m'ôter 
de  la  tête  mes  idées...;  maintenant  je  me  trouve  entière- 
ment convaincu;  son  livre  répond  surabondamment  à 
tout.  »  (17  Février  1832.) 

Un  témoignage  plus  honorable  encore  et  de  plus 
grand  poids  fut  celui  que  le  Souverain  Pontife  lui-même 
rendit  spontanément  à  VExamen.  La  première  édition 
ayant  été  épuisée  en  moins  d'un  an,  Grégoire  XVI  ex- 
prima le  désir  qu'on  en  fît  paraître  une  seconde.  Sur  ces 
entrefaites,  l'Encyclique  Mirari  vos  était  venue  rappeler 
à  la  modération  et  à  l'orthodoxie  les  mennaisiens  rédac- 
teurs du  journal  V Avenir.  (15  Août  1832.)  Gomme  ni  les 
personnes,  ni  les  ouvrages  n'étaient  expressément  dési- 
gnés, quelques-uns  d'entre  eux,  touten  protestant  de  leur 
soumission,  s'efforçaient  de  mettre   leurs  doctrines  hors 


44  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

de  cause;  celles  qu'ils  soutenaient  n'étaient  pas,  d'après 
eux,  celles  que  réprouvait  le  document  pontifical  ^.  Ils 
avaient  opposé  la  même  fin  de  non-recevoir  aux  argu- 
ments de  V Examen.  C'est  assez  l'usage,  malheureusement, 
de  ceux  à  qui  on  signale  leurs  erreurs  de  répondre  :  On 
ne  m'a  pas  compris.  Aussi  à  propos  de  cette  nouvelle  édi- 
tion à  laquelle  il  travaillait,  le  Père  Rozaven  écrivait  à 
son  confident  accoutumé  :  «  J'espère  prouver  à  ces  Mes- 
sieurs que,  quoi  qu'ils  en  disent,  j'ai  bien  compris  leur 
doctrine.  »  (22  Février  1835.)  Et,  après  avoir  dans  une 
longue  Introduction  mis  en  regard  les  affirmations  de 
l'Encyclique  et  les  textes  de  l'Avenir,  il  annonce  que, 
puisqu'il  le  faut,  il  va  «  suivre  pied  à  pied  «  celui  de 
M.  l'abbé  Gerbet. 

Au  reste  toute  échappatoire  allait  être  fermée  aux  défen- 
seurs du  système  philosophique  du  sens  commun  et  de 
la  raison  générale.  Les  erreurs  de  l'Avenir,  déférées  au 
jugement  du  Saint-Siège  tout  à  la  fois  par  les  évêques  qui 
les  avaient  censurées  et  par  les  rédacteurs  même  du  jour- 
nal, avaient  été  condamnées  en  toute  bénignité  et  dou- 
ceur ;  l'Encyclique  de  1832  ne  contenait  rien  d'autre  que 
l'énoncé  de  la  doctrine  de  l'Église  sur  les  points  en 
question,  sous  forme  d'instruction  adressée  au  monde 
catholique  par  le  Pape  à  l'occasion  de  son  avènement.  La 
Curie  romaine  s'était  contentée  d'en  faire  remettre  un  exem- 
plaire à  Lamennais  et  à  ses  collaborateurs.  Mais,  même 
avec  ces  ménagements,  le  désaveu  de  ses  idées  irrita 
profondément  le  réformateur;  c'était  plus  que  n'en  pou- 
vait supporter  l'orgueil  du  malheureux  prêtre  qui  préten- 
dait régénérer  l'Église.  Dès  lors  la  révolte  et  l'apostasie 
étaient  consommées  dans  son  for  intérieur.  Le  flot  d'amer- 
tume et  de  colère,  contenu  quelque  temps,  s'épancha  en- 
fin dans  Les  Paroles  d'un  croyant,  sorte  de  pamphlet  où 

1.  «  Les  opinions  nouvelles,  incontestablement  hétérodoxes,  signa- 
lées dans  l'Encyclique,  ne  sont  point  celles  de  M.  de  Lamennais  et  de 
ses  amis,  t  (Revue  européenne  citée  par  Rozaven,  Examen,  etc.  2«  édition. 
Introduction,  p.  76.) 


CHAPITRE    PREMIER  45 

le  blasphème  parle  une  langue  d'apocalypse.  Les  doctri- 
nes de  V Avenir  y  reparaissaient  sous  la  forme  la  plus  ou- 
trée et  la  plus  violente.  Rome  ne  pouvait  se  taire  devant 
une  teUe  provocation.  L'Encyclique  Singulari  formulait 
cette  t'ois  une  condamnation  explicite,  (15  juillet  1834,)  et 
au  nombre  des  erreurs  qu'il  réprouvait  formellement,  le 
Pape  mettait  «  ce  système  fallacieux  (du  sens  coni/nun), 
attendu  qu'en  le  suivant,  entraîné  par  un  amour  témé- 
raire et  sans  frein  de  nouveautés,  on  ne  cherche  plus  la 
vérité  où  elle  est  certainement,  mais  que,  laissant  de  côté 
les  traditions  saintes  et  apostoliques,  on  introduit  d'au- 
tres doctrines  vaines,  futiles,  incertaines,  qui  ne  sont 
point  approuvées  par  l'Eglise  et  sur  lesquelles  les  hom- 
mes les  plus  vains  pensent  faussement  qu'on  peut  établir 
et  appuyer  la  vérité  »  '. 

La  décision  de  l'autorité  suprême  mettait  fin  à  la  con- 
troverse. A  partir  de  ce  jour,  le  silence  se  fit  entre  catho- 
liques. Quant  aux  Jésuites  mennaisiens  on  leur  demanda 
davantage.  Par  ordre  de  leur  Général,  ils  furent  invités 
à  signer  une  déclaration  par  laquelle  ils  renonçaient  pu- 
rement et  simplement  à  la  Philosophie  dite  du  sens  com- 
mun. Tousse  soumirent  sans  hésitation^. 

Telle  fut  la  fin  d'un  système  qui  déniait  à  la  raison  indi- 
viduelle la  possibilité  d'atteindre  à  la  certitude,  pour  l'at- 
tribuer au  seul  consentement  général.  Désormais  il  ne 
fournirait  plus  qu'un  chapitre  à  l'histoire  des  fausses  théo- 
ries philosophiques.  On  en  trouverait  toutefois  la  survi- 
vance dans  le  système  politique  qui  place  la  source  du 
droit  dans  la  volonté  générale   exprimée  par  le  suffrage 

1.  «  ...  Probe  autem  intelligilis,  Venerabiies  Fratres,  Nos  hic  loqui 
etiam  de  fallaci  illo  haud  ita  pridem  invecto  philosophiae  systemate 
improhando  quo,  ex  projecta  et  effrenata  novitatis  cupiditate,  veritas  ubi 
certo  non  consistit  quaeritur,  sanctisque  et  apostolicis  traditionibus post- 
habitis ,  doctrinae  aliae  inanes,  futiles  incertaeque  nec  ab  Ecclesia  appro- 
batae  adsciscuntur,  quibiis  veritatem  ipsam  fulciri  ac  sustineri  vanissimi 
homines  perperam  arbitrantur.  » 

2.  Voir  aux  Pièces  justificatives,  N*  I,  la  circulaire  du  P.  Renault, 
Provincial  de  France. 


46  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

universel.  La  parenté  des  deux  doctrines  saute  aux  yeux, 
et  elle  est  assez  étroite  pour  qu'on  les  rapporte  l'une  et 
l'autre  à  la  même  origine.  Une  fois  de  plus  l'Église  dé- 
fendait les  prérogatives  de  la  raison  humaine  contre 
ceux-là  mêmes  qui  exaltaient  la  foi  à  ses  dépens.  Quelques 
Jésuites,  individuellement,  avaient  donné  dans  l'erreur 
si  avantageuse,  en  apparence,  à  la  foi;  mais  l'Ordre  lui- 
même,  fidèle  à  sa  règle  qui  lui  prescrit  de  se  garder  des 
nouveautés  en  matière  de  doctrine,  avait  pris  le  parti  de 
la  raison,  qui  se  trouva  être  celui  de  la  vérité. 

V 

En  renouvelant  le  décret  de  son  prédécesseur,  le  Père 
Roothaan  l'étendait  à  la  Compagnie  tout  entière  ;  quant 
à  la  Province  de  France,  à  laquelle  il  avait  été  adressé 
tout  d'abord,  l'interdiction  relative  aux  propositions  men- 
naisiennes  ne  concernait  plus  que  l'enseignement  donné 
dans  les  scolasticats.  A  ce  moment  un  Jésuite  ne  pouvait 
pas  «  montrer  »  l'alphabet  dans  une  maison  d'éducation 
en  territoire  français;  cette  exclusion  allait  durer  plus  de 
vingt  ans.  Pendant  toute  cette  période  les  Jésuites  fran- 
çais durent  aller  chercher  hors  des  frontières  la  liberté 
d'exercer  une  fonction  qui  est  une  des  raisons  d'être  de 
leur  Ordre. 

A  peine  les  Ordonnances  de  1828  avaient-elles  paru  au 
Moniteur  que  déjà  on  les  sollicitait  de  créer  des  établisse- 
ments dans  les  pays  voisins  pour  recevoir  les  élèves  des 
petits  séminaires  qui  allaient  être  fermés.  11  y  a  dans  les 
archives  de  la  Province  de  France  un  volumineux  dos- 
sier de  lettres  relatives  à  ce  sujet;  la  plupart  proviennent 
de  familles  dontles  enfants  étaient  pensionnaires  à  Sainte- 
Anne  d'Auray;  ce  qui  autorise  à  croire  qu'un  bien  plus 
grand  nombre  de  lettres  semblables  n'ont  pas  été  conser- 
vées. Quoi  qu'il  en  soit,  on  pourrait  extraire  de  cette  cor- 
respondance un  beau  témoignage  en  faveur  d'une  éduca- 
tion que  les  parents   réclament  pour  leurs  fils  avec  cette 


CHAPITRE    PREMIER  47 

insistance,  et  qu'ils  sont  résolus  à  leur  assurer  quelle  que 
soit  la  distance  à  franchir  et  les  sacrifices  à  s'imposera  Et 
ce  qui  vaut  mieux  encore  que  ces  protestations  de  la  pre- 
mière heure,  c'est  que  cette  fidélité  de  la  clientèle  ne  se 
démentira  pas,  aussi  longtemps  que  durera  la  proscrip- 
tion des  maîtres. 

Sans  perdre  de  temps,  des  démarches  lurent  faites  pour 
la  fondation  d'un  collège  français  à  proximité  des  fron- 
tières. Le  gouvernement  sarde,  à  qui  on  s'adressa  tout 
d'abord,  ne  donna  pas  d'espérance  ;  à  Jersey  la  négocia- 
tion se  heurta  aux  susceptibilités  protestantes.  En  Espa- 
gne, on  fut  plus  heureux;  dans  le  courant  d'octobre  le 
roi  Ferdinand  VII  accordait  aux  Jésuites  l'autorisation  de 
s'installer  au  Passage,  petite  bourgade  de  600  habitants, 
au  bord  de  la  mer,  à  une  lieue  de  Saint-Sébastien  ~. 
Tout  fut  organisé  en  quelques  semaines;  le  petit  sémi- 
naire de  Bordeaux  fournit  personnel  et  matériel,  et  le 
17  novembre  1828,  le  collège  ouvrait  ses  classes  avec  une 
centaine  d'élèves  presque  tous  venus  de  France.  Le  gou- 
verneurde  Saint-Sébastien  avait  envoyé  la  musique  mili- 
taire, et  le  soir  des  feux  de  joie  s'allumèrent  sur  les  col- 
lines qui  encadrent  la  baie.  On  avait  aménagé  à  la  hâte 
deux    ou  trois    maisons   alignées    au    bord    de  l'eau,    et 

1.  Voici  un  spécimen    de    celte    correspondance,    signé   :    Lelasseui*. 
«  ...  Quant  à  mettre  mon  (ils  dans  un  collège  de  l'Université,  jamais 

on  ne  l'obtiendra  de  moi;  j'aime  mieux  qu'il  soit  ignorant  qu'irréligieux 
et  ennemi  de  son  roi  ;  j'ai  malheureusement  sous  les  yeux  la  preuve  jour- 
nalière que  ce  sont  les  principes  qu'on  suit  dans  ces  collèges.  L'envoyer 
chez  les  Pères  à  l'étranger,  c'est  très  coûteux;  puis  pourra- t-il  passer 
le  baccalauréat  nécessaire  à  l'entrée  de  toutes  les  carrières?  Un  sémi- 
naire? J'obtiendrai  de  l'y  faire  admettre,  malgré  la  restriction  du  nombre. 
Quand  la  tyrannie  atteint  un  certain  degré,  la  fraude  est  permise.  Mais 
ensuite  pourra-t-il  être  admis  dans  un  collège  pour  préparer  le  bacca- 
lauréat?... »   (Au   P.   Yalantin,  recteur  de  Sainte-Anne.) 

2.  En  espagnol  Los  Pasages,  à  une  lieue  à  l'est  de  Saint-Sébastien  et  à 
trois  lieues  de  la  frontière  française.  «  Le  grand  havre  de  commerce  de 
la  contrée,  dit  Elisée  Reclus,  devrait  être  la  magnifique  baie  de  Pasages... 
Il  est  parfaitement  abrité,  puisque  de  ses  eaux  on  ne  voit  même  pas  la 
mer,  avec  laquelle  il  communique  par  un  étroit  goulet  facile  à  défen- 
dre. »  (Europe  méridionale,  p.  91 5.) 


48  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

séparées   de    l'église  par  une  ruelle,  sur   laquelle    on  ne 
tarda  pas  à  jeter  un  pont  K 

Dans  de  telles  conditions  le  collège  du  Passage  ne 
pouvait  guère  se  promettre  un  avenir  brillant.  A  l'isole- 
ment, au  manque  de  ressources,  aux  difficultés  d'accès, 
vinrent  s'ajouter  les  complications  de  la  politique.  Le 
contre-coup  de  larévolution  de  Juillet  se  fit  sentir  en  Espa- 
gne ;  Mina  et  ses  bandes  de  partisans  envahirent  le  Gui- 
puzcoa  ;  refoulés  par  l'armée  régulière,  ils  approchèrent 
jusqu'à  deux  lieues  du  Passage  ;  les  élèves  étaient  en 
vacances;  il  fallut  ajourner  la  rentrée  jusqu'à  la  fin  de 
novembre;  beaucoup  manquèrent  à  l'appel.  Les  années 
suivantes  furent  plus  tranquilles  et  l'on  entra  dans  une 
période  de  prospérité  relative. 

Le  collège  comprenait  deux  divisions,  l'une  française, 
l'autre  espagnole  ;  le  nombre  des  élèves  approchait  de 
deux  cents;  les  cours  étaient  abondamment  pourvus  de 
professeurs  ;  la  communauté  compta  jusqu'à  cinquante 
religieux.  Malgré  les  incommodités  de  la  situation  le  col- 
lège du  Passage  aurait  pu  connaître  de  beaux  jours;  la 
mort  de  Ferdinand  Vil  vint  ruiner  toutes  ces  espérances 
(1833.)  Les  Jésuites  furent  accusés  de  faire  de  l'opposition 
au  gouvernement  de  sa  fille  Isabelle;  ce  qui  donnait  à 
cette  imputation  un  semblant  de  vérité,  ou  tout  au  moins 
un  prétexte,  c'était  la  présence  au  collège  d'enfants  appar- 
tenant à  des  familles  de  la  région  où  Don  Carlos  comp- 
tait le  plus  de  fidèles.  Dès  lors  les  tracasseries  de  toute 
sorte  allèrent  leur  train;  on  en  vint  jusqu'à  frapper  la 
maison  d'un  impôt  de  guerre  de  20.000  francs;  les  Jésui- 
tes offrirent  300  francs,  se  déclarant  prêts  à  partir  si  l'on 
exigeait  davantage. 

Vers  le  milieu  de  1834,  le  Père  Renault,  après  sa  visite, 
exposait  ainsi  la  situation. 

«  ...  Les  parents  ont  retiré  les  élèves  espagnols,  les 
uns  parce  qu'ils  ne  nous  regardent  pas  comme  favorables 

I.  Voir  aux  Pièces  justificatives,  N"  II. 


CHAPITRE    PREMIER  49 

à  la  cause  de  la  reine,  les  autres  parce  qu'ils  craignaient 
que  leurs  enfants  ne  fussent  enlevés...  Les  externes,  tous 
espagnols,  étaient  divisés;  les  uns  se  déclaraient  pour  la 
reine,  les  autres  pour  Don  Carlos.  Un  de  nos  Pères  a  été 
chargé  de  les  suivre  davantage  et  de  leur  rappeler  ce  qu'ils 
ont  promis,  savoir  de  mettre  toute  leur  politique  à  bien 
apprendre  leurs  leçons  et  à  faire  leurs  devoirs...  Je  ne 
suis  point  rassuré  sur  l'existence  de  ce  collège.  Le  gou- 
vernement de  la  reine  qui  ne  paraît  pas  nous  être  favora- 
ble, une  police  ombrageuse  qui  nous  impute  les  indis- 
crétions de  nos  enfants,  la  crainte  qui  retient  les  familles, 
trois  causes  qui  peuvent  concourir  à  notre  ruine,  et  une 
seule  suffirait.  Je  vais  pourtant  comme  si  j'étais  rassuré. 
La  Providence  nous  a  mis  là.  J'attendrai  qu'elle  nous  en 
retire  ou  qu'elle  nous  ouvre  un  asile  dans  quelque  autre 
coin  de  la  terre.  »  (28  Juin  1834.) 

Quelques  jours  plus  tard,  le  6  juillet,  la  reine  régente 
Christine  signait  l'ordre  de  fermeture  du  collège  et  l'ex- 
pulsion hors  du  territoire  des  maîtres  et  des  élèves  étran- 
gers. Les  autorités  locales  chargées  de  l'exécution  y 
procédèrent  avec  une  rigueur  quelque  peu  barbare.  Le 
décret  fut  notifié  au  Recteur,  le  Père  Louis  Valantin,  le 
12  juillet;  on  lui  accordait  douze  heures  pour  vider  la 
maison.  Pas  n'était  besoin  de  longs  préparatifs,  car  tout 
ce  qu'elle  contenait  était  mis  sous  séquestre.  Les  protes- 
tations du  Recteur,  appuyées  des  timides  observations 
du  consul  de  France,  aboutirent  à  prolonger  le  délai  de 
quelques  heures.  Le  14  juillet,  au  matin,  eut  lieu  l'em- 
barquement sur  un  bateau  qui,  quelques  heures  après, 
déposait  sur  la  rive  française  toute  la  petite  colonie.  Le 
collège  du  Passage  terminait  ainsi  sa  courte  existence  de 
six  années^  Le    Père  Guidée,    alors  Socius   du   Provin- 


I.  L'auteur  de  la  vie  du  Père  Jeantier,  dit  l'Apôtre  des  petits  enfants, 
raconte  à  l'occasion  de  ce  départ  l'anecdote  suivante  :  «  Lorsque  l'em- 
barquement touchait  à  son  terme,  le  P.  Jeantier  se  rappela  tout  à  coup 
que  le  Saint  Sacrement  avait  été  laissé  dans  une  des  chapelles  de  la  mai- 
son. Que  faire?...  Pendant  qu'il  exprimait  son  embarras  autour  de  lui, 

L:i  Compagnie  de  Jésus.  4 


50  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

cial  de  France,  écrivait  dans  son  Journal  à  la  date  du 
20  juillet  :  «  Ce  soir,  nous  est  arrivée  la  nouvelle  de  la 
suppression  de  notre  collège  du  Passage.  Sit  nomen 
Domini  benedictum!  C'était  le  seul  qui  nous  restât.  » 
Quelques  jours  plus  tard,  on  recevait  une  autre  nouvelle, 
celle  de  la  mort  de  quinze  Jésuites  espagnols,  massacrés 
le  17  du  même  mois,  avec  cinquante-neuf  autres  religieux 
de  divers  Ordres,  par  la  populace  de  Madrid  ;  en  plusieurs 
autres  villes  d'Espagne  la  multitude  manifestait  son 
amour  pour  la  liberté  et  le  régime  constitutionnel  en 
pillant  les  monastères  et  en  tuant  les  moines. 

Si  le  collège  du  Passage  a  laissé  peu  de  souvenirs,  il 
en  est  tout  autrement  de  celui  de  Fribourg.  Fribourg  et 
Saint-Acheul  sont  les  deux  noms  qui  résument  le  mieux 
l'œuvre  éducatrice  des  Jésuites  français  dans  la  première 
moitié  du  dix-neuvième  siècle.  Fribourg,  plus  encore  que 
Saint-Acheul,  a  joui  d'une  réputation  que  l'on  peut  dire 
mondiale.  A  une  époque  où  les  communications  étaient 
loin  d'être  ce  qu'elles  sont  de  nos  jours,  sa  clientèle  lui 
vint  non  seulement  de  tous  les  Etats  de  l'Europe,  mais 
même  de  l'une  et  l'autre  Amérique. 

un  des  plus  jeunes  enfants  qui  n'avait  pas  déjeuné  ce  jour-là,  parce  qu'il 
avait,  disait-il,  «  le  cœur  trop  gros  »,  d'ailleurs  plein  d'innocence  et  de 
candeur,  s'offrit  au  Père  pour  consommer  les  Saintes  Espèces.  Il  s'appe- 
lait Henri  de  Garmejane,  et  est  devenu  depuis  officier  de  l'armée  fran- 
çaise. Le  P  Jeanlierle  ramène  donc  avec  lui  au  collège,  le  communie  avec 
les  dernières  hosties  qui  restaient  dans  le  tabernacle,  puis  tous  les  deux 
reviennent  au  port,  emportant,  selon  leur  expression,  ((  le  Bon  Dieu  du 
Passage  ».  Monté  sur  le  navire,  le  jeune  communiant  se  mit  à  genoux  au 
pied  du  grand  mât  pour  y  faire  son  action  de  grâces;  ses  condisciples 
l'entouraient  d'un  saint  et  respectueux  silence...  »  {Vie  du  Père  Jeantier, 
par  le  P.  Xav.-Aug.  Séjourné.  Oudin,  éditeur,  1882,  p.  35.) 

L'anecdote  doit  avoir  un  fond  de  vérité,  mais,  telle  qu'elle  est  racontée, 
elle  ne  laisse  pas  que  d'être  embarrassante.  Même  dans'la  presse  d'une 
expulsion  brutale,  des  religieux  n'oublient  pas  le  Saint  Sacrement.  Le 
narrateur  a  sans  doute  omis  quelque  circonstance  qui  expliquerait 
tout.  Tel  quel,  il  est  incroyable,  ou  par  trop  malédiûant;  la  piété  du  cher 
petit  écolier  ne  suffit  pas  à  racheter  la  négligence  de  ses  maîtres. 

Voir  aux  Pièces  justificatives,  N°  III,  le  récit  de  l'expulsion  par  le  Père 
Louis  Valantin. 


CHAPITRE    PREMIER  51 

Fribourg n'appartenait  pas,  comme  le  Passage,  etcomme 
plus  tard  Brugelette,  à  la  Province  de  France;  les  Jésuites 
français  n'y  étaient  pas  chez  eux,  mais  il  faut  bien  recon- 
naître que  c'est  à  eux  qu'il  dut  son  exceptionnelle  fortune. 
Admis  d'abord  comme  auxiliaires  et  presque  comme 
réfugiés,  ils  y  occupèrent  bientôt  par  la  force  des  choses 
la  place  principale  et  un  rôle  prépondérant.  La  partie 
française  du  personnel  compta  jusqu'à  trente-cinq  et 
quarante  religieux,  prêtres  pour  la  plupart. 

Il  y  eut  à  Fribourg  deux  établissements  bien  distincts, 
le  collège  Saint-Michel  et  le  Pensionnat.  Le  collège  datait 
des  premiers  temps  de  la  Compagnie.  11  avait  été  fondé 
en  1582  par  le  Bienheureux  Pierre  Canisius  dont  il  pos- 
sède encore  les  reliques.  Dès  1818,  le  gouvernement 
cantonal  y  rappela  les  Jésuites  ;  leur  enseignement,  qui 
embrassait  tout  le  cours  traditionnel  des  études,  jusqu'à 
la  Théologie  inclusivement,  y  attira  bientôt  de  nombreux 
élèves  ;  mais  selon  l'usage  ancien  ceux  qui  venaient  du 
dehors  étaient  obligés  de  se  loger  chez  l'habitant.  Les 
inconvénients  de  cet  état  de  choses  déterminèrent  la 
construction,  à  proximité  du  collège,  d'un  vaste  bâtiment 
où  pourraient  être  reçus  les  écoliers  étrangers  à  la  ville. 
Ce  fut  l'origine  du  célèbre  Pensionnat.  La  direction  en  fut 
confiée  aux  Jésuites,  mais  la  propriété  resta  entièrement 
aux  mains  de  la  société  anonyme  qui  avait  eu  l'initiative 
et  fait  les  frais  de  l'entreprise.  11  était  bien  entendu  que 
les  classes  continuaient  à  se  faire  exclusivement  au  collège  ; 
les  pensionnaires  devaient  donc  s'y  rendre  deux  fois  par 
jour.  L'inauguration  eut  lieu  le  l®""  octobre  1827.  Le  nom- 
bre des  pensionnaires  en  cette  année  de  début  ne  dépassa 
pas  la  trentaine  ;  déjà  quatre  ou  cinq  États  de  l'Europe  y 
étaient  représentés.  Mais,  à  la  suite  des  Ordonnances  du 
16  juin,  l'afflux  des  Français  porta  ce  chiffre  à  près  de 
quatre  cents. 

Cette  invasion  subite,  partie  de  tous  les  points  de  la 
France,  n'alla  pas  sans  quelque  trouble  et  quelques  désor- 
dres.   La    turbulence  française   déconcertait   les    Pères, 


52  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

presque  tous  suisses  ou  allemands.  Il  fallut  recourir  aux 
grands  moyens.  Le  Père  Galicet,  nommé  d'abord  préfet, 
puis  recteur  du  Pensionnat  ^  procéda  tout  d'abord  à  une 
épuration  qui  réduisit  à  deux  cent  quarante  le  nombre  des 
pensionnaires.  Mais  la  perte  fut  bientôt  réparée,  et  le  logis 
ne  sufïit  plus  à  recevoir  tous  ceux  qui  s'y  présentaient.  En 
1836  on  ouvrit  une  succursale  pour  les  plus  jeunes  enfants 
à  Estavayer,  sur  le  lac  de  Neuchatel,  à  cinq  lieues  de 
Fribourg.  En  ce  temps-là  le  collège  atteignait  son  apogée  ; 
il  compta  jusqu'à  431  pensionnaires  et  328  externes,  au 
total  759  élèves.  (1839.) 

En  raison  du  caractère  international  de  la  clientèle, 
l'enseignement  fut  dès  l'origine  divisé  en  deux  sections 
parallèles,  l'une  allemande,  l'autre  française  ;  celle-ci  de 
beaucoup  la  plus  nombreuse,  car  elle  était  suivie  par  la 
plupart  des  étrangers.  Au-dessus  delà  Rhétorique  les  élè- 
ves de  toutes  langues  étaient  réunis,  car  l'enseignement 
se  donnait  exclusivement  en  latin.  Les  cours  comprenaient 
la  Philosophie,  les  Mathématiques,  les  Sciences  naturelles, 
le  Droit,  l'Agronomie  et  enfin  la  Théologie  pour  ceux  qui 
se  destinaient  à  l'état  ecclésiastique.  En  dehors  des  Uni- 
versités romaines  et  des  scolasticats  des  grands  Ordres 
religieux,  ce  fut  apparemment  le  dernier  exemple  de  l'em- 
ploi du  latin  comme  langue  commune  entre  étudiants  de 
nationalités  différentes  2. 

Les  programmes  du  collège  empruntés  au  Ratio  studio- 
rum  ne  faisaient  aucune  place  aux  arts  d'agréments  ;  mais 
le  Pensionnat  se  chargeait  de  combler  cette  lacune.  Le 

I.  Le  Père  Jean-Népomucène  Galiez  (Galicet  était  son  nom  francisé) 
était  de  nationalité  polonaise,  mais  avait  été  versé  dans  la  Province  de 
France  lors  de  l'expulsion  de  Russie.  Il  gouverna  le  Pensionnat  de  Fri- 
bourg d'abord  avec  le  titre  de  préfet  général,  1829-1830,  puis  avec  celui 
de  recteur,  du  9  février  i83i  jusqu'à  la  fin  de  l'année  scolaire  i84o. 

•2.  Lors  de  l'enquête  pour  la  réforme  du  Ratio  Studiorum  en  i83o, 
nous  voyons  que  la  Province  de  Germanie  réclamait  la  faculté  de  donner, 
lingua  vernacula,  l'enseignement  de  l'Histoire,  de  la  Géographie  et  des 
Sciences.  {^Documenta  Germaniae  Paedagogica,  XVI,  p.  433.) 


CHAPITRE    PHEMIFR  53 

dessin  et  la  peinture  y  furent  en  honneur  ;  l'escrime,  l'équi- 
tation  et  autres  sports  peut-être  encore  davantage;  il  n'y 
avait  pas  moins  de  dix-huit  maîtres  de  musique  attachés 
à  l'établissement.  Les  concerts  donnés  par  l'orchestre  et 
la  chorale  faisaient  le  bonheur  de  la  société  fribourgeoise. 
«  La  musique  militaire,  composée  de  cinquante  membres 
de  choix,  maîtres  et  élèves,  en  uniformes  élégants,  jouis- 
sait d'une  réputation  qui  s'étendait  au  delà  des  frontières 
du  canton.  Aussi  les  jours  de  sortie,  lorsque  drapeau 
déployé,  les  élèves  du  Pensionnat,  précédés  d'un  piquet 
de  jeunes  cavaliers,  défilaient  le  long  des  vieux  remparts, 
pour  se  diriger  vers  la  maison  de  campagne  de  Belfaux, 
toute  la  population  se  massait  sur  leurs  pas,  avide  devoir 
la  belle  tenue  de  cette  brillante  jeunesse  et  non  moins 
avide  d'entendre  les  puissants  accords  de  cette  musique 
guerrière.  Le  poste  de  garde  se  mettait  sous  les  armes, 
et  faisait,  au  commandement,  le  salut  militaire.  La  rentrée 
avait  lieu  dans  les  mêmes  conditions,  et  c'est  en  faisant 
son  chemin  au  pas  cadencé,  à  travers  la  foule  compacte 
que  les  rangs  serrés  arrivaient  aux  portes  du  Pension- 
nat *.  » 

Les  raisons  qui  avaient  fait  plus  ou  moins  proscrire  des 
petits  séminaires  de  France  les  divertissements  scéni- 
ques  ne  pouvaient  être  invoquées  à  Fribourg.  Le  théâtre 
eut  donc  sa  part  assurée  dans  les  fêtes  du  Pensionnat. On 
y  jouait  la  tragédie,  le  drame,  la  comédie,  voire  même 
l'opéra,  sans  préjudice  des  innombrables  séances  dont 
les  différentes  Académies  faisaient  les  frais.  Les  Archives 
des  Provinces  de  Paris  et  de  Lyon  possèdent  quantité  de 
programmes  imprimés  de  ces  solennités  scolaires,  avec 
les  noms  des  figurants.  Beaucoup  de  nos  contemporains 
y  retrouveraient  avec  plaisir  et  peut-être  non  sans  fierté 
celui  d'un  aïeul. 

L'un  des  agréments  les  plus  appréciés  des  pensionnai- 
res de  Fribourg,  c'était  la  campagne  de  Belfaux,  située  à 

I.  Le  f.L're  d'Or  des  élci'ea  du  Pensionnat  de  Fribourg  1889.  Précis 
historique,  p.  36. 


54  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

cinq  kilomètres  de  la  ville,  au  pied  d'une  colline  couverte 
de  sapins  qui  lui  avait  fait  donner  le  nom  de  château  du 
Bois.  Pendant  la  belle  saison  le  Pensionnat  s'y  transportait 
le  jeudi  de  chaque  semaine  pour  la  journée  tout  entière- 
Après  plus  d'un  demi-siècle,  des  vieillards  parlaient 
encore  avec  émotion  de  leurs  ébats  sous  les  beaux  ombra- 
ges ou  dans  les  eaux  claires  du  bassin  de  Belfaux. 

Les  voyages  de  vacances  furent,  on  peut  le  dire,  une 
institution  de  Fribourg.  On  les  organisa  d'abord  pour  les 
élèves  qui,  en  raison  de  l'éloignement,  ne  retournaient 
pas  dans  leurs  familles  à  l'époque  des  vacances.  Par  la 
suite,  d'autres,  qui  n'étaient  pas  dans  ce  cas,  demandèrent 
à  prendre  part  à  ces  expéditions.  Les  bandes  étaient  com- 
posées de  douze  à  quinze  enfants  ou  jeunes  gens,  sous  la 
conduite  de  deux  Pères  ;  on  allait  sac  au  dos,  en  blouse 
blanche,  et  toujours  à  pied,  sauf  des  exceptions  très  rares 
et  de  courte  durée.  Le  voyage  durait  de  sept  à  huit  semai- 
nes. La  Suisse,  le  Tyrol,  la  Bavière,  la  vallée  du  Rhin, 
l'Italie  virent  défiler  chaque  automne,  pendantdes  années, 
des  petits  bataillons  de  touristes  qui  étaient  alors  une 
nouveauté  et  qui,  pour  cela  même,  ont  laissé  leur  trace 
dans  les  chroniques  de  l'époque. 

Grâce  à  son  Pensionnat,  la  ville  et  le  petit  Etat  autonome 
de  Fribourg  avaient  acquis  une  sorte  de  célébrité;  c'était 
d'ailleurs  une  source  appréciable  de  revenus  pour  un 
pays  dépourvu  d'industrie  et  sans  autres  ressources  que 
celles  d'une  agriculture  assez  pauvre.  C'était  le  temps  où 
la  misère  obligeait  une  partie  de  la  population  du  canton 
à  émigreren  France,  en  Allemagne  et  jusqu'en  Amérique. 
Bois-le-Gomte,  ambassadeur  de  France  à  Berne,  écrivait  à 
son  ministre  :  «  Le  collège  des  Jésuites  est  la  vie  même  de 
Fribourg.  Un  libéral  de  cette  ville  me  disait  :  Je  n'aime 
pas  les  Jésuites,  mais  s'ils  n'étaient  pas  ici  l'herbe  croîtrait 
dans  nos  rues.  »  (24  Mai  1847.)  Cet  état  de  choses,  l'impor- 
tance relative  de  l'établissement,  et  le  caractère  cosmopo- 
lite de  sa  clientèle  expliquent  une  faveur  accordée 
par  le  gouvernement  au  Pensionnat  de  Fribourg,   savoir 


CHAPITRE    PREMIER  55 

l'autorisation  de  battre  monnaie  pour  son  usage  spé- 
cial ;  c'est  apparemment  un  fait  unique  dans  l'histoire 
des  collèges'. 

Par  ailleurs,  nous  voyons  que  l'autorité  cantonale, 
toute  sympathique  et  reconnaissante  qu'elle  fût  envers  les 
Jésuites,  ne  se  faisait  pas  faute  de  leur  susciter  des 
embarras.  Un  de  leurs  prédicateurs,  le  Père  Ferrand,  ayant 
affirmé  en  chaire  que  tout  pouvoir  vient  de  Dieu  et  non 
pas  de  la  volonté  populaire,  les  susceptibilités  démocra- 
tiques s'émurent  et  des  réclamations  officielles  furent  faites 
au  recteur  du  collège.  Le  prédicateur  présenta  le  manus- 
crit du  discours  incriminé;  il  fournit  des  explications  ras- 
surantes pour  les  idées  philosophiques  des  magistrats; 
il  n'avait  fait  qu'énoncer  sommairement  la  doctrine  de 
l'Église;  de  son  côté  l'évéque  se  portait  garant  de  son 
orthodoxie;  malgré  tout  Messieurs  du  Grand  Conseil  exi- 
gèrent le  renvoi  du  Père  Ferrand.  Une  autre  fois  c'était  le 
Comité  de  l'Instruction  publique  qui  prétendait  modifier 
à  son  gré  l'organisation  de  l'enseignement.  Le  collège, 
en  effet,  restait  une  institution  d'État  ^  ;  les  conseil- 
lers aspiraient  à  rajeunir  programmes  et  méthodes.  Au 
système  de  la  classe  avec  professeur  principal,  ils  eussent 


1.  Le  Lù'i-e  d'Or,  etc.  Précis  historique,  p.  36.  Apparemment  il 
s'agit  là  d'une  monnaie  fiduciaire,  autrement  dit  de  bons  émis  par  la 
caisse  du  Pensionnat  fonctionnant  comme  une  banque.  Il  n'est  pas  vrai- 
semblable que  l'établissement  ait  jamais  frappé  de  monnaie  de  métal. 

2.  Le  collège  de  Fribourg  vivait,  selon  l'usage  antique,  sur  sa  fon- 
dation. On  lui  avait  attribué  les  biens  de  la  Chartreuse  de  la  Valsainte, 
dont  le  revenu  devait  pourvoir  à  l'entretien  de  trente  religieux.  L'État 
payait  en  outre  quelques  chaires.  Quant  au  Pensionnat,  il  demeura  tou- 
jours la  propriété  de  la  Société  anonyme;  les  religieux  qui  y  étaient 
employés  étaient  défrayés  de  tout,  et  la  Société  payait  en  outre  pour  cha- 
cun au  Séminaire  de  la  Province  une  demi-pension  de  200  francs  suisses, 
soit  389  francs  de  France. 

Les  Jésuites  de  Fribourg  n'étaient  donc  guère  en  mesure  de  faire  for- 
tune ;  on  ne  leur  en  attribua  pas  moins  de  colossales  richesses  ;  la  pros- 
périté de  l'établissement  donnait  une  base  apparente  à  la  légende.  C'est 
pour  y  répondre  que  parut  une  brochure  sous  le  titre  :  Les  Jésuites  de 
Fribourg  accusés  d'opulence  et  convaincus  de  pauvreté,  par  M.  Esseiva, 
prêtre  administrateur  du  collège,  i834. 


56  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

voulu  substituer  celui  des  cours  indépendants  les  uns  des 
autres,  qui  met  sur  le  même  pied  toutes  les  matières  d'en- 
seignement. Il  est  curieux  de  constater  que  le  boulever- 
sement accompli  chez  nous  en  1902,  pour  le  plus  grand 
dommage  des  études,  hantait  déjà,  il  y  a  quatre-vingts 
ans,  le  cerveau  des  hommes  d'État  du  canton  de  Fribourg. 
De  longs  Mémoires  furent  échangés  à  ce  propos  entre  le 
gouvernement  et  le  collège.  Inutile  de  dire  que  les  Jésuites 
se  refusèrent  à  entrer  dans  une  voie  qui  allait  au  rebours 
de  leurs  traditions  et  qu'ils  jugeaient  calamiteuse. 

Ces  nuages  n'altéraient  pas  la  prospérité  du  Pensionnat; 
elle  se  soutint  pendant  près  de  vingt  ans.  Mais  ce  ne  fut 
pas  sans  exciter  de  véritables  fureurs  chez  les  libéraux  de 
France  et  les  radicaux  Suisses.  M.  Thiers  s'oublia  un  jour 
jusqu'à  qualifier  de  «  mauvais  Français  »  les  jeunes  gens 
qui  allaient  chercher  hors  des  frontières  l'éducation  chré- 
tienne expulsée  de  France  <.  L'outrage  fut  relevé  par 
ceux  à  qui  il  s'adressait  ;  mais,  à  vrai  dire,  ce  n'était  qu'une 
formule  de  polémique  banale  que  personne  ne  prit  au 
sérieux,  pas  même  celui  qui  s'en  servait.  Dans  un  pays 
aussi  profondément  divisé  que  le  nôtre,  ces  écarts  de  lan- 
gage sont  sans  grande  portée,  car  chacun  est  plus  ou  moins 
exposé  à  ne  voir  de  bons  Français  que  dans  son  parti.  Il 
est  très  vrai  que  la  clientèle  française  de  Fribourg  appar- 
tenait dans  son  immense  majorité  au  parti  légitimiste.  Le 
comte  de  Ghambord  l'appelait  «  la  pépinière  de  la  fidé- 
lité ».  C'était  une  manière  d'être  «  bons  Français  »,  dont 
le  moins  qu'on  puisse  dire,  c'est  qu'elle  en  valait  une 
autre. 

Les  rancunes  protestantes  devaient  aller  plus  loin.  Il 
n'entre  pas  dans  le  cadre  de  notre  Histoire  de  raconter 

I.  «  .,,  Il  y  a  à  Brugelelte  et  à  Fribourg,  je  cite  ces  collèges  parceque 
je  sais  ce  qu'on  y  professe,  il  y  a  des  établissements  mauvais,  dangereux 
pour  tout  citoyen  qui  doit  vivre  sous  les  lois  de  la  France.  Que  des 
Suisses,  des  Belges  envoient  leurs  enfants  à  Brugelette  et  à  Fribourg,  où 
on  enseigne  le  mépris  de  nos  lois  et  de  notre  gouvernement,  à  eux  per- 
mis; mais  je  dis  qu'on  n'y  fait  pas  de  bons  Français...  »  (Chambre  des 
Députés.  Séance  du  29  janvier  i846.) 


CHAPITRE    PREMIER  57 

la  guerre  dite  du  Sonderbund.Nous  rappelons  seulement 
les  faits  dans  leurs  grandes  lignes  :  les  sept  cantons  catho- 
liques ligués  pour  défendre  leur  dignité  et  leur  liberté 
contre  l'intolérance  de  la  majorité  protestante,  leur  armée 
écrasée  par  le  nombre,  la  ville  de  Fribourg  prise  en  viola- 
tion de  la  parole  jurée  et  livrée  au  pillage,  le  Pensionnat, 
le  collège,  les  couvents  saccagés,  les  églises  profanées  et 
les  objets  du  culte  brisés  ou  brûlés  avec  accompagnement 
de  parodies  sacrilèges  et  de  saturnales  qui  rappelaient 
les  plus  mauvais  jours  des  guerres  de  religion.  Puis, 
comme  couronnement,  la  plupart  des  Ordres  religieux, 
mais  tout  d'abord  les  Jésuites,  bannis  à  perpétuité  du 
territoire  de  la  confédération.  Helvétie,  doux  pays  de 
liberté!... 

Ainsi  périt,  de  mort  violente,  on  peut  le  dire,  une  ins- 
titution scolaire  que  les  Histoires  de  la  pédagogie  affec- 
tent d'ignorer,  alors  qu'elles  exaltent  Pestalozzi  et  le 
Père  Girard,  qui  vécurent  aux  mêmes  lieux.  Ce  n'est  pas 
que  le  Pensionnat  de  Fribourg  se  recommande  moins  à 
l'attention  que  les  petites  écoles  du  cordelier  philosophe 
et  que  l'institut  d'Yverdon  ;  mais  Pestalozzi  était  protes- 
tant et  le  Père  Girard  vivait  en  marge  des  règles  de  son 
état,  tandis  que  le  Pensionnat  ne  fut  rien  de  plus  qu'un 
exemplaire  de  l'éducation  des  Jésuites. 

Toutefois,  pour  apprécier  cette  œuvre,  nous  avons 
mieux  que  des  théories  et  des  programmes  ;  nous  som- 
mes heureusement  en  mesure  de  juger  l'institution  de 
Fribourg  comme  on  juge  l'arbre  par  ses  fruits.  Les  an- 
ciens élèves  de  Fribourg  avaient  depuis  longtemps 
déjà  formé  entre  eux  une  association  amicale  ;  un  de 
leurs  premiers  soins  avait  été  de  dresser  le  catalogue 
de  tous  ceux  qui  avaient  passé  par  le  Pensionnat, 
avec  la  situation  actuelle  de  chacun  d'eux.  Après  des 
années  de  laborieuses  et  patientes  recherches,  les  ca- 
marades lyonnais  qui  s'étaient  attelés  à  cette  tâche 
parvinrent  à  publier  la  nouvelle  et  définitive  édition 
du    Livre  d'Or   des    élèves    du   Pensionnat    de    Fribourg 


58  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

en  Suisse,  1889.  C'est  un  fort  volume  in-8°  de  près  de 
700  pages,  avec  nombreuses  illustrations  et  des  portraits 
par  centaines.  Chaque  nom  est  accompagné  d'une  notice, 
sobre  et  succincte  pour  les  vivants,  un  peu  plus  étendue 
pour  les  morts.  Le  LtV/*ed!'0/- s'est  complété  par  une  série 
de  comptes-rendus  annuels  qui  vont  jusqu'en  1896,  un 
demi-siècle  après  l'année  fatale  qui  vit  la  fin  du  Pensionnat. 
L'affection  de  ces  anciens  élèves,  maintenant  des  vieil- 
lards, pour  la  maison  où  s'écoula  une  partie  de  leur  jeu- 
nesse, leur  attachement  à  la  «  famille  fribourgeoise  », 
leurvénération  pourceuxquifurentleurs  maîtres,  se  mani- 
festent dans  ces  pages  avec  une  sorte  d'enthousiasme  ju- 
vénile. Fribourg  fait  penser  à  cette  mère  que  l'Ecriture 
déclare  bienheureuse,  parce  que  «  ses  fils  se  sont  levés 
pour  lui  donner  des  louanges  ».  L'un  d'eux,  devenu 
Jésuite,  il  est  vrai,  et  Provincial  de  la  Province  de  Lyon, 
le  Père  MichelJullien,  écrivait  lors  du  dernier  banquet  de 
l'Association  (1896)  :  «  Fribourg  m'est  resté  au  cœur 
comme  un  idéal  de  bon  esprit,  de  piété  et  de  bonnes 
manières  ».  Cet  «  idéal  »  ferait  sourire  sans  doute  cer- 
tains professeurs  de  pédagogie  officielle;  on  sait  que  la 
culture  des  «  bonnes  manières  »  dans  l'éducation  des  Jé- 
suites leur  a  fourni  un  thème  à  plaisanteries.  Au  surplus, 
ni  la  distinction  des  manières,  ni  même  la  piété  ne  furent 
l'objet  unique  des  leçons  qui  se  donnaient  à  la  jeunesse 
d'élite  réunie  à  Fribourg.  Le  Livre  d'Or  cite  ces  paroles 
du  Père  Labonde,  «  dont  le  souvenir  est  resté  impéris- 
sable dans  le  cœur  de  tous  ceux  qui  furent  soumis  à  sa 
tutelle  »  :  «  Je  ne  veux  pas,  leur  disait-il,  vous  former 
comme  des  moines,  mais  comme  des  chrétiens  solides, 
fermes  et  inébranlables,  capables  d'entrer  dans  quelque 
carrière  que  ce  soit...  »  Il  suffit  de  feuilleter  le  Livre  d'Or 
pour  se  convaincre  que  ce  programme  fut  rempli  magni- 
fiquement. Nous  citerons  seulement  quelques  chiffres  et 
quelques  noms. 

Pendant  ses  vingt  dernières  années  d'exercice,  le  Pen- 
sionnat de  Fribourg  reçut  de  quatorze    à    quinze   cents 


CHAPITHE    PREMIER  59 

élèves  français;  tous  les  départements,  sauf  dix  ou  douze, 
étaient  représentés  dans  ce  nombre.  Les  deux  plus  forts 
contingents  sont  celui  de  la  Provence,  Bouches-du-Rhône 
et  Var  :  J212,  et  celui  de  la  région  lyonnaise,  Rhône  et 
Loire  :  190.  La  Suisse  en  envoya  200  environ,  et  300  à  400 
autres  furent  fournis  par  vingt  nationalités  différentes. 

Le  Livre  cVOr  a  fait  un  classement  par  carrières.  La  liste 
du  clergé  présente  trois  archevêques  ou  évéques,  dont  un 
cardinal,  48  prêtres  séculiers  et  98  religieux.  Jésuites 
pour  la  plupart,  mais  non  pas  tous'  ;  la  liste  des  armées  de 
terre  et  de  mer  contient  187  noms  d'ollîciers,  dont  13  géné- 
raux, 12  colonels,  8  lieutenants-colonels,  etc.  Nous  trou- 
vons ensuite  la  liste  des  Sénateurs,  15,  des  Députés,  42, 
la  liste  des  magistrats,  celle  des  fonctionnaires,  celle  des 
diplomates,  25  à  30,  celle  des  ministres,  secrétaires  ou 
sous-secrétaires  d'État,  celle  des  maréchaux  de  Cour, 
chambellans  et  gouverneurs,  une  vingtaine  de  noms  ; 
puis  la  liste  des  avocats,  52,  des  notaires,  des  médecins, 
des  hommes  de  lettres,  72,  des  industriels  et  des  négo- 
ciants, plus  de  200,  et  enfin  celle  des  propriétaires  ruraux, 
la  plus  longue  de  toutes,  plus  de  600  y  sont  inscrits  2. 

Parmi  les  noms  plus  ou  moins  caressés  par  la  gloire, 
on  peut  citer  S.  E.  le  cardinal  Mermillod^,  Lucien  Brun, 
de  Decker,  Malou,  général  Clifford,  marquis  de  Pimodan, 
marquis  de  Saporta,  comte  de  Raousset-Boulbon,  de 
Villeneuve-Bargemon,  de  Saint  Victor,  abbé  Timon-David; 
même  des  Jésuites,  comme  Anderlédy,  de  Backer,  Marin 
de  Boylesve,  de  Foresta,  Ramière,  Henri  Dumas,  etc.,  etc. 
Si  la  liste  des  hommes  éminents  sortis  du  fameux  Pen- 
sionnat n'est  pas  plus  longue,  il  faut  en  accuser  la  nature, 

1.  Voir  aux  Pièces  justificatives,  N"  IV. 

2.  Ces  listes  sont  loin  d'être  complètes;  elles  sont  dressées  d'après 
l'édition  du  Livre  d'Or  de  1889.  Chacun  des  Suppléments  annuels  qui  ont 
suivi  y  a  ajouté  plus  ou  moins. 

3.  Les  «  Fribourgeois  »  ont  été  justement  fiers  de  leur  cardinal,  et 
lui-même  fut  toujours  fier  de  son  titre  de  «  Fribourgeois  ».  Toutefois 
nous  devons  à  la  vérité  de  dire  que  le  jeune  MermlUod  fit  ses  éludes  au 
collège  de  Fribourg,  mais  ne  fut  jamais  élève  du  Pensionnat. 


60  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

qui  fut  toujours  et  partout  avare  en  ce  genre  de  produits  ; 
mais  du  moins,  à  part  de  très  rares  exceptions  qui  se 
comptent  et  qui  confirment  la  règle,  il  est  certain  que  le» 
générations  formées  dans  cette  école,  se  sont  fait  remar- 
quer par  une  dignité  de  vie  au-dessus  de  l'ordinaire.  C'est 
le  souvenir  qui  en  reste,  maintenant  que  les  derniers 
survivants  sont  bien  clairsemés.  Tous  ceux  qui  ont  pu  les 
connaître  savent  qu'un  élève  de  Fribourg  cela  voulait 
dire  un  homme  d'honneur  et  surtout  un  chrétien  exem- 
plaire. 


CHAPITRE  II 


I.  — Fondation  de  Brugelette.  Les  plans  d'études  de  1889. M.  Cousin  et  le 
Ratio  Studiorum.  Les  vingt  années  de  Brugelette.  Les  collèges  de 
Cliambéry,  de  Mélam,  de  Brigue,  de  Sion. 

II.  —  A  Fribourg  :  Le  P.  Galicet,  recteur.  Le  P.  Barrelle,  préfet.  Les 
PP.  Labonde  et  Jeantier,  directeurs  des  Congrégations.  Le  «  héros  de 
la  Sonora  ».  Le  P.  Delvaux,  recteur  à  Brugelette.  Le  P.  Louis  Lambil- 
lotte;  son  œuvre  musicale. 

III.  —  Les  Jésuites  dispersés  après  i83o.  Les  PP.  Varin,  Ronsin,  Glo- 
riot,  Sellier.  Le  P.  Guyon  et  la  Mission  de  Cliambéry.  Le  P.  Besnoin 
à  Blois.  Vexations  et  tracasseries. 

IV.  —  Les  Jésuites  à  Lyon.  La  légende  du  trésor  caché.  Le  Provincial 
de  France  s'établit  à  Lyon.  Fondation  de  la  résidence  i^""  mars  iSSa. 
La  maison  de  la  rue  du  Puits-d'Ainay.  Les  Jésuites  à  Toulouse.  Le 
Cardinal  de  Clermont-Tonnerre.  Fondation  de  la  résidence,  noAcni- 
bre  i832.  Fondation  de  Lalouvesc.  Le  pèlerinage  avant  l'arrivée  des 
Jésuites.  L'abbé  Terme.  Le  P.  Sellier  à  Lalouvesc.  Le  P.  Guillerniet. 
La  châsse  de  saint  François  Régis. 

V.  —  L'Affaire  de  Prague.  M.  Barrande  et  le  duc  de  Bordeaux.  Le 
baron  de  Damas,  gouverneur  du  jeune  prince.  Négociation  du  marquis 
de  Foresta  à  Rome.  Le  P.  Druilhet  appelé  mystérieusement  à  Cham- 
béry.  11  reçoit  commission  de  se  rendre  à  Prague.  Le  P.  Etienne 
Déplace.  Instructions  du  P.  Général  pour  les  Pères  chargés  de 
l'éducation  de  l'héritier  du  trône.  Les  appréhensions  du  P.  Druilhet. 
Le  P.  Déplace  et  le  duc  de  Bordeaux.  Intrigues  de  la  «jeune  France  ». 
Cliarles  X  accorde  le  renvoi  des  Jésuites.  Le  baron  de  Damas  se 
retire.  Témoignages  de  satisfaction  et  de  regret  donnés  aux  Pères  par 
le  Roi  et  le  jeune  prince. 

Au  moment  où  l'Espagne  repoussait  les  Jésuites  fran- 
çais, ils  se  voyaient  appelés  en  Belgique.  Le  collège  du 
Passage  était  fermé  au  mois  de  juillet  1834;  celui  de  Bru- 
gelette  s'ouvrait  l'année  suivante.    L'initiative  de   cette 


62  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

création  revient  à  quelques  pères  de  famille  de  la  région 
du  Nord  qui,  depuis  la  fermeture  de  Saint-Acheul,  regret- 
taient pourleurs  fils  les  maîtres  de  leur  choix,  A  leur  tète 
étaient  le  baron  de  Lépine,  qui  avait  vaillamment  défendu 
les  Jésuites  à  la  Chambre  des  Députés  en  1828,  M.  Gharvet 
et  surtout  M.  Dubois-Fournier,  de  Valenciennes  \  A  la 
distance  où  nous  sommes  des  événements,  il  n'y  a  plus  à 
craindre  d'effaroucher  aucune  susceptibilité  en  citant  les 
noms  de  ces  hommes  de  bien,  et  leurs  descendants  seront 
peut-être  heureux  de  les  retrouver  dans  cette  Histoire. 
Ils  formèrent  une  société  civile,  réunirent  des  fonds,  et 
munis  de  l'agrément  de  l'évêque  de  Tournai,  se  rendirent 
acquéreurs  d'un  vieux  couvent,  presque  abandonné,  situé 
près  du  bourg  de  Brugelette,  à  peu  de  distance  de  la 
ville  d'Ath.  On  n'était  pas  éloigné  de  plus  de  cinq  à  six 
lieues  de  la  frontière  française.  La  propriété  fut  payée 
72.000  francs  ;  il  en  fallut  au  moins  autant  pour  rendre  les 
locaux  habitables.  La  Société  loua  l'immeuble  aux  Jésuites 
moyennant  le  4  °/o  des  capitaux  engagés.  —  «  Si  l'œuvre 
réussit,  disait  M.  Dubois-Fournier  pour  attirer  les  sous- 
cripteurs, vous  aurez  20  7o  de  revenu  :  4  "/o  en  ce  monde  et 
le  surplus  dans  l'autre.  » 


I.  Cf.  Un  Patriarche  :  Vie  de  M.  Dubois-Fournier,  i768-184û,  par  le 
P.  Paul  Dubois-Fournier,  son  fils,  de  la  Compagnie  de  Jésus,  Lille, 
Berges.  M.  Dubois-Fournier  avait  coutume  d'aller  tous  les  ans  faire  une 
retraite  à  Saint-Acheul.  «  En  1828,  lisons-nous  dans  la.  Notice  préli- 
minaire, il  s'y  rendit  avec  sa  femme  qui  portait  son  nouveau-né,  et  se 
mettant  à  genoux  devant  les  Pères  réunis  :  «  Bénissez-nous,  mes  Pères 
leur  dit-il,  et  inscrivez  cet  enfant  pour  votre  futur  collège.  »  Ce  collège, 
c'est  lui  qui  devait  l'ouvrir.  L'enfant  inscrit  ainsi  le  premier  pour  Bruge- 
lette est  l'auteur  même  de  ce  récit.  »    (Vie...,  p.  io4.) 

M.  Dubois-Fournier  fut  père  de  vingt  et  un  enfants,  dix  d'un  premier 
mariage,  et  onze  du  second.  Trois  de  ses  fils,  Louis,  Paul  et  Léon 
entrèrent  dans  la  Compagnie  de  Jésus  ;  un  quatrième  fut  prêtre  séculier 
et  curé.  Dès  les  premières  pages  du  livre,  on  trouve  la  note  suivante  : 
«  Aujourd'hui,  8  décembre  1898,  les  rejetons  de  M.  Dubois-Fournier, 
mort  en  i844>  sont  au  nombre  de  ^97»  y  compris  90  conjoints  de  ses 
descendants.  »  On  peut  voir  en  appendice,  à  la  lin  du  volume,  le  tableau 
généalogique  de  toute  cette  postérité.  On  y  compte  39  prêtres,  religieux 
et  religieuses. 


CHAPITRE    II  63 

Le  nouveau  collège  hérita  de  ce  qui  restait  encore  à 
Saint- Acheul  du  mobilier  scolaire  après  le  pillage  de  1830. 
Les  classes  furent  inaugurées  le  29  Octobre  1835,  avec 
une  cinquantaine  d'élèves  ;  malgré  ce  petit  nombre,  seules 
la  Philosophie  et  les  Sciences  ne  furent  pas  enseignées 
dés  la  première  année.  Au  reste,  le  succès  fut  rapide;  dès 
1840,  on  atteignait  le  chiffre  de  350  pensionnaires;  les 
prévisions  du  début  étaient  dépassées  et  il  fallut  entre- 
prendre de  nouvelles  constructions. 

Les  Jésuites  français  avaient  fondé  Brugelette  pour  des 
élèves  français;  ils  devaient  éviter  de  faire  concurrence  à 
leurs  confrères  de  la  Province  de  Belgique  sur  leur  pro- 
pre territoire  ;  c'est  pourquoi  ils  s'étaient  engagés  à  ne  pas 
admettre  d'enfants  de  familles  belges,  sinon  en  fort  petit 
nombre,  et  quand  il  serait  moralement  impossible  de  les 
refuser;  on  avait  même  fixé  un  maximum  de  vingt-cinq. 
A  tort  ou  à  raison,  l'éducation  française  exerçait  un  cer- 
tain prestige  sur  beaucoup  de  familles  belges  et  des  meil- 
leures. De  là  des  sollicitations,  des  instances,  renforcées 
d'interventions  devant  lesquelles  les  Supérieurs  de  Bruge- 
lette se  virent  souvent  contraints  de  céder.  Le  contingent 
belge  dépassa  presque  toujours  le  maximum  convenu.  11 
en  résulta  —  pourquoi  ne  pas  le  dire  ?  —  quelques  frois- 
sements. Nous  en  trouvons  la  trace  dans  les  correspon- 
dances échangées  entre  Rome  et  la  Belgique,  mais  on  y 
trouve  aussi  la  preuve  que,  après  déloyales  explications, 
ces  petites  querelles  s'apaisaient  et  que  jamais  la  charité 
fraternelle  n'en  fut  troublée  sérieusement.  Au  reste  les 
difficultés  vinrent  plutôt  de  quelques  amis  belges  des 
Jésuites  français  pour  lesquels  ils  prenaient  fait  et  cause 
avec  un  peu  trop  de  chaleur,  à  l'encontre  même  de  leurs 
compatriotes.  Au  nombre  de  ces  amis  dévoués  presque 
jusqu'à  l'excès,  la  Province  française  a  conservé  avec  une 
impérissable  reconnaissance  les  noms  du  baron  de  Sécus 
et  du  prince  de  Ligne,  ce  dernier  ancien  élève  de  Saint- 
Acheul. 

Les  Pères  de  Brugelette   publièrent  en   1839  un    plan 


64  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

d'études  qui  accuse  un  progrès  appréciable  sur  celui  qui 
avaitété  suivi  dans  les  petits  séminaires  de  la  Restauration. 
Le  tassement  est  fait;  les  disciplines  nouvelles  ont  conquis 
leur  place;  la  distribution  des  matières  d'enseignement  est 
désormais  réglée  de  façon  à  donner  satisfaction  aux  exi- 
gences modernes  tout  en  sauvegardant  la  culture  tradition- 
nelle. De  fait,  c'est  le  programme  de  Brugelette  qui  sera 
appliqué  par  les  Jésuites  français  à  partir  de  la  loi  de  1850 
jusqu'au  jour  où  la  persécution  les  exclura  une  fois  de 
plus  du  droit  commun.  L'enseignement  du  collège  est 
partagé  en  trois  cours  :  le  Cours  préparatoire^  le  Cours 
des  Lettres  et  le  Cours  des  Sciences  ou  Supérieur.  Le  Cours 
préparatoire  dure  une  ou  plusieurs  années  consacrées  à 
l'étude  de  la  langue  française  et  autres  connaissances 
élémentaires.  Le  Cours  des  Lettres  comprend  trois  ou 
plutôt  quatre  années  de  Grammaire,  suivies  d'une  année 
d'Humanités,  le  tout  couronné  par  la  Rhétorique.  Le  fran- 
çais, le  latin  et  le  grec  forment  alors  la  base  de  l'enseigne- 
ment; on  apprend  l'arithmétique  dans  les  classes  inférieu- 
res, l'algèbre  en  Humanités,  la  géométrie  en  Rhétorique; 
l'Histoire  et  la  Géographie  sont  réparties  entre  toutes  les 
classes.  Enfin  le  Cours  Supérieur  comprend  deux  années 
partagées  entre  la  Philosophie  et  les  Sciences.  Le  pro- 
gramme de  Brugelette  comportait  une  troisième  année 
facultative  où  l'on  complétait  et  perfectionnait  les  études 
précédentes. 

Moins  d'un  an  après,  M.  Cousin,  pendant  un  court  pas- 
sage au  ministère  de  l'Instruction  publique,  exécutait 
dans  les  programmes  universitaires  une  de  ces  petites 
révolutions  qui  devaient  s'y  renouveler  si  souvent  dans  la 
suite.  Crétineau-Joly  pense  que  c'est  le  plan  d'études  de 
Brugelette  qui  lui  en  suggéra  l'idée;  pour  mieux  dire,  en 
le  «  cachant  sous  des  mots  plus  sonores  »,  il  l'aurait 
«  donné  comme  étant  son  œuvre  »...  A  part  un  «  léger 
changement,  qui  fut  peut-être  un  calcul,  le  projet  de 
M.  Cousin  est  servilement  celui  des  Jésuites  ». 

Il  y  a  ici  une  confusion.  Ce  n'est  pas  le  plan  de  Brugelette 


CHAPITRE    II  65 

que  M.  Cousin  copie  «  servilement  ».  Sa  réforme  est 
plus  radicale,  plus  réactionnaire  que  cela  ;  le  grand 
maître  de  l'Université  est  plus  Jésuite  que  les  Jésuites. 
Les  Pères  de  Brugelette  appliquaient  le  Ratio  Stadiorum 
retouché  et  adapté  aux  exigences  du  temps;  de  là  l'intro- 
duction dans  les  classes  de  Grammaire  et  de  Lettres 
d'une  dose  assez  considérable  d'Histoire,  de  Géographie 
et  de  Sciences.  M.  Cousin,  lui,  remontait  au  Ratio  Stu- 
diorum  d'avant  1830,  au  Ratio  de  l'ancien  régime.  La 
circulaire  ministérielle  qui  annonce  la  réforme  est  par- 
faitement explicite.  «  Il  est  évident,  même  en  théorie, 
dit  le  ministre,  que  cette  combinaison  des  études  scien- 
tifiques et  des  études  classiques  est  entièrement  défec- 
tueuse... Je  n'ai  donc  point  hésité  à  supprimer  tous  les 
accessoires  scientifiques  répartis  depuis  la  Sixième  jus- 
qu'à la  Rhétorique,  afin  de  fortifier  par  là  l'enseignement 
classique,  et  j'ai  rassemblé  dans  l'année  de  Philosophie 
tout  l'enseignement  scientifique,  qui  alors  devient  lui- 
même  plus  important  et  plus  sérieux.  »  M.  Cousin  se  ren- 
dait parfaitement  compte  d'ailleurs  que  cette  unique  année 
de  Philosophie  devenait  alors  absolument  insuffisante,  et, 
de  plus  en  plus  fidèle  au  vieux  Ratio,  «  ce  plan,  disait-il, 
serait  achevé  et  définitif  s'il  instituait  deux  années  de  Phi- 
losophie au  lieu  d'une  seule'.   » 

Bien  entendu,  M.  Villemain,  qui  succéda  à  Victor  Cou- 
sin, s'empressa  de  mettre  à  néant  la  réforme  projetée. 
Mais  il  n'en  est  pas  moins  piquant  de  voir  un  grand  maître 
de  l'Université,  ennemi  déclaré  des  Jésuites,  leur  emprun- 
ter, sans  le  dire  et  sans  y  rien  changer,  une  organisation 
des  études  qu'eux-mêmes  avaient  cru  devoir  modifier. 
Pour  M.  Cousin  elle  avait  l'avantage  de  donner  satisfaction 


I.  Circulaire  aux  Recteurs  d'Académie  du  l'j  août  i84o.  Ce  n'était  pas 
la  première  fois  que  M.  Cousin  trouvait  qu'il  y  avait  quelque  chose  de 
bon  à  prendre  chez  les  Jésuites,  Témoin  la  traduction  des  Dialogues  de 
Platon,  par  le  Père  Grou,  qui  figure  à  très  peu  près  telle  quelle  dans 
les  OEuvres  de  M.  Cousin  (Cf.  Études,  Tome  XLV,  p.  669,  et  Tome  XLVI, 
p.  5o). 

La  Compagnie  de  Jésus.  5 


66  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

à  tous  les  besoins  de  l'esprit  en  se  conformant  à  l'ordre  de 
la  nature  :  «...  D'abord  les  études  classiques,  si  bien  appe- 
lées humanités,  parce  qu'elles  forment  l'homme  et  culti- 
vent à  la  fois  la  mémoire,  l'imagination,  l'intelligence  et 
le  cœur.  La  Philosophie,  les  Mathématiques,  les  Sciences 
doivent  venir  après  ;  elles  s'adressent  à  la  réflexion  nais- 
sante. »  La  conclusion,  c'était  donc,  pour  le  grand  maître 
de  l'Université,  que  le  \ieux  Ratio  Studiorum  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus  convenait  aux  temps  présents  aussi  bien 
qu'aux  temps  passés. 

Quant  aux  Jésuites  de  Brugelette,  ils  n'étaient  pas  loin 
de  penser  de  même.  Ils  faisaient  loyalement  l'essai  de  la 
réforme  élaborée  par  la  Commission  de  1830  ;  mais  nous 
voyons  par  leurs  correspondances,  celle  du  Père  Delvaux 
en  particulier,  qu'elle  était  loin  de  leur  donner  un  parfait 
contentement.  Les  programmes  étaient  surchargés;  les 
élèves  sollicités  par  des  enseignements  disparates  n'ap- 
prenaient plus  rien  à  fond;  leur  connaissance  des  lan- 
gues classiques  laissait  à  désirer;  il  avait  fallu  renoncer 
à  faire  la  Philosophie  en  latin,  ce  que  l'on  estimait  très  re- 
grettable'...  etc.,  etc.  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que 
l'on  se  plaint  de  l'instruction  encyclopédique  imposée  aux 
adolescents.  Mais  quels  que  fussent  leurs  regrets  ou  leurs 
préférences,  les  Jésuites  devaient  désormais  s'accommo- 
der au  goût  du  jour,  ou  plutôt  se  mettre  au  pas  de   l'État 


I.  Dans  une  lettre  datée  du  17  août  i838,  le  P.  Delvaux  rend 
compte  au  R.  P.  Général  d'une  consulte  sur  l'état  des  études  à  Bruge- 
lette. En  somme  on  n'est  pas  satisfait,  et  l'on  voudrait  revenir  à 
l'ancien  Ratio.  Il  y  a  trop  de  Sciences  dans  les  classes  inférieures,  et 
pas  assez  dans  les  classes  supérieures.  Les  trois  années  de  Philosophie, 
selon  l'ancien  système,  seraient  beaucoup  plus  profitables.  Avec  le 
système  actuel,  on  n'apprend  ni  latin,  ni  sciences.  On  ne  peut  plus 
faire  la  Philosophie  en  latin,  les  élèves  le  savent  trop  peu;  d'autre  part 
«  ils  ne  veulent  plus  faire  de  Sciences,  quand  il  les  faudrait  faire,  avec 
un  esprit  plus  développé,  et  par  suite  avec  beaucoup  plus  de  chance 
d'y  réussir  ».  Le  recteur  de  Brugelette  remarque  très  justement  que 
telles  études,  qui  sont  un  casse-tête  pour  les  enfants,  deviennent  un  jeu 
pour  des  jeunes  gens  qui  ont  l'esprit  formé  par  une  bonne  culture  litté- 
raire. 


CHAPITRE    II  67 

devenu  le  suprême  régulateur  de  l'enseignement,  quand 
il  n'en  est  pas  l'unique  dispensateur. 

Le  collège  de  Brugelette  eut  vingt  années  d'existence 
comme  le  Pensionnat  de  Fribourg.  La  loi  de  1850  lui  ôtait 
sa  principale  raison  d'être.  Toutefois  on  ne  se  pressa  pas 
de  le  fermer.  Cette  année-là  même  il  arrivait  à  son  plus 
haut  point  de  prospérité.  «  Notre  pensionnat  est  plus  flo- 
rissant que  jamais,  écrivait  le  Père  Delvaux;  les  demandes 
se  sont  multipliées  au  point  d'atteindre  pour  la  première 
fois  notre  maximum,  puis  d'être  obligés  d'ajourner  les 
uns  et  de  diriger  les  autres  sur  nos  collèges  de  Belgique. 
L'état  politique  de  la  France  et  le  peu  de  confiance  dans  la 
prétendue  liberté  de  la  loi  d'enseignement  sont  les  causes 
de  cette  vogue  momentanée.  »  (27  Mars  1850.)  La  loi  est 
promulguée  le  15  mars,  et  tout  aussitôt  les  Jésuites  la  met- 
tent à  profit  pour  ouvrir  plusieurs  collèges.  Néanmoins 
Brugelette  ne  veut  pas  mourir.  «  Notre  jeunesse,  écrit  le 
Père  Delvaux,  nous  est  revenue  aussi  nombreuse  et  aussi 
bien  disposée  que  jamais.  »  (7  Novembre  1850.)  Pendant 
trois  années  encore,  on  se  défend  contre  l'inévitable. Les 
amis  belges  font  entendre  des  regrets  qui  se  tournent 
parfois  en  plaintes  et  en  récriminations  ;  les  Pères  ne 
voient  pas  sans  quelque  amertume  le  déclin  d'une  œuvre 
qui  a  prospéré  entre  leurs  mains  ;  le  Général  de  la  Com- 
pagnie lui-même  écrit  :  «  Le  collège  de  Brugelette  a  pro- 
duit en  son  temps  un  si  grand  bien  que  je  souhaiterais  de 
tout  mon  cœur  le  conserver  s'il  était  possible...  Mais  les 
circonstances  sont  telles  qu'il  ne  saurait  plus  remplir  le 
but  de  son  institution.  11  faut  donc  céder  à  la  nécessité.  » 
(20  Avril  1854.)  Ces  regrets  et  ces  résistances  étaient  d'ail- 
leurs une  belle  oraison  funèbre  pour  l'établissement  con- 
damné à  disparaître.  La  lettre  circulaire  adressée  aux 
familles  pour  leur  annoncer  l'abandon  définitif  de  Bruge- 
lette porte  la  date  du  19  mai  1854  ;  l'année  scolaire  toute- 
fois se  termina  à  l'époque  accoutumée,  c'est-à-dire  au  der- 
nier lundi  du  mois  d'août.  Comme  la  rentrée  avait  été 
fixée  une  fois  pour  toutes  au  second  mercredi  d'octobre,  il 


68  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

s'ensuit  que,  du  temps  de  Brugelette,  les  vacances,  un 
peu  allongées  pourtant,  depuis  Saint-Acheul,  ne  duraient 
encore  guère  plus  de  six  semaines  *. 

Le  Passage,  Fribourg  et  Brugelette  ne  furent  pas  les 
seuls  établissements  où  les  Jésuites  français  purent  se 
dévouer  à  l'éducation  de  la  jeunesse  pendant  que  ce  mi- 
nistère leur  fut  interdit  en  France.  Nous  avons  vu  que  dès 
1824,  le  collège  de  Chambéry,  dépendant  alors  de  la 
Province  de  Turin,  réclamait  l'aide  des  Pères  français. 
Après  1830  leur  nombre  augmenta  d'année  en  année,  si 
bien  que,  à  partir  de  1836,  le  personnel  soit  du  collège 
proprement  dit,  soit  du  pensionnat,  était  à  peu  près 
exclusivement  français.  Le  gouvernement  exigeait  seule- 
ment que  le  recteur  fût  toujours  un  sujet  sarde.  D'autre 
part,  dans  la  vallée  du  Giffre  en  Faucigny,  l'ancienne 
Chartreuse  de  Mélan  était  devenue  une  maison  d'éducation 
ecclésiastique  d'une  certaine  importance.  En  1833,  son 
propriétaire  l'abbé  Marin  Ducrey,  confesseur  de  la  foi 
sous  la  Révolution,  la  céda  à  la  Compagnie  de  Jésus,  à 
la  seule  condition  que,  si  elle  s'en  retirait,  la  propriété 
passerait  au  diocèse  d'Annecy.  Par  décret  royal  Mélan  reçut 
le  titre  de  collège,  et  là  encore  ce  furent  les  Jésuites 
français  qui  durent  assurer  le  service.  Ils  n'eurent  d'ail- 
leurs pas  à  le  regretter,  car  les  élèves  de  Mélan,  enfants 
de  la  Savoie  pour  la  plupart  et  appartenant  à  des  familles 
foncièrement  chrétiennes,  fournirent  à  la  Compagnie  de 
nombreuses  et  excellentes  recrues. 

Un  certain  nombre  d'autres  Pères  avaient  trouvé  de 
l'emploi  dans  différents  collèges  de  Belgique  ainsi  que 
dans  ceux  de  Brio^ue  et  de    Sion   en    Valais  ^.     Chassés 


'O' 


I.  Voir  aux  Pièces  justificatives.  N°  V. 

a.  Le  catalogue  pour  l'année  scolaire  1 835-1 836  mentionne  la  pré- 
sence de  i4  Jésuites  français,  dont  6  prêtres,  dans  les  collèges  de 
Belgique;  3  au  collège  de  Tarnopol  en  Galicie;  /Jo»  dont  34  prêtres,  à 
Fribourg  ou  à  Estavayer;  45,  dont  33  prêtres,  dans  la  Province  de 
Turiuj  à  Chambéry,  Mélan,  Nice,  etc. 


CHAPITRE    II  69 

des  Etats  Sardes  par  l'agitation  révolutionnaire  de  1848, 
comme  ils  l'avaient  été  de  la  Suisse  l'année  précédente,  les 
Jésuites  français  rentrèrent  dans  leur  pays,  préparés  par 
une  longue  pratique  à  la  tâche  que  la  loi  de  liberté  allait 
bientôt  ouvrir  à  leur  zèle. 

Plus  de  cent  cinquante  d'entre  eux  avaient  en  effet, 
pendant  cette  période  de  vingt-deux  années,  fait  un  stage 
plus  ou  moins  long  dans  des  établissements  d'éducation 
à  l'étranger.  Le  LtVre  d'Or  de  Fribourg,  qui  n'oublie  pas 
plus  les  maîtres  que  les  élèves,  en  énumère  à  lui  seul  une 
centaine.  11  en  est  parmi  eux  qui  méritent  une  mention 
spéciale  dans  cette  Histoire. 

Nous  avons  nommé  déjà  le  Père  Jean-Népomucène 
Galicet  (de  son  vrai  nom  Galicz),  Polonais  d'origine,  mais 
agrégé  à  là  Province  de  France  après  1820.  On  peut  le 
regarder  comme  le  véritable  fondateur  du  Pensionnat  de 
Fribourg  qu'il  gouverna  pendant  dix  ans  et  qui  atteignit 
sous  son  administration  son  plus  haut  point  de  prospérité. 

«...  Il  a  laissé,  disent  les  rédacteurs  du  Livre  dOr^  dans 
l'esprit  de  tous  ses  anciens  élèves  des  souvenirs  ineffa- 
çables. On  l'a  appelé  avec  justesse  le  Grand  Recteur. 
Tout  dans  son  extérieur  révélait  le  prince  et  le  saint 
religieux...  Il  aimait  ses  élèves  comme  ses  vrais  enfants, 
donnait  à  leurs  âmes  les  soins  les  plus  dévoués  et  mettait 
en  jeu  les  plus  délicates  industries  pour  réjouir  leur 
jeunesse.  ^  »  Le  Père  Galicet  eut  pour  successeur  le  Père 
Aloys  Geoffroy.  Né  à  Ghainbéry,  le  2  juin  1793,  il  était 
Français  de  langue,  mais  il  entra  dans  la  Province  alle- 
mande. D'après  le  Livre  d'Or.,  c'était  «  un  esprit  d'une 
perspicacité  très  fine  »,  mais  en  même  temps  «  un  cœur 
pétri  d'une  tendresse  maternelle  ».  II  lui  arrivait  «  d'errer 
la  nuit  dans  les  dortoirs,  une  lanterne  sourde  à  la  main, 
et  quand  il  s'était  assuré  que  tous  dormaient  paisiblement, 

I.  Le  Père  Galicet,  au  sortir  de  Fribourg,  en  iS^a,  fut  rappelé  dans 
sa  Province  d'origine,  pour  fonder,  à  la  demande  de  l'archiduc  Ferdi- 
nand d'Esté,  le  collège  des  Nobles  à  Lemberg.  Il  mourut  à  Tarnopol, 
le  4  janvier  i8^6. 


70  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

on  1  entendait  dire  :  Ils  reposent!  Mon  Dieu,  gardez-les, 
tous.  »  Son  rectorat  de  sept  années  fut  attristé  par  la 
perpétuelle  menace  de  destruction  que  la  haine  des  radi- 
caux suisses,  encouragés  par  les  libéraux  français,  tenait 
suspendue  sur  le  trop  célèbre  Pensionnat. 

Tout  à  côté  des  deux  recteurs  qui  présidèrent  aux 
destinées  de  Fribourg  se  place  le  Père  Joseph  Barrelle, 
que  nous  avons  déjà  entrevu  dans  les  petits  séminaires, 
l)uis  à  Lisbonne,  où  il  s'était  révélé  missionnaire  puissant 
en  œuvres  et  en  paroles.  Une  illusion,  comme  il  en  arrive 
parfois  aux  âmes  trop  ardentes  à  poursuivre  leur  idéal 
de  perfection,  avait  obligé  les  Supérieurs  à  le  rappeler  du 
Portugal.  Pendant  un  séjour  de  quelques  mois  à  Rome,  il 
avait  ravi  le  cœur  du  Père  Roothaan  par  la  s|)lendeur  d'une 
humilité  qui  ne  semblait  pas  compatible  avec  une  nature 
aussi  richement  douée.  En  l'envoyant  à  Fribourg,  le 
Révérend  Père  écrivait  aux  Supérieurs  d'Allemagne  :  a  Je 
n'ai  rien  de  meilleur  à  vous  donner;  c'est  ma  perle.  »  Le 
Père  Barelle  exerça  les  fonctions  de  préfet  général  du 
Pensionnat  pendant  huit  ans,  de  1833  à  1841,  avec  une 
interruption  d'une  année  seulement  rendue  nécessaire 
par  l'épuisement  de  ses  forces. 

Un  problème  difficile  se  posait  devant  les  directeurs 
de  l'établissement  alors  encore  à  ses  débuts.  «  Le  Pen- 
sionnat, dit  l'auteur  de  la  Vie  du  Père  Barrelle^  offrait 
une  réunion  peut-être  unique  dans  les  annales  de  l'édu- 
cation, une  affluence  d'enfants  de  familles  respectables, 
distinguées,  souvent  même  illustres.  Les  fils  d'armateurs, 
de  commerçants,  de  gentilshommes  français  s'y  rencon- 
traient avec  la  noblesse  d'Allemagne,  les  plus  grands 
noms  de  France  et  les  seigneurs  polonais.  Il  y  avait  des 
ducs,  des  princes,  des  lords  d'Angleterre  et  des  Altesses 
Sérénissimes;  jeunes  natures  aisément  un  peu  fières,  un 
peu  indépendantes  et  accoutumées  au  bien-être.  Par  une 
coïncidence  presque  décourageante  pour  les  instituteurs, 
la  difficulté  des  temps,  les  embarras  de  la  politique  et  de 
légitimes  susceptibilités  étaient  à  beaucoup  de  ces  jeunes 


CHAPITRE    11  71 

gens  cette  ardeur  au  travail  que  stimule  naturellement 
l'espoir  d'une  carrière  brillante.  Pour  compliquer  la  situa- 
tion, le  collège  où  se  faisaient  les  cours,  entretenu  par 
l'administration  cantonale,  devait  régler  son  enseigne- 
ment sur  les  besoins  de  la  Suisse.  Or,  les  programmes 
des  examens  de  France  étaient  tout  autres.  La  loi  française 
ne  permettait  même  pas  aux  élèves  de  Fribourg  de  se 
présentera  l'épreuve  du  baccalauréat^.  » 

On  conçoit  que,  dans  de  pareilles  conditions,  le  rôle  du 
préfet  général  réclamait  un  homme  d'une  valeur  peu  or- 
dinaire. A  lui  en  effet  de  maintenir  la  discipline,  garantie 
du  bon  ordre,  en  même  temps  que  l'entrain  dans  les 
études  et  la  persévérance  pour  en  assurer  le  succès.  Le 
Père  Barrelle  fut  vraiment  l'homme  de  la  situation.  Par  ses 
talents,  ses  vertus,  ses  qualités  extérieures  elles-mêmes, 
il  conquit  sur  cette  jeunesse  l'ascendant  qui  est  le  propre 
des  grands  éducateurs  et  qui  donne  à  leur  action  tout  en- 
semble l'aisance  et  Peflicacité.  Le  Livre  d'Or  esquisse 
ainsi  la  physionomie  du  Père  préfet  de  Fribourg:  «D'une 
taille  élevée  et  élégante,  d'une  régularité  de  traits  remar- 
quable, on  pouvait  dire  de  lui  que  c'était  une  grande  et  no- 
ble figure.  Aussi  avait-il  le  don  d'imposer  à  première  vue 
un  sentiment  de  respect  et  d'exercer  en  même  temps  un 
prestige  qui  attirait  à  lui.  D'une  nature  toute  méridionale, 
il  avait  un  genre  d'éloquence  qui  entraînait  et  électrisait 
la  jeunesse  confiée  à  sa  direction.  On  le  craignait,  on  l'ai- 
mait et  on  le  vénérait  tout  à  la  fois.  » 

Ces  sentiments  divers  avaient  si  bien  pénétré  le  cœur 
des  pensionnaires  de  Fribourg  que,  instinctivement,  ils 
se  découvraient  en  passant  devant  la  porte  delà  chambre 
du  Père  préfet,  et  cette  habitude  persévéra  même  après 
son  départ.  Comme  corollaire  à  ces  témoignagnes  nous 
ajouterons  celui  d'un  homme  dont  les  jugements  font  au- 
torité en  matière  pédagogique  :  «  Je  l'ai  vu  à  l'œuvre   au 

I.  Vie  du  R.  P.  Joseph  liarrelle,  par  le  P.  Léon  de  Chazournes. 
Tome  1,  p.  284.  Paris,  Pion,  i858.  L'auteur  de  celle  biograpliie,  un  peu 
trop  copieuse,  avait  été  lui-même  élève  de  Fribourg, 


72  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

collège  de  Fribourg,  écrivait  Mgr  Dupanloup  peu  après  la 
mort  du  Père  Barrelle  ;  c'était  un  véritable  instituteur  de 
la  jeunesse.  C'était  la  vraie  et  grande  éducation  qu'il  don- 
nait. 11  était  aimé  et  vénéré  de  tous  ses  nombreux  élèves. 
Je  l'ai  entendu  là  prêcher  toute  cette  jeunesse  avec  la 
plus  vive  éloquence;  l'esprit,  l'âme,  le  cœur,  l'imagina- 
tion; tout  y  était  K  » 

Le  Père  Barrelle  fut  en  effet  dans  l'exercice  de  ses  fonc- 
tions pédagogiques,  avant  tout,  prêtre  et  apôtre.  Il  ne  lui 
suffisait  pas  de  faire  une  police  vigilante  et  sévère,  non 
plus  que  de  pourchasser  la  paresse  et  d'exciter  par  les 
stimulants  ordinaires  l'ardeur  à  l'étude  ;  il  n'avait  garde  de 
négliger  aucune  des  industries  en  usage  avant  lui;  il  sut 
même  en  inventer  de  nouvelles.  Si  nous  en  croyons  l'au- 
teur de  sa  Vie,  c'est  à  Fribourg  et  par  l'initiative  du  Père 
Barrelle  qu'aurait  été  introduite  pour  la  première  fois  la 
distribution  en  séance  solennelle  des  témoignages  à  la  fin 
de  chaque  mois.  Cette  innovation  produisit  des  résultats 
si  heureux  qu'elle  lut  adoptée  par  la  suite  et  s'est  main- 
tenue dans  tous  les  collèges  que  les  Jésuites  français  ont 
eu  à  diriger.  Toutefois  ces  moyens  extérieurs  paraissaient 
secondaires  au  Père  Barrelle  ;  ce  vrai  fils  de  saint  Ignace 
voulait  atteindre  la  volonté  elle-même,  y  éveiller  et  mettre 
en  jeu  le  moteur  intime  de  la  conduite,  du  travail,  du 
devoir.  Aussi  le  vit-on  débuter  dans  sa  charge  de  préfet 
général  en  prêchant  la  retraite  du  commencement  de  l'an- 
née ;  c'était  une  innovation  plus  originale  peut-être  que 
celle  dont  nous  avons  parlé  plus  haut.  Après  cette  prise 
de  possession,  il  ne  cessa  plus  en  toute  circonstance  d'en 
appeler  aux  vues  de  la  foi,  d'imprégner  de  surnaturel  ses 
exhortations,  ses  encouragements  et  ses  réprimandes,  et 
cela  avec  un  accent  pathétique,  une  parole  chaude  et  vi- 
brante où  passait  toute  son  âme  et  que  sa  réputation  de 
sainteté  rendait  irrésistible. 

A  Fribourg  comme  à  Saint-Acheul,  les  congrégations 

I.  L.  de  Chazournes,  op.  cit.  Tome  I,  p.  820. 


CHAPITRE    II  73 

eurent  un  rôle  considérable  dans  le  fonctionnement  de 
l'organisation  scolaire.  Elles  y  firent  fleurir  la  piété,  la 
régularité,  le  bon  esprit,  le  travail,  tout  ce  qui  constitue 
la  santé  d'un  collège  chrétien.  Chaque  division  avait  la 
sienne;  la  première,  celle  des  grands,  était  sous  le  voca- 
ble de  la  Sainte-Vierge;  les  deux  autres  avaient  pour 
patrons  les  Saints-Anges  et  saint  Louis-de-Gonzague. 
Deux  noms  surtout  se  détachent  dans  l'histoire  des  con- 
grégations de  Fribourg,  ceux  du  Père  Labonde  et  du  Père 
Jeantier. 

Le  Père  Pierre  Labonde  était  déjà  depuis  des  années 
directeur  de  la  congrégation  des  Saints-Anges  à  Saint- 
Acheul.  Il  la  transporta,  si  l'on  peut  dire,  avec  armes  et 
bagages,  au  Pensionnat  de  Fribourg.  De  fait,  il  y  amena, 
dès  la  première  rentrée,  avec  un  groupe  d'élèves  qui  lui 
avaient  été  confiés  par  leurs  familles,  tout  un  attirail  d'or- 
nements, de  bannières,  de  statues  que  ses  petits  congré- 
ganistes  avaient  voulu  emporter  avec  eux  en  exil.  En  1832 
le  Père  Labonde  devint  directeur  de  la  congrégation  de  la 
Sainte-Vierge,  qui  comptait  soixante-quinze  membres,  la 
plupart  formés  par  lui  dans  la  congrégation  des  Saints- 
Anges.  C'est  là  qu'il  fit  paraître  des  qualités  peu  ordinaires 
pour  un  ministère  délicat  entre  tous.  Le  Père  Ramière  qui 
avait  été  lui-même  au  nombre  de  ses  congréganistes  lui 
a  rendu  ce  témoignage  :  «  La  congrégation  de  la  Sainte- 
Vierge  au  collège  de  Fribourg  est  restée  dans  mon  esprit 
comme  un  idéal  auquel  on  n'a  pu  reprocher  qu'une  seule 
chose,  sa  trop  grande  perfection.  11  faut  avouer  qu'on  ne 
pourrait,  sans  témérité,  chercher  à  établir  dans  la  plupart 
des  collèges,  même  les  plus  chrétiens,  ce  que  le  Père 
Labonde  avait  institué  parmi  ses  congréganistes.  Les  plus 
fervents  avaient  le  titre  à^ admoniteurs  ou  à'anges  gar- 
diens, et  chacun  des  autres  congréganistes  devait  en  choi- 
sir un,  spécialement  chargé  de  l'avertir,  de  l'encourager, 
et  au  besoin  de  le  corriger  fraternellement.  Pour  mettre 
les  anges  gardiens  en  état  de  remplir  leur  office,  ceux  qui 
s'étaient   librement    confiés   à    leur    garde    venaient    les 


74  L\    COMPAGNIE    DE    JESUS 

trouver  en  pleine  récréation  et  recevaient  leurs  avis  avec 
autant  de  cordialité  que  de  simplicité'.  »  Hâtons-nous 
de  dire  que  l'institution  des  anges  gardiens  provoqua  des 
critiques  :  l'autorité  supérieure  elle-même  en  conçut  des 
inquiétudes,  et  le  directeur  de  la  congrégation  fut  invité 
à  supprimer  une  pratique  que  ne  justifiaient  ni  les  règle- 
ments, ni  les  usages. 

Evidemment  les  abus  pouvaient  s'ensuivre  et  mieux 
valait  les  prévenir.  Mais,  en  attendant,  le  Père  Labonde 
avait,  comme  dit  le  Livre  d'Or^  obtenu  des  «  prodiges  », 
grâce  à  l'ascendant  invincible  qu'il  savait  exercer  autour 
de  lui  :  «  Son  originalité  de  bon  aloi,  devenue  proverbiale, 
loin  de  nuire  à  sa  mission,  ne  servait  qu'à  augmenter  son 
prestige...  Un  autre  eût  peut-être  fait  rire;  l'homme  de 
foi  nous  saisissait  et  nous  pénétrait  de  sa  foi.  Nous  l'esti- 
mions et  nous  l'aimions  tant,  ce  vénéré  Père  Labonde! 
Tout  était  pris  au  sérieux;  la  singularité  de  la  forme  ne 
faisait  qu'attirer  l'attention...  » 

Il  paraît  bien  que,  avec  son  originale  bonhomie,  l'humble 
religieux  réussissait  souvent  dans  des  cas  que  les  plus 
habiles  estimaient  désespérés.  On  nous  permettra  de  rap- 
peler ici  le  nom  d'un  homme  qui  eut  son  heure  de  célébrité, 
sinon  de  gloire.  Il  y  a  soixante  ans,  toute  la  France  connut 
le  comte  de  Raousset-Boulbon,  «  le  héros  de  la  Sonora  ». 
Gaston  de  Raousset-Boulbon  avait  été  élevé  à  Fribourg; 
c'était  dès  lors  une  de  ces  natures  exubérantes,  impatientes 
de  tout  frein  et  réfractaires  à  toute  discipline;  l'influence 
qu'il  exerçait  sur  ses  camarades  n'était  pas  sans  danger 
pour  le  bon  ordre  de  la  maison;  plus  d'une  fois  on  fut 
sur  le  point  de  le  rendre  à  sa  famille.  Heureusement  Gaston 
tenait  de  son  atavisme  quelque  chose  du  chevalier  chrétien. 
Le  Père  Labonde  parvint  à  réveiller  en  lui,  en  même  temps 
que  la  foi,  la  piété  envers  la  Sainte  Vierge  ;  le  jeune  homme 


1.  Un  apôtre  des  enfants  et  des  ouvriers  :  Le  R.  P.  Pierre  Labonde, 
de  la  Compagnie  de  Jésus,  par  le  Père  Charruau,  de  la  même  Compa- 
gnie. In-i2  de  3^8  pp.  Nantes,  Libaros,  1884. 


CHAPITRE    II  75 

conçutrambition  d'être  reçu  congréganiste.  Il  fit  des  efforts 
sur  lui-même  et  apprit  à  se  vaincre.  Le  Père,  qui  savait  ce 
que  lui  coûtaient  ces  victoires,  l'admit  au  nombre  des 
aspirants.  C'était  comme  le  vestibule  de  la  congrégation; 
Gaston  ne  devait  pas  pénétrer  jusque  dans  le  sanctuaire; 
il  eût  fallu  pour  cela  une  dose  de  sagesse  que  sou  tempé- 
rament ne  pouvait  porter.  Cependant  il  n'oublia  jamais  la 
simple  parole  que  le  Père  Labonde  lui  avait  répétée  sou- 
vent :  «  Mon  enfant,  soyez  fort  dans  la  foi.  »  A  travers  une 
vie  d'extraordinaires  aventures  il  garda  toujours  le  res- 
pect de  la  religion  et  des  choses  saintes;  pas  un  seul  jour 
il  ne  manqua  de  réciter  le  Memorare.  Fait  prisonnier  par 
les  troupes  mexicaines  et  condamné  a  être  passé  par  les 
armes,  il  profita  des  quelques  heures  qui  lui  restaient  à 
vivre  pour  se  préparer  pieusement  à  la  mort  et  pour  écrire 
à  ses  anciens  maîtres,  les  remerciant  de  lui  avoir  enseigné 
la  foi  et  l'espérance  qui  ramènent  le  prodigue  entre  les 
bras  de  son  Père' . 

Dans  des  fonctions  analogues  à  celles  du  Père  Labonde, 
le  Père  Ferdinand  Jeantier  apportait  au  Passage,  à  Fri- 
bourg  et  plus  tard  dans  d'autres  collèges  le  même  dévoue- 
ment et  un  zèle  également  industrieux.  Pour  lui,  il  s'était 
fait  une  spécialité  dont  il  ne  sortit  pas  jusqu'à  son  der- 
nier jour.  Dès  le  début  de  son  sacerdoce,  il  avait  entendu 
le  divin  Pasteur  lui  dire  comme  à  saint  Pierre  :  «  Pais 
mes  agneaux.  »  Le  Père  Jeantier  passa  un  demi-siècle  à 
cultiver  chez  les  plus  jeunes  enfants  la  piété  et  les  autres 
vertus  de  leur  âge.  Ministère  obscur,  qui  demande  un 
complet  oubli  de  soi-même  ;  mais  peut-être  bien  n'en  est-il 
pas  de  plus  fructueux,  parce  que  les  impressions  reçues 
par  ces  âmes  toutes  neuves  sont  ineffaçables.  Son  grand 
moyen  d'action  était  la  dévotion  aux  Saints  Anges  ;  sa 
congrégation  des  Anges  était  le  coin  de  paradis  dont  il 
proposait  la  conquête  à  tout  son  petit  peuple,  et  où  il  fai- 
sait entrer  les  meilleurs,  les  plus  vaillants;  lui-même  on 

I.  Le  héros  de  la  Sonora,  par  Henri  de  la  Madelène. 


76  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

avait  fini  par  l'appeler  le  Père  aux  Anges  ;  mais  sous  le 
couvert  des  Anges,  et  sans  doute  avec  leur  collabora- 
tion, le  Père  Jeantier  déployait  dans  son  apostolat  une 
activité  personnelle  intense,  toujours  en  éveil  et  féconde 
en  ressources.  L'histoire  de  cet  apostolat  a  été  écrite  dans 
un  livre  très  curieux  en  son  genre  et  très  instructif,  qui 
pourrait  servir  de  commentaire  au  classique  traité  de  Ger- 
son  :  «  De  l'art  d'attirer  au  Christ  les  petits  enfants  ^  » 

A  ces  noms,  il  convient  de  joindre  celui  du  Père  Phi- 
lippe Delvaux  que  nous  avons  déjà  rencontré,  recteur  au 
petit  séminaire  d'Aix,  puis  Supérieur  de  la  Mission  de 
Portugal.  Ce  fut  lui  encore  qui  fut  chargé  d'organiser  le 
collège  de  Brugelette  ;  il  le  dirigea  à  deux  reprises,  de 
1835  à  1840  et  de  1847  à  1854.  Homme  d'initiative,  tout 
en  restant  fermement  attaché  à  la  tradition  scolaire  de  la 
Compagnie,  il  n'hésitait  pas  à  adopter  les  innovations 
dans  lesquelles  il  reconnaissait  un  progrès.  Les  program- 
mes de  1839  furent  rédigés  à  la  suite  de  discussions  et  de 
conférences  dans  lesquelles  le  recteur  de  Brugelette  eut 
un  rôle  prépondérant.  Belge  de  nationalité,  le  Père  Del- 
vaux partageait  les  sentiments  de  ses  compatriotes  pour 
les  institutions  libérales  que  son  pays  s'était  données  et 
dont  il  était  fier.  Volontiers  il  se  faisait  avec  ses  confrères 
français  le  champion  de  «  la  liberté  comme  en  Belgique  ». 
Dans  sa  correspondance  avec  ses  Supérieurs,  il  ne  man- 
que guère  l'occasion  de  soutenir  que,  au  temps  où  nous 
vivons,  les  Ordres  religieux  en  général  et  la  Compagnie 
de  Jésus  en  particulier  feront  bien  de  revendiquer  leur 
part  des  libertés  publiques,  plutôt  que  de  compter  sur  la 
bienveillance  et  la  faveur  des  souverains.  Nous  ne  faisons 
pas  difficulté  d'avouer  que  ces  idées  déconcertaient  quel- 
que  peu    les   habitudes    des  Jésuites    français,     qu'elles 

1.  De  pueris  ad  Christam  trahendis.  Le  livre  en  question  a  été  publié 
par  le  P.  Xavier- Auguste  Séjourné,  S.  J.,  sous  ce  titre  un  peu  chargé  :  Un 
apôtre  des  petits  enfants  dans  les  collèges  des  Jésuites.  Vie  du  R.  P. 
Jeantier,  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Souvenirs  de  Saint-Acheul,  de  Fri- 
bourg,  du  Passage,  de  Turin,  de  Brugelette  et  de  Vannes.  Nouvelle 
édition.  In-12  de  xi-46i  pp.  Paris,  Poitiers,  Oudin,  i88a. 


CHAPITRE    II  77 

troublaient  leur  attachement  aux  principes  monarchiques, 
pour  tout  dire,  qu'elles  leur  paraissaient  hardies,  sinon 
hétérodoxes. 

On  pourrait  citer  encore  ici  les  noms  de  plusieurs  jeu- 
nes religieux,  connus  plus  tard  à  des  titres  divers,  et 
qui  faisaient  alors  leurs  premières  armes  comme  profes- 
seurs ou  surveillants.  Frédéric  Studer  occupait  la  chaire 
de  Rhétorique  à  Fribourg  (1832  à  1835);  Arsène  Cahour 
débutait  dans  celle  d'Humanités,  à  Ghambéry  en  1834  et 
montait  en  Rhétorique  l'année  suivante.  Adolphe  Pillon, 
ses  études  de  Théologie  à  peine  achevées,  révélait  à 
Mélan  d'abord,  puis  à  Brugelette  où  il  passa  quinze  ans, 
des  qualités  exceptionnelles  d'administrateur  et  d'éduca- 
teur' ;  elles  devaient  le  faire  maintenir  pendant  qua- 
rante ans  dans  les  fonctions  de  la  supériorité.  Nous  trou- 
vons encore  Alexis  Canoz,  le  futur  évêque  du  Maduré, 
préfet  de  discipline  ou  professeur  de  Grammaire  à  Fri- 
bourg, et  nombre  d'autres  missionnaires  dont  le  souvenir 
n'a  point  péri,  Ferdinand  Brumauld,  Glaude  Gotteland, 
Louis  du  Ranquet,  etc.  Nous  terminerons  cette  liste  de 
mentions  honorables  par  le  nom  du  Père  Lambillotte,  ou 
plutôt  pour  être  juste,  des  Pères  Lambillotte.  Ils  furent  en 
effet  trois  frères,  qui  se  donnèrent  à  la  Gompagnie  de 
Jésus,  Louis,  François  et  Joseph  ;  tous  trois  musiciens  et 
compositeurs;  mais  la  réputation  de  l'aîné  a  pour  ainsi 
dire  absorbé  celle  des  deux  autres,  d'autant  plus  que  leur 
vie  fut  courte  et  leur  production  peu  abondante^.  Le 
Père  François    Lambillotte  mourut  à    Fribourg,   en  1835, 

1.  Brugelette  ne  connut  que  deux  recteurs,  le  Père  Delvaux  et  le 
Père  Pillon,  «  que  l'on  vit  se  passer  l'autorité  l'un  à  l'autre  et  demeurer 
étroitement  unis  dans  une  charité  touchante  »  (Le  B.  P.  Pillon,  par  le 
P.  Orhand,  p.  67.)  Le  curé-doyen  de  Valenciennes,  M.  Prouvost,  leur 
ancien  élève,  écrivait  :  «  Brugelette  est  l'œuvre  de  ces  deux  hommes  que 
nous  vénérerons  toute  notre  vie...  Doués  tous  deux  de  qualités  éminen- 
tesqui  imposent  le  respect  et  gagnent  l'affection,  ils  arrivaient  au  même 
but  par  des  moyens  différents.  »  (Ibid.) 

2.  Le  Père  Joseph  Lambillotte  a  laissé,  sous  le  titre  Le  Consolateur,  un 
recueil  de  Lectures  pieuses,  fort  apprécié.  Il  n'a  pas  eu  moins  de  neuf 
éditions  françaises  et  a  été  traduit  en  cinq  ou  six  langues  étrangères. 


78  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

âgé  de  33  ans;  le  Père  Joseph,  de  trois  ans  plus  jeune, 
mourut  à  Saint-Acheul,  en  1842.  A  cette  date  un  seul  re- 
cueil de  Chants  à  Marie  signé  du  nom  de  Lambillotte 
avait  vu  le  jour.  (1840.) 

Louis  Lambillotte  était  né  à  Hamaide,  près  Gharleroi, 
le  27  mars  1797.  A  15  ans  il  avait  déjà  fait  exécuter  de  la 
musique  de  sa  composition,  et  il  tenait  le  grand  orgue  à 
Gharleroi  et  à  Dinant.  Un  ami  le  fît  recevoir  à  Saint- 
Acheul  où  il  remplit  les  fonctions  de  maître  de  chapelle  ; 
en  même  temps  il  suivait  les  cours  pour  compléter  son 
instruction.  Il  entra  au  noviciat  d'Avignon  le  14  août  1825  ; 
son  frère  François  l'y  rejoignit  un  an  plus  tard,  et  en  1828 
Joseph  y  était  admis  à  son  tour.  Ordonné  prêtre  le 
10  avril  1830,  après  des  études  de  Théologie  un  peu  hâti- 
ves, le  Père  Louis  reprit  ses  fonctions  de  directeur  de 
musique  d'abord  à  Fribourg,  puis  à  Brugelette  où  il  fut 
envoyé  dès  l'ouverture  du  collège  et  où  il  passa  dix-sept 
ans.  C'est  de  là  que  partirent  ces  innombrables  publica- 
tions qui  ont  valu  au  nom  de  Lambillotte  une  renommée, 
qui  n'est  pas  la  gloire,  mais  qui  suppose  pourtant  quel- 
que mérite  '. 

L'œuvre  du  Père  Louis  Lambillotte  est  énorme;  elle 
occupe  dans  la  Bibliothèque  de  la  Compagnie  de  Jésus 
dix  colonnes  et  soixante-cinq  numéros,  dont  la  plupart 
représentent  non  pas  une  composition  isolée,  mais  un 
ensemble,  un  recueil  plus  ou  moins  considérable.  Malheu- 
reusement on   pourrait   inscrire  au    frontispice  de  celte 

I.  Le  P.  Louis  Lambillotte  revint  en  France  en  i853;  il  mourut  subi- 
tement, au  collège  de  Vaugirard,  le  27  février  i855.  Sur  sa  tombe  au 
cimetière  de  Vaugirard  on  grava  ce  distique  : 

Qui  cecinit  Jesum  et  Mariam,  eripuitque  tenebris 
Gregorium,  hune  superis  insère,  Christe,  choris. 

Place,  ô  Christ,  dans  les  chœurs  célestes,  Celui  qui  chanta  Jésus  et 
Marie  et  délivra  le  chant  grégorien  des  ténèbres  où  il  était  enseveli. 

Cf.  Louis  Lambillotte  et  ses  frères,  par  Mathieu  de  Monter,  ln-12  de 
vn-233  pp.  Paris,  Ruffet,  1871.  (Ouvrage  tiré  à  i5o  exemplaires  numé- 
rotés.) On  trouvera  dans  ce  livre,  à  côté  d'une  biographie  succincte,  une 
appréciation  très  judicieuse  de  l'œuvre  du  Père  Lambillotte. 


CHAPITRE    II  79 

trop  volumineuse  collection  l'épigraphe  que  certain  poète 
latin  avait  faite  pour  ses  vers  : 

Suntbona,  sunt  quœdam  niediocria,  sunt  mala  plura'. 

C'est  le  jugement  que  lui-même  portait  sur  sa  produc- 
tion musicale.  «  Eclairé  par  l'étude,  la  pratique  et  le  goût, 
il  exprimait  publiquement  à  Vaugirard,  au  mois  de  juil- 
let 1854,  six  mois  avant  sa  mort,  le  regret  d'avoir  livré  à 
la  publicité  d'informes  élucubrations  et  le  désir  de  les 
corriger  toutes,  ses  travaux  de  plain-chant  terminés  2.  » 

Le  Père  Lambillolte,  c'est  là  son  excuse,  n'avait  jamais 
prétendu  au  titre  de  compositeur.  Directeur  de  musique 
dans  des  collèges,  il  n'écrivait  pas  pour  des  amateurs  et 
des  délicats;  il  parlait,  pour  ainsi  dire,  en  musique  la  lan- 
gue comprise  et  goûtée  des  exécutants  comme  des  écou- 
tants, lesquels  n'étaient  autres  que  de  jeunes  élèves;  ses 
compositions  telles  quelles  leur  plaisaient;  à  lui-même 
elles  lui  coûtaient  peu,  et  il  n'y  attachait  aucune  impor- 
tance. «  Pendant  vingt  ans,  dit  M.  de  Monter,  étaient 
ainsi  sorties  de  sa  plume,  sans  parler  de  ses  cantiques 
célèbres,  des  feuilles  volantes  dues  à  son  inspiration 
féconde,  écrites  en  vue  d'une  exécution  facile  par  un 
orchestre  d'élèves,  où  les  instruments  bruyants  ne  sont 
pas  en  minorité,  où  chacun  veut  avoir  sa  partie  avec  le 
moins  de  pauses  à  compter...  Pendant  ces  vingt  ans,  il 
n'avait  pas  songé  un  seul  instant  à  livrer  à  la  publicité  ces 
improvisations  écrites  qui  s'étaient  peu  à  peu  répandues 
dans  les  maisons  d'éducation,  en  raison  de  leur  simplicité, 
de  leur  caractère  de  suavité  religieuse,  de  leur  couleur 
pittoresque.  L'idée  lui  en  vint  un  jour  en  songeant  aux 
demandes  fréquentes  qu'on  lui  adressait  et  qu'il  ne  refu- 
sait jamais  de  satisfaire.  Si  cela  avait  une  valeur  ?  Si 
quelque  parti  en  était  tiré?  Il  pourrait  donc  enfin  réaliser 
son  vœu  le  plus  ardent;  il  pourrait  acheter  un  orgue,  cet 

1 .  Il  y  en  a  de  bons,  il  y  en  a  de  médiocres,   ot  de  mauvais  en  plus 
grand  nombre. 

2.  M.  de  Monter,  op.  cit.,  p.  76. 


80  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

orgue  tant  envié  qui  manquait  à  Brugelette,  dont  ses  Su- 
périeurs contestaient  l'opportunité  et  refusaient  l'achat. 
Puis  sa  mère  était  veuve,  malade,  pauvre.  Il  n'hésita  pas,  et 
les  cahiers  et  les  feuillets  d'aller  chez  l'éditeur  tels  quels, 
de  premier  jet,  tels  qu'il  les  retrouvait.  Avec  l'insouciance 
qui  était  un  des  traits  de  son  caractère,  il  ne  revoyait 
même  pas  ses  épreuves  ^  » 

Ce  sont  là  des  circonstances  atténuantes  dont  malheu- 
reusement la  critique  n'avait  pas  à  tenir  compte.  C'était 
son  droit  d'être  sévère;  mais  sa  sévérité  a  dépassé  toute 
mesure  à  l'égard  du  Jésuite  compositeur.  Tous  les  moyens 
ont  paru  bons  pour  le  discréditer  et  le  rendre  ridicule  ; 
on  a  trouvé  plaisant,  par  exemple,  de  travestir  des  motets 
religieux  en  musique  de  danse.  Mais  toute  mélodie  à  trois 
temps  peut  se  tourner  en  air  de  valse;  la  plus  grave  peut 
devenir  sautillante  en  changeant  le  molto  moderato  en 
allegro.  Pour  avoir  été  mise  en  caricature  une  belle 
œuvre  ne  cessera  point  d'être  une  belle  œuvre. 

Mais  la  grande  injustice  de  la  critique  à  l'égard  du  Père 
Lambillotte,  c'est  de  s'être  acharnée  sur  des  défauts  très 
réels  et  d'avoir  méconnu  des  qualités  qui  ne  le  sont  pas 
moins.  Et  ces  qualités  ne  s'accusent  pas  chez  lui  avec 
moins  de  relief  que  les  défauts.  «  S'il  est  mauvais, peut-on 
dire  avec  M.  de  Monter,  il  va  jusqu'au  pire  ;  s'il  est  bon, 
il  va  jusqu'à  l'excellent.  »  11  est  inconstestable  que  nom- 
bre de  ses  compositions  présentent  de  l'aisance,  du  natu- 
rel, de  la  grâce.  Il  a  souvent  des  trouvailles  mélodiques 
exquises,  que  malheureusement  il  n'a  pas  pris  la  peine  de 
développer.  Maintes  fois  des  maîtres  de  chapelle  peu 
scrupuleux  lui  ont  emprunté,  sans  le  dire,  des  motifs  qu'ils 
travaillaient  et  arrangeaient  selon  les  règles  de  l'art. 
C'était  une  manière  comme  une  autre  de  lui  rendre  hom- 
mage. La  plupart  de  ses  cantiques  populaires,  resteront 
comme  des  classiques  du  genre  ;  ils  réalisent  si  heureu- 
sement l'accord  de  la  musique  avec  les  paroles  qu'on  les 

I.  M.  DE  Monter.  Op.  cit.,  p.  48. 


CHAPITRE    II  81 

dirait  ja  illies  ensemble  d'une  même  inspiration  < .  Il  n'y  a 
qu'à  les  comparer  avec  tant  d'autres  venus  après  pour  voir 
la  dilïérence  qu'il  y  a  entre  la  grâce  simple,  naturelle, 
expressive  et  la  banalité  vide  d'idée  et  d'émotion.  Beau- 
coup de  ses  cantiques  ont  fait  le  tour  du  monde  ;  ils  ont 
pris  possession  de  l'âme  populaire  en  Chine,  en  Océanie, 
aussi  bien  que  dans  les  campagnes  de  France;  et  cela 
aussi  est  un  critérium  de  leur  valeur  musicale  qu'il  n'est 
pas  permis  de  dédaigner. 

Louis  Lambillotte  n'ignorait  pas  la  technique  de  son 
art.  «  Ceux  qui  ont  entendu  ses  improvisations  sur  l'orgue, 
à  Brugelette  et  ailleurs,  savent  que  le  contre-point  lui  était 
familier,  et  que,  s'il  n'avait  pas  toujours  été  préoccupé  de 
l'exécution  facile  de  ses  compositions,  il  aurait  pu  réussir 
dans  un  genre  qui  offre  moins  de  difficultés  réelles  au 
compositeur  qu'à  ses  interprètes  ^.  »  Mais  il  était  avant  tout 
un  mélodiste.  Il  ne  fait  pas  de  difficulté  de  déclarer,  à 
rencontre  de  la  mode  du  jour,  que  la  mélodie  est  pour 
lui  les  trois  quarts,  sinon  le  tout,  de  la  musique.  «  La 
mélodie,  dit-il,  est  une  émanation  de  l'âme...  L'âme  a  des 
mélodies  pour  la  joie,  pour  la  douleur,  pour  la  piété...  La 
mélodie  habite  nos  temples;  elle  s'y  plaît,  elle  aime  à 
prêter  son  charme  aux  saintes  poésies,  aux  cantiques 
sacrés.  Là  elle  est  calme  et  fervente  comme  la  prière, 
sainte  comme  le  Dieu  qu'elle  chante,  sublime  comme  la 
Majesté  qu'elle  loue...;  elle  se  réjouit  avec  l'âme  pieuse  et 
fidèle;  elle  gémit  et  pleure  avec  le  pécheur  repentant...  » 
Aussi,  dût  son  esthétique  paraître  enfantine  et  attardée,  il 
conclut  :  «  C'est  à  la  mélodie  que  les  compositeurs  doi- 
vent leur  gloire,  leur  immortalité...  Une  musique,  sans 
mélodie,  c'est  un  cadavre...  Tous  apprécient  une  inspira- 
tion vraie,  spontanée,  puisée  dans  la  nature,  vivifiée  par 
le  sentiment...    Elle  a   aussi    ses  ennemis;    ce  sont  ces 

1.  Les  paroles  des  Chants  à  Marie  sont  l'œuvre  de  différents  con- 
frères du  P.  Lambillotte,  les  PP.  Henri  et  Florent  Dumas,  Marin  de 
Boylesve,  Daniel,  Le  Lasseur,  Lefèvre,  Dufour,  Alet,  etc. 

2.  M.  de  Monter,  op.  cil.  p.  'j3. 

La  Compagaie  de  Jésus.  6 


82  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

âmes  froides  et  glacées...,  ces  esprits  à  calcul,  à  combi- 
naisons mathématiques,  ces  artistes  à  système  d'accords 
chromatisés,  ces  compositeurs  savantasses  qui  voudraient 
assujétir  la  mélodie  à  tous  les  caprices,  à  toutes  les  lois 
d'une  froide  science  harmonique  \  » 

Toutefois  le  Père  Louis  Lambillotte  ne  s'est  pas  borné 
à  composer  des  airs  de  cantiques,  des  oratorios,  des 
messes  et  des  saluts  ;  «  la  restauration  du  chant  grégo- 
rien, dit  M.  de  Monter,  fut  son  œuvre  maîtresse  ».  Il  y 
consacra  les  douze  dernières  années  de  sa  vie,  alors  qu'il 
était  encore  dans  la  force  de  l'âge  et  qu'il  avait  la  plé- 
nitude de  ses  moyens.  Ses  travaux,  ses  recherches,  ses 
découvertes,  ses  polémiques  doivent  trouver  place  dans 
cette  Histoire;  mais  ce  serait  trop  anticiper  que  d'en 
parler  ici. 

II 

Pendant  que  les  Jésuites  français,  chassés  par  la  tour- 
mente, reprenaient  ici  et  là,  loin  du  pays,  leur  vie  reli- 
gieuse dans  des  conditions  régulières,  ceux  qui  étaient 
restés  en  France  allaient  y  commencer  une  existence  de 
proscrits.  La  dispersion,  l'isolement  qui  en  était  la  suite, 
la  réprobation  populaire  soulevée  contre  eux,  sans  parler 
des  privations  inévitables,  c'était  de  quoi  leur  faire  expé- 
rimenter la  béatitude  évangélique  de  la  persécution.  Ils 
l'accueillaient  d'ailleurs  en  hommes  préparés  de  longue 
main  à  la  recevoir.  «  C'est  donc  à  présent,  écrivait  l'un 
d'eux,  que  nous  commençons  à  être  véritablement  ce  que 
nous  faisons  profession  d'être.  Nous  goûtons  maintenant 
tout  le  bonheur  de  ces  paroles  de  l'Apôtre,  et  de  tant 
d'autres  dont  l'Ecriture  est  pleine  :  Maledicimur  et  obse- 
cramus...  Si  exprobramini in  nomine  Christi^  beati  eritis... 
Quelle  grâce  et  comment  y  répondre  ^  !  » 

Le  Père  Général  répondait  sur  le  même  ton  :  «  ...Oui, 

1.  Le  Diapason,  N"  du  ii  avril  i85o, 

2.  «  On  nous  maudit  et  nous  prions  pour  ceux  qui  nous  maudis- 
sent... Si  l'on  vous  accable  d'injures  pour  le  nom  de  Jésus-Christ,  vous 


CHAPITRE    II  83 

mon  Père,  BeatH...  Que  vous  êtes  heureux  de  comprendre 
cela,  non  pas  en  spéculation,  mais  en  pratique  ^  !  »  Ce 
n'étaient  point  là  les  sentiments  de  quelques  âmes  excep- 
tionnellement avancées  dans  les  voies  mystiques.  Le 
Provincial  de  France  atteste  qu'il  les  a  rencontrés  chez 
tous  ses  religieux  :  «  Le  cœur,  écrit-il,  paraît  bon  partout. 
On  se  félicite  d'avoir  à  souffrir  quelque  chose  pour 
Notre-Seigneur.  Il  me  semble  que  l'esprit  de  foi  y  gagne 
et  s'affermit  tous  les  jours  dans  le  peu  d'ouvriers  que 
nous  avons  conservés  avec  nous  2.   » 

Ces  «  ouvriers  »,  demeurés  en  France  au  lendemain  de 
la  tempête  de  1830,  étaient  en  effet  bien  peu  nombreux  : 
au  total  56  prêtres,  avec  quelques  frères  coadjuteurs, 
disséminés  sur  tous  les  points  du  pays.  Leur  existence 
ne  présente  guère  défaits  saillants;  il  est  même  souvent 
difficile  de  suivre  leurs  traces,  obligés  qu'ils  étaient  à 
éviter  tout  ce  qui  aurait  pu  attirer  l'attention  sur  leurs 
personnes.  Six  mois  après  la  Révolution  de  Juillet,  le  Père 
Gury  écrivait:  «  La  maison  de  Paris  n'est  plus  habitée 
que  par  quelques  frères  coadjuteurs.  Les  PP.  Varin,  Jen- 
nesseaux,  Barat,  Fouillot  et  Martin  logent  dans  des  mai- 
sons particulières,  déguisés  en  laïques.  Il  paraît  que  le 
gouvernement  actuel  n'ignore  pas  leur  séjour  à  Paris, 
mais  il  ferme  les  yeux.  Ils  travaillent  beaucoup,  mais  sans 
bruit  et  avec  prudence  ^.  » 

Le  Père  Varin,  Supérieur  de  la  Maison  Professe  de 
Paris  ^,  avec  deux  de  ses  compagnons,  avait  trouvé  un 
asile  chez  les  Augustines  du  Saint  Cœur  de  Marie,  établies 
alors  au  n<>  26  de  la  rue  de  l'Arbalète.  On  a  vu  plus  haut 
comment  il  avait  été  la  providence  de  cette  communauté 
lorsque,  quelques  années  auparavant,  elle  était  venue  se 

serez  bienheureux...  »  (Lettre  du  Père  Renault  au  R.  P.  Rootbaan, 
7  janvier  i83i.) 

1.  Notice  historique  sur  le  Père  François  Renault ^  par  le  Père 
Achille  Guidée.  P.  49    Paris,  Douniol,  1864. 

2.  Lettre  du  Père  Druilhet  au  Père  Général,  Lyon,  i5  mars  i83i. 

3.  Au  Père  Général,  Lyon,  l'j  janvier  i83i. 

4.  C'est  le  titre  que  jîortait  alors  la  maison  de  la  rue  de  Sèvres. 


b4  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

réfugier  à  Paris.  Elle  s'estima  heureuse  de  pouvoir  alors 
payer  sa  dette  de  reconnaissance,  en  mettant  à  la  dispo- 
sition des  Pères  un  logis  qui  lui  appartenait.  Ils  y  pas- 
sèrent trois  ans.  Le  Père  Ronsin  avait  dii  s'éloigner  de 
la  capitale  sitôt  après  le  triomphe  de  l'insurrection  ;  les 
diatribes  des  journaux  et  des  pamphlets  avaient  excité  de 
telles  colères  contre  le  directeur  de  la  Congrégation  * 
qu'il  n'aurait  pu  y  rester  sans  danger  pour  sa  vie.  11  alla 
littéralement  se  cacher  dans  une  demeure  hospitalière  en 
Normandie  et  y  resta  deux  ans,  s'employant  avec  zèle  aux 
ministères  les  plus  humbles.  Il  rentra  à  Paris  au  moment 
où  le  choléra  y  faisait  rage.  C'était  pour  un  fils  de  saint 
Ignace  une  trop  belle  occasion  de  se  dévouer.  Le  Père 
Druilhet  écrivait  de  Bordeaux:  «  A  Paris,  j'ai  trouvé  tous 
nos  Pères  occupés  autour  des  cholériques.  De  toutes  les 
résidences  on  m'a  écrit  pour  me  demander  la  même 
faveur  ^.  » 

Le  Père  Ronsin  eut  alors  tout  à  la  fois  la  douleur  et  la 
consolation  d'assister  à  ses  derniers  moments  un  de  ses 
fils  spirituels,  reçu  par  lui  dans  la  Congrégation  et  devenu 
prince  de  l'Eglise.  Le  cardinal  de  Rohan,  archevêque  de 
Besançon,  se  trouvait  à  Paris  pendant  les  sanglantes  jour- 
nées de  Juillet.  Il  fut  arrêté,  insulté,  frappé  au  visage, 
séquestré,  et  n'échappa  à  la  mort  qu'à  la  faveur  d'un 
déguisement  et  d'un  concours  de  circonstances  providen- 
tielles. Réfugié  en  Belgique,  puis  en  Suisse  et  enfin  à 
Rome,  il  ne  se  décida  à  rentrer  dans  son  diocèse  que 
pour  porter  secours  à  son  troupeau  ravagé  par  le  choléra. 
Des  fatigues  excessives  épuisèrent  ses  forces  en  quel- 
ques mois.  Comme  il  visitait  les  prisons  le  jour  de  Noël, 
il  fut  atteint  d'un  mal  dont  les  progrès  ne  laissèrent  bien- 
tôt plus  d'espoir.  Se  sentant  frappé  à  mort,  il  exprima  le 
désir  de  revoir  son  ancien   confesseur.    Le    père  Ronsin 

1.  A.  la  demande  de  l'archevêque  de  Paris,  le  Père  Ronsin  avait  dû 
se  démettre  de  sa  charge  de  Directeur  de  la  Congrégation,  à  la  suite  des 
Ordonnances  de  1828.  Mais,  pour  les  libéraux  et  pour  le  public,  la 
Congrégation  et  le  nom  du  Père  Ronsin  étaient  à  jamais  inséparables. 

2.  Au  Père  Général,  i3  mai  i832. 


à 


CH.VPITHE    H  85 

accourut,  et  le  pieux  prélat,  encouragé  et  fortifié  par  les 
exhortations  de  l'iionime  de  Dieu,  s'éteignit  doucement 
entre  ses  bras,  le  8  février  1833. 

Le  Père  Charles  Gloriot,  qui  s'était  fait  une  spécialité 
des  retraites  pastorales,  avait  récemment  évangélisé  le 
clergé  deRennes.Sa  vertu,  plus  encoreque  sa  prédication, 
y  avait  fait  une  impression  profonde,  si  bien  que,  quand 
la  résidence  de  Laval  dut  se  disperser,  l'évêque  de 
Rennes,  Mgr  de  Lesquen,  estima  comme  une  faveur  de  lui 
donner  l'hospitalité  dans  son  grand  séminaire.  Le  Père 
Gloriot  n'était  d'ailleurs  pas  d'humeur  à  y  rester  inactif. 
«  Nous  allons  garder  auprès  de  nous  ce  saint  homme, 
écrivait  un  jeune  séminariste,  et  de  cette  manière  notre 
retraite  durera  jusqu'au  bout  de  l'année  ;  car  Monseigneur 
a  décidé  que,  au  lieu  d'un  sermon  par  semaine,  il  nous  en 
donnerait  trois.   » 

Ce  jeune  séminariste  s'appelait  Armand  de  Ponlevoy. 
Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  que  ce  nom  rappelle 
un  des  religieux  les  plus  distingués  de  la  Compagnie  de 
.lésus  en  France  au  siècle  passé.  C'est  dans  la  Vie  du 
Père  de  Ponlevoy  que  nous  trouvons  la  trace  du  Père 
Gloriot  pendant  les  deux  années  qui  suivirent  la  Révolu- 
tion de  1830.  Armand  de  Ponlevoy  était  alors  un  jeune 
homme  pur  et  fervent,  mais  indécis  sur  sa  vocation.  Il 
était  entré  au  séminaire  pour  faire  sa  Philosophie,  mais 
sans  intention  aucune  de  suivre  la  carrière  ecclésiastique; 
la  vie  religieuse  était  encore  plus  loin  de  sa  pensée. 
«  Cependant,  écrivait-il  plus  tard,  je  m'étais  abandonné 
si  pleinement  à  la  direction  de  ce  saint  Père  Gloriot  que 
je  résolus  de  me  laisser  faire  et  de  suivre  partout  sa  con- 
duite. Mais  cet  homme  si  sage  et  si  complètement  surna- 
turel ne  me  parla  jamais  de  l'état  religieux,  encore 
moins  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Autrement  il  m'au- 
rait plutôt  inspiré  delà  défiance  que  de  l'attrait  '.  » 

I.  Le  R.  P.  de  Ponlevoy,  S.  •/.  Sa  Vie,  par  le  P.  Alexandre  de 
Gabriac,  avec  un  choix  d'opuscules  et  de  lettres.  2  vol.  in-12.  Paris.  Ed. 
Baltenweck.  P.  33. 


86  LV    COMPAGNIE    DE    JESUS 

L'appel  de  Dieu  se  fit  entendre  sans  intermédiaire  à 
Armand  de  Ponlevoy,  en  même  temps  qu'à  un  de  ses  con- 
disciples, Emile  Cor.  Leur  détermination  prise,  ils  s'en 
ouvrirent  chacun  de  leur  côté  au  Père  Gloriot.  Celui-ci 
était  en  droit  de  leur  écrire  après  son  départ  du  sémi- 
naire :  «  Vous  pourrez  attester  à  qui  il  faudra  que  je  ne 
vous  avais  donné  aucune  insinuation  à  ce  sujet.  Je  respecte 
trop  les  droits  de  Dieu.  »  Mais  la  voix  publique  ne  pou- 
vait manquer  d'attribuer  aux  manœuvres  du  Jésuite  la 
décision  des  deux  jeunes  clercs.  L'évêque  lui-même  s'en 
plaignait  aimablement  peu  de  temps  après  à  un  confrère 
du  Père  Gloriot  :  —  «  Ah  !  ces  Jésuites,  ce  n'est  pas  sans 
raison  qu'on  les  accuse  de  tous  les  méfaits.  —  Pourquoi 
donc,  Monseigneur?  —  Voyez,  vous-même.  Je  les  aimais 
beaucoup.  En  1830,  je  donne  asile  dans  mon  grand  sémi- 
naire au  Père  Gloriot.  Je  devais  compter  sur  sa  recon- 
naissance. En  retour  il  me  prend  les  deux  meilleurs 
sujets  de  mon  séminaire.  Que  vous  en  semble  ?  —  Je 
pense.  Monseigneur,  que  c'est  Dieu  qui  vous  les  a  pris, 
et  que  vous  avez  bien  fait  de  les  laisser  partir.  Nous  vous 
en  sommes  d'ailleurs  très  reconnaissants.  —  Les  voilà 
bien,  ces  Jésuites,  conclut  l'évêque  en  riant.  Et  pourtant, 
je  les  aime  toujours.  ^  » 

Comme  les  Augustines  de  Paris,  les  Sœurs  de  la  Sainte- 
Famille  d'Amiens  avaient  été  l'objet  de  la  sollicitude  du 
Père  Varin;  on  peut  dire  que  la  Congrégation  lui  était 
redevable  de  sa  vie  religieuse.  Elle  s'estima  heureuse  de 
témoigner  sa  gratitude  envers  la  Compagnie,  en  recueil- 
lant plusieurs  des  expulsés  de  Saint-Acheul.  Le  Père  Sel- 
lier était  du  nombre.  Mais  celui  qu'on  appelait  l'apôtre  de 
la  Picardie  se  trouvait  en  1830  dans  une  situation  analo- 
gue à  celle  du  Père  Ronsin  dans  la  capitale.  Il  était  trop 
connu  pour  que  sa  présence  ne  fût  pas  un  danger  pour 
lui  et  pour  ses  compagnons.  Il  fut  envoyé  d'abord  à  l'autre 
bout  de  la  France,  à  Montpellier,  où  il  exerça  les  fonctions 

I.   Le  R.  P.  de  Ponlevoy,  elc,  p.  45. 


CHAPITRE    II  87 

d'aumônier  dans  la  maison  dite  de  la  Providence. 
Mais  ce  n'était  pas  de  quoi  satisfaire  les  aspirations  d'un 
zèle  aussi  dévorant;  le  Père  Sellier  ne  tarda  pas  à  élargir 
beaucoup,  peut-être  trop,  dans  la  ville  et  au  dehors,  le 
champ  de  son  activité.  Avant  la  fin  de  l'année  1831,  l'infa- 
tigable ouvrier  se  livrait  de  nouveau  au  ministère  qui  avait 
toutes  ses  préférences,  les  Missions  des  villes  et  des 
campagnes.  Toutefois  son  séjour  de  quelques  mois  à 
Montpellier  avait  suffi  à  l'homme  de  Dieu  pour  laisser  dans 
la  partie  la  plus  chrétienne  de  la  population  un  souvenir 
durable,  et  c'est  ce  souvenir,  dit  son  biographe,  «  qui  a 
préparé  les  voies  à  l'établissement  d'une  résidence  de  la 
Compagnie  de  Jésus  dans  cette  ville  »,  vingt  ans  plus 
tard.  (1851.) 

Un  autre  Jésuite  pour  qui  il  n'y  avait  plus  de  place  en 
France  par  suite  de  la  Révolution,  c'était  le  Père  Guyon, 
ce  missionnaire,  si  l'on  peut  dire,  de  taille  plus  grande 
que  nature.  Celui-là  pouvait  s'appliquer  en  toute  vérité 
la  parole  du  saint  Précurseur  :  Je  suis  une  voix;  Ego  sum 
vox.  Cette  voix,  tous  les  échos  du  pays  en  avaient  retenti 
depuis  quinze  ans.  Assurément,  au  lendemain  de  1830,  le 
Père  Guyon  n'aurait  pu  prêcher  quelque  part  en  France 
sans  se  faire  lapider;  d'ailleurs  pas  un  évêque,  ni  un 
curé  n'eût  osé  l'appeler  dans  son  église.  11  ne  lui  restait 
qu'à  aller  dépenser  au  dehors  une  ardeur  qui  l'eût  bien 
vite  consumé  sur  place.  Il  partit  donc,  avec  un  jeune  com- 
pagnon, le  Père  Jacques  Ferrand,  qui  avait  déjà  commencé, 
lui  aussi,  une  belle  carrière  de  prédicateur.  Ils  s'offri- 
rent d'abord  à  prendre  du  service  en  Angleterre;  mais 
l'essai  fut  de  courte  durée.  Le  Père  Ferrand  fut  envoyé  à 
Fribourg,  et  le  Père  Guyon,  après  avoir  parcouru  la  Bel- 
gique et  différentes  parties  de  rAllemagne,  s'arrêta  enfin 
à  Chambéry,  Pendant  toute  l'année  1831,  il  évangélisa  la 
Savoie,  avec  le  Père  Brenot,  et  dans  les  premiers  jours 
de  1832,  nous  le  voyons  entreprendre  avec  plusieurs  de 
ses  confrères,  y  compris  le  Père  Sellier,  une  grande  ^fis- 
sion dans  la  ville  même  de  Chambéry.  Ce  fut  l'occasion 


88  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

d'un  scandale  qui  eut  alors  un  grand  retentissement  et 
qui  montre  quelle  audace  la  Révolution  de  Juillet  avait 
inspirée  à  l'impiété  cosmopolite. 

La  Mission  avait  été  autorisée  par  le  gouvernement 
sarde;  la  population  si  religieuse  de  la  capitale  de  la 
Savoie  s'apprêtait  à  s'y  porter  en  masse.  L'ouverture  s'en 
fit  le  jour  de  l'Epiphanie  par  une  procession  solennelle. 
Gomme  le  Père  Guyon  allait  prendre  la  parole  en  plein  air, 
sur  la  place  Saint-Léger,  devant  plusieurs  milliers  de  per- 
sonnes, il  fut  interrompu  par  les  vociférations  d'une  bande 
d'énergumènes.  Le  désordre  se  renouvela  dans  la  cathé- 
drale, et,  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  le  missionnaire  dut 
renoncer  à  se  faire  entendre.  Encouragés  par  l'inertie  des 
autorités,  les  perturbateurs  revinrent  à  la  charge  le  len- 
demain ;  ils  avaient  juré  d'empêcher  la  Mission.  Au  sortir 
de  l'église  ils  se  portèrent  contre  le  collège  des  Jésuites 
et  tentèrent  de  l'envahir,  en  poussant  des  cris  de  morl. 
Le  syndic  de  Ghambéry,  marquis  d'Oncieu,  crut  devoir 
céder  à  l'orage;  l'ordre  fut  donné  de  suspendre  la  Mis- 
sion, à  raison  des  troubles  auxquels  elle  donnait  lieu.  Le 
Père  Guyon  publia  une  protestation  modérée  dans  la 
forme,  mais  très  ferme  dans  le  fond.  On  ne  pouvait,  disait- 
il,  lui  reprocher  non  plus  qu'à  ses  confrères  d'avoir  pro- 
voqué personne  au  monde.  Il  avait  annoncé  la  parole  de 
Dieu  dans  quarante  des  plus  grandes  villes  de  France 
sans  que  la  liberté  de  son  ministère  eût  jamais  été  entravée. 
Ainsi,  parce  que  les  manifestations  publiques  de  foi  et  de 
piété  déplaisaient  à  quelques  libres  penseurs,  il  fallait 
sacrifier  les  droits  et  la  liberté  de  toute  une  population 
attachée  à  ses  croyances! 

Malheureusement  cette  thèse  étrange,  qui  devait  plus 
tard  inspirer  notre  législation,  était  déjà  à  l'ordre  du  jour 
dans  les  sphères  gouvernementales  et  administratives. 
On  trouvait  plus  commode  et  moins  périlleux  de  vexer 
les  catholiques  que  d'imposer  silence  aux  mécréants. 

L'effervescence  des  premiers  jours  une  fois  apaisée,  les 
Jésuites  dispersés,  et  au  besoin  déguisés,  purent,  comme 


CHAPITRE    II  89 

nous  l'avons  dit,  reprendre  le  cours  de  leur  ministère 
sacerdotal.  Toutefois  la  plus  sévère  discrétion  ne  les  met- 
tait pas  toujours  à  couvert  de  désagréments  plus  ou  moins 
sérieux.  11  n'y  avait  pas  de  forfait,  au  lendemain  de  la 
Révolution  de  1830,  qu'on  ne  pût  mettre  au  compte  des 
Jésuites.  Au  cours  du  procès  des  ministres  de  Charles  X, 
le  commissaire  accusateur  près  la  Chambre  des  Pairs, 
M.  Bérenger,  reçut  avis  d'un  soi-disant  ancien  membre 
de  la  Congrégation,  nommé  Berrié,  s'offrantà  lui  remettre 
tout  le  dossier  du  complot  tramé  à  Montrouge  par  les 
Jésuites.  La  seule  énumération  des  propriétés  à  incendier 
était  pour  faire  dresser  les  cheveux  sur  la  tête.  L'impos- 
ture était  trop  grossière  pour  que  l'accusation  en  fit  état; 
mais  elle  trouva  de  l'écho  dans  la  presse  libérale. 

Vers  le  même  temps,  un  certain  Troclet,  jardinier  à  Ver- 
rières, non  loin  de  Montrouge,  inculpé  pour  assassinat, 
imaginait  d'engager  les  Jésuites  dans  son  affaire  :  Il  n'avait 
fait  qu'exécuter  les  ordres  du  procureur  de  Montrouge.  Le 
Père  Jennesseaux  fut  appelé  aux  assises;  il  n'était  pas 
procureur  à  Montrouge;  il  n'y  avait  pas  mis  les  pieds 
depuis  quinze  mois  avant  la  date  indiquée  par  l'assassin; 
au  surplus,  il  n'avait  jamais  vu  Troclet.  Un  propos  du 
misérable  fut  rapporté  à  l'audience,  qui  expliquait  la 
calomnie  :  «  Si  on  tuait  un  homme  dans  un  coin,  on  n'au- 
rait qu'à  dire  que  ce  sont  les  Jésuites;  il  n'en  serait  que 
cela'.  » 

L'aventure  du  Père  Besnoin  n'est  pas  moins  significa- 
tive, encore  qu'elle  prit  un  tour  plaisant,  grâce  à  la  bonne 
humeur  de  celui  qui  en  fut  victime.  Le  Père  Besnoin  se 
rendait  à  Blois  par  la  diligence;  chemin  faisant  ses  com- 
pagnons de  voyage  veulent  savoir  son  opinion  sur  les  mi- 
nistres de  Charles  X  dont  on  instruisait  alors  le  procès. 
Comme  le  Père  s'abstient  de  les  maudire,  on  en  conclut 
qu'il  doit  être  Jésuite.  Il  est  signalé  à  la  police  de 
Blois   qui  lui  demande  son  passeport.  Le  Père  Besnoin 

I.  Cf.  L'Ami  de  la  Religion,  tome  LXVIII,  pp.  i'j6  et  207. 


90  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

n'ayant  pas  de  passeport,  on  le  met  en  prison.  En 
y  entrant  il  fait  vœu  de  prêcher  le  Rosaire,  s'il  recouvre 
sa  liberté  avant  le  premier  dimanche  d'octobre  ;  c'était 
sur  la  fin  de  septembre.  Le  Père  Besnoin  fut  relâché  au 
bout  de  quelques  jours,  grâce  à  l'intervention  du  célè- 
bre avocat  libéral,  M.  Janvier,  adversaire  déclaré  des  Jé- 
suites, mais  ennemi  non  moins  ardent  des  mesures  arbi- 
traires. Le  missionnaire  avait  employé  ses  loisirs  forcés 
à  catéchiser  ses  compagnons  de  captivité  et  à  préparer 
un  de  ses  geôliers  à  la  première  communion.  Sa  pre- 
mière visite  tut  pour  son  vieil  ami,  le  curé  de  la  cathé- 
drale :  —  «  Père  Besnoin,  lui  dit  l'excellent  homme  en  le 
seront  dans  ses  bras,  je  suis  exaucé  ;  j'avais  prié  la 
Sainte  Vierge  de  vous  faire  mettre  en  prison,  parce  que 
vous  prêchiez  partout,  et  jamais  chez  moi.  —  Ce  sera 
pour  demain,  repartit  le  Père,  car  moi  j'ai  fait  vœu 
de  prêcher  pour  la  fête  du  Rosaire,  si  j'étais  libre  ce 
jour-là.   » 

L'année  suivante,  le  Provincial  de  France  lui-même,  le 
Père  Druilhet,  était  le  héros,  ou  plutôt  la  victime  de  sem- 
blable aventure.  C'était  sur  la  fin  de  juin  1832.  Comme  il 
venait  de  faire  sa  visite  au  collège  du  Passage,  à  l'arrivée 
de  la  diligence  à  Bordeaux  en  pleine  nuit,  il  fut  arrêté  et 
conduit  devant  le  commissaire  de  police.  Là,  il  eut  à  subir 
un  premier  interrogatoire  qui  dura  deux  grandes  heures. 
Tous  les  papiers  qu'il  portait  sur  sa  personne  ou  dans  sa 
valise  furent  saisis  et  examinés.  Il  n'y  avait  certes  aucun 
secret  intéressant  la  sûreté  de  l'État,  mais  bien  d'autres 
de  nature  plus  ou  moins  intime,  que  le  malheureux  Supé- 
rieur ne  pouvait  sans  de  cruelles  appréhensions  voir  en 
des  mains  étrangères.  Il  était  en  voyage  depuis  quatre 
mois;  sa  correspondance,  son  administration  étaient  à  la 
merci  des  inquisiteurs  officiels.  —  «  Ma  première  pensée, 
racontait  plus  tard  le  Père  Druilhet,  fut  d'adresser  à 
Dieu  une  prière  fervente  pour  qu'il  empêchât  ces  gens-là 
de  voir  ce  qu'ils  ne  devaient  pas  voir.  »  Heureusement 
une  bonne  partie  des  pièces  révélatrices  étaient  en  latin. 


CHAPITRE    II  91 

Il  en  résulta  une  obscurité  salutaire.  Le  magistrat,  M.  Gi- 
roud  de  Labruyère,  poursuivit  son  examen  avec  une  atten- 
tion minutieuse,  mais  sans  manifester  aucune  impression 
désobligeante.  Le  Père  Druilhet  fut  retenu  au  poste  le 
reste  de  la  nuit.  Le  lendemain  dans  la  matinée  nouvel 
interrogatoire  pendant  trois  heures  d'horloge.  Au  reste 
la  franchise  et  la  bonne  grâce  du  prévenu  avaient  fini  par 
gagner  le  cœur  du  policier  qui  n'était  pas  un  méchant 
homme  et  qui  vraisemblablement  exécutait  des  ordres 
venus  de  plus  haut.  On  se  sépara  bons  amis.  La  der- 
nière parole  du  commissaire  ne  fut  même  qu'une  petite 
malice  plutôt  bienveillante  :  —  «  Adieu,  M.  l'abbé,  allez, 
prêchez,  faites  vos  affaires,  mais  ne  portez  pas  vos  lettres 
en  voyage.  »  L'incident  aurait  pu  finir  plus  mal'. 


III 


Par  le  fait  même  qu'elle  obligeait  les  Jésuites  à  se  dis- 
perser, la  Révolution  de  1830  donna  à  l'Ordre  de  saint 
Ignace  l'occasion  de  prendre  pied  en  divers  lieux,  où  il 
n'avait  pu  s'établir  jusque-là.  On  peut  rapporter  à  cette 
date  la  fondation  de  ses  deux  résidences  les  plus  impor- 
tantes après  celle  de  Paris  et  qui  devaient  être  par  la 
suite  les  chefs-lieux  de  deux  Provinces  nouvelles,  celle 
de  Lyon  et  celle  de  Toulouse. 

Au  moment  de  sa  suppression  la  Compagnie  de  Jésus 
possédait  à  Lyon  le  grand  collège  de  la  Trinité,  auquel 
était  annexé  un  pensionnat,  un  autre  collège  dit  de  Notre- 
Dame  au  pied  de  la  colline  de  Fourvière,  enfin  une  mai- 
son professe  avec  un  noviciat  sous  le  vocable  de  saint 
Joseph.  Les  souvenirs  qu'elle  y  avait  laissés  facilitèrent 
l'établissement  des  Pères  de  la  Foi  dans  la  ville  et  dans 
le  diocèse.  En  1824  des  instances  furent  faites  auprès  du 
Père  de  Clorivière  par  nombre  de  familles  désireuses  de 

I,  L'Ami  de  la  Religion  en  fait  le  sujet  d'un  long  article  qui  a  pour 
litre  :  «Le  secretdes  Jésuites  surpris  et  dévoilé  ».  N"  du  lo  juillet   i83'2. 


92  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

confier  aux  Jésuites  l'éducation  de  leurs  enfants;  en 
même  temps  une  pétition  était  adressée  au  Roi  pour 
l'érection  d'un  collège  de  la  Compagnie  à  Lyon.  ISIais 
les  Jésuites  ne  pouvaient  diriger  une  maison  d'éducation 
que  sous  le  couvert  de  l'autorité  épiscopale  et  avec  le 
titre  de  petit  séminaire.  Or,  le  cardinal  Fesch,  grand 
protecteur  des  Pères  de  la  Foi,  n'aimait  pas  les  Jésuites. 
Pendant  dix  ans  aucun  des  prêtres  et  des  clercs  lyonnais 
qui  auraient  voulu  entrer  dans  la  Compagnie  de  Jésus  ne 
put  obtenir  le  consentement  de  l'administration  diocé- 
saine. Le  premier  Provincial  de  France,  le  Père  Richardot 
en  gémissait;  mais  il  ne  se  permit  d'en  faire  la  remarque 
qu'au  moment  où  cet  état  de  choses  prit  fin.  L'évêque  de 
Limoges,  Mgr  de  Pins,  était  nommé  administrateur  apos- 
tolique du  diocèse  de  Lyon  :  —  «  Voilà,  écrit  le  Père 
Richardot,  qui  change  la  face  des  affaires.  »  (23  Novem- 
bre 1823.) 

Le  pieux  archevêque  d'Amasie  était  loin  de  partager  les 
préventions  du  cardinal.  Tout  au  contraire,  pendant  les 
dix-sept  ans  qu'il  gouverna  l'église  de  Lyon,  il  ne  cessa  de 
témoigner  aux  Jésuites  une  bienveillance  qui  parfois 
leur  parut  à  eux-mêmes  excessive.  Nous  avons  dit  quelle 
fut  l'altitude  de  Mgr  de  Pins  vis-à-vis  des  malheureuses 
Ordonnances  de  1828.  Aucun  membre  de  l'épiscopat  ne 
s'engagea  plus  à  fond  dans  la  résistance,  ni  ne  donna 
une  formule  tout  à  la  fois  plus  énergique  et  plus  doctri- 
nale à  sa  protestation  en  faveur  des  Jésuites. 

Toutefois,  le  moment  n'était  pas  encore  venu  pour  eux 
d'avoir  une  résidence  dans  la  métropole  religieuse  des 
Gaules;  mais  du  moins,  ils  ne  se  voyaient  plus  systéma- 
tiquement tenus  à  l'écart;  on  faisait  appel  à  leur  minis- 
tère; on  les  invita  même  pour  des  stations  de  Carême; 
l'une  d'elles,  prêchée  par  le  Père  Etienne  Déplace,  eut  un 
tel  succès  que,  au  dire  du  Père  Guidée,  «  elle  détermina 
l'établissement  de  la  Compagnie  à  Lyon  '  ». 

\.  Notices  historiques  sur  quelques  membres  de  là  Société  des  Pères 
du  Sacré-Cœur,  etc.  Tome  II,  !>.  268. 


CHAPITRE    II  93 

Les  préjugés  contre  les  Jésuites  n'y  étaient  pas  plus 
inconnus  qu'ailleurs  ;  les  histoires  funambulesques  mises 
en  circulation  par  la  presse  libérale  trouvaient  créance 
dans  la  population  lyonnaise.  Une  légende  avait  cours, 
d'a[)rès  laquelle  les  Jésniles,  avant  de  quitter  le  collège 
de  la  Trinité,  en  17G2,  avaient  enfoui  dans  les  souterrains 
un  trésor  qu'on  évaluait  à  une  vingtaine  de  millions. 
Malheureusement  personne  ne  pouvait  dire  à  quel  endroit 
il  fallait  diriger  les  recherches;  mais  on  espérait  bien 
qu'un  jour  ou  l'autre  un  heureux  hasard  amènerait  la 
découverte.  En  1829  des  travaux  d'aménagement  entrepris 
au  collège  royal  —  l'ancien  collège  des  Jésuites  —  réveil- 
lèrent les  espérances.  On  se  flattait  déjà  parmi  le  peuple 
de  voir  les  patentes  supprimées  et  la  contribution  fon- 
cière allégée,  grâce  à  la  riche  aubaine  qui  allait  tomber 
dans  les  caisses  publiques  '.  Pour  cette  fois  on  ne  trouva 
rien. 

iSIais  quelques  années  plus  tard,  en  1835,  l'opinion  fut 
de  nouveau  mise  en  émoi.  L'histoire  est  vraiment  curieuse. 
Gomme  on  procédait  à  des  réparations  dans  les  sous-sols 
du  collège,  il  fut  aisé,  à  un  certain  moment,  de  recon- 
naître, au  son  que  rendaient  les  marteaux  le  voisinage 
d'une  cavité.  Le  fonctionnaire  municipal  qui  surveillait 
les  ouvriers  fit  arrêter  le  travail.  Persuadé  qu'on  touchait 
à  la  bienheureuse  cachette,  le  bonhomme  s'en  vint  la  nuit 
suivante,  avec  deux  compères,  pour  s'emparer  du  butin. 
D'après  les  récits  du  temps,  on  peut  croire  ou  que  la  cavité 
était  vide,  ou  que,  ayant  servi  de  sépulture,  elle  renfer- 
mait quelques  ossements.  Mais,  le  jour  venu,  quand  on 
reprit  l'ouvrage,  l'état  des  lieux  révéla  la  visite  nocturne. 
Naturellement  on  eut  des  soupçons;  l'enquête  amena 
l'arrestation  de  l'explorateur.  Avait-il  mis  la  main  sur  les 
millions  des  Jésuites  ?  C'est  le  point  qu'il  s'agissait 
d'éclaircir.  Après  de  longues  et  minutieuses  perquisitions, 
le  tribunal  de  première  instance  renvoya  le  prévenu  des 

I.  Cf.  L'Ami  de  la  Religion.  N°  1529. 


94  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

fins  de  la  poursuite,  le  déclarant  coupable  seulement  de 
trop  de  crédulité.  De  son  côté  le  maire  de  Lyon,  pour 
calmer  les  imaginations  surexcitées  par  cette  aventure, 
informait  la  population  par  une  lettre  aux  journaux  que 
«  le  sieur  Tenon,  aide-architecte  et  père  de  cinq  enfants, 
n'avait  trouvé  dans  les  souterrains  du  collège  autre  chose 
que  la  perte  de  l'emploi  qu'il  avait  dans  les  bureaux  de 
la  ville  '  ». 

D'autre  part,  la  Compagnie  de  Jésus  comptait  de  nom- 
breuses et  chaudes  sympathies  parmi  les  meilleures 
familles  de  Lyon.  On  en  avait  pour  preuve  le  chiffre  de 
la  colonie  lyonnaise  à  Fribourg.  Dès  1824,  le  Père  Drui- 
Ihet  écrivait  de  Lyon,  où  il  se  trouvait  de  passage,  que 
beaucoup  de  pères  de  famille  qui  envoyaient  leurs  lils  à 
Saint-Acheul,  demandaient  maintenant  des  places  à  Dole, 
où  le  petit  séminaire  avait  été  ouvert  l'année  précédente. 
«  Saint-Acheul,  ajoutait-il,  se  dépeuplerait  bien  plus 
encore,  si  nous  avions  ici  une  maison.  Tous  les  pères  de 
famille  ladésirent  et  nous  pressent.  Mais  il  y  a  quelques 
obstacles...  »  (20  Nov.  1824.) 

Aussi,  au  lendemain  des  journées  de  juillet,  trois  Jésui- 
tes, les  PP.  Rigaud,  Besnoin  et  Augry  trouvèrent  tout 
d'abord  à  Lyon  un  asile  dans  des  maisons  amies.  Ils  ne 
tardèrent  pas  à  s'employer,  avec  l'agrément  de  l'autorité 
ecclésiastique,  au  ministère  sacerdotal  dans  les  commu- 
nautés et  les  pensionnats.  Six  mois  plus  tard,  dans  les 
premiers  jours  de  janvier  1831,  le  Père  Provincial  lui- 
même  vint  avec  son  Socius  fixer  sa  résidence  à  Lyon.  Il 
s'y  trouvait  mieux  qu'à  Paris  pour  correspondre  avec  les 
établissements  de  Suisse,  d'Italie  et  d'Espagne,  qui  avaient 
recueilli  la  plus  grande  partie  du  personnel  de  la  Province. 
Le  Père  Druilhet  reçut  l'hospitalité  chez  le  comte  d'Her- 
culais;  le  Père  Gury  chez  M.  de  Verna. 

L'année  1831  fut  marquée  à  Lyon  par  de  formidables 


1.  L'Ami   de  la   Religion,    tome  LXXXIII,   consacre    cinq  articles    à 
cette  histoire  burlesque. 


CHAPITRE    II  95 

insurrections  ouvrières  qui  furent  suivies  de  répressions 
sanglantes.  Ce  fut  le  prétexte  de  perquisitions  et  de  tra- 
casseries policières  dans  les  maisons  connues  pour  leur 
attachement  au  parti  légitimiste;  les  Jésuites  durent  plus 
que  jamais,  se  tenir  sur  la  réserve  pour  ne  pas  attirer  des 
désagréments  à  leurs  amis  et  bienfaiteurs.  Cependant  dès 
l'année  suivante,  leur  présence  à  Lyon  n'avait  plus  rien 
de  mystérieux  pour  personne.  Bien  que  la  prudence  ne 
leur  permît  pas  la  vie  en  commun,  la  communauté  était 
constituée  en  droit  et  en  fait.  Le  Père  Pierre  Béquet, 
ancien  recteur  du  petit  séminaire  de  Forcalquier,  en  est 
établi  le  Supérieur  à  partir  du  1^'"  mars  1832.  Cette  date 
peut  être  considérée  comme  celle  de  la  fondation  de  la 
résidence  de  Lyon,  Elle  comptait  à  ce  moment  huit  prê- 
tres et  trois  frères  coadjuteurs.  Le  Supérieur  habitait,  au 
n°  10  de  la  rue  des  Marronniers,  au  quartier  Bellecour,  un 
appartement  mis  à  sa  disposition  par  une  noble  dame,  la 
chanoinessede  la  Barmondière,  qui  préludait  aux  grandes 
fondations  qu'elle  accomplit  plus  tard  au  prix  de  royales 
largesses.  Elle  aurait  voulu  dès  lors  préparer  l'établisse- 
ment à  Lyon  d'un  collège  dirigé  par  les  Jésuites  ;  c'est 
apparemment  pour  entrer  dans  ses  desseins  que  le  Père 
Béquet  recevait,  au  risque  de  l'amende  et  de  la  prison, 
quelques  enfants  auxquels  il  donnait  des  leçons  de  latin. 
C'étaient  les  fils  du  baron  de  Verna  et  ceux  du  docteur 
Laboré. 

Cependant  la  tranquillité  s'étant  rétablie,  la  petite  com- 
munauté s'installa  au  mois  d'août  de  cette  même  année 
(1832)  dans  l'immeuble  n"  3  de  la  rue  du  Puits-d'Ainay ', 
qui  lui  était  offert  par  la  famille  de  Revel  de  Malval.  La 
maison  était  vieille,  incommode,  malsaine  et  par  surcroit 
avoisinée  d'usines  fumeuses  et  bruyantes;  mais  on  pou- 
vait s'y  réunir  et  y  reprendre  la  vie  religieuse.  Ce  fut  la 
première  résidence,  régulièrement  constituée,  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus  à  Lyon  depuis  son  rétablissement. 

I .  Cette  rue  longe  le  chevet  de  l'église  d'Ainay  ;  elle  s'appelle 
aujourd'hui  Rue  Adélaïde-Perrin. 


96  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

La  résidence  de  Toulouse  est  contemporaine  de  celle 
de  Lyon,  peut-être  même  au  point  de  vue  du  droit  pour- 
rait-elle revendiquer  la  priorité  ;  la  nomination  de  son 
premier  Supérieur,  le  Père  Michel  Leblanc  porte  en  effet 
la  date  du  16  décembre  1830;  mais,  en  fait,  la  situation  ici 
et  là  était  la  même  ;  ce  n'est  que  deux  ans  plus  tard,  quand 
rhorizon  politique  se  fut  un  peu  rasséréné,  que  la  petite 
communauté  de  Toulouse  inaugura  une  existence  à  peu 
près  régulière. 

A  l'époque  où  elle  fut  supprimée,  la  Compagnie  de  Jésus 
ne  possédait  pas   moins  de  cinq  établissements    dans  la 
métropole  du  midi  :  Maison  professe,  noviciat,  scolasticat, 
collège    et   pensionnat  ',   Aussi    Toulouse  fut  parmi    les 
premières   villes    de   France    à   réclamer   le    retour   des 
Jésuites  2.  Le  15  juillet  1816,  le  Père  de   Glorivière   écri- 
vait au  Père  Général:  «  La  ville  de  Toulouse  fait  les  plus 
vives  instances  pour  nous  engager  à  y  former  un  établis- 
sement.   Son  archevêque,  s'unissant  à  la    demande    des 
familles  les  plus  respectables,   m'écrit  à    ce   sujet  de  la 
manière  la  plus  honnête  et  la  plus  engageante.  »  Et  quel- 
ques mois  après  :  «  La  ville  qui  nous  demande  actuelle- 
ment  avec   le    plus  d'instances  est   celle    de  Toulouse, 
capitale  du  Languedoc,  qui  nous  a  toujours  été  très  affec- 
tionnée. C'est  là  qu'était  la  principale  maison   d'une  de 
nos  Provinces  de  France  qui  nous  a  donné  saint  François 
Régis  et  plusieurs  grands  personnages  qui  ont  vécu  de 
nos  jours,    »   (20  Mai    1817.)   Pendant  les   dix    ans   qu'il 
occupa  le  siège  archiépiscopal,  le  cardinal  de  Clermont- 
Tonnerre  multiplia  les  démarches  et  les  offres  pour  attirer 
les  Jésuites  à  Toulouse  :  «  Ce  fut  d'abord,  écrit  le  Père 
Richardot,    son  grand  séminaire,  qu'il  voulait  nous  con- 
fier; puis  ce  fut  un  collège;  mais  l'argent  qu'on  lui  avait 

1.  L'ancien  collège  des  Jësuites  est  aujourd'hui  le  lycée;  la  mai- 
son professe  était  dans  la  i-ue  qui  porte  actuellement  le  nom  de  Lakanal; 
après  la  suppression,  le  noviciat,  proche  du  collège,  devint  le  Séminaire 
de  la  Mission,  aujourd'hui  caserne. 

2.  On  se  rappelle  la  Pétition  adressée  à  ce  sujet  à  Louis  XVIII  et  la 
réponse  faite  par  le  Roi.  Cf.  Tome  I,  p.  i4i. 


CHAPITRE    II  97 

remis  pour  cet  effet  a  été  dépensé  pour  d'autres  œuvres.  » 
(2  Octobre  1823.)  Trois  ans  plus  tard  on  revient  à  la  charge, 
et  le  Père  Godinot  écrit  à  son  tour  :  «  L'archevêque  de 
Toulouse  insiste  pour  que  la  Compagnie  accepte  son 
petit  séminaire  et  une  maison  de  missionnaires ^  » 

A  des  requêtes  si  pressantes  et  si  honorables,  renou- 
velées encore  les  années  suivantes,  les  Jésuites  n'avaient 
répondu  que  par  des  atermoiements  ;  nous  avons  assez 
dit  pourquoi.  Mais  on  comprend  que  le  vénérable  arche- 
vêque en  ait  conçu  de  l'humeur.  Le  pauvre  Père  Godinot 
essuyait  des  reproches  et  ne  savait  plus  guère  comment 
se  défendre.  Dans  une  lettre  du  24  novembre  1829,  il  fait 
part  au  Père  Roothaan  du  cruel  embarras  où  il  se  trouve 
pour  s'être  excusé  une  fois  de  plus  devant  de  nouvelles 
instances  :  «  Le  cardinal,  en  répondant  à  la  lettre  de  refus, 
sans  avoir  l'air  de  se  plaindre,  d'après  les  raisons  qu'on 
lui  donnait,  y  a  mêlé  un  mot  piquant  et  insinué  que,  malgré 
son  dévouement  à  la  Compagnie,  on  paraissait  déterminé 
à  ne  lui  rien  accorder,  malgré  ses  demandes  anciennes  et 
constamment  réitérées.  M.  Berger,  son  vicaire-général, 
m'en  écrivit  une  dans  le  même  temps,  beaucoup  plus 
sèche  et  plus  piquante,  où  il  me  reprochait  de  manquer 
à  une  promesse  positive  faite  les  années  précédentes, 
d'après  laquelle  ils  avaient  travaillé  à  tout  préparer,  même 
en  faisant  des  sacrifices  et  en  évacuant  une  maison  occu- 
pée par  d'autres  ecclésiastiques.  11  faisait  valoir  tout  ce 
que  nous  devions  à  Son  Éminence...  » 

C'est  la  Révolution  qui  devait  avoir  raison  de  la  résis- 
tance des  Jésuites  et  les  amener  à  Toulouse,  réalisant 
ainsi  d'une  manière  bien  inattendue  les  vœux  du  pieux 
archevêque.  Il  n'eut  pas  toutefois  la  satisfaction  de  les 
voir  accomplis,  car  il  s'éteignit  plein  de  jours  et  de 
mérites,  au  début  de  cette  malheureuse  année  1830,  qui 
lui  eût  d'ailleurs  apporté    d'amères   tristesses.   Chassés 

I.  Urget  archiepiscopus  Tolosanus  pro  acceptatione  minoris  Semi- 
narii  et  domus  missionariorum.  Au  T.  R.  P.  Général,  i8  mai  1826. 

La  Compagnie  de  Jésus.  7 


98  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

de  leurs  demeures,  obligés  de  fuir  et  de  se  cacher,  les 
Jésuites  qui  n'avaient  pas  passé  la  frontière,  allèrent  là 
où  l'on  voulait  bien  les  recevoir.  Quatre  d'entre  eux  trou- 
vèrent asile  à  Toulouse.  L'administration  diocésaine 
accueillit  avec  faveur  des  auxiliaires  qu'elle  appelait  depuis 
quinze  ans.  Ils  s'employèrent  tout  d'abord  isolément  et 
sans  bruit  à  tous  les  ministères  qu'on  voulut  bien  leur 
confier,  ministères  d'ailleurs  nombreux  et  variés;  il  fallut 
bientôt  envoyer  de  nouveaux  ouvriers  pour  suffire  à  la 
tâche. 

Un  saint  prêtre  toulousain,  l'abbé  Frédéric  de  Ghièze, 
ancien  congréganiste  du  Père  Ronsin,  était  mort  en  1827, 
laissant  par  testament  l'ancienne  église  de  Saint-Sauveur 
avec  une  maison  adjacente  qu'il  avait  acquise  pour  y  éta- 
blir une  société  de  missionnaires,  et,  si  possible,  des 
Jésuites.  C'est  là  que,  au  mois  de  novembre  1832,  fut 
installée  la  petite  communauté  composée,  comme  celle 
de  Lyon,  de  cinq  prêtres  et  de  trois  frères  coadjuteurs. 
Sa  situation  ne  fut  pas  tout  d'abord  sans  quelques  désa- 
gréments; les  Jésuites  ne  se  trouvaient  pas  complète- 
ment chez  eux;  les  héritiers  du  fondateur  restaient  pro- 
priétaires de  l'immeuble;  un  de  ses  anciens  associés 
avait  la  haute  main  dans  l'administration  de  l'église.  Cet 
état  de  choses  devait  se  prolonger  quelques  années 
encore.  C'est  en  1838  que  M.  Duportroux  fit  définitivement 
et  très  libéralement  abandon  de  tous  ses  droits  de  pro- 
priété. Mais  la  nouvelle  résidence  n'avait  pas  attendu 
jusque-là  pour  devenir  un  centre  très  actif  de  piété  et 
d'apostolat.  Dès  1834,  les  registres  signalent  plus  de 
20.000  communions  distribuées  dans  la  vénérable  église 
de  Saint-Sauveur^  ;  chiffre  remarquable  pour  une  popu- 
lation, religieuse    à    la  vérité,   mais    que   le   jansénisme 


I.  L'église  Saint-Sauveur,  située  rue  de  l'Inquisition,  date  du  temps 
de  saint  Dominique  qui  habita  le  vieux  monastère.  Les  religieuses  de 
Marie-Réparatrice  l'occupèrent  après  les  Jésuites,  et  aujourd'iiui 
l'archevêque  de  Toulouse,  expulsé  de  son  palais,  y  a  établi  sa  rési- 
dence. 


CHAPITRE    II  99 

avait  déshabituée  de  la  fréquentation  des  sacrements.  En 
cette  année  le  Père  Leblanc  écrivait  que  le  personnel 
de  la  résidence  était  surchargé,  qu'il  ne  pouvait  donner 
satisfaction  aux  seules  demandes  qui  lui  venaient  de  la 
ville.  Quant  aux  campagnes,  ajoutait-il,  nous  ne  pouvons 
y  exercer  notre  ministère,  «  faute  de  savoir  la  langue'.   » 

Cette  même  année  1832  vit  encore  les  commencements 
de  la  résidence  de  Lalouvesc.  Ce  nom  n'est  pas  celui 
d'une  grande  ville  comme  Lyon  ou  Toulouse.  Lalouvesc 
est  un  modeste  village  assis  presque  à  califourchon  sur 
un  col  des  Cévennes  à  1.100  mètres  d'altitude.  Les  som- 
mets qui  le  dominent,  aussi  bien  que  les  pentes  raides 
qui  encadrent  les  vallons,  portent  un  manteau  de  forêts 
d'aspect  sévère.  Avec  des  échappées  gracieuses,  des 
panoramas  lointains  splendides,  s'étendant  d'un  côté 
jusqu'aux  Alpes,  de  l'autre  jusqu'à  la  chaîne  du  Mézenc, 
le  caractère  du  paysage  reste  plutôt  grave  et  austère  ;  on 
n'y  aborde  qu'après  une  ascension  toujours  plus  ou  moins 
laborieuse;  le  sol  y  est  pauvre  et  le  climat  âpre  comme  il 
peut  l'être  à  une  pareille  hauteur.  Rien  ne  distingue  le 
pauvre  village  de  tant  d'autres,  attachés  comme  lui  aux 
flancs  des  montagnes  du  massif  central,  et  il  serait  sans 
doute  parfaitement  inconnu  s'il  ne  gardait  le  tombeau  de 
l'humble  Jésuite  qui  fut  au  dix-septième  siècle  l'apôtre 
de  ces  contrées  déshéritées.  François  Régis  mourut  à 
Lalouvesc  au  cours  d'une  Mission,  le  31  décembre  1640. 
Depuis  lors  les  populations  n'ont  pas  cessé  d'accourir  de 
vingt  lieues  à  la  ronde  pour  vénérer  et  implorer  celui 
qu'elles  n'appellent  pas  autrement  que  le  saint  Père. 

Pendant  la  Révolution  l'église  fut  d'abord,  par  ordre 
du  district  de  Tournon,  dépouillée  de  tout  ce  qui  avait 
quelque  valeur,  y  compris  la  grille  qui  fermait  la  chapelle 
du  saint;  toutefois  les  émissaires  n'osèrent  pas  toucher  à 
la  châsse  d'argent  qui  contenait  ses  restes  mortels.  Mais 

I.  Lettre  duP.  Michel  Leblanc  au  T.  R.  P.  Roothaan,  3  août  i834. 


100  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

il  était  à  craindre  que  la  cupidité  fût  plus  forte  que  le 
respect,  ce  qui  arriva,  en  effet,  peu  de  temps  après.  Les 
trois  frères  Buisson,  de  la  Grangeneuve,  résolurent  donc 
de  mettre  en  sûreté  ce  qu'ils  regardaient  comme  le  trésor 
et  le  palladium  du  pays.  En  compagnie  d'un  jeune  clerc, 
J.-B.  Bilhot,  ils  pénétrèrent  dans  l'église  à  la  faveur  de  la 
nuit,  ouvrirent  la  châsse,  en  retirèrent  le  coffre  de  bois 
scellé  où  se  trouvaient  les  reliques,  et  le  remplacèrent  par 
un  autre  rempli  d'ossements  pris  au  cimetière.  Gela  fait, 
ils  emportèrent  le  précieux  dépôt  et  le  cachèrent  entre 
deux  planchers,  dans  une  chambre  de  la  maison  pater- 
nelle^  Il  y  demeura  huit  ans.  Mgr  d'Aviau  du  Bois  de 
Sanzay,  alors  archevêque  de  Vienne,  rentré  de  l'émigra- 
tion, dès  1797,  fut  admis  à  le  vénérer,  et  il  prédit  que  la 
maison  qui  avait  recueilli  ces  restes  sacrés,  serait  bénie 
comme  celle  de  l'Israélite  qui  avait  jadis  abrité  l'Arche 
d'Alliance.  Enfin,  la  paix  rendue  à  l'Église  par  le  Goncor- 
dat,  l'évêque  de  Mende,  Mgr  de  Ghabot-Rohan,  dans  le 
diocèse  duquel  Lalouvesc  se  trouvait  alors,  procéda  à  la 
reconnaissance  authentique  du  saint  corps  et  le  replaça 
solennellement  dans  l'église.  (13  Juillet  1802.) 

De  ce  moment  les  troupes  de  pèlerins  reprennent  le 
chemin  de  la  sainte  montagne  ;  d'année  en  année  elles 
arrivent  plus  nombreuses;  l'apostolat  posthume  du  saint 
Père  s'exerce  avec  une  intensité  croissante  ;  son  tombeau 
est  une  de  ces  fontaines  mystiques  d'où  s'écoulent  perpé- 
tuellement des  flots  de  grâces  pour  les  âmes  et  pour  les 
corps. 

Les  événements  qui  s'y  accomplissent  avant  même  que 
les  Jésuites  soient  de  nouveau  commis  à  sa  garde  ne  sont 
pas  des  hors-d'œuvre  dans  l'Histoire  de  la  Gompagnie  de 
Jésus;  car  enfin  saint  Régis  lui  appartient  toujours.  Sans 
entrer  dans  d'autres  détails  sur  la  période  qui  précéda  le 

I .  On  peut  voir  le  procès-verbal  de  cet  enlèvement  signé  des  frères 
Buisson  et  de  trois  prêtres  témoins  du  fait,  dans  Le  Tombeau  de  saint 
François  Régis  à  Lalouvesc,  par  Frédéric  de  Curley,  S.  J.  Lyon,  Vitte  et 
Perrusel,  i886.  Il  porte  la  date  du  7  janvier  1794. 


CHAPITRE    II  101 

retour  des  Pères  à  Lalouvesc,  nous  rappellerons  deux 
institutions  qui  y  prirent  naissance  à  cette  époque. 

Le  29  juin  1824,  se  trouvait  parmi  les  pèlerins  de  la 
sainte  montagne  un  magistrat  distingué  par  ses  vertus 
chrétiennes  autant  que  par  sa  valeur  professionnelle. 
C'était  M.  Gossin,  vice-président  du  Tribunal  de  la  Seine 
et  plus  tard  conseiller  à  la  Cour  Royale  de  Paris.  C'est 
en  cette  qualité  qu'il  devait  prendre  devant  ses  collègues 
réunis  en  assem])lée  plénière  la  défense  de  la  Congréga- 
tion, dont  il  était  lui-même  un  membre  assidue  Grave- 
ment malade  il  était  venu  implorer  par  l'intercession  de 
saint  Régis  un  soulagement  que  l'art  des  médecins  était 
impuissant  à  lui  procurer.  On  a  conservé  la  formule  d'un 
vœu  écrit  de  sa  main  et  qui  fut  déposé  près  des  reliques 
pendant  la  messe  :  «  Si  Dieu,  disait-il,  me  rend  la  santé 
et  les  forces,  je  m'emploierai  tout  entier  à  l'œuvre  que  je 
médite  depuis  longtemps  et  que  je  n'ai  pas  eu  le  courage 
de  réaliser  jusqu'ici.  «  Cette  œuvre  avait  pour  objet  de 
combattre  le  fléau  des  unions  irrégulières,  et,  selon  les 
expressions  de  M.  Gossin,  de  «  travailler  à  la  réforme  des 
mœurs  par  le  saint  sacrement  de  mariage  ».  La  confiance 
du  généreux  chrétien  fut  exaucée  et  lui-même  sembla  dès 
lors  n'avoir  plus  d'autre  souci  que  d'accomplir  sa  pro- 
messe. Telle  est  l'origine  de  la  Société  de  Saint-François- 
Régis,  aujourd'hui  établie  dans  le  monde  entier  et  qui 
peut  être  considérée  comme  une  des  auxiliaires  les  plus 
actives  et  les  plus  bienfaisantes  des  Conférences  de  Saint- 
Vincent-de-Paul. 

A  la  même  date,  le  premier  évêque  de  Viviers, 
Mgr  Molin,  avait  tenté  l'établissement  d'une  société  de 
missionnaires  diocésains  attachés  au  pèlerinage  de  Lalou- 
vesc. L'un  d'eux  était  l'abbé  Terme,  un  saint  prêtre  dont 
la  carrière  fut  courte  mais  dont  la  mémoire  est  restée  en 
vénération.  C'est  lui  qui  le  premier  eut  la  pensée  d'ouvrir 
près  du  tombeau  de  saint  Régis  une  maison  pour  recevoir 

i.Cf.  Tome  I.  P.  3^4. 


102  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

les  femmes  qui  voudraient  y  passer  quelques  jours  dans 
les  exercices  de  la  retraite.  Une  association  de  personnes 
pieuses  fut  organisée  par  ses  soins  dans  ce  but;  elles 
devaient  également  s'employer  à  l'instruction  des  petites 
filles  dans  les  écoles  de  villages  ;  il  leur  donna  un  règle- 
ment et  les  forma  à  la  vie  religieuse.  Quand  les  Jésuites 
vinrent  remplacer  à  Lalouvesc  les  missionnaires  séculiers, 
l'abbé  Terme  obtint  de  rester  ave  ceux,  partageant  leur 
vie  et  leurs  travaux.  Bientôt,  frappé  à  mort  comme  le 
Saint  lui-même,  au  cours  d'une  Mission  de  village,  il 
expira  entre  leurs  bras,  leur  léguant  en  héritage  la  petite 
société  orpheline  dès  le  berceau'. Peu  après,  sous  l'impul- 
sion du  Provincial  de  Lyon,  le  Père  Renault,  elle  se  parta- 
gea en  deux  congrégations  distinctes,  celle  des  Sœurs 
de  Saint-Régis,  enseignante,  et  celle  de  Notre-Dame-du- 
Cénacle,  vouée  principalement  à  l'œuvre  des  retraites  selon 
la  méthode  des  Exercices  de  saint  Ignace  ^  (12  Décem- 
bre 1834). 

C'est  dès  1831,  quelques  mois  après  la  destruction  de 
toutes  les  maisons  de  la  Compagnie  de  Jésus,  que  l'évêque 
de  Viviers,  Mgr  Bonnal  de  la  Brageresse,  songea  à  la  rap- 
peler auprès  du  tombeau  de  l'apôtre  du  Velay.  Aucune  invi- 
tation ne  répondait  mieux  aux  vœux  des  expulsés.  Elle  fut 
acceptée  avec  empressement  et  reconnaissance.  Au  point 
de  vue  des  avantages  temporels,  la  situation  n'avait  rien 
de  séduisant.  Les  Jésuites  seraient  simplement  les  hôtes 
et  les  auxiliaires  du  curé  de  Lalouvesc  pour  l'époque  des 
pèlerinages,  c'est-à-dire  pendant  les  quatre  mois  de  la 
belle  saison.  Ces  conditions  s'accordaient  mal  avec  les 
usages  et  les  règles  canoniques;  mais  on  laissait  au  temps 
le  soin  d'y  remédier.  Le  Père  Sellier  fut  désigné  pour 
cette  fondation,  si  tant  est  que  l'on  puisse  qualifier  de 

1.  «  Lethali  pleuritide  correptus  D.  Therme  e  vivis  sublatus  est, 
cum  juin  inter  Nostros  ex  speciali  R.  P.  Provincialis  gvatiâ  adscriptus 
esset...  Jarnjamdiem  supremum  clausurus,  opus  imperfectum  PI'.  Socie- 
tatis  commendavit.  »  (Lilt.  ann.) 

2.  Cf.  La  Société  de  N.-D.-du- Cénacle.  Origines  et  Fondateurs,  par 
le  P.  G.  O.  Longhaye.  8%  Paris,  1898. 


CHAPITRE    II  103 

fondation  ce  premier  essai.  De  fait,  il  figure  dans  les  cata- 
logues avec  le  titre  de  Supérieur,  à  partir  du  l*""  octobre 
1832.  C'est  donc  de  ce  jour  que  date  la  nouvelle  rési- 
dence qui  devait  compter  parmi  les  plus  importantes  que 
la  Compagnie  ait  eues  en  France  depuis  un  siècle,  et  sur- 
tout parmi  celles  qui  lui  furent  le  plus  chères. 

Le  Père  Sellier  se  rendit  à  Lalouvesc  après  cette  Mis- 
sion de  Chambérysi  malheureusement  interrompue,  dont 
il  a  été  parlé  plus  haut.  Il  y  arriva  le  25  février,  au  cœur 
de  l'hiver.  Ce  n'était  pas  le  moment  pour  un  ouvrier 
apostolique  tel  que  lui  d'y  planter  sa  tente.  Aussi  dès  le 
lendemain  il  partait  pour  commencer  la  Mission  dans  le 
village  de  Rochepaule,  limitrophe  de  Lalouvesc,  encore 
que  de  l'un  à  l'autre  la  distance  soit  de  trois  lieues.  Là,  il 
eut  un  avant-goût  des  fatigues  et  des  consolations  qui 
attendaient  les  frères  et  successeurs  de  saint  Régis  dans 
ces  âpres  montagnes,  où  les  âmes  ont  gardé  leur  foi  comme 
la  nature  ses  rudesses.  Le  vieux  missionnaire  n'avait 
rien  vu  de  semblable  dans  les  molles  campagnes  de  Picar- 
die. Il  ne  pouvait  se  tenir  de  faire  part  de  ses  impres- 
sions dans  une  lettre  écrite  sur  place.  La  partie  descrip- 
tive manque  de  dessin  précis,  mais  même  après  les  progrès 
accomplis  depuis  quatre-vingts  ans,  on  ne  peut  pas  dire 
qu'elle  soit  imaginaire. 

«  L'église,  le  presbytère  et  quelques  maisons  occupent 
le  sommet  d'un  plateau,  plus  inaccessible  que  celui  de 
Lalouvesc;  le  reste  des  habitations  est  épars  çà  et  là,  à 
une  et  deux  lieues  de  l'église,  les  unes  sur  d'autres 
sommets,  d'autres  dans  le  creux  des  vallées,  d'autres  sur 
le  penchant  des  ravins;  on  n'y  peut  arriver  que  par  des 
sentiers  étroits  longeant  des  précipices.  Voilà  quatre  se- 
maines que  nous  donnons  dans  ce  village  les  exercices 
de  la  Mission.  En  dépit  du  froid,  de  la  neige  et  du  ver- 
glas, les  gens  les  suivent  avec  une  assiduité  admirable. 
Le  premier  coup  de  cloche  se  fait  entendre  à  quatre  heu- 
res du  matin;  un  grand  nombre  sont  déjà  arrivés  à  la 
porte  de  l'église,  et  souvent  il  faut  ouvrir  une  heure  plus 


104  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSL'S 

tôt  pour  ne  pas  les  laisser  grelotter  dehors.  Hier,  mardi, 
c'était  le  jour  delà  communion  générale  des  femmes.  Un 
des  missionnaires  (le  Père  Sellier  lui-même)  était  resté 
jusqu'à  deux  heures  du  matin  pour  confesser.  Gomme  il 
sortait  de  l'église  pour  aller  prendre  un  peu  de  repos, 
une  troupe  de  femmes  et  déjeunes  filles  arrivèrent  des 
quartiers  les  plus  éloignés,  afin  de  se  préparer  à  la  com- 
munion qui  ne  devait  avoir  lieu  que  vers  huit  heures,  de 
sorte  que  le  Père  n'eut  pas  la  peine  de  fermer  l'église.  La 
pieuse  caravane,  qui  avait  dû  se  mettre  en  route  vers  mi- 
nuit, s'empara  du  lieu  saint  et  y  resta,  ainsi  que  les  autres 
personnes  qui  arrivèrent  successivement,  depuis  deux 
heures  et  demie  jusqu'à  la  fin  de  la  cérémonie  qui  ne  se 
termina  pas  avant  dix  heures  du  mâtiné. .  » 

Telles  étaient  les  prémices  de  l'apostolat  des  Jésuites 
du  xix'  siècle  dans  le  champ  fécondé  deux  cents  ans  plus 
tôt  par  les  travaux  du  saint  Père.  Aussi  le  Père  Sellier 
disait-il  en  terminant  sa  lettre  :  «  Je  quitte  ce  pays  avec 
regret  et  avec  joie;  avec  joie,  en  voyant  ce  que  le  Sei- 
gneur y  a  opéré,  et  avec  regret  de  ce  qu'il  y  en  a  si  peu 
qui  lui  ressemblent.  » 

Au  reste  l'intrépide  missionnaire  ne  quittait  un  vil- 
lage que  pour  passer  dans  un  autre,  où  il  trouvait  sem- 
blables fatigues  et  semblable  moisson  à  recueillir.  En 
cette  année  de  début,  il  n'eut  avec  lui,  à  Lalouvesc,  pen- 
dant les  quatre  mois  des  pèlerinages,  qu'un  seul  compa- 
gnon, le  Père  Jules  Valantin.  Mais  dès  l'année  suivante  la 
communauté  comprenait  huit  prêtres  avec  trois  frères 
coadjuteurs;  l'affluence  des  pèlerins  allait  grandissant,  et 
pour  satisfaire  aux  exigences  de  leur  dévotion,  les  mis- 
sionnaires n'étaient  jamais  assez  nombreux.  Les  bonnes 
gens  des  campagnes,  qui  forment  en  immense  majorité  la 
clientèle  de  saint  François  Régis,  ne  viennent  pas  en  effet 
visiter  son  tombeau  sans  se  confesser  et  communier.  C'est 
la  Mission  de  l'apôtre  des  humbles  et  des  pauvres  qui  se 

I.  22  mars  1882.  Vie  du  P.  L.  Sellier,  p.  219. 


CHAPITRE    II  105 

perpétue  et  s'élargit  avec  le  temps.  Le  flot  envahit  la 
sainte  montagne  à  peu  près  exclusivement  les  dimanches 
et  jours  de  fête.  Dès  cette  époque  déjà  lointaine  on  comptait 
en  l'espace  de  quelques  semaines  de  quinze  à  vingt  mille 
confessions,  et  sur  ce  nombre  quatre  à  cinq  mille,  d'après 
les  notes  des  missionnaires,  embrassaient  des  périodes 
de  plusieurs  années,  quand  ce  n'était  pas  la  vie  tout  en- 
tière. Inutile  de  dire  que  par  la  suite  le  chiffre  des  pèle- 
rins de  Lalouvesc  s'est  accru  dans  de  fortes  proportions; 
de  nosjours  c'est  par  soixante  et  quatre-vingt  mille  qu'ils 
se  comptent  annuellement. 

Les  anciens  Jésuites  ne  s'étaient  pas  établis  à  demeure 
auprès  du  tombeau  de  saint  Régis.  Les  Pères  chargés  de 
desservir  le  pèlerinage  avaient  leur  résidence  à  Annonay, 
et  ils  se  transportaient  à  la  montagne  pendant  la  belle 
saison.  Tout  d'abord  leurs  successeurs  pensèrent  faire  de 
même.  La  maison  d'Annonay  fut  même  achetée  en  1833, 
mais  heureusement  revendue  quelques  mois  après.  On  se 
rendit  compte  que  les  circonstances  avaient  changé.  Les 
communications  à  travers  cette  région  montagneuse 
étaient  déjà  beaucoup  plus  faciles  qu'au  siècle  passé  et 
elles  ne  pouvaient  manquer  de  s'améliorer  encore.  Il  fut 
donc  décidé  que  les  missionnaires  de  Lalouvesc  y  auraient 
leur  domicile  et  leur  centre.  De  là,  pendant  ce  que  l'on 
pouvait  appeler  la  morte-saison  du  pèlerinage,  c'est-à- 
dire  pendant  les  deux  tiers  de  l'année,  ils  rayon- 
neraient pour  porter  leur  ministère  là  où  ils  seraient 
appelés. 

Ce  fut  le  train  de  vie  de  cet  infatigable  Père  Sellier 
pendant  les  trois  ans  qu'il  passa  encore  à  Lalouvesc.  Son 
biographe  donne  une  liste  incomplète  des  bourgs  et  des 
villages  qu'il  évangélisa  ;  elle  prouve  que  l'âge  ne  parve- 
nait pas  à  éteindre  l'ardeur  de  son  zèle,  non  plus  que 
l'éclat  de  sa  voix;  il  la  fit  retentir  jusque  sur  l'un  des  som- 
mets du  massif  du  Mézenc  où  il  prêcha  pour  la  plantation 
d'une  croix  en  plein  pays  protestant.  Son  activité  dévo- 
rante s'accommodant  mal  de  ses  fonctions  de  Supérieur, 


106  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

il  avait  cédé  sa  charge  au  bout  d'une  année  au  Père  Phili- 
bert Guillermet.  (13  novembre  1833.)  Celui-ci  n'était  pas 
d'un  tempérament  beaucoup  plus  tranquille;  Grétineau- 
Joly  le  qualifie  de  «  fougueux  »;  mais  cette  fougue  se  dé- 
pensait surtout  à  tonner  du  haut  de  la  chaire  contre  le 
péché,  les  vices  et  les  scandales. 

Depuis  trente  ans  que  les  ossements  du  Bienheureux 
étaient  exposés  à  la  vénération  publique,  on  n'avait  pas 
songé  encore  à  remplacer  la  châsse  d'argent  d'autrefois. 
Ces  restes  sacrés  étaient  «  renfermés  dans  un  petit  coffre 
de  bois,  vieux,  grossier,  pauvre  et  sans  ornement*.  » 
Une  des  premières  préoccupations  du  nouveau  Supérieur 
fut  de  leur  procurer  une  demeure  plus  décente.  Sur  sa 
demande  l'évéque  de  Viviers,  adressa  à  ses  diocésains 
une  lettre  pastorale  pour  solliciter  leurs  offrandes.  On 
vit  alors  quelle  place  l'apôtre  du  Velay  a  conquise 
dans  le  cœur  d'une  population  généralement  beso- 
gneuse et  à  qui  le  Père  Sellier  ne  trouvait  à  reprocher 
qu'un  attachement  excessif  au  peu  de  bien  qu'elle 
possédait.  Du  moment  qu'il  s'agissait  d'honorer  le 
saint  Père^  toutes  les  bourses  s'ouvraient;  les  plus  pau- 
vres ne  refusaient  pas  leur  obole,  et  on  peut  citer  tel  mo- 
deste cultivateur  qui  s'estimait  heureux  d'apporter  une 
pile  d'écus  laborieusement  amassés;  il  y  en  avait  pour 
trois  cents  francs.  Une  châsse  en  bronze  doré  fut  exécu- 
tée par  une  maison  importante  de  la  capitale,  et  le  3  sep- 
tembre 1834,  une  fête  splendide  eut  lieu  sur  la  montagne 
de  Lalouvesc  pour  la  translation  des  saintes  reliques.  Elles 
furent  portées  triomphalement  dans  une  procession  pré- 
sidée par  trois  évéques'*,  et  l'on  y  compta  près  de  cinq 
cents  prêtres,  avec  une  multitude  accourue  de  toute  la 
région  et  qu'on  évalua  à  plus  de  25.000  personnes. 


I.  Lettre  pastorale  de  l'évéque  de  Viviers. 

a.  C'étaient  NX.  SS.  de  Pins,  archevêque  d'Amasie,  administrateur 
apostolique  du  diocèse  de  Lyon;  Dévie,  évêque  de  Belley,  et  Donnai  de 
la  Brageresse,  évêque  de  Viviers. 


CHAPITRE    II  107 


Les  voyages  interminables,  imposés  au  Provincial  de 
France  pour  la  visite  annuelle  de  ses  subordonnés,  n'al- 
laient pas  sans  des  fatigues  excessives  pour  un  sexagé- 
naire. De  retour  à  Lyon  dans  les  premiers  jours  de  1833, 
le  Père  Druilhet  tomba  sérieusement  malade  et  dut  s'aliter 
pour  plusieurs  semaines.  A  peine  remis,  il  s'apprêtait  à 
reprendre  ses  pérégrinations  ;  il  voulait  commencer  par 
le  Passage,  où  la  situation  devenait  critique,  et  il  allait  se 
mettre  en  route,  lorsqu'il  reçut  du  Père  Rozaven  la  lettre 
suivante  : 

«  Rome,  21  mars  1833. 

«  Mon  Révérend  et  bien  cber  Père,  le  proverbe  dit  : 
«  L'homme  propose  et  Dieu  dispose.  Vous  avez  formé 
«  votre  plan  pour  votre  visite.  C'est  fort  bien.  Mais  voici 
«  quelque  chose  qui  le  dérange.  Je  suis  chargé  de  vous 
«  dire  qu'il  faut  que  vous  vous  trouviez  à  Ghambéry  pour 
«  le  20  du  mois  d'avril.  Ibi  tibi  dicetur  qaid  te  oporteat 
«  facere^  Il  peut  bien  arriver  que,  au  lieu  de  voyager  au 
«  midi,  on  vous  fasse  voyager  au  nord.  Vous  attendrez 
«  une  lettre  de  moi  qui  ne  tardera  pas;  celui  qui  vous  la 
«  remettra  vous  en  dira  plus  que  je  ne  vous  écrirai.  Ne 
«  témoignez  rien  à  vos  connaissances  pour  ne  pas  donner 
«  lieu  aux  conjectures,  et  tâchez  de  trouver  un  prétexte 
«  pour  aller  à  Ghambéry,  afin  que  ceux  qui  connaissent 
«  vos  projets  ne  soient  pas  étonnés  de  celte  détermination 
«  subite...  » 

En  dépit  des  légendes,  l'administration  intérieure  de  la 
Compagnie  de  Jésus  n'a  pas  coutume  de  procéder  avec 
ces  allures  mystérieuses.  Quel  était  donc  cet  ordre  secret 
qui  ne  pouvait  s'écrire  et  que  le  Provincial  de  France 
devait  apprendre  à  Ghambéry  ? 

I.  Là  on  vous  dira  ce  que  vous  devez  faire.    {Actes  des  apôtres,  ix,^.) 


108  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Ici  il  nous  faut  ouvrir  une  parenthèse  et  reprendre  les 
choses  d'un  peu  plus  haut.  On  nous  excusera  d'adopter 
cette  marche  familière  aux  romanciers  pour  raconter  un 
épisode  où  les  faits  se  déroulent  un  peu  comme  dans  un 
roman. 

Après  un  premier  séjour  au  château  d'Holyrood,  la 
famille  royale  exilée  trouvant  trop  rigoureux  le  climat  de 
l'Ecosse,  s'était  transportée  à  Prague  et  installée  au  palais 
du  Hradschin  mis  à  sa  disposition  par  l'empereur  d'Au- 
triche. Le  baron  de  Damas,  gouverneur  du  duc  de  Bor- 
deaux depuis  1828,  y  dirigeait  l'éducation  du  jeune  prince 
alors  dans  sa  treizième  année.  Deux  professeurs,  l'abbé 
de  Moligny  et  M.  Barrande,  l'aidaient  dans  cette  tâche 
délicate.  L'abbé  de  Moligny,  avec  le  titre  officiel  de  con- 
fesseur, était  chargé  de  l'instruction  religieuse;  M.  Bar- 
rande, ingénieur  des  Ponts  et  Chaussées,  ancien  élève  de 
l'École  polytechnique,  était  seul  professeur  pour  toutes 
les  autres  parties  de  l'enseignement.  Il  apportait  dans 
l'exercice  de  ses  fonctions  beaucoup  de  zèle  et  d'habi- 
leté. Mais  les  succès  et  les  éloges  lui  avaient  quelque  peu 
enflé  l'esprit;  naturellement  fier  et  hautain,  il  en  étai,t 
venu  à  ne  plus  accepter  de  la  part  du  gouverneur  ni 
direction,  ni  contrôle.  A  l'égard  du  prince  lui-même  il  ne 
savait  pas  toujours  user  de  son  autorité  avec  la  discré- 
tion convenable.  «  Il  semble,  dit  un  témoin,  qu'il  trouve 
un  secret  plaisir  à  humilier  son  élève,  à  lui  faire  sentir 
la  supériorité  de  la  science  et  du  génie...  Il  le  traite  dure- 
ment, il  lui  inflige,  et  cela  devant  des  étrangers,  des 
pénitences  humiliantes  ^.  »  Les  griefs  ne  manquaient  pas 
contre  un  maître  trop  altier  et  trop  envahissant.  Toutefois 


I.  Appréciation  du  marquis  de  Foresta  sur  l'enlotirage  de  M.  le  Duc 
de  Bordeaux,  citée  parle  comte  de  Damas  d'Anlezy  dans  «  L'éducation 
du  duc  de  Bordeaux  »  (Revue  de.-i  Deux  Mondes,  1902.  Tome  XI,  p.  612.) 
«  M.  Barrande  met  le  prince  à  genoux,  il  lui  fait  baiser  la  terre.  L'enfant 
le  racontait  un  jour,  en  riant,  à  sa  sœur  :  «  Il  a  voulu  me  faire  baiser 
la  terre;  il  m'a  déchiré  ma  collerette,  m'a  fait  une  bosse  au  front,  mais 
tout  de  même  je  ne  l'ai  pas  baisée.  »  {Ibid.) 


CHAPITRE    II  109 

le  baron  de  Damas  ne  proposa  pas  à  Charles  X  de  le 
remercier,  mais  seulement  de  lui  adjoindre  un  autre  pro- 
fesseur pour  les  Lettres  et  l'Histoire  ;  on  lui  laisserait 
l'enseignement  des  Sciences  qui  était  sa  spécialité.  Rien 
sans  doute  n'était  plus  raisonnable  qu'un  pareil  arrange- 
ment. Tel  était  néanmoins  l'ascendant  que  M.  Barrande 
avait  su  conquérir  dans  l'entourage  du  vieux  roi  et  si 
puissantes  les  influences  qui  le  soutenaient  que  Charles  X 
n'y  donna  son  assentiment  qu'au  début  de  1833,  l'année 
où  le  duc  de  Bordeaux  devait  atteindre  sa  majorité. 

Restait  maintenant  à  trouver  l'homme  pour  l'emploi.  Ce 
fut  l'objet  de  la  mission  confiée  par  le  gouverneur  au  mar- 
quis de  Foresta.  Le  baron  de  Damas  lui  remit  une  Note 
écrite  qui  devait  le  guider  dans  ses  démarches  et  éclairer 
les  personnes  dont  il  aurait  à  prendre  conseil.  Dans  ce 
but,  la  Note  donne  d'assez  amples  «  détails  sur  l'enfant 
précieux  dont  il  faut  achever  l'éducation  ».  On  parle  de 
son  caractère  :  «  M.  le  duc  de  Bordeaux  est  vif  »  ;  de  sa 
piété,  qui  est  «  sincère  »  ;  de  ce  qu'il  sait  de  latin,  de 
français,  d'allemand,  d'anglais,  d'Histoire,  etc.  ;  il  est  vrai- 
ment avancé  pour  son  âge,  et  il  a  «  l'esprit  pénétrant  ». 
Vient  ensuite  le  programme  des  études  futures  qui  devront 
être  conduites  avec  des  vues  très  hautes,  et  le  gouver- 
neur conclut  :  «  On  voit  maintenant  qu'il  ne  peut  être 
question  d'un  maître  ordinaire,  et  qu'un  nouvel  instituteur 
devra  joindre  à  une  instruction  profonde  un  caractère 
élevé.  Le  Roi  ayant  approuvé  cette  Note,  le  marquis  de 
Foresta  la  prendra  pour  règle  de  sa  conduite,  sauf  toute- 
fois les  instructions  verbales  que  S.  M.  s'est  réservé  de 
lui  donner  ^ .  » 

On  verra  plus  loin  sur  quoi  portaient  ces  instructions 
verbales  de  Charles  X  à  son  envoyé.  Quant  au  baron  de 
Damas,  il  semble  bien  que  son  choix  était  déjà  arrêté. 
Parti  de  Prague  sur  la  fin  de  janvier,  le  marquis  de  Foresta 
se  dirigeait,   en  effet,  non  pas  vers  la  France,  mais  vers 

I.  L'éducation  du  duc  de  Bordeaux,  loc.  cit.  p.  612. 


110  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Rome.  C'était  déjà  un  indice.  Dans  une  lettre  dont  il  est 
porteur  pour  le  cardinal  Lambruschini,  le  gouverneur  du 
duc  de  Bordeaux  s'exprimait  ainsi  : 

«  ...  J'ai  donc  pris  mon  parti  en  ce  qui  me  concerne; 
mais  il  faut  d'autres  conseils,  d'autres  volontés.  Je  demande 
à  Votre  Éminence  conseil  et  appui.  Le  marquis  de  Foresta, 
qui  aura  l'honneur  de  vous  remettre  cette  lettre,  expli- 
quera mieux  que  je  ne  pourrais  l'écrire  l'objet  de  nos 
vœux  qui  est  aussi  le  but  de  son  voyage.  Si,  comme  je  le 
pense,  Monsieur  le  Cardinal,  une  décision  du  Saint-Père 
était  nécessaire,  j'ose  espérer  que  vous  voudrez  bien  la 
provoquer.  Demandez-lui  sa  bénédiction  apostolique  et 
pour  l'enfant  précieux  qui  m'est  confié  et  pour  ceux  qui 
sont  ou  qui  seront  chargés  de  continuer  son  éducation. 
M.  le  duc  de  Blacas  a  écrit  pour  le  même  objet  à  Votre 
Éminence,  à  M.  le  Cardinal  Sala  et  au  Père  Général  des 
Jésuites.  Comme  je  n'ai  pas  l'honneur  de  les  connaître,  je 
m'adresse  à  Votre  Éminence  *  ;  j'ai  écrit  aussi  au  Père 
Rozaven,  qui  est  un  de  mes  plus  anciens  amis.  » 

Les  préférences  du  baron  de  Damas  n'étaient  donc  pas 
douteuses;  c'était  bien  d'ores  et  déjà,  sur  un  Jésuite  qu'il 
avait  jeté  son  dévolu,  et  pour  l'obtenir,  il  n'hésitait  pas, 
si  besoin  était,  à  réclamer  l'intervention  du  Pape.  Cette 
intervention  ne  fut  pas  nécessaire,  comme  en  témoigne 
la  réponse  du  cardinal  Lambruschini: 

«  Monsieur  le  baron.  Monsieur  le  marquis  de  Foresta 
m'a  présenté  vers  la  fin  du  mois  de  mars  votre  intéres- 
sante lettre  du  28  janvier,  et  il  vous  portera  aussi  ma 
réponse.  Le  digne  voyageur  m'a  expliqué  l'objet  de  sa 
mission  que  vous  m'avez  suffisamment  indiqué.  La  réso- 
lution prise  est  sage  et  vous  fait  beaucoup  d'honneur.  J'ai 
offert  de  grand  cœur  mes  services  à  votre  recommandé; 
mais  ils  ont  été  inutiles,  parce  que  le  bon  Père  Général 
avait  accueilli  tout  de  suite  la  demande  et  il  n'a  pas  besoin 

I.  Le  baron  de  Damas  avait  eu  l'occasion  de  connaître  Mgr  Lam- 
bruschini pendant  sa  nonciature  en  France,  laquelle  ne  prit  (in  qu'un 
an  après  la  Révolution  de  juillet. 


CHAPITRE    II  111 

(le  recourir  à  l'autorité  supérieure,  pouvant  faire  la  chose 
par  lui-même.  Cependant  je  lui  en  ai  parlé  et  j'ai  eu  rai- 
son de  me  convaincre  de  plus  en  plus  des  bonnes  dispo- 
sitions qui  l'animent.  11  désire  seulement  le  plus  strict 
secret  et  cela  ne  peut  faire  la  moindre  difiiculté,  parce 
que,  comme  vous  voyez,  il  est  dans  l'intérêt  des  deux 
parties  également...  »    (4  Avril  1833.) 

A  cette  date,  la  négociation  du  marquis  de  Foresta  avait 
donc  abouti;  un  Jésuite  était  désigné  par  les  Supérieurs 
majeurs  pour  remplir  les  fonctions  de  précepteur  auprès 
du  duc  de  Bordeaux.  Ce  n'est  pourtant  pas  à  eux  que  le 
négociateur  s'était  adressé  tout  d'abord.  A  la  date  du 
18  avril,  il  rend  compte,  dans  une  lettre  très  confiden- 
tielle au  baron  de  Damas,  de  ses  démarches,  de  ses  éc  hecs 
et  du  succès  final  '  : 

«  ...  Les  instructions  verbales  que,  peu  d'instants  avant 
mon  départ  de  Prague,  Robert  ^  voulut  bien  ajouter  à 
celles  écrites  dont  j'étais  porteur,  me  prescrivaient  de 
diriger  mes  recherches,  d'abord  sur  un  laïc,  ensuite,  s'il 
ne  s'en  trouvait  pas  qui  réunît  les  conditions  requises, 
sur  un  simple  ecclésiastique,  et  enfin  en  désespoir  de 
cause,  sur  Didier,  ou  sur  tel  autre  individu  de  même 
robe,  jugé  plus  capable  encore  par  les  personnes  dont 
l'opinion  devait  me  diriger  dans  cette  recherche. 

«  Cet  ordre  de  marche,  je  l'ai  strictement  suivi,  et  c'est, 
en  résultat,  sur  la  dernière  des  trois  catégories  qu'il  a 
fallu  se  replier,  après  avoir  échoué  dans  les  deux 
autres.  » 

On  s'est  donc  rabattu  sur  Didier.  «  Ici  encore  nouveau 
désappointement.  Didier  est  homme  d'esprit  et  de  talent, 
pieux  et  savant,  doux  et  poli,  ayant  l'usage  du  monde  et 
les  allures  du  salon...  Mais  caractère  timide,  faible,  sujet 


1 .    Les  lieux  et  les  personnes  sont  désignés  dans  cette  lettre  par  des 
noms  de  convention,  et    plusieurs  passages  sont  en  chiffres  dans  l'ori 
ginal.  (Loc.  cit.,  p.  6i3.) 

a,  Charles  X. 


112  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

au  découragement...  ;  ses  Supérieurs  déclarent  catégori- 
quement qu'il  ne  saurait  nous  convenir,  qu'il  faut  porter 
nos  vues  ailleurs  *... 

«...  Rassurez-vous;  la  Providence  nous  réservait  mieux 
que  nous  n'osions  espérer.  Ces  mêmes  hommes  (je  vous 
les  garantis  bons  juges)  qui  nous  déconseillaient  Didier, 
qui  même,  pour  ne  pas  compromettre  leur  responsabilité, 
se  refusent  formellement  à  nous  le  céder,  nous  propo- 
sent, nous  accordent  un  sujet  infiniment  plus  distingué 
encore,  un  sujet  qu'ils  donnent  pour  parfait,  dont,  en  un 
mot,  ils  répondent.  L'opinion  sur  son  compte  est  unanime. 
Car  je  ne  me  suis  pas  seulement  borné,  conformément  à 
vos  instructions,  à  consulter  Ignace  et  Gilbert^,  mais 
encore  les  cardinaux  Sala  et  Lambruschini,  lesquels  ayant 
longtemps  vécu  en  France  et  à  la  cour  savent  parfaite- 
ment ce  qu'il  nous  faut.  Et  remarquez  une  chose  qui 
certainement  n'échappera  pas  à  la  sagacité  de  Robert, 
c'est  que  l'inconvénient  de  position  de  l'individu  dont  il 
s'agit  disparaît  presque,  ou  du  moins  n'égale  pas  à  beau- 
coup près  celui  qui  s'attache  à  la  personne  de  Didier 
notamment  connu  en  France  et  en  Europe  pour  Jésuite, 
tandis  que  le  Père  Druilhet  —  c'est  le  nom  du  sujet  en 
question  —  n'est  connu  pour  tel  que  d'un  très  petit 
nombre  d'individus  étrangers  à  la  cour.  Il  sera  dès  lors 
très  facile  de  dissimuler  la  chose  en  lui  faisant  changer  de 
nom.  Ses  Supérieurs,  sans  précisément  l'exiger,  le  dési- 
rent, et  la  prudence  semble  le  conseiller.  Si  donc  Robert 
le  trouve  bon,  on  l'appellera  tout  simplement  l'abbé  de 
Laplace. 

«  Voilà,  cher  baron,  à  quoi  mes  recherches,  poussées 


1.  Qui  est  ce  Didier  que  sa  notoriété  avait  désigné  à  l'attention  du 
baron  de  Damas  et  qui  était  demandé  nommément?  Didier  est  assuré- 
ment un  nom  de  guerre  ;  mais  il  est  malaisé  de  dire  à  quel  Jésuite 
alors  en  vue  peut  convenir  le  signalement  donné  par  le  marquis  de 
Foresta. 

2.  Le  P.  Roothaan  et  le  P.  Rozaven. 


CHAPITRE    II  113 

aussi  loin  que  possible,  ont  abouti...  Toutes  les  formes 
qui  m'étaient  prescrites  ont  été  scrupuleusement  suivies  ; 
aucune  précaution  n'a  été  négligée.  Dans  cet  état  de  cho- 
ses, j'ai  dû,  conformément  à  mes  instructions,  me  hâter 
de  conclure,  et  c'est  ce  que  j'ai  fait.  Vous  m'aviez  à  cet 
égard  donné  toute  la  latitude  nécessaire.  Il  n'y  a  donc 
plus  à  revenir  sur  cette  affaire  ;  elle  est  terminée.  Le  Père 
Druilhet  a  reçu  de  ses  Supérieurs  l'ordre  de  quitter  Saint- 
Marcel  (Lyon)  et  de  se  rendre  à  Saint-Augustin  (Fri- 
bourg),  où  il  s'abouchera  avec  Léonard  (le  marquis  de 
Foresta).  Il  en  recevra  les  instructions  et  les  moyens 
nécessaires  pour  se  rendre  en  toute  hâte  au  poste  qui 
l'attend.  » 

Le  Père  Rozaven confirmait  etcomplétait  les  renseigne- 
ments du  négociateur  en  écrivant  de  son  côté  au  baron 
de  Damas  : 

«  ...  Il  pourra  vous  attester  qu'il  n'a  éprouvé  de  notre 
part  aucune  difficulté,  aucune  résistance.  11  y  a  quatre 
ans,  nous  eussions  sans  doute  montré  une  répugnance 
invincible  à  accéder  à  une  semblable  proposition;  mais 
aujourd'hui,  les  circonstances  étant  si  différentes,  nous 
pensons  qu'on  ne  verra  dans  notre  promptitude  à  l'accep- 
ter que  la  preuve  du  dévouement  le  plus  entier  et  le  plus 
désintéressé,  et  c'est  ce  qui  nous  à  déterminés  à  entrer 
dans  vos  vues  dès  la  première  ouverture  qui  nous  a  été 
faite... 

«  Vous  n'ignorez  pas,  Monsieur  le  baron,  que  tout  mem- 
bre de  notre  Compagnie  doit,  autant  que  possible,  avoir 
son  compagnon.  En  conséquence  nous  vous  donnons  le 
double  de  ce  que  vous  demandiez,  et  le  second  est  bien  en 
état  d'aider  le  principal  et  même  de  le  suppléer  en  cas 
de  besoin.  Il  n'est  pas  nécessaire  que  je  vous  dise  qu'il  ne 
peut  être  nullement  question  d'appointements.  L'entre- 
tien convenable  à  de  pauvres  religieux,  c'est  tout  ce 
qu'ils  peuvent  accepter.  Ils  auront  toute  la  récompense 
qu'ils  peuvent  désirer  si  Dieu  daigne  répandre  ses  béné- 
dictions sur    leur    ministère    et   si    le    succès   répond    à 

La  Compagnie  de  Jésus.  8 


114  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

l'attente  qu'on  a  bien  voulu  s'en  former.  Puissions-nous, 
après  deux  siècles  et  demi,  donner  une  nouvelle  preuve 
de  la  reconnaissance  éternelle  que  notre  Compagnie  a 
vouée  au  grand  monarque  dont  votre  auguste  élève  porte 
le   nom  1  »  (15  Avril  1833.) 

On  comprend  maintenant  l'invitation  faite  au  Provincial 
de  Lyon,  dans  des  formes  étranges,  d'avoir  à  se  trouver 
au  collège  de  Ghambéry,  vers  le  20  avril,  pour  y  entendre 
une  communication  le  concernant.  Dans  l'intervalle  il 
avait  reçu  de  la  même  provenance  un  pli  qu'il  devait 
remettre  à  la  personne  chargée  de  lui  notifier  les  ordres 
de  ses  Supérieurs. 

Le  Père  Druilhet  partit  donc,  emmenant  avec  lui  con- 
formément à  de  nouvelles  instructions,  le  Père  Etienne 
Déplace  et  le  Frère  Dutel  coadjuteur.  Au  jour  dit,  il  se 
trouvait  au  rendez-vous  et  y  rencontrait  le  Père  Fran- 
çois Renault,  arrivé  de  Rome  peu  auparavant,  qui  l'infor- 
mait de  vive  voix  de  tout  ce  que  nous  venons  de  raconter 
et  lui  faisait  ainsi  connaître  la  fonction  bien  inattendue 
à  laquelle  il  était  appelé.  En  retour,  le  Père  Renault  rece- 
vait, par  le  pli  confié  au  Père  Druilhet,  sa  propre  nomina- 
tion à  la  charge  de  Provincial  de  France.  Apparemment 
le  Père  Renault  était  déjà  averti,  et  il  n'y  avait  pas  pour 
lui  de  surprise.  Mais  quelle  dut  être  celle  du  Père  Druilhet 
en  se  voyant  imposer  un  fardeau  auquel  bien  certaine- 
ment il  n'avait  jamais  pensé  !  Ce  n'était  pas  trop  de  tout 
l'esprit  d'obéissance  d'un  vrai  fils  de  saint  Ignace,  pour 
accepter  sans  résistance,  et  disons  le  mot,  pour  se  rési- 
gner. 

Il  passa  les  quelques  jours  dont  il  pouvait  disposer  à 
mettre  son  successeur  au  courant  des  affaires  delà  Pro- 
vince ;  ils  allèrent  ensemble  à  Annecy  voir  le  Père  de 
Mac-Carth}'^  qui  touchait  à  ses  derniers  moments  ^  ; 
après  quoi  ils  se  séparèrent,   le  Père  Renault  rentra  seul 

I.  Cf.  Tome  I.  P.  216.  Ils  assistèrent  à  la  cérémonie  des  derniers 
sacrements  qui  lui  furent  administrés  par  l'évêque,  Mgr  Rey.  Le  P.  de 
Mac-Garthy  mourut  le  3  mai. 


CHAPITRE    II  115 

à  Lyon,  pendant  que  le  Père  Druilhet  et  ses  deux  com- 
pagnons s'acheminaient  vers  Turin,  où  ils  arrivèrent  le 
4  mai.  Ils  comptaient  y  trouver  le  marquis  de  Foresta  ; 
mais,  par  suite  d'un  malentendu,  ce  ne  fut  qu'après  plu- 
sieurs jours  de  recherches  qu'ils  réussirent  à  le  rejoindre; 
c'était  à  Ghambéry  qu'ils  auraient  dû  l'attendre.  En  même 
temps  que  les  instructions  de  la  cour  de  Prague,  le  mes- 
sager royal  remit  au  Père  Druilhet  celles  qui  lui  étaient 
adressées  de  Rome  par  le  Père  (Général  et  le  Père  Assis- 
tant de  France.  Ces  lettres  doivent  trouver  leur  place 
ici  ;  nous  croyons,  en  effet,  qu'elles  aideront  à  connaître 
la  Compagnie  de  Jésus;  d'autre  part  elles  expliquent  sa 
conduite  dans  une  circonstance  singulièrement  épineuse. 
C'est  pourquoi,  même  avec  quelques  redites,  elles  ont  leur 
intérêt  pour  ceux  qui  cherchent  la  vérité. 

«  Je  puis,  écrit  le  Père  Rozaven,  vous  parler  mainte- 
nant avec  moins  de  mystère  que  je  ne  l'ai  fait  dans  les 
lettres  que  vous  avez  reçues  à  Lyon.  Le  Père  Renault  vous 
a  tout  expliqué.  Votre  surprise  a  été  grande  sans  doute  ; 
la  nôtre  n'a  pas  été  moindre.  11  n'y  avait  pas  à  hésiter  ; 
d'autant  plus  que  celui  qui  était  chargé  de  la  commis- 
sion était  muni  de  lettres  qui  auraient  fait  intervenir 
l'autorité  du  Pape,  si  cela  avait  été  nécessaire.  Nous 
avons  jugé  qu'il  valait  mieux  faire  les  choses  de  bonne 
grâce.  Les  circonstances  d'ailleurs  demandent  que  nous 
nous  empressions  de  donner  à  Charles  X  cette  preuve  de 
notre  dévouement  et  de  la  reconnaissance  que  nous  de- 
vons à  son  auguste  maison.  Henri  IV  a  eu  pour  notre 
Compagnie  les  sentiments  d'un  grand  roi  et  l'amour  d'un 
père  ;  que  ne  lui  devons-nous  pas  ?  Louis  XIII  et  Louis  XIV 
nous  ont  comblés  de  bienfaits...  C'est  bien  à  contre-cœur 
que  Louis  XV  a  signé  l'édit  de  notre  suppression,  et  ce 
n'est  point  non  plus  en  consultant  ses  sentiments  person- 
nels que  Charles  X  a  donné  les  Ordonnances  de  Juin. 
Nous  devionsnous  empresser  de  saisir  l'occasion  de  prou- 
ver qu'il  n'y  a  rien  de  gravé  dans  nos  cœurs  que  le  sou- 
venir des   bienfaits.  Un  refus  de  notre   part  eût  été  mal 


116  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

interprété.  Si  le  Roi  avait  été  sur  son  trône,  c'eût  été  au- 
tre chose;  refuser  n'eût  été  que  se  soustraire  à  un  hon- 
neur. Mais  le  désir  d'un  souverain  exilé  est  à  nos  yeux 
quelque  chose  de  plus  respectable  que  la  volonté  d'un 
prince  puissant. 

«  Il  me  semble  vous  entendre  dire,  mon  Révérend 
Père,  que  tout  cela  est  fort  bien,  que  vous  l'approuvez 
volontiers,  mais  ce  qui  vous  touche,  c'est  que  le  choix  soit 
tombé  sur  vous.  A  cela  je  réponds  qu'il  fallait  bien  que  le 
choix  tombât  sur  quelqu'un,  et  que  c'est  sans  doute  votre 
faute  si  le  Père  Général  a  jugé  que,  de  tous  les  sujets  dont 
il  pouvait  disposer,  vous  étiez  celui  qui  convenait  le  mieux 
à  cet  emploi.  Au  reste,  il  est  inutile  de  parler  de  cela; 
vous  avez  votre  mission  et  cela  suffit.  Vous  ne  l'avez  pas 
désirée;  ainsi  elle  vous  vient  d'en  haut  et  vous  avez 
droit  d'en  attendre  les  secours  qui  vous  seront  néces- 
saires... 

«  Je  pense  que  vous  serez  content  du  compagnon  qui 
vous  est  donné.  Vous  ferez  bien  de  vous  rendre  le  plus 
tôt  possible  à  votre  destination.  Il  est  inutile  que  vous 
retourniez  en  France,  et  cela  pourrait  avoir  des  inconvé- 
nients. Il  faut  garder  le  plus  grand  secret  possible.  M.  le 
marquis  de  Foresta  aura  soin  de  vous  procurer  des  passe- 
ports. Quand  vous  serez  au  terme,  vous  ferez  bien  de 
garder  vos  noms  de  guerre.  Si,  à  votre  passage  à  Turin, 
vous  pouvez  éviter  de  voir  nos  Pères,  cela  vous  épargnera 
bien  des  questions,  auxquelles  vous  ne  devriez  pas 
répondre...  Si,  contre  notre  attente,  on  vous  parlait  d'ap- 
pointements, je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  qu'il  ne  faut 
y  entendre  en  aucune  façon.  Victiim  et  vestitum  siciit  decet 
pauperes  religiosos,  c'est  tout  ce  que  vous  devez  et  pouvez 
accepter.  » 

La  lettre  du  Père  Roothaan  était  brève  ;  il  remerciait  le 
Père  Provincial  de  France  pour  «  l'activité,  le  zèle  et  la  pru- 
dence »  dont  il  avait  fait  preuve  dans  l'exercice  de  sa 
charge  «  en  des  temps  si  difficiles  »  ;  quant  à  la  mission  à 
laquelle  il  était  appelé,  le  Père  Général  s'en  tenait,  disait-il, 


CHAPITRE    II  117 

à  l'instruction  qu'il  avait  rédigée  pour  cet  objet  et 
qu'il  lui  faisait  remettre.  Ce  document,  écrit  en  latin, 
mérite  d'être  signalé  à  ceux  qui  voudraient  publier  une 
nouvelle  édition  des  Monita  sccreta  de  la  Compagnie  de 
Jésus.  En  voici  la  substance'  : 

«  Tout  d'abord,  dit  le  Père  Roothaan,  nous  ne  devons 
pas  nous  dissimuler  que  la  fonction  qui  nous  est  confiée 
est  moins  un  honneur  qu'une  charge  très  lourde  et  pleine 
de  dangers.  Elle  l'eût  été  en  tout  temps,  mais  aujourd'hui 
plus  que  jamais...  Puis  donc  qu'il  n'a  pas  été  possible  de 
refuser  ce  qui  était  demandé  de  façon  si  pressante,  je  crois 
de  mon  devoir  de  vous  donner  les  avis  suivants  : 

«  1°  En  ce  qui  regarde  vos  personnes  et  votre  genre  de 
vie,  vous  vous  rappellerez  ceux  de  nos  anciens  Pères  qui 
ont  eu  à  vivre  dans  les  cours.  S'enfermant  dans  les  limites 
de  leur  office,  la  prière,  l'étude,  leurs  exercices  spirituels, 
comme  en  communauté,  ils  sauvegardaient  ainsi  leur 
liberté...  Au  milieu  de  la  cour,  ils  menaient  une  vie 
modeste,  religieuse,  recueillie,  séparée  du  monde,  unique- 
ment appliquée  à  Dieu  et  à  leur  emploi.  Les  Ordonnances 
des  Pères  Généraux  renferment  à  cet  égard  des  recom- 
mandationsauxquelles  je  vousrenvoie,  mais  je  vous  signale 
surtout  ce  qui  est  prescrit  en  vertu  de  la  sainte  obéis- 
sance, in  virtute  sanctae  obedientiae,  relativement  aux 
affaires  de  la  politique.  Si  donc  on  vous  sollicitait  de  vous 
en  occuper,  vous  devriez  répondre  :  «  Ces  choses  sont 
«  étrangères  à  notre  emploi  comme  à  notre  vocation;  ce 
«  n'est  pas  pour  cela  que  nous  sommes  ici.  » 

«  2°  En  ce  qui  concerne  vos  fonctions  auprès  du  jeune 
prince.  Dieu  vous  inspirera  ce  qui  convient,  dabit  Domi- 
nus  spiritum  bonum.  Sans  doute,  vous  devez  faire  qu'il 
progresse  dans  les  Sciences  et  les  Lettres;  mais  ce  qui 
importe  bien  davantage,  c'est  qu'il  apprenne  à  se  faire  un 
jugement  sain  et  droit  sur  les  personnes  et  sur  les  choses, 


I.  L'autographe  se  trouve  aux  Archives  de  la  Province  de  Lyon,  XXI. 
P.  19'. 


118  LA    COMPAGNIK    DE    JESUS 

qu'il  acquière  de  la  force  d'âme  et  l'amour  de  la  justice, 
qu'il  comprenne  que  ce  n'est  point  tant  son  droit  que 
son  devoir  de  défendre  ses  droits,  en  se  gardant 
toutefois  de  s'arroger  des  droits  qui  ne  lui  appartiennent 
point...  Qu'il  se  persuade  bien  que  le  travail  est  nécessaire 
aux  princes  encore  plus  qu'aux  autres  hommes...  Enfin, 
(dernière  recommandation  qui  a  une  saveur  particulière 
sous  la  plume  du  Général  des  Jésuites)  vous  éviterez  de 
le  pousser  trop  dans  la  piété;  vous  devez  user  en  cette 
matière  de  beaucoup  de  modération,  multam  adhibendam 
moderationem.  »  Le  Père  Roothaan  invoque  ici  l'autorité 
d'un  de  ses  prédécesseurs,  saint  François  de  Borgia,  écri- 
vant au  Provincial  de  la  Province  d'Aquitaine  :  «  Nous  ne 
devons  pas  vouloir  rendre  nos  élèves  pensionnaires  trop 
religieux.  —  Si  cela  est  vrai  pour  nos  pensionnaires,  que 
dire  quand  il  s'agit  de  l'héritier  d'un  trône*?  » 

Les  voyageurs  partirent  de  Turin  le  10  mai  1835  se  diri- 
geant surFribourg;  le  père  Druilhet  éprouvait  le  besoin 
d'aller  retremper  son  courage  auprès  de  ce  vénérable  Père 
Godinot,  dont  il  avait  partagé  les  travaux  et  les  sollici- 
tudes pendant  les  six  années  de  son  provincialat.  Les  expli- 
cations du  marquis  de  Foresta  l'avaient  jeté  dans  des  per- 
plexités qu'il  n'avait  pas  éprouvées  tout  d'abord.  Le  Père 
Renault  n'était  qu'imparfaitement  renseigné.  On  ne  dési- 
rait point  tant  les  Jésuites,  puisque  le  négociateur  ne 
devait  s'adresser  à  eux  qu'en  désespoir  de  cause;  on  n'en 
voulait  pas  deux,  mais  un  seul;  on  ne  lui  demandait  pas  de 
former  le  caractère  de  son  élève  mais  seulement  de  lui 
enseigner  la  littérature  et  l'histoire;  ce  cours  tel  qu'il  était 
esquissé  dans  la  Note  du  gouverneur,  le  Père  Druilhet 
l'estimait  au-dessus  de  ses  forces;  le  Père  Déplace  malade 
était  du  même  avis,  en  ce  qui  le  concernait  personnelle- 
ment. Ces  réflexions  et  d'autres  encore  le  Père  Druilhet 
les   soumettait  au  Père  Général  dans  une  longue  lettre 

I.  «  Non  dehemus  velle  convictores  nosiros  facere  nimis  religiosos.  » 
(S.  Fr.  Borgia  ad  Prov.  Aquit.  i568.)  Si  haec  de  convictoribus,  quid  de 
principe  ? 


CHAPITRE    II  119 

écrite  dès  le  11  mai,  premier  jour  de  son  voyage.  Elles 
lui  paraissaient  assez  graves  pour  faire  revenir  son  Supé- 
rieur sur  une  décision  que  peut-être  il  n'aurait  pas  prise, 
pensait  le  Père  Druilhet,  s'il  avait  connu  toute  la  vérité, 

La  réponse  du  Père  Roothaan,  écrite  de  sa  propre 
main,  fut  que  rien  ne  lui  avait  été  dissimulé,  sauf  pour- 
tant la  note  relative  aux  matières  à  enseigner.  Cette  omis- 
sion même  lui  paraissait  une  raison  de  s'affermir  dans  sa 
première  impression.  Le  marquis  de  Foresta  ne  lui  avait 
pas  dit  un  mot  du  programme  dont  le  Père  s'effrayait  ; 
c'est  donc  qu'on  n'y  attachait  pas  une  telle  importance. 
«  Tenez-vous  en  donc,  mon  bon  Père,  à  ce  que  je  vous  ai 
dit  ailleurs;  il  s'agit  moins  à' instruction  que  d'éducation... 
Si,  à  l'heure  qu'il  est,  on  ne  comprenait  pas  encore  qu'il 
faut  s'attacher  au  solide  bien  plus  qu'au  brillant.,  j'avoue 
qu'il  faudrait  désespérer...  »  Au  surplus,  «  la  demande 
étant  venue  sans  que  nous  pussions  même  y  penser,  et 
bien  certainement  contre  notre  désir  et  contre  notre 
attente,  il  nous  a  paru  y  voir  un  nutus  de  la  Providence, 
et  nous  avons  cru  devoir  plutôt  céder  de  bon  gré  aux 
vives  instances  qu'attendre  d'y  être  forcés  par  un  ordre 
supérieur <...  Quant  à  ce  qui  peut  s'ensuivre...,  bruit  et 
tapage!  On  débitera  des  mensonges?  Quelques-uns  de 
plus  ou  de  moins  sur  notre  compte,  c'est  bien  là  de  quoi 
nous  effrayer  !...  Ainsi,  mon  bon  Père,  in  nomine  Domini^ 
allez  sans  crainte  comme  sans  présomption  :  Modicae  fidei, 
quare  duhitasti^?...  »  (21  Mai   1833.) 

Ces  encouragements  ne  parvenaient  pas  à  rassurer  le 
Père  Druilhet;  d'autres  lettres  suivirent  où  il  laissait 
paraître  ses  appréhensions,  si  bien  que  le  Père  Roothaan 
lui  écrivit  de  différer  son  départ;  mais  quand  la  lettre 
arriva  à  Fribourg,  les  trois  voyageurs  étaient  en  route. 
Tout  en  faisant  ses  représentations,  comme  sa  règle  l'y 
autorisait,  le  Père  Druilhet,  sur  la  première  réponse  de 

i.Tous  les  mots  en  italiques  sont  soulignés  dans  le  manuscrit.  Ils 
ont  leur  importance  dans  l'histoire  de  l'affaire  de  Prague. 

2.  Homme  de  peu  de  foi,  pourquoi  avez-vous  douté?  (Math,   xiv,  3i.) 


120  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

son  Supérieur,  s'était  mis  en  devoir  d'exécuter  l'ordre 
reçu  *.  Après  des  retards  occasionnés  par  l'état  de 
santé  du  Père  Déplace,  on  atteignit  le  terme  du  voyage 
le  11  Juin.  Ici  nouveau  contre-temps.  La  famille  royale 
avait  quitté  Prague  pour  se  rendre  aux  eaux  de  Téplilz. 
C'est  là  que  la  situation  des  Jésuites  allait  enfin  s'éclaircir 
et  leur  mission  commencer. 

Dès  sa  première  entrevue  avec  le  baron  de  Damas,  le 
Père  Druilhet  —  c'est  lui-même  qui  le  raconte  ^  —  lui 
posa  nettement  la  question  :  «  Vous  ne  voulez,  paraît-il, 
qu'un  seul  prêtre  de  la  Compagnie;  nous  sommes  venus 
deux;  si  c'est  un  homme  d'autorité  et  d'expérience  qu'il 
vous  faut,  je  crois  que  je  mérite  la  préférence  ;  si  c'est  un 
professeur  très  instruit  et  très  capable,  il  faut  la  donner 
au  Père  Déplace.  »  —  Comme  tel  était  en  effet  le  désir 
du  gouverneur,  le  Père  Druilhet  déclara  qu'il  ne  voulait 
pas  être  indiscret  et  qu'il  allait  repartir.  Sur  quoi  le  gou- 
verneur :  «  Non,  dit-il,  restez  à  titre  d'ami;  votre  pré- 
sence ne  sera  pas  inutile  ;  le  château  et  la  ville  vous  four- 
niront largement  de  quoi  vous  occuper.  » 

Le  16  juin  les  deux  Pères  furent  présentés  au  roi,  au 
duc  de  Bordeaux,  au  duc  et  à  la  duchesse  d'Angoulême. 
Ils  avaient  espéré,  continue  le  Père  Druilhet,  pouvoir 
garder  l'incognito,  mais  des  visiteurs  de  France  venaient 
d'arriver  qui  avaient  été  ses  élèves  à  Saint-Acheul,  et 
apparemment  le  fait  ne  manquerait  pas  de  se  renouveler. 
Cependant,  comme  on  l'avait  demandé  tout  d'abord,  il  fut 
convenu   qu'on  ne   leur  donnerait    ni  leur  nom   ni   leur 


I .  Pour  dire  toute  la  vérité,  les  représentations  du  Père  Druilhet 
avaient  quelque  peu  dépassé  la  mesure.  Ses  Supérieurs  de  Rome  en 
avaient  éprouvé  du  mécontentement.  On  en  trouve  la  trace  dans  une 
lettre  du  Père  Godinot  au  Père  Druilhet  (ig  août)  :  «  Dans  son  petit  mot 
à  moi,  sa  plume  (du  Père  Rozaven)  me  glisse  quelque  chose  sur 
l'obéissance  du  jugement  et  sur  les  objections  qu'a  faites  pour  aller 
là-bas  qui  vous  savez.  Dieu  a  bien  tout  arrangé,  en  permettant  que 
vous  fussiez  parti  avant  l'arrivée  de  la  lettre  un  peu  sèche  de  M.  Root 
(haan)...  » 

•2.  Lettre  au  R.  P.  Général,  19  juillet. 


CHAPITRE    II 


121 


qualité;  le  Père  Druilhet  serait  l'abbé  de  la  Croix,  et  le 
Père  Déplace,  l'abbé  Stéphane. 

Les  choses  ainsi  réglées,  le  Père  Druilhet  alla  deman- 
der l'hospitalité  au  couvent  des  Capucins  de  Prague,  qui 
voulurent  bien  l'admettre  à  partager  leur  vie.  Le  Père 
Roothaan  lui  exprimait  sa  «  grande  consolation  de  le  savoir 
au  régime  de  la  sainte  pauvreté  si  exemplairement  obser- 
vée par  ces  bons  religieux'.  »  Quant  au  Père  Déplace,  il 
entrait  le  19  juin,  à  Téplitz  même,  dans  l'exercice  de  ses 
fonctions.  Ce  jour-là,  le  baron  de  Damas,  ayant  réuni  dans 
son  cabinet  les  deux  professeurs,  pour  faire  entre  eux 
le  partage  des  attributions,  M.  Barrande  laissa  éclater  la 
colère  qu'il  avait  contenue  jusque-là.  11  ne  pouvait  se  dis- 
simuler, dit-il,  les  motifs  de  l'arrivée  des  Jésuites  ;  c'était 
une  punition  qu'on  voulait  lui  infliger,  et  il  ne  croyait 
pas  l'avoir  méritée.  11  n'avait  nullement  besoin  de  l'aide 
de  M.  Déplace  ;  tout  ce  que  le  prince  savait,  c'est  lui  qui 
le  lui  avait  enseigné,  et  il  était  en  mesure  de  lui  en  ap- 
prendre davantage.  A  ces  plaintes  succédèrent  de  violen- 
tes récriminations  contre  le  gouverneur. 

Par  une  délicatesse  chrétienne  peut-être  excessive  le 
baron  de  Damas  crut  devoir  garder  le  silence  sur  cette 
incartade;  mais  M.  Barrande  eut  l'imprudence  de  se  vanter 
de  la  scène  qu'il  avait  faite  et  qui,  d'ailleurs,  avait  été  con- 
certée; le  bruit  en  arriva  aux  oreilles  du  roi  et  le  trop 
chatouilleux  professeur  reçut  son  congé.  On  fit  appel  pour 
le  remplacer  au  célèbre  mathématicien  Augustin  Cauchy, 
qui  arriva  à  Prague  quelques  semaines  après. 

Pendant  cet  intervalle,  le  Père  Déplace  fut  seul  à  diriger 
les  études  de  son  royal  élève.  C'était,  il  est  vrai,  la  saison 
de  l'année  où  l'on  donnait  plus  de  temps  aux  exercices 
physiques  pour  lesquels  les  maîtres  ne  manquaient  pas. 
On  ne  tarda  pas  à  quitter  la  station  balnéaire  de  Téplitz 
pour  se  transporter  au  château  de  Buschtierad,  résidence 


I  .  Lettre  du  P.  Roolhaan  à  «  M.  l'abbé  de  la  Croix,  chez  les   RR.  PP 
Capucins,  à  Prague  »,  9  août  i83ii. 


122  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

d'été  à  proximité  de  Prague.  Le  départ  de  Barrande  avait 
affligé  le  jeune  prince  qui  l'aimait  malgré  sa  sévérité;  on 
pouvait  craindre  que  le  nouvel  instituteur  fût  mal  accueilli. 
Le  baron  de  Damas  et  l'abbé  de  Moligny  offrirent  donc  au 
Père  Déplace  d'assister  à  ses  leçons.  Il  les  remercia  et  fit 
bien  ;  au  lieu  de  ces  manières  raides  et  hautaines  qu'on 
appréhendait,  le  duc  de  Bordeaux  se  montra  docile  et 
confiant.  Le  Père  Déplace  n'en  était  certes  pas  à  sesdébuts  ; 
il  était,  lui  aussi,  en  matière  d'éducation,  homme  d'auto- 
rité et  d'expérience.  Il  avait  quarante-huit  ans,  avait  été 
professeur  de  hautes  classes  à  Saint-Acheul,  puis  pré- 
fet général  à  Bordeaux  et  au  Passage  '.  Il  avait  sans 
doute  moins  de  mathématiques  que  son  prédécesseur, 
polytechnicien  ;  mais  quand  il  s'agit  d'instruire  les  enfants, 
mieux  vaut  une  bonne  méthode  qu'un  grand  savoir.  Il 
paraît  bien  que  le  nouveau  maître  trouva  dés  l'abord  le 
moyen  de  gagner  l'attention  et  d'exciter  l'intérêt  de  son 
élève,  car,  au  sortir  de  la  leçon,  raconte  un  témoin,  «  le 
duc  de  Bordeaux  courut  se  jeter  au  cou  de  son  gouver- 
neur :  —  «  C'est  délicieux,  lui  dit-il,  c'est  délicieux.  »  Il 
le  répéta  dans  la  soirée  au  Roi  qui  voulut  bien  le  redire 
à  MM.  Druilhet  et  Déplace,  le  lendemain,  dans  le  parc  de 
Glary,  où  il   les  rencontra  au  détour  d'une  allée^.  » 

Dés  cette  première  leçon  le  jeune  prince,  conquis  par 
la  douce  gravité  du  religieux,  lui  avait  fait  une  confidence  : 
«  J'ai  des  défauts,  mais  je  les  connais  et  je  veux  m'en 
corriger.   Comment  faire?  —  Réfléchir  et  se  vaincre  », 


1.  Etienne  Déplace,  né  à  Roanne  le  19  janvier  1785,  fit  ses  études 
au  collège  des  Pères  de  la  Foi  dans  cette  ville,  et  fut  admis  dans  leur 
société.  11  enseigna  à  l'Argentière,  et  après  la  dissolution  de  la  société, 
exerça  le  ministère  sacerdotal  en  qualité  de  vicaire  dans  diverses 
paroisses.  Entré  dans  la  Compagnie  de  Jésus,  le  4  novembre  i8i5,  il 
fut  professeur  à  Montmorillon  et  àSaint-Acbeul,  puis  préfet  des  classes 
à  Bordeaux  et  au  Passage.  Il  était  depuis  trois  ans  appliqué  à  la  prédi- 
cation, quand  il  fut  envoyé  à  Prague.  A  son  retour,  il  passa  successi- 
vement dans  diverses  résidences,  fut  Supérieur  de  celle  de  Lyon  de  iSSgà 
1842;  il  mourut  à  Avignon  le  i'^  octobre  1846,  à  l'âge  de  61  ans. 

2.  Cf.  Bévue  des  Deux  Mondes,  Article  cité,  p.  618. 


CHAPITRE    II  123 

repartit  le  Père  Déplace.  Ces  deux  mots  firent  une  impres- 
sion profonde  sur  l'esprit  du  duc  de  Bordeaux.  Il  les  prit 
comme  devise,  il  les  écrivit  et  les  signa  de  son  nom,  il 
se  les  répétait  à  lui-même  et  quelquefois  aux  autres. 
Mieux  encore  il  s'appliqua  à  les  mettre  en  pratique,  et  il 
était  heureux  quand  il  pouvait  rédiger  un  petit  bulletin 
de  victoire  remportée  sur  sa  légèreté  ou  sur  la  violence 
de  son  caractère.  Il  y  eut  d'autres  combats  et  d'autres 
victoires  qui  durent  lui  coûter  encore  davantage.  Sponta- 
nément, sans  y  être  obligé  par  personne,  l'enfant  royal 
en  vint  à  s'imposer  à  lui-même  d'adresser  un  billet  d'ex- 
cuses, à  son  maître  chaque  fois  qu'une  saillie  d'humeur  lui 
était  échappée  au  cours  de  ses  leçons  \ 

Le  Jésuite  n'eiit-il  appris  à  l'héritier  du  trône  autre 
chose  qu'à  se  vaincre  soi-même,  son  temps  et  sa  peine 
eussent  été  sans  doute  bien  employés  ;  mais  il  avait  d'ail- 
leurs à  remplir  un  programme  fort  chargé,  passablement 
ambitieux,  pour  ne  pas  dire  quelque  peu  chimérique. 
C'est  le  défaut  trop  ordinaire  des  programmes,  surtout 
quand  ils  ont  pour  auteurs  des  hommes  instruits,  accou- 
tumés avoir  les  choses  dehaut,  maisn'ayantpaslapratique 
de  l'enseignement.  C'était  bien  le  cas  de  celui  que  le  baron 
de  Damas,  ci-devant  ministre  d'État,  avait  dressé  pour 
l'éducation  de  son  prince.  On  y  lisait  des  paragraphes 
comme  celui-ci  : 

«  ...Alors  devra  commencer  un  cours  d'Histoire  rai- 
sonné; on  y  examinera  les  passions  des  hommes,  la  valeur 
de  leurs  lois,  les  causes  et  les  effets  des  révolutions  ;  on 
en  fera  ressortir  les  principes  de  morale,  de  politique, 
du  droit  des  gens  et  du  droit  public  qui  ont  prévalu  aux 
diverses  époques.  » 

Avec  le  cours  d'Histoire  universelle  qui  devait  précé- 
der, et  le  cours  de  littérature  universelle  qui  devait  aller 


I .  Plusieurs  de  ces  billets  d'excuses  écrits  de  la  main  du  duc  de 
Bordeaux  et  adressés  au  Père  Déplace  sont  conservés  aux  Archives 
de  la  Province  de  Lyon.  Voir  aux  Pièces  Justificatives,  N°  VI. 


124  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

de  front,  c'était  de  quoi  épouvanter  un  ancien  professeur 
de  Rhétorique,  très  au  fait  des  classiques  grecs  et  latins, 
mais  pour  qui  les  autres  études  n'avaient  guère  compté 
qu'au  titre  «  d'accessoires  )>.  De  vrai,  le  Père  Déplace  se 
crut  modestement  au-dessous  de  sa  tâche;  il  eût  peut- 
être  perdu  courage,  si  le  Père  Druilhet,  qui  voyait  la 
situation  avec  plus  de  sang-froid,  ne  l'eût  réconforté.  Il 
ne  fallait  pas  selon  lui  se  laisser  éblouir  par  les  mots; 
nous  donnons  déjà  tel  enseignement  que  l'on  décore 
ailleurs  de  noms  grandioses  auxquels  nous  ne  pensions 
pas;  on  fait  de  la  théologie  sublime  en  enseignant  le  caté- 
chisme, mais  de  la  théologie  à  la  portée  des  enfants; 
ainsi  un  honnête  homme,  qui  a  de  la  culture  et  du  bon 
sens,  fait,  sans  se  mettre  le  cerveau  à  la  torture,  la  philo- 
sophie de  l'Histoire  en  même  temps  que  le  récit  des  évé- 
nements. Surtout  il  fallait  éviter  l'écueil  où  donnent  sans 
s'en  apercevoir  les  maîtres  trop  savants  :  passer  par-des- 
sus la  tète  de  ceux  qu'ils  instruisent.  Pour  être  prince, 
l'élève  du  Père  Déplace  n'en  était  pas  moins  un  «  écolier». 
Si  d'autres  étaient  tentés  de  l'oublier,  lui  du  moins  devait 
s'en  souvenir.  Ce  serait  tout  profit  pour  l'élève  en  même 
temps  que  pour  le  maître. 

Heureusement  le  Père  Déplace  avait  assez  d'empire  sur 
lui-même  pour  vaincre  la  défiance  de  sa  propre  valeur 
qui  l'eût  paralysé.  Tout  en  se  condamnant  à  un  travail 
acharné  pour  préparer  ses  leçons,  il  prit  grand  soin  de 
n'en  pas  faire  des  cours  de  Faculté.  En  somme,  il  eut  le 
don  de  captiver  par  son  enseignement  l'esprit  du  duc  de 
Bordeaux,  ce  qui  lui  permit  d'exercer  du  même  coup  sur 
son  éducation  une  influence  heureuse.  «  Au  bout  de  quel- 
ques semaines,  dit  la  relation  que  nous  avons  citée,  on  re- 
marquait dans  le  jeune  prince  une  amélioration  sensible, 
un  ton  plus  raisonnable,  un  langage  plus  soigné,  des  ma- 
nières plus  graves,  plus  convenables  à  un  prince.  Le  Roi, 
le  Dauphin,  la  Dauphine  en  témoignèrent  successivement 
leur  satisfaction.  —  Marquis,  disait  un  jour  M.  le  Dauphin 
à  M.  de  Foresta,  ces  Messieurs  que  vous   avez  amenés, 


CHAPITRE    II  125 

c'est  du  bon.  Bordeaux  en  est  content,  nous  le  sommes 
tous<.  » 

Mais  cela  ne  pouvait  durer.  Nous  n'avons  pas  à  racon- 
ter quelles  intrigues  s'agitaient  autour  de  la  famille  royale 
en  exil  et  surtout  de  l'enfant  sur  qui  reposaient  toulesles 
espérances  des  fractions  très  divisées  entre  elles  du  parti 
légitimiste.   Inutile  de  dire  aussi  que  la  personne  du  ba- 
ron de  Damas  était  antipathique  à  beaucoup  de  royalistes 
des  plus  ardents,  à  ceux  en  particulier  qu'on  appelait  la 
Jeune  France.  Ce  qu'on  lui  pardonnait  le  moins  peut-être 
c'était  la    piété  qu'il  s'efforçait  d'inculquer  à   son   royal 
élève.  Ce    n'était   pas    d'ailleurs  le   seul  grief  qu'on   eût 
contre  le  gouverneur  que  le  Roi  honorait  de  la  plus  entière 
confiance.  Jus(|ue  dans  la  petite  cour  de  Prague,  et  dans 
l'entourage  immédiat  de  son  prince,  la  fermeté  du  baron 
de  Damas  lui  avait  suscité  des  opposants,  ou  pour  mieux 
dire,  des  adversaires  déclarés.    L'arrivée  des  Jésuites  et 
le  départ  de  M.  Barrande  fournirent  un  nouvel  aliment  aux 
commentaires  désobligeants  des  uns  et  aux  récriminations 
passionnées  des  autres.  Quand  la  double  nouvelle  futcon- 
nue  en  F'rance,  ce  fut  une  explosion  de  mécontentements, 
de  colères,  de  quolibets,  dans  les  rangs  des  monarchistes. 
L'éducation  du  duc  de  Bordeaux  confiée  aux  Jésuites!  On 
voulait  donc  en  faire  «  un  capucin  »!  Sans  prendre  tout  à 
fait  à  l'égard  des  Jésuites  le  ton  de  la  presse   libérale,  les 
organes  légitiministes,    la  Quotidienne  et  la    Gazette  de 
France,  déclaraient  très  haut  qu'ils  étaient  radicalement 
incapables  de  s'adapter  aux  idées  modernes,  que,  façonné 
par  eux,  l'esprit  du  prince  serait  à  tout  jamais  fermé  aux 
besoins  et  aux  aspirations  de  son  temps,  que   leur  impo- 
pularité, quelle  qu'en   fut  la  cause,  allait  infailliblement 
rejaillir  sur  l'héritier  du  trône  et  lui  interdirait  à  tout  ja- 
mais l'espoir  d'une  restauration. 

Les  remontrances  affluaient  à  la  cour,  par  toutes  les 
voies  et  sous  toutes  les  formes,  et  il  s'en  fallait  qu'elles 

1.  Revue  des  Deux  Mondes,  loc.  cit.,  p.  6i8. 


126  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

fussent  toujours  modérées  et  respectueuses.  Les  Jeune 
Brance  ne  parlaient  de  rien  moins  que  d'enlever  le  prince 
et  de  le  remettre  à  des  éducateurs  de  leur  choix.  Chateau- 
briand était  tout  désigné  pour  gouverneur  ou  même  pre- 
mier ministre.  La  diplomatie  s'en  mêla,  paraît-il;  on  fit 
entendre  à  Charles  Xque  la  présence  d'un  ou  deux  Jésui- 
tes auprès  de  son  petit-fils  inquiétait  les  chancelleries. 
Cependant  nicesinquiétudes,  ni  ces  clameurs  ne  décidaient 
le  vieux  monarque  à  revenir  sur  sa  décision.  Ce  furent  le 
duc  et  la  duchesse  d'Angoulême  qui  triomphèrent  de  ses 
résistances.  Plus  émus  que  lui,  parce  que  sans  doute  les 
réclamations  et  les  menaces  même  leur  arrivaient  plus 
librement,  ils  poussèrent  tellement  le  roi  qu'il  finit  un 
jour  par  leur  dire  :  «  Eh  bien  !  faites  donc  ce  que  vous 
voudrez.  » 

On  était  alors  sur  la  fin  de  juillet.  Le  baron  de  Damas 
fut  averti  que  l'on  ne  pouvait  conserver  les  Jésuites. 
Le  gouverneur  déclara  alors  qu'il  se  voyait  obligé  de  se 
retirer.  C'était  lui  qui  les  avait  fait  venir,  avec  l'agrément 
de  Sa  Majesté.  Leur  renvoi  comportait  un  blâme,  ou  tout 
au  moins  un  désaveu,  incompatible  avec  l'exercice  de  sa 
fonction.  Charles  X  essaya  vainement  de  retenir  un  ser- 
viteur aussi  loyal  et  aussi  fidèle  dans  la  mauvaise  fortune. 
De  son  côté  le  Père  Druilhet  lui  écrivit  pour  le  dissuader 
de  lier  sa  cause  à  celle  des  Jésuites,  à  qui  il  avait  donné 
assez  de  témoignages  de  son  estime  pour  être  assuré 
de  leur  reconnaissance;  le  fier  gentilhomme  demeura 
inflexible,  et  il  fallut  aviser  à  lui  trouver  un  successeur. 

Naturellement  on  eût  été  bien  aise  de  voir  les  deux 
Jésuites  quitter  la  place  de  leur  plein  gré.  La  duchesse 
d'Angoulême  les  pressait  de  prendre  ce  parti;  eux-mêmes 
n'étaient  pas  éloignés  de  s'y  résoudre,  car  ils  se  rendaient 
parfaitement  compte  que  leur  présence  était  incommode. 
On  ne  se  gênait  pas  d'ailleurs  pour  le  leur  faire  sentir.  Le 
Père  Déplace  qui  habitait  le  château  avait  à  subir  mille 
petites  vexations.  Il  prenait  ses  repas  avec  les  dames  atta- 
chées à  la  personne   de  Mademoiselle,  sœur  du  duc  de 


CHAPITRE    II  127 

Bordeaux.  La  plupart  étaient  franchement  mal  disposées 
pour  les  Jésuites,  et  c'était  à  tout  propos  de  ces  coups 
d'épingle  dont  les  femmes  du  monde  ont  le  secret.  INIisères 
sans  doute,  que  le  religieux  pouvait  mépriser,  mais  indices, 
entre  autres,  d'une  situation  qu'on  cherchait  à  rendre  into- 
lérable. Dans  sa  correspondance  avec  le  Père  Général,  le 
Père  Druilhet  donnait  clairement  à  entendre  que  lui  et  son 
compagnon  avaient  été  sur  le  point  de  demander  leur 
congé.  Le  Père  Roothaan  répond,  à  la  date  du  17  sep- 
tembre : 

«...  .le  ne  conçois  pas  que  vous  ayez  pu  avoir  cette  pen- 
sée, et  je  remercie  bien  le  Seigneur  de  ce  que  vous  n'avez 
pas  cédé  à  cette  tentation.  Non,  vous  ne  devez,  ni  ne  pou- 
vez vouloir  décider  cette  affaire.  Vous  êtes  là,  non  par 
votre  choix  ou  par  votre  désir;  vous  y  êtes  parce  que  vous 
y  avez  été  appelés^  demandés .  Si  ceux  qui  vous  ont  appe- 
lés., demandés.,  vous  disent  :  Vous  ne  pouvez  rester,  alors 
vous  partirez  en  bonne  conscience.  Dans  ce  cas-là,  dontje 
serais  bien  fâché,  bien  plus  pour  d'autres  que  pour  vous 
et  pour  nous,  je  pense  qu'on  ne  vous  refusera  pas  du  moins 
le  témoignage  que  vous  avez  droit  de  demander,  par  quoi 
la  vérité  conste.,  c'est-à-dire  comment  vous,  aussi  bien 
que  nous,  n'avons  été  pour  rien  dans  toute  cette  affaire, 
tant  pour  la  commencer  que  pour  la  terminer  ou  aban- 
donner. Car  on  pourrait  publier  toute  cette  histoire,  tout 
ce  qui  s'est  fait,  tout  ce  qui  s'est  écrit,  il  n'y  aurait  rien 
qui  ne  fût  honorable  devant  Dieu  et  devant  les  hommes. 
Ainsi,  mon  cher  Père,  de  quelque  manière  que  la  chose 
tourne,  la  Compagnie  ne  se  trouvera  pas  dans  une  fausse 
position,  pas  plus  que  vous-même...  » 

Les  deux  Jésuites  attendirent  donc  qu'on  leur  rendît 
leur  liberté.  Pendant  six  semaines  encore  ils  demeurèrent 
en  suspens;  leur  sort  était  entre  les  mains  du  futur  gou- 
verneur qui  pouvait,  s'il  le  voulait,  maintenir  le  statu  quo. 
On  avait  fait  appel  au  vieux  général  de  Latour-Maubourg, 
lequel,  tout  en  acceptant  le  titre,  mais  redoutant  le  climat 
de    Bohême,    se    fit  remplacer  par    le   général    marquis 


128  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

d'Hautpoul.  Mgr  Frayssinous,  nommé  précepteur,  avait  fait 
venir  de  Rome,  pour  le  seconder,  l'abbé  Trébuquet.  Aussi, 
en  arrivant  à  Prague,  fut-il  surpris  d'y  trouver  encore  les 
Jésuites;  il  en  manifesta  même  quelque  mécontentement 
et,  sur  la  proposition  qui  lui  fut  faite  de  maintenir  le  Père 
Déplace  à  son  poste,  il  refusa  net.  On  était  alors  aux  der- 
niers jours  d'octobre  ;  la  famille  royale  s'était  rendue  à 
Léoben  pour  s'y  rencontrer  avec  la  duchesse  de  Berry. 
Il  fallut  attendre  son  retour  pour  installer  dans  ses  fonc- 
tions le  nouveau  personnel.  Nous  citons  ici  la  relation  à 
laquelle  nous  avons  déjà  fait  des  emprunts  : 

«  La  présentation  de  Mgr  d'Hermopolis  et  de  M.  Tré- 
buquet annonçait  assez  au  jeune  prince  que  l'espérance 
de  conserver  le  baron  et  MM.  Déplace  et  Druilhet  était  à 
peu  près  évanouie.  Il  en  fut  très  affecté  et  pleura  beau- 
coup, après  que  Mgr  d'Hermopolis  fut  parti.  Le  soir,  il 
le  trouva  chez  le  Roi  avec  M.  d'Hautpoul.  A  cette  vue, 
d'un  air  sombre  et  sans  leur  dire  un  mot,  il  se  retira  dans 
un  coin  du  salon,  les  yeux  rouges  de  larmes  et  le  cœur 
très  gros.  La  Dauphine  se  lève,  s'approche  et  veut  le 
consoler.  —  «  Laissez-moi,  lui  dit-il,  le  cœur  me  crève 
«  de  douleur  »  ;  et  s'élançant  dans  la  pièce  voisine,  il 
versa  un  torrent  de  larmes.  Le  baron  le  suit,  le  mène 
dans  sa  chambre  et  lui  donne  les  plus  tendres  consola- 
tions. Le  prince  pleurait  toujours  et  M.  Cauchy,  témoin 
de  cette  scène  touchante,  ne  put  la  raconter,  sans  être 
lui-même  profondément  ému'.  » 

Enfin  le  l^""  novembre,  fête  de  la  Toussaint,  le  baron  de 
Damas  remit  son  élève  aux  mains  du  général  d'Hautpoul, 
et  le  surlendemain  il  le  quittait  pour  ne  plus  le  revoir  de 
vingt  ans.  On  peut  bien  dire  qu'il  ne  fut  remplacé  ni  dans 
l'attachement  du  jeune  prince  ni  dans  la  confiance  affec- 
tueuse du  vieux  roi.  Quelques  semaines  plus  tard,  le  duc 


I .  Op.  cit.,  p.  624.  Le  baron  Cauchy  avait  été  appelé  à  Prague  pour 
enseigner  les  mathématiques  au  duc  de  Bordeaux.  Voir  aux  Pièces  jus- 
tificatives, N*  VU,  sa  déclaration  lors  de  son  entrée  en  fonctions. 


CHAPITRE    II  129 

d'Angoulême  lui  écrivait  ces  mots  qui  caractérisent  la 
retraite  du  fidèle  serviteur  de  la  légitimité  et  en  résument 
l'histoire  :  «  Je  vous  regrette  sincèrement  tous  les  jours, 
ainsi  que  le  départ  de  ceux  qui  ont  causé  le  vôtre  ;  mais  en 
vérité,  à  l'âge  de  votre  pupille,  au  moment  du  dévelop- 
pement des  passions,  c'est  un  compliment  à  vous  faire  de 
la  part  de  vos  amis  de  n'être  plus  chargé  d'une  telle  res- 
ponsabilité, surtout  quand  vous  pouvez  vous  dire  que  ce 
n'est  pas  vous  qui  l'avez  rejetée,  et  que  c'est  le  parti  de 
l'impiété  qui  vous  a  forcé  de  vous  éloigner.  »  (28  Décem- 
bre 1833.) 

Le  prince,  qu'on  appelait  encore  dans  l'exil  M.  le  Dau- 
phin, voulait  donc  bien  faire  une  part  aux  Jésuites  dans 
les  regrets  que  lui  causait  l'éloignement  du  baron  de 
Damas.  Le  fait  est  d'autant  plus  à  remarquer  que  les  pré- 
ventions du  duc  d'Angoulême  contre  la  Compagnie  de 
Jésus  dataient  de  loin  et  que,  à  l'occasion,  il  ne  les  avait 
pas  dissimulées.  La  présence  des  deux  religieux  à  la  cour 
ne  fut  pas  apparemment  sans  influence  sur  le  changement 
accompli  dans  ses  idées.  Quelques  semaines  auparavant, 
comme  il  se  préparait  à  faire  ses  dévotions  en  la  fête  de 
saint  Michel,  anniversaire  de  la  naissance  du  duc  de  Bor- 
deaux, où  l'on  devait  proclamer  sa  majorité,  le  duc  d'An- 
goulême avait  mandé  le  Père  Druilhet  pour  entendre  sa 
confession  :  — «  Mon  Père,  lui  dit-il,  je  vous  donne  cette 
marque  de  ma  confiance;  si  je  savais  une  plus  grande 
preuve  de  mon  estime  pour  vous  et  pour  votre  Compa- 
gnie, je  vous  la  donnerais.  » 

Quant  au  roi  Charles  X,  voici  en  quels  termes  il  expri- 
mait aux  deux  Jésuites  ses  sentiments  personnels,  dans  un 
billet  écrit  de  sa  main  la  veille  de  leur  départ^  : 

«  La  conduite  de  MM.  Druilhet  et  de  Place  depuis  leur 
arrivée  près  de  moi  n'a  pu  qu'augmenter  ma  véritable 
estime   pour  eux;    et   si  des  motifs    qui  tiennent    à   des 


I.  L'autographe  du  roi,  ainsi  que  le  suivant,  du  duc  de  Bordeaux,  sont 
aux  Archives  de  la  Province  de  Lyon,  XXI,  p.  807  et  3oi . 

La  Compagnie  de  Jésus.  9 


130  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

temps  malheureux  m'ont  fait  regarder  comme  nécessaire 
d'éloigner  M.  de  Place  de  l'éducation  de  mon  petit-fils, 
je  me  plais  du  moins  à  lui  en  exprimer  mes  justes  regrets 
et  à  reconnaître  les  services  qu'il  lui  a  rendus;  et  je  dési- 
rerai toujours  lui  donner,  ainsi  qu'à  M.  Druilhet,  de  nou- 
veaux témoignages  de  ma  bienveillance  particulière.  » 

CHARLES 

Prague,  ce  2  novembre  1833, 

A  côté  de  cette  déclaration  royale  celle  du  duc  de  Bor- 
deaux ne  sera  point  déplacée.  Elle  est  d'un  enfant,  mais 
d'un  enfant  déjà  acclamé  Roi  ^  et  qui  s'essayait  à  parler 
en  Roi: 

«  Je  me  fais  un  plaisir  de  reconnaître  que,  depuis  tout 
le  temps  qu'ils  sont  auprès  de  moi,  MM.  Déplace  et  Drui- 
lhet n'ont  cessé  de  me  donner  des  preuves  de  leur  dévoue- 
ment, de  leur  zèle,  de  leur  attachement  à  ma  personne. 
Leur  départ  m'afflige;  il  n'aurait  point  lieu,  s'il  m'eût  été 
permis  d'avoir  ma  volonté  sur  ce  point.  Les  bons  services 
qu'ils  m'ont  rendus  leur  avaient  mérité  ma  confiance;  je 
regrette  ceux  qu'ils  auraient  pu  me  rendre  encore  et  leur 
en  donne  bien  volontiers  cette  déclaration  signée  de  ma 
main  et  munie  du  sceau  de  mes  armes.  » 

HENRI 

Prague,  ce  31  octobre  1833. 

