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LA
COMPAGNIE FRANÇAISE DES INDES
à
(1604-1875)
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LA
COMPAGNIE FRANÇAISE
DES INDES
(1604-1875)
PAR
Henry WEBER
DOCTEUR EN DROIT
AVOCAT A LA COUR d'aPPEL
AVEC UNE PRÉFACE DE
M. Emile LEVASSEUR
MEMBRE DE l'i.NSTITUT
administrateur du collège de FRANCE
PARIS
^V
/ y/f
^
LIBRAIRIE NOUVELLE DE DROIT ET DE JURISPRUDENCE
ARTHUR ROUSSEAU, ÉDITEUR
14, RUE SOUFFLOT ET RUE TOULLIER, 13
1904
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in 2010 witii funding from
University of Ottawa
littp://www.arcliive.org/details/lacompagniefranOOwebe
PREFACE
A la fin du x\^ siècle et au commencement du xvi° trois
événements se produisirent qui ont puissamment contri-
bué à changer l'état moral et l'équilibre économique de
l'Europe : la découverte de l'Amérique, les expéditions
des Français en Italie et la réforme de Luther.
Nous n'avons à nous occuper dans cette préface que de
l'ouverture des Océans à la navigation européenne.
Au moyen âge, la Méditerranée avait été, comme dans
l'antiquité, le foyer du commerce maritime entre les trois
parties du monde alors connues et la principale route en-
tre l'Orient et l'Occident ; Smyrne et Alexandrie, d'un
côté, Venise et Gônes de l'autre, en étaient les grands
entrepôts.
Barthélémy Diaz, en doublant le Gap de Bonne-Espéran-
ce, et Christophe Colomb, en abordant aux Antilles, dépla-
cèrent le point commercial du Monde. La prépondérance
passa des ports méditerranéens aux ports océaniques.
Les deux Etats qui recueillirent tout d'abord le fruit des
découvertes furent ceux de l'extrême sud-ouest de l'Eu-
rope, qui étaient les plus voisins des terres nouvelles et
sous le pavillon desquels les voyages avaient été accom-
plis. Le pape les leur adjugea et détermina la limite par
une bulle : à l'Espagne l'Amérique, au Portugal les Indes,
PREFACE
et, par le hasard (J'une tempôlc, un morceau de l'Amé-
rique du sud.
D'autres peuples qui avaient aussi leurs ports sur lAt-
lantique conçurent alors des ambitions maritimes.
« Eh quoi ! dit François I*"^, ils partagent tranquillement
entre eux toute l'Amérique sans souffrir que j'y prenne
part comme leur fn^^re. Je voudrais bien voir l'article du
testament d'Adam qui leur l^gue ce vaste héritage. » Et il
patrona les expéditions de l'Italien Verazzano, puis celles
du malouin Jacques Cartier à la recherche de la route de
l'Orient par l'ouest. Pendant les dernières années de son
rè^ne, la reprise des hostilités contre Charles-Quint dé-
tourna sa pensée des entreprises coloni.iles.
.\ part la tentative infructueuse faite par l'amiral Co-
ligny, la France oublia pendant plus d'un demi-siècle les
grandes navigations : les discordes religieuses la paraly-
saient. Il fallut attendre jusqu'à la pacification rétablie à
l'extérieur et à l'intérieur par la paix de Vervins et l'édit
de Nantes pour que Champlain lit renaître l'espérance de
gagner la Chine par les grands lacs et que la colonisation
française prît possession du Saint Laurent par la fondation
de Québec.
Les Anglais se mirent aussi enquête du passage nord-
ouest. Aucun peuple n'avait autant dinlérét qu'eux à le
découvrir. Dans les premières années du xvn® siècle un
de leurs marins en signala l'entrée. Alorson nout pas foi
dans son récit. Ce n'est qu'au milieu du xix'' siècle que
des navires anglais, partis des deux extrémités de ce
passage, en ont constaté l'existence en même temps que
son impraticabilité à travers les glaces. Mais les Anglais
PREFACE IX
avaient dès la fin du xvi'' siècle, après la destruction de la
grande Armada, butiné sur les possessions espagnoles,
et pris pied sur le continent de la Virginie.
Le roi d Espagne, maître du Portugal, avait fermé le
port de Lisbonne à ses sujets révoltés de Hollande. Les
Hollandais, routiers des mers en Europe, ne pouvant plus
s'approvisionner dans ce port qui était depuis un siècle
l'entrepôt des marchandises del'lnde.poussèrent leur navi-
gation par delà le Gap de Bonne-Espérance et allèrent
enlever aux Portugais leurs colonies et leur commerce.
Au commencement du xvii® siècle, il y avait donc cinq
nations océaniques qui se partageaient, ou, plus exacte-
ment, se disputaient l'empire des mers : les Portugais
dont la fortune était éclipsée, les Espagnols qui étaient
encore les plus puissants par l'immensité de leur domaine
et la richesse de leurs mines, les Anglais et les Hollandais
qui venaient de fonder de grandes Compagnies de com-
merce dotées de pouvoirs régaliens, les Français que le
règne réparateur de Henri IV invitait à suivre les traces
de leurs rivaux.
C'est avec ce règne que commence l'histoire de la Com-
pagnie des Indes. Henri IV songeait à la fois à l'Orient et
à l'Occident. En 1598, il confirmait un privilège conféré par
Henri III, mais demeuré sans eU'et, au marquis de la Roche
et lui confiait la mission « d'établir des colons et de por-
ter la religion catholique es pays de Canada et autres » ;
en 1603, il donnait au sieur de Monts le titre de lieute-
nant général en Acadie. Celui-ci créa en effet un premier
établissement dont l'existence fut éphémère, Champlain
fut plus heureux : Québec qu'il fonda en 1608 est resté la
capitale du Canada français. En 1601, une Compagnie des
mers orientales, constituée à Saint-Malo, envoya dans
l'Inde deux navires dont le succès paraît avoir été très
médiocre. Néanmoins une autre Compagnie ne tarda pas
h se former par les soins du financier Antoine Godefroy et
du marin flamand Gérard de Roy (ou Le Roy ?). Henri IV
lui prêta appui et accorda à la Compagnie des lettres
patentes à la date du l®"" juin 1604 (1), mais l'opposition
violente de la Hollande empêcha l'exécution du projet.
Les essais de reconstitution de compagnies qui eurent
lieu au commencement du règne de Louis XllI ne parais-
sent pas avoir été plus heureux. Les temps de trouble poli-
tique ne sont pas favorables aux grandes entreprises.
Richelieu comprenait combien il importait à la gran-
deur de la France d'avoir une marine forte et un commerce
étendu. 11 songeait à se rendre maître de la mer ; témoin
des succès de la Compagnie hollandaise, il voulait riva-
liser avec elle en l'imitant, < faire de grandes Compagnies,
obliger les marchands d'y entrer, parce que les petits
marchands n'ont pas les reins assez forts avec leurs petits
vaisseaux mal équipés qui deviennent la proie des pirates».
Aussi s'intéressa-t-il, dès 1626, à la création de la Compa-
gnie du Morbihan à laquelle le Parlement de Bretagne
refusa sa sanction, à la Compagnie normande qui fonda
Saint L(iiis du Sénégal, en 1635 à la Compagnie des îles
d'.Vmérique sous l'autorité de laquelle furent colonisées la
0; La date est bien le 1" juin 1604. C'est celle que j'ai donnée dans
\'Hiiitoire des classes ouvrifres et de l'industrie en France avant 1789,
l. Il, |>. 170. C'est par erreur que dans une note de la page 197 la
fondation dt; cette .. Compagnie des mers ciiienlales » est datée de 1606.
PREFACK XI
Guadeloupe et la Martinique, et à une dizaine d'autres
entreprises du même genre. La dernière en date est laCom-
pagnie d'Orient (1642) qui était chargée d'établir des colo-
nies à Madagascar et il'en prendre possession au nom du
roi. Elle a été la première compagnie de colonisation dans
l'Océan Indien ; Fort-Dauphin est son œuvre. M. Weber
a raconté Thistoire de cet établissement et les relations
quelque peu ambiguës du duc de la Meilleraye avec la
Compagnie.
Jusqu'à Colbert, ces efforts avaient été intermittents
et les résultats très médiocres. Les préoccupations d(^ la
politique continentale, tantôt la guerre civile et tantôt la
guerre étrangère, avaient à plusieurs reprises, paralysé les
bonnes volontés qui s'étaient manifestées pendant les
temps calmes dans le gouvernement ou chez les particu-
liers. Colbert est le premier qui ait pu tenir pendant un
long ministère une conduite ferme et suivie en matière
coloniale, quoiqu'il ait été, lui aussi , entravé par les
événements.
Il pensait, comme Richelieu, que de puissantes Com-
pagnies privilégiées étaient l'instrument nécessaire du
grand commerce maritime. Il en créa plusieurs. Les deux
principales, celle des Indes Orientales et celle des Indes
Occidentales, datent des mois de mai et d'août 1660. 11
ne leur ménagea pas les faveurs. A la première il con-
céda le monopole du commerce au delà du Cap de Bonne-
Espérance pendant cinquante ans, la propriété des îles où
elle s'établirait, une prime par tonneau de marchandises
importées ou exportées. Le capital fixé d'abord à 6 mil-
lions fut porté à 15 et le roi no dédaigna pas de solliciter,
yoire même d'imposer des souscriptions.
XII PRÉFACE
Le résultat commercial ne répondit que très imparfaite-
ment à l'eiïort et à l'espérance.
l']ii Amérique le Canada se peupla ; mais la Compagnie
des Indes Occidentales, dont le monopole gênait les colons
et rendait peu aux aclionnaires, dut renoncer au com-
merce, puis aux concessions de terres qu'elle avait reçues
et liquider après avoir perdu une partie de son capital.
La Compagnie des Indes Orienlales soutint un peu mieux
son privilège. L'île Dauphine (Madagascar), dont l'acadé-
micien Charpentier avait pompeusement vanté les ri-
chesses, devait être et fut en effet le premier siège de la
Compagnie dans l'Océan Indien : mais on ne tarda pas à
renoncer h cette terre réputée ingrate et à substituer le ré-
gim(> commercial au plan de colonisation en transportant le
siège dans les comptoirs des Indes, à Surate, à Pondichéry,
h Chandernagor.
Je n'ai pas l'intention de suivre l'auteur dans l'étude
consciencieuse qu'il a faite de l'organisation de cette Com-
pagnie et de ses opérations. Je me borne à rappeler que le
versement des actions se fit péniblement et ne fut jamais
intégral, que les affaires, qui n'étaient pas brillantes avant
la guerre de Hollande, devinrent mauvaises pendant cette
guerre, malgré lappàt d'un dividende fictif, que si, par
divers arlilices d'une loyauté douteuse, elles parurent s'a-
méliorer un peu après la paix d'Aix-la-Chapelle, ce fut
pour retomber dans de nouveaux embarras durant la
guerre de la Ligue d.Vugsbourg et surtout durant la péni-
ble période de la guerre de la succession d'Espagne. Il
lallut inellrc la Compagnie h l'abri des poursuites de ses
créanciers par un arrêt de surséance et par une réduction
de ses dettes.
PREFACE Xin
Il sembla un moment que le Système de Law allait ou-
vrir une ère de prospérité éclatante à la Compagnie des
Indes. En août 1717 un édit avait orée la Compagnie d'Oc-
cident, laquelle était nantie du privilège du commerce de
la Louisiane et de la souveraineté des terres. Elle acquit
bientôt la Ferme des Tabacs, absorba les Compagnies du
Sénégal et de la Chine et en mai 1719, celle des Indes
Orientales. Elle prit le titre de Compagnie perpétuelle des
Indes. C'est alors que Law lui fit donner la Ferme des
Monnaies et lui fit prêter au roi un milliard et demi de
livres au taux de 3 p. 100 pour rembourser le capital des
rentes, les offices et diverses autres dettes de l'Etat. Les
fonds ne lui manquaient pas. Les actions, habilement tra-
vaillées par l'agiotage, montèrent à un taux fabuleux, et,
pour les acheter la Banque de Law, devenue en 1718
Banque royale, fournit à profusion ses billets. L'utopie
du financier écossais semblait réalisée : à savoir, qu'une
monnaie n'est jamais trop abondante quand elle est de-
mandée et que l'abondance de la monnaie enrichit un
pays. Mais ce n'était là qu'un jeu de Bourse. L'outre gon-
flée de vent creva dès qu'on essaya de réaliser et s'aplatit
à vide.
Si le Système ne ruina pas les finances de la France, il
se termina par un visa qui ressembla à certains égards à
une banqueroute, et le crédit sous forme de billet de ban-
que dont Law avait été le gloriUcatenr, mais dont il avait
brisé le ressort en le tendant y. l'excès, resta longtemps
suspect en France.
La Compagnie des Indes survécut après apuration de
ses comptes. Elle abandonna une partie de ses domaines
Xiv PREFACE
(lisproporlioiiaés à ses l'orces, particulièrement la Loui-
siane (17;^1) et concentra son activité sur l'Inde. On con-
naît le rôle de Lenoir, de Dumas, de la Bourdonnais, de
Dupleix: je n'ai pas à y insister, non plus que sur la mission
de Godeheu pour lequel M. Weber plaide les circonstances
atténuantes et sur le dernier ellort de Lally-Tollendal. La
Compagnie était une société de marchands et non un
corps politique de conquérants; elle ne comprit pas Du-
pleix. La guerre était préjudiciable à ses intérêts ; elle
l'éprouva pendant la guerre de la succession d^Autriche et
plus cruellement pendant la guerre de Sept Ans qui abou-
tit;» la perte de presque tout l'empire colonial de la France.
Elle en sortit surchargée de dettes qu'elle essaya d'amortir
par des emprunts en loterie. Quoique le taux de ses ac-
tions se fût relevé après le traité de Paris, elle ne résista
pas aux attaques de ses adversaires : son privilège fut
suspendu par arrêt du 13 août 1769.
Le commerce de l'Orient ne devint pas pour cela en-
tièrement libre et le triomphe des économistes, parti-
sans de celte liberté, fut de courte durée. En 1785, Ga-
lonné rétablit une Compagnie des Indes, mais sans lui
conférer dr droits régaliens. Celle-ci, qui a eu un meilleur
succès commercial que ses devancières, a disparu avec les
autres cor|)orations de l'ancien régime pendant la Révo-
lution.
Le système des Grandes Compagnies investies d'un mo-
nopole commercial était-il utile? Pour juger les institu-
tions économiques des siècles passés un écrivain qui
prendrait pour règle infaillible et universelle des prin-
PREFACE XV
dpes du temps présent, n'aurait pus le bciis histo-
rique. La durée des voyages, la connaissance des mar-
chés, la sécurité des mers étaient très différentes de ce
qu'elles sont de nos jours; il fallait s'accommoder aux
conditions du temps.
Sans doute, au xvii^ siècle et plus encore au xviii", il y
avait des négociants qui protestaient contre le monopole
et des colons qui en souffraient. Sans doute, il a été juste
et utile, par exemple, de supprimer le monopole au Ca-
nada. Mais les politiques comme Richelieu et Colbert
pensaient que, de leur temps, une puissante société était
seule capable de réunir le capital nécessaire et de défen-
dre le pavillon et le commerce dans les pays lointains
comme l'Inde ou la Chine, et je crois qu'ils avaient raison.
Malheureusement les Compagnies françaises de l'Orient
ne furent pas assez puissantes.
Le goût des entreprises maritimes n'était pas en France
aussi général qu'en Hollande et en Angleterre. Les Com-
pagnies réunissaient difficilement leur capital et elles
avaient peine à le faire valoir. On voit que les dividendes
distribués par celle des Indes ont été en partie fictifs,
puisqu'elle a été obligée de faire à plusieurs reprises des
appels de fonds et que sa liquidation a accusé un gros dé-
ficit. Elle a été obligée d'embaucher des matelots étran-
gers ; elle a même confié à des étrangers la direction de
son commerce. C'étaient là des causes d'infériorité.
Les Compagnies de colonisation française se sont heur-
tées à une cause d'insuccès beaucoup plus grave encore :
la guerre. L'Angleterre est un pays tout maritime ; elle
pouvait perdre ou gagner des batailles sur le continent
PREFACE
saas compromettre soq existence ; elle savait que sa des-
tinée était liée non à son armée de terre, mais à sa marine
et rien n'était capable de détourner son attention des
aiïaires maritimes. La Hollande, quoique envahie un mo-
ment par les troupes de Louis XIV, lirait sa force de son
Iralic par mer et elle plaçait sa conliance dans sa flotte.
La France, au contraire, est à la fois maritime et conti-
nentale. Obligée de tenir ses armées en ligne sur la fron-
tière pour la défendre ou pour aller par delà porter des
coups décisifs à ses ennemis, elle avait peine à faire face
en môme temps sur l'Océan à de multiples adversaires ;
et, comme la lutte sur terre était pour elle l'objectif capi-
tal, il lui est arrivé plus d'une fois de se trouver insul-
lisante devant la flotte anglaise. C'est la guerre sur le con-
tinent qui, en 1541, a fait renoncer François L'"^ à créer un
comptoir au Canada. C'est l'entrée de la France sur les
champs de bataille de laguerrede Trente ans, en 1635, qui
a détourné Richelieu de ses créations coloniales. C'est la
guerre de Hollande qui a pour un temps paralysé les etïorts
de Colbert; la guerre de la Ligue d'Augsbourg a amené
la dévastation des Antilles ; la guerre de la Succession
d'Lspagne a entamé le domaine colonial de la France en
lui enlevant Terre-Neuve et l'Acadie. La plus funeste de
toutes les guerres maritimes sous l'ancien régime a été
celle de Sept ans que l'Angleterre a eu l'habileté de faire
dégénérer en guerre continentale ; le traité de 1763 consa-
cra la ruine de la puissance française dans l'Inde, la
perte du Canada, celle de presque toutes les Antilles et de
la Côte occidentale de l'Afrique.
Sous Louis XVI, les victoires navales de la guerre de
PRÉFACE 3LVn
rindépendance valurent à la France la restitution de quel-
ques-unes de ses possessions et peut-être le demi-succès
commercial qu'obtint la nouvelle Compagnie des Indes
pendant sa courte existence.
Si nous regardons par delà la tin de l'ancien régime,
nous trouvons le môme enseignement. Les guerres de la
République et de l'Empire fournissent le plus désastreux
exemple du danger auquel la France expose son domaine
colonial quand elle est engagée dans une guerre continen-
tale et que l'Angleterre est de la partie. Pas une de nos
colonies n'échappa aux Anglais. Le traité de 1814 ne nous
en a rendu qu'une partie.
Après quelques années de recueillement, le gouverne-
ment français reprit la politique d'expansion coloniale,
par la prise d'Alger au dernier jour de la Restauration,
par la conquête de l'Algérie et par l'occu pation de quelques
îles ou comptoirs sous la monarchie de Juillet, par d'impor-
tantes acquisitions, telles que la Nouvelle-Calédonie, la
Cochinchine et l'intérieur du Sénégal, sous le second Em-
pire. La funeste guerre de 1870-1871 ayant été exclusive-
ment continentale, les possessions coloniales de la France
ne furent pas inquiétées : il y eut seulement en Algérie,
une insurrection occasionnée parle contre-coup de nos dé-
sastres, mais qui, éclatant après le traité de Francfort, fut
promptement réprimée .
En Europe la France était amoindrie, l'équilibre des
puissances était déplacé. Devait- elle rester repliée sur
elle-même dans un recueillement silencieux, pansant ses
blessures, refaisant son armée, équilibrant ses recettes
avec la charge démesurément grossie de ses dépenses. De
bons esprits conseillaient cette politique.
;i(VIII PRKFACE
Cependant à la suite de la guerre turco-russe et du trailé
de San Stefano dont les conséquences apparaissaient me-
naçantes, les diplomates, réunis à Berlin autour d'un ta-
pis vert, remaniaient la carte des Balkans et découpaient
l'Afrique, taillant une part à qui en voulait. Si la France
s'était abstenue pendant que d'autres acceptaient un mor-
ceau de la proie, elle risquait de se trouver bientôt encore
amoindrie relativement. Elle entra dans le concert et dès
lors commença une nouvelle période d'expansion, plus
active et plus continue que les précédentes. Jules Ferry a
été le promoteur de celte politique. Après quelques années
d'hésitation qui sont tristement marquées par un acte
d'ingratitude, le parlement français a adopté franchement
celte politique et a entraîné l'adhésion de la majorité du
pays.
On connaît les faits. La Tunisie a été la première acqui-
sition et resta assurément la plus fructueuse, je dirai pres-
que la seule qui s'imposât, malgré le froissement qu'elle
a, à notre regret, causé à l'Italie. L'occupation du Tonkin,
la constitution de l'Indo-Ghine, la conquête de Madagas-
car, la prise de possession du Congo et son prolongement
jusqu'au lac Tchad, la formation de l'Afrique Occidentale
française ont suivi, et l'œuvre se continue par l'explora-
tion du Sahara. Le chancelier de l'Empire allemand n'a
sans doute pas vu avec chagrin cotte tendance qui. en
compliquant les intérêts de la France et en les engageant
de plusieurs côtés sur les mers lointaines devait tempérer
sinon ses regrets, au moins l'élan de ses espérances du
côté de la frontière de terre. Il fallait pourtant prendre un
[tarli. .l'étais au nombre de ceux qui pensaient en 1881 que
PREFACE SIX
celui d'une expansion coloniale était justifié et je n'ai
pas changé d'opinion sur ce point. La France a beaucoup
acquis. Sans compter le Sahara, elle a sous son autorité
directe, ou sous son influence une superficie de plus de
\ ] millions de kilomètres carrés et une population égale en
nombre, mais bien inégale en valeur, à celle de la métro-
pole ; elle doit se préoccuper maintenant moins d'accroître
ce domaine que de le bien exploiter.
Entre autres préoccupations, il faut qu'elle ait celle de
le mettre en état de défense et d'éviter autant que possi-
ble, qu'il ne soit exposé à une attaque. La paix euro-
péenne est une conséquence logique de sa politique colo-
niale.
Une guerre d'une portée considérable est engagée dans
l'Extrême-Orient. Il est heureux qu'elle ait été jusqu'ici un
débat entre deux belligérants et il est à souhaiter, pour le
monde et pour la Russie en particulier, qu'elle reste limi-
tée. S'il arrivait que le Japon en sortît victorieux, la paix
européenne ne serait plus une garantie suffisante de l'in-
tégrilé en Orient du domaine français.
N'insistons pas et bornons-nous à répéter un mot d'un
homme d'Etat dont la pensée alors ne visait que l'Europe :
(< Il faut y penser toujours et n'en parler jamais. »
L'ouvrage de M. Weber, composé sur des documents
originaux et composé avec méthode et clarté, donne par
l'histoire une leçon dont la politique contemporaine peut
faire son profit.
AVANT-PROPOS
Un rôle prépondérant a élé joué jusqu'au xix« siècle dans
les relations maritimes des nations européennes avec les au-
tres continents et dans la création de leurs colonies par de
grandes compagnies dotées de la puissance souveraine et
d'un monopole d'exploitation s'étendanl sur de vastes terri-
toires. Leur nombre fut très grand; mais toutes n'eurent pas
une égale importance, et parmi elles les plus considérables,
tant par leurs moyens d'action que par leur durée, s'adon-
nèrent à l'exploitation du commerce de l'Asie : ce furent les
Compagnies des Indes. Il y eut ainsi une Compagnie hollan-
daise des Indes, et la Hollande lui doit d'être restée une grande
puissance coloniale après avoir perdu son rang politique en
Europe, il y eut une Compagnie anglaise des Indes et l'Angle-
terre a hérité d'elle son grandiose empire de l'Hindoustan. La
France eut aussi sa part dans ce système d'expansion mari-
time et coloniale ; cependant la Compagnie française des
Indes a été jusqu'ici peu étudiée en elle-même, sa constitu-
tion et son histoire sont encore fort mal connues. On sait
qu'elle a joué un rôle, que l'on apprécie souvent mal, dans
les spéculations de Law ; on la connaît davantage parles
guerres de Dupleix et de Lally-Tollendal dans l'Inde ; mais
ce qu'elle fut en elle-même, ses origines, l'étendue de ses
droits, l'importance de son commerce, la date et les circons-
tances de sa fin, tous ces points sont généralement ignorés.
Il y a de cet état de choses trois raisons principales. La
première, c'est que les deux Compagnies étrangères que nous
venons de citer offrent, grâce à la persévérance de leurs gou-
XMi AVANT-I'ROI'OS
vernements respectifs dans leur politique coloniale, une unité
presque parfaite au cours de leur longue existence, et que
la Compagnie française, moins bien partagée, est une chaîne
composée de plusieurs anneaux ; son nom et son programme
ont été en effet revendiqués depuis sa fondation par six Com-
pagnies successives (1), et cette multiplicité, plus apparente
(1) l-a Compagnie constituée par lettres patentes d'Henri IV en 1604;
la Compagnie des Moluques (1615) ; la Compagnie d'Orient (1642) ; la
Compagnie des Indes Orientales, Compagnie de Colberl, (1664) ; la Com-
pagnie des Indes, Compagnie de Law (1719) ; la Compagnie des Indes,
Compagnie de Catonne (1785).
Nous attirerons dès ce début l'attention sur la décision que nous
avons prise de considérer ces Compagnies comme les phases successives
de l'évolution d'un corps unique, et de les réunir par suite sous une
dénomination commune. Nous la croyons justifiée par de très valables
raisons. On trouvera, en effet, dans le cours de cette étude, des preuves
répétées de l'existence entre elles des liens de filiation les plus étroits,
que nous avons d'ailleurs relevés avec soin. Nous y sommes en outre
autorisé par le sentiment de ces Compagnies elles-mêmes, dont les der-
nières se considérèrent toujours comme constituant avec les premières
un tout entre les parties duquel les distinctions devaient être tenues
pour secondaires. Enfin, il n'est pas jusqu'aux curieuses confusions com-
mises de tout temps entre elles par leurs contemporains eux-mêmes et
par les historiens, qui n'apportent à cette manière de voir un témoignage
digne de considération. Dans le but d'être aussi complet et aussi clair
que possible, nous avons cru, il est vrai, devoir étudier chacune d'elles
séparément ; la structure particulière du tout qu'elles constituent nous
l'imposait d'ailleurs, et nous ne pensons pas qu'on puisse tirer de celle
disposition une objection sérieuse contre le bien-fondé de notre opinion ;
mais ils ne conviemlrait pas de les isoler complètement les unes des
autres, car on n'aboutirait ainsi qu'à une connaissance inexacte du rôle
politique et économique de chacune d'elles. Le litre de Compagnie
franruisc des Indes que nous donnons à leur ensemble a d'ailleurs une
portée morale plus grande ; il encadre en efîet d'une façon très satis-
faisante leur œuvre commune pour l'expansion maritime el commerciale
de la France en Asie aux xvii* et xviii» siècles, en l'opposant à la politique
hollandaise et à la politique anglaise dans ces mêmes contrées, et au
cours de cette même période. Nous laissons à celte étude le soin de
justifier ces prétentions auxquelles nous croyons voir ainsi attaché un
AVANT-PROPOS XXIII
q^le réelle cependant, lui a été fatale dans la mémoire de la
postérité. La seconde, c'est qu'à la différence de ses deux
rivales encore, elle n'a pas laissé un résultat proportionné à
ses efforts, car dans la lutte décisive qu'elle eut à soutenir
contre la Compagnie anglaise, l'empire qu'elle avait créé fut
enveloppé dans sa propre ruine, et l'on est tenté de croire
qu'en raison de ce dénouement l'oubli est la meilleure justice
à lui rendre. La troisième, enfin, c'est que cette Compagnie
fut trop intimement liée, et par son principe même et pour
l'usage quotidien de ses droits, au gouvernement qu'avait
alors la France pour n'avoir pas été entraînée avec lui et
autant que lui par la tourmente révolutionnaire, comme une
institution d'un âge à jamais disparu; aussi les vestiges du
passé très long qui fut le sien sont-ils fort rares, ses archives
ont disparu, et il ne reste à l'historien que des témoignages
épars et très souvent indirects.
Cette histoire mérite cependant d'être retracée plus com-
plètement qu'elle ne l'a été jusqu'ici. 11 importe de montrer,
en effet, que sous l'apparente fragmentation des efforts, il sub-
siste une unité essentielle résultant du principe appliqué, du
but poursuivi et des moyens employés ; qu'il y a en un mot,
aussi bien qu'une Compagnie anglaise et une Compagnie hol-
landaise, une Compagnie française des Indes qui ne leur fut
inférieure ni en durée, ni en puissance, ni en gloire. Si elle
n'a pas légué dans son intégrité à la mère-patrie le domaine
colonial qu'elle avait fondé, elle ne doit pas en être tenue
pour seule responsable, car elle ne fut point soutenue comme
elle eût dû l'être, et comme le furent ses rivales. Il est bon
d'ailleurs de rappeler ici que dans noire empire aujourd'hui
reconstitué, nous lui devons tout au moins l'ile de la Réunion,
grand intérêt pour l'histoire de celle partie de noire politique coloniale
en montrant son unité et sa continuité réelles.
AVANT-I'ROPOS
et nos comptoirs de l'Inde quelque réduits qu'ils soient ;
qu'elle a conservé nos droits pendant près d'un siècle sur le
Sénégal et la Guinée et jeté à Madagascar les premiers ja-
lons de notre puissance actuelle ; qu'elle a donné à la France
de grands et d'utiles serviteurs qui comptent parmi les mai-
Ires les plus renommés de la politique coloniale : un Garon,
un Martin, un Lenoir, un Dumas, un Dupleix, un La Bour-
donnais ; que ses marins et ses soldats enfin ont soutenu pen-
dant plus d'un siècle dans ces contrées lointaines l'honneur
du nom français. Ne sonl-ce pas là, k défaut de résultats
matériels plus importants, des titres suffisants pour lui con-
sacrer une étude plus minutieuse et lui donner dans notre
histoire une place plus grande qu'elle n'en a eu jusqu'ici.
Nous ne saurions avoir la prétention de porter sur ce sujet
un jugement définitif; notre but a été bien moins de donner
une histoire complète de la Compagnie française des Indes,
que de tenter une étude méthodique, quoique rapide, des dif-
férents aspects d'une institution qui a joué dans l'histoire
économique de notre pays un rôle des plus considérables ; car
elle fut, dans son principe, l'application d'une doctrine qui
compte parmi les pierres de fondation de l'économie politi-
que : le Mercantilisme, constitua l'une des principales parties
du Colbertisme, directement issu du précédent, et finit vic-
time des tendances libérales qui donnèrent naissance à la
science économique moderne : le Pht/siocralisme.
Présenter les développements successifs de celte Compa-
gnie depuis ses origines, à travers les phases qui partagèrent
une vie active de près de deux siècles, en portant une
attention particulière sur les parties qui en sont les moins
connues, notamment les circonstances de sa chute à la fin
(lu wni' siècle, et de sa disparition définitive toute contempo-
raine, après un dernier siècle d'inutiles revendications. Elu-
AVANT-PROPOS XXV
dier, malgré la pénurie des léinoignages qui nous ont été
conservés, son organisation intérieure qui offre un intérêt
particulier, car elle fut l'ancêtre direct des grandes adminis-
trations modernes. Donner une idée générale de ses opéra-
tions commerciales dont l'importance fut très grande, car la
Compagnie des Indes fournit seule à la France pendant ces
deux siècles les productions de l'Asie. Retracer l'aspect de
sa marine qui fut la plus haute expression du commerce de
mer de l'ancienne France et joua dans nos guerres maritimes
un rôle souvent glorieux. Exposer enfin sa constitution finan-
cière et suivre les opérations de cet ordre auxquelles elle
servit de théâtre, cette dernière étude offrant le même intérêt
que celle de son administration par le caractère de nouveauté
que présentèrent souvent dans son histoire des spéculations
devenues aujourd'hui communes.
Tel est dans ses grandes lignes le plan de cet ouvrage.
Nous croyons que celui-ci, puisé en grande partie directe-
ment aux sources originales : Archives Nationales, Archives
Coloniales, Archives de l'Arsenal de Lorient, peut, à défaut
d'autres titres, revendiquer celui d'une documentation cons-
ciencieuse, et nous nous estimerions satisfait, si nous pou-
vions contribuer dans une modeste part à attirer l'attention
sur cette grande figure, trop peu connue, d'un passé disparu.
LKS ARCHIVES
DE LA COMPAGNIE FRAiNÇAISE DES INDES
Les Archives proprement dites des Compagnies successi-
ves, dont l'ensemble constitue la Compagnie française des
Indes, ont presque totalement disparu ; nous ne possédons
plus en effet que celles de la Compagnie de Galonné (aux
Archives Nationales). Cette perte est infiniment regrettable,
car cette collection eût été pour notre histoire coloniale d'une
inestimable valeur. Après cette première source, la plus im-
portante devait être la correspondance échangée parleur ad-
ministration avec le Contrôleur Général dont elles dépendi-
rent toujours directement et intimement ; mais celle-ci
n'existe pas non plus ; car elle fut détruite dans l'incendie du
ministère des Finances en mai 1871 (1). Il ne nous reste ainsi
que trois sources de quelque importance : l°le fonds des Ar-
chives Coloniales au ministère des Colonies ; 2° le fonds des
Archives Nationales s l'HôLel Soubise ; 8° le fonds de l'Arse-
nal de Lorient. Ces trois sources sont de valeur différente :
la première est complète, les deux dernières ne se compo-
sent que de débris.
(i) Il y avait également à la Cour des Comptes des pièces importantes
pour l'histoire de la Compagnie française des Indes ; elles furent détrui-
tes, elles aussi, dans les incendies de 1871 (d'après M. Bonnassieux).
XXVIII LES ARCHIVES DE LA COMPAGNIE DES INDES
Archives de la Compagnie Française des Indes
aux Archives Coloniales.
Elles consislenl d'une pari dans la correspondance échan-
gée par son administration avec le ministre de la marine, de
l'autre dans les ordres ministériels la concernant. C'est
la collection la plus importante qui existe sur notre sujet.
En raison de cette importance même nous n'en indiquerons
ici que les grandes divisions. On trouvera dans le corps de
l'ouvrage les références aux registres plus spécialement
consultés.
1° Série B. Ordres du Roi. — Les ordres concernant la Com-
pagnie se trouvent parmi les ordres ministériels relatifs aux
colonies en général.
2° Série C. Correspondance générale. — Cette série est divi-
sée en un certain nombre de parties suivant les colonies inté-
ressées (Canada, Louisiane, Inde, Madagascar, etc.). Les do-
cuments qui nous occupent sont en grande majorité groupés
sous la cote G^ (Correspondance de l'Inde). Cette collection
comprend une soixantaine de registres et embrasse toute la
période comprise entre 1649 et le xix" siècle. Il existe une
2^ série de la cote C, sous laquelle sont rangés : 1° les papiers
divers non classés dans la précédente collection ; 2" les do-
cuments relatifs à la marine de la Compagnie française des
Indes ; ces derniers comportent une vingtaine de registres.
Enfin, il se trouve dans quelques autres séries, notamment
D et G, des documents moins nombreux et moins importants
la concernant encore.
Archives de la Compagnie Française des Indes
aux Archives Nationales.
11 n'existe pas de Fondsàe la Compagnie françaisedes Indes
LES ARCHIVES DE LA COMPAGNIE DES INDES XXIX
aux Archives Nationales, à l'exception toutefois des Archives
de la Compagnie de Galonné déposées par son dernier liqui-
dateur en 187S et qui forment un ensemble très complet (528
carlonniers et registres). On ne trouve pour les Compagnies
antérieures que des documents sans suite et souvent mélan-
gés à des pièces sans intérêt pour l'histoire de ces Compa-
gnies. Nous signalons les carlonniers, registres et liasses
suivants :
Série AD ix, 384 à 386. — Actes officiels relatifs aux Com-
pagnies de Colberl et de Law (1664-1769).
Série AD xi, 41. — Actes officiels relatifs au commerce de
l'Inde (1664-1786).
Série AD xi, 66. — Actes et papiers relatifs à la Compa-
gnie de Galonné.
Série D vi, o. — Pièces relatives à la liquidation de la
Compagnie de Law.
Série F '- 644. — Balance du commerce du département
des Indes (1732).
Série F *^ 65.429 à 65.957. — Archives de la liquidation
de la Compagnie de Galonné.
Série F ^° 1 à 12. — Mémoires sur le commerce de la Com-
pagnie de Law, projets la concernant, correspondances de
personnes attachées à la Compagnie.
Série G " 2. — Contestations de la Compagnie de Colbert
avec l'Amirauté (1706-1714).
Série G "^ 1 à 11. — Inventaire des pièces contenues dans
les carions de la liquidation de la Compagnie de Law.
Série G ^ 1684 à 1720. — Contrôle des finances (Commerce).
Quelques pièces concernant la Compagnie de Law.
Série H * 218 à 645. — Administration de la province de
Bretagne. Quelques pièces relatives à la Compagnie de Ga-
lonné.
XXX LES ARCHIVES DE LA COMPAGNIE DES INDES
Série T 38. — Papiers Hùber, relatifs à la Compagnie de
Galonné.
Série T 1 169. — Mémoires de François Martin (1664 à 1694).
Série V '' 12 et 13. — Armement des vaisseaux pour l'Inde.
(Commissions extraordinaires du Conseil).
Série V ^ 215 à 233. — Négociation des actes de la Compa-
gnie de Law, idem.
Archives de la Compagnie Française des Indes à Lorient(l).
L'Arsenal de la Marine à Lorient (2) possède un fonds d'ar-
chives important relatif à la Compagnie Française des Indes ;
ce no sont cependant, à proprement parler, que des débris
d'archives, concernant presque exclusivement la Compagnie
de Law (1719-1769), et même la dernière période de l'histoire
de celle-ci (depuis 1750). Il ne parait rien s'y trouver relati-
vement à la Compagnie de Colbert, ni à la Compagnie de
Calonne.Ces archives dépenden t du GomraissarialGénéral (3).
I. — Correspondance rchangée par le minislère, la Com-
pagnie et le Directeur de Lorient. Correspondance antérieure
à 1750 (depuis 1721) ; Lettres de la Compagnie à M. d'Es-
préménil ; Lettres de la Compagnie à M Duvelaër ; Lettres de
M. de Maurepas à la Compagnie ; Correspondance de M. Go-
deheu d'Igoville avec MM. d'Aiguillon, Berryer, Machault,
(1) Elles sont menlionnées très sommairement pai* MM. Langlois et
Sle'm : Archives de l'histoire de France.
(2) Aux archives municipales de Lorient se trouvent de nombreuses
pièces relatives aux rapports de la Compagnie des Indes et de la ville
de Lorient, Nous mentionnerons en outre la très intéressante corres-
pondance de M. de La Ville Le Roux, députe de Lorient aux Elats-(îcné-
raux et à l'Assemblée Nationale ['l gros registres).
(3) Leur classement a été entrepris par M. Legrand, professeur au
ycée de Lorienl, qui a mené a bien une bonne partie de ce travail très
méritoire.
LES ARCHIVES DE LA COMPAGNIE DES INDES XXXI
Rouillé, Moras, Berlin, Silhouelte, de Boullongne, de Mon-
laran et Massiac, et avec les Directeurs de la Compagnie à
Paris (1754-1760) ; Correspondance de M. Roth avec MM. de
Laverd\', Berlin, Terray, Berryer, d'Aiguillon, Clioiseul, d'Or-
messon et avec les Directeurs de la Compagnie ; Lettres des
Bureaux de la Compagnie (Ventes, Livres, Achats, Castor,
Indes) et du Comité des Caisses (1748-1769) ; Correspondance
de M. Roze, chef de la liquidation à Lorienl (1778-1779) ; Cor-
respondance de M. Jourdanet, idem (1779-1782).
II. — Pièces relatives aux divers services. Rôles des Arme-
ments par années (51 cartonniers) ; Rôles des désarme-
ments ; Ventes (1740-1775); Terrains et propriétés; Caisse,
magasins, marchés, constructions ; Employés et ouvriers au
port de Lorienl (17^0-1770) ; Hôpital ; Troupes de la Compa-
gnie ; Officiers de la Marine (soldes, décès, réclamations) ;
Officiers-mariniers ; Levées de matelots ; Congés et passe-
ports ; Personnel retraité ; Prises faites par l'escadre du comte
d'Aché (1757-1761) ; Armements pour l'Etat (1759-1761) ;
Navires affrétés par la Compagnie (1746-1750) ; Passagers ;
Défense de Lorient pendant la guerre de Sept Ans; Gouver-
nement delà Louisiane; Gouvernement du Sénégal ; Gouver-
nement de l'Inde ; Gouvernement des Iles ; Affaires financiè-
res ; Procès de la Compagnie avec les particuliers ; Sommes
non réclamées (1735-1741) (I).
(1) Nous signalerons également, en dehors des Archives de la Compa-
gnie, la collection de la correspondance des ministres de la marine a\'ec
les autorités maritimes à Lorienl depuis 1672. Elle contient des ren-
seignements tr<'-'S suivis sur les mouvements maritimes de la Compagnie
et fait en partie double emploi avec la collection des ordres du Roi exis-
tant aux Archives Coloniales.
XXXII LKS AKfMlIVKS DR LA COMPAGNIK DES INDES
Autres sources de documenls.
Nous signaleronsenfin comme possédan Ides documenls rela-
tifs à la Compagnie française des Indes :1e Ministère des Affaires
Etrangères (Fonds Asie), la Bibliothèque de l'Arsenal (Fonds
do la Bastille : engagements pour la Compagnie des Indes),
enfin le département des Manuscrits de la Bibliothèque Na-
tionale (Fonds français). On trouvera dans le cours du pré-
sent ouvrage la mention d'un certain nombre de pièces em-
pruntées à cette dernière source ; on y ajoutera les sui-
vantes :
Fr. 6231. — Mémoires sur la Compagnie des Indes Orien-
tales (1642 à 1720).
Fr. 8971. — Remarques louchant rétablissement de l'an-
cienne Compagnie des Indes Orientales.
Fr. 8973. — Recueil de pièces sur la Compagnie des Indes
Orientales (1664 à 1723).
Fr. 9555. — Affaires des Directeurs de la Compagnie des
Indes Orientales contre le comte de Toulouse, avec une carte
des routes pour aller de France aux Indes (1714), fol. 195.
Fr. 9773. — Pièces concernant la Compagnie des Indes
Orientales.
Fr. 12.090. — Mémoire sur les possessions et le commerce
de la Compagnie des Indes au Bengale (1762).
Fr. 14.615. — Projet de réforme de la Compagnie des Indes.
Fr. 16.737. — Inventaire des édils, déclarations... rendus
en faveur de la Compagnie des Indes Orientales (1664 à
1700), fol. 117.
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LA COMPAGNIE FRANÇAISE DES INDES
1604-1875
INTRODUCTION
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILEGIEES.
I. — Relations historiques entre l'Europe et l'Asie. — Les Indes,
importance du commerce des Indes. — La péninsule hindoue. —
Arrivée des Européens aux Indes. — L'empire portugais.
II. — La Compagnie hollandaise. — La Compagnie anglaise.
III. — Le commerce des Indes au point de vue économique. — Période
portugaise avec monopole de l'Etat. — Echec de la constitution du
commerce particulier, création des Compagnies de commerce privilé-
giées. — Raisons de cette organisation : causes d'ordre pratique,
économique, politique et social.
I
L'Asie, berceau du genre humain, n'a pas tenu dans l'his-
toire de la civilisation du monde la place éminente que lui
promettait ce début. Lorsqu'une partie des tribus aryennes
eurent quitté pour gagner FEurope les plateaux de l'Asie cen-
trale, entre le continent qu'elles abandonnaient et celui sur
lequel elles s'établirent, une barrière s'éleva aussitôt, bar-
rière morale que justifiait trop bien un obstacle physique dif-
w. — 1
2 INTRODUCTION
ficilement surmonlable, fait de déserts brûlés et de monta-
gnes inaccessibles, des steppes de la Sibérie et des déserts
d(3 l'Arabie, des murailles du Caucase, de l'Himalaya et du
Thibet. Pas une mer ne permettait l'établissement de rela-
tions permanentes, car la Méditerranée se terminait en cul-
de-sac et un isthme de quelques lieues séparait ses eaux de
celles de la mer Rouge, obstacle bien mince, devant lequel
cependant vinrent durant des siècles battre inutilement les
flots contraires des deux civilisations.
Bien petite fut par suite la portion du continent asiatique
qui fut en contact au cours de l'antiquité avec la civilisation
européenne représentée par les populations du bassin mé-
diterranéen. Les communications s'établirent par l'Asie Mi-
neure, et se prolongèrent jusqu'à la Perse par les vallées du
Tigre et de l'Euphrate : les Assyriens, les Perses, les Phéni-
ciens en furent les principaux agents, mais les régions mon-
tagneuses qui protègent la vallée de l'indus furent la limite
de ces efforts, et cette séparation, loin de s'affaiblir, devint
de siècle en siècle plus profonde ; les civilisations qui l'a-
vaient quelque peu vaincue s'effritèrent et tombèrent :
l'Asie resta pour celles qui s'élevèrent sur leurs ruines un
monde mystérieux.
L'expédition d'Alexandre souleva pour la première fois le
voile qui le cachait (1): la Perse, l'Afghanistan furent les
étapes de son audacieuse tentative et la conquête du Pendjab
(i) (]e n'est point qu'Alexandre eût le premier conçu l'ide'e de celle ex-
pédition ; les rois d'Assyrie et de Perse lenlèrenl avant lui la conquête
de la péninsule hindoue : Cyrus el Sémiramis réussirent à y pénétrer, si
l'on en croit la légende ; Darius Hystapes en forma lui aussi le projet
et envoya le Grec Scylax explorer le chemin (509 av. J.-C), mais tout
se borna là ; Scylax fit de son voyage dans les contrées inconnues
qu'il avait parcourues une relation, dont Hérodote nous a transmis
des débris d'ailleurs peu précis.
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILEGIEES .i
en fut le couronnement ; les galères de Néarque descendi-
rent les eaux de l'Indus, puis les conquérants disparurent et
l'A.sie, un instant rapprochée de l'Europe, rentra dans son
sommeil séculaire.
La civilisation romaine reprit au début de l'ère chrétienne
la route qu'il avait tracée : l'effrayante soif de richesses qui
dévora l'empire romain donna naissance à un premier cou-
rant régulier de relations Si l'on en croit Slrabon, plus de
cent navires allaient tous les ans de la mer Rouge aux riva-
ges de l'Inde et leurs cargaisons s'acheminaient par l'Egj'pte
vers la capitale du monde. L'empire byzantin conserva cette
tradition ; il était encore mieux placé pour la suivre, car By-
zance était aux portes mêmes de l'Asie et recevait ses produits
par d'incessantes caravanes.
Enfin les Croisades, en mettant en relations la jeune Eu-
rope à peine sortie de la barbarie et le vieil empire en déca-
dence, procurèrent à la première une connaissance, bien
incomplète encore, des choses d'Asie. De Byzanceles Croisés
rapportèrent les étoffes et les pierres précieuses, l'or et les
parfums orientaux, et cette voie une fois ouverte, Byzance
resta pendant les siècles suivants l'un des principaux canaux
par lesquels les produits asiatiques parvinrent à l'Europe
occidentale.
Mais un autre lien se formait sous l'influence du même
ordre d'événements : la conquête arabe en fut l'occasion; des
relations se créèrent en effet que les progrès mêmes des enva-
hisseurs, leur implantation en Espagne, leurs incursions en
France développèrent rapidement. Les navires arabes sillon-
naient depuis les temps les plus reculés les mers de l'Inde,
ils en versèrent désormais les produits et en propagèrent
le goût en Europe. Par les rivages de la Méditerranée ils les
introduisirent partout et contribuèrent puissamment à nouer
4 INTRODUCTION
définilivemenl des relations si intermittentes jusque-là entre
le vieux monde asiatique et la civilisation européenne gran-
dissante. Si imparfaites qu'elles fussent encore, elles suffirent
à environner ce monde mystérieux d'une renommée qui n'a
point tout à fait disparu. L'homme se plaît à placer dans l'i-
naccessible la satisfaction la plus complète de sa soif de
jouissances. L'imprécision des connaissances géographiques,
les exagérations des rares voyageurs, les récits des histo-
riens, forcés de les suivre faute d'autre source d'informations,
s'unirent pour créer aux contrées, aux populations, aux pro-
ductions de cette Asie inconnue une réputation de richesse
merveilleuse.
La forme était exagérée, mais le fond était vrai : « Ces
pays féconds que le soleil regarde de plus près que les nô-
tres » (1), pouvaient procurer à l'Europe des choses qu'elle
ne pouvait alors tirer que de là et dont le prix était par consé-
quent très considérable. A. la fin du xv^ siècle en effet, l'Amé-
rique venait seulement d'être découverte et était encore
inexplorée, de l'Afrique l'on ne connaissait que le rivage sep-
tentrional, et les relations commerciales n'étaient d'ailleurs
avec lui que très peu importantes, seule donc l'Asie malgré
la difficulté de son accès pouvait fournir à la consommation
des pays civilisés les produits des pays chauds. Le monde
romain avait appris le premier à les apprécier : les parfums,
les pierres précieuses, les épices, les étoffes rares étaient
recherchés par lui avec avidité, et quand l'Europe sortit à
nouveau de la barbarie, le souvenir de ces richesses, gran-
dies par la tradition, la hanta bientôt. Lorsque les naviga-
teurs du xv° siècle eurent découvert la roule des Indes et
(() Le mot est de racadémicien Charpentier, à qui Colberl confia
la mission de préparer la création de la Compagnie des Indes Orientales
par un éloge de Madagascar, que nous analysons plus loin.
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILEGIEES 0
rapportèrent de leurs voyages des dépouilles conformes au
rêve qu'on en avait depuis si longtemps caressé, loin d'être
ruinée, celte « légende des Indes t> se trouva grandie et for-
tifiée.
Il est important de remarquer, en effet, que les connais-
sances que possédèrent sur le continent asiatique les An-
ciens et après eux les nations européennes jusqu'à une épo-
que bien rapprochée de nous se sont concentrées sur une
partie seulement de cette Asie, dont on soupçonnait à peine
rétendue réelle. On n'en connaissait point le Nord : la Sibé-
rie aux plaines glacées, ni la partie centrale : les plateaux si
mal connus encore du Thibet, et l'on ne cherchait nullement
à atteindre par là la Chine, à laquelle ils font un formidable
rempart. L'Asie se réduisait donc en réalité d'une part à
l'Âsie-Mineure, de l'autre aux contrées baignées par les eaux
de l'Océan Indien (1).
Une sorte de long couloir unit entre elles ces deux parties
du continent par l'Afghanistan et la Perse : c'est par lui que
se firent les antiques migrations de peuples, c'est lui que
(1) On fait venir le mol Inde du sanscrit Sindhu (rivière) appliqué à
Ja rivière par excellence Vlndus. Ce terme désigna d'abord uniquement
la région que baignait ce fleuve, mais son sens ne larda pas à s'étendre;
il s'appliqua bientôt à la péninsule hindoue tout entière, puis franchis-
sant le Gange il comprit aussi la presqu'île indo-chinoise qui devint
l'Inde transgangétique {India trans Gangem) par opposition à la pre-
mière : rinde cisgangélique [India intra Gangem); Ptolémée faisait déjà
cette distinction. Cette dualité fut l'origine du terme : les Indes. Mais
la compréhension de celui-ci s'accrut encore et engloba tous les rivages
asiatiques de l'Océan Indien. Enfin par une dernière extension, qu'a-
mena le peu de précision de celle acception nouvelle, on y comprit
toutes les terres baignées par. cel Océan depuis la côte africaine
jusqu'à l'archipel asiatique [les Indes néerlandaises). Le nom d'Indes
Orientales ou encore de Grandes Indes fut donné à ces contrées, par
opposition au continent américain désigné sous celui dindes Occiden-
tales.
b INTRODUCTION
suivit Alexandre, mais nous avons vu combien sa traversée
offrit d'obstacles à des relations permanentes. Aussi bien
est-ce par la mer que celles-ci s'établirent : c'est par l'Océan
Indien et la nier Rouge que les Romains, puis les Arabes
apportèrent en Europe les produits de ces contrées. Mais
ces mers étaient fermées aux navires occidentaux par un
obstacle matériel, l'isthme de Suez, que les Pharaons avaient
en vain tenté de renverser, et tant que cet obstacle ne fut
pas tourné, ces rapports, nous l'avons vu, restèrent inter-
mittents. Quand les progrès de la navigation, le puissant
souffle d'aventures qui caractérisa la seconde moitié du
XV* siècle, le grand mouvement maritime inauguré par la
découverte de l'Amérique, eurent donné à l'Europe le che-
min de l'Océan Indien, une ère nouvelle commença dans
l'histoire des rapports entre les deux continents. De vastes
contrées furent alors ouvertes à Tactivité commerciale des
nations occidentales : tous les rivages baignés par l'Océan
depuis le Gap de Bonne-Espérance, les côtes orientales de
l'Afrique, l'Arabie, le golfe Persique, l'Hindoustan, la pres-
qu'ile irido- chinoise, l'archipel asiatique, les mers de Chine
et du Japon s'étendaient devant leurs navires !
C'est aux marins portugais que l'Europe dut cette con-
quête : encouragés par des princes intelligents et actifs, ils
s'avancèrent peu à peu sur la route des Indes. Les îles du
Cap-Vert, les Canaries furent leurs premières étapes ; en 1486
Barthélemi Diaz, ouvrant l'ère des grandes docouveries, aper-
cevait le Cap de Bonne-Espérance (I) ; en 1497 enfin, cinq ans
(1) Diaz ne dépassa point le Cap ; entre son voyage et celui de Gama
se plaça celui de Christophe (îolomb (1492). On sait que ce dernier
chercliait vers l'ouest le chemin des Indes, aussi a-l-on pu dire que si
Diaz avait poussé plus loin en iiSGet trouvé cette roule tant désirée,
la découverte de l'Amérique eût peut-être été de quelque temps re-
culée.
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILEGIEES /
après que Colomb eut découvert le continent américain, Vasco
de Gama, franchissant pour la première fois ce redoutable
promontoire, entrait dans l'Océan Indien et atteignait la côte
de Malabar ; la route de l'Inde était trouvée (1).
L'Inde (2), dans laquelle les Portugais allaient implanter
les premiers la puissance européenne, et dont l'étendue
égale plus de huit fois celle de la France, est divisée par
la nature en deux régions distinctes : au nord, l'Inde con-
tinentale, formée des deux bassins opposés l'un à l'autre
de rindus à l'ouest et du Gange à Test, pays de plaines fer-
tiles et peuplées ; au sud, l'Inde péninsulaire, constituée par
le plateau triangulaire du Deccan, légèrement incliné vers le
golfe du Bengale dans lequel il descend par une succession
de terrasses, tandis que sa lisière se dresse en muraille
escarpée sur la mer d'Oman. Le littoral est peu découpé et
inhospitalier (3) : les baies, les ports, les îles y sont rares : à
(1) Les coadilions, dans lesquelles elle l'était, doublent le mérite de
cette découverte : on a dit avec raison qu'on ne saurait trop admirer
l'audace de ces hardis marins, qui, avec les faibles moyens que leur
offrait la science nautique à cette époque, montés sur de petits navires
à peine capables de tenir la haute mer, ont su obtenir de si magnifi-
ques résultats 1 Qu'on songe que des trois navires de Christophe Colomb,
un seul, la Sanla-Maria, qui le portait, était entièrement ponté, et qu'il
jaugeait à peine 100 tonneaux !
(2) Les noms indiens revenant à chaque page dans celte histoire,
nous croyons devoir faire observer qu'en présence des ditîérences con-
tinuelles et souvent très considérables de leur orthographe suivant les
auteurs, nous nous sommes astreint à suivre celle de V Atlas Universel
de MM. Vivien de Saint-Martin et Schrader.
(3) Les comptoirs des Compagnies européennes sur la côte de Coro-
mandel étaient surtout détestables à ce point de vue. L'atterrissage df
Madras est des plus difficiles : sa rade, complètement ouverte, est
rendue très dangereuse par la présence d'une barre redoutable. Pondi-
chéry est un peu mieux partagé. En outre, les ouragans de la mousson
d'hiver sont soudains et terribles sur toute celte côte.
H INTRODUCTION
peine s'enlr'ouvre-l-il pour laisser passer les rivières qui
descendent de l'intérieur du plateau, nombreuses sur la côte
orientale, rares sur la côte occidentale (1). Le cap Comorin
qui termine l'Inde au sud le sépare en deux versants oppo-
sés : sur le golfe du Bengale, l'Océan baigne les côtes du
Bengale, d'Orissa, des Circars et deCoromandel ; sur la mer
d'Oman celles de Konkan, de Malabar et de Travancore. Au
flanc sud-est de l'Inde est comme suspendue Ceylan, l'île
enchantée des légendes hindoues, tandis qu'au large de la
côte ouest, une traînée d'îles, Laquedives et Maldives, sor-
tent de l'Océan, récifs stériles pour la plupart, repaire re-
douté de pirates arabes. Enfin au nord de la plaine indo-
gangétique, isolant l'Inde du continent, et lui faisant un rem-
part formidable, se dressent les monts Himalaya.
Ainsi protégée par la nature, il semble que l'Inde eût dû
poursuivre son évolution naturelle dans une tranquillité
parfaite : peu de contrées ont eu cependant une histoire plus
troublée que la sienne ! Par une brèche de la muraille, les
défilés de l'Hindou-Kouch, vinrent s'épandre dans la pénin-
sule des alluvions successives d'envahisseurs, et Afghans,
Turcs et Mongols poussèrent tour à tour vers son sol fertile
leurs hordes barbares, amenant chaque fois avec eux des
races, des mœurs et des religions nouvelles.
Au x"= siècle de notre ère les Turcs ayant conquis l'Afgha-
nistan pénétrèrent mêlés aux vaincus jusqu'à la plaine de
rindus qui leur fut bientôt soumise à son lour, y fondèrent
un empire lurco-afghan qui cul trois siècles de grande pros-
périté et ajoutèrent au brahmamisme, religion primitive de
la race aryenne et au bouddhisme sorti de lui six siècles
avant notre ère, la religion de Mahomet. A la fin du xiv' siè-
(1) La M.iliannadi, la Godavéri, la Kislna, la Cuvéri sur la côle est,
la Narbada et la Tapli sur la cAle ouest.
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILÉGIÉES 9
cle Timour, le célèbre Tamerlan, franchit à son lour la bar-
rière et écrasa les précédents envahisseurs ; mais il dédaiona
de constituer un nouvel empire sur les ruines du leur et se
retira satisfait d'avoir déterminé la décadence des vaincus.
Enfin un siècle plus lard, les Européens, rompant avec cette
tradition, envahissaient l'Inde par la mer qui jusque-là l'avait
efficacement protégée!
Vasco de Gama avait atterri près de Calicut sur la côte de
Malabar ; il était loin de la zone d'influence de l'empereur
afghan dont la capitale était Agra (1), mais il se heurta à
l'hostilité des Arabes d'Aden et d'Ormuz, dont les navires
fréquentaient cette côte depuis des siècles, et qui, forts de
cette situation acquise, ne se montrèrent point disposés à
céder la place à des rivaux, qu'ils sentaient devoir être re-
doutables. A Gama retourné en Europe après avoir reconnu
Goa, comblé d'honneurs et récompensé de ses glorieux ser-
vices par le litre d'Amiral de la mer des Indes, succéda
Alvarez Cabrai (1500). Les Arabes lui laissèrent fonder un
comptoir à Calicut ; mais bientôt ils devinrent hostiles et
Cabrai, forcé de renoncer à son entreprise, bombarda Calicut
avant de faire voile pour l'Europe. Cet échec amena le roi de
Portugal à agir avec une vigueur nouvelle ; mais pour s'en
assurer le bénéfice, il se proclama solennellement souverain
de la mer des Indes et déclara s'y réserver le monopole du
commerce. Puis Gama reparut, bombarda une seconde fois
Calicut et donna la chasse aux navires arabes qu'il liaita,
dit-on, avec une inhumanité remarquable. Alphonse d'Albu-
querque fonda le comptoir de Cochin (1504), premier établis-
sement européen dans l'Inde; enfin François d'Almeida qui
(1) La puissance de l'empire afghan était d'ailleurs fort amoindrie
alors.
fO INTRODUCTION
recul le premier le lilre magnifique de Vice-Roi des Indes,
assit défiiiilivemenl par la victoire de Diu(lo09)(l) la puis-
sance portugaise sur la côte de Malabar. Le second vice-roi,
Albuquerque, s'empara de Goa, grand marché de cette côle,
qui devint la capitale des possessions portuj^aises ; enfin par
la conquête successive des principaux points stratégiques
de l'Océan Indien : Socotora, Malacca, Ormuz, il assura aux
Portugais une situation inexpugnable dans cette partie du
monde (2). Malheureusement ces grands vice-rois, soldats et
administrateurs, n'eurent point des successeurs dignes d'eux,
et à une époque de brillante prospérité succéda une lente et
irrémédiable décadence. Le changement survenu dans la
situation du Portugal eu Europe y contribua beaucoup : en
1583 en effet, le roi d'Espagne (3) en réunit la couronne à la
sienne ; maître déjà d'un immense empire colonial en Amé-
rique, il trouva trop lourd le surcroît de fardeau que lui
apportait l'empire des Indes et l'abandonna à lui-même. Ce
fut la ruine de la puissance portugaise.
Celle-ci avait cependant atteint un développement prodi-
gieux. Dépassant les limites de la mer des Indes, les Portu-
gais avaient découvert et exploré Java, Sumatra, Bornéo, la
Nouvelle-Guinée, les îles de la Sonde, les Moluques (1511),
atteint Canton, Nankin et Pékin (1520), reconnu le Japon
(1542) ; enfin en 1557, un important entrepôt avait été fondé
par eux à Macao. Ce grandiose empire était divisé en sept pro-
vinces échelonnées depuis les côtes d'Afrique jusqu'à celles
(1) Remportée sur la flotte égyplieiine que conimaiidaienl, il est vrai,
des Véiiiliens, et qui une première fois avait battu le même d'Almeida.
(2) Après lui Da Cuiilia s'empara de Diu ; de Castro résista victo-
rieusement à une invasion des lurco-afgtians, et Altaïde triompha
d'un soulèvement général des petits souverains indiens contre la puis-
sance portugaise,
(;■}) IMiiliiipc II.
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILÉGIÉES 11
de Chine. Son chef suprême était le vice-roi résidant à Goa,
maître absolu après le roi théoriquement, souverain incon-
testé en fait. Sous ses ordres, des gouverneurs, des officiers
divers administraient un grand nombre de comptoirs.
On a dit cependant que le mot d'Empire s'appliquait mal
aux établissements portugais ; la politique qui présida à leur
création marque en effet un terme particulier dans l'iiisloire
du commerce des Indes. Les Arabes s'étaient contentés de
trafiquer avec les indigènes de ces contrées, sans chercher à
apporter aux gouvernements locaux la moindre entrave, ni à
mettre nulle part l'empreinte de leur autorité, satisfaits du
monopole de fait qu'ils possédaient. Quand arrivèrent les
Portugais, ce régime très simple ne pouvait leur suffire, car
avec eux apparaissait la concurrence, et les rivaux qu'ils
avaient été pour les Arabes, d'autres pouvaient l'être bientôt
pour eux-mêmes. Il importait donc aux nouveaux venus de
s'assurer une situation plus forte afin de gagner sur cette con-
currence éventuelle le plus d'avance possible : ils fondèrent
ainsi des Comptoirs, qu'ils réduisirent d'ailleurs au strict
nécessaire même sur la côte de Malabar, c'est-à-dire au cœur
même de leur empire; ils laissèrent cependant, eux aussi,
aux princes indigènes leur royaume et leur indépendance
administrative et n'exigèrent d'eux qu'un simple tribut. A
cette seconde forme de la politique commerciale européenne
dans les Indes, nous verrons plus tard s'en substituer une
autre, celle que pratiqueront les Compagnies anglaise, hol-
landaise et française, et qui comportera une mainmise effec-
tive, quoiqu'à des degrés divers, sur les territoires souvent
très vastes où s'exercera leur commerce.
Mais les Portugais se contentèrent de s'approprier quelques
points stratégiques, dont la possession était d'une haute im-
portance, et quelques autres stations en petit nombre telles
1 2 INTRODUCTION
que Goa la capilale, Cochin, Diu, Macao, furent soumises au
même régime ; mais partout oii cela leur fut possible, ils
n'élevèrent qu'une simple maison de commerce au sein du
territoire indigène, ce que l'on appelle une Factorerie. Sans
doute la force même des choses les aurait amenés, si leur
empire avait conservé plus longtemps son homogénéité et
sa vigueur primitives, à suivre leurs concurrents nouveaux
venus dans la voie d'une appropriation beaucoup plus com-
plète ; mais ils n'en eurent pas l'occasion, carde leurs im-
menses possessions il ne leur restait que des débris à la fin
du xvM« siècle, et leur puissance politique était alors depuis
longtemps anéantie. A la première cause que nous avons si-
gnalée de la décadence de leur empire colonial : la substitu-
tion du gouvernement espagnol au gouvernement portugais,
s'ajouta une seconde, aussi efticace que la première, leur
détestable administration. Lorsqu'eurenl disparu les grands
vice-rois du début du xvi^ siècle, administrateurs intègres
autant que grands politiques, l'empire des Indes devint la
proie d'un fonctionnarisme taré : du plus petit au plus grand
tous les dépositaires d'une autorité quelconque furent atteints
de la plus scandaleuse corruption ; la courte durée de leurs
fonctions, la faculté qui leur était maladroitement laissée de
trafiquer pour leur propre compte, contribuèrent également
à cet état de choses, et sous ce régime dégradant l'empire
portugais, aussi mal administré que bien pillé, fut entraîné
vers une chute qui était déjà inévitable (1). Aussi l'immense
(l) l.e privilège de celte corruption ne fut mallieureusement pas
réservé à l'empire portugais seul, et les Compagnies qui lui succédè-
rent, aussi bien la liollandaise et l'anglaise que la française, furent en
proie, quoiqu'à un degré moindre, au même terrible mal : il semble
qu'il soit inhérent à toute administration coloniale laissée à la direction
trop indépendante de fonctionnaires européens sans attaches ni intérêts
dans ces pays : trop de causes s'unissenl en eflel dans ces conditions
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PMVILEGIEES
13
domaine, rongé par cette lèpre, abandonné par la métropole,
attaqué de toutes parts par des rivaux actifs : Hollandais,
Anglais et Français, s'émietta-t-il lentement, sans secousses et
sans arrêt. Quand en 1640 le Portugal recouvra son indépen-
dance, son empire n'existait plus à proprement parler, et à
la fin du xvn" siècle, il ne possédait plus dans l'Inde même
que Goa déchu de sa splendeur, Diu et l'îlot de Salsette (1).
Tandis que les Européens jetaient ainsi sur ses côtes les
bases de leur puissance future, la péninsule était encore
agitée à l'intérieur par de graves événements. En plein déve-
loppement de l'empire portugais un descendant de Gengis-
Khan et de Timour.Bâber, déjà maître d'une partie de l'Afgha-
nistan, pénétrait a son tour dans l'Inde par le passage qui plu-
sieurs fois déjà avait été fatal à celle-ci, s'emparait du Pendjab
et enlevait au dernier empereur afghan sa capitale Agra
(1526). L'Inde péninsulaire se coalisa contre ce nouvel enva-
hisseur qui s'annonçait plus redoutable que les précédents,
mais elle fut domptée à son tour et Bâber, ayant établi défini-
tivement le succès de son entreprise, inaugura sur le trône
de Delhi, désormais capitale de l'empire, la longue dynastie
des Grands-Mogols qui ne devait prendre fin qu'en 1857.
L'Inde conserva néanmoins au point de vue politique la dis-
tinction que nous avons faite au point de vue physique:
si la plaine indo-gangétique fut effectivement soumise à l'au-
torité des Grands-Mogols et administrée régulièrement par
pour donner naissance à un état d'esprit déplorable, qui des tiommes
les plus intègres fit souvent aux colonies de coupables administrateurs.
Qu'on juge ce qu'il en devait être, lorsque le recrutement de ce
personnel n'offrait pas de suffisantes garanties, ce qui fut trop souvent
le cas sous le régime des Compagnies.
(1) De leur empire asiatique il ne reste aujourd'hui aux Portugais
que Goa, Diu et Damaô dans la péninsule hindoue, une partie de l'île
Timor dans l'Archipel, etMacao en Chine.
1 4 INTRODUCTION
leurs officiers, le Deccaa ne dépendit d'eux que d'une ma-
nière plulôl théorique, et l'unité de rFIindouslan sous leur
sceptre ne fut jamais réalisée : même aux époques les plus
brillantes de cet empire, leur puissance ne put s'étendre
jusqu'à l'extrême pointe méridionale de la péninsule, et ils
trouvèrent toujours dans ces régions éloignées une oppo-
sition dont ils ne purent triompher. La noblesse indigène
des Rajahs continua à y détenir l'autorité souveraine aux
yeux des populations, et certains de ses membres s'arrogè-
rent une indépendance réelle, que l'empereur ne chercha
pas à leur disputer, se contentant d'exiger d'eux une pla-
tonique reconnaissance de suzeraineté. Cette satisfaction, il
ne put même l'obtenir de certaines populations foncièrement
irréductibles, telles que les tribus belliqueuses d'origine
aryenne des Mahrattes, groupées sous l'autorité d'un petit
potentat, le Peischwah, dont la dyn.-istie fournit à diverses
reprises au Grand-Mogol de sérieux adversaires. Leur résis-
tance à son pouvoir ne désarma jamais : groupant en une
sorte de croisade à l'abri des monts Satpourra tous les mé-
contents et les insoumis de la péninsule, ils prirent comme
mot d'ordre : l'Inde aux Hindous, et prétendirent défendre
son sol, à litre de possesseurs primitifs, contre tout envahis-
seur, quel qu'il fût. De temps à autre leurs bandes sortaient
de cet inviolable repaire et leurs incursions mirent plus
d'une fois l'empereur à deux doigts de sa perte. Quand les
Européens, non contents de trafiquer avec la population
(1) L'empire était divisé théoriquement en Provinces, à la tèle de
cliticiine desquelles se trouvait un gouverneur impérial, le Soubah ou
Smibaliciar. Les provinces étaient elles-mêmes divisées en Districts
(N(ibabU's) administrés par un préfet, le Nabab. Enfin chaque village
important ou Aidée formait une unité administrative ayant à sa léte
des fonctionnaires élus par les habitants.
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILEGIEES lîî
indigène de l'Hindoustan, prétendirent y fonder une puis-
sance territoriale, les Mahraltes eurent souvent l'occasion
d'intervenir et les Compagnies, tantôt les combattant, lantôt
se servant d'eux, durent toujours compter avec eux comme
avec un facteur important des destinées de l'Inde. Quelle que
fût leur situation réelle, les Grands-Mogols ont joué dans
les événements, dont cette contrée allait être bientôt le
théâtre, un rôle qui ne fut point sans grandeur. Environnés
d'une renommée fabuleuse de richesse et de puissance qui
dissimulait une profonde faiblesse, ils réussirent par ce pres-
tige même à maintenir une apparence d'autorité dans ce
chaos d'intérêts et d'ambitions contraires qui constitua l'Inde
du xvi« au xix** siècle. Ce monarque mystérieux, difficile-
ment accessible dans sa lointaine capitale, fut placé par les
Européens au premier rang de ces grands potentats orien-
taux, qui personnifiaient à leurs yeux la plus haute concep-
tion de la souveraineté sans limites, avec le Grand-Seigneur
et l'Empereur de Chine (I).
(1) On a pu justement comparer la situation du Grand-Mogol à celle
du Sultan de Constantinople, Tous deux étaient Turcs ; tous deux
ayant soumis à leur autorité une population démesurément plus nom-
breuse que ses vainqueurs, eurent toujours à craindre un retour du sort
et ne furent jamais que campés sur le territoire de leur empire. Ni
dans l'un ni dans l'autre cas, il n'y eut de fusion entre les vainqueurs et
les vaincus : le Grand-Mogol resta un « étranger » comme l'observe
le voyageur Dernier, pour les Indiens, comme le Grand-Seigneur pour
les populations de la péninsule balkanique : la force des armes main-
tenait seule son autorité, mais son armée, ramassis de bandes merce-
naires sans discipline ni valeur militaire, ne pouvait tenir tête aux
troupes blanches des Compagnies européennes, qui n'eurent jamais à
compter la puissance militaire du Mogol comme un obstacle sérieux à
leur ambition ; comme le Grand-Turc, le Grand-Mogol rencontra dans
les parties reculées de son empire des peuplades irréductibles contre
lesquelles tous ses efforts éctiouèrent ; comme lui enfin, il vit son auto-
rité énervée par ces résistances diminuer de jour en jour et l'avidité
i 6 INTRODLCTION
II
La puissance coloniale, qui échappait à cette même époque
aux mains des Portugais, ne tarda point à trouver dans les
Hollandais des prétendants plus habiles, plus souples, qui su-
rent s'édifier pour un siècle un empire indiscuté dans l'Océan
Indien. Jusqu'alors les Hollandais, nation commerçante et
riche, s'étaient contentés de charger dans les ports du Portu-
gal les marchandises que les navires de celui-ci y apportaient
d'Asie, pour les colporter en vrais « rouliers de la mer » sur
tous les rivages de l'Europe. La situation changea, quand la
couronne d'Espagne absorba celle du Portugal à la fin du
xvi" siècle. Les provinces des Pays-Bas, en effet, naguère
toutes réunies sous la domination espagnole, ne lui étaient
pas toutes restées fidèles ; plusieurs avaient secoué le joug
et conquis au prix de luttes sanglantes leur indépendance
sous le sceptre de la maison de Nassau. A l'heure où le Por-
tugal était à son tour victime de la dévorante avidité de sa
voisine, celte lutte n'était pas encore terminée, et le gouver-
nement espagnol, traitant naturellement les rebelles comme
tels, leur ferma l'accès des ports portugais et leur interdit en
même temps celui de ses nouvelles possessions de la mer
des Indes. Le coup était sensible pour ce peuple si commer-
çant; il ne se résolut point cependant à abandonner un trafic
aussi fructueux, mais ne se sentant pas de taille à heurter
de front la puissance espagnole, il chercha en vain pendant
quelque temps le moyen de parvenir aux Indes sans se servir
de la route des Caps (1). Enfin, devant l'insuccès de ces
européenne mettre la main sur ses territoires et en décider sans lui les
destinées. Moins heureux cependant que le Turc d'Occident, parce que
son sort n'importait pas au repos de l'Europe, le jour où de chute en
chute il fut réduit au rùle d'un isimple figurant, on le supprima.
(1) Dans ce but trois expéditions successives en 1594, 1595 et 1596
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PMVILÉGIÉES 17
tentatives, les Hollandais se résignèrent à braver la défense
qui leur était opposée el mirent aussitôt ce parti à exécution.
Dès 1595 en effet, une société se fonda à Amsterdam sous le
litre de « Compagnie des Pays Lointains » (1) ; à la vérité les
marins hollandais servaient depuis longtemps dans les flottes
portugaises et les mers des Indes leur étaient familières. Les
résultats d'une première expédition répondirent aux espéran-
ces qu'on en avait formées, car malgré le mauvais accueil que
leur firent naturellement les Portugais, ses navires rapportè-
rent une riche cargaison d'épices (2). La Compagnie des Pays
Lointains se fondit pour accroître ses moyens d'action avec
une société nouvelleen formation et cette fusion fut consacrée
par l'armement de deux expéditions en 1598 et 1599. L'im-
pulsion était donnée : Jes commerçants hollandais n'avaient
attendu que les premiers résultats ; bientôt se fondèrent si-
multanément plusieurs petites compagnies à Amsterdam,
Rotterdam, Delft, Horn, etc. ; mais ces fondations, qui témoi-
gnaient d'un fort louable esprit d'entreprise et d'une remar-
quable activité commerciale, soulevèrent des craintes fort
partirent à la recherche d'une route qui contournât l'Asie par le Nord.
L'ignorance où l'on était alors de la ge'ographie des contrées glaciales
explique une tentative qui paraît d'abord bien chimérique ; en fait elle
échoua complètement et le passage du Nord-Est ne fut point découvert
en ces circonstances: il ne devait l'être que bien plus tard, en 1878, par
Nordenskjold (voyage delà Véga).
(1) Elle fut constituée par neuf négociants séduits par les récits du
capitaine Cornélis Hootmann qui avait plusieurs fois navigué dans
l'Océan Indien au service des Portugais. Ce fut à lui d'ailleurs que fut
confié le commandement de la première expédition.
(2) Les Portugais surent exciter les indigènes de l'île de Java contre
les nouveaux venus qui ne purent y trafiquer, mais ils réussirent mieux
à l'île de Bali (à l'extrémité orientale de Java). L'expédition perdit
malheureusement les 3/5 de ses équipages au cours de ce long voyage
et dut abandonner un de ses navires,
w. — 2
1 8 INTRODUCTION
plausibles. Ces compagnies n'allaienl-elles pas, en effel,
ûmietler inulileraenl des forces, qu'il sérail plus avantageux
pour la nation de réunir ? N'offriraient-elles pas aux Espa-
gnols dos proies faciles qu'ils détruiraient successivement ?
Enfin la concurrence qu'elles se feraient, ne les ruinerait-
elle pas réciproquement au grand détriment des intérêts na-
tionaux, pour amener au bout du compte l'abandon définitif
du commerce des Indes (1) ? Ce fut l'opinion du gouvernement
hollandais, et il crut devoir intervenir pour provoquer la
réunion en un seul faisceau de ces entreprises diverses ; les
intéressés furent pressentis et convaincus, les bases d'une
union posées et un traité de fusion signé le 20 mars 1602
sous les auspices des Etals-Généraux.
La Compagnie constituée de la sorte prit le nom de Com-
pagnie des Indes Orientales, son capital social fut fixé à
li.eOO.OOO florins (2) et divisé en 2.200 actions de 3.000 florins.
La souscription était accessible à tous les Hollandais. Le pos-
sesseur de 10 actions était éligible aux fonctions de Directeur,
La forme de l'administration fut inspirée par l'origine même
de la Compagnie : elle se composa de 60 Directeurs répartis
en 4 Chambres (3) ; chacune de ces Chambres élisait dans son
sein un certain nombre de Directeurs Généraux, formant au
nombre total de 17 une Chambre de Direction Générale sié-
(1) Déjà, parall-il, le prix d'achat des épices sur les lieux de produc-
tion augmentait sensiblement, et par contre leur prix de vente en Hol-
lande avait baissé.
(2) Le chiffre de ce capital n'est pas exactement connu : on donne
généralement celui de 6.600.000 Horins, correspondant suivant VEncy-
dopédie Méthodique à 7.90().000 livres de p-rance.
(3) Les ( ihambres avaient un nombre de membres proportionnelà l'apport
fourni par chacune d'elles au capital social .-ainsi la Chambre d'Amsterdam
eut 20 (lireclours, celle de Zéhuide 12, celle de Hoilcrdam-Dolfl. 14, celle
d'Kiikhuison-Horii 14 également.
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILÉGIÉES 19
géant à Amsterdam (1). Celle-ci représentait le pouvoir exé-
cutif de la Compagnie, réglait les expéditions et les ventes,
correspondait avec les comptoirs. Les Chambres du premier
degré devaient se conformer à ses décisions : leur rôle, sans
être négligeable, était purement commercial et elles étaient
soumises au contrôle de la Chambre Générale. La Compagnie
reçut le privilège exclusif du commerce des Indes Orientales
a au delà du cap de Bonne-Espérance et du détroit de Ma-
gellan », avec le droit de confisquer pour son propre compte
les navires nationaux ou étrangers qui le lui disputeraient :
il était en effet interdit aux sujets hollandais de se livrer à ce
commerce, de s'associer aux étrangers dans ce but, et de
servir sur leurs vaisseaux. Elle pouvait fonder des comptoirs,
élever des forteresses, entretenir des garnisons, conclure des
traités d'alliance avec les souverains indigènes, faire avec
eux la guerre et la paix, établir dans ses possessions des
officiers de justice et de police, enfin battre monnaie à son
coin (2). Par contre, elle était tenue envers la République à
certaines obligations : prêter serment de fidélité, soumettre
ses comptes au contrôle du gouvernement et acquitter une
redevance annuelle représentant une part dans ses bénéfices.
De plus, les traités qu'elle conclurait devaient être passés au
nom des Etats-Généraux de Hollande, et ses officiers de jus-
lice prêteraient serment devant eux. La concession de ces
importantes prérogatives enfin ne lui était accordée que pour
(1) LaCtiambre d'Amsterdam eut 8 représentants à la Chambre Géné-
rale, celle de Zélande 4, chacune des deux autres 2. Le dix-septième
Directeur Général était pris alternativement dans l'une des trois derniè-
res Chambres.
(2) La Compagnie eut un pavillon particulier : ce fut le pavillon hol-
landais à trois bandes horizontales : rouge, blanche et bleue, mais la
bande blanche portait les lettres A.O.C. réunies en un monogramme. —
V. les planches de Marine de la Grande Encyclopédie .
20 INTRODUCTION
une durée de 21 ans : à l'expiration de ce terme, la Compagnie
devait en solliciter le renouvellement (1).
Ainsi constituée et munie de privilèges qu'elle fut la pre-
mière à exercer, la Compagnie fit de très rapides progrès en
puissance et en richesse. La situation maritime de la Hollande
à celle époque le lui permettait d'ailleurs : elle comptait en
effet, dit Grotius, 70.000 marins, construisait chaque année
2.000 bâtiments de tout tonnage, et avait 400 vaisseaux occu-
pés au trafic avec Lisbonne et Cadix avant que ces ports lui
eussent été fermés ; mais son pavillon fréquentait activement
aussi les autres ports d'Europe et la réputation de ses mar-
chands et de ses marins était partout considérable. De telles
forces à la disposition d'une grandiose conception admirable-
ment réalisée pouvaient et devaient donner de magnifiques
résultats.
L'activité de la Compagnie fut aussi grande que son habi-
leté. Dès les premières expéditions, elle sut s'attirer les dis-
positions favorables des populations des lies de la mer de
Banda, conclure des traités avec les sultans d'Atjeh (2) (Nord-
Sumatra) et de Kandy (Ceylan), et jeter dans les Moluques et
dans Tile de Java les bases de ses futurs comptoirs. Ces pre-
miers résultats ne furent pas sans susciter la jalousie des
(1) La durée des concessions successivement accordées à la Compa-
gnie fut assez variable: 25 années en 1622, 12 en 1647, 35 en 1665,
40 en 1698, etc., chaque renouvellement coûtait fort cher à la Compa-
gnie et fut l'occasion de luttes acharnées entre elle et les commerçants
particuliers.
(8) Cette contrée est constamment désignée aux xvii* et xvni» siècles
sous le nom de royaume d'Achem. Les Hollandais n'y eurent jamais
malgré leurs efforts qu'un protectorat peu efficace et ne réussirent pas à
en interdire l'accès aux autres nations de l'Europe, comme ils le firent
pour les Moluques. .Aussi les compagnies française et anglaise entretin-
rent-elles des relations avec cette partie de l'île de Sumatra.
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILÉGIÉES 21
Hispano-Portugais, qui ne cherchaient que l'occasion d'en-
traver une rivale si entreprenante ; mais une flotte de 14 vais-
seaux de guerre, qu'ils envoyèrent dans l'Océan Indien pour
y mettre bon ordre, fut battue par de simples bâtiments de
commerce armés en guerre que la Compagnie leur opposa.
L'enthousiasme fut grand chez les Hollandais à la nouvelle
de ce triomphe, et enhardis par lui ils prirent à leur tour
l'offensive. Ils s'emparèrent du fort d'Amboine et occupèrent
l'Ile qu'il défendait (1605), puis en peu de temps chassèrent
complètement les Portugais des Moluques, qu'ils conservè-
rent désormais sans contestation. En 1609 la Compagnie,
vieille de sept années seulement, possédait 9 vaisseaux,
11 forteresses, et une petite armée de 600 hommes ; elle était
déjà assez puissante pour envoyer dans ses possessions son
premier Gouverneur Général.
Ses navires d'ailleurs allaient toujours plus loin et décou-
vraient chaque jour de nouvelles terres à exploiter. En 1611
elle mettait le pied au Japon et obtenait l'autorisation de
s'établir à Nagasaki avec le privilège exclusif du commerce
avec l'Europe. Puis ses marins explorèrent les côtes d'Aus-
tralie à peine reconnues par les Portugais, la Nouvelle-Gui-
née, découvrirent la Tasmanie et la Nouvelle-Zélande. La
tête manquait encore à cet empire sans cesse grandissant :
la victoire du gouverneur Koen sur le sultan de Jacatra (île de
Java) la lui donna ; sur les ruines de cette ville s'éleva Bata-
via, admirablement située au centre du trafic des épices, et
le siège du gouvernement général des Indes hollandaises ne
tarda pas à devenir le grandiose entrepôt de cette partie du
monde. Enfin, sa prépondérance définitivement assurée sur
l'archipel asiatique, la Compagnie chercha à l'étendre vers
rinde. La prise de Colombo lui permit de s'établir sur la côte
de Coromandel avec Négapatam et San Thoraé, puis au Ma-
22 INTRODUCTION
labar avec Cochin, au Bengale, et enfin à Sural. La prise de
Malacca lui donna la clef de l'Archipel ; roccupalion du Cap
de Bonne-Espérance lui assura un avantageux point d'escale
et de ravitaillement pour ses vaisseaux : la colonie qu'elle y
établit en 1652 prit bientôt un magnifique essor.
A l'heure où nous verrons Colbert créer la Compagnie des
Indes Orientales (1664), la Compagnie hollandaise qu'il imi-
tait était en pleine prospérité et son immense empire était
complètement formé. Son Gouverneur Général était un véri-
table souverain, Batavia une opulente capitale où venaient
se déverser tous les produits des Indes (1). Par l'archipel
asiatique la Compagnie détenait la production des épices,
dont elle réglait à son gré l'écoulement en Europe, même au
prix de moyens barbares. Elle avait une flotte de commerce
de 150 navires, et une flotte de guerre de 50 vaisseaux pour
assurer leur sécurité ; elle entretenait une armée de 10.000
soldats, et ses importations en Europe atteignaient 10 à
12 millions de livres par an.
Ses résultats financiers n'avaient pas été moins brillants :
dès 1613 son capital primitif était presque triplé ; ses répar-
titions avaient atteint parfois un chiffre prodigieux, s'élevanl
de 15 0/0 en 1605 à 75 0/0 en 1606, résultat immédiat de la
mainmise sur les épices, et le taux moyen jusqu'en 1661
s'en maintint de 25 à 30 0/0, atteignant certaines années 40
ou 50 0/0. Enfin ses actions émises à 3.000 florins étaient mon-
tées rapidement à 18.000.
(1) Le siè^e du Gouvernement Général était Batavia : il y avait au-
dessous 8 Gouvernements particuliers : Amboine, Banda, Ternale,
Macussar, Malacca, Java, Colombo elle Cap. En outre, les comptoirs de
l'Hindouslan avaient des directions particulières : côte de Coromandel,
Bengale, Sural ; de même que Bender-Abbas en Perse, Nagasaki au
Japon et Tai-Wan (île de Formose). La Compagnie avait en tout 40
comptoirs et 25 forteresses.
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILÉGIÉES 23
La Compagnie avait pourtant des cliarges fort lourdes.
Si ses importations en Hollande étaient exemptées de tous
droits, ses exportations étaient grevées d'une taxe de 3 0/0.
Elle payait en outre une redevance, qui de 150.000 florins
par an, fut portée bientôt à un million et demi ; car, à me-
sure que s'accroissait sa richesse, le gouvernement hollan-
dais se montrait plus avide, et chaque renouvellement de son
privilège fut l'occasion d'un don forcé fort onéreux : ainsi en
1667 il lui imposa la cession de :20 vaisseaux de guerre et l'éta-
blissement d'un droit annuel de 16.000 florins sur le produit
des douanes de ses possessions asiatiques. D'autres maux
vinrent s'ajouter à ces charges et ralentir l'élan de sa pros-
périté. Son crédit était immense, mais elle eut le tort d'en
abuser, et de lourds emprunts vinrent grever son capital.
La corruption fit des ravages de jour en jour plus grands
dans son administration. Puis des rivaux s'élevaient et gran-
dissaient à côté d'elle, lui disputaient la clientèle des nations
européennes : la Compagnie anglaise, la Compagnie fran-
çaise, timides imitations au début de la puissante société
d'Amsterdam, affichaient la prétention de lui arracher son
empire colonial, et lui déniaient le droit au monopole des
épices. D'ailleurs, circonstance fort grave, la Hollande n'oc-
cupait plus en Europe la même situation, les Anglais lui en-
levèrent la domination des mers, et les guerres contre
Louis XIV la ruinèrent. Toutes ces causes réunies réduisi-
rent d'abord la prospérité de la Compagnie, puis entraînèrent
sa décadence : un jour vint où le passif équilibra l'actif, puis
le déficit apparut dans ses bilans (vers 1730). Chassée de
l'Hindoustan devenu trop petit pour les Compagnies anglaise
et française, elle vit bientôt la première délivrée de sa rivale
se retourner contre elle et lui enlever plusieurs de ses comp-
24 INTRODUCTION
toirs (1). La guerre d'Amérique consacra sa ruine el elle
dut accorder à l'Angleterre le droit de naviguer librement
dans les mers des Indes, droit qu'elle avait toujours refusé
de reconnaître jusqu'alors aux Européens. Devenue désor-
mais un rouage inutile et encombrant, elle dut se dissoudre
enfin : ses possessions furent réunies à l'État hollandais par
la Constitution de la République balave (1798). Ainsi finit la
Compagnie hollandaise des Indes, sinon la plus célèbre, du
moins la plus prospère des grandes Compagnies européen-
nes. Plus heureuse que la Compagnie française, elle eut
comme sa rivale anglaise la satisfaction déléguer à sa patrie
un domaine colonial florissant, elsi elle n'échappa point aux
critiques et aux attaques que son monopole devait soulever,
la postérité n'a pu du moins lui dénier l'honneur d'avoir
rendu à la cause publique un service dont ses privilèges ne
furent qu'une juste compensation (2).
Après les Portugais et les Hollandais, ce furent les Anglais
qui pratiquèrent le plus tôt et le plus activement le commerce
des Indes (3). Une association s'était en effet formée dès 1579
(1) Les Anglais lui enlevèrent Ceylan et le Cap en 1795. La France
lui avait succédé dans l'île Maurice dès l'année 1721.
(2) La Hollande possède encore aujourd'hui les trois quarts de l'ar-
chipel asiatique, c'est-à-dire un dornaine colonial quarante fois grand
comme la métropole ; les principales parties de cet empire sont : Su-
matra, Java, la majeure partie de Bornéo, les îles Moluques, l'île Célé-
bès, la moitié de la Nouvelle-Guinée. Le centre administratif el le
siège du gouverneur général est toujours Batavia, qui compte 06.000
habitants.
(3) Leurs premières tentatives datent du jour où la couronne de Portu-
gal prétendit se réserver le monopole de ce commerce : comme les Hol-
landais le firent plus tard, leur première pensée fut de chercher une
route vers l'Asie par le nord el plusieurs expéditions furent organisées
dans ce but à partir de 1527. Elles échouèrent toutes et l'ardeur des
négociants anglais s'en trouva si refroidie, qu'il fallut pour la réveiller
les rapides progrès que firent piMidanl ce temps les Hollandais, dans la
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILEGIEES
2n
à Londres sous le patronage du lord-maire el au capital de
30.000 livres sterling, pour faire le commerce avec les Echel-
les du Levant; les cent-un marchands qui la composaient,
leur ambition grandie par le succès, sollicitèrent vingt ans
après l'autorisation de faire une expédition aux Indes (1599).
La reine Elisabeth la leur accorda et une charte royale pro-
mulguée en faveur de Thomas Smith, alderman delà Cité de
Londres, constitua l'association en une corporation sous le
nom de Marchands trafiquant aux Indes Orientales (1) (1600).
Elle reçut le monopole du commerce au delà du cap de
Bonne-Espérance et du détroit de Magellan, l'autorisation
d'exporter chaque année 30.000 livres sterling en espèces
monnayées, l'exemption des droits de sortie pour les charge-
ments de départ de ses quatre premières expéditions, enfin
celle de tout droit d'entrée sur les marchandises qu'elle im-
porterait des Indes. Son capital de 30.000 livres sterling fut
porté à 70.000 livres et une Cour de 24 Directeurs élus an-
mer des Indes, leur faisant perdre par là toute l'avance qu'ils avaient un
moment gagnée. L'Angleterre n'avait d'ailleurs pas à cette époque une
activité commerciale et maritime comparable à celle de la Hollande et se
trouvait moins bien oulillée qu'elle pour un trafic de cette importance.
(1) L'origine de la Compagnie anglaise se trouve ainsi de deux an-
nées antérieure à celle de la Compagnie hollandaise. Mais la première
conserva assez longtemps un caractère précaire et son expansion fut
beaucoup moins rapide que celle de sa rivale. Les privilèges qui lui
furent accordés par Elisabeth inspirèrent certainement les créateurs
de la Compagnie d'Amsterdam, mais celle-ci en fit la première l'appli-
cation qu'elle amena rapidement à un très haut degré de perfection. A
l'heure où elle avait achevé la formation de son empire des Indes, la
Compagnie anglaise, plusieurs fois retardée par des crises graves, était
encore à peine sortie des embarras de son établissement ; elle dut par
la suite, et comme les Compagnies étrangères, prendre modèle sur sa
rivale, de sorte que malgré l'antériorité de sa constitution, il convient,
croyons-nous, de ne la placer chronologiquement qu'au second rang.
26 INTRODUCTION
nuellemenl par les actionnaires fui chargée de la gestion de
ses affaires.
Une flotte de 5 navires fut aussitôt armée et partit de Tor-
bay en avril 1601, elle atteignit Aljeh en juin 1602; le sultan
de ce pays lui fit bon accueil et autorisa rétablissement d'une
factorerie ; une autre fut immédiatement créée à Bantam (ile
de Java), qui fut le premier établissement des Anglais aux
Indes.
Dans les années suivantes la Compagnie des Marchands
trafiquant aux Indes fit plusieurs nouvelles expéditions. Pour
chacune d'elles on procédait entre les associés à une sous-
cription, dont le montant était consacré à son" armement.
Il n'y avait donc pas encore à proprement parler de capital
social, comme la Compagnie hollandaise en eut un dès le
début.
Dès l'année 1609 les Anglais, qui jusque-là avaient porté
leurs efforts du côté de l'Archipel, cherchèrent à prendre
pied sur la péninsule hindoue (1), mais cette première ten-
tative échoua devant l'hostilité des Portugais et des Hollan-
dais. Cependant les résultats financiers étaient excellents, et
l'expédition de 1608 avait rapporté 211 0/0 ! Les associés en-
thousiasmés demandèrent avant le terme le renouvellement
de leurs privilèges, et Jacques P' alla au-devant de leurs désirs
en leur en accordant la continuation à perpétuité (1609) ; il en-
voya en outre au Grand-Mogol un ambassadeur qui conclut
avec lui un trcuté de paix perpétuelle (1613). Celle haute pro-
tection détermina une seconde tentative d'établissement sur
la côte de Coromandel, qui échoua encore pour les mêmes
motifs.
(1) Dans le but de se procurer des elofles pour servir aux écliauges
dans les Moluques.
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRmLÉGIEES 27
CtpuiidauL à Londres les associés avaient renoncé à l'usage
suivi jusqu'alors de faire pour chaque armement une sous-
cription spéciale et résolu la constitution d'un capital suffi-
sant pour faire face à toute éventualité. On réunit 400.000 li-
vres sterling, qui furent confiées à la gestion de la Cour des
Directeurs.
Cette transformation eut pour le développement de la
Compagnie des résultats féconds : une victoire remportée
sur la flotte du vice-roi portugais rehaussa son crédit auprès
du Grand-Mogol et lui permit enfin de s'établir à Masulipa-
tam (1616). Elle ne manifestait d'ailleurs aucune humeur
belliqueuse et bornait son ambition au libre exercice de ses
opéralions commerciales; leur développement fut dès lors
rapide, et elle eut des représentants à Agra, Surat, Ahmada-
bad, Calicut ; ses comptoirs atteignirent le nombre de vingt
et un (1).
Pendant ce temps son administration acquérait une forme
définitive : l'assemblée des actionnaires, constituant la Cour
des Propriétaires, représentait en quelque sorte le pouvoir
législatif et recrutait dans son sein par élection la Gourdes
Directeurs, organe du pouvoir exécutif, chargée de la gestion
de leurs intérêts. Dans les Indes les factoreries étaient diri-
gées par un gouverneur assisté d'un conseil ; sous ses ordres
les divers employés étaient hiérarchiquement divisés en écri -
vainsjfacteurs et marchands. Malheureusement ce développe-
ment rapide fut nuisible à la Compagnie, car la création de ces
nombreux comptoirs absorba ses ressources ; une crise se
produisit à laquelle Jacques P"" mit le comble en autorisant la
(1) Elle en comptait, paraît-il, 3 à Java, 3 à Sumatra, 2 à Borne'o, 1 à
Célébès,l àBanka, 1 au Siam, 1 à Malacca, 1 au Japon. — V. F.Delon,
Etude sur les chartes de la Compagnie anglaise des Indes, 1897.
28 INTRODUCTION
formalion d'une nouvelle Compagnie des Indes (1) ; la Com-
pagnie ancienne protesta, mais on passa outre, et les deux
sociétés durent fonctionner côte à côte. Ce ne fut point sans
inconvénients, car cette concurrence nuisit à l'une et à l'autre
jusqu'au jour où, très sagement, elles résolurent d'opérer une
fusion (1630). Le premier acte de la Compagnie, ainsi ren-
forcée d'éléments nouveaux, fut d'entamer avec les Hollan-
dais des négociations en vue d'une entente; on aboutit à un
curieux compromis qui admit les Anglais à commercer à Java
et aux Moluques dans une proportion déterminée de la récolte
annuelle des épices, et organisa un « Conseil de Défense »
composé de 4 membres de chaque Compagnie et destiné à
maintenir la bonne harmonie entre elles ; malgré celte mu-
tuelle bonne volonté, l'accord ne put s'établir et la rivalité
devint bientôt plus vive que jamais. La Compagnie cependant
continuait de progresser: en 1643, elle obtint la concession
du village de Madras (Madraspatnam) et en 1651 elle occupa
l'ile Sainte-Hélène. Cependant une seconde fois, ses efforts
furent entravés et la révolution de 1648 faillit causer sa ruine :
les marchands de Londres réclamèrent le retrait de sa con-
cession ; Cromwell la maintint, mais il autorisa à son tour
une nouvelle Compagnie à faire le commerce des Indes (2).
Encore une fois d'ailleurs la crise fut conjurée par une fusion.
En 1661, Charles II confirma à la Compagnie les privilèges
accordés par Elisabeth : il les accrut même du droit de faire
la paix et la guerre avec les peuples non chrétiens, de saisir
tout sujet anglais qu'elle trouverait sur ses territoires sans
(1) Celle-ci réunit un capital de 600.000 livres sterling fourni pour la
première fois par une souscription publique : elle compta ainsi plus de
900 actionnaires, \n\rm\ lesquels figurèrent les premiers personnages du
royaume.
(2) Celte nouvelle Compagnie réunit 300.000 livres sterling.
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILEGIEES 29
l'y avoir autorisé, d'exporter chaque année 500.000 livres ster-
ling d'espèces monnayées, enfin une juridiction civile et cri-
minelle fut reconnue aux gouverneurs dans les possessions
delà Compagnie sous la condition de se conformer stricte-
ment aux lois anglaises. Charles II mit le comble à ces
faveurs en lui donnant la ville de Bombay, qu'il avait reçue
en dot (1668j.
Telle était sa situation à l'époque oîiColbert créait la Com-
pagnie des Indes Orientales (1664). Dès lors nous rencontre-
rons sans cesse les deux Compagnies opposées dans une
rivalité de plus en plus aiguë et associées par l'histoire des
événements dont les mers des Indes devinrent le théâtre,
nous nous bornerons donc à jeter ici un rapide coup d'œil
sur les destinées de la Compagnie anglaise.
Tout en gardant encore une attitude modeste, celle-ci ne
cessait de s'accroitre : en 1677, en 1683, ses privilèges furent
confirméset denouvelles prérogatives lui furent octroyées (1).
L'avènement de Guillaume d'Orange fut cependant pour elle
l'occasion du plus rude assaut qu'elle eût encore subi.
L'opinion publique lui était défavorable, le Parlement ha-
bilement circonvenu autorisa par son vote la constitution
d'une nouvelle Compagnie et prononça la déchéance de la
Compagnie existante. Guillaume III protesta, se réclamant
du droit qu'avaient ses prédécesseurs de décider à leur
gré des affaires des Indes, mais le Parlement fier de sa
puissance nouvelle, refusa de s'incliner, et la nouvelle Com-
pagnie fut formée. C'était la troisième fois que deux sociétés
(1) En 1677 elle reçut le droit de battre monnaie ; en 1683 celui de
s'emparer de tous les vaisseaux qui porteraient préjudice à son com-
merce, formule à dessein vague et exlensive, et celui d'établir des
cours de justice pour la répression des crimes et délits commis dans
ses possessions.
30 INTRODUCTION
rivales se trouvaient en possession du même monopole !
Leur concurrence produisit encore les plus mauvais résul-
tats : les actions de chacune d'elles subirent une baisse
considérable, et leur commerce déjà diminué fut entravé par
les prohibitions du Parlement contre les soieries indiennes.
Mais encore une fois les deux antagonistes eurent la sagesse
de reconnaître le tort qu'elles se faisaient muluellemenl, et
la fusion fut opérée en 1702. La société nouvelle vint grossir
le capital de son aînée de 673.000 livres sterling, et la Com-
pagnie ainsi constituée sous le titre définitif de Compagnie
Unie des Marchands Anglais commerçant aux Indes Orien-
tales, reprit le cours de ses opérations.
Le gouvernement, alors fort obéré, lui imposa des prêts
considérables, mais par contre il prolongea jusqu'en 1780 (1)
la durée de sa concession.
Avec la seconde moitié du xvui® siècle s'ouvrit la période
de rivalité armée avec la (Compagnie française ; au cours de
ces luttes, elle fut plusieurs fois plus près de sa perte qu'elle
ne l'avait jamais été. Les événements finirent cependant par
lui devenir favorables, grâce à un concours du gouvernement
plus sérieux et plus intelligent que celui qui fut réservée sa
rivale, et le traité de Paris consacra son triomphe et l'écra-
sement de celle-ci (1763).
^Une ère nouvelle s'ouvre dès lors pour la Compagnie an-
glaise. Hestée seule puissante dans l'Inde parmi les Compa-
gnies européennes, maîtresse du Bengale et de la côte de
CoromandeU couvrant de sa protection le Grand-Mogol lui-
même, en possession enfin du monopole de fait du commerce
(1) Le premier renouvellement eut lieu en 1707 jusqu'en 1726, le
second en 1712 jusqu'en 1733,1e troisième en 1730 jusqu'en 1766, le
quatrième bieiilôl après jusqu'en 1780.
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILEGIEES 31
de l'Inde, elle atteignit le sommet de pa prospérité. Gela ne
dura guère, car le gouvernement anglais ne tarda pas à éten-
dre de plus en plus sur elle un contrôle jusque-là presque
nul; la guerre qu'elle dut soutenir contre Haïder-Ali (1) et
qui la mit à deux doigts de sa ruine, provoquant une pani-
que à Londres à la nouvelle, prématurée d'ailleurs, de la
prise de Madras, amena l'intervention définitive du Parlement
dans ses affaires. Sa puissance, sa richesse grossissaient
sans cesse le nombre de ses ennemis, elle entra dès lors
dans l'ère des difficultés et se vit peu à peu dépossédée de
ses pouvoirs et de ses biens.
Un conseil de contrôle (2) présidé par le Chancelier de l'E-
chiquier surveilla sa politique dans la péninsule ; cependant
les guerres avec la République française ralentirent sa chute,
en occupant ailleurs l'opinion publique et en 1793 sa charte
fut renouvelée et ses privilèges confirmés jusqu'en 1814. Elle
put continuer ses opérations commerciales dans une tran-
quillité relative.
Mais dès 1813 les difficultés réapparurent, et la crise fut
définitive. Sa charte fut bien encore renouvelée, mais elle
perdit le monopole du commerce de l'Inde (3), base de sa
puissance et ne conserva que celui de la Chine. Cette perte
porta à son activité commerciale un coup mortel ; elle aban-
donna les uns après les autres tous les caractères d'une so-
ciété commerciale et devint un simple rouage de l'adminis-
tration anglaise. En 1834 elle n'osa même plus réclamer le
maintien de son reste de monopole et accepta de cesser
toute opération commerciale, pour ne plus èlre que la Com-
(1) 1767-1782.
(^) Board of conlrol.
(3) Les particuliers reçurent la faculté de faire ce commerce sous la
condition de remplir certaines formalités sans importance.
32 INTRODUCTION
pagnie financière de V administration de l'Inde. En 1854 elle
perdit le droit de nommer aux plus infimes emplois de celle
administration elle-même, et la révolte des Gipayes surve-
nue en 1857 fut le prétexte qui servit à dénouer une situa-
tion devenue impossible. L'opinion publique fit porter à la
Compagnie la responsabilité de ce soulèvement qui mit la
puissance anglaise dans le plus redoutable péril (1). Aussi
le 2 août 1858, le Parlement vola le transfert à la Couronne
des pouvoirs et des possessions de la Compagnie, consacrant
ainsi la chute définitive de la Vieille Dame de Londres (2).
III
Nous avons ainsi rapidement suivi de leur naissance à
leur tin à travers les événements les plus marquants de leur
existence, les deux premières Compagnies des Indes, et les
deux rivales que la Compagnie française devait rencontrer
sur le chemin de l'Asie. Il y eut, il est vrai, d'autres Compa-
gnies étrangères, car la plupart des nations européennes se
piquèrent de posséder leur Compagnie particulière ; mais
aucune d'elles n'atteignit l'importance commerciale ni la
puissance territoriale de ces trois grandes sociétés (3).
(1) Il paraît bien en efTet que la manière insolente et maladroite dont
Ses fonctionnaires et ses officiers traitaient les populations hindoues, leur
continuelle tendance à violenter l'esprit de caste si puissant chez elles
furent la cause de celte insurrection. Elle éclata à la suite de l'intro-
duction dans l'armement des troupes indigènes de la carabine Minié,
qui employait une cartouche enduite de graisse de bœuf, animal consi-
déré comme sacré par les Hindous.
^2) The u old lady of London ». nom sons lequel les Anglais désignaient
plaisamment la Compagnie.
(3) Nous devons les mentionner brièvement ici : i°\&Compagnic danoise
ou Compagnie de Copenhague : elle fut constituée sous Christian IV en
1612, et fonda en 1620 les comptoirs de Sérampore et de Tranquebar sur
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILÉGIÉES 33
Si nous considérons au point de vue économique les pre-
mières relations suivies ainsi établies entre l'Europe et les
Indes nous y distinguerons deux périodes.
En premier lieu la période portugaise, pendant laquelle
l'Etat lui-même assuma l'entretien de ces relations : les gran-
des découvertes furent faites par ses navires : Vasco de
Gama, Cabrai et leurs successeurs furent investis de mis-
sions officielles. Lorsque, la route des Indes reconnue par
leurs soins et les premiers pas faits sur le sol de l'Hin-
la côte de Coromandel ; l'hostilité des Hollandais la ruina et elle fut
dissoute en 1634 ; une deuxième fut aussitôt constituée, puis une troi-
sième en 1686, toutes deux sans succès ; une quatrième Compagnie,
créée en 17:^8 sous Frédéric IV à Altona, dut se dissoudre également
devant les protestations des Anglais et des Hollandais, mais elle fut
aussitôt transférée à Copenhague et sa fortune fut assez grande ;
elle releva Tranquebar, fonda des comptoirs sur le Gange et aux îles
Nicobar, mais en 1777 ses biens et ses possessions furent rachetés par
l'Etat danois. 2" La Compagnie suédoise, créée sous Gustave-Adolphe à
Gothemborg mais sans succès, fut relevée en 1731 avec un monopole
de 15 ans et un capital de 2 millions de rixdales : elle créa un comptoir
à Canton, et sa charte fut renouvelée 4 fois ; elle disparut en 1814
seulement. 3° La Compagnie autrichienne , dite Compagnie d'Ostende
ou des Pays-Bas, fondée sans privilège en 1717, reçut des lettres-
patentes de l'empereur Charles VI en 1722: elle obtint un monopole
de 30 ans pour le commerce des Indes orientales et occidentales et de
l'Afrique, et réunit un capital de 6 millions de florins ; elle fonda deux
établissements : Coblom près de Madras et Bankibazar sur le Gange, mais
les Anglais et les Hollandais protestèrent contre son existence qu'ils pré-
tendirent contraire au traité de Munster et l'empereur consentit à la
supprimer en 1727. Marie-Thérèse voulut la réinstituer en 1775 sous
le nom de Compagnie de Trieste, mais celle-ci ne réussit pas et
disparut en 1784. 4° La Compagnie prussienne^ dont la création
avait été projetée par le Grand-Electeur Frédéric-Guillaume, fut créée
en 1750 par Frédéric II avec les conseils du Français Destouches,
ancien employé de la Compagnie de France ; elle réunit un capital d'un
million de Ihalers, envoya quelques vaisseaux, mais lit de mauvaises
affaires et fut dissoute en 1703.
W. ^ 3
34 INTRODUCTION
douslan sous la proleclion des carions, on songea à organi-
ser le commerce, but premier de celle conquête, celle orga-
nisation fui encore l'œuvre de l'Étal. L'initiative particulière
ne fut pas entièrement exclue sans doute, mais sa part fut
assez réduite. On lui laissa le trafic dans l'Inde elle-même,
avec le soin de créer des maisons de commerce dans les
comptoirs ; mais les transports , les ventes en Europe ,
furent assurés par l'État lui-même à titre de monopole ; il y
employa ses propres navires et les armateurs particuliers
en furent toujours rigoureusement écartés (I). Sur le sol
même de l'Inde, ce fut encore l'État qui assura aux négo-
ciants des relations pacifiques avec les liabilanls, qui groupa
les maisons de commerce sous radminislralion de ses fonc-
tionnaires, auprès de qui il fallait se munir d'une permission
spéciale pour pouvoir exercer le peu qui restail ouvert dans
le trafic des Indes aux simples parliculiers (2). Le gouverne-
ment portugais, dont le rôle politique n'était pas grand en
Europe, donna à cette entreprise coloniale toute l'attention
nécessaire et ne faillit pas à sa tâche jusqu'à ce que les cau-
ses que nous avons exposées eussent amené la ruine de son
colossal empire au profit des commerçants hollandais.
A cette première période, caractérisée par conséquent par
V intervention directe de l'Etat dans les relations avec les In-
des, succéda avec l'apparition des Hollandais et des Anglais
une seconde période, qui marque un pas de plus dans l'im-
plantation des nations européennes en Asie. Ici au contraire
(1) Pendant un temps fort court cepeudant, l'Etal portugais céda
l'exercice de son monopole à deux sociétés particulières.
(2) Cf. Adam Smilli, Uecherckcs sur la nature et les causes de la
richesse des nations, liv. IV. cli. vu, noie de Mac-Cuiloch {édition
G. r.arnifr). Mac-taillocli relt'vc comme inexaclo l'opinion omise par
Adam Smilh que les Portuijais n'ont pas eu recours au monopole pour
ri'xploiUiliun du cummerce des Indes.
LK COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILÉGIÉES 35
VElal n' intej^ment pas: d'abord la roule était frayée elles
grandes expéditions de découvertes, entreprises dans l'inté-
rêt général, qui avaient entraîné le gouvernement portugais
à l'intervention directe, n'étaient plus nécessaires. D'ailleurs
ni la Hollande ni l'Angleterre n'avaient le loisir de détourner
les yeux des événements qui agitaient alors l'Europe et de
songer à conduire elles-mêmes l'établissement d'un empire
colonial. Puisque le chemin était tracé, l'exemple donné,
c'était au commerce particulier à tenir une conduite conforme
à ses intérêts, en entreprenant lui-même le trafic des Indes.
Dans l'un et dans l'autre de ces pays, l'Etat se contenta donc
d'accorder les autorisations qui lui furent demandées et se
désintéressa, du moins au début, des suites qui devaient leur
être données. Le commerce particulier livré à sa propre ini-
tiative s'organisa pour user de la faculté qui lui était laissée ;
son activité, l'espoir de réaliser des bénéfices importants
tirent plus que n'eût pu faire l'Etat.
Ce travail d'organisation mérite de retenir l'attention. Il se
forma d'abord de petites sociétés, qui entreprirent d'armer
un navire ou deux et de les envoyer aux Indes ; c'est dire que
dès le début on recourut à l'association pour se livrer à ce
commerce, sous l'influence de difficultés d'ordre surtout pra-
tique (1). C'est ainsi qu'en Hollande une petite société de neuf
marchands organisa la première expédition, dont le succès
détermina ensuite la création d'associations semblables dans
les principales villes maritimes de ce pays, et qu'en Angle-
(1) Elles trouvèrent dans l'institution de la propriété quirataire de-
puis longtemps en usage dans les milieux maritimes un instrument pré-
cieux ; on sait que celle forme particulière de la propriété indivise est
soumise à des règles spéciales en cas de désaccord ou de partage pro-
posé : la majorité étant déterminée non par le nombre des t'oia;,inais par
l'intérêt possédé par les opinants dans l'association : c'est ce que l'on
appelle la majorité en sommes.
36
INTRODUCTION
terre les marchands de Londres équipèrent à frais communs
les premiers convois à destination des Indes.
Mais cette ère nouvelle ne fut pas de longue durée, car
presqu'aussitôt à ces petites sociétés d'armement se substi-
tua une entreprise d'une importance bien autrement grande,
qui les engloba ou les détruisit toutes, la Compagnie privilé-
giée.
Elle prit naissance simultanément en Angleterre et en Hol-
lande, car nous avons vu que dès 1602 la Compagnie hollan-
daise réunissait les petites sociétés fondées quelques années
auparavant, et que la constitution des marchands de Londres
en corporation pour le commerce des Indes est de l'année
1600.
Ainsi, dès le début de celte deuxième période, le commerce
particulier, qui a tenté de faire librement le trafic des Indes,
succombe devant une organisation unitaire, patronnée par
l'Etat, pourvue d'importants privilèges, sorte de compromis
entre l'action gouvernementale employée par les Portugais
et l'initiative particulière, qui avait à peine eu le temps de
voir le jour.
Quelles furent les causes de cette transformation, et les
origines de cotte institution nouvelle, qui caractérisera dé-
sormais pondant deux siècles le commerce des Indes, pour
s'étendre de là à presque tout le domaine de la navigation,
c'est ce qu'il nous reste à examiner.
Il est bien certain qu'elle n'est pas sortie un jour de l'ima-
gination d'un certain nombre de commerçants, gens peu en-
clins aux constructions théoriques, ni même des hommes
d'Etat, qui dirigeaient alors les affaires publiques en Hol-
lande cl en Angleterre.
Elle reposait sur des nécessités pratiques et dos préoccu-
pations économiques, et s'appuyait en même temps sur des
anlécédenls historiques.
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILÉGIÉES 37
L'associalion d'abord était de toute nécessité dans le com-
merce des Indes, et ce, pour des motifs d'ordre essentielle-
ment pratique. Les frais que comportait ce commerce, de
beaucoup le plus important de tous ceux auxquels les mers
servissent d'intermédiaire à cette époque, étaient très consi-
dérables et dépassaient les ressources d'un seul particulier,
quelque riche armateur qu'il fût. On ne trouvait point d'autre
part alors les facilités de crédit qui s'offrent aujourd'hui aux
entreprises commerciales. Il fallait y employer des bâtiments
d'un tonnage élevé à cause de la longueur du voyage, des
intempéries qu'ils avaient à supporter, de l'importance de
l'équipage et de la cargaison. Il fallait leur fournir un char-
gement coûteux, qui comportait le plus souvent des espèces
monnayées pour une somme considérable ; enfin les vivres,
les rechanges, les frais d'armement, de solde étaient des sour-
ces de dépenses très importantes.
Le voyage était fort long: on devait compter sur une ab-
sence de trois ans, dont les trajets d'aller et de retour pre-
naient chacun 7, 8, 9 et quelquefois 12 mois, à cause des re-
lards, des calmes fréquents sous l'Equateur, des erreurs de
route non moins fréquentes dont était responsable l'imperfec-
tion de la science nautique. Le long séjour dans l'Océan In-
dien secoué par les moussons et bouleversé par les typhons
occasionnait, même en dehors des cas de naufrages, des frais
de réparation et d'entretien dispendieux : il fallait y ajouter
les dépenses de séjour, le paiement des intermédiaires, les
présents, les commissions, les aléas de toutes sortes du
commerce ; enfin les souverains indigènes prélevaient sur les
opérations commerciales qui s'accomplissaient chez eux des
droits parfois fort élevés. A ces dépenses inévitables et nor-
males, il était sage d'ajouter les risques plus graves d'une
pareille navigation; il arrivait souvent qu'une expédition
38 liNTRODirCTION
perdit un ou plusieurs des navires qui la composaient dans
les tempêtes du Cap ou de la mer des Indes, ou qu'elle fût
obligée de les abandonner dans la crainte qu'ils ne pussent
faire le trajet du retour, et n'ajoutassent à leur propre perle
celle de la précieuse cargaison qu'ils portaient.
Aux frais et aux risques précédents, inhérents à la navi-
gation elle-même, il fallait ajouter encore l'insécurité des
mers : Portugais et Espagnols croisaient sans cesse sur la
route, pour faire respecter leur prétention au monopole, et
les pirates arabes n'étaient pas moins à redouter. Enfin à
celte époque de guerres incessantes, une dernière difficulté,
et non des moindres, était à craindre : trop souvent une expé-
dition partie d'Europe en pleine paix y revenait en temps de
guerre, sans qu'aucun renseignement eût pu lui parvenir
d'un pareil changement, et s'exposait ainsià devenir la proie
facile d'un adversaire insoupçonné. Contre ces dangers et ces
rencontres on prenait de sévères précautions, ainsi les bâ-
timents employés à ce commerce étaient armés en guerre,
percés de canons, approvisionnés de munitions, montés par
un équipage suffisant pour assurer en même temps la con-
duite du navire et le service de son artillerie ; par surcroît
de précautions enfin, on les réunissait en convois, que l'on
faisait escorter par des vaisseaux de guerre. Toutes ces éven-
tualités, toutes ces dépenses grevaient lourdement une en-
treprise dont le but premier était purement commercial.
Aux risques de la navigation, à ceux qu'entraînait un état
de guerre presque permanent entre les nations européennes,
il fallait ajouter la considération des conditions économi-
ques dans lesquelles se faisait le commerce des Indes, et qui
ne militaient pas moins fortement en faveur de l'association
des négociants qui s'y livraient. Aujourd'hui la vapeur et le
télégraphe mettent en relations rapides toutes les parties du
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILÉGIÉES 39
monde : armateurs et commerçants sont à même de trouver
les débouchés dont ils ont besoin, d'envoyer leurs navires là
où le fret est abondant, d'éviter au contraire les ports où le
tonnage est en excès. Il n'en était pas ainsi jadis et les con-
ditions d'exercice du grand commerce maritime étaient beau-
coup moins favorables qu'aujourd'hui : quand un bâtiment
était parti pour une destination aussi lointaine que celle des
Indes, dirigé sur un point fixé d'après des conjectures ou des
renseignements vagues et déjà anciens, il n'y arrivait sou-
vent que pour constater que les productions locales avaient
été enlevées par des concurrents, et qu'il ne pouvait ni écou-
ler son chargement ni s'en procurer un nouveau ; force lui
était d'aller chercher ailleurs une cargaison, souvent diffé-
rente de celle qu'on lui avait imposée, et toujours au prix
de pertes de temps et d'argent considérables. Les retours
étaient sujets aux mêmes aléas, et au moment où une car-
gaison commandée sur des estimations vieilles de trois ans
arrivait sur le marché, celui-ci pouvait surabonder des pro-
duits qui la composaient, ce qui occasionnait de funestes
moins-values dans la vente qui en était faite.
Ces considérations ne vont pas cependant sans soulever
de très graves questions économiques : les inconvénients
qu'elles invoquent ne sont-ils pas en effet la conséquence
indispensable de la concurrence et le libre jeu des lois éco-
nomiques ne doit-il pas régulariser la situation, sans qu'au-
cune intervention humaine ne se produise? L'équilibre ne
sera-t-il pas fatalement ramené ainsi dans l'offre et la de-
mande, de manière à satisfaire tous les intérêts en cause?
Celte manière de voir, conforme aux principes économi-
ques de l'Ecole libérale moderne, fut dès la fin du xvine siè-
cle opposée par les Physiocrates aux défenseurs de la Com-
pagnie française, dont elle précipita la chute. Quel que dût
40 INTRODUCTION
être cependant l'effet salutaire des lois économiques, insoup-
çonnées d'ailleurs au début du xvn^ siècle, l'équilibre que
l'on eût pu attendre d'elles, ne se fût certes pas établi, sans
causer des ruines et des crises graves pendant un temps
indéfini, et la crainte de voir se réaliser ces éventualités,
jointe à l'expérience de celles qui s'étaient déjà produites
dans les premières années d'exercice de ce commerce, furent
suffisantes pour justifier la recherche d'un palliatif énerj^i-
que. Ce fut là certainement Tune des intentions dominantes
des négociants hollandais, anglais et français et l'une des
principales causes de la création des grandes Compagnies.
Ces inconvénients en effet, résultats d'une concurrence
fâcheuse, se produisaient non seulement entre négociants
des différentes nations, mais plus encore entre ceux de
même nationalité : or, s'il était présomptueux de songer à
supprimer la concurrence internationale, bien que ce fût tou-
jours, remarquons-le, la prétention des Compagnies de com-
merce, et que la Compagnie hollandaise y ait réussi pendant
toute son existence pour le trafic des épices, du moins
pouvait-on tenter de le faire pour la concurrence nationale
et d'unir pour le profit commun des forces, qui se fussent
nui mutuellement dans une rivalité acharnée. Contre ces
risques l'association de quelques individualités n'était plus
suffisamment efficace, car la concurrence évitée entre les
particuliers se faisait également sentir entre les petites so-
ciétés, et dans une contrée aussi commerçante que la Hol-
lande par exemple, il pouvait s'en créer beaucoup. Le remède
était dans un agrandissement de plus en plus accentué du
groupement primitif, et l'on arrivait ainsi à la conception
d'une association unique embrassant toutes les initiatives
particulières.
Cette tendance aboutit, nous l'avons vu, presqu'immédia-
LE COMMERCE DES INUES ET LES COMPAGNIES PRIVILÉGIÉES 41
teraent à son résullal logique, sous l'influence des considé-
rations que nous avons précédemment exposées, rendues
singulièrement pressantes par la nature particulière du com-
merce des Indes. Ce commerce différait assez sensiblement
en effet des autres échanges, en ce qu'il portait, non pas
sur des produits de nécessité et d'un usage commun, mais
sur des marchandises de luxe exclusivement. Les soieries,
les tissus de coton, qui à celte époque étaient eux-mêmes
des étoffes chères et élégantes, les épices, à part les moin-
dres telles que le poivre, étaient réservés à l'usage des classes
riches : le thé, le café, le girofle, le gingembre n'entraient
nullement alors dans la consommation générale et étaient
choses fort chères. Les débouchés de ces produits étaient
donc forcément réduits, et le marché national n'en pouvait
recevoir plus qu'une quantité très limitée. D'autre part, éga-
lement limitées étaient les sources de leur production : ainsi
telle épice n'était produite que par telle lie des Moluques et
non ailleurs, et restreinte par suite en quantité au rende-
ment des récolles annuelles de celle même ile ; et il en était
de même pour les soieries, les tissus divers, et les princi-
paux articles de ce commerce. En un mot, et il importe de
le remarquer,c'étaitun trafic astreinte une double limilalion :
dans la production et dans les débouchés, beaucoup plus
rapidement atteinte que pour les autres objets du commerce,
un trafic beaucoup plus sujet par conséquent à des aléas et
à des mécomptes, que devaient prévoir, pour les éviter, une
direction très raisonnée et une discipline très siricte. Par
suite les conséquences de la concurrence y étaient plus du-
res qu'ailleurs : les centres de production étant très réduits
en nombre, plus grand y élait le chiffre des acheteurs, plus
élevés y étaient les prix d'achat ; en Europe où les débouchés
étaient également réduits, le phénomène inverse se produi-
42 INTRODUCTION
sait, el les prix de vente en étaienl d'aulanl moins rémuné-
ra leurs, que les vendeurs étaient plus nombreux.
D'un autre côté, bien que ce trafic se fit au moyen d'espè-
ces métalliques en grande partie, il importait néanmoins
qu'un choix judicieux intervînt dans la composition des car-
gaisons de produits européens destinés à être échangés, el
les mêmes précautions devaient être prises pour les impor-
tations des denrées et des marchandises asiatiques en Europe,
pour obtenir une alimentation satisfaisante du marché. Ici
également les Inconvénients d'une concurrence qui venait
réduire à néant ce travail délicat étaient d'aulanl plus sen-
sibles que ce commerce était soumis à une limitation étroite.
Tous ces arguments, d'autres encore qui n'étaient point
sans intérêt, devaient nécessairement faire désirer la répres-
sion de cette concurrence ; ils favorisèrent donc activement la
constitution des compagnies à monopole, comme depuis ils
furent constamment mis en avant pour défendre celte insti-
tution contre les attaques dont elle fut l'objet. Ils soulevè-
rent, en effet, nous l'avons dit, de graves objections de prin-
cipes ; ils n'étaient pas faux cependant, à la condition qu'on
ne les présentât pas comme absolus, car ils n'empruntaient
leur valeur qu'à la nature particulière du commerce des Indes,
soumis à des conditions que ne connaissaient point, du moins
au même degré, les autres trafics à cette époque. Il en résulte,
que ces arguments étaient surtout vrais au début et qu'à la
fin duxvni'^ siècle déjà, au moment où les attaques devinrent
violentes, ils avaient, par l'agrandissement des marchés, par
les perfectionnements apportés aux opérations commerciales,
par l'activité plus grande de celles-ci, perdu beaucoup de cette
valeur primitive, en même temps que les Compagnies de
commerce à monopole immense, qui reposaient sur eux,
avaient perdu en grande partie leur raison d'être 1 Leurs dé-
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRmLÉGIKES 43
tracteurs eurent donc beau jeu à les attaquer, el point o-rand
mérite à en triompher. A l'origine, elles répondirent à un
véritable besoin, ce qui suffit à légitimer leur existence aux
yeux de l'économiste.
D'autres considérations, non moins importantes que les
précédentes, favorisèrent encore leur constitution : on sait
que les gouvernements européens s'inspiraient à cette époque
dans leur politique économique des principes du Mercan-
tilisme (1), el cherchaient par tous moyens à empêcher la
sortie des métaux précieux considérés comme le plus im-
portant, sinon connue le seul facteur de la richesse natio-
nale : d'où ces deux conséquences : d'abord, ils devaient na-
turellement s'opposer à ce que les produits des Indes leur
fussent fournis par les nations étrangères, ce qui eût fait sor-
(1) Nous rappellerons ici brièvement que le Mercantilisme, dont l'in-
fluence sur la cre'ation des compagnies de commerce privilégiées fut
grande, avait pris naissance à la suite des découvertes maritimes du
XVI* siècle, principalement sous l'influence du spectacle de l'Espagne
enrichie par l'or du Pérou. Cette doctrine faisait de la possession de la
plus grande quantité possible d'espèces monnayées le facteur le plus
important de la richesse d'une nation. O principe, qui satisfît long-
temps les esprits les plus judicieux, reposait évidemment sur une con-
fusion du Capital avec la Monnaie, qui n'est réellement qu'un instru-
ment d'échange et ne constitue jamais qu'une portion infime du capital
national. Les Physiocrates et l'Ecole libérale ont fait sévèrement le
procès de cette vieille théorie ; mais outre la difficulté pour une science
qui n'existait véritablement point encore, d'analyser deux notions aussi
délicates, on a trop souvent oublié qu'elle trouvait un certain fondement
dans l'essor subit pris par les relations commerciales à l'époque de la
Renaissance, dans le développement parallèle de l'activité industrielle
et dans les exigences des guerres continuelles et coûteuses, toutes cir-
constances qui nécessitaient une quantité de numéraire nouveau d'autant
plus considérable que celui qui était alors en circulation était tout à fait
insuffisant, et que les moyens de crédit actuellement employés n'exis-
taient point encore.
44 INTRODUCTION
lir des espèces, et réserver le marché nalional à leurs propres
négociants ; et, d'autre part, l'expérience ayant rapidement
montré que le commerce des Indes exigeait la sortie d'une
certaine quantité de métal monnayé (1), exportation généra-
lement et sévèrement prohibée, ils se trouvèrent dans l'alter-
native ou de renoncera ce commerce ou de lever cette inter-
diction. Or, s'ils furent amenés parla force des choses et par
leur propre intérêt à permettre le trafic des Indes, ils reculè-
rent quelque peu devant l'obligation qu'il leur imposait; aussi
préférèrent-ils accorder la permission de faire ce trafic à titre
de privilège à une Compagnie soumise à leur contrôle, que
de le rendre accessible à tout le commerce nalional.
Enfin il y eut des préoccupations d'ordre politique qui
vinrent assurer aux Compagnies de commerce à monopole
l'encouragement et la protection de l'Etat. Dès le xvi* siècle
en effet, plus encore au xvii% les principaux gouvernements
européens songeaient à l'utilité de créer dans les contrées
nouvelles découvertes par les navigateurs des succursales
de la métropole. Mais d'autre part l'Europe était sans cesse
agitée par des complications politiques qui absorbaient leur
attention, et la pénurie dans laquelle se trouvaient les finan-
ces des plus puissants d'entre eux ne leur permettait pas
d'agir eux-mêmes. Dans ces conditions, il était naturel qu'on
songeât à confier cette mission à un représentant, et ce rôle
difficile que de simples particuliers ne pouvaient remplir,
(1) Nous avons mentionné déjà cette particularité que l'élude des
opérations de la Compagnie française des Indes permettra de consta-
lor plus complètement. Elle avait son orif^ine dans l'usage très res-
Iroiul fuit par les populations asiatiques des produits européens, les
deux civilisations n'étant pas alors depuis assez longtemps en contact
pour que le goût de ces produits fût encore très vif et très répandu.
Aujourd'hui, en elTel, il n'en est plus tout à fait ainsi.
LE COMMERCE; DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILÉGIÉES 4^
convenait parfaitement à des sociétés fortement constituées
et facilement surveillées.
Ainsi nées des exigences de la pratique, des aléas et des
risques de la navigalion et du commerce des Indes, des cir-
constances économiques dans lesquelles s'accomplissait ce
trafic spécial, des tendances politiques de cette époque, les
Compagnies de commerce trouvèrent immédiatement dans
l'organisation sociale un moule prêt à les recevoir, dernière
circonstance qui assura le succès de leur conception. On sait
qu'alors, en effet, et cette situation ne devait se modifier qu'à
la fin du xviu^ siècle, la liberté du commerce et de l'industrie
n'existaient point, l'un et l'autre étant aux mains de corps
constitués, les corporations, protégés par un monopole étroit,
munis de privilèges traditionnels, liés par des règlements
minutieux et sévères, dont la sanction de l'Etat faisait de vé-
ritables règlements publics. Celte institution des corpora-
tions, dont l'origine était fort lointaine, se justifiait par des
considérations économiques et politiques, et pendant des
siècles elle avait suffi à la satisfaction des besoins, auxquels
s'adressaient ses productions.
Cependant entre la fin du xvi'^ siècle et le début du xvn%
sous l'influence du mouvement commencé par les grandes
découvertes maritimes, avec les besoins nouveaux d'un com-
merce plus étendu et l'amélioration des méthodes de pro-
duction, ce cadre s'était une première fois trouvé trop étroit,
et la grande industrie avait pris naissance en dehors de lui.
On ne créait plus d'ailleurs de corporations depuis longtemps,
et l'activité manufacturière nouvelle ne pouvait entrer dans
les limiles d'aucune de celles alors existantes ; il fallut donc
lui trouver une place à part dans l'édifice social, on créa la
Fabrique, indépendante du mécanisme corporatif, sanction-
née directement par l'autorité royale, soumise à l'observa-
46 INTRODUCTION
lion de statuts particuliers formant la constitution d'une sorte
de petit Etat nouveau. Comme les corporations d'ailleurs,
dont on s'inspira quand on le put, elle reçut un monopole
pour la fabrication d'un produit déterminé, non plus dans
l'étendue d'une ville comme les corporations, mais dans une
région plus vaste, une province ou même plusieurs.
Or, ce que la Fabrique avait été pour l'industrie, on pourrait
dire que la Compagnie de commerce le fut poui' le commerce,
tel qu'Hélait organisé jusqu'au xvu* siècle, si la Compagnie
n'avait pris immédiatement des proportions beaucoup plus
importantes que celles de la Fabrique à monopole ; du moins
est-il permis d'y voir et les mêmes tendances et le même
procédé. Comme la Fabrique, la Compagnie de commerce
eut pour but l'exploitation d'une branche particulière du tra-
vail, ici commercial, là industriel, et si cette limitation eut
lieu pour la dernière dans l'espace plutôt que dans la nature
même des objets de production, par l'étendue déterminée
d'une concession de territoires, le résultat au fond était le
même, car les Compagnies possédèrent en fait le monopole
de production des produits spéciaux aux contrées soumises à
leur privilège ; comme la Fabrique enlin, la Grande Compa-
gnie emprunta à l'organisation corporative les éléments qui
se trouvèrent s'accorder avec son but et ses méthodes.
C'est ainsi que la Compagnie de commerce reçut un mo-
nopole; celui-ci, qui parait au premier abord exorbitant, rap-
proché de ces précédents et expliqué par ces considérations
d'ordres multiples, devient logique et se justifie aisément.
Nous avons marqué, entr'autres causes, les tendances des
gouvernements de cette époque à la création de colonies,
dont ils senlaienl déjà vaguement l'importance, sans avoir
ni le temps ni les moyens d'y consacrer les efforts néces-
saires.
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILEGIEES 47
La Compagnie de commerce, représentant dans ces con-
trées les intérêts de son pavillon, était naturellement desti-
née, nous l'avons dit, à devenir le mandataire de l'Etat, et
l'agent de sa politique coloniale, et pour les risques qu'elle
courait dans cette œuvre, comme pour les dépenses qu'elle y
consacrait, servant ainsi l'intérêt général en même temps
que celui de son commerce, le monopole dont elle fut grati-
fiée, assuré pour un nombre d'années suffisant pour qu'elle
pût se rémunérer complètement de ces frais et de ces aléas,
n'était qu'une juste et logique compensation. Là ne devait
point cependant se borner les caractères de la Compagnie de
commerce. Elle devait être en mesure en effet de protéger
elle-même les intérêts dont elle était dépositaire, de se faire
respecter des Compagnies rivales, de régler les difficultés
que ferait naître son commerce, de maintenir l'ordre et la
sécurité dans ses comptoirs, de faire la guerre et la paix avec
les indigènes, de remplir en un mot tous les droits et les
devoirs de l'État qu'elle représentait, et qui ne pouvait lui-
même intervenir : avec le monopole du commerce allait donc
la concession de droits de souveraineté importants ; droit de
législation, droit de justice, droit de paix et de guerre, droit
débattre monnaie, etc.
Fallait-il donc déroger en sa faveur à des règles constitu-
tionnelles sans exceptions jusque-là? Nullement, et ce der-
nier point mérite une particulière attention : il y avait long-
temps que le « Prince », aussi bien en France qu'ailleurs en
Europe, avait pris l'habitude d'in/'eoder les droits souverains,
que ces droits étaient détenus par des seigneurs et des villes
sur le territoire même de la métropole. Les institutions féo-
dales n'avaient point au xvn« siècle complètement disparu
de l'organisation sociale malgré la transformation lente que
subissait celle-ci. Des restes très importants en subsistaient
48 INTRODUCTION
doril la léj^iliinilé ri'élail nuUenienl conleslée : en somme, la
concession terriloriale accordée à la Compagnie de commerce
et les droits souverains qui lui furent concédés à son égard
ne formaient point autre chose qu'une seigneurie immense
dont le roi était le suzerain, et que la Compagnie tenait en
fief.
Tels furent les éléments dont se composèrent les consti-
tutions des différentes Compagnies de commerce : ils n'y en-
trèrent point cependant tous à la fois et leur réunion fut le
résultat d'une assez longue évolution. Ainsi la charte primi-
tive de la Compagnie anglaise ne comportait que la conces-
sion du monopole commercial, et ce ne fut qu'en 1661 qu'elle
reçut le droit de paix et de guerre avec les peuples non
chrétiens ; en 1683 qu'elle se vit reconnaître le droit de con-
fiscation sur les navires qui feraient le commerce à son pré-
judice ; ses prérogatives judiciaires se formèrent elles-mêmes
peu à peu ; en 1661 la juridiction civile et criminelle fut re-
connue à ses gouverneurs, en 1683 vint le droit d'établir des
Cours de justice, en 17:26 leur organisation définitive. lien
fut de même de la Compagnie hollandaise dont le dévelop-
pement à ce point de vue suivit une marche parallèle à celle
de sa rivale ; quand la Compagnie française, sous l'impulsion
qu'elle recul de Richelieu puis de Colbert, fut entrée, bien
plus tard, dans la voie des résultats pratiques , elle put
s'inspirer de l'expérience déjà grande acquise par les pré-
cédentes Compagnies, aussi son organisation fut-elle dès le
début beaucoup plus complète.
En regard de ces privilèges étendus, nous devons ajouter,
pour achever de décrire les principales caractéristiques de
la Compagnie de commerce, qu'elle dut avoir des obligations
envers l'Etat; mais en réalité elles furent peu de chose, car
l'État devait dans ce contrat retirer les profils les plus con-
LE COMMERCE DES INDES ET LES COMPAGNIES PRIVILÉGIÉES 49
sidérables, moralement et pécuniairement. Aussi se bornè-
rent-elles dans le principe à la reconnaissance presque uni-
quement théorique de la suzeraineté de l'Étal, à l'hommage
tel qu'il se comportait dans l'organisme féodal, c'esl-à-dire
le serment de fidélité prêté au nom de la Compagnie par ses
représentants, à la même formalité imposée à sgs officiers de
justice et militaires, dépositaires effectifs de l'autorité éma-
née du roi, à une redevance symbolique à chaque changement
de règne,enfin à l'obligation plus pratique de tributs, de droits
et de prélèvements divers faits sur son commerce. Plus lard
seulement l'intervenlion de l'Étal dans les affaires des Com-
pagnies se fera sentir et dégénérera pour elles en une véri-
table servitude : mais alors l'organisation sociale se sera bien
modifiée, et d'autres intérêts se seront faits jour que ne ren-
contrèrent pas les Compagnies à leurs débuts.
w . — 4
PREMIÈRE PARTIE
PREMIÈRE PHASE. — LES ORIGINES DE LA
COMPAGNIE FRANÇAISE DES INDES
CHAPITRE PREMIER
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES PAR HENRI IV. — LA COM-
PAGNIE DES MOLUQUES.
Activité du commerce maritime français aux xvi« et xvii* siècles. —
Premiers voyages aux Indes, expédition des frères Parmentier (1529),
campagne du Corbin et du Croissant (1601). — Henri IV accorde
une charte à Gérard Le Roy et à Antoine Godefroy (1604). — L'hosti-
lité de la Hollande met fin à leurs préparatifs. — Renouvellement
du privilège (1611). — Fusion opérée par le gouvernement royal,
création de la Compagnie des Moluques (1615). — Causes de l'échec
de ces deux premières Compagnies.
L'histoire de notre commerce maritime, trop peu connue
encore, offre les témoignages les plus remarquables de Tini-
liative et de l'activité déployées par nos aïeux pour la con-
quête des mers. Sur toutes les routes qui du xv^ au xvii* siè-
cles furent ouvertes aux relations inlernalionales, ils furent
les premiers ou parmi les premiers. Des plus petits centres
maritimes sortirent de hardis marins dont les croisières
52
PREMIERE PARTIE. CHAPITRE PREMIER
s'ëlendirenl jusqu'aux confins du monde connu, et de riches
armateurs possédaient des flottes respectables qui représen-
taient dignement notre pavillon à côté des Hollandais et des
Anglais. Malheureusement de leur seule activité ils pouvaient
attendre le succès : alors que chez nos rivaux et surtout en
Hollande, la nation tout entière avait les yeux fixés sur ce
commerce et unissait ses efforts pour son développement,
nos populations maritimes ne rencontrèrent chez le reste de
la nation française qu'indifférence et apathie, alors qu'une
étroite solidarité eût été nécessaire pour faire la France puis-
sante sur mer ; les découvertes et les succès de nos marins,
la prédominance de notre pavillon n'intéressaient personne
et s'il serait exagéré de prétendre que les pouvoirs publics
Inonlrèrenl toujours une pareille insouciance, qui chez eux
eût été coupable, on peut dire que les encouragements ne
furent point prodigués par eux. Cette indifférence des esprits,
des capitaux et du commerce intérieur pour les choses de
la mer ne sera point vaincue lorsque le gouvernement royal,
comprenant mieux ses intérêts, tentera de donner un essor
nouveau à nos entreprises maritimes; il ne sera point suivi
par la nation, et ses efforts garderont toujours de ce fait,
quelque succès qu'ils aient momentanément obtenu, un ca-
ractère artificiel qui sera leur ruine.
On a dit souvent que nous ne savions ni naviguer ni colo-
niser, et on s'est par contre généreusement efforcé de prou-
ver la fausseté de ce reproche ; nos annales maritimes ont
fourni des preuves éclatantes du contraire, on n'est pas
arrivé cependant à dissiper complètement le doute.
C est qu'en effet, si nous avons toujours eu entre les mains
un instrument aussi parfait qu'on pouvait le souhaiter pour
faire l'un et l'autre, si les bonnes volontés et les plus loua-
bles initiatives ne nous ont pas fait défaut, ce qui nous a
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES PAR HENRI TV 53
manqué c'est la volonté persévérante de nous en servir au
mieux de nos intérêts. Moins bien pourvus de l'esprit com-
merçant et du goût des entreprises hardies que nos rivaux,
nous n'avons pas su soutenir les efforts d'une population ma-
ritime entreprenante et active, toujours prête à les dépenser
sans compter, et la plupart du temps laissé inachevées des
œuvres qui n'eussent demandé qu'un peu d'énergie et de per-
sévérance pour être menées à bien. Ce manque d'esprit de
suite, de goût pour les opérations lointaines chez le gros de
notre nation, celle indifférence des esprits et des capitaux, ce
défaut funeste de confiance dans nos destinées maritimes,
nulle histoire mieux que celle de la Compagnie française des
Indes ne nous en fournira les preuves, et fera constater les
résultats.
Nos marins qui depuis le xiv^ siècle fréquentaient la côte
occidentale d'Afrique, firent en même temps que les Portu-
gais les différentes étapes de la route des Indes (1). Lorsque
Vasco de Gama eut atterri sur le littoral de la péninsule
hindoue, ils suivirent bien vite ses traces.
Dès Tannée 1503 un capitaine de Honfleur, Paulmier de
Gonneville, parlait avec son navire VEspoir pour l'Océan
Indien ; mais le succès ne couronna pas cette première ten-
tative : rejeté hors de sa route par une tempête, il atteignit
la côte du Brésil, qu'il prit d'ailleurs pour une terre incon-
nue de cet Océan, dans lequel il se croyait entré (2). Une
(1) C'est à un Français, Lancelot Maloizel,'que l'on attribue la pre-
mière expédition européenne sur la côle occidentale d'Afrique, dont
l'histoire ail conservé le souvenir précis : il reconnut les îles Canaries
en 1275. En 1402 Jean de Béthencourl, gentilhomme normand et chef
d'une petite troupe d'aventuriers, se rendit maître du même groupe
d'îles, dont le roi de Castille tienri III le reconnut seigneur : après sa mort
les Espagnols prirent possession du royaume qu'il y avait fondé.
(2) Campagne de l'Espoir: relation du capitaine Paulmier de Gonne-
ville, publiée en 1869.
54 PREMIÈKE PARTIR. CIIAPITRp: PREMIER
seconde initiative réussit davantage : le célèbre armateur
dieppoisJean Ango mil en mer en 1529 deux navires, que
commandaient les deux frères Jean et Haoul Parmenlier.
L'expédition atteignit Sumatra : le but qu'elle se proposait
était de pousser jusqu'en Chine ; mais les maladies la déci-
mèrent, la privèrent de ses deux chefs, et les résultais de ce
voyage durent être peu satisfaisants (1). 11 contribua néan-
moins à faire sortir le pouvoir royal de son indifférence,
car peu après et par deux déclarations successives en 1537
et 1542, François l*"" tenta de développer en France le goùl
des expéditions maritimes. Mais cette intervention n'eut pas
de suite, car les guerres religieuses qui assombrirent la
fin du xvi* siècle n'en laissèrent guère le loisir aux gou-
vernements qui s'y succédèrent, et notre essor maritime
dut à celte époque troublée un relard irréparable. Cepen-
dant Henri III, reprenant dans un moment d'accalmie les
projets de François 1°% encouragea à son tour le commerce
des Indes par une déclaration de 1578 ; mais encore une fois
aucun résultat ne répondit à celle marque de l'intérêt royal.