Munis  de  ces  attestations,  les  deux  Jésuites  s'éloignè- 
rent de  Prague  le  même  jour  que  celui  qui  les  y  avait 
appelés.  Leur  séjour  en  Bohême  avait  duré  près  de  cinq 
mois.  Peut-être  bien  eùt-il  été  préférable  qu'ils  n'y  fussent 
jamais  venus.  En  plaçant  près  de  son  prince  des  hommes 

I.  Les  légitimistes  venus  de  France,  au  nombre  de  plusieurs  cen- 
taines, à  l'occasion  de  la  majorité  du  duc  de  Bordeaux,  l'avaient  salué 
de  Vii'P  te  Roi!  Ils  prétendaient  le  faire  en  conformité  avec  les  règles 
traditionnelles  du  droit  monarchique,  Charles  X  et  le  duc  d'Angoulênie 
ayant  abdiqué;  il  est  vrai  qu'ils  avaient  ensuite  retiré  leur  abdication. 


CHAPITRE    JI  131 

aussi  impopulaires,  le  gouverneur  du  duc  de  Bordeaux 
avait  obéi  à  une  inspiration  plutôt  malheureuse.  Sans 
doute  trouvait-il  quelque  plaisir  à  braver  un  préjugé  sot  et 
injuste.  C'est  une  tentation  assez  ordinaire  pour  les  âmes 
fières  et  indépendantes  d'aller  droit  à  l'encontre  de 
l'opinion  publique,  quand  elle  leur  semble  déraisonnable. 
L'âme  du  baron  de  Damas  était  de  cette  trempe.  Il  avait 
connu  les  Jésuites  à  Saint-Pétersbourg,  où  il  servait  dans 
la  Garde  impériale  ;  il  avait  été  ramené  par  eux  à  la  pra- 
tique religieuse,  et  sous  leur  direction  il  avait  contracté 
des  habitudes  de  vie  chrétienne  dont  il  ne  se  départit 
jamais.  N'ayant  pu  assurera  l'héritier  du  trône  cette  édu- 
cation des  Jésuites  qu'il  estimait  à  si  haut  prix,  il  voulut 
du  moins  la  procurer  à  ses  propres  enfants.  11  avait  six  fils 
dont  l'aîné  était  alors  âgé  de  15  ans.  En  quittant  Prague, 
il  se  rendit  à  Rome  et  exposa  son  plan  au  Père  Général. 
Qu'on  voulût  bien  lui  donner  un  ou  plutôt  deux  Jésuites. 
Il  promettait  d'aménager  dans  son  vaste  château  d'Haute- 
fort  un  appartement  réservé  pour  les  maîtres  et  leurs 
élèves,  un  petit  quartier  latin  où  la  vie  serait  réglée 
comme  au  collège.  De  cette  façon,  tout  en  restant  sous 
le  toit  paternel,  les  enfants  ne  seraient  point  dérangés 
dans  leurs  études  ni  exposés  à  s'amollir  dans  la  douce 
chaleur  du  foyer  familial  ;  c'était  là  ce  que  le  baron  de 
Damas  redoutait  par-dessus  tout.  Si  l'on  en  croit  les  sou- 
venirs de  l'un  des  intéressés,  le  Père  Roothaan  aurait  ac- 
quiescé en  principe,  mais  le  Provincial  de  France,  de  qui 
dépendait  l'exécution,  n'aurait  pas  cru  devoir  accorder. 
Les  six  fils  du  baron  de  Damas  furent  donc  élevés  succes- 
sivement à  Fribourg;  le  plus  jeune  y  mourut,  deux  autres, 
Amédée  et  Charles  entrèrent  dans  la  Compagnie*. 

I.  Cf.    Un  Jésuite,  Amédée  de  Damas,  par  J,  Burniclion,  8",  Poussiel- 
gue,  Paris,  1908. 


CHAPITRE  III 


1.  —  Le  P.  Renault,  Provincial  de  France,  25  avril  i833.  Accalmie  dans 
les  régions  politiques.  Réorganisation  de  la  Province.  Le  Scolasticat 
de  Théologie  est  rappelé  en  France.  Les  adieux  au  Valais.  Installa- 
tion à  Vais.  Mgr  de  Donald.  Emotion  suscitée  par  «  l'invasion  »  des 
Jésuites.  Sympathies  précieuses. 

IL  —  Pérégrinations  de  la  communauté  de  Paris.  La  maison  de  la  rue  du 
Regard.  Le  i5  août  i834,  troisième  centenaire  de  la  Compagnie  de 
Jésus.  A  Montmartre.  La  chapelle  du  *  Saint  Martyi'e  ».  Etiam  periere 
ruinae.  Activité  apostolique.  Le  Père  Guyon  à  Versailles.  Conférence 
avec  le  Pasteur  Pyt, 

ÎII.  —  Le  Père  Di-uilhet  à  Lyon.  La  maison  de  la  rue  Sala.  L'insurrec- 
tion de  1834.  Une  vilaine  histoire.  Le  Père  Roger.  A  la  prison  mili. 
taire.  Le  noviciat  errant  depuis  quatre  ans  revient  à  Avignon. 
Mgr  du  Pont.  Quelques  recrues.  La  résidence  d'Aix  après  i83o.  Le 
choléra.  Installation  des  Jésuites  dans  leur  ancien  collège. 

IV.  —  A  Saint-Acheul.  Le  choléra  de  1882.  Le  P.  Barthès.  Reconstitu- 
tion du  Troisième  An.  Le  Père  Fouillot.  Étude  de  l'Institut.  Le  Père 
de  Ravignan  à  la  cathédrale  d'Amiens.  A  Dôle.  Acharnement  contre 
les  Jésuites.  Après  l'incendie  de  Tavaux.  Lettre  de  M.  Persil, 
ministre  des  cultes,  à  l'évèque  de  Saint-Claude. 


I 


Comme  on  l'a  vu  plus  haut,  le  Père  Druilhet,  avant  d'al- 
ler à  Prague  remplir  sa  délicate  mission,  avait  dû  remettre 
à  celui  qui  la  lui  apportait  de  Rome  sa  propre  charge  de 
Provincial.  De  vingt  ans  moins  âgé  que  son  prédécesseur, 
le  Père  François  Renault  avait  dans  la  physionomie  et 
dans  l'allure  quelque  chose  de  plus  rigide  et  de  plus  aus- 
tère. Après  la  première  visite  qu'il  fit  au  collège  du  Pas- 
sage, le  recteur,  Père  Louis  Yalantin,  dans  une  lettre  au 


CHAPITRE    III  133 

Père  Général,  esquissait  un  parallèle  entre  les  deux  Pro- 
vinciaux: «  Excellents  tous  les  deux,  disait-il,  le  Père 
Druilhet  était  plus  rompu  à  l'administration  d'un  collège, 
avait  des  formes  plus  gracieuses,  un  air  plus  engageant 
et  se  conciliait  de  prime  abord  tous  les  esprits  et  tous  les 
cœurs.  Son  successeur,  naturellement  plus  sérieux,  plus 
grave,  moins  expansif,  a  su  néanmoins  gagner,  autant  qu'il 
était  nécessaire,  l'estime  et  l'aflection  générale.  Il  a  plu 
aux  Nôtres  et  aux  élèves  sans  les  charmer.  Il  a  creusé  plus 
avant  dans  les  devoirs  de  la  vie  religieuse  et  il  a  parlé  et 
agi  avec  plus  de  vigueur  pour  la  réforme  des  défauts.  II 
a  paru  plus  occupé  des  religieux  que  des  enfants,  et  je 
pense  qu'il  a  bien  saisi  et  bien  rempli  le  but  le  plus 
important  d'une  visite.  »  (21  Juillet  1833.) 

Pour  le  dire  en  passant,  le  Père  Roothaan  n'approuva 
pas  cet  essai  d'un  genre  littéraire  qui,  appliqué  aux  grands 
hommes,  peut  stimuler  l'ingéniosité  des  élèves  de  rhéto- 
rique, mais  qui  n'est  pas  sans  inconvénient  quand  on  ins- 
titue la  comparaison  entre  le  Supérieur  d'hier  et  celui 
d'aujourd'hui. 

S'ils  différaient  beaucoup  de  tempérament  physique  et 
moral,  les  deux  religieux  dont  nous  parlons  avaient  aussi 
leurs  traits  de  ressemblance.  Par  exemple,  ils  portaient 
très  loin  l'un  et  l'autre  le  désintéressement;  il  n'est  peut- 
être  pas  mal  à  propos  de  signaler  ce  point,  quand  l'occa- 
sion s'en  présente  dans  l'Histoire  des  Jésuites.  Quelques 
mois  après  la  Révolution  de  Juillet,  alors  que  toutes  leurs 
maisons  avaient  été  plus  ou  moins  saccagées  et  qu'il  avait 
fallu  chercher  des  asiles  hors  des  frontières,  la  Province 
de  France  fit  une  perte  d'argent  qui,  eu  égard  aux  cir- 
constances, devait  lui  être  fort  sensible.  Il  s'agissait  d'une 
somme  de  120.000  francs  environ.  Voici  en  quels  termes 
le  Père  Druilhet  faisait  part  de  l'accident  au  Père  Général: 
«  Notre  bon  procureur'  est  en  ce  moment  bien  chagrin, 
par  suite  d'une  très  grosse  perte  qu'il  vient  de  faire  dans 

I.  P.Nicolas  Jennesseaux. 


134  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

la  faillite  d'un  agent  de  change  à  qui  il  avait  confié  une 
grande  partie  de  notre  avoir.  J'en  suis  chagrin  comme  lui, 
mais  nous  disons  du  fond  du  cœur:  Dominus  dédit,  Domi- 
nus  abstulit,  et  nous  ajoutons  :  Sit  nomen  Domini  hene- 
dictum*\  »  (15  Mars  1831.)  La  malencontreuse  faillite 
n'arracha  au  Provincial  ni  plus  de  récriminations,  ni  plus 
de  doléances. 

Quant  au  Père  Renault,  le  désintéressement  était,  dit 
son  biographe,  l'objet  «  de  ses  exhortations  les  plus 
pathétiques  ».  «  Il  faut,  répétait-il,  mes  Pères  et  mes 
Frères,  que  nous  puissions  dire  aux  riches  et  aux  grands 
du  monde  :  Non  vest/'a,  sed  vos;  gardez  vos  richesses  et 
votre  or;  nous  n'en  voulons  pas,  non  vestra  ;  mais  ce  que 
nous  désirons,  ce  que  nous  voulons,  ce  sont  vos  âmes, 
non  vestra^  sed  vos.  Oui,  vos  âmes,  vos  âmes  seules  pour 
les  offrir  à  Jésus-Christ,  notre  Dieu  -.  » 

Le  nouveau  Provincial  était  d'ailleurs  un  religieux  pro- 
fondément intérieur,  puisant  ses  inspirations  et  sa  ligne 
de  conduite  dans  l'union  habituelle  de  l'esprit  et  du  cœur 
avec  Dieu.  Il  en  résultait  dans  toute  sa  personne  un  air 
de  recueillement  et  de  modestie  qui  imposait  le  respect 
et  qui  faisait  dire  à  certaines  personnes:  «  Ce  prêtre  sem- 
ble toujours  porter  le  Saint  Sacrement.  » 

Dès  avant  son  entrée  dans  la  Compagnie  de  Jésus,  l'abbé 
Renault  avait  donné  une  haute  idée  de  sa  capacité  aussi 
bien  que  de  son  caractère.  Secrétaire  de  l'évéque  de  Saint- 
Brieuc,  Mgr  CafFarelli,  n'étant  encore  que  séminariste, 
puis  aumônier  de  religieuses  et  professeur  de  Théologie 
dès  le  début  de  son  sacerdoce,  ami  et  collaborateur  des 
deux  Lamennais,  le  jeune  prêtre  jouissait  de  l'estime 
générale,  en  même  temps  que  de  la  confiance  de  ses 
Supérieurs.  Une  belle  carrière  s'ouvrait  devant  lui.  Mais, 
lors  de  la  mission  donnée  par  les  Jésuites  à  Saint-Brieuc 

1.  Le  Seigneur  l'avait   donné;  le  Seigneur  l'a   repris.   Que  le  nom  du 
Seigneur  soit  béni  !  (Job,  I,  21.) 

2.  Notice  historique  sur  le  R.  P.  François  Renault,  par  le  P.  Achille 
Guidée.  In-ia,  pp.  255. 


CHAPITRE    111  135 

en  1816,  il  avait  entendu  l'appel  de  Dieu  :  «  Jamais,  écri- 
vait-il quarante  ans  plus  tard,  je  ne  me  serais  présenté 
au  séminaire  de  Saint-Brieuc,  à  l'âge  de  dix-sept  ans,  si 
j'avais  su  que  la  Compagnie  de  Jésus  existât  quelque  part 
dans  le  mondée  » 

Gomme  plusieurs  jeunes  ecclésiastiques  sollicitaient 
l'autorisation  de  le  suivre  au  noviciat,  l'abbé  Jean-Marie 
de  Lamennais,  administrateur  du  diocèse  en  qualité  de 
vicaire  capitulaire,  dit  au  Père  Thomas,  Supérieur  des 
missionnaires  de  Laval  :  «  Prenez  les  cœurs  que  Dieu 
vous  donnera;  ceux-ci  n'ont  guère  autre  chose  à  vous 
offrir;  quant  à  l'abbé  Renault,  c'est  une  tête  au-dessus 
d'un  grand  cœur^.   » 

L'abbé  Renault  entra  à  Montrouge  le  5  août  1819;  puis, 
après  un  an  de  noviciat,  il  fut  désigné  pour  enseigner  la 
Théologie  morale  au  scolasticat  de  Saint-Acheul.  Sociiis 
du  Père  Guryen  1823-1824,  il  alla  cette  même  année  fon- 
der le  noviciat  d'Avignon  et  y  exercer  la  charge  de  maître 
des  novices.  C'est  dire  en  quelle  considération  le  Père 
Renault  était  dès  lors  tenu  dans  sa  famille  religieuse. 
Aucune  fonction,  en  effet,  n'exige,  avec  une  vertu  solide, 
plus  de  tact  et  de  prudence.  11  la  remplit  pendant  six  ans, 
jusqu'au  jour  où  la  tempête  révolutionnaire  vint  séparer 
le  maître  d'avec  ses  disciples.  Quelques  semaines  aupara- 
vant, le  Père  Général  lui  écrivait  :  «  Continuez,  mon  excel- 
lent Père,  à  former  de  vrais  Jésuites...  »  (24  Avril  1830.) 
C'était  exprimer  tout  à  la  fois  un  témoignage  pour  le  passé 
et  une  espérance  pour  l'avenir.  Le  Père  Renault  avait 
effectivement  donné  une  formation  vigoureuse  aux  recrues 
que  la  Compagnie  confiait  à  ses  soins.  Quatorze  de  ceux 
qui  l'avaient  reçue  comptèrent  parmi  les  premiers  ouvriers 
des  Missions  étrangères  renaissantes,  et  y  périrent  de 
bonne  heure,  victimes  d'un  dévouement  qui  ne  savait  pas 
compter.  On  a  vu  plus  haut  avec  quelle  générosité  ceux 
qui  furent  surpris  par  la  crise  de  1830,  acceptèrent  l'exil 

1.  Notice...  P.  a3. 

2.  Notice...  P.  2^. 


136  LÀ    COMPAGNIE    DE    JESUS 

pour  demeurer  fidèles  à  leur  vocation.  Rappelant  les 
souvenirs  de  son  cher  noviciat,  le  Père  Renault  disait  plus 
tard,  avec  un  attendrissement  qu'on  aurait  pu  croire  étran- 
ger à  sa  forte  nature:  «  J'avais  de  saints  novices.  Il  y  en 
avait  dont  l'obéissance  était  si  grande  que  j'étais  obligé  de 
bien  mesurer  mes  paroles  pour  ne  pas  les  exposer  à  faire 
des  imprudences.  Une  année  il  en  mourut  six';  leur 
mort  fut  admirable;  il  y  en  eut  qui  rendirent  le  dernier 
soupir,  rayonnants  de  joie.  Lorsque  j'écrivis  au  Père  Pro- 
vincial pour  annoncer  la  mort  du  dernier,  je  baignai  ma 
lettre  de  mes  larmes.  » 

Au  moment  où  le  Père  Renault  prit  en  main  le  gouver- 
nement de  la  Province  de  France  (25  avril  1833),  elle  ne 
s'était  pas  encore  relevée  du  coup  qui  semblait  l'avoir 
anéantie,  trois  ans  auparavant.  Une  bonne  moitié  de  ses 
membres  résidaient  toujours  à  l'étranger;  les  autres  pour 
la  plupart  vivaient  dans  un  état  de  dispersion  et  d'isole- 
ment qui  ne  pouvait  se  prolonger  sans  mettre  en  péril  la 
discipline  religieuse.  Les  résidences  existaient  en  droit, 
mais  en  réalité  ceux  qui  en  faisaient  partie  se  réunissaient 
rarement  et  comme  à  la  dérobée.  Pendant  toute  cette 
période,  disent  les  Lettres  annuelles^  les  Pères  qui  se 
trouvaient  à  Paris,  «  se  rendaient,  au  jour  convenu,  à  la 
maison  de  la  rue  de  Sèvres  pour  assister  aux  cas  de  con- 
science et  aux  exhortations  2.  »  Du  reste  ils  n'avaient  pas 
encore  repris  le  costume  ecclésiastique.  Il  y  avaitdans  ces 
rendez-vous  de  quoi  fournir  matière  aux  histoires  de 
complots  ténébreux. 

II  était  temps  de  reprendre  un  train  de  vie  plus  régu- 
lière ;  les  circonstances  paraissaient  favorables.  Le  pays 
était  las  d'agitations  politiques,  et  le  fanatisme  antireli- 
gieux qui  avait  fait  explosion  en  1830  s'assoupissait  dans 
l'indifférence.  Les  publications  impies  se  faisaient  rares. 

I.  L'année  1825-1826. 

i.  Litt.  ann.  i834-i835,  p.  i-j...  n  Certis  tantumdiebus  congregabantur 
ad  casas  conscientiae  resolvendos,  ad  doniesticas  exhortationes  audien- 
das,  etc.  » 


CHAPITRE    III  137 

Entre  autres  symptômes  de  détente,  on  remarque  en  1833 
que,  pour  la  première  fois  depuis  trois  ans,  la  Chambre 
des  Députés  voulut  bien  suspendre  ses  séances  le  jour 
de  l'Ascension.  Différents  votes  favorables  à  l'Église 
témoignaient  qu'il  y  avait  quelque  chose  de  changé  dans 
l'orientation  de  la  politique  générale.  Le  Constitutionnel 
criait  à  la  «  réaction  »,  et  le  vieux  Montlosier  épanchait  ses 
doléances  dans  une  lettre  ouverte  à  M.  Dupin.  D'après 
lui  «  le  parti  ecclésiastique  dominait  le  gouvernement  », 
et  la  Révolution  de  Juillet  avait  eu  pour  résultat  «  de  faire 
entrer  le  prêtre  dans  notre  instruction  et  dans  nos  affai- 
res \  » 

De  vrai,  la  monarchie  de  Juillet,  après  avoir  subi  de 
furieux  assauts,  commençait  à  s'affermir.  Elle  avait  triom- 
phé des  émeutes  républicaines;  elle  venait  de  briser  la 
réaction  légitimiste  ;  la  duchesse  de  Berry  était  prison- 
nière àBlaye;  en  même  temps  la  mort  du  duc  de  Reich- 
stadt  décourageait  l'opposition  bonapartiste.  Le  gouver- 
nement de  Louis-Philippe  ne  demandait  qu'à  asseoir  sur 
de  solides  bases  un  régime  d'ordre  et  de  paix.  C'est  pour- 
quoi, tout  en  ménageant  les  susceptibilités  libérales,  il 
s'efforçait  de  gagner  la  conGance  du  clergé  et  des  catho- 
liques. M.  Guizot,  au  ministère  de  l'Instruction  publique, 
multipliait  les  prévenances  aux  Congrégations  ensei- 
gnantes ;  il  faisait  offrir  la  croix  de  la  Légion  d'honneur 
au  Supérieur  des  Frères  des  Ecoles  chrétiennes.  C'est  à 
cette  date  de  1833  que  se  place  la  fondation  par  Dom 
Guéranger  de  l'abbaye  de  Solesmes  et  la  restauration  de 
l'Ordre  bénédictin.  Tout  se  passa  au  grand  jour  sans  que 
le  gouvernement  y  mît  obstacle.  M.  Guizot  devait  même 
bientôt  donner  aux  nouveaux  moines  une  allocation 
annuelle  pour  la  continuation  de  la  Gallia  christiana. 

Les  Jésuites  français  profitèrent  de  cette  accalmie; 
avant  la  fin  de  l'année  toutes  leurs  maisons  se  trouvèrent 

I.  Cf.  Thureau-Dangin.  Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet. 
Tome  II.  Chapitre  XIII.  La  question  religieuse  sous  le  ministère  du 
Il  octobre,  Octobre  i832-février  i836. 


138  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

réorganisées  conformément  aux  règles  et  aux  usages 
canoniques.  Ce  fut  l'œuvre  que  le  nouveau  Provincial 
entreprit  dès  l'abord  et  dans  laquelle  il  dut  dépenser 
beaucoup  d'énergie  tempérée  de  douceur,  fortiter  in  re, 
saaviter  in  modo^  selon  la  devise  qu'il  avait  adoptée. 

Apparemment  le  premier  objet  de  sa  sollicitude  fut  le 
scolasticat  de  Théologie,  qu'il  s'agissait  de  rapatrier. 
Expulsés  de  Saint-Acheul  et  de  Dôle  les  étudiants  en 
Théologie  avaient  pour  la  plupart  trouvé  un  refuge  au 
collège  de  Brigue,  en  Valais.  Ils  y  jouirent  pendant  trois 
ans  de  la  plus  parfaite  tranquillité;  et  comme  les  peuples 
heureux  n'ont  pas  d'histoire,  le  séjour  de  la  studieuse 
colonie  dans  ce  coin  des  grandes  Alpes  n'offre  guère 
d'événements  dignes  d'être  rappelés.  La  monotonie  du 
Diaire  n'est  interrompue  que  par  des  incidents  d'un  inté- 
rêt purement  familial.  Telle,  par  exemple,  l'aventure 
d'une  bande  d'excursionnistes  trop  hardis,  qui  s'égarent 
dans  la  montagne  et  y  passent  la  nuit,  laissant  toute  la 
maison  dans  de  mortelles  inquiétudes.  On  y  soufïVait  du 
froid,  il  est  presque  superflu  de  le  dire;  l'hiver  dans  le 
Haut-Valais  est  exceptionnellement  long  et  rigoureux;  le 
vieux  collège  n'était  d'ailleurs  guère  confortable.  Nous 
voyons  dans  la  Vie  du  Père  de  Ravignan,  alors  professeur 
de  Théologie  au  scolasticat,  que  dans  ses  heures  de  temps 
libre  il  se  réfugiait  au  chauffoir  commun.  «  Il  y  transpor- 
tait ses  in-folio  pour  la  préparation  de  sa  classe,  y  travail- 
lait sous  les  yeux  de  ses  disciples,  comme  s'il  eût  été 
seul,  et  son  exemple  leur  en  apprenait  plus  que  ses 
leçons.  <  »  Ainsi  parle  son  biographe.  Tout  au  moins 
c'était  là  une  leçon  qui  en  valait  bien  une  autre.  Des 
détails  de  ce  genre  laissent  entrevoir  bien  des  gênes  et 
des  privations  ;  mais  ces  petites  misères  n'altéraient  point 
la  bonne  humeur,  et  le  feu  sacré  de  l'étude  faisait 
oublier  l'âpreté  de  la  température. 


I.  VieduR,  P.  X.  de  liavignan,  parle  P.  A.  de  Ponlevoy,  lo*  édition. 
Tome  I,  p.  iSg.  Paris,  1876. 


CHAPITRE    III  139 

Il  est  rare  que,  dans  un  scolasticat  de  Théologie  ou  de 
Philosophie,  ne  se  produise  quelque  courant  d'idées  qui 
échauffe  et  passionne  les  esprits.  Le  mennaisianisme 
tirait  à  sa  fin;  il  allait  ioientôt  recevoir  le  coup  de  grâce; 
mais  déjà  on  voyait  se  dessiner  le  mouvement  ontolo- 
giste;  un  des  initiateurs  du  système,  qui  en  devait  être 
l'un  des  champions  les  plus  en  vue,  le  Père  Jean-Pierre 
Martin  était  professeur  à  Brigue.  Mais  on  était  encore 
aux  engagements  d'avant-postes;  la  grande  mêlée  ne 
viendrait  que  plus  tard  ;  ce  fut  donc  tout  au  plus  un  stimu- 
lant intellectuel  dans  la  vie  du  scolasticat  qui  n'alla  point 
jusqu'à  la  troubler. 

11  trouvait  d'autre  part  au  Valais  les  sympathies  d'une 
population  foncièrement  religieuse,  et,  ce  qui  n'est  point 
à  dédaigner,  la  sévère  et  émouvante  beauté  de  paysages 
grandioses  encadrés  par  les  plus  hautes  montagnes  de 
l'Europe.  Aussi,  lors  de  sa  première  visite  à  Brigue, 
dans  Tété  de  1831,  le  Père  Druilhet  avait  été  touché  jus- 
qu'aux larmes  en  constatantles  attentions  de  la  Providence 
envers  ceux  dont  il  avait  la  charge.  La  petite  ville  n'abri- 
tait pas  moins  de  soixante-deux  religieux  appartenant  à 
la  Province  de  France.  Le  Père  Provincial  voulut  laisser 
un  souvenir  durable  de  sa  reconnaissance  et  de  celle  de 
tous  les  Jésuites  français  pour  l'accueil  qu'ils  avaient  reçu 
de  leurs  frères  et  du  peuple  valaisan.  11  résolut  donc  de 
faire  construire,  sur  la  montagne  du  Rohrberg,  près  de  la 
maison  de  campagne  du  collège,  à  deux  lieues  de  Brigue, 
une  chapelle  en  l'honneur  de  la  Sainte  Vierge  sous  le 
titre  de  Auxilium  Chris tianoruni.  Cette  chapelle  devait 
être  d'un  grand  secours  pour  les  scolastiques  pendant 
les  vacances  et  les  jours  de  congé,  et  de  plus  encourager 
les  gens  du  voisinage  qui  ne  pouvaient  assister  à  la  messe 
le  dimanche  qu'au  prix  de  grandes  fatigues.  De  retour  en 
France,  le  Père  Provincial  quêta  pour  cette  bonne  œuvre 
avec  un  tel  succès  que  bientôt,  dit  un  chroniqueur  témoin 
oculaire,  on  reçut  à  Brigue  six  fois  plus  qu'il  n'avait 
promis;    et   maintenant    (1832),    ajoute-t-il,    on    travaille 


140  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

à  force  à   élever   le   sanctuaire  de  Notre-Dame  Auxilia- 
trice'.  » 

L'année  suivante,  le  successeur  du  Père  Druilhet  rap- 
pelait en  France  les  théologiens  de  la  Province.  Avant  de 
s'éloigner  de  Brigue,  les  Jésuites  français  envoyèrent  une 
adresse  aux  autorités  valaisannes  ;  ils  y  exprimaient  leur 
gratitude  pour  l'hospitalité  reçue.  La  pièce  était  rédigée 
dans  la  forme  un  peu  emphatique  du  temps;  les  artistes 
avaient  encadré  le  texte  de  dessins  et  d'emblèmes;  il  y 
avait  des  inscriptions  en  diverses  langues,  ode  latine, 
ode  française;  cette  dernière  commentait  en  dix-huit 
strophes  la  dédicace  Inclytae  Vallesiae.  ^  Les  magis- 
trats ne  voulurent  pas  demeurer  en  reste  de  politesse. 
Voici  le  début  de  la  réponse  que  le  Grand  Baillif  de 
Gourten,  ancien  élève  de  Saint-Acheul,  adressait  «  Aux 
Très  Révérends  Pères  de  la  Société  de  Jésus  et  Scolasti- 
ques  Théologiens  de  la  Province  de  France  à  Brigue  : 
L'attendrissement  qu'a  excité  la  lecture  des  adieux  que 
vous  faites  au  Valais,  ainsi  que  celle  des  odes  que  vous 


1.  Notice  mss.  Cf.  Catalogues  "Vivier,  i83o-i83i.  P.  Sg. 

Au  frontispice  de  la  chapelle   du   Rohrberg  on  lit  l'inscription  sui- 
vante : 

Beatae  Mariae  Virgini  Ghristianorum  Auxilio 

Hoc  Sacellum 

R.  P.  Druilhet  S.  J.  in  Gall.  Prov. 

Ob  receptos  in  piam  Vallesiam  Socios 

Gratus  erigendum  curavit 

Mense  Seplemb.  Ann.  Dom.  MDCCGXXXI 

2.  L'auteur  était  le  P.  Arsène  Cahour,   alors  étudiant  en  Théologie. 
Sur  la  fin  de  i832,   des  novices  français  furent  envoyés  de  Ghiéri  à 

Brigue  pour  y  faire  leur  juvénat.  Parmi  eux  se  trouvait  Jean-Marie 
Prat,  le  futur  historien.  Voici  une  note  trouvée  dans  ses  papiers  :  «  Le 
professeur  était  le  P.  Deharbe,  Allemand.  Comme  la  classe  réunissait 
des  Suisses,  des  Hollandais,  des  Belges,  des  Autrichiens,  des  Allemands 
et  des  Français,  tout  s'y  faisait  en  latin.  Mais  on  avait  confié  à  des 
élèves  du  P.  Rondot  le  soin  de  nous  donner  sur  la  Littérature  française 
des  leçons  supplémentaires.  Je  conserverai  à  jamais  dans  mon  cœur  le 
souvenir  de  l'intérêt  que  nous  portaient  et  des  leçons  que  nous  donnaient 
les  FF.  Libeyres  et  Gahour.  »  (Archiv.  lugd.  Notices,  20,  p.  85.) 


CHAPITRE    m  141 

avez  dédiées  au  Conseil  d'Etat  et  à  moi  en  particulier,  a 
peine  à  se  décrire...  Il  n'est  pas  besoin  de  vous  dire 
combien  de  pareils  témoignages  nous  sont  agréables;  il 
est  moins  nécessaire  encore  de  vous  dire  que  vous  em- 
portez nos  regrets,  notre  vénération,  notre  amour  ...» 

On  accordait  en  outre  le  transport  gratuit  pour  les 
voyageurs  et  leurs  bagages  parles  messageries  cantonales 
jusqu'aux  limites  du  Valais. 

C'est  la  maison  de  Vais  qui  avait  paru  se  prêter  le 
mieux,  eu  égard  aux  circonstances,  à  l'installation  d'un 
scolasticat.  Même  au  fort  de  la  tempête  révolutionnaire, 
les  Jésuites  n'y  avaient  pas  été  molestés;  les  sympathies 
de  la  population  leur  étaient  acquises  et  la  protection  de 
l'évêque,  assurée.  D'autre  part  la  solitude  d'un  village,  à 
proximité  d'une  ville  peu  importante  et  à  distance  des 
grands  centres,  permettait  de  rassembler  une  communauté 
considérable  sans  trop  émouvoir  l'opinion.  En  même 
temps  que  les  théologiens  de  Brigue,  d'autres  arrivèrent 
de  Rome,  de  Madrid,  de  Fribourg.  A  l'inauguration  de 
l'année  scolaire  (octobre  1833),  les  cours  ne  réunissaient 
guère  moins  de  cinquante  étudiants,  et  la  communauté 
comptait  environ  soixante-dix  religieux.  Nous  relevons 
sur  la  liste  des  noms  qui  ne  sont  pas  sans  quelque  noto- 
riété. Le  recteur  était  le  Père  Clément  Boulanger,  plus 
tard  Supérieur  de  la  maison  de  Paris  et  Provincial  de 
France;  le  Père  Jean-Pierre  Martin,  qui  avait  quitté  sa 
chaire  de  Théologie,  gardait  le  titre  de  préfet  des  études 
et  travaillait  à  un  ouvrage  de  Philosophie  où  il  exposait  les 
idées  ontologistes  déjà  mises  en  circulation  à  Brigue  et 
qui  ne  devaient  pas  tarder  à  déchaîner  d'ardentes  con- 
troverses. Le  Père  Jean-Pierre  Gury  débutait  dans  l'en- 
seignement de  la  Théologie  morale  qu'il  n'allait  plus 
quitter  pendant  trente-trois  ans,  jusqu'à  son  dernier  jour, 
et  qu'il  devait  continuer  après  sa  mort  par  le  Compendium 
dont  les  éditions  ne  se  comptent  plus.  Les  professeurs  de 
Théologie  dogmatique  étaient  le  Père  François  Moigno  et 
le    Père    Julien    Jordan.   Citons,   parmi  leurs    disciples 


142  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Ambroise  Rubillon,  Arsène  Gahour,  Joseph  de  Jocas, 
Paul  de  Reverseaux,  Adolphe  Pillon,  Louis  Marquet, 
Marcel Bouix,  Alexis  Lefebvre,  Charles  Cahier,  JosephBon, 
Pierre  Jennesseaux,  Louis  Parabère,  Fr. -Xavier  Gau- 
trelet,  Pierre  Gamard,  etc. 

La  maison  de  Vais,  qui  n'avait  pas  abrité  jusqu'ici  plus 
de  dix  ou  douze  habitants,  était  loin  de  suffire  pour  une 
telle  afïluence.  Il  fallut  improviser  des  logements  et  s'y 
entasser  au  petit  bonheur.  Pendant  des  semaines  et  des 
mois,  en  plein  hiver,  ce  fut  un  véritable  campement;  l'été 
venu,  l'installation  était  encore  bien  précaire.  «  Nous 
sommes  ici,  écrivait  le  Supérieur  en  juillet  1834,  dans  les 
embarras  des  constructions  et  des  ruines.  Nous  sommes 
gênés  et  nous  allons  l'être  bien  davantage.  »  Jamais  du 
reste  le  scolaslicat  de  Vais,  dans  sa  longue  existence,  ne 
cessa  d'offrir  toute  satisfaction  aux  fervents  de  la  pau- 
vreté religieuse.  Mais  d'ailleurs  la  studieuse  colonie,  en 
prenant  possession  de  sa  nouvelle  demeure,  trouvait,  à 
côté  du  manque  de  confortable,  des  compensations  pré- 
cieuses. 

C'était  tout  d'abord,  chez  l'évêque  du  diocèse,  une  sym- 
pathie qui  allait  jusqu'au  dévouement.  Mgr  de  Donald 
s'était  empressé  d'en  renouveler  l'assurance  au  Père  Géné- 
ral :  «  Votre  maison  du  Puy,  lui  écrivait-il  dès  le  5  octobre, 
vient  de  prendre  un  grand  accroissement  par  l'arrivée 
des  théologiens  de  Brigue.  J'espère  que  rien  ne  troublera 
leur  tranquillité;  au  moins  nous  les  soutiendrons  de  tout 
notre  pouvoir ^  »  Le  prélat  ne  cessa,  en  effet,  de  donner 


I.  La  lettre  dont  nous  extrayons  ce  passage  est  intéressante  à  un 
autre  point  de  vue.  Mgr  de  Bonald  écrivait  au  Père  Rootbaan  :  «  Un  de 
mes  parents,  le  jeune  Emmanuel  d'Alzon,  se  rend  à  Rome  pour  faire 
son  cours  de  Théologie.  Je  prends  la  liberté  de  vous  écrire  pour  recom- 
mander à  vos  bontés  cet  enfant  qui  quitte  une  grande  fortune  et  de 
grands  avantages  dans  le  monde  pour  se  consacrer  à  Dieu...  »  L'évêque 
désirait  qu'il  fût  admis  au  collège  des  Nobles,  d'où  il  suivrait  les  cours 
du  Collège  romain.  Le  jeune  clerc  ainsi  recommandé  au  Général  des 
Jésuites  n'était  autre  que  le  futur  fondateur  des  deux  Congrégations  des 
Augustins et  des  Oblates  de  l'Assomption. 


CHAPITRE    m  143 

aux  Pères  de  Vais  les  témoignages  d'une  amitié  pleine  de 
confiance.  Il  venait  tous  les  ans  faire  sa  retraite  au  milieu 
d'eux,  partageant  avec  une  scrupuleuse  régularité  les  exer- 
cices de  la  vie  commune.  Volontiers  aussi  il  allait  se 
délasser  avec  eux  les  jours  de  congé  à  la  maison  de  cam- 
pagne de  Mons,  qui  dès  la  seconde  année  fut  mise  à  la 
disposition  du  scolasticat.  On  se  souvient  qu'un  jour, 
revenant  de  Rome,  il  en  avait  rapporté  l'anneau  du  cardi- 
nal Odescalchi,  entré  peu  auparavant  au  noviciat  de  la 
Compagnie  de  Jésus.  Le  Père  Général  n'avait  pas  cru  pou- 
voir en  faire  meilleur  usage  que  de  l'offrir  à  un  évéque  à 
qui  la  famille  de  saint  Ignace  devait  beaucoup  de  recon- 
naissance. Mgr  de  Bonald,  heureux  et  fier  d'un  présent  qui 
avait  à  ses  yeux  un  prix  inestimable,  voulut  en  faire  les 
honneurs  tout  d'abord  à  ses  chers  Jésuites  de  Vais;  tous 
et  chacun  purent  examiner  de  près  et  à  loisir  l'anneau 
cardinalice  et  en  le  donnant  à  baiser  :  «  Mettez-y  de  la 
dévotion,  disait  le  prélat,  c'est  une  relique.  » 

Les  Jésuites  reçurent  d'ailleurs  des  marques  plus  efTec- 
tives  de  la  bienveillance  de  l'évêque  du  Puy.  En  vue  d'af- 
fermir leur  situation  dans  le  diocèse,  il  passa  avec  eux 
en  1834  un  bail  de  quatre-vingt-dix-neuf  ans,  qui  leur 
assurait  la  jouissance  du  domaine  de  Vais,  moyennant  une 
location  de  300  francs,  laquelle  était  plutôt  une  recon- 
naissance du  droit  de  propriété  de  la  mense  épiscopale.  La 
Compagnie  s'engageait  seulement  à  y  entretenir  trois  mis- 
sionnaires. En  même  temps,  ce  qui  n'était  pas  un  moindre 
avantage,  l'évêque  du  Puy  voulait  bien  se  charger  de 
mettre  en  règle,  du  même  coup,  au  point  de  vue  canoni(|ue 
et  au  regard  de  l'Etat,  tous  les  scolastiques  étudiant  à  Vais. 

Ils  y  étaient  installés  à  peine  que  le  Ciouvernement  pré- 
sentait et  faisait  voter  une  loi  qui  supprimait  en  fait  toute 
liberté  d'association;  c'était  une  arme  de  défense  contre 
les  sociétés  secrètes,  foyers  d'intrigues  politiques  et  instru- 
ments de  propagande  révolutionnaire;  mais  elle  pouvait 
tout  aussi  bien  atteindre  les  associations  les  plus  inoffen- 
sives et  même  les  plus  bienfaisantes,  comme  on  le  vit  plus 


144  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

tard  quand  l'empire  s'en  servit  pour  dissoudre  les  confé- 
rences de  Saint-Vincent-de-Paul.  Malgré  les  déclarations 
rassurantes  du  gouvernement  royal,  la  loi  se  présentait 
comme  une  menace  et  il  était  sage  de  prendre  ses  mesures. 
Le  Supérieur  de  Vais  écrivait  à  ce  sujet  au  Père  Général, 
3  avril  1834  :  «  Nous  serions  véritablement  trop  heureux 
sans  cette  nouvelle  loi...,  dans  laquelle  on  dirait  que  l'on 
a  l'intention  de  nous  fourrer,  quoique  nous  soyons  aussi 
étrangers  à  la  politique  que  nous  le  sommes  à  ce  qui  se 
passe  dans  la  Chine  ou  même  dans  la  lune.  D'ailleurs, 
d'après  l'avis  de  Monseigneur  fort  approuvé  par  le  Père 
Renault,  j'ai  demandé  à  NN.  SS.  les  évêquesdes  excorpo- 
rations pour  le  diocèse  du  Puy,  en  sorte  que,  dans  le  cas 
de  chicane,  Mgr  de  Donald  pourra  nous  revendiquer  tous 
comme  siens.  »  Avec  licence  des  Ordinaires  de  leurs  dio- 
cèses d'origine,  les  scolastiques  de  la  Compagnie  se  trou- 
vaient de  la  sorte  incorporés  au  diocèse  du  Puy  et,  devant 
l'État,  l'évéque  présentait  la  maison  de  Vais  comme 
succursale  de  son  séminaire.  On  verra  plus  tard,  par 
l'exemple  de  Saint-Acheul,  que  faute  de  bon  vouloir  de 
la  part  du  Gouvernement,  cette  combinaison  eût  été,  le  cas 
échéant,  une  sauvegarde  insuffisante.  Mais  elle  n'en  resta 
pas  moins  une  preuve  que  l'évéque  du  Puy  était  disposé, 
comme  il  le  disait,  à  défendre  la  Compagnie  de  Jésus  selon 
toute  l'étendue  de  son  pouvoir. 

Sans  avoir  pour  elle  une  sympathie  aussi  chaude,  le  préfet 
de  la  Haute-Loire  témoignait  aussi  d'intentions  bienveil- 
lantes à  l'égard  de  la  communauté  de  Vais.  Il  y  avait  au 
Puy  comme  ailleurs  de  fortes  tètes  que  le  nom  et  surtout 
Je  voisinage  des  Jésuites  faisaient  dérailler.  De  sinistres 
rumeurs  ne  tardèrent  pas  à  circuler  en  ville.  Tous  les 
Jésuites  de  l'Europe  avaient  envahi  la  région;  ils  étaient 
plus  de  trois  cents  à  Vais,  aux  portes  de  la  ville  !  Tout 
était  à  craindre,  si  l'on  ne  se  hâtait  de  prendre  des  moyens 
énergiques.  Une  pétition  fut  rédigée,  demandant  l'expul- 
sion de  ces  hommes  redoutables.  Mais  quand  elle  fut 
présentée  au  préfet,  celui-ci  se  contenta  de  répondre  avec 


CHAPITRE    m  145 

une  pointe  de  malice  qu'il  appréciait  la  vigilance  des 
pétitionnaires  en  face  d'un  péril  public,  mais  que,  au 
surplus,  il  en  faisait  son  afFaire;  on  pouvait  s'en  reposer 
sur  lui.  Il  manda  en  effet  le  recteur  de  Vais,  l'informa  de 
ce  qui  s'était  passé,  lui  dit  la  terreur  que  la  réunion  de 
plusieurs  centaines  de  Jésuites  dans  sa  maison  inspirait 
à  quelques  citoyens  du  Puy  et  le  pria  de  lui  faire  connaî- 
tre ce  qu'il  en  était  exactement.  Le  Père  Boulanger 
n'avait  rien  à  dissimuler;  le  préfet  apprit  de  sa  bouche 
tout  ce  qu'il  avait  besoin  de  savoir  ;  lui  aussi  il  avait  eu 
ses  préventions  ;  haut  fonctionnaire  de  la  monarchie  de 
Juillet,  il  ne  pouvait  pas  ne  pas  voir  dans  les  Jésuites  des 
partisans  actifs  de  la  légitimité;  mais  du  moment  qu'ils 
se  déclaraient  étrangers  à  la  politique,  et  tant  qu'ils  s'en- 
fermaient dans  les  limites  de  leur  ministère  spirituel,  il 
était  bien  résolu  à  leur  garantir  la  jouissance  de  leur 
liberté  et  de  leurs  droits.  De  fait  la  maison  de  Vais  n'eut 
qu'à  se  louer  de  la  bienveillance  du  préfet  de  la  Haute- 
Loire,  Ymbert  de  Montruffet,  bienveillance  d'autant  plus 
précieuse  qu'elle  était  intelligente  et  discrète. 

Quanta  la  population,  on  peut  bien  dire  que,  le  groupe 
des  pétitionnaires  excepté,  elle  voyait  sans  déplaisir  la 
maison  de  Vais  recevoir  de  nouvelles  et  nombreuses 
recrues.  La  charité  qui  avait  accueilli  les  premiers  mis- 
sionnaires à  leur  arrivée  parut  grandir  en  proportion  des 
besoins;  les  habitants  des  campagnes  environnantes  se 
firent,  dans  la  mesure  de  leurs  moyens,  les  pourvoyeurs 
de  la  communauté  ;  les  plus  pauvres  n'étaient  ni  les 
moins  empressés,  ni  les  moins  généreux  ;  les  Lettres 
annuelles  renferment  à  cet  égard  des  détails  véritable- 
ment touchants.  Nous  y  trouvons  aussi  les  noms  de  plu- 
sieurs bienfaiteurs  de  marque  dont  la  Compagnie  de  Jésus 
se  fait  un  devoir  de  garder  le  souvenir.  C'est,  par  exem- 
ple, à  côté  de  Mgr  de  Bonald,  son  vicaire  général,  l'abbé 
Issartel,  qui  donna  par  testament  sa  bibliothèque  au 
scolasticat  de  Vais;  M.  de  Meaux,  ancien  élève  de  Saint- 
Acheul;    le    président   Lavalette    que    l'on    appelait   le 

La  Compagnie  de  Jésus.  10 


146  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

«  procureur  »  de  Vais;  Mme  de  Vercillac,  qui  avait  orga- 
nisé chez  elle  un  atelier  pour  l'entretien  de  la  lingerie  et 
du  vestiaire;    la  comtesse  de  Vogué;   Mme  Perrin,   une 
Lyonnaise    qui,    après  avoir   donné    ses    deux    fils    à    la 
Compagnie  de  Jésus,  ne  cessa  d'aider  le  scolasticat  avec 
toute  l'ingéniosité  d'un  dévouement  fertile  en  ressources. 
De  leur  côté  les  Jésuites  ne  marchandaient  pas  leur  con- 
cours au  clergé  de  la  ville  et  du  diocèse.  A   l'époque  qui 
nous  occupe,  il  semble  bien  qu'on  leur  laissait  à  peu  près 
le  monopole  de  la  prédication.  Dès  lors  le  Père  Maxime 
de  Bussy  réunissait  autour  de  sa  chaire,  dans  une  église 
du  Puy,  un  auditoire  de  douze  cents  hommes,  et  organi- 
sait pour  eux  une  congrégation  où  l'on  n'était  pas  admis 
avant  l'âge  de    vingt  ans;    elle  comptait,    en   1834,   trois 
cents    membres,    pratiquant    la    communion   mensuelle, 
alors  que,  peu  d'années  auparavant,  il  n'y  avait  pas  dans 
toute    la    ville     plus     de    soixante    hommes     adultes    à 
faire    leurs    Pâques.   Dès  lors  aussi,   la   maison  de  Vais 
donna    chaque   année  dix,  douze  et  jusqu'à  quinze  Mis- 
sions, la  plupart   du    temps     dans   les    bourgs  et  villa- 
ges,   mais    souvent    aussi    dans  des  centres  plus  popu- 
leux. Quant  aux   scolastiques,    la  règle    leur   interdisant 
les  occupations  qui  pourraient  les  distraire  de  leurs  étu- 
des, ils  se   contentaient  d'aller  deux  à  deux,   les  diman- 
ches et  jours  de  repos,    faire  le  catéchisme    aux    enfants 
dans  les  églises  ou  les  écoles  du  voisinage,  parfois  même 
à  d'assez    grandes    distances.  Etablie    dès   les   premiers 
jours,  cette  pratique  a   persisté  aussi  longtemps  que  la 
famille  de  saint  Ignace  a  pu  jouir  d'un  peu  de  paix  et  de 
liberté. 

Il 

Lorsque  le  Père  Renault  fit  la  visite  annuelle  de  la  mai- 
son de  Paris  au  mois  de  décembre  1833,  il  y  trouva  une 
douzaine  de  ses  religieux,  prêtres  ou  frères  coadjuteurs. 
Le  Supérieur  n'était  autre  que  le  Père  Loriquet  ;  il  habi- 
tait au  n°  9  de  la  rue  Monsieur,  une  maison  assez  vaste, 


CHAPITRE    111  147 

qui  existe  encore,  occupée  par  des  particuliers,  mais  avec 
un  petit  air  de  couvent.  Les  Jésuites  l'avaient  acquise 
l'année  précédente  dans  des  conditions  avantageuses  \  Le 
Père  Varin  recevait  toujours,  avec  quelques-uns  de  ses 
frères,  l'hospitalité  des  Religieuses  Augustines  de  la  rue 
de  l'Arbalète  ;  les  autres  étaient  rentrés  à  la  rue  de  Sèvres. 
Nous  voyons,  dans  le  Mémorial  de  la  visite,  que  la  pru- 
dence ne  leur  permettait  pas  encore  de  paraître  au  dehors 
avec  l'habit  ecclésiastique  2.  Un  an  plus  tard,  alors 
que  le  clergé  paroissial  commençait  à  se  montrer  en  sou- 
tane, l'archevêque  de  Paris  faisait  encore  recommander 
aux  Jésuites  de  s'en  abstenir.  Toutefois  le  Provincial  crut 
pouvoir  réunir  toute  la  communauté  sous  le  même  toit. 
La  résidence  parisienne  fut  donc  installée  à  la  rue  Mon- 
sieur, en  janvier  1834.  Elle  n'y  resta  guère  que  dix-huit 
mois.  Dès  l'année  suivante,  on  sentit  le  besoin  de  s'agran- 
dir et  surtout  de  s'établir  dans  un  quartier  moins  excen- 
trique. On  ne  pouvait  reprendre  possession  de  la  maison 
de  la  rue  de  Sèvres  qui  venait  d'être  cédée,  pour  un  bail 
de  quatorze  ans  à  un  chef  d'institution. 

Les  Jésuites  devaient  y  revenir  plus  tard,  mais  non  sans 
avoir  auparavant  planté  leur  tente  en  divers  lieux.  Ils  se 
transportèrent  d'abord  au  n°  15  de  la  rue  du  Regard.  Il  y 
avait  là  un  immeuble  considérable  qu'il  était  aisé  d'amé- 
nager à  l'usage  d'une  communauté  religieuse  ;  un  corps  de 
logis  séparé  permettait  de  recevoir  à  la  fois  jusqu'à  vingt- 
cinq  ou  trente  retraitants  ;  on  avait  la  jouissance  d'un 
jardin  prolongé  par  d'autres  espaces  libres  et  plantés  de 
grands  arbres.  Une  description  de  l'état  des  lieux  men- 
tionne même  un  puits,  qui  fournit  Peau  en  abondance  pour 
l'arrosage  et  les  services  domestiques.  C'était  une  de  ces 


1.  La  maison  fut  achetée  en  janvier  1 833,  60.000  francs.  (Cf.  Cata- 
logues Vivier,  i833,  p.  6.) 

2.  ...«  Si  prudentia  nondum  sinit  gestare  habitum  ecclesiasticum, 
etc.  Le  Père  Provincial  règle  certains  détails  relativement  au  costume 
civil,  entre  autres  défense  absolue  d'entendre  la  confession  de  qui  que 
ce  soit,  même  dans  l'intérieur  de  la  maison,  autrement  qu'en  soutane. 


148  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

oasis  de   verdure  dont  il  existe   encore   quelques  restes 
dans  le  voisinage  du  Luxembourg  ^. 

Les  Jésuites  prirent  possession  de  leur  nouvelle  de- 
meure le  25  juillet  1835.  Avant  la  fin  de  l'année,  ils  s'y 
trouvaient  au  nombre  de  vingt-quatre  religieux,  dont 
quinze  prêtres.  Un  des  avantages  qu'elle  leur  offrit  tout 
d'abord,  et  qui  fut  très  apprécié,  ce  fut  de  pouvoir  enfin 
installer  une  bibliothèque  déjà  riche,  mais  éparse  çà  et 
là  dans  des  logements  de  fortune  ;  elle  comptait  20.000  vo- 
lumes, ramassés,  dit  l'annaliste,  un  peu  partout  à  travers 
l'Europe,  grâce  au  flair  et  à  l'activité  du  libraire  Merlin, 
célèbre  bibliophile  du  temps,  mort  cette  même  année, 
1835  2.  Ces  livres  provenaient  en  grande  partie  des  biblio- 
thèques de  l'ancienne  Compagnie,  pillées  et  dispersées 
au  moment  de  la  suppression;  on  les  retrouvait  alors 
fréquemment  dans  les  ventes  publiques. 

L'année  qui  précéda  l'établissement  de  la  résidence  de 
la  rue  du  Regard,  les  Jésuites  de  Paris  avaient  eu  l'occa- 
sion de  raviver  un  souvenir  de  l'ancienne  Compagnie  plus 
intéressant  encore  que  les  vieux  livres.  Le  15  août  1534, 
Ignace  de  Loyola,  avec  ses  six  premiers  compagnons, 
s'était  rendu  à  Montmartre  ;  Pierre  Lefèvre,  le  seul  d'entre 
eux  qui  fût  prêtre,  avait  célébré  la  messe;  les  autres 
avaient  reçu  la  communion  de  ses  mains  et  Ignace,  au  nom 
de  tous,  avait  prononcé  le  vœu  d'aller  se  remettre  à  la 
disposition  du  Souverain  Pontife.  La  Compagnie  de  Jésus 
a  toujours  considéré  ce  jour  comme  celui  de  sa  naissance. 

1 ,  Après  les  Jésuites,  l'immeuble  fut  occupé  par  les  Dames  de  la 
Retraite.  Depuis,  l'aspect  des  lieux  a  été  complètement  transformé;  le 
percement  de  la  rue  de  Rennes,  puis  du  boulevard  Raspail  a  fait  dispa- 
raître les  jardins,  et  sur  l'emplacement  de  la  maison  s'élève  aujourd'hui 
leMont-de-Piété  en  façade  sur  la  rue  de  Rennes. 

2.  Les  Lettres  annuelles  citent,  entre  autres  opérations  que  Merlin  fit 
pour  le  compte  des  Jésuites,  l'achat  des  manuscrits  du  P.  Gabriel  Bro- 
tier,  le  dernier  bibliothécaire  de  Louis-le-Grand,  éditeur  de  Tacite  et 
d'une  partie  des  Lettres  édifiantes.  Ces  manuscrits  furent  payés 
3.000  francs,  donnés  par  Louis  XVIII,  à  la  demande  du  duc  de  Doudeau- 
ville. 


CHAPITRE    III  149 

Le  15  août  1834  en  ramenait  le  300"  anniversaire.  Pour 
célébrer  cette  date  mémorable,  la  résidence  de  Paris 
députa  à  Montmartre  sept  de  ses  membres,  trois  Pères 
et  quatre  frères  coadjuteurs.  Ils  représentaient  les  sept 
premiers  Jésuites  qui  avaient  offert  à  Dieu  à  pareil  jour  et 
au  même  lieu  les  prémices  de  la  Société.  Les  prêtres  célé- 
brèrent la  messe  de  la  fête  dans  l'église  de  Saint- Pierre  ; 
deux  d'entre  eux,  sur  l'invitation  du  curé,  adressèrent 
une  allocution  aux  fidèles.  Cependant  la  consolation 
de  nos  pèlerins  était  mélangée  d'un  regret.  «  Ils  ne 
retrouvaient,  disent  les  Lettres  annuelles,  ni  la  chapelle 
où  leurs  devanciers  avaient  fait  leurs  vœux,  ni  la  fontaine 
au  bord  de  laquelle  ils  avaient  passé  le  reste  de  ce  jour 
béni.  »  Déjà  dix  ans  auparavant  les  novices  de  Montrouge 
avaient  eu  la  même  déception  :  «  Aux  vacances  de  1824, 
raconte  le  Père  Gury  dans  les -Mémoires,  ils  firent  le  pèleri- 
nage de  Montmartre...  On  chercha,  mais  en  vain,  la  chapelle 
souterraine  où  saint  Ignace  avait  fait  ses  premiers  vœux 
avec  ses  compagnons;  le  temps  avait  tout  détruit;  il  n'en 
restait  aucun  vestige.   » 

Cette  chapelle,  dite  du  Saint  Martyre,  ^  se  trouvait 
au  seizième  siècle  dans  l'enclos  du  monastère  des  Béné- 
dictines, lequel  s'étendait  sur  la  plus  grande  partie  de  la 
Butte.  En  1611  l'abbesse  Marie  de  Beauvilliers,  la  fit  re- 
construire de  toutes  pièces  et  sur  un  plan  plus  vaste. 
Jusqu'à  la  Révolution,  la  dévotion  du  peuple  de  Paris 
pour  ses  premiers  apôtres  attira  dans  ce  sanctuaire  d'in- 
nombrables pèlerins.  En  1792,  les  religieuses  furent  chas- 
sées et  le  monastère  saccagé.  Peu  après,  l'abbaye  et  ses 
dépendances  furent  vendues  à  des  particuliers  qui  démo- 
lirent tous  les  bâtiments,  à  commencer  par  l'église  du 
Martyre.  En  1834,  on  ne  savait  plus  même    en   indiquer 

I .  Capella  de  Sancto  Martyrio,  en  mémoire  du  martyre  de  saint  Denys 
et  de  ses  compagnons,  que  la  tradition  place  en  ce  lieu  même,  d'où  le 
nom  donné  à  la  colline  Mons  Martyruni,  Montmartre.  Voir  aux  Pièces 
justificatives.  N°  VllI. 


150  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

l'emplacement  à  travers  les  constructions  qui  déjà  mon- 
taient à  l'assaut  de  la  Butte. 

Dès  lors  pourtant  il  fut  question  pour  les  Jésuites  de 
prendre  pied  en  ces  parages,  qui  avaient  pour  eux  comme 
l'attrait  de  la  terre  natale.  L'initiative  du  projet  paraît 
être  venue  d'un  prêtre  de  Marseille,  l'abbé  Milanta,  qui 
avait  été  novice  de  la  Compagnie  et  qui  lui  resta  dévoué 
jusqu'à  son  dernier  jour.  Dans  une  lettre  du  3  novembre 
1836,  le  Père  Provincial  le  remerciait  «  de  son  offre  géné- 
reuse ».  «  Sans  doute,  ajoutait-il,  ce  serait  une  grande 
consolation  pour  nous  de  nous  trouver  voisins  du  ber- 
ceau de  notre  Compagnie  ;  mais  nous  ne  sommes  pas  en 
mesure  pour  former  une  seconde  résidence  à  Paris.  Au 
premier  moment,  je  ferai  à  Montmartre  la  visite  dont 
vous  me  parlez.  Je  compte  sur  votre  coopération  la  plus 
dévouée  pour  toute  espèce  de  bonne  œuvre  '.  » 

Ces  dernières  paroles  semblent  indiquer  que  le  Père 
Provincial  se  serait  mis  en  quête  pour  découvrir  l'empla- 
cement de  l'ancienne  église  du  Martyre  et  en  faire  l'ac- 
quisition avec  l'argent  qui  lui  était  offert  .  Ses  recherches 
n'aboutirent  pas,  et  ce  ne  fut  que  vingt  ans  plus  tard 
(1855)  que  les  Jésuites  purent  acheter  une  partie  de  cet 
emplacement  qu'on  était  parvenue  déterminer  par  l'étude 
attentive  d'un  plan  de  la  Butte,  du  dix-huitième  siècle, 
conservé  à  la  Bibliothèque  Nationale.  En  1871,  le  reste 
du  terrain  ayant  été  mis  en  vente,  l'abbé  Le  Rebours, 
curé  de  la  Madeleine,  s'en  rendit  acquéreur,  et  d'accord 
avec  les  Jésuites,  fit  élever  une  chapelle  provisoire  en  bois 
où  l'on  commença  à  célébrer  chaque  année  l'octave  de 
saint  Denys.  Enfin,  en  1878,  les  propriétaires  cédèrent 
le  tout  pour  l'établissement  d'une  communauté  des  reli- 
gieuses Auxiliatrices  du  Purgatoire  ;  les  Jésuites  stipulè- 
rent seulement  que,  dans  la  nouvelle  chapelle  du  Martyre, 
un  autel  serait  dédié  à  saint  Ignace,  où  ils  auraient  la 
liberté  de  dire  la  messe,  aussi  souventqu'ils  le  désireraient. 

I.   Catalogues  Vivier,  1 833-1 834,  P-  7- 


CHAPITRE    III  151 

Cet  autel  fut  placé  dans  la  crypte,  apparemment  au 
même  niveau,  ou  à  peu  près,  que  la  «  chapelle  sou- 
terraine »  d'autrefois.  L'abbé  Le  Rebours  fit  la  bénédiction 
du  monument,  le  15  août  1887,  assisté  des  PP.  Théodore 
Salmon  et  Nicolas  Bouchot.  ^  Depuis  lors  il  n'est 
guère  de  Jésuite  venant  à  Paris  qui  ne  réserve  sa  pre- 
mière visite  pour  Phumble  crypte  de  la  rue  Antoinette  ; 
plusieurs  y  ont  prononcé  leurs  derniers  vœux,  et  pour 
tous  c'est  une  joie  du  cœur  de  renouveler  leurs  saints 
engagements  en  ce  lieu  vénérable. 

En  cette  même  année  où  le  premier  Provincial  de  France 
faisait  son  triste  pèlerinage  à  Montmartre  et  s'assurait  par 
ses  propres  yeux  que,  du  pieux  sanctuaire,  berceau  de  la 
Compagnie  de  Jésus,  les  ruines  mêmes  avaient  péri,  etiam 
periere  ruinae,  un  autre  édifice  disparaissait,  lui  aussi 
plein  de  souvenirs  pour  la  famille  de  saint  Ignace.  Un 
incendie  dévorait  les  bâtiments  du  noviciat  construit  en 
1612,  rue  du  Pot-de-Fer  Saint-Sulpice.  Déjà  l'église,  trans- 
formée un  moment  en  loge  maçonnique,  avait  été  démo- 
lie par  la  bande  noire.  A  leur  arrivée  à  Paris  en  1801,  le 
Père  Varin  et  son  compagnon  le  Père  Barat  auraient, 
d'après  la  tradition,  dit  la  messe  sur  un  autel  improvisé 
avec  des  pierres  ramassées  dans  les  décombres.  L'incen- 
die de  1836  détruisit  presque  tout  ce  que  la  spéculation 
avait  épargné  jusqu'alors.  Il  ne  restait  désormais  des 
anciennes  maisons  des  Jésuites  à  Paris  que  le  collège 
Louis-le-Grand  et  la  maison  Professe  de  la  rue  Saint- 
Antoine.  Louis-le-Grand  devait  survivre  en  l'état  jusqu'à 
la  fin  du  siècle,  où  il  fut  rasé  et  reconstruit  à  neuf,  en 
même  temps  que  la  Sorbonne.  Quant  à  la  maison  Pro- 
fesse, aujourd'hui  le  lycée  Gharlemagne,  elle  demeure 
seule  debout,  avec  son  église  devenue  l'église  paroissiale 
Saint-Paul-Saint-Louis,  comme  au  temps  où  elle  abritait 
les  Bourdaloue  et  les  confesseurs  du  roi. 

En   1835  ces  temps  étaient  déjà  bien  loin  ;  maintenant 

I .  Chapelle  et  couvent  sont  au  n°  9  de  la  rue  Antoinette. 


152  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

les  Jésuites  cherchaient  un  asile  peu  sûr  dans  des  maisons 
faites  pour  d'autres.  Cependant  ils  s'étaient  installés  dans 
leur  résidence  de  la  rue  du  Regard  sans  trop  de  crainte 
pour  le  lendemain.  Ils  n'en  étaientplus  réduits  à  se  cacher 
comme  les  années  précédentes  ;  leur  nombre  avait  plus 
que  doublé,  leurs  travaux  grandissaient  en  proportion,  et 
sans  jeter  beaucoup  d'éclat,  n'étaient  pas  infructueux. 
L'archevêque  de  Paris  leur  confiait  la  retraite  pastorale  du 
diocèse  ;  ils  prêchaient  également  les  Exercices  spirituels 
dans  des  collèges  royaux  comme  Henri  IV  et  Louis-le- 
Grand,  dans  des  institutions  libres  comme  Laville,  Poi- 
loup,  Bervenger,  dans  des  hôpitaux  ou  hospices  comme 
la  Salpêtrière,  Necker,  la  Charité  ;  les  retraites  publiques 
montaient  en  une  année  au  chiffre  de  76  ;  celui  des  retraites 
privées  atteignait  160,  et  celui  des  confessions  enten- 
dues dépassait  40.000.  Les  curés  de  Paris  ne  faisaient  pas 
difliculté  de  recourir  aux  Jésuites  quand  ils  avaient  besoin 
d'un  prédicateur.  Le  Père  Loriquet  écrivait,  à  la  veille  du 
Carême  de  1836  :  «  Nous  voilà  lancés  dans  les  chaires  de 
la  capitale.  Cette  année  nous  en  occupons  six  à  la  fois, 
sans  compter  les  communautés. . .  On  paraît  enfin  convaincu 
que  nous  ne  nous  occupons  que  de  notre  ministère,  et 
que,  si  le  Gouvernement  n'avait  pas  d'autres  ennemis  que 
nous,  il  serait  immortel*.  » 

L'année  précédente  le  Père  Guyon,  qui  appartenait  de 
nouveau,  mais  pour  la  dernière  fois,  à  la  résidence  de 
Paris,  avait  fait  une  de  ces  campagnes  apostoliques  où  il 
fournissait  à  lui  seul  la  besogne  de  plusieurs  ouvriers 
vaillants.  Elle  avait  été  marquée  par  deux  incidents  qui 
agitèrent  l'opinion  et  que  de  nombreux  journaux  com- 
mentèrent de  façons  différentes.  Nous  les  rapportons 
d'après  le  périodique  religieux  le  plus  autorisé  de 
l'époque  : 

I .  Au  P.  Druilhel  à  Lyon,  ao  février  i836.  La  lettre  est  signée  Marie, 
Trop  connu  pour  pouvoir  sans  danger  mettre  son  nom  au  bas  de  sa 
correspondance,  le  P.  Loriquet  avait,  depuis  i83o,  adopté  ce  pseu- 
donyme. 


CHAPITRE    III 


153 


«  M.  l'abbé  Giiyon  a  terminé  à  la  fin  de  décembre  (1834) 
dans  la  cathédrale  de  Versailles  un  cours  d'instructions 
(on  évitait  le  mot  de  Mission,  mais  ce  n'était  pas  autre 
chose  qu'une  Mission)  qui  a  duré  plus  de  six  semaines  et 
qui  a  été  constamment  suivi.  Il  y  avait  deux  discours  par 
jour,  un  le  matin  et  un  le  soir.  L'auditoire  se  recrutait 
dans  toutes  les  classes  de  la  population.  Les  réunions  ont 
été  toujours  fort  paisibles,  et  il  n'y  a  pas  eu  de  tentative 
pour  exciter  du  trouble.  Seulement  quelques  libéraux 
attardés  sont  allés  se  plaindre  à  la  préfecture.  D'après 
eux  c'était  un  scandale,  après  la  Révolution  de  Juillet,  de 
tolérer  encore  semblables  exercices.  Le  préfet,  M.  Auber- 
non,  les  calma  en  leur  représentant  que  ces  exercices 
avaient  lieu  dans  l'intérrieur  d'un  édifice  destiné  au  culte 
et  que  personne  n'était  obligé  d'y  assister. 

«  Au  cours  de  ses  instructions,  le  prédicateur  en  est 
venu  à  parler  du  sceau  de  la  confession;  il  a  insisté  sur 
ce  fait  que,  au  milieu  de  tant  de  scandales  qui  ont  affligé 
l'Église  en  divers  temps,  jamais  le  secret  de  la  confession 
sacramentelle  n'a  été  trahi.  On  lui  a  opposé  un  fait  raconté 
dans  un  ouvrage,  Souvenirs  de  la  Marquise  de  Créquy,  qui 
vient  de  paraître  et  qui  a  beaucoup  de  vogue.  La  mar- 
quise affirme  qu'un  curé  du  Maine,  ayant  révélé  un  secret 
reçu  en  confession,  fut  jugé  et  condamné  au  Parlement 
de  Rennes.  Le  fait  est  sûr;  car  la  marquise  donne  des 
détails  très  circonstanciés  et  très  précis.  On  est  donc  allé 
aux  informations;  on  s'est  adressé  à  l'évéché  du  Mans;  un 
grand  vicaire,  l'abbé  Bournault,  a  été  chargé  par  l'évêque 
de  faire  une  enquête.  Son  rapport,  daté  du  16  décembre, 
est  sous  nos  yeux...  »  On  y  voit  ce  qu'il  faut  penser  de 
cette  vilaine  histoire.  De  toutes  les  indications,  qui  don- 
nent au  récit  un  air  d'exactitude,  pas  une  n'est  véridique. 
En  particulier,  le  Parlement  de  Rennes  n'a  pu  connaître 
l'affaire,  car  le  Maine  se  trouvait  dans  le  ressort  du  Parle- 
ment de  Paris;  d'ailleurs  personne  dans  le  pays  où  elle 
aurait  eu  lieu  n'en  a  jamais  entendu  parler,  et  pourtant 
les  vieillards  n'y  manquent  pas  qui  vivaient  déjà  à  l'époque 


154  L\    COMPAGNIE    DE    JESUS 

OÙ  l'on  place  l'événement.  Le  récit  que  l'on  prête  à  la  spi- 
rituelle marquise  n'a  donc  pas  plus  de  valeur  historique 
que  tant  d'autres  «  bavardages  de  salon  dont  les  faiseurs 
de  Mémoires  amusent  la  crédulité  publique  »  \ 

Telle  était  la  conclusion  du  grave  chroniqueur  de  VAmi 
de  la  religion  et  du  Roi,  à  la  suite  du  vicaire  général  du 
Mans.  Le  Père  Guyon  l'avait  de  son  côté  développée  devant 
son  auditoire  de  la  cathédrale.  C'était  peut-être  faire  beau- 
coup d'honneur  à  une  calomnie  ramassée  dans  un  ouvrage 
apocr^^phe.  Personne  aujourd'hui  ne  prendrait  la  peine 
de  réfuter  sérieusement  les  commérages  publiés  par  le 
comte  de  Gourchamps  sous  le  titre  de  Souvenirs  de  la 
marquise  de  Créquy.  Mais  on  n'était  pas  encore,  en  1835, 
saturé  de  ce  genre  de  littérature;  cette  lourde  compilation 
en  sept  volumes  était,  si  l'on  peut  dire,  le  livre   du  jour. 

L'autre  épisode  de  la  Mission  de  Versailles  nous  reporte 
à  trois  siècles  en  arrière,  au  temps  des  «  Colloques  »  entre 
théologiens  catholiques  et  ministres  de  la  Réforme.  Une 
personne,  qui  songeait  à  passer  au  protestantisme,  pro- 
posa au  Père  Guyon  d'accepter  une  discussion  avec  le  pas- 
teur Pyt,  lequel  était  alors  en  renom  de  science  parmi  ses 
coreligionnaires  de  Paris.  Le  missionnaire  y  consentit. 
L'assistance  devait  se  composer  d'un  petit  nombre  de  per- 
sonnes désignées  par  chacun  des  adversaires.  Le  Père 
Guyon  choisit  des  hommes  notables  de  Versailles,  les 
uns  catholiques,  les  autres  protestants;  le  pasteur  arriva 
escorté  d'un  groupe  de  femmes  protestantes. 

La  conférence  eut  lieu  le  12  décembre  dans  une  salle  de 
l'évêché  de  Versailles.  11  avait  été  convenu  que  chacun 
aurait  la  parole  à  son  tour  pendant  un  quart  d'heure.  Sur 
la  demande  de  M.  Pyt,  le  Père  Guyon  parla  le  premier. 
«  Il  exposa  les  preuves  qui  établissent  que  l'église  pro- 
testante n'est  pas  la  véritable  église  de  Jésus-Christ.  Quand 
le  tour  de  M.  Pyt  fut  venu,  au  lieu  de  répondre  aux  argu- 
ments de   son  adversaire,  il  se  jeta  sur  d'autres   sujets, 

I.  Cf.  L'Ami  de  la  Religion  et  du  Roi.  Tome  LXXXIII,  lo  janvier  i835, 
pp.  i3oet  igo. 


CHAPITRE    III  155 

parla  du  Pape,  de  l'église  romaine,  de  saint  Pierre  qui 
n'était  jamais  venu  à  Rome,  etc.  M.  Guyon  voulut  le  rame- 
ner à  la  première  discussion.  Il  lui  demanda  comment, 
dans  son  système,  il  pourrait  expliquer  des  textes  très 
clairs  de  l'Écriture  :  Die  Ecclesiae...  Si  Ecclesiam  non 
audierit...  Haereticum  devita...  Posait  episcopos  regere 
Ecclesiam  Dei,  etc.  Tout  cela  ne  peut  s'appliquer  au 
système  protestant.  Où  est  en  effet  l'Eglise  qu'on  est 
tenu  d'écouter?  Où  les  évoques  chargés  de  gouverner 
l'Eglise...  »  Interrogé  s'il  tenait  la  doctrine  de  Luther 
ou  celle  de  Calvin,  M.  Pyt  ne  voulut  pas  répondre.  Au 
sujet  de  la  divinité  de  Jésus-Christ,  il  hésita  d'abord; 
mais  voyant  quel  avantage  il  allait  donner  à  son  contra- 
dicteur, il  déclara  prendre  à  son  compte  les  paroles  de 
l'apôtre  Thomas  :  Vous  êtes  mon  Seigneur  et  mon  Dieu. 
De  son  côté,  «  M.  Guyon  refusa  de  répondre  aux  dillicul- 
tés  de  détail,  demandant  qu'on  éclaircît  la  question  capitale 
posée  par  lui  tout  d'abord  ;  autrement  on  passerait  sans 
cesse  d'un  objet  à  un  autre.  Et  ainsi  s'écoulèrent  les  deux 
heures  de  la  conférence,  »  Comme  il  arrive  en  pareil  cas, 
on  n'avait  abouti  à  aucune  conclusion  précise  et  chacun 
restait  sur  ses  positions. 

Le  lendemain  M.  Pyt  fit  proposer  une  nouvelle  confé- 
rence, où  le  public  serait  convié.  Le  Père  Guyon  récu- 
sait le  suffrage  de  la  multitude  et  n'acceptait  qu'une  assis- 
tance restreinte  d'hommes  capables  d'apprécier  la  valeur 
des  raisons.  Il  fallut  renoncer  à  recommencer  la  joute.  Le 
missionnaire  se  contenta  donc  de  traiter  en  chaire,  dans 
une  sériede  discours,  des  caractères  de  la  véritable  Eglise, 
lesquels  se  trouvent  dans  l'Église  catholique  et  ne  se 
trouvent  que  là.  Quant  au  ministre  du  Saint  Évangile,  il 
se  hâta  de  publier  une  brochure,  sous  le  titre  de  Quelques 
mots  à  M.  Guyon,  où  il  rendait  compte  de  la  conférence, 
et  naturellement  se  donnait  à  lui-même  tout  l'avantage. 
Une  Revue  protestante.  Le  libre  examen,  fut  au  contraire 
très  réservée  sur  la  victoire  du  champion  de  son  parti. 
Cette  victoire  même  lui  parut  plutôtdouteuse.  «M.  Guyon, 


156  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

dit-elle,  posa  en  principe  qu'il. fallait  un  juge  des  con- 
troverses, puisque  l'Évangile  n'est  pas  toujours  clair;  ce 
qu'il  prouva  par  les  divisions  entre  les  chrétiens,  et  sur- 
tout entre  les  protestants.  »  Or,  la  Revue  convient  que 
l'argument  resta  sans  réponse  ;  du  moins  le  ministre  ne 
répondit  pas  directement  ;  «  il  n'arriva  jamais  sur  le  ter- 
rain où  l'abbé  avait  placé  la  discussion  ^  » 

Le  Père  Guyon  laissa  le  pasteur  Pyt  se  décerner 
des  couronnes.  Ce  n'est  pas  qu'il  fût  embarrassé  pour 
lui  adresser  aussi  quelques  mots.  Nous  avons  trouvé 
dans  ses  papiers  des  notes  manuscrites  sur  les  sujets 
de  controverse  avec  les  protestants  ;  elles  fourniraient 
plus  que  la  matière  d'un  juste  volume.  Sur  ces  ques- 
tions, comme  sur  beaucoup  d'autres,  il  pouvait  dire 
qu'il  était  «  plein  de  discours  »^.  Mais  l'infatigable  mission- 
naire n'avait  pas  le  loisir  de  s'attarder  en  discussions  sans 
utilité  comme  sans  issue.  L'obéissance  l'envoyait  faire  sa 
troisième  année  de  probation.  Depuis  douze  ans,  il  n'avait 
pas  connu  de  repos.  La  Mission  achevée,  il  partit  pour 
Saint-Acheul;  il  allait  enfin  se  recueillir  dans  le  silence 
elles  exercices  de  la  vie  intérieure.  D'après  le  Diaire  de 
la  maison  de  Paris,  on  aurait  distribué  15.000  commu- 
nions dans  les  églises  de  Versailles  le  jour  de  Noël,  où 
se  clôturait  la  Mission.  Alors  même  que  ce  gros  chiffre 
devrait  être  réduit  quelque  peu,  les  prédications  du  mis- 
sionnaire avaient  donc  obtenu  un  assez  beau  résultat;  il 
eût  mieux  fait  peut-être  de  n'y  pas  ajouter  une  de  ces  con- 
férences contradictoires  dont  le  moindre  inconvénient  est 
de  n'aboutir  à  rien. 


III 


Nous  avons  vu  que,  à  partir  de  1830,  le  Provincial  de 
France  avait  fixé  sa  résidence  à   Lyon.  Le    Père   Renault 

1.  L'Ami  de  la  Religion.  Tome  LXXXIII. 

2,  Plenus  sum  sermonibus.  (Job.  XXXII,  i8.) 


CHAPITRE    III  157 

y  vint  prendre  possession  de  sa  cliarge  le  1®'  mai  1833.  Il 
trouva  la  petite  communauté  partagée  en  deux  groupes, 
celui  de  la  rue  duPuits-d'Ainay  et  celui  de  la  rue  des  Mar- 
ronniers; il  donna  ordre  de  se  réunir  au  Puits-d'Ainay,  où 
il  se  proposait  d'appeler  plusieurs  prêtres  qui  n'avaient  pas 
terminé  leur  noviciat.  En  effet,  au  mois  de  novembre 
suivant,  il  y  en  avait  sept,  sous  la  direction  du  Père  Gury, 
qui  était  en  même  temps  Supérieur  de  la  résidence.  Il  ne 
garda  toutefois  cette  fonction  que  pendant  quelques 
semaines.  Le  Père  Druilhet,  libéré  de  sa  mission  de  Pra- 
gue, venait  de  rentrer  à  Lyon.  Ses  antécédents,  la  con- 
fiance de  ses  frères,  les  sympathies  personnelles  qu'il 
s'était  acquises  le  désignaient  pour  le  gouvernement  de 
cette  maison  qu'il  avaitfondée,  mais  où  tout  était  à  faire  ou 
à  refaire.  Il  en  prit  en  effet  la  direction  le  19  janvier  1834; 
le  Père  Gury  garda  seulement  ses  attributions  de  Père 
spirituel  et  de  maître  des  novices,  attributions  qui  étaient 
devenues  sa  spécialité. 

La  résidence  comptait  dès  lors  dix-neuf  religieux,  dont 
quatorze  prêtres.  Le  local  qu'ils  occupaient  au  n"  3  de  la 
rue  du  Puits-d'Ainay  devenait  absolument  insuffisant  ;  le 
séjour  en  était  d'ailleurs  malsain  et  fort  incommode  à 
raison  des  forges  et  des  usines  qui  l'avoisinaient.  Le  pre- 
mier soin  du  nouveau  Supérieur  fut  de  chercher  une 
installation  plus  convenable.  Une  excellente  occasion  se 
présentait.  L'hôtel  Roche-Baron,  au  n"  14  de  la  rue. Sala, 
était  à  vendre.  On  y  pouvait  déjà  trouver  place  pour  la 
communauté  entière,  et  il  était  facile  de  s'agrandir  au  fur 
et  à  mesure  des  besoins.  Il  y  avait  toutefois  au  préalable 
un  cas  de  conscience  à  résoudre.  L'hôtel  avait  été  vendu 
comme  bien  d'émigré;  l'ancien  propriétaire  prétendait 
maintenir  ses  droits  et  faire  opposition.  L'affaire  fut  exa- 
minée au  Conseil  de  l'archevêché.  Ledit  propriétaire 
ayant  reçu  sa  part  d'indemnité  sur  le  milliard  des  émi- 
grés, l'avis  unanime  fut  qu'il  n'avait  aucun  titre  à  faire 
valoir  sur  son  ancienne  propriété,  pas  plus  au  regard 
de  la  conscience  que  devant  les  tribunaux  civils.  Restait 


158  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

une  question  plus  difficile  à  résoudre.  Il  fallait  trouver 
214.000  francs  pour  payer  l'immeuble.  La  résidence  de 
Lyon,  dispersée  en  naissant,  avait  vécu  au  jour  le  jour;  il 
pouvait  sembler  bien  téméraire  d'assumer  une  telle  charge. 
Le  Père  Druilhet  s'en  rendait  compte  assurément,  mais 
ses  hésitations,  s'il  en  eut,  furent  de  courte  durée.  Un 
mois  après  son  entrée  en  charge,  l'affaire  était  sans  doute 
conclue.  Voici  en  effet  le  billet  que  lui  adressait  Mgr  de 
Pins  à  la  date  du  21  février  : 

«  Mon  très  révérend  Père,  je  me  suis  occupé  cette  nuit, 
aux  pieds  de  Dieu,  de  l'œuvre  dont  nous  nous  sommes 
entretenus  hier  au  soir...  Je  poserai  la  première  pierre  de 
l'édifice  que  vous  vous  proposez  d^ élever  Ad  Majorem  Dei 
Gloriam.  Dieu  la  bénira.  Je  vous  envoie  mille  francs. 

«  Recevez,  mon  très  révérend  Père,  l'hommage  du 
tendre  intérêt  que  je  vous  ai  voué  à  tous  et  à  vous  en  par- 
ticulier. Celui  qui  vous  accompagne  ne  doute  pas  non 
plus  des  tendres  sentiments  qui  m'attachent  à  lui  K  J'ai 
posé  plusieurs  premières  pierres  dans  le  diocèse  et  le 
bon  Dieu  a  toujours  béni.  Ma  confiance  est  grande  dans 
la  bénédiction  que  je  sollicite  pour  l'œuvre  dont  nous  nous 
sommes  entretenus  hier  au  soir. 

«  J.-P.  Gaston,  Archev.  d'Amasie,  administrateur  de 
Lyon-.  » 

Une  libéralité  ainsi  offerte  était  pour  les  Jésuites  d'un 
prix  inestimable.  Le  saint  archevêque,  on  le  voit,  faisait 
plus  que  consentir  à  leur  établissement  définitif  à  Lyon. 
Lui-même  en  eût  fait  les  frais,  si  ses  ressources  le  lui 
eussent  permis.  On  pouvait  alors  racheter  le  beau  couvent 
des  Carmes,  avec  son  église  et  ses  dépendances,  si 
magnifiquement  étalé  à  mi-côte  de  la  colline  de  Fourvière. 
Mgr  de  Pins  avait  dit  plus  d'une  fois  aux  Pères  :  «  Si  j'avais 
300.000  francs  sous  la  main,  tout  cela  serait  pour  vous.  » 
Cette  bienveillance  du  premier  pasteur  pour  la  famille  de 


1 ,  Le  P.  Etienne  Déplace. 

2.  Arclliv.  Prov.  Lugd.  Aulogr. 


CHAPITRE    IIJ  159 

saint  Ignace  allait  si  loin,  il  la  manifestait  si  ouvertement 
que  le  Père  Druilhet  se  voyait  obligé  de  lui  en  faire  de 
respectueuses  remontrances;  beaucoup  de  gens  en  effet 
ne  pouvaient  manquer  d'en  prendre  ombrage'.  Voici 
pourtant  une  marque  d'estime  et  de  confiance  qui  n'était 
pas  de  nature  à  exciter  la  jalousie.  Gomme  la  ville  de  Lyon 
se  voyait  une  fois  de  plus,  en  1835,  sérieusement  menacée 
du  choléra  et  que  déjà  on  prenait  des  mesures  pour  le 
cas  où  le  fléau  éclaterait,  l'archevêque  déclara  son  inten- 
tion de  confier  aux  Jésuites  le  service  spirituel  de  l'hôpital 
des  cholériques.  «  Il  savait,  disait-il,  que  l'on  pouvait 
compter  sur  leur  dévouement.  »  Au  reste,  lui-même  con- 
sidérait comme  un  des  actes  les  plus  heureux  de  son 
administration  d'avoir  introduit  la  Compagnie  de  Jésus 
dans  le  diocèse  confié  à  ses  soins.  Il  s'en  fait  un  mérite 
et  un  honneur  dans  une  lettre  qu'il  écrit  à  son  ami,  le  car- 
dinal Pacca,  peu  de  temps  après  sa  retraite.  «  J'ai  posé,  lui 
dit-il,  la  première  pierre  de  l'établissement  des  Jésuites, 
œuvre  immense  par  les  résultats  qu'elle  doit  avoir  un 
jour^.  » 

Fort  de  l'appui  de  l'archevêque  le  Père  Druilhet  alla 
donc  de  l'avant.  Sa  confiance  ne  fut  pas  trompée.  La 
famille  d'un  jeune  religieux  fournit  près  de  la  moitié  de 
la  somme  nécessaire;  le  reste  vint  sous  la  forme  de  dons 
ou  de  prêts  sans  intérêt;   parmi  les   prêteurs  eux-mêmes 

I.  Lettre  du  P.  Druilhet  au  R.  P.  Général,  3o  septembre  i835. 

3.  Le  brouillon  de  cette  lettre  se  trouve  aux  Archives  de  la  Province 
de  Lyon  (XXI,  p.  4^9)  parmi  les  papiers  de  Mgr  de  Pins  qui  remplissent 
plusieurs  volumes.  Le  vénérable  prélat  venait  de  recevoir  le  Bref  qui  le 
décharg-eait  de  ses  fonctions  d'administrateur  apostolique  du  diocèse  de 
Lyon.  Ce  Bref,  daté  du  28  avril  i84o,  était  assurément  très  élogieux;  mais 
certaines  omissions  semblaient  faites  intentionnellement;  Mgr  de  Pins  se 
demandait  s'il  fallait  y  voir  une  désapprobation  adoucie  dans  la  forme. 
Il  faisait  conûdence  de  sa  peine  au  cardinal  Pacca.  Au  reste  il  demeura 
persuadé  jusqu'à  la  fln  qu'il  avait  déplu,  lors  de  l'affaire  des  Ordon- 
nances de  1828,  en  s'adressant  directement  au  Pape,  sans  passer  par  le 
Nonce.  C'était,  disait-il,  le  motif  qui  l'avait  fait  écarter,  lorsque  la  mort 
du  cardinal  Fesch  permit  enfin  de  nommer  un  titulaire  au  siège  de 
Lyon.  Ses  seize  ans  d'administration  semblaient  le  désigner  pour  ce 
poste. 


160  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

plusieurs  détruisirent  leurs  billets  avant  le  jour  de 
l'échéance.  La  charité  lyonnaise  a  toujours  des  largesses 
pour  les  œuvres  dont  l'utilité  lui  est  démontrée;  les  catho- 
liques de  Lyon  estimèrent,  avec  Mgr  de  Pins,  que  l'éta- 
blissement de  la  Compagnie  de  Jésus  n'était  pas  sans 
avantages  sérieux  pour  le  bien  de  la  cité. 

La  communauté  prit  possession  de  sa  nouvelle  demeure 
le  11  août  1834;  le  lendemain,  en  la  fête  de  sainte  Claire, 
Mgr  de  Pins  fit  la  bénédiction  de  l'oratoire  intérieur. 
Pour  l'exercice  du  ministère  sacerdotal,  les  Pères  avaient 
précisément  à  leur  disposition  la  chapelle  publique  des 
religieuses  de  Sainte-Claire,  contigùe  à  leur  résidence. 
Cet  état  de  choses  provisoire  devait  se  prolonger  pendant 
bien  des  années. 

Ainsi,  après  soixante-dix  ans  d'exil,  la  Compagnie  de 
Jésus  se  trouvait  réinstallée  à  Lyon  dans  une  maison  à 
elle  et  dans  des  conditions  à  peu  près  normales.  L'affaire 
avait  été  menée  rapidement  et  les  pronostics  du  pieux 
archevêque,  qui  avait  posé  la  première  pierre,  s'étaient 
pleinement  réalisés.  D'ailleurs  les  épreuves,  accompa- 
gnement ordinaire  de  ces  sortes  d'entreprises,  n'avaient 
pas  fait  défaut.  On  avait  à  peine  commencé  l'aménagement 
de  la  future  résidence,  lorsque  tout  fut  remis  en  question 
par  un  événement  qui  pouvait  avoir  les  plus  désastreuses 
conséquences.  La  loi  sur  les  associations  avait  porté  à  son 
comble  l'irritation  de  ceux  contre  qui  elle  était  dirigée. 
Tous  les  organes  révolutionnaires  avaient  annoncé  la 
résistance  à  main  armée.  De  fait  des  émeutes  eurent  lieu 
dans  un  certain  nombre  de  villes  de  province;  à  Paris  la 
manifestation  fut  promptement  et  durement  réprimée,  si 
bien  que  les  journaux  du  parti  purent  parler  des  «  mas- 
sacres de  la  rue  Transnonain.  »  Mais  c'est  à  Lyon  que  les 
meneurs  portèrent  leur  principal  effort;  ils  comptaient  se 
rendre  maîtres  de  la  ville,  grâce  à  la  population  ouvrière 
des  faubourgs  très  nombreuse  et  très  inflammable.  Le 
soulèvement  éclata  le  9  avril,  et  la  lutte  se  poursuivit 
pendant  cinq  jours  avec  des  alternatives  diverses  entre  les 


CHAPITRE    III  IGl 

insurgés  et  les  troupes  régulières'.  Le  sang  coula  jusque 
dans  les  églises  où  les  combattants  s'étaient  retranchés; 
il  y  eut  plus  de  trois  cents  morts  des  deux  partis  et  un 
bien  plus  grand  nombre  de  blessés.  Le  13  au  soir, 
l'insurrection  était  enfin  écrasée.  Plus  d'une  fois  pendant 
ces  terribles  journées  on  avait  pu  craindre  que  l'avantage 
ne  lui  restât,  et  on  sait  par  expérience  que,  en  pareil  cas, 
les  communautés  religieuses  sont  réservées  aux  pires 
excès.  Mais  si  l'alerte  avait  été  vive,  elle  fut  de  courte 
durée.  Les  Jésuites  qui  avaient  dû  se  disperser  pendant 
l'orage  rentrèrent  au  bout  de  quelques  jours  dans  la  pauvre 
maison  de  la  rue  du  Puits-d'Ainay;  les  émeutiers  n'avaient 
pas  eu  le  temps  de  la  mettre  au  pillage. 

La  joie  du  transfert  dans  une  résidence  plus  confor- 
table fut  attristée  par  une  autre  épreuve  d'une  nature 
particulièrement  douloureuse.  C'est  une  vilaine  histoire 
sur  laquelle  on  pensera  peut-être  que  mieux  vaudrait  faire 
silence.  Mais  l'Évangile  raconte  bien  celle  de  Judas,  et 
personne  n'estime  qu'il  en  rejaillisse  aucun  déshonneur 
sur  le  collège  apostolique  auquel  il  avait  appartenu. 

Un  membre  de  la  communauté,  frère  coadjuteur,  s'était 
justement  laissé  prendre  par  la  tentation  de  Judas.  11 
s'appelait  Gabriel  Colette.  Abusant  de  la  confiance  qu'on 
lui  accordait  il  avait  commis  une  série  de  petits  larcins. 
Il  finit  par  s'enfuir  en  son  pays,  après  avoir  soustrait 
quelques  milliers  de  francs  qui  représentaient  toutes  les 
réserves  de  la  maison.  Arrêté  une  première  fois  à  Besan- 
çon et  obligé  à  restituer  sous  menace  d'être  livré  à  la  jus- 
tice, il  s'était  imposé  de  nouveau  et  avait  continué  le 
cours  de  ses  déplorables  exploits,  payant  d'audace  et  se 
persuadant  que  les  Pères  n'oseraient  jamais  le  dénoncer. 
Ils  usèrent  en  effet  au  cours  de  cette  trop  longue  aventure 
d'une    mansuétude    fâcheuse  et  à   peine   excusable.   Des 


I.  «  On  a  calculé  que  les  troupes  avaient  tiré  269.000  coups  de  fusil 
et  1.729  coups  de  canon.  »  Thureau-Dangin,  Histoire  de  la  Monarchie  de 
Juillet,  tome  II,  p.  245. 

La  Compagnie  de  Jésus.  11 


162  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

méfaits  d'un  autre  ordre  amenèrent  enfin  le  misérable 
devant  les  tribunaux.  Son  cas  était  passible  des  assises;  il 
fut  condamné  le  il  juin  à  «  l'exposition  »  et  à  dix  ans  de 
travaux  forcés.  Le  Père  Fouillot,  alors  Supérieur  de  la 
résidence  de  Dôle,  essaya,  comme  en  témoigne  sa  cor- 
respondance, d'une  intervention  auprès  de  la  reine  Amé- 
lie pour  obtenir  que  la  peine  infamante  de  l'exposition  fût 
épargnée,  en  raison  de  ses  antécédents,  au  malheureux 
Colette'.  Nous  ignorons  quel  fut  le  résultat  de  ses 
démarches. 

Quelques  semaines  auparavant  le  Père  Druilhet  avait  eu 
la  douleur  de  perdre  un  autre  de  ses  religieux,  mais  dans 
des  conditions  plus  consolantes.  Le  Père  Roch  Legrand 
était  comme  lui  un  ouvrier  de  la  première  heure.  Ils 
avaient  été  reçus  l'un  et  l'autre  par  le  Père  de  Clorivière, 
en  1814,  à  quelques  jours  d'intervalle.  Usé  avant  l'âge  et 
épuisé  de  forces,  le  Père  Legrand  ne  se  résignait  pas  à 
l'oisiveté  ;  il  venait  de  donner  ses  soins  à  une  édition  du 
Bréviaire  en  un  seul  volume  [Totum)^  qui  eut  un  grand 
succès.  Il  n'entra  à  la  maison  de  la  rue  Sala  que  pour  se 
préparer  à  la  mort.  Ses  derniers  jours  furent  marqués 
par  un  témoignage  d'affectueux  dévouement  que  nous 
nous  plaisons  à  rapporter.  Un  jeune  homme,  Henri  du 
Colombier,  qui  avait  été  élève  du  Père  Legrand  au  petit 
séminaire  d'Aix,  vint  de  La  Tour-du-Pin  à  Lyon,  s'ins- 
talla au  chevet  du  malade,  et  pendant  six  semaines  lui  tint 
fidèle  compagnie,  lui  faisant  la  lecture  et  le  servant 
comme  un  véritable  infirmier.  En  racontant  le  fait  dont  il 
avait  été  témoin,  le  Père  Gury  y  ajoute  cette  très  juste 
réflexion  :  «  On  ne  sait  auquel  il  est  plus  honorable,  du 
maître  ou  de  l'élève  ^.  » 

En  même  temps  qu'une  nouvelle  édition  du  Bréviaire, 

1 .  Archiv.  Prov.  Lugd.   VI,  p.  27. 

2.  Le  Père  Roch  Legrand  mourut  le  12  août  i835,  âgé  de  42  ans;  il 
avait  été  précédé  dans  la  tombe  par  le  Père  Charles  Gentil,  19  octo- 
bre 1834.  Ce  sont  les  deux  premiers  Jésuites  morts  à  Lyon  depuis  le  réta- 
blissement de  la  Compagnie. 


CHAPITRE  m  163 

la  résidence  de  Lyon  à  ses  débuts  publiait  les  œuvres  ora- 
toires du  Père  de  Mac-Garthy.  Le  Père  Etienne  Déplace 
s'y  employa  à  son  retour  de  Prague  ;  il  y  ajouta  une 
biographie  du  célèbre  prédicateur  avec  une  dédicace  à 
Mgr  de  Pins.  Jusque-là  les  Jésuites  de  Lyon  remplis- 
saient seulement  le  rôle  «  d'éditeurs  ».  Le  premier 
ouvrage  où  ils  apparaîtront  comme  auteurs  sera  un  hom- 
mage à  la  glorieuse  protectrice  de  la  cité,  Notre-Dame 
de  Fourvière^ 

Ils  ne  purent  tout  d'abord  se  consacrer  à  l'un  des  minis- 
tères que  la  Compagnie  affectionne  spécialement,  l'éta- 
blissement et  la  direction  des  congrégations;  la  raison 
en  est  toute  à  l'honneur  du  clergé  lyonnais  et  de  la  bonne 
organisation  des  paroisses  lyonnaises.  Chacune  en  effet 
avait  déjà  une  ou  plusieurs  de  ces  pieuses  associations. 
Cependant  la  congrégation  des  Messieurs,  fondée  au 
commencement  du  siècle  parle  Père  Roger,  s'était  main- 
tenue dans  sa  ferveur  ;  elle  se  recrutait  dans  toute  la  ville 
et  jouissait  de  l'autonomie  avec  un  aumônier  pris  en 
dehors  du  clergé  paroissial.  Le  Père  Roger,  ayant  été 
appelé  à  Lyon  sur  la  fin  de  1834,  les  plus  anciens  congré- 
ganistes  se  fussent  volontiers  remis  sous  sa  direction  ; 
pour  des  raisons  de  délicatesse  l'autorité  ecclésiastique 
ne  crut  pas  devoir  déférer  à  leurs  vœux. 

Vers  le  même  temps  Mgr  de  Pins  confiait  aux  Jésuites 
l'administration  spirituelle  de  la  prison  militaire  qui  se 
trouvait  à  l'autre  extrémité  de  la  rue  Sala.  C'est  là  que 
nous  voyons  débuter,  dès  la  première  année  de  la  rési- 
dence, le  Père  Louis  Parabère,  qui  devait  pendant  trente 
ans  fournir  en  France,  en  Crimée  et  en  Algérie,  une  belle 
et  féconde  carrière  d'aumônier  des  soldats.  Les  Lettres 
annuelles   rapportent   que,   pour  son   coup  d'essai,  il  lui 

I.  Notre-Dame  de  Fourvière,  ou  Recherches  historiques  sur  l'autel  tuté- 
laire  des  Lyonnais  et  sur  les  principaux  événements  qui  ont  retardé  ou 
hâté  sa  gloire,  par  l'abbé  A. -M.  Galiour.  Lyon,  Pélagaud  et  Lesne. 
Paris,  Poussielgue-Rusand,  i838.  8",  liv-449  PP-  Avec  Dédicace  à 
Mgr  de  Pins. 


164  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

fallut  préparer  à  la  mort  un  pauvre  garçon,  nommé  Phili- 
bert, qui  venait  de  passer  en  conseil  de  guerre.  L'exécution 
fut  retardée,  on  ne  sait  pour  quel  motif,  près  de  deux  mois. 
Le  Père  ne  manqua  pas  un  jour  de  visiter  le  condamné 
qui  finit  dans  d'admirables  sentiments  de  résignation  et 
de  piété.  Il  marcha  au  supplice  en  récitant  le  rosaire.  Du 
reste,  l'aumônier  avait  de  bonne  heure  gagné  la  confiance 
de  son  peuple  de  prisonniers;  dès  la  seconde  année  de 
son  ministère,  il  avait  la  consolation  de  les  voir  presque 
tous  remplir  leur  devoir  pascal  ;  une  retraite  en  règle  avait 
précédé,  pendant  laquelle  beaucoup  d'entre  eux  donnèrent 
des  témoignages  touchants  de  ferveur,  jusqu'à  refuser  de 
toucher  à  la  viande  qu'on  leur  servait  aux  jours  où 
l'Église  l'interdit.  Mieux  encore,  le  Père  Parabère  réussit 
à  enrégimenter  les  plus  vaillants  contre  le  respect  humain, 
dans  une  petite  congrégation  de  la  Sainte  Vierge,  qui  eut 
ses  réunions  avec  chant  de  cantiques  et  pratiques  pieuses 
et  charitables.  Par  son  influence  l'atmosphère  de  la  prison 
fut  sensiblement  assainie;  le  blasphème  et  l'obscénité  se 
firent  plus  rares  dans  les  conversations. 

Tandis  que  le  scolasticat  rappelé  de  Brigue  se  reconsti- 
tuait à  Vais,  que  les  Pères  dispersés  rentraient  dans  leurs 
résidences,  Avignon  attendait  encore  le  retour  de  ses 
novices.  Le  Père  Renault  avait  cru  devoir  différer  leur 
rapatriement.  Depuis  son  départ  pour  l'étranger  en  1830, 
ce  malheureux  noviciat  avait  eu  une  existence  nomade. 
Ceux  qui  se  donnèrent  alors  à  la  Compagnie,  dans  la  Pro- 
vince de  France,  y  apprirent  tout  d'abord  par  leur  expé- 
rience que  la  vocation  du  Jésuite  est  d'aller  en  divers  lieux 
sans  s'attacher  à  aucun.  Après  une  première  étape  à  Gênes, 
la  petite  tribu  passait,  en  1831,  à  Ghiéri  en  Piémont; 
Tannée  suivante,  elle  est  obligée  de  se  partager  ;  une 
moitié  reste  à  Ghiéri,  l'autre  va  à  Estavayer.  En  1833, 
quelques-uns  restent  à  Estavayer,  mais  le  gros  de  la 
troupe  reçoit  l'hospitalité  dans  une  aile  du  collège  de 
Brigue.    En  1834,   on   se   rapproche  de    la   frontière;  le 


CHAPITRE   m  165 

noviciat  s'installe  à  Mélan;  il  compte  un  total  de  vingt-sept 
novices;  plusieurs  sont  originaires  de  la  Savoie,  qui  ap- 
partient au  royaume  de  Sardaigne;  mais  ils  optent  pour 
la  France,  ce  qui  ne  laisse  pas  que  d'éveiller  certaines 
susceptibilités,  d'ailleurs  très  promptes  à  s'apaiser.  Enfin, 
aux  premiers  jours  de  1835,  le  noviciat  se  retrouve  à  Avi- 
gnon après  plus  de  quatre  ans  d'absence. 

Par  une  lettre  du  maître  des  novices,  le  Père  Solente, 
écrite  le  mois  précédent  au  Père  Général,  nous  voyons 
que  la  police  surveilla  de  très  près  ce  retour  de  l'émigra- 
tion; mais  ne  le  jugeant  pas  sans  doute  dangereux  pour 
la  tranquillité  publique,  elle  laissa  faire.  Ce  n'était  du  reste 
qu'un  modeste  bataillon,  une  partie  de  l'effeclif  étant 
demeuré  à  Mélan.  Parmi  les  nouveaux  venus  nous  voyons 
figurer  Michel  Fessard,  Alexis  Possoz,  Louis  Saint-Cyr, 
Armand  de  Ponlevoy,  Maurice  Ogerdias,  Amable  du  Bourg, 
etc.  Dans  la  lettre  que  nous  venons  de  citer,  le  Père 
Solente  témoigne  que  la  faveur  qui  avait  accueilli  à  Avi- 
gnon leurs  devanciers  ne  s'était  point  refroidie.  Le  nouvel 
archevêque  surtout,  Mgr  du  Pont,  ne  mettait  pas  de  bor- 
nes à  sa  bienveillance.  Son  affection  pour  la  famille  de  saint 
Ignace  allait,  si  nous  en  croyons  les  souvenirs  de  quelques 
vénérables  anciens,  jusqu'à  lui  faire  souhaiter  de  se 
démettre  un  jour  de  sa  charge  pour  mourir  sous  l'habit 
du  Jésuite.  Transféré  à  Bourges  en  1842,  ce  fut  la  pourpre 
cardinalice  qu'il  revêtit  quelques  années  plus  tard. 

Mgr  du  Pont  encouragea  de  tout  son  pouvoir  la  recons- 
titution de  la  résidence  et  du  noviciat.  Dès  la  fin  de  1835, 
la  maison  de  la  rue  Saint-Marc  ne  comptait  pas  moins  de 
quarante  religieux.  En  attendant  qu'ils  eussent  une  église 
à  eux,  l'administration  archiépiscopale  avait  mis  à  la  dis- 
position des  Pères  la  chapelle  dite  de  l'Oratoire,  vaste  et 
bel  édifice  en  forme  de  rotonde.  Mgr  du  Pont  leur  confia 
en  outre  une  chapelle  que  se  disputaient  deux  confréries 
de  Pénitents,  respectables  par  leur  ancienneté  mais  bien 
dégénérées  de  la  ferveur  primitive.  Le  Père  Nicolas  Des- 
champs avait  commencé   à   y  introduire  la   réforme.   La 


166  LA    COMPAGNIE    DE    JltsUS 

congrégation  des  ouvriers  du  Port,  dite  des  Bons-hommes, 
organisée  sur  un  nouveau  plan,  réunissait  déjà,  en  1834, 
cent  quatre-vingts  membres  partagés  en  deux  sections, 
celle  des  hommes  et  celle  des  jeunes  gens.  Cette  pieuse 
association  était  destinée  à  connaître  une  longue  période 
de  prospérité,  suivie,  hélas  !  du  déclin  inévitable  des  insti- 
tutions humaines. 

Les  x\nnales  de  la  résidence  d'Avignon  mentionnent 
encore  à  cette  époque  de  renouveau  une  série  de  Missions 
dans  les  villes  les  plus  importantes  du  Gomtat,  entre  autres 
Carpentras  et  Orange.  Toute  la  région  était  alors  sous  la 
menace  du  choléra  qui  sévissait  à  Marseille,  à  Aix,  et 
gagnait  de  proche  en  proche  à  travers  la  Provence.  Le 
27  juillet  1835,  le  Père  Solente  écrivant  au  Père  Druilhet 
lui  donnait  quelques  détails  sur  la  marche  du  fléau.  Avi- 
gnon n'était  pas  encore  atteint,  mais  d'un  jour  à  l'autre 
on  s'attendait  à  l'invasion.  Déjà  les  novices  avaient  solli- 
cité la  faveur  d'aller  au  secours  des  victimes.  Le  Père 
Maître  avait  répondu  qu'il  ne  donnerait  l'autorisation,  le 
cas  échéant,  qu'à  ceux  qui  auraient  l'agrément  de  leurs 
familles.  Quant  aux  novices  déjà  prêtres,  il  exigeait  qu'ils 
fissent  leur  demande  par  écrit.  Dieu  se  contenta  de  ces 
généreuses  dispositions.  Si  Avignon  ne  fut  pas  complè- 
tement épargnée,  du  moins  l'épidémie  y  fut  relativement 
bénigne,  et  les  jeunes  religieux  n'eurent  pas  l'occasion 
de  se  dévouer  comme  leurs  devanciers  au  temps  où  la 
peste  exerçait  périodiquement  ses  ravages'. 

Les  circonstances  n'étaient  guère  favorables  au  recru- 
tement du  noviciat;  aussi  le  progrès  fut-il  tout  d'abord 
assez  lent.  Toutefois  sur  la  fin  de  l'année  quatre  élèves  de 
Fribourg  vinrent  prendre  leur  place  dans  la  petite  famille; 
c'étaient  Edouard  de  Bouchaud,  Louis  Hélot,  Marc  Finaz 
et  Victor   Merlian.    Tous   les  quatre  sont   de   ceux  dont 

I .  Le  F.  Florent  Claude,  scolastique  de  la  Province  de  France, 
envoyé  à  Madrid,  en  i83o,  pour  y  faire  ses  études  deTiiéologie,  mourut 
l'année  suivante,  juin  1 83 1,  du  mal  contracté  à  l'hôpital  au  service  des 
cholériques. 


CHAPITRE    III  167 

l'Écriture  dit  qu'ils  ont  laissé  après  eux  un  nom  digne 
d'éloge  ^  Le  Père  Edouard  de  Bouchaud  fut,  dans  la 
Province  de  Lyon  et  spécialement  au  collège  de  Mongré, 
un  religieux  distingué  dans  tous  les  sens  du  mot;  le  Père 
Hélot,  mort  à  Ghang-Hai,  en  1867,  compta  parmi  les 
ouvriers  de  la  première  heure  de  la  Mission  du  Kiang-Nan  ; 
le  Père  Finaz  mourut  préfet  apostolique  de  la  Mission  de 
Madagascar;  le  Père  Victor  Mertian  fut  le  premier  Pro- 
vincial de  la  Province  de  Champagne. 

En  même  temps  arrivaient  au  noviciat  deux  jeunes 
docteurs  en  médecine,  AiméEysselte  et  Charles  Castanier. 
Celui-ci  n'eut  pas  le  temps  de  réaliser  les  espérancesquesa 
générosité  et  ses  talents  avaient  fait  concevoir.  Il  mourut 
au  mois  de  juillet  suivant.  La  petite  famille  fut  durement 
éprouvée  en  ces  années  calamiteuses.  Epargné  parle  cho- 
léra, le  noviciat  d'Avignon  n'en  payait  pas  moins  tribut  à 
la  maladie.  Le  Père  Solente  ne  cesse  de  gémir  dans  sa 
correspondance  sur  l'état  précaire  des  santés.  C'était  la 
répétition  des  plaintes  que  le  Père  Gury  faisait,  dix  ans 
plus  tôt,  sur  l'affaiblissement  général  des  tempéraments. 
Il  semble  bien  aussi  qu'il  y  eutalors  quelques  excès  de  rigi- 
dité dans  les  règlements  et  trop  peu  de  souci  de  l'hygiène. 
Les  médecins  réclamaient  plus  d'exercice  et  de  vie  au 
grand  air.  Le  Père  Maître  lui-même  aurait  voulu  quelque 
détente  ;  mais  on  lui  répondait  que  le  noviciat  est  fait 
pour  mettre  à  l'épreuve  la  résistance  physique  aussi  bien 
que  la  vigueur  morale.  Toujours  est-il  que  les  listes 
nécrologiques  nous  présentent  à  cette  époque  une  pro- 
portion absolument  anormale  de  jeunes  religieux  aux 
alentours  et  même  au-dessous  de  la  trentième  année. 
Pendant  quatre  années  consécutives,  de  1832  à  1835,  la 
mort  enlève  sensiblement  autant  de  scolastiques  que  de 
prêtres,  une  fois  même  davantage,  32  contre  31,  en  1832. 
Ces  chiffres  sont  ceux  de  la  Compagnie  tout  entière;  mais 
la  Province  de  France  n'est  pas  mieux  partagée  que    les 

.  Ueliquerunt  nomen  narrandi  laudes  eorum.  Eccl.  XLIV,  8, 


J68  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

autres  ;  en  cette  même  année  1832,  sur  sept  morts  un  seul 
a  dépassé  33  ans. 

Pour  en  revenir  à  la  maison  d'Avignon,  trois  mois 
après  Charles  Castanier,  elle  perdit  encore  le  frère  coad- 
juteur  Jean-Baptiste  GuibaP.  Celui-là  n'était  plus  un 
jeune  homme;  il  était  entré  sur  le  tard.  Père  de  famille, 
riche  et  considéré,  devenu  veuf  aux  environs  de  la  cin- 
quantaine, il  n'attendait,  pour  se  donner  à  Dieu,  que 
d'avoir  établi  ses  enfants.  Son  fils  allait  bientôt  être 
ordonné  prêtre;  il  s'occupait  de  chercher  un  parti  pour  sa 
fille,  quand  un  jour  elle  lui  déclara  qu'elle  entrait  à  la 
Visitation.  Il  ne  retarda  plus  un  moment  l'exécution  de 
son  dessein.  Cet  homme,  qui  avait  connu  une  très  large 
aisance,  s'estima  heureux  d'être  reçu  parmi  les  fils  de 
saint  Ignace  comme  simple  frère  coadjuteur.  Il  y  passa 
dix  ans,  faisant  l'édification  de  tous  et  rendant  de  très 
précieux  services  dans  la  charge  de  procureur,  par  l'ex- 
périence qu'il  avait  des  affaires,  qualité  rare  chez  les 
Jésuites,  quoi  qu'en  dise  la  légende. 

Cependant  le  choléra  poursuivait  ses  ravages  à  peu  de 
distance  d'Avignon.  Dans  sa  lettre  du  27  juillet  le  Père 
Solente  écrivait:  «  A  Marseille,  à  Aix,  à  Toulon,  à  Beau- 
caire,  il  sévit  d'une  manière  terrible...  Presque  tous  ceux 
qui  sont  atteints  succombent;  il  n'en  échappe  pas  cinq 
sur  cent...  Il  paraît  que  le  fléau  a  été  apporté  par  un  vais- 
seau venu  d'Oran,  avec  quantité  de  vêtements  et  de 
linges  qui  avaient  servi  à  des  cholériques  ;  toute  cette 
cargaison  fut  vendue  sur  le  port  de  Marseille...  En 
dépit  de  la  salubrité  de  son  climat,  la  ville  d'Aix 
a  été  particulièrement  atteinte.  Le  Père  Richard  m'écri- 
vait, il  y  a  peu  de  temps,  qu'ils  avaient  eu  en  un  jour 
103  cas  et  presque  autant  de  morts  ;  et  notez  qu'il  ne  restait 
pas  dans  la  ville  un  quart  de  la  population.  La  ville  est 
maintenant  presque  entièrement  déserte,  et  ils  ont  encore 
de  40  à  50  morts  par  jour.  Tout  fuit,  riches  et  pauvres,  et 

I.  Mort  le  28  octobre  i835,  à  l'âge  de  63  ans. 


CHAPITRE    III  169 

le  choléra  les  poursuit  à  la  campagne  où  ils  périssent 
sans  secours.  Nos  Pères  ne  se  sont  point  épargnés,  et  ils 
en  ont  été  quittes  pour  la  fatigue...  Le  travail  ne  suffit 
plus  maintenant  à  leur  zèle,  à  cause  du  petit  nombre 
d'habitants  qui  restent  1.   » 

Le  Père  Théofréde  Richard  était  le  Supérieur  de  la 
résidence  que  les  Jésuites  venaient  de  reconstituer  à  Aix 
quelques  mois  auparavant  et  qui  trouvait  ainsi  dans  une 
calamité  publique  l'occasion  de  donner  à  la  cité  les  pré- 
mices de  son  apostolat.  On  se  souvient  qu'après  l'exécu- 
tion des  Ordonnances  de  1828  les  Pères  s'étaient  retirés 
à  la  maison  de  campagne  de  Saint-Joseph  du  Tholonet  et 
y  avaient  établi  le  juvénat  de  la  Province.  Les  études 
scientifiques  et  littéraires  y  fleurirent  pendant  deux  ans, 
sous  l'impulsion  du  Père  Joseph  Desbouillons,  lui-même 
fervent  humaniste.  Nous  voyons  dans  le  Diaire  de  la  mai- 
son que  l'archevêque  d'Aix  assistait  volontiers  aux  exer- 
cices académiques  qui  se  donnaient  à  Saint-Joseph. 
La  tempête  de  1830  dispersa  les  étudiants.  Il  ne  resta 
dans  la  paisible  solitude  de  Saint-Joseph  qu'un  petit 
nombre  de  prêtres  qui  s'employèrent  de  leur  mieux  aux 
différents  ministères  et  en  particulier  à  celui  des  retraites 
fermées.  Nous  avons  retrouvé  de  pieuses  images  du  temps 
qui  servaient  sans  doute  d'invitation  ou  de  mémorial.  On 
y  voit  la  maison  des  retraitants  et,  dans  le  voisinage,  la 
chapelle  de  Lorette  blottie  sous  les  pins,  avec  la  devise 
de  saint  Bernard  en  exergue  :  0  beata  solitudo'O  sola 
beatitudo  ! 

Mais,  si  tranquille  et  gracieuse  qu'elle  fût,  cette  petite 
chartreuse  convenait  mal  à  des  Jésuites.  Le  Père  Richard, 
qui  avait  remplacé  le  Père  Desbouillons  sur  la  fin  de  1833, 
exposait  peu  après  la  situation  sous  un  jour  plutôt  mélan- 
colique. La   résidence  était  languissante,  on   est  dans  le 

i.Archiv.  Lugd.  XXI,  p.  469. 


170  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

désert.  Il  faudrait  s'établir  en  ville,  où  il  y  aurait  beaucoup 
à  faire.  Mais  l'archevêque  s'y  oppose.  (27  Février  1834.) 
Le  Père  Renault,  qui  donnait  alors  tous  ses  soins  à  la 
reconstitution  des  résidences  de  la  Province,  jugea  que 
celle  d'Aix  ne  pouvait  être  maintenue  dans  les  conditions 
où  elle  se  trouvait.  11  annonça  donc  son  intention  de  la 
supprimer.  On  vit  alors  que,  depuis  dix  ans  qu'ils  étaient 
venus  à  Aix,  les  Jésuites  avaient  su  s'y  faire  apprécier. 
Une  pétition  fut  adressée  au  Provincial  pour  le  maintien 
de  la  résidence;  elle  réunit  les  signatures  des  plus  nota- 
bles catholiques  d'Aix,  à  commencer  par  celles  de  tous 
les  curés  de  la  ville.  Le  Père  Renault  consentit  à  revenir 
sur  sa  détermination,  demandant  seulement  une  maison 
en  ville  avec  la  pleine  liberté  pour  les  Pères  d'y  travailler 
selon  leur  Institut.  Ces  conditions  furent  acceptées;  une 
souscription  fut  ouverte  et  en  quelques  semaines  l'affaire 
était  conclue.  On  racheta  une  partie  de  l'ancien  collège 
Bourbon,  avec  son  église,  et,  dès  le  mois  de  septembre, 
la  Compagnie  de  Jésus  se  réinstalla  dans  cette  demeure 
bâtie  pour  elle  deux  siècles  plus  tôt.  Elle  n'eut  pas  tout 
d'abord  la  jouissance  de  l'église  ;  ce  monument,  dont  la 
noble  architecture  porte  l'empreinte  du  grand  siècle,  était 
occupé  par  la  régie  des  tabacs  qui  en  avait  fait  un  entre- 
pôt. 11  fallut  attendre  jusqu'en  1836  la  fin  de  son  bail.  Acette 
date,  une  autre  partie  des  bâtiments  du  collège  fut  ajoutée 
à  celle  que  l'on  possédait  déjà,  grâce  à  la  générosité  des 
bienfaiteurs,  au  premier  rang  desquels  on  doit  nommer 
le  marquis  d'Albertas.  Par  la  suite,  tout  le  reste  du  vaste 
édifice  fut  acquis  pièce  par  pièce;  la  résidence  agrandie 
put  être  transformée  et  devenir  une  des  maisons  les  plus 
importantes  de  la  Province  de  Lyon.  Par  un  privilège 
unique  en  France,  les  Jésuites  habitèrent  à  Aix  pendant 
plus  de  soixante  ans,  au  dix-neuvième  siècle,  sous  le 
même  toit  que  leurs  devanciers  de  l'ancienne  Compa- 
gnie. 


CHAPITRE    111  171 


IV 


A  l'autre  extrémité  du  pays,  Saint-Acheul  entrait  dans 
une  phase  nouvelle  d'une  existence  vouée  à  de  perpé- 
tuelles métamorphoses.  Après  avoir  abrité  pendant  qua- 
torze ans  une  nombreuse  etbruyante  jeunesse  de  collège, 
la  vieille  abbaye  était  devenue  maison  d'étude  pour  les 
scolastiques  théologiens  de  la  Compagnie.  Eux  partis  à 
la  suite  des  événements  de  Juillet,  elle  était  demeurée 
sans  habitants;  les  quelques  Jésuites,  qui  n'avaient  pas 
pris  le  chemin  de  l'exil,  n'y  eussent  pas  été  en  sûreté.  Ils 
se  dispersèrent  dans  la  ville  et  le  diocèse  d'Amiens,  où 
leur  zèle  ne  manqua  pas  d'emploi;  mais  deux  ans  ne 
s'étaient  pas  écoulés,  quand  un  visiteur  inattendu  leur 
permit  de  l'exercer  dans  leur  propre  maison.  Le  choléra, 
qui  allait  pendant  quelques  années  faire  le  tour  de  l'Eu- 
rope, éclata  tout  d'un  coup  en  plein  carnaval  à  Paris  et 
dans  le  Nord  de  la  France.  (1832.)  La  Picardie  fut  particu- 
lièrement éprouvée.  Les  établissements  hospitaliers 
d'Amiens  se  trouvant  insufïisants,  le  Père  Guidée,  Supé- 
rieur des  Jésuites,  mit  les  bâtiments  de  Saint-Acheul  à  la 
disposition  de  la  municipalité.  On  y  installa  une  ambu- 
lance pour  les  militaires  atteints  du  fléau.  Les  malades  y 
affluèrent  pendant  six  mois  entiers  ;  les  Jésuites,  le  Supé- 
rieur en  tête,  leur  prodiguèrent  les  soins  du  corps  et  de 
l'âme  ;  le  nombre  de  ceux  qui  succombèrent  fut  relative- 
iiient  peu  considérable;  et  quant  à  ceux  qui  revinrent  à 
la  santé,  le  séjour  de  Saint-Acheul  fut  pour  la  plupart 
l'occasion  de  mettre  ordre  à  leur  conscience  et  de  revenir 
à  la  pratique  de  devoirs  longtemps  oubliés. 

Le  Père  Jean-François  Barthès  avait  été  d'abord  donné 
comme  auxiliaire  au  curé  de  Moislains,  gros  bourg  à  peu 
de  distance  de  Péronne.  Il  lui  avait  même  succédé  dans 
la  charge  pastorale  depuis  quelques  semaines,  quand  le 
choléra  commença  à  sévir  sur  cette  population  avec   une 


172  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

violence  inouïe.  Les  gens  de  Moislains  ne  se  distinguaient 
pas  par  leur  ferveur  religieuse,  et  ils  avaient  fait  au  Jé- 
suite un  accueil  assez  froid.  Ce  fut  pour  lui  un  motif  de 
plus  de  se  dépenser  sans  compter  au  service  de  ses  ouail- 
les. Son  dévouement  fit  dans  le  pays  une  impression  dont 
on  retrouve  la  trace  dans  les  journaux  du  temps.  «  On  l'a 
vu,  écrivait  un  témoin  oculaire,  passer  les  nuits  entières 
près  des  malades,  préparer  leurs  bains,  les  changer  de 
linge...,  pendant  que  les  parents  s'enfuyaient  effrayés  ^  » 
«  Sur  1800  habitants,  lisait-on  dans  la  Gazette  de  Picardie, 
il  y  eut  600  malades;  le  vénérable  prêtre  n'a  manqué  à 
aucun.  Des  préventions  l'avaient  accueilli  dans  la  com- 
mune; mais  les  esprits  les  plus  mal  disposés  ont  bientôt 
cédé  en  présence  de  la  charité  de  l'homme  apostolique, 
que  les  habitants  d'une  voix  unanime  appellent  le  Sau- 
veur de  Moislains.  f>  (13  Septembre  1832.)  Le  Gouverne- 
ment, déférant  au  vœu  de  la  population,  s'apprêtait  à  déco- 
rer le  prêtre  qui  avait  donné  un  si  bel  exemple  de 
vaillance.  Le  Jésuite,  persuadé  qu'il  n'avait  fait  que  son 
devoir,  déclina  cet  honneur  ;  il  ne  put  toutefois  refuser  la 
médaille  gravée  à  son  nom  qui  lui  fut  remise  par  l'admi- 
nistration départementale.  Mais  il  trouva  une  récompense 
meilleure  dans  la  libéralité  de  quelques  âmes  généreu- 
ses, qui  lui  permit  d'élever  un  modeste  hôpital  et  un 
presbytère  qu'il  eut  la  consolation  de  laisser  comme  sou- 
venir de  ses  trois  ans  de  séjour  dans  la  paroisse  de  Mois- 
lains. 

L'épidémie  ayant  cessé  à  l'automne  de  1832,  l'ambu- 
lance de  Saint-Acheul  fut  évacuée;  dès  lors  les  Jésuites 
auraient  pu  reprendre  possession  de  leur  demeure  et  y 
vivre  en  paix;  le  fléau  n'avait  pas  peu  contribué  à  calmer 
les  passions.  Ce  ne  fut  pourtant  que  sur  la  fin  de  l'année 
suivante  que  la  communauté  y  fut  reconstituée  de  façon 
régulière.  Le  Père  Renault  poursuivait  la  tâche  qu'il 
s'était  assignée  à  son  entrée  en  charge.  11  s'était  adjoint 

I.  L'Ami  de  la  Religion,  8  sept.  i835. 


CHAPITRE    m  173 

en  qualité  àe  sociiis  le  Supérieur  même  de  Saint-xVcheul, 
le  Père  Guidée,  lequel,  avant  de  s'éloigner,  dut  y  rassem- 
bler les  membres  épars  de  son  personnel  et  y  établir 
toutes  choses  selon  les  usages  des  résidences  de  la  Com- 
pagnie. 

Mais  c'était  peu  qu'un  groupe  de  quinze  à  seize  reli- 
gieux, Pères  et  Frères,  pour  occuper  les  vastes  locaux  de 
l'ancien  collège.  Dès  l'année  suivante,  on  y  installa  les 
Pères  de  la  troisième  Probation.  Jusqu'alors  on  n'avait 
pu  leur  donner  ni  une  maison,  ni  un  instructeur  à  eux. 
Ils  allaient  à  Montrouge  et  suivaient  les  exercices  du  novi- 
ciat, sous  la  direction  du  Père  Gury.  Après  1830,  quel- 
ques Pères  furent  envoyés  à  Estavayer,  en  Suisse,  où  ils 
reçurent  les  leçons  du  Père  Godinot.  Le  Père  de  Ravi- 
gnan  fut  de  ce  nombre.  C'était  un  organisme  qui  man- 
quait à  la  Province  de  France  et  qu'il  fallait  créer  de  toutes 
pièces. 

La  difficulté  n'était  pas  de  trouver  le  local,  mais  bien 
plutôt  l'homme  capable  de  remplir  une  fonction  dont  il 
est  inutile  de  souligner  l'importance.  On  peut  bien  dire 
que,  à  ce  point  de  vue,  la  Compagnie  de  Jésus  lui  fait 
dans  son  estime  une  place  à  part.  Lorsque  le  Père  Renault 
eut  décidé  l'ouverture  du  Troisième  An  à  Saint-Acheul, 
trois  noms  se  trouvèrent  en  présence  ;  c'étaient  ceux 
des  PP.  Druiihet,  de  Ravignan  et  Fouillot.  Différentes 
raisons  firent  écarter  les  deux  premiers.  On  ne  pouvait 
enlever  le  Père  Druiihet  de  Lyon  où  il  avait  chargé  ses 
épaules  d'un  lourd  fardeau  qu'il  ne  convenait  pas  d'im- 
poser à  un  autre;  le  Père  de  Ravignan  n'était  encore 
dans  la  hiérarchie  qu'au  degré  de  scolastique,  n'ayant 
pas  fait  ses  derniers  vœux.  Le  Père  Sébastien  Fouillot, 
plus  jeune  d'âge,  mais  plus  ancien  religieux,  entré  dans 
la  Compagnie  l'un  des  premiers  après  les  Pères  de  la 
Foi,  «  homme  de  grand  sens  et  plein  de  tact  »,  disait  le 
Père  Renault,  parut  le  mieux  adapté  à  l'emploi  qu'il 
s'agissait  de  pourvoir.  Le  Père  Gury,  dont  il  avait  été  le 
disciple,  lui  rendait  un  témoignage  où  la  note  élogieuse 


174  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

ne  s'accompagne  pas  de  superlatifs,  l'austère  maître  des 
novices  n'en  faisait  guère  usage,  mais  la  sobriété  même 
de  l'expression  en  garantit  la  valeur  :  «  Bon  religieux, 
du  talent,  sait  bien  sa  Théologie  dogmatique  et  morale, 
bon  esprit,  jugement  droit;  mais  depuis  bien  des  années 
a  continuellement  des  maux  de  tète  qui  le  fatiguent  beau- 
coup et  souvent  l'empêchent  de  s'appliquer.  Cette  infir- 
mité fait  qu'il  ne  peut  guère  prêcher,  et  d'ailleurs  il  n'au- 
rait guère  de  talent  pour  la  chaire;  il  s'entend  surtout  à 
donner  des  retraites  et  à  diriger  les  consciences.  » 

De  ce  portrait  tracé  en  1829  on  pouvait  déjà  tirer  un 
horoscope.  Le  Père  Fouillot  serait  un  maître  de  la  vie 
intérieure  et  un  conducteur  d'âmes.  A  la  date  où  nous 
sommes  arrivés,  l'état  de  sa  santé  le  faisait  passer  par 
une  de  ces  épreuves  que  la  Providence  ménage  d'ordi- 
naire à  ceux  qui  sont  appelés  à  soutenir  les  autres  dans 
les  heures  critiques  de  la  vie.  Au  Père  Druilhet  qui  avait 
toute  sa  confiance,  il  écrivait  :  «  Dieu  m'anéantit  à  un 
point  dont  il  n'est  pas  possible  de  se  faire  une  idée, 
quand  on  me  voit  aller  extérieurement.  Voilà  plusieurs 
mois  que  je  n'ai  littéralement  rien  fait  ni  rien  pu  faire. 
Vous  verrez  que  ce  que  j'ai  toujours  prédit  s'accomplira, 
que  je  deviendrai  le  fardeau  le  plus  inutile  de  la  Compa- 
gnie... Il  faut  quelque  résignation  pour  supporter  une 
telle  destinée.  »  (20  Juin  1834.) 

Celui  qui  désespérait  ainsi  de  lui-même  fut  en  réalité 
un  des  religieux  qui  ont  le  mieux  mérité  de  la  Compagnie 
de  Jésus  en  France  au  dix-neuvième  siècle.  Il  allait  diri- 
ger, pendant  plus  de  trente  ans  sans  aucune  interruption, 
cette  «  école  du  cœur  »,  selon  l'expression  de  saint  Ignace, 
où  ses  fils  viennent  «  se  travailler  eux-mêmes  »,  et  rece- 
voir la  trempe  d'âme  particulière  qu'il  a  rêvée  pour  eux^ 

Le  Père  de  Ravignan  fut  désigné  pour  aider  le  Père 
Fouillot  et  le  suppléer  au  besoin,  en  qualité  de  ministre. 

I.  Le  P.  Sébastien  Fouillot,  né  à  Vesoul  le  5  novembre  1798,  entré 
au  noviciat  de  Montrouge  le  28  octobre  1816,  instructeur  du  Troisicme 
An  1834,  mourut  à  Aix  le  20  février  1877. 


CHAPITRE    III  175 

Ce  double  choix  montre  que  le  Provincial  avait  à  cœur 
d'assurer  à  la  nouvelle  maison  un  heureux  début.  Après 
une  visite  à  Saint-Acheul,  il  fait  confidence  de  sa  satisfac- 
tion au  Père  Druilhet  :  «  Le  Troisième  An  s'annonce  bien. 
Le  Père  Fouillot  et  le  Père  de  Ravignan,  voilà  des  hommes  ; 
mais  malheureusement  il  y  en  a  peu,  parce  que  peu  étu- 
dient, comme  il  faudrait,  l'Institut.  »  (4  Décembre  1834.) 

Ces  derniers  mots  appellent  une  courte  explication. 
Les  Constitutions  et  les  règles  générales  ou  particulières 
écrites  par  saint  Ignace,  les  Décrets  des  Congrégations 
générales  et  les  Ordonnances  des  Généraux,  forment  avec 
les  Exercices  spirituels  et  les  Bulles  des  Papes,  ce  que 
la  Compagnie  de  Jésus  appelle  son  Institut.  C'est  un  recueil 
considérable  qui  renferme  tout  ce  qui  constitue  son  Droit, 
sa  législation  et  sa  jurisprudence.  Par  le  fait  même  c'est 
là  qu'il  faudra  chercher  les  éléments  dont  se  compose 
le  véritable  esprit  de  la  Société.  Le  Jésuite  ne  saurait  donc 
en  aucun  temps  négliger  l'étude  de  son  Institut;  mais 
c'est  au  Troisième  An  qu'il  devra  s'efforcer  d'en  acquérir 
une  connaissance  sérieuse;  c'est  même,  avec  celle  de  la 
spiritualité,  la  seule  étude  qui  lui  sera  permise  pendant 
cette  longue  retraite  de  dix  mois. 

Jusqu'alors,  comme  l'insinue  le  Père  Renault,  il  y  avait 
eu  à  cet  égard  quelque  laisser-aller,  imputable  sans  doute 
à  l'organisation  défectueuse  de  la  troisième  Probation. 
Le  Père  de  Ravignan,  lui,  s'y  était  adonné  avec  l'ardeur 
tenace  qu'il  apportait  partout  où  il  voyait  un  devoir.  Pen- 
dant son  séjour  à  Estavayer,  «  il  composa,  dit  son  bio- 
graphe, sous  le  titre  de  Casas  Instituti,  un  grand  nombre 
de  véritables  thèses  sur  les  points  les  plus  importants  et  les 
plus  [pratiques  de  l'Institut.  On  reconnaît  dans  leur  rédac- 
tion la  touche  du  jurisconsulte  et  du  théologien  »  '.  Le 
mot  thèses  est  peut-être  un  peu  ambitieux;  nous  voyons 
par  les  correspondances  de  famille  que  les  Cas  d'Institut, 

I.  A.  de  Ponlevoy.  Vie  du  R.  P.  X.  de  Ravignan.  lo'  édition,  i8-('.. 
Tome  I,  p.  loi. 


176  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

proposés  et  résolus  à  la  façon  des  cas  de  conscience  par 
le  tertiaire  d'Estavayer,  étaient  réclamés  et  circulaient 
dans  les  maisons  de  la  Province.  Quelques-unes  de  ces 
feuilles  sont  conservées  aux  Archives. 

En  même  temps  que  Flnstitut,  le  Père  de  Ravignan  avait 
étudié  à  fond  les  Exercices  spirituels^  si  bien  que  même 
à  Estavayer  le  Père  Godinot  s'était  déchargé  sur  lui  du 
soin  de  diriger  la  grande  retraite  du  Troisième  An;  le 
Père  Fouillot  ne  crut  pouvoir  mieux  faire  que  de  lui  con- 
fier la  même  mission  auprès  du  groupe  des  Tertiaires  de 
Saint-Acheul.  Ils  étaient  seize  en  cette  année  de  début  et 
parmi  eux  se  trouvait  le  Père  Claude  Guyon,  arrivé  à 
l'apogée  de  sa  prodigieuse  carrière;  il  avait  cinquante  ans 
quand  la  Compagnie  l'envoya  se  refaire,  dans  la  paix  du 
noviciat,  les  forces  de  l'âme  et  du  corps,  in  utroque  ho?nine, 
comme  s'expriment  les  Constitutions'. 

Le  Père  de  Ravignan,  de  dix  ans  moins  âgé,  n'avait  pas 
encore  commencé  l'apostolat  retentissant  auquel  la  Pro- 
vidence le  destinait.  C'est  pendant  le  carême  de  cette 
année  1835  qu'il  donna  dans  la  cathédrale  d'Amiens  ses 
premières  conférences.  Il  n'avait  jusqu'alors  jamais  paru 
dans  une  grande  chaire.  Mais  «  il  y  avait  déjà  comme  une 
auréole  autour  du  nom  de  Ravignan.  Il  semblait  ressus- 
citer après  treize  ans  d'obscurité  et  de  silence.  Il  excita 
la  curiosité,  et  l'on  courut  pour  entendre  le  magistrat 
devenu  prédicateur.  Ainsi  sont  les  hommes;  un  nom  les 
attire,  comme  un  mot  les  mène  ;  mais  s'il  faut  quelque 
chose  d'éclatant  pour  les  faire  venir,  il  faut  quelque  chose 
d'éminent  pour  les  faire  rester.  Le  Père  de  Ravignan  vit 
autour  de  sa  chaire  une  foule  croissante,  un  auditoire 
d'élite.  La  magistrature  surtout,  par  son  assiduité,  parut 
heureuse  de  faire  valoir  le  présent  qu'elle  avait  fait  à 
l'Eglise,  et  fière  de  retrouver  dans  l'orateur  un  ancien  et 
honorable  collègue '^  » 


1.  Ci.  Histoire  d'un  siècle.  Tome  I,  p.  21a. 

2.  A.   de  Ponlevoy.   Op.  cit.,  p.  i65. 


CHAPITRE    IIJ  177 

Deux  chiffres  nous  permettront  d'apprécier  le  renou- 
veau d'activité  apostolique  qui  suivit  l'arrivée  des  Pères 
du  Troisième  An  à  Saint-Acheul.  Au  bilan  de  ses  œuvres 
de  1835-1836  la  maison  pouvait  inscrire  26  Missions  et 
plus  de  4.000  prédications. 

Avant  d'être  appelé  aux  graves  fonctions  dont  nous 
venons  de  parler  et  dont  il  ne  devait  plus  sortir  jusqu'à 
l'épuisement  de  ses  forces,  le  Père  Fouillot  avait  été 
chargé  de  reconstituer  la  résidence  de  Dôle.  Gomme  à 
Saint-Acheul  un  scolasticat  de  Théologie  avait  été  installé 
dans  l'ancien  pensionnat  de  cette  ville.  Nous  avons  vu 
comment  et  sous  le  coup  de  quelles  menaces  les  Jésuites 
durent  l'abandonner  au  lendemain  de  la  Révolution 
de  1830.  11  fut  alors  occupé  par  un  orphelinat  des  Filles 
de  la  Charité.  Ce  ne  fut  que  vers  la  fin  de  1832  que  les 
PP.  Henri  de  Raze  et  Victor  Oudet  purent  rentrer  à  Dôle 
et  y  exercer  à  la  dérobée  quelques  modestes  ministères, 
tant  était  vive  et  tenace  dans  une  partie  de  la  population 
et  surtout  dans  le  monde  officiel  l'animosité  contre  «  le 
Jésuite  ».  La  passion  politique  y  sévissait  avec  une 
àpreté  due  sans  doute  au  tempérament  de  la  race.  Nulle 
part  les  Jésuites  n'avaient  été  désirés  et  appelés  avec 
plus  d'empressement  ni  plus  d'enthousiasme  ;  nulle 
part  non  plus,  maintenant  que  le  pouvoir  était  passé  au 
parti  adverse,  ils;, ne  devaient  rencontrer  opposition  plus 
acharnée.  ^rw 

La  petite  communauté,  composée  d'une  douzaine  de- 
religieux,  s'était  réinstallée  au  mois  de  novembre  1833.| 
Comme  on  célébrait  cette  année-là  un  jubilé,'  les  PèreSy 
furent  invités  à  donner  à  cette  occasion  une  série  d^, 
prédications  pendant  le  temps  de  l'Avent.  Mais  à  la  pr&f^ 
mière  annonce,  le  curé  de  Dôle  reçut  avis  de  la  sousr'; 
préfecture  que  l'administration  ne   pouvait,  par   craintÇ] 


I.     Accordé    par  Grégoire  XVI    à    l'occasion  de  son  exaltation.    La 
Bulle  est  datée  du  2  décembre  i832. 

La  Compagnie  de  Jésus.  12 


178  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

de  désordre,  tolérer  la  présence  des  Jésuites  dans  la 
chaire  de  l'église  paroissiale.  On  crut  satisfaire  l'auto- 
rité en  transportant  les  exercices  du  jubilé  dans  la  cha- 
pelle de  l'hôpital.  Immédiatement  ordre  fut  donné  d'en 
fermer  la  porte  au  public.  On  apprenait  le  lendemain 
par  la  Sentinelle  de  Dole  qu'un  grand  péril  avait  été 
conjuré,  car  le  dessein  des  Révérends  Pères  était  de 
profiter  de  l'occasion  du  jubilé  pour  prendre  posses- 
sion de  tous  les  établissements  publics  de  Dôle;  heureu- 
sement l'énergie  du  sous-préfet  Marquiset  avait  «  déjoué 
leur  audacieuse  entreprise  ».  Il  va  sans  dire  que  l'énergi- 
que fonctionnaire  avait  tout  d'abord  interdit  aux  Jésui- 
tes d'ouvrir  leur  chapelle  aux  personnes  du  dehors.  Le 
Père  Fouillot  se  rendit  à  Paris  pour  réclamer  auprès  du 
ministre  de  l'Intérieur,  M.  d'Argout,  contre  l'arbitraire  de 
son  subordonné.  On  le  paya  de  bonnes  paroles,  mais  en 
lui  recommandant  d'éviter  tout  ce  qui  pourrait  appeler 
l'attention  sur  lui  et  ses  confrères. 

Au  mois  d'avril  suivant,  un  incendie  dévora  presque 
complètement  le  pauvre  village  de  Tavaux,  à  deux  lieues 
de  Dôle.  La  population  se  trouvait  sans  abri  et  sans  res- 
sources. Devant  une  telle  détresse,  le  Père  Fouillot  n'écou- 
tant que  son  cœur  avait  fait  savoir  que  l'on  pouvait  envoyer 
tous  les  enfants  chez  les  Jésuites;  la  place  ne  manquait 
pas  pour  les  recevoir.  On  lui  en  amena  plus  de  cinquante; 
les  petites  filles  furent  promptement  placées  dans  des 
familles  charitables;  quant  aux  garçons,  on  les  garda 
pl*ès  de  deux  mois;  on  les  envoyait 'en 'classe  chez  les 
Frères,  et  pour  le  reste  les  Pères  se  chargèrent  d'y  pour- 
Vtyii'':  La  sous-préfecture  ne  manqua  pas  de  faire  enten- 
dre une  désapprobation  énergique  contre  cette  nouvelle 
e"Élt¥ëprise  des  Jésuites.  C'était  un  pensionnat  qui  se 
ré'dënstituaitchez  eux;  puis  cela  leur  valait  une  popularité 
trè^  fâcheuse.  Cependant  le  sous-préfet  ne  poussa  pas  le 
zèle  pour  «  l'ordre  légal  »  jusqu'à  fermer  le  pensionnat  et 
jeter  les  pensionnaires  à  la  rue.  Dans  le  courant  du  mois 
de  juin,  ils  furent  les  uns  après  les  autres  rendus  à  leurs 


CHAPITRE    III  179 

familles,  un  seul  excepté,  un  bambin  de  cinq  ans,  qui  était 
mort  comme  un  prédestiné  entre  les  bras  du  Père  Feuil- 
let *. 

La  situation  de  la  résidence  de  Dôle  restait  bien  pré- 
caire. Le  successeur  du  Père  Fouillot,  le  Père  Emmanuel 
Bayard  écrivait,  quelques  jours  après  son  arrivée  :  «  Me 
voici  transplanté  dans  le  beau  parc  que  vous  connaissez, 
sans  savoir  si  j'aurai  le  temps  d'y  prendre  racine...  Nous 
manquons  de  tout;  la  sacristie  a  été  dévalisée...  L'effer- 
vescence paraît  se  calmer;  mais  je  ne  sais  quand  nous 
pourrons  reparaître  en  chaire.  Le  nouveau  maire  est  bon 
et  ferme ^...  »  (3  Novembre  1834.) 

En  parlant  d'effervescence,  le  Père  Bayard  songeait 
aux  faits  récents  qui  avaient  agité  la  région.  La  Bépubli- 
que  avait  été  proclamée  à  Arbois;  elle  avait  failli  l'être  à 
Ghalon  et  à  Dijon;  le  régime  issu  de  la  Révolution  de 
Juillet  semblait  aux  agitateurs  trop  rétrograde  et  surtout 
trop  clérical;  le  retour  des  Jésuites,  la  tolérance  dont  il 
usait  à  leur  égard  n'étaient  pas  la  moindre  preuve  de  ses 
tendances  réactionnaires.  Dans  ces  conditions  on  s'expli- 
que les  rigueurs  exceptionnelles  dont  la  pauvre  résidence 
de  Dôle  était  l'objet  de  la  part  du  Gouvernement.  C'était 
une  manière  de  se  justifier  vis-à-vis  des  gens  qui  lui  fai- 
saient grief  de  sa  mansuétude.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  Jé- 
suites ne  pouvaient  s'attendre  à  se  voir  de  sitôt  traités 
avec  un  peu  d'indulgence  et  d'équité.  On  en  jugera  parla 
lettre  suivante  que  M.  Persil,  ministre  de  la  Justice  et  des 


1.  Le  P.  Fouillot  donne  sur  cette  mort  des  détails  touchants  dans 
une  lettre  du  20  juin   i834'  Archiv,  Lugd.  XXI,  p.  520. 

2.  M.  Dusillet,  dont  les  habitants  de  Dôle  ont  voulu  perpétuer  le 
souvenir  en  donnant  son  nom  à  une  rue  de  la  ville.  Le  P.  Fouillot  écri- 
vait au  P.  Druilhet,  le  20  juin  i834  :  «  Le  nouveau  maire  est  excellent;  il 
m'a  rendu  hier  la  visite  que  je  lui  ai  faite.  Dans  l'une  et  l'autre  circons- 
tance il  s'est  montré  on  ne  peut  mieux  disposé  pour  nous  et  comme 
indigné  de  ce  qui  s'est  fait  à  notre  égard.  C'est  un  homme  religieux, 
dévoué  aux  bons  principes;  il  a  déjà  été  maire  autrefois,  et  on  lui  doit 
tous  les  établissements  religieux  de  la  ville  auxquels  est  confiée  l'édu- 
cation. » 


180  L\    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Cultes  dans  le  Cabinet  dit  du  12  Mars,  écrivait  à  l'évêque 
de  Saint-Claude,  le  31  mai  1835  : 

«  Monseigneur, 

«  Mon  prédécesseur  dans  l'administration  des  Cultes 
vous  fit  connaître  par  sa  lettre  du  14  janvier  1834  les  mo- 
tifs d'ordre  public  qui  l'avaient  déterminé  à  faire  fermer 
avec  apposition  de  scellés  la  chapelle  que  les  Jésuites  de 
Dôle  viennent  d'ouvrir  au  public.  Sur  la  demande  de  ces 
ecclésiastiques  et  par  décision  de  l'autorité  du  4  de  ce 
mois,  la  levée  des  scellés  a  été  permise  sous  la  condition 
expresse  que  l'usage  de  la  chapelle  n'en  demeurerait 
pas  moins  interdit  et  que,  en  cas  de  nouvelle  infraction, 
les  scellés  seraient  sur-le-champ  réapposés.  En  portant 
ce  fait  à  votre  connaissance  je  crois  devoir  aussi.  Mon- 
seigneur, appeler  toute  votre  attention  sur  les  efforts  de 
ces  ecclésiastiques  pour  sortir  de  l'obscurité  qui  les  a 
protégés  jusqu'à  ce  jour  contre  les  préventions  populai- 
res. On  m'assure  qu'ils  prennent  hautement  la  dénomi- 
nation de  Jésuites,  au  mépris  des  lois  qui  ont  supprimé 
dans  le  royaume  la  Société  de  ce  nom.  Ils  s'écartent  en 
cela  de  toutes  les  règles,  sans  excepter  celles  de  la  pru- 
dence. 

«  Mais  c'est  principalement  sur  la  nécessité  de  les 
écarter  du  ministère  que  les  circonstances  me  forcent 
d'appuyer.  Il  est  inutile  d'entrer  en  discussion  relative- 
ment au  droit  des  Supérieurs  diocésains  d'autoriser  dans 
les  diverses  paroisses  le  concours  de  prêtres  auxiliaires. 
Les  limites  de  ce  droit  sont  posées  par  la  loi  du  8  Germi- 
nal an  X.  Mais  quand  même  ces  règles  ne  devraient  pas 
être  appliquées  en  rigueur,  l'autorité  civile  et  l'autorité 
ecclésiastique,  également  intéressées  au  maintien  de  l'or- 
dre et  de  la  paix,  auront  à  se  déterminer,  sur  la  question 
des  prêtres  connus  sous  la  dénomination  de  Jésuites,  par 
des  considérations  supérieures.  Depuis  leur  retour  à  Dôle 
en  1832,  ils  ont  été  tolérés  en  se  livrant  paisiblement  à 


CHAPITRE    III  181 

leurs  exercices  clans  l'intérieur  de  leur  maison.  On  leur 
attribue  aujourd'hui  l'intention  de  se  produire  au  dehors 
et  de  ressaisir  l'influence  dont  les  événements  les  ont  dé- 
possédés. Chacune  de  leurs  démarches  trahit  cette  inten- 
tion, appelle  sur  eux  les  regards  du  public...  Cet  état  de 
choses  compromettrait  gravement  l'intérêt  de  l'ordre  pu- 
blic, aussi  bien  que  la  paix  de  votre  diocèse  et  ne  saurait 
se  prolonger  sans  donner  lieu  de  leur  retirer  la  tolérance 
qu'ils  ont  obtenue  jusqu'à  ce  jour.  Leur  communauté  sera 
dissoute  du  moment  qu'ils  auront  rendu  cette  mesure 
nécessaire.  Il  importe  qu'ils  soient  bien  prévenus  de  la 
ferme  résolution  du  Gouvernement  à  cet  égard,  et  vous 
pouvez,  Monseigneur,  leur  rendre  un  service  réel,  en  ne 
les  appelant  pas  de  leur  retraite  pour  les  employer  dans 
le  ministère  et  les  exposer  à  perdre  infailliblement  tous 
les  avantages  de  leur  position  actuelle. 

«  Agréez,  etc.  >> 

Malgré  sa  longueur,  ce  document  valait  d'être  cité  à  titre 
de  spécimen.  Sa  portée  dépasse  en  eflet  de  beaucoup  le 
cas  de  la  modeste  résidence  de  Dôle.  C'est  tout  un  sys- 
tème de  persécution  qui  s'y  étale  naïvement,  persécution 
sans  franchise  et  quelque  peu  honteuse  d'elle-même,  à 
l'usage  d'un  Gouvernement  peu  siir  de  sa  force,  et  sou- 
cieux de  garder  les  formes.  Des  accusations  vagues,  la  paix 
et  l'ordre  public  troublés  par  les  Jésuites,  on  ne  se  met 
pas  en  peine  de  dire  comment,  mais  on  l'affirme  et  on  le 
répète,  comme  on  criait  déjà  au  tribunal  de  Pilate  :  Com- 
movet  populum^  cet  homme  agite  le  peuple.  Qu'ils  restent 
chez  eux,  qu'ils  se  cachent,  qu'ils  fassent  les  morts  et  le 
Gouvernement  usera  de  tolérance  à  leur  égard.  Et,  comme 
on  ne  veut  pas  se  donner  l'odieux  d'une  exécution  arbi- 
traire ni  l'ennui  d'une  poursuite  juridique,  on  charge 
l'évêque  de  veiller  à  ce  que  les  Jésuites  ne  se  produisent 
pas  hors  de  leur  maison. 

Cette  méthode,  plus  habile  que  fière,  convenait  au  tem- 
pérament de  la  monarchie  de  Juillet;  comme  nous  le  ver- 
ronspar  la  suite,  elle  ne  manqua  pas  d'en  user  à  l'occasion. 


182  LA    GOMPAGNIB    DE    JÉSUS 

L'évêque  de  Saint-Claude,  Mgr  de  Ghamon,  qui  savait 
à  quoi  s'en  tenir,  fit  au  Garde  des  Sceaux  la  réponse  que 
lui  dictait  le  respect  de  la  justice  et  de  sa  propre  dignité. 
Ayant  fait  ensuite  appeler  le  Père  Bayard,  il  lui  donna 
communication  de  la  lettre  ministérielle.  Il  n'y  avait  qu'à 
s'incliner.  Le  personnel  de  la  résidence  fut  réduit  de 
quelques  unités,  la  chapelle  publique  transformée  en  ora- 
toire privé,  et  les  quatre  ou  cinq  Pères  demeurés  à  Dôle 
s'ingénièrent  à  faire  du  bien  sans  faire  de  bruit.  A  la  fin 
de  cette  malheureuse  année,  ils  pouvaient  encore  appor- 
ter à  la  somme  des  œuvres  quelque  20.000  confessions 
entendues,  et  environ  trente  retraites  qui  avaient  réuni 
plus  de  1.300  personnes. 


CHAPITRE   IV 


I.  —  La  résidence  de  Laval  après  i83o.  Mort  du  P.  Coince.  Le  cimetière 
de  Saint-Michel.  A  Vannes.  La  tranquillité  n'est  pas  troublée.  Le 
P.  Renault  supprime  plusieurs  petites  résidences.  Le  P.  Jean  et  les 
Ursulines  de  Digne.. Négociations  avec  l'autorité  épiscopale. 

II.  —  Les  Jésuites  à  Metz.  Le  commandant  Potot.  Sa  conversion.  Com- 
mencement de  la  résidence  de  Metz.  Mort  du  P.  Potot.  Les  Jésuites  et 
l'armée.  A  Lalouvesc.  Les  Jésuites  établis  au  pèlerinage  de  Notre- 
Dame  d'Ay. 

III. —  Une  histoire  fantastique  à  la  Chambre  des  Députés.  M.  d'Argout. 
M.  Thiers.  Situation  inquiétante.  Le  P.  Renault  et  M.  Thiers, 
M.  Guizot  et  le  projet  de  loi  de  i836  sur  l'instruction  secondaire.  Les 
Jésuites  expulsés  d'Espagne  accueillis  en  France.  Un  renouveau  d'acti- 
vité apostolique.  Symptômes  rassurants.  Différents  témoignages  de 
sympathie. 

IV.  —  Division  de  la  Province  de  France  ;  elle  forme  les  deux  Provinces 
de  Paris  et  de  Lyon.  Quelques  difficultés  du  partage.  Le  personnel.  Les 
reliques. 

I 

Restaient  les  deux  maisons  de  l'Ouest;  l'œuvre  de 
reconstitution  entreprise  par  le  Provincial  de  France  y 
était  déjà  en  bonne  voie.  La  tempête  de  1830  n'avait  pas 
épargné  la  résidence  des  missionnaires  de  Laval;  mais 
la  crise  n'y  fut  pas  de  longue  durée.  On  sait  que  la  fréné- 
sie d'impiété  qui  s'était  emparée  du  pays  à  la  suite  de  la 
Révolution  s'acharna  pendant  plusieurs  années  à  ren- 
verser ou  briser  les  croix.  Il  y  en  avait  deux  à  Laval, 
érigées  en  souvenir  de  la  Mission  de  1816.  La  belle  croix 
de  marbre  de  la  place  du  Palais  de  Justice  fut  sauvée  par 
la  municipalité  qui  s'empressa  de  faire  gratter  sur  le  socle 
l'écusson  aux  armes  royales.   La  fureur   de   la  populace 


184  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

prit  sa  revanche  sur  l'autre  croix,  adossée  à  l'église  de 
Saint-Michel;  pendant  la  nuit  du  14  juin,  elle  fut  abattue, 
mise  en  pièces  et  jetée  à  la  Mayenne.  Les  Jésuites  ayant 
recueilli  quelques  débris  du  monument  les  déposèrent 
dans  la  chapelle  de  la  Vierge,  et  le  17  juin  célébrèrent 
une  cérémonie  expiatoire  dont  le  souvenir  fut  consigné 
dans  une  inscription.  C'est  donc  que,  dès  lors,  les  Pères 
avaient  la  libre  disposition  de  leur  église.  La  communauté 
toutefois  se  trouvait  réduite  à  quatre  ou  cinq  Pères,  et  ils 
ne  pouvaient  plus  songer  au  ministère  trop  retentissant 
des  Missions.  L'un  d'eux  était  le  vénérable  Père  Coince  \ 
qui  depuis  plus  de  douze  ans  ne  sortait  guère  de  son  con- 
fessionnal ;  il  n'eut  rien  à  changer  à  ses  habitudes  au 
cours  de  cette  période  douloureuse  dont  il  ne  vit  pas  la 
fin.  11  mourut  le  10  mai  1833,  et,  quelques  semaines  après, 
le  Père  Varin  écrivait  au  Père  Général  :  «  Quel  vide  dans 
la  maison  et  quelle  désolation  dans  la  ville  !  Le  Père 
Coince  était  l'apôtre  de  Laval  et  de  tous  les  environs. 
C'est  une  perte  irréparable.  »  (28  Juin  1833.) 

L'année  suivante  allait  ramener  des  jours  plus  heureux. 
En  1834,  le  nombre  des  ouvriers  apostoliques  a  presque 
doublé,  et  dès  1835  il  se  retrouve  ce  qu'il  était  avant  la 
dispersion.  Il  parait  bien  que  la  maison  avait  été  quelque 
temps  abandonnée  par  ses  habitants  ;  les  Annales  de  1834 
la  montrent  en  effet  dans  un  état  lamentable  de  délabre- 
ment, résultat  du  séjour  de  deux  cents  soldats  qu'on  y 
avait  casernes.  Il  fallut  y  faire  d'importantes  réparations 
avant  d'y  reprendre  la  vie  de  communauté;  l'église  reçut 
aussi  quelques  embellissements,  entre  autres  la  statue  de 
saint  Michel,  œuvre  de  Barrême,  artiste  vendéen.  On 
était  à  la  paix,  les  missionnaires  allaient  pouvoirreprendre 
un  apostolat  trop  longtemps  interrompu;  il  y  avait  parmi 
eux  des  hommes  de  valeur  tels  que  les  PP.  ArthurMartin, 
Balandret,    Barthès,  Chaignon. 

A  ce  moment  une  malheureuse  affaire  vint  réveiller  les 

I.  Cf.  Tomel,  p.  208. 


CHAPITRE    IV 


185 


passions  assoupies.  Une  personne  pieuse  et  charitable 
était  morte  laissant  une  très  grosse  fortune.  Elle  attri- 
buait par  dispositions  testamentaires  à  diverses  bonnes 
œuvres  une  somme  totale  de  80.000  francs,  sur  laquelle 
10.000  francs  étaient  destinés  à  l'achat  de  l'ancien  cime- 
tière de  Saint-Michel,  au  profitde  la  résidence  des  Jésuites. 
Cette  libéralité  fournit  à  leurs  ennemis  l'occasion  de  réé- 
diter contre  eux  les  accusations  ordinaires  en  pareil  cas. 
Il  fut  impossible  d'apporter  la  moindre  preuve  des  indé- 
licatesses qu'on  leur  reprochait  ;  mais  il  semble  que  cer- 
taines calomnies  trouvent  d'autant  plus  créance  qu'elles 
sont  plus  dénuées  de  fondement.  Les  Jésuites  ne  virent 
qu'un  moyen  de  couper  court  au  déchaînement  de  l'opi- 
nion publique,  ce  fut  de  déclarer  qu'ils  refusaient  le  legs 
fait  en  leur  faveur.  Cet  orage,  coïncidant  avec  la  reprise 
de  leurs  expéditions  apostoliques,  leur  parut  plutôt  de 
bon  augure. 

A  Vannes,  c'est  à  peine  si  la  résidence  avait  ressenti 
le  contre-coup  des  événements  de  Juillet.  Après  la  fer- 
meture de  Sainte-Anne-d'Auray,  révéque,MgrdelaMotte- 
Vauvert,  avait  fait  les  plus  vives  instances  pour  avoir  les 
Jésuites  en  qualité  de  missionnaires  dans  sa  ville  épisco- 
pale;  les  autorités  civiles  avaient  donné  leur  assentiment; 
un  grand  vicaire  avait  acheté  une  maison  convenable, 
voisine  de  l'ancienne  chapelle  des  Ursulines  ;  maison  et 
chapelle  étaient  mises  complètement  à  la  disposition  de 
la  Compagnie.  Elle  avait  jadis  tant  travaillé  et  avec  un 
tel  succès  pour  le  bien  des  âmes  dans  la  ville  et  le  diocèse 
de  Vannes,  le  souvenir  des  Missions  de  campagne  et  des 
retraites  fermées  était  resté  si  vivant  au  cœur  des  popu- 
lations que  maintenant  elles  saluaient  comme  une  béné- 
diction du  ciel  le  retour  des  Jésuites.  Par  exception  à  la 
loi  commune,  les  débuts  de  la  résidence  de  Vannes  fu- 
rent donc  paisibles  et  exempts  de  contradictions. 

Mgr  de  la  Motte  se  montrait  de  plus  en  plus  bienveil- 
lant pour  les  missionnaires  ;  lors  de  sa  visite  en  1832, 
le    Père    Druilhet    constatait  qu'il    était  avec  eux,    non 


186  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

«  comme  un  supérieur  mais  comme  un  père  avec  ses 
fils  ».  De  fait  il  donnait  à  la  famille  de  saint  Ignace  un 
témoignage  d'estime  et  d'affection  qu'elle  n'était  pas 
accoutumée  à  rencontrer  chez  beaucoup  de  chefs  de  dio- 
cèses. Qu'un  de  ses  prêtres  ou  de  ses  clercs  lui  deman- 
dât son  autorisation  pour  entrer  dans  la  Compagnie,  il 
l'accordait  toujours  avec  empressement,  même  s'il  s'agis- 
sait de  sujets  d'élite.  Il  écrivait  à  ce  propos  au  Supé- 
rieur de  la  résidence,  le  Père  Varlet  :  «  S'ils  étaient  tels 
qu'il  ne  m'en  coûtât  rien  de  les  céder,  je  ne  vous  les  pro- 
poserais même  pas.  Je  sais  ce  qu'ils  doivent  être.  »  (26  Juil- 
let 1833.)  A  la  vérité  le  diocèse  de  Vannes  était  moins 
que  d'autres  exposé  à  manquer  de  prêtres  pour  le  service 
des  paroisses.  Néanmoins  la  Province  de  France  devait 
une  gratitude  particulière  au  prélat  qui  s'inspirait  d'une 
telle  largeur  d'esprit.  Elle  trouvait  en  effet  un  sérieux 
obstacle  à  son  recrutement  dans  les  difficultés  et  parfois 
les  refus  systématiques  opposés  par  les  évêques  au  départ 
de  ceux  qui  servaient  ou  pouvaient  servir  leurs  diocèses 
dans  les  rangs  du  clergé  séculier.  Pour  ne  citer  qu'un 
exemple,  à  Lyon,  Mgr  de  Pins,  qui  par  ailleurs  ne  mar- 
chandait pas  les  preuves  de  sa  sympathie  pour  les  Jésui- 
tes, était  presque  intraitable  quand  un  de  ceux  qui  avaient 
besoin  de  sa  permission  venait  la  lui  demander  pour 
entrer  dans  la  Compagnie. 

La  situation  des  Jésuites  à  Vannes  n'en  était  pas  moins 
particulièrement  délicate.  Sous  la  Restauration,  un  des 
griefs  exploités  contre  l'ordre  de  saint  Ignace  était  que 
son  existence  constituait  un  danger  pour  la  dynastie  ;  cer- 
taines gens  voyaient  le  poignard  de  Ravaillac  suspendu 
sur  la  tête  des  Bourbons.  Sous  la  monarchie  de  Juillet  au 
contraire,  les  Jésuites  furent  tenus  pour  des  partisans 
irréductibles  de  la  branche  ainée.  Il  est  aisé  de  compren- 
dre de  quelles  suspicions  ils  devaient  être  l'objet  dans  un 
pays  où  le  nouveau  régime  était  peu  en  faveur,  surtout 
lorsque  la  fermentation  légitimiste  eut  été  surexcitée  par 
la  folle  équipée  de  la  duchesse  de  Berry.  Les  Pères  de  la 


CHAPITRE    IV  187 

résidence  de  Vannes  surent  heureusement  garder  la  cir- 
conspection que  leur  imposaient  les  circonstances.  Quel- 
ques jours  après  l'arrestation  de  la  princesse  à  Nantes, 
le  Supérieur  écrivait,  avec  une  imprécision  qui  prouve  que 
l'événement  ne  l'intéressait  pas  outre  mesure:  «  Il  y  a  eu 
des  troubles  en  Vendée  ;  mais  le  Morbihan  n'a  pas  bougé. 
La  politique  agite  beaucoup  les  esprits  ;  nous  ne  nous  en 
mêlons  pas,  et  tout  va  bien.  »  (10  Juillet  1832.)  L'année 
suivante,  rendant  compte  de  l'état  de  la  maison  au  Père 
Général:  Les  autorités,  disait-il,  continuent  à  nous  être 
favorables,  «  parce  qu'on  sait  en  ville  que  nous  ne  nous 
occupons  pas  de  politique...  Ramener  les  pécheurs  dans 
les  voies  du  salut,  calmer  les  imaginations  trop  vives, 
pacifier  les  esprits  trop  aigris,  faire  adorer  dans  tous  les 
événements  les  desseins  delà  divine  Providence,  consoler 
les  affligés,  secourir  les  malheureux,  voilà,  mon  Révérend 
Père,  nos  occupations  et  notre  politique.  »  (20  Juillet  1833.) 

Pour  rétablir  sur  un  bon  pied  les  maisons  dont  nous 
venons  de  parler,  le  Père  Renault  s'était  vu  obligé,  par 
l'insuffisance  du  personnel,  de  supprimer  quelques  établis- 
sements de  fondation  récente.  C'est  ainsi  que  l'année  1833 
est  marquée  dans  l'histoire  de  la  Province  de  France  par 
la  disparition  de  plusieurs  embryons  de  résidences  dont 
l'existence  fut  plus  ou  moins  éphémère.  Celle  de  Paray- 
le-Monial  avait  duré  cinq  ans;  celles  de  Bordeaux,  de 
Poitiers  et  de  Besançon  dataient  de  l'année  précédente;  ce 
ne  furent  que  des  essais,  repris  plus  tard  sous  de  meil- 
leurs auspices.  A  cette  liste  funèbre  il  faut  ajouter  la  rési- 
dence de  Clermont,  issue  du  collège  de  Billom  à  la  suite 
des  Ordonnances  de  1828,  mais  qui  ne  put  se  relever  de 
la  secousse  de  1830.  Plus  d'un  an  après  la  Révolution  un 
Jésuite  n'aurait  pu  paraître  dans  la  capitale  de  l'Auvergne 
sans  danger  pour  sa  vie.  Enfin,  la  résidence  de  Notre- 
Dame-de-Liesse,  sans  être  complètement  éteinte,  n'était 
plus  qu'une  Mission  desservie  pendant  la  saison  du  pèle- 
rinage parla  maison  de  Saint- Acheul. 


188  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Le  Provincial  n'avait  pu  procéder  à  ces  petites  exécu- 
tions sans  provoquer  des  mécontentements  et  se  heurter 
à  des  résistances.  On  verra,  par  l'épisode  que  nous  allons 
raconter,  avec  quel  mélange  de  fermeté  et  de  douceur  il 
poursuivait  l'accomplissement  de  ce  que  réclamait  la  dis- 
cipline religieuse  dont  il  avait  la  garde. 

Lors  de  la  fermeture  du  petit  séminaire  de  Forcalquier, 
on  y  avait  laissé  d'abord,  par  égard  pour  l'évéque,  quel- 
ques Pères  comme  missionnaires  diocésains.  Ils  ne  purent 
s'y  maintenir  longtemps  ;  mais  après  la  dispersion  de  1830, 
l'un  d'eux  trouva  un  refuge  à  Digne,  où  on  lui  confia  le 
soin  d'une  communauté  naissante  d'Ursulines,  Homme  de 
ressources,  le  Père  Pierre  Jean  leur  rendit  des  services 
d'ordre  temporel  aussi  bien  que  spirituel.  Un  Jésuite, 
aumônier  d'un  couvent  de  religieuses,  c'était  une  infrac- 
tion à  la  règle,  que  la  nécessité  avait  pu  autoriser  momen- 
tanément, mais  qui  ne  pouvait  se  prolonger.  Le  Père 
Renault  en  jugea  ainsi,  et  dès  avant  la  fin  de  la  première 
année  de  son  provincialat,  il  en  donna  avis  à  Mgr  Miol- 
lis.  Sur  les  réclamations  du  vénérable  prélat  —  il  était 
presque  octogénaire  —  il  consentit  à  retarder  de  deux 
ans  le  rappel  du  religieux.  Le  i®""  février  1836,  le  Père 
Renault  informe  Sa  Grandeur  que,  le  délai  expiré,  l'au- 
mônier va  recevoir  ordre  de  partir.  Nouvelle  instance  de 
l'évéque  qui  sollicite  un  sursis  de  quelques  mois.  Le  Pro- 
vincial cède  encore,  mais  c'est  pour  la  dernière  fois.  On  con- 
vient que,  le  mois  d'août  venu,  le  Père  Jean  s'éloignera. 
Mais,  à  l'approche  de  cette  échéance,  on  s'évertue  à 
Digne  pour  la  retarder  encore;  de  l'évêché  et  du  couvent 
des  lettres  partent  pour  Lyon  d'abord,  pour  Rome  ensuite. 
Voici  celle  que  l'abbé  Maurel,  vicaire  général,  adressait  le 
7  août  au  Père  Roothaan  —  ce  n'était  pas  la  première  — 
elle  éclaire  bien  la  situation. 

«  Très  Révérend  Père, 

«  C'est    au  nom   de  Mgr  l'évéque  de  Digne  et  de  son 


CHAPITRE    IV  189 

Conseil  que  son  vicaire  général,  Supérieur  des  couvents 
de  sa  ville  épiscopale,  ose  recourir  à  vous  pour  vous  sup- 
plier de  permettre  que  le  Père  Jean  dirige  encore  quel- 
ques années  la  récente  communauté  des  Ursulines  éta- 
blie en  cette  ville.  Les  raisons  qu'il  croit  devoir  vous  y 
déterminer  sont  : 

«  1"  L'extrême  besoin  qu'a  de  lui  cette  naissante  com- 
munauté qu'il  a  formée  et  qui  est  devenue  nombreuse 
sous  sa  direction. 

«  2"  Le  pensionnat  est  devenu  nombreux  aussi,  et  il 
importe  singulièrement  qu'il  soit  affermi  dans  l'excellent 
esprit  qui  l'anime. 

«  3°  11  serait  impossible  à  Mgr  l'évêque  de  trouver  un 
prêtre  séculier  (il  ne  pourrait  en  avoir  d'autre)  qui  pût 
remplacer  maintenant  ce  respectable  religieux,  réunir 
comme  lui  la  confiance,  et  continuer  le  bien  qu'il  fait  dans 
cette  maison, 

«  4°  Déjà  Mgr  l'évêque  avait  obtenu  de  votre  bienveil- 
lance que  ce  digne  prêtre  lui  serait  accordé  pour  mener  à 
heureuse  fin  un  établissement  si  précieux,  et  il  ne  doute 
pas  que  vous  ne  daigniez  acquiescera  sa  demande.  Vous 
tranquilliserez  ainsi  Sa  Grandeur  contre  l'intention  qu'on 
pourrait  avoir  de  le  lui  retirer.  M.  Savornin,  mon  collègue, 
et  moi  avons  écrit,  il  y  a  environ  un  mois,  à  Lyon,  au 
R.  P.  Provincial,  pour  lui  demander  la  faveur  que  nous 
sollicitons  auprès  de  vous,  et  nous  n'en  avons  pas  encore 
obtenu  de  réponse. 

«  5"  Mgr  l'évêque  a  fait  bâtir  à  ses  frais  ce  couvent  de 
religieuses  ;  et  il  leur  fait  construire  cette  année  une 
église  qui  élèvera  sa  dépense  à  une  centaine  de  mille 
francs.  Le  Père  Jean  a  dirigé  ces  travaux  avec  autant 
d'intelligence  que  de  désintéressement.  Jugez  combien  il 
lui  est  nécessaire,  et  combien,  sous  tous  les  rapports,  il 
coopère  au  succès  de  ce  qui  se  fait  ici  pour  la  gloire  de 
Dieu. 

«  J'oso  donc  enfin  espérer,  Très  Révérend  Père,  que, 
au  nom  de  notre  saint  Prélat,    vous  daignerez  me  faire 


190  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

bientôt  une  réponse  favorable.  C'est  dans  cette  confiance 
que  j'ai  l'honneur  deme  direavec  une  haute  et  respectueuse 
considération, 

«  Très  Révérend  Père, 
«  Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

«  Maurel,V'' Général  de  Digne.  » 

Le  Père  Générairéponditen  s'excusaiit  do  ne  f)as  pou- 
voir intervenir  dans  l'administration  du  Provincial  de 
Franceen  un  point  où  celui-ci  ne  faisait  qu'appliquer  la 
règle,  et  oîi  il  l'avait  fait  avec  beaucoup  de  ménageiuents. 
C'est  alors  que  le  Père  Renault,  assumant  toute  la  respon- 
sabilité d'une  décision  mûrement  réfléchie,  écrivit  les 
lettres  suivantes  où  se  révèle  le  religieux  profondément 
humble,  mais  inflexible  dans  le  devoir. 

«  Monseigneur, 

«  Dans  ma  lettre  du  l®"^  février  de  cette  année  (1836), 
j'ai  exposé  à  Votre  Grandeur  les  raisons  de  conscience 
qui  demandaient  que  le  Père  Jean  rentrât  enfin  dans  une 
maison  de  la  Compagnie,  à  Aix,  par  exemple,  pour  y 
remplir  les  vœux  qu'il  a  fails,  en  remplissant  les  règles 
(jui  en  déterminent  la  pratique,  sous  la  direction  d'un 
Père  de  la  Compagnie.  Oserai-je  prier  Votre  Grandeur 
de  se  l'air.!  remettre  sous  les  yeux  cette  lettre,  que  je  lui 
ai  écrite  de  Lyon  ?  Votre  Grandeur  sentit  tout  le  poids  de 
mes  raisons,  et  elle  jugea  en  effet  qu'un  religieux,  quoi- 
que bon  prêtre  d'ailleurs,  ne  pouvait  plus  longtemps  vivre 
hors  de  ces  maisons  qui  sont  pour  lui  son  élément.  Elle 
m'écrivit  que  le  Père  Jean  lui  semblait  encore  nécessaire 
à  Digne  jusqu'à  la  fin  du  mois  d'août,  pour  l'achèvement 
d'une  construction  qui  se  faisait  à  la  communauté  des 
religieuses  Ursulines;  mais  que,  cette  construction  faite, 
le  Père  Jean  était  à  ma  disposition.  Je  remerciai  Votre 
Grandeur,    et  je   comptais   sur    sa  promesse.   Aussi  ma 


CHAPITRE    IV  191 

surprise  a  été  grande,  à  la  lecture  de  la  lettre  que  MM.  les 
Vicaires  généraux  du  diocèse  m'ont  t'ait  l'honneur  de 
m'écrire,  le  10  juillet,  pour  me  représenter,  au  nom  de 
Votre  Grandeur,  que  je  l'obligerais  beaucoup  si  je  per- 
mettais au  Père  Jean  de  diriger  encore,  au  moins  deux  ou 
trois  ans,  le  couvent  des  religieuses  Ursulines.  Assuré- 
ment, Monseigneur,  je  ferais  tout  pour  Votre  Grandeur 
et  je  l'ai  montré.  Elle  m'a  demandé,  en  1833,  de  lui  laisser 
encore  le  Père  Jean  ;  je  l'ai  laissé.  Je  voudrais  faire  l'im- 
possible, mais  je  ne  puis  aller  contre  ma  conscience,  en 
prolongeant  plus  longtemps  un  état  contre  nature.  11  faut 
bien  que  le  Père  soit  ce  qu'il  doit  être.  Ce  n'est  pas  un 
refus  de  ma  part,  Monseigneur;  un  refus  suppose  la  pos- 
sibilité d'accorder.  Non,  ce  n'est  pas  moi  qui  refuse  ;  c'est 
moi  le  suppliant,  et  c'est  à  moi  seul  qu'il  appartient  de 
l'être.  Je  me  jette  aux  pieds  de  Votre  Grandeur,  et  la 
supplie,  au  nom  de  cette  Compagnie  qu'elle  aime  encore, 
je  crois  ;  je  La  supplie  de  rendre  le  Père  Jean  à  la  pratique 
de  ses  règles,  à  la  vie  religieuse.  Placé  à  Aix,  il  pourra, 
de  là,  se  rendre  à  Digne  toutes  les  fois  que  le  demandera 
Votre  Grandeur.  » 

En  même  temps  que  le  Père  Renault  adressait  cette  let- 
tre à  l'évêque,  il  répondit  en  ces  termes  à  MM.  les  Vicai- 
res généraux  : 

«  Après  la  promesse  que  m'avait  faite  Monseigneur,  en 
réponse  à  ma  lettre  du  1^'" février,  j'ai  été,  je  ne  puis  vous 
le  dissimuler,  étrangement  surpris  et  péniblement  affecté, 
à  la  lecture  de  la  lettre  que  vous  m'avez  fait  l'honneur 
de  m'écrire,  le  10  juillet.  Il  m'est  impossible  d'accorder 
ce  que  vous  demandez  ;  ma  conscience  me  le  défend. 
Monseigneur  vous  communiquera,  sans  doute,  la  lettre 
que  je  lui  écris.  Me  trompé-je.  Messieurs,  et  serait-ce 
mal  vous  connaître,  j'ose  espérer  que  vous  l'appuierez. 
Vous  ne  verrez  pas  seulement  les  religieuses  de  Digne; 
vous  verrez  aussi  la  Compagnie.  On  m'a  dit  que  vous  ne 
nous  étiez  pas  contraires.  Permettez-moi  de  le  dire  :  cette 
circonstance  va   le  faire  voir.    Je  conserverai  toujours  le 


192  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

souvenir  du  service  que  vous  nous  rendrez,  et  j'aimerai  à 
vous  en  témoigner,  par  des  services  réels,  toute  ma 
reconnaissance.  » 

A  ces  deux  lettres,  le  Père  Renault  enjoignit  une  troi- 
sième pour  les  religieuses  elles-mêmes  : 

«  J'ai  reçu,  écrivait-il,  la  supplique  que  vous  m'avez 
adressée,  le  12  juillet,  à  l'effet  d'obtenir  que  le  Père  Jean 
demeure  à  votre  maison,  continuant  de  faire  indéfiniment 
ce  qu'il  a  fait  jusqu'à  présent.  Il  me  serait  assurément 
très  agréable  de  faire  ce  que  vous  me  demandez  avec  tant 
d'insistance.  Mais  d'abord  le  Père  Jean  appartient  à  un 
Ordre  auquel  le  soin  des  religieuses  est  absolument  inter- 
dit, si  ce  n'est  en  passant,  aux  Quatre-Temps,  par  exem- 
ple ;  ensuite,  le  Père  Jean,  étant  toujours  près  de  vous, 
n'est  jamais  dans  nos  maisons,  et  par  conséquent  la  pra- 
tique de  ses  règles,  des  règles  mêmes  qui  déterminent  la 
pratique  des  vœux,  lui  est  impossible.  Les  gens  du  monde 
peuvent  ignorer  qu'il  est  nécessaire  à  un  religieux  d'être 
habituellement  dans  une  maison  de  son  Ordre,  sous 
peine  de  voir  s'affaiblir  et  se  perdre  l'esprit  de  sa  voca- 
tion ;  mais  des  religieuses  peuvent-elles  l'ignorer  ?  Et  si 
elles  le  savent,  comment  donc  osent-elles  demander 
que  je  fasse  durer  cet  état,  qui  est  un  état  contraire  à  la 
vie  religieuse,  et  croire  que  les  bénédictions  de  Dieu 
pour  elles  y  sont  attachées,  en  sorte  que  si  le  Père  Jean 
s'en  va,  c'en  est  fait  de  leur  pensionnat,  de  leur  maison, 
de  tout?  Je  ne  pense  pas  ainsi,  mes  très  honorées  Sœurs. 
Je  pense  au  contraire  que  Dieu  ne  bénira  les  ministères 
que  nous  exerçons  qu'autant  que  nous  nous  tiendrons 
dans  l'esprit  de  notre  vocation  et  que  nous  observerons 
nos  règles,  en  demeurant  sous  l'obéissance  et  la  direc- 
tion d'un  Supérieur  de  la  Compagnie. 

«  Voulez-vous  me  permettre,  mes  chères  Sœurs,  de 
vous  donner  un  conseil  ?  Je  vous  le  donnerai  avec  tout  l'in- 
térêt que  vous  m'inspirez  en  ce  moment  même,  où  il  m'en 
coûte,  plus  que  vous  ne  pensez,  de  ne  pouvoir  me  ren- 
dre à  vos  désirs?  Demandez  à  Monseigneur,  vous-mêmes 


CHAPITRE    IV  193 

et  de  votre  propre  mouvement,  un  prêtre  pour  remplacer 
le  Père  Jean  ;  le  prêtre  que  vous  donnera  Monseigneur, 
recevez-le  avec  foi,  comme  venant  de  la  main  de  Dieu.  Ce 
prêtre  sera  pour  vous,  n'en  doutez  pas,  l'homme  de  Dieu 
et  le  véritable  Ananie.  Loin  de  vous  l'idée  qu'il  n'aurait 
pas  tout  ce  qu'a  le  Père  Jean  ;  car,  quand  il  serait  vrai 
qu'il  lui  manquât  quelque  chose,  Dieu,  ayant  égard  à 
votre  foi,  à  votre  esprit  de  sacrifice,  saurait  bien  y  sup- 
pléer abondamment  par  sa  grâce.  Le  Père  Jean,  rendu  à 
la  vie  religieuse,  vous  reviendrait  comme  confesseur  ex- 
traordinaire aux  Quatre-Temps.  Alors,  oui,  je  crois  que 
de  grandes  bénédictions  seraient  attachées  à  son  minis- 
tère, parce  qu'il  serait  dans  l'ordre  de  sa  vocation.  Ces 
secours  précieux  les  voulez-vous,  mes  chères  sœurs  ?  Sui- 
vez le  conseil  que  je  vous  donne;  autrement,  et  en  vou- 
lant tout  avoir,  contre  l'esprit  de  l'Institut,  les  règles, 
la  volonté  des  Supérieurs,  je  vous  le  dis,  vous  perdrez 
tout.  » 

II 

Cependant  la  Compagnie  de  Jésus  venait  d'être  établie 
à  Metz.  La  fondation  de  cette  nouvelle  résidence  date  du 
mois  d'octobre  1832.  Il  y  a  entre  la  vie  de  celui  qui  en 
fut  le  principal  instrument  et  celle  d'Ignace  de  Loyola 
des  analogies  dont  il  est  impossible  de  n'être  pas  frappé. 

Né  le  12  juillet  1771,  Nicolas-Marie-Dieudonné  Potot 
appartenait  à  une  famille  de  robe  qui  occupait  à  Metz 
une  situation  des  plus  honorables.  On  le  dirigea  d'abord 
vers  le  barreau,  mais  le  jeune  homme  se  sentait  un  goût 
irrésistible  pour  la  carrière  militaire.  Officier  à  vingt  ans, 
il  était  chef  de  bataillon  après  dix  ans  de  campagnes  aux 
armées  du  Rhin,  lorsqu'il  eut  la  jambe  droite  fracassée 
dans  une  rencontre  sous  les  murs  de  Manheim  où  il  avait 
fait  preuve  d'une  folle  bravoure.  La  blessure  fut  mal  soi- 
gnée, parce  que  tout  d'abord,  l'amputation  jugée  impos- 
sible, le  cas  parut  désespéré.  La  force  du  tempérament 
triompha  à  la  longue;  mais  quand  il  put  se  tenir  debout, 

La  Compagnie  de  Jésus.  13 


194  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

le  brillant  officier  constata  qu'il  avait  une  jambe  plus 
courte  que  l'autre;  il  serait  donc  boiteux  pour  le  reste  de 
sa  vie. 

Plutôt  que  de  subir  une  telle  disgrâce  il  se  soumit  à 
un  traitement  qui  rappelle  la  torture  du  chevalet.  Le  mem- 
bre violemment  étiré  à  plusieurs  reprises  pendant  des 
heures,  au  prix  d'atroces  souffrances,  finit  par  se  redres- 
ser, mais  demeura  longtemps  très  faible,  au  point  d'obliger 
le  malade  à  se  servir  de  béquilles. 

Potot  avait  reçu  une  éducation  chrétienne,  mais  de 
bonne  heure  s'était  laissé  envahir  par  le  scepticisme  phi- 
losophique; avec  le  temps  il  était  même  devenu  foncière- 
ment impie.  Pendant  les  sept  mois  qu'il  passa  à  l'hôpital 
de  Worms  il  avait,  lui  aussi,  comme  le  blessé  de  Pampe- 
lune,  demandé  des  livres  pour  se  distraire;  mais  au  lieu 
de  la  «  Vie  des  Saints  »,  ce  fut  Marmontel,  Raynal  et  sur- 
tout Voltaire  qu'on  lui  donna  à  lire.  Ces  lectures  étaient 
d'ailleurs  celles  qu'il  préférait.  11  voulait,  disait-il  plus 
lard,  employer  le  peu  de  forces  qui  lui  restaient  «  à  faire 
un  cours  d'impiété»,  sur  son  lit  de  douleur.  Chose  remar- 
quable, cette  pâture  empoisonnée  provoqua  dans  l'âme 
de  Potot,  restée  droite  malgré  tout,  une  réaction  salutaire. 
«  Voltaire,  disait-il  encore  dans  la  suite,  a  peut-être  com- 
mencé mon  retour  à  Dieu.  En  lisant  ses  diatribes  contre 
la  religion  et  ses  odieux  blasphèmes,  je  me  suis  dit  qu'un 
homme  qui  soutient  sa  cause  par  de  telles  armes  et  attaque 
son  ennemi  par  l'injure  ne  peut  être  qu'un  homme  de 
mauvaise  foi.  » 

Ce  retour  à  Dieu  ne  devait  plus  tarder  beaucoup.  Le 
13  octobre  1800,  un  peu  plus  d'un  an  depuis  l'accident  qui 
avait  brisé  sa  carrière,  après  s'être  vu  plusieurs  fois  au 
seuil  de  la  mort  sans  vouloir  revenir  de  son  impénitence, 
Nicolas  Potot  s'avouait  vaincu  par  la  miséricorde  de  Dieu 
et  reprenait  la  pratique  religieuse.  Il  n'était  pas  homme  à 
faire  les  choses  à  demi.  Rentré  dans  la  vie  civile,  il  s'af- 
firma dès  le  premier  jour  chrétien  tout  d'une  pièce  et  igno- 
rant du  respect  humain.  Toutes  les  œuvres  de  piété  et  de 


CHAPITRE    IV  195 

charité  de  la  ville  de  Metz  trouvaient  dans  le  commandant 
Potot  un  zélateur  toujours  prêt  à  payer  de  sa  personne  et 
de  sa  bourse.  Après  la  dispersion  des  Pères  de  la  Foi  en 
1807,  le  Père  Robert  Debrosse  ayant  été  nommé  aumônier 
de  l'hôpital  Saint-Nicolas  de  Metz,  des  relations  d'inti- 
mité s'établirent  entre  le  religieux  et  l'ancien  officier;  ces 
deux  âmes  éprises  de  perfection  étaient  faites  pour  s'en- 
tendre. Ensemble  ils  fondèrent  l'œuvre  des  Bons  livres^ 
qui  devint  rapidement  prospère  et  de  Metz  passa  à  Bor- 
deaux et  dans  beaucoup  d'autres  villes*. 

Le  Père  Debrosse  fit  part  à  son  ami  de  l'espoir  qui  était 
la  raison  d'être  delà  Société  des  Pères  delà  Foi,  la  recon- 
stitution de  la  Compagnie  de  Jésus;  mieux  encore  il 
l'amena  à  faire  les  Exercices  spirituels  de  saint  Ignace.  Le 
commandant  Potot  sortit  de  cette  retraite  de  dix  jours  avec 
la  flamme  de  l'apostolat  et  du  sacrifice  de  soi-même  dans 
le  cœur.  Dès  lors  son  parti  était  pris;  il  appartenait  à 
Dieu  et  aux  âmes;  seules  ses  infirmités  l'obligèrent  d'en 
ajourner  à  plus  tard  l'exécution.  Enfin  au  mois  de  sep- 
tembre 1818,  âgé  de  47  ans,  après  avoir  suivi  pendant  un 
an  et  demi  les  cours  de  Théologie  du  séminaire,  il  reçut 
l'ordination  sacerdotale.  Chargé  d'abord  delà  direction  de 
plusieurs  communautés  religieuses,  l'abbé  Potot,  nommé 
chanoine,  devenait  en  1825  Supérieur  des  Missions  diocé- 
saines, que  le   nouvel  évêque    de  Metz,   Mgr  Besson,   à 

1.  Voici  en  quels  termes  le  commandant  Potot,  devenu  l'abbé  Potot, 
s'exprimait  sur  les  débuts  de  l'œuvre,  dans  un  Compte  rendu  présenté 
kV Association  de  persévérance,  le  lo  janvier  1829  : 

«  La  ville  de  Metz,  plus  heureuse  sous  ce  rapport  que  beaucoup 
d'autres,  possède  depuis  longtemps  un  précieux  dépôt  de  bons  livres 
qui  se  prêtent  gratuitement.  Mais  ce  que  presque  tout  le  monde  ignore, 
c'est  que  ce  fut  dans  l'humble  réduit  du  chapelain  d'un  de  nos  hospices 
que  le  vertueux  abbé  Debrosse  prit,  vers  i8ii,  l'initiative  de  cette  bonne 
œuvre  que  bientôt  le  zèle  de  Mgr  l'archevêque  de  Bordeaux  (it  exécuter 
en  grand  dans  son  diocèse.  Peut  être  fut-ce  le  modeste  prélude  de  ces 
grandes  entreprises  ou  sociétés  formées  depuis  à  Grenoble,  à  Paris,  à 
Bruxelles  et  ailleurs,  pour  la  propagation  des  bons  livres.  C'est  à  la 
ville  de  Metz  qu'on  devra  attribuer  l'honneur  d'avoir  donné  naissance 
à  cette  œuvre,  qui  deviendra  une  œuvre  nationale,  et  bientôt  celle  de 
tous  les  pays.  » 


196  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

peine  installé  sur  son  siège,  avait  fondée  l'année  précé- 
dente. C'était  une  œuvre  à  organiser  et  à  diriger  dans  ses 
débuts.  L'abbé  Potot  s'y  dépensa  sans  compter.  Mais,  en 
dépit  d'une  ferveur  qui  outrepassait  souvent  les  limites 
de  la  prudence,  le  saint  prêtre  n'avait  pas  l'âme  en  paix. 
Il  avait  accepté  cette  dernière  charge  par  pure  obéissance 
et  sans  même  avoir  été  consulté.  Du  reste,  s'il  était  entré 
dans  le  clergé  séculier,  c'est  qu'on  lui  avait  persuadé  que 
les  besoins  immédiats  du  diocèse  lui  imposaient  le  sacrifice 
de  ses  préférences.  Son  attrait  l'appelait  ailleurs.  Char- 
treux ou  Jésuite,  il  n'avait  jamais  hésité  qu'entre  ces  deux 
partis. 

Dès  le  rétablissement  de  l'Ordre  de  saint  Ignace,  il 
s'était  promis  de  ne  rien  épargner  pour  l'attirer  à  Metz. 
En  1819,  une  première  négociation  fut  entreprise  à  cet 
effet;  l'abbé  Potot,  d'accord  avec  l'évêque,  Mgr  Besson, 
avait  fait  prier  publiquement  à  la  cathédrale  pour  en  obte- 
nir la  réussite.  Les  Jésuites  n'étaient  pas  alors  en  mesure 
d'accepter  cette  fondation.  On  revint  à  la  charge  par  trois 
fois  entre  1825  et  1830  sans  plus  de  succès.  Entre  temps,  le 
Père  Guyon  avait  prêché  à  la  cathédrale  de  Metz  le  Carême 
de  1827;  il  y  avait  ajouté  une  retraite  pour  la  garnison;  sa 
parole  ardente  avait  comme  à  l'ordinaire  produit  un  ébran- 
lement général  et  les  instances  s'étaient  faites  plus  vives 
auprès  du  Provincial  des  Jésuites,  qui  s'excusait  toujours, 
non  sans  laisser  un  peu  d'amertume  au  cœur  du  vénérable 
évéque.  Enfin  la  révolution  de  Juillet,  ayant  dispersé  le 
petit  groupe  des  missionnaires  diocésains,  rendit  du  même 
coup  sa  liberté  à  l'abbé  Potot;  peu  après  un  deuil  de 
famille  tranchait  le  dernier  lien  qui  l'attachait  encore  au 
monde.  Il  n'avait  jamais  cessé  d'entretenir  des  relations 
avec  les  Jésuites  et  surtout  avec  son  cher  Père  Debrosse. 
Le  25  janvier  1832,  il  lui  écrit  : 

«  Ma  sœur  vient  de  mourir;  moi-même  je  m'en  vais  et 
le  temps  de  ma  délivrance  est  proche.  Le  choléra  arrive, 
et  les  fonds  sont  là  qui  me  pèsent  furieusement.  Que  faire  ? 
Je  n'ai  nullement  changé  de  façon  de  penser  au  sujet  de 


CHAPITRE    IV  197 

la  Compagnie,  et  je  chanterais  de  bien  bon  cœur  le  Nunc 
dimittis,  si  je  pouvais  l'attirer  ici.  Monseigneur,  quoi- 
que mécontent  des  refus  qu'il  a  essuyés,  ne  tiendrait  pas 
contre  l'arrivée  de  quelques  ouvriers;  ce  serait  le  moyen 
de  faire  la  paix.  La  maison  de  la  Mission  est  toujours  là; 
j'y  suis  resté  seul  pour  vous  la  garder.  Si  on  la  trouvait 
trop  en  vue  dans  les  circonstances,  j'ai  la  maison  pater- 
nelle qui  est  vacante,  toute  meublée  et  où  il  n'y  aurait  rien 
à  faire  qu'à  se  mettre  à  table...    » 

Cette  fois  les  désirs  du  généreux  chanoine  allaient  être 
comblés  au  delà  même  de  ses  espérances.  Sa  proposition 
futtransmise  au  Père  Druilhet  encore  Provincial  à  ce  mo- 
ment, lequel  répondit  en  annonçant  sa  très  prochaine 
visite  à  Metz.  Il  s'y  trouva  en  eftet,  le  9  avril.  Tout  fut 
réglé  pour  l'ouverture  de  la  résidence;  Mgr  Besson  dé- 
clara que  c'était  là  pour  lui  le  sujet  d'une  grande  consola- 
tion, qu'il  y  voyait  une  miséricorde  de  la  Providence  pour 
la  ville  et  le  diocèse  de  Metz;  il  regrettait  seulement  de 
n'être  pas  en  mesure  de  subvenir  aux  frais  de  l'établisse- 
ment et  de  l'entretien  des  précieux  auxiliaires  qu'elle  lui 
envoyait.  Sur  quoi  l'abbé  Potot  s'empressa  de  le  tranquil- 
liser; lui-même  prenait  tout  à  sa  charge. 

Il  avait  été  convenu  que  les  Pères  s'installeraient  dans 
sa  maison.  En  attendant  leur  arrivée,  il  se  mit  donc  en 
mesure  de  l'aménager  conformément  à  sa  nouvelle  desti- 
nation. Le  Père  Provincial  consulté  par  lui  à  ce  propos, 
répond  en  entrant  dans  quelques  détails  qui  ne  sont  peut- 
être  pas  sans  intérêt  : 

«  ...  Vous  pouvez  laisser  quelques  fauteuils  au  salon 
pour  les  personnes  en  dignité,  l'évêque,  les  grands  vicai- 
res, etc..  Quant  aux  chambres  des  religieux,  leur  ameu- 
blement est  simple;  une  couchette,  paillasse,  matelas, 
traversin  et  rideaux,  une  cuvette  et  un  pot  à  eau,  un  balai 
de  crin,  une  table,  en  forme  de  bureau  si  l'on  veut,  deux 
ou  trois  chaises,  quelques  rayons  pour  mettre  des  livres, 
un  prie-Dieu  simple  :  voilà  tout  l'ameublement  d'un 
Jésuite  qui  jouit  des  honneurs  de  l'hospitalité;  car  ils  ne 


198  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

ils  ne  sont  pas  partout  traités  d'une  manière  aussi  magni- 
fique; mais  enfin  on  peut  aller  jusque-là.  Je  désire  aussi 
qu'on  supprime  pour  eux  l'argenterie  et  le  linge  de  table 
damassé.  Je  dis  «  pour  eux  »  ;  car,  s'il  se  trouve  à  table  des 
étrangers,  ce  qui  peut  arriver  quelquefois,  on  peut  pour 
leur  service  user  de  l'une  et  de  l'autre.  » 

Les  deux  premiers  Jésuites  envoyés  à  Metz  furent  le 
Père  Jean-François  Barthès  et  le  Père  François  Morin; 
la  résidence  fut  ouverte  officiellement  au  mois  de  jan- 
vier 1833,  avec  le  Père  Barthès  pour  Supérieur.  Mais  entre 
temps  le  vénérable  chanoine,  non  content  d'offrir  à  la 
famille  de  saint  Ignace  le  vivre  et  le  couvert,  avait  fait  part 
au  Père  Provincial  de  son  désir,  depuis  si  longtemps 
caressé,  d'y  être  admis  pour  son  compte.  Ayant  dépassé 
la  soixantaine,  il  ne  comptait  guère  le  voir  exaucé.  De  fait 
la  règle  ne  permet  pas  de  recevoir  des  novices  au-dessus 
de  cinquante  ans.  Mais  le  cas  était  assez  exceptionnel 
pour  autoriser  une  dispense.  Le  chanoine  Potot  sexagé- 
naire commença  donc  son  noviciat,  le  18  janvier  1833, 
dans  sa  propre  maison,  sous  la  direction  du  Père  Barthès. 
Puis,  au  mois  d'octobre  suivant,  il  reçut  ordre  d'aller  le 
continuer  à  Estavayer  avec  les  Pères  du  Troisième  An.  Il 
s'y  trouva  en  compagnie  de  plusieurs  religieux  dont  lé 
nom  reviendra  dans  cette  Histoire  et  qui  comptent  parmi 
ceux  que  la  jeune  province  de  France  s'honore  d'avoir  for- 
més :  Raymond  Estève,  Xavier  de  Ravignan,  Ferdinand 
Brumauld,  Louis  Garnier,  Pierre  Cotain,  Arthur  Martin, 
Pierre  Chaignon,  etc.  Ils  avaient  pour  «  instructeur  »  le 
vénéré  Père  Godinot.  Le  Père  Potot  apprit  de  ce  maître 
expérimenté  à  corriger  une  certaine  âpreté  de  vertu  et 
une  sévérité  de  principes  assez  fréquentes  chez  ceux  que 
la  grâce  a  ramenés  de  loin,  et  qui  jusqu'alors  avaient  para- 
lysé son  action  auprès  des  âmes,  en  même  temps  qu'elle 
le  maintenait  lui-même  dans  une  disposition  habituelle 
d'anxiété  douloureuse. 

De  retour  à  Metz  à  l'automne  de  1834,  le  Père  Potot 
fut  dès  lors  parmi  les  membres  de  la  résidence.  Le  Père 


CHAPITRE    IV  199 

Provincial  lui  ayant  exprimé  le  désir  qu'il  prêchât  le 
carême  suivant,  il  songea  d'abord  à  s'excuser  sur  son 
manque  de  préparation.  «  Cependant,  ajoutait-il,  nos  bons 
Pères  sont  tellement  excédés  et  dans  une  telle  impossi- 
bilité de  suffire  à  tout  ce  que  leur  zèle  voudrait  pouvoir 
accorder,  que  je  suis  résolu  à  ne  rien  refuser,  en  vertu 
de  cette  persuasion  dans  laquelle  je  vis,  que  tout  est  pos- 
sible à  celui  qui  obéit.  »  La  petite  résidence  de  Metz  était 
donc  dès  lors  en  pleine  activité  ;  en  cette  année  1833  elle 
comptait  déjà  cinq  Pères;  l'année  suivante  ils  étaient 
sept,  aidés  de  deux  Frères  coadjuteurs,  et  l'on  commen- 
çait à  se  trouver  à  l'étroit  dans  la  maison  du  Père  Potot. 
Pour  lui,  convaincu  dans  son  humilité  qu'il  avait  à  répa- 
rer beaucoup  de  temps  perdu,  il  entendait  bien  ne  pas  se 
ménager;  sans  égard  à  ses  infirmités  et  au  dépérissement 
de  ses  forces,  il  se  laissait  envahir  par  un  ministère  que 
sa  réputation  de  sainteté  et  sa  situation  personnelle  ren- 
daient de  jour  en  jour  plus  chargé.  Les  soldats  à  leur  tour 
subirent  l'attraction  de  l'ancien  commandant  et  il  se  vit 
obligé  d'organiser  pour  eux  une  réunion  pieuse  qui  se 
tenait  dans  la  chapelle  de  la  résidence  deux  fois  par  se- 
maine et  qu'il  dirigea  jusqu'à  son  dernier  jour. 

Au  commencement  de  1837,  le  Père  Potot,  atteint  par  le 
froid  de  l'hiver,  contracta  un  mal  qui  parut  d'abord 
sans  gravité  ;  mais  son  tempérament,  usé  moins  par  l'âge 
que  par  ses  austérités  d'autrefois,  ne  put  réagir.  Il  s'étei- 
gnit doucement  le  2  mai.  11  avait  soixante-cinq  ans  et 
quelques  mois.  Sa  conversion  avait  reproduit  trait  pour 
trait  celle  d'Ignace  de  Loyola  ;  par  une  dernière  ressem- 
blance, il  mourait  au  même  âge  que  le  saint  fondateur.  Sa 
mort  fut  un  deuil  public  pour  la  ville  de  Metz  où  sa  mé- 
moire est  restée  en  vénération'. 


I.  La  tombe  du  P.  Potot  n'avait  pas  cessé  après  plus  de  soixante  ans 
d'être  un  but  de  pieux  pèlerinage.  «  On  y  voit  allumés  un  grand  nombre 
de  cierges  apportés  par  ceux  qui  invoquent  son  intercession.  M.  Paixbans, 
son  neveu,  a  fait  élever  un  monument  où  le  Père  est  représenté  agenouillé 
sur  son  genou  gaucbe;  la  jambe  droite,  qu'il  ne  pouvait  plier  à  cause 


200  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Quant  à  la  Compagnie  de  Jésus,  le  souvenir  du  Père 
Potot  lui  est  cher  à  plus  d'un  titre.  Outre  qu'elle  lui  doit 
son  rétablissement  dans  la  capitale  de  la  Lorraine,  elle 
voit  en  lui  comme  l'aîné  d'une  branche  de  la  famille  pour 
laquelle  elle  aurait  peut-être  quelque  préférence.  L'Ordre 
de  saint  Ignace,  institué  pour  la  défense  de  l'Église  et  les 
conquêtes  de  l'apostolat,  par  un  chevalier  à  l'âme  héroï- 
que, a  pris  de  ses  origines  une  allure  militaire  qui  exerce 
son  attrait  sur  ceux  qui,  ayant  porté  l'épée  ou  destinés  à 
la  porter  pour  le  service  de  leur  pays,  se  sentent  appelés 
à  ne  plus  servir  que  Dieu.  Aussi  la  nouvelle  Compagnie 
de  Jésus  en  France  au  cours  du  dix-neuvième  siècle  a  reçu 
en  grand  nombre  des  officiers  de  terre  et  de  mer.  Entête 
de  ce  contingent  marche  le  chef  de  bataillon  aux  armées 
delà  République,  Nicolas  Potot  \ 

Nous  avons  raconté  comment  la  Mission  française  du 
Portugal  avait  été  expulsée  dans  l'été  de  1834  ;  en  même 
temps  le  collège  français  du  Passage  était  à  son  tour  bru- 
talement fermé  par  le  gouvernement  libéral  espagnol  ; 
les  élèves  étaient  ou  rendus  à  leurs  familles  ou  renvoyés 
en  France  avec  leurs  maîtres.  On  a  vu  plus  haut  que  la 
Providence  ménagea  une  compensation  en  Belgique  ;  la 
négociation  fut  longue  et  difficile  ;  le  Provincial  de  France 
la  termina  à  force  de  persévérance  et  de  délicatesse  ;  à 
la  rentrée  de  1835  Brugelette  remplaçait  avantageusement 
le  pauvre  petit  collège  de  la  côte  basque  dont  la  courte 
existence  avait  été  traversée  de  tant  d'épreuves.  L'année 


de  ses  blessures,  reste  étendue.  Il  tient  à  la  main  un  crucifix  qu'il  adore. 
Sa  tête,  sculptée  par  un  artiste  messin  sur  un  dessin  du  professeur  Thiel, 
passe  pour  être  ressemblante.  On  cite  plusieurs  guérisons  obtenues  par 
son  intercession.  »  (Vianson-Ponté.  Les  Jésuites  à  Metz.  P.  97.  Stras- 
bourg, 1897.) 

I.  Dix  ans  après  la  mort  du  saint  religieux  a  été  publiée  la  Vie  du 
B.  P.  Potot  de  la  Compagnie  de  Jésus,  ancien  avocat  au  Parlement, 
ancien  chef  de  bataillon,  ancien  chanoine  de  Metz,  par  un  Père  de  la 
même  Compagnie.  A.  M.  D.  G.  Paris  et  Lyon,  Poussielgue-Russand,  1847. 
Le  biographe  anonyme  est  le  P.  Le  Lasseur. 


CHAPITRE    IV  201 

conclure  une  affaire  intéressante  pour  la  Province  qu'il 
gouvernait. 

En  acceptant  de  desservir  le  pèlerinage  de  Lalouvesc 
on  avait  cru  tout  d'abord  qu'il  n'y  avait  guère  d'utilité 
à  rester  pendant  la  mauvaise  saison  sur  cette  montagne 
où  le  froid  serait  très  rigoureux  et  les  besoins  du  minis- 
tère très  réduits.  Les  missionnaires,  qui  d'ailleurs  n'étaient 
point  chez  eux  à  Lalouvesc,  comptaient  donc  descendre 
pour  l'hiver  à  Annonay,  d'où  ils  auraient  toute  facilité 
pour  se  rendre  partout  où  ils  seraient  appelés.  Déjà  on 
préparait  un  logement  pour  les  recevoir  quand  le  Père 
Provincial  y  fit  sa  première  visite.  Rigide  observateur  de 
l'Institut,  le  Père  Renault  jugea  que  cette  double  rési- 
dence d'été  et  d'hiver  s'accordait  mal  avec  les  exigences 
de  la  discipline  et  les  règles  de  la  pauvreté  religieuse.  Il 
décida  que  ceux  des  missionnaires  qui  ne  pourraient  sup- 
porter les  rigueurs  du  climat  de  Lalouvesc  seraient  en- 
voyés ailleurs;  en  attendant,  la  maison  d'Annonay  devait 
être  vendue  :  elle  le  fut  en  effet  quelques  mois  plus  tard. 

Sur  ces  entrefaites  venait  d'être  restauré  un  antique 
pèlerinage  de  la  Sainte  Vierge,  en  grande  vénération 
dans  toute  cette  partie  du  Yelay.  Les  eaux  qui  descendent 
de  Lalouvesc  sur  le  versant  oriental  forment  en  se  réu- 
nissant au  pied  de  la  montagne  une  jolie  rivière  qui  se 
glisse  à  travers  une  gorge  sinueuse,  pour  aller  s'épanouir 
dans  la  vallée  du  Rhône.  Un  de  ces  méandres  entoure 
presque  complètement  à  sa  base  un  rocher  haut  de  qua- 
tre-vingts mètres  qui  porte  les  restes  d'un  château-fort 
avec  une  chapelle  et  une  tour  sur  laquelle  se  dresse  aujour- 
d'hui une  madone  monumentale.  C'est  le  sanctuaire  de 
Notre-Dame  d'Ay,  célèbre  par  sa  Vierge  noire  rapportée 
d'Orient  et  mentionnné  dès  le  douzième  siècle  dans  des 
chartes  impériales.  Il  était  presque  tombé  en  ruines  quand 
une  pieuse  châtelaine  du  voisinage  entreprit  de  le  recons- 
truire, en  exécution  d'une  promesse  faite  par  son  mari 
pendant  la  tourmente  révolutionnaire.  Pour  compléter  son 
suivante,  le  Père    Renault   eut  encore  la   satisfaction  de 


202  L\    COMPAGNIE    DE    JESUS 

œuvre,  Mme  de  Larochetle  faisait  donation  à  la  Compagnie 
de  Jésus  de  la  chapelle  et  des  bâtiments  d'alentour,  à  la 
condition  d'y  assurer  le  service  divin.  Le  1*"^  juillet  1836, 
au  château  du  Plantier,  le  Père  Renault  signait  la  con- 
vention au  nom  des  Jésuites  de  la  Province  de  France, 
en  présence  de  Mgr  Bonnel,  évéque  de  Viviers,  de  la 
donatrice  et  de  plusieurs  membres  de  sa  famille.  Char- 
mante et  pieuse  solitude  dans  un  site  idéal,  sous  un  climat 
très  doux,  en  vue  du  glorieux  tombeau  de  saint  François 
Régis,  la  maison  de  Notre-Dame-d'Ay,  tantôt  autonome, 
tantôt  réunie  à  la  résidence  de  Lalouvesc,  entre  désor- 
mais dans  l'histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus  en  France 
au  dix-neuvième  siècle. 


III 


Cette  année  1836  est  de  celles  que  nous  pouvons  appe- 
ler privilégiées;  nous  verrons  tout  à  l'heure  qu'elle  mar- 
que une  date  de  première  importance  dans  l'Histoire  que 
nous  écrivons.  A  l'horizon  règne  une  sérénité  relative  ; 
les  maisons  ont  été  reconstituées;  la  plupart  de  ceux  que 
la  tempête  avait  jetés  hors  des  frontières  ont  été  rapatriés; 
les  membres  de  la  Province  naguère  épars  se  sont  re- 
joints et  elle  recommence  à  faire  figure  de  corps  organisé. 
Ce  n'est  pas  que  les  sujets  d'inquiétude  aient  manqué 
pendant  ce  travail  de  réorganisation  ;  il  fallait  à  ceux  qui 
l'avaient  entrepris  une  certaine  dose  de  hardiesse  renfor- 
cée de  confiance  en  Dieu.  Sans  doute  ils  ne  rencontraient 
pas  une  hostilité  ouverte  de  la  part  du  Gouvernement;  il 
avait  assez  à  faire  de  défendre  le  régime  contre  les  partis 
révolutionnaires  qui  l'attaquaient  au  grand  jour  ou  con- 
spiraient dans  l'ombre.  Mais  les  Jésuites  n'en  restaient  pas 
moins  aux  yeux  du  pouvoir  une  association  illégale  et 
dangereuse;  à  ses  yeux  c'était  atteindre  l'extrême  limite 
de  la  bienveillance  que  de  la  tolérer.  On  peut  juger  des 
idées  qui  avaient  cours  sur  les  Jésuites  dans  les  régions 


CHAPITHE    IV  203 

ministérielles  et  parlementaires  par  l'incident  de  Cham- 
bre que  voici.  C'était  dans  la  séance  du  samedi  25  jan- 
vier 1834;  MM.  Garnier-Pagès  et  Odilon  Barrot  ont  inter- 
pellé le  gouvernement  pour  avoir  expulsé  des  étrangers 
sans  motif  légal.  Le  ministre  de  l'Intérieur,  M.  d'Argout 
répond  : 

«  M. Garnier-Pagès  s'est  plaint  de  la  manière  dont  on  s'était 
conduit  à  l'égard  d'un  sieur  Wolfrun  que  j'ai  fait  sortir 
de  Paris...  Eh  bien!  Messieurs,  savez-vous  ce  que  c'était 
que  ce  Wolfrun?  Un  agent  des  Jésuites  de  l'Allemagne... 
Oui,  Messieurs,  et  en  voici  la  preuve  écrite.  La  pièce  porte 
en  tète  le  monogramme  de  Jésus,  puis  elle  porte  ce  qui 
suit  : 

J.  H.  S. 

Le  membre  affilié  Wolfrun,  à  Ellevanger,  devra  comparaître  le 
1 1  novembre  dans  le  premier  confessionnal  près  de  l'autel  de  la  Concep- 
tion de  Marie  dans  l'église  Saint-Pierre  à  Munich.  Le  moment  de  la 
comparution  est  flxé  à  6  heures  du  matin.  Le  mot  d'ordre  est  Ignace 
de  Loyola  et  Capet.  Après  avoir  reçu  son  passeport  et  de  l'argent  pour 
voyager,  Wolfrun  se  rendra,  sous  le  nom  de  Gianbaltista  Castelmonte, 
par  Innsbriick,  Bolseno,  Vérone,  Milan,  Turin,  dans  cette  ville  et  s'y 
logera  dans  la  première  auberge  près  de  la  porte  de  Turin,  à  gauche. 

Grenoble,  i"  Octobre  i83o,  P.  Anselmo  Cassera,  S.  J. 

«  Eh  bien  !  Messieurs,  voilà  l'honnête  industrie  que  nous 
nous  sommes  permis  de  troubler. 

«  M.  le  président  (Dupin).  Vous  avez  demandé  à  connaî- 
tre des  faits  :  en  voilà  '.  » 

Nous  devons  à  la  vérité  de  reconnaître  que  le  compte- 
rendu  du  Moniteur  signale  à  deux  reprises  une  Hilarité 
prolongée.  Mais  que  le  ministre  de  la  Justice  ait  pu  appor- 
ter ce  conte  fantastique  comme  un  argument  sérieux  à  la 
tribune  d'une  assemblée   de  législateurs,  c'était  un  fait 

I.  Le  Moniteur  Au  Dimanche,  26  janvier  i834,  p.  161,  col.  i.  «  Wol- 
frun écrit  dans  le  Courrier  belge:  C'est  un  conte  bleu.  Il  est  protestant; 
il  veut  poursuivre  le  ministre  en  diffamation.  »  {L'Ami  de  la  Religion. 
Tome  LXXIX,  p.  22.) 


204  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

assurément  très  sérieux  pour  les  Jésuites  ;  car  il  leur  indi- 
quait ce  qu'ils  avaient  à  attendre  de  ceux  dont  leur  sort 
dépendait. 

A  quelques  semaines  d'intervalle,  M.  Thiers,  collègue 
de  M.  d'Argout  dans  le  ministère  de  Broglie,  faisait  enten- 
dre contre  les  Jésuites,  à  la  même  tribune,  des  paroles 
moins  funambulesques  mais  plus  perfides  et  plus  mal- 
faisantes. On  discutait  cette  loi  sur  les  associations  qui 
renforçait  les  dispositions  déjà  si  sévères  de  l'article  291 
du  Code  pénal,  loi  de  circonstance  réclamée  par  le  Gou- 
vernement pour  réprimer  les  menées  anarchistes,  et  qui 
par  la  suite,  «  devenue  lettre  morte  à  l'égard  des  associa- 
tions révolutionnaires  contre  lesquelles  elle  avait  été 
faite,  a  été  mise  en  œuvre  contre  les  associations  religieuses 
que  le  législateur  de  1834  avait  affirmé  ne  pas  vouloir 
atteindre  »'.  Pour  M.  Thiers  les  Jésuites  étaient  de  ceux 
contre  lesquels  le  Gouvernement  avait  besoin  d'être  armé. 
Invoquant  l'expérience  d'un  passé  peu  lointain  :  «  Vous  vous 
souvenez  tous,  disait-il,  qu'une  société  célèbre,  celle  des 
Jésuites,  qui  était  profondément  antipathique  à  la  France, 
et  non  pas  seulement  à  ce  qu'on  appelle  les  philosophes, 
mais  au  clergé  lui-même,  au  bon  clergé,  à  celui  qui  ne  veut 
pas  faire  delà  religion  unmoyendepuissance  politique,  qui 
avait  été  autrefois  attaquée  par  la  magistrature,  qui  avait 
été  foudroyée  par  ses  arrêts,  que  cette  société  rentra  à  une 
époque  où  rentraient  tant  de  mauvaises  choses.  Un  cri 
unanime  s'éleva  dans  toute  la  France  contre  cette  société; 
on  l'attaqua  comme  essentiellement  politique,  et  on  lui 
dit  :  Le  Gouvernement  ne  peut  pas  souffrir  à  côté  du 
Gouvernement  établi  un  gouvernement  occulte  qui  a  sa 
milice,  qui  a  un  autre  chef  que  le  chef  de  l'Etat,  qui  a 
un  autre  but  que  le  but  avoué  dans  les  institutions  du 
pays  ;  le  Gouvernement  ne  peut  pas  souffrir  un  autre 
gouvernement  à  côté  de  lui'*.  » 

1.  Thureau-Dangin.  Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet.  Tome  II,  p.  23^. 
i888. 
a.  Le  Moniteur  du  19  mars  i834,  p.  612.  col.  i.  L'Ami  de  la  Religion 


CHAPITRE    IV  205 

Il  eût  été  facile  de  répondre  à  M.  Thiers  qu'il  avait 
tort  de  prendre  les  criailleries  des  journalistes  et  des  pam- 
phlélaires  de  la  Restauration  pour  «  le  cri  unanime  de 
toute  la  France  »,  que  le  clergé  n'était  pas  si  opposé  aux 
Jésuites,  puisque  les  évêques  les  appelaient  dans  leurs 
diocèses  et  les  curés  dans  leurs  paroisses,  que  ce  «  gou- 
vernement occulte  »,  cette  «  milice  »,  ces  «  impôts  » 
n'étaient  qu'une  fantasmagorie  éclose  dans  des  cerveaux 
malades.  Mais  il  n'y  eut  personne  dans  cette  Chambre 
de  1834  pour  oser  défendre  les  Jésuites  contre  les  affir- 
mations audacieuses  du  ministre. 

L'année  d'après,  le  Père  Renault  eut  une  petite  aven- 
ture, plutôt  plaisante,  mais  qui  amena  encore  de  nouvelles 
appréhensions.  Gomme  il  revenait  de  Suisse,  dans  le  cou- 
rant de  mai  1835,  son  bagage  de  voyageur  fut  visité  à  la 
frontière  avec  une  attention  inusitée.  Nul  doute  que  le 
passage  du  Provincial  des  Jésuites  n'eût  été  signalé  par 
la  police.  Ses  papiers,  qui  n'étaient  pas  articles  soumis 
aux  droits  de  douane,  furent  saisis  et  examinés.  On  re- 
tint, entre  autres,  certaine  formule  en  plusieurs  exem- 
plaires autographiés  dont  le  titre  parut  suspect  :  Informa- 
tio  ad  gubernandum.  On  crut  sans  doute  avoir  mis  la 
main  sur  quelque  secret  d'État  des  Jésuites.  La  pièce  fut 
expédiée  au  ministère,  et  peut-être  arriva-t-elle  jusque 
sous  les  yeux  du  ministre.  Le  questionnaire  relatif  aux 
personnes  proposées  pour  le  gouvernement  dut  lui 
sembler  assez  étrange  :  Est-il  maître  de  ses  passions?  Est- 
il  humble,  modeste,  uni  avec  Dieu,  etc.?  h' Informatio 
ad  gubernandum  fut  jugée  inoffensive  et  renvoyée  sans 
autre  explication  au  Provincial  de  France. 

répliquait  à  cette  diatribe  :  «  Ces  grandes  phrases  ont  pu  produire  de 
l'efTet  à  la  tribune,  mais  elles  renferment  bien  des  contre-vérités.  Non, 
la  Société  des  Jésuites  n'était  pas  antipathique  au  clergé,  puisque  les 
évêques  appelaient  les  Jésuites  dans  leurs  diocèses  et  les  curés  dans 
leurs  paroisses,  puisqu'on  leurconliait  des  Missions  et  des  écoles.  Non, 
Une  s'éleva  point  contre  les  Jésuites  un  cri  unanime  de  toute  la  France, 
puisque  tant  de  villes  leur  demandaient  des  établissements  et  que  tant 
de  familles  leur  confiaient  leurs  enfants...  »  T.  LXXIX,  p.  356. 


206  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Cependant  le  Père  Renault  se  rendait  parfaitement 
compte  que  la  situation  de  la  Compagnie  en  France  était 
bien  mal  assurée.  Sauf  la  résidence  de  Dôle,  on  avait 
laissé  ses  maisons  se  reconstituer  sans  y  mettre  obstacle  ; 
mais  leur  existence  ne  jouissait  d'aucune  garantie  invio- 
lable; elle  était  en  définitive  à  la  merci  du  pouvoir,  et  les 
dispositions  des  gouvernants  à  leur  égard  étaient  pour  le 
moins  douteuses.  Le  Père  Renault  résolut  de  s'en  éclaircir, 
et  il  jugea  que  le  plus  sûr  était  d'aller  franchement  inter- 
roger le  ministre  de  l'Intérieur.  Ce  ministre  n'était  autre 
que  ce  même  M.  Thiers,  que  ses  déclarations  de  l'année 
précédente  ne  désignaient  pas  comme  un  ami  des  Jésuites. 
Le  Père  Renault  lui  fit  demander  une  audience  qui  fut 
accordée  immédiatement.  C'était  à  l'époque  des  vacances, 
au  mois  d'août  1835.  On  a  par  la  suite  épilogue  sur  le  fait 
de  cette  entrevue  entre  le  ministre  et  le  Provincial  des 
Jésuites.  En  1862,  M.  Thiers  fut  interviewé  à  ce  sujet,  et 
ses  souvenirs  parfaitement  nets  confirmèrent  ce  que  l'on 
savait  déjà  parle  récit  que  le  Père  Renault  avait  fait  dans 
une  lettre  dû  20  août,  au  R.  P.  Roothaan.  Le  voici  textuel- 
lement : 

«  De  retour  à  Paris  (j'y  étais  lors  de  l'attentat  du28juil- 
let)  1,  j'ai  cru,  avant  de  revenir  dans  le  Midi,  qu'ilétait  bon 
de  voir  le  ministre  de  l'Intérieur,  M.  Thiers.  J'ai  demandé 
une  audience  ;  elle  m'a  été  accordée.  Je  lui  ai  dit  qui  j'étais  ; 
j'ai  exposé  nos  principes...  Ces  principes,  ma  franchise  et 
mon  air  de  liberté  lui  ont  plu.  11  m'a  dit  ce  que  m'a  dit  si 
souvent  Votre  Paternité,  que  nous  devions  nous  tenir  en 
dehors  des  partis,  qu'en  agissant  ainsi  nous  pouvions 
compter  sur  la  protection  du  Gouvernement,  qui  veut  la 

1.  Attentat  de  Fieschi,  dirigé  contre  le  roi  Louis-Philippe  et  ses  trois 
fils  aînés,  au  coursd'une  revue  de  la  garde  nationale  sur  les  boulevards. 
«  Les  balles  ont  balayé  le  sol  tout  autour  du  Roi.  Quarante  et  une  vic- 
times, généraux,  officiers,  gardes  nationaux,  bourgeois,  giseiU  sur  le 
pavé  sanglant;  dix-huit  sont  mortellement  frappées;  parmi  elles  le 
maréchal  Mortier  et  une  jeune  fille  inconnue.  Par  miracle  Louis-Phi- 
lippe n'a  pas  été  atteint.  »  (Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet,  T.  II, 

p.  3l2.) 


CHAPITRE    IV  207 

religion.  Il  m'a  parlé  lui  aussi  avec  franchise,  s'est  même 
ouvert  sur  certains  embarras  de  position  ;  vous  auriez 
dit  presque  un  ami  avec  un  ami.  J'ai  touché  un  mot  des 
tracasseries  de  Dôle.  —  Que  ne  m'écriviez-vous  ?  a-t-il 
dit.  Adressez-vous  à  moi.  —  Enfin,  mon  T.  R.  Père,  je  me 
suis  retiré  content  de  lui,  et  sans  trop  me  flatter,  je 
crois  qu'il  est  content  de  moi.  L'audience  a  été  au  moins 
de  trois  quarts  d'heure,  et  il  s'est  dit  bien  des  choses'.    » 

Le  Père  Roothaan  se  plaignait  aimablement  au  Provin- 
cial de  France  que  ses  lettres  fussent  trop  courtes  et  point 
assez  explicites.  Il  y  aurait  bien  lieu  de  lui  faire  ici,  pour 
notre  compte,  la  même  querelle.  Il  nous  eût  été  agréable 
et  utile  d'avoir  un  résumé  moins  sommaire  du  dialogue 
entre  M.  Thiers  et  lui.  Il  nous  a  du  moins  donné  l'essen- 
tiel, savoir  l'assurance  des  intentions  pacifiques  de  son 
interlocuteur.  D'après  les  souvenirs  de  ceux  qui  ont 
entendu  de  la  bouche  du  Père  Renault  le  récit  de  son 
audience,  M.  Thiers  serait  allé  plus  loin  ;  il  lui  aurait 
promis  que,  à  condition  de  ne  rien  faire  contre  la  dynastie 
et  l'ordre  public,  les  Jésuites  ne  seraient  jamais  inquiétés, 
aussi  longtemps  que  lui-même  serait  au  ministère.  De  fait, 
il  ne  paraît  pas  que  M.  Thiers,  ministre,  ait  cherché  noise 
aux  Jésuites;  mais  on  verra  qu'il  sut  bien  se  dédommager 
dans  l'opposition. 

La  lettre  du  Père  Renault  au  R.  P.  Général  mentionne 
une  autre  entrevue  ministérielle  qui  n'est  pas  non  plus 
sans  intérêt  :  «  En  même  temps,  dit-il,  le  Père  de  La- 
ponce  pressentait  sur  la  question  de  nos  collèges  les 
dispositions  de  M.  Guizot,  son  parent,  ministre  de  l'In- 
struction publique.  Voici  le  sens  de  quelques-unes  des 
réponses  du  ministre  :  Qu'on  me  laisse  faire...  Lorsque 
le  moment  sera  venu,  lorsqu'on  discutera  la  loi  sur  la 
liberté  d'enseignement,  on  n'a  pas  à  craindre  d'être  compris 
dans  des  exceptions  ;  il  n'y  en  aura  pour  personne.  On 
se  trouverait  alors  dans  le  droit  commun.  Au  fond,  pour 

1.  Archiv.  rom.  France.  8.  I.  62. 


208  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

tout  dire  en  un  mot,  je  crois  que  le  Roi  et  ses  ministres 
nous  veulent  plus  de  bien  qu'ils  ne  peuvent  ou  n'osent 
peut-être  nous  en  faire.  » 

La  réflexion  finale  paraît  inspirée  d'un  optimisme  un 
peu  candide.  Dans  sa  loyauté  confiante,  le  Père  Renault 
prenait  pour  argent  comptant  les  bonnes  paroles  que  les 
hommes  d'État  ne  refusent  à  personne  dans  l'intimité 
d'une  conversation.  M.  Guizot  ne  sut  jamais  s'affranchir 
de  ses  préjugés  protestants  contre  les  Jésuites;  nous  en 
retrouverons  plus  d'une  fois  la  trace  dans  ses  discours  et 
plus  encore  dans  ses  instructions  ministérielles.  Mais  il 
faut  reconnaître  que,  dans  la  circonstance  à  laquelle  il  est 
fait  allusion  ici,  il  était  parfaitement  sincère.  11  préparait 
à  ce  moment  un  projet  de  loi  sur  l'enseignement  secon- 
daire. Ce  projet,  déposé  au  mois  de  janvier  1836,  était 
beaucoup  plus  libéral  que  ceux  qui  le  suivirent  jusqu'en 
1849.  L'odieuse  «  déclaration  »  introduite  par  les  Ordon- 
nances de  1828  en  était  absente,  et  si  la  loi  Guizot  eût 
été  votée,  les  collèges  libres,  sans  excepter  ceux  des 
Jésuites,  eussent  été  ouverts  quatorze  ans  plus  tôt. 

Fort  des  assurances  qu'il  avait  reçues  en  haut  lieu,  le 
Père  Renault  encouragea  ses  subordonnés  à  aller  de  l'avant 
et  à  pratiquer  sans  dissimulation  leur  vie  de  religieux  et 
d'apôtres.  Désormais,  tout  en  évitant  de  s'aflicher,  ils  ne 
craindraient  plus  de  se  laisser  voir.  Ce  n'était  pas  assez, 
les  Jésuites  français,  hier  encore  dispersés  ou  exilés, 
oseraient  accueillir  à  leur  tour  des  frères  étrangers  pros- 
crits. L'intolérance  libérale  des  ministres  de  la  reine 
Isabelle  venait  de  décréter  l'expulsion  des  Jésuites  d'Es- 
pagne. Immédiatement  le  Provincial  de  France  met  à  la 
disposition  de  son  collègue  toutes  les  maisons  de  son. 
obédience.  11  fait  même  intervenir  le  Père  Général  pour 
appuyer  son  invitation  et  obtenir  ce  qu'il  regarde  comme 
une  faveur  :  «  J'ai  écrit  au  Père  Provincial  d'Espagne  de 
nous  envoyer  tous  les  Pères  qu'il  pourrait...  Oserais-je 
demander  à  Votre  Paternité  de  joindre  un  mot  à  ma 
prière  ?  Ce  sera   pour   nous   une    grande   consolation  de 


CHAPITRE    IV  209 

donner  à  notre  tour  à  ces  bons  Pères  l'hospitalité  ;  et 
nous  seronsheureu.\,si  nous  pouvons,  dans  nos  résidences, 
leur  adoucir  les  peines  de  l'exil.  »  (2  Octobre  1835.) 

Quelques  semaines  plus  tard,  c'est  au  Supérieur  de  la 
résidence  de  Toulouse  que  le  Provincial  écrit  pour  lui 
recommander  «  d'accueillir  avec  l'empressement  de  la 
charité  tous  nos  Pères  et  Frères  d'Espagne  persécutés  », 
«  de  leur  rendre  ce  qu'ils  nous  ont  donné  en  1830  avec 
tant  de  charité.  »  (G  Novembre  183.5.)  Enfin,  le  Père  Roo- 
thaan  ayant  annoncé  la  prochaine  arrivée  en  France  d'un 
certain  nombre  d'Espagnols,  le  Père  Renault  se  hâte  de 
lui  en  témoigner  sa  joie  :  «...Qu'ils  viennent;  ce  sera  pour 
nous  un  bonheur  de  leur  adoucir,  autant  que  possible, 
une  si  grande  épreuve.  Je  Pai  dit  et  j'aime  à  le  répéter  : 
nos  maisons  leur  sont  ouvertes  à  tous,  à  tous  sans  excep- 
tion, et  nos  cœurs  encore  davantage.  »  (2  Février  1836.)  De 
son  côté  le  Père  Roulanger,  recteur  du  scolasticat  de  Vais, 
offrait  sa  maison  pour  recevoir  les  théologiens  et  les  phi- 
losophes. «  Je  viens  d'écrire  de  nouveau  au  R.  P.  Morey 
(Provincial  d'Espagne),  de  la  part  de  notre  Père  Provin- 
cial, et  je  le  prie  avec  toutes  les  instances  possibles  de 
diriger  vers  la  France  tous  ceux  qu'il  pourra'.  «  Ces 
fraternelles  invitations  furent  acceptées  des  Jésuites 
d'Espagne.  Une  douzaine  de  scolasiiques  figurent  dès  la 


I  .  Le  p.  Boulanger  au  P.  Roolliaan,  26  septembre  i835. 

Eu  regard  de  ces  lettres,  où  l'on  voit  qu;  I  esprit  anime  la  famille  de 
saint  Ignace,  il  ne  sera  pas  mal  à  pro^)os  de  placer  un  entrelilet  du 
Constitutionnel,  l'un  îles  grands  journaux  libéraux  du  temps.  Voici 
comment  il  annonçait  à  ses  lecteurs  l'arrivi  t>  d'un  de  ces  religieux  exilés 
d'Espagne.  Le  Père  Gil  avait  été  recteur  du  rollège  des  Nobles  à  Madrid; 
il  était  en  dernier  lieu  recteur  du  collôgc  d  ■  Loyola.  Obligé  de  partir 
pour  la  France,  a  il  a  rencontré  à  Sanl'KsIt  l>an  (sicj,  raconte  le  Cons- 
titutionnel, le  général  Don  Basilio  Garcia  i|Ui  ui  a  dit  :  —  Vil  intrigant, 
artisan  des  maux  de  lun  patrie.  remerclt>  D  eu  de  ce  qu'il  m'a  fait  bon 
chrétien  ;  car  sans  cela  et  le  vêtement  qui  le  -ouvre  et  que  je  respecte,  je 
te  plongerais  mon  po^riard  dans  le  c<eui  Fuis,  retire-toi  de  la  pré- 
sence des  hommes  df  !)ien.  —  Le  Père  Oil  -•  nit  à  courir  et  ne  s'arrêta 
qu'en  France.  Il  est  arrivé  hier  à  Bayon  1  (^  septembre  i835).  Il  va 
sans  dire  que  l'historinUe  était  invenléf  ili'      utes  pièces. 

F, a  Compagnie  de  J'- lis.  14 


210  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

première  année  au  catalogue  de  Vais  ;  l'année  suivante  le 
chifFre  était  doublé. 

En  même  temps  la  confiance  ramenée  dans  les  cœurs  se 
traduisait  par  un  renouveau  d'activité  apostolique.  Nous 
l'avons  constaté  déjà  en  ce  qui  concerne  la  capitale;  les 
Jésuites  reparaissaient,  au  Carême  de  1836,  dans  les 
chaires  de  Paris  qui  ne  les  avaient  pas  revus  depuis  1830. 
Mgr  de  Quélen  en  exprimait  sa  satisfaction  en  des  termes 
qu'on  est  heureux  de  reproduire  :  «  L'Eglise  de  Paris, 
écrivait-il  au  Père  Roothaan,  vous  doit  beaucoup  de  remer- 
ciements. Les  enfants  de  saint  Ignace  ont  rivalisé  de  zèle 
et  de  talent  pendant  ce  Carême.  Le  Père  de  Ravignan,  le 
Père  Déplace,  le  Père  Ferrand  ont  rassemblé  autour  de  la 
chaire  la  foule  des  auditeurs.  Un  autre  jeune  prêtre,  l'abbé 
Lacordaire,  a  rempli  à  Notre-Dame  la  station  des  confé- 
rences avec  un  immense  concours,  et  il  en  est  résulté 
honneur  pour  la  religion,  préparation  pour  le  salut  des 
âmes.  L'année  prochaine  le  Père  de  Ravignan  tiendra  sa 
place.  Les  succès  de  cette  année  nous  donnent  les  plus 
grandes  espérances  pour  l'avenir.  A  la  fin  de  septembre, 
s'il  plait  à  Dieu,  le  Père  Goudelin  viendra  prêcher  notre 
retraite  ecclésiastique.  Vous  voyez,  mon  Révérend  Père, 
comment  nous  fatiguons  votre  charité.  Dieu  vous  en 
récompensera  au  centuple.  »  (15  Avril  1836.) 

Les  autres  résidences  accusent  un  progrès  analogue, 
comme  il  ressort  du  simple  rapprochement  de  quelques 
chiffres.  En  1834-1835  la  Province  tout  entière  inscrit  au 
bilan  de  ses  œuvres  un  total  d'environ  200.000  confes- 
sions avec  315  retraites  publiques;  l'année  suivante  elle 
dépasse  350.000  confessions  et  500  retraites  publiques, 
parmi  lesquelles  on  comptait  32  retraites  pastorales  et 
nombre  d'autres  prêchées  dans  des  collèges  universi- 
taires, des  établissements  municipaux  et  jusque  dans 
des  prisons.  Le  préfet  de  la  Moselle,  protestant,  M.  le 
baron  Sers  demandait  aux  Jésuites  de  Metz  de  donner 
les  Exercices  spirituels  aux  pensionnaires  de  la  maison 
centrale. 


CH.VPITRE    IV  211 

Il  ne  faut  pas  trop  s'étonner  si  certaine  presse  repro- 
chait au  Gouvernement  de  revenir  aux  errements  de  la 
Restauration.  A  en  croire  ces  publicistes  pour  qui  la  po- 
litique se  résume  dans  la  guerre  à  la  religion,  la  monar- 
chie de  Juillet  reniait  ses  origines  ;  comme  sa  devancière 
elle  est  inféodée  aux  Jésuites  ;  l'esprit  de  Montrouge 
vainqueur  de  la  Révolution  dominait  dans  ses  conseils. 
Mais  le  Journal  des  Débats^  devenu  ofTicieux,  s'efforçait  de 
purger  le  ministère  d'une  accusation  toujours  redou- 
table, encore  que  mal  fondée.  «  Quand  il  n'y  aurait  plus 
de  Jésuites  dans  le  monde,  disait-il,  l'opposition  en  ferait 
pour  avoir  le  plaisir  de  crier  que  le  Gouvernement  favo- 
rise les  Jésuites.  »  (10  Octobre  1835.)  Certes,  ce  langage 
n'exprime  pas  précisément  un  retour  de  sympathie  pour 
l'Ordre  de  Loyola;  mais  du  moins  il  donne  clairement  à 
entendre  qu'il  y  a  mieux  à  faire  que  de  poursuivre  une 
guerre  d'extermination  contre  des  fantômes.  On  n'en  est 
plus  au  temps  où  les  dénonciations  de  M.  de  Montlosier 
donnaient  le  frisson  au  pays. 

Nous  rapporterons  encore  ici  quelques  faits  qui  appar- 
tiennent à  cette  période  d'accalmie,  faits  d'importance 
minime  pour  l'Histoire,  mais  que  la  Compagnie  de  Jésus 
ne  saurait  abandonner  à  l'oubli. 

A  défaut  des  sympathies  de  la  presse  libérale  et  de  la 
faveur  plus  que  douteuse  des  pouvoirs  publics,  elle  rece- 
vait des  témoignages  non  équivoques  de  bienveillance 
et  d'estime  de  la  part  du  clergé.  Le  doyen  des  évêques 
de  France,  le  dernier  survivant  à  cette  époque  de  l'épis- 
copat  d'avant  la  Révolution,  Mgr  François  de  Bovet,  avait 
pris  sa  retraite  au  chapitre  de  Saint-Denis,  après  avoir 
donné  sa  démission  de  l'archevêché  de  Toulouse.  Quel- 
ques années  avant  sa  mort  il  manifesta  l'intention  de 
faire  les  Jésuites  héritiers  de  sa  bibliothèque,  qui  com- 
prenait, disent  les  Annales^  plusieurs  milliers  de  livres 
de  choix  [exquisiti)  et  richement  reliés.  Il  demanda  un 
Père  pour  en  rédiger  le  catalogue.  C'est  une  peine  pour 


212  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

les  amateurs  de  savoir  que  leurs  collections  seront  dis- 
persées. Tout  devait  donc  revenir  à  la  résidence  de  Paris. 
Mais  entre  temps  certaines  influences  pesèrent  sur  l'es- 
prit du  vieillard,  et  finalement  il  modifia  ses  dispositions. 
Les  Jésuites  eurent  seulement  leur  part;  elle  fut  encore 
assez  belle  pour  qu'ils  entourent  de  leur  gratitude  la 
mémoire  du  vénérable  prélat  ^ 

Un  don  semblable  leur  avait  été  fait  quelques  années 
plus  tôt  par  l'abbé  Marduel.  Dans  la  Vie  d'Ozanam,  Mgr 
Baunard  esquisse  le  portrait  de  ce  prêtre  qui  fut  le  direc- 
teur spirituel  de  son  héros  *.  «  L'abbé  Marduel  avait  été 
vicaire  à  Saint-Nizier,  à  Lyon,  puis  appelé  à  Paris  auprès 
de  son  oncle,  curé  de  Saint-Roch,  C'était  maintenant  un 
vieillard,  modestement  retiré  dans  un  appartement  de  la 
rue  Massillon,  près  Notre-Dame,  où  l'avait  su  découvrir 
sa  nombreuse  clientèle  de  pénitents  de  toutes  classes, 
évêques,  prêtres,  pairs  de  France,  grands  seigneurs, 
médecins,  puis  des  étudiants,  des  ouvriers,  des  pauvres, 
reçus  avec  la  même  bonté,  traités  avec  la  même  indul- 
gente patience.  On  était  à  l'aise  avec  lui;  il  était  instruit, 
judicieux;  il  était  pieux,  priant  toujours  et  le  faisant  sur 
son  chapelet  lorsque  ses  yeux  ne  lui  permirent  plus  de 
lire  son  bréviaire.  Devenu  très  pauvre,  dépouillé  de  tout, 
n'ayant  plus  que  le  morceau  de  pain  que  lui  avait  assuré 
la  fabrique  de  Saint-Roch,  il  le  partageait  avec  de  plus 
malheureux  que  lui,  tandis  que  sa  vieille  servante  allait 
quêter  pour  lui  les  choses  les  plus  nécessaires  à  la  vie. 
Sa  sainteté  et  son  union  continuelle  à  Dieu  lui  avaient 
mérité  des  lumières  surnaturelles  pour  la  connaissance  et 
la  direction  des  âmes,  dans  lesquelles  il  semblait  lire^.    » 

Nous  sommes  heureux  de  transcrire  ce  bel  éloge  d'un 


1.  Le  testament  de  Mgr  de  Bovet,  par  lequel  il  lègue  une  partie  de 
sa  bibliothèque  au  P.  Barat,  porte  la  date  du  20  juillet  i835.  Il  mourut 
âgé  de  g4  ans,  le  5  avril  i838,  à  Gonflans,  dans  la  maison  du  Sacré-Cœur. 
Il  repose  dans  l'église  des  Carmes  rue  de  Vaugirard,  à  côté  des  cardi- 
naux de  la  Luzerne  et  de  Bausset. 

2.  Frédéric  Ozanam,  par  Mgr  Baunard,  p.  60.  191 2. 


CHAPITRE    IV  213 

prêtre  à  qui  la  Compagnie  de  Jésus  doit  de  la  recon- 
naissance. L'abbé  Marduel  se  dépouilla  en  sa  faveur  de 
plus  de  4.000  volumes,  de  sciences  sacrées  pour  la  plu- 
part, qu'il  avait  sans  doute  hérités  de  son  oncle,  le  curé  de 
Saint-Roch.  Ceux  qui  ont  habité,  avant  la  dispersion,  les 
résidences  du  Jésus,  de  Paris  ou  de  Lyon,  se  rappellent 
avoir  rencontré  maintes  fois  sur  les  rayons  de  la  biblio- 
thèque des  ouvrages  portant  Vex-libris  Marduel. 

Vers  ce  même  temps  encore  un  chanoine  du  Puy,  l'abbé 
Issartel  laissait  aussi  par  testament  tous  ses  livres  au  sco- 
lasticat  de  Vais.  Qu'on'ne  s'étonne  pas  de  voir  consigner 
dans  cette  Histoire  le  souvenir  des  libéralités  de  celte 
espèce,  d'ailleurs  assez  fréquentes  ;  la  Compagnie  de  Jésus 
les  estime  précieuses  entre  toutes. 

Il  lui  en  survint  une  autre,  sur  la  fin  de  1834,  unique 
en  son  genre,  croyons-nous,  et  qui  de  ce  chef  mérite  bien 
aussi  une  mention. 

Un  riche  amateur,  M.  Cambiaso,  avait  toute  sa  vie  col- 
lectionné des  tableaux;  il  y  avait  à  peu  près  dépensé  sa 
fortune.  Sa  pieuse  veuve,  après  avoir  donné  son  fils  à  la 
Compagnie,  crut  bien  faire  aussi  de  lui  donner  les 
tableaux;  il  y  en  avait  toute  une  galerie.  Les  sujets  pro- 
fanes, plusieurs  centaines,  s'en  allèrent  chez  des  amis  et 
des  bienfaiteurs  ;  parmi  les  autres,  en  bien  plus  grand 
nombre,  quelques-uns  trouvèrent  place  dans  des  chapelles 
ou  des  oratoires  ;  le  reste  servit,  selon  l'usage  des  vieux 
monastères,  à  décorer,  dans  deux  ou  trois  maisons,  les 
murs  du  réfectoire  et  de  la  salle  qui  remplace  chez  les 
Jésuites  le  chapitre  monacal.  Y  avait-il  dans  le  nombre 
quelques  œuvres  de  valeur,  qui  eussent  pu  atteindre  les 
gros  chiffres  dans  les  ventes  publiques?  Ce  n'est  guère 
probable.  En  tout  cas,  les  Jésuites,  réputés  si  habiles, 
ne  le  furent  sans  doute  pas  assez  pour  faire  une  affaire 
avec  leurs  tableaux.  Inutile  d'ailleurs  de  demander  ce 
qu'ils  sont  devenus,  après  la  série  de  déménagements  et 
de  pillages  que  les  maisons  qui  les  possédaient  ont  eu  à 
subir. 


214  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Le  Souverain  Pontife,  lui  aussi,  faisait  à  la  même  époque 
largesse  aux  enfants  de  saint  Ignace.  Par  un  Bref  du 
22  décembre  1834,  Grégoire  XVI  rétablissait  les  nom- 
breuses indulgences  accordées  par  ses  prédécesseurs 
pour  l'exercice  de  leur  ministère.  Ces  faveurs  infiniment 
précieuses  n'étaient  pas  spéciales  à  la  France  ;  mais  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  les  Jésuites  français  d'en  avoir 
moins  d'estime  et  moins  de  reconnaissance.  La  concession 
de  1832  était  faite  pour  sept  ans  ;  mais,  en  1839,  à  la 
requête  du  Père  Roothaan,  le  même  Grégoire  XVI  voulut 
bien  la  renouveler  et  l'étendre  in  perpetuum. 

De  son  côté  le  Provincial  de  France  puisait  dans  le  tré- 
sor qu'il  avait  sous  la  main  pour  acquitter  dans  la  mesure 
du  possible  les  dettes  de  sa  famille  religieuse  envers  ses 
bienfaiteurs.  Par  une  circulaire  datée  du  20  avril  1836,  le 
Père  Renault  informait  ses  subordonnés  que  sept  per- 
sonnes avaient  reçu  leur  diplôme  de  participation  «  à  tous 
les  biens  spirituels  de  la  Compagnie  ».  C'était  tout  d'abord 
Mgr  de  Donald,  évêque  du  Puy;  ensuite  trois  laïques,  le 
comte  d'Herculais  à  Lyon,  M.  Dubois-Fournier  à  Valen- 
ciennes  et  M.  Lacroix  à  Rayonne  ;  ce  dernier  avait  été  d'un 
grand  secours  aux  expulsés  du  Passage;  les  services  des 
deux  autres  nous  sont  déjà  connus.  Il  y  avait  en  outre 
trois  dames,  la  comtesse  d'Estournelle,  Mme  de  la  Rar- 
mondière  et  la  comtesse  de  Roylesve,  dont  le  fils  Marin 
de  Roylesve  appartenait  déjà  à  la  Compagnie  et  devait  y 
fournir  une  carrière  apostolique  des  plus  fécondes.  C'est 
à  dessein  que  nous  saisissons  l'occasion  de  révéler  au 
public  les  mystères  de  l'affiliation  des  hommes  et  des 
femmes  du  dehors  à  l'Ordre  de  Loyola.  Ces  personnes  de 
l'un  et  de  l'autre  sexe,  très  peu  nombreuses,  sont  admises, 
par  concession  expresse,  à  partager  les  mérites  des 
prières  et  des  bonnes  œuvres  qui  se  font  dans  la  Compa- 
gnie ;  elles  ne  sont  pas  autrement  Jésuites,  ni  Jésuitesses  ; 
la  Compagnie  de  Jésus  ne  connaît  pas  d'autres  affiliés  ni 
d'autre  affiliation. 


CHAPITRE    IV  215 

IV 

Dans  ces  conjonctures,  plutôt  favorables,  on  jugea  le 
moment  venu  d'exécuter  une  mesure  depuis  longtemps 
projetée.  L'administration  de  la  Province  de  France,  déjà 
très  laborieuse  et  dillicile  quand  tous  ses  établissements 
se  trouvaient  enfermés  dans  les  frontières  du  royaume, 
l'était  devenue  bien  davantage  par  le  fait  des  dispersions 
et  des  exils.  Nous  avons  vu  le  Père  Godinot,  obligé,  après 
1828,  de  partager  avec  son  Socius  la  charge  de  la  visite 
annuelle.  Devenu  Provincial,  le  Père  Druilhet  détaille  son 
itinéraire  dans  une  lettre  au  Père  Roothaan  (20  avril  1832)  : 
C'est  d'abord  toute  la  France  à  parcourir  en  zig-zag;  puis, 
s'il  veut  voir  tout  son  monde,  il  lui  faut  aller  à  Madrid  et 
à  Lisbonne,  pour  finir  par  le  Piémont  et  la  Suisse.  En  tout 
sept  à  huit  mois  de  voyages.  De  l'autre  côté  de  l'Atlan- 
tique, la  Mission  naissante  du  Kentucky  réclamait  encore 
sa  part  de  sollicitudes.  Outre  que  le  fardeau  semblait 
déjà  au-dessus  des  forces  d'un  homme,  bien  des  choses 
devaient  rester  en  souffrance  par  le  fait  des  distances  et 
de  la  lenteur  des  communications. 

On  songeait  donc  dès  lors  à  diviser  la  Province.  Pen- 
dant les  premières  années  de  l'administration  du  Père 
Renault  la  question  est  sérieusement  mise  à  l'ordre  du 
jour;  lui-même  insiste  pour  qu'elle  soit  tranchée  au  plus 
tôt;  la  nécessité  s'impose  chaque  jour  plus  évidente.  On 
lui  demande  de  présenter  un  projet  de  partage.  11  le  rédige 
en  quelques  articles  très  simples,  ajoutant  que  dès  lors  il 
s'en  remet,  sans  plus  faire  d'instances,  à  la  prudence  de 
son  Général.  (26  Avril  1835.)  Au  mois  de  décembre  suivant, 
le  Père  Roothaan  fait  enfin  connaître  sa  décision.  Le  par- 
tage est  résolu  ;  deux  Provinciaux  seront  désignés  et  ils 
arrangeront  ensemble  toutes  choses  pour  la  constitution 
des  deux  futures  Provinces,  sans  savoir  celle  que  chacun 
d'eux  sera  appelé  à  gouverner.  (11  Décembre  1835.)  Tou- 
tefois, fidèle  aux  principes  de  la  sage  lenteur  romaine,  le 


216  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Père  Roothaan  temporise  encore,  réclamant  des  supplé- 
ments d'information;  la  dernière  lettre  du  Père  Renault 
relative  à  cette  grave  affaire  est  du  14  avril  1836  ;  on  y  sent 
percer  quelque  impatience. 

Le  Père  Général  donna  son  Décret  le  27  juillet  1836;  il 
devait  entrer  en  vigueur  le  15  août,  en  la  fête  de  l'Assomp- 
tion, date  particulièrement  chère  à  la  Compagnie  de 
Jésus  qui  la  tient  pour  celle  même  de  sa  naissance  ^ 
Aucun  autre  motif  n'est  invoqué  que  la  difficulté  d'admi- 
nistration et  de  l'étendue  des  territoires  qu'elle  embrasse. 
La  Province  du  Nord,  qui  garde  le  nom  de  Province  de 
France,  comprendra  les  cinq  résidences  de  Paris,  Saint- 
Acheul,  Laval,  Vannes,  Metz,  avec  les  deux  collèges  de 
Brugelette  et  de  Sainte-Marie  au  Kentucky.  A  la  Province 
du  Midi,  autrement  dite  de  Lyon,  sont  attribuées  les  mai- 
sons de  Lyon,  Avignon,  Toulouse,  Vais,  Lalouvesc,  Dôle, 
Aix,  avec  les  missions  d'Asie,  Syrie  et  Maduré  ^.  Quant 
au  personnel,  il  fut  posé  en  principe  que  chaque  religieux 
serait  attaché  à  la  Province  à  laquelle  il  appartenait  par 
sa  naissance.  L^ne  exception  fut  faite  en  faveur  des  Pères 
âgés,  à  qui  on  laissa  la  faculté  de  rester  dans  celle  où  ils 
avaient  leurs  habitudes. 

Les  déplacements  imposés  par  cette  règle  n'allèrent  pas 
toujours  sans  difficultés;  çà  et  là  il  fallut  accorder  quel- 
ques délais;  ailleurs  on  dut  entrer  en  accommodements 
et  se  prêter  à  des  échanges;  pour  un  méridional  qu'on 
gardait  dans  le  Nord  un  septentrional  fut  retenu  dans  le 
Midi.  L'esprit  d'obéissance  et  de  conciliation  eût  tout  sim- 
plifié, tout  aplani;  mais  il  fallait  compter  avec  des  inter- 
ventions qu'il  n'était  pas  toujours  possible  d'écarter.  Ce 
fut  le  cas  du  Père  Maxime  de  Bussy.  A  la  première  nou- 
velle qu'il  allait  être  rappelé  dans  le  Nord,  Mgr  de  Bonald 
s'était  adressé  directement  au  Père  Général.  On  ne  pou- 
vait enlever  à  la  ville  et  au  diocèse  du  Puy  celui  en  qui 


1.  Voir  ci-dessus.  Chap.  III,  p.  >48. 

2.  Voir  aux  Pièces  justificatives,  N°  IX. 


CHAPITRE    lY  217 

revivaient  l'apostolat  et  le  prestige  de  saint  François 
Régis;  car  déjà,  disait  l'évéque,  les  populations  l'appe- 
laient «  notre  saint  Père  de  Bussy  ». 

Le  premier  Supérieur  de  la  Compagnie  n'avait  rien  à 
refusera  Mgr  de  Donald.  Mais  deux  ans  plus  tard  le  pré- 
lat était  transféré  à  Lyon.  Le  Père  Guidée  crut  alors  le 
moment  venu  de  faire  valoir  le  droit  de  sa  Province.  Le 
Père  Maillard,  qui  venait  de  succéder  au  Père  Renault, 
répondit  qu'il  ne  pouvait  s'opposer  au  départ  du  Père  de 
Bussy,  mais  que  l'affaire  méritait  considération;  il  était 
nécessaire  de  prévenir  l'archevêque  de  Lyon  si  l'on  ne 
voulait  pas  s'attirer  une  protestation  de  sa  part  car  il 
avait  dit  et  disait  encore  :  «  Ce  n'est  pas  à  l'évéque  que  le 
Père  Général  a  donné  le  Père  de  Bussy,  mais  au  diocèse 
et  surtout  à  la  ville  du  Puy.  »  (8  Août  1840.)  Deux  mois 
après,  le  successeur  de  Mgr  de  Bonald,  Mgr  Darcimoles 
déclarait  bien  haut  son  intention  de  ne  pas  laisser  partir 
«  son  Père  de  Bussy  ».  Le  Provincial  de  Lyon  en  donna 
avis  au  Père  Roothaan  :  «  Mgr  veut  en  écrire  à  Votre 
Paternité  et  s'en  expliquer  avec  le  Père  Guidée.  »  (15  Octo- 
bre 1840.) 

Le  Général  des  Jésuites  n'est  pas  l'autocrate  imaginé 
par  la  légende;  en  ce  qui  concerne  l'administration  des 
maisons  et  des  Provinces,  il  impose  rarement  sa  volonté. 
S'il  lui  arrive  de  donner  une  direction,  de  manifester  un 
désir,  il  laissera  d'ordinaire  les  Supérieurs  immédiats 
décider  au  mieux  des  intérêts  dont  ils  ont  la  charge. 
Cette  fois  le  Père  Guidée  crut  devoir  se  raidir  contre 
toutes  les  sollicitations.  Le  Père  de  Bussy  reçut  ordre  de 
rentrer  dans  sa  Province;  le  30  juin  1841,  il  écrivait  de 
Paris  au  Père  Maillard  :  «  Que  la  volonté  de  Dieu  soit 
faite!...  Je  suis  et  me  regarde  désormais  comme  un  vieux 
arbre  transplanté  qui  va  aller  en  se  desséchant.  » 

Mais  à  ce  moment-là  même  un  autre  cas  semblable 
était  posé  entre  les  deux  Provinces,  celui  du  Père  de 
Ravignan.  Rattaché  par  son  origine  à  celle  de  Lyon,  il 
était   Supérieur  de    la  résidence  de  Bordeaux.  Mais  les 


218  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

conférences  de  Notre-Dame,  le  ministère,  les  relations 
qui  en  résultaient  pour  l'orateur,  les  services  qu'il  était 
en  état  de  rendre,  tout  l'appelait  dans  la  capitale.  Sa  place 
y  paraissait  marquée  par  la  Providence.  La  Province  de 
Lyon  n'opposa  pas  de  résistance  à  une  mesure  qui  était 
pour  le  plus  grand  bien.  Le  Père  de  Ravignan  fut  défi- 
nitivement incorporé  à  celle  de  Paris  ;  en  retour  elle  fit 
cession  de  son  droit  sur  le  Père  de  Bussy,  et  la  modeste 
capitale  du  Velay  recouvra  son  missionnaire  dont  elle  ne 
devait  plus  être  dépossédée. 

La  première  richesse  pour  une  nation,  ce  sont  les 
hommes;  il  n'en  allait  pas  autrement  pour  les  deux  hé- 
ritières de  l'unique  Province  de  France.  Il  ne  faut  donc 
pas  s'étonner  que  ceux  qui  avaient  à  défendre  leurs  inté- 
rêts aient  mis  quelque  ardeur  à  revendiquer  la  part  de 
personnel  qui  leur  revenait.  Six  mois  après  la  division, 
elles  se  trouvaient  constituées  avec  des  effectifs  sensible- 
ment égaux.  Les  Catalogues  de  1837  accusent  pour  la 
Province  du  Nord  :  162  Prêtres,  40  Scolastiques,  60  Frè- 
res coadjuteurs,  au  total  262  religieux;  pour  celle  du 
Midi  :  139  Prêtres,  49  Scolastiques,  65  Frères  coadju- 
teurs; ensemble  253  religieux, 

La  Province  de  France  possédait  de  nombreuses  reli- 
ques. C'était  là  aussi,  selon  l'expression  liturgique,  un 
«  trésor  »,  qu'il  fallait  partager  équitablement.  Ony  trouva 
de  quoi  confectionner  deux  tableaux,  renfermant  une 
relique  de  saint  pour  chaque  jour  de  l'année.  Ils  furent 
attribués  aux  scolasticats  de  Théologie  de  l'une  et  de 
l'autre  Province.  Les  autres  lots  furent  répartis  à  l'amia- 
ble. Mais  une  vraie  difficulté  surgit  quand  il  fallut  faire 
l'attribution  du  doigt  de  saint  Stanislas  Kostka.  Cette 
précieuse  relique  avait  appartenu  au  cardinal  de  Rohan, 
qui  l'avait  léguée  à  sa  sœur,  la  Comtesse  d'Estournelle, 
laquelle  en  avait  fait  don  aux  novices  de  la  Compagnie. 
Qui  en  serait  l'heureux  possesseur,  maintenant  que  cha- 
cune des  deux  Provinces  allait  avoir  son  noviciat?  Tout 
d'abord  on  demanda  à  la  donatrice  de  trancher  le  litige  ; 


"      CHAPITRE    IV  219 

mais  elle  se  récusa.  Pendant  plusieurs  mois  l'affaire  resta 
en  suspens;  elle  donna  lieu  à  consultation,  pour  ne  pas 
dire  à  contestation  d'ailleurs  toute  fraternelle,  dont  nous 
trouvons  l'écho  dans  les  correspondances  du  temps.  Trois 
solutions  se  présentaient  :  Partager  la  relique,  la  détenir 
alternativement,  la  tirer  au  sort.  Ce  dernier  parti  finit 
par  prévaloir:  on  pouvait  invoquer  en  sa  faveur  la  tradi- 
tion apostolique  ;  le  sort  se  prononça  pour  la  Province  de 
Paris.  Par  manière  de  dédommagement  pour  sa  sœur 
moins  heureuse,  elle  lui  donna  une  parcelle  considérable 
de  la  Vraie  Croix  de  Notre-Seigneur,  enchâssée  dans  une 
grande  croix  de  bronze  doré  avec  cette  inscription  : 

Provincia  Franciae  Provinciae  Lugdiinensi. 
In  perpetuum  caritatis 

SIGNUM.  PIGNUS,  VINCULUM. 
A.    D.    MDGCCXXXVIl\ 

Tel  fut  l'épilogue  d'une  séparation  qui  laissait  unis 
dans  une  inaltérable  charité  les  enfants  d'une  même  fa- 
mille'*. 


1.  La  Province  de  France  à    la  Province  de  Lyon,  pour  être  à  jamais 
le  signe,  le  gage  et  le  lien  de  la  charité.  L'an  du  Seigneur  1 83^ . 

2.  Voir  aux  Pièces  justificatives,  N°  X. 


CHAPITRE  V 


I.  —  Le  P.  Guidée,  premier  Provincial  de  la  Province  de  Paris.  Débuts 
du  P.  de  Ravignan  à  Notre-Dame.  Préventions  et  inquiétudes.  11  faut 
préparer  les  voies.  Première  retraite  pascale  i84i.  Communion  géné- 
rale 1842.  Lacordaire  etRavignan.  L'oraison  funèbre  de  Mgr  de  Quélen. 
L'archevêché  de  Paris.  Mgr  Affre  et  la  Faculté  de  Tliéologie. 

IL  —  La  maison  de  la  rue  du  Regard  et  l'Institut  des  Hautes  Études.  Dé- 
nonciations et  enquêtes.  Le  Scolasticat  de  Théologie  de  Saint-Acheul. 
Rattaché  par  l'autorité  épiscopale  au  grand  séminaire  d'Amiens, 
il  est  poursuivi  par  le  Gouvernement  comme  établissement  d'éduca- 
tion illégal.  Le  ministre  Persil  prescrit  la  fermeture.  Grise  ministé- 
rielle. Accalmie  de  peu  de  durée.  Nouvel  orage  en  i838.  Un  grand 
acte  de  Théologie.  Dispersion  partielle  de  Saint-Acheul. 

III.  —  Épilogue  de  l'Affaire  de  Saint-Acheul.  M.  Cousin  à  la  Chambre 
des  Pairs.  M.  Isambert  à  la  chambre  des  Députés.  Chute  du  ministère 
Mole.  Saint-Acheul  encore  trop  peuplé.  Nouveaux  départs.  Un  noviciat 
à  Laval.  Les  théologiens  des  deux  Provinces  réunis  à  Vais.  Déve- 
loppement du  Scolasticat.  La  campagne  de  Mons.  Les  PP.  Valanlin 
et  Maisounabe, 

IV.  —  Mgr  de  Bonald  transféré  de  l'évêché  du  Puy  à  l'archevêché  de 
Lyon.  Mgr  Darcimoles.  Le  jubilé  de  Notre-Dame  du  Puy.  Encore  le 
Scolasticat  de  Vais.  Le  P.  Fr.-X.  Gautrelet  et  V Apostolat  de  la  Prière, 
Le  Messager  du  Cœur  de  Jésus. 


I 


La  formation  de  deux  Provinces  de  la  Compagnie  de 
Jésus  en  France  donna  à  son  développement  une  impul- 
sion sensible.  Ses  progrès  pendant  la  période  qui  va  de 
1837  à  1845  ont  de  quoi  surprendre,  étant  données  les  con- 
ditions toujours  précaires  de  son  existence  et  la  malveil- 
lance d'adversaires  de  plus  en  plus  acharnés.  Dans  cet 
espace  de  huit  ans  le  nombre  de   ses  établissements  est 


CHAPITRE    V  221 

plus  que  doublé  ;  le  chiffre  de  son  personnel  grandit  dans 
une  proportion  plus  forte  encore  ;  chacune  des  deux  Pro- 
vinces est  obligée  d'ouvrir  un  second  noviciat  ;  les  œuvres 
suivent  la  même  marche  ascensionnelle;  enfin  une  nou- 
velle carrière  est  ouverte  à  l'activité  apostolique  des  Jésui- 
tes français  dans  les  Missions  lointaines;  outre  l'Améri- 
que du  Nord  et  la  Syrie  déjà  occupées,  ils  prennent  pied 
à  Madagascar,  aux  Indes  et  en  Chine. 

La  Province  de  Paris  ^  eut  pour  premier  Provincial  ce 
Père  Guidée  que  nous  avons  vu  à  Saint-Acheul,  au  temps 
de  la  grande  prospérité  du  collège.  11  s'intitulait  lui- 
même  le  «  terrible  préfet»,  ce  qui  d'ailleurs  n'empêchait 
pas  les  anciens  élèves  de  dire  en  parlant  de  lui  le  «  bon 
M,  Guidée  ».  Les  deux  appellations  ne  sont  pas  inconci- 
liables. Homme  d'ordre  et  de  discipline,  incapable  de 
transiger  sur  la  règle,  le  Père  Guidée  cachait  sous  des 
dehors  plutôt  sévères  une  véritable  tendresse  de  cœur  et 
un  trésor  inépuisable  de  dévouement  pour  tous  ceux  qui 
lui  étaient  confiés. 

Au  moment  d'être  nommé  Provincial,  il  avait  fait  son 
possible  pour  détourner  sur  un  plus  digne  le  fardeau  qui 
effrayait  son  humilité.  Sans  doute  un  bon  religieux  s'esti- 
mera toujours  inhabile  à  exercer  le  gouvernement,  et 
la  conduite  du  Père  Guidée,  en  cette  occasion,  fut  celle  de 
beaucoup  d'autres  avant  et  après  lui.  Mais  la  longue  let- 
tre qu'il  écrivit  au  Père  Roothaan  pour  lui  représenter  son 
insulfisance  n'en  reste  pas  moins  comme  un  témoignage 
non  équivoque  d'une  grande  vertu,  en  même  temps  qu'elle 

I.  D'après  le  Décret  qui  établissait  les  deux  Provinces,  celle  du  Nord 
devait  s'appeler  Province  de  France,  Pruvincia  Franciae.  Des  réclama- 
tions furent  faites  à  ce  sujet.  Il  s'ensuivrait,  disait-on,  une  confusion 
dans  les  idées;  la  Province  de  France  paraîtrait  avoir  une  prééminence 
sur  celle  qui  ne  portait  qu'un  nom  de  ville.  Mieux  vaudrait  dire  Pro- 
vince de  Paris,  Provinre  de  Lyon.  La  réponse  venue  de  Rome  ne  laisse 
pas  que  d'être  piquante.  On  dira  Province  de  Paris,  en  français;  mais, 
en  latin,  l'appellation  produirait  un  effet  déplorable;  Provincia  Pari- 
siensis  rendrait  le  même  son  que  Provincia  Babyloniae .  On  dira  donc 
provincia  Franciae,  et  ceux  qui  savent  le  latin  feront  aisément  la  diffé- 
rence d'avec  Provincia  Galliae.  (il  Février  183^.) 


222  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

fixe  certains  traits  caractéristiques  d'une  figure  restée 
chère  à  la  Compagnie  de  Jésus  pour  les  services  éminents 
qu'elle  lui  rappelle.  Après  avoir  énuméré  ce  qui  lui  man- 
que, à  son  avis,  de  science,  d'intelligence  et  d'esprit  inté- 
rieur, le  Père  Guidée  parle  de  «  son  indécision  de  carac- 
tère, quand  il  s'agit  de  prendre  un  parti  »,  de  sa  timidité 
naturelle  ;  il  se  sent  «  écrasé  »,  dit-il,  «  par  la  supériorité 
des  autres  ».  Et  «  à  tout  cela  ajoutez  un  extérieur  pas 
toujours  assez  affable,  un  abord  froid,  un  penchant  à  la 
taciturnité...  »  (1"  Août  1836.)  Un  Supérieur  qui  s'est  ainsi 
étudié  lui-même  et  qui  se  juge  avec  cette  sévérité  n'est 
pas  exposé  à  user  de  l'autorité  de  façon  hautaine  et  dure. 
Inutile  d'ailleurs  de  dire  que  le  portrait  était  poussé  au 
noir.  Esprit  solide  et  positif  plus  que  brillant,  oublieux 
de  soi-même,  inaccessible  aux  considérations  purement 
humaines,  le  nouveau  Provincial  n'envisageait  les  choses 
que  du  point  de  vue  surnaturel,  mettant  au-dessus  de  tout 
la  perfection  religieuse  de  ses  subordonnés,  dont  la  con- 
dition indispensable,  sinon  unique  à  ses  yeux,  était  la  par- 
faite régularité.  Il  en  donnait  lui-même  l'exemple  avant 
de  l'exiger  des  autres.  Quelques-uns  crurent  pouvoir  lui 
reprocher  un  respect  de  la  «  lettre  »  porté  trop  loin  au 
détriment  de  «  l'esprit  ».  Ils  exprimèrent  leur  crainte  à  ce 
sujet;  mais  le  Père  Guidée,  dit  son  biographe,  n'eut  pas 
de  peine  à  la  dissiper,  et  le  Père  Général,  à  qui  il  exposa 
sa  conduite  et  ses  principes,  les  trouva  pleinement  con- 
formes à  l'esprit  comme  à  la  lettre  de  l'Institut'.  En 
somme  son  administration  fut  bénie  et  féconde. 

Le  nom  du  Père  de  Ravignan  jette  un  reflet  de  gloire 
sur  les  débuts  de  la  Province  de  Paris.  Au  moment  même 
de  son  érection,  il  venait  d'être  appelé  à  la  chaire  de 
Notre-Dame,  qu'il  allait  occuper  sans  interruption  pen- 
dant dix  ans.  L'opinion  reçue  attribue  à  Lacordaire  l'ins- 
titution des  fameuses  Conférences,  sur  la  demande  d'un 

I.  Vie  du  B.  P.  Achille  Guidée,  par  le  P.  F.  Grandidier.   1867.  P.  iSg. 


CHAPITRE    V  223 

groupe  de  jeunesse  inspiré  par  Ozanam.  D'après  l'histo- 
rien de  Mgr  de  Quélen,  c'est  l'archevêque  lui-même  qui 
en  aurait  eu  l'initiative.  En  1834,ilinaugurait  en  personne, 
dans  l'église  métropolitaine,  une  série  d'instructions  apo- 
logétiques destinées  aux  hommes;  après  lui,  on  entendit 
tour  à  tour  plusieurs  ecclésiastiques  des  plus  distingués 
du  clergé  de  Paris,  les  abbés  Pététot,  Jammes,  Thibault, 
Dassance.  Quoi  qu'il  en  soit  de  la  question  de  priorité, l'an- 
née suivante,  l'abbé  Lacordaire  remplit  à  lui  seul  la  sta- 
tion du  Carême.  Sa  réputation  était  déjà  établie  ;  l'éclat  de 
sa  parole,  son  prodigieux  talent,  la  nouveauté  de  son  genre 
de  prédication  attirèrent  la  foule  ;  ce  fut  un  ébranlement 
dans  les  classes  sociales  les  plus  intelligentes  et  les  plus 
cultivées,  et  les  nefs  de  la  vieille  métropole  virent  une 
afîluence  qu'elles  ne  connaissaient  plus  depuis  longtemps. 
Mais  l'orateur  s'écartait  trop  des  voies  battues,  son 
éloquence  avait  des  envolées  trop  hardies  pour  ne  pas 
susciter  des  inquiétudes  et  des  contradictions;  elles  por- 
tèrent le  trouble  dans  l'esprit  du  vénérable  archevêque 
et  l'alarme  dans  sa  conscience.  C'était  bien,  lui  disait-on, 
le  disciple  de  Lamennais  et  le  tribun  de  l'Aveiiir  qu  il  avait 
fait  monter  dans  la  chaire  de  Notre-Dame,  Après  une  se- 
conde station,  où  le  succès  était  allé  croissant,  le  conféren- 
cier comprit  qu'on  désiraitl'en  voir  descendre.  Il  se  rendait 
compte  d'ailleurs,  comme  il  l'écrivait  plus  tard,  qu'il 
n'était  «  pas  encore  assez  mûr  ».  L'abbé  Lacordaire  partit 
pour  Rome,  où  il  allait  trouver   sa  vocation   dominicaine. 

En  cette  même  année,  1836,  le  Père  de  Ravignan  avait 
prêché  le  Carême  à  Saint-Thomas-d'Aquin.  C'était  pour 
la  première  fois  qu'il  se  présentait  devant  un  auditoire  de 
la  capitale.  Voici  comment  le  grave  rédacteur  de  V Ami  de 
la  Religion  appréciait  le  futur  orateur  de  Notre-Dame  : 
«...  M.  l'abbé  de  Ravignan  a  ouvert  la  station  suivant 
l'usage  le  jour  de  la  Purification.  Cet  ecclésiastique  dont 
les  débuts  au  parquet  avaient  eu  beaucoup  d'éclat,  il  y  a 
douze  ans^  et  qui  ensuite  avait  abandonné  la  magistrature 

1.  C'est  quinze  ans  qu'il  fallait  dire. 


224  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

pour  entrer  au  séminaire,  s'est  préparé  longtemps  dans 
la  retraite  et  par  des  études  suivies  à  se  rendre  utile 
à  l'Église.  11  avait  commencé  l'année  dernière  à  prêcher 
à  Amiens.  On  a  remarqué  dans  son  discours  de  mardi 
dernier  une  composition  sage,  des  pensées  fortes  et  un 
goût  toujours  pur...  11  est  aisé  de  voir  que  cet  orateur 
s'est  formé  par  l'étude  des  bons  modèles.  Il  connaît  les 
convenances  de  la  chaire  et  ne  cherche  point  à  étonner 
par  des  expressions  bizarres  ou  à  éblouir  par  des  pensées 
hardies'...   » 

Les  derniers  traits  de  ce  satisfecit  décerné  au  prédica- 
teur de  Saint-Thomas-d'Aquin  étaient  à  n'en  pas  douter 
une  pointe  à  l'adresse  du  conférencier  de  Notre-Dame.  Or, 
c'est  précisément  ce  prédicateur  sage,  «  formé  par  l'étude 
des  bons  modèles  »,  que  Mgr  de  Quélen  allait  donner 
pour  successeurau  tropbrillant  conférencier.  Assurément 
ce  choix,  dicté  par  la  prudence,  était  très  honorable  pour 
celui  qui  en  était  l'objet.  Mais  d'autre  part  quel  lourd  hé- 
ritage à  recueillir!  La  voix  de  la  sagesse,  celle  même  de 
l'éloquence  bien  ordonnée,  risquait  de  paraître  froide 
après  les  superbes  élans  de  Lacordaire.  Le  Père  de  Ravi- 
gnan  se  faisait  moins  que  personne  illusion  à  cet  égard. 
Pour  bien  d'autres  motifs  encore,  comme  on  le  verra  plus 
loin,  il  répugnait  à  accepter  la  succession  qui  lui  était 
offerte.  Il  essaya  de  s'y  soustraire;  mais  l'obéissance  inter- 
vint, et  en  vrai  fils  de  saint  Ignace,  le  Père  de  Ravignan 
n'eut  plus  de  volonté  que  pour  se  soumettre. 

D'ailleurs,  en  dépit  des  appréhensions  fâcheuses,  l'ou- 
vrier parut  dès  l'abord  à  la  hauteur  de  sa  tâche.  A  la  suite 
de  la  station  de  1837,  il  écrivait  au  Père  Roothaan  :  «  Cer- 
taines préventions  m'attendaient  au  début;  l'incroyable 
influence  du  talent  de  mon  prédécesseur  rendait  ma  posi- 
tion délicate  et  difficile.  Je  suis  arrivé,  confiant  et  priant, 
et  Dieu  a  établi  entre  un  immense  et  imposant  auditoire 
et    son    faible   instrument    des    rapports    constants    de 

I .  L'Ami  de  la  Religion  et  du  Roi,  6  février  i836. 


CHAPITRE    V  225 

bienveillance  et  de  faveur.  Alors  j'ai  pu  tout  dire  dans  la 
franchise  et  l'énergie  de  la  foi.  »  (15  Avril  1837.) 

Le  Père  de  Ravignan  s'était  donné  de  toute  son  âme  à 
l'œuvre  qui  lui  avait  été  imposée.  Le  caractère  plutôt 
philosophique  des  conférences  s'accordait  assez  bien  avec 
sa  tournure  d'esprit,  mais  il  ne  répondait  guère  à  ses 
attraits  de  religieux  et  d'apôtre.  Ses  répugnances,  ou  tout 
au  moins  ses  scrupules  à  cet  égard,  ne  se  dissipèrent 
jamais  complètement.  Chargé  dans  la  suite  d'un  cours 
d'éloquence  sacrée  au  scolasticat  de  Vais,  il  mettait  ses 
jeunes  auditeurs  en  garde  contre  ce  qu'il  appelait  «  la 
tentation  »  de  la  conférence  ;  à  son  avis  c'était  là  pour  le 
prédicateur  un  pis-aller  auquel  il  ne  fallait  se  résigner  que 
dans  des  cas  exceptionnels  et  quand  on  ne  pouvait  faire 
mieux'.  Quelques  semaines  après  sa  première  station,  il 
ouvrait  son  cœur  au  Père  Général;  le  conférencier  de 
Notre-Dame  n'est  pas  loin  de  voir  dans  la  fonction  qu'il 
remplit  une  punition  de  son  peu  de  vertu  :  «...  Une  seule 
chose  me  peine  parfois  un  peu,  c'est  ce  genre  même  de 
ministère  auquel  je  me  trouve  appliqué.  Assurément  les 
circonstances  dirigées  par  la  Providence  ont  amené  cette 
position  ;  je  le  vois,  mais  je  me  dis  :  S'il  y  avait  eu 
plus  d'humilité,  plus  de  l'esprit  de  Jésus-Christ  et  de  ses 
saints,  peut-être  un  emploi  de  zèle  plus  fructueux,  moins 
en  vue,  aurait  été  ma  part.  »  (2  Juin  1837.) 

D'ailleurs  si  la  faveur  de  l'auditoire  avait  été  gagnée  dès 
le  début  au  nouveau  conférencier,  la  critique  n'avait  pas 
non  plus  désarmé.  Les  impatients,  qui  avaient  été  scanda- 
lisés de  ne  pas  entendre  le  nom  de  Jésus-Christ  tomber 
une  seule  fois  des  lèvres  de  Lacordaire,  purent  adresser 
le  même  reproche,  pendant  les  deux  premières  années,  à 
son  successeur.  Et  à  quoi  pouvaient  aboutir  ces  disserta- 
tions philosophiques  qui  n'avaient  rien  de  commun  avec 
la  p  rédication  de  l'Evangile  ?  Le  Père  Roothaan  lui-même, 


I.  Conférences  sur  l'éloquence  de  la  chaire.  Résumé  et  notes  autogra- 
pbiés.  Archiv.  Paris,  n»  3i48. 

La  Compagnie  de  Jésus.  15 


226  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

tout  en  approuvant  les  plans  qui  lui  étaient  soumis,  expri- 
mait le  désir  qu'on  ne  s'en  tînt  pas  à  la  spéculation:  «  11 
faut  aussi,  écrivait-il,  parler  au  cœur,  surtout  dans  la 
conclusion,  pour  rendre  encore  pratiques  des  discours 
qui  paraissent  ne  s'adresser  qu'à  l'esprit.  »  A  plusieurs 
reprises  des  recommandations  en  ce  sens  furent  faites 
au  conférencier  de  Notre-Dame  par  le  premier  Supérieur 
de  la  Compagnie  de  Jésus.  Avec  la  liberté  que  laisse 
l'obéissance  religieuse,  le  Père  de  Ravignan  lui  répondait 
un  jour  :  «  Voici  en  toute  sincérité  mon  histoire  :  Evê- 
ques,  grands  vicaires,  prêtres  éclairés,  nos  Pères,  des 
hommes  distingués  et  chrétiens,  interrogés  quelquefois 
de  façon  à  avoir  toute  liberté  de  leur  pensée,  m'ont  paru 
juger  que  je  portais  suffisamment  à  conclure  ;  que  pres- 
ser davantage  ce  serait  forcer,  outrepasser  le  genre  et  le 
quod  decet.   » 

Assurément  la  génération  de  1830  était  mal  préparée  à 
entendre  la  prédication  évangélique  ;  et  surtout,  étant 
donné  l'auditoire  spécial  de  Notre-Dame,  il  fallait  de  longs 
travaux  d'approche  avant  de  tenter  l'assaut  avec  quelque 
chance  de  réussite.  La  station  de  1839  marquait  une  étape. 
Après  trois  ans,  le  Père  de  Piavignan  se  sentait  assez  maî- 
tre de  la  situation  pour  avancer  hors  du  domaine  pure- 
ment philosophique  :  «  Dieu  m'a  soutenu,  écrivait-il,  et 
je  serais  bien  ingrat  si  je  ne  reconnaissais  pas  dans  la  car- 
rière parcourue  sa  grâce  et  son  action  toute  spéciale. 
Aidé  de  cette  grâce,  j'ai  pu  parler  avec  franchise  du  posi- 
tif de  la  foi,  j'ai  eu  le  bonheur  de  parler  constamment  de 
Notre-Seigneur  et  de  voir  mes  paroles  constamment  écou- 
tées avec  assentiment.  »  Puis  il  cite  les  noms  de  plusieurs 
personnages  de  marque,  parmi  lesquels  M.  de  Chateau- 
briand, revenus  à  la  pratique  religieuse.  «  J'ai  reçu,  con- 
tinue-t-il,  bien  des  lettres  consolantes...,  entre  autres  une 
très  bien  tournée  au  nom  des  élèves  de  Philosophie  du 
lycée  Saint-Louis.  Les  professeurs  et  proviseurs  de  l'Uni- 
versité menaient  presque  tous  leurs  élèves  de  Philosophie 
aux    conférences.   11    paraît    qu'une    bonne   influence    en 


CHAPITRE    V  227 

résultait.  Vingt  élèves  de  la  grande  Ecole  Normale  sont 
depuis  un  ou  deux  ans  chrétiens  pratiquants  ;  eux  et 
d'autres  suivent  avec  intérêt  les  conférences...  » 

Fort  peu  ébloui  d'ailleurs  par  ces  résultats,  l'humble 
religieux  ajoutait  :  «  Mais  quelle  masse,  quelle  masse 
hors  de  la  vérité  j'ai  laissée,  et  pour  laquelle  j'ai  dû 
nécessairement  être  un  obstacle  par  mes  péchés,  mon 
orgueil  et  mes  vices!  »  (11  Juin  1839.)  Le  Père  Roothaan 
répondit  :  «  Quand  j'ai  vu  Jésus-Christ  et  la  Croix,  j'ai 
reconnu  mon  cher  Père  de  Ravignan,  le  disciple  fidèle 
de  saint  Ignace  et  des  Exercices.  Avoir  pu  prononcer 
l'adorable  nom  de  Jésus-Christ  sans  être  insulté,  c'est 
beaucoup  sans  doute.  » 

Malgré  ces  félicitations,  il  semble  bien  que  dans  l'entou- 
rage du  Père  Général  certaines  préventions  persistaient 
encore  à  l'endroit  des  conférences  de  Notre-Dame.  Le 
retentissement  même  de  cette  prédication  inspirait  des 
doutes  sur  son  efficacité.  Le  bien  réalisé  était-il  en  rap- 
port avec  le  bruit  qui  se  faisait  autour  d'elle?  On  voulait 
se  rendre  compte  et  l'on  interrogeait  ceux  qui  étaient  en 
mesure  de  fournir  quelque  lumière.  Nous  trouvons  la  trace 
de  ces  préoccupations  dans  une  lettre  adressée  au  Père 
Roothaan,  sur  la  fin  de  1839,  par  le  Père  Boulanger,  Supé- 
rieur delà  maison  de  la  rue  du  Regard  :  «  Dans  une  ville 
immense  comme  Paris  il  est  difficile  de  bien  apprécier 
l'influence  des  conférences  du  Père  de  Ravignan.  11  est 
cependant  hors  de  doute  qu'elles  ont  jeté  de  bonnes  pen- 
sées dans  une  foule  d'esprits,  amené  à  l'église  beaucoup 
de  gens  qui  sans  elles  n'y  seraient  jamais  venus,  diminué 
les  préventions,  l'antipathie  et  la  haine  contre  le  clergé 
et  augmenté  l'espèce  de  bienveillance  dont  il  est  l'objet. 
Je  ne  doute  pas  non  plus  qu'un  grand  nombre  de  jeunes 
gens  et  d'hommes  d'un  âge  mûr  n'aient  reçu  de  ces  con- 
férences une  forte  impulsion  vers  des  recherches  et  des 
études  plus  sérieuses  sur  la  religion,  qui  finissent  toujours 
par  lui  ramener  quelques  enfants  égarés.  Elles  ont  certai- 
nement produit  des  conversions  solides  ;  mais  Dieu  seul 


228  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

en  peut  connaître  le  nombre.  Je  ne  l'estime  cependant  pas 
fort  grand...  »  (2  Décembre.) 

L'opinion  publique  et  l'autorité  ecclésiastique  elle-même 
étaient  moins  parcimonieuses  dans  les  témoignages  de  leur 
satisfaction.  L'auditoire  des  conférences  était  conquis,  et 
cette  année  même  le  conférencier  était,  si  l'on  peut  dire, 
installé  à  demeure  dans  sa  chaire.  «  Me  voilà,  écrivait-il, 
par  le  consentement  des  Supérieurs  et  sur  les  instances 
de  Mgr  l'archevêque  de  Paris,  indéfiniment  chargé  des  con- 
férences de  Notre-Dame  tous  les  ans.  On  a  cependant  pris 
un  certain  terme,  comme  par  forme,  1850.  Qui  vivra 
verra.  »  (13  Avril  1839.) 

Le  Père  de  Ravignan  était  plus  désireux  que  personne 
d'en  venir  à  la  conclusion  que  la  parole  sacerdotale  doit 
toujours  avoir  en  vue.  Ce  fut  à  la  station  de  1841,  après 
avoir  préparé  le  terrain  pendant  cinq  ans,  qu'il  crut  pou- 
voir enfin  franchir  la  dernière  étape.  Lui-même  a  fait  à 
son  Général  son  rapport  sur  cette  manœuvre  hardie  dont 
le  succès  dépassa  toute  espérance  :  «  L'idée  de  la  retraite 
m'était  venue,  dit-il,  presque  dès  l'origine  des  conférences. 
Jusqu'ici  le  moment  n'avait  pas  paru  convenable.  Cette 
année  je  demandai,  vers  le  milieu  du  Carême,  et  j'obtins 
toute  liberté  de  Mgr  l'archevêque.  11  sembla  prudent  de 
ne  rien  publier  à  l'avance,  de  commencer  aussi  par  une 
petite  église.  On  me  donna  l'Abbaye-aux-Bois.  Je  m'assu- 
rai la  grande  et  belle  église  de  Saint-Eustache,  en  cas 
d'encombrement.  On  m'avait  refusé  Saint-Sulpice.  Le 
dimanche  des  Rameaux  seulement,  à  Notre-Dame,  avant 
la  conférence,  j'annonçai,  pour  la  Semaine  Sainte,  une 
retraite  d'hommes  ;  instruction  tous  les  soirs,  à  huit  heures, 
jusqu'au  Samedi  Saint  inclusivement.  » 

Dès  le  premier  jour,  l'église  de  l'Abbaye-aux-Bois  se 
trouva  insuffisante.  «  Le  lendemain,  continue  le  Père  de 
Ravignan,  Saint-Eustache  était  envahi  dès  trois  heures 
pour  huit,  et  l'on  vint  même  plus  tôt  les  jours  suivants... 
J'ai  pris  dès  l'abord  toute  la  franchise  du  langage  aposto- 
lique, et  j'ai  sans   détour    parlé   de    péché,   d'enfer,    de 


CHAPITRE    V  229 

confession. . .  J'ai  confessé  toute  la  semaine,  six  et  sept  heu- 
res par  jour,  des  hommes  jeunes,  âgés,  distingués  ou  du 
commun,  tous  fort  arriérés.  Un  bon  nombre  venaientpour 
me  soumettre  des  doutes,  et  je  leur  disais  :  Tenez,  croyez- 
moi  ;  il  y  a  un  moyen;  mettez-vous  là.  —  Et  tous,  un  seul 
excepté,  se  sont  confessés...  Il  y  a  eu  un  mouvement  mar- 
quée Paris;  plus  de  Pâques  partout;  nos  Pères  ont  con- 
fessé beaucoup  plus  d'hommes...  » 

Cette  fois  le  Père  Roothaan  ne  dissimule  plus  sa  pleine 
satisfaction.  Il  répond  au  Père  de  Ravignan  :  «  Si  jusqu'à 
présent  je  vous  ai  plaint  à  raison  de  cet  énorme  travail  des 
conférences  auquel  il  me  semblait  toujours  que  le  fruit  ne 
correspondait  pas,  cette  année-ci  je  suis  consolé,  réjoui 
avec  vous  dans  le  Seigneur;  je  lui  en  ai  rendu  et  lui  en 
rends  mille  et  mille  grâces,  et  je  vous  en  félicite,  mon  bon 
Père,  in  Domino...  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  que  j'ai 
goûté  aussi  les  conférences  de  cette  année  plus  que  celles 
des  précédentes.  Je  conçois  que,  pour  pouvoir  dire  à  un 
tel  auditoire  ce  que  vous  avez  dit  cette  année,  il  fallait 
qu'il  y  fût  préparé...  Mais  que  dirai-je  de  la  retraite  et  de 
ses  fruits?  Quel  bonheur!  Mille  fois  Deo  gratias!...  » 
(18  Mai  1841.) 

Dès  cette  première  retraite,  il  fut  question  d'une  com- 
munion générale  d'hommes  à  la  métropole.  Beaucoup 
l'eussent  désiré.  «  J'y  avais  songé  aussi,  dit  le  Père  de  Ravi- 
gnan; mais,  après  avoir  consulté,  je  pensai  qu'il  valait 
mieux  laisser  les  gens  sur  la  faim  et  remettre  à  l'année 
prochaine.  » 

Cette  belle  manifestation  de  la  foi  catholique  eut  lieu 
en  effet  pour  la  première  fois  en  la  fête  de  Pâques  1842. 
Depuis  lors,  elle  s'est  renouvelée,  avec  la  retraite  prépa- 
ratoire, tous  les  ans,  et  personne  ne  peut  dire  quelle 
influence  elle  a  eue  sur  les  générations  contemporaines. 
C'était  le  couronnement  des  conférences  de  Notre-Dame, 
couronnement  nécessaire  et  désormais  inséparable  des 
conférences  elles-mêmes.  Pendant  quatre  ans  encore,  le 
Père  de  Ravignan  put  fournir  à  lui  seul  la  double  tâche; 


230  LA.    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

il  menait  même  de  front  à  Notre-Dame  deux  retraites  pen- 
dant la  Semaine  Sainte,  l'une  à  midi,  l'autre  le  soir.  Grâce 
à  l'étude  approfondie  qu'il  avait  faite  des  Exercices  spiri- 
tuels de  saint  Ignace,  il  pouvait  exploiter,  sans  tomber 
dans  des  redites,  ce  fonds  inépuisable. 

En  1846,  il  se  trouva  à  bout  de  forces,  et  il  fut  convenu 
avec  ses  Supérieurs  que,  la  station  achevée,  il  prierait 
l'archevêque  de  Paris  de  lui  trouver  un  remplaçant. 
Mgr  AfTre  se  montra  contrarié  de  cette  décision;  il  insista 
pour  qu'elle  fût  différée,  au  moins  jusqu'à  l'année  suivante. 
Le  Père  de  Ravignan  devait  donc  occuper  encore  la  chaire 
de  Notre-Dame  au  Carême  de  1847.  Mais  dans  l'intervalle 
la  maladie  de  larynx  se  déclara  au  point  de  lui  interdire 
d'y  remonter  de  longtemps. 

Nous  laisserons  ici  l'historien  de  «  la  Monarchie  de 
Juillet  »  formuler  un  jugement  plus  autorisé  que  le  nôtre 
sur  l'œuvre  du  Père  de  Ravignan  dans  ce  poste  élevé  et 
difficile.  Après  avoir  dit  l'impulsion  donnée  par  la  presti- 
gieuse éloquence  de  Lacordaire,  M.  Thureau-Dangin  con- 
tinue : 

«  Le  nouveau  conférencier  ne  pouvait  faire  oublier 
celui  qui  l'avait  précédé  ;  mais  l'impression  ne  fut  ni  moins 
profonde,  ni  moins  efficace.  Tout  contribuaità  la  produire  : 
le  talent  de  l'orateur,  son  accent  d'une  conviction  impo- 
sante, l'autorité  en  quelque  sorte  visible  de  sa  vertu,  cette 
physionomie  d'une  noblesse  si  sainte  qu'on  a  pu  dire  : 
Quand  le  Père  de  Ravignan  paraît  en  chaire,  on  ne  sait 
vraiment  s'il  vient  de  monter  ou  de  descendre,  et  jusqu'à 
ce  fameux  signe  de  croix  qu'il  traçait  lentement  et  gran- 
dement sur  sa  poitrine,  après  le  silence  du  début,  et  qui 
était  à  lui  seul  une  prédication.  Sans  doute  il  eût  été 
impuissant  à  faire  ce  que  Lacordaire  venait  d'accomplir; 
ce  n'est  pas  lui  qui  aurait  du  premier  coup  attiré  en  foule 
les  générations  nouvelles  sur  le  chemin  de  l'église  qu'elles 
avaient  oublié  ;  mais  il  arrivait  à  son  heure  pour  complé- 
ter l'œuvre  de  son  devancier.  Celui-ci  avait  eu  pour  mis- 
sion, comme  il  le  disait,  de  «  préparer  les  âmes  à  la  foi  ». 


CHAPITRE    V 


231 


Le  Père  de  Ravignan  les  y  faisait  entrer  plus  avant.  Aussi, 
toutenrestantautant  que  le  permettait  la  nature  différente 
de  son  esprit,  dans  le  genre  créé  par  Lacordaire,  tout  en 
gardant  les  mêmes  ménagements  pour  les  susceptibilités 
et  les  préjugés  de  l'époque,  tout  en  bravant  les  critiques 
et  les  dénonciations  de  ceux  qui  ne  lui  épargnaient  guère 
plus  qu'à  son  prédécesseur  le  reproche  de  ne  pas  oser 
être  assez  chrétien,  il  attirait  peu  à  peu  les  auditeurs  sur 
le  chemin  qui,  du  porche  du  temple,  devait  les  conduire 
au  sanctuaire.  Chaque  année  il  se  voyait  consolé  par  des 
Sîiccès  nouveaux;  c'étaient  non  seulement  des  sympathies 
d'opinion,  mais  des  conversions  d'âmes.  La  foi  gagnait 
dans  les  régions  qui  avaient  paru  lui  être  le  moins  accessi- 
bles, parmi  les  élèves  et  les  professeurs  des  collèges,  à 
l'École  Normale,  à  lÉcole  Polytechnique.  Bientôt  même, 
après  plusieurs  années  de  ces  progrès  continus,  le  Père 
de  Ravignan  osera  ajouter  aux  conférences  du  Carême  la 
retraite  de  la  Semaine  Sainte  et  la  grande  communion 
pascale  de  Notre-Dame,  couronnement  de  cette  magnifi- 
que campagne  et  signe  le  plus  éclatant  de  la  rentrée  de 
Dieu  dans  la  société  de  1830  ^  » 

Le  conférencier  de  Notre-Dame  se  trouvait  désigné 
d'avance  pour  porter  la  parole  dans  les  grandes  solen- 
nités qui  se  célébraient  dans  l'église  métropolitaine. 
C'est  ainsi  que  le  Père  de  Ravignan  fut  chargé  au  com- 
mencement de  l'année  1840  de  prononcer  l'oraison  funèbre 
de  Mgr  de  Quélen.  La  tâche  était,  par  le  fait  des  circons- 
tances, délicate,  pleine  de  difficultés  et  même  de  périls. 
Le  prélat  défunt  tenait  par  ses  traditions  de  famille  au 
parti  légitimiste;  il  avait  personnellement  beaucoup  souf- 
fert de  la  révolution  qui  avait  porté  au  trône  la  dynastie 
régnante;  sa  situation  vis-à-vis  du  nouveau  régime  avait 
toujours  été  gênée  ;  à  plusieurs  reprises  il  avait  cru  de 
son  devoir  d'élever  la  voix  contre  certains  actes  du 
gouvernement;    deux  ans  avant  sa  mort  il  avait  protesté 

I.  Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet,  i888.  Tome  II,  p.  4o3. 


232  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

énergiquement  contre  l'aliénation  des  terrains  de  l'ancien 
archevêché  détruit  par  les  émeutiers  de  1830  et  de  1831. 
11  avait  été  pour  ce  tait  déféré  au  Conseil  d'État,  lequel  avait 
déclaré  l'abus.  Le  Gouvernement  devant  être  représenté 
à  la  cérémonie  de  Notre-Dame,  le  Garde  des  Sceaux, 
M.  Teste,  invita  les  vicaires  capitulaires  à  prendre  leurs 
mesures  pour  que  l'oraison  funèbre  ne  donnât  aucun 
sujet  de  plainte.  En  conséquence  M.  Affre^  fit  savoir  au 
Père  Guidée  que  le  manuscrit  devait  être  soumis  au  préa- 
lable à  l'autorité  ecclésiastique.  En  recevant  de  son  Supé- 
rieur communication  d'une  exigence  aussi  insolite,  le  Père 
de  Ravignan  ne  put  s'empêcher  de  laisser  voir  qu'il  en 
était  froissé  ;  mais  enfant  d'obéissance,  il  remit  son  manus- 
crit au  Père  Provincial  pour  qu'il  en  fît  à  sa  guise.  Les 
vicaires  capitulaires  en  prirent  effectivement  connaissance 
et  le  renvoyèrent  avec  quelques  notes  peu  importantes^. 
Quelques  semaines  après,  le  Père  de  Ravignan  racontait 
au  Père  Roothaan  toute  cette  histoire  d'oraison  funèbre 
qui  se  terminait  par  cet  épilogue  :  «  Depuis,  j'ai  vu 
M.  Afïre;  je  lui  dis  franchement  que  j'avais  été  peiné  de 
ce  qu'on  avait  exigé  de  moi;  que  seul,  abbé  de  Ravignan, 
j'aurais  très  probablement  refusé  et  donné  ma  démission. . . 
Il  me  demanda  pardon,  à  la  lettre,  les  larmes  aux 
yeux...  »  (30  Mars  1840.) 

Deux  mois  plus  tard,  l'abbé  Affre  était  nommé  par  le 
roi  archevêque  de  Paris  (26  mai).  11  y  avait  eu  pendant  la 
vacance  du  siège  beaucoup  d'agitation  et  pas  mal  d'intri- 
gues. Les  concurrents,  ou,  si  l'on  veut,  les  candidats  à  la 
succession  de  Mgr  de  Quélen  ne  manquaient  pas;  l'un 
d'eux  tout  au  moins  le  fut  bien  malgré  lui;  ce  fut  le  con- 
férencier de  Notre-Dame.  Dans  cette  même  lettre  que 
nous  venons   de    citer,  le   Père  de    Ravignan  aborde  ce 

1.  Nommé  au  mois  de  décembre  coadjuleur  de  Nancy,  l'abbé  Affre, 
en  attendant  d'être  préconisé  et  sacré,  avait  été  élu  vicaire  capitulaire 
de  Paris. 

2.  Il  se  trouve  aux  Archives  de  la  Province  de  Lyon. 


CHAPITRE    Y  233 

sujet  en  termes  qui  prouvent  que  la  nouvelle  avait  déjà 
été  portée  jusqu'à  Rome  :  «  ...  Archevêché  de  Paris,  oui, 
des  bruits  courent...  Dieu  m'est  témoin  que  ce  n'a  été 
pour  mon  âme  l'occasion  d'aucune  tentation;  assurément, 
et  ce  n'est  pas  difficile  à  croire.  Des  gens  qui  se  mêlent  de 
tout  ont  jeté  cette  pensée  en  avant.  Ce  qui  est  moins  excu- 
sable peut-être,  Mgr  de  Bonald  en  parla  au  roi  et  aux 
ministres...  Du  reste,  mon  Très  Révérend  Père,  au  cœur 
de  votre  enfant  il  n'y  a  pour  toutes  ces  choses  qu'un  pro- 
fond dégoût,  il  y  a  un  amour  sincère  de  la  Compagnie,  de 
ses  vœux.  Seulement  une  pensée  m'est  venue,  mon 
orgueil  mériterait  d'être  ainsi  puni  de  Dieu.  Mais  que  j'ai 
prié  alors  pour  demander  tout  autre  châtiment!  » 

Le  Père  de  Ravignan  menacé  d'être  fait  archevêque  de 
Paris  et  voyant  dans  celte  menace  une  punition  de  son 
orgueil,  voilà  qui  donne  assez  bien  la  mesure  de  l'incu- 
rable ambition  que  l'on  prête  aux  Jésuites.  Au  surplus,  le 
danger  n'était  peut-être  pas  bien  sérieux.  En  France,  les 
Jésuites  modernes,  moins  encore  que  ceux  de  l'ancien 
régime,  n'ont  pas  à  craindre  d'être  contrariés  pour  l'accom- 
plissement du  vœu  qu'ils  ont  fait  de  renoncer  aux  dignités 
ecclésiastiques. 

Quant  à  Mgr  AfFre,  il  n'eut  garde  de  tenir  rigueur  à  un 
compétiteur  aussi  désintéressé.  A  peine  élevé  sur  le  siège 
métropolitain,  non  seulement  il  maintint  le  Père  de  Ravi- 
gnan dans  la  chaire  de  Notre-Dame,  mais  il  pressa  de  tout 
le  poids  de  son  intervention  pour  le  fixer  définitivement  à 
Paris.  Il  faut,  écrivait-il  au  Père  Général,  que  le  Père  de 
Ravignan  «  continue  son  apostolat  toute  l'année  dans  la 
capitale.  Toute  la  vie  directrice  de  la  P'rance  est  à  Paris... 
Si  je  savais  qu'il  pût  être  plus  utile  ailleurs...,  j'oublierais 
les  besoins  de  mon  diocèse  pour  que  la  plus  grande  gloire 
de  Dieu  fût  procurée...  »  Et  le  prélat  ajoutait  ce  témoi- 
gnage, un  des  plus  beaux  assurément  et  des  plus  rares 
qu'on  puisse  rendre  à  un  homme  en  vue  :  «  Ce  qu'il  est 
bon  de  vous  assurer,  c'est  que  je  ne  connais  pas  d'adver- 
saire au  Père  de  Ravignan;  on  peut  dire  que,  au  milieu 


234  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

des  divisions  et  des  préjugés  qui  nous  affligent,  c'est  un 
phénomène  assez  remarquable  ou  plutôt  une  grâce  toute 
spéciale  de  Dieu.  »  (23  Avril  1841.) 

Avant  de  voir  son  nom  mis  en  avant  pour  l'archevêché 
de  Paris,  le  Père  de  Ravignan  avait  été  proposé  pour 
une  fonction  moins  brillante,  mais  qui  ne  lui  souriait  guère 
davantage.  La  Faculté  de  Théologie  de  la  Sorbonne,  assez 
languissante  pendant  la  Restauration,  avait  fini  par  dispa- 
raître dans  la  tempête  de  1830.  Les  ministres  qui  se 
succédaient  à  l'Instruction  publique  en  souhaitaient  le 
rétablissement.  M.  de  Salvandy  et  plus  encore  M.  Cousin 
s'en  occupèrent  avec  un  zèle  que  le  dévouement  à  l'intérêt 
et  à  l'honneur  de  l'Église  n'était  pas  seul  à  inspirer.  Il 
importait  à  l'Etat  d'exercer  sa  part  d'influence  sur  l'ensei- 
gnement théologique.  De  son  côté  l'autorité  ecclésiastique 
voyait  des  avantages  sérieux  à  ce  que  les  sciences  sacrées 
eussent  leur  place  dans  le  haut  enseignement  officiel.  Dès 
1838,  Mgr  de  Quélen,  persuadé  par  son  vicaire  général 
l'abbé  AfFre,  se  préoccupait  de  recruter  le  personnel  de 
la  nouvelle  Faculté.  Le  Père  Guidée  faisait  part  au  Père 
Général  des  ouvertures  qu'il  venait  de  recevoir  : 

«  L'archevêque  de  Paris  demande  le  Père  de  Ravignan 
comme  professeur  de  la  future  Sorbonne.  J'ai  répondu  que 
cette  question  n'était  pas  de  mon  ressort,  mais  de  celui  du 
T.  R.  Père  Général;  que  d'ailleurs  beaucoup  de  points 
très  délicats  se  rattachaient  à  cette  question  :  l'enseigne- 
ment des  «  quatre  articles  »,  sur  lesquels  nous  ne  fléchi- 
rions pas,  l'organisation  laïque  de  l'Université,  des  pro- 
fesseurs de  Théologie  nommés  par  un  séculier...  Mgr  me 
répondit,  mais  assez  faiblement,  que  les  «  quatre  arti- 
cles  »    ne    seraient   pas    enseignés  ^  Quant  à  l'organisa- 


I.  Il  parait  bien  que  le  Gouvernement  avait  capitulé  sur  ce  point. 
M.  Cousin  s'en  plaig:nait  à  la  Chambre  des  Pairs,  au  mois  de  décembre 
suivant:  «  On  vient  de  suspendre  jusqu'à  i85o  l'article  7  du  Décret  de 
1808,  prescrivant  que,  pour  enseigner  dans  les  Facultés  de  Théologie,  il 
faut  être  docteur.  Or,  on  ne  peut  être  docteur  sans  avoir  adhéré  à  la 
Déclaration  de  1682...  »  [Moniteur  ^ù  et  27  décembre  i838,  p.  2626.) 


CHAPITRE    V  235 

tion  laïque,  c'est  bien,  dit-il,  le  ministre  qui  nomme  sur 
notre  présentation,  mais  c'est  nous  qui  donnons  l'institu- 
tion canonique,  et  je  me  propose  bien,  si  la  chose  réussit, 
de  demander  le  diplôme  apostolique.  — Mgr  insista  pour 
que  je  demandasse  l'agrément  de  Votre  Paternité.  » 
(24  Mars  1838.) 

Quant  au  Père  de  Ravignan,  il  écrivait  à  ce  propos 
quelques  semaines  plus  tard  :  «  ...  Il  a  été  question  de 
moi  comme  professeur.  Je  m'étonnais  que  cette  idée  pût 
paraître  admissible.  »  (2  Mai  1838.)  Nous  n'avons  pas  la 
réponse  du  Père  Roolhaan  ;  mais  on  ne  peut  douter  qu'elle 
ait  été  dans  le  même  sens. 

Toutefois  Mgr  x\ffre  ne  renonçait  pas  au  projet  dont  il 
«tait  le  véritable  auteur.  Un  des  premiers  actes  de  son 
administration  épiscopale  fut  la  réorganisation  de  la  Fa- 
culté de  Théologie  qu'il  inaugura  solennellement  dans 
l'église  de  la  Sorbonne,  le  26  avril  1841.  C'est  trois  jours 
auparavant  qu'il  écrivait  au  Père  Général  pour  lui  deman- 
der que  le  Père  de  Ravignan  fût  fixé  définitivement  à  Pa- 
ris. Est-il  téméraire  de  penser  que  le  prélat  ne  désespé- 
rait pas  de  faire  entrer  le  conférencier  de  Notre-Dame 
dans  le  corps  professoral  de  l'Institut  qui  lui  tenait  tant 
à  cœur? 

Le  ministre  de  l'Instruction  publique  eût-il  jamais  con- 
senti à  la  nomination  du  Père  de  Ravignan,  il  est  permis 
d'en  douter.  La  crainte  de  voir  les  Jésuites  reprendre  pied 
dans  l'enseignement  tenait  toujours  le  Gouvernement  en 
éveil.  Trois  semaines  après  l'inauguration  de  la  Faculté 
<ie  Théologie,  Mgr  AfFre  recevait  du  Garde  des  Sceaux, 
M.  ^lartin  du  Nord,  une  lettre  qu'il  s'empressa  de  com- 
muniquer au  Père  Provincial.  «  Monseigneur,  disait  le 
ministre,  la  maison  des  Jésuites  de  la  rue  du  Regard 
existe  depuis  quelques  années  et  n'a  pas  sans  doute 
échappé  à  votre  surveillance.  Je  vous  serais  très  obligé  de 
me  soumettre  les  renseignements  que  vous  possédez  sur 
la  nature  et  le  but  de  cet  établissement,  sur  le  nombre 
•et    les  sentiments   des  personnes    qui  la  composent,  sur 


236  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

leurs  exercices  et  leurs  études.  Je  vous  prie  également 
de  me  faire  savoir  s'il  est  vrai  que  plus  d'activité  y  règne 
depuis  quelque  temps,  et  que  les  ecclésiastiques  qui  s'y 
trouvent  songent  à  reformer  leurs  anciens  établissements 
de  cette  nature  qui  existaient  en  France,  qui  ont  été  ré- 
gulièrement fermés  et  dont  la  réouverture  ne  pourrait 
être  aujourd'hui  tolérée.  »  (12  Mai  1844.) 


II 


Nous  avons  vu  les  Jésuites  de  Paris  s'installer  paisible- 
ment en  1835  dans  leur  nouvelle  résidence  de  la  rue  du 
Regard.  Que  s'y  était-il  donc  passé  pour  exciter  ainsi  la 
vigilance  et  les  alarmes  du  ministre  de  la  Justice  ?  L'his- 
toire, croyons-nous,  n'est  pas  sans  intérêt.  11  s'agit  d'un 
premier  essai  de  ce  qui  fut  plus  tard  l'École  des  Carmes. 

En  1837,  l'abbé  Jammes,' vicaire  général  de  Paris,  eut 
l'idée  d'ouvrir  un  établissement,  moitié  séminaire,  moitié 
maison  de  famille,  où  l'on  recevrait  les  jeunes  ecclésias- 
tiques envoyés  à  Paris  par  leurs  évoques  pour  suivre  les 
cours  de  la  Sorbonne  ou  du  Collège  de  France  et  se 
préparer  au  professorat.  11  sollicita  à  cet  effet  le  con- 
cours des  Jésuites  ;  il  prenait  l'entreprise  à  sa  charge  et 
leur  proposait  de  tenir  l'établissement  en  son  nom.  La 
proposition  fut  acceptée;  mais,  au  moment  d'en  venir  à 
l'exécution,  Mgr  de  Quélen,  tout  en  approuvant  l'œuvre, 
témoigna  à  son  vicaire  général  qu'il  ne  le  verrait  pas  avec 
plaisir  en  assumer  la  responsabilité.  Le  Père  Guidée  se 
trouva  donc  seul  en  présence  du  projet.  Allait-il  l'aban- 
donner ?  11  ne  paraît  pas  que  ni  lui  ni  ses  consulteurs  y 
aient  songé.  Voici  comment  il  raconte  la  suite  de  l'affaire 
dans  une  lettre  au  Père  Général  : 

«  M.  Jammes  s'étant  retiré,  nous  eûmes  à  examiner 
s'il  était  à  propos  d'aller  en  avant.  Gomme  d'une  part  il 
était  arrêté  que  le  cours  de  mathématiques  supérieures 
aurait  lieu  pour  les  Nôtres  à  Paris  et  que  nous  avions  en 


CHAPITRE    V  237 

professeurs  le  personnel  suffisant,  il  ne  s'agissait,  pour 
réaliser  l'établissement  projeté  que  d'admettre  à  nos  cours 
des  ecclésiastiques  étrangers  à  la  Compagnie.  Mais  comme, 
d'autre  part,  nous  avions  lieu  de  craindre  l'opposition  de 
l'autorité  civile,  nous  crûmes  prudent  de  consulter  le  mi- 
nistre de  l'Instruction  publique,  M.  Villemain.  Le  Père 
Boulanger,  Supérieur  de  la  maison  de  Paris,  sollicita,  en 
mon  absence,  une  audience  qu'il  obtint  le  9  juillet.  » 

Suit  le  récit  détaillé  de  l'audience.  Le  Père  Boulanger, 
après  avoir  exposé  son  projet,  demande  au  ministre  s'il 
peut  compter  tout  au  moins  sur  la  tolérance  du  Gouverne- 
ment. M.  Villemain  répond  qu'il  ne  désire  rien  tant  que 
de  voir  le  clergé  se  mettre  au  niveau,  pour  les  sciences, 
des  établissements  universitaires  ;  que  par  conséquent 
tout  ce  qu'on  fera  pour  amener  ce  résultat  ne  peut  qu'avoir 
son  approbation.  Il  engage  le  Père  Boulanger  à  lui  pré- 
senter un  projet  écrit  qu'il  puisse  soumettre  au  Conseil  de 
l'Instruction  publique.  Au  moment  de  prendre  congé,  le 
Père,  ou  mieux  l'abbé  Boulanger,  demande  au  ministre 
«  s'il  y  a  entre  eux  quelque  malentendu,  s'il  s'est  bien  fait 
comprendre  de  Son  Excellence.  —  Parfaitement,  répond 
M.  Villemain,  j'ai  compris  la  pensée  que  vous  m'avez 
exprimée,  et  même  celle  que  vous  ne  m'avez  pas  expri- 
mée. —  II  n'est  donc  pas  nécessaire,  M.  le  Ministre,  de 
vous  dire  qui  je  suis.  —  Non,  répondit-il  en  souriant.  » 

Quelques  jours  plus  tard,  le  Père  Boulanger  remettait 
entre  les  mains  du  ministre  le  programme  de  «  l'Institut 
des  Hautes  Études,  rue  du  Regard,  15  ».  Il  comprenait  six 
articles,  dont  le  cinquième  était  ainsi  conçu  :  «  Ce  n'est 
donc  point  une  maison  d'enseignement  public  que  je 
désire  établir  ;  ce  n'est  point  non  plus  un  séminaire  ;  il  n'y 
aura  de  cours  ni  de  Théologie,  ni  de  Philosophie  ;  c'est 
une  simple  maison  où  des  ecclésiastiques  auront  leur 
domicile  et  où,  réunis  à  des  heures  déterminées,  ils  dis- 
serteront ensemble  sur  les  matières  des  cours  de  la  Fa- 
culté ou  du  Collège  de  France,  «M.  Villemain,  cette  fois 
encore,  se  montra  prodigue  de  bonnes  paroles  et  fit  espérer 


238  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

une  solution  favorable.  Mais  le  Conseil  se  déroba; 
après  avoir  retenu  l'affaire  près  de  six  mois,  il  fut  d'avis 
que,  dans  la  forme  où  il  se  présentait,  l'établissement 
avait  plutôt  le  caractère  d'une  association  scientifique  res- 
sortissant au  ministère  de  l'Intérieur. 

De  ce  côté  on  se  montra  plus  accommodant.  A  plu- 
sieurs reprises  on  assura  au  Père  Boulanger  que  l'auto- 
risation n'était  point  nécessaire  et  qu'il  lui  suffisait  d'avi- 
ser le  ministre  lors  de  l'ouverture  de  l'établissement 
pour  n'avoir  rien  à  démêler  avec  les  commissaires  de 
police. 

Le  prospectus  parut  en  effet  au  printemps  de  1838,  an- 
nonçant la  rentrée  pour  le  mois  d'octobre;  la  presse  reli- 
gieuse le  reproduisit  en  l'accompagnant  de  commentaires 
élogieux^.  Beaucoup  d'évéques  envoyèrent  de  chaudes 
félicitations  ;  malheureusement,  soit  manque  de  sujets, 
soit  faute  de  ressources,  ceux  qui  fournirent  des  étu- 
diants à  l'Institut  ne  furent  que  l'exception.  Il  ne  compta 
jamais  plus  d'une  quinzaine  de  jeunes  ecclésiastiques 
étrangers,  avec  huit  à  dix  scolastiques  de  la  Compagnie. 
Ils  avaient  pour  directeur  des  études  le  Père  François 
Moigno.  Deux  ou  trois  scolastiques  des  plus  anciens 
faisaient  fonction  de  répétiteurs.  Nous  voyons  dans  un 
document  de  famille  que  de  célèbres  professeurs  de  l'Uni- 
versité, M.  Leroy,  M.  Babinet,  d'autres  encore,  y  venaient 
parfois  donner  une  leçon  ou  faire  passer  des  examens. 
Entre  temps,  les  scolastiques  allaient  trois  fois  par 
semaine  faire  les  catéchismes  à  la  paroisse  de  Saint- 
Médard. 

C'était  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  mettre  en  émoi  la 
vigilance  des  hommes  d'État.  Manifestement  il  se  tra- 
mait chez  les  Jésuites  quelque  complot  contre  la  sûreté 
publique.  L'Institut  ne  fonctionnait  pas  depuis  quatre 
mois  que  déjà  la  police  enquêtait.  Dans  les  premiers 
jours  de  février,  M.  de  Salvandy,  ministre  de  l'Instruction 

I.  Cf.  L'Ami  de  la  Religion  et  du  Roi.  Tome  XCVII,  p.  667. 


CHAPITRE    V  239 

publique,  transmettait  à  son  collègue  de  l'Intérieur, 
M.  Barthe,  un  Rapport  qu'il  tenait  de  la  Préfecture  de 
police.  La  maison  de  la  rue  du  Regard  y  était  signalée 
comme  un  établissement  clandestin,  où,  sous  le  nom  de 
l'abbé  Boulanger,  les  Jésuites  faisaient  œuvre  d'enseigne- 
ment dans  des  conditions  particulièrement  dangereuses. 
En  effet,  «  ils  préparent  des  professeurs  pour  les  sémi- 
naires »...  «  Les  Jésuites,  concluait  le  Rapport,  exercent 
donc  en  France  une  influence  redoutable,  parce  qu'ils 
accaparent  les  bons  sujets  et  propagent  leur  doctrine  au 
moyen  des  jeunes  professeurs.  » 

Pour  cette  fois  cependant  enquête  et  dénonciation  n'eu- 
rent pas  de  suite.  Apparemment  on  n'avait  pas  encore, 
dans  les  bureaux  du  ministère  de  l'Intérieur,  perdu  tout 
souvenir  des  récentes  et  loyales  démarches  du  Père  Bou- 
langer. Mais  on  continua  à  surveiller,  et  au  mois  de  mai 
1841,  le  nouveau  titulaire  du  ministère  adressait  à  l'arche- 
vêque de  Paris  la  lettre]  qu'on  a  lue  plus  haut.  Elle  était 
accompagnée  d'un  second  Rapport  de  la  Préfecture  de 
police  qui  fut  également  communiqué  au  Père  Provincial. 
Une  copie  en  a  été  conservée  aux  archives  de  la  Province  ^ 
La  pièce  est  vraiment  curieuse.  Le  rédacteur  envisage  la 
question  de  haut;  il  part  de  cette  idée  que  la  Société  de 
Jésus  est  sur  le  point  de  s'emparer  de  l'éducation  natio- 
nale. D'après  lui  les  protestations  de  l'épiscopat  contre 
le  projet  de  loi  de  M.  Villemain  sur  la  liberté  d'enseigne- 
ment «  ont  réveillé  toutes  les  espérances  des  Jésuites. 
Cette  Société,  dont  le  personnel  en  France  s'était  fort 
appauvri  au  profit  de  la  Belgique  et  de  la  Suisse,  com- 
mence à  se  recruter  de  nouveau  dans  le  clergé  séculier 
et  les  diverses  confréries  religieuses.  Ses  membres,  dis- 
persés il  y  a  quelques  mois,  dans  tous  les  diocèses  sous 
le  titre  de  prédicateurs  de  stations  et  de  retraites,  ont  dû 
recevoir  l'ordre  de  rentrer  dans  les  maisons  que  la 
Société  possède  à  Paris,  à  Saint-Acheul,  à  Avignon,  etc. 

I.  Ai-chiv.  Paris.  N"  235o. 


240  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Le  rappel  a  pour  but  l'organisation  en  expectative  de  mai- 
sons enseignantes  et  la  préparation  des  membres  à  cet 
enseignement.  » 

On  en  vient  ensuite  à  la  maison  de  la  rue  du  Regard. 
Elle  comptait  alors  exactement  quarante-huit  personnes. 
Le  Rapport  en  déclare  plus  de  cent;  il  donne  une  liste  de 
noms;  on  y  trouve  des  morts  et  des  vivants,  des  présents 
et  des  absents,  d'autres  complètement  inconnus  ou  qui  ne 
sont  jamais  venus  à  Paris.  Puis  il  continue  :  «  Presque  tous 
ces  prêtres  suivent  avec  plus  de  zèle  que  jamais  les  cours 
de  la  Sorbonne  et  du  Collège  de  France  et  y  assistent  en 
habit  laïque  ;  dans  l'intérieur  de  la  maison  ils  s'exercent 
assidûment  au  professorat,  se  cédant  tour  à  tour  la  chaire 
et  remplissant  de  même  le  rôle  d'écoliers  les  uns  à  l'égard 
des  autres.  Les  maisons  de  province  se  livrent  aux  mêmes 
exercices  préparatoires.  » 

Le  Père  Guidée  remit  les  choses  au  point  dans  un  Mé- 
moire à  l'archevêque.  On  lui  faisait  vraiment  la  partie 
belle,  et  il  n'avait  qu'à  dire  la  pure  et  simple  vérité  pour 
mettre  à  néant  ce  mélange  de  faussetés  et  de  préventions. 
Ce  qui  restait  de  toutes  ces  imputations,  c'est  que  les 
Jésuites  ne  désespéraient  pas  de  voir  un  jour  les  pouvoirs 
publics  donner  cette  liberté  d'enseignement  tant  promise 
et  qu'ils  osaient  bien  se  préparer  en  vue  de  cette  heu- 
reuse éventualité.  Mais  qui  donc  pouvait  leur  reprocher 
de  croire  à  la  parole  du  Gouvernement  ?  En  attendant, 
disait  le  Père  Guidée,  les  Jésuites  restent  sous  le  coup 
de  l'exclusion  dont  ils  sont  frappés  depuis  1828.  «  Ils 
pourraient  l'éluder  au  moyen  d'un  mensonge  ;  mais  ils 
ont  toujours  reculé  et  reculeront  toujours  devant  cet  obs- 
tacle, qui  n'en  serait  pas  un  pour  tout  le  monde.  Il  est 
faux  qu'ils  songent  à  reformer  leurs  anciens  établisse- 
ments et  ils  défient  qu'on  puisse  leur  prouver  qu'ils  ont 
fait  aucune  tentative  pour  rentrer  dans  l'enseignement.  » 

L'archevêque  communiqua  le  Mémoire  au  ministre, 
lequel  apparemment  trouva  qu'on  n'avait  rien  à  y  répon- 
dre.  De    fait,   Vînstitut   des   Hautes   Etudes  ne   fut  pas 


CHAPITRE    V  241 

inquiété,  et  il  continua  à  vivre,  sinon  à  prospérer  jusqu'aux 
mauvais  jours  de  1845. 

Pendant  qu'il  était  en  butte  à  ces  tracasseries  ennuyeu- 
ses mais  point  meurtrières,  un  autre  établissement  suc- 
combait dans  des  assauts  renouvelés  avec  un  acharnement 
implacable.  Il  semble  que  les  soi-disant  libéraux  de  l'épo- 
que aient  emprunté  au  vieux  Romain  le  delenda  Carthago 
pour  l'appliquer  à  Saint-Acheul.  Ce  repaire  de  Jésuites 
hantait  leurs  cerveaux  et  ils  s'étaient  juré  de  le  détruire. 

Lors  de  la  division  des  Provinces,  une  question  avait  été 
longuement  agitée.  Serait-il  mieux  d'avoir  en  commun 
noviciat,  scolasticat,  maison  de  Troisième  An,  ou  bien 
chaque  Province  aurait-elle  ses  maisons  de  formation? 
Chaque  système  avait  ses  avantages  et  ses  inconvénients. 
Le  Père  Druilhet,  invité  à  donner  son  avis,  se  prononçait 
pour  le  premier,  «  afin,  disait-il,  de  maintenir  entre  les 
deux  Provinces  ces  liens  du  cœur  si  chers  à  nous  autres 
Français,  et  de  plus  la  triple  unité  d'esprit,  d'enseigne- 
ment et  de  discipline  »  ^  En  ce  qui  concerne  les  études, 
le  gros  argument  en  faveur  de  la  réunion  était  que,  avec 
l'autre  système,  on  risquait  d'avoir  des  scolasticats  trop 
peu  nombreux,  où  par  suite  manquerait  l'entrain  et  la  vie. 
A  Rome,  où  les  cours  comptent  les  auditeurs  par  centai- 
nes, cette  considération  parut  d'abord  décisive.  Cepen- 
dant le  Père  Roothaan  laissa  aux  deux  Provinciaux  le  soin 
de  trancher  la  question,  et  quand  ils  furent  tombés  d'ac- 
cord pour  avoir  un  scolasticat  dans  chaque  Province,  le 
même  Père  Roothaan  témoigna  que  cette  solution  lui 
paraissait  effectivement  préférable,  parce  qu'elle  oblige- 
rait à  former  un  plus  grand  nombre  de  bons  professeurs. 

La  Province  de  Paris  établit  donc  dès  l'automne  de  1836 
ses  théologiens  à  Saint-Acheul.  Un  noviciat  y  avait  déjà 
été  installé  avant  la  séparation  ;  quelques  jeunes  sco- 
lastiques  y  suivaient  des  cours  de  Lettres  ;  enfin,  comme 

I.  Lettre  au  T.  R.  P.  Général,  9  août  i83G. 
Lu  Compagnie  de  Jésus.  16 


242  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

on  l'a  vu  plus  haut,  les  Pères  du  Troisième  An  y  occu- 
paient un  quartier.  C'était  au  total  une  communauté  de 
quatre-vingts  personnes  qu'abritaient  les  murs  de  la  vieille 
abbaye.  11  y  avait  bien  de  quoi  donner  l'éveil  à  tous  les 
dépositaires  de  l'autorité  publique. 

Le  Diaire  mentionne,  sur  la  fin  de  cette  année  du  théo- 
logat,  une  ordination  de  cinq  prêtres  faite  par  Mgr  de 
Simony,  évéque  de  Soissons,  lequel  avait  au  préalable 
fait  pendant  huit  jours  les  Exercices  spirituels  de  saint 
Ignace.  L'un  de  ces  nouveaux  prêtres  était  le  Père  Charles 
Cahier,  lui-même  ancien  élève  de  Saint-Acheul,  et  à  qui 
ses  savantes  publications  assignent  une  place  dans  l'his- 
toire de  la  Compagnie  de  Jésus  en  France  au  siècle  passé. 
A  la  grande  édification  de  toute  l'assistance,  son  vénéra- 
ble père  le  servit  à  l'autel  quand  il  célébra  sa  première 
messe,  le  6  septembre  1837. 

Mais  déjà  l'orage  devenait  menaçant;  il  ne  devait  pas 
tarder  à  éclater.  Pour  aller  au-devant  des  chicanes  que 
l'on  prévoyait,  l'évêque  d'Amiens,  Mgr  de  Chabons,  avait 
bien  voulu  donner  une  déclaration  écrite,  par  laquelle  il 
reconnaissait  Saint-Acheul  comme  «  Maison  de  Hautes 
Etudes  ecclésiastiques,  annexe  de  son  grand  séminaire». 
Malgré  tout  on  prétendait  y  voir  un  collège.  Après  une 
série  de  perquisitions  policières  dissimulées  sous  la  forme 
de  visites  de  politesse,  le  préfet  de  la  Somme  adressait 
dès  le  mois  de  mars  au  Gouvernement  une  dénonciation 
contre  l'établissement  des  Jésuites  à  Saint-Acheul.  Nos 
documents  nous  montrent  les  pièces  voyageant  d'un 
ministère  à  l'autre,  passant  du  cabinet  du  ministre  de 
l'Instruction  publique,  M.  Guizot,  à  celui  de  M.  deOaspa- 
rin,  ministre  de  l'Intérieur,  pour  aboutir  enfin  à  celui  de 
M.  Persil,  ministre  de  la  Justice  et  des  Cultes.  L'affaire 
pouvait  en  effet  ressortir  à  divers  départements,  suivant 
qu'on  l'envisageait  sous  un  aspect  ou  sous  un  autre.  Ce 
fut  M.  Persil  qui  la  retint.  Le  8  mars,  une  lettre  de  lui 
arrivait  à  l'évêché  d'Amiens.  Le  ministre  témoignait  son 
étonnement  de  ce  que  «  les  anciens  professeurs  de  Saint- 


CHAPITRE    V  243 

Acheul  s'y  étaient  réunis  de  nouveau  »  et  de  ce  que 
Monseigneur  avait  «  autorisé  cet  établissement,  en  contra- 
diction manifeste  avec  les  Ordonnances  du  16  juin  1828  et 
avec  la  loi  sur  les  associations  du  10  avril  1834  »  ^.  Il 
l'invitait  donc  à  «  user  de  son  influence  pour  engager 
les  ecclésiastiques  de  Saint-Acheul  à  se  séparer  »,  afin 
qu'on  ne  fût  «  pas  obligé  de  recourir  aux  voies  de  rigueur 
que  la  légalité  fournit  ». 

Le  vénérable  Mgr  de  Cliabons  répondit  le  jour  même 
à  l'injonction  ministérielle  :  «  Depuis  1828,  disait-il,  il  n'y 
a  pas  eu  l'ombre  d'un  petit  séminaire  à  Saint-Acheul, 
pas  l'ombre  d'un  établissement  d'instruction  secondaire, 
pas  un  seul  élève  admis  pour  s'y  occuper  de  ce  genre 
d'études;  il  n'y  a  eu  rien,  absolument  rien  qui  violât  les  lois 
concernant  l'Université.. .  Nulle  étude  ne  s'y  fait  qui  ne  soit 
théologique  et  ecclésiastique.  Aussi  les  prêtres  de  Saint- 
Acheul  depuis  1828,  depuis  1830,  ont-ils  été  laissés  libres 
et  tranquilles...  »  Au  surplus,  «  ce  qui  tranche  la  diffi- 
culté, ce  qui  emporte  la  légalité  la  plus  complète,  c'est  que 
Saint-Acheul  est  devenu,  dans  mon  diocèse,  séminaire 
pour  les  Hautes  Etudes  ecclésiastiques.  J'ai  ainsi  constitué 
cette  maison,  le  1^'  octobre  dernier;  ce  que  je  puis  faire 
sans  aucun  doute...  »  Quanta  la  loi  d'association,  l'évéque 
se  contentait  d'invoquer  le  texte  même  de  l'article  291  du 
Gode  pénal  dont  cette  loi  n'était  qu'une  aggravation.  Cet 
article  concerne  les  personnes  étrangères  les  unes  aux 
autres,  n'habitant  point  la  même  maison  et  se  réunissant 
en  certaines  circonstances  dans  un  but  spécial.  Gomment 
peut-on  en  faire  l'application  à  des  personnes  qui  de 
notoriété  publique  n'ont  pas  d'autre  domicile  que  celui  oi^i 
elles  vivent  ensemble  ? 

Entre  temps  le  Père  Guidée  avait  sollicité  une  audience 

I.  On  se  rappelle  que,  pour  obtenir  le  vote  de  cette  loi  contre  les 
associations,  le  gouvernement  avait,  à  plusieurs  reprises  et  de  la  façon 
la  plus  formelle,  déclaré  qu'elle  ne  visait  que  les  groupements  révolu- 
tionnaires et  anarchiques,  et  que  en  particulier  elle  ne  serait  jamais 
appliquée  aux  associations  religieuses.  Voir  ci-dessus  P.  i43. 


244  LA    COAIPAGNIE    DE    JESUS 

du  président  du  Conseil,  le  comte  Mole.  11  en  reçut  un 
accueil  bienveillant  et  de  bonnes  paroles  ;  mais  ce  fut 
tout.  Il  y  avait  mésintelligence  entre  le  chef  du  Cabinet 
et  plusieurs  de  ses  collaborateurs;  le  titulaire  de  la  Jus- 
tice était  de  ceux-là.  M.  Mole  n'eut  garde  d'intervenir 
auprès  de  lui  en  faveur  des  Jésuites. 

M.  Persil  ne  s'attendait  pas  à  voir  l'évêque  d'Amiens 
se  solidariser  ainsi  avec  eux.  Il  crut  qu'il  y  allait  de  son 
honneur  de  briser  la  résistance  d'un  vieillard.  Dans  une 
seconde  lettre  plus  sèche,  plus  impérieuse,  il  réitérait 
l'injonction  de  fermer  Saint-Acheul,  avec  menace,  si  l'exé- 
cution tardait,  d'y  procéder  immédiatement  par  la  voie 
judiciaire  et  administrative.  La  lettre  portait  la  date  du 
26  mars.  Sans  se  laisser  émouvoir,  le  vaillant  évêque  fit 
préparer  une  nouvelle  réponse,  exposant  sa  thèse  avec 
plus  de  force  et  d'ampleur,  cependant  qu'à  Saint-Acheul 
les  prières  se  multipliaient  pour  obtenir  l'assistance  du 
ciel  dans  un  péril  aussi  pressant.  Défait,  le  secours  vint 
sous  la  forme  d'une  crise  ministérielle. Le  15  avril,  \e Moni- 
teur annonçait  la  formation  d'un  nouveau  Cabinet,  dans 
lequel  M.  Persil  était  remplacé  par  M.  Barthe.  Celui-ci 
renvoya  l'affaire  de  Saint-Acheul  à  son  collègue  de  l'Ins- 
truction publique,  M.  de  Salvandy,  lequel,  sur  le  rapport 
que  lui  fit  le  recteur  de  l'Académie  de  Douai,  ne  jugea  pas 
qu'il  y  eût  lieu  à  poursuites. 

C'était  une  accalmie  ;  elle  ne  devait  pas  durer  longtemps  ; 
l'année  suivante  la  tempête  recommença  plus  violente  et 
plus  tenace.  L'année  1838  se  signale  en  effet  par  une 
recrudescence  de  la  passion  anticléricale;  les  journaux 
de  l'opposition  ne  cessent  de  dénoncer  le  progrès  des 
idées  religieuses,  où  ils  ne  voient  que  des  empiétements 
du  clergé  favorisés  par  le  Gouvernement,  Le  Courrier 
français  du  18  février  révèle  avec  l'accent  de  la  terreur 
l'invasion  des  Ordres  religieux  d'hommes  et  de  femmes. 
Les  Jésuites,  les  Bénédictins,  les  Chartreux,  les  Trap- 
pistes couvrent  le  pays  de  leurs  fondations  au  mépris  des 
lois.  «    Saint-Acheul   est  rouvert  sous  la   protection    de 


GIIAPITHE    V  245 

l'évêque  d'Amiens,  et  les  ecclésiastiques  qui  le  dirigent 
prennent  le  titre  de  Frères.  Ces  Jésuites  ont  fondé  beau- 
coup d'autres  établissements,  à  la  porte  de  Paris,  à  Bou- 
logne-sur-Mer...  '.  Quand  ils  voudront,  ils  reprendront 
ce  titre  (de  Jésuite)  ;  le  Gouvernement  est  de  connivence.  » 
Le  Conslitutioniiel  n'est  pas  moins  vigilant,  ni  moins 
précis  :  «  Les  Jésuites  sont  revenus  dans  tous  leurs  éta- 
blissements et  en  ont  formé  d'autres.  Tout  le  monde  con- 
naît l'établissement  à  Vaugirard  de  l'abbé  Poilotip,  édi- 
teur du  miracle  de  iMigné...  »  (27  Octobre  1838.)  A  cette 
date  les  Jésuites  n'avaient  rien  à  voir  au  pensionnat  de 
l'abbé  Poiloup  ;  mais  c'était  une  habitude  au  Constitu- 
tionnel de  découvrir  partout  la  trace  de  Loyola.  «  11  esl 
continuellement,  disait  VAmi  de  la  Religion^  à  la  recherche 
des  maisons  d'éducation  qui  se  distinguent  par  la  pureté 
de  leurs  études  et  le  maintien  des  anciennes  mœurs  reli- 
gieuses. Quand  il  en  découvre  une,  c'est  pour  lui  comme 
un  flagrant  délit  qu'il  se  croit  obligé  de  dénoncer  en  qua- 
lité de  bon  citoyen.  Ce  ne  peut  être  qu'une  maison  de 
Jésuites...  Il  n'y  a  que  les  Jésuites  capables  de  telle 
révolte  contre  la  raison  publique  et  le  progrès  des  lumiè- 
res. 2»  Une  méchante  feuille  d'Amiens,  la  Sentinelle 
picarde  se  chargeait  de  recueillir  des  nouvelles  fraîches 
puisées  à  la  source  :  «  Saint-Acheul  est  ressuscité,  écri- 
vait-elle, ses  vastes  bâtiments,  après  dix  années  de  soli- 
tude, abritent  une  jeune  et  ardente  milice...  11  y  a  une 
centaine  de  Jésuites  à  Saint-Acheul,  et  la  succursale  de 
Saint-Riquier  en  compte  plus  de  trois  cents.  » 

De  son  côté,  le  recteur  de  l'Académie  écrivait  que  les 
maisons  de  l'Université  se  dépeuplaient  au  profit  des 
collèges  de  Belgique,  auxquels  l'école  normale  de  Saint- 
Acheul  fournissait  le  personnel  enseignant.  Et  ce  n'étaient 
pas   là  les   seuls   méfaits    des  Jésuites.  Le    vieil  évéque 


1 .  Ces  établissements  n'existaient  que   dans    l'imagination   du  rédac- 
teur. 

2.  L'Jmi  de  la  Religion.  Tome  XCIX,  p.  a35. 


246  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

d'Amiens,  Mgr  de  Ghabons,  venait  de  démissionner;  les 
Jésuites  l'y  avaient  contraint  pour  avoir  un  évêque  mieux 
à  leur  dévotion;  le  Supérieur  du  grand  séminaire,  vicaire 
général,  lazariste,  avait  été  appelé  ailleurs;  les  Jésuites 
à  qui  il  déplaisait  avaient  imposé  son  déplacement.  Le 
nouvel  évéque,  ]Mgr  MioUand,  était  venu  à  Saint-Acheul, 
selon  la  tradition,  vénérer  les  reliques  de  saint  Firmin, 
avant  de  prendre  possession  de  son  siège.  C'était  une  créa- 
ture des  Jésuites.  Le  prélat  autorisa  le  Père  Recteur  à 
rétablir  publiquement  la  vérité.  Le  préfet  de  la  Somme 
n'en  écrivait  pasmoinsdans  une  correspondanceoffîcielle  : 
«  Amiens  est  troublé  malheureusement  par  le  fait  des 
Jésuites.  » 

En  ce  temps-là,  comme  nous  le  dirons  plus  loin,  la 
Compagnie  de  Jésus  s'établissait  en  plusieurs  villes  où 
elle  était  appelée.  Mais,  à  côté  des  amis  qui  s'en  réjouis- 
saient, il  y  avait  les  ennemis  dont  ces  fondations  provo- 
quaient les  colères  et  les  récriminations  bruyantes.  Le 
malencontreux  éclat  d'une  séance  scolaire  vint  sur  ces 
entrefaites  surexciter  les  esprits  et  fournir  un  prétexte 
aux  sévérités  du  Gouvernement  jusqu'alors  indécis.  On 
voulut  y  voir  un  défi  jeté  tout  à  la  fois  à  l'opinion  et  au 
pouvoir.  Le  17  septembre  eut  lieu  à  Saint-Acheul  un 
grand  acte  de  Théologie.  Deux  scolastiques  devaient 
défendre  contre  tout  venant  un  ensemble  de  thèses  résu- 
mant le  cycle  complet  de  l'enseignement  théologique. 
Pareille  solennité  ne  s'était  pas  vue  en  France  depuis  la 
destruction  des  ancieanes  Universités.  Les  circonstances 
n'étaient  guère  favorables  pour  en  tenter  la  résurrection. 
Le  Provincial  de  Paris  ne  l'ignorait  pas;  mais  il  lui  sembla 
que  le  péril  était  plus  que  compensé  par  les  avantages 
qu'on  pouvait  s'en  promettre  :  une  puissante  impulsion 
imprimée  aux  études  ihéologiques,  un  salutaire  exemple 
donné  à  tout  le  clergé  de  France;  et  il  avait  donné  son 
approbation. 

Mgr  Miolland  présida  la  séance  ;  plus  de  cinquante 
prêtres,  l'élite  de  plusieurs  diocèses,  y  assistèrent;    les 


CHAPITRE    V  247 

professeurs  des  séminaires  prirent  part  au  tournoi  scolas- 
tique;  la  lice  était  ouverte  à  tous.  Les  joutes  se  prolongè- 
rent pendant  la  plus  grande  partie  de  la  journée  ;  ce  n'était 
point  une  parade  concertée  d'avance;  les  attaques  étaient 
sérieuses;  la  défense  fut  brillante  et  mérita  un  applaudis- 
sement unanime.  L'évêque  d'Amiens  était  dans  le  ravis- 
sement et  ne  se  faisait  pas  faute  de  le  dire. 

Malheureusement  la  soutenance  de  Saint-Acheul  eut 
du  retentissement  au  dehors.  A  quelques  jours  de  là 
Mgr  Miolland  se  trouvait  chez  le  ministre  de  l'Instruction 
publique;  il  crut  bien  faire  de  parler  avec  éloge  de  ce  qu'il 
avait  vu  et  entendu.  M.  de  Salvandy,  qui  se  piquait  de 
connaissances  théologiques,  témoigna  le  désir  de  voir  le 
programme  des  thèses.  L'évêque  le  demanda  immédiate- 
ment à  Saint-Acheul.  En  l'envoyant,  le  Père  Solente,  rec- 
teur du  scolasticat,  eut  le  pressentiment  de  ce  qui  allait 
arriver.  «  Nous  donnons,  dit-il,  des  verges  pour  nous 
battre.  »  Ce  programme,  en  effet,  était  au  yeux  des  juges 
mal  disposés  pour  les  Jésuites  une  terrible  pièce  à  con- 
viction. Le  titre  portait  :  Facilitas  Theologiae.  Les  qua- 
tre articles  de  la  Déclaration  de  1682  y  figuraient,  mais  à 
titre  de  propositions  erronées  et  non  défendables.  On  se 
figure  sans  peine  l'impression  produite  sur  des  hommes 
politiques  pour  qui,  le  gallicanisme  était  une  doctrine,  ou 
plutôt  une  loi  de  l'État,  et  qui,  dans  leurs  efforts  pour 
restaurer  la  Faculté  de  Théologie  de  la  Sorbonne,  avaient 
surtout  en  vue  d'organiser  l'enseignement  officiel  de  cette 
doctrine.  Aussi,  à  partir  de  ce  moment,  l'hostilité  contre 
les  Jésuites  et  spécialement  contre  Saint-Acheul  prit  une 
allure  plus  menaçante.  Des  interpellations  au  gouverne- 
ment étaient  annoncées  pour  la  prochaine  rentrée  des 
Chambres.  Averti  de  ce  qui  se  tramait,  le  Père  Guidée  fit 
rédiger  un  exposé  de  la  situation  des  religieux  au  point 
de  vue  de  la  légalité  ;  on  y  développait  par  des  arguments 
de  droit  et  de  fait  l'assertion  suivante  :  «  Des  ecclésias- 
tiques, vivant  ensemble  et  s'occupant,  sous  la  direction 
et  la  surveillance    de   leur    évéque,    d'études  purement 


248  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

théologiques  ou  des  fonctions  du  saint  ministère,  sont 
incontestablement  dans  l'ordre  légal.  »  La  note  se  termi- 
nait sur  cette  déclaration  :  «  Ils  (les  Jésuites,  qui  d'ailleurs 
n'étaient  pas  nommés)  ne  réclament  que  l'application  du 
droit  commun,  et  ils  sont  fondés  à  l'invoquer  avec  con- 
fiance. »  (9  Novembre  1838.) 

Le  Gouvernement  n'eût  peut-être  pas  pris  l'initiative 
des  mesures  de  rigueur;  mais  il  lui  fallait  compter  avec 
la  presse  et  le  parlement;  il  ne  se  sentait  ni  d'humeur  ni 
de  force  à  défendre  les  Jésuites  contre  cette  double  puis- 
sance. L'évéque  d'Amiens  fut  convoqué  une  fois  de  plus 
au  ministère;  on  lui  fit  entendre  que,  en  toute  hypothèse, 
Saint-Acheul  était  condamné,  et  que,  pour  éviter  que  la 
condamnation  s'étendît  aux  autres  maisons  des  Jésuites, 
il  serait  sage  de  sacrifier  celle  contre  laquelle  l'opinion 
était  déchaînée.  Que  Saint-Acheul  fût  évacué  et  le  minis- 
tre avait  sa  réponse  toute  faite  pour  fermer  la  bouche  aux 
interpellateurs. 

Ce  fut  le  parti  auquel  on  s'arrêta.  Avant  la  fin  de  no- 
vembre, les  juvénistes  de  Saint-Acheul  furent  dirigés  sur 
Brugelette;  les  théologiens  les  y  suivirent  dans  le  courant 
de  décembre.  Un  généreux  bienfaiteur,  le  baron  de  Sécus, 
ancien  élève  de  Saint-Acheul,  avait  peu  auparavant  offert 
aux  Pères  de  Brugelette  une  maison  de  campagne  avec 
d'assez  vastes  bâtiments  de  ferme,  à  une  faible  distance 
du  collège;  une  partie  des  exilés  y  trouvèrent  un  abri. 
Mgr  Miolland  donna  avis  de  ces  départs  au  ministre  de 
la  Justice.  De  son  côté,  le  préfet  de  la  Somme,  toujours 
bien  renseigné,  écrivit  au  ministre  de  l'Intérieur  que 
Saint-Acheul  était  vide  et  que  tous  ses  habitants  étaient 
partis  pour  Angers.  Il  n'y  avait  alors  aucune  maison  de 
Jésuites  en  cette  ville.  Quant  à  Saint-Acheul,  il  s'y  trou- 
vait encore  au  l*""  Janvier  1839,  outre  la  résidence,  les 
deux  communautés  du  Troisième  An  et  du  noviciat,  au 
total  cinquante-quatre  personnes.  Sur  la  liste  des  novices 
nous  relevons  même  deux  noms  qui  ne  sont  pas  sans 
quelque  notoriété,  celui  du  futur  conférencier  de  Notre- 


CHAPITRE    V  249 

Dame,  Joseph  Félix,  et  celui  de  Jean-Baptiste  Stumpf,  le 
futur  recteur  de  Saint-Clément  de  ^letz. 


III 


Au  moment  où  s'accomplissait  l'exode  des  théologiens 
de  Saint-x\cheul,  la  Chambre  des  Pairs  discutait  l'Adresse 
au  Roi.  C'est  à  cette  occasion  que  se  produisaient  toutes 
les  critiques  et  toutes  les  querelles  contre  la  politique 
générale  du  Gouvernement.  M.  Cousin  se  chargea  de  for- 
muler les  doléances  de  la  haute  Assemblée  à  propos  de  «  la 
renaissance  de  la  domination  ecclésiastique  ».  M.  Cousin 
était  malade;  la  prudence  lui  conseillait,  disait-il,  «  de  se 
taire  et  de  se  retirer  »  ;  mais  son  dévouement  pour  le 
bien  de  l'État  ne  lui  permettait  pas  le  repos  ;  car  il  avait 
à  signaler  «  un  danger  menaçant  pour  la  tranquillité 
publique  ».  Tout  allait  bien  pendant  les  premières  années 
du  règne;  «  le  clergé,  enfermé  dans  les  temples,  se 
contentait  de  montrer  le  ciel.  »  Mais  cela  a  bien  changé. 
M.  Cousin  dénonçait  alors  en  termes  amers  la  scandaleuse 
intolérance  de  l'évêque  de  Clermont  refusant  la  sépulture 
ecclésiastique  au  comte  de  Montlosier.  «  Cette  affaire 
est  si  triste,  concluait-il,  que  j'éprouve  le  besoin  d'en 
détourner  les  yeux'.  » 

I.  ISIontlosier  était  mort  le  9  décembre  i838;  il  avait  refusé  obsti- 
nément toute  rétractation  publique  des  offenses  sorties  de  sa  plume 
intempérante  contre  l'Ég-lise,  la  religion  et  ses  ministres.  Le  cas  était 
clair;  sur  l'ordre  de  l'évêque  de  Clermont,  Mgr  Féron,  le  clergé  parois- 
sial dut  s'abstenir  de  paraître  aux  obsèques.  En  ce  temps-là  les 
mécréants  eux-mêmes  n'admettaient  pas  que  le  clergé  pût  refuser  à 
n'importe  qui  les  honneurs  de  la  sépulture  chrétienne.  L'évêque  fut  donc 
pour  ce  fait  déféré  au  Conseil  d'Etat,  lequel  s'empressa  de  déclarer  l'abus. 
(3o  Décembre  i838.)M.  Cousin  renchérissait  sur  celte  sentence.  Pourquoi 
avoir  refusé  la  sépulture  ecclésiastique  à  ce  fervent  chrétien?  Parce  qu'il 
n'avait  pas  voulu  rétracter  «  l'acte  le  plus  pieux  de  sa  vie,  le  fameux 
Mémoire  à  consuller  ».  Ce  n'était  pas  celui-là  seulement;  mais  M.  Cousin 
n'y  regarde  pas  de  si  près.  D'après  lui  Montlosier,  en  dénonçant  les 
Jésuites,  aurait  rendu  au  pays  un  service  inappréciable,  «  qui  lui  a  valu 
d'être  appelé  dans  celle  enceinte  ».  Ainsi  le  siège  qui  lui  fut  donné  à  la 


250  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Puis,  il  passait  aux  Jésuites  :  «  Un  bruit  se  répand  que 
Saint-Acheul  se  relève  de  ses  cendres  et  qu'il  se  forme 
depuis  quelque  temps  à  Paris,  au  centre  de  l'autorité,  un 
institut  ou  noviciat  de  Jésuites...  S'il  y  a  dans  ces  mai- 
sons un  enseignement  quelconque,  s'il  y  a  une  école,  alors, 
d'après  l'article  2  du  Titre  1®"^  du  Décret  de  1808  qui,  je  le 
répète,  est  une  loi,  toute  école,  tout  établissement  quel- 
conque d'instruction  doit  être  préalablement  autorisé  par 
le  Grand  Maître  de  l'Université.  Cette  autorisation  se 
donne  sur  l'avis  du  Conseil  de  l'Université  ;  il  faut  qu'une 
demande  soit  formée,  il  faut  que  le  règlement  intérieur 
d'études  et  de  discipline  soit  produit,  il  faut  que  l'établis- 
sement en  question  se  soumette  à  la  surveillance  des 
inspecteurs  de  l'Université.  »  Or,  bien  certainement  ces 
conditions  n'ont  pas  été  remplies  en  ce  qui  concerne  Saint- 
Acheul.  M.  Cousin  demandait  compte  au  Gouvernement 
de  la  violation  des  lois  tutélaires  du  précieux  monopole. 
Et  il  terminait  en  protestant  de  sa  piété  et  de  son  dévoue- 
ment à  l'Eglise,  «  l'Eglise  gallicane,  avait-il  soin  d'ajou- 
ter, mais  pas  l'Eglise  jésuitique  ». 

Chambre  des  Pairs  en  i83o  aurait  été  la  récompense  de  l'étrange  dénon- 
ciation que  nous  avons  racontée  plus  haut.  (Voir  Tome  I,  Chap.  vu.) 
La  révélation  est  au  moins  piquante.  A  cette  partie  de  l'interpellation, 
le  ministre  de  la  Justice,  M.  Barthe,  fit  une  réponse  embarrassée.  Le 
libéral  et  le  parlementaire  gallican  ont  peine  à  se  mettre  d'accord.  Sans 
doute,  disait  le  ministre,  le  pouvoir  civil  doit  respecter  la  liberté  du 
pouvoir  ecclésiastique;  mais  quand  celui-ci  outrepasse  son  droit,  cette 
liberté  tourne  au  «  scandale  »  ;  alors  le  pouvoir  civil  doit  intervenir  et 
réprimer.  C'est  ce  que  le  Gouvernement  a  fait  en  traduisant  l'évéque  au 
tribunal  du  Conseil  d'État,  qui  l'a  justement  condamné;  car  l'évéque 
n'avait  pas  le  droit  de  refuser  les  prières  de  l'Église  au  comte  de  Montlo- 
sier.  —  On  en  revenait  à  la  théorie  des  sacrements  administrés  par 
ordre  de  MM.  du  Parlement.  Ce  fut  Montalembert  qui  fit  entendre  le  mot 
du  bon  sens  au  milieu  de  celte  confusion  :  «  Vous  ne  pouvez,  dit-il  sur 
la  fin  de  la  séance,  forcer  l'Église  à  faire  des  prières  pour  qui  que  ce 
soit...  L'Église  n'est  pas  une  administration  des  pompes  funèbres,  à  qui 
l'on  puisse  commander  des  prières  comme  on  commande  un  cercueil  ou 
des  chevaux  de  deuil.  »  Seulement,  par  une  de  ces  inconséquences 
auxquelles  un  catholique  libéral  ne  saurait  échapper,  Montalembert 
avait  commencé  par  déclarer  que  personne  plus  que  lui  ne  blâmait  la 
conduite  de  l'évéque. 


CHAPITRE    V  251 

Le  ministre,  à  qui  l'esprit  de  modération  des  Jésuites 
avait  épargné  une  exécution  désagréable,  put  encore 
répondre  avec  un  air  de  triomphe  :  «  J'ai  trouvé  à  Saint- 
Acheul  une  maison  de  Hautes  Etudes  ecclésiastiques. 
Gomme  j'ai  reconnu  que  cet  établissement  n'était  pas  con- 
forme aux  lois  de  l'Etat,  des  instructions  ont  été  données, 
avec  tous  les  ménagements  qu'on  doit  à  des  situations 
pareilles,  même  en  faisant  observer  les  lois  de  l'État,  et 
il  n'y  a  plus  un  seul  élève  à  Saint-AcheuU  »  Trois  semai- 
nes après,  le  même  scénario  se  déroulait  à  la  Chambre  des 
Députés.  Sur  un  ton  moins  doucereux  que  M.  Cousin, 
avec  plus  de  prolixité,  mais  sans  y  rien  ajouter  au  fond, 
M.  Isambert  fit  entendre  les  mêmes  récriminations  contre 
les  empiétements  du  clergé  et  les  mêmes  objurgations  à 
l'adresse  du  Gouvernement  coupable  de  connivence.  Le 
Garde  des  Sceaux  répéta  la  même  défense,  et  en  ce  qui 
concerne  Saint-Acheul,  dans  des  termes  à  peu  près 
identiques. 

Attaqué  avec  une  extrême  vigueur  sur  ce  point  et 
sur  beaucoup  d'autres,  le  ministère  Mole,  bien  qu'il  gardât 
la  majorité,  se  vit  contraint  de  se  retirer  au  lendemain 
du  vote  de  l'Adresse.  (22  Janvier  1839.)  Les  Jésuites  ne 
pouvaient  pas  lui  en  vouloir;  il  avait  cédé  à  une  poussée 
irrésistible,  et  n'avait,  en  somme,  sacrifié  qu'une  seule 
victime,  celle  qu'il  ne  pouvait  arracher  à  la  meute  en 
furie.  jMalgré  le  déchaînement  de  la  presse  avancée  et  des 
partis  d'opposition,  aucune  autre  maison  de  la  Compagnie 
ne  fut  molestée  ;  celle  de  Saint-Acheul  expiait  le  tort  de 
porter  un  nom  qui  avait  été  caressé  par  la  gloire.  C'était 
comme  lo  panache  qui  dans  la  mêlée  attirait  sur  elle  tous 
les  coups. 

Après  le  départ  de  la  jeunesse  appliquée  à  l'étude  des 
Lettres  ou  de  la  Théologie,  il  y  restait  pourtant  trop  de 
monde;  une  surveillance  méticuleuse  ne  cessa  de  s'exer- 
cer autour  des  murs  de  la  vieille  abbaye.  Les  Supérieurs 

I.  Moniteur,  l'j  décembre  i838,  p.  2626. 


252  L.V    COMPAGNIE    DE    JESUS 

comprirent  qu'il  fallait  encore  réduire  le  nombre  de  ses 
habitants.  Dès  la  fin  de  1839,  le  Troisième  An  émigra  à 
Notre-Dame-d'Ay.  Seul  le  noviciat  y  fut  maintenu,  avec 
une  résidence  d'ailleurs  assez  importante  ;  cet  état  de 
choses  dura  jusqu'en  1850.  Nous  y  retrouvons  le  vaillant 
missionnaire  de  la  Picardie  et  de  l'Artois,  le  Père  Sellier, 
gardant  en  dépit  des  années  une  ardeur  toute  juvénile.  A 
la  date  du  19  Février  1839,  les  Annales  domestiques  nous 
montrent  l'intrépide  vieillard,  après  une  retraite  au  collège 
HafFringue  de  Boulogne,  allant  au  Portai  évangéliser  les 
pêcheuses.  Ce  jour-là  vingt-huit  barques  portant  près  de 
trois  cents  hommes  étaient  parties  en  mer.  Elles  furent 
surprises  par  un  gros  temps,  et  la  nuit  venue,  pas  une 
n'était  rentrée.  Le  Père  Sellier  convoqua  les  femmes  et 
les  enfants;  toute  la  nuit  se  passa  en  prières  coupées 
par  les  exhortations  du  prédicateur.  Au  lever  du  jour 
douze  barques  regagnaient  le  port,  et  avant  le  soir,  les 
seize  qui  restaient  reparurent  l'une  après  l'autre.  Pas  un 
de  ceux  qui  les  montaient  ne  manquait  à  l'appel. 

Au  reste,  tout  le  bruit  fait  autour  de  Saint-Acheul  ne 
parvenait  pas  à  enlever  aux  Jésuites  la  confiance  du  clergé 
et  des  populations  qui  les  voyaient  à  l'œuvre.  Plus  que 
jamais  on  recourait  à  leur  ministère  et  il  leur  était  impos- 
sible de  recueillir  toute  la  moisson  qui  s'offrait  à  eux. 
«  Voici,  écrivait  le  Père  Solente,  recteur  et  maître  des 
novices,  que  le  diocèse  d'Arras  s'est  ouvert  cette  année 
de  même  que  ceux  de  Cambrai  et  de  Rouen...  De  toutes 
parts  on  nous  demande  des  missionnaires.  J'en  aurais  bien 
facilement  placé  une  centaine  depuis  trois  mois '.  » 

En  même  temps  le  noviciat  entrait  dans  une  période 
d'abondance.  La  même  lettre  racontait  un  fait  significatif. 
L'évêque  d'Amiens  étant  allé  faire  visite  au  Père  Recteur 
malade,  lui  avait  dit  :  «  Vous  verrez  probablement  se  pré- 
sentera vous  le  meilleur  sujet  de  mon  séminaire;  exami- 
nez-le et,  si  c'est  sa  vocation,  je  ne  m'y  opposerai  pas.  » 

I.  Au  R.  P.  Roolhaan,  i3  mai  i84o. 


CHAPITRE    V  253 

—  «  En  effet,  continue  le  Père  Solente,  Mgr  vient  de  lui 
donner  son  consentement.  Deux  autres  et  même  trois 
se  trouvent  encore  dans  le  même  cas.  »  Or,  ce  retour  de 
faveur  était  d'autant  plus  appréciable  que  depuis  plusieurs 
années,  malgré  la  sympathie  personnelle  du  vénérable 
Mgr  de  Ghabons  pour  la  famille  de  saint  Ignace,  les  clercs 
du  diocèse,  qui  manifestaient  le  désirde  se  donner  à  elle, 
rencontraient  dans  l'administration  épiscopale  des  obsta- 
cles presque  insurmontables.  Deux  ans  après  les  vexations 
dont  il  a  été  question  plus  haut,  plus  de  quarante  novices 
se  trouvaient  réunis  à  Saint-Acheul  :  «  J'ai  fait  remarquer 
au  Père  Provincial,  écrivait  encore  le  Père  Solente,  que, 
eu  égard  aux  tracasseries  que  nous  avons  éprouvées  les 
années  précédentes,  eu  égard  au  nom  de  Saint-Aoheul 
qui  est  encore  un  épouvantail  pour  les  niais  et  qui  devien- 
drait encore  facilement  un  thème  à  déclamations,  s'il  nous 
survenait  un  préfet  hostile,  il  conviendrait  plutôt  de  dimi- 
nuer que  d'augmenter  la  maison.  Nous  sommes  actuelle- 
ment soixante-douze  K..  »  C'était  à  quelques  unités  près 
le  chiffre  de  1838.  Pour  ne  pas  appeler  l'attention,  on  se 
condamnait  à  des  précautions  gênantes  ;  les  novices  ne 
sortaient  de  l'enclos,  heureusement  assez  vaste,  qu'une 
fois  tous  les  quinze  jours.  Aussi  dès  lors  fallait-il  songer 
à  établir  un  second  noviciat,  qui  fut  ouvert  à  Laval  cette 
année  même.  (1840.) 

Quant  aux  autres  essaims  obligés  de  quitter  la  ruche  de 
Saint-Acheul,  l'un,  avons-nous  dit,  le  Troisième  An  fut,  à 
partir  de  1840,  fixé  à  Notre-Dame-d'Ay;  il  y  resta  jus- 
qu'en 1850  ;  les  deux  autres  avaient  été  transférés  d'abord 
à  Brugelette.  Il  y  eut  dès  l'année  suivante  à  leur  sujet  un 
accord  entre  les  deux  Provinces.  Après  avoir  essayé  du 
système  de  la  séparation,  on  revint  à  celui  de  la  concen- 
tration. Les  juçénisles^  appelés  aussi  rhétoriciens,  du  Nord 
et  du  Midi,  seraient  réunis  à  Brugelette,  sous  la  direc- 
tion d'un  humaniste  de  l'ancienne  école,   le  Père  Arsène 

I.  ibiJ. 


254  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Cahour,  lequel  eut  pour  successeur  le  Père  de  Ponlevoy. 
Il  en  fut  de  même  pour  les  philosophes  de  l'une  et  de 
l'autre  Province;  ceux  qui  devaient  pousser  plus  avant 
l'étude  des  Mathématiques  et  des  Sciences  continueraient 
à  aller  à  Paris.  Enfin  les  théologiens  seraient  rassemblés 
à  Vais. 


Grâce  à  son  éloignement  des  grands  centres,  le  scolas- 
ticat  de  Vais,  ignoré  des  journalistes  et  des  politiciens, 
vivait  des  jours  tranquilles.  On  aurait  pu  lui  faire  la  même 
querelle  qu'à  Saint-Acheul  ;  c'était  aussi  une  maison  de 
«  Hautes  Etudes  ecclésiastiques  »,  reconnue  par  l'évêque, 
mais  en  réalité  indépendante  du  séminaire  diocésain  et 
qui  n'avait  reçu  du  Grand  Maître  de  l'Université  aucune 
sorte  d'autorisation.  Assurément  si  M.  Cousin  eût  connu 
son  existence,  il  n'eût  pas  manqué  de  dénoncer  cette 
autre  infraction  aux  sacro-saintes  lois  du  monopole.  Vais 
dut  à  son  obscurité  d'être  laissé  en  paix.  Lors  de  la  divi- 
sion des  Provinces,  le  Père  Boulanger,  qui  en  avait  été  le 
premier  recteur,  fut  rappelé  dans  le  Nord,  et  il  eut  pour 
successeur  le  Père  Louis  Valantin,  l'aîné  de  quatre  frères 
d'une  excellente  famille  de  Mende,  qui  se  donnèrent  à 
la  Compagnie  dès  la  première  heure,  trois  en  1814  et  le 
plus  jeune  en  1815  ^  C'est  lui  qui  avait  gouverné  le  col- 
lège du  Passage  pendant  ses  trois  dernières  années  au 
milieu  de  tribulations  et  d'alertes  continuelles.  Les  cinq 
années  qu'il  passa  à  la  tête  du  scolasticat  de  Vais  furent 
au  contraire  de  celles  que  l'on  peut  dire  heureuses  et  qui 
par  cela  même  fournissent  peu  d'aliment  à  l'Histoire.  Les 
théologiens  n'y   étaient  pas  fort  nombreux;  même  après 


I.  Le  P.  Loui3  Valantin,  né  le  la  janvier  1786,  mort  à  Mende  le 
i4  avril  1868.  —  Le  P.  Alphonse  Valantin,  né  le  i5  mars  1787,  mort  à 
Tais  le  21  mars  i858.  —  Le  P.  Jules  Valantin,  né  le  aS  février  1788,  mort 
à  Bordeaux  le  18  décembre  i85i.  —  Le  P.  Daniel  Valantin  né  le  3  août 
1793,  mort  à  Vais  le  a6  février  1867. 


CHAPITRE    V  255 

l'arrivée  des  Parisiens,  le  total  ne  fut  guère  que  de  vingt- 
cinq  à  trente;  ceux-ci  d'ailleurs  ne  restèrent  pas  long- 
temps, car,  en  l'année  1843-1844,  la  Province  de  Paris 
ouvrit  son  scolasticat  de  Théologie  à  Laval. 

L'administration  du  Père  Louis  Valantin  fut  marquée 
par  une  double  acquisition  intéressante  pour  l'avenir  du 
scolasticat  de  Vais.  Ce  fut  d'abord  celle  de  l'enclos  et  des 
bâtiments,  dits  de  Ghaballier,  contigus  au  scolasticat  lui- 
même,  et  dont  le  voisinage  était  déjà  et  pouvait  devenir 
parla  suite  plus  incommode  encore  pour  une  maison  reli- 
gieuse. L'affaire  semble  avoir  été  conclue  en  1842.  Mal- 
gré cet  agrandissement  l'habitation  n'était  pas  encore  en 
rapport  avec  le  nombre  des  habitants.  «  Notre  logement  à 
Vais,  écrivait  le  successeur  du  Père  Valantin,  est  assez 
commode,  mais  petit,  et  nos  scolastiques  s'y  trouvent  à 
l'étroit.  »  (9  Octobre  1842.)  L'autre  acquisition  avait  eu 
lieu  trois  ans  plus  tôt.  Dès  son  entrée  en  charge,  le  Père 
Valantin  s'était  préoccupé  de  procurer  au  scolasticat  une 
maison  de  campagne,  luxe  indispensable  à  un  établisse- 
ment où,  sous  l'étreinte  combinée  de  la  discipline  reli- 
gieuse et  d'une  application  intense  à  l'étude,  les  santés 
risquent  de  succomber.  C'est  le  saint  fondateur  lui  même 
qui  a  voulu  que  les  étudiants  de  la  Compagnie  eussent 
un  endroit  pour  changer  d'air  et  se  délasser.  Dans  sa  pen- 
sée, la  maison  de  campagne  devait  être  en  même  temps 
une  solitude  favorable  au  recueillement  et  aux  Exercices 
spirituels. 

Le  vieux  château  de  Mons  paraissait  se  prêter  admira- 
blement à  cette  double  destination.  C'était  un  assez  misé- 
rable logis,  presque  une  ruine,  mais  dans  une  situation 
charmante,  à  une  petite  lieue  de  Vais,  sur  une  hauteur 
d'où  l'on  embrasse  la  vallée  de  la  Loire  et  tout  le  paysage 
si  original  où  s'encadre  la  ville  du  Puy.  Les  réparations  et 
les  constructions  les  plus  urgentes  furent  faites  presque 
entièrement  aux  frais  du  Docteur  Alban  Valantin,  un  cin- 
quième frère,  presque  aussi  dévoué  que  les  quatre  autres 
à  la  famille   de  saint  Ignace.  Le   12  Mars  1841,  i'évêque 


256  L\    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

du  Puy  posa  la  première  pierre  de  la  chapelle  dédiée 
au  Sacré-Cœur;  il  en  fit  la  bénédiction  solennelle  au  mois 
de  juillet  de  l'année  suivante.  Une  grosse  tour  située  à 
cinquante  pas  de  la  maison  devint  l'oratoire  de  Notre- 
Dame  des  Apôtres.  La  liste  serait  longue  de  ceux  qui  sont 
venus  y  chercher  ou  y  affermir  leur  vocation  de  mission- 
naires. Ces  détails  n'ont  sans  doute  pas  grand  intérêt  pour 
le  public;  mais  quel  trésor  d'émotions  ils  réveillent  chez 
les  nombreux  enfants  de  la  Compagnie  encore  vivants  qui 
ont  passé  à  Vais  les  meilleures  années  de  leur  vie  reli- 
gieuse! 

Au  reste  nous  voyons  par  la  correspondance  des  Supé- 
rieurs que  la  maison  de  Vais  était  alors  pour  eux  un  sujet 
de  satisfaction  presque  sans  mélange.  «  Vais  vous  donnera 
de  la  consolation  »,  écrivait  le  Provincial  de  Lyon  au 
Père  Général.  (16  Juillet  1840.)  Et  encore,  «  la  charité,  la 
régularité,  l'amour  de  l'étude,  l'union  fraternelle  surtout 
règne  et  domine  ici  et  mérite  tout  éloge  ».  Une  autre  fois  . 
«  Chacun  de  nos  scolastiques  ambitionne  d'être  envoyé 
en  Chine,  au  Maduré,  en  Orient...  Grâce  à  Dieu,  Votre 
Paternité  pourra  choisir...  Vais  est  une  pépinière  pour 
nos  Missions.  »  (23  Juillet  1842.)  C'est  là  un  thermomètre 
qui  indique  assez  exactement  le  degré  de  ferveur  dans  une 
communauté  comme  celle  qui  nous  occupe. 

Quelques  semaines  plus  tard,  le  Père  Maisounabe, 
recueillant  la  succession  du  Père  Valantin,  écrivait:  «Je 
reçois  la  maison  dans  un  état  prospère  sous  le  rapport 
moral.  Depuis  huit  ans  que  je  suis  au  scolasticat  de  Vais, 
je  l'ai  vu  s'améliorer  chaque  année.  »  (9  Octobre  1842.) 
Ce  que  le  nouveau  Recteur  ne  disait  pas  et  ne  pouvait 
pas  dire,  c'est  que  lui-même  était  pour  beaucoup  dans 
cette  situation   prospère   dont    il   rendait  témoignage  ^ 

I.  «  Le  scolasticat  va  très  bien.  Une  grande  partie  du  bien  qui  s'y 
opère  est  due  au  Père  spirituel,  le  P.  Maisounabe.  »  (Le  P.  Maillard  au 
R.  P.  Général  i6  juin  i84i.)  Plusieurs  lettres  des  années  précédentes 
renferment  des  témoignages  semblables. 


CHAPITRE    V  257 

Professeur  d'Histoire   ecclésiastique    depuis   le    premier 
jour  du  scolasticat,  il  avait  dû,  à  partir  de  1839,  ajouter  à 
cette  charge  celle  de  directeur  spirituel,  et  c'est  en  cette 
qualité  qu'il  avait  exercé  une  influence  heureuse  que  les 
Supérieurs  étaient  unanimes  à  reconnaître.  Elle  se  mani- 
festa sensiblement  dans  une  circonstance  dont  les  Anna- 
les font  mention,  à  la  date  de  1840.  11  s'agit  d'un  change- 
ment apporté  par  ordre  à  un  usage  particulier  au  scolasticat 
de  ^'als,  changementsans  grande  importance  en  lui-même, 
mais  qui  n'en  constituait  pas  moins  une  petite  révolution 
dans  l'existence  monotone  d'une  communauté  très  régu- 
lière. L'habitude  s'y  était  établie  que  les  théologiens  pre- 
naient leurs  récréations  en  compagnie  des    Pères  de  la 
résidence  et  de  leurs  professeurs.  Ce  mélange  est  assez 
généralement  de  règle  dans  les  grands  séminaires,  ce  qui 
prouve  qu'il  a  ses  avantages.  Dans  les  Ordres  religieux, 
c'est   plutôt   la  séparation  qui   est  de  règle,  et   pour  ce 
système  non  plus  les  bonnes  raisons  ne  manquent  pas. 
Le  Père  Général  avait  fait  à  plusieurs  reprises  ses  remon- 
trances sur  la  pratique  de  Vais  ;  la  réforme  avait  toujours 
été  ajournée.  Enfin  les  rapports  qu'il  recevait  sur  le  bon 
esprit  de  la  maison  lui  donnèrent  lieu  de  croire  qu'il  pou- 
vait  exiger  un  sacrifice.  Il  demanda    donc  formellement 
qu'on  revînt  à  l'usage  universellement  adopté  dans  la  Com- 
pagnie'. De  fait,  la    séparation   s'établit  immédiatement, 
le    plus   simplement  du  monde,  sans  ombre  de  froisse- 
ment ni  de  récriminations. 

IV 

On  sait  que,  après  la  chute  de  son  impérial  neveu,  le 
cardinal  Fesch  s'était  retiré  à  Rome,  sans  vouloir  jamais 
jusqu'à  son  dernier  jour,  malgré  les  instances  des  Papes 
eux-mêmes,    se    démettre   de  l'archevêché   de  Lyon.  Le 

I.  «  Scolasticorum  conjunctio  cum  patribus  in  recreatione  omnino 
contraria  est  universalis  Societatis  consuetudini.  Memini  meante  plures 
annos  contra  abusum  hune  reclamasse.  »  (i84o.) 

La  Compagnie  de  Jésus.  17 


258  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

diocèse  fut  gouverné  d'abord  par  les  vicaires  généraux, 
puis,  à  partir  de  1823,  par  Mgr  de  Pins,  archevêque  d'Ama- 
sie,  en  qualité  d'administrateur  apostolique.  La  mort  du 
cardinal  survenue  en  1839  mit  fin  à  cette  situation  anor- 
male, qui  avait  duré  un  quart  de  siècle.  Mgr  de  Donald  fut 
désigné  pour  lui  succéder  sur  le  siège  primatialde  Lyon. 
Tout  en  se  réjouissant  de  son  élévation,  les  Jésuites  de 
Vais  ne  pouvaient  voir  sans  regret  s'éloigner  un  prélat  qui 
avait  été  pour  eux  le  protecteur  le  plus  dévoué  et  l'ami  le 
plus  constant.  Une  lettre  du  Père  Valantin  raconte  sa 
dernière  visite  et  ses  adieux  : 

«  Avant  de  quitter  Le  Puy,  Mgr  de  Donald  est  venu 
passer  vingt-quatre  heures  à  Vais  au  milieu  de  nous.  Au 
moment  où  il  devait  s'en  retourner,  nous  l'avons  prié  de 
nous  bénir  encore  une  fois  tous  réunis.  11  s'est  prêté  à 
nos  désirs  et  nous  a  dit  :  —  Vous  êtes  heureux,  mes  Pères, 
d'appartenir  à  la  Compagnie  de  Jésus.  O  la  belle  vocation! 
Vous  êtes  à  l'abri  des  grands  dangers  des  dignités  ecclé- 
siastiques, et  vous  travaillez  efficacement  à  votre  salut  en 
procurant  la  gloire  de  Dieu  et  le  salut  du  prochain.  Souve- 
nez-vous de  moi  devant  Dieu;  je  vous  le  demande,  j'en  ai 
grand  besoin.  Vous  savez  combien  j'aime  et  j'estime  voire 
Compagnie.  Ce  que  j'ai  été  pour  vous  au  Puy,  je  le  serai  à 
Lyon...  Vous  me  devez  peut-être  quelques  prières.  Hélas! 
Voilà  dix-sept  ans  que  j'étais  évêque  du  Puy.  Ces  dix- 
sept  ans  ne  sont  plus  qu'un  rêve.  Encore  quelques  années 
peut-être  sur  un  siège  plus  redoutable,  et  puis  il  me  fau- 
dra rendre  compte  à  Dieu  de  mon  administration.  Encore 
une  fois  je  vous  demande  de  prier  pour  moi.  »  (8  Juil- 
let 1840.) 

Le  successeur  de  Mgr  de  Donald  hérita  de  sa  bienveil- 
lance pour  la  communauté  de  Vais.  Pendant  les  six  ans 
qu'il  gouverna  le  diocèse  du  Puy,  Mgr  Darcimoles  ne  cessa 
de  lui  en  donner  des  preuves  en  toute  occasion.  11  ne  man- 
qua pas  une  fois  de  faire  sa  retraite  annuelle  sous  la  direc- 
tion d'un  Père,  soit  à  Mons,  soit  à  Vais  même.  Quand  il 
fut  transféré  à  l'archevêché  d'Aix,  en  1846,  il  vint  prendre 


CIIAPITHE    V  259 

congé  des  scolastiques  qui  lui  donnèrent  une  séance  de 
poésie  et  de  musique.  Ce  fut,  disent  les  Annales,  les 
larmes  aux  yeux  qu'il  les  remercia  et  qu'il  protesta  de  son 
estime  inébranlable  pour  la  Compagnie  qu'il  s'estimait 
heureux  de  retrouver  dans  son  nouveau  diocèse. 

L'épiscopat  de  Mgr  Darcimoles  fut  marqué  par  un  évé- 
nement du  plus  haut  intérêt  pour  l'Eglise  du  Puy.  En  vertu 
d'un  très  ancien  privilège,  elle  jouissait  des  faveurs  du 
jubilé  lorsque  le  vendredi  saint  tombait  au  25  mars,  se  ren- 
contrant avec  la  fête  de  l'Annonciation.  Cette  coïncidence 
se  produisit  en  l'année  1842.  Le  jubilé  avait  été  célébré 
pour  la  dernière  fois  en  1785.  Mgr  Darcimoles  obtint  du 
Souverain  Pontife  ratification  et  confirmation  du  privilège 
in  perpetuum.  Mais  tout  d'abord  on  hésita  beaucoup  sur 
l'usage  qu'on  allait  en  faire.  Les  populations  n'avaient  plus 
la  foi  des  anciens  âges;  en  les  conviant  à  profiter  d'une 
grâce  que  sans  doute  elles  n'appréciaient  guère,  on  s'ex- 
posait à  un  échec.  On  ne  fit  donc  qu'une  publicité  timide 
et  restreinte.  Le  résultat  dépassa  toutes  les  prévisions. 
Pendant  les  trois  semaines  que  dura  le  jubilé,  c'est-à-dire 
le  temps  de  la  Passion  et  la  semaine  de  Pâques,  la  vieille 
cité  de  Notre-Dame  vit  affluer  des  multitudes  que  les 
estimations  les  plus  modérées,  et  apparemment  les  plus 
vraisemblables,  portent  à  130.000  personnes.  On  compta 
trente-deux  processions,  où  l'on  voyait  défiler  jusqu'à  six 
et  sept  mille  pèlerins.  A  la  seule  église  de  Notre-Dame 
on  distribua  près  de  60.000  communions. 

Naturellement  le  clergé  de  la  ville  et  des  environs  dut 
fournir  une  somme  de  travail  extraordinaire;  la  commu- 
nauté de  Vais  en  eut  sa  large  part;  elle  envoya  des 
prédicateurs  aux  quatre  paroisses  du  Puy;  mais  surtout 
on  s'y  dépensa  sans  compter  dans  le  ministère  des  confes- 
sions. On  avait  avancé  l'ordination  de  l'année  pour  avoir 
quelques  prêtres  de  plus  au  service  des  pénitents  qui,  du 
matin  au  soir,  remplissaient  l'église  et  se  répandaient  dans 
la  maison.  Pour  ceux  qui  entendaient  les  confessions  dans 
les  églises  paroissiales,  les  séances  se  prolongeaient  bien 


260  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

avant  dans  la  nuit.  Le  Père  de  Bussy,  qui  après  deux  ans 
d'exil  dans  la  capitale,  venait  de  reprendre  son  apostolat 
au  Puy,  vit  presque  tout  ce  qu'il  y  avait  de  soldats  dans  la 
garnison  se  mêler  à  ses  congréganistes  pour  gagner  leur 
jubilé. 

Au  reste  les  appels  sans  cesse  renouvelés  des  curés 
de  la  région  ne  laissaient  guère  chômer  le  zèle  des  Pères 
de  la  résidence  de  Vais.  Nous  les  voyons  inscrire  annuel- 
lement au  catalogue  de  leurs  œuvres  de  douze  à  quinze 
Missions;  le  chiffre  monte  même  à  dix-sept  l'année  d'après 
le  jubilé.  Parmi  les  retraites,  bien  autrement  nombreuses, 
on  se  plaît  à  mentionner  celle  qu'on  a  pris  l'habitude  de 
donner  au  collège  royal.  En  1840,  pour  aller  au-devant 
des  récriminations  contre  l'esprit  d'envahissement  des 
Jésuites,  le  Père  Valantin  pria  le  proviseur  de  vouloir 
bien  lui  adresser  sa  demande  par  écrit,  et  l'honnête  fonc- 
tionnaire s'empressa  de  déclarer  que  c'était  bien  sur  son 
initiative  à  lui  et  sur  son  instante  requête  qu'un  fils  de 
Loyola  venait  évangéliser  le  personnel  et  les  élèves  d'un 
établissement  universitaire.  Le  prédicateur  de  cette 
année,  dont  malheureusement  on  ne  dit  pas  le  nom,  eut 
d'ailleurs  un  succès  peu  ordinaire.  11  parvint  à  réunir  les 
meilleurs  collégiens  en  une  petite  congrégation  de  Saint- 
Régis;  il  obtint  que  la  chambre  du  Saint  fût  transformée 
en  chapelle  1;  enfin  il  fut  convenu  qu'il  reviendrait  tous 
les  mois  entendre  les  confessions  des  pensionnaires  qui 
voudraient  s'adresser  à  lui.  Pour  les  externes  il  leur 
était  facile  d'aller  le  trouver  à  Vais. 

Quant  aux  scolastiques,  il  n'est  guère  d'usage  dans 
la  Compagnie  de  leur  demander  autre  chose  que  de  se 
donner  tout  entiers  à  leurs  études.  Saint  Ignace  leur 
enseigne  que  c'est  leur  moyen  à  eux  de  procurer  le  salut 
des  âmes    et  la  plus   grande  gloire   de  Dieu.    Toutefois, 

I.  A.uPuy  comme  en  tant  d'autres  villes,  le  collège  royal,  aujourd'hui 
le  lycée,  avait  été  installé  dans  l'ancien  collège  de  la  Compagnie  de  Jésus, 
où  saint  François  Régis  avait  passé  la  plus  grande  partie  de  sa  vie  reli- 
gieuse. 


CHAPITRE    V  261 

comme  d'après  la  règle  on  arrive  en  Théologie  assez  tard, 
et  que  la  promotion  au  sacerdoce  est  retardée  au  delà  de 
la  trentième  année,  on  conçoit  que  l'épreuve  paraisse  un 
peu  longue  à  des  hommes  dans  toute  la  force  de  l'âge  et 
qu'ils  ressentent  parfois  quelque  impatience  d'entrer  enfin 
dans  l'armée  active  de  l'apostolat.  Les  scolastiques  de 
Vais  avaient,  on  l'a  déjà  vu,  quelques  occasions  d'exercer 
leur  zèle.  Ils  s'en  allaient  deux  à  deux  faire  le  catéchisme 
dans  les  paroisses  environnantes  ;  vingt  à  vingt-cinq  vil- 
lages recevaient  chaque  dimanche,  à  tour  de  rôle,  la  visite 
des  apprentis  missionnaires.  D'autres  allaient  en  ville, 
aux  prisons,  aux  hospices,  à  l'hôpital  militaire.  Néanmoins 
l'ardeur  apostolique,  qui  fermentait  parmi  la  studieuse 
colonie,  restait,  si  l'on  peut  dire,  sans  emploi.  C'est  ce 
([ui  provoqua  la  naissance  au  scolasticat  de  Vais  d'une 
institution  qui  depuis  s'est  étendue  au  monde  entier; 
nous  voulons  dire  V Apostolat  de  la  Prière. 

Le  PèreMaisounabe,  ayant  succédé  au  Père  Louis  Valan- 
tin  dans  la  charge  de  Recteur,  fut  lui-même  remplacé  dans 
les  fonctions  de  Directeur  spirituel  par  le  Père  François- 
Xavier  Gautrelet  ',  assurément  un  des  plus  saints  et  des 
plus  éminents  religieux  qu'ait  eus  la  Compagnie  de  Jésus 
en  France  au  siècle  passé.  Il  avait  alors  trente-cinq  ans. 
L'emploi  qu'on  lui  confiait  dit  assez  la  haute  idée  qu'on 
avait  dès  lors  de  sa  maturité  et  de  sa  vertu.  Aucun  autre, 
on  effet,  n'exige  davantage  un  juste  tempérament  de  pru- 
dence et  de  ferveur.  Aussi  la  Compagnie  y  appelle-t-elle 
d'ordinaire  des  religieux  anciens  qui  ont  acquis  dans 
l'exercice  des  fonctions  les  plus  importantes  cette  expé- 
rience et  cette  sagesse  que  rien  ne  supplée,  pas  même 
la  sainteté.  Humble,  modeste,  timide  même,  d'une  santé 
débile,  le  Père  Gautrelet  ne  s'imposa  pas  moins  dès  l'abord 
par  l'ascendant  de  la  science  et  d'une  vertu  hors  de  pair. 
Pendant  dix  ans  qu'il  resta  en  charge,  il  fut  le  guide  écouté 
et  révéré  de  tous  et  de   chacun,  dans    une    communauté 

I.  Cf.  Vie  du  Père  Fr.-Xavier  Gautrelet,  par  le  P.  Joseph  Burni- 
clion.  2*  édition.  Paris,  Retaux.  1896. 


262  LV    COMPAGNIE    DE    JESUS 

qui  recevait  les  exilés  de  tous  pays  et  qui  compta  jus- 
qu'à deux  cent  dix  religieux.  Aux  yeux  de  ce  vrai  fils  de 
saint  Ignace  le  zèle  devait  être  la  note  distinctive  de  la 
vertu  des  enfants  de  la  Compagnie;  il  l'inculquait  à  ses 
jeunes  disciples  par  la  parole  et  par  l'exemple,  et  c'est 
précisément  pour  la  leur  faire  pratiquer  conformément 
aux  exigences  de  leur  situation  présente  qu'il  imagina 
V Apostolat  de  la  Prière. 

Après  avoir  beaucoup  réfléchi  et  beaucoup  prié,  le 
3  décembre  1844,  fête  de  saint  François-Xavier,  son  patron 
et  le  modèle  de  tous  les  hommes  apostoliques,  le  Père 
Gautrelet,  dans  une  conférence  adressée  à  toute  la  com- 
munauté de  Vais,  proposa  son  œuvre,  en  développa  l'idée 
fondamentale,  la  base  théologique,  l'organisation  même 
et  le  fonctionnement,  du  moins  dans  ses  lignes  essen- 
tielles. Nous  devons  être  apôtres,  dit-il,  nous  le  sommes 
par  vocation  et  par  état.  L'apostolat  s'exerce  par  la  parole 
et  par  l'action,  mais  plus  encore  par  la  prière  '.  Pendant 
qu'Israël  combat  dans  la  plaine,  il  faut  que  Moïse  prie  sur 
la  montagne.  Nous  ne  pouvons  présentement  dépenser 
nos  forces,  verser  nos  sueurs  et  notre  sang  sur  les  champs 
de  bataille  de  l'apostolat;  mais  nous  pouvons  prier.  Nos 
prières,  nos  pénitences,  nos  bonnes  œuvres  sont  une 
force  ;  c'est  le  fonds  de  guerre  sans  lequel  le  soldat  ne  peut 
tenir  la  campagne.  Nous  nous  associerons  donc,  et  chaque 
jour,  nous  verserons  notre  contingent  de  prières,  de 
sacrifices,  d'œuvres  méritoires  dans  ce  trésor  de  l'apos- 
tolat. Ainsi  nous  prêterons  main-forte  aux  ouvriers  apos- 
toliques et  nous  participerons  d'une  manière  très  réelle 
et  très  efficace  à  leurs  travaux  et  à  leurs  triomphes. 

De  ce  jour-là  même  date  la  fondation  de  V Apostolat  de 
la  prière.  L'idée  parut  si  juste  à  la  fois  et  si  pieuse,  elle 
conciliait  si  bien  les  aspirations  généreuses  des  auditeurs 

I.  Par  une  sorte  de  transposition  du  texte  de  saint  Paul  sur  les  ver- 
tus théologales,  saint  Bernard  énumère  les  trois  grands  instruments  de 
l'apostolat  :  Nunc  manent  verbum,  exeinplum  et  oratio,  tria  haec ;  major 
autevi  horum  est  oratio. 


CHAPITRE    V  263 

avec  les  exigences  des  études  qu'elle  fut  adoptée  d'en- 
thousiasme. La  ferveur  du  travail  aussi  bien  que  la  piété 
y  trouva  un  stimulant  de  plus. 

De  la  maison  de  Vais,  V Apostolat  ne  tarda  pas  à  se  répan- 
dre dans  un  certain  nombre  de  communautés  de  la  ville  et 
dans  quelques  paroisses  de  la  campagne  où  les  catéchistes 
du  dimanche  s'en  firent  les  premiers  propagateurs.  Partout 
il  suscita  un  élan  de  généreuse  et  féconde  piété.  Dans  l'es- 
poir de  développer  de  si  heureux  débuts,  le  Père  Gautre- 
let  écrivit  alors  le  premier  opuscule  sur  V Apostolat  de  la 
Prière.  Le  Père  Roothaan  fit  au  livre  et  à  l'œuvre  dont  il 
était  le  porte-voix  un  accueil  chaleureux  :  «  Votre  opus- 
cule, écrivait-il  de  sa  propre  main  à  l'auteur,  votre  opus- 
cule lu  une  seconde  fois  m'est  toujours  plus  délicieux.  » 
Le  Père  Général  ne  s'en  tint  pas  à  ces  félicitations;  par  le 
document  qu'on  va  lire,  il  donnait  dès  lors  à  V Apostolat  de 
la  prière  la  plus  haute  approbation  qu'il  lui  fiit  possible 
d'accorder  à  une  entreprise  pieuse. 

«  Rome,  2  novembre  1847.  Dans  le  but  de  concourir  au 
succès  d'une  œuvre  si  conforme  à  ce  conseil  du  Divin 
Maître  :  Rogate  dominum  messis  ut  mittat  operarios  in 
messem  suam,  volontiers  et  autant  que  j'en  ai  le  pouvoir, 
j'associe  tous  ceux  qui  en  feront  partie  aux  mérites  que 
pourront  acquérir  par  leurs  travaux  et  leurs  fatigues  les 
ouvriers  de  notre  Compagnie,  en  quelque  pays  qu'il  plaise 
au  Seigneur  de  se  servir  de  son  ministère  pour  procurer 
sa  gloire  et  le  salut  des  âmes.  Je  ne  fais  en  cela  que  pré- 
venir les  vœux  de  nos  missionnaires  ;  car  je  sais  trop  com- 
bien, au  milieu  de  leurs  épreuves  et  de  leurs  combats,  ils 
ressentent  le  besoin  d'être  soutenus  par  la  prière  des 
chrétiens  fervents  et  zélés,  pour  n'être  pas  assuré  d'avance 
qu'ils  s'estimeront  heureux  d'acquérir,  au  moyen  de  cette 
communication  de  mérites,  un  droit  spécial  à  celles  des 
associés  de  V Apostolat.  Daigne  le  Seigneur  répandre  sur 
cette  œuvre  naissante  ses  bénédictions  de  choix,  afin  qu'elle 
contribue  à  hâter  l'avènement  du  règne  de  Dieu  dans  les 
cœurs  qui  le  blasphèment  et  l'ignorent!  » 


264  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

On  sait  comment  le  souhait  du  Père  Roothaan  a  été 
exaucé.  Quelques  années  plus  tard,  sur  les  instances  du 
Père  Gautrelet,  le  Père  Henri  Ramière  mettait  au  service 
de  V Apostolat  toutes  les  ressources  de  son  esprit  inventif 
et  de  son  âme  ardente.  Il  complétait  l'œuvre  en  y  intro- 
duisant une  idée  grandiose  et  touchante.  \J Apostolat  de 
la  Prière  devenait  la  Ligue  du  Sacré-Cœur  de  Jésus,  avec 
mission  de  défendre  et  de  promouvoir  ses  intérêts.  Pour 
resserrer  les  liens  de  l'union  et  de  la  charité  entre  les  mem- 
bres d'une  association  qui  devait  s'étendre  au  monde 
entier,  le  Père  Ramière  fondait  le  Messager  du  Sacré' 
Cœur  de  Jésus,  organe  mensuel  de  V Apostolat  de  la  prière. 

Au  mois  de  Juin  1885,  ce  Bulletin  célébrait  ses  noces 
d  argent.  Si  l'on  consulte  le  numéro  qui  porte  cette  date, 
on  y  voit  que,  dans  ce  quart  de  siècle,  l'œuvre  a  pris  un 
développement  qui  tient  du  prodige.  Le  Messager  du 
Sacré-Cœur  a  dix-neuf  éditions  ;  il  est  traduit  en  une  dou- 
zaine de  langues  ;  les  associés  de  V Apostolat  sont  au 
nombre  de  plusieurs  centaines  de  mille  ;  on  ne  les  compte 
plus  par  unités  de  personnes,  mais  par  communautés  et 
par  paroisses  ;  les  prières  et  les  bonnes  œuvres  versées 
journellement  dans  le  trésor  de  V Apostolat  se  chiffrent  par 
millions. 

Depuis  lors  le  progrès  ne  s'est  pas  ralenti.  Dans  un  Rap- 
port présenté  au  Congrès  eucharistique  de  Vienne  (Sep- 
tembre 1912),  le  directeur  général  de  V Apostolat  de  la 
prière  accusait  l'existence  de  quarante-deux  Messagers  du 
Cœur  de  Jésus,  publiés  en  vingt-six  langues,  sur  tous  les 
points  de  la  terre,  et  allant  partout  attiser  dans  les  âmes 
l'amour  de  Jésus-Christ  et  le  zèle  pour  l'extension  du 
royaume  de  Dieu.  \J Apostolat  de  la  prière  est  aujourd'hui, 
au  sens  complet  du  mot,  une  institution  catholique,  accep- 
tée et  consacrée  par  l'Eglise.  C'est  au  scolasticat  de  Vais 
que  germa  le  petit  grain  de  sénevé  devenu  un  grand 
arbre,  à  l'ombre  duquel  peuvent  se  reposer  et  renouveler 
leurs  forces  les  ouvriers  apostoliques  en  quelque  lieu  du 
monde  qu'ils  travaillent. 


CHAPITRE  VI 


I.  —  Les  maisons  professes.  Le  P.  Druilhet  à  Lyon.  La  résidence  en 
i838.  Le  P.  Roger.  Ses  noces  d'or  sacerdotales.  Fêtes  de  famille.  Mort 
du  P.  Roger.  Dernières  années  de  Mgr  de  Pins.  Le  P.  Maillard,  Provin- 
cial de  Lyon.  Le  P.  Renault  à  Paris. 

n.  —  La  congrégation  des  Messieurs  à  Lyon.  Suppression  de  l'œuvre 
militaire.  L'Œuvre  du  Calvaire.  L'Institut  de  Saint-Viateur.  Congré- 
gations diverses.  Fondation  de  la  maison  de  Fourvière. 

in.  —  La  résidence  de  Toulouse.  Sympathies  delà  population.  L'ancien 
cowvent  de  la  rue  de  l'Inquisition  cédé  aux  Jésuites.  Le  P.  de  Ravignan 
à  Toulouse.  Le  P.  Charles  Déplace.  Le  P.  Druilhet,  Supérieur  à  Tou- 
louse. On  y  établit  un  second  noviciat  de  la  Province.  La  maison  de 
Sainte-Marie  des  champs.  Mort  du  P.  Druilhet.  Le  P.  Ronsin  à  Tou- 
louse. Ses  dernières  années.  Sa  mort. 

IV.  —  La  résidence  d'Avignon  en  i836.  État  prospère  du  noviciat. 
L'hôtel  de  Calvière  trop  étroit  pour  le  nombre  de  ses  habitants.  La 
villa  de  Saint-Ghamand.  On  y  installe  les  Rhétoriciens.  Le  Juvénat 
de  Brugelette  et  le  P.  Gahour.  Les  archevêques  d'Avignon  amis 
dévoués  de  la  Compagnie.  Le  P.  Corail  et  le  Constitutionnel.  Le 
P.  Nicolas  Deschamps.  Un  essai  d'école  d'Arts  et  Métiers. 

V.  —  A  Aix  les  Jésuites  rencontrent  avec  l'opposition  violente  du  maire 
des  difficultés  de  toute  sorte.  Ils  n'en  triomphent  qu'à  force  de  patience 
et  de  dévouement  obscur.  Dernières  années  et  mort  du  P.  Calliat.  Le 
P.  Joseph  Bon. 

I 

Le  Père  Druilhet  était  un  de  ces  anciens  à  qui,  lors  de 
la  division  des  Provinces,  on  avait  laissé  la  faculté  de 
choisir  celle  à  laquelle  ils  voulaient  appartenir.  Il  avait 
alors  soixante-huit  ans.  Sa  réponse  est  d'un  véritable  en- 
fant d'obéissance.  Il  s'en  remettait  entièrement  à  la  déci- 
sion du  Père  Général,  et  il  ajoutait  :  «J'oserais  seulement, 
et  à  deux  genoux,  vous  faire  une  humble  demande  :  ce 
serait  de  ne  penser  à  moi  dans  ce  nouveau  partage  pour 


266  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

aucune  supériorité.  J'ai  déjà  fait  en  ce  genre  tant  de  fautes 
qu'il  serait  plus  que  temps  de  les  expier  par  la  prière  et 
le  silence  de  la  retraite.  Cependant,  sur  ce  point  encore, 
mon  Très  Révérend  Père,  je  suis  entièrement  entre  vos 
mains  et  vous  dis  avec  la  simplicité  de  cœur  du  jeune 
Samuel  :  Loquere,  Domine,  audit  servies  tuas.  (15  Mai  1836.) 

La  prière  du  modeste  religieux  ne  fut  pas  exaucée.  Le 
Père  Druilhet  était  le  véritable  fondateur  de  la  résidence 
de  Lyon;  il  la  gouvernait  depuis  trois  ans  à  la  satisfac- 
tion générale.  Malgré  les  répugnances  de  son  humilité  et 
ses  légitimes  désirs  de  retraite,  il  fut  donc  maintenu  en 
charge.  Nous  voyons  même  par  sa  correspondance  qu'il 
eut  à  un  moment  l'illusion  d'avoir  été  élevé  à  un  degré 
supérieur  de  la  hiérarchie.  Il  avait  été  question  en  effet, 
à  la  suite  de  la  division  des  Provinces,  d'ériger  en  niai- 
sons  professes  les  deux  résidences  de  Paris  et  de  Lyon. 
Déjà,  sous  la  Restauration,  celle  de  Paris  avait  cru  pouvoir 
s'attribuer  ce  titre;  mais  sa  prétention  était  mal  fondée  ; 
il  fallut  y  renoncer.  Cette  fois,  on  procédait  suivant  la 
règle.  Le  Père  Renault,  Provincial  de  Lyon,  ayant  mani- 
festé ses  intentions  au  Père  Général,  en  reçut  la  réponse 
suivante  : 

«  J'ai  appris  à  ma  grande  consolation,  que  vous  désirez 
que  la  maison  de  Lyon  soit  déclarée  maison  professe;  rien 
ne  pouvait  arriver  de  plus  avantageux  à  la  Compagnie  que 
de  voir  s'établir  en  France  cette  sorte  de  maisons  dont 
aucune  autre  Province  ne  présente  l'espoir.  Il  serait  vrai- 
ment fâcheux  de  la  voir  encore  longtemps  réduite  à  ne 
posséder  que  la  seule  maison  professe  de  Rome...  J'espère 
que,  malgré  les  difficultés  qui  se  présentent,  la  chose 
pourra  réussir.  Je  le  désire  vivement;  et  je  suis  persuadé 
que  dans  ces  temps-ci  il  n'y  a  guère  que  la  France,  que 
Paris  et  Lyon  où  des  maisons  professes  puissents'établir. 
Tâchez  de  faire  les  préparatifs  en  sorte  de  pouvoir  com- 
mencer en  l'année  1838.  Veuillez  communiquer  cette 
lettre  au  Père  Guidée  (Provincial  de  Paris)  ;  elle  est  autant 
pour  lui    que    pour   vous.    »    (30   Décembre  1836.)  Trois 


CHAPITRE    YI  2G7 

semaines  après,  le  Père  Général  revenait  sur  le  même 
sujet  :  «  J'espère  que  l'année  prochaine  les  maisons  de 
Lyon  et  de  Paris  pourront  paraître  au  Catalogue  avec  le 
titre  de  maisons  professes.  «  (20  Janvier  1837.) 

Par  suite  d'un  malentendu,  le  Père  Druilhet  croyait  la 
chose  déjà  faite  et  ce  n'était  pas  sans  quelque  appréhen- 
sion qu'il  envisageait  les  conséquences  de  la  dignité 
attribuée  à  sa  maison  et  à  sa  personne*.  La  maison  pro- 
fesse^ d'après  les  Constitutions  de  saint  Ignace,  est  ce  que 
l'on  pourrait  appeler  la  maison-mère  dans  chacune  des 
Provinces  de  la  Compagnie,  celle  par  suite  qui  doit  servir 
de  modèle  à  toutes  les  autres  et  où  la  règle  doit  être 
pratiquée  dans  toute  sa  rigidité.  L'une  de  ses  caractéris- 
tiques c'est  que  la  pauvreté  religieuse  y  est  absolue  ;  la 
maison professene  peutposséder  aucune  source  de  revenu, 
€t  donc  elle  doit  vivre  au  jour  le  jour,  sur  les  fonds  de  la 
Providence  et  de  la  charité  publique.  Etant  données  les 
idées  qui  ont  cours  aujourd'hui  sur  la  richesse  des  Jésui- 
tes, on  conçoit  qu'établir  une  maison  de  leur  Ordre  dans 
ces  conditions,  fût-ce  même  à  Lyon  ou  à  Paris,  serait  une 
entreprise  plus  que  téméraire.  On  le  comprit  à  Rome, 
et  le  projet  fut  abandonné. 

Devenue  chef-lieu  de  la  nouvelle  Province,  la  résidence 
de  Lyon  comptait  dès  la  première  année  un  total  de  vingt- 
cinq  religieux.  Le  Père  Druilhet  rendait  compte  de  l'état 
de  sa  communauté  avec  sa  franchise  ordinaire  qui  ne  sait 
pas  dissimuler  les  côtés  faibles  :  «  Le  personnel  de  la 
maison  est  nombreux,  trop  nombreux  pour  ses  moyens  de 
subsistance.  Nous  sommes  ici  dix-sept  prêtres;  quatre 
seulement  sont  vrais  operarii^  les  PP.  Guyon,  Ferrand, 
Maillard  et  Nivet;  les  autres  en  portent  le  titre,  mais  sont 
vieux  ou  malades,  ou  hors  de  combat...    C'est  beaucoup 


I.  «  Je  ne  crois  pas,  mon  T.  R.  Père,  avoir  écrit  à  V.  P.  depuis  l'érec- 
tion delà  résidence  de  Lyon  en  maison  professe  et  de  son  pauvre  siipé- 
j-ieur  en  Père  Préposé.  Je  sens  que  de  nouvelles  obligations  nous  sont 
imposées  par  ces  titres...  »  (Lettre  du  P.  Druilhet  au  11.  P.  Rootliaan, 
27  décembre  i836.)  , 


268  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

trop  peu  pour  les  besoins  de  Lyon;  on  s'en  plaint,  on 
trouve  que  les  Jésuites  ne  répondent  pas  à  l'attente  géné- 
rale... »  (16  Janvier  1837.) 

L'année  suivante,  le  rapport  n'est  guère  plus  triom- 
phant :  «  Nos  prédicateurs  de  Carême  donnent  leurs 
stations;  nous  en  avons  deux  à  Lyon,  les  PP.  Maillard  et 
Ferrand,  et  deux  au  dehors,  les  PP.  Nivet  et  Guyon.  Ce 
dernier  est  toujours  dans  les  Missions  à  fracas;  l'autre 
est  plus  simple,  moins  extérieur,  mais  fait  du  bien.  Les 
deux  premiers  sont  goûtés  à  Lyon,  le  Père  Ferrand  plus 
orateur,  le  Père  Maillard  plus  missionnaire...  Trois  ou 
quatre  autres  Pères,  ouvriers  de  second  ou  de  troisième 
ordre,  prêchent  peu  et  mal,  mais  confessent  beaucoup, 
des  soldats,  des  pauvres,  des  servantes...;  édifiants  au 
dedans,  ils  font  beaucoup  de  bien  au  dehors,  et  maintien- 
nent la  bonne  renommée  de  la  Compagnie...  Le  Père  de 
Reverseaux  est  tout  à  son  Suarez  '...  Tel  est  l'état  actuel 
de  la  maison  de  Lyon;  elle  fait  du  bien,  mais  elle  en  ferait 
quatre  fois  davantage,  si  elle  avait  des  ouvriers  en  pro- 
portion du  désir  des  fidèles,  des  demandes  des  pasteurs 
et  de  l'extrême  importance  de  sa  position...  »  (11  Mars 
1838.) 

Le  doyen  de  la  communauté  était  le  Père  Roger,  dont  il 
a  été  longuement  question  au  début  de  cette  Histoire.  Il 
appartenait  par  son  origine  au  diocèse  de  Coutances,  et 
par  là  même  à  la  Province  de  Paris.  Quand  on  lui  donna 
l'option,  comme  aux  autres  vétérans,  il  répondit,  lui  aussi, 
qu'il  préférait  s'en  remettre  à  la  décision  des  Supérieurs. 
Ceux-ci  n'hésitèrent  pas.  Le  Père  Roger  avait  sa  place 
marquée  à  Lyon.  Nous  avons  dit  comment,  étant  Père 
de  la  Foi,  il  y  était  venu  dès  1801  et  y  avait  créé  des  œu- 
vres   qui,    aujourd'hui  plus  que  centenaires,   n'ont   rien 

I.  LeP,  Paul  de  Reverseaux,  né  le  i8  juillet  i8o5,  mort  le  a3  jan- 
vier 1842.  L'ouvrage  de  Suarez  dont  il  est  ici  question  est  le  Tractaias 
de  Religione  Socieiatis  /esa.  (Ancienne  édition  revue)  Introductio  P.  de 
Reverseaux.  Animadversiones  et  Appendix  de  secreto  lationis  conscien- 
tiae.  In-fo  cviii-^44  PP-  Paru  en  1857.  Paris,  Bruxelles. 


CHAPITRE    YI  269 

perdu  de  leur  vigueur  ni  de  leur  fécondité.  Son  biogra- 
phe cite  à  ce  propos  le  témoignage  «  d'un  juge  compétent 
en  celte  matière  :  c'était,  disait-il,  le  propre  du  Père  Roger 
d'imprimer  un  caractère  particulier  de  stabilité  et  de  per- 
pétuité à  ses  entreprises  *.  »  Le  Père  Roger  était  en  1837 
un  vieillard  de  soixante-treize  ans,  qui  n'avait  rien  de 
sénile,  très  actif  et  très  recherché  pour  l'aménité  de  son 
caractère  et  la  sagesse  de  ses  conseils.  L'année  suivante 
il  célébrait  ses  noces  d'or  sacerdotales;  ce  fut  pour  ses 
nombreux  amis  et  fils  spirituels  l'occasion  de  lui  ména- 
ger un  petit  triomphe.  L'excellent  Père  Druilhet  laissa 
faire,  mais  non  sans  en  éprouver  quelque  scrupule.  Il 
s'en  ouvre  au  Père  Général  : 

«...  La  messe  a  été  dite  en  grande  pompe  dans  la  cha- 
pelle des  Frères  de  la  Doctrine  chrétienne  :  messe  chantée 
avec  diacre  et  sous-diacre,  quinze  enfants  de  chœur,  etc.. 
Les  personnes  les  plus  distinguées  de  la  ville  y  ont  assisté 
et  communié.  Puis  fête  au  réfectoire,  couplets,  etc..  Tous 
nos  amis  ont  pris  grande  part  à  cette  fête,  le  bon  arche- 
vêque autant  et  plus  encore  que  les  autres.  Il  nous  a  même 
invités  le  lendemain  à  dîner,  le  Père  Roger  et  moi... 
Tout  cela  est  bien;  mais,  mon  Très  Révérend  Père,  tout 
cela  est-il  d'usage  dans  la  Compagnie  ?  Tout  cela  s'ac- 
corde-t-il  bien  avec  l'esprit  de  modestie  et  de  simpli- 
cité? Le  R.  P.  Provincial  l'ayant  su  et  n'ayant  pas  paru  le 
désapprouver,  j'ai  dû  me  taire  ;  mais  le  cas  peut  se  repré- 
senter... »  (11  Mars  1838.) 

Nous  serions  portés  de  prime  abord  à  trouver  un  peu 
ombrageuse  la  délicatesse  du  Supérieur  de  Lyon.  Cepen- 
dant, il  faut  le  reconnaître,  le  Père  Roothaan,  dans  sa 
réponse,  abonde  franchement  dans  le  même  sens.  Inutile 
de  revenir,  dit-il,  sur  ce  qui  est  fait.  «  ?»lais  il  faut  pour- 
voir à  l'avenir,  et  ne  pas  introduire  un  usage  ignoré  de  nos 
anciens.  »  La  Compagnie  veut  que  ses  membres  gardent 


i.  Notices  historiques  sur  quelques  membres  de  la  Société  des   Pères 
du  Sacré-Cœur,  etc.  T.  I,  p.  69. 


270  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

en  tout  ce  qui  touche  à  leur  personne  la  plus  grande 
simplicité.  Sa  tradition  est  d'éviter  tout  apparat  dans  les 
circonstances  les  plus  importantes  de  la  vie  du  religieux, 
«  l'émission  des  vœux,  la  première  messe,  la  profession 
même,  etc.  Ce  n'est  que  par  abus  que  l'on  s'est  parfois 
écarté  dans  quelques  Provinces  de  cette  antique  simpli- 
cité. »  {14  Avril  1838.) 

Cet  échange  de  vues  entre  les  Supérieurs  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus  à  une  époque  relativement  peu  éloignée 
de  nous  ne  saurait  échapper  à  ceux  qu'intéresse  son  his- 
toire intérieure.  Quelques  années  auparavant  le  Père 
Boulanger,  alors  à  la  tête  du  scolasticat  de  Vais,  avait  sou- 
mis au  Père  Général  un  scrupule  analogue  à  celui  du 
Père  Druilhet.  C'était  à  propos  de  la  fête  du  Père 
Recteur,  fête  dont  il  était  par  conséquent  l'objet.  Elle 
s'était  établie  d'elle-même.  Les  scolastiques,  dit-il,  se 
mettent  en  frais  ;  ils  complimentent  leur  Supérieur  en 
toutes  les  langues,  en  vers  et  en  prose,  sans  oublier  même 
la  chansonnette;  ils  lui  trouvent  toutes  les  vertus.  Pour 
lui,  il  serait  d'avis  de  supprimer  un  usage  qui  lui  paraît 
avoir  un  caractère  plutôt  profane  que  religieux,  où  l'on 
manque  fatalement  de  sincérité  et  où  l'on  est  exposé  à 
manquer  de  tact.  Ce  sont  les  raisons  que  la  rigide  hon- 
nêteté du  Père  Recteur  fait  valoir  à  l'encontre;  mais  il 
avoue  que  sesconsulteurs  sont  d'un  avis  différent  du  sien. 
(4  Janvier  1836.) 

Cette  fois  déjà  le  Père  Roothaan  s'était  prononcé  pour 
le  parti  rigoureux;  il  avait  écrit  en  ce  sens  au  Provincial 
de  Lyon,  lequel  répondait  à  la  date  du  27  Mars:  «  Cela 
ne  se  fait  qu'à  Vais,  et  ne  se  fera  plus  ». 

Si  jaloux  qu'ils  soient  degarder  intactesleurs  traditions, 
il  est  certain  que  les  Jésuites  se  sont  relâchés  de  la  sévé- 
rité d'antan,  sur  les  deux  points  que  nous  venons  de 
rappeler.  Dans  chacune  de  leurs  maisons  on  se  fait  un 
devoir  de  fêter  le  Supérieur,  comme  on  fête  le  père  de 
famille,  et  tout  en  s'abstenant  de  manifestations  extérieu- 
res, comme  la  messe  solennelle  du  jubilaire  de  Lyon,  on 


CHAPITRE    VI  271 

fête  également,  en  famille,  ceux  à  qui  Dieu  a  accordé  un 
demi-siècle  de  sacerdoce  ou  de  vie  religieuse. 

Le  Père  Roger  ne  survécut  pas  longtemps  à  la  célébra- 
tion de  son  cinquantenaire.  Moins  d'un  an  après,  comme 
il  faisait  sa  retraite  annuelle,  on  le  trouva  un  matin  dans 
son  lit  sans  connaissance  ;  au  bout  de  quelques  heures 
il  rendait  le  dernier  soupir.  C'était  le  15  Janvier  1839.  Le 
concours  extraordinaire  qui  se  fit  autour  de  sa  dépouille 
mortelle  pendant  deux  jours  entiers  fut  pour  l'humble 
fils  de  saint  Ignace  la  plus  belle  des  oraisons  funèbres. 
Plus  de  cinq  cents  hommes  de  toute  condition  assistèrent 
à  ses  funérailles,  et  quand  on  l'eut  déposé  dans  sa  tombe, 
les  ouvriers  de  sa  congrégation,  sur  l'invitation  de  leur 
président,  se  mirent  à  genoux,  dans  la  neige,  pour  lui  dire 
dans  une  dernière  prière  leur  vénération  et  leur  recon- 
naissance. Au  mois  de  Juin  1856,  les  restes  du  Père  Roger 
furent  exhumés  et  transférés  dans  la  chapelle  des  Dames 
de  Nazareth,  à  Oullins. 

La  mort  du  cardinal  Fesch  qui  suivit  de  près  celle  du 
Jésuite  (13  Mai  1839)  ne  laissait  pas  d'intéresser  aussi  la 
résidence  de  Lyon.  Mgr  de  Pins  semblait  tout  désigné 
pour  devenir  archevêque  titulaire  d'un  diocèse  qu'il  admi- 
nistrait depuis  seize  ans.  Mais  l'énergie  de  son  attitude 
en  face  du  pouvoir  lors  des  Ordonnances  de  1828  avait 
rendu  sa  nomination  à  tout  jamais  impossible.  On  savait 
d'avance  que  la  candidature  de  l'archevêque  d'Amasie 
serait  écartée,  si  tant  est  qu'elle  fût  même  posée.  Le  car- 
dinal Fesch  disparu,  les  Jésuites  perdaient  donc  infailli- 
blement le  prélat  qui  les  avait  établis  à  Lyon  et  dont  la 
bienveillance  ne  leur  avait  jamais  manqué.  De  fait,  Mgr  de 
Pins  n'attendit  même  pas  que  le  Gouvernement  eût  désigné 
le  successeur  du  cardinal;  il  partit  pour  la  Grande-Char- 
treuse où  il  comptait  finir  ses  jours;  il  y  vécut  quelque 
temps  comme  un  fervent  novice,  s'astreignant  à  toutes  les 
austérités  de  la  règle  ;  mais  le  fardeau  était  au-dessus  des 
forces  d'un  septuagénaire.  Il   revint   donc  à  Lyon  et  se 


272  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

retira  dans  une  petite  maison  voisine  de  Notre-Dame  de 
Fourvière,  où  il  passa  encore  dix  ans  dans  l'exercice  de 
la  prière,  de  l'humilité  et  de  la  pénitence.  Les  Jésuites, 
établis  eux  aussi  à  cette  époque  sur  la  sainte  colline, 
furent  jusqu'à  la  fin  honorés  de  la  confiance  du  prélat,  et  il 
leur  en  donna  un  précieux  témoignage  en  leur  léguant  ses 
papiers  personnels  ^  Entre  temps  le  siège  primatial  de 
Lyon  avait  reçu  un  titulaire  en  la  personne  de  Mgr  de 
Bonald^.  Nous  n'avons  pas  à  redire  quels  étaient  ses  sen- 
timents pour  la  famille  de  saint  Ignace. 

Un  peu  auparavant,  le  Père  Renault  étant  arrivé  au 
terme  de  ses  six  années  de  provincialat,  il  avait  fallu  lui 
donner  un  successeur  dans  le  gouvernement  de  la  Pro- 
vince de  Lyon.  Le  Père  Louis  Maillard  désigné  pour  cette 
charge  est  assurément  une  des  figures  les  plus  attachantes 
dans  la  série  des  Supérieurs  de  la  Compagnie  de  Jésus  en 
France  au  siècle  passé.  C'était  une  riche  et  exubérante 
nature  que  le  ciel  avait  ornée  des  aptitudes  les  plus  diver- 
ses. D'une  activité  prodigieuse,  toujours  prêt  à  se  dépen- 
ser sans  compter,  dans  toutes  les  besognes  que  l'obéis- 
sance peut  demander  à  un  Jésuite,  l'esprit  et  le  cœur 
également  ouverts,  optimiste  par  tempérament,  il  possé- 
dait dans  un  degré  peu  ordinaire  le  don  précieux  d'entre- 
tenir autour  de  lui  l'entrain,  la  joie,  la  confiance  qui 
rendent  faciles  le  dévouement  et  le  sacrifice.  Reçu  dans 
la  Compagnie  dès  1815  par  le  Père  de  Clorivière,  il  avait 
déployé  à  Bordeaux,  à  Sainte-Anne  d'Auray,  à  Saint- 
Acheul,  dans  les  fonctions  de  professeur  ou  de  préfet,  un 
ensemble  de  talents  et  de  qualités  qui  le  rendaient  l'idole 
des  élèves.  Lors  de  la  création  du  collège  du  Passage,  il 

1 .  Ces  papiers  forment  plusieurs  volumes  conservés  aux  archives  de 
la  Province  de  Lyon.  On  aurait  pu  en  tirer  les  matériaux  d'une  biogra- 
phie de  Mgr  de  Pins.  Il  est  regrettable  qu'un  ouvrier  ait  manqué  pour 
cette  tâche. 

2.  Mgr  de  Pins  mourut,  âgé  de  85  ans,  dans  la  villa  La  Paix,  à  Four- 
vière, le  3o  novembre  i85o.  Nommé  le  5  décembre  iSSg,  Mgr  de  Donald 
prit  possession  le  2  juillet  iSiJo;  il  fut  fait  cardinal  le  i^rmars  i84i. 


CHAPITRE    VI  273 

y  fut  appelé  pour  organiser  tout  à  la  fois  les  études  et 
la  discipline.  Le  Père  Druilhet,  alors  Provincial,  décla- 
rait en  rendant  compte  de  sa  visite,  que  le  Père  Maillard 
réussissait  admirablement  dans  celte  fonction,  bien  que, 
disait-il,  «  elle  ne  soit  pas  conforme  à  ses  goûts,  qui  le 
porteraient  vers  la  chaire,  les  retraites,  les  Missions..,; 
mais  il  en  a  fait  le  sacrifice  avec  une  générosité  d'âme  qui 
m'a  donné  pour  lui  une  grande  estime  »  (20  Mai  1831).  A 
partir  de  1834,  il  avait  exercé  son  ministère  à  Lyon  où, 
grâce  à  sa  facilité  et  à  son  ardeur  naturelle,  il  suffisait  à 
des  tâches  multiples.  Enfin  il  était  depuis  une  année  à 
peine  Supérieur  de  la  résidence  de  Toulouse,  lorsqu'il  fut 
appelé  à  gouverner  la  Province.  Son  biographe  a  raconté 
comment  il  en  reçut  la  nouvelle.  C'est  une  petite  scène 
de  mœurs  religieuses  qui  ne  manque  pas  de  saveur. 

«  Le  Père  Maillard,  dit-il,  prêchait  au  mois  d'août  la 
retraite  pastorale  du  séminaire  de  Viviers.  Tout  allait 
bien  et  il  se  promettait  un  heureux  succès,  lorsque,  sans 
avis  préalable,  il  voit  arriver  le  Père  J.-B.  Gury,  socius  du 
Père  Renault,  Provincial  de  Lyon.  Le  Père  Gury,  chargé 
d'un  message  mystérieux,  l'appelle  à  part,  se  met  à  genoux 
devant  lui  et  exhibe  une  pancarte  solennelle.  Le  Père 
Maillard,  comme  il  nous  l'a  dit  depuis,  s'imagine  que  ce 
Père  est  porteur  d'un  authentique  de  reliques.  Il  lit  la 
feuille,  qui  contenait  à  peu  près  la  formule  suivante  :  Con- 
naissant bien  votre  prudence  et  les  autres  qualités  dont 
le  Seigneur  vous  a  orné,  nous  vous  nommons  et  établis- 
sons, vous.  Père  Louis  Maillard,  Provincial  de  la  Province 
de  Lyon,  et  vous  communiquons  dès  ce  jour  tous  les  pou- 
voirs et  tous  les  droits  que  les  Constitutions  et  l'Institut 
de  la  Compagnie  attachent  à  ce  titre.  Donné  à  Rome  le 
3  Août  1839.  —  La  pièce  portait  la  signature  du  Père 
Roothaan,  celle  de  son  secrétaire  et  le  sceau  de  la  Com- 
pagnie '.  » 


I.  Biographie  du  Père  Louis  Maillard,  par  le  P.  Pougef,  p.  iilf.  Lyon, 
Paris,  F.  Gérard,  1867. 

La  Compagnie  de  Jésus.  18 


274  LA   COMPAGNIE    DE    JESUS 

Le  Père  Maillard  avait  alors  quarante-six  ans.  La  vivacité 
de  ses  sentiments  éclate  dans  la  lettre  par  laquelle  il 
accuse  réception  à  son  Général  d'une  dignité  à  laquelle  il 
était  loin  de  s'attendre  :  «...  Je  vous  dois,  mon  Révérend 
Père,  toute  la  vérité.  Je  suis  encore  tout  bouleversé,  et  le 
serai  encore  sans  doute  longtemps,  du  coup  qui  me  frappe 
et  me  terrasse.  J'ai  peine  à  me  figurer  que  ce  n'est  pas  là 
un  rêve  et  une  illusion.  Moi,  si  incapable  de  conduire  seu- 
lement la  petite  résidence  de  Toulouse,  comment  diriger 
la  Province  et  l'administrer?  Ah  !  s'il  en  est  encore  temps, 
je  me  jetterais  à  vos  pieds  pour  détourner  un  tel  orage 
et  épargnera  cette  chère  Province  de  Lyon  le  malheur  de 
mon  inexpérience  et  de  mon  incapacité.  Je  viens  du  moins 
vous  demander  à  deux  genoux  de  nous  laisser  encore 
quelque  temps  celui  qui  a  si  bien  mérité  de  tous, 
l'excellent  Père  Renault.  Il  sera  mon  conseil  et  mon 
guide  dans  un  chemin  si  nouveau  pour  moi  et  si  difficile.  » 
(21  Août  1839.) 

Cette  humilité,  qui  s'exprimait  ainsi  de  façon  un  peu 
excessive,  était  au  fond  très  sincère.  Lors  de  la  constitu- 
tion de  la  Province,  le  Père  Maillard  avait  d'abord  été 
désigné  comme  socius  du  Père  Renault,  ce  qui  était  une 
manière  de  le  préparer  comme  son  successeur.  Mais  il  était 
dès  lors  si  entraîné  par  les  occupations  du  ministère,  il  se 
sentait  tellement  fait  pour  l'action  et  si  peu  pour  l'adminis- 
tration qu'il  crut  devoir  exposer  ses  répugnances,  et  il  ne 
fut  pas  donné  suite  au  projet.  Cependant  telle  était  l'opi- 
nion commune  à  son  sujet  que  sa  nomination  à  la  charge 
de  Provincial  ne  surprit  et  n'affligea  que  lui  seul.  «  Votre 
Paternité,  écrivait  au  Général  le  vénérable  Père  Druilhet, 
ne  pouvait  faire  un  plus  heureux  choix,  tant  il  est  agréa- 
ble et  cher  à  toute  la  Province.  Nous  regrettons  sans  doute 
le  Père  Renault,  dont  le  zèle,  la  régularité,  la  charité  nous 
avaient  constamment  édifiés  ;  mais  le  Père  Maillard  est 
plus  connu,  plus  aimé.  Tout  annonce  un  gouvernement 
doux  et  ferme  à  la  fois.  C'est  le  sentiment  commun  que  je 
transmets  à  Votre  Paternité.  »  (29  Septembre  1839.) 


CHAPITRE    VI  275 

Le  grave  Père  Gury  accentue  l'éloge;  il  écrit  à  la  suite 
de  la  première  visite  du  nouveau  Provincial:  «...Son  air 
ouvert,  sa  rondeur,  ses  manières  affables  sont  propres  à 
dilater  les  cœurs.  Son  coup  d'œil  juste  en  général,  sa  faci- 
lité à  s'énoncer  et  à  expédier  en  peu  de  temps  une  quan- 
tité d'affaires  surprennent  ceux  qui  ne  le  connaissent 
pas...  Le  Père  Renault  était  absorbé  par  son  office  ;  il  y 
employait  même  souvent  les  récréations  et  une  partie  de 
la  nuit.  Le  Père  Maillard  a  l'air  de  n'y  pas  toucher... 
Avec  les  occupations  de  son  emploi,  il  trouve  le  temps  de 
remplir  des  stations  de  Carême  et  d'entendre  chaque 
semaine  un  grand  nombre  de  confessions.  »  (15  Juin  1840.) 

Dix  ans  plus  tard,  le  Père  Maillard,  alors  Provincial  de 
Lyon  pour  la  seconde  fois,  expliquait  lui-même  à  son 
Général  comme  quoi,  sans  détriment  pour  les  obligations 
de  sa  charge,  il  trouvait  encore  le  moyen  de  se  livrer  aux 
travaux  du  ministère  sacerdotal:  «...Si  je  n'ai  pas  placé 
en  hiver  quelques-unes  de  mes  visites,  c'est  que,  jusqu'à 
l'an  dernier,  j'avais  toujours  prêché  Avent  et  Carême  et 
dans  l'intervalle  donné  quatre  ou  cinq  retraites.  Il  faut 
bien  dire  encore  que  j'ai  à  Lyon  trois  ou  quatre  congré- 
gations à  conduire,  sans  que  j'aie  pu  échapper  aux  in- 
stances de  leurs  membres  et  aux  désirs  de  notre  car- 
dinal... Mais  que  Votre  Paternité  se  rassure.  Ces  œuvres, 
quelles  qu'elles  soient,  n'arrêtent  pas  un  instant  la  corres- 
pondance ou  l'administration.  Pas  une  lettre  qui  n'ait  sa 
réponse  immédiatement  ou  presque  immédiatement.  Rien 
ne  souffre  par  conséquent  dans  le  gouvernement  de  notre 
petite  Province;  du  moins  je  le  crois.  Le  secret  de  cela, 
c'est  que  depuis  vingt  ans  j'ai  tous  les  jours  deux  heures 
de  plus  que  bien  d'autres,  en  ne  prenant  que  cinq  heures 
de  sommeil.  C'est  le  mérite  de  ma  bonne  constitution  et 
un  bienfait  de  plus  de  la  divine  Providence.  »  (18  Décem- 
bre 1850.) 

Après  avoir  gouverné  la  Province  de  Lyon  pendant 
neuf  ans,  le  Père  Maillard  dirigea  celle  de  Toulouse  pen- 
dant les  trois  premières  années  de  son  existence.  Ici  et  là 


276  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

les  hommes  et  les  œuvres  reçurent  de  lui  une  impulsion 
vigoureuse,  et  l'on  peut  bien  dire  sans  forcer  la  note  que, 
par  sa  belle  trempe  d'âme,  son  esprit  d'initiative,  son 
imperturbable  sérénité  et  sa  rare  puissance  de  travail,  il 
fut  vraiment  l'homme  de  la  situation  dans  une  période  de 
l'Histoire  des  Jésuites  de  France  tout  à  la  fois  très  tour- 
mentée et  très  prospère. 

Quant  au  Père  Renault,  il  allait  rentrer  dans  la  Province 
du  Nord  à  laquelle  il  appartenait  par  sa  naissance.  Celle  du 
Midi  lui  devait  assurément  beaucoup  ;  il  avait  présidé  à  ses 
débuts  avec  une  autorité  très  vigilante  et  très  ferme  ;  mais 
il  faut  avouer  que  l'on  sentait  dans  cette  autorité  plutôt  la 
force  que  la  douceur.  Le  Provincial  s'imposait  à  l'estime 
et  au  respect  plus  qu'à  l'affection  de  ses  subordonnés.  Les 
correspondances  laissent  voir  que  l'on  eût  désiré  plus  d'ex- 
pansion et  de  cordialité.  Le  Père  Roothaan  lui-même  se 
plaignait  parfois  aimablement  au  Père  Renault  du  laco- 
nisme de  ses  lettres.  La  réponse  du  grave  religieux  montre 
qu'il  est  loin  de  porter  son  fardeau  avec  l'aisance  de  son 
successeur:  «  Je  me  corrigerai,  puisque  vous  trouvez  que 
mes  lettres  sont  trop  courtes.  Cependant  quelquefois  je  ne 
puis  faire  autrement.  Si  vous  me  voyiez,  vous  auriez  pitié 
de  moi.  J'ai  à  peine  le  temps  de  faire  mes  exercices  de 
piété...  Je  suis  bien  dans  la  barque  le  lahorans  in  remi' 
gando,  erat  enim  contrarius  ventus  ;  on  ne  voit  pas  et  on 
ne  soupçonne  pas  le  nombre  et  la  force  des  vagues  contre 
lesquelles  il  me  faut  lutter.  »  (5  Mai  1838.) 

A  peine  déchargé  des  soucis  du  gouvernement,  le  Père 
Renault  demanda  à  être  envoyé  au  Maduré.  Cette  Mis- 
sion que  la  Compagnie  venait  de  ressusciter  lui  promet- 
tait beaucoup  de  souffrances  et  probablement  même  la 
mort  à  bref  délai.  C'en  était  assez  pour  tenter  une  âme 
aussi  généreuse.  Mais  un  autre  motif  encore  poussait 
l'humble  religieux  à  cette  détermination.  Les  emplois 
qu'il  avait  remplis  jusqu'alors  ne  lui  avaient  pas  permis 
d'exercer  au  dehors  le  saint  ministère.  Professeur  de 
Théologie,  maître  des  novices.  Provincial,  le  Père  Renault 


CHAPITRE    VI  277 

arrivait  à  l'âge  de  cinquante  ans  sans  avoir  prêché  un 
sermon.  C'était  bien  tard  pour  débuter;  aussi  s'estimant 
désormais  inutile  en  France,  mieux  valait  à  son  avis 
consacrer  ce  qui  lui  restait  de  forces  à  enseigner  aux 
pauvres  Indiens  infidèles  les  éléments  de  la  doctrine  chré- 
tienne. Ses  vœux  ne  furent  pas  exaucés.  «  Les  Missions, 
écrivait  le  Père  Roothaan,  c'est  pour  vous  un  saint  désir. 
Mais  à  moins  que  je  ne  reçoive  d'autres  lumières,  je  ne 
crois  pas  que  ce  soit  ad  maJoremDeigloriam.  y  espère  que 
vous  serez  plus  utile  aux  INIissions  d'une  autre  manière.  » 
Le  Père  Renault  fut  en  effet  chargé  d'abord  de  diriger 
le  Troisième  An,  la  dernière  fois  qu'il  se  fît  à  Saint-Acheul. 
(1839-1840.)  Il  fut  ensuite  attaché  à  la  maison  de  Paris  en 
qualité  de  Père  spirituel.  C'est  là  que  fut  mise  à  une 
épreuve  douloureuse  cette  défiance  de  lui-même  qui  lui 
avait  fait  souhaiter  d'aller  finir  dans  une  Mission  loin- 
taine. Son  Supérieur  ayant  voulu  le  charger  de  quelques 
prédications,  le  Père  Renault  ne  se  sentit  pas  le  courage 
nécessaire  pour  aller  de  l'avant.  Il  allégua  son  âge,  son 
manque  de  préparation  ;  le  Supérieur  ne  put  venir  à  bout 
de  sa  timidité  ni  de  ses  répugnances.  Le  Père  Roothaan 
mis  au  courant  de  l'affaire,  adressait  à  l'ancien  Provincial 
une  admonestation  délicate  dans  les  termes,  mais  très 
nette  et  très  ferme  dans  le  fond  :  «  Croiriez-vous,  mon 
Père,  lui  écrivait-il,  qu'il  me  vient  même  la  pensée  de 
regretter  que  vous  n'ayez  pas  accepté  les  sermons  pour 
lesquels  on  vous  avait  destiné?  Si,  après  avoir  présenté 
vos  difficultés,  vous  aviez  abandonné  au  Supérieur  toute 
l'affaire,  et  si,  lui  persistant,  vous  vous  étiez  lancé  tout 
bonnement,  avec  la  forte  confiance  en  Dieu,  qui  sait? 
Peut-être  auriez-vous  fait  un  grand  bien  :  Quia  non  erit 
impossibile  apiid  Deum  onine  verburn.  En  tout  cas  vous  ne 
pouviez  qu'y  gagner,  puisque  la  discrétion,  disait  notre 
Père  saint  Ignace,  n'appartient  pas  à  celui  qui  obéit  Mais 
c'est  assez.  Et  toujours  est-il  que  je  n'approuve  pas  du 
tout  ces  Supérieurs  qui  demandent  à  leurs  sujets,  sans 
discrétion,  l'héroïsme.  »  (14  Mars  1842.) 


278  LA.   COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

Le  Supérieur  que  visaient  les  derniers  mots  du  Père 
Général  n'était  autre  que  le  Père  Loriquet.  Quelques 
mois  auparavant,  il  avait  été  appelé  à  succéder  au  Père 
Boulanger  dans  le  gouvernement  de  la  maison  de  Paris. 
«  Votre  Paternité,  écrivait-il  à  ce  propos  au  Père  Roo- 
thaan,  vient  de  m'imposer  un  fardeau  auquel  je  ne  m'at- 
tendais nullement  et  dont  je  me  croyais  quitte  à  tout 
jamais,  dans  la  persuasion  où  j'étais  qu'à  mon  âge  il  n'y 
a  plus  rien  de  mieux  à  faire  que  de  mettre,  s'il  se  peut, 
ses  comptes  en  règle  et  de  se  préparer  au  grand  voyage.  » 
(31  Octobre  1841.)  Le  Père  Loriquet  avait  alors  soixante- 
quatorze  ans  et  il  venait  de  célébrer  son  cinquantième 
anniversaire  de  sacerdoce,  «  une  fête,  disait-il,  qui  ne 
revient  pas  deux  fois  dans  la  vie  ».  Mais  la  vieillesse 
n'avait  guère  ralenti  sa  dévorante  activité;  il  avait  peine 
à  comprendre  que  d'autres  plus  jeunes  que  lui  fussent 
moins  entreprenants,  et  c'est  ainsi  qu'il  lui  arrivait  de 
demander  à  ses  inférieurs  ce  qui  pour  eux  n'allait  pas 
sans  quelque  «  héroïsme  ». 

Quant  au  Père  Renault,  la  glace  était  désormais  rom- 
pue. Supérieur  dès  l'année  suivante  de  la  résidence  de 
Quimper,  puis  à  Paris  et  à  Lille,  on  le  vit  prêcher  Mis- 
sions, stations  de  Carême  et  d'Avent,  octaves  d'adora- 
tion, sermons  de  circonstances,  comme  un  ouvrier  apos- 
tolique prêt  à  tout  et  que  rien  n'étonne.  Pendant  près  de 
quinze  ans,  il  fut  un  des  prédicateurs  de  retraites  pasto- 
rales les  plus  appréciés,  tant  pour  la  solidité  de  sa  doc- 
trine que  pour  l'autorité  que  son  caractère  et  son  expé- 
rience donnaient  à  sa  parole  '. 

II 

Nous  avons  dit  comment  le  Père   Roger,  bien  que  Nor- 

I.  Le  P.  Renault  passa  les  quatre  dernières  années  de  sa  vie  dans  les 
collèges  de  Vaugirard  et  delà  rue  des  Postes,  où  il  exerçait  les  fonctions 
de  Père  spirituel.  Il  mourut  le  8  décembre  1860,  âgé  de  72  ans.  Le  P.  Gui- 
dée a  écrit  sa  Vie,  sous  le  titre  de  Notice  historique  sur  le  R.  P.  François 
Iie)iault.ln-i2  de  255  pp.  Paris,  Douniol.  1864. 


CHAPITRE    YI  279 

mand  par  sa  naissance,  avait  été,  lors  de  la  division  des 
Provinces,  attribué  à  celle  du  Midi.  La  Société  de  Naza- 
reth, dont  il  avait  dirigé  les  premiers  pas  à  Montmirail, 
venait  à  cette  même  date  de  prendre  pied  à  Lyon,  et  le 
temps  ne  devait  plus  tarder  beaucoup  où,  par  l'établisse- 
ment de  la  maison  mère  aux  portes  de  la  cité,  elle  devien- 
drait vraiment  lyonnaise.  Sa  petite  famille  de  Nazareth 
fut,  on  peut  le  dire,  le  principal  souci  des  dernières 
années  du  vénérable  religieux.  Elle  avait  besoin  d'être 
soutenue  dans  les  tribulations  qui  ne  lui  furent  pas  épar- 
gnées. Nous  en  avons  parlé  assez  au  long  dans  un  des 
premiers  chapitres  de  cette  Histoire,  pour  n'avoir  pas  à 
y  revenir  ^ 

Le  Père  Roger  retrouvait  encore  à  Lyon  une  autre  insti- 
tution non  moins  intéressante  qui  lui  devait,  à  lui  seul, 
d'avoir  vu  le  jour.  Voici  comment  le  Père  Druilhet  en 
parlait,  dans  cette  même  lettre  au  Père  Général,  où  il 
exposait  ses  scrupules  au  sujet  des  noces  d'or  sacerdotales 
du  fondateur: 

«  Autre  chose  plus  importante  :  Il  existe  à  Lyon  depuis 
près  de  quarante  ans  une  congrégation  d'hommes  et  de 
jeunes  gens,  fort  zélée,  qui  fait  un  bien  immense  par  la 
nature  et  par  la  multiplicité  de  ses  œuvres  et  qui  le. doit 
en  partie  au  secret  rigoureux  dont  elle  s'est  toujours  enve- 
loppée. C'est  le  Père  Roger  qui  l'avait  fondée  en  1800^. 
Depuis  elle  a  passé  aux  mains  de  l'administration  ecclé- 
siastique ;  un  grand  vicaire  est  à  la  tête,  et  le  Père  Roger, 
tout  cassé  qu'il  est,  entre  encore  pour  beaucoup  dans  la 
direction  de  cette  belle  et  grande  œuvre.  On  peut  dire  que 
cette  congrégation,  toute  dévouée  à  la  foi  et  à  sa  propaga- 
tion, représente  l'élite  de  la  société  de  Lyon;  elle  compte 
plus  de  deux  cents  membres.  Dernièrement  ses  deux 
premiers  chefs  sont  venus  me  trouver  au  nom  de  tous, 
m'annonçant  que  leur  désir  était  de  compter  le  R.  Père 

1.  Cf.  Tome  I.  Gh.  m,  §  4-  Item,  Vie  de  la    Révérende  Mère  Elisabeth 
Rollat.  Lyon,  1877. 

2.  Plus  exactement  1801. 


280  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Provincial  et  moi  parmi  leurs  membres  honoraires  (elle 
a  déjà  reçu  plusieurs  des  membres  les  plus  distingués  du 
clergé),  que  ce  titre,  si  nous  voulions  bien  l'accepter, 
nous  mettrait  à  même  de  connaître  parfaitement  l'esprit 
de  la  congrégation,  la  nature  et  le  grand  nombre  de  ses 
œuvres,  d'y  aider  aussi  par  notre  influence  et  les  ser- 
vices spirituels  que  les  Nôtres  pourraient  lui  rendre...  » 
(11  Mars  1837.) 

Il  n'est  pas  dans  les  usages  de  la  Compagnie  d'accepter 
des  situations  honorifiques  comme  celles  qui  étaient  ofter- 
tes  au  Père  Renault  et  au  Père  Druilhet.  Après  la  mort  du 
Père  Roger,  il  n'y  eut  entre  la  résidence  et  la  grande 
congrégation  lyonnaise  aucune  relation  officielle.  Mais 
en  1847,  le  vicaire  général  qui  la  dirigeait  ayant  pris  sa 
retraite,  les  congréganistes  demandèrent  que  le  Père 
de  Jocas  lui  fût  donné  pour  successeur.  Leur  désir  répon- 
dait au  vœu  du  cardinal  de  Donald,  qui  venait  de  confier 
aux  Jésuites  une  association  de  jeunes  gens  qui  lui  tenait 
particulièrement  à  cœur.  Depuis  lors  la  congrégation  dite 
des  Messieurs  n'a  pas  cessé  d'être  sous  la  direction  d'un 
Père  de  la  Compagnie.  Ce  serait  assurément  forcer  l'ex- 
pression du  Père  Druilhet  que  de  lui  prêter  les  allures 
d'une  société  secrète.  La  congrégation  n'a  aucune  raison 
de  redouter  la  lumière;  mais,  fidèle  à  l'esprit  du  Père 
Roger,  elle  évite  de  se  produire  au  dehors  et  s'abstient 
de  tout  ce  qui  pourrait  appeler  sur  elle  l'attention  publi- 
que. Elle  se  contente  d'entretenir  sans  bruit  chez  ses 
affiliés  une  piété  solide  et  agissante,  les  laissant  d'ailleurs 
aux  inspirations  de  leur  zèle  et  de  leur  charité.  Une  chose 
certaine,  c'est  qu'elle  a  été  depuis  plus  de  cent  ans  un 
foyer  intense  d'apostolat  laïque.  Parmi  les  œuvres  innom- 
brables par  lesquelles  s'affirme  la  vie  religieuse  des 
Lyonnais,  il  en  est  bien  peu  qui  n'aient  trouvé  dans  la 
congrégation  des  Messieurs  leurs  promoteurs  les  plus 
influents  et  les  plus  dévoués. 

Quelques  jours  plus  tard,  le  Père  Druilhet  revenait 
dans  sa  correspondance  avec  le  Père  Roothaan   sur  l'état 


CHAPITRE    VI  281 

de  la  résidence  dont  il  avait  la  charge.  A  Lyon  comme 
à  Metz,  comme  à  Toulouse,  comme  au  Puy,  les  Jésuites 
avaient  dès  l'abord  établi  une  œuvre  en  faveur  des  sol- 
dats de  la  garnison.  Mais,  aux  yeux  de  certaines  gens  il 
y  avait  là  un  danger  qu'il  importait  de  conjurer  au  plus 
tôt.  «  L'autorité,  écrit  le  Père  Druilhet,  a  pris  ombrage; 
on  a  craint  que  ces  réunions  de  soldats  ne  déplaisent  au 
Gouvernement.  J'ai  vu  le  Préfet,  le  Général.  J'ai  été  reçu 
avec  politesse;  mais  leur  parti  était  pris.  11  a  fallu  sus- 
pendre ces  instructions  qui  faisaient  un  très  grand  bien. 
Moi-même  j'ai  fait  la  clôture;  ces  pauvres  soldats  pleu- 
raient à  chaudes  larmes.  Il  a  fallu  pour  les  consoler  leur 
permettre  de  venir  nous  voir  de  temps  en  temps  et  con- 
tinuer à  leur  prêter  de  bons  livres,  ce  qui  maintient  un 
peu  le  fruit  des  instructions.  Peut-être  le  bon  Dieu  nous 
permettra-t-il  quelque  jour  défaire  davantage.  Cependant 
nous  avons  toujours  Faumônerie  de  la  prison  militaire, 
et  vous  apprendrez  sans  doute  avec  plaisir  qu'avant-hier, 
saint  jour  de  Pâques,  trente-huit  militaires  se  sont  appro- 
chés de  la  sainte  table.  »  (28  Mars  1837.) 

L'espoir  du  Père  Druilhet  ne  se  réalisa  que  bien  des 
années  plus  tard.  Ce  fut  seulement  en  1849  que  les  Jésui- 
tes purent  organiser  dans  la  maison  de  Fourvière  une 
œuvre  militaire  sur  des  bases  sérieuses.  Nous  en  repar- 
lerons le  moment  venu.  Quant  àl'aumônerie  de  la  prison 
militaire,  ils  en  restèrent  chargés  sans  interruption  jus- 
qu'en 1852.  Les  titulaires  qui  se  succèdent  relatent  dans 
les  Lettres  annuelles  les  fruits  de  salut  qu'ils  recueillent 
dans  ce  ministère  ingrat  de  prime  abord  et  peu  envia- 
ble. Tel  ce  Père  Audouard  qui  accuse  cent  dix  sermons 
en  règle  adressés  par  lui  dans  le  cours  de  l'année  à  une 
catégorie  de  ses  ouailles,  les  condamnés  à  un  an  et  plus; 
ils  étaient  cent  cinquante.  Pour  les  autres,  vingt  fois  plus 
nombreux,  qui  ne  passent  tout  au  plus  que  quelques  mois 
dans  cette  retraite  forcée,  mais  salutaire,  il  ne  compte 
plus  les  exhortations  qu'il  leur  prodigue.  Aussi  presque 
tous    ses   chers    mauvais  sujets  font  leurs    Pâques;    ils 


282  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

s'engagent  sur  l'honneur  à  ne  plus  blasphémer  ;  ils  chan- 
tent avec  entrain  de  dévots  cantiques  et  même  la  grand'- 
messe  à  deux  chœurs;  bien  peu  manquent  la  prière 
du  soir  faite  en  commun;  l'aumônier  estime  qu'il  n'y  a 
pas  beaucoup  de  paroisses  aussi  édifiantes  que    la  sienne. 

A  peu  près  à  la  même  époque,  les  Pères  de  la  résidence 
de  Lyon  eurent  l'occasion  de  cultiver  un  champ  bien  autre- 
ment désolé  que  celui  même  des  prisons.  En  1844,  le 
premier  aumônier  de  l'Antiquaille,  l'abbé  Marcel,  ancien 
novice  de  la  Compagnie  et  demeuré  très  affectionné  à  la 
famille  de  saint  Ignace,  demanda  un  Jésuite  pour  donner 
la  retraite  à  la  double  communauté  des  Frères  et  Sœurs  de 
l'hospice.  Le  Père  Adrien  Nampon  qui  en  fut  chargé  réa- 
lisait le  type  de  l'ouvrier  apostolique  inconfusible,  selon 
l'expression  de  saint  Paul.  La  tâche  achevée,  il  voulut 
expérimenter  la  vertu  des  Exercices  spirituels  dans  le 
quartier  occupé  par  les  malades,  hommes  et  femmes, 
victimes  de  leurs  désordres.  L'autorisation  ne  fut  pas 
obtenue  sans  difficulté.  La  sainte  hardiesse  du  mission- 
naire fut  bénie  au  delà  de  toute  espérance  ;  on  lui  permit 
de  revenir  continuer  son  apostolat  ;  dans  le  courant  de 
l'année  il  entendit  la  confession  d'une  centaine  de  ces 
malheureux;  il  en  vint  à  établir  parmi  les  femmes  le 
Rosaire  vivant  ;  le  nombre  des  repenties  définitivement 
arrachées  au  vice  dépassa  cinquante.  Il  fallut  songer  à 
ouvrir  un  asile  pour  celles  qui  n'en  trouvaient  pas  dans 
leur  famille.  Chaudement  encouragé  par  le  cardinal  de 
Bonald,  le  Père  Nampon  parvint  à  intéresser  à  l'œuvre 
un  groupe  de  dames  charitables,  qui  en  assumèrent  toute 
la  charge.  Une  assemblée  fut  tenue  à  l'archevêché  au 
début  de  l'année  1845  ;  on  y  entendit  la  parole  ardente 
du  Père  Lacordaire.  La  fondation  et  l'entretien  du  Refuge 
étaient  désormais  assurés  ;  on  en  fit  l'ouverture  le  l*""  mai. 

Il  faut  avouer  cependant  que  le  plan  primitif  ne  put 
être  maintenu  longtemps.  Des  susceptibilités  respectables 
obligèrent  les  femmes  du  monde,  qui  avaient  cru  pouvoir 
se  consacrer  à  l'œuvre,  de  s'en  retirer  graduellement,  tout 


CHAPITRE    VI  283 

en  lui  conservant  leur  patronage.  Il  y  a  des  services  pu- 
blics où  aucun  dévouement  privé  ne  saurait  suppléer  les 
congrégations  religieuses. 

Les  Lettres  annuelles  de  1844  mentionnent  une  autre 
fondation  lyonnaise  due  à  l'initiative  d'un  Jésuite  qui,  selon 
l'usage,  n'est  pas  désigné  par  son  nom.  Il  s'agit  de  l'éta- 
blissement des  Convalescentes,  installé  dans  les  locaux 
d'un  ancien  couvent  sur  le  flanc  de  la  colline  de  Four- 
vière,  et  destiné  à  procurer  aux  femmes  pauvres  qui 
sortent  de  l'hôpital  le  repos  et  les  soins  nécessaires  pour 
assurer  leur  complète  guérison. 

C'est  encore  à  cette  date  qu'il  faut  rapporter  l'organi- 
sation de  Z'^wcre  du  Calvaire.  Elle  a  excité  l'admiration 
enthousiaste  de  Maxime  du  Camp  qui  a  essayé  d'en  racon- 
ter les  origines;  mais  l'inspiration  d'où  elle  est  sortie 
aussi  bien  que  son  caractère  profondément  religieux  ont 
échappé  à  l'écrivain  libre  penseur.  Il  n'a  su  ou  voulu  y 
voir  que  le  produit  d'une  sorte  de  génération  spontanée 
dans  une  nature  de  femme  généreuse  et  quelque  peu  ori- 
ginale. La  vérité  est  tout  autre.  C'est  au  cours  d'une  re- 
traite fermée,  en  1843,  dans  la  maison  de  Saint-Régis  ou 
du  Cénacle,  que  Mme  Garnier  et  ses  trois  compagnes, 
qui  déjà  donnaient  leurs  soins  aux  cancéreuses,  résolu- 
rent de  se  consacrer  tout  entières  à  leur  service,  en  con- 
viant les  femmes  du  monde  à  les  seconder  dans  cet 
exercice  de  charité  héroïque.  Nous  n'avons  garde  d'attri- 
buer ici  aux  Jésuites  l'honneur  d'aucune  initiative  ;  leur 
rôle  fut  plus  modeste.  Les  Exercices  étaient  donnés  par 
un  Père  de  la  résidence  de  Lyon  ^  C'est  lui  qui  reçut 
la  première  confidence  du  projet  de  ses  pieuses  retrai- 
tantes, qui  l'examina  avec  elles  et  les  encouragea  à  aller 
de  l'avant.  Au  sortir  de  leur  solitude  elles  se  présentèrent 
chez  le  cardinal  de  Donald,  et  lui   exposèrent  le    plan  de 


I.  Selon  l'usage  les /.i/ferae  annuae  ne  le  nomment  pas.  Il  y  a  des 
raisons  de  croire  que  c'était  le  P.  Balandret,  alors  Supérieur  de  la 
maison. 


284  LA    COMPAGNIE    DE   JESUS 

l'œuvre,  tel  qu'il  avait  été  concerté  ;  il  semble  bien  que 
dès  lors  l'appellation  même  du  Calvaire  avait  été  choisie 
et  adoptée.  Si  nouvelle  et  si  audacieuse  à  certains  égards 
que  dût  paraître  l'entreprise,  le  cardinal  donna  pleine 
approbation  :  «  Vous  serez,  dit-il  en  bénissant  les  vail- 
lantes chrétiennes,  dames  du  Calvaire,  de  nom  et  d'efFet.  » 

Les  rapports  de  la  Compagnie  de  Jésus  avec  l'Œuvre 
naissante  ne  fournissent  pas  matière  à  des  récits  impres- 
sionnants comme  les  actes  de  charité  sublime  qui  rem- 
plissent sa  vie  de  chaque  jour.  Ce  n'est  pas  une  raison,  on 
va  le  voir,  pour  les  passer  sous  silence.  Mais  ici  nous 
cédons  volontiers  la  parole  à  l'historien  de  la  fondatrice  : 
«  Les  Pères  Jésuites,  si  prodigues  de  leurs  soins  quand  il 
s'agit  des  œuvres  de  Dieu,  devinrent  bientôt  l'âme  et 
l'inspiration  de  la  maison  tout  entière.  Plus  spécialement 
chargés  des  dames  directrices  et  de  toutes  celles  qui  pre- 
naient une  part  active  du  travail  de  l'intérieur,  ils  posè- 
rent les  règles  et  constitutions  dont  nous  parlerons  bien- 
tôt ^  » 

A  ce  moment  commençait  à  grandir  un  autre  Institut 
auquel  la  famille  de  saint  Ignace  fut  heureuse  de  donner 
une  fraternelle  assistance.  11  avait  pour  fondateur  l'abbé 
Querbes,  curé  de  Vourles,  petite  paroisse  des  bords  du 
Rhône,  dans  la  banlieue  de  Lyon.  Son  but  était  de  four- 
nir des  collaborateurs  aux  curés  pour  la  bonne  tenue  des 
églises  en  même  temps  que  pour  la  direction  des  écoles. 
C'est  pourquoi  il  mettait  le  nouvel  Institut  sous  le  voca- 
ble de  saint  Viateur,  diacre  et  compagnon  inséparable 
de  saint  Just,  évêque  de  Lyon.  Humble  et  prudent  autant 
que  zélé  l'abbé  Querbes  ne  voulut  pas  s'en  rapporter  à 

I.  Abbé  Ghaffanjon  :  L'œuvre  des  Dames  du  Cah'aire  et  sa  fonda- 
trice. 4'  édition,  1899.  8°.  Lyon,  Vitte.  P.  i35.  L'auteur  raconte  les 
débuts  d'une  façon  un  peu  dilTcrente  de  celle  qu'on  vient  de  lire,  mais  il 
ne  la  contredit  pas.  Il  n'a  pu  consulter  les  f.itterae  annuae  Prov.  l.ugd. 
C'est  à  ce  livre  que  Maxime  du  Camp  a  emprunté  la  première  partie  de 
sa  notice  :  U œuvre  du  Calvaire;  la  seconde  est  consacrée  à  la  maison 
de  Paris.  Paris,  Poussielgue,  1900,  8*^,  5o  pp.  Extrait  de  la  Bévue  des 
Deux  Mondes,  i5  mai  i883. 


CHAPITRE    VI  285 

ses  seules  lumières  pour  la  formation  de  ses  premiers 
disciples.  Le  10  novembre  1838,  il  écrivait  au  Général 
de  la  Compagnie  le  Père,  Roothaan  : 

«  Révérendissime  Père,  Le  Père  Brumauld  est  venu 
pour  la  seconde  fois  nous  donner  les  Exercices  spirituels... 
A  la  suite  de  cette  retraite  il  a  été  décidé  que  tous  tant 
que  nous  sommes  nous  subirons  l'épreuve  d'un  noviciat 
d'un  an  et  que,  malgré  les  demandes  qui  continuent  à 
nous  arriver  de  tous  les  points  de  la  France,  nous  sus- 
pendrons jusqu'alors  la  formation  de  nouveaux  établisse- 
ments. Mais  de  qui  doit  nous  venir  l'esprit  religieux  et 
qui  nous  initiera  à  ses  saintes  pratiques  ?  11  n'y  a  eu  qu'une 
voix  là-dessus.  Nous  l'attendons,  cet  esprit,  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus.  Il  nous  faut,  pendant  un  an,  un  Révérend 
Père  Jésuite  pour  notre  maître  des  novices,  et  un  Frère 
son  compagnon  pour  manuducteui'  de  nos  aides  temporels. 
Oh!  si  nous  pouvions  posséder  parmi  nous  le  digne  Père 
Brumauld!...  » 

La  réponse  du  Père  Roothaan  n'apporta  qu'une  demi- 
satisfaction  au  désir  du  vénérable  fondateur.  —  «  Vous  ne 
pouviez  pas,  lui  écrit-il,  donner  à  la  Compagnie  une  plus 
grande  marque  de  confiance  qu'en  lui  adressant  la 
demande  qui  fait  l'objet  de  votre  lettre  du  10  novembre. 
Veuillez  bien  croire  que  j'ai  su  l'apprécier  et  que,  si  je 
ne  puis  pas  y  répondre  favorablement,  je  n'ai  pas  moins 
consulté  les  avantages  de  votre  congrégation  que  ceux  de 
la  Compagnie.  »  Le  Père  Général  n'estimait  pas  oppor- 
tun le  séjour  permanent  d'un  de  ses  religieux  dans  une 
communauté  étrangère.  Même  au  point  de  vue  de  l'action 
qu'il  y  devait  exercer,  mieux  valait,  à  son  avis,  que  le 
Père  Brumauld  se  rendît  fréquemment  à  Vourles  pour  y 
donner  ses  instructions,  tout  en  restant  attaché  à  sa  rési- 
dence, où  d'ailleurs  sa  présence  était  nécessaire.  Cet 
arrangement  fut  accepté  ;  mais  en  outre  un  des  clercs  de 
l'Institut  naissant,  choisi  par  le  fondateur  comme  futur 
maître  des  novices,  fut  lui-même  envoyé  au  noviciat 
d'Avignon  pour  y  faire  la  grande  retraite  et  puiser  à  la 


286  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

source  des  Exercices  de  saint  Ignace  l'esprit  qu'il  com- 
muniquerait ensuite  à  sa  famille  religieuse. 

Dans  toutes  les  grandes  villes,  les  blanchisseuses  for- 
ment une  corporation  nombreuse  et  puissante.  Ces  per- 
sonnes passent  généralement  pour  avoir  assez  peu  de 
dévotion,  mais  une  grande  liberté  d'allures  et  de  langage. 
A  Lyon  elles  s'imposent  particulièrement  à  l'attention 
publique  par  l'installation  de  leur  industrie  dans  de  vastes 
bateaux  lavoirs  amarrés  le  long  des  quais  du  Rhône  et 
de  la  Saône.  La  pittoresque  file  des  plattes  —  c'est  ainsi 
qu'on  les  nomme  —  avec  leur  perpétuelle  et  bruyante 
animation,  n'est  pas  la  moindre  curiosité  du  paysage  lyon- 
nais. Les  Jésuites  y  trouvèrent  un  champ  d'apostolat  inté- 
ressant et  point  banal.  La  congrégation  des  laveuses  paraît 
bien  être  la  première  en  date  de  toutes  celles  qu'ils  éta- 
blirent à  Lyon  au  cours  du  siècle  passé.  Ses  débuts  remon- 
tent à  1843.  Les  associées  se  réunirent  d'abord  dans  un 
oratoire  des  Sœurs  de  Saint-Charles;  puis,  dès  l'année 
suivante,  leur  nombre  augmentant,  elles  obtinrent  l'usage 
d'une  chapelle  dans  l'église  de  Saint-Paul.  En  signalant  la 
naissance  de  cette  œuvre,  l'annaliste  observe  que  ce  n'était 
point  tant  une  congrégation  nouvelle  que  la  restauration 
de  celle  que  les  Jésuites  de  l'ancienne  Compagnie  avaient 
fondée  pour  les  lavandières  d'autrefois. 

Nous  devrions  signaler  encore  l'association  de  Saint- 
Michel  créée  à  cette  même  époque  par  un  Père  de  la 
résidence,  celui-là  aussi  anonyme,  en  faveur  des  Allemands 
fort  nombreux  à  Lyon.  Elle  compta  dès  l'origine  plus  d'un 
millier  de  membres,  et  elle  fournit  à  beaucoup  de  pro- 
testants l'occasion  du  retour  à  la  foi  catholique.  Les  Jésuites 
n'ayant  pas  d'église  à  eux,  les  exercices  religieux  se  fai- 
saient, avec  l'agrément  de  l'administration  universitaire, 
dans  la  chapelle  de  l'ancien  collège  de  la  Trinité,  devenu 
collège  royal  et  plus  tard  lycée.  Au  bout  de  peu  de  temps 
la  direction  de  cette  œuvre,  pour  des  motifs  de  convenance 
réciproque,  passa  des  Jésuites  aux  Capucins,  pour  revenir 
bientôt  aux  Jésuites.  Les  Lettres  annuelles  mentionnent 


CHAPITRE    VI  287 

pareillement  une  Association  de  Saint-François-Xavier 
dont  les  adhérents,  à  la  date  de  1845,  atteignaient  le  chiffre 
de  3.000,  répartis  en  quatre  sections.  Malheureusement 
pour  cette  œuvre,  comme  pour  tant  d'autres,  les  docu- 
ments font  défaut.  Les  ouvriers  ont  travaillé  sans  se 
mettre  en  peine  de  faire  connaître  à  la  postérité  ni  leurs 
labeurs  ni  leurs  succès. 

Cependant  une  seconde  résidence  de  la  Compagnie  se 
formait  à  Lyon  sur  l'initiative  du  nouvel  archevêque.  Dès 
la  première  année  de  son  administration,  Mgr  de  Bonald 
avait  exprimé  le  désir  que  quelques  Jésuites  fussent  atta- 
chés au  sanctuaire  de  Fourvière  pour  y  entendre  les  con- 
fessions des  pèlerins  qui  y  affluent  de  toutes  parts.  Le 
8  janvier  1841,  le  Provincial  en  donnait  avis  au  Père  Roo- 
thaan.  Ce  serait,  disait-il,  «  une  annexe  de  la  résidence 
de  Lyon...  Le  poste  d'ailleurs  est  fort  délicat;  assurément 
les  Jésuites  ne  s'y  installeront  pas  sans  éveiller  certaines 
susceptibilités.  Mais  il  y  a  là  un  très  grand  bien  à  accom- 
plir. » 

La  réponse  du  Père  Général  est  du  5  Février.  11  auto- 
rise à  accepter  dans  le  cas  où  l'archevêque  insisterait. 
Or,  à  cette  date,  une  bienfaitrice  de  la  première  heure, 
mère  de  deux  Jésuites,  Mme  Perrin,  s'aulorisant  d'une 
parole  du  Père  Maillard  qu'elle  prenait  pour  un  consen- 
tement, avait  déjà. à  moitié  conclu  l'achat  d'une  vaste  pro- 
priété voisine  du  sanctuaire.  Ce  devait  être  la  future  rési- 
dence. Mgr  de  Bonald,  mis  au  courant  de  l'affaire,  en 
témoigna  sa  satisfaction  et  pressa  le  Provincial  de  profiter 
de  l'occasion  qu'il  estimait  avantageuse  à  tous  les  points 
de  vue.  L'acte  de  vente  fut  signé  quelques  jours  après. 
De  généreux  concours  permirent  aux  Jésuites  d'assumer 
une  charge  bien  au-dessus  des  ressources  dont  ils  pou- 
vaient   disposer'.    Vers     le   milieu   de    septembre   trois 

I  .  Le  Clos  Perreyve,  admirablement  situé  sur  le  coteau  de  Fourvière, 
d'une  contenance  d'un  hectare  et  demi,  avec  une  maison,  fut  acheté 
90.000  francs.  (20  Février  i84i.) 


288  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Pères  prenaient  possession  de  la  maison  aménagée  pour 
les  recevoir,  et  le  Père  Maillard,  volontiers  un  peu  enthou- 
siaste, écrivait  :  «  Ils  y  sont  à  demeure  depuis  quinze 
jours;  ils  sont  déjà  écrasés  de  besogne  du  matin  au  soir. 
C'est  vraiment  l'œuvre  des  œuvres;  les  fruits  de  salut 
y  seront  des  plus  abondants.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  heureux 
dans  celte  nouvelle  position,  c'est  qu'on  y  établira  sans 
doute  l'œuvre  des  retraites;  prêtres  et  laïques  viendront 
là  se  renouveler  :  nous  nommerons  cette  chère  résidence 
Domus  exercitiorum;  elle  ne  saurait  guère  dépendre  de 
Lyon.  »  (28  Septembre  1841.) 

Ces  derniers  mots  signifient  que,  dans  la  pensée  du  Pro- 
vincial, la  maison  de  Fourvière  ne  devait  pas  tarder  d'avoir 
son  autonomie.  De  fait,  dès  l'année  suivante,  son  person- 
nel comprenait  sept  religieux,  dont  cinq  prêtres,  avec  le 
Père  Louis  Valantin  pour  Supérieur.  (15  Août  1842.)  Il 
avait  remplacé  le  Père  Barrelle,  rappelé  de  Fribourg  pour 
présider  aux  débuts  de  la  nouvelle  fondation.  Mais  le 
Père  Barrelle  était  alors  un  prédicateur  dans  toute  la 
force  de  l'âge  et  du  talent.  A  peine  arrivé  à  Lyon,  où  sa 
réputation  l'avait  précédé,  il  passa  perpétuellement  d'un 
ministère  à  un  autre,  ne  faisant  à  Fourvière  que  de  rares 
et  courtes  apparitions.  Il  fallait  à  la  résidence  du  pèleri- 
nage un  chef  plus  sédentaire.  Avant  la  fin  de  l'année  le 
Père  Barrelle  descendit  à  la  rue  Sala,  où  il  était  assuré- 
ment mieux  à  sa  place.  ^ 

La  Compagnie  de  Jésus  pouvait  à  justre  titre  se  félici- 
ter d'être  établie  à  l'ombre  du  sanctuaire  cher  à  la  piété 
lyonnaise.  Pour  être  obscure  l'activité  de  la  nouvelle  rési- 
dence n'en  devait  être  que  plusféconde.  Le  Père  Maillard 
n'était  pas  seul  à  en  juger  ainsi.  Son  socius  et  futur  bio- 
graphe, le  Père  Firmin  Pouget,  écrivait  de  son  côté  :  «  A 
Fourvière,  c'est  vraiment  une  bénédiction.  On  y  confes- 
sera tant  qu'on  voudra.  Le  travail  n'y  manquera  jamais, 
et  l'on  y  fait  de  l'ouvrage  solide.  »  (10  Octobre  1841.)  A 
son  tour,  le  Père  Valantin  écrit  sur  la  fin  de  la  première 
année  de  son  supériorat:  «  Plus  nous  allons,  plus  notre 


CHAPITRE    VI  289 

résidence  nous  fournit  de  travail...  Le  pèlerinage  est  en 
toute  saison  également  fréquenté  et  nous  présente  une 
moisson  continuelle.  »  (9  Octobre  1843.) 

D'autre  part  l'espérance  caressée  par  le  Père  Maillard  au 
moment  où  il  annonçait  la  prise  de  possession  du  poste 
de  Fourvière  ne  devait  pas  tarder  à  se  réaliser.  Sans  doute 
la  maison  de  la  rue  Sala  avait  un  quartier  réservé  pour 
les  retraitants.  Deux  fois  par  mois,  de  juillet  à  octobre, 
et  une  fois  par  mois  le  reste  de  l'année,  on  y  recevait 
pendant  une  semaine  de  petits  groupes  de  prêtres  qui  y 
venaient  suivre  les  Exercices  spirituels.  Parfois  même 
des  hommes  du  monde  y  faisaient  quelques  jours  de 
récollection.  Par  exemple,  nous  voyons  dans  le  Diaire 
signalée  deux  fois  en  18381a  présence  de  «  Monsieur  Oza- 
nam  ».  Mais  combien  la  résidence  de  la  sainte  colline 
serait  plus  attirante  !  L'espace,  la  solitude,  un  horizon 
splendide,  le  voisinage  du  sanctuaire,  on  y  trouvait  réuni 
tout  ce  qui  aide  l'âme  à  s'élever  et  à  se  recueillir.  Aussi 
n'y  eut-il  pas  d'hésitation.  Avant  la  fin  de  sa  première 
année  d'existence  la  maison  de  Fourvière  allait  devenir 
la  Domus  exercitiorum.  Le  Père  Cauneille,  procureur  de 
la  Province,  chargé  d'aménager  les  locaux,  en  donne  la 
nouvelle  au  Père  Général  dans  une  lettre  du  26  Avril  1842  : 
«  Notre  maison  va  être  prête  à  recevoir  des  retraitants. 
Nous  pourrons  en  loger  une  vingtaine  à  la  fois.  Nous 
commencerons,  j'espère,  la  première  retraite,  vers  la  fin 
de  Juin.  » 

Désormais  le  courant  s'établit,  et  il  ne  sera  jamais  com- 
plètement interrompu.  Ce  sont  les  prêtres  qui  viennent 
d'abord;  les  laïques  ont  plus  de  peine  à  s'ébranler;  pen- 
dant les  premières  années  on  se  plaint  de  leur  absence; 
mais  peu  à  peu  ils  prennent  eux  aussi  l'habitude  de  se 
retremper  dans  les  Exercices  spirituels.  Le  nombre  des 
retraitants  n'atteint  jamais  de  bien  gros  chiffres;  les  cor- 
respondances de  l'époque  en  comptent  parfois  jusqu'à 
douze  et  quinze  en  même  temps.  La  retraite  fermée  n'est 
pas  encore  entrée   dans  les  mœurs,  et  d'ailleurs  quand  il 

La  Compagnie  de  Jésus.  19 


290  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

s'agit  d'aller  au  désert  s'occuper  des  seuls  intérêts  éter- 
nels, on  pourra  toujours  dire  qu'il  y  a  beaucoup  d'appelés 
mais  peu  d'élus. 

III 

A  Toulouse  plus  encore  peut-être  qu'à  Lyon  la  Compa- 
gnie de  Jésus  se  voyait  alors  poussée  par  un  vent  favo- 
rable. Le  Père  Druilhet,  que  ses  fonctions  avaient  mis  à 
même  de  bien  connaître  toutes  les  maisons  qu'elle  pos- 
sédait en  France,  déclarait  que  nulle  part  elle  n'avait 
trouvé  plus  de  sympathies  ni  une  plus  généreuse  assis- 
tance que  dans  la  vieille  capitale  du  Languedoc.  Une 
preuve  entre  beaucoup  d'autres,  c'est  à  Toulouse,  dans 
la  modeste  église  de  la  rue  de  l'Inquisition  que,  pour 
la  première  fois  en  France,  depuis  la  suppression  de  la 
Compagnie,  on  osa  prêcher  le  panégyrique  de  saint 
Ignace,  le  31  juillet  1841. 

Au  moment  de  la  séparation  des  Provinces  quatorze 
religieux,  dont  huit  prêtres,  formaient  le  personnel  de 
la  résidence;  rien  ne  saurait  mieux  donner  l'idée  de  son 
activité  que  ces  quelques  chiffres  qui  résument  le  bilan  de 
ses  œuvres  pour  l'année  1835-1836.  Environ  50.000  con- 
fessions ordinaires  et  1.800  confessions  générales;  8  sta- 
tions en  ville;  12  retraites  pastorales;  26  retraites  de 
communautés  religieuses;  150  retraites  privées,  de  prêtres 
pour  la  plupart. 

Le  Père  Michel  Leblanc,  maintenu  depuis  le  premier 
jour  dans  la  charge  de  Supérieur,  ne  se  plaint  dans  sa 
correspondance  que  d'une  seule  chose;  les  Pères  ne 
suffisent  pas  à  la  tâche  qui  s'offre  à  eux  :  «  On  nous 
désire  beaucoup  dans  les  diocèses  circonvoisins,  où  des 
Missions  seraient  bien  nécessaires;  mais  nous  ne  sommes 
pas  assez  d'ouvriers,  et  au  petit  nombre  de  ceux  que  nous 
avons  manque  une  formation  suffisante...  On  nous  témoi- 
gne en  général  beaucoup  de  confiance;  le  nombre  des 
pénitents  augmente  tous  les  jours...  »  (7  Novembre  1836.) 


CHAPITRE    VI  291 

«  Depuis  le  Carême  nous  nous  sommes  très  peu  livrés  à 
la  prédication;  nous  manquons  de  prédicateurs  suflîsam- 
ment  formés.  Nous  tâchons  de  nous  en  dédommager  au 
confessionnal,  où  plusieurs  de  nos  Pères  passent  les 
jours  entiers.  Ce  ministère  a  déjà  produit  des  fruits  pré- 
cieux et  consolants  dans  cette  ville  où  le  jansénisme  avait 
fait  de  grands  ravages  et  jeté  de  profondes  racines.  Beau- 
coup de  personnes  ont  été  désabusées,  et  on  en  voit,  en 
nombre  considérable,  qui  s'approchent  fréquemment  des 
sacrements,  »  (9  Août  1837.) 

Cependant  les  Jésuites,  installés  depuis  six  ans  dans 
le  vieux  couvent  dominicain,  n'y  étaient  point  chez  eux. 
Le  propriétaire,  M.  Duportroux,  fervent  chrétien,  leur  en 
accordait  la  jouissance  à  titre  de  missionnaires,  se  con- 
formant ainsi  aux  intentions  de  son  oncle,  l'abbé  de  Chièze, 
dont  il  était  l'héritier;  mais  il  restait  maître  de  disposer 
de  l'immeuble  pour  un  autre  usage,  et,  en  attendant,  les 
occupants  se  trouvaient  dans  une  situation  incertaine, 
dont  les  inconvénients  allaient  s'aggravant  en  proportion 
même  du  développement  de  leurs  œuvres.  Dieu  inspira 
enfin  au  généreux  bienfaiteur  d'y  mettre  un  terme.  Au 
début  de  l'année  1838,  le  Père  Leblanc  avait  la  consola- 
lion  d'en  informer  le  Père  Général  :  «  Le  propriétaire  de 
la  maison  que  nous  habitons  s'est  enfin  déterminé  à  nous 
en  faire  la  cession  pleine  et  entière...  Dans  quelques  jours 
l'acte  de  donation  doit  se  passer  devant  notaire...  '  » 
(26  Janvier  1838.)  C'était  une  largesse  d'une  centaine  de 
mille  francs  que  INI.  Duportroux  faisait  en  faveur  de  la 
Compagnie  dé  Jésus.  Son  nom  comme  celui  de  l'abbé 
de  Chièze  est  de  ceux  qu'elle  ne  saurait  oublier.  A  partir 
de  ce  moment  la  communauté  de  Toulouse  put  se  croire 
établie  à  demeure  ;  on  entreprit  les  réparations  et  agran- 
dissements indispensables,  qu'on  n'avait  pu  faire  jusque- 
là.  Six  mois  plus  tard  le  Père  Leblanc  écrivait  :  «  Je  n'avais 


I.  L'acte  de  cession  se  lit  attendre  encore  près  de  six  mois.  Il  porte 
la  date  du  ii  juin  i84i. 


292  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

pas  en  vain  compté  pour  cela  sur  la  charité  toulousaine; 
plusieurs  familles  sont  venues  avec  empressement  à  notre 
aide  et  déjà  presque  toutes  nos  dépenses  sont  payées.  » 
(26  Juillet  1838.) 

Le  successeur  du  Père  Leblanc  ne  fut  autre  que  le  Père 
Maillard.  Ce  n'est  pas  sous  un  tel  Supérieur  que  l'activité 
de  la  maison  de  Toulouse  courait  risque  de  se  ralentir. 
Pour  son  compte,  indépendamment  des  autres  ministères, 
il  s'était  chargé  de  quatre  retraites  pastorales  et  en  accep- 
tait une  cinquième  à  Grenoble,  qui  lui  était  offerte  par  le 
Père  Druilhet.  Il  lui  écrivait  à  ce  propos  :  «  Des  sermons, 
des  retraites,  des  Missions,  c'est  vraiment  une  pluie  qui 
ne  cesse  de  tomber  sur  notre  résidence.  J'ai  beau  écrire 
des  lettres  de  refus,  les  demandes  n'en  recommencent 
pas  moins  de  tous  les  côtés.  »  (29  Juin  1839.)  Et  quelques 
mois  après  :  «  Je  me  débats  toujours  entre  les  demandes 
de  Missions,  prédications  et  retraites  et  leurs  refus.  Notre 
maison  a  l'avantage,  ou  l'inconvénient,  d'être  centre  de 
plusieurs  diocèses,  de  sorte  qu'elle  est  comme  le  rendez- 
vous  de  toutes  les  sollicitations.  Hélas  !  Je  m'en  tire 
comme  je  peux.  Je  pense  que  tout  autre  à  ma  place  ferait 
de  même  ;  c'est  ce  qui  console.  Mais  de  telles  consolations 
sont  bien  stériles;  nos  amis  ont  peine  à  s'en  contenter.  » 
(15  Août  1839.)  Le  Père  Maillard,  lui  aussi,  se  plaignait  de 
la  disette  de  prédicateurs.  La  résidence  de  Toulouse, 
disait-il  encore  à  son  ami,  grâce  au  nombre  de  ses  habi- 
tants, «  paraît  avoir  un  embonpoint  remarquable  ;  en  réa- 
lité elle  est  maigre  à  faire  peur  ».  Gomme  on  va  le  voir 
par  la  correspondance  même  du  Supérieur,  la  métaphore 
était  doublée  de  quelque  exagération. 

En  1837,  le  Père  de  Ravignan  avait  prêché  l'Avent  à 
Lyon;  l'année  suivante  ce  fut  Toulouse  qui  entendit  le 
conférencier  de  Notre-Dame.  Dans  une  lettre  au  Père 
Général,  le  Père  Maillard  formule  une  appréciation  inté- 
ressante surtout  parce  que,  à  n'en  pas  douter,  elle  reflète 
l'impression  produite  sur  le  public  par  une  prédication  à 
laquelle  on  ne  l'avait  pas  accoutumé.  «  Le  Père  de  Ravignan 


CHAPITRE    VI  293 

donne  des  conférences  trois  fois  la  semaine  dans  la  vaste 
nef  de  notre  cathédrale.  Ici  comme  à  Paris,  il  attire  autour 
de  la  chaire  un  auditoire  aussi  nombreux  et  brillant  qu'il 
est  éclairé.  On  le  goûte,  on  le  vante  beaucoup,  et  il  le 
mérite.  11  faut  pourtant  convenir  que  ce  genre  d'instruc- 
tion uniquement  didactique  et  spéculatif,  par  là  même 
qu'il  ne  s'adresse  jamais  qu'à  l'esprit  et  qu'il  laisse  abso- 
lument de  côté  le  cœur,  peut  bien  aller  pour  Paris,  mais 
dans  nos  villes  de  province,  à  Toulouse  surtout,  ville 
éminemment  de  foi  et  de  piété,  ce  genre  est  trop  sec  et 
trop  nu.  C'est  ce  que  Mgr  d'Astros  disait  l'autre  jour  au 
Père  de  Ravignan  lui-même,  qui  se  rangeait  volontiers  à 
cet  avis...^  »  (19  Décembre  1838.) 

Même  en  mettant  à  part  les  exigences  de  la  foi  et  de  la 
piété,  il  est  certain  qu'une  prédication  de  caractère  trop 
exclusivement  intellectuel  concordait  assez  peu  avec  le 
tempérament  des  populations  méridionales.  Au  carême 
suivant,  les  Toulousains  furent  servis  mieux  à  leur  goût. 
Cette  fois  les  prédicateurs  jésuites  semblent  bien  réunir 
le  nombre  et  la  qualité.  C'est  encore  le  Père  Maillard  qui 
rend  compte  de  la  station  :  «  Six  de  nos  Pères  ont  prêché 
le  carême  à  Toulouse.  Celui  qui  a  fait  une  impression  plus 
profonde  et  qui  a  mérité  les  suffrages  universels,  c'est  le 
jeune  Père  Charles  Déplace.  11  prêchait  à  la  cathédrale; 
son  nombreux  auditoire,  le  clergé  surtout,  en  est  resté 
enchanté.  Et  Mgr  l'archevêque,  bon  juge  en  cette  matière, 

I .  Il  ne  sera  pas  sans  intérêt  de  rapprocher  de  cette  apprécialion 
celle  que  le  P.  Druilhet  formulait  l'année  précédente  à  Lyon  sur  le 
«  genre  »  du  conférencier  de  Notre-Dame  :  «  Le  P.  de  Ravignan  qui 
prêche  l'Avent  à  la  Cathédrale  attire  une  foule  immense.  Il  prêche 
avec  force,  pour  les  temps  actuels,  et  produit  un  entraînement  vraiment 
extraordinaire.  C'est  un  genre  à  lui  que  nos  jeunes  gens  feraient  mal 
d'imiter,  parce  qu'il  faut  toute  sa  logique,  sa  vigueur,  ses  études  appro- 
fondies, la  magie  de  son  action,  la  beauté  de  son  organe  pour  produire 
ces  effets  sur  un  auditoire  immense,  puis,  en  empruntant  du  langage  du 
jour  quelques-unes  de  ses  expressions  et  de  ses  formes,  s'arrêter  pour- 
tant dans  ces  périlleux  emprunts  avec  le  tact  parfait  et  le  goût  achevé 
qui  le  distingue.  C'est  ce  qu'il  fait  et  peut  faire  avec  un  grand  succès; 
mais  un  autre  ne  le  ferait  pas  comme  lui.  »  (27  Décembre  183^.) 


294  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

et  juge  d'autant  plus  recevable  qu'il  est  moins  prodigue 
d'éloges,  en  a  été  dans  l'admiration.  11  est  vrai  que  notre 
}6une  Père  possède  au  plus  haut  degré  les  qualités  les 
plus  rares  :  pureté  et  élégance  du  style,  noblesse  et  élé- 
vation des  pensées...,  force  du  raisonnement,  etc..  » 
(20  Avril  1839.) 

Manifestement  l'excellent  Père  Maillard  est  sous  le 
charme,  et  sans  doute  son  témoignage  ne  suffirait  pas 
pour  assigner  à  son  jeune  confrère  une  place  parmi  les 
orateurs  de  marque.  Mais  d'autres  que  les  Jésuites  expri- 
maient en  termes  plus  louangeurs  encore  leur  admiration 
pour  le  talent  du  Père  Charles  Déplace.  L'archevêque 
d''x\vignon,  Mgr  du  Pont,  le  déclarait  résolument  le  pre- 
mier prédicateur  de  l'époque,  et  le  nom  de  Lacordaire  ne 
lui  faisait  pas  modifier  son  opinion.  En  1843,  sur  les  ins- 
tances de  l'abbé  Lacroix,  Supérieur  de  Saint-Louis  des 
Français,  il  fut  appelé  à  Rome  pour  la  station  du  carême. 
Le  succès  fut  extraordinaire.  Plusieurs  mois  après,  le 
Père  Roothaan  en  exprimait  son  sentiment,  mais  sans 
se  départir  de  sa  modération  coutumière  :  «  C'est  avec 
une  bien  grande  consolation  que  j'ai  vu  pendant  ce 
carême  et  entendu  le  cher  Père  Charles  Déplace  ^  » 
Après  Rome,  ce  fut  Paris  qui  attira  le  brillant  prédicateur. 
«  11  vient  de  faire  merveille,  écrivait  le  Père  Maillard,  dans 
son  carême  de  Saint-Sulpice.  Malheureusement  sa  santé 
est  toujours  très  faible;  ce  qui  m'empêche  de  lui  confier 
quelques  Pères  à  former  pour  la  prédication,  comme  je 
l'aurais  voulu.  »  (14  avril  1846.)  La  Compagnie  de  Jésus 
eût  assurément  compté  le  nom  du  Père  Charles  Déplace 
parmi  ceux  qui  lui  font  le  plus  d'honneur  devant  le  monde  ; 
mais  ce  nom,  hélas!  a  été  rayé  de  ses  catalogues'^. 

I.  Au  p.  Etienne  Déplace,  à  Lyon,  26  septembre 1 8^3. 

a.  Trop  peu  de  santé  et  aussi,  pourquoi  ne  pas  le  dire,  trop  de  suc- 
cès, ce  fut  pour  le  P.  Charles  Déplace  un  double  écueil  dont  il  ne  sut  pas 
se  garantir.  Cette  année  même  (i846)  il  demanda  à  être  relevé  de  ses 
vœux;  il  fut  incorporé  au  clergé  de  Paris  et  devint  dans  la  suite  chanoine 
de  la  métropole.  Un  autre  membre  de  la  résidence  de  Toulouse,  le 
P.  Jean  Portai,  qui,  lui  aussi,  avait  quelque  talent  pour  la  chaire,  le 
suivit  dans  sa  défection. 


CHAPITRE    VI  295 

Le  Père  Maillard  ne  passa  pas  l'année  entière  à  Tou- 
louse. Au  mois  d'août  il  était  nommé  Provincial.  Il  fut 
remplacé  par  le  Père  Druilhet  qui  lui-même  eut  pour 
successeur  à  Lyon  son  ancien  compagnon  de  Prague,  le 
Père  Etienne  Déplace  ^  Le  Père  Druilhet  était  alors  dans 
sa  soixante-douzième  année.  11  allait  porter  pendant  six 
ans  le  fardeau  d'une  lourde  supériorité,  pour  n'en  être 
déchargé  qu'à  la  veille  de  sa  mort.  Ce  n'en  fut  pas  moins 
pour  la  maison  de  Toulouse  une  période  de  progrès  et  de 
prospérité.  Le  Père  Maillard  écrivait  après  une  de  ses 
visites  :  «  Le  digne  Père  Druilhet  est  aussi  actif  qu'à 
cinquante  ans;  il  ne  paraît  pas  vieillir;  même  fermeté  de 
tète  et  de  main,  même  générosité  de  cœur.  Après  Dieu, 
c'est  bien  à  cet  excellent  Père  que  la  maison  de  Toulouse 
sera  redevable  de  ses  agrandissements  et  embellisse- 
ments... Impossible  d'avoir  plus  de  zèle  et  de  succès.  » 
(24  Juillet  1843.) 

Entré  en  fonctions  le  10  Octobre  1839,  le  nouveau 
Supérieur  faisait  part,  quelques  semaines  après,  au  Père 
Général  de  ses  premières  impressions  :  «Vous  dire  qu'en 
partant  de  Lyon  je  n'avais  pas  le  cœur  un  peu  gros  de 
quitter  un  pays  où  depuis  neuf  ans  s'étaient  concentrées 
toutes  mes  affeclions,  je  ne  puis  le  faire...  J'ai  trouvé  la 
maison  de  Toulouse  telle  à  peu  près  que  je  me  la  figurais, 
maison  paisible,  petite,  avec  une  chapelle  publique  où 
sept  ou  huit  ouvriers  laborieux  s'emploient  de  tout  leur 
cœur  aux  travaux  du  saintministère...  Nos  Pères  jouissent 
de  l'estime  et  de  la  considération  publique,  Mgr  l'arche- 
vêque nous  aime  ;  les  autorités  civiles  ne  nous  connaissent 
pas  ou  font  semblant  de  ne  pas  nous  connaître;  mais 
l'important  est  que  les  fidèles  nous  connaissent  bien  et 
qu'ils  assiègent  nos  confessionnaux.  »  (4  Novembre  1839.) 

Les  lettres  suivantes  de  cette  première  année  fournis- 
sent quelques  précisions.    Dieu     bénit    l'activité    de    ses 

I.  Il  n'y  avait  entre  les  PP.  Etienne  et  Charles  Déplace  aucun  lien  de 
parenté. 


296  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

serviteurs  au  point  qu'ils  ne  suffisent  plus  à  la  tâche  :  «  Le 
nombre  des  ouvriers  n'est  pas  en  proportion  avec  le  tra- 
vail qui  s'accroît  tous  les  jours...  J'ai  cru  d'abord,  en 
quittant  Lyon  pour  Toulouse,  que  le  travail  ici  serait 
moindre.  Je  me  suis  trompé.  »  (9  Décembre  1839.)  «  Nous 
sommes  neuf  prêtres  ;  c'est  peu,  trop  peu.  Un  seul  a  des 
talents  remarquables  pour  la  chaire;  deux  autres  font 
passablement  les  Missions...  Notre  personnel  n'est  pas 
brillant  et  cependant  il  est  très  vrai  de  dire  qu'il  se  fait 
ici  beaucoup  de  bien;  la  confiance  se  porte  vers  nous.  » 
(10  Janvier  1840.)  «  Par  une  bénédiction  particulière  de  la 
Providence,  tant  de  vieux  et  enracinés  pécheurs  sont 
venus  à  la  fin  du  carême  se  jeter  entre  nos  bras  qu'il  nous 
fallait  passer  les  journées  entières  à  les  entendre,  » 
(17  Mai  1840.)  «  Le  Père  de  Ravignan  vient  de  donner  la 
retraite  aux  Dames  de  la  ville  dans  la  chapelle  du  Refuge; 
il  l'a  fait  avec  grand  succès.  Un  des  Nôtres  la  donnait  en 
même  temps  aux  pauvres  filles  repenties,  avec  moins 
d'éclat,  mais  peut-être  avec  des  fruits  plus  solides.  Voilà 
les  retraites  ecclésiastiques  qui  vont  s'ouvrir  dans  cette 
maison.  Pour  la  première  il  y  a  déjà  seize  prêtres  inscrits. 
On  estime  que  pendant  les  trois  mois  qu'elles  durent,  plus 
de  cent  prêtres  y  prennent  part.  C'est  une  des  meilleures 
œuvres  de  la  résidence  de  Toulouse.  (29  Juillet  1840.) 

Cependant  on  était  bien  à  l'étroit  dans  le  vieux  couvent; 
les  prêtres  retraitants  y  étaient  installés  à  peu  près 
comme  des  soldats  au  campement.  D'autre  part  les  voca- 
tions devenaient  plus  nombreuses  ;  Avignon  était  bien 
loin,  et  là  aussi  on  manquait  d'espace.  Toulouse  parais- 
sait tout  indiqué  pour  un  second  noviciat.  Sur  ces  entre- 
faites, trois  immeubles  contigus  à  la  résidence  furent 
mis  en  vente,  ou  plutôt  offerts  à  la  communauté  à  des 
conditions  très  avantageuses.  L'un  d'eux  avait  une  cer- 
taine importance.  L'occasion  parut  providentielle.  Le 
Père  Druilhet  pensa  que  la  charité  des  fidèles  ne  lui  serait 
pas  moins  secourable  à  Toulouse  qu'à  Lyon;  l'expérience 
prouva  en  effet  que  son  espoir  n'avait  pas  été  téméraire. 


CHAPITRE    VI  297 

Achetés  au  mois  d'août  1841,  les  nouveaux  bâtiments 
furent  sans  retard  aménagés  pour  recevoir  les  retraitants 
et  les  novices. 

C'est  en  effet  en  cette  année  1841  que  prit  naissance  le 
noviciat  de  Toulouse.  Un  premier  essaim  fut  envoyé 
d'Avignon  au  mois  d'octobre,  et,  sur  la  fin  de  décembre, 
le  Père  Druilhet  écrivait  :  «  Le  nouveau  noviciat  est  en 
pleine  marche.  Aux  dix  novices  que  le  Père  Provincial  a 
tirés  d'x\vignon  s'en  sont  déjà  joints  sept  ou  huit  autres, 
ce  qui,  avec  sept  frères  coadjuteurs,  forme  une  petite 
famille  animée  d'un  esprit  excellent.  Le  Père  Ogerdias 
est  singulièrement  aimé  de  ses  novices.  Douceur,  sa- 
gesse, prudence  sont  le  fond  de  son  gouvernement.  Nous 
aurons  bientôt  un  excellent  Supérieur  de  plus  dans  la 
Province  ^  « 

Dans  cette  même  lettre,  le  Père  Druilhet  informe  le 
Père  Général  que,  «  pour  les  novices  très  à  l'étroit  dans 
l'étage  qu'ils  occupent,  on  a  du  acheter  à  une  demi-heure 
de  la  ville  une  maison  de  campagne  où  ils  puissent  aller 
prendre  l'air  et  faire  de  l'exercice  ».  Cette  maison  fut 
appelée  Sainte-Marie  des  Champs.  Il  paraît  bien  que  le 
nouveau  noviciat  avait  trouvé  à  Toulouse  des  amitiés 
dévouées  et  généreuses.  Ce  n'est  assurément  pas  la  caisse 
de  la  modeste  résidence  qui  eût  pu  faire  face  à  cette 
acquisition  survenant  après  les  autres.  Et  l'on  ne  s'étonne 
pas  de  rencontrer  dans  la  correspondance  des  Supérieurs 
de  la  Compagnie  l'expression  d'une  reconnaissance  émue  : 
«  Impossible,  écrit  le  Provincial  de  Lyon,  de  rendre  l'in- 
térêt, l'affection  touchante  que  porte  à  notre  société  cette 
bonne  ville  de  Toulouse^.  »  De  son  côté  le  Père   Général 

1.  Au  Père  Général,  23  (iéceml>re  i84i.  Le  P.Maurice  Ogerdias,  pre- 
mier maître  des  novices  à  Toulouse,  né  en  i8o8  et  reçu  dans  la  Compa- 
gnie le  II  novembre  i834,  n'avait  encore  que  33  ans  d'âge  et  7  ans  de 
vie  religieuse.  Le  P.  Druilhet  ne  se  trompait  pas  dans  ses  pronostics  à 
son  sujet.  Le  P.  Ogerdias  lui  succéda  comme  Supérieur  de  la  maison  de 
Toulouse,  fonda  le  collège  Sainte-Marie,  en  i85o,  fut  Provincial  de  Tou- 
louse 1 855-1 858  et  mourut  le  10  juin  i883. 

2.  Le  P.  Maillard  au  P.  Roothaan,  i«'  septembre  i845. 


298  L\    COMPAGNIE    DE    JESUS 

écrit  au  maître  des  novices  :  «  L'affection  que  nous  témoi- 
gnent les  habitants  de  Toulouse  leur  donne  droit  à  un 
dévouement  entier  de  notre  part  au  salut  de  leurs  âmes, 
que  nous  devons  procurer  par  tous  les  moyens  que  l'Ins- 
titut nous  offre  et  que  les  circonstances  permettent.  » 
(24  Février  1846.) 

Au  surplus  Sainte-Marie  des  Champs  ne  devait  pas  être 
seulement  un  lieu  de  villégiature.  Le  logis  que  l'on  avait 
entrepris  d'aménager  pour  le  noviciat  se  trouva  en  tel 
état  de  délabrement  qu'il  fallut  attendre  près  de  deux  ans 
avant  de  pouvoir  s'y  installer.  Pendant  ce  temps  le  nom- 
bre des  novices  grandissait  ;  ils  étaient  près  de  quarante 
à  l'automne  de  1843,  quand  ils  échangèrent  enfin  les  com- 
bles du  vieux  couvent  pour  leur  nouvelle  demeure.  Mais 
là  encore  on  se  trouvait  dans  des  conditions  hygiéniques 
peu  favorables;  l'air  et  l'espace  étaient  trop  mesurés.  A  la 
suite  des  événements  de  1845,  l'ordre  étant  venu  de  réduire 
le  personnel  des  principales  résidences,  onprofîta  de  l'occa- 
sion pour  transférer  le  noviciat  à  Sainte-Marie  des  Champs. 
La  maison  n'était  pas  faite  pour  recevoir  tout  ce  petit  peu- 
ple ;  mais  elle  était  entourée  d'un  vaste  jardin  ;  les  arbres 
et  la  verdure  compensaient  l'insuffisance  de  l'habitation. 
D'ailleurs  on  était  assez  près  de  la  ville  pour  pouvoiry  con- 
tinuer les  expériments  et  les  essais  d'apostolat  prescrits  par 
la  règle.  Presque  dès  le  début  le  grand  hôpital  avait 
accueilli  les  novices  :  «  Tous  les  jours,  écrivait  le  Père 
Druilhet,  trois  d'entre  eux  vont  y  porter  aux  malades  des 
soins,  des  consolations  etdes  secours.  »  (27  Décembre  1842.) 
La  prison  militaire  leur  fut  également  ouverte  ;  ils  s'y  ren- 
daient trois  fois  par  semaine.  A  Toulouse  comme  à  Lyon  ce 
ministère  produisait  des  résultats  inespérés.  Les  Lettres 
annuelles  les  mentionnent  avec  un  laconisme  éloquent. 
Cinquante-trois  prisonniers  suivent  la  retraite  préchée  par 
un  prêtre  novice;  tous,  excepté  six,  se  confessent  et  com- 
munient pieusement.  Une  autre  fois,  ils  sont  quatre-vingts 
à  accomplir  le  devoir  pascal  ;  cinq  seulement  sont  réfrac- 
taires.  L'archevêque  en  personne  vient  célébrer  la  messe, 


CHAPITRE    VI  299 

distribuer  la  communion  aux  prisonniers,  confirmer  les 
retardataires  et  adresser  à  tous  de  paternelles  exhor- 
tations. 

Au  mois  d'août  de  cette  année  1845,  si  critique  pour 
les  Jésuites  de  France,  le  Père  Ogerdias  pouvait  écrire  : 
«  Jusqu'ici  les  novices  n'ont  pas  interrompu  un  seul  jour 
leurs  expériments,  ni  leurs  visites  aux  hôpitaux,  à  la  pri- 
son militaire,  etc.  *  »  Au  reste,  disait-il,  les  menaces 
suspendues  sur  nos  têtes  pendant  tout  le  cours  de  cette 
année  n'ont  pas  été  capables  de  les  ébranler  ;  «  tous  étaient 
prêtsà  partir  pourl'étranger  plutôt  que  d'abandonner  leur 
vocation.  »  D'ailleurs  la  bénédiction  du  ciel  est  sur  cette 
maison  ;  ils  sont  plus  de  quarante  novices  scolastiques  et 
déjà  de  nombreuses  demandes  s'annoncent  pour  l'année 
suivante. 

Ace  moment-là  même,  le  vénérable  religieux  qui  avait 
été  l'instrument  de  la  Providence  pour  la  fondation  du 
noviciat  de  Toulouse,  le  Père  Druilhet,  s'acheminait  rapi- 
dement vers  sa  fin.  Il  était  toujours  Supérieur  de  la  com- 
munauté qui  ne  comptait  alors  pas  moins  de  soixante  per- 
sonnes. Au  mois  de  mars,  il  écrivait  au  Père  Général  une 
lettre  touchante  :  «  11  y  a  à  peu  prèstrois  ans  (22  Avril  1842), 
vous  aviez  la  bonté,  mon  T.  R.  Père,  de  mettre  dans  une 
correspondance  ce  petit  Post-scriptum  de  votre  main  : 
—  Et  puis  mon  excellent  Père  Druilhet,  après  tant  de 
bien  fait  à  Toulouse,  ne  pourra-t-il  être  rendu  à  ses  chers 
Lyonnais  qui  ont  tant  soupiré  et  soupirent  encore  de 
l'avoir  perdu? —  Votre  cœur  est  toujours  le  même,  mon 
T.  R.  Père  ;  mais,  la  main  sur  la  conscience  et  prosterné 
à  vos  pieds,  je  crois  pouvoir  vous  assurer  que  je  ne 
désire  rien,  je  ne  demande  rien,  pas  plus  Lyon  que 
Toulouse,  pas  plus  le  Midi  que  le  Nord,  pas  plus  même 
d'être  déchargé  de  mon  fardeau  que  de  continuer  à  le  por- 
ter. Mais  je  suis  dans  ma  soixante-dix-huitième  année;  voilà 
vingt-six  ans  de  suite  que  je  suis  dans    les   supériorités. 

I.  Lettre  au  P.  Général,  i5  août  i8/|5. 


300  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Voyez,  mon  Révérend  Père,  dans  votre  sagesse  et 
votre  charité  ce  que  vous  voulez  faire  de  moi.  Quelle  que 
soit  votre  décision  vous  me  trouverez  toujours  disposé  à 
m'y  conformer  corde  et  animo.  »  (23  Mars  1845.) 

Le  saint  vieillard  dut  porter  son  fardeau  jusqu'à  son 
dernier  jour.  11  s'éteignit  doucement  le  30  août  suivant. 
Une  semaine  après  (7  septembre),  le  Père  Général,  qui 
n'avait  pas  encore  reçu  la  nouvelle  de  sa  mort,  lui  écri- 
vait pour  lui  annoncer  qu'un  successeur  lui  était  donné  et 
qu'il  allait  enfin  pouvoir  prendre  un  peu  de  repos.  Sans 
le  savoir,  le  premier  Supérieur  de  la  Compagnie  faisait 
dans  cette  lettre  l'éloge  funèbre  de  celui  à  qui  elle  était 
adressée:  «Je  n'oublierai  pas,  disait  le  Père  Roothaan, 
que,  le  2  octobre  prochain,  il  y  aura  près  de  vingt-cinq 
ans  que,  sans  débrider,  vous  portez  le  fardeau  de  la  supé- 
riorité. C'est  au  nom  de  cette  chère  maison  de  Toulouse, 
dont  vous  avez  assuré  l'existence  en  vous  faisant  pour  elle 
religieux  mendiant,  c'est  aussi  au  nom  des  deux  Provinces 
de  France  et  de  toute  la  Compagnie  que  je  vous  remer- 
cie, mon  Père,  du  zèle  toujours  soutenu  avec  lequel  vous 
avez  rempli  les  différentes  supériorités  qui  vous  ont  été 
confiées  dans  des  temps  qui  presque  toujours  ont  été  ora- 
geux. Saint  Ignace  s'en  souviendra,  soyez-en  sûr,  et  le 
Seigneur  vous  en  récompensera  lui-même  ;  erit  merces  tua 
magna  nimis^.  » 

Les  Jésuites  de  Toulouse  eussent  volontiers  emprunté 
aux  livres  inspirés,  pour  en  faire  l'épitaphe  de  leur  Supé- 
rieur, une  autre  parole  qui  ne  se  vérifie  pas  dans  tous  les 
saints  canonisés  :  Dilectus  Deo  et  hominibus^.  Ouvrier 
de  la  première  heure,  le  Père  Druilhet  n'avait  pu  rece- 
voir de  la  Compagnie  la  formation  religieuse  qu'elle  donne 
à  ses  enfants  dans  un  noviciat  régulièrement  organisé.  Il 
ne  s'en  consolait  point,  estimant  dans  son  humilité  ce  déficit 
irréparable.   «  En    1820,  écrivait-il  un  jour,  je  demandai 


1 .  Il  sera  lui-même  votre  très  grande  récompense.  Genèse,  xv,  i. 

2.  Il  fut  cher  à  Dieu  et  aux  hommes.  Ecclésiastique,  XLV,  i. 


CHAPITRE    VI  301 

à  mains  jointes  au  Père  Fortis  une  année  de  Montrouge  ; 
jamais  je  n'ai  pu  l'obtenir.»  (18  Septembre  1834.)  La  grâce 
des  prémices  que  Dieu  verse  sur  le  berceau  des  Instituts 
religieux  y  avait  abondamment  suppléé.  Le  Père  Druilhet 
fut  vraiment  le  religieux  et  le  Supérieur  selon  le  cœur  de 
saint  Ignace.  Le  Père  Gury,  qui  tenait  de  ses  fonctions  de 
maître  des  novices  une  clairvoyance  exceptionnelle,  décla- 
rait ne  trouver  rien  à  reprendre  dans  le  Père  Provincial 
dont  il  était  devenu  le  socius,  rien,  sauf  pourtant  qu'il  était 
«soigné  dans  sa  personne  et  ses  habits»,  en  quoi  l'aus- 
tère socius  découvrait  un  semblant  de  «  mondanité  ».  Avec 
plus  de  justice  sans  doute  verrait-on  dans  cette  correction 
extérieure  un  dernier  trait  qui  parachève  une  vertu  solide 
en  la  rendant  aimable. 

Un  an  après  le  Père  Druilhet,  mourait  à  la  résidence  de 
Toulouse  un  autre  religieux  auquel,  sous  la  Restauration, 
on  avait  fait,  bien  malgré  lui,  une  célébrité  invraisem- 
blable. Directeur  de  la  Congrégation  pendant  quatorze 
ans,  le  Père  Ronsin  était  devenu  une  sorte  de  personnage 
légendaire;  aux  yeux  du  public  il  incarnait  toute  la  puis- 
sance mystérieuse,  mais  aussi  toute  la  malfaisance  dont 
on  gratifiait  alors  la  société  de  Loyola.  Il  n'est  pas  dou- 
teux que  le  Rodin  du  Juif-errant  ne  soit  dans  la  pensée  de 
l'auteur  le  Père  Ronsin,  dont  le  nom  même  est  à  peine 
déformé.  Ame  candide,  d'une  piété  tendre  et  quelque  peu 
naïve,  au  témoignage  de  ceux  qui  le  connurent,  le  pauvre 
Père  semblait  fait  moins  qu'un  autre  pour  le  rôle  de  maî- 
tre fourbe  que  lui  attribua  la  malignité  des  uns  et  la  crédu- 
lité des  autres.  Nous  avons  vu  de  notre  temps  l'opinion 
publique  tomber  dans  des  méprises  analogues  au  sujet  de 
tel  Jésuite  dont  il  lui  plaisait  de  s'occuper. 

Au  début  de  1828,  quelques  mois  avant  les  fameuses 
Ordonnances,  le  Père  Ronsin  s'était  vu  imposer  un  sacri- 
fice que  l'on  peut  bien  dire  héroïque.  L'autorité  ecclé- 
siastique de  Paris,  «  effrayée  de  ce  cri  d'alarme  qui  était 
aussi  un   cri    de    ralliement   :    La    Congrégation   et   les 


302  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Jésuites  !»  %  avait  engagé  le  Père  Provincial  à  éloigner  le 
religieux  dont  le  nom  excitait  tant  d'émoi.  L'insinuation 
fut  faite,  écrivait  le  Père  Godinot,  «  d'une  façon  équiva- 
lente à  un  ordre  ».  En  véritable  enfant  d'obéissance  le 
Père  Ronsin  se  soumit  sans  la  moindre  hésitation.  11  pré- 
sida une  dernière  réunion  le  2  février  et  fit  ses  adieux  à 
ses  chers  congréganistes  ;  après  quoi  il  alla  remettre  sa 
démission  entre  les  mains  de  Mgr  de  Quélen.  On  lui 
donna  pour  successeur  d'abord  l'abbé  de  Rohan,  puis 
l'abbé  Mathieu,  élevés  l'un  et  l'autre  dans  la  suite  sur  le 
siège  archiépiscopal  de  Besançon.  Mais  la  Congrégation 
elle-même  ne  fit  dès  lors  que  végéter  pour  disparaître 
enfin  dans  la  tempête  de  1830.  A  ce  moment  le  Père  Ronsin 
avait  dû  fuir,  lui  aussi,  loin  de  Paris  où  sa  vie  n'eût  pas 
été  en  sûreté.  11  y  était  revenu  au  bout  de  deux  ans  ;  mais 
celte  fois  encore  on  s'émut  à  l'archevêché  des  ressenti- 
ments et  des  colères  que  soulevaient  le  nom  de  l'ancien 
directeur  de  la  Congrégation  ;  on  exigea,  paraît-il,  qu'il 
disparût  sans  retour.  Voici  comment  le  Père  Renault 
rappelait,  bien  des  années  plus  tard,  la  pénible  com- 
mission qu'il  eut  à  remplir  en  sa  qualité  de  Provin- 
cial : 

«  Vous  savez  qu'une  des  choses  qui  m'ont  le  plus  coûté 
au  cœur  dans  une  période  de  six  ans,  ce  fut  quand  je  me 
vis  obligé  de  dire  au  Père  Ronsin  qu'il  avait  à  quitter 
Paris  pour  toujours  et  qu'il  exercerait  le  saint  ministère 
bien  loin  de  cette  ville,  en  province.  Mgr  de  Quélen  le 
demandait;  mais  il  voulait  que  je  prisse  sur  moi  seul 
l'odieux  de  cette  mesure.  Au  milieu  des  œuvres  qu'il 
faisait  à  Paris  et  malgré  ces  liens  chers  et  sacrés  qui  l'at- 
tachaient à  tant  d'âmes,  le  Père  Ronsin  fut  sublime  d'obéis- 
sance. Pas  un  mot,  pas  la  plus  petite  observation.  Je 
pourrais  dire  qu'il  fut  aussi  sublime  d'amitié  pour  moi 
dans  cette  circonstance;  il  m'embrassa  avec  effusion .  Il 
partit  de  suite  pour  Toulouse,  et  depuis  jamais  de  retour 

I.  Geoffroy  de  Grandmaison,  La  Congrégation,  p.  35 1. 


CHAPITIIE    VI  303 

sur  ce  sacrifice;  jamais  rien,  pas  un  mot  pour  revenir  à 
Paris  \  » 

C'était  en  1833.  Arrivé  à  Toulouse  le  Père  Ronsin  fut 
occupé  d'abord  dans  la  prédication;  mais  s'apercevant 
que  sa  mémoire  le  servait  mal  et  que  l'étude  de  ses  ser- 
mons, très  correctement  écrits,  absorbait  un  temps  qu'il 
pourrait  employer  plus  utilement  à  la  gloire  de  Dieu,  il 
sollicita  et  obtint  du  Père  Provincial  l'autorisation  de  ne 
plus  monter  en  chaire.  A  peine  consentait-il  à  donner 
quelques  instructions  dans  les  communautés  religieuses. 
Dès  lors  il  se  consacra  tout  entier  à  la  direction  des  âmes 
et  à  l'administration  du  sacrement  de  pénitence.  Il  passait 
régulièrement  au  confessionnal  huit  heures  par  jour;  le 
nombre  des  personnes  qui  lui  avaientdonné  leur  confiance 
dans  la  seule  ville  de  Toulouse  s'élevait  au  moins  à  douze 
cents  ^.  C'est  dans  l'exercice  de  ce  dévouement  obscur 
que  s'acheva  la  carrière  de  l'humble  religieux  dont  on 
avait  fait  le  héros  de  tant  de  fables  sinistres  et  ridicules. 
Dans  l'été  de  1846,  le  Père  Maillard  écrivait,  à  la  suite 
de  sa  visite  provinciale  à  Toulouse  :  «  Le  Père  Ronsin  a 
singulièrement  dépéri  depuis  trois  mois  ;  il  semble  ne  plus 
tenir  à  la  vie  que  par  un  fil,  et  toutefois  il  est  chaque  jour 
au  confessionnal,  comme  au  plus  beau  temps  de  sa  vie  apos- 
tolique. »  (24  Juillet  1846.)  Il  mourut  le  4  novembre,  âgé 
de  soixante-seize  ans  ^. 


1.  Lettre  du  P.  Renault  au  P.  Guidée,  4  août  1 864. 

2.  Cf.  Notices  historiques,  etc.,  par  le  P.  Achille  Guidée.  Tome  II, 
p.  1  5, 

3.  Le  P.  Ronsin  parait  avoir  eu  un  don  sj)écial  pour  ramener  les  héré- 
tiques à  la  vraie  foi.  Il  eut  une  part  considérable  dans  la  conversion  du 
duc  régnant  d'Anhalt-Goethen  et  de  sa  femme,  sœur  du  roi  de  Prusse, 
qui  ûrent  leur  abjuration  entre  les  mains  de  l'archevêque  de  Paris,  le 
24  octobre  1826.  Le  5  juillet  il  avait  lui-même  reçu  l'abjuration  du 
secrétaire  de  ce  prince,  M.  Albert  de  Haza-Radlitz  qui  donna  plus  tard 
un  de  ses  fils  à  la  Compagnie  de  Jésus.  Nous  avons  trouvé  dans  les  Archi- 
ves de  la  Province  de  Toulouse  une  note  manuscrite  du  P.  Ronsin  sur 
Onze  abjurations  reçues  par  lui  entre  iSaô  et  i83o,  de  personnes  démar- 
que. Allemandes  pour  la  plupart,  et  non  compris  les  deux  Altesses  sérc- 
nissimes  d'Anhalt. 


304  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

Le  Père  Ronsin  était  l'un  de  ceux  que  l'on  peut  regar- 
der comme  les  fondateurs  de  la  nouvelle  Compagnie  de 
Jésus  en  France.  On  se  rappelle  que,  en  la  fête  de  saint 
Ignace,  31  juillet  1814,  neuf  Pères  delà  Foi  se  trouvèrent 
autour  du  Père  de  Glorivière  qui  venait  de  les  admettre 
au  noviciat.  Le  Père  Ronsin  faisait  partie  de  cette  avant- 
garde.  Six  de  ses  compagnons  l'avaient  précédé  dans  la 
tombe  ;  le  Père  Loriquet  venait  de  mourir  à  Paris,  un  an 
auparavant.  Il  ne  restait  plus  que  le  Père  Béquet  et  le  Père 
Varin  qui,  arrivé  le  premier  de  tous,  fut  aussi  le  dernier 
à  partir.  Toutefois,  le  Frère  Malet,  membre  lui  aussi  du 
petit  groupe  et  le  premier  des  coadjuteurs  temporels,  lui 
survécut  encore  dix  ans  ^ 

D'autres  noms  rencontrés  au  cours  de  cette  Histoire 
venaient  encore  prendre  place  au  nécrologe  à  côté  de 
celui  du  Père  Ronsin.  C'était,  un  an  avant  lui,  le  Père 
Claude  Guyon  succombant  après  une  courte  maladie,  en 
pleine  Mission  à  Lavaur.  (25  Novembre  1845.)  11  avait  à 
peine  soixante  ans.  On  peut  bien  dire  qu'il  tombait  sur 
le  champ  de  bataille,  les  armes  à  la  main,  et  c'était  bien 
ainsi  que  devait  finir  l'incomparable  missionnaire.  Le  Père 
Etienne  Déplace  n'avait  devancé  le  Père  Ronsin  que  de 
trois  semaines.  (17  Octobre  1846.)  A  son  retour  de  Prague, 
l'ancien  précepteur  du  duc  de  Bordeaux  était  venu,  lui 
aussi,  prendre  du  service  à  la  résidence  de  Toulouse.  En 
1839,  il  avait  succédé  au  Père  Druilhet  comme  Supérieur 
à  Lyon;  son  triennat  achevé,  il  se  trouva  à  bout  de  forces; 
il  traîna  encore  un  reste  de  vie  dans  les  maisons  d'Aix 
et  de  Marseille,  et  il  vint  enfin  mourir  à  Avignon.  On 
avait  fort  à  propos  obtenu  depuis  peu  l'établissement  d'un 

I.  Les  dix  premiers  Jésuites  français  de  la  nouvelle  Compagnie,  neuf 
prêtres  et  un  laïque,  furent  admis  au  noviciat  du  19  au  23  juillet  181 4- 
Voici  la  date  de  leur  mort:  P.  Léopold  Boissard,  i*'  mars  1819; 
P.  Augustin  Coulon,  3i  octobre  i83i;  P.  Pierre  Roger,  i5  janvier  1889; 
P.  Etienne  Dumouchel,  i5  janvier i84o;  P.  Nicolas  Jennesseaux,  9  octo- 
bre 1842;  P.  Nicolas  Loriquet,  9  avril  i845;  P.  Pierre  Ronsin,  4  novem- 
bre 1 846;  P.  Pierre  Béquet,  26  janvier  1849;  P.  Joseph  Varin,  19  avril  i85o; 
Fr.  Jean  Malet,  22  mars  1860. 


CHAPITRE    VI  305 

cimetière  privé,  à  la  maison  de  campagne  du  noviciat;  le 
Père  Charles  Gloriot  en  avait  pris  possession  l'un  des 
premiers  ;    le    Père  Déplace  alla  reposer  à  ses  côtés. 

IV 

L'ancienne  cité  des  Papes  n'avait  pas  cessé  de  se  mon- 
trer hospitalière  à  la  Compagnie  de  Jésus.  La  résidence 
d'Avignon  représentait  à  elle  seule  plusieurs  communau- 
tés. Au  lendemain  de  la  division  des  Provinces  (1836- 
1837)  elle  abritait,  outre  son  personnel  de  missionnaires, 
le  noviciat,  les  Pères  du  Troisième  An,  plusieurs  théolo- 
giens et  un  petit  groupe  de  novices  espagnols  venus  en 
France  chercher  un  asile  ;  au  total  cinquante-quatre  reli- 
gieux. Le  Père  Fouillot,  qui  en  était  le  Supérieur,  écrivait 
au  Général  que  la  plus  lourde  partie  de  sa  lâche  lui  ve- 
nait de  la  confiance  môme  et  de  la  sympathie  des  gens  du 
dehors.  «  Car  Votre  Paternité  sait,  disait-il,  que  la  ma- 
jeure partie  du  peuple  d'Avignon  nous  est  dévouée.  » 
Sur  la  fin  de  1838,  le  Troisième  An  émigra  à  Notre-Dame- 
d'Ay  et  le  Père  Fouillot  céda  la  place  au  Père  Gury.  Le 
noviciat  grandissait,  en  effet,  et  envahissait  l'espace.  Dès 
le  début  de  la  seconde  année,  le  Père  de  Jocas,  maître 
des  novices,  annonçait  que  leur  nombre  allait  montera 
trente-six,  non  compris  les  coadjuteurs.  (27  Octobre  1837.) 
Et  ce  qui  vaut  mieux  encore,  plusieurs  parmi  ces  recrues 
que  Dieu  envoyait  à  la  jeune  Province  de  Lyon  se  distin- 
guaient par  des  vertus  ou  des  talents  pleins  de  promesses. 
De  l'ait,  les  catalogues  du  noviciat  présentent  à  cette 
époque  une  quantité  de  noms  qui  figurent  à  des  titres 
divers  parmi  ceux  que  la  Compagnie  de  Jésus  aime  à  se 
rappeler. 