Il faut en effet arriver au moment où la France pacifiée
commença à reprendre sous Henri IV le cours de sa vie de
travail si longtemps interrompue, pour voir les entreprises
maritimes se produire à nouveau, et nos relations avec les
Indes entrer enfin dans une voie définitive.
(1) Jean Parmenlier, marin et poète, serait suivant certains auteurs
lo premier Français qui ait atterri au Brésil : ce fui lui qui proposa à
Ango de faire avec son frère une expédition en Chine. Leurs navires
étaient la Pensée de 200 tonneaux et le Sacre de 120 tonneaux ; une
partie de leurs équipages fut massacrée sur la côte de Madagascar. Jean
et Raoul Parmenlier moururent de la fièvre à Sumatra. Un de leurs
compagnons, Pierre Crignon, a laissé un journal de celte curieuse ex-
pédition {Trailé de la navigation de Jean et Raoul Parmenlier). —
V. Eslancelin, Recherches sur les navigaleiira normundi^, 1832.
CREATION DE LA COMPAGNIE DES INDES PAR HENRI IV 00
Dès l'année 1600 un armateur de Rouen, Pierre Vampenne,
possédait, parait-il, une tlolte de dix-sept navires, qu'il em-
ployait au commerce des Indes tant occidentales qu'orien-
tales.
L'année suivante, 1601, une société se fonda à Saint-Malo
entre des négociants de celte ville, de Laval et de Vitré, pour
tenter exclusivement cette fois le trafic avec les Indes oriei;-
tales (1). Elle arma deux navires: le Croissant de 400 ton-
neaux et le Corbin de 200 tonneaux, qui partirent sous le
commandement des capitaines La Bardelière et François
Grout du Clos-Neuf. L'expédition, dont un double récit nous
a été laissé par François Pyrard (de Laval) et Martin (de Vi-
tré), qui en faisaient partie, fut poursuivie par la mauvaise
fortune. Le Corbin s'échoua sur les îles Maldives et périt.
Les Portugais et les Hollandais montrèrent la plus manifeste
hostilité envers les marchands du Croissant, et les résultats
du voyage furent certainement médiocres (2). La même an-
{\) M. Levasseur appelle celte société: Compagnie de Saint-Malo,
Laval et Vilré ou des mers Orientales. Histoire des classes ouvrières,
11,197.
(2) La volumineuse relation de Pyrard nous donne d'inte'ressants
détails sur les conditions de la navigation h. celte époque. Le Croissant
était ïamirale, le Corbin la vice amirale. Sur le premier était le général,
c'était La Bardelière ; le Corbin était commandé par son lieutenant-
général (qui voyait la mer pour la première fois); chacun d'eux était
assisté d'un lieutenant particulier. L'état-major de chaque bâtiment
comprenait en outre un pilote et un second pilote, un maître et un
contre-maître (de manœuvre), un marchand et un second marchand
(chargés des opérations commerciales), un écrivain, deux chirurgiens,
deux dépensiers (économes), deux cuisiniers, deux maîtres-valets (char-
gés de l'entretien des voiles et agrès) et un maître canonnier. L'équi-
page comprenait un certain nombre de matelots, quelques pages
(mousses) et six canonniers. — Voir Pyrard de Laval, Voyage aux
Indes Orientales, 1679; Martin de Vitré, Description du premier voyage
aux Indes Orientales, 1609.
56 PREMIKRK l'AKTIF. — CHAPITRE PREMIER
née une société bretonne s'élail fondée à Blavet(l), mais l'on
ne possède aucun renseignement sur la suite qu'elle donna
à ses projets. Néanmoins le mouvement dessiné par ces pre-
mières initiatives ne devait pas être stérile et malgré leur
insuccès, il aboutit presque aussitôt à un événement d'une
importance plus grande, la création d'une première Compa -
gnie des Indes, premier fondement de la grande entreprise
qui pendant deux siècles sera la plus haute expression de
notre commerce maritime.
En 1604, en effet, la Compagnie anglaise était fondée de-
puis quatre ans, la Compagnie hollandaise depuis deux an€,
et le succès avait couronné leurs premiers efforts. Le gou-
vernement d'Henri IV, qui s'efforçait de donner à notre in-
dustrie et à notre commerce un essor nouveau, avait certai-
nement suivi avec attention les circonstances de cette double
création. L'occasion d'imiter nos voisins ne se fit heureuse-
ment pas attendre et le pouvoir royal dut s'emparer avec
empressement du moyen qui lui fut offert de donner une
place à la France dans le partage des Indes.
Une société se formait en effet pour en entreprendre le
commerce : elle se composait de quelques commerçants, qui
avaient eu l'heureuse idée de s'assurer le concours d'un ca-
pitaine flamand, Gérard Le Roy, auquel il était familier et
dont l'expérience pouvait paraître en effet un gage certain de
succès. Ils mirent à leur tête avec lui un financier, Antoine
Godefroy, trésorier de France à Limoges, et sollicitèrent avec
l'approbation royale l'octroi d'un certain nombre de faveurs,
qui devaient assurer la réussite de leur entreprise. C'était la
marche qu'avait suivie la Société des Marchands de Londres,
et les Articles qu'ils proposèrent à la sanction du Roi étaient
(1) A l'emplacement occupé ensuite par Porl-Louis,
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES PAR HENRI IV 57
inspirés de la charte d'établissement des deux Compagnies
existantes (1).
Ils se déclaraient prêts en effet à faire les avances néces-
saires à la première expédition ; la société dont les bases
étaient projetées ne serait établie que six mois après son
retour, et on y admettrait jusqu'à cette date tous ceux qui
consentiraient à y apporter des fonds. Cette proposition était
habilement conçue, car si les résultats de cette première ten-
tative étaient mauvais, les associés en seraient quittes pour
la perte de leur avance sans doute, mais ils ne seraient point
engagés dans une voie que l'expérience aurait alors démon-
trée sans issue, d'autant plus que les capitalistes, sûrement
écartés par cet insuccès, ne se seraient pas pressés au gui-
chet de la Compagnie.
Le projet soumis par le Roi à l'examen de son conseil en
sortit un peu modifié, mais les associés acceptèrent les chan-
gements imposés et la consécration officielle fut donnée à la
Compagnie par les lettres patentes du l""" juin 1604 (2),
Cette charte, qui mérite une mention spéciale, car elle est
le premier acte rendu en ce genre par le gouvernement royal,
déclarait la société formée immédiatement, contrairement au
vœu des intéressés ; mais elle devait rester ouverte pendant
six mois à dater du retour de la première expédition à tous
(1) « Articles proposés au roi par Gérard Le Roy et ses associés, qui
entreprennent de faire les frais et avances nécessaires pour le voyage
des Indes Orientales, et en rapporter en ce royaume abondance de
tout ce qui s'en peut tirer, sans l'aller rechercher et acheter ailleurs à
prix excessif et transporter par ce moyen autant d'or et d'argent hors
de France^: le tout aux conditions ci-après déclarées. » — Cet acte est
reproduit par Du Fresne de Francheville, Histoire de la Compagnie des
Inde.s, p. 161.
(2) M. [.evasseur place la création de la « Compagnie Deroy » en
1606.
58 PREMIÈRE l'AHTIK. CHAI'ITRE PREMIER
ceux qui y voudraient entrer. Celte décision était moins fa-
vorable aux premiers associés pour les raisons que nous
avons ci-dessus exposées, mais elle était de nature à encou-
rager davantage les capitalistes en cas de succès, puisqu'ils
se trouveraient alors en présence d'une situation établie.
Comme les deux Compagnies étrangères, la nouvelle société
reçut le privilège exclusif de la navigation dans la mer des
Indes, et la durée de ce monopole fut fixée à quinze années
(la Compagnie anglaise avait reçu également un monopole
de quinze ans, la Compagnie hollandaise de vingt et un).
Enfin ce monopole était sanctionné par le droit de confis-
cation sur les vaisseaux et les cargaisons de tout sujet du Roi,
qui se livrerait au commerce des Indes sans son autori-
sation (1).
Le minimum de souscription nécessaire pour entrer dans
l'association fut fixé à 3.000 livres (â). Tous les Français
étaient invités à y prendre intérêt, principalement les gen-
tilshommes, pour lesquels cette participation au commerce,
était-il expressément stipulé, n'entrainerait aucune dé-
chéance (3).
La Compagnie avait sollicité l'exemption de tous droits de
douane et d'amirauté pour ses deux premiers voyages « en
considération des grandes avances qu'il convenait faire »,
mais cette faveur ne lui fut accordée que pour le premier
seulement, restriction fâcheuse, qu'il eût été préférable de ne
(1) Gérard Le Roy reçut par lettres patentes du 20 juin 1604 une com-
mission de Capitaine général de la flotte royale des Indes Orientales.
(2) Le capital social n'était pas (ixé par la ctiarle de fondation. Sui-
vant M. Bonnassieux il devait s'élever à 4 millions de couronnes.
(3) « Tous chevaliers, seigneurs, barons, gentilshommes, officiers...
pourront entrer en ladite association, sans que pour ce l'on puisse
prétendre (ju'ils aient dérogé à leurs dii;nités, (|ualilés et privilèges, »
(Art.ô.j
CRÉATION PE LA COMPAGNIE DES INDES PAR HENRI IV 59
pas apporter à une entreprise qui avait besoin de tant d'en-
couragements.
Par contre, le roi accordait à chaque navire armé par elle
deux pièces d'artillerie aux armes de France; el le droit d'ar-
borer < la bannière de France » réclamé par les associés, bien
que non reproduit dans la charte, doit sans doute être re-
gardé comme leur ayant été octroyé : ce privilège faisait de
leur flotte future une annexe de la marine royale.
Le port de Brest lui fui attribué comme port d'attache, et il
est permis de critiquer encore cette décision, car s'il offrait
l'avantage d'être hors de l'atteinte des Anglais et des Hollan-
dais, son trop grand éloignement des centres industriels et
commerciaux, et l'absence d'une route pratique qui y con-
duisit, ont toujours fait de Brest un mauvais port de com-
merce.
Enfin par une dernière clause fort importante, la Compa-
gnie fut autorisée à acheter ou à faire construire en Hollande
les vaisseaux dont elle aurait besoin, à en tirer les agrès et
fournitures de toute sorte nécessaires à leur armement,
même à en faire venir les officiers et matelots qu'il lui con-
viendrait d'y recruter, et pour favoriser ce recrutement, il
fut stipulé que les étrangers employés par elle seraient
exempts des droits d'aubaine et de déshérence, qui les frap-
paient en droit commun, et traités comme « les marchands
trafiquant aux foires de Lyon », ce qui en résumé leur don-
nait tous les avantages d'une naturalisation véritable (1).
(1) Cette stipulation figurait dans les Articles proposés par les asso-
ciés à l'agrément du roi ; elle n'est pas reproduite par les lettres pa-
tentes, mais en vertu de la formule générale qui termine celles-ci, celle
faveur doit être considérée comme ayant été accordée. Il en est de
même pour le droit cité plus haut d'arborer « la bannière de France »
demandé par la Compagnie. Le droit de s'emparer des vaisseaux qui
l'allaqueraienl el de garder pour elle les quatre cinquièmes des pri-
60 PREMifeRE PARTIE. — CHAPITRE PREMIER
La Compagnie, qui avait sollicité cette autorisation, supplia
en outre le roi < d'écrire aux sieurs des Etals et au comte
Maurice » (1) pour lui favoriser ces acquisitions. Cette clause
était en effet de la plus haute importance, car la Hollande
devait au développement de son commerce maritime une
expérience dans la construction, l'équipement des vaisseaux
et dans la science nautique elle-même, que nous étions
bien loin d'égaler, et le concours qui lui était demandé était,
on peut le dire, indispensable.
Ainsi pourvue du titre solennel qui la constituait (2) et
assurée au surplus de la protection royale, la Compagnie fit
preuve pendant quelque temps de la meilleure volonté pour
se mettre en mesure de remplir son programme. Un certain
nombre de souscriptions se produisirent ; ses agents firent
acquisition de plusieurs navires et quatre d'entre eux entrè-
rent bientôt en armement à Saint-Malo. Mais les préparatifs
en restèrent là, et en 1609 aucune expédition n'avait encore
quitté la France. Le motif doit en être cherché, pour la ma-
jeure partie tout au moins, dans l'opposition manifestée par
la Hollande. Cependant, comme il s'y était engagé envers la
Compagnie, le gouvernement royal s'était entremis auprès
de la République, et le président. leannin, qui négociait à ce
moment même (1609) une trêve entre celle-ci et le roi d'Espa-
gne Philippe Ml, n'avait point négligé au cours de sa mission
d'attirer sur la Compagnie la bienveillance des Etats-Gé-
néraux de Hollande. 11 n'y réussit pas , car l'année sui-
ses, qui ne figure pas non plus sur la charte de fonHation, dut faire
l'objel d'un acte spécial postérieur à celle-ci.
(1) Aux Elats-Généraux de Hollande et au comte Maurice de Nassau,
slaltiouder.
(2) Cet acte a e'té reproduit par Du Fresne de Franclicville, op. cit.;
il en existe une copie à la Bibliothèque Nalioiialo, Manuscrits, fonds
français, fr. 16738, fol. 14.
CRÉATION DE LA COMPAGNIE ŒS INDES PAR HENRI IV 01
vante (1610) l'ambassadeur des Pays-Bas en France, Aers-
sens, se plaignit en termes fort vifs au gouvernement de
Henri IV que la Compagnie recrutât des marins en Hollande,
et déclara que les vaisseaux de guerre hollandais avaient
reçu l'ordre de poursuivre ses navires et de pendre sur-le-
champ les Hollandais qui seraient trouvés à leur bord (1). Le
procédé était un peu vif, étant donné que les Provinces-Unies,
dont la France avait aidé l'émancipation, pouvaient lui en
montrer quelque reconnaissance I Mais en cette occasion le
souci de sa puissance commerciale parla plus haut pour la
Hollande que cette considération, et l'énergique protestation
d'Aerssens eut tout l'effet qu'elle en attendait. Elle provoqua
en effet la défection du personnel hollandais recruté par la
Compagnie, qui livrée à ses propres forces et privée de l'ap-
pui qui lui était indispensable, abandonna ses prépara-
tifs.
Néanmoins en l'année 1611, Gérard Le Roy et Antoine
Godefroy demandèrent au gouvernement de la régente le
renouvellement par anticipation de leur privilège (2). On peut
y voir la preuve qu'ils n'avaient point encore renoncé à
leurs projets, mais cette démarche se justifiait aussi par le
changement de règne survenu l'année précédente, et par les
compétitions, que leur inaction commençait à faire surgir
autour d'eux. La requête fut accueillie, et le privilège de la
(1) On se rappelle que la charte de la Compagnie d'Amsterdam inter-
disait aux Hollandais de servir dans les Compagnies étrangères.
(2) Dupont de Nemours a donné des circonstances de ce renouvelle-
ment une version assez différente : il faudrait suivant cet auteur y voir
un calcul de Concini alors tout puissant, qui força la Compagnie dans
une intention intéressée à demander confirmation de son privilège , et
le prix que lui coûta la protection du favori aurait été de nature à
rendre à celle-ci plus difficile qu'auparavant toute opération maritime.
Dupont de Nemours, Du commerce et de la Compagnie des Indes.
62 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE PREMIER
Compagnie confirmé par douze nouvelles années (1). Cepen-
dant elle ne fil pas plus d'expéditions par la suite qu'elle
n'en avait fait auparavant ; aussi les réclamations se produit
sirent contre elle avec une force nouvelle et finirent par
triompher. Deux négociants de Rouen, Jacques Muisson et
Ezéciiiel Cahen (2), jetèrent les bases d'une association et sol-
licitèrent de la reine le transfert à leur profit du privilège
dont Le Roy et Godefroy n'avaient, disaient-ils, tiré aucun
parti. Ils s'engageaient formellement, pour vaincre les hé-
sitations du gouvernement, à faire partir l'année même un ou
deux navires pour les Indes (1615).
La Compagnie, on le pense bien, se défendit avec ardeur :
la faute, répondit-elle, n'en était point à elle, si elle n'avait
fait aucune expédition, car elle avait fait son possible pour
remplir ses engagements, acheté des navires, recruté des
équipages...; l'hostilité des Hollandais avait fait échouer
ces efforts ; la retraite de plusieurs des associés, la mort du
duc de Damville, amiral de France, lui avaient enlevé tout
ressort et toute protection (3). Néanmoins, et assez illogique-
ment, elle se déclara prête, elle aussi, à envoyer avant la fin
de l'année deux vaisseaux qu'elle disait tout armés à Brest.
Les ministres de Marie de Médicis reconnurent sans doute
le bien fondé des critiques que Ton adressait à la Compagnie
de Le Koy et la savaient dans l'impossibilité de rien tenter
pour l'exécution de ses promesses ; mais ils ne se résolurent
point à la déposséder de son privilège et préférèrent accorder
(1) Lettres patentes du 2 mars 1611. Cf. Du Fresue de Francheville,
op. cil.
(2) Le nom de ce négociant, comme celui de Le Roy, est assez diffi-
cile à connaître exactement. Les actes royaux l'appellent tantôt de
Canis, tantôt Caën, de (îam ou Cahen.
{'.{} Elle avait di-jà fait valoir tous ces arguments en 1611, lorsqu'elle
demanda le renouvellement de son privilège.
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES PAR HENRI IV 63
les deux parties litiganles en les tondant en une seule Com-
pagnie, décision remarquable, car telle avait déjà été la con-
duite tenue en 160:2 par les États-Généraux de Hollande, et
telle devait être encore à plusieurs reprises celle du gouver-
nement anglais.
La nouvelle Compagnie fut constituée par lettres patentes
du 2 juillet 1615 (1) ; elle fut gratifiée par cet acte du titre de
Compagnie des Moluques, à la différence de la Compagnie de
Le Koy, pour qui pareille précaution avait été omise, et d'un
privilège exclusif de douze années à compter du départ de
sa première expédition (:2).
Que fit la Compagnie des Moluques pour mériter ces fa-
veurs? La chose est malheureusement fort obscure, en tout
cas elle ne tint pas sa promesse d'expédier l'année même
ses deux premiers vaisseaux, car on ne signale en celte an-
née 1615 aucun départ pour les Indes.
Pour l'un des principaux historiens de la Compagnie fran-
çaise des Indes, l'abbé Morellet, la Compagnie de 1615 ne fit
pas davantage usage de son privilège que son aînée de 1604 ;
(1) Lettres patentes du 2 juillet 1615, enregistrées au Parlement de
Paris le 2 septembre. Le préambule de cet acte disait : « Désirant grati-
tier les uns et les autres et reconnaissant qu'il serait périlleux qu'il
y ait diverses compagnies pour une même entreprise et que cela pour-
rait rendre la navigation infruclueuse et inutile, savoir faisons qu'en
confirmant les privilèges par nous ci-devant accordés aux dits Gode-
froy. Le Roy et leurs associés, nous accordons auxdits Muisson,
de Gain et leurs associés pareille grâce, faveur et privilège , les
joignons, unissons et incorporons en sorte que désormais ce ne soit
plus qu'un privilège et une seule et même compagnie et société, » V.
Du Fresne de Francheville, op. cit.
M. Levasseur ne mentionne pas la Compagnie des Moluques dans
la liste des Compagnies de commerce, mais il signale en 1616 une « Com-
pagnie de Paris et de Rouen ou des Indes Orientales ».
(2) Elle reçut aussi le nom de Flotte de Monlmorenc;/ en l'honneur
de l'amiral de France alors en charge, fils du duc de Damville.
04 PREMIÈRE PARTIE. CHAPITRE PREMIER
un autre, Du Fresne de Francheville, auteur qui vivait comme
le précédent au xviii« siècle, se montre moins affirmatif et se
contente de reconnaitre « qu'on ne sait quelle suite fut donnée
à la concession qu'elle avait obtenue » . On s'explique mal ce^
pendant que les négociants de Rouen, qui depuis plusieurs
années voyaient avec dépit le chemin des Indes fermé à
leurs entreprises, et qui firent, en tant d'occasions, preuve
d'une initiative et d'une activité remarquables, se soient te-
nus si parfaitement cois, dès que le monopole de ce com-
merce leur eût été accordé. L'hostilité de la Hollande doit-elle
encore expliquer cette inaction? Faut-il en voir la raison dans
une insuffisance du capital social ? Nous en sommes là-dessus
réduits aux conjectures.
En raison même de cette incertitude, certains faits qui se
produisirent au cours des années suivantes méritent d'être
signalés. En 1616, le capitaine Lelièvre de Honfleur partit de
ce port avec trois navires pour les Indes ; la même année et
probablement du même point partirent encore deux navires
sous le commandement d'Antoine Beaulieu et du sieur de
Netz (1), Peut-être ces deux expéditions n'en forment-elles
qu'une, mais le fait lui-même de ces armements est hors de
doute. Les équipages de Beaulieu et de Netz étaient en ma-
jeure partie hollandais, aussi lorsque le convoi arriva à l'ile
de Java, les autorités hollandaises provoquèrent leur déser-
tion, et la campagne ne dut guère profiler à ses organisateurs.
Le capitaine Lelièvre, suivant Guyot, n'aurait pas eu non plus
à se louer de son voyage (2).
Trois ans plus tard, en 1619, le même capitaine Beaulieu
repartit de Honfleur avec trois nouveaux navires : le Mont-
(1) M, Levasseur {Histoire des classes ouvrières, II, 197) menlioiine
en 1615 la création d'une « Compagnie Beaulieu et Le Lièvre ».
(2) Guyol, Répertoire de jurisprudence, article : « Compagnies. »
\
CRÉATÏOX DE LA COMPAGNIE DES INDES PAR HENRI IV 65
morency, VEspérance, et V Ermitage. On perdit malheureu-
sement V Espérance sur la côte de Java, peut-être encore
grâce à l'hostilité de la Compagnie d'Amsterdam, et la perle
de ce navire dut absorber une bonne partie des profils du
voyage, s'il y en eul. Faut-il attribuer ces expéditions qui
méritaient un meilleur succès, car elles témoignaient d'une
louable activité, à la Compagnie des Moluques? Si elles n'é-
taient point son œuvre, il faudrait y voir une violation évi-
dente de son privilège, alors que celui-ci venait à peine de
lui être accordé, sans que la Compagnie ait protesté contre
ce mépris de ses droits ; ou admettre au contraire que ces
armements eurent lieu en vertu d'une autorisation accordée
par elle à des particuliers, comme elle avait reçu le droit de le
faire, inaugurant ainsi une pratique que suivront plus d'une
fois les Compagnies de commerce créées ultérieurement.
Que l'on regarde, ou que l'on ne regarde point ces expédi-
tions comme l'œuvre de la Compagnie des Moluques, il faut
reconnaître qu'à partir de ce moment, celle-ci reste envelop-
pée d'un silence impénétrable, que ne vient même plus
troubler la relation de quelque armement donl on puisse
avec un peu de bonne volonté lui attribuer riniliative, ou du
moins le patronage (1).
(1) UEncyclopédie Méthodique regarde ces armements comme particu-
liers. M. GafTarel [Les colonies françaises) les attribue par contre à
la Compagnie des Moluques. Il est difficile de se prononcer sur ce
point obscur : certaines considérations peuvent cependant être présen-
tées en faveur de la Compagnie. On a vu en effet que les équipages de
Netz etBeaulieu étaient hollandais, or les expéditions des marins nor-
mands, qui étaient autant des courses de corsaires que des opérations
commerciales ne se faisaient pas d'ordinaire avec des contingents étran-
gers et l'on peut se demander s'il ne faut point voir dans celle circons-
tance la marque de la Compagnie des Moluques, héritière des procédés
de celle de Le Roy ? Le nom de Montmorency donné à l'un de leurs
navires rappelle également le litre donné à la Compagnie ((lotte de
w. — 5
66 PREMifcRE PARTIE. — CHAPITRE PREMIER
Pas plus que la Compagnie créée par Henri IV, ce second
essai de conslilulion d'une Compagnie française des Indes
n'avait donc réussi , el tandis qu'Anglais et Hollandais
voyaient les leurs agrandir leur rayon d'action et accroitre
leur prospérité^ il nous fallait reconnaître que, trop tard
venus sur cette route, nous étions incapables de nous y faire
une place à côté de nos rivaux.
Les causes de ces deux échecs successifs durent être d'a-
bord, cela est certain pour le premier, probable pour le se-
cond, dans l'opposition de la Hollande dont nous avons dit
le rôle en celte matière. A cette époque dans le vaste empire
baigné par l'Océan Indien les convoitises des nations mari-
times de l'Europe se portaient exclusivement vers l'Archi-
pel asiatique, le pays d'origine des précieuses épices. Or la
Hollande, ayant pris une avance considérable, s'y était vite
assuré une situation presqu'inexpugnable et regardait toute
tentative de la part des autres nations comme une atteinte à
ses droits, que sa puissance maritime lui permettait de re-
pousser victorieusement.
La Compagnie des Moluques, en affichant par ce titre même
son intention d'aller lui disputer son monopole au cœur même
de son domaine asiatique, devait s'attirer de sa part plus
d'opposition peut-être que la Compagnie de Le Roy et Gode-
froy. Quoique rien ne nous renseigne sur les manifestations
de cette hostilité, il n'est pas téméraire de penser qu'elles ne
durent point lui manquer.
On a attribué aussi l'échec de la Compagnie des Moluques
à l'insuffisance des capitaux dont elle disposa et à la mésin-
telligence qui n'aurait pas lardé à s'élever entre ses mem-
Montniorency) ; enfin le choix répété du port de Ilonfleur, voisin de celui
de Rouen, jusqu'auquel ou avait peut-être hésité à faire monter ces bi\-
timfenls n'est peut-être pas sans intérêt.
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES PAR HENRI IV 67
bres ; mais l'on n'a peut-être pas des preuves suffisantes
pour établir sérieusement cette opinion . D'ailleurs si
modeste qu'ait pu être son capital, il aurait tout au moins
permis de faire l'expérience du commerce des Indes, et Ton
a vu que l'incertitude qui règne sur l'exercice de son privi-
lège par celte Compagnie est loin d'être dissipée.
Dès ces premiers essais du commerce privilégié en France,
il est digne de remarque que les commerçants des villes
maritimes aient fait entendre contre lui de vives protesta-
tions. L'assemblée des Notables qui fut tenue à Rouen en
1617 demanda notamment : « Que les voyages au delà de la
Ligne ne fussent point empêchés aux particuliers, et que
Sa Majesté gratifiât le plus qu'elle pourrait ceux qui se pré-
senteraient pour former des compagnies pour lesdils voya-
ges de long cours, sans en priver ses autres sujets. »
Ainsi dès le début, en France comme en Angleterre, le com-
merce maritime proteste contre cet accaparement des mers :
l'initiative privée qui avait jusqu'alors soutenu et développé
non sans succès notre commerce sur mer, ne pouvait se voir
déposséder de ce qu'elle regardait à bon droit comme une
situation acquise, sans faire entendre de vives réclamations.
Mais elles ne furent point écoutées : la constatation du succès
que le monopole obtenait à l'étranger, la conformité qu'il
présentait avec les mœurs et les institutions sociales, la
tendance de plus en plus manifeste qui portait toutes choses
en France vers une étroite centralisation, firent triompher
malgré ces premiers déboires le privilège exclusif sur la
liberté du commerce, même soutenue comme le demandaient
les Noiables de Rouen parle système des subventions repris
dans des temps plus modernes.
CHAPITRE 11
RICHELIEU ET SA POLITIQUE MARITIME. — LA COMPAGNIE d'oRIENT.
Richelieu expose son plan aux Notables (1626). — Essai de constitution
d'une Compagnie du Morbihan. — Compagnie particulière de Rigault
et Rézimont à Dieppe (1633). — Richelieu la transforme en Compa-
gnie privilégiée sous le nom de Compagnie d'Orient (1642). — Dé-
viation de nos ambitions sur le commerce des Indes : colonisation de
Madagascar. — Fondation de Fort-Dauphin ; Pronis, Etienne de
Flacourt. — Détresse de la Compagnie, elle abandonne sa colonie. —
Intervention du duc de laMeilleraye (1654) ; scission de la Compa-
gnie d'Orient. — Ses projets étaient-ils chimériques ? Pourquoi elle
a échoué.
Nos relations avec les Indes, enlevées par la volonté royale
aux soins du commerce particulier, interrompues par la fai-
blesse des Compagnies qui depuis l'établissement de ce ré-
gime en avaient obtenu le monopole, durent au cardinal de
Richelieu de prendre un nouvel et définitif essor.
On sait avec quelle attention tout ce qui pouvait accroître
la force et la grandeur de la France fut mis en œuvre par ce
grand homme d'Elat, avec quel soin en particulier, et aussi
avec quelle clairvoyance, il s'attacha à relever notre marine
militaire, qui malgré des pages glorieuses déjà n'avait pas
encore joui de la faveur qu'elle méritait auprès des pouvoirs
publics, et à encourager notre commerce maritime. Donner
une place à la France dans le commerce des Indes dont les
richesses qu'il procurait à la Hollande émerveillaient alors
l'Europe, était un but qu'il devait naturellement s'efforcer
RICHELIEU ET LA COMPAGNIE d'oRIENT 69
d'atteindre, et ses Mémoires nous apportent le témoignage,
qu'il avait étudié les moyens d'y parvenir en prenant nos
rivaux pour modèle, et qu'il était arrivé à un programme très
net sur ce point capital (1).
«Cette grande connaissance que le cardinal avait prise de
la mer, y lisons-nous, fit qu'il présenta à l'Assemblée des
Notables, qui se tenait lors (2), plusieurs propositions ,
non tant pour remettre en France la marine en sa première
dignité, que par la marine la France en son ancienne splen-
deur. Il leur remontra que l'Espagne n'est redoutable et n'a
étendu sa monarchie au Levant, et ne reçoit ses richesses
d'Occident que par sa puissance sur mer ; que le petit Etat
de Messieurs des Etats des Pays-Bas ne fait résistance à ce
grand royaume que par ce moyen ; que l'Angleterre ne sup-
plée à ce qui lui fait défaut et n'est considérable que par celte
voie ; que ce royaume (3) étant destitué, comme il l'est, de
toutes forces de mer en est impunément offensé par nos
voisins qui tous les jours font des lois et ordonnances contre
nos marchands, les assujettissent de jour en jour à des im-
positions et à des conditions inouïes et injustes... qu'il n'y a
de royaume si bien situé que la France et si riche de tous
les moyens nécessaires pour se rendre maître de la mer ; et
pour y paroenir il faut voir comme nos voisins s'y gouver-
nent, faire de grandes Compagnies, obliger les marchands d' y
entrer, leur donner de grands privilèges comme il font ; que
faute de ces Compagnies et pour ce que chaque petit marchand
(1) Le cardinal de Richelieu e'tait surintendant du commerce et de la
marine depuis la suppression de la charge d'amiral de France (1627),
et ce titre qui contribua sans nul doute à attirer son attention sur nos
intérêts maritimes, lui donna en particulier l'occasion d'intervenir en
personne dans la constitution des Compagnies de commerce,
(2) Celte assemblée eut lieu à Paris en décembre 1626.
(3) La France.
70 PHEMIKRK PAKTIK. — CHAPITRE II
trafique à part et de son bien, et partant pour la plupart en
des petits vaisseaux et assez mal équipés, ils sont la proie des
corsaires et des princes nos alliés, parce qu'ils nont pas les
reins assez forts, comme aurait une grande Compagnie, de
poursuivre leur justice jusqu au bout ; que ces Compagnies
seules ne seraient pas néanmoins suffisantes, si le roi de
son côté n'était armé d'un bon nombre de vaisseaux pour les
maintenir puissamment, au cas qu'on s'opposât par force
ouverte à leurs desseins ; oulre que le roi en tirerait cet avan-
tage, qu'en un besoin de guerre il ne lui soit pas nécessaire
d'avoir recours à mendier l'assistance de ses voisins (1). »
Réunir les efforts vains, parce qu'isolés, de notre commerce
maritime, créer des Compagnies qui eussent, suivant son
énergique expression, « les reins assez foi ts » pour « poursui-
vre leur justice » jusqu'au bout, mettre la marine royale
en étal de les protéger efficacement contre les jalousies
qu'elles susciteraient à l'étranger, tel était le plan de cam-
pagne contenu dans ces quelques lignes, expression con-
densée, mais admirable de netteté et de bon sens, de la poli-
tique maritime du grand ministre qui disait : « On ne peut
sans la mer ni profiter de la paix ni soutenir la guerre ! »
L'exécution en était déjà préparée, car en 1624 les Etats-
Généraux de Hollande ayant sollicité à nouveau l'appui
de la France contre la maison d'Autriche toujours en lutte
avec eux, Richelieu proposait au Conseil d'accéder à leur
demande, mais de mettre à cette alliance des conditions
importantes dont la première était « que non seulement ils
ne donneraient point empêcliement mais toute assistance à
nos marchands trafiquant aux Indes Orientales et Occiden-
tales, leur laissant le choix des côtes pour y trafiquer en
(i) Mémoires du cardinal de Richelieu, liv. XVIII, année 1627.
MCHELIEU ET LA COMPAGNIE d'ouieNT 71
toute sécurité et liberté, et les associeraient avec eux en leurs
navigations es dits pays ». Et le traité fut effectivement si-
gné, les conditions imposées par le cardinal ayant été ac-
ceptées (1).
La première occasion de mettre à exécution son pro-
gramme maritime se présenta l'année même où il l'expo-
sait si magistralement aux Notables (1626). Il favorisa, en
effet, la création d'une Compagnie dite du Morbihan ou des
Cent associés, qui devait réunir un capital de 1.600.000 li-
vres (2) et se proposait de faire « tous les voyages du Ponant
et du Levant ». C'était, il est vrai, une entreprise un peu vaste,
et celle société bretonne eût sans doute été forcée de limiter
davantage son ambition ; Richelieu la destinait d'ailleurs,
paraît-il, à assurer nos relations avec l'Amérique. Elle n'en
eut pas l'occasion, car le Parlement de Bretagne dont la
sanction était nécessaire refusa d'enregistrer l'édit qui la
constituait, et Richelieu qui était certainement de force à le
faire changer d'avis, préféra réserver son aulorilé pour des
circonstances plus imporlantes.
Mais quelques années plus tard, une initiative particulière
se produisit avec succès sur un autre point de notre littoral.
La petite cité de Dieppe, dont le nom mérite de figurer en
bon rang dans nos fastes maritimes (3), qui avait vu déjà les
les armements des Ango et le départ des frères Parmenlier
(1) Traité de Gompiègne, 20 juillet 1624.
(2) La livre tournois valait alors environ 2 fr. 08 de notre monnaie
actuelle (d'après M. d'Avenel), ce chiffre représente donc un capital de
3.328.000 francs.
(3) Un marin de Dieppe, Jean Cousin, aurait atteint le continent
américain en 1488, quatre années avant Colomb ; mais ce fait, conservé
par la tradition, n'a pu être malheureusement prouvé, car le bombarde-
ment subi par la ville en 1694, en détruisant ses archives, nous a privés
des documents qui eussent pu en établir l'authenticité.
72 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE II
pour les Indes, fui alors le Ihéâlre d'efforls nouveaux pour
élablir en France le courant de relalions, lanl de fois désiré
el point encore réalisé avec celte parlie du monde. Un capi-
taine de celte ville, Gilles Rézimonl^ s'étant associé dans ce
but avec quelques-uns de ses concitoyens, partit pour une
première expédition en 1633 (1). Le voyage eut sans doute
des résultats heureux, car en 1635, une nouvelle association
fut conclue pour couvrir les frais d'une nouvelle entreprise.
La Compagnie des Moluques, dont le privilège avait atteint
son terme en 1627, n'avait sans doule point à celte date sol-
licité son renouvellement, ou si elle l'avait fait, elle ne s'en
servait probablement point et n'existait plus que de nom. La
petite société dieppoise, libre de toute entrave de ce côté, n'en
faisait pas moins preuve d'une belle audace, car nous avons
dit que les mers étaient loin d'être sûres à celte époque
pour un petit navire, dont la riche cargaison pouvait rencon-
trer bien des convoitises sans scrupules sur une route aussi
longue ; mais les marins de Dieppe étaient coulumiers de
celle insouciance hardie, el encore une fois l'expédition ral-
lia son port d'attache saine el sauve après une fructueuse
campagne. Ce nouveau succès consolida encore l'associa-
tion {'2) de ses organisateurs qui dans les années suivantes,
notamment en 1637 (3), firent les frais, paraît-il, de plusieurs
autres voyages.
(1) Dès l'année 1632 le capitaine Rigaiilt, dont on trouvera plus loin le
nom, aurait fait déjà le tour de l'île de Madagascar. Les colonies fran-
çaises, édition Larousse, t. II, p. 132.
En cette année 1633, date du premier voyage de Rézimonl, M. Levas-
seur signale la création d'une Compagnie Dumé d'Applemont, qu'il
regarde comme la quatrième Compagnie des Indes Orientales (Levas-
seur, Histoire des classes ouvrières, II, 197).
(2) Elle comprenait alors 24 associés. Encyclopédie Méthodique, arti-
cle : « Compagnies ».
(3) Du Fresne de Francheville.
RICHELIEU ET LA COMPAGNIE d'oRIEXT 73
(les preuves d'activité finirent par attirer Tattenlion du
cardinal, aux vues duquel elles répondaient trop bien, pour
qu'il ne les encourageât point d'une façon particulière. Il
saisit en effet avec empressement cette occasion de donner à
son programme le commencement d'exécution que la mau-
vaise volonté du Parlement de Rennes avait fait avorter en
1626.
Il attira sur la société dieppoise la faveur royale et lui fit
accorder un privilège exclusif de dix années. Les lettres
patentes qui l'érigèrent ainsi en Compagnie privilégiée, da-
tées du 24 juin 1642, furent rédigées au nom de Rézimonl et de
son principal associé, le t capitaine de marine » Rigault(l)
qui joua dès lors, semble-t-il, le principal rôle dans l'as-
sociation et dont la plupart des auteurs ont attaché le nom à
celle-ci (2).
La Compagnie d'Orient, car tel fut le nom sous lequel elle
fut officiellement constituée (3), reçut un objectif nettement
délimité, l'ile de Madagascar, ou comme on l'appelait alors,
l'île Saint-Laurent. Les lettres patentes lui donnèrent en
effet pour mission « d'envoyer dans celte île et autres adja-
centes, pour y établir des colonies et en prendre possession
au nom du roi ». But et expression des plus dignes de re-
marque, car ils témoignaient d'une évolution notable dans
la politique maritime française aux Indes (4).
(1) Nous suivons pour ces deux noms l'ortliographe de Flacourt.
(2) Louis XIII e'tant mort peu de temps après la concession de ce
privilège, confirmation en fut donnée à la Compagnie par lettres paten-
tes de Louis XIV, l'année suivante, 20 septembre 1643.
(3) Elle fut aussi désignée sous ceux de : Compagnie de Madagascar
et Compagnie des côtes orientales d'Afrique (Bonnassieux, op. cit.).
(4) Une des conditions principales du privilège était que la Compa-
gnie s'occuperait activement de la conversion des indigènes à la reli-
gion catholique, et pour cela y enverrait des missionnaires et bâtirai
74 PREMIÈRE PARTIE. CUAI'ITRE II
Jusque là, en effet, on s'élail attaché à imiter les Hollandais,
ce que d'ailleurs les Anglais avaient fait eux-mêmes avant
nous, et l'on avait cherché à se faire à leurs c6tés une place
dans le commerce de l'Archipel asiatique, centre de la pro-
duction des précieuses épices. On se bornait, en outre, de
même que nos devanciers, à ambitionner avec ces contrées
des relations strictement commerciales, suivant la ligne de
conduite tracée un siècle auparavant par les Portugais eux-
mêmes. Trafiquer avec les indigènes en leur procurant les
produits européens en échange des épices, des drogues, des
tissus qu'ils venaient proposer, créer sous le nom de Comp-
toirs des magasins où s'accumuleraient les marchandises
d'échange, et où les navires sitôt arrivés d'Europe dépose-
raient leur cargaison pour en prendre une nouvelle toute
préparée par des agents expérimentés, tel avait été jusque-là
le principal but que se proposèrent les Européens, et la
politique qu'eussent eu à suivre les Compagnies de 1604 et
de 1615 si elles. avaient répondu aux espérances qu'on en
avait conçues.
L'hostilité des Hollandais, jaloux de conserver la propriété
exclusive du commerce des épices, après avoir rendu vains
nos efforts, avait ensuite changé leur direction. Quand la
société dieppoise tenta d'établir les relations que les précé-
dentes Compagnies n'avaient pu nouer avec les Indes, ce ne
fut plus vers Java et les Moluques, où les Hollandais les
guettaient, mais vers Madagascar que se porti^rent ses navi-
des sanctuaires. Comme l'observe Flacourl, le but religieux figurait
toujours au premier rang dans les chartes des Compagnies de colonisa-
lion à celle époque, et était en règle générale laissé au dernier dans la
pratique. C'est ainsi que pour remplir ce mandat, la Compagnie d'Orient
enverra par son premier navire deux chefs de colonie Pronis et Fouc-
quembourg, tous deux protestants, ainsi que le commandant de ce
navire.
RICHELIEU ET LA COMPAGNIE d'oRIEXT 75
res ; le succès des premiers voyages, les récils de ceux qui
en firent partie donnèrent les plus grandes espérances de
cette orientation nouvelle de notre commerce.
On alla plus loin et dans celle terre que les relations di-
saient prodigieusement fertile et riche, où l'on croyait pou-
voir trouver toutes les épices que produisaient les îles de
l'Archipel, sans que l'hostililé des Hollandais y fût à craindre,
on entreprit de transplanter une colonie française que la
Compagnie maintiendrait en relations avec la mère-patrie,
et de faire de l'ile Saint-Laurent, comme on le dit avec
quelque emphase, une « France Orientale ».
L'intérêt économique n'était pas moins servi, croyait-on,
par cette application de la colonisation au commerce des
Indes, que l'intérêt politique. Sous l'influence de la théorie
mercantile, on avait toujours eu jusqu'alors entr'autres
desseins, ainsi que nous l'avons fait observer, celui d'é-
viter la sortie de l'or français tout en procurant à notre
industrie nationale un débouché nouveau, Malheureuse-
ment l'expérience avait déjà prouvé que cette combinai-
son, bonne en principe, n'était point complètement vérifiée
par la pratique, et que le précieux métal s'expatriait autant
sinon plus que les produits de manufacture dans le com-
merce des Indes. On s'inquiéta de cette tendance qui devait
devenir des plus nuisibles, quand ce commerce se serait dé-
veloppé, et l'on dut certainement penser qu'en établissant à
Madagascar, comme du reste la civilisation très primitive
de ses habitants le rendait nécessaire, des colonies françai-
ses dont les membres cultiveraient les épices et obtien-
draient par leur industrie les autres productions des Indes,
nos navires trouveraient chez elles un placement assuré des
produits de la métropole en échange des denrées orientales;
et s'il fallait au besoin se procurer celles-ci contre de l'or,
76
PREMIERE PARTIE. — CHAPITRE II
ce dernier ne sortirait pas des mains françaises et le capital
national, tel qu'on le comprenait alors, ne serait point appau-
vri ! Ces considérations, si elles ne furent point seules en
cause, inspirèrent en partie au moins les encouragements
et les instructions donnés par le gouvernement royal à l'en-
treprise hardie de Rigault et de Rézimont.
La première expédition de la nouvelle Compagnie, qui
joignait à la garantie de son monopole le précieux avantage
d'une expérience déjà longue de cette navigation, eut lieu
au mois de mars 1643. Le Saint-Louis, capitaine Coquet,
quitta à cette date le port de Dieppe, emmenant une petite
troupe de douze colons engagés pour cinq années et deux
« Commis » chargés de diriger rétablissement de la colonie:
Pronis qui devait en être le premier chef et Foucquembourg.
Le voyage se fit dans de bonnes conditions, et Ton atteignit
sans dommages l'ile Mascareigne (l) dont Pronis prit pos-
session au nom du roi de France suivant les instructions
qu'il avait reçues, puis l'Ile Sainte-Marie où il renouvela la
même cérémonie ; enfin après avoir exploré la baie d'An-
tongil, on descendit la côte jusqu'à la baie Sainte-Luce (2),
où l'on résolut de s'établir; il s'y trouvait déjà du reste une
dizaine de matelots français, qu'y avait laissés quelque temps
auparavant le capitaine dieppois Goubert dans des circons-
tances curieuses dont Flacourt nous a laissé le récit (3).
(1) L'ile appelée deux ans plus tard Bourbon, aujourd'hui La Réunion.
(2) La baie d'Antongil et l'île Sainte -Marie se trouvent dans la
partie nord de l'île et sur la côte orientale. La baie Sainte-Luce est
située sur la même côte dans la partie sud.
(3) Des commerçants de Rouen avaient armé en 1638 un navire pour
Madagascar. Son capitaine le mil à la côte de cette île, mais peut-être
ce dénouement n'était-il point involontaire, car Goubert et ses oi'ficiers
avaient emprunté avant leur départ des sommes importantes à 60 et
80 0/0 d'intérêt ; craignant que les profils du voyage n'arrivassent
MCHELIEU ET LA COMPAGNIE D*ORIENT 77
Mais la fin de ce premier voyage fut moins heureuse, car le
Saint-Louis fit côte et son capitaine en mourut de douleur ;
ses officiers, plus pratiques, vendirent aux indigènes les
armes et les munitions que contenait le vaisseau, et ceux-ci
n'hésitèrent point dans la suite à s'en servir contre les
colons.
Un second navire, le Saint -Laurent, n'avait point tardé à
suivre le premier: parti de Dieppe en novembre 1643 sous le
commandement de Gilles Hézimonl lui-même, il arriva à
la baie Sainle-Luce le l^"" mai 1644, et renforça la petite
colonie de 70 membres nouveaux. Malheureusement celle
baie était fort mal choisie, le climat en était des plus mal-
sains et on eut bientôt perdu le tiers de ces colons ! Pronis
eut le mérite de ne point s'obstiner et il transporta son éta-
blissement plus au sud, en un lieu plus salubre qui prit le
nom de Fort-Dauphin (1).
point à éteindre ces dettes, ils préférèrent perdre leur navire, car leurs
emprunts étant à la grosse aventure, ils n'étaient tenus d'aucun rem-
boursement dans ce cas. Ils construisirent ensuite une barque de 40 ton-
neaux sur laquelle prirent place vingt-cinq des naufragés et furent
assez tieureux pour atteindre Dieppe ; ce curieux épisode jette un jour
intéressant sur les mœurs maritimes de cette époque. Les quelques
Français trouvés par Pronis à la baie Sainte-Luce étaient le reste de
cet équipage peu scrupuleux. Le Dieppois François Gauche faisait
partie de cette expédition ; il a raconté son séjour à Madagascar dans
ses « Kelations véritables et curieuses de l'île de Madagascar », d651.
(1) Pour le récit des opérations de la Compagnie d'Orient depuis ce
premier voyage jusqu'à l'intervention du maréchal de la Meilleraye, on
trouve une source précieuse de renseignements dans l'ouvrage d'Etienne
de Flacourt, le successeur de Pronis ; « Relation de la grande île de
Madagascar, contenant ce qui s'est passé entre les Français et les cri--
ginaires de cette île depuis l'an 1642 jusques en l'an 1655, composée
par le sieur de Flacourt, Directeur de la Compagnie française de l'Orient
et commandant pour Sa Majesté de ladite île et îles adjacentes.» Paris,
1657. Flacourt est aussi l'auteur de 1' <f Histoire de la grande île de
78 PREMIÈRE PARTIE. CHAPITRE II
En septembre 1644 un troisième navire, le Royal, de 400
tonneaux, capitaine Lormel, parti de Dieppe le 25 mars pré-
cédent, débarqua à son tour GO passa^çers (1).
Les premiers résultats de la colonisation sans cesse accrue
de la sorte par le concours de bras nouveaux ne tardèrent
pas à se faire sentir, et le 17 janvier 1645 on put renvoyer
le Saint- Laurent en France avec une cargaison de bois d'é-
bène (2).
Mais bientôt les choses se gâtèrent: le recrutement des
colons n'offrait probablement pas toutes les garanties dési-
rables ; Pronis, son chef, ne sut point montrer les qualités
qu'exigeait sa situation. Il se montra très médiocre adminis-
trateur, laissant dilapider par ses commis les marchandises
et les denrées de la Compagnie, les gaspillant lui-même, de
sorte qu'à de courtes périodes d'abondance succédaient des
disettes dont souffrit beaucoup la colonie. Le gouverneur
était d'ailleurs protestant, ce qui n'était guère de nature
alors à lui concilier Taffeclion de ses subordonnés, enfin il
était, parait-il, fort exigeant pour les travaux qu'il leur
imposait ; aussi, bien qu'il ne fût nullement un malhonnête
homme, fut-il la cause principale des malheurs qui fondi-
rent sur Fort-Dauphin.
Son collègue Foucquembourg s'embarqua en janvier 1646
sur le Itoyal, qui regagnait la France avec une cargaison
d'ébène, de cuirs et de cire ; il s'était probablement chargé
d'engager la Compagnie à chercher remède à une situation
qui commençait à devenir mauvaise ; mais il ne put mener à
Madagascar », Paris, 1G58. ('elle histoire est plutôt la description géo-
graphique très détaillée de Madagascar. Les deux ouvrages ont été
édités ensemble en 1658.
(1) Le Rouai apporlail des plants de tabac dont la culture fut essayée.
(2) Rézinionl reçut cependant un mauvais accueil de la Compagnie
qui avait espéré mieux.
RICHELIEU ET LA COMPAGNIE d'oRIEXT 79
bien sa mission. Le Royal arriva en mai en rade de Sainl-
Marlin-de-Ré (1), et le malheureux Foucquembourg, qui prit
aussitôt le chemin de Paris, fut assassiné dans la forêt de
Dreux par son compagnon de roule qui supposait ses poches
bourrées de pierres précieuses (2).
Depuis son départ d'ailleurs la situation s'était singulière-
ment aggravée à Fort-Dauphin. Pronis avait été dépouillé
de son commandement par les colons révoltés et mis aux
fers. Son commis, Claude Le Roy, avait été mis par eux à sa
place et pendant six mois la colonie resta livrée à cette anar-
chie.
Le retour du Sainl-Laurent, le 26 juillet 1846, rendit à Pro-
nis la liberté et lui permit de reprendre sa place : la colonie
s'accrut encore de 43 membres nouveaux. Une seconde ré-
volte éclata, mais cette fois Pronis réussit à lui tenir tête,
et fit transporter par le Sainl-Laurent à Tîle Mascareigne
douze des révoltés. Mais le dernier acte de son administration
fut encore plus maladroit que les précédents : le gouverneur
hollandais de Pile Maurice vint un jour à Fort-Dauphin de-
mander qu'on lui vendît des esclaves. Pronis, après avoir re-
fusé, finit par consentir surles conseils intéressésdu capitaine
du Sainl-Laurent (3). Il fit saisir près d'une centaine d'indi-
gènes qu'il livra aux Hollandais. Cet acte impolitique dé-
(1) On ne pul obtenir une réduction des droits d'entrée du port de
la Rochelle et les directeurs consultés envoyèrent l'ordre de repartir
pour Saint-Malo, où ils étaient moins élevés.
(2) Le coupable fut arrêté, condamné et exécuté ; mais il avait brûlé
les papiers que sa victime apportait à la Compagnie, et qui eussent
sans doute été d'un grand intérêt pour l'avenir de la colonie.
(3) Le sieur Le Bourg, qui espérait, dit Flacourt, trouver un bon
profit à ce marché. F'iacourt qui n'accable pas Pronis, quoiqu'on l'ait
dit, voit dans cet acte le principal reproche qu'on ait eu à lui faire : il
ajoute qu'il y fut poussé par la crainte de voir Le Bourg se ranger du
côté des mécontents, s'il refusait.
80 PREMIÈRE PARTIE. CHAPITRE II
chaîna rirrilation des Malgaches qui s'élaienlmonlrés d'abord
fort accueillants et n'avaient déjà enduré que trop de mau-
vais traitements de la part des colons ; leur hoslililé dé-
sormais déclarée accrut les difficultés dans lesquelles la colo-
nie se débattait.
Cependant le Sainl-Laurent put repartir avec une cargaison
d'ébène et de cuirs, et à peine de retour en P>ance, fil voile
de nouveau pour Madagascar, emmenant celle fois un des
principaux actionnaires de la Compagnie, Etienne de Fia-
court, qui devait relever de ses fonctions Pronis dont on ne
voulait plus et prendre la direction de Fort-Dauphin avec les
titres de : « Directeur général de la Compagnie française de
rOrienl» et de « Commandant pour Sa Majeslé dans ladite
lie et lies adjacentes ». Flacourt emmenait en outre 80 co-
lons.
Quand il arriva à Fort-Dauphin en novembre 1648, la co-
lonie était en proie aux plus grandes difficultés ; elle man-
quait de vivres, les naturels la cernaient et avaient déjà
massacré cinq colons ! Le Roy, qui regrettait sa situation
éphémère de gouverneur, avait abandonné la cause commune
et s'était fixé avec une partie des Français à la baie Saint-
Augustin (1), en attendant qu'un naviie anglais les ramenât
en Europe, et Pronis n'avait pu garder à Fort-Dauphin que
73 colons.
Le nouveau gouverneur, homme énergique, rélablil la si-
tuation: il ne sévit pas contre Pronis (2) et » feignit de croire,
dit-il lui-même, que s'il y avait eu du désordre, c'est qu'il
n'avait été ni obéi ni respecté, le malheur n'étant venu que des
(1) La baie Sainl-Auguslin se trouve sur la cote occidentale dans la
partie sud de l'île.
(2) « Il le trouva, dil-il, autre qu'on ne le lui avait dépeint et il ne
connut en lui qu'une grande sincérité et franchise. >>
RICHELIEU ET LA COMPAGNIE D ORIENT 6 1
volontaires que l'on avait envoyés par le passée qui avaient
tout perdu ». Le plus pressé était d'en finir avec les indi-
gènes : Flacourt les attaqua résolument et après une lutte
longue et acharnée (1), il eut la satisfaction de voir un succès
complet couronner ses efforts et tout le sud de l'ile recon-
naître son autorité (2).
Il ne négligea point pour cela les intérêts commerciaux de
la Compagnie, fit planter du riz, réunir des troupeaux et
explora méthodiquement les contrées voisines de Fort-
Dauphin dans le but de découvrir des articles d'exportation
nouveaux. En 1649, il envoya chercher les colons que Pronis
avaient déportés à l'île Mascareigne, et fut tellement séduit
par les récits qu'ils lui firent de leur séjour dans cette île,
de la bonté de son climat, de la fertilité de son sol, qu'il
envoya le capitaine Le Bourg du Saint-Laurent en prendre
à nouveau possession au nom du roi. C'est en cette occasion
que Flacourt donna à l'île le nom de Bourbon, « n'en ayant
pu trouver de plus convenable, écrivit-il en France, pour
représenter la bonté du sol ». Pour le moment, d'ailleurs, la
colonisation en resta là (3). Enfin il renvoya en Europe le
(1) On a fort critiqué cette politique de Flacourt : les historiens de no-
tre établissement à Madagascar ont insisté sur la maladresse déployée
par nos premiers représentants à l'égard des populations de l'île.
(2) Elle ne fut point sans moments critiques : les Malgaches, que
Flacourt dit incapables de soutenir un combat de pied ferme, avaient
recours à la ruse pour surprendre leurs adversaires et une vigilance
constante était nécessaire à ceux-ci pour déjouer leurs entreprises. Ils
réunirent un jour 10.000 hommes pour attaquer Fort-Dauphin ; quel-
ques coups de canon mirent en fuite cette respectable armée ; mais plus
d'une fois ils faillirent s'emparer delà colonie par l'entremise de leurs
espions.
(3) Le Bourg, ayant pris terre, cloua sur un arbre l'écrit constatant celle
prise de possession. II fut ensuite chargé d'y transporter quelques
w. — 6
82 l'UKMIKKK l'AKTli;. CHAPITRE II
Saint- Laurent, qui emmena Pronis el 48 colons arrivés au
terme de leur engagement, el dont il tenait à se débarrasser,
car ils étaient, dit-il, « fainéants et mutins > (1). Ce navire
emporta aussi un chargement de 18 tonneaux de bois de
santal, 52 milliers de bois d'aloès, 3.300 cuirs, el une cer-
taino quantité de gomme et de cire (2).
On était donc enfin sorti des déboires inévitables au début
des entreprises de ce genre, el l'on pouvait espérer voir
bientôt luire le jour, où la possession de Madagascar nous
donnerait une magnifique situation dans l'Océan Indien.
Hélas ! ces travaux et ces conquêtes devaient être inutiles ;
le manque d'esprit de suite qui nous a si souvent été fatal
dans nos entreprises coloniales, joint à d'autres fâcheuses
circonstances, allait arrêter dans son essor la colonie à peine
fondée.
En effet, pendant les années qui suivirent le dernier départ
du Saint- Laurent y c'est-à-dire depuis le début de 1650, au-
cune voile n'apparut à l'horizon de Fort-Dauphin. On ne pou-
vait compter y voir des navires étrangers, car quand ils re-
lâchaient dans rile, c'était beaucoup plus au nord, encore
cette circonstance était-elle fort rare, et de la France seule
on pouvait attendre quelque secours. La colonie resta ains
bœufs et vaches que Flacourl espérait voir s'y multiplier, pour conver-
tir l'Ile en une réserve de vivres pour Fort- Dauphin.
(1) Il y avait dans l'île quelques Français qui n'étaient pas aux
gages de la Compagnie ; ils obtinrent de Pronis que les navires de celle-
ci transporteraient leurs récoltes en France moyennant l'abandon du
tiers de la vente. Mais il parait que la Compagnie ne voulut rien enten-
dre, et garda le tout sous prétexte que ce traité avait été conclu sans
son approbation. — Flacourl, Relation.
(2j Flacourt déclare qu'il avait réuni une provision considérable de
bois do santal, mais qu'il n'en put charger qu'une petite partie sur ce
navire faute de main-d'œuvre et dut se résoudre à le voir partir en
partie sur lest.
RICHELIEU ET LA COSIPAGNIE d'oRIEXT 83
sans nouvelles du reste du monde, privée de jour en jour
plus cruellement des objets manufacturés de l'Europe, en
proie à la terreur d'un abandon définitif ! Les travaux de co-
lonisation furent arrêtés, les progrès accomplis, jugés désor-
mais inutiles, ne furent point poursuivis.
Au bout de trois années de cette situation, Flacourt désespé-
rant devoir jamais son salut à un envoi de la Compagnie (1),
résolut d'aller chercher lui-même le secours et laissant le
commandement de la colonie à Antoine Couillard , l'un
de ses commis, il prit la mer avec quelques colons sur une
barque de 40 tonneaux, espérant audacieusement atteindre
ainsi la Fiance. Si l'entreprise était hardie, la décision du
gouverneur, abandonnant son poste pour la tenter, était fort
critiquable ; mais elle n'eut aucun succès et les vents con-
traires le forcèrent bientôt à regagner Fort-Dauphin (20 dé-
cembre 1653-12 janvier 1654) (2). 11 dut se contenter d'envoyer
sa barque solliciter l'assistance des Portugais de Mozambi-
que (3), mais les mois se passèrent sans qu'on reçut aucune
nouvelle de cette seconde expédition, et dans la crainte qu'elle
n'eût péri, il décida enfin d'envoyer à la baie Saint-Augus-
tin un paquet à l'adresse de « M. de Loynes, secrétaire gé-
néral de la marine » pour être confié « au premier capitaine
chrétien qui y mouillerait » . Cette fois le hasard le servit ; un
bàliment de la Compagnie hollandaise était précisément en
(1) Elle lui avait promis l'envoi d'un vaisseau au moins chaque
année.
(2) Flacourt ne déclara qu'en mer l'intention d'aller directement en
France, car le but supposé du voyage était Mozambique ; aussi quand
il revint à Fort-Dauphin, il dut avoir recours à toute son énergie pour
éviter une révolte, comme celle dont Pronis avait été victime.
(3) 30 janvier 1654. — A son retour en France Flacourt apprit que ses
eavoyés étaient arrivés au but de leur voyage, mais que les Portugais
avaient refusé de rien faire pour les abandonnés.
84 PREMIÈRE PARTIE. CHAPITRE n
relâche à la baie Saint-Augustin, et son capitaine se chargea
du paquet.
Il est vrai que lorsque se produisit cet heureux événe-
ment, il était devenu inutile, car la colonie avait été sauvée
par une intervention inattendue.
Pendant ces années d'abandon, en effet, la Compagnie
d'Orient avait singulièrement décliné en France ; on avait
fondé sur l'exploitation de Madagascar de chimériques espé-
rances qui ne s'étaient point réalisées ; les difficultés du
début avaient lassé la fort maigre constance des intéressés,
elles résultats obtenus par les colons n'avaient point été
appréciés par eux à leur juste valeur. Les charges de la
Compagnie étaient lourdes et l'assistance du gouvernement
royal ne lui était pas inutile pour les supporter ; or Mazarin,
qui s'était, paraît-il, fort intéressé d'abord à ses entreprises,
en fut bientôt détourné par les complications plus immédia-
tes de la Fronde, et il abandonna la Compagnie à elle-même.
Celle-ci, privée d'encouragements et dépourvue de ressour-
ces, resta inactive, quand il aurait suffi d'un dernier effort
pour mener son œuvre à bien. Son privilège approchait de
son terme, car il devait expirer en 1653, et elle n'était point
sûre de pouvoir à cette date assumer les charges d'une nou-
velle concession.
Aussi, cessant tout envoi contre ses engagements les plus
formels, abandonna -t-elle Flacourt et Fort- Dauphin à leur
sort, ce qui était, il faut le reconnaître, une solution assez
singulière de ces difficultés.
Us furent sauvés par l'intervention très opportune du duc
de la Meilleraye ; mais celle-ci a donné lieu à des commen-
taires très divers et en fait les derniers temps de la Compa-
gnie d'Orient sont environnés d'une grande obscurité.
Le duc de la Meilleraye, pair et maréchal de France, grand
RICHELIEU ET LA COMPAGNIE d'oRIEXT 8o
maître de l'artillerie et gouverneur de Nantes et de Port-
Louis (1), arma au commencement de l'année 1654, de son pro-
pre mouvement et sans aucune entente avec la Compagnie,
mais avec la permission du roi, deux navires le Saint-Georges
et YOurs, qui partirent pour l'Océan Indien sous le commande-
ment du sieur La Forest des Ro^-ers, emmenant Pronis, le
prédécesseur de Flacourt et portant à ce dernier de la part
du maréchal des lettres, des vivres et des munitions.
Quels desseins poursuivait donc ce haut personnage? Pour
certains auteurs, il se livrait par là à une véritable usurpa-
tion aux dépens de la Compagnie d'Orient dont il projetait
simplement de s'attribuer la colonie par la force pour l'ex-
ploiter à son propre compte, et ce fut, dit-on, Pronis, « ser-
viteur infidèle » de ladite Compagnie qui lui inspira cet in-
délicat procédé (2). D'autres au contraire se refusent à voir
une intention malveillante dans celle démarche du maréchal ;
du Fresne de Francheville notamment déclare que la Meille-
raye, se flattant d'obtenir du roi la concession arrivée à son
terme, n'aurait fait partir ces navires que comme une sorte
d'avant-garde (3).
Examinons d'abord brièvement les faits : le 15 juillet 1654
le bruit se répandit dans Fort-Dauphin que deux vaisseaux
français venaient de mouiller à la baie Sainte-Luce et que
Pronis était sur l'un d'eux. Flacourt à qui les colons rappor-
tèrent tout émus cet on-dit, n'y ajouta d'abord aucune foi.
Mais bientôt deux Français se présentèrent à lui, le sieur de
Belleville, lieutenant de La Forest et un ancien colon du nom
(1) La Meilieraye avait joué un rôle important pendant les événe-
ments de la Fronde.
(2) M. Bonnassieux, op. cit.
(3) Voir aussi d'Avenel, liichelieu et la monarchie absolue, III,
p. 218.
86 PREMIÈRE l'ARTIR. CHAPITRE ir
de Dujardin qui avait regagné la France lors du dernier
départ du Saint-Laurent. Ils lui remirent une lettre de La
Forest qui déclarait qu'étant en route pour la mer Kouf^e, il
avait ordre de prendre de ses nouvelles en passant et de lui
offrir ses services, et une lettre du surintendant Fouquet,
membre influent de la Compagnie (1), où il n'était question
ni de celle-ci ni de la colonie. Pour le surplus, Belleville
affirma au gouverneur « avec un grand serment » que Pronis
ne faisait point partie de l'expédition I
(1) Le nom de Fouquet apparaît à plusieurs reprises dans l'histoire
de la Compagnie d'Orient. François Fouquet, vicomte de Vaux, père du
surintendant, qui fut appelé par Richelieu au Conseil de la Marine et
du commerce puis au Conseil d'Etat, fut un des premiers associés de
Rézimont et de Rigault. Nicolas Fouquet, son fils, à qui Flacourt dédia
son « Histoire de la grande île de Madagascar », y prit intérêt égale-
ment, et sa situation de surintendant dut lui donner sur sa direction
une grande influence. Suivant Souchu de Rennefort il fut de ceux
qui se se'parèrent de la majorité de leurs collègues pour s'associer avec
la Meilleraye. Bien mieux, après la mort de Flacourt et, toujours sui-
vant cet auteur, il aurait armé pour son compte particulier une frégate
V Aigle-Noir qui partit sous les ordres d'un Hollandais du nom de Hugo
«pour écumer la mer Rouge», et en passant ledit Hugo devait t;\cher
d'enlever Fort-Dauphin aux délégués du maréchal de la Meilleraye !
Ce plan de flibustier échoua, car le gouverneur Ghampmargou se
défia de V Aigle-Noir et de son capitaine. Hugo dut partir pour la mer
Rouge où il s'empara d'un navire qui portait en pèlerinage à la Mecque
la tante du Grand-Mogol ! La chute du surintendant arrêta le cours de
ces opérations. Son navire fut acheté par la nouvelle Compagnie qui
sous le nom de Saini-Pnxil l'employa à sa première expédition : cette
circonstance faillit d'ailleurs lui attirer de mauvais traitements, car
malgré son nouveau nom ce navire fut reconnu et par les colons de
Fort- Dauphin et par les officiers du Grand-Mogol à Surat ! Que Fou-
quet fût un ministre dilapidateur, oji sait du moins qu'il en fut accusé,
mais qu'il fût entrepreneur de piraterie, la chose est moins connue et
méritait d'être signalée. — Voir Souchu de Renneforl, Relation du pre-
mier voyage à Madagascar et Mémoire pour servir à l'histoire de la
Compagnie des Indes Orientales.
La chute de Fouquet eut également, suivant certains auteurs, une
certaine influence sur celle de la Compagnie d'Orient.
RICHELIEr ET LA COMPAGNIE d'oRIENT 87
Quelques jours après, le capitaine La Forest vint lui-même
trouver Flacourt et lui remit celle fois un paquet du maré-
chal. Le duc de la Meilleraye disait qu'ayant appris la situa-
lion de la colonie, il avait cru pouvoir avec la permission du
roi lui envoyer les secours dont elle avait besoin ; ses vais-
seaux avaient aussi pour mission de visiter « divers autres
lieux où l'on pourrait faire un établissement solide, grand et
assuré » et Flacourt était invité * à contribuer à cette œuvre
avec l'assurance d'en retirer une entière satisfaction » .
Flacourt se trouva plongé dans une grande perplexité ; de
la Compagnie, dont il attendait des ordres, pas un mot ;
quelle confiance devait-il accorder aux déclarations de la
Meilleraye et de ses lieutenants? La concession de la Com-
pagnie avait dû expirer, et les colons, depuis longtemps pri-
vés de toute solde, demandaient à retourner en France. La
Forest mit le comble à cette incertitude en avouant en termes
embarrassés que Pronis l'accompagnait et en affirmant for-
mellement que la Compagnie avait renoncé à sa concession
et que le duc de la Meilleraye lavait obtenue pour son propre
compte 1
Néanmoins il ne voulut rien décider en l'absence de nou-
velles positives de la Compagnie, et résolut de retourner en
France pour en obtenir. Pronis, qui sans doute n'était là que
dans ce but, consentit à le remplacer à Fort-Dauphin, et le
12 février 1655 il prit passage sur rOj/r5,qui fil voile pour l'Eu-
rope (1). Tel est le récit de Flacourt, principal document que
(1) VOurs arriva à Saint-Nazaire le 27 juin 1655. Flacourt aussitôt dé-
barqué courut remercier la Meilleraye de l'assistance qu'il avait prête'e
à la colonie. Il resta dès lors attaclié aux intérêts du maréchal, ce qui
le brouilla pendant quelque temps avec la Compagnie : d'ailleurs et non
sans raison, celle-ci lui reprochait d'avoir laissé Fort-Dauphin entre
les mains des agents du duc. Cependant quand il repartit en 1660
88
l'UKMIKKK l'ARTIK. — CIIAI'ITHK II
nous possédions sur ce très curieux épisode de nos annales
coloniales : il n'est pas de nature à disculper la Meilleraye
des soupçons qui pèsent sur son intervention.
Le point important pour la juger est assurément celui de
savoir si la Compagnie d'Orient avait, ou n'avait pas, obtenu
le renouvellement de sa concession. La Forest cl Pronis af-
firmaient, nous l'avons vu, que celle-ci était passée entre les
mains du maréchal, mais les apparences elles-mêmes sont
défavorables à l'exactitude de cette affirmation : l'envoi des
vaisseaux de la Meilleraye avec une destination supposée (1),
les mensonges et les procédés tortueux de ses officiers à
Forl-Daupliin, la proposition que Flacourt à son arrivée en
France fut chargé par le duc lui-même de faire à la Compa-
gnie en vue d'une association entre elle et lui (2), l'intention
manifestée par les intéressés et rapportée par Flacourt d'en-
voyer sans délai un navire à Madagascar, tout cela tend bien
à prouver que le privilège était encore aux mains de la Com-
pagnie d'Orient.
C'était bien la réalité, car celle-ci avait obtenu, par lettres
patentes du 4 décembre 1652, confirmation de sa concession
pour une nouvelle période de quinze années (3) ; les navires
pour Madagascar, où il ne devait point parvenir, il s'était réconcilié
avec elle.
(1) La mer Rouge dont on ne parla plus dés que Flacourt eut invité
Pronis à le remplacer à Forl-Daupliin.
(2) Le maréchal avait lui-même quelques associés : il proposait d'en-
trer avec eux dans la Compagnie en y comptant pour une moitié, tant
pour les dépenses que pour les profils.
(3) Le fait de ce renouvellement est mentionné par Charpentier dans
sa Relation parue en 1606, c'est-à-dire par un contemporain de ces
événements. Il est reproduit d'après cet auteur par du l-'resne de Fran-
clieville [Ilisloire de la Compagnie des lndes,ili6) et par l'abbé Morel-
let [Mémoire sur la Compagnie des Indes, 1769). Il semble cependant
avoir échappé à plusieurs historiens modernes, notamment à M. Bonnas-
lUCllELlEU ET LA COMPAGNIE d'oRIENT 89
de la Meilleraye étant partis dans les premiers mois de l'an-
née 1654, le duc, en les envoyant, devait être au courant de
cette situation déjà ancienne, et voilà pourquoi il avait pris
cette voie détournée et inexplicable au premier abord, de
solliciter du roi la permission de faire toucher ces navires à
Madagascar. Le maréchal, croyons-nous, en les envoyant ainsi
de son propre mouvement au secours de Fort-Dauphin, s'il
ne prétendait point uniquement rendre service à la Compa-
gnie et à ses colons, n'était point non plus animé des inten-
tions hostiles qu'on a voulu lui attribuer, et qui seraient
quelque peu étranges chez un personnage de celte impor-
tance ; il espérait sans doute à la faveur du fait accompli et
du service rendu, obtenir facilement un accommodement avec
la Compagnie, dont il s'imaginait, un peu témérairement
peut-être, les destinées dignes d'être partagées.
L'accord néanmoins ne put se faire si vile, et il fallut enga-
ger des négociations dontFlacourt, quin'élail nullement dé-
favorable au duc, se fît l'intermédiaire actif. La Meilleraye n'en
attendit point la fin pour renouveler son intervention. Il arma
une petite escadre de quatre navires, qui partit pour Mada-
gascar en novembre 1653, croyant ainsi forcer les dernières
hésitations des intéressés de la Compagnie d'Orient (1).
11 ne réussit point complètement, car s'il reçut l'approbation
d'un certain nombre d'entre eux, le plus grand nombre re-
sieux {Histoire des Compagnies de commerce), ce dernier auteur regarde
en effet le maréchal de la Meilleraye comme ayant obtenu du roi la
cession des privilèges de la Compagnie accordés en 1642.
(1) Elle se composa de la Duchesse de 500 tonneaux, de la Maré-
chale de 450, du Grand-Armand de 350 et d'une flûte de 200 tonneaux,
qui portaient 800 liommes, tant matelots que soldats. Elle atteignit
Fort-Dauphin en juin 1656, mais le voyage eut une fin malheureuse ;
les maladies décimèrent ses équipages, et l'on ne put repartir qu'en
février 1657 pour n'atteindre Saint-Nazaire qu'au prix des plus grandes
difficultés.
90 PRKMifeRE PARTIR. CHAPITRE II
fusèrent d'accéder à ses propositions, el il y eut dès lors
scission au sein de la Compagnie. Cet échec n'arrêta point
l'infatigable maréchal : d'accord avec les intéressés qui lui
étaient favorables, il prépara un troisième armement, celte
fois à frais communs avec eux (1), el ceux-ci s'engagèrent
audacieusemenl au nom de la Compagnie tout entière, ce
qui fut entre les deux partis la source d'un procès intermi-
nable. Le navire fut cependant prêt à partir en novembre
1656, sous le commandement du capitaine Goaskaer, un des
lieutenants delà Forest lors de l'expédition de 1654; mais
une tempête survint lorsqu'il était encore mouillé sur la
rade de Saint-Nazaire et il périt corps el biens ! C'était mal
débuter, mais ce fâcheux événement n'abattit encore point
l'ardeur de la Meilleraye ; il arma aussitôt à Port-Louis un
nouveau bâtiment de 300 tonneaux, qu'il vit cette fois partir
heureusement, emportant à son bord une centaine de colons.
La Compagnie, à qui la jalousie rendit quelque ressort,
arma de son côté à Dieppe, un navire de 200 tonneaux el
20 canons, la Vierge, qui partit le 16 mai 1660, emmenant
Flacourt, à qui le roi venait de confirmer par lettres patentes
la dignité de commandant de l'île de Madagascar (2) cl 200
passagers.
(1) Le duc s'engageait à fournir 500 colons pour être Iransporlés
successivement dans l'île : le matériel de Fort- Dauphin el des nouvel-
les colonies qui pourraient être créées était déclaré propriété indivise ;
mais les retours devaient être partagés par parties égales entre le duc
et les intéressés qui traitaient avec lui. Du Fresne de Francheville
regarde ce traité conclu en juin 1656 " comme marquant la constitution
d'une quatrième Compngnie des Im/es Orientale!^ » : nous ne croyons
pas de^'oir le suivre; d'ailleurs cet auteur semble admettre un accord
complet entre le duc et la Compagnie, ce qui est contraire au récit de
Charpentier.
('2) Ces lettres patentes sont rpprnduili>s par du Fresne de Franche-
ville, op. cit.
RICHELIEU ET LA COMPAGNIE d'oRIENT 91
Le navire du duc arriva à bon port ; mais la Vierge, alla-
quée par des pirates barbaresques sous la latitude de Lis-
bonne, brûla et sauta avec tout son contenu, el l'infortuné
Flacourt périt dans cette catastrophe !
La Compagnie d'Orient, décidément abandonnée par la
fortune, ruinée d'ailleurs par ce désastre, resta dès lors inac-
tive; le duc, que celte même fortune semblait au contraire
favoriser, expédia plusieurs navires aux Indes au cours des
années suivantes. Le dernier, parti au début de 1663 sous le
commandement du capitaine Kerkadiou, arriva à Fort-Dau-
phin en septembre suivant et mita terre un contingent d'une
centaine de colons, qui devaient fonder un établissement
nouveau sous la conduite d'un chef spécial. Ce fut malheu-
reusement le dernier envoi du maréchal de la Meilleraye,
car il mourut au cours de cette même année el son fils, le
duc de Mazarin (1), ne se montra point disposé à continuer
les entreprises paternelles.
Ainsi pour la troisième fois depuis le début du xvn^ siècle
l'établissement du commerce français dans la mer des Indes
avait échoué. Ce n'est point cependant qu'un certain progrès
n'eût été réalisé dans ces essais successifs malgré leur in-
succès ; alors en effet que la Compagnie créée sous les aus-
pices d'Henri IV n'avait pu mettre un seul navire en mer,
que la Compagnie des Moluques n'avait peut-être pas tiré
un meilleur usage de son privilège, la Compagnie d'Orient,
grelïée sur une entreprise en pleine activité et plus favorisée
par là que ses deux ainées, avait montré une certaine vitalité
et poursuivi une œuvre qu'elle n'eut que le tort d'abandon-
(1) Armand-Charles de la Porte, duc de la Meilleraye, devint duc de
Mazarin par son mariage avec Hortense Mancini, pouvernenr de Nantes
et de Port-Louis comme son père.
92 PREMIÈRK l'ARTIK.
CHAÎMTRK II
ner au moment où elle allait en recueillir les premiers
fruits.
Mais à un autre point de vue encore, cette dernière Com-
pagnie mérite de retenir l'attention ; car parmi les six Com-
pagnies successives dont l'ensemble constitue la Compagnie
française des Indes, elle fut seule une Compagnie de coloni-
sation, alors que les autres furent proprement des Compa-
gnies de commerce (1). Les premiers voyages de Rigault et de
Uézimont à ^Madagascar n'avaient eu cependant qu'un but
purement commercial, mais l'intervention du cardinal de
Richelieu, tout en transformant leur petite société en une
Compagnie privilégiée, donna à leurs opérations un caractère
nouveau, et la clause principale du privilège qu'ils reçurent,
fut d'établir dans cette île des colonies. Une telle œuvre de-
vait forcément exiger des capitaux considérables et nécessi-
ter des dépenses de premier établissement fort importantes.
C'était un placement à longue échéance et il était sage de
prévoir que pendant un certain nombre d'années il faudrait
consentir des sacrifices et se résigner à ne réaliser aucun
bénéfice sérieux (2).
(IjNous devons cependant observer ici que la Compagnie de Law
fut à ses débuts, mais seulement alors, une compagnie de colonisation
également, sinon dans toute l'étendue de son immense concession, du
moins en Louisiane. Ni à Madagascar, ni en Louisiane, la Compagnie des
Indes ne réussit dans ses tentatives : c'est que dansFun comme dans
l'autre cas, on méconnut le côté pratique et réellement utile d'une pa-
reille œuvre, pour n'y chercher que des résultats chimériques, dont
l'échec arrêta tout.
(2) La mise en valeur d'un pays neuf offre toujours ces circonstances :
il faut construire des villages, aménager des ports, ouvrir des voies de
communicalion, et ces travaux préliminaires occasionnent des dépenses
dont la rémunération peut être fort tardive. Aujourd'hui ce rôle est le
plus souvent assumé par l'Etat ; sous le régime des Compagnies privi-
légiées, celui-ci n'intervenait point au contraire, et le monopole qu'il leur
RICHELIEU ET LA COMPAG^aE o'oRIÉNt 93
Le capital dont disposa la Compagnie dut être assez consi-
dérable, car ses envois furent onéreux ; sa flotte se composa
de trois navires d'un tonnage moyen de 400 tonneaux, par-
faitement suffisants pour assurer des relations régulières
avec Madagascar pendant la formation de la colonie : ils
firent ensemble cinq voyages d'aller et quatre de retour (le
Saint-Louis s'étant perdu lors du premier envoi) et trans-
portèrent dans nie de 1643 à 1648 un total de 300 colons à
gages (1).
La Compagnie n'avait pas à craindre comme ses aînées
l'hostilité des Hollandais, qui avaient laissé Madagascar de
côté comme ne leur offrant pas un trafic direct avec les indi-
gènes, et lui avaient préféré le Cap comme point d'escale.
Elle n'avait non plus à se préoccuper des Anglais qui après
un timide essai à la baie Saint-Augustin avaient renoncé à
toute tentative.
accordait était la compensation jugée suffisante de ces sacrifices comme
la condition de son abstention. La balance pouvait n'être point égale
en dépit de ce calcul, et l'appui des pouvoirs publics qui n'était point
dû en droit à la Compagnie pouvait cependant lui être indispensable :
ce fut le cas ici.
(1) Ctiifîre des colons transportés à Madagascar par la Compagnie
d'Orient et le duc de la Meilleraye :
1" Par la Compagnie : mars 1643 l2
novembre 1643 70
mars 1644 90
début de 1646 43
mai 1648 80
"~295
2» Par la Meilleraye : début de 1660 100
mai 1663 100
~2ÔÔ
Total gcaéral 495
94 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE II
L'entreprise en elle-même élail-elle donc chimérique?
Nullement: Madagascar doit à sa situation de posséder à la
fois les productions de l'Afrique, de l'Aniérique du Sud, et
des lies océaniennes. Flacourl y reconnut la présence du
riz, du cotonnier, de l'indigotier, du poivrier, de différents
bois précieux ou simplement recherchés, comme l'ébène,
le palissandre, le teck, des bois de teinture et des essences
odoriférantes, enfin plusieurs gommes que les Hollandais
prétendaient monopoliser dans leurs îles. Les régions d'alti-
tude moyenne nourrissaient des troupeaux de bœufs dont il
était possible de faire un important élevage et d'exporter
les cuirs et les viandes salées ; enfin sur les plateaux de l'in-
térieur la douceur du climat permettait la culture du blé, du
chanvre, du lin et des autres plantes européennes (1). La pré-
sence des vers à soie suggérait l'idée d'acclimater dans l'ile
l'industrie de la soie, celle du fer d'y établir des usines métal-
lurgiques ; l'or apparaissait dans les alluvions d'un certain
nombre de rivières et les pierres précieuses : rubis, émerau-
des, topazes, saphirs, n'y étaient pas rares (2).
(1) Les ressources de Madagascar ont été soigneusement étudiées
depuis son incorporation à notre domaine colonial. On y a reconnu la
présence de toutes celles déjà mentionnées par Flacourl, d'autres qu'il
n'eut pas le temps de découvrir ou dont il ne pouvait apprécier la va-
leur ; nous citerons : le palissandre, l'ébène, le teck, le bois de rose, le
bois de santal, le gommier copal, de nombreuses espèces d'arbres à
caoutchouc, le cotonnier, la ramie, le chanvre, le sorgho, le maioioc, le
cocotier, le curcuma, le vanillier, le cacaoyer, l'arbre à thé, le poivrier,
le giroflier, le gingembre, le citronnier, l'oranger, la vigne. Un certain
nombre de ces végétaux sont, il est vrai, d'importation européenne ou
asiatique.
(2) L'industrie métallurgique tentée à diverses reprises a été définiti-
vement constituée dans l'ile. La production de l'or a atteint 3 millions
de francs à raison de 2 l'r. 701e gramme en 1900. Les pierres précieuses
sont en effet assez abondantes, mais leur coloration médiocre diminue
leur valeur commerciale.
RICHELIEU ET LA COMPAGNIE d'oRIENT 95
La population de la partie de l'ile, où se fixèrent les colons,
était douce et paisible, mais sa civilisation était rudimentaire :
point d'industrie, ni de commerce, le troc était encore em-
ployé dans les échanges et l'usage de la monnaie lui était
inconnu. On comprend que des rapports commerciaux avec
ces sauvages n'eussent point été jugés avantageux par les
Hollandais, et la colonisation européenne était bien le seul
moyen de tirer parti des richesses de l'île.
Toutes circonstances pesées, la colonisation de Madagas-
car devait évidemment, nous l'avons dit, demander un cer-
tain temps et beaucoup de patience, mais elle était de nature
à rapporter sinon des bénéfices fabuleux, du moins des
avantages sérieux (1).
Mais là n'était malheureusement point le but que poursuivit
la Compagnie d'Orient, ni, il faut le dire, le gouvernement
royal qui la protégeait. On avait cru pouvoir tirer immédia-
tement de Madagascar les épices et les autres productions
que l'on demandait alors au commerce des Indes, et l'on
escomptait que la transplantation des colons français aurait
dès le début ces brillants résultats ! On allait chercher à
Madagascar des avantages que cette île ne pouvait donner,
et l'on n'avait prévu en outre ni les retards, ni la mauvaise
organisation, ni aucun des aléas de ces sortes d'entreprises 1
Les premiers efforts, les dépenses du début, le peu de va-
leur des cargaisons de retour découragèrent vite les associés.
Les difficultés auxquelles Fort-Dauphin fut en proie, et
qui tenaient tant au mauvais recrutement des colons qu'au
(1) Nous citerons l'opinion du général Galliéni,qui répond d'une façon
très directe à l'état d'esprit dans lequel fut exécutée celte première len-
lative sur Madagascar : « Les ressources de la colonie et certains résul-
tats déjà obtenus paraissent devoir légitimer, dil-il, non point des rêves
d'enrichissement immédiat, mais des espérances raisonnées de prospérité. «
96 PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE It
choix malheureux du premier gouverneur, l'hoslililé mala-
droitemenl provoquée des indigènes, lamorlalilé fort impor-
lanle (1) qui s'opposa au développement de la colonisation,
achevèrent de ruiner leur confiance.
Pour mener cette œuvre à bien , d'ailleurs, les efforts et les
travaux de quelques marchands ne pouvaient suffire et l'ap-
pui des pouvoirs publics leur était nécessaire: or celui-ci
leur fit précisément défaut. Richelieu, dont les encourage-
ments avaient assisté la Compagnie à sa formation mourait
bientôt après (2) ; Mazarin lui conserva sa protection, mais
les difficultés qui vinrent fondre sur la France portèrent à la
Compagnie un coup fatal en la privant de ce précieux con-
cours. Les gaspillages vidèrent le Trésor royal dont elle ne
put dès lors attendre aucune subvention ; la Fronde éclata et
aux déchirements de la guerre civile se joignirent les cala-
mités de l'invasion espagnole (3). Au milieu de ces désordres
et de ces luttes pouvait-on espérer voir notre commerce gar-
der son activité antérieure ? Paralysé au dedans par l'insécu-
rité et l'arrêt du travail national, au dehors par l'hostilité des
Espagnols, il fut réduit à l'impuissance. La Compagnie
d'Orient, déjà découragée par ses premières années d'exploi-
tation, abandonnée parle gouvernement royal, menacée par
les vaisseaux espagnols, sans ressources pour ses armements,
sans recrues pour sa colonie, sans débouchés pour ses pro-
duits, se résigna, trop facilement sans doute, à une inaction
qui ruina les résultats acquis pendant les années précéden-
tes, premier exemple de l'obstacle apporté à notre expansion
(1) Le séjour à la baie Sainle-Luce fui marqué par la perle des deux
tiers des colons qui y avaient été Irausporlés en 16'é3 et 1644 au nom-
bre d'une centaine environ.
(2) 4 décembre 1642.
(3) 1647- 1650 (Iraité des Pyrénées).
RICHELIEU ET LA COMPAGNIE d'oRIEXT 97
commerciale par d'incessantes complications politiques, cir-
constance qui se répétera presque à chaque page de cette
histoire I Cependant ces résultais étaient déjà notables : Fia-
court avait affermi notre domination et habilement dirigé
l'œuvre de colonisation : il y avait eu sans doute bien des
fautes commises, mais elles n'étaient point irréparables (1),
un travail intelligent et patient devait sur les fondements
déjà jetés élever un monument solide.
Il fallait poursuivre cette œuvre trop longtemps interrom-
pue, mais on ne sut pas le faire ; les associés ne trouvèrent
point les encouragements antérieurs, leurs ressources étaient
d'ailleurs épuisées, ils préférèrent garder l'inaction que les
difficultés politiques avaient pu jusque-là justifier.
Un homme, étranger à la Compagnie, se rendit mieux
qu'elle compte de cette situation, ce fut le maréchal de la
Meilleraye : conseillé, dit-on, par Pronis, actif et résolu, il ap-
porta à la Compagnie ce qui lui manquait pour reprendre son
œuvre : ses capitaux et son esprit d'entreprise. Indisposée
par ses procédés un peu étranges, celle-ci répondit mal à
ses avances, un désastre la rejeta dans son apathie, et la
mort de la Meilleraye mit fin à sa remarquable activité.
Ces circonstances cependant ne ruinèrent point l'œuvre
entreprise à Madagascar, qui trouva aussitôt en Golbert un
continuateur zélé {"2).
(1) Le choix de Fort-Dauptiin, bien que meilleur que celui de Sainte-
Luce, n'était point satisfaisant encore, aussi dut-on postérieurement
l'abandonner et le fortin qui le protégeait tomba peu à peu eu ruines.
Cependant cette localité a repris aujourd'hui une certaine importance
par la découverte du caoutchouc dans ses environs, mais elle n'est point
parmi les premiers ports de l'île.
(2) Pendant que ces événements se déroulaient en France, la colonie
de Fort-Dauphin était encore fort maltraitée par la fortune. Après le
départ de Flacourl, Pronis ne s'était pas montré meilleur administra-
W. -7
98 PREMIÈRE PAIITIE. — CHAPITRE II
leur qu'à sou premier séjour dans File : les désordres et les maladresses
recommencèrent; le capitaine La Forest fut tué par les indigènes qu'il
avait provoqués, puis ce furent deux incendies qui détruisirent deux
fois de suite Fort-Dauphin et réduisirent les colons au dénuement le
plus complet ! Pronis « en mourut de déplaisir », dit Charpentier, et cette
mort ne (it qu'augmenter l'anarchie dans la colonie, que les indigènes
cernèrent et qui bientôt sans vivres fut à la veille d'une complète des-
truction. Elle fut sauvée par un de ses anciens membres, Vacher dit
La Case, de la Rochelle, devenu très influent parmi les indigènes par son
mariage avec la fille d'un chef malgache. — Le successeur de Pronis,
le sieur des Périers, ne se montra guère plus habile que lui ; la Meil-
leraye le remplaça par M. de Champmargou ; ce dernier sut éviter le
coup de force que méditait contre Fort-Dauphin le capitaine Hugo en-
voyé par Fouquet et c'était lui qui était en fonctions lorsqu'arriva dans
l'île la première expédition de la Compagnie des Indes Orientales (1665).
Fort-Dauphin était alors dans un état de stagnation misérable, et l'île
contenait en tout 100 Français dont 80 environ à Fort-Dauphin, et
quelques-uns dans l'île Sainte-Marie et sur d'autres points.
DEUXIÈME PARTIE
DEUXIÈME PHASE. — LA COMPAGNIE
DE COLBERT
CHAPITRE PREMIER
COLBERT, SA POLITIQUE COMMERCIALE, CRÉATION DE LA
COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES.
Le Golberlisme. — Place occupée par les Compagnies de commerce
et en particulier par la Compagnie des Indes Orientales dans ce
Système. — Création de la Compagnie. — Son origine, élaboration
et consécration de ses statuts. — Déclaration d'août 1664. — Cons-
titution de son capital.
Au moment où la Compagnie d'Orient abandonnait pour la
deuxième fois la colonie qu'elle avait créée, la France, heu-
reusement sortie d'une période particulièrement troublée de
son histoire, inaugurait avec le gouvernement personnel de
Louis XIV une ère qui s'annonçait pleine de grandeur et de
prospérité.
L'habile politique de Mazarin était poursuivie par les mi-
nistres qu'il eut le mérite de laisser au jeune roi, et que ce-
lui-ci, arrivé par leur concours à l'apogée de sa puissance et
100 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE PREMIER
de sa gloire, ne sut pas toujours leinplacer. Au premier rang
de ces collaborateurs l'histoire a élevé Colbert, et celle place
que lui ont value les services éminenls rendus à la nation
dans presque toutes les branches de l'adminislralion, l'élude
d'une de ses œuvres les plus chères, la Compagnie des Indes
Orientales, ne peut qu'apporter un témoignage de plus du
mérite qui l'y a conduit.
Colbert, protégé par Mazarin qui avait su distinguer ses
grandes qualités d'inldligence et de travail, et dont le legs
suprême à son endroit est vrai en fait, sinon dans la forme
dans laquelle la légende nous l'a transmis, arrivait au pou-
voir avec une ligne de conduite mûrement pesée et un pro-
gramme de réformes dont les lignes principales étaient
depuis longtemps arrêtées.
En 1653, en effet, il l'exposait déjà en ces termes dans un
mémoire à son protecteur : « Il faut rétablir ou créer toutes
les industries, même de luxe ; établir le système protecteur
dans les douanes ; organiser les producteurs et les commer-
çants en corporation ; alléger les entraves fiscales nuisant à
la population ; restituer à la France le transport maritime de
ses produits ; développer les colonies et les attacher com-
mercialement à la France ; supprimer tous les intermédiaires
entre la France et l'Inde; développer la marine militaire pour
protéger la marine marchande » (1).
Cet exposé rapide d'une grande politique, tracé longtemps
avant le jour où il devait être à même d'en commencer l'ap-
plication, peut servir de résumé à son œuvre tout entière.
Celle-ci, poursuivie sans relâche pendant vingt années de
ministère, forme un tout dont les parties sont merveilleuse-
ment ordonnées; sans doute elle no fut point dans toutes
(1) Levasseur, Histoire des classes ouvrières, II, p. 208.
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 101
également bonne, la logique même qui y présidait a souvent
conduit Golbert à des erreurs et même à des fautes graves,
mais le mérite de l'ensemble doit emporter le pardon de ces
faiblesses et il faut se rappeler que trop souvent les exagé-
rations de son « Système » furent l'œuvre de ses successeurs,
qui prétendirent continuer sa politique sans en comprendre
ni l'esprit ni le mécanisme.
Au point de vue économique Golbert fut le champion du
Mercantilisme (1). Cette doctrine avait cependant inspiré déjà,
tant en France qu'à l'étranger, des mesures, aussi maladroi-
tes d'ailleurs qu'inefficaces. Que n'avait-on imaginé en effet
pour empêcher cet or et cet argent si précieux de passer les
frontières ? Prohibition solennelle de leur exportation (2),
contrainte des négociants étrangers à n'emporter en échange
de leurs marchandises que d'autres marchandises (3), fixation
arbitraire du cours du change, même altération des monnaies
nationales dans le but de les déprécier à l'étranger, tout
avait été proposé ou tenté et bientôt abandonné devant la
nullité des résultats. On finit enfin par tomber d'accord que
le meilleur moyen d'atteindre ce but si ardemment poursuivi
était d'encourager et de développer le commerce et l'indus-
trie (4), pour les rendre capables de fournir non seulement
le marché intérieur mais aussi les marchés étrangers, et par
là atteindre ce double résultat d'arrêter le courant des im-
portations qui faisaient fuir le métal hors du royaume, et
d'accélérer celui des exportations, qui feraient affluer en
France l'or étranger.
(1) Voir la note p. 43.
(2) Sully, Economies royales, 1638.
(3) Procédé employé en Angleterre : il constituait ce que l'on a appelé
la Balance des Contrats.
(4) Jean Bodiii, République, 1576 (Cf. Jean Bodin el son temps,
Baudrillart, 1853) ; Montchrestien, Trailt' d'économie politique, 1614.
102 DEUXIÈME l'ARTIE. — <:riAI'[TRE PREMIER
Déjà, sous l'influence de ces idées, des mesures plus intel-
ligentes avaient été prises en faveur de ce commerce et de
cette industrie : des tarifs protecteurs avaient été édictés (I),
des encouragements avaient été donnés à la constitution de
la grande industrie (2) et au développement du commerce
maritime. Ellesavaient inspiré enfin les essais d'organisation
du commerce des Indes, qui ont fait l'objet des chapitres
précédents. Mais la plupart de ces tentatives insuffisamment
étudiées, bientôt abandonnées, n'avaient été que des acci-
dents dans la politique du gouvernement royal et par suite
les résultats n'en avaient pas été satisfaisants.
Colberl donna à ces tendances une direction définitive, en
fit une application raisonnée et persévérante : la doctrine
mercantile dont les résultats pratiques avaient été jusque-là
sans suite et sans durée (3), donna naissance par ses soins à
un ensemble de mesures, à un Système logiquement agencé,
préface du protectionnisme moderne, modèle de la politique
économique de la France pendant près de deux siècles, et
qui a gardé dans l'histoire le nom du grand esprit qui l'a
conçu et exécuté : le Colbertisme.
La base du Colbertisme fut la théorie de la Balance du Cotii-
merce, la dernière et la plus parfaite expression de la doctrine
mercantile, dont l'idée directrice était d'obtenir une somme
de ventes des produits nationaux à l'étranger supérieure en
valeur à la somme des achats faits au dehors pour l'alimen-
lation du marché national.
(1) Notamment sous Louis XL Louis XH, François I^"", Henri IV.
(2) Cf. Clément, Histoire du syatème protectionniste en Fiance.
(3) En Angleterre et en Hollande au contraire, la théorie mercantile
avait donné naissance de bonne heure à un protectionnisme étroit, à la
faveur duquel ces deux nations avaient déjà pris un développement
économique considérable.
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 103
On croyait en effet, en s'assurant ainsi ime Balance favo-
rable, posséder à la fin de cliaque année une quantité de
métaux précieux supérieure à celle de l'année précédente et
accroître de la sorte, en dehors de toute mesure directe sur
les mouvements des espèces, la richesse nationale dentelles
étaient l'élément principal (1).
Le moyen d'atteindre cette fin était, croyait-on encore, de
réaliser l'excédent le plus grand possible des exportations
sur les importations, et toutes les mesures prises par Colbert
furent inspirées de ce programme.
Il s'appliqua en effet à développer les manufactures fran-
çaises, encourageant l'importation des matières premières
étrangères et prohibant la sortie de celles que produisait la
France elle-même, favorisant par contre l'exportation des
produits d'industrie français et décourageant par des droits
prohibitifs l'entrée des productions étrangères.
Ni ces principes, ni ces mesures n'étaient tout à fait nou-
veaux ; ce qui l'était, c'était la méthode qui les appliquait, et
la permanence de leur emploi.
L'œuvre construite sur ces plans fut grandiose : les manu-
factures se multiplièrent, encouragées par des monopoles,
des privilèges, des faveurs multiples, et la fabrication des pro-
duits, guidée par des règlements étroits et minutieux, appro-
cha le plus possible de cette perfection qui devait leur assu-
rer les débouchés étrangers nécessaires à la réalisation de
(1) Ce raisonnement était doublement inexact : d'abord en ce que le
stock des métaux précieux n'est pas la principale rictiesse d'un pays
(erreur générale du Mercantilisme), ensuite en ce qu'une balance du
commerce favorable n'assure pas nécessairement un accroissement de
ce stock, car il y a bien d'autres sources de sortie et d'entrée de la
monnaie que l'importation et l'exportation des marchandises. C'est la
Balance des Comptes, comprenant tous ces échanges, qui est la véritable
misure de la richesse nationale.
104 DEUXIÈME PARTFE. CHAI'fTRE PREMIER
l'idéal économique que comporlail la théorie de la balance du
commerce.
Le commerce maritime, le plus puissant outil qu'une
nation ait à sa disposition dans l'œuvre de son expansion
économique, jouait un rôle important dans cet édifice. Comme
Richelieu, Colbert en sut comprendre toute la valeur et il
reçut de lui une impulsion toute particulière (1).
Son plan de ce côté fut également tracé de bonne heure : il
consistait dans la création d'un groupe de Compagnies puis-
santes, riches et fortes, inspirées de la Compagnie hollan-
daise, dont la prospérité ne cessa d'être son cauchemar.
Etroitement surveillées et protégées par le gouvernement
royal, garanties par un monopole sévère et des privilèges
importants, elles devaient se partager les relations de la
France avec le monde, fournissant ainsi un courant continu
et assuré de débouchés aux productions de nos industries,
et alimentant notre marché intérieur des marchandises étran-
(1) On a souvent, avec raison, attire' l'atlenlion sur la sollicitude appor-
tée par Colbert aux intérêts maritimes de tout ordre ; la puissance d'as-
similation dont il était doué lui permit en effet d'acquérir une connais-
sance parfaite des êtres et des clioses de ce métier pourtant si spécial.
]1 dirigea personnellement et dans ses plus petits détails de son cabi-
net de Versailles la reconstitution de notre marine militaire dont la
force était nécessaire à la réalisation de ses desseins commerciaux. On
sait quel fut le résultat de ces soins: au lieu (i de quelques vieux vais-
seaux qui pourrissaient dans nos ports » à son arrivée au ministère, il
laissa à sa mort une flotte de près de 300 unités de tout rang ; il créa
Rochefort, organisa Brest et Toulon et substitua à un recrutement pri-
mitif l'inscription maritime qui nous régit encore. Il connaissait tous
ses officiers et tous ses vaisseaux, n'ignorait ni les qualités ni les défauts
des uns et des autres et sa sollicitude pour eux était si grande que
quand il ventait h Versailles, il mandait aussitôt des nouvelles de ses
escadres en mer. Ces particularités permettent d'apprécier à son exacte
valeur l'intérêt dont il entoura la création et les opérations de la Com-
pagnie des Indes.
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 105
gères indispensables, pour le transport desquelles nous
étions jusque-là tributaires des Hollandais et des Anglais.
Ce programme se complétait par la formation de prolon-
gements de la France dans les mers lointaines, de colonies
peuplées d'émigrants français, englobées dans le monopole
de ces Compagnies, qui seraient exclusivement chargées de
les maintenir en relations avec la mère-patrie. Ces colonies,
fermées à l'importation étrangère, recevraient de la France
tout ce dont elles manqueraient, et lui fourniraient en retour
les denrées et les articles exotiques, produits de luxe deve-
nus nécessaires à notre civilisation raffinée, et des matières
premières pour nos manufactures. On y créerait enfin les
industries qui ne pourraient s'acclimater en Europe et qui
là-bas prospéreraient pour l'utilité commune de la France et
de ses annexes lointaines.
L'ensemble de ce programme maritime dont les différen-
tes parties : création des Compagnies de commerce, fonda-
tion des colonies, établissement d'une politique coloniale,
étaient étroitement liées, constituait une des parties fonda-
mentales de l'œuvre de Colbert, puisqu'il organisait l'un des
principaux instruments qui devaient verser en France l'or
étranger et lui conserver le sien, contribuant ainsi pour une
part considérable à l'établissement de la fameuse balance du
commerce.
Il formait aussi avec les mesures prises par Colbert
pour développer nos industries un tout homogène, un Sys-
tème dont les parties les plus diverses convergeaient vers
un centre commun : partout la contrainte, la réglementation
minutieuse, la surveillance étroite du pouvoir central,
l'exclusivisme, le privilège, le monopole. Mais ce Système
était en harmonie parfaite avec la progression très fortement
accentuée du gouvernement de la France vers la plus stricte
lOfi DEUXIÈME PARTIE. CIIAPITHE PREMIER
centralisation, tendance dont Colbert, continuateur immé-
diat de Richelieu et de Mazarin, fut un des agents les plus
zélés.
On a sévèrement critiqué cet emprisonnement de l'indus-
trie et du commerce, cette réglementation, ces monopoles
mortels pour l'initiative particulière, et l'on n'a pas toujours
compris leur véritable fin.
Ces manufactures royales si étroitement surveillées, ces
Compagnies de commerce à qui les privilèges étaient prodi-
gués, ces colonies étouffées dans les mailles du Pacle colo-
nial {\), n'étaient qu'une école où la France devait puiser
l'éducation commerciale et industrielle qui lui manquaient
complètement encore, où elle se formerait à une discipline
rigide, qui, en assurant le succès de ses productions sur les
marchés étrangers, lui ferait regagner rapidement le temps
considérable qu'elle avait perdu sur les grandes nations in-
dustrielles et commerciales de celte époque, la Hollande et
l'Angleterre, et lui donnerait un jour la supériorité sur elles :
les conditions de celte prospérité économique future, Colbert
ne crut point pouvoir les trouver hors de ces mesures rigou-
reuses.
Mais lorsque cette éducation, poursuivie pendant plusieurs
générations, aurait jeté dans la nation des racines profondes ;
que la France aurait conquis par le nombre et l'excellence
de ses produits une bonne place sur les marchés étrangers,
et serait pourvue d'une population de commerçants et d'in-
dustriels actifs et entreprenants ; que ses capitaux, définiti-
vement délivrés de leur ridicule timidité, s'offriraient à toutes
les œuvres utiles à la grandeur nationale, ces entraves se-
raient rompues, ces monopoles supprimés et à l'initiative
(1) V. livre TI, chapitre 1.
CnÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 107
privée reviendrait dès lors la tâche de maintenir la France au
premier rang des nations prospères. Tel était l'esprit du véri-
table Colbertisme ; mais ce ne fut point celui que prétendirent
appliquer certains successeurs inliabiles du grand minis-
tre, qui défigurèrent à l'envi son œuvre, multipliant les entra-
ves et les restrictions inutiles, faisant dévier de leur véritable
fin les mesures qu'il avait prises et perdant de vue le but
qu'il avait poursuivi.
Les monopoles, les règlements trop longtemps conservés
ont cependant disparu, mais l'émancipation que Colbert avait
rêvée ne s'est point réalisée et son œuvre n'est par consé-
quent pas achevée (1).
L'étude de celle-ci nous a entraîné à des considérations
dont la généralité dépasse notre sujet, mais qui ne seront
pas superflues, car il était nécessaire de montrer à quel point
la Compagnie des Indes Orientales, dont nous allons suivre
maintenant le développement, était liée aux autres parties
de la politique économique de Colbert. Elle fut, il est vrai,
l'une des plus éphémères, l'une de celles dont l'exécution,
après lui avoir coûté le plus de soins, lui donna par la suite
le plus de déceptions. Mais pour n'avoir pas eu la destinée
prospère qu'il avait rêvée pour elle, elle n'en offre pas moins
le plus grand intérêt, ne fût-ce que par la résistance qu'il
ne cessa d'opposer aux coups de l'adversité qui semblait
vouloir le convaincre, par son acharnement contre son œu-
vre, du mal fondé des principes économiques qu'il lui avait
donnés pour base.
On a cru pouvoir, d'ailleurs, faire à Colbert un grave repro-
(1) Le Colbertisme était aussi un protectionnisme raisonné, inspiré
des lois générales de l'évolution appliquées à l'industrie humaine. Ce
principe a été repris dans la science économique moderne par la théo-
rie de la tutelle des industries nationales.
108 DEUXIÈME PARTIE. - CHAPITRE PREMIER
che au sujet de celle création, où certains ont vu une défail-
lance dans son plan de conslilution de la France industrielle,
un manque de loj^ique qui étonne chez ce fervent de la
méthode. Comment Colbert qui s'efforçait d'organiser chez
nous les industries si importantes du tissage, de la draperie,
de la soierie, des étoffes de luxe, ouvrit-il de plein gré en effet
une porte à l'introduction des produits similaires dans les-
quels l'Orient excellait? L'objection est grave, la preuve en
est que Colbert, mis par la suite en présence des résultats de
cette concurrence redoutable, semble n'y avoir point su
trouver de remède convenable. Il avait dû cependant, bien
certainement, prévoir ce résultat, sinon en mesurer toutes les
conséquences ; cette contradiction dans son œuvre peut
néanmoins s'expliquer, tout au moins en partie. Il n'y avait
point en effet qu'un unique intérêt en jeu, elle conflit des
diverses tendances qui se manifestaient en cette occurrence
était d'une solution fort difficile. La création de relations
suivies entre la France et les Indes était pour le commerce
d'une importance très grande, car nous étions jusque-là
tributaires des Compagnies étrangères pour l'importation des
denrées coloniales qu'on ne pouvait songera proscrire et des
matières premières utiles à certaines de nos industries : soie
grège, métaux, bois de teinture et d'ameublement. Il était
d'un avantage incontestable d'aller chorcher nous-mêmes
ces choses aux lieux do leur production, quoi qu'aient pu dire
à ce propos certains économistes, ne fût-ce que dans le but
de développer l'industrie et le conimorce maritimes indis-
pensables à la prospérité d'une nation (1), et l'on sait que
(0 Les économistes de l'iilcole I.ibéraie ont cependant affirmé que la
proteclion est néfaste au commerce marilime, parce que le but de la
proleclion est d'entraver les acluils au dehors ; or comme on ne peut ven-
dre sans acheter et que les produits s'échangent contre les produits
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 109
l'un des principes delà politique de Colberl fut de rendre en
toutes choses la France capable de se suffire à elle-même.
C'est bien certainement à ces considérations que Colbert
sacrifia la règle de la protection pour quelques-unes de nos
industries, dont les intérêts étaient inconciliables directement
avec l'organisation du commerce des Indes ; mais il s'etïorça
de leur donner d'autre part en encouragements de différentes
sortes une compensation de cet abandon. Enfin nous croyons
pouvoir ajouter que Colbert se convainquit de l'impossibilité
d'arrêter par les prohibitions les plus sévères l'introduction
en France de ces articles, apportés jusqu'alors par les Com-
pagnies étrangères et dont le goût s'était si fort répandu qu'ils
y étaient devenus un véritable besoin : autant valait faire
profiter notre commerce national du prix de ces importations,
dangereuses sans doute, mais pratiquement inévitables ; les
successeurs de Colbert ne le comprirent point, et l'échec des
mesures qu'ils crurent pouvoir prendre fut complet. L'illo-
gisme n'est donc que superficiel ; Colbert se trouva en pré-
sence d'une redoutable difficulté, à laquelle il donna la solu-
tion qu'il crut la meilleure, après s'être rendu compte qu'elle
n'en comportait point d'absolue (1).
suivant une loi célèbre, la protection conduit fatalement << à un replie-
ment de ractivité nationale » vers l'intérieur, et réduit au strict mini-
mum le commerce maritime des nations protectionnistes avec l'étran-
ger. C'est, dit-on, pourquoi la puissance maritime de l'Angleterre s'est
tant développée au xix^ siècle, alors que la nôtre est tombée peu à peu
en décadence.
(1) Blanqui a fait observer que Colbert dans les premiers temps de
son ministère n'était point partisan du système protecteur, et que tou-
tes ses ordonnances à cette époque étaient favorables à la liberté du
commerce ; ce fut seulement quand il voulut donner une impulsion
énergique à nos manufactures, qu'il prit le parti de prohiber les pro-
duits étrangers {Histoire de l'Economie politique, t. II) ; peut-être
faut-il voir en partie la solution de la difficulté signalée ci-dessus dans
110 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE PREMIER
Lorsqu'il crut les circonstances favorables pour commen-
cer l'exécution du plan maritime que nous avons exposé dans
ses grandes lignes, Colbertse mit à l'œuvre avec une ardeur
remarquable. Simultanément il prépara la constitution des
deux plus importants de ces grands organismes dont l'acti-
vité devait embrasser tout l'univers, la Compagnie des Indes
Orientales, dont le patrimoine devait s'étendre sur l'Océan
Indien et le Pacifique, du cap de Bonne- Espérance au cap
Horn, et la Compagnie des Indes Occidentales qui devait mo-
nopoliser nos relations avec l'AmériquG et la côte occiden-
tale d'Afrique. Cette dernière n'eut point cependant dans les
desseins de Colbert la même importance que sa voisine et
ne fut en fait qu'un accident dans sa politique économique,
car l'état de nos colonies américaines, principal objet de son
privilège, était fort différent de celui des pays qu'englobait
la concession de la Compagnie des Indes Orientales, et une
courte expérience convainquit Colbert de l'inaptitude d'une
Compagnie à monopole à les exploiter. 11 sut le reconnaître
et sacrifia avec raison la Compagnie aux colonies.
La Compagnie des Indes Occidentales n'eut qu'une durée
de dix années ; la Compagnie des Indes Orientales fut l'objet
de soins plus constants et d'une sollicitude que les difficultés
ne firent que renforcer (1).
rinfluence de cette modification de sa politique, les Compagnies et les
manufactures appartenant ainsi à deux périodes différentes de celle-ci.
V. cependant le programme tracé par lui dès 1653 (ci-dessus, p. 100).
(1) Des discussions se sont élevées parmi les historiens modernes qui
se sont occupés de la Compagnie des Indes Orientales sur le point de
savoir à qui Ton devait en attribuer la véritable initiative : au Roi, à
Colbert ou aux particuliers? Colbert y a eu incontestablement la part
la plus éminente : ses lettres et les relations de cette époque ne permet-
tent pas d'en douter : la Compagnie est bien son œuvre. Louis XIV y
prit aussi un intérêt manifeste dont on trouve la preuve en plus d'une
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES ill
L'un des fondateurs de noire puissance dans l'Inde, le
gouverneur de Pondichéry François Martin, a attribué dans
ses Mémoires la création de celle Compagnie célèbre aux cu-
rieuses circonstances suivantes (1) : une société de négociants
s'était fondée pour faire des armements à destination des
6 Terres Australes » ; elle achela dans ce but un navire à
Amsterdam, mais les Hollandais toujours jaloux des plus
modestes compétitions, le retinrent longtemps sous différents
prélextes, et quand ils consentirent à le laisser partir, une
tempête l'assaillit dans le Texel et il s'y perdit.
Les associés, irrités contre les Hollandais dont Ja mauvaise
volonté, et peut-être aussi la malveillance, avaient causé ce
sinistre, s'adressèrent à Louis XIV pour obtenir justice et
protection. Colbert prit en mains leurs intérêts, mais il donna
à leur oeuvre une ampleur que ces négociants n'avaient nul-
lement prévue.
11 n'y a aucune raison de suspecter l'exactitude du récit de
François Martin qui fut contemporain de ces événements ;
mais il ne faut certainement y voir qu'une occasion qui fut
saisie par Colbert de mettre en œuvre des plans depuis long-
temps dressés et pour l'exécution desquels les matériaux
eux-mêmes étaient déjà en partie réunis.
Colbert se garda bien en effet de laisser perdre cette ini-
circonstance de l'histoire de cette Compagaie. Nous signalerons enfin
le rôle de Louis Berryer, qui mériterait d'être approfondi ; quant aux
particuliers il semble qu'ils n'aient joué dans cette création qu'un rôle
purement passif.
(1) Les mémoires de François Martin qui embrassent la période 1664-
1694 sont conservés aux Archives Nationales sous la forme d'un gros
registre manuscrit de 600 pages environ (T 1169). Ils sont intitulés :
Mémoires sur l'établissement des colonies françaises aux Indes Orienta-
les, dressés par Messire François Martin, gouverneur de la ville et fort
Louis de Pondichéry.
112 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE PREMIER
lialive Irop rare à son gré chez les commerçants français ; il
encouragea des conciliabules entre les victimes de celle mé-
saventure maritime et fit naître chez eux le projet qu'ils
adoptèrent avec enthousiasme d'une vaste association, dont
le but et les moyens étaient bien supérieurs à leurs primitifs
desseins. Le développement que prirent ceux-ci serait inex-
plicable en effet, si l'on n'y sentait la main de l'actif ministre,
bien que celui-ci en restant caché derrière la tapisserie, pa-
rût vouloir laissera l'initiative privée tout l'honneur de celte
création.
Ces artisans de sa politique, que Charpentier appelle pom-
peusement « les plus fameux négociants du royaume » (I),
méritent d'être mentionnés. Ils étaient au nombre de neuf et
se nommaient : Pocquelin, Maillet, Le Brun, Faverolles, Ca-
deau, Samson, Simonel, Jabach et Scot. La renommée de la
plupart d'entre eux n'a pas dépassé leur temps; quelques-
uns ont, au contraire, attaché leur nom aux réformes indus-
trielles de Colbert dont ils furent d'humbles et utiles collabo-
rateurs : Pocquelin, drapier à Paris, établi rue de la Juiverie,
fut un des commissaires que le ministre envoya dans les
provinces discuter avec les chefs de fabriques les règlements
qu'il avait préparés, avant leur promulgation (2) ; Everard
Jabach, grand banquier parisien, originaire de Cologne, fut
aussi un auxiliaire du ministre, qui fil plus d'une fois appel
à ses capitaux en faveur des entreprises nouvelles et le
(1) Pour riiisloire des débuis de la Compagnie des Indes Orienta-
les on consultera avec fruit l'ouvrage de Charpentier paru en 1(366 sous
le titre de i( Relation de l'établissement de la Compagnie française pour
le commerce des Indes Orientales, dédiée au Roi arec le recueil de toutes
les pièces concernant le même établissement » ,
(2) Il y avait aussi deux frères Pocquelin établis rue Saint-Denis ;
en fait il y eut deux l^ocquelin dans la Compagnie : l'un fut directeur
jusqu'à sa mort en 1691, l'autre lui succéda à cette date.
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES I I 3
nomma directeur de la manufacture d'Aubusson (1) ; Cadeau
est le nom d'un industriel, qui en 1685 fonda une fabrique
de draps en Normandie sur la sollicitation de Louvois (2).
Ces quelques exemples suffisent à montrer que Colbert sut
s'entourer dans cette importante affaire de personnages
capables de comprendre sa politique et de la seconder intel-
ligemment.
Il s'occupa simultanément de préparer l'opinion publique
à la création de la Compagnie nouvelle. La précaution n'était
pas inutile, car l'échec définitif de la Compagnie d'Orient
avait achevé de jeter sur les entreprises de colonisation et
de commerce lointain un certain discrédit. Trois Compagnies
des Indes avait échoué depuis le début du siècle en France,
alors que la Compagnie hollandaise attirait tous les regards
par son activité et ses richesses. N'était-ce pas la preuve de
notre inaptitude à ce genre d'entreprises et n'était-il pas
plus simple d'aller chercher en Hollande les épices et les
étoffes des Indes, que d'engloutir inutilement des capitaux
dans des catastrophes toujours renouvelées ?
Il devait être difficile de lutter contre ces dispositions, ag-
gravées encore de ce fait que la France sortait à peine d'une
époque troublée, où les ruines avaient été nombreuses, et que
le travail de reconstitution n'était point encore terminé. 11
fallait, pour y réussir, réunir autour de l'entreprise nouvelle
des conditions très supérieures à celles dans lesquelles les
précédentes avaient été formées, attirer les capitaux hési-
tants par une garantie formelle du gouvernement royal et
(1) Levasseur, Histoire des classes ouvrières, II.
(2) Germain Martin, La grande industrie sous le règne de Louis XIV.
Nous ajouterons que le nom des frères Simonet, banquiers, apparaît
dans la correspondance de Colbert. — V. Clément, Lettres, instruc-
tions et mémoires de Colbert, II.
W. — 8
114 DEIJXIÈMR HAKTIK. CIIAPITRK PREMIER
des avantages aussi considérables que faire se pourrait.
Golbert était décidé à ne rien omettre pour assurer le suc-
cès de ses plans ; il eut recours pour le faire savoir à l'aca-
démicien François Charpentier (1), l'un de ces hommes de
lettres si libéralement pensionnés par le Roi, et celui-ci ré-
pondit aux espérances que le niiiiislre fondait sur son talent,
en publiant en avril 16641e « Discours d'un fidèle sujet du Roi
touchant l'établissement d'une Compagnie française pour le
commerce des Indes Orientales, adressé à tous les Fian-
çais » (2).
Il y déclarait avec raison la prospérité du commerce né-
cessaire à celle d'une nation ; la France, ajoulail-il, vivait
depuis un siècle dans des difficultés qui l'en avaient dé-
tournée, tandis que les étrangers puisaient dans celte occu-
pation un accroissement de richesses immense. 11 était donc
grand temps qu'elle reprît le rang qu'elle avait perdu : or
de tous les commerces il n'y en a point, dil-il, de plus riche
que celui des Indes Orientales dont les produits nous sont
indispensables : nous ne devons point les demander aux
(1) (iharpenlier avait peu de temps auparavant composé une « Eglogue
Royale « qui inspirait ces vers à Boileau :
1/un en style pompeux liabiliant uneëglogue.
De ses rares vertus te fait un long prologue
Et mêle en se vantant soi-même à tout propos.
Les louanges d'un fat à celles d'un héros
Discours au Roi, 1664.
Dans ce même Discours au Roi, Boileau glorifiait d'ailleurs la création
récente des deux Compagnies des Indes :
Quand je vois ta sagesse en ses justes projets,
D'une heureuse abondance enrichir tes sujets,
Et nos vaisseaux domptant l'un et l'autre Neptune
Nous aller chercher l'or malgré l'onde et le veut
Aux lieux où le soleil le l'orme en se levant
(2) Le Discours de Charpentier fut publié par les soins de Colberl
et aux frais du Roi.
CPIÉATION DE LA COilFAGNIE DES INDES ORIENTALES 11^
nations étrangères, mais les aller clierclier nous-mêmes, et il
montrait la Compagnie hollandaise faisant affluer l'argent
dans la République des Pays-Bas, et faisant de sa population
« le peuple le plus pécunieux de l'Europe », la Compagnie
anglaise également florissante, les Danois, les Suédois créant
aussi des Compagnies. Nous seuls n'en aurions point une I
avait-on donc peur de se lancer dans une entreprise nou-
velle? Mais le chemin était frayé et nous n'avions qu'à sui-
vre l'exemple des étrangers ! Ne pas le tenter serait de l'aveu-
glement !
La possession de l'île de Madagascar nous donnait à cet
effet une situation merveilleuse dans l'Océan Indien et le
roi de France était plus puissant qu'aucune des nations étran-
gères, qui commerçaient dans ces contrées. Il s'attachait
ensuite à vanter les avantages de la colonisation de la grande
île avec une exagération parfois ridicule que les Physiocrates
se sont plu à relever: « L'air y est toujours tempéré, assu-
rait-il, et l'on peut y garder toute l'année des vêtements de
printemps, car il fait plus chaud en France en été qu'à Fort-
Dauphin. L'on peut dire sans exagération qu'il est aisé d'en
faire un vrai paradis terrestre... ; on y trouve tant d'or que
quand il pleut, les veines s'en découvrent d'elles-mêmes le
long des montagnes ! »
Mais à côté de ces affirmations, dont quelques-unes peu-
vent paraître coupables, on trouve dans l'œuvre de> Char-
pentier des choses dignes de foi, des détails fort sensés,
qu'il puisa d'ailleurs dans les écrits de Flacourt (sur les res-
sources alimentaires de l'île notamment), et des vues géné-
rales dont la vérité et le patriotisme sont dignes d'être re-
marqués.
« Manquons-nous de courage et d'adresse pour imiter les
Hollandais, s'écrie-t-il? Nide l'un ni de l'autre et nous avons
11() DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE PREMIER
les meilleurs hommes de mer ; mais c'est l'union qui nous
fait défaut, aussi les meilleures affaires périssent entre nos
mains. Nous devons réagir contre ce penchant et voici pré-
cisément l'occasion de nous montrer meilleurs. On a déjà
tenté sans succès la colonisation de Madagascar, dit-on ?
Est-ce là une raison suffisante pour qu'un second dessein
échoue de même ? Les grandes choses demandent à être ten-
tées deux fois au moins, et les premières colonies espagno-
les, anglaises et hollandaises ont subi des revers bien plus
grands. »
Enfin, l'appui du Roi à celte œuvre est assuré, et Char-
pentier devient ici le porte-parole de Golbert, lorsqu'il énu-
mère les différentes manières dont pourra s'exercer la protec-
tion royale envers la future Compagnie. U faut pour cela
faire un capital de six millions qui seront employés à équiper
douze à quatorze grands vaisseaux de 800 à 1.400 tonneaux.
Le Roi sera supplié d'entrer pour un dixième et le fera volon-
tiers : les grands seigneurs fourniront bien trois millions, il
n'en restera plus que trois à trouver, que les marchands et
bourgeois du royaume devront réunir. On pourra aussi de-
mander au Roi de remettre à la Compagnie la moitié des
droits d'entrée et de douane et même de porter sur sa part
toute la perte des huit ou dix premières années...
Presque toutes ces clauses en effet se retrouvent dans les
statuts de la Compagnie. Dans ce discours, en résumé, il faut
faire la part des exagérations, fâcheuses sans doute, mais
qui ne doivent point toutes être imputées à Colbert ou à
Charpentier, car on les rencontre chez les acteurs les plus sé-
rieux de ces curieuses tentatives de colonisation : mais à
côté d'elles on trouve, nous l'avons dit, de belles ol bonnes
choses qui ne méritent point les plaisanteries dont ce Dis-
cours fut plus tard le thème, des principes judicieusement
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 117
établis el qui sont reslés vrais, des exhortations à l'entreprise
d'une utile et patriotique politique coloniale.
Pendant que ce plaidoyer éveillait dans le public l'intérêt
que Colbert y voulait voir naître, la formation de la Compa-
gnie se poursuivait dans le petit cénacle où s'était fait jour
son premier dessein. Au cours des conférences qui réunis-
saient nos fondateurs chez quelqu'un d'entre eux, furent
discutés et arrêtés les statuts, tels du moins qu'ils devaient
être soumis à l'agrément du Roi. Les conseils de Colbert, les
assurances qu"il donna sur les bonnes dispositions du mo-
narque ne furent point sans tenir une grande place dans
celte élaboration qui par certains côtés dépassait les facul-
tés des intéressés. Il s'était d'ailleurs donné parmi eux un
représentant attitré, le secrétaire des Conseils royaux Louis
Berryer (1), à qui il conserva dans la suite la charge de s'oc-
cuper spécialement des intérêts de la Compagnie et qui « ne
cessa, atteste Charpentier, de s'employer avec un zèle et une
assiduité remarquables à son avancement » (2). Le rôle de ce
collaborateur de Colbert dans la création et la direction de
celte grande entreprise est digne d'être remarqué, nous n'a-
(i) Louis Berryer, sei^'neur de la Perrière, avait joué dans le procès
de Fouquet un rôle important comme auxiliaire de Colbert. Mme de Sé-
vigné traite de (( folie furieuse r. l'acharnement qu'il y montra à l'exem-
ple de ce dernier. Il fut nommé secrétaire des Conseils du roi en 1664,
puis inspecteur des travaux du Havre, en6n il figura parmi les pre-
miers directeurs de la Compagnie des Jndes Orientales.
(2) Souchu de Renneforl nous en fournit aussi le témoignage :
« M. Colbert sur la prudence duquel, dit-il, roulaient les afïaires de
finances, de marine et de commerce, se reposa du détail de celle-ci
(la Compagnie) sur un secrétaire du Conseil qui fut mis comme premier
syndic à la tête des neuf négociants qui avaient proposé l'établisse-
ment. » Cependant malgré celte affirmation il semble que Berryer, qui
devint directeur général en mars 1665, n'ait point été syndic aupara-
vant.
lis DKUXIKMK PARTIE. CirAlMTItl-; l'IŒ.MIER
vons malheureusement pas sur son action personnelle les
renseignements qui nous eussent permis de la préciser.
On ne manquait point d'antécédents dont l'élude facililait la
tâche des organisateurs ; les statuts des précédentes Compa-
gnies françaises, de la Compagnie de Londres, de celle
d'Amsterdam surtout, guidèrent leurs discussions. Lorsque
le travail fut avancé, que les lignes principales de la Compa-
gnie eussent élé arrêtées, on Uni quelques assemblées pu-
bliques (1) où se trouvèrent « de nombreux négociants pari-
siens et une foule de personnes de diverses qualités ». C'est
dans la dernière de ces séances, tenue le 26 mai 1664 chez
FaveroUes, que la rédaction définitive des Articles à présen-
ter au Roi fut arrêtée.
Restait à les faire approuver : les intéressés se rendirent en
corps à cet effet à Fontainebleau où se trouvait alors la
Cour, accompagnés de Berryer qui s'était chargé de les in-
troduire. Colbert les présenta au Roi, Mailletfil à Louis XIV
au nom de ses collaborateurs un petit discours sur l'ulililé
de la navigation, et l'honneur qu'une pareille entreprise ferait
rejaillir sur la France et le supplia de consentir les faveurs
qu'on venait lui demander. Le Roi, pour montrer l'intérêt
qu'il prenait à leur œuvre, promit qu'il leur serait rendu ré-
ponse le jour même, et effectivement « dans l'après-dinée »,
le cahier des Articles fut rendu à nos négociants, annoté en
marge, article par article, de la main du souverain lui-même
(31 mai 1664) (2).
(1) Elles eurent lieu les 21, 24 et 26 mai 1664.
(2) Charpentier donne force détails sur cette démarche qui eut lieu
entre le 28 et le 3i mai 1664. Voir également la curieuse gravure qui
représente la réception des intéressés par le Roi, au frontispice de
VHisfoire des Indes Orientales de Soiichu de Rennefort. Les Articles
furent publiés avec les annotations royales. Cf. Articles et conditions
sur lesquels les négociants du royaume supplient le Hoi de leur accorder
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 110
Il ne restait plus à la Compagnie qu'à obtenir la consécra-
tion solennelle des lettres-patentes qui ne devait être qu'une
simple formalité ; aussi sans plus tarder, fut-ce désormais
à l'organisation elle-même de leur œuvre que s'appliquèrent
Colbert, Berryer, et leurs protégés.
Une nouvelle assemblée publique eut lieu le 5 juin, où
plus de trois cents personnes se trouvèrent réunies. Lecture
leur fui donnée des Articles et des annotations royales, et
cette preuve manifeste d'intérêt eut, paraît-il, pour effet de
provoquer un grand nombre d'adhésions immédiates. On
procéda aussitôt, avec l'aide de ces nouveaux intéressés à
la nomination de douze Syndics conformément à la volonté
exprimée par le roi, et ce furent naturellement les auteurs
des statuts (à l'exception de deux d'entre eux, qui s'excusè-
rent), auxquels furent adjoints cinq nouveaux Syndics, les
sieurs Rabouin, Langlais, de Paye, Chanlatte et de Varennes,
tous négociants notables.
Ces douze personnages étaient chargés de la gestion des
affaires de la Compagnie jusqu'à la nomination des Directeurs
Généraux à qui elles devaient être définitivement confiées :
ce n'était point là une sinécure, car ils avaient à créer la
Compagnie elle-même qui n'existait encore que sur le pa-
pier ; ils se consacrèrent à celte tâche avec un beau zèle, se
réunissant chaque jour et menant vivement les choses.
Une des premières questions importantes qui sollicitèrent
leurs soins fut le règlement de la situation avec la Compa-
gnie d'Orient. Celle-ci, en effet, était encore en possession de
son privilège, qui ne devait prendre fin qu'en 1667 ; l'impuis-
sance où elle était réduite, l'intention du duc de Mazarin de
sa déclaration pour l'élablissemeiil d'une Compagnie pour le commerce
des Indes Orientales, 1664.
120 nKUXIKME l'AKTIE. CIIAI'ITHE l'REMIKR
ne pas continuer l'œuvre paternelle simplifiaient les choses,
encore fallait-il les conclure. Le Roi avait déjà manifesté l'in-
tention que les intéressés de la Compagnie d'Orient abandon-
nassent leurs droits : ils se soumirent avec quelque mauvaise
grâce et firent tenir aux Syndics leurs prétentions. Ils exi-
geaient une indemnité de 90 000 livres ; finalement ils con-
sentirent à accepter 20.000 livres en aclions de la Compagnie
nouvelle, à répartir entre eux au prorata de leur intérêt dans
l'ancienne (1).
Mazarin se montra plus accommodant, semble-l-il ; il sous-
crivit 100.000 livres et céda tous ses droits sur Madagascar,
que contestaient, il est vrai, les intéressés de l'Orient : il fut
décidé que la Compagnie nouvelle lui acboterait les canons,
les munitions et les meubles que le duc de la Meilleraye
avait fournis à la colonie, dont la valeur serait défalquée du
montant de cette souscription (2). Ces deux traités firentl'ob-
jet de contrats séparés qui furent signés le 3 et le 20 septem-
bre 1664(3).
(1) Les Syndics nommèrent quatre d'entre eux pour conduire les né-
gociations.
^2) Mazarin ne voulait cependant, parai'l-il, apporter que 50.0001. et
Colbert fit intervenir le Roi qui lui imposa le sacrifice de 100.000 1. Mais
il réclama une indemnité « pour les perles énormes » faites par le maré-
chal « pour conserver un pied dans l'île ». Colbert répondit « que le Roi
s'était obligé de mettre en les mains de la Compagnie ladite île sans
autre remboursement que les effets et habitations qui s'y trouvent, mais
que pour les pertes il n'était pas juste d'entrer dans aucune considéra-
tion de remboursement >; . Mazarin dut se résigner.
(3) Les intéressés de l'ancienne Compagnie qui figurèrent au contrat
du 3 septembre furent : MM. d'.Migre, Caset, Gillot, Picques, de Loynes,
de Beausse. Cf. Demis : lirciieil des titres conceruanl la Compagnie
des Indes Orientales, 1755, t. I. On voit par les détails de cette négo-
ciation qu'il y eut vraiment incorporation de la Compagnie d'Orient à la
Compagnie nouvelle, et qu'il n'existe pas entre elles de solution de con-
tinuité.
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 121
Mais tandis que se poursuivaient ces pourparlers, la Com-
pagnie, grâce à l'activité de Colbert, avait acquis la consécra-
tion solennelle qui lui manquait encore. En août 1664 fut
en effet rendu à Vincennes l'édit « portant établissement de
la Compagnie des Indes Orientales » (1), dont un long préam-
bule exposait le but en des termes qui méritent d'être signa-
lés (2) :
« La félicité des peuples, y était-il dit, consiste non seule-
ment en la diminution considérable des impositions que nous
leur avons accordée depuis deux ou trois années, mais beau-
coup plus au rétablissement du commerce de notre royaume
par le moyen duquel seul l'abondance peut être attirée au
dedans et se répandre sur le général des peuples, au
moyen des manufactures, de la consommation des denrées,
et de l'emploi d'une infinité de personnes que le commerce
produit ; nous nous sommes principalement attaché au
commerce qui produit des voyages de long cours, étant cer-
tain et par le raisonnement ordinaire et naturel et par l'ex-
périence de nos voisins que le profit surpasse infiniment la
peine et le travail que l'on prend à pénétrer dans les pays
éloignés C'est ce qui nous aurait obligé d'employer tous
nos soins à l'établissement d'une Compagnie puissante pour
faire le commerce des Indes Orientales »
L'édit promulguait ensuite les statuts de cette Compa-
(1) L'édit donnait par là un nom à la Compagnie que les Articles n'a-
vaient en effet désignée que sous la dénomination vague de « Compa-
gnie pour le commerce des Indes Orientales ». Cependant jusqu'en i719,
date de sa fusion avec la Compagnie d'Occident, on la désigna souvent
sous d'autres appellations : Compagnie d'Orient, Compagnie Orientale,
Compagnie des Indes. Nous attirerons plus d'une fois l'attention sur ces
fréquentes confusions qui prouvent que ces Compagnies successives
étaient bien regardées autrefois comme constituant un même corps.
(2) Isambert, XVIII, p. 38. Archives nationales (A Dix, 384).
122 DEUXIÈME PARTIE. — OHAPITRE l'RE.MIEH
griie, répartis en quararite-huil articles dont les dispositions
reproduisaient celles des Articles présentés au Roi au mois
de mai précédent avec les modifications que l'examen du
Conseil royal y avait apportées. Il fut enregistré par le Par-
lement de Paris le l" septembre 1664, par la Cour des Comp-
tes le tl septembre et par la Gourdes Aides le 22 septembre
chacune de ces deux Cours consacrant spécialement les dis-
positions qui appartenaient à sa compétence.
La Compagnie des Indes Orientales était dès lors, à l'exem-
ple des Compagnies précédentes et des sociétés étrangères,
en possession de la charte qui l'instituait en tant qu'orga-
nisme officiel et consacrait à la fois ses droits et ses obliga-
tions. Mais une condition non moins importante et plus diffi-
cile de son existence restait à remplir, la constitution de son
capital, et Colbert qui jusque-là était resté volontairement
dans l'ombre, prit alors ouvertement en mains les intérêts de
sa Compagnie dont il se fit le véritable Directeur. Il savait
l'importance de celte opération financière et ne croyait pas
superflu d'y donner toute son attention. La Compagnie des
Indes Orientales et celle des Indes Occidentales dont la cons-
titution se poursuivait alors parallèlement, étaient en effet
les premiers de ces grands corps que le ministre voulait éta-
blir en France pour assurer le relèvement de notre commerce
maritime ; il importait donc pour le succès de ces créations
futures que leurs deux ainées s'établissent promptement et
solidement: de leur succès ou de leur échec dépendrait
celui des autres et leur sort devait décider de la poursuite
ou de l'abandon de cette partie capitale de l'édifice écono-
mique projeté par Colbert. Il ne se fit point illusion sur les
dit'Hcultés qu'il devait rencontrer dans celte tâche, car il
connaissait la routine, le manque d'initiative de la bourgeoi-
sie coniniercanto, de la petite nobU^sso de robe dont le con-
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 123
cours lui était indispensable, l'aversion générale des capitaux
français pour les entreprises tant soit peu hardies, auxquels
devaient se heurter ses projets. Aussi, en raison de ces obs-
tacles prévus, la souscription, volontaire en principe, prît-elle
le caractère nettement accusé d'une contribution sinon ou-
vertement exigée, du moins sollicitée avec promesses et
menaces par l'autorité royale et revêtit-elle la forme d'un
véritable emprunt forcé.
Il s'agissait de réunir une somme totale de quinze millions
de livres, divisée en actions de mille livres chacune. La fa-
mille royale fui mise la première à contribution (1) : la reine-
mère Anne d'Autriche,, la reine Marie-Thérèse, le Dauphin
souscrivirent chacun 60.000 livres ; les grands seigneurs que
sollicitait cet exemple durent donner aussi: le prince de
Condé promit 30.000 livres, le prince de Conti 20.000. Les
gentilshommes de moindre importance ne pouvaient rester
en arrière, mais ce moyen de faire leur cour était fort onéreux
et l'enthousiasme ne fut point très grand parmi eux : ils se
rendaient bien compte que le Roi ne se préoccupait nulle-
ment de les enrichir en les rendant actionnaires de la Com-
pagnie, mais seulement de puiser dans leur bourse en faveur
d'une entreprise d'intérêt général (:2) ; cependant, au dire de
Cliarpenlier, la souscription de la Cour atteignit la somme de
2 millions.
Colbert s'inscrivit lui-même pour 30.000 livres, le chance-
lier Séguier pour 50.000 et l'exemple était destiné celte fois
aux Cours de justice, aux fonctionnaires et officiers de tout
genre.
(1) Le Roi devait, en vertu des statuts, donner 3 millions à la Com-
pagnie, mais on verra que cette subvention, remboursable au bout de
dix ans, était en dehors du capital proprement dit.
(2j Brunetière, Revue des Deux-Mondes, V^ février 188G, p. 694.
124- DEUXIKME l'AUTIE. CMAITIHK l'RKMIKR
En même temps on s'adressa au public lui-même : le 13 juin
1664, une lellre de cachet circulaire fut envoyée aux maires
et échevins des principales villes du royaume ; elle leur or-
donnait de réunir l'assemblée générale des habitants, rouage
important de l'organisation municipale sous l'ancien régime
qui se composait de tous les bourgeois de la cilé, de faire
lecture à ceux-ci des statuts de la nouvelle Compagnie, de
proclamer bien haut l'intérêt que le Roi prenait à cette entre-
prise, enfin de recueillir sur-le-champ les souscriptions. Un
rapport circonstancié devait être ensuite envoyé à Colberl et
les listes de souscriptions être adressées aux Syndics de la
Compagnie.
Une lettre de ces derniers était jointe à la lettre de cachet ;
elle en reproduisait les termes, sans en avoir bien entendu
le ton autoritaire (1).
Les intendants furent particulièrement chargés de la pres-
sion à exercer sur les fonctionnaires et officiers royaux et sur
la population aisée. Colbert lui-même leur montra l'exemple
de la plus étonnante activité et sa correspondance nous four-
nit les preuves manifestes de l'intérêt extraordinaire qu'il
prit à celte opération (2). « Vous ne sauriez mieux témoigner
votre zèle à Sa Majesté, écrivait-il par exemple au maire et aux
jurats de Bayonne, qu'en continuant votre application à aug-
menter toujours le plus que vous pourrez le nombre des in-
(i) La lettre de cachet avait éle' sollicitée par les Syndics: Colberl
leur en fit remettre 119 ; à chaque envoi fut joint un exemplaire du
Discours d'un fidèle sujet du Roi.
(2) Il existe malheureusement dans la correspondance de Colberl des
lacunes considérables pour la période à laquelle correspond précisément
la création de la Compagnie des Indes Orientales. Mais les réponses
de ses correspondaiits nous ont été conservées et leur nombre permet de
juger de l'activité qu'il déploya en celte circonstance. — V. Fieppinp,
Correspondance administratii'e du règne de Louis XIV, t. III, p. 354 à
382.
CRÉATION DÉ LA COMPAGME UES INDES ORIENTALES 125
téressés audit commerce et à leur faire promplement payer
les deux premiers tiers des sommes, pour lesquelles ils se se-
ront déclarés (1). » Il s'efforça d'inspirer à ses agents le zèle
qu'il ressentait pour cette œuvre : par ses ordres ils mirent
en œuvre la prière et la menace ; on ne recula pas devant
l'intimidation quand on la crut nécessaire, on menaça du
courroux du roi, on fit trembler les ambitieux, ceux qui n'é-
taient point très assurés de leur place ou de leurs privilèges.
C'est ainsi que le premier président du Parlement de Bourgo-
gne, Brùlart, mandait à Golbert : « Je fais valoir autant que je
peux l'ordre qui m'est donné par Sa Majesté de lui envoyer
avec la liste de ceux qui y prendront part les noms de ceux
qui ne voudront pas s'y intéresser ; ce qui obligera plusieurs
qui n'y auraient rien mis à s'y engager (2). »
De même, M. de Pontac, président du Parlement de Bor-
deaux disait: i J'ai fait entendre aux jurais et à quelques bour-
geois avec combien de soin ils devaientexliorter un chacun à
faire des efforts dans ce rencontre et qu'autrement le Roi exa-
minera les privilèges de la bourgeoisie avec tant de sévérité
qu'ils en seront sans doute privés d'une partie la plus con-
sidérable ; que s'ils venaient à perdre cette partie, il leur se-
rait bien difficile de la rétablir... (3) »
Cependant l'entrain des souscripteurs fut moins grand en-
core qu'on ne l'avait espéré. Les villes maritimes, plus direc-
tement intéressées par cette création, montrèrent à son égard
des dispositions peu favorables, malgré l'attention que l'on
avait eue de leur attribuer la nomination de la plupart des
Syndics (4).
(1) Lettre du 17 juillet 1664, Clément, Lettres, instructions et mémoi-
res de Colbert, II, p. 428.
(2) Lettre du 24 décembre 1664, Depping, op. cit., p. 363 en note.
(3) Lettre du 10 novembre 1664, ibid., p. 360.
(4) Non point des 12 syndics entrés en charge le 5 juin 1664, qui
126 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE PREMIER
Celle froideur se comprenail d'ailleurs, carie monopole
donl devait jouir la Compagnie leur enlevait une partie im-
portante du commerce maritime, et sa prospérité ne ferait
qu'aggraver leur propre ruine en encourageant la formation
de Compagnies similaires pour toutes les branches de ce
commerce. C'est ainsi qu'à Bordeaux les difficultés rencon-
trées par la souscription furent très vives, et la correspon-
dance adressée à Colbert par son agent principal dans celte
ville, le président de Ponlac, nous fournit un exemple typique
des circonstances qui marquèrent cette curieuse campagne.
Le 24 octobre 1664 ce magistrat écrivait au ministre,
qu'ayant appris le mécontentement du Roi louchant l'empres-
sement mis par les bourgeois de Bordeaux à souscrire, il a
ouvert des pourparlers avec le « juge de la Bourse », un des
plus considérables d'entre eux, afin de persuader par son
entremise les négociants de cette ville « d'entrer dans le
traité » et celui-ci a suggéré que si l'on accordait le droit de
bourgeoisie aux souscripteurs de 4 ou 5.000 livres au lieu de
10. 000, on aurait beaucoup plus de chances de succès. *■ Je ne
sais, ajoute M. de Ponlac, si vous trouverez sa proposition rai-
sonnable (1). » Puis c'est aux jurais qu'il s'adresse, et il leur
transmet au sujet des privilèges des bourgeois celle menace
formelle, évidemment suggérée par le ministre lui-même, et
que nous avons signalée plus haut. Mais il n'y avait pas que
les bourgeois à endoctriner, les fonctionnaires royaux et
n'étaient que provisoires, mais de ceux qui devaient s'adjoindre aux
premiers Directeurs Généraux.
(1) Les Articles proposés au Roi accordaient en etîel le droit de bour-
geoisie aux souscripteurs de 6.000 livres, sauf à Paris, Bordeaux et
"Bayonne où il en fallaii 10.000. Mais le Roi substitua à ces chilTres
celui de 8.000 dans le premier cas, de 20.000 dans la second. Abstrac-
tion faite de l'erreur ainsi faite par M. de Pontac, on voit que la pro-
position du juge-consul n'avait guère de chances d'être accueillie.
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 127
surloul les inetubres des corps judiciaires en avaient grand
besoin. « Messieurs du Parlement paraissent avoir beaucoup
d'inclination pour l'exécution des ordres de Sa Majesté, écrit
M.dePonlacle 17 novembre 1664» ; il est vrai que pour don-
ner l'exemple il a souscrit lui-même 6 actions, et 4 présidents
en ont demandé chacun 3 : il espère que les conseillers sui-
vront et que le Roi sera satisfait (1).
Mais du côté de la Cour des aides, il n'en va pas de même.
Certains de ses membres ont refusé de souscrire sous le pré-
texte, assez plausible il est vrai, qu'ils étaient déjà engagés
dans la Compagnie des Indes Occidentales. D'autres ont
imaginé de se réunir sous le nom du procureur général, élu-
dant ainsi la condition imposée par les statuts de la Compa-
gnie de ne pas souscrire moins de 1.000 livres, et leur « pro-
cédé » a été imité aussitôt par d'autres corps (2). Enfin
l'activité déployée par M. de Ponlac vint en partie à bout de
ces difficultés ; le Parlement donna 100.000 livres, les bour-
geois pareille somme, les « officiers de la Chambre de l'E-
dit » promirent de souscrire sans retard. Il y en eut bien qui
ne répondirent point à ses pressants appels, mais il cher-
che généreusement à les excuser : « il y a des charges va-
cantes, des officiers hors de la province et quelques enfants de
famille qui n'ont rien en leur particulier. Les autres qui pour-
raient signer sont en fort petit nombre ». Seuls « nos Mes-
sieurs des Aides » ont probablement persisté dans leur mau-
vaise volonté, sans doute aussi il dut leur en cuire quelque
peu I La souscription revêtit à peu près dans toute la France
les mêmes caractères qu'à Bordeaux, à part quelques ex-
ceptions, et les correspondants de Colberl nous en four-
nissent de nombreux témoignages. A Lyon, la grande cité
(1) Ibid., p. 360.
(2) Lettre du 28 novembre 1664, ibid., p. 361..
128 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE PREMIER
industrielle, une certaine opposition se tit aussi sentir, éga-
lement compréhensible d'ailleurs, car si le commerce de la
future Compagnie pouvait fournir à ses métiers la soie
dont ils avaient besoin, l'importation des soieries d'Orient
devait faire aux siennes une concurrence redoutable. Mais
Lyon était riche et Colbert tenait au concours de ses bour-
geois, qui, conscients de leur importance, posèrent nettement
leurs conditions. « Nous avons si bien fait, écrit en effet au
ministre l'archevéque-gouverneur , M. de Villeroy, que je
puis vous assurer d'un million, à condition qu'il y aura ici
une Chambre Particulière, ainsi qu'elle a été promise parla
Compagnie de Paris à notre prévôt des marchands ; sans
quoi peu de négociants s'y seraient engagés (1). » Il fallut
donc donner aux marchands de Lyon l'assurance que leurs
intérêts seraient sauvegardés; confiants dans celte pro-
messe , ils menèrent vivement la souscription , exemple
malheureusement unique, et le 26 décembre le prévôt des
marchands, Charrier, écrivait à Colbert : « Le premier paye-
ment sera prêt quand vous l'ordonnerez et déjà il serait fort
avancé, s'il n'était porté en termes formels par la Déclaration
que nous nommerons notre caissier après que la Chambre
Générale aura été établie... mais du moment que cette Cham-
bre sera établie, el la nôtre réglée, il n'y a rien en France de
plus comptant que nos deniers et payables dans quelle place
de l'Europe que vous l'ordonnerez... ; mais il faut, s'il vous
plaît, que Messieurs de Paris tiennent ce qu'ils ont promis et
qu'ils demeurent persuadés de celle vérité, que sans le se-
cours de l'industrie et de l'intelligence des marchands de
celle ville ce grand et merveilleux dessein ne saurait réus-
sir... (2). » Fier langage qui ne dut point mécontenter le mi-
(1) Lettre du 28 novembre 1664, ibid., p. 305.
(2) Lettre du 26 décembre 1664, ibid., p. 376.
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 129
nislre trop désireux d'établir partout en France des négo-
ciants de cette espèce !
En Bretagne la souscription rencontra également de sé-
rieux obstacles et se heurta même, semble-t-il, à une vérita-
ble coalition des fonctionnaires royaux (1). A Rouen qui
avait vu naitre la Compagnie des Moluques, Fermanel, un
de ces correspondants de Colbert qui étaient pour lui de
précieux auxiliaires, signale les mêmes lenteurs, les mêmes
hésitations: « Les sommes que les marchands de cette ville
ont signées, dit-il, ne sont pas si fortes que vous l'avez dé-
siré... ; ce n'a pas été manque de leur avoir fait connaître les
avantages...; mais ils ont peine à mettre de grosses sommes
en des entreprises desquelles ils ne peuvent espérer de profit
que dans trois ou quatre années, pouvant d'autre côté pla-
cer leurs deniers en des emplois qui leur en peuvent donner
en peu de temps et le renouveler souvent.... ; je ne me suis
pas contenté dans les assemblées d'exciter, autant que j'ai
pu, que l'on signât selon ses forces ; j'ai été même dans les
maisons des uns et des autres les en solliciter : quelques-
uns s'y sont rendus (2) »
Si les régions maritimes et industrielles montrèrent si peu
d'enthousiasme, on devine ce qu'il en dut être dans les pro-
vinces du centre, étrangères aux mêmes intérêts et moins ri-
ches que les premières. Aussi, nulle part la pression officielle
ne paraît avoir été exercée avec plus de vigueur, soulevant
d'ailleurs d'énergiques protestations. C'est ainsi que l'inten-
dant de la province d'Auvergne, le sieur de Forlia, semble
(1) Lettre anonyme, 1664, ibid., p. 374,
(2) Lettre du 23 janvier 1665, ibid., p. 382 .Fermanel conduisit une
véritable campagne de propagande dans tout le nord-ouest de la France :
à Dieppe, à Saint-Malo, à Nantes. Il se servit e'galement de son in-
fluence auprès des négociants hollandais, pour recruter parmi eux des
intéressés pour la nouvelle Compagnie.— Cf. Saint-Yves et Chavanon,
Revue des Questions Historique!^, ocl. 1903.
W. — 9
130 DEUXIÈME TAHTIE. CHAPITRE PREMIER
avoir pris tellement à cœur l'exécution des ordres qu'il avait
reçus de Colberl, qu'il dépassa de beaucoup la mesure per-
mise.
« J'ai tiré des compagnies de cette province, écrivait-il, des
soumissions de faire délivrer le tiers des sommes qu'elles
ont mises dans la Compagnie..., et j'ai engagé le présidial de
Glermonl d'y prendre part pour 6.000 livres, celui de Hiom
pour 7.000 livres, la ville de Clermont pour 12.000 livres,
celle de Uiom pour 3.000 livres. J'ai même obligé les rece-
veurs des tailles de faire entre eux une somme...: en sorte
que je n'oublie rien pour persuader à tout le monde l'avanta-
ge qu'on en recevra... (1) » Malheureusement les moyens de
persuasion employés par cet intendant énergique ne furent
point du goût de ses administrés qui s'en plaignirent à Col-
bert : « Je suis assuré, dit l'un d'eux, que le Roi ni son
Conseil n'entend point qu'il exerce dans ce pays toutes les
violences et les menaces qu'il met en pratique pour la contri-
bution du commerce des Indes, où l'on sait que Sa Majesté
veut que la liberté soit entière. Notre intendant ne l'entend
pas ainsi, carne se contentant pas de ce que les compagnies
ont voulu donner de gré..., il est revenu à la charge, disant
qu'il avait vos ordres pour les obliger à faire plus. 11 s'est
servi du même prétexte pour y contraindre les villes et,
sans considérer leur pouvoir, les a mises dans l'impossibilité
de payer, à moins d'y employer le ministère des dragons,
comme il commence de faire ; il a obligé les particuliers de
venir dans sa maison, où étant allés à la bonne foi, il les a
contraints de signer pour le commerce pour ce qu'il a voulu,
et à ceux qui s'en voulaient défendre, il leur a dit qu'ils ne sor-
tiraient pas de chez lui qu'ils ne se fussent engagés ; de sorte
(1) Lettre du 23 décembre 1664, ihid., p. 372.
CRÉATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 131
qu'une parlie de celte province est au désespoir de voir au
milieu de la paix... exercer des violences qui ne se sonljamais
pratiquées que dans le plus fort de la guerre (1). » Golbert
dut intervenir pour calmer le fougueux intérêt que ce fonc-
tionnaire témoignait ainsi avoir pour la nouvelle Compagnie !
Les parents que Colbert avait placés dans les différentes
parties de son administration, en homme qui n'oublie pas les
intérêts de sa famille à côté de ceux du royaume, furent
naturellement parmi ses agents les plus zélés en celte cir-
constance. L'un d'eux, maître des requêtes à Poitiers, écrit
qu'il a refusé l'offre du Présidial et du Bureau des Trésoriers
de France de souscrire 6.000 livres chacun, et déclaré qu'il
n'accepterait que 20.000. Il espère également que la Maison
de Ville donnera 15.000 livres et les officiers de l'Election
20.000. Enfin l'intendant consent à souscrire les 12.000 livres
pour lesquelles il l'a taxé I Avec ce magistrat les affaires ne
languissent point et il ne regarde pas aux chiffres !
Cela ne réussit pas partout et l'on se heurta parfois à des
refus très nets. Ainsi le président de la Chambre des Comptes
de Navarre pria Colbert d'agréer les excuses très respec-
tueuses de cette assemblée f qui ne pouvait souscrire à
cause de la pauvreté de ses membres » (2).
Nous ne pouvons suivre dans toute la France les incidents,
fort amusants parfois, de celle remarquable campagne de
Colbert. Les exemples que nous avons choisis permettront,
croyons-nous, d'en apprécier le caractère. En somme le pu-
blic ne répondit point comme on l'avait espéré à l'appel de
la Compagnie ; la pression officielle réussit néanmoins à ob-
tenir de force une parlie du capital dont elle avait besoin (3).
(1) Lettre du 16 décembre 1664, ibid., p. 372.
(2) Lettre du 11 février 1665. — V. Depping, op. cit., p. 382.
(3)Gliarpenlierdanssafte/ation,quine vaque jusqu'en avril 1665, donne
132 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE PREMIER
N'en jugeons pas trop sévèrement les procédés ; sans doute
Colberl crut pouvoir forcer la main aux capitalistes ses con-
temporains, du moins le faisait-il pour l'intérêt général et
incontestable de la nation entière.
Ja liste de souscription suivante : M. le prince de Condé 30.000 livres,
M. le prince de Conti 20.000, la Cour 2 millions, les cours souve-
raines 12.000 livres, les corps des marchands 650.000 livres (dont le corps
de la mercerie 520.000 livres), les officiers de finance 2 millions, Lyon
1 million, Rouen 550.000 livres, Bordeaux 400.000 livres, Tours 150.000
livres, Nantes 200.000 livres, Saint-Malo 100.000 livres. Rennes 100.000
livres, Toulouse 120.000 livres, Grenoble 113.000 livres, Dijon 100.000
livres, etc.
CHAPITRE II
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES A MADAGASCAR.
Premières opérations de la Compagnie, — Etablissement des relations
avec Madagascar. — Expédition de M. de Beausse (1665). — Ex-
pédition de M, de Mondevergue (1666). — Les premiers pas dans la
péninsule hindoue. — François Caron, Son plan. — Premières diffi-
cultés : l'affaire Mondevergue, l'affaire Marcara. — Colbert recherche
l'appui des nations étrangères contre les Hollandais.
Dès les premières semaines de son existence,la Compagnie,
conseillée par Colbert, se préoccupa d'assurer sa situation
commerciale en Asie en ouvrant avec les souverains des di-
verses contrées, où elle prétendait trafiquer, des négociations
qui aboutiraient à de véritables traités de commerce. Dans ce
but, l'on fit choix d'un certain nombre d'ambassadeurs : ce
furent MM. de Lalain, gentilhomme ordinaire de la maison
du roi, et Mariage, négociant rouennais qui avait fait un
séjour de sept ans en Arabie ; tous deux furent envoyés à la
Cour du Shah de Perse, le premier au nom du Roi, le second
en celui delà Compagnie. D'autre part, MM. de la BouUaye
le Gouz, gentilhomme angevin, Bébert et Dupont, négociants ,
partirent pour l'Inde par la mer Rouge, se rendant auprès
du Grand-Mogol et de là chez les différents petits potentats
hindous auprès de qui le premier devait également représen-
ter le Roi, les autres la Compagnie, et ces deux ambassades
partirent dans les premiers jours d'octobre 1664 (1).
(1) Nous devons ajouter qu'elles eurent assez peu de résultats. De
134 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE II
Grâce à l'active campagne dont nous avons retracé les
circonstances plus liaut, la Compagnie reçut pendant ce
temps un nombre assez considérable de souscriptions pour
autoriser l'espoir que des ressources suffisantes alimente-
raient son commerce ; malheureusement l'argent lui-même
rentra beaucoup plus lentement dans sa caisse, et il impor-
tait cependant de préparer le premier armement. Le Uoi, en
montrant l'exemple de l'exaclilude, tira les Syndics d'embar-
ras : on en commença aussitôt les préparatifs.
Le temps manquait pour faire construire les navires qui
devaient le composer ; après quelques discussions, on négocia
dans différents ports de France: à Sainl-Malo, au Havre, à la
Rochelle, l'achat de quatre bâtiments, dont trois entre 300 et
400 tonneaux et le dernier de 70 à 80 : le Saint-Paul, le Tau-
reau, la Vierge-de-Bon-Port et V Aigle-Blanc, et l'on s'occupa
de rassembler les premiers éléments de la colonie que cette
flotte devait emporter à Madagascar, qui devait, quels que
fussent les accroissements ultérieurs du commerce de la
Lalain ne parvint point à Ispahaii, résidence du Shah, mais son collègue
Mariage plus heureux rempHt leur commune mission ; il trouva d'ail-
leurs auprès du souverain un Français, le joaillier Chardin, qui l'aida
de son crédit. Mariage resta quatre années à Ispahan, puis il pagna
Bassora, d'où les deux premiers navires envoyés par Caron dans celle
contrée : la Marie et la Force, le ramenèrent à Surat en 1669. Le
marchand Dupont qui faisait partie de la seconde ambassade mourut
en route comme de Lalain ; la Boullaye le Gouz et Béber atteignirent
sans obstacle Surat, où les voyageurs français Thévenot et Tavernier
et le supérieur des Capucins, le père dePrémilly, les accueillirent avec
joie. Ils se rendirent de là à Agra, séjour du Mogol, où un autre de nos
compatriotes, Jacques de Palissy, médecin de l'Empereur, leur obtint
une audience d'Aureng-Zeb, Le Mogol leur fit répondre qu'il attendrait
pour s'allier au roi de France l'arrivée de l'escadre et des présents que
sa lettre lui annonçait. Réber rentra à Surat ; La Roullaye, continuant
seul la mission, se rendit auprès du Soubah du Bengale, mais il fut
assassiné en cbemin .
LA COMPAGNIE DES INDES OIUENTALES A MADAGASCAR 135
Compagnie, en rester le centre et l'enlrepôl. Des affiches
furent placardées dans Paris, énumérant les privilèges que
le Roi consentait aux artisans qui consentiraient à s'y établir,
et les conditions d'existence que leur assurait la Compagnie.
Beaucoup se laissèrent allécher, paraît-il, et se présentèrent
à la « maison i> de la Compagnie qui put ainsi faire un choix
parmi eux.
On recruta en même temps des marins et des soldats,
des officiers de mer et de troupes et l'on prit la précaution
en engageant les capitaines des navires d'exiger d'eux la
promesse de ne rien transporter pour leur compte ni pour
celui d'aulrui à leur bord et de ne faire le commerce qu'au
profit de la Compagnie. L'expédition devait emmener une
partie des autorités de l'île, où un Conseil Souverain devait
être en effet institué à l'imitation de la Compagnie hollan-
daise ; on en remit cependant le choix, ainsi que celui du
gouverneur, au second convoi et le premier ne dut emporter
qu'un Conseil Particulier qui siégerait provisoirement, et se
composerait de sept membres et d'un secrétaire. La prési-
dence en fut donnée à l'un des principaux intéressés de la
Compagnie d'Orient, M. de Beausse, frère utérin d'Etienne de
Flacourt, qui lors de la création du Conseil Souverain devait
y prendre le siège de premier conseiller; on désigna pour
l'assister M. de Montaubon, conseiller au présidial d'Angers
qui reçut une commission déjuge civil et criminel ; enfin
les autres membres devaient être le commandant d'armes de
l'île et quatre marchands. Or l'autorité militaire était encore
exercée à Fort-Dauphin par M. de Champmargou qui avait
reçu sa commission du maréchal de la Meilleraye ; les Syn-
dics décidèrent de lui conserver ces fonctions et le duc de
Mazarin lui écrivit sur leur demande, et en qualité d'héritier
du maréchal, pour l'engager à continuer ses services à la
436 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE II
nouvelle Compagnie. Enfin une sorte de consliluUon, prépa-
rée par les Syndics et approuvée par Colberl, fui octroyée à
la colonie en vertu des droits que possédait la Compagnie,
et le maintien en fut confié aux soins de ce Conseil.
Ces diverses occupations prirent tout le temps qui précéda
le départ de l'expédition ; malgré la hâte que l'on y mit,
celle-ci subit même un certain relard. On avait envoyé les
ordres nécessaires pour que les quatre navires prissent la
route de Brest où ils devaient être réunis, mais le mauvais
temps les retint ; enfin, au commencement de mars 1665, on
put mettre la dernière main aux préparatifs ; un assortiment
très complet fut embarqué pour approvisionner les maga-
sins de Fort-Dauphin en outils, armes, vaisselle, étoffes, etc.
Le Syndic Cadeau surveillait lui-même cette opération. Sur
ces quatre bâtiments était réparti un effectif de 550 hommes,
dont 400 passagers de tous les corps de métier : maçons,
charpentiers, forgerons, laboureurs, etc. (1).
Enfin, le 7 mars 1665, l'armement étant complètement
achevé, la flotte appareilla. Souchu de Rennefort nous a laissé
de ce premier voyage un récit circonstancié. L'enthousiasme
du départ disparut, dit-il, fort vite : « quelques officiers des
autres vaisseaux rendirent visite à l'Aniiral, où par la bonne
chère et le grand bruit des canonnades, on tâcha de s'ani-
mer à la fameuse expédition des Indes Orientales ! (2) » La
(1) Au dernier moment une partie des passagers Hrent défection ; il
n'en partit que 280; c'était fâcheux pour un début: le souvenir de l'aban-
don de Fiacourt et de ses compagnons n'y fut peut-être pas étranger.
(2) Souchu de Rennefort, Relation du premier voyage à Madagascar,
Paris, 1668. — Souchu de Rennefort, ancien trésorier des gardes du Roi,
fut nommé secrétaire du Conseil Particulier de l'île Dauphine. Il publia
encore en 1688 une Histoire des Indes Orientales, où figura cette même
relation augmentée de considérations sur l'île et sur la Compagnie.
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES A MADAGASCAR 137
mésintelligence se mit dès le début dans le personnel: de
Beausse, sottement froissé de ce que la Compagnie lui eût
adjoint des marchands dans le Conseil, profita de ce que son
navire était plus fin voilier, pour abandonner les trois autres
et faire roule directement sur Fort-Dauphin. Cette conduite
ne lui porta pas bonheur, car on l'y débarqua fort malade ;
l'accueil fait aux envoyés de la nouvelle Compagnie par les
colons ne fut pas d'ailleurs des plus chauds. Champmargou
exigea qu'on lui donnât un otage, pour envoyer un de ses
officiers auprès de de Beausse, puis il accepta de livrer le fort,
comme le lui mandait le duc de Mazarin, mais remit à plus
lard sa décision sur les offres que lui faisait tenir la Compa-
gnie. Le 20 août apparurent le Taureau et la Vierge-de-Bon-
Port, et le 3 novembre seulement V Aigle-Blanc mouilla à Fort-
Dauphin. Le personnel qui devait présider à l'installation de
la Compagnie était ainsi au complet, rien cependant ne fut
organisé ; de Beausse de plus en plus affaibli par la maladie
refusa de réunir le Conseil sous le prétexte de son état de
santé. « Il est doux, observe Souchu de Renneforl, de com-
mander seul, et depuis qu'une fois on s'y est accoutumé, il
est difficile d'en quitter l'habitude ! »
La seule partie de sa mission qu'il consentit à remplir fut
l'envoi du Saint-Paul dans l'Inde avec le marchand Houdry
qui devait d'abord toucher à Socotora, puis parcourir le golfe
Persique. Il mourut peu de temps après, en remettant à
M. de Monlaubon le soin de le remplacer. La suite de celte
première expédition fut des plus mallieureuses : le Saint-
Paul partit bien, mais Houdry ne s'entendit point avec le
capitaine Véron et l'on n'alla pas plus loin que la baie
d'Antongil (1). Le Taureau se mit à la côte et son capitaine,
(i) Véron, Houdry et tout i'élal-major de ce navire moururent ail-
138 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE II
Kerkadiou, mourut. On réunit cependant les éléments d'une
cargaison que la Vierge-de-Bon-Port devait rapporter en Eu-
rope : du cuir, de l'ébène, de l'aloès, du poivre, de l'ambre
gris, du tabac et même de l'or. Le 12 février 166fi, un navire
apparut : c'était le Saint-Louis qui était parti du Havre en
juillet précédent ; on apprit par lui la nomination des Direc-
teurs Généraux. Puis la Vierge-de-Bon-Porl fit voile pour la
France ; Souchu de Rennefort, dégoûté des fonctions colo-
niales, avait obtenu de partir: mal lui en prit. Quand on arriva
dans les mers d'Europe vers la fin de l'été 1666, l'appui donné
par la France à la Hollande dans la guerre qu'elle soutenait
alors contre l'Angleterre avait naturellement amené des hos-
tilités de celle-ci contre nous, et la Vierge-de-Bon-Port, atta-
quée par une frégate anglaise (1), fut coulée par elle après
une glorieuse résistance, avec sa cargaison et 120 hommes de
son équipage ! Notre historien, échappé par miracle à ce dé-
sastre, fut emmené prisonnier à l'île de Wight.
Pendant ces événements, la Compagnie poursuivait régu-
lièrement son organisation en France. Colbert prenait tou-
jours une part active à celte œuvre, et depuis le départ de
la première flotte, il venait assister aux séances des Syndics
et intervenait dans leurs délibérations. On était en relard
déjà pour la conslitution du capital, car le tiers en eût dû
èlre recouvré avant le premier armement, et celui-ci parti,
celte somme n'était pas encore à beaucoup près réalisée ;
cependant le total des souscriptions montait alors à 11 mil-
lions de livres. Le retard n'existait point là seulement, car
aux termes des statuts on eût dû élire la Direction Générale
quatre mois au plus lard après l'enregistrement des lettres
leurs de maladie et le Saint-Paul regagna Forl-Daiipliiii. puis la France
sous le commandement de son premier pilote et à vide.
(1) Dans les parages de l'île de Guernesey.
LA COMPAGNIE DES IXDES ORIENTALES A MADAGASCAR 139
patentes, c'est-à-dire au début de janvier 1665. Colberl crut
devoir le rappeler aux Syndics et l'élection fut fixée au
20 mars ; le Roi mil ses appartements du Louvre à leur dis-
position pour donner à cet acte plus de solennité, et promit
même d'y assister. Au jour fixé, tous les actionnaires qui
jouissaient de l'électoral, c'est-à-dire les lilulaires de six ac-
tions, se trouvèrent réunis (1) : il y avait là des princes du
sang, des maréchaux de France, des ducs, des officiers de
la Couronne, des membres des cours souveraines et de sim-
ples négociants ; les Syndics et les députés des villes de
province qui se trouvaient à Paris avaient été aussi mandés.
Le Roi assista effectivement à la séance ; le chancelier Sé-
guier porta la parole au nom du souverain : il fit l'éloge du
commerce, montra l'intérêt que le Roi prenait à celle entre-
prise et les encouragements qu'il promettait pour l'avenir.
II ajouta que la Déclaration d'août 1664 avait consacré la
proposition faite par les négociants de ne composer la Di-
rection Générale que de commerçants à quelques exceptions
près, mais que depuis lors les souscriptions avaient montré
que le commerce s'était bien moins intéressé dans la Com-
pagnie que les autres corps de l'Etat, et qu'il convenait de
donner à ceux-ci une place plus grande dans la direction de
la Compagnie. Le Roi souhailait donc qu'on nommât Colberl
Directeur pour le Roi et la Cour et président perpétuel de la
Chambre Générale, et le prévôt des marchands vice-président,
pour le suppléer en cas d'absence ; pour le reste, il se fiait
à la sagesse des actionnaires qui devraient seulement ré-
server neuf places de Directeurs à des commerçants en exer-
cice. Les élections se firent conformément à ces indications,
et furent approuvées par le Roi.
(1) Charpentier, op. cit.
140 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE II
Le premier soin des Directeurs Généraux fut de demander
au Roi la prorogation pour six nouveaux mois du délai de
réception des souscriptions, lequel était écoulé depuis le
V mars, ce qui leur fut accordé, ils s'occupèrent ensuite du
choix d'un gouverneur pour Madagascar; à ce propos des
discussions s'élevèrent : convenait-il que la Compagnie le
choisît elle-même ou en demanderait-on au Hoi la désigna-
tion? Cette dernière solution fut adoptée, car il fallait « un
homme de naissance » et qui eût fait ses preuves dans des
commandements importants. De plus, le choix royal donne-
rait à celui sur qui il tomberait une autorité morale plus
grande que celui de la Compagnie. On adressa donc une re-
quête au Roi qui, quelque temps après, fit présenter par Col-
berl aux Directeurs le marquis de Mondevergue(l). 11 ajouta
que Sa Majesté n'aurait pu faire un meilleur choix, et que la
Compagnie en tirerait toute satisfaction.
On songea ensuite, chose moins importante, à donner un
nom nouveau à l'ile elle-même. Les Portugais l'avaient ap-
pelée Saint-Laurent, on résolut de lui donner le nom d'île
Dauphine en l'honneur du Grand-Dauphin, héritier du Irône
de France (2) : c'était une flatterie de courtisans, en même
temps qu'un hommage reconnaissant de l'intérêt que le Roi
(1) François Lopis, marquis de Mondevergue, baron de Barlu, capi-
taine au régiment de Magalotli, lieutenant-colonel des dragons du
cardinal Mazarin, était un protégé de ce dernier. Il reçut le 17 octobre
1665 la commission de gouverneur des îles Dauphine et Bourbon.
(2) Cette nouvelle dénomination fut consacrée par une Déclaration du
l*"" juillet 1665. Le Grand Dauphin, l'unique (ils légitime de Louis XIV,
mourut en 1711. Nous devons noter qu'au xviu» siècle un certain nom-
bre d'auteurs taisaient remonter plus haut l'origine de ce nom et lui
attribuaient comme parrain Louis XIII encore Dauphin, c'est-à-dire
avant 1610 : cette opinion est citée par Demis d'après le Dictionnaire
de Trévoux notamment.
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES A MADAGASCAR 141
portait à l'œuvre de la Compagnie ; le nom, malheureuse-
ment, n'allait pas être employé bien longtemps.
Ces occupations ne faisaient pas négliger cependant la
préparation immédiate de la seconde expédition : elle devait
comprendre onze bâtiments, dont les uns furent achetés en
France et en Hollande, les autres construits dans ce dernier
pays ; le Roi promit de son côté une escorte de quatre bâti-
ments de guerre. Le choix de Brest avait causé trop de désa-
gréments lors du premier départ, pour qu'on le renouvelât
et celle flotte reçut l'ordre de se réunir dans la « Rivière de
Charente ». Elle devait emmener une véritable population de
1,688 hommes, le gouverneur Mondevergue, les deux Direc-
teurs Caron et de Paye et les membres du Conseil Souverain.
Colbert prit à son organisation un intérêt considérable^ et
les retards qu'elle subit comme la première lui causèrent
de visibles soucis.
Mondevergue et les Directeurs ne s'entendaient déjà plus
et le ministre inquiet mandait à son cousin Colbert de Ter-
ron, intendant à Rochefort, pour l'engager à les mettre d'ac-
cord : « Au nom de Dieu ne vous rebutez pas de concilier les
esprits de M. de Mondevergue et des Directeurs de la Com-
pagnie des Indes Orientales. Les gens de Paris sont gens
rustres et de difficile ménagement ; je ne saurais trop vous
louer que vous agissiez à cet égard, comme s'ils se compor-
taient eux-mêmes ainsi qu'ils le devraient (1). »
De graves circonstances motivaient par ailleurs cette solli-
citude : la Hollande et l'Angleterre étaient alors en guerre,
ainsi qu'on l'a vu plus haut, et le gouvernement royal, en-
core fidèle à la politique traditionnelle qu'il allait bientôt
abandonner, s'était prononcé quoiqu'à contre-cœur en faveur
(1) Lettre du 11 janvier 1666. Cle'menl, Lettres, inslniclions et mé-
moires de Colbert.
142 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE II
des Provinces-Unies : celle atlilude rendait imminenles des
hoslililés ouvertes de la part de l'Angleterre. Aussi Colbert
était-il anxieux de voir sa flotte assez loin pour échapper aux
croisières ennemies (1). « Dieu veuille, s'écriait-il, que par
les premières nouvelles j'apprenne qu'elle a levé les ancres
et qu'elle a bon vent (2). » Enfin le 14 mars 16G6 elle appa-
reilla, accompagnée des quatre vaisseaux de guerre qui l'es-
cortèrent « hors des Caps».
Cette seconde expédition fut poursuivie par la mauvaise
fortune autant que la première. Elle séjourna fort longtemps
dans les eaux du Brésil, épuisant ses provisions et perdant un
temps précieux. Enfin on reprit la route du Cap et après une
année entière de retard, on atteignit Madagascar avec un per-
sonnel accablé parles maladies, les fatigues et les privations
d'une interminable traverséel On trouva Fort-Dauphin en une
situation assez misérable, tout y était encore à organiser, et
malheureusement Mondevergue, comme jadis Pronis,ne sem-
ble pas avoir été l'homme capable de mener une pareille
œuvre à bien. Longtemps on se contenta de vivre sur les
approvisionnements qu'apportait la flotte, sans tenter aucun
essai sérieux de colonisation : c'était une faute grave, mais
on en commit d'autres encore. Les agents de la Compagnie
se prêtèrent à des opérations de commerce inexcusables ; des
spéculateurs leur achetèrent les vivres, les étoffes, les outils
que contenaient les navires à des prix dérisoires, pour les
revendre très cher aux colons. Mondevergue n'usa de son au-
torité ni pour répartir sur divers points de l'île, où l'on devait
(1) Il semble même avoir un moment songé à abandonner ces pré-
paratifs pour renforcer de ces navires la flotte royale encore peu nom-
breuse ; il mandait en effet le 15 janvier à Colbert de Terron de lui
faire savoir si les vaisseaux de la Compagnie pourraient lui être utiles.
(2) Lettre du 9 mars 1666, ibidem, p. 437.
LÀ COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES A MADAGASCAR 143
fonder des colonies, celte population exagérée pour Forl-Dau-
phin et qui se dégradait chaque jour par la fainéantise, ni
pour arrêter les dommages causés par ses subordonnés aux
intérêts de la Compagnie.
Ces nouvelles parvinrent en France par deux navires de la
première expédition qui touchèrent à Fort-Dauphin en reve-
nant de Surat. Elles alarmèrent fort Colberl qui les porta
aussitôt par un mémoire à la connaissance du Roi (1).
« Les fautes qu'on a commises sont considérables, disait-il,
el vont à la perte de la Compagnie ! On a gaspillé 500.000 li-
vres d'argent comptant et de marchandises en quelques
mois ! » Il s'indignait qu'aucun des agents supérieurs de la
Compagnie que portait la flotte n'eût cru devoir dénoncer ce
scandale. Y avait-il donc entre eux une entente criminelle?
Ce n'était en effet que par le Procureur Général du Conseil
Souverain, M. Despinay, et par le secrétaire du Directeur de
Faye que l'on en avait ainsi connaissance. Ces deux person-
nages portaient, il est vrai, contre le marquis de Mondevergue
les plus graves accusations : il avait, selon eux, converti
l'autorité dont il était investi en la plus détestable tyrannie,
réduisant à néant le rôle du Conseil Souverain et terrorisant
les deux Directeurs. 11 avait fini, néanmoins, parles envoyer
à Surat comme il le devait faire, mais accompagnés par des
officiers dévoués à ses intérêts, pour qu'ils ne pussent écrire
en France, sans que leurs lettres lui fussent remises au pas-
sage I
Colbert cependant ne crut pas pouvoir admettre ces accu-
sations sans réserve. 11 tenait Despinay pour un homme
violent, el le secrétaire paraissait être sous son influence
{{) Mémoire sur Célat présent de la Compagnie Orientale de France
dans l'île Dauphine et datis les Indes, 8 mars 1669. Clément, III 2,
p. 414.
144 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE II
exclusive. D'ailleurs, puisqu'ils avaient trouvé moyen d'écrire
en France à l'insu du gouverneur, pourquoi Caron et de
Faye ne l'avaienl-ils pu faire aussi? Caron qui avait long-
temps séjourné dans l'Inde connaissait bien le moyen de
faire tenir de ses nouvelles sans passer par Forl-Dauphin (1),
et Ton ne pouvait supposer que lui et de Faye eussent été
assez faibles pour n'oser se plaindre de la conduite de Mon-
devergue ; Colbert concluait qu'il convenait de ne rien pré-
cipiter jusqu'à plus ample informé.
D'autres préoccupations retinrent en même temps l'at-
tention du ministre ; par les mêmes navires arrivaient en
effet les premiers renseignements, impatiemment attendus
par lui, sur l'établissement de la Compagnie dans l'Inde,
dont avait été chargé le directeur Caron et qui lui paraissait
ajuste titre important pour l'avenir commercial de la Com-
pagnie.
Son intention n'avait point été, en effet, de borner à l'île de
Madagascar l'aclivilé de celle-ci, mais d'en faire le centre
d'où rayonneraient ses navires vers les différentes contrées
baignées par l'Océan Indien, et dans ce but il avait recher-
ché les services de personnes au courant du commerce de
(1) Un mémoire de Colbert en date du 5 décembre 1669 nous ap-
prend en effet quelles étaient à cette époque les voies rapides de com-
munication avec les Indes. Elles consistaient à envoyer les paquets de
France à Alep (Syrie), d'où ils étaient dirigés sur Bassora ou sur Ispa-
han (Perse), suivant que l'un ou l'autre chemin se trouvait libre .
A Bassora le vicaire des Carmes-Déchaussés, à Ispahan le supérieur des
Capucins les recevaient et les confiaient à des marchands chrétiens qui
les faisaient parvenir à Sural. Colbert, en exposant ù la Compagnie
ce plan de transports postaux, conseillait d'envoyer les dépèches en dou-
ble à Alep, d'où l'un des exemplaires serait envoyé directement par
Bassora ou Ispahan, et l'autre par caravane à Bagdad, d'où il gagne-
rail ces mémos villes. Ces voies cependant n'étaient pas sans danger:
les dépêches du Directeur ('aron furent en elTet prises par les Arabes.
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES A MADAGASCAR l4o
ces pays, dont l'expérience devait éviter bien des déboires
à la Compagnie. Il sut en découvrir plusieurs et Caron fut
la principale de ces précieuses recrues. Né à Bruxelles de
parents français et protestants, François Caron avait servi
vingt-deux ans dans la Compagnie hollandaise ; intelligent
et opiniâtre, il s'y était élevé des plus bas emplois (1) aux
fonctions de Directeur Général de la puissante société, el avait
longtemps séjourné dans les Indes dans ses différents pos-
tes. Un jour il eut à souffrir d'un passe-droit dont son am-
bition ne put s'accommoder; c'était au moment où Colbert
préparait la création de la Compagnie des Indes Orientales.
Notre ambassadeur en Hollande, le comte d'Estrades, au cou-
rant des desseins du ministre, exploita habilement ce mécon-
tentement et décida Caron à quitter le service de la Com-
pagnie hollandaise (2). Le transfuge fut chaleureusement
accueilli par Colbert qui lui attira les faveurs royales : aus-
sitôt naturalisé français, il fut nommé Directeur de la Com-
pagnie des Indes Orientales, el envoyé dans l'Inde pour y
créer les comptoirs que projetait celle-ci. Avant de s'embar-
quer, Caron établit son plan de campagne dans un mémoire
qu'il soumit à la Compagnie et que Colbert approuva (3).
L'habile négociant se proposait de se rendre à Surat avec la
plus grande pompe possible pour assurer son prestige. Une
fois établi dans cette ville, dont la factorerie serait la capitale
de nos établissements dans la péninsule, il enverrait des
(1) On dit qu'il y était entré comme cuisinier.
(2) Comle d'Estrades à Colbert, 18 juin 1664 : « Je travaille pour dis-
poser une personne très capable et qui est mécontente des directeurs
de la Compagnie des Indes de Hollande d'aller vous trouver à Paris
pour vous donner les lumières qu'elle a acquises pendant des ans qu'elle
a servi dans les grandes Indes avec des emplois considérables... »
V. Depping, op. cil.
Ci) Souchu de Rennefort, Histoire des Indes Orientales.
W. — 10
146 DEUXIÈME PAUTIE. — CHAPITRE II
ambassadeurs au Grand-Mogol dont l'agrémenl lui parais-
sait indispensable, ainsi qu'aux soubabs de Golconda, de
Vizapur et du Bengale, sur les territoires desquels il s'agissait
de créer des succursales du comptoir de Surat ; des agents
partiraient, aussitôt ces autorisations obtenues, jeter les ba-
ses de trois premiers comptoirs sur les côtes de Coromandel
et du Bengale.
La Compagnie, dès lors installée dans l'Inde, tournerait ses
regards plus loin, sur les îles des épices elles-mêmes, prin-
cipalement sur les points suivants, où Caron proposait de
s'établir : Macassar dans l'île Célébès, Palembang et Djambi
dans celle de Sumatra, Bantam dans celle de Java et l'ile
Banka sur la côte de cette même île. En même temps que ces
factoreries s'élèveraient,des ambassadeurs seraient envoyés
aux empereurs de Chine et du Japon avec des présents
somptueux et obtiendraient de ces souverains l'autorisation
du commerce avec leurs peuples pour la Compagnie (1).
Caron, contre lequel la Compagnie devait avoir ensuite des
griefs fort graves, était certainement un homme de grande
valeur: son plan était judicieux, rien n'y était abandonné au
hasard ; toul, jusqu'aux présents à faire aux potentats asiati-
ques, était calculé avec minutie. Tout cela plul à Golbert qui
le vit partir avec espoir et allendil impatiemment de ses
nouvelles.
Caron, à peine arrivé à Surat et tout en réunissant les élé-
ments nécessaires à la création du comptoir projeté, envoya
(1) Caron se proposait d'aller lui-même en Chine et au Japon ; il
comptait en repartir vers l'année 1670, repasser dans l'Inde pour y
prendre les cargaisons préparées dans les nouveaux comptoirs et être
de retour en France vers l'année 1671. Il semble avoir fixé ce terme à
la durée des services qu'il consentait à rendre à la Compagnie ; Colbert
s'appliqua au contraire à obtenir do lui qu'il reslM plus longtemps dans
l'Inde. — Cf. Clément, op. cit.
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALE& A MADAGASCAR 147
de différents côtés des marchands et des sous-marchands
créer les succursales prévues a Vizapur,. à Balapalam, au
Bengale, auprès du roi de Golconda, enfin à Masulipatam.
11 envoya dans cette dernière ville, située sur la côte des
Gircars, un autre de ces auxiliaires étrangers si soigneuse-
ment recherchés par Colbert, comme lui-même l'avait été,
un Persan d'Ispahan, du nom de Marcara (1). Lui aussi avait
longtemps séjourné dans l'Inde et commercé pour son compte
dans tous les pays baignés par la mer des Indes ; destiné à
une situation moins brillante que Caron, il avait élé néan-
moins envoyé à Madagascar avec les litres de membre du
Conseil Souverain et de c Directeur de tous les comptoirs de
la Compagnie dans les Indes, la Perse et les pays du Sud ».
Ces deux hommes qui se sentirent rivaux ne tardèrent pas
à entrer en lutte. La situation du futur comptoir de Masuli-
patam était importante, et Marcara s'occupa activement de
sa création ; mais un jour Caron en sa qualité de Directeur
Général le frappa d'une peine disciplinaire (2) ; Marcara en
appela au Conseil Souverain de Fort-Dauphin qui cassa la
sentence de Caron sous la pression, semble-t-il, de Monde-
vergue ; celui-ci envoya en outre le capitaine de ses gardes
assurer l'exécution de cet arrêt. Marcara ne se tint pas pour
satisfait; il écrivit à Colbert, se plaignant de l'attitude de
Caron et l'accusant d'acheter sciemment de mauvaises mar-
chandises à un prix exagéré et d'avoir avec les agents de la
Compagnie hollandaise de fréquentes entrevues qui sentaient
la trahison.
(1) Marcara Avranchinz, disent les relations contemporaines. D'après
les « Ordres du Roi pour la Compagnie des Indes », il y eut deux frères
Marcara: selon du Fresne de Franclieville, ils étaient père et fils et non
frères.
(2) Caron accusa Marcara de rébellion et de lenlalive d'assassinat
contre lui. Il l'envoya les fers aux pieds à Fort-Dauphin.
148 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITHE II
Celte rivalité, ces accusations durent profondément affliger
Colbert; avec raison il résolut de ne rien vouloir entendre.
« Il n'est pas dans l'ordre de donner créance à un inférieur
contre son supérieur, dit-il, et encore bien moins à un infé-
rieur qui a été jugé coupable par son supérieur «, et il décida
en conséquence de faire casser à son tour par le Conseil d'en
haut l'arrêt du Conseil Souverain et confirmer par lui les
sentences de Caron : on renverrait Marcara, s'il persistait dans
sa mauvaise volonté (1).
Il s'occupa également de terminer l'affaire Mondevergue :
le Saint-Paul était en partance ; il invita la Compagnie à
embarquer sur ce navire un « habile commis » avec mission
de rentrer en possession des marchandises et des espèces
pillées ; le Roi enverrait en même temps une personne de
confiance « intelligente et fidèle », munie d'instructions pré-
cises et de plusieurs lettres de sa main. Cet ambassadeur
déclarerait au marquis de Mondevergue qu'on savait à quoi
s'en tenir sur les désordres passés et l'inviterait à les réparer.
Si le gouverneur se soumettait, on lui promettrait la faveur
royale ; s'il refusait ou traînait les choses en longueur, on lui
remettrait un congé formel et on l'embarquerait sur le pre-
mier navire (2).
A peine ces décisions étaient-elles prises qu'un navire (3)
arriva en France sous le commandement de M. de Lopis,
neveu de Mondevergue. Les nouvelles qu'il apporta ne sem-
blent pas avoir dissipé les doutes auxquels avait donné lieu
(1) Mémoire sur Vétat présent Clément, op. cil.
(2) Ibidem. — Il est curieux de rapprocher ce procédé que Colbert
compte employer à l'égard de Mondevergue, de celui que quelque
qu;ilrp-vinj;ls ans plus lard le gouvernement de Louis XV emploiera à
l'égard de Dupleix et dont Godeheu sera l'agent.
(3) Le Stiint-.lean.
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES A MADAGASCAR 149
la conduite de celui-ci, qui d'ailleurs demandait à être relevé
de sa charge. Une lettre du Roi lui manda en effet de rap-
porter toutes les mesures prises dans l'île comme ayant été
annulées par la Compagnie sur la requête du Roi lui-même.
Mondevergue fut autorisé à rentrer en France,mais on désirait
qu'il n'usât pas de cette faculté avant d'avoir réparé tous les
désordres (1). Une lettre de Colbert accompagna celle du
Roi : elle assurait le gouverneur que le Roi lui avait conservé
son estime et qu'il en recevrait les plus grandes faveurs, s'il
s'acquittait consciencieusement de cette tâche réparatrice,
et la fin de celte missive nous découvre le fond de la pensée
du ministre : si Mondevergue rentrait sans avoir rien fait, on
ne pourrait éviter de le punir, ce qui ne serait point de nature
à susciter une grande émulation autour de la place qu'il
quittait ; il fallait qu'il rentrât comblé d'honneurs, pour que la
Compagnie pût faire un choix avantageux parmi les candidats
que cet exemple ne manquerait pas de faire accourir (2) 1
Il écrivit par le même courrier au Directeur Caron, l'exhor-
tant à ne pas se décourager des difficultés présentes, insépa-
rables des débuts d'une grande entreprise, lui rappelant que
le Roi comptait le voir rester dans l'Inde aussi longtemps
qu'il serait nécessaire pour consolider l'établissement de la
Compagnie, et l'assurant que sa famille était l'objet des fa-
veurs et de la sollicitude royales (3).
A de Faye enfin, en l'engageant à éviter toute mésintelli-
(1) Louis XIV à M. de Mondevergue, gouverneur de l'ile Dauphine,
30 mars 1669. Clément, op. cit., III 2, p. 434.
(2) Colbert à M. de Mondevergue, même date : c Croyez-en un
homme qui est intéressé fortement à ce que vous soyez récompensé...
la récompense que vous recevrez portera à l'avenir quantité de per-
sonnes de mérite et qualité à prendre ces emplois... » Clément, ibid.
(3; Colbert à M. Caron, Directeur de la Compagnie des Indes Orien-
tales à Surat, 31 mars 1669, Clément, ibii.
150 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE II
gerice avec Caron dont l'expérience était nécessaire à la Com-
pagnie, il annonça la préparation d'une flotte de guerre qui
irait dans l'Océan indien « dans la seule pensée de faire voir
un petit échantillon de la puissance du Roi aux princes de
l'Asie » (1).
Si ces événements retardaient quelque peu les progrès de
la Compagnie dans les Indes, il était permis, comme le disait
Golbert, de ne point s'en décourager, l'expérience ayant
parfois de dures leçons et l'avenir en profiterait davantage
peut-être que d'un établissement sans difficultés.
Malheureusement, en France les affaires de la Compagnie
ne marchaient point du pas qu'elles auraient dû prendre au
gré de Colbert ; la rentrée des souscriptions menaçait de
traîner indéfiniment et en septembre 1668 un grand nombre
d'actionnaires n'avaient même pas réalisé leur premier ver-
sement ; un arrêt du Conseil dut les rappeler à une plus
grande exactitude ! L'intégralité du capital aurait dû être
dans la caisse de la Compagnie au début de l'année 1667 et
cependant, à cette date, les actionnaires n'avaient fourni que
cinq millions I Heureusement pour la Compagnie, le Roi dont
Colbert entretenait soigneusement l'inlérèt, était tout prêt à
la soutenir.
Colbert, que ces obstacles rencontrés ainsi par cette entre-
prise, remplissaient de douleur, sentait encore augmenter son
dépit à la vue de la prospérité de la Compagnie hollandaise
et ne s'en cachait point : « Je vous avoue, écrivait-il à M. de
Pomponne, notre ambassadeur à la Haye, que j'ai été surpris
de voir la prodigieuse quantité de marchandises que la Com-
pagnie des Indes Orientales de Hollande a fait venir cette
(1) Colbert à M. de Paye, Directeur de la Compagnie des Indes Orien-
tales, 31 mars 1669. Clément, op. cil.
LA COMPAGMK DES I.NDKs OIUK.Nr.UJiS A MADAGASCAR 131
année (1). » Une autre fois, il s'écriail : « L'avis que vous ave^
pris la peine de me donner par voire leltre, que la Compa-
gnie des Indes Orientales de Hollande envoie celte année
vingt-cinq vaisseaux, me parait bien extraordinaire t »
Cependant il ne consent pas à s'avouer vaincu et il feint de
voir dans celte activité « un grand effort » qu'il attribue « à
la crainte des vaisseaux du Roi », et il espère qu'en raison des
dépenses que cette Compagnie est ainsi obligée de faire et
dont la nôtre est exemple < cet effort lui sera plus désavanta-
geux qu'à nous». Tout espoir n'est pas perdu : «avec le temps,
beaucoup de patience, toute la protection et les assistances
du Roi, notre Compagnie aura un succès favorable » (2).
Pour lutter contre cette redoutable concurrence, Colbert
avait d'ailleurs activement cherché à créer à la Compagnie
une clientèle étrangère, et à enlever à sa rivale une partie de
l'approvisionnement de l'Europe. 11 n'avait épargné pour y
parvenir ni le temps ni les peines de nos agents diplomati-
ques. C'est ainsi qu'en 1665, divers princes allemands ayant
été sollicités par les Espagnols de fonder en commun une
Compagnie de commerce pour les Indes, Colbert prévenu
s'efforça d'attirer les princes à la Compagnie française en leur
démontrant qu'ils n'avaient rien à attendre des Espagnols :
« Dans tout l'Orient ils ne possèdent, dit-il, aucun pays que
les seules Philippines, dans lesquelles ils ont deux ou trois
(1) Colbert à M. de Pomponne, ambassadeur à la Haye, 4 juillet 1670,
Clément, op. cit.
(2) Idem, 2 octobre 1670. — Notre ambassadeur à la Haye était spécia-
lement chargé de renseif^ner Colbert sur les faits et gestes de la Com-
pagnie d'Amsterdam. C'est ainsi que M. d'Estrades proposait au minis-
tre de lui procurer un mémoire secret envoyé par les Directeurs de
cette Compagnie aux Indes aux Directeurs Généraux d'Amsterdam .
(Lettre de M. d'Estrades, 6 novembre 1664. Depping, Correspondance du
règne de Louis XIV). — Cf. une lettre de Colbert à M. de Pomponne le
!«' août 1670, dans une circonstance toute semblable. Clément, op. cit.
152 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE II
habitations de peu de conséquence. Ils ne peuvent donc pro-
poser aucun commerce dans les Indes Orientales... ; toutes
les propositions qu'ils ont faites sur cette matière ne tendent
qu'à remplir de belles joies ceux qui veulent bien les écou-
ter. » Le roi de France, au contraire, pourrait faire aux prin-
ces allemands des propositions incomparablement plus avan-
tageuses. 11 s'engage même à mettre en même temps qu'eu.x
dans la Compagnie une somme double de leur souscription
et il leur accorderait le droit de mettre un Directeur en leur
nom à la Chambre Générale. « Il y a loin, conclut Colberl,
entre la solidité et les avantages de ces propositions et les
espérances visionnaires des Espagnols (1)1»
Un peu plus lard, c'est vers les Portugais que se tournent
ses espérances : « Il faut à l'égard du commerce des Indes
Orientales, dit-il, que les Portugais soient bien aveugles de
ne pas vouloir traiter avec le Roi, et lui donner quelqu'un de
leurs établissements, vu qu'ils y périssent tous les jours et
qu'assurément ils en seront chassés dans peu, s'ils ne se
fortifient pas par quelque alliance et par quelque traité dé-
fensif, et même offensif en cas de besoin, avec le Roi qui est
assurément le seul de tous les princes de l'Europe... avec
lequel le Portugal se puisse accommoder avec sûreté... ; le
temps de leur expulsion entière de tous ces pays peut être
proche, s'ils n'y apportent un prompt et suffisant remède.., en
appelant en société de ce commerce et même en partage des
pays qui leur sont encore soumis et des places qu'ils possè-
dent, quelqu'une des autres nations qui, ayant les mêmes in-
(1) Clément, op. ci<. Cet auteur place la date de ce mémoire entre 1664
et 1665 ; nous croyons qu'il faut le placer entre mars et août 1665, car
Colberl y mentionne l'expédition de M. de Beausse comme ayant eu
lieu « au mois de mars dernier » et prévoit le dépari de 14 vaisseaux
« pour le mois d'août prochain ».
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES A MADAGASCAR lo3
térêls, joigne sa puissance à la leur ; or, les seuls Français
sont capables de procurer ce grand avantage aux Portugais..,
vu que la religion des Anglais ne permet pas... de les appe-
ler dans celte société (1). »
Le tour était habile ; il ne semble pas néanmoins que de
ce côté plus que du premier les tentatives de Colberl aient
été couronnées de succès, quelque zèle qu'ail apporté M. de
Saint-Romain à le seconder (2).
A notre résident à Genève, M. Mouslier, Colbert écrivait en
4670 : < La raison, pour laquelle je vous ai demandé le prix
et la consommation des sucres et épiceries en Suisse, a été
pour voir, si nous y pourrions introduire ces sortes de mar-
chandises qui nous viendront à l'avenir par le moyen des
Compagnies des Indes Orientales et Occidentales (3). »
Enfin, auprès de nos futurs rivaux dans l'Inde, les Anglais,
alors faibles comme nous et molestés par les Hollandais, il
ne négligea point de chercher un concours avantageux :
« Comme la principale difficulté qui est à présent entre l'An-
gleterre et la Hollande consiste en la liberté que les Anglais
demandent de pouvoir trafiquer dans tous les ports et riviè-
res des Indes, où les Hollandais ont des places, par le moyen
desquelles ils prétendent exclure tous les étrangers d'y en-
trer, il est très important pour le bien de notre commerce et
(1) Colbert à M. de Saint-Romain, ambassadeur à Lisbonne, 23 août
1670. Clément, op. cit., III 2, p. 494.
(2) Cependant, lors de la guerre de Hollande, les Portugais des
comptoirs de l'Inde se déclarèrent pour nous après la prise de San-
Thomé. Colbert sollicita également du gouvernement portugais la con-
cession d'un établissement dans la rivière de Lisbonne, pour y fournir
les navires de la Compagnie de vivres frais, et les réparer au retour des
Indes. Le naufrage du Jules dans cette rivière en 1674 semble indi-
quer que cette concession nous avait été accordée.
(3) Colbert à M. Mouslier, résident à Genève, 31 octobre 1670. Clé-
ment, op. cit.
154
DEUXIEME PAHTIE. CUAPITHE II
de notre Compagnie d'Orienl que vous fussiez informé en
délai! de ce différend.... Vous pourrez même vous en servir
auprès du roi d'Angleterre, lui faisant connaître qu'en s'unis-
sant avec le Roi et prenant ensemble de bonnes mesures, il
se pourra faire facilement que les Hollandais auront recours
à eux pour avoir la liberté de leur commerce, au lieu que
c'est à présent le roi d'Angleterre qui leur demande (1) — »
La lutte économique avec la Hollande, pour laquelle, on
le voit, Colbert cherchait ainsi des alliés, ne resta pas long-
temps dans les limites d'une courtoise rivalité commerciale,
et ne tarda pas à se transformer en une mésintelligence po-
litique aiguë qui conduisit à une rupture, où ces considéra-
lions maritimes ne furent point sans influence. Ainsi, après
trois années de tranquillité, au milieu desquelles la Compa-
gnie des Indes Orientales put jeter les premières bases de
son trafic, un obstacle se présenta à son développement ra-
tionnel, que depuis elle devait voir trop souvent se dresser
sur son chemin pour réussir dans ses ambitions. L'ère des
grandes guerres de Louis XIV s'ouvrit en effet en 1667 par
la guerre dite de Dévolution, dont les complications inatten-
dues pesèrent tant sur l'orientation de la politique royale.
La rapide conquête des Pays-Bas espagnols alarma la Hol-
lande ; pour arrêter le roi de France, une alliance fut conclue
par les Etals-Généraux avec le roi d'Angleterre qui commer-
cialement était leur adversaire et devait être notre allié, et le
roi de Suède. Ce renversement des alliances naturelles ne fut
d'ailleurs point superflu, car Louis XIV s'arrêta et la paix
d'Aix-la-Chapelle mit fin aux hostilités (mai 1668).
Ce ne fut point pour longtemps. Le gouvernement royal
souffrit difficilement cet affront. Les Hollandais qui depuis
(1) Golberl à Golbert de Croissy, ambassadeur de France à Londres,
20 avril 1GG9. Clément, op. cit.
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES A MADAGASCAR loo
Henri IV recevaieni de noire appui d'importants avantages,
s'opposaient ainsi ouvertement à nos visées politiques. Tout
cependant devait nous séparer d'eux : ils étaient pour nous
de redoutables concurrents commerciaux, et leur hostilité
constante avait jusque-là entravé tous nos efforts d'expansion
maritime ; l'opposition entre la forme de leur gouvernement
et la nôtre, entre leurs croyances religieuses et les nôtres
n'était pas moins formelle et on la remarquait ici comme
là-bas ; le conflit eut pour prologue une lutte douanière : le
tarif protecteur édicté par Colbert en 1664 suscita chez les
Hollandais des protestations plus véhémentes encore que
le droit de 50 sous par tonneau établi par Fouquet en
1659 ; le tarif de 1667, encore plus étroitement protecteur,
provoqua de leur part des représailles immédiates-, nos vins
et nos eaux-de-vie furent frappés de droits très élevés dont
notre commerce souffrit considérablement. Néanmoins les
choses en restèrent quelque temps à ce point, car Louis XIV,
pour écraser la FloUande comme il le projeta dès la conclu-
sion de la paix d'Aix-la-Chapelle, avait besoin de la neutra-
lité des gouvernements du Nord.
Or, au moment où à une amitié, assez troublée, il est vrai,
allait succéder l'hostilité déclarée , par une coïncidence
assez fâcheuse, nous abandonnions des projets longtemps
caressés sur Madagascar, où la Hollande ne nous cherchait
point querelle, pour porter notre ambition sur le continent
asiatique lui-même, où nous étions sûrs d'entrer en conflit
avec elle.
CIIAPITHE III
LA COMPAGNIE DES INDES OniENTALES DANS L INDE.
La Compagnie abandonne ses projets sur Madagascar. — Organisation
de notre premier comptoir indien à Suratpar François Caron (1667).
— Les premiers Directeurs dans l'Inde. — Création de Pondichéry,
Chandernagor et d'autres comptoirs. — Exécution du plan de Caron.
— Expédition de M. de la Haye (1670) ; prise et perte de San-
Thomé (1673-1674). — La guerre de Hollande arrête le développe-
ment de la Compagnie, destruction de ses comptoirs par les Hollan-
dais. — Mort de Colbert (1683). — Les guerres incessantes et la
prohibition de l'importation des tissus de l'Inde ruinent le commerce
de la Compagnie. — Dernières années de son privilège ; elle cède
Texercice de ses droits aux Malouins.
La Compagnie des Indes Orientales avait reçu une double
mission à remplir à Madagascar : elle devait y mener défi-
nitivement à bien la fondation d'une colonie de peuple-
ment, qu'elle était chargée d'administrer au nom du gouver-
nement royal, mission politique délicate et coûteuse ; mais
elle y avait aussi un but commercial : en faire un vaste en-
trepôl où s'accumuleraient avec les productions de l'île, pour
lesquelles on n'avait pas assez abandonné les espérances
ridicules des premiers explorateurs, chercheurs de trésors
fabuleux, celles de tyus les rivages de l'Océan Indien depuis
la côte arabe jusqu'à l'Archipel asiatique, en même temps
qu'une escale où les vaisseaux de la Compagnie viendraient
puiser en toute sécurité des vivres frais et des agrès de re-
change, avant de continuer leurs longues traversées.
Or il apparut très vile que la Compagnie n'était pas capa-
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES DANS l'iNDE 157
ble de mener à bien la première de ces deux tâches. Aucun
des agents qu elle envoya dans l'île n'avait l'expérience
nécessaire, ni ne comprit ce qu'on voulait de lui : ni de
Beausse, ni Montaubon qui étaient des magistrats, ni Mon-
devergue qui n'était qu'un courtisan, n'y fut à sa place, c'est
un Flacourt qu'il eût fallu, mais on ne le trouva point. Au
lieu du travail acharné, du dévouement désintéressé que l'on
eût dû y voir régner, on s'épuisa en vaines querelles de pré-
rogatives, en jalousies féroces, et l'on négligea toutes les
questions importantes. L'anarchie, le gaspillage qui furent
le fruit de cette belle politique désabusèrent Colbert ; les
Directeurs furent, plus vile que lui encore, dégoûtés de cette
lâche dont ils ne comprirent pas l'utilité ; le mauvais état
dans lequel on avait trouvé la colonie de Fort-Dauphin (1),
les rapports pessimistes de de Paye, les embarras causés
par Mondevergue orientèrent la Compagnie dans une voie
différente. Colbert ne s'entêta point ; il vit qu'on était inca-
pable de le suivre dans ses vues colonisatrices et il se rési-
(1) « Quand l'île fut occupée par la Compagnie, dit Soucliu de Ren-
nefort, elle contenait 100 Français : 2 à Gallemboule, 2 à l'île Sainte-
Marie, vis-à-vis de Gallemboule, 8 à Mananbane, et le reste à Fort-
Dauphin. Le Fort-Dauphin a été dessiné carré par celui qui l'a commencé :
il avait deux petits bastions demi-élevés de cailloux sur le roc, qui au
côté du nord commandaient le port capable de tenir à bon abri quatre
vaisseaux seulement. L'enceinte du reste n'était que de pieux gros
comme le bras et le tout avait été réduit à 150 pas de long et à 120
de large. La principale porte regardait l'Occident, l'autre opposée regar-
dait l'Orient et la mer. Dans ce fort était une chapelle élevée de plan-
ches, laquelle pouvait contenir 400 personnes... il y avait un magasin
et une cuisine construits des plus gros morceaux de pierres qu'on avait
pu ramasser autour des roches, un corps de garde et 12 cases de pieux
et de joncs. Tous ces bâtiments étaient couverts de feuilles. Le gou-
verneur avait élevé les fondements d'une maison qui devait être de
pierres de taille... » Souchu de Rennefort, Histoire des Indes Orien-
talea, p. 48.
158 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE III
gna à laisser la Compagnie s'absorber dans les destinées
commerciales qui lui convenaient davantage (1). Il n'aban-
donna pas néanmoins Madagascar, mais il crut devoir en
détacher la Compagnie, quille à donner à celle-ci un autre
entrepôt, au choix duquel il apporta toute sa sollicitude, et
dès le commencement de l'année 1669 il annonçait en ces
termes celte modification de ses desseins : « Il semble que
celte île doit être considérée comme un entrepôt de conve-
nance et non de nécessité et que l'entrepôt nécessaire doit
être établi avec les temps au Cap de Bonne-Espérance ; que
cette île non seulement peut et doit nourrir ses habitants
français, mais môme peut fournir des rafraîchissements aux
vaisseaux qui pourraient y passer, lorsque la nécessité aura
obligé les Français qui y sont à cultiver la terre. Pour cela il
semblerait que les ordres devraient être donnés aux vais-
seaux qui seront envoyés dans les Indes, de ne point toucher
à ladite île, dans la juste crainte que Ton peut et doit avoir,
ou qu'ils y fussent retenus par violence ou au moins que le
gouverneur se servît de la force pour en lirer les marchan-
dises et denrées dont il croirait avoir besoin. Il est nécessaire
que la Compagnie donne ordre à ses vaisseaux d'aller en
droiture aux Indes, jusqu'à ce que les habitants de Tile Dau-
phine par la culture de la terre se soient mis en élat d'avoir
des vivres pour en assister les vaisseaux, et donne aussi des
ordres précis à ses Directeurs dans les Indes de ne plus en-
(1) F. a Compagnie des Indes Orientales renonçait dès 1667 à coloniser
Madagascar, comme en témoigne le rapport du Prévùl des marchands à
l'assemblée des actionnaires du 15 octobre de celte année. « Celte en-
treprise, y esl-il dit, si on la poursuit, ruinera la Compagnie ; il faut
aller droit aux Indes, sans s'arrêter à défricher une grande île sauvage.»
Demis, op. cit., t. I.
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES DANS l'indE 139
voyer de vivres dans l'île..., avec défense de faire aucune
dépense nouvelle pour ladite île (1). »
Abandonner Madagascar à elle-même pour forcer les co-
lons à tirer de celle île leur subsistance, le remède était éner-
gique : il est piquant d'observer que c'est précisément ce que
le manque de ressources avait forcé la Compagnie d'Orient à
faire quinze années auparavant, et cela n'avait guère réussi
à sa colonie 1 Mais Colbert était décidé et à plusieurs reprises
à Caron, à de Faye il marqua la même volonté (2) : on avait
assez gaspillé d'argent, assez perdu de temps, il fallait réagir
promptement, si Ton ne voulait échouer misérablement ; dès
lors c'est vers la péninsule hindoue que se portent unique-
ment ses regards.
L'établissement de la Compagnie y était d'ailleurs préparé,
nous l'avons vu. Caron, parti pour Surat en octobre '1667, s'y
était activement occupé de créer notre premier comptoir ; il
était seul, mais son caractère autoritaire avait besoin de cette
solitude qui lui permettait d'agir à sa guise : en peu de mois
il eût réuni une importante cargaison que son navire em-
porta en France. Malheureusement, au commencement de
l'année 1669, il reçut trois collaborateurs : Marcara, Goujon
et de Faye, avec lesquels il ne put s'entendre ; on a vu ses
démêlés avec Marcara qui finirent fort mal; il en alla de
même avec de Faye : celui-ci mourut bientôt après (en avril
1669), et l'on accusa même Caron de l'avoir empoisonné !
Goujon, resté seul, lui tint tête quelque temps : soutenu par
les employés du comptoir, il réclama de Caron la communi-
cation des livres et des affaires dont il s'était jusque-là réservé
(1) Mémoire sur Vétat présent de la Compagnie..., 8 mars 1669. Clé-
ment, op. cit.
(2) Colbert à Caron, 31 mars 1660 ; Colbert à de Faye , même date.
Clément, op. cit.
160 DEUXIEME PAIlTrE. CHAl'ITHE III
la connaissance exclusive. Mais Colbert, à qui Caron se plai-
gnit et qui tenait à le conserver, rappela Goujon à son
tour (1).
Ces querelles, ces divisions ne nuisirent pas, fort heureu-
sement, à rétablissement de la Compagnie ; Caron envoya
des navires sur la côte persane, d'où ils revinrent chargés
d'étoffes et de sucre (2) (janvier 1670). Marcara, Goujon et de
Paye avaient acquis le renseignement précieux que le roi de
Ceylan, harcelé parles Hollandais, était tout prêta céder un
établissement à la puissance qui prendrait contre eux sa
défense, et le Zamorin de Calicut les avait reçus très favora-
blement à leur passage. Les Capucins de Surat (3) obtinrent
par l'entremise de leurs confrères du Siam et de Macassar
l'assurance que la Compagnie serait bien accueillie dans ces
deux pays. Dès 1669, Caron proposa à Colbert de tenter la
création d'une factorerie à Ceylan, le pays de la cannelle,
enfin les marchands envoyés par lui au Bengale, à Masuli-
(1) « A l'égard du sieur Goujon, il semble que la Compagnie se doit
remettre aux Directeurs qu'elle envoie et au sieur Caron pour aviser ce
qu'il y aura à faire à son sujet, soit pour le punir à cause de sa déso-
béissance, et le renvoyer en France, soit pour continuer à s'en servir
après lui avoir l'ail une bonne réprimande. « Colbert, Mémoire pour
la Compagnie des Indes Orientales, 30 décembre 1670.
(2) Ils ramenèrent Mariage, qui, envoyé en Perse dès les débuts de
la Compagnie, avait séjourné quatre ans à Ispahan.
(3) Les Capucins s'étaient établis à Surat sous les auspices du père
Joseph (l'Eminence Grise). Ils furent d'une grande utilité lors des dé-
buts de la Compagnie des Indes. Ils avaient entrepris de fonder une
maison au Siam ; le Roi approuva ce dessein et en 1662 deux d'entre
eux s'établirent à Ayuthia, alors capitale de ce pays; d'autres vinrent
les rejoindre les années suivantes. Ce furent ces religieux que Caron
cliargpa d'être ses négociateurs auprès du roi de Siam et qui obtin-
r(M)t l'agrément de celui-ci au commerce que la Compagnie projetait d'y
faire.
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES DANS l'inDE 161
palam sans montrer encore une grande aclivilé, y prépa-
raienl l'établissement de notre commerce.
Pour affermir notre situation dans la péninsule que l'hos-
tilité des Hollandais pouvait encore bouleverser aisément, et
seconder les projets de Caron, Colbert décida le Roi à faire
un puissant effort en faveur de la Compagnie ; l'ouverture
des hostilités avec la Hollande n'était plus d'ailleurs qu'une
question de mois et il importait de mettre nos comptoirs nais-
sants à l'abri d'un coup de main . H annonçait ce dessein à de
Paye en mars 1669 (1), ill'exécuta l'année suivante. L' « esca-
dre de Perse », formée par ses soins (2), partit de Rochefort
le 29 mars 1670 sous le commandement de M. de la Haye (3)
qui rangea sous ses ordres cinq vaisseaux, trois flûtes et une
frégate ; de la Haye avait une mission importante à rem-
plir (4), car il devait d'abord étudier la question d'un entrepôt
entre la France et l'Inde, et visiter à cet effet Pile Sainte-
Hélène et le cap de Bonne-Espérance (5), puis jeter Pancre à
Fort-Dauphin, où il devait prendre possession de Pile de Ma-
(1) Voir p. 149.
(2) Colbert lui donna ostensiblement ce nom, pour cacher très proba-
blement sa destination véritable.
(3) Jacob Blanquet de la Haye, mestre-de-camp, fut nommé à celte
occasion lieutenant-général aux Indes Orientales : bien qu'il portât
aussi te titre d'amiral des mers du Midi, ce n'était nullement un homme
de mer et le commandement technique de son escadre fut donné au
chef d'escadre de Turelles-Thiballier, Ce dernier mourut au cours
de la campagne (1672). Après la chute de San-Thomé, de la Haye re-
vint en France et fut nommé gouverneur de Thionville : il fut tué à
la fin delà guerre de Hollande (1677). Il a laissé de son expédition aux
Indes un récit sous le titre de : Journal du voyage des grandes Indes,
contenant tout ce qiii s'y est fait et passé par l'escadre de S. M. 1698.
(4) Instructions pour M. de la Haye, lieutenant-général dans les Indes
Orientales, Versailles, 4 décembre 1069. Clément, op. cit.
(5) Les Anglais étaient déjà établis à Sainte-Hélène, les Hollandais
au Gap.
w. — Il
162 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE III
dagascar au nom du Roi à qui la Compagnie l'abandonnait et
s'en faire reconnaître comme gouverneur, enfin cingler vers
Surat, pour se mettre en communication avec les Directeurs
Caron et Goujon (1). Pendant son séjour dans l'Océan Indien
dont la durée était fixée à trois années, il devait se conformer
aux indications de ces Directeurs et seconder leurs desseins,
concerter avec eux l'établissement du comptoir de Ceylan et
postérieurement celui de l'île Banka. De la Haye remplit la
première partie de ce programme sans obstacle, sinon sans
retard. Il déclara qu'on ne pouvait faire à Madagascar de colo-
nies considérables, vanta au contraire l'île Bourbon et en con-
seilla une occupation plus effective, puis au mois d'août 1671 ,
il fit voile pour Sural, où commençait la partie délicate de
cette expédition.
Des événements importants s'étaient passés pendant cette
même période. Trois nouveaux Directeurs avaient été en-
voyés en 1670 dans l'Inde, où la mort de de Paye avait laissé
Caron aux prises avec Goujon. C'étaient MM. Baron, Gues-
ton (2) et Blot. En même temps, le Conseil Souverain de
l'île Dauphine fut supprimé et cette suppression fut suivie
peu de temps après de la création d'un nouveau Conseil
à Surat. Celait le prélude de l'abandon définitif de nos
projets sur la grande île, où tant d'efforts avaient été ainsi
dépensés inutilement. On a vu que Colbert n'avait cepen-
dant pas perdu tout espoir de coloniser Madagascar, tout
en l'enlevant à la Compagnie, et projetait même d'y créer
des centres d'exploitation nouveaux. Il prescrivit à la Direc-
(1) Colbert dans ces inslrudioiis menlioiine également de Paye dont
il ignorait encore la mort.
(2) Le directeur Gueston mourut à Cliira/ en se rendant à Ispahan
pour le compte do la Compagnie. Son compagnon, M. de .lonclières,
continua sa mission et obtint du sliati confirmation de la liberté du com-
merce accordée à la Compagnie.
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES DANS l'iNDE 163
lion Générale « d'examiner s'il y avait encoie quelques
ordres à donner pour retrancher toutes les dépenses de l'ile
Dauphine el l'abandonner entièrement à ses habitants (1) », et
dans une lettre à M. de la Haye il ajoutait : « S'il y a bon
nombre de Français établis à l'île Dauphine et qui y veulent
demeurer, il faut appuyer cet établissement, et l'augmenter
par tous moyens possibles; mais s'il courait risque d'être
enlevé par les naturels, ou que l'infertilité de la terre fût telle
qu'il fût impossible d'augmenter les colonies, il serait bon
d'inviter et même de forcer les habitants ou de changer de
poste dans la même île, ou de passer dans l'île Bourbon (2). »
Lorsque de la Haye eut débarqué à Fort-Dauphin et pris
possession de l'île au nom du Roi, le marquis de Monde-
vergue, relevé de ses fonctions, put s'embarquer pour la
France. Un triste sort l'y attendait : Colberl, qui gardait sur
son administration des doutes que de nouvelles circonstan-
ces avaient peut-être aggravés (3), avait obtenu du Roi un
(1) Ses habitants français, veut-il dire. Mémoire du 30 déc. 1670,
Clément.
(2} Dès la première expédition on avait élevé dans l'île Bourbon, pour
en assurer la possession à la Compagnie, trois petits postes : St- Denis,
St-Paul et St-Pierre, qui sont encore les trois villes importantes de celle
île, et l'on y plaça un commandant particulier, M. Régnault. En 1671
l'amiral de la Haye vint prendre possession de l'île au nom du Roi, et
désigna comme lieutenant-général M. Lahure. La cession définitive de
Bourbon au Roieutlieuen 1686 en même temps que celle de Mada-
gascar. Lorsque les Hollandais abandonnèrent l'île Maurice sa voisine,
celle-ci fut occupée par les habitants de Bourbon (1712).
(3) Colberl à M. Holman, 30 juillet 1671 : « Il me parait beaucoup
d'indices que lorsqu'il (Mondevergue) était à Madagascar, il a envoyé
le sieur Dandron, capitaine de ses gardes, à Masulipatam, pour faire
quelque commerce avec Marcara qui est son confident. . . ; je dois vous
dire que ledit sieur Mondevergue est déjà demeuré d'accord d'avoir pour
10 ou 12.000 livres de diamants... » Au même, 15 août 1671 : « Il y a
lieu d'espérer par tout ce qui résulte du commencement de cette procé-
164 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE III
mandai d'arrestation contre lui, et quand le malheureux gou-
verneurloucha le sol de la France le 24juillell671,ll futarrêté,
conduit sous bonne escorte au château de Saumur et mis
au secret absolu, tandis que le maître des requêtes Hotman
était désigné par Colbert pour conduire l'instruction de son
procès. Le coupable, s'il l'était vraiment, échappa cepen-
dant à la justice du Roi, car il mourut dans sa prison en
janvier 1672.
Pendant ce temps l'escadre de M. de la Haye apparaissait
sur les côtes de l'Inde (1). L'effet qu'elle produisit sur les
petits princes hindous et les Européens eux-mêmes fut très
grand, car jamais la France n'avait manifesté si énergique-
ment ses prétentions à la domination des Indes et c'étaient
les premiers de ses vaisseaux de guerre qui fréquentassent
cet océan. Après avoir pris Caron à son bord, de la Haye se
montra à Bombay où les Anglais étaient les maîtres, à Goa
où dominaient les Portugais, à Calicul, où le Zamorin, déjà
favorable à la Compagnie française, frappé par ce déploie-
ment de forces, sollicita aussitôt l'assistance de l'amiral con-
tre les Hollandais. La chose était délicate, car nous étions
encore en paix avec la Hollande ; de la Haye et Caron hésitè-
rent longtemps. Hs se décidèrent néanmoins à conclure l'al-
liance sollicitée, mais Caron s'opposa formellement et par
dure, que nous trouverons la preuve de tout ce qui a été fait par M. de
Mondevergue, et il paraît même des apparences d'un plus grand mal
que celui duquel nous l'avons soupçonné. » Clément, op. cit.
(i) M. Gaffarel (Les Colonies françaises) donne sur le séjour de M. de
la Haye à Madagascar, pour lequel, on l'a vu, celui-ci avait des ordres
très formels du gouvernement royal, l'appréciation suivante : « Un
certain Delahaye qui ne connaissait ni le pays ni les habitants
commit tant de maladresses à Madagascar que les insulaires exaspérés
se soulevèrent contre sa tyrannie et massacrèrent nos niallieureux com-
patriotes. DeUiliayo abandonna traîtreusement le Fort-Dauphin et passa
à Sural avec ses troupes. »
LA COMPAGNIE f)ES INDES ORIENTALES DANS l'inDE 165
deux fois à laisser de la Haye attaquer l'escadre de l'amiral
hollandais Rickloff, et de là naquit entre eux un dissentiment
qui prit bientôt une tournure violente. Ils s'accordèrent cepen-
dant pour se rendre à Ceylan, où l'établissement depuis long-
temps projeté par Caron et approuvé par le ministre, devait
être tenté ; mais une déception les y attendait. Trincomali que
visait Caron, ancien poste portugais démoli par les Hollandais
et abandonné par eux, avait été réoccupé par les agents de la
Compagnie d'Amsterdam, qui avait eu vent de ces desseins.
Il fallut se contenter de la baie de Cotéary dont on fortifia
deux îlots, qui furent munis d'une petite garnison, puis on
repartit pour Surat. On y apprit bientôt l'ouverture des hosti-
lités entre la France et la Hollande (1); c'était, au point où
en étaient les choses, un véritable soulagement. De la Haye,
délivré de l'opposition de Caron, s'empressa de prendre
l'avance sur son rival Riciiloff : il mouilla devant San-Thomé,
une des principales factoreries de la côte de Coromandel,
dépendant du roi de Golconda (2), la bombarda et la prit
d'assaut.
Cette victoire, couronnant une attaque aussi hardie qu'inat-
tendue, eut dans l'Inde entière un grand retentissement; de
la Haye profita de l'autorité que lui donnait ce haut fait, pour
se débarrasser de Caron, auquel il ne pouvait pardonner
l'opposition qu'il avait mise à l'attaque de la flotte hollan-
daise. Caron d'ailleurs devenait impossible dans les circons-
tances présentes en raison de son ancienne nationalité et sa
perte était depuis quelque temps secrètement résolue. Nous
(1) Elle fut portée à la connaissance de M. de la Haye par une lettre
de Colbert en date du 30 juin 1672 ; la fjuerre était commencée depuis le
mois de février et le roi était alors maître de presque toute la Hollande.
(2) C'était le Soubab du Deccan, vassal théorique du Grand-Mof^oJ,
dont il était en fait indépendant. Golconda (Golconde) était sa capitale.
San-Thomé était un peu au sud de Madras.
166 DEUXIÈME PARTIK. CIIAHITRK UI
avons marqué la soUicilude que Colbert inonlra envers cel
auxiliaire précieux de ses desseins ; ses lettres où il multi-
plie les promesses des faveurs royales, des récompenses les
plus brillantes nous en offrent le témoignage ; la famille de
Caron fut pensionnée par le Roi, sa fille dotée et mariée par
ses soins ; fermant l'oreille aux plaintes qu'il recevait contre
lui et qu'il attribuait, non sans quelque raison, à la jalousie,
Colbert repoussa systématiquement toute accusation portée
contre son protégé ; Marcara (1), Goujon que Caron voulut
perdre, furent sacrifiés sans hésitation, et on l'encouragea
avec quelque insistance à consacrer encore longtemps ses
soins à l'établissement de la Compagnie aux Indes. Qu'on
ne s'y trompe pas cependant : cet étranger que Colbert met-
tait ainsi à la tête d'une entreprise aussi importante n'était
à ses yeux qu'un instrument nécessaire ; son dessein était
de tirer le plus d'avantages possible de son expérience de ce
commerce, puis de le renvoyer quand il aurait donné tout
ce qu'on pouvait attendre de lui. Peut-être les plaintes répé-
tées et unanimes des Directeurs ses collègues, blessés par le
dédain avec lequel il les traitait, et la guerre avec la Hol-
lande qui pouvait refroidir son zèle pour la grandeur de sa
nouvelle patrie, forcèrent-elles Colbert à s'en séparer plus
tôt qu'il ne l'eût désiré (2). Néanmoins il n'hésita point, et
(1) Marcara est, lui aussi, une ligure originale dans celle histoire : il
n'eut pas un meilleur sort que Mondevergue, car il fut à son arrivée en
France incarcéré à la citadelle de l^ort-Louis (I673)'ainsi que son frère,
employé comme lui dans la Compagnie. Suivant M. Gaffarel, il fut com-
plètement justifié de l'accusation qui pesait sur lui : il avait d'ailleurs
présenté lui-même sa défense sous la forme d'un mémoire que cile du
Fresne de Franclieville. On trouve à la Bibliothèque nationale, .V.<s,
sous la cote Fr. 8972, des pièces relatives à ce procès.
(2) Les procédés de Colbert à l'égard de Caron sont curieux à étu-
dier dans les instructions envoyées par lui aux dilTérenls personnages
qui occupaient alors une situation importante dans l'Inde. D'abord les
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES DANS l'iNDE 167
manda à de la Haye de prendre à son égard telles mesures
que les Directeurs et lui jugeraient convenables : de la
Haye qui avait, lui aussi, ses griefs contre Caron ne se fit
point prier : à la faveur de sa victoire, il l'embarqua sur
un de ses vaisseaux, le Jules, sous couleur d'en porter en
Europe la joyeuse nouvelle. Le malheureux ne devait point
parvenir en France : il périt dans la rivière de Lisbonne
avec ce navire et une partie de son équipage (1).
Caron, quels que fussent ses loris, avait utilement servi la
France ella Compagnie, et son nom mérite mieux que l'oubli ;
sa disparition d'ailleurs n'arrangea point nos affaires dans
l'Inde. Les Hollandais possédaient en Asie des forces militai-
accusations portées contre Caron étaient forcément inexactes : un liomme
qui avait servi vingt-deux années la Compagnie liollandaise étaitincapable
des prévarications et des injustices qu'on lui reprochait ; plus tard, si la
déférence à ses ordres continua à être strictement recommandée à ses
collègues,ce ne fut point sans laisser place à la supposition qu'il pût mal
faire ; on leur recommanda seulement de n'en rien manifester, tout en
avertissant la Compagnie de leurs griefs : enfin quand de la Haye fut
en route pour Surat, au reçu de nouvelles plaintes contre Caron, l'ami-
ral reçut l'ordre d'appuyer en tout les autres Directeurs et de faire en-
tendre à Caron qu'il ne devait plus rien entreprendre de son chef.
(Cf. Clément, op. cit., pass.)
(1) Dans le mémoire qu'il publia pour sa justification, Marcara donne
des circonstances delà mort de Caron des détails assez piquants. Caron
serait allé, à l'en croire, jusqu'en vue des côtes françaises, puis saisi par
la crainte d'être poursuivi pour ses escroqueries, il rebroussa chemin
pour débarquer en Portugal, et cette décision causa la perte de son
navire. Mais Marcara n'offre pas à l'égard de Caron toute l'impar-
tialité désirable, d'ailleurs il est à remarquer que la Compagnie ne
semble pas s'être plainte de Caron comme elle le fit pour Mondevergue,
et son rappel fut l'œuvre de Colberl lui-même. François Martin dit sim-
plement dans ses Mémoires à ce propos : « M. Caron prit la résolution,
apparemment de concert avec M. de la Haye, de repasser en France,
pour représenter l'état des affaires des Jndes et la nécessité d'y être
secouru promptemenl. »
168 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE III
res importantes ; ils se ressaisirent et reprirent ravanlapje.
A peine de la Haye avait-il quitté la baie de Cotéary que les
faibles garnisons qu'il y avait laissées étaient enlevées par
eux ; puis de concert avec le roi de Golconda qu'ils eurent
l'adresse d'indisposer contre nous, et renforcés par une nou-
velle escadre, ils enfermèrent de la Haye dans San-Thomé
par mer et par terre. Il y fit une longue et glorieuse résis-
tance de vingt-six mois qui ne lui épargna pas cependant la
reddition finale. La ville fut livrée aux vainqueurs le 6 sep-
tembre 1674, et l'amiral en sortit avec les honneurs de la
guerre. C'était un coup terrible porté à notre influence
naissante et au développement de notre Compagnie. La faute
n'en incombe pas exclusivement à l'infortuné de la Haye ;
à son départ on lui avait formellement promis l'envoi ulté-
rieur de plusieurs vaisseaux, mais les soucis de la guerre
qui s'éternisait en Europe nuisirent à l'escadre de Perse : on
lui envoya bien quelques navires (1), mais ces renforts com-
pensés par les envois faits par de la Haye en Europe, n'eu-
rent aucun effet utile, et la longueur exagérée de son séjour
dans l'Océan Indien lui ôfa beaucoup de ses moyens d'action.
L'amiral s'en plaignit à Colbert, terminant sa requête par ces
paroles remarquables : « Il serait facile cependant d'établir
la souveraineté de la France aux Indes : un petit effort suf-
firait pour cela ! » (2)
(1) Louis XIV a M. de ia Haye, 8 septembre 1674 : «... Outre les
60.000 livres que ce vaisseau (le Coche) vous porte, je dois croire que
vous avez à présent reçu les 100.000 livres que mon vaisseau le Rubis
vous a portées, les 200.000 que je fis charger il y a deux ans sur le
vaisseau de la Compagnie VOrient. et les 100.000 de mon vaisseau le
Breton parti il y a quatre ans... » Clément, op. cit.
(2) Pour cette première partie de Fliistoire de la Compagnie de Col-
bert, notamment sur le rôle de Mondevergue, de Caron, do l'amiral de
la Haye, consulter l'ouvrage de M. I,. Pauliat : Louis XIV et la Coin-
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES DANS l'iNDE 169
Les conséquences de la perte de San-Thomé furent mal-
heureusement importantes ; les Hollandais détruisirent notre
comptoir naissant de Masulipatam,elnous chassèrent de Tel-
lichéri et de Rajapur ; nous fûmes même obligés d'aban-
donner Bender-Abbas sur le golfe Persique. Le mal était
grand, mais il n'était pas irréparable, car ces établissements
étaient peu de chose encore, et la Compagnie devait avoir le
bonheur de trouver des hommes à la hauteur de la tâche de
leur reconstitution.
Ainsi la guerre contre la Hollande ne nous fui guère favora-
ble dans l'Océan Indien ; en Europe les hostilités, ouvertes
en 1672 simultanément sur mer et sur terre, n'étaient point
encore près d'être fermées, et se poursuivirent trois années
encore, marquées par d'éclatants succès pour nos armes.
Les Hollandais, impitoyablement battus sur le continent, se
heurtèrent pour la première fois à la marine créée par Col-
bert qui s'y montra en possession de tous ses moyens et s'y
comporta brillamment (1). Cependant, malgré des victoires
constantes, la guerre tourna à noire désavantage. L'élection
de Guillaume d'Orange, notre mortel ennemi, au stathoudé-
rat, son énergique décision qui noya la Hollande, mais arrêta
notre élan, l'habileté avec laquelle il détacha de nous tous nos
alliés du début, forcèrent Louis XIV à accepter la paix qu'il
avait une première fois hautainement repoussée. La guerre
d'ailleurs coûtait très cher ; plusieurs provinces de France
étaient réduites à la misère, il était temps d'en finir. La paix
pagnie des Indes Orientales, étude documentée dont il est permis
cependant de discuter les conclusions.
(1) La bataille navale de Solebay fut indécise, mais le célèbre amiral
Ruyler eut besoin de tout son génie pour nous empêcher de débarquer
sur les côtes hollandaises. Les flottes des Etats battirent les nôtres à
Walcheren et au Texel, mais elles furent vaincues par Duquesne à
Stromboli, Agosla et Pulerme.
170 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE III
de Nimègue, quoiqu'elle dût consacrer la victoire de la France
et marquer le point culminant de la puissance de Louis XIV
en Europe, fut un succès pour la Hollande qu'on avait voulu
écraser. Loin d'y perdre de ses territoires elle les agrandit,
et au tarif de 1667 dont elle obtint l'abolition à son égard fut
substitué celui de 1664, moins gênant pour son commerce.
Pendant cette longue période de guerre, on le conçoit, noire
commerce et surtout notre commerce maritime subirent un
arrêt très sensible ; les mers d'Europe étaient sillonnées de
vaisseaux de guerre, la marine militaire n'avait guère le loi-
sir de protéger efficacement les convois des négociants et
leur enlevait d'ailleurs leurs équipages ; la Compagnie des
Indes Orientales, surprise au moment où elle luttait contre
les difficultés du début et en était encore à jeter les bases de
son commerce, devait être particulièrement atteinte par ces
circonstances défavorables.
La chute de nos comptoirs provoqua, il est vrai, des fon-
dations nouvelles dont l'importance devait un jour dépasser
celle des premiers essais. Lorsque la capitulation de l'amiral
de la Haye nous eut chassés de San-Thomé (1), un des commis
de Caron, François Martin (2), qui avait pris à la défense de la
ville une part importante, se mit à la tête d'une soixantaine
de Français laissés sans asile par cet événement et vint s'éta-
blir avec eux dans le village de Pondou-Tcherri, situé sur le
(1) San-Thomé l'ut détruit par les Hollandais après leur victoire.
(2) François Martin, né à Paris en 1634, orphelin et misérable, débuta
comme Caron dans la Compagnie hollandaise, et comme lui dans des
emplois inférieurs. Il passa au service de la Compagnie française dès
sa création ; Caron s'intéres?a à lui, apprécia son iiilolligence et son dé-
vouement, l'emmena à Surat puis l'envoya à Masulipalam : il prit pari
aux opérations de M. de la Haye et se trouvait avec lui dans San-Thomé
quand les Hollandais en commencèrent le siège. Nous avons déjà men-
tionné ses importants mémoires conservés aux Archives Nationales.
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES DANS l'iNDE 171
littoral au sud de San-Thomé, dans un endroit salubre, sur un
rivage passablement abrité contre la mousson. Il sut obtenir
du seigneur du pays, Cliir-Khan, la concession de ce village
pour y établir une factorerie, avec le droit d'y faire quelques
travaux de défense et d'y mettre une petite garnison, et il tira
parti de ces faveurs avec une remarquable intelligence. Bien-
tôt un fort fut élevé où 300 soldats indigènes tinrent quartier,
des magasins furent construits pour les marchandises de la
Compagnie, Pondichéry à peine fondé prit les allures d'une
ville.
Au Bengale, pendant ce temps,une nouvelle factorerie pre-
nait également naissance qu'appelait un avenir durable : un
autre agent de Caron, Bourreau-Deslandes, qui avait déjà
fondé le comptoir de Balasor, avait obtenu depuis du Soubab
du Bengale l'autorisation de s'établir à Chandernagor sur
l'Hugli (1673). Balasor fut ruiné par les Hollandais au cours
de la guerre ; mais Chandernagor échappa à leur jalouse hos-
tilité, et tout en relevant Balasor, Bourreau-Deslandes exécuta
à Chandernagor les travaux de défense nécessaires pour lui
éviter pareil sort (1676),
Quand le comptoir de Masulipatam eut été à son tour relevé
de ses ruines par François Martin (1), le mal fait à la Compa-
gnie par sa puissante rivale se trouva presque entièrement
réparé.
En France, la Compagnie se ressentit davantage des maux
de celte longue guerre. Les opérations commerciales avaient
presque complètement cessé, quelque effort qu'eût fait Col-
bert pour les maintenir ; les magasins de Lorient étaient
pleins de marchandises que l'on ne trouvait point à vendre,
(1) « Je reçus des lettres du roi de Golconde, dit François Martin,
qui nous invitait de retourner à Mazulipatam y jouir des mêmes pri-
vilèges que la Compagnie y avait eus autrefois. » Mémoires.
172 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE JII
car le commerce français tout entier avait été atteint. Le mi-
nistre crut devoir recourir à des mesures radicales pour faire
sortir la Compagnie de cette torpeur ; il en rendit responsable
son administration et appela les actionnaires à nommer de
nouveaux Directeurs, tandis qu'il déléguait auprès d'eux des
Commissaires royaux pour examiner la situation et y chercher
un remède efficace (1675). Il alla plus loin : par son entre-
mise, la Compagnie fut dispensée par le Roi du rembourse-
ment des quatre millions de livres qu'il lui avait jusqu'alors
fournies, et sur son ordre, elle dut servir à ses actionnaires
qui semblaient avoir perdu toute confiance une répartition
de 10 0/0.
La conclusion delà paix de Nimègue n'apporta malheureu-
sement pas d'amélioration sensible à cette fâcheuse situation
et la Compagnie ne retrouva point l'activité que Colbert en
attendait. Aussi eut-elle à supporter alors les premières atta-
ques contre son privilège. Les commerçants de Nantes, de
Bordeaux, de Saint- Malo, enhardis par l'impuissance où ils la
voyaient plongée et par la suppression récente de la Compa-
gnie des Indes Occidentales, sa sœur jumelle, commencèrent
à murmurer, et leurs plaintes arrivèrent bientôt à l'oreille de
Colbert, qui en fut douloureusement ému. Selaitil donc
trompé en créant cette Compagnie, et celle-ci n'était-elle point
capable déjouer le rôle utile et glorieux qu'il lui avait assi-
gné ? La Compagnie Occidentale avait disparu après dix
années à peine d'existence, fallait-il donc détruire aussi celle-
là ? Elle était cependant une des colonnes principales de l'édi-
fice économique qu'il avait élevé et d'ailleurs le commerce
particulier devait résister encore moins qu'elle à riiostililé et
à la concurrence des Hollandais. En fait, c'était la guerre qui,
interrompant son premier essor, avait compromis l'avenir de
cette Compagnie; son inaction actuelle n'avaitpoint une cause
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES DANS l'iNDE 173
interne el l'on ne pouvait la juger si tôt. Des temps meilleurs
viendraient pour elle ; le point important était de conserver
les résultats déjà notables obtenus en Asie et de savoir atten
dre. Colberl puisa dans ces considérations l'idée d'un com-
promis dont il décida aussitôt l'application. •
Il consistait à faire de la Compagnie;, conservée en jouis-
sance de toutes ses prérogatives, l'intermédiaire auquel les
commerçants particuliers seraient tenus de recourir pour
exercer le trafic des Indes déclaré libre et accessible à tous.
Il ne le serait en efïet qu'à la triple condition d'avoir une
permission de la Compagnie, de se servir de ses vaisseaux
et de vendre par son intermédiaire le produit des retours
dans les magasins de Lorient. Ainsi la Compagnie garderait
son activité grâce au commerce particulier lui-même, et
plus celui-ci serait considérable, plus elle en profiterait;
ses actionnaires verraient leurs capitaux rémunérés, sans
avoir aucun effort nouveau à fournir, par les rétributions
imposées aux négociants, et elle pourrait attendre ainsi
l'heure favorable où elle reprendrait la plénitude de l'exer-
cice de son privilège (1). L'importance de ces dispositions,
(1) Cet élat de choses fut e'tabli par deux arrêts du Conseil en date
des 26 décembre 1681 et 20 janvier 1682. François Martin dit à ce su-
jet dans ses Mémoires : « Il s'était formé en France une société de
marchands particuUers qui avaient obtenu par un traité fait avec la
Compagnie de faire commerce aux Indes sur ses vaisseaux, moyennant
de payer 10 0/0 de l'argent et des marchandises qu'ils chargeraient en
France et encore 10 0/0 du retour des marchandises sur le pied de
l'achat aux Indes. Si la Compagnie a eu des raisons particulières de
passer ce traité, je n'en ai pas eu de connaissance, mais il est sûr qu'elle
avait ménagé fort mal ses intérêts ; c'était une perte considérable mais
visible pour elle que cet accord, ce qui a été reconnu depuis et qui a fait
bien changer aussi les articles du traité.» Mémoires,^. 345. Suivant l'abbé
Morellet la Compagnie aurait renoncé bientôt en effet à délivrer ces
permissions. François Martin rapporte seulement qu'elle en changea
les conditions ; en fait elle passa jusqu'à la fin de pareils traités.
174 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE II!
œuvre de Colbert lui-même, esl très grande: elles consla-
laienl d'abord implicitement un échec de sa politique éco-
nomique ; elles instituaient en outre un précédent et les
mesures qu'il imaginait devaient dorénavant être souvent
reprises aux époques de crise de la Compagnie des Indes. La
Compagnie Orientale resta pour son compte, avec des recru-
descences d'activité personnelle malheureusement éphémè-
res, soumise à ce régime jusqu'à son incorporation en 1719
à la grande entreprise conçue par Jean Law.
11 faut reconnaître, d'autre part, qu'une pareille solution ne
pouvait donner une satisfaction complète au commerce par-
ticulier, car elle comportait de gênantes restrictions et la
Compagnie lui imposa des conditions onéreuses ; aussi les
résultais ne répondirent-ils que d'une façon imparfaite aux
espérances de Colbert.
En Asie la conclusion de la paix avait cependant amélioré
la situation de la Compagnie. Les comptoirs nouveaux, créés
dans la dernière période des hostilités, commençaient à se
développer, les anciens s'étaient relevés de leurs ruines, et
l'invasion des Mahrattes sous la conduite de Sivadji qui
menaça un jour Pondichéry, à peine en étal de se défen-
dre, tut habilement détournée par François Martin dont ce
péril ne fit qu'exciler davantage l'activité et le dévouement.
La succession de Caron avait été confiée par la Compagnie
au Directeur Baron qui lui avait été adjoint en 1671 (1). C'était
un homme intelligent et énergique, qui avait été jadis consul
de France à Alep; il montra dans les importantes fonctions qui
lui étaient dévolues de très remarquables qualités. 11 entama
en effet avec Sivadji des pourparlers pour la cession d'une
(1) Baron fui nommé chef du comptoir de Surat le 13 janvier 1674.
Les autres membres du Conseil étaient à cette époque MM. de Jon-
chères, J.-B. Murlin, Bourreau-Deslandes, et Pillavoine.
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES DANS l'iNDE i 75
factorerie sur la côte de Konkan soumise à son autorité ; mal-
heureusement le manque de fonds arrêta cette négociation . Il
réussit aussi à renouer avec le nabab du Carnalic les rela-
tions amicales que l'adresse des Hollandais avait rompues
pondant la dernière guerre et il obtint même de lui l'assu-
rance qu'il nous laisserait reprendre San-Thomé à nos ri-
vaux. Mais pour cette entreprise encore il fallait de l'argent
et surtout des forces militaires, et Baron ne put les obtenir
ni de la Compagnie ni de l'Etat qui se trouvaient tous les
deux alors dans une égale pénurie de ressources. De guerre
lasse il se confina dès lors dans la tâche de conserver à la
Compagnie la place qu'elle avait dans l'Inde. Après plusieurs
années d'une sage administration, il fut arrêté par la mort,
et succomba à Surat en 1683, accablé, dit-on, par le sen-
timent de son impuissance. La Compagnie perdit en lui
un de ces serviteurs intelligents et habiles qu'elle eut le
bonheur de rencontrer quelquefois parmi un trop grand
nombre de médiocrités. Sa mémoire mérite d'être conser-
vée, car il fut avec Caron et Martin le créateur de notre
empire des Indes , dont les Lenoir , les Dumas , et les
Dupleix devaient plus tard porter si haut les destinées.
Une nouvelle perte, plus fâcheuse encore, vint bientôt la
frapper. Colberl, son fondateur,disparuten effet en cette même
année 1683, avec la douleur de voir ses réformes économi-
ques les plus utiles compromises par les guerres coûteuses
et les travaux exagérés du Koi, le désordre écarté par ses
efforts patients régner à nouveau dans les finances, la pros-
périté commerciale et maritime qu'il avait voulu donner à la
France plus éloignée d'elle que jamais ! La Compagnie des
Indes Orientales enfin, l'une des parties de son œuvre qui lui
furent le plus chères, restait plongée dans un engourdissemen t
fatal et le sentiment de ce dernier échec de sa politique fut
176 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE m
un des plus profonds sans doute de ceux qui assombrirent
ses dernières années de ministère. Cette mort priva la Com-
pagnie de son plus précieux gage de succès, elle fut le signal
de nouvelles entraves quile rendirent impossible désormais !
La succession de Colbert était trop lourde pour un homme
qui n'eût point eu son génie ni sa puissance de travail : elle
fut partagée entre son fils, le marquis de Seignelay qui prit
la marine, et Le Pelletier qui eut les finances et reçut avec ce
département la direction des Compagnies de commerce qui
s'y trouvait attachée (1).
Le nouveau Contrôleur-Général signala son arrivée aux
affaires par une tentative de relèvement de la Compagnie
des Indes Orientales , à l'administration de laquelle il
crut, à tort peut-être, nécessaire d'apporter une seconde
fois dos modifications importantes. Comme en 1675, on
procéda au renouvellement complet de la Chambre de Direc-
tion Générale, et de nouveaux Commissaires royaux furent
nommés pour l'examen de sa situation financière ; la dé-
chéance fut prononcée contre les actionnaires qui, malgré
l'arrêt rendu à ce sujet en 1675, n'avaient point encore achevé
leurs versements ; on supprima toutes les dépenses que
l'on jugea inutiles, et à cette occasion la Compagnie ren-
dit définitivement au Roi Tile de Madagascar, à la colonisa-
tion de laquelle elle avait depuis longtemps déjà renoncé (2).
(1) Seignelay garda la marine de 1683 à 1689, date de sa mort. Le
Pelletier quitta également les finances en 1689 et ces deux départements
furent alors réunis entre les mains de Louis Phélypeaux de Pontchar-
train jusqu'en 1699. Seignelay reçut par un brevet royal le titre de
président perpétuel de la Compagnie des Indes Orientales. A sa mort
cette dignité fut conférée à Ponlchartrain.
(2)Arrêt du Conseil du 4 juin 1686, « qui agrée et approuve la renon-
ciation faite par la Compagnie des Indes Orientales à la propriété et
seigneurie de l'ile de Madagascar et la réunit au domaine de S. M. «Cet
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES DANS l'inDE 177
La grande île fut solennellement réunie à la Couronne : réu-
nion toute platonique sans doute, néanmoins jamais le gou-
vernement français ne renonça depuis lors à ses droits ainsi
proclamés, qui devaient se convertir en une appropriation
effective deux siècles plus tard.
Ces réformes parurent devoir être suivies d'heureuses con-
séquences, car les opérations commerciales retrouvèrent
une certaine activité et la Compagnie effectua de nouveau
ses armements à son propre compte ; sa situation se main-
tenait en Asie et fut même accrue par quelques progrès nou-
veaux. Elle obtint du Grand-Mogol Aureng-Zeb la cession
définitive et en toute propriété de Chandernagor, et son éta-
blissement au Siam parut entrer dans la voie d'une réalisa-
lion prochaine. Le roi de ce pays avait en effet pour mi-
nistre favori un aventurier grec, Constance Phaulkon, qui
seconda les efforts des Capucins français en notre faveur,
et fit décider l'envoi d'une ambassade siamoise à Versailles;
Louis XIV répondit en envoyant en 1685 le chevalier de Ghau-
mont la reconduire avec deux vaisseaux (1), et celui-ci ob-
tint du roi de Siam la promesse de céder à la Compagnie des
Indes Orientales en toute propriété la ville de Bangkok sur
le Mé-Nam et le port de Merguy sur la côte orientale de la
presqu'île de Malacca. On s'empressa de profiler de ces
bonnes dispositions ; Louis XIV désigna en 1687 deux ambas-
sadeurs, MM. de la Loubère et Céberet (2), et décida que la
Compagnie qui avait un intérêt immédiat à leur mission
en supporterait avec lui les dépenses. On donna au ma-
arrêt fut rendu à la suite d'un vœu formulé par la Compagnie le 16 no-
vembre 1685. Archives nationales (ADix, 384).
(1) Voir le récit de la mission de M. de Ghaumont dans les Mémoires
du Marquis de Sourches, t. I, p. 401.
(2) Céberet était Directeur Général de la Compagnie.
W. —12
178 bEUXIKME PARTIE. CHAPITRE III
réchal-de-camp Desfarges 600 hommes que Iransporlè-
renl cinq vaisseaux réunis à Brest sous le commandement
du capitaine de vaisseau de Vaudricourt (1). Les instruc-
tions données aux chefs de l'expédition portaient qu'on
s'emparerait par force des deux places si le roi de Siam fai-
sait difficulté de les livrer. Au début cependant tout alla pour
le mieux ; Bangkok et Merguy (2j furent occupés sans inci-
dent, mais bientôt les choses se gâtèrent : Constance Phaul-
kon fut victime d'une intrigue de palais et périt ; les mission-
naires français furent emprisonnés ; le petit détachement
fut bloqué dans Bangkok et dut capituler (3) : tout fut perdu.
Pendant ce temps en Francs une nouvelle et terrible menace
vint fondre sur la Compagnie au sein de cette activité ; en
1686, en effet, furent édictées les premières prohibitions
contre l'importation des toiles peintes de l'Inde, des soieries
et des tissus d'or et d'argent, résultat de l'antagonisme que
nous avons signalé entre les intérêts du commerce des Indes
représentés par la Compagnie et ceux de nos industries na-
tionales auxquels dès la mort de Colbert on sacrifia sans
ménagement les premiers. Ces prohibitions furent l'origine
d'une interminable série de semblables mesures qui opposè-
rent jusqu'à la fin du xviu® siècle à la Compagnie des Indes
un obstacle fatal à sa prospérité ! Elle dut dès lors restreindre
ses importations aux quelques espèces de tissus épargnées
par ces proscriptions, aux rares épices que les Hollandais
n'avaient pas réussi à monopoliser, aux drogues, aux bois,
aux métaux divers, toutes choses qui ne purent alimenter
(1) Le Gaillard, VOiseau, la Normande appartenant ;i la Compagnie,
et les deux frégates du Roi la Loire et le Dromadaire.
(2) On projeta même d'élever à iMerguy une forteresse importante.
Mémoires de François Martin.
(3) 1688. Desfarges et sa troupe furent ramenés à Pondichéry. Ibid.
lA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES DANS l'inDE 179
son commerce d'une façon aussi satisfaisante, car les débou-
chés en étaient à la fois moins considérables et moins rému-
nérateurs.
La guerre vint encore s'ajouter bientôt à ces circonstances
désastreuses ! Dès l'année 1687 elle paraissait imminente et
le Roi faisait ouvertement ses préparatifs contre les puissan-
ces signataires de la Ligue d'Augsbourg. Enfin, en février1689,
cette coalition dont le nouveau roi d'Angleterre Guillaume
d'Orange était le chef déclaré, ouvrit les hostilités.
Ce que fut cette guerre nouvelle où la France devait, en
dépit de ses victoires, s'épuiser pendant dix longues années,
nous n'avons point à le dire, mais les événements maritimes
qui la marquèrent et dont l'effet sur notre commerce fut direct
ne peuvent être passés sous silence. A peine la guerre eut-elle
été déclarée, que les croiseurs hollandais et anglais vinrent
menacer nos côtes, bloquer nos ports, rendant téméraire et
ruineuse la moindre opération commerciale La Compagnie
n'arrêta cependant point complètement ses armements, elle
prépara même dès le début des hostilités une escadre de
six vaisseaux armés en guerre qui partit aucommencemenl de
l'année 1690 sous le commandement du capitaine de vaisseau
Duquesne, mais par la suite ses envois et ses retours furent
rares et ne reprirent quelque activité que dans la seconde
moitié de la guerre, alors que des deux côtés on était déjà à
bout de forces. Elle ouvrit généreusement son port de Lorient
à la marine royale qui, non contente d'y trouver un abri et des
ressources, s'y installa en maîtresse et proposa bientôt « d'en
déloger les gens de la Compagnie qui n'y avaient que faire et
de faire des casernes de leurs logements » 1 La Compagnie
hollandaise qui avait vu avec dépit nos comptoirs se relever
après la chute de San-Thomé, accueillit avec joie cette nou-
velle guerre qui lui permettait de les ruiner de nouveau et
180 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE III
plus complètement encore ; cependant elle ne pul que fort
tard mettre ses projets à exécution. L'escadre de Duquesne,
dont la mission était de donner la chasse aux navires an^çlais
et hollandais, parut dans les eaux indiennes en août 1690,
s'empara de quelques bâtiments, puis attaqua hardiment sous
le canon de Madras la flotte anglo-hollandaise plus nombreuse
et plus forte. Cette action fut indécise, mais l'audace du
commandant français eut un certain effet dans l'Inde. Cepen-
dant cette force navale, après avoir pris charge à Balasor et à
Pondichéry, fit voile pour la France et nos comptoirs furent
abandonnés à leurs propres ressources (1). Aussitôt Laurent
Pitt, gouverneur du comptoir hollandais de Négapalam, vint
assiéger Pondichéry par mer et par terre (1693) et François
Martin n'avait à lui opposer qu'un mauvais petit fort armé de
six canons, et un petit corps de 200 Français et 300 Indiens.
La ville subit un bombardement et fut vile affamée : on
capitula avec les honneurs de la guerre, comme San-Thomé
l'avait fait vingt années auparavant (2).
(1) Mémoires de François Martin.
(2) En apprenant les préparatifs que faisaient contre nous les Hollan-
dais à Négapalam, Martin se hâta de prendre quelques mesures de dé-
fense : il fil creuser un fossé autour de la place du côté de la terre, abat-
tre les maisons proches du fort, leva des soldats indigènes « Radjpoutes
et Mores ». Il espérait surtout voir arriver l'escadre annoncée par la
Compagnie quelque temps auparavant. Cependant elle n'apparut pas et
une flotte hollandaise de 19 vaisseaux vint mouiller devant la ville le
23 août 1693. A celte vue tous les indigènes de Pondichéry s'enfuirent.
Martin n'avait pas confiance dans sa garnison, qui à part 25 ou 30 hom-
mes ne se composait que k de misérables qu'on avait pris gueusant aux
portes des maisons en France ». Il n'avait pas de poudre d'Europe, mais
seulement de la poudre indienne très inférieure en qualité. Au premier
combat on constata que les parapets du fort n'étaient pas à l'abri de
l'artillerie ennemie ; bientôt les Hollandais furent maîtres d'une partie
de la ville ; les soldats indigènes désertèrent et l'on dut renoncer à
faire une sortie dans la crainte que toute la garnison n'en fît autant !
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES DANS l'iNDE 181
Martin fut emmené prisonnier à Batavia, ses colons furent
dispersés; mais les Hollandais, loin de détruire la ville,
s'efforcèrent d'en réparer les ruines, relevèrent son fort et
l'entourèrent d'une solide muraille ; ces travaux en firent
bientôt la première place de guerre de l'Hindoustan.
La guerre qui durait alors depuis cinq années commençait
à traîner en longueur ; la marine de.Colbert y jouait un rôle
aussi glorieux que dans la précédente, et les victoires de
Château-Renaud à Bantry, de Tourville à Beachy-Head, la sa-
vante « Campagne du Large », par laquelle ce dernier protégea
victorieusement nos côtes, en avaient été les premiers épi-
sodes. Une descente en Angleterre fut ensuite préparée pour
y porter Jacques II, mais là commencèrent nos revers : la
flotte de d'Estrées qui venait de Toulon, relardée par le
mauvais temps, ne put rallier celle de Tourville qui l'atten-
dait à Brest, et celui-ci. contraint de se battre malgré son
écrasante infériorité, fut vaincu par les Anglo-Hollandais
commandés par Russell au combat célèbre de la Hougue
(19 mai 1692), défaite honorable où l'on a vu souvent à tort
le tombeau de notre puissance maritime, et dont l'année sui-
vante Tourville lui-même tirait une revanche éclatante au
cap Saint- Vincent (26 juin 1693), tandis que de hardis corsai-
Le 6 septembre, le conseil assemblé reconnut que la position n'était plus
tenable : Ton envoya MM. J.-B. Martin et de Flacourl traiter d"une
capitulation. Les tlollandais voulurent d'abord se montrer intraitables.
Martin refusa leurs conditions : <> Nous avions pris notre parti, dit-il,
de faire plutôt tout sauter que de nous rendre à des capitulations hon-
teuses. » Enfin on obtint satisfaction : « la garnison sortit du fort avec
ses armes mèche allumée, tambour battant, balle en bouche, enseignes
déployées et deux pièces de canon. » Elle fut ramenée en France par
les vaisseaux de la Compagnie hollandaise. Le fort fut rendu dans
l'état où il était avec les armes, les munitions, l'argent, et les marchan-
dises. — Mémoires de François Mai-tin .
182 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE ni
res : Nesiuoiid, Poinlis, Ducasse, Duguay-Tiouiii, Jean Bart,
Pelil-Renaud harcelaient les marines alliées (1).
Malgré de gigantesques efforts el de presque constantes
victoires, la paix de Ryswick trouva la France épuisée
el ruinée (octobre 1697). Celle paix < où Louis XIV victorieux
Iraila en vaincu > (2) fui un nouveau Iriomphe pour les Hol-
landais qui obtinrent celle fois l'abolition à leur égard du
tarif de 1664. La Compagnie lui dut, il est vrai, de rentrer en
possession de Pondichéry fortifié et embelli !
La période très courte qui sépare la paix de Ryswick de
l'ouverture de la guerre de la succession d'Espagne (170â)
mérite une mention spéciale, car elle vit, malgré les multi-
ples causes qui tendaient à les ruiner, un relèvement très
sensible dans les affaires de la Compagnie des Indes Orien-
tales. François Martin qui avait obtenu des Hollandais sa li-
berté (3) et était revenu en France où le roi l'avait traité avec
honneur, rentra à Pondichéry, amenant avec lui des soldats,
des ingénieurs, des architectes, des canons, des approvision-
nements de toute espèce, renforça les murailles élevées par
les Hollandais, construisit des magasins nouveaux, embellit
(1) Les alliés s'en venj^èrent sur nos villes maritimes : Calais, le
Havre, Brest furent l'objet de tentatives de bombardement qui échouè-
rent, mais Dieppe reçut une pluie de bombes, qui allumèrent partout
l'incendie ; Saiiil-Malo, plus heureux, échappa à l'explosion d'un for-
midable briilot que les Anglais réussirent à pousser dans son port, et
qui ne tua, au dire des Malouins, qu'un chat dans une gouttière! La
Guadeloupe, la Martinique, Saint-Domingue, Terre-Neuve furent atta-
qués sans résultat ; le Sénégal et la Guinée furent occupés par les
Anglais, puis repris par nous en 1694. La chute de Pondichéry fut
dans cette guerre un échec presque unique.
(2) V. Duruy.
(3) Certains auteurs paraissent croire que Martin s'échappa de Bata-
via, où il était retenu prisonnier : ses mémoires disent formellement
qu'il obtint de rentrer en France avec sa famille. Il espérait, dit-il, être
utile à la Compagnie par ses conseils.
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES DANS L INDE
183
la ville et y attira habilement les indigènes de la contrée
environnante.
Lorient fut le théâtre d'une activité remarquable ; pourtant
la Compagnie ne put obtenir du ministre Pontchartrain que
la marine royale lui rendit la libre disposition de ce port; du
moins le concours de l'Etal pour ses armements la dédom-
magea-t-il de son encombrant voisinage. Tous les ans plu-
sieurs vaisseaux firent voile pour les Indes,etlesretours furent
également soutenus ; jamais les mouvements de la Compagnie
n'avaient été aussi importants qu'ils le furent pendant ces
quelques années, et chacun de ces navires apportait une
cargaison de plus d'un million de livres, souvent de deux et
plus. Les chantiers de Lorient reçurent des vaisseaux nou-
veaux exigés par ce trafic, plusieurs navires de guerre furent
même achetés à l'Etat qui alors faisait argent de tout. Aux
Indes, Pondichéry, Chandernagor, Masulipatam croissaient
chaque jour en importance. Quant au commerce de la Chine,
dont l'établissement avait été projeté par Caron, mais que
la situation de cet empire ne lui avait pas permis alors de
tenter, la Compagnie le céda à une société nouvelle fondée
par le sieur Jourdan au début de l'année 1698.
Mais la guerre vint une fois de plus arrêter cet essor com-
mercial qui promettait d'être définitif. Celait la troisième
fois depuis la création de la Compagnie que pareil événe-
ment se produisait, et sur les trente-huit années d'existence
qu'elle comptait, quinze avaient été occupées par des hosti-
lités qui détruisaient toute sécurité sur mer et ruinaient son
commerce ; et la guerre qui commençait en 1702 devait
durer onze nouvelles années !
Pas plus cependant que lors des guerres précédentes
l'inaction de la Compagnie ne fut complète, mais elle n'em-
ploya plus que quelques rares vaisseaux que ceux du Roi
184 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE III
durent escorter et pour rarmement desquels le concours
des négociants particuliers lui fut à nouveau indispensable.
Il n'y avait plus d'illusion possible : tout espoir d'une
renaissance était désormais perdu ; la Compagnie n'avait plus
aucune ressource, et était réduite à des expédients pour se
procurer des fonds insuffisants. C'est ainsi qu'elle obtint du
Roi, ce qui d'ailleurs était fort juste, qu'il lui payât d'une
rente annuelle de 5.000 livres l'occupation du port de Lorient
qu'elle avait créé personnellement ; elle réussit en outre à
lui vendre quatre de ses vaisseaux devenus inutiles, et
lui offrit même tout son matériel ! Son personnel fut réduit
à Pindispensable : à la mort du Directeur Bréarl de Boisanger,
en 1704, elle ne conserva plus de Directeur Général à Lorient
où un simple commis la représenta ; ses officiers inoccupés
et privés de solde naviguaient sur les vaisseaux de l'Etat ou
sur les corsaires malouins. Les comptoirs des Indes ne fu-
rent point touchés, mais ils durent se pourvoir eux-mêmes
des ressources qui leur étaient nécessaires, et la Compagnie
qui ne leur envoyait aucun subside semble s'être à peu près
désintéressée de leur administration.
Les actionnaires, cela va sans dire, ne touchaient plus de
dividendes ; ils s'agitèrent, se querellèrent avec les Direc-
teurs, demandèrent la liquidation de la Compagnie, propo-
sant même d'abandonner leur mise pour n'avoir plus à sup-
porter les conséquences des emprunts incessants que la
Direction était obligée de contracter (1). On ne le leur permit
point, et un arrêt du conseil du 1" avril 1704 décida « qu'ils
continueraient de demeurer intéressés au commerce de la
(1) Pour l'armemeal de 1702, les Directeurs empruiilèreiil en octo-
bre 1701 1.213.000 livres à 75 0/Od'inlérêl (prêt àla grosse). Les arme-
ments de 1703 el 1704, quoique réduits à un ou deux vaisseaux cliacun,
nécessitèrent de nouveau.x emprunts aux mCmes onéreuses conditions.
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES DANS l'iNDE 185
Compagnie, pour en partager les profits et supporter les
pertes ». Bien mieux, le gouvernement royal leur imposa un
nouvel apport de moitié de leur mise primitive ; ce fut inu-
tile d'ailleurs, car très peu d'entre eux s'exécutèrent (1).
L'activité commerciale de la Compagnie n'avait cependant
point disparu en dépit de la guerre, car elle était entretenue
par les négociants malouins que la crainte des croisières an-
glaises n'était pas de nature à arrêter. Forces de recourir à
la Compagnie en vertu de l'état de choses créé par Colberl en
1682, ils formèrent presque chaque année de petites sociétés
d'armement qui traitèrent avec elle pour l'envoi en commun
d'un ou de plusieurs navires. C'est au milieu de ces diffi-
cultés financières, de ces expédients commerciaux, que
s'écoulèrent les dernières années du privilège de la Compa-
gnie des Indes Orientales.
Les négociants malouins qui passaient hardiment à travers
les croisières ennemies maintinrent seuls nos comptoirs de
l'Inde en relations avec la mère-patrie; car la Compagnie
était incapable de les soutenir effectivement. La factorerie de
Surat dont Garon avait voulu faire la capitale de notre em-
pire des Indes était presque abandonnée par elle, aucun na-
vire français n'y venait plus toucher. Pondichéry avait pris sa
place et très heureusement sa prospérité s'accroissait chaque
jour sous l'active direction de François Martin. Sa mort qui
survint en 1706 fut une perte cruelle pour la colonie qu'il
avait fondée, mais elle n'arrêta pas son élan, pas plus que
l'incapacité des Directeurs Dulivier et Hébert qui se partagè-
rent sa succession jusqu'en 1718. Pondichéry comptait alors
une population de 60.000 habitants, avait de nombreux ale-
(1) Déposition de M. de Charapigny devant la commission du Parle-
ment de Paris en 1719.
186 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE III
liurs de lisseraiidy el commerçait acUvement avec loul le lit-
toral de rinde !
La guerre de la Succession d'Espagne ne fut point marquée
par des événements notables dans l'Océan indien : la Compa-,
gnie hollandaise n'avait déjà plus au débat du xvni^ siècle la
même puissance qu'à la fin du siècle précédent, et l'impor-
tance politique et militaire de la Hollande elle-même avait
fort décliné. L'Angleterre, notre principal adversaire, n'était
pas assez forte en Asie pour nous y chercher querelle, et sa
Compagnie gardait une altitude purement commerciale.
Les hostilités n'eurent donc point sur le domaine colonial
de la Compagnie des Indes Orientales les fâcheux résultats
qu'avaient eus les précédentes guerres, circonstance heu-
reuse, car ni elle, ni le gouvernement royal n'eussent été en
mesure d'y porter remède !
Les deux Pontcharlrain qui succédèrent à Colbert et à Sei-
gnelay ne surent point maintenir en état la belle marine mi-
litaire que ceux-ci avaient donnée à la France : l'état des
finances royales, il est vrai, ne leur en laissait guère
les moyens, aussi cette longue guerre vit-elle peu d'actions
sur l'Océan où les escadres anglaises circulèrent sans ob-
stacle. Après le combat de Malaga, journée indécise que le
comte de Toulouse eût pu transformer en victoire (août 1704),
et la défense des galions espagnols par Château-Renaud
dans la baie de Vigo contre la flotte anglo-hollandaise, nos
armes ne furent plus représentées que par les corsaires:
Forbin, Ducasse, Cassart, Poinlis ; Duguay-Trouin passé
dans la marine royale en 1706 se signala par l'expédition de
Rio-de-Janeiro (1711). Mais ces combats glorieux n'eurent
aucune influence sur le cours de la guerre. Enfin, au mois de
septembre 1712, une suspension d'armes avec l'Angleterre
ramena la sécurité sur l'Océan. La Compagnie n'était plus
LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES DANS l'iNDE 187
capable d'en profiler elle-même, mais l'activilé des arma-
teurs malouins, ses associés, put prendre un essor nouveau.
Son privilège louchait d'ailleurs à son terme, car il devait
expirer le 1<='' janvier 1715 (1). Mais dans la situation où elle
se trouvait, le ministre Pontchartrain hésita à prononcer une
dissolution que justifiait son épuisement. Qui eût payé ses
nombreuses dettes •? Qui se fût chargé de nos comptoirs de
l'Inde ? L'Etat dont le Trésor était vide n'était pas plus capa-
ble que la Compagnie de satisfaire à ces lourdes obligations !
Le ministre préféra donc proroger pour dix nouvelles années
ce privilège et permettre en même temps à la Compagnie de
tirer profit plus complètement qu'elle n'avait pu le faire
jusque-là de la cession de ses droits.
Ainsi en fut-il fait : à peine le privilège renouvelé, une so-
ciété d'armateurs malouins passa avec la Direction Générale
un nouveau traité, qui les subrogea à la Compagnie dans le
plein exercice de ses prérogatives. La Compagnie resta ce-
pendant en possession de ses privilèges, mais elle n'en garda
plus que la jouissance, et l'exercice s'en trouva dès lors par-
tagé entre la Compagnie des négociants malouins d'une part
et la Compagnie de la Chine de l'autre. Aucun événement ne
vint modifier celte situation pendant les trois premières an-
nées de la Régence ; mais, si la Compagnie des Indes Orien-
tales n'était plus alors que l'ombre de celle qu'avait créée
Colbert, si elle avait perdu toute activité personnelle, elle n'en
conserva pas moins l'existence, et celte création du grand
ministre n'avait pas péri tout entière, quand l'accomplisse-
ment des gigantesques projets de Law vint lui donner la
vigueur qui seule lui faisait défaut.
(1) La coacessioa en avait été faite à la Compagnie en effet pour
cinquante années (1665-1.715).
CHAPITRE IV
ORGANISATION ET ADMINISTRATION DE LA COMPAGNIE
DES INDES ORIENTALES.
Administration centrale. — Les Syndics provisoires. — La Direction Gé-
nérale, les Chambres Particulières. — Les assemblées d'actionnaires.
— Affaires conlentieuses. — Organisation du domaine colonial. —
Acquisition de Madagascar. — Le Gouverneur Général et le Conseil
Souverain. — Organisation des compidirs. —Obligations imposées à la
Compagnie. — Modifications apportées à cette organisation.
Des trois Compagnies créées pour le commerce des Indes
avant la conslilulion par Colbert de la Compagnie des Indes
Orientales, les deux premières eurent une existence presque
uniquement théorique, et la troisième ne se distingua des
entreprises particulières que par la grandeur de son objet
et la protection royale. Nous savons que ses intéressés se
réunissaient et décidaient en commun les opérations de son
privilège ; mais son organisation était simple, nullement dif-
férente de celle de toute maison de commerce un peu im-
portante à celle époque : à ce titre, ni elle ni les deux précé-
dentes ne méritaient de retenir longuement noire attention.
La Compagnie de Colbert, au contraire, offre à nos yeux un
aspect nouveau : c'est un organisme compliqué, une ma-
chine divisée en un certain nombre de rouages délicats, une
sorte de petit Elat, véritable ancêtre de nos grandes adminis-
trations modernes ; et l'élude de cette organisation prend
pournous un intérêt d'autant plus grand, qu'on y sent les
ADMINISTRATION DK LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 189
imperfections d'une création nouvelle, el qu'on y voit l'ex-
périence en modifier les combinaisons souvent artificielles.
Elle ne sortit point tout entière cependant du cerveau de
ses fondateurs : à l'époque où elle se formait, la Compagnie
anglaise, la Compagnie hollandaise étaient en pleine acti-
vité ; leur fonctionnement était depuis longtemps sorti des
tâtonnements du début, et présentait une régularité remar-
quable. Ce fut sur ces deux sociétés que l'on prit modèle el
la tâche s'en trouva fort simplifiée, sans l'être complètement
cependant, car cette adaptation à notre caractère national
d'un mécanisme conforme aux habitudes commerciales, mé-
thodiques et régulières, des Hollandais et des Anglais pou-
vait présenter certaines difficultés.
L'étude de leurs statuts fournit donc aux dépositaires des
desseins de Colbert de précieux enseignements, tant pour la
constitution et la répartition du capital social, que pour l'ad-
ministration centrale et l'organisation du domaine colonial.
La plus prospère de ces deux Compagnies était alors incon-
testablement celle d'Amsterdam ; ce fut donc elle surtout qui
fut copiée par Colbert qui comptait en lui prenant ses pro-
pres armes parvenir un jour à la vaincre plus aisément. Nous
avons parcouru les différentes étapes de cette création, as-
sisté aux conférences où furent arrêtés les grands points de
son organisation, rédigés les « Articles » qui furent soumis
au Roi et qui servirent de base à la Déclaration d'août 1664 ;
on a vu les circonstances au milieu desquelles sa constitu-
tion fut poursuivie, il nous faut entrer maintenant plus inti-
mement dans le fonctionnement de notre Compagnie, tel qu'il
lui fut fixé par ses statuts, et tel qu'il eut lieu dans la réalité.
La Compagnie hollandaise, ainsi que la Compagnie anglaise
avaient confié la gestion de leurs intérêts à des Dwecteurs
recrutés par l'élection au sein des intéressés. Mais cette ad-
1i)0 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE IV
minislration était différemment organisée dans l'une et l'autre
société. En Hollande, (\\idi\.YQ Chambres Particulières, compo-
sées d'un certain nombre de Directeurs chacune, représentaient
la Compagnie dans les grands centres maritimes ; au-dessus,
une Chambre de Direclion Générale, recrutée dans les Cham-
bres Particulières et siégeant à Amsterdam, représentait le
pouvoir central de celte petite république, dirigeait les au-
tres Chambres et décidait souverainement de toutes les affai-
res importantes. La Compagnie anglaise possédait au con-
traire une Coj<r c^es /^îVec/ewrs unique, directement élue par
la Cour des Propriétaires, c'est-à-dire l'ensemble des action-
naires jouissant de l'électoral. Cette différence s'expliquait
fort bien ; car les intéressés de cette dernière Compagnie
étaient les commerçants de Londres, voire même ceux de la
Cité, et ne se répartissaient point dans toute l'étendue du
Royaume-Uni. Au contraire, la Compagnie hollandaise, issue
de la fusion d'un certain nombre de petites sociétés locales,
réunissait des intérêts beaucoup plus épars, qui justifiaient
l'existence de ces Chambres multiples. Ce fut sur cette der-
nière Compagnie que se modela la société française ; en effet,
il était impossible de songer à placer à Paris même, qui
n'est point comme Londres une ville maritime, le capital
social entier, et s'adressant à toute la France, on devait
comme en Hollande rapprocher des actionnaires disséminés
le contrôle de leurs intérêts. On admit donc le principe de la
création de Chambres Particulières dans un certain nombre
de villes où le chiffre des souscriptions serait suffisamment
élevé ; et au-dessus d'elles siégea à Paris (1) une Chambre de
(1) Le siège social de la CoQipaguie, ou comme Fou disait alors « le
Bureau » de la Compagnie était situé rue Saint-Martin : le témoignage
nous en est apporté notamment par une lettre de cachet du 28 novem-
bre 1668. Dans cplto rue se trouvait alors l'hôtel d'un des fondateurs,
ADMINISTRATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 191
Direction Générale centralisant radminislration supérieure de
la Compagnie. Déclaration, arl. IX el XL — A litre provisoire
et en attendant l'élection des Directeurs, qui devaient compo-
ser ces diverses Chambres, les intérètsdela Compagnie furent
confiés à douze Syndics élus par les premiers souscripteurs
parisiens (1) (séance du 5 juin 1664).
L'élection des Directeurs Généraux de Paris fut fixée par la
Déclaration (art. VIll) à l'expiration du délai de trois mois qui
suivrait l'enregistrement de cet acte : or cet enregistrement
ayant eu lieu le 1®' septembre 1664, l'élection eût dû être
faite au cours du mois de décembre. Elle ne le fut point ce-
pendant à celle date, mais seulement lors de l'assemblée du
20 mars 1665.
La Direction Générale n'était point complète encore, car
elle devait comprendre en outre neuf membres élus par les
Chambres Particulières : or la création de celles-ci elle-même
devait être décidée par les Directeurs Généraux, il fallut donc
tourner cette difficulté, el à cet effet, aux douze' Directeurs
nommés parles actionnaires parisiens se joignirent aussitôt
q\x\nze Syndics désignés par les actionnaires des onze villes
suivantes, estimées par la Déclaration devoir s'intéresser da-
le banquier Jabach (n" 108 actuel, à travers lequel a été percé en 1824 le
passage Jabach) ; peut-être ravait-ilmis à la disposition de la Compa-
gnie. D'autre part, Golbert lui offrit un appartement du château de
Versailles, mais il est probable qu'elle n'en flt point usage.
(1) Les Articles soumis au Roi à Fontainebleau proposaient d'admettre
les souscripteurs parisiens qui auraient fourni leur part dans les trois
mois qui suivraient l'enregistrement, à nommer les six premiers Direc-
teurs Généraux de Paris. Les six derniers auraient été élus par tous
les actionnaires parisiens à l'expiration du délai de six mois pendant
lequel la souscription devait être ouverte (art. VII). Le Roi modifia cette
proposition qui eût exigé en effet la consécration immédiate de la créa-
lion de la Compagnie, chose impossible, et il imposa l'organisation
provisoire que nous avons exposée. Les douze Directeurs Généraux
furent ensuite élus ensemble, en mars 1665.
192 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE IV
vanlage à la Compagnie nouvelle : Rouen, Lyon, Nantes, La
Rochelle, Sainl-Malo, Marseille, Tours, Gaen, Dieppe, Le Ha-
vre et Dunkerque (l).Ces Syndics assistèrent en effet à l'as-
semblée du Louvre et se réunirent le lendemain aux Direc-
teurs parisiens.
Cette Direction provisoire avait une mission nettement
délimitée à remplir : désigner les villes où devaient être éta-
blies des Chambres Particulières, fixer le nombre des Direc-
teurs qui les composeraient et de ceux qu'elles enverraient
siéger à Paris. Cinq villes réunirent ses suffrages: Lyon,
Rouen, Bordeaux, Nantes et Le Havre, et il fut également ar-
rêté que la première de ces Chambres enverrait 3 directeurs
à Paris, la seconde 2, les trois autres chacune 1. Il restait
ainsi un siège de Directeur Général à occuper el l'on décida
qu'il serait attribué à la ville qui réunirait le plus grand nom-
bre de souscripteurs en dehors des cinq précédentes.
Les statuts avaient déjà reçu depuis leur consécration un
certain nombre de dérogations : certaines étaient sans im-
portance, nous avons signalé au contraire comme fâcheuse
l'entrée dès ces débuts dans la haute direction de la Compa-
gnie, et malgré les décisions prises (2), d'un certain nombre
de personnages étrangers au commerce, précédent qui, sans
cesse renouvelé et aggravé, aura sur les destinées de la Com-
pagnie des Indes, surtout au xvm^ siècle, une influence re-
grettable, en l'écartant de plus en plus de ses visées commer-
(1) Rouen el Lyon envoyèrent chacune 3 Syndics, chacune des au-
tres villes 1.
(2) D'après les statuts en eiïel, la Direction Générale devait être
composée pour les trois quarts au moins de commer(;ants en activité.
Le dernier quart seul pouvait être formé de nég'ociants retire's, ou de
secrétaires du roi, anciens négociants. Enlin deux places au plus pou-
vaient être attribuées à des bourgeois étrangers au commerce. Art. XII
de la Déclaration.
ADMINISTRATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 193
ciales pour en faire à la fois un organisme tributaire du pou-
voir royal et une société financière. D'autres innovations
furent encore jugées utiles : on demanda au Roi d'abaisser
de 10.000 livres à 6.000 le chiffre de la souscription néces-
saire pour être éligible aux Chambres Particulières, car cette
somme n'avait été nulle part atteinte en nombre suffisant,
sauf à Lyon. De même, on sollicita la prorogation pour six
nouveaux mois du délai pendant lequel pouvaient être re-
çues les souscriptions, celui qui avait été primitivement fixé
étant écoulé depuis le 1" mars 1665.
Les Syndics en fonctions depuis le 5 juin 1664 rendirent
alors leurs comptes et après examen des livres furent déchar-
gés de leur gestion ; beaucoup d'entre eux, d'ailleurs, figurè-
rent parmi les nouveaux Directeurs Généraux (1). Puis les
délégués des villes de province ayant terminé leur mission
quittèrent Paris, et les cinq villes choisies élurent leur Cham-
bre Particulière ; mais, par dérogation à ce qui eût dû avoir
lieu, il ne semble pas que les Directeurs qu'elles eussent dû
envoyer à Paris soient effectivement venus compléter la Di-
rection Générale qui resta composée des neuf Directeurs nom-
més à l'assemblée du 20 mars 1665 (2).
Les Directeurs, tant Généraux que Particuliers, avaient un
mandat de sept années et leur remplacement se faisait cha-
que année régulièrement par l'expiration des fonctions d'un
certain nombre d'entre eux : deux à la Chambre Générale, un
aux Chambres Particulières. Ici encore, il y eut provisoirement
dérogation à ces règles : les Directeurs nommés la première
(1) Langlais, de Paye, Ghanlatte, de Varennes, Pocquelin, Cadeau,
Jabach.
(2) Colbert, le Prévôt des marchands, le Président de Thou el même
le Conseiller d'Etat Berryer ne prirent point une part effective à l'ad-
ininistration des affaires courantes de la Compagnie.
W. — 13
194 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE IV
année reslèrenl tous en fondions sept années pleines ; pen-
dant les cinq années suivantes les sorties devaient être fixées
par la voie du sort ; enfin au bout de douze ans le roulemenl
régulier devait commencer. En fait, les bouleversements qui
furonl apportés en 1075, puis en 1G84 et en 1687 à l'organisa-
tion de la Direction Générale ne permirent point d'expéri-
menter complètement ce système ingénieux, art. XIV de la
Déclaration.
Outre les Directeurs, enfin, chaque Chambre possédait un
Caissier, un Secrétaire, et un Teneur de livres élus par les
actionnaires ; à Paris siégèrent le Caissier, le Teneur de livres
et le Secrétaire Généraux (l).Ces fonctionnaires ne pouvaient
être destitués qu'en vertu d'un vote des actionnaires qui les
avaient nommés, art. XVII de la Déclaration. — Directeurs
et employés supérieurs n'étaient pas élus par la totalité des
actionnaires de la Compagnie: c'eût été compliquer inu-
tilement cette opération II fallait justifier à cet effet de la
possession de six actions, faisant un intérêt de 6.000 livres
dans la Compagnie (2): l'éligibilité était d'autre part attachée
à la possession de vingt actions (50,000 livres) à Paris, et de
10 actions (10.000 livres) en province, art. X des Art., XVIII
de la Déclaration.
Il devait être tenu tous les ans une assemblée générale des
actionnaires admis à l'éleclorat, à la date du 12 mai, pour déli-
(1) Ces fonctions furent remplies Jusqu'à la nomination des premiers
Directeurs Genc'raux par les sieurs Delobel et Jamen.
(2) Cliarpentier donne dans sa relation la « liste des intéresse's en la
Compagnie des Indes Orientales, qui ont voix active et passive pour la
nomination des Directeurs, Caissier et Secrétaire de la Compagnie ».
Elle comprend : M. Jabach, marchand (50.000 livres), M. le duc de Vil-
leroy, maréchal de France (30.000), M. Le Teilier, secrétaire d'Etal
(30.000), M. le duc de Monlausior (20.000), M. Gueslon, Trésorier de
France à Caen (20.000). MM. Olivier et Hérinx banquiers (20.000),elc.
ADMINISTRATION DE LA COMPAGNIE DE INDES ORIENTALES 195
bérer sur les affaires les plus importantes et procéder aux
élections des Directeurs Généraux parisiens, art. XYIII de la
Déclaration. — En fait, ces assemblées furent, semble-t-il,
tenues assez irrégulièrement. 11 n'y en eut pas en 1666 ni en
1667, le Roi s'y étant formellement opposé (1), mais il s'en
tint une le 15 décembre 1668, puis bientôt après le 11 février
1669 el ainsi de suite.
Une certaine autonomie était laissée en principe aux Cham-
bres Particulières. Elles se réunissaient à leur gré, les ac-
tionnaires admis à les élire tenaient leurs assemblées libre-
ment ; elles pouvaient faire des achats, des ventes, équiper
des navires, enrôler des équipages, payer les gages de leurs
employés et décider toutes autres dépenses, chacune d'elles
dans son ressort particulier, art. XX de la Déclar. Le contrôle
de la Direction Générale sur leur gestion était néanmoins
assuré par l'envoi semestriel de leurs comptes à Paris où ils
étaient vérifiés et arrêtés, a. Xll des Art., XIX de la Déclar.
Celte vérification régulière permettait au Caissier et au Te-
neur de livres Généraux d'établir le compte-rendu général
des effets de la Compagnie, auquel ils étaient tenus de procé-
der chaque année. Ce compte-rendu approuvé par la Direction
Générale était mis ensuite à la disposition des intéressés el
ceux-ci ne pouvaient réclamer aucun autre compte de la ges-
tion de leurs intérêts. 11 leur était communiqué solennellement
à l'assemblée annuelle, et celle communicalion était suivie
du partage des profits, lequel comportait notamment la fixa-
tion des dividendes annuels, a. XVII des Art., XIX delà
Déclar.
Les affaires courantes de la Compagnie furent naturelle-
ment réparties en un certain nombre de services, el Ton créa
(1) Ordre du Roi du 26 avril 1667, défendant à la Compagnie de tenir
assemblée pour l'année 1667. Uernis, t. \. Cf. Pauliat, op. cil.
]{){') DEUXIÈME l'ARTIF.. — CHAPITRE IV
à cet effet trois Déparlements ou Collèges entre lesquels se
partagèrent les Directeurs (1). Le premier collège, dit du de-
dans du Bureau, tenait à jour le rôle des intéressés, surveil-
lait la tenue des livres, des écritures, conservait les minutes
des délibérations. Le second collège s'occupait des achats et
armements de vaisseaux, de leur construction, de leur en-
trelien, de leur personnel. Le troisième collège, enfin, veillait
à l'achat et à la vente des marchandises, et avait sous son
contrôle le personnel colonial de Madagascar et de l'Inde.
Chacun de ces collèges devait primitivement comprendre
quatre Directeurs parisiens et trois Directeurs provinciaux :
en fait, nous l'avons vu, ces derniers n'entrèrent point en
charge.
La comptabilité de la Compagnie fut aussi soigneusement
réglée : il y avait notamment: un grand-livre de raison, un
livre de caisse, un livre de contrôle de la caisse, un livre des
actions, un livre des effets en magasin pour l'équipement des
vaisseaux, un livre du comptoir de Sural (qui fut sans doute
temporaire), un livre des engagés de la Compagnie, un livre
des commis qui servaient en France, un livre des équipe-
ments de vaisseaux. Le Teneur de livres principal qui en était
chargé était aidé dans sa tâche par un personnel nombreux.
Les différentes difficultés conlenlieuses que pouvait ren-
contrer la Compagnie furent prévues par les statuts et réglées
pour le mieux des intérôls de ses actionnaires et du bon ordre
dans son administration.
Il fut expressément stipulé qu'aucun Directeur ni action-
naire ne pouvait être tenu, pour quelque cause que ce fût,
de fournir aucune somme en plus de ce à quoi il s'était pri-
mitivement engagé, art. Il de la Dcclar. On a vu combien
(1) D'après la Relation de Charpentier.
ADMINISTRATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 197
souvent fut violée cette formelle assurance au cours delà
campagne conduite par Colbert pour la constitution du ca-
pital ; ce principe fut encore oublié lors des appels de fonds
trop fréquents auxquels on dut recourir par la suite.
I.e gouvernement royal s'engagea également à ne jamais
saisir les actions que des sujets étrangers posséderaient dans
la Compagnie, même en cas de guerre avec leur souverain,
art. IV de la Déclar. C'était là une condition indispensable,
si l'on voulait attirer les capitaux étrangers, et cette clause
faisait allusion à des habitudes regrettables des gouverne-
ments de cette époque (1).
Les Directeurs n'étaient responsables ni sur leur personne
ni sur leurs biens des dettes de la Compagnie, et les effets de
celle-ci ne pouvaient être hypothéqués ni saisis au profit de
l'Etat, à raison des dettes personnelles des Directeurs ou
des actionnaires envers lui, art. V de la Déclar. Il n'y avait
par conséquent que les engagements de la Compagnie elle-
même envers l'Etat qui fussent susceptibles de procurer à
celui-ci une garantie sur les effets de son commerce. D'autre
part, ces mêmes effets ne pouvaient être saisis non plus par
les créanciers des actionnaires en raison de leurs dettes par-
ticulières,ni les Directeurs être tenus de fournir aucun compte
à ces créanciers. Ceux-ci gardaient seulement la faculté de
faire saisir-arrêter entre les mains du Caissier Général les
dividendes attribués à leurs débiteurs, art. XXH de la Déclar.
Une garantie particulière, répondant à l'organisation de la
justice en France à cette époque, fut stipulée par les statuts
pour le cas où des effets de la Compagnie auraient été ache-
tés ou vendus frauduleusement, ce qui supposait tout au
(1) Il ne s'agit point ici des étrangers à qui l'importance de leur
souscription (20.000 1.) méritait la naturalisation française, art. III de
la Déclar.
198 DEUXIÈME l'AUTIE. — CIIAI'ITUE IV
moins une complicité parmi son personnel. L'insli-uclion de
ce genre de procès devait suivre son cours régulièrement et
le coupable ne pouvait échapper au cliâtiment, ni la Compa-
gnie être frustrée d'une légitime réparation, à l'aide des échap-
patoires alors en usage : l'évocation au Conseil du Roi, la
surséance, l'obtention de lettres de répit (1), arl. XXIII de la
Déclar.
Une clause remarquable concernait les différends entre
les Directeurs et les actionnaires ou entre ces derniers rela-
tivement aux affaires de la Compagnie. Il importait en effet
pour le bon renom de celle-ci, que ces désaccords échappas-
sent le plus possible à la publicité des juridictions ordinai-
res, d'ailleurs peu compétentes en l'espèce ; aussi ces que-
relles domestiques étaient-elles tranchées par un tribunal
arbitral^ composé de trois Directeurs choisis par les parties
ou à défaut nommés d'office par la Chambre du lieu. La dé-
cision des arbitres était sans appel et les adversaires étaient
tenus de s'y conformer sous peine de dommages-intérêts,
art. XXIV de la Déclar.