Citons  entre  autres  Jean-Baptiste  Flandrin,  les  deux 
frères  Jules  et  Auguste  Payan,  François-Xavier  Gautrelet, 
i'éminentet  saint  religieux  que  nous  retrouverons  encore, 
Claude  Bedin,  l'un  des  plus  héroïques  missionnaires  du 
Maduré,  Charles  Rion  et  Nicolas  Tissier,  tous  deux  déjà 

La  Compagnie  de  Jésus.  20 


306  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

prêtres,  le  premier  venu  un  peu  tard,  âgé  de  quarante  ans, 
mais,  disait  le  Père  de  Jocas,  «  homme  de  grande  expé- 
rience et  de  beaucoup  de  prudence  «i,  l'autre,  d'un  tem- 
pérament de  feu,  d'un  zèle  dévorant  qui  assurément  ne  se 
contenterait  pas  de  rendre  à  Dieu  des  services  vulgaires  ; 
Lazare  Raynaud,  ci-devant  avocat  à  Marseille;  le  maître 
des  novices  ajoute  à  son  nom  cette  simple  note  :  «  C'est 
une  bonne  tête  »  ;  chargé  du  gouvernement  de  ses  frères 
pendant  toutes  ses  années  de  vie  active,  comme  Supé- 
rieur et  Provincial,  il  ne  devait  pas  démentir  ce  signale- 
ment. Jules  Servière,  futur  Provincial  de  la  Province  de 
Toulouse,  aurait  bien  mérité  une  mention  semblable.  De 
même  encore  Edouard  de  Bouchaud,  qui  devait  fournir 
une  belle  carrière  dans  la  prédication  et  le  gouvernement 
des  collèges.  Vient  ensuite  Albéric  de  Foresta.  «  Celui- 
là,  dit  le  Père  de  Jocas,  est  un  ange.  Le  curé  du  pays  qu'il 
habitait  nous  a  raconté  qu'en  le  voyant  une  femme  de 
mauvaise  vie  a  été  si  touchée  d€  son  air  de  candeur  qu'elle 
a  renoncé  à  ses  désordres,  Louis  de  Boisgelin,  neveu  de 
l'évêque  de  Marseille,  Mgr  deMazenod,  venudeFribourg 
comme  iVlbéric  de  Foresta,  était  attaché  de  l'ambassade 
de  France  à  Vienne;  il  a  laissé  là  le  bel  avenir  qui  s'ou- 
vrait devant  lui,  et  il  fait  l'admiration  de  ses  compagnons 
du  noviciat  et  du  maître  des  novices  lui-même  par  sa  sim- 
plicité et  sa  générosité  de  caractère.  »  Atteint  d'une  ma- 
ladie de  langueur  au  cours  de  ses  études  au  scolasticat 
de  Vais,  il  revint  mourir  à  Avignon  à  l'âge  de  vingt-sept 
ans.  (24  Mars  1842.)  Nommons  encore  Gabriel  Bouffîer, 
pendant  de  longues  années  Supérieur  de  la  résidence  ou 
recteur  du  collège  d'Avignon  ;  Pie  de  Blacas,  au  sujet 
duquel  le  Père  Renault  écrivait  :  «  Un  des  fils  de  M.  le 
duc  de  Blacas,  Pie,  né  à  Rome  pendant  que  son  père  y 
était  ambassadeur  et  dont  le  pape  Pie  Vil  avait  daigné 
être  le  parrain  ;  c'est  un  des  meilleurs  des  six  excellents 


1 .  Charles  Rion  avait  été  secrétaire  de  la   préfecture   de  l'Ain,    puis 
chargé  de  l'éducation  du  comte  Franz  de  Champagny. 


CHAPITRE    VI  307 

sujets  que  j'ai  reçus  à  Fribourg.  »  (24  Septembre  1834.) 
Amédée  de  Damas,  encore  un  élève  de  Fribourg,  fils  du 
baron  de  Damas,  ancien  ministre  de  la  Restauration  et 
gouverneur  du  duc  de  Bordeaux  ;  le  Père  de  Jocas  le 
caractérise  ainsi  :  «  Exquis  sous  le  rapport  des  qualités  du 
cœur,  il  montre  à  dix-sept  ans  un  jugement  et  une  maturité 
bien  rares  à  cet  âge  »  ;  François-Xavier  Pailloux,  futur 
bâtisseur  d'églises  qui,  sans  être  des  chefs-d'œuvre,  ont 
bien  leur  mérite,  etc.  ^ 

Nombre  de  jeunes  prêtres  se  sentaient  attirés  vers  la 
famille  de  saint  Ignace  mais  ne  pouvaient  obtenir  l'auto- 
risation de  quitter  leurs  diocèses.  Les  documents  n'en 
signalent  pas  moins  de  dix,  arrêtés  ainsi  à  la  porte  du 
noviciat  d'Avignon  en  la  seule  année  1838.  Ce  n'est  pas  la 
première  fois  et  ce  ne  sera  pas  la  dernière  que  nous  ren- 
contrerons cet  obstacle  mis  par  les  évéques  au  recrute- 
ment de  la  Compagnie.  Bien  que  peu  défendable  au 
point  de  vue  du  droit,  cette  opposition  s'appuyait  de 
motifs  respectables.  Indépendamment  du  manque  trop 
réel  de  prêtres  dans  certains  diocèses,  c'était  d'ordinaire 
chez  des  sujets  d'élite  que  se  manifestait  la  vocation  reli- 
gieuse; il  devait  en  coûter  aux  évéques  de  se  priver  des 
services  de  prêtres  comme  ceux  dont  le  Père  de  Jocas 
mentionne  l'entrée  au  noviciat,  dans  une  lettre  du  30  octo- 
bre 1840.  L'abbé  Victor  Charignon  appartenait  au  clergé 
de  Valence  et  avait  été  pendant  plusieurs  années  profes- 
seur de  Théologie^;  l'abbé  Gontamin  était  Supérieur  d'un 
petit  séminaire  du  diocèse  de  Grenoble  qui  lui  devait  sa 
prospérité.  Autant  en  faudrait-il  dire  de  trois  autres 
prêtres,  assurément  des  plus  distingués  dans  leurs  dio- 
cèses respectifs,  les  abbés  Jean-François  Poncet,  Alphonse 

1 .  Ont  été  publiées  les  biographies  du  P.  Fr.-X.  Gautrelet,  par  le 
P.  J.  Burniclîon,  Paris,  Retaux,  1896;  du  P.  Albéric  de  Foresta,  par  le 
P.  Régis  de  Chazournes;  du  P.  Gabriel  Bouffier,  par  le  P.  Alban  Martel; 
du  P.  Nicolas  Tissier,  sans  nom  d'auteur  Lyon,  Vitte,  1896. 

2.  Le  P.  Victor  Charignon,  né  le  10  novembre  1802,  admis  au  novi- 
ciat d'Avignon  le  19  août  18/40,  partit  pour  la  Mission  du  Maduré  et  y 
mourut  en  lèyi,  peu  après  son  arrivée. 


308  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Corail  et  Pierre  Jeanjacquot,  que  l'on  voit  arriver  en  1842 
au  noviciat  d'Avignon.  Malgré  ces  entraves  le  progrès 
ne  se  ralentissait  point.  Jusqu'à  la  malheureuse  secousse 
de  1845,  le  chiffre  des  novices  scolastiques  se  maintient 
autour  de  quarante,  sans  même  que  l'envoi  d'un  essaim 
à  Toulouse  le  fasse  sensiblement  diminuer. 

Cependant  l'hôtel  de  Calvière,  où  l'on  avait  installé  en 
1824  le  noviciat  à  sa  naissance,  devenait  trop  étroit  pour 
le  nombre  de  ses  habitants.  Après  la  terrible  inondation 
de  1840,  il  fut  un  instant  question  de  le  transporter  dans 
un  autre  local;  pour  cette  fois  la  négociation  n'aboutit 
point.  Depuis  plusieurs  années  on  se  voyait  obligé  d'en- 
voyer la  petite  colonie  respirer  pendant  l'été  un  air  plus 
salubre.  L'austère  Père  Gury  lui-même,  tout  en  gémis- 
sant d'une  délicatesse  qu'on  n'avait  point  connue  à  Mont- 
rouge,  la  jugeait  nécessaire.  «  Les  novices  avec  leur  Père 
Maître,  écrivait-il,  vont  passer  deux  mois  dans  la  maison 
de  campagne  que  nous  avons  à  Aix;  ils  ne  pourraient 
rester  ici,  à  l'étroit  comme  ils  sont,  sans  compromettre 
leur  santé.  »  (15  Juin  1840.)  Le  Père  de  Jocas  pourtant 
paraît  avoir  eu  quelque  scrupule  à  cet  égard.  Il  écrivait 
le  20  juillet  1841  :  «  Nous  avons  renoncé,  au  moins  pour 
celte  année,  au  pèlerinage  de  Saint-Joseph.  Il  semble  en 
effet  que  c'était  chose  un  peu  forte  qu'une  communauté 
tout  entière  se  transportât  tous  les  ans  à  quinze  lieues 
d'ici,  pour  y  établir  ses  quartiers  d'été.  Il  eût  été  plus 
simple  assurément  de  louer  non  loin  d'Avignon,  voire 
même  d'acheter  une  maison  de  campagne.  Peut-être  la 
chose  serait-elle  exécutée,  sans  un  malentendu.  J'espère 
que  l'affaire  se  renouera.  On  ne  peut  se  dissimuler  que  les 
santés  de  nos  jeunes  gens  exigent  cette  mesure;  ce  n'est 
qu'à  force  de  soins  que  l'on  parvient  à  les  conserver,  et 
grâce  à  Dieu,  je  n'en  suis  pas  avare.  Le  Père  Recteur 
avait  peur  que  la  formation  religieuse  n'en  souffrît;  mais 
s'ils  viennent  à  mourir  ou  à  traîner  plus  tard  dans  les  infir- 
meries des  scolasticats,  qu'y  gagnerons-nous  ^  ?  » 

1.  Au  R.  P.  Général  Rootliaan. 


CHAPITRE    VI 


309 


Cette  année  en  effet  les  novices  trouvèrent  à  Saint- 
Ghamand,  dans  la  banlieue  d'Avignon,  ce  qu'ils  seraient 
allés  chercher  à  Saint-Joseph  du  Tholonet.  Le  Père 
Roothaan  félicitait  le  Père  Gury  de  cette  acquisition  «  bien 
nécessaire  ».  «  Le  bon  Dieu  qui  l'a  facilitée,  ajoutait-il, 
fournira  aussi,  il  faut  l'attendre  de  sa  paternelle  Provi- 
dence, les  moyens  de  la  payer.  »  (20  Février  1842.)  La  Pro- 
vidence confia  ce  soin  à  la  l'aniille  d'un  jeune  religieux,  le 
Père  Pie  de  Blacas,  ordonné  prêtre  cette  année  même  et 
qui  célébra  sa  première  messe  dans  l'oratoire  de  la  nou- 
velle maison  de  campagne. 

Saint-Ghamand  devait  d'ailleurs  prendre  une  place  con- 
sidérable dans  l'histoire  des  Jésuites  à  Avignon;  à  plu- 
sieurs reprises  on  y  installa  une  communauté  plus  ou 
moins  nombreuse.  Dès  1843  l'habitation  agrandie  et  com- 
plétée par  une  chapelle  fort  convenable  donnait  asile  à 
un  groupe  de  jeunes  étudiants  formant  ce  que  l'on  appelle 
dans  la  Compagnie  le  cours  de  Rhétorique  ou  Juvénat. 
D'après  l'usage,  le  noviciat  achevé,  deux  années  devaient 
être  consacrées  à  l'étude  des  grammaires  et  des  littéra- 
tures, comme  préparation  immédiate  au  professorat.  Ce 
cours  n'avait  pu  jusqu'alors  être  organisé  que  d'une 
manière  incomplète  et  intermittente.  C'était  une  lacune 
que  le  Père  Maillard  à  peine  entré  en  charge  s'appliqua 
à  combler.  11  écrivait  le  IG  septembre  1840  :  «  A  tout  événe- 
ment, nous  renforçons  les  premières  études  pour  prépa- 
rer autant  que  possijjle  des  hommes  capables,  littérateurs, 
prédicateurs,  théologiens,  philosophes.  C'est  pour  cela 
aussi  que  nous  exigeons  rigoureusement  que  tous  nos 
jeunes  prêtres,  placés  dans  nos  résidences,  soient  sérieu- 
sement occupés  à  la  composition  de  discours  et  sermons, 
en  sorte  qu'on  ne  les  envoie  prêcher  qu'autant  qu'ils  soient 
prêts  et  bien  prêts.  »  Une  lettre  du  Père  de  Jocas  appuie 
sur  ce  besoin  de  préparation  :  «  On  devient,  dit-il,  de 
plus  en  plus  exigeant  pour  les  ministères,  d'où  la  néces- 
sité plus  urgente  que  jamais  d'une  solide  formation.  » 
Et  à  propos  du  Juvénat,  il  insiste  pour  qu'il  ne  soit  pas 


310  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

réduit  à  une  seule  année  :  «  Une  année,  c'est  bien  peu 
pour  des  jeunes  gens  dont  les  études  ont  été  souvent 
incomplètes.  »  (28  Juin  1844.) 

Toutefois  le  sage  maître  des  novices  n'entend  pas  que  le 
noviciat  soit  écourté  au  profit  de  la  Rhétorique.  Le  Père 
Maillard  avait  tout  d'abord,  paraît-il,  cédé  à  l'empresse- 
ment qui  lui  était  naturel;  on  lui  fit  comprendre  qu'il  était 
allé  trop  vite.  Le  Père  de  Jocas  en  donne  avis  discrète- 
ment dans  sa  correspondance  avec  le  Père  Général  : 
«  Quant  aux  novices  de  seconde  année,  le  R.  P.  Provin- 
cial est  revenu  sur  l'idée  qu'il  avait  eue  d'en  faire  des  rhé- 
toriciens  de  première  année.  J'en  suis  bien  aise.  Les  mettre 
tous  en  Rhétorique,  c'était  selon  moi  courir  la  chance  de 
ne  pas  former  chez  le  plus  grand  nombre  l'esprit  religieux 
et  ôter  aux  novices  de  première  année  un  des  plus  puis- 
sants moyens  de  les  former  eux-mêmes,  le  contact  habi- 
tuel avec  ceux  qui  les  ont  précédés  au  noviciat.  Ils  ne 
seront  donc  plus  rhétoriciens  de  première  année;  mais 
on  leur  a  ménagé  tout  simplement  quelques  moments  dans 
la  journée  pour  repasser  leurs  auteurs  grecs  et  latins  et  se 
mettre  en  état  d'entrer  en  Rhétorique  aussitôt  après  leur 
noviciat.  »  (30  Octobre  1840.)  Le  Juvénat  établi  tout  d'abord 
à  Avignon  même,  en  1839,  à  la  place  laissée  vide  par  le 
départ  des  Pères  du  Troisième  An,  se  dédoubla  l'année 
suivante.  Les  Rhétoriciens  de  seconde  année  furent  trans- 
férés à  Aix  et  de  là  à  Dôle  (1841).  Maison  se  rendit  compte 
bien  vite  que  la  séparation  n'était  pas  avantageuse.  Les 
deux  cours  furent  donc  réunis  à  Saint-Ghamand,  qui  devint 
ainsi  une  véritable  maison  d'études,  sous  la  direction  du 
Père  Paulin  Abelle,  lequel  au  témoignage  du  Père  de 
Jocas  était  «  tout  à  fait  l'homme  de  la  situation  », 

A  ce  moment  la  Province  de  Paris  possédait  son  Juvé- 
nat installé  dans  la  maison  de  campagne  du  collège  de 
Brugelette;  il  avait  à  sa  tête  un  maître  éminent.  Littéra- 
teur érudit,  écrivain  élégant,  poète  à  ses  heures,  le  Père 
Arsène  Cahour  était,  on  peut  le  dire,  quelque  peu  en 
avant  sur   ses    confrères.    Son    enseignement   débordait 


CHAPITRE    VI  311 

parfois  le  cadre  classique  traditionnel;  il  ne  craignait  pas 
d'ouvrir  un  jour  discret  sur  la  littérature  et  la  poésie  con- 
temporaine ;  à  l'occasion  il  lisait  à  ses  disciples  une  page  de 
Hugo  ou  de  Lamartine,  alors  dans  tout  l'éclat  de  leur 
gloire.  Cette  hardiesse  elTraj'^a  les  timides;  nous  trouvons 
dans  certains  papiers  de  famille  l'écho  des  inquiétudes  et 
même  des  protestations  qu'elle  suscita;  le  professeur  dut 
présenter  sa  justification;  ce  qui  ne  lui  fut  pas  trop  dif- 
ficile, car  les  arguments  ne  lui  manquaient  pas.  «  A  quinze 
ans,  disait-il,  nos  élèves  en  savent  plus  que  nous;  on  leur 
parle  de  ces  auteurs,  ils  les  lisent.  Pouvons-nous  nous  obs- 
tiner à  les  ignorer?  »  Assurément  il  y  a  là  un  problème 
délicat,  lequel  ne  se  posait  pas,  au  moins  dans  les  mêmes 
termes,  devant  nos  anciens  qui  ont  rédigé  le  Ratio  studio- 
riim.  Mais  il  semble  bien  aussi  qu'il  n'est  ni  sage,  ni  même 
possible  de  le  résoudre  avec  des  règles  faites  pour  d'autres 
temps.  C'est  affaire  à  la  prudence  du  maître  de  trouver  la 
juste  mesure  dans  le  commerce  avec  des  auteurs  dont  la 
fréquentation  est  dangereuse,  mais  dont  le  contact  est 
inévitable. 

Cependant  la  maison  d'Avignon,  grâce  surtout  à  la  pros- 
périté du  noviciat,  voyait  le  chiffre  de  son  personnel 
monter  d'une  année  à  l'autre.  En  1843,  elle  comptait,  avec 
son  annexe  de  Saint-Chamand,  un  total  de  soixante-quinze 
religieux.  Par  un  privilège  assez  extraordinaire,  aucune 
partie  de  la  population  catholique  ne  témoignait  d'hosti- 
lité contre  les  Jésuites.  Le  Père  de  Jocas  pouvait  écrire 
un  jour:  «  Nous  avons  les  sympathies  de  l'archevêque, 
du  clergé  et  des  fidèles.  »  (3  Mai  1845.)  Mgr  Paul  Naudo, 
qui  avait  succédé  en  1842  à  Mgr  du  Pont,  témoignait  à 
la  famille  de  saint  Ignace  une  bienveillance  qui  allait 
jusqu'au  dévouement.  Lors  des  événements  de  1845,  il 
fut  au  premier  rang  de  ses  défenseurs;  le  Père  Général 
chargeait  le  recteur  du  noviciat  de  lui  exprimer  sa  vive 
reconnaissance  «  pour  les  sentiments  qu'il  avait  fait  paraî- 
tre envers  la  Compagnie  dans  ces  circonstances  critiques». 
«  Ils  ne  m'ont  pas  surpris,  ajoutait-il,  car  depuis  qu'il  est 


312  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

sur  le  siège  de  cette  métropole,  il  n'a  cessé  de  nous  don- 
ner des  preuves  de  sa  sollicitude  et  de  son  affection 
sincère,  »  (20  Septembre  1845.) 

Par  suite  de  cette  sympathie  quasi  universelle,  les  six 
ou  huit  Pères  de  la  résidence  appliqués  à  l'exercice  du 
saint  ministère  avaient  peine  à  répondre  à  la  confiance  et 
aux  appels  des  diverses  classes  de  la  population.  Seules 
peut-être  les  administrations  civiles  montraient  peu  d'em- 
pressement à  favoriser  les  essais  d'apostolat  des  novices. 
Le  Père  Gury  laisse  échapper  à  ce  sujet  une  plainte  dis- 
crète :  «  Nous  n'avons  pas,  écrivait-il,  l'entière  liberté  de 
travailler  dans  les  hôpitaux  et  dans  les  prisons;  nous 
allons  cependant  dans  les  uns  et  dans  les  autres,  et  nous 
avons  la  consolation  d'y  faire  quelque  bien.  »  (23  Décem- 
bre 1839.)  On  rencontrait  moins  d'entraves  de  la  part  des 
autorités  militaires,  à  en  juger  par  le  peu  que  raconte  le 
Père  de  Jocas  :  «  Les  novices  ont  converti  et  fait  confes- 
ser dernièrement  soixante  soldats  qui  partaient  pour 
l'Afrique.  Sur  ce  nombre  ils  en  conduisirent  vingt-quatre 
chez  Mgr  pour  la  confirmation.  »  (25  Janvier  1843.)  «  Ils 
travaillent  encore,  lisons-nous  dans  la  même  lettre,  à  réu- 
nir en  congrégation,  non  les  petits  Savoyards  qu'ils  ont 
déjà,  mais  les  Savoyards  adultes  et  mariés  qui  sont  ici  au 
nombre  de  plus  de  deux  cents.  Je  ne  sais  s'ils  en  vien- 
dront à  bout.  » 

A  peu  de  temps  de  là  un  jeune  prêtre  reçu  l'année 
précédente  et  par  conséquent  encore  novice,  le  Père 
Alphonse  Corail,  prêchait  le  mois  de  Marie  à  la  cathé- 
drale de  Notre-Dame  des  Doms.  Il  eut  un  succès  qui 
échauffa  la  bile  des  quelques  lecteurs  que  le  Constitution- 
nel a.yaitk  Avignon.  L'un  d'eux  se  fit  l'interprète  de  leur 
mauvaise  humeur  dans  une  longue  correspondance  qu'il 
adressa  au  journal,  lequel  s'empressa  de  la  publier.  La 
pièce  est  vraiment  curieuse  par  le  contraste  entre  les  faits 
qu'elle  dénonce  et  l'indignation  qu'on  prétend  exciter  con- 
tre leurs  auteurs.  En  voici  le  début  :  «  Le  pays  recueille  les 
fruits  amers  des  inexplicables  complaisances  du  pouvoir 


CHAPITRE    YI  313 

pour  le  parti  prêtre.  Dans  notre  ville,  comme  à  Lyon, 
comme  partout  en  France,  le  jésuitisme,  un  instant  cons- 
terné et  abattu,  lève  de  nouveau  la  tête  avec  une  audace, 
une  impudeur  dignes  du  bon  vieux  temps...  »  En  effet, 
«  chaque  soir  pendant  le  mois  de  Marie,  le  R.  P.  Corail, 
ancien  chanoine  de  Toulouse',  aujourd'hui  digne  asso- 
cié du  célèbre  abbé  Guyon,  a  réuni  à  Notre-Dame,  autour 
de  sa  chaire,  une  aiïluence  considérable  de  fidèles  et  de 
curieux.  »  D'après  le  chroniqueur,  le  sujet  des  sermons 
était  pris  beaucoup  moins  dans  l'Evangile  que  dans  les 
querelles  qui  agitaient  alors  l'opinion  publique,  celle 
surtout  du  clergé  contre  l'Université.  «  Le  cours  de  ces 
prédications  forcenées,  poursuit-il,  a  fini  le  1"  Juin  par 
une  procession  à  laquelle  assistaient  trois  ou  quatre  mille 
enfants  des  deux  sexes  que  l'on  devait  consacrer  à  Marie. 
A  cet  effet,  l'immense  procession,  après  avoir  traversé  au 
chant  des  cantiques  les  principales  rues  de  la  ville  et  le 
rocher  des  Doms,  s'est  rendue  sur  la  place  du  Palais  des 
Papes;  là  avait  été  dressé  un  autel  en  plein  vent,  garni 
de  fleurs  et  de  festons.  Le  Père  Corail,  juché  sur  une 
estrade,  a  pris  la  parole  en  présence  d'une  multitude  de 
dix  à  douze  mille  âmes,  et,  dans  une  chaleureuse  improvi- 
sation, a  fait  un  appel  aussi  passionné  que  ridicule  aux 
sentiments  ultramontains..,  glorifiant  ces  siècles  barba- 
res, où  l'inquisition  faisait  rôtir  les  hérétiques,  etc.  ^  » 
Suivent  les  tirades  accoutumées,  et  finalement  on  fait 
entrevoir  les  effroyables  dangers  qui  menacent  le  pays  si 
on  laisse  libres  des  hommes  aussi  entreprenants  et  aussi 
avides  de  domination. 

On  ne  pouvait  que  remercier  le  Constitutionnel  d'avoir 
fait  connaître  à  toute  la  France  la  manifestation  si  gra- 
cieuse tout  à  la  fois  et  si  grandiose  organisée  dans  l'anti- 
que cité  papale  «  par  les  noirs  janissaires  de  la  cour  de 
Rome  »;  c'est  ainsi   qu'il    désignait  les    Jésuites.  On   est 

I.  C'est  une  erreur.  L'abbé  Corail,  du  diocèse  de  Toulouse,  ctait  cha- 
noine deMontauban. 

•1    Le  Constitutionnel,  21  iuin  i8li3. 


314  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

heureux  de  pouvoir  lui  en  emprunter  le  récit.  Toutefois 
nous  devons  ajouter  que  les  vicaires  généraux  et  les  cha- 
noines ne  purent  laisser  passer  sans  protestation  les  inven- 
tions mensongères  publiées  contre  le  prédicateur.  Ils 
adressèrent  au  journal  une  note  qu'il  se  garda  de  repro- 
duire :  «  Ayant  suivi,  disent  les  honorables  signataires, 
les  prédications  de  M.  l'abbé  Corail  et  voulant  le  justifier 
des  calomnies  odieuses  et  étranges  dont  il  été  l'objet  dans 
le  n"  172  du  Constitutionnel. ..  ^  nous  déclarons  expressé- 
ment toutes  les  allégations  du  correspondant  du  Consti- 
tutionnel fausses,  controuvées,  mensongères  et  calom- 
nieuses. »  (8  Juin  1843  ^) 

Le  prédicateur  de  Notre-Dame  des  Doms  signalé  par  le 
Constitutionnel  à  l'attention  publique  était  alors  âgé  de 
trente-quatre  ans;  il  avait,  au  sens  le  plus  vif  du  mot,  le 
tempérament  oratoire.  L'année  suivante,  nous  le  retrou- 
vons donnant  la  station  quadragésimale  dans  la  primatiale 
de  Lyon.  Plusieurs  de  ses  confrères  prêchaient  en  même 
temps  dans  diverses  paroisses  de  la  ville;  les  correspon- 
dances de  famille  s'accordent  à  reconnaître  que  le  Père 
Corail  fut  remarqué  entre  tous.  Dès  lors  il  figurera  pendant 
vingt-cinq  ans  sur  la  liste  des  prédicateurs  en  renom  ; 
il  est  appelé  un  peu  partout  pour  porter  la  parole  dans  les 
grandes  circonstances;  c'est  lui,  par  exemple,  qui  prêcha 
pour  le  couronnement  de  Notre-Dame  des  Victoires,  le 
9  juillet  1853.  Il  mourut,  malheureusement  épuisé  de  tra- 
vaux excessifs,  n'ayant  pas  atteint  sa  soixantième  année. 
(3  Février  1867.) 

Au  moment  où  le  Père  Corail  se  présentait  au  noviciat 
d'Avignon,  la  résidence  comptait  parmi  ses  membres  les 
plus  actifs  un  homme  qui  allait  bientôt  acquérir  une 
grande,  peut-être  trop  grande  notoriété.  Le  Père  Nicolas 
Deschamps,  né  en  1797,  était  alors  dans  la  force  de  l'âge. 
Entré  déjà  prêtre  dans  la  Compagnie  en  1826,  il  avait 
enseigné  la  Rhétorique  d'abord  aux  Juvénistes  d'Aix,  puis 

I.  UAmi  de  la  Religion.  T.  CXVIII.  P.  26/J. 


CHAPITRE    VI  315 

au  collège  de  Fribourg.  Travailleur  acharné,  esprit  inven- 
tif, incapable  de  se  contenter  des  besognes  tracées 
d'avance,  il  était  toujours  en  quête  de  quelque  moyen  plus 
efficace  de  contribuer  à  la  défense  de  l'Eglise,  l'unique 
objet  de  ses  ambitions  et  de  ses  efforts.  Persuadé  que  la 
plume  est  Tanne  par  excellence  des  combats  pour  la 
vérité,  il  rêva  d'œuvres  de  presse  et  élabora  quantité  de 
projets  et  de  plans;  sur  le  nombre  quelques-uns  furent 
réalisés  de  son  vivant,  ou  plus  tard.  Lui-même  fut  un 
publiciste  infatigable,  d'humeur  plutôt  agressive  et  portant 
parfois  ses  coups  sans  assez  de  retenue  et  de  prudence. 
En  1841,  le  Père  Deschamps,  après  une  absence  qui 
aurait  pu  être  plus  longue  *,  revenait  à  la  résidence 
d'Avignon  où  il  avait  déjà  passé  plusieurs  années  et  dont 
il  avait  même  été  le  Supérieur,  de  1834  à  1836.  Par  ses 
soins  avait  été  organisée  une  congrégation  d'hommes, 
qui  sous  sa  direction  était  devenue  florissante.  A  peine 
était-il  de  retour  depuis  quelques  mois  qu'il  mettait  la 
main  à  une  entreprise  qui  mérite  d'être  signalée.  L'idée 
était  neuve  et  ne  manquait  pas  de  hardiesse.  Nous  avons 
parlé  plus  haut  de  l'œuvre  de  Saint-Pierre  de  Luxem- 
bourg -,  assurément  un  des  premiers  en  date  parmi  les 
patronages  pour  les  enfants  du  peuple  au  siècle  dernier. 
Le  Père  Deschamps  songeait  à  le  transformer  en  école 
professionnelle.  11  en  exposait  le  plan  dans  un  Mémoire 
au  Père  Général  :  «  Le  bien,  disait-il,  que  la  Providence 
nous  a  accordé  de  faire  par  la  petite  œuvre  de  Saint-Pierre 
de  Luxembourg,  malgré  des  obstacles  sans  nombre,  et 
l'heureuse  influence  que  cette  œuvre  nous  donne  sur  la 
population  de  cette  cité,  m'a   fait   penser  à    proposer   à 


I .  Voir  au  chap.  VII,  §  i . 

a.  C'est  en  i83g  que  l'on  avait  loué,  rue  des  Lices,  une  vaste  maison 
avec  cours  et  jardin  pour  en  faire  un  centre  d'œuvres  sous  le  patronage 
de  saint  Pierre  de  Luxembourg.  La  congrégation  des  hommes  y  tenait 
ses  réunions;  il  y  avait  un  patronage  pour  les  enfants  et  jeunes  gens, 
une  bibliothèque  des  Bons  Livres,  des  jeux,  etc.  Le  local  se  trouva  tout 
préparé  pour  le  collège  qui  y  débuta  en  iS^g. 


316  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

Votre  Paternité,  de  nous  charger  entièrement  de  cette 
œuvre  en  y  établissant  la  résidence  et  la  séparant  du  novi- 
ciat... Cet  essai  donnerait  peut-être  lieu  à  une  nouvelle 
forme  de  collège,  où  l'on  irait  aux  âmes  par  des  ateliers 
et  des  cours  de  sciences  appliquées  à  l'industrie,  comme 
on  y  va  ailleurs  par  des  cours  de  grec  et  de  latin...  L'ins- 
truction religieuse,  la  discipline,  la  surveillance  des  ate- 
liers, la  direction  générale  de  l'œuvre  entière  serait  entre 
nos  mains.  La  comptabilité  des  ateliers,  leur  érection, 
leur  direction  matérielle  regarderaient  une  administration 
séculière  et  les  chefs  d'atelier  responsables  avec  lesquels 
cette  administration  traiterait;  nous  n'interviendrions  que 
pour  les  garanties  morales  et  religieuses  et  tous  les  points 
qui  s'y  rattachent...   »  (Octobre  1841.) 

Le  Mémoire  entre  ensuite  dans  des  détails  très  précis 
qui  montrent  que  le  projet  était  sérieusement  étudié  et 
ne  laissait  rien  au  hasard.  De  fait,  on  ne  jugea  point  à 
propos  pour  le  moment  de  transférer  la  résidence  dans 
le  local  de  l'œuvre  ;  mais  le  Père  Deschamps  eut  d'ail- 
leurs toute  latitude  pour  mettre  son  plan  à  exécution.  Il 
s'y  consacra  d'abord  avec  son  ardeur  coutumière;  mais 
bientôt,  comme  nous  le  verrons  plus  loin,  il  fut  appelé 
sur  un  autre  théâtre  où  l'on  jugeait  ses  talents  plus 
utiles  ;  son  successeur  n'eut  pas  le  même  savoir-faire  ri 
peut-être  le  même  zèle  ;  au  bout  de  deux  années  on  com- 
mençait, devant  la  médiocrité  des  résultats,  à  désespérer 
de  l'œuvre,  et  bientôt  il  fallut  y  renoncer.  A  vrai  dire, 
ridée  était  excellente  en  elle-même;  mais  ce  n'était  ni 
le  temps  ni  le  lieu  d'en  essayer  la  réalisation. 

Nous  trouvons  encore  aux  Catalogues  de  cette  époque 
un  nom  devenu  par  la  suite  populaire  en  Avignon.  Le 
Père  Hyacinthe  Crolard  organisait  dès  lors  la  congréga- 
tion des  ouvriers  qu'il  devait  diriger  pendant  plus  de 
trente  ans  avec  un  entrain  tout  méridional.  Parallèlement 
se  développait  sous  la  conduite  du  Père  Raymond  Delage, 
un  novice  de  1814,  la  congrégation  des  servantes.  Là 
comme    ailleurs,    les  Jésuites,  en  dépit   de   la  légende,. 


CHAPITRE    VI  317 

réservaient  le   meilleur  de   leur    activité  pour  les   hum- 
bles et  les  petits. 

V 

La  capitale  de  la  Provence  ne  se  montrait  pas  aussi 
favorable  à  beaucoup  près  aux  fils  de  saint  Ignace  que 
la  ville  des  Papes.  A  cela  rien  d'étonnant;  les  traditions 
de  l'ancien  parlement  avaient  trop  profondément  impré- 
gné l'esprit  public  à  Aix  pour  que  l'on  n'y  fût  pas  d'instinct 
hostile,  ou  tout  au  moins  défiant,  envers  la  Compagnie 
de  Jésus.  Elle  y  comptait  cependant  des  amis  sincères  et 
dévoués;  nous  avons  dit  comment  ils  avaient  obtenu  le 
maintien  de  la  résidence  dont  la  suppression  avait  été  un 
instant  décidée.  Ils  avaient  racheté  l'ancienne  église  du 
collège  Bourbon,  avec  une  partie  du  collège  lui-même,  au 
mois  de  septembre  1836;  ils  espéraient  prendre  posses- 
sion de  l'église,  devenue  libre,  au  1*''  janvier  1837.  L'auto- 
rité ecclésiastique  eûtpeut-être  donné  son  consentement; 
mais  du  côté  de  l'administration  municipale  l'opposition 
fut  irréductible.  Et  non  content  d'interdire  l'ouverture  de 
l'église,  le  maire,  M.  Aude,  s'empressa  d'adresser  au 
procureur  du  Roi  une  dénonciation  en  forme  contre  «  la 
Congrégation  des  Jésuites  qui  s'était  reformée  illégale- 
ment à  Aix  »,  et  dont  il  réclamait  la  dissolution.  Après 
avoir  répété  le  fatras  des  accusations  courantes  contre 
les  Jésuites  et  rappelé  les  arrêts  des  parlements,  le  brel 
de  Clément  XIV,  les  lois  de  l'époque  révolutionnaire, 
les  Décrets  de  l'Empire  et  les  Ordonnances  de  1828,  le 
document  conclut:  «  Tant  de  considérations  diverses... 
empêcheront,  il  ne  faut  pas  en  douter,  le  rétablissement 
d'une  Société  aussi  dangereuse  et  qui  a  de  tout  temps 
été  une  cause  de  troubles  religieux  ou  politiques.   » 

Le  procureur  du  Roi  ne  jugea  pas  à  propos  de  donner 
suite  à  la  dénonciation  du  maire  qui,  ainsi  que  la  majo- 
rité de  son  conseil,  n'en  fut  que  plus  acharné  contre  les 
Jésuites.  Plusieurs  années  après,  le  Père  Maillard  écri- 
vait :  «  Les  autorités,  le  maire  en  tête,  nous  sont  toujours 


318-  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

fort  hostiles.  Ce  brave  maire  du  reste  ne  s'en  cache  pas. 
Il  nous  hait,  dit-il,  cordialement.  Il  voudrait  être  le  maître 
de  nous  expulser...  C'est  un  ennemi  franc  et  désespéré. 
Nous  prions  pour  lui.  Puissions-nous  être  en  mesure  de 
lui  rendre  quelque  service  !  C'est  le  meilleur  moyen  de 
nous  venger.  Mais  en  attendant,  c'est  lui  qui  nous  empê- 
che d'ouvrir  l'église  dont  nous  sommes  propriétaires.  » 
(15  Juillet  1844.) 

Peu  auparavant  le  magistrat  municipal  avait  eu  l'occa- 
sion de  montrer  jusqu'où  pouvait  aller  son  animosité.  Le 
curé  de  l'église  Sainte-Madeleine  avait  entrepris  de  placer 
plus  honorablement  l'antique  image  de  Notre-Dame 
[Mater  diuinœ  gratiœ)  donnée,  d'après  la  tradition,  par 
saint  Bonaventure.  Il  avait  invité  les  communautés,  con- 
fréries et  corporations,  à  faire  apposer  des  plaques  de 
marbre  où  serait  gravé  le  témoignage  de  leur  dévotion 
envers  la  Madone.  Le  maire  avait  promis  d'en  donner 
une  aux  armes  de  la  ville.  Mais  entre  temps  la  congréga- 
tion dirigée  par  les  Pères  avait  installé  la  sienne,  avec 
l'inscription  :  A  Marie,  Ses  enfants  reconnaissants.  L'œu- 
vre delà  Jeunesse.  Sur  quoi,  grande  colère  du  maire  qui 
écrit  au  curé  pour  retirer  sa  parole,  attendu  que  derrière 
ce  paravent  ce  sont  les  Jésuites  qui  se  cachent.  Il  ne  pou- 
vait supporter  leur  voisinage,  même  à  l'église,  et  sous  la 
forme  d'inscriptions  lapidaires. 

Aussi  le  Père  Joseph  Bon,  qui  venait  à  ce  moment  de 
prendre  en  main  le  gouvernement  de  la  résidence,  pou- 
vait-il résumer  ainsi  ses  premières  impressions  :  «  L'auto- 
rité civile  locale  est  de  bronze  pour  nous,  hostile  jusqu'à 
nous  dire  en  face  qu'elle  nous  déteste  et  qu'elle  n'a  qu'un 
désir,  celui  de  nous  expulser  ou  de  nous  contraindre  à 
nous  retirer.  »  (P""  Janvier  1845.)  Au  reste  toutes  les  diffi- 
cultés de  l'établissement  des  Jésuites  à  Aix  ne  venaient 
pas  de  la  seule  administration  municipale.  Le  clergé 
paroissial,  nombreux  et  capable,  n'était  pas  non  plus  sans 
quelque  défiance,  et  le  maire  savait  très  bien  que,  de  ce 
côté  du  moins,  on  ne  lui  en  voulait  pas  de  son  opposition 


CHAPITRE    YI  319 

à  l'ouverture  de  l'église  des  Jésuites.  L'archevêque  lui- 
même,  le  futur  cardinal  Bernet,  n'était  pas  exempt  de 
toute  prévention  à  leur  égard  et  n'eût  pas  volontiers  donné 
pleine  liberté  à  l'exercice  de  leur  ministère  Puis,  comme 
l'écrivait  un  des  Supérieurs  de  la  résidence,  le  Père  Del- 
four,  «  le  public,  habitué  à  entendre  des  avocats  de  mérite, 
est  difficile;  il  demande  dans  les  prédicateurs  des  talents 
plus  qu'ordinaires;  la  jeunesse  des  écoles  est  tellement 
possédée  par  le  respect  humain  que  le  petit  nombre  d'étu- 
diants qui  pratiquent  la  religion  n'osent  mettre  les  pieds 
chez  nous.  »  (3  Octobre  1840.)  Enfin  pour  tout  dire,  il 
fallait  bien  compter  aussi  avec  le  tempérament  et  le  carac- 
tère de  la  population,  avec  les  habitudes  d'une  ville  polie 
et  lettrée,  peu  travailleuse,  mais  où  en  revanche  on  parle 
beaucoup  dans  la  rue,  sur  les  places  publiques  et  dans 
les  salons.  «  Ici,  écrivait  encore  le  Père  Bon  après  une 
expérience  de  trois  années,  nous  ne  devons  marcher 
qu'avec  beaucoup  de  circonspection  et  de  prudence...  11 
nous  faut  un  dévouement  obscur,  laborieuxet  persévé- 
rant. »  (15  Septembre  1846.)  • 

De  fait,  ce  ne  fut  qu'à  force  de  patience  et  après  des 
épreuves  de  toute  sorte  que  la  résidence  d'ifVix  parvint  à 
s'aff'rancliir  des  entraves  et  à  se  faire  une  existence  normale. 
Pendant  quatorze  ans,  les  Pères  durent  se  résigner  à  un 
trajet  considérable  pour  aller  exercer  leur  ministère  dans 
la  chapelle  des  Pénitents  blancs,  qu'ils  avaient  été  char- 
gés de  desservir  en  même  temps  que  de  réformer  la  con- 
frérie elle-même.  Ce  n'est  qu'en  1850  qu'il  leur  fut  permis 
d'entr'ouvrir  au  public  la  belle  église  de  leur  ancien  col- 
lège, restée  fermée  depuis  les  arrêts  du  Parlement  de 
1763.  La  partie  du  collège  qu'ils  habitaient  était  devenue 
leur  propriété  après  la  mort  du  duc  de  Blacas,  en  1840  ;  le 
reste  des  bâtiments  était  occupé  par  une  institution  de 
jeunes  filles;  de  longtemps  on  ne  pouvait  espérer  en  faire 
l'acquisition.  «  Nous  avons  donc,  écrit  le  Père  Delfour, 
pris  le  parti  d'élever  entre  le  pensionnat  et  nous  un  grand 
mur  qui  nous  met  complètement  à  l'abri  de  ce  voisinage 


320  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

incommode...  »  (3  Octobre  J840.)  Malheureusement,  avec 
ce  grand  mur,  élevé  à  la  hauteur  de  la  maison,  dans  une 
cour  assez  étroite,  le  logis  des  religieux  ressemblait  fort 
à  une  prison,  pour  ne  pas  dire  à  un  tombeau.  Les  condi- 
tions hygiéniques  y  étaient  si  mauvaises  que  le  petit 
groupe  des  Juvénistes  envoyés  d'Avignon  en  1841  n'y  put 
achever  l'année  et  dut  être  transféré  à  Dôle. 

Pendant  toute  cette  longue  période  la  modeste  résidence 
ne  compta  guère  plus  de  six  ou  sept  prêtres.  L'un  d'eux 
était  le  vénérable  Père  Jean-Baptiste  Galliat,  un  ouvrier 
de  la  première  heure,  et  l'un  des  missionnaires  de  l'époque 
héroïque.  C'était  déjà  un  vieillard  quand  il  vint  à  Aix  en 
1835;  il  y  passa  encore  dix-huit  années,  édifiant  ses  frères 
et  les  étrangers  par  sa  piélé  et  un  zèle  que  l'âge  n'avait 
point  refroidi,  et  particulièrement  estimé  des  prêtres 
dont  il  était  comme  le  confesseur  attitré.  Il  mourut  âgé 
de  quatre-vingt-huit  ans.  (18  Février  1853.) 

Les  difficultés  de  la  situation  amenèrent  d'assez  fréquents 
changements  de  Supérieurs.  Au  Père  Théofred  Richard 
avait  succédé  le  Père  Henri  Delfour  (6  juillet  1840),  lequel 
fut  remplacé  par  le  Père  Barthès  (15  août  1842),  dont  nous 
avons  dit  la  belle  conduite  pendant  le  choléra  d'Amiens. 
Cédant  à  son  ardeur  naturelle,  le  Père  Barthès  crut  pou- 
voir briser  les  obstacles;  il  ne  manœuvra  pas  avec  toute 
la  discrétion  nécessaire  «  sur  cette  petite  mer  toute  semée 
d'écueils  ».  Mgr  Bernet  se  plaignit,  et  au  bout  d'une  année 
il  fallut  envoyer  un  autre  Supérieur.  (29  Août  1843.)  Le 
Père  Joseph  Bon  avait  à  peine  trente-six  ans;  mais  le  Ciel 
lui  avait  départi  dans  une  large  mesure  le  don  de  pru- 
dence et  de  sagesse  ;  bientôt  il  allait  gouverner  le  scolas- 
ticatde  Vais  et  peu  après  la  Province  de  Lyon  elle-même. 
Pendant  son  passage  à  Aix  il  sut  apaiser  les  méconten- 
tements et  conquérir  à  la  Compagnie  des  sympathies  pré- 
cieuses. On  se  contenta  à  la  résidence,  en  attendant  des 
jours  meilleurs,  de  pratiquer  «  le  dévouement  obscur, 
laborieux  et  persévérant  »,  recommandé  parle  Supérieur. 
Les  Pères  dirigeaient  déjà   une  congrégation  d'hommes 


CHAPITRE    VI  321 

point  fort  nombreuse,  mais  dont  la  ferveur  faisait  l'édifi- 
cation des  paroisses  ;  une  autre  congrégation  réunissait 
l'élite  des  étudiants  de  la  Faculté  de  Droit,  une  trentaine 
en  1840;  il  y  eut  des  alternatives  de  hausse  et  de  baisse 
les  années  suivantes,  mais  l'œuvre  fut  maintenue  pendant 
toute  la  durée  du  siècle  et  les  résultats  en  furent  presque 
toujours  consolants.  Deux  nouvelles  congrégations  de  la 
Sainte-Vierge  pour  les  femmes  et  les  jeunes  filles  apparais- 
sent sous  le  supériorat  du  Père  Bon,  et  enfin  celle  des 
Saints- Anges  pour  les  enfants  des  écoles. 


La  Compagnie  de  Jésus.  21 


CHAPITRE  VII 


1.  —  Fondation  de  la  résidence  de  Marseille.  Mgr  Eugène  de  Mazenod. 
La  Chapelle  de  la  Mission  de  France.  L'association  du  Saint-Cœur 
de  Marie.  Le  cercle  religieux.  Le  P.  Barrelle  et  la  Congrégation  de 
Sainte-Anne.  La  Congrégation  de  la  Sainte-Enfance.  Retraite  sacerdo- 
tale mensuelle.  Mei'veilleuse  activité  de  la  résidence.  Les  Jésuites 
jouissent  de  la  faveur  publique. 

IL  — Le  P.  de  Ravignan  premier  Supérieur  de  la  résidence  de  Bordeaux. 
Le  chanoine  Morel  donne  sa  maison  à  la  Compagnie.  Mgr  Donnet 
approuve  et  favorise  son  établissement  à  Bordeaux.  Les  difficultés 
du  début.  Le  P.  Estébénet.  Le  P.  Goudelin.  Progrès  de  la  résidence. 

III.  —  Fondation  de  Grenoble.  M.  le  curé  Gérin.  Progrès  rapide  des  œu- 
vres. Le  préfet  pousse  le  cri  d'alarme.  Le  ministre  invite  l'évêque  à  fer- 
mer la  chapelle  des  Jésuites.  L'évêque  refuse.  Chaude  sympathie  de 
Mgr  de  Bruillard  pour  la  Compagnie.  Fondation  de  Castres.  Le  maré- 
chal Soult,  chef  du  gouvernement,  protège  les  Jésuites.  La  résidence 
de  Dôle  reprend  vie  et  vigueur.  Le  P.  Henri  Delfour.  Le  P.  Guiller- 
met.  Restauration  du  pèlerinage  de  Mont-Roland.  A  Lalouvesc.  Mgr 
Guibert  établit  définitivement  la  Compagnie  auprès  du  tombeau  de 
saint  François  Régis.  L'ancien  presbytère  où  il  mourut  est  transformé 
en  oratoire.  La  montagne  de  Lalouvesc  foyer  vivant  d'apostolal.  Le 
Troisième  An  à  Notre-Dame  d'Ay.  Le  Père  Fouillot. 

IV.  —  Dans  la  Province  de  Paris  on  ne  compte  pas  moins  de  dix  fon- 
dations en  l'espace  de  sept  ans.  M.  de  Courson  et  les  Jésuites  à  Nan- 
tes. Les  PP.  Pierre  Labonde  et  Augustin  Laurent.  Le  Père  Varlet,  pre- 
mier Supérieur.  L'abbé  de  Champgrand,  Sulpicien,  comme  l'abbé  de 
Courson,  établit  les  Jésuites  à  Bourges.  Tracasseries  et  consolations. 
A  la  prison  de  Limoges.  En  1889  trois  résidences  nouvelles.  Quimper 
et  les  Missions  bretonnes.  Les  Mertian  appellent  la  Compagnie  à  Stras- 
bourg. Le  chanoine  Raess  nommé  coadjuteur.  Le  noviciat  d'Issenheim. 
Fondation  d'Angers.  Mgr  Montault-Désiles.  Les  clameurs  de  la  presse 
contre  l'invasion  des  Jésuites.  Activité  extraordinaire  de  la  nouvelle 
résidence.  Le  Père  Ghaignon  et  les  retraites  pastorales. 


CHAPITRE    VII  323 

V.  —  Restauration  de  la  résidence  de  Liesse  A.  Rouen.  Le  P,  Louis  Marquel 
et  le  P.  de  Ravignan,  A  Poitiers.  Mgr  de  Bouille.  Le  chanoine  de 
Larnay.  La  misère  dorée.  La  «  Petite  Eglise  ».  Fondation  de  la  rési- 
dence de  Lille.  L'abbé  Bernard.  Le  Mois  de  Marie  de  Sainle-Calherine. 
Notre-Dame  de  la  Treille.  Un  renouveau  de  dévotion  séculaire. 


I 


Dans  le  courant  de  l'année  1839  1a  résidence  d'Aix  avait 
perdu  son  autonomie;  elle  n'était  plus  qu'une  annexe  de 
celle  de  Marseille  qui  venait  de  s'ouvrir.  Hâtons-nous  de 
dire  que  cet  état  de  choses  ne  dura  que  quelques  mois. 
Aix  fît  entendre  des  plaintes  et  des  réclamations,  et  il 
fallut  revenir  sur  une  décision  malheureuse. Le  12  mai  1840, 
le  Provincial  de  Lyon  faisait  amende  honorable  :  «  Je  suis 
plus  convaincu  que  jamais,  écrivait-il  au  Père  Général,  de 
l'importance,  de  la  nécessité  que  la  résidence  d'Aix  soit 
maintenue  et  renforcée.  Quand  nous  ne  le  devrions  pas  à 
l'honneur  de  la  Compagnie,  nous  le  devrions  incontes- 
tablement à  l'affection  vraie  et  sincère  de  Mgr  l'archevê- 
que qui  a  beaucoup  souffert  de  voir  Aix  sacrifié  à  Mar- 
seille ;  nous  le  devrions  au  zèle  et  à  l'intérêt  de  nos  amis 
et  bienfaiteurs  qui  restent  toujours  les  mêmes  pour  nous. 
Il  faut  bien  qu'ils  sachent  que  la  Société  sait  apprécier  et 
reconnaître  le  bien  qu'on  lui  a  fait.  » 

Si  la  Compagnie  de  Jésus  avait  dans  la  vieille  cité  du 
Parlement  des  adversaires  intraitables,  elle  y  comptait 
aussi  des  amis  haut  placés  qui  ne  lui  avaient  pas  mar- 
chandé les  témoignages  de  leur  dévouement.  L'archevê- 
que lui-même  se  montra  froissé.  Des  plaintes  et  des  récla- 
mations se  firent  entendre. 

On  entrevoit  dans  cet  incident  la  rivalité  entre  l'anti- 
que capitale  de  la  Provence,  un  peu  délaissée  aujourd'hui 
dans  sa  majesté  de  reine  douairière,  et  sa  puissante  voi- 
sine qui  aspire  à  tirer  tout  à  elle.  Dès  les  Ordonnances  de 
1828,  mais  surtout  après  1830,  les  familles  marseillaises 
qui  avaient  fait  élever  leurs  fils  au  petit  séminaire  d'Aix, 


324  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

et  celles  qui  maintenant  les  envoyaient  à  Fribourg  avaient 
sollicité  l'établissement  des  Jésuites  à  Marseille.  En  1835, 
des  démarches  furent  faites  auprès  de  l'autorité  ecclé- 
siastique, qui  les  accueillit  avec  peu  de  faveur.  Mais 
Mgr  Fortuné  de  Mazenod  s'étant  démis  du  siège  épiscopal, 
son  neveu,  Eugène  de  Mazenod,  qui  lui  succéda  se  montra 
dès  l'abord  animé  de  dispositions  toutes  différentes.  Non 
content  d'approuver  le  projet,  il  en  pressa  l'exécution,  en 
Intervenant  auprès  du  Père  Renault  alors  encore  Provin- 
cial de  toute  la  France  ^  Le  zélé  prélat  se  promettait 
beaucoup  de  la  collaboration  des  fils  de  saint  Ignace 
pour  le  bien  de  son  diocèse  ;  il  comptait  sur  eux  tout  par- 
ticulièrement pour  recruter  parmi  les  commerçants  et  les 
liommes  de  la  société  un  noyau  de  chrétiens  fervents  et 
dévoués  aux  œuvres  de  l'apostolat  laïque.  Toutefois 
l'affaire  ne  put  être  menée  à  bien  aussi  promptement 
qu'on  l'eût  souhaité  de  part  et  d'autre.  C'est  seulement 
vers  le  mois  de  mai  1839  que  les  Jésuites  prirent  pied  à 
Marseille.  «  Depuis  nombre  d'années,  écrit  le  Père  Re- 
nault, nous  y  étions  appelés  par  bien  des  vœux  ;  mais  la 
Providence  avait  son  temps  qu'on  n'a  pu  ni  avancer  ni 
retarder.  H  y  a  déjà  un  commencement  de  résidence  ; 
j'aurais  voulu  m'y  opposer  que  ce  n'eût  guère  été  possi- 
ble. »  (9  Mai  1839.) 

Cette  résidence  naissante  avait  pour  centre  la  chapelle 
dite  de  la  Mission  de  France  qui  était  dès  lors  mise  à  la 


».  Mgr  Eugène  de  Mazenod,  fondateur  de  la  Société  des  Missionnaires 
de  Provence,  autrement  dits  Ohlats  de  Marie  Immaculée,  se  montra 
toute  sa  vie  plein  d'estime  et  d'affection  pour  la  famille  de  saint  Ignace. 
Lors  des  Ordonnances  de  1828,  il  était  à  Marseille,  vicaire  général  de 
son  oncle.  «  Il  partit  aussitôt  pour  Aix,  avec  beaucoup  de  prêtres  mar- 
seillais et  missionnaires  Oblals,  afin  de  célébrer  une  dernière  fois 
l'adorable  sacrifice  dans  la  chapelle  des  Jésuites  avant  leur  expulsion. 
Les  sanglots  qu'il  tâchait  vainement  d'étouffer,  écrivait  un  élève  pré- 
sent à  celte  messe,  l'ont  arrêté  à  plusieurs  endroits  de  sa  célébration.  » 
{Vie  de  Mgr  Eugène  de  Mazenod,  par  Mgr  Ricard,  p.  201.)  Le  biographe 
cite  encore  cette  parole  du  saint  évéque  :  «  L'arrivée  des  Jésuites  à  Mar- 
seille est  le  plus  beau  jour  de  ma  vie  épiscopale.  »  (Ibid.,  p.  200.) 


CHAPITRE    VII  325 

disposition  de  la  Compagnie  de  Jésus  ^  ;  avec  le  produit 
d'une  souscription  une  maison  avait  été  louée  dans  le 
voisinage  pour  le  logement  de  la  communauté.  A  la  suite 
d'une  retraite  donnée  par  le  Père  Delfour  les  dames  de 
la  ville  s'étaient  chargées  de  la  meubler.  Un  ami  dévoué 
de  la  famille  de  saint  Ignace,  le  chanoine  Milanla-,  prit 
sur  lui  de  pourvoir  à  tous  les  besoins  aussi  longtemps 
qu'il  le  faudrait.  La  résidence  compta  dès  la  première 
année  cinq  prêtres,  dont  quelques-uns,  le  Père  Claude 
Guyon  et  le  Père  Jacques  Ferrand,  nous  sont  déjà  connus; 
le  Père  Deschamps  était  leur  Supérieur.  Nous  voyons  qu'il 
inaugura  la  chaire  de  la  Mission  de  France  en  y  donnant 
tous  les  dimanches  une  explication  du  Symbole  ou  de 
l'Écriture  Sainte.  Le  Père  Général  le  félicitait  d'avoir 
adopté  ce  genre  modeste  de  préférence  aux  grands  ser- 
mons. (15  Septembre  1839.)  Sa  grande  préoccupation  était 
d'organiser  la  congrégation  des  Messieurs,  objet  des  vœux 
de  Mgr  de  Mazenod,  dont  il  avait  tout  d'abord  gagné  l'es- 
time et  l'afFection,  Malheureusement,  avant  la  fin  de  Tannée 
un  ordre  du  Provincial  l'appelait  à  d'autres  fonctions.  Son 
successeur,  le  Père  Léopold  Pitron,  peut  être  considéré 
comme  le  véritable  fondateur  de  la  résidence  de  Marseille  ; 
pendant  les  sept  années  qu'il  demeura  à  sa  tête,  il  sut  par 
son  tact,  sa  douceur,  son  affabilité,  aplanir  les  difficultés 
inséparables  des  débuts  ;  sa  largeur  d'esprit  et  sa  con- 
fiance toute  surnaturelle  en  la  divine  Providence  contri- 
buèrent puissamment  à  imprimer  aux  œuvres  entreprises 
un  magnifique  essor.  Les  circonstances  étaient  d'ailleurs 
particulièrement  favorables.  Quelques  semaines  seule- 
ment après  son  entrée  en    charge,  le  Supérieur  augurait 


1.  Cette  chapelle  avait  en  effet  servi  aux  prêtres  de  la  Mission  de 
France  jusqu'en  1828.  L'église  actuelle  a  été  construite  sur  le  même 
emplacement,  mais  dans  des  proportions  beaucoup  plus  grandes. 

2.  L'abbé  Milanta  était  entré  au  noviciat  de  Montrouge  le  2  sep- 
tembre 1822.  Il  passa  quatre  ans  dans  la  Compagnie;  son  défaut  de 
santé  l'obligea  à  rentrer  dans  le  clergé  séculier;  mais  jusqu'à  la  lin  de 
sa  vie  il  resta  attaché  de  cœur  à  sa  première  vocation. 


326  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

pour  la  nouvelle  fondation  un  bel  avenir  :  «  L'autorité 
civile,  écrit-il,  a  l'air  de  ne  pas  s'occuper  de  nous,  et  c'est 
ce  que  nous  pouvons  attendre  de  mieux  de  sa  part...  Nous 
serons,  je  pense,  toujours  bien  vus  du  clergé.  Le  peu- 
ple nous  affectionne.  Que  ne  sommes-nous  plus  en 
forces  !  On  nous  assiège,  et  nous  avons  ici  à  peu  près  le 
champ  libre...  Nous  avions  de  grands  projets  en  fait 
d'œuvres  ;  mais  en  considérant  nos  forces  et  les  engage- 
ments pris,  nous  sommes  obligés  d'ajourner.  »  (7  Janvier 
1840.) 

La  première  œuvre  établie  dans  la  chapelle  de  la  Mis- 
sion de  France  fut  «  l'Association  du  Saint-Cœur  de  Marie 
pour  la  conversion  des  pécheurs  »  affiliée  à  l'archiconfré- 
rie  de  Notre-Dame  des  Victoires,  que  l'abbé  Dufriche  des 
Genettes  avait  fondée  à  Paris  au  lendemain  de  la  Révolu- 
tion de  1830.  L'association  se  développa  très  rapidement. 
Deux  ans  plus  tard  le  Père  Pitron  écrivait  :  «  Les  deman- 
des de  prières  nous  arrivent  de  toutes  parts...  C'est  pour 
répondre  à  cet  élan  et  pour  honorer  Marie  Refuge  des 
pécheurs  que  nous  allons  lui  consacrer  le  maître-autel  de 
notre  église.  Je  fais  exécuter  en  ce  moment  une  statue 
haute  de  sept  pieds  sur  le  modèle  de  Notre-Dame  des 
Victoires,  avec  le  Saint  Cœur  de  Marie  au  milieu  d'une 
gloire  et  l'inscription  Refugium  peccatorum.  »  (12  Janvier 
1843.) 

Cependant  Vœuvre  des  hommes  —  c'est  le  nom  qu'elle 
avait  pris  avant  de  naître  —  n'avait  été  que  préparée  par 
le  Père  Deschamps.  Elle  fut  définitivement  constituée  en 
la  fête  de  la  Pentecôte  1840  sous  la  direction  du  Père 
Daniel  Valantin.  Comme  elle  se  proposait  d'avoir  des  réu- 
nions ailleurs  qu'à  l'église,  elle  avait  besoin  d'un  titre 
légal.  Or,  après  la  Mission  donnée  en  1820  par  l'abbé  de 
Forbin-Janson  et  le  futur  Père  Guyon,  une  association  de 
persévérance  et  de  charité  avait  été  fondée  pour  les 
hommes  de  la  société  marseillaise  sous  le  nom  de  Cercle 
religieux;  elle  avait  disparu  dans  la  tempête  de  1830.  Les 
litres  de  l'autorisation  se  trouvaient  maintenant  aux  mains 


CHAPITRE    VII  327 

de  quelques  anciens  membres  qui  faisaient  partie  de  l'as- 
sociation nouvelle.  On  crut  qu'elle  pouvait  s'en  prévaloir, 
et  elle  prit  en  effet  le  nom  de  Cercle  religieux.,  sous  lequel 
elle  allait  bientôt  connaître  une  prospérité  inouïe.  Au  sur- 
plus le  Cercle  religieux  de  Marseille,  se  voyant  exposé  par 
le  fait  même  de  son  développement  à  l'attention  et  aux 
chicanes  de  l'administration,  fit  en  1847  régulariser  son 
état  civil  jusqu'alors  contestable. 

Vers  l'automne  de  1842,  le  Père  Daniel  Valantin  avait 
été  remplacé  par  le  Père  Barrelle.  Pendant  les  quatre 
années  qu'il  dirigea  l'œuvre,  cet  homme  de  Dieu  s'appli- 
qua à  l'imprégner  de  l'élément  surnaturel.  Ce  fut  alors 
pour  elle  l'ère  de  la  piété  et  de  la  vie  intérieure.  Le  «  cer- 
cle »  n'était  guère  qu'une  congrégation,  qui  s'adonnait 
d'ailleurs  à  quelques  pratiques  de  zèle  et  de  charité.  «  J'ai 
confié  à  cette  congrégation,  écrit  le  Supérieur  de  la  rési- 
dence, le  soin  de  faire  le  catéchisme  deux  fois  par  se- 
maine aux  jeunes  gens  qu'on  nous  amène  pour  la  pre- 
mière communion.  Ce  sont  pour  la  plupart  des  marins  de 
quinze  à  dix-huit  ans...  Nous  en  faisons  communier  et 
confirmer  environ  cent  cinquante  dans  l'année...  Notre 
œuvre  des  Savoyards  a  aussi  ses  catéchistes  parmi  les 
INIessieurs  de  la  congrégation.  Nous  avons  environ 
soixante  enfants  que  nous  instruisons,  confessons  et 
habillons  pour  la  première  communion.  »  (12  Janvier  1843.) 
Outre  l'homélie  que  le  Père  Barrelle  adressait  le  diman- 
che aux  associés  et  qui  attirait  autour  de  sa  chaire  tout  ce 
que  l'église  de  la  Mission  pouvait  contenir  d'auditeurs,  il 
les  conviait  chaque  année  à  une  retraite  de  quelques  jours 
pendant  laquelle  il  s'efforçait  de  faire  passer  dans  leurs 
âmes  quelque  chose  des  saintes  ardeurs  dont  la  sienne  était 
dévorée.  Deux  modestes  salles  dans  la  rue  Dominicaine 
suffisaient  d'ailleurs  pour  les  réunions  quotidiennes  des 
membres  de  l'association;  le  directeur  y  faisait  générale- 
ment une  fois  par  semaine  une  conférence  familière  ;  en 
dehors  de  là  il  y  paraissait  peu  ;  ce  côté  de  la  vie  de  l'œu- 
vre n'avait  à  ses  yeux  qu'une  importance   secondaire.  Il 


328  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

était  réservé  à  son  successeur  de  faire  du  «  Cercle  reli- 
gieux »  une  institution  de  premier  ordre,  non  pas  pour  la 
résidence  seulement  mais  pour  la  ville  de  Marseille  elle- 
même.  Toutefois,  s'il  conserva  dans  cette  période  bril- 
lante sa  vigueur  et  sa  fécondité  pour  le  bien,  on  peut 
dire  qu'il  le  dut  à  l'esprit  profondément  chrétien  dont  il 
fut  pénétré  à  ses  débuts. 

A  la  suite  de  la  station  de  Carême  de  1843  qu'il  prêcha 
à  la  paroisse  de  la  Trinité,  le  Père  Barrelle  se  vit  amené 
à  créer  une  association  pour  les  femmes  du  peuple,  sous 
le  patronage  de  sainte  Anne.  L'histoire  de  cette  fonda- 
tion ne  laisse  pas  que  d'être  curieuse  au  point  de  vue 
des  mœurs  locales.  Elle  eut  pour  point  de  départ  la  con- 
version d'une  revendeuse  des  halles,  sorte  de  virago,  la 
terreur  du  quartier  et  quelque  peu  de  la  ville.  Vaincue 
par  la  grâce  en  assistant  à  un  sermon  qui  lui  sembla  fait 
exprès  pour  elle,  la  fameuse  Babeau  commença  par  chan- 
ger de  vie,  puis  elle  devint  apôtre;  elle  profita  du  prestige 
dont  elle  jouissait  dans  la  corporation  pour  décider  ses 
compagnes  à  suivre  son  exemple.  Chaque  jour  elle  en 
conduisait  quelques-unes  au  Père  Barrelle,  qui  n'avait 
plus  beaucoup  à  faire  pour  les  remettre  dans  la  bonne 
voie.  C'est  pour  les  y  maintenir  qu'il  les  réunit  en  une 
congrégation  dont  il  dressa  le  règlement  et  dont  il  fut  le 
premier  directeur,  avec  Babeau  pour  présidente.  Au  bout 
de  deux  ans  la  congrégation  des  revendeuses  ou  des  par- 
tisanes, comme  on  les  appelle  à  Marseille,  comptait  de 
sept  à  huit  cents  membres.  «.  Ce  serait,  écrivait  le  Père 
Maillard,  un  formidable  bataillon  de  défense,  si  Ton  nous 
attaquait.  »  (23  Juin  1845.)  A  l'occasion,  ces  braves  Mar- 
seillaises mettaient  en  effet  dans  l'expression  de  leurs  sen- 
timents une  note  très  méridionale.  C'est  encore  le  Père 
Maillard  qui,  dans  la  même  lettre,  raconte  une  fête  solen- 
nelle de  la  congrégation  :  Mgr  de  Mazenod  la  présidait 
en  personne  ;  comme  il  faisait  au  cours  de  son  allocution 
l'éloge  des  Pères  et  de  la  Compagnie,  des  cris  de  Vive  Mon- 
seigneur !  éclatèrent  de  toute  part  dans  l'église,  «  et  l'on 


CHAPITRE    Vil  329 

eût  entendu  bien  d'autres  vivais!  si  le  Père  Barrelle  n'eût 
dominé  et  arrêté  cet  élan  ». 

Il  réussit  moins  bien,  lorsque,  à  quelques  mois  de  là, 
il  se  mit  en  route  pour  se  rendre  à  Lyon  où  on  venait  de 
lui  assigner  sa  résidence.  Les  congréganistes  de  Sainte- 
Anne  n'entendaient  pas  qu'on  leur  enlevât  leur  directeur; 
elles  entourèrent  la  diligence  et  déclarèrent  qu'elle  ne 
partirait  pas  que  le  Père  Barrelle  ne  fût  descendu.  Il  dut 
s'exécuter,  et  une  députation  fut  envoyée  à  Lyon  auprès 
du  Provincial.  Le  Père  Maillard  ne  put  tenir  contre  tant 
d'éloquence  et  de  dévouement.  II  accorda  un  sursis,  et 
l'année  suivante  le  Père  Barrelle  quitta  ISIarseille  sans 
donner  avis  de  son  départ.  Après  lui  l'association  passa 
aux  mains  du  Père  Jean  Calage  qui  devait  la  diriger  pen- 
dant près  de  quarante  ans  ;  humble  et  persévérant  culti- 
vateur, il  lit  produire  au  champ  qui  lui  était  confié  de 
merveilleuses  moissons.  Nous  aurons  à  en  parler  plus 
tard. 

La  congrégation  de  Sainte-x\nne  ne  fut  pas  la  seule  œu- 
vre de  zèle  fondée  par  le  saint  religieux  pendant  son 
séjour  à  la  Mission  de  France;  les  femmes  furent  char- 
gées de  lui  amener  leurs  maris;  eux  aussi  furent  enrôlés 
dans  une  association  pieuse,  qui  s'appela  la  «  Conférence 
de  Saint-Joseph  ».  Au  bout  de  quelques  années,  elle  ne 
comptait  pas  moins  de  deux  mille  membres.  Pendant  près 
d'un  demi-siècle  elle  a  été  comme  un  foyer  ami  où  des 
multitudes  d'hommes  du  peuple  sont  venus  entretenir 
et  réchauffer  leur  vie  chrétienne. 

On  ne  peut  se  dispenser  de  mentionner  encore  la  «  con- 
grégation de  la  Sainte-Enfance  »,  autre  invention,  si  l'on 
peut  dire,  de  la  tendre  piété  du  Père  Barrelle.  Au  cours 
de  la  station  de  l'Avent  de  1843  dans  l'église  de  Saint- 
Martin,  il  avait  imaginé  de  réunir  les  tout  petits,  ceux  et 
celles  qui  n'avaient  pas  plus  de  cinq  ans,  et  il  leur  par- 
lait du  bon  Jésus  de  manière  à  ravir  ces  âmes  fraîches. 
«Nul,  dit  son  biographe,  s'il  ne  l'a  entendu  en  semblable 
circonstance,  ne  peut  se  faire  une  idée  de  l'attrait  naïf  de 


330  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

ces  instructions.  »  Aussi  eut-il  un  succès  incroyable.  Il 
va  sans  dire  que,  par-dessus  les  têtes  des  bambins,  le  caté- 
chiste savait  lancer,  sans  qu'il  y  parût,  la  leçon  à  l'adresse 
des  mères  et  des  grandes  personnes  qui  encadraient  l'au- 
ditoire. Cette  fois  encore  l'heureuse  initiative  du  Père 
Barrelle  eut  pour  conséquence  une  congrégation  :  con- 
grégation à  la  physionomie  originale  et  charmante,  qui 
se  réunissait  le  jeudi  de  chaque  semaine  dans  l'église  de 
la  résidence  et  dont  l'histoire  abonde  en  traits  gracieux  et 
parfois  à  peine  croyables.  Le  Père  Corail,  qui  dirigea  l'œu- 
vre après  le  fondateur,  en  a  recueilli  plusieurs  dans  un 
Rapport  qu'il  publia  en  1848. 

A  une  autre  extrémité,  si  l'on  peut  parler  ainsi,  de 
l'activité  apostolique,  nous  devons  signaler  la  retraite 
mensuelle  pour  les  prêtres.  Elle  avait  été  établie  à  Mar- 
seille vers  1830  par  un  vicaire  général,  l'abbé  Ghaix,  dont 
la  mémoire  est  restée  en  vénération.  Dès  l'arrivée  des 
Jésuites,  on  les  pria  de  se  charger  de  ce  ministère  impor- 
tant entre  tous.  La  retraite  se  faisait  au  petit  séminaire. 
«  Les  prêtres  s'y  réunissent,  dit  une  lettre  du  Père  Pitron, 
ordinairement  au  nombre  d'une  trentaine  ;  ils  y  passent  la 
journée  entière.  C'est  le  Père  Barrelle  qui  leur  donne  les 
exercices.  Plus  tard  nous  les  réunirons  probablement 
chez  nous.  »  (12  Janvier  1843.)  Effectivement  à  partir  de 
janvier  1844,  la  retraite  mensuelle  du  clergé  marseillais 
se  fit  chez  les  Jésuites.  Ils  la  considéraient  dès  lors  comme 
une  de  leurs  œuvres  capitales,  et  ils  n'ont  pas  cessé  de 
l'y  maintenir  jusqu'au  jour  où  ils  ont  été  eux-mêmes  ex- 
pulsés de  leur  maison. 

La  Compagnie  de  Jésus  avait  vraiment  trouvé  à  Mar- 
seille un  accueil  sympathique.  Dès  les  premières  années 
la  résidence  devint  le  centre  d'un  ministère  extrêmement 
actif.  Après  chacune  de  ses  visites,  le  Père  Maillard  en 
exprimait  sa  satisfaction  sur  un  ton  presque  enthousiaste  : 
«...  Prédications,  confessions,  retraites,  directions,  con- 
grégations, nos  Pères  ont  ici  entre  les  mains  et  ils  em- 
ploient tous  les  moyens  de  zèle  de  l'Institut. ..La  résidence 


CHAPITRE    VII  331 

a  surtout  deux  grandes  œuvres,  la  retraite  mensuelle  des 
prêtres  et  la  congrégation  des  Messieurs.  J'ai  vu  les  prin- 
cipaux membres  de  cette  congrégation.  J'ai  été  singuliè- 
rement édifié  et  touché  de  leur  zèle  pour  les  œuvres 
qu'ils  embrassent  et  de  leur  vraie  afFection  pour  nous.  » 
(28  Mai  1841.)  «  Douze  ou  quinze  bons  ouvriers  auraient 
ici  de  l'occupation  incessante.  Des  œuvres  de  tout  genre 
y  abondent  :  congrégation  des  Messieurs,  des  Enfants  de 
Marie,  du  Cœur  Immaculé,  des  jeunes  gens,  des  ouvriers, 
des  femmes  de  la  halle,  des  servantes,  des  petits 
Savoyards.  C'est  chose  étrange  que  cette  facilité  du  bien 
au  milieu  d'un  siècle  si  mauvais,  dans  une  ville  de  com- 
merce et  d'affaires,  livrée  en  proie  à  l'agitation  et  à 
l'intérêt.  »  (25  Juin  1844.)  «  Cette  chère  résidence  de 
Marseille  est  véritablement  unique  en  son  genre...  C'est 
comme  une  grande  Mission  en  permanence...  Ici  toutes 
les  œuvres  s'exercent  largement  et  librement  comme  dans 
le  pays  du  monde  le  plus  libre  et  le  plus  catholique...  » 
(23  Juin  1845.) 

Si  les  Jésuites  étaient  heureux  de  pouvoir  ainsi  se  dé- 
penser au  service  de  toutes  les  classes  de  la  population, 
la  charité  marseillaise  se  montraiten  retour  libérale  envers 
eux.  Dès  1841,  la  seconde  année  après  leur  établissement, 
le  Supérieur  pouvait  écrire  que  les  agrandissements 
et  les  embellissements  de  l'église  devenue  insuffisante 
avaient  été  exécutés  sans  frais  pour  la  résidence.  Mieux 
encore,  la  maison  louée  tout  d'abord  avait  été  achetée  et 
payée.  Cependant  elle  convenait  mal  à  une  installation 
définitive;  elle  était  à  quatre  ou  cinq  cents  mètres  de  dis- 
tance de  l'église;  pareil  trajet  imposait  une  gêne  sérieuse 
et  entraînait  des  inconvénients  de  toute  sorte.  On  voit 
dans  la  correspondance  du  Père  Pitron  qu'il  avait  jeté 
«on  dévolu  sur  un  immeuble  contigu  à  la  Mission  de 
France;  mais  le  propriétaire,  se  prévalant  de  cet  avantage 
et  du  besoin  qu'on  avait  de  sa  maison,  élevait  ses  préten- 
tions à  une  hauteur  décourageante.  L'achat  fut  néanmoins 
conclu   au    fort    de    la  tempête   de  1845,   et  dès   l'année 


332  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

suivante  on  entreprit  les  aménagements  et  constructions 
rendus  nécessaires  par  l'augmentation  du  personnel  et  le 
développement  des  œuvres  de  la  résidence  ^  Les  Supé- 
rieurs majeurs  n'étaient  pas  sans  inquiétude  sur  les  dé- 
penses dans  lesquelles  on  se  trouvait  engagé  ;  mais  enfin 
les  Jésuites  n'eurent  pas  à  se  repentir  d'avoir  compté 
sur  la  largeur  de  cœur  de  leurs  amis  de  Marseille.  C'est 
en  considérant  le  bien  qu'il  fut  permis  à  la  Compagnie  de 
faire  dans  cette  grande  ville,  et  celui  qui  lui  fut  fait  à  elle- 
même,  que  le  Père  Maillard  avait  coutume  de  dire  :  «  En 
vérité  si  nous  n'étions  pas  reconnaissants,  nous  serions 
bien  ingrats.   » 

La  première  part  dans  cette  reconnaissance  revient  à 
l'évêque,  Mgr  Eugène  de  Mazenod,  qui  ne  cessa  de  témoi- 
gner à  la  famille  de  saint  Ignace  la  plus  parfaite  bienveil- 
lance. Nous  citerons  seulement  à  ce  propos  un  passage 
de  la  correspondance  du  Père  Pitron  avec  son  Général. 
C'est  à  un  moment  où,  comme  il  dit,  «  malgré  l'orage  uni- 
versitaire, les  Jésuites  jouissent  à  Marseille  d'une  paix 
profonde...  Mgr  me  communique  confidentiellement  tout 
ce  qui  nous  intéresse  dans  la  question  actuelle.  Il  me  lit 
même  sa  correspondance  avec  le  Gouvernement.  Ce  que  j'y 
ai  trouvé  de  plus  remarquable,  c'est  sa  lettre  au  Roi..., 
puis  sa  récente  réponse  au  ministre  des  Cultes,  touchant 
la  Compagnie  et  notre  résidence.  C'était  une  véritable  apo- 
logie, pleine  de  force,  de  clarté  et  de  raison.  »  (12  Jan- 
vier 1843.) 

II 

La  fondation  de  la  résidence  de  Bordeaux  est  anté- 
rieure de  deux  années  à  celle  de  Marseille.  Le  petit  éta- 
blissement, tenté  à  la  suite  des  Ordonnances  de  Charles  X 
sous  la  protection  de  Mgr  de  Cheverus,  n'avait  pas  résisté 

I.  En  1845,  la  résidence  de  Marseille  comptait  8  Pères  et  5  Frères 
coadjuteurs,  au  total  i3  religieux.  Ce  nombre  alla  grandissant  quand  on 
eut  pris  possession  du  nouveau  local;  il  était  en  i85o  de  20  religieux 
dont  i3  Pi'êtres. 


CHAPITRE    Vil  333 

à  la  secousse  de  1830.  Les  Pères  s'étaient  repliés  sur 
Toulouse  et  le  Passage.  Mais  la  Compagnie  de  Jésus  avait 
laissé  des  regrets  dans  une  ville  qui  l'avait  vue  à  l'œuvre 
pendant  quatorze  ans.  Le  Père  Renault  raconte  comment 
elle  y  fut  rappelée  sur  la  fin  de  1837  : 

«  Depuis  longtemps,  un  bien  digne  prêtre,  vénérable 
vieillard,  M.  Morel,  chanoine  de  Bordeaux  et  grand  vicaire, 
avait  l'intention  de  nous  donner  sa  chapelle  ouverte  au 
public  dans  le  quartier  le  plus  central  et  le  plus  paisible 
de  Bordeaux.  11  a  fait  bâtir  cette  chapelle,  et  elle  tient  telle- 
ment à  sa  maison  que  l'on  va  des  deux  étages  aux  tribunes 
correspondantes.  Cette  maison  est  très  petite,  mais  on  a 
l'espérance  fondée  de  pouvoir  l'agrandir  par  l'acquisition 
de  deux  ou  trois  maisons  contiguës.  Tout  cela  réuni  ferait 
un  carré  avec  jardin...  Le  nouvel  archevêque  m'a  invité  à 
venir  à  Bordeaux  et  il  nous  prie  d'accepter  cette  résidence 
dès  cette  année.  Au  fait,  on  ne  peiLt  différer  sans  tout  com- 
promettre. J'ai  donc  accepté,  sauf  l'approbation  de  Votre 
Paternité.  Mgr  ne  demande  que  trois  Pères  pour  commen- 
cer. Je  pense  nommer  comme  Supérieur  le  Père  de  Ravi- 
gnan,  très  avantageusement  connu  à  Bordeaux  par  sa 
famille  et  par  l'Avent  qu'il  a  prêché  l'année  dernière  à  la 
cathédrale.  »  (30  Septembre  1837.) 

La  réponse  du  Père  Roothaan  est  datée  du  13  octobre.  Il 
approuve  pleinement  la  conduite  du  Provincial  et  fait 
seulement  une  réserve  en  ce  qui  concerne  le  choix  du 
Supérieur,  réserve  d'ailleurs  tout  à  l'honneur  du  conféren- 
cier de  Notre-Dame.  Le  Père  Général  paraît  craindre  que 
cette  nouvelle  charge  ne  nuise  à  une  mission  qu'il  con- 
sidère comme  plus  importante.  —  «  Au  reste,  ajoute-t-il, 
comme  le  Père  de  Ravignan  est  un  excellent  religieux, 
vous  n'aurez  qu'à  lui  recommander  vous-même,  et  à  lui 
recommander  de  ma  part,  de  faire  de  la  composition  de 
ses  conférences  son  objet  principal,  et  dès  lors  je  serai 
tranquille.  » 

Ce  nouvel  archevêque  auquel  la  Compagnie  de  Jésus 
est  redevable  de  son  rétablissement  à  Bordeaux  n'était 


334  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

autre  que  Mgr  Auguste-Ferdinand  Donnet,  qui  allait  y 
fournir  une  carrière  pastorale  si  longue  et  si  féconde  et 
dont  la  pourpre  romaine  devait  plus  tard  récompenser  le 
mérite.  Il  n'avait  guère  que  quarante  ans  lorsqu'il  fut  trans- 
féré de  la  coadjutorerie  de  Nancy  au  siège  métropolitain 
de  Bordeaux.  (30  Novembre  1836.)  C'est  au  début  même 
de  son  administration  qu'il  faisait  appel  aux  fils  de  saint 
Ignace  pour  travailler  dans  son  vaste  diocèse.  «  11  nous  est 
franchement  favorable,  écrit  le  Père  de  Ravignan,  par  zèle 
et  par  conscience.  »  Gomme  gage  de  celte  faveur  le  prélat 
avait  dès  l'abord  fait  expédier  au  Supérieur  de  la  petite 
résidence  sa  nomination  de  chanoine  honoraire.  «  J'ai 
refusé,  écrit  encore  le  Père  de  Ravignan,  et  il  a  agréé  mon 
refus  et  mes  raisons.  »  A  quoi  le  Père  Général  répond  : 
«  Vous  avez  fort  bien  fait,  car  nous  devons  éviter  jusqu'à 
l'ombre  de  tout  ce  qui  touche  même  de  loin  à  toute  dignité 
ou  prééminence  dans  l'ordre  hiérarchique.  »  (16  Novem- 
bre 1837.) 

Une  lettre  du  Père  de  Ravignan  datée  de  ce  même 
jour  nous  fait  connaître  les  intentions  du  chanoine  dona- 
teur: «  Dans  sa  religieuse  affection  pour  nous,  M.  Morel 
donne  à  la  Compagnie  en  pur  don,  pour  une  résidence, 
sa  chapelle  ou  petite  église  et  sa  maison.  Il  veut  lui-même 
dès  à  présent  faire  l'abandon  et  la  cession  en  pleine  pro- 
priété de  la  chapelle  et  de  la  maison  en  mon  nom.  Il  se 
réserverait  sa  vie  durant  —  nous  l'en  avons  prié  —  l'usage 
de  ses  appartements  et  la  direction  ou  administration  du 
matériel  de  la  chapelle...  Voici  maintenant  la  condition  ou 
fondation  expresse  que  M.  Morel  veut  très  déterminément 
insérer  dans  le  contrat.  Nous  serons  à  perpétuité  tenus  de 
célébrer  un  service  ou  une  messe  solennelle  pour  le  repos 
de  son  âme  au  jour  anniversaire  de  sa  mort^.  » 


I.  Il  y  a  lieu  de  croire  que  la  condition  imposée  par  l'abbé  Morel  fut 
acceptée.  Dans  la  marge  de  la  lettre  au  P.  de  Ravignan,  on  lit  ces  mots 
écrits  par  le  P.  Roothaan  :  Non  impedit.  Le  vénérable  chanoine  mourut 
en  1849;  la  chapelle  fut  alors  presque  entièrement  reconstruite  et  consi- 
dérablement agrandie. 


CHAPITRE    VII  335 

A  s'en  tenir  à  l'appréciation  du  Père  de  Ravignan,  le 
clergé  en  général  voyait  sans  déplaisir  l'arrivée  des  Jésui- 
tes, beaucoup  de  familles  distinguées  et  pieuses,  avec 
satisfaction;  quant  à  l'ensemble  de  la  population,  «  je  ne 
crois  pas,  dit-il,  qu'elle  soit  prévenue  contre  nous  ;  tou- 
tefois juifs  et  protestants  sont  fort  influents  et  agissants 
à  Bordeaux  ».  (30  Octobre  1837.)  Mais  deux  mois  plus 
tard,  mieux  éclairé  peut-être,  il  est  aussi  moins  rassuré  : 
«  Notre  situation  ici  est  délicate,  non  exempte  d'appré- 
hensions et  de  dangers.  Des  menaces  sont  dites  et  répé- 
tées contre  nous.  11  semble  qu'il  y  ait  recrudescence  dans 
l'irritation  contre  le  nom  de  Jésuite,  dans  les  attaques 
contre  le  clergé.  »  (8  Janvier  1838.) 

Les  débuts  en  effet  de  la  petite  résidence  furent  peu 
encourageants.  A  Bordeaux,  semble-t-il,  on  croyait  les  Jé- 
suites assez  riches  pour  se  passer  des  secours  de  la  cha- 
rité ;  une  souscription,  ouverte  sous  le  patronage  de  l'arche- 
vêque pour  leur  procurer  les  ressources  indispensables, 
avait  peu  de  succès.  Pour  le  présent  c'était  la  détresse,  et 
on  ne  savait  trop  sur  qui  ni  sur  quoi  appuyer  une  espé- 
rance pour  l'avenir.  Le  Provincial  de  Lyon,  étant  venu 
faire  sa  visite  au  cours  de  l'été,  commençait  son  rapport 
sur  un  ton  près  quelugubre  :  «  J'ai  éprouvé  à  Bordeaux 
des  difficultés  auxquelles  j'étais  loin  de  m'attendre.  » 
(7  Juin  1838.)  Le  Père  de  Ravignan  lui-même,  et  il  n'était 
pas  seul  de  cet  avis,  proposait  d'abandonner  la  position. 
Cependant,  après  mûr  examen,  ce  parti  fut  jugé  inadmis- 
sible. La  Compagnie  avait  été  appelée  à  Bordeaux  par  l'ar- 
chevêque, un  vaste  champ  d'action  s'ouvrait  à  elle  dans  la 
ville,  dans  le  diocèse  et  dans  toute  la  région;  où  elle  ne 
possédait  pas  d'autre  maison;  pouvait-elle  se  retirer  sans 
compromettre  son  honneur,  sans  aller  contre  les  indica- 
tions de  la  Providence  suffisamment  manifestées  ?  La 
conclusion  fut  que  non  seulement  on  devait  rester,  mais 
qu'il  fallait  sans  attendre  davantage  sortir  de  l'état  provi- 
soire où  l'on  se  trouvait.  Un  prêtre  de  Bordeaux,  devenu 
Jésuite    sur   le   tard,    le    Père    Jean-Baptiste    Estébénet 


336  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

désirait  consacrer  sa  petite  fortune  à  l'établissement  de 
la  Compagnie  dans  sa  ville  natale  ;  cette  fortune  consistait 
en  propriétés  immobilières  ;  elle  fut  réalisée  et  servit  à 
l'achat  des  maisons  et  du  jardin  que  dès  le  premier  jour 
on  avait  jugés  nécessaires  à  l'installation  de  la  résidence  ^ . 
Malgré  les  difficultés  du  début,  et  même  pendant  la  crise 
de  la  première  année,  les  Jésuites  avaient  trouvé  abon- 
damment à  exercer  leur  zèle  dans  la  ville  et  le  diocèse 
de  Bordeaux.  Les  prémices  de  leur  apostolat  paraissent 
avoir  été  consacrées  aux  Missions  de  campagne.  Une  lettre 
du  Père  de  Ravignan  du  8  janvier  1838  nous  apprend  en 
effet  que  les  quatre  Pères  sous  ses  ordres  viennent  de  s'y 
employer  pendant  deux  mois.  «  Dieu  les  a  tout  à  fait  bénis, 
et  Mgr  l'archevêque  m'en  a  exprimé  sa  vive  satisfaction.  » 
Chacune  des  années  suivantes  la  correspondance  du  Supé- 
rieur mentionne  pareillement  des  Missions  plus  ou  moins 
nombreuses  données  çà  et  là  à  travers  le  diocèse.  On  paraît 
en  faire,  sous  le  supériorat  du  Père  de  Ravignan,  le  minis- 
tère préféré  de  la  résidence  de  Bordeaux.  Et  le  Père  Roo- 
thaan  de  répondre  :  «  Le  succès  des  Missions  données 
dans  les  campagnes  m'a  consolé,  mais  je  n'en  ai  pas  été 
surpris.  Ce  ministère  est  si  propre  à  la  Compagnie  et  si 
conforme  à  son  esprit!  Notre-Seigneur  semble  vouloir 
encourager  ceux  qui  s'y  livrent,  par  l'abondance  des  fruits 
qu'il  leur  accorde.  »  (26  Janvier  1839.)  Signalons  en  pas- 
sant la  présence  du  Père  Guyon  dans  le  voisinage  :  «  Il 
vient  de  prêcher  la  Mission,  écrit  le  Père  de  Ravignan,  à 


I.  Dans  une  lettre  du  9  juillet  i838,  le  P.  de  Ravignan  informe  le  Père 
Général  que  Mme  de  Bergeron  a  consenti  à  céder  ses  immeubles  ;  les 
contrats  de  A^ente  sont  signés.  «  La  Compagnie  est  propriétaire  d'un 
quarré  (sic)  de  maisons  et  jardins  formant  avec  notre  chapelle  un  lieu 
très  propre  et  très  avantageux  pour  une  résidence.  Nous  ne  jouirons  que 
successivement  des  diverses  parties,  et  il  y  aura  par  la  suite  de  grandes 
réparations  à  faire.  Le  prix  total  d'achat  est  de  80.000  francs,  pour  les- 
quels des  termes  fort  longs  sont  accordés.  Nous  allons  vendre  les 
maisons  du  P.  Estébénet  pour  en  payer  une  partie.  »  Ces  acquisitions 
comprenaient  les  n°'  i4  et  16  de  la  rue  Margaux,  et  un  bâtiment  sur 
l'impasse  Sainte-Catherine. 


CHAPITRE    YII  337 

Libourne,  tout  près  de  nous.  Tout  s'est  passé  paisible- 
ment. Ce  bon  Père  remue  puissamment  les  masses  ;  seule- 
ment il  est  d'une  longueur  interminable  en  chaire.  » 
(31  Décembre  1840.)  D'après  le  Père  Richardot,  on  s'en 
souvient  peut-être,  il  y  restait  volontiers  deux  heures 
d'horloge,  et  il  se  faisait  écouter. 

Parmi  ceux  que  la  résidence  de  Bordeaux  peut  regar- 
der comme  ses  fondateurs  en  compagnie  du  Père  de  Ravi- 
gnan,  nous  trouvons  le  Père   Pierre  Goudelin,  préchant 
encore  des  Missions  de  campagne  malgré  ses   soixante 
ans  passés  et  surtout  donnant  chaque  année  jusqu'à  neuf 
retraites  pastorales.   Le  Père  Antonin  Maurel,  qui  devait 
achever   aux   pieds    de    Notre-Dame    de   Fourvière   une 
longue  carrière  toute  de  zèle  ardent  et  candide,  débutait 
alors  dans  la  prédication.  Le  Père  de  Ravignan  encourage 
ses  essais  et  note  ses  progrès.  «  Ce  jeune  Père,  écrit-il, 
a  plu  beaucoup  par  son  ardeur,  son  caractère  et  sa  vertu... 
Pour  les  Missions  et  les  œuvres  il  m'est  demandé  de  tous 
côtés...   11  se  montre    toujours  l'apôtre  le  plus  dévoué; 
mais    il  faudrait  un  grain  de  prudence  de   plus...  »  Le 
Père  Louis  Ribeaux  était  l'homme  du  confessionnal;  il  y 
passait  la   journée    presque   entière.  «  Il  a  la  confiance 
générale  et  il  la   mérite.  »  (2   Janvier   1842.)  Nommons 
encore  le  Père  Jean-Baptiste  Valgalier,  autre  jeune  mis- 
sionnaire plein  d'entrain  et  de  feu,  dont  le  Père  de  Ravi- 
gnan dirige  et  contient  l'ardeur,  lui  imposant,  comme  au 
Père  Maurel,   d'écrire   ses  sermons;   le  Père  Ferdinand 
Brumauld  que  nous  retrouverons  au  cours  de  notre  His- 
toire, les  PP.  Maurice  Ogerdias,  Augustin  Mauret,  Louis 
de  Bouchaud,  Maurice  de  Soissan,  etc. 

Les  Missions  au  dehors  n'absorbaient  pas  toute  l'acti- 
vité de  la  résidence  naissante.  A  Bordeaux  même  le  tra- 
vail ne  manquait  pas  aux  ouvriers;  l'archevêque  avait  tout 
d'abord  confié  aux  Jésuites  la  congrégation  des  Dames 
de    la    ville*;    mais  dans    le   choix  des    autres    œuvres 

I.   «  Mgr  nous  a  chargés  de  diriger  ici,  dans  noire  église,  l'association 
La  Compagnie  de  Jésus.  22 


338  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

s'accuse  la  préférence  du  Père  de  Ravignan  pour  les  plus 
humbles.  C'est  dès  la  première  année  une  sorte  de  Mis- 
sion à  l'hôpital  général,  puis  le  service  religieux  auprès  des 
jeunes  détenus  du  pénitencier  de  Saint-Jean.  C'est  l'abbé 
Dupuch,  alors  vicaire  général  de  Bordeaux  et  plus  tard 
évèque  d'Alger,  qui  avait  proposé  aux  Jésuites  de  se  char- 
ger de  ce  ministère.  «  J'ai  accepté  avec  joie  »,  écrit  le 
Supérieur.  (12  Octobre  1838.)  —  «  Nous  confessons  beau- 
coup, dans  toutes  les  classes  de  la  société,  écrira  le  suc- 
cesseur du  Père  de  Ravignan,  mais  les  pauvres  sont 
incomparablement  les  plus  nombreux.  »  (3  Juillet  1843.) 
Enfin,  dès  les  premiers  jours  aussi,  on  inaugura  les 
retraites  publiques  et  privées.  «  Notre  petite  résidence 
commence  les  œuvres  de  la  Compagnie.  Les  Exercices 
spirituels  ont  été  donnés  à  la  plupart  des  communautés 
de  la  ville,  et  avec  fruit.  Nous  avons  eu  en  retraite  chez 
nous  quelques  prêtres  du  diocèse  et  d'ailleurs.  Mgr  l'évè- 
que  de  Saint-Flour'  est  du  nombre  de  ces  retraitants.  » 
(12  Octobre  1838.) 

Le  Père  de  Ravignan  fut  Supérieur  de  la  maison  de 
Bordeaux  pendant  les  cinq  premières  années.  (Septem- 
bre 1837-aoiit  1842.)  Il  avait  coutume  de  passer  à  la  cam- 
pagne les  mois  d'été  pour  composer  ses  conférences  2; 
la  station  de  Carême  l'appelait  à  Paris,  celle  de  l'Avent 
dans  quelque  autre  grande  ville.  Au  fur  et  à  mesure  du 
progrès  de  son  apostolat  les  séjours  dans  la  capitale  s'al- 
longeaient, si  bien  qu'une  bonne  partie  de  son  temps 
était  prise  par  d'autres  intérêts  que  ceux  de  la  résidence 
dont  il  avait  la  charge.  Du  point  de  vue  bordelais  la  chose 
était  sans  doute  regrettable.  Le  Supérieur  eût  rendu  plus 

ou  congrégation  des  dames  de  la  ville.  »  (Le  P.  de  Ravignan  au  Père 
Général,  g  juillet  i838.) 

1.  Mgr  Marguerie. 

2.  Le  P.  Estébénet  avait  donné  à  la  résidence  de  Bordeaux  sa  maison 
de  campagne  de  Ganolles  ;  c'est  là  que  le  P.  de  Ravignan  se  relirait  pour 
travailler  dans  la  solitude  et  le  silence.  Les  Jésuites  en  jouirent  jus- 
qu'en i866;  ils  furent  alors  expropriés  par  la  ville  pour  cause  d'utilité 
publique,  et  acquirent  en  échange  la  campagne  dite  de  Puységur. 


CHAPITRE    VII  339 

de  services  à  Bordeaux  en  y  demeurant  davantage.  Quoi 
qu'il  en  soit  et  malgré  ses  fréquentes  absences,  la  Com- 
pagnie de  Jésus  lui  est  redevable  plus  qu'à  personne 
«  de  l'estime  et  de  la  vénération  »,  ce  sont  les  termes  du 
Père  Maillard,  dont  elle  jouissait  alors  dans  cette  ville. 
«  Le  Père  de  Ravignan,  écrivait-il,  est  à  Bordeaux  une 
puissance  ;  par  ses  talents  et  son  caractère  il  exerce  un 
véritable  ascendant  sur  les  autorités  civiles  aussi  bien 
que  parmi  le  clergé.  Il  ne  pourrait  guère  quitter  le  poste 
sans  un  dommage  réel  pour  une  maison  qui  a  encore  besoin 
de  lui.  »  (Juin  1840.) 

Cependant  le  moment  vint  où  le  conférencier  de  Notre- 
Dame  dut  être  définitivement  fixé  à  Paris.  On  lui  donna 
pour  successeur  le  Père  Jean  Portai.  (15  Août  1842.)  La 
résidence  avait  grandi;  elle  ne  comptait  pas  moins  de 
dix-huit  religieux,  dont  onze  prêtres.  Aux  œuvres  déjà 
existantes,  nous  voyons  s'ajouter  une  congrégation  d'En- 
fants de  Marie  recrutée  dans  les  rangs  de  la  société  bor- 
delaise; mais  en  même  temps  une  autre,  bien  plus  nom- 
breuse, réunit  les  servantes.  Le  nouveau  Supérieur  croit 
devoir  faire  une  tentative  pour  enrôler  les  hommes  dans 
une  association  pieuse,  mais  sans  grande  espérance  et 
aussi  sans  succès;  décidément  Bordeaux  est  réfractaire. 
L'administration  du  Père  Portai  ne  fut  d'ailleurs  pas 
très  heureuse  ;  certains  défauts  de  caractère  s'alliaient 
fâcheusement  chez  lui  à  des  qualités  sérieuses  et  même 
brillantes.  Envoyé  à  Toulouse  en  1845,  il  demanda,  l'an- 
née suivante,  en  compagnie  du  Père  Charles  Déplace,  à 
être  relevé  de  ses  vœux.  Il  fut  remplacé  à  Bordeaux  par 
le  Père  Eugène  Peyrard.  Les  maisons  de  la  Compagnie 
étaient  à  ce  moment  menacées  de  dissolution.  Les  Jésui- 
tes de  Bordeaux  faisaient  assez  peu  de  bruit  pour  pou- 
voir espérer  qu'on  les  oublierait.  «  Notre  résidence,  écri- 
vait le  Supérieur,  profite  de  son  obscurité  pour  vivre; 
seuls  les  amis  s'occupent  d'elle...  L'archevêque  surtout 
continue  à  nous  couvrir  de  sa  sincère  affection.  »  (7  Octo- 
bre 1845.) 


340  LA   COMPAGNIE    DE   JESUS 


III 


Le  29  avril  1840  le  Père  Maillard  écrivait  au  Père  Géné- 
ral :  «  J'ai  fait  une  petite  excursion  à  Grenoble  le  lende- 
main de  Pâques.  J'y  ai  vu  Mgr  l'évéque,  MM.  les  grands 
vicaires,  le  digne  curé  de  la  cathédrale  et  plusieurs 
personnes  des  plus  notables  de  la  ville.  Partout  l'accueil 
a  été  le  même,  plein  de  bonté,  de  confiance  et  d'affec- 
tion sincère  pour  la  Compagnie.  Une  maison  a  été  ache- 
tée pour  nous  et  nous  est  donnée  en  toute  propriété,  sans 
aucune  condition.  Elle  sera  meublée  et  disposée  pour  nous 
et  nos  usages  aux  frais  de  nos  amis  et  bienfaiteurs.  Il  y  a 
un  jardin,  assez  peu  spacieux,  il  est  vrai,  mais  de  plus, 
et  surtout,  une  chapelle  publique  où  nous  pourrons  libre- 
ment et  sans  difficulté  exercer  le  saint  ministère.   » 

L'initiative  de  l'établissement  de  la  Compagnie  de 
Jésus  à  Grenoble  appartient  à  M.  l'abbé  Gérin,  curé  de  la 
cathédrale  pendant  vingt-six  ans,  de  1835  à  1862.  C'était 
un  prêtre  de  l'école  du  Curé  d'Ars,  lequel  d'ailleurs  le 
tenait  en  singulière  estime  et  l'appelait  son  cousin.  «  Que 
venez-vous  chercher  ici,  disait-il  aux  pèlerins  qui  lui 
arrivaient  de  Grenoble,  quand  vous  avez  chez  vous  le  curé 
de  Notre-Dame  ?  »  Accablé  par  l'administration  d'une 
grande  paroisse,  ce  saint  prêtre  avait  de  bonne  heure 
songé  à  se  procurer  des  auxiliaires  pour  le  ministère  de 
la  confession  et  de  la  prédication.  Quand  on  sut  qu'il 
voulait  faire  appel  aux  Jésuites,  l'émoi  fut  grand,  aussi 
bien  dans  le  clergé  que  parmi  les  laïques.  On  ne  se  fit 
pas  faute  de  représenter  au  curé  de  Notre-Dame  qu'il  allait 
se  donner  des  concurrents  redoutables,  que  les  religieux 
en  général,  et  les  Jésuites  en  particulier,  ont  l'humeur 
envahissante,  qu'ils  attireraient  tout  à  eux,  que  finalement 
sa  paroisse  aurait  à  souffrir  du  voisinage.  L'abbé  Gérin 
voyait  les  choses  de  trop  haut  pour  se  laisser  toucher 
par  des  considérations  de  mesquine  rivalité.  Il  alla  de 
l'avant,  obtint  l'agrément  du  pieux  évêque  de  Grenoble, 


CHAPITRE    VII  341 

Mffr  Philibert  de  Bruillard  \  et  sut  intéresser  à  son 
entreprise  des  personnes  charitables.  Son  avoir  personnel 
montait  à  la  somme  de  600  francs  ;  c'est  tout  ce  qu'il  avait 
économisé,  après  avoir  été  cinq  ans  à  la  tète  de  la  pre- 
mière paroisse  de  la  ville  épiscopale.  Il  en  fit  généreu- 
sement le  sacrifice  pour  une  œuvre  qu'il  estimait  utile 
entre  toutes  au  bien  des  âmes 2.  Le  7  janvier  1840,  l'abbé 
Gérin  adressait  directements  a  requête  au  Général  de  la 
Compagnie  :  «  Une  dame  noble  de  la  ville  ^,  lui  disait-il, 
a  mis  à  notre  disposition  une  somme  de  30.000  francs 
pour  faire  l'acquisition  d'un  local  magnifiquement  situé 
très  voisin  de  l'église  ancienne  du  Sacré-Cœur...  Nous 
donnerons  irrévocablement  cette  maison  et  toutes  ses 
dépendances  à  votre  Société.  » 

Les  Jésuites  prirent  possession  de  leur  nouvelle  rési- 
dence et  célébrèrent  la  messe  pour  la  première  fois  dans 
leur  petite  chapelle  le  15  novembre  1840.  La  commu- 
nauté comprenait  quatre  prêtres,  le  Père  Julien  Jordan, 
Supérieur,  les  PP.  Charles  Déplace,  Charles  Franchet 
d'Espérey  et  Etienne  Montial,  avec  trois  Frères  coad- 
juteurs.  Quelques  semaines  plus  tard,  le  Père  Jordan 
rendait  compte  de  la  situation  dans  une  lettre  au  Père 
Général  :  «  Mgr  l'évéque,  qui  avait  daigné  nous  faire  don 
d'un  autel  en  marbre,  a  voulu  faire  la  bénédiction  solen- 
nelle de  la  chapelle;  elle  a  eu  lieu  le  jour  de  l'octave  de 
saint  François-Xavier.  (10  décembre.)  Le  digne  prélat, 
dans  une  allocution  qu'il  a  adressée  aux  fidèles  présents, 
a  parlé  des  diverses  œuvres  auxquelles  nous  devons  nous 
appliquer,  de  la  manière  la  plus  aimable   pour  nous...  Il 

1.  Mgr  Philibert  de  Bruillard,  d'abord  curé  de  Saint-Nicolas  du  Char- 
donnet  à  Paris,  avait  été  directeur  de  la  Congrégation  après  la  mort  de 
l'abbé  Bourdier-Delpuits. 

2.  Il  ne  cessa  de  témoigner  la  plus  affectueuse  bienveillance  aux  «  con- 
currents »  qu'il  s'était  donnés.  La  mémoire  de  l'abbé  Génin  est  restée 
en  vénération  à  Grenoble  ;  la  voix  populaire  lui  attribuait  des  miracles. 
Sa  vie  a  été  écrite  par  le  P.  Amédée  de  Damas,  Supérieur  de  la  résidence 
en  1868. 

3.  Mme  la  Comtesse  d'Agoult. 


342  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

n'a  point  oublié  les  bienfaiteurs,  celle  surtout  à  qui  nous 
devons  davantage...  Des  cinq  curés  de  la  ville  il  n'y  en  a 
qu'un  seul  qui  ne  paraisse  pas  bien  disposé  en  notre  fa- 
veur... Les  autorités  ne  nous  sont  pas  hostiles.  Mgr  a  dit 
nettement  au  préfet  qu'il  avait  des  Jésuites  et  qu'il  en  était 
très  content.  —  Au  reste,  a-t-il  ajouté,  ils  sont  ici  comme 
prêtres  auxiliaires,  et  mon  diocèse  en  avait  bien  besoin. 
—  Les  œuvres  se  pressent  en  foule.  Nous  ne  faisons  que 
d'arriver  et  il  a  fallu  donner  retraites  sur  retraites  et  des 
retraites  de  haute  importance,  comme  celle  du  grand 
séminaire  et  des  deux  petits  séminaires  diocésains.  » 
(2  Janvier  1841.) 

En  tète  des  œuvres  établies  dans  la  chapelle  de  la  rési- 
dence les  Annales  mentionnent  les  réunions  des  petites 
filles  des  écoles  de  la  Providence,  pour  lesquelles  fut 
créée  la  première  congrégation.  Viennent  ensuite  celle 
des  jeunes  garçons  et  celle  des  hommes,  qui  étaient  en 
plein  épanouissement  dès  la  troisième  année  après  l'arri- 
vée des  Jésuites.  On  les  voit  aussi  pénétrer  à  l'hôpital,  y 
donner  les  exercices  de  la  retraite  et  même  faire  un  inté- 
rim du  service  de  l'aumônerie.  Tout  d'abord  l'un  d'eux 
avait  été  admis  à  l'hôpital  militaire  et  y  exerçait  un  mi- 
nistère fructueux,  lorsqu'un  jour,  sans  autre  avis,  il  s'en 
vit  barrer  l'entrée  par  un  factionnaire.  L'interdiction  ne 
fut  levée  qu'au  bout  de  deux  ans.  Grenoble,  place  forte 
de  première  classe,  a  une  garnison  nombreuse;  là  comme 
ailleurs,  les  Jésuites  ont  toujours  été  heureux  de  réser- 
ver pour  les  soldats  le  meilleur  de  leur  dévouement,  dé- 
vouement quelquefois  encouragé,  plus  souvent  entravé. 

Cependant  le  personnel  augmentait  avec  le  progrès  des 
œuvres  ;  le  logis  avait  bien  été  aménagé  du  mieux  qu'on 
avait  pu  ;  le  Supérieur  rendait  témoignage  au  Père  de  Raze 
qui,  écrivait-il,  «  a  dirigé  les  travaux  avec  un  zèle  digne 
de  tout  éloge  et  un  succès  qui  excite  l'admiration  de  ceux 
qui  connaissaient  autrefois  cette  maison;  on  s'étonne  qu'il 
en  ait  tiré  un  parti  si  avantageux  ».  Mais  toute  l'ingénio- 
sité de   l'excellent   Père  n'avait    pas   préparé    dans    une 


CHAPITRE    VII  343 

demeure  trop  étroite  une  place  sufïisante  pour  la  com- 
munauté agrandie.  Elle  allait  compter  un  total  de  dix 
religieux,  dont  sept  prêtres,  et  ce  nombre  devait  s'ac- 
croître encore  les  années  suivantes  ^  Le  besoin  s'impo- 
posait  d'une  autre  installation  pour  laquelle  les  ressources 
manquaient.  La  Providence  y  pourvut.  M.  de  Saint-Fer- 
riol,  dont  le  fils  était  entré  dans  la  Compagnie  peu  d'an- 
nées auparavant^,  s'offrit  à  acheter  une  maison  voisine 
de  celle  que  l'on  occupait,  mais  beaucoup  plus  vaste  et 
plus  commode.  (Août  1842.)  Seulement  il  lallait  patienter 
près  de  deux  ans  avant  d'en  avoir  la  jouissance.  Le  Père 
Maillard,  en  donnant  au  Père  Général  la  nouvelle  de 
cette  acquisition,  proposait  de  faire  abandon  pour  une 
bonne  œuvre  de  la  maison  que  l'on  quitterait.  A  quoi 
le  Père  Roothaan  répond  :  «  Je  verrai  avec  plaisir  cette 
preuve  de  désintéressement  de  la  Compagnie.  »  (7  Sep- 
tembre 1842.) 

L'activité  des  Jésuites,  le  progrès  rapide  de  leurs  œu- 
vres, l'influence  qu'ils  prenaient  à  Grenoble  devaient  fata- 
lement éveiller  des  inquiétudes  et  leur  susciter  des 
oppositions.  Elles  ne  se  firent  pas  attendre.  Ce  fut  le  préfet 
de  l'Isère  qui  ouvrit  les  hostilités  dans  le  courant  de 
l'année  1842.  Nous  en  trouvons  l'écho  dans  la  correspon- 
dance du  Provincial  de  Lyon  :  «  Depuis  six  mois,  écrivait-il, 
au  début  de  l'année  suivante,  un  orage  sourd  grondait  sur 
la  résidence  de  Grenoble.  Le  préfet  avait  juré  de  faire 
fermer  la  chapelle,  et  avait  réussi  à  obtenir  du  ministre 
un  ordre  formel  pour  cela'^  »  Cet  ordre,  ou  si  l'on  veut, 
cette  invitation  avait  été  adressée  à  l'évêque.  En  ce  temps- 

i.  En  i85o,  la  résidence  de  Grenoble  se  composait  de  8  prêtres  et 
5  Frères  coadjuleurs,  au  total  i3  religieux. 

2.  Gabriel  deSaint-Ferriol,  né  à  Grenoble  le  24  février  i8i6,  élève 
de  Saint-Acheul,  puis  de  Fribourg,  entré  au  noviciat  le  17  novem- 
bre 1837,  partit  pour  la  Mission  du  Maduré,  où  il  mourvit  du  choléra  le 
19  juillet  1846.  La  maison  achetée  en  1842  était  au  n"  5  de  la  Place  des 
Tilleuls.  La  résidence  fut  transférée  plus  tard  au  n"  11. 

3.  Au  R.  P.  Général  7  janvier  i843.  Le  préfet  de  l'Isère  était  M.  Pal- 
lenc. 


344  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

là,  nous  l'avons  déjà  vu,  l'administration  supérieure  n'ai- 
mait pas  à  prendre  l'odieux  de  ces  sortes  de  mesures  ;  elle 
préférait  s'en  décharger  sur  les  chefs  des  diocèses.  Mgr 
de  Bruillard  répondit  que,  si  le  gouvernement  voulait 
fermer  les  chapelles  non  concordataires  de  sa  ville  épis- 
copale,  il  en  avait  le  pouvoir,  mais  que  pour  lui,  ce  n'était 
pas  son  affaire.  Il  paraît  bien  que  le  ministre  revint  à  la 
charge  ;  les  moyens  d'intimidation  ne  lui  manquaient  pas  ; 
l'évêque  resta  inébranlable.  «  Il  a  résisté,  écrivait  le  Père 
Maillard,  et  il  résiste  encore.  »  On  ne  jugea  pas  à  propos 
de  recourir  à  la  force;  l'opinion  publique  eût  été  mal 
impressionnée  par  une  exécution  de  ce  genre.  «  Nous 
avons  pour  nous,  écrivait  le  Père  Jordan,  le  maire,  le  pré- 
sident du  tribunal^  plusieurs  membres  influents  de  la 
Cour  royale,  et  ce  qui  vaut  mieux  encore  deux  députés. 
J'espère  que,  sous  le  nombre  et  le  poids  des  réclamations, 
le  préfet  sera  bientôt  contraint  de  nous  laisser  en  paix.  » 
(4  Janvier  1843.) 

Les  susceptibilités  et  les  contradictions  ne  furent  pas 
seulement  le  fait  des  adversaires  ;  il  faudrait  être  naïf  pour 
s'en  étonner.  Ce  qui  est  certain  toutefois,  c'est  que  ni 
l'évêque,  ni  le  saint  curé  de  la  cathédrale  ne  se  départi- 
rent jamais  de  leurs  premiers  sentiments  pour  la  famille 
de  saint  Ignace.  Mgr  de  Bruillard  se  montra  jusqu'à  la 
fin  et  en  toute  circonstance  l'ami  et  le  défenseur  résolu 
des  Jésuites.  «  Notre  vénérable  et  saint  évêque,  écrivait 
le  Père  Jordan,  est  toujours  un  père  pour  nous.  »  (30  Jan- 
vier 1845  2.) 

Le  clergé  régla  son  attitude  à  leur  égard  sur  celle  d'un 
prélat  qui  inspirait  le  respect  et  la  confiance  par  ses  vertus 

1.  Maire  de  Grenoble,  M.  de  Miribel.  Président  du  tribunal, 
M.  Accarias. 

2.  Voici,  entre  beaucoup  d'autres,  un  trait  où  se  voit  la  tendre  et 
généreuse  affection  de  Mgr  de  Bruillard  pour  la  Compagnie.  Un  Père  de 
la  résidence,  à  la  veille  de  prononcer  ses  derniers  vœux,  avait  fait,  selon 
la  prescription  de  l'institut,  sa  tournée  de  mendiant.  L'évêque  se  plai- 
gnit aimablement  qu'il  eût  oublié  de  frapper  à  la  porte  de  l'cvêclié  ;  le 
reproche  était  accompagné  d'un  billet  de  5oo  francs. 


CHAPITRE    VII  3-i5 

autant  que  par  son  grand  âge  et  ses  longs  services.  Quant 
à  l'abbé  Gérin,  il  vit  à  l'œuvre  pendant  vingt-deux  ans 
les  «concurrents»  qu'il  s'était  donnés,  et  il  ne  paraît  pas 
qu'il  ait  eu  jamais  à  se  plaindre  de  leurs  empiétements: 
«Vous  m'aviez  annoncé,  disait-il  à  ses  confrères,  que  les 
Jésuites  feraient  le  vide  autour  de  mon  confessionnal  ; 
depuis  qu'ils  sontlà,  il  y  vient  encore  plus  de  monde  qu'au- 
paravant. »  C'est  que,  de  fait,  créer  une  maison  religieuse 
sur  une  paroisse  c'est  y  ouvrir  une  source  de  vie  chré- 
tienne, et  il  est  bien  impossible  que  la  vie  chrétienne 
coule  plus  abondamment,  sans  que  finalement  la  vie 
paroissiale  n'en  soit  augmentée.  Aussi,  sur  son  lit  de 
mort  et  quelques  heures  avant  de  rendre  le  dernier  sou- 
pir, le  saint  curé  disait  à  un  ami  qui  le  visitait  :  «  C'est 
pourtant  moi  qui  ai  procuré  les  Jésuites  à  ma  paroisse.» 
Au  moment  de  paraître  devant  Dieu  ce  souvenir  lui  était 
une  consolation. 

La  résidence  de  Castres  suivit  celle  de  Grenoble  à 
deux  ans  d'intervalle.  Castres-sur-l'Agout  est  le  grand 
centre  industriel  du  département  du  Tarn  ;  avec  ses 
30.000  habitants  la  ville  dépasse  le  chef-lieu  en  impor- 
tance. Elle  fut  jusqu'à  la  Révolution  le  siège  d'un  évêché; 
aujourd'hui  elle  appartient  au  diocèse  d'Albi.  Les  protes- 
tants y  sont  en  grand  nombre,  et  c'est  peut-être  à  ce 
voisinage  que  la  population  catholique  doit  de  s'être 
maintenue  dans  une  certaine  ferveur  religieuse.  Une 
association  pieuse  groupait  plus  de  deux  cents  chrétiens 
pratiquants.  Parmi  eux  se  distinguaient  plusieurs  anciens 
élèves  des  Jésuites  de  Bordeaux.  Depuis  bien  des  années 
déjà  les  amis  de  la  Compagnie  lui  avaient  fait  des  avances. 
En  1840  et  1841  deux  Jésuites  furent  appelés  pour  prê- 
cher la  station  de  Carême  à  la  cathédrale.  Tout  fut  pré- 
paré pour  l'établissement  d'une  résidence;  l'archevêque 
d'Albi,  Mgr  de  Jerphanion,  joignit  ses  instances  à  celles 
de  ses  ouailles.  Le  Provincial  de  Lyon  eut  presque  la 
main  forcée  et  le  Père  Général  lui-même  écrivait:  «On 


346  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

ne  peut  plus  reculer.  Prions  seulement  le  Seigneur  que 
l'augmentation  du  nombre  des  résidences  n'en  diminue 
pas  la  valeur.»  (24  Juin  1842.) 

Avant  la  fin  de  l'année  la  petite  communauté  s'installa 
aux  allées  de  Corbière  ;  la  Compagnie  de  Jésus  n'avait  que 
des  actions  de  grâces  à  rendre  à  la  Providence  et  à  ceux 
qui  s'étaient  faits  ses  instruments.  Le  Père  Maillard  y  vint 
faire  la  visite  canonique  pendant  l'été  de  1843  :  «  Rien 
n'égale,  écrivait-il,  le  contentement  et  l'empressement  de 
nos  amis.  Grâce  à  leur  générosité  nous  avons  ici  une 
maison  fort  commode  et  très  religieuse,  un  jardin  plus 
que  suffisant,  une  église  surtout  qui,  lorsqu'elle  sera  ter- 
minée, ne  laissera  rien  à  désirer.  Le  maire,  le  sous-préfet, 
la  famille  Soult  nous  sont  favorables,  sans  compter  la  meil- 
leure portion  du  clergé  et  Mgr  l'archevêque  d'Albi,  qui 
est  vraiment  admirable.  Tout  près  de  la  résidence  et  sur 
un  côté  du  jardin  est  une  maison  destinée  aux  prêtres 
retraitants.  Trois  ou  quatre  bons  ouvriers  à  Castres  feront 
beaucoup  de  bien.  Les  œuvres  de  tout  genre  sont  deman- 
dées avec  instance...»  (24  Juillet  1843.) 

La  résidence  compta  dès  le  début  sept  religieux  dont 
quatre  prêtres  ;  le  Père  Claude  Ramel  en  était  le  Supé- 
rieur. Voici  comment  il  rendait  compte  des  premiers  tra- 
vaux de  la  Compagnie  à  Castres  :  «  Depuis  cinq  mois 
environ  que  nous  sommes  réunis,  nous  avons  donné  à 
nous  quatre  dix  retraites  de  communautés  ou  petits  sémi- 
naires, deux  Missions,  l'une  de  trois  semaines,  l'autre  de 
cinq,  quatre  stations  de  Carême  dans  le  diocèse,  un  mois 
de  Marie  et  quantité  de  sermons  ici  et  là.  Nous  dirigeons 
l'association  des  hommes  qui  comprend  deux  cent  cin- 
quante membres...  Nous  avons  toute  une  maison  pour 
les  retraites  de  prêtres,  qui  vont  commencer  dans  deux 
mois.  Nous  comptons  en  donner  sept  dans  Tannée,  qui 
peuvent  réunir  chacune  vingt  retraitants.  L'église  que 
l'on  ouvre  en  ce  moment  pourra  contenir  sept  à  huit 
cents  personnes,  elle  sera  la  seule  église  du  diocèse 
dédiée  au  Sacré-Cœur.  »  (4  Juin  1843.) 


CHAPITRE    YII  347 

La  modeste  résidence  ne  se  ressentitguère  de  la  furieuse 
campagne  déchaînée  alors  contre  les  Jésuites.  A  la  veille 
de  l'expulsion  de  1845  trois  Pères  donnaient  à  Rabastens 
une  Mission  de  cinq  semaines.  Ils  prêchaient  le  Carême  à 
Castres  même,  à  Albi,  à  Lavaur,  à  Cahors,  et  le  Supérieur 
pouvait  écrire  :  «  Les  bénédictions  du  ciel  accordées  à  nos 
ministères  ont  été  cette  année,  sans  doute  à  cause  des 
persécutions,  plus  abondantes  que  jamais.  »  (13  Avril  1845.) 
«  Nous  avons  bien  ici,  disait-il  dans  la  même  lettre,  quel- 
ques ennemis;  j'ai  su  même  qu'ils  ont  essayé  des  péti- 
tions pour  nous  faire  expulser;  mais  les  deux  députés  de 
Castres  se  chargent  de  nous  défendre  ;  le  maréchal  Soult^ 
sait  parfaitement  à  quoi  s'en  tenir  à  notre  sujet,  et  par- 
dessus tout  le  Sacré  Cœur  est  notre  sauvegarde.  Aussi 
j'espère  annoncer  à  Votre  Paternité  dans  ma  prochaine 
lettre  l'heureuse  ouverture  de  notre  église  qui  se  fera 
sans  bruit.  »  Effectivement  l'église  du  Sacré-Cœur  fut 
bénie  et  ouverte  au  public  en  la  fête  de  saint  Ignace  de 
cette  même  année.  (31  Juillet  1845.) 

La  résidence  de  Dôle  pourrait  figurer  au  catalogue  des 
fondations  de  cette  époque  ;  elle  était  en  effet  presque 
éteinte  au  moment  de  l'érection  de  la  Province  de  Lyon, 
et  cette  date  est  pour  elle  celle  d'une  véritable  résurrec- 
tion. 

Nous  avons  dit  plus  haut  les  rigueurs  administra- 
tives qui,  par  un  fâcheux  privilège,  s'étaient  acharnées 
contre  cette  malheureuse  maison.  Les  correspondances 
laissent  entrevoir  une  situation  désespérée.  Le  Supérieur, 
le  Père  Emmanuel  Bayard,  avait  insinué  qu'on  ferait  bien 
d'aller  chercher  ailleurs  la  liberté  de  vivre  et  de  travailler. 

i.  Le  maréchal  Soult,  duc  de  Dalmatie,  était  alors  président  du  Con- 
seil des  Ministres.  Sa  famille  établie  à  Castres  y  était  naturellement  en 
grande  considération.  Nous  trouvons  dans  les  Archives  de  la  Province 
de  Lyon  la  note  suivante  :  «  Le  maréchal  Soult  et  sa  famille  ont  contri- 
bué puissamment  à  l'établissement  de  la  résidence  de  Castres,  au  moins 
par  leur  sympathie  déclarée.  »  Les  deux  députés  étaient  le  marquis  de 
Dalmatie  et  M.  Bernadou. 


348  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Le  Père  Général  fait  répondre  le  l"  septembre  183G  :  «  La 
Compagnie  est  depuis  trop  longtemps  à  Dôle  pour  son- 
ger à  abandonner  ce  poste,  quand  même  on  en  offrirait  de 
plus  avantageux.  »  Trois  mois  plus  tard,  le  Père  Renault, 
après  sa  visite  officielle,  fait  entendre  une  note  qui  sonne 
comme  un  glas,  «  J'ai  visité  Dôle  du  12  au  20  novembre. 
Ce  n'est  plus  qu'une  ombre  de  résidence...  »  (8  Décem- 
bre 1836).  «  Après  les  mesures  violentes  et  arbitraires 
prises  contre  nous,  il  y  a  près  de  trois  ans,  continue  le 
Provincial,  l'amour-propre  des  autorités  serait  humilié 
d'une  victoire  remportée  sur  elles,  si  nous  paraissions 
encore  dans  la  chaire  de  l'église  paroissiale.  »  Mais  loin 
de  se  décourager,  le  Père  Renault  annonce  qu'il  se  propose 
de  renforcer  la  résidence  trop  négligée  jusqu'alors. 

En  effet,  dès  l'année  suivante,  le  Père  Henri  Delfour 
était  appelé  de  Lyon  pour  remplacer  le  Père  Bayard.  Le 
nouveau  Supérieur  n'avait  que  trente-quatre  ans  ;  mais  un 
beau  talent  de  parole,  joint  à  l'affabilité  du  caractère  et  à 
une  parfaite  bonne  grâce,  lui  permit  de  regagner  rapide- 
ment pour  lui  et  pour  ses  frères  le  terrain  perdu.  Un 
revirement  se  fît  dans  l'opinion  et  l'attitude  même  des 
plus  prévenus.  Au  bout  de  quelques  mois,  le  Père  Delfour 
pouvait  écrire  à  Rome  :  «  Tout  semble  se  préparer  ici  pour 
un  avenir  meilleur.  J'ai  prêché  et  fait  prêcher  à  la  paroisse. 
Non  seulement  il  n'y  a  pas  eu  d'opposition,  mais  je  puis 
dire  qu'il  y  a  eu  même  de  la  faveur.  On  fait  plus  que  nous 
écouter,  on  nous  désire,  on  dit  du  bien  de  nous  et  on 
paraît  rougir  du  passé.  M.  le  sous-préfet  jadis  si  hostile, 
M.  le  Maire  qui  vient  d'entrer  en  charge  et  celui  qui  vient 
de  se  démettre  m'ont  rendu  visite  et  m'ont  témoigné,  je 
dirai  plus  que  de  la  bienveillance,  de  la  confiance  et  de 
l'amitié.  Mgr  notre  évêque  me  dit  d'aller  de  l'avant,  que 
le  moment  est  venu...*  »  (5  Décembre  1836.) 

Dès   lors   en   effet   la  maison  de  Dôle  reprend  vie  et 


I.  Sous-préfet  de  Dôle,  Marquiset  ;  maire,  baron  Bouvier,  démission- 
naire sur  la  fin  de  1887  et  remplacé  par  M.  Rigolier  de  Parcey. 


CHAPITRE    VII 


349 


vigueur.  La  correspondance  des  Supérieurs,  les  comptes 
rendus  de  la  visite  provinciale  annuelle  témoignent  qu'il 
y  règne  une  grande  activité  et  qu'il  ne  reste  plus  trace 
des  préventions  d'autrefois.  Les  Pères  se  succèdent  pour 
les  stations  dans  la  chaire  de  l'église  paroissiale.  «  J'ai 
prêché  le  Carême  à  Dole,  écrit  le  Père  Delfour,  et  Dieu 
a  daigné  bénir  ma  parole.  On  a  compté  plus  de  trois  mille 
communiants...  Tout  s'est  passé  dans  le  plus  grand  calme; 
pas  une  plainte,  pas  l'ombre  d'une  opposition.  Il  semble 
que  Dieu  se  plaise  de  plus  en  plus  à  nous  dédommager 
et  consoler  de  toutes  les  anciennes  tracasseries  suscitées 
à  cette  résidence.  » 

A  la  suite  du  Carême  de  l'année  précédente  prêché 
par  le  Père  Guillermet,  les  Jésuites  avaient  reçu  du  clergé 
de  la  ville  un  témoignage  d'estime  et  de  confiance  qui  dut 
leur  être  précieux  entre  tous.  «  M.  le  curé,  lisons-nous 
dans  une  lettre  du  Supérieur,  vient  de  nous  remettre  le 
soin  d'une  congrégation  d'hommes  fondée  et  dirigée  au- 
trefois par  nos  Pères,  mais  qui,  depuis  1830,  était  restée 
sous  la  direction  de  MM.  les  ecclésiastiques  de  la  pa- 
roisse. »  (17  Juin  1838.)  Mieux  encore  ;  le  clergé  du  dio- 
cèse de  Saint-Claude  et  des  diocèses  voisins  s'habituait 
à  venir  se  retremper  à  la  résidence  de  Dôle  dans  les 
Exercices  spirituels.  Dès  1838,  le  Père  Delfour  pouvait 
écrire  :  «  L'œuvre  principale  de  cette  année,  après  les 
Carêmes,  a  été  celle  des  retraites  ecclésiastiques.  Celles 
que  nous  donnons  chez  nous  ont  pris  faveur  et  accroisse- 
ment. Depuis  Pâques  jusqu'à  la  Toussaint  les  Exercices 
s'ouvraient  régulièrement  deux  fois  par  mois  et  assez 
ordinairement  dix  à  douze  prêtres  y  prenaient  part.  Plus 
de  cent  prêtres  se  sont  ainsi  mis  à  l'école  de  saint  Ignace. 
Afin  de  les  recevoir  plus  convenablement  l'année  pro- 
chaine, nous  sommes  entrain  d'aménager  un  corps  de 
logis.  »  (13  Novembre  1838.) 

Le  Père  Delfour  ne  passa  que  deux  ans  à  Dôle  ;  les 
papiers  de  famille  mentionnent  un  fait  sans  importance 
en  lui-même,  mais  qui  prouve  quelle  estime  il  avait  su  y 


350  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

conquérir.  Peu  de  temps  avant  son  départ,  le  curé-archi- 
prêtre  et  le  sous-préfet  ayant  eu  une  contestation  con- 
vinrent de  soumettre  le  litige  au  Supérieur  des  Jésuites  et 
de  s'en  rapportera  sa  décision.  Le  Père  Delfour  envoyé  à 
Aix  eut  pour  successeur  à  Dôle  le  Père  Théofred  Richard, 
lequel  fut  à  son  tour  remplacé  par  le  Père  Philibert  Guil- 
lermet,  un  robuste  missionnaire  que  nous  avons  vu  faire 
ses  premières  campagnes  aux  temps  héroïques  de  Vais 
et  de  Lalouvesc.  (15  Août  1842.)  La  petite  résidence,  qui 
avait  failli  quelques  années  auparavant  périr  de  langueur, 
atteignit  alors  son  plein  développement;  elle  ne  compta 
pas  moins  de  quatorze  religieux,  dont  neuf  ou  dix  ou- 
vriers apostoliques  en  pleine  activité  de  service.  La  situa- 
tion de  Dôle  au  point  de  contact  des  quatre  diocèses  de 
Besançon,  de  Saint-Claude,  d'Autun  et  de  Dijon  favorisait 
le  rayonnement  de  leur  ministère.  «  Ces  quatre  diocèses, 
écrivait  le  Père  Guillermet,  nous  offrent  deux  fois  plus  de 
travail  que  nous  n'en  pouvons  faire. . .  Outre  sept  retraites 
pastorales,  les  Pères  de  cette  résidence  ontdonné  pendant 
le  dernier  semestre  les  Exercices  de  la  retraite  dans  vingt- 
cinq  communautés  religieuses  et  sept  Missions...  Nous 
allons  partir  par  groupes  de  trois  pour  faire  la  Mission 
simultanément  dans  trois  chefs-lieux  de  canton...  D'ail- 
leurs l'esprit  public  nous  est  maintenant  aussi  favo- 
rable à  Dôle  qu'il  nous  a  été  contraire,  il  y  a  quelques 
années  ^.  » 

Parmi  les  œuvres  organisées  à  la  résidence  elle-même 
il  en  est  une  qui  nous  paraît  mériter  une  mention  spéciale. 
Il  s'agit  d'une  congrégation  des  jeunes  filles  de  la  société 
qui  ne  se  contentaient  pas  de  réunions  pieuses,  mais  qui 
adoptaient  chacune  une  jeune  fille  pauvre  qu'elles  assis- 
taient et  instruisaient.  Il  y  avait  là  un  essai  de  patronage 
intéressant,  dont  malheureusement  on  a  négligé  de  nous 
faire  connaître  les  résultats.  L'essai  a  été  renouvelé  en 
des  temps  plus  rapprochés  de  nous,  non  sans    un  peu  de 

I.  Au  R.  p.  Général  a  janvier  i843,  2  janvier  i844. 


CHAPITRE    VII  351 

bruit  et  d'ostentation  ;  on  était  allé  chercher  des  modèles 
en  Angleterre.  L'œuvre  de  Popincourt,  imitée  des  settle- 
ments  de  Londres,  a  eu  une  existence  éphémère,  sur  la- 
quelle il  n'est  pas  à  propos  de  revenir. 

Aux  Jésuites  de  Dole  était  réservé  l'honneur  et  la  joie 
de  restaurer  l'antique  pèlerinage  du  Mont-Roland.  Nous 
n'avons  pas  à  faire  ici  l'histoire  du  sanctuaire  fameux,  où 
le  nom  du  héros  légendaire  se  trouve  associé  à  celui  de 
Notre-Dame.  Aucun  autre  ne  fut  plus  cher  à  la  piété  des 
populations  de  la  Franche-Comté  et  de  la  Bourgogne. 
Pendant  des  siècles  elles  y  affluèrent  par  troupes  innom- 
brables. Puis  vint  la  Révolution;  l'église,  le  monastère, 
tout  fut  saccagé,  il  ne  restait  guère  à  l'époque  dont  nous 
parlons  que  des  ruines  et  des  souvenirs.  La  désolation 
de  ce  lieu  saint  projetait  comme  une  ombre  de  tristesse 
sur  la  ville  et  la  contrée  qu'il  domine. 

Dès  leur  arrivée  à  Dole  les  Jésuites  avaient  regardé  du 
côté  du  Mont-Roland  avec  une  pieuse  convoitise,  et  ils 
s'étaient  promis,  si  la  Providence  leur  en  fournissait  le 
moyen,  défaire  refleurir  le  désert.  Ils  avaient  l'assurance 
que  leur  entreprise  trouverait  de  généreux  concours. 
Aussi  voyant  le  ciel  se  rasséréner  ils  mirent  sans  plus  tar- 
der la  main  à  l'œuvre  ;  on  peut  suivre  dans  la  correspon- 
dance des  Supérieurs  les  démarches  de  toute  sorte  qui 
furent  enfin  couronnées  de  succès  sur  la  fin  de  1843.  Le 
Père  Guillermet  en  envoyait  la  nouvelle  au  Père  Général 
avec  ses  vœux  de  bonne  année  au  début  de  l'année  sui- 
vante :  «  Les  ruines  du  sanctuaire  de  Notre-Dame  de  Mont- 
Roland,  avec  l'aile  du  monastère  restée  debout  et  l'enclos, 
ont  été  acquis  à  la  résidence  le  jour  même  de  l'Immacu- 
lée Conception,  au  prix  de  16.000  francs.  Nous  avons  été 
encouragés  par  la  lettre  de  Votre  Paternité  du  25  sep- 
tembre. » 

Le  prospectus  de  la  reconstruction  du  sanctuaire  était 
déjà  imprimé  à  cette  date  et  prêt  à  être  lancé  à  travers 
les  quatre  diocèses  qui  confinent  au  Mont-Roland.  Deux 
évêques  avaient   donné   leur   approbation;    on   attendait 


352  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

celle  des  deux  autres.  Mais  pour  celte  fois  l'affaire  parut 
prématurée.  Un  nouvel  orage  commençait  à  se  déchaîner 
contre  les  Jésuites.  On  résolut  d'attendre  des  temps  meil- 
leurs. Le  prospectus  resta  dans  les  armoires,  et  l'on  se 
contenta  de  ramener  un  peu  de  vie  dans  les  vieilles 
pierres.  Tout  d'abord  la  Madone  y  fut  réinstallée  en  sou- 
veraine. «  Le  l^'^mai,  écrit  le  Supérieur,  nous  avons  inau- 
guré une  belle  statue  en  fonte  de  la  Sainte  Vierge.  » 
(l*""  Juillet  1844.)  Puis  un  corridor  fut  aménagé  en  chapelle 
dans  ce  qui  restait  de  l'ancien  monastère.  Au  cours  de  sa 
visite,  le  Père  Maillard  y  célébra  la  messe  en  l'octave  de 
l'Assomption.  «  C'était,  écrit-il,  la  première  depuis  cin- 
quante-trois ans.  L'autel  de  marbre  avait  été  donné  par 
un  vieux  prêtre  qui  nous  remerciait  de  l'avoir  accepté. 
Malgré  nos  précautions  pour  tenir  la  chose  secrète, 
un  bon  nombre  de  fidèles  de  la  ville  et  des  environs  y 
étaient  accourus,  heureux  de  voir  rétablir  ce  pèlerinage 
jadis  si  fréquenté...  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  la 
ville  de  Dole  voit  avec  bonheur  cette  résurrection,  et 
qu'elle  nous  défendrait,  le  cas  échéant,  des  attaques  des 
ministres.  »  (24  Août  1844.) 

Dès  lors  la  chaîne  de  la  tradition  était  renouée,  les  sen- 
tiers du  Mont-Roland  furent  de  nouveau  foulés  par  le  pied 
des  pèlerins  ;  à  certains  jours  ils  y  vinrent  en  foule  ;  on 
dressait  un  abri  de  verdure  pour  les  recevoir,  et  l'on  y 
célébrait  des  solennités  touchantes.  Mais  ce  fut  seulement 
sept  ans  plus  tard  (1851)  que  l'on  entreprit  la  construction 
du  gracieux  monument  qui  couronne  aujourd'hui  la  sainte 
colline.  Le  Mont-Roland  n'est  guère  en  effet  qu'une  col- 
line, dernier  contrefort  d'un  chaînon  du  Jura  qui  s'avance 
en  promontoire  dans  les  plaines  de  la  Bresse  charolaise. 
Il  appartient  au  genre  montagne  comme  Montmartre  ou 
tout  au  plus  le  Mont  Valérien.  Revenons  à  Lalouvesc  ;  là 
nous  sommes  bien  dans  la  montagne. 

Nous  avons  vu  la  Compagnie  de  Jésus  reprendre  sa 
place    auprès    du    tombeau    de    saint  François  Régis  au 


CHAPITRE    VII  353 

lendemain  de  la  Révolution  de  1830.  Cette  résidence,  joyau 
de  la  Province  de  Lyon,  eut  des  débuts  particulièrement 
difficiles  ;  il  fallut  de  longues  années  pour  établir  son  statut 
canonique  et  lui  faire  un  régime  de  tout  point  acceptable. 
Le  problème  à  résoudre  fut  tout  d'abord   de   pourvoir 
à    l'entretien    des    missionnaires    sans   aller    contre    les 
prescriptions  de  l'Institut,  très  sévères  sur  l'article  de  la 
pauvreté   religieuse.    Le   village    de    Lalouvesc    n'offrait 
d'autres  ressources  que  les  honoraires  de  messes   et   les 
quêtes  ou  offrandes  à  l'église.  D'après  leurs  règles  les  Jé- 
suites ne  pouvaient  user  ni  des  unes  ni  des   autres.   Une 
première  convention  passée  entre  l'évêque  de  Viviers  et 
le  Père  Druilhet,  alors  Provincial  de  France,  dut  être,  pour 
ce  motif,  revisée  sous  l'administration  du   Père  Renault. 
En  vertu  d'un  nouveau  contrat  fait  en  1837,  tous  les  reve- 
nus du  pèlerinage    étaient  perçus   par  le  mandataire  de 
l'évêque  qui  s'engageait  à  servir  un  modeste  traitement 
aux  missionnaires.  Tout  d'abord  ils  furent  heureux  de  cet 
arrangement  et  ils  en  témoignent  leur  joie  :  «  Plus  d'obli- 
gation de  dire  des  messes  rétribuées.  Nous  ne  nous  mê- 
lons plus  de  rien  en  fait  de  perceptions  ou  recettes  quel- 
conques pour   le   pèlerinage,    ni    des  réparations  tant   à 
l'église  qu'à  la  maison.  C'est  M.  le  curé  et  son  vicaire  qui 
en  sont  chargés  ^  »  Mais  bientôt  les  inconvénients  appa- 
rurent.  Le  successeur  du  Père  Renault  ne  craignait  pas 
de  déclarer  la  situation  tout  à  fait  fausse  et  intolérable  : 
«  C'est  un  véritable  servage;  les  Pères  ne  peuvent  faire 
poser  sans  permission  un  carreau  brisé  ;  en  outre  le  trai- 
tement promis  n'est  pas  versé  exactement.  Impossible  par 
suite  d'avoir  un  personnel  en  proportion  des  besoins.  » 
(8  Juillet  1840.)  Le  Père  Maillard  conclut  effectivement  avec 
l'autorité  diocésaine  un  nouveau  contrat,  qui  garantissait  à 
la  communauté  une  existence  plus  correcte  et  plus  décente^. 

1.  Le  P.  Rigaud  Supérieur  au  P.  Général,  ii  janvier  et  6  juillet  i838. 

2.  L'évêque  de  Viviers  était  Mgr  Guibert,  plus  tard  archevêque  de 
Tours,  puis  de  Paris  et  cardinal.  (Convention  pour  Lalouvesc.  Archiv. 
Lugd.  XXII,  996,  loSa.) 

La  Compagnie  de  Jésus.  23 


354  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Une  autre  amélioration,  qui  avait  son  importance,  ne 
put  être  réalisée  que  trois  ans  plus  tard.  Voici  comment 
le  Provincial  de  Lyon  en  donnait  la  nouvelle  :  «  Enfin 
la  résidence  a  été  séparée  de  la  cure,  et  du  coup  voilà 
l'ordre  et  la  discipline  assurés.  »  (25  Mai  1844.)  Toutefois, 
il  y  avait  encore  mieux  à  faire  :  Les  Jésuites  occupaient  un 
immeuble  communal  dont  la  jouissance  pouvait  leur  être 
retirée  d'un  jour  ou  l'autre.  Le  successeur  du  Père  INIail- 
lard  annonce  que  cet  état  de  choses  va  cesser  :  «  Mgr  de 
Viviers  vient  de  nous  donner  une  preuve  manifeste  de  sa 
bienveillance  en  nous  concédant  en  toute  propriété  un 
terrain  sur  lequel  nous  bâtirons  une  maison  à  nous.  Il 
nous  a  pressés  lui-même  de  le  faire  pour  consolider  notre 
situation  à  Lalouvesc.  »  (31  Décembre  1846.)  Le  Père  Roo- 
thaan  s'empressa  de  faire  exprimer  la  vive  gratitude  de 
la  Compagnie  à  Mgr  Guibert  à  qui  elle  devait  d'être  ins- 
tallée en  un  lieu  qui  lui  était  si  cher,  de  telle  façon  que 
«  ni  les  successeurs  de  Sa  Grandeur,  ni  la  commune,  ni 
le  Gouvernement  ne  puissent  jamais  l'en  expulser  ». 
(3  Février  1847.) 

Dans  la  même  lettre  le  Père  Général  formulait  un  vœu 
qui  depuis  bien  des  années  hantait  la  pensée  des  mission- 
naires de  Lalouvesc  :  «  On  dit  que  la  chambre  où  est  mort 
saint  François  Régis  est  habitée  par  un  pauvre  ménage 
et  qu'il  n'y  a  aucun  signe  particulier  qui  rappelle  l'évé- 
nement. Il  serait  à  désirer  que  l'on  en  fît  l'acquisition  et 
que,  sans  en  changer  la  forme,  du  moins  à  l'extérieur, 
on  la  convertît  en  oratoire,  avec  l'agrément  de  Mgr 
l'évéque.   » 

Ce  pieux  désir  fut  exaucé  quelques  années  plus  tard. 
Une  lettre  du  Père  Roothaan  du  21  janvier  1849  félicite 
les  Pères  de  Lalouvesc  pour  l'acquisition  du  vieux  pres- 
bytère où  est  mort  saint  François  Régis.  Les  travaux  de 
réparation  et  l'aménagement  en  chapelle  de  la  pauvre 
masure  étaient  terminés.  Le  Père  Maillard,  alors  Provin- 
cial de  Lyon  pour  la  seconde  fois,  raconte  ce  qu'il  vient 
de  voir  :  «  Nous  avons  trouvé  à  Lalouvesc  nos  braves  Pères 


CHAPITRE    Vil  355 

réunis  autour  de  Mgr  l'évêque  de  Viviers.  Le  prélat 
s'était  rendu  sur  la  sainte  montagne  pour  bénir  solennel- 
lement la  nouvelle  chapelle  érigée  en  l'honneur  de  saint 
François  Régis  dans  la  maison  même  où  il  rendit  le  der- 
nier soupir.  C'est  un  pieux  et  joli  sanctuaire  où  vont  affluer 
et  puiser  de  touchants  souvenirs  les  nombreux  pèlerins 
qui  accourent  au  tombeau  du  Saint  Père.  C'est  une  ro- 
tonde qui  a  l'avantage  de  laisser  intact  le  pan  de  chemi- 
née et  le  fond  même  de  la  pauvre  demeure  qui  le  vit 
mourir.  Il  y  est  représenté  les  bras  étendus,  les  yeux 
ouverts  et  fixés  sur  Jésus  et  Marie  qui  lui  apparaissent 
pour  emporter  son  àme  au  ciel.  A  ses  côtés  est  le  bon 
Frère  coadjuteur,  témoin  et  compagnon  de  ses  apostoli- 
ques travaux.  Il  récite  encore  les  dernières  prières,  quand 
le  saint  est  ravi  et  passe  à  la  patrie  éternelle.  Le  groupe 
religieux,  presque  de  grandeur  naturelle,  est  impression- 
nant; il  inspirera  de  salutaires  pensées  aux  pieux  pèle- 
rins et  touchera  bien  des  cœurs.  Defunctus  aclhuc  loquc- 
tur.  »  (7  Mai  1852.) 

A  cette  date,  les  missionnaires  habitaient  déjà  depuis 
deux  ans  la  résidence  bâtie  sur  le  terrain  donné  par  l'évc- 
que  de  Viviers.  Par  une  nouvelle  faveur,  le  vénérable 
prélat  venait  de  remettre  complètement  à  la  Compagnie 
la  paroisse  en  même  temps  que  le  pèlerinage.  Désormais 
le  Supérieur  de  la  résidence  aurait  aussi  le  titre  et  exer- 
cerait les  fonctions  de  curé.  Il  y  avait  assez  de  bonnes 
raisons  pour  justifier,  on  pourrait  dire,  pour  exiger  une 
dispense  à  la  règle  générale.  «  L'acceptation  de  ce  titre, 
écrivait  le  Père  Général,  ne  peut,  dans  les  circonstances 
présentes  et  vu  votre  position  particulière,  qu'être  avan- 
tageuse soit  pour  la  discipline  religieuse,  soit  pour  l'exer- 
cice du  saint  ministère;  et  pourvu  que  le  casuel  soit 
toujours  fidèlement  appliqué  aux  bonnes  œuvres  de  la 
paroisse,  l'esprit  de  pauvreté  ne  pourra  pas  en  souffrir.  » 
(21  Janvier  1849  <.) 

I.  Au  sujet  de  la  cure  de  Lalouvesc  acceptée  par  les  religieux  de  la 
Compagnie,  le  Père  Rootliaan  écrivait  au  Provincial  de  Lyon  :  «  Je  \o\\- 


356  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Au  surplus  cette  résidence  de  Lalouvesc  était  un  mer- 
veilleux foyer  d'activité  apostolique.  Le  pèlerinage  d'une 
part,  de  l'autre  les  Missions  dans  les  villes  et  les  campa- 
gnes offraient  au  zèle  des  héritiers  de  saint  François  Régis 
un  champ  illimité.  Il  fallait  s'y  dépenser  sans  compter,  mais 
devant  l'abondance  de  la  moisson  les  ouvriers  oubliaient  la 
peine  qu'ils  prenaient  pour  la  recueillir.  Les  rares  corres- 
pondances des  missionnaires  parvenues  jusqu'à  nous,  les 
souvenirs  consignés  dans  les  Annales  se  résument  en 
ces  deux  mots  qui  reviennent  avec  une  monotonie  tou- 
chante :  beaucoup  de  fatigues,  encore  plus  de  consola- 
tions. 

«  Notre  personnel,  écrit  le  Père  Rigaud,  se  compose 
toujours  de  sept  ou  huit  Pères...  Nous  avons  tous  beau- 
coup travaillé  depuis  le  1*""  janvier.  L'ouvrage  est  toujours 
bien  au-dessus  de  ce  que  nous  pouvons  faire.  Le  pèleri- 
nage est  florissant.  Pour  les  retraites  et  les  Missions, 
nous  sommes  tellement  pressés,  harcelés  par  les  deman- 
des de  MM.  les  curés  qu'il  est  bien  difficile  de  ne  pas 
accorder  au  delà  de  nos  forces.  »  (22  Juillet  1839.)  Son 
successeur,  le  Père  Casimir  Laurens,  est  plus  explicite 
encore  :  «...  Nous  serions  trente  missionnaires  que  tous 
auraient  abondamment  de  quoi  s'occuper.  Il  est  impos- 
sible, mon  Très  Révérend  Père,  de  se  faire  une  idée 
du  véritable  feu  roulant  de  Lalouvesc,  si  on  ne  le  voit 
pas  de  ses  yeux.  Je  souffre  de  voir  nos  Pères  écrasés 
de  travail  le  jour  et  la  nuit  en  toute  saison.  Je  fais  bien 
tout  ce  que  je  puis  pour  leur  ménager  quelque  repos... 
Mais  parvuli  petierunt  panem,  et  hélas  !  plus  d'une  fois 
non  erat  qui  franger  et  eis*.    Gomment  s'arrêter?...  Nous 

envoie  la  dispense  que  j'ai  cru  utile  de  demander  à  Sa  Sainteté  pour  nos 
missionnaires  de  Lalouvesc  in  perpetuum.  Ce  moyen  m'aparule  plus  pro- 
pre à  couper  court  aux  difficultés. Les  rétributions  dites  Jura  stolae  eiles 
aumônes  pour  les  messes  pourront  être  perçues  par  les  Nôtres,  à  condi- 
tion qu'elles  seront  consacrées  soit  aux  dépenses  du  culte  et  à  l'entretien 
de  l'église,  soit  aux  pauvres  ou  à  quelque  bonne  œuvre  en  faveur  de  la 
paroisse.  »  (6  Mai  i85o.) 

I.  a  Les  petits  enfants  ont  demandé  du  pain,  et  il  n'y  avait  personne 
pour  leur  en  donner.  »  (Lamentation  de  Jérémie,  iv,  4-) 


CHAPITRE    VII  357 

avons  donné  pendant  l'hiver  dernier  quatorze  Missions 
dont  plusieurs  demandées  avec  instance  depuis  1834,  puis 
des  retraites  sans  nombre,  et  j'ai  encore  le  regret  de  faire 
beaucoup  de  mécontents  parmi  les  curés.  »  (29  Août  1841.) 

Aussi  après  chacune  de  ses  visites,  le  Provincial  a  peine 
à  contenir  son  émotion  :  «  Lalouvesc,  maison  admirable, 
autant  par  le  zèle  et  les  travaux  de  nos  ouvriers  que  par 
le  concours,  la  foi  et  la  piété  des  pèlerins.  11  est  impos- 
sible de  dire,  de  se  figurer  même  le  bien  qui  s'accomplit  là 
dans  le  cours  de  la  belle  saison,  alors  que  des  personnes 
de  tout  rang,  de  toute  condition  y  affluent,  soit  pour  se 
livrer  aux  saints  Exercices  sous  la  direction  de  nos  Pères, 
soit  seulement  pour  se  confesser  et  communier  au  tom- 
beau de  saint  François  Régis.  Impossible  aussi  de  faire 
plus  de  Missions  dans  le  reste  de  l'année.  Les  mission- 
naires sillonnent,  au  pied  de  la  lettre,  le  diocèse  de  Viviers 
et  même  les  diocèses  voisins,  heureux  de  marcher  sur  les 
traces  de  saint  François  Régis  dont  ils  partagent  et  imitent 
la  vie...»  (Juillet  1841,  août  1842.)  Le  socius  du  Provincial 
fait  entendre  une  autre  note  :  «  Cette  année  le  concours  a 
été  grand  à  Lalouvesc.  Nos  pauvres  Pères  s'y  tuent.  L'été 
ils  travaillent  jour  et  nuit;  l'hiver  ils  donnent  des  Mis- 
sions. Je  ne  comprends  pas  comment  ils  peuvent  y  tenir.  » 
(10  Octobre  1841.) 

Toutefois  la  Providence  avait  amené  au  petit  groupe 
des  missionnaires  de  Lalouvesc  un  corps  d'auxiliaires  qui, 
pendant  toute  la  période  dont  nous  nous  occupons,  prit 
sa  part  du  fardeau.  Tout  d'abord  la  maison  de  Notre-Dame- 
d'Ay  parut  destinée  à  leur  servir  de  résidence  pendant 
l'hiver^;  mais  après  un  essai  on  reconnut  que  ce  chan- 
gement de  domicile  était  une  délicatesse  superflue;  le 
vieux  castel  pouvait  être  mieux  utilisé.  A  l'automne  de 
1839  le  Troisième  An  y  fut  transféré  d'Avignon;  la  solitude, 

I.  «  Nous  sommes  tous  présentement  à  Notre-Dame-d'Ay,  un  Père  et 
trois  frères  coadjuteurs  exceptés,  qui  sont  restés  à  Lalouvesc.  »  (Lettre 
du  P.  Rigaud,  ii  janvier  i838.)  «  Chaque  jour  nous  conOrme  dans  la 
persuasion  qu'une  maison  de  ce  genre  est  indispensable  pour  les  ouvriers 
de  Lalouvesc,  même  pendant  l'été.  »  (Du  même,  6  juillet  i838.) 


358  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

le  voisinage  du  tombeau  de  saint  François  Régis,  l'at- 
mosphère de  paix,  de  piété  et  de  zèle  apostolique  qu'on 
respirait  au  pied  de  la  sainte  montagne  avaient  fixé  le 
choix  des  Supérieurs.  Les  missionnaires  ne  descendirent 
pas  pour  y  chercher  une  température  plus  clémente  ;  ils 
allèrent  évangéliser  d'autres  villages;  mais  ce  furent  les 
Pères  du  Troisième  An  qui,  à  peine  installés,  montèrent  à 
Lalouvesc  prendre  leur  place  et  faire  pendant  un  mois, 
en  plein  hiver,  les  Exercices  spirituels.  A  la  veille  de  Noël, 
le  Père  Fouillot  écrivait:  «  Nous  avons  fait  la  grande  re- 
traite aux  pieds  de  saint  François  Régis,  qui  nous  a  mer- 
veilleusement secourus.  Jamais  je  ne  m'étais  senti  aussi 
aidé  en  donnant  les  saints  Exercices.  Cette  assistance  nous 
a  suivis  quand  nous  sommes  redescendus  à  Notre-Dame- 
d'Ay.  »  (23  Décembre  1839.) 

Entre  autres  expérinients  obligatoires  qui  remplissent 
le  Troisième  An  figure  un  mois  entier  de  Mission.  On  ne 
pouvait  être  mieux  placé  qu'à  Notre-Dame-d'Ay  pour 
satisfaire  à  cette  exigence  de  l'Institut.  Le  Père  Rigaud 
parle  dans  ses  lettres  de  «  la  soif  ardente  »  qu'on  a  des 
Missions  dans  tout  le  pays  d'alentour  ;  impossible  de  suf- 
fire à  toutes  les  demandes.  Aussi  ce  fut  avec  bonheur  que 
l'on  vit  arriver  le  renfort  des  Pères  du  Troisième  An  ;  les 
Supérieurs  de  Lalouvesc  en  parlent  avec  effusion  dans 
leur  correspondance  :  «Voilà  le  moment  où  les  Tertiaires 
vont  partir  pour  les  Missions;  la  plupart  sont  sous  la  con- 
duite des  missionnaires  de  la  résidence.  Ils  font  ainsi  leur 
apprentissage.  Mais  avec  quelle  générosité,  quelle  chaleur 
de  cœur  ils  donnent  les  prémices  de  leur  apostolat!  Aussi 
Dieu  bénit  leurs  travaux  au  delà  de  toute  espérance...  » 
(24  Janvier  1842.) 

Les  Pères  du  Troisième  An  apportaient  un  concours  non 
moins  précieux  à  la  résidence  de  Lalouvesc  pendant  la 
saison  du  pèlerinage.  Chaque  samedi,  plusieurs  d'entre  eux 
étaient  désignés  pour  aller  prêter  main-forte  aux  mission- 
naires; de  bonne  heure  dans  la  soirée,  ils  faisaient  à  pied 
l'ascension  par  les  sentiers  de  la  montagne;  ils  passaient 


CFIAPITRE    VII  359 

une  partie  de  la  nuit,  parfois  la  nuit  entière  à  entendre  les 
confessions;  ils  prêchaient  et  confessaient  encore  pendant 
les  premières  heures  de  la  matinée,  et  ils  devaient  être 
de  retour  dans  leur  communauté  pour  le  repas  de  midi. 
A  certains  jours  de  grande  presse,  on  parvenait  ainsi  à 
compter  jusqu'à  trente  confesseurs  occupés  à  entendre  les 
pèlerins  arrivés  de  leurs  villages  à  la  tombée  de  la  nuit 
pour  s'en  retourner  le  lendemain.  On  comprend  combien 
les  solitaires  de  Notre-Dame-d'Ay  étaient  attendus  à  la 
montagne  et  quel  désappointement  c'était  quand  ils 
venaient  à  manquer.  —  «  Aujourd'hui  dimanche,  écrit  le 
Père  Laurens,  leur  retraite  nous  a  privés  de  leur  secours; 
aussi  quoique  nous  ayons  confessé  toute  la  nuit,  nous 
avons  eu  la  douleur  de  voir  partir  bien  des  pèlerins  qui 
n'ont  pu  trouver  de  confesseurs.  »  (29  Août  1841.)  On 
comprend  mieux  encore  quelle  dut  être  l'émotion  du 
pauvre  Supérieur,  lorsqu'il  apprit  qu'il  était  question  de 
transporter  le  Troisième  An  à  Dôle.  «  C'est  une  vraie  cala- 
mité, écrit-il,  pour  notre  résidence  à  qui  il  rendait  tant  de 
services...  Gomment  suffire  avec  nos  seules  ressources 
au  travail  que  nous  apportent  chaque  été  quatre-vingt 
à  quatre-vingt-dix  mille  pèlerins?...  »  Ce  sont  presque 
exclusivement  de  pauvres  gens  de  la  campagne  qui  ne 
peuvent  se  donner  un  peu  de  liberté  que  le  dimanche  ;  ils 
arrivent  alors  par  milliers  à  la  fois  et  quand  ils  sont  là  il 
faut  bien  les  recevoir.  Sans  parler  des  autres,  «c'est  plus 
de  dix  mille  confessions  générales  »  à  entendre  chaque 
année.  (29  Août  1842.) 

Le  transfert  projeté  n'eut  pas  lieu.  Le  Père  Général,  en 
apprenant  que  le  Troisième  An  serait  maintenu  à  Notre- 
Dame-d'Ay  exprimait  sa  vive  satisfaction.  «  Il  paraît, 
ajoutait-il,  que  saint  François  Régis  ne  veut  pas  que  les 
Tertiaires  s'éloignent  de  son  tombeau.  »  (15  Juin  1843.)  On 
fit  mieux  encore,  la  maison  qui  jusque-là  n'avait  été  qu'une 
annexe  de  la  résidence  de  Lalouvesc,  reçut  son  autonomie; 
l'Instructeur  du  Troisième  an,  le  Père  Fouillot,  en  devint 
le  Supérieur. 


360  LÀ    COMPAGNIE    DE    JESUS 

On  nous  permettra  de  nous  arrêter  une  fois  encore 
devant  cette  physionomie  originale  et  puissante.  Aucun 
Jésuite  français  n'a  peut-être  exercé  sur  sa  famille  reli- 
gieuse une  action  plus  profonde  ;  car  on  peut  dire  qu'il  a 
marqué  de  son  empreinte  plusieurs  générations  d'enfants 
de  la  Compagnie,  en  dirigeant  pendant  tant  d'années  cette 
ft  école  du  cœur  »  où  elle  leur  donne  leur  formation  der- 
nière et  définitive.  Il  en  avait  la  charge  déjà  depuis  six  ans  ; 
mais  c'est  à  Notre-Dame-d'Ay,  semble-t-il,  qu'il  se  révèle 
dans  la  force  du  terme  l'homme  de  la  fonction.  Le  témoi- 
gnage des  Pères  Provinciaux  est  à  cet  égard  d'année  en 
année  plus  explicite  et  plus  formel.  «  Le  Pèje  Fouillot  est 
toujours  le  même,  écrit  le  Père  Maillard;  c'est  l'homme 
du  Troisième  An.  S'il  avait  la  santé,  comme  le  talent  et  le 
zèle, il  serait  l'homme  rare, l'homme  parfait.»  (4  août  1842.) 
Et  une  autre  fois  :  «  11  est  vraiment  l'homme  de  la  situation, 
entouré  de  l'estime  et  de  la  confiance  de  ses  tertiaires,  les 
instruisant,  les  formant  à  la  grande  manière  de  notre 
Institut.  »  (24  Mai  1844.)  Le  successeur  du  Père  Maillard 
ne  parle  pas  autrement  :  «  Le  bon  Père  Fouillot  fait  à  ces 
jeunes  Pères  un  bien  incroyable;  ceux  qui  ont  passé  par 
ses  mains  ne  sont  plus  reconnaissables...  Le  Père  Ins- 
tructeur est  toujours  l'instrument  du  Saint-Esprit  pour 
briser  et  transformer.  Dieu  veuille  le  conserver  longtemps 
dans  un  emploi  si  utile  '  !  » 

Aussi  dès  1842,  le  Père  Roothaan  lui  demandait-il  de 
rédiger  un  Mémoire  aussi  détaillé  que  possible  sur  la 
méthode  qu'il  suivait  dans  l'organisation  et  la  direction 
du  Troisième  An,  afin  de  faire  profiter  de  son  expérience 
ceux  qui  auraient  à  remplir  la  même  charge.  (2  Septem- 
bre 1842.)  Le  Père  Fouillot  prit  son  temps  que  le  Géné- 
ral trouva,  paraît-il,  un  peu  long  ;  car  il  écrivait  en  accu- 
sant réception  du  Mémoire  :  «  La  satisfaction  quej'ai  eue 
à  lire  les  cahiers  du  Troisième  An  m'a  largement  dédom- 
magé de  l'attente...  J'envie  le  sort  de    ces  jeunes   Pères 

I.  Le  P.  Jordan,  Provincial  de  Lyon  au  R.  P.  Général,  28  oct.  i846) 
janvier  i848. 


CHAPITRE    VII  361 

qui  ont  le  bonheur  de  faire  ainsi  leur  troisième  Proba- 
tion.  »  (5  Mai  1843.) 

Au  surplus  le  Père  Instructeur  et  le  Père  Général 
étaient  faits  pour  s'entendre;  ils  avaient  l'un  comme  l'au- 
tre le  culte  des  Exercices  spirituels  de  saint  Ignace. 
Pour  l'un  comme  pour  l'autre  c'est  là  que  se  trouve  la 
solide  nourriture  qui  doit  former  le  tempérament  du  Jé- 
suite ;  leur  correspondance  est  pleine  de  cette  idée  : 
«  Plus  je  vais,  écrit  le  Père  Fouillot  après  cette  grande 
retraite  qu'il  a  donnée  à  ses  tertiaires  près  du  tombeau 
de  saint  François  Régis,  plus  je  comprends  que  toute  la 
vie  de  la  Compagnie  prend  sa  source  dans  les  Exercices.  » 
Aussi,  volontiers  il  résumait  ses  enseignements  et  ses 
exhortations  aux  Pères  du  Troisième  An  dans  cette  brève 
formule  :  «  Soyez  les  hommes  des  Exercices.  »  — Quant  au 
Père  Roothaan,  on  voit  dans  ses  lettres  au  Père  Instruc- 
teur comment  il  conçoit  le  Troisième  An.  C'est  le  cœur 
plus  que  l'intelligence  qu'il  y  faut  cultiver;  c'est  l'esprit 
d'abnégation  qu'il  y  faut  acquérir  et  développer.  L'étude 
de  l'Institut  qui  y  tient  une  si  grande  place  ne  sera  point 
tant  spéculative  que  pratique;  le  religieux  y  vient  appren- 
dre «  ses  devoirs  plutôt  que  le  Droit  ».  Cet  idéal,  qui  est 
celui  de  la  Compagnie,  fut  aussi  celui  dont  s'inspira  le 
Père  Fouillot  pendant  les  trente-six  ans  qu'il  demeura  en 
charge.  Son  expérience  s'ajoutant  à  ses  qualités  naturel- 
les lui  donnait  un  ascendant  auquel  on  ne  résistait  guère 
et  qui  facilitait  beaucoup  l'action  de  la  grâce  dont  il  ne 
voulait  être  que  l'instrument.  Un  de  ceux  qui  avaient 
éprouvé  au  Troisième  An  cette  heureuse  influence  esquis- 
sait ainsi  le  portrait  du  Père  Instructeur  :  «  Sa  droiture 
et  au  besoin  sa  rude  franchise,  sa  vigueur  surnaturelle  au 
milieu  des  épreuves  que  Dieu  lui  envoyait,  une  haute  rai- 
son jointe  à  une  piété  solide,  la  connaissance  profonde 
de  l'esprit  de  saint  Ignace,  une  parole  élevée,  substan- 
tielle, toujours  exacte,  et  au  fond  une  mâle  bonté  qui  se 
trahissait  à  son  insu  par  la  douceur  de  son  regard,  expli- 
quent la    confiance   que    les   Jésuites   français,     anglais, 


362  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

américains,  allemands,    espagnols   et   belges   eurent  en 
lui  pendant  si  longtemps  ^  » 

Le  Troisième  An  fut  maintenu  à  Notre-Dame  d'Ay  de 
1839  jusqu'à  1851  ;  à  cette  date  il  fut  transféré  à  Notre- 
Dame-de-Liesse,  Dès  1845,  on  avait  dû  agrandir  quelque 
peu  le  local,  qui  put  alors  recevoir  vingt-quatre  Tertiaires. 
Le  charme  de  cette  pieuse  solitude,  le  voisinage  de  la 
sainte  montagne  de  Lalouvesc,  les  essais  d'apostolat  près 
du  tombeau  de  saint  François  Régis,  les  merveilles  de 
grâces  dont  on  y  ét&it  témoin  2,  tout   cela    exerçait   sur 

1.  Le  H.  P.  A.  de  Fonlevoy.  Sa  vie,  par  le  P.  Alexandre  de  Gabriac. 
P.  II 8,  Paris,  Baltenweck. 

C'est  au  début  de  son  séjour  à  Notre-Dame-d'Ay  que  le  P.  Fouillot 
s'adonna  à  un  travail  «  d'à  côté  »  qui  mérite  d'être  mentionné.  Le  19  fé- 
vrier 1843,  il  envoyait  au  P.  Général  un  vieux  manuscrit  avec  la  copie 
qu'il  en  avait  faite  lui-même.  C'étaient  les  notes  du  B.  P.  Pierre  Lefèvre 
sur  ses  méditations,  pendant  les  dernières  années  de  sa  vie.  Ce  manu- 
scrit avait  une  histoire;  il  provenait  de  la  bibliothèque  de  famille  du 
P.  de  Mac-Carthy.  Le  P.  de  Mac-Car Ih y  en  avait  fait  don,  avant  son  en- 
trée au  noviciat,  au  P.  Roger.  Il  eut  sans  doute  péri  dans  la  débâcle  de 
i83o,  mais  le  P.  Fouillot,  qui  en  connaissait  l'existence,  alla  le  déterrer 
dans  la  chambre  du  P.  Roger  au  milieu  d'un  fouillis  de  livres  et  de  papiers. 
11  dut  faire  une  petite  étude  de  paléographie  pour  le  déchiffrer  ;  le  manu- 
scrit n'était  point  l'original,  mais  une  copie  presque  contemporaine  du 
Bienheureux.  Ces  notes  étaient  pour  la  famille  de  saint  Ignace  une  véri- 
table relique,  d'autant  plus  que,  comme  disait  le  P.  Fouillot,  on  y  appre- 
nait comment,  avec  «  la  spiritualité  du  catéchisme,  on  peut  s'élever  à 
la  plus  havite  perfection  ».  Ces  précieuses  notes  ont  été  publiées  sous  le 
titre  de  Memoriale  vitae  Spiritiialis  Ven.  P.  P.  Fabri.  Paris,  Gauthier- 
Villars,  1873. 

A  signaler  encore  un  autre  témoignage  de  la  pieuse  activité  de  l'Ins- 
trucleur  du  Troisième  An  à  Notre-Dame-d'Ay.  Une  première  fois  le 
•2-j  décembre  i846,  et  une  seconde  fois  le  ib  mars  1847,  il  adressa  au 
P.  Général  un  Mémoire  sur  l'opportunité  d'établir  une  fête  de  «  Notre- 
Dame  du  Cénacle  ».  Cette  fête,  avec  sa  liturgie  propre,  fut  effectivement 
approuvée  par  le  Pape  Léon  XIII,  quarante  ans  plus  tard.  (Décrets  de 
la  Congrégation  des  Rites,  10  janvier  1886  et  3o  avril  1887.)  L'initiative 
en  revient  sans  conteste  au  P.  Fouillot. 

2.  Les  faveurs  miraculeuses  obtenues  au  tombeau  de  saint  François 
Régis  n'ont  jamais  cessé;  elles  sont,  on  peut  le  dire,  innombrables.  «  Le 
Seigneur,  écrit  le  Supérieur  de  Lalouvesc,  nous  comble  de  grâces  et  de 
consolations  en  rendant  toujours  plus  glorieux  le  tombeau  de  notre 
«  Saint  Père  ».  Notre  Annuelle  fera  mention  de  quelques  faits,  entre  plu- 
sieurs autres,  qui  le  prouvent.  »  (6  Juillet  i838.)  Il  ne  se  passe  pas  d'an- 
née qu'on  n'ait  à  enregistrer  authentiquement  des  guérisons  subites  de 


CHAPITRE    VII 


363 


l'âme  des  enfants  de  la  Compagnie  un  attrait  puissant,  et 
tous  ceux  qui  y  vinrent  recevoir  leur  dernière  formation 
«n  gardèrent  un  délicieux  et  ineffaçable  souvenir.  Le  Père 
>de  Ponlevoy,  qui  fut  de  ceux-là,  ne  pouvait,  au  dire  de 
son  biographe,  en  parler  sans  émotion.  11  revint  plusieurs 
fois  dans  le  cours  de  sa  vie  y  faire  sa  retraite,  et  un  jour, 
la  terminant  en  la  fête  de  saint  François  Piégis,  il  écrivait  : 
«  Aujourd'hui  Lalouvesc  est  dans  toute  sa  splendeur. 
Que  c'est  beau!  Les  pompes  de  Paris  ne  me  font  rien. 
Ici  tout  m'édifie  et  me  console  jusqu'aux  larmes.  » 

Les  Jésuites  n'étaient  pas  seuls  à  subir  l'attrait  de  ces 
lieux  bénis.  Le  29  août  1841,  le  Père  Laurens  écrit  de 
Lalouvesc  :  «  Nous  avons  eu  dernièrement  le  cardinal 
archevêque  de  Lyon  pendant  neuf  jours,  ici  ou  à  Notre- 
Dame-d'Ay,  où  il  a  fait  sa  retraite  annuelle.  11  m'a  assuré 
en  partant  qu'il  reviendrait  l'année  prochaine  faire  encore 
sa  retraite  à  Notre-Dame-d'Ay  dont  le  site  l'a  enchanté.  » 


IV 


Lajeune  Province  de  Paris  eut  une  croissance  beaucoup 
plus  rapide  que  celle  de  Lyon.  Dans  les  sept  premières 
années  de  son  existence,  elle  ne  créa  pas  moins  de  dix 
résidences  nouvelles. 

La  première  en  date  est  celle  de  Nantes.  M.  de  Cour- 
son,  prêtre  de  Saint-Sulpice,  Supérieur  du  séminaire  de 
Philosophie  et  vicaire  général  du  diocèse,  en  peut  être 
regardé  comme  le  fondateur.  —  «  C'est  lui,  écrivait  le 
premier  Supérieur,  le  Père  Varlet,  qui  nous  a  demandés, 
qui  pourvoit  à  notre  logement,  à  notre  entretien  et  qui 
dans  ce  moment  même  cherche  à  nous  établir  dans  une 
maison  plus  vaste,  avec  grand  jardin,  et,  s'il  est  possible, 


malades  et  d'infii-mes.  El,  comme  le  fait  observer  l'annaliste,  beaucoup 
-échappent  au  contrôle,  parce  que  les  braves  gens  de  la  campagne,  dans 
leur  simplicité,  trouvent  la  chose  si  naturelle  qu'ils  négligent  de  la  faire 
constater. 


364  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

une  église  toute  proche,  laquelle  est  abandonnée  depuis 
longtemps  et  qu'il  ferait  réparer.  »  (28  Juin  1837.) 

Depuis  longtemps  d'ailleurs  l'évêque,  Mgr  de  Guérines, 
aussi  bien  que  son  coadjuteur,  Mgr  de  Hercé,  avaient 
exprimé  le  désir  de  voir  la  Compagnie  s'établir  à  Nantes. 
Les  PP.  Yarlet  et  Laurent  y  arrivèrent  au  mois  d'avril  1837 
et  s'installèrent  dans  une  petite  maison  louée  pour  eux 
au  faubourg  Saint-Clément.  Dès  le  mois  de  Juillet,  ils 
se  transportaient  à  la  rue  de  Coutances,  sur  la  paroisse 
de  Saint-Similien,  d'où  le  nom  de  missionnaires  de  Saint- 
Similien,  sous  lequel  les  Jésuites  furent  connus  parmi  le 
peuple  pendant  les  premières  années  de  leur  séjour  à 
Nantes.  Ils  habitaient  une  assez  vaste  maison  dans  le 
quartier  des  Minimes,  achetée  avec  ses  dépendances  au 
prix  de  28.000  francs;  c'est  dire  que  le  logis  n'était  guère 
somptueux.  L'abbé  de  Courson  supporta  la  dépense  ; 
mais  accablé  par  les  œuvres  qu'il  prenait  à  sa  charge  sans 
compter,  il  ne  lui  fut  bientôt  plus  possible  d'aider  la  rési- 
dence autrement  que  par  sa  très  réelle  sympathie.  Elle 
comptait  dès  lors  avec  les  deux  Pères  déjà  nommés  les 
PP.  ArthurMartin  et  Jacques  Millet.  Au  mois  de  novem- 
bre un  cinquième  confrère  leur  fut  adjoint,  c'était  le  Père 
Pierre  Labonde.  Nous  ne  craignons  point  d'exagérer  en 
disant  que  ce  nom  est  encore  à  l'heure  présente  entouré 
d'une  affectueuse  vénération  par  le  peuple  de  Nantes. 

Le  Père  Labonde  avait  été  jusque-là,  comme  directeur 
de  congrégation  à  Saint-Acheul  et  à  Fribourg,  l'apôtre 
des  enfants  ;  il  allait  être  pendant  quarante-cinq  ans  à 
Nantes  l'apôtre  des  ouvriers  et  des  pauvres.  Lorsque,  en 
effet,  en  1856,  les  Supérieurs  songèrent  à  l'envoyer  dans 
une  autre  résidence,  l'évêque,  Mgr  Jacquemet,  réclama 
avec  de  telles  instances  qu'il  fallut  le  laisser  à  son  incom- 
parable apostolat.  Le  Père  Labonde  avait  été  attribué  à  la 
nouvelle  résidence  avec  la  mission  expresse  de  se  consa- 
crer au  soin  delà  classe  ouvrière  et  plus  spécialement  des 
hommes.  Et  il  fut,  selon  la  remarque  de  son  biographe, 
pendant  près   d'un    demi-siècle,   confesseur    et  presque 


CHAPITRE    VU  365 

exclusivement  confesseur  d'hommes.  Dès  son  arrivée  à 
Nantes,  il  avait,  pour  ainsi  dire,  élu  domicile  dans  un 
réduit  de  l'école  des  Frères,  rue  de  la  Commune,  où  les 
classes  d'adultes  lui  amenaient  delà  clientèle.  Au  Carême 
qui  suivit  il  avait  déjà  préparé  à  l'accomplissement  du 
devoir  pascal  près  de  trois  cents  ouvriers  retardataires  et 
de  plus  quarante-trois  soldats.  Dans  la  suite,  Mgr  Jac- 
quemet,  désireux  de  favoriser  un  ministère  aussi  précieux, 
lui  avait  donné  la  chapelle  de  la  Psallette,  attenant  à  la 
cathédrale.  C'est  là  que,  à  toute  heure  du  jour  et  parfois 
fort  avant  dans  la  nuit,  le  Père  Labonde  recevait  les  petites 
gens,  les  ouvriers,  objets  de  ses  préférences,  mais  aussi 
des  hommes  de  condition  plus  élevée,  appartenant  à  tou- 
tes les  professions  libérales,  et  en  particulier  bon  nom- 
bre de  prêtres.  Il  avait  établi  dans  sa  chapelle  une  congré- 
gation sous  le  titre  de  «  Notre-Dame  de  la  Jeunesse  et 
des  Ouvriers  »  ;  il  n'y  admettait  qu'une  élite  recrutée  avec 
des  précautions  sévères;  mais  à  cette  élite  il  savait  inspi- 
rer quelque  chose  du  zèle  qui  le  dévorait  lui-même,  et 
elle  devenait  entre  ses  mains  un  excellent  instrument 
d'apostolat. 

Cette  esquisse  serait  trop  incomplète,  si  l'on  n'y  ajou- 
tait que  le  Père  Labonde  avait  ses  méthodes  à  lui,  des 
allures  et  même  un  langage  qui  lui  réussissaient,  mais 
qu'il  ne  faudrait  pas  proposer  en  exemple  à  imiter.  On 
en  pourrait  dire  autant  de  beaucoup  de  grands  serviteurs 
de  Dieu,  qui  furent  puissants  en  paroles  et  en  œuvres. 
Dans  le  milieu  populaire  où  s'exerça  son  action,  et  peut- 
être  bien  grdce  à  sa  manière  originale,  le  Père  Labonde 
connut  cette  puissance  et  il  avait  le  droit  sur  la  fin  de  sa 
vie  de  remercier  Dieu  qui  «  avait  bien  daigné  se  servir 
de  sa  pauvre  créature  pour  accomplir  des  merveilles  de 
conversion  »  '. 

I .  La  vie  de  ce  vrai  fils  de  saint  Ignace  a  été  écrite  par  le  P.  Gharruau, 
sous  ce  titre  :  Un  apàire  des  enfants  et  des  ouvriers  :  Le  R.  Père  Pierre 
Labonde.  Nantes,  Libaros.  1884.  Né  le  i^""  août  1795,  admis  à  Saint- 
Acheul  en  qualité  d'auxiliaire  en  1818,  entré  au  noviciat  le  i4  septem- 
bre 1821,  il  mourut,  le  1 5  janvier  i883,  à  Angers,  où  on  l'avait  transporté 


366  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

Le  Père  Augustin  Laurent  avait  précédé  de  quelques 
mois  à  Nantes  le  Père  Labonde;  lui  aussi,  il  devait  y  pas- 
ser le  reste  de  sa  vie,  car  pour  lui  aussi,  devant  les 
réclamations  épiscopales,  il  ne  fut  pas  possible  au  Pro- 
vincial de  Paris  de  l'appeler  ailleurs.  Le  Père  Laurent 
avait  dû  acheter  par  une  persévérance  méritoire  son  admis- 
sion dans  la  famille  de  saint  Ignace.  Voici  la  petite  note 
que  le  Père  Gury  lui  consacre  dans  les  Mémoires  de  Mont- 
rouge-.  «  M.  Laurent,  jeune  prêtre  du  diocèse  de  Troyes, 
avait  porté  pendant  quelques  mois  l'habit  de  Trappiste. 
On  essaya,  mais  en  vain,  d'obtenir  la  dispense  de  Rome 
pour  cet  empêchement'.  Après  avoir  passé  deux  ans  à 
Montrouge  et  y  avoir  montré  beaucoup  de  ferveur,  il  eut 
la  douleur  de  ne  pouvoir  être  reçu  dans  la  Société.  » 

Le  Père  Godinot,  qui  l'avait  admis  provisoirement  au 
noviciat,  croyait  pouvoir  solliciter  une  dispense  en  sa 
faveur.  «  Dès  son  enfance,  écrivait-il,  l'abbé  Laurent  avait 
souhaité  appartenir  à  la  Compagnie  de  Jésus  qu'il  connais- 
sait pour  avoir  lu  la  Vie  de  ses  saints;  mais  ignorant 
qu'elle  venait  d'être  ressuscitée  par  le  Chef  de  l'Église  et 


trois  mois  auparavant.  11  était  âgé  de  S';  ans.  Son  corps  fut  ramené  à 
Nantes.  Ses  obsèques  eurent  lieu  à  la  cathédrale  :  «  Pas  de  tentures  à  la 
porte  ou  à  l'intérieur  de  l'église;  deux  tréteaux  et  quatre  cierges;  c'était 
tout.  Mais  dans  cette  vaste  église  de  Saint-Pierre,  quelle  aflluence  I  A 
Noël  ou  à  Pâques  la  foule  n'est  pas  plus  nombreuse...  A  la  cérémonie 
funèbre,  présidée  par  le  curé  de  la  cathédrale,  assistait  l'évêque  accom- 
pagné de  ses  vicaires  généraux  ;  Mgr  a  donné  l'absoute...  Ce  religieux  si 
modeste  pendant  sa  vie  aura  eu  après  sa  mort  un  cortège  triomphal.  Les 
amis  qui  l'ont  accompagné  jusqu'au  champ  du  repos  étaient  bien  nom- 
breux; mais  si  a  les  chers  ouvriers  »  du  Père  Labonde  n'avaient  pas  été 
retenus  dans  leurs  ateliers  par  la  nécessité  du  labeur  quotidien,  leur 
Père  vénéré  eût  été  escorté  par  une  armée  véritable.  »  (L'Espérance  du 
peuple,  20  janvier  i883.) 

I.  [>es  Constitutions  de  la  Compagnie  de  Jésus  lui  interdisent  d'ad- 
mettre un  candidat  qui  aurait  appartenu  à  un  autre  Ordre  religieux. 
Pour  couper  court  aux  appréciations  par  lesquelles  on  pourrait  éluder 
la  défense,  il  est  spécifié  qu'il  suffît  pour  l'encourir  d'avoir  porté  l'habit 
de  l'Ordre,  ne  fût-ce  qu'un  seul  jour.  Les  motifs  de  cette  interdiction  se 
devinent  sans  trop  d'effort.  A  défaut  d'autres,  on  peut  dire  que  l'incon- 
stance dans  une  première  vocation  fait  mal  augurer  pour  la  persévérance 
dans  la  seconde. 


CHAPITRE    VU  367 

pressé  du  désir  de  la  vie  religieuse,  il  avait  fait  un  essai 
à  la  Trappe.  »  Sans  congédier  le  novice,  le  Père  Fortis 
ajourna  son  admission.  L'abbé  Laurent  s'altacha  aux  mis- 
sionnaires de  la  Compagnie,  travaillant  avec  eux  et  bien 
résolu  à  ne  s'en  séparer  que  si  on  le  renvoyait.  Tous 
admiraient  sa  vertu,  son  dévouement  et  son  aimable 
caractère.  Ses  vœux  furent  enfin  exaucés  après  quatre 
longues  années  d'attente.  Son  admission  est  datée  du 
17  décembre  1831.  Le  Père  Varin,  son  Supérieur,  écri- 
vait quelques  semaines  plus  tard  :  «  11  l'a  reçue  avec  des 
transports  de  joie  et  de  reconnaissance,  et  sa  joie  a  été 
partagée  bien  sincèrement  par  ceux  qui  depuis  longtemps 
étaient  ses  amis.  C'est  un  bien  bon  ouvrier  qu'acquiert 
la  Compagnie.  »  (13  Janvier  1832.) 

Les  pronostics  du  vénérable  religieux  ne  devaient  pas 
être  trompés.  Le  Père  Laurent  fut  véritablement  à  Nan- 
tes le  «  bon  ouvrier  »  qui  pendant  plus  de  trente  ans  ne 
sut  jamais  compter  avec  sa  peine  *. 

Le  Père  Varlet,  fondateur  de  la  résidence  de  Nantes, 
était,  lui,  un  ouvrier  de  la  première  heure,  ancien  Père 
de  la  Foi  et  novice  de  1814.  Préfet  général  à  Saint-Acheul, 
puis  Supérieur  des  collèges  de  Bordeaux  et  du  Passage 
et  enfin,  depuis  six  ans,  de  la  résidence  de  Vannes,  il 
s'entendait  au  gouvernement  d'une  communauté  et  à 
gagner  l'estime  et  la  confiance  des  gens  du  dehors,  par 
une  gravité  empreinte  de  douceur  et  de  politesse.  Il  ne 
s'épargnait  pas  non  plus  au  travail;  car  nous  le  voyons, 
en  dépit  de  ses  soixante  et  onze  ans,  prêcher  la  station 
du  Carême  en  1840  à  la  paroisse  de  Saint-Sauveur  de 
Rennes.  C'est  lui-même  qui  en  donne  la  nouvelle  avec 
une  bonhomie  modeste  :  «  J'ai  prêché  de  façon  passable, 
écrit-il,  mais  sans  succès  brillant.  »  Et  il  ajoute  que 
le  succès  fut  pour  un  de  ses   frères,  le   Père  Hippolyte 


I.  Cf.    Le  R.  P.  Augustin  Laurent.    Son  apostolat  dans  le  diocèse  de 
Nantes,  parle  R.  P.  P.-X.  Poiiplard,  Paris,  Retaux-Bray,  i888. 


368  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Augry  qui  prêchait  en  même  temps  dans  le  quartier  po- 
pulaire de  Saint-Aubin.  Si  nous  en  croyons  le  Père  Gui- 
dée, «  il  avait  cependant  rempli  avec  talent  et  succès, 
pendant  plusieurs  années,  les  fonctions  de  prédicateur 
dans  les  premières  églises  de  la  capitale  »'. 

Le  Père  Varlet  dirigea  la  résidence  de  Nantes  pendant 
les  trois  premières  années  de  son  existence  ;  elle  reçut 
alors  abondamment  les  bénédictions  de  l'humilité  et  de  la 
pauvreté.  Les  Jésuites  s'occupèrent  d'abord  des  classes 
les  plus  déshéritées,  même  les  plus  besogneuses.  Avec  les 
ouvriers,  les  soldats  et  les  pensionnaires  du  Dépôt  de 
mendicité,  ce  furent  les  servantes  qui  eurent  les  prémices 
de  leur  apostolat.  Le  prédicateur  du  Carême  de  1838  à  la 
Cathédrale  prêcha  pour  elles  une  retraite  à  laquelle  elles 
assistèrent  enfouie.  Ce  fut  l'origine  d'une  congrégation, 
dite  de  Notre-Dame  de  Bonne  Garde,  qui  ne  tarda  pas  à 
devenir  florissante  sous  la  direction  du  Père  Laurent. 

Au  Père  Varlet  succéda  le  Père  Delvaux.  (2  Octobre 
1840.)  La  résidence  avait  presque  doublé  son  personnel 
et  elle  était  appelée  à  grandir  encore  ;  la  maison  des 
Minimes  ne  pouvait  lui  suffire  ;  l'importance  et  l'avenir 
des  œuvres  exigeaient  un  autre  local.  Ce  fut  l'objet  des 
préoccupations  du  nouveau  Supérieur.  La  Compagnie  de 
Jésus  doit  à  l'esprit  actif  et  entreprenant  du  Père  Del- 
vaux d'avoir  pris  possession,  dès  1842,  de  son  installation 
définitive  à  Nantes.  Quand  il  céda  la  place,  sur  la  fin  de 
1845,  au  Père  Louis  Hilaire,  la  communauté  se  composait 
de  treize  religieux;  ils  étaient  quinze,  dont  onze  prêtres, 
sous  le  Père  Solente  devenu  Supérieur  en  1848. 

La  résidence  de  Bourges  prit  naissance  la  même  année 
que  celle  de  Nantes,  et  elle  aussi  eut  pour  parrain  un 
prêtre  de  Saint-Sulpice.  L'abbé  de  Champgrand^,  ancien 

1.  Vie  du  R.  P.  Joseph  Varin,  i"  édition,  p.  i4i. 

2.  Il  s'appelait  Labbe  de  Champgrand  et  appartenait  à  la  même 
famille  que  les  PP.  Joseph  Labbe,  missionnaire  en  Chine,  et  Plîilippe 
Labbe,  le  savant  historien,  mort  en  1667.  Il  était  l'oncle  du  P.  Anatole 
de  Bengy,  martyr  de  la  Commune. 


CIIAPITUE    VII  369 

élève  de  Billom,  puis  de  Fribourg,  encouragé  par  l'arche- 
vêque, Mgr  de  Villèle,  et  par  son  Supérieur,  le  vénérable 
abbé  Mollevault,  offrit  une  grosse  partie  de  sa  fortune 
pour  établir  la  Compagnie  de  Jésus  dans  sa  ville  natale. 
Au  printemps  de  1837,  les  PP.  Boulanger  et  Bayard 
vinrent  à  Bourges,  et,  en  attendant  d'avoir  une  maison 
à  eux,  ils  reçurent  l'hospitalité  chez  un  vicaire  général, 
l'abbé  Bonnin,  lui  aussi  tout  dévoué  à  la  famille  de 
saint  Ignace.  Parmi  les  bienfaiteurs  qui  aidèrent  puis- 
samment à  cette  fondation,  elle  compte  encore  les  frères 
d'Haranguier  qui,  membres  de  la  Congrégation  à  ses  dé- 
buts, avaient  figuré  avec  honneur  dans  le  mouvement  de 
renaissance  catholique  des  premières  années  du  siècle. 
Un  ancien  monastère  de  Bénédictines,  situé  dans  la  ville 
basse,  parut  convenir  à  l'établissement  projeté;  l'acquisi- 
tion en  fut  faite  au  prix  de  50.000  francs.  Ce  choix  n'était 
pas  heureux;  on  ne  fut  pas  longtemps  à  s'en  apercevoir. 
Après  avoir  dépensé  beaucoup  d'argent  pour  rendre  ha- 
bitables des  bâtiments  ruineux,  il  fallut  au  bout  de  quel- 
ques années  songer  à  se  transporter  ailleurs  \ 

La  résidence  de  Bourges  était  officiellement  constituée 
au  mois  d'octobre  1837  ;  le  Père  Emmanuel  Bayard,  qui 
venait  de  quitter  Lalouvesc  pour  rentrer  dans  la  Province 
de  Paris,  en  fut  le  premier  Supérieur  ;  il  avait  sous  ses 
ordres  les  PP.  Pantin,  Pouty  et  BouUé  et  deux  Frères  co- 
adjuteurs.  Dés  leur  arrivée  et  pendant  qu'on  accommodait 
leur  logi»,  les  Pères  s'étaient  livrés  activement  au  minis- 
tère sacerdotal.  Le  Père  Général  ayant  adressé  ses  remer- 
cîments  au  nom  de  la  Compagnie  à  l'abbé  de  Champgrand, 
celui-ci  répondait  le  30  avril  1838  :  «  ...  C'est  à  moi,  mon 
Révérend  Père,  de  vous  remercier;  car  c'est  moi  qui  vous 
suis  redevable  et  à  nos  pères  de  Bourges  d'un  insigne 
bienfait.  J'ai  confiance  qu'ils  feront  beaucoup  de  bien 
dans  ce  diocèse  qui  a    tant    besoin    de  leur  secours.  J'ai 


I.  Dans    une   maison  appartenant  au  chanoine  d'Haranguier,  rue  de 
la  Petite-Armée. 

La  Compagnie  de  Jésus.  24 


370  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

appris  avec  consolation  que  leurs  soins  n'avaient  pas  été 
inutiles  ni  leurs  efforts  entièrement  infructueux.  Notre 
pauvre  pays  a  semblé  se  réveiller  de  son  assoupissement. 
Les  prédications  du  Carême  à  la  cathédrale  ont  été  sui- 
vies, et  un  assez  grand  nombre  de  personnes  se  sont  ap- 
prochées de  la  Sainte  Table  pendant  le  temps  pascal.  Mgr 
l'archevêque  m'écrit  qu'il  a  donné  la  sainte  communion  à 
cinq  cents  personnes  le  dimanche  des  Rameaux,  ce  qu'il 
estimait  considérable,   eu  égard  au  temps  et  au  lieu.   » 

A  toutes  les  autres  causes  du  dépérissement  religieux 
s'ajoutait  en  effet  dans  le  Berry,  comme  dans  bien  d'autres 
régions  de  la  France,  le  rigorisme  janséniste  du  clergé 
qui  semblait  prendre  à  tâche  d'éloigner  des  sacrements 
le  petit  troupeau  des  fidèles  non  encore  gagné  par  la 
presque  universelle  indifférence.  Là  comme  ailleurs,  les 
Jésuites  s'appliquèrent  à  réagir  contre  cette  tendance 
funeste.  Nous  voyons  dans  les  documents  contemporains 
que  leur  apostolat  y  trouvait  plus  d'obstacles  que  dans 
l'apathie  traditionnelle  des  populations  de  cette  province. 

L'administration  civile  essaya  aussi  tout  d'abord  de  leur 
susciter  des  entraves.  Le  préfet  du  département  de  l'Indre 
rattaché  au  diocèse  de  Bourges  n'eut  pas  plus  tôt  appris 
l'établissement  des  Jésuites  en  celte  ville,  qu'il  lança  une 
circulaire  interdisant  aux  curés  de  faire  prêcher  dans  leurs 
églises  «  des  prêtres  étrangers  ou  missionnaires  »  <. 
Malgré  tout,  comme  le  disait  l'abbé  de  Champgrand,  les 
efforts  des  Pères  ne  furent  pas  infructueux.  Les  Annales 
domestiques  en  rapportent  plus  d'un  témoignage  conso- 
lant. En  1843,  le  Père  Besnoin,  un  missionnaire  de  la 
grande  époque,  prêchait  le  Carême  à  la  cathédrale.  11 
arrivait,  écrit  le  Supérieurde  la  résidence,  le  Père  Solente, 
timide  et  découragé;  on  lui  avait  dit  qu'  «  il  n'y  avait  rien 
à  faire  »  ;  la  formule  est  ancienne.  Bientôt  pourtant  la 
chaude  parole  de  l'apôtre  trouva  le  chemin  des  cœurs; 
les  immenses  et  merveilleuses  nefs  se  remplirent  d'une 

I,  Lettre  du  P.  Bayard,  ii  janvier  i84o. 


CHAPITRE    VII  371 

foule  avide  de  l'entendre;  l'annaliste  donne  des  chiffres 
que  l'historien  croit  plus  sage  de  ne  pas  reproduire;  mais, 
ce  qui  est  certain,  c'est  qu'à  la  résidence  les  confesseurs 
furent  occupés,  aux  approches  de  Pâques,  la  nuit  comme 
le  jour.  Témoin  de  cet  empressement  le  Père  Solente 
écrivait  :  «  On  se  plaint  que  le  peuple  déserte  l'église; 
ne  serait-ce  pas  parce  qu'on  lui  en  ferme  la  porte  ?  » 
Mgr  de  Villèle  aurait  voulu  garder  son  prédicateur;  il 
déclara  du  moins  qu'il  le  retenait  pour  deux  et  trois  autres 
Carêmes  et  plus,  s'il  était  possible. 

Une  autre  lettre  du  même  Supérieur  nous  montre  que 
le  zèle  apostolique  peut  récolter  de  belles  moissons  dans 
les  temps  et  dans  les  lieux  où,  en  apparence,  «•  il  n'y  a  rien 
à  faire  ».  Le  Père  Alexis  Possoz,  de  la  résidence  de 
Bourges,  avait  été  appelé  à  Limoges  pour  la  station  de 
Carême.  Après  avoir  essuyé  bien  des  refus,  il  avait  fini  par 
forcer,  si  l'on  peut  dire,  l'entrée  de  la  prison,  et  donner 
aux  détenus  une  série  de  prédications  pour  les  préparer  à 
l'accomplissement  du  devoir  pascal.  Tel  fut  l'ébranlement 
que  pendant  une  semaine  quatorze  prêtres  durent  s'em- 
ployer plus  ou  moins  longtemps  à  entendre  les  confes- 
sions. L'évêque,  Mgr  de  Tournefort,  vénérable  vieillard 
de  quatre-vingt-deux  ans,  voulut  donner  l'exemple  en 
payant  de  sa  personne  dans  ce  ministère  de  charité.  Le 
jour  de  la  clôture,  il  célébra  la  messe  dans  la  chapelle  de 
la  prison  et  plus  de  six  cents  détenus  reçurent  la  com- 
munion de  ses  mains.  —  «  C'était,  disait-il,  une  des  plus 
douces  consolations  de  son  épiscopat.  » 

Nous  avons  raconté  la  petite  tempête  déchaînée  contre 
la  Compagnie  de  Jésus  au  cours  de  l'année  1838.  On  cria 
très  fort  contre  les  Jésuites  et  contre  le  ministère  qui  tolé- 
rait leurs  empiétements.  Dans  les  premiers  jours  de  1839 
M.  Cousin  faisait  entendre  à  la  Chambre  des  Pairs  une 
exclamation  empruntée  à  l'antiquité  classique  :  «  En  quels 
temps  vivons-nous?  Le  bruit  se  répand  que  Saint-Acheul 
se  relève  de  ses  cendres  !  !  »  Persuadé  que  la  patrie  était 


372  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

en  danger,  le  Courrier  français  continuait  sur  le  même 
ton  :  «  Jusques  à  quand  soulIViront-ils  (les  ministres)  le 
troupeau  fanatique  de  Loyola  ?  »  Tout  ce  tapage  avait  abouti 
à  la  suppression  du  théologatde  Saint-Acheiil.  Mais  il  ne 
paraît  pas  que  ni  les  Jésuites  ni  leurs  amis  s'en  soient 
beaucoup  émus,  car,  outre  la  résidence  de  Marseille  dans 
la  Province  du  Midi,  cette  même  année  1839  en  vit  surgir 
trois  autres  dans  la  Province  du  Nord  :  Quimper,  Stras- 
bourg et  Angers. 

Il  y  avait  en  ce  temps-là  à  Quimper  un  vieil  évêque 
plus  qu'octogénaire,  Mgr  de  Poulpiquet,  et  un  jeune 
vicaire  général,  l'abbé  Gégou,  également  désireux  de  rap- 
peler dans  le  diocèse  la  famille  religieuse  qui  jadis  avait 
tant  contribué  à  sanctifier  la  Bretagne  par  les  Missions  et 
les  retraites  fermées.  Le  pays  n'était  pas  riche  ;  après 
avoir  remué  ciel  et  terre,  le  vicaire  général  parvint  à  re- 
cueillir une  somme  de  30.000  francs  ;  l'évéque  en  avait 
fourni  à  peu  près  les  deux  tiers.  Avec  cela  on  acheta  une 
maison  assez  vaste,  avec  un  enclos  de  près  d'un  hectare. 
Le  tout  fut  mis  gracieusement  à  la  disposition  des  Jésui- 
tes, par  un  bail  en  règle,  pour  une  durée  de  vingt-sept  ans. 
La  caisse  diocésaine  était  hors  d'état  de  fournir  le  moin- 
dre subside  pour  leur  entretien;  ils  n'avaient  à  compter 
que  sur  les  aumônes  des  fidèles;  d'ailleurs  le  Provincial 
déclarait  que,  à  tout  prendre,  ce  régime  était  préférable 
pour  eux  à  celui  des  pensions  ;  il  était  plus  conforme  à 
l'idéal  des  ouvriers  apostoliques  et  sauvegardait  mieux 
leur  liberté. 

Le  Père  Michel  Leblanc,  qui  avait  fondé  la  résidence  de 
Toulouse  et  la  dirigeait  depuis  neuf  ans,  fut  chargé  d'or- 
ganiser celle  de  Quimper.  Il  y  arriva  le  11  avril  avec  les 
PP.  Jaffré  et  Le  Délaizir.  Leur  zèle  allait  tout  d'abord  se 
heurter  à  un  obstacle  presque  infranchissable.  Déjà  nous 
avons  vu  le  Père  Leblanc  regretter  que,  faute  de  savoir 
la  langue,  on  ne  pût  guère  donner  de  Missions  dans  la 
région  toulousaine  ;  l'obstacle  était  encore  bien  autre- 
ment sérieux  en  Bretagne.  «   Pour   faire  des  Missions, 


CHAPITRE    VII  373 

écrivait-il  après  trois  mois  de  séjour,  il  faudrait  savoir  le 
breton;  et  à  un  certain  âge  il  n'est  plus  possible  de  l'ap- 
prendre. »  (5  Juillet  1839.)  Le  pauvre  Supérieur  renonça 
en  effet  à  apprendre  le  terrible  idiome;  il  trouvait  d'ail- 
leurs un  très  utile  emploi  de  son  activité  dans  les  retrai- 
tes sacerdotales  qui  se  faisaient  à  la  résidence  ;  c'était 
une  des  œuvres  principales  que  le  pieux  évêque  avait 
entendu  confier  à  la  Compagnie.  Dès  le  début  la  maison 
avait  été  aménagée  pour  recevoir  une  douzaine  de  retrai- 
tants. 

Au  reste  la  résidence  de  Quimper,  comme  celle  de 
Vannes,  ne  devait  pas  manquer  de  missionnaires  capables 
de  se  faire  entendre  des  populations  bretonnes.  Le  Père 
Le  Délaizir  était  lui-même  Breton;  Breton  aussi  le  Père 
Augustin  de  Saint-Alouarn,  qui  vint  avant  la  fin  de  l'an- 
née renforcer  la  communauté  naissante.  Ils  devaient  l'un 
et  l'autre  terminer  leur  vie  à  Quimper,  celui-ci  âgé  de 
quatre-vingt-dix  ans,  celui-là  de  quatre-vingt-quatorze, 
après  avoir  évangélisé  leurs  compatriotes  l'espace  d'un 
demi-siècle.  Ils  ne  furent  pas  les  seuls  assurément; 
aucune  province  peut-être  n'a  donné  à  la  Compagnie  de 
plus  nombreuses  recrues  que  la  Bretagne,  et  parmi  elles 
les  missionnaires  de  langue  bretonne  se  sont  toujours 
trouvés  en  bonne  proportion.  Parmi  leurs  premières 
campagnes  apostoliques,  nous  voyons  mentionnée  dans 
les  Annales  de  la  résidence  la  Mission  de  Saint-Pol  de 
Léon,  en  1841.  A  travers  d'autres  détails  édifiants,  mais 
qui  ne  sortent  point  du  cadre  accoutumé,  se  détache  le 
chiffre  de  14,000  hosties  distribuées  aux  fidèles  en  l'es- 
pace d'un  mois.  L'année  suivante,  autre  Mission  de  deux 
semaines  seulement  à  Saint-Brieuc;  on  parle  de  vingt- 
cinq  confesseurs  occupés  lejour  etla  nuit  et  de  1.200  hom- 
mes à  la  table  sainte  pour  la  communion  pascale.  La  même 
année  Mission  à  Quimperlé,  à  Landerneau,  etc.  Dès  lors 
le  petit  groupe  de  missionnaires  de  la  résidence  ne 
connut  plus  guère  de  chômage,  bien  que  leur  nombre 
allât  grandissant  chaque  année.  A  partir  de  1845,  ils  ne 


374  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

furent  jamais  moins  de  sept.  Le  Père  Renault,  l'ancien 
Provincial,  était  devenu  leur  Supérieur  à  partir  de  1842. 
La  chaire  ne  lui  inspirait  plus  de  frayeur,  et  il  lui  arrivait 
de  donner  la  station  de  Carême,  à  Morlaix  par  exemple, 
selon  la  méthode  d'autrefois,  c'est-à-dire  en  prêchant  tous 
les  jours,  le  samedi  seul  excepté. 

En  même  temps  que  Quimper,  à  l'extrémité  opposée 
du  territoire,  la  capitale  de  l'Alsace  s'ouvrait  à  la  Compa- 
gnie de  Jésus.  Le  Père  de  Mac-Carthy  lui  avait  frayé  la 
voie.  Appelé  par  le  prince  de  Croy,  alors  évêque  de  Stras- 
bourg, plus  tard  archevêque  de  Rouen,  avec  lequel  il  était 
lié  d'amitié,  il  y  avait  prêché  les  deux  stations  de  Carême 
de  1821  et  1822.  L'impression  avait  été  profonde,  non  pas 
seulement  chez  les  catholiques  mais  chez  les  protestants 
eux-mêmes.  Depuis  lors,  plusieurs  Jésuites,  entre  autres 
le  Père  Guyon,  avaient  été  invités  à  se  faire  entendre  soit 
à  la  cathédrale,  soit  dans  les  communautés  religieuses  de 
la  ville.  Beaucoup  de  personnes  désiraient  les  y  voir  à 
demeure,  et  à  plusieurs  reprises  des  instances  avaient  été 
faites  auprès  du  Provincial  de  Paris.  Les  Mertian  se  dis- 
tinguaient parleur  dévouementà  la  famille  de  saint  Ignace. 
Ils  étaient  quatre  frères,  dont  un  chanoine,  Supérieur  des 
Sœurs  de  la  Providence  de  Ribeauvillé.  Les  trois  autres, 
riches  négociants  et  grands  chrétiens,  étaient  à  la  tête  de 
toutes  les  bonnes  œuvres.  L'un  d'eux  avait  déjà  donné 
deux  de  ses  fils  à  la  Compagnie  de  Jésus.  Il  voulut  faire 
plus  encore;  ayant  obtenu  l'assentiment  de  l'autorité  épis- 
copale  et  la  promesse  du  Père  Guidée,  il  acheta  une  mai- 
son et  se  chargea  de  l'aménager  et  de  la  meubler  selon 
les  convenances  religieuses.  Le  généreux  donateur  écri- 
vait le  15  octobre  1840  :  «  La  maison  que  nos  bons  Pères 
occupent  maintenant  est  telle  que,  lorsqu'elle  sera  entiè- 
rement appropriée,  elle  semblerait  avoir  été  faite  exprès 
pour  cela.  »  Les  Pères  Jacques  Millet  et  Jean  Chable  s'y 
étaient  installés,  dès  le  mois  d'août  1839.  Ils  y  furent  bientôt 
rejoints  par  les  PP.  Georges  Schneider  et  Pierre  Bertrand. 


CHAPITRE    Yll  375 

Dès  lors  la  résidence  de  Strasbourg  se  trouvait  régu- 
lièrement constituée,  et  les  œuvres  y  prenaient  un  tel 
essor  que,  avant  dix  ans,  son  personnel  ne  devait  compter 
pas  moins  de  douze  prêtres  avec  cinq  Frères  coadjuteurs. 
Ses  débuts  toutefois  ne  furent  pas  sans  exciter  des  rumeurs 
et  des  contradictions.  Nous  en  trouvons  l'écho  dans  une 
brochure  du  temps,  V Invasion  des  Jésuites  à  Strasbourg. 
Le  titre  en  dit  assez  le  sens  et  l'inspiration.  Nous  y  voyons 
que  la  presse  locale,  généralement  inféodée  au  parti  libé- 
ral et  protestant,  ne  se  fit  pas  faute  de  dénoncer  avec  des 
accents  tragiques  ce  qu'elle  regardait  comme  un  fléau  pour 
la  ville  et  le  pays.  Heureusement  l'autorité  ecclésiastique 
était  sans  prévention  et  l'autorité  civile  sans  parti  pris 
contre  l'Ordre  de  saint  Ignace. 

On  songeait,  au  ministère,  à  donner  le  chanoine  Raess 
pour  coadjuteur  à  l'évêque  de  Strasbourg,  Mgr  Lepage  de 
Trédern,  très  avancé  en  âge.  Chargé  de  fournir  des  rensei- 
gnements sur  le  candidat,  le  préfet  Sers,  un  protestant, 
l'avait  interpellé  sans  plus  de  façon  :  «  Parlez-moi  fran- 
chement :  on  dit  que  vous  êtes  Jésuite.  —  Jésuite,  non  ; 
mais  j'estime  et  j'aime  les  Jésuites.  — Oh!  Qu'à  cela  ne 
tienne.  Nous  sommes  d'accord;  je  les  estime  aussi.  Je  les 
ai  entendus  prêcher.  Ce  sont  des  prêtres  zélés.. .  Seulement 
il  faut  éviter  Téclat,  à  cause  de  nos  protestants.  »  Le  Père 
Millet  qui  rapporte  ce  petit  dialogue,  ajoute  :  «  Je  tiens 
cela  de  M.  Raess  lui-même.  »  (27  Août  1840.)  De  fait  aucune 
tracasserie  ne  vint  des  régions  officielles,  et  le  bon  M.  Mer- 
tian  pouvait  écrire  quelques  mois  plus  tard  :  «  Depuis  la 
nomination  de  Mgr  Raess,  nous  sommes  bien  tranquilles; 
toutes  les  persécutions  secrètes  ont  cessé  et  bientôt  on 
sera  accoutumé  à  voir  les  Jésuites  du  même  œil  que  les 
autres  prêtres.  »  (13  Octobre  1840.) 

La  résidence  de  Strasbourg,  plus  heureuse  que  d'autres, 
put  donc  se  livrer  en  paix  aux  travaux  de  l'apostolat.  La 
ville  et  l'Alsace  tout  entière  lui  offraient  un  champ  d'ac- 
tion pour  ainsi  dire  illimité.  En  dehors  des  ministères 
accoutumés,  les  Annales  des  premiers  temps  mentionnent 


376  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

la  fondation  de  l'établissement  de  Willerhof.  C'est  encore 
l'intelligente  charité  de  la  famille  Mertian  qui  en  avait  eu 
l'initiative,  comme  elle  en  fit  les  frais.  Son  but  était  de 
recueillir  des  orphelins  pauvres  et  de  les  élever  chrétien- 
nement en  leur  apprenant  un  métier  et  de  préférence 
l'agriculture.  Pour  assurer  l'avenir  de  l'œuvre  il  fallait 
former  des  maîtres  et  les  réunir  en  société  religieuse. 
C'est  la  mission  qui  fut  confiée  au  Père  Schneider,  un  des 
premiers  Jésuites  envoyés  à  Strasbourg;  il  passa  deux  ans 
au  Willerhof,  et  sa  tâche  achevée,  il  laissa  la  direction  de 
Porphelinat  à  un  prêtre  qu'on  lui  avait  adjoint.  (1843-1844.) 

A  cette  même  date  se  rattache  la  création  d'un  noviciat  en 
Alsace.  Dans  les  premiers  jours  de  1843,  la  Compagnie 
de  Jésus  était  devenue  propriétaire  du  vieux  monastère 
d'Issenheim,  au  pied  des  Vosges,  entre  Colmar  et  Mul- 
house, en  face  de  la  Forêt  noire.  L'endroit  était  à  sou- 
hait pour  le  recueillement  et  pour  l'étude.  Le  Père  de 
Ravignan,  qui  aimait  à  y  prendre  ses  vacances,  en  traçait 
un  jour  ce  croquis  :  «  Dans  cette  maison,  tout  est  religieux, 
habitants  et  murailles.  Lés  Vosges  sont  devant  ma  fenêtre 
avec  le  plus  riant  voisinage  :  plaines,  forêts,  montagnes, 
cours  d'eau,  rien  n'y  manque.  A  l'intérieur,  grands  corri- 
dors, un  seul  rang  de  belles  cellules.  La  chapelle  est 
charmante  et  du  plus  gracieux  effet.  Je  ne  vous  souhaite- 
rais à  Paris  que  d'en  avoir  la  répétition  un  peu  plus  en 
grand.  La  modestie,  le  silence,  la  pauvreté  régnent 
dans  cette  maison;  c'est  bon  signe.  Ces  chers  novices 
m'édifient  et  me  font  un  vrai  bien".  » 

Le  noviciat  d'Issenheim  fut  ouvert  au  mois  d'octobre 
1843  sous  la  direction  du  Père  Edouard  de  Lehen^. 
L'Alsace  ne  fut  pas  seule  assurément  à  lui  fournir  des 

1.  Vie  du  P.  de  Ras'ignan,  lo»  édition.  T.  II,  p.  335. 

2.  Éd.  Brignon  de  Lehen,  né  à  Sainl-Malo,  8  septembre  1807,  entré 
dans  la  Compagnie  à  Mélan,  17  janvier  i834,  mort  à  Angers,  1 1  décem- 
bre 1867.  Professeur  de  Droit  Canon  à  Vais,  maître  des  novices,  profes- 
seur et  directeur  au  grand  séminaire  de  Blois,  auteur  de  plusieurs  ouvra- 
ges :  f.es  Institutes  du  Droit  naturel,  2  vol.  8",  1866.  Insiitutiones  Ingicae 
8".  Blois.  La  Voie  de  la  paix  intérieure.  In- 12,  8"  édition,  1880,  etc. 


CHAPITRE  VII  377 

recrues,  mais  elle  y  fut  toujours  représentée  fort  honora- 
blement et  pour  le  nombre  et  pour  la  qualité.  La  Com- 
pagnie de  Jésus  au  siècle  passé  compta  beaucoup  de 
noms  alsaciens  parmi  ceux  dont  elle  a  lieu  d'être  fière. 
Dès  1845  le  nombre  des  novices  atteignait  la  trentaine; 
au  Père  de  Lehen  succédait  le  Père  Pierre  Gotel,  un  maître 
éminent  dans  les  voies  de  Dieu.  Quelques  années  plus 
tard  au  noviciat  vint  s'adjoindre  un  scolasticat  de  Philo- 
sophie et  de  Rhétorique;  le  vieux  monastère  rajeuni  eut 
une  population  qui  dépassa  soixante  habitants. 

Les  deux  maisons  françaises  de  la  Compagnie  de  Jésus 
en  Alsace  devaient  avoir  le  sort  de  la  France  elle-même. 
Quand  l'Alsace  passa  sous  la  domination  allemande,  les 
Jésuites  en  furent  expulsés.  On  sait  que  le  texte  légal 
étendait  la  proscription  aux  Congrégations  religieuses 
qui  leur  étaient  affiliées;  ce  qui  permit  de  bannir  du 
territoire  de  l'empire  des  hommes  et  des  femmes  qui 
n'étaient  Jésuites  que  dans  l'imagination  des  gouvernants 
de  Berlin. 

La  dernière  résidence  ouverte  en  1839  fut  celle  d'An- 
gers. Les  Jésuites  y  étaient  connus  et  désirés  depuis 
longtemps;  on  peut  le  dire  sans  intention  de  les  flatter. 
Mgr  de  Montàult-Désiles,  évéque  d'Angers  depuis  1802, 
les  y  avait  appelés  fréquemment.  En  1826,  douze  d'entre 
eux  avaient  donné  dans  toutes  les  paroisses  de  la  ville 
une  Mission  retentissante  ;  trois  ans  plus  tard  le  Père 
Guyon  y  avait  de  nouveau  remué  les  foules  par  sa  parole 
irrésistible;  d'autres  encore  avaient  évangélisé  les  villes 
et  les  campagnes  aussi  bien  que  la  capitale  de  l'Anjou. 
Nous  avons  rapporté  en  son  temps  la  négociation  qui  fut 
près  d'aboutir  pour  confier  à  la  Compagnie  le  collège  de 
Beaupréau.  Le  vénérable  évêque,  parvenu  à  l'extrême 
vieillesse  —  il  avait  alors  85  ans  —  tenait  à  couronner  sa 
longue  administration  par  l'établissement  dans  sa  ville 
épiscopale  de  la  famille  de  saint  Ignace  pour  laquelle  il 
professait  l'estime  la  plus  affectueuse. 


378  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Depuis  plusieurs  années  il  pressait  l'exécution  de  son 
dessein.  «  L'évêque  d'Angers,  écrivait  le  Père  Guidée  le 
30  juin  1838,  offre  avec  insistance  une  maison  et  2.000  francs 
de  subvention  annuelle  ;  la  maison  est  proche  du  petit 
séminaire.  »  —  Le  Provincial  faisait  observer  que  ce  voi- 
sinage était  compromettant  ;  on  ne  manquerait  pas  de  dire 
que  le  petit  séminaire  était  passé  aux  mains  des  Jésuites. 
Sans  s'arrêter  à  l'objection,  l'évêque  revenait  à  la  charge, 
et  le  Provincial  était  d'avis  d'accepter.  A  ce  moment  la 
campagne  contre  Saint- Acheul  battait  son  plein;  Angers 
pourrait  recevoir  une  partie  de  sa  population.  La  rési- 
dence fut  donc  promise  pour  l'année  suivante,  à  la  condi- 
tion de  pouvoir  y  annexer  un  noviciat.  Les  travaux  furent 
commencés  sur  l'emplacement  occupé  depuis  par  l'école 
Saint-Urbain.  Mais  l'éloignement  de  la  ville,  aussi  bien 
que  la  proximité  du  petit  séminaire,  obligea  bientôt  à 
renoncer  à  ce  projet,  et  on  loua,  en  attendant  de  faire  le 
choix  d'une  installation  définitive,  l'hôtel  d'Andigné  qui 
ne  se  prêtait  guère  aux  convenances  de  la  vie  religieuse. 
Sur  ces  entrefaites,  Mgr  Montault  mourut  (29  juillet  1839), 
et  l'on  put  craindre  de  nouveaux  retards  à  l'établissement 
de  la  résidence.  La  fermeté  et  la  bienveillance  de  l'abbé 
Régnier^,  premier  vicaire  capitulaire,  coupa  court  à  toutes 
les  difficultés. 

Un  mois  plus  tard,  le  Père  Ghaignon,  que  Mgr  Montault 
avait  demandé  pour  Supérieur,  arrivait  accompagné  du 
Père  Gailleux  ;  ils  furent  accueillis  avec  les  témoignages 
d'une  véritable  satisfaction  ;  un  ami  dévoué,  le  chanoine 
Lambert,  tint  à  honneur  de  les  retenir  chez  lui  pendant 
qu'on  préparait  leur  future  habitation,  lis  en  prirent  pos- 
session le  1"  octobre.  Trois  autres  confrères  étaient  venus 
les  rejoindre,  les  PP.  Georges  Rousseau,  Placide  Levé  et 
Félix  Martin.  Le  10  octobre,  en  la  fête  de  saint  François 
de  Borgia,  le  Père  Ghaignon  y  célébra  la  messe  pour  la 
première  fois  dans  un  très  pauvre  oratoire,  sur  un   autel 

I.  Plus  lard  archevêque  de  Cambrai  et  cardinal. 


CHAPITRE    VII  379 

donné  parles  Frères  des  Ecoles  chrétiennes.  Tel  futl'hum- 
bie  début  de  la  résidence  d'Angers  ;  quant  au  noviciat,  il 
ne  devait  plus  en  être  question  avant  dix  ans. 

A  Angers,  comme  à  Strasbourg,  comme  partout,  la 
venue  des  Jésuites  ne  pouvait  manquer  de  jeter  l'émoi 
dans  un  certain  monde.  Il  y  eut  des  dénonciations  ofli- 
cielles  à  la  Préfecture,  auxquelles  d'ailleurs  il  ne  fut  pas 
donné  suite;  le  préfet,  M.  ProsperGauja,  n'était  pas  homme 
à  se  laisser  troubler  par  des  fantômes.  La  presse  locale  se 
chargeait  de  signalera  la  population  le  danger  qui  mena- 
çait la  ville  et  le  pays.  Voici  un  spécimen  assez  curieux  de 
cette  littérature  qui  ne  respire  pas  précisément  «  la  douceur 
angevine  ».  C'est  une  pétition  adressée  au  Conseil  géné- 
ral et  publiée  dans  le  Journal  de  Maine-et-Loire. 

«  ...  Le  Conseil  général  placera  en  tête  de  ses  devoirs 
celui  d'élever  la  voix  pour  qu'enfin  le  Gouvernement 
apprenne  quels  scandaleux,  quels  effroyables  envahisse- 
ments le  Jésuitisme  a  consommés  déjà  dans  nos  contrées. 
L'infâme  poursuit  son  œuvre  de  ténèbres  avec  une  sata- 
nique  habileté  ;  le  christianisme,  et  par  conséquent  la 
Révolution  française  et  la  civilisation  moderne  n'ont  point 
de  plus  redoutables  ennemis.  Eluder  impunément  la  loi 
qui  protège  le  patrimoine  des  familles,  spolier  d'immenses 
capitaux,  s'emparer  de  l'éducation,  pervertir  le  culte,  cor- 
rompre les  intelligences,  exploiter  enfin  toutes  les  fai- 
blesses du  cœur  et  de  l'esprit,  voilà  par  quelles  voies  il 
tente  d'établir  parmi  nous  son  détestable  empire...  Man- 
dataires du  pays,  c'est  à  vous  d'appeler  les  regards  du 
Gouvernement  sur  la  hideuse  lèpre  qui  nous  dévore...  Oui, 
dites  au  Gouvernement  que,  à  cette  heure  même  où  se 
tient  votre  session,  l'ignoble  manteau  de  Loyola  apparaît 
dans  nos  rues.  Dites-lui  que,  sur  tous  les  points  de  la  cité 
surgissent  des  couvents,  des  communautés  monacales, 
des  maisons  congréganistes  remplaçant  nos  usines  et  nos 
manufactures...  Dites...  Dites...  etc.*  » 

I.    Journal  de  Maine-et-Loire,  a  et  3  septembre  iSSg.  La  pétition  est 


380  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Le  Conseil  général  écarta  la  pétition,  déclarant  qu'il 
n'en  approuvait  ni  l'esprit  ni  les  termes.  Le  Journal  de 
Maine-et-Loire  et  le  Précurseur  de  V Ouest  n'en  continuè- 
rent pas  moins  à  déverser  sur  «  les  fils  de  Loyola  »  les 
aménités  mises  à  la  mode  parle  Constitutionnel  et  autres 
organes  libéraux  de  la  Restauration  et  de  la  Monarchie  de 
Juillet. 

Au  surplus  tout  cet  acharnement  ne  paraît  pas  avoir 
détourné  des  Jésuites  les  chrétiennes  populations  de  l'An- 
jou, si  nous  en  jugeons  par  le  compte  rendu  des  travaux 
de  la  résidence  à  ses  débuts.  «  Après  quatre  mois  d'exis- 
tence de  cette  maison,  écrivait  le  Père  Ghaignon,  nous 
avons  reçu  quatre-vingt-dix-sept  demandes  de  stations, 
Missions  ou  retraites.  »  (21  Janvier  1840.)  Et  deux  ans 
plus  tard  :  «  Depuis  la  Toussaint,  c'est-à-dire  en  l'espace 
de  six  mois,  nous  avons  donné  vingt  Missions.  » 
(9  Mai  1842.) 

Le  Supérieur  était  un  travailleur  intrépide,  ne  sachant 
guère  plus  ménager  les  autres  que  se  ménager  lui-même. 
Le  Père  Général,  tout  en  le  félicitant,  se  voyait  obligé  de 
le  rappeler  à  la  modération  dans  le  bien  :  «  Je  vous  remer- 
cie beaucoup  des  bonnes  nouvelles  que  vous  me  donnez; 
mais  je  vous  recommande  instamment  d'éviter  l'excès  du 
travail  ;  ce  serait  un  écueil  bien  funeste.»  (3  Décembre  1840.) 
Ce  charitable  avertissement  arrivait  sur  la  fin  de  la  pre- 
mière année  de  la  résidence  d'Angers.  Moins  d'un  an  plus 
tard,  le  Révérend  Père  est  obligé  de  revenir  à  la  charge  : 
«...  Le  motif  qui  vous  anime  est  louable,  écrit-il  au  Père 
Ghaignon.  Vous  êtes  le  premier  à  donner  l'exemple.  Vous 
travaillez  même  plus  que  les  autres.  Vous  leur  rendez 
ainsi  le  travail  doux  et  facile  ;  il  ne  laisse  pourtant  pas 
que  d'être  trop  fort,  pour  que  dans  peu  de  temps,  s'il 
n'est  diminué,  il  n'altère  les  forces  physiques  et  ne  nuise 


signée  Grégoire  Bordillon.  Ce  personnage  n'était  pas  le  premier  venu. 
Le  gouvernement  provisoire  de  i8/|8  le  fil  préfet  de  Maine-et-Loire.  Les 
Jésuites  n'eurent  alors  qu'à  se  louer  de  ses  procédés  à  leur  égard. 


CHAPITRE    VII  381 

beaucoup  à  l'esprit  religieux.  Vos  vacances  ne  se  passe- 
ront pas  dans  le  repos.  Onze  retraites  pastorales  de 
suite!...  »  (14  Août  1841.) 

L'année  suivante,  il  devait  aller  jusqu'à  douze,  de  juillet 
à  octobre.  Le  reste  du  temps  c'était  une  série  presque 
ininterrompue  de  prédications^  On  comprend  qu'avec 
un  tel  maître-ouvrier  les  compagnons  devaient  avoir  le 
cœur  à  l'ouvrage.  Cependant,  pour  dire  le  vrai,  sous  le 
gouvernement  du  Père  Chaignon,  la  mesure  ne  fut  pas 
gardée;  en  dépit  des  observations  reçues,  des  reproches 
que  le  Supérieur  s'adressait  à  lui-même,  et  du  ferme 
propos  d'être  plus  sage  souvent  renouvelé  aux  pieds  de 
son  crucifix,  le  zèle  finissait  toujours  par  l'emporter  dans 
cette  âme  de  feu  sur  les  conseils  de  la  prudence.  11  avait 
d'ailleurs  une  excuse  dans  la  multitude  des  sollicitations 
dont  il  était  accablé.  Il  ne  se  sentait  pas  le  courage, 
écrivait-il  un  jour,  «  de  contrister  par  un  refus  les  curés 
qui  lui  demandaient  une  Mission  pour  leurs  paroisses,  ou 
même  les  Supérieures  qui  réclamaient  une  retraite  pour 
leurs  communautés  ».  (9  Mai  1842.)  Par  une  sorte  d'in- 
conséquence assez  ordinaire  aux  ouvriers  apostoliques  de 
cette  trempe,  il  se  prenait  parfois  à  soupirer  après  une  vie 
exclusivement  vouée  à  la  prière  et  à  la  pénitence.  A  plu- 
sieurs reprises,  il  songea  à  se  retirer  dans  la  solitude  du 
cloître:  «  La  pensée  de  la  Chartreuse  m'est  revenue  », 
écrivait-il  à  cette  même  date  au  Père  Général.  Mais  le 
moment  de  lassitude  ou  d'illusion  passé,  l'homme  d'action 
reparaissait,  avec  une  ardeur  qui  ne  comptait  pour  rien 
sa  peine  et  pas  assez  celle  des  autres.  Pendantcette  période 
des  débuts  de  la  résidence  d'Angers,  c'est  seulement  quand 

I.  On  a  publié  en  appendice  dans  la  Biographie  du  P.  Gbaignon  un 
Tiihleau  chronologique  de  ses  ministères  (pp.  SSg-SSi).  Il  embrasse  une 
durée  de  58  ans,  1 825-1 883.  Le  tableau  est  très  incomplet  pour  les  pre- 
mières et  les  dernières  années.  Mais  à  partir  de  i83o  jusqu'à  i86o,  la 
somme  annuelle  de  prédications  est  vraiment  formidable.  La  période 
des  retraites  pastorales  dure  trente-trois  ans  (i  833-1 866).  Il  y  en  a  300 
en  cliiffi-es  ronds.  Cf.  Fte  du  R.  P.  Pierre  Chaignon,  par  le  P.  X.-Aug. 
Séjourné.  Paris,  Retaux-Bray,  i888. 


382  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

le  Père  Ghaignon  se  trouva  à  bout  de  forces  que  lui-même 
et  ses  subordonnés  se  rendirent  enfin  à  l'invitation  évan- 
gélique  que  le  Père  Roothaan  lui  avait  souvent,  mais  inu- 
tilement rappelée  :  «  Venite  seorsum  et  requiescite  pusil- 
lumK  » 

Au  mois  de  septembre  1843,  il  fallut  lui  donner  un 
successeur.  Le  Père  Général  lui  écrivait  à  cette  occasion  : 
«...  Le  Seigneur  a  béni  vos  travaux  et  vos  saints  désirs. 
La  résidence  d'Angers  que  vous  avez  fondée  est  jusqu'ici 
celle  de  la  Province  de  France  où  se  recueillent  les 
fruits  les  plus  abondants  de  salut.  » 

Pendant  les  deux  premières  années,  la  communauté 
s'était  maintenue  tant  bien  que  mal  à  l'hôtel  d'Andigné. 
Mgr  Paysant,  qui  avait  remplacé  Mgr  Montault  sur  le  siège 
épiscopal,  avait  accordé  aux  Jésuites  la  jouissance  d'une 
maison  voisine  appartenant  à  l'évêché  ;  on  l'avait  reliée  à 
l'hôtel  par  une  galerie.  Malgré  tout  c'était  une  installation 
provisoire;  ni  l'emplacement,  ni  le  local  ne  convenaient 
pour  un  établissement  religieux.  En  1841,  l'occasion  se 
présenta  d'acquérir,  près  de  la  Butte  du  Pélican,  un  im- 
meuble de  beaucoup  préférable.  Il  y  avait  là  d'assez  vastes 
bâtiments  où  s'était  abritée  une  école  et  qu'il  était  facile 
d'aménager.  La  résidence  y  fut  transférée  avant  la  fin  de 
l'année;  elle  ne  devait  plus  en  sortir.  Gette  installation 
valut  aux  Jésuites  le  nom  de  Pères  delà  Butte,  sous  lequel 
ils  furent  longtemps  connus  parmi  le  populaire  d'Angers. 

Au  moment  où  le  Père  Frédéric  Studer  prenait  la  place 
du  Père  Ghaignon  à  la  tête  de  la  communauté,  elle  se 
composait  de  treize  religieux,  dont  dix  prêtres  ;  ce  chiffre 
devait  bientôt  monter  jusqu'à  douze  ;  mais,  malgré 
l'augmentation  du  nombre  des  ouvriers,  l'ouvrage  qu'on 
leur  demandait  dépassait  ce  qu'ils  pouvaient  fournir. 
C'est  ce  que  le  nouveau  Supérieur  constatait  avec  un 
mélange  de  consolation  et  de  tristesse.  (29  Juin  1845.)  Le 
Père  Studer  entreprenait  alors,  en  dépit  de  l'orage  qui 

I.  Venez  à  l'écart  et  reposez-vous  un  peu.  (llkfarc,  vi,  3r.) 


CHAPITRE    Yll  383 

s'abattait  surla  Compagnie,  la  construction  de  la  chapelle. 
Sa  hardiesse  était  encouragée  par  Mgr  Angebault  qui, 
pendant  tout  le  cours  d'un  long  épiscopat,  ne  devait 
jamais  se  départir  de  la  plus  affectueuse  bienveillance 
pour  la  famille  de  saint  Ignace.  Dans  les  deux  premières 
années  de  son  établissement  à  Angers,  elle  avait  vu  trois 
évêques  se  succéder  sur  le  siège  de  saint  Maurice".  Tous 
les  trois  ont  acquis  des  droits  à  sa  reconnaissance  pour 
la  protection  qu'ils  lui  ont  accordée  à  ses  débuts  dans  la 
ville  épiscopale.  A  leurs  noms  elle  associe  dans  sa  recon- 
naissanceceux  de  plusieurs  nobles  familles,  lesd'Andigné, 
les  de  Tronchay,  les  de  Langottière,  les  de  Bercy,  qui  lui 
furent  plus  particulièrement  serviables. 


V 


C'étaient  déjà,  depuis  1836,  cinq  résidences  nouvelles 
dans  la  Province  de  Paris.  A  partir  du  1^  mai  1841  celle 
de  Notre-Dame-de-Liesse  vient  s'ajouter  à  la  liste.  Ce 
n'était  pas  tout  à  fait  une  création.  Les  Jésuites  étaient 
venus  à  Liesse  en  1828,  ils  s'étaient  retirés  en  1834,  et 
depuis  lors  la  maison  de  Saint-Acheul  y  envoyait  seule- 
ment quelques  Pères  pendant  la  saison  du  pèlerinage^. 
Mais  le  pieux  abbé  Louis  Billaudel,  héritier  de  la  pensée 
de  son  frère  aîné,  et  parvenu  lui-même  à  une  extrême 
vieillesse,  ne  voulait  pas  mourir  avant  d'avoir  vu  la  Com- 
pagnie installée  à  demeure  auprès  du  vénérable  sanctuaire. 
En  1840  fut  entreprise  la  construction  d'une  vaste  maison, 
destinée  plus  spécialement  aux  retraites  fermées,  pour  les 
ecclésiastiques.  Les  Pères  en  prirent  possession  le 
20  septembre  1843.  Ils  étaient  au  nombre  de  trois,  avec 
le  Père   Etienne   Mollet    pour   supérieur.    Mais    bientôt 

1.  Mgr  Montault  était  mort  le  29  juillet  1889;  Mgr  Paysant  n'avait 
fait  que  passer  sur  le  siège  épiscopal  d'Angers.  Nommé  le  29  septem- 
bre 1889,  il  mourut  le  6  septembre  i84i.  Mgr  Angebault,  nommé  le 
a3  février  1842,  fut  sacré  le  10  août  suivant. 

2.  Cf.  Tome  I,  p.  483. 


384  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

l'aflluence  des  retraitants  obligea  à  renforcer  le  per- 
sonnel; en  1845  on  y  comptait  six  prêtres  aidés  par  trois 
Frères  coadjuteurs. 

L'évêque  de  Soissons,  Mgr  de  Simony,  que  la  suppres- 
sion de  la  petite  résidence  de  Liesse  avait  profondément 
contristé\  accorda  toute  sa  faveur  au  nouvel  établisse- 
ment. Le  vieil  évêque  de  Ghâlons,  Mgr  de  Prilly,  et 
Mgr  Gousset,  qui  venait  d'être  promu  à  rarchevêché  de 
Reims,  s'empressèrent  également  de  lui  donner  les  témoi- 
gnages d'une  particulière  bienveillance;  le  clergé  de  leurs 
diocèses  devait  retirer  de  ce  voisinage  des  services  qu'ils 
estimaient  de  tout  premier  ordre.  Au  surplus,  les  noms 
de  ces  deux  prélats  sont  de  ceux  que  la  Compagnie  de 
Jésus  entoure  d'une  reconnaissance  méritée  à  bien  d'autres 
titres. 

La  même  année  vit  naître  les  deux  résidences  de  Rouen 
et  de  Poitiers.  Le  cardinal  prince  de  Groy,  primat  de  Nor- 
mandie, avait  toujours  désiré  voir  l'Ordre  de  saint  Ignace 
s'établir  dans  son  diocèse.  En  1842,  le  Père  Louis  Marquet 
fut  appelé  pour  la  station  quadragésimale  à  la  cathédrale 
de  Rouen;  il  y  fut  retenu  ensuite  pour  donner  aux  hom- 
mes des  conférences  hebdomadaires  ;  à  partir  du  8  sep- 
tembre, il  figure  au  catalogue  de  la  Province  avec  le  titre 
de  Supérieur;  cette  date  peut  être  considérée  comme  celle 
de  la  fondation  de  la  maison  de  Rouen.  L'année  suivante, 
le  Père  de  Ravignan  vint  donner  les  prédications  de 
l'Avent.  La  réputation  du  conférencier  de  Notre-Dame 
était  à  son  apogée;  le  succès  fut  ce  qu'il  devait  être;  lui- 
même  mandait  à  son  supérieur  :  «  Malgré  les  résistances 
des  dames,  nous  avons  fait  prendre  possession  de  la  nef 
de  la  cathédrale  par  les  hommes.  Ils  montrent  beaucoup 
d'empressement.  Préfet,  général,  premier  président,  pro- 
cureur général  assistent  régulièrement...  » 

Le  successeur  du  Père  Marquet,  le  Père  Jacques  Millet 
inaugura  son  apostolat  à  Rouen  par  la  retraite  pastorale 

1.  Voir  la  lettre  qu'il  écrivit  à  ce  sujet  au  R.  P,  Roothaan.  T.  I,  p.  484. 


CHAPITRE   VII  385 

du  diocèse  ;  en  même  temps  le  Père  Alexandre  Michel 
y  fondait  une  congrégation  d'ouvriers  qui  réunit  assez 
rapidement  plusieurs  centaines  de  membres.  La  résidence 
comptait  dès  lors  huit  Pères  employés  aux  différents  tra- 
vaux du  ministère  sacerdotal;  elle  fut  pendant  des  années 
au  régime  des  campements  provisoires;  en  1847  elle  put 
s'installer  rue  Saint-Patrice,  d'une  façon  moins  précaire, 
mais  point  encore  définitive. 

Lorsque  les  Ordonnances  de  1828  obligèrent  les  Jésuites 
à  quitter  le  petit  séminaire  de  Montmorillon,  l'évéque  de 
Poitiers,  Mgr  de  Bouille,  les  avait  pressés  d'établir  une 
résidence  dans  la  ville  épiscopale.  Pour  des  raisons  d'ordre 
intérieur,  ils  durent  se  retirer  au  bout  de  deux  ans.  Mais 
la  famille  de  saint  Ignace  avait  en  Poitou  des  amis  nom- 
breux et  dévoués;  nul  ne  lui  était  plus  attaché  que  le  véné- 
rable évêque.  Vers  1842,  sentant  approcher  sa  fin,  il 
renouvela  ses  instances,  et  ayant  obtenu  la  promesse  du 
Provincial  de  Paris,  il  chargea  l'abbé  de  Rochemonteix, 
son  neveu  et  vicaire  général,  de  faire  le  nécessaire  pour 
qu'une  maison  de  Jésuites  fût  ouverte  à  Poitiers  sous  son 
épiscopat.  On  recueillit  à  la  hâte  quelque  argent,  on  loua 
un  immeuble  quelconque  dans  le  voisinage  de  Sainte- 
Radegonde,  et  dans  le  courant  d'octobre  les  Pères  Michel 
Leblanc  et  Pierre  Bertrand  inauguraient  la  résidence  dans 
des  conditions  plus  que  modestes.  Sauf  le  toit  et  les 
quatre  murs,  tout  manquait.  Sur  ces  entrefaites,  Mgr  de 
Bouille  mourait,  plus  qu'octogénaire.  On  put  craindre  un 
moment  que  l'œuvre  qui  avait  été  l'objet  de  ses  dernières 
préoccupations  ne  fût  abandonnée;  l'abbé  de  Rochemon- 
teix avait  été  assez  mal  secondé,  et  devant  certaines  oppo- 
sitions son  dévouement  s'était  refroidi.  Ce  fut  un  ancien 
élève  de  Montmorillon,  le  chanoine,  de  Larnay  qui  prit 
l'affaire  en  mains.  Sa  situation  de  fortune,  sa  générosité 
personnelle  et  les  libéralités  qu'il  sut  provoquer  lui  per- 
mirent d'acheter  une  maison  assez  vaste  et  de  la  met- 
tre en    état    d'abriter    décemment   une  communauté  de 

La  Compagnie  de  Jésus.  25 


386  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

prêtres^.  Quatre  Pères  avec  un  Frère  coadjuteur  y  furent 
installés  par  ses  soins  le  29  septembre  1843.  Il  paraît  même 
que  le  digne  chanoine  avait  trop  bien  fait  les  choses;  la 
façade  avait  grand  air  ;  à  l'intérieur  l'aménagement  et  l'ameu- 
blement rappelaient  plutôt  le  confortable  bourgeois  que  la 
simplicité  religieuse.  On  se  persuada  à  Poitiers  que  les 
Jésuites  étaient  riches  et  n'avaient  nul  besoin  qu'on  vînt  à 
leur  aide  ;  aussi  la  résidence  connut-elle  pendant  les 
années  de  début  les  tribulations  de  la  misère  dorée.  C'est 
ce  que  les  Lettres  annuelles  donnent  clairement  à  enten- 
dre dans  une  formule  latine  qui  pourrait  très  bien  se  tra- 
duire ainsi  :  Nous  sommes  logés  magnifiquement,  mais 
nous  vivons  chichement^. 

Le  même  document  témoigne  d'ailleurs  que  les  pré- 
ventions que  les  Jésuites  avaient  rencontrées  dans  une 
partie  du  clergé  disparurent  assez  promptement.  Le 
nouvel  évéque,  Mgr  Guitton,  leur  donnait  tout  d'abord 
la  preuve  la  moins  équivoque  de  son  estime  et  de  sa 
confiance  en  les  chargeant  par  deux  fois  de  prêcher  les 
Exercices  spirituels  aux  élèves  de  son  grand  séminaire. 
Il  leur  demanda  pareillement  de  s'employer  dans  les 
Missions  de  campagne  à  convertir  les  schismatiques 
anticoncordataires,  connus  sous  le  nom  de  Petite  Église; 
le  diocèse  de  Poitiers  en  comptait  alors  plus  de  60.000, 
et  ils  étaient  connus  entre  tous  pour  leur  obstination. 
L'année  même  de  leur  arrivée  dans  la  ville  épisco- 
pale,  deux  Jésuites  se  rendirent  à  Gourlay,  bourg  de 
1.200  habitants,  dont  les  trois  quarts  étaient  adhérents  du 
schisme  et  que  l'on  appelait  la  Rome  de  la  Petite  Église. 
Les  missionnaires  parvinrent  à  arracher  à  leurs  erreurs 
une  cinquantaine  de  ces  malheureux,  dont  quelques-uns 
des  plus  marquants.  Si  modeste  que  fût  le  succès,  l'auto- 
rité ecclésiastique  en  éprouva  une  grande  satisfaction; 
car   les    efforts  tentés   jusque-là  contre  la    citadelle  du 


1.  Cette  maison  portait  le  numéro  15  de  la  rue  Neuve. 

2.  Qiiani  laute  habitamus  tam  parce  et  arcte  vivimiis. 


CHAPITRE    VII  387 

schisme  étaient  restés  infructueux.  Dès  lors  les  Leilres 
annuelles  de  la  résidence  de  Poitiers  mentionnent  régu- 
lièrement le  retour  au  bercail  de  quelques-unes  de  ces 
brebis  égarées. 

Si  les  difficultés  et  les  contradictions  ne  manquèrent 
pas  tout  d'abord  à  la  Compagnie  de  Jésus  dans  une  ville 
où  elle  devait  par  la  suite  rencontrer  tant  de  dévouements 
et  créer  des  œuvres  importantes,  elle  en  triompha  grâce 
surtout  à  la  bienveillance  discrète  et  généreuse  de  l'évê- 
que  qui  occupait  alors  le  siège  de  saint  Hilaire.  Aussi 
garde-t-elle  un  souvenir  reconnaissant  à  la  mémoire  de 
Mgr  Guitton.  «  Cœur  ardent  et  pénétré  du  sentiment  de 
la  dignité  de  l'Eglise,  a  écrit  de  lui  son  illustre  successeur 
le  cardinal  Pie,  il  sut  proférer  de  nobles  paroles  pour  la 
liberté  d'enseignement  et  pour  la  liberté  des  ordres  reli- 
gieux qu'il  défendit  avec  chaleur  en  France  et  à  Rome.  » 

De  cette  même  époque  date  encore  la  fondation  de  la 
résidence  de  Lille  ;  aucune  ne  fut  plus  traversée  et  plus 
laborieuse.  Les  catholiques  de  la  région  du  Nord  qui 
avaient  obtenu,  à  force  d'instances  et  de  sacrifices,  la  créa- 
tion, hors  de  la  frontière,  du  collège  de  Brugelette,  eus- 
sent de  grand  cœur  contribué  à  l'érection  d'une  maison 
de  la  Compagnie  sur  leur  territoire;  des  démarches  furent 
faites  dans  ce  buta  plusieurs  reprises;  des  pétitions  exis- 
tent aux  archives,  signées  de  personnages  haut  placés. 
Mais  on  se  heurtait  à  une  opposition  irréductible.  Le  siège 
illustré  par  Fénelon  avait  alors  pour  titulaire  Louis  Bel- 
mas,  ancien  curé  jureur  de  Castelnaudary,  puis  coadju- 
teur  de  l'évêque  de  l'Aude.  11  fut  l'un  des  douze  évéques 
constitutionnels  imposés  par  Bonaparte,  malgré  les  résis- 
tances de  Pie  Yll,  lors  de  la  signature  du  Concordat.  Il 
avait  refusé  la  rétractation  explicite  demandée  par  Con- 
salvi  et  s'était  borné  à  écrire  au  Pape  un  billet  de  soumis- 
sion. Ce  prélat  dont  l'administration  dura  près  de  qua- 
rante ans,  et  qui  d'ailleurs  n'était  pas  sans  mérite,  tenait 
de  son  éducation    gallicane   et  janséniste  une    antipathie 


388  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

violente  pour  les  Ordres  religieux  en  général  et  spéciale- 
ment pour  celui  de  saint  Ignace.  Lui  vivant,  la  Compagnie 
de  Jésus  ne  pouvait  espérer  reprendre  pied  dans  ce  dio- 
cèse de  Cambrai,  où  elle  avait  jadis  possédé  une  douzaine 
de  collèges. 

Cependant  elle  avait  dans  le  clergé  de  Lille  un  ami  fer- 
vent. L'abbé  Bernard  y  jouissait  d'une  considération  excep- 
tionnelle due  à  sa  haute  valeur  non  moins  qu'à  ses  émi- 
nentes  vertus  sacerdotales.  Curé  de  Sainte-Catherine,  la 
paroisse  la  plus  populeuse,  mais  aussi  la  plus  pauvre  de 
la  ville,  il  y  déployait  un  zèle  fécond  en  ressources  et 
toujours  en  éveil.  Son  vœu  le  plus  cher  était  de  procurer 
à  la  grande  cité  le  secours  d'une  communauté  de  mission- 
naires, et  s'il  se  pouvait,  de  Jésuites.  Il  y  était  encouragé 
par  son  directeur  l'abbé  Mollevault,  Supérieur  de  Saint- 
Sulpice,  qui  lui  écrivait  à  ce  propos  :  «  La  seule  chose 
qui  doive  vous  occuper  est  une  résidence  des  Pères  dans 
votre  paroisse;  avec  cela  vous  aurez  tout...  Les  Jésuites 
font  du  bien  partout,  que  d'autres  ne  feraient  jamais;  c'est 
pour  ce  motif  qu'on  ne  les  laisse  pas  tranquilles  *...  » 

Ce  fut  grâce  au  crédit  de  l'abbé  Bernard  et  dans  Téglise 
de  Sainte-Catherine  qu'un  Jésuite  put,  pour  la  première 
fois  depuis  le  rétablissement  de  la  Compagnie,  paraître 
en  chaire  à  Lille,  pour  une  solennité  paroissiale.  Mgr  Bel- 
mas  s'était  quelque  peu  relâché  de  son  intransigeance;  il 
mourut  cette  année  même,  âgé  de  84  ans.  (12  Juillet  1841.) 

Quelques  mois  plus  tard,  pendant  la  vacance  du  siège, 
un  autre  Père  fut  appelé  pour  prêcher  au  chef-lieu  même 
du  diocèse.  Il  en  résulta  une  manifestation  assez  étrange 
qui  permet  de  juger  l'état  des  esprits.  Voici  comment  le 
Provincial  de  Paris  faisait  part  de  l'incident  au  Père  Géné- 
ral :  «  J'ai  envoyé  un  prédicateur  d'Aventà  Cambrai,  sur 
la  demande  d'un  des  vicaires  capitulaires,  avec  l'agrément 
de  ses  doux  collègues.  La  station  fut  commencée;  le 
premier  sermon  eut  un  plein  succès...  Les  partisans   de 

1 .    Vie  de  l'abbé  Bernard,  p.  i53. 


CHAPITRE    VII  389 

l'évêque  défunt,  dont  la  manière  de  voir  par  rapport  à  la 
Compagnie  vous  est  connue,  se  remuèrent;  ils  prétendirent 
que  laisser  prêcher  un  Jésuite  était  outrager  la  mémoire 
du  prélat  décédé.. .  En  conséquence  défense  fut  faite  au 
Père  Félix  Liot  de  remonter  dans  la  chaire  de  la  métro- 
pole... L'humble  et  joyeuse  résignation  du  Père  a  fait 
plus  de  bien  que  n'en  aurait  pu  faire  la  station.  »  (7  Jan- 
vier 1842.) 

Mais  déjà  le  siège  épiscopal  de  Cambrai,  érigé  de  nou- 
veau en  archevêché,  avait  reçu  un  autre  titulaire.  Mgr  Gi- 
raud,  qui  bientôt  allait  revêtir  la  pourpre  cardinalice, 
apportait  à  l'administration  de  son  immense  diocèse  des 
dispositions  différentes  de  celles  de  son  prédécesseur. 
Les  religieux  ne  seraient  plus  repoussés  systématique- 
ment; les  Jésuites  eux-mêmes  seraient  accueillis  avec 
bonté. 

Dès  1842  ils  sont  appelés  à  Roubaix,  à  Douai,  dans 
d'autres  villes  encore  ;  puis  c'est  à  Saint-Maurice,  la  prin- 
cipale église  de  Lille,  qu'un  Jésuite  prêche  l'année  sui- 
vante la  station  quadragésimale.  Mieux  encore,  l'abbé 
Bernard  retenait  à  demeure  un  ou  deux  Pères  au  pres- 
bytère de  Sainte-Catherine,  qui  devint  ainsi  le  véritable 
berceau  de  la  résidence.  L'un  d'eux  le  Père  Vitse,  qui 
avait  été  vicaire  dans  une  autre  paroisse  de  Lille,  y  sé- 
journa plus  d'une  année,  toujours  à  la  disposition  des 
curés  de  la  ville  qui  recouraient  volontiers  aux  services 
d'un  ancien  confrère.  Ce  fut  toutefois  à  Sainte-Catherine 
que  son  zèle  et  sa  parole  ardente  se  dépensèrent  de  façon 
plus  heureuse.  Cette  modeste  église  possédait  alors  la 
statue  de  Notre-Dame  de  la  Treille,  regardée  depuis  des 
siècles  par  la  population  lilloise  comme  le  Palladium  de 
la  cité.  Elle  y  avait  été  déposée  quelques  années  aupara- 
vant par  une  pieuse  famille  qui  l'avait  sauvée  de  la  pro- 
fanation, lorsque  l'impiété  révolutionnaire  s'abattit  sur  la 
magnifique  collégiale  de  Saint-Pierre,  où  elle  avait  été 
honorée  pendant  huit  cents  ans.  La  vénérable  madone, 
presque  oubliée    dans  une  chapelle  obscure,  ne   recevait 


390  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

plus  que  la  visite  et  les  hommages  de  rares  fidèles  des- 
quels on  aurait  pu  dire 

D'adorateurs  zélés  à  peine  un  petit  nombre 

Ose  des  anciens  jours  nous  retracer  quelque  ombre. 

D'accord  avec  l'abbé  Bernard,  le  Jésuite  entreprit  de 
réveiller  la  dévotion  publique  assoupie  plutôt  qu'éteinte. 
En  mai  1843,  on  inaugura  dans  l'église  de  Sainte-Cathe- 
rine les  exercices  du  mois  de  Marie.  L'évéque  Belmas 
n'avait  jamais  permis  l'introduction  de  cette  nouveauté 
dans  le  diocèse  de  Cambrai.  A  cette  occasion  l'image  mi- 
raculeuse fut  exposée  en  grand  apparat,  au  milieu  des 
fleurs  et  des  lumières  ;  le  prédicateur  ne  se  contenta  pas 
de  célébrer  du  haut  de  la  chaire  les  louanges  de  la  Mère 
de  Dieu;  pour  atteindre  la  population  tout  entière,  il 
publia  une  Histoire  de  Notre-Dame  de  la  Treille,  auguste 
et  miraculeuse  patronne  de  la  ville  de  Lille.  Le  Père  n'eut 
d'ailleurs  qu'à  s'inspirer  de  l'exemple  et  des  travaux  d'un 
de  ses  devanciers.  Un  Jésuite  lillois  du  dix-septième 
siècle,  le  Père  Jean  Vincart,  avait  composé  une  double 
Histoire  delà  madone  protectrice  de  sa  ville  natale  ;  l'une, 
en  latin  et  avec  force  poésies,  selon  la  mode  du  temps, 
formait  un  volumineux  in-folio  ;  elle  parut  en  1636  ;  en  1670, 
à  la  requête  du  clergé  et  des  magistrats,  il  en  donna  une 
édition  française  abrégée,  à  l'usage  du  peuple. 

On  peut  bien  dire  que  le  mois  de  Marie  de  Sainte- 
Catherine  fut  le  point  de  départ  d'un  renouveau  de  la  dé- 
votion traditionnelle  des  Lillois  envers  la  patronne  de 
leur  ville.  On  sait  quel  splendide  témoignage  ils  devaient 
en  donner  par  la  suite.  La  construction  du  sanctuaire  de 
Notre-Dame  de  la  Treille  a  été  entreprise  sur  d'assez 
vastes  proportions  et  avec  assez  de  magnificence  pour 
qu'il  pût  devenir  une  cathédrale  digne  de  la  grande  cité, 
le  jour  où  Rome  lui  donnerait  un  évêque. 

Quant  à  l'établissement  de  la  Compagnie  de  Jésus  à 
Lille,  il  allait  suivre  de  près  la  restauration  du  culte  de 


CHAPITRE   VII  391 

Notre-Dame;  la  résidence  fut  en  effet  canoniquement 
ouverte  le  1®'"  juillet  1843;  elle  eut  pour  premier  supé- 
rieur le  Père  Alexis  Possoz,  ancien  membre,  lui  aussi, 
du  clergé  diocésain.  Ses  deux  compagnons  étaient  les 
Pères  Pierre  Vitse  et  Charles  Phélipon.  Ils  occupaient, 
rue  du  Rempart,  une  petite  maison  mise  à  leur  disposition 
par  une  personne  plus  généreuse  que  riche  ;  elle  l'avait 
fait  exhausser  d'un  étage;  mais  le  logis  restait  étroit  et 
point  du  tout  approprié  aux  besoins  d'une  communauté 
religieuse.  Quatre  ans  plus  tard,  grâce  aux  libéralités  de 
la  famille  de  la  Granville,  la  résidence  fut  installée  rue 
Voltaire  de  façon  plus  décente  et  plus  commode.  Ce  n'était 
toutefois  pas  encore  la  fin  de  ses  pérégrinations;  ses 
progrès  ultérieurs  devaient  l'obliger  par  la  suite  à  de  nou- 
veaux déplacements. 


CHAPITRE  VIII 


I.  —  Différents  établissements  offerts  aux  Jésuites  français,  mais  non 
acceptés.  L'année  i84o,  date  mémorable.  Lettre  encyclique  du  P.  Gé- 
néral. Le  troisième  siècle  de  l'existence  de  la  Compagnie  comme 
Ordre  religieux.  Les  événements  prodigieux  qui  l'ont  rempli.  Mort  et 
résurrection.  Graves  leçons  du  passé  pour  le  présent  et  l'avenir.  Les 
appuis  surnaturels.  L'archiconfrérie  de  Notre-Dame  des  Victoires. 
L'abbé  Dufriche  des  Genettes  et  le  P.  Roothaan.  Vigilance  du  P.  Géné- 
ral pour  la  discipline  religieuse.  La  question  des  parloirs, 

IL  —  Aflluence  de  vocations  à  la  Compagnie.  Dans  la  colonie  russe.  Le 
prince  Jean  Gagarine.  Plans  d'apostolat  auprès  des  Slaves.  Alphonse 
Ratisbonne.  Sa  conversion  miraculeuse.  Il  entre  au  noviciat.  Il  se 
réunit  à  son  frère  le  P.  Théodore  pour  fonder  l'œuvre  de  Notre-Dame 
de  Sion.  Période  d'accalmie  politique  et  renaissance  religieuse.  Les 
Jésuites  tenus  en  suspicion  comme  «  carlistes  ».  La  reine  Amélie  et 
le  P.  Roothaan. 

III.  —  L'abbé  Bautain  et  la  Société  de  Saint-Louis.  Démêlés  avec  l'auto- 
rité épiscopale  de  Strasbourg.  L'abbé  Bautain  à  Rome.  Le  P.  Perrone 
et  la  Philosophie  du  Christianisme.  L'abbé  Lacordaire  part  pour  Rome. 
Accueil  qu'il  reçoit  au  Gesû.  Ses  relations  avec  les  Jésuites.  La  retraite 
à  Saint-Eusèbe.  La  vocation  dominicaine.  Le  P.  Morin  et  la  vocation 
du  P.  Jandel.  La  Compagnie  de  Jésus  et  l'Ordre  bénédictin.  L'abbé 
Guéranger  à  Rome.  Le  P.  Rozaven  rapporteur  dans  l'affaire  de  Soles- 
mes.  Restauration  de  la  Congrégation  des  Bénédictins  de  France. 
Pacte  d'alliance  spirituelle  entre  les  Bénédictins  et  les  Jésuites. 