D'autres différends pouvaient surgir entre les Directeurs
ouïes intéressés d'une part, et les personnes étrangères à la
Compagnie de l'autre, relativement aux affaires de celle-ci.
Plus n'était possible dans ce cas lo recours à un arbitrage ;
(1) On sait que, d'après la théorie des légistes, la royauté, source de
toute justice, en avait délégué l'exercice mais non aliéné la propriété,
et pouvait l'exercer par elle-même quand il lui plaisait, en écartant ses
délégués ordinaires : c'était \;i justice relcnue . Elle revêtait un certain
nombre de formes : Vévocation au Conseil du Roi en était la plus sim-
ple : elle pouvait intervenir même lorsque le juge compétent était saisi
de l'alTaire évoquée ; la surscance était l'arrêt de la procédure entamée
sur un ordre émané du souverain ; les lettres de répit, un peu dilTé-
renles comme esprit, accordaient un délai de grâce à un débiteur pour-
suivi.
ADMINISTRATION DE L.\ COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 199
mais on en attribua la connaissance aux tribunaux consulat-
res(l), c'est-à-dire à des juridictions d'exception, et ils étaient
soumis aux mêmes règles que les différends dont connais-
saient d'ordinaire ces tribunaux, c'est-à-dire les affaires re-
latives au commerce, art. XXIX de la Déclar. (2).
Ces prescriptions étaient expressément garanties dans le
cas d'une instance criminelle, dans laquelle les intéressés de
la Compagnie, ou celle-ci elle-même, représentée par ses Di-
recteurs, seraient parties soit comme défendeurs, soit comme
demandeurs. Dans ce cas, en effet, la compétence était natu-
rellement laissée aux juges de droit commun, mais sous
aucun prétexte « le criminel ne pouvait attirer le civil », sui-
vant l'expression de notre ancien droit, et la connaissance
de celui-ci restait réservée à la justice consulaire ou au tri-
bunal arbitral, suivant les cas, art. XXVI de la Déclar.
Telles étaient les principales questions contentieuses ré-
glées par les statuts : elles étaient, on le voit, fort impor-
tantes et leur solution était sagement organisée.
Une des parties les plus délicates du fonctionnement de la
Compagnie devait être incontestablement l'administration de
son domaine colonial: là apparaissaient en effet ses droits
et ses obligations les plus importants, et ses privilèges eux-
(1) Les tribunaux consulaires, dont l'origine est très lointaine, furent
pourtant organisés très tard. Les juges-consuls de Toulouse furent
institués les premiers par une ordonnance de 1540 : ceux de Paris le
furent peu après, en 1563 : il y eut ensuite création de juridictions
semblables dans un certain nombre de villes commerçantes, mais la
généralisation de cette iiislilutioii ne date ([iie de la première moitié du
xviii* siècle.
(2) Us jugeaient sans appel jusqu'à 1.500 livres, avec appel devant le
Parlement au-dessus de celte somme ; leurs jugements étaient exécu-
toires nonobstant appel ou opposition. Ces règles qui sont encore celles
de notre justice commerciale étaient donc applicables aux différends
dans lesquels la Compagnie était engagée.
200 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE IV
mêmes, éléments conslitulifs de sa qualité de Compagnie de
commerce. De la bonne ou de la mauvaise constitution de
ce domaine, de l'exploilalion qu'elle en ferait, dépendait en
grande partie son avenir. Ici encore, les précédents furent
pour les organisateurs d'un précieux secours.
La Déclaration royale conféra à la Compagnie la propriété
perpétuelle de l'île de Madagascar et de ses dépendances, la
subrogeant aux droits de la Compagnie d'Orienl, conformé-
ment au contrat de délaissement intervenu entre les inté-
ressés de cette dernière Compagnie et les Syndics de la
nouvelle. Elle était investie de celte possession en loute
seigneurie et justice et le Roi ne se réservait aucun droit sur
les pays qui y étaient compris, renonçant notamment à celui
qu'il possédait sur les mines d'or et d'argent, et au droit d'es-
clavage, art. XXIX de la Déclar. La Compagnie devenait ainsi
une véritable puissance dans la mer des Indes. Elle devait
cependant reconnaître la suzeraineté du roi de France et était
tenue à ce titre de prêter serment de foi et d'hommage-lige à
chaque changement de règne. Cette vassalité était matéria-
lisée par la redevance en cette occasion d'une couronne et
d'un sceptre d'or du poids de cent marcs (1).
La Compagnie n'était pas, d'ailleurs, indéfiniment renfer-
mée dans rile de Madagascar ; le Roi lui concéda par avance,
et en toute propriété également, toutes les terres, places et
lies qu'elle occuperait ou conquerrait. Nous avons vu qu'en
1G64 on n'avait guère encore de projets que sur Madagas-
car, mais lorsque, quelques années après, la Compagnie
abandonna l'île et transporta ses ainbitions dans la pénin-
sule hindoue, ce changement d'objectif s'accomplit sans dif-
(1) Celle redevance ne fui jamais payée, car la Compagnie en fui
déchargée en 1686 tors de sa renonciation définitive à la propriété de
t'île.
ADMINISTRATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 201
ficullé el sans modification de ses statuts en vertu de celte
stipulation.
Pour la représenter el administrer en son nom son do-
maine colonial, la Compagnie reçut le pouvoir d'établir un
Gouverneur Général qui devait seulement « être nommé au
Roi » et prêter entre ses mains serment de fidélité ; elle con-
servait la faculté de le destituer à son gré, quitte à soumettre
le successeur qu'elle lui donnait à la même formalité du ser-
ment ; ce personnage important portait en outre le titre de
lieutenanl-général du Roi, qui ajoutait à la dignité qu'il te-
nait de la Compagnie un grade éminenl dans la hiérarchie
militaire du royaume, art. XXXV de la Déclar. (1).
L'autorité militaire dont il était le dépositaire était consa-
crée par le droit accordé à la Compagnie d'entretenir des
troupes, de nommer pour les commander des officiers qui
prêteraient aussi serment de fidélité au Roi, de faire fondre
des canons (2), de se procurer des armes et des munitions.
Elle pouvait aussi posséder des navires de guerre, comman-
dés par ses officiers et montés par des équipages recrutés par
ses soins, art. XXX VII de la Déclar.
Sa souveraineté était consacrée encore par le droit de
(1) Le premier Gouverneur-Général fut le marquis de Mondevergue
(1666-1670). M. de Champmargou (1670-1671) et M. de la Bretesche
(1671-1672), qui lui succédèrent comme chefs de la colonie de Mada-
gascar, ne furent que Ueulenanls-généraux pour le Roi. Lorsque la
Compagnie eut transporté le centre de son commerce dans l'Inde (1671),
elle n'y fut représentée d'abord que par un Directeur-Général : tel fut le
litre de MM.Caron (1667-1672), Baron (1672-1683) et Martin (1683-1701).
Mais ce dernier reçut à nouveau en 1701 la dignité de Gouverneur-ijC-
néral (1701-1706). Il eut comme successeurs dans cette charge MtM. Du-
livier (intérim 1706-1708), Hébert (1708-1713), Dulivier (1713-1715),
Hébert (1715-1718), et de la Prévostière (1718-1721).
(2) Avec le droit d'y faire Bgurer les armes de France, à condition
qu'elles fussent accompagnées des siennes.
202 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE IV
prise sur les vaisseaux des ennemis de l'Etal au delà de la
Ligne et dans les mers de sa concession. Ces prises étaient
justiciables de ses propres officiers érigés en tribunal des
prises, dont appel seulement à la justice souveraine, ar/.
XXXIX de la Déclar.
Elle reçut, d'autre part.le droit d'envoyer des ambassadeurs
au nom du Roi auprès des souverains indigènes, de conclure
avec eux des traités de paix et d'alliance, de leur déclarer et
faire la guerre, art. XXXVI de la Déclar.
Enfin, comme tout seigneur, la Compagnie eut son blason :
« un écusson de forme ronde, le fond d'azur chargé de fleurs
de lys d'or, enfermé de deux branches, l'une de palme, l'au-
tre d'olivier, jointes en haut et portant une autre fleur de
lys d'or. » Deux figures, la Paix et l'Abondance, servaient de
supports à ces armes, et le Roi lui donna cette fière devise
qu'elle devait justifier assez mal : « Florebo quocumque fe-
rar » 1 art. XLtl de la Déclar.
Dans l'intérieur de son domainecolonial la Compagnie fut,
en vertu de son autorité seigneuriale, investie du droit de
haute, moyenne et basse justice, c'est-à dire du pouvoir
judiciaire dans toute son intégralité, tant à l'égard des indi-
gènes et des étrangers, que des Français résidant dans ces
pays (1). A cet effet, elle avait autorité pour instituer tous les
(1) On sait que dans la société féodale à laquelle celte organisation
de la justice était empruntée, la liaute justice comprenait la connais-
sance de toutes les accusations pouvant entraîner une peine afniclive,
jusques el y compris la peine de mort, et de tous les procès civils im-
portants (ceux qui se résolvaient autrefois par le combaljudiciaire). I,a
basse justice comprenait toutes les autres causes criminelles ou civiles.
La moyenne justice, dont l'institution est postérieure en date, compor-
tait tous les droits delà basse justice enrichie de quelques-uns de ceux
de la haute justice. L'intérêt de la distinction de ces trois degrés de
justice résidait dans le fait fju'ils se trouvaient souvent détenus séparé-
ment.
ADMINISTRATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 203
officiers de justice qu'elle jugerait nécessaires, après les avoir
toutefois, eux aussi, « nommés au Roi » et soumis à la pres-
tation du serment. Ces officiers rendaient la justice au nom
du Roi et libellaient de même leurs sentences, et le sceau
royal fut remis à la Compagnie pour s'en servir en toutes
circonstances (1). Enfin les juges souverains nommés par elle
purent établir à leur tour, et de leur propre autorité, des juges
subalternes en tel lieu et en tel nombre qu'ils l'estimèrent
utile.
Certaines obligations, il est vrai, furent imposées à la Com-
pagnie en regard de son pouvoir judiciaire, qui ne furent
d'ailleurs qu'une sage limite à son omnipotence ; elle s'enga-
gea à rendre la justice gratuitement, et à seconformer rigou-
reusement dans l'exercice de ce pouvoir aux lois et ordon-
nances du royaume. En outre ses tribunaux durent suivre
la Coutume de Paris « sans qu'on puisse y introduire une
autre Coutume, pour éviter la diversité «. Cette mesure mon-
tre combien l'on sentait à cette époque les inconvénients de
la multiplicité des Coutumes et la nécessité de l'unification
du droit, «r/. XXX II f de la Dédar.
Une autre obligation imposée à la Compagnie fut rétablis-
sement de la religion catholique dans ses possessions. La
préoccupation de propager le christianisme dans les pays ré-
cemment ouverts au commerce européen figure dans toutes
les créations de Compagnies à celte époque. Elle n'était pas
toujours observée ; il paraît bien notamment que la Compa-
(i) M- de Beausse le reçut des mains du Roi lui-même : il représen-
lail celui-ci sur le trône royal avec les attributs de la souveraineté, et
portait ces mots : « Ludovic! XIV, Franciœ et Navarrae régis, sigilkim
ad usum Supremi Consilii Galliae Orientalis. » En 1664 également, fut
frappée par ordre du Roi une médaille commémorative de la création
des deux Compagnies des Indes; elle portait comme devise : <( Jungendis
commercio genlibus. — Societates negociatorum in utraque India. »
204 DEUXIÈME PARTIE. — CIIAI'ITUE IV
gnie d'Orient s'était fort peu souciée de celle condition que
lui avaient formellement posée ses statuts. Il ne faudrait pas
en conclure cependant que l'intention qui la dictait ne fût
point sincère, mais on en faisait seulement passer la réalisa-
lion au second plan, après l'intérêt commercial, but principal
de ces Compagnies. La Compagnie des Indes Orientales vit
donc figurer parmi ses obligations la construction des églises,
rétablissement et l'entretien des ecclésiastiques dont le choix
et le nombre furent d'ailleurs laissés à son initiative, art. XXX
de la Déclar.
La situation des Français établis dans ses possessions fut
l'objet de prescriptions particulières : on avait en effet le
dessein d'y favoriser l'émigration, et l'on comptait notam-
ment créer à Madagascar une « France Orientale » (1). Aussi
fut-il stipulé que les émigranls jouiraient dans les lieux
où ils s'établiraient des mêmes libertés et franchises qu'à
l'intérieur du royaume, et que leurs enfants seraient Français
comme eux ; Français aussi les enfants issus du mariage d'un
Français eld'un indigène converti au calholicisine ,q\ie\ que fût
le sexe du premier, et comme tels capables de succéder et de
recevoir les dispositions faites en leur faveur, art. XXXVIll
de la Déclar. L'organisation de la colonisation elle-même fut
laissée à l'initiative de la Compagnie : elle fut l'objet des
soins des premiers Directeurs. Deux procédés leur étaient
offerts, dont chacun avait ses partisans : le premier était de
confier l'exploitation de la colonie à un personnel à gages ;
(1) La Compagnie, afin que la nouvelle colonie fùl façonnée à l'image
de la mère-patrie, reçut le droit d'ériger les concessions importantes en
marquisats, comtés, vicomtes, baronnies el chàlellenies, et de donner
aux concessionnaires l'autorisation d'y élever des chùteaux-t'orts à
pont-levis. La Direction Générale qui était investie de ces pouvoirs de-
vait transmettre les lettres d'érection à la Chancellerie de l'i'le Dau-
phine.
ADMINISTRATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 205
le second consistait à recruler des colons indépendants à qui
l'on distribuerait des terres en toute propriété. Le premier
était celui qu'avaient suivi les Hollandais, c'étnil aussi celui
qu'avait adopté la Compagnie d'Orient ; il offrait l'avantage
de maintenir effectivement l'autorité de la Compagnie, et de
lui assurer le produit intégral du travail d'exploitation. Le
second était de nature à attacher bien davantage les colons
à la terre qu'ils cultiveraient, et tout en rendant par là leur
travail plus productif, de faire pour eux de Madagascar une
véritable patrie, où ils feraient eux-mêmes souche de colons.
Aussi fut-il très soutenu ; on objecta aux partisans du pre-
mier système les frais qu'il entraînerait en gages, en mesu-
res de surveillance ; on fit valoir en faveur du second l'in-
tention nettement manifestée par le Roi et le Ministre de
faire de Madagascar une province française, dessein que la
colonisation à gages n'était point capable de satisfaire. Il fui
adopté (1) : la Compagnie s'engagea à transporter gratuite-
ment les émigrants qui se présenteraient, et à leur distri-
buer des terres dont ils deviendraient propriétaires à per-
pétuité moyennant une légère redevance. Leur nourriture
leur fut en outre assurée pour le voyage et pendant les trois
premiers mois de séjour dans l'ile à un prix modique, qu'ils
avaient trois ans pour acquitter au moyen des produits de
leur culture ou de leur industrie.
Les artisans furent l'objet de faveurs spéciales : il fut
(1) Cependant les 280 colons qui firent partie de la première expé-
dition étaient des colons à ga^es, et leur engagement était de cinq
années. La Compagnie les transporta gratuitement à l'aller et au re-
tour, et les nourrit pendant toute la durée de leur service. Le prix de
leur engagement leur fut payé moitié dans l'ile en marctiandises, moitié
au retour en argent. De plus, on leur versa deux mois de gages dès
leur inscription. Ce n'est que postérieurement, en effet, que la décision
rapportée ci-dessus fut prise.
2()H _ DEUXIÈME PAmiE. CHAPITRE IV
stipulé par les slaluLs que ceux qui exerceraient pendant
huit années leur métier dans les possessions de la Compa-
gnie seraient à leur retour en France réputés « maîtres de
chef-d'œuvre » et pourraient s'établir patrons en tout lieu
du royaume sans être tenus d'obtenir la maîtrise par les
voies ordinaires : un certificat de la Compagnie suffirait à les
faire jouir de ce droit exceptionnel (1).
Enfin la Compagnie, en vertu delà faculté qui lui était
laissée et de l'autorité dont elle était investie, publia une
sorte de charte constitutionnelle de son domaine colonial
qui compléta les statuts pour l'organisation de celui-ci. Cet
acte fort court, car il ne comprenait que 13 articles, ne portait
que sur des principes d'ordre public ; mais ses dispositions
étaient fort sages (2). Le meurtre et l'assassinat y étaient punis
(1) Des affiches furent placardées dans Paris pour porter ces faveurs
à la connaissance du public. « La Couipagnie des Indes Orientales, y
élailil dit, fait avertir tous les artisans el gens de métier français qui
voudront aller demeurer dans l'île de Madagascar et dans toutes les
Indes, qu'elle leur donnera le moyen de gagner leur vie fort lionnéle-
ment el des appointements el places considérables ; et que s'il y en a
qui veuillent y demeurer huit ans, S. M. veut bien leur accorder
d'être maîtres de chef-d'œuvre dans toutes les villes du royaume de
France, où ils voudront s'établir, sans en excepter aucune, et sans payer
aucune chose. Ceux qui seront dans cette résolution se présenteront à
la maison de la Compagnie. » D'après la Relation de Charpentier.
Dans 1(^ régime corporatif on ne pouvait régulièrement passer maître
el avoir le droit d'ouvrir boutique ou atelier qu'en subissant l'examen
du chef-d'œuvre el en acquittant certains droits envers le fisc et la com-
munauté. Le roi pouvait cependant créer des maîtres par lettres paten-
tes (les lettres de maîtrise) qui s'obtenaient moyennant finances, ordi-
nairement à son avènement. On voit que la faveur accordée aux arti-
sans qui s'engageaient dans la Compagnie était importante, puisqu'elle
leur évitait ces difficultés el ces frais. De plus, ils pouvaient s'établir
dans une ville quelconque, par dérogation au principe de la séparation
qui existait entre les communautés des diiïérenles villes.
(2) (< De par le Roi statuts el ordonnances que la Compagnie établie
ADMINISTRATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 207
« suivant la rigueur des ordonnances > et les biens des con-
damnés confisqués au profil de la Compagnie. Le duel était
interdit. Le vol puni de la restitution du double de la valeur
volée. Le blasphème sanctionné par un avertissement, sa
récidive par six heures de carcan. Il était interdit à un
Français d'épouser une femme indigène, si elle n'était chré-
tienne et sans l'autorisation du commandant du lieu ; d'au-
tre part ce mariage ne pouvait être affecté que par les cas de
séparation admis en France. Les peines portées par les or-
donnances étaient promises à ceux « qui prendraient par
force une femme ou une fille indigènes ». La vente des na-
turels comme esclaves était punie de la peine de mort, et il
était enjoint aux colons qui les emploieraient à gages, de les
traiter humainement. Enfin les Français ne pouvaient se
concerter pour combattre les habitants, ni rien exiger d'eux
sans les ordres de leurs supérieurs.
L'organisation de radministration coloniale de la Compa-
gnie n'était point non plus prévue par ses statuts, hormis la
désignation du Gouverneur Général. Ici encore, elle avait
toute liberté ; aussi, à Tiniilalion des Compagnies étrangères,
créa-t-on pour assister le Gouverneur Général un Conseil
Souverain de sept membres. Il résida, comme nous l'avons
vu, d'abord à Fort-Dauphin, puis à Surat (1671), enfin défini-
tivement à Pondichéry (1) (1701).
Ce Conseil avait un double caractère : administratif et ju-
diciaire ; il assistait le Gouverneur dans la gestion des affai-
res de la Compagnie, et il était aussi un tribunal souverain ;
pour le commerce des Indes Orientales veut et entend être gardés et
observés dans l'île de Madagascar et adjacentes et dans tous les autres
lieux à elle concédés par S. M. » 26 octobre i664.
(1) Lors de son transfert à Surat, le Conseil perdit la qualification de
Souverain pour prendre celle de Supérieur, qu'il garda jusqu'en 1769.
208
DEUXIKMK l'AHTIK. CIIAITTIIE IV
à ce dernier litre il fut soumis à des prescriptions précises
par des actes postérieurs à la Déclaration de 1664. Les lettres
patentes du 21 janvier 1671 qui rétablirent à Surat, décidè-
rent notamment : que pour juger au civil, le Conseil devrait
être composé de trois Directeurs, ou tout au moins d'un Di-
recteur et de deux marchands. Au criminel, il devait com-
prendre cinq Directeurs : ses sentences étaient en dernier
ressort et sans appel, mais il connaissait en outre en appel
des jugements prononcés par les chefs de comptoirs particu-
liers, tant au civil qu'au criminel (1).
L'institution de Conseils Parliculiers, assistant les gouver-
neurs des comptoirs secondaires, fut également prévue ; mais
il semble que le seul qui ait été organisé par la Compagnie
fut celui de Fort-Dauphin, qu'emmena la première expédition
en attendant la nomination du Conseil Souverain. Lorsque
celui-ci eut été en dernier lieu transféré de Surat à Pondi-
chéry, les autres comptoirs de la Compagnie, « de simples
loges », dit Savary, n'étaient point assez importants pour
justifier la création d'un conseil et l'on n'y laissait qu'un très
petit nombre de commis français, souvent même un seul ;
le Conseil de Pondichéry étendit sur eux sa compétence pour
toutes les affaires qui dépassaient l'autorité disciplinaire
reconnue à leur directeur (Edil de 1701) {"1).
(1) A la création du Conseil de Sural (lG7f ), celui-ci comprit MM. Ca-
ron, Gueslon, Blet, Baron ; en 1674, à la nomination de Baron comme
chef de ce Conseil, celui-ci comprenait avec lui MM. de Jonchères,
J.-B. Martin, Bourreau et Pillavoine. En 1680 enfin, il se composait de
MM. Baron, Bourreau, Pillavoine, Roque, J.-B. Martin, Huel et Cha-
pelain. Le nombre de ses membres fut donc très variable.
(2) L'édil de 1701, qui institua le Conseil Supérieur de Pondichéry,
luidoiinuil pouvoir» de rendre la justice lanl civile que criminelle à tous
les habitants du lieu, comme à ceux des comptoirs d'Ougly, Balaçor,
Cassimbazar, Cabripatam, Masulipalam et autres lieux ».
ADMINISTRATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 209
Pour compléter l'examen de celle organisalion coloniale
nous devons mentionner le Commandant d'armes (1), auquel
le Gouverneur Général déléguait l'autorité militaire dont il
était investi et qui réunissait sous ses ordres les troupes de la
Compagnie. Tous les Français établis dans ses comptoirs et
en état de porter les armes devaient le service militaire el
étaient répartis en compagnies commandées par des officiers
commissionnés par elle : capitaines, lieutenants et enseignes.
Cette organisalion ne fut point inutile, car elle permit à la
colonie de Fort- Dauphin de se défendre contre les indigènes
et d'éviter une destruction complète ; plus tard, les employés
delà Compagnie prirent part à la défense de San-Thomé et à
celle de Pondlcliéry. En outre, les Directeurs s'occupèrent dès
le début de recruter un petit corps de troupes régulières,
el l'expédition Mondevergue emmena quatre compagnies
d'infanterie (2). Malheureusement, parla suite, on négligea
fort cette importante question, et lors du siège de Pondichéry
le gouverneur Martin n'avait à sa disposition « que des misé-
rables que l'on avait pris gueusant aux portes des maisons
de France el embarqués de force ».
Enfin le personnel commercial employé dans les comptoirs
de la Compagnie était, comme dans les Compagnies étrangè-
res, hiérarchiquement divisé en marchands, sous-marchands
et commis, chargés sous la direction des chefs de ces comp-
toirs des opérations du commerce : achat des marchandises
indigènes, magasinage, chargement sur les navires (3).
(1) Le premier commandant d'armes, et, croyons-nous, le seul, fut
M. de Champmargou qui devint ensuite lieutenant-général pour le Roi
de l'île de Madagascar (1670).
(2) Tirées des régiments d'infanterie de la Motte et de Schulemberg.
(3) En 1680, c'est-à-dire à l'époque de sa plus grande prospérité, la
Compagnie possédait en Asie le personnel suivant: à Surat, MM. Ba-
vv. - 1*
210 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE TV
Telle était, dans ses grandes lignes, l'organisation coloniale
de la Compagnie : elle ne présentait en somme aucune inno-
vation sur les procédés employés par les Hollandais el les
Anglais, à l'expérience desquels on eut raison de se fier.
La Compagnie ainsi constituée devait fonctionner en prin-
cipe avec une autonomie très grande vis-à-vis de l'Etat. Maî-
tresse absolue de son administration intérieure, elle n'avait
en effet d'autre obligation à cet égard que de soumettre à
l'agiément du Uoi le choix de ses principaux fonctionnai: es ;
elle était un véritable petit Etat dans l'Etat, et si le succès
répondait à ses efforts, elle pouvait acquérir une puissance
énorme ; nos mœurs modernes n'admettent plus de pareilles
conceptions, mais l'exemple de l'Angleterre et de la Hollande,
le souci très légitime d'enrichir la France en développant son
commerce maritime, conduisirent le gouvernement à cen-
tralisation extrême, qu'était celui de la France à celte épo-
que, à cette véritable anomalie.
Les premières années d'exploitation de ses privilèges
ne donnèrent point lieu de craindre que l'époque dût être
bien proche, où sa puissance deviendrait dangereuse. Néan-
moins le gouvernement royal s'attacha à restreindre l'éten-
due de ses concessions, et à exercer sur la Compagnie un
contrôle dont il croyait l'avoir trop exemptée. Tant que
ron, Direclcur General ; Bourreau, Pillavoine, Roque, marciiands ;
J.-B. Martin, Huet, Chapelani, sous-marchands ; de Bourlet, Cordier,
Duval, Gaignan, commis; Cnquelu, secrétaire; Bourreau-Deslandes,
caissier ; Besnard, maître d'oflice ; — à Tkllichkri, MM. Férier, chef
du comptoir, Coche, commis ; — à Rajapl'r, M. Clément, marcliand ;
— à SouwALi, M. licijuault, soiis-marcliand ; — à PoNDiCHÉnv, MM.
Martin (l^rançois), chef du comptoir, Dcltor, marcliand, Louvin, Blon-
deaii, commis ; — à Bantam, MM. de Guilliem, chef du comptoir, J/j-
chnud, commis ; — à Ispahan, MM. de /'£s/ot7e, chef du comptoir,
Conillard-Monfroy, sous-marciiand, DttviUiers, commis. — D'après
MM. Saint-Yves et Cliavanon, Itcvue Historique, octobre 1903,
ADMINISTRATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 2 1 1
Colberl vécut, la queslion ne se posa point ouvertement :
créateur de la Compagnie, il en resta naturellement l'inspira-
teur, et dirigea d'en haut ses opérations, faisant intervenir
le Roi dans toutes les occasions, où il le jugeait utile : aussi
bien, celte surveillance fut-elle favorable à son dévelop-
pement et lui permit-elle de triompher des difficultés du
début. Mais la disparition de Golbert accentua celte tendance
et en peu d'années l'ingérence de l'Etat dans la conduite des
affaires de la Compagnie eût ôté à celle-ci presque toute son
indépendance primitive.
La première occasion d'intervention se présenta à lui en
167.^, et fut provoquée par la mauvaise situation financière
de la (Compagnie : la convocation des actionnaires pour l'as-
semblée de cette année-là porta à son ordre du jour la no-
mination d'un certain nombre de commissaires qui seraient
chargés d'examiner ses livres et de dresser le bilan de ses
effets : leur mission devait être d'ailleurs et fut effectivement
temporaire (1). Mais on ne se borna point à cette première
mesure ; car la Direction Générale fut en outre complètement
changée et neuf nouveaux Directeurs prirent la place des
anciens qui portèrent aux yeux du gouvernement royal la
responsabilité de cet étal de choses.
En 1684,au lendemain même de la mort de Colbert,un bou-
leversement plus important encore fut réalisé dans l'adminis-
tration de la Compagnie : le 1 7 avril, uneleltrede cachet désigna
(1) Déjà, en 1668, le Roi avait une première fois désigné des commis-
saires pour examiner les livres de la Compagnie, mais leur examen n'avait
été suivi d'aucune décision importante. Ces premiers commissaires fu-
rent : le premier président au Parlement Lamoignon, les Conseillers
d'État Pussortet Voisin, le maître des requêtes La Reynie, le Procu-
reur Général au Parlement, celui de la Chambre des Comptes, le lieu-
tenant civil d'Aubray, le garde du Trésor Barlillat, etc.. . ; c'est parmi
ces personnages que furent également pris les commissaires de 1675.
212 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE IV
une nouvelle commission chargée par le Roi d'un rôle analo-
gue à celle de 1675, el composée de MM. Pussort, Doucherai,
Rouillé el La Reynie. On mil celle fois encore sous leurs yeux
les livres de la Compagnie el lorsque, l'examen achevé, ils en
eurenl communiqué au Roi les résultais, une assemblée exlra-
oïdinaire fui convoquée qui vil des réformes importanles, el
occupa sepl séances conséculives (1). Les commissaires
dormèreril connaissance aux aclionnaires du bilan, lequel
mellail en évidence que le capilal disponible ne s'élevail qu'à
3 millions de livres, somme noloiremenl insuffisanle : « La
Compagnie, conclurenl-ils, ne pouvait subsisler, si on ne lui
donnail une aulre forme. » On commença par remplacer de
fond en comble la Direction Générale, encore une fois rendue
responsable de la mauvaise silualion des affaires, mais celle
fois on substitua aux neuf Directeurs de 1675 douze Directeurs
nouveaux ; d'autre part, leur élection, pour éviter appa-
remment un « aussi mauvais choix » qu'en 1675, ne fut point
confiée aux aclionnaires : ce furent les commissaires qui les
désignèrent au Roi et celui-ci les nomma directement ; la
manière dont s'accomplit cet important changement mérite
d'ailleurs d'être examinée. Pour accroître le capital jugé in-
suffisant, les actionnaires furent invités par un arrêt du
18 octobre 1684 à faire un nouvel apport du quart de la somme
qu'ils avaient mise dans la Compagnie, violation flagrante
des slaluts de celle-ci et des promesses du lîoi ! Un certain
nombre d'entre eux seulement s'exécutèrent ; un nouvel
arrêt (février 1685) déclara les autres déchus de leurs droits
el leur subrogea des personnes désignées par le Roi lui-
même el auxquelles il imposa d'ailleuis la double condition
d'indemniser leurs prédécesseurs el de faire l'apport auquel
(I) Les 11, 16, 18, 19, 20, 22 septembre el 6 octobre 1684.
ADMINISTRATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 213
ils n'avaient pas consenti. C'est parmi ces nouveaux action-
naires, et en dédommagemenl, sans doute, de ces onéreuses
obligations, que furent choisis par les commissaires les
douze nouveaux Directeurs (1).
Les actionnaires protestèrent vivement contre cette ingé-
rence de l'Etal dans l'administration de la Compagnie :
« Qu'on n'attribue pas, dirent-ils, notre peu de prospérité à
la forme de notre établissement. En quoi notre constitution
nouvelle ressemble-t-elle à celle que le grand Coîbert nous
a donnée ? Ce ne sont pas seulement les désastres de la guerre
qui nous ruinent, mais le peu de liberté dont nous jouissons,
depuis que le gouvernement a imprudemment confié l'admi-
nistration de nos affaires à des étrangers (2).» Cette protesta-
lion n'eut d'ailleurs aucun effet, car bientôt un arrêt accentua
celte intervention, en portant le nombre des Directeurs Géné-
raux à viîigt par l'adjonction de huit nouveaux, recrutés de la
même façon que précédemment, chacun d'eux devant faire
l'apport de 60.000 livres (arrêt du mois d'avril 1687).
L'Etal prétendait ainsi sauver malgré elle la Compagnie, en
laquelle il voyait surtout un instrument précieux pour sa
politique;mais il ne parvint pas à atteindre ce résultat, et ne
réussit qu'à rendre manifeste aux yeux du public la sujétion
à laquelle ill'avait réduite. Cette réforme de 1684(3) apporta
encore une modification importante à l'organisation de la
Compagnie : car en même temps que la Direction Générale
était renforcée, les Directions Particulières établies en 1665
à Lyon, Bordeaux, Nantes, Le Havre et Rouen furent suppri-
(i) Ce furent : MM. de Fromont, Morel de Boistiroux, Soulet, Mathé
de Vilry-la-Ville, Pocquelin, de Lille, des Vieux, Parent, Cébéret, du
Boulay, Le Brun et Tardif.
(2) Guyot, Répertoire, art. Compagnies.
(3) Il serait inexact de la considérer, si importante qu'elle ail été,
comme la constitution d'une nouvelle Compagnie.
214 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE IV
mées. Elles n'avaient, il esl vrai, joué aucun rôle el consli-
tuaienl des rouages inutiles CI). La Compagnie ainsi réduite
à une direction unique, directement inspirée par le gouver-
nement royal, revêt dos lors la forme qu'elle gardera jusqu'à
la fin du xvni*' siècle.
Ce fut, croyons-nous, la nomination des huit nouveaux
Directeurs Généraux de 1687 qui fut la dernière modification
apportée par les pouvoirs publics à l'organisation de la Com-
pagnie. Mais l'intervention dans ses affaires fut depuis lors
continuelle et porta sur toutes les parties de son administra-
tion ; elle se juslifiait par le besoin constant qu'eut la Compa-
gnie de l'appui gouvernemental, lorsque les guerres de 1688
et de 1702 l'eurent réduite à l'impuissance; le Hoi accorda
son concours aussi souvent qu'il lui fut réclamé, reconnais-
sant ainsi les services rendus par la Compagnie à l'intérêt
public : escorte de ses vaisseaux, fournitures pour ses arme-
ments, munitions, plusieurs fois même levées de matelots,
toutes ces formes d'assistance lui furent prodiguées, mais
ce n'était point suffisant pour rétablir ses affaires.
La Direction Générale était d'ailleurs à la dévotion du mi-
(1) Les Chambres Particulières tiollandaises, dont elles étaient imitées,
avaient une base plus solide, car elles représentaient d'anciennes so-
ciétés d'armement pour les Indes que la grande Compaj^nie avait absor-
bées. Il n'en élail pas ainsi en France, où elles n'avaient pour origine
que des intérêts financiers et restaient étrangères au commerce de la
Compagnie. Aussi dès 1676, un arrêt avait déjà réduit à deux le nombre
des Directeurs aux Chambres Particulières « où il n'y a que très peu
d'alTaires » par mesure d'économie (arrêt du 30 juin 1076). Cependant
laCliambre deLyon avait reçu presque aussitùl après 6 Directeurs (arrêt
du 7 novembre 1676). I.a suppression de 1084 fut suivie d'une décision
analogue en faveur de Rouen, qui en 1688 reçut non pas une Chambre
mais un Directeur: Thomas Le Gendre ; la Compagnie avait en elTet
des intérêts assez grands dans celte ville où se firent à plusieurs re-
prises .ses retours (arrêt du iO juin I68S). Dornis, I. I.
ADMINISTRATION DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 2lo
nistre, aux inslruclions duquel elle faisait appel pour louLe
affaire importante ; par contre, les actionnaires supportèrent
difficilement cette sujétion de leurs représentants qui passè-
rent trop souvent outre à leurs volontés ; aussi les dernières
années du privilège virent-elles de continuelles altercations
entre ces deux éléments de la Compagnie (1). Ainsi, le capital
disponible étant réduit à néant, les Directeurs étaient à chaque
armement obligés de recourir à un emprunt nouveau que
l'état de guerre, où l'on se trouvait, faisait toujours très oné-
reux; les actionnaires qui voyaient ainsi s'accumuler les
dettes de la Compagnie, sans qu'ils fussent seulement consul-
tés, réclamèrent la liquidation, déclarant ne plus vouloir sup-
porter le poids de ces emprunts incessants : ils offrirent même
d'abandonner leur mise pour l'obtenir. Cependant on ne le
leur accorda point, et ils ne reçurent que la satisfaction par-
tielle d'élire pour chaque emprunt projeté cinq députés, dont
la majorité devait lui être favorable, pour qu'il pût être
contracté (arrêt du 1" avril 1704) ; garantie illusoire au fond,
car en cas de refus la décision restait au ministre lui-même !
En une autre circonstance le Roi consentit un prêt à la Compa-
gnie; mais à la condition que les actionnaires se soumissent
à un nouvel appel de fonds montant à la moitié de leur mise,
et celui-ci ayant été refusé par le plus grand nombre, la
Compagnie qui était à court d'argent se trouva en fâcheuse
posture (1705).
Enfin les actionnaires proposèrent au Roi la remise de
leurs privilèges « pour en investir Messieurs de la ville de
Saint-Malo, les plus capables du royaume de soutenir une
si importante entreprise que celle du commerce de l'Inde *
(1) Cf. Bibliothèque Nalionale, Manuscrits, sous la cote Fr. 16737,
fol. 133, des pièces relatives aux coulestatious pendantes entre les
Directeurs et les actionnaires de la Compagnie.
216 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE IV
(1708). Mais cela leur fut encore refusé et la Compagnie dut
se contenter de passer pour chaque armement des traités
avec les sociétés de commerçants malouins qui entretinrent
seules dans les derniers temps son activité. A l'expiration
des cinquante années de sa concession, en 1714, le gouver-
nement se résigna cependant à céder, et la Compagnie, aus-
sitôt, accorda une licence de dix années aux Malouins pourle
commerce de l'Inde ; aussi les trois ans qui séparent la mort
de Louis XIV des premières négociations entreprises par Law,
pour la réunir à la Compagnie d'Occident, n'offrent-elles au-
cun événement saillant. La grandiose machine mise en mou-
vement par Colbert s'est arrêtée sans force, et le public l'a
déjà oubliée ; jamais cependant, quelque réduites que fus-
sent ses opérations, son administration ne cessa de fonc-
tionner. Lorsque Law l'incorpora à sa Compagnie, elle y entra
avec tous les moyens qu'elle avait reçus de Colbert ; il ne
manquait qu'une vigoureuse impulsion à cet organisme pour
qu'il revécût, et Law eut le mérite de la lui donner si grande
qu'il résista à la chute du Système et anima par la suite la
puissante société qui joua un rôle si important dans notre
politique coloniale au xvni" siècle.
CHAPITRE V
COMMERCE DE LA COMPAGNIE DHS INDES ORIENTALES.
Le commerce des Indes : épices, drogues el autres produits. — Ecliec
de rexploilatioii de Madagascar. — Foiuialion des comptoirs de
l'Inde : principaux commerces de la péninsule : les tissus de colon,
les soieries, le poivre. — Echec de l'établissement de la Compagnie
dans l'Archipel asiatique ; tentative au Siam ; projets sur le Japon et
sur la Chine. — Primes et exemptions de droits accordées à la Com-
pagnie.— Prohibition de l'importation des toiles de coton et des soie-
ries des Indes (1686). — Situation faite par cette politique économique
à la Compagnie. — Traités avec les Malouins.
L'objectif principal que la Compagnie se proposa dès sa
création fut le commerce des épices, car ce trafic avail fait
riche el puissante la Compagnie hollandaise, son modèle,
qui en fournissait alors presque exclusivement l'Europe. Mais
il devait lui être difficile de se procurer ces précieuses den-
rées, car celte même Compagnie avait mis la main sur l'Ar-
chipel asiatique, leur lieu de production, et s'en réservait le
monopole par les moyens les plus divers : anéantissement de
la production elle-même par le fer et le feu dans les iles, où
elle ne pouvait, ou ne voulait pas l'exploiter; limitation des
récolles annuelles par des destructions systématiques pour
maintenir les prix de vente en Europe à un taux rémunéra-
teur ; croisières incessantes de ses vaisseaux de guerre qui
capturaient au passage les navires étrangers ; fabrication de
fausses cartes de navigation répandues à dessein dans les
218 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE V
marines des autres nations qui n'en avaient point d'autres ;
rien n'était négligé par elle pour atteindre son but, car tout
lui était bon.
En portant ses vues sur Madagascar, la Compagnie des
Indes Orientales, comme jadis la Compagnie d'Orient, y cher-
chait, avec l'approbation de Colbert, un centre de production
des épices qui pût rivaliser avec les lies hollandaises: les
récits fantaisistes avaient, il est vrai, beaucoup de part d;ins
la formation de ces projets que la réalité ne devait point
consacrer.
Qu'étaient donc ces fameuses épices, qui ont joué un si
grand rôle dans la politique européenne en Asie? On appe-
lait ainsi (1), à proprement parler, des produits végétaux
doués d'une odeur aromatique et d'une saveur piquante, dont
l'emploi s'était, avec la civilisation, répandu en Europe pour
relever le goût des mets ; c'étaient d'ailleurs des denrées de
luxe, relativement chères, et le désir d'en faire le trafic, pri-
mitivement réservé aux Arabes et aux Levantins, avait, nous
l'avons vu, tenu une place importante dans la recherche de
la route des Indes. Leur production était presque exclusive-
mont localisée dans l'Archipel asiatique, dans certaines îles
do cet archipel même, car toutes ne les possédaient point ;
c'étaient principalement les îles Moluques : Gilolo, Céram,
Amboine, Banda, Sœla, Bœroe, etc. (ïJ). Les grandes iles qui
ne faisaient point partie de ce groupe : Célébès, Bornéo, Java,
Sumatra en étaient déjà des marchés moins importants, la
côte de Malabar enfin était la contrée la plus occidentale où
on les rencontrât.
Les principales épices étaient : le poivre, la plus commune,
(t) Epices, de Specie», espèces par excellence.
(2) Ternate dans les petites Moluques el Amboine dans l'iledu iiumiu»
nom, étaient les |)riiici|)aux compluirs liollaïuiais dfs Molui|ues.
COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 219
car elle se récollail un peu parloul : à Java, à Sumatra, sur la
côle de Malabar; on en trouvait même à Madagascar. Le
poivre qui est la baie d'un arbuste, le poivrier, se vendait
sous diverses variétés plus ou moins appréciées : le poivre
long, le poivre commun, le poivre noir, et le poivre blanc.
Ldi cannelle, constituée par Técorce du laurier-cannelier et
de plusieurs arbustes de la même espèce,se récollail aux iles
Moluques et surtout à Ceylan qui en était le principal marché.
La muscadey amande du muscadier, un autre arbrisseau
des Moluques, dont une autre partie fournissait le macis.
Le girofle, bouton floral du giroflier était également réservé
aux Moluques, notamment à l'île de Céram. Le gingembre,
racine d'une plante herbacée, enfin le piment, baie d'un
arbrisseau.
Quelque peu considérable que fût le nombre des épices,
leur importance commerciale était très grande : elles four-
nissaient des cargaisons d'un prix très élevé, étant donnée
leur grande valeur sous un petit volume, d'où des bénéfices
énormes, et les Hollandais avaient si bien compris les
avantages de leur trafic, qu'après avoir devancé les autres
nations de l'Europe sur le chemin de l'Archipel, ils consa-
craient tous leurs soins à s'en assurer le monopole.
A côté des épices, et souvent confondues avec elles sous
cette appellation prise dans un sens large, le commerce des
Indes fournissait encore les drogues, substances végétales
employées en médecine, et l'on sait combien la pharmacopée
dès cette époque était riche en produits de celte sorte ; c'é-
taient des gommes : le galbanam^ le sagapenum, Voppopo-
nax, la gomme-gulle, le cachou, la séracosle, elc. ; des plantes
séchées ou des racines destinées à être pulvérisées : le ga-
langa, \e pyrèthre, la squine, le séné, la rhubarbe, le folium-
indium,\Qmirabolans, Valoès, etc. ; le nombre en était infini,
220 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE V
et elles se tiraient de tout l'Archipel asiatique. Los drogues
étaient beaucoup moins rémunératrices que les épiées ; mais
elles étaient encore une partie importante du trafic des Indes,
et le commerce en était beaucoup plus accessible aux navi-
gateurs européens, car les Hollandais avaient dédaigné de
s'en réserver aussi jalousement le monopole.
Epices et drogues rentraient dans ce que l'on appelle au-
j'ourd'hui les denrées coloniales. Certains produits des Indes
en faisaient aussi partie qui n'étaient, à proprement parler,
ni épices ni drogues, et qui prirent par la suite une
grande importance commerciale ; c'étaient : le café dont le
centre de production fut de bonne heure Moka et qui s'ex-
porlait par la mer Rouge dans les ports de l'Hindoustaii,
le riz de l'Inde et des Iles, le thé de la Chine dont la Com-
pagnie de Jourdan introduisit la première l'usage en France,
enfin le sucre de canne.
Les Indes procuraient encore au commerce européen : Ven-
cenSy le salpêtre, le vitrioU le sel ammoniac, Vindigo, la cire
d'abeilles jaune ou blanche; des bois de teinture : le santal,
le bois rouge; d'ameublement: le cèdre, Vébène, le bois de
Jais, le ro^m; divers métaux: le cuivre jaune et le cuivre
rouge qu'on allait chercher en Chine et au Japon, l'or, le
mercure, le tontenac (1). Enfin les iles de la Sonde et les Phi-
lippines fournissaient des pierres précieuses ; diamants, rubis,
émeraudes, grenats, agates, hyacinthes, et Ceylan produisait
les perles.
C'étaient ces différents articles que la Compagnie des Indes
Orientales espérait trouver à Madagascar, oùellecomptail s'en
attribuer à son tour le monopole, et rivaliser par lui avec la
Compagnie hollandaise pour la fourniture des marchés d'Euro-
(1) Ou tonlenague,' nom que l'on doiinail au zinc provenant des Indes,
COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 221
pe ; il est permis de croire que ces pensées animèrent Colbert
lui-même. Malheureusement ces espérances ne se réalisèrent
point : les expéditions de la Compagnie furent poursuivies
par la mauvaise fortune, et l'exploitation de Madagascar fut
entreprise sans métliode et sans direction ; la colonie languit
quelques années, et la Compagnie se découragea vite; bien
qu'elle eût, comme la Compagnie d'Orient, obtenu quelques
résultats, et réussi à tirer parti notamment de la culture du
poivrier indigène, que Flacourt, dont l'expérience était hors
de soupçon, eût signalé la présence du giroflier et du gingem-
bre, que quelques cargaisons enfin eussent pu être effec-
tuées avec de l'indigo, de l'aloès, des gommes, des drogues,
des bois de teinture et d'ébénislerie, on se lassa de cette
exploitation dont les résultats étaient trop inférieurs aux espé-
rances qu'on avait conçues, et l'on chercha fortune ailleurs.
La Compagnie se tourna alors vers l'Inde, où, dès le début,
elle avait posé les premiers jalons de son commerce futur.
Au point de vue commercial, l'Hindoustan comprenait qua-
tre régions distinctes : Surat, la côte de Malabar, la côle de
Coromandel, et le Bengale.
Sural{\), situé à l'ouverture dugolfe deCambaye, au nord-
ouest de l'Inde, ne produisait point les fameuses épices ;
mais c'était le principal marché d'une autre production asia-
tique, dont nous n'avons point encore parlé : le coton et les
tissus de colon. La culture du coton et son utilisation pour la
fabrication des étoffes sont, dans l'Inde, aussi anciennes que
la civilisation elle-même. Le coton, produit par les provinces
septentrionales de la péninsule, était apporté à chaque récolte
sur le marché de Surat, où il était vendu sous les formes de
coton en laine, c'est-à-dire préparé grossièrement à la main,
et de coton filé, prêt à la fabrication des tissus.
(1) Au xvn^ et au xviue siècle on écrivait ordinairement Surate,
222 DEUXIÈME PARTIE, CHAPITRE V
LesUssus de colon se divisaient en deux grandes catégo-
ries : les toiles ou calicots el les mousselines, ces derniers
étanl d'une finesse beaucoup plus grande que les premiers.
Les toiles éla.ienl les principaux articles du marché de Sural ;
il y en avait beaucoup d'espèces : c'étaient les toiles blanches
destinées à élre employées telles, ou apprêtées pour re-
cevoir la teinture ou l'impression ; les toiles teintes unies,
les toiles peintes, les toiles imprimées, les toiles à car-
reaux bleus et blancs, enfin les toiles rayées de couleur.
C'étaient là les productions propres de la région, mais beau-
coup d'autres articles s'y trouvaient également en vente : le
poivre du Malabar, l'indigo d'Agra, le musc de Patna, la
cannelle de Ceylan, les cauris des Maldives, la soie du Ben-
gale, enfin les épices elles-mêmes qui y étaient apportées
des Moluques parles navires arabes et malais malgré la sur-
veillance des Hollandais.
Sural était donc un centre commercial de la première im-
portance : aussi la Compagnie anglaise, la Compagnie hol-
landaise y avaient-elles déjà un comptoir, el les Portugais
de Goa et de Uiu y fréquentaient assidûment.
Le dessein de Garon avait été, dès son départ de France, d'y
créer une factorerie importante ; il le mit à exécution dès
l'année 1667, et grâce à son activité el à son entente du com-
merce des Indes, celle-ci se développa très vile : dès le mois
de juin 1668, il put envoyer en France une première cargaison
de toile, de poivre, de sucre et de salpêtre par le Saint-Jean
qui l'avait amené lui-même, et les relations ainsi ouvertes s'é-
tablirent régulièrement. En 1671, l'apparition de l'escadre de
M. de la Haye nous donna le prestige que Caron jugeait indis-
pensable pour le succès de noire établissement, el bientôt le
transfert du Conseil Souverain en cette ville fit de noire comp-
toir le chef-lieu des possessions françaises dans les Indes el le
COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 223
centre de notre commerce. Cette prospérité qui s'annonçait si
grande dura cependant fort peu, cardes 1690 Surat, qui n'a-
vait cessé de fournir à la Compagnie des cargaisons avanta-
geuses, commença à être délaissé sous l'influence de causes
diverses, d'ordre économique et politique : la Compagnie y
avait contracté des dettes que l'épuisement de ses ressour-
ces ne lui permettait pas de payei- ; les autorités indigènes
se montraient de plus en plus exigeantes pour les droits de
douane qu'elles imposaient aux commerçants européens ;
les prohibitions dont l'importation des toiles fut frappée en
France détruisirent cette partie importante du commerce de
la Compagnie ; enfin le développement rapide, pris par le
comptoir plus récent de Pondichéry sous la direction de son
habile directeur Martin, fut particulièrement nuisible à Sural,
et dans les dernières années du xvn® siècle, notre commerce
dans celte partie de l'Inde était en ruines, aucun vaisseau
français n'y venait plus mouiller (1).
Fort heureusement, Caron, qui avait créé ce comptoir, n'a-
vait pas négligé d'assurer à la Compagnie d'autres centres de
commerce dans l'Inde, et avait de bonne heure envoyé des
commis entreprenants dans les trois autres grandes régions
de la péninsule, pour y jeter les fondements de factoreries
nouvelles.
La côte de Malabar qui s'étend au sud-ouest de l'Inde de-
(1) L'édit de mai 1719 constata que la Compagnie n'avait pas en-
voyé un navire à Sural depuis seize ans. — Cette ville a perdu dans les
temps modernes toute son importance ancienne: quoiqu'elle ait encore
des filatures de coton el des broderies de soie, d'or et d'argent, l'enva-
tiissement de son port, Soiavali, pSiV les alluvions de la Tapli,la concur-
rence de Bombay, et des fle'aux divers (peste, famine, etc.) ont amené
sa complète décadence. Nous devons noter cependant que, bien que la
factorerie française soit, en fait, délaissée depuis la fin du xvii" siècle,
notre pavillon flotte toujours sur elle.
224 DKUXIKME PARTIE. CUAéMTUE V
puis Goa jusqu'au cap Gomoriri, était un centre très actif de
la production du poivre qui se récollait sur toute son étendue
et venait après chaque récolte s'entasser dans les magasins
de ses principaux ports : Mirzéouret Rajapur, où il était très
beau(1) ; Balapatani et Trémépatam,où il l'était moins ; Cali-
cul où il était petit, mais moins cher. Cannanore, Telliciiéri,
Cochin en faisaient aussi commerce, et le dernier de ces mar-
chés était alors aux mains des Hollandais. Caron envoya un
de ses commis, le sieur de Flacourl, fonder une factorerie à
Balapatam ; deux autres furent peu après créées à Telliché-
ri (â) et à Rajapur (3). \ l'époque des ventes, de petits navires,
affrétés par la Compagnie, venaient y charger le poivre acheté
par ses marchands et le portaient à Surat, où il était embar-
qué pour la France (4).
Le Bengale,qu\, au nord-est de l'Inde, est la région traver-
sée par le delta du Gange, était le marché indien de la soie (5)
que l'on exportait sous plusieurs formes : la soie grège, telle
qu'elle est tirée du cocon, la soie cuile et laso/e écrue prépa-
rées au contraire, la première par un simple passage dans
l'eau bouillante, la seconde par l'opération supplémentaire
du moulinage ; la soie lorse travaillée de la même façon, mais
plus épaisse, enfin le fieurel ou soie de qualité inférieure.
On y trouvait aussi les tissus de soie: les taffetas (6), les
(1) Suivant Souctiu de Rennefort.
(2) Elle fut ruinée par les Hollandais après la chute de San-Ttiomé
en 1674.
(3) Rajapur fut abandonné en 1688, la région ayant été ruinée par
les guerres des princes indigènes (Mémoires de François Martin, Ar-
chives 7iationales).
(4) Le poivre se chargeait partie en sacs, partie en vrac par dessus
les sacs : c'était une cargaison encombrante et délicate.
(5) On l'appelait soie de Cassimbazar. Suivant Savary, on en exportait
22.000 balles de lOO livres chaque année. (Savary, Dictionnaire du
Commerce.)
(6) Le taffetas est une étoiîe légère, fine et lustrée ; le damas pré-
COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 22o
damas, les sathis, les gazes, les velours, chacune de ces es-
pèces se divisant en un grand nombre de variétés d'étoffes
unies, à fleurs, ou à rayures, que l'on désignait soit par
leur nom indigène (1), soit par celui des tissus similaires
fabriqués par les manufactures françaises (2) ; citons enfin
les tissus mêlés désole et d'or, de soie et d'argent, dont les
artistes orientaux liraient des effets si harmonieux. Dans
cette contrée dotée d'une si riche industrie, Caron voulut avec
raison fonder des comptoirs français et il envoya Bourreau-
Deslandes qui créa la loge de Balasor, et plus lard le comp-
toir de Chandernagor, appelé à une destinée plus brillante ;
une loge fut également installée à Cassimbazar, au centre
même de la production de la soie (3).
La côte de Coromandel, dont il nous reste à parler, s'étend
au sud-est de la péninsule depuis l'embouchure de la Kistna
jusqu'au détroit qui sépare Ceylan du continent. Cette région
n'avait pas de spécialité commerciale aussi nettement définie
que les précédentes, mais sa situation lui permettait de les
réunir toutes facilement : elle recevait, en effet, les produits
de l'Inde elle-même, ceux de Ceylan et de l'Archipel ; en
outre elle comptait une industrie florissante :1e tissu de colon,
dont elle partageait la production avec la région de Surat et
fabriquait les calicots, les guinées, les percales, les toiles
grossières à carreaux bleus ; elle possédait même, à l'exclu-
sente des dessins élevés au-dessus du fond ; le satin est une étoffe lui-
sante et polie, unie, rayée ou à fleurs ; la gaze est une étoffe très lé-
gère.
(1) Jamavas, daridas, damaras, gingiras, chuclielas, charcanas, allé-
geas, etc. (Savary).
(2) Arraoisins, gros de Tours, etc. (ibidem).
(3) Le comptoir de Chanderaagor était situé sur l'Hugli, et près de
la localité de ce nom où se trouvait le comptoir anglais. Il est lui-même
souvent désigné sous ce dernier nom dans les documents de cette
époque,
W. - 15
22G DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE V
sion de Surat, des fabriques de tissus fins : mousselines el
mouchoirs. Caron envoya Marcara fonder un premier comp-
toir à Masulipatam, centre de cette industrie, mais ce fut
surtout François Martin qui nous fit place sur celle côte en
fondant Pondichéry (1). Cette petite colonie qui grandit ra-
pidement faillit avoir cependant une fin prématurée pendant
la guerre de la Ligue d'Augsbourg qui la vil tomber aux
mains des Hollandais (1693) ; mais la paix de Ryswick la
rendit à la Compagnie, el elle devint bientôt la capitale de nos
comptoirs indiens et l'entrepôt où vinrent se déverser toutes
les productions de l'Asie : le poivre de Malabar, la soie du
Bengale, la toile et le coton de Surat, les cauris des Maldi-
ves (2), la cannelle de Ceylan, les épices des Moluques, les
drogues, les bois précieux, les laques et autres produits des
îles de l'Archipel.
Tel était le commerce qui s'offrait à la Compagnie dans la
péninsule indienne, mais l'intention de Caron, à qui celle-ci
fut incontestablement redevable de sa politique commerciale,
n'était point de la limiter à cette seule contrée. Dès les pre-
mières années, au contraire, des vaisseaux partirent de Surat
pour le golfe Persiquc el fréquentèrent Bassora, Ormuz el
Bandar-Abbas, où ils chargèrent les étoffes et les tapis de
Perse; une factorerie fut bientôt établie dans cette dernière
(1) Les Hollandais y possédaient alors Négapatam et San-Romé, les
Danois Tranquebar, les Anglais Madras : Martin fonda un troisième
comptoir à Caveripatnam, mais il fut dcMaissé après quelques années
d'une possession assez troublée par la jalousie des Anglais.
(2) Les cauris étaient de petits coquillages du genre bien connu des
porcelaines qui se récoltaient en particulier aux îles Maldives, et que
l'on employait au commerce de la côte occidentale d'Afrique : Sénégal
et Guinée, où ils servent de monnaie. Cet article avait donc, en dépit
des apparences, une grande importance.
COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 227
ville (1), et la Compagnie eut un représentant altilré à /s-
pahan.
L'île de Ceylan, dont le commerce était distinct de celui
de l'Inde malgré sa proximité, fut aussi visée de bonne heure;
c'était même, aux yeux de Caron, la première étape de l'ex-
tension de notre trafic vers l'Extrême-Orient. Ceylan produi-
sait de la soie, mais sa principale richesse était la cannelle ;
malheureusement la Compagnie hollandaise en avait acca-
paré l'exportation et il fallut compter avec elle. Ce fut avec
M. de la Haye que Caron tenta cet établissement ; on avait
eu dessein de s'établir dans la baie de Trincomali, mais les
Hollandais prévenus nous y devancèrent et il fallut se con-
tenter d'un timide essai dans celle deCotéary, qui fut bientôt
ruiné par nos rivaux : ce fut un échec complet, et la tentative
ne fut point renouvelée (2).
La Compagnie porta également ses ambitions vers l'Ar-
chipel asiatique lui-même, malgré la résistance bien plus
énergique qu'elle était assurée d'y rencontrer de la part des
Hollandais. Colberl approuva le plan de Caron qui consistait
à s'établir sur deux points : Baniam, dans l'île de Java, où déjà
trafiquaient les Anglais et les Danois, et l'île de Banka sur
la côte nord de Sumatra (3). C'était une entreprise capitale
pour l'avenir de la Compagnie, car si ces deux factoreries
ne devaient point être sur les lieux mêmes de la production
des épices, sauf du poivre, du moins les Malais de tout l'Ar-
(1) Elle fut détruite, il est vrai, par les Hollandais après la chute de
San-Thomé(1674).
(2) Ceylan formait un royaume indépendant dont la capitale était
Kandy: les Portuf^ais y avaient les premiers possédé des comptoirs,
dont les Hollandais les avaient ensuite cliassés : ces derniers étaient
établis notamment à Colombo, Pointe-de-Galle, Négombo et DjafTna.
(3) V. lettre de Colberl à Caron et instructions à M, de la Haye, du
4 décembre 1669. Clément, op. cit.
228 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE V.
chipel y venaienl-ils trafiquer, malgré la surveillance des
Hollandais, des produits des Moluques, principalement du gi-
rofle de l'île de Céram et de la muscade de l'ile Gélébès. Aussi,
dès l'année 1671, Caron vint-il lui-même à Banlam réunir les
premiers éléments du comptoir projeté ; il y plaça un chef
et un commis et repartit pour Surat, confiant dans la durée
de cet établissement ; en fait celui-ci se maintint une dizaine
d'années, mais entre 1681 et 1684, une querelle s'élant élevée
entre le souverain indigène de Banlam et son fils, les Hol-
landais en profitèrent pour s'emparer de la ville et en chas-
ser Anglais, Danois, et Français (1). Nous ne croyons pas
que rien ait été tenté dans l'île Banka, et la Compagnie ne
réussit donc point à prendre place dans le trafic direct avec
les pays des épices, mais dut se contenter d'obtenir celles-ci
par l'intermédiaire des marchands indigènes qui les appor-
taient à Aljeh, où elle envoya de temps à autre un navire, et
dans rindo même, ce qui était pour elle bien moins avanta-
geux.
Enfin le programme de Caron comportait un dernier cha-
pitre, dont cet établissement manqué aux Iles devait faciliter
la réalisation, c'était la création des relations commerciales
avec l'Extrême-Orient.
Nous avons marqué précédemment les tentatives fort loua-
bles qui furent faites pour créer au Siam des comptoirs fran-
çais. La Compagnie, grâce à ces efforts, posséda quelque
temps Bangkok et Merguy, mais elle n'entretint avec cette
contrée aucune relation commerciale , car Bangkok nous
fut presque aussitôt enlevé, et le port de Merguy fut aban-
donné après ce premier échec : tout se passa en ambas-
(1) Le sieur de Guilliem, chef de notre comptoir, se rendit à Batavia
demander raison de celle expulsion, mais il ne put rien obtenir de la
Compagnie lioliandaise. Demis, t. I.
COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 229
sades et en opéralions mililaires,el ledirecleur (le sieur Des-
landes) que la Compagnie avait envoyé à Bangkok avec le
petit détachement français fut ramené avec lui à Pondichéry
en 1690(1).
M:iis Garon avait plus spécialement voulu atteindre le Ja-
pon et la Chine. Pour le premier, c'était téméraire, car ce pays
était rigoureusement fermé aux Européens, depuis qu'un
soulèvement général contre les chrétiens en avait chassé les
Portugais quelque trente années auparavant. Il est triste de
dire que les Hollandais avaient aidé les Japonais dans cette
expulsion et prêté l'appui de leurs canons aux massacres des
chrétiens indigènes qui l'accompagnèrent. Ils profitèrent, il
est vrai, de cette honteuse conduite, car ils obtinrent de rester
au Japon, à l'exclusion des autres nations européennes, et
élevèrent leur factorerie de Nagasaki sur les ruines du
comptoir portugais (1641). Le Japon fournissait à leurs na-
vires d'abord le cuivre jaune et rouge, dont les gisements y
sont fort importants, puis la laque, la soie, et la porcelaine.
Mais, on le voit, les ambitions de la Compagnie française
étaient prématurées et leur réalisation ne fut même pas ten-
tée. 11 n'en était pas tout à fait de même de la Chine, et l'on
comprend mieux que Caron ait songé à créer dans cet em-
pire des débouchés à la Compagnie. La Chine est par excel-
lence le pays de la soie et des soieries, dont Nankin est le
grand centre de production. Mais les Européens n'avaient
point à celte époque la permission d'aller les y chercher di-
rectement. Les Portugais avaient bien créé à Macao une
importante factorerie, d'oii ils tiraient ces précieuses mar-
(1) Mémoires de François Martin, Archives nationales. Le comptoir
de Sural envoya aussi en 16S0 un navire au Tonkin sur les sollicita-
tions des missionnaires français, et le sous-marchand Chapelain dirigea
celle expédition. Celle-ci n'eut aucun résultat. Ibid.
230 DEUXIÈME i'AllTIE. — CHAPITKE V
chandises, mais, eux aussi, en iiilerdisaienljalousemeiil l'ac-
cès aux autres nations de l'Europe, qui étaient réduites à
fréquenter les deux ports de Capiton et de Ning-Po. L'indus-
trie de la soie était à peu près la même en Chine qu'au Ben-
gale, mais la soie de Nankin avait une finesse et une blan-
cheur qu'on ne pouvait égaler ailleurs (1). On l'exportait
grège, cuite, écrue, torse ou en fleuret, comme celle du
Bengale ; les étoffes chinoises étaient également des damas,
des gazes, des crépons, des mousselines, des satins, etc. ;
outre ces deux importantes productions, on trouvait en Chine
le cuivre, les ouvrages de laque, les porcelaines, les éven-
tails et écrans, les papiers brodés d'or ou d'argent, la rhu-
barbe et autres drogues, enfin plus tard on apprit à apprécier
son thé. Ici encore, cependant, la Compagnie se heurta à un
obstacle qu'il ne dépendait pas de sa volonté de renverser et
qui s'opposa à l'établissement du commerce projeté par Ca-
ron : la Chine était en effet à cette époque sous le règne d'un
empereur xénophobe, età l'exception des Portugais de Macao,
les Européensavaient cessé de trafiquer avec les ports qui leur
étaient ouverts dans cet empire. Ce régime d'exclusion prit
fin en 1685, mais alors son affaiblissement ne permit point
à la Compagnie d'en profiter, et elle n'avait fait pour établir
ce commerce aucune tentative, quand elle céda en 1698 cette
partie de son monopole à la Compagnie de la Chine, créée par
le sieur Jourdan.
Telles étaient les différentes parties du commerce des Indes
offertes à l'ambition de la Compagnie, dont toutes, nous
venons de le voir, ne furent point, pour des raisons diverses,
exploitées par elle. Colbert espérait en voir naître une source
abondante de profits pour elle et d'avantages pour la nation ;
(1) La soie dite de Canton éliiit de qualité inférieure
COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 231
aussi acheva-t-il son œuvre en favorisant l'élablissenienl de
la Compagnie par des primes el des exeniplions de charges.
Le Roi s'engagea, en effet, à lui accorder une prime de
50 livres tournois par tonneau de marcliandises exporté de
France, et 75 livres par tonneau de marchandises importé (1)
(a. XLVI de la Déclar.). La Compagnie avait, il est vrai, solli-
cité une remise de moitié sur les droitsdes Fermes, tels qu'ils
étaient fixés par le tarif de 1664, mais elle n'avait pu l'obtenir
et les droits de tonneau ci-dessus lui furent concédés pour en
tenir lieu (2). Elle fut exemptée, en outre, de tous droits d'en-
trée sur les marchandises destinées à être réexportées, avec
faculté de les entreposer dans le lieu de débarquement jusqu'à
cette réexportation (3), et obtint de ne payer qu'un droit ad
valorem de 3 0/0 sur les importations qui ne figureraient
point sur le tarif de 1664.
On sait quel fut ce tarif célèbre, une des principales ma-
nifestations de la politique économique de Colbert : il secon-
dait son dessein de constituer une France industrielle en
entravant l'entrée des produits manufacturés étrangers, tout
en favorisant celle des matières premières, en frappant in-
(1) Ea évaluant la livre tournois de celle époque à 1 fr. 63 de noire
monnaie (d'Avenel), ces primes s'élevaient à 81 fr. 50 et 122 fr. 25 par
tonneau (le tonneau valait 2.000 livres ou 979 kilogrammes). Ainsi
un navire de 400 tonneaux de jauge nette, qui partait avec son char-
gement complet, rapportait à la Compaj^nie une prime de 32.600 francs
et son retour dans les mêmes conditions 48.900 francs. Mais les char-
gements de ses vaisseaux étaient rarement aussi satisfaisants, et le
gouvernement royal ne paya pas toujours régulièrement cette dette :
ainsi en 1679 la Compagnie lui réclama un arriéré de 324.000 livres.
(2) A. XXXIV des Articles. — C'est à tort que ["Encyclopédie Métho-
dique prétend que cette réduction fut accordée à la Compagnie.
(3) Le réexporlaleur s'engageait à rapporter dans un certain délai un
acquit à caution justifiant de leur sortie du royaume. Dans les porls,
où il n'y avait pas de locaux pour servir d'entrepôts, les marchandises
étaient plombées.
232 DEUXIÈME PARTIE. — CHAI'ITIIE V
versement la sortie des maliores premières et encourageant
la sortie de nos articles manufacturés : aussi comportait-il à
la fois des droits d'entrée et de sortie, qui s'appliquaient non
pas à (oui le royaume, car l'unification douanière de la France
n'était point encore réalisée, mais seulement à un certain
nombre de provinces que l'on appelait les Cinq Grosses Fer-
mes (1) : c'était à la frontière extérieure des dites provinces
que la Compagnie était assujettie à ces droits.
Le tarif de 1664 était assez libéral ; mais dès 1667 la lutte
économique contre la Hollande provoqua son remplacement
par un nouveau tarif d'allure prohibitive. Toute l'histoire de
la politique douanière du règne de Louis XIV tient dans ces
deux législations ; le premier tarif fut rétabli à la paix de Nimè-
gue, le second lui fut de nouveau substitué par Louvois, puis
lui céda encore une fois la place à la paix de Ryswick et après
une troisième mise en vigueur du tarif de 1667, celui de 1664
finit par triompher au traité d'Ulrecht. Mais la Compagnie ne
fut point affectée par ces changements successifs, et resta
toujours soumise aux droits du tarif de 1664. Là, d'ailleurs,
n'était point pour elle un intérêt capital, puisqu'elle recevait,
par les primes qui lui élaienl accordées, l'équivalent de ce
qu'elle devait sacrifier aux intérêts fiscaux du royaume.
Mais le véritable danger était pour elle dans la concurrence
qu'elle faisait, par son commerce même des tissus de soie et
de colon, aux industries textiles françaises que ces tarifs
avaient, entre autres buts, de protéger ; nous avons signalé
l'illogisme qui semble régner à ce sujet entre les deux parties
de l'œuvre de Colbert: les Compagnies et les manufactures,
et nous en avons cherché l'explicalion. Tant qu'il vécul,rien
ne fut décidé pour trancher cette rivalité qui paraissait devoir
(1) Normandie, Picardie, Bourgogrne, Champagne, Bresse, Poitou,
Berry, Bourbonnais, Anjou et Maine.
COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 233
être fatale à l'une ou à l'autre de ces deux parties, mais dès
le lendemain de sa mort on sacriJSa la Compagnie.
L'industrie de la soie s'était, en effet, depuis longtemps im-
planlée en France, car dès le xiii*' siècle Avignon comptait des
métiers, et au xv® elle s'était établie à Lyon et à Tours, qui en
étaientrestés les principaux centres. Lyon possédait à la fin du
xvn'^siècleiS.OOO métiers, et l'on a vuquelle consciencedeleur
richesse avaient les négociants de cette ville (1). Les magna-
neries de la Provence leur fournissaient la soie ; il en venait
aussi de grandes quantités de Sicile, d'Espagne et du Levant.
Presque tous les tissus de soie alors en usage se fabriquaient
dans ces deux villes ; Lyon produisait en outre les draps d'or
et d'argent et les étoffes de soie mêlée de ces deux métaux.
L'industrie du coton était en France d'origine plus récente,
car elle ne datait que de l'établissement des relations com-
merciales entre l'Europe et les Indes. Mais Rouen avait, dès le
milieu du siècle précédent, obtenu l'autorisation d'installer
celle industrie dans ses murs (1534) ; elle y avait pris un
rapide développement, et s'était peu à peu étendue de là
aux principales villes de Normandie (^).
Enfin un dernier intérêt, très considérable à cette époque,
était représenté par les industries de la laine, du chanvre et
du lin, répandues dans toutes les provinces et que Colbert
s'efforça de développer autant que les précédentes.
C'est à celte situation acquise, à ces intérêts établis, que
venait se heurter la Compagnie des Indes Orientales: en im-
portantlecolon et la soie,elle fournissait à nos manufactures
(1) Voir suprà, p. 128.
(2) On y fabriquait surtout des toiles de fil et colon appelées Siainoi-
ses. Ce n'est cependant qu'au xviii® siècle que l'industrie du coton prit
en France un grand développement, en même temps que ces tissus
prenaient dans l'économie domestique une place importante.
234
DEUXIEME PAKTIE. CIIATITRE V
une matière première dont elles avaient besoin, leur ren-
dait donc service et remplissait pleinement le programme
économique de Colbert (1). Mais en introduisant en France
les étoffes de soie, les draps d'or et d'argent, les tissus de
colon, elle leur faisait une redoutable concurrence, car ces
produits des Indes étaient souvent plus appréciés que les
leurs (2). Si ces importations, peu importantes au début, s'ac-
croissaient, ce qui devait se produire en cas de prospérité de
la Compagnie, c'était la ruine qui attendait à bref délai nos
industries nationales, même celles de la laine, du chanvre
et du lin, bien que ces dernières ne fussent pointdirectement
frappées, par la diminution et même la suppression de leurs
débouchés en France.
Colbert, en présence de ce résultat possible, dont l'immi-
nence lui fut à l'envi prédite par les industriels menacés (3),
ne crut cependant pas devoir prendre des mesures radicales :
peut-être n'était-il que trop averti de l'impuissance de la
Compagnie à le produire, et crut-il inutile par conséquent
d'aggraver sa situation déjà difficile. Son successeur n'hésita
point, parce qu'il vit la situation plus claire qu'elle n'était,
et pour protéger les industries françaises, il sacrifia le com-
(1) Ajoutons que des manufactures furent fondées par Colbert, dans
le but de fournir des produits d'exportation aux Compagnies de com-
merce dont il avait décidé la création ; c'étaient principalement des
fabriques de draps, et il en fut établi en Dauphiné, en Lyonnais, en
Languedoc et en Berry. Colbert, Mémoire succinct sur ce qui est à sti-
■pulcr dans le traité de paix entre le Roi et les Pays-Bas, 20 avril 1673.
Clément, op. cit.
(2) Voir Savary.
(.3) Cf. : Mémoire du tlépuléde tijon sur le préjudice que cause aux
manufactures du royaume l'emploi d'étolTes des Indes, et sur les restric-
tions H apporter au commerce de la Compagnie des Indes Orientales.
Inventaire des procès-verbaux du Conseil du commerce, par MM. Bon-
nassieux et Lelong.
COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 233
merce français des Indes. La réforme que subit l'administra-
tion de la Compagnie en 1684 fut le prélude de mesures plus
graves qui furent prises en 1686. Cette année-là, en effet, une
série d'arrêts du Conseil (30 avril, 11 mai, 15 et 26 octobre)
désorganisèrent son trafic. Les étoffes de soie, les tissus de
soie mêlée d'or et d'argent, les toiles de coton peintes, en
prévenance du commerce des Indes, furent prohibés dans le
royaume (1). « On opposaitainsi une digue, déclare Savary,
à cette espèce de torrent. » L'importation de ces articles, il
est vrai, avait été jusqu'alors l'un des principaux objets du
commerce delà Compagnie (2) ; on a peine à croire cependant
que son activité eût été assez grande, pour que ce torrent fût
bien redoutable, si du moins elle en était la seule source ! et
cette dernière circonstance paraît d'autant moins probable,
que la digue arrêta beaucoup plus la Compagnie que le tor-
rent. Des arrêts incessants vinrent en effet, depuis 1686, re-
nouveler les mêmes prohibitions, et l'on ne réussit point
cependantà empêcher l'introduction des étoffes asiatiques (3);
la fraude fut toujours très considérable, et les Compagnies
(1) Les arrêts interdisaient la vente et Vusage des étoffes prohibées :
les imitations de toiles peintes des Indes fabriquées en Europe et en
France même étaient d'ailleurs comprises dans celte proscription. On
comprend en efïet que la fraude eût été trop aisée sans celte précau-
tion, mais on n'en frappait pas moins ainsi l'industrie française elle-
même.
(2) Cf. Mémoire au Roi sur la Compagnie des Indes (1689), Arch.
Nat., K 1368. — Etat par années du commerce fait aux Indes Orien-
tales de 1685 à 1706. Bibl. Nat., Mss. l-'r. J6.737, fol. 35.
(3) Les principaux de ces arrêts furent ceux des 6 avril 1688, l" fé-
vrier 1689, 3 et 14 décembre 1697, 13 juillet 1700, 24 décembre 1701,
22 aoùl, 18 septembre, 18 novembre 1702, 17 février et 26 mai 1705,
24 août 1706, 10 mai 1707, 7 février, 5 juin 1708, 27 août, 10 décembre
1709, 7 avril, 22 juillet 1710, :38 avril 1711, 29 avril 1712, 2 décembre
1713, 10 février, 11 juin 1714, 16 février, 21 mai, 4 juin 1715, 20 jan-
Tier 1716... (d'après Savary).
236 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE V
étrangères profitèrent beaucoup plus de celte politique que
les manufactures françaises qu'elle devait faire prospérer.
Aussi Savary reconnait-il lui-même * que quarante années
de soins et presque autant d'édits, de déclarations et d'arrêts
du Conseil n'ont pu l'arrêter tout à fait ». Chacun de ces ar-
rêts cependant édiclail quelque précaution supplémentaire,
mais l'insuccès nécessitait bientôt une intervention nouvelle
des pouvoirs publics. Ce ne furent point les fraudeurs, mais
le gouvernement royal qui se lassa le premier: l'abstention
de Colbert était encore la plus sage politique que l'on put
adopter sur ce point !
Ces prohibitions, qui furent définitives, ne frappèrent point
cependant tout le commerce des étoffes des Indes, mais ce
qui en subsista était bien réduit. Si toutes les soieries furent
sévèrement exclues (1), certains tissus de coton purent
entrer comme précédemment dans le royaume : ce furent les
toiles blanches (2), les toiles rayées, les toiles à carreaux et
les mousselines, mais la Compagnie fut astreinte à munir
avant la mise en vente chacune des pièces importées de deux
plombs portant une empreinte à ses armes, « en tête et en
queue (3) », et la vente de pareilles étoffes non marquées
fut punie de la confiscation (4) et d'une amende de 3.000 li-
(1) Cependant les arrêts de 1686 autorisèrent la Compagnie à importer
pendant trois anne'es encore les tissus prohibés pour une valeur maxima
de 150.000 livres par an, et à charge d'exporter 500.000 livres de pro-
duits manufacturés français chaque année. Une pareille autorisation
lui fut encore accordée à plusieurs reprises.
(2) Du moins les toiles destinées à être employées blanches, caries lis-
sus susceptibles de recevoir l'impression ou la teinture étaient prohibés.
(3) La marque au plomb était imposée déjà par les règlements de
fabrique aux productions françaises elles-mêmes (règlements de 1667).
Celte mesure fut simplement étendue à la Compagnie des Indes pour les
étoffes qu'elle fut autorisée à importer.
(4) Certains arrêts ordonnèrent en outre la destruction par le feu.
COMMERCK DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 2.*^ 7
vres, payable moitié au dénonciateur, et moitié à l'Etat (1).
Celle limitation étroite de son commerce fui une des prin-
cipales causes de la ruine de la Compagnie; n'ayant pu se
faire place dans le trafic des épices, elle dut dès lors se con-
tenter d'articles secondaires : drogues, métaux, bois, dont
Souclîu de Rennefort disait « qu'ils n'étaient point capables
de compenser les frais du commeixe » (2). La guerre vint, bien-
tôt après,aggraver celte situation et accentuer sa décadence :
ses voyages ne lui rapportèrent plus que d'insuffisants béné-
fices, quand du moins ils ne se soldèrent pas par une perle
sèche ; ses ventes ne trouvèrent plus de clients, et Lorient
fut occupé par la marine royale : c'est l'échec définitif des
desseins qui avaient présidé à sa création.
Un seul moyen s'offrit à la Compagnie de conserver, sinon
la prospérité qu'elle n'avait jamais connue, à vrai dire, du
moins une apparence d'activité : associer le commerce par-
ticulier à l'exploitation de son privilège, et cet important com-
promis sauvegarda son existence pendant de longues années
encore.
L'initiative en vint, nous l'avons vu, de Colbert lui-même,
et en 1682 elle avait été une première fois autorisée à passer
traité avec une société de marchands de Saint-Malo, auxquels
elle permit d'envoyer un certain nombre de bâtiments dans
la mer des Indes, à charge de l'associer à leurs profils. Mais
celte concession ne lui fui point avantageuse, et elle cessa
(1) « La saisie faite sur le sieur Cambronne, marchand mercier à Paris,
de 99 pièces de mousseline sans marque ou marquées d'une fausse
marque ou d'un faux plomb, sera déclarée bonne et valable et il sera de
plus condamné à 3.000 livres d'amende et aux frais. » Projet d'arrêt,
9 juillet 1716. Bonnassieux et Lelong, Procès-verbaux du Conseil de
commerce.
(2) L'importation de la soie fut elle-même prohibée par un arrêt du
Conseil du 13 mars 1714.
238 DEUXIÈME PARTIE. CHAPTTnE V
par la suite d'user de la latitude qui lui avait été accordée.
En 1698, elle s'y décida cependant à nouveau, et cette fois
d'une façon définitive : cette année-là, en effet, elle accorda à
la société Jourdan le droit d'exploiter le commerce de la Chine
qui figurait dans son monopole, sans qu'elle en eût tiré parti,
et la Compagnie de In Chine, créée en vertu de cet accord, lui
reconnut un droit de 5 0/0 sur le produit de ses retours (traité
du 4 janvier 1698). La même année, elle cédait le commerce
des mers du Sud, dont elle avait également reçu le privilège,
à une autre société et aux mêmes conditions (1). Néanmoins
les cinq années qui séparèrent la guerre de la Ligue d'Augs-
bourg de celle de la Succession d'Espagne virent chez elle un
renouveau d'activité, ses armements furent nombreux, et l'on
put croire à une prospérité durable. Mais bientôt elle fut ré-
duite à une impuissance plus profonde encore qu'auparavant.
Aussi les traités avec les armateurs malouins occupèrent-ils
exclusivement les dernières années de son privilège ; ils com-
mencèrent dès 1704, et il en fut conclu dés lors chaque année
qui portaient sur l'armement de l'année suivante ; les condi-
tions en étaient légèrement différentes, mais le fond en était
identique : ils comportaient l'envoi d'un nombre déterminé
(1) L'expression : mers du Sud est un de ces termes vagues et élasti-
ques si fréqiienls dans la terminologie géographique d'autrefois. On
désignait proprement sous ce nom la partie sud-américaine du Pacifi-
que jusqu'aux rivages de l'Amérique Centrale. La Compagnie des Indes
Orientales avait reçu le privilège du commerce de ces mers « depuis les
détroits de Magellan et Le Maire » (on sait que le premier est le long
couloir sinueux qui sépare le continent de l'île de la Terre-de-Feu, et
que le second, au sud de cette même île, s'étend entre elle et le groupe
des îles des Etats). — La Compagnie fondée en 1698 reçut un privilège
plus étendu encore, car il comprit tous les rivages de l'Amérique depuis
le cap Saint-Antoine (au sud de rembouclnire du Rio de la Plata). No-
tons enfin que l'expression de mers du Sud est encore employée dans le
commerce maritime.
COMMERCE DE LA COMPA«SNIE DES INDES ORIENTALES 239
de navires, ordinairement fournis par la Compagnie, quel-
quefois affrétés au commerce particulier, et stipulaient un
piélèvement sur le bénéfice des retours au profit de la Com-
pagnie : 15, 10, 5 0/0 suivant les cas, avec le droit pour elle
de prendre dans l'armement lui-même une part déterminée,
cl de participer aux prises dans une certaine proportion.
Ainsi furent conclus les traités de 1706, 1708(1), 1709(2),
1710 (3), 1711 (4) et 1712 (5). Celui de 1708 notamment, passé
avec une société que représentait le riche financier Crozat,
futur créateur de la Compagnie d'Occident, stipulait l'arme-
ment de deux vaisseaux, sous le nom de la Compagnie, un
prélèvement de 15 0/0 sur les retours et de 2 0/0 sur les pri-
ses, enfin le droit d'embarquer aux Indes 10 tonneaux de
marchandises sur chaque navire sans aucun fret : quant au
bénéfice de la prime dite : droits de tonneau, accordée par le
Roi en 1664, il fut toujours réservé par la Compagnie, mais
l'Etal ne la lui payait peut-être point. Un second traité fut
conclu en 1712 avec Crozat, mais il porta celle fois sur les
trois années 1713, 1714 et 1715 (6). Enfin la Compagnie, ayant
obtenu le renouvellement de son privilège pour une période
de dix ans, passa avec lui un traité définitif le 5 décem-
(1) Traité du let décembre 1708, avec MM. Crozat et Delalande-Ma-
gon.
(2) Traité du 22 avril 1709, avec MiM. Crozat, Beauvais-le-Fer, du
Colombier-Gris, Chapdelaine.
(3) Traité du 27 septembre 1710, avec MM. Dumoulin et Délaye de
Nantes et Crozat.
(4) Traité du 8 juin 1711, avec MM. Crozat, Roquemador et autres.
(5j Traité du 5 février 1712, avec MM. Guymont du Coudray, Dille et
consorts.
(6) Traité du 20 juillet 1712, avec MM. Crozat, Granville-Loquet, Delà-
lande-Magon, Beauvais-le-Fer, etc.
240 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE V
bre 1714 (1), en vertu duquel la société qu'il représentait lui
fui substituée entièrement dans Vexercicede ses droits pour
cette période, et ce fut cette société qui exploita jusqu'en 1719
le commerce des Indes sous le nom de la Compagnie.
(1) Traité du 5 décembre 1714, avec MM. Crozat, Beauvais-le-Fer, du
Colombier-Gris, Delalande-Magon, Granville-Loquet, Chapelle-Martin,
La Saudre-le-Fer, Gaubert, Carman-Eon, Fougeray-Nouail, Duval-
Baude, La Balue-Magon.
CHAPITRE VI
MARINE ET OPÉRATIONS MARITIMES DE LA COMPAGNIE
DES INDES ORIENTALES.
Formation de sa flotte. — Les premières expéditions. — Choix d'un
arsenal : création du port de Lorient. — Armements et retours
annuels. — Opérations de la Compagnie pendant les guerres mariti-
mes— Dernière période d'activité (1698-1702). — Désorganisation
de sa flotte et délaissement de Lorient.
Le commerce important, auquel la Compagnie était des-
tinée, nécessitait une organisation spéciale : la création d'une
flotte de grands navires, l'entretien d'un nombreux personnel
maritime, la construction de magasins^ d'ateliers, de chan-
tiers : c'était un véritable monde qu'il s'agissait de mettre
en mouvement. Le siège social et l'administration centrale
de la Compagnie ayant été établis à Paris, il était nécessaire
de créer une succursale sur le littoral, qui fût le port d'attache
de ses vaisseaux, l'arsenal où ils seraient armés et désar-
més, le magasin où ils déchargeraient leurs précieuses car-
gaisons, et d'où les marchandises des Indes seraient ensuite
dirigées suivant les ordres des Directeurs vers tel ou tel
point du royaume ou des pays étrangers. Le choix en fut
cependant remis à une date ultérieure, car on voulait obtenir
le plus vite possible les premiers résultats, à tort sans doute,
car cette précipitation les fit très insuffisants.
W. — 16
242 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE VI
On ne navij^uail point alors (1) avec les puissants bàtiaienls
que l'on emploie aujourd'hui dans le commerce maritime
grâce à la construction métallique ; il fallait néanmoins pour
(1) Nous croyons utile de donner ici quelques détails très brefs sur
les navires employés au xvu" et au xviii^ siècle et dont on retrouvera
souvent les noms au cours de cette étude. Les principaux types étaient :
le Vaisseau, le plus considérable de tous ces bâtiments : il avait au
moins deux batteries couvertes, c'est-à-dire deux entreponts garnis de
pièces sur chaque bord, tirant par des sabords percés dans les parois
du vaisseau ; il avait en outre des canons sur le pont supérieur, tirant
en barbette, c'est à-dire par-dessus le bordage, et sur les gaillards,
c'est-à-dire les extrémités qui se trouvent surélevées au-dessus du
pont supérieur de la hauteur d'un pont supplémentaire et partiel. Le
vaisseau était le navire d'escadre. Lsl Frégate, moins importante, surtout
plus légère, plus fine de carène, destinée à fournir une belle vitesse. Elle
n'avait qu'une batterie couverte, et des pièces en barbette sur le pont
supérieur et sur les gaillards. La Corvette, plus petite encore, mais taillée
comme la Frégate, c'est-à-dire de formes fines, n'avait qu'une batterie-
barbette sur le pont supérieur et des gaillards armés. C'étaient là les
trois principaux types de la marine de guerre. La Compagnie des Indes,
obligée d'avoir des navires munis d'artillerie, devait forcément lui em-
prunter ces modèles. Ajoutons que ces trois navires portaient mêmes
mâture et voilure, ayant chacun trois mâts gréés presque exclusivement
de voiles carrées (les voiles auriques n'ayant pris qu'au xix* siècle une
place importante dans la marine). La Flûte était en dehors de cette
classification : c'était un type exclusivement commercial, un navire large,
gros et lourd, à formes arrondies, emprunté à la Hollande. Il avait d'ail-
leurs mêmes mâture et voilure que les précédents. Quand on aména-
geait un navire de guerre pour une campagne commerciale, en le
déchargeant d'une partie de son artillerie, etc., on disait également
qu'on Varmait en flûte. Puis venaient les petits navires : le Brigantin
qu'on nomme aujourd'hui brick: il portait deux mâts, et on lui donnait
quelques canons en barbette. Le Senau ne dilTérait du précédent que
par la manière particulière dont son artimon était gréé : même artillerie.
La (îa/io^e, primitivement navire à rames comme la galère, était de-
venue à la fin du xvii* siècle un type voisin du brigantin. Il n'était plus
en usage au xvai". La Uourque, type hollandais tombé également en
désuétude au xviii» siècle, dérivait encore du brigantin ; son mât
d'avant était très près du centre de gravité, le second très en arrière.
MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 243
un trafic aussi important que celui des Indes, qui comportait
des campa.^nes de deux et trois années consécutives, des
navires d'un fort tonnage et d'une solidité éprouvée. François
Charpentier estimait dans son Discours inspiré par Colbert,
qu'une flotte de 12 à 14 vaisseaux de 800 à 1400 tonneaux
serait nécessaire (1) ; comme cependant, nous l'avons dit, on
était fort pressé, l'on dut se résigner à acheter les éléments
de la première expédition, que l'on n'avait point le loisir de
faire construire. Il s'éleva même à ce sujet parmi les Syndics,
provisoirement chargés de l'administration de la Compagnie,
une discussion fort intéressante (2). Les uns proposaient de
s'adresser à des constructeurs français, les autres tenaient
pour les chantiers hollandais, où, disaient-ils. Ton bâtissait
à bien meilleur compte. On se récria : « les plus intelligents »,
déclare Charpentier, nièrent cette supériorité et prétendirent
même qu'en France lesdils navires coûteraient moins cher
et seraient meilleurs, les bois de France étant plus satisfai-
sants que ceux du Nord. On ajouta, ce qui était plus intelli-
gent et plus vrai, que si le Roi s'efforçait de développer nos
industries, il n'était point raisonnable de favoriser les cons-
tructeurs hollandais au détriment des français, dont l'indus-
trie était des plus intéressantes.
Pour le moment, d'ailleurs, on ne pouvait se dispenser d'a-
cheter des navires prêts à entrer en armement, mais il fut
décidé qu'on les chercherait en France, et à défaut seulement
en Hollande.
Ces marchés furent vite conclus : on acquit à Saint-Malo une
frégate qui prit le nom de la Vierge-de-Don-Pori (.3), à la Ro-
(1) Fr. Charpentier, Discours d'un fidèle sujet du lloi.
(2) Fr. Charpentier, Relation.
(3) La Vierge-de-Bon-Port avait déjà fait une vingtaine de fois le
Toyage d'Amérique (Souchu de Rennefort).
244 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE VI
chelle une flûte qui fut appelée le Taureau, au Havre une
frégate qui devint le Saint-Paul (1) ; ces trois navires jau-
geaient entre 300 et 400 tonneaux. Enfin à la Rochelle on
trouva une petite galiole de 70 à 80 tonneaux qui fut baptisée
V Aigle-Blanc (2). Leur armement tut activement poussé dans
(1) Le Saint-Paul n'était autre que l'ancien Aigle-Noir de Fouquet
{ibidem).
(2) Le tonnage ou jauge d'un navire est sa capacité : on confond
souvent celle valeur avec le déplacement., qui est son poids. Le dépla-
cement s'exprime en tonnes (i.OOO kilogrammes) ou en tonneaux de
déplacement ; mais delà vient précisément cette confusion. Le tonnage
s'exprime lui aussi, en effet, et plus exactement, en tonneaux, dits
tonneaux de jauge pour les distinguer des précédents. Le tonneau de
jauge est une mesure particulière à l'industrie et au commerce mari-
times : il vaut 1 me. 830 actuellement en France. Le tonnage d'un
navire s'obtient par la mensuration de ses dimensions intérieures. Les
négociants bordelais et rochelais estimaient, dès le moyen âge, la
capacité des bâtiments dont ils se servaient pour le transport des vins
par le nombre de barriques qu'ils pouvaient contenir, et l'unité de
mesure qu'ils choisirent fut le volume de quatre barriques posées
debout. Autant de fois un navire contenait ce volume, autant il jaugeait
de tonneaux (on disait encore : autant il portait de tonneaux, ou autant
il avait de tonneaux de port, expressions encore en usage). Telle est
l'origine de cette mesure : elle passa de là dans tout le commerce
maritime français. Cette extension fut l'occasion d'une distinction nou-
velle, car en l'appliquant à des marchandises de densités différentes,
on fut conduit à ajouter la notion de poids à celle de capacité. On obtint
ainsi le tonneau d'encombrement, qui pesait précisément le poids des
quatre barriques (Le tonneau d'encombrement ne s'emploie que quand
on considère la cargaison, il faut donc le distinguer soigneusement du
tonneau de jauge qui s'applique au navire lui-même). Jusqu'à la Révo-
lution, le tonneau de jauge valut 42 pieds cubes, le tonneau d'encom-
brement 42 pieds cubes et 2.000 livres. Revenons au tonnage propre-
ment dit : il nous reste à faire une dernière distinction entre le tonnage
brut et le tonnage net. Le premier est la capacitif totale du navire;
le second sa capacité réellement udltsable pour la cargaison, déduction
faite par conséquent de la place réservée à l'équipage et aux services
de la navigation. L'ordonnance de 1681 prescrivit, pour calculer la
jauge d'un navire, de mesurer « sa cale, qui est le lieu de sa charge »
MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 245
chacun de ces ports et l'un des Syndics se rendit même au Ha-
vre pour surveiller celui du Saint-Paul qui devait être « l'ami-
ral » de la flottille, dont le Taureau serait le « vice amiral ».
Ces navires rallièrent ensuite, non sans difficulté, le port de
Brestjd'où devait avoir lieu le départ : tous, on le voit, étaient
fort inférieurs en tonnage à ce que désirait Colbert. Le 7 mars
1665, après un assez long relard, l'expédition put prendre la
mer : elle emportait un effectif de 550 personnes dont 400
passagers (1).
et elle comprenait sous cette de'signation, non seulement « le fond de
cale, mais l'entrepont », suivant le Commentaire de Valin, « mais elle
veut en même temps, ajoute-t-il, que sur la totalité de la jauge (le ton-
nage brut), il soit de'duit un dixième » ; on obtenait ainsi le tonnage
net par une déduction empirique. C'est aussi du tonnage net et non
du tonnage brut qu'il faut entendre le plus souvent les chiffres de ton-
nage donnés par les documents maritimes au xvn^ et au xvni° siècle.
Il est intéressant de comparer les mesures d'autrefois avec celles
d'aujourd'hui : le pied cube valant 34 de. 328 ce. (en donnant au pied
325 mm.), le tonneau de jauge de 42 pieds cubes valait lui-même
1 me. 441 ; il était donc plus petit que le tonneau de jauge actuel qui
vaut 1 me. 830. Ainsi un navire jaugé autrefois 1.000 tonneaux net
et par conséquent 1.100 brut, ne mesurerait aujourd'hui que 782 ton-
neaux net et 865 brut. Les navires d'autrefois étaient donc, à égalité du
chiffre des tonneaux de moindre volume que ceux d'aujourd'hui. Or,
nous avons observé déjà que les tonnages de l'ancienne marine étaient
beaucoup moins importants que ceux de la marine moderne. Certaines
observations doivent cependant prendre place ici. L'emploi du métal
dans la construction au xrx« siècle a permis d'avoir des navires dans
lesquels l'espace est mieux ménagé qu'autrefois, la section d'un navire
en fer se rapprochant beaucoup plus d'un rectangle que celle d'un
navire en bois dont les flancs sont plus concaves ; il en résulte que
les navires d'autrefois avaient avec un tonnage inférieur autant d'appa-
rence qu'un navire moderne de plus fort tonnage : ils étaient en outre
plus légers, plus étroits, plus hauts sur l'eau, et avaient par contre un
déplacement et un tirant d'eau inférieurs à ceux des bâtiments moder-
nes d'un tonnage égal. Aussi une frégate de 400 tonneaux pouvait
paraître un grand navire, alors qu'un vapeur de même tonnage en paraît
aujourd'hui un petit.
(1) Elle se décomposait ainsi : Saint-Paul, frégate : 400tx,32 canons,
246 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE VI
-Celte première expédition fut très mouvementée : la flot-
tille se sépara bientôt et le Saint-Paul, meilleur voilier, arriva
le premier, le 11 juillet lGG5,à Fort-Dauphin, où les trois au-
tres navires parvinrent ensuite isolément (t). M. de Beausse
avait l'ordre d'envoyer le Saint-Paul dans le j^olfe Persi-
que,mais celui-ci par suite de la mésintelligence qui survint
entre son capitaine et le marchand Houdry n'alla pas plus loin
que la baie d'Antongil : il revint en France en 1667, et avide.
Le Taureau se perdit sur la côte de Madagascar : la Vierge-de-
Bon-Porl, que les colons purent charger avec les premiers
produits de leurs travaux, attaquée dans les mers d'Europe
par une frégate anglaise, coula avec 120 hommes et sa car-
gaison, après une honorable résistance.
Pendant ces événements, la Compagnie avait poursuivi la
constitution de sa flotte : le temps lui manqua encore pour
faire construire les navires qui devaient partir au commence-
ment de l'année 1666, et l'on dut les acheter tant en France
qu'en Hollande. Ce furent deux bâtiments de 600 tonneaux : le
Saint-Jean et la Marie ; un de 350 tonneaux, le Terron ; un
de 300 tonneaux, le Saint-Charles; enfin deux de 200 ton-
neaux, la Mazarine et la Duchesse.
80 hommes, capitaine Vérou. Taureau, flùle : 400 tx, 22 canons,64 hom-
mes,capitaine Kerkadiou. Vierge-de-Bon-Port,ïvi?ga[o : 400tx,20 canons,
60 hommes, capitaine Truchot de la Ghesnaye. Aigle-Blanc, galiole :
80 tx, 8 canons, 26 hommes, capitaine de la Clochelerie. Le capitaine
Kerkadiou avait fait plusieurs voyages à Madagascar pour le compte
de la Compagnie d'Orient : il était récemment rentré en France avec le
dernier navire envoyé par la Meilleraye. De la Clochelerie(de la Rochelle)
était un capitaine corsaire qui s'était signalé en enlevant deux vaisseaux
espagnols à l'embouchure du Rio de la Plala : on disait même de lui
que, étant sous les ordres du chevalier de Binanville, il avait amariné
16 bâtiments de commerce ennemis, qu'il avait ramenés k Brest.
(1) La Vierge-de-Bon-Port et le Taureau le 20 août, IWiglc-Blanc
le 3 novembre 1665.
MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 247
On avait cependant fait mettre en chantier six petits bâti-
ments de 90 tonneaux environ, du type alors très en usage
des hourques hollandaises ; on leur donna les noms de :
Saint- Jacques, Sai?it-Louis, Saint-Denis, Saint-Luc, Saint-
Bohert et Petit-Saint-Jean. Les deux premiers furent prêts de
bonne heure et purent partir de conserve pour Madagascar
en juillet 1665(1) ; les quatre autres firent partie de l'expé-
dilion de M. de Mondevergue.
Celle-ci partit de Rochefort le 14 mars 1666 : le relard qu'a-
vait apporté au premier départ le choix de Brest empêcha en
effet qu'on ne le renouvelât. Elle se composait de 10 navires
et emportait une véritable population (2) !
Cette flotte fut escortée « hors des Caps » par 4 bâtiments
de guerre (3) : le Rubis, le Beaufort, le Mercœur et Vinfante
sous les ordres de M. de la Roche. Sa traversée fut pénible
et démesurément longue. Le Terron faisait eau dès le départ :
on dut relâcher à Sainte-Croix de Ténériffe pour le remettre
en état, et même y acheter un gros navire, la Paix, de 600
(1) Le Saint- Louis arriva le premier à Fort-Dauphin le 12 février
1666; il amenait 50 colons et 2 chefs de colonie (Souchu de Rennefort).
Le Saint-Jacques avait relâché au Brésil, où il fut rejoint par la flotte
de M. de Mondevergue.
(2) Elle comprenait : le Saint-Jean, 600 tx, 36 canons, amiral ; la
Marie, 600 tx, 36 c. ; le Terron, 350 tx, 24 c. ; le Saint-Charles,
300 tx, 24 c. ; la Mazarine, 200 tx, 24 c. ; la Duchesse, 200 tx, 24 c.
et les hourques : Saint-Denis, Saint- Luc, Suint-Robert el Petit-Saint-
Jean de 90 tonneaux.
(3) Par l'article XL de la Déclaration, le Roi s'était formellement en-
gagé à faire escorter les navires de la Compagnie « en cas qu'aucune
nation voulût entreprendre contre elle » par tel nombre de vaisseaux de
guerre dont elle aurait besoin, « non seulement par toutes les côtes de
l'Europe et de l'Afrique, mais même jusque dans les Indes », le tout
aux frais du Trésor royal. En fait, et sauf le cas de dangers exception-
nels, l'escorte n'était faite que « jusque hors des Caps », c'est-à-dire
jusqu'au Cap Vert inclusivement.
248 DEUXIÈME PARTIE, CHAPITKE VI
tonneaux, qui prit une partie de son chargement. Puis, au
lieu de prendre la route du Cap de Bonne-Espérance, on prit
celle du Brésil, et l'on relâcha trois mois à Pernambuco,
où le personnel de la flotte déjà décimé par la maladie, put se
se remettre quelque peu; enfin elle repartit, accrue d'un se-
cond petit navire, le Saumaqxie (25 tonneaux) acheté aux Por-
tugais, et atteignit Fort-Dauphin le 5 mars 1667, après un an
de route I Les colons qu'elle amenait étaient exténués par les
maladies et les privations. Trois de ses navires étaient fort
maltraités et durent être condamnés. Le Pelit-Saint-Jean et
le Saint-Denis qui s'étaient séparés de la flotte à Ténériffe
furent encore plus longtemps en route : personne ne savait
faire le point à leur bord I Ils dépassèrent l'ile sans la voir,
séjournèrent 4 mois à Socotora, puis à Mozambique, et quand
ils parvinrent à Fort-Dauphin, ils s'étaient délestés de toute
leur cargaison pour acheter des vivres ! On conçoit la mau-
vaise humeur de Colbert quand il apprit ces fâcheux détails
et le désespoir de la Compagnie d'être si mal servie dans ses
premières entreprises.
Cependant elle ne se découragea point, et au fur et à me-
sure que des ressources nouvelles lui parvenaient, elle les
employait à préparer ses expéditions futures. En 1667, elle
avait douze navires en achèvement : ceux-là avaient été
construits par ses soins et en France, conformément au
vœu des premiers Syndics: le Dauphin-Couronné, de
800 tonneaux à Saint-Malo ; le Phénix et VAigle-cCOr de
500 tonneaux à Bayonne : le Vautour q\. le Saint- François de
600 tonneaux, la Trinité, la Force de 500 tonneaux, ÏEspé-
rance, la Fortune de 450 tonneaux, deux frégates de loO ton-
neaux, et une galiole de 80 tonneaux ; ces trois derniers bâti-
ments à Port-Louis, où elle venait d'obtenir la concession
des terrains où devaient s'élever ses magasins. Elle avait
MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 249
en outre trois navires de 500 tonneaux en chantier à Bayonne,
trois au Havre dont un de 800 tonneaux, un de 600 et un de
300, et un vaisseau de 1.000 tonneaux à Port-Louis (l).
On s'était, en effet, occupé enfin, pour compléter l'organi-
sation de la Compagnie, de lui donner un port et un arsenal.
La tâche fut malaisée. La première flotte était partie de Brest,
mais ce choix avait donné lieu à tant de désagréments qu'on
avait réuni la seconde à Rochefort. Ce n'était point encore
définitif, et la Compagnie donnait en même temps l'ordre de
construire pour son compte un chantier, une corderie et un
magasin au Havre. Les Directeurs avaient, en effet, songé à
ce port qui offrait l'avantage d'être proche de Paris et de lui
être uni par la Seine, et ils avaient en conséquence sollicité
du Roi la fourniture en cette ville du sel dont ils auraient
besoin pour leurs armements, et qui devait leur être donné
au prix marchand (2) (a. XXXVI des Art.). Ils tournèrent éga-
lement leurs regards vers Bayonne, mais les Rayonnais mon-
trèrent à ce projet une hostilité violente et menacèrent même
de mettre le feu au vaisseau que la Compagnie avait en ar-
mement dans leur port. On se décida enfin à construire de
fond en comble le port dont on avait besoin au fond de l'es-
tuaire du Scorff et du Blavet, qui s'ouvre sur le littoral de la
Bretagne à la hauteur de l'Ile deGroix.
L'endroit était bien choisi : cet estuaire creuse dans la côte
une échancrure profonde de plus de 6 kilomètres, resserrée
à l'entrée, spacieuse au fond, abritée d'une façon satisfaisante
contre le mauvais lemps. A l'entrée se dressait déjà une ci-
(1) Requête de la Compagnie au Roi, 19 février 1667, citée par Demis.
(2) Le Roi avait accordé cet avantage non seulement au Havre, mais
« en tout autre lieu où la Compagnie ferait les dites salaisons » a. XLI
de la Déclaration. Ce qui prouve que le choix du Havre n'était pas ré-
solu.
250
DEUXIEME PARTIE. — CHAPITRE VI
ladelle royale, le château de Port-Louis (1) qui en défendait
l'accès et une petite ville s'était élevée à l'abri de ses rem-
parts. Les deux rivières débouchent au fond de la rade et
leurs eaux sont profondes et calmes ; elles bordaient alors
des terrains marécageux et déserts. Ce furent les rives du
Scorff qui fixèrent le choix de la Compagnie et le Roi fut
sollicité de lui en accorder la concession (2). Une déclaration
du mois de juin 1666 lui donna aussitôt « la faculté de s'éta-
blir au Port-Louis pour ses magasins et au Féandick et quel-
ques autres lieux des environs le long des rivières d'Henne-
bont (3) et de Pont-Scot (4) pour les chantiers et autres places
nécessaires pour le bâtiment des vaisseaux, quais, magasins
et autres édifices nécessaires pour l'armement de ses flottes ».
L'établissement de la Compagnie des Indes en ce lieu, qui
prit de sa destination le nom de L'Orient (5), ne se fit du
reste que fort lentement, et Madame de Sévigné qui y passa
(1) La citadelle de Port-Louis avait été construite par les Espagnols
pendant les guerres de religion, et cédée ensuite par eux au roi de
France. On a vu que le duc de la Meilleraye et le duc de Mazarin,son fils,
en furent gouverneurs. Nous devons signaler une confusion qu'on a sou-
vent commise à ce sujet. Lorient fut construit sur son territoire, et la
rade portait son nom, aussi très souvent dans les textes relatifs à la
Compagnie, dit-on Port-Louis pour Lorient, mais, en fait, ni la Compa-
gnie de Colbert, ni celle de Law, ni celle de Galonné n'eurent d'établis-
sement à Port-Louis même. Port-Louis n'a qu'un petit port de pèche
sans profondeur formé par la « mer de Gavres ».
(2) La rade de Lorient est séparée du large par deux passes qui con-
tournent la petite île Saint-Michel : celle du Nord est seule praticable
aux grands navires. Les vents d'Ouest-Sud-Ouest et de Sud-Ouest sont
seuls à craindre dans l'estuaire, qu'ils enfilent dans sa longueur.
(3) Le Blavet. — La lande du Féandick est le terrain même qu'occupe
la ville de Lorient.
(4) (Pont-ScorlT) le Scorff.
(5) Pendant toute l'existence de la Compagnie des Indes ce nom fut
orthographié L'Orient : il l'était encore ainsi au début du x\x* siècle.
MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 251
quelques années plus tard le trouvait encore bien imparfait.
Dès sa concession, cependant, un des Directeurs Généraux y
fut résider (1), un certain nombre de commis furent mis
sous ses ordres, et dès 1667, ainsi qu'on l'a pu voir ci-dessus,
des chantiers s'allongeaient sur la rive gauche delà rivière,
où se trouvaient déjà en construction deux frégates et un
vaisseau de 1.000 tonneaux. Mais ce n'est qu'en 1669 que la
continuation des travaux d'installation fut définitivement ré-
solue ; à l'assemblée générale qui fut tenue aux Tuileries le
11 février 1669, on discuta encore, en effet, de l'abandon ou
de la conservation de Lorient. Le Havre avait gardé de nom-
breux partisans, mais la Manche était un passage dange-
reux en ce temps de guerres continuelles. Bref, il fut décidé
de conserver Lorient, mais de n'y faire que peu de dépenses
et le coût des travaux à faire fut limité à 30.000 livres. Le con-
sul français de Madère fut chargé d'instruire les vaisseaux
de la Compagnie à leur retour des Indes de la situation po-
litique qu'ils devaient trouver en Europe et les diriger, sui-
vant l'état des choses, soit sur le Havre, soit sur Lorient (2).
On conçoit ces hésitations : Lorient est mal relié en effet à
Paris ; aussi les Directeurs firent-ils construire également un
magasina Nantes,mieux partagé à cet égard, sans être aussi
avantagé que le Havre. Désormais les armements de la Com-
pagnie se firent généralement à Lorient (3), mais ses re-
(1) Les représentants de la Compagnie à Lorient furent successive-
ment : Denis Langlois, Claude Gueston, Barthélémy Blot, François Val-
leton, François Laisné, David Grenier, Siméon de Jonchère, Jean Le
Mayer, Guillaume Bar, Claude Céberet, Antoine de Mauclerc, Siméon
Bazin, Bréart de Roisanger (mort en 1704). Il n'y eut plus, après ce der-
nier, de Directeur de la Compagnie en résidence à Lorient. (D'après les
archives de l'arsenal de Lorient.)
(2) Demis, t. L
(3) Il y en eut quelques-uns cependant dans les autres ports : la Ro-
chelle, Nantes, Brest, Saint-Malo,
252 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE VI
tours se partagèrent entre celle ville, Nantes et le Havre.
L'expérience avait depuis longtemps appris aux naviga-
teurs européens que les départs pour les Indes devaient
avoir lieu, pour que les traversées fussent heureuses, dans
les premiers mois de l'année. De la sorte les navires étaient
assurés d'avoir traversé l'Océan Indien avant l'époque dan-
gereuse du changement de mousson (1). Cette sage précaution
avait été suivie lors des deux premières expéditions, mais la
saison de 1667 se passa sans qu'une troisième eût quitté la
France ; c'est qu'on craignait en effet l'hostilité de l'Angle-
terre, et la perte de la Vierge-de-Bon-Porl ne justifia que trop
celte appréhension. Le Saint-Paul, plus heureux, atteignit la
France, mais, nous l'avons dit, sans chargement. Ce ne fut
que dans les derniers jours de cette même année que la
Compagnie mit en mer la flûte la Couronne, qui arriva du
reste sans encombre à Fort-Dauphin « bien que très mal di-
rigée >, assure Souchu de Rennefort (2). Mais la colonie fut
plus active que la métropole, car dès le mois d'octobre 1667
le Sainl-Jean avait quitté Fort-Dauphin pour Sural, emme-
nant Caron qui allait y jeter les bases de notre comptoir.
L'année 1668 fut mieux remplie : quelques semaines après
la Couronne, VAigle-d'Or et la Force partirent de Lorienl
avec le Directeur Goujon : ils touchèrent à Fort-Dauphin le
(1) On appelle moussons des vents périodiques qui soufflent six mois
dans une direction constante et six autres mois dans la direction oppo-
sée. Ils sont dirigés vers les continents l'été et vers le large l'hiver. On
les observe dans le golfe d'Arabie, dans le golfe du Bengale et dans les
mers de Chine. Ils ont pour origine dans flnde la haute température
atteinte en été par le versant méridional de l'Himalaya et la puissante
aspiration produite par l'ascension de la nappe d'air chaud le long de
cette chaîne. En hiver, l'Océan se refroidissant moins que le continent,
l'aspiration a lieu en sens contraire. La mousson souffle du sud-ouest
l'été (avril à octobre) et du nord-est l'hiver (octobre à avril).
(2) Op. cit.
MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 253
28 août el en repartirent bientôt pour Surat avec la Marie,
qui emmenait le Directeur de Paye et Marcara. Le Saint-Jean,
que Garon avait rapidement chargé à Surat, toucha à Fort-
Dauphin en juin, compléta son chargement avec l'indigo, les
cuirs, l'aloès, le poivre et les gommes que les colons lui
fournirent, et atteignit la France au mois de janvier 1669 :
c'était le premier résultat obtenu par la Compagnie; cette
même année 1669, d'ailleurs, la hourque Sainl-Robert partie
de Fort-Dauphin, accomplit heureusement sa traversée, et
Lorient arma deux navires : le Saint-Paul qui commençait
sa deuxième campagne et le Saint-François; enfin, de son
côté, Surat chargea et renvoya en France la Marie, la Force el
le Saumaque,
Un courant régulier de relations s'était donc établi entre
la France et les Indes : la Compagnie avait armé en cinq
années vingt-trois navires (1), effort des plus remarquables,
fondé une colonie à Fort-Dauphin et un comptoir à Surat.
Colbert, qui conçut de ces premiers succès de grandes espé-
rances, résolut de les appuyer, et l'année 1670 vit Tarme-
(1) L'article XXXVII de la Déclaration avait accordé à la Compagnie
le droit, reconnu déjà aux précédentes, de faire naviguer ses vaisseaux
sous le pavillon blanc, dont l'emploi était en principe réservé à la marine
royale, ainsi que celui de la flamme blanche. Les navires du commerce
portèrent sous l'ancien régime différents pavillons : le « grand pavillon
d'honneur » était rouge, frappé des armes de France et semé de fleurs
de lys d'or ; l'ordonnance de 1689 créa un pavillon bleu traversé d'une
croix droite blanche et chargé également des armes de France. Un troi-
sième, d'usage plus courant sans doute, était constitué par sept bandes
horizontales, alternativement blanches et bleues ; enfin il faut mentionner
un certain nombre de pavillons locaux dont l'emploi était général. La
marine de guerre seule, avons-nous dit, pouvait arborer le pavillon et la
flamme de couleur blanche unie. La grande enseigne royale était blan-
che, chargée des armes de France et semée de fleurs de lys d'or ; elle
était réservée au vaisseau qui avait le Roi à son bord. — V. les plan-
ches de la Grande Encyclopédie.
254 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE VI
ment de l'imposante flolle de guerre de M. de la Haye, en-
tièrement effectué d'ailleurs par la marine royale (1).
La Compagnie devait lui adjoindre trois navires, dont elle
protégerait efficacement le voyage (2) ; M. de la Haye partit de
la Rochelle le 29 mars 1670, et le 11 avril, le Dauphin-Cou-
ronné, le Vautour et le Phénix partirent de Lorient et sans
doute le rejoignirent en mer. On sait quelle fut la destinée
de « l'Escadre de Perse », comme l'appelait Colbert ; après
avoir efficacement servi nos intérêts par sa seule présence
dans les eaux de l'Inde, elle bombarda San-Tliomé qui fut
prise; puis, amoindrie par le renvoi en Europe de plusieurs
de ses vaisseaux et la perte de trois autres, capturés par les
Hollandais (3), fatiguée par son trop long séjour dans l'Océan
Indien, elle ne put défendre cette conquête, et celte campa-
gne eut une issue désastreuse (4).
En 1671, la Compagnie fit à son tour un grand effort : elle
avait déjà renoncé à Madagascar, et ses navires avaient même
l'ordre de n'y plus relâcher ; mais Surat prospérait et de
nouveaux comptoirs se fondaient dans l'Inde : Lorient vit
partir le Saint-Jean, le Saint-Louis et l' A'spd'rance ; Nantes le
Saint-Denis et la Rochelle le Saint-Esprit.
L'année suivante, il est vrai, il n'y eut que deux départs :
ceux du Saint-Robert et d'un nouveau navire : le Soleil d'O-
(1) Celle ilotte que commandait le chef d'escadre de Turelles com-
prenail 5 vaisseaux : la Navarre, 1.000 tonneaux, 56 canons ; le Triom-
phe, 900 tonneaux, 50 canons ; le Flamand, 700 tonneaux, 45 canons ; le
Jules, 500 tonneaux, 36 canons ; le Bayonnnis, 500 tonneaux, 34 ca-
nons ; la frégate la Diligente, et 3 flûtes de 300 tonneaux : VEurope,
\' Indienne et la SitUane.
(2) Instructions à M. de la Haye, 4 décembre 1669, Clément, op. cit.
(3) VEurope, le Flamand, le Phénùv (navire de la Compagnie).
(4) L'escadre se dispersa avant la chute de la ville : elle n'est nulle-
ment visée dans les clauses de la capitulation. V. Fr. Martin : Mémoires.
xMARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 255
rient, coiislruit à Lorient ; par contre, la Compagnie eut trois
retours importants : la Couronne, VAigle-d'Or et le Dauphin-
Couronné.
La guerre de Hollande s'ouvrit sur ces entrefaites, et le
résultat de cet état de choses nouveau se fit aussitôt sentir:
les armements devinrent rares, plus rares encore les retours.
En décembre 1672, la Compagnie armait 2 navires à Lorient
et un au Havre, mais leur départ fut suspendu par les hostili-
tés ; il n'en partit aucun au cours de l'année 1673, et au début
de 1674 un seul d'entre eux, le Blancpignon, prit la mer, avec
l'ordre de rejoindre sur la côte de Mozambique le Soleil d'O-
rienl qui, parti deux années auparavant, avait dû suspendre
son voyage, après avoir perdu par les maladies tout son
équipage (1). L'année suivante, on mit en mer encore la flûte
l'Heureuse, mais ce fut là le dernier effort fait par la Compa-
gnie jusqu'à la fin de cette première période de guerre, et il
n'y eut aucun départ jusqu'à Tannée 1679 qui ramena la paix.
Les retours furent naturellement aussi peu satisfaisants,
d'ailleurs la mer des Indes était depuis la chute de San-Thomé
au pouvoir des Hollandais qui ruinaient nos comptoirs les
uns après les autres. Quelles opérations commerciales eût pu
y poursuivre la Compagnie ?
Aussi ne reçut-elle aucun navire en 1673 ; en 1674, elle vit
revenir le Vautour, en 1675 le Blancpignon qui lui apporta
la nouvelle de la reddition de San-Thomé, en 1676 Y Heureuse ;
ces trois voyages furent rapides, car on écourtaitavec raison
le séjour dans l'Inde ; puis, la guerre étant en pleine activité
en Europe, tous nos comptoirs détruits ou pris en Asie, les
années suivantes virent une cessation complète du com-
merce de la Compagnie.
(1) Demis, t. I.
2î)6 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE VI
Ce fut pour elle un coup sensible, une blessure qui ne se
cicatrisa pas ; lorsque la paix de Nimègue fut signée, sa flotte
était désorganisée ; elle s'était défaite de huit de ses vaisseaux
devenus inutiles et coûteux : le Saint-Paul, le Saint- François,
YEspérance, le Dauphin-Couronné, le Sainl-Jacques, \e Saint-
Robert, la Satisfaction (200 tonneaux) et VOccasion (100 ton-
neaux) ; huit autres étaient en fort mauvais étal dans les
ports : la Force, laMane, VAigle-d'Or et la Paix au Havre, la
Couronne, V Hirondelle (100 tonneaux), le Pinçon (300 ton-
neaux) à Lorient, et le Saumaque à la Rochelle (1). Dès le
retour de la paix cependant, la Compagnie reprit ses opéra-
lions interrompues, et l'année 1679 vit l'arinement du Soleil
d'Orient, mais ce premier effort fut malheureux : ce navire
alla jusqu'à Bantam, où la Compagnie avait alors un comp-
toir, y chargea une cargaison de poivre et reçut du Vautour
qui revenait du Siam les ambassadeurs que le roi de ce pays
envoyait avec des présents à Louis XIV, puis il se perdit
corps et biens pendant le voyage de retour. « Ce vaisseau,
fut-il déclaré à l'assemblée des actionnaires du 17 avril 1684,
n'a plus donné de ses nouvelles ; il est supposé péri (2). »
En 1681, Lorient arma le Président et le Blancpignon et ces
deux navires revinrent de conserve et sans incident l'année
suivante ; en 1682, la Royale et V Heureuse partirent à leur
tour; en 1683^ le Saint-François-d' Assise (3) ; les mouvements
semblaient reprendre ainsi une régularité satisfaisante, car
ces vaisseaux revinrent de Pondichéry el de Surat avec des
cargaisons convenables en 1683 et 1684.
(1) Ibidem. 11 ne mentionne pas quelques autres vaisseaux que la
Compagnie avait alors dans l'Ocëan Indien, el qui revinrent les années
suivantes.
(2j Demis, t. I.
(3) Ce navire fut, semble-l-il, affrété par la Compagnie.
MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES
25)
En celle dernière année, la Compagnie dul s'avouer que
sa situation était grave : elle n'avait à son bilan que 218.000
livres d'effets et, par contre; une dette d'un million de livres
à Surat ! au lieu des "26 vaisseaux que comptait sa flotte en
1675, elle n'en possédait plus que 11 (1). Pour trouver
quelque argent, elle venait de vendre au Roi ses magasins
du Havre, et pour l'armement en cours elle jugea plus avan-
tageux d'affréter trois navires à Saint-Malo, que d'acheter
ceux qui lui faisaient défaut : ils partirent de Brest le 2 avril
1684 (2).
En 1687, le Roi lui vint en aide pour en armer trois autres :
VOriflamme, le Lonray elle Saint-Nicolas; ces navires se
joignirent à la flottille qui emmenait les ambassadeurs du
Roi au Siam et le petit corps de troupe qui devait occuper
Bangkok et Merguy (3). Ce furent encore eux, qui après l'é-
chec de cette entreprise en ramenèrent les acteurs à Pondi-
chéry. Le Lonray et le Saitit-Mcolas revinrent désarmer à
Lorient en 1691 ; mais VOri/lamme, comme jadis le Soleil
d'Orient, disparut sur la roule du retour.
La guerre avait repris en 1689 et celle fois nous avions
contre nous deux puissantes nations maritimes : la Hollande
et l'Angleterre ; la Compagnie en connut aussitôt les incon-
vénients, car deux navires partis de Lorient au début de
1689, le Coche et la Normande, furent capturés par une flotte
anglo-hollandaise dans les parages du cap de Bonne-Espé-
rance : ce fut une perte de 3 millions ! Instruite par cette expé-
rience, elle inaugura dès lors une conduite plus prudente, et
(1) Elle en avait compté 16 dès l'année 1666.
(2) Demis, t. l.
(3) Cette expédition comprenait en outre trois vaisseaux de la Com-
pagnie et deux frégates delà marine royale. V. suprà, p. 178.
w. - Il
258 DEUXIÈME PARtIE. — CHAPITRE VI
réunit ses envois trop espacés jusque-là, en petites escadres
bien armées et bien commandées.
La première partit de Lorient en 1690 sous le commande-
ment du capitaine de vaisseau Duquesne ; elle comptait six
navires : l'Oiseau, le Gaillard, le Florissant, VEcueil, le Lion et
le Dragon ; elle avait une double mission : faire la chasse aux
vaisseaux des deux Compagnies ennemies et prendre chargea
Pondichéry et au Bengale. A l'île d'Anjouan (1), elle rencontra
un bâtiment de la Compagnie anglaise qui accepta le combat,
se défendit vaillamment et coula sans s'être rendu ; à la
hauteur de Geylan on réussit mieux avec une flûte hollan-
daise de 800 tonneaux qui fut amarinée ; puis Duquesne fit
contre Madras la tentative audacieuse mais indécise que nous
avons rapportée, et après avoir chargé ses navires à Balasor,
où l'on brûla un autre vaisseau hollandais et à Pondichéry,
il fit voile pour la France à la fin de l'année 1690. La Com-
pagnie le reçut, parait-il, assez mal, et l'on trouva que cette
campagne aurait pu être plus utile (2).
En 1691 , il n'y eut au printemps aucun départ, car le précé-
dent effort avait étégrand, et la guerre était en pleine activité.
On mit seulement en route en novembre une prise anglaise
h^'^ii^éele Postillon- des- Indes. La Compagnie, dit François
Martin, « n'avait pas jugé à propos, et bien prudemment, de
risquer une somme considérable sur ce vaisseau ». Il ne
(1) Lorsque les vaisseaux de la Compagnie n'eurent plus à toucher
à Forl-Dauphin, ils semblent avoir pris riiabitude de passer par le canal
de Mozambique : comme, la plupart du temps, lorsqu'ils parlaient de
France en convoi, ils se perdaient de vue dès les premiers jours de la
traversée, l'île d'Anjouan servait de rendez-vous, où le premier arrivé
attendait les autres, puis le départ se faisait de conserve pour la côte
indienne.
(2) Mi'iiioircs (le François Mari in.
MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 2o9
portail en effet que dix caisses de corail et quinze barriques
d'eau -de- vie !
L'année suivante fut marquée, au contraire, par l'envoi
d'une seconde escadre sous les ordres du capitaine de fré-
gate Dandenne(l); elle comprenait quatre bâtiments : le Fen-
dant, le Flo7'issant, le Lonray et VEcueil, et avait même mis-
sion que celle de 1690 : elle fut de même marquée par deux
affaires: à la hauteur du cap de Bonne-Espérance, l'^ci^eiV
mit hors de combat le Samuel de la Compagnie anglaise (2),
et près de la côte indienne, on captura la flûte V Elisabeth de
la même Compagnie.
Lorient vit de son côté revenir le Postillon-des- Indes.
Les menaces que les Hollandais manifestaient depuis le
début de la guerre contre nos comptoirs de l'Inde furent
mises à exécution en 1693, et l'on sait comment elles le
furent : la Compagnie qui avait envoyé à Pondichéry le Gail-
lard, s'estima fort heureuse qu'il eût échappé à leurs croi-
seurs. Elle eut moins à se féliciter de l'envoi de la frégate le
Cerf-Volant, partie de Lorient en septembre 1692: le vais-
seau de guerre qui l'escortait l'ayant abandonnée trop tôt,
elle fut capturée par un corsaire de Flessingue.
La chute de Pondichéry ne semble pas avoir détruit la ré-
gularité des opérations de la Compagnie, elle envoya seule-
ment ses navires à Surat, bien déchu cependant ; ce furent en
1694: le Pontcharlrain et les Jeux, en 1696 le Poslillon-des-
Indes et en 1697 le Phélypeaux eiVEtoile-d' Orient. Elle reçut,
d'autre part, 3 navires en 1694 et trois autres en 1697. En cette
(1) l.a Compagnie consacra à cet armement 1.200.000 livres : moitié
pour Pondichéry, moitié pour Sural.
(2) Comme il ne put l'emmener, il se contenta d'exiger une lettre de
change de 200 livres sterling sur Surat et de jeter ses canons et ses
armes à la mer.
260 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE VI
dernière année néanmoins, les Directeurs durentannoncer aux
actionnaires réunis le 2 juillet que les opérations n'avaient
point été avantageuses : la perte du Coche, de la Normande
et du Cerf-Volant s'ajoutant à celle de Pondichéry était un
désastre. On avait fait cinq envois aux Indes, dont on n'a-
vait eu que trois retours, et ceux-ci n'avaient pas été suffi-
sants pour solder les engagements pris ; on avait été ainsi en
découvert de 2 à 3 millions de livres (1). Il était resté aux
Indes cinq navires : le Gaillard, VEcueil, les Jeux, le Pontchar-
train, et le Lonray ; quant au Florissant, il était revenu sur
lest (2).
La paix de Ryswick améliora celle situation : la mer rede-
vint libre et Pondichéry que la Compagnie croyait définitive-
ment perdu lui fut rendu embelli et fortifié. Dès ce moment, il
y eut chez elle une recrudescence d'activité que nous avons
déjà signalée (3).
(1) Pareille chose faillit lui arriver pour les retours de l'année 1697.
Elle reçut, en effet, l'avis que les trois vaisseaux qu'elle attendait, et que
commandait M. de Serquigny, reulreraient sans chargement, le Grand-
Mogol ayant fermé les ports de l'Inde au commerce européen. On
apprit heureusement que cette nouvelle était fausse. Demis, t. I.
(2) Rapport à l'assemblée générale du 2 juillet 1G97, Demis, t. I.
(3) Cf. sur cette période: Jégou, « Lorient, arsenal royal >;, Revue ma-
ritime, 1880-1882-1883. La Compagnie protesta à ce moment contre la
présence de la marine royale dans son port ; Ponlcharlrain songea à l'en
déposséder et lui offrit en échange Indret, qui avait déjà attiré l'attention
de Colbert en 1665, le golfe du Morbihan ou Lockmariaker : des plans
furent faits et des sondages exécutés, mais la Compagnie ne consentit
point. Le ministre décida ensuite de construire à Lorient même un
arsenal particulier pour la marine du Roi, mais la pénurie du Trésor ne
le permit point. En 1700, le navire armé par la Compagnie de la Chine
VAmphitrite vint désarmer à Lorient après sa première campagne : la
Compagnie des Indes voulut s'y opposer, mais le ministre intervint en
faveur de la première. En 1699, la Compagnie de Saint-Domingue
s'était également installée à Lorient (V. Jégou).
MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES
261
Dès l'année 1698 elle-même, elle mit en mer le Pontchar-
train, la Princesse-de- Savoie, et le Poslillon-des-Indes qui,
arrivé en juin, réarma aussitôt et partit en octobre.
En 1699 partirent à leur tour la Toison-d'Or, le Maurepas (1),
le Florissant et ï Aurore, et Lorient reçut trois autres navires :
la Princesse-de- Savoie, le Phélypeaux, et VEtoile-d'' Orient.
Même activité en 1700 : le I hélypeaux, la P er le- d' Orient, le
Saint-Louis, et l'^^oiVe-d'Onen^ partirent pour Pondicliéry : le
Maurepas, V Aurore, la Toison-d'Or et le Marchand-des- Indes
en revinrent bien chargés.
En 1701, départ du Maurepas, du Pondichéry, de la Prin-
cesse-de-Savoie, du Bourbon et du Marchand-des-Indes ; retour
de Y Etoile-d' Orient, de la Perle-d' Orient et du Phélypeaux.
Les premières hostilités de la guerre de Succession d'Es-
pagne qui devait être si funeste à la Compagnie n'arrêtèrent
point ces mouvements, et l'année 1702 vit partir la Toison
d'Or, V Etoile-d' Orient et le Saint-Louis, et rentrer six bâti-
ments : le Ponlchartrain, le Pondichéry, le Maurepas,le Bour-
bon, la Princesse-de-Savoie et le Marchand-des-Indes . Ce re-
marquable résultat fut malheureusement le dernier éclat jeté
par la Compagnie.
L'armement de 1703 fut en effet réduit à un seul navire : le
Marchand-des-Indes, et sur trois navires partis de Pondi-
chéry l'année précédente : le Saint- Louis, là Toison-d'Or et l'^-
toile-d'Orie7ît,\es deux premiers seuls parvinrent à Lorient, car
le dernier fut pris sur la côte même de Bretagne par une esca-
dre anglaise, et celte perle anéantit les profits de l'expédition.
Dès lors la Compagnie renonça à exploiter par elle-même
(1) (rétait un vaisseau de 40 canons acheté récemment à l'Etat. La
même année la Compagnie meltailà l'eau h Perle-d'Orient et en chan-
tier le Héros, elle comptait, on le voit, soutenir cette prospérité nou-
velle.
262 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE VI
le commerce des Indes et ses mouvements maritimes ne fu-
rent en réalité entretenus que par les négociants malouins :
sa flotte devenue inutile fut dispersée : elle réussit à vendre
au Roi quatre de ses plus beaux navires: le Bourbon, le Phé-
lypeaux, V Aurore et la Princesse-de-Savoie, dont il fil des brû-
lots et lui laissa occuper Lorienl moyennant un loyer de
5.000 livres.
Des traités annuels provoquèrent depuis lors, et jusqu'en
1719, l'armement d'un certain nombre de navires que la Com-
pagnie fournissait parfois, sur lesquels elle prenait ordinai-
rement intérêt et que les Malouins se chargèrent de conduire
aux Indes avec une audace que toujours un égal bonheur
récompensa.
Lorient tomba, malgré ces allées et venues, dans une pro-
fonde détresse dont il ne sortit, comme la Compagnie elle-
même, qu'en 1719. Depuis la mort de M. de Boisanger(1704),
celle-ci n'y était plus représentée que par un simple corres-
pondant, le sieur Verdier, que secondaient quelques em-
ployés ; le commissaire de la marine Le Mayer était chargé,
du consentement du roi, de veiller sur ses intérêts d'ordre
supérieur. La plupart de ses anciens officiers servaient dans
la marine royale ou sur les corsaires malouins, ses magasins
étaient vides, el les Malouins construisaient pour leur propre
compte des bâtiments de course sur ses chantiers de Caudan.
Jusque-là cette création de la Compagnie des Indes avait donc
assez mal justifié la fière devise qu'elle avait reçue: « Ab
Oriente refulget » (1).
(i) Nous mentionnerons seulement les relations de Lorienl avec les
Indes au cours de cette dernière période (1704-1710), qui n'appartien-
nent qu'en partie à l'Iiistoire de la Compagnie.
En 1704, armement du Sainl-Louis et de V Aurore.
MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 263
En 1705, armeiiieiiL du Maurepas et de la Toison-d'Or, retour du
Saint-Louis et de ['Aurore.
En 1706, armement du Saint-Esprit, du Saint-Joseph, du Baron-de-
Breteuil.
En 1708, retour du Maurepas et de la Toison-d'Or.
En 1709, retour du Saint-Louis.
En 1710, armement du Maurepas, du Lys-Brillac, du Françoiii-d'Ar-
gouges, de VAuguste ; retour du Français, du Glorieux, du Comte-de-
Lamoignon, du Diligent, du Ma/o, du Jean-Baptiste, de la Bien- Aimée.
En 1711, armement du Saint-Louis, de la Prospérité-de-Zélande, du
Chancelier, du Jean-Baptiste, du Français.
En 1713, armement de Vlmpudent, de la Madeleine et du Martial
(à la nouvelle Compagnie de la Chine) ; retour du Maurepa'^, du Fran-
çois-d'Ar gouges, de TAw^ziSfe, du Lys-Brillac.
En 1713, armement du Lys-Brillac, de I'^m^ms^^.
En 1714, armement du Mercure, delà Venws, du Chasseur; retour du
Lys-Brillac, de l'/lîi.gîi.sie, des Deux-Couronnes.
En 1715, armement de l'A«<gri/.sfe, retour du Saint-Louis.
Eu 1716, retour du ilierc«/'e, de la Wnws, du Chasseur, de l'Atigiusie,
de la Paia;.
En 1717, armement de la Comtesse- de-Pontchartrain, du Comte-de-
Toulouse .
On voit que si la Compagnie des Indes restait inactive, ni la guerre
ni la misère générale du royaume n'arrêtèrent les Malouins qui firent
presque tous ces armements. {D'après la Collection des lettres du Mi-
nistre, aux Archives de l'Arsenal de Lorient.)
CHAPITRE VII
ORGANISATION FINANCIÈRE DE LA COMPAGNIE DES
INDES ORIENTALES.
Composition de son capital. — Actions, souscription, versements. —
Subventions du Roi. — Quel chiffre ce capital atteignit-il en réa-
lité ? — Réformes de 1675 et de 1684. — Appels de fonds, prêts
consentis par le Roi. — Intérêts servis aux actionnaires. — Emprunts
pour les armements annuels. — Détresse finale.
Une dernière partie nous reste à étudier pour achever l'his-
toire de la Compagnie fondée par Colberl, c'est son organi-
sation financière, élude fort intéressante d'ailleurs, car cette
Compagnie est certainement l'un des premiers organismes
dont le fonctionnement ail préparé celui des grandes sociétés
financières modernes. Le capital qui devait alimenter son
commerce ne fut point fixé d'une façon très formelle par ses
statuts. L'on a vu que Charpentier estimait nécessaire une
somme de six à sept millions de livres (1), mais ce chiffre
parut bientôt insuffisant. Les Articles proposés au Roi parles
neuf commerçants qui furent en celle œuvre les collabora-
teurs du ministre ne tranchèrent poini la question et l'on y
sollicita seulement le Roi de faire l'avance du cinquième de
ce capital, qu'on ne fixait point et dont très probablement
on lui laissait ainsi la détermination (a. AXXIl des Arlicles)-
(1) Charpentier, Discours d'un fidèle sujet du Roi.
FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 265
Effectivement, le Roi aposlilla cette demande d'une façon
explicite: « Jusqu'à la somme de trois millions de livres,
écrivit-il en marge de cet article, qui est un cinquième de la
somme de quinze millions à laquelle est fixé le capital de la
Compagnie. »
La réserve dans laquelle s'étaient tenus les promoteurs de
l'entreprise se comprend fort bien, car ce capital ne devait
représenter « que la dépense des trois premiers armements
et cargaisons » (1) et l'importance de ceux-ci était laissée par
eux à la discrétion du gouvernement royal.
Cette apostille du Roi fixa donc le montant du capital de la
Compagnie : elle fut reproduite dans les mêmes termes par
la Déclaration du mois d'aoùi {article XLV).
C'était là une somme considérable pour cette époque, car
elle correspondait à peu près à 24 millions de francs de noire
monnaie actuelle (2) et les deux Compagnies étrangères n'en
avaient point eu davantage à leurs débuts, car la Compagnie
d'Amsterdam s'était constituée avec 6.600.000 florins, et la
société de Londres avec 30.000 livres sterling (3) seulement.
Ce capital fut fractionné en quinze mille parts ou actions
de 1.000 livres chacune : il ne pouvait être, fut-il expressé-
ment déclaré, diminué parla retraite de leurs titulaires, aussi
était-il interdit à la Compagnie de les rembourser en aucun
(1) A. XXXII des Articles.
(2) M. d'Avenel évalue la valeur de la livre tournois pour la période
1651-1675 à 1 fr. 63. Il faut ajouter que le pouvoir d'acquisition des
métaux précieux était à cette époque à peu près double de celui qu'ils
possèdent actuellement. Donc cette somme de 15 millions représentait
entre 25 et 30 millions d'aujourd'hui.
(3) Sous Elisabeth la livre sterling valait environ 8 livres tournois,
et celle-ci valait à celle époque o fr. 10 de notre monnaie actuelle : ce
capital représentait donc environ 240.000 livres tournois ou 744.000
francs seulement.
266 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE VII
cas,el lesacLioiinaires ne pouvaient se défaire de leurs litres
qu'en les cédant.
Charpentier nous fournit sur ceux-ci d'intéressants détails :
« Quand on a remis l'argent entre les mains du caissier, dit-il,
il en délivre une quittance en parchemin signée de lui », et
celte quittance, revêtue également de la signature de deux Di-
recteurs Généraux, enregistrée sur le Grand-Livre, et portant
au verso le numéro du feuillet de celui-ci, où l'enregistrement
se trouvait consigné, constituait précisément Yaction. « Elle
est ainsi nommée, ajoute notre auteur, parce qu'en vertu de
cette même quittance le propriétaire a son action sur les effets
de la Compagnie comme intéressé ». Elle était enfin portée
sur un registre spécial de la comptabilité de la Compagnie, le
* Livre des Actions », où se trouvaient ainsi inscrits « tous
les titres des particuliers et les sommes pour lesquelles ils
sont intéressés. » Autant qu'il est permis d'en juger, ces titres
étaient donc nominatifs ; ils étaient divisibles en deux cou-
pons d'une demi-action, soit 500 livres, mais on ne put sous-
crire à rémission pour moins d'une action entière.
La souscription fut ouverte dès la ratification des Articles
par le Roi, c'est-à-dire dès le début du mois de mai 1664 ;
quant au paiement des actions souscrites il fut divisé en trois
versements d'un tiers : le premier devait être fait comptant,
afin qu'on pût avec son produit faire le premier armement ;
le second devait l'être en décembre 1665 ; le troisième en
décembre 1666 ; à cette date les actions devaient être, suivant
l'expression moderne, entièrement libérées.
Mais, en fait, l'émission n'eut point lieu comme les statuts
l'avaient réglée, ni pour la souscription ni à plus forte raison
pour les versements, et la réalité fut beaucoup moins avan-
tageuse pour la Compagnie.
Nous avons longuement raconté la curieuse campagne
FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 267
conduite par Colbert, nous n'y reviendrons point: on a vu
combien la rentrée de ce capital offrit de difficultés, com-
ment à la liberté qui devait présider à la souscription fut
substituée, en fait, une contrainte plus ou moins déguisée
suivant les circonstances. Malgré quelques enthousiasmes
très localisés, malgré les mesures coercitives de Colbert, on
souscrivit sans entrain, on réalisa sa souscription avec moins
d'entrain encore.
Le Roi était mis à contribution dans une assez importante
mesure : sa part représentait la subvention de l'Etat, qui
était en cette occurrence à la fois nécessaire et légitime. Ce
fut lui qui se montra, d'ailleurs, le plus exact à remplir ses
engagements ; Colbert comptait sur son exemple pour en-
traîner les particuliers, mais il n'y réussit pas.
La souscription royale était du cinquième du capital, soit
trois millions de livres : elle était soumise à des conditions
particulières. Il devait être en effet versé au nom du souve-
rain 300.000 livres comptant, puis chaque fois que le total
des sommes versées par les particuliers se serait accru de
400.000 livres, une nouvelle somme de 300.000 livres lui
devait être réclamée par la Compagnie. Il est facile de se
rendre compte que le Roi aurait ainsi entièrement rempli
ses obligations et versé les trois millions promis quand les
particuliers auraient de leur côté fourni 3.600.000 livres.
Or, comme le premier versement d'un tiers devait être fait
comptant, c'est-à-dire, espérait-on fermement, au cours de
l'année 1664 elle-même, la Compagnie serait en possession
dès cette première année d'une somme de 5 millions fournie
par les particuliers et des trois millions du Roi, soit huit
millions au total.
Le capital ainsi avancé par le Roi était d'ailleurs indépen-
dant du capital social proprement dit qui devait s'élever sans
268 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE VTI
lui aux quinze millions prévus (1). Il ne lui donnait droil à
aucun intérêt et devait lui être remboursé au bout de dix an-
nées ; enfin, et en cela résidait une des principales faveurs
faites à la Compagnie par le gouvernement royal, toutes les
pertes subies par elle pendant ces dix années devaient être
défalquées de sa dette envers le Roi, le restant seul lui se-
rait dû à l'échéance {a. XLV de la Déclar.).
Le Roi paya le premier et ses 300.000 livres furent la pre-
mière somme encaissée par les Syndics (2). Ceux-ci reçurent
cependant dès le début un assez grand nombre de souscrip-
tions dont beaucoup, il faut le reconnaître, n'étaient point
librement consenties ; mais le premier versement ne s'effec-
tua pas d'une façon aussi satisfaisante. Au lieu des 8 millions
attendus, la Caisse ne contenait au début de l'année 1665 que
3.600.000 livres, et avec ces ressources la Compagnie dut
faire face aux dépenses de la première expédition (mars
1665). Les souscriptions s'élevaient, il est vrai, à cette date
à 11 millions de livres, tout n'était donc pas désespéré.
En fait, le chiffre de 15 millions de livres ne fut pas atteint
par les souscriptions elles-mêmes et le capital encaissé par la
Compagnie fut très inférieur à cette somme (3). Les Directeurs
(1) Cela ne fut pas formellement exprimé et celte question n'a pas
attiré l'attention des auteurs. Les conditions spéciales dans lesquelles
cette avance était faite, son remboursement stipulé au bout de dix ans,
l'absence d'intérêts, ne permettent pas d'en douter. D'ailleurs JesArh'-
cles avaient demandé que le Roi fit ce prêt « sans même vouloir pren-
dre part à la Compagnie » [a. XXXlll).
(2) Une ordonnance du 7 août 1664 prescrivit au garde du Trésor
royal, le sieur Jéhannot de Bartillat, de payer comptant cette somme au
sieur Hugues Delabel, caissier de la Compagnie,
(3) Une requête de la Compagnie au Roi, en date du 19 février 1667,
reproduite par Demis, donne sur la constitution du capital des détails
fort différents de tout cela. Il n'aurait été fixé suivant ce document,
qu'à 8.179.785 livres, et divisé en 3 versements du tiers soit : 2.726.595
FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 269
s'efforcèrent d'obtenir des résultats satisfaisants avec les
ressources qu'ils avaient, quelque inférieures qu'elles fussent
aux prévisions : les premiers armements furent importants
et coûteux, ils firent mettre en chantier les éléments d'une
flotte nombreuse, et jetèrent à Lorienl les bases d'un arsenal
et d'un port; ils n'étaient point cependant sans inquiétude
pour l'avenir et dans une requête présentée au Roi ils firent
valoir leurs efforts et sollicitèrent sa protection (19 février
1667).
Le Roi avait alors fourni une somme de 2 millions de livres ;
quant aux particuliers, les trois versements, qui eussent dû
être complètement effectués depuis deux mois (décembre
1666), avaient donné les résultats suivants :
Le premier avait fourni 2.468.396 livres.