IV.  —  Les  Essais  d'Histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Mazas  de  Sarrion. 
Leclère  d'Aubigny.  Jacques  Crétineau-Joly.  Ses  antécédents.  La  Ven- 
dée militaire.  Origines  de  ï Histoire  religieuse,  politique  et  littéraire 
de  la  Compagnie  de  Jésus.  Comment  elle  fut  composée.  Cinq  volumes 
en  dix-huit  mois.  Le  sixième  volume  écrit  au  fur  et  à  mesure  des  évé- 
nements. Caractères  de  cette  œuvre.  Son  succès.  Ses  résultats.  Comme 
appendice  de  son  Histoire,  Crétineau  publie  Clément  XIV  et  les 
Jésuites.  Désaveu  et  protestation  du  P.  Roothaan. 


CHAPITRE    VIII  393 


En  l'espace  de  sept  ans,  à  la  suite  de  la  division  de  la 
France  en  deux  Provinces,  la  Compagnie  de  Jésus  avait 
fondé  quinze  résidences  nouvelles.  (1836-1843.) 

Bien  d'autres  établissements  lui  avaient  été  proposés. 
Nous  voyons,  par  exemple,  dès  1838,  le  vaillant  curé  de 
Genève,  M.  Vuarin,  solliciter  la  création  d'un  collège  fran- 
çais à  Garouge.  Le  Père  Renault,  Provincial  de  Lyon,  se 
montre  tout  disposé  à  seconder  ses  intentions;  mais 
des  obstacles  insurmontables  font  abandonner  le  projet. 
(26  Octobre  1838.)  Moins  de  deux  ans  après,  le  Père  Mail- 
lard se  voit  obligé  de  s'en  occuper  à  son  tour  :  «  L'infati- 
gable curé  de  Genève  vient  encore  de  m'écrire  une  seconde 
lettre.  11  presse,  il  presse,  comme  un  vieillard  qui  veut 
avoir  achevé  ce  qu'il  a  entrepris.  »  (5  Avril  1840.)  Malheu- 
reusement cette  fois  encore  on  allait  se  heurter  à  une 
opposition  irréductible.  A  quelques  jours  de  là  en  effet  le 
Père  général  répondait  au  Provincial  de  Lyon  :  «  11  faut 
décidément  renoncer  au  projet  de  collège  à  Genève  que 
M.  le  curé  pressait  si  vivement.  Jamais  on  ne  pourra 
obtenir,  du  moins  de  son  vivant,  une  garantie  quelconque 
de  la  part  du  Gouvernement.  De  plus,  le  digne  curé  est 
effrayé,  abattu  par  les  tentatives  des  ministres  tout  puis- 
sants dans  le  Conseil.  En  sorte  qu'il  vient  de  m'écrire, 
lui-même  que  la  prudence  exige  que  nous  cédions  aux 
circonstances,  que  le  projet  de  son  collège  doit  être 
ajourné,  qu'il  n'y  faut  plus  penser.  »  (29  Avril  1840.) 

A  la  même  époque  on  reprenait  les  négociations  qui 
avaient  échoué  en  1828  pour  la  fondation  d'un  collège  à 
Jersey.  Les  susceptibilités  protestantes  qui  avaient  entravé 
l'affaire  paraissaient  apaisées.  «  Les  habitants,  écrit  le  Père 
Guidée,  regrettent  maintenant  que  l'on  n'ait  pas  abouti  » 
(il  Octobre  1839.)  Des  difficultés  surgirent  cependant; 
mais  enfin  au  bout  de  trois  ans,  on  sembla  sur  le  point  de 
conclure.  Le  Père  Boulanger,  successeur  du  Père  Guidée, 


394  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

écrit  en  effet  le  22  septembre  1842  :  «  L'affaire  du  collège 
de  Jersey  est  en  bonne  voie.  L'évêque  de  Londres  est 
enchanté.  Le  Père  Delineau  a  été  envoyé  pour  tout  pré- 
parer. »  Mais  l'esprit  des  insulaires  n'était  pas  encore, 
comme  on  se  l'imaginait,  ouvert  à  la  tolérance.  Ce  n'est 
que  quarante  ans  plus  tard  que  les  Jésuites  français 
devaient  trouver  à  Jersey  une  population  d'humeur  plus 
hospitalière. 

A  Nancy,  Mgr  de  Forbin-Janson  et  son  coadjuteur, 
Mgr  Donnet,  faisaient  instance  au  lendemain  de  la  division 
des  Provinces,  pour  avoir  le  Père  Boulanger  comme  Supé- 
rieur du  grand  séminaire.  Il  était  alors  recteur  du  scolas- 
ticat  de  Vais.  Le  Père  Provincial  de  Paris,  de  qui  dé- 
pendait le  Père  Boulanger,  ne  crut  pas  devoir  accorder 
d'abord  une  demande  assez  insolite;  mais  il  finit  par 
céder.  Le  diocèse  de  Nancy  se  trouvait  dans  une  situation 
critique.  L'évêque  n'y  était  plus  entré  depuis  les  mauvais 
jours  de  1830,  où  il  avait  failli  être  massacré.  L'ancien 
compagnon  du  Père  Rauzan  aux  Missions  de  France  avait 
moins  de  prudence  que  de  charité  et  de  zèle;  jusque  dans 
les  rangs  du  clergé  les  esprits  étaient  surexcités  contre 
lui  au  point  de  rendre  son  retour  presque  impossible.  Les 
idées  mennaisiennestrès  en  faveur  parmi  les  jeunes  prêtres 
n'étaient  pas  pour  faciliter  l'apaisement.  Le  coadjuteur 
avait  heureusement  conquis  la  sympathie  universelle; 
mais  il  venait  d'être  nommé  à  l'archevêché  de  Bordeaux. 
C'est  dans  ces  conjonctures  que  l'on  faisait  appel  au  dé- 
vouement du  Père  Boulanger,  qui  avait  appartenu  au 
clergé  de  Nancy  et  y  avait  laissé  le  souvenir  d'un  prêtre 
éminent  par  la  science  et  par  le  caractère.  L'administra- 
lion  diocésaine  promettait  de  rendre  à  la  Compagnie  son 
ancienne  résidence  et  peut  être  même,  si  les  circonstances 
le  permettaient,  le  collège  de  Pont-à-Mousson,  maison 
chère  entre  toutes  à  la  famille  de  saint  Ignace.  Le  Père 
Boulanger,  en  quittant  Vais  sur  la  fin  de  1836,  vint  en  effet 
prendre  la  direction  du  grand  séminaire  de  Nancy;  il  y 
passa  un  an  ;   ses  efforts  pour  calmer  les  ressentiments 


CHAPITRE    VIII  395 

et  rétablir  le  respect  de  l'autorité  épiscopale  ne  furent  pas 
infructueux.  On  lui  donna  des  témoignages  d'affectueuse 
reconnaissance;  quant  au  projet  de  résidence  à  Nancy, 
il  fallait  en  remettre  l'exécution  à  des  temps  meilleurs; 
Mgr  de  Forbin-Janson  n'eût  rien  tant  désiré  que  d'installer 
les  Jésuites  dans  son  diocèse;  mais  c'eût  été  un  grief  de 
plus  que  les  adversaires  du  prélat  n'auraient  pas  manqué 
d'exploiter  contre  lui. 

A  l'autre  extrémité  du  pays  c'est  le  pieux  évêque  de 
Bayonne,  Mgr  Lacroix,  qui  les  appelle  dans  son  diocèse 
d'une  façon  touchante  :  «  Je  viens  en  toute  simplicité, 
écrit-il  au  Provincial  de  Lyon,  et  au  nom  de  notre  divin 
Sauveur,  vous  demander  une  grande  grâce;  c'est  de  vou- 
loir bien  établir  à  Bayonne  une  résidence  des  bons  Pères 
de  votre  Compagnie.  »  (14  Octobre  1840.)  Le  Père  Maillard, 
donnant  avis  de  cette  requête  au  Père  Général,  entre  dans 
quelques  détails  :  «  Mgr  nous  offre  un  local  assez  vaste, 
une  chapelle  ou  église  ouverte  au  public,  de  plus  un 
très  grand  jardin  et  un  terrain  fort  spacieux  où  l'on  pour- 
rait encore  bâtir.  »  (7  Novembre  1840.) 

Beaucoup  d'autres  propositions  de  ce  genre  arrivent  au 
cours  des  années  suivantes,  de  la  région  du  Midi.  Le  Père 
Druilhet  écrit  de  Toulouse  :  «  Un  bon  nombre  d'établisse- 
ments nous  sont  proposés  dans  divers  diocèses.  Bayonne, 
Perpignan,  Pamiers,  Montauban,  Glermont  ont  fait  des 
demandes.  »  (4  Octobre  1844.)  Ce  n'étaient  pas  les  seules. 
Après  avoir  renvoyé  au  Provincial  de  Lyon  celle  de 
Mgr  Casanelli,  évêque  d'Ajaccio,  pour  Bastia  (6  août  1844), 
le  Père  Général  répond  quelques  jours  après  dans  une  autre 
lettre  au  sujet  de  quatre  demandes  semblables  venues  de 
Cahors,  de  Tulle,  de  Foix  et  d'Oloron  :  «  Ces  offres  sont 
une  preuve  de  la  bénédiction  du  bon  Dieu  sur  les  travaux 
de  la  Compagnie.  Mais  il  faut  en  ajourner  l'acceptation, 
sans  s'engager  pour  une  époque  fixe.  »  (27  Août  1844.) 

Au  Nord  comme  au  Midi  les  Jésuites  n'avaient  plus 
d'autre  parti  à  prendre,  sous  peine  d'affaiblir  leur  action 
en  la  dispersant.  Aussi  après  la   fondation    de    Poitiers 


396  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

(1843),  aucune  maison  nouvelle  ne  fut  acceptée  jusqu'au 
jour  où  la  loi  sur  la  liberté  d'enseignement  vint  ouvrir 
à  la  Compagnie  un  autre  champ  d'apostolat.  En  atten- 
dant, les  deux  Provinces  françaises  avaient  à  desservir 
vingt-huit  résidences,  quinze  pour  celle  de  Paris,  treize 
pour  celle  de  Lyon.  En  outre  la  Province  de  Paris  avait 
à  sa  charge  le  collège  de  Brugelette  ;  celle  de  Lyon  four- 
nissait, pour  une  part  plus  ou  moins  considérable,  le  per- 
sonnel de  ceux  de  Fribourg,  de  Chambéry  et  de  Mélan  ^ 
Mais  surtout,  les  Jésuites  français  commençaient  vers 
cette  époque  à  partir  nombreux  pour  les  Missions  loin- 
taines. 

L'année  1840  ramenait  pour  la  famille  de  saint  Ignace 
une  date  mémorable.  Trois  siècles  s'étaient  écoulés  depuis 
que  le  Pape  Paul  111  avait  confirmé  par  l'autorité  aposto- 
lique l'Institut  de  la  Compagnie  de  Jésus  et  avait  érigé  la 
Société  naissante  en  Ordre  religieux.  A  l'occasion  de  ce 
tricentenaire  le  Père  Général,  Jean  Roothaan,  adressa  aux 
Jésuites  du  monde  entier  une  lettre  dont  notre  Histoire 
ne  saurait  se  désintéresser.  C'est  en  effet  dans  les  docu- 
ments de  ce  genre,  documents  de  caractère  familial  et 
confidentiel,  que  l'on  peut  saisir  sur  le  vif  les  ressorts 
qui  mettent  en  mouvement  le  corps  de  la  Société,  et  spé- 
cialement l'action  du  chef  sur  les  membres,  action  qui  dans 
la  légende  s'enveloppe  d'un  mystère  impénétrable,  parce 
que  sans  doute  inavouable.  Bien  des  calomnies  tombe- 
raient, croyons-nous,  bien  des  préjugés  s'évanouiraient, 


I.  Voici  quel  était  en  1887  le  nombre  des  Jésuites   français  faisant 
partie  du  personnel  enseignant 

Prov.  de  Paris.     Prov.  de  Lyon  Total 

Au  collège  de  Brugelette 29 29 

«  Fribourg 5 17 22 

«  Chambéry 2 17 19 

«  Mélan » i3 i3 

Total 83 

dont  65  prêtres,  9  scolastiques  et  9  Fr.  coadjuteurs . 


CHAPITRE    VIII  397 

si  les  Jésuites  pouvaient  faire  entendre  au  public  le  lan- 
gage que  leur  premier  Supérieur  leur  tient  à  eux-mêmes. 

En  entrant  dans  l'année  qui  va  clore  le  troisième  siè- 
cle de  l'existence  de  la  Compagnie,  le  Père  Roothaan  jette 
d'abord  un  regard  sur  celui  qui  s'achève.  Quelle  succes- 
sion d'événements  prodigieux  se  déroule  pour  sa  famille 
religieuse  dans  l'espace  de  ces  cent  ans!  Au  début,  en 
1740,  la  Compagnie  de  Jésus,  arrivée  au  plus  haut  point 
de  sa  prospérité  (elle  comptait  plus  de  20.000  religieux), 
«  était  florissante,  pleine  de  vigueur,  en  possession  de 
la  plus  brillante  réputation  dans  les  sciences,  dans  les 
lettres,  dans  l'éloquence.  Elle  s'occupait  alors  avec  grand 
succès  de  l'éducation  de  la  jeunesse  chrétienne...;  elle 
travaillait  au  salut  des  âmes  dans  presque  tous  les  Etats 
de  l'Europe  catholique  et  non  catholique,  même  dans  les 
parties  du  monde  les  plus  reculées,  jouissant  partout  de 
la  plus  haute  estime,  et  y  recueillant  les  fruits  les  plus 
abondants...  Ses  services  lui  avaient  gagné  la  faveur  des 
Pontifes  romains  et  des  évêques,  des  princes  et  des  peu- 
ples... Qui  aurait  pu  penser  qu'un  édifice,  qui  semblait 
devoir  être  immortel,  allait  bientôt  fléchir  et  tomber  sous 
l'effort  de  mille  ennemis  conjurés  pour  sa  ruine?  »  Vingt- 
cinq  ans  ne  sont  pas  écoulés  et  la  Compagnie  est  frappée, 
tout  d'abord  «  dans  ce  royaume  qui,  le  premier,  l'avait 
accueillie  dès  sa  naissance,  qui  l'avait  en  quelque  sorte 
appelée  à  partager  sa  gloire,  au  dedans,  au  dehors  et  jus- 
qu'aux extrémités  des  Indes  ».  A  l'exemple  de  la  France, 
les  autres  États  s'acharnèrent  à  leur  tour  sur  la  Compa- 
gnie. «  L'autorité  même  du  suprême  Pasteur,  Vicaire  de 
Jésus-Christ  sur  la  terre,  fut  impuissante  à  protéger  une 
Société  née  pour  sa  défense.  Après  l'avoir  louée,  justifiée, 
approuvée  de  nouveau  dans  une  Constitution  apostolique, 
l'autorité  pontificale  fut  forcée  de  sacrifier  la  Compagnie 
à  la  haine  de  ses  persécuteurs,  pour  épargner  à  l'Eglise 
des  calamités  peut-être  plus  terribles.  » 

Alors  ce  que  la  Compagnie  de  Jésus  eut  à  souffrir  ne 
se    peut    raconter;    «    si  nous    l'appelons    un    martyre^ 


398  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

l'histoire  impartiale  ne  nous  démentira  pas  ».  Et  dans  ces 
inénarrables  épreuves,  le  Père  Roothaan  découvre  encore 
des  conseils  divins  de  miséricorde  sur  la  famille  de  saint 
Isrnace.  11  la  montre  ensuite  providentiellement  conservée 
dans  l'empire  de  Russie,  par  la  protection  de  souverains 
schismatiques  et  l'approbation  formelle  du  Pape.  Enfin, 
c'est  le  geste  réparateur  de  Pie  VII,  qui  «  n'hésite  pas  à 
déclarer  dans  sa  Constitution  apostolique  que,  depuis  sa 
rentrée  à  Rome,  le  rétablissement  de  la  Compagnie  de 
Jésus  dans  le  monde  entier  lui  avait  paru  devoir  être  l'un 
des  premiers  objets  de  sa  sollicitude  ».  Depuis  lors,  pour- 
suit le  Pvévérend  Père,  les  bienfaits  que  Dieu  a  répandus 
sur  la  Société  ne  se  peuvent  énumérer;  et  parmi  les  plus 
insignes  il  compte  la  béatification  d'Alphonse  Rodriguez 
et  la  canonisation  récente  de  François  de  Hiéronymo. 

Après  avoir  fait  passer  sous  les  yeux  de  ses  frères  le 
tableau  de  ce  troisième  siècle  où,  à  travers  des  vicissi- 
tudes si  étranges,  «  se  manifeste  à  l'égard  de  la  Com- 
pagnie une  providence  toute  particulière  du  Dieu  qui 
abaisse  et  relève,  qui  conduit  aux  portes  de  la  mort  et 
en  relire^  et  qui  dans  ses  plus  redoutables  sévérités  se 
souvient  de  sa  miséricorde  »,  le  Père  Roothaan  dit  quels 
sentiments  doivent  animer  les  cœurs  à  l'entrée  du  siècle 
nouveau  qui  va  s'ouvrir.  C'est  d'abord  la  reconnaissance 
envers  la  Bonté  divine  pour  le  don  de  la  vocation  et  pour 
le  progrès  qu'elle  a  accordé  à  la  famille  de  saint  Ignace  : 
«  On  en  voit  encore  plusieurs  parmi  nous  qui  furent  admis 
dans  la  Compagnie  à  une  époque  où  elle  comptait  à  peine 
deux  cents  membres  ;  maintenant  elle  s'est  répandue 
dans  beaucoup  de  contrées  et  le  nombre  de  ses  enfants 
dépasse  trois  mille.  »  C'est  ensuite  une  invincible  con- 
fiance pour  l'avenir.  Dieu  «  qui  a  commencé  l'ouvrage 
l'achèvera^  »;  car  cet  ouvrage  est  bien  vraiment  le  sien. 
Celui  qui  a  sauvé  la  Compagnie  la  sauvera  encore  «  si 
toutefois  nous  ne    manquons  ni  à   nous-mêmes,    ni   à  la 

I.  Qui  coepit  in  vobis  opiis  boninn  perficiet.  (Philip,  i,  6.) 


CHAPITRE    VIII  399 

Bonté  divine  ».  Mais  ce  que  les  circonstances  exigent 
plus  encore,  ce  que  le  Père  Roothaan  demande  à  tous, 
c'est  «  la  volonté  ardente,  efficace,  constante  de  se  rendre 
dignes  de  leur  vocation,  de  répondre  avec  la  plus  grande 
fidélité  aux  desseins  de  la  Providence  sur  la  Société  et 
sur  eux-mêmes  ». 

Ici  la  parole  du  Général  devient  plus  chaude  et  plus 
pressante  :  «  La  Compagnie  à  peine  rétablie  a  vu  renaître 
la  haine  dont  les  impies  la  poursuivaient  ;  les  anciennes 
calomnies  sont  reproduites  sous  de  nouvelles  couleurs  ; 
tout  est  mis  en  usage  pour  les  répandre,  discours,  livres, 
brochures,  journaux,  publications  qui  nous  inondent  et  où 
nous  sommes  déchirés  tous  les  jours.  En  outre,  un  grand 
nombre  d'hommes,  sans  être  méchants,  mais  par  suite 
des  préjugés  dont  ils  sont  imbus,  ne  cessent  de  suspecter 
notre  conduite,  d'interpréter  en  mauvaise  part  tout  ce 
qui  vient  de  nous.  Nous  devons  endurer  tout  cela  avec 
patience,  ne  point  nous  en  indigner,  ne  point  nous  en 
troubler,  comme  s'il  nous  arrivait  quelque  chose  d'extra- 
ordinaire ;  car  vous  savez  que  telle  est  notre  destinée'^.  » 
Mais  cette  malveillance  nous  trace  notre  devoir.  Quelle 
vigilance  doit  être  la  nôtre  pour  ne  pas  donner  prise  aux 
accusations,  pour  éviter  jusqu'à  l'apparence  du  mal,  afin 
que  notre  ennemi  n'ait  aucun  mal  à  dire  de  nous  ^.  Cest 
que,  en  effet,  «  par  suite  des  préventions  que  l'on  a  contre 
nous,  ce  que  les  autres  se  permettent  sans  difficulté,  ce 
qu'ils  peuvent  faire  impunément  ou  sans  être  remarqués, 
on  le  blâme  en  nous,  on  nous  en  fait  un  crime,  et  la  faute 
d'un  seul  membre  est  imputée  à  tout  le  corps,  en  vertu 
de  cette  maxime  si  injuste,  mais  pourtant  si  commune  : 
Dans  le  méfait  d'un  seul  apprenez  à  les  connaître  tous^  ». 


1.  Quasi  novi  aliquid  vobis  contingat.  (Petr.  iv,   12.)  Ipsi  enim  scitis 
quod  in  hoc  posili  sumus.  (I.  Thess.iii,  3.) 

2.  Ut  is  qui  ex  adverso  est  yereatur,  niliil  habens  malum  dicere   de 
no  bis.  (Tit.  n,  8.) 

3.  Crimine  ab  uno  Disce  omnes.  Aeneid.  II,  65. 


400  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

La  haine  et  le  mauvais  vouloir  de  leurs  ennemis  doi- 
vent être  pour  les  Jésuites  un  stimulant  salutaire.  D'après 
le  Père  Roothaan,  c'est  une  grâce  de  Dieu  qui  veut  que 
par  là  ils  soient  avertis  de  leurs  devoirs  et  ne  puissent 
s'en  écarter.  Mais  un  autre  stimulant  qui  ne  doit  pas  avoir 
moins  d'efficacité,  c'est  la  bienveillance  de  leurs  amis,  la 
haute  estime  en  laquelle  beaucoup  de  personnes  tiennent 
la  famille  de  saint  Ignace,  estime  qui  parfois  dépasse  les 
justes  bornes,  mais  qui  n'en  oblige  que  plus  rigoureuse- 
ment ceux  qui  en  sont  l'objet.  «  Quelle  honte,  s'écrie  le 
Père  Général,  si  la  Société  à  peine  renaissante  et  dans  la 
fleur  de  la  jeunesse  présentait  déjà  des  symptômes  de 
sénilité!  Si  l'on  nous  voyait  impuissants  à  justifier,  au 
moins  dans  une  certaine  mesure,  les  grandes  espérances 
que  tous  les  gens  de  bien  ont  conçues  de  nous,  en  se  rap- 
pelant les  actions  de  nos  Pères,  ces  hommes  dont  la  mé- 
moire n'a  pu  être  effacée  ni  par  le  temps  ni  par  les  impu- 
tations les  plus  calomnieuses  et  les  plus  atroces  !  » 

Enfin,  pour  stimuler  les  généreuses  ardeurs  des  enfants 
de  la  Compagnie,  le  Père  Roothaan  invoque  l'attente  de 
l'Église.  11  leur  rappelle  ce  que  Pie  VII,  «  notre  second 
Père  »,  se  promettait  de  la  Société,  en  la  rétablissant  par 
tout  l'univers.  Pie  VII  pensait  que  «  Dieu  lui  offrait  dans 
cette  Société  un  secours  salutaire  au  milieu  des  besoins 
sans  noTubre  de  l'Église.  Il  se  tenait  assuré  de  trouver  dans 
les  membres  de  cette  Société  des  rameurs  vigoureux  ca- 
pables de  briser  l'effort  des  vagues  qui  à  chaque  instant 
menaçaient  d'engloutir  la  barque  de  Pierre  ».  Ce  senties 
propres  expressions  de  la  Constitution  apostolique.  Le 
chef  de  la  petite  phalange  ainsi  désignée  ne  peut  ici 
dominer  l'émotion  qui  l'étreint  :  «  Je  l'avoue,  dit-il,  mes 
Révérends  Pères  et  mes  très  chers  Frères,  en  voyant 
un  si  saint  Pontife  fonder  sur  nous  de  telles  espérances, 
je  me  sens  tout  couvert  de  honte  et  de  confusion.  Que 
suis-je  donc  et  que  sommes-nous  pour  qu'on  attende  de 
nous  de  si  grandes  choses,  ou  pour  que  nous  puissions 
jamais  les  accomplir?  »  Mais  bien  vite  l'homme  aux  vues 


CHAPITRE    VllI  401 

surnaturelles  se  ressaisit  :  Après  tout,  c'est  l'œuvre  de 
Dieu  qui  choisit  tels  instruments  qu'il  lui  plaît.  Nous  ne 
sommes  pas  autre  chose  que  des  instruments  entre  ses 
mains.  C'est  la  doctrine  familière  à  saint  Ignace,  qui  y 
ajoute  par  manière  de  commentaire  la  maxime  bien  con- 
nue :  Il  importe  sans  doute  que  l'instrument  soit  aussi  par- 
fait que  possible,  mais  il  importe  davantage  que  l'instru- 
ment soit  bien  uni  à  celui  qui  veut  s'en  servir.  Et  puisque 
c'est  la  sainteté  qui  nous  unit  à  Dieu,  mieux  vaut  pour 
l'ouvrier  apostolique  la  sainteté  que  la  science  et  les 
talents. 

La  lettre  se  termine  par  une  exhortation  pathétique  à 
tous  les  enfants  de  la  Compagnie  pour  qu'ils  soient  donc 
entre  les  mains  de  Dieu  des  instruments  prêts  à  tous  les 
travaux  à  quoi  il  voudra  les  employer.  Car  enfin,  «  pour- 
rait-il s'en  trouver  parmi  eux  un  seul  assez  lâche,  assez 
dégénéré  pour  ne  pas  désirer  que  Dieu  opère  en  lui  et  par 
lui  de  grandes  choses,  qui  oublie  à  ce  point  la  fin  de  sa 
vocation,  la  plus  grande  gloire  de  Dieu»?  Et  ils  seront  ces 
instruments  propres  aux  grandes  choses  si,  sans  rien 
négliger  pour  le  développement  de  leur  valeur  person- 
nelle, ils  s'adonnent  surtout  à  la  pratique  des  vertus  soli- 
des et  parfaites,  et  tout  spécialement  de  l'humilité. 

Tel  est  dans  ses  grandes  lignes  l'ordre  du  jour  que  le 
Général  des  Jésuites  adressait  à  ses  troupes  au  seuil  de 
l'année  séculaire.  «Que  cette  année  si  solennelle  pour 
nous,  concluait-il,  s'écoule  sans  aucun  éclat,  sans  aucune 
pompe  extérieure,  puisque  notre  situation  et  le  malheur 
des  temps  le  demandent;  mais  qu'une  ardeur  plus  vive 
pour  notre  perfection,  qu'un  zèle  plus  insatiable  pour  le 
salut  des  âmes  en  fassent  une  année  à  part,  une  année  dis- 
tinguée entre  toutes  les  autres!» 

La  lettre  du  Père  Roothaan  porte  la  date  du  27  décem- 
bre 1839;  en  la  communiquant  aux  maisons  de  leurs  Pro- 
vinces, le  Père  Guidée  et  le  Père  Maillard  l'accompagnè- 
rent de  recommandations  sur  certains  points  de  discipline 
ou  de  perfection  religieuse,  comme  la  pureté  de  conscience, 

La  Compagnie  de  Jésus.  26 


402  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

la  droiture  d'intention,  l'esprit  de  foi,  la  simplicité  et  la 
pauvreté  dans  la  vie  extérieure,  le  zèle  dans  l'accomplis- 
sement de  son  emploi,  etc.  Quelques  pratiques  de  piété 
étaient  prescrites,  et,  conformément  au  désir  du  Père 
Général,  une  retraite  publique  devait  être  préchée  dans 
les  derniers  mois  de  l'année,  partout  où  la  chose  serait 
possible,  sans  qu'il  fût  d'ailleurs  nécessaire  d'en  faire 
connaître  le  motif.  Une  autre  circulaire  provinciale  posté- 
rieure de  quelques  semaines  invitait  également  toutes  les 
maisons  françaises  de  la  Compagnie  à  célébrer  une  neu - 
vaine  ou  un  triduum  d'actions  de  grâces  pour  la  canonisa- 
tion de  saint  François  de  Hiéronymo^  L'année  1840  était 
exceptionnellement  féconde  en  consolations  pour  la  famille 
de  saint  Ignace.  Si  nous  entrons  dans  ce  détail,  ce  n'est 
pas  par  souci  d'une  exactitude  minutieuse;  mais  pour  qui 
veut  connaître  les  Jésuites,  il  n'est  pas  indifférent  de  savoir 
quels  événements  marquent  dans  leur  vie  et  sont  pour  eux 
sujets  de  réjouissances. 

En  rappelant  la  destruction  de  la  Compagnie  de  Jésus 
au  siècle  précédent,  alors  qu'elle  paraissait  avoir  atteint 
l'apogée  de  la  prospérité,  le  Père  Général  faisait  obser- 
ver que  «ni  la  science  et  la  vertu,  ni  les  succès  brillants, 
ni  ce  qu'on  appelle  des  actions  immortelles,  ni  la  faveur 
des  puissants  de  ce  monde,  ne  sauraient  soutenir  une 
institution  humaine,  si  Dieu  ne  la  soutient  ».  Aussi  exhor- 
tait-il sa  famille  religieuse,  au  moment  où  un  siècle  nou- 
veau s'ouvrait  devant  elle,  ànepoint  compter  sur  les  talents 
et  le  mérite  de  ses  membres,  sur  les  services  rendus,  non 
plus  que  sur  l'amitié  des  gens  riches  et  influents,  mais  à 
chercher  plus  haut  appui  et  protection.  Lui-même  don- 
nait l'exemple.  A  toutes  les  heures  difficiles,  on  le  voit 
invariablement  et  comme  d'instinct  recourir  tout  d'abord 

I.  Le  Bienheureux  François  de  Hiéronymo,  de  la  Compagnie  de  Jé- 
sus, avait  été  inscrit  au  Catalogue  des  Saints,  par  le  Pape  GrégoireXVI, 
le  a6  mai  1889  ,  en  même  temps  que  les  BB.  Alphonse-Marie  de  Ligori 
et  Jean  de  la  Croix. 


CHAPITRE    VIII  403 

à  la  prière  et  invoquer  pour  son  Ordre,  avec  une  foi 
simple  et  confiante,  le  secours  des  puissances  célestes. 
C'est  ainsi  que,  à  cette  date  solennelle  de  1840,  le  Géné- 
ral de  la  Compagnie  de  Jésus  pensait  à  se  faire  recevoir, 
lui  et  toute  la  Société,  dans  Tarchiconfrérie  du  Très  Saint 
Cœur  de  Marie.  Fondée  parle  pieux  curé  de  Notre-Dame 
des  Victoires,  l'abbé  Dufriche  des  Genettes,  elle  venait 
d'être  canoniquement  érigée  par  Bref  pontifical.  (7  Juil- 
let 1838.)  Nous  avons  raconté  les  premières  relations  du 
fondateur  avec  la  Compagnie  de  Jésus,  à  laquelle  il  aurait 
voulu  appartenir  ^.  Sa  correspondance  avec  le  Père 
Roothaan  témoigne  assez  que  son  affection  pour  la  famille 
de  saint  Ignace  ne  s'était  point  altérée.  «  J'aurais  bien  le 
besoin,  mon  très  bon  et  très  Révérend  Père,  lui  écrivait-il 
un  jour,  de  vous  exprimer,  en  vous  remerciant  des  bontés 
dont  vous  m'avez  comblé  pendant  mon  séjour  à  Rome, 
tous  les  sentiments  que  vous  m'avez  inspirés;  mais  je 
sens  que  mon  esprit  ne  satisfait  point  mon  cœur.  Je  me 
contenterai  de  vous  dire  que  votre  souvenir  est  pour  tou- 
jours gravé  dans  mon  cœur  et  qu'il  y  entretiendra  les 
sentiments  d'une  vive  reconnaissance  et  d'un  doux  et  res- 
pectueux attachement.  »  (10  Septembre  1842.)  Quant  au 
Père  Roothaan,  voici  comment  il  s'exprimait  au  commen- 
cement de  1841,  dans  une  Lettre  circulaire  sur  l'archicon- 
frérie  de  Notre-Dame  des  Victoires  :  «  La  fin  que  se  pro- 
pose cette  admirable  association,  et  avec  un  succès  si 
prodigieux,  est  trop  propre  à  la  vocation  de  la  Compagnie 
pour  que  nous  puissions  nous  contenter  de  cette  partici- 
pation commune  et  générale  en  disant  tous  les  jours  : 
Particeps  ego  sum  omnium  timentium  ^e^.  J'entends  donc 
m'unir  en  esprit  avec  les  pieux  associés,  tous  les  jours, 
et  particulièrement  à  l'heure  de  la  réunion  à  Notre-Dame 
des  Victoires  tous   les    dimanches  et  fêtes,  et  cela  non 


1.  Voir  Tome  Premier,  p.  149. 

2.  «  Seigneur,  je  suis  participant  de  tous  ceux  qui  vous  craignent.  » 
(Ps.  cxviii,  63.) 


404  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

seulement  comme  particulier,  mais  comme  Général 
quoique  si  misérable,  de  la  Compagnie  de  Jésus.  » 
(17  Février  1841.) 

Le  Père  Roothaan  ne  s'en  tint  pas  là;  l'année  suivante 
il  demanda  et  oJDtint  l'affiliation  dans  les  formes  pour  toute 
sa  famille  religieuse.  L'abbé  des  Genettes  lui  écrivait  le 
10  septembre  1842  :  «  J'ai  eu  le  bonheur  d'agréger  la 
sainte  Compagnie  de  Jésus  en  corps  à  l'Archiconfrérie  le 
jour  de  l'Assomption.  J'attends  une  occasion  pour  vous 
envoyer  le  diplôme.  »  De  son  côté,  le  Provincial  de  Paris, 
en  faisant  part  de  la  nouvelle  aux  maisons  de  sa  Province 
ajoutait:  «  La  Compagnie^tout  entière  a  donc  été  mise  aux 
pieds  et,  pour  ainsi  dire,  dans  le  Cœur  de  Marie,  le  jour 
même  ou  notre  Père  saint  Ignace,  prosterné  avec  ses  pre- 
miers compagnons  dans  l'église  de  Montmartre,  établis- 
sait notre  Société  et  la  mettait  sous  la  protection  spéciale 
et  toute-puissante  de  Celle  que  nous  aimons  à  appeler 
Notre  Reine,  Regina  Societatis  Jesu.{21  Septembre  1842.) 
Nous  voyons  dans  la  correspondance  du  même  Provincial 
que  la  Compagnie  de  Jésus  voulut  laisser  un  souvenir  de 
son  affiliation.  Le  Père  Arthur  Martin  fut  chargé  de  des- 
siner et  de  diriger  l'exécution  d'un  parement  pour  l'autel 
de  Notre-Dame  des  Victoires,  comportant  trois  médaillons 
relatifs  à  l'histoire  de  la  Société.  Le  devis  était  de 
5.000  francs.  (22  Septembre  1842».) 

L'abbé  des  Genettes  continua  à  entretenir  avec  le 
Général  des  Jésuites  des  rapports  empreints  d'une  affec- 
tueuse confiance.  11  le  tenait  au  courant  des  «  merveil- 
leux progrès  »  de  l'Archiconfrérie.  «  La  voilà  qui  compte 
400.000  inscrits  et  3.050  confréries  affiliées.  »  (13  Février 
1843).  Mais  de  tels  succès  provoquent  des  jalousies; 
l'œuvre  rencontre  des  adversaires,  là  surtout  où  elle  ne 
devrait  trouver  que  des  amis  et  des  zélateurs.  Le  curé  de 
Notre-Dame  des  Victoires  a  en  ce  moment  une  grosse 
inquiétude.  L'archevêque  de  Paris  vient  de  rappeler  dans 

I.  Voir  aux  Pièces  justificatives.  N"  XI. 


CHAPITRE    VIII  405 

une  Lettre  pastorale  l'obligation  de  se  munir  de  l'autori- 
sation préalable  pour  publier  des  écrits  traitant  de 
matières  religieuses,  surtout  quand  on  y  raconte  des  faits 
miraculeux.  Les  Annales  de  l'Archiconfrérie  en  sont 
pleines.  C'est  elles  que  l'on  vise.  Faudra-t-il  donc  les 
soumettre  à  la  censure?  On  accuse  Mgr  AfFre  d'être 
quelque  peu  «  rationaliste  ».  Et  s'il  allait  refuser  V Impri- 
matur !  Cette  perspective  met  M.  des  Genettes  hors  de 
lui.  L'excellent  homme  s'oublie  jusqu'à  invoquer  la  liberté 
de  la  presse,  qui  n'avait  assurément  rien  à  voir  en  cette 
affaire.  Gomment  sortir  de  cette  «  impasse  »  ?  Il  ne  voit 
qu'un  moyen;  ce  serait  d'avoir  un  Bref  du  Pape,  et  il 
espère  l'obtenir  par  l'intermédiaire  du  Père  Roothaan. 
(13  Février  1843.) 

11  va  sans  dire  que  le  Général  des  Jésuites  n'aurait  eu 
garde  de  solliciter  pareille  dérogation  aux  règles  canoni- 
ques. Il  est  plus  que  probable  que  sa  réponse  fut  une 
exhortation  à  l'obéissance.  En  même  temps  le  pieux  et 
zélé  directeur  de  l'Archiconfrérie  recevait,  non  un  Bref 
du  Pape  ,  mais  une  Lettre  du  cardinal  Lambruschini, 
secrétaire  d'État,  pleine  d'éloges  et  d'encouragements. 
(2  Mars  1843.)  De  fait  les  Annales  parurent  dans  le  courant 
de  l'année  avec  l'approbation  de  l'Ordinaire.  Les  faveurs 
delà  Sainte  Vierge  n'en  eurent  que  plus  d'éclat  et  l'œu- 
vre un  essor  plus  rapide.  Le  directeur  annonçait  bientôt 
que  les  deux  seuls  diocèses  de  France,  qui  jusque-là 
n'avaient  point  figuré  sur  les  listes  de  l'Archiconfrérie, 
venaient  enfin  de  se  faire  agréger  ^  En  même  temps  on 
voyait  se  manifester  comme  un  élan  de  conversion  et  un 
renouveau  de  vie  chrétienne.  L'année  suivante,  M.  des 
Genettes  faisait  part  au  Père  Roothaan  du  spectacle  dont  il 
était  le  témoin  émerveillé  : 

I.  Cf.  L'^mi  rfe /a  i?eZt^/ort.  Tome  GXIX,  p.  179.  Chose  curieuse,  de  ces 
deux  retardataires  l'un  était  le  diocèse  de  Tar!)es;ilfaudrait  dire  aujour- 
d'hui de  Tarbes  et  de  Lourdes.  Il  fut  le  dernier  de  la  France  continen- 
tale, —  l'autre  était  le  diocèse  d'Ajaccio  —  à  entrer  dans  la  grande 
association  de  Notre-Dame  des  Victoires.  La  Sainte  Vierge  ne  devait  pas 
lui  en  tenir  rigueur. 


406  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

«  Jamais  je  n'ai  vu  les  églises  aussi  fréquentées  ;  les 
ouvriers  surtout  nous  donnent  de  grandes  consolations  et 
nous  font  concevoir  de  grandes  espérances.  Environ  dix 
mille  ouvriers  se  réunissent  tous  les  dimanches  en  con- 
grégations sous  le  patronage  de  saint  François-Xavier, 
dans  huit  églises  de  Paris...  Plus  de  la  moitié  de  ces  hom- 
mes s'approchent  des  sacrements  plusieurs  fois  dans 
l'année  ;  plusieurs  marchent  dans  les  voies  de  la  piété.  Ce 
qu'il  y  a  de  plus  frappant,  c'est  l'esprit  de  prosélytisme 
religieux  qui  les  anime.  Et  remarquez  bien  qu'il  n'y  a  pas 
la  centième  partie  de  ces  hommes  qui,  il  y  a  deux  ans, 
eussent  voulu  assister  à  la  messe.  »  (18  Septembre  1844.) 

Aussi  lorsque,  quatre  ans  plus  tard,  la  Révolution  dé- 
chaînée en  Italie  obligeait  le  Pape  à  quitter  Rome,  le  Père 
Roothaan,  exilé  lui  aussi,  se  souvint  qu'il  avait  voué  sa 
personne  et  toute  sa  famille  religieuse  d'une  façon  spé- 
ciale au  Cœur  Immaculé  de  Marie.  11  adressa  à  toute  la 
Compagnie  une  Lettre  circulaire  sur  cette  dévotion.  Il 
rappelle  «  les  prodiges  si  nombreux  que  Dieu  opère  de 
nos  jours  par  l' Archiconfrérie  instituée  à  Paris  pour  la  con- 
version des  pécheurs,  sous  l'invocation  du  Cœur  très  pur 
de  Marie.  En  peu  de  temps  cette  dévotion  a  produit  dans 
tout  le  monde  des  fruits  de  salut  si  abondants  et  si  mer- 
veilleux que  les  annales  de  l'Eglise  ne  nous  offrent  rien 
de  semblable  dans  toute  la  série  des  siècles  passés.  »  Le 
Père  Général  invoque  à  l'appui  l'expérience  de  la  Compa- 
gnie elle-même.  «  Lorsque,  dit-il,  en  1837,  le  choléra  rava- 
geait Rome,  nous  y  étions  plus  de  trois  cents,  la  plupart 
occupés  jour  et  nuit  au  service  des  malades,  sans  cesse 
environnés  de  moribonds  et  de  cadavres.  Et  cependant, 
grâce  à  un  vœu  fait  en  l'honneur  du  Cœur  Immaculé  de 
Marie,  non  seulement  nous  n'eûmes  à  déplorer  la  perte 
d'aucun  de  nos  Frères,  mais,  contre  toute  attente  et  con- 
trairement à  ce  qui  s'était  passé  ailleurs,  nul  d'entre  nous 
ne  fut  atteint  par  la  contagion.  Par  une  faveur  non  moins 
signalée,  cette  bonne  Mère  daigna  nous  donner  à  tous, 
particulièrement  à  ceux  que  le  péril  effrayait,  le  courage 


CHAPITRE    VIII  407 

d'affronter  la  mort,  et  il  n'y  eut  personne  qui  ne  puisât 
dans  son  Cœur  assez  de  dévouement  pour  se  livrer  sans 
réserve  au  secours  des  malades  frappés  par  le  fléau.  » 
(24  Juin  1848.) 

Il  convenait  à  la  tendre  piété  du  Père  Rootbaan  de 
vouer  son  Ordre  d'une  manière  spéciale  à  la  Très  Sainte 
Vierge  et  de  lui  assurer  ainsi  une  protection  toute-puis- 
sante ;  rien  n'était  plus  conforme  à  la  tradition  de  la  Com- 
pagnie comme  à  l'esprit  de  son  fondateur.  Mais  l'exacte 
observance  de  son  Institut  importait  encore  davantage  à 
son  salut  et  à  sa  prospérité.  On  ne  s'étonnera  pas  qu'elle 
fût  pour  son  premier  Supérieur  l'objet  d'une  vigilance 
scrupuleuse.  Nous  trouvons  à  l'époque  qui  nous  occupe 
un  exemple  intéressant  de  cette  sollicitude  toujours  en 
éveil  pour  le  maintien  de  la  discipline.  On  y  voit  comment 
et  en  quoi  s'exerce  le  pouvoir  de  ce  Général  des  Jésuites, 
dont  la  légende  a  fait  un  autocrate  qui  commande  à  des 
esclaves,  pour  ne  pas  dire  à  des  machines. 

La  règle  de  la  clôture  interdit  aux  femmes  l'entrée  de 
l'habitation  des  religieux,  comme  elle  interdit  aux  hom- 
mes l'entrée  des  couvents  de  femmes.  Le  Jésuite  doit  son 
ministère  sans  distinction  à  qui  le  réclame  ;  les  hommes 
ont  libre  accès  à  sa  cellule;  pour  eux  la  maison  de  la 
Compagnie  est  plus  large  ouverte  que  ne  le  sont  commu- 
nément les  monastères.  Mais  en  dehors  du  confessionnal, 
où  recevra-t-il  les  visiteuses  ?  De  temps  immémorial,  les 
religieuses  ont  leur  «  parloir  »  ;  c'est  là  seulement  qu'on 
peut  les  voir  et  s'entreteniravec  elles.  Les  Jésuites  fran- 
çais avaient  dès  l'abord  adopté  cette  solution  ;  il  y  eut 
des  parloirs  dans  toutes  leurs  résidences,  c'est-à-dire  un 
local  près  de  la  porte  d'entrée,  où  l'on  peut  recevoir  les 
gens  et  causer  avec  eux  sans  être  entendu,  mais  non  sans 
être  vu.  Cependant  l'Institut  de  la  Compagnie,  qui  a  tout 
prévu,  n'avait  pas  prévu  les  parloirs.  Dès  1840,  le  Père 
Roothaan  crut  devoir  s'élever  contre  cette  innovation. 
Toutefois  il  ne  voulut  pas  l'abolir  d'autorité.  Il  invita  les 


408  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

deux  Provinciaux  de  France  à  examiner  l'affaire  avec  leurs 
consulteurs  et  à  fournir  leurs  raisons,  s'ils  croyaient  en 
avoir,  pour  maintenir  ce  que  lui,  Général  de  la  Compa- 
gnie, estimait  une  irrégularité.  Le  résultat  de  cette  déli- 
bération nous  est  connu  par  une  lettre  écrite  trois  ans 
plus  tard.  Le  Père  Roothaan  était,  en  effet,  revenu  à  la 
charge  et  avait  exigé  un  nouvel  examen.  Le  Père  Maillard 
lui  en  transmet  les  conclusions  : 

«  ...  La  Consulte  répondit  (en  1840)  et  répond  encore 
aujourd'hui  que  ces  parloirs,  vu  notre  position  en  France, 
sont  indispensables.  Sur  les  réflexions  que  j'eus  l'honneur 
de  vous  soumettre  en  1840,  le  25  Mars,  vous  eûtes  la 
bonté  de  me  dire  le  27  iVvril  :  —  Quant  aux  parloirs, 
après  l'exposé  que  vous  me  faites  des  précautions  prises 
pour  prévenir  les  abus,  je  vois  bien  que,  dans  l'état 
actuel,  il  n'y  a  rien  autre  chose  à  faire.  Je  compte  sur 
votre  vigilance  à  cet  égard.  —  11  me  semble  en  effet  qu'une 
vigilance  soutenue  peut  nous  rassurer  de  ce  côté-là.  » 
(30  Mars  1843.) 

Le  Père  Roothaan  n'insista  pas  pour  le  moment.  Mais 
un  an  plus  tard  sa  conscience  s'alarme  de  nouveau.  C'est 
au  Provincial  de  Lyon  qu'il  adresse  une  réclamation  plus 
pressante  que  les  premières.  Son  désir  formel  est  qu'on 
en  finisse.  Ce  qui  le  détermine  à  revenir  sur  ce  sujet, 
c'est  que,  dans  le  livre  que  le  Père  de  Ravignan  vient  de 
publier  el  qui  a  eu  un  si  grand  retentissement  ',  il  est 
question  des  parloirs,  «  comme  d'une  chose  couramment 
admise  dans  la  Société,  alors  que  l'usage  n'en  existe 
dans  aucune  maison  de  religieux  et  que  celles  de  la  Com- 
pagnie, les  pensionnats  exceptés,  doivent  l'ignorer  plus 
que  toute  autre.  »  Le  Père  Maillard  est  donc  invité  à  «  sup- 
primer une  nouveauté  si  pleine  de  périls  »  ;  et  ce  faisant, 
il  aura  ajouté  un  très  grand  service  à  tous  ceux  qu'il  a 
déjà  rendus  à  sa  Province.  (17  Février  1844.) 

En     conséquence     la    suppression     des     parloirs    fut 

I .  De  V Existence  el  de  l'Institut  des  Jésuites.  i843. 


CHAPITRE    VIII  409 

discutée  derechef  entre  le  Provincial  et  ses  quatre  consul- 
teurs.  Après  quoi  tous  durent  rédiger  par  écrit  leur 
opinion  et  la  transmettre  séparément  au  Père  Général. 
Leurs  conclusions  furent,  paraît-il,  tellement  concor- 
dantes et  appuyées  de  raisons  si  décisives,  que  le  Géné- 
ral se  tint  pour  satisfait  :  «  D'après  vos  explications  et 
celles  des  Pères  consulteurs,  écrivait-il  au  Provincial, 
il  n'y  a  rien  à  changer.  Il  est  fâcheux  que  le  nom  sonne 
mal.  »  (8  Avril  1844.) 

C'était  bien,  semble-t-il,  le  nom  plutôt  que  la  chose  qui 
provoquait  les  répugnances  et  les  protestations  du  vigilant 
gardien  delà  discipline  religieuse.  Le  Père  Roothaan,  en 
effet,  proposait  pour  les  conversations  nécessaires  un 
vestibule  ou  couloir  donnant  accès  à  l'église,  autrement 
dit  un  lieu  de  passage.  Mais  ce  que  les  mœurs  et  usages 
d'un  pays  tolèrent  peut  fort  bien  devenir  impraticable 
dans  un  autre.  D'ailleurs  au  point  de  vue  où  il  faut  se 
placer  ici,  lès  parloirs,  tels  qu'ils  furent  organisés  dans  les 
maisons  de  la  Compagnie,  répondaient  aux  mêmes  exi- 
gences qu'un  lieu  de  passage,  sans  en  avoir  les  inconvé- 
nients. «  Les  insistances  du  Père  Général,  disait  l'un  de 
ceux  qui  eurent  à  s'en  défendre,  ont  eu  ce  bon  effet  d'obli- 
ger le  Provincial  et  tous  les  Supérieurs  à  être  très  sévères 
sur  un  point  qui  importe  tant  au  bon  renom  de  la 
Société'.  »  De  fait,  qui  a  vu,  en  entrant  chez  les  Jésuites, 
les  parloirs  avec  leurs  cloisons  vitrées  du  haut  en  bas, 
avouera  qu'ils  étaient  faits  pour  désarmer  la  malveillance 
la  plus  pointilleuse. 

II 

Le  signe  le  moins  équivoque  de  la  prospérité  pour  un 
Ordre  religieux,  c'est  l'afïluence  des  vocations,  laquelle  té- 
moigne en  même  temps  que  la  régularité  y  est  en  honneur  ; 

I .  Le  p.  Fouillot,  dans  sa  lettre  de  consulteur  sur  le  projet  de  sup- 
pression des  parloirs.  (Archiv.  Rom.  Gall.  i.  II.  8g.) 


410  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

dans  l'état  actuel  des  choses,  ce  ne  sont  pas,  en  effet,  les 
communautés  relâchées  qui  attireraient  les  candidats  à  la 
vie  religieuse.  Cette  bénédiction  fut  amplement  départie 
aux  deux  jeunes  Provinces  françaises.  Nous  avons  vu  déjà 
que  dans  celle  du  Midi  le  noviciat  d'Avignon  s'était  bien- 
tôt trouvé  insuffisant.  En  1841  on  en  ouvrait  un  second 
à  Toulouse.  Au  bout  de  deux  ans  ils  avaient  fait  leur  plein 
l'un  et  l'autre.  Le  Père  Maillard  écrivait  sur  la  fin  de 
1843  :  «  Nous  avons  maintenant  soixante-douze  novices 
scolastiques,  à  Toulouse  et  à  Avignon.  Ne  pourrions-nous 
pas  penser  à  un  troisième  noviciat,  qui  serait  à  Dôle, 
par  exemple,  et  nous  servirait  beaucoup  ?  »  (11  Décem- 
bre 1843).  En  donnant  son  approbation  à  ce  projet  le  Père 
Roothaan  ajoutait  :  «  Si  nos  prédicateurs,  nos  mission- 
naires sont  vraiment  des  hommes  apostoliques,  donnant 
l'édification  par  leur  dévouement  et  leur  modestie,  les 
vocations  se  multiplieront.  Rappelez-leur  souvent  que 
c'est  d'eux  que  dépend  en  grande  partie  la  réputation 
et  le  progrès  de  la  Compagnie  en  France,  où  elle  n'a  pas 
de  collège.  »  (25  Décembre  1843.) 

De  fait,  au  cours  de  l'année  suivante,  le  troisième  novi- 
ciat de  la  Province  de  Lj^on  était  installé  dans  une  partie 
de  l'ancien  pensionnat  de  Dôle  ^  (Septembre  1844.)  Il  y 
eut  tout  d'abord  seize  novices,  et  dès  la  troisième  année 
ils  dépassaient  la  trentaine.  Même  croissance,  quoique 
un  peu  moins  rapide,  dans  la  Province  du  Nord.  A  la  suite 
du  grand  tapage  fait  autour  de  Saint-Acheul  en  1838,  le 
scolasticat  avait  émigré  vers  Brugelette,  et  le  ministre 
avait  pu  affirmer  à  la  tribune  des  deux  Chambres  que 
l'école  de  Hautes  Études  de  Saint-Acheul  était  dissoute. 


I .  Le  premier  maître  des  novices  à  Dôle  fut  le  Père  Joseph  Conta- 
min,  admis  lui-même  au  noviciat  d'Avignon  quatre  ans  seulement  au- 
paravant. Il  écrit  au  P.  Général,  le  8  octobre  i844  '■  «  Le  jeune  noviciat 
de  Dôle  a  été  inauguré  sous  les  auspices  du  saint  Nom  de  Marie,  le 
8  septembre.  Le  Père  de  Jocas  nous  a  envoyé  d'Avignon  cinq  sujets 
français  façonnés  de  sa  main  pendant  une  année.  Sept  nouveaux  sont 
déjà  venus  se  joindre  à  eux.  » 


CHAPITRE    YIII  411 

C'était  parfaitement  exact;  mais  les  novices  étaient  res- 
tés et  leur  nombre  allait  grandissant  d'année  en  année. 
Il  approchait  de  la  cinquantaine  dès  1841,  quand  on  se 
décida  à  en  envoyer  une  partie  à  Laval  ;  deux  ans  après, 
un  troisième  noviciat  était  inauguré  à  Issenheim  en  Alsace. 
Ainsi,  c'était  au  total  six  maisons  de  noviciat  que  la  Com- 
pagnie de  Jésus  avait  en  France,  moins  de  huit  ans  après 
la  formation  des  deux  Provinces.  Sur  la  fin  de  1844,  ils 
réunissaient  un  effectif  de  187  jeunes  recrues. 

Nous  avons  déjà  nommé  quelques-uns  de  ceux  qui 
se  donnèrent  à  la  famille  de  saint  Ignace  au  début  de 
cette  période.  En  voici  d'autres  que  nous  rencontrons  en 
parcourant  les  catalogues  et  qui  ne  sont  peut-être  pas 
complètement  des  inconnus.  C'est,  en  1837,  Elesban  de 
Guilhermy;  en  1839,  Léon  Turquand;  en  1840,  Edouard 
Dorr,  Benoît  Valuy,  Jean  Lyonnard,  futur  apôtre  de  la 
dévotion  au  Cœur  agonisant  de  Jésus;  en  1841,  Jean- 
Baptiste  Trincal  et  Charles  du  Banquet,  ouvriers  de  la 
première  heure  dans  la  Mission  renaissante  du  Maduré, 
Eugène  Seguin  et  Léon  de  Chazournes;  en  1842,  Adrien 
Languillat,  mort  évêque  de  la  Mission  du  Kiang-Nan, 
Charles  Daniel',  Victor  Alet,    Louis  Millériot,    Auguste 


I.  L'un  des  fondateurs  et  premier  directeur  des  Etudes.  A  pro- 
pos de  sa  vocation,  le  P.  Rubillon,  Provincial  de  Paris,  écrivait  le  •3.1\  juil- 
let iS^i  :  «  Parmi  les  jeunes  novices  entrés  cette  année  celui  qui  se 
distingue  le  plus  par  ses  talents,  sa  candeur  et  son  amour  pour  la  Com- 
pagnie, est  le  Fr.  Charles  Daniel,  jeune  avocat  du  barreau  de  Paris.  Son 
entrée  a  été  traversée  par  son  père,  le  tribunal,  le  premier  président 
d'Amiens...  »  Le  P.  Solente,  maître  des  novices  de  Saint-Aclieul,  raconte 
ainsi  la  chose  :  «  Dès  l'arrivée  de  Charles,  son  père,  juge  à  Beauvais, 
écrivit  une  lettre  violente  contre  son  ûls  et  contre  nous  au  premier  pré- 
sident de  la  Cour  royale  d'Amiens.  Celui-ci  alla  trouver  Mgr  l'évêque 
et  demanda  que  le  jeune  homme  lui  fût  présenté.  Mgr  m'écrivit  et  me 
pria  de  l'envoyer  le  lendemain  à  l'évèché.  Je  l'envoyai,  sans  savoir  de 
quoi  il  était  question...  Le  premier  président  l'attaqua  vivement  devant 
l'évêque;  mais,  sans  se  déconcerter,  Charles  répondit  avec  calme  et  con- 
venance. Le  président  dit  qu'il  viendrait  à  Saint-Acheul.  Il  vint  en  effet, 
mais  se  borna  à  des  conseils.  Il  engagea  Charles  à  retourner  à  Beauvais 
après  sa  première  probation.  Ainsi  fut  fait.  Tout  s'arrangea.  Notre  jeune 
avocat  revint  à  Saint-Acheul  et  entra  au  noviciat  dont  il  est  maintenant 
le  modèle.  Le  premier  président  a  dit  à  l'évêque  que  le  fils  était  plus  rai- 
sonnable que  le  père...  » 


412  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Carayon,  littérateur,  historien  et  éditeur  de  nombreux  et 
précieux  documents  pour  l'histoire  de  la  Compagnie  ; 
en  1843,  Jules  Sambin,  Louis  Abougit;  en  1844,  Paul 
Ginhac,  Victor  Drevon,  Francisque  Laboré,  Victor  du 
Ranquet,  Jean-Baptiste  Rouquayrol,  Eugène  Desjardins, 
Henri  Montrouzier,  etc.  Ces  noms  appartiennent  à  une 
génération  disparue;  mais  à  ceux  qui  sont  aujourd'hui 
les  anciens  de  la  famille,  ils  rappellent  des  frères  aînés 
qui  furent  aussi  des  modèles  parle  dévouement,  la  science 
ou  la  vertu. 

Parmi  ces  vocations  il  en  est  quelques-unes  qui  méri- 
tent une  mention  spéciale  à  raison  des  circonstances  peu 
ordinaires  dont  elles  furent  accompagnées.  C'était  l'épo- 
que où  l'apostolat  du  Père  de  Ravignan  à  Notre-Dame 
produisait  dans  les  rangs  de  la  société  intelligente  un 
véritable  ébranlement.  Il  plut  à  la  Providence  de  se  servir 
de  l'ascendant  du  conférencier  pour  ramener  coup  sur 
coup  à  l'Église  catholique  plusieurs  Russes  qui  occupaient 
à  Paris  des  situations  élevées.  Le  comte  SchouvalofF  fut 
la  plus  illustre  de  ces  conquêtes.  Le  6  janvier  1843, 
il  abjurait  le  schisme  dans  la  chapelle  du  couvent  des 
Oiseaux,  théâtre  ordinaire  de  ces  pieuses  cérémonies. 
Treize  ans  plus  tard,  le  comte  SchouvalofF  se  consacra  à 
Dieu  dans  l'ordre  des  Barnabites.  Sa  conversion  avait  été 
précédée  de  quelques  mois  par  celle  d'un  de  ses  amis, 
au  sujet  duquel  le  Père  de  Ravignan  écrivait  au  Père 
Général,  le  30  avril  1843  :  «  Je  joins  ici  une  lettre  du  jeune 
prince  Jean  Gagarine.  11  est  Russe,  âgé  de  vingt-huit  ans, 
rempli  d'instruction  et  de  talents.  Il  était  attaché  à  l'am- 
bassade de  Russie  à  Paris  quand  je  l'ai  connu.  Nommé  à 
Vienne  il  a  donné  sa  démission  et  désire  maintenant 
entrer  dans  la  Compagnie.  11  a  passé  six  à  huit  mois  en 
Russie  depuis  son  abjuration  qui  est  connue  de  ses  pa- 
rents, inconnue  aux  autres.  11  a  supporté  admirablement 
cette  épreuve.  C'est  une  âme  privilégiée,  généreuse,  con- 
stante, apostolique  déjà.  » 


CHAPITRE    VIII  413 

La  lettre  où  le  jeune  postulant  expose  son  désir  est 
d'ailleurs  écrite  d'un  ton  calme  et  viril;  on  n'y  sent  aucune 
exaltation.  11  avoue  que  deux  attacheslui  tiennent  au  cœur^ 
sa  patrie  et  sa  famille  ;  mais  sa  patrie,  il  en  est  désormais 
banni;  s'il  y  rentrait  on  l'enfermerait  dans  un  couvent 
schismatique.  Sa  famille  garde  toutes  ses  affections;  mais 
banni,  il  ne  peut  rien  pour  elle.  Un  immense  et  impérieux 
besoin  de  se  dévouer  pour  le  salut  de  son  pays,  voilà  le 
sentiment  qui  a  envahi  tout  son  être  et  qui  désormais  rem- 
plira sa  vie.  «  Ce  sentiment  est  aussi  ancien  dans  mon 
cœur  que  ma  conversion  et  n'a  fait  que  se  renforcer  depuis. 
Je  n'ai  pas  d'avenir  dans  mon  pays,  mais  je  lui  suis  trop 
attaché  pour  pouvoir  me  faire  une  patrie  d'adoption,  et  je 
sens  bien  que  je  ne  puis  maintenant  en  avoir  d'autre  sur 
la  terre  que  l'Eglise  et  la  Compagnie,  trop  heureux  si  un 
jour  je  puis  être  employé  à  prêcher  la  foi,  au  défaut  de 
mes  compatriotes,  à  ces  nombreuses  populations  slaves 
que  TafTinité  de  la  langue  tend  à  précipiter  dans  la  même 
voie  d'erreur  que  la  Russie,  et  auxquelles  cette  même 
afïinité  permettrait  de  lui  ouvrir  la  voie  de  la  vérité.  » 
(17  Avril  1844.) 

Au  mois  d'Août  suivant  Jean  Gagarine  fit  à  Saint- Acheul 
les  Exercices  spirituels  sous  la  direction  du  Père  de  Ravi- 
gnan.  Son  «  élection  »  débutait  ainsi  :  «  Il  y  a  aujour- 
d'hui un  an  et  quatre  mois  jour  pour  jour  que  j'ai  eu  le 
bonheur  d'abjurer  le  schisme  et  d'être  admis  dans  la 
sainte  Église  catholique.  »  11  la  terminait  en  se  déclarant 
résolu  à  entrer  dans  la  Compagnie  de  Jésus,  si  on  voulait 
bien  le  recevoir.  (23  Août  1843.)  Le  même  jour,  le  Père 
de  Ravignan  écrivait  à  M™*  Swetchine,  dont  la  sollicitude 
quasi  maternelle*  pour  le  jeune  diplomate  s'alarmait  de 
le  voir  prendre  un  parti  aussi  funeste  pour  son  avenir  : 
«  Ce  matin,  après  la  messe  et  la  communion,  il  m'a  ap- 
porté par  écrit  sa  décision.  Après  l'avoir  lue  attentive- 
ment, je  croirais  manquer  à  ma  conscience  si  je  ne  recon- 
naissais en  lui  une  vocation  véritable.  Votre  digne  enfant 

I.  Mme  Swetchine  était  la  tante  de  Jean  Gagarine. 


414  LA   COMPAGNIE    DE    JESUS 

en  Notre-Seigneur  pense  que  vos  craintes  au  sujet  des 
Russes  catholiques  ne  peuvent  être  qu'exagérées;  et  votre 
cœur  de  mère  approuvera  qu'il  n'expose  plus  désormais 
à  aucune  chance  une  vocation  éprouvée  et  décidée  devant 
Dieu.  » 

Pendant  les  quarante  ans  qu'il  vécut  dans  la  Compagnie 
le  Père  Gagarine  ne  devait  pas  perdre  de  vue  l'idée  qui 
s'était  emparée  de  son  esprit  dès  le  jour  de  sa  conversion. 
Sans  même  attendre  la  fin  de  son  noviciat  on  le  voit  dres- 
ser des  plans  pour  attaquer  le  schisme  chez  les  peuples 
slaves.  Tout  d'abord  il  avait  rêvé  d'une  Congrégation 
religieuse  exclusivement  vouée  à  cet  apostolat  ;  mainte- 
nant il  pensait  que  la  Compagnie  pourrait  réaliser  son 
dessein.  Elle  organiserait  un  scolasticat  spécial,  où  les 
jeunes  religieux  de  race  slave,  Polonais,  Bohèmes,  Serbes, 
seraient  réunis  et  se  prépareraient  par  des  études  appro- 
priées à  la  mission  qu'ils  auraient  à  remplir  plus  tard 
auprès  de  leurs  nationaux.  Ce  serait  un  centre  intellec- 
tuel et  comme  un  foyer  d'où  la  lumière  de  la  vérité  rayon- 
nerait sur  tout  l'Orient  schismatique.  L'ardent  novice 
adressait  au  Père  Général  des  Mémoires  qui  témoignaient 
tout  à  la  fois  d'une  parfaite  connaissance  du  monde  slave 
et  de  ses  impatients  désirs  de  le  ramener  à  l'unité  catho- 
lique. Nous  aurons  à  dire  plus  tard  dans  quelle  mesure 
furent  réalisées  ces  généreuses  mais  trop  grandioses  aspi- 
rations. 

Une  vocation  plus  extraordinaire  encore  fut  celle  de 
Marie-Alphonse  Ratisbonne,  Juif  de  naissance,  mais  pra- 
tiquement athée,  et  aussi  mal  disposé  que  possible  à 
l'égard  du  catholicisme.  Il  avait  été,  au  pied  de  la  lettre, 
terrassé  par  l'apparition  miraculeuse  de  la  Sainte  Vierge 
dans  l'église  de  Saint-André  délie  Fratte,  à  Rome,  le  20  jan- 
vier 1842  ^  Il  fit    son  abjuration  et  reçut  le  baptême   le 

I.  La  conversion  d'Alphonse  Ratisbonne  est  assurément  un  des  faits 
les  plus  merveilleux  de  l'Histoire  de  l'Église  au  xix'  siècle.  Elle  eut  un 


chapitrp:  VIII  415 

31  du  même  mois,  dans  l'église  du  Gesù  ;  il  s'y  était  pré- 
paré sous  la  direction  du  Père  de  Villefort,  11  avait  vingt- 
huit  ans,  était  sur  le  point  de  se  marier  et  un  brillant 
avenir  s'ouvrait  devant  lui.  Mais  l'œuvre  de  la  grâce  n'était 
pas  achevée.  Rappelé  à  Paris  pour  ses  affaires,  Alphonse 
Ratisbonne  allait  faire  paraître  en  sa  personne  un  autre 
prodige.  «  La  conduite  de  mon  frère  Marie,  écrivait  l'abbé 
Théodore  Ratisbonne,  est  encore  plus  miraculeuse  que  sa 
conversion  ;  c'est  la  vie  ascétique  d'un  vieux  chrétien,  con- 
sommé dans  les  pratiques  du  cloître.  »  Et  dans  une 
lettre  à  l'évêque  de  Strasbourg,  Mgr  Raess  :  «  Ce  fervent 
néophyte  a  été  transformé  par  l'Esprit-Saint;  la  voix  de 
Dieu  lui  parle  clairement  et  le  guide  pas  à  pas  d'une 
manière  admirable.  Il  vit  dans  la  retraite,  sous  la  direc- 
tion du  Père  de  Ravignan,  communie  tous  les  jours,  sert 
la  messe;  ceux  qui  le  voient  sont  touchés  et  édifiés  de  sa 
simplicité  et  se  demandent  ce  que  Dieu  fera  de  lui.  Selon 
toute  apparence,  je  dois  m'attendre  à  le  voir  entrer  au  novi- 
ciat des  Jésuites.  »  (18  Avril  1842.) 

La  Compagnie  de  Jésus  ne  semblait  pourtant  pas  devoir 
exercer  sur  lui  un  attrait  particulier;  car,  selon  son  propre 
aveu,  elle  lui  avait  inspiré  avant  sa  conversion  une  répul- 
sion invincible  ;  «  Je  nourrissais  une  haine  amère  contre 
les  prêtres,  les  églises,  les  couvents  et  surtout  contre  les 
Jésuites  dont  le  nom  seul  provoquait  ma  fureur  <.  » 
Cependant  quatre  mois  après  son  baptême,  le  néophyte 
écrivait  au  Père  Roothaan  :  «  La  Sainte  Vierge,  qui  m'a  mis 
aux  pieds  de  son  divin  Fils  Notre-Seigneur  Jésus-Christ, 

retentissement  immense  et  fut  le  point  de  de'part  d'une  multitude  d'au- 
tres conversions  d'Israélites  de  marque.  La  relation  qu'il  en  rédigea 
lui-même  fut  publiée  dans  le  premier  Bulletin  des  Annales  du  Saint  et 
Immaculé  Cœur  de  Marie.  Un  récit  plus  complet  se  trouve  dans  la  Vie  de 
son  frère  aîné.  Cf.  Le  T.  R.  P.  Marie-Théodore  Ratisbonne,  fondateur 
de  la  Société  des  Prêtres  et  de  la  Congrégation  des  Religieuses  de  Notre- 
Dame  de  Sion.  Tome  premier,  chapitres  xi-xiv.  Paris,  Poussielgue.  igoô, 
I.  Lettre  de  Marie- Alphonse  Ratisbonne  à  M.  Dufriche  des  Genettes, 
Bulletin  des  Annales,  elc.  Août  18^2 , 


416  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

semble  maintenant  me  conduire  à  vous,  mon  Très  Révé- 
rend Père,  et  malgré  le  vif  sentiment  de  mon  indignité 
qui  m'a  fait  lutter  contre  cette  pensée,  je  me  crois  appelé 
à  servir  Dieu  dans  la  Compagnie  dont  vous  êtes  le  Père 
et  le  digne  Général...  Je  vous  supplie  donc  d'intercéder 
auprès  du  Souverain  Pontife  pour  m'obtenir  les  dispenses 
que  j'ai  demandées,  afin  que  je  puisse  être  admis  le  plus 
tôt  possible  dans  la  famille  de  saint  Ignace  ^  »  (31  Mai  1842.) 

Une  autre  lettre  écrite  trois  jours  plus  tard  au  baron 
Théodore  de  Bussières  prouve  que  le  postulant  n'avait 
pas  pris  à  la  légère  une  décision  aussi  inattendue  :  «...  J'ai 
écrit  au  Souverain  Pontife  pour  obtenir  les  dispenses  exi- 
gées par  les  Constitutions,  en  ma  qualité  d'ex-Israélite. 
J'espère  que  rien  ne  viendra  mettre  obstacle  à  cette  résolu- 
tion que  la  Sainte  Vierge  m'a  fait  prendre  après  trois  mois 
de  prières  et  de  réflexions...  Je  ne  vous  ai  pas  consulté 
sur  ce  point,  mon  bon  parrain,  parce  que,  en  pareil  cas, 
un  avis  est  bien  difficile  à  donner,  et  plus  difficile  encore 
à  suivre,  s'il  ne  se  trouve  pas  en  rapport  avec  la  voix  que 
Dieu  fait  entendre  au  fond  du  cœur.  Il  est  plus  conve- 
nable, je  pense,  d'agir  avec  une  complète  indépendance. 
Alphonse  Ratisbonne  Jésuite!!!  Avouez  qu'il  y  a  tout 
le  miracle  dans  le  rapprochement  de  ces  trois  mots.  » 
(3  Juin  1842.) 

La  réponse  de  Rome  ne  se  fit  pas  attendre.  Alphonse 

I.  Les  Constitutions  de  la  Compagnie  de  Jésus  lui  interdisent  en 
effet  d'admettre  les  convertis  du  judaïsme  ei  de  l'islamisme.  Le  Général 
lui-même  n'a  pas  le  pouvoir  de  donner  dispense  sur  ce  point;  il  faut 
recourir  au  Pape.  L'expérience  a  démontré  la  sagesse  de  cette  exclusion, 
inscrite  par  saint  Ignace  dans  la  règle  de  son  Ordre,  mais  dont  il  est 
difficile  de  saisir  a  priori  le  bien  fondé.  La  dispense  a  été  accordée  quel- 
quefois ;  il  n'y  a  pas  d'exemple  qu'un  de  ceux  qui  en  ont  été  l'objet  ait 
persévéré  dans  la  Compagnie.  La  supplique  d'Alphonse  Ratisbonne  fut 
transmise  par  le  nonce  Garibaldi  au  cardinal  Ostini,  préfet  de  la  Con- 
grégation des  évêques  et  réguliers,  pour  être  proposée  par  lui  à  l'appro- 
bation du  Souverain  Pontife.  Grégoire  XVI,  à  qui  le  converti  de  la 
Sainte  Vierge  avait  été  présenté  par  le  Père  Roothaan,  donna  de  grand 
cœur  l'autorisation  demiandée. 


CHAPITRE    YIII  417 

fut  d'abord  reçu  au  noviciat  de  Saint-Acheul^.  Mais  bien- 
tôt, pour  le  soustraire  aux  empressements  d'une  pieuse 
curiosité,  on  jugea  à  propos  de  l'éloigner  davantage  de 
Paris;  il  fut  envoyé  à  Toulouse.  Le  Père  Ogerdias  consi- 
déra comme  une  bénédiction  de  recevoir  au  nombre  de 
ses  novices  cet  enfant  privilégié  de  la  Sainte  Vierge  : 
«  J'espérais  bien,  écrivait-il,  que  sa  présence  attirerait  sur 
nous  une  protection  spéciale  de  cette  bonne  Mère;  mon 
espoir  n'a  pas  été  trompé.  D'ailleurs  il  fait  au  noviciat 
beaucoup  de  bien  par  ses  exemples.  Rien  ne  l'étonné,  rien 
ne  lui  coûte  ;  il  se  porte  aux  pratiques  d'abnégation  avec 
un  élan  qui  ne  demande  qu'à  être  dirigé.  On  voit  bien  que 
la  Divine  Mère  a  gravé  dans  son  cœur  l'amour  de  la  croix. . . 
Du  reste,  sa  retraite  est  respectée;  deux  ou  trois  per- 
sonnes seulement  l'ont  vu  depuis  qu'il  est  avec  nous...  Je 
reçois  toujours  pour  lui  un  grand  nombre  de  lettres  de 
personnes  qu'il  ne  connaît  pas  et  qui  sollicitent  son  inter- 
cession auprès  de  la  Sainte  Vierge.  Je  ne  lui  en  remets 
aucune;  je  recommande  seulement  ces  intentions  au  novi- 
ciat. »  (10  Novembre  1842.) 

Le  fervent  novice  ne  marchandait  pas  avec  Dieu.  A  la 
date  du  20  janvier  1843,  premier  anniversaire  de  l'appa- 
rition qui  avait  fait  de  lui  un  autre  homme,  il  écrivait  au 
Père  Général,  s'ofFrant  pour  la  Mission  de  Chine  qui 
venait  d'être  inaugurée  par  la  Province  de  Paris.  Il  disait 
ensuite  son  bonheur  d'appartenir  à  la  Compagnie  de  Jésus, 
bonheur  si  manifeste  que  sa  famille  elle-même  paraissait 
lui  pardonner  sa  détermination.  Un  de  ses  frères  resté  à 
Strasbourg  avait  dit  à  l'abbé  Théodore  :  «  Nous  voyons 
bien  qu'Alphonse  est  très  heureux;  c'est  tout  ce  que  nous 
demandons,  et  ainsi  nous  n'avons  point  de  reproche  à  lui 


I.  «  Pressé  par  M,  Alphonse  Ratisbonne,  le  P.  de  Ravignan  et  un 
mot  de  Votre  Paternité,  j'ai  admis  le  néophyte  provisoirement,  dans  une 
lettre  au  P.  de  Ravignan.  Je  l'enverrai  au  noviciat  de  Toulouse.  » 
(Lettre  du  P.  Boulanger,  Provincial  de  Paris,  au  P.  Général,  lo  juin  i84a.) 
Alphonse  Ratisbonne  est  inscrit  au  catalogue  du  noviciat  de  Saint- 
Acheul,  sous  le  seul  nom  de  Marie- Alphonse,  20  juin  1842. 

La  Compagnie  de  Jésus.  27 


418  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

faire,  sinon  pour  la  dépense  fort  inutile  d'une  chapelle  à 
Paris  où  il  y  a  déjà  tant  d'églises.  »  Sur  quoi  le  Frère 
Alphonse  ajoutait  :  »  J'ai  plus  que  jamais  la  ferme  con- 
fiance qu'une  grande  partie  de  la  famille  recevra  un  jour, 
avec  la  grâce  de  Dieu,  le  baptême  dans  cette  même  cha- 
pelle si  exécrée  aujourd'hui  ^ 

Son  noviciat  achevé,  le  Frère  Marie-Alphonse  suivit  la 
filière  accoutumée  des  études.  Le  23  septembre  1848,  il 
fut  ordonné  prêtre  dans  la  chapelle  du  scolasticat  de  Laval. 
Alors  commença  pour  lui  une  carrière  apostolique  de 
quatre  années;  il  prit  part  à  la  Mission  donnée  par  les 
Jésuites  au  bagne  de  Brest,  au  début  de  l'année  1850.  Mais 
la  grâce  extraordinaire,  qui  l'avait  transformé  instantané- 
ment le  20  Janvier  1842,  lui  avait  du  même  coup  mis  au 
cœur  une  aspiration  qui  dominait  sa  vie  et  qui  ne  parais- 
sait pas  pouvoir  être  réalisée  s'il  demeurait  dans  la  Com- 
pagnie de  Jésus.  Le  converti  du  judaïsme  se  sentait 
appelé  à  travailler  à  la  conversion  d'Israël.  On  peut  dire 
qu'il  eut  l'initiative  de  l'œuvre  accomplie  par  son  frère. 
L'abbé  Théodore  était  un  prêtre  fervent;  adjoint  à  M.  Du- 
friche  des  Genettes  dans  la  direction  de  l'Archiconfrérie 
de  Notre-Dame  des  Victoires,  ses  prières  et  celles  des 
associés  avaient  obtenu  un  miracle  pour  Alphonse;  mais 
lui-»même  cherchait  encore  sa  voie;  il  semble  que,  à  son 
tour,  Alphonse  fut  l'intermédiaire  dont  Dieu  se  servit 
pour  lui  faire  entreprendre  la  mission  à  laquelle  il  le  des- 
tinait. 

C'est  en  effet  en  cette  année  de  grâce  1842,   et  sur  les 


I .  L'abbé  Théodore  était  aumônier  d'un  orphelinat  des  Filles  de  la 
Charité,  appelé  «  la  Providence  »  et  situé  rue  Plumet,  aujourd'hui  rue 
Oudinot.  Pendant  les  quelques  mois  de  son  séjour  à  Paris,  Alphonse 
Ratisbonne  habitait  dans  le  voisinage.  11  eut  l'inspiration  d'y  faire 
bâtir  une  chapelle  dédiée  au  Cœur  Immaculé  de  Marie  ;  ce  devait  être 
son  ex  voto,  en  souvenir  du  20  janvier.  C'est  cette  construction,  ou 
plutôt  la  dépense  qu'elle  entraînait,  qui  déplaisait  si  fort  à  sa  famille. 
Un  grand  nombre  de  baptêmes  d'Israélites  eurent  lieu  les  années  suivan. 
tes  dans  la  chapelle  de  la  «  Providence  ». 


CHAPITHE    VIII  419 

instances  du  novice  de  la  Compagnie  que  l'abbé  Ratis- 
bonne  ouvrit  le  catéchuménat  qui  allait  donner  naissance 
à  la  Congrégation  de  Notre-Dame  de  Sion.  Les  débuts 
étaient  pleins  de  promesses;  Alphonse  n'en  pouvait 
détacher  ni  sa  pensée  ni  son  cœur.  D'ailleurs  il  restait  le 
conseiller  et  l'instigateur  du  Père  Théodore;  aucune  déci- 
sion n'était  prise,  aucun  pas  fait  en  avant  que  d'un  mutuel 
accord  entre  les  deux  frères.  Enfin  le  moment  vint  où  le 
Père  Marie-Alphonse  crut  qu'il  était  de  son  devoir  de  se 
donner  tout  entier  à  l'œuvre  commune.  Elle  ne  pouvait 
atteindre  pleinement  son  but  que  par  l'établissement 
d'une  société  de  prêtres;  le  projet  avait  déjà  reçu  un 
commencement  d'exécution.  Persuadé  que  sa  place  était 
là,  le  Père  Marie-Alphonse  s'en  ouvrit  à  son  frère.  Sans 
l'encourager  aucunement  et  avec  toute  la  discrétion  qui 
convenait,  le  Père  Théodore  porta  l'afTaire  à  Rome  et 
jusqu'aux  pieds  du  Pape.  Les  Supérieurs  de  la  Compagnie 
n'auraient  eu  garde  de  mettre  obstacle  à  ce  qui  leur  parut 
un  appel  de  Dieu  suffisamment  manifesté  par  des  circon- 
stances exceptionnelles.  11  revint  en  France  avec  une  lettre 
du  Père  Roothaan  qui  rendait  à  son  frère  sa  pleine  liberté. 
On  était  au  mois  de  décembre  1852.  Ainsi  le  Père  Marie- 
Alphonse  Ratisbonne  s'était  préparé,  pendant  dix  ans,  à 
l'école  de  saint  Ignace  comme  dans  un  cénacle,  à  la 
mission  qu'il  avait  reçue  de  travailler  au  salut  de  son 
peuple. 

Cette  sortie,  comme  il  fallait  s'y  attendre,  fut  diverse- 
ment jugée.  Certaines  gens  en  attribuèrent  l'initiative  et 
la  responsabilité  au  Père  Tliéodore.  Il  semble  bien  qu'il  y 
futplutôt  opposé  et  qu'il  se  borna  à  en  être  l'intermédiaire. 
Peu  de  jours  après  il  écrivait  à  un  ami  :  (^  Grâce  au  Sei- 
gneur, grâce  au  Général  des  Jésuites  qui  n'a  d'autre  pen- 
sée que  la  plus  grande  gloire  de  Dieu,  mon  frère  est 
devenu  mon  collègue,  mon  coopérateur  et  mon  socius... 
Les  jugements  du  monde  m'importent  peu.  Ceux  qui  cri- 
tiquaient hautement  le  Père  Marie  d'être  entré  dans  la 
Compagnie  le  critiquent  hautement  aujourd'hui  d'en  être 


420  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

sorti.  Mais  il  suffît  que  le  bon  Dieu  sache  pourquoi  il  l'a 
fait  entrer  et  pourquoi  il  l'a  fait  sortir.  »  (12  Février  1853.) 
La  sympathie  de  la  Compagnie  de  Jésus  était  acquise 
d'avance  à  une  œuvre  qui  fut  l'objet  des  premières  ambi- 
tions apostoliques  de  son  fondateur.  On  sait  que  saint 
Ignace  et  ses  compagnons  eurent  d'abord  le  dessein  d'aller 
s'établir  en  Terre  Sainte  et  de  s'y  consacrer  à  la  conver- 
sion des  Juifs  et  des  infidèles.  S'ils  ne  le  firent  pas,  c'est 
qu'ils  en  furent  empêchés.  Les  Jésuites  ne  pouvaient  que 
s'applaudir  de  voir  l'idée  de  leur  Père  reprise  et  réalisée 
après  trois  siècles  par  la  Société  de  Sion.  Us  aidèrent  assu- 
rément à  son  progrès  en  formant  à  la  vie  religieuse,  au 
lendemain  de  sa  conversion,  le  Père  Marie- Alphonse;  ils 
y  aidèrent  plus  encore  en  refusant  de  recevoir  parmi  eux  le 
Père  Théodore  qui,  lui  aussi,  eût  voulu  être  Jésuite.  Voici, 
en  effet,  ce  que  le  fondateur  de  Notre-Dame  de  Sion  écri- 
vait au  Père  Roothaan,  le  25  Avril  1845  :  «...  Hélas!  J'ai 
souvent  pris  mon  élan  pour  me  faire  agréer  dans  cette 
chère  et  bien-aimée  Compagnie,  et  je  n'ai  pu  être  admis. 
Car,  n'ayant  pu  me  déterminer  à  entrer  dans  la  commu- 
nauté fondée  par  M.  Bautain,  j'ai  fait  une  retraite  à  deux 
reprises  dans  deux  de  vos  maisons,  et  chaque  fois  le  Père 
qui  me  dirigeait,  et  même  le  R.  P.  Provincial,  après  avoir 
examiné  ma  position  à  Paris,  m'ont  déclaré  que  Dieu  vou- 
lait que  je  restasse  dans  cette  position  afin  d'y  faire  les 
œuvres  dont  la  Providence  m'a  chargé.  »  Et  après  avoir 
dit  quelles  bénédictions  Dieu  répand  sur  ces  œuvres,  le 
Père  Théodore  ajoutait  :  »  C'est  la  conversion  de  mon 
frère  qui  a  produit  le  mouvement  de  plus  en  plus  remar- 
quable qui  se  manifeste  dans  cette  vieille  nation.  Les  con- 
versions se  multiplient;  l'œuvre  Notre-Dame  de  Sion  que 
nous  avons  fondée  seconde  la  grâce  et  facilite  le  salut  de 
beaucoup  d'âmes...  Je  vois  qu'elle  renferme  le  germe 
d'une  grande  consolation  dans  l'avenir,  et  peut-être  que 
mon  travail  n'est  destiné  qu'à  préparer  les  voies  à  la 
mission  du  Frère  Marie.  De  toute  part  j'entends  le  cra- 
quement des  03  d'Israël  et  un  grand  nombre   de  morts 


CHAPITRE    VIll  421 

donnent  des  signes  de  vie.  »  Au  surplus,  rattachement 
du  fondateur  de  Notre-Dame  de  Sion  pour  la  Compagnie 
de  Jésus  ne  se  démentit  jamais.  Parvenu  presque  au  terme 
de  sa  vie,  il  écrivait  dans  ses  Souvenirs  :  «  Jamais  je  n'ai 
cessé  d'aimer  et  d'admirer  les  Jésuites  depuis  que  j'ai 
appris  à  les  connaître.  Gomment  ne  pas  les  aimer  quand 
on  aime  l'Église?  Ils  sont  toujours  en  butte  aux  inimitiés 
et  aux  persécutions  de  l'esprit  du  monde  ;  car  ils  sont  de 
ceux  à  qui  le  Seigneur  a  dit  :  Vous  serez  haïs  à  cause  de 
mon  nom.  — Mais  combien  j'ai  souffert  de  laisser  croire 
que  j'avais  agi  avec  duplicité  à  leur  égard  ^  !  » 

Les  Jésuites  français  pouvaient  célébrer  dans  la  joie 
de  leur  cœur  le  troisième  centenaire  de  leur  Ordre. 
Cette  date  de  1840  est  de  celles  qui  mériteraient  d'être 
marquées  dans  leur  Histoire  du  classique  caillou  blanc, 
albo  signanda  lapillo.  Elle  rappelle  une  courte  période 
d'accalmie  dans  une  existence  vouée  à  de  perpétuelles 
agitations;  c'est  une  éclaircie  dans  un  ciel  d'ordinaire 
orageux. 

Nous  avons  vu  le  Père  Maillard  se  féliciter,  avec  son 
habituelle  belle  humeur,  de  trouver  dans  les  noviciats 
de  sa  Province  le  chiffre  des  soixante-douze  disciples  de 
Notre-Seigneur.  Les  travaux  des  ouvriers  de  la  Compa- 
gnie ne  lui  causent  pas  une  moindre  satisfaction  :  «Jamais^ 
écrit-il  à  la  suite  du  Carême  de  1840,  jamais  peut-être 
même  dans  les  meilleurs  temps,  le  succès  n'a  été  si  univer- 
sel, ni  si  grand.  C'est  partout  le  même  accord  sur  les 
fruits  merveilleux  de  grâce  et  les  bénédictions  qui  ont 
accompagné  les  œuvres  du  zèle  et  de  la  charité.  »  Deux  ans 
après  ce  sera  encore  un  bulletin  de  victoire  :  «  Votre 
Paternité  a  déjà  vu  dans  VAmi  de  la  Religion  le  prodi- 
gieux résultat  de  la  retraite  du  Père  de  Ravignan.  Je  puis 
dire  aujourd'hui  que  les  mêmes  merveilles  à  peu  près 
ont  récompensé  le  zèle  de  trois  ou  quatre  autres  de  nos 

I.  Le  T.  li.  p.  Théodore Ratisbonne.  T.  1,  p.  563. 


422  L\    COMPAGNIE    DE    JESUS 

prédicateurs.  Le  Père  Nivet,à  Saint-Étienne,  a  fait  appro- 
cher de  la  Sainte  Table,  dans  une  seule  paroisse,  1.200  hom- 
mes ;  le  Père  Guyon,  à  Fécamp,  a  réuni  dans  une  com- 
munion générale  plus  de  2.500  hommes.  Au  Puy  c'est 
au  delà  même  du  merveilleux,  si  je  puis  dire,  que  le 
Père  de  Bussy  a  recueilli  du  succès;  là,  à  l'occasion  du 
Jubilé  de  Notre-Dame,  nos  Pères  ont  confessé  des  hommes 
par  milliers  et  par  milliers.  Monseigneur  nous  a  remer- 
ciés, en  me  disant  qu'il  donnait  de  tout  son  cœur  à  la 
Compagnie  trois  de  ses  meilleurs  élèves  du  séminaire 
qui  venaient  de  lui  demander  d'entrer  chez  nous.  » 
(6  Avril  1842.)  Et  quelques  mois  plus  tard,  rendant  compte 
au  Père  Général  des  résultats  de  cette  même  année  1842  : 
«  Notre  Province  compte  quarante-trois  sujets  de  plus 
que  l'an  dernier,  et  il  semble  que  la  qualité  l'emporte 
comme  le  nombre.  Pour  les  œuvres,  je  laisse  parler  les 
Annuelles.  Votre  Paternité  ne  les  parcourra  pas  sans 
consolation.  Elles  sont  l'image  réelle  et  l'expression  vi- 
vante de  l'activité  et  des  travaux  de  nos  chers  ouvriers  <.  » 
(7  Janvier  1843.) 

Les  Lettres  annuelles  auxquelles  le  Père  Provincial 
fait  ici  allusion  renferment  en  effet  quantité  de  conver- 
sions admirables,  d'actes  de  vertu  peu  ordinaires  et  d'au- 
tres faits  édifiants  ;  mais  ce  qui  est  plus  significatif  encore 
et  importe  davantage  à  notre  sujet,  ce  sont  les  quelques 
chiffres  qui  résument  l'activité  apostolique  des  Jésuites 
d'une  Province  française^.  La  France  offrait  d'ailleurs  à  ce 

I.  Gomme  le  nom  l'indique,  les  Litterae  annuae  sont  une  sorte  de 
correspondance  dans  laquelle  chaque  maison  de  la  Compagnie  mentionne 
ce  qui,  dans  son  Histoire  de  l'année,  peut  avoir  quelque  intérêt  pour 
l'ensemble  de  la  famille  religieuse.  C'est  afin  de  l'atteindre  tout  entière 
qu'elles  sont  rédigées  en  latin.  L'usage  en  remonte  à  saint  Ignace  lui- 
même.  C'est  une  source  d'information  précieuse  pour  l'Histoire  de  son 
Ordre;  elle  le  serait  davantage  si  un  scrupule,  d'ailleurs  facile  à  com- 
prendre, n'en  excluait  les  noms  propres. 

a.  Les  Lettres  dont  parle  ici  le  P.  Maillard  donnent  pour  le  bilan  des 
œuvres  de  la  Province  de  Lyon  en  1842  les  chiffres  suivants:  Confes- 
sions, 418.000;  Missions,  60;  Stations  de  Carême,  49;  Congrégations 
érigées,  69;  Congrégations  dirigées,  87. 


CHAPITRE    VllI  423 

moment  le  spectacle  d'une  renaissance  religieuse.  «  Il  n'y 
a  pas  à  méconnaître,  écrivait  le  Père  Théodore  Ratisbonne 
en  1841,  que  le  temps  où  nous  sommes  soit  un  temps  de 
réveil.,.  Il  y  a  une  réaction  presque  générale  vers  la  foi 
catholique*.  »  Quand  on  se  rappelle  les  convulsions  d'im- 
piété qui  avaient  secoué  le  pays  à  la  suite  de  la  révolution 
de  1830,  on  constate  qu'un  grand  travail  s'était  accompli 
depuis  dix  ans,  qui  avait  heureusement  modifié  l'esprit 
public. 

La  monarchie  de  Juillet,  il  faut  lui  rendre  cette  justice, 
avait  fait  effort  pour  résister  aux  tendances  qu'elle  tenait 
de  ses  origines.  Issue  de  la  révolte  et  du  désordre,  elle  ne 
demandait  pas  mieux  que  de  se  légitimer  et  de  s'affermir 
en  s'appuyant  sur  toutes  les  forces  conservatrices,  à  com- 
mencer par  la  religion.  En  répondant  aux  félicitations  du 
nouvel  archevêque  de  Paris,  Mgr  Affre,le  1®''  janvier  1841, 
le  roi  Louis-Philippe  lui  avait  dit  :  «  C'est  l'appui  moral 
et  le  concours  de  tous  les  gens  de  bien  qui  donneront 
à  mon  gouvernement  la  force  nécessaire  à  l'accomplisse- 
ment des  devoirs  qu'il  est  appelé  à  remplir.  Et  je  mets  au 
premier  rang  de  ces  devoirs  celui  de  faire  chérir  la  reli- 
gion... »  Défait,  le  grief  exploité  avec  le  plus  de  persévé- 
rance contre  le  régime  par  les  journaux  de  l'opposition 
c'était  son  attitude  dans  la  question  religieuse.  Le  Consti- 
tutionnel^ le  Siècle^  le  Courrier  français  dénonçaient 
«  l'invasion  du  clergé  »,  la  multiplication  des  couvents 
avec  «  la  connivence  du  pouvoir  »,  «le  retour  des  influen- 
ces sacerdotales  ».  «  La  Congrégationrefleurit», s'écriait- 
on  avec  un  accent  mêlé  d'indignation  et  de  terreur.  Autant 
dire  que  l'on  était  revenu  au  temps  où  Montrouge  gou- 
vernait la  France.  Cette  mauvaise  humeur,  ou  mieux  ces 
éclats  de  colère  du  parti  voltairien  sont  une  preuve 
comme  une  autre  que  la  religion  rencontrait  dans  les 
régions  du  pouvoir  des  dispositions  plutôt  bienveillantes. 
Et  l'on  sait  par  ailleurs  qu'à  cette  époque  le  régime  était 

I.  U  T.  R.  p.  Théodore  Ratisbonne,  T.  I,  p.  i84. 


424  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

VU  sans  déplaisir  par  le  Pape  Grégoire  XVI  :  «  L'Église, 
aurait-il  dit  vers  ce  temps  à  Montalembert,  l'Église  est 
amie  de  tous  les  gouvernements,  quelle  qu'en  soit  la 
forme,  pourvu  qu'ils  n'oppriment  pas  sa  liberté.  Je  suis 
très  content  de  Louis-Philippe,  je  voudrais  que  tous  les 
rois  de  l'Europe  lui  ressemblassent'.   » 

Les  Jésuites  eux-mêmes  bénéficiaient  de  cet  état  de 
choses.  La  Révolution  de  Juillet  s'était  faite  contre  le 
trône  et  l'autel  qui  sous  la  Restauration  avaient  paru 
inséparablement  unis  au  point  de  confondre  leur  cause. 
L'antagonisme  semblait  donc  inévitable  entre  l'Église  et  le 
nouveau  régime.  Les  catholiques  devaient  être  fatalement 
«  carlistes  »,  comme  on  disait  alors.  Ils  le  furent,  en  effet, 
pour  la  plupart,  et  ce  fut  tout  à  la  fois  la  force  et  la  faiblesse 
de  Montalembert  de  séparer  la  cause  religieuse  de  celle 
de  la  légitimité.  Qu'ils  le  voulussent  ou  non,  les  Jésuites 
ne  pouvaient  manquer  d'être  classés  dans  le  parti  car- 
liste. Ce  n'est  pas  qu'ils  eussent  beaucoup  à  se  louer, 
comme  on  l'a  vu  dans  la  première  partie  de  cette  Histoire, 
du  Gouvernement  de  Charles  X;  mais  leur  nom  représen- 
tait l'idée  religieuse  à  sa  plus  haute  puissance,  si  l'on 
peut  s'exprimer  ainsi,  et  donc  l'opposition  a  priori  et  dans 
toute  son  intransigeance.  C'est  bien  ainsi  qu'ils  furent 
considérés  dès  l'abord,  et  plus  ou  moins  pendant  toute  la 
durée  de  la  monarchie  de  Juillet,  et  ajoutons-y  celle  du 
régime  impérial.  Aussi  dans  les  rapports  administratifs 
dont  ils  sont  l'objet,  dans  les  vexations  dont  ils  sont  victi- 
mes, dans  les  conversations  même  que  les  ministres  les 
moins  hostiles  veulent  bien  avoir  parfois  avec  eux,  c'est 
toujours  la  préoccupation  politique  qui  apparaît  au  premie  r 
plan.  Ou  bien  on  les  accuse  d'être  les  adversaires  de  la 
dynastie,  ou  bien  on  leur  recommande  de  ne  pas  faire  de 
politique,  moyennant  quoi  le  Gouvernement  s'abstiendra 
de  les  molester.  Recommandations  superflues  et  accusa- 
tions sans  fondement;  caria  règle  y  a  pourvu  et,  s'il  se 

I.  Le  Correspondant,  lo  septembre  1873,  p.  8i3. 


CHAPITRE    YIII  425 

produit  quelques  écarts  individuels  et  isolés,  il  serait 
injuste  d'en  rendre  la  Société  responsable.  Lors  delà  petite 
tempête  soulevée  en  1838  contre  Saint-Aclieul  et  la  maison 
de  la  rue  du  Regard,  une  note  fut  rédigée  pour  être  présen- 
tée au  nom  du  Provincial  de  Paris,  le  Père  Guidée,  aux  plus 
hauts  personnages  de  l'État  et  au  Roi  lui-même.  Voici 
comment  elle  s'exprimait  sur  le  sujet  qui  nous  occupe. 

«  Ces  prêtres  (les  Jésuites)  ont  annoncé  la  parole  divine 
dans  les  chaires  de  la  capitale  et  des  principales  villes  de 
France  ;  ils  ont  enseigné  les  vérités  de  la  religion  à  toutes 
les  classes  de  la  société;  leur  est-il  jamais  échappé  une 
seule  parole  adressée  aux  passions  politiques?  Etrangers 
par  inclination  autant  que  par  devoir  à  tous  les  partis  hos- 
tiles à  la  tranquillité  publique,  ils  ont  pour  principe  de  se 
conformer  aux  institutions  qui  régissent  les  pays  où  ils 
vivent,  et  de  se  soumettre  avec  sincérité  et  respect  au  roi 
qui  nous  gouverne,  parce  que,  à  leurs  yeux  comme  aux 
yeux  de  la  religion,  il  est  représentant  de  la  majesté  divine. 
Plus  d'une  fois  depuis  1830,  la  modération  de  leur  lan- 
gage et  la  justice  qu'ils  rendaient  hautement  aux  inten- 
tions bienveillantes  et  aux  actes  émanés  du  pouvoir  en 
faveur  de  la  religion  ont  étonné  des  esprits  exaltés  ou 
prévenus  et  les  ont  ramenés  à  des  sentiments  de  paix  et 
d'union.  L'abbé  de  Ravignan  prêche  depuis  deux  ans  à  la 
métropole  et  traite  des  questions  souvent  bien  délicates; 
jamais  les  feuilles  les  plus  malveillantes  n'ont  pu  lui 
adresser  un  seul  reproche  sur  des  tendances  politiques. 
Ses  confrères  n'ont  ni  une  autre  pensée  ni  un  autre  lan- 
gage que  le  sien.  Travailler  avec  zèle  et  avec  constance 
au  bien  de  la  religion  et,  par  elle,  au  maintien  de  l'ordre 
social,  c'est  toute  leur  politique  ;  pouvoir  le  faire  tou- 
jours à  l'abri  des  lois  protectrices  d'une  vraie  et  sage 
liberté,  c'est  leur  désir  et  leur  espérance.  Ils  ne  récla- 
ment que  l'application  du  droit  commun  et  ils  sont  fondés 
à  l'invoquer  avec  confiance...  » 

Certes  les  Jésuites  ne  pouvaient  se  flatter  d'avoir  dé- 
sarmé ni  les  haines,  ni  les  préventions  ;  mais  enfin,  pour 


426  LA.    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

le  moment,  elles  faisaient  trêve,  en  attendant  le  signal 
d'un  nouvel  assaut,  qui  ne  pouvait  pas  tarder  beaucoup. 
Entre  autres  symptômes  de  cet  apaisement  on  peut  noter 
que,  en  1842  pour  la  première  fois,  on  osa  annoncer  les 
conférences  du  «  Père  de  Ravignan  ».  Jusqu'alors  on  avait 
dit  «  l'abbé  de  Ravignan  ».  Au  cours  de  cette  même  an- 
née, le  célèbre  Jésuite  était  appelé  à  prêcher,  non  pas  cer- 
tes aux  Tuileries,  mais  presque  devant  la  cour  ;  la  reine 
Amélie,  avec  sa  suite,  assistait  à  ses  sermons.  Une  allu- 
sion que  fit  le  prédicateur  à  la  mort  tragique  du  duc 
d'Orléans^  alla  droit  au  cœur  de  la  pieuse  princesse  et 
amena  un  commerce  spirituel  entre  la  famille  royale  et 
la  Compagnie  de  Jésus.  Voici  en  effet  ce  que  le  Père  de 
Ravignan  écrivait  au  Père  Général,  le  30  Mars  1843  : 

«  La  reine  a  su  que  Votre  Paternité  disposait  chaque 
semaine  des  intentions  d'une  messe  dite  par  tous  les  prê- 
tres de  la  Compagnie.  La  reine,  toujours  vivement  occu- 
pée du  salut  de  son  fils  aîné  enlevé  subitement,  a  conçu 
un  vif  désir  de  vous  demander  «  le  plus  grand  service  », 
dit-elle  ;  celui  d'appliquer  pour  l'âme  de  son  fils  les  inten- 
tions des  messes  de  nos  Pères  qui  vous  sont  réservées, 
et  cela  une  fois...  La  reine  me  paraît  nous  porter  un 
véritable  intérêt  ;  elle  m'a  fait  écrire  des  choses  obli- 
geantes et  de  confiance  plusieurs  fois...;  elle  s'occupe  en 
ce  moment  de  nous  faire  avoir  six  passages  gratuits  sur 
les  paquebots  d'Alexandrie,  pour  les  Pères  qui  vont  aller 
au  Maduré.  J'oserais  espérer  que  Votre  Paternité  accueil- 
lera le  désir  d'une  pauvre  mère  chrétiennement  désolée.  » 
(30  Mars  1843.) 

La  réponse  du  Père  Roolhaan  fut  ce  qu'on  pouvait  atten- 
dre :  «  Je  compte,  écrivait-il  le  samedi  veille  des  Rameaux, 
sur  douze  cents  messes  par  semaine.  Pour  satisfaire  au 
pieux  désir,  j'ai  commencé  par  en  appliquer  à  cette  inten- 
tion trois  cents  cette  semaine  qui  est  la  semaine  sainte. 

I.  On  sait  que  le  duc  d'Orléans,  héritier  présomptif  de  la  couronne, 
périt  dans  un  accident  de  voiture,  près  de  la  Porte  Maillot,  le  i3  juil- 
let 1842. 


CHAPITRE    VIII  427 

J'en  ferai  autant  la  semaine  de  Pâques,  et  puis  la  semaine 
d'après  j'en  appliquerai  six  cents...  Tout  ceci,  mon  cher 
Père,  très  volontiers  et  avec  une  véritable  consolation, 
persuadé  que  je  suis  que  nous  verrons  en  son  temps 
bien  des  miracles  de  la  miséricorde  du  Seigneur,  accor- 
dés aux  prières  et  aux  gémissements  d'une  pieuse  mère 
pour  le  salut  de  ses  enfants.  » 

III 

Parmi  les  symptômes  de  la  reviviscence  chrétienne 
-qui  se  manifesta  en  notre  pays  aux  alentours  de  1840,  il 
faut  assurément  mettre  en  première  ligne  la  restauration 
des  grands  Ordres  religieux  de  saint  Benoît  et  de  saint 
Dominique.  La  Compagnie  de  Jésus  qui  les  avait  précé- 
dés fut  heureuse  de  prêter  un  appui  fraternel  à  ceux 
qui  furent  en  cette  occasion  les  instruments  de  la  Pro- 
vidence. Mais  en  même  temps  que  Lacordaire  et  Gué- 
ranger,  un  autre  prêtre  éminent  avait  jeté  les  fondements 
d'un  Institut  religieux  qui  semblait  destiné  à  un  bel  ave- 
nir, nous  voulons  parler  de  l'abbé  Bautain  et  de  la  Société 
de  Saint-Louis. 

Professeur  de  Philosophie  dès  1820  à  l'académie  royale 
de  Strasbourg,  le  jeune  Louis  Bautain  avait  été  ramené  à 
la  foi  par  l'influence  d'une  femme  d'intelligence  supé- 
rieure, qui  était  en  même  temps  une  sainte,  Mlle  Humann. 
Il  ne  tarda  pas  à  réunir  autour  de  lui  un  petit  groupe  de 
jeunes  hommes,  convertis  comme  lui  et  séduits  par  son 
talent.  Ils  s'appelaient  Théodore  Ratisbonne,  Isidore 
Goeschler,  Adolphe  Garl,  Jules  et  Nestor  Laval,  Jacques 
Mertian,  Henri  de  Bonnechose,  Eugène  de  Régny,  Adrien 
de    Reinach,   Alphonse  Gratry  *.   Tous,    à   son  exemple, 

I.  Henri  de  Bonnechose  était  avocat  général  à  Besançon,  quand  il 
quitta  le  monde  pour  se  joindre  à  l'abbé  Bautain.  Il  devint  cvêque,  arche- 
vêque et  cardinal.  Le  futur  P.  Gratry  avait  vécu  onze  ans  dans  la  Société 
de  Saint-Louis  sans  en  faire  jamais  partie.  Il  entra  ensuite  à  l'Oratoire. 
Un  mot  du  P.  Théodore  Ratisbonne,  que   nous  avons  cité  plus  haut, 


428  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

devinrent  prêtres  et  formèrent  une  communauté  sous  le 
patronage  de  saint  Louis.  L'évêque  de  Strasbourg, 
Mgr  Lepape  de  Trédern,  leur  confia  en  1836  la  direction 
de  son  petit  séminaire. 

Malheureusement  des  discussions  de  doctrines,  aggra- 
vées par  des  questions  de  personnes,  amenèrent  la  mésin- 
telligence entre  l'administration  épiscopale  et  la  Société 
de  Saint-Louis.  Par  réaction  contre  le  rationalisme  alle- 
mand dont  il  avait  été  lui-même  le  tenant  et  l'apôtre, 
l'abbé  Bautain  avait  imaginé  un  système  philosophique 
qui  déniait  à  la  raison  humaine  sa  valeur  et  ses  droits. 
Lamennais  plaçait  le  critérium  de  la  certitude  dans  le 
consentement  des  hommes  ou  la  raison  générale  ;  Bau- 
tain le  mettait  dans  la  foi  divine  ou  la  révélation.  De  son 
côté  le  vieil  évêque,  gallican  et  cartésien,  lui  demandait 
de  souscrire  des  propositions  d'une  orthodoxie  douteuse. 
C'était  un  curieux  conflit  que  celui  qui  mettait  aux  prises 
l'évêque,  dépassant  la  mesure  dans  la  défense  des  droits 
de  la  raison,  et  l'universitaire  exagérant  ceux  de  la  foi. 
Déjà  en  1834,  les  prêtres  de  Saint-Louis  avaient  été  évin- 
cés du  petit  séminaire,  l'exercice  du  ministère  sacerdotal 
leur  était  interdit  et  l'évêque  avait  adressé  à  son  clergé  un 
avertissement  contre  «  la  thèse  philosophique  du  profes- 
seur de  l'Académie,  prêtre  du  diocèse  de  Strasbourg  ». 
En  1837,  parut  la  Philosophie  du  Christianisme^  sorte  de 
correspondance  échangée  entre  le  maître  et  ses  disciples. 
Cette  publication  porta  à  son  comble  l'irritation  du  prélat. 
Il  soumit  l'ouvrage  à  la  censure  de  quelques  ecclésiasti- 
ques, adversaires  déclarés  de  l'auteur,  et  s'apprêta  à  en 
demander  la  condamnation  au  Saint-Siège. 

C'est  alors  que  Lacordaire  accourut  de  Metz,  où  il  prê- 
chait les  conférences  du  Carême.  Les  souvenirs  de  Lamen- 
nais lui  faisaient  appréhender  les  conséquences  d'un 
pareil  coup   pour  la  jeune    «   école   de   Strasbourg  ».  Il 

semblerait  indiquer  que  lui  non  plus  n'aurait  pas  été  membre  de  la 
Société,  bien  qu'il  en  ait  partagé  la  vie  et  les  travaux  pendant  plusieurs 
années. 


CHAPITRE  vni  429 

persuada  donc  à  son  ami  de  prendre  les  devants  et  d'aller 
lui-même  à  Rome  soumettre  sa  doctrine  au  jugement  du 
Souverain  Pontife.  Lacordaire  lui  conseillait  de  se  mettre 
en  rapport  avec  les  Pères  du  Gesù,  et  il  écrivait  au  Père 
Roothaan  pour  recommander  à  sa  bienveillance  l'abbé 
Bautain  et  son  compagnon,  l'abbé  de  Bonnechose.  «  La 
Compagnie  de  Jésus,  disait-il,  s'est  fait  infiniment  d'hon- 
neur dans  l'affaire  de  l'abbaye  de  Solesmes.  Elle  peut 
dans  celle-ci  acquérir  de  nouveaux  droits  à  la  justice  et 
à  l'amour  de  cette  portion  de  la  jeunesse  française  qui 
gravite  vers  la  foi  et  en  qui  réside  probablement  l'avenir.  » 
(12  Février  1838.)  De  son  côté  le  Père  de  Ravignan  récla- 
mait les  bons  offices  du  Père  Général  en  faveur  des 
membres  de  la  Société  naissante  :  «  Ils  ne  tiennent  pas  à 
l'erreur,  disait-il,  ils  sont  bons  prêtres,  pieux,  doués  de 
talents  distingués,  quoique  malheureusement  sans  études 
théologiques.  »  (23  Février  1838.) 

Rome  fut  en  effet  pour  les  voyageurs  ce  que  Lacordaire 
appelait  «  le  refuge  de  ceux  qui  errent  contre  la  dureté  de 
ceux  qui  n'errent  pas  ».  Ils  y  passèrent  trois  mois;  l'abbé 
Bautain  suivait  assidûment  les  cours  du  Collège  Romain, 
surtout  ceux  du  Père  Perrone  qu'il  consultait  et  dont  il 
recueillait  les  avis  comme  le  plus  docile  des  étudiants.  La 
Philosophie  du  Christianisme  ne  fut  frappée  d'aucune 
censure  ;  le  principal  auteur  ayant  déclaré,  en  son  nom 
et  au  nom  de  tous  ses  disciples,  se  soumettre  d'avance  au 
jugement  de  l'Église,  on  lui  demanda  seulement  de  tenir 
compte,  s'il  voulait  la  rééditer,  des  modifications  qui  lui 
seraient  indiquées  :  «  Vous  avez  péché  par  trop  de  foi  », 
dit  Grégoire  XVI  à  l'abbé  Bautain  en  le  congédiant. 

Il  revint  à  Strasbourg  avec  une  lettre  pour  l'évêque, 
l'invitant  à  rendre  ses  bonnes  grâces  à  la  petite  famille 
de  Saint-Louis.  Mais  affaibli  par  l'âge  et  dominé  par  cer- 
taines influences  de  parti,  le  prélat  ne  consentit  point  à 
se  relâcher  de  sa  rigueur.  L'abbé  Bautain  et  ses  compa- 
gnons restèrent  sous  le  coup  de  l'interdit,  ce  qui  leur 
fournit  l'occasion  de  donner  un  bel  exemple  du  respect  de 


430  LA    COMPAGNIE    DE  JESUS 

l'autorité.  «  Nous  nous  soumettons,  écrivait-il  au  Père 
Roothaan  ;  nous  ne  voulons  voir  que  l'évêque  dans 
l'homme  ;  heureux  si  ce  temps  d'épreuves  acceptées  en 
esprit  de  résignation  et  de  pénitence  contribue  à  nous 
purifier  et  à  nous  rendre  plus  capables  d'être  employés  plus 
tard  à  servir  plus  activement  et  plus  fructueusement  Dieu 
et  l'Église.  »  (18  Août  1838.)  Jusqu'en  1841,  nous  voyons  le 
chef  de  «  l'école  de  Strasbourg  »  entretenir  une  correspon- 
dance avec  le  Père  Perrone  ;  il  presse  le  célèbre  professeur 
de  lui  marquer  en  toute  liberté  ce  qu'il  trouve  de  répréhen- 
sibledans  la  Philosophie  du  Christianisme^  et  déclare  qu'il 
est  bien  résolu  à  ne  rien  publier  qui  n'ait  reçu  son  appro- 
bation. (26  Avril  1841.)  On  ne  saurait  pousser  plus  loin 
la  modestie  et  la  soumission  de  l'intelligence.  Du  reste, 
à  cette  date,  Mgr  Raess  était  devenu  coadjuteur  de  Mgr  de 
Trédern,  et  la  paix  était  faite  entre  l'évêché  et  les  prêtres 
de  Saint-Louis.  Après  avoir  souffert  de  la  même  sévérité, 
les  Jésuites,  comme  nous  l'avons  vu  plus  haut,  bénéfi- 
ciaient de  la  même  bienveillance  ^. 

C'est  à  l'instigation  de  Lacordaire  que  l'abbé  Bautain, 
au  moment  de  la  crise  de  1838,  s'était  mis  en  rapport  avec 
les  Jésuites.  Le  futur  restaurateur  de  l'Ordre  de  saint 
Dominique  en  France  entretenait  lui-même,  depuis  deux 
ans,  avec  la  Compagnie  de  Jésus  des  relations  dont  l'une 
et  l'autre  famille  religieuse  aimeront  à  garder  le  sou- 
venir. 

Nous  avons  vu  plus  haut  comment,  après  le  succès  trop 
éclatant  de  la  station  de  1836,  le  conférencier  de  Notre- 
Dame  s'était  décidé  à  aller  à  Rome  compléter  son  éduca- 
tion théologique.  Le  Père  Loriquet,  alors  Supérieur  des 
Jésuites  de  Paris,  l'annonçait  ainsi  au  Père  Roothaan  dans 

1.  Peu  après  être  rentrée  en  grâce  avec  l'administration  épiscopale, 
la  Société  de  Saint-Louis  quitta  Strasbourg  pour  s'établir  au  collège  de 
Juilly,  qu'elle  venait  d'acquérir.  Elle  le  dirigea  pendant  vingt-sept  ans  ; 
mais  peu  à  peu  ses  membres  se  dispersaient.  En  1867  le  collège  fut  repris 
par  les  Oratoriens. 


CHAPITRE  vni  431 

une  lettre  du  5  Avril  :  «  Le  jeune  abbé  Lacordaire  se  rend 
dans  la  Ville  éternelle.  Il  sent  mieux  que  jamais  que  la 
plus  nécessaire  de  toutes  les  sciences  lui  manque,  la  science 
de  la  religion,  la  théologie.  C'est  pourquoi,  parle  conseil 
de  quelques  personnages  éclairés,  il  a  résolu  d'aller  l'étu- 
dier à  Rome.  Il  ne  faut  pas  qu'il  tombe  entre  les  mains 
des  novateurs...  On  lui  a  conseillé  de  s'adresser  aux 
Jésuites,  de  nous  demander  une  recommandation.  Il  est 
venu,  en  effet,  nous  voir  ces  jours  derniers.  Nous  l'avons 
accueilli  de  notre  mieux  et  lui  avons  promis  de  vous 
écrire  à  son  sujet.  Il  a  longtemps  conservé  de  fortes  pré- 
ventions contre  la  Compagnie  et  les  a  manifestées.  On 
lui  a  dit  qu'il  jugeait  sans  savoir;  il  en  est  tombé  d'accord 
et  c'est  alors  qu'il  est  venu.  Du  reste  il  a  d'excellentes 
qualités;  il  mène  une  vie  très  retirée  ;  sa  piété  est  connue 
et  toute  sa  conduite  parfaitement  régulière  ;  enfin  il  porte 
partout,  même  en  chaire,  un  air  de  modestie  et  de  sim- 
plicité qui  prévient  en  sa  faveur.  » 

Quelques  jours  plus  tard  le  Père  Loriquet  remettait  en 
effet  au  voyageur  le  billet  suivant  pour  le  Général  de  la 
Compagnie  :  «  Le  porteur  de  cette  lettre  est  M.  l'abbé 
Lacordaire.  J'ai  eu  l'honneur  de  vous  parler  de  lui  dans 
ma  lettre  du  5  de  ce  mois.  Mais  ses  talents,  ses  vertus, 
les  motifs  particuliers  qui  le  conduisent  dans  la  capitale 
du  monde  chrétien  le  recommandent  bien  mieux  encore 
que  je  n'ai  pu  faire,  et  je  suis  certain  d'être  pleinement 
entré  dans  vos  intentions  en  l'adressant  à  Votre  Pater- 
nité. »  (17  Avril  1836.) 

A  cette  même  date  l'abbé  Jammes,  vicaire  général  de 
Paris,  écrivait  de  son  côté  au  Père  Roothaan  pour  lui 
recommander  le  brillant  orateur.  Sa  situation  lui  permet- 
tait une  liberté  d'appréciation  qui  eût  été  déplacée  sous 
la  plume  d'un  Jésuite:  «...Je  l'ai  beaucoup  engagé,  disait- 
il,  à  vous  voir  souvent,  et,  s'il  suit  mon  conseil,  j'ose  vous 
prier  de  lui  faire  bon  accueil.  Il  a  besoin  de  bonnes  con- 
naissances. Il  a  sans  doute  encore  du  chemin  à  faire  pour 
se  dégager  entièrement  de  ses  anciennes  idées;  mais  il 


432  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

n'est  pas  douteux  qu'il  n'ait  gagné  en  docilité...  On  lui  a 
passé  beaucoup  de  choses,  à  cause  de  ce  qu'on  espérait 
de  lui;  ces  espérances  peuvent  se  réaliser  pendant  son 
séjour  à  Rome.  Il  a  eu  ici,  pendant  ce  Carême  surtout, 
une  vogue  incroyable  qui,  j'oserai  le  dire,  est  la  honte  de 
notre  siècle  des  lumières.  M.  Lacordaire  a  du  mérite  à  se 
dérober  à  tant  d'applaudissements  qui  étaient  vraiment  de 
force  à  lui  tourner  la  tête.  »  (17  Avril  1836.) 

Les  Pères  du  Gesù  lui  firent,  en  effet,  l'accueil  qui   lui 
était  dû  à  tant  de  titres.    L'abbé   Lacordaire    en   parle  en 
termes  presque  excessifs,  dans    une  lettre    qu'il  écrit   à 
Mme    Swetchine   quelques  semaines  après  son  arrivée  : 
«  ...  Le  principal  fruit  que  je  retire  de  mon  voyage  est  la 
position  parfaite  où  je  suis  avec   les  Jésuites.   Ils  m'ont 
accablé  de  témoignages  d'affection,   m'ont  apporté   eux- 
mêmes  les  livres    dont  j'avais  besoin,  non  contents   de 
mettre  leur  bibliothèque  à  ma  disposition.  Le  Père  Roza- 
V  en  est  venu  me  voir.  Le  Père  Général,  après  qu'on  m'eut 
fait  célébrer  la  messe  dans  la  chambre    où  saint  Ignace 
habitait  et  où  il  est  mort,  m'a  fait  servir  du  chocolat  dans 
son  appartement  et  a  causé  avec  moi  de  la  manière  la  plus 
amicale.  Je  puis  dire  que  chaque  jour  je  reçois  d'eux  quel- 
que marque  d'estime  et  d'attachement,  et  tout  récemment, 
à  propos  d'attaques  dont  j'ai  été  l'objet  en  France   de  la 
part  de  quelques  ecclésiastiques  de  Lyon  qui  ont  répandu 
(une    censure    des    conférences,   le    Père    Rozaven   s'est 
e  xprimé  hautement  contre  ces  poursuites,  et  il  m'a  appris 
que  le  Pape  en  avait  été  très  mécontent.  »  (21  Juin  1836.) 
Pareilles  effusions  reviennent  à  plusieurs  reprises  dans 
la  correspondance  que  le  jeune  prêtre  entretient  avec  sa 
respectable  amie  :  «  Je  suis  toujours  à  l'égard  des  Jésui- 
tes dans  la  même  position  ettrès  content  du  Père  de  Ville- 
fort,  l'un  d'eux  que  j'ai  choisi  dès  le  commencement  pour 
mon  confesseur.  C'est  un  ancien  élève  de    l'Ecole   Poly- 
t  echnique,  aussi  bon  que  modeste  <.   »  (11  Octobre  1836. 

I .  Lacordaire  ajoute  ici  quelques  lignes  qu'il  n'est  pas  hors   de   pro- 
pos de  reproduire  :  «Je  vous  félicite  bien,  chère  amie,  d'en  avoir  obtenu 


CHAPITRE    VIII  433 

Deux  ans  plus  tard,  quand  il  revient  à  Rome  pour  régler 
la  grande  affaire  à  laquelle  il  va  donner  le  reste  de  sa  vie, 
c'est  toujours  la  même  note  :  «  Les  Jésuites  se  conduisent 
admirablement.  J'ai  dit  la  messe  dans  leur  église  avant 
tout  autre,  et  le  Général  m'a  offert  le  chocolat  chez  lui 
où  nous  avons  eu  une  grande  conversation  qui  m'a  prouvé 
qu'ils  nous  traiteraient  en  amis.  »  (27  Août  1838.) 

Lacordaire  avait  prêché  cette  année-là  les  conférences 
du  Carême  dans  la  cathédrale  de  Metz.  Le  Père  INIorin, 
Supérieur  de  la  résidence  des  Jésuites,  écrivant  au  Père 
Général,  lui  rendait  ce  beau  témoignage  :  «  M.  l'abbé 
Lacordaire,  qui  est  toujours  avec  nous  comme  en  famille 
et  qui  termine  à  Pâques  sa  station,  aura  fait  un  bien 
immense  dans  le  pays  parmi  la  classe  riche  et  parmi  les 
gens  instruits  qui  ont  constamment  assisté  à  ses  conférences 
en  très  grand  nombre.  Quelques  personnes  le  critiquent, 
les  unes  par  ignorance,  les  autres  par  passion.  L'hommage 
éclatant  qu'il  a  fait  rendre  à  la  religion,  le  respect  humain 
vaincu  dans  les  hautes  classes  et  même  parmi  les  oflîciers 
de  notre  nombreux  état-major,  la  foi  ramenée  dans  un 
grand  nombre  d'âmes  le  vengent  assez  de  leurs  censures. 
C'est  un  prêtre  pieux  et  de  foi  vive...  »  (2  Avril  1838.) 

On  pourrait  être  tenté  de  voir  dans  les  prévenances  des 
Jésuites  pour  l'abbé  Lacordaire  l'arrière-pensée  d'attirer 
à  la  Compagnie  un  jeune  prêtre  aussi  distingué  et  de  si 
grande  réputation.  Pareil  soupçon  serait  assez  naturel, 
même  chez  des  gens  qui  auraient  appris  à  connaître  les 
Jésuites  ailleurs  que  dans  les  pamphlets  et  les  romans. 
Qu'ils  aient  jamais  rêvé  cette  conquête,  c'est  peu  problable. 

un  (confesseur)  tel  que  vous  le  désiriez.  II  n'y  a  rien  de  si  rare  qu'un 
homme  qui  possède  vraiment  l'esprit  de  Jésus-Christ  et  qui  sache  vous 
y  faire  participer  dans  Ja  mesure  de  vos  forces  et  de  votre  vocation. 
Les  relijjieux,  sous  ce  rapport  comme  sous  beaucoup  d'autres,  étaient 
bien  nécessaires,  les  prêtres  séculiers  étant  trop  détournés  souvent  de 
la  vie  intérieure  et  divine  par  leurs  occupations  extérieures  et  aussi  par 
l'influence  du  siècle  qui  pénètre  l'àme  facilement,  sans  qu'on  s'en  doute, 
lorsqu'on  vit  avec  lui.  » 

La  Compagnie  de  Jésus,  28 


434  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Étant  donnés  les  antécédents  aussi  bien  que  la  personnalité 
de  Lacordaire,  le  rêve  eût  été  plutôt  extravagant.  Lors  de 
son  premier  séjour  à  Rome,  il  écrivait  à  Mme  Swetchine  : 
«  Beaucoup  de  gens  croient  que  j'ai  fait  un  acte  très  habile 
en  me  liant  ici  avec  les  Pères  Jésuites.  Eh  bien  !  il  y  a  peu 
de  temps  peut-être  cet  acte  m'eût  été  absolument  impos- 
sible, vu  l'état  de  mon  intelligence.  »  (25  Juillet  1836.)  Ce 
qui  est  bien  certain,  c'est  que  si  l'idée  fût  jamais  venue 
à  Lacordaire,  à  plus  forte  raison  si  elle  lui  eût  été  suggé- 
rée, d'entrer  dans  la  Compagnie  de  Jésus,  on  en  trouve- 
rait la  trace  dans  la  correspondance  etles  autres  documents 
où  son  histoire  intime  est  racontée  avec  une  abondance 
qui  ne  laisse  rien  à  désirer.  Or,  cette  trace  on  la  cherche- 
rait vainement.  Mais  on  ne  s'avancerait  pas  trop  en  disant 
que  les  Jésuites  eurent  quelque  part  dans  sa  vocation 
dominicaine,  qu'ils  la  connurent  et  l'encouragèrent.  Voici 
ce  que  Lacordaire  écrivait  de  Rome  à  Mme  Sw^etchine,  le 
4  Mai  1837  : 

«  Je  suis  au  moment  d'entrer  en  retraite,  ce  soir,  à 
quatre  heures,  à  Saint-Eusèbe,  petite  maison  avec  une 
église,  près  de  Sainte-Marie  Majeure.  Elle  appartient  aux 
Jésuites  qui  l'ont  consacrée  à  ces  pieux  exercices.  J'y 
resterai  jusqu'à  la  veille  de  la  Pentecôte.  Depuis  bientôt 
dix  ans  que  je  suis  revêtu  du  sacerdoce,  je  n'ai  encore  fait 
que  deux  retraites,  l'une  en  1828,  l'autre  en  1834,  et  sans 
en  retirer  grand  fruit.  Aujourd'hui  mon  âme  est  dans  un 
tout  autre  état  qu'à  ces  deux  époques  et  mieux  en  mesure 
de  profiter  de  la  solitude.  Je  n'ai  jamais  vécu  dans  une 
paix  intérieure  plus  profonde,  dans  un  plus  sensible  désin- 
téressement de  moi-même...  » 

A  ce  moment  Lacordaire  était  préoccupé  de  son  avenir. 
Incapable  de  marcher  par  les  sentiers  battus,  il  cherchait 
sa  voie.  11  se  sentait  appelé  à  faire  quelque  chose  de  grand 
pour  le  service  de  Dieu  et  de  l'Eglise;  la  pensée  de  la 
vie  religieuse  le  hantait.  L'abbé  Guéranger,  qui  se  trou- 
vait alors  à  Rome  et  vivait  familièrement  avec  Lacordaire, 
constatait  le  travail  de   la  grâce  dans   son  âme  :  «  Je  le 


CHAPITRE    YIII  435 

vois  intimement  et  le  connais  de  mieux  en  mieux.  Il  me 
semble  l'avoir  ignoré  jusqu'ici.  Je  suis  persuadé  qu'il  a 
une  mission  à  remplir  et  qu'il  s'y  prépare  sans  s'en  dou- 
ter... 11  est  devenu  très  doux,  très  simple,  très  humble. 
En  un  mot,  Rome  l'a  transformé  à  ce  point  que  j'ai  pour 
lui  de  la  vénération  plus  encore  que  de  l'amitié <.  »  Dans 
une  sorte  de  testament  dicté  sur  son  lit  de  mort,  Lacor- 
daire  a  dit  lui-même  quelles  perspectives  se  présentaient 
alors  à  lui  et  entre  quelles  aspirations  son  âme  était  par- 
tagée . 

C'est  dans  de  telles  circonstances  qu'une  retraite  est 
tout  indiquée.  On  voit  par  son  propre  témoignage  qu'il 
n'en  était  guère  coutumier.  Il  est  plus  que  probable  que 
ce  fut  le  Père  de  Villefort  qui  lui  persuada  de  s'enfermer 
à  Saint-Eusèbe,  entre  l'Ascension  et  la  Pentecôte.  Et  dans 
cette  retraite  de  huit  jours  pleins,  faite  selon  la  méthode 
des  Exercices  spirituels,  sous  la  direction  d'un  Jésuite, 
avec  la  disposition  d'esprit  où  se  trouvait  le  jeune  prêtre, 
nous  tenons  pour  indubitable  qu'il  examina  l'emploi  qu'il 
devait  faire  de  sa  vie,  qu'il  procéda  à  une  élection  et  que 
cette  élection  fut  soumise  au  confesseur-directeur.  Cette 
élection  ou,  si  l'on  veut,  ce  dessein  plus  ou  moins  arrêté 
orientait  la  volonté  de  Lacordaire  vers  l'œuvre  à  laquelle 


1.  A  Mme  Swetchine.  Avril  iSS^.  Cf.  Dom  Guéranger,  etc.  Tome  I. 
P.  190. 

2.  Notice  sur  le  rétablissement  des  Frères  Prêcheurs.  Vuhliée  par 
Montalemberl  sous  le  titre  de  Testament  du  Père  Lacordaire .  8°  Paris, 
Douniol,  1870.  Au  chapitre  V,  Lacordaire  dit  quelles  étaient  ses  préoc- 
cupations à  l'époque  dont  nous  parlons  (1886-1837)  •  "  Mon  long  séjour 
à  Rome  me  permettait  beaucoup  de  réflexions;  je  m'étudiais  moi- 
même  et  j'étudiais  aussi  les  besoins  généraux  de  l'Église...  Je  me  persua- 
dais donc  en  me  promenant  dans  Rome  et  en  priant  dans  ses  basiliques 
que  le  plus  grand  service  à  rendre  à  la  chrétienté  au  temps  où  nous  vi- 
vons était  de  faire  quelque  chose  pour  la  résurrection  des  Ordres  reli- 
gieux... Après  la  question  générale  venait  la  question  secondaire  qui 
était  de  savoir  à  quel  Ordre  je  me  donnerais...  »  Il  n'avait  à  choisir 
qu'entre  celui  de  saint  Dominique  et  celui  de  saint  Ignace.  Or,  l'idée 
de  se  faire  Jésuite  ne  semble  pas  même  avoir  effleuré  son  esprit.  (PP.  88 
et  suiv.) 


436  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

il  devait  un  peu  plus  tard  se  donner  tout  entier  et  sans 
retour.  Il  en  fit  part  non  seulement  au  Père  de  Villefort, 
mais  aussi  à  d'autres  personnes,  et  selon  toute  vraisem- 
blance à  celles  dont  il  prenait  volontiers  les  conseils, 
comme  le  Père  Roothaan  et  le  Père  Rozaven.  Au  sortir  de 
la  retraite  de  Saint-Eusèbe  Lacordaire  pensait  à  se  faire 
dominicain,  et  cette  intention  était  connue,  sinon  du 
public,  du  moins  des  hommes  qui  avaient  sa  confiance.  Ces 
deux  points  paraissent  nettement  établis  par  une  lettre 
qu'il  écrivait  l'année  suivante,  lorsqu'il  revint  à  Rome 
pour  se  déclarer  et  mettre  la  main  à  l'exécution  :  «  J'ai 
eu  bien  du  bonheur  de  m'étre  ouvert,  en  mai  1837,  de 
mon  projet;  cela  a  donné  à  tout  ceci  un  grand  air  de 
maturité.'  » 

Nous  n'oserions  donc  affirmer,  avec  un  historien  du 
Père  Lacordaire,  que  c'est  à  Saint-Eusèbe  que  fut  résolu 
le  rétablissement  en  France  des  Frères  Prêcheurs 2.  On 
voit  assez  par  sa  correspondance  que  pendant  quelques 
mois  encore  il  hésite,  ou  du  moins  il  ajourne.  «  En  ren- 
trant en  France  sur  la  fin  de  1837,  dira-t-il  dans  le  Tes- 
tament, je  n'étais  point  décidé.  »  En  effet,  il  esquisse 
alors  dans  ses  lettres  des  plans  de  vie  et  des  itinéraires 
de  conférences.  Mais  s'il  ne  réalisait  pas  son  «  projet  »,  il 
y  renonçait  moins  encore.  Il  n'en  faisait  plus  mystère;  il 
en  parlait  et  le  discutait.  Après  la  station  de  Metz,  dit-il, 
«  je  revins  à  Paris.  Là  je  m'ouvris  plus  ou  moins  à  ceux 
qui  m'aimaient.  Nulle  part  je  ne  rencontrai  d'adhésion. 
Selon  les  uns...,  selon  les  autres...,  etc...^  »  Mais  l'appel 
intérieur  le  poursuit  et  le  presse  ;  il  se  réfugie  à  Solesmes, 
et  cette  fois  cédant,  on  peut  le   croire,  aux  exhortations 


I.  A  Mme  Swetchine,  27  août  i838. 

a.  «  C'est  en  ces  jours  d'un  recueillement  solennel  que  Lacordaire 
se  sentit  distinctement  appelé  à  la  vie  monastique  et  qu'il  conçut  le 
dessein  formel  de  faire  revivre  en  France  l'Ordre  de  saint  Dominique, 
comme  l'abbé  Guéranger  voulait  y  restaurer  celui  de  saint  Benoît.  » 
(Foisset,  Vie  du  Père  Lacordaire,  T.  I.  Gh.  X.  p.  442.) 

3.  Notice  sur  le  rétablissement  des  Frères  Prêcheurs, 


CHAPITRE    VIII  437 

et  à  l'exemple  de  Dom  Guéranger,  il  prend  son  parti  et 
va  à  Rome  commencer  la  grande  affaire.  (31  Juillet  1838.) 

D'ailleurs  personne  parmi  les  historiens  n'insinue  que, 
lors  de  la  retraite  à  Saint-Eusèbe,  Lacordaire  fût,  si  peu 
que  ce  soit,  tiré  du  côté  de  saint  Ignace;  on  discute  seu- 
lement pour  savoir  dans  quelle  mesure  il  s'y  sentit  poussé 
vers  saint  Dominique'.  En  toute  hypothèse  les  Jésuites 
sont  hors  de  cause.  S'il  fallait  une  autre  garantie  de  leur 
discrétion  et  de  leur  désintéressement  dans  l'affaire  de 
la  vocation  de  l'illustre  orateur,  aussi  bien  que  de  leur 
sympathie  pour  son  œuvre,  on  la  trouverait  dans  leur 
conduite  à  l'égard  de  plusieurs  de  ses  premiers  disciples 
et  en  particulier  du  plus  grand  d'entre  eux.  Nous  sommes 
heureux  de  pouvoir  céder  ici  la  parole  au  Révérend  Père 
Jandel,  Général  de  l'Ordre  des  Frères  Prêcheurs.  Le 
témoignage  qu'il  veut  bien  rendre  à  la  Compagnie  de  Jésus 
lui  est  trop  précieux  pour  qu'elle  ne  l'inscrive  pas  in 
extenso  dans  son  Histoire  : 

«  Déterminé  à  embrasser  la  vie  religieuse,  j'étais  depuis 
longtemps  accepté  parle  Provincial  des  Jésuites  de  France, 
et,  dès  1836,  je  me  serais  soustrait,  en  entrant  au  noviciat, 
à  la  charge  de  Supérieur  du  petit  séminaire,  que  m'im- 
posait Mgr  Donnet,  alors  coadjuteur  de  Mgr  l'évêque  de 
Nancy,  si  le  R.  Père  Morin,  Supérieur  de  la  maison  des 
Jésuites  de  Metz  et  mon  directeur,  n'eût  jugé  ma  santé 
trop  faible  encore  pour  supporter  la  discipline  et  la  fatigue 
du  noviciat.  J'avais  donc  été  forcé  d'ajourner  mon  projet; 
mais,  comme  ma  santé  s'était  améliorée,  il  était  décidé 
qu'aux  vacances  de  1839  je  quitterais  le  séminaire  pour 
entrer  enfin  au  noviciat.  Or,  ce  fut  précisément  au  prin- 
temps de  1839  que  l'abbé  Lacordaire  publia  son  Mémoire 
pour  le  rétablissement  des  Frères  Prêcheurs.  »  Le  Père 
Jandel  raconte  quelle  vive  impression  la  lecture  de  cet 
appel  éloquent  fit  sur    son  esprit,  les  perplexités   où  il 


I.    C'est    l'objet  d'une  controverse  assez  vive  entre   l'école  bénédic- 
tine et  l'école  dominicaine.  Voir  aux  Pièces  justificatives'^'^  XII. 


438  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

tomba  et  le  dessein  qu'il  conçut  d'aller  à  Rome  pour  y 
chercher  la  lumière.  Puis  il  poursuit  :  «  Je  m'en  ouvris  au 
Père  Morin  qui  me  répondit  qu'à  ma  place  il  prendrait  ce 
parti;  que  non  seulement  il  me  recommandait  de  ne  rien 
précipiter,  de  bien  prendre  mon  temps  pour  tout  exa- 
miner et  de  ne  faire  ma  retraite  d'élection  à  Rome,  ni 
chez  les  Jésuites,  ni  chez  les  Dominicains,  afin  d'être 
sûr  de  ne  subir  aucune  influence.  Dès  lors  ma  résolution 
fut  arrêtée,  et  aux  vacances  de  1839  j'arrivais  à  Rome, 
après  m'étre  arrêté  un  jour  à  Viterbe  pour  y  conférer 
avec  le  Père  Lacordaire  alors  novice  au  couvent  de  la 
Quercia,  et  y  apprendre  de  lui  avec  quelques  détails  ses 
espérances  et  ses  projets. 

«  Dans  le  désir  d'attirer  les  grâces  de  Dieu  sur  l'impor- 
tante démarche  que  j'allais  faire,  et  de  mieux  sanctifier 
mon  séjour  dans  la  Ville  éternelle,  je  résolus,  tout  à 
mon  arrivée,  d'y  faire  une  retraite.  Et  comme  je  ne  son- 
geais à  prendre  aucune  détermination  avant  plusieurs 
mois,  je  ne  crus  pas  aller  contre  les  conseils  du  Père 
Morin  en  demandant  au  Père,  de  Villefort,  à  qui  j'avais  été 
recommandé  par  lui  et  dont  l'excellent  accueil  et  l'expres- 
sion de  sainteté  m'avaient  tout  d'abord  séduit,  la  permis- 
sion défaire  une  retraite  à  Saint-Eusèbe  sous  sa  direction. 
Malgré  la  distance  qui  sépare  cette  maison  de  celle  du 
Gesù,  il  voulut  bien  y  consentir,  et  j'entrai  en  retraite  au 
commencement  de  novembre  dans  un  grand  état  de  calme 
et  de  paix  intérieure.  Au  bout  de  quelques  jours  le  Père  de 
Villefort,  voyant  cette  disposition  de  mon  âme,  me  proposa 
de  procéder  à  l'élection.  Je  lui  répondis  que  je  n'en  avais 
pas  l'intention,  et  que  je  comptais  faire  à  Pâques,  dans  ce 
but  spécial,  une  seconde  retraite.  Il  insista  en  m'enga- 
geantà  essayer,  ajoutant  que  ce  serait  toujours  une  prépa- 
ration, et  que  si  la  lumière  ne  se  faisait  pas  suffisamment, 
rien  ne  m'empêcherait  alors  de  recourir  à  une  seconde 
retraite.  Je  me  conformai  à  son  avis,  et  après  avoir  pesé 
devant  Dieu  et  mis  par  écrit,  selon  la  méthode  de  saint 
Ignace,  les  diverses  raisons  qui  me  portaient  soit  chez  les 


CHAPITRE    VIII  439 

Jésuites,  soit  chez  les  Dominicains,  je  demeurai  indécis 
et  attendis  le  Père  deVillefort  pour  les  lui  communiquer. 
Celui-ci,  après  les  avoir  lues,  me  dit  sans  hésiter  : 
—  Offrez-vous  au  Père  Lacordaire,  et  demain,  en  célébrant 
la  sainte  messe,  remerciez  Dieu  de  la  grâce  qu'il  vous  fait 
en  fixant  votre  vocation. 

«  Malgré  une  décision  si  nette  et  si  désintéressée,  je  ne 
pouvais  encore  me  résoudre  à  la  suivre  ;  je  voulais  profiter 
de  mon  séjour  à  Rome  pour  la  soumettre  au  Souverain 
Pontife  et  recevoir  de  la  bouche  du  vicaire  de  Jésus-Christ 
une  réponse  qui  me  fixât  pour  toujours.  J'obtins  donc 
une  audience  de  Grégoire  XVI  qui,  après  avoir  entendu 
l'exposé  de  mes  hésitations,  se  contenta  de  répondre,  avec 
cette  admirable  prudence  qui  caractérise  le  Saint-Siège  : 
«  Les  deux  Ordres  ont  été  fondés  par  de  grands  saints  ; 
tous  les  deux  ont  donné  à  l'Église  de  grands  saints,  et  dans 
les  deux  on  peut  devenir  un  grand  saint.  »  Je  m'inclinai 
devant  cette  réponse  ;  mais  je  n'étais  pas  plus  avancé.  Je 
voulus  alors  avoir  le  jugement  du  Père  Général  de  la 
Compagnie  de  Jésus,  et  l'excellent  Père  de  Villefort 
consentit  encore  à  se  prêter  à  mon  désir.  Il  eut  la  bonté 
de  soumettre  toute  la  question  au  T.  R.  Père  Roothaan 
et  de  me  présenter  ensuite  à  lui.  Celui-ci  me  dit  en 
m'accueillant  avec  bonté:  «  Ne  songez  plus  à  la  Compa- 
gnie et  soyez  Dominicain.  «  —  Dès  lors  il  n'y  avait  plus 
d'hésitation  possible.  J'écrivis  donc  au  Père  Lacordaire 
pour  me  mettre  à  sa  disposition,  et  peu  après  j'allai  moi- 
même  le  trouvera  la  Quercia. 

«  On  me  pardonnera,  ajoute  le  P.  Jandel  comme  con- 
clusion de  cette  histoire  intime,  d'être  entré  dans  ces 
détails;  mais  je  tenais  à  rendre  un  hommage  de  justice 
et  de  reconnaissance  à  la  Compagnie  de  Jésus  que  j'ai 
tant  de  fois  entendu  accuser  d'accaparement  et  à  laquelle 
nous  avons  dû,  dans  les  premiers  jours  de  notre  œuvre 
naissante,  une  bonne  partie  de  nos  premiers  compagnons. 
Ainsi  le  Père  Besson  avait  pour  directeur  le  Père  Roza- 
ven;  le  Père  Aussant  avait  été  envoyé  au  Père  Lacordaire 


440  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

par  un  Père  Jésuite  de  Paris  qui  était  son  directeur,  et  le 
Père  Danzas  le  fut  à  Rome  par  le    Père  de    Villefort<.  » 

Si  la  Compagnie  de  Jésus  prêta  fraternellement  son 
concours  à  l'œuvre  du  Père  Lacordaire,  elle  fut  heureuse 
de  prendre  une  part  vraiment  «effective  »^  à  celle  de  Dom 
Guéranger.  Elle  s'estime  toujours  liée  envers  l'Ordre 
bénédictin  par  une  dette  de  reconnaissance  plus  ancienne 
qu'elle-même.  C'est  en  effet  à  Montserrat,  près  des  fils 
de  saint  Benoît  qu'Ignace  de  Loyola  s'était  retiré  au  len- 
demain de  sa  conversion,  et  c'est  là  qu'il  reçut  «  les  pré- 
mices de  l'esprit  ».  Moins  encore  les  Jésuites  modernes 
pouvaient-ils  oublier  que  le  Pape  qui  les  avait  rétablis 
appartenait  à  l'Ordre  bénédictin.  Il  y  a  lieu  de  croire  que 
le  souvenir  de  Pie  YII  ne  fut  pas  sans  influence  sur  leur 
attitude  dans  l'affaire  qui,  en  1837,  attirait  à  Rome  le 
prieur  de  Solesmes.  Ses  relations  avec  les  Jésuites  fran- 
çais dataient  déjà  de  quelques  années.  Tout  jeune  prêtre, 
l'abbé  Guéranger  avait  accompagné,  en  1829,  le  vieil 
évêque  du  Mans,  Mgr  de  la  Myre,  dans  sa  retraite  au 
séminaire  des  Missions  étrangères  de  la  rue  du  Bac.  «  Mon 
évêque,  raconte-t-il,  s'adressait  pour  la  confession  à  un 
Père  Jésuite  que  l'on  faisait  avertir  et  qui  venait  au  sémi- 
naire. C'était  le  Père  Varin,  l'une  des  colonnes  de  la  Société 
des  Pères  de  la  Foi.  Je  lui  donnai  ma  confiance  ;  il  s'attacha 
à  moi  et  me  fit  beaucoup  de  bien.  C'était  la  première  fois 
que  je  m'adressais  à  un  religieux.  Je  trouvai  dans  ce  saint 
vieillard  un  sens  pratique,  un  amour  de  Dieu,  une  suavité 
de  conduite  que  je  n'avais  jamais  rencontrés  nulle  part. 
En  un  mot,  sans  en  avoir  une  idée  distincte,  je  commen- 
çai à  savoir  ce  que  c'était  qu'un  religieux^  ».    En  même 

1.  Ce  récit  a  été  publié  par  la  Revue  dominicaine  La  couronne  de 
Marie,  sous  ce  titre  :  Histoire  d'une  vocation:  Extrait  d'un  mémoire  iné- 
dit du  R.P.  Jandel.  Année  tS^S.P.  174  et  suivantes. 

2.  Le  mot  est  de  Dom  Guéranger  lui-même.  Voir  aux  Pièces  justifi- 
catives N°  XIII. 

3.  Dom  Guéranger,  abbé  de  Solesmes,  par  un  moine  bénédictin  de 
la  Congrégation  de  France.  T.  I,  p.  34. 


CHAPITRE    VIII  441 

temps  il  trouvait  à  la  bibliothèque  des  Pères  de  la  rue  de 
Sèvres  le  moyen  de  poursuivre  l'étude  des  antiquités 
chrétiennes  et  de  la  tradition  ecclésiastique,  étude  qui 
devait  être  la  passion  de  toute  sa  vie. 

L'abbé  Guéranger  n'avait  pas  trente  ans  quand  il  entre- 
prit avec  quelques  compagnons  de  restaurer  la  vie  béné- 
dictine dans  l'antique  monastère  de  Solesmes.  (1833.)  Après 
quatre  ans  d'essai,  il  venait  à  Rome  solliciter  l'approbation 
du  Saint-Siège  pour  les  règles  et  constitutions,  l'érection 
du  prieuré  en  abbaye  et  par  suite  le  rétablissement  de 
la  Congrégation  bénédictine  de  France.  Pareil  dessein 
devait  rencontrer  à  la  Curie  Pontificale  de  sérieux  obsta- 
cles. Sans  parler  de  la  crainte  d'irriter  le  Gouvernement 
français  par  la  reconnaissance  officielle  d'un  Ordre  reli- 
gieux, on  avait  à  Rome  contre  les  anciens  Bénédictins  de 
France  des  griefs  trop  fondés,  qui  se  tournaient  en  pré- 
somptions fâcheuses  contre  ceux  qui  prétendaient  recueil- 
lir leur  héritage.  «  Je  vous  le  donne  en  cent  et  en  mille, 
écrivait  l'abbé  Guéranger  à  ses  confrères;  on  a  peur  que 
nous  n'ayons  intention  de  relever  le  gallicanisme  et  le 
jansénisme  en  France,  et  je  suis  obligé  de  donner  des 
preuves  que  je  ne  suis  pas  gallican  et  janséniste...  Heu- 
reusement notre  livre  vient  à  propos  pour  témoigner  de 
notre  orthodoxie  K  » 

Avant  d'écrire  les  «  Origines  de  l'Eglise  romaine  », 
l'abbé  Guéranger  avait  poussé  plus  que  personne  au  mou- 
vement ultramontain  de  Lamennais;  ses  articles  du  yl/e/?zo- 
rial  ne  pouvaient  laisser  de  doute  sur  l'orientation  de  sa 
pensée  et  ils  témoignaient  assez,  ce  semble,  qu'il  était  aux 
antipodes  du  gallicanisme.  Mais  d'autre  part  ses  relations 
avec  Lamennais  et  son  école  avaient  donné  lieu  de  croire 


I.  Lettre  du  ii  avril  iSS^.  Il  s'agit  du  livre  des  Origines  de  VEgUse 
romaine,  par  les  membres  delà  Communauté  de  Solesmes,  «  Dom  Gué- 
ranger, dit  son  historien,  avait  voulu  reporter  sur  Solesmes  tout  entier 
l'honneur  d'un  livre  qui  réellement  ne  venait  que  de  lui  seul.  »  {Dom 
Guéranger,  par  un  moine  bénédictin.  T.  I,  p.  i8o.) 


442  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

qu'il  partageait  les  erreurs  philosophiques  du  Maître. 
En  1835,  l'affaire  de  Solesmes  avait  été  une  première  fois 
présentée  à  la  Congrégation  des  Évéques  et  Réguliers, 
et  elle  avait  été  écartée  parce  qu'on  soupçonnait  la  com- 
munauté d'être  un  foyer  de  mennaisianisme.  Cet  échec 
était  dû  en  grande  partie  au  consulteur  chargé  du  Rapport, 
lequel  n'était  autre  que  le  Père  Rozaven.  Avec  sa  fran- 
chise bretonne  il  en  fit  lui-même  l'aveu  au  principal  inté- 
ressé. Sur  quoi  l'historien  de  Dom  Guéranger  fait  cette 
réflexion  que  «  c'était  vraiment  jouer  de  malheur  que 
passer  alternativement  pour  mennaisien  auprès  du  Père 
Rozaven  et  pour  gallican  auprès  des  Romains  ». 

En  1837  le  prieur  de  Solesmes  n'avait  plus  à  craindre  de 
se  voir  éconduit  pour  raison  préjudicielle;  mais  l'instruc- 
tion de  la  cause  en  elle-même  demandait  bien  du  temps 
et  du  travail,  et  le  succès  restait  incertain.  Arrivé  à  Rome 
le  25  mars,  Guéranger  écrivait  à  Solesmes  le  11  avril  : 
«  Le  procès  sera  long.  Heureux  serons-nous  si  le  juge- 
ment est  rendu  avant  la  Saint-Pierre...  J'ai  vu  le  Père 
Rozaven.  Il  m'a  parlé  avec  franchise  et  m'a  montré  notre 
approbation  comme  devant  souffrir  de  très  graves  difficul- 
tés, »  Il  ajoutait  d'ailleurs  que,  comme  d'ordinaire,  le 
consulteur  choisi  pour  rapporter  l'affaire  serait  pour  beau- 
coup dans  la  décision  finale. 

Or,  il  se  trouva  que  cette  fois  encore  le  choix  des  car- 
dinaux membres  de  la  Congrégation  se  porta  sur  le  Père 
Rozaven.  Si  l'abbé  Guéranger  en  conçut  quelque  appré- 
hension, il  ne  tarda  pas  à  être  rassuré.  Lorsqu'il  fut  reçu 
pour  la  première  fois  par  le  Pape,  l'abbé  de  Solesmes,  dit 
son  historien,  «  reconnut  bientôt,  à  l'affabilité  paternelle 
de  Grégoire  XVI,  que  le  Père  Rozaven  avait  été  aimable  ». 
Le  consulteur  l'avait  en  effet  précédé  à  l'audience,  et  pen- 
dant trois  quarts  d'heure  avait  entretenu  Sa  Sainteté  de 
la  question  de  Solesmes.  Trois  semaines  plus  tard  Lacor- 
daire  écrivait  à  Mme  Swetchine,  qui  s'intéressait  fort  à 
Guéranger  :  «  Ses  affaires  vont  à  souhait.  Les  Jésuites, 
qu'on  devait  se  flatter  tout  au  plus  de  n'avoir  pas  pour 


CHAPITRE  VIII  443 

adversaires,  se  sont  montrés  très  chauds  amis.  J'en  suis 
charmé  pour  les  Bénédictins  et  aussi  pour  eux...  *  » 

A  l'instigation  du  consulteur,  l'abbé  Guéranger  demanda 
et  obtint  tout  d'abord  qu'un  comité  formé  de  quelques 
membres  de  la  Congrégation  des  Evêques  et  Réguliers  eût 
à  se  prononcer  sur  l'affaire,  au  lieu  et  place  de  la  Congré- 
gation elle-même,  ce  qui  devait  notablement  simplifier  et 
abréger  la  procédure.  D'ailleurs  le  Père  Rozaven  se  mit  à 
l'œuvre  sans  trop  se  soucier  des  habitudes  de  sage  lenteur 
des  commissions  romaines.  Son  votum  concluait  en  faveur 
des  Constitutions  présentées  par  l'abbé  Guéranger.  Il 
savait  que  deux  articles  spécialement  provoquaient  de 
l'opposition,  l'érection  de  Solesmes  en  abbaye  et  la  per- 
pétuité des  Supérieurs;  ce  dernier  point  surtout  avait 
contre  lui  une  opinion  très  forte  et  presque  unanime.  Le 
Père  Rozaven  s'attacha  à  les  défendre,  en  s'appuyant  sur 
la  tradition  de  la  règle  bénédictine.  Cette  position  prise 
par  le  Jésuite  consulteur  n'est  peut-être  pas  sans  quelque 
mérite;  car  il  faut  une  certaine  largeur  d'esprit  pour 
approuver  chez  les  autres  des  idées  différentes  de  celles 
que  l'on  voit  appliquer  chez  soi  et  que,  par  suite,  on  est 
porté  à  juger  les  meilleures.  Mais  le  meilleur  pour  un 
Ordre  religieux  sera  toujours  de  se  tenir  dans  les  termes 
de  son  institution.  Ainsi  pensait  le  Père  Rozaven  et  il  eut 
la  satisfaction  de  voir  son  avis  prévaloir  dans  la  mesure 
compatible  avec  les  circonstances.  Le  8  juillet  l'abbé  Gué- 
ranger écrivait  à  Solesmes,  annonçant  pour  le  lendemain 
la  décision  de  la  commission  cardinalice  :  «  Grâce  à  la 
Madone,  disait-il,...  grâce  au  Père  Roothaan  et  au  Père 

I.  La  lettre  poursuit  :  «  Celte  conduite  des  Jésuites  est  d'ailleurs 
très  habile.  Après  tout,  ils  ne  peuvent  se  flatter  d'avoir  en  France  le 
monopole  des  œuvres  religieuses  ou  monastiques,  et  il  vaut  mieux  pour 
eux  se  faire  des  amis  de  ceux  qui  doivent  un  jour  participer  à  l'influence 
que  donnent  la  vertu  et  le  dévouement.  »  Cette  lettre  est  datée  du  jour 
où  Lacordaire  entrait  en  retraite  à  Saint-Eusèl>e.  (4  Mai  1837.)  Ne  sem- 
ble-t-il  pas  que,  dans  cette  réflexion  sur  la  conduite  des  Jésuites  à  l'égard 
des  Ordres  religieux  difl'érents  du  leur,  il  pensait  à  d'autres  encore 
qu'aux  Bénédictins? 


444  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Rozaven,  tout  porte  à  espérer  qu'elle  sera  conforme  à  nos 
désirs...  «  Quelques  jours  après,  la  décision  soumise  au 
Saint-Père  recevait  l'approbation  pontificale  (14  Juil- 
let 1837),  et  le  8  août  suivant,  Lacordaire  rendait  compte 
de  l'événement  à  sa  respectable  confidente  :  «  Je  ne  vous 
dis  pas,  puisque  vous  le  savez  déjà,  que  M.  Guéranger  est 
abbé  perpétuel  de  Solesmes,  ayant  anneau,  crosse  et 
mitre,  et  chef  de  la  Congrégation  des  Bénédictins  de 
France,  affiliée  au  Mont-Gassin.  G'est  un  résultat  mer- 
veilleux et  qui  doit  vous  porter  à  aimer  de  plus  en  plus 
l'Église  romaine  si  divinement  habile  à  démêler  ses  vrais 
enfants.  » 

Quelques  semaines  plus  tard  l'abbé  Guéranger  rentrait 
en  France,  suivi  de  près  par  l'abbé  Lacordaire.  Le  Père 
Roothaan,  parlant  de  leur  retour  dans  une  lettre  au  Pro- 
vincial de  Lyon,  ajoutait  :  «  Je  désire  que  la  Compagnie 
en  France  conserve  la  bonne  harmonie  qui  existait  à  Rome 
entre  eux  et  la  maison  professe.  La  Congrégation  de 
Solesmes  ayant  été  reconnue  par  le  Souverain  Pontife 
comme  fille  de  l'Ordre  de  saint  Benoît,  et  M.  Guéranger 
en  ayant  été  nommé  abbé  à  Rome,  les  préjugés  qu'on  avait 
pu  concevoir  contre  cet  établissement  à  sa  naissance  doi- 
vent entièrement  cesser;  et  s'il  se  présente  quelque  occa- 
sion de  rendre  service  aux  Bénédictins  de  Solesmes  ou  à 
M.  Lacordaire,  je  désire  qu'on  ne  la  laisse  pas  échapper. 
Recommandez  aux  Nôtres  de  parler  avantageusement  de 
Solesmes  dans  les  rencontres  et  de  faire  connaître  tout  le 
bien  qu'ils  en  sauront.  »  (13  Octobre  1837.) 

Dès  lors  s'établirent  entreles  Bénédictins  et  les  Jésuites 
de  France  des  rapports  de  religieuse  fraternité,  que 
devaient  resserrer  encore  de  communes  épreuves  dont 
nous  aurons  bientôt  à  parler,  aussi  bien  qu'une  parfaite 
conformité  de  vues  dans  les  questions  qui  intéressent 
l'Eglise  et  sa  doctrine.  Dom  Guéranger  garda  plus  que  de 
la  reconnaissance  au  Général  de  la  Compagnie  de  Jésus; 
c'était  une  sorte  de  culte,  fait  de  confiance  et  de  vénération. 
Rappelé  à  Rome  en  1843  pour  défendre  son  œuvre  en  péril. 


CHAPITRE    VllI  445 

c'est  au  Père  Roothaan  qu'il  confiait  le  secret  de  ses  tribu- 
lations, auprès  de  lui  encore  qu'il  cherchait  lumière  et 
assistance  '.  Plus  tard,  dans  sa  correspondance,  il  revenait 
avec  émotion  sur  «  tant  de  précieuses  et  douces  heures 
passées  à  s'entretenir  ensemble  des  grands  intérêts  de 
l'état  religieux  ».  Il  reportait  sur  la  Compagnie  tout  entière 
une  part  de  celte  estime  et  de  cette  affectueuse  confiance, 
jusqu'à  demander  un  Jésuite  pour  donner  à  sa  commu- 
nauté les  exercices  de  la  retraite.  «  Nos  liens  en  ont  été 
resserrés,  écrivait-il  au  Père  Roothaan  ;  le  Père  Studer, 
recteur  de  Laval,  est  venu  à  notre  appel;  ce  bon  Père  a 
senti  qu'il  était  à  Solesmes  au  milieu  de  ses  frères.  » 
(29  Janvier  1847.) 

Les  Bénédictins  de  Solesmes  ont  tenu  à  laisser  un 
témoignage  authentique  de  leur  gratitude  envers  la  famille 
de  saint  Ignace.  Quelques  mois  après  l'acte  pontifical  qui 
leur  donnait  l'existence  canonique,  ils  envoyèrent  au  Gesù 
un  diplôme  précieusement  conservé  aux  Archives  romai- 
nes. C'est  un  parchemin  de  format  solennel,  scellé  du  sceau 
abbatial  et  daté,  en  style  liturgique,  du  3  des  Ides  de 
Décembre  MDCCCXXXVII.  Voici  le  passage  essentiel  de 
ce  document  que  nous  n'oserions  citer,  s'il  ne  faisait 
encore  plus  d'honneur  à  ceux  qui  l'ont  rédigé  qu'à  ceux 
qui  l'ont  reçu  : 

«  Parmi  ceux  qui  contribuèrent  à  la  restauration  de  la 
Congrégation  bénédictine  de  France  nous  eûmes  comme 
patrons  très  dévoués,  et  nous  dirions  presque  comme 
Pères,  le  Révérendissime  en  Jésus-Christ  Père  Jean 
Roothaan,  Préposé  général  de  la  Compagnie  de  Jésus, 
ainsi  que  le  vénéré  Père  Jean-Louis  Rozaven,run  de  ses 
Assistants,  lequel  remplit  dans  notre  cause  la  fonction  de 


I.  L'abbé  de  Solesmes  reconnaît  que  les  bons  offices  du  Général  des 
Jésuites  ne  lui  furent  pas  inutiles  en  ce  moment  de  crise.  Il  lui  écrivait 
quelques  années  plus  tard  :  «  Depuis  que  j'ai  quitté  Rome  (i8/i3)  où, 
grâce  à  votre  intervention,  j'avais  obtenu  l'ol^jet  de  mes  réclamations, 
nous  avons  souvent  éprouvé  le  besoin  d'un  appui  à  Home...  »  (29  Jan- 
vier 18/J7.) 


446  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

consulteur;  en  sorte  que  l'on  peut  dire  en  toute  vérité 
que  l'illustre  Compagnie  de  Jésus  rétablie,  aux  applaudis- 
sements unanimes  de  l'Eglise,  par  un  Souverain  Pontife 
Profès  de  l'Ordre  de  saint  Benoît,  a  tendu  une  maiu  très 
puissante  et  très  charitable  à  ce  môme  Ordre  renaissant 
en  France.  C'est  pourquoi,  afin  de  perpétuer  le  souvenir 
d'un  si  grand  bienfait,  Nous  offrons  et  nous  accordons  au 
chef  et  aux  membres  de  ladite  Compagnie  de  Jésus  com- 
munication de  tous  les  biens  spirituels  et  mérites  acquis 
par  nos  prières  et  nos  bonnes  œuvres.   » 

On  déclare,  en  outre,  que  lorsqu'il  plaira  à  Dieu  de  rap- 
peler à  lui  les  PP.  Roothaan  et  Rozaven,  on  fera  pour  eux 
les  mêmes  suffrages  que  pour  les  religieux  de  l'Ordre. 
La  lettre  de  DomGuéranger  qui  accompagnait  le  diplôme 
porte  la  date  du  2  juillet  1839.  Le  Père  Roothaan  répondit 
le  28  août  suivant.  Il  rappelle  les  liens  qui  unissent  les 
deux  familles  religieuses,  depuis  le  jour  où  le  fondateur 
de  la  Compagnie  de  Jésus  faisait  ses  premiers  pas  dans  la 
voie  de  la  sainteté  sous  la  direction  d'un  moine  de  Montser- 
rat  ;  il  cite  le  Décret  de  la  huitième  Congrégation  générale  : 
«  Que  tous  sachent  combien  la  Compagnie  est  redevable 
au  Très  Saint  Ordre  bénédictin  et  s'efforcent  de  lui  mar- 
quer leur  reconnaissance  en  lui  rendant  tous  les  devoirs 
de  la  charité  et  du  respect.  »  Mais,  poursuit  le  Père 
Roothaan,  «  combien  plus  grande  est  notre  dette,  mainte- 
nant qu'un  religieux  de  cet  Ordre  a  donné  une  nouvelle 
vie  à  notre  Société  éteinte  et  l'a  rétablie  par  toute  la 
terre!»  A  cette  lettre  était  jointe  un  diplôme  par  lequel, 
en  retour  de  la  libéralité  des  moines  de  Solesmes,  le  Père 
Général  leur  accordait  semblable  participation  aux  biens 
spirituels  de  la  Compagnie  de  Jésus'. 

IV 

Nous   avons   dit    que   l'année    jubilaire     1840    marque 
1,    Voir  le  texte  du  diplôme  aux  Pièces  justificatives  N"  XIV. 


CHAPITRE    YIII  447 

pour  la  Compagnie  de  Jésus  en  France  comme  le  centre 
d'une  période  de  paix  relative  et  de  réelle  prospérité. 
Serait-ce  l'approche  de  cette  date  fortunée  qui  aurait  sug- 
géré à  des  hommes  de  lettres  l'idée  d'écrire  l'Histoire 
de  l'Ordre  de  saint  Ignace,  qui  n'existait  pas  en  fran- 
çais? 11  y  avait  là  encore  un  signe  des  temps.  Il  fallait 
qu'il  y  eût  quelque  chose  de  changé  dans  notre  pays 
pour  qu'on  songeât  à  donner  au  public  une  Histoire  des 
Jésuites  qui  ne  fût  pas  un  pamphlet.  Le  rédacteur  des 
Lettres  annuelles  de  1839  mentionne  le  phénomène  : 
«  Cette  année  a  vu  une  chose  inouïe  :  une  Histoire,  ou 
plutôt  deux  Histoires  de  la  Compagnie  faites  dans  un 
esprit  de  justice  et  de  bienveillance,  sur  le  point  de  paraî- 
tre ou  du  moins  promises  et  annoncées.  »  Nous  trouvons, 
l'année  suivante,  dans  la  correspondance  du  Père  Solente, 
recteur  et  maître  des  novices  de  Saint-Acheul,  quelques 
précisions  sur  l'un  des  deux  auteurs  ;  «  Nous  avons  près 
de  nous,  à  Amiens,  un  ancien  membre  de  la  Compagnie, 
M.  Mazas,  celui  qui  a  annoncé,  il  y  a  deux  ans,  une  His- 
toire de  la  Compagnie.  Il  travaille  en  ce  moment  à 
compléter  par  l'Histoire  du  Moyen  Age,  le  Cours  du 
Père  Loriquet'.  Ce  travail  sera  terminé  dans  trois  ou 
quatre  mois,  et  aussitôt  après  M.  Mazas  reprendra  l'His- 
toire de  la  Compagnie...  » 

Emmanuel  Mazas  de  Sarrion  était  entré  au  noviciat  en 
1823  ;  il  avait  commencé  sa  Théologie  à  Saint-Acheul  en 
1830  ;  la  force  lui  manqua  pour  résister  aux  secousses  de 
cette  année  orageuse.  11  rentra  alors  dans  le  monde,  mais 
le  regret  de  son  inconstance  ne  tarda  pas  à  s'emparer  de 
lui;  il  se  rapprocha  de  ceux  qu'il  avait  quittés;  il  fut  un 
de  ceux  que  le  Père  Loriquet  employait  à  la  rédaction 
de  ses  manuels  ou  à  la  réédition  d'ouvrages  utiles. 
C'est    sans    doute   pour   réparer    son    erreur    passée    et 

I .  Dans  le  Cours  d'Histoire  du  P.  Loriquet,  c'est  l'Histoire  du  Bas- 
Empire,  non  celle  du  Moyen  Age,  qui  est  signée  de  Mazas  de  Sarrion, 
avec  la  date  de  i84o. 


448  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

pour  témoigner  son  attachement  à  la  famille  de  saint 
Ignace  qu'il  entreprit  d'en  écrire  l'Histoire.  Mais  sans 
doute  dès  les  premiers  pas  la  tâche  lui  parut  au-dessus 
de  ses  forces  ;  nous  ne  voyons  pas  qu'il  ait  donné  suite  à 
son  projet. 

L'autre  historien  en  espérance  s'appelait  Jean-Baptiste 
Leclère  d'Aubigny.  Il  fut  l'ami  intime  de  Louis  Veuillot 
qui  eut  la  primeur  de  l'ouvrage.  «  Je  pense  toujours,  lui 
écrivait  l'auteur,  vous  lire  mon  travail  avant  l'impression. 
Cette  lecture  confidentielle  sera  pour  moi,  mon  très  cher, 
la  plus  douce  jouissance  que  j'ose  espérer  de  mes  dures 
fatigues.  »  A  son  tour,  Veuillot  dans  une  lettre  à  son  frère, 
parle  ainsi  de  l'homme  et  de  l'œuvre  :  «  Le  premier 
volume,  prêt  à  paraître  et  que  j'ai  lu,  démolit  à  coups  de 
pied  Thierry,  Michelet,  Chateaubriand,  etc.  Ce  qui  m'en 
plaît,  c'est  que  j'avais  parfaitement  deviné  tous  les  men- 
songes de  l'Histoire,  et  que  ce  fruit  de  dix  années  de  pio- 
chage aux  sources  primitives  démontre  clairement,  au 
point  de  vue  historique,  l'exactitude  des  conséquences 
que  j'avais  tirées.  Ce  brave  garçon  se  nomme  Leclère  ;  il 
sera  le  plus  précieux  et  le  plus  actif  des  rédacteurs  du 
journal  que  nous  finirons  par  fonder.  Nous  nous  sommes 
joints  comme  deux  frères.  Mêmes  sentiments,  mêmes 
désirs,  mêmes  convictions.  Je  suis,  jusqu'à  présent,  meil- 
leur écrivain,  mais  il  est  terriblement  meilleur  raisonneur 
et  très  terriblement  plus  savant'.  » 


I.  Louis  FeHt7/o/,  par  Eugène  Veuillot,  I  4®  édition.  T.I,  p.  208.  Il  y  a 
erreur  dans  l'orthographe  du  nom  de  Leclerc,  c'est  Leclère  qu'il  f.nut 
écrire.  Né  en  181  2,  à  Aubigny-sur-Nère  (Cher),  mort  en  i85o,  à  l'âge  de 
38  ans,  Leclère,  au  témoignage  de  Louis  Veuillot,  promettait  un  actif  et 
vaillant  ouvrier  à  la  presse  catholique.  Il  écrivit  beaucoup,  dans  les  gen- 
res les  plus  divers,  mais  sans  suite  et  avec  peu  de  succès.  Il  finit  par  se 
persuader  que  Dieului  demandait  de  se  «  quitter  lui-même  »  pour  n'être 
plus  qu'un  «  homme  d'oraison  ».  11  laissa  sa  plume  et  ses  livres  et  se 
donna  tout  entier  à  la  dévotion  et  à  la  charité.  Georges  de  Cadoudal  a 
publié,  onze  ans  après  sa  mort,  un  recueil  de  pièces  inédites  de  Leclère, 
sous  le  titre  :  Ribodeau  le  Dru  Ribleur^  Scènes  historiques  suivies  de 
Chroniques  et  de  Légendes,  en  y  ajoutant  une  Notice  sur  l'auteur.  (Paris, 
Senlit,  1861.)  Converti  comme  Veuillot,  et  avant  lui,  il  aurait  voulu 


CHAPITRE    VIII  449 

Le  livre  parut  avec  le  titre  :  Histoire  véritable  des  doc- 
trines et  des  actes  de  la  Compagnie  de  Jésus.  11  renferme 
une  longue  Introduction,  puis  quelques  chapitres  sur  les 
précurseurs  et  les  origines  de  la  Réforme  protestante. 
C'était  reprendre  d'un  peu  haut  l'Histoire  des  Jésuites. 
Ce  premier  volume  fut  aussi  le  seul.  Un  an  avant  sa  mort, 
Leclère  écrivant  à  un  ami  se  plaignait  doucement  de 
n'avoir  pu  mener  à  bien  aucun  des  travaux  qu'il  avait 
commencés.  On  lui  prenait  les  idées  dont  il  avait  eu 
l'initiative.  Ainsi,  disait-il,  «  ma  Préface  sur  les  Jésuites 
circule  tout  de  suite  parmi  les  bureaux  du  journalisme, 
et  un  journaliste  écrit  VHistoire  de  la  Compagnie  de 
Jésus*.  » 

Le  journaliste  ainsi  désigné  n'est  autre  que  Crétineau- 
Joly.  Est-ce  vraiment  l'essai  de  Leclère  qui  lui  inspira 
d'écrire  l'Histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus,  lui  seul 
aurait  pu  nous  l'apprendre,  et  nulle  part  il  n'a  laissé  de 
confidence  à  cet  égard.  Au  surplus  il  importe  peu.  Jacques 
Crétineau-Joly,  originaire  de  la  Vendée,  était  en  effet  un 
professionnel  du  journalisme.  11  fonda  le  Vendéen  et  col- 
labora à  d'autres  journaux  royalistes.  Poète  à  ses  heures, 
historien,  polémiste,  il  a  laissé  une  quarantaine  de  volu- 
mes sur  des  sujets  divers,  intéressant  pour  la  plupart  la 
religion  et  la  monarchie  ;  ils  se  distinguent  d'ordinaire 
par  une  information  consciencieuse,  une  verve  abondante, 
un  style  alerte  où  ne  manque  ni  la  vigueur,  ni  l'éclat, 
mais  ils  se  ressentent  trop  de  la  hâte  avec  laquelle  ils  ont 
été  composés. 

partager  avec  lui  sa  fortune  :  «  Que  j'aie  un  jour  l'extrême  bonheur,  lui 
écrivait-il  (8  décembre  iSSg),  de  vous  dire  :  Frère,  ne  vous  souciez  donc 
plus  des  intérêts  matériels  de  celte  vie  ;  quittez  donc  ce  joug  (son  emploi 
au  ministère)  qui  vous  est  douloureux,  et  consacrez  votre  existence  tout 
entière  à  ériger  à  la  gloire  de  l'Eglise,  avec  la  truelle  d'or  de  votre  beau 
talent,  un  monument  ;ere  perennius.  Je  vous  dis  cela,  mon  très  cher, 
comme  vous  me  le  diriez  sans  doute,  si  vous  étiez  à  ma  place  et  si  moi 
J'étais  à  la  vôtre.  » 

I.  Notice, -çsiV  G.  deCadoudal,  dans  l'ouvrage  cité  à  la  note  précédente. 

La  Compagnie  de  Jésus.  29 


450  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

C'est  en  1843  qu'il  entreprit  l'ouvrage  dont  nous  avons 
à  parler.  La  question  des  Jésuites  était  à  l'ordre  du  jour, 
comme  on  le  verra  bientôt;  l'Ordre  de  Loyola  était  en 
butte  à  de  furieuses  attaques.  Braver  l'impopularité  en 
prenant  sa  défense  allait  bien  au  tempérament  combatif 
de  Grétineau-Joly.  Il  venait  de  publier  l'année  précédente 
la  Vendée  Militaire,  ouvrage  qui  eut  un  beau  succès  et 
mit  l'auteur  en  vue.  Les  Jésuites  ne  pouvaient  que  faire 
bon  accueil  au  champion  que  la  Providence  leur  envoyait. 
C'était  la  réalisation  d'un  désir  qui  leur  tenait  à  cœur 
depuis  longtemps  :  présenter  le  passé  de  la  Société  dans 
un  tableau  véridique,  à  l'encontre  des  mensonges  et  des 
calomnies  accumulées  depuis  trois  cents  ans  par  la  mau- 
vaise foi  et  la  haine,  mais  s'en  remettre  pour  l'exécution  à 
un  homme  du  dehors  que  l'on  ne  pût  soupçonner  de  plai- 
der pro  domo  sua. 

La  correspondance  du  Général  avec  le  Provincial  de 
Lyon  montre  que  la  Compagnie  fit  son  possible  pour  faci- 
liter à  son  historien  la  lourde  tâche  qu'il  acceptait  d'accord 
avec  elle  :  «  J'oubliais  de  vous  parler,  écrit  le  Père 
Roothaan,  de  l'offre  que  M.  Crétineau-Joly  a  faite  d'écrire 
l'Histoire  de  la  Compagnie  ;  je  n'y  ai  pas  vu  d'inconvénient. 
Il  se  propose  de  passer  cinq  ou  six  mois  à  Rome  pour  y 
réunir  des  documents  et  y  tracer  le  plan  de  son  ouvrage. 
Il  désire  auparavant  connaître  les  documents  que  nous 
avons  en  France.  11  s'arrêtera  quelques  jours  à  Lyon  au 
commencement  de  novembre.  Je  vous  prie  de  charger  le 
Père  Pouget,  ou  quelc[ue  autre  Père  que  vous  en  jugeriez 
capable,  de  lui  donner  tous  les  renseignements  qu'ils  juge- 
ront propres  à  rendre  son  travail  consciencieux  et  le  moins 
incomplet  que  possible.  »  (6  Octobre  1843.)  Et  quelques 
mois  plus  tard  :  «  La  Province  de  Paris  désire  que  celle 
de  Lyon  lui  vienne  en  aide  pour  préparer  les  matériaux. 
Elle  vous  proposerait  de  vous  charger  de  recueillir  ceux 
sur  l'Espagne  et  le  Portugal  et  les  Missions  spéciales  de 
ces  pays.  »  (8  Avril  1844.)  Enfin  quelques  semaines  encore 
plus  tard  :  «  Je  vois  avec  plaisir  que  la  Province  de  Lyon 


CHAPITRE    VIII  451 

concourt  à  cette  œuvre  que  Dieu,  je  l'espère,  bénira... 
M.  Crétineau-Joly  presse  beaucoup  pour  avoir  des  colla- 
borateurs. Il  demande  qu'un  Père  de  la  Province  de  Lyon 
aille  à  Paris  pour  l'aider,  le  Père  de  Montézon  ne  suffisant 
pas.  ))  (11  et  17  Mai  1844.) 

On  remarquera  les  dates.  Sur  la  fin  de  1843  on  n'en  était 
encore  qu'aux  préliminaires.  Grétineau  à  Rome  consultait 
les  Archives  du  Gesù.  On  voit  que,  dans  le  courant  de  1844, 
des  Jésuites  à  Lyon  et  à  Paris  faisaient  des  recherches  et 
lui  fournissaient  des  documents.  Lui,  il  écrivait,  impri- 
mait, revoyait  les  épreuves.  Le  premier  volume  figure  au 
Journal  de  la  Librairie  du  23  mars  1844;  le  cinquième  au 
12  juillet  1845.  Cinq  volumes  composés,  imprimés,  mis  en 
vente  en  moins  de  dix-huit  mois.  C'est  un  véritable  tour 
de  force  '. 

Le  dernier  volume  se  fermait  sur  le  rétablissement  de 
la  Compagnie  au  commencement  du  siècle.  On  pouvait  s'en 
tenir  là  ;  les  trente  années  écoulées  depuis  la  Bulle  de 
Pie  VII  n'appartenaient  pas  encore  à  l'Histoire.  Mais  la 
crise  qu'elle  subissait  en  France  à  ce  moment  était  un  sujet 
bien  tentant  pour  le  journaliste  historien.  Il  est  permis 
de  croire  que  le  désir  de  la  raconter  fut  pour  beaucoup 
dans  la  détermination  qu'il  prit  alors  d'ajouter  un  sixième 
volume.  \J Introduction  dont  il  le  fit  précéder  est  datée  du 
4  septembre  1845.  C'est  dire  que  le  récit  des  événements 
de  cette  année  a  été  fait,  pour  ainsi  dire,  au  jour  le  jour. 
Le  volume  tout  entier  semble  bien  avoir  été  improvisé.  11 
parut  en  efi'et  au  mois  de  mars  1846.  Or,  sur  la  fin  de  1845 
il  n'était  pas  encore  sur  le  métier,  témoin  ce  passage  d'une 
lettre  du  Père  Roolhaan  au  Père  Maillard,  Provincial  de 
Lyon  :  «  M.  Crétineau  est  décidé  à  faire  la  continuation  de 
son  ouvrage.  On  ne  peut  l'en  empêcher.  jMais  il  a  besoin 
que  l'on  réunisse  des  matériaux.  Il  désirerait  qu'ils  fus- 


I.  Histoire  religieuse,  politique  et  litt/raire  de  la  Compagnie  de 
Jésus,  composée  sur  les  documents  inédits  et  authentiques,  par  J.  Crc- 
tineau-Joly.  6  volumes  in-S"  et  6  volumes  in-12.  i844-»846. 


452  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

sent  prêts  au  commencement  d'octobre.  Concertez-vous 
pour  cela  avec  le  Père  Rubillon.  »  (21  Août  1845.) 

Le  Père  Roothaan  laisse  assez  clairement  entendre  ici 
qu'il  eût  préféré  que  cette  Histoire  contemporaine  ne  fût 
point  écrite.  Les  Jésuites  français  y  étaient  opposés  plus 
encore.  Le  Provincial  de  Paris  exprimait  leurs  appréhen- 
sions en  termes  assez  vifs  :  «  Quant  à  Grétineau,  il  est 
intraitable.  S'il  savait  qu'une  brochure  se  prépare  à 
Rome,  il  se  hâterait  de  publier  son  volume  afin  de  s'as- 
surer la  priorité.  Le  Père  Général,  dit-il,  lui  a  permis,  dans 
une  lettre  dernièrement  reçue,  d'aller  de  l'avant;  il  ne 
lui  manifeste  aucune  des  craintes  des  Pères  de  Paris. 
D'ailleurs,  quand  le  Père  Général  et  le  Pape  se  mettraient 
à  genoux  pour  le  conjurer  de  supprimer  ce  chapitre,  il 
n'en  irait  pas  moins  en  avant.  Nous  ferons  ce  que  nous 
pourrons  pour  le  déterminer  au  sacrifice,  mais  nous  ne 
répondons  de  rien.  »  (14  Décembre  1845.) 

Il  y  avait  en  effet  bien  des  raisons  de  remettre  à  plus 
tard  le  récit  d'événements  trop  rapprochés  pour  que  le 
polémiste  ne  prit  pas  la  place  de  l'historien.  De  là  des 
inconvénients  de  plus  d'une  sorte.  Outre  que,  en  pareil 
cas,  le  recul  manque  pour  voiries  faits  dans  leur  ensem- 
ble et  apprécier  avec  sérénité  leur  valeur  relative,  il  est 
bien  difficile  de  ne  pas  froisser  les  susceptibilités  de 
personnes  qui  y  ont  été  mêlées  de  quelque  manière.  C'est 
en  effet  ce  qui  arriva.  Grétineau  avait  assez  malmené 
certains  ecclésiastiques  qui  eurent  un  rôle  dans  les 
négociations  poursuivies  à  Rome  par  le  Gouvernement 
français  au  sujet  des  Jésuites.  Comme  d'ailleurs  on  savait 
qu'il  se  documentait  auprès  d'eux,  ils  furent  rendus  res- 
ponsables. Des  plaintes  arrivèrent  au  Général  ;  on  lui 
demanda  de  désavouer  l'écrivain.  Les  faits  étaient  trop 
connus  pour  qu'il  fût  possible  de  les  passer  sous  silence. 
Le  Père  Roothaan  ne  put  qu'exprimer  son  regret  de  ce 
que,  contre  son  intention,  des  noms  eussent  été  prononcés  ' . 

I,    5    décembre  i846  :   L'abbé  de  Falloux  écrit    au    P.    de   Villefort 


CHAPITRE    VIII  453 

Mais  la  blessure  restait,  et  l'historien,  en  réclamant 
pour  la  vérité  le  droit  de  démasquer  toutes  les  «  hypocri- 
sies »,  ne  faisait  que  l'élargir  et  la  rendre  plus  doulou- 
reuse. Il  eut  d'ailleurs  la  loyauté  de  revendiquer  pour  lui 
seul  la  responsabilité  de  son  œuvre  tout  entière. 

En  effet,  si  Grétineau-Joly  demanda  l'aide  des  Jésuites 
pour  composer  leur  Histoire,  cela  ne  veut  pas  dire  qu'il 
fût  leur  porte-voix  ou  qu'il  écrivît  sous  leur  dictée.  Il  ne 
fait  même  pas  difficulté  d'avouer  qu'il  y  eut  parfois  entre 
eux  et  lui  des  dissentiments  ;  en  tout  cas,  il  se  défend 
énergiquement  d'être  lié  envers  les  Jésuites  d'une  façon 
quelconque  :  «  Certains  hommes,  dira-t-il,  dans  une  de 
ses  publications  postérieures,  voudraient  peut-être  établir 
une  espèce  de  solidarité  de  pensées  et  de  vues  entre  l'au- 
teur de  V Histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus  et  les  membres 
de  cet  Institut.  Une  fois  pour  toutes  je  déclare  que  cette 
solidarité  n'exista  jamais,  même  pour  l'Histoire  de  la 
Compagnie.  Il  en  eût  trop  coûté  à  mon  indépendance  et  à 
ma  franchise  '.  » 

Tout  au  début  de  son  ouvrage,  il  s'était  expliqué  sur 
ce  point  avec  une  sorte  de  fierté  ombrageuse  :  «  Les 
Jésuites  ne  m'ont  point  compté  parmi  leurs  élèves;  ils  ne 
me  virent  jamais  au  nombre  de  leurs  néophytes.  Je  n'ai 


se  plaignant  de  M.  Grétineau-Joly  qui  déclare  avoir  écrit  «  avec  les 
documents  des  Jésuites  et  leur  approbation,  sur  tout  ce  qu'il  a  dit  des 
hommes  et  des  choses  ».  Il  demande  un  désaveu  par  écrit.  —  8  décem- 
bre 1846  :  Le  P.  de  Villefort  repousse  au  nom  de  la  Compagnie  «  la  res- 
ponsabilité des  affirmations  de  l'historien  et  des  conversations  de 
M.  Grétineau-Joly  ». 

«  Le  P.  Général,  dit-il,  aurait  vivement  désiré  que,  dans  le  récit  de 
la  négociation  de  l'année  dernière,  cet  auteur  se  fût  abstenu  de  citer 
votre  nom  et  celui  de  quelques  autres  ecclésiastiques  français.  »  —  Ges 
ecclésiastiques  étaient,  avec  l'abbé  de  Falloux,  MM.  Isoard,  de  Bonne- 
chose  et  Lacroix.  (Cf.  Histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus.  T.  VI.  P.  5o'j.) 
Au  reste,  on  peut  voir  dans  la  Vie  de  Mgr  de  Bonnecliose,  par  Mgr  Bes- 
son,  1887,  tome  I,  p.  267,  l'objet  du  grief,  je  veux  dire,  l'intervention 
de  ces  ecclésiastiques  dans  la  négociation  Rossi  et  les  raisons  qui  l'ex- 
pliquent. 

I.  Défense  de  «  Clément  XIV  »  et  Réponse  à  l'abbé  Gioberti.  Avis  au 
lecteur.  18/I7. 


454  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

été  ni  leur  ami,  ni  leur  admirateur,  ni  leur  adversaire.  Je 
ne  leur  dois  point  de  reconnaissance  ;  je  n'éprouve  pour 
leur  Ordre  aucune  prévention  ;je  ne  suis  ni  à  eux,  ni  avec 
eux,  ni  pour  eux,  ni  contre  eux...  »  Au  surplus,  les 
Jésuites  s'étaient  montrés  dès  l'abord  aussi  respectueux 
que  lui-même  de  ses  scrupules  de  délicatesse.  Nous  voyons 
par  la  correspondance  du  Père  Boulanger,  Provincial  de 
Paris,  qu'il  écarta  constamment  l'idée  de  fournir  à  l'his- 
toriographe une  rémunération,  n'importe  sous  quelle 
forme,  car  ce  serait,  disait-il,  «  gêner  sa  liberté  ».  C'est 
seulement  en  1846,  après  l'achèvement  de  l'ouvrage  et 
quand  il  était  déjà  publié  que,  pour  des  motifs  aisés  à 
comprendre,  la  Province  de  Paris  en  acquit  la  propriété'. 

Grétineau-Joly  a  prétendu  faire  œuvre  de  justice  impar- 
tiale, également  éloignée  du  panégyrique  et  de  la  détrac- 
tion. 11  ne  se  flatte  pas  de  mettre  un  terme  aux  disputes 
des  hommes  sur  l'Ordre  de  Loyola  ;  mais  du  moins, 
pense-t-il,  «  pour  les  esprits  qui  réfléchissent,  pour  ceux 
qui  n'ont  pas  soif  de  mensonge  et  besoin  des  ténèbres,  il 
se  trouvera  un  livre  où  la  conscience  de  l'Histoire  se 
substitue  aux  apothéoses  et  aux  calomnies,  un  livre  où  la 
Compagnie  de  Jésus  est  jugée  sur  pièces  officielles,  sur 
documents  inédits  et  où  enfin  les  sévérités  de  l'Histoire 
prennent  la  place  de  toutes  les  fables  et  de  toutes  les 
erreurs,  de  toutes  les  adulations  ainsi  que  de  toutes  les 
satires  ))^. 

C'est  là  sans  doute  un  programme  idéal,  et  c'est  le 
propre  de  tout  idéal  qu'en  y  tendant  toujours  on  ne  l'at- 
teint jamais.  Tout  ce  qu'on  peut  demander  à  l'historien, 
aussi  bien  qu'àl'artiste, c'est  de  ne  le  jamais  perdre  de  vue. 
Visiblement  Crétineau-Joly  fait  effortpour  rester  objectif; 


1.  Sur  cet  arrangement,  aussi  bien  que  sur  la  manière  dont  Crétineau- 
Joly  fut  amené  à  entreprendre  l'Histoire  des  Jésuites,  on  trouve  dans  sa 
biographie  des  détails  pittoresques,  mais  dont  l'exactitude  est  au  moins 
douteuse.  Cf.  Jacques  Crétineau-Joly.  Sa  Vie  politique,  religieuse  et  lit- 
téraire..., par  l'abbé  M.  Maynard,  8°  Paris,  Pion,  i8';5. 

2.  Histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Tome  I.  Gh.  I. 


CHAPITRE    VIII  455 

il  racontera  des  faits  qui  ne  sont  pas  précisément  à  l'hon- 
neur des  Jésuites  ;  il  donnera  assez  clairement  à  entendre 
que,  ici  ou  là,  il  y  eut  des  erreurs  et  des  fautes  ;  néanmoins, 
il  faut  l'avouer,  le  tondu  récit  fait  trop  souvent  penser  à 
l'avocat  qui  plaide  ou  réfuie  un  adversaire,  et  il  est  incon- 
testable que  l'ensemble  laisse  au  lecteur  l'impression 
d'une  apologie. 

A  cela  on  répond,  assez  justement,  ce  nous  semble,  que 
l'Histoire  des  Jésuites  ne  se  présente  pas  dans  les  condi- 
tions ordinaires  d'une  Histoire  profane,  ni  même  de  celle 
des  autres  Ordres  religieux.  On  a  accumulé  contre  eux 
tant  de  mensonges,  tant  de  calomnies,  il  en  est  résulté 
dans  l'opinion  publique,  en  ce  qui  les  concerne,  une  telle 
ignorance  et  de  tels  préjugés  que  la  simple  et  véridique 
Histoire  prendra  toujours  d'elle-même  l'air  d'une  apolo- 
gie. S'ils  apparaissent  avec  une  physionomie  d'honnêtes 
gens  et  de  bons  religieux,  c'est  que  l'Histoire  vraie  fait 
tomber  le  masque  grimaçant  et  odieux  dont  on  l'avait 
couverte.  Souvent  aussi  il  arrive  que  l'historien  se  heurte 
à  telle  tradition  invétérée,  qui  l'oblige  à  instituer  une 
discussion,  ce  qui  est  plus  loyal  sans  doute  que  d'esquiver 
la  difficulté  par  une  affirmation  ou  une  réticence.  D'ail- 
leurs, en  pareil  cas,  Grétineau  a  toujours  sous  la  main 
quelques  documents  irrécusables,  pièces  d'archives  ou 
témoignages  d'adversaires.  «  Ce  qu'il  y  a  peut-être  de 
plus  remarquable  dans  cette  œuvre  immense,  écrivait  le 
baron  d'Haussez,  c'est  que  partout,  c'est  que  toujours 
l'auteur  s'appuie  de  l'autorité  des  écrivains  protestants, 
jansénistes  ou  philosophes.  Si  les  Jésuites  ont  un  ennemi 
redoutable,  un  Pasquier,  un  de  Thou,  en  France  ou  ail- 
leurs, c'est  à  cet  ennemi  que  M.  Grétineau  va  demander 
ses  preuves.  <  » 

Gelte  information  abondante  et  puisée  aux  bonnes 
sources  donne  de  prime  abord  à  l'Histoire  de  la  Gompa- 
gnie  de  Jésus   l'apparence  d'un  travail  consciencieux   et 

I .  La  France,  3o  septembre  i844-  Le  baron  d'Haussez  avait  été  minis- 
tre de  la  Marine  dans  le  cabinet  Polignac. 


456  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

solide;  mais  on  voit  trop  qu'elle  n'a  pas  été  suffisamment 
digérée  et  assimilée  par  l'auteur;  les  matériaux  fournis 
par  des  mains  étrangères  sont  de  bonne  qualité,  mais  ces 
matériaux,  il  les  entasse  plutôt  qu'il  ne  construit.  Le  récit 
de  Grétineau-Joly  est  d'un  homme  pressé,  qui  ébauche, 
mais  n'achève  pas  ;  il  effleure  en  courant  une  multitude 
de  sujets  disparates  ;  avec  sa  phrase  saccadée,  haletante 
et  trépidante,  il  prend  une  allure  d'article  de  journal 
plutôt  que  celle  de  la  grave  Histoire.  Le  présent  lui-même 
trop  souvent  employé  donne  à  la  narration  je  ne  sais  quel 
air  de  canevas.  Bref,  le  brillant  écrivain  eut  le  tort  de 
s'abandonner  au  courant  de  sa  verve  facile  et  de  négli- 
ger l'aide  d'un  collaborateur  qui  se  venge  toujours  de 
ceux  qui  prétendent  se  passer  de  lui  ;  c'est  le  temps  que 
je  veux  dire. 

Au  demeurant  il  faut  reconnaître  que  le  genre  a  aussi 
ses  avantages.  Gela  est  vivant,  cela  marche,  court  et  vous 
entraîne;  enfin,  et  ce  point  est  décisif,  cela  se  fait  lire. 
De  fait,  V Histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus  de  Grétineau- 
Joly  a  été  lue;  elle  fut  même  ce  qu'on  appelle  un  succès 
de  librairie,  dans  la  mesure  que  comportait  un  ouvrage 
en  six  volumes.  Elle  eut  dès  l'abord  une  double  édition, 
l'une  in-8,  l'autre  in-12,  et  cinq  ans  plus  tard  (1851),  une 
autre  édition  également  double.  A  quoi  il  faut  ajouter 
plusieurs  contrefaçons  françaises,  trois  traductions  italien- 
nes, deux  espagnoles,  une  portugaise,  deux  allemandes 
et  une  anglaise.  La  Gompagnie  de  Jésus  y  a  gagné  d'être 
mieux  connue,  et  de  ce  chef,  elle  doit  de  la  gratitude 
à  l'œuvre  et  à  l'ouvrier;  car  enfin  l'Ordre  d'Ignace  de 
Loyola  peut  dire,  sans  trop  de  jactance,  qu'il  lui  est  bon 
d'être  mieux  connu.  Pour  bien  des  gens  qui  ne  l'avaient 
entrevu  qu'à  travers  les  légendes  ou  les  romans,  cette 
Histoire  fut  une  révélation  et  il  n'est  pas  douteux  que 
plus  d'un  Jésuite  y  ait  trouvé  le  germe  de  sa  vocation. 

Et  cependant,  ne  craignons  pas  de  le  dire,  quand  un 
écrivain  homme  du  monde  touche  aux  choses  de  la  vie 
religieuse,  il  est  bien  rare  que,  même  avec  les  meilleures 


CHAPITRE    VIII  457 

intentions,  il  donne  la  note  juste  ;  le  discours  sonne 
toujours  un  peu  faux,  tout  au  moins  aux  oreilles  de 
ceux  de  la  maison.  L'œuvre  de  Grétineau-Joly  n'a  pas 
échappé  à  cet  écueil.  Voici  comment  elle  est  appréciée, 
au  lendemain  de  son  apparition,  dans  un  document  de 
famille  :  «  Il  est  certain  que  cette  Histoire  ne  répond  pas 
à  l'attente  des  hommes  pieux,  qu'elle  n'est  pas  de  nature 
à  procurer  à  la  Compagnie  la  véritable  estime  à  laquelle 
elle  a  droit.  Beaucoup  de  choses  y  sont  laissées  dans 
l'ombre  qui  devraient  être  mises  en  lumière  ;  et  par  con- 
tre, d'autres  apparaissent  au  premier  plan,  qui  font  de 
l'effet  et  du  bruit,  plutôt  que  celles  qui  s'inspirent  du  véri- 
table esprit  de  l'Institut...  D'ailleurs  l'auteur  en  convient, 
mais  il  déclare  que,  au  temps  où  nous  sommes,  on  ne 
saurait  faire  autrement'.  » 

L'Histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus,  achevée  en  1846, 
eut  \in  Appendice  qui  parut  l'année  suivante,  et  que  nous 
ne  pouvons  nous  dispenser  de  mentionner.  Crétineau- 
Joly  avait  consacré  une  bonne  partie  du  cinquième  volume 
à  raconter  les  diverses  phases  de  la  suppression  des 
Jésuites;  mais  il  n'avait  pas  donné  à  la  dernière  toute 
l'ampleur  qu'il  désirait.  Ce  fut  l'objet  d'une  nouvelle 
publication  :  Clément  XIV  et  les  Jésuites.  Voici  en  quels 
termes  il  la  présentait  dans  son  Avant-Propos  : 

«  Tout  avait  été  dit  sur  la  Société  religieuse  fondée  par 
saint  Ignace  de  Loyola.  Il  ne  restait  plus  qu'à  faire  con- 
naître de  quelle  manière  un  Pape  avait  été  amené  à  licen- 
cier les  prêtres  que  d'Alembert  et  Frédéric  II  appelaient 
les  grenadiers,  les  gardes  du  corps  du  Saint-Siège.  Nous 
croyons  qu'à  présent  ce  point  si  difficile  et  si  controversé 


I .  Cerium  est  non  ialein  esse  qiiam  piissimus  quisque  exoptat  au 
qualeni  etiam  requirit  vera  Societatis  existimatio.  Obscurata  enini  milita 
quae  lacère  deberent;  plusqiie  illa  eminent  quae  casit  aliqiio  speciosa 
aut  fragrosa  exstiterunt  quant  quae  ex  intima  Tnslitiiii  animo  prodie- 
runt,..  Habent  consentientem  auctorem,  at  simul  asserentem  non  aliter 
hoc  tempore  scribendum  esse.  »  (Lilt.  ann.  Prov.  Paris.  i844-i845, 
P-  2.) 


458  LA    COMPAGNIE    UE    JESUS 

est  à  tout  jamais  éclairci.  On  pourra  bien  encore  calom- 
nier ou  louer  les  Jésuites,  les  livrer  aux  disputes  des 
hommes,  comme  Dieu  y  livra  le  monde;  il  ne  sera  plus 
possible  d'élever  un  piédestal  à  ceux  qui  les  détruisirent 
et  de  faire  de  Clément  XIV  le  modèle  des  Pontifes.  Les 
choses  sont  remises  à  leur  place  ;  maintenant  chacun 
peut  dire  avec  plus  de  raison  que  don  Manuel  de  Roda  : 
«  Tôt  ou  tard  la  vérité  se  fait  jour  et  l'on  rend  justice  à 
«  qui  la  mérite.  » 

«  La  vérité  est  venue  avec  la  justice.  Par  malheur, 
c'est  sur  un  Pape,  sur  des  Rois,  des  ministres  et  des  Prin- 
ces de  l'Eglise  qu'elle  frappe  sans  pitiés  » 

On  voit  le  sens  et  la  portée  de  ce  livre.  Cette  fois  la 
Compagnie  de  Jésus  ne  pouvait  accepter  de  paraître  de 
connivence  avec  son  historien.  Elle  plaint  le  Pape  qui  s'est 
vu  contraint  de  lui  donner  le  coup  de  mort,  mais  elle  ne 
saurait  se  solidariser  avec  ceux  qui  le  jugent  et  le  con- 
damnent, fût-ce  au  nom  de  la  vérité  historique.  La  coa- 
lition qui  prépara  la  chute  des  Jésuites,  les  intrigues  du 
Conclave  d'où  sortit  l'élection  de  Ganganelli,  les  ma- 
nœuvres par  lesquelles  on  lui  arracha  le  Bref  de  sup- 
pression, tout  «  le  mystère  d'iniquité  »,  en  un  mot,  allait 
être  étalé  en  grand  jour.  La  Compagnie  de  Jésus  était 
vengée,  mais  l'Eglise  éclaboussée.  Non  seulement  les  Jé- 
suites ne  favorisèrent  pas  cette  œuvre;  ils  s'y  opposèrent 
de  toutes  leurs  forces.  Crétineau-Joly  lui-même  le  recon- 
naît loyalement  :  «  Au  nom  de  son  Ordre  et  de  l'honneur  du 
Saint-Siège,  écrit-il  dès  les  premières  pages,  le  Général 
de  la  Compagnie  me  suppliait  presque  les  larmes  aux  yeux 
de  renoncer  à  la  publication  de  cette  Histoire.  »  Dans  le 
premier  écrit  qu'il  publia  pour  défendre  son  Clément  XI\\ 
Grétineau  revient   sur  ce   sujet  avec  une  insistance   qui 

I .  Clément  XIV  et  les  Jésuites  ou  Histoire  de  la  destruction  des  Jé- 
suites composée  sur  les  documents  inédits  et  authentiques,  par  Gréti- 
neau-Joly.  In-8o,  Paris,  Mellier  frères,  1847.  L'édition  fut  enlevée  en 
quelques  mois,  et  il  en  parut  une  autre  l'année  suivante,  renforcée  de 
nouveaux  documents. 


CHAPITRE    AIII  459 

l'honore.  Après  avoir  déclaré  que,  même  pour  l'Histoire 
de  la  Compagnie  de  Jésus,  il  n'y  eut  jamais  solidarité 
entre  lui  et  les  membres  de  l'Institut;  car  «  il  en  eût  trop 
coûté  »  à  son  «  indépendance  »  et  à  sa  «  franchise  »,  «  à 
plus  forte  raison,  ajoute-t-il,  dois-je  assumer  sur  moi  seul 
la  responsabilité  de  mes  écrits  antérieurs  ou  postérieurs, 
notamment  de  tout  ce  qui,  dans  Clément  XIV et  s?i  Défense, 
tient  à  l'appréciation  des  actes  du  Saint-Siège.  Ici,  je  dois 
le  dire  hautement,  il  y  a  non  seulement  défaut  d'accord, 
mais  désaccord  complet  entre  l'auteur  et  les  Pères  de  la 
Compagnie  de  Jésus  i.  » 

De  son  côté,  le  Père  Général,  n'ayant  pu  prévenir  ce 
qu'il  regardait  comme  un  malheur,  voulut  du  moins  écar- 
ter à  tout  jamais  de  sa  famille  religieuse  le  soupçon  d'une 
connivence  qu'elle  eût  tenue  pour  criminelle.  Dans  une 
Déclaration  adressée  à  la  presse  catholique,  il  cite  d'abord 
celle  qu'on  vientde  lire,  puis  il  poursuit:  «  Mais  soit  que  tous 
n'aient  pas  eu  connaissance  des  paroles  de  M.  Crétineau- 
Joly,  soit  que  plusieurs  aient  refusé  de  croire  à  la  sin- 
cérité de  cette  protestation,  une  sorte  de  responsabilité 
semble  peser  encore  sur  la  Compagnie...  11  est  donc  de 
mon  devoir  d'élever  aujourd'hui  la  voix.  Je  proteste  hau- 
tement, dans  toute  la  sincérité  de  ma  conscience,  en  mon 
nom  propre  et  au  nom  de  tous  les  miens,  contre  tout  ce 
qui,  dans  les  écrits  de  'SI.  Crétineau-Joly,  pourrait  blesser 
l'honneur  et  le  respect  dû  au  Saint-Siège  apostolique,  et 
je  déclare  qu'il  n'existe  aucune  solidarité  entre  cet  auteur 
et  les  membres  de  la  Compagnie  de  Jésus^.  » 

1.  Défense  de  «  Clément  A/F»  et  Réponse  à  l'abbé  Gioberti.  Avis  au 
lecteur,  p.  VII.  8"  Paris,  Mellier  frères,  1847. 

2.  Cf.  L'Ami  de  la  Religion,  tome  GLIX.  P.  63. 

Tout  le  monde,  même  parmi  les  dignitaires  ecclésiastiques,  ne  parta- 
geait pas  les  appréhensions  et  les  répugnances  du  Général  de  la  Com- 
pagnie au  sujet  des  révélations  de  Crétineau-Joly,  «  D'autres  personna- 
ges éminents,  dit-il,  m'excitaient  à  divulguer  le  mystère  d'iniquité.  » 
Peu  après  l'apparition  du  livre  le  P.  Ilubillon  écrivait  au  P.  Rootliaan  : 
«  Elle  (Votre  paternité)  a  déjà  parcouru  l'ouvrage  de  Crélineau,  et  je 
crois  qu'elle  ne  l'aura  pas  jugé  trop  nuisible.  Le  Nonce  en  est  content. 
Il  n'est  même  pas  frappé  autant  que  nous  des  allusions   au  pontificat 


460  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

actuel.  Malgré  ce  jugement  si  indulgent,  il  me  paraît  que  ces  allusions... 
sont  déplacées  et  de  nature  à  produire  un  fâcheux  effet...  »  (ii  Juin 
1847.) 

A  cette  même  époque  un  sentiment  de  délicatesse  analogue  poussait 
les  Sui^érieurs  de  la  Compagnie  à  intervenir  auprès  du  terrible  publi- 
ciste  dans  une  affaire  qui  intéressait  le  roi  et  la  Monarchie  de  Juillet. 
Le  II  janvier  i846,  le  P.  Rubillon  écrivait  au  P.  Roothaan  :  «  J'ai  en- 
voyé à  M.  Grétineau  la  lettre  de  V.  P .  J'ai  obtenu  de  lui  qu'il  ne  mettrait 
point  dans  son  Histoire  une  lettre  de  Louis-Philippe  au  roi  Louis  XVIII 
pendant  les  Cent-jours,  dans  laquelle  il  traite  Buonaparte  de  tyran, 
d'usurpateur...  Il  regrette  que  le  i*oi  lui  ait  refusé  d'aller  combattre 
dans  les  rangs  des  alliés  pour  expier  ses  fautes  passées  ;  il  est  temps 
d'écraser  les  derniers  restes  des  révolutionnaires  et  de  la  Révolution... 
Tous  les  jours  il  le  demande  à  Dieu  dans  ses  prières...  »  Le  P.  Rubillon 
commet  ici  quelques  méprises.  La  lettre  est  du  19  juillet  1808.  Le  prince 
est  à  Palerme,  en  route  pour  l'Espagne.  Il  en  prévient  Louis  XVIII  et 
lui  demande,  après  coup,  la  permission  d'aller  combattre  contre  les 
Français.  Le  triomphe  de  l'Espagne  amènera  la  chute  de  Bonaparte  ;  il 
espère  débaucher  Murât  ou  Junot.  Mais  ces  variantes  importent  peu. 
Le  P.  Rubillon  avait  le  droit  d'ajouter  :  «  Bref,  je  ne  crois  pas  qu'on 
puisse  publier  rien  de  plus  sanglant  contre  le  chef  de  l'État,  et  l'on 
devrait  savoir  gréa  la  Compagnie  de  lui  épargner  un  si  rude  soufflet.   » 

De  fait  elle  avait  bien  quelque  mérite  à  se  venger  de  la  sorte  des  tra- 
casseries que  le  régime  venait  de  lui  infliger  et  qui  n'avaient  pas  encore 
pris  lin.  Grétineau  consentit  pour  le  moment  au  sacrifice  que  les  Jésui- 
tes lui  demandaient.  L'/^ftsiotVe  de  Louis-Philippe  d'Orléans  et  de  VOr- 
léanisme  ne  parut  qu'en  1862,  La  lettre  en  question  s'y  trouve  au  T.  I, 
p.  260. 


CHAPITRE  IX 


I.  —  Signes  avant-coureurs  de  la  tempête.  Nouvelle  campagne  de  presse 
contre  les  Jésuites.  La  cause  de  la  liberté  d'enseignement  va  se  con- 
fondre avec  la  cause  des  Jésuites.  La  Charte  de  i83oet  la  liberté  d'en- 
seignement. Le  procès  de  l'école  libre.  Le  projet  de  loi  de  i836.  Les 
libéraux,  qui  avaient  réclamé  la  liberté  d'enseignement  sous  la  Res- 
tauration, la  combattent  sous  la  Monarchie  de  Juillet.  La  bourgeoisie 
voltairienne  affolée  par  la  peur  du  Jésuite.  L'essai  loyal  de  Guizot 
n'aboutit  pas. 

II.  —  Villemain  ministre  de  l'Instruction  publique.  Projet  de  loi  de  i84i 
caractérisé  par  «  le  manque  de  sincérité  ».  L'épiscopat,  indifférent  à  la 
question  de  la  liberté,  s'élève  contre  les  écarts  de  l'enseignement  offi- 
ciel. Cousin  et  la  Philosophie  de  l'éclectisme.  L'abbé  Comljalot  et  son 
Mémoire.  Procès  et  condamnation. 

III.  —  Contribution  des  Jésuites.  Le  Monopole  universitaire.  Le  chanoine 
Desgarets  prête-nom  du  P.  Deschamps.  Le  livre,  fait  de  coupures,  cons- 
titue un  dossier  formidable  contre  l'Université.  Colères  qu'il  suscite 
dans  le  camp  de  ses  défenseurs.  Attitude  de  l'épiscopat.  Blâme  de 
l'archevêque  de  Paris.  Réplique  du  chanoine  Desgarets.  Chaude 
approbation  de  l'évêque  de  Chartres.  Les  Jésuites  se  partagent  au  sujet 
du  Monopole.  Le  P.  Deschamps  multiplie  ses  publications.  Nouvelle 
sommation  au  Gouvernement  d'exécuter  la  promesse  de  la  Charte.  Le 
Rapport  de  M.  Villemain  sur  l'état  de  l'Instruction  publique.  Le  mi- 
nistre lente  d'enterrer  la  question. 

IV.  —  Le  parti  catholique  ne  désarme  pas.  Lettre  de  Louis  Veuillot  à 
M.  Villemain.  Le  manifeste  de  Montalembert.  L'épiscopat  entre  dans 
le  mouvement  pour  la  liberté.  Circulaire  confidentielle  du  ministre 
des  cultes.  Mgr  Parisis.  Habile  diversion  :  Pour  défendre  le  monopole, 
on  crie  :  Sus  aux  Jésuites!  M.  Cousin  donne  le  signal.  Michelet  et 
Quinet.  Les  cours  du  Collège  de  France  contre  les  Jésuites.  Le  livre 
Des  Jésuites.  Riposte  du  P.  Cahour.  Jugement  de  M.  Gabriel  Monod 
sur  Quinet  historien. 

V.  —  Eugène  Sue  et  le  Juif  errant.  Les  Lettres  de  Libri.  Les  Jésuites  et 
l'Université,  de  François  Génin.  On  meta  la  charge  des  Jésuites  tous 
les  péchés  d'Israël.  U Llistoire  de  la  chute  des  Jésuites,  du  comte  Alexis 
de  Saint-Priest. 


462  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 


I 


Les  deux  jeunes  Provinces  de  Paris  et  de  Lyon,  formées 
en  1836  par  le  dédoublement  de  l'unique  Province  de 
France,  avaient  eu  l'une  et  l'autre  d'heureux  délDuts.  Elles 
avaient  grandi  au  milieu  d'une  tranquillité  que  la  Com- 
pagnie de  Jésus  n'avait  guère  connue  depuis  son  rétablis- 
sement en  notre  pays.  Sept  années  durant,  il  ne  lui  était 
survenu  que  juste  assez  de  tribulations  pour  lui  rappeler 
que  cette  partie  du  centuple  ne  lui  manquera  jamais.  Au 
reste,  dans  cette  courte  période,  elle  avait  progressé, 
comme  on  vient  de  le  voir,  au  delà  de  toute  espérance.  En 
même  temps  que  de  nombreuses  fondations  au  Nord 
comme  au  Midi,  les  Missions  d'outremer  ouvraient  à  son 
activité  apostolique  de  nouveaux  et  immenses  horizons. 
Partout  les  pasteurs  comme  les  fidèles,  et  les  évéques  à 
leur  tête,  appréciaient  et  recherchaient  le  ministère  des 
Jésuites;  des  succès  manifestes,  quelquefois  même  écla- 
tants, attestaient  la  bénédiction  du  Ciel  sur  leurs  travaux. 
Mais  cette  prospérité  même  renfermait  pour  eux  un  aver- 
tissement. Les  fils  de  saint  Ignace,  en  effet,  ont  appris  de 
leur  Père  que,  quand  Dieu  envoie  à  ses  serviteurs  une 
consolation  un  peu  exceptionnelle,  c'est  d'ordinaire  en  vue 
de  les  fortifier  pour  une  épreuve  imminente.  De  fait,  à  la 
date  où  nous  sommes  arrivés,  un  orage  terrible  se  prépa- 
rait contre  la  Compagnie  de  Jésus  en  France.  Dès  1840, 
l'année  jubilaire,  on  en  constatait  les  signes  avant-coureurs  ; 
à  partir  de  1843,  il  faisait  rage  et,  pendant  trois  années 
entières,  il  sévit  presque  sans  intermittence.  Les  Jésuites 
virent  recommencer  contre  eux  cette  guerre  dont  on  leur 
réserve  le  privilège,  guerre  où  leurs  ennemis  semblent 
prendre  à  tâche  de  déployer  autant  d'extravagance  que 
d'acharnement,  guerre  qui  demeurerait  un  phénomène 
inexplicable  si  on  ne  savait  que  le  nom  de  Jésuite  fait 
oublier  à  certaines  gens  les  règles  du  sens  commun  en 
même  temps  que  celles  de  la  justice. 


CHAPITRE    IX  463 

Celte  guerre  se  développe  sur  le  même  plan  que  celle 
de  1824;  à  vingt  ans  d'intervalle,  on  verra  se  reproduire 
les  mêmes  phases  et  dans  le  même  ordre.  C'est  d'abord  la 
campagne  de  presse  pour  former  l'opinion.  Il  y  a  cette 
fois  dans  les  imputations  dont  on  charge  les  Jésuites  moins 
de  fantasmagorie  et  de  sottise  qu'au  temps  de  Montrouge, 
mais  elles  n'en  sont  que  plus  perfides  et  plus  odieuses. 
Vient  ensuite  la  phase  parlementaire,  les  cris  d'alarme 
poussés  du  haut  de  la  tribune,  la  dénonciation  du  péril 
national,  les  pouvoirs  publics  mis  en  demeure  de  veiller 
à  la  sûreté  de  l'Etat,  enfin  l'intervention  du  Gouvernement, 
la  diplomatie  mobilisée  pour  obliger  le  Saint-Siège, 
non  plus  à  laisser  faire,  comme  lors  des  Ordonnances 
de  1828,  mais  à  opérer  lui-même  contre  la  dangereuse 
Société. 

La  lutte  du  parti  catholique  pour  la  liberté  d'ensei- 
gnement, qui  se  prolongea  pendant  toute  la  durée  de  la 
Monarchie  de  Juillet,  entra,  un  peu  après  1840,  dans  sa 
période  la  plus  vive.  Ce  fut  l'occasion  du  nouvel  assaut 
contre  les  Jésuites.  Pendant  toute  cette  période  c'est  autour 
d'eux  que  se  concentre  la  bataille.  C'est  donc  un  chapitre 
de  l'Histoire  de  la  liberté  d'enseignement  qu'il  nous  faut 
aborder  ici,  puisque  aussi  bien  la  question  de  la  liberté 
d'enseignement  est  devenue  à  ce  moment  la  question  des 
Jésuites;  non  pas  que  les  Jésuites  prennent  dans  la  lutte 
une  part  prépondérante  ;  c'est  à  peine  s'ils  figurent  parmi 
les  militants,  mais  parce  que  les  défenseurs  du  mono- 
pole n'ont  rien  trouvé  de  mieux  pour  combattre  la  liberté 
que  de  confondre  sa  cause  avec  celle  des  Jésuites.  Le 
comte  Beugnot  le  disait  sans  ambages  à  ses  collègues  de 
la  Chambre  des  Pairs,  en  leur  rappelant  la  manœuvre  de 
leur  parti  en  1828  :  «  Vous  vous  souvenez  de  la  croisade 
que  nous  fîmes  alors  contre  les  Jésuites.  Il  me  semble  que 
nous  poursuivions  alors  tout  autre  chose  que  les  Jésuites.. 
Aujourd'hui  que  veut-on  dire  par  Jésuite?...  Par  Jésuite 
on  entend  la  concurrence  au  monopole  de  l'Université... 
J'admire  l'Université;  elle  a  choisi  le  mot  le  plus  propre  à 


464  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

échauffer  les  esprits,  à  les  irriter,  à  les  enflammer  pour  sa 
cause.  C'est  un  trait  d'habileté  sublime  ^  » 

Dans  les  dernières  années  de  la  Restauration,  le  mono- 
pole universitaire  avait  été  attaqué  par  une  fraction  du  parti 
libéral  tout  aussi  énergiquement  que  par  les  catholiques 
et  les  conservateurs  ;  ceux-ci  faisaient  grief  à  l'Université 
de  ses  tendances  antimonarchiques  et  antireligieuses;  les 
libéraux  lui  reprochaient  d'être  envahie  par  les  prêtres 
et  asservie  à  l'Église.  C'est  ce  qui  explique  que,  lors  de 
la  révolution  de   1830,   on   ait  inscrit  dans   la  Charte   la 
promesse  de  la  liberté  d'enseignement.  L'article  69  était 
ainsi  conçu  :  «  Il  sera  pourvu  successivement,  par  des  lois 
séparées  et  dans  le  plus  court  délai  possible,  aux  objets 
suivants...  Viennent  ensuite  neuf  paragraphes  indiquant 
les  objets  auxquels  il  devait  être  pourvu  dans  le  plus  bref 
délai.  Voici  le  huitième,  qui  condamnait  le  monopole   : 
«  8°  L'instruction  publique  et  la  liberté  d'enseignement.  » 
C'est  cet  engagement  qui  allait  fournir  une  base  solide 
aux  revendications  des  catholiques.  11  va  sans  dire  que  le 
Gouvernement  issu  d'une  révolution  violemment  irréli- 
gieuse n'avait  garde  de  donner  une  liberté  dont  la  religion 
serait  la  première  et  peut-être  la  seule  à  bénéficier.   Il 
fallut  la  conquérir  de  haute  lutte  et  pièce  par  pièce.  Cette 
conquête  figurait  en  bonne  place  dans  le  programme   de 
V Avenir,  yiom^  d'un  an  après  les  événements  de  Juillet, 
trois  de  ses  rédacteurs,  Montalembert,  Lacordaire  et  de 
Coux,  après  avoir  averti  le  préfet  de  police,  ouvraient  une 
école,  le  9  Mai  1831.  Elle  fut  fermée  le  11.  On  sait  la  suite. 
Procès  devant  la  Chambre  des  Pairs  dont  Montalembert 
était  membre,  réquisitoire  timide,  au  nom  «  d'une  légis- 
tion  expirante  »,  plaidoiries  retentissantes,  condamnation 
des  trois  inculpés  à  une  amende  insignifiante.  Le  procès 
était  perdu,  mais  la  cause  était  gagnée.  La  loi  de  1833, 
œuvre  du  ministre  Guizot,  sanctionnait  la  liberté  de  l'école 
primaire. 

1.  Le  Moniteur.  Chambre  des  Pairs,  séance  du  i4  maii844- 


CHAPITRE  IX  465 

L'enseignement  secondaire  restait  sous  le  régime  du 
monopole,  aggravé  par  les  Ordonnances  de  1828.  C'était 
la  citadelle  où  se  retranchait  l'Université  d'Etat  et  qui 
n'ouvrit  ses  portes  qu'après  un  siège  de  dix-huit  ans  et  la 
chute  de  la  Monarchie  de  Juillet.  Les  libéraux,  qui  avaient 
combattu  le  monopole  sous  la  Restauration,  le  défendaient 
maintenant  qu'ils  étaient  au  pouvoir.  Cependant  Guizot 
tentait  loyalement  de  réaliser  la  promesse  de  la  Charte. 
Dès  1836,  il  eût  voulu  donner  au  problème  posé  devant  le 
Gouvernement  l'unique  solution  qui  lui  paraissait,  disait- 
il,  bonne  et  honnête  :  «  Renoncer  complètement  au  prin- 
cipe de  la  souveraineté  de  l'Etat  en  matière  d'instruction 
publique,  et  adopter  franchement,  avec  toutes  ses  consé- 
quences, celui  de  la  libre  concurrence  entre  l'Etat  et  ses 
rivaux,  laïques  ou  ecclésiastiques,  particuliers  ou  corpo- 
rations. *  »  Neuf  ans  plus  tard  Montalembert  saluait  encore 
de  ses  regrets  ce  projet  malheureusement  avorté  :  «  Vous 
avez  présenté  en  1836,  disait  il,  une  loi  pleine  de  généro- 
sité, contre  laquelle  pas  une  voix  ne  s'est  élevée  au  sein 
du  clergé.  Il  fallait  continuer  dans  cette  voie,  et  tout  aurait 
été  sauvé.  » 

Quand  la  loi  vint  en  discussion  à  la  Chambre  des  Députés, 
on  n'eut  pas  à  attendre  beaucoup  pour  voir  se  trahir  le 
sentiment  qui  la  ferait  échouer.  11  faut  se  souvenir  que 
ceux-là  seuls  en  ce  temps-là  étaient  électeurs  qui  payaient 
200  francs  d'impôt  direct;  par  suite  le  corps  électoral,  ou 
ce  qu'on  appelait  le  pays  légal,  ne  comprenait  qu'un  petit 
nombre  de  citoyens  appartenant  en  grande  majorité  à  la 
riche  bourgeoisie,  généralement  voltairienne  et  dont  le 
Constitutionnel  était  l'oracle  préféré.  On  conçoit  aisément 
quel  devait  être  l'état  d'esprit  des  représentants  de  cette 
portion  privilégiée  de  la  nation  française.  Chez  nombre 
d'entre  eux  la  peur  du  Jésuite  avait  le  caractère  d'une 
véritable  obsession,  qu'ils  n'étaient  plus  maîtres  de  dissi- 
muler. Le  rapporteur,  Saint-Marc  Girardin  s'efforçait  de  les 

I.  Guizot,  Mémoires  etc.  T.  III,  p.  102. 
La  Compagnie  de  Jésus.  30 


466  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

rassurer  :  «  Comment,  Messieurs,  vous  avez  peur  de  celte 
Société  !  Mais  que  sont-ils  donc  et  que  sommes-nous  ?  Quel 
est  cet  aveu  de  peur  et  de  défiance  ?. . .  Quant  à  moi,  je  ne 
ferai  jamais  un  aveu  qui  nous  abaisserait  à  ce  point  devant 
l'opinion  de  l'Europe.  »  Lamartine,  avec  sa  candeur  de 
poète,  s'indignait  contre  des  appréhensions  qu'il  ne  com- 
prenait pas  :  «  Les  uns,  s'écriait-il,  se  préoccupent  de  ce 
fantôme  de  Jésuitisme  que  Ton  fait  sans  cesse  apparaître 
ici  et  qu'il  faudrait  déclarer  plus  puissant  que  jamais,  s'il 
avait  la  force  de  nous  faire  reculer  devant  la  liberté.  » 

Le  «  fantôme  »  eut  en  effet  ce  pouvoir.  La  liberté  donnée 
à  l'enseignement  «  allait,  disait  M,  de  Salverte,  ouvrir  la 
porte  aux  Jésuites.  Je  ne  vois  rien  dans  le  projet  de  loi  qui 
puisse  nous  rassurer  à  cet  égard.  »  Les  directeurs  et  pro- 
fesseurs n'étaient  plus  tenus  d'affirmer  par  écrit  qu'ils 
n'appartenaient  à  aucune  Congrégation  non  autorisée.  A  la 
suite  de  Guizot,  Saint-Marc  Girardin  avait  énergiquement 
repoussé  l'odieuse  déclaration  imposée  par  les  Ordonnan- 
ces :  «  Pour  interdire  aux  membres  des  Congrégations  reli- 
gieuses, disait-il  dans  son  Rapport,  la  profession  de  maître 
et  d'instituteur  secondaire,  songez,  Messieurs,  que  de 
précautions  il  faudrait  prendre,  que  de  formalités  inventer, 
quel  Gode  tracassier  et  inquisitorial  il  faudrait  faire,  et  ce 
Code  avec  tout  l'appareil  de  ses  recherches  et  de  ses 
poursuites,  songez  surtout  qu'il  suffirait  d'un  mensonge 
pour  l'éluder.  »  Mais  on  savait  bien  que  ce  mensonge,  les 
Jésuites  ne  le  diraientjamais;  il  suffisait,  pour  les  écarter, 
de  maintenir  la  déclaration.  Ce  fut  l'objet  d'un  amendement 
présenté  par  un  certain  député  du  nom  de  Vatout,  ami 
personnel  de  Louis-Philippe  et  plus  tard  académicien.  «  Il 
est  une  Société,  s'écria-t-il,  dont  on  a  prononcé  le  nom  à 
cette  tribune  qui,  pour  avoir  été  proscrite  en  1762,  n'en 
est  pas  moins  présente  etvivace;  aujourd'hui  elle  ne  fait 
auGouvernement  qu'une  guerre  souterraine  et  ténébreuse. 
Eh  bien!  lorsque  vous  aurez  voté  la  loi,  elle  marchera 
enseignes  déployées  et  enrôlera  toute  la  jeunesse  dans 
des  doctrines  et  des  principes  contraires   à   toutes   nos 


CHAPITRE    IX  467 

institutions.  »  Le  compte  rendu  officiel  porte  après  cette 
tirade  la  note  :  Sensation. 

La  Chambre  n'en  demandait  pas  davantage.  Malgré  le 
Gouvernement  et  la  commission,  l'amendement  fut  voté. 
«  C'était,  dit  Guizot  dans  ses  Mémoires,  enlever  à  la  loi 
proposée  ce  grand  caractère  de  sincérité  et  de  droit  com- 
mun libéral  que  j'avais  eu  à  cœur  de  lui  imprimer.  »  Au 
surplus,  poursuit-il,  «  peu  de  jours  après,  le  cabinet  fut 
dissous;  je  sortis  des  affaires  et  mon  projet  tomba  avec 
moi,  sans  aller  jusqu'à  la  Chambre  des  Pairs.  S'il  fût  resté 
tel  que  je  l'avais  présenté  tout  d'abord,  peut-être,  malgré 
quelques  incohérences  et  quelques  lacunes,  eût-il  sulïi  à 
résoudre  la  question  de  la  liberté  d'enseignement  et  à 
prévenir  la  lutte  déplorable  dont  elle  devint  plus  tard 
l'objet.  Mais,  par  les  amendements  qu'il  avait  subis,  ce 
projet  de  loi,  en  restreignant  expressément,  surtout  pour 
l'Eglise  et  sa  milice,  la  liberté  que  la  Charte  avait  promise, 
envenimait  la  querelle  au  lieu  de  la  vider.  11  ne  méritait 
plus  aucun  regret  '.  » 

II 

L'essai  loyal  de  Guizot  ne  fut  pas  repris  par  ses  succes- 
seurs. Les  ministres  éphémères,  qui  se  transmirent  le  por- 
tefeuille de  l'Instruction  publique  de  1837  à  1840,  se  pré- 
occupèrent surtout  de  défendre  l'Université  et  d'élargir 
ses  privilèges. 

Sur  la  fin  de  1840,  M.  Villemain  devint  pour  la  seconde 
fois  titulaire  de  ce  département;  c'est  pendant  les  quatre 
années  qu'il  y  demeura  que  se  livra  la  grande  bataille. 
Dès  son  arrivée,  il  entreprit  de  résoudre  la  question  de  la 
liberté  d'enseignement.  Un  projet  de  loi  fut  déposé  au 
mois  de  février  1841.  C'était  un  escamotage.  L'exposé  des 
motifs  lui-même  contestait  le  principe  de  la  liberté;  par 
les  exigences  imposées  à  l'ouverture  et  au  fonctionnement 

I.  Guizot,  Mémoires.  Tome  III,  p.  log. 


468  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

des  collèges  soi-disant  libres,  on  les  mettait  à  la  discrétion 
de  l'Université.  Sous  prétexte  d'abolir  le  monopole,  on 
l'aggravait  et,  de  provisoire,  on  le  rendait  définitif.  Pour 
éviter  le  gros  mot  d'hypocrisie,  M.  Thureau-Dangin  se 
contente  de  dire  que  le  vice  caractéristique  du  projet, 
c'était  «  le  manque  de  sincérité  ».  Et  le  grave  Historien 
explique  ainsi  ce  qui  lui  paraît  plutôt  une  méprise  de  la 
part  d'un  homme  pour  qui  il  ne  dissimule  ni  son  respect, 
ni  sa  sympathie  :  «  Moins  homme  d'Etat  que  professeur, 
d'un  esprit  plus  vif  que  large,  M.  Villemain  partageait  les 
préventions  de  l'Université  contre  l'enseignement  libre, 
et  c'était  sous  l'influence  d'un  esprit  de  corps  fort  étroit 
qu'il  avait  rédigé  son  projet  ;  non  qu'il  songeât  à  ouvrir  les 
hostilités  contre  le  clergé  ;  mais  connaissant  imparfaite- 
ment les  choses  et  les  hommes  du  monde  ecclésiastique, 
il  ne  s'était  pas  rendu  compte  à  l'avance  de  l'efl'et  qu'il 
allait  produire  '.  » 

En  même  temps  que,  sous  l'étiquette  de  la  liberté,  le 
projet  livrait  les  autres  établissements  à  la  merci  de  l'Uni- 
versité, il  supprimait  ce  qui  restait  aux  petits  séminaires 
d'exemptions  et  d'indépendance.  Aussi  fut-il  accueilli  par 
la  protestation  presque  unanime  de  l'épiscopat  ;  en  quel- 
ques mois  cinquante-six  évéques  adressèrent  au  Gouver- 
nement des  représentations  énergiques  ;  plusieurs  don- 
naient clairement  à  entendre  qu'ils  étaient  résolus  à 
repousser  par  tous  les  moyens  en  leur  pouvoir  ce  qu'ils 
considéraient  comme  une  atteinte  à  leurs  droits.  Guizot 
était  alors  chef  du  ministère  ;  il  n'avait  aucune  envie  de 
déchaîner  la  guerre  religieuse  ;  il  fit  retirer  le  malencon- 
treux projet. 

Préoccupés  surtout  de  sauvegarder  leurs  séminaires, 
les  évêques  ne  semblaient  pas  encore,  à  cette  date  de  1841, 
s'intéresser  à  la  conquête  de  la  liberté  d'enseignement. 
Tels  d'entre  eux  allaient  même  jusqu'à  déclarer  que  cette 
question  n'était   pas  de    leur  ressort.   Royaliste  d'ancien 

I.  Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet.  T.  V,  p.  466. 


CHAÎMTRE    IX  469 

régime,  l'épiscopat  français  n'était  pas  préparé  par  sa  tra- 
dition à  revendiquer  pour  l'Église  sa  part  des  libertés 
publiques  ;  il  avait  réprouvé  les  doctrines  et  le  programme 
de  VAuenir  et  provoqué  la  condamnation  portée  contre  le 
libéralisme  politique  par  l'Encyclique  J\lirari  vos.  La 
liberté  d'enseignement,  inscrite  à  côté  de  la  liberté  des 
cultes  et  de  la  liberté  de  la  presse,  lui  paraissait  em- 
preinte du  même  caractère  d'équivoque  dangereuse;  il 
ne  faut  pas  s'étonner  qu'il  l'enveloppât  tout  d'abord  dans 
la  même  défiance.  Il  ne  devait  pas  tarder  d'ailleurs  à 
modifier  à  cet  égard  ses  sentiments  et  son  attitude. 

Mais  en  attendant,  un  devoir  s'imposait  aux  évêques. 
Puisque  les  catholiques  étaient  obligés  de  subir  l'ensei- 
gnement d'Etat,  les  premiers  pasteurs  avaient  l'obligation 
de  veiller  à  ce  que  cet  enseignement  ne  fût  pas  un  péril 
pour  la  foi.  Cette  obligation,  et  partant  ce  droit  s'appuyait 
sur  le  statut  fondamental  de  l'Université  elle-même.  Le 
décret  impérial  de  1808  portait  en  effet  que  son  enseigne- 
ment prenait  pour  base  la  religion  catholique.  Or,  ce 
n'était  un  mystère  pour  personne  que  la  jeunesse  élevée 
dans  les  collèges  royaux  y  perdait  à  peu  près  fatalement 
la  foi  et  les  mœurs.  Inutile  d'accumuler  ici  des  témoigna- 
ges aussi  navrants  qu'irrécusables.  Citons  seulement 
l'aveu  échappé  à  la  plume  de  Sainte-Beuve  à  la  date  de  1843  : 
«  En  masse  les  professeurs  de  l'Université,  sans  être  hos- 
tiles à  la  religion,  ne  sont  pas  religieux.  Les  élèves  le 
sentent  et  de  toute  cette  atmosphère  ils  sortent,  non  pas 
nourris  d'irréligion,  mais  indifférents...  Quoiqu'on  puisse 
dire  pour  ou  contre,  en  louant  ou  en  blâmant,  on  ne  sort 
guère  chrétien  des  écoles   de  l'Université'.» 

On  ne  saurait  formuler  en  termes  plus  modérés  un  ver- 
dict plus  accablant.  Le  mal,  il  est  vrai,  datait  de  loin  ; 
peut-être  même  ne  rencontrait-on  pas  dans  les  collèges 
royaux  sous  la  Monarchie  de  Juillet  les  mêmes  accès 
d'impiété    que    sous  la  Restauration;   l'irréligion  y  était 

I.  chroniques  parisiennes,  pp.  loo  et  122. 


470  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

moins  dévergondée.  Mais,  ce  qui  ne  s'était  pas  vu  jus- 
qu'alors, certaines  parties  de  l'enseignement,  celui  de  la 
Philosophie  surtout,  avaient  pris,  aux  alentours  de  1840, 
un  caractère  ouvertement  antichrétien.  «  L'enseignement 
philosophique  de  l'Université,  dit  Thureau-Dangin,  par 
lequel  devaient  passer  tous  les  aspirants  au  baccalauréat, 
s'était  émancipé  de  la  religion  à  laquelle  il  avait  été  jus- 
que-là plus  où  moins  subordonné,  et  était  passé  sous  l'au- 
torité d'une  école,  ou  pour  mieux  dire  d'un  homme  ;  cet 
homme  était  M.  Cousin.  *  » 

Directeur  de  l'École  Normale,  deux  fois  académicien, 
Pair  de  France,  président  de  fait,  quand  il  ne  l'est  pas 
en  titre,  des  Conseils  et  comités  universitaires  les  plus 
influents,  M.  Cousin  exerce  sur  l'Instruction  publique  en 
France,  sous  la  Monarchie  de  Juillet,  une  véritable  dicta- 
ture. Les  ministres  passent,  mais  M.  Cousin  reste,  et 
hommes  et  choses,  tout  est  dans  sa  main.  Or,  M.  Cousin 
a  fondé  un  système  philosophique  qui  règne  dans  les  hau- 
tes régions  de  l'Université  et  que  les  maîtres  formés  par 
lui  sont  chargés  de  propager  par  toute  la  France.  A  défaut 
de  la  religion  d'État  supprimée  par  la  Charte  de  1830,  on 
aura  une  Philosophie  d'État.  L'«  éclectisme  »  —  c'est  le 
nom  qu'on  lui  donne  —  se  présente  comme  une  doctrine 
aimable  et  raffinée,  elle  répudie  le  sensualisme  du  dix- 
huitième  siècle,  elle  enseigne  la  spiritualité  de  l'âme, 
l'existence  de  Dieu,  la  loi  morale  ;  elle  évite  les  attaques 
brutales  contre  les  croyances  religieuses,  mais  elle  les 
regarde  de  haut,  avec  une  pitié  dédaigneuse;  toute  reli- 
gion révélée  est  désignée  par  le  nom  de  «  mysticisme  »,  et 
grâce  à  cette  appellation  on  exécute  poliment  le  chris- 
tianisme ;  le  christianisme  est  «  la  plus  belle  »,  mais 
«  la  dernière  des  religions  ».  Tout  esprit  cultivé  la  rem- 
place par  la  Philosophie.  Rationalisme  élégant,  mais  radi- 
cal, avec  une  forte  teinte  de  panthéisme,  c'est  en  quoi  se 
résume   l'éclectisme   cousinien.  Aussi   ses    plus  récents 

I.  Thureau-Dangin.  Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet.  T.  V,  p.  469. 


CHAPITRE    IX  471 

panégyristes  saluent-ils  en  Victor  Cousin  le  précurseur 
de  la  laicisation  de  renseignement  public  accomplie  de 
nos  jours. 

L'épiscopat  de  1840  ne  pouvait  pas  ne  pas  jeter  le  cri 
d'alarme.  II  le  fit  avec  plus  ou  moins  de  ménagement. 
Quelques  prélats  menacèrent  de  retirer  les  aumôniers  : 
«  Les  maintenir,  disait  le  cardinal  de  Donald,  dans  une 
Lettre  ouverte  au  Recteur  de  l'Académie  de  Lyon,  serait 
de  notre  part  une  complicité  morale.  »  Le  vénérable 
évêque  de  Châlons,  Mgr  de  Prilly,  ancien  officier  de  dra- 
gons, envoyait  au  cardinal  de  Donald  une  adhésion  con- 
çue en  termes  quelque  peu  vifs;  si  bien  que  la  lettre  fut 
déférée  au  Conseil  d'État,  lequel  déclara  l'abus.  L'évêque 
de  Delley,  Mgr  Dévie,  allait  plus  loin  encore,  et  il  adju- 
rait les  fidèles  d'écarter  leurs  enfants  «  de  ces  écoles  de 
pestilence  ».  L'archevêque  de  Dordeaux,  Mgr  Donnet,  ne 
pariait  de  rien  moins  que  d'excommunier  le  collège  royal. 
Le  vieil  évêque  de  Chartres,  Clausel  de  Montais,  publiait 
lettres  sur  lettres  —  seize  entre  1841  et  1843  —  pour 
dénoncer  les  erreurs  doctrinales  du  pontife  de  l'éclectisme 
et  de  ses  disciples,  Jouffroy  et  Damiron,  dont  les  audaces 
dépassaient  celles  du  maître.  Mgr  AfFre  lui-même  abordait 
la  réfutation  de  l'enseignement  philosophique  universi- 
taire, avec  la  modération  qui  était  dans  ses  habitudes  et 
que  beaucoup  trouvaient  excessive. 

A  la  suite  des  évêques  nombre  de  prêtres  et  de  laïques 
dressèrent  des  réquisitoires  auxquels  on  ne  pouvait  faire 
le  même  reproche.  Entre  tous  celui  de  l'abbé  Combalot 
a  une  histoire  et  mérite  une  mention  spéciale.  Il  était 
intitulé  Mémoire  aux  évêques  de  France  et  aux  pères  de 
famille  sur  la  guerre  faite  à  V Eglise  et  à  la  Société  par  le 
Monopole  universitaire.  Au  frontispice  on  lisait  en  exer- 
gue :  Herodes  occidit  omnes pueros.  Voici  quelques  phrases 
du  début  :  «  La  persécution  du  czar  Nicolas  contre  les 
catholiques  est  infiniment  moins  funeste  que  la  persécu- 
tion du  monopole...  Le  sanglier  universitaire  ravage  le 
champ  que  Jésus-Christ  arrosa  de  son  sang. . .  Je  raconterai 


472  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

ce  que  j'ai  vu  dans  vingt-quatre  ans  de  courses  apostoli- 
ques... »  L'abbé  Gombalot  était  avant  tout  un  prédicateur 
à  la  parole  ardente  et  coutumière  des  effets  oratoires. 
Les  figures  de  rhétorique  les  plus  hardies  étaient  celles 
qu'il  préférait;  l'hyperbole  entrait  comme  d'elle-même 
dans  la  trame  du  discours.  Son  Mémoire^  abondamment 
fourni  de  textes  de  l'Ecriture,  rappelait  les  invectives  des 
anciens  prophètes  d'Israël  contre  les  ennemis  de  Dieu  et 
de  son  peuple.  Il  fut  saisi  par  ordre  de  justice  et  le  terri- 
ble abbé,  traduit  en  Cour  d'assises  comme  coupable  de 
diffamation  envers  uncorps  de  fonctionnaires  de  l'État, 
se  vit  condamné  à  quinze  jours  de  prison  et  4.000  francs 
d'amende.  Louis  Veuillot,  ayant  publié  le  procès  avec  une 
Introduction  et  deux  lettres  de  félicitations  adressées  par 
des  évêques  à  l'auteur  du  Mémoire^  fut  poursuivi  à  son 
tour  et  condamné  lui  aussi  avec  le  gérant  de  V  Univers  à  la 
prison  et  à  l'amende. 

III 

Emporté  par  son  tempérament  l'abbé  Gombalot  s'était 
plus  occupé  de  frapper  fort  que  de  frapper  juste.  11  y  avait 
dans  le  Mémoire  à  Vépiscopat  et  aux  pères  de  famille 
plus  d'éloquence  que  d'imputations  précises.  Il  en  allait 
autrement  d'un  livre  paru  à  Lyon  un  peu  auparavant  sous 
ce  titre  :  «  Le  monopole  universitaire  destructeur  de  la 
Religion  et  des  Lois,  ou  La  Charte  et  la  Liberté  d'ensei- 
gnement.^ » 

Nous  ne  pouvons  nous  dispenser  de  parler  un  peu  lon- 
guement de  cette  œuvre  qui  représente  l'unique  contribu- 
tion des  Jésuites  dans  la  campagne  menée  à  cette  époque 
par  les  catholiques  pour  la  conquête  de  la  liberté  d'ensei- 
gnement, œuvre  qui  provoqua  de  furieuses  colères  dans 
le  camp  des  ennemis  de  l'Eglise,  mais  aussi  des  dissenti- 
ments parmi  ses  défenseurs,   et  à  propos  de  laquelle  la 

I.  In-i2  de  xvi-G^S  pages.  Lyon,  librairie  cbrétienne,  place  du  Port- 
du-Roi,  i5i.  Paris,  Bureau  de  V Univers,  rue  du  Vieux  Colombier, 
i843. 


CHAPITRE    IX  473 

Compagnie  de  Jésus  elle-même  se  trouvera  divisée  de 
façon  regrettable. 

Le  Monopole  fut  publié  sous  le  voile  de  l'anonyme  ; 
mais,  dans  un  Avis  au  Lecteur,  l'abbé  N.  Desgarets,  cha- 
noine de  la  Primatiale  de  Lyon,  assumait  loyalement  le 
titre  d'éditeur  responsable.  «  Le  nom  même  de  l'auteur, 
déclare-t-il,  lui  était  complètement  inconnu  quand  le  ma- 
nuscrit lui  fut  confié  pour  être  livré  à  l'impression,  s'il  le 
jugeait  utile.  »  L'abbé  Desgarets  en  écoula  d'abord  une 
partie  dans  une  série  de  dix-huit  articles  du  journal  Le 
Réparateur.  Puis,  encouragé  par  le  succès  et  sur  les  ins- 
tances de  personnes  respectables,  parmi  lesquelles  «  plu- 
sieurs évêques  »,  il  se  décida  à  lancer  le  volume.  L'au- 
teur—  on  le  sut  bientôt  —  était  en  réalité  le  Père  Nicolas 
Deschamps,  que  nous  avons  vu  dépenser  à  Marseille,  à 
Aix,  à  Avignon,  une  activité  exubérante  et  qui,  cette  année 
même,  fut  envoyé  à  Lyon  d'où  il  ne  devait  plus  sortir. 

Voici  en  quels  termes  Louis  Veuillot  présentait  «  Le 
Monopole  »  au  public  de  V Univers  :  «  M.  l'abbé  Desgarets, 
chanoine  de  Lyon,  lut  un  jour  dans  un  discours  de  M.  Vil- 
lemain  ces  paroles  remarquables  :  —  Prétendre  que  l'en- 
seignement universitaire  est  un  enseignement  sceptique 
et  irréligieux  me  paraît  une  forme  de  calomnie,  et  pour 
prouver  que  cet  enseignement  ait  donné  lieu  à  de  tels 
reproches,  il  faut  des  faits  et  des  exemples  ;  je  les  attends. 
—  Désirant  fournir  au  ministre  et  au  public  ces  preuves  si 
audacieusement  provoquées,  M.  l'abbé  Desgarets  se  mit  à 
l'œuvre  ;  il  consulta  les  livres  de  nos  mandarins  grands 
et  petits,  ceux  de  M.  Villemain  comme  les  autres  ;  il  prêta 
l'oreille  à  ce  qui  se  dit  dans  les  chaires  de  l'Université, 
dans  les  journaux  de  l'Université  ;  il  compulsa  les  rapports 
ofliciels.  Ayant  formé  de  tous  ces  documents  un  volume 
de  666  pages,  en  petit  texte,  il  l'offre  à  M.  Villemain  et  à 
la  France  :  — Les  preuves  que  vous  demandez,  elles  sont 
dans  vos  écrits,  dans  vos  discours;  les  voilà!  ^   » 

1.  IJUnivers,  aS  mai  i843. 


474  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Le  Monopole  universitaire  est  en  effet  moins  un  livre 
qu'un  recueil  de  coupures.  Il  comprend  cinq  chapitres  ; 
mais  les  quatre  derniers,  consacrés  à  la  discussion  du 
monopole  au  point  de  vue  légal,  sont  plutôt  un  appendice 
ou  même  une  surcharge  ;  toute  la  valeur  et  tout  Tintérét 
de  l'œuvre  sont  dans  le  premier  chapitre  qui  d'ailleurs 
occupe  à  lui  seul  cinq  fois  autant  de  place  que  les  quatre 
autres  ensemble,  550  pages  sur  666.  Les  citations  sont 
distribuées  en  six  Articles  ou  paragraphes,  où  l'on  établit 
successivement  que  l'enseignement  universitaire  :  «  1°  in- 
sulte à  la  religion  et  à  tout  ce  qu'elle  respecte  ;  —  2°  loue 
et  exalte  les  ennemis  de  la  religion  et  les  erreurs  qui  lui 
sont  contraires  ;  —  3"  met  en  question  et  nie  les  dogmes 
spéciaux  de  la  religion  catholique  ;  —  4"  n'épargne  pas  ceux 
qui  lui  sont  communs  avec  les  sectes  protestantes  ;  — 
5°  ébranle  les  vérités  fondamentales  de  toute  religion  et 
de  toute  société;  —  6°  entraîne  comme  conséquence  l'im- 
moralité dans  les  collèges  et  dans  les  nations.  » 

Assurément  il  serait  injuste  autant  qu'illogique  de  géné- 
raliser en  pareille  matière  et  d'attribuer  au  corps  ensei- 
gnant tout  entier  ce  qui  est  le  fait  de  quelques-uns  de  ses 
membres.  C'est  le  danger  de  ces  sortes  d'enquêtes.  Mais, 
à  le  considérer  en  lui-même,  le  procédé  employé  par 
l'auteur  du  Monopole  est  parfaitementlégitime,  et  la  justice 
ecclésiastique,  comme  la  justice  civile,  en  use  à  l'occasion. 
Il  n'était  vraiment  pas  trop  difficile  de  montrer  que  l'en- 
seignement de  tels  ou  tels  maîtres,  des  plus  en  vue  dans 
l'Université,  méritait  l'une  ou  l'autre  des  imputations  que 
l'on  vient  de  lire.  Il  suffisait  de  parcourir,  avec  un  peu 
d'attention  et  la  plume  à  la  main,  les  cours,  les  manuels 
de  Philosophie  ou  d'Histoire,  les  publications  diverses 
d'universitaires  tels  que  MM.  Cousin,  Jouffroy,  Bouillier, 
Damiron,  Gatien-Arnoult,  Lerminier,  Bersot,  Ferrari, 
Libri,  Michelet,  Quinet,  Matter,  etc.,  sans  en  exempter 
MM.  Guizot  et  Villemain,  et  l'on  avait  bien  le  droit  de 
dire,  en  présentant  ces  extraits  :  Voilà  ce  que  l'Université 
enseigne  à  la  jeunesse  condamnée  à  subir  ses  leçons. 


CHAPITRE  IX  475 

C'est  ce  travail  que  le  Père  Deschamps  avait  poursuivi 
pendant  des  années,  avec  la  persévérance  d'un  lutteur 
acharné  et  la  clairvoyance  d'un  théologien  très  averti.  Il 
avait  rapporté  de  ses  immenses  lectures  un  très  riche 
butin  de  citations  bien  choisies,  et  pour  la  plupart  assez 
étendues  pour  qu'on  ne  pût  lui  reprocher  d'en  avoir  altéré 
le  sens  en  isolant  quelques  phrases  de  leur  contexte.  Ces 
citations  valent  par  elles-mêmes  ;  il  aurait  fallu,  semble- 
t-il,  se  contenter  de  les  grouper  en  les  reliant  tout  au  plus 
par  un  fil  discret,  sans  laisser  voir  ni  la  main,  ni  la  per- 
sonne du  collectionneur.  Malheureusement,  il  ne  se  tient 
pas  d'intervenir  ;  il  interrompt  les  gens  dont  il  rapporte 
les  propos,  il  les  prend  à  parti,  il  discute,  il  réfute,  il 
gourmande,  et  cela,  on  doit  le  reconnaître,  sans  aménité. 
Ainsi  allongé  ce  formidable  dossier  perd  plutôt  de  saforc« 
qu'il  n'y  gagne,  d'autant  plus  que  par  là  il  donne  prise  à 
des  répliques  très  sérieuses.  Réduit  de  deux  ou  trois  cents 
pages,  allégé  de  toutes  personnalités,  le  livre  du  Père  Des- 
champs eût  été  contre  le  monopole  de  l'Université  un  acte 
d'accusation  irréfutable,  sur  lequel  ses  défenseurs  auraient 
épilogue  peut-être,  mais  qu'ils  n'auraient  pu  esquiver,  en 
répondant  à  des  invectives  par  des  injures. 

La  manière  insolite  dont  le  manuscrit  fut  livré  à  l'im- 
pression n'avait  sans  doute  pas  permis  de  lui  appliquer 
dans  sa  rigueur  la  censure  d'usage  dans  la  Compagnie. 
A  plusieurs  reprises,  le  Père  Général  lui-même  en  exprima 
ses  regrets.  Comme  il  était  question  de  le  réimprimer,  la 
première  édition  ayant  été  épuisée  en  quelques  semaines, 
il  faisait  écrire  au  Provincial  de  Lyon  :  «  Usez  de  toute 
l'autorité  que  vous  pouvez  avoir  sur  les  éditeurs  de  cet 
ouvrage  pour  qu'on  en  retranche  absolument  les  person- 
nalités, les  épithètes  injurieuses,  tout  ce  qui  sent  l'aigreur. 
De  telles  armes  ne  conviennent  qu'à  ceux  qui  combattent 
la  vérité  ;  ses  défenseurs  doivent  se  les  interdire.  »  (25  Juil- 
let 1843.) 

Gomme  il  fallait  s'y  attendre,  l'apparition  du  Monopole 
déchaîna  une  tempête  dans  les  bureaux  de  la  presse.  La 


476  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

plupart  des  grands  journaux,  le  Constitutionnel^  le  Natio- 
nal, le  Journal  des  Débats^  le  Globe,  le  Siècle,  la  Gazette 
de  l'Instruction  publique  étaient  à  la  dévotion  de  V Univer- 
sité ou  même  rédigés  par  des  universitaires.  Si  le  «  cha- 
noine de  Lyon  »  manquait  parfois  de  mesure  dans  l'atta- 
que, on  ne  se  piqua  guère  d'urbanité  dans  la  défense.  On 
s'oublia  jusqu'à  le  traiter  à'épileptique  et  de  crocheteur 
ivre.  Quant  au  fond  même  de  l'accusation  contre  l'ensei- 
gnement universitaire,  on  parvint  à  relever  dans  le  volu- 
mineux recueil  de  citations,  quelques  inexactitudes,  en 
fort  petit  nombre  et  sans  importance.  Gomme  conclusion, 
en  règle  générale,  on  affecte  le  mépris  pour  l'œuvre  et 
l'ouvrier.  A  quoi  celui-ci  répliquait  assez  pertinemment, 
dans  une  lettre  au  Réparateur,  que  les  injures  ne  sont  pas 
des  raisons.  Et  au  surplus,  «  je  m'estime  honoré,  disait-il, 
d'être  associé  aux  outrages  dont  la  presse  dite  libérale 
accable  les  évéques  et  le  clergé  ».  On  prétend  que  la  lec- 
ture de  son  livre  soulève  le  dégoût.  11  n'en  est  pas  étonné, 
il  a  cité  mot  à  mot  les  écrits  de  ces  Messieurs.  Enfin,  si 
ce  livre  ne  déposait  pas  de  façon  accablante  contre  l'Uni- 
versité, si  vraiment  il  ne  méritait  que  le  dédain,  pourquoi 
donc  tant  de  bruit  et  tant  de  colères^?  (20  Mai  1843.) 
De  fait,  amis  et  ennemis  se  rendaient  compte  que  le 
terrible  «  chanoine  »  avait  frappé  fort  et  frappé  juste.  La 
correspondance  qui  lui  arrivait  de  toute  part,  et  qu'il  trans- 
mettait au  Père  Deschamps,  est  pleine  d'expressions 
comme  celles-ci  :  «  C'est  un  coup  de  massue...  C'est  le 
coup  de  mort  pour  le  monopole  ;  il  ne  s'en  relèvera 
pas...  »  Vn  fait  plus  significatif  encore  et  qui  était  de 
nature  à  exaspérer  ceux  qui  eussent  bien  voulu  organiser 
la  conspiration  du  silence  et  du  dédain,  le  livre  circulait 
entre  toutes  les  mains;  les  2.000  exemplaires  mis  dans 
le   commerce  avaient  été  enlevés  à  la  première  annonce; 

I.  L'auteur  de  la  Vie  de  Monlalembert  qualifie  le  «  Monopole  »  de 
pamphlet.  Le  mot  paraît  bien  excessif;  dans  l'acception  ordinaire  il 
s'entend  d'un  écrit  «  mensonger  et  injuste  ».  Le  «  Monopole  »  n'était 
assurément  ni  l'un  ni  l'autre. 


CHAPITRE    IX  477 

une  nouvelle  édition  était  réclamée  et  attendue;  on  ne 
crut  pas  devoir  la  faire;  nous  dirons  bientôt  pourquoi. 
Mais  une  seconde  publication,  L'Université  jugée  par  elle- 
même,  vint  compléter  et  renforcer  la  première  \ 

Le  «  Monopole  »  était  un  arsenal  où  l'épiscopat  trouvait 
abondamment  à  se  fournir  d'armes  pour  sa  campagne 
contre  l'enseignement  universitaire.  Plusieurs  de  ses 
membres  ne  marchandèrent  pas  leurs  félicitations  à  celui 
qui  passait  pour  en  être  l'auteur;  quelques-uns,  d'autre 
part,  plus  impressionnés  par  les  côtés  répréhensibles  de 
l'œuvre,  ou  par  les  conséquences  fâcheuses  qu'ils  pré- 
voyaient, laissèrent  plus  ou  moins  entrevoir  leur  désap- 
probation. Seul  toutefois  l'archevêque  de  Paris  donna  à 
la  sienne  la  forme  d'un  blâme  formel  et  public.  Gomme 
nous  l'avons  dit,  il  s'était  senti  obligé,  lui  aussi,  par  le 
devoir  de  sa  charge  pastorale,  à  s'élever  contre  la  Philo- 
sophie rationaliste  et  antichrétienne  de  l'Université.  Ami 
de  la  paix  et  soucieux  d'entretenir  la  bonne  harmonie 
entre  les  puissances,  il  le  fit  de  façon  plutôt  objective  et, 
si  l'on  peut  dire,  académique,  ayant  soin  de  répudier 
toute  solidarité  avec  les  hommes  qui  attaquaient  l'insti- 
tution elle-même,  sans  ménagement  comme  sans  autorité. 
L'écrit  parut  sous  le  titre  de  Observations  sur  la  contro- 
verse élevée  à  Voccasion  de  la  liberté  d'enseignement.  On 
y  lisait  à  propos  du  Monopole  :  «  Il  (le  clergé)  repousse 
la  responsabilité  de  deux  livres  récemment  publiés.  Le 
premier,  adopté  ou  écrit  par  un  chanoine  de  Lyon,  signale 
des  erreurs  qui  ne  sont  que  trop  réelles,  trop  pernicieu- 
ses; mais  étant  éloigné  des  écrivains  qu'il  voulait  juger, 
il  a  confondu  des  hommes  dont  il  devait  séparer  la 
cause...  11  a  pris  un  ton  très  injurieux,  etc..  » 

Le  «  chanoine  de  Lyon  »  n'était  pas  d'humeur  à  s'in- 
cliner sous  cette  semonce  d'un  prélat  dont  il  n'était  pas  le 
justiciable.  Originaire  du  Rouergue,  comme  Mgr   AfFre 

I.  In  8°  de  aaô  pages.  Lyon,  octobre  i843. 


478  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

lui-même,  l'abbé  Desgarets  qui  avait,  disait-il,  «  quitté  à 
regret  ses  chères  montagnes  »,  en  avait  apporté,  avec  de 
belles  qualités  sacerdotales,  un  caractère  peu  endurant. 
Sa  réponse  parut  dans  VUnivers  :  ...  «  Je  comprends  d'au- 
tant moins,  disait-il,  que,  ayant  déclaré  hautement  que 
je  n'avais  agi  qu'en  qualité  de  citoyen  français,  sans  avoir 
pris  l'avis  ni  du  clergé,  ni  d'aucune  Congrégation,  Mon- 
seigneur pouvait  se  regarder  comme  complètement  dis- 
pensé de  désavouer  une  œuvre  de  dévouement  personnel 
et  de  déverser  sur  moi  un  blâme  aussi  amer  et  que,  à 
aucun  titre,  je  ne  puis  accepter.  ^  »  Cette  fois  c'était  bien 
«  le  chanoine  de  Lyon  »  en  personne  qui  tenait  la  plume; 
le  Père  Deschamps  n'y  était  pour  rien.  Mais  Mgr  Affre, 
qui  n'ignorait  pas  le  véritable  état  civil  du  Monopole^  ne 
voyait  plus  que  les  Jésuites  dans  cette  affaire  :  «  Et  c'est 
encore  sur  nous,  écrivait  le  Père  Maillard,  que  l'irritation 
retombe.  »  (7  Septembre  1843.) 