Le second 704.333 —
Le troisième 24.000 —
Les particuliers avaient ainsi fourni au total 3.1 96.729 livres!
Un second mémoire, adressé par la Compagnie à Colbert
quelques mois après (9 juillet 1667), confirmait ces résultats
fâcheux, caries fonds fournis parles intéressés n'atteignaient
encore que 3.415.196 livres, ce qui avec les 2 millions four-
nis par le Roi faisait en caisse : 5.415.196 livres.
Et pendant ce temps la Compagnie avait fait quatre arme-
ments dont le montant se décomposait ainsi :
1" armement : 4 navires en mars 1665. . . 504.111 livres
S"* — 2 — en juillet 1665 . . 59.195 —
3* — 10 — en mars 1666. . . 2.108.619 —
4'' — 1 — en décembre 1666. 94.640 —
soit une dépense totale de 2.766.565 livres, et il est bon d'a-
livres chacun. Quant au Roi, il n'aurait promis que 2 millions, somme
qu'il versa d'ailleurs intégralement. Le chiffre de 15 millions n'aurait
été aiasi dès le début que « pour la façade ».
270 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITKE VII
jouter que son premier retour, effectué celte même année
1657, eut un résultat nul, le Saint-Paul étant revenu pour
ainsi dire sur lest, et que la catastrophe de la Vierge-de-Don-
Porl lui causa une première perte fort importante.
Mais, en dehors même de ces deux circonstances, les arme-
ments n'avaient laissé dans la caisse de la Compagnie à la
date du 10 mai 1667 qu'une somme totale de 2.649.893 livres :
le capital comprenait encore, il est vrai, 13 vaisseaux en mer
et 14 en chantier.
Colbert se rendit clairement compte de la gravité de cette
situation : il n'était point temps de cesser les mesures de
protection qu'il avait déjà prodiguées à la Compagnie, celle-
ci en avait plus besoin que jamais.
Un arrêt du 21 septembre 1668 enjoignit en conséquence
aux actionnaires qui n'avaient point versé le premier tiers
de leur souscription d'effectuer ledit versement dans le délai
d'un mois (21 octobre) ; ils devaient en outre avoir versé le
second tiers avant le 15 novembre suivant et le dernier avant
le 15 janvier 1669. Cette intervention eut-elle le résultat
espéré? Il est permis d'en douter; en tout cas, à l'assemblée
des actionnaires qui se tint le 15 décembre 1668, des com-
missaires furent nommés pour examiner l'état des affaires de
la Compagnie, et en rendre compte au Roi, et cet examen
eut pour résultat que le Roi, sous l'inspiration de Colbert,
consentit à la Compagnie un nouveau prêt de 2 millions,
remboursable comme le premier au bout de dix ans et aux
mêmes conditions, c'est-à-dire sans intérêts et avec imputa-
tion des pertes de cette période sur la somme exigible au
terme fixé.
Il renlra bien quelques fonds sous rintliiciice do l'arrêt du
21 septembre, mais celui-ci contenait une niesure critiquable
qui nuisit fort à son succès ; il permettait en effet aux action-
FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 271
naires en retard de se retirer de la Compagnie en lui aban-
donnant en toute propriété leur premier versement; c'était là
d'abord une grave dérogation aux statuts qui avaient voulu
rendre impossible toute diminution du capital par le retrait
des actionnaires; puis un certain nombre de ceux-ci virent
dans cette proposition la menace d'une contrainte imminente,
pour obtenir d'eux par la force les deux derniers versements,
el préférèrent abandonner le premier (1) ; d'autre part, les
capitalistes qui hésitaient à souscrire s'en gardèrent bien
dans ces circonstances. L'effet fut donc peu satisfaisant.
En résumé, la Compagnie ne réunit qu'un capital d'environ
9 millions de livres, dont le Roi donna pour sa part 4 mil-
lions. C'est avec ces ressources, équivalant à environ 14 mil-
lions et demi de notre monnaie (2), qu'elle dut remplir sa
mission.
Dans ces conditions toute perte devait lui être sensible ; on
comprend la colère de Colbert en apprenant l'inutile gaspil-
lage souffert par M. de Mondevergue à Fort-Dauphin et l'on
s'explique qu'il regardât la dilapidation de 500.000 livres
dont il l'accusait « comme allant à la perte de la Compa-
gnie ».
En 1671, on avait déjà abandonné tout projet sur Madagas-
car ; par contre, les comptoirs de l'Inde donnaient des résul-
tats encourageants. Cependant Colbert n'était point satisfait
(1) Il y eut 258 renonçants. Arch. Coloniales, C2, 1. (V. Pauliat,
op. cit.).
(2) L'abbé Morellet {Mémoire sur la Compagnie des Indes) et Guyot
(Répertoire), estimaient à la fin du xviii* siècle celte somme de 9 mil-
lions équivaloir à 18 millions de leur époque. Cela est vrai aujourd'hui,
car le pouvoir d'acquisition de l'argent était eu 1664 double de celui
qu'il a actuellement (d'après M. d'Avenel) ; mais cela ne parait pas
l'avoir été à la fin du xviiie siècle, où ce pouvoir d'acquisition était plus
grand encore qu'en 1664 (2. 33 pour la période 1751-1775, contre 2 pour
la période 1651-1675).
272 Deuxième partie. — chapitre viï
et il s'écriail avec amertume : « Pour soutenir cette Compa-
gnie, il faut dépenser 8 millions ; elle ne peut subsister sans
des secours d'argent et sans une escadre aux Indes (1). »
Un avenir très prochain devait justifier ces craintes : la
guerre de Hollande amena d'abord un ralenlissement sensi-
ble des mouvements maritimes de la Compagnie, puis la chute
de 8an-Thomé et la ruine de ses comptoirs par les Hollandais.
Cependant on ne perdit pas espoir, et cette persévérance
est d'autant plus remarquable que la Compagnie des Indes
Occidentales venait d'être supprimée, mauvais présage pour
sa sœur jumelle ! L'année 1675 vit un grand effort que nous
avons examiné à divers points de vue : il porta également
sur la situation financière, ce fut même là, à coup sûr, son
principal but.
De nouveaux commissaires avaient été nommés et le bilan
présenté par eux montra, dit l'abbé Morellet, que la Compagnie
avait déjà dévoré tous les bénéfices de ses dix premières
années d'existence, soit 4.700.000 livres, et chose plus grave,
plus des deux tiers de son capital lui-même I Mais cette ap-
préciation est fort exagérée : en réalité sa situation était alors
la suivante. Le capital qu'elle avait reçu, tant du Roi que des
particuliers, avait atteint le total de 8.906.751 livres qui se
répartissaient comme suit :
Capital fourni par le Roi 4.000.000 de livres
Premier versement de la souscription
publique 2.578.247 —
Deuxième versement 1.650.703 —
Troisième versement 677.800 —
De ce capital reçu par elle, la Compagnie possédait en
1675 :
{{) Observations sur les dépenses de l'année 1672. Clément, op. cil.
FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 273
En espèces dans sa caisse 935.920 livres
En créances sûres 134.15^ —
En marchandises des Indes en maga-
sin 27.902 —
En marchandises de Fronce en maga-
sin 206.343 —
En effets pour rarnicmenl des vais-
seaux 222.063 —
Au total : en espèces, marchandises, effets divers el vais-
seaux en France et aux Indes : 6.325.798 livres. Nous croyons
facilement que les bénéfices des retours, d'ailleurs peu im-
portants, avaient été absorbés par tous les frais qu'avait eus
la Compagnie au cours de ces années, où il lui avait fallu éta-
blir son commerce ; mais on voit qu'elle était loin d'avoir
diminué aussi gravement son capital, dont le déchet n'était
que de 2.580.593 livres, chiffre déjà trop important malheu-
reusement! Il faut ajouter qu'elle ne possédait en espèces
ou en effets facilement réalisables qu'un peu plus d'un mil-
lion de livres, ce qui était notoirement insuffisant !
Il était donc urgent de chercher un remède à cette situa-
tion : une série de mesures prétendirent en tenir lieu. Le Roi
abandonna d'abord sa créance sur les 4 millions de livres
qu'il avait prêtés (1). On tenta encore une fois d'obtenir des
actionnaires l'accomplissement de leurs obligations, et le
troisième versement, que beaucoup n'avaient pas effectué, fut
prorogé jusqu'au 1^^ juillet 1676 (2). Enfin une dernière me-
(1) Abandon platonique pour plus de 2 millions, à quoi montait la
perte subie par la Compagnie sur son capital ; réel pour le reste qui
ne devait d'ailleurs être remboursé que trois ans plus tard (1668-
1678).
(2) Il est piquant de constater que Colbert lui-même, qui avait souscri-
pour 30.000 livres, ne paraît pas avoir effectué le versement complet de
sa souscription ! L'inventaire après décès de sa succession, fait le
W. - i8
274 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE VU
sure, forl grave celle-là, fui prise à l'égard de la Compagnie :
ellereçuU'ordre, en effet, de distribuer un dividende de 100/0
par action enlièremeiil libérée, et les retardataires eux-mê-
mes furent appelés à en profiler, car elle dut déduire une
somme équivalente des versements restant à effectuer (Décla-
ration du 13 septembre 1675) (1). Colbert voulait évidemment
par là faire renaître chez les actionnaires l'espérance d'une
meilleure fortune, et attirer, si possible, de nouveaux capitaux
par l'appât de cette rémunération fort belle, même à celte
époque ; malheureusement, c'était là un dividende purement
ficlif, et cet expédient n'était pas de nature à améliorer la
situation financière de la Compagnie. La confiance, d'ailleurs,
était bien morte dans le public et Colbert lui-même désespé-
rait de voir la Compagnie se relever ; la dernière tenlalive
qu'il fil en sa faveur fut pour lui permettre de subsister mal-
gré celle impuissance, en lui assurant le concours du com-
merce particulier. Le Contrôleur Général Le Pelletier chercha
au contraire à opérer une résurrection : le bilan de la Com-
pagnie fut dressé encore une fois par les soins de commis-
saires royaux. On ne trouva à la Compagnie qu'un capital
disponible de 3.353.000 livres, et ses effets de toute nature ne
s'élevaient qu'à 218.188 livres ; enfin elle avait dans l'Inde
une dette d'un million de livres (2). On imagina pour aug-
menter ces ressources insuffisantes le procédé suivant :
14 septembre 1683, porte en effet mention de deu.x versements seule-
ment, comme suit: 1604, 13 octobre, versement de 10.000 livres
à-compte d'une souscription de 30.000 livres à la Compagnie des Indes
Orientales. 1666, Il avril, deuxième versement de 10.000 livres à la
Compagnie des Indes Orientales. Clément, d'après les mélanges Colbert,
Bibliothèque nationale.
(1) Archives nalionales, ADix, 384.
(2) Demis, t. I. — D'après un mémoire anonyme conservé aux
Archives, le bilan ne se serait élevé « qu'à 800.000 livres sur 3.200.000,
FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 275
On invita les actionnaires à augmenter rf'wn quart leur mise
primitive (1). C'était là une nouvelle dérogation aux statuts,
mais on ne s'y arrêta point. On avait en effet dû constater
que la valeur primitive des actions était actuellement réduite
au quart (250 livres) ; on demandait donc ainsi aux action-
naires de doubler leur intérêt dans la Compagnie, mais cette
situation n'était pas une raison suffisante pour justifier pa-
reille mesure. Leur refus devait avoir pour sanction la dé-
chéance de tous leurs droits ; un mois de réflexion leur fut
laissé (2): s'ils refusaient, ils étaient remboursés^ mais seu-
lement du quart de leur mise, valeur actuelle des actions.
En fait, 88 actionnaires seulement se résignèrent à faire ce
qu'on leur demandait ; les autres furent déclarés déchus (3)
et furent remboursés.
Voici comment ils le furent, car il est bien permis de penser
que la Compagnie ne pouvait pas s'en charger avec son
capital réduit, et cela n'eût point d'ailleurs produit le résultat
que l'on voulait oblenir.Ce soin fut confié à de nouveaux inté-
ressés, qui leur furent subrogés et entrèrent dans la Compa-
gnie sur une invitation directe du Roi (4) : c'était là d'ailleurs
une forme nouvelle de contrainte. D'autre part, ces capitalis-
tes complaisants durent faire eux-mêmes l'apport que leurs
prédécesseurs avaient refusé, c'est-à-dire qu'ils déboursaient
au total 500 livres par action. Ils procurèrent ainsi à la
qu'elle avait eues de capital » ; ces chitTres nous paraissent fantaisis-
tes. Archives nat., F 50, 5i.
(d) Arrêt du 18 octobre 1684.
(2) Ce délai fut prorogé d'un second mois.
(3) Les actionnaires qui n'avaient pas effectué leur troisième verse-
ment ou fourni au moins 8.000 livres furent également déchus (arrêt
du 17 juillet 1684).
(4) Ils durent faire ce remboursement moitié la première année, moi-
tié la seconde, sans intérêts.
276 DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE VII
Compagnie un supplément de ressources de 7:28.975 livres (1);
de leur côté, les 88 actionnaires qui avaient accepté de faire
l'apport demandé fournirent lOD. 516 livres : le capital social
ne fut donc accru de ce fait que de 838.491 livres ; mais on
peut croire que les Directeurs durent de leur côté faire des
sacrifices (2): la Compagnie obtint en fait un accroissement
de son capital de 1.700.000 livres. Cela ne fut point jugé
encore satisfaisant et une nouvelle réforme intervint en 1687.
Celte foison s'adressa surtout aux Directeurs : il n'y en avait
jusque-là que douze, leur nombre fut porté à vingt (3), et les
huit nouveaux titulaires, choisis d'ailleurs par le Koi parmi
les personnes subrogées aux actionnaires déchus, apportèrent
chacun 60.000 livres (4). Ces deux mesures successives éle-
vèrent le capital social de 2.100.000 livres, ce qui le porla au
total à o millions et demi (5).
Ce résultat, joint à la paix qui régnait alors, redonna à la
Compagnie une certaine activité qui permit de croire à l'effica-
cité des remèdes employés. L'obligation de fournir aux action-
naires un intérêt de 10 0/0, qui avait été une première fois
imposée en 1675, le fut à nouveau et à titre permanent en 1685
(Déclaration du mois de février). Cet intérêt fut, parait-il, régu-
lièrement payé par elle jusqu'en 1692, quoiqu'elle dût dé-
bourser de ce fait chaque année des sommes importantes :
224.060 livres en 1688, 223.976 livres en 1689, etc.; en outre,
(1) Apport et remboursement additionnés, ils fournirent ainsi en
tout 1.457.950 livres.
(2) D'après Demis.
(3) Arrêt d'avril 1687.
(4) Ceux d'entre eux qui avaient déjfi 25.000 livres d'actions n'eurent
à en fournir que 40.000 nouvelles. Les Directeurs fournirent ainsi
1.200.000 livres.
(5) 3.350.000 livres de capital disponible en 16S4 et 2. 100.000 livres
de nouveaux fonds.
FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 277
au cours des années 1687 et 1691, elle put faire une répartition
supplémentaire de 20 0/0 la première et de 10 0/0 la seconde,
mais cette situation changea en 1692. La guerre et la des-
truction systématique de son commerce de toiles des Indes
ruinèrent ces résultats. On cessa de payer les intérêts, après
avoir emprunté 180.000 livres pour fournir à ceux de l'année
1691, moyen fort étrange à la vérité, probablement imposé
par le ministre. Cependant la Compagnie continua ses opé-
rations,et ses deux armements de 1690 (escadre de Duquesne)
et de 1692 (escadre de Dandenne) furent considérables : le
dernier emporta notamment un capital de 1.200.000 livres ;
elle se trouva enfin assez riche pour offrir au Roi en 1696
400.000 livres à litre de secours pour la guerre, sur sa part
dans les prises du corsaire Nesmond (1) !
En 1697, des mesures importantes furent prises. On avait
appris la fâcheuse nouvelle que le Mogol ayant fermé les ports
de l'Inde au commerce européen, les trois vaisseaux que la
Compagnie a ttendail revenaient sur lest ; c'était une ressource
de 4 millions sur laquelle on avait compté, et à laquelle il
fallait renoncer : les Directeurs, pris d'un beau zèle, décidè-
rent aussitôt de sacrifier 20.000 livres chacun pour entraîner
les actionnaires à consentir, eux aussi, une nouvelle avance.
La nouvelle était heureusement inexacte, et les navires atten-
dus revinrent avec une cargaison assez satisfaisante : il pa-
raît cependant qu'il fut nécessaire de trouver d'autres res-
sources, car les actionnaires décidèrent que l'on rapporte-
rait les répartitions supplémentaires de 1687 et de 1691. Pour
l'armement de l'année suivante, les Directeurs annoncèrent
celte fois la résolution de fournir chacun 25 OyO de leur in-
térêt dans la Compagnie, et l'assemblée adopta la conclusion
(1) Demis, t. I.
278 DEUXIÈME PARTIE. CHAPITRE VII
d'un emprunt pour le surplus, soit 275.000 livres. Enfin la
Compagnie put payer aux actionnaires l'arriéré des intérêts
depuis 1693, qui s'élevait à la somme de 895.793 livres.
Après une nouvelle et trop courte période de prospérité
(1698-1702), on dut recourir de nouveau aux expédients. La
Compagnie sollicita d'abord le Roi, et obtint de lui l'achat
de quelques vaisseaux, et la prise à bail du port de Lorient
moyennant 5.000 livres par an ; puis il consentit à prêter
850.000 livres, mais à des conditions onéreuses, car lui-même
n'était guère riche alors. Ce prêt devait lui être rendu au bout
d'une année, et encore chaque Directeur dut-il augmenter sa
part de 40.000 livres, chaque actionnaire de 50 0/0. 11 est à
présumer qu'on n'oblinl point tous ces sacrifices ! Aussi, pour
chaque armement, la Compagnie dut-elle dès lors recourir
à un emprunt, et à des conditions peu favorables ; en 1702,
par exemple, elle n'obtint 1 .213.000 livres qu'à 75 0/0 d'intérêt
(prêt à la grosse) (1). D'ailleurs, elle ne payait plus ses dettes
courantes, et le Roi dut intervenir pour la protéger contre
ses créanciers ; un arrêt ordonna de surseoir à toutes pour-
suites sur ses effets et sur les biens de ses Directeurs à rai-
son de ses dettes, et les créanciers n'eurent d'autre ressource
que de se pourvoir au Conseil du Roi (12 novembre 1708) ;
on leur donna encore la satisfaction d'élire des syndics pour
veiller sur leurs créances qui s'élevaient à 2 235 518 livres(2) ;
et ceux-ci obtinrent en effet, en 1713, que la Compagnie
(1) On sait que dans le coalral appelé Prêt à la grosse aventure, on
stipule qu'en cas d'heureux retour, la somme prêtée sera remboursée
avec un intérêt {prime de grosse), mais qu'en cas de perle du navire ou
de la cargaison, il n'y aura pas lieu au remboursement, même de la
somme prêtée. En raison même de ce risque, l'inlérèl d'un pareil prêt
est toujours fort élevé.
(2) Cf. Bibliothèque nationale. Manuscrits, sous la cote Fr. 16737,
fol. 39, « Bilan de la Compagnie des Indes Orientales, pour 1709 ».
FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES ORIENTALES 279
acquittât une partie de cette lourde dette : encore ce rem-
boursement ne fut-il que du tiers de leurs créances et Pont-
cliarlrain ajoutait : « C'est tout ce qu'on peut faire dans la
conjoncture présente des affaires de cette Compagnie (1). »
Les dernières années du privilège qui lui avait été accordé
furent occupées exclusivement par les traités conclus avec
les sociétés d'armement de Saint-Malo (2).
Enfin sa réunion à la Compagnie d'Occident mit fin à cette
situation difficile : devenue par cette fusion la Compagnie des
Indes, elle eut les ressources nécessaires pour acquitter ses
obligations et désintéresser ses créanciers : le dénouement
en fut donc des plus honorables (3).
(1) Lettre du ministre à M. de Glairambault, Archives de l'arsenal,
Lorient.
(2) Un mémoire anonyme et non daté (probablement de 1717), con-
servé a.ux. Archives nationales: F 50, 5i, dit que de 1705 à 1713 la Com-
pagnie gagna plus en accordant ces permissions qu'en les quarante
années précédentes, et qu'en 1713 ses gains lui permirent de payer
9 millions de dettes. Ces affirmations nous paraissent exagérées.
(3) Ce n'est point à dire que cette obligation assumée par la nouvelle
Compagnie ait été aussitôt remplie par elle, ce fut au contraire fort long ;
un arrêt du 27 janvier 1722 invita d'abord les actionnaires de la Com-
pagnie de Colbert à nommer des syndics ; un arrêt du 29 mai 1731 re-
nouvela cette invitation ; puis d'autres intervinrent encore en 1733,
en 1738j et la situation ne fut réglée qu'en 1751 par l'arrêt du 24 août de
cette année. La Compagnie de Colbert fut représentée à ce règlement
par MM. de Lagny, Moufle de Champigny, conseillers au Parlement, et
Tardif, ancien échevin de Paris. Archives nationales, ADix, 385.
TROISIEME PARTIE
TROISIÈME PHASE. - LA COMPAGNIE DE LAW
CflAPITRE PREMIER
ORIGINE ET ÉLÉMENTS DE LA COMPAGNIE DE LAW. — TABLEAU
DES COMPAGNIES DE COMMERCE ÉTABLIES SOUS LE REGNE DE
LOUIS XIV.
La Compagnie des Indes Occidentales : son origine, sa place dans la
politique de Colbert. — Multiplication des Compa^^nies après la mort
de Colbert. — Commerce de l'Afrique. — Commerces de la Chine et
des Mers du Sud. — Commerces de l'Amérique du Nord et des An-
tilles. — Premiers essais de colonisation de la Louisiane. — Création
de la Compagnie d'Occident.
Le plan maritime de Colbert, qui devait donner à la France
la prépondérance du commerce en Europe, n'était qu'entamé
par la création de la Compagnie des Indes Orientales. Il ne
s'y arrêta donc point, et en poursuivit immédiatement l'en-
tière réalisation. En même temps, en effet, qu'il jetait les bases
de cette Compagnie, à laquelle il assignait comme domaine la
mer des Indes, il constituait sur le même modèle la Compa-
282 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE PREMIER
gnie des Indes Occidentales, qui reçut de son côté l'Amérique
comme patrimoine (1).
Depuis longtemps les efforts des navigateurs français
s'étaient dirigés vers le Nouveau-Monde ; de multiples tenta-
tives, non seulement de commerce mais de colonisation,
avaient été faites sur ce continent et les lies de la mer des
Antilles, et à l'heure où Colbert réalisait ses desseins mari-
limes, la France y était déjà représentée par des groupements
importants. Cependant jusqu'alors les initiatives s'étaient
produites sans beaucoup d'ensemble, et son but fut précisé-
ment de leur donner une direction définitive.
Nous possédions en Amérique un domaine colonial qu'il
s'agissait d'exploiter plus complètement, et il semblait que la
Compagnie des Indes Occidentales eût là une mission plus
aisée à remplir que sa sœur jumelle.
S'il est douteux que les Français aient devancé Christophe
Colomb, ils ne tardèrent pas à le suivre. Dès les dernières
années du xv* siècle, nos marins fréquentaient la route du
Brésil, et la campagne de Paulmier de Gonneville en 1504 ne
fut pas un fait isolé. On continua d'ailleurs à chercher de ce
côté une route vers les Indes Orientales plus courte que
celle du Cap, et Jacques Cartier n'avait pas d'autre but, lors-
qu'il e.xplorait le Saint-Laurent en 1536 (2). La contrée qu'il
parcourut de la sorte fut le théâtre de la première tentative
de colonisation française, encouragée par François I" et
dirigée par M. de Roberval. Mais elle fut infructueuse et ne
fut pas renouvelée pendant de longues années.
L'Amérique du Sud fut en même temps l'objet de sembla-
bles projets ; mais là, nous nous heurtâmes aux Portugais et
aux Espagnols arrivés avant nous, et qui montrèrent à notre
(1) Edit de mai 1664.
(2) 11 croyait, paraîl-il, atteindre la Chine en remontant ce fleuve.
ORIGINE ET ÉLÉMENTS DE LA COMPAGNIE DE LAW 283
établissement l'iioslililé la plus déclarée. Les premiers rui-
nèrent la colonie de Fort-Coligny, fondée par M. de Villega-
gnon dans une île de la baie de Rio-de-Janeiro en 1555 ; les
derniers détruisirent de leur côté la colonie créée sous les
auspices de l'amiral Coligny en Caroline en 1564, pour servir
de refuge aux protestants français, et la population de Fort-
Caroline fut passée par eux au fil de l'épée.
Le règne de Henri IV vit des essais plus heureux ; en 1604
Champlain établissait un poste dans la baie de Port-Royal en
Acadie ; en 1608 il fondait Québec, et la Nouvelle France prit
bientôt un développement remarquable sous la direction de
ce chef énergique. Richelieu continua les encouragements
qui lui avaient été donnés par Henri IV et la colonie, un mo-
ment dépossédée de Québec par les Anglais (1), l'ayant re-
couvré au traité de Saint-Germain, fut érigée en gouverne-
ment dont son fondateur Champlain fut le premier titulaire.
En même temps, des expéditions audacieuses, faites par des
aventuriers avec l'agrément de Richelieu, chassaient les Es-
pagnols de plusieurs îles des Antilles, et nous donnaient
Saint-Christophe, la Guadeloupe, la Martinique, Saint-Domin-
gue. Le continent sud-américain lui-même fut atteint par
eux et des postes furent créés sur la côte de la Guyane.
A l'avènement de Louis XIV, nous possédions ainsi dans
les Indes Occidentales un domaine colonial important qui
comprenait la Nouvelle-France et l'Acadie sur le continent
et plusieurs des Antilles ; il était temps de le soumettre à
l'exploitation méthodique qui lui avait fait défaut jusque-là :
ce fut, avons-nous dit, le but de Colbert.
Le terrain, à vrai dire, s'en trouvait préparé : plusieurs
Compagnies avaient, en effet, été créées sous le règne de
(1) 1629.
284 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE PREMIER
Louis XIII, pour exploiter le commerce avec ces colonies. La
première datait de 1626 et fut d'ailleurs la seule qui réussit :
c'était la Compagnie des Iles d'Amérique: elle jouit même
d'une certaine prospérité, et demanda en 1642 à être confir-
mée dans ses privilèges, mais elle ne larda pas à en céder
l'exploitation à l'Ordre de Malte (1649) (1).
La Compagnie de la Nouvelle-France (2), créée en 1628, reçut
le monopole du commerce avec le Canada ; mais la concur-
rence acharnée que lui firent les Hollandais triompha de ses
efforts et elle tomba vite dans l'inaction.
Une dernière Compagnie fut celle de la France Equi-
noxiale (3) ; celle-là aussi échoua complètement malgré deux
reconstitutions successives en 1651 et 1663. Elle eut cepen-
dant le mérite de chasser les Hollandais qui s'étaient établis
à Cayenne.
A ces petites Compagnies tombées en décadence et
dépourvues de moyens d'action sérieux, Colbert voulut
substituer une société puissante, étroitement unie à l'Etat.
Il racheta à son intention les privilèges des Compagnies de
la France Equinoxiale et des Iles d'Amérique, et en fil don à
une Compagnie nouvelle exactement semblable à celle des
Indes Orienlales, et qui reçut le titre de Compagnie des Indes
Occidentales. Il lui donna en outre le commerce de la côte
occidentale d'Afrique, parce qu'il lui permettait d'y puiser un
(t) Cet ordre acquit le commerce des îles St-Christophe, St-Mar-
tin, St-Barthélemy, Ste-Croix et la Tortue. Le sieur Poiseret avec le-
quel la Compagnie traita en même temps reçut celui de la Guade-
loupe, Marie-Galande, les Saintes, la Martinique, Ste-Lucie, la Gre-
nade et les Grenadilles.
(2) I/abbé Morellet regarde cette Compagnie comme la première Com-
pagnie des Indes Occidentales.
(3) On désignait sous le nom de France Equinoxiale la région com-
prise entre l'Orénoque et l'Amazone, principalement la côte de la
Guyane.
ORIGINE ET ÉLÉMENTS DE LA COMPAGNIE DE LAW 285
des principaux articles d'importation aux îles d'Amérique,
les nègres.
Celte Compagnie reçut des statuts identiques à ceux de la
Compagnie Orientale, et des avantages équivalents. C'est
ainsi que le Roi lui prêta le dixième de son capital, rembour-
sable au bout de dix ans sans intérêts et exempta de tous
droits de sortie les denrées qu'elle porterait aux colonies.
Mais elle fut plus malheureuse que sa sœur; comme elle,
elle manqua de ressources, et les guerres lui rendirent
impossible tout effort continu ; elle se heurta en outre
à l'animosité de la population des colonies, et ce fut la
principale cause de son échec. La situation était en etïet fort
différente de celle que la Compagnie des Indes Orientales avait
trouvée en Asie. Nos colonies d'Amérique étaient créées,
organisées, capables d'entretenir elles-mêmes des relations
commerciales régulières avec la mère-patrie. Les priver de
la liberté commerciale au profit d'une Compagnie à monopole
ne pouvait qu'entraver leur développement et nuire à leur
prospérité. Le régime qui convenait fort bien à des contrées
dénuées d'initiative commerciale, comme Madagascar, l'Inde
ou la Chine, devait être fatal à des colonies pleines de vie et
d'ambition,
Golbert comprit qu'il s'était trompé, et quoique cette cons-
tatation le conduisît à rompre l'équilibre de son plan mari-
time si grandiose dans sa simplicité et son unité, il eut la
sagesse de lui préférer la prospérité de nos colonies et aban-
donna ses desseins sur la Compagnie des Indes Occidentales ;
aussi, dès 1668, celle-ci renonçait au monopole du commerce
avec les pays de sa concession, et se contentait d'exploiter
la traite des nègres à leur profit. En 1674, son privilège, anéanti
déjà en fait, fut officiellement révoqué et les débris de son
capital répartis entre ses actionnaires.
286 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE PREMIER
La rivale de puissance et de j^loire, qu'avait pu craindre
quelque temps la Compagnie des Indes Orientales (1), n'a-
vait pas vécu plus de dix ans I II est vrai que cette dernière
était alors à l'apogée de sa fortune et que la décadence allait
commencer bientôt pour elle; mais son existence devait du-
rer de longues années encore et ses prérogatives rester in-
tactes jusqu'au bout.
On ne peut donc mettre en parallèle ces deux Compagnies,
conçues pourtant sur un même plan par Colbert ; car si l'une
n'eut pas l'avenir prospère qu'il avait rêvé pour elle, elle se
maintint assez longtemps du moins pour se prêter à une ré-
surrection, dont les résultats devaient être féconds pour la
puissance coloniale de la France ; l'autre ne fut qu'un acci-
dent et sa vie éphémère a moins d'importance en elle-même
que parla date qu'elle marque dans la doctrine célèbre du
Pacte Colonial (2).
(1) Il faut ajouter que la simultanéité de la coastitution de ces deux
Compagnies nuisit à Tune et à l'autre. C'est ainsi que dans la souscrip-
tion du capital de la Compagnie des Indes Orientales, on rencontra
bien des capitalistes, qui, ayant déjà pris intérêt dans la Compagnie
des Indes Occidentales, refusèrent de souscrire de nouveau. — V. Lettre
de Vinlendant de Bordeaux à Colbert, 17 novembre 1664, Clément.
(2) On désigne sous ce nom, assez critiqué d'ailleurs, la politique
économique suivie par les grands Etats européens à l'égard de leurs co-
lonies jusqu'au milieu du xix* siècle. Elle s'inspirait de ce principe
qu'une colonie a sa raison d'être non en elle-même, mais uniquement
dans l'intérêt de la mère-patrie qui ne la crée que pour l'exploiter, et
elle consistait dans un régime de restrictions, destiné d'abord à faire
rentrer la métropole dans les frais considérables qu'exige la mise en
valeur de toute colonie nouvelle, puis à lui l'aire retirer de cette créa-
tion tout le profit possible. L'Economie politique moderne a corrigé ce
que cette doctrine avait d'exagéré et des principes nouveaux sont inter-
venus qui mettent davantage les intérêts des colonies en balance avec
ceux de la métropole.
La création de la Compagnie des Indes Occidentales fut précisément
la première manifestation du Pacte Colonial en France, et cette Compa-
ORIGINE ET ÉLÉMENTS. DE LA COMPAGNIE DE LAW 287
Colbert n'avait pas voulu borner à la création de ces deux
grandes Compagnies la conquête du commerce universel ;
mais le temps lui manqua pour en continuer l'exécution et
les déceptions que lui causèrent ces deux premières tentati-
ves ne furent point de nature à l'encourager dans celte voie.
Ses successeurs, sans souci de la belle ordonnance qu'il
gnie reçut le monopole des relations commerciales entre nos colonies
d'Amérique et l'Europe (1664). L'insuccès de celte première mesure
fut complet, meiis on remplaça le régime du monopole par celui des
prohibitions. Un règlement de 1670 interdit l'accès des colonies aux
navires étrangers; l'exportation directe des produits des colonies dans
les Etats étrangers d'Europe fut également prohibée par un arrêt de
1708, et ces deux graves restrictions furent plusieurs fois renou-
velées au cours du xviu" siècle. On dut cependant y apporter quel-
ques tempéraments et des arrêts permirent certaines importations
étrangères d'une part, certaines exportations coloniales d'autre part.
La Révolution n'apporta aucun changement à cette situation : une
loi de 1791 et l'Acte de Navigation de 1793 posèrent encore plus ferme-
ment les règles du Pacte Colonial : interdiction de l'exportation des pro-
duits coloniaux à l'étranger, et de l'importation des produits étranj^ers
aux colonies, enfin monopole de la navigation entre la métropole et
les colonies pour le pavillon français. A ce régime, en vigueur pen-
dant tout l'Empire, la Restauration et le gouvernement de Juillet
apportèrent des exceptions de plus en plus nombreuses ; enfin le
second Empire, ayant assuré la liberté du commerce dans la métro-
pole par la conclusion des traités de 1860, rompit les entraves du
commerce colonial par la loi du 3 juillet 1861 : libre importation, libre
exportation entre les colonies et l'étranger, liberté de l'intercourse
coloniale sous la restriction d'une surtaxe de pavillon. Ce fut la fin
du Pacte Colonial en France. Il nous reste à faire observer que cette
politique ne s'appliqua proprement, pendant presque toute la durée de
l'ancien régime, qu'aux colonies françaises d'Amérique, les seules d'ail-
leurs que possédât l'Etat. Elle fut étrangère aux possessions particuliè-
res de la Compagnie des Tndes en Asie et en Afrique. Ce ne fut qu'à la
chute de cette Compagnie, en 1769, que le Pacte Colonial fut appliqué à
ses comptoirs, en même temps que la liberté du commerce avec eux
était reconnue à tous les Français.
288 TROISIEME PARTIE. CHAPITRE PREMIER
avait voulu y mellre, ne virent que la surface de ses plans
et mirent à les exécuter un empressement maladroit. Sous
leurs auspices les Compagnies de commerce se multiplièrent,
se disputant les différentes parties du globe, pour aboutir le
plus souvent à un échec, et sans dépasser quelques années
d'une activité factice suivie d'une décadence sans remède.
Le commerce de l'Afrique fit à lui seul l'objet de plusieurs
de ces concessions. Une première (Compagnie qui se forma
pour en exploiter une partie fut la Compagnie d'Afrique ou
du Bastion de France: son objet était le trafic du corail avec
la côte algérienne, pour lequel, dès 15G0, deux commerçants
français avaient obtenu du dey d'Alger la concession d'un
comptoir entre Bône et Bizerte, qui prit le nom de Bastion-de-
France (1). Cet établissement qui nous fut ensuite plusieurs
fois enlevé par les Arabes, perdit à la fin du xvii® siècle son
importance primitive, le marché du corail ayant été transpor-
té à La Galle. Cette Compagnie fut créée en 1694 {t) et passa
avec le dey d'Alger un traité lui assurant le monopole du com-
merce du corail, des laines, cuirs, suifs et cires à perpétuité
sur quelques points de la côte dont elle acquit la propriété :
le Baslion-de-France, La Calle, le Cap Rosa, Bône, le Cap
Nègre, et ce privilège lui fut confirmé en 1714 par le dey de
Constantine. Son monopole expira en 1718 et elle fut absor-
bée par la Compagnie des Indes.
En 1712 une nouvelle Compagnie se forma sur le modèle
de la précédente avec un privilège de six années seulement
pour exploiter à ses côtés le commerce de la côte de Bar-
barie. Mais cette Compagnie de Barbarie eut peu de succès
(1) Il n'existe plus aujourd'hui.
(2) Elle ne comprenait que neuf associés dont trois de Paris, trois de
Bayonne et trois de Marseille.
ORIGINE ET ÉLÉMENTS DE LA COMPAGNIE DE LAW 289
et à l'expiration de celte période, elle abandonna son entre-
prise (31 décembre 1718).
Le monopole du commerce avec la côte occidentale d'Afri-
que appartint d'abord à la Compagnie des Indes Occiden-
tales : celle-ci avait elle-même supplanté une société sans
privilège fondée par des négociants rouennais établis à Saint-
Louis au Sénégal. Elle devait en principe exercer son mono-
pole depuis le cap Blanc jusqu'au cap de Bonne-Espérance,
mais elle ne le fit point, et quelques années après sa fondation
elle ne l'exploitait plus. Aussi, en 1673, une nouvelle Compa-
gnie se fonda-t-elle sous le nom de Compagnie du Sénégal
avec un privilège de 30 années. Elle reçut le monopole de la
fourniture des nègres aux îles françaises d'Amérique, s'en-
gageant de son côté à y transporter 2.000 nègres par an pen-
dant 8 années et à en fournir au Roi pour le service des ga-
lères. Mais cette Compagnie était trop faible pour l'étendue
de sa concession el l'importance de ses obligations, et en
1685 son privilège fut limité au sud à la rivière de Sierra-
Léone. Depuis lors, elle subit plusieurs remaniements et
changea plusieurs fois de mains sans arriver au succès.
En 1718, elle céda avec empressement ses droits et ses privi-
lèges à la Compagnie d'Occident.
Le reste du vaste domaine africain de la Compagnie des
Indes Occidentales(l) fut revendiqué par une Compagnie nou-
velle, qui prit le nom de Compagnie de Guinée [X^^ixi), et dont
le but fut également le commerce des nègres avec celui delà
poudre d'or. En 1701, elle passa un traité avec le gouverne-
ment espagnol qui lui octroya le monopole de la fourniture
des nègres à l'Amérique espagnole ; elle prit dès lors le nom
(1) De la rivière de Sierra-Léone au Nord, jusqu'au cap de Bonne-
Espérance au Sud.
W, — 19 •
200 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE PREMIER
de Compagnie de l'Assie7ite{]), sous lequel elle fonclionna
jusqu'à la fin du règne de Louis Xi V. Sa prospérité relative lui
nuisit et un article secret du traité d'Ulreclit la sacrifia à l'An-
gleterre qui obtint à sa place le monopolo qu'elle avait rp(;u
du roi d'Espagne en 1701 .Cette éviction fut suivie de la procla-
mation en France en 1716 delà liberté delà traite des nègres
ol du commerce de la poudre d'or dans l'étendue de l'an-
cienne concession de cette Compagnie, sous la condition
d'armer dans des ports déterminés : Rouen, Nantes, la iîo-
clielle et Bordeaux. Cet état de choses ne fut point non plus
définitif et ce commerce s'engloulil,lui aussi, dans l'immense
patrimoine de la Compagnie des Indes (1720).
La Compagnie des Indes Orientales elle-même subit, nous
l'avons vu, une séparation dans son monopole. Poussée par
la nécessité de trouver des ressources, elle céda à une Com-
pagnie nouvelle créée par le sieur Jourdan l'exploitation de
ce privilège en ce qui concernait le commerce de la Chine. Ce
fut là une décision plus grave que les traités qu'elle passait
d'ordinaire avec les négociants particuliers : il y eut en effet
un véritable démembrement de son monopole dans une par-
tie que, d'ailleurs, elh; n'avait jamais exploitée. Ce traité fui
conclu le 4 janvier 1698 : la Compagnie de la Chine fit partir
aussitôt son premier vaisseau, VAmpJiitrile, qui revint avec
une bonne cargaison on août 1700, ce qui détermina celle
société à passer avec la Compagnie des Indes Orientales
un second traité ; puis VAmpIiilrile fil un second voyage
aussi fructueux de 1701 à 1703, et trois autres vaisseaux par-
tirent encore. Les associés obtinrent alors des lettres paten-
tes (octobre 1705), un privilège de 10 ans, et leur société prit
le nom de Compagnie royale de la Chine : mais la guerre de
(1) Assicuto de negi-os (Kournilure des nègres).
ORIGINE ET ÉLÉMENTS DE LA COMPAGNIE DE LAW 291
Succession d'Espagne arrêta ses opérations. En 1712 son pri-
vilège,dont elle ne faisait déjà plus usage, fut réclamé par une
nouvelle société, qui l'oblint à son tour pour une période de
50 années par lettres patentes du 19 février 1713 (1). Cette
seconde Compagnie de la Chine expédia à son tour deux
vaisseaux qui revinrent en Europe en 1718 (2) ; elle céda son
monopole à la Compagnie d'Occident qui acquit en même
temps celui de la Compagnie des Indes Orientales (mai 1719)
et devint par suite la Compagnie des Indes.
Le commerce des mers du Sud fut concédé, lui aussi, en
1664 à la Compagnie des Indes Orientales, qui ne l'exploita
pas davantage que celui de la Chine ; aussi, en même temps
que ce dernier, le céda-l-elle à une autre société, qui prit le
titre de Compagnie des Mers du Sud (Déclaration de décembre
1698). Cette Compagnie reçut le monopole du commerce
« depuis le cap Saint-Antoine, sur les côtes des détroits de
Magellan, de Lemaire et de Brouers et sur les côtes et lies de
la mer du Sud ou Pacifique, non occupées par les puissances
de l'Europe » (3). Les rivages asiatiques de l'Océan Pacifique
et les îles de l'Archipel malais restèrent en dehors de ce pri-
vilège. La Compagnie n'eut d'ailleurs aucun succès et depuis
longtem.ps elle n'exploitait plus ses droits, quand au traité
d'Utrecht la couronne d'Espagne obtint l'interdiction pour
(0 Celte société, formée de 6 négociants avec 900.000 livres de
capital, ne voulut point tenir ses droits de la Compagnie des Indes
Orientales comme la précédente, mais du Roi lui-même, ce qui lui
fut accordé par les lettres patentes.
(2) Ces deux vaisseaux, le i1/(U'<ia/ et le Jup/^er, atterrirent à Oslende
et à Gènes ; le premier vint ensuite désarmer à Rouen, mais l'entrée du
second à Marseille fut refusée. Ce fut le premier de ces deux vaisseaux
qui apporta en France la première cargaison de thé.
(3) Voir note, p. 238.
292
TROISIEME PAUTIE. — CHAPITRE PREMIER
tous les sujets français de la navigation dans ces mers, inter-
diction qui fut formulée sous peine de mort par une déclara-
tion du gouvernement delà Régence, le 29 janvier 1718.
Le commerce de l'ile de Sainl-Domingue (1), fertile mais
alors déserte, fut l'objet de la création en 1698 de la Compa-
gnie de Saint-Domingue avec un privilège de 50 années. Son
capital ne s'élevait qu'à 1.200.000 livres (2), néanmoins son
succès fut, paraît-il, très grand et « il n'y eut guère, dit Savary,
de Compagnie si prospère en France (3) ».Le peuplement et le
défrichement de l'ile se firent sous sa direction dans des con-
ditions favorables et les guerres n'arrêtèrent pas son activité.
Ses intéressés se rendirent compte les premiers, suivant le
même auteur, que la liberté du commerce conviendrait beau-
coup mieux à cette île que le régime exclusif et demandèrent
d'eux-mêmes au gouvernement royal de leur en reprendre
la concession (1720). D'autres historiens, il est vrai, voient
le motif de cette démarche dans la détresse déterminée par
leur mauvaise administration. Quoi qu'il en fût, la rétroces-
sion fut acceptée (4) et des lettres patentes déclarèrent ce
commerce libre, comme celui des autres Antilles françaises
(29 avril 1720). Mais presque aussitôt la Compagnie des Indes
en réclama la concession à son profit exclusif et l'obtint éga-
lement (arrêt du 10 septembre 1720).
(1) La France ne possédait qu'une partie de Saint-Domingue, dont les
Espagnols avaient conservé près des deux tiers.
(2) Il fut fourni par les douze associés qui la composaient. Le Roi lui
fit cadeau de 6 navires ; elle s'engagea de son côté à faire passer
1.500 Européens et 2.500 nègres dans l'ile en cinq ans.
(3) Savary, Dictionnaire du Commerce.
(4) Suivant M. Bonnassieux, la suppression de cette Compagnie fut
décidée par le Régent sur les plaintes des colons; elle protesta, mais
ne pouvant obtenir satisfaction, elle se soumit de bonne grâce et remit
son privilège.
ORIGINE ET ÉLÉMENTS DE LA COMPAGNIE DE LAW 293
Le commerce des peaux de castors fui dès les premières
tentatives de colonisation française en Amérique du Nord
l'objet de très grandes convoitises. Le castor du Canada, libre
à l'origine, fut en 1628 concédé à la Compagnie de la Nouvelle-
France. En 1664, il passa à celle des Indes Occidentales qui
le garda jusqu'à sa chute. A cette date, les droits du Domaine
d'Occident ayant été réunis à la Couronne, le castor du Ca-
nada y fut compris et affermé à des adjudicataires particu-
liers. Mais en 1699 il en fut distrait et transféré à une nou-
velle Compagnie dite du Canada. Celle-ci ne réussit pas, et
le céda à son tour en 1706 à une autre société qui prit le nom
de Compagnie du Castor (l), el obtint un privilège de douze
années; en 1717 enfin, celte dernière le transféra à la Com-
jmgnie d'Occident. Le castor de l'Acadie resta en dehors des
précédentes concessions: il appartint à partir de 1683 à la
Compagnie de l'Acadie qui se forma pour l'exploiter : elle
non plus ne réussit point, car les fraudes ruinèrent l'impor-
tance de son monopole. Quand il prit tin en 1703, la guerre
d'Espagne était ouverte, el elle n'en sollicita pas le renouvel-
lement, aussi ce trafic resla-l-il libre jusqu'à la paix d'Utrech,
qui, en cédant l'Acadie à l'Angleterre, en chassa le commerce
français.
Le commerce de la Louisiane fut accordé en 1683 par Col-
bertà Cavelier delà Salle qui avait antérieurement découvert
et exploré le Mississipi. Celui-ci emmena les éléments d'une
colonie, mais ne put retrouver l'embouchure du grand fleuve,
(1) On la désigna aussi sous celui de Compagnie du Canada comme
la précédente. Elle comptait trois associés : les sieurs Aubat, Gayot et
Néret. On voit que beaucoup de ces Compagnies ont, au fond, peu d'im-
portance el de solidité el qu'on ne peut les mettre en parallèle avec la
Compagnie des Indes Orientales. Il est à remarquer d'ailleurs que
celle-ci el la Compagnie Occidentale donnèrent seules lieu à une sous-
cription publi(|ue pour la constitution de leur capital.
294 TIlOISitMK PAUTIK. CIIAI'I TIIK l'UKMIKU
OÙ il voulait l'établir, et périt assassiné par ses conipagiioiis
(1687). Sa concession fui relevée par d'Iberville qui, plus heu-
reux que lui, transporta la colonie du rivage stérile où il l'avait
laissée, sur les rives mêmes du Mississipi où elle se lixa.
Mais d'Iberville, à son tour, mourut « empoisonné, dit-on,
par les intrigues d'une nation célèbre qui craignait un tel
voisin » (l).La concession, vacante pour la seconde fois, passa
au financier Grozat avec un privilège de quinze années : le
trafic du castor qui appartenait à la Compagnie du Canada en
fut expressément exclu. Les lettres patentes du 14 septem-
bre 1712 définissaient la Louisiane :« Toutes les terres qui
sont bornées parcelles des Anglais de la Caroline d'un coté,
et par le Nouveau-Mexique de l'autre, et en particulier l'île
Daupliine et le fleuve Saint-Louis, auparavant Mississipi, de-
puis le bord de la mer jusqu'aux Illinois, les rivières Saint-
Philippe (Missouri) et Saint-Jérôme (Wabash), avec tous les
pays, contrées, lacs et rivières qui tombent dans cette partie
du fleuve Saint-Louis. » Grozat, après avoir tenté de dévelop-
per la colonie (2), demanda à remettre son privilège, ce qui
lui fut accordé par l'arrêt du 23 août 1717.
Immédiatement se fonda une nouvelle Compagnie qui le
releva. Un second arrêt du même mois, en effet, créa la Com-
pagnie d'Occident^ dont l'importance devait être si considéra-
ble dans cette histoire. Elle obtint la concession de Grozat,
augmentée du connnerce du castor, dont le monopole, ac-
cordé à la Compagnie du Castor en 1706, expirait à celle épo-
(1) Savary. 11 veut parler des Espagnols.
(2) Grozat arma à Lorienl son premier navire, le Baron-de-la-Fauchc,
qui emmena le gouverneur de la future colonie : M. de la Molle-Gadil-
lac et sa femme, le commandant des U'oupes Blondel, le greflier du
Conseil Supérieur Maleffoë, et '.2 jeunes filles recrutées parmi les
familles pauvres de Lorienl (janvier 1713). .légou.
ORIGINE ET ÉLÉMENTS DE LA COMPAGNIE DE LAW 20")
que niêine. Ce privilège était accordé pour 25 années, de la
date des lettres patentes à la fin de l'an 1742.
La nouvelle Compagnie était établie sur le pied des édits
de mai (1) et d'août 1664(2), d'août 1669 et de septembre
17U1 (3). Elle ne devait se servir que de ses vaisseaux, ou à
défaut de navires français armés en France et montés par
des équipages français. Une gratification de 6 livres par ton-
neau lui était accordée pour les vaisseaux de 200 tonneaux
et au-dessus bâtis dans les terres de sa concession, avec un
supplément de 3 livres pour leur premier voyage en France.
Le Roi se réservait le droit de nommer les premiers Direc-
teurs, mais la Compagnie devait en remplacer trois tous les
trois ans. Le bilan devait être dressé tous les ans et les ré-
partitions fixées par l'assemblée des actionnaires après ledit
bilan arrêté. La Compagnie reçut pour armes « un écusson
de sinople à la pointe ondée d'argent, sur laquelle est cou-
ché un fleuve au naturel, appuyé sur une corne d'abondance
d'or; au chef d'azur semé de fleurs de lys d'or; soutenu
d'une face en devise aussi d'or; ayant deux sauvages pour
supports et une couronne Iréflée » . Elle obtint le droit de
dresser tous règlements et statuts qu'il conviendrait pour le
gouvernement de ses affaires en France et dans ses conces-
sions, à charge de les faire confirmer par lettres patentes
enregistrées au Parlement.
Elle s'engageait à transporter en Louisiane 6.000 blancs et
3.000 noirs pendant la durée de son privilège ; après l'expi-
ration de celui-ci, et au cas où il ne serait pas renouvelé, elle
devait conserver la propriété perpétuelle des terres et iles
(1) Création de la Compagnie des Indes Occidentales.
(2) Création de la Compagnie des Indes Orientales.
(3) A l'égard de la non-dérogeaiice.
29G TROISIÈME PARTIE. — (JIIAWTHE PREMIER
qu'elle aurait habitées, à condition de ne les vendre qu'à des
sujets du Roi et de remettre à ce dernier les forts, armes et
munitions qui s'y trouveraient. La Compagnie d'Occident ne
devait pas partager la destinée obscure de la plupart des so-
ciétés dont nous venons de tracer brièvement le tableau d'en-
semble ; elle ne tarda pas en effet à prendre un développe-
ment inattendu et à joindre à son programme primitif les
entreprises les plus diverses ; mais l'étude de cette Com-
pagnie mérite une place particulière, car elle compte parmi
les faits les plus importants de notre histoire économique.
CHAPITRE
LE SYSTEME ET LA COMPAGNIE DES INDES.
Place occupée par la Compagnie dans le programme de re'formes finan-
cières et sociales de Law. — Création et accroissements successifs
de la Compagnie des Indes. — Les émissions des Indes. — Coloni-
sation de la Louisiane : procédés et résultats. — Chute du Système.
— Efforts de Law pour en dégager la Compagnie. — Liquidation du
Système et mise en tutelle de la Compagnie des Indes.
Les guerres continuelles et coûteuses de Louis XIV n'eurent
pas seulement le résultat politique de mellre la France à
deux doigts de sa perle jurée par l'Europe coalisée ; elles
produisirent dans les dernières années de ce règne une si-
tuation économique lamentable dans l'intérieur du royaume.
Le commerce, l'industrie avaient perdu toute activité, l'agri-
culture était délaissée, la misère générale. Le Trésor était
épuisé et l'on avait recours pour satisfaire aux dépenses nor-
males de l'administration aux pires expédients financiers :
émission continue de papier-monnaie immédiatement avili,
variations répétées des espèces d'or et d'argent, emprunts rui-
neux, création d'offices mutiles ou nuisibles, etc. Ces mesu-
res, sans avoir pour le présent aucun résultat heureux, discré-
ditèrent l'Elat, troublèrent les esprits, et accumulèrent une
dette écrasante. C'est au gouvernement de Louis XIV vieilli,
que remonte la responsabilité de la révolution financière
298 TROISIÈME l'ARTIt;. — CHAPITRE II
que devait voir la Régence (1 ) ; il laissait à la France une dette
de trois milliards et demi de livres, représentant un inlérèl
annuel de 85 millions: c'était payer assez chéries années
de gloire du début de ce règne.
Le gouvernement de la Régence pouvait se plaindre à bon
droit qu'on lui laissât à liquider une situation désespérée ;
il ne. manqua cependant ni de bonne volonté, ni d'adresse, et
malgré bien des fautes eut le mérite d'en triompher.
La première opération entreprise par le duc de Noailles,
président du Conseil des P'inances, celle du Visa, souleva
une réprobation générale; elle était pourtant justifiée, car
le papier-monnaie de Louis XIV avait été l'objet de fraudes
multiples dont la répression était un acte de justice et de
bonne politique. Malheureusement, cette mesure perdit par
celles qui la suivirent beaucoup de son mérite et le crédit de
l'Etat, qu'elle avait un instant relevé, retomba à néant. C'est
au moment oîi la politique du duc de Noailles qui ne voulait,
disait-il, employer que des moyens lents mais sûrs, était
ainsi mise en échec, qu'un homme se présenta qui prélendit
trouver à la situation de la France un remède aussi prompt
qu'efficace, c'était Jean Law (2).
(i) Le Système de Law a été une des périodes les plus étudiées de
l'histoire de la Compagnie des Indes, non pas tant qu'on se soit alla-
ché à l'y suivre en elle-même que parce qu'elle en fait partie intégrante,
qu'elle en est le cœur même. Nous avons cru néanmoins devoir y con-
sacrer quelque allenlioii, parce que Law est le véritable auteur du déve-
loppement acquis par cette C.iaipagnie au cours du xviii* siècle, et parce
que beaucoup des événements qui suivront, surtout les circonstances (|ui
accompagnèrent sa chute, seraient incompréhensibles sans cette élude.
(2) Jean Law, né à Edimbourg en 1671 et fils d'un orfèvre de cette
ville, ne s'était longtemps signalé que par des désordres de toute sorte:
enfermé à la Tour de Londres à la suite d'un duel, il s'en échappa et
s'enfuit en Hollande. I! employa fructueusement cet exil à étudier le
fonctionnement de la banque d'.Amslerdam, alors la plus importante de
LE SYSTÈME ET LA COMPAGNIE DES LNDES 209
La dernière formule de la science économique était encore
la lliéorie mercantile ; on n'était point désabusé de la toute
puissance attribuée aux métaux précieux ; cette considéra-
tion dirigeait la politique financière des Étals européens, elle
avait inspiré les réformes de Colbert, la vie économique de
la France reposait sur elle.
Law donna à cette doctrine une extension nouvelle, en
transportant cette toute-puissance du métal précieux au
numéraire quelle qu'en fût la forme et par conséquent au
papier-monnaie. « Le numéraire est une richesse qui a la
faculté d'en produire d'autres », disait-il ; il faut donc le mul-
tiplier; or on ne peut multiplier à son gré le métal précieux,
mais cette objection ne se présente pas quand il s'agit du
papier ; il faut donc multiplier celui-ci ; la dépense est nulle
pour l'Etat, et les effets de cette diffusion sont prodigieux (1).
Ainsi l'Etat peut et doit retirer de la circulation tout le nu-
méraire et le remplacer par une valeur décuple en billets (2).
Quels ne seront pas les avantages de celle façon d'agir?
Puisque c'est le numéraire qui fait la richesse d'une nation,
la France sera immédiatement dix fois plus riche et il per-
l'Europe, et passa ensuite en Italie où il poursuivit ses études financiè-
res. Peu à peu prirent naissance cliez lui les idées qu'il devait mettre
en pratique plus lard et dont le point de départ fut une remarquable
intelligence de la puissance encore inconnue du crédit.
(i) N'est-ce pas un fait d'expérience, disait-il encore, que le crédit
d'une maison de commerce bien dirigée, peut être dis fois plus grand
que son capital ? Pourquoi n'en serait-il pas de même de l'Etat ? Les
banques les plus solides ne délivrent que des récépissés de dépôt repré-
sentant des sommes encaissées. Cependant, si elles sont bien gérées,
on ne viendra jamais leur réclamer à la fois le remboursement de tous
ces dépôts, et ceux-ci sufûsent amplement à faire les paiements nor-
maux d'une quantité de papier-monnaie dix fois plus forte.
(2) Revêtus, cela va sans dire, des manjues les plus satisfaisantes
de leur authenticité.
300 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE II
mellra la création de produits nouveaux, qui bientôt centu-
pleront sa richesse (1).
Voilà ce que Law accourut proposer au gouvernement du
Régent. Il demandait qu'on l'admit à expérimenter ce Sys-
tème, promettant qu'en sept ans il porterait les revenus de
la France à trois milliards et les ressources de l'Etat à 300
millions.
Le Régent, favorable à ces idées (2), n'osa cependant se
décider seul et en référa au Conseil. Celui-ci se rangea à
l'opinion du duc de Noailles, son président, qui déclara les
circonstances défavorables et refusa. Law obtint du moins
l'autorisation de fonder une banque privée (2 mai 1716) ; il
tenta l'expérience à ses risques et périls et y engagea sa
propre fortune.
La banque ainsi créée reçut le nom de Banque Générale et
fut constituée avec un capital de 6 millions de livres, divisé
en 1200 actions de 5.000 livres. Elle eut immédiatement
beaucoup de succès ; son capital fut vile souscrit, ses billets
furent bientôt demandés par le commerce. Law l'administrait
d'ailleurs avec une très grande habileté.
Aussitôt le gouvernement, qui avait cependant agi avec
prudence, se repentit d'avoir repoussé ses offres et donna à
la Banque son appui moral et un caractère quasi-officiel en
déclarant que ses billets seraient acceptés par les caisses
(1) Quelle commodilé, disail-il encore, pour les particuliers que
l'emploi du papier qui pour le? plus tories somuies ne présente qu'un
poids et un volume des plus réduits, lin outre, l'usure n'aura plus de
raison d'être en présence de celle abondance du numéraire, et l'inlérèl
de rarp:ent baissera infailliblement.
(2) Law était venu à Paris à la lin du règne précédent et les avait
exposées alors au duc d'Orléans. Il avait, il est vrai, été invité à «piil-
ler celle ville par le lieutenant de police (|ui lui reprochait « d'en sa-
voir trop au jeu ».
LE SYSTÈME ET LA COMPAGNIE DES INDES 30 i
publiques (Déclaration du 10 avril 1717). C'était aller trop
vile ! Naturellement, le succès ne fit que croître sous l'in-
fluence de cette mesure, mais Law ne s'en contenta point.
Sa Banque n'était, comme il le répétait volontiers, « ni la
seule ni la plus grande de ses idées «. Elle devait être le ré-
gulateur du crédit, le dépositaire des espèces du royaume et
le caissier du Roi ; mais elle n'était que la préface du Système
et ce n'était pas elle qui devait tirer l'Etat de sa triste situa-
tion, rétablir les finances et éteindre la dette publique. En
elle, on avait un instrument; le moyen lui-même, c'était « un
grand travail » qu'au début Law ne voulait pas révéler, qu'il
exposa cependant, quand il en eut coordonné toutes les par-
ties. C'était une vaste entreprise que l'Etat lui-même devait
diriger, et qui englobait toutes les ressources économiques
du royaume, tous les commerces, toutes les industries, tous
les revenus ; qui réunissait en une seule administration gi-
gantesque toutes les compagnies de commerce, les manufac-
tures, la perception des impôts jusque-là adjugés aux trai-
tants, l'exploitation des charges des officiers publics, etc.,
c'était la monopolisation de toute l'activité nationale (1) ; c'é-
tait aussi, on ne l'a pas assez remarqué, une pure concep-
tion collectiviste : l'Etat manufacturier, commerçant, admi-
nistrateur unique, TEtat-Providence !
Law cependant n'allait pas jusqu'à vouloir déposséder
l'initiative individuelle de toute entreprise commerciale ou
industrielle ; il la laissait subsistera côté de cette immense
machine, mais il comptait bien que celle-ci lui nuirait le plus
(1) Les contemporains ne s'y trompèrent pas. « Nous voyons tous
les jours, dit l'un d'eux, des preuves qu'on est dans le système de faire
de tous les sujets du Roi un seul et unique commerçant qui sera la
« Compagnie des Indes ». Mémoire anonyme conservé aux Arcliives
nationales. F 50, 5'.
302 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE II
possible I La Banque fournirait des fonds au commerce par-
ticulier; la « Compagnie » fournirait aux fonds sans emploi
un commerce toujours prêt. C'est des résultats de celle ex-
ploitation que Law attendait toutes les merveilles qu'il avait
annoncées : l'cxlinction de la dette, la rentrée du papier d'K-
lat, la multiplication des revenus du Roi. Appuyées l'une sur
l'autre, la Banque et la Compagnie devaient être invulnéra-
bles et l'Etat ne courrait par leur fait aucun risque.
Law avait fondé sa Banque : elle prospérait, TKtat qui avait
refusé de la faire sienne, revenait sur ce refus et déjà la pa-
tronnait. 11 crut pouvoir entamer la seconde partie de son
programme, l'occasion ne s'en fit pas attendre.
Le financier Crozat sollicitait du gouvernement la rétroces-
sion du privilège, qu'il avait obtenu en 1712, du commerce de
la Louisiane. Law provoqua-t-il cette sollicitation (1)? En
tout cas il la saisit au passage et demanda le transfert de ce
privilège à son protit. Le Conseil, au courant de ses projets,
ne pouvait le lui refuser, il lui fut accordé par l'arrêt du
23 août 1717 et un édit du même mois créa la Compagnie
d'Occident (2). Elle obtenait, nous l'avons vu, la concession
pendant 25 années du commerce exclusif avec la Louisiane,
avec propriété perpétuelle des terres qu'elle occuperaitettous
droits de souveraineté sur elles, et acquérait en outre le mono-
pole du commerce du castor. C'était un début fort modeste
encore pour les ambitions de Law ; Crozat n'avait pas réussi
dans cette exploitation ; il est vrai que la situation économique
(1) Cela est bien possible, car Crozat devint dès lors un ennemi dé-
claré de Law et du Système.
(2) L'édit fut porté le 28 au Parlement pour être enregistré. Le Parle-
ment qui, lui aussi, connaissait les plans de Law, mais s'en déclarait
l'adversaire, fit des remontrances et réclama au I-tét^ent les comptes des
revenus du Roi et de la lietto (Icl'l'^lat. 1,'enregistrement eut lieu néan-
moins le 6 septembre.
LE SYSTÈME ET LA COMPAGNIE DES INDES 303
de la France s'était un peu améliorée depuis la mort de
Louis XIV. Mais dès ce début Law appliqua ses idées et
commença l'exécution de l'œuvre depuis longtemps rêvée et
préparée.
La nouvelle Compao-nie fui, en effet, constituée avec un
capital de 100 millions de livres, représenté par 200.000 ac-
tions de 500 livres. C'était une somme énorme, hors de^pro-
portion avec le but apparent de celte entreprise; mais ces
actions n'étaient achetables qii'au moyen de billets d'Etal,
L'engouement que le public avait déjà montré pour la Ban-
que de Law se manifesta pour sa Compagnie ; les actions
furent très recherchées et en même temps qu'elles les billets
d'Etal jusque-là fort discrédités, et qui reprirent aussitôt une
certaine valeur (1). Law en eut bientôt dans sa caisse pour
une valeur nominale de 100 millions de livres, et une valeur
réelle de 75 millions, au taux où ils étaient à ce moment.
C'était là une opération politique fort adroite, qui faisait
du gouvernement son obligé (2). Dans le public le papier de
l'Etat était remplacé par le papier de la Compagnie d'Occi-
dent : en réalité il n'y avait donc rien de changé joowr VEtal,
car l'intérêt à 4 0/0 du papier d'Etal était payé désormais
par lui non plus au public, mais à Law, qui touchait ainsi
4 millions de livres par an. La Compagnie s'engagea à dis-
tribuer cette somme intégrale à ses actionnaires ; la première
année de revenus seule devait être retenue pour fournir
aux frais du premier armement. Ejx résumé, le capital effectif
de la Compagnie d'Occident était seulement de ces quatre
millions de livres une fois payés. C'était peu.
(1) Ils avaient perdu à cette époque 72 0/0 de leur valeur nominale.
(2) Tout ce papier passa en effet de la Caisse de la Compagnie dans
celle de l'Etat qui l'annula et le remplaça par 4 millions de livres de
rente dont la Compagnie reçut le bénéfice.
304 TROISIÈME PARTIE. — CUAI'ITRE II
Aussi bien, l'inlenlion de Law n'élait-elle pas de s'en con-
tenter; la Banque émit en effet au nom de la Compagnie
9.000 actions nouvelles. Celles-là étaient payables en argent et
c'était surcetle ressource que Law fondait ses premières espé-
rances : elles furent émises à 500 livres et devaient donner un
capital de 4 millions et demi. L'événement sembla lui donner
tort ; on avait préféré le papier de la Compagnie au papier
d'Etat, mais, malgré le succès de la Banque, on préférait gar-
der son or et les actions restèrent au-dessous du pair. Law
employa pour le leur faire atteindre un moyen que la spécu-
lation devait bien souvent imiter, mais qui était alors d'une
belle audace : il racheta sous main 1.200 actions ; le résultat
répondit à son attente et aussitôt il songea à élargir le champ
de ses opérations. Le l"'" août 1718 la Compagnie d'Occident
se rendit adjudicataire de la Ferme des Tabacs pour le prix
de 4.0!20.000 livres par an (1).
(1) La Ferme des Tabacs a joué un grand rôle dans les finances de
la Compagnie des Indes, aussi quelques détails ne seront point super-
flus. Le tabac avait été connu en France sous le règne de Charles LX ;
son entrée, sévèrement prohibée à l'origine, avait été ensuite taxée :
en 1674 cet impôt indirect fut compris dans le bail des Fermes ; il en
fut à nouveau distrait en 1697 et affermé à part pour 150. 000 livres par
an payées à l'Etat et 100.000 livres payées à la Ferme Générale. Le prix
de ce bail augmenta peu à peu ; en 1714 il était déjà de 2 millions; la
Compagnie d'Occident le paya plus cher encore : Law obtint pour elle
un bail de 9 ans sous le nom de Jean l'Amiral, et il y eut à ce propos
compensation entre le I\oi et la Compagnie. Le Roi devait en effet à
celle-ci 4 millions d'intérêts annuels pour les billets d'Etat, or ces 4 mil-
lions étaient prélevés sur les revenus des postes, des aides et du tabac.
Ils furent portés sur le tabac seul, et l'on fil compensation des deux
dettes : le Roi ne dut plus rien à la Compagnie et celle-ci ne resta [dus
débitrice ([ue de 20.000 livres par an. L'acquisition des tabacs était
une bonne opération, car les revenus en étaient élevés ; Law se propo-
sait en outre de créer celte culture en Louisiane, ce qui serait double
bénéfice pour la Compagnie; il le fit en effet, mais les résultats furent
assez longs à se produire.
LE SYSTÈME ET LA COMl'AGN'IE DES LNDES 305
Le gouvernement de la Régence, complètement réconcilié
avec ses idées, ne lui marchandait plus sa protection ; aussi
bien le rachat des billets d'Etat était-il un service inapprécia-
ble ; la Banque allait bientôt regorger d'or, on se décida à en
finir par où Law aurait voulu commencer,à faire de son entre-
prise la chose de l'Etat, et la déclaration du 4 décembre 1718,
confirmée par un arrêt du 27, convertit la Banque Générale
en Banque Royale malgré l'opposition du Parlement.
C'était un triomphe, mais il ne s'y arrêta point : la première
partie du Système avait désormais un avenir assuré, l'heure
était venue d'établir sur des bases aussi solides la seconde,
la principale partie, la grande Compagnie.
Au moment même où il s'occupait de la conversion de la
Banque en organisme d'Etat, il grossissait la Compagnie
d'Occident, déjà accrue des Tabacs, du patrimoine de la Com-
pagnie du Sénégal (décembre 1718-janvier 1719) : c'était le
monopole du trafic avec la côte africaine, du cap Blanc à la
Sierra-Léone qu'il acquérait ainsi, et l'Occident s'enrichissait
de la flotte de cette Compagnie.
Dès lors on ne s'arrêta plus et les acquisitions se succédè-
rent avec une vertigineuse rapidité; en mai 1719, la Compa-
gnie d'Occident s'incorporait la Compagnie de la Cliine et la
Compagnie des Indes Orientales elle-même, la grande Com-
pagnie de Colbert, dont nous avons suivi jusqu'ici les desti-
nées. Il convient de nous arrêter sur cet événement d'une
importance capitale, car il devait être la base de toute l'en-
treprise commerciale inaugurée par Law.
Nous avons vu dans quel état la Compagnie des Indes
Orientales avait passé les dernières années du règne de
Louis XIV : sans ressources, sans débouchés, privée du droit
d'importer les articles les plus rémunérateurs, abattue à trois
reprises par les hostilités maritimes qui avaient fini par
W. - 20
306 TROISÏKMK PARTIR. — CIIAI'ITHK II
éteindre en elle toute vitalité, elle s 'é lait renfermée dans une
inaction presque complète, se bornant à affréter ses vaisseaux
à des sociétés particulières. Néanmoins, c'était de comple
à demi avec elle que les Malouins naviguaient, et si elle avait
dû renoncer à son indépendance, elle n'avait abandonné
aucun de ses droits et vivait encore, quoique d'une vie latente.
Gela suffit néanmoins pour qu'entre la Compagnie fondée
par Colbert et la gigantesque entreprise de Law on ne puisse
voir aucune solution de continuité : c'était bien l'œuvre même
de Colbert dont Law entreprenait ainsi l'achèvement.
La réunion, ou plutôt l'incorporation des deux Compagnies
des Indes Orientales et de la Chine à la Compagnie d'Occident
fut effectuée par un édit du mois de mai 1719. Ce document
capital, que les auteurs du xviit« siècle désignent sous le nom
à'Edil de Béiinion, comportait un certain nombre de points
importants. En même temps, en effet, qu'il consacrait celle
union, il autorisait la constitution au moyen de ces éléments
d'une Compagnie nouvelle qui prenait le litre de « Compagnie
perpéluelle des Indes ».
Le patrimoine colonial de cette Compagnie était immense,
presque universel, et les quelques privilèges qui lui man-
quaient encore ne tardèrent pas à lui être réunis. Ceux-ci
ne lui furent primitivement accordés que pour le temps
qui restait à courir sur la concession de la Compagnie d'Oc-
cident, c'est-à-dire 23 années ; mais, par un arrêt du il
août 1719, ce délai fut prorogé jusqu'à l'année 1770, terme
qu'effectivement la Compagnie ainsi constituée ne devait
point dépasser. Le préambule de l'édit était injuste envers
la Compagnie des Indes Orientales, à laquelle il faisait des
reproches qui s'adressaient bien plutôt au gouvernement du
feu Roi (1).
(1) « Le créiiil (jue la Compagnie, d'Occiiioiil s'est acquis nous a
LE SYSTÈAIE ET LA COMPAGNIE DES INDES 307
Il ne fui d'ailleurs qu'un Edit de Réunion et ne fixa aucune
règle relative à l'organisation de la nouvelle Compagnie. Mais
cette lacune était compréhensible : car elle héritait en même
temps que des droits de la Compagnie des Indes Orientales,
de ses traditions et de ses règles d'administration.
Si, en effet, cette dernière Compagnie était, suivant la lettre
de redit, absorbée par la Compagnie d'Occident, en réalité
celle-ci perdait sa personnalité par l'importance même de
sa nouvelle conquête et était bien plutôt absorbée par elle.
Ce n'était plus l'Occident que la Compagnie perpétuelle des
Indes, c'était la fusion des deux grandes créations de Col-
bert : la Compagnie Orientale et la Compagnie Occidentale.
déterminé d'examiner la situation des anciennes Compagnies et nous
avons vu avec douleur, que malgré les bienfaits qu'elles ont reçus du
feu Roi, elles n'ont pu se maintenir. La Compagnie des Indes Orientales,
au lieu d'employer à l'agrandissement du commerce le privilège exclu-
sif qui lui avait été accordé et les secours réitérés d'argent et de vais-
seaux que le l'eu Wox lui avait donnés, après avoir contracté des dettes
dans le royaume et aux Indes, a totalement abandonné la navigation...
Nous savons que ce n'est point à la nature de ce commerce que le man-
que de succès doit être attribué et que celte Compagnie, à l'exemple de
celles des Etals voisins, aurait pu rendre ce commerce utile à ses action-
naires et au royaume. L'entreprise avait été formée avec un fonds qui
n'était pas suffisant ; les Directeurs ont consommé une partie de ces
fonds par des répartitions prématurées et des droits de présence dans un
temps où il n'y avait aucuns profits, et pour suppléer à ces fonds on
avait fait des emprunts sur la place à des intérêts excessifs, jusqu'à
10 0/0, et on avait pris en d'autres temps de l'argent à la grosse aventure
à raison de 5 0/0 par mois. ... ; depuis seize ans la Compagnie n'a pas
envoyé un vaisseau à Surate Nous avons résolu de supprimer les
privilèges accordés aux Compagnies des Indes et de la Cliine et de
réunir à celle d'Occident l'établissement de ces Compagnies. Celle Com-
pagnie nouvelle trouvera dans elle-même tout ce qui sera nécessaire
pour faire ces différents commerces et loule sa régie se faisant dans le
même espril, il en naîtra l'union et l'économie dont dépend le succès de
toutes les enlreprises de commerce. »
308 THOISIÈME PARTIE. CHAl'Il HE H
Aussi la nouvelle Compagnie dul-elle se charger de la
dette de sa devancière et aussitôt, pour satisfaire à ses mul-
tiples charges, elle fut autorisée à émettre pour 25 millions
de livres d'actions.
Il est évident que, si ces accroissements successifs
donnaient à l'œuvre de Law une importance grandissante,
ils lui imposaient par contre des obligations fort lourdes.
Or, jusque-là, TOccident n'avait pas fait grand'chose et
son capital était très insuffisant, car il avait juste les
4 millions de livres du capital primitif (revenu de la première
année des billets d'Etat) et les 4.500.000 livres environ pro-
venant des 9.000 actions émises par la Banque, soit 10 mil-
lions au plus. 50.000 actions nouvelles furent donc créées, à
50O livres nominalement, comme pour l'émission précé-
dente; et elles étaient de même payables en or, argent ou
billets de la Banque (1).
Mais Law les donna à 550 livres, pour les mettre au même
niveau que les actions d'Occident, et les avantages qu'il
offrait aux souscripteurs les firent enlever rapidement (â).
Ce succès le détermina à un nouveau coup d'audace qui de-
vait hâter la fortune du Système, et il obtint par l'arrêt du
30 Juin 1719 l'autorisation d'exiger dorénavant la possession
de quatre actions de l'Occident pour obtenir une action des
Indes. On se jeta, c'était fatal, sur les premières que le pu-
blic appela plaisamment les « Mères >> et qui montèrent rapi-
dement, et l'on se disputa avec acharnement les secondes
qui devinrent les « Filles ». Aussi, avant la fin de juillet, les
deux séries s'élevant parallèlement valaient chacune 1 .000 fr.
et leur valeur totale atteignait 150 millions (3).
(1) La lUuique émelluit des billets de 10, 100, l. 000 et 10.000 livres.
(2) 11 suffisait de verser 75 livres comptant ; le reste était éclielonné
en 19 paiements mensuels de 35 livres.
(3) Il avait été émis en effet 100.000 Occident et 50.000 Indes.
LE SYSTÈME ET LA COMPAGNIE DES IXDES 309
Pendant ce temps, la Compagnie des Indes s'accroissait
encore par l'acquisition des privilèges de la Compagnie d'A-
frique (juin 1719), par l'adjudication de la frappe des mon-
naies pour neuf années, celle de la Ferme Générale, celle des
Gabelles, enfin celle de la Recette Générale des Finances
(juillet à octobre 1719). L'on marchait donc à grands pas vers
la réalisation du rêve grandiose de Law.
De son côté, la Banque ne chômait point : elle avait émis
déjà pour 400 millions de livres de billets, dont 290 dans les
seuls mois de juin et juillet 1719 ! Law qui savait fort bien
que le numéraire existant dans le royaume ne s'élevait qu'à
1 milliard de livres environ, et que l'équilibre pouvait bientôt
se trouver rompu, prévint précisémentce dangeren réunissant
la Monnaie et la Banque, comptant pouvoir soutenir le papier
à l'aide des remaniements du métal. Celte'acquisition lui coûta
50 millions de livres (1), divisés en 15 paiements mensuels,
et pour se les procurer il eut recours à son procédé habituel:
un arrêt du 27 juillet 1719 l'autorisa à émettre 50.000 actions
nouvelles de la Compagnie des Indes à 500 livres chacune.
Tout réussit encore à merveille : l'empressement fut immense,
bien que Law fidèle à sa tactique eût donné ces actions à
l.OOO livres et contre présentation de quatre Mères et d'une
Fille (2). Les nouveaux titres furent enlevés en vingt jours,
et le public les appela les Petites- Filles (3).
Quelle était alors la valeur réelle des fonds que possédait
la Compagnie des Indes ?
fl) C'était là, comme les Tabacs, une acquisition avantageuse, car on
gagnait 8 0/0 sur la fabrication, et les refontes fréquentes accroissaient
les bénéfices : ils dépassaient 11 millions de livres par an.
(2) Ces titres étaient, comme les précédents, livrés contre versement
comptant de 525 livres : le reste en 19 paiements mensuels.
(3) On leur donna aussi le nom d'actions des Monnaies.
31(1 TROISIKMR l'AUTIE. CHAI'ITRE II
1° La rente de 4 millions provenant des billets d'Etat (émis-
sion des actions d'Occident), qui courait depuis 18 mois,
avait dû déjà produire 6 millions ; mais de celle somme 4 mil-
lions avaient été dépensés pour le commerce, et 2 étaient
réservés aux actionnaires.
2° Les bénéfices des Tabacs, qui pouvaient s'élever à 3 mil-
lions.
8° Les Filles, dont le deuxième payement mensuel n'était
pas encore effectué, avaient produit 3.750.000 livres. Quant
au produit des Petites-Filles, il était dû à l'Etat pour les Mon_
naies.
4" Les bénéfices du commerce, évalués par Tiiiersà 10 mil-
lions ; mais ce commerce était à peine en train ; il avait fallu
acheter le matériel, faire les frais de colonisation, indem-
niser les Compagnies absorbées, tout cela en 18 mois. Il
n'est donc pas raisonnable de faire entrer ce chiffre en
compte : donc rien de ce côté (1).
« Ainsi les 300 millions de capital nominal de la Compa-
gnie des Tndes se réduisaient en réalité à moins de neuf mil-
lions en caisse (2). »
Law le savait ; cela ne l'empêcha point de promellre à
l'assemblée des actionnaires qui se tint le 26 juillet 1719,
qu'à partir du l*"" janvier 1720, il serait distribué deux divi-
dendes par an, de 6 0/0 chacun ! cela faisait 60 livres par
action, soit 18 millions à payer par an ! Mais il se croyait sûr
de tenir celte promesse, et tranquille de ce côté il s'occupait
déjà de nouvelles opérations.
Il avait acquis le bail des Fermes, ou, comme l'on di-
sait alors la Ferme Générale (3), ayant eu d'ailleurs dans
(1) C'est l'opinion de M. Levasseur.
(2) M. Levasseur.
(3) On sait que sous l'ancien régime, si les impôts directs étaient en
LE SYSTÈME ET LA CO.\rPAGN[E DES IXDES 311
cette acquisition la main un peu forcée. Il était menacé en
effet dans sa prospérité par d'habiles spéculateurs, les frères
Paris (1), qui s'étaient déclarés ses adversaires, et s'étaient,
pour le ruiner;, rendus (îux-mêmes adjudicataires de la Ferme
Générale dont ils émirent des actions. Celles-ci furent très
appréciées du public ; car les revenus des Fermes étaient à
ses yeux plus clairs encore que ceux de la Compagnie. Aussi
le papier des Indes avait-il fléchi, et Law recourut au Réj^ent
pour se débarrasser de VAnti-Syslènie qui devenait dange-
reux. Le bail consenti aux frères Paris fut rompu, et passé au
nom de Law lui-même (2j, moyennant 52 millions de livres.
Maître de la perception des impôts indirects, Law le devint
bientôt des impôts directs en acquérant, ce qui ne s'était ja-
mais vu jusque-là, la régie de cette administration. Il eut
alors sous sa direction toutes les finances du royaume, et la
Compagnie des Indes assuma par là l'obligation de verser
chaque année à l'Etat l:2o millions de livres. Par des réformes
et des économies faciles à réaliser, Law se promettait d'aug-
menter les revenus de l'Etal, tout en comptant d'ailleurs en
général administrés par les fonctionnaires de l'Etat (percepteurs et re-
ceveurs), les impôts indirects étaient affermés moyennant une redevance
fixe à des particuliers ou à des compagnies qui en opéraient ensuite
pour leur compte la perception. Depuis Colbert la majeure partie de ces
impôts, auparavant affermés séparément, étaient réunis en un seul bloc:
la Ferme Générale, et concédés à un adjudicataire unique. Celui-ci en
fait était une compagnie et le bail était passé au nom d'un « homme
de paille ». Les actionnaires de la compagnie s'appelaient les Fermiers
Généraux ou les Traitants.
(1) Les quatre Paris, fils d'un aubergiste dauphinois, étaient Antoine
Paris, Pàris-Duverney, Paris de la Montagne et Pàris-Montmarlel.
Intelligents et sans scrupules ils amassèrent une grosse fortune comme
fournisseurs des armées sous Louis XIV : sous la Régence ils étaient
banquiers. Pàris-Duverney, le plus remarquable, assista le duc de Noail-
les dans l'opération du Visa.
(2) Ou plutôt d'Armand Pillavoine.
312
TROISIKME PARTIE. — CHAPITRE II
tirer pour la Compagnie elle-même d'imporlanls bénéfices.
Restait à rembourser les dettes de rKlal et ses promesses
solennelles étaient remplies, le Système était victorieux !
Ce fut précisément la condition du bail des Fermes. 11 y
avait alors 1.200 millions de rentes à la charge de l'Etat : Law
s'engagea à les rembourser. Son idée était d'offrir aux ren-
tiers un nouveau placement, dont les avantages seraient assez
grands pour les attirer tous, et que le Système devait fournir ;
tous se précipiteraient sur lui, et, pour se le procurer, deman-
deraient à l'Etat leur remboursement. Mais il fallait fournir à
celui-ci les 1.200 millions nécessaires à cette opéralion. Law
s'en chargeait et ne demandait pour cela que 3 0/0 d'intérêts
payés à la Compagnie, ce qui économiserait à l'Élal 15 mil-
lions par an et en fournirait à la Compagnie 36 qu'elle em-
ploierait à son con^merce.!! consentit même à prêter 1.500 mil-
lions et tout cela fut décidé en quelques jours. Le 27 août
1719, la Compagnie avait acquis la Ferme Générale et promis
1 .200 millions ; le 31 août, les rentes sur l'Etat furent suppri-
mées et leur remboursement prescrit; le 12 octobre, la Com-
pagnie éleva son prêt à 1.500 millions !
Law ne les avait pas, mais il suffisait de les créer en pa-
pier, c'était conforme à ses théories ; l'arrêt du 13 septembre
1719 autorisa donc l'émission de 100,000 actions de 500 li-
vres. A ce taux elles n'eussent produit que 50 millions seu-
lement, mais à ce moment même les Mères, les Filles, les
Petites-Filles valaient toutes 500 livres. Comme précédem-
ment, Law voulut placer les nouveaux titres à ce niveau et
exigea 4.500 livres de prime; on arrivait ainsi au chiffre
de 500 millions, le tiers du prêt total. Grâce aux facilités
dont il accompagna celte nouvelle émission, l'empresse-
ment du public fut très grand (1) et en quelques jours
(1) Celte fois Law ne crut pas pouvoir exiger le payement immédiat
LE SYSTÈME ET LA COMPAGNIE DES INDES H13
les Cinq-Cents furent souscrites ! Chose curieuse et qui
justifiait bien le calcul de Law, les rentiers de l'État récla-
mèrent, se plaignant qu'on leur enlevât ainsi le placement
sur lequel ils comptaient. Trop heureux de ces cris, Law
s'empressa de les satisfaire, et Tarrêt du 22 septembre 1719
décida qu'on n'accepterait plus en payement que les valeurs
remboursées (billets d'État, actions del'Anti-Système, récé-
pissés du Trésor).
L'émission avait réussi, mais il manquait encore 1 milliard.
Law y pourvut aussitôt; un arrêt du 28 septembre autorisa
l'émission de 100.000 autres actions aux mêmes conditions
(admission des seuls récépissés de remboursement) et un
troisième du 2 octobre une dernière émission de 100.000 ac-
tions encore. On avait ainsi, du moins en perspective, les
1.500 millions (1).
Cette fois c'était trop et surtout trop rapide ; on hésita, le
cours des actions baissa : mais ce ne fui qu'un moment
d'anxiété ; elles remontèrent vite. A ce moment, une somme
énorme de billets avait déjà été versée en France; elle attei-
gnait près de 10 milliards !
Law était au comble de sa puissance, et l'assemblée des
actionnaires de la Compagnie des Indes, qui se tint le 30 dé-
cembre 1719, fut son apothéose. Elle fut aussi, hélas, l'apogée
de ce triomphe, après il n'y eut plus que la chute ! Le Régent
lui-même présidait : on y vit pêle-mêle des princes, des sei-
gneurs, des marchands et « la canaille enrichie ». Les trente
Directeurs de la Compagnie, riches financiers ou anciens
de la prime : il demanda seulement 500 livres comptant (d'où leur so-
briquet de Cinq-Cents) ; plus ne fut besoin non plus de présenter des
Mères ni des Filles.
(1) Le 4 octobre, il fui même créé 24.000 actions supplémentaires
qu'aucun arrêt n'avait autorise'es.
314 TROTSIKME PAtlTIK. CIIATM THF. II
Fermiers-Généraux, y étalèrent leur orgueilleuse opulence.
Law ne figurait que comme simple Directeur, et c'était lui
pourtant qui dirigeait tout. Les actions valaient alors de
10.000 à 12.500 livres, ce qui équivalait à une hausse de 60O à
750 0/0 sur leur valeur primitive ! Ce fut là, dans ce témoi-
gnage éclatant de la victoire du Système, une des causes de
la débâcle. En effet, à ce taux exagéré, le dividende de 12 0/0
promis était ridicule, car il ne représentait que 1/2 0/0. Cette
considération ne pouvait tardera produire une baisse des
actions jusqu'à un niveau tel qu'il fut suffisamment rémuné-
rateur. Etait-ce une circonstance bien dangereuse? Non, si la
Compagnie prospérait dans son commerce ; car les dividen-
des monteraient alors et les actions suivraient. Law ne vou-
lut point néanmoins laisser s'établir ce jeu naturel, car à tout
prix il voulait éviter la baisse qui pouvait amener la panique,
et pour cela il voulut relever cet intérêt lui-même en propor-
tion de la valeur des titres.
Il avait émis 634.000 actions en tout (1), mais il n'y en
avait que 424.000 dans le public, car le Uoi et la Compagnie
en avaient chacun 100.000 et n'avaient pas besoin de dividen-
des. C'était, il est vrai, encore une grosse somme à trouver.
Or, le plus clair des ressources disponibles était les
45 millions d'intérêts annuels dus par le Roi pour le prêt
(1) Actions de fondulioa de la Banque Générale 1.200
— — de rOccidenl 200.000
— supplémentaires de l'Occident (les Mères). . . 9.000
— de fondation de la Compagnie des Indes (les
Filles) 50.000
— des Indes, 2" émission (les Pelites-b'illes). . . 50.000
— — 3* émission dite des Cinq-Cents. . 100.000
— — 4-= émission — .. 100.000
— - 5" émission — . . 100.000
— — 6« émission supplémentaire .... 24 . 000
Total 034.200
LE SYSTÈME ET LA COMPAGNIE DES INDES 315
des 1.500 millions : c'était insuffisant; mais Law présenta
aux actionnaires un tableau qui s'établissait tout autre-
ment :
Rente sur les Fermes 48 millions
Bénéfice sur les Fermes 12 —
— sur les Tabacs 6 —
— sur la Recette Générale . 1 —
— sur les Monnaies .... 12 —
— du Commerce 12 —
Total. . . . . 9] ^^~
Il proposa en conséquence qu'à partir du 1" janvier 1720,
on servit aux actions un dividende de 40 0/0, soit 200 livres
par action et 84.800.000 livres en tout. C'était peu encore, car
cela ne faisait qu'un peu plus de 1 0/0 (i livre 13 sols par
100 livres). On n'y prit pas garde, on applaudit, et les actions
remontèrent le jour même à 15.000 livres ; le 5 janvier, elles
en valurent 18.000(1)!
A cet apogée de la situation financière du Système, quelle
était sa situation commerciale? On avait fondé sur l'exploi-
tation de la Louisiane des espérances aussi ridicules qu'au-
trefois sur Madagascar. On créa sur ces terres inconnues et
vierges, des duchés, des comtés, des marquisats que des
parvenus, enrichis de la veille, achetèrent fort cher. L'opinion
(1) L'économiste Dutot, qui fut le secrétaire de Law, son disciple et
son apologiste, n'a pas osé le suivre dans des évaluations aussi exagé-
rées. Il donne, en eflel, le tableau suivant à la même date :
Rente sur l'Etat 48 millions
Bénéfices des Fermes 15 »
Tabacs 2
Monnaies 4 »
Commerce 18 »
Recette Générale 1.500.000
Total 80.500.000
316 TROISIKME PARTIE. — CHAPITRE II
publique était d'ailleurs absolument ignorante de la situation
et volontairement exploitée par les agents de la Compagnie.
La crédulité populaire fut effrontément cultivée : on parla
de mines d'une richesse inouïe, de champs de diamants, de
rochers d'émeraude ; des estampes circulèrent qui représen-
taient ces merveilles I Law est impardonnable d'avoir mené
cette odieuse campagne. En fait, voici quel était l'état des
choses : les premiers essais furent mauvais et les colons dé-
barqués dans la baie Saint-Joseph, sur la côte occidentale de
la Floride, y moururent de dénuement. Cependant on ne se
découragea pas, et le recrutement se poursuivit activement:
800 familles partirent en féviier 1720, puis 500 ouvriers de
tous les métiers, puis 6.000 Allemands recrutés par Law à
ses frais, puis d'autres détachements encore. Ces recrues
étaient engagées pour 3 ans; les familles recevaient une terre
de 280 arpents, chargée seulement d'un impôt du dixième
des produits, avec exemption complète pendant trois années.
Plusieurs établissements furent créés : l'île aux Vaisseaux,
l'île Dauphine, le Vieux et le Nouveau Biloxi, la baie de Mo-
bile ; mais ils furent poursuivis par la mauvaise fortune.
Le premier agent de la Compagnie, M. de Hienville, homme
judicieux et habile, comprit qu'il fallait renoncer à cet
éparpillemenl de petites colonies et fonder un seul comp-
toir important; il le créa lui-même sur la rive du Mississipi :
ce fut la Nouvelle-Orléans . L'endroit était bien choisi,
mais la construction n'alla pas vite: en 1719, il n'y avait
encore que des huttes et des hangars, et cette situation dura
jusqu'à la fin du Système ; un ouragan renversa tout au
moment où tombait Law qui n'en vil pas le rétablissement.
On ignora longtemps tout cela ; peu à peu la vérité se fit
jour. L'ancien gouverneur de la Louisiane pour la Compa-
gnie de Crozat, M. do la Motte-Gadillac, répétait partout que
LE SYSTÈME ET LA COMPAGNIE DES INDES 317
les merveilles étaient de purs mensonges. Law le fit em-
bastiller, mais les détracteurs devinrent nombreux et l'on ne
put employer contre eux ce moyen un peu brutal. La con-
fiance fut bientôt ébranlée ; l'on ne trouva plus de colons vo-
lontaires, même parmi les étrangers qui avaient fourni les
premiers convois. Il fallut en prendre de force dans les pri-
sons, on embarqua des femmes galantes prises à l'Hôpital
Général (1), des vagabonds, des enfants trouvés ; des recru-
teurs engagés par la Compagnie parcouraient les campagnes
pour les chercher, et celle-ci payait leurs prises une pistole par
tête. Souvent d'inoffensifs passants furent enlevés et embar-
qués par eux ! Cette population mêlée entretint naturellement
dans la colonie le désordre et la fainéantise ; bientôt,
d'ailleurs, ces excès soulevèrent l'opinion publique ; Law dut
y renoncer, et le recrutement ne se fit plus du tout.
Mais la Compagnie des Indes n'avait pas que la Louisiane,
et de réels progrès se réalisaient déjà dans les autres parties
de son immense domaine ; sa marine devenait puissante :
de 16 navires en mars 1719, elle passa à 30 à la fin de la
même année, et l'on commença à songer à l'Inde, à la côte
d'Afrique, à la Chine ; 18 navires partirent pour ces contrées
chargés de 8 millions en espèces, et les premiers retours se
produisirent ; un convoi revint des mers du Sud au commen-
cement de 17:20 avec un chargement de 12 millions (2). La
(1) Qu'on nous pardonne d'évoquer à côté de ce triste tableau la
figure de Manon Lescaut. On sait que riiéroïne de l'abbé Prévost, déte-
nue précisément à l'Hôpital Général, faisait partie d'un de ces convois de
la Compagnie des Indes. Le souvenir de cette tentative de colonisation
était très vivant encore quand l'abbé Prévost lui emprunta le touchant
dénouement de son roman.
(2) Il provoqua du reste des réclamations du gouvernement espagnol ;
on se rappelle, en effet, que les mers du Sud nous étaient interdites
depuis le traité d'Utreclit, An hivcs Nationales F 12, 644.
318
THOISIKMK l'AItTIK. -- CIIAI'IIHK II
Compagnie acquit Belle-Isle, pour y établir des magasins el
des chantiers (1); Lorienl devint une ville active.
Law, pendant ce temps, était comblé d'honneurs : le 5 jan-
vi(M- 1720, il devint Contrôleur Général, le Régent releva même
en sa faveur le litre de Surintendant dont il fut solennelle-
ment revêtu (mars 1720). Dans celte charge, Law, dont il faut
reconnaître les qualités, entreprit des réformes excellentes:
le remboursement de nombreux offices qui entravaient le
commerce, la suppression des droits de roulage et autres
obstacles qui s'opposaient à la circulation des grains; il ren-
dit libre enfin l'entrée de la soie étrangère. D'heureux effets
en furent les suites : le commerce et l'industrie sortaient alors
de la torpeur dans laquelle ils étaient depuis si longtemps
plongés et ces mesures facilitèrent leur relèvement. Mais
Law n'eut point le temps de poursuivre celle œuvre (2), car
bientôt la situation du Système devint assez sérieuse pour
retenir toute son attention.
Les mauvaises nouvelles de la Louisiane, l'excès du papier
en circulation produisirent leurs premiers effets : les gens
prudents se présentèrent à la Banque pour réaliser leurs
litres ; Law achetait sans hésitation, mais l'on commença
aussi à refuser les billets dans la circulation, et les ouvriers
ne les acceptèrent plus en salaire qu'avec répugnance :
Law ne vit que de la mauvaise volonté dans cet élal d'espril
(1) Le marquisat de Belle-Isle qui appartenait aux hériliers de Fou-
quel avait été réuni à la couronne par voie d'échange avec eux en
1718. Le 22 avril 1720 fut signé un contrat d'inféodalion de ce domaine
au profit de la Compagnie des Indes, à charge d'une redevance annuelle
de 50.000 livres. Archives nationales : ADix, 384.
(2) Gomme Vauban el Boisguilleberl, Law rêva de réformes sociales,
el pour soulager la classe pauvre, il voulut comme eux remanier le sys-
tème fiscal en remplaçant les conlribulions foncière el mobilière par
une lu.xe unique : le Denier royal.
LE SYSTÈME ET LA COMPAGNIE DES INDES 319
el comme il entrait dans son Système, il recourut à la con-
trainte pour conserver le cours à son papier. Il déclara que
la Banque n'émettrait plus de billets et la Compagnie plus
d'actions, bonne mesure, mais qui ne fut pas efficace. Les
actions baissèrent à 10.000 livres, puis 9.000 livres, s'y arrêtè-
rent, puis descendirent encore, el Ton employa pour enrayer
cette chute les plus détestables expédients. On proscrivit
l'emploi de l'or et de l'argent dans les payements, on fixa
arbitrairement la valeur de ces métaux, on défendit aux par-
ticuliers d'en avoir chez eux et l'on fil des perquisitions pour
faire respecter cette mesure; on surveillait aux frontières la
sortie des voyageurs qui souvent allaient porter leurs valeurs
à l'étranger el dont on arrêta un grand nombre (1).
Law n'employa pas que ces mesures désespérées : il en-
treprit de réunir la Banque Générale el la Compagnie des
Indes, de charger celle dernière de leur direction commune,
et de la rendre responsable de toute l'adminislralion (2). Les
1.500 millions qu'elle avait prêtés au Roi et son capital-actions
furent pris comme garantie de sa gestion, el le Roi, de son
côté, se porta garant envers le public de la valeur des billets
émis jusque-là par la Banque. En outre, il céda à la Compa-
gnie les 100.000 actions qui lui appartenaient, et que celle-ci
lui paya 9.000 livres l'une, soil 900 millions payables : 300 mil-
lions en 1710, el 600 au cours des dix années suivantes par
mensualités de 5 millions. Enfin la Compagnie fut aulorisée
à créer 10 millions d'actions rentières sur elle-même au taux
(1) On prit ainsi sept millions que les frères Paris faisaient passer en
Lorraine, et on en confisqua sept autres cliez eux ; puis Law fit exiler
ses ennemis en Dauphiné.
("2) La Compagnie devait naturellement recevoir le capital de la Ban-
que qui, on se le rappelle, était de 6 millions. En fait il n'en fut rien,
et l'on verra que cette omission fut plus tard utile à la Compagnie.
320 TROISIÈMK l'AllTIE. — CIJAl'lTHt; II
de 2 0/0 et au capital de 500 millions, mais après celle émis-
sion ses guichets devaient êlre fermés.
Law avait donc conservé toute son assurance ; il exposa
ce plan à l'assemblée des actionnaires, le 22 février 17:20, el
le fil approuver ; un arrêt le consacra, et lui-même fut nommé
inspecteur général de la Compagnie el de la Banque pour le
Roi. Cette importante réforme n'eut cependant pas les résultats
qu'il en attendait el il se rejeta dans les expédients : la
Bourse de la rue Quincampoix fut interdite et l'on défendit
de négocier les titres dans les lieux publics.
Enfin l'on s'attaqua au papier lui-même,et un arrêt du 21 mai
1720 décida qu'au l*"'" décembre suivant l?s actions de la
Compagnie des Indes ne vaudraient plus que 5.500 livres el
les billets de la Banque moitié de leur valeur nominale (1).
Celle décision sema la stupéfaction el la terreur : son inter-
vention était si inattendue qu'on s'est demandé si elle n'était
pas l'œuvre des ennemis que Law avait dans le Conseil el
leur première victoire sur lui. Il paraît bien cependant qu'elle
émane de lui : il est probable que, se voyant incapable d'ar-
rêter la baisse, il voulut la diriger ; mais il se trompait élran-
(1) Le préambule en élait fort adroit ; il s'efforçait, en effet, de donner à
celle opération une apparence de logique. Il fallait, disait-il, faire retomber
la responsabilité de la situation actuelle sur les adversairesdu Système,
qui avaient voulu ruiner la Banque et la Compagnie, et avaient forcé par
suite le Roi à affaiblir les espèces pour les soutenir. Mais comme celle
diminution de leur valeur devait amener celle du prix des denrées, des
immeubles el des meubles, Sa Majesté croyait devoir, dans rintérêl gé-
néral, diminuer la valeur numéraire des actions de la Compagnie el des
billets de la Banque, pour les mettre en juste proportion avec les espè-
ces el les autres biens.
Celte réduction devait être progressive: de 8.500 livres, cote officielle
des actions au 22 mai 1720, à 8.000 au I"" juillet, 7.500 au 1" août,
7.000 au 1" septembre, 6.500 au 1"' octobre, 6.000 au 1" novembre el
5.500 au !"■ décembre.
LE SYSTÈME ET LA COMPAGNIE DES INDES 321
gement en croyant pouvoir le faire ! Le public vil dans celle
mesure le prélude d'une banqueroule elleSyslème fui perdu;
Law en signail ainsi lui-même l'arrêl de morl. La cliule du pa-
pier s'accenlua, dépassant de beaucoup la baisse prévue par
Law dans cet arrêt et qui effeclivement ne reposait sur rien.
Ses amis l'abandonnèrent; le Parlement se déclara hautement
son adversaire ; le Relent, sans lui permettre de se justifier,
cassa l'arrêt du 21 mai (1), et le fil prier de se démettre de sa
charge de surintendant. Les conseillers d'Etal la Houssaye et
Fagon se rendirent avec le Prévôt des marchands à l'hôtel de
la Compagnie des Indes et examinèrent sa comptabilité (2).
Enfin la liberté fut rendue à l'usage de la monnaie métalli-
que et toutes les interdictions furent levées.
Cependant la révocation de l'arrêt du 21 mai, loin d'arrêter
la baisse des actions, la précipita, car elles tombèrent im-
médiatement de 8.O00 livres à 6.000! Aussi le Régent rap-
pela-t-il Law auprès de lui, et si on ne lui rendit point son por-
tefeuille, il reprit du moins la direction effective des finances.
A peine rentré en grâce, il chercha un nouveau remède à
la situation, qui fut vite trouvé. Il demanda que le Koi re-
nonçât gratuitement aux 100.000 actions qu'il possédait,
moyennant quoi la Compagnie s'engagerait à en éteindre un
nombre suffisant, pour qu'il n'en restât plus que 200.000 en
circulation . On pouvait aussi diminuer le nombre des billets
de la Banque ; à cet effet, la Compagnie abandonnerait 25 mil-
lions sur les 48 que lui payait annuellement le Roi, et ces
(1) Arrêt du 27 mai 1720.
(2) La perquisition permit de constater la présence dans la caisse de
la Compagnie de 21 millions en espèces, 28 millions en lingots, et 240
en lettres de change, soit 289 millions au total. Depuis sa fondation, la
Compagnie prétendait, on l'a vu, avoir un capital de 300 millions; c'était
faux au début, mais maintenant c'était à peu près exact.
W. — H
322 TIIOISIKME PAIITIE. r.IlAlTTUE II
25 millions serviraient à créer des renies pour les porteurs de
billets. Enfin la Compagnie recevrait encore le droit de faire
à ses actionnaires un appel de 3.000 livres par action, en
élevant les dividendes à 360 livres, soit 3 0/0 au lieu de
2 1/2 0/0. Le plan était bon : on supprimait la moitié des
billets, les deux tiers des actions, la Compagnie s'affranchis-
sait d'une dette de 900 millions. Le Kégent l'accepta et un
arrêt du 3 juin 17:20 le consacra (1).
Malheureusement la situation n'en fut pas améliorée. Les
actionnaires ne se présentèrent pas pour verser les 3.000 li-
vres demandées : l'émission des rentes n'eut aucun succès ;
par contre, on continua à se presser aux guichets de rem-
boursement des billets (2).
Lawfît un dernier effort (3) pour dégager la Compagnie des
Indes des destinées de la Banque ; il voulut la sauver en
affirmant son caractère commercial et lui fit conférer le pri-
vilège de la Compagnie de Saint-Domingue et le commerce
exclusif de la côte de Guinée (10-27 septembre 1720); c'étaient
là les deux seuls monopoles maritimes qui lui manquassent
encore. Mais le public ne s'y laissa pas tromper et les aciions
ne remontèrent point; en août, elles étaient à 6.000 livres ;
un arrêt du 15 septembre les réduisit à 2.000 et une dernière
mesure particulièrement maladroite accentua cette chute. Un
arrêt du 28 octobre ordonna la confection d'un rôle des ac-
(1) Le Parlement, après avoir réclamé contre le taux li'inlérél des
25 millions de renies à émettre qu'il trouvait trop bas (denier 40, soit
2 1/2 0/0), céda sans trop de difficulté.
(2) Des émeutes eurent lieu: l.aw faillit être mis en pièces, le Régent
fui insulté par la foule.
(3) Il essaya d'un autre moyen encore : ce fui d'ouvrir un compte en
banque de 000 millions au profit des porteurs de billets, et de racheter
les GOO autres millions au moyen de l'émission de 70000 nouvelles ac-
tions de 9.000 livres en billets. Ces mesures ne réussirent point.
LE SYSTÈME ET LA COMI'AGNIE DES INDES 32.S
tionnaires, à l'occasion duquel ceux-ci seraient tenus de
présenter un nombre d'actions déterminé, et de les déposer
pour les faire timbrer : elles devaient être rendues ensuite aux
actionnaires de bonne foi dans les liuit jours, dans les trois
ans seulement à ceux qui ne seraient pas jugés tels. En
même temps il fut interdit de sortir du royaume sans passe-
port. Cette fois, ce fut la tin, et les actions tombèrent d'une
façon définitive (1). Les ennemis de Law voulurent le faire
arrêter; le duc de Bourbon le protégea, mais on le pria de
s'en aller: il partit secrètement le 13 décembre, emportant
quelques milliers de livres, et gagna les Pays-Bas.
Le Système avait vécu, il restait à liquider la situation.
Le 27 décembre 17:20, Le Pelletier de la Houssaye fut
nommé Contrôleur Général ; MM. Crozat et Bernard furent
chargés des affaires de la Banque et de la Compagnie ; les
principaux administrateurs de celle-ci: MM. Bourgeois, Fé-
nellon et Durevest furent envoyés à la Bastille.
Le 29 eut lieu une assemblée des actionnaires : il y fut dé-
cidé qu'on ne garderait que les Tabacs ; peu de temps après,
en effet, le bail de la Ferme Générale fut cassé, la Monnaie,
la Recette Générale furent retirées à la Compagnie « afin
qu'étant particulièrement occupée des intérêts de son com-
merce, elle pût travailler efficacement au bien de l'Etat ».
Mais elle n'était point hors de danger, car au Conseil du
24 janvier 1721 le Contrôleur Général la déclara responsable
de la gestion de la Banque et prétendit regarder les action-
naires comme débiteurs envers l'Etat des billets restés en
circulation.
Malgré les protestations du duc de Bourbon, la Compagnie
fut condamnée, et l'on décida de nommer des commissaires
(t) Elles tombèrent, dil-on, jusqu'à ne plus valoir qu'un louis d'or.
.^24
TROISIEME PARTIE. CHAPITRE II
pour procéder à sa liquidation. Elle dut leur présenter l'état
détaillé de ses dettes et de ses créances et de l'émission de
ses actions ; de leur côté, les actionnaires furent invités à
apporter leurs titres (actions, récépissés, comptes en Ban-
que , . .) dans le délai de deux mois, pour ceux-ci être examinés
et visés parles commissaires, ou annulés, s'il y avait lieu (1).
La direction de celte opération fut confiée à Paris-Duverney,
revenu triomphant de l'exil avec ses trois frères le jour où
Law quittait précipitamment Paris ; Crozat et Bernard l'as-
sistèrent ; tous trois s'entendirent aisément dans leur haine
pour Law et le Système (2).
L'arrêt du 4 février 1721 déclara que la Compagnie devrait
rendre compte de la gestion de la Banque qui lui avait été
réunie le 23 février 1720 ; celui du 7 avril annula tous ses pri-
vilèges, suspendit ses pouvoirs et nomma quatre nouveaux
commissaires pour examiner sa comptabilité ; celui du 29 mai
lui enleva les Tabacs, seul privilège qu'elle eût conservé, et
des Directeurs nommés par le Roi allèrent à Lorienl diriger
son commerce à la place de ses propres agents : elle était
ainsi en tutelle complète.
La liquidation s'ouvrit ; on estimait la valeur du papier en
circulation à 3 ou 4 milliards, il en fut présenté au visa pour
2 milliards et demi environ (3), dont 125.000 actions. On
craignait en effet la brutalité des procédés employés par les
commissaires et l'on se défiait, non sans quelque raison, d'une
(1) C'est la deuxième opération du Visa qui ait eu lieu sous la Ré-
gence.
(2) Aussi les actionnaires prièrent-ils le Régent de confier la liquida-
tion à M. d'Armenonville qui avait voté contre l'avis de .M. de la Hous-
saye au Conseil, mais ils ne l'obtinrent pas. Le duc de Bourbon réussit
cependant à paralyser plus d'une fois la mauvaise volonté des IWris.
(3) 2.452.645.181 livres entre les mains de 5i l .009 propriétaires, dont
125.024 actions et 2.222.597.181 livres de billets et contrats divers.
LE SYSTÈME ET LA COMPAGNIE DES INDES 325
entière spoliation. Cette liquidation dura plus d'un an ; elle
fut close à la fin de juillet 1722 : les deux milliards et demi
de papier présentes étaient alors réduits à t milliard 800.000
livres, et les 125.000 actions à 50.000 (1) ; tous les effets
non visés furent déclarés nuls et leur trafic puni. Tout se
termina par un feu de joie ; les registres, les actes, les papiers
qui avaient servi à établir celte liquidation, entassés dans la
cour de la Banque, furent solennellement incendiés : « moyen
barbare d'apurer des comptes etqui fil disparaître lesderniers
restes du Système et des témoignages précieux que regrette
l'histoire (2). »
Il n'était désormais plus nécessaire de tenir la Compagnie
des Indes en tutelle, étant donné que sa conservation était
décidée par le gouvernement. Voici quelle situation lui était
faite au sortir du Système :
L'opération du visa avait produit la reconnaissance de
50.000 actions, mais on en timbra en fait 54.000, et finale-
ment leur nombre fut porté à 56.000, dont 48.000 actions en-
tières et 80.000 dixièmes d'action (arrêt du 22 mars 1723).
Héritière de la Compagnie d'Occident, la Compagnie des
Indes tenait d'elle les droits sur la rente que le Roi lui devait
pour les 100 millions de billets d'Etat remboursés en 1717,
rente qui de 4 0/0 avait été réduite ensuite à 3 0/0, c'est-à-dire
de4 à 3 millions. Le Roi, pour s'en libérer, rendit à la Com-
pagnie la Ferme des Tabacs dont le revenu fut estimé offi-
(1) Paris avait imaginé pour reconnaître et frapper les agioteurs des
distinctions subtiles ; les réductions varièrent du sixième aux dix-neuf
vingtièmes ! Les agioteurs furent en outre frappés d'une capitation ex-
traordinaire de 187 millions au total. Certains, il est vrai, avaient dû
avouer des gains scandaleux et déposer 20, 50, même 80 millions de va-
leurs !
(2) M. Levasseur.
320 TuoisiKMK l'ARTir:. — cnAi'nnp: ii
ciellemenL à 2.500.000 livres el lui conféra les droits du
Domaine d'Occident (1) estimés 500.000 livres.
Pour sauvegarder les intérêts des actionnaires, un comité
de surveillance fut institué sous le nom de Conseil des Indes
dont le présidLMit fut le Contrôleur Général. En outre, il fut
stipulé que chaque action recevrait un intérêt fixe, indépen-
dant du dividende fourni par le commerce, el qui fut établi à
100 livres pour l'année 1722 et à 150 livres pour les années
suivantes. Enfin on promit à la Compagnie de lui concéder
de nouveaux privilèges en retour de ces charges et de celle
surveillance.
Le règne du Système était lerminé ; la France, gravement
ébranlée par celte secousse terrible, se trouvait alors dans la
siluatioii financière suivante :
Au moment où Lav^ promettait de rembourser la dette de
l'Etal, celle-ci s'élevait à 2.226 millions. A la fin de la liquida-
lion du Système, 848 millions avaient été effectivement annu-
lés, et il en restait encore un milliard el demi. Pour y pour-
voir on créa en juillet 1723 de la rente viagère 4 0/0 et du
perpétuel 2 1/2, el tous les papiers d'Etal se trouvèrent ainsi
transformés en 31 millions de rente perpétuelle el 16 millions
de rente viagère. La Compagnie des Indes se reconnaissait
débitrice envers le Roi du capital de celle somme, mais elle
en fut bientôt déchargée ; le Roi, en effet, avait des dettes en-
(1) Les droits du Domaine d'Occident étaient des droits de douane
sur les produits des colonies françaises dWmërique. Leur perception
avait appartenu à la Compagnie des Indes Occidentales à titre de
droits seigneuriaux, puis ils furent rélrocédés par elle en 1671 au gou-
vernement royal qui en fit une Ferme particulière : c'est à ce litre qu'ils
furent accordés à la Compagnie des Indes en 1723. Ils comportaient un
droit général (5 0/0 à l'origine, puis 3 0/0, enfin 3 1/2 0/0) el des
droits particuliers (33 sols par quintal sur les sucres, etc.), ils étaient
tous perçus en France. Fin 1732, ils furent réunis à. la Ferme Générale.
LE SYSTÈME ET LA COMPAGNIE DES INDES 327
vers elle, notamment les 6 millions de la Banque qui ne lui
avaient pas été versés lors de la réunion ; de plus, elle avait
rendu à l'Etat le service de retirer une grande partie des
1.600 millions de billets du Trésor; aussi, le Conseil de régence
lui étant devenu plus favorable, l'Etat déclara se charger seul
du fardeau de cette dette.
C'était, en comptant les trois millions de rente dus à la
Compagnie, 50 millions d'intérêts annuels en chiffres ronds,
représentant plus de 1.600 millions de capital. C'était certes
une grosse somme, mais à la mort de Louis XIV ces mêmes
intérêts étaient 8o millions et ce même capital 3.460 millions,
et après le visa du duc de Noailles ce dernier était encore de
2 milliards et demi. Après la liquidation du Système, opéra-
tion un peu brutale assurément, la dette de l'Etal se trouvait
donc déchargée de 900 millions environ.
Le Système n'avait donc pas ruiné les finances de la France
et ne lui laissait pas ses folies à payer (1). Law qui fut le
héros de celte épopée de cinq années, n'avait sans doute point
rempli toutes ses promesses et centuplé les richesses du
royaume, mais est-il le malfaiteur qu'en a fait la légende, et
l'histoire lui a-t-elle toujours rendu justice ?
(l) On ne doit pas seulement, il est vrai, considérer les finances de
l'Etat. Il est certain que les spéculations du Système causèrent bien des
bouleversements dans les fortunes particulières, mais toutes les ruines
qu'elles produisirent ne furent cerlesjpas dignes de pitié ! Il ne faut pas
non plus exagérer l'influence du Système sur le prix de la vie ; on a
démontré qu'elle fut presque nulle : « Les prix ne varièrent pas dans
les provinces, dit M. d'Avenel, ni même pour ainsi dire dans la capi-
tale. On a la preuve que les plus minces bourgs connaissaient aux
extrémités du royaume le cours des billets de la Banque et la déprécia-
tion des espèces d'or et d'argent ; mais on laissait aux agioteurs pari-
siens les cours otiiciels du kilo d'or et d'argent et l'on continuait à don-
ner à la livre de compte la même valeur » d'Avenel, La fortune
privée à travers sept siècles.
328 TROISIKME PARTIE. CHAPITRE II
Si sa conception économique de la richesse ne fut point
très supérieure à la doctrine mercantile qui en était le point
de départ (1), il fut du moins dans la science des finances
un créateur puissant. Il comprit, en effet, la nature et la force
du crédit, dont alors d'élémentaires applications étaient
seules en usage et il sut prouver, sinon le bien fondé de tou-
tes ses idées, du moins la justesse de cette conception pro-
phétique, il fit plus : de scandaleux excès signalèrent sans
doute le triomphe de ses spéculations, mais cette flétrissure
une fois admise, il reste à admirer en lui le maître qui initia
la société française à la science si complexe et si délicate
des finances, fit counnitre au public des opérations utiles,
ignorées jusque-là, lui apprit à manier le crédit dans ses
applications les plus diverses. 11 fil faire à celle science plus
qu'un pas, un saut immense dont elle sent encore les effets.
II est aisé d'en marquer les vices, mais il n'est que juste d'en
reconnaître les bons côtés.
Pour l'historien de la Compagnie des Indes, Law a un titre
de plus à l'indulgence. (]ar il prit la Compagnie de Golbert,
c'est-à-dire l'expression la plus forte qui eût été encore de
noire puissance maritime, pour en relever les efforls ; il la
trouva impuissante et donna à cette machine usée un élan
dont elle se ressentit jusqu'à la fin du xvni* siècle.
La Compagnie des Indes ne fut point dans le Système un
accessoire, un prolongement; elle en fut le cœur et la léle.
Sans doute elle n'était elle-même que la première pierre de
ce colossal édifice où Law voulait concentrer toutes les for-
ces vives de la France, chimérique conception, qu'a reprise
de nos jours la doctrine socialiste Mais si la construction en
resta, fort heureusement, inachevée, la première pierre en fut
taillée et posée avec soin.
(i) Rlle porte dans la doctrine le nom de Neo-Meroantilisme.
CHAPITRE 111
HISTOIRE UE LA COMPAGNIE DES INDES JUSQU'a LA
PAIX d'aix-la-chapelle.
La Compagnie des Indes est déchargée des suites du Système, — Son
domaine colonial. — L'Inde pendant le Système. — Gouvernement
de Lenoir et acquisition de Mahé. — Rétrocession de la Louisiane
et concentration des efforts de la Compagnie en Asie. — Situation
politique de l'Inde ; l'empire mogol et les princes hindous ; les Euro-
péens ; la Compagnie anglaise et la Compagnie française. — Gouver-
nement de Dumas. — Nomination de Dupleix (1740). — Ouverture
de la guerre de Succession d'Autriche. — Dupleix et La Bourdonnais.
— Prise de Madras (1746). — Siège de Pondichéry (1748).
Avec l'année 1723, la Compagnie des Indes commence à
vivre d'une vie propre ; le Syslème s'est effondré, la liquida-
lion longue et délicate qui a suivi cette chute a enfin élé close,
la sévère tutelle à laquelle la Compagnie a été elle-même
soumise quelque temps a été levée; le gouvernement royal
s'est décidé à conserver de l'œuvre de Law la partie qui en
fui la plus aventureuse et qui reste la plus raisonnable, et il
lui rend la liberté d'allures nécessaire à sa prospérité : c'est
ainsi qu'elle est sortie du Système qui l'avait vue renaître.
L'arrêt du 22 mars 1723 commença cette œuvre de réta-
blissement : il fixa définitivement le nombre de ses actions
et par conséquent son capital, régla sa situation vis-à-vis de
l'Etat, lui rendit les Tabacs dont le revenu assuré devait lui
être très utile dans les premières années d'exercice. Bientôt
même à ce premier avantage vint se joindre le monopole des
330 TROISlk.MK PAilTIi;. CHAPITRE III
cafés (1), et la surveillance du Conseil des Indes que ces con-
cessions étaient destinées à compenser prit la forme moins
sévère des Commissaires du Roi.
A ce moment, comme si tout ce qui restait de celle période
troublée devait disparaître simultanémenl, la Régence elle-
même finissait et l'arrivée au ministère du duc de Bourbon
fut regardée par la Compagnie comme l'assurance d'une pro-
tection durable (2). Effectivement, l'édit de juin 1725 vint la
confirmer dans la possession de ses monopoles et la proclama
entièrement déchargée de toutes les opérations passées.
La Compagnie reprit aussitôt le cours régulier de ses oc-
cupations commerciales, et s'appliqua à la mise en exploita-
tion de l'immense domaine que lui avait donné son second
fondateur : immense en effet, car il embrassait à peu de chose
près le commerce maritime de la France avec le monde
entier.
En Amérique, il comprenait la propriété de la Louisiane,
le monopole du commerce avec l'Amérique du Nord et notam-
ment celui du trafic du castor et celui de Saint-Domingue (3) ;
(1) Arrêt du 31 août 1723.
(2) Le premier ministère fut celui du cardinal Dubois dont les intri-
gues avaient naguère pre'cipité la cluitede Law, puis en août 1723 ce
fui le duc d'Orléans qui prit la direction des affaires: la Conipa^'nie
considéra cet événement comme heureux pour elle, et nomma le duc
Directeur perpétuel, mais il mourut après 3 mois seulement de ministère
(décembre 1723). Law qui avait espéré un moment pouvoir rentrer en
France dut y renoncer définitivement, et rien ne montre mieux les
espérances que la Compagnie en avait conçues que la baisse de ses
actions qui, à l'annonce de cette mort, descendirent à moins de 900 livres.
Le duc de Bourbon qui le remplaça était peut-être cependant un meil-
leur appui pour elle ; il s'était fait son défenseur contre certains membres
du conseil de Régence, et ce n'était d'ailleurs de sa part que de la recon-
naissance, car il avait été, l'un des premiers, enrichi par le Système.
(3) Mais le commerce avec les îles françaises restait en dehors de
son privilège, à l'exception de Saint-Duminafue.
LA COMPAGNIE DES INDES DE 1723 A 1748 331
en Afrique, l'ancien domaine de la Compagnie des Indes
Occidentales, c'est-à-dire toute la côte d'Afrique du cap Blanc
au cap de Bonne-Espérance, et celui de la Compagnie d'Afri-
que, c'est-à-dire la côte de Barbarie, du cap Blanc à Tunis ;
en Asie, le patrimoine de la Compagnie de Golbert : le com-
merce de rinde et la propriété de lîle Bourbon ; en outre, le
commerce de la Chine hérité indirectement de cette même
Compagnie.
Les épices, les drogues, les étoffes, les pierreries que l'on
allait chercher en Asie, les nègres, le corail, la poudre d'or
que l'on tirait de l'Afrique, le castor, le tabac que l'on impor-
tail d'Amérique, devaient alimenter son commerce, elle seule
pouvait désormais en approvisionner le marché français.
Ce domaine n'était pas, il est vrai, partout également pros-
père. La Louisiane ne donnait guère encore; la colonisation
avait cessé d'y recevoir de nouveaux renforts, et de l'œuvre
commencée par Crozal et continuée par Law, il ne restait
que des débris ; la situation de la Compagnie à Saint-Domin-
gue fut dès le début très mauvaise : les habitants de celte
île ne purent supporter l'idée du monopole qui lui était ac-
cordé, et se révoltèrent (1) ; elle devait bientôt renoncera
l'exploiter en fait, pour se borner à y faire commerce au même
titre que les particuliers. LInde, depuis longtemps abandon-
née à elle-même par la Compagnie de Colberl, ne pouvait être
dans un état bien florissant ; il était même miraculeux que
(1) Ils incendièrent les magasins de la Compagnie, et le gouverneur
dut protéger contre eux ses commis ; ils lui arrachèrent même Tinter-
diction pour les navires de la Compagnie de séjourner dans les porfs
de Saint-Domingue plus de quatre jours. Il fallut pour rétablir l'ordre
que le gouvernement royal envoyât l'escadre de M. de Campmeslin.
Celui-ci annonça que la Compagnie accorderait dorénavant des permis-
sions aux négociants de France pour 1 importation des nègres dans l'île
(1722). Archives nalionalc^, V 50, 5'.
332 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE III
nous n'eussions pas perdu le peu de terrain que nous y
avions péniblement gagné : le mérite en revint aux agents
qui continuaient à représenter nos intérêts dans cette contrée
et qui surent les défendre contre les jalousies anglaises et
hollandaises. Au moment où se constituait la Compagnie
d'Occident, le gouverneur de Pondichéry était Guillaume Hé-
bert (1), la colonie comptait alors 60.000 habitants et com-
merçait avec les autres contrées de l'Asie avec une assez
grande activité. Hébert ne fut cependant point un adminis-
trateur bien remarquable, mais sa médiocrité ne put entraver
l'essor de la création de Martin. Il est vrai qu'en dehors de
Pondichéry, nous n'avions plus rien de sérieux dans l'Inde
et que nos autres comptoirs étaient presque abandonnés.
M. de la Prévoslière, qui lui succéda, fut un chef honnête
et de bonne volonté, mais ses efforts pour relever la situation
de la Compagnie dans l'Inde échouèrent, faute de moyens
d'action suffisants.
Ce rétablissement devait venir de plus haut. Law qui réu-
nissait à ce moment la Compagnie des Indes Orientales à
l'Occident, sauva par cet acte nos intérêts sur le point de
succomber. Si la Compagnie des Indes, sous le règne du Sys-
tème, délaissa trop son domaine oriental pour ses possessions
d'Amérique, elle ne fut pas sans entretenir avec lui quelques
relations : ses vaisseaux apportèrent à Pondichéry les fonds
dont on avait grand besoin pour acquitter des dettes pres-
santes ; l'habile gestion de Pierre-Christophe Lenoir qui en
occupait alors le gouvernement fut aussi une garantie pré-
cieuse de succès pour la Compagnie ; sa politique honnête
sauva la colonie à la chute du Système, qui engloutit sa for-
lune personnelle sans abattre son dévouement. Grâce à lui les
(1) 1715-1718.
LA COMPAGNIE DES INDES DE 1723 A 1748 333
événements qui causèrent tant de désastres en France, n'eu-
rent pas dans l'Inde les conséquences qu'ils y auraient pu
déchaîner (1).
Lenoir faillit cependant ne retirer de ces services que le
prix de l'ingratitude, car en 1723 il dut venir en France se
justifier contre les accusations dont on l'avait accablé auprès
de la Compagnie. Il laissa pendant trois années à M. Beau-
vallier de Gourchanl l'administration de nos intérêts, et celui-
ci eut ainsi le mérite de créer notre troisième établissement
militaire dans Vlnde, Mahé, sur la côte de Malabar où nous ne
possédions rien (2). A peine établi, il est vrai, notre nouveau
comptoir dut subir les attaques d'un prince indigène qu'exci-
taient adroitement les Anglais ; mais une petite escadre de
quatre vaisseaux de la Compagnie, commandée par M. dePar-
daillan, accourut le débloquer et TingénieurDeidier l'entoura
de défenses importantes qui devaient lui éviter à l'avenir
pareille mésaventure. Lenoir dut défendre à Paris la création
de son successeur contre la pusillanimité des Directeurs, et
(1) « C'était un vieux négociant, bon, affable, plein de sagacité, fort
au courant des affaires de l'Inde », dit M. Tibulle Hamon, Dupleiv.
Cependant il paraît que Lenoir était au contraire autoritaire et tra-
cassier ; Dupleix ne s'entendit point avec lui et ne l'aima point; il lui
reprochait d'avoir agi assez brutalement envers lui lorsqu'il fut accusé
d'escroquerie et d'avoir fait ensuite les plus grands efforts pour empèctier
qu'il ne fût nommé à Chandernagor ; on doit faire la part de cette an-
tipathie quand on entend Dupleix dire de Lenoir rentré en France :
:< Je ne fais aucun doute qu'à son arrivée on ne lui mette la main sur
le collet, et que réduit à la dernière misère il sera sur la fin de ses
jours réduit à mendier un misérable emploi. » — Cf. Cultru, Dupleix,
ses plans politiques, sa disgrâce, Paris, 1901 . — Non seulement on ne
lui mit point la main au collet, mais il fut reçu avec enthousiasme par la
Compagnie et figura pendant trois ans au Conseil des Directeurs où il fut
très écouté.
(2) Pondichéry avait été créé en 1674, Chandernagor en 16T6. Mahé
dont le nom indigène était Mahi on Maïhi, était sur le territoire du
rajah de Bargaret, qui nous le concéda.
334 TROISIÈME PARTIE. CIIAITIHE lit
ce ne fut pas sans peine qu'il fil décider le mainlien de noire
pavillon sur ce comptoir. Puis, complètement absous, il reprit
la route de l'Inde, où il devait pendant huit années encore
rendre à la Compagnie des services éminenls.
Les opérations commerciales avaient pris pendant ces der-
nières années un développement favorable et les résultais
financiers étaient déjà satisfaisants; néanmoins la création de
Mahé,la lutte contre les Hindous, la fortification de celle place
avaient coûté quelque argent à la Compagnie; elle mit en
avant ces raisons pour solliciter du Roi deu.x rétrocessions
importantes ; elle demanda en effet à cédera une Compagnie
nouvelle en formation le privilège du commerce de la côle
de Barbarie qu'elle estimait peu avantageux, et ce lui fut
accordé. Bientôt après, elle le pria de lui reprendre la Loui-
siane elle-même.
Depuis son acquisition, en effet, celte contrée lui avait
coûté fort cher (1) et ne lui avait pas donné de bien impor-
tants résultats ; le commerce du tabac et la culture du coton
qu'on y avait introduits n'y avaient pas prospéré, faute de
main-d'œuvre, de manière à indemniser la Compagnie de ses
frais; par contre, les dépenses qu'elle devait y faire pour l'or-
ganisation militaire de celle colonie étaient fort onéreuses
malgré la subvention que fournissait le Roi. Elle demanda
donc à être relevée de ces charges par la rétrocession de la
Louisiane, et l'arrêt du 23 janvier 1731 (2) lui donna satisfac-
tion. Elle ne fut pas gratuite d'ailleurs, car la Compagnie dut
(1) Suivant Dupont de Nemours la Compagnie y avait englouti
25 millions: un état conservé aux Archives du ministère des Colonies
donne également le chiffre de 22 millions de livres.
(2) Arrêt du Conseil concernant la rétrocession faite au Roi par la
Compac^nie des Indes de la concession de la Louisiane et du pays des
Illinoi';. Archirc^ tiaiinialrs, APtix, '^S^.
LA COMPAGNIE DES INDES DE 1723 A 1748 335
s'engager à payer au Roi 1. 150.000 livres en dix années et se
vit naturellement supprimer la gratification du Roi pour l'en-
tretien des forts de cette colonie.
C'était là un événement important; la Compagnie aban-
donnait ainsi la principale entreprise de Law, sur laquelle
on avait nourri les espérances les plus chimériques ; en
même temps elle perdait son caractère exagéré d'universa-
lité et transportait le centre de son activité dans l'ancien do-
maine de la Compagnie de Colberl, si magnifique déjà,
l'Océan Indien. Là devait être désormais son véritable objec-
tif, et c'est une des raisons qui nous ont permis de pré-
senter la Compagnie constituée par Law comme l'héritière
directe de la Compagnie des Indes Orientales, comme celle-
ci l'avait été également de la Compagnie d'Orient, toutes ces
Compagnies ne formant, à vrai dire, qu'un seul monument
dont les assises différentes ne se distinguent que par une
apparente séparation. C'est donc dorénavant dans celte partie
du monde que se portera l'effort principal de la Compagnie
des Indes, là qu'elle s'érigera en puissance coloniale, là que
se jouera sa destinée.
Quelle était la situation qui l'y attendait ? Quel était l'état
de rinde elle-même, et celui de ses rivales européennes?
L'empire des Mogols avait conservé une puissance appa-
rente, mais il était déjà, au fond, en pleine décadence. Celle-ci
avait été déterminée, entre autres causes, par l'apparition dans
l'Inde d'une force nouvelle qui en favorisa le morcellement
et servit ainsi la politique des Compagnies européennes. Ces
événements avaient été contemporains de la Compagnie de
Colbert, mais celle-ci, étroitement renfermée dans ses entre-
prises commerciales, n'y avait pris aucun intérêt (1).
(1) François Martin dans ses Mémoireft y fait cependant de très fre'-
i|uenles allii-iu:i!;.
33^) TKOISIKME l'AHTIK. CHAPITRK III
Au cours du règne le plus brillant de la dynastie des Mo-
gols, celui d'Aureng-Zeb (1), souverainbalailleur et intolérant
qui réalisa presque l'unité de la péninsule sous son sceptre
par ses victoires sur les petits potentats du Deccan, la tribu
des Mahrattes n'avait pas craint de s'attaquer à sa toute-puis-
sance avec l'ambition de rejeter hors de l'Inde les tyrans de
race turque. Sous l'autorité d'un chef habile, Sivadji, elle se
rendit indépendante des nababs d'Ahmednagar et de Bijapur
et se constitua en une petite principauté autonome. Sivadji,
ayant formé une armée instruite et aguerrie, surprit et sacca
gea Surat (1664) ; l'empereur trembla dans sa capitale, Delhi,
et préféra lui payer tribut plutôt que de se mesurer avec lui.
Mais quand Sivadji mourut, après avoir établi sa suprématie
sur l'Inde méridionale, Aureng-Zeb attaqua son fils Sambadji ;
ce fut une guerre interminable où le Mogol épuisa ses forces ;
il mourut sans avoir triomphé de ses insaisissables et inlassa-
bles adversaires (1707). Son successeur, Shali-Allan, préféra
payer de nouveau tribut et renonça à établir son autorité sur
rinde péninsulaire : il est vrai qu'au nord une autre puissance
se formait qui menaçait de prendre l'empire entre elle et les
Mahrattes, celle des Sikhs, et Shah-Allan mourut en combat-
tant ces nouveaux adversaires (1712).
Ainsi la puissance mongole était fort compromise au début
du xvni^ siècle, et la décadence intérieure de l'empire aggra-
vait celte situation : les révolutions de palais, signe irréfutable
de cette situation, se succédaient à Delhi : le fils de Shah-
Allan, Djahandar ne put régner qu'un an ; son cousin Farruk-
Sihyar lui fut substitué par une faction, pour être, k son tour
et bientôt, la victime de Mohammed-Shah. Ce dernier souve-
rain dont le règne fut long (1720-1748) fut le contemporain
(I) lGr)0 1707.
LA C MPAGME DES INDES DE 1723 A 1748 337
des premiers actes du drame qui allait se jouer dans la pénin-
sule entre les Européens. Ce fut un prince incapable, dominé
par sa cour, ce qui favorisa les progrès de la puissance occi-
dentale et hâta la chute du vaste empire. Deux de ses conseil-
lers, personnages ambitieux et habiles, après s'être brouillés
aveclui, fondèrent l'un dans l'Oudh, l'autre dans le Deccan une
dynastie autonome. Leur exemple ne fut pas perdu: d'autres
gouverneurs, soubabs et nababs, les imitèrent et l'empereur,
trop faible, ne songaa même pas à les faire rentrer dans le de-
voir (1). On sait que l'Inde était théoriquement divisée en
provinces, les soubabies, elles-mêmes composées de districts,
les nababies (2). Mais, si dans l'Inde continentale, plus direc-
tement soumise à l'influence de l'empereur, celte division
avait quelque réalité, dans la partie méridionale au contraire
elle était fort incomplète et plutôt contredite par l'état des
choses. Au nord les grands gouvernements du Bengale, de
rOrissa, du Béhar, du Radjpoutana, du Sindh, du Pandjab,
eux-mêmes divisés en un grand nombre de districts, représen-
taient cette organisation régulière; ce n'était point cependant
que là même il n'y eût des exceptions, c'est ainsi en effet que
rOudh se rendit indépendant.
La partie péninsulaire de l'Inde, en contact plus intime
avec les Européens, était loin d'offrir cette unité. Depuis la
(1) En 1739, Nadir Shah, après avoir usurpé le trône de Perse et con-
quis l'Afghanistan, envahit l'Inde par le Nord, prit Pechawer, battit
rarnaée du Mogol, entra dans Delhi qu'il pilla et se relira après avoir
obtenu tout le pays à l'ouest de l'Indus, c'est-à-dire une partie du Sindh
et du Pandjab. En 1747, après la mort de Nadir Shah, un de ses géné-
raux, Ahmed le-Dourani, se rendit indépendant dans l'Afghanistan,
puis passa à son tour Tlndus et ravagea le nord de l'Inde. Ces inva-
sions contribuèrent beaucoup à précipiter la décadence de cet empire.
(2) Les titres véritables des gouverneurs étaient nabab etsoubahou
soubahdar. Quant aux mots nababies et soubabies, ils sont de création
française.
W. - «2
338 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE III
rive sud de la Narbada et celle de la Mahannadi jusqu'au cap
Comorin, le plateau du Deccan correspondait à une immense
province, la soubabie du Deccan, dont le chef prenait égale-
ment le litre de roi de Golconda (1), sa capitale aux richesses
légendaires. Ses vassaux étaient nombreux et puissants, mais
de même qu'il en agissait avecleMogoI, ceux-ci se compor-
taient envers lui ; son autorité n'était point partout effective,
et ne s'étendait guère plus au sud que la Kistna.
Le Deccan proprement dit comprenait un grand nombre de
petites nababies dont les noms reviennent souvent dans les
affaires de l'Inde : Cuddapah, Karnul, Savanur entre autres ;
la plus importante était celle du Carnatic, qui s'étendait sur
la côle de Coromandel sur 150 milles de rivages et renfermait
les comptoirs européens de Pondicliéry et de Madras : le
souverain du Carnatic avait pour capitale Arcot.
Même dans ces limites le Deccan n'était pas parfaitement
homogène, car toute la côte ouest était sous la domination
des Mahratles,dont la capitale, Puna, était à peu de dislance de
Bombay. Ces irréductibles montagnards étaient une menace
perpétuelle, aussi le soubab préférait-il se les concilier plu-
tôt que de s'attirer leur hostilité.
Knfin toute l'extrémité méridionale de la péninsule depuis
la Kistna, quoique dépendant théoriquement du souverain du
Deccan, n'observait pas davantage les obligations de la fidélité
à son égard ; les princes qui se la partageaient prenaient
les titres de rois et de sultans, et leurs provinces, très vastes
pour la plupart, étaient effectivement des royaumes : tels
ceux de Mysore (2), de Tanjore, de Madura (3), de Tinnevelli.
(1) Ou Golconde: Haîderabad était d'ailleurs aussi important.
(2) Ou Maïssour.
(3) La capitale de l'Etat de Mysore était Sériiigapalam, celle du Ma-
dura était Trichinopoli.
LA CO.Ml'AGMt: DH-S INDES DE 1723 A 1748 339
Tel était l'état intérieur de l'Inde: cette division, cette
t pulvérisation » de l'autorité devait fatalement en amener
l'asservissement; et ces petits souverains, toujours en riva-
lités, toujours en luttes devaient servir grandement l'ambition
des Européens.
Quelle était la situation de ces derniers venus sur le vieux
sol indien ?
Les Portugais étaient bien déchus de leur ancienne puis-
sance : de leur immense empire il ne restait que des ruines,
quelques rares comptoirs en attestaient la primitive splen-
deur. Dans l'Inde même ils n'avaient gardé que Goa, siège de
la vice-royauté maintenant misérable, Margao, petite ville
commerçante à peu de distance de Goa, l'ile de Salsette en
face de Bombay dont la propriété avait passé aux Anglais,
Damao et Diu. Leur pavillon flottait encore sur deux points
isolés en Asie : Macao sur la côte de Chine, et une moitié de
l'ile de Timor dans l'Archipel. Déchu de toute puissance ma-
ritime, le Portugal ne pouvait être un ambitieux, il ne jouera
dans les événements qui se dérouleront bientôt dans l'Inde
que le rôle d'un spectateur indifférent.
La Compagnie hollandaise n'avait jamais eu sur l'Inde de
projets sérieux de conquête ; son centre d'action était en effet
dans l'Archipel, dont elle occupait toutes les îles et accaparait
le commerce. Ce n'est pas que son intransigeance ne se fût
en tout temps traduite par une hostilité déclarée envers les
Européens dans la péninsule hindoue, où elle possédait d'ail-
leurs un certain nombre de comptoirs ; sans compter l'ile de
Ceylan, où elle était restée maîtresse incontestée, elle avait
conservé en effet Cochin sur la côte occidentale de l'Inde,
et Négapatam sur la côte orientale. Elle pouvait paraître
encore une puissance redoutable, si l'on ajoute qu'elle avait
maintenu toute son autorité dans l'Archipel, dont Batavia
340 TROISIÈME PAUTIIC. CIIAI'ITHK III
était toujours la capitale opulente et que son commerce
avec la Chine et le Japon était fort important. Elle avait
en outre une position de premier ordre avec le territoire
du Cap (1). Mais si cette Compagnie avait gardé sa puissance
territoriale el son activité commerciale, il s'en fallait de beau-
coup que sa situation fût restée ce qu'elle était quand Col-
bert créait la Compagnie des Indes Orientales. La Hollande
avait en effet perdu son importance en Europe : les guerres
contre Louis XIV l'avaient épuisée, l'Angleterre lui disputait
avec succès la suprématie navale et la Compagnie avait subi
l'effet de cette décadence politique. Sa situation en Asie était
certes bien supérieure encore à celle de ses rivales les Com-
pagnies anglaise et française, mais celles-ci prétendaient
opiniâtrement la détrôner de sa puissance, lui arracher le
commerce des épices, lui disputer la route de l'Extrême-
Orient. Elles gagnaient insensiblement du terrain sur elle, el
rivalisaient avec elle pour la fourniture des marchés euro-
péens. Les flottes anglaises donnaient à la première une su-
périorité menaçante, son capital et son domaine colonial
immenses faisaient de la seconde une concurrente redouta-
ble, et la Compagnie d'Amsterdam voyait sa prospérité dimi-
nuer peu à peu, et ses bénéfices baisser ; elle était d'ailleurs
violemment attaquée au dedans, et chargée en outre d'une
lourde dette. Sans doute il devait s'écoulerde longues années
encore avant que dans l'Archipel elle put être mise en échec,
mais dans l'Inde elle avait déjà perdu une grande partie de
son prestige, et son rôle, à elle aussi, dans la lutte qui va
(1) En 1712, elle avait abandonné file Maurice que les habitants de
Bourbon avaient alors occupée. En i7l9, le capitaine Dufresne en prit
possession au nom de la Compagnie des Indes. L'île prit dès lors le
nom d'île de France, et une ville y fui fondée qui prit celui de Port-
Louis et devint le. sièa^e du ''ouvernenionl.
LA COMPAGNIE DES INDES DE 1723 A 1748 341
s'ouvrir, ne sera pas important : elle n'aura ni la volonté ni
la force d'y prendre part.
Deux rivales restaient donc en présence : la Compagnie
anglaise et la Compagnie française. Le développement de la
puissance anglaise dans l'océan Indien avait été longtemps
entravé par les difficultés que la Compagnie avait rencon-
trées dans la métropole même : tous ses soins avaient été
appliqués à absorber les concurrentes qu'on lui suscitait
maladroitement. Cependant, malgré ces circonstances, ses
progrès étaient sûrs, s'ils étaient lents. La Compagnie suivait
une politique exclusivement commerciale, habilement con-
duite par ses Directeurs ; la supériorité de la marine an-
glaise était pour elle une garantie inestimable et lui permet-
tait de se livrer tout entière aux besoins de son trafic. Elle
possédait alors dans l'Inde trois places militaires qui étaient
en même temps des centres de commerce et des chefs-lieux :
Bombay sur la côte occidentale, Calcutta au Bengale et
Madras au Coromandel. En outre, un certain nombre de
comptoirs étaient échelonnés sur ces côtes : Surat, Calicut,
Tellichéri, Masulipalam,Vizagapatam et Hugli. Bombay, Cal-
cutta et Madras formaient chacun une Présidence avec un
Gouverneur distinct et indépendant (1), assisté d'un Conseil.
En 1712 enfin, après une crise qui faillit la chasser du Bengale,
elle avait obtenu la protection du Mogol. Cependant, à l'é-
poque où s'ouvrent les grands événements qui vont décider
du sort de l'Inde, la Compagnie anglaise n'avait point une
situation définitivement assise ; elle était l'objet en Angle-
terre d'oppositions redoutables ; chaque renouvellement de
son privilège avait été l'occasion d'une crise grave et ce n'é-
tait qu'au prix de luîtes incessantes qu'elle avait jusque-là
(1) 11 n'y avait point de Gouverneur Général, ni de Conseil Supérieur,
comme dans la Compagnie française.
342 TROISIKAtF. PAIITIE. <;il Al'li lU; III
conservé son existence. On ne voyait point encore en effet
de quelle utilité elle pouvait être à la nation anglaise et son
monopole soulevait contre elle tous les négociants d'Angle-
terre. Ce n'était, à vrai dire, qu'une association de marchands
sages et prudents, qui n'était ni sans force ni sans ressour-
ces, mais chez qui rien ne faisait encore soupçonner l'avenir
qui l'attendait.