D'ailleurs,  le  vieil  évéque  de  Chartres  —  encore  un 
Aveyronnais  —  toujours  sur  la  brèche,  prenait  contre 
son  métropolitain  la  défense  du  Monopole  avec  la  rude 
franchise  qu'autorisaient  son  âge  et  ses  longs  services. 
Après  avoir  affirmé,  une  fois  de  plus,  que  les  manuels 
d'Histoire  en  usage  dans  les  collèges  universitaires  «  ne 
peuvent  avoir  d'autre  effet  que  d'aveugler,  de  pervertir 
et  de  perdre  sans  ressource  notre  jeunesse  »,  Mgr  Clau- 
sel  de  Montais  poursuit  :  «  C'est  ce  que  prouve  jusqu'à 
l'évidence  l'ouvrage  de  M.  des  Garets,  recueil  immense 
et  très  bienfait,  où  des  citations  fidèles  sont  accompagnées 
de  réflexions  judicieuses,  qui  supposent  beaucoup  de 
recherches  et  décèlent  un  savoir  étendu  et  varié.  Ce 
livre  ne  saurait  être  trop  consulté,  trop  lu  par  nos  évê- 
ques,  par  les  pères  de  famille,  par  tous  les  hommes  qui 
désirent  connaître  la  vérité  sur  un  sujet,  lequel  est  pour 
la  France  une  question  de  vie  ou  de  mort.  Je  regrette 
vivement  de  ne  pouvoir  m'unir  au  désaveu  que    fait    de 

1.  UAini  de  la  Religion.  T.  GXVIH,  p.  869. 


CHAPITRE    IX  479 

ce  livre  un  illustre  prélat  pour  lequel  je  n'ai  que  respect 
et  afïection...  »  Suit  un  examen  des  griefs  de  fond  et  de 
forme  sur  lesquels  s'appuyait  le  verdict  de  condamnation, 
et  l'apologie  se  termine  par  une  déclaration  qui  ne  man- 
que pas  de  fierté  :  «  Les  défenseurs  ardents  du  monopole 
ont  fait  grand  bruit  de  ce  jugement  du  pieux  et  savant 
archevêque,  et  ils  s'en  sont  hautement  prévalus  comme 
d'une  décision  souveraine  et  sans  appel.  Mais  rien  de 
plus  vain  que  ce  triomphe.  Ils  ignorent  les  lois  de  notre 
institution  divine.  Une  prééminence  honorifique  n'y 
entraîne  point  une  supériorité  quant  à  l'enseignement. 
L'Eglise  de  France  ne  connaît  point  de  dictateur  ni  de 
patriarche,  et  l'aulorité  doctrinale  de  tous  les  premiers 
pasteurs  y  est  exactement  la  même.  »  (28  Septembre  1843.) 
Si  l'on  en  croit  une  récente  biographie  de  Mgr  AlFre,  le 
prélat  fut  profondément  affecté  de  cet  éclat  de  son  suffra- 
gant.  On  l'eût  été  pour  moins  que  cela.  Cependant,  ajoute 
l'auteur,  «  l'amitié  des  deux  grands  évêques  »  n'en  fut 
pas  troublée.  Quelque  temps  après  Mgr  de  Chartres,  ayant 
fait  une  visite  à  l'archevêque  à  Saint-Germain,  «  se 
montra  plein  d'une  afiectueuse  effusion  pour  lui.  Il  lui 
annonça  qu'il  écrivait  à  Grégoire  XVI,  et  il  ajouta  :  Je  dis 
au  Pape  que  je  vous  estime  et  vous  aime  beaucoup  ^  » 
Quant  aux  Jésuites,  nous  aurons  à  dire  quels  désagré- 
ments leur  survenaient  à  cette  heure  même  de  la  part  de 
l'administration  archiépiscopale.  L'incident  du  Monopole 
universitaire  n'y  fut  vraisemblablement  pas  étranger. 

D'ailleurs,  même  parmi  eux,  la  publication  de  ce  livre 
fut  appréciée  de  manières  fort  diverses  ;  ce  désaccord  s'ac- 
cuse dans  les  correspondances.  «  Le  Monopole,  écrit  le 
Provincial  de  Lyon,  est  bien  propre  à  ouvrir  les  yeux; 
c'est  un  service  rendu  à  la  religion...  »  Le  Père  Maillard 
regrette  seulement  que  «  quelques  passages,    ou  tout  au 


1.   D.    Affre,  archevêque  de  Paris,  par  l'abbé  Alazard,  Paris,    Amal. 
igoS,  p.  5i2. 


480  LA.    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

moins  certaines  expressions  aient  une  couleur  politique, 
d'autant  plus  que  V Université  telle  quelle  est  un  héritage 
de  la  Restauration  ».(8Mai  1843.)  D'autres  se  montraient 
plus  sévères,  et  à  en  croire  certains  bruits,  c'était  grâce  à 
l'appui  personnel  du  Provincial  que  le  manuscrit  du  Père 
Deschamps  n'avait  point  été  arrêté  par  la  censure.  11 
semble  toutefois  que,  à  Lyon  et  dans  le  Midi,  les  con- 
frères du  Père  Deschamps  applaudirent  pour  la  plupart  à 
la  charge  menée  par  le  rude  batailleur.  Mais  à  Paris  il  en 
alla  tout  autrement.  Une  lettre  du  Provincial  traduit  ses 
inquiétudes  et  celles  de  son  entourage  :  «  ...  La  recrudes- 
cence des  colères  contre  nous  est  terrible  en  ce  moment. 
C'est  l'inopportun  Monopole  universitaire^  publié  à  Lyon 
par  un  chanoine,  qui  en  est  principalement  la  cause. 
L'ouvrage  est  trop  violent  pour  la  forme,  et  on  n'a  pas 
apporté  la  discrétion  nécessaire  pour  que  l'ouvrage  ne 
fut  pas  attribué  à  un  autre  qu'au  chanoine  qui  l'a  signé. 
Le  nom  de  celui  à  qui  on  l'attribue  court  maintenant  par- 
tout, et  un  ministre,  qui  l'avait  sur  sa  table  peu  de  jours 
après  son  apparition,  disait  :  Ce  sont  ces  scélérats  de 
Jésuites  qui  ont  fait  cela...  »  (13  Mai  1843.) 

Le  Père  de  Ravignan  ne  dissimulait  pas  sa  désappro- 
bation. Sur  des  plaintes  portées  contre  lui  à  ce  propos, 
il  dut  s'en  expliquer  dans  une  lettre  au  Père  Général, 
lettre  reproduite  in  extenso  dans  sa  Fte,  et  qui  par  consé- 
quent appartient  à  l'Histoire  : 

«  ...Quand  le  livre  du  Monopole  parut,  je  ne  sais  si  j'ai 
appelé  la  situation  créée  parce  livre  malheur  immense; 
mais  j'y  ai  vu  avec  les  esprits  les  plus  graves,  les  plus 
dévoués  à  l'Eglise  et  à  la  Compagnie,  un  obstacle  à  des 
résultats  que  le  mouvement  religieux  prononcé  semblait 
amener  plus  paisiblement.  J'ai  blâmé  en  ce  sens  les  for- 
mes injurieuses  du  livre.  J'ai  pu  exprimer  des  craintes 
sur  les  conséquences.  Quant  à  l'existence  de  la  Compagnie 
en  France,  je  savais  toute  l'irritation  du  pouvoir  contre 
nous  à  ce  sujet.  J'ai  pu  dire  et  penser  que  cette  publica- 
tion ainsi  faite  était  dangereuse,  inopportune  peut-être; 


CHAPITRE    IX  481 

je    ne    crois   réellement   pas    avoir    dit    ni   pensé    autre 
choses   » 

Manifestement  il  y  avait  divergence  d'opinions  entre 
Lyon  et  Paris,  le  Midi  et  le  Nord;  c'est  que  les  points 
de  vue  comme  les  milieux  étaient  différents.  Les  uns, 
dans  le  calme  relatif  de  la  vie  de  province,  envisageaient 
la  conquête  de  la  liberté  d'enseignement;  c'était  à  leurs 
yeux  la  question  qui  dominait  tout  et  devant  laquelle 
toute  autre  préoccupation  devait  s'effacer.  Les  autres,  pla- 
cés au  centre  où  s'agitent  les  affaires  publiques,  en  con- 
tact, avec  les  hommes  qui  les  dirigent,  partant  mieux 
informés,  étaient  aussi  plus  sensibles  à  des  dangers 
immédiats  qui  menaçaient  la  Compagnie.  Dans  des  lettres 
datées  précisément  d'avril  et  de  mai,  le  Père  Boulanger 
rend  compte  des  audiences  qu'il  vient  d'avoir  au  minis- 
tère de  la  Justice  et  des  Cultes  :  la  chapelle  de  la  rue  des 
Postes  est  illégale,  parce  que  non  autorisée.  Autre  illé- 
galité :  il  y  a  plus  de  vingt  personnes  réunies  dans  la 
maison.  Le  ministre  a  demandé  la  liste  des  maisons, 
celle  des  Pères,  et  celle  des  novices.  Le  Provincial  n'a 
pas  cru  pouvoir  la  refuser.  (6  Avril  1843.)  Quelques 
semaines  plus  tard,  nouvelle  alerte.  Le  Garde  des  Sceaux 
ne  cache  pas  à  son  interlocuteur  qu'il  «  s'attend  à  un 
violent  orage  contre  les  Jésuites  à  la  Chambre  des  Dépu- 
tés ».  On  s'en  est  entretenu  au  Conseil  des  ministres.  Le 
Gouvernement  serait  plutôt  porté  à  la  bienveillance;  mais 
il  est  harcelé;  pourra-t-il  tenir  tête  à  la  meute  furieuse? 
Le  Monopole  tombe  bien  mal  à  propos  au  milieu  de  ces 
négociations.  Aussi  «  ce  qui  a  passé  à  Lyon  n'eût  jamais 
passé  à  Paris  ».  (17  Mai  1843.)  D'autre  part,  le  Père  de 
Ravignan  est  à  l'heure  la  plus  brillante  de  son  apostolat  à 
Notre-Dame  ;  le  mouvement  de  retour  à  la  religion  se 
propage  dans  les  hautes  sphères;  l'Université  elle-même 
y  est  entraînée,  comme  le  barreau  et  la  magistrature;  des 

I.  Vie  du  R.  P.  X.  de  Ravignan,  par  le   P.    de    Ponlevoy,  lo»  édition. 
Tome  I,  p.  272. 

La  Compagnie  de  Jésus.  31 


482  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

ministres  viennent  s'asseoir  au  pied  de  la  chaire  de  l'il- 
lustre conférencier  ;  il  est  en  relations  avec  les  person- 
nages les  plus  considérables;  il  a  des  entrevues  avec  le 
chef  du  gouvernement,  M.  Guizot,  et  il  traite  avec  lui  des 
intérêts  de  son  Ordre.  En  pareil  moment  une  manifes- 
tation contre  l'enseignement  universitaire  de  la  part  d'un 
Jésuite  ne  pouvait  que  paraître  bien  intempestive.  Aussi 
le  dissentiment  va  persister  pendant  toute  l'année  1844. 

Le  Père  Deschamps  n'était  pas  homme  à  lâcher  prise. 
La  campagne  contre  le  monopole  devenait  de  jour  en  jour 
plus  ardente,  les  champions  de  la  liberté  plus  nombreux 
et  plus  résolus  ;  quelques-uns  l'emportaient  sur  le  Jésuite 
par  l'autorité  ou  le  talent;  aucun  ne  dépensa  au  service 
de  la  cause  plus  d'activité  et  de  persévérance.  Après  le 
Monopole  universitaire^  suivi  bientôt  de  V  Université  jugée 
par  elle-même  ou  Réponse  à  ses  défenseurs,  il  publie  coup 
sur  coup  L'Université  jugée  par  le  Conseil  d'État  dans 
V  affaire  de  Mgr  de  Chartres;  La  Charte-Vérité  ou  le  Mono- 
pôle  devant  les  Chambres  ;  une  série  de  neuf  brochures 
sous  le  titre  de  Dialogues  sur  la  liberté  d'enseignement; 
Les  Masques^  ou  Ce  que  cest  qu'une  Révolution^;  La 
Grande  moquerie  ou  Le  Projet  de  M.  Villemain  sur  la 
liberté  d' enseignement  ;  enfin  le  Catéchisme  de  l'Université 
ou  Un  écolier  catliolique  et  des  professeurs  universitaires. 

Toutes  ces  productions,  dont  quelques-unes  représen- 
tent de  200  à  300  pages  in-8",  se  succèdent  entre  1843  et 
1845.  Elles  sont  signées  tantôt  d'«  Un  ami  de  la  Charte^), 
ou  d'  «  Un  montagnard  vivarois  »,  tantôt  d'un  nom  de 
guerre,  comme  Dominique  des  Brandons  ;  mais  personne 
ne  s'y  trompe,  on  reconnaît  à  sa  manière  l'auteur  du  Mono- 
pole. Livre  ou   brochure,  aucun   de  ces  écrits   ne   passe 


I.  D'après  Sommervogel,  La  Bibliothèque  de  la  Compagnie  de  Jésus. 
Mais  dans  une  lettre  du  P.  Maillard  au  P.  Général,  on  lit  :  «  On  l'attribue 
(Les  Masques)  au  P.  Desehaïups,  mais  il  est  de  M.  de  LongeA'ialle.  C'est 
d'ailleurs  une  compilation  d'articles  de  journaux,  avec  une  Introduc- 
tion ».(8  Octobre  i8Vi.)  Peut-être  cette  Introduction  serait-elle  du  P.  Des- 
champs, ce  qui  aarait  donné  lieu  de  lui  attribuer  la  «  compilation  ». 


CHAPITRE    IX  483 

inaperçu.  Parmi  les  militants  ils  sont  accueillis  avec  faveur, 
mais,  dans  l'intérieur  de  la  Compagnie,  les  partisans  de 
la  modération  s'inquiètent;  la  fougue  du  Jésuite  lyonnais 
paraît  de  plus  en  plus  compromettante  aux  confrères 
parisiens;  les  plaintes  arrivent  en  même  temps  que  les 
approbations.  Le  Provincial  écrit  :  «  Je  ne  sais  à  qui  enten- 
dre; je  suis  entre  l'enclume  et  le  marteau.  »  (17  Jan- 
vier 1845.)  A  un  moment,  il  donne  l'ordre  d'arrêter  la 
publication  des  Dialogues  devenue  hebdomadaire;  mais, 
sur  les  réclamations  du  libraire  et  des  abonnés,  il  se  voit 
obligé  de  rapporter  l'interdiction.  Pendant  ce  temps  son 
collègue  de  la  capitale  envoyait  aux  maisons  de  sa  Pro- 
vince une  circulaire  recommandant  à  tous,  «  comme  un 
devoir  rigoureux,  d'éviter  dans  leurs  discours  tout  ce  qui 
pourrait  avoir  trait  de  près  ou  de  loin  à  la  politique  »...  En 
particulier,  «  nos  Pères,  y  est-il  dit,  ne  doivent  jamais 
parler  delà  liberté  d'enseignement,  ni  dansleurs  sermons 
ou  conférences,  ni  dans  les  allocutions  qu'ils  auraient 
occasion  d'adresser  à  quelques  réunions  d'hommes  ou  de 
femmes  ».  (14  Avril  1843.) 

Tel  fut  le  rôle  des  Jésuites  dans  cette  phase,  la  plus 
chaude,  de  la  lutte  pour  la  liberté  d'enseignement.  Un 
seul  d'entre  eux,  sans  notoriété,  et  sans  même  se  décou- 
vrir, figure  parmi  les  combattants,  approuvé  par  quel- 
ques-uns des  siens,  toléré  presque  à  regret  par  d'autres, 
et  franchement  désavoué,  on  peut  le  dire,  par  le  plus  grand 
nombre.  L'attitude  de  la  Société  elle-même,  attitude  que 
lui  impose  l'état  de  l'opinion  à  son  égard,  est  celle  de 
l'abstention  et  de  l'effacement.  Après  cela  on  peut  s'éton- 
ner de  voir  les  partisans  du  monopole  faire  retomber  sur 
elle  tout  le  poids  des  récriminations  et  des  représailles. 

C'est  au  cours  de  l'année  1843  que  l'oftensive  fut  enga- 
gée à  fond.  M.  de  Saint-Priest*   en  donna  le   signal  à  la 

I.  Le  Moniteur  :  Séance  de  la  Chambre  des  Députés,  3  février  i843. 
M.  de  Saint-Priest,  député  du  Lot,  n'avait  rien  de  commun  avec  le  comte 
Alexis  de  Saint-Priest,  pair  de  France. 


484  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

Chambre  des  Députés,  lors  de  la  discussion  de  l'Adresse 
au  Roi,  par  laquelle  s'ouvraient  les  travaux  parlementaires. 
Il  proposait  d'y  ajouter  un  amendement  ainsi  conçu  : 
«  Nous  espérons  que  la  loi  qui  doit  régir  l'enseignement 
viendra,  au  cours  de  cette  session,  remplir  une  des  pro- 
messes de  la  Charte  et  satisfaire  un  des  vœux  du  pays.  » 
«  Je  ne  connais  rien,  disait-il  à  l'appui  de  sa  proposition, 
de  plus  incompatible  avec  une  Constitution  qui  consacre 
toutes  les  libertés,  que  les  décrets  organiques  de  l'Univer- 
sité... La  Charte  a  promis  solennellement,  il  y  a  douze  ans, 
et  dans  le  plus  court  délai  possible,  la  liberté  d'enseigne- 
ment; et  cependant,  depuis  douze  ans,  nous  sommes  sous 
le  régime  du  monopole.  Vouloir  perpétuer  ce  monopole, 
ne  serait-ce  pas  dénier  l'exécution  du  pacte  fondamental  ?» 

Devant  cette  mise  en  demeure,  le  ministre  s'étant 
engagé  à  déposer  un  projet  de  loi,  l'amendement  fut 
retiré.  Quelques  semaines  plus  tard  M.  Villemain  faisait 
paraître  au  Moniteur  son  fameux  Rapport  au  Roi  sur  Vétat 
de  V Instruction  publique  en  France.  (3  Mars  1843.)  C'était, 
sous  la  plume  du  Grand  Maître  de  l'Université,  l'apologie, 
ou  mieux  le  panégyrique  de  l'institution  universitaire. 
M.  Villemain  se  souvenait  de  Scipion  accusé  par  des 
adversaires  politiques  et,  pour  toute  réponse,  montant  au 
Capitole. 

On  attendait  autre  chose  ;  l'irritation  fut  grande  et  les 
réclamations  redoublèrent.  Des  pétitions  arrivèrent  de 
tous  les  points  du  pays  à  la  Chambre  des  Pairs.  L'avocat 
Mérilhou,  que  nous  avons  vu  sous  la  Restauration  plaider 
contre  les  Jésuites,  fut  nommé  rapporteur  et  conclut 
au  rejet.  Mais  la  discussion  était  amorcée  ;  elle  remplit 
plusieurs  séances.  M.  Villemain,  secondé  par  M.  Cousin, 
saisit  l'occasion  pour  commenter  et  compléter  son  Rap- 
port. L'enseignement  de  TUniversitô,  celui  de  la  Philo- 
sophie spécialement,  était  irréprochable,  son  personnel 
digne  de  tout  respect,  les  attaques  dont  elle  était  l'objet 
pures  calomnies;  au  surplus,  le  monopole  n'existait  pas, 
les  pensions  et  autres  établissements    libres  étaient  en 


CHAPITRE    IX  485 

nombre  suffisant.  Enfin  le  pays  ne  demandait  pas  la 
liberté  d'enseignement;  le  bruit  mené  autour  de  cette 
question  était  le  fait  de  quelques  esprits  agités,  sans  man- 
dat et  sans  importance.  Les  réformes  à  accomplir  avaient 
besoin  d'être  étudiées  dans  le  calme  et  avec  beaucoup 
de  réflexion.  Plus  tard  on  aviserait.  Sous  le  bénéfice  de 
ces  observations,  M.  le  ministre  ne  s'opposait  pas  à  ce  que, 
conformément  au  vœu  de  quelques  nobles  pairs,  les  péti- 
tions lui  fussent  renvoyées.  Toutefois  il  exceptait  celles 
qui  osaient  réclamer  la  liberté  pour  les  corporations  reli- 
gieuses; celles-là  il  les  repoussait  de  toute  son  énergie. 
M.  Villemain  entrevoyait  déjà  le  retour  des  Jésuites,  et 
cette  perspective  effrayait  son  âme  passionnée  pour  la 
liberté  du  pays  et  pour  la  paix  de  l'Église  elle-même  : 

«  Nous  oublions  vite  en  France,  s'écria-t-il  ;  nous  parais- 
sons ne  plus  nous  souvenir  de  1830  et  de  la  Restauration 
et  des  enseignements  terribles  d'un  trône  jeté  dans  la 
boue.  Ne  vous  rappelez-vous  plus  la  marche  cachée  d'une 
corporation  plus  funeste  encore  à  ses  amis  qu'à  ses  enne- 
mis, et  son  mauvais  esprit  contre  les  franchises  du  peuple 
et  l'indépendance  de  l'État,  cet  esprit  ennemi  juré  de  tout 
libre  arbitre  intellectuel?...  N'est-ce  pas  cet  esprit  de 
l'Institut  des  Jésuites  qui  finit  par  soulever  la  France 
entière,  je  ne  dirai  pas  contre  la  religion,  mais  contre  le 
culte  catholique  confondu  malheureusement  avec  les 
excès  des  énergumènes?  Les  véritables  catholiques  ne 
devraient  pas  demander  le  retour  de  ces  corporations 
funestes...  Ils  doivent  être  heureux  que  les  Ordonnances 
les  interdisent...  »  —  La  tirade  se  terminait  par  une  de  ces 
antithèses  où  un  orateur  qui  sait  son  métier  ramasse  son 
discours  en  un  raccourci  saisissant  :  «  C'est  parce  que 
j'aime  les  libertés  de  mon  pays  que  je  ne  veux  pas  concé- 
der la  liberté  de  leur  destruction.  Je  la  refuse  aux  destruc- 
teurs <.  » 

Le  vote  de  la  Chambre  des  Pairs  calma  sur  ce  point  les 

I.  Le  Moniteur  :  Séance  de  la  Cliambre  des  Pairs,  12  maii843. 


486  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

appréhensions  du  ministre.  Quant  à  la  liberté  d'ensei- 
gnement, on  souhaitait  qu'il  prît  en  considération  la 
requête  des  pétitionnaires.  Ce  vœu  platonique  n'était 
pas  pour  triompher  des  résistances  de  M.  Villemain  ;  il 
espérait  bien  endormir  par  ses  promesses  l'ardeur  des 
réclamants,  et  avec  le  temps  enterrer  une  question  qu'il 
ne  voulait  pas  résoudre. 

IV 

Mais  le  parti  catholique  n'entendait  pas  se  prêter  à  ce 
calcul.  Il  comptait  maintenant  parmi  ses  recrues  un  rude 
jouteur  avec  lequel  les  pontifes  de  l'Université,  les  ora- 
cles de  la  presse  et  du  parlement  et  les  ministres  eux- 
mêmes  seraient  obligés  de  compter.  C'est  au  début  de 
1843  que  Louis  Veuillot  avait  pris  la  direction  de  VUni- 
vers ;  les  premiers  combats  qu'il  soutint  furent  naturelle- 
ment pour  la  liberté  qu'il  s'agissait  alors  de  conquérir. 
L'été  venu,  il  publia  une  Lettre  à  M.  le  ministre  de  l'Ins- 
truction publique^  où  il  se  propose,  disait-il,  «  de  résumer 
la  longue  polémique  qui  vient  de  s'agiter  entre  l'Univer- 
sité et  le  principal  organe  des  catholiques  dans  la  presse 
parisienne  »,  11  débute  par  cette  déclaration  que  Sainte- 
Beuve  qualifia  à'inliumaine  :  «  Vous  n'aurez  point  de 
vacances  cette  année,  M.  le  ministre,  ni  votre  succes- 
seur l'année  prochaine,  s'il  plaît  à  Dieu;  car  les  catholi- 
ques ne  veulent  plus  interrompre  la  guerre  qu'ils  livrent 
à  l'enseignement  d'Etat.  »  Et  un  peu  plus  loin  :  «  Ce  court 
écrit,  si  vous  daignez  le  parcourir,  vous  fera  connaître  au 
vrai  nos  droits,  nos  vœux  et  quelques-unes  de  vos  fau- 
tes... »  Ces  trois  mots  renferment  en  effet  le  sujet  et  la 
division  de  l'opuscule  ;  les  droits  et  les  vœux  des  catho- 
liques y  sont  exposés  avec  la  précision  et  la  fermeté  lumi- 
neuse, caractéristique  de  la  manière  du  maître  écrivain; 
les  fautes  des  gouvernants,  avec  la  verve  caustique,  ven- 
geresse, parfois  étourdissante  qui  lui  a  valu  de  si  chaudes 
admirations  et  de  si  violentes  rancunes.  La  Lettre  à  M.  le 


CHAPITRE    IX  487 

ministre  de  V Instruction  publique  fut  un  coup  douloureu- 
sement ressenti  dans  le  camp  universitaire;  on  en  peut 
juger  par  l'irritation  qu'elle  y  causa  :  «  Ce  M.  Louis  Veuil- 
lot,  écrivait  Sainte-Beuve,  est  Tune  des  plus  insolentes 
plumes  du  parti...  »  Gela  rappelle  le  cri  échappé  au  vieux 
roi  de  Prusse  témoin  d'une  charge  des  escadrons  français  : 
«  Oh!  l'insolente  nation!  » 

Deux  mois  plus  tard  paraissait  la  brochure  de  Monta- 
lembert  :  Du  devoir  des  catholiques  dans  la  question  de 
la  liberté  d'enseignement.  C'était  une  sorte  de  proclama- 
tion adressée  par  un  chef  à  ses  troupes,  proclamation 
véhémente  où  les  objurgations  ne  manquaient  pas  :  «  Si 
vous  l'aviez  voulu,  disait-il,  évêques  de  France  et  vous, 
pères  de  familles  catholiques,  il  y  a  longtemps  déjà  que 
nous  serions  libres,  et  le  jour  où  vous  le  voudrez  sérieu- 
sement et  énergiquement,  nous  le  serons...  Les  catholi- 
ques n'ont  rien  à  espérer  des  Chambres  ni  de  la  Couronne. 
Ils  ont  depuis  trop  longtemps  l'habitude  de  compter  sur 
tout,  excepté  sur  eux-mêmes...  Nombreux,  riches,  esti- 
més par  leurs  plus  violents  adversaires,  il  ne  leur  manque 
qu'une  seule  chose,  c'est  le  courage...  Dans  la  vie  publi- 
que ils  sont  catholiques «/j/èi^  tout,  au  lieu  de  VéivQ  avant 
tout...  Ils  n'obtiendront  rien  jusqu'à  ce  qu'ils  se  décident 
à  agir  virilement...;  jusqu'à  ce  qu'ils  soient  devenus  ce 
qu'on  appelle  en  langage  parlementaire  un  embarras 
sérieux.  Alors  seulement,  on  daignera  prendre  en  consi- 
dération leurs  droits,  leurs  vœux  et  leurs  plaintes.  » 

Montalembert  traçait  ensuite  le  plan  de  bataille  et  indi- 
quait les  armes  que  les  institutions  d'un  peuple  libre  met- 
taient à  la  disposition  des  catholiques,  et  avec  lesquelles 
ils  pouvaient  «  briser  le  joug  d'une  législation  abusive 
qui  est  un  attentat  aux  droits  de  la  conscience,  de  la 
famille  et  de  la  société  ».  Puis  il  concluait,  comme  il  l'eût 
fait  devant  un  auditoire  subjugué  par  son  irrésistible 
éloquence  : 

«  Si  vous  ne  le  brisez,  ce  joug  odieux,  catholiques,  ne 
vous  en  prenez  qu'à  vous-mêmes.   Si  vous   vous  laissez 


488  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

tromper  par  des  paroles  tantôt  doucereuses,  tantôt  inso- 
lentes et  hautaines  des  chefs  de  l'Université;  si  vous 
vous  endormez  avec  une  béate  confiance  dans  je  ne  sais 
quelles  promesses  cent  fois  démenties;  si  chaque  fois  qu'il 
s'élève  parmi  vous  des  voix  désintéressées  et  intrépides 
pour  flétrir  la  tyrannie,  vous  criez  au  danger  et  à  l'impru- 
dence, alors,  vous  pouvez  y  compter,  cette  tyrannie  durera 
et  se  fortifiera  en  durant;  comptez-y  aussi,  vous  serez 
punis  de  votre  lâcheté  et  de  votre  mollesse  dans  votre  pos- 
térité ;  le  germe  infect  qui  vous  effraye  se  transmettra  et 
se  propagera  de  génération  en  génération  et  les  enfants  de 
vos  enfants  seront  exploités,  comme  l'ont  été  leurs  pères, 
par  des  rhéteurs,  des  sophistes  et  des  hypocrites.  Dor- 
mez maintenant,  si  vous  le  pouvez,  ilotes  volontaires,  en 
présence  d'un  tel  avenir;  mais  cessez  de  vous  plaindre,  en 
dormant,  d'un  mal  dont  le  remède  prompt  et  facile  est 
entre  vos  mains,  subissez  en  silence  le  sort  que  vous  avez 
voulu  et  que  vous  avez  mérité,  » 

Lesévêques  ainsi  admonestés  au  passage  par  «  le  jeune 
pair  »,  en  même  temps  que  leurs  ouailles,  commençaient 
à  entrer  dans  le  mouvement  ;  aux  réclamations  contre  les 
écarts  de  l'enseignement  philosophique  ils  osaient  joindre 
des  protestations  contre  le  monopole.  «  11  est  incroyable, 
écrivait  l'indomptable  évêque  de  Chartres,  que,  après  les 
preuves  actuelles,  flagrantes,  incomparables  par  leurforce 
et  leur  évidence  de  l'esprit  antichrétien  et  anticatholique 
que  l'Université  communique  à  ses  élèves,  on  force  des 
milliers  de  parents  catholiques  à  conduire  eux-mêmes 
leurs  enfants  à  cette  source  où  ils  s'abreuveront  de  doc- 
trines directement  contraires  à  leur  foi.  Je  ne  crains  point 
de  le  dire,  cette  épreuve,  quoique  exempte  de  violences 
extérieures  et  de  persécutions  déclarées,  est  la  plus  terrible 
et  la  plus  dangereuse  à  laquelle  aient  jamais  été  soumis 
les  membres  de  la  vraie  Eglise.^  » 

Rien  ne  pouvait  être  plus  désagréable  au  Gouvernement 

I.  Lettre  publique  du  22  mai  i843. 


CHAPITRE    IX  489 

que  de  voiries  évêques  descendre  dans  l'arène  et  saisir 
le  public  par  la  voie  de  la  presse  de  leurs  griefs  contre 
l'Université.  Aussi,  à  la  date  du  5  Avril,  le  ministre  des 
Cultes,  M.  Martin  du  Nord,  leur  adressait  une  circulaire 
«  très  confidentielle  »  pour  les  en  dissuader.  Le  document 
est  curieux.  Dans  un  langage  plein  de  modération  et  même 
de  déférence,  le  ministre  s'efforce  de  convaincre  les  évê- 
ques qu'il  serait  malséant  pour  leur  caractère  de  se  mêler 
aux  discussions  politiques  à  la  façon  des  journalistes. 
Qu'ils  écrivent  plutôt  directement  au  ministre  pour  lui 
faire  leurs  représentations  et  lui  exposer  leurs  désirs.  Ils 
peuvent  être  assurés  qu'on  y  prêtera  toujours  la  plus 
bienveillante  attention'. 

A  vrai  dire,  l'épiscopat  n'était  pas  encore  unanime  sur 
la  meilleure  méthode  à  adopter.  Au  début  de  sa  première 
Lettre  sur  le  monopole  universitaire,  l'évéque  de  Char- 
tres disait  :  «  J'ai  reçu  la  missive  du  ministre  des  Cultes 
pour  m'engager  à  me  taire  ;  mais  cela  ne  peut  pas  effacer 
de  mon  esprit  la  parole  des  Apôtres  :  11  vaut  mieux  obéir 
à  Dieu  qu'aux  hommes...  »  Quelques  autres,  l'archevêque 
de  Paris  à  leur  tête,  étaient  d'avis  de  s'en  tenir  à  la  ligne 
de  conduite  tracée  dans  la  circulaire  ;  l'archevêque  de 
Besançon,  le  futur  cardinal  Mathieu,  affirmait  qu'elle  lui 
avait  toujours  réussi.  Par  contre  le  cardinal  de  Donald 
disait  à  qui  voulait  l'entendre  :  «  Si  j'écrivais  au  ministre, 
même  au  Pioi,  ma  lettre  serait  oubliée  dans  quelque  car- 
ton ;  c'est  parce  que  j'ai  protesté  publiquement  que  l'on 
n'a  pas  osé  faire  certaines  nominations.  »  Montalembert, 
lui,  déclarait  nettement  que,  en  haut  lieu,  on  se  moquait 
de  ces  recours  discrets  au  bon  vouloir  ministériel  : 

«  Nous  savons  bien,  disait-il  dans  son  manifeste,  que  la 
grande  majorité  des  évêques  ont  adressé  au  ministre  des 
plaintes  énergiques  et  réitérées  contre  la  direction  de  cet 
enseignement  et  contre  le  déni  de  justice  qu'implique  le 
maintien  du  monopole;  nous  avons  même  vu  des  lettres 

1.   Voir  aws.  Pièces  justificatives  N"  XV. 


490  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

et  des  Mémoires  émanés  de  plumes  épiscopales  qui  eus- 
sent à  coup  sûr  ébranlé  l'opinion  des  plus  indifférents,  si 
la  publication  ne  leur  eut  manqué,  ^Mais  quel  a  été  le 
résultat  de  ces  démarches  confidentielles  ?  Aucun.  Les 
ministres  répondent  d'une  manière  évasive,  et,  tandis  que 
leurs  cartons  sont  remplis  des  plaintes  de  l'épiscopat,  ils 
répliquent  effrontément  aux  orateurs  qui  leur  objectent 
ces  doléances  qu'ils  ne  savent  ce  qu'on  veut  dire,  et  ils 
font  vanter  dans  leurs  journaux  la  prudence  de  la  majo- 
rité des  évêques  français,  par  opposition  à  ceux  d'entre 
ces  prélats  qui  ont  commis  le  crime  de  confier  au  pays 
entier  le  secret  de  leurs  doléances  ^  » 

De  fait  le  nombre  des  évoques  à  qui  le  Gouvernement 
décernait  ces  éloges  intéressés  allait  diminuer  rapide- 
ment. L'évêque  de  Langres,  Mgr  Parisis,  qui  déjà  s'était 
placé  au  premier  rang  parmi  ses  collègues  dans  la  lutte 
contre  le  monopole,  faisait  tomber  les  dernières  hésita- 
tions par  la  publication  de  sa  brochure.  Du  silence  et  de  la 
Dublicité.  Il  y  traite  la  question  à  la  façon  d'un  cas  de 
conscience.  Les  évêques  doivent-ils  revendiquer  devant 
l'opinion  publique  la  liberté  d'enseignement?  Il  y  a  pour  la 
négative  ce  qu'il  appelle  des  «  préjugés  légitimes  »,  mais 
pour  l'affirmative,  des  «  raisons  déterminantes  »,  dont 
les  principales  sont  que  la  question  est  religieuse  beau- 
coup plus  que  politique  et  que,  sous  le  régime  constitu- 
tionnel, l'Eglise  n'a  pas  d'autre  moyen  d'obtenir  son  droit. 

On  n'était  plus  au  temps  où  une  Ordonnance  royale 
déclarait  l'abus  contre  un  cardinal  archevêque  coupable 
d'avoir,  dans  un  Mandement,  formulé  des  vœux  pour  le 
retour  des  Ordres  religieux  et  motivait  son  arrêt  sur  cet 
étrange  considérant  :  «  Les  évêques  peuvent  demander 
au  Roi  des  améliorations  pour  la  religion,  mais  pas  par 
Lettres  pastorales  adressées  aux  peuples,  auxquels  ils  ne 
peuvent  parler  que   de  leurs   devoirs^.  »  Cette  fois,  les 

I.  Du  devoir  des  catholiques,  etc. 

a.  Ordonnance  du  lo  janvier  iSaiJ,  rendue  contre  un  mandement  du 
cardinal  de  Glermont-Tonnerre,  archevêque  de  Toulouse. 


CHAPITRE    IX  491 

évêques  de  France  crurent  qu'ils  pouvaient,  sans  attenter 
à  la  prérogative  royale  ni  se  diminuer  eux-mêmes,  user 
du  droit  commun.  Le  Gouvernement  fit  son  possible  pour 
arrêter  des  publications  qui  le  contrariaient  fort,  jusqu'à 
les  «  réprouver  »  à  la  tribune  des  Chambres  et  à  presser 
sur  le  Saint-Siège  pour  qu'il  les  désavouât.  Les  évêques 
ne  se  laissèrent  ni  persuader  ni  intimider.  Tous,  à  très 
peu  d'exceptions  près,  par  Lettres  pastorales,  privées  ou 
collectives,  réclamèrent  non  plus  seulement  un  régime  de 
faveur  pour  leurs  petits  séminaires,  mais  la  liberté  pro- 
mise par  la  Charte.  Le  Comité  pour  la  Défense  religieuse 
publia  en  1845  un  recueil  d'extraits  et  d'analyses  de  ces 
documents;  il  ne  remplit  pas  moins  de  trois  volumes  ^ 

A  la  suite  de  l'épiscopat,  le  clergé  paroissial  et  les 
catholiques  de  tout  rang  entraient  en  campagne  :  péti- 
tions, brochures,  articles  de  journaux  attestaient  leur  acti- 
vité ;  selon  l'expression  d'un  historien  autorisé,  «  l'armée 
réunie  et  mise  en  mouvement  par  M.  de  Montalembert 
faisait  vraiment  bonne  figure  ».  On  ne  pouvait  plus  la 
traiter  de  quantité  négligeable  ni  opposer  à  ses  justes 
revendications  le  silence  du  dédain. 

Le  Gouvernement  de  Juillet  ne  voulait  pas  abandonner 
le  monopole,  dans  lequel,  à  plus  juste  titre  assurément  que 
la  Restauration,  il  voyait  un  instrument  de  règne.  L'Uni- 
versité se  fût  honorée  en  prenant  l'initiative  du  renonce- 
ment, comme  la  noblesse  française  avait  sacrifié  ses  privi- 
lèges dans  la  nuit  du  4  août.  L'Université,  moins  généreuse, 
se  cramponna  au  sien  avec  une  énergie  digne  d'une  meil- 
leure cause.  Sainte-Beuve  lui-même  se  montrait  choqué 
de  ce  qu'il  appelait  «  des  anxiétés  de  pot-au-feu  ».  Quant 
aux  libéraux  voltairiens  qui  avaient  jadis  combattu  pour  la 
liberté  d'enseignement,  ils  allaient  maintenant  défendre 
le  monopole  comme  l'arche  sainte.  Aux  catholiques  qui 
invoquent  la  Charte,  le  Journal  des  Débats  osera  répondre 

I.  Recueil  des  Actes  épiscopaux  relatifs  au  projet  de  loi  sur  V instruc- 
tion secondaire.  Publié  par  le  «  Comité  pour  la  défense  de  la  liberté 
relijjieuse  ».  3  vol.  in-i8.  Paris.  A.  Girou,  1844- 


492  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

qu'elle- n'a  été  faite  «  ni  par  eux,  ni  pour  eux,  mais  con- 
tre eux  y>*. 

Cependant  on  ne  pouvait  s'en  tenir  à  cette  fin  de  non- 
recevoir  par  trop  cynique.  D'autre  part  le  monopole  était 
en  soi  mal  défendable  ;  il  apparaissait  positivement  odieux, 
d'autant  que  ses  adversaires  laissaient  à  l'Université  tous 
ses  avantages,  toutes  ses  prérogatives  ;  ils  réclamaient 
seulement,  en  face  d'elle,  une  place  au  soleil  pour  la  liberté. 
On  comprit  bien  vite  dans  le  camp  universitaire  la  néces- 
sité de  porter  la  défense  sur  un  autre  terrain,  où  l'on  pour- 
rait prendre  l'offensive.  C'est  ainsi  que,  pour  arrêter  l'as- 
saut contre  le  Monopole,  on  ne  trouva  rien  de  mieux  qu'une 
violente  attaque,  en  apparence  contre  les  Jésuites,  en  réa- 
lité contre  l'Église.  Car,  il  faut  bien  le  dire  tout  d'abord, 
cette  fois  comme  au  temps  de  Montrouge,  c'est  elle,  c'est  le 
catholicisme  lui-même  que  l'on  vise  en  ayant  l'air  de  tirer 
sur  les  Jésuites.  Un  organe  du  parti,  plus  loyal  que  ses 
confrères,  le  Globe,  leur  adressait  cette  semonce  :  «  Soyez 
donc  plus  fermes  et  plus  hardis;  ne  lancez  plus  vos  traits 
obliquement;  laissez  là  les  épithètes  de  Jésuite  et  de 
casuiste.  Allez  droit  au  but.  Osez  dire  aux  évêques  de 
France  :  Nos  injures  sont  pour  vous.  »  Et  la  Revue  indé- 
pendante, par  fidélité  sans  doute  au  titre  qu'elle  se  don- 
nait, n'hésitait  pas  à  faire  cet  aveu:  «  Le  Jésuitisme  n'est 
ici  qu'une  formule  qui  a  le  mérite  de  résumer  toutes  les 
haines  populaires  contre  ce  qu'il  y  a  de  rétrograde  et 
d'odieux  dans  les  tendances  d'une  religion  dégénérée... 
Tout  le  monde  voit  bien  ce  qui  est  au  fond  de  cette  que- 
relle :  il  s'agit  en  réalité  de  savoir  qui  l'emportera  du 
catholicisme  exclusif  ou  de  la  liberté.  »  (25  Mai  1843.) 

Voilà  de  quoi  expliquer  cette  sorte  de  mobilisation 
générale  contre  une  Congrégation  religieuse  qui,  à  elle 
seule,  ne  méritait  ni  tant  d'honneur  ni  tant  de  coups. 
Depuis  le  jour  où  les  valets  jetèrent  un  voile  sur  la  face 


I.    Thureau-Dangin,   Histoire  de   la   Monarchie  de  Juillet.  Tome  V 
p.  498. 


CHAPITRE    IX  493 

du  Christ  pour  l'outrager  à  leur  aise,  on  a  pris  l'habi- 
tude de  dissimuler,  sous  un  nom  qui  attire  les  haines, 
l'auguste  réalité  qui  commande  le  respect.  Pour  lancer 
les  foules  contre  la  religion  on  leur  a  dit,  il  y  a  trente  ans  : 
Le  cléricalisme,  voilà  l'ennemi!  En  1843,  on  disait  le 
Jésuite^  mais  c'était  toujours  le  même  «  ennemi  ». 

C'est  à  M.  Cousin  que  semble  revenir  l'honneur  de  cette 
trouvaille.  Il  profita  de  son  court  passage  au  ministère  de 
l'Instruction  publique  en  1840  pour  inscrire  les  Provin- 
ciales au  programme  du  baccalauréat.  Du  coup  les  Jésuites 
étaient  livrés  en  proie  à  leurs  bons  amis  de  l'Université. 

Puis  ce  fut  l'éloge  de  Pascal  proposé  par  l'Académie 
pour  sujet  de  concours.  M.  Villemain,  dans  son  Rapport, 
dénonçait  à  l'animadversion  publique  «  cette  Société 
remuante  et  impérieuse  que  l'esprit  de  gouvernement  et 
l'esprit  de  liberté  repoussent  également  ».  (30  Juin  1842.) 
M.  Dupin,  à  la  séance  de  rentrée  de  la  Cour  de  Cassation, 
prenait,  lui  aussi,  pour  sujet  de  son  discours  l'éloge  d'un 
fameux  adversaire  des  Jésuites,  Etienne  Pasquier,  ce  qui 
lui  donnait  l'occasion  de  les  cribler  de  traits  acérés  ;  son 
exemple  était  imité  dans  plusieurs  cours  du  royaume; 
à  Aix,  par  exemple,  on  glorifiait  Ripert  de  Monclar.  Les 
grands  élèves  des  lycées  de  Paris  se  livraient  à  des  exer- 
cices du  même  genre  ;  on  leur  donnait  pour  sujet  de  com- 
position Arnauld  demandant  au  Parlement  l'expulsion  des 
Jésuites,  imputant  à  la  Société  les  crimes  les  plus  mons- 
trueux et  mettant  en  regard  les  mérites  et  les  services  de 
l'Université. 

Ce  n'étaient  là  encore  que  des  escarmouches.  Les  noms 
de  Michelet  et  de  Quinet  rappellent  des  charges  à  fond, 
qui  sont  restées  fameuses.  M.  Thureau-Dangin  en  a  fait  le 
récit  avec  une  complaisance  marquée,  mais  aussi  avec 
cette  gravité  et  cette  modération  dans  les  jugements  sur 
les  personnes  dont  il  ne  se  départ  jamais.  On  ne  saurait 
suivre  un  guide  plus  autorisé  :  '  «  En  1843,  dit-il,  deux 

I.  Voir  Thureau-Dangin.  Op.  cit.  T.  V,  pp.  5o3-5io. 


494  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

professeurs  au  Collège  de  France,  non  des  premiers  venus, 
MM.  Quinet  et  Michelet  transformaient  leurs  cours  en 
une  sorte  de  diatribe  haineuse  contre  les  Jésuites.  La  sur- 
prise fut  grande.  Le  passé  de  ces  deux  hommes  ne  sem- 
blait pas  les  avoir  préparés  à  ce  rôle  de  pamphlétaires.  » 
Indifférent  aux  choses  religieuses  qu'il  ignorait,  Quinet 
avait  paru  jusque-là  un  penseur  inoffensif,  vivant  plutôt 
dans  les  nuages  et  point  du  tout  soucieux  «  des  applau- 
dissements vulgaires  ».  Quant  à  Michelet,  c'est  Mgr  Frays- 
sinous  qui  l'avait  placé  à  l'Ecole  Normale  ;  on  l'avait  chargé 
successivement  d'enseigner  l'Histoire  à  la  sœur  du  duc 
de  Bordeaux,  puis  à  une  fille  de  Louis-Philippe,  la  prin- 
cesse Clémentine. 

Gomment  ces  deux  hommes  devinrent-ils,  «  à  l'étonne- 
ment  de  tous  et  au  regret  de  leurs  amis,  les  adversaires 
les  plus  bassement  passionnés  du  clergé  et  du  catholi- 
cisme »?  L'historien  de  la  Monarchie  de  Juillet  n'est  pas 
embarrassé  pour  débrouiller  ce  problème  psychologique. 
En  ce  qui  concerne  Michelet,  il  en  trouve  principalement  la 
solution  dans  «  un  grand  orgueil  et  une  vanité  plus  grande 
encore  ».  Il  y  avait  dans  le  tréfond  de  cette  âme  à  sensi- 
bilité maladive  d'anciennes  rancunes  d'amour-propre  qui 
avaient  besoin  d'une  revanche.  «  Sur  la  montagne  de  la 
tentation  »,  le  démon  lui  montra  et  lui  offrit,  «  s'il  voulait 
servir  les  passions  mauvaises,  le  royaume  de  la  basse 
popularité  ».  Michelet  «  se  laissa  séduire  et  aussitôt  le  ver- 
tige s'empara  de  lui  ». 

Il  est  plus  que  vraisemblable  que  l'office  du  tentateur 
fut  ici  rempli  par  le  ministre  Villemain  qui  avait  récem- 
ment pourvu  de  leurs  chaires  les  deux  professeurs.  On  ne 
s'expliquerait  pas  bien,  sans  une  suggestion  venue  du 
dehors  et  de  haut,  que  l'un  et  l'autre  se  soient,  simultané- 
ment et  comme  sur  un  signal  donné,  jetés  sur  un  sujet 
sans  rapport  avec  l'enseignement  dont  ils  étaient  chargés. 
«  Ce  fut  à  propos  des  Littératures  méridionales,  sujet 
officiel  de  son  cours,  que  M.  Quinet  trouva  moyen  de  faire 
six  leçons  surles  Jésuites  ou  plutôt  contre  eux.  Prétendant 


CHAPITRE    IX  495 

analyser  et  définir  le  jésuitisme,  il  s'attaqua  avec  une 
violence  extrême  aux  Exercices  spirituels  de  saint  Ignace; 
par  des  citations  mal  traduites  ou  inexactes,  il  chercha  à 
rendre  odieuse  et  ridicule  cette  grande  méthode  de  vie 
intérieure  et  dénonça  dans  l'esprit  qui  en  émanait  une 
influence  mortelle  à  toute  civilisation.  —  Ou  le  jésuitisme 
doit  abolir  l'esprit  de  la  France,  concluait-il,  ou  la  France 
doit  abolir  l'esprit  du  Jésuitisme.  —  Cette  dernière 
œuvre  était  à  ses  yeux  la  mission  propre  de  l'Université 
et  la  raison  d'être  de  son  monopole.  »  Au  reste,  contraint 
par  l'évidence  à  reconnaître  que  le  catholicisme  ne  diffé- 
rait pas  de  ce  qu'il  appelait  le  jésuitisme,  Quinet  ne  recula 
pas  devant  la  conséquence;  il  en  vint  à  déclarer  très 
nettement  que  le  catholicisme  était  incompatible  avec 
l'étatde  la  législation  française '. 

Du  moins,  chez  ce  farouche  logicien,  «  y  avait-il,  con- 
tinue M.  Thureau-Dangin,  une  apparence  d'enseignement, 
une  certaine  gravité,  un  plan  suivi.  Rien  de  tout  cela  chez 
M.  Michelet...  Nul  moyen  d'analyser  ses  leçons.  11  y  règne 
une  animosité  violente,  une  colère  furieuse,  une  sorte  de 
terreur  grotesque,  que  tout  révèle,  jusqu'au  trouble  inouï 
du  style  et  de  la  composition.  Le  plus  souvent,  le  profes- 
seur s'attaque  aux  hypothèses  que  crée  son  imagination, 
aux  perfidies,  aux  égarements,  aux  corruptions  qu'il  sup- 
pose possibles,  que  dès  lors  il  prend  comme  réels  et  sur 
lesquels  il  fonde  sa  satire  et  son  réquisitoire.  Du  reste, 
dans  cette  vision  maladive,  tout  défile  et  se  mêle  en  désordre, 
passé,  avenir  et  présent,  philosophie,  politique,  peinture, 
Pologne,  bals  du  quartier  latin,  architecture  »,  et  d'autres 
choses  où  l'art  n'a  rien  à  voir.  Voici  d'ailleurs  le  sujet 

I .  «  Ce  qu'il  y  aurait  de  pis  pour  lui  (le  catholicisme)  serait  de  s'obs- 
tiner à  montrer  que  sa  profession  de  foi  est  non  seulement  différente 
mais  ennemie  de  la  profession  de  foi  de  l'Etat...  Tous  les  Français  appar- 
tiennent à  une  même  église  sons  des  noms  différents;  il  n'y  a  ici  désor- 
mais de  schismatiques  et  d'iiérétiques  que  ceux  qui  nient  toute  autre 
éf^lise  que  la  leur,  veulent  l'imposer  à  toutes  les  autres  et  osent  dire  : 
Hors  de  mon  Église  il  n'y  a  point  de  salut,  lorsque  l'Étal  dit  précisément 
le  contraire.  »  Des  Jésuites. 


496  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

de  quelques  leçons  :  —  Les  Jésuites  ont  confisqué  le  clergé 
national.  «  Pendant  qu'on  se  demandait  s'il  y  avait  des 
Jésuites,  ils  ont  enlevé  nos  30.000  à  40.000  prêtres,  leur 
ont  fait  perdre  terre  et  les  conduisent  Dieu  sait  où.  »  — 
Les  Jésuites  entendent  l'éducation  comme  une  atrophie 
systématique  de  la  volonté.  —  Les  Jésuites  sont  ennemis 
de  la  France;  le  P.  Loriquet  a  médit  de  la  Garde  impériale 
mourant  à  Waterloo.  —  Les  Jésuites  ont  bâti  leurs  cons- 
tructions sur  un  parfait  mépris  pour  la  nature  humaine. 
—  Par-dessus  tout  «  les  Jésuites  envahissent  la  société 
moderne  et  y  introduisent  avec  eux  l'esprit  de  délation  et 
de  police  ». 

Au  reste,  comme  son  collègue  Quinet,  Micheletne  fait 
pas  la  guerre  seulement  à  l'Ordre  de  Loyola.  D'après  le 
témoignage  même  de  son  plus  brillant  panégyriste,  «  au 
fond,  ce  n'est  pas  aux  Jésuites  qu'il  en  veut,  c'est  à 
l'Église  tout  entière  »i.  Ce  n'est  pas  assez  dire,  car  à  la 
suite  des  fameuses  leçons,  ce  génie  dévoyé  en  vint  bientôt 
à  soutenir  que  le  christianisme  était  un  obstacle  au 
progrès  de  l'humanité,  à  lui  préférer  le  paganisme  et 
même  le  fétichisme,  et  il  proclama  sa  résolution  «  de 
détrôner  le  Christ  ». 

Ces  cours  sur  les  Jésuites,  «  le  plus  grand  désordre 
des  luttes  religieuses  de  ce  temps  »,  pour  parler  comme 
M.  Thureau-Dangin,  donnèrent  lieu,  chacun  le  sait,  à  un 
de  ces  tumultes  qui  se  produisent  de  temps  à  autre  au 
quartier  latin.  Le  Collège  de  France  était  devenu  une 
arène  et  chaque  leçon  amenait  «  une  bataille  ».  A  en 
croire  le  récit  d'un  chroniqueur,  «  l'administrateur  de 
l'établissement,  blême  d'effroi,  suppliait  les  professeurs 
d'abandonner  leurs  chaires  et  criait  affolé  :  Je  ne  sais 
s'il  restera  ce  soir  une  pierre  du  Collège  de  France  !  » 
Mme  Quinet  renchérit  encore  :  «  Que  de  fois,  dans  ces 
luttes  acharnées,  l'un  et  l'autre  s'attendaient  à  payer  de 

I  .  Jules  Simon.  Notice  historique  sur  la  vie  et  les  travaux  de  M,  Mi- 
chelet,  lue  dans  la  séance  publique  annuelle  de  l'Académie  des  Sciences 
morales  et  politiques  du  4  décembre  i886. 


CHAPITRE    IX  497 

leur  vie  leurs  convictions  !  Le  fanatisme  sacerdotal  pouvait 
faire  craindre  un  attentat...'  »  Il  faut  dire  que  la  bonne 
dame  écrivait  en  1887,  quarante-quatre  ans  après  les 
événements,  et  à  un  âge  où  la  peur  amplifie  singulière- 
ment les  objets  qui  la  provoquent.  La  jeunesse  catholique, 
qui  se  pressait  aux  conférences  de  Notre-Dame,  protesta 
à  sa  manière  contre  des  maîtres  qui  s'oubliaient  jusqu'à 
insulter  à  ses  croyances  ;  une  autre  jeunesse  manifesta 
son  approbation  et  son  plaisir  de  façon  plus  bruyante 
encore  et  plus  indécente;  il  y  eut  quelques  bagarres 
entre  étudiants  et  beaucoup  de  tapage,  mais  rien  de  plus, 
et  quand  Michelet,  sur  la  fin  de  sa  dernière  leçon,  se 
«lisait  menacé  de  mort  par  les  Jésuites,  le  clergé  et  les 
50.000  membres  de  l'association  de  saint  François-Xavier, 
qu'on  réunissait  le  soir  dans  les  caves  d'une  église,  et 
qu'au  surplus  il  s'attendait  à  subir  le  sort  de  Ramus, 
comme  lui  professeur  au  Collège  de  France  et  massacré  à 
la  Saint-Barthélémy,  le  grand  homme  terminait  dans  une 
pose  de  mélodrame  une  parade  que  tout  du  long  Sainte- 
Beuve  avait  jugée  un  peu  «  burlesque»^. 


1 .  Journal  des  Débats,  i  Juillet  1909. 

2.  Il  y  a  quelques  années,  M.  Gabriel  Monod,  professeur  lui  aussi 
au  Collèife  de  France,  a  prétendu  rétablir  la  vérité  sur  les  «  troubles  » 
de  1843  aux  cours  de  MM.  Quinet  et  Michelet,  troubles  qui  d'après  lui  se 
réduisent  à  rien  ou  si  peu  que  rien.  Sur  quoi  il  émet  un  épiplionème 
mélancolique  :  «  Ces  faits  datent  d'hier,  et  déjà  la  légende  a  travesti 
l'histoire.  Qu'est-ce  que  la  vérité?  »  —  M.  Gabriel  Monod  lit  une  lecture 
sur  ce  sujet  à  V Académie  des  Sciences  morales  et  politiques,  dans  la 
séance  du  6  juin  1909;  il  la  complétait  dans  un  article  de  la  Revue 
publié  à  la  même  époque.  Nous  avons  dit  nous-mème  qu'il  y  a  de  l'exagé- 
ration dans  tel  ou  tel  récit,  mais  le  fait  lui-même  des  troubles  est  indé- 
niable; toute  la  presse  contemporaine  les  mentionne;  ils  eussent  été 
plus  graves  sans  l'intervention  des  Jésuites,  du  P.  de  Ravignan  en  parti- 
culier, qui  dut  se  justiûer  de  sa  modération.  (Voir  sa  lettre  au  P.  Géné- 
ral, Vie  du  P.  de  Ra\ngnnn.  i  o'  édition.  T.  I,  p.  'i')^.)  La  «  légende  », 
selon  son  habitude,  y  a  ajouté  ;  M.  Gabriel  Monod,  lui,  en  retranche  plus 
que  de  juste.  Il  invoque  à  l'appui  de  sa  thèse  les  journaux  universitaires 
et  les  notes  personnelles  de  Quinet  et  de  Michelet.  Mais  ce  n'est  pas  à  ces 
sources  d'informations  qu'il  faut  aller  chercher  la  vérité  en  pareille 
matière.  Les  professeurs  n'ont  pas  coutume  de  consigner  dans  leur  jour 
nal  les  chahuts  faits   à  leurs  cours.  D'ailleurs   les  notes  auxquelles  se 

La  Compag-nie  de  Jésus.  32 


498  L\    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Les  leçons  qui  avaient  fait  tant  de  bruit  parurent  dignes 
d'être  transmises  à  la  postérité;  les  deux  professeurs  les 
réunirent  dans  un  volume  qui  a  pour  titre  :  Des  Jésuites. 
Ce  fut  pour  eux  un  nouveau  triomphe,  sans  parler  du 
profit.  Dans  l'édition  de  1845,  on  lit  un  Avis  des  éditeurs 
—  il  faudrait  dire  de  l'un  des  auteurs;  on  y  reconnaît  la 
touche  de  Michelet  —  :  «  Jamais  livre  n'obtint  plus  de 
succès.  Sept  éditions  en  huit  mois!  Il  a  été  traduit  dans 
toutes  les  langues.  Depuis  deux  ans  plus  de  200  volumes 
ont  été  publiés  pour  ou  contre  l'ouvrage  de  MM.  Michelet 
et  Quinet...  C'est  à  eux  qu'appartient  l'honneur  d'avoir  les 
premiers  dévoilé  les  prétentions  nouvelles  des  Jésuites 
et  les  espérances  perfides  de  cet  Ordre  insatiable.  » 

Grâce  aux  Jésuites  MM.  Michelet  et  Quinet  étaient 
devenus  des  célébrités  mondiales;  c'est  un  service  que, 
sans  le  vouloir,  ils  ont  rendu  à  bien  d'autres.  Toutefois 
pour  la  gloire  de  ses  auteurs  il  eût  mieux  valu  que  ce 
pauvre  livre  ne  vît  point  le  jour.  Pour  ce  qui  concerne  la 
part  de  Michelet,  M.  Thureau-Dangin  nous  a  dit  «  qu'elle 
échappe  à  l'analyse  »,  partant  à  la  discussion.  De  fait,  il 
est  bien  impossible  de  discuter  ces  saillies  d'une  verve 
incohérente  et  bouffonne,  cette  perpétuelle  déclamation 
où  d'énormes  paradoxes  s'appuient,  en  guise  de  preuves, 
sur  des  métaphores  fulgurantes.  Que  dire  devant  cette 
description  de  la  vie  quotidienne  dans  une  maison  de  la 
Compagnie  de  Jésus  :  «  Nul  bruit,  mais  un  triste  mur- 
mure, un  bruissement  de  gens  qui  confessent  les  péchés 
d'autrui,  qui  se  travaillent  les  uns  les  autres  et  se  rongent 
tout  doucement  !  »  Quoi  encore,  quand  on  voit  comparer 
l'éducation  des  Jésuites  à  ces  procédés  d'élevage  d'oîi 
sortent  «  des  moutons  qui  ne  sont  que  suif,  des  bœufs  qui 


réfère  M.  Monod  sont  contredites  par  d'autres  notes  insérées  par  les 
mêmes  professeurs  dans  le  livre  qu'ils  publièrent  en  commun.  Michelet 
demande  au  lecteur  «  l'indulgence  pour  un  enseignement  poursuivi 
malgré  l'orage  ».  (P.  28.)  Quinet  dit  que  «  pendant  trois  quarts  d'heure  il 
fut  impossible  de  prendre  la  parole  ;  on  le  pressait  de  renoncer  »  ;  mais  il 
est  résolu  «  à  rester,  s'il  le  faut,  jusqu'à  la  nuit  ».  (P.  i44-) 


CHAPITRE    IX  499 

ne  sont  que  viande,  d'élégants  squelettes  de  chevaux  »? 
Quoi  enfin,  quand  l'Institut  de  saint  Ignace  est  présenté 
comme  une  «  grande  église,  non  pas  celle  du  moyen  âge 
dans  sa  végétation  naïve,  non  !  Uuo  église  dont  les  murs 
n'offriraient  que  têtes  et  visages  d'hommes  enioivHant  et 
regardant,  mais  nul  membre,  les  membres  et  les  corps 
étant  cachés  pour  toujours  et  scellés,  hélas  !  au  mur 
immobile.  »  On  comprend  que  devant  des  attaques  de  ce 
genre  les  Jésuites  se  soient  sentis  désarmés  et  n'aient 
trouvé  rien  à  répondre.  Tout  au  plus  pourraient-ils 
s'affliger  que  le  Collège  de  France  serve  de  scène  pour 
de  semblables  pasquinades. 

La  prose  de  Quinet,  moins  éblouissante,  moins  déver- 
gondée aussi,  n'est  d'ailleurs  pour  le  fond,  pas  beaucoup 
plus  respectueuse  de  la  vérité.  Le  Père  Gahour  prit  la 
peine  d'y  répondre  '.  Sa  tâche  était  plutôt  facile.  Il  lui 
suffit  de  reproduire  dans  leur  intégrité  les  textes  latins 
traduits,  arrangés  et  commentés  par  le  savant  professeur, 
pour  montrer  quelles  étranges  libertés  il  prenait  à  leur 
égard.  Le  Jésuite  se  donna  même  le  malin  plaisir  de  faire 
dialoguer  Quinet  avec  son  secrétaire.  Celui-ci  apporte  les 
passages  découpés  dans  les  Constitutions  de  saint  Ignace  ; 
Quinet  lui  indique  ce  qu'il  faut,  suivant  les  cas,  retran- 
cher, ajouter  ou  modifier. 

Le  Père  Cahour  n'eut  pas  beaucoup  de  peine  non  plus 
à  établir  que  le  célèbre  professeur  était  aussi  fantaisiste 
en  Histoire  qu'en  exégèse  ;  mais  ici  nous  avons  mieux  que 
l'apologie  des  Jésuites  par  un  Jésuite. 

On  sait  que  M.  Gabriel  Monod  prit  pour  sujet  de  ses 
derniers  cours  au  Collège  de  France  l'Histoire  delà  Com- 
pagnie de  Jésus.  Ses  préjugés  protestants  lui  inspiraient 
pour  l'Ordre  de  saint  Ignace  toute  autre   chose  que  de 

I.  Des  Jésuites,  par  un  Jésuite.  Première  partie  Examen  des  textes^ 
In-I2  de  VI-192  pp.  Paris,  Poussielgue-Ilusand,  i843.  —  Deuxième  partie 
Examen  des  faits  historiques.  In-12  de  38i  pp.  Ibid.  i844.  L'Appendice 
Inconvénients  de  Veniploi  des  Jésuites  dans  les  Missions  est  du  P.  Galiier. 
L'ouvrage  du  P.  Caiiour  fut  traduit  en  allemand  et  en  espagnol. 


500  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

la  sympathie  ;  son  témoignage  ne  saurait  donc  être  sus- 
pect. Or,  M.  Gabriel  Monod  ne  s'est  pas  fait  faute  de 
relever  mainte  et  mainte  fois  l'incroyable  légèreté  de  son 
devancier  sur  le  terrain  de  l'Histoire.  Un  seul  exemple. 
Le  5  iiiî«  190y,  la  leçon  roulait  sur  l'évangélisation  de  la 
GHine  par  les  Jésuites  au  xvii®  et  au  xviii"  siècle.  Sur- 
vient le  visiteur  apostolique,  Tournon  ;  autoritaire  et  cas- 
sant, il  publie,  à  peine  débarqué,  la  condamnation  des 
rites  chinois.  L'empereur  donne  l'ordre  de  le  saisir  et 
de  le  remettre  aux  Portugais  de  Macao  qui  le  gardent 
quelques  mois  en  prison.  Ici  le  professeur  se  reporte  au 
récit  de  Quinet  ;  il  tient  en  deux  lignes  :  Tournon  arrive 
en  Chine  ;  c'est  un  prélat  français  ;  la  Société  le  fait  arrê- 
ter et  jeter  dans  les  fers  ;  il  meurt  en  prison  de  surprise 
et  de  douleur.  —  M.  Monod  ferme  le  livre  d'un  geste  un 
peu  vif.  «  Autant  d'erreurs  que  de  mots,  dit-il.  Tournon 
est  Italien  ;  il  n'est  pas  pris  par  les  Jésuites  ;  il  ne  meurt 
pas  en  prison.  Arrêté  en  1705,  il  est  bientôt  relâché, 
retourne  en  Europe,  est  fait  cardinal  et  meurt  tranquille- 
ment en  1710.  » 

V 

Pendant  que  deux  professeurs  du  Collège  de  France 
dénonçaient  les  Jésuites  à  l'élite  intellectuelle  du  pays, 
Eugène  Sue  les  livrait  en  pâture  à  la  «  populace  ».  Le 
Juif  errant  semble  en  effet  destiné  aux  «  pauvres  d'es- 
prit »  ;  mais  à  vrai  dire,  il  trouva  des  lecteurs  dans  tous 
les  mondes.  Le  roman-feuilleton  venait  de  naître,  et  du 
coup  il  avait  détrôné  tous  les  autres  genres  littéraires. 
Eugène  Sue  y  avait  débuté  par  les  Mystères  de  Paris,  que 
Jules  Janin  comparaît  à  «  certains  tonneaux  nocturnes  »  ; 
il  n'en  était  pas  moins  devenu  l'écrivain  à  la  mode.  Le 
Docteur  Véron  avait  pris  depuis  peu  la  direction  du 
Constitutionnel  qui  passait  par  une  crise.  C'était  un  homme 
singulièrement  entendu  aux  affaires  de  presse  périodique; 
ayant  vu  de  quel  côté  le  vent  soufflait,  il  n'hésita  pas  à 


CHAPITRE    IX  501 

payer  100.000  francs  pour  assurer  au  journal  la  publication 
d'un  roman  sur  les  Jésuites  signé  d'Eugène  Sue.  Ce  fut 
un  coup  de  maître.  Le  chiffre  des  abonnés  tombé  à 
3.000  monta  à  20.000  ;  d'autres  disent  40.000.  Le  régal 
dura  longtemps  ;  après  avoir  été  servi  par  tranches  au 
rez-de-chaussée  du  Constitutionnel^  le  Juif  errant  pour- 
suivit en  éditions  de  toute  sorte  une  fructueuse  carrière. 
La  première  remplit,  comme  les  Mystères  de  Paris, 
dix  volumes  in-8°,  à  7  fr.  50  le  volume.  Le  catalogue  de  la 
librairie  Paulin,  où  elle  figure  dès  1843,  annonce  en  même 
temps  la  prochaine  apparition  d'une  édition  de  luxe  illus- 
trée par  Gavarni.  C'est  assez  dire  quelle  était  alors  la 
vogue  de  cette  œuvre  misérable  ;  elle  a  été  traduite  en 
plusieurs  langues,  et  dans  ces  derniers  temps  encore, 
paraît-il,  les  feuilles  maçonniques  de  l'Amérique  du  Sud 
la  débitaient  à  leur  clientèle. 

Une  interminaljle  succession  d'aventures  extraordi- 
naires, avec  accompagnement  de  complots,  de  crimes, 
de  rencontres  imprévues,  de  reconnaissances,  de  sur- 
prises, tout  cet  attirail  enfantin,  ou,  si  l'on  veut,  cette 
machinerie  assez  grossière  qui  constitue  le  roman-feuille- 
ton et  y  remplace  la  littérature,  ne  suffirait  pas  à  expli- 
quer le  prodigieux  succès  de  celui-ci.  Mais  \e  Juif  errant 
caressait  la  double  manie  qui  affolait  l'opinion  publique 
sous  la  Monarchie  de  Juillet,  et  qui  du  reste  n'a  pas  dis- 
continué de  sévir.  On  y  trouvait  une  certaine  dose  de 
satire  contre  la  société,  on  y  entendait  la  plainte  des 
humbles,  les  récriminations  de  ceux  d'en  bas  contre  ceux 
d'en  haut.  Mais  surtout  on  y  trouvait  les  Jésuites.  Les 
Mystères  de  Paris  avaient  conquis  la  foule  en  s'adressant 
à  ses  mauvais  instincts;  l'auteur  persévérait  dans  la  voie 
où  il  recueillait  la  gloire  et  l'argent.  Sainte-Beuve  le  lui 
disait  avec  une  finesse  cruelle  :  «  Le  résultat  de  ce  succès 
a  été  de  faire  d'un  romancier  aristocratique  un  auteur 
populaire  et  asservi  désormais  à  son  public.  De  là  le 
Juif  errant  et  les  passions  qu'il  flatte...  La  littérature 
proprement    dite    n'a    plus    que    faire    ici.    Nous    avons 


5G2  L\    COMPAGNIE    DE    JESUS 

regret  de  clore  avec  un  homme  d'esprit  et  si  peu  entêté  de 
son  succès,  ipsiV  un  post-scriptum  qui  peut  paraître  sévère. 
Mais  lui-même,  s'il  disait  son  secret  et  son  jeu  et  tout 
ce  qu'il  sait  de  la  gobe-îiioucherie  humanitaire,  la  plus 
gobe-mouche  qui  soit,  que  ne  dirait-il  pas  '  ?  » 

La  rengaine  socialiste  ne  figure  dans  le  roman  d'Eu- 
gène Sue  qu'à  titre  d'accessoire  ;  au  fond  c'est  une  histoire 
de  Jésuites.  Le  Jésuite  est  à  peu  près  perpétuellement  en 
scène  à  travers  ces  dix  volumes;  on  le  voit  en  chair  et  en 
os,  vivant,  parlant  et  agissant,  ourdissant  des  trames  téné- 
breuses, gouvernant  le  monde  par  des  ressorts  secrets, 
commettant  toutes  les  scélératesses,  toutes  les  infamies, 
toutes  les  trahisons  que  peut  imaginer  un  romancier  qui 
n'est  pas  plus  gêné  par  le  respect  de  ses  lecteurs  que  par 
le  souci  de  la  vraisemblance.  Le  point  de  départ  est  une 
fortune  colossale  que  les  descendants  du  testateur  doivent 
recueillir  deux  cents  ans  après  sa  mort.  Le  Jésuite  Rodin 
s'arrange  pour  les  supprimer  l'un  après  l'autre;  quand  on 
arrive  au  bout  des  150  ou  180  chapitres,  le  voilà  en  pos- 
session des  titres  ;  il  y  en  a  pour  deux  cent  douze  mil- 
lions cent  soixante-quinze  mille  francs .  Rodin  vient  d'être 
élu  Général  de  la  Compagnie,  et  il  espère  bien  devenir 
pape.  A  ce  moment  surgit  un  gaillard  nommé  Samuel, 
qui,  à  la  barbe  du  Jésuite,  saisit  la  précieuse  liasse  et  la 
jette  dans  un  brasier.  Rodin  devrait  mourir  de  pure 
désolation  ;  mais  d'ailleurs  il  est  empoisonné  et  il  expire 
dans  les  coliques.  En  même  temps  une  princesse,  qui 
l'a  aidé  dans  ses  canailleries,  devient  folle.  Le  rideau 
tombe  sur  ce  tableau  ignoble.  Inutile  de  dire  que,  dans 
l'exhibition  de  ceux  qui  l'ont  précédé,  on  a  fait  large  place 
aux  peintures  lascives. 

L'auteur  du  Juif  errant  a  éprouvé  le  besoin  de  mettre 
sa  délicatesse  à  l'abri  d'une  déclaration  que  l'on  trouve  à 
la  dernière  page  du  dernier  volume  :  il  n'a  fait  que  venger 
la    morale   outragée  ;   son  roman    est  d'après   lui    «  une 

I.  Sainte-Beuve,  Portraits  contemporains.  Tome  II,  p.  92.  i846. 


CHAPITRE    IX  503 

œuvre  honnête,  consciencieuse  et  sincère  ».  Si  on  lui 
objecte  qu'il  a  fait  appel  aux  passions  contre  la  Compagnie 
de  Jésus  :  «  Voici,  dit-il,  notre  réponse.  Il  est  constant  que 
les  œuvres  théologiques  des  Jésuites  contiennent  la  jus- 
tification, Texcuse  du  vol,  de  l'adultère,  du  viol,  du 
meurtre...  11  est  établi  que  les  œuvres  immondes  des 
Jésuites  ont  été  mises  entre  les  mains  des  jeunes  sémina 
ristes.  Je  n'ai  fait  que  montrer  en  pratique  ces  doctrines... 
Quant  à  la  dispersion  des  membres  de  la  Compagnie  de 
Jésus,  je  l'ai  provoquée  comme  tant  d'autres  ennemis  des 
détestables  doctrines  de  Loyola.  » 

Beaucoup  de  gens  n'en  demandaient  pas  tant  pour 
croire  aux  rêveries  malpropres  du  romancier,  et  ils  sont 
légion  ceux  qui  depuis  quatre-vingts  ans  sont  allés  ap- 
prendre dans  le  Juif  errant  tout  ce  qu'ils  savent  sur  les 
Jésuites  I. 

Pour  en  finir  avec  ce  musée  d'horreurs,  voici  le  juge- 
ment qu'en  portait  le  Globe,  une  feuille  assez  anticléricale, 
comme  on  dirait  aujourd'hui,  mais  qui  ne  croyait  pas  que 
tout  fût  permis  contre  ceux  qu'elle  combattait  :  «  Le  ro- 
man de  M.  Sue  n'est  plus  un  ouvrage  littéraire  ;  c'est  une 
attaque  violente  contre  l'Ordre  des  Jésuites.  Nous  nous 
sommes  assez  expliqués  sur  toutes  les  questions  où  cet 
Ordre  se  trouve  mêlé,  et  nos  opinions  sont  trop  connues 
pour  que  nous  ne  soyons  pas    autorisés  à  dire  qu'on  n'a 

I.  Chose  remarquable,  ce  ramassis  de  calomnies  atroces  contre  les 
Jésuites  ne  leur  a  pas  toujours  été  aussi  préjudiciable  qu'on  pouvait  le 
craindre,  ou  l'espérer.  Déjà  le  rédacteur  des  Lettres  annuelles  de  i844 
se  demande  si  elles  ont  fait  à  la  Compagnie  plus  de  mal  que  de  bien. 
Les  Lettres  d'Aix  de  cette  même  année  racontent  l'aventure  d'un  étudiant 
de  la  Faculté  de  Droit,  dont  la  lecture  du  Juif  errant  a  piqué  la  curiosité. 
Il  ne  connaissait  pas  les  Jésuites;  il  veut  voir  de  ses  yeux  un  de  ces  êtres 
pervers,  il  se  rend  à  la  résidence  ;  il  est  reçu  par  l'un  des  Pères  ;  on 
cause,  il  revient  et,  comme  conclusion,  il  demande  à  être  admis  dans  la 
congrégation  des  Jeunes  gens. 

Voici  mieux  encore.  A  une  date  plus  récente,  un  ancien  élève  de 
l'École  Polytechnique,  docteur  es  sciences,  savourait  cette  même  pâture 
dans  ses  heures  de  loisir.  Lui  aussi,  il  voulut  connaître  de  i'isu  les  mons- 
tres. Le  résultat  fut  qu'il  se  (it  Jésuite.  Il  s'appelait  le  Père  Etienne 
Legouis.  Il  est  mort  à  la  rue  des  Postes  le  7  Juin  1904. 


504  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

pas  le  droit,  dans  une  fiction  littéraire,  de  présenter  ses 
adversaires  commettant  systématiquement  tous  les  crimes 
les  plus  odieux,  payant  le  régicide,  l'empoisonnement,  se- 
mant la  division  dans  les  familles.  Que  dirait  l'Université 
si  on  présentait  un  membre  du  Conseil  royal  ordonnant  à 
ses  subalternes  par  une  correspondance  administrative 
de  corrompre  la  jeunesse,  d'assassineret  d'empoisonner  ?  » 

Mais  les  Jésuites,  si  puissants  et  si  pervers  qu'ils  fus- 
sent, ne  l'étaient  pas  assez  pour  diriger  contre  leurs  ad- 
versaires semblables  représailles.  M.  Sue  pouvait  les 
traîner  dans  la  boue,  au  bénéfice  de  l'Université,  sans 
qu'elle  eût  à  craindre  qu'on  en  usât  de  même  à  son  égard. 
11  est  certain  qu'aucun  plaidoyer  n'eût  valu,  pour  la  dé- 
fense du  monopole,  cet  abominable  roman.  Car  il  était 
entendu  que  toutes  les  attaques,  dont  il  était  l'objet, 
venaient  des  Jésuites  et  que  la  campagne  en  faveur  de  la 
liberté  d'enseignement  était  conduite  par  eux  et  ne  devait 
profiter  qu'à  eux  seuls. 

Toutefois  les  universitaires  ne  voulaient  pas  laisser  à 
un  romancier  le  soin  de  terrasser  l'ennemi  qui  menaçait 
les  intérêts  de  leur  corporation.  Nous  ne  pouvons  passer 
en  revue  tous  ceux  qui,  entre  1843  et  1845,  partirent  en 
guerre,  à  la  suite  de  Quinet  et  de  Michelet,  contre  la  secte 
néfaste  de  Loyola.  Leurs  publications,  petites  ou  grandes, 
occupent,  à  cette  date,  plusieurs  colonnes  au  Catalogue 
de  VHistoire  de  France.  D'autres,  qui  écrivaient  dans  les 
journaux,  gardaient  l'anonyme,  selon  l'usage  du  temps. 
Parmi  les  ouvrages  qui  portent  une  signature  on  remarque 
ceux  de  iMM.  Libri  et  Génin,  deux  personnages  considé- 
rables par  leur  situation  et  dont  le  nom  n'a  pas,  comme 
celui  de  la  plupart  de  leurs  collègues,  complètement  dis- 
paru de  la  mémoire  des  hommes.  Aussi  bien  on  peut  s'en 
tenir  à  ces  deux  spécimens  d'une  littérature  qui  tourne 
perpétuellement  dans  le  même  cercle. 

Libri  était  un  réfugié  italien,  banni  de  Florence  pour  ses 
menées  révolutionnaires.  Accueilli  en  France  après  1830, 
il  se  fit  naturaliser   et   obtint  d'abord   une  chaire  à   la 


CHAPITRE   IX  505 

Faculté  des  Sciences  de  Paris  ;  plus  tard  il  alla  au  Col- 
lège de  France  rejoindre  Quinet  et  Michelet,  quand  il  eut 
comme  eux  foncé  contre  les  Jésuites.  Inspecteur  général 
de  l'Instruction  publique,  chargé  de  différentes  missions 
de  confiance,  décoré  de  la  Légion  d'honneur,  cet  étran- 
ger fut  enfin  délégué  par  M.  Guizot  à  l'inspection  des  bi- 
bliothèques publiques.  C'est  cette  fonction  qui  lui  permit 
de  déployer  une  aptitude  spéciale  qui  s'ajoutait  à  ses 
qualités  de  savant  et  d'écrivain.  Il  trouva  le  moyen  de 
détourner  des  pièces  d'archives  dont  il  trafiqua  pendant 
des  années.  11  gagna  ainsi  une  grosse  fortune  et  malheu- 
reusement aussi  une  condamnation  à  dix  ans  de  travaux 
forcés,  qu'il  esquiva  d'ailleurs  en  passant  en  Angleterre'. 
Il  y  a  de  l'honneur  à  être  haï  et  insulté  par  certaines 
gens;  Libri  voulut  bien  procurer  cet  honneur  aux  Jésui- 
tes. Il  écrivit  d'abord  contre  eux  deux  articles  sous  forme 
de  Lettres  dans  la  Rei>iie  des  Deux  Mondes,  (l*""  Mai  et 
15  Juin  1843.)  Il  en  ajouta  trois  autres  qui,  réunis  aux  deux 
premiers,  avec  divers  appendices  pour  faire  nombre,  for- 
mèrent un  juste  volume.  Il  y  a  un  peu  de  tout  dans  ces 
Lettres  ;  l'auteur,  en  effet,  part  de  cette  question  :  «  Y  a- 
t-il  encore  des  Jésuites?  »  Et  pour  prouver  qu'il  y  en  a 
encore,  il  parle  des  ennuis  que  les  catholiques,  les  évêques, 
les  journaux  causent  à  l'Université,  des  calamités  dont  les 
honnêtes  libéraux  ont  à  se  plaindre,  et  «  voilà  bien,  dit-il, 
l'eftet  du  funeste  ascendant  des  Jésuites  ».  Le  volume  de 
Libri  est  d'ailleurs  d'une  lecture  peu  engageante;  il  est 
permis  assurément  à  un  mathématicien  étranger  d'écrire 
mal  en  français;  Libri  profite  largement  de  la  permission. 
C'est  apparemment  pour  cela  que,  après  les  deux  pre- 
mières Lettres,  la  Revue  des  Deux  Mondes  ne  jugea  pas  à 
propos  de  publier  les  suivantes,  malgré  toute  leur  valeur 
d'actualité. 

I.  Le  rapport  du  Procureur  du  Roi  estimait  à  plus  de  5oo.ooo  francs 
le  profit  que  Libri  aurait  retiré  de  ses  rapines.  On  sait  que  lord 
Asliburnani,  à  qui  il  avait  vendu  les  pièces  les  plus  précieuses,  les  res- 
titua à  la  France,  quand  il  apprit  qu'elles  avaient  été  volées. 


506  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Le  livre  de  Génin  mérite  qu'on  s'y  arrête  davantage. 
Mieux  encore  que  dans  les  Lettres  de  Libri,  on  y  voit 
appliquée  la  méthode  adoptée  à  cette  époque  par  le  grand 
état-major  universitaire  pour  la  guerre  contre  les  Jésui- 
tes, méthode  qui  consiste  à  leur  attribuer  tout  ce  qui, 
dans  les  institutions  ou  la  vie  de  l'Église,  appelle  les 
moqueries  ou  les  indignations  des  libres  penseurs.  Le 
titre  Les  Jésuites  et  V Université,  par  François  Géniii, 
professeur  à  la  Faculté  des  Lettres  de  Strasbourg,  a  déjà 
le  mérite  d'indiquer  avec  précision  d'où  partent  les  coups 
et  sous  quelle  inspiration  la  charge  est  conduite.  Avec 
quelle  courtoisie  et  quelle  modération,  on  en  jugera  par 
les  lignes  suivantes  ;  M.  Génin  cite  le  début  de  l'opuscule 
du  Père  de  Ravignan  :  «  Je  dirai  ce  que  nous  sommes  ; 
on  l'ignore...  »,  et  il  riposte  :  «  Point  du  tout;  on  sait  de 
reste  ce  que  sont  les  Jésuites  ;  on  le  sait  mieux  que  vous. 
Vous  nous  direz  ce  que  vous  êtes,  vous  personnellement; 
vous  êtes  un  homme  convaincu,  sincère,  un  homme  de 
bien;  on  l'accorde.  Qu'est-ce  que  cela  prouve?  Que  les 
Constitutions  des  Jésuites  ne  s'opposent  pas  invincible- 
ment à  ce  qu'on  soit  honnête  homme?  Qu'on  peut  être 
honnête  homme  et  Jésuite?  Dans  une  autre  bouche  que 
celle  de  M.  de  Ravignan  cette  démonstration  pourrait 
passer  pour  une  bonne  épigramme^.  » 

Ce  brevet  de  malhonnêteté  décerné  aux  Jésuites,  le 
professeur  n'a  pas  à  se  g'êner  avec  eux.  Et  de  fait,  il  en 
prend  à  son  aise.  11  expose  en  cinq  chapitres,  dans  une 
Première  Partie,  le  tort  que  les  Jésuites  font  à  la  reli- 
gion. Voici  comment  il  procède.  Depuis  1830  les  Jésui- 
tes «  gagnent  les  classes  supérieures  »,  en  leur  offrant 
«  la  religion  au  rabais  ».  En  guise  de  preuves,  trente 
pages  de  discussion  sur  les  Lettres  pastorales  et  mande- 
ments de  l'évêque  de  Chartres.  Quant  aux  classes  popu- 
laires, les  Jésuites  les  gagnent  par  des  miracles  et  des 
dévotions.  Exemples  :  le  jeune  Clifford,  élève  de  Fribourg 

I.  Les  Jésuites  et  l'Université.  P.  470.  Paris,  Paulin,  i844. 


CHAPITRE    IX  507 

guéri  par  la  Sainte  Tunique  de  Noire-Seigneur;  la  reli- 
que du  Précieux  Sang,  honorée  à  Fécamp  depuis  le  temps 
des  Croisades  ;  la  médaille  miraculeuse  de  la  sœur  La- 
bouré; la  Propagation  de  la  Foi.  L'éminent  professeur 
cite  le  prospectus  de  l'œuvre,  et  ose  bien  dénoncer  cette 
aumône  d'un  sou  par  semaine  :  «  Sachez,  dit-il,  que  pour 
cette  seule  œuvre,  le  mois  de  mars  1842  a  versé  dans  les 
caisses  de  la  Société  2.752.215  francs.  »  La  somme  est 
écrite  en  lettres  capitales.  Et  il  poursuit  :  «  Calculez  sur 
cette  donnée  les  revenus  secrets  de  la  Compagnie  de 
Jésus  et  vous  serez  épouvantés  de  sa  puissance,  dans  un 
siècle  où  tout  est  possible  avec  de  l'or.  »  Suit  un  chapitre 
intitulé  Les  Jésuites  tyrans  du  clergé.  Les  frères  Allignol, 
prêtres  du  diocèse  de  Viviers,  avaient  publié  quelques 
années  auparavant  un  livre  contre  l'organisation  de  l'Eglise 
de  France  résultant  du  Concordat,  organisation  qui  met 
les  desservants  à  la  discrétion  des  évéques,  et  d'ailleurs 
peu  conforme  aux  règles  canoniques.  L'autorité  épisco- 
pale  avait  sévi  contre  le  livre  et  ses  auteurs.  Génin  raconte 
leur  histoire  et  s'empare  de  leurs  griefs  ;  c'est  toute  la 
preuve  qu'il  administre  de  la  tyrannie  des  Jésuites  sur 
les  curés  de  campagne. 

La  Seconde  Partie  a  pour  objet  les  attaques  des  Jésuites 
contre  l'Université.  On  y  voit  défiler  les  écrits  de  l'abbé 
Garot,  de  l'évêque  de  Chartres,  de  l'évêque  de  Belley, 
de  l'archevêque  de  Toulouse,  de  l'abbé  Védrines,  de 
Mgr  Affre,  du  cardinal  de  Bonald,  de  Mgr  de  Prilly,  de 
l'abbé  Combalot,  le  manifeste  du  comte  de  Montalembert 
et  même  le  Monopole  ?</ztVe/'5î7«z're  du  chanoine  Desgarets. 
A  chacun  de  ces  «  Jésuites  »  Génin  démontre  qu'il  est 
plus  ou  moins  calomniateur,  et  donc  malhonnête  homme. 

Enfin  dans  une  Troisième  Partie,  on  aborde  l'enseigne- 
ment des  Jésuites,  toujours  d'après  la  même  méthode. 
Génin  examine  donc  «  leurs  ouvrages  ».  Le  premier  qui 
lui  tombe  sous  la  main  s'appelle  Instructions  chrétiennes, 
d'Humbert,  livre  pieux,  un  peu  ancien,  destiné  spéciale- 
ment aux  Missions    populaires;  il  n'a  pas    beaucoup  de 


508  LA    COMPAGME    DE    JESUS 

peine  à  y  relever  des  passages  dont  s'offusque  le  goût  lit- 
téraire d'un  professeur  de  Faculté.  On  lui  fit,  paraît-il, 
observer  que  Humbert  n'était  pas  Jésuite.  Peut-être, 
répond-il,  dans  une  note,  mais  le  livre  est  édité  par  la 
librairie  catholique,  «  à  Lyon,  dans  la  province  où  vous 
avez  votre  principal  établissement  ».  Vient  ensuite  le 
Cours  de  Philosophie  de  Mgr  Bouvier,  évêque  du  Mans, 
enrôlé  lui  aussi  sans  plus  de  façon,  avec  tant  d'autres 
membres  de  l'épiscopat,  dans  la  Compagnie  de  Jésus. 
M.  Génin  trouve  déjà  beaucoup  à  blâmer  dans  ce  Cours 
qui  devait  être  adopté  comme  manuel  par  la  plupart  des 
séminaires  de  France.  Mais  c'est  bien  autre  chose  quand 
il  aborde  deux  publications  récentes  dont  il  nous  reste  à 
parler. 

Un  certain  Busch,  protestant  de  Strasbourg,  venait  de 
faire  dans  cette  ville,  où  M.  Génin  enseignait  les  Belles- 
Lettres,  des  révélations  sensationnelles.  Busch  avait  feuil- 
leté un  Compendium  de  Théologie  morale,  extrait  de  saint 
Liguori  par  l'abbé  Moullet,  prêtre  du  diocèse  de  Fribourg, 
ainsi  que  le  traité  de  Saettler  sur  les  péchés  de  luxure, 
revu  et  réédité  par  l'abbé  Rousselot,  du  diocèse  de  Gre- 
noble. 11  avait  recueilli  dans  le  Compendium  un  certain 
nombre  de  cas  de  conscience,  dont  la  solution  scandalisait 
sa  délicatesse,  et  dans  le  traité  de  Saettler  des  détails  qui 
révoltaient  sa  pudeur.  Il  avait  publié  le  tout  dans  une  pla- 
quette à  laquelle  il  donnait  le  titre  alléchant  de  Découvertes 
d'un  bibliophile.  C'était  bien  ce  qu'on  appelle  découvrir 
l'Amérique  ;  le  livre  de  l'abbé  Moullet  comme  l'opuscule 
de  l'abbé  Rousselot  étaient  en  usage  au  grand  séminaire 
de  Strasbourget  se  vendaientcouramment  chez  le  libraire'. 

I.  Il  se  fit  beaucoup  de  bruit  autour  des  Découyertes  de  Busch; 
elles  avaient  eu  le  don  d'effaroucher  la  pudeur  de  certaines  gens,  héritiers 
des  Pharisiens  de  l'Évangile  ;  on  cria  au  scandale  dans  la  presse  et  même 
à  la  tribune  des  Chambres.  Cet  accès  de  délicatesse  passablement  hypo- 
crite devait  se  renouveler  plusieurs  fois  dans  la  suite.  On  sait  avec  quelle 
vertueuse  indignation  de  farouches  anticléricaux  ont  dénoncé  la  Théo- 
logie morale  du  P.  Gury.  Nous  nous  souvenons  d'un  avocat  plaidant  un 
procès  fameux  et  montrant  aux  juges  un  volume  de  saint  Liguori  qu'il 


CHAPITRE    IX  509 

Le  professeur  delà  Faculté  des  Lettres  se  lança  incontinent 
sur  cette  piste  ;  il  s'empara  des  découvertes  du  bibliophile, 
reproduisit  une  à  une  ses  citations,  en  se  voilant  la  face 
et  vouant  à  l'exécration  des  honnêtes  gens  l'abominable 
enseignement  «  des  Jésuites  ».  Ni  Rousselot,  ni  Moullet, 
ni  Saettler,  ni  même  saint  Liguori  ne  furent  jamais  Jésuites. 
Mais  M.  Génin  ne  s'arrête  pas  devant  cette  objection,  et 
il  continue  de  mettre  à  la  charge  des  Jésuites  tous  les 
péchés  d'Israël  <. 

Cette  manière  de  combattre  ses  adversaires  a  quelque 
chose  de  déconcertant.  On  ne  peut  guère  se  la  permettre 
qu'à  l'égard  des  Jésuites  ;  c'est  encore  un  de  leurs  privi- 
lèges ;  on  en  usa  très  largement  à  l'époque  qui  nous  oc- 
cupe. Un  peintre  célèbre,  chef  d'école,  membre  de  l'Insti- 
tut, directeur  de  l'Ecole  des  Beaux-Arts,  Robert  Fleury, 
exposait  au  Salon  de  1845  Une  Scène  de  l'Inquisition. 
L'accusé  est  à  la  torture,  un  groupe   d'hommes  d'Eglise 

appelait  «  ce  livre  immonde  ».  En  i843  une  Consultation  d'avocats  pro- 
voquée par  les  directeurs  du  grand  séminaire  de  Strasbourg  déclara  que 
l'opuscule  de  Busch  avait  un  caractère  nettement  diffamatoire  et  que  en 
conséquence  le  Supérieur  et  le  professeur  de  morale  étaient  fondés  à  le 
poursuivre  devant  le  tribunal  de  police  correctionnel...  (Cf.  Consultation 
sur  les  publications  de  M.  Busch,  dit  le  Bibliophile,  et  du  «  Courrier 
du  Bas-Iihin  »  contre  renseignement  des  Séminaires.  Strasbourg,  Le 
Roux,  1844.  8°  de  58  pp.  Bibl.  nationale,  Ld'  4909-) 

I .  C'est  une  manière  de  parler  qui  répond  au  point  de  vue  de  l'accu- 
sateur; mais  parmi  ses  accusations,  il  en  est  dont  les  Jésuites  seraient 
fiers  s'ils  les  avaient  méritées,  comme  par  exemple,  d'avoir  créé  l'œuvre 
de  la  Propagation  de  la  foi,  la  dévotion  à  la  médaille  miraculeuse,  etc. 

En  même  temps  que  son  livre,  François  Génin  publiait  sous  le  titre 
d'Actes  des  Apôtres  une  sorte  de  Revue  qui  eut  trois  numéros.  (3  petits 
volumes  in-i8.  Paris,  Paulin,  i844.  Bibl.  Nationale,  Ld',  4935.)  C'est  une 
farrago  où  s'empilent  sans  ordre  notes,  anecdotes,  articles  sur  les 
sujets  les  plus  disparates,  mais  où  perce  toujours  la  préoccupation  pas- 
sée à  l'état  d'idée  fixe  dans  le  cerveau  du  rédacteur,  la  chasse  au  Jésuite 
qu'il  voit  partout.  Lessaluts  dans  certaines  églises  de  Paris  lui  paraissent 
trop  mondains  ;  c'est  «  l'opéra  des  Jésuites»;  les  évêques  dénoncent 
aux  fidèles  de  mauvais  livres;  «  censure  des  Jésuites  »;  on  signale  l'ar- 
rivée en  Algérie  de  deux  ou  trois  missionnaires;  «  Alger,  ancien  nid  de 
pirates,  devenu  un  nid  de  Jésuites  »,  etc.,  etc.  Evidemment  cela  tourne 
à  la  manie.  Il  est  fâcheux  que  tout  cela  soit  signé  d'un  professeur  du 
haut  enseignement  de  l'Etat. 


510  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

occupe  la  plus  grande  partie  de  la  scène.  «  Au  centre  se 
distingue  la  tête  d'un  Jésuite  qui  parait  comme  le  prési- 
dent et  l'instigateur  de  tout  ce  qui  se  passe'.  »  Un  autre 
membre  de  l'Institut,  Charles  Lenormant,  fit  pourtant 
observer  à  son  confrère,  avec  une  politesse  tout  acadé- 
mique, que  les  Jésuites  n'avaient  rien  à  voir  avec  l'Inqui- 
sition ;  ce  qui  d'ailleurs  n'est  pas  tout  à  fait  exact,  car 
plusieurs  Jésuites,  et  saint  Ignace  tout  le  premier,  ont 
connu  les  prisons  de  l'Inquisition  espagnole  ou  portu- 
gaise. 

Après  les  cours  du  Collège  de  France,  1«  gros  roman 
d'Eugène  Sue,  le  violent  réquisitoire  du  professeur  de 
Strasbourg,  nous  devons  distinguer  encore  dans  l'abon- 
dante littérature  antijésuitique  de  l'époque  VHistoire  de 
la  chute  des  Jésuites^  par  le  comte  Alexis  de  Saint-Priest. 
Ecrit  par  un  gentilhomme  de  race,  pair  de  France,  diplo- 
mate et  futur  académicien,  ce  livre  est  d'un  autre  ton  que 
ceux  dont  il  a  été  question  jusqu'ici.  Manifestement  l'au- 
teur se  pique  de  modération  et  croit  être  impartial  ;  en 
réalité  il  est  dominé  par  les  préjugés  courants  auxquels 
il  s'efforce  d'accommoder  l'Histoire.  N'osant,  faute  de 
preuves,  formuler  d'accusations  précises,  il  insinue,  ce 
qui  est  la  façon  la  plus  perfide  d'accuser,  et  ses  insinua- 
tions sont  de  l'espèce  la  plus  odieuse.  Clément  XIV  mou- 
rut empoisonné;  d'après  lui  le  fait  est  certain  ;  il  ne  dira 
pas  que  c'est  par  les  Jésuites,  mais  quiconque  lira  M.  le 
comte  de  Saint-Priest  n'aura  pas  le  moindre  doute  à  cet 
égard.  Henri  IV  les  combla  de  bienfaits,  c'est  qu'il  ne 
voulait  pas  être  assassiné.  Pie  VI  leur  fut  favorable,  c'est 
qu'il  craignait  le  sort  de  Clément  XIV,  son  prédécesseur. 

Au  surplus,  le  noble  Pair  a  pris  soin  de  faire  connaître 
le  but  et  la  portée  de  son  livre;  c'était  sa  contribution  à 
la  défense  de  l'Université  menacée  par  les  Jésuites.  Voici 
en  effet   le  passage  final  de  V Introduction^  emprunté  au 


I.    Le   Correspondant,  5  mai    i845.  Tome  X,  p.  /J55.  Article   Charles 
Lenormant. 


CHAPITRE    IX  511 

discours  qu'il  avait  prononcé  à  la  tribune  de  la  Chambre 
haute  dans  la  discussion  du  projet  Villemain  :  «  Les 
Jésuites  ne  peuvent  pas  enseigner  le  dévouement,  surtout 
à  des  Français.  Ce  serait  pousser  trop  loin  l'abnégation  et 
l'oubli.  Ce  serait  donner  un  trop  violent  démenti  à  leur 
histoire  et  à  la  nôtre.  Ils  ne  peuvent  pas  enseigner  l'amour 
de  la  France.  C'est  pour  cela  qu'ils  y  sont  impossibles. 
C'est  pour  cela  que  la  France  n'en  veut  pas  '.  » 

I.  Inspiré  par  la  polémique  du  moment,  et  donc  improvisé,  le  livre 
du  comte  de  Saint-Priest  sur  les  Jésuites  ne  saurait  être  considéré 
comme  une  œuvre  de  quelque  valeur  au  point  de  vue  de  l'Histoire.  Sa 
documentation  est  plus  qu'insudisante;  il  ne  connaît  et  ne  cite  que 
Bernis;  les  erreurs  matérielles  fourmillent.  M.  Lamache  en  a  relevé  un 
certain  nombre  :  «  Le  noble  écrivain  supplée  trop  souvent  par  l'assu- 
rance de  ses  dédaigneuses  paroles  ce  qui  peut  lui  manquer  d'études  et 
de  notions  sur  les  sujets  dont  il  entretient  le  public...  »  (^Histoire  de  la 
chute  des  Jésuites  au  XVIII'  siècle.  Réponse  à  M.  le  comte  A.  de  Saint- 
Priest,  pair  de  France,  par  Paul  Lamache,  Docteur  en  Droit,  avocat  à  la 
cour  royale  de  Paris.  Waille,  rue  Cassette,  i844-  P.   i54-) 


CHAPITRE  X 


I.  —  La  presse  libérale  et  universitaire  se  déchaîne  contre  les  Jésuites. 
Le  Journal  des  Débats  et  le  Constitutionnel  se  distinguent  entre  tous. 
Le  comte  de  Gliambord  au  collège  d'Oscott.  La  Jésuitophobie  gagne  le 
peuple.  Manifestations  violentes. 

II.  —  Défenseurs  et  apologistes  :  Montalembert.  Henri  et  Charles  de 
Riancey.  Le  «  Solitaire  ».  Les  anonymes.  Dans  les  Journaux  et 
Revues.  Louis  Veuillot  et  l'Univers.  Charles  Lenormant.  Le  P.  Théo- 
dore Ratisbonne.  Des  Jésuites,  par  un  Jésuite.  L'Opuscule  duP.de 
Ravignan,  De  l'Existence  et  de  l'Institut  des  Jésuites.  Impression  pro- 
fonde produite  par  cette  publication.  Une  réticence  et  une  lacune. 
Encore  le  Monopole  universitaire. 

III.  —  Une  ère  de  tribulations.  Mgr  Affre.  Anciens  témoignages  de 
sympathie  pour  la  Compagnie  de  Jésus.  Ordonnance  de  l'archevêque 
de  Paris  contre  la  maison  de  la  rue  des  Postes.  Réponse  du  P.  Général. 
Bref  de  Grégoire  XVI.  Une  thèse  de  Droit  Canon  sur  l'état  religieux 
en  France.  Bref  à  l'évêque  du  Mans  à  propos  de  Solesmes. 

IV.  —  Autres  sujets  d'affliction.  Le  P.  François  Moigno.  Le  P.  Charles 
Déplace.  Le  cas  Affenaër.  Le  vrai  peut  quelquefois  n'être  pas  vraisem- 
blable. 

I 

Les  cours  du  Collège  de  France  avaient  sonné  comme 
un  appel  aux  armes.  C'était  le  rôle  de  la  presse  périodi- 
que d'en  prolonger  le  retentissement  dans  le  temps  et 
dans  l'espace;  elle  s'en  acquitta  avec  autant  d'entrain  que 
d'ensemble.  Du  commencement  de  1843  à  la  fin  de  18451a 
rubrique  Jésuites  occupe  une  place  importante  dans  les 
colonnes  des  grands  journaux  de  Paris,  le  Constitution- 
nel., le  Siècle.,  le  National.,  le  Journal  des  Débats.,  le  Cour- 
rier français.,  etc.  A  vrai  dire,  le  fond  de  cette  littérature 
n'est  pas  très  abondant;   c'est  celui    du  livre  de  Génin; 


CHAPITRE    X  513 

c'en  est  aussi  la  méthode.  En  règle  générale,  très  peu  de 
faits  précis,  des  imputations,  souvent  fantaisistes  jusqu'à 
l'extravagance,  contre  d'imaginaires  Jésuites,  mais  qui  en 
définitive  portent  contre  le  clergé,  l'Eglise  et  la  religion. 
Le  Journal  des  Débats  se  distingua  dans  cette  campagne 
par  une  acrimonie  enveloppée  de  grâces  littéraires  pas 
toujours  également  heureuses.  C'est  lui  qui  lança  à 
l'adresse  des  Jésuites  un  de  ces  mots  à  effet  qui  tiennent 
lieu  de  raisons  aux  esprits  irréfléchis  :  «  Qu'ai-je  à  faire 
de  vos  vertus,  si  vous  m'apportez  la  peste  '  ?  »  Qu'on  y 
regarde  de  près,  ce  n'est  rien  qu'un  outrage  doublé  d'une 
sottise.  Un  autre  jour  l'épigramme  est  agrémentée  d'un 
mélange  plutôt  bizarre  de  réminiscences  classiques;  les 
héros  d'Homère  y  voisinent  avec  le  chevalier  d'Assas. 
C'est  à  propos  de  la  publication  des  cours  de  Quinet  et 
Michelet.  La  Révolution  de  Juillet  a  obligé  un  roi  dévot  à 
fuir  hors  de  France  :  «  La  mer  a  emporté  les  Grecs,  mais 
le  cheval  d'Ulysse  est  resté  dans  nos  murs.  Charles  X  est 
couché  dans  les  caveaux  de  Goritz  ;  mais  les  Jésuites  sont 
à  Paris...  D'ailleurs  MM.  Michelet  et  Quinet  sont  assurés 
de  trouver  partout  la  même  sympathie,  car  la  cause  dont 
ils  sont  les  champions  est  celle  du  pays  et  du  siècle.  Le 
pays  et  le  siècle  ne  resteront  pas  sourds  à  la  voix  de  ces 
sentinelles  avancées  qui  leur  crient  :  «  Auvergne,  à  moi  ce 
sont  les  ennemis  2!  » 

1.  Voici  le  passage  complet  :  «  Je  veux  croire  à  la  simplicité  primi- 
tive et  à  l'humilité  évangélique  de  ces  pauvres  moines,  comme  on  les 
appelle.  J'estime  dans  M.  l'abbé  de  Ravignan  la  modestie  de  ses  senti- 
ments et  la  distinction  un  peu  froide  de  sa  parole.  J'apprécie  l'art  infini 
avec  lequel  il  s'applique  à  dissimuler  l'énergie  secrète  et  implacable  de 
la  réaction  dont  il  est  un  des  principaux  organes.  Mais  qu'importe  que 
les  moines  de  la  rue  des  Postes  ou  de  la  rue  Sala  soient  des  saints,  s'ils 
cachent  dans  les  plis  de  leur  robe  d'innocence  le  fléau  qui  doit  troubler 
l'Etat?  Qu'ai-je  à  faire  de  vos  vertus,  si,.,  etc.  »  (Journal  des  Débats^ 
10  Mars  1 845.)  L'article  avait  pour  auteur  un  universitaire,  Cuvillier- 
Fleury,  que  Louis-Philippe  avait  choisi  pour  précepteur  du  duc  d'Au- 
male.  —  «  Hélas!  disait  plus  tard  le  grand  évêque  de  Poitiers,  Mgr  Pie, 
il  y  a  chez  nous  des  pestes  de  plus  d'une  sorte,  et  ce  ne  sont  pas  des 
saints,  ceux  qui  les  apportent  et  les  propagent.  » 

2.  Journal  des  Débats,  i3  sept.  i843.  Article  signé  Louis  AUoury. 

Lu  Compagnie  de  Jésus.  33 


514  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Une  autre  fois  encore  la  feuille  universitaire  par  excel- 
lence dénonce  comme  immorale  un  livre  de  piété  intitulé 
Marie  conversant  avec  ses  enfants.  Ce  ne  pouvait  être  que 
l'œuvre  d'un  Jésuite.  Mais  voici  qu'  «  on  lui  prouve  que  ce 
livre  est  sorti  des  mains  de  l'un  des  plus  doctes  et  des 
plus  vénérables  évêques  de  France,  Mgr  Dévie,  évêque 
de  Belley  »  '.  Semblables  méprises  et  de  plus  graves  se 
rencontrent  à  tout  instant  dans  les  colonnes  du  Constitu- 
tionnel ou  du  National;  ce  serait  naïveté  de  les  croire 
involontaires  ;  car  on  admet  a  priori  que  tout  ce  qui  se 
fait  à  l'heure  présente  dans  l'Église  est  fait  par  et  pour  les 
Jésuites.  On  a  vu  plus  haut  la  Propagation  de  la  Foi  inven- 
tée par  les  Jésuites  pour  battre  monnaie  ;  d'après  le,Vrt//o- 
n«Z,  l'œuvre  delà  Sainte-Enfance^  cette  création  touchante 
du  saint  évêque  missionnaire,  Mgr  de  Forbin-Janson, 
n'a  ni  une  autre  origine,  ni  un  autre  but.  Mais  il  faut  citer 
tout  le  passage;  on  y  voit  à  quel  délire  d'impiété  se  lais- 
sèrent emporter  par  leur  Jésuitophobie  les  intellectuels 
de  ce  temps-là  : 

«  Les  Jésuites  crient  sur  les  toits  qu'ils  viennent  régé- 
nérer la  France  par  la  religion,  que  par  eux  là  religion  va 
refleurir.  Ils  bâtissent  des  confréries  où  ils  enrôlent  tous 
les  âges,  tous  les  sexes,  toutes  les  professions.  Ils  en  ont 
pour  les  gens  titrés,  pour  les  étudiants  en  droit  et  les  étu- 
diants en  médecine,  ils  enrégimentent  jusqu'aux  laquais  et 
aux  servantes.  Tout  ce  monde-là  paie,  bien  entendu,  cha- 
cun selon  ses  moyens;  car  cela  est  calculé  en  conscience. 
Il  y  a  même  une  confrérie  d'enfants,  où  l'on  donne  un  sou 
par  semaine  pour  racheter  les  petits  Chinois  que  leurs 
parents  donnent  à  manger  aux  cochons.  Les  Jésuites  font 
des  reliques,  des  miracles;  la  sainte  robe  de  Jésus-Christ 
opère  tous  les  jours  des  prodiges  à  Argenteuil;  plus  loin 
c'est  la  médaille  frappée  en  l'honneur  de  l'Immaculée-Con- 
ception,  ailleurs  c'est  sainte  Philomène,  ailleurs  c'est 
autre  chose...  Bref,  pour  relever  la  religion  il  n'y  a  rien 

I.  UAmi  de  la  Religion,  T.  GXXI,  p.  616. 


CHAPITRE    X  515 

dont  les  Jésuites  ne  soient  capables,  jusqu'à  escalader  la 
nuit  les  corniches  des  maisons  de  Lyon  pour  y  placer  des 
madones  de  plâtre  '.  Dites  un  mot,  fournissez-leur  les 
fonds,  ils  sont  prêts  à  entreprendre  des  missions  en  Chine, 
aux  Indes,  en  Angleterre  ;  mais  ne  leur  parlez  pas  d'affran- 
chir le  clergé  rural...  ^  » 

Le  journal  qui  sous  la  Restauration  s'était  fait  une  spé- 
cialité de  la  guerre  aux  Jésuites,  qui  maintenant  publiait 
en  feuilleton  le  roman  d'Eugène  Sue,  le  Constitutionnel, 
ne  pouvait  se  laisser  dépasser  dans  ce  concours  de 
méchancetés  et  d'inepties.  Grâce  au  Juif  ei'rant^  c'était  à 
cent  mille  lecteurs  qu'il  apportait  de  terrifiantes  informa- 
tions sur  les  menées  et  les  progrès  des  fils  de  Loyola.  Un 
jour  c'est  une  correspondance  d'Amiens  sur  les  Jésuites 
de  Saint-Acheul  :  «  lis  sont  une  cinquantaine...  Que  fait 
là  cette  sainte  et  illégale  agglomération  de  gens  qui  n'ont 
pas  l'honneur  d'être  citoyens  français?  Ce  que  les  Jésuites 
font  partout.  Ils  s'insinuent;  ils  travaillent  à  dominer  le 
clergé...  Votre  journal  annonçait  dans  ces  derniers  temps 
que,  depuis  1830,  les  Jésuites  avaient  acquis  pour  cinq  ou 
six  millions  de  biens  fonds  dans  le  seul  département  du 
Rhône  ;  je  n'évaluerai  pas  leurs  possessions  dans  la  Somme  ; 
mais  elles  sont  énormes...  Ils  acquièrent  cette  fortune  en 
captant  les  testaments;  mais  que  sera-ce  donc,  lorsque, 
après  avoir  renversé  l'Université,  ils  pourront  ouvrir  des 
écoles  et  abêtir  la  jeunesse  de  France?  »  L'article  est 
du  8  octobre  1843;  il  y  en  a  d'autres  le  10  et  le  11  dans 
le  même  goût. 

On  n'oublie  pas  en  effet  la  grosse  question  du  jour;  on 
y  revient  à  temps  et  à  contre-temps;  tout  y  ramène.  Ce 

I.  Le  Père  Adrien  Nampon  s'était  en  effet  employé  à  faire  rétablir 
les  statues  de  la  Sainte  Vierge  très  nombreuses  autrefois  aux  angles  des 
rues  de  Lyon.  C'est  ce  que  le  chroniqueur  essaie  de  ridiculiser. 

1.  Le  National,  i6  Juin  i843.  C'est  le  paragraphe  final  d'un  long 
article,  sous  la  rubrique  Variétés,  à  propos  du  livre  des  abl)és  Allignol 
sur  le  prétendu  asservissement  du  clergé  vis-à-vis  de  l'autorité  épisco- 
pale.  L'article  est  signé  F.  G.  (évidemment  François  Génin).  On  a  vu 
dans  son  livre  que  cet  asservissement  est  un  des  méfaits  des  Jésuites. 


516  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

sont  les  Jésuites  qui  en  veulent  au  monopole  de  l'Univer- 
sité. Le  clergé  ne  se  soucie  pas  de  la  liberté  d'ensei- 
gnement; il  a  autre  chose  à  faire.  «  Mais  il  y  a  en  France 
une  Congrégation  qui  aspire  au  partage  d'abord,  puis 
ensuite  au  monopole  de  l'enseignement.  Cette  Congré- 
gation pèse  sur  le  clergé  séculier  et  le  presse  à  se  faire 
violent,  injurieux,  flatteur  ou  démagogue,  à  marcher  par 
toutes  les  voies  à  la  conquête  d'une  liberté  dont  il  ne  fera 
qu'un  médiocre  usage.  Il  paiera  les  frais  de  la  guerre  et 
la  victoire  ne  sera  pas  pour  lui.  La  victoire,  si  jamais  le 
Gouvernement  avait  la  faiblesse  de  se  rendre,  serait 
exploitée  par  les  Jésuites.  Depuis  longtemps  tous  leurs 
efforts  sont  dirigés  de  ce  côté  ;  ils  laissent  aux  simples 
prêtres  les  travaux  du  sacerdoce  ;  ils  se  réservent  de  façon- 
ner les  générations  naissantes  à  leur  joug  par  l'éducation 
publique.  Le  moyen  leur  paraît  plus  sûr  pour  arriver  à  la 
domination.  »  (5  Octobre  1843.) 

On  est  ici  sur  le  vrai  terrain  de  la  défense  du  monopole  ; 
le  rédacteur  universitaire  y  installe  ses  batteries  et  tire 
sans  se  lasser  et  sans  souci  des  redites  :  «  Il  est  évident 
pour  tout  homme  de  bonne  foi  que  la  querelle  où  s'en- 
gagent malheureusement  un  certain  nombre  d'évêques 
est  celle  des  Jésuites  contre  l'Université.  »  Si  on  les  voit 
réclamer  la  liberté  d'enseignement,  c'est  que  «  les  qua- 
rante-sept établissements  que  les  Jésuites  ont  fondés  en 
France  en  dépit  des  lois,  sont  pourvus  de  professeurs  et 
prêts  à  recevoir  des  élèves...  Les  pieux  curés  et  les  des- 
servants des  paroisses  ne  songent  pas  le  moins  du  monde 
à  déserter  la  chaire  évangélique  pour  une  chaire  de  rhéto- 
rique ou  de  grammaire...  L'intérêt  des  Jésuites  est  ici  seul 
enjeu.  »  (12  Novembre  1843.)  Comme  Génin,  le  Constitu- 
tionnel s'essaie  à  plaisanter  sur  la  guérison  miraculeuse  du 
jeune  Clifford,  élève  des  Jésuites  de  Fribourg  :  «  Au  temps 
de  la  querelle  des  Jansénistes  et  des  disciples  de  saint 
Ignace  on  répondait  aux  miracles  par  des  miracles... 
L'Université  n'a  pas  besoin  de  cette  espèce  d'argument; 
elle  y  renonce  d'avance.  MM.  les  proviseurs  s'avoueront 


CHAPITRE    X  517 

vaincus  sur  ce  point,  et  nul  n'ajoutera  au  prospectus  de  son 
collège  après  ces  mots  :  Tel  ou  tel  médecin  est  attaché  à 
l'établissement,  ceux-ci  :  En  cas  de  maladie  chronique 
ou  incurable  on  garantit  aux  parents  l'essai  d'un  miracle 
par  le  proviseur  qui  s'est  fait  avantageusement  connaître 
en  plus  d'une  occasion.  »  (30  Juin  1843.)  On  a  vu  tout  à 
l'heure  la  sollicitude  du  Constitutionnel  ^o\iy  le  clergé  des 
paroisses;  de  même  la  spirituelle  tirade  qu'on  vient  de  lire 
est  précédée  de  protestations  de  respect  pour  la  religion. 
Ces  honnêtes  gens  n'en  veulent  qu'aux  Jésuites;  les 
Jésuites  font  tort  à  la  religion  et  les  Jésuites  tyrannisent 
le  clergé.  Ce  sont  les  chapitres  de  Génin  découpés  en  arti- 
cles de  journaux. 

Mais  ce  furent  les  révélations  du  «  bibliophile  »  stras- 
bourgeois  que  la  presse  universitaire  exploita  contre  les 
Jésuites  avec  une  complaisance  sans  égale.  L'abbé  Moul- 
let  et  l'abbé  Rousselot,  invariablement  appelés  le  Père 
Rousselot  et  le  Père  Moullet,  furent  dénoncés  à  l'indigna- 
tion et  à  l'exécration  universelle.  On  parla  «  de  citations 
impures  qui  font  frémir  la  morale  publique  »,  «  des  hon- 
teux écarts  de  l'enseignement  des  séminaires  »,  «  de  la 
boue  de  la  casuistique  dont  les  éclaboussures  rejaillis- 
sent sur  le  clergé  »,  «  de  la  sale  et  honteuse  morale  des 
traités  de  théologie  »,  etc.  Et  le  tout  était  mis  au  compte 
des  Jésuites.  Cette  fois  encore,  ce  fut  le  Globe  qui,  agacé 
par  la  délicatesse  de  ses  confrères,  se  chargea  de  les  rap- 
peler à  la  véritable  pudeur.  Dans  un  long  article  plein  de 
bon  sens  et  de  loyauté,  il  leur  exposa,  ce  que  tous  d'ail- 
leurs savaient  très  bien,  que  les  prêtres  ont  besoin  de 
connaître  les  plaies  auxquelles  ils  auront  à  appliquer  le 
remède  dans  leur  ministère  de  confesseurs,  et  donc, 
que  les  livres  où  ils  les  étudient,  écrits  en  latin,  s'adres- 
sent non  au  commun  des  lecteurs,  mais  à  des  spécia- 
listes, que  partant,  ils  ne  sont  pas  plus  immoraux  que 
les  traités  de  médecine  où  sont  décrites  les  maladies 
honteuses.  Par  ailleurs,  aux  Pharisiens  qui  se  scanda- 
lisaient   des    décisions    appuyées    sur    la    doctrine    du 


518  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

probabilisme,  le  Globe  déclarait  très  nettement  qu'ils 
n'avaient  rien  compris  aux  textes  des  casuistes,  et  il  les 
mettait  au  défi  de  soutenir  l'opinion  contraire.  C'est  ce 
que  les  prêtres  français,  Jésuites  ou  non,  eussent  répondu 
à  tous  ces  vengeurs  de  la  morale  publique,  au  nombre 
desquels  on  comptait  l'auteur  des  Mystères  de  Paris  et 
du  Juif  errant*.  Mais  mieux  valait  sans  doute  que  la  leçon 
fût  faite  par  un  journal  très  indépendant  de  l'Église  et 
point  du  tout  sympathique  aux  Jésuites.  h'Ami  de  la 
Religion  reproduisait  in  extenso  l'article  du  Globe  que, 
en  raison  de  sa  provenance,  il  appelait  «  un  événe- 
ment »^. 

Nous  ne  relèverons  pas  les  faits  divers  dont  les  grands 
journaux  agrémentaient  en  ce  temps-là  leurs  charges 
contre  les  Jésuites,  leurs  doctrines  et  leurs  projets.  Ce 
sont  d'ordinaire  des  historiettes  inventées  de  toutes  pièces, 
ou  bien,  selon  la  méthode  que  nous  avons  déjà  vue  en 
pratique,  on  transforme  en  Jésuites  des  personnages  abso- 
lument étrangers  à  la  Compagnie  de  Jésus.  Voici  un  spé- 
cimen du  genre.  Le  duc  d'Angoulême  étant  mort  en  1843, 
le  comte  de  Chambord  devenait  le  chef  de  la  maison  de 
France;  il  en  donna  avis  à  toutes  les  cours,  par  une  Note 
où  du  même  coup  il  affirmait  son  droit  à  la  Couronne.  A 
cette  occasion  un  certain  nombre  de  notabilités  du  parti 
légitimiste  se  rendirent  à  Londres  pour  saluer  «  Henri  V  » . 
La  manifestation  de  Belgrave-Square  mit  en  grand  émoi 
les  sphères  politiques;  il  y  eut  d'ardentes  discussions  à 
la  Chambre  des  Députés  et,  finalement,  vote  de  blâme  con- 
tre huit  de  ses  membres  qui  avaient  pris  part  au  pèleri- 
nage. Ils  donnèrent  leur  démission  et  furent  tous  réélus. 
Ces  incidents  ne  pouvaient  manquer  d'échauffer  les  esprits  ; 
au  début  de  1844,  il  n'était  bruit  dans  la  presse  que  du 
«  complot  légitimiste  ».  On  trouva  le  moyen  d'y  impliquer 
les  Jésuites,  Nous  avons  dit  déjà  que,   pendant  toute  la 

I.  On  a  lu  plus  haut  la  déclaration  d'Eugène    Sue  à  la  dernière  page 
de  son  roraan  :  «  Les  œuvres  immondes  des  Jésuites,  etc..  » 
a.  UAmi  de  la  Religion.  T.  GXVII,  p.  428. 


CHAPITRE   X  519 

durée  de  la  Monarchie  de  Juillet,  on  s'obstina  dans  les 
régions  gouvernementales  à  voir  en  eux  des  carlistes^  et 
par  là  même  des  adversaires.  Voici  donc  la  nouvelle  que 
le  Journal  des  Débats  servait  à  ses  lecteurs  en  guise  d'étren- 
nes  au  1®''  Janvier  1844  : 

«  On  lit  dans  le  Moniteur  parisien  :  Plusieurs  journaux 
ont  annoncé  que  le  duc  de  Bordeaux  avait  visité  un  collège 
français  près  de  Birmingham,  et  que  sa  présence  y  avait 
excité  le  plus  vif  enthousiasme.  Nous  trouvons  à  ce  sujet, 
dans  une  correspondance  anglaise,  des  détails  très  curieux. 
Et  d'abord,  l'établissement  est  le  collège  d'Ascott  {sic), 
tenu  par  les  Jésuites  et  renfermant,  avec  beaucoup  d'en- 
fants de  nobles  familles  catholiques  d'Irlande,  quelques 
fils  de  famille  du  continent.  Le  duc  de  Bordeaux  y  a  cou- 
ché une  nuit...  Le  lendemain  il  a  assisté  à  une  séance 
dramatique  où  on  a  joué  le  deuxième  acte  d'Athalie.  Le 
jeune  Arthur  de  Glamorgan  déclama  : 

Il  faut  que  sur  son  trône  un  roi  soil  élevé 

Qui  se  souvienne  un  jour  qu'au  rang  de  ses  ancêtres 

Dieu  l'a  fait  remonter  par  la  main  de  ses  prêtres. 

«  Les  Révérends  Pères  Jésuites,  qui  étaient  fort  nom- 
breux, ont  agité  vivement  leurs  chapeaux;  le  dernier  vers 
a  été  répété  avec  enthousiasme  et  les  écoliers  de  la  classe 
de  français  ont  poussé  de  longs  liuzza.  Le  prince  s'est 
assis  à  la  table  du  R.  P.  Wiseman,  Supérieur  et  Provincial 
de  l'Ordre  ;  il  y  avait  cinq  Jésuites  français.  Le  lendemain 
le  prince  est  parti,  emportant  les  bénédictions  des  Révé- 
rends Pères.  » 

La  réponse  ne  se  fit  pas  attendre  ;  elle  vaut  d'être  citée. 
Le  futur  cardinal  Wiseman  écrit  à  la  fois  au  Moniteur 
Parisien  et  au  Journal  des  Débats. 

a  Collège  Sainte-Marie,  Oscott,  8  janvier  i844. 

«  Monsieur  le  Rédacteur, 

«  J'ai  lu  avec  beaucoup  de  surprise  les  détails  que  vous 
avez  donnés  dans  votre  journal  du  l"' janvier  sur  la  visite 


520  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

de  Mgr  le  duc  de  Bordeaux  au  collège  d'Oscott  que  j'ai 
rhonneur  de  présider,  détails  que  vous  signalez  juste- 
ment comme  très  curieux. 

«  Mgr  le  Duc  de  Bordeaux  nous  a  accordé  une  visite  et 
nous  avons  fait  tout  notre  possible  pour  la  lui  rendre 
agréable...  Mais  à  part  cela,  tout  dans  votre  récit  est  un 
rêve,  une  pure  fiction,  dont  je  réclame  la  pleine  rect,ifi- 
cation. 

«  1°  Ce  collège  est  dirigé,  non  par  des  Jésuites,  mais 
par  des  prêtres  séculiers. 

«  2"  Je  ne  suis  pas  moi-même  membre  de  cette  illustre 
Société  et  par  conséquent  je  n'en  suis  pas  le  Provincial. 

«  3"  Si,  par  «  fils  de  famille  du  continent  »,  on  veut 
désigner  des  Français,  je  puis  vous  assurer  qu'il  n'y  en  a 
pas  un  seul  parmi  nos  élèves. 

«  4"  On  n'a  pas  récité  un  seul  vers  d'A^7i<2^te,  ni  d'aucune 
autre  pièce  française... 

«  5°  Il  n'existe  dans  notre  établissement  personne  qui 
s'appelle  Arthur  Glamorgan  ;  je  n'ai  jamais  connu  ce  nom 
ni  en  Irlande  ni  en  Angleterre. 

«  6°  Par  conséquent  ni  lui  ni  personne  n'a  récité  les 
vers  que  vous  citez  d'Athalle. 

«  7°  Et  par  suite  ils  n'ont  pas  été  accueillis  avec  enthou- 
siasme par  les  Pères  Jésuites,  avec  agitation  de  chapeaux 
ou  des  huzza.  Tout  dans  cette  scène  est  imaginaire,  l'élève, 
les  vers,  les  Jésuites  et  leurs  chapeaux.  Vous  ajoutez  que 
parmi  les  Pères  qui  faisaient  partie  de  cette  réunion,  se 
trouvaient  cinq  Pères  français.  Comme  aucun  Jésuite  ne 
s'y  trouvait,  il  n'y  en  avait  aucun  de  Français. 

ft  Si  je  me  crois  en  droit  de  réclamer  l'insertion  de 
cette  lettre  pour  démentir  un  récit  si  singulièrement 
dépourvu  de  toute  vérité,  ce  n'est  pas  pour  des  motifs 
personnels,  mais  parce  que  l'article  tend  à  créer  des  pré- 
jugés contre  la  Congrégation  respectable  dont  vous  me 
faites  le  Provincial. 

«  Je  suis,  etc.. 

N.  WiSEMAN,  évêque  de  Mélipotame. 


CHAPITRE    X  521 

Inutile  de  dire  que  les  journaux  auxquels  cette  lettre 
était  adressée  se  gardèrent  de  la  publier.  D'autres  sup- 
pléèrent à  leur  silence  '.  Le  Journal  des  Débats  et  le 
Âloniteur  Parisien  comptaient  parmi  les  principaux  orga- 
nes dévoués  à  la  dynastie  de  Juillet.  11  resta  établi  pour 
leur  public  que  les  Jésuites  demeuraient  partisans  du 
régime  déchu.  Cette  petite  histoire  prouve  que,  dans  la 
guerre  aux  fils  de  Loyola,  on  pratique  volontiers  la  maxime 
qu'on  leur  attribue  :  la  fin  justifie  les  moyens. 

Quant  au  résultat  de  toutes  ces  excitations  il  fut  ce  qu'il 
devait  être.  Gomme  au  temps  de  Montrouge  et  de  M.  de 
Montlosier,  l'obsession  du  Jésuite  s'empara  d'une  multi- 
tude de  gens,  et  point  seulement,  comme  nous  le  verrons 
plus  tard,  parmi  le  populaire;  les  personnages  du  Juif 
errant  hantaient  les  cerveaux  ;  on  les  retrouvait  partout 
et  ces  rencontres  provoquaient  les  incidents  les  plus 
bizarres.  La  Gazette  des  Hôpitaux  signalait  des  cas  de 
Jésuitophobie  à  l'attention  des  médecins  spécialistes.  L'un 
d'eux,  ayant  recommandé  une  maison  de  santé  à  un  malade 
qui  manquait  de  soins  dans  sa  famille,  se  vit  traiter  de 
Z)''  Baleinier  (un  des  plus  vilains  types  du  roman).  D'un 
autre  à  qui  il  avait  proposé  une  sœur  de  Bon-Secours,  il 
reçut  la  lettre  suivante  : 

«  Monsieur,  ce  n'est  pas  tout  d'être  Jésuite;  il  faut  encore 
être  adroit.  La  gaucherie  avec  laquelle  vous  avez  voulu 
m'entourer  de  gens  de  votre  espèce  m'a  vite  indiqué  à 
qui  j'avais  afifaire.  Gardez  vos  soins  que  je  refuse.  Je  déteste 
les  Rodin  en  robe  ou  en  diplôme.  Eugène  Sue  nous  apprend 
les  moyens  de  les  reconnaître  et  de  les  démasquer  2.  » 

En  même  temps  l'opinion  publique  exaspérée  contre 
ces  fantômes  malfaisants,  mais  insaisissables, commençait 
à  manifester  contre  les  quelques  réels  Jésuites  que  l'on 
pouvait  atteindre.  Le  quartier  latin,  déjà  grisé  par  les 
diatribes  du  Collège  de  France,  entra  en  fureur  à  la  suite 


1.  VUnivers,  16  Janvier  1873.  L  Ami  de  la  Religion.  T.   GXX,   p.    118. 

2.  Cf.  L'Ami  de  la  Religion,  5  décembre  18/I4.  T.  CXXIII. 


522  L.V    COMPAGNIE    DE    JESUS 

des  discussions  passionnées  qui  eurent  lieu  aux  Chambres 
et  dans  les  journaux  après  le  pèlerinage  des  roya- 
listes à  Londres.  Dans  les  derniers  jours  de  décembre  les 
murs  de  la  maison  de  la  rue  des  Postes  se  couvrirent  de 
placards  injurieux  et  menaçants.  On  y  voyait  des  Jésuites 
dans  toutes  les  attitudes  de  criminels  en  train  de  payer 
leur  dette  à  la  justice,  ligottés,  flagellés,  pendus  à  la 
potence  ou  aux  réverbères.  Les  inscriptions  commentaient 
l'image.  Les  Lettres  annuelles  ont  conservé  quelques 
spécimens  de  cette  littérature  :  «  Malheur  aux  Jésuites!  !  ! 
—  Mort  à  ceux  qui  veulent  s'élever  contre  l'Université! 
Mortà  ceuxqui  veulentrétablir  le  paganisme  (!?),  qui  sédui- 
sent les  âmes  faibles,  les  vieilles  bigotes  pour  parvenir 
à  dominer  partout  !  Mort  enfin  à  ceux  qui  traitent  Molière 
d'excommunié  !  »  Et  cette  autre  qui  portait  presque  sa 
signature  :  «Si  les  Jésuites  continuent  à  faire  la  mauvaise 
tête,  on  les  fera  danser  avec  leur  boutique.  Avant  huit 
jours  ils  rôtiront.  On  leur  fera  gagner  le  ciel  par  le  martyre. 
Il  faut  un  exemple  qui  épouvante  cette  canaille,  et  les  étu- 
diants se  chargent  de  venger  l'Université,  puisque  le  Gou- 
vernement ne  veut  pas  s'en  charger.  Gare  à  eux  !  » 

Citons  encore  ce  fragment  d'une  lettre  reçue  alors  par 
le  Père  Recteur,  et  qu'il  crut  devoir  conserver  entre 
beaucoup  d'autres  :  «  A  tous  les  êtres  composant  la  Com- 
pagnie soi-disant  de  Jésus  :  Vermine  immonde  !  Tu  as 
reparu  au  milieu  de  cette  nation  régénérée  par  1792. 
Rentre  au  plus  tôt  dans  les  repaires  inconnus,  dans  les 
fanges  croupissantes  d'où  tu  as  osé  ressortir.  Sinon  la 
vraie  France  saura  bien  se  résigner,  si  indigne  que 
soit  pour  elle  cette  sale  besogne,  à  t'écraser  sous  son 
pied.  » 

A  certains  jours  où  la  passion  irréligieuse  peut  donner 
toute  sa  mesure,  les  grossières  injures  sont  remplacées 
tout  naturellement  par  des  balles  de  revolver.  C'est  pour- 
quoi, malgré  nos  répugnances,  nous  reproduisons  ces 
insanités;  ceci  précède  cela  et  l'explique.  Et  telle  est, 
sous  des  formes  différentes,  la   conclusion  tirée    par  la 


CIIAPITRli    X  523 

logique  populaire  de  l'enseignement  donné  par  des 
hommes  de  lettres  dans  les  journaux,  ou  même  par  des 
professeurs  dans  les  chaires  des  Facultés. 


II 


La  littérature  antijésuitique  de  la  période  qui  nous 
occupe  fut  assurément  très  abondante.  Nous  avons  cité 
la  note  triomphale  de  l'éditeur  du  livre  de  Michelet  et 
Quinet  :  «  Jamais  succès  pareil...  En  deux  ans,  deux  cents 
volumes  pour  ou  contre...  »  Même  en  faisant  la  part  de 
l'hyperbole  professionnelle,  il  reste  que,  à  la  suite  des 
professeurs  du  Collège  de  France,  beaucoup  d'écrivains 
s'étaient  occupés  des  Jésuites,  soit  pour  les  attaquer,  soit 
pour  les  défendre.  Parmi  les  premiers  nous  avons  men- 
tionné ceux  qui  méritaient  de  l'être.  Les  autres  n'ont 
droit  qu'au  silence  et  à  l'oubli,  à  quoi  ils  se  sont  d'ailleurs 
voués  de  leur  plein  gré.  Il  est  bien  remarquable  en  effet 
que  ces  phamphlets  sont  à  peu  près  invariablement  ano- 
nymes ;  les  auteurs  se  sont  rendu  compte  qu'il  n'en 
rejaillirait  sur  leur  nom  aucune  gloire.  Nous  prenons 
au  hasard  dans  la  collection  :  Les  Jésuites  démasqués.  — 
La  déconfiture  des  Jésuites.  —  Le  Jésuitisme  vaincu  et 
anéanti.  —  Conseils  de  Satan  aux  Jésuites.  —  Le  confes- 
sionnal des  Jésuites.  —  Doctrines  morales  et  politiques  des 
Jésuites. —  La  Conjuration  des  Jésuites^  etc..  Les  titres 
sont  généralement  dans  ce  goût-là.  A  ajouter  :  Histoire 
dramatique  et  pittoresque  des  Jésuites ,  illustrée,  un  certain 
nombre  d'Épitres  en  vers  et  enfin  les  inévitables  Monita 
sécréta.  Si  l'on  se  reporte  aux  productions  similaires  de 
1824-1826,  on  voit  qu'à  vingt  ans  de  distance  ce  sont  les 
mêmes  mensonges  que  l'on  sert  au  public  et  aussi  les 
mêmes  inventions  saugrenues. 

Par  contre  les  apologistes  ne  manquèrent  pas  à  la 
Compagnie  de  Jésus,  et  on  conviendra  qu'ils  font  meil- 
leure figure  que  ses  détracteurs,  dans  la  République  des 


524  LA    COMrA<^iNlE     DE    JESUS 

Lettres.  D'abord  on  sait  leurs  noms  ;  ils  ont  droit  de 
trouver  place  dans  cette  Histoire.  Au  premier  rang,  nous 
devons  citer  Montalembert,  Dans  son  Manifeste  de  1843 
sur  la  liberté  d'enseignement,  il  posait  la  question  des 
Jésuites  avec  une  netteté  et  une  élévation  de  langage  qui 
dut  paraître  singulièrement  audacieuse  : 

«  Il  faut  avoir  le  courage  de  le  dire  sans  subterfuge  et 
sans  détour  :  l'éducation  ne  peut  être  solidement  régé- 
nérée et  épurée  que  parles  Congrégations  religieuses.  11 
est  juste  d'assigner  entre  elles  un  rang  élevé  à  ces  Jésuites 
qui  ont  sauvé  la  foi  dans  la  plupart  des  pays  catholiques  au 
XVI®  siècle,  et  qui  depuis  ont  eu  le  magnifique  privilège 
d'être  dans  tous  les  pays  et  à  toutes  les  époques  le  pre- 
mier objet  de  la  haine  de  tous  les  ennemis  de  l'Église.  Il 
est  juste  et  il  est  naturel  que  l'Eglisô  elle-même  et  que 
tous  ses  enfants  dociles  et  dévoués,  éclairés  par  cette 
démonstration  si  incontestable  de  leurs  immortels  méri- 
tes, les  maintiennent  en  possession  d'une  confiance  et 
d'un  respect  que  la  rage  de  leurs  antagonistes  ne  peut 
qu'accroître.  Arrière  donc  ces  catholiques  pusillanimes, 
s'il  s'en  trouve,  qui  s'associeraient  lâchement,  même  par 
leur  silence,  aux  invectives  et  aux  calomnies  de  nos  enne- 
mis contre  des  accusés  qui  n'ont  pas  besoin  de  se  défen- 
dre, mais  dont  la  gloire,  les  vertus  et  les  malheurs  font 
partie  de  notre  apanage.  Si  la  liberté  ouvrait  à  cette  illustre 
Compagnie  les  portes  de  la  France,  comme  elle  lui  a 
ouvert  celles  de  l'Angleterre,  de  la  Belgique  et  de  l'Améri- 
que, à  l'abri  désormais  des  dangers  que  lui  a  fait  courir  une 
alliance  trop  intime  avec  les  monarchies  absolues  dont  elle 
a  été  si  cruellement  la  victime,  stimulée  par  la  concur- 
rence et  pénétrée  par  l'esprit  généreux  de  notre  pays,  on 
ne  peut  douter  qu'elle  ne  mît  bientôt  ses  méthodes 
anciennes  et  éprouvées  au  niveau  de  tous  les  besoins  de 
la  science  moderne  et  que,  dans  les  divers  degrés  de 
l'enseignement,  ses  membres  n'obtinssent  des  succès  ana- 
logues à  ces  prodiges  d'éloquence  qui,  du  haut  de  la 
chaire  chrétienne,  ont   été  éveiller   les  jalouses  fureurs 


CHAPITRE    X  525 

des  prédicateurs  du  Collège  de  France'.  Aussi  la  loi  qui, 
sous  prétexte  de  pourvoir  à  l'instruction  secondaire,  con- 
sacrerait l'exclusion  de  cet  Ordre  du  sein  d'un  pays  catho- 
lique, ne  serait  qu'une  sanction  imprimée  à  la  tyrannie  de 
l'incrédulité 2.  » 

A  côté  du  chef  du  parti  catholique  les  deux  frères  Henri 
et  Charles  de  Riancey  avaient  dès  lors  une  part  des  plus 
actives  dans  les  luttes  pour  la  liberté  religieuse.  Déjà 
avantageusement  connus  au  barreau,  l'un  et  l'autre  prirent 
courageusement  devant  l'opinion  la  défense  des  Jésuites. 
Dans  sa  brochure  Du  Jésuitisme,  Charles  de  Riancey 
dénonça  la  guerre  menée  contre  l'Eglise  sous  le  couvert 
d'un  vocable  hypocrite  :  «  Est-ce  la  Compagnie  de  Jésus 
qui  est  en  cause  ?  Non,  c'est  nous,  ou  plutôt  c'est  elle  et 
nous...  Henri  IV  a  dit  :  Depuis  ma  conversion  on  m'appelle 
Jésuite.  C'est  une  vieille  injure...  Les  Jésuites,  c'est  le 
Pape,  le  clergé,  les  catholiques...  Le  mouvement  reli- 
gieux, notre  foi,  voilà  le  Jésuitisme.  »  En  même  temps 
Henri  de  Riancey  publiait  en  deux  forts  volumes  une  His- 
toire critique  et  législative  de  V Instruction  publique  et  de 
la  liberté  d'enseignement  en  France.  (1843.)  Tout  le  passé 
de  la  monarchie  française,  depuis  ses  origines  jusqu'à  la 
Révolution,  y  affirmait  le  droit  des  Congrégations  reli- 
gieuses et  spécialement  des  Jésuites  à  participer  à  l'ensei- 
gnement. L'année  suivante  le  même  écrivain  démontrait 
dans  une  thèse  juridique,  La  Loi  et  les  Jésuites,  que  dans 
l'état  actuel  de  la  législation  ce  droit  ne  pouvait  leur  être 
contesté. 

Citons  encore  Des  Jésuites,  par  un  Solitaire.  Ce  «  Soli- 
taire »  dont  le  nom,  comme  il  le  dit  lui-même,  n'était  un 

j.  L'apostolat  du  P, .  de  Ravignan  obtenait  en  i843  ses  plus  brillants 
résultats.  L'aflluence  des  hommes  les  plus  distingués  et  surtout  des  étu- 
diants au  pied  de  la  chaire  de  Notre-Dame  n'était  pas  pour  plaire  à  cer- 
tains professeurs.  Montalembert  attribuait  les  diatribes  de  Quinet  et  de 
Michelet  à  un  dépit,  peut-être  inconscient.  Il  n'était  pas  le  seul  à  penser 
ainsi. 

2.  Du  Devoir  des  catholiques  dans  la  question  de  la  liberté  d'ensei- 
gnement. Novembre  i843. 


526  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

secret  pour  personne,  s'appelait  l'abbé  Hippolyte  Barbier. 
Publiciste  fécond  et  hardi,  poussant  l'indépendance  jus- 
qu'à vivre  en  marge  des  règles  de  la  cléricature,  il  rédi- 
geait une  sorte  de  périodique  intitulé  Biographie  du  Clergé 
contemporain^  où  l'on  voit  défiler  l'une  après  l'autre  toutes 
les  notabilités  du  monde  ecclésiastique.  La  verve  du  So- 
litaire n'est  pas  précisément  satirique,  mais  on  ne  peut 
nier  qu'elle  soit  frondeuse.  11  prit  nettement  parti  pour 
les  abbés  AUignol,  dans  leur  campagne  contre  l'autocra- 
tie attribuée  aux  évêques  sur  les  desservants  par  le  régime 
concordataire.  Ces  antécédents  ajoutaient  une  saveur  par- 
ticulière à  l'apologie  qu'il  allait  faire  des  Jésuites.  On  se 
souvient  qu'un  des  griefs  imaginés  contre  eux  par  ■\Iiche- 
let  et  exploité  par  tous  leurs  accusateurs  c'était  la  tyran- 
nie qu'ils  exerçaient  sur  le  clergé  qu'ils  avaient  trouvé 
le  moyen  d'asservir.  Le  «  Solitaire  »,  qui  volontiers  se 
plaindrait  de  la  prépotence  de  l'épiscopat,  déclare  au 
contraire  que  sa  sympathie  va  aux  Jésuites  :  «  Oui,  cer- 
tes j'ai  hardiment,  de  mon  plein  gré,  cordialement  pro- 
fessé pour  les  enfants  de  saint  Ignace  une  vive  et  dis- 
crète admiration.  »  C'est  par  là  que  débute  son  livre  dont 
le  sous-titre  précise  l'objet  :  Réponse  à  MM.  Michelet  et 
Quinet.  Réponse  souvent  pleine  de  malicieuse  bonho- 
mie. 

Nous  pourrions  allonger  la  liste  de  ces  Réponses;  il  y 
en  a  de  toute  provenance,  même  de  l'Université,  tel  par 
exemple,  un  modeste  volume,  fort  bien  fait  d'ailleurs, 
avec  ce  titre  sans  prétention  :  Quelques  mots  sur  les 
Jésuites,  adressés  à  MM.  Michelet  et  Quinet^  par  M.  J.  A.^ 
membre  de  V Université.  On  peut  regretter  que  l'auteur  ne 
se  fasse  pas  connaître,  mais  il  avait  trop  de  raisons  de 
garder  l'anonyme  pour  qu'on  lui  en  sache  mauvais  gré.  Ce 
n'est  pas  d'ailleurs  un  partisan  des  Jésuites  égaré  dans 
le  camp  de  leurs  adversaires;  c'est  un  bon  chrétien  et  un 
honnête  homme  qui  voit  où  tendent  des  attaques  sans 
franchise  :  «  Je  ne  suis  qu'un  simple  fidèle,  déclare-t-il, 
eft'rayé  de  voir  la  religion  tout  entière  attaquée  sous  le 


CHAPITRE    X  527 

prétexte  de  son  alliance  avec  un  Ordre  dont  le  nom  seul 
est  devenu,  depuis  un  siècle,  grâce  aux  calomnies  des 
philosophes,  un  véritable  épouvantail.  »  Et  dans  sa  con- 
clusion, interpellant  ses  collègues  :  «  C'est  aux  croyan- 
ces que  vous  en  voulez,  leur  dit-il;  soyez  francs,  afin 
qu'on  n'ait  pas  à  vous  retourner  le  reproche  de  dissimu- 
lation que  gratuitement  vous  adressez  aux  autres.  » 

C'est  également  pour  démasquer  l'hypocrisie  que  jNI.  de 
Mouzens  écrivait  La  Croisade  de  MM.  Michelet  et  Quinet 
contre  les  Jésuites  expliquée  à  ceux  qui  veulent  voir  clair. 
Ainsi  encore  l'ouvrage  qui  a  pour  titre  :  L'Église,  son 
autorité,  ses  Institutions  et  l'Ordre  des  Jésuites  défendus 
contre  les  attaques  et  les  calomnies  de  leurs  ennemis  : 
Instruction  pastorale  de  Christophe  de  Beaumont,  arche- 
vêque de  Paris,  suivie  de  documents  recueillis  et  annotés 
par  un  homme  d'État.  «  Au  xviii'  siècle,  lisons-nous  dans 
V Avant-Propos,  quand  les  philosophes  et  les  hérétiques 
se  sont  coalisés  pour  renverser  l'autorité  et  les  institu- 
tions de  l'Eglise,  par  quelle  manœuvre  ont-ils  essayé  de 
masquer  le  but  sérieux  de  leurs  attaques,  par  quel  mot 
d'ordre  ont-ils  rallié  les  ennemis  du  catholicisme  et  sou- 
levé les  passions  populaires  ?  Par  la  guerre  aux  Jésuites. 
Toutes  les  correspondances  et  tous  les  documents  contem- 
porains démontrent  la  vérité  de  ce  fait.  »  On  n'a  pas  pro- 
cédé autrement  sous  la  Restauration.  «  Cette  manœuvre 
hypocrite  obtiendra-t-elle  le  même  succès  en  1843  qu'en 
1762  et  en  1828  ?...  J'examinai,  poursuit  «  l'homme 
d'État  »,  le  libelle  de  Michelet  et  le  phamplet  condamné 
par  Beaumont  en  1763,  et  je  vis  que  le  premier  comme  le 
second  était  réfuté  page  par  page...  Preuve  que  c'est  bien 
toujours  le  même  plan.  Guerre  à  l'Église  à  travers  les 
Jésuites.  »  Il  n'est  pas  inutile  de  dire  que,  devant  les- 
récriminations  provoquées  par  son  livre,  l'auteur,  M.  de 
Saint-Chéron  s'empressa  de  se  faire  connaître,  ce  qui 
lui  valut  de  sérieux  désagréments. 

Dans    la    presse   périodique   les  Jésuites  furent  con- 
stamment   défendus    par    YAmi    de   la  Religion,   par    le 


528  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Correspondant  à   plusieurs  reprises,  assez  mollement  ou 
même  pas  du  toutpar  lesjournaux  royalistes,  la  Gazette  de 
France^   la  Quotidienne,  la  France,  l'Écho  Français;  on 
craignait  de    compromettre  la  cause    de  la  légitimité  en 
prenant  parti  pour  une  Société  si  impopulaire.  Quelques 
rares  journaux   de   province,   à    Lyon  le   Réparateur,    à 
Nantes  une    feuille,  malheureusement  trop  aventureuse 
dirigée  par  le  marquis  de  Régnon,  La  Liberté  comme  en 
Belgique,    quelques    autres  encore    montrèrent    plus    de 
vaillance.  Mais  de  tous  les  organes  de  publicité  celui  qui 
donna  à  la  famille  de  saint  Ignace  l'appui  le  plus   coura- 
geux et  le  plus  fidèle,  ce  fut  assurément  V Univers.  Louis 
Veuillot,  qui  venait  d'en   prendre    la  direction,    était  un 
sincère  ami  des  Jésuites;  ils   avaient   été  pour  quelque 
chose  dans  sa  conversion;  c'est  au  Gesù,  à  Rome,  et  aux 
pieds  du  Père  Rozaven  qu'il  avait  fait  la  confession  géné- 
rale qui  fut  pour  lui  le  point  de  départ  d'une  vie  nou- 
velle. C'est  sous  la  direction  d'un  autre  Jésuite  que  peu 
après  il  avait  fait  la  retraite  où  il  décida  de  rester  dans  le 
monde.  C'est  au  vénérable  Père  Varin  qu'il  avait  ensuite 
confié  le  soin  de  sa  conscience;  le  Père  Boulanger,  alors 
Provincial  de  Paris,  et  le  Père  Rubillon,  son  successeur, 
étaient  aussi   de    ceux  dont  il   prenait  le  plus  volontiers 
conseil  ;  il  entretenait  avec  le  Père  de  Ravignan  des  rap- 
ports suivis  et  très  affectueux  ;   ce  fut  au  conférencier  de 
Notre-Dame  que  Louis  Veuillot  demanda   de   bénir  son 
mariage,  en  la  fête  de   saint  Ignace,  et  au  moment  où  la 
tempête  soulevée  contre  la  Compagnie  de  Jésus  arrivait  à 
son  point  critique  '.  (31  Juillet  1845.) 

I.  Lors  du  centenaire  de  la  naissance  de  Louis  Veuillot,  les  Etudes 
ont  pu])lié  la  correspondance  échangée  entre  le  Père  de  Ravignan  et  le 
grand  écrivain  lors  de  son  mariage.  (igiS,  T.  CXXXVH,  p.  aSa.) 

Dans  les  Libres  Penseurs,  Veuillot  raconte  une  visite  qu'il  fit  au  Père 
à  cette  occasion  :  «  Quelques  jours  avant  qu'on  fermât  la  maison  des 
Jésuites  à  Paris...,  j'eus  besoin  de  parler  au  P.  de  Ravignan.  Il  ne  man- 
quait certes  pas  d'affaires  ;  mais  je  voulais  l'entretenir  des  miennes.  Il 
était  tard;  je  le  surpris  dans  sa  cellule  qu'il  allait  bientôt  quitter,  le 
balai  à  la  main.  Le  temps  lui  avait  manqué  dans  la  journée  pour  faire 


CHAPITRE    X  529 

Louis  Veuillot  se  posa  dès  l'abord  en  champion  de  ces 
Jésuites  contre  lesquels  il  voyait  se  coaliser  les  puis- 
sances de  la  politique,  les  rancœurs  des  hommes  de 
lettres  et  les  fureurs  aveugles  de  la  multitude.  Rien  n'al- 
lait mieux  à  son  tempérament  de  lutteur,  comme  à 
son  ardeur  et  à  sa  générosité  de  néophyte.  Que  l'accu- 
sation se  produisît  à  la  tribune  parlementaire,  ou  dans 
les  colonnes  du  Constitutionnel^  à\i  Journal  des  Débats  et 
autres  oracles,  le  redoutable  polémiste  se  chargeait  de 
répondre,  avec  ces  traits  cinglants  qui  firent  si  souvent 
à  l'amour-propre  des  accusateurs  de  cuisantes  blessures. 
Nous  aurons  au  cours  de  ce  récita  mentionner  quelques- 
unes  de  ces  exécutions.  Celle  d'Eugène  Sue  et  du  Juif 
errant  aurait  ici  sa  place,  et  ce  serait  un  soulagement 
que  de  citer  quelques-unes  de  ces  pages  vengeresses, 
dont  on  peut  bien  dire  que  l'homme  et  l'œuvre  en  sorti- 
rent marqués  au  fer  rouge.  Mais  ce  serait  par  trop  ralen- 
tir la  marche  de  notre  Histoire;  nous  nous  contentons  d'y 
renvoyer  le  lecteur  i. 

Au  milieu  du  concert  de  calomnies  et  de  malédictions 
contre  les  Jésuites  dont  le  signal  était  parti  du  Collège 
de  France,  il  y  eut  donc  aussi  des  voix  nombreuses  pour 
protester  en  faveur  de  la  justice  et  de  la  vérité.  Les  Jésui- 
tes français  ont  recueilli  avec  reconnaissance  dans  leurs 
Annales  quelques-uns  de  ces  témoignages.  C'est  ainsi 
que  nous  y  trouvons  consigné  le  souvenir  de  deux  leçons 
faites  en  pleine  Sorbonne  sur  VHistoire  de  la  Compagnie 
par  l'illustre  archéologue  Charles  Lenormant.  Ce  n'était 
point  un  panégyrique  ;  on  y  relevait  même,  en  termes 
adoucis,  ce  que  le  Père  de  Ravignan  ne  craignait  pas  d'ap- 
peler la  «  maladresse  »  des   membres   de  l'Ordre 2.  Mais 

sa  chambre.  Ce  balai  ne  m'a  pas  moins  touché  que  le  plus  beau  de  ses 
sermons.  Je  sentis  parfaitement  dans  ce  moment-là  que  M.  Thiers  aurait 
beau  faire...;  cela  n'empêcherait  pas  les  Jésuites  de  durer  plus  longtemps 
que  lui...»  (P.  f\b'j  de  la  première  édition.) 

1.  Mélanges.  Première  Série,  II,  pp.  896  et  suiv. 

2.  «  A  mes  yeux  elle  (la  Compagnie  de  Jésus)  n'a  montré  souvent   ni 
prudence  ni  habileté.   Elle    a    trop   cru   au  bien,  elle  a  trop,  si  je  puis 

La  Compagnie  de  Jésus.  34 


530  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

du  moins  les  avertissements  et  les  reproches  y  étaient 
inspirés  par  une  véritable  sympathie. 

En  même  temps  deux  prêtres  des  plus  distingués  du 
clergé  de  Paris  osaient  bien  protester  du  haut  de  la  chaire 
contre  la  diffamation  systématique  dont  la  famille  de  saint 
Ignace  était  victime.  L'un  d'eux,  Tabbé  Deguerry,  le  futur 
martyr  de  la  Commune,  prêchait  à  Saint-Etienne-du-Mont. 
C'est  là,  en  plein  quartier  latin,  qu'il  osa  faire  entendre 
l'éloge  de  ceux  que  des  professeurs  de  l'Etat  vouaient  à 
l'exécration  de  la  jeunesse.  L'autre  était  l'abbé  Théodore 
Ratisbonne,  le  converti  du  judaïsme,  le  fondateur  des  deux 
Sociétés  religieuses  de  Notre-Dame  de  Sion.  Il  ne  craignit 
pas,  du  haut  de  la  chaire  de  Notre-Dame,  en  présence  de 
l'archevêque,  de  saluer  «  cette  Société  célèbre  —  ce  sont 
ses  propres  paroles  —  Société  chère  à  tous  les  chrétiens 
par  les  services  immenses  qu'elle  a  rendus  à  la  cause  de 
Jésus-Christ,  cette  Société...  si  lâchement  calomniée,  cette 
Société  que  sa  vocation  place  aux  avant-postes  de  l'Eglise, 
qui  lui  a  toujours  fait  un  rempart  du  dévouement  et  de  la 
vie  de  ses  enfants  et  qu'on  n'attaque  jamais,  sans  que  le 
catholicisme  lui-même  soit  en  péril  ». 

Le  Provincial  des  Jésuites  ayant  écrit  à  l'abbé  Ratis- 
bonne pour  lui  dire  ses  remerciements  et  ceux  de  la  Com- 
pagnie, celui-ci  répondit  par  une  lettre  qui  est  trop  à  son 
honneur  et  qui  précise  trop  bien  la  situation  respective  du 
clergé  et  des  Jésuites  pour  que  nous  n'en  citions  pas  au 
moins  un  fragment  :  «  Mon  Révérend  Père...  J'ai  fait  un 
acte  des  plus  simples.  L'occasion  s'en  présentait,  et  j'au- 
rais été  coupable,  à  mes  yeux  du  moins,  si  je  ne  l'avais  pas 
saisie.  Les  ennemis  de  Notre-Seigneur  et  de  son  sacer- 
doce doivent  nous  trouver  plus  francs  qu'ils  ne  le  sont  eux- 
mêmes.  S'ils  ont  l'hypocrisie  de  déguiser  leurs  sentiments 

ni'exprimei"  ainsi,  pratiqué  la  vertu  de  l'espérance,  surtout  à  l'égard  du 
pouvoir  temporel.  Née  à  l'époque  de  la  formation  des  grandes  monar- 
chies, elle  est  restée  fidèle  aux  moyens  et  aux  ressorts  de  la  souverai- 
neté. Avec  Louis  XIV  comme  avec  l'empereur  de  Chine,  elle  a  trop 
compté  sur  la  faveur  du  maître  et  pas  assez  sur  la  sympathie  des  sujets. 
Peut-être  est-elle  en   train  d'en  aj^prendre  beaucoup  sur  ce  chapitre.   » 


CHAPITRE    X  531 

par  lesquels  ils  nous  veulent  tous  proscrire,  il  convientque 
nous  avouions  les  nôtres,  par  lesquels  nous  sommes  for- 
tement liés  en  la  même  cause  et  ne  faisons  qu'un  seul  et 
même  corps.  Us  seraient  bien  aises  de  nous  diviser.  Ils 
y  sont  parvenus  une  fois;  l'Histoire  en  raconte  les  tristes 
conséquences...  Indigne  soldat  de  Jésus-Christ,  je  me 
suis  promis  avec  l'aide  de  sa  grâce  de  prendre  ma  part 
des  attaques  et  des  calomnies  auxquelles  sont  en  butte 
les  plus  dévoués  des  membres  de  la  milice  sainte.  Si  Dieu 
ne  m'a  pas  accordé  l'honneur  d'avoir  rang  parmi  eux,  il 
ne  me  refusera  pas,  je  l'espère,  celui  d'être  à  leurs  côtés, 
lorsqu'ils  seront  attaqués  et  outragés.  » 

A  côté  des  hommes  de  cœur  qui  vengèrent  l'honneur 
des  Jésuites  contre  Michelet,  Quinet  et  leur  suite,  on 
n'est  pas  peu  surpris  de  rencontrer  le  transfuge  de  1824, 
l'auteur  des  invraisemblables  libelles,  où  étaient  dévoilés 
par  «  un  témoin  oculaire  »,  un  ancien  novice,  les  affreux 
mystères  de  Montrouge.  Déjà  en  1831  le  malheureux 
avait  esquissé  un  mouvement  de  retour  à  l'honnêteté, 
mais  le  courage  lui  avait  manqué  pour  briser  ses  liens. 
Vaincu  enfin  parle  remords,  au  moment  où  la  Compagnie 
de  Jésus  était  sur  le  point  de  succomber  sous  le  poids 
des  calomnies  et  des  haines,  il  fit  rétractation  publique  et 
complète  des  mensonges  que  lui-même  avait  accumulés 
contre  elle.  Alors  que  la  clameur  soulevée  par  la  presse 
libérale  demandait  l'expulsion  des  Jésuites,  on  vit  paraî- 
tre un  Mémoire  à  consulter  pour  le  rétablissement  légal 
des  Jésuites^  par  M.  Martial  Marcet  de  la  RocJie-Arnauld. 
Le  livre  s'ouvrait  sur  un  Avertissement,  où  le  signataire 
disait  entre  autres  choses  :  «  ...  Je  déclare  que  je  désa- 
voue entièrement  et  de  bonne  foi  tous  les  écrits  que  j'ai 
publiés  contre  les  Jésuites,  non  point  comme  n'étant  point 
de  moi,  mais  comme  les  fruits  honteux  d'une  vengeance 
pleine  d'imposture...  Je  déclare  que  ce  futl'esprit  de  parti 
qui  me  dicta  ces  extravagantes  horreurs  que  j'ai  débitées 
au  public...  Je  déclare  le  plus  hautement  possible  que 
c'est    avec  aussi  peu   d'honnêteté  que  de   vérité   que,  à 


532  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

peine  sorti  de  l'Ordre  des  Jésuites  où  tous  les  soins  de 
l'amitié  m'avaient  été  prodigués,  je  les  ai  accablés  d'inju- 
res, de  gaieté  de  cœur...,  par  des  personnalités  tellement 
indignes  qu'en  y  pensant  je  ne  comprends  pas  seule- 
ment comment  un  peuple  honnête  a  pu  les  tolérer  et  com- 
ment un  Gouvernement  sage  et  fort  ne  les  a  pas  sévère- 
ment punies.  »  Usant  du  droit  de  Pétition,  reconnu  par 
la  Charte  à  tous  les  citoyens,  et  dont  il  avait  fait  usage 
dix-sept  ans  auparavant  pour  provoquer  la  dissolution 
des  Jésuites,  il  sollicitait  maintenant  des  Chambres  le 
rétablissement  légal  de  l'Ordre,  comme  une  mesure  de 
justice  et  de  sage  politique'. 

Cependant  les  Jésuites  français  ne  se  manquaient  pas 
à  eux-mêmes  dans  le  furieux  assaut  qui  leur  était  livré 
et  où  il  y  allait  de  leur  existence.  De  toutes  les  réponses 
au  manifeste  parti  du  Collège  de  France,  la  plus  com- 
plète et  la  plus  péremptoire  fut  incontestablement  celle 
du  Père  Gahour.  A  Des  Jésuites^  par  MM.  Michelet  et  Qui- 
net,  il  opposa  Des  Jésuites,  par  un  Jésuite  ;  c'est  d'un  bout 
à  l'autre  la  riposte  de  l'homme  qui  possède  son  sujet  à 
une  élucubration  dont  la  fantaisie  et  la  passion  font  tous 
les   frais. 

Mais  il  y  avait  mieux  à  faire  qu'à  réfuter  des  accusations 
cent  fois  mises  à  néant  et  toujours  renaissantes.  Comme 
rien  ne  vaut  pour  la  défense  de  la  foi  contre  l'erreur  l'ex- 
posé lumineux  et  sincère  des  dogmes,  de  même  la  meil- 
leure apologie  d'un  Ordre  aussi  calomnié  et  aussi  méconnu 
que  celui  d'Ignace  de  Loyola  devait  être  cherchée  dans  son 
Histoire  et  dans  ses  Constitutions,  Une  lettre  écrite  de 
Rome  en  cette  année  calamiteuse  recommandait  la  méthode 
aux  Jésuites  français  :  «  Nous  ne  devons  pas  être  surpris 
que  les  ennemis  de  l'Eglise  nous  fassent  la  guerre.  Malheur 
à  nous  s'il  en  était  autrement...  11  serait  à  souhaiter  cepen- 
dant que  les  personnes  de  bonne  foi  qui  ont  des  préjugés 
contre  nous,  parce  qu'elles  n'ont  jamais  rien  lu  ou  entendu 

I.  Cf.  Tome  premier,  p.  544. 


CHAPITRE    X  533 

sur  la  Compagnie  que  les  diatribes  calomnieuses,  eussent 
le  moyen  de  dissiper  leur  ignorance.  Pour  cela,  il  serait 
bon  que  l'on  trouvât  facilement  chez  les  libraires  quelques- 
uns  des  ouvrages  publiés  pour  notre  défense...,  mais  sur- 
tout les  Vies  de  nos  saints  et  V Histoire  de  nos  Missions,  ^  >; 

Il  est  certain  que,  pour  tout  esprit  loyal,  ce  plaidoyer 
par  les  faits  suffira  toujours  à  faire  justice  d'accusations 
lancées  sans  preuve  et  répétées  sans  discernement.  Le  car- 
dinal de  Donald  n'en  invoquait  pas  d'autre  pour  répondre 
au  réquisitoire  de  Michelet  et  Quinet.  Au  moment  où 
leur  livre  venait  de  paraître,  il  écrivait  au  Recteur  de 
l'Académie  de  Lyon  une  lettre  qui  souleva  grande  rumeur 
dans  la  presse  universitaire  :  «  Nous  ne  sommes  pas, 
disait-il,  sous  le  joug  des  Jésuites,  comme  on  s'est  plu  à 
le  répéter...  Mais  nous  ne  prétendons  pas  méconnaître  les 
services  de  cette  illustre  Compagnie;  ils  sont  écrits  dans 
l'un  et  l'autre  hémisphère  en  caractères  trop  éclatants. 
Les  traces  du  sang  de  ses  apôtres  au  Japon,  en  Chine, 
en  Amérique  sont  en  sa  faveur  un  panégyrique  que  ne 
pourront  affaiblir  des  déclamations  passionnées  peu  dignes 
du  talent  et  de  la  gravité  des  fonctions  de  ceux  qui  les 
ont  fait  entendre  récemment...  Pour  moi  je  vénère  une 
Société  qui  se  fait  égorger  pour  Jésus-Christ.  Que  ses 
détracteurs  imitent  l'héroïsme  de  leur  abnégation  !  » 
(11  Octobre  1843.) 

Ce  fut  en  effet,  il  n'y  a  aucune  honte  à  l'avouer,  le  souci 
de  leur  défense  qui  inspira  aux  Supérieurs  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus  la  pensée  de  donner  au  public  français  une 
Histoire  de  leur  Ordre.  Le  moment  n'était  pas  venu  où  un 
Jésuite  pourrait  lui-même  entreprendre  ce  travail;  c'est 
pourquoi  il  fut  confié  à  un  homme  du  dehors,  qui  d'ail- 
leurs n'avait  aucune  obligation  envers  la  Société  et  enten- 
dait bien  garder  vis-à-vis  d'elle  sa  pleine  indépendance. 
Les  volumes  de  Crétineau-Joly,  paraissant  coup  sur  coup 
au  fort  de  la  tempête  déchaînée  contre  les  Jésuites,  furent 

I.  Au  P.  Jordan,  Supérieur  de  la  résidence  de  Grenoble,  16  juil.  i8/J3. 


534  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

pour  leur  cause  devant  l'opinion  un  secours  puissant  ; 
assurément  ils  ne  désarmèrent  pas  des  hostilités  qui,  sous 
le  nom  des  Jésuites,  visaient  bien  autre  chose  qu'un 
modeste  bataillon  de  religieux;  mais  la  vraie  famille  de 
saint  Ignace  leur  dut  de  voir  tomber  beaucoup  de  préven- 
tions, remplacées  souvent  par  de  réelles  et  chaudes  sym- 
pathies. 

L'opuscule  du  Père  de  Ravignan,  De  V Existence  et  de 
V Institut  des  Jésuites^  qui  parut  quelques  mois  plus  tôt, 
eut  à  cet  égard  une  portée  plus  considérable  encore  ;  du 
moins  il  eut  un  retentissement  beaucoup  plus  vaste  et 
atteignit  un  public  bien  autrement  nombreux.  Ce  fut,  pour 
employer  une  formule  quelque  peu  banale,  plus  qu'un 
livre,  ce  fut  un  acte.  Par  la  voix  d'un  des  siens,  en  pos- 
session d'une  très  grande  notoriété,  environné  de  l'estime 
universelle,  imposant  par  son  caractère  le  respect  aux 
ennemis  les  plus  déclarés,  la  Compagnie  de  Jésus  osait 
enfin  s'affirmer  elle-même;  elle  se  présentait  à  visage 
découvert  à  la  société  contemporaine,  protestant  contre 
des  accusations  et  des  injures  systématiques  et  réclamant 
sa  part  de  justice  et  de  liberté.  Une  lettre  du  Père  Général 
au  Provincial  de  Lyon  qui  se  trouvait  à  Paris,  au  début  de 
1844,  montre  que  depuis  quelque  temps  une  déclaration  de 
ce  genre  était  souhaitée  et  attendue  :  «  J'ai  déjà  marqué 
au  Père  Boulanger  que  je  désirais  beaucoup  que  la  Com- 
pagnie pût  bientôt  sortir  en  France  de  cette  espèce  d'inco- 
gnito qui  entoure  nos  ministères  et  arrête  les  vocations, 
que  pour  cela  il  fallait  saisir  le  premier  moment  favorable, 
que,  étant  sur  les  lieux,  il  pourrait  s'entendre  avec  vous, 
si  les  circonstances  le  permettaient  pour  lancer  dans  le 
public  l'ouvrage  du  Père  de  Ravignan...»  (27  Janvier  1844.) 

A  cette  date  !'«  ouvrage  »  avait  vu  le  jour.  Il  était  prêt 
depuis  plusieurs  semaines;  avec  sa  modestie  ordinaire, 
le  Père  de  Ravignan  en  avait  informé  le  Père  Général  : 
«  Depuis  deux  mois  entiers  je  suis  occupé  à  composer  un 
écrit  sur  la  Compagnie.  Il  est  enfin  achevé  ;  je  ne  sais  ce 
qu'il  vaut;  j'ai  été  heureux  d'obéir,  mais  je  ne  mérite  pas 


CHAPITRE    X  535 

d'être  béni  de  Dieu.  Cet  écrit  paraîtra-t-il  ?  Je  l'ignore. 
Les  Supérieurs  jugeront...»  (30 Novembre  1843.)  Défait  ils 
avaient  beaucoup  hésité  à  permettre  cette  publication  qui 
leur  paraissait  d'une  hardiesse  quelque  peu  téméraire. 
Enfin  le  23  Janvier,  le  Provincial  de  Paris  écrivait  au  Père 
Roothaan  :  «  Nous  l'avons  lancée  aujourd'hui,  après  les 
plus  longues  et  les  plus  mûres  délibérations,  et  l'avis 
positif  de  quelques  hommes  graves,  sérieux  et  haut  placés 
dans  le  monde  politique.  Nous  avons  cru  qu'il  ne  fallait 
plus  différer  d'un  seul  jour.  Mgr  l'archevêque  de  Paris,  à 
qui  le  Père  de  Ravignan  est  allé  l'offrir  dès  le  grand  matin, 
a  beaucoup  approuvé  le  parti  que  nous  avons  pris  de  nous 
montrer  ce  que  nous  sommes  et  de  combattre  à  front 
découvert...  Quel  sera  l'effet  de  cette  brochure  qui  mal- 
gré sa  modération  aura,  je  le  pense,  un  grand  retentisse- 
ment? Nous  ne  pouvons  encore  le  savoir,  mais  j'espère 
qu'il  sera  plus  favorable  que  nuisible  à  la  Compagnie  et  à 
la  religion.  » 

L'espérance  du  respectable  Supérieur  était  beaucoup 
trop  timide  ;  on  ne  tarda  pas  à  en  avoir  la  preuve.  Le  Père 
IMaillard,  plus  optimiste,  écrivait  :  «  La  publication  vient 
d'éclater  à  Paris  comme  une  bombe...  Le  succès  passe 
toute  espérance.  »  (28  Janvier  1843.)  Et,  le  Père  Boulanger 
lui-même  le  constatait  au  bout  de  quelques  jours  :  «  La 
brochure  a  été  accueillie  avec  enthousiasme.  Le  Père 
Lacordaire  l'a  annoncée  au  Cercle  Catholique,  en  présence 
de  l'archevêque  de  Paris,  comme  un  événement  heureux 
et  important.  »  (8  Février  1844.)  «  Si  nous  étions  en  Angle- 
terre, s'était  écrié  l'éloquent  dominicain,  je  proposerais 
trois  salves  en  l'honneur  du  Père  de  Ravignan.  »  A  quoi 
l'assemblée  répondit  en  effet  par  un  triple  ban.  Le  Père 
Lacordaire  n'admettait  pas  que  l'existence  des  Ordres 
religieux  dépendît  du  bon  plaisir  des  gouvernements. 
C'est  à  l'opinion  publique  qu'il  avait  naguère  dédié  son 
manifeste  pour  le  rétahlissement  des  Frères  Prêcheurs. 
Il  ne  pouvaitqu'applaudir  en  voyant  le  Père  de  Ravignan, 
ou   plutôt  les  Jésuites  français,  faire  le  même  geste  de 


536  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

liberté.  La  famille  dominicaine  voulut  consigner  le  souve- 
nir de  cette  manifestation  dans  une  adresse  qui  fut  remise 
au  Père  de  Ravignan  quelques  jours  plus  tard  par  une 
députation  de  quinze  jeunes  hommes,  membres  du  Tiers 
Ordre  de  saint  Dominique  '. 

Etant  donné  tout  le  bruit  qui  se  faisait  depuis  un  an 
autour  des  Jésuites,  ces  êtres  fantastiques  tellement  puis- 
sants que  tout  le  clergé  et  toute  l'Eglise  de  France  étaient 
entre  leurs  mains,  tellement  dangereux  et  malfaisants  qu'il 
fallait  à  tout  prix  s'en  débarrasser,  l'opuscule  du  conféren- 
cier de  Notre-Dame  prenait  bien  en  effet  les  proportions 
d'un  événement.  Voici  comment  il  s'exprimait  dans  son 
Avant-Propos  : 


I  .  Ce  document  doit  trouver  place  dans  notre  Histoire.  On  y  voit,  en 
effet,  un  témoignage  du  fraternel  accord  qui  existait  entre  les  deux  ora- 
teurs de  Notre-Dame  et  môme  entre  les  auditoires,  quelque  peu  différents 
sans  doute,  qui  se  pressaient  au  pied  de  leur  chaire,  L'Adresse  fut  pré- 
sentée le  r'"'  février  i844;  le  Père  Lacordaire  venait  de  donner  les 
Conférences  de  l'Avent;  le  Père  de  Ravignan  allait  donner  celles  du 
Carême  : 

«  Très  Révérend  Père,  la  Fraternité  du  Tiers  Ordre  de  saint  Domini- 
que a  été  profondément  émue  d'un  acte  que  naguère  une  voix  aimée 
appelait  un  grand  événement  pour  l'Église  de  France.  Nous  n'osons 
point  vous  féliciter,  Très  Révérend  Hère,  nous  vous  apportons  humble- 
ment l'expression  de  notre  reconnaissance  et  de  notre  amour;  et  nous 
aAons  attendu,  pour  vous  offrir  ce  témoignage,  un  jour  qui,  s'il  n'est  pas 
une  fête  pour  vous  (saint  Ignace  martyr),  rappelle  au  moins  celle  du 
saint  fondateur  de  votre  illustre  Compagnie.  Il  nous  est  doux  d'avoir 
xine  occasion  de  vous  apporter  l'hommage  de  notre  piété  filiale,  à  vous 
qui  tant  de  fois  avez  édifié  nos  âmes,  et  de  vous  dire  combien  nous 
sommes  heureux  de  voir  se  manifester  publiquement  cette  étroite  et 
féconde  union  des  cœurs  catholiques,  des  différents  fils  d'un  même  Père, 
des  serviteurs  d'un  même  Dieu.  Tout  émus  encore,  et  sous  l'impression 
puissante  d'une  parole  sœur  et  amie  de  la  vôtre,  tout  tristes  encore  des 
adieux  de  celui  que  nous  aimons  comme  un  Père,  c'est  pour  nous  une 
consolation  de  nous  rapprocher  de  vous,  qui  partagez  avec  lui  les  tra- 
vaux de  l'apostolat  et  qui  ne  laisserez  pas  longtemps  silencieuse  la 
cliaire  de  Notre-Dame.  Depuis  que  vous  en  êtes  descendu,  une  persécu- 
tion s'est  élevée,  dont  nous  avons  souffert  pour  vous  et  avec  vous,  car 
notre  cause  est  commune.  Mais,  grâce  à  Dieu,  celte  persécution  n'a  été 
qu'un  nouveau  triomphe  pour  l'Eglise,  pour  la  Compagnie  de  Jésus  et 
pour  vous.  Très  Révérend  Père,  qui  les  avez  si  noblement  défen- 
dues. » 


CHAPITRE  X  537 

«  La  prudence  a  ses  lois,  elle  a  ses  bornes. 

«  Dans  la  vie  des  hommes,  il  est  des  circonstances  où 
les  explications  les  plus  précises  deviennent  une  haute 
obligation  qu'il  faut  remplir. 

«  Je  l'avouerai,  depuis  surtout  que  le  pouvoir  du  faux 
semble  reprendre  parmi  nous  un  empire  qui  paraissait 
aboli,  depuis  que  des  haines  vieillies  et  des  fictions 
surannées  viennent  de  nouveau  corrompre  la  sincérité  du 
langage  et  dénaturer  les  droits  de  la  justice,  j'éprouve  le 
besoin  de  le  déclarer  :  Je  suis  Jésuite,  c'est-à-dire  reli- 
gieux de  la  Compagnie  de  Jésus. 

«  Cette  déclaration,  je  la  dois  à  moi-même  ;  je  la  dois 
à  mon  ministère,  à  mes  frères  dans  le  sacerdoce,  à  tous 
les  fidèles  qui  m'honorent  de  leur  confiance;  je  la  dois  à 
l'Église,  à  Dieu. 

«  Je  n'apprends  rien  au  plus  grand  nombre,  mais  je 
satisfais  au  besoin  de  ma  conscience,  au  besoin  de  ma 
position  et  de  ma  liberté. 

«  Il  y  a  d'ailleurs  en  ce  moment  trop  d'ignominie  et  trop 
d'outrages  à  recueillir  sous  ce  nom,  pour  que  je  ne 
réclame  point  publiquement  ma  part  d'un  pareil  héritage. 

«  Ce  nom  est  mon  nom  ;  je  le  dis  avec  simplicité  ;  les 
souvenirs  de  l'Evangile  pourront  faire  comprendre  à  plu- 
sieurs que  je  le  dise  avec  joie.  » 

Il  ne  fallait  rien  moins  que  la  grande  situation  person- 
nelle du  Père  de  Ravignan  pour  se  permettre  cette  franche 
et  fière  déclaration  qui  était  alors  une  nouveauté  inouïe. 
Génin  le  constatait  sur  un  ton  qu'il  voulait  faire  ironique  : 
«  Ce  qu'on  ne  pourra  jamais  ôter  à  jNI.  de  Ravignan,  c'est 
la  gloire  d'avoir  le  premier  en  France,  depuis  17(34,  réta- 
l)li  au  frontispice  d'un  livre  cette  formule/)r//' Ze  névéreiid 
Père  Un  Tel,  de  la  Compagnie  de  Jésus,  avec  le  mono- 
gramme de  la  Société'.  »  Depuis  trente  ans  que  l'Ordre 
de  saint  Ignace  avait  repris  pied  en  France,  ses  membres 
s'étaient  condamnés  à  laisser  dans  la  pénombre  leur  qua- 

I.  Les  Jésuites  et  V Université,  p.  /)83. 


538  LA    COMPAG>'IE    DE    JESUS 

lité  de  religieux  et  de  Jésuites  Ce  sacrifice  ne  leur  se- 
rait plus  imposé  désormais  ;  «  Voilà,  écrivait  le  Père  Gé- 
néral, notre  nom  reconquis  en  France.  » 

Le  Père  de  Ravignan  poursuivait  :  «  Jésuite,  je  ne  l'ai 
pas  toujours  été...  Avant  de  me  faire  prêtre  et  Jésuite, 
j'étais  homme  de  mon  temps;  je  le  suis  encore.  Français, 
je  n'ai  pas  cessé  de  l'être. 

«  En  me  faisant  religieux,  je  n'ai  entendu  ni  abdiquer 
ma  patrie,  ni  violer  ses  lois,  ni  renoncer  à  mes  droits  ou 
à  mes  devoirs  de  citoyen...   » 

Il  avoue  que  lui  aussi  il  a  eu  «  des  préventions  contre 
les  Jésuites  »  ;  mais,  il  n'hésite  pas  à  l'affirmer,  ce  sont 
«  les  choses  qu'on  méconnaît,  qu'on  défigure  et  qu'on 
attaque  le  plus  dans  les  Jésuites  »,  qui  l'ont  déterminé  à 
«  se  faire  l'un  d'eux  ».  Les  accusations  contre  l'Ordre 
auquel  il  appartient  «  ne  s'arrêtent  pas  devant  les  plus 
énormes  folies  »,  et  il  y  a  encore  «  quelque  chose  de  plus 
inconcevable  »  que  ces  accusations  mêmes,  «  c'est  la  cré- 
dulité qui  les  accepte  ».  «  Mais,  poursuit-il,  si  le  soleil 
luit  pour  tout  le  monde,  est-ce  donc  que  la  justice  et  le 
bon  sens  s'éteignent  quand  il  s'agit  de  nous  ?  Oui,  réelle- 
ment dans  un  grand  nombre  d'esprits,  et  il  y  a  longtemps 
que  cela  dure  ».  C'est  pourquoi  le  Père  de  Ravignan 
entreprend  de  faire  entendre  sur  sa  famille  religieuse  «  la 
voix  de  la  libre  vérité  ».  «  Je  viens  dans  cet  écrit  en  appe- 
ler aux  hommes  réfléchis  et  leur  proposer  de  résoudre 
enfin  sérieusement  les  questions  qui  s'agitent  toutes  les 
fois  que  notre  nom  est  prononcé...  Je  dirai  donc  ce  que 
nous  sommes  :  on  l'ignore;  je  l'expliquerai  avec  précision. 

«  Quatre  choses  nous  feront  bien  connaître  : 

«  L'esprit  que  nous  puisons  dans  le  livre  des  Exercices 
spirituels  de  saint  Ignace  ; 

«  L'obéissance  que  ses  Constitutions  nous  imposent; 

«  L'apostolat  que  la  Compagnie  exerce  dans  les  Mis- 
sions ; 

«  Les  doctrines  qu'elle  embrasse.   » 

Tel  est  l'objet  des  quatre  chapitres   dont   se   compose 


CHAPITRE    X  539 

l'opuscule.  Gomme  le  fait  justement  remarquer  le  biogra- 
phe du  Père  Je  Ravignan,  ce  qu'il  faut  chercher  dans  ces 
cent  cinquante  pages,  «  ce  n'est  pas  une  apologie  propre- 
ment dite,  c'est-à-dire  une  réponse  détaillée  aux  accusa- 
tions mille  fois  renouvelées  contre  la  Société  de  Jésus... 
Remontant  à  la  source  même  des  calomnies  et  des  haines, 
le  Père  de  Ravignan,  au  lieu  de  réfuter  les  objections  une 
à  une,  les  renversa  toutes  d'un  coup  en  substituant  à  la 
controverse  un  simple  exposé  de  la  question  et  disant  : 
Voilà  ce  que  nous  sommes.  '  » 

Sa  tâche  achevée,  il  fait  un  retour  sur  lui-même  :  «  Ou 
je  me  trompe,  ou  après  cet  exposé  le  lecteur  de  bonne  foi 
concevra  comment  un  magistrat,  un  Français,  un  homme 
du  dix-neuvième  siècle  a  pu  librement,  consciencieuse- 
ment, se  faire  Jésuite,  sans  abdiquer  pour  cela  sa  raison, 
sans  renoncer  à  son  temps  et  à  son  pays.  » 

Cet  «  exposé»,  pour  nous  servir  de  l'expression  même  du 
Père  de  Ravignan,  a  moins  le  ton  d'un  plaidoyer  que  d'un 
rapport  juridique;  la  précision,  l'ordre  et  la  clarté  en  sont 
les  seuls  ornements.  Mais,  arrivé  à  sa  conclusion,  l'an- 
cien magistrat  puise  dans  sa  conviction  des  accents  de 
véritable  éloquence;  un  grand  souffle  oratoire  passe  dans 
ces  dernières  pages  où  il  demande  justice  pour  sa  famille 
religieuse  : 

«  Que  si,  dit-il  en  terminant,  je  devais  succomber  dans 
la  lutte,  avant  de  secouer  sur  le  sol  qui  m'a  vu  naître  la 
poussière  de  mes  pas,  j'irais  m'asseoir  une  dernière  fois 
au  pied  de  la  chaire  de  Notre-Dame.  Et  là,  portant  en  moi- 
même  l'impérissable  témoignage  de  l'équité  méconnue, 
je  plaindrais  ma  patrie,  je  dirais  avec  tristesse  : 

«  Il  y  eut  un  jour  où  la  vérité  lui  fut  dite  ;  une  voix  la 
proclama,  et  justice  ne  fut  pas  faite  ;  le  cœur  manqua  pour 
la  faire.  Nous  laissons  derrière  nous  la  Charte  violée,  la 
liberté  de  conscience  opprimée,  la  justice  outragée,  une 


I  .    Vie  du  H.  P.  Xavier  de  Ravignan,  pax*  le  P.  de  Ponlevoy.    io«  édi- 
tion. Tome  I,p.  285. 


540  L\    COMPAGNIE    DE    JESUS 

grande  iniquité  de  plus.  Ils  ne  s'en  trouveront  pas  mieux. 
Mais  il  y  aura  un  jour  meilleur  ;  et,  j'en  lis  dans  mon  âme 
l'infaillible  assurance,  ce  jour  ne  se  fera  pas  longtemps 
attendre.  L'Histoire  ne  taira  pas  la  démarche  que  je  viens 
de  faire.  Elle  laissera  tomber  sur  un  siècle  injuste  tout  le 
poids  de  ses  inexorables  arrêts.  Seigneur,  vous  ne  per- 
mettrez pas  toujours  que  l'iniquité  triomphe  sans  retour 
ici-bas,  et  vous  ordonnerez  à  la  justice  du  temps  de  pré- 
céder la  justice  de  l'éternité.  » 

Le  petit  livre  du  Père  de  Ravignan  mit  dans  un  sérieux 
embarras  les  ennemis  des  Jésuites  ;  l'œuvre  et  l'homme 
défiaient  également  leurs  critiques  accoutumées  ;  lui 
était  trop  au-dessus  de  l'injure,  ses  explications  trop  sin- 
cères, trop  loyales,  trop  évidemment  l'expression  de  la 
simple  et  indiscutable  vérité.  N'osant  nier  ni  contester, 
la  presse  hostile  fit  silence.  Tout  au  plus  à  l'opuscule 
gênant  répondit-on  dans  le  camp  universitaire  par  des 
épigrammes.  Un  homme  d'esprit  lança  dans  la  circulation 
un  mot  qui  fit  fortune  :  «  M.  de  Ravignan  a  la  naïveté  de 
se  croire  Jésuite  '.  »  On  ne  lui  opposa  guère  d'autre  réfu- 
tation. Ce  n'était  pas  de  quoi  arrêter  le  succès  du  petit 
livre;  il  fut  bientôt  dans  toutes  les  mains  ;  en  dépit  d'une 
spéculation  fâcheuse  du  libraire  ^,  la  première  édition 
tirée  à  plusieurs  mille  fut  enlevée  en  quelques  jours  ;  dès 
le  mois  de  mai  25.000  exemplaires  s'étaient  écoulés,  sans 


1.  On  l'attribue  à  Royer-Collard.  Mais  cette  plaisanterie  d'un  goût 
douteux  ne  parait  guère  conciliable  avec  la  lettre  parfaitement  authen- 
tique que  le  grave  Royer-Collard  écrivait  au  P.  de  Ravignan  pour  le 
féliciter  de  son  «  éloquent  plaidoyer  ».  {Vie,  etc.  Tonie  I.  p.  294.) 

2.  «  Le  livre  de  M.  de  Ravignan  est  admirable  et  admiré,  mais  le 
libraire  le  tue.  On  le  vend  trop  cher.  Pour  l'amour  de  Dieu,  mon  Père, 
faites  baisser  ce  prix  exhorbitant  (sic).  Il  en  fallait  100.000  exemplaires 
à  5o  centimes  et  plus  bas.  Nous  en  voulions  prendre  5oo  avec  remise 
d'éditeur...  Je  vous  en  prie,  mon  Père,  que  le  l)énéiice  de  M.  P...  ne  ruine 
pas  la  cause  du  bon  Dieu.  »  (Lettre  de  Louis  Veuillot  au  P.  Guidée, 
alors  Supérieur  des  Jésuites  de  Paris.)  Le  P.  de  Ravignan  a  lui-même 
corrigé  la  septième  édition  de  son  opuscule,  De  l'Existence  et  de  l'Insti- 
tut des  Jésuites.  lia  été  réimprimé  plusieurs  fois  depuis  lors.  La  Société 
h:hlioi(i-apliiqiie  a  public  la  dixième  édition  française  en  1879. 


CHAPITRE    X  541 

compter  les  contrefaçons  parues  à  l'étranger.  Le  résultat 
immédiat  fut  une  accalmie  de  la  tempête  qui  faisait  rage 
depuis  un  an.  Pendant  les  premiers  mois  de  1844,  on  cessa 
de  déblatérer  contre  les  Jésuites  et  de  réclamer  leur  expul- 
sion. Le  Père  de  Ravignan  écrivait,  le  4  mars,  au  Père 
Général  :  «  On  nous  laisse  tranquilles  ;  nous  avons  fait  un 
grand  pas  et  conquis,  je  crois,  notre  existence  de  fait.   » 

Le  Père  de  Ravignan  avait  sans  doute  bien  mérité  de 
sa  famille  religieuse.  Le  petit  livre  De  l'Existence  et  de 
V Institut  des  Jésuites^  souvent  réimprimé  et  traduit  en  plu- 
sieurs langues,  reste  encore  après  soixante-quinze  ans 
aux  mains  de  la  Compagnie  de  Jésus  comme  un  portrait 
où  elle  se  reconnaît  et  qu'elle  peut  présenter  à  ses  amis 
et  à  ses  ennemis.  Le  Père  Roothaan  en  avait  exprimé,  au 
nom  de  tous,  sa  satisfaction  et  sa  reconnaissance  en  ter- 
mes point  banaux  :  «  J'yai  vu,  j'y  ai  senti  l'excellent  esprit 
et  le  cœur  de  mon  bien-aimé  Père  de  Ravignan  et  son 
amour  tendre  et  robuste  pour  notre  mère  commune.  »  Les 
Jésuites  français,  plus  spécialement,  surent  apprécier  le 
service  rendu  à  leur  cause  par  leur  éminent  confrère. 
Toutefois,  il  faut  bien  le  dire,  il  y  eut  chez  quelques-uns 
comme  une  déception,  et  les  correspondances  laissent 
entrevoir  des  regrets  assez  vifs.  Dans  ce  tableau  en 
raccourci  de  l'existence  et  de  l'Institut  des  Jésuites,  on 
ne  trouve  pas  même  une  allusion  à  l'œuvre  éducatrice  de 
la  Compagnie  de  Jésus.  L'auteur,  et  son  entourage  sans 
doute,  avaient  estimé  que  la  prudence  commandait  le 
silence  sur  ce  point.  Mais  plusieurs  furent  d'avis  que  cette 
prudence  était  excessive,  et  peut-être  au  fond,  malhabile, 
le  sujet  étant  de  ceux  qu'on  n'a  pas  le  droit  de  traiter 
par  prétérition.  Peut-on  faire  connaître  l'Ordre  de  saint 
Ignace  en  dissimulant  un  trait  caractéristique  de  sa  phy- 
sionomie ? 

D'autre  part,  cette  réticence  faisait  partie  d'un  système  ; 
on  a  vu  plus  haut  que  le  Provincial  de  Paris  avait  fait 
défense  à  ses  subordonnés  d'aborder  en  public  la  question 
de  la  liberté  d'enseignement.  Les  Jésuites  semblaient  se 


542  LA    COMPAGNIE    DE    .lÉSUS 

désintéresser  de  la  grande  cause  pour  laquelle  l'Église 
de  France  mobilisait  à  ce  moment  toutes  ses  forces.  «  La 
lutte  contre  le  monopole  universitaire,  écrivait  le  Provin- 
cial de  Lyon,  est  plus  engagée  que  jamais  ;  l'épiscopat 
tout  entier  paraît  descendre  sur  le  terrain,  bien  décidé  à 
revendiquer  ses  droits;  c'est  là,  en  effet,  l'intérêt  primor- 
dial delà  religion,  la  question  de  vie  ou  de  mort  pour  le 
catholicisme  dans  notre  pays.  »  (18  Mars  1844.)  Tout  en 
applaudissant  au  succès  de  la  brochure,  le  Père  Maillard 
pense  «  que  nos  ennemis  ne  s'en  plaindront  pas  trop  », 
pourvu  qu'on  ne  trouble  pas  l'Université  dans  la  posses- 
sion de  son  monopole.  Il  prévoit  que  la  loi  qui  se  prépare 
va  le  consolider  à  tout  jamais,  et  c'est  pourquoi  il  a  peine  à 
se  résigner  au  silence  qu'on  lui  demande,  dit-il,  «  à  grands 
cris  ».  Cette  altitude  effacée  lui  paraît  peu  généreuse. 
Malgré  ses  défauts  trop  réels,  le  Monopole  universitaire  a 
rendu  un  «  immense  service  à  la  bonne  cause  ;  c'est  ce 
livre  qui  a  ouvert  tous  les  yeux  et  soulevé  tous  les  cou- 
rages chez  les  catholiques  et  les  évéques  »,  en  leur  révé- 
lant la  grandeur  du  mal.  Le  Père  Maillard  se  demande  si, 
après  cela,  il  convient  à  des  hommes  voués  à  la  défense 
de  l'Église  «  de  se  taire  entièrement  »,  et  pour  lui,  il 
estime  que  ceux  de  la  Compagnie  qui  savent  parler  et 
écrire  pourraient,  «avec  sagesse  etmodération  »,  prendre 
part  au  combat,  et  dans  la  mesure  de  leurs  forces,  «  sou- 
tenir les  fidèles  et  au  besoin  les  pasteurs  ».  (18  Mars  1844.) 
Au  surplus,  soldat  respectueux  de  la  discipline,  le  Pro- 
vincial de  Lyon  était  soumis  d'avance  à  la  consigne  qu'il 
recevrait  de  son  Général.  11  paraît  bien  qu'on  lui  laissa 
quelque  latitude  ;  nous  avons  vu  en  effet  que  le  terrible 
auteur  du  Monopole  put  encore  tirer  plus  d'une  bordée  au 
cours  de  la  bataille. 

III 

L'année  1843  avait  donc  ouvert  pour  la  Compagnie  de 
Jésus  en  France  une  période  de  tribulations.  Il  en  vint 


GHAPITHE    X  543 

du  dedans  et  du  dehors.  Avant  de  reprendre  le  récit  de  la 
crise  où  il  y  allait  de  son  existence  même,  nous  en  rappel- 
lerons quelques-unes  des  plus  douloureuses. 

Mgr  Affre,  le  futur  martyr  de  la  charité  pastorale,  porta 
toujours  dans  une  administration  extrêmement  difficile  et 
délicate  les  intentions  les  plus  droites,  et,  comme  le  dit  son 
historien,  il  ne  connut  «  d'autre  ambition  que  d'étendre 
le  règne  de  la  foi  et  de  la  vertu  »'.  Cependant,  il  faut 
le  reconnaître,  sa  droiture  de  cœur  ne  préserva  pas  tou- 
jours son  esprit  de  certaines  préventions  contre  les  Ordres 
religieux  en  général  et  les  Jésuites  en  particulier.  Sans 
doute  il  n'allait  pas  jusqu'à  les  blâmer.  «  Je  crois,  écrivait- 
il  un  jour  au  Père  de  Ravignan,  qu'un  évêque  catholique 
ne  peut  se  permettre  ce  blâme,  ni  même  en  avoir  la  pen- 
sée. »  Mais,  outre  qu'il  tenait  de  la  tradition  gallicane 
une  défiance  instinctive  pour  l'exemption  des  religieux, 
son  tempérament  autoritaire  supportait  avec  peine  que, 
dans  la  sphère  de  l'activité  sacerdotale,  on  fût  quelque 
peu  indépendant  de  sa  direction'^.  Tout  en  appréciant 
les  services  de  ceux  en  qui  il  voyait  «  de  puissantes  troupes 
auxiliaires  »,  il  eût  bien  voulu  les  enrôler  dans  la  milice 
épiscopale  en  les  assimilant  le  plus  possible  au  clergé 
séculier.  C'est  ainsi  qu'il  se  laissa  entraîner  à  plusieurs 
reprises  à  des  mesures  peu  respectueuses  du  droit  et 
des  règles  canoniques. 

Les  antécédents  de  Mgr  Affre  n'étaient  pourtant  pas  de 


1.  Vie  de  Denis-Auguste  Affre,  archevêque  de  Paris,  par  l'abbé  Criiice, 
p.   302. 

2.  A  la  date  même  du  conflit  qui  nous  occupe,  l'ambassadeur  de 
France  près  le  Saint-Siège,  le  marquis  de  Latour-Maubourg,  écrivait  à 
M.  Guizot,  ministre  des  Affaires  étrangères  :  «  M.  Molinier,  ancien 
vicaire  général  de  M.  de  Quélen,  venu  à  Rome  pour  la  béatilication  de 
Jean-Baptiste  de  la  Salle,  expose  les  iilaintes  du  Cbapitre  de  Paris... 
L'archevêque  ne  fait  aucun  état  de  leurs  personnes  ni  de  leurs  droits; 
non  seulement  il  tient  les  chanoines  éloignés  de  toute  participation 
aux  affaires  de  l'archevêché  ;  mais  il  ne  veut  même  pas  les  consulter 
sur  les  plus  minimes  détails  de  l'administration,  et  il  leur  a  imposé, 
contrairement  aux  règles  canoniques,  des  obligations  qu'il  fait  exécuter 
avec  une  sévérité  qui  tient  de  l'arbitraire...  »  (i8  Janvier  i844.) 


544  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

nature  à  faire  craindre  aux  Jésuites  de  Paris  un  manque 
de  bienveillance  de  la  part  de  leur  archevêque.  Vicaire 
général  d'Amiens  sous  Mgr  de  Ghabons,  il  s'était  lié  d'ami- 
tié avec  les  Pères  de  Saint-Acheul.  Ses  premiers  essais 
de  polémique  religieuse  dans  le  journal  de  Laurentie 
avaient  eu  pour  objet  l'apologie  de  l'Ordre  de  saint  Ignace. 
Chargé  de  la  rédaction  des  lettres  pastorales,  c'est  lui  qui 
avait  écrit  la  chaude  et  éloquente  protestation  adressée 
par  le  vénérable  évéque  au  clergé  et  aux  fidèles  de  son 
diocèse  contre  les  Ordonnances  de  1828.  ^lais  sa  nomi- 
nation à  l'archevêché  de  Paris,  sous  l'influence  prépondé- 
rante de  Montalembert,  avait  eu  une  signification  politi- 
que très  accentuée.  C'était  une  réaction  contre  l'esprit 
légitimiste  dont  Mgr  de  Quélen  était  resté  jusqu'à  la  fin  le 
champion  obstiné.  On  avait  voulu  pour  archevêque  un 
«  homme  nouveau  ».  Or,  les  Jésuites  passaient  dans  l'opi- 
nion pour  des  fidèles  de  la  dynastie  échue  ;  c'étaient  des 
carlistes,  donc  des  opposants.  Le  prélat  put  le  croire,  et 
apparemment  on  l'y  aida.  Sans  ajouter  foi  au  propos  qu'on 
lui  prête,  lorsque  le  Père  Boulanger  vint  pour  la  première 
fois  lui  présenter  les  hommages  de  sa  communauté', 
nous  pouvons  bien  admettre  que  la  réception  faite  aux 
Jésuites  fut  peu  cordiale.  Ce  qui  n'empêcha  pas  le  Père 
Boulanger  d'écrire  quelques  jours  plus  tard  au  Père  Géné- 
ral :  «  Nous  sommes  bien  contents  d'avoir  Mgr  Affre  pour 
archevêque  de  Paris;  nous  espérons  de  grands  biens  de 
son  administration.    Il   a  pour  nous  une   vraie  et  solide 


I .  a  Les  Jésuites  arrwent  à  leur  tour  avec  le  Père  Boulanger  leur 
Supérieur,  ils  sont  reçus  avec  une  raideur  qui  dissimulait  mal  l'hosti- 
lité :  —  Je  ne  sais  pas  ce  que  vous  pensez  de  moi,  leur  dit  Mgr  ACFre; 
car  il  est  très  difficile  de  saA'oir  ce  que  pensent  les  Jésuites;  mais  si  je 
ne  le  sais  pas  maintenant,  je  le  saurai  dans  dix  mois  ou  bien  dans  un 
an;  et  si  j'apprends  que  vous  m'êtes  hostiles,  comme  après  tout  vous 
n'êtes  ici  qu'en  qualité  d'auxiliaires,  je  vous  prierai  de  me  dispenser 
de  votre  concours.  î  (Lecanuet,  Montalembert.  Tome  II,  p.  ^c  Cité  d'aiirès 
la  Chronique  Catholique  (?),  3i  Mai  i84o.)  Inutile  de  souligner  l'invrai- 
semblance d'un  tel  langage  dans  la  bouche  d'un  prélat  qui  pouvait 
avoir  des  préventions,  mais  qui  n'était  ni  sot  ni  mal  élevé. 


CHAPITRE    X  545 

amitié.  J'ai  la  confiance  qu'il  parviendra  à  se  rallier  cer- 
taines opinions  politiques  qui  ont  vu  avec  peine  sa  promo- 
tion. »  (31  Mai  1840.)  En  recevant  les  Jésuites  Mgr  AfFre 
n'avait  donc,  ni  par  ses  paroles,  ni  par  l'expression  de 
son  visage,  donné  à  entendre  qu'il  eût  contre  eux  quel- 
que animosité.  Au  surplus,  quatre  mois  après,  le  Père 
Boulanger  se  déclare  pleinement  rassuré  :  «  Sa  Grandeur, 
écrit-il  le  29  septembre,  paraît  avoir  entièrement  déposé 
les  idées  défavorables  que  quelques  personnes  lui  avaient 
données  de  nos  dispositions  à  son  égard...  Sa  Grandeur 
paraît  seulement  éprouver  quelque  peine  de  ne  pouvoir 
obtenir  le  Père  de  Ravignan  pour  la  Faculté  de  Théologie 
qu'elle  travaille  à  constituer,  d'accord  avec  le  Gouver- 
nement.  » 

L'archevêque  ne  manquait  pas  en  effet  d'affirmer  à  l'oc- 
casion une  sympathie  pour  l'Ordre  de  saint  Ignace  que 
malheureusement  les  actes  semblèrent  parfois  démentir. 
«  On  me  croit  opposé  aux  Jésuites,  disait-il  un  jour;  ce 
sont  de  trop  bons  prêtres  pour  que  je  ne  les  aime  pas; 
mais,  ajoutait-il,  l'état  des  esprits  en  France  est  tel  que  ma 
protection  leur  serait  plus  funeste  qu'utile'.  »  C'est  que 
le  naturel  dominateur  reprenait  le  dessus  ;  l'archevêque 
entendait  être  seul  maître  ;  de  très  bonne  foi  il  se  persua- 
dait que  le  bon  ordre  et  le  bien  des  âmes  exigeaient  que 
son  contrôle  s'étendît  à  tout  et  à  tous.  Il  faut  dire  aussi  à 
sa  décharge  que  le  Gouvernement  le  poussait  fort  dans 
cette  voie.  A  plusieurs  reprises  M.  Martin  du  Nord,  minis- 
tre des  Cultes,  avait  requis  l'autorité  archiépiscopale  de 
mettre  un  terme  aux  progrès  des  Jésuites.  Déjà  au  mois 
d'août  1842,  sans  donner  aucune  raison  de  sa  conduite, 
Mgr  AfFre  retira  au  Supérieur  de  la  maison  de  la  rue  des 
Postes  un  pouvoir  accordé  par  son  prédécesseur,  celui 
d'approuver  pour  la  confession  les  Pères  de  la  Compagnie 
qui  avaient  à  Paris  leur  résidence  habituelle  ou  qui  de- 
vaient y  séjourner  quelque  temps.  Le  prélat  se  réservait  à 

I .  Cruice,   Vie  de  Mgr  Affre,  p.  892. 
La  Compagnie  de  Jésus.  35 


546  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

lui-même  et  à  ses  vicaires  généraux  d'abord,  puis  bientôt 
après  à  lui  seul,  le  droit  de  donner  cette  approbation.  La 
mesure  n'était  que  sévère;  elle  fut  exécutée  ponctuelle- 
ment. Mais  un  an  plus  tard,  alors  que  la  bourrasque  battait 
son  plein,  parut  une  Ordonnance  archiépiscopale,  datée 
du  9  septembre  1843,  en  vertu  de  laquelle  les  Jésuites,  à 
peu  près  assimilés  aux  vicaires  des  paroisses,  ne  pour- 
raient exercer  leur  ministère  que  dans  les  églises  et  cha- 
pelles publiques  et  sous  la  dépendance  des  curés;  l'arche- 
vêque exigeait  en  outre  d'être  prévenu  à  l'avance  de  tout 
changement  dans  le  personnel  de  la  communauté  '. 

Mandé  au  palais  pour  recevoir  communication  du  docu- 
ment,  le   Provincial  présenta   des   observations    respec- 
tueuses ;  à  son  avis  les  prescriptions  de  Sa  Grandeur  por- 
taient atteinte  aux  droits  d'un  Ordre  religieux  approuvé 
par  l'Église.  Ses   observations  n'ayant  point  été  agréées, 
il  se  retira  sans  avoir  rien  refusé,  rien  promis.  De  retour 
à  la  maison,  il  réunit  son  Conseil.  L'opinion  unanime  fut 
que,  si  l'archevêque  exigeait  la  stricte  observation  de  son 
Ordonnance,  mieux  valait  abandonner  le  diocèse  de  Paris 
que  de  subir  des  conditions  incompatibles  avec  les  règles 
canoniques.  S'il  faut  en  croire  Mgr  Gruice,  son  biographe, 
l'archevêque  agissait   ainsi  dans    l'intérêt   des  Jésuites  : 
«  S'il  voulait  fermer    leur   chapelle,   c'était  uniquement, 
comme  il  l'assurait,  à  cause  des  alarmes  qu'un  concours 
assez  nombreux  de  personnes  notables,  se   rendant  à  la 
rue  des  Postes,  jetait  dans  le  public,  et  à  cause  des  nou- 
veaux dangers  auxquels  les  esprits  pervers  exposaient  le 
corps  entier  du  clergé  en  exploitant  ces  vaines  terreurs  ^.  » 
Il  est  dans  la  nature    des  choses   qu'une   mesure  prise 
par    un  archevêque  contre   les  Jésuites    ne    saurait  être 
tenue  longtemps   secrète  ;  il  y  a  des  fissures  par  où  les 
chancelleries  les  mieux  fermées  en  laissent  transpirer  le 
bruit  au  dehors...  G'est  ce  qui  arriva  pour  l'Ordonnance 


1.  Voir  le  texte  de  l'Ordonnance  aux  Pièces  justificatives.  N"  XVI. 

2.  Cruice,  op,  cit.,  p.  891. 


CHAPITRE    X  547 

du  9  septembre.  La  rumeur  se  propagea  avec  la  rapidité 
de  l'éclair  et  les  commentaires  allèrent  leur  train  accou- 
tumé; les  uns  applaudissaient  à  l'initiative  du  prélat, 
d'autres  la  blâmaient;  les  applaudissements  n'étaient 
guère  moins  offensants  que  les  blâmes.  Mgr  AfTre  fut  pro- 
fondément affecté  de  cet  éclat.  11  allait  donc  passer  pour 
l'auxiliaire  des  ennemis  de  l'Église.  Ce  fut  un  griefde  plus 
contre  ceux  que  ses  rigueurs  avaient  atteints  ;  car  c'étaient 
eux  sans  doute  qui  en  avaient  fait  confidence  à  leurs 
amis.  Heureusement  le  Provincial  avait  poussé  la  délica- 
tesse du  respect  pour  l'autorité  épiscopale  jusqu'à  inter- 
dire à  tous  ses  subordonnés,  sous  la  forme  solennelle, 
c'est-à-dire  «  en  vertu  de  la  sainte  obéissance  »,  de  met- 
tre la  conversation  sur  ce  sujet  avec  les  étrangers.  Ce 
n'étaient  donc  pas  eux  qu'il  fallait  accuser  d'indiscrétion. 
L'archevêque  voulut  bien  en  tomber  d'accord. 

Cependant,  avant  d'en  venir  aux  extrémités,  les  Jésuites 
faisaient  leur  possible  pour  sauver  la  situation.  L'avis 
formulé  par  la  Consulte  provinciale  de  Paris  fut  commu- 
niqué à  l'archevêque  par  le  premier  Supérieur  de  la 
Société.  Après  avoir  rappelé  les  principes  du  Droit  qui 
régissent  la  matière,  le  Père  Roothaan  déclarait  inaccep- 
tables les  conditions  mises  par  l'Ordonnance  du  9  septem- 
bre à  l'exercice  du  ministère  des  religieux  de  la  Compa- 
gnie et  prévenait  Sa  Grandeur  qu'ils  se  retireraient  si  elles 
étaient  maintenues  '. 

Il  y  a  lieu  de  croire  que  ces  interventions  préparèrent 
les  voies  à  un  accommodement,  et  facilitèrent  le  rôle  du 
Père  Guidée  que  son  biographe  qualifie  de  «  pacificateur 
providentiel  ».  Le  Père  Guidée  avait  eu  à  Saint-Acheul  des 
relations  fréquentes  et  affectueuses  avec  M.  Affre,  vicaire 
général.  Arrivé  depuis  peu  à  la  résidence  de  Paris  dont 
il  allait  être  nommé  Supérieur,  il  se  rendit  à  Saint-Ger- 
main-en-Layc  pour  faire  visite  au  prélat  qui  y  passait  ses 

I  .  Voir  aux  Pièces  justificatives^  N"  XVII  Lettre  du  P.  Roothaan  à 
Mgr  Affre  au  sujet  de  l'Ordonnance  du  9  septembre  i843.  Archiv.  Paris. 
i64o. 


548  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

vacances.  «  La  conversation,  raconte-t-il,  dura  près  de 
trois  heures,  et  elle  roula  tout  entière  sur  les  griefs  que 
Monseigneur  avait  contre  nous  et  sur  son  Ordonnance.  » 
Il  s'étendit  longuement  sur  les  sujets  de  plainte  qu'il 
croyait  avoir  contre  les  Jésuites.  «  Néanmoins,  ajouta-t- 
il,  je  vous  proteste  devant  Dieu  que  ces  motifs  ne  sont 
entrés  pour  rien  dans  la  mesure  que  j'ai  cru  devoir  pren- 
dre. Je  n'ai  en  vue  que  votre  intérêt  et  le  bien  de  mon  dio- 
cèse. Je  vous  ai  défendus  auprès  du  ministre  et  du  roi 
lui-même.  Je  ne  veux  pas  être  forcé  de  donner  les  mains 
à  la  clôture  de  votre  église;  ce  qui  ne  manquera  pas  d'ar- 
river un  peu  plus  tôt  ou  un  peu  plus  tard,  si  votre  maison 
continue  d'être  aussi  fréquentée.  Je  veux  bien  vous  défen- 
dre, mais  il  faut  que  l'on  m'aide  et  qu'on  ne  me  refuse 
pas  les  moyens  de  le  faire  avec  succès.  » 

Le  Père  Guidée  aurait  pu  répondre  que,  atout  prendre, 
le  mal  que  Sa  Grandeur  voulait  conjurer  n'était  pas  pire 
que  le  remède  proposé,  ou  plutôt  imposé  par  son  Ordon- 
nance. Mais,  voyant  le  prélat  déjà  ébranlé  par  les  récla- 
mations qui  lui  étaient  parvenues  et  inquiet  de  ce  qui 
pouvait  s'ensuivre,  il  se  garda  de  tout  ce  qui  aurait  pu 
donner  à  l'entretien  un  ton  d'aigreur,  et  s'adressant  plutôt 
à  la  bonté  qu'à  la  justice  de  l'archevêque,  il  le  supplia  de 
revenir  sur  sa  détermination  ou  du  moins  d'en  adoucir 
les  rigueurs.  C'était  lui  faciliter  une  retraite  honorable. 
Mgr  AfFre  était  bien  aise  qu'elle  lui  fût  ouverte.  «  Il  sent,  dit 
la  relation  du  Père  Guidée,  qu'il  a  fait  fausse  route,  mais 
il  ne  veut  pas  se  déjuger  ;  on  lui  donnera  donc  satisfac- 
tion dans  la  mesure  du  possible.  11  est  convenu  que  nous 
aviserons  à  diminuer  l'afïluence  dans  notre  maison;  sans 
révoquer  l'Ordonnance,  Mgr  ne  refuse  pas  d'en  modifier 
les  dispositions  blessantes;  il  en  ajourne  l'exécution  jus- 
qu'au mois  de  mai  (le  texte  de  l'Ordonnance  la  fixait  au 
1®' janvier)  ;  en  attendant  rien  n'est  changée   » 

C'était   beaucoup    que   d'avoir  gagné    du  temps.    Bien 

I.  Lettre  du  P.  Guidée  au  P.  Général,  5  octobre  i843. 


CHAPITRE    X  549 

avant  l'échéance,  le  Pape  Grégoire  XVI,  informé  par  le 
Nonce,  avait  arrêté  rexécution  de  l'Ordonnance  par  un 
Bref  passablement  sévère  adressé  à  son  auteur  <.  Après 
avoir  montré  à  l'archevêque  de  Paris  que  telle  des  pres- 
criptions qu'elle  renferme  est  contraire  aux  canons  ecclé- 
siastiques, le  Pape  rend  aux  Jésuites  un  témoignage  qu'ils 
ont  le  droit  et  le  devoir  de  recueillir  : 

«  Nous  avouons,  Vénérable  frère,  ne  pas  savoir  pour- 
quoi cette  prescription  très  inconsidérée ^  vous  l'avez 
établie  à  l'égard  seulement  des  confesseurs  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus,  ni  par  quelle  autorité  et  pour  quelle  cause 
vous  leur  faites  défense  de  quitter  la  ville  ou  d'y  venir, 
sans  vous  avoir  averti  un  mois  à  l'avance.  Nous  savons 
pourtant  que,  en  raison  des  services  qu'elle  a  rendus  à 
l'Église,  cette  Société  est  en  grande  estime  auprès  des 
catholiques  les  plus  sages  et  les  plus  fervents,  comme 
auprès  de  ce  Saint-Siège  lui-même.  Nous  savons  d'autre 
part  qu'elle  est  calomniée  soit  par  des  gens  sans  foi,  soit 
par  d'autres  peu  affectionnés  à  l'autorité  de  la  sainte 
Église,  lesquels  pourront  ensuite  s'autoriser  de  votre  nom 
pour  accréditer  leurs  calomnies.  » 

L'admonestation  du  Souverain  Pontife  termina  l'affaire. 
«  Le  prélat,  dit  Mgr  Gruice,  obéissant  à  des  conseils  d'un 
ordre  supérieur,  révoqua  les  décisions  qu'ilavait  portées.  » 
A  la  vérité,  il  n'y  eut  pas  révocation  explicite,  mais  l'Or- 
donnance fut  considérée  comme  non  avenue.  Mgr  Affre 
voulut  même  donner  l'assurance  que  l'incident  n'avait 
laissé  en  son  cœur  aucune  amertume  contre  les  Jésuites  ; 
malheureusement,  moins  de  deux  ans  après  on  eut  lieu  de 
croire,  comme  nous  le  verrons,  que  ses  idées  à  l'égard  des 
religieux  n'avaient  point  changé. 

La  conduite  de  l'archevêque  de  Paris  semble  bien  s'être 
inspirée  d'une  thèse  de  Droit  Ganon  qui  avait  cours  à  cette 


1.  "Voir  aux  Pièces  justi/icatii>es,  NoXVIII. 

2.  «  ...  Inconsuliissima  praescriptione...   » 


550  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

époque,  relativement  à  l'état  religieux  en  France.  Les 
vœux  qui  le  constituent,  n'étant  plus  depuis  la  Révolution 
reconnus  par  les  lois  du  pays  et  n'ayant  donc  pas  d'efFets 
civils,  on  en  concluait  qu'il  leur  manquait  la  solennité,  au 
sens  canonique  du  mot.  La  conséquence,  c'était  qu'il  ne 
pouvait  y  avoir  en  France  d'Ordres  religieux  proprement 
dits,  mais  seulement  de  pieuses  associations  d'hommes  et 
de  femmes,  qualifiées  Congrégations  dans  la  langue  juri- 
dique. Ces  Congrégations  ne  sauraient  en  aucune  façon 
prétendre  aux  droits  et  privilèges  des  Ordres  dont  elles 
portent  le  nom.  Cette  thèse,  un  successeur  de  Mgr  AfFre 
sur  le  siège  archiépiscopal  de  Paris  devait  encore,  dans 
les  dernières  années  du  second  empire,  s'en  autoriser 
dans  la  pratique  et  la  soutenir  en  plein  Sénat.  Vers  le 
même  temps,  l'abbé  Ghaillot  en  faisait  l'application  à  la 
Compagnie  de  Jésus  dans  un  livre  qui  eut  les  honneurs  de 
V Indexa  Quant  à  Mgr  Darboy,  il  reçut  de  Pie  IX  le  blâme 
le  plus  énergique  que  le  chef  des  évéques  puisse  adresser 
à  un  de  ses  «  Vénérables  Frères  ». 

C'est  aux  alentours  de  1840  que  la  question  prit  un 
caractère  d'actualité  parle  fait  du  rétablissementde  l'Ordre 
bénédictin,  suivi  de  près  par  l'Ordre  de  saint  Dominique. 
Mais  déjà  l'opinion  défavorable  aux  religieux  français 
avait  pénétré  dans  l'enseignement  ecclésiastique.  La  théo- 
logie de  Mgr  Bouvier,  adoptée  comme  manuel  dans  un 
grand  nombre  de  séminaires,  affirmait  expressément  que, 
en  France  «  les  vœux  des  réguliers,  hommes  ou  femmes, 
devaient  être  tenus  pour  vœux  simples,  attendu  que,  du 
fait  de  la  loi  civile,  il  leur  manquait  une  certaine  perfec- 
tion requise  pour  la  solennité  2.  »  Ce  n'était  pas  là  seuie- 

1 .  Pie  VH  et  les  Jésuites. 

2.  «  ...  /Une  stricte  solemnia  non  sunt  vota  ad  tempus  vel  cum  all- 
qua  restrictione  einissa,  etiain  in  l'eligione  approbata,  ut  nunc  (it  in 
Gallia,  abiyel  non  fiunt  vota  perpétua,  vel  fiant  conditionate,  vel  retine- 
iur  doniinium  perfectum  in  hona  actualia  et  futura,  juxta  leges  civiles 
id  praescribentes...  Vota  igilur  regularium  utriusque  sexus,  quae  nunc 
emiltuntur  in  Gallia,  matrimonium  probabilius  non  diriniunt^  quia,  cum 
aliqua  perfeciione  ad  solemnitatem  voti  requisita  careant,  repuianda 
sunt  simplicia.  »  Bouvier,  Institutiones    Theologicae,  i834.  T.  IV,  p.  169. 


CHAPITRE    X  551 

ment  une  matière  à  discussions  scolastiques.  Combinée 
avec  les  principes  du  gallicanisme  cette  doctrine  mettait 
les  religieux  à  la  discrétion  des  Ordinaires.  On  peut  voir 
dans  l'Histoire  de  Dom  Guéranger  avec  quelle  rigueur 
Mgr  Bouvier  en  usa  vis-à-vis  de  Solesmes  à  ses  débuts. 
Le  principal  argument  que  le  savant  évêque  invoquait 
pour  contester  la  situation  canonique  de  l'abbaye  et  de 
l'abbé  n'était  autre  que  le  défaut  d'existence  légale.  Ce 
qui  donna  à  Dom  Guéranger  l'occasion  d'une  réplique 
devenue,  hélas  !  avec  le  temps,  plus  triomphante  que  l'on 
ne  voudrait  :  «  L'épiscopat  n'a  en  Angleterre,  en  Irlande, 
en  Belgique,  aucune  existence  légale;  un  jour  viendra 
peut-être  où  il  n'en  aura  plus  en  France  ;  l'épiscopat  eu 
sera-t-il  moins  sacré  pour  cela  <  ?  » 

Cette  querelle  amena  d'ailleurs  un  résultat  dont  les 
religieux  de  France  eurent  lieu  de  se  féliciter.  En  même 
temps  que  le  Bref  adressé  à  l'archevêque  de  Paris,  Gré- 
goire XVI  en  signait  un  autre  destiné  à  l'évêque  du  Mans. 
(12  Octobre  1843.)  Les  droits  des  réguliers  en  général  y 
étaient  maintenus  avec  force  et  dans  leur  plénitude,  et 
d'autre  part  l'application  qui  en  était  faite  à  Solesmes 
montrait  bien  que,  aux  yeux  du  Pape,  les  réguliers  fran- 
çais n'étaient  point  des  religieux  diminués.  En  donnant 
connaissance  à  Dom  Guéranger  du  document  pontifical, 
le  nonce  Fornari  lui  disait  :  «  C'est  moins  un  Bref  ordi- 
naire qu'une  Constitution  apostolique.  » 

Cependant  l'intervention  de  la  suprême  autorité  en 
faveur  des  Bénédictins  de  Solesmes,  comme  des  Jésuites 
de  Paris,  ne  tranchait  pas  de  façon  précise  le  point  de  droit 
controversé  ;  elle  ne  fut  pas  suffisante  pour  déraciner 
dans  l'esprit  du  clergé  de  France  une  prévention  regret- 
table, que  l'on  appuyait  de  raisons  doctrinales  spécieuses. 
Elle  fut  longtemps  un  obstacle  plus  sérieux  qu'on  ne  croit 
au  développement  de  la  vie  religieuse  en  notre  pays  ;  trop 


I.  Dom  Guéranger,  abbé  de  Solesmes,  par  un  moine  bénédictin.    1909. 
Tome  premier,  pp.  221-328  et  p.  344> 


552  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

souvent  on  s'en  servit  pour  dissuader  des  candidats  de 
suivre  leur  attrait.  Souvent  aussi  la  prétendue  incertitude 
des  droits  des  réguliers  fournit  un  prétexte  pour  entra- 
ver des  vocations.  La  Compagnie  de  Jésus  eut  particuliè- 
rement à  souffrir  de  cet  état  de  choses  à  l'époque  dont 
nous  nous  occupons.  Nous  voyons  parles  correspondances 
que  nombre  d'évéques  refusaient  systématiquement  à 
leurs  clercs  l'autorisation  de  se  présenter  au  noviciat  ; 
l'archevêque  de  Paris  n'avait  même  pas  craint  de  rappeler 
d'autorité  un  des  siens  déjà  entré  à  Saint-Acheul.  C'est 
cet  ensemble  de  circonstances  qui  explique  un  vœu  for- 
mulé par  les  Jésuites  de  la  Province  de  Paris  réunis  en 
Congrégation  provinciale,  en  1844  :  «  Que  le  Très  Révé- 
rend Père  Général  veuille  bien  solliciter  de  Sa  Sainteté 
une  Déclaration  à  l'encontre  de  l'enseignement  donné 
dans  les  séminaires,  d'après  lequel  il  n'y  aurait  plus  en 
France  d'Ordre  religieux  au  sens  canonique  du  mot.  »  A 
Rome,  on  n'a  pas  coutume  de  se  laisser  émouvoir  par  le 
conflit  des  opinions.  Après  avoir  examiné  avec  ses  assis- 
tants la  requête  des  Jésuites  français,  le  Père  Roothaan 
leur  transmit  cette  réponse  :  «  Le  Siège  apostolique  tient 
absolument  tous  les  membres  de  la  Compagnie  pour  vrais 
religieux;  il  n'est  donc  nullement  nécessaire  de  solliciter 
une  Déclaration  formelle  ^  » 

I.  Sedes  apostolica  homines  Societatis  omnes  omnino  ut  vere  Religio- 
sos  habet  ;  unde  nulla  nécessitas  petendi  formalem  Declarationem.  »  (Ar- 
ch.iv.Prov.Lugd.,  VI,  p.  4i3.) 

Aucun  canoniste  n'oserait  aujourd'hui  admettre  la  théorie  exposée 
dans  les  premières  éditions  de  la  Théologie  de  Bouvier,  et  que  l'on  ne 
retrouve  plus  dans  les  éditions  plus  récentes.  Deux  principes  en  effet 
paraissent  universellement  admis  :  i"  la  solennité  des  vœux  de  reli- 
gion dépend  exclusivement  de  la  volonté  de  l'Église  ;  a°  la  solennité 
n'est  pas  requise  pour  constituer  le  vrai  religieux.  (Cf.  Ed.  Fine,  Jiiris 
regularis  tum  commiinis  tum  particularis  quo  regitur  Societas  Jesu  De- 
claratio.  1909,  pp.  16-18,  3io-3i6,  191-195.  Bouix,  Tractatus  de  Jure 
Regularium.  1867.  Tome  II,  p.  i3o.  Bouvier,  Institutiones  Theologicae, 
1886.  Tome  V,  p.  362.)  Ces  deux  principes  fournissent  la  solution  de 
la  controverse  sur  l'état  religieux,  solution  applicable  à  tous  les  pays 
où  les  vœux  de  religion  ne  sont  ni  reconnus  ni  sanctionnés  par  la  loi 
civile,  c'est-à-dire  à  peu  près  au  monde  entier. 


CHAPITRE    X  553 

IV 

Les  Lettres  annuelles  de  la  Province  de  Paris  pour 
1843-1844  s'ouvrent  sur  cette  réflexion  mélancolique  : 
«  Cette  année  nous  a  apporté  plus  de  tribulations  que 
toute  la  décade  précédente,  omni  superiori  decennio.  »  Et 
l'on  ajoute  :  «  Il  y  en  a  plusieurs  dont  il  vaut  mieux  ne 
pas  parler.  »  Allusion  sans  doute  à  certains  faits  assez 
connus  dans  l'intérieur  de  la  famille  pour  qu'il  soit  inutile 
d'en  raviver  le  pénible  souvenir. 

C'est  toujours  un  sujet  de  tristesse  dans  les  communau- 
tés religieuses  que  la  défection  d'un  de  leurs  membres, 
quelle  qu'en  soit  d'ailleurs  la  cause.  Aucun  Ordre  ou 
Congrégation  n'échappe  à  cette  épreuve.  L'historien  de 
Dom  Guéranger  raconte,  sans  que  son  récit  perde  rien  de 
sa  sérénité,  comment  le  fondateur  de  Solesmes  se  trouva 
au  bout  de  plusieurs  années  hors  d'état  de  tenir  le  cha- 
pitre ;  car  il  faut  être  au  moins  trois,  et  il  ne  lui  restait  plus 
qu'un  seul  compagnon.  La  Compagnie  de  Jésus  ne  saurait 
se  soustraire  à  la  loi  commune  ;  de  temps  à  autre  elle  aussi, 
elle  voit  s'éloigner  sans  retour  quelqu'un  de  ceux  qui 
s'étaient  attachés  à  elle  par  des  liens  qu'elle  pouvait  croire 
indissolubles;  l'amertume  est  plus  grande  aux  époques 
troublées  comme  celle  dont  nous  nous  occupons,  et  alors 
elle  se  prend  à  murmurer  la  plainte  de  César  :  Ettu^fllimi! 

D'ordinaire  pourtant  la  séparation  se  fait,  si  l'on  peut 
dire,  à  l'amiable.  Ce  n'est  pas  la  Société  qui  en  prend 
l'initiative  ;  le  cas  est  excessivement  rare,  du  moins  à 
l'égard  de  ceux  qui  ont  été  admis  aux  derniers  vœux  après 
les  longues  années  d'épreuve  imposées  par  la  règle  de 
saint  Ignace.  Mais  il  arrive  que  quelqu'un  de  ceux-là  croie 
avoir  de  bonnes  raisons  de  rentrer  dans  la  vie  séculière  ; 
les  frottements  de  la  vie  commune  peuvent  devenir  into- 
lérables à  certaines  natures  d'une  sensibilité  quelque  peu 
maladive;  ou  bien  on  a  besoin  de  sa  liberté  pour  entre- 
prendre des  œuvres  importantes  à  quoi  on  se  sent  appelé.. 


554  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

On  demandera  donc  et  on  obtiendra  de  l'autorité  compé- 
tente d'être  relevé  des  assujétissements  de  la  vie  reli- 
gieuse, et  Ton  se  retirera,  non  sans  douleur,  et  en  gardant 
au  fond  du  cœur  une  profonde  estime  et  une  sincère  affec- 
tion pour  la  Compagnie  de  Jésus  que  l'on  quitte  contraint 
par  la  nécessité  morale.  C'est  ainsi  que  les  choses  se  pas- 
sent la  plupart  du  temps.  Telle  fut  en  particulier  l'histoire 
du  Père  Dominique  Bouix,  religieux  édifiant  jusque  dans 
sa  sortie  qui  eut  lieu  à  la  veille  de  l'orage  de  1843.  Voici, 
en  effet,  en  quels  termes  le  Père  Général,  après  des  solli- 
citations réitérées,  chargeait  le  Provincial  de  Lyon  de  lui 
notifier  la  décision  prise  à  son  sujet  :  «  Le  Père  D.  Bouix 
demande  sa  dimission...  Sa  lettre  respire  l'affection  la  plus 
vive  pour  la  Compagnie,  la  reconnaissance  la  plus  sincère 
pour  le  bien  qu'il  en  a  reçu.  Je  crois  qu'il  n'y  a  guère 
moyen  d'éviter  cette  séparation.  Le  tempérament  paraît 
absolument  incapable  de  la  vie  de  communauté.  Je  vous 
autorise  donc  à  lui  donner  sa  dimission;  mais  faites-le  avec 
tous  les  ménagements  de  la  charité.  »  (28  Février  1842.) 
Deux  mois  après  le  Père  Maillard  rendait  compte  de  l'exé- 
cution :  «  Le  pauvre  Père  D.  Bouix  a  voulu  en  finir;  il  m'a 
demandé  sa  dimission  que  je  lui  ai  donnée  comme  j'y 
étais  autorisé.  Le  voilà  parti  pour  Paris  où  il  espère  faire 
du  bien,  et  où  d'ailleurs  il  veut  nous  rester  toujours  uni 
du  fond  du  cœur.  Nous  lui  avons  témoigné  toute  la  charité 
possible;  il  nous  a  quittés  plein  de  reconnaissance  et 
d'attendrissement.  »  (27  Avril  1842.) 

D'un  caractère  peu  sociable,  mais  homme  de  science  et 
travailleur,  l'abbé  Bouix  a  rendu  à  l'Église  des  services 
éminentsparses  innombrables  publications.  Il  futpendant 
plusieurs  années  rédacteur  en  chef  du  journal  La  Voix  de 
la  Vérité,  puis,  de  1860  à  1870,  directeur  de  la  Revue  des 
Sciences  ecclésiastiques .  Ses  volumineux  Traités  sur  les 
différentes  parties  du  Droit  ecclésiastique  forment  une 
ample  collection  appréciée  des  canonistes  ^ 

I.  Institutiones  Juris  canonici  in  varias  Tractatiis  divisae^  auctore  D. 
Bouix,  Theologiae  et  utriusque  Juris  Doctore.  9  vol.  8".  Le  Tractaius  de 


CHAPITRE    X  555 

L'année  suivante  ce  fut  la  Province  de  Paris  qui  eut  à 
subir  une  défection  plus  douloureuse.  Le  Père  François 
Moigno  était  exceptionnellement  doué  du  côté  de  l'intelli- 
gence ;  une  prodigieuse  mémoire  lui  avait  permis  d'ap- 
prendre comme  en  se  jouant  presque  toutes  les  langues 
de  l'Europe;  l'hébreu  lui  était  familier  aussi  bien  que  le 
latin  et  le  grec.  Élève  favori  de  Gauchy,  il  avait  surtout 
une  aptitude  peu  ordinaire  pour  les  hautes  spéculations 
mathématiques,  en  même  temps  que  pour  les  sciences  de 
la  nature.  Aux  qualités  de  l'esprit  il  en  joignait  d'autres 
qui  n'avaient  pas  moins  de  valeur.  «  Cœur  excellent, 
disait  de  lui  le  Père  Fouillot  après  son  Troisième  An,  bon 
religieux,  zélé,  dévoué,  aimant  l'oraison  et  la  vie  inté- 
rieure. »  Mais  les  plus  belles  médailles  ont  leur  revers. 
On  sait  qu'il  y  a  souvent  chez  les  hommes  de  génie 
d'étranges  lacunes  au  regard  de  la  vie  pratique  ;  par  suite 
ils  sont  plus  que  les  autres  exposés  à  de  fâcheuses  incon- 
séquences. Le  Père  Moigno  n'évita  pas  cet  écueil.  Débor- 
dant d'activité,  serviable  sans  mesure  et  d'ailleurs  comme 
disait  un  de  ses  Supérieurs,  «  totalement  dépourvu  de 
malice  »,  il  se  laissa,  par  bonté  d'âme,  pour  aider  des 
amis  peu  délicats,  entraîner  dans  des  affaires  d'argent 
<lont  il  ne  pouvait  guère  sortir  avec  honneur.  Le  moment 
vint  où  la  position  n'était  plus  tenable;  on  fit  les  sacri- 
fices nécessaires  et  tout  se  termina  sans  scandale.  Mais 
le  Père  Moigno  s'était  fait  justice  en  se  retirant.  C'est 
sous  le  nom  d'abbé  Moigno  qu'il  a  acquis  une  véritable 
célébrité. 

Le  Nouveau  Larousse  lui  consacre  un  article  qui  four- 
mille d'erreurs,  mais  où  l'éloge  lui  est  départi  d'une  main 
libérale  ;  pareil  honneur  ne  lui  serait  apparemment  jamais 
échu  si  le  «  savant  homme  »  fut  demeuré  Jésuite.  Aux 
yeux  de  ceux  qui  le  louent  c'est  en  effet  un  mérite  que  de 
s'être  libéré  du  joug  de  Loyola  ;  le  compliment  toutefois 
n'eût  pas  été  du  goût  de  l'abbé  Moigno.  Jusqu'à  l'extrême 

Jure  Regularium,  2' édition,  1867,  comprend  à  lui  seul    deux    vol.  8"  de 
702  et  63o  pp. 


556  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

vieillesse  il  garda  au  cœur  le  souvenir  de  ses  vingt  années 
de  vie  religieuse  et  le  regret  de  n'y  avoir  pas  persévéré. 
Il  espérait  finir  ses  jours  dans  une  maison  de  la  Compagnie  ; 
il  en  avait  sollicité  l'autorisation  du  Père  Général,  et  il 
existe  une  lettre  où  il  rappelle  au  Provincial  de  Paris  que 
cette  faveur  lui  a  été  accordée  et  qu'il  compte  bien  en  user- 
Mais  devenu  chanoine  de  second  ordre  de  Saint-Denis, 
décoré  de  la  Légion  d'honneur,  membre  de  plusieurs  aca- 
démies, et  ne  cessant  d'ajouter  toujours  à  une  œuvre 
immense,  rédigeant  presque  à  lui  seul  une  Revue  scienti- 
fique. Les  Mondes,  V&hhé  Moigno  arriva  à  quatre-vingts  ans 
sans  avoir  pris  le  temps  d'exécuter  son  dessein. 

Après  le  canoniste  et  le  savant  la  famille  de  saint  Ignace 
devait  encore,  avant  la  fin  de  cette  douloureuse  période, 
voir  s'éloigner  d'elle  le  brillant  prédicateur  Charles 
Déplace,  dont  nous  avons  parlé  plus  haut^  Il  quitta  Tou- 
louse pour  venir  à  Paris  où  l'attendaient  de  grands  succès 
oratoires  et  une  stalle  du  Chapitre  de  Notre-Dame. 

Un  peu  auparavant,  de  la  même  résidence  de  Toulouse 
était  sorti  le  Père  Charles  de  Tinseau,  dont  le  départ  fut 
pour  toute  la  Province  de  Lyon  le  sujet  d'une  affliction 
profonde.  Il  s'était  donné  à  la  Compagnie  de  Jésus  presque 
en  même  temps  que  le  Père  de  Ravignan  et  dans  des 
conditions  analogues.  Dans  une  lettre  du  29  Juin  1824,  le 
Père  Varin  annonçait  son  entrée  au  noviciat  de  Montrouge  : 
«  On  vient  d'admettre  Charles  de  Tinseau,  jeune  magis- 
trat plein  d'avenir,  conseiller  à  la  Cour  royale  de  Besançon. 
Il  présidait  au  commencement  de  cette  année  les  assises  à 
Lons-le-Saulnier.  Pendant  la  Mission  que  nos  Pères  y  ont 
donnée,  il  a  édifié  toute  la  ville  ;  il  a  renoncé  à  un  brillant 
mariage  pour  suivre  l'appel  de  Dieu...  »  Ordonné  prêtre 
de  bonne  heure  il  s'était  employé  dans  les  Missions,  à 
Saint-Acheul  d'abord,  puis  à  Toulouse  où  il  dirigeait  aussi 
une  congrégation  de  jeunes  gens.  Il  s'y  dépensait  sans 
compter  avec  ses  forces  qui  furent  épuisées  avant  le  temps. 

I.  Voir  Chap.  VI,  p.  29/f. 


CHA.P1TRE    X  557 

Dès  1844,  il  en  était  réduit  à  demander  grâce,  si  nous  en 
jugeons  par  l'avis  que  le  Père  Général  envoyait  au  Provin- 
cial de  Lyon  :  «  L'excellent  Père  Tinseau  m'a  écrit  une 
lettre  qui  m'a  bien  édifié.  11  a  un  anévrisme  au  cœur.  Dans 
cet  état  de  santé  la  prédication  est  un  exercice  trop  violent 
pour  lui,  et  s'il  le  continuait  nous  serions  exposés  à  le 
perdre  bientôt.  Daigne  le  Seigneur  nous  préserver  de  ce 
malheur  et  nous  garder  longtemps  encore  un  si  digne 
enfant  de  la  Compagnie!  »  (28  Juillet  1844.)  Ce  vœu  si 
honorable  pour  celui  qui  en  était  l'objet  ne  fut  pas  réalisé. 
Très  affecté  par  un  mal  qui  rend  la  mort  toujours  présente, 
le  Père  de  Tinseau  manqua  de  vigueur  morale  pour  sup- 
porter certaines  contrariétés,  suite  inévitable  de  l'imper- 
fection humaine.  Après  deux  années  pénibles  pour  lui  et 
pour  les  autres,  il  fallut  en  venir  à  la  rupture  définitive. 
«  L'affaire  de  Toulouse  est  réglée,  écrivait  le  Père  Mail- 
lard ;  on  s'est  séparé  bons  amis.  »  (24  Juillet  1846.) 

On  pourrait  ajouter  d'autres  noms  à  cette  liste  à  demi 
funèbre.  Dans  toute  grande  batailleil  y  a,  en  plus  des  morts, 
les  disparus.  Le  bataillon  français  de  la  Compagnie  de 
Jésus  en  compta  quelques-uns  au  cours  des  années  mau- 
vaises dont  nous  faisons  l'histoire,  pas  cependant  à  beau- 
coup près  autant  que  l'auraient  voulu  certains  nouvellistes 
qui  annonçaient  la  désertion  de  ses  membres  les  plus 
distingués.  Le  Père  de  Ravignan  tout  le  premier  avait 
selon  eux  abandonné  son  Ordre;  un  homme  qui  forçait 
le  respect  et  l'admiration  universelle  pouvait-il  rester 
Jésuite?  La  nouvelle  étant  parfaitement  absurde  trouva 
immédiatement  créance  et  de  Paris  courut  jusqu'à  Rome. 
Le  Père  Roothaan  se  contentait  d'en  donner  avis  à  l'in- 
téressé; l'idée  même  de  son  inconstance  ne  pouvait  lui 
venir  à  l'esprit  :  «  Il  me  serait  impossible  d'imaginer  seu- 
lement que  mon  excellent  Père  de  Ravignan  put  s'y  laisser 
prendre.  En  vérité  ne  faudrait-il  pas  être  fou?  Pardonnez, 
mon  bon  Père,  le  mot  qui  s'échappe  de  ma  plume.   » 

Le  mot  ne  dut  point  paraître  excessif  au  Père  de  Ravi- 
gnan, car  il  répondait  assez  bien  à  ses  propres  sentiments 


558  L\    COMPAGNIE    DE    JESUS 

en  matière  de  vocation,  et  lui-même  s'exprimait  à  ce  sujet 
avec  une  singulière  énergie.  A  propos  de  certaines  défec- 
tions, raconte  son  biographe,  on  l'avait  entendu  s'écrier  : 
«  Est-ce  donc  que  la  Compagnie  serait  un  meuble  à  ti- 
roirs? Est-ce  que  les  vœux  sont  un  lien  si  facile  à  rompre 
ou  à  renouer'  ?..  » 

Pour  clore  le  chapitre  des  tribulations,  il  nous  reste  à 
parler  du  cas  Affenaër.  C'est  une  étrange  histoire  qui 
figurerait  bien  dans  un  roman  d'aventures;  les  incidents 
en  sont  plus  invraisemblables  que  ceux  qui  remplissent 
des  ouvrages  de  pure  imagination.  Cela  pourrait  s'intitu- 
ler :  comment  on  exploite  la  simplicité  des  Jésuites  pour 
leur  extorquer  la  forte  somme. 

Sur  la  fin  de  décembre  1840,  ou  au  commencement  de 
janvier  1841,  se  présentait  à  la  maison  de  la  rue  des  Postes 
un  jeune  Belge  de  vingt-huit  à  trente  ans,  à  l'air  modeste 
et  à  la  physionomie  intelligente.  Il  s'appelait  Affenaër;  il 
avait  en  des  malheurs  dans  son  pays  et  venait  en  France 
chercher  une  situation;  il  était  recommandé  aux  Jésuites 
de  Paris  par  leurs  confrères  de  Bruxelles;  il  arrivait  de 
la  Trappe  de  La  Meilleraie  où  il  venait  de  faire  une  retraite. 
Le  Père  Moirez,  procureur  de  la  Province,  le  prit  pour 
faire  ses  écritures,  aux  appointements  de  50  francs  par 
mois,  qui  furent  élevés  par  la  suite  jusqu'à  150  francs. 
C'est  dire  que  le  secrétaire  avait  donné  satisfaction  au 
procureur.  Comment  celui-ci  n'aurait-il  pas  eu  pleine  con- 
fiance alors  que,  momentanément  éloigné  de  Paris,  le 
pieux  jeune  homme  lui  écrivait  :  «  Je  ne  pourrais  vous 
dire  combien  je  suis  heureux,  mon  Révérend  Père,  d'avoir 
trouvé  un  ami  dans  le  bon  Père  Cahier...  Tout  en  vaquant 
à  mes  occupations,  j'ai  fait  une  bonne  retraite;  je  ne  croyais 
pas  en  avoir  tant  besoin.  Que  de  fautes!  Je  prie  Marie, 
ma  bonne  Mère,  de  m'aidera  m'acquitter  de  ma  dette^.   » 

1.  Vie  du  R.  P.  Xavier  de  Ravignan,  lo'  édition.  Tome  I,  p.  278. 

2.  Lettre    du  16  Mars  i844.   lue  à  l'audience  de    la  Cour  d'assises  de 
lu  Seine  du  9  avril  i845.  {Gazette  des  Tribunaux .) 


CHAPITRK    X  559 

Cette  lettre  était  adressée  au  Père  Moirez,  qui  faisait 
alors  son  Troisième  An  à  Notre-Dame-d'Ay.  Deux  mois 
plus  tard,  le  24  mai,  Affenaër  disparaissait  soudain,  sans 
prévenir  personne.  Que  s'était-il  passé?  Un  jugement 
venait  d'être  rendu  contre  lui  à  Bruxelles  pour  d'ancien- 
nes escroqueries;  des  compatriotes,  complices  de  ses 
désordres,  lui  en  avaient  donné  la  nouvelle,  le  menaçant 
de  le  dénoncer  s'il  n'achetait  leur  silence.  Cependant  la 
fuite  du  commis  aux  écritures  avait  éveillé  des  soupçons. 
Le  Père  Bigot,  chargé  de  l'intérim  de  la  Procure  en  l'ab- 
sence du  Père  Moirez,  n'eut  pas  grand'peine  à  constater 
des  irrégularités  de  toute  sorte;  mieux  encore,  des  liasses 
de  titres  manquaient,  remplacées  par  des  papiers  quel- 
conques. Elles  représentaient  une  valeur  de  240,000  à 
260.000  francs  ;  c'était  un  dépôt  appartenant  à  trois  Pro- 
vinces. 

Les  Pères  apprirent  alors  ce  que  personne  n'ignorait 
dans  le  quartier,  c'est  à  savoir  que  leur  homme  de  con- 
fiance menait,  depuis  trois  ans  au  moins,  ce  qu'on  appelle  la 
grande  vie.  Outre  son  modeste  appartement  dans  le  voi- 
sinage de  la  résidence,  on  lui  en  connaissait  deux  autres 
en  ville  de  beaucoup  plus  luxueux  et  où  il  ne  logeait  pas 
seul;  il  avait  même  loué  une  villa  à  Bellevue.  Il  avait  pris 
un  nom  des  plus  reluisants  et  se  faisait  passer  pour  un 
fils  de  famille  de  haut  parage  et  qui  ne  comptait  pas  avec 
la  dépense. 

Que  faire?  La  perte  était  trop  lourde  pour  s'y  résigner 
sans  rien  dire.  D'autre  part,  les  Jésuites  auraient  bien 
voulu  éviter  de  mettre  en  mouvement  les  gendarmes  et 
la  justice  ;  c'était  fatalement  ébruiter  l'affaire  et  du 
même  coup  fournir  un  aliment  aux  commentaires  malveil- 
lants des  journaux  ;  la  littérature  antijésuitique  était  déjà 
assez  abondamment  pourvue.  Mieux  valait  assurément 
tâcher  de  mettre  la  main  sur  le  voleur  et  le  contraindre, 
en  le  menaçant  de  poursuites,  à  restituer,  si  possible.  Un 
commissaire  de  police  voulut  bien,  non  sans  (quelque  hési- 
tation, se  prêter  à  l'exécution  de  ce  plan. 


560  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Chose  curieuse,  AfFenaër,  parti  d'abord  pour  Londres^ 
était  bien  vite  revenu  à  Paris,  où  il  avait  repris  sous  son 
faux  nom  sa  vie  de  plaisir.  On  essaya  donc  de  le  sur- 
prendre ;  une  relation  inédite  du  cas  Affenaër  fait  à  cet 
endroit  un  récit  qu'on  pourrait  croire  extrait  des  Mémoires 
d'un  maître  policier.  Toutefois  la  tentative  n'eut  pas  de 
succès,  et  il  fallut  se  résoudre  à  suivre  la  voie  régulière. 
Une  plainte  fut  donc  faite  dans  les  formes,  et  au  bout  de 
quelques  jours,  Affenaër  était  arrêté  à  l'Opéra,  dans  la 
soirée  du  24  juin,  avec  toutes  les  façons  en  usage  pour 
les  personnages  de  marque.  Outre  les  sommes  qu'il  por- 
tait sur  lui,  les  perquisitions  domicilières  amenèrent  la 
découverte  de  110.000  francs  de  valeurs.  Le  reste  avait 
été  réalisé  et  avait  défrayé  ses  débauches. 

A  l'instruction  le  misérable  fut  cynique  ;  il  prétendit 
que  tout  ce  qui  avait  été  trouvé  entre  ses  mains  lui  avait 
été  donné  par  les  Jésuites,  ou  provenait  du  un  pour  cent 
qui  lui  était  alloué  surles  vastes  opérations  qu'il  effectuait 
pourleurcompte.il  alla  plus  loin,  et  prenant  l'offensive, 
il  accusa  les  Pères  de  le  poursuivre  pour  se  venger  des 
révélations  qu'il  avait  cru  devoir  faire  de  ce  qui  se  pas- 
sait chez  eux.  Il  trouva  d'ailleurs  des  défenseurs  dans  la 
presse  dite  libérale;  ce  qu'on  avait  prévu  et  voulu  éviter 
arriva  en  effet;  la  chronique  scandaleuse  s'empara  de 
l'affaire;  le  voleur  fut  érigé  en  victime  des  Jésuites,  et 
pendant  près  de  dix  mois  les  accusés  et  les  coupables 
devant  le  tribunal  de  l'opinion  furent  «  les  hommes  noirs  » , 
qui  avaient  l'audace  de  vivre,  de  posséder  quelque  argent 
et  de  se  laisser  voler. 

Enfin,  après  une  instruction  prolongée  à  dessein 
et  des  renvois  dont  le  but  trop  apparent  était  de  faire 
durer  le  scandale,  le  procès  fut  plaidé  aux  assises  de  la 
Seine  et  remplit  les  deux  audiences  du  8  et  du  9  avril  1845  ^ 
Les    charges  contre    le  prévenu  étaient  par  trop  claires 


I.    Ce  fut    au  pied  de  la  lettre  un  procès  sensationnel;  aussi  on  ne 
peut  voir  le  compte  rendu  in  extenso  dans  la  Gazette  des  Tribunaux. 


CHAPITRE    X  561 

et  trop  accablantes:  «  Feuilles  déchirées  aux  registres, 
articles  faux,  fausse  clé,  titres  saisis,  disparition  subite, 
nom  d'emprunt,  dépenses  folles,  abus  de  confiance,  il  y 
avait  de  quoi  lui  faire  appliquer  vingt  ans  de  galères,  s'il 
ne  s'agissait  d'un  vol  fait  aux  Jésuites  '  ». 

Manifestement  ce  fut  une  circonstance  atténuante  que 
son  défenseur  sut  faire  valoir  et  qui  pesa  dans  la  balance. 
Au  cours  des  débats,  Affenaër  avait  fait  des  révélations 
importantes  pour  la  sûreté  de  l'État;  témoin  oculaire  de 
la  vie  des  Jésuites,  pendant  des  années,  il  avait  donné 
l'alarme  sur  les  agissements  redoutables  de  la  Congré- 
gation; ses  services  méritaient  bien  quelque  indulgence^. 
11  fut  condamné  à  cinq  ans  de  prison  et  dix  ans  de 
surveillance  de  la  haute  police.  Le  Père  Guidée,  Supé- 
rieur de  la  rue  des  Postes,  en  était  réduit  à  se  féliciter 
de  ce  que  la  Compagnie  n'eût  pas  eu  trop  à  souffrir  pour 
avoir  osé  poursuivre  l'escroc.  «  Nous  ne  pouvions  dési- 
rer mieux,  écrivait-il  à  l'issue  du  procès...  Notre  intérieur 
a  été  percé  à  jour  ;  nous  avions  en  face  de  nous  un 
homme  qui  disait  avoir  vécu  dans  notre  intimité,  con- 
naître tous  nos  secrets,  qui  se  donnait  comme  ayant 
à  faire  les  plus  terribles  révélations...  Or,  qu'est-il 
résulté  aux  débats  de  tout  cet  échafaudage?  Rien,  abso- 
lument rien  à  notre  charge.  On  ne  peut  raisonnablement 


1.  Lettre  du  P.  Bigot  au  P.  Cauneille,  procureur  de  la  Province  de 
Lyon,  12  août  i844. 

2.  Le  Correspondant  écrivait  dans  sa  Revue  politique  de  la  fin  d'aA^ril: 
«  Il  y  a  un  mois  on  soupçonnait  tout  au  plus  l'existence  des  Jésuites 
en  France.  M.  Cousin  lui-même...  etc.  Mais  depuis  un  mois  on  a  fait  de 
grandes  découvertes.  Certain  arrêt  de  la  Cour  d'assises  a  éi&hW  juridi- 
quement non  pas  que  Affenaër  est  un  voleur,  mais  que  les  Jésuites  sont 
une  Congrégation,  et  depuis  ce  temps  la  presse  chaque  jour  commente 
les  dires,  fait  valoir  le  respectable  témoignage,  bénit  les  salutaires 
révélations  de  Monsieur  Affenaër...  Il  est  triste  cependant  de  penser 
qu'un  tel  homme  soit  sous  les  verroux,  et  que  celui  qui  a  prémuni  la 
patrie  contre  de  tels  dangers..,  n'ait  obtenu  pour  récompense  que  les 
circonstances  atténuantes.  »  Le  Correspondant.  Tome  X. 

La  Compagnie  de  Jésus.  36 


562  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

nous   faire    un   reproche    d'avoir  Maria-Stella  dans  une 
bibliothèque  de  40.000  volumes...  ^  » 

I ,  Allusion  à  un  incident  d'audience.  On  avait  saisi  chez  Affenaër  un 
livre  intitulé  Maria-Stella;  c'était  un  pamphlet  politique  contre  la  dy- 
nastie. Le  voleur  avait  déclaré  l'avoir  reçu  des  Jésuites.  Le  Père  Pource- 
let,  bibliothécaire  de  la  rue  des  Postes,  dut  pour  ce  fait  paraître  à  l'au- 
dience, et  subir  une  semonce  du  président  Orandet  :  «.  Pourquoi  garder 
ce  livre?  —  Je  le  garde  comme  un  autre;  je  suis  bibliothécaire.  — Mais 
pourquoi  le  remettre  à  l'accusé?  —  Pour  qu'on  ne  le  trouvât  pas  chez 
nous.  —  Mais  il  est  mauvais;  votre  devoir  est  de  le  détruire.  Aujour- 
d'hui, entendez-vous?...  —  Le  témoin  salue  et  se  retire.  »  (Gazette  des 
Tribunaux,  loc.  cit.) 


CHAPITRE  XI 


I.  —  Sur  la  fin  de  i843,  il  y  a  une  «  question  des  Jésuites  ».  M.  Martin 
du  Nord,  ministre  des  Cultes,  M.  Guizot,  véritable  chef  du  Gouver- 
nement. Témoignage  que  lui  rend  le  P.  de  Ravignan.  Le  Message 
royal  annonce  le  dépôt  d'un  projet  de  loi  sur  la  liberté  d'enseigne- 
ment. Intervention  de  M.  Dupin  et  de  M.  Isambert.  Déclaration  de 
M.  Martin  du  Nord. 

II.  —  Le  nouveau  projet  de  loi  Villemain.  La  déclaration  imposée  par 
l'Ordonnance  de  1828  en  est  la  disposition  essentielle.  Protestation  à 
peu  près  unanime  de  l'épiscopat.  Le  Mémoire  au  Roi  de  l'archevê- 
que de  Paris.  Mgr  de  Mazenod.  Agitation  du  parti  catholique.  Le  mi- 
nistre des  Cultes  menace  les  évêques.  Réplique  de  Montalembert  à  la 
Chambre  des  Pairs. 

III.  —  Le  projet  de  loi  devant  la  Haute  Assemblée.  Rapport  du  duc  de 
Broglie.  La  discussion  est  «  un  des  épisodes  parlementaires  les  plus  re- 
marquables de  la  Monarchie  de  Juillet  »•  Cet  «  épisode  »  appartient  à 
l'Histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Trente-cinq  à  quarante  discours 
sur  les  Jésuites.  M.  Cousin  ouvre  le  feu.  Le  baron  Charles  Dupin, 
MM.  Viennet  et  Kératry.  M.  Hippolyte  Passy,  Les  Jésuites  responsa- 
bles des  excès  de  la  Révolution,  Le  comte  Portails.  M.  Persil  et  le 
«  certificat  d'études  ».  Intervention  de  M.  Guizot.  Ses  «  théories  géné- 
rales » . 

IV.  —  Montalembert  prend  la  défense  des  Jésuites.  Il  force  l'attention  de 
la  Chambre.  Éloquente  et  victorieuse  réplique  aux  accusations  des 
orateurs  qui  l'ont  précédé  à  la  tribune.  Le  comte  Beugnot.  Le  duc 
d'Harcourt.  Le  marquis  de  Boissy.  La  «  peur  du  Jésuite  ».  Aveu  de 
M.  Rossi.  Vole  final.  Une  loi  mort-née.  Résultat  de  la  discussion  en  ce 
qui  concerne  la  Compagnie  de  Jésus,  Le  P.  Général  exprime  sa  grati- 
tude à  Montalembert.  Noble  réponse. 

V.  —  Le  projet  de  loi  à  la  Chambre  des  députés.  M.  Thiers  se  fait 
nommer  rapporteur.  Son  Rapport;  il  suscite  toute  une  littérature. 
Accident  survenu  au  ministre  auteur  du  projet  de  loi.  M.  de  Salvandy 
succède  à  M.  Villemain.  Le  projet  de  loi  est  abandonné.  Le  régime 
fait  faillite  à  ses  promesses  de  liberté  parce  que  les  libéraux  ont  peur 
du  Jésuite. 