Telle était la situation que trouvait dans l'Inde la Compa-
gnie fondée par Law, dont nous avons déjà suivi les premiers
rapports avec celte contrée.
En 1735, le Gouverneur Lenoir eut pour successeur Benoît
Dumas, alors Procureur Général à Pondichéry, et cette fois
encore la Compagnie avait fait un heureux choix (1). Dumas
fut un administrateur habile ; il eut en outre le mérite d'i-
naugurer la politique que Dupleix poussera après lui jusqu'à
ses dernières conséquences et qui, imitée à leur exemple par
les chefs de la Compagnie anglaise, aboutira au triomphe de
la puissance britannique après avoir failli fonder la domina-
tion française sur ce pays.
Les prédécesseurs de Dumas, et Lenoir lui-même, étaient
restés strictement attachés aux intérêts commerciaux de la
Compagnie; le nouveau Gouverneur comprit au contraire l'u-
tilité de lui donner une puissance territoriale qu'elle n'avait
pas encore cherchée, et il sut mettre habilement celte con-
ception à exécution. Son premier soin fui de s'assurer la
faveur du nabab duCarnatic dont dépendait immédiatement
(1) Dumas étuil un homme adroit, calculateur, prudent, nullement
enclin à risquer beaucoup sans avoir en vue un résultai très tangible,
brave, résolu, jaloux de l'honneur de la France, parfaitement au fait
des mœurs du pays, (idèle aux traditions de François Martin, aimant
la paix et désireux par dessus tout d'étendre par des moyens paciB-
ques le territoire français dans l'Inde. Colonel Malleson, Histoire des
Français dans Vlnde,
LA COMPAGNIE DES INDES DE 1723 A 1748 343
la Compagnie, et les bonnes dispositions de ce prince, Dosl-
Mohammed (1), nous furent, grâce à lui, bientôt acquises :
Dumas eut aussitôt l'occasion d'en tirer parti.
Le premier de ces interminables conflits qui mettront plus
tard aux prises les deux Compagnies rivales se produisit
en effet. Le roi de Tanjore, chassé de son royaume par les
Mahrattes,vint implorer l'appui de Dumas ; celui-ci l'accorda,
mais n'oublia pas de s'en assurer la récompense par avance;
ce fut la concession en pleine propriété de Â^fl^'^'A-a^ (2) qui fut
aussitôt occupé etmis en état de défense (1739).Ainsi le premier
essai d'intervention dans les querelles des princes hindous
était un succès. Il faillit cependant se terminer fort mal, car
les Mahraltes envahirent le Carnatic (1740), Dost-Mohammed
fut vaincu et tué, Dumas dépourvu de ressources sérieuses
dut s'enfermer dans Pondichéry avec 1.200 Français et o.OOO
indigènes ; la veuve du nabab était venue s'y mettre avec sa
famille sous sa protection.
Les Mahrattes mirent le siège devant la ville, mais ses dé-
fenses, quelque imparfaites qu'elles fussent, les tinrent en
respect ; après onze mois d'investissement ils demandèrent
à négocier, puis un beau jour levèrent le siège sans plus
(1) Désigné aussi sous le nom de Dost-Ali.
(2) Voici comment les choses se passèrent en réalité : le roi de Tan-
jore, rétabli par un coup de fortune et sans notre aide, refusa d'exécuter
sa promesse, mais le gendre de Dost-Mohammed, Chanda-Sahib, qui
venait de prendre Trichinopoli, entra à son tour en lutte contre le roi
de Tanjore et offrit, lui aussi, à Dumas Karikal contre son appui. Dumas
accepta de nouveau, et celte fois, Ghanda-Sahib vainqueur nous livra
Karikal, que M. Golard envoyé par Dumas, vint occuper en février
1739. Dumas avait dépensé pour cette affaire 30.000 pagodes ; la
Compagnie approuva, le 18 janvier 1740. Ce ne fut pas cependant la fin
des difficultés, car les Tanjoriens, excités contre nous par les Hollandais
de Négapatam, nous restèrent hostiles jusqu'en 1746; à cette date on
fit la paix.
3/i4
TROISIKME PAHTIF,. — CIIAITI KK III
lien réclamer (I) ! Noire nouveau cornploir de Màlié, plus pro-
che encore des Mahralles, avait subi le même sort, el sou-
tenu un siège de huit mois ; plus heureux cependant que
Pondichéry,il fut secouru à propos par le gouverneur des îles
Mascareignes, M. de la Bourdonnais, qui ayant appris sa
situation, accourut avec une escadre qu'il amenait de France
et les Mahrattes durent se retirer.
Ces deux résistances étaient deux victoires, car elles attei-
gnirent profondément le prestige des Mahrattes, si redoutés
alors dans l'Inde, et qui au même moment prenaient Trichi-
nopoli au gendre de Dost-Mohammed,Ghanda-Sahib, et l'em-
menaient prisonnier. Aussi la Compagnie en retira-t-elle un
profil moral considérable elle Gouverneur de Pondichéry,
dont la vaillance et la sagesse s'étaient si hautement mani-
festées, reçut du Mogol le titre de nabab (2), réversible sur
la tète de ses successeurs, honneur qui faisait entrer la Com-
pagnie dans la hiérarchie des princes hindous. Dumas pou-
vait à bon droit s'enorgueillir des résultats de sa politique ;
il demanda à rentrer en France prendre un repos qu'il avait
bien mérité el figura dès lors comme Directeur dans les
Conseils de la Compagnie, où il sut se faire écouler pour le
plus grand bien de notre polilique dans l'Inde.
Le Commissaire du Koi auprès de la Compagnie, Orry de
Fulvy, fit alors agréer aux Directeurs comme successeur de
Dumas le gouverneur de Ghandernagor, Joseph-François
Dupleix (3).
(1) Le siège avait duré de mai 1740 à avril 1741.
(2) Ce titre fut accompagné de celui de Mansebdar qui comportait
théoriquement le commandement de 4.500 cavaliers. Ces deux dignités
furent d'ailleurs purement lionorifiques en l'espèce ; telles quelles, elles
étaient suffisantes.
(3) Dupleix naquit a Landrecies dans les derniers jours de l'année
169G : son père, qui figure parmi les Directeurs de la Compagnie des
LA COMPAGNIE DES INDES DE 1723 A 1748 345
Dupleix élail entré au service de la Compagnie des Indes
Orientales en 1715, et avait fait sur les navires armés par les
sociétés malouines plusieurs voyages en Amérique et dans
l'océan Indien ; puis, en 1721 , quittant la carrière maritime, il
avait obtenu la place de conseiller à Pondichéry et de com-
missaire des troupes de la Compagnie ; c'est en cette qualité
qu'il avait débarqué dans l'Inde à l'âge de 24 ans. 11 fit à
Pondichéry, sous le gouvernement autoritaire de Lenoir qui
ne l'aima pas, l'apprentissage des choses de l'Inde, mêlant à
l'administration des intérêts de la Compagnie le commerce
d'Inde en Inde pour son profit particulier, comme le faisaient
d'ailleurs tous ses collègues. Ecarté quelque temps par une
décision des Directeurs sur une accusation injustifiée d'es-
croquerie (1), il fut rétabli dans ses fonctions en 1729 et les
quitta bientôt après pour la place de gouverneur de Chan-
dernagor (septembre 1730).
Le comptoir fondé par Bourreau-Deslandes était alors dans
une grande détresse. « 11 manquait de tout, dit Dupleix; l'in-
dolence, le relâchement de la discipline, la pauvreté en
avaient banni à jamais le commerce ». Le jeune gouverneur
entreprit de le relever : il y installa le commerce d'Inde en
Inde qu'il avait déjà fait avec profil à Pondichéry, y associa
ses conseillers, les négociants indigènes, et les résultats en
furent merveilleux (2). Chandernagor s'éveilla de sa torpeur,
Indes nommés par le Roi le 29 août 1720, le fit embarquer pour l'Inde
à la suite d'une peccadille dont on ignore la nature, dit M. Cultru.
(1) Sur la plainte d'un employé de la Compagnie qui prétendit avoir
été lésé par Dupleix à l'occasion d'un voyage en Chine fait en 1724 ; la
Compagnie renvoya la décision à Lenoir, mais celui-ci, sans faire d'en-
quéle, paraît-il, pria Dupleix de se retirer. Une délibération de la Com-
pagnie, en date du 30 septembre 1728, obtenue par les démarches de sa
famille, le rétablit dans ses fonctions de conseiller.
(2) Cependant, suivant M. Cultru et contrairement à l'opinion générale,
ment admise, Dupleix n'y aurait nullement trouvé une fortune personnelle.
34G TROISIK.MK l'AUTIK. CIIAI'ITHE III
l'Hugli fui sillonné par une vérilabie flotte qui y apportait
les marchandises de l'Inde, de la Perse, et des mers de
Chine.
La Compagnie profila de celte résurrection. Quoique son
propre commerce n'eût pas augmenté dans une égale mesure,
elle se ressentit de la prospérité de son comi)loir et s'en
montra reconnaissante envers Dupleix. Lorsqu'en 1740 la
démission de Dumas eût été acceptée, elle le désigna pour
lui succéder.
C'était une situation imporlanle et lourde dont il recevait
ainsi l'investiture, avec les titres de gouverneur des ville et
fort de Pondichéry, de commandant général des forts et éla-
blissements français dans les Indes, de président du Conseil
Supérieur et des conseils provinciaux. Il réunissait en effet
tous les pouvoirs et assumait toutes les responsabilités (1).
Les circonstances au milieu desquelles il arrivait à ce poste
envié sollicitaient d'ailleurs toute son attention. La politique
de Dumas, quelque prudente qu'elle eût été.avail déjà engagé
la Compagnie dans les affaires de l'Inde : le succès l'avait
jusque-là couronnée, mais elle entraînait une pesante respon-
sabilité ; Dupleix, qui n'avait encore montré que des qualités
d'administrateur et de commerçant, allait avoir à faire preuve
maintenant de celles d'un politique et d'un diplomate.
La Compagnie anglaise, tout occupée qu'elle fût de ses vues
commerciales, était déjà une voisine incommode, et les rap-
ports que l'on avait avec elle étaient empreints d'une certaine
aigreur; ils pouvaient aisément prendre une tournure plus
(1) Dupleix succéda à Dumas le l^"^ janvier 1740 comme gouverneur
de Pondichéry et comme président du Conseil Supérieur : ce n'est que
le 23 octobre 1742 qu'il reçut les provisions de commandant général
des établissements français dans les Indes et président des conseils
provinciaux.
LA COMPAGNIE DES INDES DE 1723 A 1748 347
^rave sous l'influence des événements. Les deux Compagnies
ayant en effet leur centre d'action dans le Carnatic, à peu de
distance l'une de l'autre, se gênaient mutuellement ; les suc-
cès militaires de Dumas avaient empiré celte situation, et les
Anglais avaient déjà.par mesure de précaution, fortifié Madras
et réuni une petite armée de cipayes. Tout cela n'était pas
grand'cliose, à vrai dire, et nul ne pouvait en prévoir les con-
séquences ; mais les événements vinrent bientôt donner une
direction définitive à ces tendances confuses.
Au moment, en effet, où Dupleix prenait en mains le gou-
vernement de Pondichéry, l'Europe était dans l'attente de
complications importantes : la succession de l'empereur Char
les VI venait d'allumer la guerre entre Marie-Thérèse et Fré-
déric II et le conflit menaçait de s'étendre à l'Europe entière.
La France, qui n'avait dans cette querelle aucun intérêt sé-
rieux, se jeta l'une des premières dans la mêlée et mal lui en
prit, car elle eut bientôt contre elle l'Autriche qui s'était
habilement débarrassée de ses adversaires et l'Angleterre
qui depuis longtemps nourrissait l'espoir de reprendre la
lutte séculaire. Cependant, malgré la poursuite acharnée que
la marine de guerre britannique livra aussitôt et en pleine
paix à notre commerce maritime, le gouvernement de
Louis XV, alors dirigé par le cardinal Fleury, recula avec
terreur devant une guerre et ne demanda point raison de
ces indignes attaques.
L'effet de ces événements se fit naturellement sentir dans
l'Inde, où les deux Compagnies furent bientôt au courant de
cette situation; l'une et l'autre regardèrent comme inévitable
la guerre entre les deux nations.
Dupleix, qui n'avait pas tardé à imprimer au gouvernement
qu'on lui confiait la marque de son caractère très personnel,
ne se dissimula point la gravité de cette perspective et se mit
348 TROISIÈMK l'AHTIR. — CHAI'ITKK III
aussitôt à l'œuvre. Pondicbéry, menacé par le voisinage im-
médiat de Madras, avait grand besoin d'être renforcé; son en-
ceinte baslionnée était vieille et délabrée, sa citadelle n'était
pas capable de s'opposera un débarquement (1). Avec les
ressources peu importantes dont il disposait, il entreprit de
mettre sa ville en un meilleur état de défense : l'ingénieur
Cossigny put garnir d'un nombre respectable de canons les
embrasures de la citadelle et des bastions du rempart, dé-
tourna le long de celui-ci le ruisseau qui traversait la ville,
et remplaça par un mur crénelé les palissades qui jusque-là
avaient relié l'enceinte au rivage de la mer. La garnison
complail alors 450 hommes dont un tiers d'Indiens : Dupleix
rappela de Mahé une compagnie de cipayes et forma en mi-
lice les employés de la Compagnie. On n'apprit pas sans
surprise à Paris tous ces préparatifs : la guerre de Mahé avait
coûté cher, et voilà qu'on entreprenait de nouvelles dépen-
ses dont on ne voulait pas entrevoir le but ! Dupleix reçut
donc de la Compagnie l'ordre d'arrêter ses travaux. « L'in-
tention de M. le Contrôleur Général, lui écrivit-on, est que la
Compagnie commence par acquitter ses dettes et par res-
treindre ensuite son commerce suivant ce qu'il restera de
fonds. Les dépenses lui ont paru exorbitantes ; c'est sur quoi
le ministre a donné à la Compagnie les ordres les plus pré-
cis...; il faut réduire absolument toutes les dépenses de l'Inde
à moins de moitié, suspendre toutes les dépenses des bâti-
ments et fortifications. XP
Dupleix n'obéit point et répondit à la Compagnie dont il
(1) Elle avait été reconstruite en 1703 el portait le nom de Fort-
Louis : c'était un pentagone construit en briques, prote'gé par un fossé
el faisant face à la mer ; il était percé pour 47 pièces el contenait une
caserne, une chapelle, la caisse de la Compagnie et le magasin à pou-
dre (M. Cultru).
LA COMPAGNIE DES INDES DE 1723 A 1748 349
jugeait rassurance ridicule, qu'il lui était impossible de ré-
duire ses préparatifs militaires dans la situation dans la-
quelle on se trouvait et qu'il élait urgent au contraire de
lui envoyer de l'argent, des hommes et des munitions.
Les événements lui donnèrent raison : le cardinal Fleury
mourut, et après une nouvelle insulte faite par une escadre
anglaise à notre port de guerre de Toulon, Louis XV se dé-
cida à déclarer la guerre à l'Angleterre (17 mars 174i).
Cetle fois, la Compagnie se trouvait en présence d'un danger
immédiat et grave; mais le gouvernement royal crui pouvoir
la mettre hors de cause, et amener la Compagnie anglaise à
conclure avec elle un pacte de neutralité. C'est sous l'in-
fluence de celte préoccupation que l'on répondit à la protes-
tation de Dupleix. On lui annonça l'ouverture des hostilités,
mais on l'invita à s'entendre avec le gouverneur de Madras,
pour assurer la conservation de la paix entre les deux riva-
les (1) ; on jugeait donc inutile de lui envoyer les secours
qu'il réclamait, néanmoins on avait mandé à M. de La Bour-
donnais, gouverneur des lies, de se porter dans les eaux de
Pondichéry avec quelques vaisseaux.
Dupleix, quoiqu'il fût convaincu de l'inutilité de la démar-
che qu'on lui dictait, se résigna à la faire ; il écrivit au gou-
verneur de Madras, M. Morse, qui lui répondit insolemment;
mais le Conseil de Madras, intimidé par les préparatifs de
Dupleix, refusa de suivre son chef dans celte voieet le ramena
à une attitude plus conciliante. La Compagnie anglaise manda
donc à Dupleix qu'elle acceptait la neutralité proposée, mais
qu'elle ne pouvait se porter garante de l'attitude de la marine
royale qui ne dépendait pas d'elle.
(1) M. Cultru est d'avis que l'initiative de cette proposition de neu-
tralité vint de Dupleix lui-même, op. cit., p. 189,191 .Cependant il admet
ailleurs que celui ci en avait reçu l'ordre de la Compairnie. p. 197.
350 TROISIÈME PARTIE. — CllAl'ITRE 111
Celait logique, mais la silualion n'en était que plus fâ-
cheuse pour nous ; l'Angleterre avait alors en Asie une forte
escadre sous les ordres du commodore Barnell, et depuis la
dispersion de la flotte amenée de France par M, de La Bour-
donnais en 1741, nous n'en avions aucune. Aussi.dès le début
delà guerre, les choses se gâtèrent-elles. Barnell, qui se trou-
vait alors dans les mers de Chine, cingla aussitôt vers l'Inde
et enleva au passage cinq vaisseaux de la Compagnie fran-
çaise : leFavotnel la Charmante dans les parages d'Aljeh (1),
le Dauphin, V Hercule et leJason dans le détroit de Banka (2),
tous chargés d'une importante cargaison.
Dupleix,avec raison, ne considéra que comme un répit l'ac-
cession de la Compagnie anglaise à une illusoire neutralité ;
il se hâta d'achever ses travaux de défense à Pondiciiéry et
envoya à La Bourdonnais avis de la situation critique oii il
allait bientôt se trouver.
La Bourdonnais (3), dont les circonstances allaient malheu-
reusement faire bientôt son adversaire, était en effet pour Du-
(1) Décembre 1744.
(2) 5 février 1745.
(3) Bertrand-François Mahé de La Bourdonnais, né en 1699 à St-
Malo, navigua dès i'àge de 10 ans, et fut enseigne à 14 ans ; à 20
ans, il entra au service de la Compagnie comme second lieutenant,
ne tarda pas à passer premier lieutenant et fut récompensé presque aus-
sitôt par le grade de capitaine en second du service qu'il rendit à la
Compagnie en allant de Bourbon à l'île de France dans un canot porter
secours au vaisseau le Bourbon en détresse : c'est avec ce grade qu'il
servit dans la flotte de M. de Pardaillan. Il est de tradition que le
nom de Mahé fut donné à cette ville à cause de la part importante
qu'il prit à cette opération : Cf. Lanier, Leclures géog., Asie, II, p. 264 ;
mais cela ne paraît pas sérieux. En elîet, le nom indigène de celle
ville était déjà Maïhi, elles Archives de la Compagnie l'appellent très
souvent Mayé ; M. Cullru, il est vrai, semble croire que c'est, au con-
traire, le nom de la ville qui, suivant la tradition, aurait été donné à
La luiurtloiinai-*.
LA CUMl'AGME DES INDES DE 1723 A 1748 351
pleix le seul appui sur lequel il pùL compter. Le gouverneur
des Iles avait fait toute sa carrière dans la marine de la Com-
pagnie, à laquelle il avait rendu déjà de brillants services.
Il avait pris part, en effet, à la première affaire de Mahé sous
M. de Pardaillan en 1725, puis avait été nommé successeur
de Dumas au gouvernement des lies en 1735, et avait montré
dans ces fonctions les plus grandes qualités d'administrateur.
Rentré en France, où il reçut du Roi la croix de Saint-Louis
et le grade de capitaine de frégate dans la marine royale, il
y avait, à la faveur des menaces de guerre avec l'Angleterre
qui étaient déjà dans l'air.fail approuver par le gouvernement
royal le projet de donner la chasse aux bâtiments anglais
dans l'océan Indien (1), et était reparti pour l'Asie avec une
escadre de cinq navires armés en guerre par la Compagnie,
dont 3 vaisseaux : le Fleurij, le Brillant et V Aimable, et 2 fré-
gates : la Renommée et la Parfaite. A peine à l'ile de France,
il y avait appris le siège de Mahé par les Mahrattes, et était
accouru au secours de ce comptoir qu'il avait triomphale-
ment délivré (1742). Cependant la déclaration de la guerre
qu'il attendait pour mettre à exécution son projet n'avait
point eu lieu, et il avait dû disperser ses navires au gré des
besoins de la Compagnie.
Enfin, le 11 septembre 1744, la frégate la Aère lui apporta
de France la nouvelle de l'ouverture des hostilités et l'ordre
de porter assistance au gouverneur de Pondichéry. Il se mil
aussitôt à constituer en escadre les bâtiments que l'île de
France avait alors dans ses eaux (2) ; cependant malgré l'ac-
(1) En s'emparant du vaisseau le Favori, le commodore Barnett
disait à son commandant : nous vous faisons ce que M. de La Bour-
donnais projetait contre nous {Mémoires de La Bourdonnais).
(2) D'après M. CuUru, I.a Bourdonnais, persuadé que la mer des In-
des serait neutralisée, projetait de se livrer à lu course entre le Cap et
352 TROISIÈME l'AUTIE. — CIIAl'ITllK 111
livilé qu'il déploya, la première moitié de l'année 1745 s'élail
passée, sans qu'il pùl prendre la mer, quand le 29 juillet la
frégdiieV Expédition lui apporta à son tour l'avis qu'une esca-
dre de cinq vaisseaux était partie de Lorienl à son adresse. Il
fallut l'attendre et elle n'arriva que le 29 janvier 1746; enfin
La Bourdonnais, laissant à Port-Louis les moins prêts de ses
navires, réunit sous son commandement six vaisseaux et
trois frégates et appareilla (1).
Son dessein était de relâcher à Sainte-Marie de Madagas-
car pour s'y approvisionner ; par malheur, une tempête l'y
surprit et il dut se réfugier dans la baie d'Antongil pour en
réparer les dégâts. Ce fut un nouveau retard ; mais avec
son ordinaire activité il sut remettre sa flotte en état dans
un pays sans ressources, et après 43 jours de relâche, le
22 mai 1747, il fil enfin voile pour l'Inde.
Depuis plus d'une année on avait appris à Pondichéry la
nouvelle delà déclaration de guerre et depuis cette époque les
Anglais étaient maîtres des eaux indiennes ; après le désastre
infligé à la Compagnie par la prise de cinq de ses vaisseaux
dans les détroits, au début de 1745, l'escadre anglaise
avait encore capturé la frégate V Expédition après un brillant
combat de 2 heures, VElisabelh qui apportait le courrier de
l'Ile Sainte-Hélène. Quoi qu'il en soit, il eul réuni ainsi en peu de temps
2 vaisseaux : le Bourbon et le Neptune, et 5 frégates : la Renommée, la
Favorite, la Parfaite, VElisabelh et ['Insulaire.
(1) La Bourdonnais partit avec une flotte composée comme il suit:
Achille, vaisseau-amiral de la marine royale, 74 canons, 780 tiommes ;
Bourbon, vaisseau, 42 canons, 350 hommes ; Septune, vaisseau, 34 ca-
nons, 350 hommes; Sainl-Louis, vaisseau, 30 canons, 350 hommes ;
Duc-iVOrléans, vaisseau, 34 canons, 350 hommes ; Lys, vaisseau, 30 ca-
nons, 300 hommes ; Renommée, frégate, 30 canons, 300 hommes; Phé-
nix, frégate, 24 canons, 250 hommes ; Insulaire, frégate, 24 canons,
250 hommes ; une petite frégate, la Marie-Joseph, à destination du Ben-
gale prnCitail on oulre ^\c la |iruloclioii île orlle escadiv.
LA COMPAGNIE DES INDES DE 1723 A 1748 353
France, poursuivie par elle, avait dû être échouée et brûlée à
Karikal, le Pondichéfy on avait fait autant dans les mêmes
circonstances à Tranquebar ; puis la flotte anglaise était ve-
nue mouiller devant Pondichéry et sonder la rade sous le
canon de la citadelle ; enfin le commodore Peyton, qui avait
remplacé Barnett, croisait actuellement entre Ceylan et l'Inde
pour arrêter La Bourdonnais.
Dupleix, après avoir fait auprès de la Compagnie anglaise
la démarche qu'on lui avait imposée, avait renouvelé auprès
des Directeurs de Paris ses demandes de secours. « Si le cri
de notre conscience ne nous rassurait, écrivait-il, nous pour-
rions croire que nous sommes des proscrits ! Se peut-il que
depuis deux ans que la guerre est déclarée, la Compagnie
n'ait même pas songé à envoyer un navire ! » (1)
Les Anglais fort heureusement s'étaient bornés à dominer
la mer, et à part cette fanfaronnade à Pondichéry n'avaient
rien tenté contre nos établissements.
Ce résultat était, il est vrai, dû en partie à la politique de
Dupleix : le nabab du Carnatic était alors Anaverdi-Kan que
le soubab du Deccan, Nizam-El-Moluk, avait investi de cette
dignité à la mort de Sufder-Ali. Celui-ci avait été notre ami
et l'obligé de Dumas : Dupleix s'appliqua à éveiller chez son
successeur les mêmes dispositions et y réussit. Le nabab,
instruit par lui de l'attitude menaçante des Anglais, fit savoir
au gouverneur de Madras qu'il ne permettrait aucune attaque
contre la Compagnie française, et son intervention, peu favo-
rable, il est vrai, au prestige des Européens dans l'Inde, per-
mit à Dupleix d'attendre sans incident, malgré son isolement,
l'arrivée de La Bourdonnais (2).
(1) Lettre du H janvier 1746.
(2) M. Tibulle Hamont attribue à Dupleix l'initiative de cette démar-
ctie ; pour M. Cultru au contraire, ce fut le nabab qui intervint de sa
W. — 23
354 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE îll
i
Celui-ci apprit ces nouvelles à la hauteur de Mahé ; il se
mit aussitôt à la recherche des Anglais. Le 6 juillet 1746,
vers le soir, dans les parages de Négapatam, Peylon, après
avoir refusé quelque temps le combat^ approcha à portée de ■
canon ; pendant deux heures on échangea un feu très vif,
puis, à la nuit tombante, l'escadre anglaise se retira. Le lende-
main, au point du jour, elle était encore en vue et La Bour-
donnais lui offrit de nouveau le combat; mais elle ne se ^
laissa pas approcher et l'escadre française, qui avait une trop
mauvaise marche pour l'atteindre, fît voile pour Pondi-
chéry (1).
Le gouverneur et la population accueillirent l'amiral avec
enthousiasme ; Dupleix et La Bourdonnais s'entendirent d'a-
bord fort bien (2). Tous deux étaient convaincus depuis long-
propre autorité ; Dupleix aurait seulement cherché à l'irriter contre les
Anglais .• cela revient à peu près au même.
(1) On a voulu faire de cette victoire une défaite sans résultat fâ-
cheux « le vainqueur ayant pris la fuite ». Tibulle Hamont, Dupleix.
En vérité Peyton avait 5 vaisseaux de guerre dont un de 60, 2 de 50,
2 de 40 et une frégate de 20, et La Bourdonnais n'avait à lui opposer
qu'une escadre maltraitée par l'ouragan et composée de navires mau-
vais marcheurs, « des coffres bourrés de monde et de canons », disait-il.
L'Achille, le seul sérieux, avait dû jeter 24 de ses canons à l'eau à
Madagascar, les autres bâtiments n'avaient chacun que 24 à 30 pièces
à opposer aux 50 et 40 des Anglais. Avec ces éléments, La Bourdon-
nais força le passage que Peyton avait juré de lui interdire, conserva
le champ de bataille et le lendemain offrit à nouveau le combat à l'en-
nemi qui le refusa ! — V. Relation de M. de Bostaing, Revue maritime,
1880.
(2) Dupleix et La Bourdonnais se connaissaient depuis longtemps
déjà et, étant donné leur caractère respectif, se détestaient déjà cor
dialement : une querelle fort vive avait éclaté entre eux à propos du
commerce d'Inde en Inde dans lequel ils se faisaient concurrence ; lors-
que La Bourdonnais fut nommé gouverneur des Iles, Dupleix sécriail :
« J'admire la modestie de La Bourdonnais de s'être restreint au gouver-
nement des Iles et je ne conçois pas la Compagnie de s'être laissé lour-
LA COMPAGNIE DES INDES DE 1723 A 1748 3o5
temps qu'il fallait s'emparer de Madras (1 ), mais auparavant il
était de toute nécessité de se débarrasser de l'escadre Peyton,
et La Bourdonnais reprit la mer. Malheureusement, cette fois
encore, elle sut échapper à sa poursuite, refusa le combat à
Trincomali et àNégapatam, et La Bourdonnais revint à Pon-
dichéry sans avoir rempli sa mission (2).
Il n'y avait point de sa faute, néanmoins Dupleixs'en for-
malisa : « J'avais tout lieu d'espérer que vous seriez venu à
bout de détruire ou de dissiper l'escadre anglaise, lui écri-
vit-il ; mais le parti que vous avez pris de la laisser subsister
et fuir dans son entier m'a plongé dans un mortel chagrin. »
Ce reproche était injuste ; l'échec de l'amiral était un con-
tretemps fâcheux, mais il n'en était point coupable. La
Bourdonnais qui souffrait de la fièvre s'emporta contre ces
« marchands qui voulaient lui faire la leçon », mais, avec
quelque inconséquence, il demanda au Conseil de prendre
une résolution approuvant l'attaque de Madras. Le Conseil
ne la prit pas, et sur l'initiative de Dupleix, trois de ses mem-
bres furent députés auprès de La Bourdonnais pour le sommer
de choisir lui-même entre le départ pour Madras ou la re-
cherche de Peyton. Ils ajoutèrent que s'il était trop malade
rer par les fariboles de cet évaporé. Je l'ai toujours dit : La Bourdon-
nais ira loin ou bien tombera dans le néant, il ne peut y avoir de milieu
chez lui. » Dupleix assure également que La Bourdonnais avait sou-
doyé le valet de chambre du cardinal Fleury pour avoir cette place ;
mais les jugements de Dupleix, quelque peu faussés par son orgueil et
l'àpreté avec laquelle il poursuivait ses propres intérêts, sont sujets à
caution.
(1) La Bourdonnais qui semble avoir conçu le premier ce plan d'expé-
dition l'avait soumis à Dumas qui l'avait approuvé ; puis, quand Dupleix
succéda à celui-ci, il lui en donna également connaissance et Dupleix
y accéda comme son prédécesseur. L'ingénieur Paradis fut alors envoyé
par lui à Madras pour y lever le plan de la place.
(2) 25 août 1746.
356
TROISIEME PARTIE. CHAI'ITRE III
pour le faire lui-même, on jugeait le coramandanl du iVep-
tune, M. de la Porle-Barrée, 1res capable de le remplacer.
Après avoir fort mal reçu les conseillers, el il faut recon-
naître qu'il n'avait pas tout à fait tort, l'amiral fit appareiller
l'escadre sous les ordres de cet officier (27 août 1746) ; elle
reparut le 5 septembre, n'ayant fait que deux petites prises.
La Bourdonnais fut tout joyeux d'avoir prouvé qu'on ne pou-
vait rien sans lui ; Dupleix, qui le comprit fort bien, insista
auprès de lui pour qu'il n'abandonnât pas ses projets, el le
résultat de cette détente fui heureux et prompt: le 12 sep-
tembre la flotte, commandée celle fois par l'amiral lui-même,
prenait le large à destination de Madras.
On alla vite en besogne, car on avait perdu beaucoup de
temps déjà : Madras n'était guère en état de se défendre el
Peyton toujours craintif ne fil rien pour le secourir ; après un
bombardement de trois jours, la ville se rendit (21 septem-
bre 1746). C'élailunebelle victoire, grosse de conséquences :
tout semblait fini, car la ruine de celle ville devait être
facile à consommer. Ce fut là, hélas, la pierre d'achoppement !
Le nabab, dont on se rappelle l'intervention, apprit avec co-
lère la nouvelle de cet événement, car il avait entendu faire
respecter la paix par la Compagnie française aussi bien que
par sa rivale, et les vaincus n'eurent garde de laisser tomber
son ressentiment. Il s'en plaignit hautement à Dupleix, qui
dut, pour éviter de le voir faire cause commune avec nos en-
nemis, lui promettre que la ville lui serait immédiatement
remise.
Le Gouverneur manda ces nouvelles à La Bourdonnais ;
mais il ajouta que, n'ayant pas spécifié dans quel état Madras
devait être rendu, il devait le faire raser sans larder : Du-
pleix avait emprunté aux petits potentats hindous leur habi-
leté et leur duplicité! En mênio temps, cl coninio il en avait in-
LA COMPAGNIE DES INDES DE 1723 A 1748 357
conleslablemenl le droit, il nomma quelques-uns de ses su-
bordonnés pour composer le conseil de la ville prise, dont
La Bourdonnais devait être le gouverneur.
La Bourdonnais avait pris cependant un autre parti, celui
de rendre Madras moyennant rançon. On peut s'étonner de
celte décision qui ne tendait à rien moins qu'à rendre vain
tout l'avantage obtenu et à perpétuer le conflit. Mais il faut
dire que l'amiral n'avait considéré cette entreprise que comme
une « opération de flibustiers», une sorte de razzia gigantes-
que (1), et ce projet qu'il avait depuis longtemps conçu, il
voulut, avec sa ténacité ordinaire, l'exécuter malgré tous les
obstacles. Dupleix avait autrefois approuvé son plan, mais
sous l'influence des graves événements survenus depuis le
temps où La Bourdonnais le lui avait soumis, ses idées s'é-
taient modifiées, et Dupleix avait raison (2).
Cependant, l'amiral, sans attendre aucun avis du Gouver-
neur, en qui, d'ailleurs, il ne voyait pas un supérieur, nous
dirons tout à l'heure pourquoi, avait immédiatement entame
des négociations avec le gouverneur Morse et presque conclu
avec lui la reddition de la ville aux Anglais, moyennant
1.100.000 pagodes. Quand arrivèrent la lettre de Dupleix et les
conseillers, il s'emporta et mit ceux-ci à la porte en les trai-
tant d'espions. Dupleix essaya de le convaincre de son er-
reur; il lui représenta que le rançonnement était une salis-
faction illusoire, que les Anglais prendraient une revanche
terrible pour nous de leur défaite, et que d'ailleurs, le gou-
(1) La Bourdonnais fît effectuer pour son compte personnel un pillage
méthodique dans la ville prise par lui.
(2) La Bourdonnais avait dès le début songé à rançonner Madras, vu
le petit nombre de troupes dont il disposait ; Dupleix l'avait approuvé,
mais, parait-il, seulement pour le cas où les Anglais voudraient éviter
l'attaque de leur ville, et il avait fixé lui-même l'indemnité à réclamer
à 1 million de pagodes.
358 TROISIÈME PAUTIE. — CHAl'ITHK iri
verneur anglais étant prisonnier de guerre, il ne pouvait
traiter avec lui. Il lui rappela qu'étant lui-même gouverneur
des établissements de l'Inde, le droit de décision devait lui
appartenir et non point au chef de l'escadre.
La Bourdonnais refusa de se laisser convaincre. « Il était
venu à Madras, disait-il, comme un homme qui a toute l'auto-
rité, il s'était engagé en conséquence, il n'y avait plus à s'en
dédire », et il signa le traité dont les dispositions étaient déjà
arrêtées avec le gouverneur anglais.
Un événement lamentable mit fin à cette querelle dont
la solution paraissait reculer sans cesse ; on était au début
de la mousson d'hiver et dans la nuit du 13 au 14 octobre
un ouragan terrible éclata : l'escadre en danger sur la côte
dut gagner la haute mer, sans réussir à éviter des pertes
cruelles : le vaisseau le Duc-d' Orléans, la frégate la Marie-
Gertrude et une prise anglaise, faite le jour même, disparu-
rent avec leurs équipages ; les autres navires furent grave-
ment avariés et en partie démâtés.
La Bourdonnais en eut une immense douleur ; il remit en
étal les vaisseaux qui lui restaient et partit avec eux direc-
tement pour son gouvernement, estimant son rôle fini (1).
(1) La Bourdonnais trouva à l'île de France un nouveau gouverneur,
Barthélémy David, qui lui transmit l'ordre de la Compagnie d'avoir à
rentrer en 1^'rance. Il conduisit six bâtiments de la Compagnie à la Mar-
tinique et y prit passage pour l'Europe sur un navire hollandais. Re-
connu au cours d'une relâche forcée en Angleterre, il fut fait prison-
nier de guerre. En apprenant qu'on instruisait son procès à Paris, il
obtint sa liberté sur parole et vint se présenter aux ministres qui le
firent conduire à la Bastille (mars 1748). Après deux années de détention
pendant lesquelles il resta au secret le plus absolu, il comparut devant
le Parlement sous l'inculpation de trahison consistant dans des conven-
tions secrètes signées avec l'ennemi, et de désobéissance aux ordres
du Roi. Il se défendit courageusement et habilement, montra ses ins-
tructions et fut acquitté ; mais sa longue détention l'avait épuisé et il
LA COMPAGNIE DES INDES DE 1723 A 1748 359
Dupleix demeura seul en face d'une terrible situation :
Anaverdi-Kan réclamait toujours la livraison de Madras et
nous n'avions plus de flotte à opposer à Peyton qui restait
maître de la mer.
La guerre avec le nabab était inévitable ; effectivement
celui-ci vint bientôt camper sous les murs de Madras. Le
nouveau gouverneur, d'Espréménil (1), n'avait à lui opposer
qu'une poignée d'hommes, mais elle suffit à disperser les
innombrables cavaliers d'Anaverdi, et celui-ci dut bientôt faire
face à l'ingénieur Paradis qui accourait de Pondichéry avec
toutes les forces que Dupleix y avait pu réunir. La bataille
s'engagea près de San-Tliomé, et les Indiens se dispersèrent
bientôt dans la plus complète déroule !
Ces victoires nous donnaient toute sécurité du côté des
indigènes, et elles devaient avoir parmi eux un grand reten-
iissement: restaient les Anglais. Dupleix^oblint d'Anaverdi-
mourut le 9 septembre 1753.
Il reste hélas une question douloureuse sur laquelle l'arrêt du Parle-
ment qui l'acquitta n'a pas éclairci tous les doutes : à côté de ses apolo-
gistes La Bourdonnais a trouvé des détracteurs qui l'ont accusé d'avoir
accepté l'or anglais pour ne point détruire Madras ; des auteurs anglais
l'ont affirmé (Rapson) ; des historiens français (Gaffarel, Castonnet des
Fosses, Gultru) se sont faits l'écho de cette accusation. Disons tout de
suite que la preuve n'en a jamais été faite : elle ne le fut point en 1750
alors que la Compagnie anglaise eût pu fournir son témoignage, elle ne
le peut probablement plus être maintenant, car ses archives ont^en
grande partie disparu. Puisque nos adversaires n'ont pu prouver leurs
dires, laissons au vainqueur de Madras sonauréole et ne détruisons
pas de gaité de cœur notre patrimoine d'honneur national.
(1) Jean-Jacques Duval d'Espréménil,' né à Pondichéry et gendre de
Dupleix, était conseiller au Conseil Supérieur quand il fut nommé pré-
sident du Conseil de Madras et gouverneur de cette ville. Il revint en
France en 175U et mourut en 1767. Il est l'auteur de quelques ouvrages
économiques, notamment: Le commerce du Nord, 1762, Correspondance
sur une question politique d'' agriculture, 1763.
3G0 TROISIÈME PAirriK. f;Hv\PITRE iir
Kan l'abandon de ses prétentions sur Madras qui fut aussitôt
proclamé possession française : la Compagnie anglaise ne
possédait plus dans le Carnatic que le fort Saint-David et le
major-général Bury vint mettre le siège devant lui avec
90O Européens et 600 cipayes.
Au moment où l'on allait en tenter l'assaut, la flotte an-
glaise, commandée maintenant par le commodore Griffin,
apparut et il fallut battre en retraite pour protéger Pondi-
cliéry resté sans défense. Heureusement les Anglais, encoi'e
tout étourdis de la prise de Madras, gardèrent une complète
inaction, et Dupleix reprenait espoir quand d'alarmantes
nouvelles arrivèrent d'Europe. Le gouvernement anglais,
pour venger celte défaite, avait mis en mer le 15 novembre
1747, sous le commandement de l'amiral Boscawen, 8 vais-
seaux et 11 transports chargés de 1.400 hommes de troupes ;
6 vaisseaux hollandais devaient se joindre à eux au Cap, et
la Compagnie, en lui envoyant cet avis, l'abandonnait à ses
seules ressources contre cette formidable expédition 1
Il fallut hâtivement mettre Pondichéry en mesure de lui
résister (l). Dupleix s'y appliqua avec ardeur et tout était
prêt, quand Boscawen apparut, le 18 août 1748. 3.700 Euro-
péens et plusieurs milliers de cipayes furent débarqués par
lui et campèrent devant Pondichéry : un assaut furieux fut
donné à la ville, mais il échoua, et Boscawen se décida à en-
tamer un siège en règle. Fort heureusement il y mit la plus
grande mollesse. Les lieutenants de Dupleix : la Tour, d'Au-
(1) Les officiers dont Dupleix employa les services ne furent pas
tous d'égale valeur. Le recrutement n'en était pas très satisfaisant, en
effet, car l'avancement était presque nul dans les troupes de la Cora-
pafçnie : les meilleurs furent l'ingénieur Paradis d'origine bavaroise qui
périt au siège de Pondiciiéry, et liussy ; quelques autres furent bons :
Kerjean, Lu Touche, Mainvllle, Aslruc, Maissin ; certains furent inca-
pables : Law, Ducjuesne, d'Âutheuil lui-même.
LA COMPAGNIE DES INDES DE 1723 A 1748 361
theuil (1), Bussy (2) et Paradis le secondèrent avec succès,
quoique avec des mérites inégaux, et le meilleur d'entre eux,
Paradis, périt dans une sortie : ce fut une perte cruelle pour
la défense. Mais les Anglais se lassèrent enfin ; après un bom-
bardement terrible, qui en douzelieures fit pleuvoir sur la ville
20.000 projectiles, Boscawen,à l'approche de la terrible mous-
son, se prépara à la retraite et le 14 octobre 1748 il se retira.
Ainsi, du formidable effort qui nous avait menacés d'une
ruine complète, Dupleix livré à ses propres forces avait triom-
phé ; mais il ne s'estimait pas satisfait et comptait attaquer
à nouveau le fort Saint-David, quand arriva de France la nou-
velle de la paix f3). Hélas ! elle était cruelle, car au sein de
ses victoires Dupleix devait rendre Madras, dont la conserva-
lion avait été le prix de si grandes difricultés (4) ; malgré
tant d'efforts, de succès, de peines de toutes sortes, les choses
étaient remises dans le même état qu'avant la guerre I
(1) D'Autheuil, né en 1714, entré comme enseigne au service de la
Compagnie en 1739, était alors lieutenant : il était beau-frère de La
Bourdonnais et de Dupleix.
(2) Charles-Joseph Pâtissier, marquis de Bussy-Gastelnau, né à
Bussy-le-Long, près de Soissons en 1718, mort à Pondichéry en 1785.
Ce fut un des plus brillants auxiliaires de Dupleix : son premier fait
d'armes fut la prise de Gingi ; l'occupation du Deccan, au cours de la-
quelle il montra une habileté et une bravoure consommées, acheva de
le mettre au premier rang des lieutenants de Dupleix, qui obtint pour
lui le grade de colonel ; il fut nommé brigadier pendant la campagne
de Lally-ToUendal ; celui-ci se montra à son égard d'une injustice dé-
plorable.
(3) Paix d'Aix-la-Chapelle, avril 1748.
(4) 11 paraît que la Compagnie, d'accord avec le fiouvernemenl, avait
avant la conclusion de la paix mandé à Dupleix de négocier avec les
« Maures » l'échange de Madras contre des aidées autour de Pondi-
chéry, en s'arrangeant de manière que s'ils rendaient ultérieurement
celte ville aux Anglais, elle ne put être désormais à ceux-ci d'aucune
utilité (lettre de la Compagnie à Dupleix, 15 janvier 1748), et Dupleix
aurait engagé effectivement avec Naser-Singh des pourparlers pour
échanger Madras contre Villenour et Valdaour. Cultru, op. cit.
CHAPITRE IV
LA POLITIQUE DE DUPLEIX ET LES GUERIlES DE l'iNDE.
La politique d'inlerventioii ébauchée par Dumas, réalisée par Dupleix.
— Conquête du Carnalic et établissement de notre inlluence au Dec-
can. — Le désastre de Trichinopoli (1752). — Deuxième conquête
du Carnalic et deuxième siège de Trichinopoli. — Arrivée de Godeheu
et rappel de Dupleix. — Traité de Sadras (1754).
La situation des deux Compagnies rivales était donc, au
lendemain de la paix d'Aix-la-Cliapelle, rétablie comme s'il
ne s'était rien passé entre elles ; mais en vérité, et bien que
ce fût le but poursuivi, on ne pouvait ainsi effacer le passé.
Entre elles la mésintelligence était définitive, la lutte repren-
drait infailliblement à la première guerre en Europe, et la
paix elle-même devait être troublée par une réciproque ani-
mosité.
Dupleix, que l'injuste anéantissement de ses efforts n'avait
pas abattu, avait alors cinquante ans : le long séjour qu'il
avait déjà fait dans l'Inde, la connaissance profonde qu'il avait
acquise des mœurs, des institutions, des intérêts de ce pays,
le danger de la juxtaposition des deux Compagnies que la
dernière guerre lui avait clairement montré, la pénétration
des desseins politiques de son prédécesseur, firent mûrir
dans son esprit des projets et des convictions qui y étaient
restés jusque là indécis et sans cohésion (1).
(1) Un a cherché à déterminer l'époque k laquelle se forma chez
LA POLITIQUE DE Dll'LEIX ET LES GUERRES DE l'iNDE 363
D'abord la situation des Compagnies dans l'Inde, aussi
bien de l'anglaise que de la française, lui apparut comme peu
sûre : il suffisait d'une invasion plus redoutable que les pré-
cédentes de la part des Mahrattes, d'une coalition des princes
indiens que ne retenait plus aucun lien effectif envers le
Mogol, pour amener leur ruine et précipiter tous les Euro-
péens à la mer. Pour les Anglais, c'était tant pis ; mais il im-
portait à la Compagnie française de prévenir ce danger. C'était
bien, en effet, de chercher un développement continu de son
trafic, d'amasser des marchandises, de créer des comptoirs
nouveaux ; mais si tout cela pouvait être anéanti en quelques
mois, il n'était rien moins que raisonnable d'y consacrer ses
soins. La Compagnie ne pouvait donc, conclut-il, se limiter
à ses ambitions commerciales, se borner à tenir la terre hin-
doue par de petites enclaves, quelque hérissées qu'elles
fussent de troupes et de canons ; il fallait mordre l'intérieur,
faire de l'air autour des comptoirs, acquérir en un mot des
possessions territoriales importantes. Pour cela, il fallait con-
tinuer l'œuvre à peine ébauchée par Dumas, reprendre sa
politique dont il n'avait peut-être pas vu lui-même toutes les
conséquences (1), s'immiscer dans les affaires de l'Inde et
Dupleix ce qu'on est convenu d'appeler sa politique : selon certains
historiens il faudrait remonter assez loin, dès le gouvernement de Du-
pleix à Ghandernagor, et la première application en aurait été la prise
de Madras ; pour M. Gultru, au contraire, Dupleix n'eut à proprement
parler de politique qu'à partir de l'année 1750 et l'on n'en trouverait
l'expression, à la fois première et déQnilive, que dans un Mémoire de
lui en date du 16 octobre 1753.
(1) C'est l'opinion représentée par M. Gultru ; un auteur anglais,
M. Rapson, donne au contraire, à l'œuvre de Dumas une place consi-
dérable en cette matière : « Dumas, dit-il, posa les fondations de la
puissance française dans l'Inde ; il laissa à Dupleix le soin d'élever la
superstructure » (Rapson, Struggle betiveenEngland and France for
supreinacy in India, 1887).
364 TROISIEME PARTIE. CIIAI'rTRE IV
conquérir sur les uns, acheter des autres par des services,
la puissance et les territoires dont on devait à tout prix se
nantir.
Dupleix voyait clairement, d'ailleurs, dans la situation inté-
rieure de la péninsule : il savait l'empire des Mogols en pleine
décadence et il en prévoyait la chute à courte échéance ; il
savait que l'indépendance des princes indiens était complète,
qu'entre eux s'ouvrirait pour la conquête de cet héritage une
lutte terrible. L'intérêt des Européens était de profiter de
leurs divisions pour se glisser parmi les prétendants et se
faire une place dans le partage final. Dupleix alla bientôt
plus loin encore : jamais, à son avis, ces nababs, ces soubabs
turbulents ne sauraient tenir le sceptre duMogol, et ces pe-
tits potentats ne méritaient pas tant d'honneur. Les relations
avec les Indes étaient devenues indispensables à l'Europe; il
fallait les maintenir à tout prix et le meilleur moyen était
encore d'être le maitre de cette contrée ; l'Inde ne pouvait
plus avoir d'empereur mongol ou turc, c'était l'Européen
lui-même qui devait se placer un jour sur le trône de Delhi.
A ce programme, il n'y avait qu'un seul obstacle : on ne
pouvait partager cet empire, et la nation qui le conquerrait
devrait enchâsser tous ses rivaux. Or l'Angleterre seule était
pour nous à craindre ; il fallait donc lui fermer à jamais l'ac-
cès du sol indien. La perte de Madras aurait été pour elle un
coup terrible, mais puisqu'elle en avait repris possession, il
était urgent de ressaisir l'avantage sur elle, l'entourer d'un
réseau d'intrigues, envelopper ses comptoirs de possessions
françaises, afin que, réduite à l'impuissance, privée de tout
commerce et de toute assurance, elle s'avouât elle-même
vaincue, si l'occasion ne se présentait pas d'en finir avec
elle par la force.
Les six années de paix européenne qui séparèrent la guerre
LA POLITIQUE DE DUPLEIX ET LES GUERRES DE l'iNDE 365
de Succession d'Autriche de son propre rappel, furent em-
ployées par Dupleix, d'abord à affermir ces conviclions grâce
aux circonstances qui se présentèrent à lui sans qu'il les
sollicitât, puis à mettre celte politique à exécution.
Des événements imprévus vinrent bientôt lui en donner
l'occasion. Le soubab du Deccan était encore Nizam-el-Moluk,
mais sa succession ne pouvait tarder à s'ouvrir; le Garnatic
appartenait toujours à Anaverdi-Kan. Tous deux craignaient
Dupleix et au fond le détestaient, et celui-ci n'en était pas
dupe. Mais un jour, le gendre de notre ancien allié Dost-
Mohammed (1) , le prince Chanda-Sahib , longtemps pri-
sonnier des Malirattes, entreprit avec l'appui de ces mêmes
Mahratles d'enlever à Anaverdi-Kan le trône du Garnatic,
et une coïncidence inespérée lui apporta une chance de
plus de succès. En ce moment, en etTet, Nizam-el-Moluk
mourait, en déshéritant son fils aîné Nazer-Singh (2) au
profit du cadet Muzaffer-Singh ; mais Nazer-Singh, refusant
de se soumettre à cette décision, prit les armes, chassa Mu-
zaffer et s'installa à sa place sur le trône du Deccan. Muzaffer
était faible et indolent, mais Ghanda-Sahib, saisissant l'occa-
sion, lui montra qu'en s'allianl dans leurs prétentions ils
triompheraient de leurs ennemis respectifs. Tous deux obtin-
rent du Mogol une déclaration de déchéance contre Nazer-
Singh, puis confièrent à Dupleix leurs espérances et lui
demandèrent l'appui des armes françaises, offrant en retour
(1) Il était mort au cours de la guerre contre les Mahratles en 1740 :
son fils SuFder-Ali lui succéda, mais celui-ci mourut bientôt aussi, et
le Garnatic échut à Anaverdi-Kan étranger à sa famille, au détriment
du gendre de Dosl-Mohammed, Chanda-Sahib, qui d'ailleurs à cette
époque était prisonnier des Mahratles.
(2) Le suffixe Singh, qui signifie Lion, était ajouté à leur nom par
les princes indiens de race radjpoule.
366 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE IV
de céder à la Compagnie les lerriloires de Valdaour, Villenur
el Bahour, qu'elle ambilionnail depuis longtemps.
La chose était grave, cependant Dupleix hésita peu; il
savait fort bien que la Compagnie voulait la paix à tout prix,
mais cette offre répondait trop bien à ses propres projets el
paraissait avantageuse; enfin il fallait éviter que les deux
prétendants n'allassent porter leurs propositions chez les
Anglais, ce qu'ils eussent fait à coup sûr en cas de refus (1) ;
il accepta donc, donna à d'Autheuil une petite armée de
400 Français et 1.200 cipayesavecG canons, et l'envoya re-
joindre les bandes des deux princes (juillet 1749) (2).
A la première rencontre, à Ambur, le 1" août, l'armée d'A-
naverdi-Kaii fut mise en déroute et le nabab lui-même péril
dans le combat. A Arcot que cette victoire leur livrait, Muzaf-
fer se proclama soubab du Deccan el investit son allié de la
nababie du Carnatic ; puis il vint à Pondichéry, où Dupleix
le reçut fastueusement.
Il s'agissait maintenant de donner à celui-ci le trône du
Deccan, mais Dupleix jugea indispensable de tenir aupara-
vant Trichinopoli et Gingi, dont les deux forteresses sont les
clefs du Carnatic. La première était au pouvoir de Méhémet-
Ali, fils d'Anaverdi-Kan, avec lequelles Anglais entretenaient
des relations. Dupleix donna à un de ses lieutenants, Du-
quesne, un petit corps français de 800 hommes, mais la sottise
des deux princes indiens fit échouer cette campagne ; ils
(1) Les Anfjlais leur avaient même fait des offres, el Saunders, le
nouveau gouverneur de Madras, avait mis à leur disposition 2.000
hommes de troupes européennes sous la condition qu'ils nous retire-
raient Pondichéry.
(2) Dupleix avait alors à Pondichéry 2.000 soldais blancs, 1.400 ci-
payes, 300 Cafres laissés par La Bourdonnais et 300 cipayes envoyés
de Mahé : c'étaient ces troupes qui avaient soutenu le siège de la ville
par Buscawoii.
LA POLITIQUE DE DUPLEIX ET LES GUERRES DE l'iXDE 367
l'entraînèrent à l'attaque de Tanjore qui fut pris, mais pen-
dant ce temps Nazer-Singh entra dans le Carnatic, et les pré-
tendants à celte nouvelle reculèrent dans une folle retraite.
Duquesne dut se bornera servir d'arrière-garde et l'on rentra
à Pondichéry.
Nazer-Singh, qui avançait toujours, prétendait soutenir
Méhémet-Ali contre Chanda-Sahib ; il avait une armée formi-
dable de 300.000 hommes, et 800 Anglais l'assistaient com-
mandés par le major Lawrence. Dupleix allait ainsi avoir à
combattre la Compagnie anglaise, alors que la paix régnait
en Europe entre les deux nations ; mais c'était d'elle, à la
vérité, que venait l'attaque. D'Aulheuil prit le commandement
des 2 000 Européens que comptait alors la garnison de Pon-
dichéry et partit au devant de l'armée du soubab. Une mutine-
rie de ses officiers qui eut lieu, chose lamentable, sous le feu
même de l'ennemi et la démoralisation qu'elle entraîna parmi
les troupes, le forcèrent à rentrer désespéré à Pondichéry, et
pendant ce temps Muzaffer-Singh, perdant la tète, allait se
constituer prisonnier aux mains de Nazer-Singh ! Un sot inci-
dent ruinait une seconde fois les projets de Dupleix : il s'em-
porta contre les lâches « qui lui brisaient la victoire dans
les mains », mais il ne perdit pas courage. La Touche avec
300 hommes se jeta en pleine nuit dans le camp de Nazer-
Singh, et une terreur folle s'empara de celte immense armée
qui s'éparpilla aussitôt; Nazer-Singh lui-même s'enfuit à
toute bride et les Anglais qui n'avaient rien pu empêcher se
retirèrent mécontents au fort Saint-David (27 avril 1750).
Pondichéry était hors d'atteinte pour longtemps, mais tout
était à recommencer à l'égard du Carnatic ; d'Aulheuil s'em-
para de Tiruvadi et les Anglais qui n'étaient plus payés se
retirèrent de nouveau le jour où il attaqua Méhémet-Ali, dont
l'armée s'enfuil, abandcnnnnl ses canons et ses bagages
368 TROISIKME l'ARTIE. — CHAPITRE IV
(1" septembre 1750). Dupleix se vit bientôt maître de tout le
Carnatic et Bussy proposa de forcer Méhémel-Ali dans son
dernier refuge, Gingi, dont la forteresse perchée comme un
nid d'aigle passait pour inexpugnable. Elle fut prise cepen-
dant par Bussy en un assaut d'une folle audace dont le suc-
cès rétonna lui-même !
La chute de Gingi eut un retentissement énorme, car la
plus forte place de l'Inde avait été prise par les Français avec
une poignée d'hommes et 4 pièces de canon ! Nazer-Singh
avait encore 100.000 hommes, mais il avait perdu toute har-
diesse et ses généraux se retournèrent contre lui ; les nababs
de Karnul et de Cuddapah proposèrent à Dupleix de trahir
leur souverain, et le Gouverneur, bien entendu, accepta. La
Touche qui ne pouvait mettre en ligne que 565 Français et
2.000 cipayes attaqua cependant : les défections promises se
produisirent, Nazer-Singh fut tué dans sa fuite et Muzaflfer
délivré fut désormais sans compétiteur au trône du Deccan
(15 novembre 1750).
Dupleix triomphait plus complètement que jamais ; il
décida Muzaffer-Singh à venir à Pondichéry, où il le reçut
au milieu d'une pompe magnifique préparée par lui en
véritable artiste. Muzaffer-Singh proclama Dupleix nabab
de toute l'Inde méridionale depuis la Kistna jusqu'au cap
Coniorin , et lui donna comme apanage l'aidée de Val-
daour (1) ; enfin il reconnut solennellement la Compagnie
française comme souveraine maîtresse de Masulipatam (2),
de Yanaon et de Divi.Ce fut Dupleix lui-même qui demanda au
(1) Avec un jaguir (ou revenu) de 100.000 roupies: l'acceptation du
susdit revenu fut un des griefs les plus graves que la Compagnie for-
mula plus lard contre Dupleix.
(2) Pendant que Bussy enlevait Gingi, une petite expédition embarquée
sur les vaisseaux arrivés d'JMirope en juillet s'emparait de Masulipatam
et s'y uKiiiitenail. Ijellre de Dupleix à la Gompaguie,30 octobre 1750.
LA POLITIQUE DE DLPLEIX ET LES GLEIIKES DE l'lnDE 369
soubàb de donner à Clianda-Sahib le gouvernement de l'im-
mense territoire qui lui était accordé personnellement.
Cependant Muzaffer-Singh n'était encore le maître que
d'une partie du Deccan avec Golconda et Haïderabad ; mais le
Deccan septentrional et Aurangabad échappaient encore à
son autorité ; il implora pour les conquérir l'appui des armes
françaises. Dupleix hésita, car il fallait qu'il se privât d'une
partie de ses troupes quand les Anglais pouvaient revenir à
la charge ; il donna cependant au soubab 300 soldats fran-
çais, 1.800 cipayes et une batterie d'artillerie et en confia le
commandement à Bussy (janvier 17o1).
Muzaffer-Singh ne devait pas voir son triomphe complet,
car il mourut en route au cours d'une rébellion de ses trou-
pes ; sans hésiter, Bussy, plutôt que de rentrer à Pondichéry,
reconnut Salabet-Singh, neveu du soubab, comme son succes-
seur, et ayant reçu l'approbation de Dupleix, continua sa
marche audacieuse. Le 20 juin 1751, on entra à Aurangabad
où Salabel-Singh fut solennellement couronné ; Bussy s'ins-
talla dans la citadelle, tenant sans le paraître le souverain de
l'immense Deccan sous sa surveillance, décidant en maître
dans son conseil, gouvernant lui-même en un mot sous le
nom de Salabet-Singh ; aussi pouvait-il écrire à Dupleix :
« Si vous m'envoyez des renforts, l'empereur lui-même trem-
blera à votre nom (1). »
(1) Salabet-Singti, aussitôt installé, confirma solenaellement le don
qu'il faisait à Dupleix et après lui à la nation française du Carnatic, de
Tricliinopoli et de Madura, à charge de le considérer comme ami et allié
et de le défendre contre ses ennemis. Dupleix manda à Paris la nou-
velle de cette investiture et s'appliqua à en faire ressortir les avanta-
ges : « Par un événement auquel je ne m'attendais pas et qui est le
pur ouvrage de M. de Bussy, il a obtenu le gouvernement de la province
d'Arcate pour la nation, avec liberté à nous de régler la redevance an-
nuelle, ce qui nous dispensera d'envoyer des fonds dans l'Inde. « Sa-
w. — a
370 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE IV
Dupleix pendant ce temps ne restait pas inaclif, car il con-
servait une dernière inquiétude : Trichinopoli n'était pas à
nous et Méhémet-Ali s'y tenait enfermé. Il le somma de lui
rendre cette place ; celui-ci pour toute réponse implora l'ap-
pui des Anglais qui lui envoyèrent aussitôt 230 Européens
et 300 cipayes.
Dupleix n'avait malheureusement plus Bussy ; il confia
à d'Autheuil, qui était loin de le valoir, 400 Français et
10.000 Hindous fournis par Chanda-Sahib ; d'Autheuil chassa
les Anglais de Volcondapuram, mais les laissa se replier sur
Trichinopoli et quand il arriva devant cette ville, terrassé
par la fièvre, il demanda à être remplacé ; Dupleix désigna
Law qui s'était signalé par sa bravoure pendant le siège de
Pondichéry, mais qui n'était cependant qu'un incapable (1) ;
il n'osa pas tenter une attaque de vive force et préféra en-
tamer un siège.
Dupleix voulut s'y opposer : la prise d'Arcol, restée sans
défense, par un officier alors obscur de la Compagnie anglaise.
Clive, justifiait ses inquiétudes. 11 envoya des renforts à Law,
le pressant d'en finir au plus vile, la situation étant grave.
Law n'en fit rien : bien mieux, il laissa Chanda-Sahib, alar-
mé par la perte de sa capitale, détacher 4.000 hommes de
l'armée de siège et les envoyer la reprendre. Malgré un ren-
fort envoyé par Dupleix, ceux-ci furent battus par Clive qui
labet donna ensuite à la Compagnie, pour garantie de la solde de la
petite troupe française qu'il avait à son service, l'investiture des cinq
cercles ou Cireurs qui bordent la côte d'Orissa et dont Masulipatam de-
vint la capitale.
(1) Law était le fils de duillaume Law, et le neveu de Jean Law. Ce
dernier ne laissa qu'une fille à sa mort, mais Guillaume, qui resta en
France après la chute du Système, eut deux fils qui tous deux servirent
dans rinde : Law de Lauriston, gouverneur de Pondichéry en 1765, et
Law dont il est question ici et qui mourut major général en 1767.
LA POLITiniE DE PUPLEIX ET LES GUERRES DE l'lxDE 37 f
s'apprêta à délivrer Trichinopoli, et opéra sa jonction avec
Lawrence, sans que Law s'y fût opposé. Tous deux réussirent
à le tromper et à faire entrer dans la ville un convoi de ravi-
taillement. Law crut tout perdu et quittant ses tranchées
vint s'enfermer dans l'île de Seringam formée par la Cavéri.
Dupleix apprit ces nouvelles avec désespoir : il s'emporta
contre son incapable lieutenant et désigna d'Aulheuil pour
le relever de son commandement ; mais il n'avait plus qu'une
quarantaine de Français à lui donner et il fallait passer au
travers des Anglais I d'Aulheuil eut tout de suite à soutenir
leur choc, et Law se contenta d'une timide contre-attaque qui
fut repoussée ; le premier, surpris dans Volcondapuram, dut
mettre bas les armes ; le second, bientôt à bout de vivres, ca-
pitula à son tour! 35 officiers, 785 soldats français, 2.000 ci-
payes, 41 canons furent livrés aux Anglais; Chanda-Sahib
fut tué et sa tête fut portée aux vainqueurs. Après ce désastre
sans précédent, Dupleix n'avait plus un soldat, notre prestige
s'écroulait et les Anglais en héritaient ! 13 juin 1752 (1).
(1) La question des ressources militaires dont disposa Dupleix a e'té
fort discutée ; il semble que la Compagnie ail fait pour lui des efTorts
assez considérables. Lorsque la paix d'Aix-la-Chapelle vint terminer la
première période des hostilités, il avait i .200 Européens, 1.400 ci-
payes, 200 topas (indigènes chrétiens) et 300 Cafres laissés par La
Bourdonnais. En 1750 il reçut de la Compagnie 300 hommes, en 1751
365, en 1752 on lui en envoya 1.381, mais 122 périrent dans le désastre
du Prince, enfin en 1753, il en eut 600 encore ; de sorte que Dupleix
n'eut jamais moins de 3.000 hommes, selon M. Cultru. Mais cet histo-
rien ajoute judicieusement que les meilleurs éléments étaient avec Bussy
au Deccan ou avecLaw à Trichinopoli, où ils furent perdus pour nous : le
recrutement en était d'ailleurs détestable, on allait les chercher surtout
dans les prisons et Dupleix se plaignit avec raison qu'on lui envoyât
des polissons et la plus vile canaille. Aussi la conduite au feu de ces
troupes fut-elle en plus d'une affaire absolument déplorable I « L'armée
qui devait soutenir les plans audacieux de Dupleix était donc une mau-
vaise armée ; ce qui devait en Former le nerf, la troupe française, était
372 TROISIÈME PARTIR. CIIAPITItK IV
La silualiori faite à Dupleix était encore une fois terrible ;
il n'avait plus personne pour défendre Pondichéry ; du Car-
natic il ne possédait plus, après la perle d'Arcol et le dé-
sastre de Trichinopoli, qu'une mince partie. Tout le monde
dans la colonie perdit la tête ; on craignait d'être jetés à la
mer inopinément par les Anglais suivis de tous les peuples
de l'Inde, on parlait d'ouvrir des conférences avec la Com-
pagnie anglaise, de rappeler Bussy et d'abandonner le
Deccan. Dupleix seul jugeait la situation grave, mais non
désespérée; pour lui, les Anglais n'oseraient pas attaquer
Pondichéry, tant que la paix régnerait en Europe ; quant à
Méhémet-Ali, il n'irait pas si loin malgré l'ivresse de la vic-
toire. Tout cependant s'unissait pour le décourager. Les Di-
recteurs de la Compagnie à Paris s'étonnaient de celle guerre
en pleine paix, à laquelle ils ne comprenaient rien ; « ils at-
tendaient avec la plus grande impatience d'apprendre que
la paix régnait sur la côte de Goromandel ; nul autre avantage
ne pouvait tenir lieu de la paix qui seule était capable d'opé-
rer le bien du commerce, dont le ministre et la Compagnie
désiraient qu'il s'occupât essentiellement (1). »
S'arrêter, Dupleix ne le voulait pas ; il ne le pouvait pas
non plus ; les Anglais qui étaient entrés dans la mêlée sans
autre mobile que leur haine contre la Compagnie française,
avaient compris peu à peu sa politique et l'avaient adoptée.
Lutter élail donc pour nous une question de vie et de mort
car, eux vainqueurs, nous subirions infailliblement le sort
que nous leur avions préparé. Aussi Dupleix ne voulail-il
point abandonner le Deccan ni rappeler Bussy, et son plan
sans valeur », dit M. Cultru. I^a Compagnie anglaise, étroitement sou-
tenue par son gouvernement, eut au contraire d'excellentes troupes
pour former le noyau de son armée.
(1) Lettre de la Compagnie, du 5 mars 1751.
LA POLITiniE DE DUPLEIX ET LES GUERRES DE l'indE 373
fut bientôt tracé ; il fallait dissoudre la coalition formée à
Tricliiiiopoli entre les Anglais et les princes indiens et il mit
en campagne dans ce dessein une armée d'émissaires. Le
succès répondit à ses efforts ; quand Méhémet-Ali proposa
d'assiéger Tiruvadi, le roi de Mysore et le chef mahratte, ses
alliés, refusèrent de le suivre ; mais Tiruvadi succomba sans
eux, Dupleix n'ayant plus de défenseurs à y mettre. Enfin,
le 28 juillet 1752, deux vaisseaux de la Compagnie, le Bour-
bon et le Centaure, mouillaient en rade de Pondichéry ; ils
amenaient cinq cents hommes ; c'était pour Dupleix le gage
d'une revanche prochaine. Il en réserva 300 pour Bussy et
donna les 200 autres, les meilleurs, à son neveu, le chevalier
de Kerjean.
Les Anglais assiégeaient alors Gingi ; Kerjean partit aussi-
tôt et à son approche le commandant anglais Kineer se re-
tourna contre lui ; mais Kerjean sut prendre une bonne po-
sition, résista et fut vainqueur; les Anglais se retirèrent sur
Tiruvadi, abandonnant le siège.
Cette victoire rétablit notre prestige et Méhémet-Ali fit
aussitôt à Dupleix des ouvertures de paix, demandant qu'on
lui cédât seulement Trichinopoli. Cette ville était alors occu-
pée par un petit corps anglais, mais celui-ci y était bloqué
par les Mahraltes et les Mysoriens, bien qu'ils ne se fussent
pas encore déclarés pour nous. Cette maudite place allait
encore nous mettre à un pouce de notre ruine I Dupleix con-
çut le projet de couper les communications entre elle et le
fort Saint-David, et Kerjean partit pour l'exécuter. Lawrence
prévenu arrive à sa rencontre avec 4O0 Anglais et 1.000 ci-
payes, il attaque, est battu, se relire ; Kerjean bivouaque sur
le champ de bataille ; pendant la nuit Lawrence revient à
l'attaque ; la surprise est complète, et le bruit de la mort du
commandant irancais détermine la déroute : tout se débande I
,^74 TnOISlk.MK l'AItTIE. — CIIAITTIIE IV
Au même moment, et pour achever de convaincre Dupleix
de la fatalité qui s'acharnait à rendre vains ses efforts, Bussy
lui envoyait la nouvelle qu'un prétendant inattendu envahis-
sait le Deccan avec une armée formidable et qu'il se voyait
forcé de battre en retraite vers Masulipalam, enmenanl avec
lui Salabet-Singh, Enfin l'argent manquait, les caisses de la
Compagnie étaient vides !
Dupleix que la mauvaise fortune ne faisait qu'affermir dans
ses desseins s'efforça de persuader Bussy qu'il fallait à tout
prix qu'il restât dans le Deccan ; il lui envoya le renfort de
300 hommes qu'il lui avait réservé et l'assura « qu'il vendrait
jusqu'à sa dernière chemise ■» pour trouver les ressources
nécessaires ! Les lettres de Paris cependant continuaient à
lui montrer les Directeurs résolus à ne plus entendre parler
de ces guerres continuelles et incompréhensibles, et on lui
déniait le droit de faire sortir des concessions de la Compa-
gnie les troupes qu'on lui envoyait. C'était la dénonciation
de toute sa politique, l'effondrement des espérances qu'il
avait conservées. Ne pouvant plus rien par lui-même dans
l'Inde, convaincu que le Roi, le gouvernement et l'opinion
publique s'égaraient sur son compte, il se décida à envoyer
en France d'Autheuil défendre son œuvre et se déclara résolu
à se démettre de ses fonctions, si celui-ci échouait.
Cependant la situation s'éclaircit au Deccan, où Salabet-
Singh put regagner sa capitale avec Bussy. Dupleix, rassuré
de ce côté, songea aussitôt à reprendre ses projets de con-
quête, mais avant de s'attaquer à Trichinopoli, il pensa avec
raison devoir s'assurer le Garnatic tout entier. Tout ce qu'il
put armer à Pondichéry fut confié à Maissin, et les Mahrattes
commandés par Morari-Rao se joignirent à lui : cela fit 360
Français, 2. 000 cipayes et 4.000 cavaliers mahrattes : l'objectif
était la jirise de Tiruvadi. Maissin était un chef intelligent,
LA POLITIQUE DE DUPLEIX ET LES GUERRES DE l'iNDE 375
il sut retrancher sa petite armée, harceler les Anglais, inler
cepter leurs convois. Méhémet-Ali qui occupait ïiruvadi fut
bientôt affamé ; Lawrence qui vint donner assaut aux retran-
chements des assiégeants échoua et se retira. Pendant ce
temps le roi de Mysore, également notre allié, avait bloqué
Trichinopoli et celte place, elle aussi, fut bientôt dans une si-
tuation critique ; Lawrence dut abandonner précipitamment
Maissin pour courir à son secours. Dupleix ne pouvait le lais-
ser faire ; il confia 200 hommes à un de ses officiers derniers
venus, Aslruc,et l'envoya renforcer les IVlysoriens, pendant
que Maissin enlevait Tiruvadi laissé sans appui.
Tout le Carnalic était de nouveau entre nos mains et Mais-
sin put se retourner entre Trichinopoli, dernier boulevard de
Méhémel-Ali et des Anglais. La situation devint grave pour
ceux-ci : Lawrence était brave et habile, mais Aslruc l'était
aussi et il avait l'avantage du nombre depuis l'arrivée de
Maissin. Cependant le temps se passa en attaques et con-
tre-attaques continuelles. Dupleix que ces retards aga-
çaient appelait à grands cris un Bussy pour en finir avec
cette ville imprenable ; il crut avoir trouvé un bon officier,
Mainville, qu'il envoya remplacer Astruc ; Mainville tenta
l'escalade, elle ne réussit pas ; mais il entreprit de rompre
les digues de la Cavéri qui inonda les campagnes du Tan-
jore dont le roi était le dernier allié des Anglais ; Lawrence
d'ailleurs voyait fondre ses troupes, Trichinopoli ne pouvait
larder à tomber entre nos mains et les incroyables efforts
faits pour nous en emparer, les deux sièges entrepris, le dé-
sastre subi allaient enfin avoir un lendemain éclatant.
La Providence encore une fois se déclara pour les Anglais 1
Trichinopoli nous échappa, la victoire glissa entre nos
mains, l'œuvre de quatorze années de labeur acharné fut
réduite à néant.
376 TnOISlic.MK PARTIK. — CIIAl'ITUE IV
Mais celle fois ce ne furent ni les incessantes révolutions
des cours indiennes, ni la perfidie de leurs princes, ni les
armes des Anglais, ni le hasard lui-même qui accomplirent
celle destruction, ce fut delà France que vint le coup fatal à
l'œuvre de Uupleix ! Le 1" août 1754, le vaisseau le Duc-de-
Bourgogne mouilla en rade de Pondichéry ; le Gouverneur
avail appris qu'il portail un (iommissaire de la Compagnie
chargé d'examiner la situation tant au point de vue politi-
que qu'au point de vue commercial et financier : c'était le
Directeur Godeheu. 11 n'avait pas été sans doute fort surpris
de celle nouvelle, car il savait la Compagnie fort courroucée
de celle interminable guerre, de sa politique, de la stagna-
lion du commerce, et 1res certainement une pareille immix-
tion ne pouvait agréer à un caractère aussi entier et aussi
susceptible que le sien. 11 connaissait Godeheu, mais point
assez pour le supposer animé d'intentions personnelles fâ-
cheuses pour lui (1) ; du reste, celui-ci avait à son arrivée à
l'île de France écrit à Dupleix en termes civils pour lui an-
noncer son prochain débarquement.
Godeheu descendit à terre le 2 aoùl ; l'entrevue de ces deux
hommes devait être et fut glacée : le Commissaire savait ce
ce qu'il venait faire, le Gouverneur le soupçonnait depuis
longtemps (2). On raconte qu'après un salut guindé Godeheu
lendit à Dupleix une première lettre, puis, quand il leùl par-
courue, une seconde. La première était de lui-même : elle
(1) Dupleix annonça au Conseil Supérieur l'arrivée prochaine de Go-
deheu en ces termes : « Je regarde la décision de la Compagnie comme
un service essentiel qu'elle me rend et surtout d'avoir fait le choix de
M. Godeheu qui est le plus cher de mes amis, je l'allends avec impa-
tience. »
(2) D'après M. de Saiiil-Priest, la Compagnie avait fait insinuer à
Dupleix de demander lui-même son rappel, et celui-ci avait refusé
à moins qu'on ne lui donnât Bussy comme successeur.
LA POLITIQUE DE PUPLEIX ET LES GUERRES DE l'iNDE ."^77
annonçait sans ambages à Dupleix qu'il était chargé de lui
signifier son rappel et qu'il devait quitter l'Inde avec sa fa-
mille ; elle était cependant environnée de formes; Godeheu
proposait que Dupleix annonçât lui-même son parti de re-
tourner en France comme pris depuis longtemps, il ajoutait
qu'il s'y prêterait volontiers pour lui marquer sa considéra-
lion. Le second de ces documents était un ordre royal révo-
quant Dupleix de ses fonctions de Gouverneur.
Dupleix fut surpris, plus sans doute de cette bizarre façon
de procéder que de ce qu'il apprenait. C'était, il est vrai,
l'anéanlissemenl brutal de son œuvre et sa ruine person-
nelle ; en héros qu'il était, il s'inclina en disant qu'il ne sa-
vait qu'obéir au Roi.
Godeheu le pria de réunir le Conseil qui devait être mis
au courant de ces événements ; l'assemblée eut lieu le 5 août ;
Dupleix annonça au milieu de l'émotion générale « qu'il
partait pour la France et remettait le gouvernement à M. Go-
deheu ». Il termina par le cri de * Vive le Roi ! », admirable
témoignage du grand cœur qui l'animait.
Le premier acte du nouveau Gouverneur fut de se faire
ouvrir la caisse de la Compagnie ; elle était vide, et Dupleix
qui l'accompagnait déclara « que son crédit et les revenus
de la province avaient fourni aux frais de la guerre » (1).
Il fallait aussi régler la situation politique : Godeheu avait
des ordres formels d'arrêter les opérations, de renoncer à
tout projet de conquête et de négocier avec les Anglais pour
la conclusion d'une paix durable entre les deux Compagnies.
(i) Ce qui voulait dire, et c'était en grande partie vrai, que ce n'étaient
point les capitaux de la Compagnie qui y avaient subvenu ; on a nié
que Dupleix eût sacrifié sa fortune personnelle pour les besoins de
sa politique, mais l'on a reconnu qu'il y employâtes revenus qu'il devait
à la libéralité du nabab, et même ceux que ses subordonnés avaient
reçus pour leur part.
378 TiU)isii;.MK PAirrrE. — cum'Ithr iv
Il ne pouvait donc songer à envoyer aucun renfort aux as-
siégeants de Trichinopoli ; cependant il sentait lui-même que
pour traiter avec les Anglais il ne fallait pas être en mauvaise
posture et il envoya 40.000 piastres à Maissin. Son plan était
de faire une apparence de guerre pour que la paix ne fût pas
trop désavantageuse. Puis il envoya un ofticier au gouver-
neur de Madras, Saunders ; celui-ci offrit aussitôt une sus-
pension d'armes générale, et se dit informé que les bases
d'un traité avaient été arrêtées en Europe. Godeheu, qui devi-
nait chez Saunders une liaine profonde pour nous (1), répondit
qu'il fallait faire d'abord la paix dans le Carnatic avant de
régler la question du Deccan ; mais en même temps il écrivit
à Bussy pour lui exposer ses projets de pacification et le
pria de se conduire en conséquence, c'est-à-dire d'abandon-
ner toute intervention au Deccan (:2).
Les pourparlers continuèrent; ils n'empêchèrent point
Saunders de faire des préparatifs belliqueux ; des renforts
étaient arrivés aux Anglais, qui eurent bientôt 5 à 6.000 hom-
mes, et leursvaisseaux de guerre paraissaient souvent de-
vant Pondichéry qu'ils semblaient défier. Godeheu n'était
plus éloigné maintenant d'accepler la trêve générale propo-
sée par le gouverneur anglais et il ne voyait pas pourquoi
l'on refuserait de reconnaître Méhémet-Ali comme nabab du
Carnatic, puisqu'il était entendu que la Compagnie ne gar-
derait plus aucune ambition sur les territoires indiens. Les Di-
recteurs lui avaient donné la faculté de renoncer à Masulipa-
tam et à Divi, mais Godeheu celle fois trouvait que c'était
(1) Voir le journal tenu par Godeheu en exécution des ordres du
miuislre : Revue maritime, 1875. Le manuscrit en est conservé à la Bi-
bliothèque Nationale, Manuscrits, Fr. 8993.
(2) Le Duc-(V Orléans, arrivé le 30 août, apporta à Godeheu des ins-
tructions conformes i^ celles dont il étail dojfi muni.
LA POUTIQUE DE DUPLELX ET LES GUERRES DE l'iNDE 379
aller trop loin, il eslimail du moins nécessaire que les An-
glais en retour renonçassent à Coringa qui commandait la
rivière de Yanaon.
Dupleix était encore à Pondichéry, harcelé par les récla-
mations de créanciers surgis en foule au moment de sa dis-
grâce et qui se retournaient ensuite vers Godeheu impuis-
sant. Mais Dupleix ne bougeait plus, ses relations avec Go-
deheu étaient rares et tendues et celui-ci souhaitait le voir
partir le plus tôt possible. Enfin, le 15 octobre, le grand homme
s'embarqua sur le DuccVOrléans avec sa famille (1) et quitta
celte terre indienne, où il avait servi la Compagnie et la France
pendant trente-lrois années consécutives ! Le nouveau Gou-
verneur eut du moins la générosité de saluer ce départ de 21
coups de canon (2).
Triste fin d'une grande époque 1 l'œuvre de Dupleix était
(1) Dupleix avait épousé en 1741 la veuve de son ami Vincens, con-
seiller à Pondichéry : il n'eut qu'un Bis qui mourut le jour de sa nais-
sance en 1742, mais Madame Dupleix avait encore cinq enfants vivants
de son premier mariage. Madame Dupleix est devenue un personnage
légendaire, et les historiens de Dupleix en ont fait l'auxiliaire de la
politique de son mari et en particulier son intermédiaire auprès des
princes hindous dont elle parlait la langue ; sous le nom de Jàn Begum
(la princesse Jeanne), elle aurait exercé dans l'Inde une inlluence con-
sidérable et son rôle dans ces événements serait très grand. M. Gultru
s'est proposé de détruire celte tradition, mais il ne semble pas y avoir
réussi. V. Cultru, Dupleix, p. 323, 326.
(2) Dupleix débarqua à Lorient le 21 juin 1755, et l'accueil qu'il reçut
en France fut fort différent de celui qu'il eût pu craindre : un revire-
ment d'opinion s'était produit en sa faveur, partout il fui fêté, la Cour
elle-même le reçut avec enthousiasme. Son sort, il est vrai, ne s'en
trouva guère amélioré ; la légende de ses richesses avait trop circulé
pour qu'on le crût, quand il se plaignit de son dénuement; il réclama à
la Compagnie le remboursement d'avances considérables dont il se
disail créancier envers elle, mais on refusa d'y faire droit ; il demanda
que le litige fût tranché par le Parlement, mais il ne put l'obtenir, et
après avoir usé ses forces dans relie malheureuse poursuite, ses der-
380 TROISIKMK PARTIE. — CflAPIinE IV
déjà presque toute brisée ; Bussy indio;né déclarait qu'il
voulait rentrer aussi en France, et ce fut Dupleix qui lui
montra que son devoir était de resler. Un ordre de Godeheu
rappela Maissin qui dut lever le siège de Trichinopoli et
rentra à Pondichéry ; les princes indiens, nos alliés, étaient
dans une consternation profonde, Salabel-Singh était atterré,
et Godeheu répondait à ses envoyés : « Déclarez au soubab
voire maître que je suis envoyé de la part de mon Hoi qui
m'a défendu de me mêler du gouvernement mongol ; qu'il se
pourvoie comme il lui plaira ! » Les Mahrattes avaient aban-
donné les premiers le siège de Trichinopoli, le roi de Mysore
avait au dernier moment refusé de combattre : notre prestige
était détruit.
Tout à coup, un vaisseau apporta de France un paquet pour
le Gouverneur; Godeheu, avec le plus grand élonnement, se
vil recommander de garder Masulipalam et Divi,de conserver
nos alliances avec les princes indigènes, notre protectorat
sur le soubab du Deccan ; on lui annonçait qu'une escadre
anglaise était partie chargée de troupes pour l'Asie, que le
gouvernement enfin songeait à lui adresser des secours (1).
Ces instructions avaient été rédigées sous l'influence des
succès de Dupleix qui avaient précédé immédiatement
l'arrivée de Godeheu : elles étaient une demi-approbation de
la politique du premier, presque une condamnation de ce
qu'avait fait jusque-là le second. Cependant celui-ci n'avait
niers jours furent troublés par les clameurs de ses créanciers, et il
mourut misérablement (10 novembre 17(53).
(t) En effet, au commencement de l'année 1754, il y avait eu en
France un revirement d'opinion général en faveur de Dupleix : le comte
de Lally-Tollendal, le maréchal de Belle-Ile, le marquis de Contlans en
furent les instigateurs : M. de Mucliault reconnut qu'il avait été trop
vile, el la Compagnie reçut l'ordre d'envoyer à Godeheu des instruc-
tions nouvelles.
LA POUT[QUE DE DUPLEIX ET LES GIEKRES DE l'iNDE 381
fait que ce dont il avait été expressément chargé ; on voulait
la paix, il l'avait préparée ; on revenait maintenant en arrière,
hélas, il était trop tard ! Godeheu se convainquit que la
Compagnie n'entendait rien à ce qui se passait si loin d'elle
et que ses ordres arrivaient toujours à contretemps. Il fit ce
qu'on avait tant reproché à Dupleix, et, laissant de côté ces
instructions contradictoires, il obéit à sa propre inspiration
< dans l'intention, disait-il, de soumettre plus tard sa façon
de penser au jugement de la Compagnie ».
Il acheva donc les pourparlers ; Saunders avait envoyé à
Sadras, où ils se tenaient, ses propositions de traité : les Com-
pagnies déclareraient renoncer désormais à se mêler aux
différends des princes indigènes et à se revêtir de leurs di-
gnités; toutes les places acquises dans les guerres précé-
dentes seraient rendues à ces princes, à l'exception de celles
que mentionnerait le traité, c'est-à-dire pour les Anglais
Madras, le fort Saint-David et Divicotla ; pour les Français
Karikal et un territoire à déterminer ultérieurement pour
compenser la moindre importance de cette ville par rapport
à Divicotta ; Masulipalam et Divi seraient indivis entre les
deux Compagnies.
Godeheu ne vit aucun des pièges contenus dans ces pro-
positions insidieuses ; la paix était au bout et par suite la
reprise des opérations commerciales, c'était suffisant; il
accepta et le traité de Sadras fut conclu sur ces bases, le
26 décembre 1754. Que de sanglantes injures il contenait
cependant ! tout paraissait y être subordonné à la conscien-
cieuse recherche de la balance égale entre les deux Compa-
gnies ; en réalité, c'était sur notre part qu'on retranchait tout
ce qui manquait à la Compagnie anglaise pour obtenir ce
résultat ! Nous avions eu tout le Carnatic : nous n'y gardions
plus que Pondichéry et Knrikal; Masulipalam et Divi qui
382 TIIOISIÈME PARTIE. CHAPITRE IV
étaient à nous devenaient indivis ; les Anglais acquéraient
l'importante place de Divicolta, et par une perfide apparence
de compensations on nous offrait un territoire près deNizam-
patnam, alors que non seulement ce district mais tout le
pays environnant nous appartenait déjà I
Tout y était donc un triomphe pour les Anglais, une injure
pour nous : nous perdions nos conquêtes, nos alliés, notre
influence, notre prestige ; les Anglais ne perdaient rien des
uns et acquéraient les autres !
Voilà ce que décida Godeheu, mais il n'en était pas res-
ponsable, car il obéissait à un mol d'ordre dont il faut cher-
cher plus haut l'origine.
Fort heureusement, hâtons-nous de l'ajouter, rien de tout
cela n'eut lieu; le traité ne pouvait être appliqué qu'après
ratification des deux Compagnies intéressées; or la guerre
de Sept Ans qui s'ouvrait au moment où elles en reçurent les
clauses, en empêcha l'exécution : le statu quo fut maintenu,
le traité demeura lettre morte. L'affront restait cependant, et
de prochains désastres allaient d'ailleurs nous dépouiller
plus durement encore que la convention stupide qui liqui-
dait ainsi l'héritage de Dupleix !
CHAPITRE V
LE GOUVERNEMENT ROYAL, LA COMPAGNIE ET LES
AFFAIRES DE l'iNDE.
Premières difficultés sous les gouvernements de Lenoir et de Dumas;
l'acquisition de Mahé et de Karikal. — Désastreux effets de la guerre
de Succession d'Autriche sur le commerce de la Compagnie : pertes
maritimes, attaque de Lorient. — La politique de Dupleixest incom-
prise. — Accord conclu avec la Compagnie anglaise. — La mission
de Godeheu ; parts respectivement prises par le gouvernement royal
et la Compagnie à la chute de Dupleix et la ruine de son œuvre.
Nous avons cru devoir conserver aux graves événements,
dont l'Inde fut le théâtre dans le deuxième quart du xviii^ siè-
cle, tout l'intérêt qu'ils méritent, les présenter sans solution
de continuité. Leur intellio;ence est ainsi plus parfaite et les
multiples détails si difficiles à saisir qui les accompagnent
ne perdent point leur valeur accessoire. Il faut maintenant
que nous retournions en France, et qu'après avoir assisté aux
destinées de la Compagnie en Asie nous revenions la trouver
à Paris. Nous aurons ainsi l'avantage de comprendre l'œuvre
et le plan de Dupleix tout en suivant les effets de ces événe-
ments sur la Compagnie elle-même.
Depuis que celle-ci avait été délivrée du lourd fardeau
laissé sur ses épaules par le Système, c'est-à-dire depuis 1725,
elle avait poursuivi son organisation commerciale et finan-
cière avec suite et avec succès. En s'affrancliissant de la
charge de la Louisiane et de la Barbarie dont l'entretien était
384
THOISIEME PAirriE. CIIAI'ITHE V
plus onéreux que les profils n'en étaient grands, elle facilita
son expansion coloniale en Asie. L'administration du com-
missaire Orry de Fulvy, quoique très despotique, fui pour
elle très profitable ; ses bilans démontraient une augmenta-
tion lente mais continue de ses capitaux et de son commerce ;
les actionnaires voyaient leurs dividendes se maintenir à un
taux satisfaisant et se consolaient par là du peu de part
qu'ils avaient à ses affaires : enfin la politique pacifique du
gouvernement royal promettait une longue durée à celte pé-
riode de prospérité.
Les premières inquiétudes qui vinrent assombrir cette si-
tuation furent provoquées par la création du comptoir de
Mahé par M. Beauvallier de Courchant. On sut tout d'abord
en apprécier l'utilité, car nous n'avions plus rien alors sur la
côte de Malabar ; mais quand on apprit les difficultés qui
avaient accompagné celle acquisition, l'allaque par les indi-
gènes et par les Anglais heureusement déjouée par l'inler-
venlion de M. de Pardaillan, la mise en état de défense de
de notre nouvelle conquête que ces difficultés avaient rendue
nécessaire, on ne vit plus dans cette entreprise que les dé-
penses qu'elle entraînerait et l'accueil de la Compagnie en
fut sensiblement refroidi. Lenoir défendit énergiquement
l'œuvre de M, de Courchant, mais ce ne fut pas sans peine
qu'il triompha et réussit à faire approuver par les Directeurs
les dépenses qui les avaient effrayés,
La politique inaugurée par Dumas vint, quelques années
plus tard, leur apporter de nouvelles appréhensions ; on crai-
gnit encore de voir apparaître des dépenses excessives qui
compromettraient l'équilibre financier si soigneusement mé-
nagé. Cependant on accueillit avec faveur la cession de
Karikal dont cette politique fut l'origine, car de celle acqui-
sition l'on pouvait alleiuire de bons résultats et l'on n'avait
LE GOUVERNEMENT, LA COMPAGNIE ET l'iNDE 385
pas eu besoin de faire les sacrifices que l'on redoulail, aussi
fut-elle encore approuvée (1739). Puis Dupleix succéda à
Dumas et ce dernier vint prendre place au Conseil des Direc-
teurs ; à ce moment se faisaient les préparatifs d'une guerre
nouvelle (1740), mais ils n'alarmèrent point d'abord la Com-
pagnie, à qui il importait peu que le Roi fût en conflit avec
l'Autriche, puisque la mer resterait étrangère à ces hostilités.
Il fallut bientôt renoncer à cette confiance prématurée, caria
guerre était à peine ouverte qu'on y prévit l'intervention de
l'Angleterre et qu'on dut songer, non sans effroi, aux consé-
quences que cet événement comporterait. Cette fois la menace
était directe pour la Compagnie ! La Bourdonnais, qui était
alors en France, fit approuver par le Contrôleur Général Orry
et le Commissaire Fulvy un projet de faire la chasse aux
navires de commerce anglais (1), et ceux-ci déterminèrent
la Compagnie à lui confier cinq navires armés en guerre,
avec lesquels il fit voile pour son gouvernement. Cependant
l'ouverture des hostilités, dont l'imminence paralysait la
Compagnie, se fit attendre fort longtemps, et les deux années
suivantes se passèrent sans qu'elle se fût produite, bien que
l'atmosphère politique devînt de plus en plus lourde. L'es-
cadre de La Bourdonnais, qui n'avait pu servir qu'à délivrer
Mahé, avait coûté fort cher et avait dû se disperser sans
remplir son rôle, aussi la Compagnie s'alarma-t-elledes pré-
paratifs de défense faits par Dupleix à Pondichéry, qui, tout
en répondant fort bien aux secrètes appréhensions des Di-
recteurs, risquaient à leurs yeux de n'être pas moins inutiles,
et pouvaient paraître d'ailleurs une provocation de notre
(1) Godeheu prétendra plus tard que M. de Fulvy était de moitié
dans les profits que La Bourdonnais devait faire au cours de cette
campagne (Cultru).
w. - 25
386 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE V
part ; on lui manda donc d'arrêter tous ses travaux et de
réduire les dépenses de son gouvernement.
Il fallut bien reconnaître qu'on s'élaif trop pressé de re-
prendre espoir, quand le gouvernement royal se fut décidé
enfin à déclarer la guerre (mars 1 744). La Compagnie trembla :
la guerre maritime, c'était l'insécurité des mers dont depuis
si longtemps nous avions perdu la crainte ; c'était l'arrêt de
son commerce, la porte ouverte aux déficits; c'avait été la
ruine de la Compagnie des Indes Orientales, pareil sort était
peut-être réservé à son héritière ! On ne perdit point cepen-
dant toute espérance : l'idée qu'une convention de neutralité
pouvait être conclue avec la Compagnie anglaise germa et
fut accueillie avec joie ; aussitôt l'on songea à envoyer à La
Bourdonnais l'ordre de ne pas entamer d'hostilités contre les
navires anglais, et à Dupleix celui d'ouvrir avec Morse des
négociations. On a vu que celui-ci, qui ne croyait point à leur
réussite, s'y soumit cependant, et que, malgré Morse, la Com-
pagnie anglaise accepta devant l'attitude menaçante du na-
bab du Carnatic. Les espérances des Directeurs parisiens
semblèrent ainsi se confirmer pleinement, mais on ne sul
point que Dupleix, la convention conclue, avait prudemment
continué ses fortifications et fait savoir à La Bourdonnais
qu'il comptait sur son appui ! Les événements lui donnèrent
raison ; bientôt la nouvelle arriva que le commodore Barnett,
dont l'envoi en Asie avait été décidé à Londres dès le départ
de La Bourdonnais, s'était emparé de cinq navires de la Com-
pagnie, tous richement chargés ! Ce désastre atterra les Di-
recteurs ; ils se résignèrent à se défendre et la frégate \ Ex-
pédition porla à La Bourdonnais la nouvelle qu'une escadre
allait lui être envoyée. Celle-ci fut en effet armée à Lorient
et partit au milieu de l'année 1745 : c'est avec elle que La
Bourdoiiii;iis fil voile pour Pondichéry, où il se trouva en
présence de Dupleix.
LE GOUVERNEMENT, LA COMPAGNIE ET l'inDE 387
Les événements qui suivirent nous sont déjà connus,
mais c'est à Paris que nous devons en ciiercher la cause et
l'explication, car c'est au gouvernement de Louis XV qu'en
remonte la responsabilité.
Le ministère de la marine avait alors pour titulaire M. de
Maurepas ; au contrôle des finances se trouvait encore
M. Orry. Ce fut entre ces deux ministres que fut décidée la
conduite à tenir par La Bourdonnais, et Orry lui mandait à la
date du 7 mars 1744, après lui avoir donné ses instructions :
« Je n'ai pas instruit la Compagnie de ce dont je suis conve-
nu avec M. de Maurepas ; ainsi vous vous conformerez exac-
tement à ce que je vous ai marqué, quoique vous puissiez
avoir d'autres ordres de la Compagnie » ;etil ajoutait un peu
plus tard qu'il devait donner avis de ses résolutions à Dupleix
et avoir pour lui les égards qui convenaient à sa situation, que
Dupleix recevrait lui-même les ordres les plus précis pour le
seconder (1). Quand La Bourdonnais arriva à Pondichéry, sa
situation était confuse ; officier de la Compagnie, mais aussi
officier de la marine royale, il avait été investi directement
par le gouvernement d'un commandement très important et
(1) M. Cultru s'est attaché à prouver que le gouvernemeni royal ne
connut point le projet d'expe'dition contre Madras qu'avaient formé
Dupleix et La Bourdonnais, et qu'en envoyant à ce dernier une escadre
en 1745 il ne pouvait supposer que les deux gouverneurs dussent se
trouver en présence et par suite en conflit. La Bourdonnais devait
faire la chasse aux navires anglais, Dupleix devait l'assister en cas de
besoin, sans avoir à intervenir dans une campagne qui se passerait en
dehors de son gouvernement. Là devrait être cherchée en effet l'excuse
du gouvernement de Louis XV, s'il pouvait en exister une ; l'on serait
en tous cas en droit de le taxer d'imprévoyance ; mais il paraît bien
improbable qu'il n'eût point été mis au courant du projet contre
Madras, soit par La Bourdonnais lui-même lorsque se préparait sa
première expédition en 1741, soit par Dumas qui le connaissait cer-
tainement, et par suite cette imprévoyance nous paraît inexcusable.
38Ô TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE V
devait se conformer à ses ordres, quelque contraires que
fussent ceux de la Compagnie. On ne lui disait pas de se
mettre à la disposition de Dupleix, mais d'avoir pour lui des
égards ; bien plus, le ministre avait mandé à Dupleix de se-
conder La Bourdonnais ! Celui-ci pouvait donc se considérer
comme le chef de nos opérations militaires en Asie, investi
d'une autorité sans limites : il était en outre gouverneur
comme Dupleix et par conséquent son égal, et il avait même
sur lui l'avantage de l'ancieriïiaté de ses services. Il faut enfin
ajouter que La Bourdonnais joignait à d'éminentes qualités
d'homme de mer et d'organisateur un caractère entier,
brouillon et obstiné.
Dupleix ignorait les instructions reçues par l'amiral ; il
était gouverneur général de l'Inde, la Compagnie lui envoyait
La Bourdonnais pour l'aider à la défendre, il était dans son
droit de se croire investi de l'autorité suprême et de voir en
La Bourdonnais le premier de ses subordonnés. Dupleix
unissait à une haute intelligence et à des qualités de premier
ordre une volonté de fer, un orgueil indomptable, une suscep-
tibilité facilement irritable. 11 avait reçu de son long séjour
dans l'Inde l'empreinte du caractère indigène ; si les ruses, les
perfidies, la science de la dissimulation, l'absence de scru-
pules des princes hindous n'avaient pas de secrets pour lui,
il leur avait emprunté plus d'un de ces caractères dislinctifs.
Enfin le poste qu'il occupait l'avait habitué à une autorité
absolue, où ses qualités comme ses défauts pouvaient se
donner libre carrière : tout pliait devant sa décision, c'était
plus qu'un gouverneur de comptoirs, c'était un vice-roi.
Voilà les deux hommes que l'on mit en présence avec des
instructions nullement définies, même contradictoires. Du-
pleix ni! pouvait souffrir que l'amiral se crût son égal et il
avait raison ; La Bourdonnais ne devait pas supporter que
LE GOUVERNEMENT, LA COMPAGNIE ET l'iNDE 389
€ ce marchand » se crût son supérieur et celte conviction
n'était pas sans motifs. C'est bien sur le gouvernement de
Louis XV, sur Maurepas et sur Orry que tombe la responsa-
bilité de leur rivalité et du désastre qui en fut la conséquence !
Pendant que les possessions asiatiques de la Compagnie
étaient livrées à l'attaque des forces anglaises, la guerre se
poursuivait en Europe. Les escadres ennemies bloquaient
Brest et Toulon, et bombardaient Anlibes ; la Compagnie ne
fut pas épargnée, bien entendu, car le gouvernement anglais
avait trop d'intérêt à sa ruine. En juin 17^5, l'amiral Warren
s'emparait de Louisbourg, la forteresse de l'île du Cap-Bre-
ton en Acadie : deux vaisseaux de la Compagnie, ignorants
de cet événement, vinrent se livrer sans méfiance au vain-
queur (1). L'année suivante, Lorient lui-même fut l'objet d'un
coup de main direct ; l'amiral Lestock vint avec neuf vais-
seaux et six frégates débarquer dans la baie du Pouldu les
5.000 hommes du général Synclair (2) ; Lorient était entouré
d'un simple mur d'enceinte, il n'empêcha pas les Anglais
d'ouvrir le feu contre la ville ; la municipalité et la direction
de la Compagnie effrayées envoyèrent un parlementaire offrir
une rançon de 300.000 livres qui fut refusée, et les assié-
geants furent bientôt sous les murs mêmes de la place. A ce
moment Synclair reçut de Lestock l'avis que le vent avait
changé et le forçait à regagner la large ; le général, menacé
d'être privé de son point d'appui, battit en retraite et se rem-
barqua sans être inquiété. Lorient apprit avec un joyeux
(1) D'après Voltaire, ces vaisseaux et un troisième, étranger à la
Compagnie et qui subit le même sort, procurèrent aux Anglais un butin
de 25 millions {Pr'Icis du Siècle de Louis XV).
(2) Les Anglais jugèrent trop difficile d'enlever la rade de Lorient,
étroite et assez bien défendue, mais ils comptaient prendre la ville à
revers et peu s'en fallut qu'ils ne réussissent.
390 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE V
élonnement sa délivrance et en célèbre encore solennelle-
ment l'anniversaire (1). La Compagnie cependant n'était pas
encore au bout de ses peines ; elle armait à ce moment sept
de ses vaisseaux et trois bàlimenls affrétés dans le port de
Lorient, et avait obtenu pour eux du gouvernement royal
la promesse d'une escorte. Cette flotte partit le i21 mars 1747
et, après un long séjour sous l'île d'Aix, prit le large le 10 mai
sous la protection de la division de 5 bâtiments de M. de la
Jonquière. Le 14, à la hauteur du cap Finistère, on fut atta-
qué par l'escadre anglaise de l'amiral Anson qui comptait
16 navires. La Jonquière se défendit vaillamment et réussit à
sauver une partie de son convoi, niais il dut lui-même se
rendre avec son vaisseau le Sérieux et son second, le cheva-
lier de Saint-Georges, eut le même sort avec V/nvincible ;
trois bâtiments de la Compagnie : le Philibert, Y Apollon, et
la Thétis furent malheureusement capturés aussi !
Le 25 octobre 1747, au large de Belle-Ue, M. de l'Estanduère
convoyait dans les mêmes conditions avec huit vaisseaux de
guerre une importante flotte de commerce: lui aussi fut
(1) On raconte qu'au moment où les Anglais s'en retournaient, la
municipalité faisait ouvrir la porte de la ville pour leur en porter les
clefs. On dit aussi que le commandant de la milice bourgeoise qui con-
courait à la défense, prévenu de l'imminence de la capitulation, donna
l'ordre de battre la » Gtiamade », mais que ses tambours, peu familiarisés
avec leur métier, ballireut la « Générale >» . Synclair, croyant avoir affaire
à une sortie vigoureuse au moment où Leslock lui mandait son départ^
se troubla et fit ordonner la retraite. Jobez, La France sous Louis .W,
t. IV. Il paraît certain que les Anglais se retirèrent précipitamment.
Un récit fort curieux de cet épisode de la guerre de Succession d'Au-
triche, conservé aux archives municipales de Lorient, dit notamment que :
« n'ayant pu réussir ni par le canon ni par les bombes et craignant un
grand nombre de peuple qui s'était assemblé dans la ville, ils laissèrent
là leurs quatre canons cl leur mortier et se retirèrent dans leurs bâ-
timents. »
LE GOUVERNEMENT, LA COMPAGNIE ET l'inDE 391
attaqué par l'escadre de l'amiral Hawke, mais s'il perdit plu-
sieurs de ses vaisseaux, le convoi s'échappa, et le vaisseau de
la Compagnie le Content, qui en faisait partie, partagea cet
heureux sort (1).
Enfin, à la nouvelle du départ do l'amiral Boscawen pour
les Indes en novembre de cette même année, le gouverne-
ment royal résolut d'envoyer en Asie six vaisseaux de guerre
sous le commandement de M. d'Albert, et la Compagnie
joignit à cette escadre huit vaisseaux et quatre frégates ;
hélas ! on n'alla pas loin. L'inévitable rencontre se produisit
et nous fut encore défavorable; deux vaisseaux du Roi furent
pris, et la Compagnie en compta six capturés et un échoué !
La dernière menace, terrible celle-là, qu'elle vit se dresser
contre elle, fut cette même expédition de Boscawen préparée
de concert parlecabinet de Londres et la Compagnie anglaise.
Pondichéry était directement menacé et c'était pour nos
comptoirs privés de toute flotte, sans argent et sans troupes
suffisantes, le gage d'une destruction prochaine! Les Direc-
teurs furent atterrés ; ils envoyèrent celte nouvelle à Dupleix
à temps pour qu'il pût se préparer, mais la Compagnie
était à bout de ressources, on avait dû déjà emprunter de
grosses sommes pour faire face aux précédentes dépenses et
l'Etat qui eût dû lui venir en aide en cette circonstance,
comme le gouvernement anglais le faisait pour sa Compa-
gnie, se déclara incapable de la secourir !
Aussi, lorsque cinq mois après, le traité d'Aix-la-Chapelle
rendit la paix à la France et la sécurité aux mers d'Europe,
la Compagnie l'accueillit-elle avec un immense et bien com-
préhensible soulagement ; elle était particulièrement frappée
(1) M. de Ijestanduère ne put sauver que deux vaisseaux de son
escadre, le Tonnant et X Intrépide ; quant à l'amiral anglais, il passa
devant une Cour martiale, pour avoir laissé échapper le convoi.
392 TROrSlfcME PARTIE. CHAPITRE V
cependant, puisqu'elle rendait Madras ; mais elle ne voulut
pas voir le côté politique de ce dénouement, pour n'en con-
sidérer que les résultats commerciaux et financiers ; les coû-
teuses dépenses de la guerre prenaient fin, comme la terri-
ble hécatombe de ses vaisseaux, Pondichéry était sorti in-
demne d'un orage terrible, la stagnation des affaires allait
cesser, les opérations commerciales reprendre l'essor que
cette guerre avait suspendu I
Ce ne fut donc point sans une profonde surprise que l'on
apprit au début de l'année 1750 que les hostilités n'avaient
nullement cessé dans l'Inde : on ignorait complètement l'élal
de ce pays, on le négligeait même volontairement pour ne
s'occuper que de la Compagnie anglaise. Or, on avait rendu
à celle-ci Madras, on était en paix, et l'on apprenait que Du-
pleix s'engageait dans d'interminables luîtes contre les na-
babs I Ce seraient là des dépenses nouvelles et combien inu-
tiles, alors que ses efforts eussent dû se porter uniquement
sur le développement commercial de son gouvernement!
Dumas fut en cette circonstance l'avocat de son successeur ;
sa voix autorisée était volontiers écoutée, il tenta de donner
à ses collègues l'intelligence des choses de l'Inde et de les
convaincre que la conduite tenue par Dupleix devait accroître
la puissance et la richesse de la Compagnie. Pour cette fois
il l'emporta, et à regret l'on se résigna à accepter les faits
accomplis. Bientôt la nouvelle donnée par Dupleix de l'ac-
quisition de Villenur et de 44 aidées cédées par Chanda-
Sahib dérida complètement le front des Directeurs. « C'est,
Monsieur, lui fut-il écrit, terminer avec autant d'utilité que
de gloire des faits qui rendront pour jamais le nom français
respecté dans tout l'Orient » (1).
(1) Lettre de la Compagnie, 31 mars 1750.
LE GOUVERNEMENT, LA COMPAGNIE ET l'iNDE 393
Cependant les navires qui arrivèrent de l'Inde au cours
des années suivantes apportèrent les nouvelles les plus
étranges et les plus contradictoires. On apprit qu'on n'était
pas seulement aux prises avec les Hindous, mais avec les
Ano:lais eux-mêmes ; puis ce furent des victoires incroyables :
la prise de Gingi, la conquête du Carnatic, celle du Deccan ;
Dupleix célébrait à Pondicliéry des fêtes oii il se déguisait
en nabab, recevait l'investiture de toute l'Inde méridionale,
couronnait des rois ; un obscur officier, Bussy, vivait dans le
Deccan avec un faste étrange, trônait dans une tente où
600 personnes tenaient à l'aise, l'or coulait à flots à Pondi-
chéry, on se distribuait des territoires grands comme des
provinces françaises ! puis tout à coup à ces récits de succès
fabuleux succéda la nouvelle du désastre de Trichinopoli :
800 Français prisonniers, 40 canons livrés aux Anglais !
Aux annonces des premiers faits de guerre, les Directeurs
s'étonnèrent : que faisait donc là ce gouverneur? Il ne pou-
vait à la fois «jouer au nabab » (1) et s'occuper sérieusement
des intérêts commerciaux de la Compagnie, et l'on s'empressa
d'écrire à Dupleix « que l'on attendait avec la plus grande
impatience d'apprendre que la paix était rétablie sur la côte
de Coromandel ».
Par malheur pour Dupleix, Dumas venait de mourir et
avec lui disparaissait son seul appui auprès des Directeurs ;
La Bourdonnais, enfin sorti de la Bastille, ternissait sa gloire
en calomniant son rival de Madras. On consentit cependant
(1) Chanda-Satiib, nabab du Carnatic, ëtanl mort assassiné le 8 octo-
bre 1752, Dupleix qui avait reçu l'investiture de cette charge pour lui
et ses successeurs, songea quelque temps à se proclamer lui-même
nabab ; il y renonça sur les conseils de Bussy qui lui représenta « qu'il
voulait cueillir un fruit qui n'était pas mijr », et il désigna Mortiz-Ali-
Kan, nabab de Vellore.
394 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE V
à faire un dernier effort : le Bourbon el le Cenlaure emporlè-
renl 500 hotnmes ; puis co fui le Prince qui quitla Lorienl,
emmenant le brave La Touche et 700 hommes que Dupleix,
hélas, ne devait jamais voir débarquer (1) ! Mais les Direc-
teurs lui notifièrent qu'il ne devail plus rien attendre d'eux:
« Nous craignons, lui écrivirent-ils, tout ce qui pourrait
aguerrir les naturels du pays. Y a-t-il quelque chose de plus
capable de les discipliner que d'avoir toujours sous les yeux
un corps de troupes....; une fois aguerris ne deviendraient-ils
pas nos maîtres? Il est lemps de borner l'étendue de nos
concessions dans l'Inde. La Compagnie craint toute augmen-
tation de domaine. Son objet n'est pas de devenir une puis-
sance de terre, le parti que nous devons prendre est celui
d'une exacte neutralité. Se lier avec Muzaffer-Singh el Chanda-
Sahib dans des engagements ultérieurs, ce serait s'exposer à
servir leur ambition et à perpétuer dans l'Inde des troubles
qui ne pourraient jamais manquer d'être funestes à notre com-
merce. Un revers seul peut suffire pour nous faire perdre la
supériorité que nous avons acquise, et vous avez pu voir par
les dernières lettres, tant du ministre que de la Compagnie,
qu'une paix solide et durable était le seul but où vous deviez
tendre, en écartant avec soin tout ce qui sérail capable de la
troubler (2). »
En outre, on lui refusa le droit de faire sortir les troupes
qu'il avait de nos concessions hors le cas de nécessité : » les
troupes que la Compagnie envoie dans l'Inde sont destinées
uniquement à la conservation el à la défense de ses établis-
sements (3). »
(1) Le Prince brûla en mer et la presque totalité de son personnel
périt dans ce désastre.
(2) Lettre de la Compagnie, i" février 1752.
(3) La Compagnie eut aussi à se plaindre d'être tenue assez mal au
LE GOUVERNEMENT, LA COMPAGNIE ET l'indE 395
Dupleix, sentant sa politique incomprise en France, prit
le parti d'y envoyer d'Aulheuil pour plaider sa cause ; mais
quand son lieutenant arriva à Paris, la nouvelle du désastre
de Trichinopoli était encore toute récente ; l'émolion qu'elle
avait soulevée avait été considérable et c'avait été contre
Dupleix une explosion de reproches, d'injures, de sarcasmes,
de malédictions ! d'Autheuil fut impuissant à faire entendre
sa voix ; on était décidé à en finir (1).
La Compao:nie, d'accord avec le ministre, M. de Macliaull,
car rien ne se décidait au conseil des Directeurs qui n'eût
un écho à celui des ministres, arrêta les bases d'une entente
avec la Compagnie anglaise (2). L'on pensait en effet que,
comme la Compagnie de Paris, celle de Londres devait avoir
hâte de donner une fin à ces ditïérends interminables, et l'on
envoya auprès d'elle le Directeur Duvelaër présenter au ca-
binet anglais, de concert avec M. deMirepoix, notre ambassa-
deur, un projet de règlement des affaires de l'Inde. Les inten-
tions du ministère français étaient nettement exprimées :
M. de Machault déclarait « qu'on ne projetait nullement
courant des événements qui se passaient dans l'Inde par Dupleix qui
préférait, semble-t-il, la mettre en présence de faits accomplis. Elle
apprit certains faits importants fort tard après la Compagnie anglaise.
(1) D'Autheuil qui était un militaire et non un diplomate, servit,
paraît-il, fort mat Dupleix malgré sa bonne volonté.
(2) M. Cultru a établi que l'initiative de cette convention vint de la
Compagnie anglaise elle-même : l'envoi de Duvelaër fut décidé lorsque
cette offre eut été acceptée en principe par le gouvernement de Louis XV
et la Compagnie française. On admet traditionnellement que le rap-
pel de Dupleix fut imposé par les Anglais, mais ce serait une erreur :
l'abbé Maury protestait déjà contre cette opinion à l'Assemblée nationale
en 1700, et toute la responsabilité en incombe au gouvernement royal
et à M. de Silhouette, Godeheu partit d'ailleurs pour relever Dupleix
avant que les négociations avec la Compagnie de Londres fussent ter-
minées. Il est certain cependant que l'opinion publique regarda dès le
début Dupleix comme sacrifié aux rancunes anglaises.
396 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE V
d'avoir dans l'Inde des possessions plus vastes que l'Angle-
terre, ni de se conserver le commerce exclusif de Golconde » ;
qu'on envisageait ces projets « comme des chimères et des
visions ». Le Commissaire du Roi auprès de la Compagnie,
M. de Silhouette, renchérissait encore : « On pose en principe
qu'il ne convient pas à la Compagnie de se rendre dans
l'Inde une puissance militaire, et qu'elle doit se borner aux
objets du commerce. » Le gouvernement anglais accueillit
ces ouvertures, et l'on convint que chacune des deux Com-
pagnies enverrait dans l'Inde un coynmisaaire « chargé
d'établir les affaires sur un pied qui rendît la guerre impos-
sible entre elles, tant que les gouvernements des deux pays
seraient en paix ».
Le choix des Directeurs pour la désignation du commis-
saire français se porta sur l'un d'eux, Godeheu (1), et ils lui
donnèrent mission de faire sur la situation de la Compagnie
dans l'Inde une enquête minutieuse, qui servirait de base à
l'arrangement ultérieur. Le ministre le fit appeler et lui re-
mit un volumineux paquet d'instructions qu'il ne devait
ouvrir qu'en mer. Godeheu s'embarqua en décembre 1753
(1) Il y a eu dans la Compagnie des Indes deux ge'nérations de Gode-
heu. Georg-es Godeheu, négociant de Rouen et député du commerce de
cette ville de 1715 à 1720, fut nommé Directeur de la Compagnie en
janvier 1720: c'est par erreur que MM. Bonnassieux et Leiong font de
lui le successeur de Dupleix dans l'Inde {Procès-verbaux du conseil de
commerce). Mais ce premier Godeheu eut deux fils : Charles-Roltert
Godeheu, dit de Zaimonl et Uodeheu d'Igoville, qui tous deux furent
également Directeurs de la Compagnie. <ieorges Godeheu mourut
en 1739. Godeheu de Zaimonl, qui avait alors le grade de marchand-
principal, lui succéda à la Direction : il fut Directeur à Lorient de 1748
à 1754, puis fut désigné comme commissaire de la Compagnie dans
l'Inde, on il releva Dupleix ; il revint aprt's une année de séjour en Asie
reprendre sa place à la Direction, où il continua à figurerjusqu'en 170.S.
Son frère cadet, Godeheu d'Igoville, fut nommé Directeur en 1751 ; il
remplaça son aîné à Lorient en 1754 et conserva ce poste jusqu'en 1760.
LE GOUVERNEMENT, LA COMPAGNIE ET l'iNDE 397
sur le Duc-de-Bourgogne, qu'aecompagnaienl la Compagnie-
des-Indes, le Montaran et le Neptune ; 1.200 hommes de
troupes allemandes étaient répartis sur ce convoi ; le com-
missaire emportait en outre des fonds importants.
Une fois en mer, il prit connaissance de ses instructions ;
elles étaient minutieuses, elles étaient aussi tout autres qu'il
ne se les figurait ! 11 se croyait chargé de faire une enquête
sur l'administration de Dupleix et il était porteur d'un ordre
de révocation (1) pour celui-ci, signé du Roi lui-même ! Il
devait en le lui communiquant l'inviter à s'embarquer avec
sa famille pour la France. Si Dupleix refusait de se démettre
volontairement, Godeheu devait lui signifier son interdiction,
dont l'ordonnance figurait également dans le paquet, et cette
ordonnance devait être publiée. Enfin, si le gouverneur ne
se soumettait pas plus à cette seconde preuve de la volonté
du Roi qu'à la première, une troisième lettre de cachet auto-
risait Godeheu à se saisir de sa personne, et à le faire em-
barquer ainsi que sa femme et sa fille (:2).
(1) Dupleix fut condamné : d'abord pour le désastre de Trichinopoli,
puis pour les dangers que l'on croyait courir en lui laissant poursuivre
sa politique, enfin pour l'affaire des jagiiirs, c'est-à-dire des pensions
qu'il avait acceptées du soubab et du nabab ; il faut dire qu'un arrêt
du Conseil, rendu le 6 juin 1750 à l'occasion du gouvernement de
Dumas, avait interdit l'acceptation de tout don de cette nature comme
contraire aux lois fondamentales du royaume. Cf. Cultru, op. cit.
(2) « Il est ordonné au sieur Godeheu, commissaire de S. M. et com-
mandant général des établissements français aux Indes Orientales, et
en cas de décès au chevalier Godeheu, de faire arrêter le sieur Uupleix,
de le faire constituer sous bonne et siire garde dans tel lieu qu'il jugera
convenable, et de le faire embarquer sur le premier vaisseau qui partira
pour la France. Fait à Fontainebleau le 22 octobre 1753. » Signé : Louis,
et plus bas : Rouillé. — Godeheu devait également s'assurer de Mme et
de Mlle Dupleix « pour le danger qu'il y aurait à laisser en liberté des
personnes aussi immensément riches, qui pourraient tout tenter pour
remettre en liberté le sieur Dupleix ».
398 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE V
Pendant qu'il accomplissait sa mission, comme nous l'a-
vons raconté, le gouvernement royal mettait la Compagnie
au courant de ces instructions et le public ne lardait pas à
les connaître aussi.
Godeheu porte devant l'histoire la double flétrissure du
renvoi de Dupleixetdu traité de Sadras ; à la vérité, il ne fut
qu'un instrument, et s'il ne sut pas se distinguer de ses col-
lègues du Conseil de Paris par une élévation plus grande
des sentiments et une plus claire conception de nos vrais
intérêts dans l'Inde, il ne fut point peut-être l'être méprisa-
ble, haineux, hypocrite et méfiant que beaucoup d'historiens
nous ont traditionnellement présenté en lui.
Godeheu, depuis longtemps au service de la Compagnie,
occupé du soin exclusif de sa prospérité commerciale, par-
tagea avec ses collègues les inquiétudes, les surprises, les
impatiences que causa à Paris la politique alors incompré-
hensible de Dupleix. Quand il fut désigné, en raison des
bons services qu'il avait fournis jusque-là à la Compagnie
dans des fonctions importantes, pour faire une enquête sur
l'administration de Dupleix, il accepta cette mission avec la
conviction de rendre à la Compagnie un service signalé. On
lui laissa ignorer le véritable but de son voyage, et aucun
détail d'ailleurs n'en fui laissé à son initiative personnelle,
ni à l'égard de Dupleix, ni à l'égard de la Compagnie an-
glaise.
Cette double mission était triste ; il ne sut pas y mettre
une dignité qu'on n'attendait pas, à la vérité, de lui. 11 eût pu
montrer plus de sympalhie envers Dupleix, plus d'habileté
envers Saunders ; mais on n'avait cherché en lui qu'un agent
et non un diplomate, et son attitude envers le disgracié fut
plus correcte que la plupart des auteurs ne l'ont estimé, car
il ne pouvait se jeter dans les bras d'un homme qu'il avait
LE GOUVERNEMENT, LA COMPAGNIE ET l'lNDE 399
pour mission d'arrêter s'il se refusait à se déuiellre (1) ! 11
fut joué par Saunders, mais le gouvernement anglais avait
pris l'engagement d'envoyer, lui aussi, un commissaire, qui
n'aurait sans doute pas eu la connaissance des choses de
l'Inde que possédait l'adversaire de Dupleix, et la partie eût
alors été égale entre les deux négociateurs.
Godeheu, comme tout le monde en France, ignorait où en
était véritablement la situation dans l'Inde : son traité fut
une sottise, parce qu'il ne savait i:.ôme pas de quoi il traitait.
La faute, ici encore, en remontait au gouvernement royal ;
lui seul fut coupable d'ingratitude envers Dupleix, lui seul
fut joué par l'Angleterre, lui seul perdit l'Inde!
(l) Il faut ajouter que les instructions de M. de Silhouette lui re-
présentaient Dupleix « comme un révolté ».
CHAPITRE VI
LA GUERRE DE SEPT ANS, l'eXPÉDITION DE LALLY-TOLLENDAL. - RUINE
UU DOMAINE COLONIAL DE LA COMPAGNIE DES INDES.
Gouvertieoient de Duval de Leyril : maintien de la politique de Dupieix.
— Ouverture de la guerre de Sept-Ans et reprise delà lutte avec la
Compagnie anglaise. — Le gouvernement royal et la Compagnie orga-
nisent en commun une expédition (1757). — Le plan de Lally-Tol-
lendal. — Ses premiers succès : prise de Gondelour et du fort Sainl-
David. — Ses revers : siège de Madras, perte de Masulipatam, siège
et capitulation de Pondichéry (1760-1761). — Traité de Paris (1763).
Godeheu ne resta pas longtemps dans l'Inde ; avec sa mis-
sion achevée, son rôle était fini ; on avait choisi en lui un
commissaire, non un gouverneur définitif, aussi une année
à peine après son arrivée, renlra-l-il en France.
Son successeur fut un des conseillers de Dupieix, Duval
de Leyril (1), homme d'une intelligence moyenne mais de
bon sens ; Godeheu n'avait pu ruiner entièrement l'œuvre de
Dupieix; le traité de Sadras restait lettre morte, rien n'avait
été évacué, Bussy était resté dans le Deccan, la trêve de dix-
huit mois avait seule été exécutée. De Leyril s'efforça de
nous maintenir sur nos positions, attendant de l'avenir quel-
que auxiliaire inconnu qui nous rendrait notre ancienne
puissance. Pas plus que nous, d'ailleurs, les Anglais ne se
crurent obligés de se tenir tranquilles et ils appuyèrent de
(1) Duval de Leyril était le fils du directeur Duval d'Espréménil
(d'après Demis).
LA GUERRE DE SEPT ANS 401
leurs troupes leur allié Méhémet-Ali dans ses prétentions
sur Madura et Tinnevelli. De son côté, de Leyrit soutint l'am-
bilion du roi de Mysore sur le Terriore : on en était donc re-
venu aux procédés du temps passé et si les deux Compa-
gnies n'en venaient pas encore aux mains, il suffirait d'un
prétexte pour les y déterminer ; l'occasion s'en présenta
bientôt.
La paix d'Aix-la-Chapelle ne nous avait pas assez humiliés
au gré de l'Angleterre ; notre commerce renaissait, notre
flotte de guerre se reconstituait et le traité de 1748 avait
d'ailleurs des fissures dont on profila à Londres ; on débuta
par des contestations en Amérique, puis en 1755 l'amiral Bos-
cawen, sans aucune provocation de notre part, nous enleva
deux bâtiments de guerre et nombre de navires de com-
merce. Le gouvernement français prolesta contre ces inqua-
lifiables procédés, mais il ne se décida qu'à regret à une
nouvelle guerre.
En novembre 1756 arriva cependant dans l'Inde la nouvelle
qu'elle avait été déclarée le 17 mai précédent ; il n'y avait
dès lors plus de ménagements à garder, on en vint résolu-
ment aux mains.
De Leyrit avait gardé intacte la petite armée amenée par
Godeheu, 1.150 hommes de troupes européennes ; il avait en
outre 3.000 cipayes: Dupleix n'en avait jamais eu autant! 11
la confia à d'Autheuil revenu récemment de France et tenta
encore une fois de s'emparer de Trichinopoli ; mais ce nou-
veau siège n'eut pas plus de succès que les précédents et il
fallut encore renoncer à l'imprenable cité. Mais Saubinel
qui remplaça d'Autheuil reprit en quelques mois tout leCar-
natic, où les Anglais ne possédèrent plus que Madras et Ar-
col. Pendant ce temps, Bussy triomphait avec l'assistance de
Law du grand vizir qui avait réussi à le perdre dans l'esprit
w. — 26
402 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE VI
de Salabet-Singli, et avait même tenu les Français quelque
temps assiégés dans Haïderabad. Salabel-Singh rappela
Bussy qui rentra à Aurangabad plus puissant que jamais.
La Compagnie anglaise se trouvait alors en présence de
graves événements au Bengale. Le nabab de ce pays, Soura-
jah-Dowlah, lui enleva Calcutta par surprise, le pilla et cou-
ronna sa victoire par d'atroces massacres. La Compagnie
trembla, mais Clive accourut et reprit cette ville. Un accorda
quartier au nabab vaincu, à condition qu'il laisserait attaquer
Chandernagor; Clive s'empara en effet de notre comptoir
qui se défendit pourtant héroïquement, et sa cliute fut la fin
de notre domination au Bengale, où nous n'avions dès lors
plus rien (1).
Aussitôt la guerre déclarée, M. de Machault avait réuni à
Paris les Directeurs de la Compagnie, pour décider avec eux
s'il convenait de continuer ou de suspendre le commerce. Il
proposa le premier parti, et les Directeurs après quelques hé-
sitations s'y rangèrent, sur la promesse que leurs opérations
seraient efficacement protégées par la marine royale. On fit
plus, et les conquêtes de Dupleix eurent au moins, mais bien
lard, le résultat qu'on se décida à agir dans l'Inde d'une façon
énergique : une expédition fut résolue par le gouvernement
et la Compagnie de concert, et le commandement en fut
donné au comte de Lally-Tollendal.
(1) La punition des massacres de Calcutta n'était d'ailleurs que diffe'-
rée ; Clive se retourna bientôt contre le nabab et le vainquit à Plassey
juin 1757, ternissant d'ailleurs sa victoire par le pillage qui la suivit, et
dans lequel il amassa une fortune. La Compagnie ne l'en nomma pas
moins gouverneur du Bengale, et le roi Georges III l'éleva à la pairie.
Néanmoins Clive eut à répondre plus tard de ses indélicatesses devan
le Parlement et si la gloire qui environnait soti nom lui épargna le
châtiment, sos dernières années s'écoulèrent au milieu d'une très
grande impopularité; il se tua en 1774.
LA GUERRE DE SEPT ANS 403
Lally-To)lendal,geiililhomme irlandais chassé d'Angleterre
pour la fidélité de sa famille à la cause des Sluarts, servait
depuis l'enfance dans nos armées, où sa bravoure à la bataille
de Fontenoy lui avait valu le grade de brigadier. C'était un
caractère d'une bouillante impétuosité, une vive intelligence,
une imagination sans cesse en mouvement, un homme à pro-
jets perpétuels et gigantesques. Il avait débuté par organiser
la conclusion d'une alliance entre les gouvernements de
France et de Russie, et si bien réussi, que le cardinal Fleury,
qui n'y tenait point, dut le désavouer; il fut ensuite l'un des
principaux acteurs de la tentative du prétendant Charles-
Edouard et obtint du gouvernement de Louis XV le comman-
dement d'un petit corps de troupes qu'il devait conduire en
Ecosse. Les affaires de l'Inde avaient aussi attiré son atten-
tion et il en avait fait l'objet d'un mémoire qu'il fit parve-
nir au ministère et qui fut l'origine de son choix. Lally avait
suivi attentivement les conquêtes de Dupleix et assisté à la
destruction de son œuvre ; son opinion fut vite établie. 11 y
avait dans cette œuvre, disait-il, des chimères, mais aussi
des résultats sérieux à poursuivre et il échafauda là-dessus
toute une politique: d'abord, et avant tout, chasser les Anglais
de l'Inde et ne s'arrêter que lorsque le dernier d'entre eux
aurait été jeté à la mer ; mais, celte exécution faite, renoncer
formellement à toute possession territoriale dans la pénin-
sule, abandonner même nos comptoirs éloignés : Chanderna-
gor et Mahé, pour concentrer notre domination autour de
Pondicliéry en une seule masse inexpugnable. Ce projet
montrait la plus complète ignorance de la situation de l'Inde,
de la décrépitude de l'empire des Mogols, de l'envahissante
humeur des Mahrattes; il était aussi étranger aux considé-
rations commerciales, car Pondichéry ne réussirait jamais à
drainer vers nos navires tout le commerce de l'Inde 1 Tel qu'il
404 TROISIEME PARTIE. CHAPITRE VI
était cependant, ce mémoire plut à Versailles par sa netteté ;
les Directeurs de la Compagnie, auxquels il fui communiqué,
n'y aperçurent point, chose élonnanle pour leurs tendances
habituelles, l'hérésie économique, et s'enthousiasmèrent à sa
lecture. M. de Moras, qui avait succédé à M. de Séchelles au
contrôle général, rappela Lally de Boulogne, où il attendait
toujours Tordre de s'embarquer pour l'Ecosse, et lui fil ap-
profondir son plan. Le minisire de la guerre d'Argenson qui
le connaissait, l'estimait et le protégeait auprès du Conseil
des ministres, hésitait à aller plus loin. Quand les Directeurs
de la Compagnie vinrent le supplier de donner à Lally le com-
mandement général de l'expédition que l'on préparait : « Vous
vous méprenez, leur dit-il (1), je sais mieux que vous ce que
vaut M. de Lally et, de plus, il est mon ami; mais il faut nous
le laisser en Europe. C'est du feu que son activité; il no
transige pas sur la discipline, a en horreur tout ce qui ne
marche pas droit, se dépite contre tout ce qui ne va pas vite,
ne tait rien de ce qu'il sent, et l'exprime en termes qui ne
s'oublient pas. Tout cela est excellent parmi nous ; mais
dans vos comptoirs d'Asie que vous en semble ? A la pre-
mière négligence qui compromettra les armes du Roi, à la
première apparence d'insubordination ou de friponnerie,
M. de Lally tonnera, s'il ne sévit pas; on fera manquer ses
opérations pour se venger de lui ; Pondichéry aura la guerre
civile dans ses murs avec la guerre extérieure à ses portes !
Croyez-moi, les plans de mon ami sont excellents, mais dans
l'Inde il faut charger un autre que lui de l'exécution. » Pro-
phétiques paroles qui ne furent point écoutées I les Direc-
teurs insistèrent, déclarèrent que c'était précisément l'homme
qu'il leur fallait et qu'il chasserait de l'hide les fripons elles
(«) T. Hamonl, LuHij-ToUcndal, p. 05.
LA GUEllRK DE SEI'T ANS 405
mutins. « Vous le voulez, répondit le ministre, je m'en lave
les mains ; tenez-vous pour bien avertis et mandez à vos
agents qu'ils aient à marcher droit. »
L'expédition fut alors réglée : Lally-ToUendal qui avait le
grade de maréchal-de-camp hors cadres, fut nommé com-
missaire du Roi, syndic delà Compagnie et commandant gé-
néral de tous les établissements français aux Indes avec le
grade de lieutenant-général ; on devait lui donner six vais-
seaux, six bataillons tirés des régiments de Lorraine, de
Berry et Lally, un détachement de génie et d'artillerie. Cette
armée aurait pour ingénieur en chef le chevalier de Villei)a-
tour, et la flotte serait commandée par le vicomte de Choi-
seul ; on emporterait enfin six millions de livres et on parti-
rait en octobre 1756.
Mais on ne fut pas prêt si tôt et les retards successifs per-
mirent de diminuer considérablement ces forces. Aux deux
seconds que Lally avait choisis, on substitua le chevalier
Dure et le comte d'Aché (1), on retrancha deux bataillons,
deux navires de guerre, deux millions de livres ; Lally ré-
clama, on le rassura avec des promesses ; le 2 mai 1757 enfin,
il prenait la mer (2).
(1) Ces deux choix pesèrent d'un grand poids dans la suite sur le
sort de nos armes dans l'Inde. Dure qui appartenait à l'arme du génie
était incapable, et contraria toutes les opérations de Lally, à St-David
et à Madras notamment. D'Aché fut plus pitoyable encore ; marin habile
et brave officier, il fut cependant pour Lally le plus détestable auxi-
liaire ; la pusillanimité de son caractère lui fit toujours craindre de ne
pas être assez fort; il eût pu détruire l'escadre anglaise, et sauver
ensuite Pondichéry, il ne le fit point. Cet homme néfaste porte plus que
Lally la responsabilité de nos désastres. Dure et d'Aché furent d'ail-
leurs parmi les plus intraitables accusateurs de Lally lors de son procès.
— D'Aché, entré dans la marine en 1717, vice-amiral en 1770, mort à
Brest en 1780 {Archives de la Marine) .
(2) Le chevalier de Soupire partit avec une partie de ces troupes un
an avant Lally-ToUendal.
406 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VI
Il partait avec des instructions minutieuses dressées par
M. de Moras : on lui recommandait de rétablir l'ordre et la
discipline dans les troupes do la Compagnie ; on manifestait
la volonté que la Compagnie se retirât complètement de toute
intervention dans les affaires intérieures de l'Inde ; cependant
on lui prescrivait, avant l'évacuation du Deccan, une enquête
sur la situation véritable : le bruit courait que Salabel-Singh
n'était qu'un fantoche, qu'il n'avait jamais été nommé soubab
par la Cour de Delhi, qu'il n'était môme qu'un prétexte pour
se partager les revenus du Deccan. Lally avait toute latitude
pour maintenir ou pour rappeler Bussy et sa troupe selon les
résultats de cette enquête ; on le prévenait seulement que
celle-ci serait délicate, car trop de personnes étaient intéres-
sées à ne rien dire, jusqu'au gouverneur de Leyrit lui-même;
on lui demandait de poursuivre et de détruire « l'esprit de
cupidité qui régnait à Pondichéry » ; on l'invilait à laisser en-
tendre à de Leyrii qu'on était méconleulde le voir continuer
la politique de Dupleix ; enfin on désignait spécialement à
ses coups Gondelour, le fort Saint-David et Madras, c'est-à-
dire les places maritimes avant les villes de l'intérieur ; elles
seraient brûlées et rasées, il ne fallait pas imiter La Bourdon-
nais et les rançonner ; plus tard, on lui désignait Arcot et
Trichinopoli comme les buts les plus importants qu'il pût
se proposer d'atteindre (i).
Lally-Tollendal avait demandé à être investi des pouvoirs
les plus étendus. « Il serait absurde, disait-il, que le général
qui aurait pris Madras, à qui on aurait fail des propositions,
fût dans le cas de répondre à son ennemi : Excusez, Monsieur,
c'est à mon Directeur qui est à Pondichéry qu'il faut s'adres-
ser ; il m'a loué pour me battre, c'est avec lui qu'il faut que
(1) « Mémoire pour servir li'inslriiclioii ;i M. de Lally, lieutenant gé-
néral du Roi ». Archives coloniales (V. T. llamonl, op. cit.).
LA GUERKE DK SEPT ANS 407
VOUS capituliez (1). » Lally avait raison ; il connaissait, on
le voit, la lamentable histoire de La Bourdonnais et il ne
voulait pas se trouver à son tour dans le même cas. Cepen-
dant de Leyrit conservait les fonctions de gouverneur de
Pondichéry et Lally lui-même disait: « Il ne faut pas que
MM. de Leyrit et de Bussy croient quen m'envoyant, on leur
donne un mailre. Ce sont deux hommes à ménager essentiel-
lement; c'est de l'accord parfait entre eux et moi que peut
dépendre le succès ou la perte de la Compagnie (2). »
La traversée dura douze mois ; la faute en tomba sur d'Aché,
excellent marin, mais sans caractère : il perdit son temps
en relâches à Rio-de-Janeiro, au Cap, à l'ile de France.
La flotte anglaise qu'il eût fallu devancer, partie trois mois
après nous, arriva six semaines avant ! Heureusement les
Anglais ne surent pas agir à temps. Enfin, le 28 avril 1738,
on était devant Gondelour : aussitôt Lally manifesta la volonté
d'enlever cette ville par un coup de main. Il laissa d'Aché
devant elle malgré la répugnance de l'amiral à ce projel,
accourut à Pondichéry avec son vaisseau le Duc-d'Orléans
et une frégate, débarqua, et demanda à de Leyrit de faire
prendre les armes à la garnison pour partir le jour même
attaquer Gondelour. Ce fut de la stupéfaction, mais Lally tint
bon ; le soir même il quittait Pondichéry avec 500 hommes
du régiment de Lorraine, 200 hommes des troupes de Pondi-
chéry, quelques milliers de cipayes et 8 canons. Au moment
où l'on préparait l'attaque, 1 escadre anglaise apparut ;
Lally ne s'arrêta pas pour si pea, et laissa d'Aché gagner la
haute mer pour soutenir le combat inévitable (3). Les An-
(1) Lellre de Lally, 1*"" novembre 1756.
(2) Lettre de Lally à M. de Bouiiongne.
(3) Il est assez difficile de connaître exactement les forces dont dis-
posait d'Aché : il y eut en effet plusieurs expéditions successives qui
408 TROISIKMK I'AUTIP:. - CIIAIMTUK VI
glais du foii Sainl-David, qui eussent pu nous gêner, ne
bougèrent point el Gondelour après trois jours d'investisse-
ment capitula. D'Aché ne reparut pas : on apprit qu'il était à
Pondichéry et que la bataille avait été indécise (1); mais
cela importait peu à Lally qui se prépara aussitôt à assiéger
le fort Saint-David lui-même.
On manquait de tout pour un pareil siège, car on n'avait
que 6 mortiers à opposer aux 194 bouches à feu des Anglais ;
Lally, après avoir réclamé inutilement des canons à de
Leyrit, alla les chercher lui-même à Pondichéry, d'où il les
ramena, non sans avoir pris violemment à parti le Conseil
Supérieur qu'il rendait responsable de ces retards. Enfin
muni du matériel nécessaire, il prit d'assaut les premiers
ouvrages et ouvrit le feu contre la citadelle^ qui capitula le
2 juin 1758; il fit sauter les remparts et raser les caserne-
ments, puis, sans perdre un jour, il envoya d'Estaing s'empa-
rer de Divicolta que les Anglais évacuèrent ; et pendant qu'il
rentrait lui-même triomphant dans Pondichéry, ceux-ci se
fortifiaient en hâte dans Madras 1
partirent de France à peu d'intervalle, et qui amenèrent, semble-l-il,
des modificalions dans la composition de la force navale qui resta dans
la mer des Indes. M. de Verdière, dans un mémoire conservé aux
Archives nationales, donne la composition suivante pour « l'escadre
de M. de Lally » : Comte-de-Provence, Diic-de-Bourgogne, Saint-
Louis, Sylphide, Reine, Compngnie-des-Indfs, Ditc-dVrlédns, Sé-
chelles, Berry, Bristol, Rubis et une galiote à bombes. D'autre part,
des états relatifs aux prises faites par l'escadre de d'Aché el con-
servés à l'Arsenal de l.orient donnent pour cette escadre celle compo-
sition : Zodiaque, Vengeur, Condé, Chameau, Baleine, Sylphide, Dili-
gente, Renommée, Pénélope, Eléphant. Enlin, un mémoire anonyme
conservé aux Archives nationales attribue à cette même escadre 10
vaisseaux de guerre, 2 frégates et 4 navires de transport, en tout seize
bâtiments.
(1) D'Aché avait eu à celte alTaire 8 navires en ligne ; le Bien-Aimé
fit côte après la bataille.
LA GUERRE DE SEPT ANS 409
L'effet de la prise du fort Saint-David fut énorme : la poli-
tique de Godeheu était oubliée ; c'était le glorieux temps de
Dupleix qui renaissait I Lally n'aurait eu qu'à le vouloir pour
se rendre tous les princes indigènes favorables ; Dupleix se
fût empressé de le faire, mais lui ne le voulut pas, car il dé-
daignait trop les « Maures » pour chercher parmi eux des
alliés. Bien mieux, il résolut en pleine victoire de rappeler
Bussy du Deccan, et il lui écrivit le 13 juin 1758 : « Le Roi et
la Compagnie m'ont envoyé dans l'Inde pour en chasser les
Anglais ; tout autre intérêt m'est étranger. Il m'importe
peu qu'un cadet dispute le Deccan à son aîné ou que tels ou
tels rajahs se disputent telles ou telles nababies. . . . Je me
borne seulement à vous retracer ma politique en trois mots ;
ils sont sacramentaux : plus d'Anglais dans la péninsule.
Vous vous mettrez donc en marche sitôt cet ordre reçu, avec
tous les Européens qui sont à vos ordres (1). » Bussy fut
atterré ; juste à ce moment le nabab du Bengale, dépos-
sédé par les Anglais, sollicitait son appui, et il fallait aban-
donner complètement l'œuvre de tant d'années et d'efforts 1
Il obéit, mais il espérait encore convaincre Lally de l'oppor-
tunité de conserver le Deccan. De Leyrit insista dans lo même
sens ; mais rien n'y fit. « Quand je reçois une lettre de M. de
Bussy, répliquait Lally, j'imagine recevoir des nouvelles des
Petites-Maisons. . . . Peut -on garder son sang-froid en lisant
les lettres d'un honnne qui vous écrit sérieusement qu'avec
cent cinquante galeux il balance s'il se portera sur la capi-
tale du Mogol, ou s'il descendra avec toutes les forces que
Dieu lui a données pour faire une irruption dans le Bengale.
Mon avis est que, lorsque ce monsieur viendra, on le fasse
saigner et traiter tout de suite, s'il y a encore quelque chance
de guérison (2). »
(i) T. Hatnont, Lalty-ToUeivlal, p. 94.
(2) Lally-Tollendal à M. de Leyrit, ibidem^ p. 98.
410 TROISIÈME l'AUTIE. — CHAl'IÏUE VI
Lally avait d'autres projets en tête : il voulait profiter du
désarroi des Anglais pour marcher tout de suite sur Madras,
et il avait en effet toutes les chances de succès ; mais pour
cela il lui fallait le concours de la flotte. Or, après l'action
indécise au large de Gondelour, d'Aché avait mouillé à Pon-
dichéry et s'était absorbé dans la réparation de ses avaries ;
déjà Lally n'avait pu le décider à lui donner son concours
pour le siège du fort Saint-David : cette fois d'Aché répondit,
qu'avant de songer à Madras il fallait courir sus aux navires
anglais en route pour rallier leur escadre, et il partit effecti-
vement pour aller croiser entre Ceylan et la côte indienne.