564  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 


I 


Une  lettre  du  Provincial  de  Lyon,  en  date  du  29  décem- 
bre 1843,  résume  la  situation  de  la  Compagnie  de  Jésus 
en  France  à  la  fin  de  cette  année  calamiteuse  :  «  Rien 
n'égale  la  fureur  et  les  inventions  inouïes  de  nos  enne- 
mis; ils  épuisent  tous  les  moyens  que  le  mensonge  et  la 
calomnie  peuvent  leur  fournir.  Et  cependant  il  est  vrai  de 
dire  que  l'opinion  s'éclaire  singulièrement  et  que  notre 
cause  grandit  tous  les  jours.  Voilà  peut-être  quinze  ou 
vingt  opuscules  qui  paraissent  l'un  sur  l'autre  en  notre  fa- 
veur. Quelques  journaux  qui  sont  loin  pourtant  d'être 
catholiques  nous  défendent  et  le  font  avec  quelque  chaleur. 
Le  Père  Boulanger  assure  que  M.  Guizot  et  M.  Martin  du 
Nord  nous  défendront  devantles  Chambres  ;  il  dit  qu'ils  s'y 
sont  engagés  formellement.  C'estce  quenoussaurons  bien- 
tôt. En  attendant,  les  lettres  de  M.  Martin  du  Nord  con- 
tinuent aux  préfets  et  aux  évêques  à  notre  sujet.  Au  Puy 
Mgr  Darcimoles  vient  de  répondre  à  beaucoup  de  ques- 
tions que  le  ministre  lui  avait  posées,  et  il  a  réfuté  quel- 
ques calomnies  inventées  contre  Vais.  A  Lyon,  le  cardi- 
nal a  été  interrogé  sur  nous  parle  même  ministre...  A 
moins  d'un  miracle,  il  y  aura  dans  les  Chambres  une  ter- 
rible explosion  contre  nous.  *  » 

L'habile  diversion  exécutée  par  les  défenseurs  du  mo- 
nopole universitaire  avait  réussi  ;  il  y  avait  maintenant 
une  «  question  des  Jésuites  »,  qui  se  posait  devant  le  Gou- 
vernement et  qu'il  ne  pourrait  plus  éluder.  M.  Guizot 
gérait  les  Affaires  étrangères  ;  sans  avoir  le  titre  de  pré- 
sident du  conseil  qu'il  avait  laissé  au  maréchal  Soult,  il 
n'en  était  pas  moins  «  l'homme  considérable,  la  person- 
nification politique  du  cabinet  »^.  C'était  lui  le  véri- 
table chef  du  pouvoir.  11  avait  fait  nommer  ministre  de   la 

I.  Lettre  du  P.  Maillard  au  P.  Général. 

3.  Thureau-Dangin,  Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet.  Tome  IV, 
p.  355. 


CHAPITRE    XI  565 

Justice  et  des  Cultes  un  de  ses  anciens  collaborateurs  de 
1836,  M.  Martin  du  Nord.  Leurs  dispositions  personnelles 
à  l'un  et  à  l'autre,  aussi  bien  que  l'orientation  politique 
du  cabinet,  étaient  plutôt  favorables  à  la  paix  religieuse; 
mais  il  leur  fallait,  pour  se  maintenir,  marcher  d'accord 
avec  une  majorité  pénétrée  jusqu'aux  moelles  de  l'es- 
prit de  1830  et  tenir  tête  à  une  opposition  ardem- 
ment voltairienne  et  sectaire.  Aussi  parurent-ils  toujours 
préoccupés  d'arrêter  ce  qu'on  appelait  les  empiétements 
du  clergé  et  les  progrès  de  son  influence  plutôt  que  de 
soutenir  l'honneur  et  l'intérêt  de  la  religion.  Quant 
aux  Jésuites,  ils  ne  pouvaient  s'attendre  à  voir  des  hom- 
mes d'Etat  dépenser  beaucoup  d'énergie  à  défendre  leur 
cause. 

Nous  avons  vu  déjà  le  Provincial  de  Paris  se  pré- 
senter dèsle  mois  d'avril  à  l'audience  du  ministre  des  Cul- 
tes. M.  Martin  du  Nord  faisait  observer  au  Révérend  Père 
que  la  chapelle  de  la  rue  des  Postes  était  illégale  parce  que 
non  autorisée;  la  maison  comptaitplus  de  vingtpersonnes; 
autre  illégalité.  Le  ministre  demanda  la  liste  des  établisse- 
ments,du  personnel,  desnovices,  et  onne  crutpas  devoirla 
refuser.  Quelques  semaines  après,  nouvelle  audience;  le 
Père  de  Ravignan  accompagnait  cette  fois  le  Provincial;  le 
ministre  leur  déclara  son  embarras  ;  le  cabinet  s'attendait 
à  subir  un  assaut  au  sujet  des  Jésuites.  Le  Père  Boulan- 
ger, racontant  l'entretien,  déclare  que  M.  Martin  du  Nord 
s'est  montré  très  bienveillant,  ce  qui  ne  l'empêche  pas 
d'ajouter  que  les  maisons  de  la  rue  des  Postes  et  de  Saint- 
Acheul  «  courent  de  grands  risques  ».  L'audience  avait 
lieu  le  17  mai;  une  circulaire  ministérielle,  datée  de  la 
veille,  était  adressée  à  tous  les  évéques  de  France  pour 
leur  rappeler  la  déclaration  écrite,  imposée  par  les  Ordon- 
nances de  1828  aux  directeurs  et  professeurs  des  maisons 
d'éducation;  le  ministre  voulait  savoir  s'il  n'y  avait  pas 
dans  les  séminaires  des  membres  de  Congrégations  non 
autorisées.  U  ne  s'en  tenait  pas  là.  L'évêque  d'Angers 
s'étant  permis  en  présence  de  ses  prêtres  réunis  pour  la 


566  LA    COMPA.GNIE    DE    JESUS 

retraite  pastorale  de  prononcer  quelques  paroles  de  sym- 
pathie à  l'adresse  des  Jésuites,  un  avertissement  partit  du 
ministère;  M.  Martin  du  Nord  exprimait  au  prélat  son 
regret  «  d'un  semblable  langage  »,  et  lui  recommandait 
d'éviter  à  l'avenir  «  toute  manifestation  de  cette  nature  ». 
Quand  l'archevêque  de  Paris  prenait  contre  les  Jésuites 
delà  rue  des  Postes  les  mesures  dont  nous  avons  parlé,  il 
pouvait  affirmer  que  c'était  pour  leur  en  épargner  de  pi- 
res, car  il  avait  reçu  confidence  des  plaintes  et  des  mena- 
ces du  ministre.  D'humeur  peu  combative  et  soucieux  de 
se  ménager  avec  tout  le  monde,  l'honnête  Garde  des 
Sceaux  aurait  bien  voulu  voir  les  Jésuites  exécutés  par 
un  autre,  ou  mieux  encore  les  voir  s'exécuter  eux-mêmes, 
plutôt  que  d'être  obligé  de  sévir  en  personne  contre  eux. 

C'est  à  ce  parti  qu'il  s'efforçait  de  les  amener,  en  mul- 
tipliant les  assurances  de  son  bon  vouloir.  Le  Père  de 
Ravignan  ne  mettait  pas  en  doute  sa  sincérité  :  «  Il  faut 
véritablement  être  ici,  écrivait-il  au  Père  Général  le  30  dé- 
cembre, pour  se  former  une  juste  idée  des  choses;  il  faut 
avoir  causé  plusieurs  fois  avec  nos  hommes  publics,  au 
milieu  de  leurs  angoisses  à  notre  sujet,  pour  comprendre 
toutes  les  difficultés  de  la  situation.  Deux  fois  pendant 
le  court  Avent  de  Rouen  j'ai  été  mandé  par  le  Garde  des 
Sceaux  et  par  le  Directeur  des  Cultes  à  Paris.  Tantôt  c'est 
une  chose,  tantôt  c'est  une  autre...  Fermer  nos  chapelles, 
renvoyer  nos  novices,  faire  sortir  de  France  tous  nos  théo- 
logiens, etc.,  etc.  M.  Isambert  prépare  uafactum  qui  met 
en  émoi  tout  le  Gouvernement  ;  c'est  pitoyable,  c'est 
misérable;  mais  c'est  ainsi  que  nous  vivons  continuel- 
lement harcelés.   » 

La  veille  du  jour  où  il  écrivait  cette  note,  le  29  décem- 
bre, le  Père  de  Ravignan,  chargé  par  ses  Supérieurs  de 
traiter  des  intérêts  de  son  Ordre  auprès  des  gouvernants, 
avait  eu  une  entrevue  avec  M.  Guizot.  Celui  qui  était 
alors  le  véritable  chef  du  pouvoir  tenait  en  haute  estime 
le  conférencier  de  Notre-Dame  ;  on  l'avait  vu  plusieurs 
fois  parmi  ses  auditeurs;   la  conversation  fut  ce  qu'elle 


CHAPITRE    XI  .  567 

pouvait  être  entre  deux  hommes  qui  se  piquaient  égale- 
ment de  distinction  ^  M.  Guizot  fit  part  à  son  interlocu- 
teur du  grief  que  le  régime  dont  il  était  le  représentant 
avait  contre  les  Jésuites.  Attachés  obstinément  à  la  cause 
légitimiste,  ils  faisaient  de  l'opposition  à  la  dynastie  ré- 
gnante; c'était  dans  leur  tradition;  ils  avaient  agi  de 
même  en  Angleterre  après  la  chute  des  Stuarts;  le  minis- 
tre croyait  savoir  qu'à  Lyon  des  Jésuites  avaient  distribué 
des  portraits  du  duc  de  Bordeaux  et  des  pamphlets  réac- 
tionnaires; il  s'en  était  même  plaint  au  Nonce.  Le  Père 
de  Ravignan  n'eut  pas  grande  difficulté  à  disculper  ses 
confrères.  Le  fait  articulé  était  faux.  Prévenus  par  le 
Nonce,  les  Pères  de  Paris  avaient  informé  ceux  de  Lyon 
qui  avaient  envoyé  le  démenti  le  plus  formel.  Quant  à  l'atta- 
chement de  parti  pris  aux  dynasties  déchues,  le  reproche 
était  au  moins  singulier  en  ce  qui  concerne  les  Jésuites  ; 
ce  serait  de  la  maladresse,  et  ce  n'est  pas  précisément 
ce  que  l'opinion  leur  attribue.  «  Si  nous  avons  des  rap- 
ports avec  les  légitimistes,  disait  le  Père  de  Ravignan, 
c'est  parce  qu'ils  sont  hommes  religieux  et  viennent 
demander  le  secours  de  notre  ministère.  » 

Au  surplus,  M.  Guizot  ne  se  montra  pas  avare  de 
bonnes  paroles  et  même  de  déclarations  rassurantes. 
Pour  sa  part  il  n'avait  garde  d'ajouter  foi  aux  rumeurs 
acceptées  par  la  crédulité  populaire  :  «  Le  Gouvernement, 
affirmait-il,  n'a  point  de  répulsion  pour  vous  ;  vous  pouvez 
encore  rendre  de  grands  services  à  la  société  en  usant 
bien  de  votre  influence  ;  car  vous  en  avez  toujours  beau- 
coup. »  Il  donnait  enfin  clairement  à  entendre  que  les 
Jésuites  n'avaient  point  à  s'inquiéter  au  sujet  de  la  pro- 
chaine session  parlementaire  ;  mieux  encore,  il  n'y  aurait 
pas  d'exclusion  contre  eux  dans  la  loi  pour  la  liberté 
d'enseignement,  qui  allait  être  proposée  aux  Chambres. 


I.  Au  sortir  de  cet  entretien  le  P.  de  Ravignan  en  écrivit  un  résumé 
qui  a  été  inséré  dans  sa  biographie.  (Vie  du  P.  X.  de  Ravignan,  par  le 
P.  de  Ponlevoy,  lo*  édition.  Tome  II,  p.  266.) 


568  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

On  peut  croire  que  M.  Guizot  s'était  mis  en  frais  de 
courtoisie  et  d'amabilité  envers  le  célèbre  Jésuite  en  qui 
il  voyait  une  puissance.  Toujours  est-il  que  le  Père  de 
Ravignan  emporta  de  l'audience  une  idée  très  avanta- 
geuse de  l'homme  et  du  ministre.  Voici  en  quels  termes 
il  s'exprimait  sur  l'un  et  sur  l'autre  dans  une  lettre  au 
Père  Général  :  «  Il  m'a  étonné  par  la  supériorité  de  ses 
vues,  par  son  estime  pour  la  Compagnie,  par  la  manière 
dont  il  se  prononçait  contre  toutes  les  préventions  et  les 
attaques  auxquelles  nous  sommes  en  butte.  Je  sais  positi- 
vement que,  dans  le  conseil  des  ministres,  il  a  parlé  en 
notre  faveur.  Le  Nonce  de  Paris,  d'autres  encore  pensent 
devoir  plus  compter,  pour  les  intérêts  catholiques,  sur 
M.  Guizot  que  sur  tout  le  reste  des  hommes  publics  de 
notre  temps.  Il  est  certain  qu'il  est  homme  d'État,  que 
ses  vues  sont  élevées,  larges  et  favorables  à  la  liberté 
d'enseignement  comme  à  celle  de  l'Eglise.  Je  ne  me  con- 
fierais sans  doute  qu'avec  mesure  à  sa  politique  et  à  ses 
opinions,  mais  il  mérite  cependant  plus  d'estime  que  la 
plupart  de  nos  gouvernants.  »  (29  Décembre  1843.) 

Manifestement  la  belle  âme  du  Père  de  Ravignan  était 
sous  le  charme.  Nous  avons  vu  le  Père  Renault,  six  ans 
auparavant,  sortir  non  moins  enchanté  d'une  entrevue 
avec  M.  Thiers,  qui  occupait  alors  la  place  de  M.  Guizot. 
Lui  aussi  avait  été  plein  d'égards  pour  son  visiteur  et 
s'était  déclaré  résolu  à  défendre  les  Jésuites  contre  les 
attaques  injustes  de  leurs  adversaires.  Ce  qui  prouve  que 
les  deux  grands  ministres  de  la  Monarchie  de  Juillet  sa- 
vaient aussi  bien  l'un  que  l'autre  distribuer  à  l'occasion 
de  l'eau  bénite  de  cour.  Le  moment  venu  où  l'intérêt 
politique  fut  en  jeu,  l'un  comme  l'autre  ils  sacrifièrent 
les  Jésuites  d'un  cœur  léger.  Tous  deux  avaient  d'ailleurs 
contre  l'Ordre  de  Loyola  des  antipathies  d'origine  et  de 
nuance  diverses,  mais  également  âpres  et  tenaces.  En  défi- 
nitive, la  Compagnie  de  Jésus  se  sent  redevable  pour  égale 
part  envers  l'un  et  l'autre  d'un  sentiment  qui  n'est  ni  de 
l'admiration   ni    de    la    reconnaissance.    Nous    espérons 


CHAPITllE    XI  5G9' 

justifier  parla  suite  de  cette  Histoire  une  appréciation  qui 
de  prime  abord  pourrait  paraître  sévère. 

L'orage  qu'on  prévoyait  sur  la  fin  de  1843  commença  de 
gronder  dans  les  premiers  jours  de  janvier  1844.  Ce  fut 
à  propos  de  la  discussion  de  l'Adresse  au  Roi  à  la  Chambre 
des  Députés.  Le  Message  royal  avait  enfin  annoncé  le 
prochain  dépôt  d'une  nouvelle  loi  sur  la  liberté  d'ensei- 
gnement. Le  texte  de  la  Chambre  était  celui-ci  :  «  Nous 
accueillons  avec  empressement  l'annonce  que  le  projet  de 
loi  qui  nous  sera  présenté  sur  l'instruction  secondaire,  en 
satisfaisant  au  vœu  de  la  Charte  pour  la  liberté  d'ensei- 
gnement, maintiendra  l'autorité  et  l'action  de  l'Etat  sur 
l'éducation  publique.  »  Cette  formule  donnait  clairement 
à  entendre  que  l'on  avait  beaucoup  moins  souci  d'organi- 
ser un  véritable  régime  de  liberté  que  de  garder  l'état  de 
choses  actuel  ou,  pour  mieux  dire,  de  renforcer  le  sys- 
tème du  monopole.  La  formule  fut  effectivement  votée, 
mais  non  sans  avoir  soulevé  de  longs  et  vifs  débats.  Plu- 
sieurs députés  rappelèrent  les  plaintes  des  catholiques, 
les  protestations  de  l'épiscopat  contre  l'enseignement  uni- 
versitaire, le  courant  de  réclamations  en  faveur  de  la  liberté 
qui  avait  gagné  le  pays  tout  entier  et  auquel  le  Gouver- 
nement lui-même  se  voyait  contraint  de  céder.  Mais  il 
semblait  le  faire  à  contre-cœur,  et  la  façon  dont  il  annon- 
çait la  future  liberté  faisait  craindre  qu'elle  fut  accompa- 
gnée de  bien  des  restrictions. 

La  discussion  se  poursuivit  deux  jours  entiers  d;ms 
l'imprécision  et  avec  des  sous-entendus  inévitables,  les 
dispositions  du  projet  de  loi  n'étant  point  encore  connues, 
tant  qu'enfin  M.  Dupin  parut,  et  avec  lui  les  Jésuites  aux- 
quels tout  le  monde  pensait,  mais  que  personne  n'avait 
encore  nommés.  M.  Dupin  commença  par  accuser  d'  «  in- 
sincérité »  tout  le  mouvement  catholique  en  faveur  de  la 
liberté  d'enseignement.  Au  profit  de  qui,  s'écria-t-il,  tou- 
tes ces  récriminations  contre  la  législation  actuelle  ?  «  Il 
faut  être  sincères;  c'est  an  profit  des  Congrégations.  Elles 


570  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

ont  été  sincères,  elles,  dans  leurs  pétitions,  et  elles  nous 
ont  dit  toute  leur  pensée.  Les  Congrégations,  dit-on,  ne 
peuvent  pas  être  plus  gênées  que  les  autres  associations. . . 
On  n'a  pas  demandé  autre  chose  pour  faire  revivre  cette 
Société  fameuse  ;  cette  société  elle-même  n'a  pas  de- 
mandé autre  chose...  »  A  l'abri  du  droit  commun  dont 
ils  se  réclament,  les  Jésuites  veulent  envahir  l'enseigne- 
ment. «  Mais  l'instruction  publique  comme  celle  qui  est 
le  but  de  ces  hommes  soumis  à  un  chef  étranger  auquel 
ils  prêtent  serment...,  cette  instruction  est  diamétrale- 
ment contraire  à  celle  que  désirent  les  hommes  amis  de 
leur  pays. ..  La  France  veut  une  loi  sur  l'instruction  secon- 
daire qui  donne  toute  la  liberté  possible,  mais  elle  ne 
veut  pas  que,  comme  l'a  dit  M.  le  ministre  de  l'Instruc- 
tion publique,  des  spéculateurs  religieux  ou  autres  puis- 
sent se  glisser  dans  l'enseignement  par  les  fissures  de 
la  loii.  » 

En  somme  on  se  résignerait  à  concéder  quelque  liberté, 
mais  à  la  condition  expresse  que  les  Jésuites  en  seraient 
exclus.  M.  Dupin  avait  refait  une  fois  de  plus  la  thèse 
juridique  d'après  laquelle  l'existence  même  des  Ordres 
religieux  est  prohibée  par  les  lois  françaises  ;  sa  conclu- 
sion pouvait  paraître  modérée  ;  il  n'allait  pas  pour  le 
moment  jusqu'à  demander  l'expulsion  ou  la  dissolution 
des  Jésuites;  il  se  contentait  d'affirmer  que,  à  cet  égard, 
le  Gouvernement  avait  les  mains  libres.  Mais  un  autre 
membre  de  l'Assemblée,  M.  Isambert,  ne  s'arrêta  pas  en 
chemin.  Celui-là  était  une  façon  d'enfant  terrible  qui,  sous 
la  Monarchie  de  Juillet  aussi  bien  que  sous  la  Restaura- 
tion, eut  la  spécialité  de  harceler  les  ministères,  en  dénon- 
çant les  abus  du  clergé  et  en  réclamant  contre  lui  l'appli- 
cation des  justes  lois.  Il  n'eut  garde  de  manquer  l'occasion. 
Le  petit  livre  du  Père  de  Ravignan  venait  de  voir  le  jour; 
il  l'avait  lu  et  y  avait  appris  qu'il  existait  en  France 
deux  cent  six  Jésuites  profès.   Cela  supposait  au  moins 

I.  Chambre  des  Députés,  Séance  du  25  janvier  i844. 


CHAPITRE    XI  571 

trois  cents  novices.  Autour  de  cette  constatation  impres- 
sionnante, l'orateur  groupait  un  certain  nombre  de  menus 
faits  ramassés  un  peu  partout  et,  avec  sa  virulence  accou- 
tumée, demandait  compte  au  Gouvernement  de  ses  com- 
plaisances illégales  pour  le  parti  prêtre. 

Le  ministre  des  Cultes,  personnellement  mis  en  cause, 
présenta  une  apologie  qui  n'avait  rien  de  bien  fier.  II 
commença  par  déclarer  qu'il  adoptait  «  tous  les  principes 
de  M.  Dupin  ».  Mais  il  pensait  que  l'application  en  devait 
être  faite  sans  rigueur  inutile.  Ce  qui  importait,  d'après 
lui,  c'était  de  faire  observer  les  Ordonnances  qui  interdi- 
saient toute  fonction  d'enseignement  aux  membres  des 
Congrégations  religieuses.  «  Oui,  affirmait  M.  Martin  du 
Nord,  il  faut  que  les  Congrégations  religieuses  soient 
exclues  de  l'enseignement,  et  elles  le  sont.  »  L'Université 
y  veille  en  ce  qui  concerne  les  établissements  soumis  à 
son  contrôle;  pour  les  petits  séminaires  le  Gouvernement 
n'a  pas  failli  à  son  devoir.  La  preuve,  la  voilà  :  et  le 
ministre  donnait  lecture  de  sa  circulaire  du  16  mai  aux 
évêques.  Quant  aux  maisons  des  Jésuites  dont  on  lui 
reprochait  de  tolérer  l'existence,  il  se  bornait  à  répondre 
qu'elles  avaient  été  tolérées  avant  lui,  et  qu'il  ne  lui 
paraissait  pas  d'une  bonne  politique  de  molester  des  gens 
dont  personne  n'avait  à  se  plaindre.  Aux  alarmes  dont 
M.  Isambert  s'était  fait  l'interprète,  il  opposait,  non  sans 
une  pointe  d'ironie,  sa  parfaite  tranquillité  :  «  Il  y  a  deux 
cents  prêtres  environ,  vivant  en  commun  dans  quelques 
maisons,  et  vous  voulez  que  je  m'en  effraie.  Vous  voulez 
que  je  croie  tout  compromis  parce  qu'on  ne  les  disperse 
point!  Ce  serait  leur  donner  une  importance  qu'ils  n'ont 
pas;  ce  serait  donner  aux  actes  du  Gouvernement  un  air 
de  persécution  qu'ils  ne  doivent  pas  avoir.  11  suffît  que  je 
veille  et  que  je  sois  disposé  fermement  à  faire  exécuter 
les  lois  dès  que  le  besoin  s'en  fera  sentir.  » 

Cette  déclaration  d'une  fermeté  relative,  qui  d'ailleurs 
n'engageait  à  rien,  écarta  pour  le  moment  le  danger  que 
les  Jésuites  s'attendaient  à  voir  fondre  sur  leur  tète.  La 


572  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Chambre  voulut  bien  les  laisser  jouir  de  la  tolérance  un 
peu  dédaigneuse  d'un  ministre  qui  les  considérait  comme 
quantité  négligeable.  Mais  il  reste  de  cet  incident  que,  à 
la  première  annonce  que  l'enseignement  pouvait  devenir 
libre,  c'est  vers  les  Jésuites  que  se  portent  les  préoccu- 
pations du  monde  parlementaire.  Désormais  ils  ne  quit- 
teront guère  la  scène,  et  tant  que  la  prétendue  loi  de 
liberté  sera  à  l'ordre  du  jour  de  l'une  ou  de  l'autre 
Chambre,  l'obsession  du  Jésuite  hantera  l'Assemblée  et 
planera  sur  ses  délibérations. 

II 

Le  projet  de  loi  fut  déposé  sur  le  bureau  de  la  Chambre 
des  Pairs  le  2  février.  C'était  l'œuvre  de  M.  Villemain. 
Celui  de  1841  portait  des  atteintes  trop  peu  mesurées  à  la 
situation  des  petits  séminaires;  il  avait  échoué  devant  les 
protestations  énergiques  de  l'épiscopat.  Cette  fois,  les 
pépinières  destinées  au  recrutement  du  clergé  n'étaient 
plus  soumises  au  contrôle  universitaire,  on  se  contentait 
de  les  parquer  étroitement  dans  leur  spécialité.  Mais  par 
ailleurs  tout  y  semblait  combiné  pour  consacrer  et  affermir 
le  monopole  sous  l'enseigne  de  la  liberté.  Plus  d'autori- 
sation préalable;  théoriquement  tout  Français  jouissant 
de  ses  droits  civils  peut  ouvrir  un  établissement  d'instruc- 
tion secondaire  ;  c'est  l'article  premier.  Mais  un  autre 
article  énumère  les  pièces  à  produire,  les  grades  et  les 
certificats  dont  il  faut  être  pourvu;  c'est  un  luxe  de  pré- 
cautions telles  et  calculées  de  telle  sorte  que  la  naissance 
et  la  vie  de  l'établissement  sont  en  définitive  à  la  merci 
des  autorités  universitaires.  Parmi  les  conditions  à  rem- 
plir figure  en  bonne  place  la  déclaration  «  par  écrit  et 
signée  »  que  l'on  n'appartient  point  à  une  Congrégation 
religieuse  non  reconnue  par  l'Etat. 

On  peut  d'ailleurs  affirmer,  sans  crainte  de  s'avancer 
trop,  que  c'était  là  une  des  dispositions  essentielles  de  la 
loi,   et  celle  vraisemblablement  sur  laquelle    son  auteur 


CHAPITRE    XI  573 

était  le  moins  disposé  à  transiger.  Quant  à  son  but,  la 
feuille  gouvernementale  et  universitaire  par  excellence,  le 
Journal  des  Débats  se  chargeait  de  le  préciser:  «  On  sait, 
dit-il,  que  la  loi  présentée  par  M.  Villemain  interdit  aux 
membres  des  Congrégations  non  reconnues  et  non  auto- 
risées par  l'Etat  de  s'immiscer  dans  l'enseignement.  Tran- 
chons le  mot,  il  s'agit  des  Jésuites.  On  ne  veut  pas  que, 
quinze  ans  après  la  Révolution  de  Juillet,  les  Jésuites 
renouvellent  des  entreprises  auxquelles  la  Restauration 
elle-même  se  crut  obligée  de  mettre  un  termes  »  Et  le 
bon  apôtre  conclut  en  engageant  les  Jésuites  à  se  faire 
reconnaître  par  l'Etat. 

Si  M.  Villemain  avait  espéré  acheter  l'approbation  ou 
tout  au  moins  le  silence  de  l'épiscopat,  en  lui  laissant 
l'autorité  sur  les  petits  séminaires,  il  ne  tarda  pas  à  être 
détrompé.  On  a  vu  que,  à  ce  moment-là  même,  son  col- 
lègue des  Cultes  se  plaignait  fort  des  évêques  qui  com- 
promettaient la  dignité  de  leur  caractère  en  écrivant  dans 
les  journaux  ;  à  son  avis  ils  devaient  réserver  pour  lui 
seul  l'expression  de  leurs  doléances  et  de  leurs  désirs. 
Mais  il  eut  bien  autrement  sujet  de  gémir  quand  le  pro- 
jet de  loi  fut  venu  à  leur  connaissance.  Ce  fut  alors 
comme  une  traînée  de  poudre.  En  l'espace  de  quelques 
semaines  l'épiscopat  renouvela  d'une  voix  unanime  les 
réclamations  et  protestations  que  quelques-uns  de  ses 
membres  avaient  déjà  fait  entendre  au  cours  de  l'année 
précédente.  Dans  la  plupart  des  provinces  ecclésiastiques 
elles  prirent  la  forme  solennelle  d'une  lettre  collective 
signée  du  métropolitain  et  de  ses  suffragants.  Plusieurs 
de  ces  documents  sont  fort  étendus  et  la  question  de  la 
liberté  d'enseignement  y  est  traitée  au  point  de  vue  doc- 
trinal. Généralement  les  prélats  s'adressent  au  Roi,  aux 
ministres,  aux  Chambres  ;  ils  prennent  le  ton  respectueux 
et  ferme  des  Remontrances  du  clergé  sous  l'ancien  ré- 
gime; ils  ne  semblent  pas  vouloir  porter  la  cause  devant 

I .  Cité  par  VAini  de  la  Religion,  2  avril  i844.  T.  CXXI,  p.  8. 


574  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

le  tribunal  de  l'opinion;  mais  souvent,  par  suite  d'une 
indiscrétion,  consentie  ou  non,  une  copie  arrive  au  bu- 
reau d'un  journal  qui  s'empresse  de  la  publier. 

C'est  ce  qui  arriva  tout  d'abord  pour  le  Mémoire  au  Roi 
rédigé  par  Mgr  AfFre  et  adopté  par  tous  les  évêques  de  la 
province  de  Paris.  Le  Mémoire  confidentiel  se  trouva,  on 
ne  sait  comment,  inséré  dans  V Univers  du  6  mars.  La 
situation  de  son  auteur,  ses  habitudes  bien  connues  de 
modération  dans  les  rapports  avec  le  pouvoir  donnaient 
à  sa  parole  en  cette  circonstance  un  poids  exceptionnel. 
L'archevêque  de  Paris  dénonçait  l'enseignement  univer- 
sitaire avec  toute  la  liberté  et  la  vigueur  du  langage  apos- 
tolique ;  le  livre  du  Monopole^  si  sévèrement  blâmé  par  le 
prélat  quelques  mois  auparavant  pour  son  manque  de 
mesure,  ne  contenait  peut-être  en  réalité  rien  de  plus  fort  < . 

I .  Voici  quelques  passages  du  Mémoire;  ils  sont  dans  le  ton  moyen 
des  documents  épiscopaux  qui  parurent  alors  sur  le  même  sujet;  il  y  en 
a  de  plus  vifs  :  «  En  trois  ans  les  défenseurs  du  monopole  ont  fait  perdre 
au  gouvernement  tout  le  terrain  acquis  par  dix  années  de  luttes,  de  pru- 
dence et  d'habileté.  —  Depuis  i83o,  les  professeurs  se  sont  cru  tout 
permis  en  fait  de  doctrine  religieuse...  Tous  les  jours  des  ouvrages  hos- 
tiles à  la  religion  sont  lancés  dans  le  monde  studieux.  Ils  le  sont  ordi- 
nairement par  des  professeurs  de  collèges  ou  par  de  plus  hauts  fonction- 
naires encore.  Que  fait  l'Université?  Elle  prend  ces  ouvrages  sous  sa 
protection,  elle  les  approuve,  elle  les  recommande,  elle  va  jusqu'à  les 
imposer,  et  les  convertissant  en  livres  classiques,  elle  assure  à  la  fois  et 
d'un  seul  coup  la  fortune  des  auteurs  et  la  perversion  des  lecteurs.  » 

Nous  demandons  que  l'Université  «  fasse  justice  des  hommes  et  des 
livres  qui  pervertissent  en  son  nom  et  de  la  manière  la  plus  flagrante  la 
jeunesse  catholique  de  France  )>.  On  reproche  aux  évêques  de  troubler 
le  pays  par  leurs  réclamations  :  ci  Les  évêques,  si  l'on  veut,  ont  fait  le 
bruit,  mais  l'Université  a  fait  le  mal.  Les  évêques  se  seraient  tus  si 
l'autorité  des  pères  de  famille  et  la  foi  des  jeunes  générations  avait  été 
respectée.  —  Nous  ne  parlerons  même  plus  de  nos  petits  séminaires, 
parce  que  la  question  n'est  plus  là  aujourd'hui.  Elle  y  était  encore,  il  y  a 
trois  ans,  elle  n'était  même  que  là  pour  nous.  Aujourd'hui  nous  sommes 
obligés  de  regarder  plus  loin  et  de  demander  davantage.  —  Aujourd'hui 
nous  connaissons  mieux  l'Université...  L'Université,  qu'elle  le  A'euille  ou 
qu'elle  ne  le  veuille  pas,  qu'elle  le  sache  ou  qu'elle  l'ignore,  n'a  jamais 
eu  et  a  moins  que  jamais  la  confiance  des  catholiques  et  de  l'épiscopat. 
Le  moins  qu'on  en  puisse  dire,  c'est  qu'elle  est  un  vaisseau  sans  gou- 
vernail, flottant  à  tout  vent  de  doctrine...  »  Le  Mémoire  se  termine  sur 
ce  mot  cinglant  :  «  Nous  pouvons  paraître  un  embarras  à  la  royauté 
pour  le  présent,  mais  dans  l'Université  sont  tous  les  périls  de  l'avenir.  » 


CHAPITRE    XI  575 

M.  Martin  du  Nord  en  fut  ému  plus  qu'il  ne  convenait  au 
représentant  suprême  de  la  Justice,  obligé  par  état  à  ne 
jamais  perdre  le  sang-froid.  11  adressa  à  Mgr  Affre  une 
réprimande  hautaine  et  absolument  discourtoise.  En  écri- 
vant au  Roi  un  «  Mémoire  concerté  »,  l'archevêque  de 
Paris  avait  blessé  gravement  «  les  convenances  »  ;  il  avait 
non  moins  gravement  enfreint  la  loi  concordataire  qui 
défend  aux  évêques  de  se  réunir  en  vue  d'une  action 
commune.  «  Il  serait  étrange,  disait  le  ministre,  qu'une 
telle  prohibition  pût  être  éludée  au  moyen  d'une  corres- 
pondance établissant  le  concert  et  opérant  la  délibération, 
sans  qu'il  y  ait  eu  assemblée.  »  (8  Mars  1844.) 

Mgr  AfFre  n'était  pas  d'humeur  à  accepter  en  silence 
la  semonce  ministérielle.  Sans  insister  sur  le  manquement 
aux  convenances  trop  facile  à  rétorquer,  il  rédigea  une 
déclaration  de  ce  qu'il  savait  être  la  pensée  de  l'Eglise 
relativement  à  l'article  des  Organiques  invoqué  par  le 
ministre  et  si  singulièrement  interprété  par  lui.  Ce  fut  sa 
réponse  à  M.  jMartin  du  Nord.  11  en  fit  part  à  tous  ses 
collègues  dans  l'épiscopat.  Cinquante-quatre  d'eux  lui  écri- 
virent pour  approuver  sa  conduite  et  s'associer  à  ses  pro- 
testations '.  Mieux  encore,  le  (jarde  des  Sceaux  ayant 
trouvé  dans  le  Concordat  l'interdiction  pour  les  évêques 
du  «  concert  par  écrit  »,  cette  étrange  découverte,  dont 
on  s'amusa  beaucoup  dans  la  presse,  fut  vraisemblable- 
ment ce  qui  détermina  un  grand  nombre  d'entre  eux  à 
présenter  leurs  remontrances  dans  des  lettres  collectives. 

Les  défenseurs  du  monopole  accusaient  le  clergé  de 
vouloir  s'emparer  de  l'enseignement  ;  l'épiscopat  décla- 
rait très  nettement  au  contraire  qu'il  ne  voulait  de  privi- 
lège pour  personne,  mais  la  liberté  pour  tous.  On  ne  pou- 
vait évidemment  se  placer  sur  un  autre  terrain,  si  l'on 
voulait  réussir.  Mais  au  point  de  vue  des  principes  la  posi- 
tion était  délicate  à  défendre.  Quand  parut  vingt  ans  plus 


I.  Actes  épiscopaux  relatifs  au  projet  de  loi  sur  l'Instruction  secon- 
daire. i844.  Tome  I,  p.  107  sqq. 


576  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

tard  le  Syllabus^  Mgr  Parisis,  qui  avait  été  le  chef  le  plus 
en  vue  dans  la  campagne  de  1844,  eut  des  scrupules  sur 
la  parfaite  orthodoxie  des  thèses  qu'il  avait  soutenues  et 
des  arguments  dont  il  les  avait  appuyées.  Mais,  s'ils  ne 
réclamaient  d'exclusion  a  priori  contre  aucune  catégorie 
de  personnes,  les  évêques  ne  pouvaient  consentir  à  celle 
que  la  loi  prononçait  contre  les  membres  des  Congréga- 
tions religieuses  non  autorisées  ;  ils  n'admettaient  pas 
même  pour  les  Jésuites  ce  privilège  à  rebours.  Tous  ceux 
qui  entrent  dans  l'examen  des  dispositions  du  projet  de 
loi  protestent  en  termes  énergiques  contre  l'article  rela- 
tif à  la  déclaration.  «  Ici,  dit  le  cardinal  de  Donald,  la  loi 
pénètre,  au  nom  de  la  liberté,  dans  la  conscience  pour  y 
scruter  ce  qu'il  y  a  de  plus  de  secret,  pour  y  violer  ce  qu'il 
y  a  de  plus  sacré.  Si  elle  y  surprend  un  désir  de  s'élever 
jusqu'à  la  pratique  des  conseils  de  l'Eglise...,  ce  prêtre, 
pris  en  flagrant  délit  de  perfection  chrétienne,  ne  pourra 
plus  prendre  aucune  part  à  l'éducation  de  la  jeunesse  ;  son 
indignité  est  constatée;  il  est  marqué  d'une  flétrissure... 
Ses  engagements  sont  entre  Dieu  et  sa  conscience.  N'im- 
porte... ;  mais  alors  pourquoi  la  loi  ne  demande-t-elle  pas 
aux  fonctionnaires  de  l'Université  s'ils  n'appartiennent  pas 
à  une  société  secrète  non  reconnue  ^  ?  » 

L'évêque  de  Marseille,  Mgr  Eugène  de  Mazenod,  est 
plus  véhément  encore,  et  c'est  au  Roi  en  personne  qu'il 
s'adresse.  La  manière  dont  le  prélat  apprécie  la  portée 
légale  de  l'Ordonnance  de  1828  mérite  d'être  remarquée  : 
«  Mais  que  dire  de  l'incapacité  que  l'on  maintient  comme 
disposition  permanente  contre  ceux  qui  appartiennent  à 
une  Congrégation  religieuse  non  autorisée  par  l'Etat  ? 
L'impiété,  dans  un  moment  de  crise,  obtint  de  la  faiblesse 
du  pouvoir  cette  immolation  d'un  droit  sacré.  La  main 
qui  porta  le  coup  ne  s'était  levée  que  pour  faire  aux  diffi- 
cultés d'alors  un  sacrifice  passager,  et  aujourd'hui  on  veut 


1. Observations  sur  le  projet  de  loi  sur  l'Instruction  secondaire  adressées 
d  la  Chambre  des  Pairs. 


CHAPITRE    XI  577 

qu'une  mesure  de  circonstance  soit  définitivement  consa- 
crée par  une  loi.  Il  est  cependant  bien  temps  de  reviser 
et  de  réformer  le  jugement  provisoire  qui  fut  prononcé 
contre  l'Évangile... 

«  Pourquoi  condamne-t-on  les  conseils  évangéliques 
jusqu'à  frapper  ceux  qui  les  pratiquent  d'une  peine  énorme, 
jusqu'à  les  priver  d'une  capacité  accordée  à  tous  les  Fran- 
çais ?  Leur  vertu  est-elle  un  crime  ?...  Pas  une  raison  qui 
justifie  l'exclusion  prononcée  contre  les  Congrégations 
religieuses,  dont  les  membres  méritent  une  telle  estime 
que  le  projet  de  loi  s'en  rapporte  à  leur  simple  déclaration 
sans  admettre  l'idée  d'un  mensonge  de  leur  part'.  » 

Dans  les  lettres  collectives  la  formule  de  protestation  est 
plus  sobre  mais  pas  moins  énergique.  Elles  reproduisent 
avec  des  variantes  celle  de  la  province  ecclésiastique  de 
Lyon  :  «  En  exigeant  la  déclaration  écrite  et  signée  qu'on 
n'appartient  pas  à  une  Congrégation  religieuse  non  auto- 
risée par  l'Etat,  on  envahit  le  domaine  inviolable  de  la 
conscience  et  l'on  punit  comme  un  crime  ce  que  notre 
sainte  Religion,  ce  que  nos  saintes  Ecritures  nous  ordon- 
nent de  regarder  comme  un  moyen  de  perfection^.  » 

C'est  pendant  les  premiers  mois  de  1844,  en  attendant 
la  discussion  du  projet  de  loi,  que  la  querelle  soulevée 
autour  du  monopole  parait  atteindre  son  paroxysme. 
L'épiscopat  est  engagé  à  fond;  l'A  mi  de  la  Religion  peut 
écrire  que  pas  un  évêque  ne  s'est  abstenu  :  «  Tous  ont 
envoyé  au  gouvernement  leurs  protestations  ;  seulement 
quelques-uns  ne  les  ont  pas  encore  rendues  publiques  ^.  » 
Leurs  appréciations,  leurs  plaintes  sur  l'enseignement 
universitaire  sont  empreintes  d'une  sévérité  qu'ils  ne  se 
mettent  guère  en  peine  d'atténuer:  «  Je  dirai  donc,  écrit 
l'un  d'eux,  que  si  la  jeunesse  française  continuait  à  être 
élevée  par  l'Université,   un  jour  viendrait,  et  ce  jour  ne 


1 .  Réclamation  adressée  au  Roi  en  son  Conseil.  (Actes  épiscopaux,  etc.) 

2.  Actes  épiscopaux,  etc. 

3.  L'Ami  de  la  Religion.  T.  GXXI,  p.  ^3. 

La  Compagme  de  Jésus  37 


578  L\    COMPAGNIE    DE    JESUS 

serait  pas  très  éloigné,  où  la  foi  aurait  presque  entièrement 
péri  en  France.  » 

Si  l'on  veut  savoir  à  quel  degré  était  montée  l'ardeur 
des  militants  du  clergé,  il  faut  lire  le  Mémoire  aux  évêqaes 
de  France^  de  l'abbé  Gombalot.  Il  avait  paru  au  mois  de 
décembre,  quelques  semaines  par  conséquent  avant  le 
dépôt  du  projet  de  loi  ;  mais  les  dispositions  si  peu  libé- 
rales et  le  manque  de  franchise  de  ce  projet,  sans  justifier 
les  outrances  du  terrible  polémiste,  semblaient  leur  appor- 
ter une  excuse.  D'autre  part  l'exaspération  allait  grandis- 
sant cliez  les  tenants  du  monopole,  aussi  bien  que  l'embar- 
ras et  la  mauvaise  humeur  dans  les  régions  du  pouvoir. 
M.  Martin  du  Nord  avait  déféré  l'abbé  Gombalot  à  la  police 
correctionnelle  et  obtenu  contre  lui  prison  et  amende. 
Mais  les  évéques  envoyaient  au  prisonnier  des  lettres 
de  félicitations  et  les  journaux  catholiques  ouvraient  une 
souscription  pour  payer  l'amende;  la  condamnation  tour- 
nait en  triomphe  pour  le  condamné  et  en  échec  pour  le 
Gouvernement. 

Le  19  mars,  il  y  eut  à  la  Ghambre  des  Députés  une 
explosion  de  ce  que  nous  appellerions  aujourd'hui  les 
passions  anticléricales,  combinées  avec  les  rancœurs  uni- 
versitaires. C'était  à  propos  de  la  discussion  des  fonds 
secrets,  une  de  ces  occasions  où  la  politique  du  Gouver- 
nement a  coutume  d'être  malmenée.  Une  fois  de  plus  on 
dénonça  les  menées  du  parti  catholique  et  on  reprocha 
aux  ministres  leur  timidité  en  face  des  évêques.  Selon  la 
tactique  qui  n'est  pas  spéciale  à  cette  époque,  les  plus 
violents  se  déclarent  respectueux  de  la  religion.  La  reli- 
gion ne  s'en  trouvera  pas  plus  mal  pour  être  délivrée  de 
ces  associations  dont  les  évêques  eux-mêmes  subissent  le 
joug,  et  qui  les  poussent  au  combat.  «Non, s'écrie  M.  Isam- 
bert,  la  religion  n'est  pas  en  péril  parce  que  nous  ne  vou- 
lons pas  de  vos  Congrégations,  de  vos  dominicains,  de 
vos  bénédictins,  de  ceux  qui  ont  souillé  dans  vos  âmes 
ces  ardeurs  belliqueuses.  »  Mais  surtout  il  ne  veut  pas  de 
ces    Jésuites  qui   organisent  «   l'émeute  contre  le    haut 


CHAPITRE    XI  579 

enseignement  du  collège  de  France  ».  Avec  une  acrimo- 
nie plus  froide,  M.  Dupin  vint  à  son  tour  décrire  ce  qu'il 
appelait  «  le  mouvement  insurrectionnel  »  d'une  partie  du 
clergé.  Il  termina  son  réquisitoire  par  une  invitation  à 
l'adresse  du  Gouvernement  où  se  résumait  tout  l'état 
d'âme  parlementaire  janséniste  :  «  Soyez  implacable!  '» 

Ces  objurgations  et  ces  sommations  contristaient  l'àme 
pacifique  du  ministre  des  Cultes.  M.  Martin  du  Nord 
croyait  bien  avoir  fait  tout  son  devoir  ;  il  avait  admonesté 
l'archevêque  de  Paris,  rappelé  à  l'ordre  ici  et  là  plusieurs 
autres  dignitaires  ecclésiastiques,  traduit  en  justice  l'abbé 
Combalot.  Aux  yeux  de  ses  interpellateurs  c'était  insuf- 
fisant ;  il  aurait  du  poursuivre  les  évêques  qui  félicitaient 
l'abbé  de  sa  condamnation,  à  commencer  par  le  cardinal 
de  Bonald.  L'infortuné  ministre  se  résigna  en  effet  à  rédi- 
ger une  nouvelle  circulaire  confidentielle  à  l'épiscopat.  Elle 
porte  la  date  du  5  avril  1844.  Malgré  soi,  en  lisant  cette 
pièce,  on  pense  au  magister  brandissant  la  férule  dans 
une  classe  houleuse.  Après  avoir  gourmande  les  évêques 
parlant  trop  haut,  et  fait  l'apologie  de  l'enseignement  uni- 
versitaire, le  ministre  veut  bien  leur  reconnaître  le  droit 
de  faire  des  observations  sur  les  doctrines,  mais,  s'ils 
continuent  à  attaquer  l'Université,  ils  seront  déférés  au 
Conseil  d'État  ;  et  comme  dans  l'Université  c'est  l'Etat  lui- 
même  que  l'on  attaque,  «  il  pourrait  y  avoir  un  autre  juge- 
ment que  celui  du  Conseil  d'Etat  ».  Allusion  aux  tribunaux 
civils  qui  distribuent  amendes  et  prison. 

Hâtons-nous  de  dire  que  la  cause  de  l'Eglise  et  du  clergé 
français  ne  resta  pas  sans  défenseur.  Ce  fut  Montalem- 
bert  qui  se  chargea  de  donner  la  réplique  à  M.  Dupin. 
Lui  aussi,  il  profita  de  la  discussion  des  fonds  secrets,  à 
la  Chambre  des  Pairs,  pour  affirmer  le  droit  des  catholi- 
ques et  même  des  prêtres  et  des  évêques,  à  l'usage  des 

I .  Ce  «  mot  de  la  fin  »  absolument  authentique  produisit  toutefois 
une  impression  plutôt  fâcheuse.  On  le  remplaça  dans  le  compte  rendu 
officiel  par  :  Soyez  inflexible.  {Moniteur,  Séance  de  la  Chambre  des 
Députés  du  19  mars  i844-) 


580  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

libertés  communes  de  parler  et  d'écrire.  Il  eut  ce  jour-là 
une  inspiration  qui  peut  compter  parmi  les  plus  belles  de 
sa  carrière  oratoire  :  «  Au  milieu  d'un  peuple  libre,  s'écria- 
t-il  en  terminant,  nous  ne  voulons  pas  être  des  ilotes;  nous 
sommes  les  successeurs  des  martyrs,  et  nous  ne  trem- 
blons pas  devant  les  successeurs  de  Julien  l'Apostat  ;  nous 
sommes  les  fils  des  croisés,  et  nous  ne  reculerons  pas 
devant  les  fils  de  Voltaire.   »  (16  Avril  1844.) 

III 

A  ce  moment  la  haute  Assemblée  était  saisie  du  Rap- 
port de  sa  commission  et  s'apprêtait  à  discuter  la  loi  sur 
rinstruction  secondaire.  «  Voilà,  écrivait  le  Provincial  de 
Lyon,  le  malheureux  projet  de  M.  Villemain  qui  vient 
(f'être  lu  à  la  Chambre  des  Pairs,  à  peu  près  tel  qu'il  est 
sorti  des  mains  de  son  auteur  ;  ni  les  réclamations  si 
énergiques  du  corps  épiscopal,  ni  le  vœu  si  connu  des 
catholiques  n'ont  frappé  un  moment  la  commission.  Le 
ministère  est  pressé  d'en  finir  de  tant  d'oppositions  et  de 
rester  enfin  maître  du  champ  de  bataille  ^  »  La  lecture 
dont  parle  le  Père  Maillard  avait  eu  lieu  le  12  avril.  Louis 
Veuillot  caractérisait  en  ces  termes  le  Rapport  et  le  rap- 
porteur :  «  M.  le  duc  de  Broglie  est  un  honnête  homme 
et  un  homme  de  talent...  Mais  étudiez  l'Histoire.  Toutes 
les  époques  vous  montreront  des  talents  et  des  probités 
de  ce  genre  attachés  de  bonne  foi  aux  projets  de  minis- 
tres prévaricateurs...  Nous  redoutions  à  bon  droit  cet  art 
de  poser  les  principes  de  la  liberté  pour  conclure  contre 
la  liberté,  cette  glorification  du  monopole  qui  ressort  de 
la  critique  de  ses  abus,  ce  dédain  de  la  religion  voilé  sous 
le  respect  le  plus  apparent,  ce  parfait  mépris  pour  les 
réclamations  de  l'Église  que  l'on  sait  cependant  ne  pas 
injurier,  que  l'on  ne  veut  pas  injurier;  cette  ingéniosité 
enfin  qui  recherche  avec  soin  les  améliorations  possibles, 

I .  Le  P.  Maillard  au  R.  P.  Roolhaan,  i4  avril  i844- 


CHAPITRE    XI  581 

mais  qui  semble  plus  soigneuse  encore  de  n'en  trouver 
jamais  que  d'illusoires  ou  de  dérisoires.   » 

Sans  doute  ce  jugement  est  empreint  d'une  sévérité 
quelque  peu  excessive  qu'il  faut  attribuer  à  l'excitation 
des  esprits  dans  la  polémique  au  jour  le  jour.  Le  biogra- 
phe de  Louis  Veuillot  se  contente  de  qualifier  de  «  trop 
habile  »  le  Rapport  du  duc  de  Broglie,  et,  d'après  l'histo- 
rien de  la  Monarchie  de  Juillet,  ce  fut  «  une  œuvre  consi- 
dérable, dont  les  doctrines,  les  tendances  et  le  ton  tran- 
chaient avec  l'exposé  des  motifs  de  M.  Villemain  ».  A 
rencontre  des  sophismes  de  l'Etat  maître  souverain  de 
l'enseignement,  il  affirmait  en  efFetle  principe  de  la  liberté  ; 
l'État  n'intervient  qu'  «  à  titre  de  guide  et  de  protecteur 
et  pour  suppléera  l'insuffisance  des  établissements  parti- 
culiers ».  D'autre  part,  soucieux  de  se  montrer  chrétien, 
le  rapporteur  insiste  sur  la  nécessité  d'une  instruction 
vraiment  religieuse,  où  la  morale  s'appuie  sur  le  dogmCo 
Mais  en  revanche,  il  traite  avec  une  désinvolture  presque 
insultante  les  manifestes  des  évêques  ;  il  n'y  a  pas  lieu 
de  tenir  compte  des  «  dénonciations  »  et  des  «  déclama- 
tions »  qui  ont  paru  dans  quelques  journaux.  En  défini- 
tive, le  Rapport  adoptait  et  s'efforçait  de  justifier,  dans  ses 
dispositions  essentielles,  ce  projet  dont  on  a  pu  dire  que 
«  la  haine  de  la  liberté  y  atteignait  l'extravagance  ».  Aussi, 
comme  il  arrive  d'ordinaire  aux  combinaisons  trop  habiles., 
il  souleva  dans  les  deux  camps  adverses  un  égal  mécon- 
tentement . 

Nous  avons  un  spécimen  assez  complet  de  la  manière 
du  noble  duc  dans  le  passage  où  il  aborde  la  déclaration 
exigée  par  le  projet  du  Gouvernement.  «  Sur  ce  point,  dit 
M.  Thureau-Dangin,  le  rapporteur  passait  rapidement, 
avec  une  gêne  visible,  ne  présentant  cet  article  que  comme 
l'application  forcée  d'une  législation  préexistante...  »  Il 
n'en  écrit  pas  moins  des  paroles  malheureuses  qui  trahis- 
sent des  préoccupations  peu  dignes,  semble-t-il,  d'un 
esprit  aussi  élevé  que  le  sien.  Il  se  demande  si  l'on  peut 
«  considérer  comme  nulles  les  lois  qui  prohibent  certaines 


582  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Congrégations,  dont  les  membres  relèvent  d'un  Supérieur 
étranger  et  ne  sont,  en  tant  que  tels,  citoyens  d'aucun 
pays...  »;  si  l'on  peut  permettre  à  ces  associations  «  de 
s'établir  en  France...,  d'y  former  plusieurs  États  dans 
l'Etat  ?...  »  Poser  la  question  en  ces  termes,  c'est  indiquer 
suffisamment  la  réponse  qu'on  y  fera.  Evidemment,  ce  sont 
les  Jésuites  que  le  duc  de  Broglie  a  en  vue  quand  il  emploie 
ces  formules  banales.  Un  membre  de  la  Chambre  des  Pairs 
le  félicite  d'avoir  «  si  énergiquement  signalé  l'Ordre  reli- 
gieux à  exclure  de  l'enseignement  que  tout  le  monde  l'a 
nommé,  excepté  lui.  Le  voile  était  trop  transparent  pour 
ne  pas  reconnaître  la  Société  de  Jésus  w^  Peut-être  bien 
était-ce  faire  preuve  d'habileté  et  de  bon  goût  que  de  dési- 
gner les  Jésuites  en  évitant  de  prononcer  leur  nom;  mais 
quand  le  noble  duc  s'évertue  à  démontrer  que  la  déclara- 
tion qu'on  exige  d'eux  n'a  rien  d'offensant  pour  la  liberté 
de  conscience,  quand  il  prétend  que  personne  n'a  droit  de 
s'étonner  qu'on  lui  demande,  avant  de  lui  accorder  le  droit 
commun  des  citoyens,  s'il  appartient  à  une  Congrégation 
religieuse,  quand  il  écrit  :  «  Quel  est  l'homme  conscien- 
cieux qui  puisse  trouver  cette  question  embarrassante?  », 
assurément  le  noble  duc  est  plus  habile  que  loyal. 

Le  débat  s'ouvrit  le  22  avril  et  se  prolongea  jusqu'au 
24  mai,  «  avec  une  gravité,  un  éclat,  dit  encore  M.  Thu- 
reau-Dangin,  qui  en  font  un  des  épisodes  parlementaires 
les  plus  remarquables  de  la  Monarchie  de  Juillet  »  2.  Nous 
pourrions  ajouter,  sans  beaucoup  forcer  la  note,  que  cet 
épisode  appartient  à  notre  Histoire.  On  s'y  occupa  en 
effet  fréquemment  des  Jésuites  ;  l'Ordre  de  Loyola  y  fut 
évoqué  à  tout  propos,  et  alors  même  qu'on  ne  prononçait 
pas  le  mot,  on  sentait  flotter  dans  l'air  la  pensée  du  Jésuite. 
C'est  ce  qui  inspirait  à  M.  Rossi,  au  moment  du  vote  sur 
l'ensemble  de  la  loi,  une  boutade  qui  fut  comme  le  mot  de 
la  fin  :  «  Je  ne  sais  si  l'humilité  chrétienne  est  parmi  les 


I.  M,  Bourdeau,  (Séance  de  la  Chambre  des  Pairs  du  8  mai  i844-) 
3.  Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet.  Tome  V,  p.  587. 


CIIAPITHE    XI  583 

vertus  de  cette  Congrégation  ;  mais  elle  aura  quelque 
peine  à  ne  pas  céder  aux  suggestions  de  l'orgueil,  telle- 
ment est  grande  la  place  qu'elle  a  occupée  dans  nos 
débats.  » 

La  Compagnie  de  Jésus  n'avait  pas  lieu  de  s'enorgueil- 
lir beaucoup  d'avoir  tant  occupé  les  «  nobles  Pairs  »,  et 
elle  se  fût  bien  passée  de  cet  honneur  qu'on  lui  fît  payer 
au  prix  d'un  déluge  d'avanies.  Au  reste  il  semble  bien 
aussi  que,  pour  l'honneur  même  de  la  Haute  Chambre,  il 
eût  mieux  valu  qu'elle  s'étendît  moins  sur  ce  sujet.  Il  est 
attristant  de  voir  des  hommes  graves  et  respectables  par 
leur  caractère  se  faire  l'écho  de  sots  préjugés,  de  calom- 
nies grossières,  d'accusations  invraisemblables;  le  nom 
de  Jésuite  a  suffi  pour  brouiller  dans  leur  esprit  les  rè- 
gles ordinaires  des  jugements  humains.  Quiconque  par- 
courra sans  parti  pris  les  interminables  comptes  rendus 
du  Moniteur  aura  peine  à  partager  l'appréciation  de 
M.  Thureau-Dangin  sur  le  «  remarquable  épisode  parle- 
mentaire »  ;  tout  au  moins  regrettera-t-il  que  les  Jésuites 
y  tiennent  trop  de  place. 

On  n'y  trouve  pas  moins  de  trente-cinq  à  quarante  dis- 
cours où  l'inévitable  question  est  abordée  de  façon  plus 
ou  moins  explicite  ;  quelques-uns  lui  sont  consacrés  pres- 
que intégralement.  Douze  à  quinze  orateurs  chargent 
contre  la  «  Congrégation  détestée  »,  avec  ou  sans  ména- 
gement; un  seul  se  lève  ouvertement  en  sa  faveur  ;  quel- 
ques autres  la  défendent  timidement,  de  biais  pour  ainsi 
dire,  en  s'excusant  et  en  prenant  bien  soin  de  déclarer 
qu'ils  n'ont  pas  de  sympathie  pour  l'Ordre  de  Loyola. 
Nous  ne  pouvons  songer  à  faire  connaître,  même  en  la 
résumant,  toute  cette  production  oratoire.  Mais  les  noms 
des  «  nobles  Pairs  »  ont  leur  place  marquée  dans  notre 
Histoire  ;  la  Compagnie  de  Jésus  doit  garder  le  souvenir 
de  ceux  qui  lui  firent  ou  lui  voulurent  beaucoup  de  mal, 
pour  remplir  à  leur  égard  le  précepte  évangélique,  tout 
aussi  bien  que  de  ceux  qui  lui  furent  secourables  et  qui 
méritent  sa  reconnaissance. 


584  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Dans  la  première  liste,  la  plus  longue,  figurent  MM.  Cou- 
sin, Villemain,  Rossi,  Portalis,  Kératry,  Charles  Dupin, 
Yiennet,  Bourdeau,  Mérilhou,  etc.  Dans  la  seconde,  après 
le  comte  de  Montalembert,  classé  à  part,  MM.  Beugnot, 
de  Barthélémy,  de  Boissy,  de  Gabriac,  d'Harcoiirt,  etc. 
Nous  cueillerons  dans  les  colonnes  du  Moniteur  quelques 
citations  caractéristiques  de  ces  trop  nombreux  discours  . 
On  y  chercherait  vainement  des  aperçus  nouveaux;  le  su- 
jet n'en  comporte  guère  ;  mais  ils  révèlent  l'état  d'âme 
de  personnages  politiques  des  plus  considérables  de  la 
INIonarchie  de  Juillet,  et  à  ce  point  de  vue  ils  ne  sont  pas 
sans  intérêt  même  pour  l'histoire  en  général. 

Ce  fut  M.  Cousin  qui  le  premier  prit  la  parole  dans  le 
mémorable  débat  de  1844.  Il  ne  s'agissait  encore  que  de 
la  discussion  générale  et  il  venait  faire  l'apologie  de 
l'Université  et  de  l'enseignement  philosophique  dont  il 
était  plus  que  le  représentant.  Il  resta  à  la  tribune  la 
séance  tout  entière,  trois  heures  d'horloge.  Mais  il  n'y 
était  pas  depuis  cinq  minutes  que  déjà  il  fonçait  sur  les 
Jésuites  avec  une  furie  qui  n'avait  rien  de  philosophique. 
«  On  fait  sourire  ou  frémir,  dit-il,  ceux  qui  ont  quelque 
connaissance  de  ces  matières  en  parlant  du  génie  des  Jésui- 
tes pour  l'éducation.  »  Leur  système  était  «  radicalement 
vicieux  »,  parce  qu'  «  il  appuyait  la  chaire  au  confession- 
nal... »  Puis  M.  Cousin  esquisse  leur  histoire  dans  un 
morceau  de  rhétorique  supérieure,  où  il  met  en  parallèle 
l'Oratoire,  mais  où  il  n'hésite  pas  à  affirmer,  sur  des  faits 
matériels,  précisément  le  contraire  de  la  vérité  '. 

A  la  séance  suivante,  bien  que  l'ordre  du  jour  ne  fît  en 
aucune  façon  mention  des  Jésuites,  le   comte  Alexis  de 

I.  chambre  des  Pairs.  Séance  du  22  avril  iS^ii.  —  D'après  M.  Cousin 
Henri  IV  consentit  bien  à  rétablir  les  Jésuites,  pour  ne  pas  être  assas- 
siné par  eux,  a  mais  jamais  il  ne  leur  rendit  l'enseignement  ».  Or,  sans 
parler  des  autres  collèges,  Henri  IV  donna  aux  Jésviites  sa  propre  maison 
de  La  Flèche  pour  y  ouvrir  le  collège  qui  allait  bien  vite  devenir  l'un 
des  plus  importants  du  royaume.  On  sait  que,  d'après  la  volonté 
d'Henri  IV  lui-même,  son  cœur  fut  remis  à  la  garde  des  Jésuites  de  La 
Flèche. 


CHAPITRE    XI  585 

Saint-Priest  éprouva,  lui  aussi,  le  besoin  de  leur  consa- 
crer une  longue  dissertation  historique,  où  il  condensa  la 
substance  du  livre  que  nous  connaissons  déjà.  Nous  avons 
cité  plus  haut  la  péroraison  du  discours  qui  résume  si 
bien  la  pensée  de  l'orateur  qu'il  l'a  reproduite  au  fron- 
tispisce  de  son  livret 

Vint  ensuite  le  baron  Charles  Dupin^.  Comme  son 
frère  aîné,  il  avait  sucé  le  lait  aigre  du  jansénisme  par- 
lementaire. Aussi  la  haine  du  Jésuite  apparaît-elle  chez 
lui  avec  les  caractères  d'une  affection  morbide  transmise 
par  hérédité.  Une  première  fois  il  avait  exprimé  ses 
sentiments  dans  un  langage  qui  gardait  encore  quelque 
mesure.  Mais  quand  il  vit  Montalembert  parler  des  Jésuites 
autrement  que  pour  les  maudire  et  la  Chambre  l'écou- 
ter en  silence,  il  ne  lui  fut  possible  de  se  contenir.  Les 
expressions  lui  manquent  pour  traduire  ce  qu'il  éprouve. 
Il  voit  «  un  danger  terrible  dans  cet  état  d'esprit  qui 
permet  l'apologie  des  Jésuites  ».  Avec  des  accents  tra- 
giques, il  évoque  les  souvenirs  de  la  Restauration,  Saint- 
Acheul,  Montrouge,  la  Congrégation  :  «  Auriez-vous  ou- 
blié déjà  l'école  tristement  fameuse  qu'ils  fondèrent  près 
d'Amiens,..;  cette  congrégation  de  jeunes  adeptes  auda- 
cieux, intrigants,  tous  ces  Jésuites  de  robe  courte  qui 
s'affiliaient  à  des  pratiques  si  favorables  à  leur  ambition, 
à  leur  zèle  hypocrite?...  Les  Jésuites,  voilà  le  mal  intérieur 
qui  vous  travaille,  le  mal  qui  mène  le  Gouvernement,  qui 
fatigue  le  ministère,  qui  l'attaque  sous  mille  formes 
diverses...  »  Il  en  appelle  à  Pascal,  aux  Bourbons,  aux  Par- 
lements et  enfin  à  M.  de  Saint-Priest;  il  vient  de  lire  son 
livre,  et  il  voit  «  très  bien  que  le  pieux  Ganganelli  a  été 
empoisonné  par  les  Jésuites  ».  La  diatribe  se  termine  par 
une  révélation  sensationnelle  et  une  adjuration  aux  gar- 
diens de  la   chose  publique  :    «  Voyez,   dit-il,   quelle  est 

1.  Voir  Chap.  IX,  p.  5i  i . 

2.  Il  était  le  second  des  trois  frères  Dupin  ;  il  avait  été  créé  baron  par 
Louis  XVIII  et  nommé  Pair,  ainsi  que  son  plus  jeune  frère,  par  Louis- 
Philippe.  L'aîné  était  député  de  la  Nièvre. 


586  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

l'organisation  de  la  Société,  placée  sous  le  gouvernement 
plus  que  royal,  absolu,  théocratique,  d'un  Général  étran- 
ger, ayant  sous  ses  ordres  un  vice-tyran  par  province, 
c'est  le  Père  Provincial,  et  la  France  insolemment  comptée 
comme  une  province  de  l'empire  jésuitique!...  Quand 
ces  faits  sont  manifestes,  j'en  appelle  à  la  conscience  de 
tous  les  citoyens  français,  et  je  demande  si  l'on  peut 
trouver  cet  Ordre  compatible  avec  la  sûreté,  la  dignité, 
la  liberté  de  l'État  et  tous  ses  droits  politiques  \  » 

Chez  MM.  Kératry  et  Viennet,  deux  hommes  de  lettres, 
qui  semblent  avoir  sur  les  Jésuites  les  idées  de  l'auteur 
du  Juif  errant^  c'est  le  même  emportement,  avec  un  peu 
plus  d'extravagance.  M.  Kératry  ne  voit  guère  dans  le  pro- 
jet de  loi  à  discuter  que  l'article  qui  impose  la  déclaration  ; 
c'est  pour  lui  «  le  plus  essentiel  ».  Car  il  faut  avant  tout 
écarter  les  Jésuites.  En  effet,  les  chefs  étrangers  auxquels 
ils  obéissent,  décident  souverainement  de  ce  qui  est  bien 
et  de  ce  qui  est  mal.  «  Ne  peuvent-ils  pas  formuler  un 
catéchisme  d'où  tel  péché  disparaisse?  Ne  l'ont-ils  pas  fait 
plus  d'une  fois?...  Le  Père  Guignard  et  autres,  en  frap- 
pant d'un  couteau  parricide  la  poitrine  de  nos  rois,  n'ont 
pas  senti  leur  conscience  s'insurger  contre  de  pareils 
attentats^.  »  Or,  qu'on  le  sache  bien  ;  ils  n'ont  pas  changé. 
«  La  discipline  de  Loyola  les  régit  tous  ;  elle  est  inflexible. 
La  main  qui  a  planté  ici-bas  cet  arbre  de  fer  savait  ce 
qu'elle  faisait;  sur  quelque  terrain  qu'il  enfonce  ses  racines, 
il  portera  à  jamais  les  mêmes  fruits.  »  Selon  M.  Kératry, 


1.  Séance  du  8  mai  i844- 

2.  Le  P.  Jean  Guignard,  présenté  ici  comme  assassin  des  rois,  fut  en 
réalité  une  victime  des  rancunes  parlementaires.  Après  l'attentat  de 
Châtel  contre  Henri  IV,  le  Parlement  de  Paris  fit  faire  des  perquisitions 
au  collège  de  Clermont,  où  le  misérable  avait  été  écolier.  On  trouva 
dans  les  papiers  du  Père  Guignard  quelques  écrits  du  temps  de  la  Ligue 
où  il  était  question  du  meurtre  des  rois.  Les  magistrats  n'en  demandè- 
rent pas  davantage  ;  le  P.  Guignard  fut  condamné  et  pendu  en  place 
<3e  Grève.  L'historien  protestant  de  Tliou  déclare  que  l'on  n'avait  pas 
même  respecté  les  formes  judiciaires  ni  entendu  les  témoins,  non  ser\'ato 
juris  ordine  neqiie  partihiis  aiiditis. 


CHAPITRE    XI  587 

les  orgies  sanglantes  de  quatre-vingt-treize  seraient 
imputables  aux  Jésuites;  car  ce  sont  les  Jésuites  qui  ont 
fait  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  laquelle  a  eu  «  une 
grande  influence  sur  les  excès  odieux  dont  n'a  pu  se 
garantir  la  Révolution  de  1789  »  *. 

M.  Viennet  ne  s'arrête  pas  en  si  beau  chemin.  Écrivain 
habitué  aux  genres  les  plus  divers,  y  compris  la  tragédie 
et  le  poème  épique  en  douze  chants,  rédacteur  attitré  au 
Constitutionnel  et  voltairien  dans  les  moelles,  la  pairie 
avait  fixé  pour  un  temps  ses  convictions  politiques  et 
religieuses  ;  il  était  conservateur  et  presque  dévot.  Aussi, 
renchérissant  sur  son  confrère  Kératry,  il  accusa  nette- 
ment les  Jésuites  du  pire  méfait  ;  c'étaient  eux  qui  avaient 
préparé  «  les  saturnales  révolutionnaires  »  ;  car  «  la  grande 
majorité  de  ces  athées,  de  ces  destructeurs  de  la  monar- 
chie et  de  la  religion,  sortaient  des  cent  vingt-quatre  col- 
lèges des  Jésuites  ».  Et  ce  nouveau  défenseur  du  trône  et 
de  l'autel  ne  pouvait  s'expliquer  que  de  si  grands  malfai- 
teurs fussent  l'objet  de  la  tolérance  d'un  Gouvernement 
éclairé  :  «  Je  me  demande,  s'écriait-il,  si  je  veille,  si  je 
vis  au  milieu  du  xix"  siècle,  à  la  quatorzième  année  d'une 
révolution  provoquée  par  ces  mêmes  Jésuites  et  dirigée 
contre  leur  domination  fatale^.  » 

L'idée,  à  tout  le  moins  originale,  de  faire  retomber  sur 
les  Jésuites  la  responsabilité  des  excès  de  la  Révolution, 
avait  déjà  fourni  à  M.  Hippolyte  Passy  matière  à  de  longs 
développements.  Economiste  de  marque,  M.  Hippolyte 
Passy  représentait  dans  ce  débat  les  rancunes  protes- 
tantes. Il  s'efforça  d'établir  que  la  Compagnie  de  Jésus 
avait  systématiquement  caché,  faussé  la  vérité  dans 
l'enseignement  de  l'Histoire.  Comme  preuve  —  unique 
preuve  de  fait,  en  dehors  des  affirmations  de  l'orateur  — 
il  cita  la  «  sotte  phrase  »  attribuée  au  Père  Loriquet  : 
«  M.  le  marquis  de  Buonaparte,  lieutenant  général  au  ser- 
vice de  S.   M.   Louis  XVIII,  dont  il  conduisait  à  Vienne 

1.  Séance  du  29  avril  i844. 

2.  Séance  du  3o  avril. 


588  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

les  armées.  »  Mais  voici  les  funestes  conséquences  d'une 
méthode  mauvaise  :  «  C'est  à  l'esprit  de  révolte,  dont  les 
germes  furent  déposés  dans  l'esprit  de  leurs  élèves  par 
des  Jésuites  qui  traitaient  la  vérité  comme  une  ennemie, 
qu'a  été  due  cette  philosophie  si  téméraire,  si  audacieuse 
et  si  fausse  en  même  temps,  cette  philosophie  qui,  répan- 
due de  proche  en  proche,  s'étendit  à  toutes  les  classes 
éclairées  et  mêla  aux  événements  de  notre  grande  Révo- 
lution, qu'elle  avait  préparée,  tant  d'excès  qui  souillèrent 
ce  qu'elle  a  eu  de  juste  et  d'élevé  et  amenèrent  tant  de 
désastres  et  de  convulsions  sanglantes  ^  » 

En  vérité  il  faut  pouvoir  renvoyer  au  Moniteur  pour  oser 
dire  que  c'est  à  la  tribune  de  la  Chambre  des  Pairs  qu'on 
portait  ces  raisonnements,  qu'on  posait  de  telles  prémis- 
ses pour  en  déduire  de  telles  conséquences. 

Jusqu'ici  les  orateurs  avaient  cherché  des  arguments 
dans  l'Histoire  des  Jésuites  d'autrefois;  deux  anciens 
ministres  de  Charles  X  refirent  dans  le  même  but  celle 
des  Jésuites  des  temps  nouveaux.  M.  Bourdeau  les  montra 
se  cachant  au  lendemain  du  Bref  de  suppression  sous  le 
nom  de  Pères  de  la  Foi,  s'insinuant  peu  à  peu  sous  la  Res- 
tauration et  s'emparant  de  l'enseignement  :  «  Huit  écoles 
ecclésiastiques,  cinquante  et  quelques  petits  séminaires 
organisés  dans  le  Royaume,  voilà,  affirma  ce  grave  per- 
sonnage, l'œuvre  des  Pères  de  la  Foi,  depuis  1815  jusqu'en 
1828.  Que  se  passe-t-il  sous  la  direction  de  ces  maisons 
envahies  par  la  Société  de  Jésus?  Les  missionnaires  par- 
courent et  couvrent  le  royaume  ;  à  leur  voix  des  passions 
se  déchaînent;  par  eux  et  autour  d'eux  se  forment  des 
congrégations  religieuses,  politiques...^  » 

Avec  des  allures  moins  fantaisistes  le  comte  Portails 
s'attacha  à  justifier  l'exigence  de  la  «  déclaration  ».  L'Or- 
donnance de  1828  était  son  œuvre,  et  l'on  conçoit  qu'il  eût 


1.  chambre  des  Pairs,  Séance  du  29  avril   i844.  Moniteur,    p.    ii/p, 
a°  col. 

2.  Séance  du  8  mai. 


CHAPITRE    XI  589 

à  cœur  de  lui  procurer  la  consécration  de  la  loi.  Il  s'y 
employa  avec  toute  son  autorité  de  juriste  qui  était  grande 
et  son  talent  de  parole  qui  ne  l'était  pas  moins.  Sans  se 
mettre  en  frais  d'ailleurs  de  raisons  nouvelles  pour  appuyer 
sa  thèse,  il  se  borna  à  développer  à  son  tour  celles  que  le 
duc  de  Broglie  avait  insinuées  dans  son  Rapport  et  qui 
reparurent  à  satiété  avec  des  variantes  au  cours  du  débat. 
«  Serait-il  prudent,  demandait  l'ancien  ministre,  de  confier 
l'enseignement  à  des  hommes  qui  n'ont  point  la  libre  dis- 
position d'eux-mêmes,  qui  abdiquent  leur  volonté,  qui 
reçoivent  d'un  Supérieur  étranger  le  mouvement  et  la 
vie?..,  »  Et  encore  :  on  ne  saurait  y  admettre  «  un  Ordre 
dont  les  membres  sont  de  véritables  cosmopolites,  dont 
la  patrie  est  le  monde,  ou  plutôt  qui  n'ont  pas  de  patrie 
en  ce  monde  ».  Et  au  surplus,  la  déclaration  qu'on  leur 
demande  n'a  rien  de  tyrannique;  c'est  un  simple  aveu. 
«  Les  évoques  ont  eu  grand  tort  de  protester  comme  ils 
l'ont  fait;  ces  plaintes  amères  sont  sans  fondement'.  » 

En  outre  de  la  déclaration,  le  projet  en  discussion  con- 
tenait un  article  relatif  au  certificat  (Vétudes.  Les  jeunes 
gens  qui  se  présenteraient  au  baccalauréat  devraient  jus- 
tifier qu'ils  avaient  suivi  pendant  les  deux  dernières  années 
les  classes  de  certains  établissements.  Ce  n'était  pas  non 
plus  une  exigence  nouvelle;  elle  existait  en  vertu  des 
règlements  universitaires  et  il  s'agissait  de  l'inscrire  dans 
la  loi.  Elle  fut  combattue  énergiquement.  On  était  bien 
obligé  de  reconnaître  qu'elle  n'avait  aucune  utilité  comme 
garantie  du  savoir  du  candidat.  Défendable  sous  le  régime 
du  monopole,  elle  n'avait  donc  plus  de  raison  d'être  sous 
celui  de  la  liberté.  Ce  fut  encore  un  ancien  ministre,  que 
nous  avons  rencontré  au  cours  de  cette  Histoire,  M.  Per- 
sil, qui  se  chargea  de  démontrer  que  le  certificat  d'études 
était  indispensable  ;  sans  lui  en  effet  les  élèves  de  Fribourg 
et  de  Brugelette  pourraient  se  présenter  aux  examens  du 
baccalauréat,  et  ainsi  la  déclaration  elle-même  ne  sufllsait 

1 .  Séance  du  9  mai. 


590  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

pas  à  conjurer  le  péril  des  Jésuites;  seul  le  certificat  avait 
celte  vertu.  M,  Persil  eut  le  triste  courage  d'expliquer 
de  cette  façon  à  la  Chambre  qu'elle  était  obligée  de  voter 
le  certificat  d'études^  si  elle  ne  voulait  pas  faire  œuvre 
vaine.  11  ne  craignait  pas  de  conclure  :  «  Toute  la  loi 
est  là...  Sans  cela  tout  tombe  et  la  loi  sera  tout  à  fait 
dans  l'intérêt  des  Jésuites*.  » 

Poursuivant  son  discours,  M.  Persil  crut  devoir  répon- 
dre à  une  objection  des  rares  partisans  que  comptaient 
dans  cette  Chambre  non  pas  les  Jésuites,  mais  la  liberté. 
Ils  trouvaient  regrettable  que  la  loi  qu'on  leur  proposait 
fût  moins  libérale  que  celles  de  1836,  de  1840  et  de  1841, 
où  il  n'était  question  ni  de  déclarcition,  ni  de  certificat 
d'études.  D'après  M.  Persil,  ce  redoublement  de  précau- 
tions a  été  rendu  nécessaire  par  l'audace  des  Jésuites  qui 
se  sont  imposés  aux  évêques  et  qui  maintenant  les  mènent 
à  leur  guise.  «  L'épiscopat  a  cédé  à  l'obsession  des  Congré- 
gations qui  ont  l'habitude  de  dominer  et  de  régner  par- 
tout où  on  consent  à  les  admettre.  Tant  que  les  Jésuites, 
je  n'hésite  pas  à  les  nommer,  ont  été  absents  de  France, 
l'épiscopat  a  été  admirable,  et  la  religion  n'a  pas  cessé 
de  fleurir  et  d'étendre  son  empire...  » 

Les  affirmations  tour  à  tour  candides  et  aventureuses  de 
M.  Persil  furent  reprises  par  le  ministre  de  l'Instruction 
publique  et  par  M.  Cousin.  Pour  M.  Villemain  aussi,  le 
certificat  d'études  était  le  complément  obligatoire  de  la 
déclaration.  «  C'est,  dit-il,  le  lien  de  toute  la  loi.  »  Quant 
à  M.  Cousin,  il  expliqua  avec  des  accents  pathétiques  sa 
conversion  au  certificat  qu'il  n'avait  point  introduit  dans 
son  projet  de  loi  de  1840;  ce  sont  bien  les  Jésuites  qui 
l'ont  fait  changer  d'avis  :  «  Qui  me  fera  voter  pour  le  cer- 
tificat? Qui?  Vous  et  vos  amis,  comte  de  Montalembert, 
qui..,  avez  essayé  d'élever  sur  nos  têtes  une  certaine  con- 
grégation détestée...  et  qui  avez  par  là  semé  des  alarmes 
dans  le  pays.  » 

I .  Séance  du  i  /(  mai . 


CHAPITRE    XI  591 

Puis  venait  une  tirade  sur  l'asservissement  des  évê- 
ques  aux  Jésuites.  L'Eglise  et  l'Université,  osa-t-il  afïir- 
mer,  sont  parfaitement  d'accord.  «Mais,  croyez-moi,  l'épis- 
copat  n'est  pas  aussi  libre  qu'on  le  dit  ».  Si  le  différend 
n'existait  qu'entre  l'Eglise  et  l'Université,  l'Etat  «  qui  les 
renferme  l'une  et  l'autre  »  trouverait  le  moyen  de  les  con- 
cilier ;  mais  il  s'est  interposé  entre  l'Eglise  et  l'Université 
des  étrangers  qui  sont  perdus,  si  ces  deux  corps  sont  en 
bonne  intelligence,  des  hommes  qui  ont  à  gagner  à  la 
guerre...  Oui,  ce  sont  les  Jésuites  qui  agitent  l'épiscopat 
et  l'entraînent  dans  une  guerre  déplorable.  Eh  bien!  moi, 
dans  cet  état  de  choses,  je  suis  bien  réduit  à  demander  des 
garanties  contre  cette  Congrégation.  » 

Hâtons-nous  de  dire  que  l'honnête  M.  Martin  du  Nord 
fit  entendre  une  demi-protestation  ;  il  n'admettait  pas  que 
«  ses  évéques  »,  comme  il  avait  coutume  de  dire,  fussent 
soumis  à  une  domination  étrangère  :  «  Ils  ne  subissent  le 
joug  de  personne.  »  Il  estimait  d'ailleurs  qu'on  avait  trop 
parlé  des  Jésuites.  Pour  lui,  les  Jésuites  ne  lui  faisaient 
pas  peur;  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'ailleurs  d'approu- 
ver toutes  les  mesures  prises  contre  eux,  y  compris  le 
certificat. 

Reste  à  mentionner  l'intervention  de  M.  Guizot,  sur  la- 
quelle l'importance  du  personnage  nous  oblige  à  nous 
étendre  quelque  peu.  Ministre  des  Affaires  étrangères  et 
député,  M.  Guizot  n'était  pas  désigné  par  ses  fonctions 
pour  prendre  part  au  débat  de  la  Chambre  des  Pairs  sur 
l'enseignement  et  les  Congrégations  religieuses;  mais  il 
était,  avons-nous  dit,  le  véritable  chef  du  Cabinet  et  le 
porte-parole  du  Gouvernement.  C'est  donc  l'opinion  du 
Gouvernement  sur  les  Jésuites  qu'il  apportait  à  la  tribune. 
M.  Guizot  avait  la  réputation  méritée  d'agrandir  et  d'éle- 
ver les  débats.  Ses  adversaires  trouvaient  même  que 
c'était  une  manière  commode  d'escamoter  les  problèmes 
gênants.  «  Il  les  résout  avec  quelque  théorie  générale, 
ou  encore  avec  un  certain  état  de  la  société^  un  certain 
état  des  esprits.  Cette  manière  large  a  pour  but  et  pour 


592  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

effet  de  noyer  complètement  la  question  dans  ces  géné- 
ralités arbitraires  pour  lesquelles  M.  Guizot  aune  imagi- 
nation doctrinale  et  une  invention  descriptive  dont  le 
fonds  semble  inépuisable '.  » 

Cette  observation  d'un  publiciste  malicieux  ne  manque 
pas  de  justesse,  comme  on  va  le  voir,  en  ce  qui  concerne 
le  discours  qu'il  prononça  sur  la  question  des  Jésuites  à 
la  tribune  de  la  Haute  Assemblée.  11  invoqua  pour  la 
résoudre  deux  théories  au  lieu  d'une,  et,  sauf  le  respect 
dû  à  cette  illustre  mémoire,  elles  n'étaient  pas  plus  heu- 
reuses l'une  que  l'autre.  Allégée  du  bagage  oratoire  et  des 
considérations  d'à  côté,  la  première  peut  s'énoncer  ainsi  : 
Dans  notre  société  actuelle  il  ne  peut  exister  que  l'État 
d'une  part  et  les  individus  de  l'autre.  Toutes  les  corpora- 
tions en  sont  bannies  ;  «  ce  sont  des  fragments  de  l'ancien 
régime,  fragments  qui  sont  tombés  et  qui  ne  peuvent  se 
relever,  pas  plus  que  l'ancien  régime  lui-même  tout 
entier  ».  C'est  à  ce  titre  que,  d'après  M.  Guizot,  le  senti- 
ment public  repousse  inexorablement  les  Jésuites  et  les 
autres  Congrégations.  «  J'appliquerai  sans  hésiter  aux 
Jésuites  —  ce  sont  ses  propres  paroles  —  ce  que  je  viens 
de  dire  des  corporations  en  général.  »  Inutile  de  faire 
remarquer  que  la  constitution  de  la  société,  dont  se  réclame 
ici  M.  Guizot,  est  un  des  faux  dogmes  de  la  Révolution, 
une  véritable  hérésie  sociale,  dont  le  temps  a  fait  justice, 
et  que  personne  aujourd'hui  n'oserait  reprendre  à  son 
compte. 

La  seconde  théorie  à  l'aide  de  laquelle  M.  Guizot  pré- 
tendait résoudre  la  question  des  Jésuites  est  d'essence 
protestante;  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  qu'elle  lui  fût 
chère.  11  l'avait  déjà  exposée  dans  son  Cours  de  la  Sor- 
bonne  sur  V Histoire  de  la  Civilisation  en  Europe;  l'occa- 
sion se  présentant,  il  répéta  sa  leçon  à  la  Chambre  des 
Pairs,  et  enfin  il  la  reproduisit  textuellement  dans  ses 
Mémoires.  La  voici  dans  ses  grandes  lignes  : 

I.  Le  Constitutionnel,  26  mai  i844. 


CHAPITRE    X[  593 

L'Ordre  de  saint  Ignace  a  été   établi   pour  soutenir  le 
pouvoir   absolu    contre   le   mouvement   émancipateur  du 
xvi^  siècle.  Et  l'orateur  prend  soin  de  préciser   :    «    Oui, 
c'est  pour  défendre  la  foi  contre  l'examen,  l'autorité  con- 
tre le  contrôle  que  les  Jésuites  ont  été  institués...   »  On 
pouvait  craindre  alors  que,  du  libre  examen  dans  l'ordre 
de  la  pensée,  du  libre  contrôle  sur  les  actes  du  pouvoir, 
il  ne  résultât  de  grands  maux,    qu'il  n'en  sortît,    «  dans 
l'ordre    intellectuel   la   licence,     dans    l'ordre    politique 
l'anarchie  ».  Les  Jésuites  se  mirent  en  travers  du  mouve- 
ment. «  Ils  se  sont  trompés;  il  en  est  sorti  des  sociétés 
grandes,  fortes,  glorieuses,  régulières...;  et  parce  qu'ils 
se  sont  trompés,   ils  ont  été  battus  ».  «  Aujourd'hui  du 
moins    la    Société  de    Jésus  reconnaît-elle   l'expérience? 
Reconnaît-elle  que  le  libre  examen  puisse  subsister  à  côté 
du  pouvoir  ?  Que  le  contrôle  public  puisse  s'exercer  sur 
une  autorité  qui  reste  forte  et  régulière?...   »  Il  y  a  «  de 
fortes  raisons  de  croire  »  qu'il  n'en  est  rien,  qu'ils  n'ont 
pas  «  renoncé  à  la  pensée  première  de  leur  origine,  que 
l'idée  de  la  lutte  contre   le  libre  examen  et  le  libre  con- 
trôle des  pouvoirs  publics  n'est  pas  encore  sortie  de  leur 
esprit  ».  Et  c'est  pourquoi  «  lisseront  battus  de  nos  jours 
comme  ils  l'ont  déjà  été'.  » 

Il  faut  avouer  que,  en  dépit  de  sa  très  grande  habileté 
et  du  prestige  de  sa  parole,  M.  Guizot  faisait  la  partie  belle 
à  qui  voudrait  prendre  la  défense  des  Jésuites.  Toute  la 
théorie  reposait  sur  une  confusion  insinuée  dès  le  début 
et  ensuite,  par  un  artifice  oratoire,  admise  comme  indis- 
cutable. De  prime  abord  Montalembert  fit  la  distinction  et 
ce  fut  le  coup  d'épingle  qui  dégonfla  tout  l'appareil.  «  L'au- 
torité absolue  en  matière  de  foi,  dit-il,  c'est  l'essence  du 


I.  Séance  du  9  mai.  Cf.  Mémoires  pour  servir  à  l'Histoire  de  mon  temps. 
Tome  VII,  p.  388.  i865.  Quand  M.  Guizot  jugea  à  propos  d'exhumer  ce 
discours  enseveli  depuis  vingt  ans  dans  les  colonnes  du  Moniteur,  le 
Père  Charles  Daniel  lui  adressa  une  Lettre  ouverte,  modèle  de  réfuta- 
tion courtoise  et  péremptoire.  {Etudes,  etc.  Tome  X,  p.  335.  Tiré  à  part 
avec  une  Note  du  P.  Rubillon.  Bibh  Nat.  D.  33  989.) 

La  Compagnie  de  Jésus.  38 


594  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

catholicisme;  celle  du  pouvoir  temporel  est  chose  passa- 
gère, contingente  »  ;  les  Jésuites,  pas  plus  que  les  autres 
religieux,  n'avaient  ni  à  la  maintenir,  ni  à  la  combattre. 
Mais  «  l'autorité  absolue  en  matière  de  foi,  oui  les  Jésui- 
tes l'ont  défendue,  parce  qu'elle  était  la  base  de  l'Eglise 
catholique;  ils  l'ont  glorieusement  défendue  et  servie;  ils 
ne  se  sont  pas  plus  trompés  que  l'Eglise  elle-même  et 
les  autres  catholiques  qui  lui  sont  restés  fidèles;  ils  ont 
sauvé  la  foi  catholique  dans  une  multitude  de  contrées  où 
elle  était  menacée  au  xvi^  et  au  xvii^  siècle,  et  les  histo- 
riens protestants  reconnaissent  que,  si  l'Eglise  catholi- 
que n'a  pas  succombé  dans  la  moitié  de  l'Allemagne,  c'est 
grâce  aux  Jésuites'.   » 

IV 

Avant  de  mettre  au  point  la  théorie  de  M.  Guizot,  Mon- 
talembert  avait  déjà  par  deux  fois  fait  entendre  à  la  Cham- 
bre des  Pairs,  étonnée  et  silencieuse,  une  parole  franche- 
ment sympathique  à  la  Compagnie  de  Jésus.  Lors  de  la 
discussion  générale,  il  avait  protesté  contre  l'insertion, 
dans  un  texte  de  loi,  des  malheureuses  Ordonnances  de  1828 
et  l'exclusion  du  droit  commun  infligée  aux  Ordres  reli- 
gieux. 11  eut  pour  stigmatiser  le  projet  de  M.  Villemain 
des  mots  cinglants.  «  Les  mauvaises  lois,  dit-il,  sont 
la  pire  des  tyrannies  »,  et  parmi  les  mauvaises  lois  ft  les 
pires  sont  les  lois  hypocrites  ».  Or,  tel  est  bien  le  carac- 
tère de  celle  qu'on  propose.  Sous  l'étiquette  de  la  liberté, 
elle  viole  les  droits  des  citoyens,  elle  crée  des  catégories 
de  suspects.  «Je  la  repousse,  s'écriait-il  en  terminant,  de 
la  triple  énergie  de  ma  conscience,  de  ma  foi  et  de  mon 
patriotisme  ^.  » 

Quand  on  en  vint  à  l'article  relatif  à  la  cléclaratioji  et 
qu'il  fut  bien  entendu  que  c'étaient  les  Jésuites  qu'on  pour- 
suivait, Montalembert  n'hésita  pas  à  suivre  ses  collègues 

1.  Séance  du  g  mai. 

2.  Séance  du  26  avril. 


CHAPITRE    XI  595 

sur  ce  terrain.  Au  grand  scandale  du  baron  Charles  Dupin, 
et  de  bien  d'autres  nobles  Pairs  sans  doute,  il  osa  faire 
l'apologie  des  Jésuites  ;  il  y  consacra  un  discours  tout 
entier,  et,  dans  toute  la  collection  de  ses  œuvres  oratoires, 
il  n'en  est  assurément  pas  beaucoup  où  l'on  sente  un 
soufile  plus  généreux  et  plus  éloquent.  Après  avoir  con- 
staté que,  «  depuis  quinze  jours  cette  question  a  dominé 
tout  le  débat  »,  Montalembert  l'aborde  aussi  à  son  tour  : 
«  Dans  les  réponses  qu'il  m'a  fait  l'honneur  de  m'adresser, 
M,  le  ministre  de  l'Instruction  publique  a  fait  au  moins 
douze  ou  quinze  allusions  à  mon  amour  pour  les  Jésuites, 
et  la  plupart  des  adversaires  de  la  liberté  d'enseignement 
ont  résumé  leur  hostilité  dans  ce  chef  principal...  Laissez- 
moi  vous  dire  d'abord  que  je  ne  suis  ni  l'élève,  ni,  comme 
on  l'a  dit,  le  chevalier  des  Jésuites.  Je  suis  élève  de  l'Uni- 
versité, et  je  ne  prétends  être  le  chevalier  de  personne, 
si  ce   n'est  de  la  religion  et  de  la  liberté.  » 

Montalembert  ne  venait  pas  répondre  à  toutes  les  accu- 
sations qui  avaient  été  portées  contre  les  Jésuites  à  la 
tribune  de  la  Chambre  des  Pairs,  Là,  comme  ailleurs,  on 
avait  exploité  les  légendes  qui  attribuent  à  l'Ordre  de 
Loyola  beaucoup  de  vices  odieux  et  malfaisants;  à  ces 
imputations  vagues  et  gratuites  il  n'y  a  guère  à  opposer 
que  le  dédain.  Autant  en  faut-il  dire  de  certaines  calom- 
nies que  leur  énormité  même  ne  permet  pas  de  prendre 
au  sérieux.  Mais  pour  ceux  de  ses  collègues  qui  avaient 
mis  quelque  précision  dans  leurs  attaques,  Montalembert 
sut  trouver  une  riposte  plus  précise  encore  et  qui  dut  par- 
fois infliger  à  l'amour-propre  de  l'attaquant  une  blessure 
douloureuse,  d'autant  plus  qu'il  s'adressait  à  des  hommes 
âgés  qui  ne  se  faisaient  pas  faute  de  lui  reprocher  son 
ardeur  juvénile. 

On  a  vu  plus  haut  avec  quelle  hauteur  méprisante  M.  Cou- 
sin avait  condamné  l'œuvre  éducatrice  de  la  Compagnie 
de  Jésus.  Pour  réponse  on  lui  lut  les  jugements  qu'en 
avaient  portés  Bacon,  Descartes,  Voltaire,  Chateaubriand 
etNapoléon  lui-même.  «Ce  sont  là.  Messieurs,  dit  ensuite 


596  TA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

l'orateur,  de  grandes  autorités  et  qui  valent  peut-être 
celle  de  l'honorable  M.  Cousin.  »  M.  Cousin  encoreavait 
cité,  sur  la  foi  de  Quinet,  un  passage  des  Constitutions 
de  la  Compagnie  arrangé,  selon  l'usage,  de  façon  à  lui 
donner  un  sens  ridicule.  On  lui  cita  le  texte,  et  l'impitoya- 
ble exécuteur  ajouta  :  «  Puisque  nous  sommes  sur  le 
terrain  d'Escobar,  on  nous  avouera  qu'ici  l'escobarderie 
n'est  pas  du  côté  des  Jésuites.  »  M.  Passy,  qui  avait  osé 
apporter  comme  un  argument  la  sotte  phrase  sur  le  «  mar- 
quis de  Buonaparte  »,  fut  d'abord  couvert  de  fleurs  :  «  Cet 
ancien  ministre,  cet  homme  toujours  si  grave  et  si  mo- 
déré... etc.  »,  puis  on  lui  prouva  qu'il  avait  parlé  bien  à  la 
légère,  et  qu'il  aurait  pu  tout  aussi  bien  mettre  au  compte 
des  Jésuites  les  histoires  de  Montrouge.  On  avait  à  main- 
tes reprises  invoqué  contre  les  Jésuites  l'autorité  des 
anciens  Parlements;  pour  les  légistes  de  la  Chambre  des 
Pairs  l'argument  était  de  poids  ;  Montalembert  les  menaça 
de  lire  l'arrêt  de  proscription  lancé  contre  l'Ordre  en  1763, 
bien  assuré,  disait-il,  que  la  Chambre  l'accueillerait  par 
«  un  immense  éclat  de  rire  ».  Enfin  le  comte  de  Saint- 
Priest  avait  écrit  son  livre  dans  un  esprit  très  hostile  aux 
Jésuites.  «  Eh  bien  !  lisez-le,  disait  Montalembert  à  ses 
collègues,  et  vous  y  verrez  la  honteuse  origine  et  les 
odieux  détails  de  la  plus  grande  iniquité  des  temps  mo- 
dernes. » 

Ce  n'était  pas  assez  de  montrer  l'injustice  de  vieilles 
accusations  renouvelées  sans  bonne  foi,  Montalembert 
voulut  encore  en  indiquer  la  source  et  du  même  coup 
faire  une  superbe  déclaration  de  sa  sympathie  pour  l'Or- 
dre persécuté.  La  Compagnie  de  Jésus  se  doit  de  recueil- 
lir ce  passage  de  son  discours  : 

«  Vous  voulez  savoir,  dit-il,  ce  qui  nous  attache  aux 
Jésuites.  Eh  bien  !  C'est  précisément  les  noirceurs  et 
l'acharnement  des  attaques  dont  ils  sont  l'objet  et  des 
colères  qui  les  poursuivent.  C'est  la  haine  violente  qu'ils 
inspirent  à  tous  les  ennemis  de  l'Église.  Je  ne  dis  pas 
que  tous  les  adversaires  des  Jésuites  soient  ennemis   de 


CHAPITRE    XI  597 

l'Eglise  ;  mais  je  n'hésite  pas  à  dire  que  les  ennemis  de 
l'Église  sont  toujours  et  avant  tout  adversaires  des  Jé- 
suites. C'est  toujours  sur  eux  que  portent  les  premiers 
coups,  et  c'est  là  ce  qui  les  désigne  à  l'estime  et  à  la  con- 
fiance des  catholiques,  comme  une  avant-garde  et  un  des 
corps  d'élite  de  l'Eglise...  C'est  là,  s'il  faut  le  dire,  ce  qui 
m'a  moi-même  converti  ;  car  moi  aussi  j'ai  eu  besoin 
d'être  converti  aux  Jésuites.  Quand  j'étais  élève  de  l'Uni- 
versité, sous  la  Restauration,  quand  je  suivais  les  cours 
de  MM.  Villemain  et  Cousin  à  la  Sorbonne,  moi  aussi  je 
criais  contre  les  Jésuites;  mais  quand  je  suis  entré  dans 
la  pratique  des  choses,  quand  j'ai  vu  dans  le  monde  et 
dans  l'Histoire  que,  dans  tous  les  pays,  depuis  le  Para- 
guay jusqu'en  Sibérie,  tous  les  persécuteurs  de  l'Église, 
depuis  Pombal  jusqu'à  l'empereur  de  Russie,  tous  les  de- 
grés de  l'erreur,  depuis  l'athéisme  jusqu'au  jansénisme, 
étaient  tous  d'accord  contre  les  Jésuites,  conspiraient 
tous  ensemble  et  partout  leur  ruine  et  leur  proscription, 
quand  j'ai  reconnu  dans  la  lutte  religieuse  de  nos  jours 
les  mêmes  symptômes  sur  une  moindre  échelle,  oh! 
alors,  me  suis-je  dit,  il  faut  qu'il  y  ait  dans  ces  hommes- 
là  quelque  chose  de  sacré  et  de  mystérieux  qui  explique 
et  motive  cette  merveilleuse  union  d'inimitiés  si  diverses. 
11  faut  qu'il  y  ait  dans  cet  instinct  de  la  haine  toujours 
si  clairvoyant  quelque  chose  qui  indique  que  c'est  par  là 
qu'on  arrive  au  cœur  même  de  l'Église.  Voilà  pourquoi  je 
suis  devenu  le  partisan  et  l'admirateur  des  Jésuites  après 
avoir  été  leur  adversaire  '.  » 

Assurément  c'était  là  un  langage  que  l'on  n'était  pas 
accoutumé  à  entendre  dans  une  assemblée  politique  fran- 
çaise, et  l'on  comprend  que  celui  qu'on  appelait  «  le  jeune 
Pair  »  se  fît  écouter  de  ses  collègues,  et  même  du  Prési- 
dent, le  Chancelier  Pasquier  que,  d'après  le  compte  rendu 
des  journaux,  l'éloquence  de  M.  Cousin  n'empêchait  pas 
de  dormir. 

I  .    chambre  des  Pairs.  Séance  du  8  mai  i844> 


598  LA.    COMPA.GISIE    DE    JESUS 

L'article  relatif  au  certificat  d'études  ayant  encore  con- 
centré sur  les  Jésuites  toute  l'attention  delà  Chambre  des 
Pairs,  Montalembert  ne  pouvait  se  dispenser  d'interve- 
nir une  fois  de  plus.  M.  Persil  avait,  comme  nous  l'avons 
dit,  confessé  assez  ingénument  que  la  mesure  avait  pour 
but  d'écarter  des  examens  les  élèves  de  Fribourg  et  de 
Brugelette.  Montalembert  prend  acte  de  l'aveu,  «  Le  grand 
argument  du  certificat,  dit-il,  c'est  donc  la  peur  des  Jé- 
suites. Eh  bien  !  Messieurs,  j'avoue  que  je  ne  conçois  pas 
une  peur  semblable  dans  un  pays  qui  a  deux  Chambres, 
trois  ou  quatre  cents  journaux,  qui  a  toutes  les  ressources 
de  la  publicité,  de  la  légalité,  de  toutes  les  libertés  dont 
on  dit  que  nous  jouissons,  contre  cette  malheureuse  cor- 
poration qui  effraie  tant,  et  à  l'existence  de  laquelle  l'ho- 
norable M.  Persil  se  croit  autorisé  à  attribuer  toutes  les 
variations,  toutes  les  modifications  et  toutes  les  décisions 
du  ministère  actuel  en  ce  qui  concerne  l'enseignement. 
J'ajouterai  que,  si  vous  êtes  obligés  à  mettre  ainsi  le  ver- 
rou sur  votre  porte,  pour  empêcher  l'émigration  de  la 
grande  majorité  de  la  jeunesse  française,  si  vous  croyez 
vraiment  que  les  Jésuites  inspirent  une  telle  confiance  au 
peuple  français  que  vous  êtes  obligés  d'avoir  recours  à 
cette  mesure  vexatoire  du  certificat  d'études  pour  empê- 
cher les  parents  de  rechercher  l'enseignement  chez  les 
Jésuites,  tout  ce  qui  se  passe  dans  cette  enceinte  démontre 
de  la  manière  la  plus  évidente  combien  est  grande  la 
peur,  la  frayeur,  la  terreur  qu'inspirent  les  Jésuites.  » 

«  M.  le  duc  de  Coigny.  —  C'est  de  l'horreur  et  non  de  la 
peur.   »  {Le  Moniteur^  loc.  cit.) 

Le  noble  duc  forçait  la  note  ;  vieux  soldat  de  Napoléon, 
il  maniait  mieux  Pépée  que  la  parole.  Montalembert  avait 
trouvé  le  mot  juste,  et,  parce  qu'il  était  juste,  il  avait  porté; 
on  le  vit  à  l'insistance  avec  laquelle,  pendant  les  dix  jours 
que  dura  encore  le  débat,  plusieurs  membres  de  la  Haute 
Chambre  vinrent  protester  qu'ils  n'avaient  pas  peur  des 
Jésuites.  En  réalité  la  peur  des  Jésuites,  avec  des  degrés 
et  des  nuances,  possédait  les  «  nobles  Pairs  »  à  peu  près 


CHAPITRE    XI  599 

sans  exception.  Ceux  mêmes  qui  combattaient  les  mesures 
vexatoires  pour  les  Congrégations  religieuses,  sauf  de 
très  rares  exceptions,  n'en  étaient  pas  exempts. 

Entre  tous,  se  distinguait  le  comte  Beugnot.  Président 
de  la  Cour  royale,  il  avait  rendu  contre  les  Jésuites  l'arrêt 
mémorable  de  1826.   Maintenant  il  était  plutôt  leur  ami. 
Après  avoir  raconté  sa  propre  «  conversion  aux  Jésuites  », 
Montalembert  ajoutait  :  «  Grâce  au  ciel,  je  ne  suis  pas  le 
seul  qui   ait   suivi  cette  voie.    »   Et   il  nommait   l'ancien 
ministre  des  Ordonnances,  Vatimesnil,  et  le  comte  Beu- 
gnot,   «  aujourd'hui   vice-président  de    la   Chambre    des 
Pairs  ».  C'est  lui  qui,  avec  l'autorité  que  lui  donnait  son 
passé,  osa  rappeler  ses  collègues  à  la  franchise.  En  1828, 
leur  disait-il,  vous  savez  bien  ce  que  nous  poursuivions 
en  ayant  l'air  de  poursuivre  les  Jésuites.  Ce  nom  nous 
servait  à  justifier  notre  opposition  à  un  Gouvernement  qui 
ne  nous  plaisait  pas.  «  Si  les  Jésuites  nous  avaient  manqué, 
nous  aurions  trouvé  autre  chose...  Aujourd'hui    ce  qu'on 
entend  par  Jésuite,  c'est  la  concurrence  à  l'Université,  au 
monopole  de  l'Université.  »  Dans  tout  le  cours  du  débat, 
le  comte   Beugnot  ne  cessa   de   réclamer  énergiquement 
pour  les  Congrégations  religieuses  leur  part  des  libertés 
publiques  ;  il  se  posa  en  défenseur  des  Jésuites  eux-mêmes  ; 
mais,  jusque  dans  sa  manière  de  les  défendre,  on  voit  qu'il 
éprouve  le  besoin  de  calmer  la  peur  des  autres  et  peut- 
être   la   sienne.    Tranquillisons-nous,     répète-t-il,    «    les 
Jésuites  ne  renaîtront  pas  en  France,  ni  ailleurs.  Il  pourra 
y  avoir  quelques  établissements,  quelques  personnes  qui 
porteront  ce  nom;  mais  dire  que  nous  verrons  la  Compa- 
gnie de  Jésus  reprendre  une  influence  quelconque,  soit 
politique,  soit  religieuse,  non,  cela  n'est  pas  possible^.  » 
Le  duc  d'Harcourt  proposa  et  soutint,  avec  beaucoup 
de  verve,  un  amendement  qui  supprimait  la  déclaration, 
mais  il  eut  grand  soin  de  protester  au  préalable  qu'il  n'avait 
aucune  tendresse  pour  les  Jésuites  et  les  Congrégations 

I  .  Séance  du  i4  mai. 


600  LA    COMPAGME    DE    JESUS 

en  général.  Selon  lui  «  elles  avaient  fait  leur  temps  ».  Il 
ne  songeait  à  demander  ni  «  leur  résurrection,  ni  leur 
retour  ».  Seulement  il  lui  répugnait  «  qu'on  allât  fouiller 
dans  les  consciences,  scruter  la  foi  intérieure,  obliger  un 
citoyen  de  1830  à  affirmer  par  écrit  quelles  sont  ses  opi- 
nions, sa  religion,  ses  vœux.  De  telles  mesures,  disait-il, 
ne  sont  pas  de  notre  époque,  elles  rappellent  les  temps  de 
l'Inquisition...  Elles  ne  sont  qu'une  prime  à  l'hypocrisie  et 
au  mensonge,  et  si  vous  avez  flétri  les  escobarderies  d'au- 
trefois, il  ne  faut  pas  faire  des  législations  qui  ne  sem- 
blent destinées  qu'à  en  provoquer  de  nouvelles.. .  Vous  ne 
demanderiez  pas  cela  à  des  magistrats,  à  des  avocats...  ;  il 
ne  faut  pas  le  demander  à  de  pauvres  religieux  '.  » 

Un  orateur  abondant  de  la  Haute  Chambre,  le  marquis 
de  Boissy  se  distingua  par  son  ardeur  à  appuyer  l'amende- 
ment du  duc  d'Harcourt,  mais  en  poussant  plus  loin  encore 
les  précautions.  Non  seulement  il  n'était  pas  Jésuite  et  ne 
voulait  pas  «  de  la  Congrégation  de  Jésus  »,  mais  il  regret- 
tait de  la  voir  combattre  d'une  façon  qui,  à  son  avis,  lui 
serait  plus  profitable  que  nuisible.  «  En  en  faisant,  disait- 
il,  le  Croquemitaine  du  moment,  je  crois  qu'on  lui  donne 
beaucoup  trop  d'importance  et  que,  en  la  poursuivant 
comme  on  le  fait,  on  lui  ralliera  plutôt  les  esprits  qu'on 
ne  les  en  éloignera 2.  » 

Cette  peur  du  Jésuite,  peur  réelle  ou  simulée,  caracté- 
ristique de  l'état  d'âme  de  la  Chambre  des  Pairs  en  ces 
dernières  années  de  son  existence  3,  pesa  jusqu'à  la  fin 
sur  la  discussion  de  la  loi  destinée  à  organiser  la  liberté 
d'enseignement.  A  vrai  dire,  c'était  plutôt  chez  le  grand 
nombre  la  peur  de  voir  passer  l'enseignement  aux  mains 
du  clergé,  hypocritement  désigné,  pour  les  besoins  de 
la  cause,  sous  le  nom  des  Jésuites.  A  la  veille  du  scrutin 
final,  M.  Rossi  constatait  que  le  débat  avait  été  «  dominé, 


1.  Séance  du  8  mai  1844- 

2.  Séance  du  9  mai. 

3.  La  Chambre  des  Pairs  fut  supprimée  en  1848» 


CHAPITRE    XI  601 

détourné,  altéré  »  par  cette  double  pensée  et  cette  dou- 
ble crainte,  et,  en  ce  qui  concernait  les  Jésuites,  il  les 
déclarait  «  impuissants  et  dangereux  ».  M.  Rossi  avouait 
que  son  «  langage  était  paradoxal  »  ;  mais  le  paradoxe  ne 
gênait  pas  un  esprit  aussi  délié  :  impuissants,  il  ne  fallait 
pas  en  avoir  peur;  dangereux,  on  ne  devait  pas  se  faire 
scrupule  de  prendre  contre  eux  des  précautions  sévères. 

Sous  l'influence  de  ces  préoccupations  mesquines,  on 
avait  abouti  à  une  œuvre  louche,  toufl'ue,  incohérente,  peu 
sincère  et  moins  encore  généreuse.  C'était  «  une  loi  non 
pour  la  liberté,  mais  contre  la  liberté  »  ;  le  mot  fut  dit  à  la 
tribune  même  de  la  Chambre  des  Pairs.  Au  surplus,  dans 
l'un  et  l'autre  camp  on  la  jugea  mort-née  ;  elle  avait  été 
repoussée  par  une  minorité  relativement  considérable  : 
51  voix  contre  85.  D'autre  part,  les  champions  de  l'Univer- 
sité déploraient  comme  une  défaite  les  votes  de  la  Haute 
Chambre  sur  l'enseignement  de  la  Philosophie  et  le  Con- 
seil royal,  aussi  bien  que  les  avantages,  pourtant  bien 
équivoques,  concédés  aux  petits  séminaires.  Sitôt  le  résul- 
tat connu,  le  Constitutionnel  écrivait  :  «  Le  projet  de  loi 
n'est  pas  destiné  à  vivre.  ..  Nous  sommes  en  pleine  réac- 
tion. .  .  On  a  accordé  au  clergé  un  privilège  en  matière 
d'enseignement  public  et  restauré  en  ce  point  le  moyen 
âge.  »  (24  Mai  1844.) 

Quant  à  la  Compagnie  de  Jésus,  dont  il  semble  que  la 
Chambre  des  Pairs  ait  voulu  instruire  à  nouveau  le  procès, 
contre  laquelle  furent  prononcés  tant  de  réquisitoires 
amers  et  violents  pour  aboutir  à  un  arrêt  d'exclusion  qui 
la  classait,  comme  disait  Montalembert,  avec  les  forçats 
et  les  repris  de  justice,  elle  n'eut,  malgré  tout,  pas  trop  à 
se  plaindre  «  du  remarquable  épisode  parlementaire  »  de 
1844.  Le  jour  même  où  l'on  votait  l'article  relatif  à  la 
déclaration,  le  Supérieur  des  Jésuites  de  Paris,  écrivant 
au  Père  Général,  se  félicitait  plutôt  de  la  tournure  que 
prenait  la  discussion  :  «  Elle  a  éclairé  bien  des  esprits  », 
disait-il.  Une  page  de  la  chronique  du  Correspondant  est 
plus  explicite: 


602  LA.    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

«    Cette   fois  encore,  M.  de  Montalembert  a  abordé  la 
question  de  front,   moins    soucieux    de   gagner    par    des 
ménagements  un  succès  actuellement  impossible  que  de 
jeter  des  démentis  aux  préjugés  et  aux  haines  d'un  autre 
temps,  d'accoutumer  certains  hommes  à  ce  terrible  nom 
de  Jésuites,  qu'on  prononce  encore  d'un  ton  si  mélodra- 
matique au  Collège  de  France,  et  d'attaquer  enfin  nette- 
ment tous  ces  vieux  arrêts  et  ces  loisaboliesqu'oninvoque 
sans  cesse   contre   un   Ordre  célèbre.   Nous    regrettons 
seulement  que  M.  de  Montalembert  n'ait  pas  consenti  à 
donner  à  la  Chambre,  qui  l'y  invitait,  lecture  de  cet  arrêt 
fameux  du  Parlement  qui  a  chassé  les  Jésuites  de  France,  et 
que  le  Père  deRavignan  a  cité  en  partie  dans  sa  brochure. 
Ily  a  quelque  part,  dans  ce  moment-ci,  dit-on,  un  tribunal 
de  première  instance,  qui  se  fonde  aussi  sur  un  arrêt  de 
Parlement  pour  défendre  aux  avocats  de  porter  moustache. 
Les  avocats  répondent  que  le  même   arrêt  veut   que  les 
juges  portent  perruque,  et  que  c'est  au  tribunal  à  donner 
l'exemple  de  l'obéissance  aux  lois.  L'arrêt  sur  les  Jésuites 
est  un  peu  plus  absurde  que  tout  cela  :  malheureusement 
il  est  peu  connu.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'a  été  révoqué...  Le 
discours  de   M.  de  Montalembert  avait  produit  un   effet 
terrible  dans  le  camp  universitaire.  Voilà  donc  où  nous  en 
sommes  venus  !  On  a  pu,  quatorze  ans  après  la  révolution 
de  Juillet,  discuter    gravement,   franchement,  en  pleine 
Chambre  des  Pairs,  sur  le  mérite  des  enfants  de  Loyola! 
On  a  pu  y  traiter  avec  le  plus  souverain  mépris  les  arrêts 
qui  les  ont  proscrits,  les  ministres  violents  et  les  femmes 
corrompues  qui  ont  provoqué  leur   expulsion  !  On  a  in- 
voqué pour  eux  le  droit  commun;  et  la  Chambre  ne  s'est 
pas  soulevée,  et  dans  la  presse  de  tous  les  partis,  il  y  a 
des  journaux  qui,  sans   aimer  les  Jésuites,   les   veulent 
libres  comme  tout  le  monde,  et  n'en  ont  pas  peur;  et  le 
public,   qui  lit   toutes  ces    choses,  reste    indifférent,    ou 
même  penche    vers   l'impartialité,  la  liberté,   la  justice! 
Mais  c'est  là  un  fait  énorme.  La  position  est  tout  à  fait 
changée...  » 


CHAPITRE    XI  603 

L'honneur  du  changement  accompli  revenait  pour  la 
plus  grande  part  à  Montalembert  qui  avait  montré  en  cette 
occasion  une  forme  de  courage,  la  plus  rare  de  toutes 
peut-être  chez  un  gentilhomme  de  race,  celle  qui  consiste 
à  aller  à  l'encontre  des  opinions  reçues  dans  son  milieu 
et  à  affronter  l'impopularité,  pour  ne  pas  dire  le  ridicule. 
Le  «  jeune  Pair  »,  en  effet,  ne  s'exposait  à  rien  moins, 
comme  on  va  le  voir,  en  se  posant  comme  champion  des 
Jésuites.  Le  Père  Général  lui  avait  écrit  pour  le  remercier 
au  nom  de  toute  la  Compagnie.  Voici  quelques  passages 
de  la  réponse  de  Montalembert: 

«...  Combien  j'ai  été  ému  et  reconnaissant  de  ce  témoi- 
gnage de  votre  approbation  !  Je  n'ai  eu  qu'un  mérite, 
celui  d'un  peu  de  courage;  il  en  faut  pour  braver  les  pré- 
jugés et  les  répugnances  non  seulement  du  public,  mais 
surtout  de  ces  Pairs  de  France  avec  lesquels  je  dois  passer 
une  partie  de  ma  vie  et  dont  plusieurs  ne  m'appellent  plus 
que  mon  Révérend  Père,  depuis  que  j'ai  parlé  de  vous. 
Pardon  de  ce  détail.  Il  servira  à  vous  montrer  tout  ce  qu'il 
y  a  de  puéril  dans  la  haine  de  ceux  à  qui  vous  faites  ho?-- 
rew\  selon  l'expression  du  duc  de  Coigny.  Je  n'ai  d'ail- 
leurs fait  que  mon  devoir...  C'eût  été  rougir  de  l'Evangile, 
rougir  de  Jésus-Christ,  que  de  ne  pas  user  de  mon  droit 
pour  défendre  les  victimes  innocentes  de  la  calomnie,  de 
l'ignorance  et  de  la  haine  des  impies.  Je  dois  ajouter  que 
les  mauvais  catholiques  ont  été  encore  plus  détestables 
sur  ce  sujet  que  les  impies.  J'ai  avoué  franchement  que 
j'avais  autrefois  partagé  plusieurs  des  préventions  régnan- 
tes contre  les  Jésuites.  Dieu  m'a  fait  la  grâce  de  m'éclai- 
rer...  J'ai  du  reste  la  confiance  que  tout  ce  combat  a  été 
aussi  utile  à  la  Compagnie  qu'à  l'Eglise  entière.  Les  Jésui- 
tes, hautement  avoués  et  franchement  défendus  par  eux- 
mêmes  et  par  leurs  amis,  se  sont  enracinés  dans  le  pays 
catholique,  et  leur  cause  est  aujourd'hui  inséparable  de 
celle  de  l'Eglise.  Nous  avons  fait  d'immenses  progrès  tant 
en  forces  qu'en  tactique.  Dieu  veuille  maintenantqu'aucun 
coup  imprévu,  venu  de  Rome,  ne  trouble  les  courages  et 


604  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

ne  donne  tort  à  ceux  qui  se  sont  le  plus  avancés!  Je 
redoute  par-dessus  tout  la  diplomatie.  Partout  où  l'Eglise 
a  été  trahie  ou  trompée  de  nos  jours,  c'a  été  par  cet 
instrument...  »  (2  Juillet  1844.) 

Montalembert  faisait  allusion  aux  rumeurs  d'après  les- 
quelles le  Saint-Siège  blâmait  la  campagne  des  évéques 
contre  le  monopole  universitaire;  le  Gouvernement  ne 
souhaitait  rien  tant  que  ce  désaveu  et  il  est  bien  certain 
qu'il  faisait  le  possible  pour  l'obtenir.  Il  n'y  réussit  pas  ; 
mais,  à  quelque  temps  de  là,  c'était  bien  en  effet  à  la  diplo- 
matie qu'il  allait  avoir  recours  pour  se  débarrasser  des 
Jésuites.  Sur  ce  point-là  du  moins  les  appréhensions  de 
Montalembert  n'étaient  que  trop  justifiées. 


V 


Cependant  le  parti  universitaire,  déçu  du  côté  de  la 
Chambre  Haute,  escomptait  une  facile  revanche  dans 
l'autre  Assemblée.  Deux  semaines  après  le  vote  du  24  mai, 
M.  Yillemain  déposait  le  projet  de  loi  sur  le  bureau  de  la 
Chambre  des  Députés.  (10  Juin.)  Dès  l'abord  on  put  pré- 
voir dans  quel  sens  il  y  serait  modifié.  M.  Thiers  voulut 
être  membre  de  la  commission,  et,  une  fois  dans  la  com- 
mission, il  voulut  être  rapporteur.  Il  croyait  de  son  devoir, 
disait-il,  de  soutenir  une  grande  cause,  celle  de  l'Univer- 
sité, qui  était  celle  de  la  Révolution;  il  se  sacrifiait;  il 
allait  renoncer  pour  un  temps,  qui  pouvait  être  long,  à 
ses  chères  études;  en  réalité,  il  saisissait  l'occasion  de 
combattre  le  ministère  et  de  recueillir,  le  cas  échéant, 
l'héritage  de  M.  Guizot.  En  posant  sa  candidature  à  la 
commission,  il  avait  prononcé  un  véritable  discours-pro- 
gramme où  il  se  qualifiait  lui-même  d'impérialiste,  de 
révolutionnaire  et  de  voltairien;  c'est  à  ce  triple  point  de 
vue  qu'il  entendait  reprendre  l'œuvre  du  Gouvernement  et 
de  la  Chambre  des  Pairs,  laquelle  lui  paraissait  empreinte 
d'un  esprit  franchement  «  réactionnaire  ».  A  l'en  croire 


CHAPITRE    XI  605 

elle  ouvrait  la  porte  toute  grande  aux  Jésuites  :  «  Les  pro- 
fesseurs de  Fribourg  et  de  Brugelette,  disait-il,  peuvent 
revenir  à  Saint-Acheul,  votre  loi  à  la  main...  Je  sais  bien 
qu'on  s'appuie  de  la  déclaration  ;  mais  on  vous  dit  tous  les 
jours  que  les  déclarations  ne  signifient  rien,  et  vous  savez 
mieux  que  moi  qu'on  les  éludera'.  »  En  d'autres  termes, 
une  déclaration  mensongère  n'est  pas  pour  gêner  les 
Jésuites.  Aucun  homme  politique  n'avait  encore  osé  se 
servir  d'un  pareil  argument.  11  faut  se  souvenir  que  le 
Constitutionnel  éidiiXle ']0\iTnd\  (\e  M.  T\i\QYS,  et  que,  à  ce 
moment-là  même,  il  publiait  en  feuilleton  le  roman 
d'Eugène  Sue. 

Toutefois  la  commission,  composée  de  neuf  membres 
parmi  lesquels  MM.  de  Salvandy,  de  Tocqueville,  de 
Carné,  ne  retint  l'article  de  la  déclaration  qu'à  une  voix 
de  majorité.  11  y  a  lieu  de  croire  que  les  autres  disposi- 
tions hostiles  au  clergé  y  soulevèrent  aussi  une  forte 
opposition.  Le  contre-coup  s'en  fit  sentir  dans  la  rédac- 
tion de  M.  Thiers.  Son  «  volumineux  Rapport,  du  reste 
assez  superficiel,  s'exprimait  sur  le  clergé  et  les  choses 
religieuses  avec  modération  et  politesse,  trompant  ainsi 
l'attente  des  sectaires  qui  s'étaient  flattés  de  le  voir  se 
confondre  dans  leurs  rangs  w^.  Mais  à  travers  ces  ména- 
gements de  forme  perçaient  visiblement  la  malveillance 
et  la  menace.  Pour  justifier  la  déclaration,  M.  Thiers  pose 
en  principe  que  les  Congrégations  religieuses  «  sont 
défendues,  interdites  par  nos  lois  »  ;  il  développe  les  argu- 
ments de  la  thèse  avec  une  ampleur,  une  abondance, 
pour  dire  le  mot,  une  prolixité,  qui  trahit  une  conviction 
mal  assurée  que  l'on  cherche  à  affermir.  Puis  il  en  vient 
aux  précisions  :  «  11  ne  s'agit  pas  de  toutes  les  Congré- 
gations, mais  de  quelques-unes,  d'une  en  particulier 
qu'on  peut  désigner,  puisque  le  nom  est  dans  toutes  les 


1,  Le  discours  de   M.  Thiers  est  cité  in  extenso  dans  l'Ami  de  la  Reli- 
gion. T.  GXXI,  p.  597. 

2.  Thureau-Dangin,  op.  cit.  T.  V,  p.  545. 


606  I-A    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

bouches,  celle  des  Jésuites...  Nous  ne  sommes  pas  ani- 
més à  leur  égard  d'un  petit  esprit  de  calomnie  et  de  per- 
sécution; mais  leurs  maximes  morales,  leur  doctrine  sur 
la  puissance  spirituelle  et  temporelle,  leur  vie  agitée,  les 
souvenirs  qu'ils  rappellent,  tout  cela  suffit  pour  que  des 
législateurs  prudents  les  écartent  de  l'enseignement.  » 

Ces  formules  vagues  et  sonores  semblaient  un  écho  de 
celles  qu'on  avait  entendues  dans  l'autre  Chambre.  Un 
grave  Pair,  ancien  ministre,  avait  ainsi  conclu  son  réqui- 
sitoire :  «  Je  n'ai  pas  peur  des  Jésuites,  mais  j'ai  peur  des 
troubles  qu'ils  pourraient  causer.  »  La  Compagnie  avait 
lieu  de  s'applaudir  d'être  poursuivie  et  frappée  sur  de 
semblables  imputations.  Ce  sont  exactement  celles  que 
l'on  avait  lancées  au  tribunal  de  Pilate  contre  le  Maître 
dont  elle  porte  le  nom  :  «  Cet  homme  agite  le  pays,  il 
trouble  le  peuple  par  son  enseignement'.  » 

M.  Thiers  donna  lecture  de  son  Rapport  à  la  Chambre 
des  Députés  dans  la  séance  du  13  juillet.  C'était  une  sim- 
ple manœuvre  destinée  à  échauffer  l'opinion  publique,  car 
on  était  à  la  veille  des  vacances  ;  on  ne  pouvait  songer  à 
ouvrir  le  débat  parlementaire.  Mais  le  Rapport  contenait 
une  réponse  presque  insultante  au  mouvement  contre  le 
monopole.  M.  Thiers  prenait  le  contre-pied  des  quelques 
idées  semi-libérales  qui  avaient  prévalu  ou  s'étaient  fait 
jour  à  la  Chambre  des  Pairs.  Pour  lui  l'instruction  était 
essentiellement  une  fonction  de  l'Etat;  l'Université  seule 
était  capable  de  donner  celle  qui  convenait  au  pays;  son 
enseignement,  sans  en  exempter  celui  de  la  Philosophie, 
était  d'ailleurs  irréprochable,  même  au  point  de  vue  reli- 
gieux, et  en  somme  plus  salutaire  à  la  religion  que  celui  du 
clergé;  s'il  fallait  faire  quelques  concessions  à  la  liberté, 
on  devait  surtout  prendre  garde  de  maintenir  les  établis- 
sements libres  sous  le  contrôle  nécessaire  de  l'Université. 
C'était  un  défi  jeté  à  l'épiscopat  et  aux  catholiques. 

Gomme  il  fallait  s'y  attendre,  la   polémique  reprit  de 

I.  Cummovet  populum,  docens  per  iiniversam  Judaeam.Lu.c,  xxiii,  5. 


CHAPITRE    XI  607 

plus  belle;  le  Rapport  Tliiers  de  1844  est  le  centre  de 
toute  une  littérature;  on  ne  compte  plus  les  Lettres  pas- 
torales, les  brochures,  les  articles  de  journaux  ou  de  revues 
où  il  est  examiné,  disséqué  et  réfuté.  D'autre  part,  il  fut 
le  signal  d'un  redoublement  d'attaques  contre  le  clergé 
dans  la  presse  antireligieuse ^. 

Au  surplus,  hâtons-nous  de  le  dire  en  devançant  un  peu 
les  événements,  le  fameux  Rapport  n'alla  pas  plus  loin, 
et  il  n'eut  jamais  l'honneur  d'être  inscrit  à  l'ordre  du  jour 
de  la  Chambre.  Le  ministre  de  l'Instruction  publique, 
auteur  du  projet  de  loi,  eut  sur  la  fin  de  l'année  un  accident 
lamentable  ;  il  fut  pris  de  folie  furieuse.  Esprit  fin  et  délicat, 
chrétien  sincère,  quoique  de  pratique  intermittente,  M. Vil- 
lemain  avait  toujours  éprouvé  à  l'égard  des  Jésuites  une 
répulsion  violente  qui  ne  tarda  pas  à  prendre  les  carac- 
tères de  ces  affections  mentales  connues  en  médecine  sous 
le  nom  de  phobies.  Sainte-Beuve  raconte  à  ce  propos  une 
anecdocte  antérieure  à  son  entrée  au  ministère  :  «  Un  jour 
que  Villemain  avait  été  repris  de  ses  lubies  et  de  ses 
papillons  noirs,  il  avait  à  dicter  à  son  secrétaire,  le  vieux 
Lurat,  un  de  ces  Rapports  annuels  (sur  les  concours  de 
l'Académie)  qu'il  fait  si  bien.  Il  se  promenait  à  grands  pas, 
dictait  à  Lurat  une  phrase,  puis,  s'arrétant  tout  à  coup, 
il  regardait  au  plafond  et  s'écriait  :  A  Vhomme  noir!  Au 
Jésuite!  Puis,  reprenant  le  fil  de  son  discours,  il  dictait 
une  autre  phrase  qu'il  interrompait  de  même  par  une  apos- 
trophe folâtre,  et  le  Rapport  se  trouva  ainsi  fait,  aussi  bien 
qu'à  l'ordinaire.  Des  deux  écheveaux  de  la  pensée,  l'un 
était  sain,  l'autre  était  en  lambeaux.  Quelle  leçon  d'humi- 
lité! O  vanité  du  talent  littéraire^!  » 

La  discussion  de  la  Chambre  des  Pairs  où  les  Jésuites 
tenaient  tant  de  place  avait  encore  exalté  sa  manie  ;  il  était 
en  proie  à  de  véritables  hallucinations  :   «  11  voyait  sans 

1.  M.  Thureau-Dangin  parle  d'une  accalmie  qui  se  serait  produite 
dans  la  seconde  moitié  de  l'année  1 844- (Tome  V.  p.  546.)  Nous  y  voyons 
plutôt  une  agitation  qui  ressemble  fort  à  une  tempête. 

2.  Cahiers  de  Sainte-Beuve,  p.  3o. 


608  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

cesse  autour  de  lui  des  Jésuites  le  guettant  et  le  menaçant. 
Un  jour,  il  sortait  du  Luxembourg  où  il  avait  parlé  avec 
son  aisance  ordinaire;  il  causait  très  librement  avec  un 
de  ses  amis,  médecin  distingué,  quand,  arrivé  sur  la  place 
de  la  Concorde,  il  s'arrête,  effrayé.  —  Qu'avez-vous,  lui 
demande  son  compagnon?  —  Gomment!  Vous  ne  voyez 
pas  !  —  Non.  —  Montrant  alors  un  tas  de  pavés  :  Il  y  a 
là  des  Jésuites;  allons-nous  en^  » 

Dans  les  derniers  jours  de  décembre  le  trouble  des  idées 
arriva  à  son  paroxysme  ;  cette  belle  intelligence  sombra 
complètement.  Pour  échapper  à  la  poursuite  de  l'homme 
noir,  le  malheureux  s'enfuit  par  la  fenêtre  dans  le  jardin 
du  ministère.  On  dut  l'enfermer.  Le  Constitutionnel  ne 
manqua  pas  de  découvrir  dans  cette  disgrâce  une  trame 
des  Jésuites.  C'étaient  eux  encore  qui,  par  des  manœuvres 
ténébreuses,  des  lettres  anonymes,  des  menaces,  peut-être 
bien  aussi  quelques  maléfices,  avaient  fini  par  égarer  l'es- 
prit de  leur  adversaire.  La  crise  ne  dura  d'ailleurs  que  quel- 
ques semaines,  et  elle  ne  fut  pas  sans  effets  salutaires.  Le 
premier  usage  que  M.  Villemain  fit  de  sa  raison  recouvrée 
fut  de  demander  humblement  les  secours  de  la  religion  ^. 
11  s'honora  ensuite  en  refusant  une  pension  de  15.000  francs 
que  le  Gouvernement  avait  demandée  pour  lui  et  pour  ses 
enfants.  Mais  sa  carrière  ministérielle  était  terminée.  Dès 
le  30  décembre  M.  Guizot  s'était  empressé  de  faire  publier 
au  Moniteur  la  démission  de  M.  Villemain  et  peu  après  il 
lui  donnait  pour  successeur  M.  de  Salvandy. 

Le  nouveau  ministre  n'avait  pas  la  même  passion  pour 
la  gloire  de  l'Université;  il  laissa  dormir  le  projet  de  loi 
sur  l'enseignement  secondaire,  et  comme  ce  projet  était 
d'initiative  gouvernementale,  le  sommeil  fut  définitif.  Ne 
voulant  pas  s'aliéner  le  clergé  pour  plaire  aux  libéraux,  ni 


1.  Cf.  Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet.  T.  V,  p.  546, 

2.  Voir  dans  la  Vie  du  cardinal  Mathieu,  par  Mgr  Besson,  Tome  I, 
p.  335,  deux  lettres  (lo  janvier  et  le""  février  1 844)  de  l'abbé  Serres  qui 
reçut  la  confession  de  M.  Villemain. 


CHAPITRE    XI  609 

mécontenter  les  libéraux  en  faisant  droit  aux  revendica- 
tions des  catholiques,  le  ministère  laissa  les  choses  en 
l'état,  et  la  Monarchie  de  Juillet  arriva  au  bout  de  ses  dix- 
huit  ans  d'existence,  sans  avoir  réalisé  l'engagement 
qu'elle  avait  pris  à  son  avènement  de  supprimer  le  mono- 
pole universitaire.  Née  au  souffle  de  la  liberté,  elle  fit  fail- 
lite sur  le  terrain  de  la  liberté  d'enseignement,  parce  que 
les  libéraux,  qui  l'avaient  fondée  et  sur  qui  elle  s'appuyait, 
avaientpeur  des  Jésuites. 


La  Compagnie  de  Jésus.  39 


CHAPITRE  XII 


I.  —  La  situation  au  début  de  l'année  i845.  L'opinion  ameutée  contre 
les  Jésuites.  Le  Gouvernement  répugne  aux  mesures  violentes.  M.  Gui- 
zot  imagine  de  s'adresser  au  Pape  pour  se  débarrasser  des  Jésuites, 
Le  négociateur.  Les  antécédents  de  M.  Rossi.  Sa  fortune  en  France.  Les 
instructions  de  M,  Guizot  à  son  envoyé.  Rossi,  mal  accueilli  à  Rome, 
songe  à  repartir.  L'abbé  de  Bonnechose  s'emploie  pour  faciliter  au 
plénipotentiaire  français  l'accomplissement  de  sa  mission.  Singulières 
idées  de  Rossi  sur  les  Jésuites.  Ses  manœuvres  pour  gagner  l'opinion 
romaine.  M,  Guizot  se  plaint  de  ces  lenteurs. 

IL  —  Pétition  marseillaise  contre  les  cours  de  MM.  Michelet  et  Quinet. 
Sommation  de  M.  Cousin  au  Gouvernement.  Condamnation  du  Manuel 
de  droit  ecclésiastique  de  M.  Dupin  par  le  cardinal  de  Bonald.  Les 
«  Interpellations  Thiers  ».  Les  Jésuites  sont  a  probablement  »  respon- 
sables de  l'agitation  antiuniversilaire.  Discours  de  Berryer  et  de  La- 
martine. Ordre  du  jour  réclamant  l'exécution  des  lois  contre  les 
Jésuites.  Thiers  revient  à  la  charge.  La  défense  des  Jésuites  à  la 
Chambre  des  Pairs  :  Montalembert,  le  comte  Beugnot,  le  marquis  de 
Barthélémy. 

III.  —  La  consultation  Vatimesnil.  Son  importance  dans  l'histoire  des 
Congrégations  religieuses  en  France  au  dix-neuvième  siècle.  Les  Jé- 
suites s'apprêtent  à  la  résistance  légale.  Circulaires  des  Provinciaux 
traçant  la  conduite  à  suivre.  Le  Mémorandum  de  Rossi.  C'est  dans 
l'intérêt  de  l'Église  et  de  la  Religion  que  l'on  demande  au  Pape  de 
sacrifier  les  Jésuites.  La  vraie  raison,  celle  qu'on  ne  formule  pas, 
mais  qu'on  laisse  entendre  :  le  Gouvernement  demande  au  Pape  de 
le  tirer  d'embarras. 

IV.  —  La  Congrégation  des  Affaires  ecclésiastiques  extraordinaires. 
Le  Pape  ne  peut  ni  ne  doit  sacrifier  les  Jésuites.  Menaces  du  Roi  au 
nonce.  Le  Pape  n'interviendra  pas;  mais  on  peut  négocier  avec  le 
Général  des  Jésuites.  Rossi  envoie  un  exprès  à  Paris  annoncer  la  con- 
clusion de  l'affaire.  Publication  au  Moniteur  de  la  dépêche  de  Rossi 
altérée  et  aggravée.  La  falsification  est  confirmée  par  M.  Guizot  à  la 
tribune  de  la  Chambre  des  Pairs. 

V.  —  Le  P.  Roothaan  est  invité  à  faire  des  concessions.  Première  lettre 
aux  Provinciaux  de  France.  Seconde  et  troisième  lettre.  Quelle  fut 
l'intervention  du  Saint-Siège  dans  les  concessions.  Déclarations  du 


CHAPITRE    XII  611 

cardinal  secrétaire  d'Etat.  Protestation  contre  la  Note  du  Moniteur. 
M.  Guizot  essaie  de  faire  ratifier  par  le  Saint-Siège  le  sens  qu'il  atta- 
che à  la  dépêche  de  Rossi.  Réponse  du  secrétaire  d'Etat,  Incroyable 
aplomb  du  négociateur. 

VI.  —  Après  la  note  du  Moniteur.  La  presse  irréligieuse.  Consternation 
des  catholiques.  A  VUnivers.  Pour  dégager  le  Saint-Siège  on  attribue 
au  Général  de  la  Compagnie  toute  la  responsabilité  des  concessions. 
Récriminations  peu  mesurées.  Lettre  de  Mgr  Parisis  à  un  prélat 
romain.  Sa  Lettre  à  un  catholique.  Il  reproche  aux  Jésuites  d'avoir 
déserté  leur  poste  de  combat.  Le  P.  Général  n'essaie  pas  de  se  justi- 
fier. Il  ne  pourrait  le  faire  qu'en  découvrant  le  Saint-Siège. 


I 


L'année  1845  s'ouvrait  pour  la  Compagnie  de  Jésus 
sous  de  fâcheux  auspices.  D'un  moment  à  l'autre  elle 
s'attendait  à  voir  crever  l'orage  amassé  sur  sa  tète  et  qui 
la  menaçait  d'une  catastrophe.  Ce  pressentiment  se  fait 
jour  dans  la  correspondance  des  premiers  Supérieurs.  Dès 
le  mois  de  décembre  précédent,  le  Provincial  de  Lyon 
écrivait  :  «  La  Providence  nous  laisse  sous  le  coup  d'un 
orage  dont  il  est  difficile  de  prévoir  la  fin.  La  presse  dite 
libérale  vomit  chaque  jour  ses  poisons  sur  nous  et  sur 
tout  ce  qui  nous  touche.  Jamais,  ce  semble,  elle  n'a  réuni 
plus  d'efforts  pour  nous  attaquer  et  nous  détruire.  » 
(5  Décembre  1844.)  Le  Provincial  de  Paris  annonce  au 
Père  Général  qu'il  a  déjà  pris  ses  mesures  en  vue  d'une 
dispersion  qui  lui  paraît  inévitable  :  «  11  est  à  peu  près 
impossible  que  nous  échappions  cette  fois  à  une  mesure 
qui  nous  dispersera...  Les  députés,  en  réponse  au  message 
du  Trône,  demandent  notre  expulsion,  ou  l'application 
des  lois,  ce  qui  revient  au  même.  Le  Gouvernement  pour- 
rait nous  disperser  par  voie  administrative...  En  ce  cas, 
on  est  d'avis  de  ne  céder  qu'à  la  force...  La  jeunesse  irait 
à  Brugelette.  La  maison  du  baron  de  Sécus  n'a  pas  été 
acceptée  en  don  ;  il  la  met  à  notre  disposition  ;  elle  peut 
recevoir  trente  personnes.  »  (9  Janvier  1845.) 

Dix  jours  plus  tard  une  circulaire  envoyée  à  toutes  les 


612  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

maisons  de  la  Province  traçait  la  conduite  à  tenir  si  le 
Gouvernement  tentait  de  procéder  à  la  dissolution.  De  son 
côté,  le  Père  Maillard  s'était  déjà  assuré  un  refuge  en 
Savoie  pour  le  scolasticat  et  les  novices  de  sa  Province  : 
«  Le  roi  si  chrétien  de  Piémont,  écrit-il,  a  fait  le  meilleur 
accueil  à  la  demande  qui  lui  a  été  présentée  à  ce  sujet 
par  le  Père  Bresciani  ^  »  Enfin  presque  à  la  même  date, 
le  Supérieur  de  la  maison  de  la  rue  des  Postes,  le  Père 
Guidée,  donnait  quelques  précisions  :  «  On  parle  toujours 
de  nous  appliquer  les  lois  révolutionnaires  contre  les 
Ordres  religieux,  ou  même  de  proposer  quelques  nou- 
velles mesures  contre  nous  aux  Chambres...  Je  doute 
qu'on  en  vienne  là,  du  moins  en  ce  moment.  On  recule 
devant  la  persécution;  elle  est  toujours  si  odieuse  !..  Il  y 
a  du  reste  une  grande  fermentation.  Il  est  certain  qu'on 
serait  enchanté  de  se  voir  débarrassé  de  nous.  Nous 
gênons.  D'un  autre  côté  les  gens  de  bien  qui  réfléchissent 
comprennent  fort  bien  que  notre  nom  n'est  qu'un  prétexte 
et  que,  après  avoir  donné  à  manger  du  Jésuite  aux  révo- 
lutionnaires, il  faudra  leur  donner  à  manger  bien  autre 
chose.  »  (7  Janvier  1845.) 

A  travers  le  laconisme  de  ces  lettres  on  entrevoit  dans 
ses  grandes  lignes  la  situation  léguée  par  les  événements 
des  deux  années  précédentes  à  celle  dans  laquelle  nous 
entrons.  Le  parti  catholique  a  mené  la  charge  contre  le 
monopole  universitaire;  tout  l'épiscopat  s'est  engagé 
dans  la  lutte  ;  alors  l'Université  a  crié  :  Au  Jésuite  !  Inspi- 
ration de  génie,  «  habileté  sublime  »,  comme  l'a  qualifiée 
le  comte  Beugnot.  A  ce  mot  de  ralliement  toutes  les 
forces  libérales,  gallicanes  et  voltairiennes,  ont  opéré  leur 
concentration  et  foncé  en  masse  sur  l'ennemi.  On  a  à 
peu  près  oublié  qu'il  s'agissait  de  la  liberté  d'enseigne- 
ment; on  n'a  plus  voulu  voir  que  les  Jésuites,  qui  mena- 
çaient la  France  d'une  invasion.  Tout  a  été  mis  en  œuvre 

I .  Lettre  du  P.  Maillard  au  R.  P.  Général,  l'j  Janvier  i845.  Le  P.  Bres 
ciani  était  Provincial  de  la  Province  de  Turin.  Il  est  connu  par  ses  ro- 
mans historiques  sur  les  sociétés  secrètes  italiennes,  traduits  en  français. 


CHAPITRE    XII  613 

pour  ameuter  l'opinion  contre  ces  hommes  néfastes.  Un 
document  de  famille  résume  ainsi  les  méfaits  qui  leur  sont 
imputés  et  que  la  crédulité  publique  admet  sans  autre 
démonstration  : 

«  ...  Ils  enseignent  aujourd'hui  comme  par  le  passé 
toutes  sortes  d'horreurs;  ils  sont  à  l'afFût  des  héritages; 
ils  espionnent  l'intérieur  des  familles,  s'y  insinuent  et  y 
portent  le  trouble  ;  ils  attisent  chez  les  catholiques  la  mal- 
veillance contre  le  Gouvernement,  l'Université,  les  maxi- 
mes de  l'Église  gallicane  ;  ils  s'imposent  aux  évêques  qui 
écrivent  sous  leur  dictée  tout  ce  qu'ils  publient.  Les 
Jésuites,  en  un  mot,  sont  une  puissance  ténébreuse,  insai- 
sissable, irrésistible,  ennemie  de  la  paix  et  de  la  félicité 
des  peuples,  et  donc  on  les  doit  tenir  pour  un  fléau  qu'on 
ne  saurait  trop  combattre  et  expulser'.  » 

Le  Gouvernement  prétend  que  les  arrêts  des  anciens 
parlements  contre  la  Compagnie  de  Jésus,  les  lois  de  la 
Révolution  et  celles  de  l'Empire  contre  les  Ordres  reli- 
gieux sont  toujours  en  vigueur;  les  ministres  n'ont  man- 
qué aucune  occasion  de  l'aflirmer;  ils  estiment  donc  avoir 
le  droit  d'agir  administrativement,  d'employer  au  besoin 
la  force  pour  fermer  les  maisons  des  Jésuites  et  les  obliger 
à  se  disperser.  Mais  jusqu'ici  aucun  ministère  n'a  osé  en 
venir  à  cette  extrémité.  Maintenant  encore,  maintenant 
peut-être  plus  que  jamais,  le  Gouvernement  répugne  à 
adopter  des  mesures  violentes  qui  auraient  une  apparence 
de  persécution.  Mais,  d'autre  part,  la  ruée  contre  les  Jésui- 
tes ne  se  calme  pas,  les  journaux  ne  cessent  de  repro- 
cher au  Gouvernement  ses  complaisances  à  leur  égard,  et 
l'opposition  parlementaire  y  trouve  une  arme  pour  har- 
celer le  Cabinet.  L'embarras  des  ministres  est  réel  et  va 

I.  (t  ...A  nobis  nunc  ut  semper  doceri  prava  omnia  ;  inhiari  fortitnis 
omnibus  ;  introspici,  penetran^  turbari  intima  omnia  familiarum  ;  incendi 
furorem  omnem  catliolicorum  in  Guber/iium,  Universitatem  aut  gallicana 
axiomata ;  dictari  episcopis  sua  quaevis  scripta  ;  vim  occultam,  indepre- 
hensani  eamdemque  potentissimam  opponi  feliciiaiibus  publicis  ;  idcirco 
nos  nostrique  similes  pro  peste  habendos  numquani  satis  execranda  ac 
propulsanda.  »  (Litter.  Ann.  Prov.  Francise.  i845,  p.  i4.) 


614  L\    COMPAGNIE    DE    J^SUS 

croissant  de  jour  en  jour.  «  Nous  gênons,  écrit  le  Père 
Guidée,  et  on  voudrait  bien  se  débarrasser  de  nous.  »  Si 
les  Jésuites  consentaient  à  disparaître  spontanément  de 
la  scène,  on  leur  en  serait  reconnaissant.  Le  journal  de 
M.  Guizot,  le  Globe^  leur  insinue  cette  détermination  qui 
écarterait  tout  danger,  assurerait  du  même  coup  leur  tran- 
quillité et  celle  du  ministère.  Mais  il  n'y  a  pas  apparence 
que  les  Jésuites  se  prêtent  à  cet  arrangement.  «  Nos  en- 
nemis, écrit  le  Père  Maillard,  veulent,  en  nous  effrayant, 
nous  porter  à  une  dissolution  spontanée.  Ils  ne  réussiront 
pas...  »  (17  Janvier.) 

C'est  pour  sortir  de  ce  mauvais  pas  que  M.  Guizot  ima- 
gina la  négociation  que  nous  avons  maintenant  à  racon- 
ter. C'est  bien  lui  en  effet  qui  en  conçut  l'idée  dans  ses 
méditations  d'homme  d'Etat  et  en  prit  l'initiative  avant 
toute  mise  en  demeure  parlementaire.  Les  historiens,  en 
général,  rattachent  la  mission  Rossi  à  l'interpellation 
Thiers.  Il  suffit  de  rapprocher  les  dates  pour  voir  qu'il 
n'y  a  aucune  connexion  entre  ces  deux  faits,  l'interpella- 
tion étant  de  six  mois  postérieure  à  la  mission. 

Puisqu'on  ne  pouvait  persuader  aux  Jésuites  de  se  sup- 
primer eux-mêmes  de  bonne  grâce,  puisque,  d'autre  part, 
l'emploi  de  la  force  n'était  ni  dans  les  goûts  des  hommes 
au  pouvoir,  ni  dans  l'intérêt  du  régime,  M.  Guizot  pensa 
à  se  décharger  de  l'exécution  sur  l'autorité  à  laquelle  les 
Jésuites  devaient  obéissance.  Il  demanderait  au  Pape  de 
rendre  ce  service  au  Roi;  le  Pape  ne  pourrait  pas  le  lui 
refuser.  Les  ministres  de  Charles  X  avaient  recouru  à  ce 
procédé,  en  1828,  pour  se  tirer  d'affaire  dans  un  cas  ana- 
logue ;  il  leur  avait  réussi.  M.  Guizot  ne  s'en  promettait 
pas  un  moindre  succès.  Ainsi  on  aurait  raison  des  Jésuites 
sans  bruit,  en  douceur;  aucune  voix  n'oserait  même  faire 
entendre  une  plainte;  au  ministre  des  Affaires  étrangères 
reviendrait  devant  le  Parlement,  le  pays  et  la  postérité,  le 
mérite  d'avoir  apporté  à  un  problème  irritant  une  solution 
élégante. 

Il    y    a    peut-être    quelque    habileté  de    la    part    des 


CHAPITRE    XII  615 

Gouvernements,  mais  assurément  peu  de  fierté  et  moins 
encore  de  délicatesse,  à  faire  ainsi  endosser  au  Pape 
l'odieux  de  certaines  opérations  qu'on  sait  bien  lui  être 
très  désagréables,  auxquelles  il  ne  se  résignera  qu'à  contre- 
cœur, mais  qu'on  lui  impose  par  tous  les  moyens  de  pression 
diplomatique.  C'est  pour  les  Gouvernements  une  manière 
abusive,  mais  malheureusement  fréquente,  de  se  servir 
des  bons  rapports  qu'ils  entretiennentavec  le  Saint-Siège. 
M.  Guizot  se  fait  honneur  dans  ses  Mémoires  d'en  avoir 
usé.  Il  fait  ressortir  avec  complaisance  les  avantages  qu'il 
y  découvrait  :  «  Je  proposai  au  Roi  et  au  Conseil,  dit-il, 
non  pas  d'abandonner  les  lois  en  vigueur  contre  les  Con- 
grégations religieuses  non  autorisées,  mais  d'en  ajourner 
l'emploi,  et  de  porter  la  question  de  la  dissolution  en 
France  de  la  Société  de  Jésus  devant  son  chef  suprême  et 
incontesté,  devant  le  Pape  lui-même.  Le  pouvoir  civil 
français  ne  renonçait  point  ainsi  aux  armes  légales  dont 
il  était  pourvu;  mais,  dans  l'intérêt  de  la  paix  religieuse, 
comme  de  la  liberté  et  de  l'influence  religieuse  en  France, 
il  invitait  le  pouvoir  spirituel  de  l'Église  catholique  à  le 
dispenser  de  s'en  servir.  Le  Roi  et  le  Conseil  adoptèrent 
ma  proposition  ^   » 

Restait  à  trouver  le  négociateur.  L'ambassadeur  de 
France  auprès  de  Grégoire  XVI,  le  comte  de  Latour-Mau- 
bourg,  venait  de  demander  un  congé  pour  raison  de  santé  ; 
de  fait  il  mourut  dans  les  premiers  jours  de  mars  1845, 
sans  avoir  pu  quitter  Rome.  M.  Guizot  avait  heureu- 
sement sous  la  main  un  homme  qui  lui  devait  beau- 
coup, et  qui  lui  parut  désigné  pour  cet  emploi.  Chose 
curieuse,  en  1828  le  Gouvernement  de  Charles  X 
avait  député  au  Pape  un  Italien,  devenu  chez  nous  con- 
seiller à  la  Cour  de  Cassation  ;  en  1845  le  Gouvernement 
de  Louis-Philippe  lui  envoie  un  autre  Italien,  dont  on 
avait  fait  un    Pair   de   France.  M.   Rossi  fait   pendant  à 


I .  Mémoires  pour  servir  à  l'Histoire  de  mon  temps,  par  M.  Guizot.  T.  VII, 
p.  892.  i865. 


616  LA.    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

M.  Lasagni  ;  les  deux  négociations,  si  ressemblantes  par 
leur  objet  ^  et  par  l'inspiration  dont  elles  procèdent,  se 
ressemblent  encore  par  la  qualité  des  personnages  à  qui 
on  les  confie.  «  Le  Roi,  dit  M.  Guizot,  sur  ma  proposition, 
nomma  M.  Rossi  son  envoyé  extraordinaire  et  ministre 
plénipotentiaire  à  Rome  par  intérim.   » 

Les  antécédents  de  M,  Rossi  ne  semblaient  pas  préci- 
sément le  désigner  pour  cette  fonction.  Au  premier  bruit 
de  sa  nomination,  il  y  eut  plus  que  de  la  surprise  chez  les 
catholiques  français.  On  enpeut  juger  par  une  note  parue 
dans  VAmi  de  la  Religion  et  du  Roi,  le  19  février  1845  : 
«  Il  n'est  personne  qui  considère  comme  possible  la  haute 
mission  de  représenter  la  France  auprès  du  Saint-Siège 
donnée  à  un  étranger  qui  a  compromis  sa  jeunesse  dans 
les  troubles  révolutionnaires  du  libéralisme  italien,  qui  a 
été  banni  successivement  de  Naples,  de  Bologne,  de  Flo- 
rence, qui  s'est  fait  pendant  un  temps  citoyen  de  Genève 
et  qui  est  enfin  venu,  sous  le  patronage  de  certains  person- 
nages protestants,  gagner  de  bonnes  places  ^  et  le  beau 
titre  de  Français  dans  les  luttes  du  journalisme  contre 
le  clergé  catholique.  »  Bologne  faisait  partie  des  États 
de  l'Eglise  ;  le  Gouvernement  français  envoyait  donc 
à  Grégoire  XVI  comme  représentant  diplomatique  un 
homme  que  le  Gouvernement  pontifical  avait  cru  devoir 
expulser.  L'inconvenance  du  procédé  ne  pouvait  échap- 
per à  M.  Guizot  ;  il  prend  soin  d'avertir  qu'elle  fut  voulue  : 
«  Ce  qu'un  tel  choix,  dit-il,  avait  d'un  peu  étrange  était  à 
mes  yeux  un  premier  avantage.  Italien  hautement  libéral 


1.  En  môme  temps  que  la  suppression  des  Jésuites  M.  Rossi  était 
cliargé,  comme  M.  Lasagni,  d'obtenir  du  Pape  le  silence  des  évêques. 

2.  Protégé  de  M.  Guizot,  M.  Rossi  avait,  en  l'espace  de  sept  ans, 
parcouru  les  étapes  suivantes  :  Naturalisé  Français,  Professeur  à  la 
Faculté  de  Droit  de  Paris,  Professeur  au  Collège  de  France,  Membre  de 
la  Chambre  des  Pairs,  Grand-Officier  de  la  Légion  d'honneur,  Membre  de 
l'Institut,  Membre  du  Conseil  royal  de  l'Université,  Doyen  de  la  Faculté 
de  Droit,  Enfin  il  ne  devait  pas  tarder  à  échanger  son  titre  de  ministre 
plénipotentiaire  pour  celui  d'ambassadeur.  (Cf.  L'Ami  de  la  Religion, 
T.  GXIX,  p.  3^8.) 


CHAPITRE    XII  617 

et  réfugié  hors  d'Italie  à  cause  de  ses  opinions  libérales, 
l'envoi  de  M.  Rossi  ne  pouvait  manquer  de  frapper,  je 
dirai  plus,  d'inquiéter  la  cour  de  Rome;  mais  il  y  a  des 
inquiétudes  salutaires,  et  je  savais  M,  Rossi  très  propre  à 
calmer  celles  qu'il  devait  inspirer  en  même  temps  qu'à  en 
profiter  pour  le  succès  de  sa  mission.  » 

Sous  une  forme  atténuée  ce  langage  renferme  un  aveu 
qu'il  faut  s'abstenir  de  qualifier,  car  le  mot  juste  est  de 
ceux  qu'on  n'emploie  pas  avec  des  diplomates.  Manifes- 
tement M.  Guizot  estime  qu'on  n'est  pas  tenu  vis-à-vis  du 
Pape  aux  mêmes  égards  qu'envers  les  autres  puissances 
souveraines;  on  n'a  pas  besoin  défaire  agréer  le  pléni- 
potentiaire qu'on  lui  envoie;  il  est  vrai  que  ce  n'est  pas 
un  ambassadeur  ;  au  surplus  on  est  décidé  à  employer 
l'intimidation  et  à  lui  forcer  la  main. 

Parti  de  France  sur  la  fin  de  1844,  M.  Rossi  visita  d'abord 
ses  amis  d'Italie  et  n'arriva  à  Rome  que  dans  le  courant 
de  mars  1845.  Il  y  reçut  des  instructions  de  M.  Guizot, 
que  l'on  peut  consulter  aux  archives  du  ministère  des 
Affaires  étrangères  \  C'est  dans  ce  document  et  quelques 
autres  semblables  dont  il  sera  question  plus  tard,  mieux 
que  dans  des  discours  à  la  tribune  et  surtout  mieux  que 
dans  des  conversations  avec  tels  de  ses  membres,  que  la 
Compagnie  de  Jésus  apprendra  quels  furent  les  sentiments 

I .  M.  Guizot  a  inséré  dans  ses  Mémoires  la  partie  de  ses  instructions 
à  M.  Rossi  relatives  aux  Jésuites.  L'histoire  de  la  négociation,  d'aj^rès 
la  correspondance  échangée  entre  le  ministre  des  Affaires  étrangères  et 
l'envoyé  extraordinaire,  remplit  plus  de  cinquante  pages  dans  le  der- 
nier chapitre  des  Mémoires.  On  verra  par  la  suite  de  notre  récit  que 
cette  histoire  est  loin  de  présenter  les  faits  d'une  manière  exacte  et  com- 
plète. M.  Guizot  ne  fait  état  que  des  renseignements  fournis  par  Rossi; 
apparemment  il  n'a  pas  eu  d'autre  source  d'information.  C'est  donc  à 
vrai  dire  l'iiistoire  de  la  négociation  faite  par  le  négociateur.  Or,  il  y  a 
deux  choses  qui  ne  permettent  d'accorder  aux  dires  de  M.  Rossi  qu'une 
conliance  fort  limitée  :  d'une  part,  son  amour-propre  qui  lui  fait  s'attri- 
buer le  beau  rôle  et  le  succès  en  tout  ce  qu'il  entreprend,  et,  d'autre  part, 
ses  préjugés  et  sa  haine  contre  les  Jésuites  qui  lui  font  ajouter  foi  à  de 
véritables  calembredaines.  M.  Guizot  a  eu  le  bon  goût  d'en  élaguer 
quelques-unes  que  l'on  trouve  dans  les  dépêches  olTicielles,  et  qu'on  n'y 
trouve  pas  sans  étonnement. 


6i8  L.\.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

de  M.  Guizot  à  son  égard  et  quels  titres  il  a  acquis  à  sa 
reconnaissance. 

iVprès  quelques  préambules  où  s'afTirment  les  bonnes 
relations  du  Roi  et  de  son  gouvernement  avec  le  Saint- 
Siège,  M.  Guizot  poursuit  : 

«  Une  occasion  grave  se  présente  aujourd'hui  de 
réclamer  le  concours  bienveillant  du  Souverain  Pontife,  et 
c'est  le  premier  comme  le  plus  important  objet  de  la 
mission  temporaire  dont  vous  êtes  chargé. 

«  La  Société  des  Jésuites,  contrairement  aux  édits  qui 
l'ont  spécialement  abolie  en  France  et  aux  lois  qui  prohi- 
bent les  Congrégations  religieuses  non  reconnues  par 
l'Etat,  a  travaillé  depuis  quelque  temps  à  ressaisir  une 
existence  patente  et  avérée.  Les  Jésuites  se  proclament 
hautement  eux-mêmes  ;  ils  parlent  et  agissent  comme 
Jésuites  ;  ils  possèdent  dans  le  royaume,  au  su  de  tout 
le  monde,  des  maisons  de  noviciat,  des  chapelles,  une 
organisation  à  part.  Ils  y  forment  une  corporation  distincte 
du  clergé  séculier,  observant  des  règles  particulières,  un 
mode  de  vivre  spécial,  et  obéissant  à  un  chef  étranger 
qui  réside  hors  de  France. 

«  Il  y  a  là,  d'une  part,  une  violation  évidente  des  lois  de 
l'Etat  et  de  celles  qui  constituent  la  discipline  de  l'Eglise 
gallicane  ;  d'autre  part,  un  danger  pressant  et  grave  pour 
l'Etat  et  pour  la  religion  même. 

«  Les  Jésuites  n'ont  jamais  été  populaires  en  France. 
La  Restauration,  après  les  avoir  tolérés  quelque  temps,  a 
été  obligée  de  sévir  contre  eux  par  les  Ordonnances  du 
16  juin  1828.  Un  cri  à  peu  près  universel  s'élevait  contre 
eux  d'un  bout  à  l'autre  du  royaume,  et  la  mesure  qui  fer- 
mait leurs  collèges  et  les  excluait  de  l'enseignement  public 
fut  accueillie  avec  joie  et  reconnaissance. 

«  Aujourd'hui  les  mêmes  plaintes  éclatent,  encore  plus 
nombreuses  et  plus  vives.  Le  public  s'émeut,  s'inquiète 
et  s'irrite  à  l'idée  de  l'hostilité  invétérée  et  active  des 
Jésuites  pour  nos  institutions.  On  les  accuse  de  s'immiscer 
toujours  dans  la  politique,  et  de  s'associer  aux  projets  et 


CHAPITRE    XII  G19 

aux  menées  des  factions  qui  s'agitent  encore  autour  de 
nous.  On  leur  attribue  les  plus  violentes  et  les  plus  incon- 
venantes des  attaques  auxquelles  l'Université  a  été  en 
butte  dans  ces  derniers  temps.  On  redoute  de  voirie  clergé 
ordinaire  entraîné  ou  intimidé  par  leur  influence.  Les 
grands  corps  de  l'État,  les  Chambres,  la  magistrature  par- 
tagent ces  dispositions  et  ces  craintes.  Et  cet  état  des 
esprits  est  devenu  si  général,  si  pressant,  et  pourrait  deve- 
nir si  grave  que  le  Gouvernement  du  Roi  regarde  comme 
un  devoir  impérieux  pour  lui  de  prendre  les  faits  qui  en 
sont  la  cause  en  très  grande  considération,  et  d'y  apporter 
un  remède  efficace. 

«  Il  lui  suffirait,  pour  donner  satisfaction  à  l'esprit 
public,  de  faire  strictement  observer  les  lois  existantes 
contre  les  Jésuites  en  particulier,  et  généralement  contre 
les  Congrégations  religieuses  non  autorisées  dans  le 
royaume.  Ces  lois  sont  toujours  en  vigueur;  elles  assu- 
rent au  Gouvernement  tous  les  moyens  d'action  nécessai- 
res, et  les  Chambres  seraient  bien  plus  disposées  à  les 
fortifier  qu'à  en  rien  retrancher.  Mais  le  Gouvernement  du 
Roi,  fidèle  à  l'esprit  de  modération  qui  règle  toute  sa  con- 
duite, plein  de  respect  pour  l'Eglise  et  soigneux  de  lui 
éviter  toute  situation  critique  et  toute  lutte  extrême,  pré- 
fère et  désire  sincèrement  atteindre,  par  une  entente 
amicale  avec  le  Saint-Siège  et  au  moyen  d'un  loyal  con- 
cours de  sa  part,  le  but  qu'il  est  de  son  devoir  de  pour- 
suivre. 

«  C'est  là.  Monsieur,  ce  que  vous  devez  annoncer  et 
demander  au  Saint-Siège,  en  le  pressant  d'user  sans 
retard  de  son  influence  et  de  son  pouvoir  pour  que  les 
Jésuites  ferment  leurs  maisons  de  noviciat  et  leurs  autres 
établissements  en  France,  cessent  d'y  former  un  corps, 
et,  s'ils  veulent  continuer  d'y  résider,  n'y  vivent  plus 
désormais  qu'à  l'état  de  simples  prêtres,  soumis,  comme 
tous  les  membres  du  clergé  inférieur,  à  la  juridiction  des 
évêques  et  des  curés.  La  cour  de  Rome,  en  agissant  ainsi, 
n'aura  jamais  fait  de   la  suprême  autorité  pontificale  un 


620  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

usage  plus  opportun,  plus  prévoyant,  et  plus  conforme  à 
l'esprit  de  cette  haute  et  tutélaire  mission  qui  appelle  le 
successeur  de  saint  Pierre  à  dénouer,  par  l'intervention 
de  sa  sagesse,  ou  à  extirper,  par  l'ascendant  de  sa  puis- 
sance spirituelle,  les  graves  difficultés  qui,  dans  les 
moments  de  crise  ou  d'urgence,  pourraient  devenir  pour 
l'ordre  ecclésiastique  de  graves  périls. 

«  Vous  connaissez  trop  bien,  Monsieur,  la  question  dont 
il  s'agit  ici,  vous  êtes  trop  pénétré  des  hautes  considéra- 
tions sur  lesquelles  il  importe  d'appeler  la  plus  sérieuse 
attention  du  Souverain  Pontife,  pour  que  j'aie  besoin  d'y 
insister  davantage,  et  pour  que  le  Gouvernement  du  Roi 
ne  se  confie  pas  pleinement  dans  l'habileté  avec  laquelle 
vous  saurez  les  faire  valoir.  Nous  regretterions  bien  vive- 
ment que  le  Saint-Siège,  par  un  refus  de  concours  ou  par 
une  inertie  que  j'ai  peine  à  supposer,  nous  mît  dans  l'obli- 
gation de  prendre  nous-mêmes  des  mesures  que  le  senti- 
ment public  de  la  France  et  la  nécessité  d'État  finiraient 
par  réclamer  absolument.  » 

Après  cette  menace  à  l'adresse  du  Pape,  le  réquisitoire 
reprend;  carie  ministre  des  Affaires  étrangères  n'est  pas 
au  bout  de  ses  griefs  contre  les  Jésuites,  qui  le  gênent 
encore  ailleurs  qu'en  France,  et  il  conclut  par  cette  décla- 
ration évidemment  destinée  à  d'autres  qu'à  M.  Rossi  : 
«  Nous  ne  portons  aux  Jésuites  aucune  hostilité  systéma- 
tique; nous  ne  recherchons  que  le  bien  de  la  reli- 
gion. » 

Les  Mémoires  poursuivent  le  récit  de  la  négociation  ; 
mais  dès  l'abord  il  y  a  une  lacune  que  nous  devons  com- 
bler. M.  Rossi,  dit-on,  présenta  ses  lettres  de  créance 
le  11  avril;  après  quoi  «  il  se  tint  pendant  deux  mois  dans 
une  attitude  d'observation  inactive,  uniquement  appliquée 
à  bien  connaître  les  faits  et  les  hommes  et  à  répandre 
autour  de  lui  sur  ce  qu'il  venait  faire  une  curiosité  qu'il 
n'avait  garde  de  satisfaire  ». — M.  Guizotgaze  ici  la  vérité. 
Le  fait  est  que  la  Curie  pontificale  donnait  à  l'envoyé  du 
Gouvernement   français    des  loisirs   dont   il  se  fût  bien 


CHAPITRE    XII  621 

passé.  Sa  présence  à  Rome  était  une  injure  pour  le  Saint- 
Siège,  injure  aggravée  par  sa  qualité  et  la  mission  qu'il 
venait  remplir.  On  le  lui  fit  sentir  de  façon  toute  diplo- 
matique ;  la  chancellerie  romaine  excelle  en  ces  sortes 
d'afTaires.  Le  secrétaire  d'Etat,  obligé  à  des  absences 
fréquentes,  ne  pouvait  le  recevoir;  la  situation  du  pléni- 
potentiaire commençait  à  devenir  un  peu  ridicule  ;  il  avait 
trop  l'usage  du  monde  pour  ne  pas  le  comprendre; 
son  irritation  fut  grande,  et  si  nous  en  croyons  un  témoin 
bien  informé,  que  nous  allons  voir  entrer  en  scène, 
M.  Rossi  fut  sur  le  point  de  partir.  Pareil  éclat  aurait 
pu  amener  la  rupture.  C'est  pour  prévenir  ce  malheur 
que  l'abbé  de  Bonnechose,  depuis  peu  Supérieur  de 
Saint-Louis  des  Français,  et  qui  fréquentait  à  l'ambas- 
sade, crut  devoir  tenter  une  démarche  auprès  de  Gré- 
goire XVI. 

Cette  intervention  fut  diversement  jugée  et  valut  au 
futur  cardinal  archevêque  de  Rouen  des  appréciations 
fort  dures.  Il  a  senti  plus  tard  le  besoin  d'expliquer  ses 
intentions  qui  furent  parfaitement  droites  et  sa  conduite 
qui  reste  discutable  :  «  Je  ne  m'adressai  qu'à  Dieu,  dit-il 
dans  un  examen  de  conscience  rétrospectif,  et  je  le  sup- 
pliai de  faire  en  sorte  que,  si  j'agissais  sous  l'inspiration  de 
son  esprit  et  pour  le  bien  de  son  Église,  il  aplanît  devant 
moi  tous  les  obstacles,  que,  si  au  contraire  je  me  trompais, 
il  m'empêchât  de  réussir.  Ces  précautions  prises,  je  me 
rendis  au  Vatican.  »  Admis  à  l'audience  du  Saint-Père 
l'abbé  de  Bonnechose  lui  aurait  exposé  franchement  la 
situation,  le  départ  imminent  de  M.  Rossi,  la  rupture 
inévitable  qui  serait  la  conséquence  de  l'affront  fait  au 
représentant  de  la  France.  On  pouvait  le  recevoir,  sans 
pour  cela  s'engagera  rien.  Le  Pape  aurait  goûté  des  rai- 
sons aussi  sages,  et  aurait  donné  l'ordre  de  ne  pas  laisser 
plus  longtemps  l'envoyé  de  M.  Guizot  faire  antichambre. 
Si  nous  en  croyons  son  biographe,  l'abbé  de  Bonnechose, 
au  sortir  du  Vatican,  se  serait  rendu  au  Gesi^i  et  aurait 
raconté  «  en  toute  franchise  au  Père  Roothaan  tout  ce  qu'il 


622  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

venait  de  faire.  Le  Révérend  Père  n'en  fut  point  offensé  ^ .  » 
L'abbé  ne  s'en  tint  pas  là;  il  fit  de  nombreuses  visites 
chez  les  cardinaux  et  autres  personnages  influents,  et  par 
tous  les  moyens  en  son  pouvoir  s'appliqua  à  travailler 
l'opinion  et  à  préparer  les  voies  au  plénipotentiaire  fran- 
çais, persuadé,  toujours  d'après  son  biographe,  que  le 
succès  de  sa  mission  importait  grandement  au  bien  de 
l'Église  de  France.  Au  surplus,  le  résultat  final  de  la  négo- 
ciation lui  apparaît  comme  un  triomphe  pour  la  Papauté  : 
«  Ainsi,  dit-il,  le  Saint-Siège  a  été  officiellement  arbitre 
suprême  des  différends  entre  l'Eglise  et  l'État.  Sa  sagesse 
a  été  le  refuge  des  gouvernants  et  des  gouvernés;  c'est 
de  lui  que  nous  est  venue  la  paix.  » 

On  peut,  avec  beaucoup  d'optimisme,  envisager  l'affaire 
à  ce  point  de  vue  ;  mais  assurément  ce  n'était  pas  celui  de 
M.  Guizot  et  de  son  envoyé,  et  ce  ne  fut  pas  non  plus 
celui  de  la  grande  majorité  des  évéques,  des  prêtres  et 
des  catholiques  de  France.  11  paraît  bien  que  d'autres 
ecclésiastiques  français  en  résidence  à  Rome  s'employè- 
rent aussi  pour  faciliter  à  M.  Rossi  l'accomplissement  de 
sa  mission  et  la  faire  réussir.  On  peut  nommer  un  secré- 
taire de  l'ambassade,  l'abbé  Lacroix,  l'abbé  d'Isoard,  l'abbé 
de  Falloux...  Grétineau-Joly  s'est  montré  plus  que  sévère 
à  leur  égard.  Mais  on  comprend  que,  fonctionnaires  du 
Gouvernement  français,  ils  aient  cru  de  leur  devoir  de  le 
seconder  dans  une  circonstance  où  il  déclarait  agir  dans 
l'intérêt  de  la  religion  autant  que  de  l'Etat. 

Cependant  du  haut  de  son  poste  d'observation,  M.  Rossi 
recueillait  des  renseignements  sur  les  gens  et  les  affaires 
de  Rome  ;  dans  une  longue  dépêche  du  27  avril,  il  commu- 
nique à  son  ministre  quelques-unes  de  ses  découvertes. 


I.  Vie  du  Cardinal  de  Bonnechose,  archevêque  de  Rouen,  par  MgrBes- 
son,  évêque  de  Nîmes.  Tome  I,  p.  256.  Cette  visite  et  cette  confldence  au 
Général  de  la  Compagnie  n'ont  pas  laissé  de  trace  dans  les  documents 
de  famille  ;  ce  n'est  peut-être  pas  une  raison  suffisante  pour  les  révoquer 
en  doute.  Mais,  par  ailleurs,  la  façon  dont  cet  épisode  est  raconté  témoi- 
gne d'une  information  bien  superiîcielle. 


CHAPITRE    XII  623 

On  y  voit  quelle  idée  singulière  se  faisait  des  Jésuites  en 
général  l'homme  venu  [)Our  traiter  avec  le  Saint-Siège 
du  sort  des  Jésuites  de  France  : 

«  Ils  sont  mêlés  ici  à  tout  ;  ils  ont  des  aboutissants  dans 
tous  les  camps;  ils  sont  pour  tous  un  sujet  de  craintes 
ou  d'espérances.  Les  observateurs  superficiels  peuvent 
parfaitement  s'y  tromper,  parce  que  la  Société  de  Jésus 
présente  trois  classes  d'hommes  bien  distinctes.  Elle  a 
des  hommes  purement  de  lettres  et  de  sciences,  qui  devi- 
nent peut-être  les  menées  de  leur  Compagnie,  mais  qui 
y  sont  étrangers  et  peuvent  de  bonne  foi  affirmer  qu'ils 
n'en  savent  rien.  La  seconde  classe  se  compose  d'hommes 
pieux  et  quelque  peu  crédules,  sincèrement  convaincus 
de  la  parfaite  innocence  et  abnégation  de  leur  Ordre,  et 
qui  ne  voient,  dans  les  attaques  contre  les  Jésuites,  que 
d'affreuses  calomnies.  Les  premiers  attirent  les  gens  d'es- 
prit, les  seconds  les  âmes  pieuses.  Sous  ces  deux  couches 
se  cache  le  Jésuitisme  proprement  dit,  plus  que  jamais 
actif,  ardent,  voulant  ce  que  les  Jésuites  ont  toujours 
voulu,  la  contre-révolution  et  la  théocratie,  et  convaincu 
que,  dans  peu  d'années,  ils  seront  les  maîtres.  Un  de  leurs 
partisans,  et  des  plus  habiles,  me  disait  hier  à  moi-même  : 
Vous  verrez,  Monsieur,  que,  dans  quatre  ou  cinq  ans,  il 
sera  établi,  même  en  France,  que  l'instruction  de  la  jeu- 
nesse ne  peut  appartenir  qu'au  clergé.  —  Il  me  disait 
cela  sans  provocation  aucune  de  ma  part,  uniquement  par 
l'exubérance  de  leurs  sentiments  dans  ce  moment;  ils 
croient  que  des  millions  d'hommes  seraient  prêts  à  faire 
pour  eux,  en  Europe,  ce  qu'ont  fait  les  Lucernois  en 
Suisse. 

«  C'est  là  un  rêve  ;  il  est  vrai,  au  contraire,  que  l'opinion 
générale  s'élève  tous  les  jours  plus  redoutable  contre  eux, 
même  en  Italie  ;  mais  il  est  également  certain  que  leurs 
moyens  sont  considérables  ;  ils  disposent  de  millions  et 
leurs  fonds  augmentent  sans  cesse  ;  leurs  affiliés  sont 
nombreux  dans  les  hautes  classes;  en  Italie,  ils  les  ont 
trouvés  particulièrement  à  Rome,  à  Modène  et  à  Milan.   A 


624  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Milan,  on  tient  des  sommes  énormes  à  leur  disposition, 
pour  le  moment  où  ils  pourront  s'y  établir  et  s'en  servir.  Je 
sais  dans  quelles  mains  elles  se  trouvent.  Ici,  ils  sont  les 
maîtres  absolus  d'une  partie  de  la  haute  noblesse  qui  leur 
a  livré  ses  enfants. 

«  Ce  qui  est  important  pour  nous,  c'est  qu'il  est  certain 
et  en  quelque  sorte  notoire  que  leurs  efforts  se  dirigent 
en  ce  moment,  d'une  manière  toute  particulière,  vers 
deux  points,  la  France  et  le  futur  Conclave.  Au  fond,  ces 
deux  points  se  confondent,  car  c'est  surtout  en  vue  de  la 
France  qu'ils  voudraient  un  Pape  qui  leur  fût  plus  inféodé 
que  le  Pape  actuel. 

«  Je  suis  convaincu  que  le  Saint-Père  ne  se  doute  pas 
de  toutes  leurs  menées  et  de  tous  leurs  projets.  Je  vais 
plus  loin;  je  crois  qu'il  en  est  de  même  de  leur  propre 
Général,  le  Père  Roothaan.  Je  ne  le  connais  pas  ;  mais 
d'après  tout  ce  qu'on  m'en  dit,  il  est  comme  le  doge  de 
Venise  dans  les  derniers  siècles;  le  pouvoir  et  les  grands 
secrets  n'étaient  pas  à  lui  ;  ils  n'appartenaient  qu'au  conseil 
des  Dix...  » 

Moins  de  deux  semaines  après,  une  autre  dépêche  met 
le  ministre  des  Affaires  étrangères  au  courant  des  travaux 
d'approche  du  plénipotentiaire.  M.  Rossi  entre  dans  le 
détail  des  manœuvres  savantes  qui  lui  font  gagner  chaque 
jour  du  terrain.  Il  explique  à  qui  veut  l'entendre  l'état  de 
l'opinion  en  France  très  mal  connu  à  Rome  :  «  Imposer 
les  Jésuites  à  la  France  de  1789  et  de  1830  était  une  pen- 
sée si  absurde  qu'on  était  embarrassé  pour  la  discuter 
sérieusement. ..  Je  laissais  à  la  conscience  si  éclairée  du 
Saint-Père  à  juger  s'il  devait,  par  amour  pour  les  Jésuites, 
provoquer  une  réaction  qui,  comme  toutes  les  réactions, 
pouvait  si  aisément  dépasser  le  but  et  atteindre  ce  qui 
nous  est,  à  tous,  si  cher  et  si  sacré...  Ces  idées  dévelop- 
pées, tournées  et  retournées  de  mille  façons,  commencent 
à  faire  leur  chemin  et  à  monter  du  bas  vers  le  haut.  C'est 
lia  route   qu'il    faut    suivre    ici.    L'alarme    est  dans   les 


CHAPITRE    XII  625 

esprits  et  je  sais  positivement  qu'elle  est  arrivée  jusqu'au 
Saint-Père.  Mes  paroles  ont  été  d'autant  plus  efficaces 
qu'elles  n'ont  été  accompagnées  d'aucune  démarche...  » 
(8  Mai  1845.) 

M.  Guizot  avait  d'abord  approuvé  la  méthode  stratégi- 
que de  son  homme  de  confiance  :  «  Je  ne  vous  presse 
point,  lui  écrivait-il  le  17  avril;  prenez  le  temps  dont  vous 
aurez  besoin  et  le  chemin  qui  vous  convient.  Je  veux  seu- 
lement vous  avertir  qu'ici  la  question  s'échauffe...  Quand 
on  est  Gouvernement  on  ne  dort  pas  tant  qu'on  veut,  ni 
quand  on  veut.  »  — Mais  un  mois  plus  tard,  le  ton  change; 
c'est  vraiment,  traduite  en  langage  de  chancellerie,  une 
semonce  que  le  général  en  chef  adresse  à  son  lieute- 
nant : 

«  Le  Roi  ne  désapprouve  point  votre  inaction;  il  com- 
prend la  nécessité  de  votre  travail  préparatoire.  Pourtant 
il  s'étonne  et  s'inquiète  un  peu  de  cette  attitude  inerte, 
quand  tout  le  monde  sait  que  vous  êtes  allé  à  Rome  avec 
une  mission  spéciale  et  laquelle.  11  craint  que  nous  n'y 
perdions  un  peu  de  dignité  et  d'autorité.  Il  est  frappé  que 
le  cardinal  Lambruschini  se  soit  naguère  absenté  de 
Rome,  et  il  y  trouve  quelque  impertinence  en  même 
temps  que  beaucoup  de  timidité.  Il  se  demande  si,  pour  le 
succès  même,  il  ne  convient  pas  de  nous  montrer  un  peu 
plus  pressés,  un  peu  plus  hautains,  et  de  faire  un  peu 
plus  sentir  à  la  cour  de  Rome  qu'elle  nous  doit  et  que, 
pour  elle-même,  elle  a  besoin  de  prendre  ce  que  nous  dési- 
rons en  grande  et  prompte  considération.  »  (19  Mai  1845.) 


II 


Ce  qui  provoquait  l'impatience,  l'inquiétude  même  du 
Roi  et  celle  de  son  ministre,  c'était  la  double  manifesta- 
tion qui  venait  d'avoir  lieu  dans  les  Chambres  à  quelques 
jours  d'intervalle.  Voici  ce  qui  s'était  passé. 

Le  14  avril,  on  avait  discuté  à  la  Chambre  des  Pairs  une 

La  Compagnie  de  Jésus.  40 


626  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

pétition  signée  de  89  électeurs  de  Marseille,  réclamant  des 
mesures  administratives  contre  MM.  Michelet  et  Quinet, 
dont  l'enseignement  donné  au  nom  de  l'État,  soit  dans 
leurs  cours,  soit  dans  leurs  livres,  était  une  perpétuelle 
insulte  à  la  religion  et  à  lamorale.Ge  fut  l'occasion  d'un 
débat  mouvementé  qui  remplit  deux  séances.  Le  rappor- 
teur, comte  de  Tascher,  réprouva  énergiquement  au  nom 
de  la  commission,  les  leçons  des  deux  professeurs  du 
Collège  de  France,  ainsi  que  le  livre  de  Michelet,  le  Prê- 
tre^ la  Femme  et  la  Famille^  que  ses  collègues  et  lui,  dit- 
il,  avaient  dû  lire  «  malgré  leur  dégoût  ».  La  commission 
toutefois  re  jugeait  pas  à  propos  de  renvoyer  la  pétition 
au  Gouvernement,  «  suffisamment  averti  »,  disait  le  Rap- 
port. D'autres  orateurs  plaidèrent  pour  la  répression. 
Montalembert  les  combattit  au  nom  des  principes  d'un 
libéralisme  radical  :  «  11  ne  faut  pas  demander  au  Gouver- 
nement de  sévir  contre  les  professeurs,  mais  la  liberté.  Je 
respecte  non  leurs  doctrines,  j'en  ai  horreur,  mais  leur 
liberté,  parce  que  la  liberté  de  l'agression  est  la  sauve- 
garde de  la  liberté  de  la  défense.  »  M.  Cousin  prit  alors 
la  parole  et  déclara  d'abord,  avec  raison,  que  la  théorie  du 
Pair  catholique  menait  à  l'anarchie.  Quanta  lui,  il  ne  voulait 
pas  pour  les  professeurs  une  liberté  illimitée.  N'osant  pas 
défendre  les  excès  dénoncés  à  la  Chambre  des  Pairs,  il 
prétendit  les  ignorer.  Mais  il  avait  d'autres  désordres  et 
d'autres  dangers  à  signaler  à  la  sollicitude  des  pouvoirs 
publics.  Et  M,  Cousin  invitait  les  ministres  et  ses  col- 
lègues à  ne  point  tant  s'occuper  de  ce  qu'on  enseignait  au 
Collège  de  France  et  à  regarder  un  peu  plus  du  côté  de 
la  rue  des  Postes.  Ici  se  place  un  incident  plutôt  comique, 
11  faut  citer  le  Moniteur  : 

«  M.  Cousin...  11  est  notoire  en  France  que,  en  présence 
de  tant  de  lois  anciennes  et  nouvelles  qui  se  fortifient  et 
confirment  les  unes  par  les  autres,  il  est,  dis-je,  notoire 
qu'une  fameuse  Congrégation...  —  M.  le  comte  Beugnot. 
Ah  !  nous  y  voilà  !  —  M.  Cousin.  Oui,  nous  y  voilà.  Avez- 
vousdonc  cru  que  j'hésiterais  à  dire  hautement  ma  pensée  ? 


CHAPITRE    XII  627 

Oui,  une  fameuse  Congrégation  existe  et  marche,  tête 
levée,  en  opposition  aux  lois...  Je  n'hésite  pas  à  me  décla- 
rer l'adversaire  des  Jésuites.  Il  en  arrivera  ce  qu'il  pourra. 
{Rire  général.)  Ne  riez  pas  trop;  on  peut  sans  ridicule  se 
déclarer  l'adversaire  d'une  Compagnie  qui  domine  en 
Italie  et  en  Belgique,  qui  fait  la  guerre  civile  en  Suisse^ 
qui  entraîne  l'Eglise  de  France  et  qui  tient  en  échec  le 
Gouvernement  du  Roi.  » 

Et  après  avoir  affirmé  une  fois  de  plus  que  l'existence 
des  établissements  des  Jésuites  était  une  violation  outra- 
geante des  lois,  M.  Cousin  déniait  aux  ministres  le  droit 
de  réprimer  les  écarts  des  professeurs,  alors  qu'ils  lais- 
saient en  liberté  des  individus  plus  coupables  et  plus 
malfaisants  :  «  L'impunité  que  vous  accordez  aux  Jésuites 
couvre  MM.  Quinet  et  Michelet.  Tant  que  je  ne  verrai  pas 
dans  le  Moniteur  que  M.  le  Garde  des  Sceaux  a  enfin  exé- 
cuté la  loi  à  l'endroit  de  la  Compagnie  de  Jésus,  je  suis 
certain  que  M.  de  Salvandy  ne  prendra  aucune  mesure 
sévère  contre  les  professeurs  inculpés  ^  » 

C'était  déjà  une  sommation  au  Gouvernement.  Quelques 
jours  plus  tard  la  Chambre  des  Députés  allait  lui  en  adres- 
ser une  autre  plus  impérieuse.  Gomme  le  Rapport  de 
l'année  précédente,  les  interpellations^  Thiers  de  1845  fu- 
rent un  événement  qui  compte  dans  l'Histoire  et  même 
dans  la  littérature  de  l'époque.  Elles  visaient  les  Jésuites, 

1 .  Louis  Veuillot  rendait  compte,  avec  sa  verve  malicieuse,  de  cette 
intervention  du  grand  pontife  de  l'Université  : 

«  M.  Cousin  a  commencé  d'un  ton  dolent;  il  se  meurt;  il  n'est  sorti 
que  pour  observer  ce  qui  se  passe  ;  il  supplie  ses  collègues  d'avoir  pitié 
de  lui  et  de  permettre  qu'il  parle  de  sa  place,  car  il  va  rendre  l'àrae  : 
tout  cela  d'un  air  à  fendre  les  rochers  et  avec  une  télégraphie  qui  fait 
sourire  les  Pairs,  les  huissiers,  les  spectateurs.  Le  garçon  qui  porte  l'eau 
sucrée  va  le  dire  à  ses  camarades  ;  les  portes  s'entrebâillent;  de  tous 
côtés  des  tètes  curieuses  viennent  contempler  les  évanouissements  de 
M.  Cousin.  Ces  petites  grimaces  achevées,  notre  moribond  entre  en  ma- 
tière, et  d'une  voix  de  stentor,  pendant  près  d'une  heure,  il  se  livre  aux 
emportements  du  zèle  universitaire  le  plus  fougueux.  Ce  qu'il  dit,  c'est.., 
qu'il  faut  chasser  les  Jésuites.  » 

2.  Il  n'y  en  eut  qu'une  seule,  mais  à  cette  époque  on  mettait  lemotau 
pluriel. 


628  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

en  vertu  de  l'habitude  prise  par  les  libéraux,  les  galli- 
cans, les  libres  penseurs  de  toute  nuance,  d'attribuer  aux 
Jésuites  tout  ce  qui  leur  déplaisait  dans  la  vie  de  l'Église 
et  surtout  dans  les  actes  de  l'autorité  ecclésiastique. 

La  querelle  de  la  liberté  d'enseignement  venait  de  se 
compliquer  d'un  conflit  aigu  entre  les  deux  pouvoirs,  le 
spirituel  et  le  temporel.  Sur  la  fin  de  1844,  M.  Dupin  avait 
publié  son  Manuel  de  Droit  public  ecclésiastique.  C'était 
une  compilation  des  maximes  parlementaires  et  régalien- 
nes,  que  l'on  aurait  pu  aussi  bien  intituler  Manuel  de  l'as- 
servissement de  V Eglise  à  l'Etat.  Par  mandement  en  date 
du  24  novembre  1844,  le  cardinal  de  Bonald  condamna  le 
livre  de  M.  Dupin,  ce  en  quoi  il  ne  faisait  qu'exercer  un 
droit  et  accomplir  un  devoir  de  sa  charge  pastorale.  11 
n'en  fut  pas  moins  déféré  au  Conseil  d'Etat,  lequel  déclara 
qu'il  y  avait  abus.  Les  considérants,  comme  le  jugement  et 
la  sentence,  n'étaient  qu'une  application  des  principes  du 
Manuel,  condamnés  par  l'archevêque  de  Lyon,  primat  des 
Gaules.  Les  évéques  comprirent  la  portée  de  l'ordonnance 
du  Conseil  d'Etat;  plus  de  soixante  d'entre  eux  s'em- 
pressèrent de  publier  leur  adhésion  au  mandement  du  car- 
dinal de  Bonald;  plusieurs  même,  l'archevêque  de  Paris  à 
leur  tête,  saisirent  l'occasion  pour  combattre  les  articles 
organiques,  le  droit  d'appel  et  la  déclaration  d'abus. 

Le  cardinal  de  Bonald  n'avait  pas  attendu  d'être  appuyé 
par  ses  collègues  pour  récuser  le  verdict  qui  le  frappait. 
«  En  matière  doctrinale,  répondit-il  au  ministre  des  Cultes, 
je  ne  reconnais  d'autre  autorité  qui  puisse  reviser  mon 
jugement  que  le  Pontife  romain  et  les  conciles...  Quand 
le  Conseil  d'Etat  a  parlé,  la  cause  n'est  pas  finie.  »  Dans 
la  presse  libérale,  comme  à  la  tribune  parlementaire,  on 
cria  très  fort  à  l'insurrection  épiscopale  contre  les  lois 
de  l'État. 

Cependant  à  Rome  on  examinait  le  Manuel  ;  il  fut  mis 
à  VIndex,  avec  le  Cours  d'histoire  de  la  Philosophie.,  de 
M.  Cousin.  Un  gallican  comme  M.  Dupin,  un  philoso- 
phe comme  M.  Cousin  étaient,  semble-t-il,  au-dessus  des 


CHAPITRE   xir  029 

atteintes  d'une  congrégation  romaine;  ils  en  conçurent 
pourtant  une  irritation  violente  qui  s'accordait  mal  avec 
leurs  principes  et  leur  dédain.  Cette  irritation  gagna  tous 
les  militants  du  parti,  comme  en  témoignent  les  commen- 
taires des  feuilles  libérales,  même  quand  elles  s'exercent 
au  persiflage.  C'est  sous  cette  impression  que  fut  décidée 
parmi  les  chefs  de  la  gauche  parlementaire  «  une  sortie 
contre  les  Jésuites  ».  Le  jour  même  où  la  condamnation 
de  VIndex  paraissait  dans  les  journaux,  jeudi  24  avril, 
M.  Thiers  demandait  à  interpeller  le  Gouvernement  sur 
l'exécution  des  lois  concernant  les  Congrégations  reli- 
gieuses. La  Chambre  fixa  l'interpellation  au  vendredi  sui- 
vant, 2  mai. 

Ce  fut  une  séance  des  grands  jours.  Dix  mille  cartes 
avaient  été  demandées  aux  questeurs.  Toutefois  on  fut 
quelque  peu  déçu;  les  comptes  rendus  des  journaux 
donnent  clairement  à  entendre  que  la  faconde  méridio- 
nale de  M.  Thiers  parut  terne  et  même  languissante. 
Il  resta  trois  heures  à  la  tribune  pour  exposer  une  thèse 
historico-juridique;  l'attrait  de  la  nouveauté  y  manquait 
tout  aussi  bien  que  le  piquant  des  invectives;  l'orateur 
s'était  en  effet  interdit  toute  violence  et  toute  exagéra- 
tion de  forme.  Il  commença  même  par  déclarer  qu'il 
avait  «  pour  l'auguste  religion  de  son  pays  un  respect 
sincère  ».  D'autre  part,  il  ne  voulait  pas  susciter  d'em- 
barras au  Gouvernement,  moins  encore  lui  tendre  un 
piège;  bien  au  contraire,  affîrmait-il,  il  lui  apportait  le 
concours  de  l'opposition  pour  résoudre  une  difficulté  des 
plus  graves.  L'interminable  discours  peut  se  résumer  en 
trois  mots  :  1"  Les  Jésuites  sont  revenus.  2<'  Les  lois  s'op- 
posent à  ce  qu'ils  existent  en  France.  3°  Le  moment  est 
arrivé  d'appliquer  les  lois.  —  M.  Thiers  commenta  sur- 
tout très  longuement  la  législation  qui,  d'après  lui,  confé- 
rait au  Gouvernement  un  droit  absolu  sur  les  Congréga- 
tions religieuses  en  général.  Quant  aux  Jésuites,  «  nos 
lois,  dit-il,  défendent  même  d'être  Jésuite  en  particulier  »  ; 
malgré  cette  interdiction,  il  consentait  pourtant  à  laisser 


630  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

l'individu  «  à  sa  conscience  »  ;  c'est  la  communauté  seule 
qu'il  poursuivait  :  «  Je  ne  demande,  répétait-il,  aucune 
peine  contre  les  Jésuites;  simplement  la  dissolution  par 
voie  administrative.   » 

La  troisième  partie  renfermait  la  véritable  raison  d'être 
de  l'interpellation  ;  l'orateur  devait,  semble-t-il,  y  con- 
centrer son  effort  ;  ce  fut  celle  qu'il  expédia  comme  à  la 
hâte.  De  vrai,  c'était  la  plus  difficile  à  traiter  convenable- 
ment. Tous  les  ministères  qui  s'étaient  succédé  depuis  la 
Révolution  de  Juillet  avaient  toléré  les  Jésuites  ;  M,  Thiers 
lui-même,  qui  avait  été  ministre  et  chef  du  Cabinet,  avait 
laissé  dormir  les  lois  dont  il  venait  aujourd'hui  demander 
l'exécution.  Pourquoi  ce  zèle  tardif  de  la  légalité  ?  Quel 
était  le  fait  nouveau  qui  motivait  ce  changement  ?  Ici 
l'orateur  se  voyait  obligé  d'entrer  dans  des  précisions  ; 
c'était  au  pied  de  la  lettre  un  acte  d'accusation  qu'il  s'agis- 
sait de  dresser  contre  les  Jésuites.  Qu'avaient-ils  donc 
fait  en  ces  derniers  temps  pour  appeler  sur  leur  tête  les 
justes  sévérités  du  pouvoir?  Ce  ne  fut  pas  sans  un  réel 
embarras  que  M.  Thiers  entreprit  de  formuler  ses  griefs. 
On  avait  attaqué  l'Université,  le  clergé  dénonçait  l'en- 
seignement des  collèges,  il  réclamait  la  liberté  d'ensei- 
gnement: «  On  a  conçu  l'incroyable  pensée  d'obtenir  pour 
le  clergé  l'éducation  de  la  jeunesse  »  ;  d'autre  part,  un  de 
ses  plus  hauts  dignitaires  a  osé  condamner  le  livre  d'un 
procureur  général;  l'épiscopat  en  masse  proteste  contre 
la  déclaration  d'abus  prononcé  par  le  Conseil  d'État. 
Toute  cette  agitation  vient  probablement  des  Jésuites. 
Ce  sont  les  Jésuites  qui  ont  poussé  les  évêques.  «  Je  le 
dis  franchement,  je  crois  que  la  première  impulsion  part 
de  la  Congrégation  contre  laquelle  je  réclame  l'application 
des  lois.  » 

En  résumé,  le  fait  nouveau  qui  obligeait  à  sévir,  c'était 
donc  la  campagne  pour  la  liberté  d'enseignement.  «  Pour 
sauver  la  monarchie,  disait  M.  de  Carné  parlant  après 
M.  Thiers,  on  déclare  la  patrie  en  danger,  et  on  court  sus 
aux  Jésuites;  ils  ne  se  sont  pas  mis  dans  la  question  ;  on 


CHAPITRE    XII  631 

les  y  a  mis  et  on  les  exploite.  »  Les  évêques  poursuivent 
viefoureusement  l'offensive  contre  l'Université.  M.  Thiers 
accuse  les  Jésuites  d'en  être  «  probablement  »  les  instiga- 
teurs ;  il  le  croit,  sans  en  être  bien  sûr,  et  c'est  pourquoi 
il  demande  leur  expulsion. 

A  l'appui  de  ce  stupéfiant  réquisitoire  M.  Dupin  apporta 
sa  diatribe  accoutumée,  violente,  grossière  même,  et  qui 
étonne  de  la  part  d'un  personnage  qui  devait  à  sa  situation 
d'éviter  certaines  outrances.  Du  moment  qu'il  touchait  au 
Jésuite,  il  semble  que  ce  malheureux  homme  fût  condamné 
à  oublier  toute  mesure.  Citons  seulement  sa  conclusion  : 
«  La  question  se  pose.  L'État  a-t-il  le  droit  de  se  défendre 
contre  l'invasion  des  Jésuites...  ;  contre  cette  association 
qui  n'est  qu'un  démembrement,  une  colonie,  une  expédi- 
tion envoyée  par  le  général  en  chef  dans  la  province  de 
France  pour  essayer  de  la  soumettre  aux  Jésuites?...  Ques- 
tion très  facile  à  résoudre.  » 

Heureusement  pour  l'honneur  de  la  tribune  française, 
Berryer  aborda  à  son  tour  le  débat  sur  les  Jésuites.  11  refit 
la  thèse  juridique,  soumit  à  l'examen  les  textes  législatifs, 
leur  histoire,  les  principes  du  droit  actuel  et  en  tira  des 
conséquences  diamétralement  opposées  à  celles  de  l'in- 
terpellateur.  Vous  nous  ramenez,  lui  disait-il,  à  un  état 
de  choses  aboli  ;  vos  préventions  avaient  un  sens  et  étaient 
soutenables  sous  d'autres  régimes  ;  «  mais  aujourd'hui, 
en  1845,  un  système  de  prévention,  un  système  d'autori- 
sation préalable  pour  pratiquer  la  liberté  de  conscience, 
c'est  le  démenti  le  plus  absolu  et  le  plus  cruel  donné  à  la 
Constitution.   » 

«  M.  Berryer,  avec  ce  talent  magique  qui  n'appartient 
qu'à  lui,  a  élevé  la  discussion  jusqu'à  la  puissance  du 
pathétique.  »  Tel  fut  le  début  de  Lamartine,  en  prenant 
la  parole  après  le  grand  orateur.  Pour  lui,  «  les  Jésuites 
dont  on  avait  tant  et  si  souvent  parlé  »  n'étaient  «  qu'une 
espèce  de  symbole  abstrait  sur  lequel  s'agite  une  des  plus 
grandes  questions  qui  puissent  occuper  l'opinion  pu- 
blique ».  Aussi,  dédaignant  de  se  mêler  à  des  querelles 


632  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

mesquines,  le  poète  déclarait  combattre  «  pour  une  cause 
mille  fois  plus  grande,  mille  fois  plus  sainte  que  celle 
des  Jésuites...;  pour  l'indépendance  de  la  foi,  de  la  rai- 
son, de  la  pensée  religieuse...  »  Finalement  M. de  Lamar- 
tine réclamait  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État,  pour 
assurer  à  tous  la  liberté  et  le  droit  commun. 

Mais  ni  le  ministère  ni  la  Chambre  n'étaient  disposés  à 
s'engager  dans  cette  voie.  Une  première  fois  le  Garde  des 
Sceaux  vint  affirmer  à  la  tribune  que  le  Gouvernement  était 
pleinement  d'accord  avec  «  l'honorable  M.  Thiers  ».  Les 
lois  contre  les  Congrégations  religieuses  étaient  incon- 
testables et  incontestablement  en  vigueur.  Mais  ces  lois 
devaient  être  appliquées  avec  discrétion;  le  Gouverne- 
ment était  juge  de  l'opportunité.  On  lui  reconnaissait  cette 
qualité  puisqu'on  ne  lui  demandait  d'appliquer  les  lois 
qu'aux  seuls  Jésuites.  M.  Martin  du  Nord  était  parfaite- 
ment d'avis  que,  en  ce  qui  les  concernait,  elles  devaient 
être  exécutées;  mais  il  priait  la  Chambre  de  laisser  au 
Gouvernement  le  choix  des  moyens  ;  on  avait  entamé  une 
négociation  à  ce  sujet  avec  la  puissance  spirituelle  ;  il 
fallait  attendre  le  résultat. 

La  théorie,  énoncée  par  M.  Martin  du  Nord,  d'après 
laquelle  les  ministres  demeuraient  juges  pour  l'applica- 
tion de  certaines  lois  déclarées  par  eux-mêmes  incontes- 
tables, n'était  rien  moins  qu'une  énormité  au  point  de  vue 
constitutionnel  ;  la  Chambre,  hypnotisée  parle  spectre  du 
Jésuite,  parut  n'y  point  prendre  garde  d'abord,  mais  au 
dernier  moment,  un  enfant  terrible  du  parti,  Odilon  Barrot, 
fit  observer  que  les  lois  dont  on  réclamait  l'exécution  attei- 
gnaient toutes  les  Congrégations  religieuses  d'hommes 
sans  distinction  ;  l'ordre  du  jour  qu'on  allait  voter  ne 
distinguait  pas  davantage  ;  on  se  réservait  de  le  rappeler 
au  Gouvernement.  Cet  ordre  du  jour,  présenté  comme 
conséquence  de  l'interpellation,  était  ainsi  conçu  :  «  La 
Chambre,  se  reposant  sur  le  Gouvernement  du  soin  de 
faire  exécuter  les  lois  de  l'Etat,  passe  à  l'ordre  du  jour.  » 
M.  Martin  du  Nord  ayant  accepté    cette   formule    assez 


CHAPITRE    XII  633 

élastique,  M.  Thiers  revint  à  la  charge  pour  en  préciser 
le  sens.  La  Chambre,  dit-il,  consent  à  laisser  au  Gouver- 
nement le  choix  des  moyens;  il  négocie  avec  Rome,  soit. 
Mais  «  il  est  bien  entendu  que,  quel  que  soit  le  résultat  des 
négociations,  les  lois  seront  exécutées  ».  A  quoi  le  ministre 
répondit:  «  C'est  entendu.  » 

L'infortuné  Garde  des  Sceaux  ne  s'était  pas  incliné  sans 
embarras  devant  cette  sommation  que  l'interpellateur 
semblait  prendre  plaisir  à  rendre  dure  et  humiliante.  En 
promettant  de  passer  outre,  quel  que  fût  le  résultat  de  la 
négociation  dont  on  avait  pris  l'initiative,  on  s'infligeait  à 
soi-même  un  désaveu,  en  même  temps  qu'on  outrageait 
le  Saint-Siège.  C'est  apparemment  pour  atténuer  le  déplo- 
rable effet  que  cet  engagement  ne  pouvait  manquer  de 
produire  que  M.  Martin  du  Nord  crut  devoir  multiplier 
les  protestations  de  dévouement  à  la  religion  et  de  res- 
pect pour  le  clergé.  D'après  lui,  la  cause  des  Jésuites  ne 
touchait  en  rien  ni  à  celui-ci  ni  à  celle-là.  «  Le  clergé, 
affirmait-il  en  terminant,  est  complètement  désintéressé 
dans  cette  question.  11  peut  et  doit  toujours  compter  sur 
l'appui  des  Chambres  dans  l'accomplissement  de  sa  sainte 
mission,  et  tout  ce  qui  pourra  être  fait  à  l'égard  de  certaine 
Congrégation  religieuse  ne  devra  altérer  en  rien  la  juste 
confiance  que  le  clergé  doit  avoir  dans  les  intentions 
bienveillantes  du  Gouvernement.   » 

Au  reste,  dans  tout  le  cours  de  ce  débat,  à  commencer 
par  M.  Thiers  protestant  de  son  respect  pour  «  l'auguste 
religion  de  son  pays  »,  la  même  note  s'était  fait  entendre; 
c'était  une  sorte  d'accompagnement  obligé  des  déclarations 
anticléricales  de  l'époque.  On  n'en  voulait  pas  au  clergé, 
moins  encore  à  la  religion;  tout  au  contraire  :  «  Je  puis 
dire,  assurait  jNI.  Dupin,  que  c'est  pour  le  clergé  que  nous 
combattons  en  cherchant  à  l'isoler,  à  le  séparer  de  ceux 
qui  le  compromettent.  »  M.  Hébert,  qui  allait  bientôt 
recueillir  la  succession  de  M.  Martin  du  Nord,  enchéris- 
sait sur  M.  Dupin  lui-même;  il  voulait  supprimer  les 
Jésuites,  parce  que  «  cet  Ordre  est  l'adversaire  dangereux 


634  L.V    COMPAGNIE    DE    JESUS 

et  permanent  de  nos  deux  révolutions,  et  parce  qu'il  est 
nuisible  aux  intérêts  de  l'Église  ».  Il  ne  faut  pas  s'éton- 
ner que  tant  de  dévotion  ait  fait  perdre  patience  à  cer- 
tains honnêtes  gens.  A  la  suite  des  deux  longues  séances 
remplies  par  l'interpellation  Thiers,  Laurentie  écrivait 
dans  son  journal  :  «  Le  mensonge  domine  toute  cette  dis- 
cussion. Le  malheur  en  ces  débats,  c'est  que  la  parole 
manque  de  loyauté  et  de  courage.  Ils  n'osent  pas  dire,  ces 
petits  entrepreneurs  de  tyrannie,  ce  qu'ils  veulent  faire. 
Ils  protestent  de  leur  respect  pour  la  religion...  Eh  !  mon 
Dieu!  Qu'ils  aient  donc  du  cœur,  qu'ils  soient  philosophes 
tout  à  leur  aise  M  »  Le  Courrier  français^  un  ami  pour- 
tant de  ces  fidèles  serviteurs  de  l'Église,  leur  disait  plus 
crûment  que  «  tous  ces  témoignages  de  respect  sentaient 
l'hypocrisie  ». 

Le  Gouvernement  ayant  donné  son  adhésion  à  la  thèse 
de  M.  Thiers,  les  conservateurs  eux-mêmes  votèrent 
l'ordre  du  jour,  qui  fut  adopté  à  une  très  forte  majorité. 
Ce  dénouement  était  prévu.  Dans  la  matinée  du  3  mai,  le 
Père  de  Ravignan  était  allé  voir  Berryer.  «  Le  grand  ora- 
teur se  promenait  dans  sa  chambre  et  se  préparait  à  la  lutte 
de  la  journée.  Le  Père  de  Ravignan  se  jette  à  son  cou,  le 
remercie  d'avance  etl'anime  par  l'espoir  d'une  récompense 
au  ciel  plutôt  que  du  succès  ici-bas.  —  Ah!  sans  doute, 
répondit  son  illustre  ami,  la  cause  est  perdue,  et  cepen- 
dant elle  sera  gagnée.  Pour  le  présent  je  suis  désespéré; 
je  vois  d'ici  tous  ces  hommes  au  parti  pris  d'avance,  comme 
un  mur  de  marbre  devant  moi.  Seulement,  je  suis  indigne 
d'être  l'avocat  d'une  telle  cause;  ne  m.e  remerciez  pas, 
mais  priez  pour  moi  2.  » 

Cinq  semaines  plus  tard,  le  10  juin,  nouvelle  semonce 
de  M.  Thiers  au  Gouvernement.  Dans  un  langage  à  peine 
parlementaire,  il  lui  rappelle  le  vote  du  3  mai;  sans  doute, 
on  lui  a  permis  de  négocier  avec  Rome,  mais  «  il  ne  s'agit 


I.  La  Quotidienne,  4  Mai  i845. 

a.  Vie  du  R.  P.  X.  de  Ravignan,  lo'  édition,  Tome  I,  p.  3i3. 


CHAPITRE    XII  635 

pas  d'intérêts  difficiles  à  traiter  «  ;  il  s'agit  simplement  de 
l'exécution  des  lois.  «  La  dignité  du  Gouvernement  est 
intéressée  à  ce  qu'on  ne  donne  pas  trop  de  temps  à  cette 
négociation.  »  M.  Thiers  désire  qu'on  sache  bien  que  lui 
et  ses  amis  sont  résolus  à  poursuivre  l'affaire  «  avec  la  cons- 
tance nécessaire  pour  obtenir  un  résultat  ».  Et  M.  Dupin 
d'exiger  une  fois  de  plus  l'engagement  ministériel  que  les 
lois  seront  exécutées,  quelle  que  soit  l'issue  de  la  négo- 
ciation en  cours. 

Cette  impatience  d'en  finir  avec  les  Jésuites  fut  pour- 
tant ce  qui  détermina  en  leur  faveur  une  manifestation  par- 
lementaire comme  on  n'en  avait  pas  vu  jusqu'alors.  Le 
lendemain,  11  juin,  on  discutait  à  la  Chambre  Haute  cer- 
tains crédits  pour  les  Affaires  étrangères.  Montalembert 
en  prit  occasion  pour  riposter  à  l'interpellation  du  2  mai, 
au  vote  des  députés  et  aux  déclarations  du  ministère.  Le 
jour  suivant,  on  entendit  le  comte  Beugnot  et  le  marquis 
de  Barthélémy;  il  ne  leur  restait  rien  de  leur  timidité  de 
l'année  précédente.  «  Tons  trois,  dit  M.  Thureau-Dangin, 
le  premier  avec  un  éclat  de  passion  dédaigneuse  et  ven- 
geresse, le  second  avec  un  grand  sens  politique,  le  troi- 
sième avec  une  connaissance  étendue  du  problème  juridi- 
que, mirent  en  vive  lumière  l'inanité  des  griefs  allégués 
contre  la  Compagnie  de  Jésus,  l'illégalité  et  le  péril  des 
mesures  qu'on  voulait  prendre  contre  elle.  Ils  flétrirent  la 
conduite  de  l'opposition  libérale,  donnant  un  démenti  à 
tous  ses  principes,  et  aussi  la  faiblesse  du  ministère  livrant 
la  liberté  religieuse  à  des  passions  qui  n'étaient  ni  les 
siennes,  ni  même  celles  de  ses  amis,  mais  celles  de  ses 
ennemis*.  » 

Le  manque  de  franchise,  caractéristique  de  toute  la 
manœuvre  ourdie  contre  les  Jésuites,  faisait  la  partie 
belle  à  l'éloquence  fougueuse  de  Montalembert.  Après 
avoir  contesté  la  valeur    légale  du  vote   de  la   Chambre, 

I.  Histoire  de  la  Monarchie  de  Juillet.  Tome  V,  p.  56a. 


636  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

laquelle  n'a  pas  qualité  pour  interpréter  les  lois,  puis 
raillé  l'ultraniontanisme  du  Gouvernement  qui  va  deman- 
der à  Rome  son  appui  pour  faire  exécuter  les  lois  de 
l'Etat,  l'orateur  prenait  une  à  une  les  accusations  élevées 
contre  les  Jésuites,  et  montrait  qu'elles  s'adressaient  aux 
évéques,  au  Pape,  à  l'Eglise  elle-même,  à  l'Eglise  catho- 
lique que  l'on  visait  en  réalité  sans  avoir  le  courage  de 
l'avouer  :  «  Pourquoi  donc,  s'écriait-il,  les  Jésuites  sont-ils 
seuls  accusés  ?  Oh  !  c'est  que  leur  nom  est  impopulaire  ; 
leur  nom  est  commode  pour  la  haine;  il  dispense  de 
la  vérité  et  il  remplace  la  justice...  Eh  bien  !  je  ne  crains 
pas  de  dire  sans  désigner  personne,  qu'il  y  a  dans  cette 
tactique  une  souveraine  lâcheté  et  de  plus  une  souve- 
raine hypocrisie,  et  j'ajoute,  une  souveraine  impuissance. . . 
Et  sachez-le,  disait-il  en  terminant,  le  sacrifice  du  juste 
ne  profite  jamais  en  dernière  analyse  qu'à  la  justice.  Gela 
s'est  toujours  vu  depuis  le  temps  de  Pilate,  et  c'est  un 
exemple,  une  méditation  que  je  recommande  aux  nom- 
breux successeurs  de  ce  fameux  homme  d'État  parmi 
nous.  » 

Pendant  deux  longues  séances  la  Ghambre  des  Pairs  et  le 
Gouvernement  durent  se  résigner  à  entendre  la  défense 
des  Jésuites,  rigoureuse,  complète,  où  la  question  étaitenvi- 
sagée  sous  tous  ses  aspects,  avec  une  hauteur  de  vue  et 
un  accent  de  sincérité  que  l'on  n'était  guère  accoutumé  à 
rencontrer  dans  les  harangues  de  leurs  adversaires.  Le 
comte  Portalis  en  donna  une  preuve  de  plus  dans  un  dis- 
cours où  il  leur  attribuait  des  prétentions  à  une  hégémonie 
chimérique  au  sein  de  l'Église.  Quant  au  ministre  des 
Cultes,  obligé  de  dire  pourquoi  on  s'en  prenait  aux  seuls 
Jésuites,  tout  ce  qu'il  sut  leur  reprocher  de  façon  un  peu 
précise,  ce  fut  «  d'être  venus  hautement,  à  la  face  du  pays, 
déclarer  ce  qu'ils  étaient  ». 

Le  marquis  de  Barthélémy  à  la  Ghambre  des  Pairs, 
comme  Berryer  à  la  Ghambre  des  Députés,  avait  examiné 
la  situation  des  Ordres  religieux  en  France  au  point  de 
vue    juridique  .    L'un    comme  l'autre,    ils   avaient    établi 


CHAPITRE  XII  ^  637 

qu'aucune  loi  ne  s'opposait  à  l'existence  de  fait  des  Con- 
grégations religieuses  non  reconnues.  C'était  le  contre- 
pied  de  la  doctrine  développée  par  M.  Thiers,  tant  de  fois 
reproduite  à  la  tribune  de  façon  plus  ou  moins  explicite, 
et  à  tout  propos  déclarée  par  le  Gouvernement  incontes- 
table. On  voit  qu'elle  était  au  contraire  fort  contestée. 
Déjà,  l'année  précédente,  M.  de  Vatimesnil,  l'ancien  mi- 
nistre de  Charles  X,  exécuteur  des  Ordonnances  de  1828, 
avait  adressé  au  Père  de  Ravignan  une  lettre  où  il  exposait 
son  avis,  comme  jurisconsulte,  sur  les  anciens  arrêts  des 
Parlements  et  édits  royaux  relatifs  à  la  Compagnie  de 
Jésus,  arrêts  et  édits  sans  valeur  aucune,  selon  lui,  dans 
l'état  actuel  de  la  législation.  11  y  joignait  un  Extrait  du 
Mémoire  qu'il  avait  rédigé  quelques  années  auparavant 
pour  un  monastère  de  Trappistes,  que  le  Gouvernement 
prétendait  dissoudre  en  vertu  des  lois  existantes.  Lettre 
et  Mémoire  furent  insérés  avec  permission  de  l'auteur 
dans  la  troisième  édition  de  l'opuscule  du  Père  de  Ravi- 
gnan, vers  le  milieu  de  1844.  A  la  suite  de  l'interpellation 
du  2  mai,  M.  de  Vatimesnil  donna  à  son  étude  la  rédaction 
définitive  ;  elle  est  datée  du  3  juin  1845  et  fut  publiée  sous 
le  titre  de  Consultation  sur  les  mesures  annoncées  contre 
les  Associations  religieuses.  Elle  portait  la  signature  de 
neuf  avocats  des  plus  en  vue  du  barreau  de  Paris,  MM.  de 
Vatimesnil,  Berryer,  Béchard,  Mandaroux-Vertamy,  Par- 
dessus, Fontaine,  Jules  Gossin,  Lauras,  Henri  de  Riancey. 
En  l'espace  de  quatre  à  cinq  semaines  elle  recueillit  l'adhé- 
sion, simple  ou  motivée,  de  plus  de  trois  cents  avocats, 
appartenant  à  dix-huit  ou  vingt  barreaux  différents.  Au  bas 
de  la  liste  on  lit  cette  note  :  «  L'issue  de  la  négociation 
Rossi  a  empêché  qu'on  ne  recueillît  les  adhésions  d'un 
plus  grand  nombre  de  barreaux.  » 

III 

La  Consultation  Vatimesnil  a  une  importance  capitale 
dans  l'histoire   des  Congrégations  religieuses  en  France 


638  »  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

dans  la  deuxième  moitié  du  dix-neuvième  siècle.  Bien 
que,  en  effet,  elle  ait  été  provoquée  par  les  menaces  dont 
la  Compagnie  de  Jésus  était  l'objet,  elle  intéressait  éga- 
lement toutes  les  autres  Congrégations  qui  se  trouvaient 
dans  le  même  cas,  c'est-à-dire  qui  ne  jouissaient  point 
de  l'autorisation  légale.  La  Compagnie  de  Jésus  n'y  est 
même  pas  nommée  ;  la  situation  des  Jésuites  au  regard 
de  la  loi  ne  diffère  en  rien  de  celle  des  autres  religieux  ; 
mais  la  consultation  démontre  que  tous  peuvent  vivre  pai- 
siblement à  l'abri  du  droit  commun  et  que  le  Gouverne- 
ment ne  saurait  les  inquiéter  sans  recourir  à  des  moyens 
arbitraires  et  inefficaces.  Cette  démonstration  résulte  de 
trois  propositions  dont  le  développement  forme  les  trois 
parties  de  l'ouvrage  :  «  —  1°  Aucune  loi  actuellement 
en  vigueur  ne  prohibe  la  vie  en  commun  des  person- 
nes appartenant  à  des  associations  religieuses  non  recon- 
nues. —  2°  Lors  même  qu'il  existerait  des  lois  portant 
une  telle  prohibition,  l'autorité  n'aurait  pas  le  droit  de 
procéder  à  la  dissolution  par  voie  administrative,  mais 
elle  devrait  soumettre  l'affaire  aux  tribunaux.  —  3°  Enfin 
la  dissolution  par  voie  administrative  serait  dans  l'appli- 
cation une  mesure  impraticable  et  sans  résultat  possible.  » 
Nous  devons  nous  en  tenir  à  cet  énoncé  des  têtes  de 
chapitres,  en  y  ajoutant  toutefois  la  conclusion  des  juris- 
consultes signataires.  Faisant  un  retour  sur  les  institu- 
tions du  passé,  ils  avouent  que  la  procédure  des  anciens 
Parlements  était  plus  simple  et  plus  radicale.  Ils  prenaient 
un  arrêt  de  bannissement  et  tout  était  dit.  Le  régime  im- 
périal à  son  tour  usa  de  la  manière  autocratique.  «  Mais 
il  n'y  a  plus  laque  de  tristes  souvenirs  historiques,  quel- 
qaefois  évoqués  par  des  hommes  qui  se  croient  progres- 
sistes, tandis  qu'ils  ne  sont  que  rétrogrades.  La  seule 
réalité  actuelle  est  celle-ci:  Des  religieux  sont  dans  une 
ville.  Vous  n'avez  aucun  moyen  pour  les  contraindre  d'en 
sortir,  et  cependant  vous  espérez  les  empêcher,  unique- 
ment par  voie  de  police,  de  vivre  en  commun  et  d'obser- 
ver leur  règle  qu'ils  ont  fait  vœu   de  suivre  tant  qu'un 


CHAPITRE    XII  639 

obstacle  insurmontable  ne  s'y  opposerait  point.  Vous  ne 
le  pouvez  pas.  Dans  cette  lutte  que  vous  engagez  contre 
la  liberté  et  la  conscience  votre  rôle  sera  odieux,  vos 
moyens  dérisoires  et  votre  défaite  certaine.  » 

On  sait  comment  ces  prédictions  ont  été  réalisées  de 
point  en  point.  Les  hommes  d'Etat  auxquels  elles  étaient 
adressées  esquivèrent  le  péril  dont  ils  comprenaient  fort 
bien  la  gravité  ;  mais  trente-cinq  ans  plus  tard  un  autre 
Gouvernement  se  jeta  dans  l'aventure  de  l'exécution  par 
voie  administrative;  il  lui  fallut  entrer  par  effraction  dans 
les  couvents,  en  crochetant  les  serrures,  quelquefois  en 
faire  le  siège,  en  expulser  les  habitants  manu  militari.  Il 
lui  fallut  bien  jouer  le  «  rôle  odieux  »,  épuiser  les  «  moyens 
dérisoires  »,  pour  aboutir  à  «  la  défaite  certaine  »,  puis- 
que aussi  bien,  pour  assurer  sa  victoire  sur  les  maisons 
religieuses,  il  aurait  dû  y  laisser  garnison  à  perpétuité. 
Il  ne  le  fit  pas  et  les  religieux  rentrèrent  chez  eux.  C'est 
la  «  défaite  »  que  constatait  Waldeck-Rousseau  lui-même 
quand  il  disait  :  «  Le  régime  des  Décrets  est  inopérant.  » 
Les  fameux  Décrets  de  1880  prescrivaient  l'exécution 
des  prétendues  «  lois  existantes  »  ;  mais  ces  lois,  dépour- 
vues de  sanction,  étaient  par  là  même  vouées  à  l'impuis- 
sance. Cette  fois  on  avait  la  preuve  par  le  fait,  preuve 
péremptoire,  irréfutable,  que  la  consultation  Yatimesnil 
renfermait  la  vérité  juridique. 

Appuyés  sur  cette  consultation  les  Jésuites  s'apprê- 
taient à  la  résistance.  On  était  généralement  persuadé  que 
M.  Rossi  n'obtiendrait  rien  de  Rome.  «  Rossi,  écrivait  le 
correspondant  de  V Univers^  est  en  train  de  faire  buisson 
creux.  Il  a  des  moments  de  découragement,  mais  aussi  de 
colère...  Les  catholiques  peuvent  être  sûrs  que  Rome  ne 
leur  fera  point  défaut  dans  cette  lutte.  »  (22  Mai  1845.)  Les 
journaux  de  l'opposition  libérale  n'épargnaient  pas  au 
Gouvernement  les  railleries  sur  la  fausse  manœuvre  où  il 
s'était  embarqué.  Trois  semaines  plus  tard  le  Constitution- 
nel pronosùqusiit  encore  un  échec  certain.  On  lui  écrivait 


640  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

de  Rome  :  «  M.  Rossi  a  été  fort  mal  accueilli.  Le   Pape 
l'a  reçu  poliment  mais  froidement  ;  le  cardinal  Lambrus- 
chini  plus  froidement  encore  et  d'une  manière  passable- 
ment décourageante  ;  la  moitié  des  cardinaux  ne  lui  ont 
pas  rendu  ses  visites  ;  quelques-uns  ont  refusé  de  le  rece- 
voir; la  plupart  des  grandes  familles  en  ont  fait  autant.  » 
Cependant  «  M.  Rossi  n'a  point  échoué  dans  sa  mission, 
et  cela  pour  une  bonne  raison,  c'est  qu'il  n'a  pas  encore 
dit  un  seul  mot  des  Jésuites.  M.   Rossi  sait  parfaitement 
que,  dès  qu'il  en  parlera,  il  sera  repoussé  et  alors  sa  mis- 
sion sera  terminée  ».  (10  Juin   1845.)  Le  ministère  allait 
donc  être  obligé  de  tenir  l'engagement  pris  à  la  Chambre 
des  Députés  ;  il  ferait  exécuter  les  lois  par  la  voie  adminis- 
trative. Tous  les  amis  des  Jésuites,  tous  les  représentants 
les  plus  autorisés  de  l'opinion  catholique,  à  commencer 
par  les  évéques,  les    suppliaient   de   se   retrancher   dans 
leurs  droits  de  citoyens  et  de  ne  rien  céder  qu'à  la  force. 
Mgr  Parisis  publiait  à  ce  propos  une  Lettre  d'une  singu- 
lière énergie  :  «  Nous  sommes  tous  intéressés  dans  cette 
affaire,    disait-il    en    terminant.    Aussi,   comme   prêtres, 
comme  chrétiens  et  surtout  comme  citoyens,  nous  conju- 
rons les  Jésuites  :  1"  de  jouir  tranquillement  des    droits 
dont  ils  sont  possesseurs  et  d'attendre  qu'on  les  attaque; 
2°  de  ne  faire  aucune  concession  d'aucun  genre  ;  3°  de  se 
défendre  par  tous  les  moyens  que  les  lois  leur  fournissent 
et  de  soulfrir  plutôt  tous  les  genres  de  persécution  que  de 
sacrifier  un  principe  qui  est  humainement  aujourd'hui  le 
boulevard  de  l'Église. 

«  Plutôt  cent  ans  de  guerre  que  la  paix  à  ce  prixi  !  » 
Les  Jésuites  français  s'étaient  d'ailleurs  engagés  d'eux- 
mêmes  dans  la  voie  où  on  les  conviait  d'entrer;  leur  déci- 
sion avait  été  prise,  alors  que  la  menace  n'était  encore 
qu'un  point  noir  à  l'horizon.  Une  circulaire  provinciale 
adressée,  dès  le  mois  de  mai  de  l'année  précédente,  aux 
Supérieurs  et   aux    membres   de   leurs  conseils  débutait 

I.  Un  mot  sur  les  Interpellations  Tliiers  et  l'ordre  du  jour    motivé^  par 
Mgr  révêque  de  Langres.  Publié  par  V Univers  du  22  Juin  i845. 


CHAPITRE   XII  641 

ainsi:  «  Quoique  nous  n'ayons,  ce  semble,  rien  à  craindre  en 
ce  moment  pour  nos  maisons,  je  crois  cependant  prudent 
et  utile  de  vous  tracer  la  marche  que  vous  auriez  à  suivre, 
si  le  cas  se  présentait.  »  (25  Mai  1844.)  Cette  marche  était 
alors  indiquée    seulement    dans  les  grandes  lignes;  des 
instructions  plus  explicites  seraient  données,   s'il  y  avait 
lieu.  Elles  le  furent,  en  effet,  à  la  suite  de  Tordre  du  jour 
sur  l'interpellation  Thiers.  La  circulaire  de  Paris,  signée 
du  Père  Ambroise   Rubillon,  est  datée  du    19  mai  1845, 
Cette  fois,  on  envisage  la  dissolution  comme  imminente: 
«  Mon  Révérend  Père,  Pax  Christi  lYous  attendez  avec 
quelque  impatience  le  plan  de  conduite  à  suivre  dans  la 
circonstance  présente.  Le  voici.  Il  est  à  peu  près  certain 
qu'on  ne  prendra  point,  pour  dissoudre  nos  maisons,   la 
voie  judiciaire...  On  agirait  donc  par  voie  administrative  ; 
par  ordonnance  ou  par  arrêt  administratif  la  dissolution 
de  nos   maisons  serait  prononcée.  Un  agent  de  l'auto- 
rité administrative  se  présenterait  pour  l'effectuer...  »  La 
circulaire   détaille  minutieusement  ce   que  le  Supérieur 
doit  dire  et  faire,  jusqu'à   l'expulsion  par  l'emploi  de  la 
force  et  à  la  dispersion  des  membres  de  la  communauté. 
Elle  se   termine    en   recommandant  «  la    modération,  la 
politesse  ;  nulle  résistance  irritante,  nul  éclat  ne  doit  se 
trouver  dans  vos  actes  ».  Et  enfin  par  manière  de  con- 
clusion :  «  Ce  n'est  qu'après  les  plus  mûres  délibérations, 
après  les  avis  répétés   des  hommes  d'Etat,  des  juriscon- 
sultes les  plus  éminents,  que   cette  ligne   de  conduite  a 
été  adoptée  ;  il  faut  donc  vous  y  conformer  exactement.  » 
Suit  une  formule  de  protestation  à  faire  insérer  dans  le 
procès-verbal  du  commissaire  de  police  et  à  publier  dans 
les    journaux.    Les    religieux    déclarent  que    la    mesure 
dont   ils  sont  victimes  constitue  un   attentat  aux    droits 
garantis  à  tous  les  Français  par  la  Charte  et  par  les  lois: 
savoir,  la  liberté  individuelle,  l'inviolabilité  du  domicile, 
l'inviolabilité  de  la  propriété,  la  liberté  de  conscience   et 
de  culte.  Ce  sontlà  en  effet,  au  témoignage  de  M.  de  Vati- 
mesnil,    «    en   y    ajoutant   la    compétence  judiciaire    et 

La  Couipagnie  de  Jésus.  41 


642  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

l'indépendance  des  tribunaux,  les  grands  intérêts  engagés 
dans  celte  affaire  »  *.  Une  circulaire,  identique  pour  le 
fond,  était  envoyée  par  le  Père  Maillard  aux  Supérieurs 
de  la  Province  de  Lyon. 

Ainsi  donc,  au  mois  de  mai  1845,  les  Jésuites  français 
s'attendaient  à  une  exécution  comme  celles  dont  la  Troi- 
sième République  a  donné  tant  de  fois  à  notre  génération 
ie  triste  spectacle,  et  ils  s'apprêtaient  à  y  résister  comme 
il  convient  aux  citoyens  d'un  pays  libre.  Une  dernière 
recommandation  des  circulaires  provinciales  était  ainsi 
conçue:  «  Cette  instruction  sur  la  conduite  à  tenir  doit 
être  secrète;  il  faut  éviter  que  l'autorité  sache  quels 
moyens  nous  devons  prendre  pour  nous  défendre.  » 

Mais  de  son  côté  le  Gouvernement  poursuivait  son 
plan  qui  allait  rendre  inutile  celui  de  la  défense.  Les  Jésui- 
tes de  Paris  n'ignoraient  pas  les  intentions  du  ministère. 
Le  26  mai,  le  Père  Guidée  écrivait  au  Père  Général  :  «  Nous 
avons  été  grandement  consolés  en  apprenant  que  le  Sou- 
verain Pontife  avait  repoussé  toutes  les  propositions  qui 
lui  ont  été  faites;  mais  nous  savons  de  science  certaine 
qu'on  ne  se  tient  pas  pour  battu.  »  11  semble  donc  que 
dès  lors  Grégoire  XVI  avait  été  pressenti  et  avait  donné 
une  réponse  peu  encourageante  pour  le  négociateur. 
C'est  bien  ce  qu'on  peut  lire  à  travers  les  lignes  d'une 
longue  dépêche  de  M.  Rossi  à  M.  Guizot,  en  date  du 
28  mai,  où  il  se  félicite  beaucoup  des  résultats  du  travail 
«  inofficiel  et  préparatoire  »  qu'il  poursuit  depuis  deux 
mois.  Mais  en  somme  il  n'avait  pas  encore  osé  entamer 
la  négociation. 

Ce  fut  seulement  le  30  mai  que,  stimulé  par  les  instan- 
ces discrètes  mais  formelles  du  ministre  des  Affaires 
étrangères,  il  se  décida  à  remettre  au  secrétaire  d'Etat, 
cardinal  Lambruschini,  \e  Mémorandum  relatif  à  l'affaire 
des  Jésuites.  «  En  lui  portant  moi-même  cette  pièce,  écrit- 
il  trois  jours  après,  j'ai  eu  avec  lui  un  entretien  très  serré 

I.  Lettre  de  M.  de Valiiuesnil,  pour  les  avocats  des  divers  barreaux 
de  France,  jointe  à  sa  Consultation,  'j  Juin  i845. 


CHAPITRE    XII  G43 

et  très  pressant...,  pour  lui  faire  sentir  la  nécessité  d'une 
résolution  prompte  et  vigoureuse.  »  (2  Juin.)  C'étaient 
les  impatiences  du  Palais-Bourbon  dont  M.  Rossi  se  fai- 
sait l'écho.  A  Rome  on  n'avait  pas  les  mêmes  raisons  de 
se  presser  ;  toutefois  le  document,  communiqué  par  le 
Secrétaire  d'État  aux  Pères  du  Gesù,  revint  au  bout  de 
quelques  jours  avec  les  annotations  du  Père  Rozaven  ; 
l'examen  en  avait  été  facile  et  la  réponse,  article  par 
article,  tenait  en  quelques  mots.  Le  Mémorandum,  en  effet, 
reproduisait  les  instructions  de  M.  Guizot  à  son  chargé 
d'aftaires,  que  nous  avons  citées  plus  haut.  A  cet  exposé 
de  la  situation  M.  Rossi  avait  ajouté  «  le  fait  nouveau,  de 
la  plus  haute  gravité  »,  survenu  dans  les  premiers  jours 
du  mois,  et  qui  «  avait  fait  sentir  au  Gouvernement  du 
Roi  la  nécessité  de  mettre  fin  à  une  tolérance  qu'on  s'était 
appliqué  à  rendre  impossible  ».  C'est  ainsi  qu'il  désignait 
l'interpellation  Thiers,  suivie  de  l'ordre  du  jour  de  la 
Chambre  des  Députés.  Après  quoi  M.  Rossi  entrait  dans 
des  considérations  dont  la  Compagnie  de  Jésus  doit  gar- 
der le  souvenir.  Pour  elle  aussi  l'Bistoire  se  répète.  A 
Grégoire  XVI,  comme  à  Clément  XIV,  on  demande  de 
sacrifier  les  Jésuites,  et  c'est  dans  l'intérêt  de  la  religion 
qu'on  le  lui  demande;  du  jour  où  ils  ne  seront  plus  là, 
une  ère  de  paix  et  de  prospérité  s'ouvrira  pour  l'Eglise  : 
«  Il  est  notoire,  en  effet,  dit  le  Mémorandum,  que  les 
choses  de  la  religion  avaient  pris  en  France,  depuis 
plusieurs  années,  une  vigueur  nouvelle.  Le  Roi  et  son 
Gouvernement  trouvaient  dans  ce  progrès  une  heureuse 
récompense  de  leurs  efforts  pour  la  prospérité  et  l'éclat 
de  l'Eglise  de  France.  Les  esprits  s'humiliaient  devant 
les  autels,  à  la  parole  de  Dieu,  comme  ils  se  pliaient,  dans 
le  monde,  à  la  discipline  de  la  loi  et  au  respect  des  insti- 
tutions nationales.  L'ordre  et  la  paix,  ces  incomparables 
bienfaits  dus  à  la  sagesse  du  Roi,  secondaient  en  même 
temps  le  développement  progressif  des  libertés  publiques 
et  celui  des  sentiments  religieux  ;  et  la  religion  à  son  tour, 
par  sa  légitime  influence,  raffermissait  l'ordre  et  tous  les 


644  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

principes  tutélaires  des  sociétés  civiles.  Rien  ne  troublait 
alors  cette  bonne  harmonie  entre  l'Église  et  l'État. 

«  Il  est  également  notoire  que  ce  progrès  visible  s'est 
trouvé  tout  à  coup  interrompu.  Le  jour  où  la  Congréga- 
tion des  Jésuites,  déchirant  par  une  confiance  inexplica- 
ble le  voile  qui  la  cachait  aux  yeux  du  public,  a  voulu 
que  son  nom  vînt  se  mêler  à  la  discussion  des  affaires  du 
pays,  ce  jour-là  les  alarmes  ont  succédé  à  la  sécurité,  les 
plaintes  à  la  bonne  harmonie,  les  violents  débats  à  la  paix. 
Le  zèle  religieux,  devenu  fanatisme  et  emportement  chez 
quelques-uns,  s'est  proportionnellement  refroidi  chez 
les  autres.  La  présence  des  Jésuites  trouble  les  esprits, 
envenime  et  dénature  les  questions.  Eux  présents,  le  bien 
est  devenu  difficile,  on  peut  même  dire  impossible.  Faut-il 
s'étonner  que  la  Chambre  des  Députés  demande  instam- 
ment la  dissolution  d'une  Congrégation  qui,  loin  d'êlre 
un  secours,  un  moyen  d'influence  pour  la  religion,  pour 
l'Église,  pour  l'État,  n'est  qu'une  entrave  et  un  obstacle? 

«  Il  est  en  même  temps  évident,  pour  tout  observateur 
impartial,  que  le  sentiment  des  Chambres  françaises  est 
aussi  modéré  que  ferme.  La  Congrégation  des  Jésuites 
est  la  seule  Congrégation  religieuse  qui  ait  suscité  le 
débat,  la  seule  dont  on  ait  demandé  la  dissolution.  Pleine 
de  dévouement  pour  la  religion  et  pour  l'Eglise,  la  France 
est  disposée  à  rendre  au  clergé,  en  respect  et  en  protec- 
tion, ce  qui  sera  retiré  aux  Jésuites  en  influence  et  en 
pouvoir...  <  » 

Le  Mémorandum  s'étend  ensuite  longuement  sur  la 
solution  que  M.  Guizot  avait  indiquée,  laissant  au  négo- 
ciateur le  soin  de  la  faire  adopter  par  le  Saint-Siège. 
M.  Rossi  n'avait  pas  le  choix  des  arguments  ;  il  ne  pou- 
vait que  s'évertuer  à  mettre  en  valeur  ceux  que  nous 
connaissons  déjà,  arguments  qui  avaient  surtout  l'avantage 
de  faire  entendre  clairement  à  des  diplomates  aussi  avi- 
sés que  les  cardinaux  romains  la   vraie  raison,  la  seule 

I.  Guizot,  Mémoires.  T.  VII,  p.  422. 


CHAPITRE    XII  C45 

vraie,  celle  que  l'on  n'osait  et  ne  pouvait  pas  dire,  c'est 
à  savoir  que  le  Gouvernement  du  Roi  était  très  embar- 
rassé et  qu'il  demandait  au  Saint-Père  de  l'aider  à  sortir 
de  ce  mauvais  pas.  Voilà  ce  qui  transparaît  à  travers 
tous  les  artifices  d'avocat,  les  affirmations  plus  que  har- 
dies, les  formules  louangeuses,  les  protestations  de 
dévouement  et  de  zèle,  et  plus  encore  les  menaces  discrè- 
tement insinuées.  Si  le  Gouvernement  du  Roi  s'adresse 
au  Pape  au  lieu  d'agir  par  lui-même,  c'est  qu'il  est  «  plein 
de  respect  pour  l'Eglise  et  jaloux  de  lui  éviter  toute 
situation  critique  et  toute  lutte  extrême  ».  Aussi,  en 
demandant  à  la  cour  de  Rome  de  «  prévenir  l'action  du 
pouvoir  civil,  le  Gouvernement  du  Roi  a  l'intime  convic- 
tion qu'il  rend  un  service  signalé  à  l'Eglise  en  général  et 
en  particulier  au  clergéfrançais.  La  dispersion  des  Jésui- 
tes unefois  opérée  par  l'autorité  du  Saint-Siège,  les  esprits 
seront  apaisés. . . ,  les  préventions  se  dissiperont,  les  crain- 
tes disparaîtront,  les  rapports  de  l'Eglise  et  de  l'Etat 
deviendront  faciles;  car  la  France  reconnaissante  sera 
pleine  de  confiance  dans  la  sagesse,  la  prudence  et  la 
modération  du  Saint-Siège.  »  Mais  «  si  le  concours  bien- 
veillant du  Souverain  Pontife  manquait  au  Roi  dans  cette 
occasion  si  pressante  et  si  grave,  les  lois  de  l'Etat  devraient 
avoir  leur  plein  et  libre  cours.  Les  préfets,  les  procureurs 
généraux  recevraient  l'ordre  de  les  mettre  à  exécution. 
Le  bruit  serait  grand...  ;  le  Gouvernement  engagé  mal- 
gré lui  dans  une  voie  qu'il  aurait  voulu  éviter,  se  verrait 
forcé  de  pourvoir  à  toutes  les  nécessités  de  la  situa- 
tion... En  écartant  par  son  autorité  légitime  et  recon- 
nue les  complications  d'une  exécution  fâcheuse...,  le 
j)ouvoir  spirituel  rendra  à  la  religion  un  immense  ser- 
vice... » 

C'est  à  peu  près  le  mot  de  la  fin,  celui  qui  résume  le 
Mémorandum  ;  il  n'y  a  plus  à  la  suite  qu'une  tirade  élo- 
gieuse  à  l'adresse  du  Saint-Père.  Il  est  trop  évident  que  la 
Religion  était  mise  ici  pour  le  Gouvernement  de  S.  M.  le 
Roi   Louis-Philippe.    M.  Rossi    était   le  dernier  qui  pût 


646  L\    COMPAG^•IE    DE    JESUS 

l'entendre  autrement.    Ce  n'était   pas  pour  défendre  les 
intérêts  de  la  religion  qu'on  l'avait  envoyé  à  Rome. 

En  tout  cas,  et  le  secrétaire  d'Etat,  et  les  cardinaux  de 
la  Curie  et  Grégoire  XVI  lui-même  comprenaient  très 
bien  qu'il  s'agissait  d'un  service  à  rendre  à  une  puissance 
en  bonnes  relations  avec  le  Saint-Siège.  La  suite  donnée 
à  la  requête  devait  en  fournir  la  preuve. 

IV 

Le  gouvernement  pontifical  se  trouvant  ofTiciellement 
saisi  par  la  remise  du  Mémorandum,  la  Congrégation  dite 
àe^  Affaires  ecclésiastiques  extraordinaires  fut  convoquée 
à  l'effet  de  donner  son  avis.  Elle  tint  séance  le  12  juin, 
pendant  trois  heures,  en  présence  du  Pape.  La  Congréga- 
tion comprenait  douze  cardinaux  ;  l'un  d'eux  résidait  à 
l'étranger  ;  trois  autres  se  trouvèrent  empêchés  ;  huit  pri- 
rent part  à  la  délibération.  A  l'unanimité  ils  conclurent 
que  Sa  Sainteté  ne  pouvait  ni  ordonner,  ni  conseiller  aux 
Jésuites  français  de  se  dissoudre.  L'avis  s'appuyait  de 
trois  considérants:  —  1°  Les  lois  indiquées  étaient  injus- 
tes et  de  plus  au  moins  douteuses.  —  2"  Les  Jésuites 
étaient  innocents  ;  aucun  d'eux  depuis  trente  ans  n'avait 
été  l'objet  d'une  accusation  précise.  — 3°  Les  évêquesles 
estimaient  et  les  protégeaient;  en  les  frappant  le  Saint- 
Siège  blesserait  l'épiscopat  '. 

Mal  renseigné  par  son  chargé  d'affaires,  M.  Guizot  men- 
tionne à  peine  le  fait  et  de  façon  inexacte  :  «  La  majorité, 


1.  '(Le  Saint-Père  a  délié  du  serinent  de  garder  le  secret  les  cardi- 
naux qui  ont  assisté  à  la  séance  de  la  Congrégation  des  Affaires  ecclé- 
siastiques extraordinaires  tenue  le  ii  Juin.  L'unanimité  de  ces  princes 
de  l'Eglise  à  décider  que  le  Souverain  Pontife  ne  pouvait  ni  ne  devait 
accorder  ce  que  le  Gouvernement  français  demandait  se  trouve  ainsi  con- 
firmée. De  plus  on  connaît  les  motifs  sur  lesquels  s'appuie  la  décision; 
les  voici  :  i°  le  Saint-Père  ne  peut  coopérer  à  l'exécution  de  lois  ini- 
ques ;  2°  il  ne  peut  punir  des  innocents;  3'  il  ne  peut  se  mettre  en  oppo- 
sition avec  l'épiscopat  français.  »  (Lettre  du  R.  P.  Rootbaan  au  P.  Mail- 
lard, Provincial  de  Lyon,  24  Juillet  i845.) 


CHAPITHE    XII  647 

dit-il,  parut  incliner  pour  le  parti  de  l'inaction.  »  Ce  n'était 
pas  seulement  la  majorité  des  cardinaux,  nous  l'avons  dit, 
qui  s'était  prononcée,  et  ce  n'était  pas  non  plus,  comme 
on  le  verra  bientôt,  pour  l'inaction.  D'ailleurs  le  vote, 
même  unanime,  de  la  Congrégation  ne  liait  pas  le  Saint- 
Père,  et  il  y  avait  d'autres  moyens  de  résoudre  l'affaire 
qu'une  intervention  directe  et  oflicielle  de  l'autorité  pon- 
tificale. 

M.  Rossi  n'avait  pas  tout  à  fait  perdu  son  temps;  secondé 
parles  auxiliaires  qu'il  avait  trouvés  à  Rome,  il  était  par- 
venu à  persuader  à  beaucoup  de  personnages  influents 
que  la  situation  en  France  était  extrêmement  grave,  et 
que  tout  était  à  craindre  si  la  demande  du  Gouvernement 
venait  à  être  repoussée.  M.  Rossi  savait  à  l'occasion  jouer 
de  la  menace.  Si  l'on  en  croit  sa  correspondance  avec  son 
chef  hiérarchique,  il  lui  arrivait  de  tenir  au  secrétaire 
d'Etat  des  propos  comme  celui-ci  :  «  Je  crains  qu'on  ne 
se  fasse  ici  de  funestes  illusions  de  croire  que  des  désor- 
dres ne  peuvent  pas  résulter  de  toutes  ces  folies,  et  une 
autre  illusion  de  penser  que  le  Saint-Siège  n'en  serait 
pas  responsable  aux  yeux  de  la  France  et  du  monde 
entier.  » 

Vraisemblablement  les  informations  reçues  de  la  Non- 
ciature n'étaient  pas  beaucoup  plus  rassurantes.  Deux 
semaines  après  l'interpellation  Thiers,  avait  eu  lieu  une 
petite  scène  que  AI.  Guizot  racontait  à  son  négociateur, 
en  y  ajoutant  quelques  méchancetés  qu'il  est  inutile  de 
reproduire:  «  Le  Nonce  Fornari  est  arrivé  à  Neuilly  avant- 
hier  soir  (17  mai)...,  se  plaignant  du  débat  de  la  Chambre, 
de  l'attitude  du  Gouvernement,  s'étonnant  qu'on  eût 
accepté  ce  qu'il  appelaitune  défaite,  et  donnant  à  entendre 
que  le  Pape  ne  consentirait  pas  à  en  prendre  sa  part.  Le  Roi 
l'a  reçu  très  vertement  :  —  Vous  appelez  cela  une  défaite  ! 
En  effet,  dans  d'autres  temps,  c'en  eût  été  une  peut-être; 
aujourd'hui,  c'est  un  succès,  grâce  aux  fautes  du  clergé  et 
de  votre  cour.  Nous  sommes  heureux  de  nous  en  être 
tirés  à  si  bon  marché.  Savez-vous  ce  qui  arrivera  sivous 


648  LA    COMPAGME    DE    JESUS 

continuez  de  laisser  marcher  et  de  marcher  vous-mêmes 
dans  la  voie  où  l'on  est  ?  Vous  vous  rappelez  Saint-Ger- 
main-l'Auxerrois,  l'archevêché  saccagé,  l'église  '  fermée 
pendant  plusieurs  années.  Vous  reverrez  cela  pour  plus 
d'un  archevêché  et  plus  d'une  église.  11  y  a,  me  dit-on,  un 
archevêque  qui  a  annoncé  qu'il  recevrait  les  Jésuites  dans 
son  palais,  si  on  fermait  leur  maison.  C'est  par  celui-là 
que  recommencera  l'émeute.  J'en  serai  désolé.  Ce  sera  un 
grand  mal  et  un  grand  embarras  pour  moi  et  pour  mon 
Gouvernement.  Mais  ne  vous  y  trompez  pas  ;  je  ne  ris- 
querai pas  ma  couronne  pour  les  Jésuites;  elle  couvre  de 
plus  grands  intérêts  que  les  leurs.  Votre  cour  ne  com- 
prend rien  à  ce  pays-ci,  ni  aux  vrais  moyens  de  servir  la 
i*eligion.  On  me  parle  sans  cesse  de  la  confiance  et  de 
l'affection  que  Sa  Sainteté  me  porte,  et  j'en  suis  très 
reconnaissant.  Que  Sa  Sainteté  me  les  témoigne  donc 
quand  l'occasion  en  vaut  la  peine;  qu'elle  fasse  son  devoir 
comme  je  fais  le  mien.  Mandez-lui  ce  que  je  vous  dis  là, 
Monsieur  le  Nonce,  et  comme  je  vous  le  dis.  Je  veux  au 
moins  qu'on  sache  bien  à  Rome  ce  que  je  pense,  carjene 
veux  pas  répondre  de  l'ignorance  où  vous  vivez  tous  et 
de  ses  conséquences.  » 

Evidemment  il  y  avait  quelque  chose  à  faire;  les  mem- 
bres de  la  Congrégation  cardinalice  s'en  rendaientcompte. 
Le  Pape  mis  hors  de  cause,  on  pouvait  s'adresser  au  Géné- 
ral des  Jésuites  et  l'inviter  à  prendre  les  mesures  dictées 
parles  circonstances,  fallîit-il  pour  cela  se  résigner  à  des 
concessions  et  à  des  sacrifices.  Ce  fut  le  parti  auquel  on 
s'arrêta. 

En  conséquence,  après  avoirnotifié  à  M.  Rossi l'impos- 
sibilité pour  le  Souverain  Pontife  de  déférer  au  désir  du 
Gouvernement  français,  le  cardinal  Lambruschini  lui 
proposa  ce  moyen  d'exécuter  son  mandat.  Ses  instructions 
ne  lui  permettant  pas  d'entrer  en  pourparlers  avec  le 
Général  des  Jésuites,  la  négociation  serait  conduite  par 
l'entremise  du  secrétaire  d'État  qui  voulait  bien  offrir  ses 


CHAPITRE    XII  G49 

bons  offices.  M.  Rossi  n'eut  garde  de  refuser.  Assurément 
il  était  déplaisant  pour  l'envoyé  du  roi  de  France  d'atten- 
dre du  Général  des  Jésuites  ce  qu'il  était  venu  réclamer 
du  Saint-Siège.  Puis  y  avait-il  espérance  de  réussir  par 
cette  voie  ?  Le  Père  Roothaan  consentirait-il  à  sacrifier  les 
Provinces  françaises  de  son  Ordre  ?  Mais  il  ne  restait  pas 
d'autre  issue;  il  fallait  en  passer  par  là;  sinon,  c'était  la 
rupture  ;  la  mission  se  terminait  sur  un  échec,  le  plan  de 
]\I.  Guizot  s'écroulait,  entraînant  dans  sa  chute  la  réputa- 
tion et  selon  toute  apparence  la  fortune  du  négociateur. 
M.  Rossi  n'hésita  pas.  Avec  sa  souplesse  professionnelle 
de  diplomate  le  rusé  Italien  prétendit  même  s'attribuer 
l'initiative  de  la  procédure  qu'il  était  contraint  de  subir. 
Dans  une  dépêche  à  M.  Guizot  il  raconte  une  entrevue 
qu'il  eut  avec  le  cardinal  Lambruschini  «  à  l'occasion  de 
sa  fête  ».  «  La  conversation,  dit-il,  fut  plus  que  jamais  ami- 
cale, intime,  confidentielle.  »  Il  fut  question  «  des  répu- 
gnances du  Saint-Père  pour  tout  acte  qui  frapperait  avec 
éclat  une  Congrégation  religieuse...  »  —  «  Gomme  c'est  «a 
fait  que  nous  tenons  et  non  à  l'éclat,  poursuit  M.  Rossi, 
fai  laissé  entrevoir  an  cardinal,  pour  hâter  l'issue  de  la 
négociation,  que  pourvu  que  le  fait  s'accomplît,  je  n'élève- 
rais pas  de  chicane  sur  le  choix  du  moyen.  Que  nous 
importait,  en  effet,  que  la  Congrégation  des  Jésuites  dis- 
parûtpar  un  ordre  ou  par  un  conseil,  ou  par  une  insinua- 
tion, voire  même  par  une  retraite  en  apparence  volontaire? 
L'essentiel  pour  nous,  c'est  qu'elle  disparaisse  et  nous 
dispense  de  l'application  des  lois.  »  (21  Juin.) 

On  verra  par  la  suite  que  tel  n'était  pas  précisément 
l'avis  de  M.  Guizot.  Mais,  en  attendant,  nous  surprenons 
le  négociateur  en  train  de  mentir  par  gloriole.  La  date 
de  la  dépêche  suffît  à  établir  le  flagrant  délit.  Au  moment 
où  M.  Rossi  «  laissait  entrevoir  »  qu'il  se  contenterait 
d'une  dissolution  «  insinuée  »,  ou  même  «  volontaire  en 
apparence  »,  la  négociation  avec  le  Général  des  Jésuites 
se  poursuivait  depuis  huit  jours,  et  M.  Rossi  le  savait  bien 
puisqu'il  y  prenait  part. 


CoO  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Deux  jours  après,  23  juin,  elle  était  conclue.  M.  Rossi 
ne  voulut  pas  confier  à  la  poste  le  soin  d'en  informer  le 
Gouvernement;  il  expédia  à  Paris  le  premier  secrétaire 
de  l'ambassade,  M.  de  la  Rosière,  porteur  d'une  dépèche 
officielle  ainsi  conçue  : 

«  Après  un  mûr  examen  de  la  part  du  Saint-Père  et  de 
son  Conseil,  le  but  de  notre  négociation  est  atteint.  Son 
Eminence  le  cardinal  Lambruschini,  dans  un  dernier 
entretien,  vient  de  m'en  donner  ce  matin  l'assurance. 

«  La  Congrégation  des  Jésuites  va  se  disperser  d'elle- 
même.  Ses  noviciats  seront  dissous,  et  il  ne  restera  dans 
ses  maisons  que  les  ecclésiastiques  nécessaires  pour  les 
garder,  vivant  d'ailleurs  comme  des  prêtres  ordinaires. 

«  Le  Saint-Siège,  mû  par  des  sentiments  qu'il  est  aussi 
facile  de  comprendre  que  naturel  de  respecter,  désire 
évidemment  laisser  aux  Jésuites  le  mérite  de  cette  pru- 
dente résolution  d'un  acquiescement  volontaire.  Nous 
n'avons  pas  d'intérêt  à  le  leur  ôter  ;  mais  il  n'est  pas  moins 
juste  que  le  Gouvernement  du  Roi  sache  que  le  Saint- 
Siège  et  son  Cabinet  ont  acquis,  dans  cette  occasion  im- 
portante, de  nouveaux  droits  à  la  reconnaissance  de  la 
France.  » 

A  la  dépêche  officielle  était  jointe  une  lettre  confiden- 
tielle pour  le  ministre  ;  nous  en  détachons  seulement  une 
phrase  qui  se  passe  de  commentaire.  M.  Rossi  se  féli- 
cite de  l'intervention  du  Père  Général,  qui  sera  sûrement 
obéi;  il  était  grandement  à  désirer,  en  eff'et,  «  d'après  les 
rapports  confidentiels  des  préfets  et  des  procureurs  géné- 
raux... que  la  mesure  ne  trouvât  pas  de  résistance  chez 
les  Jésuites.  Aussi,  ajoute  M.  Rossi,  tout  en  ayant  l'air 
de  me  résigner  au  mode  proposé,  je  l'acceptai,  je  vous 
l'avoue,  avec  un  parfait  contentement.  » 

Douze  jours  s'écoulèrent  encore  avant  que  le  Gouverne- 
ment fît  publier  la  nouvelle.  Il  ne  fallait  pas  pourtant  plus  de 
quatre  jours  à  un  exprès  pour  faire  le  voyage  de  Rome 
à  Paris.  Manifestement,  malgré  toute  sa  satisfaction,  le 
ministère  ne  se  pressait  pas  ;  il  prenait  encore  le  temps  de 


CHAPITRE    XII  651 

réfléchir  et  de  délibérer.  Enfin,  le  5  juillet  au  soir,  la  note 
suivante  parut  au  Messager  et  le  lendemain  au  Moniteur: 

«  Le  Gouvernement  a  reçu  des  nouvelles  de  Rome.  La 
négociation  dont  il  avait  chargé  M.  Rossi  a  atteint  son 
but.  La  Congrégation  des  Jésuites  cessera  d'exister  en 
France  et  va  se  disperser  d'elle-même  ;  ses  maisons  seront 
fermées  et  ses  noviciats  seront  dissous.  » 

Comme  on  le  voit,  le  texte  de  la  dépêche  sortait  des 
délibérations  du  ministère  notablement  altérée  et  aggra- 
vée. D'après  la  dépêche,  la  Congrégation  allait  se  dispe/ser, 
et  il  ne  resterait  dans  chaque  maison  quun  petit  nombre 
(ï habitants .  D'après  la  Note,  la  Congrégation  cesserait 
d'exister  et  les  maisons  allaient  être  fermées. 