Lally le somma de revenir ; d'Aché revint, mais nullement
convaincu. On le conjura d'aller attaquer l'escadre anglaise
elle-même, mouillée devant Madras, pour couvrir la marche
de l'armée; d'Aché répondit qu'il n'était pas prêt et il fut
impossible de l'y décider ; il se retira sur son navire et ne
bougea plus. Lally ne pouvait rien sans lui contre Madras, il
se résigna avec dépit et de Leyrit le désespéra en lui annon-
çant qu'on n'avait plus d'argent. Une idée fut suggérée par
le père jésuite Lavaur, un confident de Dupleix, qui fut
fortement appuyée par de Leyrit et le Conseil (1) : c'était de
rançonner le roi de Tanjore, sous prétexte d'une dette de
cinq millions de roupies par lui dues à Ghanda-Sahib notre
protégé. Lally refusa d'abord : c'était en effet contraire à ses
ordres et à son plan ; puis il céda et conçut aussitôt le projet
de s'emparer en même temps de Trichinopoli, faisant ainsi
d'une pierre deux coups.
(1) Le père Lavaur, qui élail supérieur du couvent de son ordre à
Pondichéry, semble avoir joué dans les événements de l'Inde un rôle
important par l'influence très considérable qu'il possédait ; il fut un
ami de Dupleix, mais il se montra, comme tout le monde à Pondichéry,
très hostile à Lally-Tollendal, et son témoignage dans le procès de ce
dernier lui nuisit beaucoup.
LA GUERRE DE SEPl ANS 4 1 1
Une fois décidé, il n'avait pas coutume de perdre son
temps ; on partit le 19 juin, après avoir envoyé sommation
au sultan de payer les 5 millions de roupies en question. Ce ne
fut qu'au prix de grandes souffrances qu'onatteignit cette ville
qu'un court combat nous permit cependant de cerner, et le
sultan demanda bientôt à négocier. Il nia la dette, non envers
Chanda-Sahib, mais envers la Compagnie ; néanmoins il offrit
3 lacks de roupies, si les Français consentaient à évacuer le
pays. Lally réclama 4 lacks, le sultan habilement traîna les
choses en longueur et implora l'assistance des Anglais de
Trichinopoli. Bientôt les Mahratles nous harcelèrent et la
ville ouvrit le feu contre nous ; Lally, qui n'avait plus de
vivres ni de munitions, allait cependant venir à bout des
assiégés, quand il reçut la nouvelle que d'Aché avait été
battu et que Tescadre anglaise bloquait Karikal. Le conseil
de guerre qu'il réunit se prononça pour la levée du siège ;
mais quand on arriva à Karikal, on apprit qu'on avait été
trompé et que les Anglais n'avaient même pas attaqué !
Ainsi Lally rentrait à Pondichéry après un échec complet ;
il épancha sa colère sur le Gouverneur, sur le Conseil, sur la
Compagnie, traitant tout le monde de voleur! Il ne se décou-
ragea pas cependant, et résolut de reprendre contre Madras
ses anciens projets ; son lieutenant d'Eslaing convainquit
le Conseil, mais d'Aché refusa comme la première fois d'y
prendre part; chose plus grave, il annonça que la mousson
prochaine le forçait d'aller hiverner à l'île de France, et le
2 septembre sa flotte disparaissait en effet dans le Sud !
Le vainqueur de Saint-David avait été accueilli à Pondi-
chéry par un silence glacial qui ne fit que l'irriter davantage,
et il eut bientôt toute la colonie contre lui. Ne pouvant rien
contre Madras, il se retourna vers les villes de l'intérieur et
choisit cette fois Arcol ; le plan était bon, car c'était une con-
412
TROISIEME PAUTIE. CHAI'ITHE VI
Irée riche et nous pouvions y trouver l'argent qui nous man-
quait ; ce serait en outre un coup terrible pour les Anglais.
Méliémet-AIi Toccupait toujours, mais les prétendants ne
manquaient pas, que l'on pouvait mettre à sa place. Lally se
déclara pour Bajah-Sahib, fils de Chanda-Sahib : ce n'était
pas conforme à ses principes et ce n'élail pas non plus l'avis
de de Leyrit et du Conseil qui préféraient le frère de Salabel
Singh, Bassalel-Singh ; mais Lally passa outre. Sur ces
entrefaites Bussy arriva ; Lally l'accueillit froidemenl, l'é-
coula plaider longuement pour le maintien de notre puis-
sance au Deccan, mais refusa de l'y renvoyer (1). On entra
en campagne : d'Estaing s'empara de Timeri, Soupire de Ca-
ranguli, Grillon de Trivalur, Lally lui-même entra dansArcol
et y fit proclamer Rajah-Sahib nabab du Carnatic. Une seule
place de la nababie restait aux Anglais, c'était Chengalpat sur
la roule de Madras à Fondichéry ; Lally marcha contre elle,
mais une mutinerie des troupes de la Con)pagnie, dont la
solde n'avait pas été payée, l'arrêla, il dut abandonner ses
projets et rentra désespérée Pondichéry.
Il n'y resta pas longtemps, car on y manquait de tout et il
craignait avec raison l'inaction plus que tout autre mal pour
ses troupes. Une troisième fois il décida de marcher sur
Madras; d'Eslaing le soutint encore chaleureusement, la
campagne fut décidée et l'on se mit en route le 12 novembre
en pleine saison des pluies. On n'avait pas d'Aché, mais l'es-
cadre anglaise qui hivernait à Sural n'élail pas à craindre,
(1) Bussy commit, il est vrai, une lourde faute ; trompé par des avis
reçus de Poudiciiéry, il crut pouvoir offrir à Lally 50.000 roupies et un
diamaul de 100.000 livres, pour qu'il le renvoyai au Deccan. Lally, qui
depuis longtemps accusait Bussy de ne tenir à sa conquête que pour
les revenus qu'il y puisait, crut en (enir la preuve irréfutable : Bussy
fut dès lors perdu dans son esprit.
LA GUERRE DE SEPT ANS 413
croyait-on. Le 11 décembre on arriva devant Madras et les
Anglais après un court combat furent repoussés derrière
leurs remparts; la ville noire fut bientôt prise et pillée par
nos soldats exténués par les privations. Le gouverneur Law-
rence, à la vue de ce désordre, fit sortir l'élite de ses trou-
pes ; un combat furieux s'engagea, d'Estaing fut fait prison-
nier et le bataillon de Lorraine commençait à plier quand
Lally lui-même le ramena au feu. Les Anglais après une
belle résistance furent débordés et s'enfuirent (1).
Malheureusement, le siège offrit de grandes difficultés;
l'armée assiégeante manquait de tout et Lally supplia de
Leyrit de lui envoyer en hâte de la poudre, des boulets, des
vivres. L'argent faisait défaut et il redoutait quelque nouvelle
révolte ; il s'emportait à tout propos. « L'enfer m'a vomi,
disait-il, dans ce pays d'iniquité (2). » Aucun secours ne venait
de France, car d'Aché retenait à l'île de France à son profit
les hommes et l'argent qu'on envoyait à Pondichéry ! Il ne
laissa passer qu'un million et quelques hommes que le
général accueillit avec joie.
Celui-ci était fort mal secondé par son ingénieur, le cheva-
lier Dure, et le découragement gagnait son entourage ; il
résolut de risquer tout dans un violent assaut et il faillit
réussir ; mais les Anglais s'aperçurent à temps de la sur-
prise et tout échoua. Lally ne se découragea point et remit
au 16 février un deuxième assaut. Hélas! dans la journée
même, six grands vaisseaux apparurent à l'horizon : c'était
l'escadre anglaise ! il fallut lever le siège et retourner en
hâte couvrir Pondichéry à la merci d'un coup de main ; sa
(1) Grillon accourait avec le bataillon de Laily pour leur couper la
route de la ville ; une intervention malencontreuse et inexpliquée de
Bussy l'arrêta et conserva à Madras sa garnison.
(2) T. Hamont, Lally-Tollendal, p. 154.
414 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE VI
retraite, d'ailleurs, ne fui point inquiétée par les Anglais.
Pondicliéry accueillit Lally avec mécontentement de la levée
du siège, avec satisfaction d'assister à un nouvel échec du
général qui était craint et détesté. Une nouvelle douloureuse
vint bientôt l'arracher à cette pénible situation ; les Anglais,
appelés par le rajah de Vizanapur, venaient démettre le siège
devant Masulipatam que défendait le chevalier de Contlans
avec 500 Français et 6.000 cipayes. Lally refusa de laisser
partir Bussy que désignait le Conseil et envoya Moracin au
secours de cette place, mais 11 était déjà trop tard ; Gonflans
avait capitulé quelques jours avant l'arrivée de Moracin et
de sa petite armée (15 avril 1759). La perte de Masulipatam
était d'une importance capitale ; aussitôt, en effet, le soubab
du Deccan, notre allié et notre créature, Salabet-Singh, bien
sûr de n'avoir plus rien à espérer de nous, proposa son
alliance à Clive et céda pour l'obtenir Masulipatam à la Com-
pagnie anglaise.
Ainsi, il ne restait plus rien des conquêtes de Dupleix et
de Bussy 1 Lally comprit trop lard qu'il avait fait fausse roule;
il pria Bussy d'accepter le commandement d'une petite troupe
qu'il conduirait auprès de Salabel-Singh, pour rétablir noire
influence détruite et le détacher de l'alliance anglaise ; mais
Bussy refusa, car il estimait noire crédit définilivemenl perdu
au Deccan I
Le 15 août 1759, la frégate la Gmciewse apporta des instruc-
tions du ministère : Lally recevait les pouvoirs les plus éten-
dus pour corriger tous les abus et les malversations dans la
Compagnie, mais on lui adjoignait officiellement Bussy avec
le titre de commandant en second. Celui-ci, satisfait, dé-
clara à Lally qu'il fallait ranger à notre influence Bassalet-
Singh, et, puisqu'on avait reconnu son rival Rajah-Sahib, le
mieux était, selon lui, de conclure un arrangement entre ces
LA GUERRE DE SEPT ANS 415
deux princes. Lally dut se rallier à ce plan, le seul judicieux,
et donna à Bussy un détachement avec du canon pour rejoin-
dre Bassalet-Singh ; mais, avec une partialité regrettable, il
ne consentit point à reconnaître le mérite de son lieutenant,
et il écrivit à M. de Silhouette les pires injures sur le compte
de ce rival qu'il détestait (1).
Sur ces entrefaites, d'Aché, que l'on avait désespéré de re-
voir dans l'Inde, reparaissait à Pondichéry avec 11 vaisseaux
et Lally se crut au bout de ses tourments ; mais d'Aché n'avait
pas changé; le 2 septembre, à la hauteur de Trincomali, il
avait rencontré l'escadre anglaise qui cherchait à lui barrer
le passage ; on s'était battu, il avait passé, mais il n'avait pu
prendre ni détruire aucun des navires ennemis et il s'esti-
mait vaincu. Il offrit de débarquer 50 hommes et 40.000 livres,
ajoutant qu'il ne pouvait rien de plus et qu'il allait reprendre
la mer. Ce fut de la consternation ; on le supplia de rester
jusqu'au départ de la flotte anglaise, mais d'Aché ne se laissa
pas convaincre, et partit. Aussitôt Lally rassembla le Conseil ;
une protestation solennelle fut rédigée, déclarant qu'il serait
demandé justice au Roi d'une pareille conduite (2) ; d'Aché
put être rejoint ; il revint, mais déclara de nouveau qu'il par-
tirait ; cependant il consentit cette fois à donner 450 matelots.
(1) «■ De tous les grands criminels condamnés au supplice de la
roue, disail-il, il n'en est pas un dont les crimes approchent de ceux
de Bussy. » T. Hamont, Lally-Tollendal, p. 214.
(2) Cette protestation figure aux Archives nationales dans les papiers
de M. de Verdière relatifs à la guerre dans l'Inde (1755-1759). F50-i.
< Il a été résolu, y était-il dit, d'assembler un conseil national, lequel
a prolesté unanimement contre votre départ précipité, vous déclarant seul
responsable de la perte de cette colonie. Il a été délibéré en consé-
quence qu'il en serait porté plainte au Roi et au ministre pour en deman-
der justice, la Compagnie n'ayantjamais eu d'autre objet en demandant
des vaisseaux au Roi que celui de sauver ses établissements au risque
de ces mêmes vaisseaux »
416 TROISIÈME PARTIE, CHAPITRE VI
Le 27 septembre apparut l'escadre anglaise qui croyant
d'Aché parti, s'avançait sans méfiance ; on aurait pu la bat-
tre à plate coulure, mais d'Aché gagna le large sans même
engager le combat et ne revint plus !
La situation était alors fort grave à Pondichéry ; l'opinion
publique était exaltée au plus haut point contre Lally, dont
tous les actes étaient entravés par une mauvaise volonté gé-
nérale ; l'armée n'avait pas été payée depuis dix mois, elle
manquait de vivres, de vêtements, de tout ; le 17 octobre, le
bataillon de Lorraine se révolta, toute l'armée le suivit et
alla camper hors des murs de la ville, chassa ses officiers et
élut généraux deux simples sergents, puis adressa à Lally une
sommation d'avoir à payer la solde sous quatre jours! Le
général indigné envoya Grillon parlementer, pendant qu'il
forçait le Conseil à porter comme lui toute sa vaisselle à la
Monnaie pour en faire quelque argent. Les mutins se soumi-
rent el Lally, pour éviter une nouvelle surprise, envoya une
partie de l'armée à Arcot et donna l'autre à Grillon, pour
marcher sur Gheringam dont la prise pourrait nous procurer
des ressources. G'élait une faute, car on se privait ainsi de
tout appui; les Anglais le surent et en profitèrent; Wan-
diwash (1) fut attaqué et pris, et bientôt Arcot fut assiégé par
eux.
Grillon avait enlevé brillamment Gheringam, mais il n'y
avait pas trouvé d'argent et on dut le rappeler. Pour comble
de malheur, on apprit que Bussy avait échoué dans sa mis-
sion auprès de Bassalel-Singh, dont la révolte récente des
troupes françaises avait changé les bonnes dispositions. Il
revenait en effet au prix de grandes difficultés, mais il apprit
en route le siège d'Arcol, et ayant rallié les troupes chassées
de Wandiwash, força les Anglais à se retirer.
(1) Ou moins exactement Vandavachy.
LA GUERRE DE SEPT ANS 417
Lally était désespéré; il parlait d'abandonner le commande-
ment à Bussy et de marcher lui-même sur Trichinopoli. Fina-
lement il se dirigea sur Wandiwash avec 2.300 Européens,
une cavalerie de Mahraltes et les cipayes. Les Anglais sous les
ordres du colonel Goole s'étaient postés entre Madras et Wan-
diwash sur la rive duPalar ; Lally enleva Gonjivaron d'où ils
tiraient leurs vivres etprit d'assaut la ville de Wandiwash, mais
le fort résista et on perdit une semaine en préparatifs contre
lui ; le chevalier Dure prenait des dispositions « comme s'il se
fût agi d'assiéger Luxembourg » (1). Lally inquiet manda à
Bussy de venir le rejoindre ; à peine celui-ci élait-il arrivé
qu'on fut attaqué, le 22 janvier 1760 : à la première décharge
les Mahrattes tournèrent bride et s'enfuirent ; Lally prit
lui-même la tête de sa cavalerie européenne, mais celle-
ci lâcha pied à son tour, laissant le général seul en face de
l'ennemi ; le bataillon de Lorraine s'élança à la baïonnette
et son choc fut terrible, mais les réserves de Coote le rejetè-
rent en désordre. Bussy rallia de nouveau les troupes qui
hésitaient et les mena trois fois à la charge, mais les An-
glais avaient pu opérer un habile mouvement tournant et
nous débordèrent : une panique mit les nôtres en fuite, et
Bussy fut pris. Lally arrêta cependant la déroute, emmena
10 de ses canons, encloua les 8 autres qu'il ne pouvait sau-
ver, puis il se replia sur Pondichéry.
La bataille de Wandiwash, qui ne rendait pas la situation
désespérée, affola cependant Lally ; il injuria le gouverneur
et les conseillers, fit même emprisonner l'un d'eux, M. de la
Selle ; il voyait partout des traîtres, et se croyait sans cesse
entouré de complots, mais Pondichéry assistait avec satisfac-
tion à ce désespoir qui le vengeait !
(1)T. Hamont, Lally-Tollendal, p. 240.
w. - il
418 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VI
Les Anglais, d'abord surpris de leur victoire, en avaient vite
profité. Arcol, qui avait une garnison de 850 hommes et pou-
vait résister longtemps, se rendit à eux après un siège de
huit jours; puis successivement Clieloupet, Timeri, Divicotta
tombèrent, Gingi seul tenait encore.
Lally comprit la gravité de cette situation ; il voulut repren-
dre l'offensive, mais l'armée se mutina encore en réclamant
sa solde, et le 25 février 1 760, au moment où au prix d'efforts
désespérés on avait pu la satisfaire, l'escadre anglaise jetait
l'ancre devant Pondichéry !
Coole, de son côté, avançait rapidement : Valdaour, puis
Karikal tombèrent entre ses mains ; Lally s'établit à Oulgaret,
à peu de distance de la ville, et pendant trois mois les deux
commandants se contentèrent de s'observer. Lally avait de-
mandé l'assistance du roi de Mysore, et en cédant Tiagar il
en obtint la promesse d'un secours de 8.000 hommes et d'un
important convoi de vivres, mais les Anglais les dispersèrent
au passage.
Lally, réduit à ne plus compter que sur lui-même, attaqua
dans la nuit du 3 septembre 1760 : les Anglais devaient être
tournés, mais le bataillon de l'Inde qui devait faire ce mou-
vement tournant, fit volte-face et regagna la ville ; il fallut
se retirer. Bientôt les Anglais se furent emparés des redou-
tes qui défendaient les abords de Pondichéry, et l'on dut
s'y enfermer. L'ennemi qui comptait 5.000 Européens et
10.000 cipayes, n'en tenta point le siège et se contenta d'un
investissement. Les sorties tentées par Lally ne purent
rompre ses lignes, et l'escadre anglaise tenant la mer de-
vant la ville, l'isolement de celle-ci était complet. Pour com-
ble d'infortune, une sédition réunit contre le général tous les
employés de la Compagnie, parmi lesquels de Leyrit, malgré
ses griels contre lui, se conduisit seul en homme de cœur.
LA GUERRE DE SEPT ANS 419
La population de Pondiehéry se montra au-dessous de tout;
sans égard pour sa situation difficile, elle accablait Lally
d'injures et de sarcasmes, le menaçait de mort, peut-être
même chercha à l'empoisonner ! Lally sombre, irrité, malade,
ne se montrait plus, mais il était décidé à tenir jusqu'au
bout et attendait contre tout espoir le retour de d'Aché. Celui-
ci, malgré le Gouverneur et le Conseil de l'ile de France, re-
fusa de faire voile pour Pondiehéry (1). On fut bientôt à bout
de vivres et il fallut chasser les Indiens de la ville ; enfin
après cinq mois de siège on capitula, le 16 janvier 1761 .Coote,
après avoir exigé la reddition pure et simple, consentit à
prendre l'engagement que Pondiehéry ne serait pas rasé ;
mais le gouverneur de Madras, Pigot, ne voulut pas recon-
naître celte concession. Lally fut emmené prisonnier à Ma-
dras, et protégé à grand'peine par les vainqueurs contre une
populace en fureur, et le 10 mars 1762 il fui embarqué pour
l'Europe, tandis que Pondiehéry était rasé de fond en comble
par l'implacable gouverneur (2) !
(1) Les autorités des Iles avaient supplié d'Aché de prendre la mer
pour deux motifs, d'abord le péril que courait Pondicnéry, puis la
famine dont la présence de l'escadre les menaçait elles-mêmes. On en
vint ensuite aux menaces, on refusa de fournir à l'amiral le pain dont
il avait besoin : rien ne réussit à le faire sortir de son immobilité inex-
cusable. Enfin une partie de son escadre fut jetée à la côte de l'île par
un ouragan en janvier 1760, peu de temps avant l'investissement de
Pondiehéry, ce qui justifierait sa non-intervention si par sa coupable
obstination il n'avait pas été au-devant de ce désastre.
(2) Lally fut conduit en Angleterre, mais obtint de rentrer en
France prisonnier sur parole. Les conseillers de Pondiehéry, les fonc-
tionnaires de la Compagnie, ses propres lieutenants réclamaient alors
au Roi justice contre lui et l'opinion publique qu'indignaient les dé-
sastres de la guerre le regardait comme un traître et l'accusait d'avoir
vendu l'Inde aux Anglais. Le gouvernement royal ne put lui résister;
Lally fut mis à la Bastille et y resta 19 mois sans être interrogé ; on
espérait en effet voir s'apaiser l'opinion, mais on n'y réussit point et il
420 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE VI
La chute de Mahé, dont les Anglais s'emparèrent ensuite
sans difficulté, consomma la ruine de la puissance française
dans la péninsule ; quand la guerre prit fin, tous les comp-
toirs indiens de la Compagnie étaient en la possession de sa
rivale, l'œuvre patiemment poursuivie pendant un siècle,
pour donner à la France un domaine colonial dans celle
partie du monde, était détruite par une catastroplie terrible
dont la politique imprévoyante du gouvernement de Louis XV
supportait toute la responsabilité.
Hélas ! à cette lieure même, à l'autre extrémité du monde,
un désastre aussi cruel atteignait une autre partie de notre
empire colonial, et le Canada succombait comme l'Inde,
victime des mêmes fautes et malgré d'aussi éclatantes
preuves de vaillance,
La perte de ses comptoirs de l'Inde ne fut pas d'ailleurs la
seule dont eut à souffrir la Compagnie des Indes ; contre une
attaque systématique et puissante comme celle dont le gou-
vernement anglais, plus clairvoyant que le nôtre, l'accabla à
litre de mandataire de sa propre Compagnie, elle ne pouvait
avec ses faibles ressources se défendre partout aussi long-
temps que dans l'Inde ; aussi ses colonies d'Afrique, livrées
à leurs propres forces, succombèrent-elles sans difficulté ;
fallut se résoudre à ouvrir le procès de l'infortuné général. Il comparut
le l»"" avril 1764 devant le Parlement sous l'inculpation de haute trahison
et de concussion. L'inslruclion fut conduite avec une grande partialité
et aux accusations que vinrent porter contre lui ses anciens compa-
gnons : d'Aché, Dure, de Leyrit, Bussy, Moracin, on lui laissa à peine
le moyen de répondre: il fut condamné à mort. Le Roi, qui eût voulu
le sauver, ne crut pas devoir le faire et Lally refusa de s'enfuir comme
on lui en offrit l'occasion : il fut décapité en (irève le 9 mai 1766. Dix
années plus tard, son fils réclama sa réhabilitation et le Conseil du Roi
cassa l'arrêt qui l'avait condamné, mais cette réhabilitation elle-même
fut refusée à sa mémoire par les Parlements de Rouen et de Dijon.
LA GUERRE DE SEPT ANS 421
Saint-Louis et Gorée, qui n'avaient qu'une 1res petite garni-
son, lombèrenl bien vite ; le Sénégal et la Guinée furent
occupés par des troupes débarquées des escadres an-
glaises (17d8).
En France même elle fut cruellement atteinte ; si Lorient
ne fut pas menacé comme dans la guerre précédente, Belle-
Ile qui lui appartenait, où elle avait des magasins et des ap-
provisionnements importants, vit l'amiral Keppel débarquer
12.000 hommes auxquels elle ne put opposer aucune résis-
tance ; la citadelle du Palais fut prise d'assaut et le gouver-
vernement royal repoussa l'offre du corsaire Cornic-Dufresne
qui proposa d'aller incendier la flotte anglaise à son mouil-
lage (1760).
La paix fut rétablie par les préliminaires du 13 novembre
1762 etlaliquidation de cette guerre désastreusefut accomplie
par le traité de Paris, 10 février 1763. On sait quelles en furent
les conditions : notre empire colonial fut démembré, et la ma-
jeure partie en passa aux mains des vainqueurs. Du domaine
delà Compagnie ilnelui fut rendu quedes débris; dans l'Inde,
elle recouvra les cinq comptoirs de Pondichéry, Chanderna-
gor, Mahé, Karikal et Yanaon, mais chacun d'eux fut enserré
dans un étroit territoire qu'entouraient les possessions an-
glaises et la Compagnie dut s'engager à ne jamais les forti-
fier, et à n'y entretenir que le nombre d'hommes armés in-
dispensables pour y exercer la police. On lui rendit également
les loges de Surat, Calicut, Balasor, Daca, Gassimbazar,
Palna, Jougdia, et il lui en fut accordé une à Masulipatam,
la capitale de son ancienne province des Circars ! Au Sénégal
elle fut remise en possession de Gorée, mais Saint-Louis
resta aux mains des vainqueurs ; en Amérique, la perte du
Canada détruisit son commerce du castor, celle de Saint-
Domingue lui enleva la fourniture des nègres à cette colonie.
422 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VI
C'est avec ces débouchés réduits, dans ces comptoirs rui-
nés par la guerre, qu'elle dut reprendre ses opérations com-
niercialea ; le relèvement de celles-ci fut néanmoins rapide;
elle s'altaclia à reconstruire Pondichéry, à éteindre les det-
tes considérables qu'elle avait contractées dans l'Inde pen-
dant la guerre (1) ; mais elle ne devait point cependant ob-
tenir la récompense de ces très méritoires efforts, car six
années seulement après que le retour de la paix lui eût rendu
sa liberté d'action, son privilège était suspendu par le gou-
vernement royal et sa chute suivait ainsi de près celle de
l'empire colonial qu'elle s'était trouvée impuissante à dé-
fendre.
(1) En 1764 elle rendit au Roi les îles de France et Bourbon qui
furent incorporées au domaine de la Couronne (Editd'aoùl 1764, art. 2).
CHAPITRE VII
L ADMINISTRATION DE LA COMPAGNIE DES INDES,
I. — L'adminislration centrale ; ses origines : l'Occident et la Compagnie
des Indes Orientales; ses successives transformations. — Organisa-
tion du 29 août 1720. — Organisation du 23 mars 1723 : le Conseil
des Indes. — Organisation du 30 août 1723. — Organisation du 23
janvier 1731. — Organisation définitive du 11 juin 1748. — Régie
des affaires de la Compagnie : les départeoients, les bureaux, les
assemblées d'administration. — Les acteurs : le Commissaire du Roi,
les Directeurs, les Syndics, les Actionnaires. — Réforme de cette
administration par l'édit d'aoiît 1764.
II. — L'administration coloniale. — Ses principes; sa constitution:
gouvernements et comptoirs. — Les Gouverneurs et les Conseils. —
Le personnel colonial. — Troupes de la Compagnie. — Etude parti-
culière des possessions de la Compagnie en Amérique, en Afrique et
en Asie.
I
L'administration de la Compagnie des Indes fut certaine-
ment l'un des organismes les plus importants de la France
du xvni^ siècle ; elle est cependant fort peu connue, et il faut
ajouter assez difficile à connaître, car elle a disparu, pour-
rait-on dire, sans laisser de traces et la complexité qui fut
son caractère principal, en rend dans ces circonstances
l'étude fort malaisée.
Ce que l'on appelle aujourd'hui la grande administration
était déjà constituée sous le règne de Louis XV, telle à peu
de chose près que nous la connaissons. Le gouvernement
royal en avait le premier montré l'exemple et les grands
424 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VII
services publics étaient déjà des machines compliquées et
délicates, résultat forcé de la centralisation à laquelle avaient
tendu et abouti les efforts de la monarchie depuis un siècle.
Dans les ministères s'agitait un monde d'administrateurs,
d'employés et de commis de toute sorte, dont les occupations,
les habitudes et les physionomies même n'ont guère dû
changer depuis lors, en dépit des bouleversements politiques
et sociaux. Mais il y avait aussi dès cette époque de grandes
administrations privées, à qui l'importance de leurs affaires
et des rapports fréquents avec la machine gouvernementale
avaient fait adopter une semblable organisation : la Compa-
gnie des Indes fut l'une des premières et resta l'une des plus
considérables (1).
Héritière des règles et des traditions de la Compagnie de
Colbert, à laquelle celui-ci avait imposé l'esprit méthodique
du grand règne, elle l'était aussi des procédés de travail fié-
vreux et brouillons du Système, de la Banque, et de l'Occi-
dent, et elle garda de cette double origine un caractère fort
curieux, fait d'ordre et de désordre, de grandeur et de peti-
tesse.
Cette organisation, en raison même de ces tendances con-
tradictoires, ne fut pas l'œuvre d'un jour ; elle subit au con-
traire de successifs et importants remaniements et ne revêtit
que fort tard une forme définitive.
Le siège social de la Compagnie fut naturellement fixé à
Paris, comme l'avaient été ceux de la Compagnie de Colbert
et de toutes les grandes Compagnies de commerce anté-
rieures ; les constantes et étroites relations qu'elle était appe-
lée à entretenir avec le gouvernement royal et la réunion
(1) On peut encore citer l'administration, très importante également,
de la Ferme Générale, et un certain nombre d'autres.
l'administration de la compagnie des INDES 42 îî
dans celle ville de la majeure partie des intérêts qu'elle re-
présentait, imposaient d'ailleurs cette solution, et Law l'éta-
blit dès le début dans l'hôtel du président Tubeuf, rue Neuve
des Petits-Cliamps, qui lui lit un cadre digne d'elle et resta
jusqu'à sa chute V Hôtel de la Compagnie des Indes {\).
L'administration de la Compagnie d'Occident, qui fut le
point de départ de la sienne, avait été fixée par l'édit qui
constitua cette Compagnie au mois d'août 1717. Elle était
confiée à six Directeurs dont le Roi s'était réservé la nomi-
nation pour la première fois, mais qui devaient être régu-
lièrement remplacés par les actionnaires et par moitié tous
les deux ans (2). Les actionnaires devaient être réunis tous
les ans en assemblée générale (3), pour entendre et approu-
ver le bilan de l'exercice précédent et voler ensuite la répar-
tition des bénéfices; enfin la possession de 50 actions était
exigée pour avoir dans cette assemblée voix délibéra tive (4).
Cette constitution n'eut guère le temps, il est vrai, d'être
expérimentée, car les vingt mois qui séparèrent la création
de l'Occident de celle de la Compagnie des Indes s'écoulèrent
rapidement au milieu des spéculations précipitées du Sys-
(1) L'hôtel Tubeuf dont la façade est rue des Petits-Champs et qui
occupe une grande partie de la rue Vivienne, fait aujourd'hui partie de la
Bibliothèque Nationale : il fut d'ailleurs occupé en même temps par la
Bourse dans sa partie postérieure et sur cette même rue Vivienne (1724-
1793).
(2) Les six premiers Directeurs furent: MM. Castagnète, Dartaguelte,
Duché, Moreau, Mouchard et Pion ; Law était Directeur-Général et ne
comptait pas parmi eux. Arrêt du 12 septembre 1717. — Trois Direc-
teurs supplémentaires nommés par l'arrêt du 8 février 1718, MM. Rau-
dot, Hardancourt et Gilly de Montaud, portèrent leur nombre à neuf.
(3) La date de l'assemblée et son ordre du jour devaient être affichés
et insérés dans les gazettes.
(4) 50 actions donnaient une voix, 100 en donnaient deux et ainsi
de suite.
426 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VH
ttme, et les règles qu'elle posait ne furent pour la plupart
point appliquées.
La réunion de la Compagnie des Indes Orientales à la
Compagnie d'Occident au mois de mai 1719, bientôt suivie
d'accroissements inouïs, déborda ce cadre primitif et il fallut
en créer un plus considérable. Aussi éleva-t-on le nombre des
Directeurs de six à trente et les places nouvelles furent don-
nées par Law aux Fermiers et aux Receveurs Généraux que
ses acquisitions avaient privés de leurs charges (1) ; la réu-
nion des services de la Banque à ceux de la Compagnie en
une même administration dont celle-ci reçut la direction (2),
vint d'ailleurs justifier peu après cet agrandissement.
Cette seconde forme donnée à la Compagnie des Indes fut
cependant aussi éphémère que la première, car un arrêt du
29 août 1720 vint encore lui en substituer une nouvelle : la
ruine du Système ne pouvait plus alors être évitée et Law
s'efforçait de sauver la Compagnie du désastre ; c'est évi-
demment sous l'empire de cette préoccupation qu'il obtint
pour elle une organisation plus minutieuse cette fois que
les deux précédentes. Le nombre des Directeurs fut abaissé de
30 à 24, et leur traitement fixé à 20.000 livres par an ; chacun
d'eux devait posséder 200 actions et les déposer dans la
Caisse de la Compagnie pour toute la durée de ses fonctions.
Comme pour l'Occident, les premiers furent désignés par le
Roi (3), mais leurs successeurs devaient être élus par les
(1) L'arrêt du 31 mai 1719 nomma en efTet Directeurs de la Compa-
gnie les Fermiers Généraux : Berlhelot, Le Gendre, Adine, Thiroux, de
la Houssaye, Périnet, Chevalier, de la PorU\ Desvieux, La Live de
Bellegarde, I>allemenl de Betz, Laiigeois, La Porte de Féraucourt,
Fillon de Villemur, Savalette, Montpellier, Le Normanl.
(2) Arrêt du 23 Février 1720.
(3) Ces 24 Directeurs furent : MM. Hardancourl, Martin, Darlaguelte,
Morin, de Rigby, la Franquerie, Mouchard, d'Espréméiiil, Castanier,
l'administration de la compagnie des INDES 427
actionnaires réunis en assemblée générale. L'adminislralion
de la Cornpao-nie fut divisée en deux grandes parties : d'une
part le Commerce ; de l'autre V Exploitation des Revenus Fi-
nanciers (Tabac, Ferme Générale, etc.) ; chacune de ces par-
lies comprenait elle-même un certain nombre de départe-
ments (1), entre lesquels se partagèrent les 24 directeurs.
A chaque département étaient attachés deux Directeurs, à
l'exception de celui des aides, contrôle des actes, francs-fiefs,
qui en avait cinq, et celui des voyages qui n'en comptait
qu'un. Plusieurs Directeurs se trouvaient d'ailleurs affectés
à plusieurs départements entre lesquels ils devaient parta-
ger leurs soins.
Enfin rien ne fut innové sur les règles antérieurement
établies en ce qui concernait la situation, les droits et les
prérogatives des actionnaires.
Cette forme d'administration resta en vigueur pendant deux
ans et demi, d'août 1720 à mars 1723, et ces 24 Directeurs
eurent la tâche fort lourde de soutenir la Compagnie pendant
la débâcle du Système, et de subir l'étroite surveillance des
commissaires du Conseil qui vinrent examiner leurs livres
et contrôler leurs opérations (2). Us ne furent point sans mérite
Fromaget, La Porte, Godelieu, Juan, Nouveau, Lailement, La Haye,
Périnel, de Viilemur, Savalette, Julie, Le Gendre, Dupleix, Laugeois
et Corneau.
(1) Il y avait ainsi 8 départements du commerce qui s'intitulaient:
1° Inde et ventes. — 2* Louisiane, Sénégal, Barbarie. — 3° Armements.
— 4° Achats. — 5° Changes étrangers et Monnaies. — 6" Livres, Caisse,
Répartitions. — 1' Voyages. — S" Lorient [ce àevniev ne comptait pas
à Paris).
L'administration des Revenus Financiers comptait de son côté 6 dé-
partements : 1° Recette-Générale et Contrôle-Général. — 2° Gabelles. —
3° Aides, Contrôle des actes, Francs-Fiefs. — 4° Cinq Grosses Fermes et
Tabac. — 5° Litre^-joiirnanx. — 6° Affaires des Conseils.
(2) L'arrêt du 27 décembre 1720 désigna deux commissaires :
428 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VII
de ne pas succomber dans celle délicale silualion el de main-
tenir la Compagnie debout au milieu des ruines de l'œuvre
de Law.
Lorsque la liquidation du Système eut pris fin, que le gou-
vernement royal se fut déclaré décidé à conserver la Compa-
gnie el l'eut débarrassée des entraves dont il l'avait momen-
tanément chargée, l'on jugea qu'un nouveau remaniement
de son administration était devenu nécessaire, qui assurât
d'une façon permanente le contrôle de l'Etat sur elle ; et la
concession de privilèges nouveaux: les loteries, le café, vint
compenser la gêne que celle restriclion à sa liberté devait
lui causer ; ce fut l'objet de l'arrêt du 23 mars 1723. * 11 n'a
pas paru bon, disait le préambule, de soumettre la Compa-
gnie au gouvernement d'un seul chef... ni à l'assemblée des
Actionnaires el aux Directeurs choisis par elle, vu la difficulté
de prendre des délibérations suivies dans une assemblée
aussi nombreuse, el le peu de connaissance qu'ont le plus
grand nombre des Actionnaires des matières du commerce. »
Celle prétendue difficulté n'était qu'un prétexte, à vrai dire;
elle servit néanmoins à légitimer la création du Conseil des
Indes.
Ce Conseil qui réunissait toute l'administration de la Com-
pagnie se composait d'un Chef, d'un Président el de 20 Con-
seillers. Parmi ces derniers, six devaient être pris dans le
Conseil du Koi, quatre dans la marine royale, el dix « parmi
les personnes les plus instruites du fait du commerce ». Il
était divisé en deux Bureaux de dix membres: le premier,
qui comprenait les Conseillers d'Etat elles officiers de marine,
ne devait prendre connaissance que des affaires imporlan-
MM. Crozat et Bernard, et celui du 7 avril 1721 leur en adjoignit
4 autres: MM. Trudaine, Fagon, Machault et Ferrand, pris dans le
Conseil du Roi.
l'administration de la compagnie des INDES 429
les ; le second, composé des 10 commerçants, avait en réalité
toute la char^-e de l'administration. Auprès du Conseil sié-
geaient un Procureur Général, un Secrétaire et un Greffier,
et il fut formellement mis au rang des Compagnies Supérieu-
res du royaume. Enfin un arrêt du 24 mars désigna le car-
dinal Dubois, alors premier ministre, comme Chef du Conseil
des Indes, et la place de Président fut donnée au Contrôleur-
Général Dodun (1). La distribution du travail fut une fois de
plus remaniée par une ordonnance spéciale (2) : le premier
bureau resta sans attributions déterminées, car son but était
d'exercer un contrôle général ; cependant les quatre officiers
de marme formèrent un département parliculierqui fulchargé
« de tout ce qui concernait la marine, la construction et la con-
damnation des vaisseaux, les fortifications et les troupes de la
Compagnie ». Au contraire, le second bureau fut réparti en
deux Chambres{S): la Chambre du Commerce etla Chambre du
TabaCySe composant elles-mêmes de plusieurs départements.
La première fut fractionnée en effet en 10 subdivisions (4) ;
mais l'organisation de la Chambre du Tabac fut remise à
(1) Le Conseil des Indes se composait comme suit : les six membres
du Conseil du Roi étaient : MM. Fagon, de Fortia, conseillers ; Angran,
Fontanieu, Rouillé, Peyrenc de Moras, maîtres des requêtes. — Les
quatre officiers de marine : MM. Duguay-Trouin, ctief d'escadre, de
Camilly, capitaine de vaisseau, de Fayet, Rochepierre, capitaines de
frégate. — Les dix membres du second bureau : MM. Bâillon de Blanc-
pignon, Raudot, Castanier, Duché, de la Boullaye, Godeheu, Hardan-
court, Le Cordier, Fromaget, et Deshayes. — Le procureur général :
Lefebvre de la Planche, le secrétaire : de Caligny, le greffier : Farouard.
(2) Ordonnance du Roi portant règlement pour la régie et adminis-
tration de la Compagnie des Indes. — Règlement général arrêté par
le Conseil des Indes pour l'administration de la Compagnie. — Archives
nalionules, F 50,4.
(3) Les Directeurs de ce bureau seuls furent rémunérés de leurs
fonctions : ils touchaient 12.000 livres.
(4) 1° Indes Orientales et ventes. — 2° Louisiane, traite avec l'étran-
430 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE Vil
une date ultérieure et ne fuL peut-éLre point réalisée, car cette
troisièiue forme d'admiiiislration ne fut pas non plus défini-
tive. Le premier bureau élail un rouage inutile et un instru-
ment de contrôle trop visible, aussi au cours de son bref pas-
sa^eauxaffaires, quelques semaines seulement avant sa mort,
le duc d'Orléans crut-il devoir apporter à la Compagnie une
troisième modification qui fit l'objet de l'ordonnance du
30 août 1723.
Le Roi, disait en substance le préambule de cet acte, avait
reconnu que la forme de régie établie par l'arrêt du 23 mars
avait produit de l'inquiétude parmi les Actionnaires dont les
intérêts se trouvaient administrés par des personnes étran-
gères au choix de la Compagnie, sans qu'ils pussent avoir
aucun détail sur cette administration. En fait, le contrôle
gouvernemental prit une forme plus discrète, quoique tout
aussi efficace, et les Actionnaires furent en apparence plus
ménagés ; mais la manière dont furent appliquées les ré-
formes ne leur laissa guère la portée qu'on avait voulu leur
donner.
Des 24 Directeurs précédemment en fonctions, il n'en fut
gardé que douze, qui devaient être tous actionnaires et titulai-
res de 50 actions ; ils furent désignés par le Roi (1),et la durée
de leur mandat ne fut point déterminée, de sorte qu'ils pou-
vaient restoren charge jusqu'à leur décès ou leur retraite; les
ger, castor. — 3° Sénégal. — 4° Guinée. — .5° Caisse, livres, ordon-
nances de paiement et de recelte. — 6* Inspection des comptes, bilans,
répartitions. — 1° Achats. — 8" Appointements. affaires contentieuses.
— 9° Barbarie, change et correspondance étrangers, archives, com-
merce du Nord. — 10° Armements, vivres, levées d'équipages, maga-
sins-généraux.
(1) Ce furent. MM. Bâillon de Blancpignon, Raudot, Castanier,
d'Espréméuil, (iodeheu, Hardancourt, Le Cordier, Fromaget, Deshayes,
Morin, La Franquerie et Mouchard.
l'administration de la compagnie des INDES 431
Actionnaires furent iiiveslisdu droit de pourvoir aux vacances
qui se produiraient de la sorte et même de destituer et rem-
placer les Directeurs dont la gestion leur déplairait. Leur ad-
ministration fut placée cette fois sous la surveillance des deux
intérêts en présence, celui du Roi et celui des Actionnaires,
par la création de deux rouages nouveaux : les Inspecteurs
et les Syndics. Les Inspecteurs, qui devaient tenir la place
des conseillers du premier bureau du Conseil des Indes,
étaient pris par le Roi dans son Conseil, parmi les conseillers
et les maîtres des requêtes titulaires de 50 actions Je la Com-
pagnie (1) ; leur rôle était « de veiller sous les ordres de
Monseigneur le Contrôleur Général au maintien de l'ordre, de
la fidélité et de l'exactitude dans le travail et à l'exécution
des Règlements ». Ils devaient rendre compte de leur mis-
sion au Contrôleur,dans le département duquel la Compagnie
resta comme sous les règnes précédents. Les Syndics devaient
être élus tous les ans au nombre de huit par l'assemblée
générale des Actionnaires et choisis* parmi les notablesbour-
geois, bons négociants et autres gens expérimentés au fait
du commerce, de la banque et des comptes. » Comme les Di-
recteurs etles Inspecteurs, ils devaient être titulaires deoO ac-
tions; leur rôle était, comme celui des Inspecteurs, de surveil-
ler la gestion des Directeurs, dont ils devaient rendre compte
tous les ans aux Actionnaires. Quelle était enfin la part faite
à ces derniers ? Il devait y avoir chaque année une assemblée
générale qui devait se tenir le 15 mars : le droit d'y assister
était attaché à la possession de 50 actions qui devaient être
déposées entre les mains du Caissier avant le !«•■ février, sans
(1) Les premiers Inspecteurs en charge furent: MM. de Fortia con-
seiller, Danican de Landivisiau, Angran et Peyrenc de Moras, maîtres
des requêtes : ils restèrent d'ailleurs en fonctions jusqu'à la suppression
des Inspecteurs en 1731.
432
TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VII
pouvoir en êlre retirées avaril le 1^' avril, et un certificat dé-
livré par ce fonctionnaire leur donnait entrée à l'assemblée.
Celle-ci devait être occupée par l'audition et le vole du bilan
de l'exercice clos, par le rapport sur la situation générale du
commerce de la Compagnie, le compte rendu des Syndics et
toutes les autres questions intéressant la Compagnie ; enfin
on devait y élire chaque année les huit Syndics nouveaux, et
nommer, s'il y avait lieu, des Directeurs en remplacement de
ceux qui étaient décédés, avaient démissionné, ou dont la
déposition pouvait êlre jugée opportune.
L'administration même de la Compagnie, encore une fois
remaniée, conserva cependant la grande division déjà adop-
tée en deux Chambres, l'une pour le Commerce, l'autre pour
le Tabac, mais la première fui elle-même subdivisée en
douze déparlements, ayant chacun un Directeur à sa lêle,
lequel était responsable du travail qui s'y faisait ; en outre,
chacun des Directeurs était préposé en second à un deuxième
département et en troisième à un autre, afin, disait l'arrêt,
qu'ils pussent se suppléer réciproquement en cas d'ab-
sence (1).
(1) Règlement du 24 septembre 1723 pour l'exécution de l'arrêt du
30 août.
Moka, Perse, Surat,
i^^ département
2* —
3« —
4« _
5« —
6« —
7« —
Madagascar, les Iles,
Chine,
Pondichéry, Bengale,
Calicut,
Guinée,
Sénégal,
Louisiane et castor,
Armements , achats,
constructions , ra-
doubs.
Bâillon de Blancpi-
gnon.
Godeheu.
Hardancourt.
Morin,
d'Espréménil,
Raudot,
La Franquerie.
l'administration de la compagnie des INDES 433
La régie du Tabac fut en même temps fixée définitivement :
elle fut confiée à huit régisseurs (1), ayant rang de Direc-
teurs, et soumis à la même obligation d'avoir 50 actions ;
mais ils formaient un corps séparé et leur administration
était distincte de celle du commerce. Ils devaient seulement
se réunir tous les quinze jours aux Directeurs et aux Syndics
pour délibérer avec eux sur les questions communes aux
deux Chambres. Cette administration du Tabac garda jus-
qu'en 1729 la forme qui lui fut ainsi donnée ; on sait que le
rôle de la Ferme du Tabac fut très important dans l'histoire
de la Compagnie ; mais elle n'en garda la direction que jus-
qu'en 1729, et passa à cette date un bail avec la Ferme
Générale qui la lui reprit moyennant le versement fait par
elle à la Compagnie des revenus annuels.
Qu'advint-il de cette réforme nouvelle ? Ce qu'il était advenu
des précédentes ; elle ne dura point. Une première assemblée
des Actionnaires eut lieu en effet le 27 septembre 1728, où
l'on élut les premiers Syndics (2) ; une seconde fut réunie le
15 mars 1724, où l'on nomma celle fois un Directeur supplé-
8^ département : Désarmements. Mouchard.
9* — : Inspection des caisses,
dépenses de l'Hôtel. Deshayes.
IQe — : Commerce de Barbarie. Castanier.
11* — : Achats de marchandises
et vivres d'équipages. Le Cordier.
12® — : Comptes des correspon-
dants. Fromaget.
(1) Ils furent nommés par l'arrêt du 7 septembre 1723 : ce furent
MM. Bonnevie, de la Gombaude, Bégon, Berlan, Nicolas, Luillier, Gi-
rard et Laugeois, qui restèrent en fonctions jusqu'en 1729, à l'excep-
tion de M. Bégon qui fut remplacé par M. Morel en 1728.
(2) Ce furent : MM. Paris-Duverney, Syndic Général, de Meuves,
Dartaguette, Bertrand, Sainlard, Cavalier et I.e Cordier.
W. - 28
434 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VII
menlaire, M.Barrêine (1) ; puis, en dépil des promesses faites,
on résolut de se passer des Actionnaires et l'on omit soigneu-
sement de les convoquer. Il semble d'ailleurs que l'on n'eût
pas encore trouvé une méthode de travail bien satisfaisante,
et la disparition de quatre des Directeurs au cours des années
suivantes (2) fut l'occasion de tenter un nouvel essai.
Cette fois on chercha à simplifier (3) ; aux douze déparle-
ments d'août 1723, on substitua trois Comités qui réunirent
chacun deux ou trois Directeurs et un Syndic ; enfin le Hoi
fut prié de désigner un nouveau Directeur (4), pour remplir
les fonctions de chef des services de Lorient (5).
Cette nouvelle organisation ne dura guère plus de quatre
années ; cependant elle était simple, et nécessitait un per-
sonnel moins nombreux que les premières. Mais le Contrôleur
Général Orry, qui succéda en 1730 à Lepellelier des Forls, n'y
(1) Ce Directeur était chargé d'une mission spéciale ; il se retira en
1726.
(2) MM. Bâillon de Blancpignon, Raudot, La Franquerie et Mouchard
qui s'étaient retirés ; d'autre part Cavalier était passé en Angleterre
comme représentant de la Compagnie.
(3) Arrêt du 17 juillet 1726.
(4) Avec les huit qui étaient en fonctions, cette nomination porta le
nombre des Directeurs à neuf.
(5) L'administration'de la Compagnie prit la forme suivante: If' Comité:
Les Indes. — Directeurs : Hardancourt, Godeheu. Syndic : Le Cordier.
2® Comité: Sénégal, Guinée, Louisictne, Canada, lies d'Amérique ;
Archives de la Compagnie, Affaires ecclésiastiques. — Directeurs : abbé
Raguet, Morin, d'Espréménil. Syndic: de Meuves. 3^ Comité: Bar-
barie, Achats, Examen des comptes, Inspection des livrts et de la
Caisse. — Directeurs : Castanier, Fromaget, Deshayes. Syndic : Sain-
tard.
Enfin à Lorient, le Directeur de Faycl.
L'abbé Raguet fut nommé Directeur ecclt^siaslique de la Compagnie
par un arrêt du mois de mai 1724, qui lui attribua en même temps
la direction du service des Archives ; après qu'il se fût retiré en 1731,
Ja première de ces fonctions n'eut plus de titulaire.
l'administration de la compagnie des INDES 435
trouva pas satisfaction; c'était, parait-il, égaleiiienl l'avis
des Actionnaires qui se plaignaient amèrement que leurs in-
térêts fussent mal ménagés. « Il est étonnant, disaient-ils,
que pour la conduite d'une affaire comme la Compagnie des
Indes, il y ait 4 Inspecteurs, 9 Directeurs, sans compter une
quantité extraordinaire de commis inutiles, ce qui coûte des
frais considérables. 11 ne faudrait qu'un Inspecteur...., cinq
Directeurs dans le commerce : trois à Paris, un à Lorient et
le cinquième à Nantes (1) »
Orry jugeant « que l'économie est le premier bénéfice
qu'une Compagnie de commerce puisse faire », remania
encore une fois la haute direction de la Compagnie.
Il supprima d'abord les quatre Inspecteurs qui étaient res-
tés en fonctions depuis 1723, et déclara qu'il s'occuperait lui-
même des affaires de la Compagnie. Deux mois après, il est
vrai (2), il manda aux Directeurs qu'il lui était impossible
d'assumer lui-même cette tâche, mais il ne rétablit pas l'état
de choses antérieur et désigna seulement un Commissaire
du Roi, qui fut M. de Moras, l'un des anciens Inspecteurs.
La réforme ne se borna pas là, car c'eût été peu de chose ;
aux douze Directeurs et aux huit Syndics institués par l'arrêt
du 30 août 1723, Orry substitua six Directeurs et deux Syn-
dics, et les services de la Compagnie se trouvèrent rassem-
blés en six Départements dont quatre à Paris, un à Lorient
et un à Nantes, ayant chacun un Directeur à sa tête et dis-
posés comme il suit (3) :
A Paris, — 1" département: Inde, Chine, Moka et les Iles.
2« — Canada, Sénégal et Guinée.
(1) Mémoire anonyme à la date de 1730, aux Archives Coloniales,
C2,23, 3.
(2) 23 janvier-1" avril 1731 .
(3) Ces réformes firent l'objet de l'arrêt du 23 janvier 1731.
4Î^6 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VII
3® et 4'' départemenls conjointement : achat des marchandi-
ses nécessaires au commerce, suite des fonds et examen des
livres.
Le département de Lorient comprenait: les constructions,
radoubs, armements, désarmements des vaisseaux, les char-
gements, déchargements, envois et réceptions de marchan-
dises. Le département de Nantes : l'envoi et la réception, la
mise en magasin des marchandises, les ventes publiques.
Le Directeur de Lorient était tenu de se rendre à Nantes
pour qu'il fût procédé à celles-ci.
Enfin des deux Syndics, l'un était chargé de la suite des
affaires contentieuses, et devait, lui aussi, se rendre aux ven-
tes lorsque son déplacement était jugé nécessaire. L'autre
avait pour mission de dresser les délibérations de la Com-
pagnie,et « d'en tenir registres exacts «; il reçut également le
soin des archives. En conséquence, les fonctions de secrétaire
et de sous-secrétaire, qui existaient jusque-là, furent suppri-
mées (1). Ici encore, cependant, la simplification était exces-
sive, et ne donna pas les résultats qu'en attendait Orry ; avant
la fin de la première année, les Directeurs se déclarèrent sur-
chargés de travail et ils imaginèrent de demander aux deux
Syndics de prendre leur part de la besogne qu'on leur avait
imposée; ceux-ci acceptèrent et reçurent deux services déta-
chés des départements primitifs : les Armements et le Séné-
gal. Par contre, il n'eût pas été juste de les tenir écar-
tés des avantages dont jouissaient les Directeurs, et comme
ils touchaient comme Syndics un traitement inférieur à ceux-
(1) Les Directeurs et les Syndics n'avaient pas alors d'honoraires
fixes, mais ils étaient autorisés à prélever 3 0/0 sur les bénétices nets
annuels pour en tenir lieu ; cette somme devait être divisée en sept
parts, cliaque Directeur en avait une et la dernière était partagée entre
les deux Syndics.
l'administration de la compagnie des INDES 437
ci, on leur fit part égale (t). Le Roi sanctionna ces arrange-
ments par un arrêt du 7 avril 1739, et poussant la logique
jusqu'au bout, il décida que les deux Syndics auraient
désormais la qualité de Directeurs, tout en conservant leur
mission primitive de surveillance. La Compagnie eut dès lors
à sa tête huit Directeurs ; on revenait ainsi au nombreux
personnel des premières années, et cette tendance s'accentua
bientôt davantage.
A l'approche des premières difficultés avec l'Angleterre, en
effet, le gouvernement royal et la Direction, qui s'étaient jus-
que-là fort bien passés des Actionnaires, furent poussés par
le besoin qu'ils avaient d'eux à reconnaître leurs droits. On
eut recours à leur bourse, mais ils exigèrent une part plus
grande dans la conduite de leurs intérêts et ilfallut bien leur
céder. Le Syndicat, qui leur paraissait avej raison la meilleure
garantie qu'ils pussent avoir, fut porté en conséquence de
deux membres à six (2), et cette modification fut suivie d'un
dernier et définitif remaniement dans l'organisation de la
Compagnie. 11 fit l'objet d'un règlement qui fut soumis à l'ap-
probation de l'assemblée des Actionnaires le 8 juin 1748 et
consacré par un arrêt du 11 juin. L'administration se com-
posa désormais des six Syndics élus par les Actionnaires et
renouvelables par sixième chaque année lors de l'assemblée
(1) Désormais le 3 0/0 des bénéfices annuels qui revenait à la Direc-
tion fut donc divisé en 8 parts dont chacun des deux Syndics eut une
entière. En 1742, cet étal de choses prit fin, et les Directeurs (parmi
lesquels se trouvaient alors rangés les Syndics) reçurent un traitement
fixe de 12.000 livres (arrêt du 14 mars 1742).
(2) L'assemblée générale du 30 janvier 1745 élut même douze Syndics :
MM. de Béthune, de Lassay, de St-Port, de Fontperluis. Fournier,
Gilly, Saladin, de Rozière, Verzure, Delaître, Colabeau et Narcis. Mais
M. de Machault, qui succéda bientôt après à Orry, en réduisit le nombre
à six en décembre 1745 ; ce furent MM. de Béthune, de Lassay, de
Fontpertuis, Saladin, Colabeau et Verzure qui restèrent en charge.
438 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VU
générale, et des huit Direcleurs qui existaient depuis 1739. Les
affaires furent réparties en cinq déparlements, dont deux dé-
partements généraux et trois départements particuliers. Ce
furent :
!•"■ département général : les armements et le commerce de
la Compagnie « avec tout ce qui y avait rapport ».
à" département général: la caisse, les livres, les achats,
les traites et remises.
1" déparlement particulier : les ventes.
â'' département particulier : l'administration du port de
Lorienl.
3* déparlement particulier : les archives (Ij, les affaires
conlentieuses, les registres, le délail de l'hôtel de Paris.
Quatre Directeurs furent attachés au 1" déparlemenl géné-
ral, deux au second, un à chacun des départements particu-
liers.
Enfin, parmi les six Syndics, trois reçurent pour mission
de suivre le travail des départements conjointement avec les
Directeurs : deux d'entre eux furent ainsi attachés au 1*' dé-
parlement général, et le troisième au 2* département géné-
ral. Les trois derniers Syndics furent chargés de l'inspection
générale de tous les services.
L'administration de la Compagnie à Paris était, indépen-
damment de cette répartition en départements qui n'intéres-
(1) Les Archives avaient eu de 1724 à 1731 un Directeur spécial,
l'abbé Raguet ; depuis, elles furent réunies à d'autres services, et con-
fiées à un chef de bureau, qui fut longtemps Demis, l'auteur d'un
recueil précieux ; elles comprenaient : 1° les lettres patentes, édits,
déclarations, arrêts relatifs à la Compagnie ; 2" les livres et registres ;
3° les comptes ; 4° les mémoires relatifs au commerce, journaux de na-
vigation, relations de voyages ; 5° les cartes et plans des pays de la
concession de la Compagnie. Cette source inestimable de renseigne-
ments paraît avoir malheureusement disparu complètement.
l'administration de la compagnie des INDES 439
sait que les Directeurs et les Syndics, divisée en un certain
nombre de services. Le plus important était celui des Caisses;
il y avait en effet quatre caissiers : le caissier général, le
caissier du comptant, le caissier des dividendes, et le cais-
sier des rentes. La Compagnie comptait en outre six chefs de
bureau : aux affaires contentieuses, aux armements, aux vi-
vres, aux achats, aux archives et à «la partie de l'Inde » (1).
Enfin un état de 1753 constate la présence de 51 commis ap-
pointés, 10 à 12 commis surnuméraires et 18 domestiques.
Cette importante administration occupait donc environ
une centaine de personnes à Paris seulement, et la dépense
annuelle de l'Hôtel s'élevait à plus de 100.000 livres (2).
Maintenant que nous connaissons l'organisation de la
Compagnie, nous devons dire quelques mots de son fonc-
tionnement. Les acteurs nous sont tous connus : c'étaient les
Commissaires du Roi, les Directeurs et les Syndics, enfin les
Actionnaires. L'administration des atïaires courantes était
confiée aux trois premiers, mais le rôle qu'ils y jouaient res-
pectivement était soigneusement déterminé. Les Directeurs
placés à la tète des départements avaient la responsabilité du
travail qui s'y faisait ; cependant l'entente était nécessaire
entre eux, elle était assurée par un rouage très important :
les assemblées df administration. Il y avait chaque jour une
de ces assemblées à l'hôtel de la Compagnie : tous les Direc-
teurs et tous les Syndics devaient y assister. Les chefs des
(1) Il y eut en outre pendant un certain temps un capitaine d'iiifan-
terie préposé au service des Revues de la Compagnie et qui figura à
côté des chefs de bureau. L'arrêt du 11 juin 1748, tout en décidant que
l'organisation actuelle des bureaux serait maintenue, autorisa la Com-
pagnie à la modifier en cas de besoin.
(2) La Compagnie avait une caisse de retraites pour ses employés ;
elle l'alimentait avec des subventions et une retenue de 10 0/0 sur leurs
traitements.
440 TROISIKMR PARTIE. CHAPITRE VII
divers départements rendaient compte de leurs affaires par-
ticulières ; on lisait les lettres et on décidait les réponses à y
faire. C'était dans ces assemblées que se discutaient toutes
les affaires de la Compagnie : expéditions de vaisseaux, admi-
nistration des comptoirs, nomination et révocation des gou-
neurs.des officierset des employés de toutes sortes (1) : c'était
donc là l'organisme moteur de cette immense entreprise.
Tout ce qui s'y passait était soumis d'ailleurs à des for-
mes minutieuses; les rapports des Directeurs étaient faits
d'après des mémoires signés par eux et en marge desquels
la délibération consécutive devait être couchée (2) ; les déli-
bérations étaient ensuite réunies par le secrétaire sur un
registre spécial, et chacune devait être signée sur le mémoire
et sur le registre par deux Syndics et trois Directeurs. Les
réponses aux lettres reçues, rédigées par les bureaux sur la
délibération de l'assemblée, étaient lues à celle du lendemain
par un premier commis et signées immédiatement d'un Syn-
dic et de deux Directeurs ; puis elles étaient à leur tour cou-
chées sur un aulre registre. Les Syndics, qui prenaient part
régulièrement à ces travaux, avaient également le droit de
demander des explications sur toutes les affaires de la Com-
pagnie et il devait leur en être rendu compte.
Enfin le gouvernement royal lui-même intervenait d'une
façon constante : chaque semaine, en effet, les Commissaires
du Roi assistaient à l'assemblée d'administration, et s'y fai-
(1) Cependant les commissions des capitaines de vaisseau, brevets
des officiers, et ordres importants adressés aux commandants et conseils
des comptoirs devaient être visés par le Contrôleur Général.
(2) Règlement pour l'administration de la Compagnie, du3juin 1748.
Les décisions étaient prises à la majorité des voix ; le secrétaire
était tenu de consigner l'avis de chaque membre de l'assemblée et de
le nommer. Los Directeurs devaient signer la décision prise, même s'ils
s'étaient trouvés d'avis opposé. (Règlement de 1723.)
L ADMINISTRATION DE LA COMPAGNIE DES INDES
441
saienl donner connaissance par les Directeurs de toutes les
affaires conclues depuis leur dernière visite ; les questions
importantes étaient d'ailleurs réservées pour être traitées en
leur présence. Le Contrôleur Général lui-même devait aller
une fois par mois à l'hôtel de la Compagnie pour y présider
une de ces assemblées. On ne doit donc point s'étonner delà
part prise par le gouvernement à la politique et à la ruine de
la Compagnie : son contrôle était, on le voit, trop bien assuré
pour qu'il en fût autrement. Une dernière création lui donna
d'ailleurs une forme encore plus étroite et fit, comme le dira
Necker, de la Compagnie « le bureau de la guerre au dépar-
tement de l'Inde » ; nous voulons parler du Comité Secret
constitué en 1745, et que M. de xMachault justifiait en disant
qu' t en ces temps difficiles, il se présentait toujours des
affaires et des expéditions plus secrètes. » Il se composait de
trois Directeurs et de deux Syndics délégués par l'assemblée
d'administration et agréés par le Roi ; ce fut ce Comité qui
correspondit avec Dupleix, et accepta de ruiner son œu-
vre (]).
La comptabilité de la Compagnie était naturellement l'objet
de règles aussi minutieuses. Il devait être tenu à l'Hôtel les
registres suivants : 1° livre-journal et grand-livre des immeu-
bles ; 2° livre journal et grand-livre de la Caisse générale ;
'6° registre d'ordonnances de paiement et ordres d'envoi ou
remise sur la Caisse ; 4° livre-journal et grand-livre du ma-
gasin général des marchandises; 5° livre-journal et grand-
(1) Il se composa des Directeurs Duvelaër, David et Castaiiier, et du
Syndic Colabeau. David fut remplacé ensuite par Godeheu de Zaimont.
— Cf. Biblioltièque Nationale, Manuscrits, sous la cote Fr. 8983-
8984. Registre pour la correspondance de l'Inde, contenant les ordres
du Ministre et ceux du Comité Secret.
442 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VII
livre du magasin de Paris (1) ; 6' registre des rentes viagères ;
7° registre des rentes perpétuelles. Le Caissier général ne
pouvait recevoir ni payer aucune somme, sinon sur un ordre
signé par un Syndic et deux Directeurs, etenregistré au bureau
des livres ; au début de chaque mois, il devait présenter aux
Directeurs un bordereau de l'état de sa caisse au dernier jour
du mois précédent. Enfin c'était l'assemblée d'administration
qui arrêtait les comptes en deniers et en marchandises elles
bilans généraux de chaque année.
L'administration de la Compagnie ne comprenait pas seu-
lement Paris et Lorient {"2) ; elle avait dans différentes villes du
royaume: à Rouen, Nantes, Lyon, Marseille, Bordeaux des
correspondants et des commissionnaires attitrés, soumis, eux
aussi, à une comptabilité régulière ; elle en avait enfin quel-
ques-uns à l'étranger, notamment un correspondant à Lon-
dres (3).
Les Actionnaires qui avaient adopté le règlement de 1748 ne
pouvaient négliger d'assurer le respect de leurs droits si
méconnus jusqu'en 1745 : il fut décidé qu'il y aurait chaque
(1) Il y avait également à Paris un garde-magasin qui était compta-
ble de toutes les marchandises passant par le magasin de Paris, soit
envoyées de Lorient, soit achetées pour les cargaisons de départ.
(2) Sur tout ce qui concerne Lorient, voir le chapitre IX.
(3) Nous n'avons donné que l'organisation définitive de la Compagnie»
qui resta en vigueur de 1748 à 1764, mais elle avait été jusqu'alors
un peu différente. De 1723 à 1730 notamment, elle comprenait des
Comités particuliers, auxquels assistaient les 3 Directeurs de chaque dé-
partement, des Assemblées de Directeurs bi-hebdomadaires, où se réunis-
saient tous les Directeurs et les Syndics, et dos Assemblées supérieures
tenues 2 fois par mois, sous la présidence du Contrôleur Général, assisté
des 4 Inspecteurs. Il devait y avoir en permanence à l'Hôtel deux
Directeurs de semaine, « afin qu'il y eût toujours quelqu'un qui fût en
état de répondre au public » ; ils présidaient les assemblées d'adminis-
tration, ouvraient le courrier, maintenaient la règle dans les bureaux.
(Ordonnance du Roi portant règlement pour la régie de la Compagnie
des Indes. Archives Nationales, K50, 51).
L ADMINISTRATION DE LA COMPAGNIE DES INDES 443
année une assemblée générale, qui aurait lieu en décembre,
pour qu'on y put rendre compte de la situation d'une année
complète. Les Syndics devaient rendre compte eux-mêmes
du bilan général arrêté par eux, et les Directeurs de la si-
tuation générale du commerce. Les Actionnaires devaient
délibérer en outre sur toutes les affaires importantes de la
Compagnie, notamment sur la répartition des dividendes, et
procéder au remplacement du Syndic sortant. La Compa-
gnie devait leur présenter à cet effet une liste de quatre can-
didats, sur lesquels ils en choisissaient deux, et c'était le
Roi qui nommait à son gré le Syndic parmi ces deux élus (I).
Le droit d'assister aux assemblées avec voix délibérative fut
définitivement attaché à la possession de 25 actions. Les titu-
laires devaient les déposer entre les mains du caissier trois
jours avant l'assemblée et pouvaient les retirer le lendemain
de celle-ci.
Enfin, en dehors de l'assemblée annuelle, les Syndics et
Directeurs pouvaient convoquer extraordinairement les
Actionnaires avec l'agrément du gouvernement royal.
Quelle fut la valeur de cette administration ? La question
est assez difficile à résoudre : ce n'est pas cependant que
nous manquions de témoignages, mais beaucoup d'entre eux
n'offrent peut-être point des garanties suffisantes d'impartia
lité, car ils nous sont apportés par des adversaires déclarés
de la Compagnie, ou par des réformateurs qui ont grand
intérêt à médire de l'état de choses qu'ils veulent rem-
placer; il est d'ailleurs une autre circonstance qui doit être
remarquée ; il serait injuste, en effet, de mettre au compte
de cette administration tous les actes de sa politique commer-
(I) Les Directeurs étaient, comme précédemment, à vie; en cas de
mort ou de retraite de l'un d'eux, l'assemblée d'administration pouvait
présenter au Roi trois candidats, entre lesquels il choisissait.
444
X
TROISIEME PARTIE. — CHAPITRE Vn
ciale ou militaire, car ils lui furent le plus souvent dictés
par le gouvernement royal lui-même : le fait est indéniable,
et Ton a pu constater combien fréquents et étroits furent les
rapports qu'il se ménagea de tout temps auprès d'elle. Nous
ne voulons pas dire que les hommes à qui fut confiée la di-
rection bien réduite des affaires de la Compagnie, furent tou-
jours d'une valeur et même d'une probité bien grandes ; il
paraît bien qu'il en fut souvent autrement, mais, ici en-
core, la responsabilité en incombe à l'administration royale
qui les choisissait parmi ses créatures et les tenait soigneu-
sement à sa dévotion.
Les Commissaires du Roi (1), comme les Inspecteurs qui les
précédèrent dans les mêmes fonctions, étaient des adminis-
trateurs de profession, car le Roi les désignait parmi les
maîtres des requêtes de son Conseil ; ils furent toujours les
véritables Directeurs de la Compagnie, tout en restant, bien
entendu, d'accord avec le ministre dont ils relevaient direc-
tement. De quelque valeur qu'ils fussent, ils ne pouvaient
apporter dans la mission dont ils étaient chargés que les
connaissances générales d'un administrateur, et ne la regar-
daient d'ailleurs que comme un stage préparatoire à un
poste plus important, une grande intendance ou un minis-
tère (2). Orry de Fulvy paraît avoir été un homme capa-
ble (3), et sa direction, malgré le despotisme dont elle fut
accompagnée, coïncida, il faut le reconnaître, avec la période
(i) Orry de Fulvy dirigea seul les affaires de la Compagnie, mais
M. de Rouillé, son successeur, se fit donner un commissaire adjoint, et
il y eut dès lors toujours deux, quelquefois trois Commissaires du Roi.
Les Commissaires louchaient 12.000 livres de traitement.
(2) Moras, Silhouette et Berlin devinrent en eiïel contrôleurs géné-
raux ; Rouillé, miiiistre de la marine.
(3) Il est vrai que d'Argenson l'accuse de « friponneries ». Mé-
moireSy l. III, p. 51.
l'administration de la compagnie des INDES 445
la plus prospère de l'hisloire de la Compagnie ; Rouillé,
dont le passage à la Marine fut marqué par de très louables
efforts, dut servir aussi la Compagnie ; le commissariat de
M. de Silhouette fut moins heureux, il porte la plus grande
part dans la ruine de l'œuvre de Dupleix, car il entraîna sans
doute le ministère aux mesures excessives que l'on prit
contre le malheureux Gouverneur ; M. de Montaran resta
très longtemps en charge : c'était, comme M. de Saint-Priest,
un protégé de la xMarquise, en croired'Argenson à (1), et la
Compagnie, d'après cet auteur, se plaignit hautement de lui
« comme de la plus chétive créature que la robe eût encore
vomie sur les affaires publiques »! (2) ; Boutin, Moreau de
Beaumont, de Villevault, Berlin ne firent à la Compagnie
qu'un passage assez court, et s'ils ne firent par eux-mêmes
ni grand bien, ni grand mal, ils n'en servirent que mieux de
canal aux volontés du ministère qui enlevait à la Compagnie
par la sujétion étroite où il la tenait, toute énergie et toute
vertu.
Les Directeurs ne furent jamais, il faut le répéter, les élus
des Actionnaires, mais des fonctionnaires nommés par le
gouvernement (3), et celui-ci ne paraît pas avoir même tenu
compte de l'obligation qu'il s'était imposée au début de les
(1) Mémoires de d'Argenson, t. VI, p. 350.
(2) Mémoires de d'Argenson, t. VIII (1751), p. 54.
(3) « Par un arrêt de 1723, disait M. de Rouillé au ministre Machault
le Roi, en nommant les Directeurs, laisse aux actionnaires le soin de
convenir dans les assemblées générales du choix des sujets propres à
les remplacer quand il y a des places vacantes ; mais je crois que cela
n'a jamais été suivi.... Je m'en serais assuré, si je n'avais craint de
paraître douter de notre droit. L'usage est constant; il est mèm
important de le maintenir, pour prévenir les brigues qui seformeraien
dans le temps des assemblées. » Archives Coloniales, d'après M. Gul-
tru.
446 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE VU
choisir parmi les Actionnaires (1) ; ce n'élaient donc pasleurs
propres intérêts qu'ils géraient, et c'était là déjà une fâcheuse
circonstance; aussi ne furent-ils trop souvent que de simples
commis. Ils ne furent peut-être pas tous sans mérite, car il y
avait parmi eux des négociants (2), des financiers, capables de
conduire un service important ; beaucoup d'entre eux passè-
rent de longues années au service de la Compagnie dans des
grades inférieurs avant de venir siéger à la Direction à la fin
de leur carrière ; enfin l'on vit parmi eux Lenoir e( Dumas, et
la déférence avec laquelle leurs avis étaient écoutés n'est-
elle pas une preuve que toute bonne volonté n'élail pas ban-
nie de leurs assemblées ? Sans doute il y eut des défaillances,
et la faveur du Roi tomba souvent assez mal ; l'un d'eux fut
prié de donner sa démission, après avoir fait un emprunt in-
délicat à la caisse de la Compagnie (3) ; on vil même une fois
une entente s'établir entre eux pour majorer sur le bilan an-
nuel le chiffre des bénéfices qui déterminait leurs propres
honoraires (4) ! Enfin les Actionnaires se plaignirent plus
d'une fois queleurs intérêts fussent placés en mauvaises mains,
dénonçant « la conduite misérable des gens qui s'étaient
emparés de leur bien » (5), protestant contre la déplorable
habitude qu'ils avaient, mais qui ne leur était pas particu-
lière, de placer des parents, des amis, des créatures dans les
emplois de la Compagnie î Enfin les Syndics firent entendre
(1) Le Syndic DelaîLre dit, dans un mémoire daté de 1751, que jusqu'en
1748 les Directeurs ne furent pas pris parmi les Actionnaires ; c'est peut-
être trop dire ; il suffit d'en retenir que la règle ne fut point scrupu-
leusement observée par le gouvernement royal.
(2) Castanier, Cavalier, Sainlard, Godelieu, d'Espréménii.
(3) Fromagel (1725-1738), d'après M. Cultru.
(4) D'après M. Cultru.
(5) Pétition d'un groupe d'actionnaires (1726). « Que veut-on faire,
disent-ils, de cette troupe de Directeurs, Syndics, Commissaires, qui
l'administration de la compagnie des INDES 447
de leur côté des critiques sévères et sans doute méritées (1).
Quelle conclusion tirer de ce tableau ? Que l'administration
de la Compagnie des Indes ressemblait fort à tout ce qui est
administration, qu'elle ne brilla ni par l'ordre ni par l'économie,
qu'elle eut ses brebis galeuses, que les médiocrités y furent
nombreuses, et les vrais mérites peu communs, mais il ne
convenait peut-être pas à l'administration royale de lui jeter
la pierre, et malgré l'écroulement de ce passé déjà lointain,
il serait peut-être présomptueux de notre part de le faire.
Le Syndicat était, dans son principe même, un rouage fort
utile et bien imaginé ; le contrôle exercé par leur'? représen-
tants sur la gestion des Directeurs, dont on refusait de leur
laisser le choix, était pour les Actionnaires une garantie pré-
cieuse. Le gouvernement le sentit si bien qu'il fit tous ses
efforts pour annihiler cette concession qu'il jugeait impru-
dente, mais il n'y réussit pas et dut se résoudre à en accepter
le maintien ; dès les premières difficultés sérieuses rencon-
trées parla Compagnie, il dut consentir même à une réorga-
nisation de cette institution.
Est-ce à dire que les Syndics aient complètement rempli
les espérances qu'on pouvait fonder sur eux? Non, car on a
vu que le choix en appartenait encore en partie au Roi (^;,
et il semble que, comme pour la Direction, on se soil souvent
passé de les prendre parmi les Actionnaires ; néanmoins, par
les nombreuses critiques que le Syndicat adressa à la Direc-
tion, nous pouvons juger qu'il comprit assez bien son rôle
tirent chacun de leur côté, pendant que huit ou dix honnêtes gens tout
au plus seraient suffisants. » Archives Coloniales, C^, 17, 6.
(1) « Observations sur le gouvernement de la Compagnie des Indes
par le Syndic Delaître », 1751. Archives Coloniales, C^, 37, 5.
(2) C'était le conseil d'administration qui proposait 4 candidats pour
la place vacante chaque année, les Aclionnaired en choisissaient deux,
et le Roi avait le dernier raot.
448 tROISiÈME PARTIE. — CHAPITRE Vil
et rendit d'utiles services. 11 y avait parmi eux, comme dans
les conseils d'administration des grandes sociétés modernes,
des personnalités que l'on ne choisissait que pour leur in-
fluence ou leur crédit et qui ne jouaient pas un rôle actif,
c'étaient les Syndics honoraires ; mais à côté d'eux, il y avait
des Syndics onéraires, qui prenaient à l'administration une
part réelle. Leurs fonctions consistaient, comme on l'a vu,
d'une pari, à suivre les opérations de la Direction au cours
de l'année, de l'autre, à en rendre compte aux Actionnaires à
l'assemblée générale (1).
Que dire enfin des Actionnaires ? Il y avait environ 50.000
actions répandues dans le public, mais il serait assez difficile
de déterminer le nombre de leurs propriétaires; qu'il fussent
nombreux ou non, d'ailleurs, le gouvernement royal ne s'en
soucia guère ; pendant vingt ans il négligea de les réunir
malgré l'engagement qu'il en avait pris, et il est assez curieux
de constater qu'ils ne protestèrent pas bien vivement, et se
plaignirent des Directeurs et desCommissaires, beaucoup plus
que de la violation flagrante de leurs droits. Us en obtinrent
la reconnaissance quand on eut besoin d'eux, mais ils la
payèrent assez cher: aux années de prospérité qui ne leur
avaient pas donné grande inquiétude pour leurs intérêts suc-
cédèrent alors des temps difficiles, et ils durent plus d'une
fois faire pour la Compagnie d'importants sacrifices pécu-
niaires. Ils se soumirent d'abord de bonne grâce, puis protes-
tèrent quand ils crurent la voir entrer dans la voie des entre-
prises hasardeuses qui leur faisaient courir trop de risques,
et ils élevèrent, dit-on, contre Dupleix des clameurs d'indi-
(1) Les Syndics avaient touché un traitement de 1730 à 1748, mais il
semble que cet étal de choses ait pris fin à cette époque : « ils n'avaient,
dit M. Cultru, que quelques levenanls-bons consistant en mousselines,
mouchoirs, thé, café, etc. »
l'administration de la compagnie des INDES 449
gnalion ; le fait est saris cloute exact, il ne faut pas cependant
l'exagérer; il est certain qu'ils eussent pu protester plus
violemment encore, que le gouvernement royal n'en aurait
point tenu compte, s'il n'eût eu, hélas, les mêmes tendances
qu'eux ! Ils n'étaient point non plus tout à fait dans leur tort
et la situation de la Compagnie, à la fois entreprise de com-
merce et établissement financier,pouvait fort bien les tromper
sur leurs véritables intérêts. Aux yeux de la plupart d'entre
eux, il est trop certain que la mission éminemment patrioti-
que qu'elle remplissait en Asie, en entretenant nos colonies,
n'avait aucune valeur, et ils ne virent en elle que ce qui en
était l'accessoire, la société financière qui leur procurait un
placement sûr, garanti par des revenus fixes.
La ruine de l'empire colonial de la Compagnie, consom-
mée par la guerre de Sept-Ans, fut l'occasion d'une der-
nière et intéressante réforme de son administration. Le but
en fut de réduire celle-ci dans la proportion où les événe-
ments avaient déjà réduit les affaires dont elle était chargée,
et d'assurer aussi aux Actionnaires un contrôle plus efficace
de leurs intérêts. Le gouvernement royal qui avait jusque-là
prétendu la diriger, l'ayant conduite à la ruine, crut dégager
sa responsabilité en leur accordant cette trop tardive satis-
faction ! Un édit d'août 1764 (1) affecta de donner à la Compa-
gnie un but désormais purement commercial en lui décernant
le titre de Compagnie commerçante des Indes, et réalisa une
série de réformes d'ordre financier, notamment la liquidation
de ses dettes ; mais il prévit aussi la présentation de nouveaux
statuts et règlements. Ce furent précisément les réformes
financières qui en retardèrent l'apparition, car ce ne fut que
(1) Edit portant confirmation de l'établissement de la Compagnie des
Indes sous le nom de Compagnie commerçante. Gompiègne, août 1764.
Archives Nationales. A Dix, 385.
\V. - 29
450 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE VII
le 28 juin 1768 que des lettres patentes (1) promulguèrent le
nouveau règlement général pour l'administration de la Com-
pagnie. Mais celle-ci n'avait plus alors qu'un an à vivre, et
l'expérience en fut donc à peine faite (2). L'administration fut
confiée à six Directeurs à vie, élus par les Actionnaires parmi
eux ou en dehors, avec un traitement de 15.000 livres ; ils
furent assistés de six Syndics, élus pour six ans par les
Actionnaires aussi, et parmi les propriétaires de 25 actions ;
l'un d'eux devait sortir de charge tous les ans, et être rem-
placé. Les affaires furent réparties entre cinq déparlements :
deux généraux et trois particuliers, comme elles l'étaient
déjà, mais on affecta trois Directeurs aux deux premiers et
deux aux trois derniers ; les fonctions de Commissaire du
Roi furent supprimées; enfin il devait y avoir chaque année
deux assemblées générales des Actionnaires, l'une en jan-
vier, l'autre en juillet ; dans la première, les Directeurs
devaient déposer le bilan et les Actionnaires procédaient à
l'élection de quatre Députés choisis parmi eux pour l'exami-
ner; à l'assemblée de juillet, ces Députés faisaient leur rap-
port et les Actionnaires statuaient (3). Tels étaient les prin-
cipaux traits de cette réforme ; elle devait donc donner aux
Actionnaires un contrôle beaucoup plus effectif, et si le gou-
(1) Lettres patentes contenant règlement général pour l'administra-
tralion de la Compagnie des Indes. Marly, 28 juin 1768. Archives Na-
tionales. A Dix, 385.
(2) Nous devons cependant observer que cette réforme fut mise à
exécution dès 1765, trois années par conséquent avant l'apparition des
lettres patentes, et que les promoteurs en furent Necker, le marquis de
Sancé, le marquis de Castries et le duc de Duras ; cependant toutes les
modifications demandées par eux ne furent pas acceptées par le gou-
vernement royal, aussi Necker Iraite-t-il cette réforme d'incomplète.
(3) En outre, tous les trois ans, les Actionnaires devaient élire six
d'entre eux pour examiner la situation de la Compagnie.
l'administration de la compagnie des INDES 4ot
vernemeni royal ne renonçait pascomplèlement à surveiller la
Compagnie, du moins le Contrôleur Général en restait-il seul
chargé, et l'on abandonnait l'institution des Commissaires du
Uoi contre laquelle tant de justes griefs s'étaient élevés.
Contrôleurs Généraux des Finances depuis Law.
Lavv, 1720. Le Pelletier de la Houssaye, 1720-1722. Dodun, 1722-
1726. Le Pelletier des Forts, 1726-1730. Orry, 1730-1745. Machault,
1745-1754, Moreau de Séchelles, 1754-1756. de Moras, 1756-1757. de
Boullongne, 1757-1759. de Silhouette, 1759. Bertin, 1759-1763. de
Laverdy, 1763-1768. Maynon d'Invau, 1768-1769.
Commissaires du Roi auprès de la Compagnie.
de Moras, 1731-1733. Orry de Fulvy, 1733-1745. Rouillé, 1745-
1749. Rouillé, de Montaran, 1749-1750. de Montaran, de Saint-
Priest, 1750-1752. de Montaran, de Silhouette, 1752-1755. de Moras,
de Montaran, de Silhouette, 1755-1757. de Silhouette, Boulin, 1757-
1761. Moreau de Beaumont, de Villevault, 1761-1764. Berlin, de
Villevault, 1764.
Syndics de la Compagnie depuis 1733.
Pàris-Duverney, 1723-1727. de Meuves, 1723-1731. Dartaguette,
1723-1731. Cavalier, 1723-1728. Bertrand, 1723-1731. Saintard, 1723-
1743. Le Cordier, 1727-1731. de Caligny, 1732-1739. Duval d'Espré-
ménil, 1740-1743. de Bélhune, 1746-1755. de Lassay, 1746-1750.
Angran de Fontpertuis, 1746. Colabeau, 1746-1764. Saladin, 1746-
1749. Verzure, 1746-1755. de Charost, 1748. Delaîlre, 1751-1759.
de Montmorency, 1752-1757 et 1762-1764. du Chastelet, 1752-1759.
de Guerchy, 1757-1761. Casaubon, 1757-1763. de Lally-Tollendal,
1759-1763. de Baschy, 1761-1764. Masson de Malboué, 1761-1764.
de St-Martin, 1764. Pannier de St-Bal, 176L de Puras, 1765-1768.
d'Hérouville de Claye, 1765. de Gastries, 1765-1767. de Sancé, 1765-
1767. Brisson, 1765-1767. Le Gouleulx de la Norraye, 1765. Marion,
1765-1768. Béhic, 17651768. Necker, 1765-1767. abbé Terray, 1766-
1767. Valdec de Lessarl, 1766-1768. de Clonard, 1766-1768. de
Bruny, 1766-1768. du Vaudier, 1767-1768. de Sainte-Catherine, 1768.
Directeurs de la Compagnie depuis 1733.
Bâillon de Blancpignon, 1723-1725, Raudot, 1723-1726. Castanier,
4o2 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE VII
1723-1759. Duval d'Espréménil , 1723-1739 et 1744-i748. Godeheu
père, 1723-1747. Hardancourt, 1723-1743: Le Cordier, 1723-1726.
Fromaget, 1728-1738. Deshayes, 1723-1730. Morin, 1723-1733. La
Franquerie, 1723-1726. Mouchard, 1723-1726. Barrème, 1725. abbé
Raguet, 1725-1781. de Fayet, 1727-1731. Cavalier, 1735-1748. Duve-
laër, 1744-1755. Lenoir, " 1741-1743. Sainlard, 1744-1759. David,
1744-1764. Dumas, 1744-1746. Godeheu de Zaimont, 1748-1764.
Claessen, 1748-1761. Michel, 1749-1764. Gilly, 1749-1764. Godeheu
d'Igoville, 1753-1761. Roth, 17.55-1764. Magon, 1757-1763. Coltin,
1761-1764. Raffay, 1761-1764. Lemoyne, 1765-1768. de Méry d'Arcy,
1765-1768. Derabec, 1765-1768. Risleau, 1765-1768. de la Vigne-
Buisson, 1765-1768.
Il
Le domaine colonial de la Compagnie des Indes compre-
nait un certain nombre de parties indépendantes les unes
des autres et relevant directement deradministralion métro-
politaine ; elles différaient par leur étendue et leur impor-
tance administrative et l'on peut les ranger sous les trois
types suivants : les gouvernemenis parfaits, les gouverne-
ments imparfaits et les comptoirs.
Les gouvernements parfaits étaient les plus importants, si-
non en étendue toujours, du moins en matière commerciale ;
c'étaient les plus complètement exploités des colonies de la
Compagnie, aussi leur administration élait-elle la plus régu-
lière. Ils étaient en effet divisés en provinces et hiérarchisés
de la façon suivante : un Gouverneur (ou Directeur) Géné-
ral (1) et un Conseil Supérieur pour tout le gouvernement, un
Directeur Particulier et un Conseil Provincial dans chaque
(1) Le chef de la colonie s'appelait suivant les cas : gouverneur ge'né-
ral ou direcleur général : ainsi il y avait un gouverneur dans l'Inde et
aux Iles, un directeur en Louisiane, au Sénégal, etc., les comptoirs enfin
n'avaient qu'un chef de comptoir : à Moka, Canton etc. ; mais tous ces
fonctionnaires étaient indépendants les uns des autres et égaux en grade
(Règlement du 27 janvier 1735, ylrc/tiï'cs Coloniales, C^ 26, 164).
l'administration de la compagnie des INDES 453
province. Le type de celle organisalion étail l'Inde, la plus
belle partie de cet empire colonial ; pendant une partie du
xviii^ siècle, les îles de France et Bourbon furent organisées
de la même manière.
Les gouvernements imparfaits n'avaient pas une adminis-
tration aussi complète, parce que leur exploitation était
moins importante, quelle que fût d'ailleurs leur étendue ; ils
était cependant divisés, eux aussi, en provinces, mais s'il y
avait à la tête du gouvernement lui-même un Directeur Gé-
néral et un Conseil Supérieur, il n'y avait pas de conseil
régulier dans les subdivisions, mais seulement des chefs de
comptoir: tels furent les gouvernements de la Louisiane,
du Sénégal, de la Guinée et de la Barbarie.
Enfin certaines dépendances de la Compagnie, d'une éten-
due réduite et limitées à un commerce purement local, avaient
une organisation simple : c'étaient des comptoirs ou des
loges. Les uns avaient un Directeur et un Conseil, c'étaient
les plus importants : les îles de France et Bourbon rentrèrent
pendant quelque temps dans cette catégorie; les autres n'a-
vaient qu'un chef de comptoir, comme Moka, Saint-Domin-
gue et Canton.
Tel est le tableau d'ensemble que l'on peut dresser de
l'empire colonial de la Compagnie. Quels étaient les principes
de son exploitation? La plupart de ses possessions n'étaient
que des colonies d'exploitation commerciale (1), comme le
Sénégal, la Guinée et l'Inde elle-même. La Compagnie n'avait
nullement le dessein de les administrer en tant que terri-
toires, et ce fut précisément la source du malentendu qui
aboutit à la ruine de l'œuvre de Dupleix. Les employés qu'elle
y entretenait n'avaient d'autre mission que de gérer ses inlé-
(1) Ce que l'on appelle des Comptoirs ; mais nous préférons éviter
ce ternie qui, dans celle élude, donnerait lieu à des confusions.
454 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VII
rêls commerciaux immédiats, de préparer des cargaisons
et d'entretenir des débouchés ; ils ne s'occupaient des popu-
lalions indigènes que pour les rendre aussi favorables que
possible à la Compagnie et tirer d'elles les produits qui ali-
mentaient son commerce. Ces principes cependant n'étaient
pas absolus: la Louisiane fut une colonie dépeuplement et
d'exploitation agricole^ mais la Compagnie reconnut bientôt
que le but que Law lui avait donné dans celle contrée n'é-
tait en rapport ni avec ses moyens d'aclion, ni avec ses tra-
ditions, el elle l'abandonna. On peut croire que l'appréhen-
sion d'un nouvel échec de ce genre ne fut pas sans influence
sur l'opposilion qu'elle apporta par la suite à la poliliquede
ses Gouverneurs dans l'Inde. Enfin, il y avait dans ce do-
maine une colonie qui réunissait ces deux caractères, c'étaient
les îles Mascareignes, où la Compagnie s'attacha à dévelop-
per à la fois le commerce et l'agriculture, et qui répondirent
d'une façon très exacte au type actuel de nos grandes colo-
nies ; mais le but en fut surtout stratégique et les résultats
en furent médiocres.
Il nous faut maintenant étudier le fonctionnement de cette
administration, el nous nous attacherons pour le faire à ce
que nous avons appelé le gouvernemeyit parfait, dont les élé-
ments se retrouvent dans les autres types.
Les deux rouages principaux en étaient les Gouverneurs ei
les Conseils : Gouverneur Général et Conseil Supérieur d'une
part, Gouverneurs Particuliers et Conseils Provinciaux d'au-
tre part ; leurs attributions étaient les mêmes, qu'il s'agît
des premiers ou des seconds, avec celle restriction que les
Gouverneurs Particuliers et les Conseils Provinciaux étaient
subordonnés au Gouverneur Général el au Conseil Supérieur.
Le Gouverneur était le chef responsable de l'administra-
tion; il représentait et personnifiait la Compagnie ; il dirigeait
l'administration de la compagnie des INDES 455
la police de la colonie, commandait les employés de plume
et d'épée, avait sous ses ordres le personnel des troupes, du
commerce, et de la marine ; il administrait la discipline mili-
taire ; il présidait le Conseil dans les diverses attributions de
celui-ci, et le conseil de guerre dans les cas où il en était
réuni un ; il répondait enfin envers la Compagnie de l'exécu-
tion de ses ordres.
Le Conseil qui l'assistait avait un rôle très complexe et
très important : il était supérieur en beaucoup de points au
Gouverneur qui ne pouvait décider sans lui ; ses attributions
étaient d'ordres divers: commerciales, administratives, disci-
plinaires, militaires, politiques et judiciaires.
1° Compétence commerciale : — Toutes les matières relati-
ves au commerce devaient être discutées par le Conseil et
décidées par lui à la majorité des voix. Il avait la disposi-
tion des fonds, décidait les avances, concluait les contrais,
faisait les achats, les armements, les expéditions de vais-
seaux, fixait le prix de vente des marchandises d'Europe,
délivrait aux particuliers les permissions pour le commerce,
quand la Compagnie les autorisait à s'y livrer (1).
2° Compétences administrative et disciplinaire : — Il décidait
de la construction et de l'entretien des'bâtiments de la colo-
nie, avait la surveillance des employés et des militaires, nom-
mait aux places vacantes, à charge de faire confirmer ses déci-
sions par la Compagnie, prononçait l'interdiction (2), quand
il y avait lieu. Il lui était prescrit de faire observer de la part
des capitaines des vaisseaux une stricte subordination à ses or-
(1) Par exemple, le commerce d'Inde en Inde.
(2) Il ne pouvait (\\\ interdire ei jamais révoquer; ce pouvoir était
re'servé à la Compagnie elle-même ; l'employé interdit était suspendu
de ses fonctions jusqu'à ce que la Compagnie informée eût pris une dé-
cision sur son compte. Règlement de 1735, art. 23.
450 THOISIÈMK PAirriK. — CHAPITRE VU
dres ; il pouvait les interdire etlesrenvoyer en Europe comme
passagers sur un autre vaisseau s'ils y manquaient (1) ;
il ne pouvait donner d'ordres aux équipages que par l'inter-
médiaire des capitaines, mais à l'égard des hommes débar-
qués il recouvrait son droit de police et pouvait les punir
directement.
?»° Compétence politique et militaire : — 11 décidait de la
conduite à tenir vis-à-vis des indigènes et des étrangers, or-
donnait les détachements, les actes d'hostilité ou de repré-
sailles, avait la direction des fortifications et pouvait traiter
de la paix avec les étrangers, sous condition de la ratification
par la Compagnie. Enfin il nommait aux grades vacants dans
les troupes et pouvait interdire les officiers.
4" Compétence judiciaire : — Son pouvoir juridictionnel
était double : à l'égard des Européens et à l'égard des indi-
gènes. 11 rendait aux uns et aux autres la justice civile et
criminelle et ne pouvait sous aucun prétexte refuser d'exa-
miner les requêtes qui lui étaient présentées (2) ; l'un des con-
seillers remplissait auprès de lui les fonctions de Procureur
Général; enfin sa composition, sa procédure, ses règles de
juridiction étaient régies par l'édit d'août 1664, resté la charte
constitutionnelle de la Compagnie. L'organisation judiciaire
de la colonie était ainsi établie : les Conseils Provinciaux
étaient des juridictions de première instance au civil et au
criminel à l'égard des Européens et des créoles, en premier
ressort au civil et en dernier au criminel à l'égard des noirs
et des indigènes ; l'appel des Conseils Provinciaux était porté
au Conseil Supérieur; cependant les parties pouvaient dans
certains cas appeler directement d'un Conseil Provincial au
(1) Néanmoins il lui était prescrit de ne prendre celle mesure qu'en
cas de nécessité absolue. Règlement de 1735, arl. 3.
(2) Règlement de 1735, arl. 19.
l'administration de la compagnie des INDES 457
Roi ou à la Compagnie, el les arrêts du Conseil Supérieur
pouvaient encore être réformés par le Conseil du Roi.
En dehors des Gouverneurs el des Conseils, le personnel
colonialdela Compagnie comprenaitdeuxgrandes catégories:
les employés de plume el les employés d'épée, el les seconds
étaient, en règle générale, subordonnés aux premiers (1). Les
employés de plume comprenaient à la fois les administra-
teurs et les marchands dont ils se partageaient indifférem-
ment les fonctions. On débutait dans celte administration
comme sons-commis, el les degrés de la hiérarchie successi-
vement parcourus étaient : commis de 2^ classe, commis de
1'"^ classe, sous-marchand, marchand principal. Celait parmi
les sous-marchands, et à défaut parmi les commis de
1" classe, que se recrutaient les conseillers.
La hiérarchie des Conseils comprenait elle-même différents
grades: conseillers ad ho ?ior es, conseillers surnuméraires,
conseillers en pied, conseillers avec expectative de second,
et seconds (2): ces derniers assistaient et suppléaient les
Gouverneurs. Les conseillers se distribuaient indifféremment
les emplois supérieurs de la colonie : procureur général, ins-
pecteur de la visite, caissier, teneur de livres, garde-maga-
sin, etc.
L'avancement dans cette administration devait avoir lieu
exclusivement à V ancienneté ; lorsqu'une vacance se produi-
sait, les titulaires des emplois inférieurs montaient chacun
d'un grade, et les dernières places se trouvaient alors vacan-
(1) Celte prééminence du civil sur le militaire fut l'objet de préoc-
cupations constantes de la part de la Compagnie; elle se comprend fort
bien, car son rôle militaire ne venait qu'en second rang.
(2) Le secrétaire du Conseil n'était pas conseiller, mais il avait droit
à la première place de conseiller vacante, aussi la Compagnie recom-
mandait-elle de ne donner ce poste qu'au plus capable des sous-mar-
chands de la colonie. Règlement de 1735, art. 18.
458 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VII
les ; mais les Conseils ne pouvaient en disposer, car la Compa-
gnie s'était réservé le droit d'y envoyer les employés de l'ad-
ministration centrale qu'elle avait soumis à un stage prépara-
toire. Chaque année, pour assurer l'observation de ces règles,
les Conseils devaient envoyer en France un état de leurs
employés.
Le Conseil devait se réunir au moins une fois par semaine
sous la présidence du Gouverneur, ou à son défaut, du Se-
cond. 11 délibérait sur toutes les affaires, procédait à un
vote particulier pour chacune d'elles, et la délibération, im-
médiatement enregistrée par le Secrétaire, devait être signée
par tous les membres. Les paquets adressés par la Compa-
gnie ne pouvaient être décachetés qu'en présence du Conseil
assemblé. Chaque année, le chiffre qu'on employait pour la
correspondance importante lui était envoyé de Paris (1).
Enfin les caissiers et les commis-comptables étaient sou-
mis à des règles strictes de comptabilité : il devait être tenu
auprès de chaque Conseil un Registre des Délibérations où de-
vaient être enregistrées celles-ci, revêtues des signatures des
conseillers ; on devait y copier aussi les ordres reçus de la
Compagnie; chaque mois il devait être dressé une copie de
ce registre qui était envoyée en France par le plus prochain
vaisseau ; enfin, à la fin de Tannée, les registres étaient éga-
lement envoyés à la Compagnie, qui en fournissait de nou-
veaux préalablement cotés et paraphés par ses soins.
L'organisation militaire de la Compagnie était également
fort importante : elle possédait des troupes particulières com-
plètement indépendantes de celles du Roi^ et dont l'entretien lui
incombait entièrement ; elle pouvait les lever dans le royaume
ou à l'étranger (2). Elles étaient assez nombreuses, car le
(1) Plusieurs de ces alphabets chiffres figurent laws. Archives Coloniales,
ainsi que beaucoup de lettres chiffre'es avec traduction interlinéaire.
(2) Celte autorisation lui fut donne'e dès Tannée 1719.
l'administration de la compagnie des INDES 459
chiffre officiel vers 1740 était de 22 compagnies de 300 hom-
mes et 11 officiers, soit 6.600 hommes el 250 officiers envi-
ron. Cet effectif était réparti entre les colonies ; il y eut
jusqu'à 8 compagnies en Louisiane, 5 aux Iles, 8 dans l'Inde,
sans compter des garnisons au Sénégal, en Guinée, etc., et
quelques fusiliers embarqués sur chacun des vaisseaux. La
Compagnie avait aussi de l'artillerie ; enfin aux troupes blan-
ches qui formaient le noyau de cette petite armée, il faut
ajouter les milices indigènes locales : cipayes, topas, ou
Cafres, dont on leva parfois un grand nombre, notamment
pendant les guerres de Dupleix. Le dépôt de ces troupes se
trouvait à Lorient, où la Compagnie reçut par une ordon-
nance du l*'"' octobre 1721 le droit d'entretenir une compagnie
de 100 hommes ; mais ce chiffre devint insuffisant el une
seconde ordonnance du 20 octobre 1740 l'augmenta de 200
hommes el de 7 officiers (1).
Le corps d'officiers était également spécial à la Compagnie ;
il ne comprenait que des officiers subalternes et le grade le
plus élevé était celui de capitaine (2) ; cependant, dans les
colonies importantes : Inde, Iles, Sénégal, Louisiane, il y avait
un commandant des troupes avec le titre de major général.
L'avancement était donc peu important et peu rapide ; il se
faisait d'ailleurs, comme pour les employés de plume, exclu-
(1) Cette ordonnance fixa comme il suit la composition des compa-
gnies : 1 capitaine en premier, 1 capitaine en second, i lieutenant en
premier, 1 lieutenant en second, 1 sous-lieutenant, 6 enseignes, 14
sergents, 14 caporaux, 14 anspessades, 250 soldats, 8 fifres et tambours.
Demis, t. IV.
(2) C'est exceptionnellement que Bussy fut nommé lieutenant-colonel,
colonel el brigadier ; ces promotions ne paraissent pas d'ailleurs s'être
faites sans difficulté. De même les officiers de la Compagnie n'obtin-
rent que très rarement la croix de Saint-Louis réservée aux officiers de
l'armée régulière.
460 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE VU
sivement à Tanciennelé ; aussi le recrulemenl de ce corps
n'élait-il pas loujours très satisfaisant. Les Gouverneurs Géné-
raux des colonies avaient le commandement supérieur des
troupes, mais ils devaient en déléguer l'exercice au major
général ; cependant on devait les « reconnaître » solennelle-
ment « à la tête des troupes, »
Les troupes de la Compagnie, dont le recrutement était
médiocre, suffirent à leur tâche tant que celle-ci resta peu
importante ; mais les défauts de leur organisation se mon-
trèrent pendant les guerres de Dupleix et de Lally, où il eût
fallu des troupes mieux disciplinées qu'elles n'étaient. Elles
ne furent cependant point sans vaillance et en firent preuve
en plus d'une circonstance, mais le dénuement où elles se
Irouvèrenl souvent et le dur service qu'on exigea d'elles pro-
voquèrent de leur part des actes d'insubordination déplora-
bles pour leur renommée, et désastreux pour le succès de
la cause française.
Quelle fut la valeur de l'administration coloniale de la
Compagnie des Indes ? Elle aussi eut ses défauts, elle eut
même des vices très graves ; elle aussi fut l'objet d'un re-
crutement souvent imparfait et l'on vit dans ses rangs trop
de gens tarés, à qui le séjour de la France n'était plus possi-
ble, trop d'ambitieux dont le seul but était de faire rapide-
ment fortune, quels que fussent les moyens à employer. La
généralité même des fonctionnaires de la Compagnie ne fut
pas sans reproches ; presque tous paraissent avoir cherché
leur intérêt particulier dans l'accomplissement de leur mis-
sion, et les plus grands noms que l'on puisse trouver parmi
eux en ont été accusés ou soupçonnés : Dupleix, Lenoir, Du-
mas, La Bourdonnais. Cela ne veut point dire, il est vrai,
qu'ils sacrifiassent aux leurs les intérêts de la Compagnie,
et il faut ajouter que celle-ci autorisait cette conduite en leur
l'administration de la compagnie des INDES 461
donnant le droit de commercer pour leur compte, soit qu'elle
ne crût pas pouvoir éviter cet étal de choses, soit qu'elle ne
jugeât pas qu'il lui fût très préjudiciable. Nous manquons
peut-être ici, comme pour l'administration centrale de la
Compagnie, des éléments suffisants pour porter un jugement
sérieusement établi ; d'ailleurs elle ne fut pas la seule à souf-
frir de cette situation et sa rivale anglaise ne fut pas exempte
de ces défauts ; enfin, même en les admettant et en les déplo-
rant, il est permis de ne pas aller jusqu'à traiter comme
Lally-Tollendal cette administration de « sentine de corrup-
tion ».
Tels étaient les principes d'après lesquels étaient organi-
sées les possessions de la Compagnie des Indes, et les élé-
ments de leur administration ; un rapide examen de chacune
d'elles donnera une idée suffisante de leur situation par-
ticulière.
1° En Amérique, la Compagnie posséda jusqu'en 1731 un
grand gouvernement appartenant au second type, celui de
la Louisiane; elle était le siège d'une Direction Générale et
le centre en était la Nouvelle-Orléans, où résidaient le Direc-
teur Général et le Conseil Supérieur. La colonie était divisée
en huit autres provinces ou quartiers, dans chacun desquels
résidaient un commandant et un juge ; c'étaient: leBiloxi, le
Mobile, etles pays des Alibamons,des Natchez(l), des Yafous,
des Natchitoches, des Arkansas et des Illinois. La Compagnie
possédait dans cette immense contrée, qui s'étendait sur toute
la vallée du Mississipi et sur les côtes du golfe du Mexique,
(1) Les Indiens Natchez, exaspe'rés par la dureté du commandant du
quartier, M. de Ctiépar, massacrèrent en décembre 1729 les Européens
et les nègres qui y résidaient, au nombre de 2.000 environ. Ce drame,
que suivit une sévère répression, précéda de peu la rétrocession de la
colonie par la Compagnie.
462 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE VII
seize élablissemenls qui, avec la Nouvelle-Orléans elles postes
centraux de chacun des quartiers dont ils portaient le nom,
comprenaient encore : l'île aux Vaisseaux, la rivière Manchac,
la rivière Wabasli, l'ile Dauphine, le fort Gondé, la baie
Saint-Bernard, la rivière des Cannes, le pays des Missouris et
celui des Padoucas. Elle y entretenait des forces militaires
importantes, qui de 4 compagnies furent portées bientôt à 8,
faisant un effectif de 400 hommes : le commandant général
résidait auprès du Directeur à la Nouvelle-Orléans. Enfin
l'organisation de cette colonie fut fixée par un règlement
spécial à la date du 2 septembre 1721.
La Compagnie posséda encore en Amérique deux comp-
toirs, simples maisons de commerce situées chacune dans
une colonie royale et régies par un Directeur et quelques
employés : le premier était le Cap-Français, dans l'ile de
Saint-Domingue, dont le commerce lui fut à l'origine concédé
à titre de monopole, mais qui ne resta sous ce régime que
fort peu de temps, la Compagnie n'ayant gardé sur cette lie au-
cun droit qui la distinguât des commerçants particuliers dès
l'année 1722. Le second était Québec au Canada, et centrali-
sait l'important trafic des castors dont la Compagnie garda
au contraire le privilège.
2° L'Afrique présentait aussi pour la Compagnie une grande
importance commerciale, car elle y posséda au début trois
concessions très étendues : le Sénégal, la Guinée et la Bar-
barie; elle rendit, il est vrai, au Koi le commerce de la Bar-
barie en 1730, et renonça dès les premières années à exploi-
ter la Guinée à titre de monopole ; elle n'y conserva donc
qu'une véritable colonie, le Sénégal, avec lequel elle resta
au contraire en relations actives.
Le Sénégal, qui s'étendait du cap Blanc à la rivière de
Sierra-Léone, était un gouvernement du second type, car il
l'administration de la compagnie des INDES 463
possédait une Direclion Générale et était divisé en provinces
placées chacune sous la régie d'un Directeur Particulier. Le
siège de la Direction était Saint-Louis ; le Directeur Géné-
ral (1) était assisté d'un Conseil Supérieur de quatre conseil-
lers. La colonie comprenait six provinces : le Sénégal, la
Gambie, Galam, Joal, Gorée et Bissao. A la tête des cinq
dernières se trouvait un Directeur Particulier aidé de quelques
employés : enfin Gorée et Saint-Louis possédaient chacun
une petite garnison. Les comptoirs de la Compagnie étaient
les suivants : Saint-Louis, la capitale, Q\.Podor (1743) dans la
province du Sénégal; Albréda, Bintao et Saint-Jacques dans
la province de Gambie ; File de Gorée, Rufisque et Portudal
dans la province de Gorée ; enfin dans chacune des trois der-
nières il y avait un comptoir qui portait le même nom qu'elles
{Galam, Joal, Bissao) (2). Au nord du Sénégal la Compagnie
possédait encore l'échelle de Portendick et l'île à.'Arguin, qui
resta sous sa domination après lui avoir été vivement dis-
putée par les Hollandais (3) (1721-1724).
(i) Demis nous donne la liste des Directeurs du Se'ne'gal jusqu'en
1755; ce furent: MM. Brûe, 1720-1721; de Saint-Robert, 1721-1723 ; du
Bellay, 1723-1726; Levens, 1726-1733; Lejuge, 1733; Devaux, 1733-
1738; David, 1738-1746 ; Eloupan de la Briie, 1746 (Demis, t. IV) —
André Brûe, qui avait été Directeur de la Compagnie du Sénégal avant
de passer au service de la Compagnie des Indes, fut le véritable créa-
teur de cette colonie et mérite de Qgurer en bon rang parmi les fonda-
teurs de notre empire colonial.
(■■2) Saint-Louis est situé dans une île du fleuve Sénégal, Gorée dans
une île à l'abri du cap Vert; Albréda, Bintao sont actuellement en
territoire anglais, Bissao en territoire portugais. Outre St-Louis et Gorée,
la Compagnie possédait les forts St-Joseph et St-Pierre, en 1743 elle
éleva celui de Podor.
(3) L'île et le fort d'Arguin avaient appartenu au Brandebourg, puis
à la Prusse ; ils furent ensuite occupés par André Brùe pour la Com-
pagnie ; mais la Compagnie Occidentale hollandaise les lui enleva, et
l'on dut organiser plusieurs expéditions pour les reprendre : la der-
464 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE VII
La guerre de Sept-Ans vil la ruine de celle partie impor-
lanle de son domaine ; Gorée et Sainl-Louis, incapables de se
défendre, furent pris par les Anglais qui restèrent maîtres
de loule la conlrée ; le traité de Paris (1763) lui rendit Gorée,
mais elle ne recouvra pas Saint-Louis qui ne redevint fran-
çais qu'après sa chute (3).
La Guinée, qui s'étendait depuis la rivière de Sierra-Léone
au Nord jusqu'à l'Equateur au Sud, possédait la même orga-
nisation ; la Compagnie y reçut l'héritage de la Compagnie
de Guinée et fut investie du monopole du commerce sur les
côtes du Poivre, de l'Ivoire, de l'Or, des Esclaves et de Cala-
bar, qui se succèdent sur le littoral de cette contrée. Elle
renonça bientôt d'ailleurs à l'exploiter sous ce régime, car
les habitants des iles d'Amérique, intéressés au commerce
des nègres qui étaient la principale production de la Guinée,
firent entendre les plus vives réclamations, et elle se résigna
à admettre les négociants particuliers à le partager avec elle.
Le centre de sa concession était Wydah, dont le fort avait été
élevé sur la côte des Esclaves par la Compagnie du Sénégal
(1670). C'était là que résidaient le Directeur Général (1) et
le Conseil Supérieur qui l'assistait (2) : elle possédait aussi le
nière,en 1724,eut lieu sous les ordres de M. de laRigaudière et comprit
5 navires : V Apollon, le Duc-du-Maine, le Maréchal-d'Estrées, la Mutine
et V Espérance [Archivefi Nationales, F 50, 5-). Arguin resta finalement à
la France.
(3) Saint-Louis fut réoccupé en 1770 par M. de Lauzun, et le traité
de Versailles (1783) nous rendit tout le Sénégal.
(1) Les Directeurs cités par Demis sont: MM. Bouchel, 1720-1723;
Derigoin, 1723-1725; Soret, intérim, 1725-1727 ; de Pelitval, 1727-
1729 (massacré); Gallot, intérim, 1729-1730; Mallel, 1730-1731; Lavigne,
1731-1732; Level, intérim, 1732-1733; du Bellay, 1733-1734; de Lille,
1734-1737; Levens, 1737-1742; Level, 1742-1747; Pruneau, 1747-1749;
Guestard, 1749 (Demis, t. IV).
(2) Wydah avait été concédé en 1671 par le roi d'Ardra au commissaire
l'administration de la compagnie des INDES 465
fort (ÏAssinie, où siégeait un Directeur Particulier et qui était
occupé ainsi que Wydali par une petite garnison ; les autres
comptoirs étaient El-Mina, Ardra, Cormentin, Petit-Dieppe^
Takoray, Cap-Monte, Petit-Popo, établis à la place des co-
lonies créées au xiv siècle par les marins dieppois, et dont
plusieurs, il est vrai, avaient perdu leur importance primi-
tive.
Enfin le commerce de la Barbarie ne figura, comme la Loui-
siane,que quelques années seulement dans le domaine delà
Compagnie. On sait que Ton comprenait sous ce nom toute
la côte septentrionale de l'Afrique depuis la Tripolitaine jus-
qu'au cap Blanc ; mais le commerce, auquel cette contrée
donnait lieu, s'exerçait sur un territoire beaucoup plus res-
treint. La Barbarie était le siège d'une Direction Générale
dont le centre était La Calle, résidence du Directeur et du
Conseil : la Compagnie avait en outre des comptoirs à Bône,
à Cotlo et au Cap-Nègre, dans cliacun desquels elle entrete-
nait un Directeur Particulier et quelques commis. Dès l'an-
née 1730 elle demanda au Roi à être relevée de ce privilège,
et le commerce de la Barbarie passa à une compagnie par-
ticulière.
3° Le véritable domaine colonial de la Compagnie était en
Asie oùelle possédait les établissements de l'Inde, les iles
Mascareignes, et les comptoirs de Moka et de Canton. Quand,
en 1719, la Compagnie d'Occident acquit par sa réunion à la
Compagnie des Indes Orientales les possessions de cette der-
nière dans rinde, cet héritage comprit les éléments suivants.
Sur la côte de Coromandel : Pondichéry, capitale de ses comp-
de la marine d'Elbée envoyé par la Compagnie du Sénégal pour lui obte-
nir une concession en Guinée. On a retrouvé en 1838 les Archives de
ce comptoir dans les ruines du fort. L'établissement d'Assinie fut créé
en 1701.
W. — 30
466 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VII
toirs, ville industrielle et peuplée, dont le territoire compre-
nait les aidées d'Ariancoupan, d'Oulgaret et de Mourougapac,
et qui, à vrai dire, absorbait presque entièrement l'activité
commerciale française dans la péninsule; sur la cote des
Gircars : la loge de Masulipatam et celle de Yanaon ; au Ben-
gale : Chandernagor, la loge de Caasimbazar et celle de
Balasor ; sur la côte de Malabar : la loge de Calicut ; enfin sur
la côte nord-ouest : notre premier comptoir, Surat, alors
complètement délaissé par nos vaisseaux.
Pondichèry conserva sa situation et resta le siège du gou-
vernement général de l'Inde française (1) et la résidence du
Gouverneur ; le Conseil Supérieur qui l'assistait se composait
d'un Second, d'un ou de deux conseillers avec Texpectalive
de Second, de cinq conseillers en pied et d'un petit nombre
de conseillers surnuméraires et ad honores, un ou deux gé-
néralement (2). Le Second était spécialement chargé de rendre
(1) Les gouverneurs des établissements de l'Inde sous la domination
de la Compagnie furent successivement: MM. de la Prévostière, 1718-
1721 ; Lenoir, 1721-1723 ; Beauvallier de Courchant, intérim, 1723-
1726 ; Lenoir, 1726-1735 ; Dumas, 1735-1740 ; Dupleix, 1740-1754 ; Go-
delieu, 1754-1755 ; Duval de Leyrit, 1755-1758 ; Lally-ToUendaJ,
1758-1763 ; Law de Laurislon, 1763-1765 ; Nicolas, intérim, 1765-1766
Boyelleau, iniéz-im, 1766-1767 ; Law de Lauriston, 1767-1769.
(2) Etat des employés à Pondichèry en 1747 {Archives Coloniales, C*,
33, 151). Dupleix, gouverneur, Legou, second, Duval d'Esprém''nH,
conseiller avec l'expectative, Dulaurens, Miran, Barthélémy, Guillard,
Lemaire, conseillers, deux conseillers surnuméraires, Pillavoine, con-
seiller ad honores.
Huit sous-marchands, six commis de 1" classe, six commis de 2*
classe, cinq sous-commis, un huissier.
Un chirurgien-major, un second et un troisième chirurgiens.
Un maître de port et un contremaître.
De Bury, major général de la garnison, deux lieutenants aides-majors,
dix-huit officiers, cinq cent onze soldats, quinze artilleurs.
[.e gouverneur avait ITj.OOO livres de traitement, le second 4.000
livres, les conseillers 1.500, mais les fonctions supplémentaires qu'ils
l'administration de la compagnie des INDES 467
la justice aux indigènes et présidait à cet effet un tribunal
spécial appelé la Chauderie, qui comprenait avec lui deux
sous-marchands. Le comptoir de Pondichéry possédait encore
un certain nombre de sous-marchands et de commis, enfin il
avait une garnison de 4 compagnies d'infanterie.
Quatre comptoirs dépendaient de lui : Karikal, acquis en
1739, Masulipatam, acquis en 1750 (1), Yaîiaon et Siiy^at (2) ;
dans chacun d'eux résidait un chef de comptoir (sous-mar-
chand ou conseiller de l'Inde) (3), et quelques commis.
L'Inde française comprenait encore deux provinces : le
Bengale et le Malabar, dont les chefs-lieux étaient les comp-
toirs de Chandernagor et de Mahé.
Chandemagor, relevé par Dupleix de l'abandon dans lequel
il était depuis longtemps laissé, avait un Directeur et un
Conseil Provincial de sept membres (4). Dupleix rendit éga-
lement la prospérité à ses anciennes dépendances de Bala-
sor et de Cas^simbazar et créa les loges de Patna, de Daccaei
de Jougdia, dont chacune reçut un chef de comptoir particu-
remplissaient relevaient à 2.000 ou 3.000.
Les dépenses de Pondichéry s'élevaient en 1730 à 267.843 roupies
ou 642.823 livres [Archives Nationales, F12, 644) ; les revenus con-
sistaient dans la ferme du tabac, du bétel et de l'arack, et dans le
change des monnaies : soit 7.000 pagodes ; dans le produit des aidées
montant à 2.700 pagodes ; dans les droits d'entrée et de sortie sur
les marchandises, 8.000 pagodes. (Mémoire sur l'état des établissements
de l'Inde, 1727, Archives Coloniales, G^ 74, 261.)
(1) Il fut perdu en 17G0, mais nous y avons conservé une loge.
(2) Personnel de ces comptoirs en 1743 : Karikal, Febvrier, chef de
comptoir; Masulipatam, Boyelleau, id. ; Yanaon, deChoisy, id. ; Su-
rat, Le Verrier, id., Moreau, second.
(8) C'était un titre honorifique que la Compagnie décernait aux plus
méritants de ses employés dans la péninsule.
(4) Personnel en 1743 : Bural, directeur ; Saint-Paul, second ; Ré-
gnault, Ravet, Barthélémy, Gazon, Finiel, du Bois-Rolland, conseillers.
468 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VII
lier. Deux compagnies d'infanterie tenaient garnison à Chan-
dernagor.
Mahé, occupé en 1721, avait un Directeur, un Conseil Pro-
vincial de trois membres (1), et une garnison de deux compa-
gnies ; de Mahé dépendait la loge de Calicut, abandonnée en
fait depuis que ce comptoir avait été créé (2).
Madagascar, qui avait été le but des premières tentatives
d'établissement du commerce français dans l'Océan Indien,
resta complètement étranger à la Compagnie (3), car les
échecs successifs que son exploitation avait provoqués jetait
sur la grande île une ombre défavorable. La Compagnie con-
serva cependant ses dépendances, les îles Mascareignes :
Bourbon et l'île de France.
Bourbon appartenait déjà à la Compagnie des Indes Orien
laies qui la transmit à son héritière ; sa voisine, Maurice, après
(1) Personnel en 1743: Duval du Leyril, Directeur ; Louel, second ;
Golard, GuiHard, conseillers ; Boulet, conseiller surnuméraire.
Les dépenses de Mahé en 1730 s'élevaient à 56,327 roupies, soit
135.186 livres {Archives Nationales, F12, 644).
(2) Nous croyons devoir insister sur ce point que les contrées sou-
mises à notre influence par la politique de Dupleix ne figurèrent jamais
régulièrement dans le domaine de la Compagnie ; sans méconnaître
l'importance de celte œuvre, nous n'avons donc pas à en parler ici.
(3) Nous devons cependant mentionner que Madagascar fui l'objet
de plusieurs tentatives de la part des agents de la Compagnie, et que
celle-ci garda avec l'île quelques relations très espacées. En 1733, les
ingénieurs Robert et de Gossigny vinrent étudier la baie d'Antongil ;
en 1746, La Bourdonnais y fît un séjour, forcé il est vrai ; en 1750 la
reine de Foulepointe, Béli, Qt don à la Compagnie de l'ile Sainte-Marie,
oiî celle-ci envoya un commis du nom de Gosse et quelques colons ;
mais en 1761 les indigènes massacrèrent ceux qui restaient, et ce crime
resta impuni. En 1768 le comte de Maudave entreprit de relever Fort-
Dauphin, et en 1769 Pierre Poivre, intendant de l'ile de France, fit
explorer les côtes de Tîle par MM. Grenier et Rochon. En 1773 enfin,
mais après la chute de la Compagnie, eut lieu la fameuse expédition
du comte Benyowski.
L ADMINISTRATION DE LA COMPAGNIE DES INDES
469
avoir appartenu quelque temps aux Hollandais, fut abandon-
née par eux en 1708 ; Ponlcharlrain envoya le sieur Dufresne,
commandant du Chasseur, en prendre possession au nom du
Roi, et elle reçut dès lors le nom d'île de France (1714) ;
une seconde prise de possession, effective cette fois, fut
accomplie en septembre 1721 au nom de la Compagnie par
M. de Fougeray, capitaine du Triton. Les deux îles formèrent
d'abord deux gouvernements séparés ayant chacun un Direc-
teur Général et un Conseil Supérieur, siégeant respectivement
à Port-Louis (lie de France) et à Saint-Denis (Bourbon) (1) ;
puis, en 1726, la Compagnie décida qu'elles ne formeraient
plus qu'un gouvernement sous l'autorité d'un Gouverneur
Général unique (Dumas), qui devait résider six mois dans
chaque ile ; le Conseil Supérieur de l'ile de France descendit
dès lors au rang de Conseil Provincial. Une nouvelle reforme
intervint en 1735, par laquelle ce Conseil reprit son rang
primitif, quoique File restât unie à l'île Bourbon sous Fau-
torité d'un môme Gouverneur Général (La Bourdonnais) (2).
Chaque Conseil comprenait alors cinq conseillers (3), et il
y avait dans chaque île un directeur général du commerce,
(1) Liste des gouverneurs de l'île Bourbon : de Beauvallier de Cour-
chant, 1715-1720 ; Desforges-Boucher, 1720-1726 ; Dumas, gouverneur
général des deux îles 1726-1735; La Bourdonnais, id., 1735-1742;
Didier de Saint-Martin, id., intérim, 1742-1746; David, id., 1746-
1750 ; de Lozier-Bouvet, gouverneur de Bourbon, 1750-1756; Magon,
1756-1758 ; Desforges-Boucher, 1758-1767.
Quant à l'île de France, elle eut comme gouverneurs particuliers
avant la réunion des deux gouvernements : MM. de Nyon (1721-1725)
et Dioré, intérim (1725-1726).
(2) Délibération du 27 mai 1735, Archives Coloniales, 0^,26.
(3) Les deux Conseils étaient égaux « de condition et de pouvoir », et
chargés de la manutention intérieure de leur île respective en toute
indépendance ; cependant le Conseil où siégeait le Gouverneur était
supérieur à l'autre dans la gestion des affaires communes.
470 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE Vn
pour y commander en l'absence du gouverneur ; enfin cinq
compagnies d'infanlerie y tenaient garnison : trois dans l'une
et deux dans l'autre. Cette situation iut maintenue sans modi-
fication jusqu'en 1750; à cette date les iles furent de nou-
veau séparées et formèrent chacune un gouvernement dis-
tinct comme à l'origine; en 1764 enfin, la Compagnie les
rétrocéda aulîei (1). Les Mascareignes étaient, nous l'avons
remarqué, un type particulier des possessions de la Compa-
gnie ; car ce furent, à la différence de ses autres comptoirs,
de véritables colonies, qu'elle s'appliqua à exploiter très
complètement par une mise en culture méthodique ; seules
également, et par suite de cette situation même, elles reçu-
rent le droit d'avoir des esclaves noirs, que la Compagnie
lirait de Madagascar et de la côte orientale d'Afrique ; leur
situation y était régie parl'Edit de mars 1685, appelé le Code
Noir (2).
Le comptoir de Moka, situé un peu au nord du détroit de
Bab-EI-Mandeb dans la mer Rouge, et dépendant de l'imanat
arabe de l'Yémen, était une simple loge, importante, il est
vrai, par le commerce du café qui y était très actif. Plusieurs
autres Compagnies européennes y possédaient aussi un éta-
blissement soumis aux mêmes conditions. La Compagnie
française y était représentée par un Chef de comptoir qui
avait le rang de marchand principal, et était assisté d'un Con-
(Ij Edit du mois d'août 1764, article 2,
(2) Elles constituaient donc ce que Ton appelle une colonie de plan-
tation. Nous ajouterons qu'en 1742 La Bourdonnais fil prendre pos-
session des îles Seychelles pour la (compagnie, el que ce nom leur fut
donné dans la suite en l'honneur du ConlrcMeur Général. Une ville fut
fondée sous le nom de VElablissement dans la principale d'entre elles :
Mahé. Deux autres îles de ce groupe s'appellent encore : Silhouette et
Praslin.
l'administration de la compagnie des INDES 471
seil de trois membres ; quelques employés subalternes com-
plétaient le personnel qu'elle y entretenait (1).
Enfin le comptoir de Canton, dernier établissement de la
Compagnie en Asie, eut une histoire assez mouvementée.
Dès le début de son commerce, en effet, elle y envoya un chef
de comptoir et quelques commis, mais ceux-ci eurent des dé-
mêlés avec les autorités chinoises et furent obligés de se
retirer. Commeles autres nations européennesne possédaient
point de loges à Canton, la Compagnie ne put obtenir l'au-
torisation de remplacer ses agents et dut se contenter d'en-
voyer avec chaque vaisseau un personnel spécial pour con-
duire les opérations commerciales (2). Cette situation dura,
semble-t-il, jusqu'à la chute de la Compagnie et les efforts
nombreux qu'elle fit pour y mettre fin échouèrent (3).
Tel est le tableau d'ensemble que l'on peut tracer du do-
maine colonial de la Compagnie des Indes ; il offrait, on le
voit, une administration uniforme, simplifiée autant que les
intérêts du commerce le permettaient ; les formes, la méthode
en étaient d'ailleurs les mêmes que sous la domination de la
Compagnie des Indes Orientales dont elle avait reçu l'héri-
tage et conservé les traditions administratives.
(1) La Compagnie avait eu à souffrir pendant quelque temps de l'hos-
tilité des Arabes ; elle lut obligée de faire une expédition militaire pour
en venir à bout et y réussit, car elle conclut ensuite avec l'iman un
traité qui lui assura la paisible jouissance de ses droits
(2) La conduite qu'il devait tenir fut décidée par un « Règlement
pour la Direction du commerce à Canton », du 18 septembre 1732. Ar-
chives Coloniales, C^,25.
(3) En 1736, par exemple, la Compagnie recommandait aux deux
chefs de l'expédition annuelle, Duveiaer et Godeheu, d'examiner s'il
était possible de relever le comptoir de Canton avec l'autorisation des
mandarins ; si l'on ne réussissait pas à Canton, on devait chercher à
s'établir à Macao. Archives Coloniales, CS29.
CHAPITRE VIII
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES.
Le commerce de la Louisiane ; son abandon parla Compagnie. — Le
commerce de Saint-Domingue. — Le castor du Canada. — Le com-
merce de la Barbarie. — Le commerce du Sénégal et de la Guinée :
la traite des nègres. — Les îles Mascareignes : efforts de la Compagnie
pour développer leur richesse. — Moka et le commerce des cafés. —
L'Inde: exploitation de ses différentes productions. — Le commerce
de la Chine. — Tableau général du commerce de la Compagnie des
Indes : expéditions, retours, prix d'achat et de vente, bénéfices
annuels. — Situation commerciale de la Compagnie en France. — Per-
sistance du régime prohibitif à l'égard des tissus des Indes. — La
marque, l'entrepôt, les ventes publiques. — Les droits de douane.
— La contrebande et sa répression. — La Compagnie a-t-elle fourni
d'une façon satisfaisante le marché français des produits des Indes?
Le commerce tenait dans les plans de Lawune place plus
importante qu'il n'en occupa dans l'histoire du Système, et sa
monopolisation était un des buis principaux de la gigan-
tesque machine dont il voulait étendre le fonctionnement à
toutes les manifestations de l'activité française. Celle-ci était
cependant bien peu considérable au moment où le célèbre
financier créait la Compagnie d'Occident, premier rouage de
cet organisme, car les guerres, les exactions fiscales, les
mauvaises récoltes, les désordres de toutes sortes qui assom-
brirent les dernières années du règne de Louis XIV avaient
ruiné tout commerce et toute industrie, détruit les capitaux,
découragé toutes les initiatives. Les Compagnies de commerce
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES 473
paraissaient avoir complètement éclioué, les unes avaient ra-
pidement disparu, d'autres se soutenaient encore nominale-
ment, comme la Compagnie des Indes Orientales, elles entre-
prises particulières qui s'étaient greffées sur elles n'avaient
pas réussi mieux qu'elles.
Law n'hésita pas cependant à relever le privilège acquis
quelques années auparavant par Crozal pour le trafic de la
Louisiane. Celle-ci comprenait, on l'a vu, non seulement le
territoire de l'Etat actuel de ce nom, mais toute la vallée du
Mississipi jusqu'à la région des Grands Lacs, immense con-
trée dont on ne connaissait rien, sur les ressources de la-
quelle on n'avait que de très peu sûrs renseignements et
qu'on ne pouvait songer sérieusement à mettre entièrement
en exploitation. On se borna à porter la colonisation sur les
rivages du golfe du Mexique et dans le delta du Mississipi ;
les résultats en furent très lents, et le premier navire que
l'Occident mit en mer ne rapporta que des échantillons et
surtout des espérances ; on ne pouvait guère, d'ailleurs^, dans
les détestables conditions où se fit le peuplement de la nou-
velle colonie, nourrir des ambitions bien grandes.
Cependant la Compagnie des Indes, héritière de l'Occident,
ne se découragea point et au milieu de fautes très regretta»
blés fil quelques etïorls dignes de louanges : elle y envoya
des plants de cotonnier, dont la propagation fort lenle ne lui
permit pas de soupçonner l'immense richesse dont elle dotait
ainsi cette contrée (1) ; elle y favorisa également la culture
du tabac et des céréales.
La Louisiane ne fut néanmoins dans le Système qu'une
(1) Le colon est aujourd'hui la principale richesse de' la l^ouisiane et
de tous les Etats méridionaux de la Confédération ; il est bon de rap-
peler que c'est à la colonisation française, el en particulier à la Compa-
gnie des Indes, qu'il en faut faire remonter l'origine.
474 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE VIII
coûteuse inulililé, et au point de vue coiiiiuei'cial, que l'occa-
sion de ce que l'on appelle aujourd'liui un « bluff » colossal;
mines d'or et d'argent dont on envoyait des échantillons peu
authentiques à la Monnaie de Paris (1), rochers d'émeraude
dont on ne fournil par contre aucun, étaient jetés en appât
au public. Sans doute la Louisiane pouvait être une source
de richesses plus estimables ; il eût fallu pour cela que sa
colonisation fût poursuivie méthodiquement et qu'on en sût
attendre les résultats ; mais pour la réussite de ses projets
Law ne pouvait attendre, c'est pourquoi il recourut à ces
coupables mensonges.
Lorsque, après la chute du Système, la Louisiane passa à la
Compagnie reconstituée, les conditions dans lesquelles cet
héritage lui fut lemis étaient fort peu favorables et il lui fal-
lait subvenir pendant longtemps encore aux besoins de cette
contrée d'avenir avant d'en attendre aucun bénéfice ; c'était
là le rôle d'une Compagnie de colonisation et non celui d'une
Compagnie de commerce, et après quelques années d'exploi-
tation, elle préféra se racheter des obligations fort lourdes
que celle concession faisait peser sur elle en la cédant au
Roi (1731).
La Compagnie y dépensa 25 millions de livres, dit-on, en
dix années, sans qu'il paraisse qu'elle en ail retiré d'au-
tres profils que ceux du labac qui y donna assez vile des
résultats, puisqu'on 1719 déjà Law établissait une taxe de
25 livres sur son importation en France.
On y reconnut cependant l'existence d'autres richesses
dont la plupart, il est vrai, restèrent inexploitées pendant
(1) Savary dit cependant que l'essai qui en fut fait démontra la pré-
sence de 6 livres de métal précieux par quintal déminerai; mais le
Journal de la llégence dit 90 marcs (22 kilogrammes, en donnant au
marc la valeur de 245 grammes)
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES 47Î)
longtemps ; les bestiaux : chevaux, ânes, taureaux, moutons,
chèvres, porcs y étaient nombreux et faciles à apprivoiser;
on y pouvait exploiter les bois de marine, de teinture, de
marqueterie (cyprès, chène^ noyer, cèdre blanc et rouge) ;
le riz et l'indigo fournirent dès le début quelques cargaisons ;
enfin la présence des mûriers et des vers à soie donna l'espé-
rance, qui ne se réalisa point (1), de rivaliser avec la Chine
et l'Inde pour la fourniture des tissus précieux à l'Europe.
Un règlement du 2 septembre 17:21 organisa les relations
de la Compagnie avec la colonie naissante. Il fixa le prix des
nègres fournis par elle aux colons à 660 livres la pièce d'Inde,
celui du vin de France à 120 livres la barrique, et de l'eau-
de-vie à 120 livres le quart. Les bénéfices qu'elle fut autorisée
à réaliser sur la fourniture des produits d'Europe aux indi-
gènes furent tarifés également suivant les districts de 50
à 100 0/0. Enfin les prix d'achat exigibles par les colons pour
leurs productions furent établis à 25 livres le quintal pour le
tabac et 12 livres pour le riz.
Les bénéfices qu'elle retira de ces relations furent néan-
moins très peu importants, et la rétrocession de la Louisiane
au Roi fui un événement avantageux et pour elle et pour
cette colonie, qui prit bientôt un développement remarqua-
ble. Elle fut désormais placée sous le même régime que les
autres colonies royales.
Le domaine de la Compagnie des Indes en Amérique com-
prenait encore le monopole du commerce de Tîle de Saint-
Domingue. L'exploitation de la partie de cette île qui appar-
tenait à la France et qui n'était pas la plus fertile, après
avoir été concédée à la Compagnie de Saint-Domingue jus-
(1) Cela n'empêcha pas les spéculateurs du Système de répandre le
bruit que des ateliers immenses y étaient déjà en plein fonctionnement
pour la préparation de la soie.
476 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VIII
qu'en 1720, fui ensuite abandonnée par le Roi à l'initialive
particulière ; mais le privilège exclusif de ses relations com-
merciales, et notamment le monopole de la fourniture des
nègres dont elle avait besoin, fut accordé à la Compagnie des
Indes par arrêt du 10 septembre 1720. L'hostilité qu'elle
rencontra chez les colons ne tarda pas cependant à lui faire
abandonner une partie de ses droits ; elle renonça à exploi-
ter à titre de monopole le commerce de celle lie, pour lequel
elle accorda jusqu'à la fin des permissions aux négociants
particuliers, et se contenta de s'y livrer au même titre qu'eux.
Les principales productions étaient le café, le sucre, le coton
et l'indigo; le sucre « qu'on recueille, dit un auteur, en
quantités immenses » se vendait brut et /e?Te, c'est-à-dire
blanchi avec de l'argile ; « il était moins beau en couleur que
celui de la Martinique, mais non inférieur en qualité (1) ».
Le café, par contre, était de médiocre qualité : la principale
ville de commerce de l'île était le Cap-Français (Cap-Haïtien
aujourd'hui) (2) D'autre part, la Compagnie continua à se
livrer, sans prétendre au monopole, à la traite des nègres au
profit de celte île ; il est vrai qu'on l'y payait, parait-il, fort
mal, el qu'elle se plaignit souvent au Contrôleur Général d'y
avoir nombre de débiteurs récalcitrants (3). Le traité de Pa-
ris (1763), en enlevant Saint-Domingue à la France, mit fin
au commerce de la Compagnie avec cette île (4).
(1) Mémoire anonyme sur le commerce de Marseille, 1778, Archives
Nationales. 1*'12, G44.
(2) Où résidait l'agent de la Compagnie, qui y avait un comptoir.
(3) Notamment lettre de la ('ompagnie au ministre, 1733. Archives
Coloniales.
(4) Nous citerons, à titre documentaire, les e.\lraits des connaisse-
ments de deux cargaisons prises par des navires de la Compagnie à
Saint-Domingue en 1740. Archives Coloniales, G-, 29.
La llenrielte, capitaine Maigrin, venant du Cap-Français el arrivée à
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES 477
Un dernier lien commercial entre la Compagnie et TAmé-
rique était le privilège exclusif de la traite du castor, qui fut
une des premières acquisitions de l'Occident. Depuis le traité
d'Utrecht, qui nous avait fait perdre l'Acadie, cet article ne
pouvait plus être tiré que du Canada par le commerce fran-
çais (1) ; ce monopole avait déjà passé entre les mains de
plusieurs Compagnies qui n'y avaient pas trouvé fortune, car
la fraude et la concurrence étrangère, surtout celle des Hol-
landais, en diminuaient beaucoup le produit. Cependant les
débouchés en étaient avantageux et l'industrie de la chapel-
lerie en demandait en France de grandes quantités, L'Occi-
dent le transmit à la Compagnie des Indes, mais bientôt Law
renonça à l'exploiter et lui substitua le régime de la liberté
avec perception d'un droit de 9 sols par livre de castor gras, et
6 sols par livre de castor sec (arrêt du 16 mai 1720). En outre,
la sortie du royaume de ces pelleteries fut interdite, et l'entrée
ne put être effectuée que dans un nombre déterminé de ports.
Mais dès la chute du Système cet état de choses prit fin et
le monopole fut rétabli au profit de la Compagnie des Indes
par l'arrêt du 30 mai 1721. Cette décision fut accueillie par
Lorienl le 23 juillet avait comme chargement :
453 barriques de sucre brut.
21 quarts de sucre brut.
219 quarts de café.
La Flore, capitaine de la Chaise, venant de la Caye-Saint-Louis, por-
tait :
394 barriques de sucre brut.
13 barriques de sucre terré.
52 balles de coton.
3 boucaux d'indigo.
32 barriques d'indigo.
120 cuirs en poil.
(1) Le commerce de l'île du Cap-Breton ne figura pas dans le mono-
pole de la Compagnie.
478 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VIII
les proleslalions véhémenles tant des Canadiens que des
négociants rochelais qui avaient particulièrement profité du
précédent régime ; aussi le gouvernement royal crut-il de-
voir en suspendre l'exécution et ordonna une enquête dont
fut chargé le sieur Bégon, intendant à Québec (1). Celle ci
fut sans doute défavorable aux négociants dépouillés, car
le privilège fut confirmé à la Compagnie (2), qui le conserva
désormais sans contestation nouvelle.
L'exploitation en fut d'ailleurs réglementée assez minu-
tieusement, car on lui imposa un prix d'achat au Canada de
4 francs la livre pour le castor gras et "2 francs pour le castor
sec, plus un sol par livre pour le fret. D'après une lettre de
la Compagnie datée de 1735 (3), son commerce des castors
avait des débouchés assurés en France, et elle vendait même
l'excédent de ses approvisionnements en Hollande (4).
Le domaine de la Compagnie était plus étendu en Afrique
qu'en Amérique ; il y était même exagéré et ne put se main-
tenir dans son intégrité primitive. Elle reçut, en effet, les
commerces de la Barbarie, du Sénégal et de la Guinée, et ces
trois trafics comprenaient, théoriquement, l'exploitation de
toute la côte africaine depuis la Tripolitaine jusqu'au cap de
Bonne-Espérance I
Le commerce de la Barbarie, héritage de la Compagnie
(1) Arrêt du 20 juillet 1721.
(2) Arrêt du 28 janvier 1722.
(3) Archives Coloniales^ C-, 26.
(4) Le commerce des mers du Sud, qui avait figuré dans le domaine
de la (Compagnie des Indes Orientales, ne fut point donné à la Com-
pagnie des Indes ; on se souvient, en effet, que le traité d'Utrechl
l'avait interdit aux Français. Cependant la Compagnie envoya dans les
premières années « nombre de vaisseaux » dans cette partie du monde,
mais l'ambassadeur d'Espagne s'en plaignit auprès du cardinal Dubois,
qui lui rappela cette interdiction. D'après un mémoire de 17'22 aux
Archives Nationales, Fl"2, 644.
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES 479
d'Afrique, avait été concédé à la Compagnie des Indes pour
24 années par l'arrêt du 4 juin 1719 ; mais celle concession
devint perpétuelle en 1755. On désignait, nous l'avons vu,
sous le nom de Barbarie loule la cûle méditerranéenne de
l'Afrique depuis l'Egypte jusqu'au délroil de Gibraltar « et
même un peu au delà dans l'Océan Atlantique (1)», ce qui com-
prenait le littoral des Etats suivants : Tripoli, Tunis, Alger et
Maroc. Les principaux centres de ce commerce étaient alors :
La CaUe,où. l'on trouvait du corail et du blé ; ^ône,avec les lai-
nes dites constantines, les cuirs, la cire et le blé, et Co^^o, pour
la cire et les cuirs. La Compagnie des Indes chercha à tirer
bénéfice de son privilège surtout par l'exportation du corail
dont elle avait des débouchés en Asie : les autres articles de ce
commerce figurèrent aussi dans ses cargaisons : cuirs, cires,
huile d'olive, suifs, laines, blé, orge, légumes. Elle ne parvint
point cependant à établir de ce côté un trafic suffisamment ré-
munérateur (2), aussi se décida-t-elle de bonne heure à l'a-
bandonner. En 1730, elle demanda au Roi à être déchargée
d'un monopole qui lui était plus onéreux que profitable, elle
supplia t d'en disposer en faveur de quelque compagnie par-
ticulière qui eût son établissement à Marseille » .Quelle que fût
la véritable portée de cet hommage rendu à l'activité com-
merciale des Marseillais, l'offre fut acceptée par l'arrêt du
19 novembre 1730 et le privilège du commerce de Barbarie
conféré à Jacques Auriol de Marseille et ses associés, qui re-
levèrent le nom de l'ancienne Compagnie d'Afrique et reçu-
rent une concession de dix années. Ce commerce resta dès
lors étranger à la Compagnie des Indes (3).
(i) Notamment Mogador, Sali, Santa-Cruz, Salé et Larache. Mé-
moire sur le commerce de Marseille, 1773. Arch. Nat. F12.644,
(2) Elle y perdit 2 millions de livres, de 1724 à 1730, dit le Directeur
Caslanier dans un mémoire à la date de ild9. Archives Coloniales,C^,29.
(3) Elle prêta 300.000 livres à la Compagnie Auriol qui la remplaça
480 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE Vm
Le commerce du Sénégal embrassait le trafic de la côte
africaine entre le cap Blanc au Nord et la rivière de Sierra-
Léone au Sud. Le Sénégal fut une des parties les plus
importantes du domaine colonial de la Compagnie, et nous
avons vu qu'il était adminislrativement divisé en six provin-
ces ; on y comprenait en outre l'échelle de Portendicketl'ile
d'Arguin. Les principaux comptoirs étaient situés sur le lit-
toral et les navires de la Compagnie y prenaient charge direc-
tement. Les relations commerciales qu'elle entretenait avec
eux étaient fréquentes et les principaux articles d'exporta-
tion étaient les suivants :
Les nègres, dont Pexportation pouvait atteindre, année com-
mune, l.SOO individus. Ce commerce est une fâcheuse tache
dans l'histoire de la Compagnie des Indes, mais il ne soulevait
alors aucun scrupule (1) ; elle prit l'engagement, en acquérant
ce monopole, de fournir 3.000 nègres chaque année aux îles
françaises d'Amérique; par contre, elle fut affranchie de tout
droit sur ce commerce et reçut en outre une gratification de
13 livres par tête de nègre dont elle justifiait la fourniture
accomplie.
Vunité de nègre, si Ton peut ainsi parler, était la Pièce
d'Inde, c'est-à-dire l'individu sans défauts notables, depuis
l'âge de 15 jusqu'à celui de 35 ans ; les enfants, les vieil-
lards, les malingres comptaient pour une fraction de pièce
d'Inde. La Compagnie payait celte marchandise humaine aux
traitants indigènes 50 livres la pièce en marchandises, ou
encore un certain nombre de barres de fer (:20, 30 ou 40, sui-
vant les lieux), ou 4 fusils, 30 bassins de cuivre, ou... 2 cais-
ses de tambour !