Dix  jours  après,  15  juillet,  sur  une  interpellation  du 
marquis  de  Boissy  à  la  Chambre  des  Pairs,  INI.  Guizot  fit 
un  résumé  de  l'affaire  des  Jésuites,  conduite  par  lui  avec 
tant  de  prudence  et  d'habileté  ;  il  insista  sur  les  inconvé- 
nients qu'eût  entraînés  l'action  directe  du  Gouvernement 
et  qu'on  avait  évités  en  s'adressant  au  Souverain  Pontife; 
il  se  félicita  surtout  de  l'heureux  dénouement  de  la  négo- 
ciation, dont  faisait  foi  la  Note  du  Moniteur  qu'il  lut  à  la 
tribune,  et  qui  exprimait  d'après  lui  les  engagements, 
conclus  avec  la  garantie  du  Saint-Siège.  Quant  au  texte  de 
la  dépêche  Rossi,  jM.  Guizot  ne  jugea  pas  à  propos  d'en 
donner  connaissance  aux  nobles  Pairs,  moins  encore  au 
public  ;  il  resta  pour  lors  dans  les  archives,  et  probable- 
ment aussi  dans  les  papiers  de  M.  Guizot,  d'où  il  passa 
vingt  ans  après  dans  ses  Mémoires^  où  chacun  le  peut 
lire  aujourd'hui  et  le  comparer  avec  la  Note  du  Moniteur 
reproduite  deux  pages  plus  loin  ^  Sans  doute  l'Histoire 
contemporaine  garde  le  souvenir  d'une  dépêche  falsifiée 
de  plus  grande  et  plus  douloureuse  conséquence.  On  ne 
peut  rapprocher  la  manœuvre  de  M.  Guizot  de  celle  du 
chancelier  de  fer  qu'en  invoquant  l'adage  Si  parva  licet 
componere  magnis  ;  mais  il  est  bien  permis  de  dire  qu'il 

I.  Guizot,  Mémoires.  Tome  VII,  pp.  43i  et  43^. 


652  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

n'en  rejaillit  aucun  honneur  sur  la  mémoire  du  grave  et 
austère  ministre.  Lui  aussi,  comme  tant  d'autres,  ne  se 
faisait  pas  faute  d'user  contre  les  Jésuites  du  principe  qu'on 
leur  attribue  calomnieusement  :  la  fin  justifie  les  moyens. 
Si  le  Gouvernement  entendait  faire  connaître  ses  inten- 
tions, sa  décision,  vis-à-vis  de  la  Compagnie  de  Jésus,  à 
la  suite  de  la  négociation  Rossi,  il  avait  assurément  le 
droit  de  le  dire  dans  une  Note  officielle  du  Moniteur  ; 
mais  annoncer  la  dissolution  de  la  Congrégation  et  la  fer- 
meture des  maisons  comme  le  résultat  obtenu  par  cette 
même  négociation,  ce  n'était  rien  moins  qu'un  audacieux 
mensonge  ^  C'était  attribuer  devant  l'opinion  publi- 
que au  Saint-Siège,  avec  lequel  on  déclarait  avoir  uni- 
quement traité,  une  complaisance  qu'il  n'avait  pas  eue, 
une  faiblesse  humiliante  qui  allait  provoquer  les  gémis- 
sements des  catholiques  et  les  outrages  des  ennemis  de 
la  Papauté.  Il  est  absolument  certain  que  rien  de  sem- 
blable n'avait  été  convenu  à  Rome.  En  définitive,  c'était 
au  Général  des  Jésuites  à  se  prononcer  sur  l'étendue  des 
concessions  à  faire.  Or,  d'après  les  Constitutions,  son 
pouvoir  ne  va  pas  même  jusqu'à  supprimer  un  collège; 
il  y  faut  le  vote  de  l'Ordre  tout  entier  représenté  à  la 
congrégation  générale  ^.  Comment  aurait-il  pu  ordonner 

1.  «  Un  impudent  mensonge.  »  Le  mot  est  d'un  historien  contempo- 
rain qui  se  distingue  par  la  violence  de  son  hostilité,  non  pas  seulement 
contre  les  Jésuites,  mais  contre  la  religion  et  l'Église.  (^Histoire  des  rap- 
ports de  l'Eglise  et  de  l'Etat  en  France  de  17S9  à  1870,  par  A,  Debidour.) 

2.  Dans  une  lettre  du  3o  juillet,  annotée  par  le  P.  Roothaan,  le 
P.  Rozaven  résume  toute  l'affaire  de  la  négociation  Rossi.  Le  Général, 
dit-il  en  substance,  a  promis  quelque  chose,  mais  pas  ce  que  dit 
M.  Guizot.  Gela  il  ne  le  peut  pas.  S'il  ordonnait  la  suppression  d'une 
maison  constituée,  «  on  devrait  lui  désobéir  »,  La  procédure  à  suivre 
pour  la  dissolution  d'une  maison  de  l'Ordre  est  tracée  par  les  Constitu- 
tions. Dans  les  cas  ordinaires  on  doit  attendre  la  prochaine  congréga- 
tion générale.  S'il  y  a  urgence,  et  qu'il  s'agisse  d'une  maison  située  en 
Europe,  il  faut  prendre  l'avis  des  Assistants,  de  tous  les  Provinciaux, 
(les  deux  plus  anciens  profès  de  chaque  Province  d'Europe  et  du  secré- 
taire général  delà  Compagnie;  s'il  s'agit  d'une  maison  hors  d'Europe, 
il  faut  en  outre  prendre  l'avis  du  Provincial  dont  elle  dépend.  (Congreg, 
gen.  IV.  Décret.  XXIII.  XXVII.) 


CHAPITRE    XII  653 

l'extinction  de  deux  Provinces?  Si  M.  Giiizot  eût  bien 
voulu  se  renseigner  auprès  du  premier  Jésuite  venu,  il 
se  fût  épargné  de  prendre  à  son  compte  une  affirmation 
qui  suppose  une  énormité  au  point  de  vue  canonique  et 
qui  par  là  même  est  dénuée  de  vraisemblance. 

La  dépêche  de  M.  Rossi,  conçue  en  termes  très  élasti- 
ques, étudiés  et  calculés  avec  un  art  qui  dénote  un  pro- 
fessionnel de  la  diplomatie,  est  assurément  moins  menson- 
gère que  la  Note  du  Moniteur  ;  l'exposé  des  faits  qui  va 
suivre  montrera  si  elle-même  est  l'expression  exacte  de 
la  vérité. 


V 


Nous  avons  vu  que,  après  la  séance  de  la  Congrégation 
des  Affaires  ecclésiastiques  extraordinaires,  une  négocia- 
tion en  partie  double  s'ouvrit  à  la  secrétairerie  d'Etat, 
avec  le  chargé  d'affaires  de  France  d'une  part  et  de  l'au- 
tre avec  le  Général  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Contraire- 
ment aux  dires  des  journaux  du  temps  et  des  historiens 
qui  s'en  inspirèrent,  M.  Rossi  n'eut  pas  personnellement 
à  Rome  de  rapport  avec  le  Père  Roothaan  ni  avec  aucun 
autre  Jésuite  ;  il  se  contenta  d'en  parler  de  la  façon  la 
plus  désobligeante,  sans  reculer  devant  l'injure  et  la  ca- 
lomnie, dans  sa  correspondance  avec  M.  Guizot.  M.  Gui- 
zot  lui-même  ne  connut  la  marche  de  la  négociation  et  ne 
la  présenta  dans  ses  Méinoires  que  d'après  les  relations 
officielles  ou  particulières  de  son  envoyé,  lequel  tenait 
du  cardinal  Lambruschini  ce  que  celui-ci  jugeait  à  pro- 
pos de  lui  communiquer.  C'est  donc  toute  une  face  de 
l'affaire,  il  faudrait  presque  dire  l'affaire  elle-même, 
qu'ils  ne  connaissent  l'un  et  l'autre  que  très  imparfaite- 
ment, et  qui  serait  restée  dans  l'ombre,  même  après  la 
publication  des  Mémoires.  Heureusement  des  pièces  d'ar- 
chives et  des  documents  de  famille  nous  permettent  de 
combler  cette  lacune. 


654  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

En  l'espace  de  deux  semaines,  du  14  au  27  juin,  le  Géné- 
ral de  la  Compagnie  de  Jésus  adressa  aux  Provinciaux  de 
Paris  et  de  Lyon  trois  lettres  destinées  à  faire  connaître 
aux  Jésuites  français  la  négociation  en  cours  à  leur  sujet. 
Dès  le  lendemain  de  la  séance  delà  Congrégation,  13  juin, 
deux  de  ses  membres,  les  cardinaux  Acton  et  Patrizi, 
s'étaient  rendus  au  Gesù  et  avaient  informé  le  Père  Roo- 
thaan  de  ce  qui  avait  été  résolu.  Ils  lui  représentèrent  for- 
tement les  embarras  de  la  situation,  l'attitude  alarmante 
du  Gouvernement  français  qui  menaçait  de  proscrire  tous 
les  Ordres  religieux,  si  on  ne  lui  sacrifiait  pas  les  Jésuites, 
les  conséquences  possibles  d'une  raideur  intempestive 
et  les  avantages  évidents  de  quelques  concessions  faites 
spontanément  et  de  bonne  grâce.  L'entrevue  avait  lieu  le 
soir,  après  neuf  heures,  et  le  Père  Roothaan  dut  se  déci- 
der séance  tenante.  11  le  fit,  non  sans  regret,  mais  sans 
équivoque;  il  déclara  nettement  aux  cardinaux  ce  qu'il 
croyait  pouvoir  accorder. 

C'est  à  la  suite  de  cette  entrevue  que  le  Père  Général 
écrivit  sa  première  lettre  ;  elle  n'a  certes  rien  d'alarmant; 
quelques  exotismes  trahissent  la  plume  d'un  étranger  : 

«  Après  tant  de  démarches  et  de  mémorandums  de 
M.  Rossi,  qui  est  allé  officier  {sic)  tous  les  cardinaux,  le 
Saint-Père  n'a  guère  voulu  entrer  personnellement  avec 
lui  en  discussion  sur  l'affaire  qui  est  l'objet  de  sa  mission. 
Il  s'est  tenu  jeudi  dernier  une  congrégation  de  cardi- 
naux devant  le  Saint-Père,  et,  grâce  à  Dieu,  la  décision 
unanime  a  été  que  le  Saint-Père  ne  pouvait  rien  accorder 
aux  demandes  du  Gouvernement  français,  et  non  seule- 
ment ne  donner  aucun  ordre,  comme  on  le  lui  demandait, 
de  dissoudre  nos  maisons  en  France,  mais  pas  même  un 
tel  conseil  au  Père  Général.  M.  Rossi  aura  donc  une 
réponse  digne  du  Saint-Siège,  et  Pierre  confirmera  encore 
cette  fois  de  nouveau  ses  frères.  Nous  avons  certaine- 
ment à  bénir  le  Seigneur  de  ce  résultat,  vu  surtout  les 
artifices,  les  raisons  astucieuses  de  promesses,  de  mena- 
ces de  plus  grands  maux,  qui  avaient  été  employées  pour 


CHAPITRE  xn  655 

ébranler  la  fermeté  du  Saint-Père  et  des  cardinaux.  11  y 
a  bien  de  quoi  nous  consoler  dans  cette  unanimité. 

«  Maintenant,  n'y  at-il  pas  quelque  chose  à  faire  de 
notre  part  pour  calmer  l'irritation  que  va  produire  la 
réponse  de  Rome  ?  N'ayons  pas  l'air  de  braver  l'orage  qui 
gronde. 

«  Nous  avons  des  données  positives  que  c'est  à  quelques 
maisons  seulement  qu'on  en  veut.  Cherchons  à  prévenir 
prudemment  de  plus  grands  maux...  Les  maisons  les  plus 
signalées  sont  celles  de  Paris,  de  Lyon  et  d'Avignon.  Ce 
sont  donc  ces  maisons  que  je  croirais  devoir  être  ou  dis- 
soutes' ou  diminuées  de  manière  à  ce  que  l'arrivée  d'un 
procureur  du  Gouvernement  n'y  trouve  pas  de  prise,  ou 
plutôt  que  l'occasion  de  telle  visite  ou  le  prétexte  en  soit 
ôté  à  temps...  » 

La  lettre  se  termine  par  quelques  paroles  qui  en  pré- 
cisent la  portée  pratique  :  «  11  m'en  coûte  de  donner  une 
telle  disposition,  mais  je  crois  de  mon  devoir  de  suggérer 
cette  mesure  de  prudence.  J'espère  que  cela  pourra  se 
faire  tranquillement,  et,  comme  je  viens  de  le  dire,  sans 
éclat;  ce  qui  vaut  infiniment  mieux,  sous  tous  les  rapports 
spirituels  et  temporels,  que  si  cela  devait  se  faire  plus 
tard  tumultuairement.  ))  (14  Juin  1845.) 

Quelques  jours  après  le  Père  Roothaan  était  admis  à 
l'audience  de  Grégoire  XVI  et  lui  faisait  connaître  les 
dispositions  déjà  prises.  Le  Pape  approuvait  sans  faire 
aucune  observation.  (19  Juin.)  Mais  le  lendemain,  le  cardi- 
nal Acton  faisait  remettre  au  Général  une  note  l'informant 
de  la  part  de  Sa  Sainteté  que  ce  n'étaient  pas  seulement 
les  maisons  susdites  qui  étaient  menacées,  mais  encore 
les  noviciats  et  les  autres  qui  contenaientun  grand  nombre 
de  religieux.  La  «  prudence  bien  connue  »  du  Révérend 
Père  lui  ferait  sans  doute  un  devoir  d'étendre  à  ces  éta- 
blissements les  mesures  déjà  adoptées.  En  conséquence, 


I.    D'après  ce    qui  a  été  dit  plus  haut,  le  mot  dissoutes  ne  peut  s'en 
tendi'e  icique  dans  le  sens  de  dispersion  momentanée. 


656  L\    COMPAGNIE    DE    JESUS 

seconde  lettre  du  Général  aux  Provinciaux.  Sans  faire 
allusion  à  l'insinuation  reçue,  le  Père  Roothaan  «  croit 
devoir  ajouter  »  les  maisons  de  noviciat,  «  particulièrement 
Saint-Acheul  et  les  autres  notablement  nombreuses  », 
Puis  il  poursuit  :  «  Nous  devons  tâcher  de  nous  effacer  et 
expier  ainsi  la  trop  grande  confiance  que  nous  avons  eue 
à  la  liberté  promise  dans  la  Charte  et  qui  ne  se  trouve 
que  là.  »  (21  Juin.) 

Enfin  troisième  lettre,  le  27  juin  :  «  Je  vous  écris  aujour- 
d'hui pour  vous  consoler  un  peu  et  tempérer  par  des  expli- 
cations la  douleur  que  les  mesures  indiquées  dans  les 
deux  lettres  précédentes  ont  dû  naturellement  vous  cau- 
ser. —  1°  11  n'est  pas  question  d'abandonner  nos  maisons, 
mais  seulement  de  diminuer  dans  quelques-unes  le  nom- 
bre des  sujets.  —  2°  Les  noviciats  peu  nombreux  et  cachés 
pourront  se  conserver...  L'épreuve  est  grande;  mais  j'es- 
père qu'elle  aura  un  résultat  tout  opposé  à  celui  dont  nos 
ennemis  s'étaient  flattés.  » 

Et  en  Post-scriptum  : 

«...  Si  d'en  haut  je  n'ai  reçu  ni  ordre  ni  conseil  avoué, 
on  m'a  pourtant  dit  :  Vide  et  considéra.  Sapienti  pauca!  » 
(27  Juin.) 

Dans  un  autre  Post-scriptiun  pour  le  Provincial  de  Lyon, 
le  Père  Général  l'assure  que  le  scolasticat  de  Vais  peut 
être  maintenu  dans  le  statu  quo  et  que  l'on  pourrait  con- 
server un  noyau  de  noviciat  à  Avignon  et  à  Toulouse, 
pour  y  revenir  plus  tard  ;  «  car  dans  six  mois,  a  dit  encore 
M.  Rossi,  il  ne  sera  peut-être  plus  nécessaire  de  pren- 
dre des  précautions  ». 

On  voit  par  ces  lettres  quelle  part  revient  au  Saint-Siège 
dans  la  solution  de  l'aff'aire  des  Jésuites  en  1845.  11  serait 
excessif  de  dire  qu'il  s'en  soit  désintéressé  et  que  le  Gou- 
vernement français  ait  eu  en  définitive  à  traiter  de  puis- 
sance à  puissance  avec  le  Général  de  l'Ordre  agissant 
dans  la  plénitude  de  l'indépendance.  L'intervention  du 
Saint-Siège  pourrait  être   comparée  à  celle  d'un  père   à 


CHAPITRE    XII  657 

l'égard  d'un  fils  majeur,  lui-même  chef  de  famille,  et  qui 
se  voit  obligé  de  prendre  une  décision  importante.  Le 
père  s'abstient  de  donner  ni  ordre  ni  conseil;  mais  sa 
manière  de  voir  sur  le  cas  présent  n'est  pas  douteuse. 
Et  cela  est  plus  que  suffisant  pour  supprimer  toute 
hésitation  quand  il  s'agit  du  Pape  et  du  premier  Supérieur 
de  la  Compagnie  de  Jésus.  M.  llossi,  dans  sa  dépêche  du 
23  juin,  affecte  de  laisser  les  Jésuites  à  l'arrière-plan  ;  il 
ne  veut  connaître  que  le  Saint-Siège.  Dans  une  phrase 
intentionnellement  entortillée,  il  affirme  que  c'est  le 
Saint-Siège  qui  décide,  tout  en  désirant  «  laisser  aux 
Jésuites  le  mérite  de  cette  prudente  résolution  d'un 
acquiescement  volontaire  ».  Mais,  dans  la  lettre  parti- 
culière au  ministre  qui  accompagne  la  correspondance 
officielle,  il  se  voit  contraint  d'avouer  que  sa  rédaction 
ne  plaisait  pas  au  secrétaire  d'Etat  :  «  Il  aurait  voulu  que 
je  fisse  une  plus  large  part  aux  Jésuites,  que  je  misse, 
pour  ainsi  dire,  le  Saint-Siège  en  dehors'.  » 

De  fait,  dans  sa  correspondance  avec  le  Nonce  Fornari, 
le  cardinal  Lambruschini  intervertit  nettement  la  place 
et  le  rôle  des  personnages.  Entre  sa  manière  de  présenter 
les  choses  et  celle  du  plénipotentiaire,  il  y  a  plus  qu'une 
nuance: 

«  ...  11  a  été  constamment  répondu  au  ministre  de 
France,  écrit  le  cardinal,  qu'on  savait  que  le  Général  des 
Jésuites  prendrait  discrètement  certaines  mesures  de  pru- 
dence pour  aplanir  les  difficultés  survenues  au  Gouver- 
nement; mais  que,  pour  le  Saint-Siège,  il  lui  était  impos- 
sible d'intervenir  d'une  manière  non  conforme  aux  règles 
canoniques  et  aux  devoirs  du  ministère  apostolique.  Il 
fut  conclu  en  conséquence  que,  s'il  y  avait  sur  ce  sujet 
une  demande  du  Gouvernement  au  Saint-Siège,  il  devrait 
nécessairement  y  avoir  une  réponse  très  convenable  dans 
la  forme,  mais  négative  pour  le  fond... 

«  De    tout  ceci   il    résulte   évidemment    qu'il    n'existe 

I.  Guizot,  Mémoires,  etc.  loc.  cit.  p.  434< 
La  Compagnie  de  Jésus.  42 


658  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

aucune  pièce  ni  publique,  ni  secrète,  qui  autorise  en  quel- 
que façon  l'opinion  attribuant  à  l'autorité  du  Saint-Siège 
les   mesures  adoptées  spontanément  par  les  Jésuites.  » 

Quant  à  la  portée  de  ces  mesures,  autrement  dit  l'étendue 
des  concessions  faites  par  le  Père  Général,  la  lettre  du 
cardinal  Lambruschini  n'est  pas  moins  nette  et  précise. 
Elle  supplée  très  opportunément  au  silence  de  M,  Rossi 
sur  ses  tractations  avec  le  secrétaire  d'État  :  «  Jamais, 
dit-il,  je  n'ai  déclaré  à  M.  le  ministre  de  France,  et  lui- 
même  ne  m'a  jamais  dit  avoir  compris  mes  paroles  en  ce 
sens  que  les  Jésuites  perdraient  ou  aliéneraient  la  pro- 
priété de  leurs  maisons  et  cesseraient  d'exister  en  France. 
Bien  au  contraire,  il  s'est  borné  en  dernier  lieu  à  deman- 
der que  les  Jésuites  s'arrangeassent  de  manière  à  per- 
mettre au  Gouvernement  de  ne  pas  les  voir,  ainsi  qu'il  l'a 
fait  jusqu'à  ces  dernières  années.  A  quoi  j'ai  répondu  que 
les  petites  maisons  peuvent  facilement  n'être  pas  vues,  et 
que  pour  les  grandes  et  celles  qui  se  trouvent  dans  les 
villes  où  les  passions  irréligieuses  sont  plus  violentes, 
elles  seraient  réduites  à  un  petit  nombre  d'habitants,  sans 
toutefois  préciser  ce  nombre...  Telle  est  la  mesure  des 
sacrifices  qui  me  paraissent  nécessaires,  comme  je  l'ai 
indiqué  dans  ma  dépêche  du  29  juin,  pour  épargner  aux 
Jésuites  de  plus  grands  maux,  sacrifices  qu'ils  s'étaient  dé- 
clarés prêts  à  accomplira  » 

Comme  on  le  voit,  il  y  a  parfait  accord  entre  les  affir- 
mations du  cardinal  secrétaire  d'Etat  et  les  instructions 
transmises  par  le  Père  Roothaan  aux  Provinciaux  de 
France.  Si  maintenant  on  se  reporte  à  la  dépêche  du  23  juin 
où  M.  Rossi  annonce  à  son  Gouvernement  la  conclusion 
de  l'affaire,  on  constate  que  les  termes  en  sont  déjà  quel- 
que peu  forcés,  mais  toutefois  assez  vagues  pour  se  prêter 

I.  Lambruschini  à  Fornari,  ^  août  i  845.  Dans  cette  lettre,  le  secré- 
taire d'État  se  réfère  à  des  dépêches  antérieures,  du  28  juin  et  du 
II  juillet;  elle  les  résume  et  les  confirme.  C'est  un  document  décisif  sur 
toute  l'affaire.  Nous  en  donnons  le  texte  italien  aux  Pièces  justificatives 
N"  XIX. 


CHAPITRE    XII  659 

à  des  interprétations  diverses.  L'habile  personnage  sen- 
tait qu'il  n'avait  pas  obtenu  tout  ce  que  Ton  attendait  de 
lui.  Quelques  semaines  après,  comme  les  Jésuites  de 
France  ne  paraissaient  point  disposés  à  vider  leurs  mai- 
sons, alors  qu'ils  étaient  censés  en  avoir  reçu  l'ordre  de 
leur  premier  Supérieur,  M.  Rossi  osait  écrire  à  M.  Gui- 
zot  :  «  Je  vois  maintenant  le  fond  du  sac...  On  n'a  pas  fait 
connaître  ici  au  Général  des  Jésuites  le  texte  des  résolu- 
tions convenues  entre  le  cardinal  Lambruschini  et  moi...  '  » 
Quant  à  la  Note  officielle  du  Moniteur^  le  moins  qu'on 
en  peut  dire,  c'est  qu'elle  renferme  un  outrage  aux  conve- 
nances diplomatiques  en  même  temps  qu'à  la  vérité.  La 
correspondance  de  Rossi  non  plus  que  les  Mémoires  de 
Guizot  ne  portent  pas  trace  de  la  protestation  du  cardinal 
Lambruschini;  la  lettre  au  Nonce  comble  cette  lacune 
fâcheuse.  «  11  est  vrai,  dit  le  secrétaire  d'Etat,  que  M.  le 
Commandeur  Rossi  m'a  lu  un  brouillon  de  sa  dépêche 
envoyée  à  Paris  le  23  juin...  Mais  dans  la  feuille  dont  il 
me  donna  lecture,  il  n'y  avait  aucune  phrase  signifiant  que 
la  Congrégation  des  Jésuites  dût  cesser  d'exister  en  France, 
Il  y  avait  bien  :  La  Congrégation  des  Jésuites  va  se  dis- 
perser d'elle?nême;  mais  il  fut  observé  que  se  disperser 
n'est  pas  la  même  chose  que  se  dissoudre.  Il  n'y  avait  pas 
non  plus  la  phrase  :  Les  maisons  seront  fermées.  Et  comme 
je  réclamai  contre  cette  expression,  lorsque  M.  Rossi  me 
lut  le  discours  prononcé  à  la  Chambre  des  Pairs  par 
M.  Guizot,  il  m'assura  positivement  ne  l'avoir  point  écrite. 
Au  surplus  des  personnes,  qui  se  croient  bien  rensei- 
gnées^, affirment  que    M.    Rossi  a  fait  savoir    indirecte- 

1.  Rossi  à  Guizot,  ie>-eti8aoùt  i845.  Cf.  Guizot,  Mémoires.  T.  VII, 
p.  4^3.  Le  «t  texte  des  résolutions  »  dont  parle  le  plénipotentiaire  ne  peut 
être  que  celui  de  sa  dépêche  du  a3  juin,  dont  il  donna  lecture,  dit-il,  par 
«  deux  fois  »  au  secrétaire  d'État.  Il  n'y  en  eut  jamais  d'autre. 

2.  «  Ces  personnes  qui  se  croient  bien  renseignées  »  dont  parle 
ici  le  cardinal  Lambruschini  ne  sont  autres  que  lui-même.  Voici  en  effet 
ce  que  nous  lison  s  dans  une  lettre  écrite  le  3  r  juillet  par  le  P.  Roothaan 
aux  deux  Provinciaux  de  France  : 

«  Le  cardinal  vint  me  trouver  et  m'assurer  de  nouveau  :  i°  que  Rossi 


660  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

ment  au  Père  Général  des  Jésuites  qu'il  n'avait  point  écrit 
cette  phrase  et  que,  dans  la  bouche  du  ministre,  elle  ne 
devait  pas  s'entendre  à  la  lettre.   » 

Cependant  M.  Guizot  ne  se  croyait  pas  suffisamment 
armé  avec  la  dépêche  de  son  envoyé.  Le  lendemain  du 
jour  où  elle  avait  paru  au  Moniteur^  arrangée  en  bulletin  de 
victoire,  l'exprès  qui  l'avait  apportée  repartait  avec  deux 
lettres  pour  M.  Rossi,  l'une  officielle,  l'autre  particulière  : 
«  Il  est  désirable,  disait  celle-ci,  que  nous  ayons  de  Rome 
une  pièce  écrite  où  la  conclusion  de  l'affaire,  telle  que  vous 
me  l'annoncez  dans  votre  dépêche  du  23  juin,  se  trouve 
attestée.  »  —  Demander  cette  attestation  au  cardinal  Lam- 
bruschini,  il  n'y  fallait  pas  songer.  Voici  le  biais  imaginé 
par  M.  Guizot  pour  s'en  procurer  l'équivalent.  Lui-même 
l'explique  au  plénipotentiaire  :  «  Après  avoir  donné  lec- 
ture au  cardinal  Lambruschini  de  ma  dépêche  officielle 
d'hier  en  réponse  à  la  vôtre  du  23  juin,  vous  lui  en  trans- 
mettrez officiellement  copie,  et  il  vous  en  accusera  officiel- 
lement réception.  Ce  simple  accusé  de  réception,  sans 
observation  ni  objection,  contiendra  la  reconnaissance  du 
fait  et  de  la  négociation  qui  a  annoncé  le  fait.  » 

La  dépêche  officielle  était  rédigée  en  conséquence  : 
«  Monsieur,  Le  Saint-Siège  a  apprécié,   avec  la  haute 
sagesse  qu'il  a  déployée  depuis  tant  de  siècles,  la  demande 
que  vous  étiez  chargé  de  lui  faire  au  nom  du  Gouverne- 
ment du  Roi...  S.  E.  Mgr  le  cardinal  Lambruschini  vous 

niait  d'avoir  écrit  que  nos  maisons  seraient  fermées;  2°  que  le  nombre 
des  personnes  dût  se  restreindre  à  deux  ou  trois,  mais  qu'il  pouvait  y 
en  avoir  sept,  dix,  nombre  indéterminé,  sans  jamais  compter  les  FF. 
coadjuteurs;  3°  que  si  ces  mesures  modérées  ne  contentaient  pas  le  Gou- 
vernement, on  tiendra  ferme,  fallùt-il  recourir  aux  tribunaux...  A  la 
Chambre  M.  Guizot  ne  pouvait  pas  annoncer  ce  résultat  sans  s'exposer 
à  de  violentes  attaques.  Je  pense  toujours  que  les  mesures  indiquées, 
prises  sans  se  hâter,  suffiront;  moins  encore  suffira  peut-être.  » 

La  lettre  du  secrétaire  d'Etat  au  Nonce  était  destinée  à  être  commu- 
niquée au  P.  Guidée.  C'est  sans  doute  pourquoi  il  se  désigne  lui-même 
par  cette  expression  très  claire  pour  ceux  à  qui  il  s'adresse  :  «  des  per- 
sonnes qui  croient  être  bien  informées.   » 


CHAPITRE    XII  G61 

a  déclaré  que  la  Congrégation  des  Jésuites  en  France 
allait  se  disperser  d'elle-même,  etc.  »  C'était  la  formule 
même  de  M.  Rossi,  renforcée  seulement  d'un  mot,  «  il 
ne  resterait  dans  les  maisons  que  les  personnes  stricte- 
ment nécessaires  pour  les  garder  ».  Mais  les  deux  autres 
additions  faites  dans  la  Note  du  Moniteur  :  La  Congréga- 
tion cessera  d'exister;  ses  maisons  seront  fermées,  ne  figu- 
rent point  ici.  M.  Guizot  n'avait  garde  de  les  soumettre  à 
l'approbation  du  cardinal  Lambruschini.  Ainsi  donc,  pour 
le  trop  habile  ministre,  il  y  avait  deux  conclusions  de  la 
négociation  Rossi,  l'une  à  l'usage  de  Paris,  l'autre  à 
l'usage  de  Rome. 

«  Le  Gouvernement  du  Roi,  poursuit-il,  éprouve  une 
sincère  et  profonde  reconnaissance  pour  le  Saint-Père  et 
pour  les  sages  conseillers  dont  la  prudence  a  exercé  sur  la 
solution  de  cette  grave  affaire  une  si  salutaire  influence. 

«  Vous  m'annoncez  que  le  Saint-Siège,  par  un  senti- 
ment que  nous  respectons,  désire  laisser  aux  Jésuites  le 
mérite  d'un  acquiescement  volontaire  à  la  résolution  qui 
les  concerne.  Nous  ne  faisons  point  difficulté  d'y  consentir. 
La  cour  de  Rome  peut  aussi  compter  sur  notre  entière  dis- 
position à  concilier  l'exécution  de  la  mesure  dont  il  s'agit 
avec  les  tempéraments  et  les  égards  convenables.  De  son 
côté,  le  (gouvernement  du  Roi  a  la  confiance  que  les  enga- 
gements contractés  devant  l'autorité  et  sous  la  garantie  du 
Saint-Siège  seront  loyalement  accomplis. 

«  Vous  voudrez  bien  donner  communication  de  celte 
dépêche  à  M.  le  cardinal  secrétaire  d'État,  et  je  vous 
engage  à  lui  en  transmettre  copie.  » 

Le  piège  était-il  très  habilement  dressé?  Ce  n'est  pas 
sûr.  En  tout  cas  on  s'adressait  à  un  diplomate  trop  averti 
pour  s'y  laisser  prendre.  La  réponse  du  secrétaire  d'Etat 
nous  paraît  en  son  genre  un  petit  chef-d'œuvre.  Le  cardinal 
écrit  à  M.  Rossi,  le  18  juillet  : 

«  C'est  avec  le  plus  vif  intérêt,  que  j'ai  pris  connaissance 
de  la  dépêche  de  Son  Excellence  M.  le  ministre  Guizot 
à    vous    adressée    le    6,     et    que    Votre    Excellence    m'a 


662  L\    COMPAGNIE    DE    JESUS 

communiquée  par  sa  lettre  du  14  courant.  La  courtoisie 
des  expressions  dont  le  noble  ministre  a  fait  usage  à  notre 
égard  est  une  preuve  des  dispositions  amicales  de  S.  M. 
le  Roi  des  Français  et  de  son  Gouvernement  envers  nous. 
Ces  dispositions  ne  peuvent  manquer  d'exciter  notre 
reconnaissance,  et  nous  aimons  aussi  à  remarquer  que  le 
Gouvernement  de  Sa  Majesté  se  dit  satisfait  de  la  manière 
dont  les  Jésuites  ont  résolu  de  se  conduire  dans  les  cir- 
constances présentes.  En  prenant  spontanément  et  d'eux- 
mêmes  les  mesures  discrètes  de  prudence  dont  j'ai  parlé  à 
Votre  Excellence,  ils  ont  voulu  se  prêter  à  aplanir  les 
difficultés  survenues  au  Gouvernement  du  Roi,  tandis  que 
le  Saint-Père  n'aurait  pu  intervenir  que  conformément 
aux  règles  canoniques  et  aux  devoirs  de  son  ministère 
apostolique. 

«  J'espère  que  cette  conduite  pacifique  et  modérée  des 
Jésuites,  garantie  par  la  prudence  et  la  sagesse  de  leur 
Supérieur  Général,  permettra  au  Gouvernement  du  Roi 
d'user  plus  libéralement  envers  eux  des  égards  dont  nous 
trouvons  la  promesse  dans  la  dépêche  de  M.  le  ministre 
adressée  à  Votre  Excellence,  conformément  aux  déclara- 
tions précédentes  de  Votre  Excellence  elle-même.  » 

Pour  quiconque  est  tant  soit  peu  au  fait  du  langage  des 
chancelleries,  il  est  clair  que,  au  lieu  de  la  reconnaissance 
qu'on  attendait  de  lui,  le  secrétaire  d'État  envoyait  un 
démenti,  d'une  politesse  raffinée  dans  la  forme,  mais  très 
catégorique  pour  le  fond.  Manifestement  M.  Guizot  visait 
à  engager  le  Saint-Siège  dans  le  passé  et  dans  l'avenir; 
d'après  lui  le  Saint-Siège  avait  tout  décidé,  tout  réglé; 
les  Jésuites  n'avaient  eu  qu'à  acquiescer  «  à  la  résolution 
qui  les  concernait  ».  Par  suite  le  Saint-Siège  était  garant 
de  l'exécution  des  «  engagements  contractés  devant  son 
autorité  ».  Le  cardinal,  lui,  constate  que  le  Gouvernement 
français  se  déclare  satisfait  des  mesures  discrètes  que  les 
Jésuites  ont  prises  spontanément  et  d'eux-mêmes  ;  d'autre 
part,  ce  qui  en  garantit  l'exécution,  c'est  «  la  prudence  et 
la  sagesse  de  leur  Supérieur  Général  »  ;  enfin  il  prend  acte 


CHAPITRE    XII  603 

des  promesses  faites  parle  ministre  et  le  plénipotentiaire 
d'user  d'égards  envers  les  Jésuites. 

En  transmettant  cet  accusé  de  réception  à  Paris, 
M.  Rossi  s'évertua  à  expliquer  comme  quoi  il  répondait 
de  tout  point  à  l'attente  de  M.  Guizot.  Cette  dépêche 
curieuse  a  été  insérée  dans  les  Mémoires  tout  à  côté  de  la 
lettre  du  cardinal;  en  comparant  l'une  avec  l'autre  on  se 
prend  à  penser  qu'il  y  avait  chez  l'ami  de  M.  Guizot  encore 
plus  d'aplomb  que  d'ingéniosité  ^ 


VI 


La  Note  publiée  au  Moniteur  du  6  juillet  produisit  une 
émotion  considérable;  ce  fut,  au  sens  le  plus  vif  du  mot, 
l'événement  du  jour;  on  ferait  un  volume  curieux  et  ins- 
tructif avec  les  commentaires  dont  elle  fut  accompagnée 
dans  les  journaux  de  toute  couleur  et  de  toute  nuance. 
Gomme  elle  annonçait  le  succès  de  la  mission  Rossi,  tout 
le  monde  attribuait  au  Saint-Siège  les  mesures  prises  contre 
les  Jésuites.  Selon  le  mot  échappé  à  Montalembert,  c'était 
«  une  seconde  édition  de  la  destruction  de  l'Ordre  ».  Les 


I.  Il  y  a  une  autre  version  que  novis  devons  mentionner  pour  mémoire. 
Les  archives  du  Vatican  relatives  à  la  négociation  Rossi  demeurent 
malheureusement  impénétrables.  Le  P.  Bresciani,  le  fondateur  de  la 
CU'iltà  Cattolica  prétend  avoir  vu  tout  le  dossier,  et  voici  ce  qu'il 
raconte  :  Une  lettre  du  roi  Louis-Philippe  (plus  probablement  la  lettre 
de  M,  Guizot  à  Rossi)  ayant  été  communiquée  au  Saint-Père,  le  cardinal 
Lambruschini  écrivit  à  M.  Rossi  que  Grégoire  XVI  et  lui-même  étaient 
étrangement  surpris,  que  les  concessions  n'étaient  pas  leur  œuvre,  que 
le  Saint-Siège  y  était  étranger,  qu'elles  n'avaient  eu  lieu  qu'après  la 
rupture  des  négociations;  qu'elles  étaient  le  fait  du  Père  Général,  à  qui 
devaient  aller  les  remerciements  du  Gouvernement  français  que  le  Pape 
repoussait  pour  sa  part.  A  quoi  Rossi  aurait  objecté  :  Pensez-vous  que 
cette  lettre  doive  être  envoyée  à  Paris?  Elle  irritera  fort...  Croyez-moi, 
changez  cela;  remerciez  de  la  bienveillance  que  le  Roi  promet  aux  Jésui- 
tes, etc..  —  C'est  ainsi  que  le  cardinal  Lambruschini  aurait  été  amené 
à  écrire  sa  réponse.  Nous  devons  à  la  vérité  de  dire  que  la  note  manus- 
crite du  P.  Bresciani  porte  en  marge  ces  mots  de  la  main  du  P.Roothaan: 
«  Moite  cose  al  meno  duhbie.  i-  [Archiv.  rom.  S,  J.  7.  XXVIII.  93.) 


664  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

feuilles  gouvernementales  félicitaient  chaudement  le  minis- 
tère et  n'épargnaient  pas  leurs  éloges  au  Souverain  Pon- 
tife; celles  de  l'opposition  libérale,  tout  en  exprimant  leur 
satisfaction  du  résultat  obtenu,  renouvelaient  leurs  sar- 
casmes à  l'adresse  des  ministres  qui  étaient  allés  demander 
au  Pape  de  faire  exécuter  en  France  les  lois  françaises.  Le 
Courrier  français  se  chargea  de  formuler  des  réflexions 
qui  vinrent  tout  d'abord  d'elles-mêmes  à  l'esprit  des  catho- 
liques, mais  qu'une  plume  catholique  n'aurait  jamais  osé 
exprimer.  Réflexions  honorables  pour  la  Compagnie  de 
Jésus,  mais  fort  désobligeantes  pour  le  Saint-Siège,  qu'il 
nous  sera  permis  toutefois  de  citer,  puisque,  en  ce  qui 
concerne  le  Saint-Siège,  elles  partent  d'un  faux  supposé  : 

«  Nous  avions  fait  trop  d'honneur  à  la  cour  de  Rome  en 
supposant  qu'elle  laisserait  au  Gouvernement  français  la 
responsabilité  d'une  mesure  décisive  contre  les  Jésuites. 
Rome  a  cédé  ;  c'est  un  nouveau  signe  de  décadence  du 
pouvoir  spirituel  qui  réside  au  delà  des  monts.  Sacrifier 
ses  défenseurs  est  la  marque  la  plus  manifeste  de  sa  fai- 
blesse, et  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  l'Ordre  de 
Loyola  éprouve  l'ingratitude  du  Saint-Siège...  Alors  que 
les  Jésuites  se  propagent  ouvertement  sur  la  terre  de 
France  et  rencontrent  partout  l'appui  des  évoques,  le 
Pape  vient  en  aide  au  ministère  embarrassé  de  l'exécution 
des  lois  qui  prohibent  la  Compagnie  de  Jésus  ;  il  désavoue 
les  siens  et  casse  sa  milice.  A  qui  donne-t-il  gain  de 
cause  ?  A  l'esprit  philosophique  qui  a  obligé  le  ministère 
à  sévir.  Ce  sont  les  inspirations  de  MM.  Quinet  et  Miche- 
let.  Cousin  et  Thiers  qui  triomphent  au  Vatican. 

«  ...  Serait-ce  par  hasard  que  la  cour  de  Rome  aurait 
cru  servir  la  cause  de  la  religion  en  retirant  les  Jésuites 
de  France  ?  On  lui  aura  représenté  que  la  France  tout 
entière  était  prête  à  retourner  à  la  messe,  n'étaient  les 
Jésuites,  et  que  la  suppression  de  cet  élément  parasite 
ferait  infailliblement  refleurir  parmi  nous  «  l'auguste  reli- 
gion de  nos  pères  »,  comme  dit  M.  Thiers.  Nul  doute 
qu'on  lui  ait  tenu  ce  langage.  C'est  la  continuation  de  la 


CHAPITRE    XII  665 

plaisanterie  du  xviii*  siècle...  La  scène  que  la  Philosophie 
et  l'Eglise  jouent  entre  elles  est  absolument  celle  du 
médecin  et  du  malade  :  —  Que  diantre  faites-vous  de  ce 
bras-là?  —  Gomment  ?  —  Voilà  un  bras  que  je  me  ferais 
couper  tout  à  l'heure  si  j'étais  vous.  —  Et  pourquoi  ?  — 
Ne  voyez-vous  pas  qu'il  tire  à  lui  toute  la  nourriture  et 
qu'il  empêche  ce  côté-là  de  profiter  ?... 

«  Gomme  aujourd'hui  M.  Gousin  doit  respirer  à  l'aise  ! 
Qui  ne  se  rappelle  ce  discours  mémorable  dans  lequel,  à 
l'occasion  de  la  pétition  marseillaise,  il  se  déclara  l'anta- 
goniste inexorable  de  la  corporation,  en  ajoutant  ces 
mots  mystérieux  :  Il  en  arrivera  ce  quil  pourra,  pronon- 
cés d'une  voix  si  sombre  et  d'un  air  si  tragique  que  la 
Ghambre  des  Pairs  tout  entière  frissonna  d'une  secrète 
horreur.  Grâce  à  Dieu,  les  Jésuites  ne  sont  plus  ;  le  Pape 
a  sauvé  M.  Gousin  \  » 

Parmi  les  catholiques  ce  fut  une  véritable  consternation. 
Trois  jours  auparavant,  V Univers  avait  fait  connaître  au 
public  l'avis  donné  à  l'unanimité  par  la  Gongrégation  des 
Affaires  ecclésiastiques  extraordinaires.  Get  avis  accepté 
par  le  Pape,  ne  pouvait,  pensait-on,  qu'amener  le  Non  pos- 
sumus  sur  lequel  on  ne  revient  pas.  Aussi  le  journal 
s'empressait  d'ajouter  :  «  Dès  ce  moment  la  mission  de 
M.  Rossi  est  terminée.  »  (2  Juillet.)  La  Note,  connue  dès 
le  5  au  matin,  fut  d'abord  accueillie  comme  une  fausse 
nouvelle,  mais  quand  le  soir  du  même  jour,  on  la  trouva 
en  tète  du  Messager,  qui  avait  la  primeur  des  communi- 
cations officielles,  il  fallut  bien  se  rendre  à  l'évidence. 
L'historien  de  Louis  Veuillot  résume  ainsi  les  impres- 
sions de  son  entourage  à  ce  premier  moment  :  «  Quel 
abattement  chez  les  uns,  quelle  colère  chez  les  autres, 
quelle  déception  chez  tous  !  »  Puis  il  reproduit  deux 
pages  trouvées  dans  les  papiers  du  grand  écrivain,  lequel 
raconte,  sous  forme  de  mémorial  intime,  les  dernières 
heures  «  de  ce  mauvais  jour  ».  Le  récit  a  une  teinte  presque 

I.  Le  Courrier  français,  ']  Juillet  i8^5. 


666  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

lugubre.  Il  se  termine  par  une  sorte  de  récapitulation  : 
«  Voilà  comment  nous  passâmes  de  l'inquiétude  à  l'espoir 
et  de  l'espoir  à  la  plus  amère  tristesse  en  cette  triste 
journée  '.  » 

Le  lendemain  la  Note  paraissait  dans  VUnivers,  suivie 
seulement  de  ces  quelques  lignes  :  «  Cette  nouvelle,  qu'au- 
cune lettre  de  Rome  ne  nous  avait  laissé  prévoir,  brise  nos 
eœurs  ;  rien  ne  peut  ébranler  notre  foi.  Si  Rome  l'ordonne, 
les  Jésuites  se  soumettront.  L'Eglise  de  France  luttera 
sans  eux,  comme  elle  a  lutté  pour  eux.  Leur  départ  n'en- 
lève rien  à  ses  droits  ;  il  ajoute  à  ses  devoirs.  Dieu  ne 
permettra  pas  que  les  épreuves  diminuent  son  courage.  » 
(6  Juillet.)  Toutefois,  dès  le  jour  suivant,  le  grand  organe 
catholique  pouvait  publier  une  information  moins  affli- 
geante :  «  Des  lettres  de  Rome,  en  date  du  29  juin,  sont 
arrivées  hier  à  Paris.  M.  Rossi  n'a  obtenu  de  Sa  Sainteté 
qu'un  refus  positif.  Il  s'est  alors  adressé  au  R.  P.  Général 
des  Jésuites;  et  là,  il  paraît  qu'un  amour  de  la  paix  lui 
a  fait  obtenir,  probablement  sous  toutes  réserves,  des 
concessions  dont  nous  ne  connaissons  pas  l'étendue. 

«  Telle  est  la  vérité,  h^  Note  publiée  par  le -/l/e^^rt^er  a 
pu,  grâce  à  l'ambiguïté  de  la  rédaction,  faire  croire  des 
choses  qu'elle  ne  dit  pas.  Le  but  de  la  mission  de  M.  Rossi 
a  été  atteint,  en  ce  sens  que  les  Jésuites  français  peuvent, 
sur  l'ordre  de  leur  G  énéral,  renoncer  à  l'usage  d'une  partie 
de  leurs  droits  de  citoyens,  ne  pas  plaider,  se  disperser 
même;  il  n'importe.  Mais  le  ministère  semblait  annoncer 
une  intervention  du  Saint-Siège;  tout  le  monde  y  a  été 
trompé,  et  nous  l'avons  cru  nous-mêmes.  Or,  le  Saint- 
Siège  a  refusé  d'intervenir  en  aucune  manière  ;  il  n'a 
donné  ni  ordre  ni  conseil;  il  a  complètement  abandonné  la 
cause  au  jugement  du  R.  P.  Général.  » 

L'affirmation  de  ï Univers  fut  acceptée  et  reproduite  par 
toute  la  presse;  les  feuilles  antiministériellesy  trouvèrent 


I.   Cf.    Louis   Veuillot,  par  Eugène  Veuillot.  Neuvième  édition,  T.  II, 
p.  55. 


CHAPITRE    XII  067 

matière  à  épigrammes  :  «  M.  Rossi  a  échoué  auprès 
du  Pape,  écrivait  le  National  ;  mais  il  a  réussi  auprès 
du  Général  des  Jésuites.  »  Et  le  Courrier  Français:  «  Le 
R.  P.  Roothaan  a  traité  de  puissance  à  puissance  avec  le 
roi  des  Français;  c'est  à  lui  que  notre  Gouvernement  a 
envoyé  un  ambassadeur.  Notre  diplomatie  se  relève  en 
Europe.  »  Les  journaux  catholiques  insistèrent.  Pour 
mieux  dégager  le  Saint-Siège  on  allait  un  peu  au  delà  de 
la  vérité.  C'est  avec  les  Jésuites  que  M.  Rossi  aurait  traité, 
et  c'est  à  eux  seuls  que  les  catholiques  devaient  reprocher 
une  capitulation  qu'ils  déploraient  comme  une  faiblesse  et 
une  honte.  Nous  voyons  dans  les  correspondances  de 
famille  que  leur  douleur,  leur  mécontentement,  leur  irri- 
tation même  se  traduisaient  de  façon  passablement  vive  et 
amère. 

Le  Père  Delvaux,  très  ardent  pour  son  propre  compte, 
se  fait  l'écho  des  rumeurs  qui  circulent  autour  de  lui  dans 
un  milieu  particulièrement  échauffé  :  «  On  a  mis  le  Saint- 
Siège  hors  de  cause  ;  alors  ce  sont  donc  les  Jésuites  qui 
s'abandonnent  et  trahissent  l'armée  catholique.  On  ne 
garde  plus  de  ménagement  à  notre  égard.  C'est,  dit-on 
couramment,  une  lâcheté  inutile.  Un  journaliste  catholi- 
que en  était  à  son  sixième  article.  11  le  déchire  :  A  quoi 
bon  défendre  des  gens  qui  ne  veulent  pas  être  sauvés?... 
V Univers  du  8  fait  entrevoir  un  renoncement  partiel  aux 
droits  de  citoyens.  Alors  quoi?  Où  s'arrétera-t-on  ?... 
Enfin  beaucoup  de  sottises;  car  beaucoup  ne  sont  pas  de 
sang-froid..  :  Qu'est-ce  que  ce  Général  qui,  d'un  trait  de 
plume,  dispose  des  droits  civils  et  politiques  de  tant  de 
citoyens  français  et  du  même  coup  compromet  toutes  les 
libertés  d'une  grande  Église  ?  C'est  à  lui  qu'il  faut  recou- 
rir pour  chasser  des  hommes  dont  le  plus  grand  crime 
est  précisément  de  lui  être  soumis...  »  (10  Juillet.) 

Le  Père  Guidée,  l'homme  à  l'esprit  si  pondéré,  si  peu 
enclin  à  l'exagération,  rapporte  lui  aussi  ce  qu'il  voit  et 
entend  :  «  L'émotion  est  terrible,  écrit-il  de  Paris  à  la 
même  date.  Nous  avons  fait  tout  notre  possible  auprès  des 


6G8  LV    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

rédacteurs  de  V Univers  pour  les  modérer...  Sauver  l'hon- 
neur du  Saint-Siège  n'est  pas  chose  facile  devant  les  décla- 
rations du  Moniteur  et  des  journaux  officieux...  Il  s'agit 
encore  de  soutenir  le  courage  des  évéques  et  des  bons 
catholiques  blessés  au  cœur  par  les  nouvelles  publiées  au 
Moniteur.  »  (10  Juillet.)  Et  deux  jours  après  :  «  ...  Quelle 
crise  !...  Quel  scandale  pour  les  évêques,  pour  les  fidèles, 
quand  on  connaîtra  tous  les  fils  de  cette  négociation,  les 
promesses  faites!...  Et  on  les  saura...  »  (12  Juillet.)Le  Père 
de  Ravignan  résume  l'impression  sur  un  ton  plus  pessi- 
miste encore  :  «  Afiliction  profonde  pour  les  gens  de  bien, 
scandale  pour  les  faibles  dans  la  foi,  sujet  de  blasphème 
pour  les  impies,  tel  est  l'effet  de  la  décision  publiée  par  le 
Gouvernement  et  que  tous,  quoi  qu'on  fasse,  ne  peu- 
vent s'empêcher  d'attribuer  au  Saint-Siège.  »  (12  Juil- 
let.) 

Dans  une  longue  lettre  à  un  prélat  romain,  Mgr  Parisis 
résumait  ainsi  sa  pensée  :  «  La  décision  prise  par  le  Saint- 
Siège  relativement  aux  Jésuites  est  :  l**  malheureuse  en 
elle-même.,  puisqu'elle  punit  des  innocents  et  des  amis, 
en  faisant  triompher  des  ennemis  et  des  coupables  ; 
2"  offensante  pour  Vépiscopat,  en  ce  qu'elle  a  été  prise 
sans  son  concours,  sans  son  avis,  et  contre  le  sentiment 
commun  du  plus  grand  nombre  des  évêques,  notamment 
de  ceux  qui  étaient  le  plus  intéressés  à  la  chose  :  sur 
vingt-quatre  évêques  qui  ont  des  Jésuites  dans  leurs  dio- 
cèses, vingt-trois  avaient  déclaré  qu'ils  les  soutiendraient 
contre  toute  prétention  du  pouvoir  à  leur  sujet;  3°  favora- 
ble aux  idées  schisrfiatiques  et  impies.,  qui  tendent  à 
subordonner  l'Eglise  à  l'État,  puisque,  quoique  essen- 
tiellement ecclésiastique,  elle  a  été  traitée  exclusive- 
ment par  la  voie  de  la  diplomatie  ;  4°  très  inexplicable  dans 
sa  cause.,  puisque  évidemment  les  plus  grands  torts, 
sinon  même  les  seuls  torts  réels,  ont  été  du  côté  de 
ceux  qui  sont  sortis  triomphants  du  tribunal  du  Saint- 
Siège  ;  5"  très  dangereuse  pour  les  suites,  puisqu'elle 
jette   parmi  les  catholiques,  prêtres   et  simples  fidèles, 


CHAPITRE    XII  G69 

le  mécontentement,  le  découragement  et  surtout  la 
défiance  à  l'égard  de  Rome  '.  » 

Il  fallut  du  temps  pour  calmer  des  récriminations  dont 
le  respect  était  parfois  impuissant  à  tempérer  la  violence. 
Plus  d'un  mois  après,  le  Père  Guidée  fait  part  au  Père 
Général  des  propos  qui  continuent  à  circuler  parmi  des 
catholiques  de  marque  :  «  On  traite  à  Rome  avec  un  apos- 
tat, un  renégat;  on  s'en  rapporte  à  sa  parole.  La  seule 
réception  de  Rossi  comme  négociateur  a  été  un  scandale; 
jugez  de  TefTet  produit  par  son  succès...  Tout  le  monde 
parle  de  lâcheté  à  l'adresse  de  la  plus  sainte  autorité.  » 
(11  Août.)  A  peu  près  à  la  même  date  un  Supérieur  de 
Lyon  se  fait  l'interprète  de  plaintes  plus  modérées  dans 
leur  expression  mais  non  moins  profondes  :  v  Quant  aux 
concessions  que  Votre  Paternité  a  cru  devoir  faire,  je 
dois  à  la  vérité  de  dire  qu'elles  ont  beaucoup  affligé  et 
consterné  les  catholiques  les  plus  dévoués  à  l'Église, 
qu'elles  ont  même  blessé  et  indisposé  plusieurs  de  nos 
meilleurs  amis  et  de  nos  plus  zélés  défenseurs.  Je  puis 
citer  NN.  SS.  de  Lyon,  de  Langres,  de  Chartres  et  MM.  de 
Montalembert,  de  Barthélémy,  Beugnot,  de  Vatimesnil, 
etc.  M.  de  Barthélémy  en  a  été  malade  et  iNL  de  Monta- 
lembert en  a  exprimé  de  vive  voix  sa  profonde  douleur  à 
notre  vénéré  Cardinal. . .  Les  vrais  et  fervents  catholiques 
s'attendaient  à  nous  voir  résister  vaillamment...  ;  quand 
ils  ont  vu,  par  nos  concessions,  que  nous  nous  retirions 
du  combat  et  que  nous  trompions  leurs  espérances,  ils  en 
ont  été  douloureusement  affectés,  et  presque  indignés  et 
découragés-.  » 

Jusqu'à  la  fin  de  cette  triste  année  la  même  note  doulou- 
reuse se  fera  entendre  de  tous  les  points  du  territoire.  Le 
Père  Jordan,  alors  Supérieur  de  la  résidence  de  Grenoble 
et  qui  allait  bientôt  succéder  au  Père  Maillard  comme 
Provincial  de  Lyon,  écrit  le  5  novembre  :  «  Nos  amis,  ici 


1.  Lettre  à  Mgr  Luquet,  évêque  d'Hésébon. 

2.  Le  P,  Louis  Valantin  au  R.  P.  Roothaan,  i2aoùti8ii5. 


670  LA.    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

comme  partout  en  France,  gémissent  des  concessions  qui 
ont  été  faites,  et  nous  sommes  souvent  embarrassés  pour 
répondre  à  leurs  plaintes.  » 

Mais  de  toutes  les  remontrances  que  les  Jésuites  fran- 
çais eurent  à  essuyer  par  suite  de  leur  prétendue  capitula- 
tion, la  plus  pénible  fut  assurément  celle  qui  leur  vint  de 
l'évêque  de  Langres,  Mgr  Parisis.  Nous  avons  dit  avec 
quelle  énergie  il  les  avait  conviés  à  une  résistance  intran- 
sigeante. La  victoire  de  Rossi  et  l'information  qui  l'attri- 
buait à  la  capitulation  des  Jésuites  lui  causèrent  un  mortel 
déplaisir;  il  reprit  la  plume  et  écrivit  une  Lettre  à  un  catho- 
lique ;  datée  du  14  juillet,  elle  parut  le  22  dans  V  Univers^ 
et  fut  en  même  temps  répandue  sous  forme  de  brochure. 
Le  prélat  paraît  d'abord  excuser  la  conduite  des  Jésuites; 
il  plaide,  si  l'on  peut  dire,  les  circonstances  atténuantes. 
Les  évéques  étaient  disposés  à  tout  pour  eux.  «  Mais  on 
leur  a  fait  croire  au  loin  que  cette  générosité  de  l'épisco- 
pat  était  téméraire,  que,  en  acceptant  l'appui  des  évêques, 
ils  compromettaient  certainement  et  gravement  leurs  pro- 
tecteurs et  avec  eux  la  religion  tout  entière.  On  peut  sans 
doute  accuser  ces  représentations  de  mensonges  ;  on  peut 
plaindre  les  chefs  de  la  Compagnie  d'y  avoir  ajouté  foi. 
Mais  dès  que  les  Jésuites  ont  accepté  cette  conviction, 
peut-on  blâmer,  ou  plutôt  peut-on  ne  pas  admirer  ce 
qu'ils  viennent  de  faire  ?  »  On  sent  assez  que  l'évêque  a 
sur  le  cœur  la  faute  qu'il  ne  veut  pas  «  blâmer  »,  sur 
laquelle  il  appelle  même  l'admiration  ;  il  y  a  vu  un  excès 
de  crédulité  et  tout  ensemble  un  manque  de  confiance 
offensant  pour  l'épiscopat.  Mais  que  dire  de  ce  qui  suit? 
«  Quels  seront  les  résultats  de  la  concession  faite  par  les 
Jésuites  ?  Le  premier  résultat,  c'est  que  nous  n'aurons  plus 
à  nous  occuper  d'eux.  Ils  se  sont  placés,  pour  ainsi  dire, 
hors  la  loi  ;  ils  ont  quitté  le  front  de  l'armée  sainte  où  se 
trouvait  naturellement  leur  poste  ;  ils  ont  abdiqué  pour 
leur  compte  des  droits  incontestables;  ils  nous  ont  mis 
dans  l'impossibilité  de  les  défendre.  » 

Ainsi  donc  l'évêque,  qui  s'était  placé  à  la  tête  de  l'Église 


CHAPITRE    XII  G7  l 

de  France  dans  la  lutte  qu'elle  soutenait  pour  son  indé- 
pendance et  sa  dignité,  dénonçait  les  Jésuites  comme 
déserteurs  devant  l'ennemi  sur  l'ordre  de  leur  Général. 
On  conçoit  l'émotion  du  Père  Roothaan  devant  une  telle 
accusation.  Le  2  août,  il  écrivait  au  Provincial  de  Paris  : 
«  Oh!  que  la  lettre  de  l'évêque  de  Langres  m'a  fait  de 
mal,  à  cause  de  quelques  expressions  !  Mais  démentir  ou 
expliquer  au  public  gâterait  tout.  Patience!  Oinniatempus 
habent.  » 

Or,  par  une  coïncidence  singulière,  au  moment  même 
où  Mgr  Parisis  venait  d'achever  s?i  Lettre  à  un  catholique^ 
le  Père  Roothaan  lui  écrivait  pour  le  remercier  au  nom  de 
la  Compagnie  de  celle  qu'il  avait  publiée  un  mois  aupara- 
vant. Je  veux,  disait-il,  «  exprimer  à  Votre  Grandeur  mes 
hommages  de  vénération,  d'admiration  et  de  reconnais- 
sance. Les  écrits  qu'Elle  a  publiés  successivement,  si 
pleins  de  force  et  de  sagesse,  sont  dignes  des  plus  beaux 
temps  de  l'Église  ».  (17  Juillet.) 

Cette  effusion  parvint  au  palais  épiscopal  de  Langres 
par  le  même  courrier  que  le  numéro  de  V Univers  où  se 
trouvaient  les  duretés  échappées  à  la  mauvaise  humeur  du 
prélat  contre  les  Jésuites  (22  Juillet).  Mgr  Parisis  ne  laissa 
pas  d'en  être  quelque  peu  gêné.  Quelques  jours  plus  tard 
il  faisait  loyalement  réparation.  Le  12  août  il  écrivait  au 
Père  Roothaan  :  «...  La  première  nouvelle  du  parti  pris 
heurtait  si  directement  ce  que  je  venais  de  publier  que  j'ai 
dû  en  éprouver  quelque  peine,  moins  pour  le  désagrément 
personnel  qui  en  résultait  que  par  la  crainte  d'un  échec 
fâcheux  pour  la  sainte  cause  que  nous  défendons...  Mais  il 
est  possible  que  la  concession  à  laquelle  vous  avez  con- 
senti soit,  tout  bien  calculé,  plus  avantageuse  que  la  résis- 
tance. Vous  avez  vu  dans  ma  Lettre  à  un  catholique  que  je 
ne  cesse  pas  pour  cela  d'avoir  pour  votre  sainte  Compa- 
gnie la  même  vénération  et  la  même  estime.  Mais  voici  en 
quoi  votre  concession  pourra  nous  faire  du  mal.  Il  est 
hors  de  doute  qu'on  va  vouloir  nous  faire  reculer  sur 
d'autres  points.  Or,  je  ne  crois  pas  que  nous  le  puissions 


672  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

en  conscience.  Nous  résisterons  donc;  mais  vous  ne 
serez  plus  là  pour  nous  appuyer,  et  loin  de  nous  être  un 
soutien  comme  par  le  passé,  vous  servirez  à  nos  ennemis 
d'argument  contre  nous.  » 

En  somme,  tout  en  versant  du  baume  sur  la  blessure 
qu'il  avait  faite,  l'évêque  de  Langres  persista'!  dans  son 
sentiment;  il  regrettait,  il  blâmait  les  concessions.  Beau- 
coup parmi  ses  collègues  de  l'épiscopat,  beaucoup  aussi 
dans  les  rangs  du  clergé  et  la  grande  majorité  des  mili- 
tants catholiques  se  rangèrent  au  même  avis.  Pendant  des 
mois  les  Jésuites  français  furent  assaillis  de  récrimina- 
tions souvent  fort  peu  mesurées;  l'écho  en  arrivait,  plutôt 
amplifié  qu'affaibli,  aux  oreilles  du  Général;  c'était  lui 
qu'on  rendait  seul  responsable.  Le  Père  Roothaan  n'es- 
sayait même  pas  une  justification  qui  ne  lui  eût  été  que 
trop  facile.  11  ne  contestait  point  les  fâcheux  effets  des 
concessions;  mais  ceux  de  la  résistance  eussent-ils  été 
moindres?  En  ce  qui  concerne  la  Compagnie,  le  Gouver- 
nement, trop  engagé  pour  reculer,  ne  se  serait-il  pas  porté 
à  des  mesures  plus  radicales  et  peut-être  irréparables?  Et 
au  surplus,  on  a  vu  comment  le  Père  Roothaan  avait  été 
amené  à  faire  des  concessions.  Au  Provincial  de  Lyon  qui, 
lui  aussi,  avait  fait  part  à  son  Supérieur  du  blâme  que  ses 
concessions  rencontraient  dans  les  rangs  de  l'épiscopat,  il 
répondait  :  «  On  a  bien  raison  de  blâmer  le  Père  Général. 
Vous,  mon  cher  Père,  vous  savez  ce  qu'il  en  est...  Oh! 
qu'il  serait  bon  que  les  évêques  écrivissent  au  Saint-Père 
—  mais  au  Saint-Père  —  sur  l'inconvenance  des  conces- 
sions faites  par  le  Père  Général.  Cela  pourrait  servir  pour 
l'avenir,  si  jamais!...  »  (18  Août  1845.)  Avec  plus  de  préci- 
sion encore  il  écrivait  au  Père  Gury  :  «  Quant  aux  conces- 
sions, croyez,  mon  cher  Père,  que  nous  n'avons  pas 
manqué  de  manifester  à  qui  de  droit  nos  prévisions  sur 
les  suites  qu'elles  entraîneraient,  comme  nous  ne  man- 
quons pas  maintenant  d'en  faire  connaître  les  effets.  Mais 
vous  savez  bien  que  la  prudence  est  la  vertu  de  celui  qui 


CHAPITRE    XII  673 

commande,  non  de  celui  qui  obéit,  et  que  le  Général  de  la 
Compagnie  a  un  Supérieur.  »  (2  Octobre  1845.) 

En  définitive  le  Père  Roothaan  avait  obéi,  sans  avoir,  il 
est  vrai,  reçu  ni  ordre^  ni  conseil  équivalant  à  un  ordre; 
mais  il  savait,  pour  l'avoir  appris  de  saint  Ignace,  que  la 
parfaite  obéissance  n'en  demande  pas  tant.  Cela,  il  pou- 
vait le  dire  aux  siens,  et  c'était  assez  pour  se  justifier  à 
leurs  yeux.  Mais,  devant  le  public  et  même  les  évêques,  le 
Général  de  la  Compagnie  devait  garder  une  responsabilité 
fâcheuse  dontiln'auraitpu  se  décharger  qu'en  la  renvoyant 
au  Saint-Siège. 


La  Compagnie  de  Jésus.  43 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES 


I 


Circulaire  du  P.  Renault,  Pros>incial  de  France 
sur  le  niennaisianinnie 

Mon  Révéhend  Pèhe,  P.  C. 

«  Vous  connaissez,  sans  doute,  la  dernière  Encyclique  qui 
condamne  les  Paroles  d'un  Croyant  et  un  nouveau  système  de 
Philosophie.  Les  évêques  la  publient  dans  des  lettres  pastora- 
les, où  ils  font  ressortir  la  fausseté  et  le  danger  des  nouvelles 
doctrines.  Un  grand  nombre  des  plus  zélés  partisans  de  ces 
systèmes  se  sont  rétractés.  Ceux  des  Nôtres  qu'on  sait  les  avoir 
partagés  doivent  aussi  se  déclarer  maintenant.  Ce  qui  pouvait 
être  toléré  avant  que  le  Saint-Siège  eût  parlé,  ne  peut  plus 
l'être.  La  dernière  Encyclique  a  condamné  bien  évidemment 
le  système  de  Philosophie,  qui  était  comme  la  base  de  toutes 
ces  doctrines;  et  le  Saint-Père  ne  l'a  pas  seulement  condamné, 
à  cause  de  l'application  qui  en  a  été  faite,  mais  encore,  en  ter- 
mes exprès,  parce  qu'il  est  en  lui-même  un  système  qui  induit 
en  erreur,  et  qui,  conséquemment,  doit  être  tout  à  fait  im- 
pj-om'é  :  Nos  hic  loqui  etlam  de  fallaci  illo  haud  ita  pridem 
invecto  philosophiae  systeniate  plane  improhando. 

J'espère  que  nous  voilà  arrivés  au  moment  où  nous  n'aurons 
plus,  sur  ce  point,  comme  en  tout  le  reste,  «  qu'un  même  sen- 
timent, et  que  nous  l'exprimerons  tous  de  la  même  manière  ». 
C'est  pour  s'en  assurer  davantage,  et  nous  faire  goûter  plus 
parfaitement  le  bonheur  de  cette  unité,  que  notre  Révérend 
Père  Général  demande  que  ceux,  qui  ont  plus  ou  moins  adopté 
ces  systèmes,  disent  aujourd'hui  ce  qu'ils  en  pensent  d'une 
manière  nette  et  précise.  Vous  voudrez  donc  bien  demander 


676  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

aux  Pères  de  votre  maison,  qui  seraient  dans  ce  cas,  une  décla- 
ration qu'ils  signeront;  vous  me  la  remettrez  à  la  visite,  cette 
année;  et,  si  la  visite  de  votre  maison  est  faite,  vous  me  l'en- 
verrez par  une  occasion  à  la  maison  de  Lyon,  où  je  la  trouverai 
à  mon  retour.  J'enverrai  à  Rome  ces  déclarations,  qui  ne  seront 
sans  doute  que  l'expression  de  la  soumission  la  plus  entière  à 
la  décision  du  Saint-Siège;  elles  consoleront  la  Compagnie  et 
les  premiers  Supérieurs,  dont  la  prévoyante  sagesse  nous  a 
retenus,  nous  rappelant  aux  vrais  principes,  et  nous  disant, 
comme  l'apôtre  à  son  disciple  :  0  Timothee,  depositum  custodi, 
devitans  profanas  vocuni  novitates,  et  oppositiones  falsi  nominis 
scîentiae,  quant  quidam  promittentes...  exciderunt\  Que  des 
soins  si  particuliers  de  la  Providence,  dans  ce  temps  de  vertige 
et  d'erreurs,  demandent  de  notre  part  de  reconnaissance  et 
d'amour! 

II 

D'frun  on  se  rend  à  Pasages  soit  par  la  grande  ligne,  soit  par 
un  petit  chemin  de  fer  électrique  qui  va  jusqu'à  Saint-Sébas- 
tien. C'est  par  cette  voie  que  nous  nous  y  rendons.  Le  trajet 
dure  une  petite  heure.  La  gare  est  proche  de  l'extrémité  de  la 
baie;  c'est  là  que  se  trouve  le  port  moderne;  tout  un  quartier 
s'y  est  élevé  depuis  quelques  années;  il  s'appelle  Ancho  et  se 
relie  à  Renteria,  centre  industriel  d'une  certaine  importance. 
Los  Pasages  se  compose  de  deux  villages  situés  de  part  et  d'au- 
tre à  l'entrée  du  goulet,  SanPedro  à  gauche  etSan  Juan  adroite, 
quand  on  regarde  la  mer.  C'est  à  San  Juan  que  se  trouvait  le 
collège.  Comme  il  serait  trop  long  de  contourner  la  baie,  nous 
nous  y  rendons  directement  en  barque.  San  Juan  s'allonge  au 
pied  d'une  montagne  très  raide,  presque  à  pic,  avec  quelques 
arbres  d'ici  de  là  et  un  bouquet  de  pins  à  mi-hauteur.  Il  n'y  a 
qu'une  seule  rangée  de  maisons,  tout  au  bord  de  l'eau  pour  la 
plupart,  l'unique  rue  est  même  en  plusieurs  endroits  recouverte 
par  les  constructions;  il  n'y  a  un  peu  d'espace  libre  qu'à  la 
Plaza  de  la  Constitucion.  Après  la  dernière  maison,  on  entre 
dans  le  goulet,  fort  resserré  entre  deux  falaises  rocheuses  sur 
une  longueur  de  douze  à  quinze  cents  mètres. 

1.  O  Timothee,  gardez  le  dépôt  qui  vous  a  été  conQé,  fuyant  les  pro- 
fanes nouveautés  de  paroles,  et  les  objections  d'une  prétendue  et  fausse 
science;  car  ceux  qui  l'ont  professée,   se   sont    égarés.  (I  Tini.  VI,  20.) 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES  677 

Le  jeune  curé  de  San  Juan  se  met  très  gracieusement  à  notre 
disposition  ;  à  l'entrée  de  la  maison  qu'il  habite,  une  inscrip- 
tion nous  apprend  que  Victor  Hugo  y  fit  un  séjour  en  1843. 
Fantaisie  de  poète,  en  quête  de  pittoresque.  Le  collège  des 
Jésuites  (1828-1834)  était  situé  à  l'extrémité  du  bourg  opposée 
à  la  mer  ;  il  occupait  deux  ou  trois  bâtiments,  dont  le  principal, 
grosse  maison  carrée,  avec  sa  façade  de  pierres  de  taille  ornée 
d'un  solennel  écusson  seigneurial,  n'est  pas  dépourvu  de  carac- 
tère. Le  rez-de-chaussée  est  enterré  du  côté  de  la  montagne  ; 
au  premier  étage  trois  grandes  salles  avec  balcon  sur  la  baie  ; 
au  second,  la  distribution  est  différente;  nous  y  voyons  un 
oratoire,  avec  une  madone  peinte  sur  la  muraille;  il  y  a  encore 
un  étage  d'une  hauteur  beaucoup  moindre  et  de  vastes  galetas. 
Ce  devait  être  l'habitation  d'une  riche  famille  au  temps  où 
Los  Pasages  offrait  un  port  naturel  et  un  abri  sûr  au  commerce 
maritime  ;  mais  nous  nous  demandons  comment  on  pouvait  y 
installer  un  collège.  Une  étroite  bande  de  terre,  qui  s'élargis- 
sait un  peu  à  marée  basse,  servait  de  cour  de  récréation.  Tout 
est  aujourd'hui  abandonné,  sans  autres  habitants  que  les  rats  et 
les  araignées.  La  grande  maison  avait  été  mise  en  communica- 
tion avec  l'église  paroissiale  de  San  Juan  par  un  pont  jeté 
au-dessus  de  la  rue,  ou  pour  mieux  dire,  de  la  ruelle.  Cette 
église,  avec  ses  grands  murs  de  pierre  de  taille  percés  de  rares 
fenêtres,  a  extérieurement  un  aspect  de  forteresse.  L'intérieur 
présente  une  seule  nef  assez  majestueuse.  Le  fond  de  l'abside 
jusqu'à  la  voûte  est  occupé  par  un  retable  monumental,  à  la 
mode  espagnole,  sculpté  en  haut  relief  et  peuplé  d'un  nombre 
incalculable  de  figures  ;  le  tout  est  doré,  mais  heureusetnent  le 
temps  a  adouci  l'éclat  de  la  dorure.  C'est  incontestablement 
une  pièce  fort  remarquable.  Deux  autels  latéraux  sont  égale- 
ment surmontés  de  retables  forts  beaux  quoique  moins  impo- 
sants parleurs  dimensions.  Vers  le  milieu  du  bourg  se  trouve 
la  chapelle  des  marins,  et  un  peu  au-dessus  des  maisons  atta- 
chées au  flanc  de  la  montagne  une  autre  petite  église  sous  le 
vocable  de  Santa  Anna.  La  population  de  San  Juan  ne  doit  pas 
dépasser  300  à  400  âmes. 

Souvenir  d'uno  excursion  à  Los  Pasages,  22  septembre  1913. 


678  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 


III 


Lettre  du  P.  Louis  Valantin,  recteur  du  collège  du  Passage, 
au  R.  P.  Rooihaan,  Général  de  la  Compagnie  de  Jésus. 

Notre  cher  collège  du  Passage  n'existe  plus.  Un  coup  soudain 
l'a  frappé  et  anéanti,  au  moment  même  où  son  existence  sem- 
blait être  moins  menacée  que  jamais.  Depuis  deux  mois  envi- 
ron, on  nous  laissait  jouir  d'un  calme  profond  ;  mais  ce  calme, 
comme  nous  venons  de  l'éprouver,  n'était  qu'un  calme  trom- 
peur, pendant  lequel  on  préparait  notre  ruine.  Le  12  de  ce 
mois,  vers  quatre  heures  de  l'après-midi,  un  adjudant  général, 
accompagné  de  cinquante  à  soixante  hommes  de  la  garde 
urbaine  de  Saint-Sébastien,  arrive  au  collège,  laisse  sa  troupe, 
partie  devant  la  maison  de  Saint-Joseph,  partie  devant  celle  de 
Saint-Roch,  entre  seul  avec  un  officier,  et  me  fait  demander. 
Je  descends  aussitôt  au  parloir  ;  et  là  je  suis  sommé  de  fournir 
sans  délai  la  liste  de  toutes  les  personnes,  maîtres,  élèves  et 
domestiques  qui  habitent  le  collège,  en  indiquant  la  patrie  de 
chaque  individu.  Je  fais  observer  que  ce  travail  exige  un  peu 
de  temps  ;  on  me  l'accorde.  Les  listes  faites  et  remises,  l'adju- 
dant général  prend  congé  et  se  retire.  Je  crois  que  tout  est  fini, 
au  moins  pour  ce  jour-là.  Point  du  tout.  A  peine  un  quart  d'heure 
s'est-il  écoulé,  l'adjudant  rentre  ;  et  cette  fois  il  me  fait  appeler 
au  parloir,  et  veut  que  je  m'y  présente  avec  cinq  autres  des 
principaux  Pères  du  collège.  Il  est  obéi.  Alors,  prenant  un 
air  grave,  il  me  remet  un  papier,  qui  ne  contenait  que  quatre 
ou  cinq  lignes  !  et  quand  je  l'ai  lu  :  «  Eh  bien,  Monsieur,  me 
dit-il,  êtes-vous  disposé  à  vous  soumettre?  »  Je  réplique  :  «Oui 
et  non,  Monsieur  l'adjudant;  car,  avant  de  m'engagera  rien,  il 
faut  que  je  sache  de  quoi  il  s'agit  ;  or,  le  papier  que  je  viens  de 
lire  ne  me  l'apprend  pas.  J'y  vois  seulement  que  vous  êtes 
chargé  de  me  communiquer  un  ordre.  Quel  est  cet  ordre  ?  — 
Le  voici,  écoutez.  Je  dois  vous  l'expliquer  de  vive  voix.  Votre 
collège  est  fermé,  dès  cet  instant  ;  et  il  faut  que,  demain,  il  n'y 
reste  plus  personne,  si  ce  n'est  deux  Pères  et  deux  Frères  avec 
quelques  domestiques,  pour  procéder  à  l'inventaire  et  à  l'em- 
ballage du  mobilier  ;  le  tout  en  présence  de  l'alcade.  » 


PIECES    JUSTIFICATIVES  679 

Sur  mes  représentations,  M.  l'adjudant  veut  bien  accorder 
un  délai  de  deux  jours  pour  opérer  le  départ  des  élèves  fran- 
çais, et  consentir  qu'au  lieu  de  deux  Pères  il  en  reste  trois 
au  collège. 

Le  lendemain  matin,  après  avoir  célébré  le  Saint-Sacrifice, 
je  me  hâte  de  me  rendre  à  Saint-Sébastien.  Je  vais  droit  chez 
l'agent  consulaire  de  France,  dont  je  reçois  l'accueil  le  plus 
aimable.  Je  règle  avec  lui  tout  ce  qui  concerne  nos  passeports, 
et  j'obtiens  par  son  intervention  trois  jours  entiers  pour  exé- 
cuter tant  notre  départ  que  celui  des  élèves  ;  et  certes,  ce  n'était 
pas  trop. 

Je  ne  vous  peindrai  pas  maintenant,  mon  Très  Révérend 
Père,  tous  nos  embarras,  toutes  nos  fatigues,  soit  au  Passage, 
soit  à  Bayonne;  vous  les  comprenez  sans  peine.  A  Bayonne, 
par  exemple,  où  je  me  suis  trouvé  des  premiers  avec  les 
PP.  Point  et  Luiset,  il  a  fallu  huit  jours  pour  procurer  à  nos 
élèves  les  moyens  de  retourner  dans  leurs  familles;  et  même 
c'est  hier  seulement  que  la  dernière  bande  composée  de  trois 
a  pu  partir  avec  un  de  nos  Pères.  Rien  n'avait  pu  être  prévu,  ni 
préparé  d'avance.  Actuellement,  il  s'agit  de  faire  rentrer  en 
France  notre  mobilier,  ce  qui  offre  bien  des  difficultés.  Les 
plus  grandes  viennent  du  côté  de  l'Espagne  où,  d'après  le 
décret  de  la  Régente  qui  nous  a  expulsés  de  ce  pays,  on  pré- 
tend retenir  en  séquestre  tout  ce  que  nous  avons  au  Passage, 
cabinet  de  physique,  bibliothèque,  objets  d'église,  de  lingerie, 
meubles,  etc.,  etc.  Nous  travaillons  à  obtenir  justice  d'un  acte 
si  révoltant  ;  et  je  fais  en  même  temps  des  démarches  pour 
qu'une  partie  au  moins  de  notre  mobilier,  savoir  tout  ce  qui  est 
sorti  primitivement  de  France,  puisse  y  rentrer  en  franchise. 
A  cet  effet  je  me  suis  adressé,  par  l'entremise  d'un  ami  que  nous 
avons  à  Paris,  à  M.  le  Directeur  de  l'administration  des  Doua- 
nes, et  on  m'a  fait  espérer  que  ma  requête  seraitfavorablement 
accueillie.  Mais  tout  cela  n'aboutirait  à  rien,  si  l'on  s'opiniâ- 
trait,  contre  tout  droit  et  toute  raison,  à  ne  pas  laisser  sortir 
nos  effets  d'Espagne. 


680 


LA    COMPAGNIK    DE    JESUS 


IV 


Jésuites  anciens  élèves  de  Fi'ibourg 
(Extrait  du  Livrb  d'or) 


D'Astros  Maxence 
Aurran  Joseph 
De  Backer  Charles 
Bellew  Michel 
Benausse  Félix 
Bernadac  Adolphe 
De  Beuvron  Eugène 
Billas  Paul 
De  Boisgelin  Louis 
De  Bouchaud  Edouard 
BoufTier  Gabriel 
De  Boylesve  Marin 
Braun  Eugène 
De  Carmejane  Charles 
Castanier  Auguste 
Chambellan  Ernest 
De  Chazournes  Léon 
Chevreuil  Emile 
De  Damas  Amédée 
De  Damas  Charles 
Dorr  Edouard 
Dorville  Charles 
Dumas  Henri 
Faller  Clément 
Finaz  Marc 

Flandrin  Jean-Baptiste 
De  Foresta  Albéric 
Fruzzini  Léopold 
Goeldlin   de  Tiefenau    Jean- 
Baptiste 
De  Gottrau  Philippe 
Haan  Joseph 
Hassenforder  Victor 
Havard  Antoine 


Hélot  Louis 
Heyvaert  Edouard 
D'Hivert  Jean 
Hoffmann  Emile 
Hoffmann  Victor 
Indermatten  Pierre 
Jullien  Saint-Michel 
Juster  Jules 
Knight  Guillaume 
Kohler  Auguste 
Laboré  Francisque 
De  Lamezan  Joseph 
Le  Lasseur  François 
De  Mehlen  Philippe 
Du  Merle  Henri 
Mertian  Edouard 
Mertian  Victor 
Mertian  Henri 
Mondésert  Louis 
De  Nolhac  Théodore 
Parrin  François 
De  Pedroso  Emmanuel 
Polidoro  Charles 
Polidoro  Gaétan 
Pottgeisser  Jules 
Ramière  Henri 
Du  Banquet  Dominique 
Du  Banquet  Charles 
Du  Banquet  Victor 
De  Rey  Elzéar 
Richard  Louis 
Roccofort  Gonzague 
De  Rochemure  Henri 
Roubaud  Etienne 


PIECES    JUSTIFICATIVES 


681 


Roulet  de  Sandoz  Henri 
De  Rubod  Léopold 
Saint-Cyr  Henry 
De  Saint-Fériol  Gabriel 
Sénéclauze  Régis 
Sherlock  Jacques 
Simonin  Joseph 
Staub  Joseph 
Stumpf  Jean-Baptiste 
Sucher Ignace 
Taflin  Louis 
Terret  Réffis 


Tourel  Auguste 
Tschieder  Pierre 
Van  Alsenoy  Guillaume 
Van  der  Leeuwe  Pierre 
Van  Ryckevorsel  Louis 
Van  Ryckevorsel  Gérard 
Vasseur  Nicaise 
Verheyden  Pierre 
Wilde  Léon 
Wilde  Clément 
Wilde  Guillaume 
De  Zeil  Georges 


Quelques  notes  sur  Brugelette  extraites  du  «  Diaire  » 
(Archiv.  Prov.  Franc.  2248) 


C'était  un  ancien  couvent  de  Franciscaines,  fondé  au  xiii«  siè- 
cle par  les  ancêtres  du  comte  de  Mérode.  Le  collège  débuta  le 
29  Octobre  1835  avec  50  élèves.  Le  8  décembre  il  fut  consacré 
solennellement  à  la  Sainte  Vierge.  L'évêque  de  Tournai, 
Mgr  Labis,  vinty  passer  trois  jours.  A  la  rentrée  de  1836,  on 
compte  150  élèves;  il  fallut  agrandir  les  bâtiments.  Nouveaux 
agrandissements  l'année  suivante.  En  1838-1839  le  nombre  des 
élèves  monte  à  237.  On  construit  la  grande  salle  des  fêtes. 
En  1839-1840  nouvelle  construction  pour  loger  les  théologiens  et 
les  juvénistes  venus  de  Saint-Acheul.  En  1840-1841  on  atteint  le 
chiffre  de  300  élèves  pensionnaires  qui  se  maintiendra  jusqu'à 
la  fin,  mais  ne  sera  guère  dépassé.  En  1843-1844  construction 
d'une  vaste  salle  de  récréation. 

Le  règlement  et  les  usages  sont  à  peu  près  ceux  de  Fribourg. 
Dès  le  début  on  établit  les  Congrégations  et  les  Académies, 
ainsi  que  la  retraite  du  commencement  de  l'année  et  celle  des 
philosophes  sur  la  fin  . 

Le  Cours  de  Philosophie  se  fait  en  latin  ;  le  français  y  péné- 
tra cependant  à  titre  de  tolérance  dans  les  discussions.  Nous 
trouvons  encore  un  programme  de  séance  publique  daté  du 
22  janvier  1851  : 


682  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

DlSPUTATlO  INTER  PRIMl  ANNl  PhILOSOPHOS. 

De  Logica  :  Mens  humana  cognoscit  certo  veritatem.  Sex 
thèses... 

Propugnabunt  :  Carolus  de  Maistre,  Victor  de  Gourtebourne, 
Nicolaus  de  Mac-Caithy. 

Impugnabunt:  Carolus  Hélot,  Leontius  de  Montmartin,  Pau- 
lus  de  Vivien. 

Les  cours  d'anglais  et  d'allemand  ont  lieu  les  jeudis  et 
dimanches  de  chaque  semaine. 

Le  théâtre  subit  les  mêmes  vicissitudes  qu'à  Saint-Acheul. 
On  aborde  différents  genres,  y  compris  l'opéra  en  1842.  Sur 
des  remontrances  venues  de  haut,  on  y  renonce,  et,  après  des 
essais  qui  ne  donnent  pas  satisfaction,  on  s'en  tient  à  des  pièces 
jouées  sans  apparat  et  sans  assistance  de  personnes  du  dehors. 
Le  Père  Cahour  composa  tout  exprès  plusieurs  drames,  entre 
autres  Dioclélien  à  Salone^  envers. 

Parmi  les  visites  de  personnages  de  marque,  nous  trouvons 
en  1843  celle  du  Nonce  Pecci,  le  futur  Léon  XIII.  Pas  de  vacan- 
ces au  cours  de  l'année.  Le  baron  de  Sécus  et  le  prince  de 
Groy,  anciens  élèves  de  Saint-Acheul,  reçoivent  dans  leurs 
châteaux  tout  le  collège  à  certains  jours  de  congé. 

Les  grandes  vacances  ne  durent  guère  plus  de  six  semaines, 
du  29  août  au  12  octobre,  en  1836.  Elles  paraissent  s'allonger 
un  peu  dans  la  suite.  On  lit  dans  le  Diaire  de  1839  :  «  Les 
PP.  Goué  et  Gharil  sont  partis  de  Brugelette  avec  treize  élèves 
en  caravane.  Le  voyage  a  duré  quarante  jours.  »  Suit  l'itiné- 
raire ;  on  a  visité  la  Belgique,  l'Alsace,  la  Suisse,  on  a  atteint 
l'Italie  du  nord  et  on  est  revenu  par  le  Saint-Gothard,  la  vallée 
du  Rhin,  Gologne  et  Aix-la-Ghapelle.  La  dépense  a  été  de 
300  francs  par  élève.  Une  autre  caravane  a  fait  seulement  en 
Belgique  une  tournée  de  quinze  jours. 

Image-Souvenir  de  Première  communion,  29  Mai  1851 
R.  P.  Delvaux.  R.  P.  de  Boylesve 

Gh.  de  Falaiseau  R.  de  Ilubner 

IL  de  Bonvouloir  A.  de  Guitaut 

F.  de  Divonne  E.  de  Valicourt 

H.  de  Bardonnet  A.  de  Monteynard 


PIECES    JUSTIFICATIVES 


C83 


G.  Jallu 

B.  d'Alsace 

T.  de  Mairesse 

T.  d'Oultremont 

P.  Delvaux 

M.  des  Roberts 

A.  Charvet 

Ch.  Grimont 

G. du  Lau 

0.  de  la  Ghevallerie 

H.  Hémart 

L.  d'Assay 

P.  de  Bengy 

V.  Delobel 

A.  de  Latourfondue 


A.  de  Loisy 

O.  de  Loisy 

O.  Tissot 

A.  de  Chatonay 

Ch.  de  Braiidt 

L.  de  Teil 

H.  de  la  Rochetulon 

G.  Bourgain 

V.  Verley 

G.  Longhaye 

0.  de  Bertoult 

L.  Penet 

E.  Blandin 

Ed.  Soudry 


VI 


La  mission  que  le  P.  Déplace  avait  à  remplir  auprès  du  duc 
de  Bordeaux  rappelle  celle  de  Fénelon  auprès  du  duc  de  Bour- 
gogne. Le  pelit-fîls  de  Charles  X  avait  plus  d'un  trait  de  res- 
semblance avec  le  petit-fils  de  Louis  XIV;  c'était  la  même 
fougue,  la  même  nature  hautaine  et  violente.  Le  précepteur 
aux  prises  avec  les  mêmes  difficultés  semble  bien  s'être  inspiré 
des  méthodes  de  son  illustre  devancier.  Par  une  gravité  douce 
et  ferme,  unie  à  l'absolue  maîtrise  de  soi,  il  s'assura  tout 
d'abord  un  ascendant  que  le  royal  enfant  sut  accepter  au  grand 
profit  de  sa  formation  morale.  Une  relation  écrite  au  jour  le 
jour  par  le  P.  Druilhet,  «  témoin  oculaire  »,  nous  en  a  conservé 
quelques  traits  qui  sont  également  à  l'honneur  du  maître  et  de 
l'élève. 

«  Le  prince  fait  des  éclats;  mais  avant  la  classe  il  demande 
pardon  en  ma  présence...  »  Une  autre  fois,  après  récidive,  «  le 
soir  il  n'eutpas  de  repos  qu'il  ne  se  fût  raccommodé  pleinement 
avec  le  Père...  Il  lui  fait  une  prévenance,  lui  présente  une 
chaise  à  la  prière.  Ou  bien  il  vient  dans  sa  chambre,  sous  pré- 
texte de  chercher  un  livre  ;  c'est  que  le  silence  du  Père  lui  pèse, 
il  veut  entendre  une  parole  de  paix  avant  d'aller  se  coucher.  » 

Un  autre  jour  le  P.  Druilhet  transcrit  un  billet  reçu  de  son 


684  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

confrère  :  «  De  gros  nuages  s'étaient  élevés  pendant  la  classe; 
elle  fut  mauvaise  et  finit  mal.  Je  me  retirai  froidement.  Le 
prince  m'accompagna  jusqu'à  la  porte,  mais  avec  un  mélange  de 
dépit  et  de  fierté  que  je  ne  lui  avais  pas  encore  vu.  J'avais  le 
cœur  navré.  Je  me  jetai  aux  pieds  du  crucifix;  je  lui  exposai 
toutes  mes  peines.  Tout  à  coup  j'entends  courir  dans  le  corri- 
dor; on  frappe,  on  entre,  c'est  le  prince  qui,  d'un  air  ému  : 
—  Je  suis  fâché,  me  dit-il,  bien  fâché  de  ce  que  j'ai  fait;  par- 
donnez-moi; c'est  de  moi-même  que  je  viens;  je  vous  assure 
que  personne  ne  m'en  a  rien  dit.  » 

Presque  toujours  le  mauvais  moment  passé,  l'enfant  regret- 
tait sa  faute,  et,  la  piété  aidant,  il  s'efforçait  de  la  réparer.  On 
conserve  aux  Archives  de  la  Province  de  Lyon  plusieurs  des  bil- 
lets d'excuses  qu'il  adressait  à  son  précepteur.  En  voici  quel- 
ques spécimens  : 

«  Je  vous  demande  pardon  de  ce  que  j'ai  fait.  Je  promets  aux 
Cœurs  sacrés  de  Jésus  et  de  Marie  de  ne  plus  répondre,  d'être 
obéissant  et  de  faire  tout  ce  que  Monsieur  de  Place  voudra. 
Henri,  ce  11  juillet  1883.  » 

«  Je  vous  promets,  ô  mon  Dieu,  de  ne  plus  jamais  faire  ce 
que  j'ai  fait  à  Monsieur  de  Place  et  je  vous  demande  la  grâce 
de  résister  au  démon  qui  m'attaque.  Henri.  » 

Cependant  malgré  ces  repentirs  et  ces  efforts  le  naturel 
reprenait  le  dessus  et  les  incartades  se  renouvelaient.  Un  jour, 
c'était  au  mois  de  septembre,  le  Père  Déplace  se  décida  à  re- 
courir au  grand  moyen  qui  avait  réussi  à  Fénelon.  «  Après  y 
avoir  réfléchi  devant  Dieu,  il  rédige  en  cinq  ou  six  articles  une 
charte  sévère  que,  d'un  ton  d'autorité,  il  dicte  en  commençant 
la  leçon.  L'enfant  étonné  relève  la  tête  :  —  Et  si  je  ne  veux  pas 
obéir?  —  Vous  le  voudrez,  Monseigneur.  —  Mais  enfin...  —  Il 
le  faut,  j'ai  l'autorité  de  Dieu  et  du  Roi,  et  s'il  est  nécessaire  je 
saurai  vous  contraindre.  » 

C'était  en  abrégé,  la  réponse  de  Fénelon  à  son  prince  qui 
venait  de  lui  jeter  à  la  face  :  «  Monsieur,  je  sais  qui  vous  êtes 
et  qui  je  suis.  »  Le  duc  de  Bordeaux  fut  subjugué  comme  l'avait 
été  jadis  le  duc  de  Bourgogne.  11  écrivit,  signa  et  remit  la  pièce 
au  Père  Déplace.  A  partir  de  ce  jour,  ajoute  la  relation,  «  sa 
soumission  ne  s'est  point  démentie  ». 

Au  reste  il  paraît  bien  que  le  maître  avait  su  inspirer  à  son 
élève  mieux  encore  que  la  crainte  et  le  respect.  Les  marques 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES  685 

d'attachement  que  le  jeune  prince  donnait  au  Père  Déplace 
sont  trop  naïves  pour  n'être  pas  sincères.  Avec  les  billets  d'ex- 
cuses les  Archives  conservent  des  images  pieuses  portant  au 
verso  des  inscriptions  comme  celle-ci  :  «  Pour  Monsieur  l'abbé 
de  Place,  Témoignage  de  grande  amitié.  Signé  :  Henri.  »  A  la 
nouvelle  du  départ  des  Pères  il  ne  dissimula  pas,  comme  on  l'a 
vu,  son  vif  mécontentement.  Outre  le  certificat  officiel  que  nous 
avons  cité  et  que  sans  doute  il  rédigea  par  ordre,  il  écrivit  à  son 
précepteur  le  billet  confidentiel  suivant  : 

«  Monsieur  l'abbé,  je  vous  demande  de  continuer  pour  moi 
votre  cours  d'Histoire.  Ayant  bien  réfléchi  devant  Dieu  je  désire 
que  vous  restiez  pour  être  mon  confesseur.  Je  suis  désolé  si  vous 
partez  et  ce  n'est  certainement  pas  moi  qui  vous  fais  partir. 
J'ai  été  enchanté  de  vous  et  je  prierai  Dieu  pour  vous.  Henri. 
27  Octobre  1833.  » 

Le  l*""  novembre,  fête  de  la  Toussaint,  se  terminait  la  mission 
du  gouverneur  et  des  deux  Jésuites  appelés  par  lui  auprès  du 
duc  de  Bordeaux.  Cette  journée  commença  tristement  pour  le 
jeune  prince.  Ecoutons   la  relation   du    «    témoin  oculaire  »  : 

«  Dès  trois  heures  du  matin  le  baron  (de  Damas)  l'entendit 
pleurer  et  soupirer.  11  se  lève,  il  s'approche  de  son  lit.  —  Oh! 
baron,  lui  dit  le  jeune  prince,  je  vais  donc  vous  perdre,  vous, 
ces  messieurs...  —  Le  baron  le  consola,  l'encouragea,  lui  parla 
le  langage  de  la  tendresse  et  de  la  religion;  le  pauvre  enfant 
était  inconsolable.  —  «  Pendant  plus  de  deux  heures  que  je 
passai  ainsi  auprès  de  lui,  me  dit  le  lendemain  le  baron  en  me 
racontant  la  scène,  le  nom  de  M.  Déplace  revint  plus  de  quatre- 
vingts  fois  à  sa  bouche...  11  s'affermit  enfin,  se  leva,  fit  ses 
prières  avec  ferveur  et  se  présenta  à  la  sainte  table...  »  Dans  la 
matinée,  il  prit  le  baron  à  part  :  —  Ah!  baron,  lui  dit-il,  que 
cette  matinée  m'a  fait  de  bien!  —  Je  le  crois,  Monseigneur, 
vous  avez  reçu  Celui  qui  fortifie  et  console.  —  Oui,  oui,  reprit- 
il,  mais  avez-vous  remarqué  l'Evangile.  Oh!  les  belles  paroles: 
Beati  qui  lugent,  quoniam  ipsi  consolabuntur l  Et  celles-ci 
encore  :  Beati  qui  persecutionem  patiuntur  propter  justitiam. 
Baron,  l'avez-vous  bien  compris?  —  En  me  racontant  ceci,  le 
digne  baron  avait  les  larmes  aux  yeux  de  joie  et  d'attendrisse- 
ment. »  {Archii>.  lugd.  XXI,  p.  254.) 

Après  cela,  on  ne  trouvera  pas  exagéré  le  témoignage  que  le 
P.  Druilhet  rendait  à  l'enfant  royal,  dans  une  lettre  écrite  deux 


686  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

mois  auparavant  aux  scolastiques  théologiens  de  Brigue  : 
«  Notre  jeune  famille  apprendra  avec  plaisir  que  mon  élève  est 
digne  de  toute  leur  affection  et  de  toute  la  ferveur  de  leurs 
prières.  Il  est  impossible  de  réunir  à  son  âge  plus  de  piété,  de 
raison,  de  vivacité,  d'esprit,  de  grâce  et  d'amabilité.  »  (5  Sep- 
tembre 1833.) 


VII 

DÉCLARATION    DE    M.    CaUCHY 

Au  moment  où  M.  Cauchy  et  M.  Billot  ont  été  présentés  par 
M.  le  baron  de  Damas  à  M.  le  marquis  d'Hautpoul  nommé  sous- 
gouverneur,  M.  Cauchy  a  fait  au  baron  de  Damas,  en  présence 
de  Mgr  l'évêque  d'Hermopolis,  de  MM.  Billot,  etc.,  la  déclara- 
tion suivante  : 

«  Monsieur  le  baron,  Vous  nous  avez  annoncé  la  détermina- 
tion du  Roi  et  la  vôtre  ;  je  dois  maintenant  vous  faire  connaître 
la  mienne.  Vous  savez  dans  quelle  position  difficile  je  me 
trouve  placé,  non  par  ma  volonté  propre,  mais  par  celle  de  la 
la  divine  Providence. 

«  D'un  côté  le  Roi,  et  Mgr  l'évêque  d'Hermopolis  comptent 
sur  moi,  pour  enseigner  à  l'héritier  du  trône  de  saint  Louis  les 
Sciences  Physique  et  Mathématique,  sans  perdre  de  vue  la  Reli- 
gion qui  est  la  première  de  toutes  les  sciences. 

«  Le  Roi,  le  Prince,  Mgr  d'Hermopolis  pensent  que  sur  ce  point 
je  peux  être  utile  à  l'enfant  de  la  France;  et  il  me  sera  en  effet 
bien  facile  de  m'entendre  à  cet  égard  avec  l'illustre  orateur  qui 
a  si  éloquemment  défendu  la  Religion  dans  ses  conférences. 

«  D'un  autre  côté  en  restant  auprès  de  Mgr  le  Duc  de  Bor- 
deaux, je  puis  craindre  de  passer  aux  yeux  du  public  pour 
avoir  consenti,  pour  avoir  contribué  peut-être  à  l'éloignement 
de  deux  personnes  que  Mgr  le  Duc  de  Bordeaux,  que  le  Roi 
lui-même  ont  constamment  honorées  de  leur  confiance,  et  qui 
en  étaient  effectivement  bien  dignes,  je  veux  dire  M.  le  baron 
de  Damas,  et  M.  l'abbé  de  Place. 

«  Cependant,  Dieu  voit  mon  cœur.  Il  sait  bien  que  je  déplore 
autant  que  Mgr  le  Duc  de  Bordeaux  l'éloignement  de  ces  deux 
personnes  qui  étaient  si  chères  au  prince;  et  si  je  pouvais  me 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES  087 

sacrifier  aujourd'hui  pour  conserver  l'une   d'elles  à  Mgr,   je 
n'hésiterais  pas,  dans  l'intérêt  de  Mgr,  à  faire  ce  sacrifice. 

«  Mais  la  Providence  ne  le  permet  pas,  et  dans  cette  conjec- 
ture, ne  voulant,  ni  être  accusé  faussement  de  ce  dont  on  n'a 
pas  craint  d'accuser  Mgr  lui-même,  ni  refuser  à  un  prélat  que 
j'estime  et  que  j'honore  la  coopération  qu'il  attend  de  moi,  je 
me  borne  à  déclarer  : 

«  loQue  je  suis  complètement  étranger  à  la  mesure  qui  prive 
Mgrle  Duc  de  Bordeaux  de  l'utile  appui  de  M.  lebaron  deDamas 
et  de  M.  l'abbé  de  Place. 

«  2°  Que  je  ne  partage  point  contre  les  Jésuites  les  absurdes 
préjugés  dont  vous  connaissez  toute  l'injustice,  préjugés  que 
Mgr  l'évêque  d'Hermopolis  a  combattus  à  la  tribune  et  dont  le 
siècle  lui-même  commence  à  rougir. 

«  Je  me  plais  à  faire  publiquement  cette  déclaration  pour 
obéir  à  maconscienceet  afin  de  mettre  mon  honneur  à  couvert. 

«  Du  reste  je  ne  refuse  point  de  rester  comme  instituteur 
auprès  du  Prince,  Mgr  l'évêque  d'Hermopolis  étant  précepteur; 
et  il  me  sera  bien  doux  de  compter  au  nombre  de  mes  collabo- 
rateurs un  digne  magistrat  qui  a  puisé  lui-même  dans  la  Reli- 
gion catholique  ce  noble  courage,  cette  force  invincible  que 
la  France  entière  a  si  bien  eu  lieu  d'admirer  dans  un  mémora- 
ble procès.  » 

Prague,  ce  1"  novembre  1833. 

VIII 

A  l'entrée  de  la  chapelle  du  Saint  Martyre,  une  grande  pla- 
que de  bronze  doré,  fixée  sur  un  marbre  noir  et  scellée  dans  le 
mur,  contenait  l'inscription  suivante  : 

D.  O.  M. 

Siste  Yiator 

Atque  in  hoc  sepulcro  martyrum  probati 

Ordinis  cunas  lege 

Societas  Jesu 

Quae 

S.   Ignatium  Loyola 

Patrem  agnoscit 

Lutetiam  matrem 


688  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Anno  salutis  MDXXXIV  Aug.  XV 

Heic  nata  est 

Cum  Ignatius  ipse 

Et  Socii 

Votis  sub  sacram  synaxim  religiose  conceptis 

Se  Deo 

In  perpetuum  consecrarunt 

Ad  Majorem  Dei  Gloriam. 


IX 

Décret  de  partage  de  la  Province  de  France. 

Joannes  Roothaan 
Praepositus  Generalîs  Societatis  Jesu 

Cum  propter  domorum  numerum  nimiamque  regni  extensio- 
nem  difficilior  in  dies  évadât  Provinciae  Galliae  gubernatio,  re 
diu  multumque  coram  Deo  considerata,  auditis  etiam  RR.  PP. 
Assistentibus,  praesenti  hoc  decreto  declaramus  Provinciam 
Galliae  Societatis  Jesu  in  duas  separatam  Provincias,  quarum 
iina,  septentrionem  versus,  antiquo  nomine  Provincia  Franciae 
nuncupata,domosParisiensem,Anibianensem,Metensem,Laval- 
liensem,  Venetensem,  necnon  collegium  Brugelette  in  Belgii 
finibus  situm  complectitur;  altéra,  versus  Meridiem,  antiquo 
similiter  nomine  Provincia  dicta  Lugdunensis,  domos  habet 
Lugdunensem,  Dolanam,  Aniciensem,  Avenionensem,  Aquen- 
sem,  Tolosanam  et  Lalovescenseni.  Exteras  quoque  missiones 
ita  inter  utramque  Provinciam  dividimus,  ut  ad  Provinciam 
Franciae  spectent  domus  quae  in  Americae  statibus  Kentucky 
et  Louisianiae  formantur;  ad  Lugdunensem  vero  Asiaticae 
Missiones  in  Maduré,  etc.  Ipsos  denique  utrique  Provinciae 
praefîciendos  Praepositos  juribus  et  facultatibus  Provincia- 
lium  juxta  nostras  constitutiones  instructos  declaramus. 

Romae  die  27  Julii  1836. 

Joannes  Roothaan. 
f  Joan.  Janssen  a  secr. 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES  689 

X 

Le  P.  Gary  avait  demandé  au  P.  Général  de  vouloir  bien 
prescrire  que  tous  ceux  qui  faisaient  partie  de  la  Province  de 
France  au  moment  de  la  séparation  seraient  tenus  de  faire  les 
uns  pour  les  autres  les  suffrages  en  usage  dans  la  Compagnie. 
Toujours  en  garde  contre  les  innovations,  le  P.  Roothaan 
répondit  que  cela  ne  s'était  point  fait  encore;  il  se  refusait 
donc  à  intervenir  d'autorité  ;  mais  rien  n'empêchait,  ajoutait-il, 
les  Jésuites  français  de  prendre  cet  engagement  de  charité  les 
uns  envers  les  autres;  seulement  il  serait  bien  entendu  que  la 
chose  n'avait  point  été  réglée  à  Rome.  La  pieuse  convention  eut 
lieu  en  effet;  c'était  la  première;  par  la  suite,  il  y  en  eut  plu- 
sieurs autres  dans  des  circonstances  analogues. 

XI 

La  dévotion  au  Très  Saint  Cœur  de  Marie  n'est  guère  moins 
ancienne  que  la  dévotion  au  Sacré  Cœur  de  Jésus,  et  elle  pro- 
cède de  la  même  inspiration.  Elle  fut  propagée  tout  spéciale- 
ment au  xvii'  siècle  par  le  Bienheureux  Jean  Eudes.  L'abbé 
Dufriche  des  Genettes  consacra  la  paroisse  de  Notre-Dame  des 
Victoires  dont  il  était  curé  au  Cœur  Immaculé  de  Maiie,  Refuge 
des  Pécheurs.  Lui-même  a  raconté  comment  l'inspiration  lui  en 
vint  pendant  sa  messe,  le  3  décembre  1836,  fête  de  saint  Fran- 
çois-Xavier. A  deux  reprises,  il  aurait  entendu  une  voix  inté- 
rieure qui  lui  en  donnait  l'ordre  précis.  (Voir  le  Manuel  de 
VArcIticonfrérie,  seconde  éàiûon;  on  Vie  de  M.  Dufriche  des 
Genettes,  par  l'abbé  A.  de  Valette.  P.  167.)  Dans  un  livre  publié 
en  1909,  le  Père  Le  Doré,  Supérieur  général  des  Eudistes, 
donne  une  version  différente  dans  la  note  que  voici  : 
«  M.  l'abbé  Desgenettes  raconte  que  c'est  en  entendant  le  Père 
Mac-Carthy  prêcher  la  fête  du  Cœur  de  Marie  le  8  février 
(année  ?)  dans  la  chapelle  des  Sœurs  de  Notre-Dame  de  Charité, 
Filles  du  B.  Jean  Eudes,  193,  rue  Saint-Jacques,  à  Paris,  qu'il 
se  décida  à  consacrer  sa  paroisse  au  Cœur  Immaculé  de  la  Mère 
de  Dieu.  »  [Le  Sacré  Cœur  de  Jésus,  Son  Amour.  1909.  P.  I.  En 
note.) 

Les   deux   récils  ne    sont  point   inconciliables.    11    se  peut 

La  Compagnie  de  Jésus.  44 


690  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

que  M.  Dufriche  des  Genettes  ait  pensé  à  faire  la  consécration 
de  sa  paroisse  au  Cœur  Immaculé  de  Marie,  qu'il  en  ait  même 
pris  la  résolution,  en  entendant  un  sermon  du  Père  de  Mac- 
Carthy.  Puis,  comme  il  aurait  oublié  sa  résolution  ou  différé  de 
l'accomplir,  elle  lui  aurait  été  rappelée  de  la  manière  racontée 
dans  le  Manuel. 

Quant  à  l'invocation  ou  appellation  Refuge  des  Pécheurs^ 
caractéristique  de  l'Archiconfrérie,  elle  se  lit  avec  la  date 
Octobre  1815  dans  une  inscription  assez  curieuse  qu'on  peut 
voir  encore  au-dessous  d'une  Madone,  sur  la  maison  portant 
le  N°  20  de  la  rue  de  Babylone.  La  voici  dans  son  entier  : 

NOTRE-DAME     DE     PAIX 

L'original  de  cette  image 
Est  un  chef-d'œuvre  si  parfait 
Que   le    Tout-Puissant  qui  l'a  fait 
S'est  renfermé  dans  son  ouvrage. 

Je  vous  salue  Marie  Reine  et  Souveraine 

De  la  Paix.  Par  le  Divin  Cœur  de  Jésus 

Prince  et  Auteur  de  la  Paix,  faites 

Qu'il  règne  sur  nous  en  paix  et  en  miséricorde 

Montrez  que  vous  êtes  notre  Mère. 

Divin  Cœur  de  Jésus 

Ayez  pitié  de  nous.  Cœur  Immaculé  de  Marie 

Refuge  des  Pécheurs 

Priez  pour  nous. 

Octobre  1815. 

La  maison  N°  20  est  adossée  à  la  chapelle  des  Missions  étran- 
gères, laquelle  fut  longtemps  église  paroissiale.  L'abbé  Dufri- 
che des  Genettes  y  fut  vicaire,  puis  curé  à  partir  de  1819 
jusqu'en  1830.  L'année  même  de  son  arrivée,  il  fut  reçu  dans 
la  Congrégation,  dont  les  réunions  se  tenaient  alors  au  Sémi- 
naire des  Missions  étrangères.  (Sur  le  catalogue  des  admissions, 
son  nom  est  écrit  Desfriches  des  Genettes.)  11  avait  continuel- 
lement sous  les  yeux  l'image  de  Notre-Dame  de  Paix  avec 
l'inscription.  Il  se  peut  qu'elle  lui  ait  suggéré  le  titre  qu'il 
devait  donner  plus  tardàl'Archiconfrérie.  Mais  cette  inscription 
elle-même,  quelle  en  est  l'origine  ? 


PIÈCES    JUSTIUCATIVES  691 

XII 

La  vocation  dominicaine  de  Lacordaire 

Une  controverse  assez  vive  s'est  élevée  au  cours  de  l'année 
1913  entre  Bénédictins  et  Dominicains  ^  au  sujet  de  la  vocation 
dominicaine  de  Lacordaire.  Le  Père  Dudon  en  a  rendu  compte 
dans  les  Études  du  5  mai  1914.  (T.  CXXXIX,  p.  387.)  Je  n'ai  pas 
la  prétention  de  dire  mieux,  moins  encore  de  dirimer  le  conflit; 

Non  nostrum  estinter  vos  tantam  componere  lilem. 

On  me  permettra  toutefois  d'y  revenir  ici,  pour  justifier  la 
manière  dont  cette  vocation  est  présentée  dans  l'Histoire  d'un 
siècle. 

Nous  sommes  en  présence  de  deux  récits  discordants,  celui 
de  Dom  Guéranger  et  celui  de  Lacordaire.  Tous  deux  ont  été 
faits  de  mémoire  plus  de  vingt  ans  après  les  événements.  Il  n'y 
faut  pas  chercher  la  précision  et  l'exactitude  d'un procès-ferbal. 
Celui  de  Dom  Guéranger  est  contenu  dans  une  lettre  écrite  à 
Théophile  Foisset,  le  5  septembre  1862.  En  voici  les  passages 
essentiels  :  «  En  1837,  je  fis  sa  connaissance  (de  Lacordaire)  à 
Rome...  11  avait  été  à  Rome,  le  28  juillet  1837,  témoin  de  ma 
profession  à  Saint-Paul  hors  les  murs  et  en  avait  été  frappé. 
L'idée  me  vint  de  lui  parler  du  désir  que  j'éprouvais  de  voir 
rétablir  en  France  l'Ordre  des  Frères  Prêcheurs...  Je  lui  dis 
même  que  j'avais  quelqu'un  en  vue  pour  cela.  Il  m'interrompit 
en  me  disant  qu'il  serait  homme  lui-môme  à  se  vouera  une  telle 
œuvre,  d'autant  qu'un  Ordre  de  Prêcheurs  lui  irait  beaucoup. 
A  la  visite  suivante  il  me  demanda  des  renseignements  sur  la 
vie  des  Dominicains...  Je  lui  exposai  ce  que  j'en  connaissais, 
et...  je  demandai  au  P.  Lamarche,  Prieur  de  la  Minerve,  un 
exemplaire  des  Constitutions  que  je  lui  communiquai...  »  Pas 
de  conclusion  pour  lors  ;  on  revient  ensemble  en  France  au 
mois  de  septembre  ;  il  n'est  plus  question  de  l'affaire.  «  L'an- 
née suivante  1838,  il  (Lacordaire)  arriva  à  Solesmes  le  jour  de 

I.  Voir  la  Revue  Lacordaire  (T.  I.  igiS)  fondée  par  les  Dominicains 
pour  préparer  la  Vie  définitive  de  Lacordaire  et  l'édition  critique  de  ses 
œuvres. 


692  LA.    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

l'Octave  de  la  Fête-Dieu  ;  ses  premières  paroles  furent  pour 
me  dire  qu'il  venait  pour  approfondir  la  question  de  son  entrée 
dans  l'Ordre  de  saint  Dominique...;  il  me  priait  de  le  diriger 
dans  la  retraite  qu'il  se  proposait  de  faire...  Peu  après,  il 
commença  cette  retraite  qui  dura  huit  à  dix  jours,  et  ma  con- 
clusion fut  qu'il  devait  entrer  dans  l'Ordre  des  Frères  Prêcheurs. 
Il  l'accepta  avec  la  plus  grande  simplicité.  » 

Lacordaire,lui,  a  raconté  sa  vocation  dans  un  écrit  dicté  sur 
son  lit  de  mort  (Octobre  1861)  et  qu'il  ne  put  achever.  Il  l'inti- 
tulait simplement  Notice  sur  le  rétablissement  des  Frères 
Prêcheurs.  Il  fut  publié  neuf  ans  plus  tard  par  Montalembert 
sous  le  titre  de  Testament  du  Père  Lacordaire.  (8°  Paris,  Dou- 
niol,  1870.)  Le  récit  en  question  remplit  le  Chapitre  V.  Les  cho- 
ses s'y  passent  tout  difFéremment  :  «  Mon  long  séjour  à  Rome 
me  permettait  beaucoup  de  réflexion  :  je  m'étudiais  moi-même 
et  j'étudiais  aussi  les  besoins  généraux  de  l'Église...  Je  me 
persuadai  donc  en  me  promenant  dans  Rome  et  en  priant  dans 
ses  basiliques  que  le  plus  grandserviceà  rendre  à  la  chrétienté, 
au  temps  où  nous  vivons,  était  de  faire  quelque  chose  pour  la 
résurrection  des  Ordres  religieux...  Après  la  question  générale 
venait  la  question  secondaire  qui  était  de  savoir  à  quel  Ordre 
je  me  donnerais...  »  Il  ne  peut  songer  à  fonder  un  Ordre  nou- 
veau et,  tout  bien  examiné,  il  n'a  à  choisir  qu'entre  Jésuites  et 
Dominicains...  «  Néanmoins  en  rentrant  en  France  sur  la  lin  de 
1837,  je  n'étais  point  décidé.  »  Après  la  station  de  Metz,  au 
printemps  de  1838,  «  je  revins  à  Paris.  Là  je  m'ouvris  plus  ou 
moins  à  ceux  qui  m'aimaient.  Nulle  part  je  ne  rencontrai  d'a- 
dhésion... » 

On  voit  la  différence.  D'après  le  premier  document  le  futur 
abbé  de  Solesmes  aurait  été  l'instrument  providentiel  de  la 
vocation  dominicaine  de  Lacordaire  ;  cette  vocation,  selon  la 
manière  ordinaire  de  parler,  serait  l'œuvre  de  Dom  Guéran- 
ger.  Dans  le  second  document,  il  n'apparaît  même  pas  ;  il  n'est 
pas  nommé.  Si  le  premier  est  véridique,  comment  expliquer 
ce  silence?  L'historien  de  Dom  Guéranger  (Dom  Delatte)  écarte 
l'objection  par  une  fin  de  non-recevoir.  «  Nous  n'avons  pas, 
dit-il,  à  rechercher  ici  les  motifs  qui  ont  déterminé  Lacor- 
daire, la  veille  de  sa  mort,  à  taire  le  nom  de  l'abbé  de  Solesmes. 
Il  suffit  de  demander  aux  hommes  raison  de  ce  qu'ils  disent  ; 
s'il  fallait  leur  demander  compte  en  plus  de  ce  qu'ils  ne  disent 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES  693 

pas  !...  Prétérition  n'est  pas  crime,  et  Laeordaire  a  assez  parlé, 
assez  écrit  pour  que  nous  ne  trouvions  pas  sujet  à  nous  plaindre 
qu'il  n'ait  pas  parlé  une  fois  de  plus.  »  [Dom  Guéranger,  abbé 
de  Solesmes,  par  un  moine  bénédictin.  T.  I,  p.  208.) 

On  pourrait  allonger  encore  ces  considérations  sur  la  non- 
valeur  des  arguments  négatifs.  Mais  j'avoue  que  celui-ci  ne  me 
satisfait  pas.  Sans  doute, /?«/•  lui-même  \e  silence,  d'un  témoin 
ne  prouve  rien  contre  la  réalité  d'un  fait.  Mais,  quand  il  appa- 
raît que  le  témoin  avait  l'obligation  de  parler,  qu'il  ne  pouvait 
pas  ne  pas  parler,  si  par  ailleurs  sa  probité  est  établie,  alors 
son  silence  a  une  valeur  de  témoignage,  il  constitue  une  forte 
présomption,  pour  ne  rien  dire  déplus,  à  l'encontre  du  fait  tel 
qu'il  est  présenté.  Or,  il  semble  bien  que  telle  était  la  situation 
de  Laeordaire  dans  le  cas  qui  nous  occupe.  Selon  le  premier 
récit,  Dom  Guéranger  a  une  part  prépondérante,  ou  pour  mieux 
dire,  une  part  exclusive  dans  la  vocation  du  restaurateur  de 
l'Ordre  de  saint  Dominique  en  France  ;  c'est  lui  qui  en  aurait 
eu  l'initiative,  lui  qui  l'aurait  éclairée,  affermie  et  enfin  déci- 
dée. Mais  alors  Laeordaire,  racontant  les  origines  du  «  réta- 
blissement des  Frères  Prêcheurs  »,  pouvait-il  passer  sous 
silence  semblable  collaboration?  Son  récit,  avec  une  telle  réti- 
cence, ne  renferme-t-il  pas  une  altération  substantielle  de  la 
vérité  historique  ?  Alors  quoi  ?  Faut-il  donc  récuser  le  témoi- 
gnage de  Laeordaire  ?  Sur  son  lit  de  mort,  il  aurait,  par  un 
inconcevable  amour-propre  d'auteur,  refusé  de  reconnaître  que 
ridée  du  rétablissement  lui  avait  été  suggérée  par  un  autre  ? 
Ou  enfin  sa  mémoire  l'aurait  mal  servi  ?  Il  aurait  oublié  ?  On 
oublie  une  circonstance,  une  date,  un  détail;  on  n'oublie  pas 
ces  choses-là.  Pareilles  hypothèses  ne  supportent  pas  l'exa- 
men. L'état  d'âme  de  Laeordaire,  ses  dissentiments,  sa  brouille 
même  avec  l'abbé  de  Solesmes  ne  les  rendent  pas  plus  plau- 
sibles, au  contraire. 

Si  on  ne  veut  pas  les  accepter,  reste  donc  qu'il  y  aurait  quel- 
que chose  à  modifier,  ou  si  l'on  veut,  à  ajouter  au  premier  ré- 
cit. Oserais-je  dire  que,  à  l'entendre  strictement,  mais  non  plus 
dans  la  version  qu'en  a  donnée  le  biographe  de  Dom  Guéran- 
ger, il  renferme  de  réelles  invraisemblances?  «  Au  cours  du 
mois  d'août  1837,  nous  dit-on,  dans  la  chambre  occupée  par 
Laeordaire  à  Saint-Louis  des  Français,  il  arriva  à  Dom  Guéran- 
ger de  dire  que,  les  Bénédictinsrétablis  en  France,  il  manquait 


694  LA    COMIWGNIE    DE    JESUS 

une  restauration  religieuse,  celle  des  Frères  Prêcheurs. 
Lacordaire  demanda  ce  qu'étaient  les  Frères  Prêcheurs...  » 
(Page  207.)  —  En  vérité  !  Et  il  était  à  Rome  depuis 
dix-huit  mois  !  Et  il  habitait  à  Saint-Louis  des  Français,  à 
trois  minutes  de  la  Minerve  !  Et  il  n'avait  jamais  entendu  par- 
ler des  Frères  Prêcheurs,  ni  aperçu  un  froc  de  dominicain  !  Et 
c'est  ce  jour-là,  au  mois  d'août  1837,  que  Guérangerlui  faisait 
la  première  ouverture  sur  le  rétablissement  en  France  de  l'Or- 
dre de  saint  Dominique,  qui  du  reste  futde  prime  saut  à  moitié 
résolu  :  Lacordaire  1'  «  interrompit  »  pour  déclarer  qu'il  serait 
volontiers,  lui,  «  l'homme  de  cette  œuvre-là  »!  Un  mois  après, 
les  deux  amis  reparlaient  ensemble  pour  la  France  (25  sep- 
tembre 1837).  «  Il  ne  fut  plus  parlé  des  Parères  Prêcheurs,  jus- 
qu'à l'été  suivant  »  que  Lacordaire  vint  à  Solesmes  reprendre 
la  conversation  et  conclure  sous  la  direction  du  Père  Abbé.  Il 
n'est  peut-être  pas  hors  de  propos  de  remarquer  que  Dom  Gué- 
ranger  avait  alors  33  ans. 

J'ai  dit  que  l'un  et  l'autre  récits  sont  postérieurs  aux  faits  de 
plus  de  vingt  ans  et  ont  été  rédigés  de  mémoire.  A  cette  dis- 
tance on  est  exposé  à  ne  voir  que  les  grandes  lignes  ;  les  détails 
échappent,  la  chronologie  se  brouille,  des  confusions  se  pro- 
duisent. Etienne  Cartier,  tertiaire  dominicain  et  ami  de  Lacor- 
daire, dont  on  invoque  le  témoignage  à  l'appui  de  la  thèse 
bénédictine,  devait  lui  aussi  subir  ces  erreurs  de  perspective. 
11  écrivait  postérieurement  à  la  publication  delà  VieduP.  La- 
cordaire par  Foisset.  «  Ce  fut  en  1837,  dit-il,  que  l'abbé  de 
Solesmes  déposa  dans  le  cœur  de  son  ami  le  premier  germe  de 
sa  vocation  religieuse...  La  retraite  faite  par  le  P.  Lacordaire  à 
Saint-Eusèbe  n'eut  pour  résultat  qu'un  projet  vague  que  ren- 
dit encore  plus  incertain  le  succès  des  prédications  de  Metz  et 
de  Lyon.  *  »  Notez  que  les  prédications  de  Lyon  eurent  lieu 
en  1845;  elles  n'eurent  guère  d'influence  sur  sa  vocation;  il 
était  dominicain  depuis  six  ans.  Effet  de  lointain.  Ajoutez  que 
Etienne  Cartier,  qui  affirme  que  «  la  retraite  de  Saint-Eusèbe 
n'eut  d'autre  résultat  qu'un  projet  vague  que  rendit  encore 
plus  incertain  le  succès  des  prédications  de  Metz  et  de  Lyon  », 
en  a  appelé  quelques  lignes  auparavant  à  l'autorité  de  Foisset, 
lequel  écrit  à  propos  de  cette  retraite  :  «  C'est  en  ces  jours  d'un 

I.  Dom  Guérangev,  par  un  moine  bénédictin.  T.  I,  p.  206. 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES  695 

recueillement  solennel  que  Lacordaire  se  sentit  distinctement 
appelé  à  la  vie  monastique  et  qu'il  conçut  le  dessein  formel  de 
faire  revivre  en  France  l'Ordre  de  saint  Dominique,  comme 
l'abbé  Guéranger  voulait  y  restaurer  celui  de  saint  Benoît.  » 
(  Vie  du  P.  Lacordaire.  T.  1,  p.  442.) 

Quant  au  «  projet  »,  résultat  de  cette  retraite,  était-il  si 
«  vague  »  que  cela  ?  Ce  sont  les  lettres  de  Lacordaire  lui-même 
qui  vont  répondre,  lettres  écrites  au  moment  précis  où  il  réalise 
ce  «  projet  ».  Invariablement  Lacordaire  le  fait  dater  de  la 
retraite  de  Saint-Eusèbe.  A  Madame  de  Vauvineux,  le  15  juil- 
let 1838  :  «  ...  La  résolution  dont  je  m'occupe  depuis  quinze 
mois...  »  A  Foisset,  quelques  jours  plus  tard  :  «  Je  pars  pour 
Rome,  mardi  31  (juillet).  J'entre  dans  l'Oindre  de  saint  Domini- 
que avec  la  pensée  de  le  rétablir  en  France.  C'est  un  projet  qui 
date  de  quinze  mois.  »  (27  Juillet  1838.)  Ces  «  quinze  mois  »  nous 
reportent  assez  exactement  à  la  retraite  commencée  le  5  mai 
de  l'année  précédente,  et  non  certes  à  la  conversation  du  mois 
d'août  avec  l'abbé  Guéranger.  Mieux  encore  ;  arrivé  à  Rome  et 
au  moment  de  mettre  la  main  à  l'œuvre  il  précise  encore  davan- 
tage, il  se  félicite  d'avoir  fait  confidence  de  ses  intentions,  il  y 
a  plus  d'un  an,  à  plusieurs  personnes,  parce  qu'ainsi  l'œuvre 
qu'il  entreprend  ne  paraîtra  pas  avoir  été  résolue  à  la  légère  : 
«  J'ai  eu  bien  du  bonheur,  écrit-il  à  Mme  Swetchine,  de  m'être 
ouvert,  en  niai  1831 ,  de  mon  projet;  cela  a  donné  à  tout  ceci  un 
grand  air  de  maturité.  »  (27  Août  1838.)  Que  peut-on  souhaiter 
de  plus  décisif  ?  L'historien  de  Dom  Guéranger  écrit:  «Les 
lettres  à  Mme  Swetchine  ne  portent  aucune  trace  d'une  déci- 
sion prise  par  Lacordaire  au  sortir  de  sa  retraite  de  Saint- 
Eusèbe.  »  (P.  208.)  Assurément;  Lacordaire  lui-même  dit  que 
«  sur  la  fin  de  l'année  1837  »,  c'est-à-dire  plusieurs  mois  après, 
il  n'était  pas  encore  «  décidé  ».  Mais  on  peut  avoir  formé  un 
«  projet  »  sans  être  pour  cela  «  décidé  »  à  le  réaliseï*.  Cela  se  voit 
tous  les  jours.  Or,  Lacordaire  affirme  que  le  projet  qu'il  est  en 
train  de  réaliser  le  21  août  1838,  il  l'avait  fait  connaître  à  plu- 
sieurs personnes  en  mai  1831.  Donc,  au  sortir  de  la  retraite  de 
Saint-Eusèbe,  Lacordaire  avait  le  «projet  »  d'entrer  dans  l'Or- 
dre de  SaintDominique  et  apparemment  aussi  celui  de  le  réta- 
blir en  France,  puisque  pour  lui  les  deux  n'en  font  qu'un.  C'est 
tout  ce  qu'il  importe  d'établir.  Cela  étant,  quelle  aurait  été  la 


696  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

part  d'influence  de  l'abbé  de  Solesmes  dans  la  détermination 
de  Lacordaire  ? 

Guéranger  venait  à  Rome  pour  traiter  l'affaire  du  rétablissement 
de  l'Ordre  bénédictin  en  France.  Il  arriva  dans  la  ville  éternelle 
le  samedi  saint,  25  mars  1837.  11  y  trouva  Lacordaire  qui  y  était 
depuis  plus  d'un  an.  Ils  purent  se  voir  et  causer  familièrement 
pendant  quarante  jours,  jusqu'à  la  retraite  à  Saint-Eusèbe,  qui 
commença  au  soir  de  l'Ascension.  Lacordaire  se  félicite  de  ces 
entretiens  :  «  J'ai  vu  M.  Guéranger,  écrit-il  le  28  mars,  et  sa 
présence  a  été  pour  moi  un  grand  secours  et  une  grande  con- 
solation. »  Et  au  moment  d'entrer  en  retraite  :  «  La  présence 
de  l'abbé  Guéranger  a  été  aussi  pour  moi  une  véritable  conso- 
lation ;  nous  nous  entendons  à  merveille  sur  toutes  choses, 
théologie,  philosophie,  politique,  présent  et  avenir.  » 
(4  Mai  1837.)  Malheureusement  ce  parfait  accord  ne  dura  pas 
toujours.  Mais  il  n'importe. 

Que  pendant  ces  quarante  jours,  qui  rappellent  ceux  que 
Notre-Seigneur  passa  sur  la  terre  après  sa  résurrection  à  ins- 
truire et  affermir  ses  apôtres  dans  leur  vocation,  l'abbé  de 
Solesmes  ait  parlé  de  vie  religieuse  et  de  vie  dominicaine  à 
Lacordaire,  lequel  bien  certainement  savait  déjà  à  ce  moment 
«  ce  qu'étaient  les  Frères  Prêcheurs  »,  qu'il  l'ait  encouragé,  for- 
tifié par  ses  exhortations,  et  même  en  se  citant  comme  exemple, 
je  l'accorderais  de  grand  cœur;  rien  ne  me  paraît  même  plus 
vraisemblable.  L'action  de  Guéranger  aurait  donc  commencé 
plus  tôt  qu'il  ne  le  dit  lui-même.  Toutefois  je  répugne  à  lui 
attribuer  l'initiative  ;  j'ai  dit  plus  haut  pourquoi.  S'il  l'avait 
eue,  Lacordaire  était  assez  loyal  et  assez  humble  pour  le  dire 
et  ne  pas  laisser  croire  qu'il  n'y  était  pour  rien.  Ainsi  travaillé, 
si  je  puis  dire,  par  son  ami  et  par  d'autres  encore,  Lacordaire 
serait  allé  chercher  dans  la  retraite  un  supplément  de  lumière 
et  de  courage;  c'est  pour  cela  qu'il  se  serait  enfermé,  entre 
l'Ascension  et  la  Pentecôte,  dans  la  solitude  de  Saint-Eusèbe, 
comme  les  apôtres  au  Cénacle,  etil  en  serait  sorti  avec  ce  «  pro- 
jet »  qui  fut  communiqué  dès  lors,  «  en  mai  1837  »,  à  ceux  qui 
avaient  sa  confiance  et  qu'il  mit  à  exécution  l'année  suivante, 
après  l'avoir  mûri  dans  la  réflexion  personnelle,  la  discussion 
avec  ses  amis  et  enfin  dans  la  retraite  à  Solesmes,  non  sans 
avoir  entre  temps  paru  l'ajourner,  sinon  y  renoncer.  Il  semble 
bien  cependantque, quand  il  serendità  Solesmes,  sa  résolution 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES  697 

était  déjà  arrêtée  :  «Je  m'y  trouve  parfaitement  heureux  et 
content,  écrivait-il  en  effet,  j'ai  déjà  dévoré  en  huit  jours  je  ne 
sais  combien  de  gros  livres  sur  noire  affaire  et  fy  suis  toujours 
plus  confirmé.  »  (A  Mme  Swetchine,  25  Juin  1838.)  Et  rien 
n'empêche  d'intercaler  dans  cette  série,  aux  dates  indiquées, 
la  profession  de  Dom  Guéranger,  la  conversation  à  Saint-Louis 
des  Français  et  l'étude  des  Constitutions  de  saint  Dominique 
facilitée  à  Lacordaire  par  son  ami. 

Tel  me  paraît  être  dans  ses  grandes  lignes  le  processus  de  la 
vocation  dominicaine  de  Lacordaire,  vocation  qui,  comme 
beaucoup  d'autres,  on  pourrait  dire  comme  la  plupart  des 
vocations,  n'apparaît  d'abord  que  dans  une  lumière  trouble  et 
incertaine, puis  à  travers  des  hésitations,  des  doutes,  même  des 
résolutions  contradictoires  et  des  retours  en  arrière,  finit  peu  à 
peu  par  se  préciser  sous  des  influences  diverses,  parmi  les- 
quelles la  grâce  intérieure  tient  la  toute  première  place,  et  il  y 
reste  une  très  large  part  pour  les  bons  conseils  et  les  bons 
exemples.  Lui-même  au  moment  de  partir  pour  Rome,  fait  part 
à  Foisset  des  combats  et  des  alternatives  par  où  il  a  passé  avant 
d'en  venir  là  :  «  J'ai  senti  souvent  mon  âme  faiblir  devant  cette 
pensée.  J'ai  reculé  le  plus  possible;  enfin  la  grâce  divine  l'a 
emporté,  et  c'est  à  elle  d'achever  ce  qui  coûte  à  ma  faiblesse  et 
qui  est  le  dernier  dévouement  auquel  je  puisse  aspirer  pour 
Dieu.  »  (27  Juillet  1838.) 

A  s'en  tenir  à  la  note  de  Dom  Guéranger  l'histoiie  de  la 
vocation  de  Lacordaire  se  déroulerait  de  façon  différente;  elle 
aurait  surgi  ex  abrupto;  suggérée  à  l'oiigine,  elle  aurait  égale- 
ment été  décidée,  si  je  puis  dire,  parledehors;  enl'espacededix 
mois,  sans  résistances,  sans  grandes  luttes  intérieures,  tout 
cela  aurait  été  conclu.  Non,  a  priori  on  peut  dire  que  l'histoire 
n'est  pas  complète.  La  bonne  foi  de  l'abbé  Guéranger  est  hors  de 
cause;  il  serait  insensé  de  la  suspecter  ;  sa  véracité  même  n'est 
pas  douteuse  ;  ce  qu'il  raconte  est  vrai,  mais  il  ne  dit  pas  tout; 
il  marque  certaines  étapes  où  lui-même  s'est  trouvé  aux  côtés 
du  voyageur,  mais  il  n'a  pas  fait  avec  lui  toute  la  route,  et  il  y  a 
d'autres  notesde  voyage  dont  il  n'est  pas  possible  de  ne  pas  tenir 
compte,  et  qui  me  paraissent  imposer  la  version  adoptée  ici. 
On  voit  que  Foisset,  pour  qui  la  note  de  Dom  Guéranger  avait 
été  rédigée,  s'en  est  écarté  plus  que  je  n'oserais  le  faire,  puis- 
que, d'après  lui,  c'est  à  Saint-Eusèbe  que  tout  aurait  été  conclu. 


698  LÀ    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

Au  surplus,  je  le  répète,  je  ne  conteste  aucune  des  assertions 
de  Dom  Guéranger;  elles  se  concilient  fort  bien  avec  le  proces- 
sus exposé  ci-dessus.  Dom  Guéranger  dit  que  Lacordaire,  ayant 
assisté  à  sa  profession  le  25  juillet  1837,  en  fut  ému.  Quelques 
jours  après,  continue-t-il,  «  l'idée  me  vint  de  lui  parler  du  réta- 
blissement des  Frères  Prêcheurs  ».  Etait-ce  la  première  fois 
qu'ils  en  parlaient  ?  Peut-être  oui,  peut-être  non.  Le  texte  de  la 
note  nous  laisse  libres  sur  ce  point.  Ce  qui  me  paraît  inadmis- 
sible c'est  que  Lacordaire  ait  alors  demandé  «  ce  qu'étaient  les 
Frères  Prêcheurs  ».  Mais  Guéranger  ne  dit  pas  que  semblable 
question  lui  ait  été  faite.  Guéranger  poursuit:  «  Je  lui  dis 
même  que  j'avais  quelqu'un  en  vue  pour  cela  ^  Il  m'interrom- 
pit en  me  disant  qu'il  serait  homme  lui-même  à  se  vouer  à  une 
telle  œuvre.  »  Cette  déclaration  se  comprend  très  bien  dans 
l'hypothèse  où  Lacordaire  a  déjà  formé  son  «  projet  »,  lors  de 
sa  retraite  à  Saint-Eusèbe  ;  beaucoup  mieux  assurément  que 
dans  celle  qui  fait  dater  sa  vocation  de  cet  entretien,  au  mois 
d'août,  dans  une  chambre  à  Saint-Louis  des  Français,  où  il 
aurait  entendu  parler  pour  la  première  fois  des  Frères  Prê- 
cheurs et  où  il  aurait  demandé  «  ce  qu'étaient  les  Frères  Prê- 
cheurs ». 

La  dernière  assertion  de  Dom  Guéranger  se  rapporte  à  la 
retraite  de  Lacordaire  à  Solesmes.  Là  encore  point  de  diffi- 
culté. Quoi  qu'il  en  soit  des  dispositions  qu'il  y  apportait,  il  est 
certain  que  c'est  dans  cette  retraite  que  Lacordaire  triompha 
de  ses  dernières  hésitations.  L'abbé  de  Solesmes  l'aida  et  sanc- 
tionna par  son  approbation  la  décision  prise  par  l'intéressé. 
Car  en  ces  sortes  d'affaires  on  prend  sa  décision,  on  ne  la  reçoit 
pas  d'un  autre.  C'est  sans  doute  le  sens  des  paroles  sur  les- 
quelles se  termine  la  note  :  «  Ma  conclusion  fut  qu'il  devait 
entrer  dans  l'Ordre  des  Frères  Prêcheurs.  Il  l'accepta  avec  la 
plus  grande  simplicité.  » 

XIII 

Théophile  Foisset  avait  demandé  à  Dom  Guéranger  des  notes 
sur  le  rôle  de  Lacordaire  dans  les  négociations  pour  le  rétablis- 
sement des  Bénédictins  en  France.  La  réponse  ne  lui  parut  pas 

I.  L'abbé  de  Valette,  avec  qui  Guéranger  s'était  trouvé  en  1829  à  la 
paroisse  des  Missions  étrangères. 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES  699 

donner  à  ce  rôle  toute  son  importance  ;  il  réclama  en  rappelant 
certaines  interventions  de  Lacordaire.  Dom  Guéranger  mit  les 
choses  au  point  dans  une  lettre  du  12  septembre  1862  : 

«  Assurément  le  P.  Lacordaire  m'a  accordé  tout  ce  qui  était 
en  son  pouvoir  selon  l'occasion,  en  fait  de  bonnes  paroles 
auprès  des  personnages  de  la  Cour  romaine,  en  1837,  et  je  lui 
en  garde  reconnaissance.  Je  parlais  de  \ effectif ... ,  en  un  mot 
de  ce  qui  fait  réussir,  et  cet  élément,  je  l'ai  trouvé  par  la  bonté 
divine  dans  M.  l-e  marquis  de  la  Tour-Maubourg  qui  calma  les 
craintes  du  Saint-Siège  quant  au  Gouvernement  français,  et 
yA\o\xXtx^\  confidentiellement.,  à.2LVi%\t\* .  Général  des  Jésuites 
Roolhaan,  dont  l'influence  sur  Grégoire  XVI  était  irrésistible. 
Ma  pensée  en  vous  écrivant  s'était  arrêtée  sur  ces  auteurs  réels 
du  succès.  Les  bienveillantes  paroles  du  P.  Lacordaire,  les 
bons  offices  de  la  princesse  Borghèse  et  d'autres  encore  ont 
servi,  mais  je  suis  assuré  que,  si  je  n'avais  pas  eu  autre  chose, 
je  me  serais  retiré  de  Rome  avec  des  encouragements,  mais 
pas  avec  le  Bref  solennel  de  rétablissement  qui  a  rendu  l'Ordre 
de  saint  Benoît  assez  robuste  en  France  pour...  etc.  » 

(Cité  par  la  Revue  Hebdomadaire  igiS,  p.  S^g.) 


XIV 


Hei>erendissimo  Patri  Prospéra  Ludovico  Paschali  Guéran- 
ger Abbati  Sti  Pétri  de  Solesmis,  et  Superiori  generali  Congre- 
gationis  Gallicae  Ordinis  Sti  Benedicti. 

Joannes  Roothaan  Prœpositus  generalis  Societatis  Jesu. 

Magnam  nobis  consolationem  in  Dno  attulerunt  litterae, 
quas  fraternae  charitatis  certissima  pîgnora  ad  nos  Paternités 
vestra  Reverendissima,  et  venerabile  Congregat.  Gallicae  Ord. 
Sti  Benedicti  Capitulum  dederunt.  Nova  enim  quae  se  praebet 
occasio  illius  instaurandae  necessitudinis,  quae  inde  a  primis 
hujus  minimaî  Societatis  exordiis  inter  ipsam  et  inclytum 
Ordinem  Almi  monasticae  vitae  in  Occidente  Parentis  interces- 
sit,  non  potuit  non  accidere  gratissima.  Neque  vero  nostris 
animis  excidit  Beatuni  Patrem  Nostrum  Ignatium,  cum  vitam 
novam  exordiretur,  ad  Montem  Serratum,  ad  alumnorum   Sti 


700  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Benedicti  cœnobium  perrexisse,  ibique  cum  pio  prudentique 
illius  asceterii  viro,  totius  anteactae  vitae  retexuisse  noxas, 
atque  cum  illo  quidquid  meditaretur  communicasse.  Primum 
illud  cum  plura  alia  excepissent  bénéficia,  Gongregatio  nostra 
generalis  octava  geminum  edidit  decretum  ut,  et  quantum 
Sanctissimo  Ordini  Societas  debeat  intelligant  universi,  et 
omnibus  charitatis  ac  venerationis  offîciis,  parem  illi  gratiam 
leferrecontendant.  Ast  nunc  posteaquam  Religiosissimi  Ordi- 
nis  Professus  ad  Cathedram  Pétri  evectus,  exstinctam  Societa- 
tem  nostram  nova  vita  donavit,  ac  per  orbem  restituit  univer- 
sum,quiddicereaut  praestarenosdecet?  Sane  omnino  impares 
sLimus  qui  tam  eximiae  in  nos  pietati  digne  respondeamus. 
Accedit  recens  spectatissimoe  Congregationis  Gallicae  docu- 
mentum  quse  nobis  omnium  bonorum  operum  concedil  com- 
munionem.Pro  singulariilla  gratia,  imprimis  Reverendissim.ie 
Paternitati  vestrœ,  tum  cœteris  Patribus  ac  Fratribus  A^estris, 
quos  arctissimo  charitatis  nexu  in  Dno  complectimur,  gratias 
habemus  et  agimus  maximas.  Enimvero,  in  tantis  quibus  pre- 
niimur  angustiis  ac  periculis,plurimum  nobis  animi  acfiducire 
accedere  sentimus  ex  tam  benigna  piissimorum  Dei  servorum 
voluntatis  significatione,  quorum  sanctis  precibus,  eruditis 
vigiliis  et  corporis  afflictationibus,  cocterisque  tam  multis  reli- 
giosae  pietatis  exercitationibus  no/as  nobis  omnibus  vires,  ad 
inchoatum  Dei  opus  strenue  promovendum,  a  Dno  collatum  iri 
confidimus.  Quamobrem  ut  gratum  nostrum  animum  signifîce- 
mus,  pro  ea  auctoritate  quam  nobis  Dominus  licet  indignis  in 
bac  Societate  nostra  concessit,  Paternitatem  Vestram  Reveren- 
dissimam  etomnes  CongregationisGallicoeOrdinisStiBenedicti 
alumnos,  in  perpetuum,  meritorum  bonorumque  operum  qu.ie 
per  Dei  gratiam  a  nostris  hominibus,  sive  in  propria  salute  ac 
perfectione  procuranda,  sive  in  proximorum  auxilium  ad 
Divinoe  Majestatis  gloriam  fiunt,  peculiari  modo  tum  in  vita  tum 
post  mortem  participes  esse  declaramus,  eorumque  plenam 
communicalionemex  toto  cordis  affectu  inChristo  Jesu  imper- 
timur,  precamurque  id  a  divina  Bonitate,  ut  hanc  mutui  fœderis 
declarationem  in  ca^lo  ratam  habere  diguetur,  nosque  faciat 
in  sanctitate  et  justitia  coram  ipso  ambulare  omnibus  diebus 
nostris,  ut  tandem  post  hujus  exilii  labores  et  œrumnas,  in 
Beata  Patria  exultare  in  unum  concédât. 

Datum  Romae   ex  Professorum  domo,  quinto  kalendas  sep- 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES  701 

teinbris,  die  festo  Sancti  Augustini,  anno  ab  Incarnatîone  Dni 
MDCGCXXXIX. 

Joannes  Roothaan. 

Joannes  Jansen  S.  J.  a  Secretis. 


XV 


Circulaire  de  M.  Martin  du  Nord  aux  évèques  sur  la  polé- 
mique contre  V  Uni{>ersité . 

Paris,  5  avril  1843. 

Ministère  de  la  Justice 
ET  DES  Cultes 

Très  confidentielle 

Monseigneur, 

La  polémique  passionnée  des  journaux  vient  de  ranimer  plus 
violentes  encore  les  attaques  déjà  si  vives  dirigées  depuis 
quelque  temps  contre  l'Université,  son  enseignement,  ses  col- 
lèges, et  son  personnel  tout  entier. 

Je  sais  que  la  plupart  des  prélats  du  royaume  reconnaissent 
toute  l'injustice  de  ces  accusations  et  qu'ils  déplorent  l'impru- 
dence et  la  mauvaise  foi  de  leurs  auteurs;  mais  les  feuilles 
publiques  qui  s'en  font  les  organes  se  multiplient  sur  tous  les 
points.  Elles  attestent  avec  une  si  grande  assurance  l'existence 
et  la  profondeur  du  mal  qu'elles  inventent;  elles  généralisent 
avec  tant  de  perfidie  quelques  faits  isolés,  dont,  avant  tout, 
elles  prennent  grand  soin  d'exagérer  la  consistance;  elles  sont 
si  persévérantes  dans  le  mensonge,  que  les  hommes  les  meil- 
leurs, que  les  membres  même  du  clergé  (car  ces  feuilles,  ins- 
truments de  déception  et  de  dénigrement,  affectent,  pour  les 
séduire,  le  zèle  de  la  religion)  peuvent  être  persuadés  enfin 
dans  quelques  lieux,  et  se  laisser  entraîner  jusqu'à  prendre  aux 
débats  une  part  compromettante  pour  la  chose  publique,  pour 
eux-mêmes,  et  surtout  pour  la  cause  sacrée  qui  provoque  à  si 
juste  titre  leur  sympathie  et  leur  dévouement. 

Vous  ne  serez    donc    pas  surpris.  Monseigneur,   que  je    me 


702  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

fasse  ua  devoir  de  signaler  à  votre  sollicitude  et  les  écarts  et 
les  dangers  d'une  si  funeste  discussion.  Tant  qu'elle  n'a  pour 
objet  que  les  doctrines  attribuées  à  une  école  philosophique 
dont  la  religion  chrétienne  n'admettait  pas  les  théories,  elle 
n'a  dû  rencontrer  aucune  entrave  dans  un  pays  de  libre  exa- 
men; mais  elle  a  cessé  promptement  de  se  renfermer  dans  ces 
limites;  bientôt  elle  a  dégénéré  en  personnalités  offensantes, 
et  au  moment  où  je  vous  écris,  on  s'eff'orce  de  lui  donner  les 
apparences,  j'ai  presque  dit,  les  proportions  d'une  lutte  sérieuse 
profondément  engagée  entre  le  clergé,  d'une  part,  et  l'Univer- 
sité de  l'autre,  lutte  déplorable,  dans  laquelle  le  rôle  fait  à 
l'Université  serait  celui  de  ne  propager  que  l'irréligion  et  la 
dépravation  des  mœurs. 

Serait-ce  là,  effectivement.  Monseigneur,  l'action  réelle  de 
l'un  des  plus  grands  corps  de  l'Etat,  de  l'une  des  plus  utiles 
institutions  que  l'empire  nous  ait  léguées?  Vous  en  êtes  assu- 
rément convaincu,  de  telles  imputations  ne  sont  pas  moins 
fausses  qu'absurdes;  ceux  qui  se  les  permettent  insultent  à  la 
vérité  des  faits  ;  ils  se  rendent  coupables  d'un  délit  légalement 
caractérisé;  simples  citoyens,  ils  pourront  être  déférés  aux  tri- 
bunaux dès  que  l'autorité  le  jugera  convenable;  ministres  des 
autels,  et  agissantdans  l'exercice  de  leurs  fonctions,  ils  seraient, 
pour  cause  d'abus,  préliminairement  justiciables  du  Conseil 
d'État. 

Accuser  l'Université  de  France,  Monseigneur,  c'est  accuser 
le  Gouvernement  lui-même,  dont  elle  est  une  portion  inté- 
grante; c'est  l'accuser,  contre  toute  vérité  de  répandre  l'impiété 
et  de  corrompre  les  peuples,  et  cela  dans  le  temps  où  il  se 
montre  plus  jaloux  de  protéger  la  religion  et  d'en  étendre 
l'influence. 

Je  n'ignore  pasle  prétexte  invoqué  pour  excuser  tant  de  cou- 
pables clameurs  :  on  n'a  d'autre  intention,  on  l'assure  du 
moins,  que  d'obtenir  l'exécution  d'une  promesse  faite  par  la 
Charte  de  1830,  d'autre  désir  que  de  conquérir  la  liberté 
d'enseignement;  mais  croit-on  que  le  Gouvernement  du  Roi 
demeure  indifférent  à  cet  égard?  Croit-on  que  le  grand  intérêt 
de  la  liberté  d'enseignement  sagement  définie  et  réglementée 
n'a  pas  encore  été  l'objet  de  ses  préoccupations  les  plus 
sérieuses? 

Avait-il  attendu   que    la    voix    injuste  des  passions  se   fît 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES  703 

entendre,  pour  appeler,  dès  1836,  les  Chambres  législatives  à 
délibérer  sur  ce  sujet  important,  dont  l'étude  révèle  déplus 
en  plus  chaque  jour  les  immenses  difficultés? 

Pense-t-onque  l'excitation  qu'on  répand,  que  les  antipathies 
qu'on  soulève,  que  les  susceptibilités  d'une  autre  époque  qu'on 
ressuscite  ainsi,  avec  la  plus  aveugle  inhabileté,  puissent  con- 
courir à  faciliter  leur  solution  ? 

Pense-t-onque  l'agitation  des  esprits,  résultat  nécessaire  de 
prétentions  excessives,  émises  sans  discernement,  rendent  bien 
opportune  la  discussion  des  intérêts  divers  dont  la  conciliation 
constitue  le  problème  à  résoudre  par  le  Gouvernement  et  les 
Chambres  ? 

Pour  mon  compte,  je  n'en  doute  pas.  Monseigneur,  le  pro- 
blème n'en  serait  pas  un  à  l'heure  qu'il  est,  si  la  turbulente 
impatience  des  uns,  si  l'aveugle  et  systématique  hostilité  des 
autres,  si  l'esprit  de  parti  chez  le  plus  grand  nombre  n'avait 
envenimé  Ja  question  et  paralysé  jusqu'ici  les  intentions  du 
Gouvernement  du  Roi. 

Je  livre  avec  la  plus  entière  confiance  ces  courtesobservations 
à  votre  sagesse;  vous  en  apprécierez  la  portée,  je  l'espère,  et 
vous  empêcherez  que,  dans  ventre  diocèse,  qu'au  sein  de  votre 
clergé  surtout,  l'erreur  pénètre  assez  puissante  pour  fasciner 
les  esprits  et  rendre  longtemps  impossible  le  calme  des  opi- 
nions sans  lequel  le  Gouvernement  ne  saurait  entreprendre 
avec  succès  la  grande  œuvre  qu'il  a  pourtant  l'intention 
d'accomplir. 

Agréez,  Monseigneur,  etc.. 

Martin, 

Ministre  des  Cultes. 


XVI 

Ordonnance  de  Mgr  Affre 

Denis-Auguste  Affre,  etc.. 

«  Considérant  que  dans  tous  les  temps  les  évêques  ont  jugé 
sage  et  utile  de  ne  point  permettre  que  les  fidèles  abandonnas- 
sent leurs  paroisses  pour  aller  chercher  dans  une  chapelle  par- 
ticulière les  secours  de  la  religion  ; 


704  LA.    COMPAGNIE    DE    JESUS 

«  Considérant  que,  si  les  règlements  faits  à  ce  sujet  concer- 
naient principalement  la  messe  paroissiale,  la  confession  et  la 
communion  pascale,  les  baptêmes,  mariages  et  enterrements, 
leur  esprit  était  néanmoins  que,  pour  les  autres  sacrements, 
l'église  paroissiale,  ou  à  son  défaut  une  église  publique,  leur 
fût  préférée; 

«  Considérant  que,  si  dans  le  passé  la  dérogation  à  l'esprit 
de  ces  règlements  a  été  motivée  presque  toujours  par  des  avan- 
tages réels,  il  peut  arriver  qu'à  d'autres  époques  ces  avantages 
soient  moindres  que  les  inconvénients; 

«  Considérant  que  ces  inconvénients  sont  plus  graves,  lors- 
que les  prêtres  investis  du  privilège  de  confesser  dans  leur 
chapelle  sont  uniquement  destinés  à  l'exercice  du  ministère  ; 

«  Considérant  que  l'évêque  est  d'ailleurs  le  seul  juge  de  ce 
qui  en  pareille  matière  peut  être  le  plus  utile  à  son  diocèse; 

«  Le  saint  nom  de  Dieu  invoqué,  nous  avons  ordonné  et 
ordonnons  ce  qui  suit  : 

Article  I 

«  Les  Pères  Jésuites  habitant  la  maison  située  rue  des  Postes, 
n"  18,  à  Paris,  devront  désormais  entendre  les  confessions  dans 
les  différentes  églises  paroissiales  et  dans  les  établissements 
qui  leur  seront  désignés,  conformément  aux  règles  suivantes  : 

«  1"  Les  confessions  des  femmes  seront  toujours  entendues 
dans  l'église  paroissiale  désignée  au  confesseur. 

«  2°  Les  confessions  des  hommes  pourront  être  entendues, 
soit  dans  la  sacristie,  soit  dans  le  presbytère  de  la  paroisse 
désignée,  soit  dans  l'intérieur  des  chapelles  appartenant  à  un 
établissement  public,  tel  que  les  hôpitaux  et  les  hospices,  les 
collèges  et  les  institutions  de  jeunes  gens. 

3°  Les  confessions  des  prêtres,  des  religieux  d'une  congré- 
gation quelconque  et  celles  des  laïques  qui  suivent  les  exerci- 
ces d'une  retraite,  pourront  être  entendues  dans  la  chapelle  ou 
dans  l'intérieur  de  la  maison  des  Pères. 

Article  11 

«  Nous  devons  être  prévenu  un  mois  à  l'avance  :  1°  du  chan- 
gement de  résidence  des  Pères  qui  ont  reçu  des  pouvoirs  de 
nous;  2°  du  projet  de  faire  venir  à  Paris  de  nouveaux  Pères 
poury  exercer  le  ministère  de  la  confession  et  de  laprédication. 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES  705 

Article  III 

«  Nous  nous  réservons  exclusivement  la  concession  des  pou- 
voirs que  les  Pères  demandent  à  exercer. 

Article  IV 

«  La  présente  ordonnance  sera  mise  à  exécution  pour  les 
Pères  qui  n'ont  pas  encore  reçu  de  pouvoirs  :  elle  ne  sera  obli- 
gatoire pour  ceux  qui  les  ont  déjà  qu'à  dater  du  1"  Janvier  1844. 

«  Donné  à  Paris,  etc.,  le  9  Septembre  1843. 

«  f  Denis,  archevêque  de  Paris.  » 


XVII 

Lettre  du  R.  P.  Roothaan  à  Mgr  Affre,  Archevêque  de  Paris. 
Monseigneur, 

Je  crois  qu'il  est  de  mon  devoir  de  présenter  à  Votre  Gran- 
deur quelques  réflexions  sur  l'Ordonnance  qu'Elle  m'a  envoyée, 
datée  du  9  septembre.  Ordonnance  qui  aurait  pour  efîet  immé- 
diat de  transformer  des  Religieux  en  desservants  de  paroisses 
et  dont  le  résultat  infaillible  serait  de  les  séculariser  entière- 
ment. Je  le  fais  avec  d'autant  plus  de  confiance  qu'il  s'agit  d'une 
pièce  secrète  qui  n'est  point  contresignée,  ce  qui  me  porte  à 
croire  que  c'est  plutôt  un  simple  projet  qu'une  décision  arrê- 
tée et  irrévocable.  Votre  Grandeur  est  sans  aucun  doute  dis- 
posée à  écouter  les  observations  qu'on  peut  lui  faire  et  à  peser 
les  inconvénients  qui  pourraient  résulter  de  l'exécution  d'une 
mesure  aussi  extraordinaire  qu'inattendue. 

Les  Ordres  religieux,  n'ayant  point  d'existence  légale  en 
France,  ne  peuvent  compter  aujourd'hui  sur  aucun  appui  de 
la  part  du  Gouvernement,  de  même  qu'ils  n'ont  rien  à  en  redou- 
ter tant  qu'ils  ne  se  mettent  pas  en  contravention  avec  la 
législation  existante.  Ils  sont  au  regard  de  la  loi  civile  comme 
s'ils  n'existaient  pas.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même  aux  yeux 
de  l'Église;  elle  les  reconnaît  comme  par  le  passé  et  sa  provi- 
dence, sa  législation  à  leur  égard  n'ont  point  changé;  ils  ont 
La  Compagnie  de  Jésus.  45 


706  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

une  existence  réelle  et  canonique;  ils  jouissent  des  mêmes 
droits  et  des  mêmes  privilèges  qui  leur  ont  été  accordés  à  une 
époque  antérieure.  La  Compagnie  de  Jésus  est  à  cet  égard  dans 
la  même  catégorie  que  les  autres  Ordres  religieux,  et  les  Jésui- 
tes en  France  sont  Jésuites  au  même  titre  que  les  Jésuites  à 
Rome,  en  Italie,  en  Allemagne  et  dans  les  autres  pays.  Mais  je 
n'ai  pas  besoin  d'insister  là-dessus;  vous  le  reconnaissez  vous- 
même,  Monseigneur,  et  vous  ne  faites  aucune  difficulté  de 
nous  appeler  Jésuites  dans  votre  Ordonnance. 

Si  j'ai  prononcé  le  mot  privilèges,  je  vous  prie,  Monseigneur, 
de  n'en  tirer  aucune  induction.  Je  n'ai  fait  que  poser  un  fait 
incontestable,  et  je  n'ai  nullement  la  prétention  de  me  préva- 
loir auprès  de  Votre  Grandeur  des  privilèges  qui  ont  pu  nous 
être  accordés  par  plusieurs  papes.  Rien  n'est  plus  loin  de  ma 
pensée.  Les  privilèges  sont  des  grâces  que  les  Souverains 
Pontifes  ont  accordées  aux  divers  Ordres  religieux,  soit  en 
récompense  des  services  rendus  à  l'Eglise,  soit  comme  un 
encouragement  et  en  vue  de  leur  faciliter  les  services  qu'elle 
attendait  d'eux.  L'autorité  dont  émanent  ces  privilèges  est 
sans  doute  bien  légitime,  bien  digne  du  respect  et  de  la  sou- 
mission du  peuple  chrétien  et  de  ses  pasteurs.  Je  ne  vois  donc 
pas  que  ceux  qui  désirent  en  profiter  soient  très  blâmables. 
Mais  pour  ce  qui  nous  regarde,  nous  avons  toujours  été  très 
accommodants  sur  ce  point.  Comme  ces  sortes  de  grâces  ne 
nous  sont  pas  nécessaires  pour  opérer  le  bien,  nous  en  avons 
toujours  facilement  fait  le  sacrifice,  et  le  Clergé  de  France 
nous  a  rendu  la  justice  de  le  témoigner  authentiquement.  Si 
nous  les  avons  abandonnés  dans  des  temps  plus  heureux,  com- 
ment penserions-nous  à  nous  en  prévaloir  aujourd'hui  ?  Ce  que 
nous  invoquons,  c'est  le  droit  commun.  Oui,  Monseigneur,  le 
droit  commun  uniquement.  Permettez  que  je  m'explique. 

L'état  religieux  est  un  état  reconnu  par  l'Eglise  et  par  con- 
séquent un  état  qui  doit  avoir  ses  règles,  ses  droits,  ses  pré- 
rogatives. Les  divers  Ordres  religieux  ne  sont  pas  seulement 
tolérés,  ils  sont  approuvés,  protégés,  révérés  dans  l'Eglise. 
Elle  a  placé  sur  ses  autels  la  plupart  de  leurs  fondateurs,  et 
dans  le  culte  qu'elle  leur  rend,  elle  donne  cette  qualité  àe  fon- 
dateurs d'Ordres  religieux  comme  leur  plus  beau  titre  à  la  gloire 
dans  le  ciel  et  à  notre  vénération  sur  la  terre.  Elle  s'est  tou- 
jours occupée  avec  le  plus  grand  soin   de  ce  qui  regarde  les 


PIÈGES    JUSTIFICATIVES  707 

Ordres  religieux  et  leur  a  donné  une  législation  complète. 
De  sorte  que  le  clergé  régulier  a  non  seulement  des  privilèges, 
mais  encore  de  véritables  droits.  Il  a  son  droit  commun,  aussi 
bien  que  le  clergé  séculier,  droit  qui  résulte  des  décrets  des 
Conciles,  des  Bulles  des  Papes,  des  lois  ecclésiastiques  rela- 
tives aux  réguliers  en  général  et  de  la  pratique  universelle  et 
constante  de  l'Eglise.  Il  est  assez  clair  que  ce  droit  commun 
n'a  pas  pu  être  abandonné  à  l'arbitraire  de  chaque  évêque,  ce 
qui  l'exposerait  à  des  changements  continuels,  et  que  pour  le 
changer  ou  le  modifier  il  faut  une  autorité  égale  à  celle  qui  l'a 
établi.  Voilà  le  droit  commun  que  nous  invoquons,  et  si  nous 
osons  aujourd'hui  former  quelque  plainte,  c'est  précisément 
parce  que  l'Ordonnance  de  Votre  Grandeur  nous  ferait  sortir 
du  droit  commun,  pour  nous  placer  dans  une  position  excep- 
tionnelle, et,  j'ose  bien  le  dire,  unique  et  sans  exemple  dans 
l'Eglise  catholique. 

En  effet,  s'il  existe  un  droit  des  réguliers,  reconnu  par 
l'Église,  un  droit  dont  ils  aient  joui  sans  contestation  en  tout 
temps  et  dans  tous  les  lieux,  c'est  bien  celui  d'avoir  des  églises 
à  leur  usage  pour  y  exercer  le  saint  ministère,  selon  que  leurs 
divers  instituts  le  leur  permettent.  Et,  pour  ne  parler  ici  que 
des  Jésuites,  puisque  les  Jésuites  sont  seuls  en  question,  depuis 
la  naissance  de  notre  Compagnie  jusqu'au  moment  présent, 
n'est-ce  pas  un  fait  incontestable  que,  dans  tous  les  pays  où 
elle  a  eu  des  établissements,  elle  a  exercé  librement  le  saint 
ministère  dans  des  églises  annexées  à  leurs  maisons  et  qui 
n'étaient  pas  paroissiales  ?  Votre  Grandeur  appelle  cela  un  /?/  /- 
vil'ege^  dont  l'usage  a,  dit-elle,  des  inconvénients  qui  peuvent 
être  plus  grands  à  une  époque  qu'à  une  autre.  Il  ne  m'appar- 
tient pas  d'entrer  en  discussion  là-dessus;  je  dirai  seulement 
que  le  fait  universel  et  perpétuel  que  j'avance  ne  peut  pas  être 
nié,  et  qu'il  prouve  évidemment  que  l'Eglise  n'a  pas  vu  les 
inconvénients  qu'aperçoit  Votre  Grandeur,  ou  que,  si  elle  les 
a  vus,  elle  n'y  a  attaché  aucune  importance.  L'Eglise  de  France 
a  été  elle-même  sur  ce  point  aussi  peu  clairvoyante  que  les 
autres  Eglises  catholiques,  car  elle  a  suivi  la  même  pratique  et 
elle  n'a  jamais  mis  obstacle  à  cette  manière  d'exercer  le  saint 
ministère  usitée  dans  la  Compagnie  de  Jésus  comme  chez  les 
Dominicains,  chez  les  Franciscains,  et  dans  d'autres  Ordres 
religieux.  Mais,   ce   qui    paraîtra    plus   surprenant,    c'est  que 


708  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

l'Église  de  France  n'a  point  vu  en  cela  ce  que  voit  Votre  Gran- 
deur, un  privilège.  En  effet,  dans  une  occasion  solennelle,  à 
l'époque  de  nos  malheurs,  le  clergé  de  France  en  corps,  inter- 
pellé d'exprimer  son  opinion  sur  la  Compagnie  de  Jésus,  dans 
un  rapport  au  Roi,  qui  sera  toujours  un  des  monuments  les 
plus  glorieux  pour  la  Compagnie,  comme  une  des  plus  belles 
pièces  pour  sa  justification,  parlant  des  privilèges  contre  les- 
quels s'élevaient  toujours  tant  de  clameurs,  s'exprime  ainsi  : 
«  Nous  ne  voyons  pas,  Sire,  que  depuis  1670  les  Jésuites  ayent 
formé  des  prétentions  pour  faire  valoir  ces  privilèges  contre 
le  droit  commun.  »  Exercer  le  ministère  dans  les  églises  non 
paroissiales  n'était  donc  pas  aux  yeux  des  évêques  assemblés 
user  d'un  privilège;  c'était  tout  simplement  user  d'un  droit 
commun  à  tous  les  réguliers. 

Mais  qu'on  l'appelle  privilège,  si  l'on  veut;  il  faudra  bien  du 
moins  avouer  que  l'existence  de  ce  privilège  est  aussi  ancienne 
que  celle  des  Ordres  religieux  dans  l'Eglise  catholique,  et  que 
les  religieux  en  ont  eu  la  possession  paisible  et  continue  dans 
tous  les  lieux  où  ils  ont  existé,  en  France  comme  ailleurs.  Je 
dis  possession  paisible,  car  si  l'FIistoire  parle  de  quelques  cla- 
meurs excitées  en  quelques  pays,  à  certaines  époques  et  dans 
des  temps  de  troubles,  que  prouvent  ces  oppositions  partielles 
et  passagères  dans  une  longue  suite  de  siècles?  Jamais  ces  cla- 
meurs n'ont  été  accueillies  par  l'Eglise,  et  lapossession  n'a  pas 
été  interrompue.  Or,  je  le  demande,  une  possession  reconnue, 
et  universellement  approuvée,  continuée  pendant  des  siècles, 
fùt-elle  dans  le  principe  un  privilège,  ne  devient-elle  pas  un 
droit  tel  qu'il  n'y  en  a  pas  de  plus  légitime  au  monde?  Peut-on 
dire  que  priver  une  communauté  religieuse  d'un  droit  si  bien 
fondé,  ce  n'est  que  lui  retirer  un  privilège? 

Votre  Grandeur  pense  que  les  inc  onvénients  sont  plus  graves 
lorsque  les  prêtres  investis  du  privilège  de  confesser  dans  leur 
chapelle  sont  uniquement  destinés  à  l'exercice  du  ministère. 
Mais  si  ces  prêtres  forment  une  communauté  religieuse,  et  si 
ce  qu'on  appelle  privilège  est  un  droit  reconnu  par  l'Eglise, 
une  simple  opinion  sufTit-elle  pour  les  en  priver?  De  plus,  les 
Jésuites  ont  toujours  eu,  en  France  comme  dans  les  autres 
pays,  des  maisons  dont  les  individus  prêtres  étaient  unique- 
ment destinés  à  l'exercice  du  ministère,  et  nous  ne  voyons  pas 
que  ces  graves  inconvénients  aient  frappé  les  évêques  de  France, 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES  709 

qui,  assemblés  en  1761  et  1762  et  chargés  par  le  Gouvernement 
d'examiner  les  inconvénients  qu'il  pouvait  y  avoir  à  la 
conservation  des  Jésuites  tels  qu'ils  étaient  en  France,  ont 
loué  sans  restriction  l'exercice  du  saint  ministère  dans  la  Compa- 
gnie. Depuis  le  règne  de  Henri  IV  jusqu'à  la  suppression  de  la 
Compagnie  en  France  par  les  parlements,  il  a  existé  à  Paris  une 
maison  Professe  de  la  Compagnie,  c'est-à-dire  une  maison  dont 
tous  les  Pères  étaient  uniquement  destinés  à  l'exercice  du  saint 
ministère.  On  sait  que,  dans  ce  long  espace  de  temps,  il  y  a  eu 
quelques  archevêques  de  Paris  peu  favorables  aux  Jésuites  et 
qui  étaient  assez  inclinés  à  trouver  des  inconvénients  à  l'exer- 
cice de  leur  ministère,  mais  on  ne  voit  pas  qu'aucun  d'eux  ait 
eu,  ou  du  moins  ait  manifesté  la  pensée  de  disperser  les  Pères 
de  la  maison  Professe  dans  les  différentes  paroisses  de  la  capi- 
tale, pour  y  entendre  les  confessions.  Ils  ne  croyaient  donc  pas 
que  ce  fût  uniquement  en  vertu  d'un  privilège  que  les  Jésuites 
exerçaient  le  ministère  dans  une  église  qui  n'était  pas  parois- 
siale ;  ils  ne  voyaient  point  de  milieu  entre  leur  interdire  abso- 
lument le  saint  ministère  ou  leur  permettre  de  l'exercer  confor- 
mément à  la  pratique  constante  et  universelle. 

Lorsque,  après  les  troubles  qui  ont  si  longtemps  agité  notre 
malheureuse  patrie,  la  Compagnie  de  Jésus,  solennellement 
rétablie  dans  toute  la  chrétienté,  par  une  Bulle  du  Pape  Pie  Vil, 
a  pu  s'introduire  en  France,  elle  a  été  favorablement  accueillie 
parles  évêques,  et  en  particulier  par  l'archevêque  de  Paris  qui 
n'a  fait  aucune  diiTiculté  de  lui  permettre  d'exercer  le  saint 
ministère  de  la  manière  dont  elle  l'a  exercé  depuis  le  temps  de 
sa  fondation.  Mgr  de  Quélen,  qui  lui  succéda,  eut  pour  les 
Jésuites  les  mêmes  sentiments,  il  leur  témoigna  constamment 
la  même  bienveillance;  jamais  il  ne  prit  ombrage  de  leur 
manière  d'exercer  le  ministère.  Ne  fût-ce  qu'une  grâce  de  la 
part  de  ces  deux  prélats,  les  Jésuites  avaient  droit  d'y  compter 
tant  qu'ils  ne  feraient  rien  qui  les  en  rendît  indignes.  Benefî- 
clum  principis  decet  esse  mansurum.  Voilà  plus  de  25  ans  que 
nous  en  jouissions  paisiblement  et  que  nous  exercions  notre 
ministère  sans  offenser  personne,  sans  empiéter  sur  les  droits 
de  qui  que  ce  soit,  conversatl  sine  querela.  Vos  prédécesseurs 
ne  nous  ont  témoigné  que  la  plus  constante  bienveillance,  et 
vous-même.  Monseigneur,  pendant  trois  années  paraissiez 
n'avoir  eu  aucun  reproche  à  nous  faire.  Nous  pensions  que  notre 


710  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

ministère  n'avait  pas  été  entièrement  stérile,  qu'il  avait  porté 
quelques  fruits  ;  et  nous  croyions  en  avoir  une  preuve  bien 
consolante  dans  un  grand  nombre  de  jeunes  gens  ramenés  par 
nos  soins  à  une  pratique  plus  fervente  de  la  religion  et  que  nous 
cultivions  soigneusement  avec  l'espérance  que  ce  nombre,  déjà 
considérable,  irait  croissant  de  jour  en  jour. 

C'est  dans  cet  état  de  choses  que  nous  avons  reçu  l'Ordon- 
nance bien  inattendue  de  Votre  Grandeur  par  laquelle  Elle  nous 
apprend  que  notre  ministère,  que  nous  avions  cru  utile,  a  au  con- 
traire produit  de  graves  inconvénients  auxquels  Votre  Grandeur 
trouve  urgent  de  remédier.  Le  remède  est  de  nous  interdire  un 
ministère  dont  nous  abusons.  Je  dis  interdire,  car  y  mettre 
des  conditions  qu'il  nous  est  impossible  d'accepter,  c'est  bien 
nous  l'interdire.  Je  dis  dont  nous  abusons;  l'Ordonnance  le  sup- 
pose évidemment;  car,  il  est  notoire  que  le  saint  ministère  est 
exercé  à  Paris  dans  beaucoup  d'églises  qui  ne  sont  pas  parois- 
siales; nous  l'interdire  à  nous  seuls,  c'est  donc  nous  traduire 
au  public  comme  prévaricateurs  ou  tout  au  moins  comme  sus- 
pects. Sous  le  poids  d'une  telle  condamnation,  nous  n'oserions 
plus  nous  asseoir  dans  un  confessionnal  ou  monter  dans  une 
chaire  de  la  capitale.  Etpénitents  et  auditeurs  ne  devraient  plus 
voir  en  nous  que  des  hommes  dont  il  faut  se  défier,  pour  entrer 
dans  les  vues  de  leur  premier  pasteur. 

En  se  réservant  exclusivement  par  l'article  III  de  son 
Ordonnance  la  concession  de  tout  pouvoir  que  les  Pères  pour- 
raient demander,  Votre  Grandeur  fait  connaître  suffisamment 
que  tout  Jésuite,  par  cela  seul  qu'il  est  Jésuite,  lui  est  suspect. 
Nous  ignorons  absolument  par  quel  délit  nous  avons  pu  encou- 
rir l'indignation  de  Votre  Grandeur  au  point  qu'Eile  ait  cru 
devoir  établir  pour  nous  une  loi  exceptionnelle,  une  loi  qui 
pourrait  être  appelée  loi  des  suspects. 

L'article  II  de  l'Ordonnance  a  évidemment  été  dicté  par  le 
même  esprit  de  défiance.  Si  Votre  Grandeur  veut  expliquer  ses 
griefs,  nous  tâcherons  de  nous  justifier;  si  Elle  ne  le  veut  pas, 
nous  ne  pourrons  regarder  son  Ordonnance  que  comme  une 
condamnation  que  notre  conscience  nous  atteste  n'avoir  pas 
méritée.  Forts  de  ce  témoignage  de  notre  conscience,  nous 
renoncerons,  avec  regret  sans  doute,  mais  avec  calme,  à  un 
ministère  que  nous  avons  exercé,  sinon  avec  succès,  du  moins 
avec  zèle  et  sans  reproche,  tant  que  cela  nous  a  été  permis.   Et 


PIÈGES    JUSTIFICATIVES  711 

nous  avons  aussi  la  consolation  de  penser  que,  généralement, 
on  nous  rendra  la  justice  de  croire  que  cette  cessation  imprévue 
ne  devra  pas  nous  être  imputée. 

En  m'exprimant  ainsi,  Monseigneur,  je  ne  perds  pas  l'espé- 
rance que  les  choses  n'en  viendront  pas  à  cette  extrémité  et  que 
Votre  Grandeur,  pesant  dans  sa  sagesse  les  raisons  que  j'ai 
exposées  et  suivant  le  mouvement  d'un  cœur  généreux,  n'insis- 
tera pas  sur  une  mesure  qui  nous  place  dans  l'alternative  de 
l'inutilité  ou  du  déshonneur. 


XYlIl 
Bref  du  pape  Grégoire  XVI  a  Mgr  Affre 
Venerabili  Fratri  Dionysio,  Archiepiscopo  Parisiensi, 
Venerabilis  Frater, 

Allatum  istinc  ad  nos  est  exemplum  mandati,  die  9  sep- 
tembris  a  Fraternitate  Tua  editi,  super  presbyteris  Societatis 
Jesu  ad  excipiendas  in  metropolitana  Tua  urbe  sacramentales 
fidelium  confessiones  approbatis  ;  quod  quidem  intimo  perle- 
gentes  doloris  sensu,  vix  Nobismetipsis  persuadera  poteramus 
Te  edixisse  ac  statuisse  quae  inibi  habentur,  quaeque  —  licet 
aliter  ipse  putaveris  —  et  congrua  minime  sunt  canonicis 
sanctionibus,  et  hoc  praesertimtempore  cessuraerunt  in  sacrae 
rei  detrimentum.  Cave  tamen  existimes,  Venerabilis  Frater, 
Nos  hinc  minori  Te  prosequi  caritatis  studio;  cujus  imo  non 
aliud  nunc  praebere  Tibi  possemus  luculentius  documentum, 
quam  ut  nostris  hisce  Litteris  ea  de  re  Tecum  loquamur, 

Ac  primum  Fraternitatem  Tuam  considerare  volumus  decre- 
tum  concilii  Tridentini  [Sess.  xxiii,  c.  15,  de  Reform.)  de  con- 
fessionibus  saecularium  personarum  a  nullo  vel  regulari  pres- 
bytère nisipost  acceptam  episcopi  approbationem  excipiendis, 
et  recenliores  in  eamdem  sententiam  Romanorum  Pontifîcum 
constitutiones  non  eô  certe  spectare,  ut  episcopus  datum  inde 
sibi  putet  arbitrium  adjiciendi  approbationi  suae  limites  inu- 
tiles, aut  etiam  regularium  confessariorum  Ordini  injuriosos  ; 
qualis  sane  praefinitio  illa  est,  qua  iidem  confessiones  audire 
prohibeanlur  in  ecclesia  sua. 


712  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Deinde,  ad  poenitentium  causam  quod  attinet,  legimus  in 
mandato  Tuo  discrimen  positum  inter  homines  ecclesiasticos 
et  laicos,  et  circa  hos  solummodo,  sive  feminae  sint,  sive  sint 
viri,  statutum  ne  presbyteri  Societatis  Jesu,  extra  destinatam 
unicuiqueparochialem  ecclesiam  etalia  quaedam  definita  loca, 
sacramentales  eorum  confessiones  auscultent.  Atqui,  nostra 
hac  aetate  atque  in  urbe  ista  praesertim,  magnus  est  laicorum 
imprimis  virorum  numerus  quos  nimius  pudor  vel  derisionum 
metus  a  sacramentorum  usu  retrahitadhuc  inpraesens.autalias 
retraxit.  Hi  autem,si  justamnonhabeant  libertatem  seu  confes 
sarii  cui  plane  confidant,  seu  loci  et  temporis  quoillum  adeant, 
eligendi,  longe  inde  difficiliusadducipoteruntad  eluendas  per 
sacramentum  poenitentiae  animi  sordes,  divinamque  subinde 
communionem  salubriter  accipiendam  ;  aut  ab  assumpto  jam 
more  utriusque  sacramenti  rite  ac  saepius  suscipiendi  facile 
admodum  recèdent. 

Ita  igitur  inconsultissima  eadeni  praescriptione  mandati 
Tui  non  levé  animarum  periculum  consequetur.  Tuum  vero 
est,  Venerabilis  Frater,  videre  qualem  ejus  rei  excusationem 
habiturus  sis  apud  divinum  Judicem,  qui  rationem  abepiscopis 
reposcet  vel  unius  creditarum  cuique  ovium,  si  non  propria 
tantum,  sed  pastoris  etiam  culpa  perierit. 

Post  haec  fatemur  ignorare  Nos  quare  illud  nominatim 
statueris  circa  solos  confessarios  e  Societate  Jesu;  et  qua  porro 
auctoritate,  quave  ex  causa,  iisdem  insuper  interdixeris  ne 
recédant  ab  urbe  ista  aut  in  eani  veniant,  nisi  Te  ante  mensem 
consulto.  Novinius  tamen  hanc  Societatem,  utpote  de  catholica 
re  bene  merentem,  apud  prudentiores  et  ferventiores  catho- 
licos,  atque  adeo  apud  hanc  Sanctam  Sedeni  magno  in  pretio 
esse  ;  ipsam  vero  maie  audire  apud  homines  aut  incrédules, 
aut  sacrae  Ecclesiae  auctoritati  parum  amicos,  qui  posthac 
nomine  Kraternitatis  Tuae  gloriari  poterunt,  ut  suis  contra 
illam  calumniis  fidem  concilient. 

De  reliquo  persuasum  habemus  Te,  Venerabilis  Frater,  man- 
datum  illud  haud  mala  edixisse  mente,  sel  aliqua  potius  utilita- 
tis  specie  deceptumnon  perspexisse  animo  quanta  inde  damna 
consequerentur.  Firmam  igitur  erigimur  in  spem  fore  ut,  hac 
accepta  epistola,  nostraque  de  mandato  eodem  sententia  pers- 
pecta,  revocare  illud  festines.  Ita  et  scandalum  toiles  quod 
exinde  jam  venerat,  et  insigne  Nobis  documentum  praebebis 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES  713 

sincerae  Tuae  erga  Romanum  Ponlificem  reverenliae,  genna- 
naeque  humilitatis,  qua  nihil  potius  esse  débet  christiano  antis- 
titi,  suas  omnes  spes  in  Eo  collocanti  qui  superbis  resistit,  humi- 
libus  autem  dût gratidm.  Née  vero  timendum  est  ut  eapropter 
quidquam  amittasapud  prudentes  quosque  bonosque  viros,  qui 
nôrunt  sapientis  esse  mutare  consilium,  et  eo  vel  magis  obser- 
vabunt  personam  ac  dignitatem  Tuam,  quo  Te  promptiorem 
viderint  in  Tua  omni  ratione  ad  gloriam  divini  nominis  atque 
ad  spiritualem  gregis  utilitateni  accommodanda. 

Interea  Nostrae  in  Te  voluntatis  pignus  adjungimus  Aposto- 
licam  benedictionem,  quam  ex  intimo  corde  depromptam  Tibi, 
Venerabilis  Frater,  eidemque  Tuo  gregi  peramanter  imperti- 
mur. 

Datum  Romae,  apud  Sanctam  Mariam  Majorem,  die  J2^  octo- 
bris  anni  1843,  Pontificatus  Nostri  anni  XIII. 


XIX 


Dépêche  du  cardinal  Lambruschiisi 
A  Mgr  For^ari,  nonce  a  Paris 

4  agosto  1845 . 

A  MonsignorNunzio  Apostolico. 

Illustrissimo  e  Reverendissimo  Signore, 

La  lettera  del  R.  P.  Guidée,  che  Vostra  Signoria  lUustrissima 
e  Reverendissima  mi  ha  communicata  col  suo  dispaccio  del 
22luglio,  n.  537,  si  riduce  in  sostanza  a  dire  : 

1"  Che  è  impossibile  di  distruggere  nel  publiée  l'opinione 
che  la  Santa  Sede  abbia  parte  aile  concessioni  fatte  dai  Gesuiti 
al  Governo. 

2°  Che  le  espressioni  adoperate  dal  ministero  o  in  publici  o 
in  privati  discorsi,  significano    che  le  concessione  délia  Santa 


714  LA    COMPAGNIE    DE    JESUS 

Sede  si  siano  già  eslese,  o  siano  per  estendersi  a  tal  punto  che 
l'autorità  ecclesiastica  vieli  ai  Gesuiti  in  Francia  anche  quello 
che  il  signor  Portalis  ha  confessato  non  potersi  in  niun  modo 
vietare  dall'  autorità  laica. 

3'  Clie  per  conseguenza,  se  tutto  cio  è  falso,  sarebbe  neces- 
sario  che  i  vescovi  fossero  esattamente  istruiti  del  vero  stato 
délie  cose. 

Ora,  dai  miei  dispacci  del  28  giugno  e  degli  11  luglio,  V.  S, 
Ill°i>  puô  bene  aver  vediito  che  qui  si  è  costantemente  risposto 
al  signor  Ministro  di  Francia  sapersi  bensi  che  il  P.  Générale 
dei  Gesuiti  prenderebbe  certe  discrète  misure  di  prudenza  per 
appianare  le  diffîcoltà  insorte  al  K.  Governo  ;  ma  alla  Santa 
Sede  essere  impossibile  d'intervenire  in  altro  modo  che  con- 
formamente  aile  regole  canoniche  e  ai  doveri  dell'Apostolico 
ministero.  Talchè  fu  conchiuso  che,  se  esistesse  su  tal  propo- 
sito  una  donianda  del  R.  Governo  alla  Santa  Sede,  dovrebbe 
necessariamente  esistere  una  risposta  délia  Santa  Sede,  conve- 
nientissinia  certamente  nelle  forme,  ma  negativa  nel  fondo. 

Dapprima  queste  cose  furono  dette  solaniente  a  voce.  Pre- 
sentemente,  con  le  giuste  cautele  per  non  offendere,  furono 
chiaramente  indicate  anche  in  scritto,  dovendosi  rispondere  ad 
una  communicazione  del  signor  Ministro  sul  modo  con  cul  è 
stataaccolta  dal  regio  Gabinetto  la  notizia  dei  temperamenti 
ohe  i  Gesuiti  erano  per  prendere. 

Da  tutto  ciô  pertanto  egli  è  évidente  che  non  esiste  nessun 
documentonè  publico,  ne  segreto,  il  quale  in  alcun  modo  auto- 
rizzi  l'opinione  che  attribuisce  ail'  autorità  délia  Santa  Sede  le 
misure  spontaneamente  adottate  dai  Gesuiti. 

Quanto  poi  ail'  estensione  di  tali  misure,  ne  io  ho  mai  annun- 
ziato  al  signor  Ministro,  ne  egli  mi  ha  mai  detto  di  avère  inteso 
dai  miei  discorsi  che  i  Gesuiti  dovessero  perdere  o  alienare  la 
proprietà  délie  loro  case  e  cessare  di  esistere  in  Francia.  AU' 
opposto,  egli  in  ultimo  si  è  limitato  a  domandare  que  si  mettes- 
sero  in  condizioni  di  permettere  al  Governo  di  non  vederli, 
corne  non  li  ha  veduti  fino  agli  ultimi  anni.  Ed  io  ho  riposto 
che  le  piccole  case  possono  facilmente  non  esser  vedute,  le 
grandi,  ovvero  quelle  che  fossero  collocate  in  luoghi  dove  le 
passîoni  irreligiose  sono  più  violenti,  sarrebbero  ridotte  a 
pochi  individui,  senza  precisare  il  numéro,  e  di  tutte  poi  i 
Gesuiti  conserverebbero  la  proprietà. 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES  715 

Taie  in  fatti  era  la  misura  a  cui  le  diceva  nel  mio  dispaccio 
<iel  28  giugno  potersi  ridurre  i  sacrifici  che  sembravano 
indispensabili  per  evitare  mali  maggiori  ai  Gesuiti,  e  che  essi 
avevano  annunziato  di  voler  fare.Tanto  èlungi  dal  vero  la  sup- 
posizionecontenutanella  letteradel  P.  Guidée,  che  un'autorità 
spirituale  qualunque  sia  per  vietar  loro  di  rimanere  in  Franciu 
ooine  rimasero  in  Inghilterra  ed  altrove  nei  tempipiù  diiïîcili. 

Finalmente  ai  vescovi  V.  S.  IlW^già  sa  dal  mio  dispaccio  del 
18  luglio  che  non  si  è  mancato  di  far  conoscere  la  verità  nelle 
riposte  date  loro  dal  Santo  Padre  o  da  me.  Ma  prima  ancora 
ch'EUa  ricevesse  quest'ultimo  dispaccio,  dai  precedenti  era 
informata  del  modo  con  cui  erano  passate  le  cose  ed  autoriz- 
zata.  a  far  prudente  uso  délie  sue  notizie,  quando  lo  richiedesse 
la  nécessita  di  combattere  supposizioni  ingiuriose  alla  verità  e 
air  onore  délia  Santa  Sede.  Per  lo  chè  non  dubito  che  V.  S.  111"'* 
abbia  già  date  al  P.  Guidée  le  convenienti  verbali  riposte; 
come  dai  sui  dispacci,  n°  540  e  541,  pervenutimi  in  questo  mo- 
mento,  veggo  che  ha  molto  bene  risposto  al  signor  Ministro 
Guizot. 

Su  questo  proposito,  io  debbo  dirle  essere  in  primo  luogo 
vero  bensi  che  il  signor  comendatore  Rossi  mi  lesse  un'abozzo 
dclsuo  dispaccio  inviato  poscia  a  Parigi  il  23  giugno.  Ma  seb- 
bene  io  non  abbia  motivo  di  supporlo,  non  posso  sapere  se, 
nel  metterloin  forma,  siasi  aggiunto  qualche  cosa  a  ciô  che  mi 
fu  letto. 

In  secundo  luogo,  nel  foglio  che  mi  fu  letto  non  v'era  alcuna 
frase  signifîcante  che  la  Congregazione  dei  Gesuiti  dovesse 
cessar  di  esistere  in  Francia.  V'era  la  frase  :  La  Congrégation 
des  Jésuites  i>a  se  disperser  d' elle-même  ;  ma  mi  fu  notato  che 
se  disperser  è  altra  cosa  che  se  dissoudre.  Non  v'era  poi  la 
frase  :  Les  maisons  seront  fermées,  ed  avendo  io  reclaniato  al 
signor  Rossi  contra  questa  espressione,  allorchè  la  lessi  nel 
discorso  del  signor  Guizot  alla  caméra,  egli  mi  assicurô  posi- 
tivamente  di  non  averla  scritta.  Che  anzi  alcune  persone  che  si 
credono  bene  informate  dicono  che  il  signor  Rossi  abbia  fatto 
sapere  indirettamente  al  P.  Générale  dei  Gesuiti  che  ne  egli 
l'avea  scritta,  ne  in  bocca  del  Ministro  si  dee  intendere  alla 
lettera. 

Tutto  ciù  premesso,  V.  S.  111'"*  potrà  dire,  in  via  di  consiglio, 
ai  Gesuiti  che  adempiano  quel  tanto  che  il   loro  P.    Générale 


716  LA    COMPAGNIE    DE    JÉSUS 

scrisse  loro  di  fare  ;  non    essendo  obligati   di   oltrepassare   le 
istruzioni  del  loro  cape. 

Con  sensi  délia  più  distinta  stima  mi  confermo. 

Di  V.  S.  III'"^  e  R'"^ 
Servi  tore. 

Roma,  4  agosto  1845. 


TABLE 

DES  NOMS  DE  PERSONNES,  DE  LIEUX, 
D'INSTITUTIONS,   ETC. 


Les  chiffres    marqués  d'une    astérisque  renvoient   aux  pages    où   il   est   plus 
spécialement  question  des  personnes,  des  lieux,  etc.,  dont  le  nom  précède. 


Abbaye-aux-Boi9,  227. 
Abbllb,  3io. 
Abougit,  4 12. 

ACTON,   654. 

Affaires  ecclésiastiques  extra- 
ordinaires (Congrégation  des), 
646. 

Affenabr,  558. 

Affre  (Mgr),  280,  282*,  4o5,  471» 
478,  543*,   574,  708*,  705*,  711. 

AiNAY  (Puits  d'),95,  167. 

Aix  (en  Provence),  168. 

Ajaccio,  4o5. 

Albertas  (Marquis  d'),  170. 

Albt,  81,  4i  I. 

Allignol,  607. 

Alzon  (d'),  142. 

Amélie  (Reine),  426. 

Andigné  (d'),  383. 

Angebault  (Mgr),  383. 

Angers,  877. 

Anqoulêmb  (Duc  d'),  129. 

Angouléme  (Ducliesse  d'),  126. 

Anualt-Goethen  (Duc  d'),  3o3. 

Annonay,  io5,  201. 

Antiquaille  (L'),  282. 

Apostolat  de  la  Prière,  262. 

Arbois,   179. 

Argout  (d'),  178,  2o3*. 

Arnault,  498. 


Astros  (Mgr  d'),  298. 

Aubbrnon,  i58. 

Aude,  817. 

AuDOUARD,  281. 

AuGRY,  94,  868. 

Acgustines     du    Saint-Cœur    de 

Marie,  83,  147. 
AussENT,  489. 

AviAU  (d')  du  Bois  de  Sanzay,  ioo. 
Avignon,  i35,  i64. 
Ay  (Notre-Dame    d'),    201*,    253, 

358*. 

Babeau,  828. 

Babinet,  238. 

Balandret,  184. 

Bar  AT  (S.  J.),  3i*,  i5i. 

Barbier  (Hippolyte),  520. 

Barmondièrb  (Mme  delà),  95,214. 

Barrande,  108. 

Barrellb,  70,  288,  827. 

Barrème,  184. 

Barrot  (Odilon),  208. 

Barthe,  289,  25o. 

Barthélémy  (de),  685,  66g. 

Barthès,  171,  184,  198,820. 

Bastia,  895. 

Baunard,  212. 

Bautain,  427. 

Bayard,  179,  347,  369. 


718 


TABLK  DES  NOMS  DE  PERSONNES 


Bayonne,  SgS. 

Bbauvilliers  (Marie  de),  1-49. 

béchard,  65'j. 

Bedin,  3o5. 

Belfaux,  53. 

Bellbcour, 95. 

Bblmas  (Mgr),  38;. 

BÉQUET,  gj. 

Bbrcy  (de),  383. 

Berger,  97. 

Bernard  (Abbé),  388. 

Bernet  (Cardinal),  3 19. 

Berrié,  89. 

Berry  (Duchesse  de),  128,  13^. 

Berryer,  63 1,  634- 

Bersot,  474. 

Bertrand,  3^4»  385. 

Bervanger,  i5a. 

Besançon,  18'j. 

Besnoin,  89,  94. 

Bbsson  (Mgr,  év.  de  Metz),  igS. 

Besson  (Mgr,  év.  de  Nîmes),    453, 

608. 
Besson  (O.  P.),  439. 
Bkugnot  (Comte),   463,  699*,  635. 
Bigot,  559. 
BiLiioT,  100. 

BlLLAUDEL,  383. 
BiLLOM,  187. 

Blacas  (Pie  de),  3o6. 

BoisGKLiN  (Louis  de),  3o6. 

BoissY  (Marquis  de),  600*,  65i. 

Bon,  142,  3i8*. 

BoNALD    (Cardinal   de),    21 4,    216. 

233,  258*,   47»,   489,  533*,  576, 

628*. 
BoNNECHOSE    (Cardinal    de),    427, 

453,  621*. 

BONNEL   DE    LA    BrAGERBSSE    (Mgr), 

102*,   202. 
BONMN,  369. 

Bordeaux,  187,  332. 
Bordeaux    (Duc    de),    108*,    i3o, 
683*. 

BORDILLON,   374. 

Borgia  (Saint  François  de),  118. 
BoucHAUD  (Edouard  de),  166,  3o6. 
Bouchaud  (Louis  de),  337. 
Bouchot,  i5i. 


BOUFFIER,  3o6. 

Bouille  (Mgr  de),  385. 

BOUILLIER,  474- 

Bouix  (Dominique),  554. 

Bouix  (Marcel),  i4a. 

Boulanger,  i4i,    209,    227,    23;*, 

370,  369,  394*,  544. 
Boullet,  369. 
bourdeau,  588. 
Bourg  (du),  i65. 
Bourges,  368. 
Bournault,  i53. 
Bouvier  (Baron),  348. 
Bouvier  (Mgr),  5o8,  55o*. 
Bovet  (Mgr  de),  211. 
BoYLKsvB  (S.  J.),  81,  214. 
Boylesve  (Comtesse  de),  21 4. 
Brenot,  4i,  87. 
Brbsciani,  612,  663*. 
Brigue,  68,  i38*. 
Broglib  (Duc  de),  58o. 
Brottirr,  i48. 

Brugelktte,  62*,  a53,  896,  681*. 
Bruillard     (Mgr     Philibert     de), 

341. 
Brumauld,  77,198,  285*,  337. 
Brzozowski  (Raymond),  34. 
Buisson,  100. 
Bush,  5o8. 

BussiKRE  (Baron  de),  4  16. 
Bussy    (Maxime    de),    i46,    216*, 

260,  422. 

Cadoudal  (George  de),  448. 

Cafarelli  (Mgr),  i34. 

Cahier,  142,  242*,  499>  558. 

Cahors,  395. 

Cahour,  77,   i4o,  i63,  254,   3io*, 

499*- 
Cailleux,  378. 

CaLLIAT,  320. 

Calvaire  (Œuvre  du),  283. 

CaMBIASO,   21  3. 

Camp  (Maxime  du),  283, 
Canoz  (Mgr),  77. 
Carayon,  4  12. 
Carl,  427 

Carmbjane  (de),  5o. 
Carné  (de),  6o5,  63o. 


TABLE  DES  NOMS  DE  PERSONNES 


719 


Cartésianisme,  87. 

Casanelli  (Mgr),  Sgb. 

Castanier,  167. 

Castres,  345. 

Cauchy  (Baron),  ia8,  686*. 

Gauneille,  289,  56 1. 

CÉNACLE  (Notre-Dame  du),  102. 

Chable,  374. 

Ghaiîons  (Mgr  de),  2^2. 

Chabot-Rouan  (Mgr  de),  100. 

Ghaffanjon,  284. 

Chaignon,  184,  198,  878*. 

Chaillot  (Abbé),  55o. 

Chaix,  33o. 

chambéry,  68,  87*,  107,  896. 

CuAMBORD  (Comte  de),  56,  5 18*. 

CiiAMON  (Mgr  de),  182. 

Champgrand  (de),  368. 

Charignon,  807. 

Charlemagne  (Lycée),  i5i. 

Charles  X,  109,  129. 

Charruau,  74,  365. 

Charvkt,  62. 

Chateaubriand,  226. 

Chazournes  (Léon  de),  71,  4ii' 

Chbverus  (Mgr  de),  332. 

Ghieri,  164. 

Chièze  (Abbé  Frédéric  de),  98. 

Choléra,  166. 

Christine  (Reine),  49. 

Claude,  166. 

Clausel  dk  Coussbrgue,  35. 

Clausel  de  Monfals  (Mgr),  471. 

Clément  XIV,  458. 

Clermont,  187,  895. 

Clermont-Tonnerre  (Cardinal  de), 

96. 
Clifford,  5o6. 
Clorivière  (de),  gi,  96. 
CoiGNY  (Duc  de),  698. 
Coince,  184. 
Colette  (Gabriel),  161. 
Colombier  (Henri  du)  162. 
Combalot,  18,  471*»  578. 
Congrégations,  72. 
Constitutionnel  (Le),  209,  245,  812*, 

608. 

CONTAMIN,   807,    4  10. 

Convalescentes,  288. 


Cor,  86. 

Corail,  3o8,  8  12*. 

Correspondant  (Le),  601. 

Cotain,  198. 

Cotel,  877. 

CouRCHAMPS  (Comte  de),  i54. 

COURLAY,  886. 

Courrier  français  (Le),  664. 

CouRsoN  (de),  868. 

Courten  (bailli  de),  i4o. 

Cousin  (Victor),  64*,  284,  249,  .4/0*, 

493,  584*,  590,  596, 626*. 
Coutumier,  7. 

Créquy  (Marquise  de),  i53. 
Crétineau-Joly,  64,  449*,  622. 
Croix  (Saint  Jean  de  la),  4o2. 
Croy  (Cardinal  Prince  de),  874 ,  384 . 
Grolard,  816. 
Chuice  (Mgr),  546. 
Cuvillier-Fleury,  5i3. 

Damas  (Baron  de),  108,  685. 

Damas  (Amédée  de),  i3i,  807. 

Damas  (Charles  de),  i3i,  34 1. 

Damas  d'Anlezy  (Comte   de),  108. 

Damiron,  474- 

Daniel  (Charles),  4ii. 

Danzas,  44o. 

Darboy  (Mgr),  55o. 

Darcimoles  (Mgr),  217,  258*,  564. 

Dassancb,  228. 

Débats  (Journal  des),  211,  5i3*. 

Debrosse,  195. 

Deguerry,  58o. 

Dbharbb,  I  4o. 

Delage,  3i6. 

Dblatte  (Dom),  692. 

Delfour,  819,  348. 

Delineau,  894. 

Dblvaux,  18,  66,  76*,  368,  667. 

Déplace  (Charles),  298. 

Déplace  (Etienne),   92,   118,   122*, 

i63,  8o4,  683*. 
Desbouillons,  169. 
Deschamps,    i65,   3i4*,  325,  478*, 

482. 
Desgarbts,  478. 
Desjardins,  4i2. 
Dévie  (Mgr),  106,  471,  5i4. 


720 


TABLE    DES    NOMS    DE    PERSONNES 


Digne,  i88. 
DôLB,  17';*,  347*,  ''iio. 
DoNNET  (Cardinal),  334*,  394,  437» 
471. 

DORR,  4" 

Drevon,  4i2. 

Druilhet,   6,  90,    II 4*,  i32,  i58*, 
173,  2i5,  265*,  295*,  299,  683. 

DUBOIS-FOURNIER,  62*,    21  4- 

DUCREY,   68. 

DUDON,    691. 

DUFOUR,   81. 

DUFRICHE   DES  GeNETTBS,   4o3,    689. 

Dumas,  8i. 

dupanloup,  19,  72. 

Dl'pin  (aîné),  187,  ao3,  493,   669*, 

579,  628*,  63i. 
DupiN  (Baron),  585. 
DuPORTROUx,  291. 
Dupucii  (Mgr),  338. 

DUSILLET,    179. 

ÉGLISE  (Petite),  386. 
Encyclique  Singulari,  45. 

ESTAVAYER,  52,   l64,    173,  I98. 

ESTÉBKNBT,  335. 

ESTOURNELLES    (ComtCSSe    d'),    21 4, 

218. 

ESTÈVE,    198. 

Eyssette,  167. 
Eudes  (B''  Jean),  689. 
Exercices  spirituels,  495. 

Falloux  (Abbé  de),  4^2*,  622. 

Pantin,  869. 

FÉLIX,  249. 

FÉRON  (Mgr),  249. 

Fbrrand,  55*,  87,  210,  268,  325. 

Fessard,  i65. 

FiBSCHi,  206. 

FiNAZ,    166. 

Flandrin  (Jean-Baptiste),  3o5. 
Fleury  (Robert),  509. 
FoissET,  694,  698. 
Foix,  395. 
Fontaine,  687. 

FoRBiN-jANSoN(Mgr  de),  826,  894, 
5i4. 

FORCALQUIER,   l88. 


FoRESTA  (Marquis  de),  108. 
FoRESTA  (Albéric  de),  3o6. 
FoRNARi  (Mgr),  55 1,  647,  7^3. 
FoRTis,  21,  87. 
FouiLLOT,  83,  162,  174*,  3o5,  36o*, 

409. 
fourvière,  287. 
Franghet,  84 1. 
François   de    Hiéronymo  (Saint), 

898,  4o3. 
Frayssinous,  38,  128. 
Fribourg,  5o*,  119,  166,  896,  680. 

Gabriac  (de),  85. 

Gagarinb,  4 12. 

Galicet,  5a,  69*. 

Galitzine,  19. 

Gamard,  142. 

Garnier,  198. 

Garnier  (Mme),  288. 

Garnier-Pagès,  2o3. 

Gatisn-Arnoult,  474. 

Gauja,  379. 

Gautrelet  (Fr. -Xavier),  142,  261*. 

Gazette  de  France,  i25. 

GÉGOU,  872. 

Gènes,  i64. 

Genêt,  4i- 

Genève,  898. 

GÉNIN,  5o6. 

Geoffroy,  69. 

Gbrbet,  17,  3i*,  88. 

GÉRiN,  84o. 

GiL,  209. 

GiNHAC,   4ï2. 

Girard,  67. 

GiRARDiN  (Saint-Marc),  465. 

Giraud  (Cardinal),  889. 

GiROUD  DE  LaBRUYÈRE,   9I. 

Gloriot  (Charles),  85*,  3o5. 
Glussot,  4i. 
Godinot,  25*,  97,  198. 
goeschler, 427. 

GOSSIN,  lOI*,   687. 
GoUDELIN,  210,  887*. 

Gousset  (Mgr),  884. 
Grandville  (de  la),  891. 
Grégoire  XVI,   43,  424,  429,  439, 
549*,  655*,  711. 


TABLE  DES  NOMS  DE  PERSONNES 


721 


Grenoble,  34o. 
Grou,  65. 

GUKRANGER   (Doill),   187,    li'àti,    440*, 

691. 
GuÉRiNEs  (Mgr  de),  364. 

GUIBAL,   I  68. 

GuiBERT  (Mgr),  353. 

Guidée,  49»  171,   217,    221*,    236, 

240, 4oi,  547*,  612,  667,  713. 

GUIGNARD,  586. 

Guilhermy  (de),  4ii' 

GUILLERMET,  Io6,   35o. 

GuiTTON  (Mgr),  386. 

GuizoT,  i37,  207*,  465,  564,  Sgi*, 

6i4*,  715. 
GuRY  (Jean-Baptiste),   10,   28,   29, 

149, 173,  273,  366,  689. 
GuRY  (Jean-Pierre),  i4i. 
GuYON,  87,152*,  176,304,  325,  874, 

377. 

Haranguier  (d'),  369. 
Harcourt  (duc  d'),  599. 
Hautefort,  i3i. 
Hautpoul  (Marquis  d'),  128,  686. 
Haussez  (Baron  d'),  455. 
Haza-Radlitz,  (de)  3o3, 

HÉBERT,  633. 

Hélot,  166. 

Herculais  (Comte  d'),  94,  2i4. 

Hercé  (Mgr  de),  364. 

HiLAIRE,  368. 

HUMBERT,    507. 

HuMANN  (Mlle),  427. 
Ignace  de  Loyola,  i48. 

ISAMBERT,    25l,  566,    57O*,    578. 
ISOARD,  453,   622. 
ISSARTEL,    145,    2  1  3. 
ISSENHBIM,  076*,    4''. 

Jacquemet  (Mgr),  364. 
Jammes.   228,  286,  43 1*. 
Jaffré, 872. 
Jandkl,  437. 
Janin  (Jules).  5oo. 
Janvier,  90. 
Jean,  188. 
Jeanjacquot,  3o8. 

La  Compagnie  de  Jésus. 


Jeantikr,  49,  75*. 

Jennesseaux  (Nicolas),  83,  8g. 

Jennesseaux  (Pierre),  142. 

Jbrphanion  (Mgr  de),  845. 

Jersey',  47,  898. 

Jésuites  (Existence  et  Inslilu   des), 

534. 
Jeune  France,    11b. 
JocAS  (de),  142. 
Jordan,  i4i,  34i*,  669. 
jouffroy,  474. 

Juif  errant,  5oi.  "s 

Jullien,  58. 

Kentuky,  ai 5. 

KÉRATRY,  586. 

LABis(Mgr),  681. 

Labonde,  58,  78,  864*. 

Laboré  (Dr),  95. 

Lacordaire,  16,  210,  228*,  280,  428, 

481,  535,  691*. 
Lacroix  (Mgr),  895. 
Lacroix  (Abbé),  453,  622. 
Lacroix,  2i4. 
Ladoue  (de),  38. 
Lalouvesc,  99*,  201,  352. 
Lamache,  5i  I. 
Lamarche,  691. 
Lamartine,  4',  466,  63a*. 
Lambillotte,  77. 
Lambrusghini,  iio,  4o5,  648*,  657 

713*. 
Lamennais,  i4,  24. 
Lamennais  (Jean-Marie  de),  i35. 
Languillat,  4  i  I . 
Laponce  (de),  207. 
Larnay  (de),  385. 
Laroceiette  (Mme  de),  202. 
Lasagni,  616. 
Latour-Maubourg    (Marquis   de), 

127,  6i5,  699. 
Lauras,  687. 
Laurens,  356, 
Laurent,  366. 
Laurentie,  684. 
Laval,  i83*,  4  n- 
Laval  (Nestor),  427. 
Laval  (Jules),  427. 

46 


722 


TABLE    DES    NOMS    DE    PERSONNES 


Lavalbtte,  ll^5. 

Leblanc,  96,  290*,  S^a*,  385. 

Leclère-d'Aubigny,  448. 

Le  Délaizir,  872. 

Le  Doré,  689. 

Lbfebvhe,  142. 

Lefèvre,  81. 

Lefèvre  (Bx  Pierre),  i  48. 

Lbgouis,  5o3. 

Legrand,  i6a. 

Le  Lasseur,  81. 

Lenormant  (Charles),  5 10,  629. 

Lepape  de  Trédern  (Mgr),  S^S.  428. 

LÉPiNE  (Baron  de),  62. 

Le  Puy,  143,  259"". 

Le  Rebours,  i5o. 

Lbrminier,  474. 

Leroy,  388. 

Lesquen  (Mgr  de),  85. 

Libeyres,  1 4o. 

LiBRi,  5o4. 

LiGUORi  (Alphonse-Marie  de),  402. 

LioT,  389. 

Livre  d'Or,  57,  71. 

LoRiQUET,  18,  i46,  i5a,  278*,  43o, 

496. 
Louis-le-Grand  (Collège),  i5i. 
Louis-Philippe,  422. 
Lucien-Brun,  59. 
LuRAT,  607. 
Lyon,  92,  i56*. 
Lyonnard,  4  II. 

Mac-Ga.rthy,  II 4*,  i63,  362. 

Maduré,  276. 

Maillard,  217,  272*,  292,401,408. 

542,  591,  612,  642. 
Maison  Professe,  266. 
Maisounabe,  a56,  261. 
Malet,  3o4. 

Mandaroux-Vertamy,  G37. 
Marcel,  282. 
Marcet    de    la    Roche-Arnault, 

53i. 

MaRDUKL,    212. 

Marguerie  (Mgr  de),  338. 
Marmontel,  194. 
Marquet  (Louis),  i42,  384*. 
Marquisbt,  178,  348. 


Marseille,  323. 

Martin,  83. 

Martin  (Arthur),  184,198,  364,  4o4' 

Martin  (Félix),  878. 

Martin  (Jean-Pierre),  189,  i4i. 

Martin  (du  Nord),  235,  489*,  565, 

575,  579,  632,  701 . 
Mathieu  (Cardinal),  3o2,  489,  608. 
Matter,  474. 
Maurel,  188,  337. 
Mauret,  337. 
Mazas  de  Sarrion,  447. 
Mazenod  (Mgr  Eugène    de),  824*, 

332, 576*. 
Mazenou   (Mgr    Fortuné  de),  324. 

Meaux  (de),  I  45. 

Mélan,  68*,  i65,  396. 

Mémorial  Catholique,  35, 

Mennaisianismey  i4. 

Merilhou,  484- 

Merlin,  i48. 

Mermillod  (Mgr),  59. 

Mertian  (Jacques),  427. 

MiîRTiAN  (Victor),  166,  374- 

Messager  du  Sacré-Cœur,  264. 

Metz,  198. 

MÉZENC,  io5. 

Michel  (Alexandre),  385. 

Michelet,  493*,  626. 

Milanta,  i5o,  325, 

Militaires  {OEuvres),  28 

MiLLKRIOT,    4  I  I- 

Millet,  364,  384. 
MiOLLAND  (Mgr),   246. 
Miollis,  188. 
Moigno,  i4i,  288,  555*. 
MoiREz,  558. 

MOISLAINS,   171. 

MoLiGNY  (abbé  de),  108. 
MoLÉ  (Comte),  244- 

MOLIN,    lOI, 

Mollet,  383. 
mollevault,  869,  388. 
Monod  (Gabriel),  497/  499- 
Monopole  universitaire  (Le),  474- 
MoNs,  i43,  255. 
Monsieur  (rue),  i46. 

MONTALEMBERT,  25o,  487,  524,  579*, 

598*,  608,  685. 


TABLE  DES  NOMS  DE  PERSONNES 


723 


MoNTAUBAN,  3^5. 
MONTAULT-DÉSILBS  (MgP),   d'J'J. 

Monter  (de),  98. 
MoNTiAL,  341. 
montlosikr,  187,  249. 
Mont-Roland,  35  i. 

MONTROUGB,  i35. 
MONTROUZIBR,   4  12. 

MoREL,  333. 

MOREY,  209. 

MORIN,   198,   433,   437. 

Motte-Vauvert  (Mgr  de  la),  1 85 . 
MouLLET,  5o8. 
MouzENs  (de),  527. 
MYRE(MgT  de  la),  440- 

Nampon,  282,  5i5. 

Nancy,  394. 

Nantes,  363. 

Naudo  (Mgr),  3 1 1 . 

Nazareth  (Société  de),  279. 

NivET,  267,  422, 

Notre-Dame  db  tA  Treille,  389 

Notre-Dame  de  Liesse,  187. 

Notre-Dame  des  Apôtres,  256. 

Notre-Dame  de  Sion,  4ao. 

Notre-Dame  des  Victoires,  4o3. 

Odescalchi,  1  43, 

Ogerdias,  i65,  297*,  337,  417. 

Ohrand,  77. 

Oloron, 395. 

Oncieu  (Marquis  d'),  88. 

Ort/onna/jce  sur  le Mennaisianisme, 

ai. 
Ordonnance  deMgr  Aflfre,  546,  708. 
Oudet,  i  77. 
OzANAM,  289. 

Pacca  (Cardinal),  159. 

Pailloux,  307. 

Pallenc, 343. 

Pamiers,  395. 

Parabère,  142,  i63*. 

Paray-lk-Monial,  187. 

Pardessus,  637. 

Parisis  (Mgr),  490,  576,  64o*,  668*, 

670. 
Parloir,  407. 


Pasquier  (Chancelier),  697. 
Pasquier  (Etienne),  493. 
Passage  (Le),  47»  682. 
Passy  (Hipp.),  587,  596*, 
Patrizi  (Cardinal),  654. 
Paysant  (Mgr),  382. 
Pecci  (Nonce),  682. 
Perpignan,  395. 
Perrin  (Mme),  1 46,  287. 
Perrone,  429. 
Persil,  179*,  242,  589. 
Pestalozzi,  57. 

PÉTÉTOT,  223. 

Peyrard,  339. 

Phélipon,  89  I. 

Pie  VII,  4oo. 

Pie  (Mgr),  5i3. 

PiLLON,  77*,  i4a. 

Pimodan,  59. 

Pins  (Mgr  de),   92,  106,  i58*,   lôS, 

258,  271. 
Pitron,  326. 

POILOUP,  245. 

Poitiers,  187,  385*. 

Poncet,  807. 

P0NLEVOY  (Armand  de),  85*,  i65, 

362*. 
Pont  (Mgr  du),  i65*,  294. 
Portal,  339. 

Portalis  (Comte),  588*,  636. 
Possoz,  i65,  371,  391*. 
PoTOT,  193. 

POUGET,    288. 

PouLPiQUET  (Mgr  de),  872. 

POUTY,   869. 

Prat,  i4o. 

Prague,  108. 

Prilly  (Mgr  de),  884,  47i*. 

Province,  221. 

Prouvost,  77. 

Pyt,  i54. 

QuÉLBN  (Mgr  de),  210,   228*,  281*, 

709- 
Querbes,  284. 

QUIMPER,   872. 

Quinet  (Edgar),  498*,  626. 
Quinet  (Mme),  496. 
Quotidienne  (La),  126. 


724 


TABLE    DES    NOMS    DE    PERSONNES 


RaRss  (Mgr),  375. 
Ramel,  346. 
Ramièrb,  'j3,  264*. 
Ranqurt  (Charles  du),  4'  i . 
Ranquet  (Louis  du),  '77. 
Ranquet  (Victor  du),  4 '2. 
Raousset-Boulbon  (Comte  de),  74- 
Ratio  Studiorum,  8. 
Ratisbonne  (Marie- Alphonse),  4  •  4» 
Ratisbonne  (Théodore),  4i5,  427, 

53o*. 
RAViGNAN(de),  i38,  176*,  198,  218, 

222*,  23o,    292*,  334*,   4o8,  426, 

480*,  534*,  557,  566,634. 
Raynal,  194. 
Raynaud,  3o6. 
Razr  (de),  177,  342*. 
Regard  (Rue  du),  147. 
RÉGNIER  (Cardinal),  378. 
Régnon  (iMarquis  de),  528. 
RÉGNY  (de),  427. 
Rkinach  (de),  427. 
Renault,  18,  43,  48,  102,  ii4,  i32, 

170*,  188*,  ao5,  276*,  568,  675*. 
Revel  de  Malval,  gS. 
Reverseaux  (de),  142,  268*. 
RiANCBY  (Charles  de),  525. 
RiANCEY  (Henri  de),  525,  637. 
Ribeaux,  337. 
Richard,  168*,  320,  35o. 
RicHARDOT,  18*,  92. 
RiGAUD,  94,  556*. 

RiGOLIER  DE  PaRCEY,  348. 

RioN,  3o5. 

RiPERT  DE  MONCLAR,    493. 

Roche-Baron,    167. 
RocHEMONTEix  (abbé  de),  385. 

ROCHBPAULE,    I03, 

RoDRiGUEz(Bx.  Alphonse),  398. 
Roger,  i63,  268*. 
Rohan-Chabot  (Cardinal  de),  84*, 
218,  3o2. 

ROHRBBRG,   189. 
RoNDOT,    l40. 

RoNsiN,  84,  3oi*. 

R00THAAN,  3,  12,  39,  1x6*,  118, 
2  1 5*,  277,  396*,  4o3,  445,  541, 
557,  654*,  673,  699,  705*. 

Rossi,  582, 600, 6 15*,  64o,  642*,  715. 


Rouen,  384. 
rouquayrol,  4  12. 

ROUS3EA.U,  378. 

ROUSSELOT,  5o8. 

ROYER-COLLARD,  54o. 

ROZAVEN,    19*,      24,     44.     107*,    ll3, 

442*,  445,  652. 
RoziÈRE  (de  la),  600. 

RUBILLON,  142,    4  II,  459,   64  l*. 

Saint-Acheul,  171,  241*,  4lO' 
Saint-Alouarn  (de),  373. 
Saint-Ghamand,  309. 
Saint-Cyr,  i65. 

SAINT-EuaTACHE,  228. 

Saint-Fériol  (de),  343. 

Saint  François    Régis,    99*,    260, 

354. 
Saint-François-Régis  (Société  de), 

lOI. 

Saint-Priest    (Comte    Alexis    de), 

5io*,  585. 
Saint-Phiest  (de),  483, 
Saint-Sauveur,  98. 
Saint  Stanislas,  218, 
Sainte-Anne  d'Auray,  46. 
Sainte-Beuve,  469,  487>  49',  607*. 
Sainte-Enfancb  (Congrégation  de 

la),  329. 
Sainte-Famille,  86. 
Sainte-Marie  des  Champs,  297. 
Saettler,  5o8. 
Sala  (Cardinal),  iio,  157. 
Salmon,  i5i. 

Salvandy,  234,  238,  247,  6o5,  608*. 
Salverte  (de),  466, 
Savornin,  189. 
Schneider,  374. 
schouvaloff,  4  12. 
Seguin,  4  '  i  . 
Séjourné,  5o,  76. 
Sellier,  86,  io3*,  252. 
Serres,  608. 
Sers,  210. 
Servièhe,  3o6. 
SÈVRBS  (Rue  de),  i47- 
Simon  (Jules),   496. 
SiMONY  (Mgr  de),  242,  384. 
Sm^«/ari  (Encyclique),  45. 


TABLE  DES  NOMS  DE  PERSONNES 


725 


SioN,  68. 

SoissAN  (de),  337. 

SoLENTE,  i65,  168*,  262,  368,  4''- 

SoLBSMES,  i36,  445*,  55i. 

SouLT  (Maréchal),  346,  564. 

Strasbourg,  874*,  427,  429. 

Studer,  77,  382*,  445. 

Stumpf  (Jean-Baj)liste),  249- 

SUAREZ,  268. 

Sue  (Eugène),  5oo. 

SwETCHir^E  (Mme),  4i3*,  696. 

Tabaraud,  26. 

Tarées,  4o5. 

Tascher  (Comte),  626, 

Tavaux, 178. 

Tenon,  94. 

Terme,  ioi. 

Teste,  232. 

Théâtre,  53. 

Thibault,  228. 

Thiers,  56,  204,  568,  6o4*,  629*. 

Tholonet  (Le),  1 69 . 

Thomas,  i35. 

Thou  (de),  586. 

Thureau-Dangin,  23o*,  468,  49^*, 

58i. 
TiNSEAU  (de),  556. 
TissiER,  3o5. 
TocQUEviLLE  (de),  6o5. 
Toulouse,  96,  290*. 
TouRNEFORT  (Mgr  de),  871. 
Trébuquet,  128. 
Trincat,  4 1  !• 

Trinité  (Collège  de  la),  98. 
Troclet,  89. 
Tronchay  (de),  283. 
Tulle,  895. 
turquand,  4  i  i. 


Valais,  i38. 
Valantin  (Alban),  255. 
Valantin  (Alphonse),   254. 
Valantin  (Daniel),  254,  826*. 
Valantin  (Jules),  io4,  254, 
Valantin  (Louis),  182*,   254,    261, 

288*,  678. 
Valette  (de),  689. 
Vals,  142*,  254. 
Valuy,  4 1 1. 
Vannes,  i85. 
Varin,   3i*,  88,  147,  i5i,  i84,  44o, 

556. 
Varlet,  186,  863,  867*. 
Vatimesnil,  599,  687*,  64 1. 
Vatout,  466. 

Vauvineux  (Mme  de),  695. 
Vercillac  (Mme  de),  i46. 
Verna  (de),  94. 
Veuillot  (Louis),    448,   472,  486*, 

528*,  58o,  627,665*. 

VlANSON-PoUTÉ,   200. 
ViENNET,  587, 

ViLLEi'ORT  (de),  4i5,  482*,  438. 
ViLLÈLE  (Mgr  de),  869. 
VILLEMAIN,  467,  484,  498,  572,  590, 
6o4,  607*. 

ViNCART,    890. 
VlTSE,   389. 

Vœux  Solennels,  532. 
Vogué  (Comtesse  de),  i46. 
Voltaire,  194. 
VUARIN,  898. 

Waldeck-Rousseau,  689. 
Wilherhof,  876. 

WiSBMAN,    519. 

wolfriin,  203. 
Wrindts,  4i- 

Ymbkrt  du  Montuuffé,  i  45. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


CHAPITRE  PREMIER 

I.  —  La  Compagnie  de  Jésus  en  France  au  lendemain  de  la  Révolu- 

tion   de  Juillet.    Les    deux   premières    Lettres    encycliques    du 

R.  P.  Général  Jean  Roothaan.  Les  vrais  Monita  Sécréta.  Page..  i 

II.  —  Les  Coutumiers  de  la  Province  de  France.  La  révision  du  Ratio 

Studiorum.  Importantes  modifications  dans  les  programmes 
d'enseignement  :  Théologie,  Philosophie,  Langue  maternelle, 
Sciences  mathématiques  et  Physiques.  Page 6 

III.  —  Lamennais  et  les  Jésuites.  Le  Mennaisianisme  dans  la  Com- 
pagnie. Le  Père  Rozaven.  Sa  lutte  contre  la  Philosophie  de  la 
raison  générale,  ou  du  sens  commun.  L'Ordonnance  du  R.  P.  For- 
tis.  Rozaven  et  Lamennais.  Echange  de  lettres  entre  Lamennais 
et  le  Provincial  de  France.  L'abbé  Gerbet  et  le  Père  Barat.  Le 
Père  Raymond  Brzozowski,  Assistant  du  Général,  se  fait  le  cham- 
pion du  Mennaisianisme.  Regrettables  indiscrétions.  L'Assistant 
désavoué.  Fâcheux  effet  sur  l'opinioa.  Page 1 3 

IV.  — Élection  du  Père  Roothaan.  L'Assistant  mennaisien  est  évincé; 

le  Père  Rozaven  maintenu.  L'Ordonnance  du  Père  Fortis  est  con- 
firmée. Les  Jésuites  partisans  du  système  ne  se  croient  pas 
obligés  d'y  renoncer.  Le  P.  Rozaven  publie  l'Examen  du  livre  de 
l'abbé  Gerbet  sur  les  fondements  de  la  certitude.  Colère  de  La- 
mennais. La  lumière  se  fait.  L'Encyclique  Mirari  ^.'os.  Les  Paroles 
d'un  croyant.  Condamnation  explicite  du  système  philosophique 
de  Lamennais.  Soumission  des  Jésuites  mennaisiens.  Page 38 

V.  —  Le  collège  du  Passage.  Tracasseries  du  gouvernement  espagnol. 

Fermeture  et  expulsion.  Fribourg.  Le  collège  Saint-Michel  et  le 
Pensionnat.  Prospérité  inouïe  du  Pensionnat;  elle  se  soutient 
vingt  ans,  non  sans  contradictions  de  toute  sorte.  Dénonciation 
calomnieuse  de  M.  Thiers.  Fureur  des  radicaux  suisses.  Guerre 
du  Sonderbund.  Fouine  du  Pensionnat.  Le  Livre  d'Or  de  Fribourg. 
Page k^ 


728  TABLE     DES    MATIERES 

CHAPITRE  II 

I.  —  Fondation  de  Brugelette.  Les  plans  d'études  de  iSSg.  M.  Cousin 

et  le  Ratio  Studiorum.  Les  vingt  années  de  Brugelette.  Les  col- 
lèges de  Chambéry,  de  Mélan,  de  Brigue,  de  Sion,  A  Fribourg  : 
Le  P.  Galicet,  recteur.  Le  P.  Barrelle,  préfet.  Les  F*P.  Labonde  et 
Jeantier,  directeurs  des  Congrégations.  Le  «  héros  delà  Sonora». 
Le  P.  Delvaux,  recteur  à  Brugelette.  Le  P.  Louis  Lambillotte  ; 
son  œuvre  musicale.  Page 6i 

II.  —  Les  Jésuites  dispersés  après  i83o.  Les  PP.  Varin,  Ronsin,  Glo- 

riot,  Sellier.  Le  P.  Guyon  et  la  Mission  de  Chambéry.  Le  P.  Bes- 
noin  à  Blois.  Vexations  et  tracasseries.  Page 82 

III.  —  Les  Jésuites  à  Lyon.  La  légende  du  trésor  caché.  Le  Provincial 

de  France  s'établità  Lyon.  Fondationde  la  résidence  i^'"mars  i832. 
La  maison  de  la  rue  du  Piiits-d'Ainay.  Les  Jésuites  à  Toulouse. 
Le  cardinal  de  Clermont-Tonnerre.  Fondation  de  la  résidence, 
novembre  1882.  Fondation  de  Lalouvesc.  Le  pèlerinage  avant 
l'arrivée  des  Jésuites.  L'abbé  Terme.  Le  P.  Sellier  à  Lalouvesc. 
Le  P.  Guillermet.  Le  châsse  de  saint  François  Régis.  Page 91 

IV.  —  L'affaire  de  Prague.  M.  Barrande  et  le  duc  de  Bordeaux.  Le 

baron  de  Damas,  gouverneur  du  jeune  prince.  Négociation  du 
marquis  de  Foresta  à  Rome.  Le  P.  Druilhet  appelé  mystérieuse- 
ment à  Chambéry.  Il  reçoit  commission  de  se  rendre  à  Prague. 
Le  P.  Etienne  Déplace.  Instructions  du  P.  Général  pour  les  Pères 
chargés  de  l'éducation  de  l'héritier  du  trône.  Les  appréhensions 
du  P.  Druilhet.  Le  P.  Déplace  et  le  duc  de  Bordeaux.  Intrigues  de 
la  «  jeune  France  ».  Charles  X  accorde  le  renvoi  des  Jésuites.  Le 
baron  de  Damas  se  retire.  Témoignages  de  satisfaction  et  de 
regret  donnés  aux  Pères  par  le  Roi  et  le  jeune  prince.  Page 107 

CHAPITRE  III 

L  —  Le  P.  Renault,  Provincial  de  France,  25  avril  i833.  Accalmie 
dans  les  régions  politiques.  Réorganisation  de  la  Province.  Le 
Scolasticat  de  Théologie  est  rappelé  en  France.  Les  adieux  au 
Valais.  Installation  à  Vais.  Mgr  deBonald.  Emotion  suscitée  par 
«  l'invasion  »  des  Jésuites.  Sympathies  précieuses.  Page i32 

II.  —  Pérégrinations  de  la  communauté  de  Paris.  La  maison  de  la  rue 
du  Regard.  Le  i5  août  i834,  troisième  centenaire  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus.  A  Montmartre.  La  chapelle  du  '<  Saint  Martyre  ». 
Etiam  periere  ru/zj/t'.  Activité  apostolique.  Le  Père  Guyon  à  Ver- 
sailles. Conférence  avec  le  Pasteur  Pyt.  Page i4^ 

m.  —  Le  Père  Druilhet  à  Lyon.  La  maison  de  la  rue  Sala.  L'insur- 
rection de  i834.  Une  vilaine  histoire.  Le  Père  Roger.  A  la  prison 
militaire.  Le  noviciat  errant  depuis  quatre  ans  revient  à  Avignon. 


TABLE    DES    MATIERES  72i} 

Mgr  du  Pont.  Quelques  recrues.  La  résidence  d'Aix  après  i83o. 
Le  choléra.  Installation  des  Jésuites  dans  leur  ancien  collège. 
Page 1 56 

IV.  —  A  Saint-Acheul.  Le  choléra  en  1882.  Le  P.  Barthès.  Reconsti- 
tution du  Troisième  An.  Le  Père  Fouillot.  Étude  de  l'Institut.  Le 
Père  de  Ravignan  à  la  cathédrale  d'Amiens.  A  Dôle.  Acharne- 
ment contre  les  Jésuites.  Après  l'incendie  de  Tavaux.  Lettre  de 
M.  Persil,  ministre  des  cultes,  à  l'évêque  de  Saint-Claude.  Page.     171 

CHAPITRE  IV 

I.  —  La  résidence  de  Laval  après  i83o.  Mort  du  P.  Coince.  Le  cime- 

tière de  Saint-Michel.  A  Vannes.  Latranquillité  n'est  pas  troublée. 
Le  P.  Renault  supprime  plusieurs  petites  résidences.  Le  P.  Jean 
et  les  Ursulinesde  Digne.  Négociations  avec  l'autorité  épiscopale. 
Page i83 

II.  —  Les  Jésuites  à  Metz.   Le  commandant  Potot.  Sa  conversion. 

Commencement  de  la  résidence  de  Metz.  Mort  du  P.  Potot.  Les 
Jésuites  et  l'armée.  A  Lalouvesc.  Les  Jésuites  établis  au  pèleri- 
nage de  Notre-Dame  d'Ay.  Page igJ 

III.  —  Une  histoire  fantastique  à  la  Chambre  des  Députés.  M.  d'Ar- 

gout.  M.  Thiers.  Situation  inquiétante.  Le  P.  RenaultetM.Thiers, 
M.  Guizot  et  le  projet  de  loi  de  i836  sur  l'instruction  secondaire. 
Les  Jésuites  expulsés  d'Espagne  accueillis  en  France.  Un  renou- 
veau d'activité  apostolique.  Symptômes  rassurants.  Différents  té- 
moignages de  sympathie.  Page 202 

IV.  —  Division  de  la  Province  de  France;  elle  forme  les  deux  Provin- 
ces de  Paris  et  de  Lyon.  Quelques  difficultés  du  partage.  Le  per- 
sonnel. Les  reliques.  Page 2i5 

CHAPITRE  V 

I.  —  Le  P.  Guidée,  premier  Provincial  de  la  Province  de  Paris.  Débuts 

du  P.  de  Ravignan  à  Notre-Dame.  Préventions  et  inquiétudes. 
Il  faut  préparer  les  voies.  Première  retraite  pascale  i84i.  Com- 
munion générale  1842.  Lacordaire  et  Ravignan.  L'oraison  funèbre 
de  Mgr  deQuélen.  L'archevêché  de  Paris.  MgrAffre  et  la  Faculté 
de  Théologie.  Page 220 

II.  —  La  maison  de  la  rue  du  Regard  et  l'Institut  des  Hautes  études. 

Dénonciations  et  enquêtes.  Le  Scolasticat  de  Théologie  de  Saint- 
Acheul,  Rattaché  par  l'autorité  épiscopale  au  Grand  Séminaire 
d'Amiens,  il  est  poursuivi  par  le  Gouvernement  comme  établisse- 
ment d'éducation  illégal.  Le  ministre  Persil  prescrit  la  fermeture. 
Crise  ministérielle.  Accalmie  de  peu  de  durée.  Nouvel  orege  an 
i838.  Un  grand  acte  de  Théologie.  Dispersion  partielle  de  Saint- 
Acheul.  Page 206 


730  TABLE    DES   MATIERES 

III.  —  Épilogue  de  l'Affaire  de  Saint-Acheul.  M.  Cousin  à  la  Chambre 
des  Pairs.  M.  Isambert  à  la  Chambre  des  Députés.  Chute  du  mi- 
nistère Mole.  Saint-Acheul  encore  trop  peuplé.  Nouveaux  départs. 
Un  noviciat  à  Laval.  Les  théologiens  des  deux  Provinces  réunis 
à  Vais.  Développement  du  Scolasticat.   La  campagne  de  Mons. 

Les  PP.  Valautin  et  Maisounabe.  Page 2^9 

IV.  —  Mgr  de  Bonald,  transféré  de  l'évêché  du  Puy  à  l'archevêché 
de  Lyon.  Mgr  Darcimoles.  Le  jubilé  de  Notre-Dame  du  Puy. 
Encore  le  Scolasticat  de  Vais.  Le  Pare  Fr.-X.  Gautrelet  et  l'Apos- 
tolat Je  la  Prière.  Le  Messager  du  Cœur  de  Jésus.  Page 267 

CHAPITRE  VI 

I.  —  Les  maisons  professes.  Le  P.  Druilhet  à  Lyon.  La  résidence  en 

i838.  Le  P.  Roger.  Ses  noces  d'or  sacerdotales.  Fêtes  de  famille. 
Mort  du  P.  Roger.  Dernières  années  de  Mgr  de  Pins.  Le  P.  Mail- 
lard Provincial  de  Lyon.  Le  P.  Renault  à  Paris.  Page 266 

II.  —  La  congrégation  des  Messieurs  à  Lyon.  Suppression  de  l'œuvre 

militaire  :  L'Œuvre  du  Calvaire.  L'Institut  de  Saint-Viateur.  Con- 
grégations diverses.  Fondation  de  la  maison  de  Fourvière.  Page.     278 

III.  —  La  résidence  de  Toulouse.  Sympathies  de  la  population.  L'an- 
cien couvent  de  la  rue  de  l'Inquisition  cédé  aux  Jésuites.  Le 
P.  de  Ravignan  à  Toulouse.  Le  P.  Charles  Déplace.  Le  P.  Druilhet, 
Supérieur  à  Toulouse.  On  y  établit  un  second  noviciat  de  la  Pro- 
vince. La  maison  de  Sainte-Marie  des  Champs.  Mort  du  P.  Drui- 
lhet. Le  P.  Ronsin  à  Toulouse.  Ses  dernières  années.  Sa  mort. 


290 


IV.  —  La  résidence  d'Avignon  en  i836.  État  prospère  du  noviciat. 

L'hôtel  de  Galvière  trop  étroit  pour  le  nombre  de  ses  habitants. 
La  villa  de  Saint-Chamand.  On  y  installe  les  Rhétoriciens.  Le 
Juvénat  de  Brugelette  et  le  P.  Cahour.  Les  archevêques  d'Avi- 
gnon amis  dévoués  de  la  Compagnie.  Le  P.  Corail  et  le  Consti- 
tutionnel. Le  P.  Nicolas  Deschamps,  Un  essai  d'école  d'Arts  et 
Métiers.  Page 3o5 

V.  —  A  Aix  les  Jésuites   rencontrent  avec  l'opposition  violente  du 

maire  des  difficultés  de  toute  sorte.  Ils  n'en  triomphent  qu'à  force 
de  patience  et  de  dévouement  obscur.  Dernières  années  et  mort 
du  P.  Galliat.  Le  P.  Joseph  Bon.  Page 3ï7 

CHAPITRE  Vil 

I.  —  Fondation  de  la  résidence  de  Marseille.  Mgr  Eugène  de  Maze- 
nod.  La  Chapelle  de  la  Mission  de  France.  L'Association  du  Saint 
Cœur  de  Marie.  Le  cercle  religieux.  Le  P.  Barrelle  et  la  congré- 
gation de  Sainte-Anne.  La  congrégation  de  la  Sainte-Enfance. 
Retraite  sacerdotale  mensuelle.  Merveilleuse  activité  de  la  rési- 
dence. Les  Jésuites  jouissent  de  la  faveur  publique.  Page 323 


TABLE    DES    MATIERES  731 

II.  —  Le  P.  de  Ravignan  premier  Supérieur  de  la  résidence  de  Bor- 

deaux. Le  chanoine  Morel  donne  sa  maison  à  la  Compagnie. 
Mgr  Donnât  approuve  et  favorise  son  établissement  à  lîordeaux. 
Les  difficultés  du  début.  Le  P.  Estébénet.  Le  P.  Goudelin.  Pro- 
grès de  la  résidence.  Page 332 

III.  —  Fondation  de  Grenoble.  M.  le  curé  Gérin.  Progrès  rapide  des 

œuvres.  Le  préfet  pousse  le  cri  d  alarme.  Le  ministre  invite  l'évé- 
que  à  fermer  la  chapelle  des  Jésuites.  L'évêque  refuse.  Chaude 
sympathie  de  Mgr  de  Bruillard  pour  la  Compagnie.  Fondation  de 
Castres.  Le  maréchal  Soult,  chef  du  gouvernement,  protège  les 
Jésuites.  La  résidence  de  Dole  reprend  vie  et  vigueur.  Le  P.  Henri 
Delfour.  Le  P.  Guillermet.  Restauration  du  pèlerinage  de  Mont- 
Roland.  A  Lalouvesc,  Mgr  Guibert  établit  définitivement  la  Com- 
pagnie auprès  du  tombeau  de  saint  François  Régis.  L'ancien 
presbytère  où  il  mourut  est  transformé  en  oratoire.  La  montagne 
de  Lalouvesc  foyer  vivant  d'apostolat.  Le  Troisième  An  à  Notre- 
Dame  d'Ay.  Le  Père  Fouillot.  Page 3^o 

IV.  —  Dans  la  Province  de  Paris  on  ne  compte  pas  moins  de  dix  fon- 
dations en  l'espace  de  sept  ans.  M.  de  Gourson  et  les  Jésuites  à 
Nantes.  Les  PP.  Pierre  Labonde  et  Augustin  Laurent.  Le  P.  Var- 
let,  premier  Supérieur.  L'abbé  de  Champgrand,  Sulpicien  comme 
l'abbé  de  Gourson,  établit  les  Jésuites  à  Bourges.  Tracasseries  et 
consolations.  A  la  prison  de  Limoges.  En  i83g  trois  résidences 
nouvelles.  Quimper  et  les  Missions  bretonnes.  Les  Mertian  appel- 
lent la  Compagnie  à  Strasbourg.  Le  chanoine  Raess  nommé 
coadjuteur.  Le  noviciat  d'issenheim.  Fondation  d'Angers. 
Mgr  Montault-Désiles.  Les  clameurs  de  la  presse  contre  l'invasion 
des  Jésuites.  Activité  extraordinaire  de  la  nouvelle  résidence.  Le 

P.  Chaignon  et  les  retraites  pastorales.  Page 363 

V.  —  Restauration  de  la  résidence  de  Liesse.  A  Rouen.  Le  P.  Louis 

Marquet  et  le  P.  de  Ravignan.  A  Poitiers.  Mgr  de  Bouille.  Le 
chanoine  de  Larnay.  La  misère  dorée.  La  «  Petite  Eglise  ».  Fon- 
dation de  la  résidence  de  Lille.  L'abbé  Bernard.  Le  Mois  de  Marie 
de  Sainte-Catherine.  Notre-Dame  de  la  Treille.  Un  renouveau  de 
dévotion  séculaire .  Page 383 

CHAPITRE  VIII 

I.  —  Différents  établissements  offerts  aux  Jésuites  français,  mais  non 
acceptés.  L'année  i84o,  date  mémorable.  Lettre  encyclique  du 
P.  Général.  Le  troisième  siècle  de  l'existence  de  la  Compagnie 
comme  Ordre  religieux.  Les  événements  prodigieux  qui  l'ont 
rempli.  Mort  et  résurrection.  Graves  leçons  du  passé  pour  le  pré- 
sent et  l'avenir.  Les  appuis  surnaturels.  L'archiconfrérie  de 
Notre-Dame  des  Victoires.  L'abbé  Dufriche  des  Genettes  et  le 
P.  Roothaan.  Vigilance  du  P.  Général  pour  la  discipline  religieuse. 
La  question  des  parloirs .  Page SgS 


732  TABLE    DES    MATIERES 

II.  —  Affluence  de  vocations  à  la  Compagnie.  Dans  la  colonie  russe. 

Le  prince  Jean  Gagarine.  Plans  d'apostolat  auprès  des  Slaves. 
Alphonse  Ratisbonne.  Sa  conversion  miraculeuse.  Il  entre  au  novi- 
ciat. Il  se  réunit  à  son  frère  le  P.  Théodore  pour  fonder  l'œuvre 
de  Notre-Dame  de  Sion.  Période  d'accalmie  politique  et  renais- 
sance religieuse.  Les  Jésuites  tenus  en  suspicion  comme  «  car- 
listes ».  La  reine  Amélie  et  le  P.  Roothaan.  Page 409 

III.  —  L'abbé  Bautain  et  la  Société  de  Saint-Louis.  Démêlés  avec  l'au- 
torité épiscopale  de  Strasbourg.  L'abbé  Bautain  à  Rome.  Le 
P.  Perrone  et  la  Philosophie  du  Christianisme.  L'abbé  Lacordaire 
part  pour  Rome.  Accueil  qu'il  reçoit  au  Gesù.  Ses  relations  avec 
les  Jésuites.  La  retraite  à  Saint-Eusèbe.  La  vocation  dominicaine. 
Le  P.  Morin  et  la  vocation  du  P.  Jandel.  La  Compagnie  de  Jésus 
et  l'Ordre  bénédictin.  L'abbé  Guéranger  à  Rome.  Le  P.  Rozaven 
rapporteur  dans  l'affaire  de  Solesmes.  Restauration  de  la  Congré- 
gation des  Bénédictins  de  France.  Pacte  d'alliance  spirituelle 
entre  les  Bénédictins  et  les  Jésuites.  Page 4'^7 

IV.  —  Les  Essais  à! Histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Mazas  de 
Sarrion.  Leclère  d'Aubigny.  Jacques  Grétineau-Joly.  Ses  antécé- 
dents. La  Vendée  militaire.  Origines  de  l'Histoire  religieuse, 
politique  et  littéraire  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Comment  elle 
fut  composée.  Cinq  volumes  en  dix-huit  mois.  Le  sixième  volume 
écrit  au  fur  et  à  mesure  des  événements.  Caractères  de  cette 
œuvre.  Son  succès.  Ses  résultats.  Comme  appendice  de  son  His- 
toire, Crétineau  publie  Clément  XIV  et  les  Jésuites,  Désaveu  et 
protestation  du  P.  Roothaan.  Page 446 

CHAPITRE  IX 

I.  —  Signes  avant-coureurs  de  la  tempête.  Nouvelle  campagne  de 

presse  contre  les  Jésuites.  La  cause  de  la  liberté  d'enseignement 
va  se  confondre  avec  la  cause  des  Jésuites.  La  Charte  de  i83o  et 
la  liberté  d'enseignement.  Le  procès  de  l'école  libre.  Le  projet  de 
loi  de  i836.  Les  libéraux,  qui  avaient  réclamé  la  liberté  d'ensei- 
gnement sous  la  Restauration,  la  combattent  sous  la  Monarchie 
de  Juillet.  La  bourgeoisie  voltairienne  affolée  par  la  peur  du 
Jésuite.  L'essai  loyal  de  Guizot  n'aboutit  pas.  Page 4G2 

II.  —  Villemain  ministre  de  l'Instruction  publique.    Projet  de  loi  de 

i84i  caractérisé  par  «  le  manque  de  sincérité  ».  L'épiscopat, 
indifférent  à  la  question  de  la  liberté,  s'élève  contre  les  écarts  de 
l'enseignement  officiel.  Cousin  et  la  Philosophie  de  l'éclectisme. 
L'abbé  Combalot  et  son  Mémoire.  Procès  et  condamnation.  Page     467 

III.  — Contribution  des  Jésuites.  Le  Monopole  uni\ersitaire.  Le  cha- 

noine Desgarets  prête-nom  du  Père  Deschamps.  Le  livre,  fait  de 
coupures,  constitue  un  dossier  formidable  contre  l'Université. 
Colères  qu'il  suscite  dans  le  camp  de  ses  défenseurs.  Attitude  de 


TARLE    DES    MâTIÈEIES  733 

l'épiscopat.  Blâme  de  l'archevêque  de  Paris.  Réplique  du  chanoine 
Desgarets.  Chaude  approbation  del'évêquede  Chartres.  Les  Jésui- 
tes se  partagent  au  sujet  du  Monopole.  Le  P.  Deschamps  mul- 
tiplie ses  publications.  Nouvelle  sommation  au  Gouvernement 
d'exécuter  la  promesse  de  la  Charte.  Le  Rapport  de  M.  Villemain 
sur  l'état  de  l'Instruction  publique.  Le  ministre  tente  d'enterrer 
la  question.  Page 472 

IV.  —  le  parti  catholique  ne  désarme  pas.  Lettre  de  Louis  Veuillot  à 
M.  Villemain.  Le  manifeste  de  Montalembert.  L'épiscopat  entre 
dans  le  mouvement  pour  la  liberté.  Circulaire  confidentielle  du 
ministre  des  cultes.  Mgr  Parisis.  Habile  diversion,  pour  défendre 
le  monopole,  on  crie  :  Sus  aux  Jésuites  I  M.  Cousin  donne  le  si- 
gnal. Michelet  et  Quinet.  Les  cours  du  Collège  de  France  contre 
les  Jésuites.  Le  livre:  Des  /es  it/fes.  Riposte  du  P.  Cahour.  Juge- 
ment de  M.  Gabriel  Monod  sur  Quinet  historien.  Page 486 

V.  —  Eugène  Sue  elle  Juif  errant.  Les  Lettres  de  Libri.  Les  Jésuites 

et  iUnii'ersiié,  de  François  Génin.  On  met  à  la  charge  des  Jésuites 
tous  les  péchés  d'Israël.  L'Histoire  de  la  chute  des  Jésuites, 
du  comte  Alexis  de  Saint-Priest.  Page 5oo 


CHAPITRE  X 

I.  —  La  presse  libérale  et  universitaire  se  déchaîne  contre  les  Jésuites. 

Le  Journal  des  Débats  et  le  Constitutionnel  se  distinguent  entre 
tous.  Le  comte  de  Ghambord  au  collège  d'Oscott.  La  Jésuitopho- 
hie  gagne  le  peuple.  Manifestations  violentes.  Pages 5i2 

II.  —  Défenseurs  et  apologistes  :  Montalembert.  Henri  et  Charles  de 

Riancey.  Le  «  Solitaire  ».  Les  anonymes.  Dans  les  Journaux  et 
Revues.  Louis  Veuillot  et  V Univers.  Charles  Lenormant.  Le 
P.  Théodore  Ratisbonne.  Des  Jésuites^  par  un  Jésuite.  L'Opus- 
cule du  Père  de  Ravignan  :  De  l'Existence  et  de  l'Institut  des 
Jésuites.  Impression  profonde  produite  par  cette  publication. 
Une  réticence  et  une  lacune.  Encore  le  Monopole  universitaire. 
Page 5a3 

III.  —  Une  ère  de  tribulations.  Mgr  Affre.  Anciens  témoignages  de 
sympathie  pour  la  Compagnie  de  Jésus.  Ordonnance  de  l'arche- 
vêque de  Paris  contre  la  maison  de  la  rue  des  Postes.  Réponse 
du  P.  Général.  Bref  de  Grégoire  XVI.  LIne  thèse  de  Droit  Canon 
sur  l'état  religieux  en  P'rance.  Bref  à  l'évêque  du  Mans  à  propos 

de   Solesraes.  Page 5^2 

IV.  —  Autres  sujets  d'affliction.  Le  P.  François  Moigno.  Le  P.Char- 
les Déplace.  Le  cas  Affenaër,  Le    vrai    peut  quelquefois    n'être 

pas  vraisemblable.   Page 553 


734  TABLE    DES    MATIERES 

CHAPITRE   XI 

I.  —  Sur  la  fin  de  i843,  il  y  a  une  «  question  des  Jésuites  ».  M.  Mar- 

tin du  Nord,  ministre  des  Cultes.  M.  Guizot  véritable  chef  du 
Gouvernement.  Témoignage  que  lui  rend  le  P,  de  Ravignan.  Le 
Message  royal  annonce  le  dépôt  d'un  projet  de  loi  sur  la 
liberté  d'enseignement.  Intervention  de  M.  Dupin  et  de  M.  Isam- 
bert.  Déclaration  de  M.  Martin  du  Nord.  Page 564 

II.  —  Le  nouveau  projet  de  loi  Villemain.    La  déclaration  imposée 

par  l'Ordonnance  de  1828  en  est  la  disposition  essentielle.  Pro- 
testation à  peu  près  unanime  de  l'épiscopat.  Le  Mémoire  au  Roi 
de  l'archevêque  de  Paris.  Mgr  de  Mazenotl,  Agitation  du  parti 
catholique.  Le  ministre  des  Cultes  menace  les  évêques.  Réplique 
de  Montalembert  à  la  Chambre  des  Pairs.  Page ôya 

III.  — Le  projet  de  loi  devant  la  Haute  Assemblée.  Rapport  du  duc  de 
Broglie.  La  discussion  serait  «  un  des  épisodes  parlementaires  les 
plus  remarquables  de  la  Monarchie  de  Juillet  ».  Cet  «  épisode  » 
appartient  à  l'Histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Trente-cinq  à 
quarante  discours  sur  les  Jésuites.  M.  Cousin  ouvre  le  feu.  Le 
baron  Charles  Dupin,  MM.  Viennet  et  Kératry.  M.  Hippolyte 
Passy.  Les  Jésuites  responsables  des  excès  de  la  Révolution.  Le 
comte  Portails.  M.  Persil  et  le  «  certificat  d'études  î.  Interven- 
tion de  M.  Gaizot.  Ses  «  théories  générales  ».  Page 58o 

IV.  —  Montalembert  prend  la  défense  des  Jésuites.  Il  force  l'atten- 

tion de  la  Chambre,  Eloquente  et  victorieuse  réplique  aux  accu- 
sations des  orateurs  qui  l'ont  précédé  à  la  tribune.  Le  comte 
Beugnot.  Le  duc  d'Harcourt.  Le  marquis  de  Boissy.  La  «  peur 
du  Jésuite  î.  Aveu  de  M.  Rossi.  Vote  final.  Une  loi  mort-née. 
Résultat  de  la  discussion  en  ce  qui  concerne  la  Compagnie  de 
Jésus.  Le  P.  Général  exprime  sa  gratitude  à  Montalembert.  Noble 
réponse.  Page 69^ 

V.  —  Le  projet  de  loi  à  la  Chambre  des  députés.  M.  Thiers   se  fait 

nommer  rapporteur.  Son  Rapport;  il  suscite  toute  une  littérature. 
Accident  survenu  au  ministre  auteur  du  projet  de  loi.  M.  de  Sal- 
vandy  succède  à  M.  Villemain.  Le  projet  de  loi  est  abandonné. 
Le  régime  fait  faillite  a  ses  promesses  de  liberté  parce  que  les 
libéraux  ont  peur  du  Jésuite.  Page 6o4 

CHAPITRE  XII 

I.  —  La  situation  au  début  de  l'année  i845.  L'opinion  ameutée  con- 
tre les  Jésuites.  Le  Gouvernement  répugne  aux  mesures  vio- 
lentes. M.  Guizot  imagine  de  s'adresser  au  Pape  pour  se  débar- 
rasser des  Jésuites.  Le  négociateur.  Les  antécédents  de  M.  Rossi. 
Sa  fortune  en  France.  Les  instructions  de  M.  Guizot  à  son 
envoyé.  Rossi  mal  accueilli  à  Rome  songe  à  repartir.  L'abbé  de 


TABLE    DES    MATIERES  735 

Bonoechose  s'emploie  pour  faciliter  au  plénipotenliaire  français 
l'accomplissement  de  sa  mission.  Singulières  idées  de  Rossi  sur 
les  Jésuites.  Ses  manœuvres  pour  gagner  l'opinion  romaine. 
M.  Guizot  se  plaint  de  ses  lenteurs.  Page 6i  i 

II.  —  Pétition  marseillaise  contre  les  cours  de  MM.  Michelet  et  Qui- 

net.  Sommation  de  M.  Cousin  au  Gouvernement.  Condamnation 
du  Manuel  de  Droit  ecclésiastique  de  M.  Dupinpar  le  cardinal  de 
Bonald.  Lest  Interpellations  Thiers  ».  Les  Jésuites  sont  «  pro- 
bablement »  responsables  de  l'agitation  antiuniversitaire.  Dis- 
cours de  Berryer  et  de  Lamartine.  Ordre  du  jour  réclamant  l'exé- 
cution des  lois  contre  les  Jésuites.  Thiers  revient  à  la  charge.  La 
défense  des  Jésuites  à  la  Chambre  des  Pairs  :  Montalembert,  le 
comte  Beugnol,  le  marquis  de  Barthélémy.  Page 626 

III.  —  La  consultation  Vatimesnil.  Son  importance  dans  l'histoire 
des  Congrégations  religieuses  en  France  au  dix-neuvième  siècle. 
Les  Jésuites  s'apprêtent  à  la  résistance  légale.  Circulaires  des 
Provinciaux  traçant  la  conduite  à  suivre.  Le  Mémorandum  de 
Rossi.  C'est  dans  l'intérêt  de  l'Eglise  et  de  la  Religion  que  l'on 
demande  au  Pape  de  sacrifier  les  Jésuites.  La  vraie  raison,  celle 
qu'on  ne  formule  pas,  mais  qu'on  laisse  entendre  :  Le  Gouver- 
nement demande  au  Pape  de  le  tirer  d'embarras.  Page 63^ 

IV.  —  La  QongrégSLÙonà&s  Affaires  ecclésiastiques  extraordinaires. 
Le  Pape  ne  peut  ni  ne  doit  sacrifier  les  Jésuites.  Menaces  du  Roi 
au  nonce.  Le  Pape  n'interviendra  pas;  mais  on  peut  négocier 
avec  le  Général  des  Jésuites.  Rossi  envoie  un  exprès  à  Paris 
annoncer  la  conclusion  de  l'affaire.  Publication  au  Moniteur  à&\a. 
dépêche  de  Rossi  altérée  et  aggravée.  La  falsification  est  confir- 
mée par  M.  Guizot  à  la  tribune  de  la  Chambre  des  Pairs.  Page  .     6^6 

V.  —  Le  P.   Roothaan  est  invité  à  faire  des  concessions.   Première 

lettre  aux  Provinciaux  de  France.  Seconde  et  troisième  lettre. 
Quelle  fut  l'intervention  du  Saint-Siège  dans  les  concessions. 
Déclarations  du  cardinal  secrétaire  d'État.  Protestation  contre 
la  Note  du  Moniteur.  M.  Guizot  essaie  de  faire  ratifier  par  le 
Saint-Siège  le  sens  qu'il  attache  à  la  dépêche  de  Rossi.  Réponse 
du  secrétaire  d'État.  Incroyable  aplomb  du  négociateur.  Page..     653 

VI.  —  Après  la  note  du  Moniteur.  La  presse  irréligieuse.  Consterna- 
tion des  catholiques.  A  V  Univers.  Pour  dégager  le  Saint-Siège 
on  attribue  au  Général  de  la  Compagnie  toute  la  responsabilité 
des  concessions.  Récriminations  peu  mesurées.  Lettre  de 
Mgr  Parisis  à  un  prélat  romain.  Sa  Lettre  à  un  catholique.  Il 
reproche  aux  Jésuites  d'avoir  déserté  leur  poste  de  combat.  Le 
Père  Général  n'essaie  pas  de  se  justifier.  Il  ne  pourrait  le  faire 
qu'en  découvrant  le  Saint-Siège.  Page 663 

Pièces  justificatives.  Page 676 

Table  des  noms  de  personnes,  de  lieux,  d'institutions,  etc.   Page.  .  .     717 

Paris    —  Imp.  Levé   rue  Cassette,  17.—  S. 


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