[Archives Coloniales, ibid.).
(1) La traite des nègres n'a été abolie en France qu'en 1848.
LE COiMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES 481
Les cuirs de bœuf éi'àieul encore un article iinporlanl du
commerce du Sénégal, et les navires de la Compagnie ve-
naient en charger jusqu'à 6.000 par an à Saint-Louis et à
Joal.
Ldi gomme était le principal objet d'échange avec les Maures,
qui l'apportaient au printemps des forêts de l'intérieur, et le
grand centre de ce trafic était Portendick; mais il s'en trai-
tait également à Saint-Louis. La Compagnie se procurait ainsi
environ 1.200 quintaux de gomme, dite gomme arabique ou
gomme du Sénégal.
La cire, produite parles provinces deGambie etde Bissao,
s'élevait à 450 quintaux, année commune.
Le morfll, c'est-à-dire les défenses d'éléphant brutes, se
trouvait dans tous les comptoirs et atteignait 500 quintaux
environ.
Enfin la pondre d'o7\ fournie particulièrement parle comp-
toir de Galam, s'élevait à 50 marcs (1). Il faut encore citer à
titre secondaire les plumes d'autruche, Vambre gris, l'indigo,
la civette, le mil qui servait à la nourriture des nègres pen-
dant leur transport en Amérique.
La Compagnie n'était point sans rencontrer, pour faire ces
différents commerces, d'assez grandes difficultés ; de la part
desindigènes d'abord, car les Européens qui commerçaienlau
Sénégal n'étaient que tolérés et les potentats nègres se fai*
saient payer en tributs onéreux le droit qu'ils étaient censés
leur accorder ; ainsi la Compagnie devait acquitter tous les
ans envers le souverain des Peuls, le Siratik, dont l'autorité
s'étendait sur le bassin inférieur du Sénégal, une Coutume
(1) Les chiffres de ce traûc varient suivant les sources d'information :
nous avons reproduit ceux du Dictionnaire de Savary, article : Com-
merce du Sénégal, mémoire cité par l'auleur ; mais quelques pages plus
loin il donne des chiffres assez dilTérents, et M. Berlioux (André Brùe,
1874) en donne qui sont beaucoup plus élevés.
vv. - 31
482 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VIII
de 2.000 livres environ en marchandises diverses, el elle en
devait une autre au roi du pays de Portendick, s'élevant à
2.400 piastres par vaisseau.
Les Européens n'étaient pas moins gênants: les Anglais
lui disputaient le commerce delà Gambie; les Hollandais
et les Anglais Irafiquaient avec les Yolofs. Enfin il y avait
un grand ;iombre de marchands « interlopes » (1), sans con-
cession aucune : Portugais, Hollandais, Anglais et même
Français, qui venaient lui enlever les objets de son trafic.
Celui-ci nécessitait, cela va sans dire, un courant d'impor-
tations européennes considérable, qui atteignait en valeur
400.000 livres par an ; c'étaient toutes sortes d'articles : des
barres de fer, des bassins de cuivre, de l'eau-de-vie, des
draps rouges ou bleus, des serges grossières, de la verrote-
rie, des miroirs, des couteaux, des souliers, des chapeaux,
des armes, du plomb, delà poudre, enfin des cauris.
Le commerce de la Guinée, qui comprenait celui de la côte
africaine depuis la rivière de Sierra-Léone jusqu'à l'Equateur,
était libre depuis que la Compagnie de l'Assiente avait été
forcée de l'abandonner, c'est-à-dire depuis 1713 ; à ce régime
fut substitué le monopole au profit de la Compagnie des
Indes par l'arrêt du 27 septembre 1720. Le principal objet du
commerce avec ces contrées était la traite des nègres, qui
s'y faisait même plus activement qu'au Sénégal ; les droits
et les obligations de la Compagnie à ce sujet étaient les mê-
mes pour la Guinée que pour le Sénégal ; en seconde ligne
venait le commerce de la poudre d'or pour lequel elle reçut
une gratification de 20 livres par marc introduit en France.
(1) On appelait Interlopes ceux qui se livraient au commerce des
pays compris dans la concession d'une Compagnie privilégiée : c'étaient
la plupart du temps des aventuriers. Les Compagnies s'entendaient,
même entre nations dillereiites, pour leur donner la chasse.
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES 4od
Néanmoins la Compagnie ne put jouir de ses prérogatives
aussi complètement qu'au Sénégal. Dans les derniers mois
du Système, ne s'estimant pas en mesure de remplir ses
obligations, elle consentit à délivrer des permissions aux
négociants particuliers pour le trafic de ces deux articles ;
puis, au début de l'année 1722, elle refusa d'en accorder de
nouvelles et annonça qu'elle exploiterait elle-même son pri-
vilège. Les colonies d'Amérique protestèrent, et nous avons
dit combien violente fut l'hostililé que la Compagnie rencon-
tra à Saint-Domingue ; les actionnaires, émus par ces difficul-
tés, se plaignirent au gouvernement royal que ce commerce
fût une charge et un péril pour leurs intérêts, et insistèrent
pour qu'il en détournât les Directeurs. Ces derniers s'effor-
cèrent, il est vrai, de prouver que ces craintes étaient chi-
mériques ; néanmoins la Compagnie se décida à reprendre
le régime des autorisations, tout en continuant à faire la
traite pour son compte. Les premières années de celte exploi-
tation semblent même avoir été très actives, comme le montre
le tableau suivant :
1723. IG vaisseaux, 4678 noirs transportés aux Iles
1724. 17 » 6450 »
4 mois de 1725. 12 » 4800 »
soit au total en deux années et quelques mois 45 vaisseaux
et 15.928 noirs (1).
Mais cette activité ne dura point et la Compagnie aban-
donna tous les ans davantage le commerce de la Guinée au
négoce particulier. Tant au Sénégal, où elle le conserva effec-
tivement, qu'en Guinée où elle l'abandonna, le monopole de
la traite des nègres lui appartint néanmoins presque jusqu'à
sa chute, car elle ne le perdit qu'en 1767 (2).
(i) Archives Nationales, FôO, 5'.
(2) La Compagnie percevait des particuliers auxquels elle permettait
484 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE VIII
Le véritable domaine commercial de la Compagnie des
Indes fui l'Asie, vers laquelle se porta dès le début son prin-
cipal effort ; toutes les parties n'en furent point, il est vrai, ex-
ploitées par elle avec la même activité.
Madagascar ne compta guère dans ses spéculations. Cepen-
dant cette île resta le magasin des îles Mascareignes, auxquel-
les elle fournissait des bestiaux, et le trafic des esclaves s'y fit
constamment à leur profit. La Compagnie essaya même en
4734 d'établir la traite dans celte île pour les îles d'Améri-
que (1) : il ne paraît pas d'ailleurs que cet essai ait eu des
résultats de nature à l'encourager dans cette voie (2).
Si la Compagnie avait renoncé à Madagascar (3), elle avait
du moins conservé ses dépendances: Bourbon et l'île de
France ; mais elle y avait été attirée beaucoup plus par leur
importance comme point d'escale et comme position straté-
gique que par leurs productions. En effet ces îles ne pou-
ce commerce un droit de 10 livres par tête de noir ; ce droit fut sup-
primé par un arrêt du 30 septembre 1767, consécutif à celui qui enleva
à la Compagnie le monopole de la traite (31 juillet 1767).
(1) Elle y envoya deux navires : l'Atalante et le Saint-Michel, dont le
premier devait cliarger 450 esclaves <( dont les deux tiers mâles et l'au-
tre tiers femelles » à destination de la Martinique, et le second 300 in-
dividus pour Saint-Domingue. Archives Coloniales, C-, 24.
(2) Jusqu'à la fin, cependant, l'attention de la Compagnie fut attirée
sur Madagascar, et à en croire un mémoire rédigé par un actionnaire
vers 176i, cette île aurait, sans aucune exploitation, rendu à Tescadre du
comte d'Aché des services inattendus, puisque au cours de sa relâche à
Foulepoinle celui-ci y aurait pu embarquer 240 barriques de viande sa-
lée, 922 bœufs vivants, 139 veaux, 105 moutons, 11.000 volailles,
587.000 livres de riz blanc, 3.555 livres de tabac, etc. Mais à cette épo-
que la Compagnie n'était plus en mesure de tenter aucune entreprise
nouvelle.
(3) « La Compagnie sera toujours trompée, écrivait 1. a Bourdonnais à
M. de Moras en 1733, dès qu'elle s'imaginera tirer de Madagascar autre
chose que des noirs, du riz et des bestiaux ; car pour d'autres espé-
rances ce sont des chimères. » Archives Coloniales, C-, 25.
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES 485
vaient se suffire à elles-mêmes el devaient tirer leurs subsis-
tances de l'Europe, de l'Indeet de Madagascar, aussi la menace
de la famine fut-elle plus d'une fois suspendue sur elles (1).
La Compagnie fit cependant pour remédier à celte situation
de très louables efforts. Elle s'appliqua à y développer la
culture, et cette préoccupation tient une grande place dans
la correspondance des Directeurs avec les autorités de ces
îles. Des encouragements furent donnés à la culture des cé-
réales européennes : le blé, l'orge, le seigle, et à celle du riz ;
on tenta d'y établir l'indigo, et même différentes épices qui
eussent été une grande richesse pour elles : le cannelier, le
muscadier, dont on y apporta des plants avec grand soin (2) ;
enfin on voulut y acclimater la vigne. Les Gouverneurs, spé-
cialement chargés de ces encouragements, rendirent à ces
îles de grands serviceset Ton connaît notamment la sollicitude
qu'apporta à cette œuvre La Bourdonnais (3).
(1) Le naufrage daSainl-Géran, survenu en 1744, fut notamment un
désastre pour les Iles, car elles se trouvèrent privées complètement des
produits d'Europe, Nous devons mentionner qu'une décision de la Com-
pagnie du 25 octobre 1742, prise en raison de l'imminence de la guerre,
déclara le commerce des lies libre tant avec l'Inde qu'avec l'Europe. La
Compagnie craignit en effet en cette occasion de ne pouvoir assurer leur
ravitaillement par ses propres moyens. La liberté ainsi proclamée devait
durer six années : elle cessa effectivement à la paix.
(2) En 1735, notamment, le Conseil de Mahé envoyait aux Iles des
plants de poivrier, de cannelier, et de cardamome {Archives Coloniales,
C.î, 79).
(3) Quand La Bourdonnais arriva l'île de France, il y avait à peine
quinze ans qu'elle appartenait à la Compagnie et tout y était à créer.
Le nouveau Gouverneur déploya une activité prodigieuse ; il conçut
le projet de faire de cette île « le grand entrepôt de la mer des Indes »
et en entreprit aussitôt l'exécution. Il embellit et assainit le chef-lieu,
Port-Louis, qui n'était encore qu'un village, et éleva des ouvrages
pour le défendre; il perça des routes, organisa la culture, construisit
plusieurs navires. En France, la Compagnie affecta d'abord d'ignorer
486 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE VIII
Le café était le principal objet de commerce de l'île Bour-
bon ; pendant longtemps il fui, avec celui de Moka, le seul
qu'on put introduire en France, et la Compagnie possédait
le monopole de l'introduction de cette denrée. Le café
de Bourbon était cependant inférieur à celui de Moka,
quelques efforts qu'ait faits la Compagnie pour l'amélio-
rer (1).
Au point de vue commercial, cependant, les lies nerendirenl
guère de services à la Compagnie, et lui coûtèrent par contre
fort cher d'entretien (2).
Elle eut pendant toute la durée de son existence des rela-
ces services, puis elle prit peur et fit savoir à La Bourdonnais qu'il
n'entrait nullement dans ses vues de créer l'entrepôt qu'il rêvait ; ce-
pendant le Roi lui accorda la croix de Saint-Louis ; mais bientôt il fut
accusé de concussion et dut rentrer en France pour se défendre contre
ses calomniateurs. Il revint en 1741 dans son gouvernement avec une
escadre de cinq vaisseaux armés en guerre et l'échec de ses projets
de campagne contre les Anglais lui permit de reprendre ses travaux
administratifs. Enfin en 1746 l'ouverture des hostilités avec l'Angleterre
y mit définitivement fin ; La Bourdonnais partit pour l'Inde, d'où il ne
devait revenir à l'île de France que pour y trouver l'ordre de rentrer
en Europe.
Nous devons mentionner le nom de Pierre Poivre (1719-1786) qui fut
aussi un bienfaiteur de ces îles. Bien qu'il n'y ait été nommé intendant
qu'en 1767, par conséquent après leur cession par la Compagnie, c'est
lui qui, dès 1756, y apporta des plants d'épices, qu'il avait été chargé
par le ministre Machault d'aller prendre malgré la surveillance des Hol-
landais à l'île Timor ; il avait été quelque temps secrétaire de La Bour-
donnais.
(1) Extrait du connaissement du vaisseau le Prmce-de-Conti venant
de? Iles (24 juillet 1740) : 6.075 balles café Bourbon de 102 livres
chaque balle. Archives Coloniales, C^, 26.
(2) « L'établissement des lies, dit un Mémoire en date de 1764, coule
plus de 50 millions aux actionnaires, ses colons doivent à la Compagnie
toute leur fortune, » Archives Nationales F50, 1. CL également : lîer-
nardin de Saint-Pierre, Voyage à l'Ile de France.
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES 487
lions suivies avec Moka, le grand enlrepôt des cafés. L'usage
du café, qui s'était introduit en France vers 1669, avait pris
un rapide développement et donné lieu à un commerce très
actif avec les pays de sa production : ce commerce était resté
libre pendant une vingtaine d'années, puis il fut affermé,
enfin par l'arrêt du 31 août 1723 la Compagnie entra en pos-
session du monopole de sa vente.
Le café de Moka était apporté en France par ses navires
par la voie du Cap ; mais un second courant commercial
exislailde Moka au Caire et aux différentes échelles duLevant,
d'où par la Méditerranée il parvenait en Europe ; les navires
marseillais l'apportaient ainsi en France, mais ils ne pou-
vaient l'y vendre qu'à la Compagnie, ou devaient le réexporter
ultérieurement. En 173:2, cependant, les lies d'Amérique ob-
tinrent le droit d'introduire leurs cafés dans le royaume aux
mêmes conditions ; en 1736, la vente elle-même en devint
libre, la Compagnie ne conservant son monopole que pour
les cafés de Bourbon et de Moka ; puis en 1746, cette concur-
rence, contre laquelle elle n'avait cessé de prolester, fut de
nouveau supprimée, l'arrêt de 1736 fut révoqué, et le mo-
nopole de la vente de ce produit resta en sa possession pen-
dant une nouvelle période. Enfin, lorsque les iles de France
et Bourbon furent réunies au domaine royal (1764), le régime
antérieur fut à nouveau remis en vigueur ; la Compagnie
perdit définitivement son monopole et ne garda qu'un droit à
une indemnité que lui paya dès lors le gouvernement. La
Compagnie employait tous les ans à l'importation du café de
Moka un vaisseau de oUO à 600 tonneaux, qui de Pondichéry
allait achever son chargement à ce comptoir. L'abbé Morellet
estimait en 1769 ce commerce peu avantageux, car l'impor-
tation ne dépassait pas 400 à 500 milliers par an, dont le
4oO TKOISIKME PARTIE. GHAPITKE VIH
produit élail presque enlièremenl absorbé par les frais du
voyage (1).
Le principal commerce de la Compagnie élail celui de
VInde; sa nature n'avait pas subi de modifications impor-
tantes depuis l'époque où la Compagnie de Colbert l'exploi-
tait ; il comportait encore les mêmes divisions et les mêmes
productions; il donnait lieu seulement à une importance
beaucoup plus grande de mouvements maritimes que permi-
rent à la Compagnie de Law les capitaux bien plus considé-
rables dont elle disposait. L'abandon de Sural pour Pondi-
cliéry, qui avait commencé dès la fin du xvn" siècle, n'avait
fait que s'accentuer depuis ; bien que ce fût encore un entre-
pôt important du coton et des toiles de colon, la mauvaise
situation qu'y avait laissée sa devancière, et les prohibitions
qui frappaient l'importation de ces tissus en France conti-
nuèrent à en écarter les navires de la Compagnie. Elle con-
serva cependant la loge qu'y avait fondée Caron, et autorisa
ses employés à y envoyer des bâtimenls pour leur compte (2).
(1) Abbé Morellet, Mémoire sur ta situation actuelle de la Compa-
gnie des Indes. Le calé s'achetait 18 à 2U sous la livre à Moka et se
vendait 40 sous en France, mais c'était une cargaison encombrante. Un
traité conclu par la Compagnie avec Timan de Moka avait établi les
droits de sortie qu'elle lui payait à 2 1/2 0/0. Suivant Morellet la Com-
pagnie acceptait le concours de ctiargeurs particuliers. Un étal conservé
aux Archives Nationales établit qu'elle ne trouvait à ce commerce
qu'un bénéfice de 25 0/0 dès l'année 1725. F50, 5^.
(2) En 1720 la Compagnie tenta de renouer les relations commerciales
avec Surat et arma pour s'y rendre en droiture la frégate la Sirène avec
un capital de 2.587.189 livres. Ce navire revint en 1722, mais le bilan
de cette expédition se chiffra par une perte de 1.685.000 livres. La Com-
pagnie accusa, il est vrai, les commis de Surat d'avoir gardé pour leurs
appointements la majeure partie des sommes qui eussent dû servir aux
achats, (^.et essai n'encouragea naturellement pas les Directeurs à per-
sévérer [Ai'chives Nationales, ibid.). En 17^5 la Compagnie défendit à
ses comptoirs indiens de commercer avec Surat, où elle craignait que
ses créanciers ne saisissent ses vaisseaux (Arc/ià'es Co/oniu/es, C*, 79).
LE COMMERCE DE LA COiMPAGXIE DES INDES 489
La création de noire comptoir de Mahé sur la côte de Ma-
labar, bien qu'il dût avoir pour conséquence la décadence de
notre lo^^e de Calicut, donna à notre commerce dans cette par-
tie de l'Inde une importance nouvelle : on sait que le Malabar
était le pays du poivre, dont xMalié devint ainsi le grand entre-
pôt français. Il fournissait chaque année aux vaisseaux de la
Compagnie 1.500 milliers de cette denrée qui produisaient des
retours annuels de 2.230.000 livres à la vente. Les vaisseaux
venaient de Pondicliéry à Mahé au mois de septembre et
reprenaient la mer en mars ou avril pour l'Europe : le poivre
du Malabar trouvait d'ailleurs des débouchés non seulement
en Europe mais dans l'Inde elle-même, notamment au Ben-
gale, et jusqu'en Chine.
La côte de Coromandel était le principal centre du com-
merce de la Compagnie, et Pondichéry resta de tout temps
son grand entrepôt en Asie ; celte ville produisait, on le sait,
des toiles de coton blanches et peintes, mais elle réunissait
également en grandes quantités la plupart des objets du
commerce des Indes, qui s'entassaient dans ses magasins et
étaient ensuite chargés sur les vaisseaux de France : on peut
même dire que la Compagnie ne chercha pas assez à se pro-
curer les différents produits asiatiques dans leurs contrées
d'origine et qu'elle eut toujours pour politique d'en solliciter
du négoce particulier la fourniture à Pondichéry, où naturel-
lement elle les obtenait à moins bon compte. Masulipatam
qui dépendait de ce gouvernement fabriquait spécialement
les mousselines et les mouchoirs, dont la Compagnie obtint
en 1724 l'autorisation de faire l'importation en France.
Le Hengale entîn, oii Chandernagor devint dès 1730 l'un
des principaux marchés, avait comme productions propres
la soie et les soieries et pour commerces secondaires tous
les produits de l'Inde ainsi que ceux de la Birmanie.
490 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VIII
Les vaisseaux de la Compagnie iinporlaienl de France sur
ces différents points des vins, des eaux-de-vie, des draps, du
corail, du fer, du plomb, de la verrerie et de la quincaille-
rie (1) ; mais ils étaient en grande partie chargés de piastres
d'argent achetées en Espagne et que la Compagnie faisait re-
monnayer dans ses ateliers de Pondichéry (2).
Les tableaux suivants, mieux qu'une énumération forcé-
ment incomplète, donneront une idée suffisante du commerce
indien de la Compagnie.
Extrait du connaissement du vaisseau le Fleury, arrivé de
Pondichéry à Lorient le 23 mai 1740 (3).
128.530 livres (4j poivre. 2 jarres ammoniacum.
160. 8G0 — bois rouge. 2 — gomme Elemi.
79.050 — salpêtre. 2 — galbanum.
G. 900 — cardamome. 2 — mastaqui.
(1) Extrait du connaissement de V Actionnaire^ armé pour Pondichéry
en 1768. — Enclumes, plomb laminé, acier, cuivre de Suède rouge et
jaune, outils d'ouvriers, orpiment rouge et jaune, blanc de plomb, bou-
tons de troupes, brai, couteaux flamands, chapeaux de castor, livres,
bas de soie, eaux de senteur, draps de Lodève, bleu de roi, papier,
montres, horlogerie, tricots, trumeaux, ancres, clous, outils pour la
terre, soieries, pierres à meules, velours, satins, eau -de-vie, vin de
Bordeaux, sel, lard salé, bœuf salé, farine. [Archives de f Arsenal de
Lorient.) Ce connaissement porte la curieuse formule suivante : « Je
soussigné, capitaine commandant le susdit vaisseau, étant et présent en
rade de l.orient, pour, du premier beau temps qu'il plaira à Dieu en-
voyer, aller en droite route à l'île de France, reconnais avoir reçu et
chargé à bord de mon dit navire de vous, M. Barbarin, garde-magasin
des marchandises pour la Compagnie des Indes en ce port, etc.. »
(2) Les Européens ne faisaient pas eux-mêmes le commerce •''.vec les
îles Maldives qui dépendaient de l'Inde, car leur climat était très malsain,
et l'abandonnaient aux indigènes qui apportaient dans les comptoirs
leurs principales productions : les cauris, le chanvre et le poisson salé.
(3) Archives Coloniales, C-, 26.
(4) Il s'agit de la livre unité de poids.
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES
491
1.100]
paquels deroltin.
3.702 pièces
; mouchoirs de
21
balles
laine de Car-
Masulipatam.
ménie.
2.600
—
mouchoirs de
14.000 livres
colon filé.
Pondichéry.
3.360
pièces
5 salempouris
blancs.
240
—
mouchoirs
peints.
16.005
—
guinées blan-
ches.
201
—
chiites de Ma-
dras.
1.760
—
doutis.
1.840
—
salempouris
1.450
—
deriabadis.
bleus.
470
—
baflas blancs.
2.160
—
guinées
1.560
—
percale.
bleues.
900
—
socrelon.
983
—
chazelas.
1.200
—
chavonis.
890
—
bajutapaus.
320
—
tarlatane.
480
—
uéganepaus.
7.190
—
bélilles diver-
580
—
nékanias.
ses.
50
—
baramat.
1.140
—
organdis.
2.880
—
guingans de
400
—
basin de Gon-
Pondichéry.
delour
2.880
—
guingans de
200
—
toile pour
Madras.
montre.
2.880
—
guingans de
1.280
—
mouchoirs de
Tranquebar.
Masuli pa-
lani (1).
(1; Les salempouris, les doutis, les deriabadis (deribands, suivant
Savary), les baftas, les percales étaient dilTérentes variétés de toiles de
coton de l'Inde, fines ou grosses, originaires du Coromandel, du Ben-
gale ou de Surat. Les bélilles, les organdis, les chavonis, les tarla-
tanes éUicnl des mousselines de coton. Les nékanias {nécanécs, Savary)
étaient des toiles rayées bleu et blanc, les guinées étaient des toiles
fines blanches, bleues ou brunes, les guingans des toiles bleues ou
blanches, enfin les basin^, étoffes également fabriquées par l'industrie
française, étaient des toiles blanches « et sans poil » croisées, sergées.
492 TROISIÈME PARTIE, — CHAPITRE VIII
Exlrail du connaissement du vaisseau /'Argonaute, arrivé
du Bengale à Lorieni le l"^ juillel 1740 (1).
1.139 ballots, caisses et carteauxde marcliandises diverses.
2.218 bûches de bois rouge, pesant. . , . 100.000 livres
992 sacs de salpêtre en double sac . . . 139.956 »
2.15B bûches de bois de sapan 30.212 »
1.135 sacs de cauris lavés 1.59.132 »
— poivre en grenier 41 .645 »
L'activité de ce trafic et ses résultats sont donnés enfin
par le tableau ci-dessous emprunté à l'abbé Morellet :
Prix d'achat dans Prix de vente en „. ,. „
l'iude France Bénéfice Taux
1725 à 1736 50.980.429 1. 99.981.948 1. 49.001.519 1. 96.12 0/0
1736 à 1743 45.714.320 88.538.635 42.824,315 93.66 0/0
17'i3 à 1756 62.585.825 120.855.156 58.269.531 93.10 0/0
1766(2) 3.070.645 5.787.181 2,716.536 88.50 0/0
1767 6.571.385 10.467.779 3.896.394 59,33 0/0
1768 10.045.915 15.880.975 5.835.060 58.50 0/0
Les bénéfices de ce commerce étaient donc considérables ;
il est cependant à remarquer que leur taux alla sans cesse
en diminuant, résultat naturel d'ailleurs, car la concurrence
que les Européens se firent sur les marchés d'Asie devint
d'année en année plus grande, ce qui y fit à la fois monter les
prix d'achat et diminuer les pri.K de vente (3).
à carreaux ou ouvrées (Savary). Elles venaient de Pondichéry, ou du
Bengale, les plus estimées étaient celles de Balasor.
(1) Archives Coloniales, C^, 26.
(2) Morellet néglige la période 1756-1706 occupée par la guerre de
Sept Ans.
(3) Il importe de mentionner ici le commerce d'Inde en Inde qui
revient fréquemment dans l'iiisloire de la Compagnie, On appelait
ainsi celui que faisaient les Européens d'une contrée à l'autre de l'Asie
sans dépasser à l'ouest le cap de Bonne-Espérance. La Compagnie se
l'était au début réservé (1719), puis, à l'exemple des Compagnies étran-
gères, elle en laissa l'exploitation à ses fonctionnaires coloniaux à l'ex-
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES 493
Le commerce de la Chine était, après celui de l'Inde, le plus
important du monopole de la Compagnie et ses bénéfices
étaient plus rémunérateurs encore. Ses navires y fréquen-
taient le port de Canton, le seul alors ouvert aux Européens
aveciVmp'-Po.où les transactions étaient moins actives : quant
à Macao, les Portugais continuaient à en écarter jalousement
tous leurs concurrents (1). Les principaux articles du com-
merce de la Chine étaient, nous Tavons vu, la soie et les soie-
ries, les porcelaines et le thé ; ce dernier produit qui n'avait
commencé à être connu qu'à la fin du siècle précédent, avait
pris depuis un développement très rapide ; les articles secon-
daires étaient le cuivre, la tontenague, les ouvrages de laque,
le camphre, le sucre candi, etc. La Compagnie de Colbert
n'avait pas exploité cette partie de son monopole dont elle
préféra céder la jouissance à la Compagnie de Jourdan en
1698 ; puis une nouvelle Compagnie de la Chine s'était
fondée en 1713 et c'est de cette dernière que la Compagnie
ception des trafics de la Chine et de Moka (1722). Ceux-ci s'y livrèrent
depuis lors avec activité et y trouvèrent une source de bénéfices sou-
vent considérables. Les comptoirs de l'Inde faisaient ainsi le commerce
des Philippines, de la Cochinchine, de la Birmanie, d'Achem, de Ja
Perse, de Mozambique, etc. C'est ce commerce que Dupleix développa
à Chandernagor pour le plus grand bien de ce comptoir alors ruiné, et
qui lui procura à lui-même, dit-on, une fortune colossale (M. Cultru,
il est vrai, a réfuté celle tradition : Dupleix y aurait beaucoup gagné
d'abord, mais ensuite beaucoup perdu). La Bourdonnais y fit également
fortune, et c'est à cette occasion qu'il se trouva pour la première fois
en rivalité avec Dupleix. La Compagnie autorisait à l'origine ses em-
ployés à mettre de ses propres fonds dans leurs opérations, mais des
abus se produisirent qui lui occasionnèrent des pertes, et en 1742 les
Directeurs défendirent aux Conseils des comptoirs de l'intéresser dé-
sormais dans ce commerce.
(1) La Compagnie avait obtenu le droit de commercer avec tous les
ports ouverts ou à ouvrir aux Européens,
494 TROISIÈME PARTIR. — CHAPITRE VIII
d'Occident reçut l'héritage, en niônie temps que celui de la
Compagnie des Indes Orientales.
Les cargaisons de départ étaient composées en grande
partie comme pour le commerce de l'Inde de piastres espa-
gnoles, mais l'avantage de cette exportation était plus grand
en Chine, car, suivant Savary, le rapport des valeurs de l'ar-
gent et de l'or y était alors de 1 à 10, tandis qu'en Europe il
était de 1 à 15, ce qui favorisait grandement les négociants
européens (1). Mais il y avait aussi débouché pour les articles
d'horlogerie, les vins et liqueurs, les étoffes (draps, serges,
toiles de lin, etc.).
Les relations que la Compagnie entretenait avec cette con-
trée, quelque difficile qu'en fût encore l'accès (2), étaient fort
importantes et devaient l'être, car sur les 80 jnilliers (3) de
soie que l'Europe en tirait alors chaque année, la France en
prenait les trois quarts pour ses industries nationales. Chaque
année la Compagnie destinait à ce voyage au moins un, sou-
vent deux vaisseaux, dont les cargaisons de retour se com-
posaient principalement de soie et de thé. Comme pour le
commerce de l'Inde, nous nous contenterons de donner les
états suivants, suffisamment explicites :
\° Projet d'armement d'un vaisseau de 1.000 à 1.200 ton-
neaux pour la Chine, chargement de retour :
1.500 caisses thé vert supérieur. . 129.6001. à l'achat
800 — » Tonkay. . . 80.6401.
100 — » Haynun Skin . . 10.4001.
300 — * Haynun 58.5001.
(1) La Compagnie prévoyait par exemple pour la campagne de 1762
un chargement de 15.000 marcs sur les vaisseaux de Chine. Archives
de V Arsenal de Lorient.
(2) Ajoutons que la Compagnie avait à payer un droit de douane dit
« hou-pou » de 16.000 livres par navire.
(3) 1.000 livres pesant (490 k.).
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES
493
200 caisses porcelaines 22.000 1. à l'achat
10.000 ballots nankin jaune .... 23.0001. »
10 000 — soie nankin écrue . . 180.0001. »
3.000 — cannelle 3.G001.
600 — fleur de cannelle. . . 4501. »
2.000 — rhubarbe plate . . . 2.2001. >
Note. — On peut évaluer Tachât d'une
pareille cargaison à 1.200.0001. (1).
2° Extrait du connaissement du vaisseau /eCondé, capitaine
de la Porte-Barrèe, arrivé de Chine à Lorient le 24 juillet
1740.
3.033 caisses thé différentes
1 caisse papiers peints.
qualités.
17
— vernis
130 — porcelaines.
1
— éventails.
186 rouleaux porcelaines.
1
— encre
de Nan-
1.707 paquets roltin.
kin.
442 bûches bois de sapa
n.
1
— boites
de qua-
50 ballots curcuma.
drille.
67 paniers esquine.
38
— étoffes de soie.
78 sacs galangal.
107 balles soie Nankin.
2
caisses rhubarbe (2).
3° Activité et résultats du
commerce de la Chine [d'après
Vahbé Morellel) :
Prix d'achat en
Prix de venle en
BénéGce
Taux
Cbioe
France
1723-1736. . . . 9.272.899 1.
18.
961.
448 1.
9.688.549 1.
104,30 0/0
1736-1743. . .
é. 779. 703
23
.602
112
13.822.407
141,23 0/0
1743-1736. . .
19. 232. 320
41
.693
947
22.443.427
116,66 0/0
1764. . . .
2.796.480
5
.173
666
2.377.186
83 » 0/0
1765. . . .
2.427.366
4
429
6)3
2.002.249
82,50 0/0
1766. . . ,
4.137.696
7
.130
910
2.973.214
71,30 0/0
1767. . . .
3.013.340
3
.033
716
2.042.376
68 » 0/0
1768. . . ,
3.481.891
3
T
.838
.379
2.336.488
67,66 0/0
^1) Archives de r Arsenal de Lorient.
(2) Archives Coloniales, C-, 26.
496 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VIII
L'examen de ce tableau suggère la même réflexion que
celui du commerce indien ; bien que le taux des bénéfices
nets soit constamment resté plus élevé que pour ce dernier,
il subit une diminution constante dont les causes étaient
identiques.
On pourrait croire que les navires de la Compagnie des
Indes fréquentaient les ports du Japon comme ceux de la
Chine, mais il n'en était rien. Nous avons exposé l'état des
relations du Japon avec les Européens au xvii« siècle ; il ne
s'y produisit aucune modification au siècle suivant. A l'ex-
ception des Hollandais, aucun navire européen n'était admis
à séjourner et à commercer dans l'empire du Soleil-Levant,
et cette situation ne changera que dans la dernière moitié
du xix^ siècle. On sait, en effet, que ce fut l'intervention des
Etats-Unis en 1853-1854 qui amena l'ouverture des premiers
ports japonais au commerce général des Occidentaux : Na-
gasaki, Yokohama et Hakodaté (1858).
La Compagnie des Indes n'entretint non plus aucune rela-
tion avec le Tonkin, la Cochinchine, ni le Siam (1) ; elle ne fit
point commerce avec les l'hilippines, oîi l'on pouvait trouver
des cauris, de l'alun, du brai gras et des piastres mexicai-
nes, mais elle permettait à ses agents des comptoirs de
(J) Cependant, en 1721, un agent de la Compagnie du nom de Renault
fut chargé par elle de visiter l'archipel des Poulo-Condore abandonné
par les Anglais en 1708. 11 constata dans un rapport adressé aux Direc-
teurs que ces îles offraient un abri avantageux aux navires de com-
merce, que le gibier y abondait, qu'on y trouvait des essences propres
à la construction des navires, que les nids de salanganes très nombreux
pouvaient faire l'objet de relations suivies avec les ports chinois. Il
indlcjua les endroits où l'on pourrait construire des magasins, des pos-
tes forliliés, etc.. Mais ce projet ne reçut aucune exécution. Cf. Faure,
Etude sw les origines de Ceinpire français d' Indo-Chine, Revue de
Géographie, 1889-90.
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES 497
l'Inde de se livrer pour leur compte à ce commerce el s'inté-
ressait souvent dans les expéditions qu'ils organisaient.
Nous en dirons autant pour la Birmanie que l'on appelait
alors du nom d'une de ses provinces le Pégou, contrée riche
en forêts, où les Indiens venaient faire construire leurs navi-
res el chercher de l'ivoire, de la laque, de la cire, du plomb,
de l'orpiment, du riz et des rubis. Le Pégou était fréquenté
par les navires affrétés par les employés de la Compagnie,
qui en rapportaient les productions au Bengale el à Pondi-
chéry (1).
Le commerce du royaume d'Achem, très florissant à l'épo-
que de la Compagnie de Colbert, était tombé en décadence ;
la concurrence acharnée que s'y étaient faite Anglais el Hol-
landais et les troubles incessants dont ce pays était le théâtre
en avaient écarté la Compagnie qui n'y envoyait ses vais-
seaux que de loin en loin (2).
Enfin la jalouse surveillance que les Hollandais exerçaient
toujours autour de leurs possessions de l'Archipel continuait
à en écarter les autres nations européennes, malgré l'affai-
blissement dont la Compagnie d'Amsterdam était d'année en
année plus atteinte ; du moins, si cette situation la forçait à
montrer moins d'arrogance, ne s'en départit-elle qu'à l'é-
gard de la Compagnie anglaise, sans consentir à en faire
(1) La principale ville commerçante du Pégou était Syriam ; la capi-
tale du pays était Awa sur l'Irraouaddy. En 1750, Dupleix proposa à
la Compagnie de créer un comptoir dans cette contrée, et d'en chasser
les Anglais ; la Compagnie reconnut qu'elle y aurait avantage, mais re-
cula devant l'emploi de la force. Le capitaine Bruno du Favoi'i, que
Dupleix y avait envoyé en reconnaissance, affirmait cependant qu'avec
600 hommes il serait aisé d'occuper tout ce pays.
(2) Mémoire sur le commerce des hides Orientales, par Guillaume Fé-
vrier, 1738. Archives Coloniales, G- 28,172.
W. - 32
498 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE VIII
proHler sa rivale française qui n'eut jamais place dans ce
commerce .
Tels étaient les différents trafics auxquels, pendant ses cin-
quante années d'existence, se livra la Compagnie fondée par
Law : il nous reste à donner, au moyen des tableaux suivants,
une idée générale de l'ensemble de ses opérations.
Envois (1).
Vaisseaux
Chargement en marchandises
Chargement en espèce
1725-1126
33
2.597.016 livres.
35.268 I
Barcs.
1726-1121
15
1.658.778
—
70.129
—
1727-1728
20
1.555.266
—
106.523
—
1728-1729
19
2.193.970
—
105.293
—
1729-1730
17
1.541.936
—
111.809
—
1730-1731
30
2.641.277
—
178.737
—
1731-1732
25
1.714.703
—
197.119
—
1732-1733
23
2.257.079
—
208.163
—
1733-1734
16
2.025 146
—
133.040
—
1734-1735
16
2.016.716
—
100.335
—
1735-1736
17
2.309.615
—
200.140
—
1736-1737
20
1.802.287
—
190.004
—
1737 1738
21
2.244.935
—
264.654
—
1738-1739
22
2.860.998
—
267.839
—
1739-1740
24
3.264.454
—
247.791
—
1740-1741
26
4.225.282
—
224.558
—
1741-1742
16
3.665.668
—
88.964
—
1742-1743
17
3.975.530
—
114.360
—
1743-1744
26
3.291.546
—
200.000
—
1744-1745
24
1.400.954
—
101.393
—
1745-1746
17
1.692.390
—
52.726
—
1746-1747
13
2.297.592
—
201.579
—
1747-1748
14
2.703.511
—
9.500
—
1748-1749
20
2.938.592
—
272.730
—
1749-1750
16
3.054.030
—
300.321
—
1750-1751
20
4.025.988
—
285.713
—
1751-1752
15
5.458.387
—
274.173
—
1752-1753
24
6.618.484
—
135.202
—
1753-1754
19
5.947.128
—
191.654
-
A reporter,
, 585
83.979.258 li
vres
4.869.717 1
Qiarcs.
\
(1)Ces tableaux sont empriiiilés au Dictionnaire du Commerce de
l'Encyclopédie Méthodique, article : France.
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES 499
Vaisseaux Chargement en marchandbes Chargement en espèces.
Report...
583
83.979.238
liyres
4.869.717
marcs .
1754-noo
24
3.978.324
—
303.135
—
1755-1736
10
2.170.092
—
60.000
—
1756-1757
18
3.997.678
—
121.152
—
1757-1758
13
1.862.335
—
107.871
—
1738-1759
15
2.742.110
—
—
—
1759-1760
8
1.846.553
—
—
—
1760-1761
11
3.064.264
—
2.400
—
1761-1762
8
1.886.603
—
13.640
—
1762-1763
6
1.348.201
—
12.848
—
1763-1764
5
611.565
—
82.762
—
1764-1763
7
2.322.133
—
188.804
—
1763-1766
10
3.481.279
—
213.138
—
1766-1767
13
3.642.003
—
113.331
—
1767-1768
10
4.396.053
—
109.578
—
1768-1769
15
7.793.372
—
20.460
—
1769-1770
3
1.510.269
—
—
—
1770-1771
—
—
—
—
—
46 761 132.632.313 livres. 6.219.919 marcs.
Retours
Vaisseaux Prix d'achat
Prix de vente
Bénéfice de
l'achat
aux Indes
en France
à la vente
1725-1726
22
5.422.187 1
livres
9.643.344 li
vres
4.221.137
livres
1726-1727
24
0.924.945
—
13.153.231
—
7.228.286
—
1727-1728
19
4.874.486
—
11.433.807
—
6.559.321
—
1728-1729
12
3.213.629
—
9.722.611
—
4.508.982
—
1729-1730
19
3.273.576
—
10.661.272
—
5.387.696
—
1730-1731
16
4.930.186
—
9.401.304
—
4.471.M8
—
1731-1732
26
7.994.803
—
13.146.824
—
7.152.021
—
1732-1733
22
7.498.194
—
14.501.689
—
7.003.493
—
1733-1734
13
9.850.488
—
19.421.547
—
9.371.059
—
1734-1735
21
10.974.136
—
18.884.448
—
7.910.312
—
1735-1736
14
11.400.671
—
18.384.791
—
6.984.120
—
1736-1737
13
6.917.638
—
12.861.899
—
5.944.241
—
1737-1738
18
9.235.538
—
17.230.625
—
7.995.087
—
1738-1739
21
11.677.034
—
21.787.307
—
10.110.273
—
1739-1740
13
8.877.966
—
17.339.239
—
8.461.293
—
1740-1741
20
13.434.141
—
23.761.343
—
13.327.204
—
1741-1742
19
10.281.468
—
21.889.901
—
11.608.433
—
1742-1743
15
12.408.189
—
21.418.273
—
9.010.084
—
1743.-1744
16
343
11.434.310
—
21.801.869
—
10.367.559
—
A reporter.
163.623.605
livres
310.445.346 livres
157.821.741
livres
^00 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VHI
Vaisseaux Prix d'achs
aux Indes
it
Prix de venle
en France
Bénéfice de l'achat
à la vente
Report...
343
163.623.605 I
ivres
310.443.346 1
ivres
137.821.741 1
ivres
1744-1743
18
9.031.165
—
17.498.846
—
8.461.681
—
1745-1746
5
4.937.291
—
8.380.310
—
3.623.019
—
1746-1747
14
3.514.819
—
6.423.601
—
2.908.782
—
1747-1748
5
1.509.463
—
972.380
—
—
1748-1749
11
3.454.434
—
3.721.239
—
2.266.783
—
1749-1750
5
2.910.094
—
8.351.824
—
5.441.730
—
1750-1751
7
9.015.513
—
17.636.379
—
8.621.066
—
1751-1752
22
13.046.806
—
26.766.159
—
13.719.333
—
1752-1753
14
10.836.852
—
21.637.763
—
10.800.911
—
1753-1734
16
11.897.855
—
20.745.7.32
—
8.847.897
—
1754-1755
15
15.295.963
—
28.081.408
—
12.783.443
—
1755-1756
10
9.845.391
—
18.406.904
—
8.361.513
—
1756-1757
3
3.692.690
—
6.336.68^
—
2.643.998
—
1757-1758
7
9.794.429
—
14.260.111
—
4.463.682
—
1758-1759
4
8.440.789
—
10.534.817
—
2.094.028
—
1759-1760
4
2.244.987
—
2.598.188
—
333.201
—
1760-1761
4
2.419 107
—
5.030.013
—
2.610.906
—
1761-1762
3
1.9T3.609
—
4.803.321
—
2.831.712
—
1762-1763
6
410.061
—
673.388
—
263.327
—
1763-1764
8
591.423
—
1.200.163
—
608.740
—
1764-1763
9
3.579.467
—
6.837.939
—
3.278.472
—
1765-1766
7
2.549.081
—
4.746.587
—
2.197.506
—
1766-1767
7
7.657.134
—
14.179.386
—
6.522.252
—
1767-1768
15
10.024.419
—
16.411.001
—
6.386.582
—
1768-1769
8
12.600.388
—
23.691.552
—
11.091.164
—
1769-1770
6
9.510.945
—
15.904.844
—
6.393.899
—
1770-1771
9
9.604.497
—
17.863.428
—
8.258.431
—
46
585
344.032.818
—
636.363.557
292.330.739
Celte intéressante statistique provoque quelques observa-
tions. On remarquera que l'armement le plus important de
la Compagnie est celui de la première année : 1725-1726 ; mais
nous croyons quMl est bon de laisser ce chiffre de côté, parce
que la flotte dont elle disposait au sortir du Système se com-
posait de tonnages très faibles; la valeur relativement peu
élevée du chargement de cette même année confirme notre
manière de voir. Sous le bénéfice de cette observation, on
verra que la Compagnie atteignit un maximum relatif à la
veille de la guerre de Succession d'Autriche ; elle armait à ce
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE T)ES INDES oOl
moment de 16 à 26 navires par an, avec des chargements de
3 à 4 millions en marchandises et de 200.000 marcs en espè-
ces. La guerre fit baisser brusquement ce mouvement ascen-
sionnel qui reprit à la paix. La statistique des retours pré-
sente des résultats absolument parallèles ; ceux-ci tombent
en effet à celte époque de 18 à 5 navires et les bénéfices de
8 millions et demi à 3 et demi. A l'année 1747-1748 enfin
correspond le seul déficit commercial qu'ait subi la Compa-
gnie : il atteint 537.085 livres.
Le tableau des envois offre en outre la preuve que les
guerres de Dupleix ne ralentirent pas les efforts de la Com-
pagnie, surtout pour le chiffre des chargements qui monte
de 2 à 5 millions de livres et atteint en 1752-1753 6 millions
de livres ; ce dernier ne fut dépassé qu'en 1768-1769, où fut
atteint celui de 7.793.372 livres. Les retours furent plus lents
à reprendre leur importance première, puisqu'on 1750 la
Compagnie ne recevait encore que 5 navires et 7 en 1751,
résultats incontestables des troubles de l'Inde ; par contre
dès 1751-1752 ils ont repris leur niveau normal et les bénéfices
commerciaux atteignent 13.719.000 livres , chiffre que la
Compagnie n'avait pas encore réalisé et ne devait plus attein-
dre. On se souvient que c'est à la fin de 1753 que Godeheu
fut envoyé dans l'Inde pour remplacer Dupleix ; il ne semble
donc pas que la Compagnie eût beaucoup à se plaindre à
celte époque de ses opérations commerciales.
La guerre de Sept Ans ouvrit une nouvelle période de crise ;
cependant les armements ne tombèrent pas aussi rapidement
que lors de la guerre précédente : il est vrai qu'un certain
nombre d'entre eux furent des opérations militaires ; mais
les retours baissèrent très vite, car dès la première année la
Compagnie ne reçut que 3 navires, et ils ne furent guère plus
nombreux jusqu'à la paix ; aussi en 1759-1760 la Compagnie
502 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE VIIl
ne fil-elle que 800.000 livres de bénéfices commerciaux et
200.000 en 1762-1763.
Le Irailé de Paris mutila son domaine colonial ; en France
sa situation était déjà très compromise ; mais, malgré ces cir-
constances, son commerce prit un essor remarquable, ses
armements remontèrent de 5 à 15 navires en quatre années,
ses chargements de 600.000 livres à 7 millions et demi, ses
retours de 6 à 15 navires également et ses bénéfices de
600.000 livres à 11 millions : la dernière année de son privi-
lège, elle réalisait encore 8.258.000 livres de bénéfices (1).
(t) Le plan d'une expédition de 12 navires, dressé par son administra-
tion en 1769, permet de constater que ce commerce était pour elle beau-
coup moins avantageux cependant à la fin de son existence. 3 de ces
vaisseaux devaient aller en Chine, 4 à Pondichéry, 3 au Bengale et 2
aux Iles ; la valeur totale de leurs cargaisons en marchandises était de
6.500.000 livres, dont 500.000 livres pour la Chine, 1.800.000 pour
Pondichéry, 1.400.000 pour le Bengale et 2.800.000 pour les Iles. Ils
devaient emporter en outre 8.805.000 livres en espèces, dont 2. 325.000
pour la Chine, 2.370.000 pour Pondichéry, 4.110.000 pour le Bengale ;
enfin 4.860.000 livres étaient réparties entre eux pour les dépenses
du voyage. Les marchandises étaient estimées devoir être vendues
aux Indes avec un bénéfice moyen de 35 0/0 ; leur produit, joint aux
espèces embarquées, devait permettre l'achat de cargaisons de retour
s'élevant à 3.000.000 de livres en Chine, 4.800.000 livres à Pondichéry,
6.000.000 livres au Bengale et 700.000 livres aux Iles. Le bénéfice
moyen de leur vente en France était enfin évalué à 75 0/0, ce qui
devait donner brut 5.250.000 livres pour la Chine, 8.400.000 livres pour
Pondichéry, 10.500.000 livres pour le Bengale, 1.225.000 livres pour
les Iles, soit au total 25.375.000 livres ; en ajoutant les droits de
tonneau, l'indemnité pour les cafés, et les espèces laissées aux lies
le produit total brut atteindrait 30.205.000 livres.
Restait à déduire les frais : 2.400.000 livres de frais d'armement,
6.500.000 livres de mise dehors en marchandises et 12.055.000 livres de
mise dehors en espèces, 2.640.000 livres d'intérêts à 6 0/0 pour les ca-
pitaux ainsi employés pendant deux ans, t. 200. 000 livres d'assurances à
6 0/0, 2.000.000 livres de frais de voyage, 1.560.000 livres de dépenses
de désarmement, de vente, de droits à la Ferme Générale : soit au total
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES 503
Il importe donc de remarquer que si la siluation finan-
cière de la Compagnie rendit opportune sa suppression, étant
donné qu'on ne voulait lui porter aucune assistance, son ac-
tivité commerciale du moins était alors satisfaisante et son
rapide relèvement laissait prévoir qu'elle atteindrait en
quelques années autant d'importance qu'elle en avait eue à
l'époque de sa plus grande prospérité.
Quelle situation était faite à son commerce dans le royaume
lui-même et en Europe ?
Colbert avait voulu donner à la Compagnie des Indes une
place importante dans l'approvisionnement de l'Europe
entière (1) : il n'y réussit point, car les Hollandais et les
Anglais possédaient dès cette époque le monopole de fait
du cabotage européen et leur supériorité y était trop grande
déjà pour qu'il fut possible de les supplanter. La Compagnie
des Indes Orientales avait donc borné son ambition à fournir
le marché français, où elle était libre de toute concurrence
et tous les efforts du gouvernement de Louis XIV s'étaient
portés vers le maintien de cet état de choses. La Compagnie
de Law suivit la même politique et chercha en France même
la majeure partie de ses débouchés ; cependant ses relations
avec les autres nations européennes ne furent point nulles ;
elle fut même forcée de les entretenir assez actives par le
régime prohibitif toujours en vigueur qui lui interdisait de
28.445.000 livres de dépenses.
Il devait donc tester comme bénéfice net de V expédition : 1.760.000
/lires seulement . Ce plan est reproduit par M. de Lauraguais et l'abbé
Morellel ; ce dernier ne se contente pas d'insister sur le chiffre insuffisant
de ce bénéfice, il s'efforce de prouver qu'il est faux et qu'il y aura
déficit de 1.380.000 livres. L'expédition n'eut d'ailleurs pas lieu, car la
Compagnie fut suspendue quelques mois après.
(1) On a vu qu'il fit de grands efforts pour lui assurer des débouchés
à l'étranger : en Allemagne, en Suisse, en Portugal, etc.
504 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE VIII
faire pénétrer dans le royaume les tissus de soie et de colon,
c'est-à-dire une des parties les plus importantes de son com-
merce en Asie. Nous avons exposé les motifs et les origines
de celle politique économique inaugurée dès la mort de Col-
bert et dont le gouvernement royal n'avait jamais consenti
à se départir, quelque insuffisants que parussent à lous
les moyens qu'il possédait de la faire observer, incessants
avaient été jusqu'à la fin du règne de Louis XIV les arrêts
de prohibition, mais leur liste déjà longue fut continuée sous
la Régence, et le règne de Louis XV lui apporta de nouveaux
accroissements ; l'esprit en était toujours le même, et les
innovations y étaient rares, mais la permanence des fraudes
nécessitait cette intervention continuelle de l'administration
pour rappeler des principes déjà tant de fois posés, et les
sanctionner par des peines de plus en plus sévères (1).
La Compagnie de Law se trouva ainsi dès le début soumise
aux mêmes obligations à cet égard que la Compagnie de Col-
berl : les tissus de coton peints ou imprimés, les tissus blancs
propres à la teinture, les étoffes de soie, ou de soie mêlée
d'or et d'argent, enfin les tissus d'herbes ne pouvaient être
importés par elle dans l'intérieur du royaume, et les seules
étoffes qu'il lui fut permis d'y introduire furent les toiles de
coton blanches (2) (guinées et percales), les toiles rayées, les
(1) Arrêts des 20 janvier, 22 février, 4 avril 1716, édit de juillet 1717,
arrêts des 27 septembre 1719, 20 mai 1720, 16 juin, 17 octobre 1721,
8 octobre 1726, 14 août 1727, 8 février 1729, 28 novembre 1730, 3 mars
1733, 10 avril 1736, 15 mars 1746, 30 juillet 1748, 3 mars 1749, etc..
(2) Un arrêt du 9 mai 1724 autorisa la Compagnie à importer désor-
mais des mouchoirs de coton des Indes sous le prétexte « qu'aucune
marchandise de la fabrique du royaume ne pouvait y suppléer » ; mais en
réalité « parce que tout le monde en faisait usage », et qu'on renonçait
à sévir contre la fraude. Cette faculté visait les mouchoirs de coton, de
soie et coton, d'écorce, et de soie et écorce : la Compagnie était astreinte
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES 505
toiles à carreaux et les mousselines : ces lissus élaienl eux-
mêmes soumis à la condition expresse de porter la marque\
enfin tous les autres produits du commerce des Indes : épices,
métaux, drogues, etc.. élaienl libres de toute autre entrave
que les droits fiscaux imposés à leur entrée en France. Objets
permis ou prohibés pouvaient faire indifféremment la matière
des chargements de retour des vaisseaux de la Compagnie;
mais une surveillance très sévère établie dans les ports où
elle pouvait opérer ses déchargements, c'est-à-dire Lorientei
Nantes (1), assurait le respect de ces obligations : la mission
en était confiée à l'administration de la Ferme Générale.
Dès qu'un navire de la Compagnie était signalé à Lorient,
les commis des Fermes allaient au-devant de lui dans une
embarcation (2), montaient à son bord, apposaient les scellés
sur les panneaux de sa cale et se faisaient rendre par son
commandant un compte minutieux de sa cargaison (3). Lors-
que, toujours surveillé par les douaniers, il était enfin amarré
au quai du port en face des magasins de la Compagnie, on
procédait à son déchargement elles marchandises allaient
s'entasser dans de vastes hangars, où la même minutieuse
surveillance leur était assurée.
On dressait ensuite leur inventaire en les répartissanl en
à marquer chaque pièce et à payer les droits du tarif de 1664 ; enfin le
même arrêt interdisait de donner à ces mouchoirs un usage différent de
leur destination primitive, d'en faire ni meubles ni vêtements. Archives
Nationales. ADix, 385.
(1) Les retours devaient se faire d'abord à Lorient et les cargaisons
y étaient toutes inventoriées ; mais la Compagnie pouvait remettre en
mer ses navires pour Nantes, où elle possédait les mêmes droits d'en-
trepôt et les mêmes exemptions (arrêt du 19 mai 1724).
(2) La palache des Fermes : elle était armée de 4 canons.
(.3) On mettait les scellés en outre sur les chambres d'officiers et l'on
visitait avec soin les sacs de l'équipage.
^>06 TROISifcME PARTIE. CHAPITRE VIII
Irois chapitres dislincts : l°les marchandises permises non
soumises à la marque : drogues, épices, porcelaines, métaux,
bois, etc. ; 2° les marchandises permises soumises à la marque^
c'est-à-dire les tissus de coton autorisés ; 3° les marchandises
prohibées. Rien à dire des premières, sinon que leur stock
était soigneusement examiné par les commis des Fermes en
vue de l'acquittement des droits fiscaux dont elles étaient
frappées. Pour les secondes, les agents de la Compagnie pro-
cédaient immédiatement à l'apposition des marques prescri-
tes, consistant en un sceau de plomb au chiffre de la Compa-
gnie, frappé à l'extrémité d'une « queue » de parchemin
elle-même fixée à chaque extrémité des pièces d'étoffe, et
cette opération avait lieu en présence des Directeurs de
la Compagnie et des Directeurs des Fermes spécialement
délégués pour celte circonstance. Gomme pour les objets de
la première série, d'ailleurs, leurs quantités étaient soigneu-
sement relevées par le fisc, puis ils allaient comme eux
s'emmagasiner dans les dépendances de la Salle des Ventes.
Enfin les marchandises prohibées étaient placées en entre-
pôt (1) ; elles devaient être, en effet, réexportées dans le délai
de six mois, soit par la Compagnie elle-même, soit par les
négociants particuliers. A cet effet, la Compagnie procédait
à des adjudications publiques, et les adjudicataires faisaient
soumission de rapporter dans le délai précité à l'administra-
tion des Fermes un certificat délivré par un de ses bureaux-
frontière et un autre émanant du consul de France ou de deux
négociants français établis dans la ville étrangère où la vente
définitive aurait été faite.
Les marchandises permises étaient de leur côté l'objet d'une
Vente Publique, à une date fixée au préalable par la Direction
(1) Dans un magasin spécial muni de deux clés dont l'une était en
la possession de la Compagnie, l'autre de la F'erme Générale.
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES 507
Générale de la Compagnie qui la portait à la connaissance du
public par voie d'affiches (1).
Les droits de douane étaient payés par la Compagnie elle-
même une fois les ventes effectuées ; c'étaient, pour la plu-
part des marchandises, les droits du tarif de 1664, auquel
la Compagnie avait depuis l'origine été soumise; pour les
articles qui n'y figuraient pas, elle avait obtenu de payer
en règle générale une taxe de 3 0/0 du prix de vente ; enfin
des arrangements ultérieurs réglementèrent les redevances
applicables à certaines importations. C'est ainsi qu'un arrêt
du 21 juillet 1733 fixa à 40 livres du cent pesant les droits à
payer par les toiles de colon blanches, mousselines unies
ou brodées, basins et autres étoffes semblables, à la place
des droits du tarif de 1664 ; le thé fut successivement frappé
d'un droit de 10 sols par livre, puis de 3 0/0 du prix de vente,
enfin de 6 livres le cent pesant (arrêt du 8 juillet 1732) ; le
café paya d'abord un droit de 3 0/0, puis de 10 livres le cent
pesant ; la porcelaine 6 livres le cent pesant, la soie écrue (2)
6 sols, l'indigo 5 livres, la cannelle 6 livres, le sucre candi
12 livres. La Compagnie fournissait de la sorte chaque année
une somme importanteàla Ferme Générale, etces perceptions
donnaient lieu à des difficultés et à des lenteurs qui lui étaient
préjudiciables; aussi dès 1726 et dans la prévision d'un
(1) Il existe des exemplaires de ces affiches aux Archives Coloniales :
elles étaient ainsi libellées : « La Compagnie des Indes vendra comptant
dans la ville de Lorient (ou de iXantes) le et jours suivants, au plus
offrant et dernier enchérisseur, sous les conditions ci-après et en la ma-
nière accoutumée, les marchandises apportées par les vaisseaux :
venant de Moka, Chine, Pondichéry, Bengale et les lies pour le compte
de ladite Compagnie, arrivés au port de Lorient les de la présente
année, savoir : etc. »
(2) La soie ne pouvait primitivement entrer en France que par Mar-
seille, mais l'arrêt du 27 janvier 1722 autorisa la Compagnie à l'intro-
duire par Lorient et Nantes.
508 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE Vni
accroissetneiil du son Iralic, préféra-l-elle conclure avec les
Fermiers un traité pour la fixation d'un droit d'abonnement
annuel. Celui-ci fui d'abord de 23.000 livres, puis en 1734
une nouvelle convention le porta à 28.000 livres (1);mais
des arrêts du 29 mai et du 5 juin 1736 mirent fin à cet étal
de choses, déchargèrent la Compagnie de ce droit d'abonne-
ment élevé et remirent en vigueur les droits antérieurs ; la
Compagnie continua cependant à payer à la Ferme une rede-
vance de 3.000 livres (2).
Malgré les minutieuses précautions dont le fisc entourait
les retours et les ventes de la Compagnie pour éviter les
fraudes, celles-ci étaient très considérables et se produisaient
de toutes les façons imaginables. Les peines dont elles étaient
frappées, et qui consistaient ordinairement dans la confisca-
tion et dans une amende, n'arrêtaient nullement les frau-
deurs : le personnel des vaisseaux débarquait à Groix les
caisses de marchandises prohibées avant l'arrivée des com-
mis des Fermes et elles entraient ensuite nuitamment à Lo-
(1) [,e chiffre fixé par ce renouvellement est celui qui ressort des ta-
bleaux donnés par l'Encyclopédie Méthodique, mais on trouve dans
Demis, mention d'un arrêt du 28 septembre 1734 qui fixe Tabonnemenl
à 8.000 livres seulement.
(2) A plusieurs reprises dans la deuxième moitié du siècle, et surtout
dans ses dernières années d'existence, la Compagnie semble avoir eu à
payer à la Ferme Générale des arriérés considérables, ainsi qu'il res-
sort du tableau suivant :
1760-1761 128.838 livres
1765-1766 213.241 -
1766-1767 381.862 -
1767-t768 538.417 —
1768-1769 297.441 —
1769-1770 312.834 -
1770-1771 126.290 -
(Extrait de V Encyclopédie Métliodiqite.)
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES 509
rient, où elles trouvaient des receleurs nombreux (1); il y
avait des fraudeurs parmi les employés du fisc, parmi les
agents de la Compagnie ; il y en avait même dans le haut per-
sonnel de celle-ci ; les Directeurs faisaient entrer des ballots
de soieries qu'on distribuait à la Cour malgré l'interdiction
qui frappait l'usage de ces étoffes (2) ; on vit même le Com-
missaire du Roi se faire contrebandier, du moins d'Argenson
en accuse-t-il formellement M. de Fulvy (3), et le même
d'Argenson va jusqu'à convaincre Louis XV d'avoir participé
à ces fraudes, bien mieux d'en avoir fait une source régu-
lière de bénéfices pour sa cassette (4). Et nous n'avons parlé
que de la fraude qui s'exerçait sur les opérations de la Com-
pagnie : que dira-t-on de celle qui se faisait aux frontières
au profit des Compagnies étrangères, et qui était certainement
plus considérable? (5) Le gouvernement royal sévit d'abord
sévèrement, donna mission aux commis des Fermes et aux
employés de la Compagnie de pratiquer des visites domici-
liaires et de lacérer sur le dos des porteurs les vêtements
faits des tissus prohibés (6) ; les tribunaux prononcèrent la
(1) Il y avait à Lorient une fabrique de fausses marques où, paraît-
il, le travail ne chômait jamais.
(2) M. Cultru rapporte que Dupleix lui-même, pendant qu'il était à
Chaiidernagor, fit passer en France pour 200.000 livres de marctiandi-
ses de contrebande qu'il vendit à la Cour par l'intermédiaire de ses
amis. Cultru, op. cit.
(3) D'Argenson, Mémoires, t. VIII, p. 130.
(4) « Leur vente procurait au Roi, dit-il, 10 millions de bénéfice par
an. )» C'est peut-être aller trop loin {Ibidem, t. III, p. 51).
(5) M. de Fulvy mandait le 16 mai 1743 au Bureau du Commerce
que les négociants hollandais munissaient leurs toiles et mousselines de
plombs ayant déjà servi, et les faisaient entrer en France sous le nom
de la Compagnie des Indes {Inventaire des procès-verbaux du Conseil
de Commerce).
(6) « Les ordonnances sont si rigoureuses à cet égard, écrivait Grimm
en 1755, qu'elles permettent aux gardes et aux commis des barrières
'JIO TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE VIII
peine des galères à leiiips et même celle des galères à per-
pétuité contre les contrebandiers (1) ; les confiscations enfin
étaient incessantes : la Compagnie faisait vendre les étoffes
saisies et le chiffre de ces ventes était souvent fort élevé (2) ;
les officiers « pacotilleurs « étaient mis à pied par elle, privés
des appointements de leur campagne, et punis d'une amende.
Cependant ces moyens furent impuissants à enrayer le mal,
et le gouvernement royal d'une pari, la Compagnie de l'autre
y renoncèrent bientôt, à la t^rande indignation des députés du
commerce. La Compagnie se contenta dès lors de réprimander
et de faire de temps à autre un exemple, les tribunaux re-
mirent l'amende ou l'abaissèrent à 10 ou 5 livres. Néanmoins
le principe subsista sans modification jusqu'à la chute de la
Compagnie, et resta même en vigueur sous le régime de la
liberté qui lui succéda.
Telle était la situation faite aux importations de la Compa-
gnie des Indes ; malgré ces fraudes qui en détruisaient quel-
que peu la portée et qui ne s'exerçaient pas seulement, il faut
le remarquer, à l'égard des marchandises prohibées mais des
articles autorisés eux-mêmes, le monopole de cette Compagnie
fournit pendant la plus grande partie du siècle le marché fran-
çais des productions de l'Asie. 11 est donc intéressant et né-
d'arracher les robes de toile aux femmes qui oseraient les porter en
public. »
(1) L'édil du mois de juillet 1717 punissait des galères à perpétuité,
u même à plus grande peine s'il y échéait », l'introduction à main ar-
mée; de 3 années de galères l'introduction avec attroupement de cinq
personnes ; de l'amende l'introduction simple. Les ouvriers qui coopé-
raient à la contrebande étaient punis de 1.500 livres d'amende, les ré-
cidivistes étaient mis au carcan, les femmes fouettées. Archives Natio-
nales. ADix, H85.
(2) En 1730 les saisies faites sur les trois vaisseaux : Argonaute,
Danaé et Royal-Philippe atteignirent à la vente 119.924 livres.
LE COMMERCE DE LA COMPAGNIE DES INDES 511
cessaire de se demander si elle le fil d'une façon satisfaisante.
En fait ses armements ne dépassèrent pas 30 navires par an
el ses retours 26, et ces chiffres relativement peu élevés peu-
vent laisser place au doute sur ce point. Cependant la Com-
pagnie, en bornant son ambition, ce qui était un tort, il est
vrai, à alimenter le marché français, semble avoir parfaite-
ment suffi à la lâche qu'elle s'était ainsi tracée; ses armements
annuels étaient calculés avec soin en vue des exigences de
la consommation, et cela lui était d'autant plus facile que
grâce à la nature de ce commerce el aux prohibitions qui
frappaient une partie de ses produits, la somme des besoins
à satisfaire était limitée, el ne devait jamais dépasser dans
les circonstances normales la quantité de marchandises que
la Compagnie était en mesure d'importer. Aussi doit-il être
remarqué que les Economistes, qui en 1769 devaient triom-
pher de son monopole, purent bien prétendre que sous le
régime de la liberté du commerce « on aurait vu plus de cent
navires partir tous les ans pour les Indes », mais ne songè-
rent point à reprocher à la Compagnie d'avoir insuffisamment
alimenlé de leurs productions le marché français ; cependant
on peut croire que s'il y avait eu lieu de lui faire ce reproche,
ils n'y eussent pas manqué ! 11 est permis, d'ailleurs, de mon-
trer quelque scepticisme à l'endroit de leurs affirmations ;
nous croyons que le commerce particulier eût été moins bien
outillé que la Compagnie pour faire le trafic des Indes, dans
l'état où il se trouvait alors ; et, sans qu'il soit besoin de re-
prendre tous les arguments autrefois invoqués par les parti-
sans du commerce privilégié, on peut à plus forte raison
croire que les résultats qu'elle obtint n'eussent pas été
dépassés par les négociants libres (1).
(1) La Compagnie de Law reçut de la Compagnie de Colberl la jouis-
sance des primes accordées à celle-ci sous le nom de droits de tonneau
512 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE VIII
et qui consistaient en une gratiticalion de 75 livres par tonneau d'im-
portation et de 50 livres par tonneau d'exportation (déclaration d'août
1664, art. 46). La prime d'importation fut même élevée à 80 livres par
l'arrêt du 30 septembre 1767, à titre de dédommagement pour la perle
du monopole de la traite des nègres. Mais, de même que la précédente
Compagnie, elle eut souvent à réclamer du gouvernement royal l'exécu-
tion de ses promesses qu'il remplissait fort irrégulièrement. C'est ainsi
qu'en 1747, dans les 80 millions d'augmentation accordés par lui sur la
rente du Roi, l'arriéré des droits de tonneau flguraitpour 6.596.576 li-
vres, représentant des primes non payées depuis 17.31. De même en 1769
la Compagnie se prétendit encore créancière du gouvernement royal de
775.406 livres pour arriéré de ces droits. La Compagnie avait hérité
d'autre part de la Compagnie du Sénégal un droit de nègres s'élevant à
13 livres par nègre transporté aux lies, et elle jouit de cette prime jus-
qu'à l'arrêt du 31 juillet 1767 qui lui retira le monopole de la traite.
On peut dire au sujet de ce droit la même chose que pour le précédent :
le gouvernement royal le paya en effet avec autant d'irrégularité ; ainsi
il entra pour 5.826.472 livres dans l'augmentation du capital de la rente
du Roi en 1747, et en 1769 la Compagnie réclama un arriéré de 120.000
livres. Elle reçut entîn, lors de la perte de son monopole pour la vente
des cafés en France (1764), une indemnité qui lui fut servie également
par le gouvernement royal.
CHAPITRE IX
LA MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES.
Création de la flotte delà Compagnie : ses éléments constitutifs. —
Tonnages et artillerie. — Tableau de la flotte de la Compagnie de
1719 à 1769. — Le personnel naviguant: les officiers, leur recrute-
ment, leur hiérarchie, leur valeur ; les équipages : ils sont fournis
à la Compagnie par le service des Classes. — Organisation des servi-
ces maritimes de la Compagnie : première et seconde navigation. —
Les voyages et les conditions dans lesquelles ils s'accomplissaient ;
les événements de mer et les naufrages. — Rôle militaire joué parla
Compagnie dans les guerres maritimes ; perles qu'elles lui causèrent.
— L'arsenal de la Compagnie, développement et organisation de
Lorient.
L'organisation maritime de la Compagnie fondée par Law
mérite dans celte histoire une place particulière ; par l'im-
portance de sa flotte, par le nombre de ses marins, par la
régularité de ses services, celle Compagnie a occupé une
situation éminenle dans le commerce de mer de l'ancienne
France, dont elle fut assurément la plus complète expres-
sion ; mais elle joua également dans les guerres maritimes
du xviii" siècle un rôle importante côléde la marine royale,
pour laquelle elle fut souvent une utile auxiliaire et avec la-
quelle elle ne cessa d'ailleurs de traiter d'égale à égale.
Lorsque Law créa en 1717 la Compagnie d'Occident, ses
grandioses projets commerciaux se heurtèrent à deux obsta-
cles, qu'il eut quelque peine à sui'uionlcr : l'insuffisance du
capital qu'il pouvait réellement leur consacrer et la pénurie
W. — 33
H14 tROISiÈME PARTIE. — CHAPITRE IX
des moyens matériels qu'il avait à sa disposition ; mais les
successifs agrandissements de son œuvre et la réunion à la
Compagnie des Indes bientôt fondée des Compagnies de
commerce qui exerçaient encore leurs privilèges, portèrent
remède à celle situation. La nouvelle Compagnie entra en pos-
session de leur matériel, peu important, il est vrai, car leur
activité n'était pas grande, mais elle avait alors des ressources
financières considérables qui lui permirent de suppléer à son
insuffisance. Law voulait aller vite, aussi la création de la
flotte dont il avait besoin fut-elle prodigieusement rapide, et
dès 17^20 elle comprenait 165 navires, « non compris les fré-
gates et les brigantins » (1) (arrêt du 3 juin 1720). 11 avait dû
pour obtenir ce résultat se faire céder presque tous les bâti-
ments de commerce que contenaient alors les ports du
royaume et sans doute recourir aussi à l'industrie étrangère.
11 ne fallait pas moins, d'ailleurs, que ce nombre considérable
de navires pour entretenir des relations commerciales suivies
avec un immense domaine colonial ; mais cette organisation
hâtive semble avoir été une mauvaise spéculation : < On s'é-
tait beaucoup plus attaché, dit Dupont de Nemours, à en
imposer par le nombre qu'à se procurer des machines
réellement propres à servir le commerce avec économie (2). >
La plupart de ces navires, achetés sans discernement, ren-
dirent de détestables services (3), le déchet en fut exagéré
(1) Suivant Miclielel, la Compagnie possédait, en juin 1720, 300 bâti-
ments à la mer ou sur chantier, mais cette appréciation paraît fort
exagérée ; Dupont de Nemours donne de son côté le chitTre de 105 vais-
seaux ; M. (^ultru établit celui de 103 bâtiments d'après un état des
Archives Coloniales et cette flotte se décomposait ainsi : 23 bâtiments en
route pour les Indes, 67 pour les autres comptoirs de la Compagnie et
13 en construction.
(2) Dupont de Nemours, le Commerce et la Compagnie des Indes.
{?>) C'est ce (juc prouvent différeiils mémoires conservés aux Archives
Nationales et aux Archives Coloniales.
LA MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES 515
et au boul de quelques années seulement la (^ompaojnie dut
renouveler presque complètement son matériel naval.
Law donna pour port d'attache et pour arsenal à cette flotte
la création de la Compagnie des Indes Orientales, Lorient,
qui devait prendre de ce jour un si remarquable développe-
ment. Ce port était, cependant, resté plongé pendant les
vingt premières années du siècle dans un profond abandon
et la marine royale qui y avait pris la place de sa créatrice
n'avait pas réussi mieux qu'elle à lui donner une activité que
seuls les Malouins entretenaient quelque peu. Law y plaça
dès le début la Compagnie d'Occident, puis bientôt celle-ci
devint la Compagnie des Indes et son établissement y fut
définitif. Aux magasins de l'ancienne Compagnie, insuffi-
sants pour son commerce étendu, elle en ajouta de nou-
veaux ; de nombreux chantiers s'élevèrent sur les bords
du Scorff, d'où descendit à la mer une flotte plus sérieuse
que la première et Lorient peu à peu agrandi, embelli, peu-
plé, devint une cité active et prospère.
L'industrie maritime a été pendant longtemps de celles qui
se sont transformées avec le plus de lenteur, parce que, plus
qu'ailleurs peut-être, les traditions et la routine y possédaient
une force considérable. Ainsi la plus grande partie du
xvni* siècle ne vit pas de progrès sensibles sur les méthodes
de construction et de gréemenl déjà employées à la fin du
siècle précédent et la Compagnie de Law eut pendant fort
longtemps un matériel naval semblable à celui dont s'était
servie la Compagnie de Colbert : mêmes faibles tonnages,
mêmes agencements défectueux et si fâcheux pour d'aussi
longues traversées, même insuffisance au point de vue de la
vitesse et de la solidité. Ce n'est en effet que dans la seconde
moitié du siècle que des progrès importants furent accomplis
sous l'influence de causes que nous n'avons pas à examiner.
516
TROISIEME PARTIE. CHAPITRE IX
elque de nombreuses améliorations furent apportées à cette
science qui devaient aboutir aux admirables résultats de
la marine à voiles au xix° siècle. La Compagnie des Indes en
utilisa les premiers effets, mais elle n'eut guère le temps d'en
jouir.
Sa flotte comprit les classes de navires que nous avons
déjà décrites : le vaisseau, la frégate, la corvette, la flùle en
furent les principaux types.
Les vaisseaux, sur lesquels furent réalisés les progrès les
plus importants, atteignirent parfois 1.000 à 1600 tonneaux ;
mais il semble que ces dernières dimensions n'aient pas été
dépassées; la majeure partie d'entre eux restèrent d'ailleurs
fort au-dessous de ces chiffres, avec 600 à 900 tonneaux: les
premiers tonnages ne furent réalisés que vers la fin de l'exis-
tence de la Compagnie et l'on peut dire que c'est avec les
seconds qu'elle fit presque tout son commerce. Nous cite-
rons parmi les plus remarquables (1) :
Comte-d'Argenson 1.000
Condé 1.000 (1753) (2)
Duc-de-Berry . . 1.000 (1755)
Lys 1.050 (1751)
Duc-de-Bourgogne 1.050
Duc-d'Orléans . . 1.100 (1753)
Vaillant 1.100
St-Louis 1.100 (1752)
Fortuné 1.100 (1757)
tonneaux
Duc-d'Aquitaine . 1.200 (1754)
Actionnaire. . . 1.200 (1767)
Comte-d" Artois. . 1.200 (17.59)
Vengeur . . . .1.300 (1756)
Bien- Aimé. . . . 1.490 (1757)
Comtede-Provence 1.490 (1756)
Centaure . . . . 1.500 (1751)
Achille 1.500
Robuste 1.600 (1758) (3)
Les /?M/es, dont les dimensions étaient à peine inférieures à
celles de la plupart des vaisseaux, jaugeaient de 500 à 600 ton-
neaux ; quelques-unes atteignaient même un tonnage assez
(1) D'après les documents conservés à l'Arsenal de Lorienl.
(2) Date de la mise à l'eau.
(3) Nous donnerons à titre d'exemple les caraciérisliques principales
LA MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES n{7
important, comme le Massiae: 900 tonneaux (1758), la Ba-
leine : 800 tonneaux.
Les frégates variaient de iOO à 400 tonneaux, certaines
du vaisseau le Marquis-de-Castries du port de 700 tonneaux et de
20 canons, construit à Lorient et mis à l'eau en 1765.
Longueur de l'étrave à l'étambot . . . . 130 pieds 42 mètres*.
Longueur de la quille 112 36
Elancement de l'étrave 17 5,50
Elancement de l'étambot 1 0,30
Largeur du maître couple au dehors . . 34 11
Creux de la cale sous les barrots. . . . 13p.8pouces 4,40
Hauteur de l'entrepont sous les barrots . 5 1,60
Hauteur du gaillard d'arrière à l'entrée . 5,2 1,70
Hauteur du gaillard en arrière 5,5 1,75
Rentrée au plat bord 3,3 1,70
Hauteur du gaillard d'avant à l'entrée. . 5,2 1,70
Hauteur du gaillard en avant 5,3 1,70
Longueur de la varangue 17,9 5,70
Hauteur de la dunette à l'entrée .... 5,4 1,70
Hauteur de la chambre du conseil . . . 5,7 1,80
Sabord de canon de la 2« batterie . . . 1,10 X 1,6 0,60 X 0,50
Tirant d'eau à sa charge 16,6 5,30
Grand mât 85 27,50
Mât de misaine 76,G 24,80
Mat d'artimon 59,6 19,30
Màt de beaupré 51 16,50
Grand mât de hune 51 16,50
Petit mât de hune 46 14,90
Màt de perroquet de fougue 34 11
Màt de grand perroquet 34 11
Màt de petit perroquet 30 9,70
Màt de perruche 28,8 9,30
Bout dehors de beaupré 34 M
Grand'vergue 76 24,60
Vergue de misaine 69 22,55
Vergue d'artimon 63 20,40
* Nous avons pris comme valeur du pied 0 m. 324 et du pouce
0 m. 027.
518 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE IX
d'entre elles avaient ainsi Timporlance des petits vaisseaux.
Les corvettes avaient au plus 250 tonneaux ; la Compa-
gnie semble n'avoir eu qu'un petit nombre de bâtiments de
ce type peu avantageux pour le commerce ; nous n'avons pu
relever en effet que les caractéristiques de cinq corvettes :
la Résolutio7i 126 tonneaux, la Naïade 150 tonneaux, la Pé-
nélope 250 tonneaux (1757), la Mignonne 70 tonneaux (1759),
la Fine 70 tonneaux (1759) (1).
Enfin au-dessous de ces quatre types de bâtiments, il y
avait dans la flotte de la Compagnie un certain nombre de
navires de petit tonnage destinés aux trajets de courte durée,
notamment ceux de la Barbarie et du Sénégal : c'étaient des
briganlins, des senaus, des chasse-marée dont les dimensions
variaient de 30 à 100 tonneaux au plus.
Le rôle militaire qu'elle avait à jouer en qualité de Compa-
gnie souveraine obligea la Compagnie des Indes à faire de
ses navires des bâtiments de guerre en même temps que de
commerce ; l'insécurité trop fréquente des mers et l'insuf-
fisance de l'appui que pouvait lui prêter la marine royale
faisaient de cette obligation une condition indispensable
d'existence. Aussi, comme il en avait été pour la Compagnie
de Colbert, dut-elle munir ses vaisseaux d'artillerie ; c'était
là une fâcheuse nécessité pour ses opérations commerciales,
Vergue de civadière 54 pieds 17,50 mètres
Vergue de grand tiunier 54 17,50
Vergue de petit tiunier 49 15.90
Vergue barrée 53 17,20
Vergue de perroquet de foufîue 34 11
Vergue de grand perroquet 34 H
Vergue de petit perroquet 30 9,70
Vergue de perruche 22,6 pouces 7,30
Vergue de contre-civadière 34 11
(1) Arcliives de l'Arsenal de Lorieiit.
LA MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES
519
car la capacité disponible pour les car^^aisons se trouvait
ainsi réduite, et par contre les équipages étaient plus nom-
breux qu'il n'eût été nécessaire ; mais elle était généralement
admise et les Compagnies étrangères de leur côté n'avaient
garde de s'en départir. Vaisseaux, flûtes, frégates et corvet-
tes étaient donc percés pour un certain nombre de pièces, et
en étaient armés d'une manière permanente ; à vrai dire,
leur armement ordinaire ne comprenait pas le nombre total
de pièces qu'ils pouvaient recevoir ; on se contentait de
compléter leurs moyens de défense en temps de guerre ou
lorsqu'une opération militaire était décidée (1). Les vaisseaux
avaient ainsi d'ordinaire de 20 à 40 canons ; mais nous pou-
vons noter pendant la guerre de Sept Ans : le Vaillant de 56
canons, le Fortuné et le Vengeur de (50, le Bien- Aimé de 68.
Les flûtes avaient également de 20 à 40 canons, les frégates
de 10 à 30 canons, les corvettes de 6 à 10, enfin les bateaux,
brigantins ou senaus avaient de 4 à 10 pièces.
En compensation de ces charges d'ordre militaire, la Com-
pagnie reçut comme ses aînées le droit de faire naviguer ses
bâtiments sous le pavillon blanc uni de la marine royale ; en
outre, une ordonnance du 29 janvier 1737 les autorisa à
arborer la flamme de guerre et à remplir les fonctions de
commandant de rade lorsqu'il ne se trouvait au mouillage
avec eux aucun navire de l'Etat.
La construction d'un vaisseau de 600 tonneaux à Lorient
coûtait en moyenne à la Compagnie 190.000 livres; l'arme-
ment deux tiers en plus, soit 75.000 livres, ravitaillement la
(1) C'est ainsi que pour fournir une escadre à La Bourdonnais, la
Compagnie arma en guerre à deux reprises en 1741 et 1745 cinq de
ses navires. La transformation n'était pas longue, mais les instruments
ainsi obtenus ne donnaient pas, si l'on en croit La Bourdonnais, toute
satisfaction au point de vue militaire : « c'étaient des coffres bourrés
d'artillerie. »
520' TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE IX
moitié de l'armement, soit 37.500 livres (i). La valeur pour
laquelle les unités de celte flotte entraient dans les bilans de
la Compagnie était naturellement variable suivant leur âge,
Timporlance de leur armement etc. ; au bilan de 1732 on
voit figurer ainsi : le Héron i240.379 livres, le St-Louis 90.635
livres, le Griffon 229.440 livres, la Duchesse 296.173 livres,
le Ja&on 156.075 livres, \e Bourbon 252.338 livres, V Argonaule
164.974 livres, la Galatée 99.501 livres, le Roy al- Philippe
257.752 livres, la Légère 56.990 livres, V Hirondelle 36.920 li-
vres, etc. (2).
Flotte de la Compagnie des Indes (3) (1719-1769),
I. Vaisseaux.
ton. can. lancem'
ton. can. lancem'
Philibert {i). .
. 800 30 1731
Diic-de-Béthune .
600 20 1747
Auguste . . .
. 900 34 1745
Montaran . . .
900 22 1748
Prince ....
. 900 34 1745
Espérance . . .
850 20 1723
(1) D'après M. Gulliu. Le Duc-de-Bourgogne de 1050 tonneaux
construit à Lorienl en 1752, coûta 254.740 livres de construction,
109.744 livres d'armement, et 110.808 livres d'avitaillement. Archives
de l'Arsenal de Lorient.
(2) Archives Nationales, F12, 644.
(3) Cette liste embrasse sinon la totalité du moins, croyons-nous, la
très grande majorité des bâtiments de la flotte de la Compagnie des Indes.
Elle a été établie par nous d'après la collection des rôles d'armement
conservée aux Archives de l'Arsenal de Lorient. Nous avons mentionné
pour chaque navire son tonnage, son artillerie, la date de son entrée
dans la flotte, et quand nous n'avons pu la trouver, la date de sa pre-
mière campagne (ce dernier chiffre en italique). Un certain nombre de
navires ont porté le même nom : nous l'avons également mentionné en
note. Nous devons faire observer que pour le tonnage et l'artillerie,
quelquefois même pour la classification du navire, ces archives offrent
d'assez sensibles divergences. Enfin nous n'avons pas fait figurer les
bâtiments simplement allVétés par la Compagnie, notamment pendant
les périodes de guerre.
(4) Le premier Philibert fit naufrage dans le Gange en 1739, le se-
cond fut condamné en 1755.
LA MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES
521
Rouilla
900 32
1746
Pondichéry (10).
800 20
1754
Jason (1) . . . ,
700 30
1719
Comte - d'Argen-
Hercule (2) . . .
700 30
1719
son
1000 16
/74S
Machault. . .
600 30
1746
Berryer ....
900 26
1759
Maréchal-de-Sax
3 7U0 20
ni8
Vaillant ....
1100 56
1761
Chevalier-Marin
480 18
/74S
Comte-d' Artois .
1200 20
1759
Puysieulx , .
700 20
1749
Condé (11) . . .
1000 18
1753
Maurepas (3) .
600 20
1749
Berlin
900 28
1760
La-VUleflix. .
655 20
i74S
Duc-de-Choiseul.
900 24
1762
Achille. . . .
1500 24
1745
Paix
900 22
1732
Reine ....
600 20
1749
Beaumont. . . .
900 22
1762
Glorieux . . .
. 528 16
1730
Villevaitlt . . .
900 22
1762
Duc -de-Parme.
600 20
1750
Ajux
580 18
1763
Saint-Priest .
600 20
1750
Saint- Louis (12),
1100 12
1752
Compagnie - des
Comte - de - Pro-
Indes. . . .
600 20
1750
vence ....
1490 12
1756
Bourbon (4). .
600 20
1751
Duc - de- Penthiè-
Lys{5). . . .
1050 20
1751
vre
900 20
1740
Silhouette . . .
600 20
1752
Duc-de- Praslin .
600 14
1764
Indien (6) . . .
600 20
1751
Duc-de -Dur as . .
900 20
1766
Phélypeaux. .
660 18
1752
Marquis -de- Cas-
Neptune (7). .
543 16
1719
tries
700 20
1765
Duc-de- Bourgo
Laverdy ....
700 20
1766
gne
1050 20
1733
Marqids-de-San-
Prince-de-Conli{
3) 600 20
1753
ce
500 14
1766
Duc-d'0rléuns{9)
. 1100 20
1753
Dauphin (13) . .
973 16
1720
(1) Naufragé en 1735. Un second (550 tx) fut pris en 1745.
(2) Le premier Hercule fut pris à la même affaire (1745).
(3) Le premier Maurepas fut brûlé le 13 juin 1745 après un combat.
(4) Le premier Bourbon (300 tx) fit campagne de 1722 à 1744.
(5) Le premier Lys (800 tx) fut condamné en 1748.
(6) Le premier Indien (230 tx) est signalé en 1724.
(7) Il y eut également deux Neptune ; la dernière campagne du se-
cond est de 1758.
(8) Le premier P rince- de-Conti (320 tx) fit naufrage en 1746.
(9) Le premier Duc- d'Orléans (220 tx) périt devant Madras en 1746.
(10) Le premier Pondichéry fut échoué et brûlé sur la côte indienne
en 1745.
(11) Il y eut deux Condé ; le premier fit campagne de 1734 à 1741.
(12) Le premier Saint-Louis fit campagne de 1721 à 1745.
(13) Pris en 1745 ; un second prit la mer en 1749.
522
TROISIEME PARTIE. CHAPITRE IX
Mascarin . . .
Bi'isson. . . .
Actionnaire. .
Sage
Duc-de-Chartres
Centaure (i) .
Brillant (2) .
Argonaute (3)
Mars
Apollon (4) .
Aimable . . .
Fulvy ....
Duc-d' Aquitaine
Saint-Conteiil .
Séchelles. . .
Duc-de-Bernj .
Moras ....
Vengeur . . .
Bien- Aimé . .
Fortuné (5) .
Gange ....
Robuste . . .
Triton (6j . .
Duc-dii-Mainc .
Américain . .
Saint-Géran .
Chauvelin. . .
Duc-d'Anjou .
Fleury (7) . ,
Raisonnable. .
350 8
700 20
1200 18
400 20
600 32
1500 66
550 34
600 30
700 32
600 30
550 30
600 30
1200 20
600 20
900 26
1000 26
900 26
1300 60
1490 68
1100 60
600 20
1600 60
550 26
320 24
200 12
700 26
600 24
600 20
850 20
600 20
^745
1766
1767
1762
1719
1751
47H
4726
1727
1746
1740
1754
1755
1755
1755
1756
1756
1757
1757
l7o4
1758
1720
1719
1720
^757
1733
1731
1736
1758
Marquis- de -Beu
vron. . . .
Annibal . . .
Saint- Albin. .
Comte -de-Tou
louse. . . .
Pan te h ar train.
Duc-de-Noailles
Royal-Philippe
Fier . . .
Jupiter . .
A lexandre
Griffon. .
Cavalier .
Solide . .
Africain .
Maure . .
Foudroyant
Aventurier
Profond .
Heureux .
Montmartcl
Maréchal - d'E.
trées . . .
Héron . . .
Marquis-de-L
say. . . .
Favori (8) .
Diligent . .
Mercure (9)
600 24 1766
200 14 1720
300 30 1720
600 24
230 16
300 18
300 18
400 20
560 24
340 20
450 20
400 24
330 24
400 18
325 24
400 18
340 16
300 16
600 30
600 24
1720
1719
1720
1723
1726
1720
1719
1732
1732
1719
1719
1719
1719
1719
1719
1768
1766
300 22 1719
450 20 1731
600 30 1747
600 40 1744
400 20 1726
560 30 /7i7
(1) Le premier Centaure se perdit en 1750.
(2) Le premier Brillant fut condamné vers 1755.
(3) Condamné vers 1755.
(4) Le premier Apollon (500 tx) fil campagne de 1722 à 1743.
(5) Un premier Fortuné (300 tx) est signalé en 1725.
(6) Un second Triton de 350 tx et 14 canons fut lancé en 1747.
(7) Condamné en 1755.
(8) Pris par les Anglais à Aciiem en 1745.
(9) Condamné en 1755.
LA MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES
523
II. Frégates.
ton. can. lancem'
ton. can. lancemt
Subtile (1) .
, 190 16 1758
Duchesse ....
550 20 1732
Gracieuse. . .
260 18 1759
Utile
140 14 1733
Diligente . . .
. 450 18 1756
Cerf
200 8 1751
Fidèle ....
. 400 20 1738
Aurore
200 12 1728
Duc-d' Aiguillon
. iOO 8 1762
Amphitrile . . .
550 18 1720
Calypso . . .
. 250 10 1763
Sirène
250 34 1719
Valeur. . . .
. 380 28 {736
Méduse
330 24 1728
Cybèle ....
. 170 22 1747
Thélis
630 36 1720
Favorite . . .
. 380 22 1743
Badine
380 24 1720
Comtesse . . .
. 270 28 1737
Junon
450 12 1724
Légère ....
. 300 20 i730
Vénus
290 10 1728
Hirondelle (2).
. 180 6 1731
Dryade. . . .
280 8 1723
Bristol ....
. 400 24 1748
Flore
320 12 1723
Diane ....
. 250 18 1724
Néréide ....
180 8 1729
Sainte-Reine .
140 8 1732
Atalante (9). . .
500 34 1729
Mutine ....
. 260 18 1719
Vierge-de-Grâce .
360 26 1720
Treize-Cantons
. 470 14 1730
Marquise-de-Mar-
Minerve. . . .
. 560 34 1724
beuf
360 24 1768
Fière{3) . . .
160 6 1750
Saint-Michel . .
290 12 1730
Astrée (4). . .
. 200 8 1751
Courrier - d'Or-
Galatée (5) . .
. 400 12 1752
léans
130 10 1727
Renommée . .
. 310 10 1738
Courrier - de -
Hermione. . .
. 450 14 1755
Bourbon . . .
130 10 1723
Danaê (6). . .
. 400 14 1754
Sérieuse ....
120 0 1723
Gloire (7). . .
. 310 18 1736
Henriette. . . .
300 16 1739
Sylphide . . .
. 600 30 1750
Vestale
200 10 1737
Volant ....
. 200 10 1738
Union
550 38 1719
Expédition (8).
. 290 24 1757
Insulaire (10). .
320 24 1744
Saint-Luc. . .
. 500 18 1756
(i) Prise par les Anglais en 1761. — (2) Naufragée en 1749,
(3) La première Fière fut prise en 1745.
(4) La première Astrée fit campagne de 1726 à 1732.
(5) La première Galatée de 275 tx fit campagne de 1720 à 1733.
(6) La première Danaé de 558 tx fit campagne de 1721 à 1733.
(7) La première Gloire fut prise par les Anglais en 1746.
(8) La première Expédition de 120 tx fut prise en 1746, la seconde
pendant la guerre de Sept Ans. — (9) Naufragée en 1738.
(10) L'Insulaire fut construite par La Bourdonnais à l'île de France.
524
Dromadaire (1)
Massiac
Adour .
Elépliaul
Chameau
Outarde
Baleine
Gérai dus
Résolution
Naïade (4)
Pénélope .
OISIÈME PARTIE
. — CHAPITRK IX
III. Flûtes.
ton. can. lanceii'
ton. cm.
laocem*
520 20 /727
Boulin
600 20
1758
900 24 1758
Boullongne (2) .
600 20
1758
600 30 r/60
Gironde
600 20
1723
630 20 1719
Durance ....
600 20
1725
750 12 1719
Bellonne (3). . .
450 10
1723
500 14 1766
Seine
500 10
1719
800 40 1719
Loire
5.-J0 12
1719
325 8 1748
Charolais. . . .
400 14
1733
IV. Corvettes.
126 10 —
Mignonne . . .
70 6
1759
150 4 i747
Fine
70 6
1759
250 8 1757
V . Senaus et Brigantins.
Curieux . .
Saint-Pierre
Colombe . .
Chasseur . .
Paon. . . .
Saint-Charles
Cygne . . .
Zéphyr. . .
Deux-Frères
Protée . . .
Alouette . .
Ours ....
Biche . . .
Aigle . . .
Belette . . .
110 12
00 12
35 4
35 4
70 6
140 8
80 4
30 4
120 8
150 8
30 4
35 4
35 4
70 8
35 4
1769
1747
1751
1747
1729
1747
1 736
1719
1723
1752
1752
1734
1 152
Léopard . . .
Saint- Andnl .
Alcyon. . . .
Marie ....
Saint-Edouard
Rubis ....
Nécessaire . .
St-Jean-Baptiste
Aquilon . . .
Cerf- Volant .
Phénix. . . .
CupidoJi . . .
Mignon. . . .
Bonne-Aventure
Sainte-Elisabeth
35 4
70 8
70 8
35 4
70 8
120 12
80 10
100 12
35 4
40 4
70 4
35 4
40 6
70 8
120 12
^727
1726
1725
1719
1719
1719
1769
1767
1723
I7i0
1736
1732
1732
1723
1719
(1) Il y eut probablemeal deux Dromadaire, deux Eléphant, et deux
Chameau.
(2) Le Boullongne fut pris par les Anglais en 1761.
(3) La Bellonne fil côle à Madaf^ascar en 1725.
(4) La Naïade se perdit en 1748.
LA MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES 525
Enfin, celle flotle, qui en 1720 complaît 103 navires, réduite
ultérieurement à des dimensions mieux appropriées aux opé-
rations de la Compagnie, atteignait en 1737 35 navires, et en
1769, au moment de la suspension de son privilège : 28 vais-
seaux et frégates dont 15 de 900 à 1.200 tonneaux et 13 de 500
à 700 tonneaux, plus 2 senaus de 110 tonneaux, en tout 30 bâ-
timents estimés valoir ensemble 4.010.854 livres (1). C'est
dire que la Compagnie eut un nombre à peu près constant
de navires pour exercer son commerce.
Le Règlement pour la marine de la Compagnie, du 16 sep-
tembre 1733 (2), divisait ses services maritimes en deux
classes : la première et la seconde navigation, et réparlissait
sa flotte entre elles suivant le tonnage des bâtiments. La
première navigation, qui comprenait les voyages dans l'Océan
Indien (Inde, Chine, les Iles, Moka), était réservée aux navires
ayant au moins 450 tonneaux; la seconde navigation, qui
comportait les autres voyages : Amérique et côte occidentale
(1) D'après l'abbé Morellet et le comte de Lauraguais. Leur valeur
était portée par la Compagnie elle-même (relevé du sieur Jaume) à
6.309.816 livres.
(2) Le llèglement touchant la marine de la Compagnie des Indes,
arrêté en l'assemblée d'administration du 16 septembre 1733 (in-4° de
90 pages, imprimerie royale, 1734) est un véritable code de marine en
30 titres à l'usage particulier de la Compagnie. Il réglementait en effet la
composition, la hiérarchie, l'avancement, les traitements, les ports-
permis, les congés du personnel de sa marine et ses rapports avec les
employés des comptoirs. Il fixait également tous les détails du service
des vaisseaux : l'armement, l'arrimage, les vivres, les dépenses, la dis-
cipline, les formalités à remplir en cas de mort, les soins à prendre en
cas de maladie, l'économie de l'eau potable et de la poudre à canon, la
comptabilité des écrivains, le jet, les relâches, les avaries, le désarme-
ment, les prises, etc. Il a été analysé par M. Doiieaud du Plan dans la
Revue maritime de juin 1889.
526 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE IX
d'Afrique, élail desservie par les navires de tonnages infé-
rieurs (1).
A des navires qui pouvaient avoir à rendre les services de
vaisseaux de guerre et qui étaient affectés de tout temps à
des voyages aussi importants, il fallait un personnel nom-
breux el expérimenté. La Compagnie occupait ainsi une
véritable population de marins, dont l'organisation était mi-
nutieusement réglée. Elle recrutait ses ofticiers dans la petite
noblesse et la bourgeoisie, ordinairement dans des familles
attachées de père en fils à son service. Elle entretenait à cet
effet à Lorienl une compagnie dMnfanterie dans laquelle
les jeunes gens qui se destinaient à la servir entraient comme
cadets enire 15 et 18 ans ; ils débutaient ensuite dans le ser-
vice actif en qualité ^'enseignes ad honores ; ils étaient alors
considérés comme volontaires et ne touchaient pas de trai-
tement. Entre leurs voyages, et tout en acquérant l'instruction
pratique sur les vaisseaux de la Compagnie, ils passaient
successivement deux examens à Lorient devant les maîtres
de sciences et d'arts qu'y possédait la Compagnie. Après le
deuxième ils étaient nommés seconds enseignes et suivaient
dès lors la hiérarchie, dans laquelle l'avancement avait lieu
à l'ancienneté.
Les différents grades de cette hiérarchie étaient les sui-
vants : second-enseigne, premier-enseigne, second-lieute-
nant, premier-lieutenant, capitaine. Un enseigne ne pouvait
passer lieutenant qu'après trois campagnes, dont une comme
premier-enseigne; un second-lieutenant ne pouvait être pre-
mier-lieutenant que dans colle des deux navigations où il
avait servi dans le premier de ces grades ; les capitaines
remplissaient les fonctions de capitaine en premier et de
(1) Le Règlement dit de 450 à 600 tonneaux pour la première navi-
gation, de 200 à 350 pour la seconde.
LA MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES 527
capitaine en second ; ils ne pouvaient de même être capitai-
nes en premier que dans la navigation dans laquelle ils
avaient exercé un commandement en second.
Les appointements des capitaines étaient de 200 livres par
mois pour la première navigation, de 150 pour la seconde (1) ;
les appointements des autres officiers étaient les mêmes dans
les deux, savoir : premier-lieutenant 120 livres, second-lieu-
tenant 90 livres, premier-enseigne 60 livres, second-enseigne
50 livres. Les officiers de la première navigation touchaient
à terre un traitement moitié moins fort qu'à la mer ; ceux de
la seconde navigation n'en touchaient aucun (2). En outre
les officiers avaient droit à un porl-permis, en vertu duquel
ils pouvaient rapporter en France une certaine quantité de
marchandises que la Compagnie se chargeait de vendre pour
leur compte : il s'élevait à 16,000 livres pour un capitaine,
5.333 pour un premier-lieutenant, 3.200 pour un second-lieu-
tenant (3), etc.
(1) Les capitaines recevaient 25 sols de frais de table par jour pour
chacun de leurs commensaux, 40 sols pour les passagers admis à leur
table, 24 sols pour ceux des autres tables, 15 sols pour les passagers
de l'office. Le passage gratuit était accordé par la Compagnie à ses
employés et à leur famille ainsi qu'aux missionnaires français.
(2) Après un embarquement les officiers avaient droit à un séjour
à terre d'une annéf pour la première navigation, de six mois pour la
seconde.
(3) En temps de guerre le port-permis était augmenté de 12.000 livres
pour les capitaines, 4.000 livres pour les premiers-lieutenants, 2.400
livres pour les seconds-lieutenants. Un état, cité par M. Gultru, donne
les chilTres suivants en piastres :
Capitaine en premier 2.000
— en second 1.000
1" lieutenant 800
2" lieutenant . 500
le' enseigne 300
2* enseigne 200
b28 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE IX
Avec les officiers de vaisseau les élals-majors comprenaient
encore: un aumônier (1), un chirurgien-major et un écri-
vain (2).
Le nombre d'officiers affectés à chaque navire variait sui-
vantla navigation à laquelle celui-ci appartenait, suivant son
importance et suivant les circonstances ; ainsi, en théorie, un
vaisseaudela première navigation devait avoir 9 officiers dont
un capitaine en premier, un capitaine en second, un premier-
lieulenanl, un second-lieutenant, un premier-enseigne, un
second enseigne, un aumônier, un chirurgien, un écrivain.
Mais il en était souvent différemment et la plupart avaient
de onze à seize officiers.
Une ordonnance de 1723 imposait à la Compagnie d'entre-
tenir un corps de 100 officiers de vaisseau dont 25 capitaines,
25 premiers-lieutenants, 25 seconds-lieutenants et 25 ensei-
gnes. Mais ce chiffre était un minimum, il fut dépassé par la
Compagnie, et elle ne pouvait agir autrement ; ainsi en 1747
elle avait 279 officiers, en 1756, 316 (3).
Au-dessous des officiers composant les états-majors des
bâtiments de la Compagnie, et que Ton appelait les officiers-
majors, existait une hiérarchie d'officiers-mariniers ; ceux-ci
se recrutaient parmi les pilotins, dont le rôle et le grade cor-
(1) Appartenant ordinairement à l'une des congrégations suivantes :
carmes, capucins, jacobins, cordeliers et récollels.
(2) Les écrivains constituaient un corps hiérarchisé, correspondant
au commissariat de la marine actuel ; les différents grades étaient :
élève-écrivain, écrivain-ordinaire, écrivain-principal, écrivain-géné-
ral. Sur les petits navires les fonctions d'écrivain étaient remplies par
un enseigne.
(3) Il ne semble pas que les officiers de la marine des Indes aient
possédé un uniforme, du moins pendant une grande partie de l'exis-
tence de la Compagnie ; les Archives de rArse'ml de Lorient contien-
nent en etïet une pétition du 12 janvier 1757 par laquelle ces officiers
sollicitent la création eu leur faveur »> d'un habit uniforme ».
LA MAKINE DE LA COMPAGNIE DES INDES 529
respondaienl à ceux des enseignes ad honores ; ils éfeient
ensuite répartis par spécialités dans les différents corps de
maislrance : 1" maîtres d'équipage, seconds-maitres, bos-
semen, et quartiers-maîtres ; 2° premiers-pilotesJ seconds-
pilotes, troisièmes-pilotes, et aides-pilotes ; 3° maîlresfchar-
pentiers , seconds-charpentiers, Iroisièmes-charpentfers ;
4° maîtres-calfats,seconds-calfals, troisièmes-calfats ; 5° maî-
tres-voiliers ; 6" maîlres-canonniers , seconds-canonniers ,
et troisièmes-canonniers. Enfin les navires de la Compagnie
comptaient encore des officiers non mariniers (l'armurier, le
maître-valet, le tonnelier, etc.).
La Compagnie entretenait une véritable armée de matelots,
car pour chaque armement elle avait besoin de 2.000 hommes
environ et parfois de 4.000 I Le recrutement n'en devait pas
être chose facile ; il avait lieu en partie par engagements
directement obtenus par la Compagnie ; mais le nombre
n'en était pas suffisant à beaucoup près, et l'on dut recourir
au service des Classes pour y suppléer. Celle mesure, très
défavorablement vue par Louis XIV et ses minisires, n'avait
été qu'exceptionnellement accordée à la Compagnie des
Indes Orientales ; cependant le dénuement dans lequel celle-
ci était tombée dans ses dernières années lui avait rendu
très souvent ce secours nécessaire. La Compagnie des Indes
dut y recourir dès sa formation (1), et le gouvernement royal,
(1) Le maréchal d'Estrées mandait le 27 août 1719 à M. de Clairam-
bault, ordonnateur au port de Lorient : « Son A. R. a accordé à Ja
Compagnie des Indes la permission de prendre pour l'armement de ses
vaisseaux des matelots par autorité... ; ainsi vous ferez commander la
quantité qui vous sera demandée par ses Directeurs ou préposés et
vous donnerez ordre aux commissaires des Classes dt f^ire ces levées
avec justice par rapport aux matelots et bonne volonté 'pour la Com-
pagnie. » Archives de l'Arsenal de Lorienl.
"l'Wt. -34
530 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE IX
devenu moins économe de celte imporlanle ressource qu'il
eût dû réserver à la seule marine royale, consentit sans dif-
ficulté à mettre au rang d'une règle ce qui n'avait d'abord
été qu'une simple tolérance. Une ordonnance de 1723 pres-
crivit à cet effet à la Compagnie de faire connaître au début
de chaque année au^ministre de la marine le nombre d'hom-
mes ,dont elle avait besoin pour ses armements (1), et elle
dut s'engager d'autre part à payer aux équipages qu'elle
reçut par cette voie une solde supérieure d'un quart à celle
qu'ils eussent touchée dans la marine royale. Enfin une or-
donnance de 1744 l'autorisa, en raison des exigences plus
grandes du service du Roi en temps de guerre, à lever des
équipages à l'étranger.
Tel était le^personnel des navires de la Compagnie ; son
importance pour chacun d'eux variait nécessairement avec
celle du service ; ainsi un vaisseau de 800 tonneaux devait ré-
gulièrement avoir un personnel de 205 hommes, élal-major
compris ; un vaisseau de 700 tonneaux : 185 hommes ; de
600 tonneaux : 155 ; de 500 tonneaux : 135 ; de 400 à 500 ton-
neaux : 115; de 300 à 400 tonneaux : 95 ; de 200 à 300 ton-
neaux : 60. Mais nous citerons les exemples suivants, qui ne
sont pas tous conformes aux chiffres susdits :
(1) « Monseigneur, écrivaient par exemple les Directeurs au ministre
de la marine le 20 août i739, vous avez eu la bonté d'accorder à la
Compagnie la permission d'engager 500 matelots de gré à gré dans le
déparlement de Saint-Malo (ce qui s'exécute acluellemenl), pour les
premiers navires à qui nous faisons prendre la mer ; cependant comme
nos armements seront beaucoup plus considérables cette année que les
précédentes et que nous craindrions d'épuiser le département de Saint-
Malo en y ayant encore recours, nous vous supplions de vouloir bien
nous accorder la levée de 400 iiommes d'aulorilé ilans les autres dépar-
tements de Bretagne, auxquels il sera payé un quart en sus des salaires
qu'ils gagnent au service du Roi. » Archives Coloniales C-, 30.
LA MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES 531
Le Duc de La La La
Bourgogne Baleine Renommée Pénélope
Vaisseau de Flùle de Frégale de Coi-\'elte de
1.050 Ix 800 U 310 Ix 250 ix
OfQciers-majors .... 16 9 11 8
Officiers-mariniers ... 36 19 17 13
Officiers non-mariniers . 8 3 4 3
Volontaires et pilotins .18 4 3 2
Matelots 186 60 48 33
Mousses 21 11 4 2
Domestiques 5 4 3 3
Total 290 110 90 64 (1)
Le corps d'officiers formé au service de la Compagnie fui
remarquable à bien des points de vue ; il fut pour l'Etal une
pépinière de bons marins, rompus aux difticullés de leur mé-
tier par une navigation incessante ; et celui-ci recourut plus
d'une fois à leurs services pour suppléera l'insuffisance du
nombre et de l'expérience de ses propres officiers (2). Cepen-
dant entre les deux marines régnait une liostiiité qu'avec la
rudesse des mœurs maritimes de cette époque elles ne pre-
naient nullement soin de cacher, et les officiers rouges de la
marine du Koi traitaient avec un souverain mépris les officiers
(1) ArcUives de L'Arsenal de Lorient. Ces quatre armements sont de
Tannée 1759, par conséquent en temps de guerre maritime.
(2) On peut citer à ce propos l'alfaire curieuse et peu connue de la
Vilaine. Après la bataille navale des Cardinaux (1759), sept des vaisseaux
de M. de Conflans se réfugièrent dans la Vilaine pour échapper aux An-
glais ; après qu'ils y fussent restés longtemps et inutilement immobili-
sés, le ministère donna Tordre formel à leurs commandants d'avoir à en
sortir au plus tôt ; mais la descente de la rivière était une opération
délicate, les croiseurs anglais surveillaient toujours la côte, et ces offi-
ciers préférèrent ne pas risquer Tavenlure. Le gouvernement eut alors
recours à la Compagnie des Indes et lui demanda de désigner quelques-
uns de ses capitaines pour tirer les vaisseaux du Roi de leur ridicule
situation. La jalousie eut plus d'effet que la menace : les vaisseaux
furent enfin délivrés sans accident de leur longue captivité par leurs
propres officiers !
532 TROISIÈME PARTIE. CIIAPITRE IX
bleus de la marine des Indes. Le Roi leur rendit meilleure jus-
lice que ses officiers el lorsque la Compagnie fui supprimée,
il leur ouvrit l'entrée de sa propre marine avec les grades dont
ils étaient titulaires dans la marine des Indes. Beaucoup d'en-
tre eux méritent une mention spéciale parleurs services mili-
taires ou scientifiques. A côté de La Bourdonnais dont il est
inutile de rappeler les titres de gloire, il est bon de citer : des
Essarts qui fut le lieutenant de d'Estaing dans sa campagne
dans les mers deTInde en 1759 (1); Dufresne-Marionqui après
avoir servi sous d'Aché dans l'Inde, fit en 1771 comme com-
mandant du i(/ar^Mis-c?e-Casfnes un voyage d'exploration, au
cours duquel il découvrit les îles du Prince-Edouard, Marion
etCrozet(2); Guyot-Duclos, qui prit part à Texpédilion de
Bougainville comme second de la Boudeuse (1766-1769) ;
Filhol-Camas, qui servit sous Suffren et trouva une mort glo-
rieuse à Trafalgar où il commandait le Berwick ; Coudé (3) et
Troublet de Villejégu (4), qui devinrent contre-amiraux ;
(1) Eu octobre 1759, le comle d'Estaing parti de l'Ile de France avec
deux navires de la Compagnie, le Condé et l'Expédition, s'empara de
plusieurs navires de la Compagnie anglaise, bombarda le comptoir an-
glais de Bandar-Abbas, et leurs factoreries de Sumatra ; il tomba mal-
heureusement dans une croisière anglaise en rentrant en France el fut
fait prisonnier. D'Estaing n'était pas un homme de mer, mais un officier
d'infanterie ; il était parti pour l'Inde avec Lally-Tollendal et avait été
pris par les Anglais au siège de Madras ; prisonnier sur parole el sous
la condition de ne plus combattre dans l'Inde, il se retira à l'Ile de
France ; c'est à la suite de ces événements qu'il fit la glorieuse campa-
gne que nous venons de rappeler ; il est donc juste d'associer à son
nom celui de des Essarts qui en fut le chef maritime.
(2) Dufresne-Marion fut massacré par les Néo-Zélandais (1772). Les
îles Marion portent son nom, les îles Crozet celui de son lieutenant.
Le Marqiiis-de-Castries était accompagné du Mascarin que commandai»
le chevalier de Clesmeur.
(3) Mort en 1822.
(4) Mort en 1829.
LA MARINE DR LA (X)MPAGNIE DES INDES 533
Bouvet, vice-amiral (1) ; Thévenard, minisire de la marine (â).
La partie la plus iniporlanle de la vie maritime de la Com-
pagnie des Indes était le long et dangereux voyage qui con-
duisait ses navires dans l'Océan Indien ; ici encore les pro-
grès furent peu sensibles et les traversées restèrent jusqu'à
la fin de l'existence de celte Compagnie aussi dures, aussi
dangereuses que les avaient connues ses débuts. 11 fallait
plus de quatre mois pour aller aux Iles, cinq mois pour
atteindre Pondicliéry ; les navires de la Compagnie, alourdis
par leur artillerie, naviguaient assez mal ; un examen souvent
insuffisant de leur navigabilité avait lieu à leur départ; les
précautions sanitaires n'étaient pas non plus satisfaisantes, et
la maladie décimait trop fréquemment leur personnel. D'au-
tre part, la science nautique n'avait pas fait de très grands
progrès ; les erreurs de route n'étaient pas rares et il arrivait
(1) Mort en 1832.
(2) Mort en 1815. — Ce corps n'était cependant pas sans défauts ;
Bernardin de St-Pierre disait au cours de son voyage à l'Ile de France
sur le Marquis- de-Castries (1768) : « Il m'a paru qu'il n'y a pas assez
de subordination parmi les ofllciers. Les supérieurs craignent le crédit
de leurs inférieurs ; comme la plupart des places s'obtiennent par la
laveur, je ne crois pas que l'autorité puisse être établie parmi eux d'une
manière raisonnable. » M. Cultru cite cette opinion de Dupleix : « Je
sais, dit-il, d'où vient la perte fréquente des vaisseaux de la Compagnie.
Son choix dans le corps de la marine n'est pas plus scrupuleux que pour
celui des autres corps ; la protection et l'ancienneté décident plus chez
elle que le mérite et la capacité. » Le même auteur relève dans une note
confidentielle conservée aux Archives Coloniales les appréciations sui-
vantes portées par les Directeurs : sur les 39 capitaines en service
en 1768, 15 sont cotés bons ou très bons, d'autres moins bien notés,
10 sont jugés mauvais ; entre autres : de la Lande qui a perdu la Baleine
et échoué M. Godeheu à Négapatam ; de Pallière-Christy qui a fait
deux erreurs de pilotage en allant au Brésil ; Dufay de la Branchère
qui s'est montré « sans ressources » dans un coup de vent; deux capi-
taines sont traités de poltrons, d'autres (et c'était un défaut fréquent)
sont convaincus d'être « grands pacolilleurs ».
534 TROISIKMK PARTIE. CHAPITRE IX
encore qu'un navire allai comme au siècle précédent rallier
la côte américaine en voulant gagner le cap de Bonne-Espé-
rance : de cet étal de choses résultaient des retards, des
accidents qui rendaient des plus pénibles ces trajets ce-
pendant si souvent parcourus par les vaisseaux de la Com-
pagnie,
Ecoulons Bernardin de St-Pierre qui partit de Lorient pour
l'Ile de France le 3 mars 1768 à bord d\i Marquis-de-Caslries,
vaisseau de la Compagnie de 700 tonneaux de jauge (1). « Je
viens de voir, dil-il, le lieu qui m'est réservé ; c'est un petit
réduit en toile dans la grande chambre. 11 y a quinze passa-
gers : la plupart sont logés dans la sainte-barbe, c'est le lieu
où l'on met les cartouches et une partie des instruments de
l'artillerie ; le maitre-canonnier a l'inspection de ce poste et
y loge ainsi que l'écrivain, l'aumônier et le chirurgien-major.
Au-dessus est la grande chambre qui est l'appartement com-
mun où l'on mange. Le second étage comprend la chambre
du conseil, où communique celle du capitaine ; elle est déco-
rée au dehors d'une galerie, c'est la plus belle salle du vais-
seau (2). Les chambres des officiers sont à l'entrée, pour
qu'ils puissent veiller aux manœuvres qui se font sur le pont.
L'équipage loge sous les gaillards et dans l'entrepont, prison
ténébreuse où l'on ne voit goutte ». Dès le départ la ration
d'eau de chaque passager était réduite à une bouteille par
jour : un mois après, le scorbut (3) faisait son apparition et ne
cessa dès lors de gagner de jour en jour. Le 26 mai on s'es-
(1) Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à file de France.
(2) Toutes ces pièces superposées occupaienl l'extrémité arrière si
volumineuse des vaisseaux de celle époque : t* le château de poupe ».
(3j lîernardin de Saint-Pierre attribue avec raison celte terrible ma-
ladie à la mauvaise qualilé de l'eau et des aliments ; les officiers, mieux
nourris que l'équipage, étaient toujours atteints les derniers.
LA MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES
535
limait à 200 lieues du Cap, cependant le 12 juin la sonde ne
trouvait pas encore le fond ; on le sentit le lendemain, mais
on connut par là qu'on avait fait une erreur d'estime de 200
lieues ! Le 23 juin, dans le canal de Mozambique, un coup de
vent furieux s'éleva ; le navire prit la cape, mais son grand-
mât fut foudroyé et l'officier de quart tué ; bientôt il n'obéit
plus à son gouvernail et se mit en travers ; il sortit cependant
de ce terrible passage, mais la maladie et l'épuisement avaient
fait des ravages affreux dans son personnel : la pénurie
d'hommes valides était telle qu'on dut employer à la manœu-
vre les domestiques et même les passagers ! Le Marquis-de-
Caslries avait une cargaison de mais qu'il transportait au
Bengale et la vase dont ils étaient encore encroûtés (1) exha-
lait des miasmes pestilentiels ! L'eau potable était corrompue
et pleine de vers (2). Le 11 juillet, le scorbut avait atteint
tout le monde : il y avait 70 malades et les morts se succé-
daient. Quand le vaisseau entra le 14 dans la rade de Port-
Louis de l'île de France, il avait 80 malades et 11 personnes
étaient mortes depuis le départ! 11 présentait un spectacle
pitoyable : « quelques matelots semblables à des spectres
assis sur le pont; des écoutilles ouvertes s'exhalait une vapeur
infecte; les entreponts pleins de mourants, les gaillards
couverts de malades qu'on exposait au soleil et 'qui mou-
raient en nous parlant ».
Faisons la part du coloris dont Bernardin de St-Pierre sait
si bien rehausser le paysage ; les faits qu'il raconte sont
(1) Dans les ports on conserve les mâts en les immergeanl.
(2) On conservait alors la provision d'eau dans des barils de bois ;
Bernardin de Saint- Pierre proposait d'en remplir des citernes de plomb
qui serviraient en même temps de lest aux navires. On distillait aussi
l'eau de mer en cas de besoin avec des ciicui biles ; mais les résultats
n'en étaient guère satisfaisants et l'on évitait autant que possible d'y
recourir.
r)3fi TROISIKME PARTIE. CHAPITRE IX
exacts, et les récils sont nombreux qui relatent pareils évé-
nements (1) ; la traversée avait été dure, mais elle ne fut pas
unique ; voilà comment on allait aux Indes dans la seconde
moitié du xvm« siècle !
Les conditions pénibles dans lesquelles s'accomplissaient
ces voyages étaient connues des populations maritimes qui
les redoutaient, et elles entravaient fort le recrutement des
équipages de la Compagnie. Le gouvernement royal s'en
émutetleministredela marine Maurepas écrivait au comman-
dant de Port-Louis: « Je vois toujours avec peine les gran-
des pertes dans les voyages que ces vaisseaux font, et ce qui
en réchappe est exténué et obligé d'aller au retour à l'hôpital,
où la plupart périssent malgré les soins qu'on a d'eux. Il est
bien à craindre que de pareilles perles, qui se renouvellent
tous les ans, ne dégoûtent les gens de mer du service de
cette Compagnie ; ce sera un malheur pour elle, mais l'Etat
en reçoit un plus grand mal par la perle de ces naviga-
teurs (2). » Cependant la campagne de la Reine, arrivée à
Lorient à la fin de 1736, coula encore la vie à 30 hommes,
et le ministre écrivait cetle fois au Contrôleur Général
Orry (3) : « La mortalité est très grande dans le personnel
naviguant de la Compagnie, il faut y remédier... La Compa-
gnie a bien un hôpital à Lorient, mais ces marins le crai-
gnent, préfèrent rentrer chez eux et meurent en route; il
faut qu'elle ait un hôpital aus.si bien tenu que ceux du Uoi
(1) Lorsque le Saint-Gcran arriva en 1744 devant l'Ile de P>ance où
il devait si tragiquement périr, il avait déjà perdu 10 personnes au cours
de sa traversée, et il avait encore 100 hommes si malades, qu'ils
n'eurent pas la force de monter sur le pont pour essayer de se sauver !
Procès-X'crbaux du naufrage.
(2) M. de Maurepas à M. Marias, '^7 octobre 1734. Archiver de V Ar-
senal de Lorient.
(3) M. de Maurepas à M. Orry, août 1737. Ibid.
LA MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES 537
dans les ports de guerre, où ces niatelols soient bien soignés
jusqu'à leur guérison ; cela facililera leur recrulemenl à la
Compagnie... »
Les dangers naturels que présentaient ces longues navi-
gations n'étaient pas non plus négligeables; les orages delà
région équaloriale, les tempêtes du Csip et du canal de Mo-
zambique, les moussons et les typhons de l'Océan Indien en
marquaient chaque étape d'un péril nouveau. C'est un typhon
qui jeta La Bourdonnais à la côte de Madagascar, c'est un
ouragan de mousson qui désempara sa flotte devant Madras
(1746), et bien des traversées furent terminées par un sinistre
de semblable nature ; c'est la Bellonne qui se perd sur la côte
de Madagascar en 1725, le Jason sur la côte bretonne en 1735,
la Victoire à Porlendick et VAlalantc dans l'Océan Indien en
1738, le Philibert à l'embouchure du Gange en 1739, la Du-
chesse sur la côte indienne en 1740, le Prince-de-Conti sous
Belle-Ile en 1746, la Naïade à Java en 1748, V Hirondelle à
Pondichéry en 1749, le Centaure au cap des Aiguilles en 1750,
V Espérance sur les îles Glénans en 1751, etc. Deux de ces
événements de mer ont eu un retentissement plus grand: le
premier est la triste fin du Prince qui parti de Lorient le
10 juin 1752 sous le commandement du capitaine Morin fut
détruit en pleine mer par un incendie à la hauteur de l'Equa-
teur. Il avait à bord 300 personnes dont un détachement d'in-
fanterie sous les ordres de M. de la Touche, le brave lieutenant
de Dupleix : sur ces 300 infortunés, onze seulement parvinrent
à gagner dans un canot la côte du Brésil ; de la Touche périt
dans ce sinistre et Dupleix attendit en vain le renfort qu'il
lui amenait (1). Le second a été immortalisé par un récit
(1) Relation de la perte du vaisseau le Prince adressée à M. Godeheu
commandant du port de Lorient, par M. Lafond, 2« lieutenant.
538 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE IX
célèbre : c'est le naufrage du Sainl-Géran . Le Saint-Géran,
vaisseau de 800 tonneaux (1), partit de Lorient le :24 mars
1744 à destination de l'Ile de France ; il périt en arrivant
devant cette île le 18 août 1744 dans des circonstances dra-
matiques dont Bernardin de Saint-Pierre a fait un récit bien
connu (2). ITnous montre le vaisseau « avec son pont chargé
de monde, ses vergues et ses mâts de hune amenés sur le
lillac, son pavillon en berne, mouillé entre l'île d'Ambre et
la terre en deçà de la ceinture de récifs qui entoure l'île de
France et qu'il avait franchie par un endroit où jamais vais-
seau n'avait passé avant lui » ; puis ses câbles se rompent
« et il est jeté sur les rochers à une demi-encâblure du ri-
vage ». Son équipage désespérant d'être secouru se jette à la
mer sur des vergues, des planches, des cages à poules, des
tables, des tonneaux ; « mais une montagne d'eau d'une effroya-
ble grandeur s'engouffra entre l'île d'Ambre et la cote et
s'avança en rugissant vers le vaisseau qu'elle menaçait de
ses flancs noirs et de ses sommets écumanls... ; tout fut en-
glouti I » En vérité le Saint-Géran ne fut point victime d'un
ouragan, mais d'une faute de navigation. Le navire, qui avait
trop couru au nord, reconnut le 17 au soir l'île Ronde à la
pointe nord de l'île et mit à la cape pour attendre le jour avant
de gagner la terre ; mais, dans la nuit, on s'en approcha plus
qu'il n'était prudent ; avant qu'on eût pu réparer cette faute,
le Sainl-Géran talonna, la mer qui était houleuse le prit en
travers et le poussa sur les récifs : le grand màt s'abattit et
brisa la chaloupe que l'on mettait à l'eau ; le mât d'artimon
(1) Nous n'avons pu trouver aux Archives de C Arsenal de Lorient ni
la date du lancement de ce navire célèbre, ni ses caractéristiques ; mais
nous y avons relevé la trace de cinq arnicmenls successifs en 1737,
17;i8, 17o9, 174--2, enfin 17i/i.
(2) Bernardin de Sainl-Pierre, Paul et Yiryinie.
LA MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES 539
el le mât de misaine tombèrent à leur tour; le navire se
rompit par le milieu et coula ! Il y avait plus de cent malades
à bord ; les valides seuls étaient montés sur le pont, et se
jetèrent à la mer, mais huit d'entre eux seulement parvin-
rent à gagner l'ile d'Ambre ! Le naufrage avait eu lieu entre
cet îlot désert et la terre, en un point qui porte encore le
nom de « passe du Sainl-Géran » (1).
(1) Le récit de Bernardin de Saint-Pierre a été longtemps tenu pour
imaginaire, et la surprise fut grande quand, en 1821, on retrouva aux
archives de la Réunion les procès-verbaux de cet événement qui furent
publiés en 1822 par les Annales maritimes et coloniales. M. Lemon-
tey a publié depuis, grâce à la même source, une Elude sur ta partie
historique du roman de Paul et Virginie. Mais les Archives de l'Arse-
nal de Lorient possèdent également un document fort intéressant, le
dernier rôle d'armement du Sainl-Géran, relatif à ce voyage de 1744
qui devait avoir une fin si tragique ; nous ne croyons pas qu'il ait en-
core jamais servi à éclairer cette histoire. Il porte en litre : « le Saint-
Géran, armé le 24 mars 1744, péri sur les îles d'Ambre en arrivant à
l'Ile de France le 18 août 1744, suivant déclaration du nommé Aimé
Garret, bosseman dudit vaisseau, échappé au naufrage, revenu par la
Fière prise par les Anglais. » Nous lui empruntons les détails suivants :
Officiers-majors: Gabriel Rictiard de la Marre capitaine, Jean-Fran-
çois Malles le"" lieutenant, Arnoud Perret de Perramont 2= lieutenant,
Louis de Longchamps-Montandre 1<='^ enseigne, Jean -Laurent Lair
2^ enseigne, Charles-Henry Bouëlte enseigne surnuméraire, R. P. Mar-
tin Bùrck, carme du couvent des Billettes à Paris, aumônier, Pierre Le
Louet, chirurgien-major.
Les passagers admis à la table étaient: MM. Branhô le Marin, Del-
val ingénieur, Péan sous-marchand. Guigné, Grayle, de Villarmoy ;
Mlles Anne Mallet, Jeanne Nézet créole. Caillou.
Les seuls survivants de cette catastrophe furent : Alain Ambroise
bosseman, Pierre Tassel 2*= bosseman, Aimé (]arrel 2<^ quartier-maître,
Jean Page, Jean Janvrin, Thomas Chardon matelots, Jacques Le Guen
charpentier, René Verges canonnier. Les disparus furent au nombre de
9 officiers majors, 20 officiers mariniers et non mariniers, 4 pilotins,
110 matelots, 19 mousses, 4 domestiques et 15 passagers, en tout
181 personnes.
C'est, dit-on, un épisode de ce terrible événement relatif à Mlle Cail-
540 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE IX
La Compagnie des Indes ne trouva pas seulement à em-
ployer sa flotte dans les opérations commerciales delà paix;
en sa qualité de Compagnie souveraine elle eut à plusieurs
reprises un rôle militaire à jouer, dont celle-ci fut l'instru-
ment. Nous en avons sij^nalé de nombreux exemples au cours
des précédents chapitres et nous nous contenterons de rappe-
ler ici brièvement l'expédition de M. delà Higaudière en 1724
au Sénégal, organisée pour reprendre aux Hollandais lile
d'Arguin, et à laquelle prirent part cinq navires: V Apollon,
le Ducdu-Maine, le MarcchaltfEslrées, la Mutine et V/'Sspé-
rance ; celle de M. de Pardaillan pour délivrer Malié en 17312,
qui se composa aussi de cinq navires: \e Diligent, \e TrilonM
Vierge-de-Grâce, la Badine et la Danaé ; et celle qui fut con-
fiée à la Bourdonnais en 1741 aux premières menaces d'un
conflit avec l'Angleterre, pour faire la chasse au commerce
anglais dans la mer des Indes, qui comprit également cinq
bâtiments : le Fleury, le Brillant, V Aimable, la Renommée et
la Parfaite et se dispersa sans avoir eu à faire usage de ses
canons. En 1745, au lendemain delà déclaration de guerre, la
Compagnie arma une nouvelle escadre qu'elle envoya à La
Bourdonnais et qui compta cinq vaisseaux encore: V Achille
de la mnrine royale armé à ses frais, le Duc d'Orléans, le Lys,
le Saint-Louis et le Phénix. On connaît les événements
auxquels ils étaient appelés à prendre part et le dénouement
tragique de cette campagne. Enfin, au début de la guerre de
Sept ans, la Compagnie organisa une expédition plus consi-
dérable encore que les précédentes, qui fut placée sous le
commandement du comte d'Aché et porta dans l'Inde Lally-
ToUendal et ses troupes (1). En toutes ces circonstances la
Ion qui inspira à Bernardin de Saint-I*ierre le loucliant re'cit de la mort
de Virginie,
(t) Sur la composition de celle expe'dilion, voir la noie, p. 407.
LA MAEUNE DE LA COMPAGNIE DES INDES o41
marine de la Compagnie des Indes remplit le rôle de la ma-
rine royale et ne se montra pas inférieure à elle dans celte
tâche. Si les dépenses qu'elles occasionnèrent eurent sur les
destinées de cette Compagnie une influence néfaste, c'est là
une raison de plus pour reconnaître les services qu'elle
rendit ainsi à la cause publique. Par là aussi la Compagnie
des Indes a droit à une place éminenl,e dans Thistoire mili-
taire de la France et si les résultats de sa collaboration avec
l'Etat n'ont pas été victorieux, la faute n'en a pas été à elle,
car on lui laissa pour sa part une charge qui dépassait ses
forces.
La Compagnie des Indes eut, par suite de ce même rôle, à
subir des pertes répétées dans les deux terribles guerres qui
traversèrent son existence. La guerre de Succession d'Autri-
che débuta par une cruelle série de pareils événements et
les escadres anglaises s'emparèrent successivement du Fa-
vori à Achem le 4 décembre 1744, du Dauphin, de l'Hercule,
du Jaso7i dans le détroit de Banka le 5 février 1745, de la
Fière sur la route de l'Inde le 9 février 1745, du Maurepas
sur la côte d'Afrique le 12 juin 1745, de la Henriette dans
l'Atlantique nord le 22 juillet 1745, de la Charmante à Louis-
bourg le 2 août 1745, du Saint-Gervais sur la côte même de
France le 21 octobre 1745, du Héi^on et de l'Expédition sur
la côte indienne, enfin de la Gloire en 1746 ; en 1747 nouveaux
désastres : le Philibert, la Thélis et l'Apollon furent capturés
avec le convoi de M. de la Jonquière le 14 mai, et six autres
navires après un combat malheureux soutenu par M. d'Al-
bert 1 Bref, lorsque la paix fut rétablie , la Compagnie
avait à déplorer la perte de 29 de ses navires ! La guerre de
Sept ans amena naturellement une nouvelle série'de mal-
heurs ir^ic/Jérfî^ionjqui ramenait en France le comte d'Estaing
après sa brillante campagne, tomba aux mains des Anglais,
542 TUOISIÈME PAHTIE. CHAPITRE IX
puis ce furent le Sainl-Priesl, le Boullongne, la Subtile, le
Villevault, le Boulin, la Compagnie-des- Indes ; chacune de ces
prises étail pour la Compagnie, dans la situation financière
où elle se trouvait alors, un véritable désastre et il n'est pas
douteux que ce facteur n'ait été l'un des plus influents de
l'impuissance à laquelle elle fut réduite dans ses dernières
années. Il est juste d'ajouter que si la Compagnie eut beau-
coup de prises à déplorer, elle en fit de son côté à la Compa-
gnie anglaise un certain nombre ; c'est ainsi que pendant la
guerre de Sept ans l'escadre de d'Aché amarina successive-
ment le Grantham,\e Parnassus,VExperimenl, Vlndunlry,
\e Liltle-Dicky, le Swan; en 1761 le Massiac revint à Lorient
avec une prise anglaise, la Pénélope.
Naufrages et captures, ces deux sources de déficit semblent
donc avoir atteint pour la Compagnie un taux fort élevé ;
une statistique que nous avons reproduite (1) met en regard
d'un cliiffro total de 761 départs celui de 585 retours seule-
ment, ce qui ferait un déchet de 4 navires par an pour une
flotte qui fui en moyenne de 30 à 40 bâtiments. Cependant
Necker aflirmait en 1769 que le taux des pertes maritimes
ne dépassa jamais 3 0/0. Nous devons ajouter que la durée
des vaisseaux de la Compagnie était fort courte : elle l'éva-
luait elle-même à quatorze années ou six voyages seulement
pour la première navigation; les traversées qu'ils avaient à
accomplir étaient, à vrai dire, très rudes, et le séjour dans
les mers d'Asie très pénible ; néanmoins on peut trouver
cette rapidité de leur usure exagérée et penser qu'en prenant
plus de soins de leur construction la Compagnie eût pu réa-
liser de ce chef une grande économie (2).
(1) V. page 499.
(2) Les étals de la Compagnie évaluaient, nous l'avons dit, le coût de
la conslructioa d'un vaisseau de 600 tonneaux à 187.150 livres en
LA MAMNE DE LA^COMPAGNIE DES INDES 543
Celte élude trop rapide de l'organisa lion marilime de la
Compagnie des Indes ne serait pas complète, si nous ne di-
sions quelques mois de Lorient qui fui le foyer de celle acti-
vité. Nous avons vu Law en prendre possession (1) el installer
l'Occident, puis la Compagnie des Indes dans le cadre
qu'avait créé sous le règne précédent la Compagnie des Indes
Orientales. La marine royale qui s'y était établie en fut dé-
sormais exclue et les bâtiments qu'elle avait ajoutés à l'ar-
senal durent être cédés par elle à la nouvelle occupante.
Celle-ci y resta maîtresse absolue jusqu'à la fin de son exis-
tence ; la forteresse de Port-Louis demeura entre les mains de
l'Etat, mais l'arsenal de Lorienl, sa rade, les batteries qui la
défendaient (2) furent remis à la Compagnie, qui reçut avec
celte propriété la mission d'administrer el de défendre ce
territoire.
Elle ne tarda pas à entreprendre de nouveaux travaux,
construisit des magasins, une vaste salle des ventes, des
moyenne, son armement à 74.000 livres, son avitaillement à 37.500 li-
vres. La solde de l'équipage pendant une campagne coûtait en outre
52.000 livres, et il fallait compter une dépense de 2.400 livres de ra-
doub annuel par 100 tonneaux de jauge. Gliaque voyage coîitail ainsi
177.900 livres en moyenne et les six voyages 1.067.400 livres ; en ajou-
tant à cette somme le coût de la construction, on voit qu'il fallait amor-
tir en quatorze ans 1.254.550 livres en moyenne.
(1) Une lettre du ministre, en date du 9 août 1719, donna l'ordre de
remettre les magasins de la Marine à la Compagnie « qui paraissait si
pressée d'entrer en possession », que le Conseil du Roi désirait qu'on
allât très vite. Cependant le Directeur désigné par la Compagnie, M. de
Rigby, se plaignit vivement que les officiers du Roi affectassent d'opé-
rer leur déménagement avec une lenteur désespérante. Archives de
V Arsenal de Lorient.
(2) La Compagnie reçut les batteries de (làvres et de Larmor qui dé-
fendaient dès cette époque l'entrée de la rade, et l'Fltat lui vendit même
des canons et des munitions qui étaient cependant, paraît-il, indispen-
sables au port de Brest : elle éleva par la suite de nouveaux ouvrages
dans l'île St-Mictiel au milieu de la rade el à Kernével.
544 TROISIÈME l'AKTIK. CHAPITRE IX
bureaux, une tour de surveillance, d'élé^'anls pavillons pour
ses Direcleurs; les chantiers de construction qui bordaient
le Scorff, ai^randis et multipliés, reçurent sans relâche des
navires nouveaux et fournirent à la Compagnie la respectable
flotte dont nous avons essayé de retracer l'aspect ; dans les
anses de la rivière, des forêts de mâts reposaient dans la
vase, l'arsenal reçut des quais spacieux, et des ateliers de
toute sorte y furent installés pour fournir aux navires les
pièces les plus diverses de leur armement.
Dans ce cadre régnait une activité continuelle : « le bruit
des charpentiers, le tintamarre des caifats, le mouvement
perpétuel des chaloupes en rade inspiraient, dit Bernardin
de Saint-Pierre, je ne sais quelle ivresse maritime ; l'idée
de fortune qui semble accompagner l'idée des Indes ajoutait
encore à cette illusion » (1).
Pendant ce temps, Lorient devenait une ville importante,
qui en 1738 obtint du Roi l'organisation municipale (2) ; elle
comptait une population nombreuse et active de marins et
de commerçants qui avaient déserté pour elle la vieille cité
de Port-Louis ; à l'époque du départ des vaisseaux, l'activité
faisait place à une hâte fébrile, et la ville s'emplissait des
troupes de marins engagés par la Compagnie ; puis, à l'épo-
que des ventes périodiques, elle voyait accourir pour y
prendre part les plus riches négociants de la France et de
l'étranger.
Le plan de ses fortifications était tracé depuis 1709, mais
en 1747 elle n'était encore protégée que par un simple mur
d'enceinte qui ne joua aucun rôle dans l'échec subi par les
Anglais. Cette leçon détermina la Compagnie à melireà exé-
cution les travaux depuis longtemps attendus et une massive
(1) Bernardin de Saint-Pierre, Voyage à l'Ile de France.
(2) Edilde juin 1738.
LA MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES H45
muraille à la Vauban en til une place forle respectable.
A Paris, la Compagnie des Indes délibérait el décidait, à
Lorientelle exécutait ; entre la capitale et le port, des cour-
riers incessants circulaient, emportant des ordres et rappor-
tant des nouvelles (1). Lorienl constitua de tout temps un
département particulier dans l'administration de la Compa-
gnie ; il était confié à un Directeur qui y possédait les fonc-
tions de commandant de la marine. Ce poste fut occupé suc-
cessivement par MM. de Rigby (2), 1719-1723, la Franquerie,
1723-1727, de Fayel (3), 1727-1 Ï31 , Duval d'Espréménil,
1731-1740, Duvelaër, 1740-1748, Godelieu de Zaimont, 1748-
1753, Godeheu d'Igoville, 1753-1761, Rotli, 1761-1765, et de la
Vigne-Buisson, 1765-1769.
L'administration de Lorient comprenait encore : un contrô-
leur, un trésorier, un capitaine et un lieutenant de port, un
maître d'équipages, un inspecteur des ateliers et consomma-
tions, un garde-magasin général de l'arsenal, un garde-ma-
gasin du désarmement, un garde-magasin des vivres, un
garde-magasin des cargaisons (4). Les différents travaux
étaient répartis entre un grand nombre de services : la di-
rection générale, le contrôle, l'inspection, la caisse, les di-
rections de l'artillerie, du génie, des troupes, le bureau des
armements, la recette des bois, le bureau des officiers
de port, le bureau des ouvriers, l'hôpital, la chapelle.
Enfin l'arsenal comprenait le magasin général, le maga-
sin des vivres, le magasin des cargaisons, la corderie, la
(1) Tous les départs, toutes les arrivées de vaisseaux ainsi que la
composition de leurs chargements étaient transmis aussitôt à Paris à la
Compagnie, qui en donnait avis à son tour au Contrôle Général.
(2) Capitaine de vaisseau de la marine royale.
(3) Capitaine de frégate.
(4) D'après l'ordonnance de 1723.
W. -35
46
TROISIEME PARTIE. CHAPITRE IX
forge, l;i voileiie, la loiiiiL'llerie, ralelier des bois de cons-
truction, l'alelier des bois de mâture, la scierie, l'alelier de
peinture, la poudrière. La Compagnie avait à Lorient le dépôt
des différents corps qu'elle employait ; elle y possédait une
compagnie d'infanterie, qui servait en même temps d'école à
ses jeunes officiers ; elle y entretenait des « maîtres de scien-
ces et d'arts » dont un maître d'hydrographie, un ingénieur,
un maître à dessiner, un maître d'écriture, un maître à dan-
ser, un maître appareilleur de pierres, un maître conducteur
des ouvrages de maçonnerie, un maître peintre et un maître
sculpteur. Le corps des écrivains qui y résidait se compo-
sait de 2 écrivains généraux, 10 écrivains principaux, 31 com-
mis principaux aux classes, 6 commis ordinaires aux clas-
ses, 62 écrivains ordinaires, 13 élèves-écrivains. Enfin le
corps de santé attaché à l'hôpital comprenait 2 médecins,
1 chirurgien-major et 12 chirurgiens.
Telle était dans ses grandes lignes l'organisation du très
important arsenal de la Compagnie des Indes, qu'elle avait
tiré du néant et dont elle avait fait en un siècle un des ports
les plus actifs et les mieux agencés du royaume. Aussi est-il
à peine besoin de dire que le gouvernement royal, qui en
avait eu quelque temps la jouissance, ne cessa de regretter
l'abandon qu'il en avait consenti, regarda toujours sa prospé-
rité avec envie, et recourut en mainte occasion aux ressour-
ces qu'il lui offrait pour ses armements et que ne présen-
taient pas ses propres arsenaux. Lorsque après les désastres
de la guerre de Sept Ans, la Compagnie, dépouillée d'une
grande partie de son domaine colonial, fut contrainte d'adop-
ter des réformes importantes pour reconstituer son com-
merce détruit, l'Etat s'empressa de lui proposer la rétroces-
sion de Lorient en lui laissant la jouissance de ses magasins
et de ses ateliers (Edit d'août 1764). Les deux marines s'y
LA MARINE DE LA COMPAGNIE DES INDES 547
trouvèrent donc de nouveau cùle à côle, mais celle situation
ne dura pas et les inconvénients qu'un premier essai avait
provoqués sous Louis XIV n'eurent pas le temps de se pro-
duire, car en 17691a suspension de la Compagnie ruina la
majeure parliede son activité. Le rôle de Lorienl dans le
commerce des Indes n'était cependant pas terminé, il garda
en effet le monopole des retours, et les négociants particuliers
y vinrent tenir la place qu'avait occupée jusque-là la Compa-
gnie (1).
(1) Lorienl qui n'a aujourd'hui qu'une activité moyenne comme port
de commerce et n'est qu'un port militaire de second ordre, a gardé de
son passé d'assez nombreux vestiges. Ses armes sont toujours celles que
lui donna la Compagnie des Indes : un navire tourné vers une étoile
d'or, et sa devise est encore « Ab oriente refulgel ». Sa principale église
fut construite par la Compagnie dès les dernières années du règne de
Louis XIV et c'est elle qui l'enserra à la fin de son existence de l'épaisse
murriille qui n'y laisse pénétrer sous une porte à pont-levis qu'une seule
voie d'accès; une rue y porte encore le nom d'Orry; enfin un boulet
soigneusement entretenu dans le mur d'une chapelle y rappelle l'atta-
que anglaise de 1747. Mais c'est dans l'Arsenal surtout qu'il faut y
chercher son souvenir ; bien que l'incendie l'ail ravagé plus d'une fois
on y voit encore la Corderie construite par la Compagnie de Colberl en
1676, une partie des Magasins Généraux, la Tour de la Découverte
élevée en 1733, les pavillons de l'entrée qui servaient d'hôtel aux Di-
recteurs et qui sont maintenant la Préfecture maritime, la Cour des
Ventes, immense bâtiment que la Compagnie n'acheva point et qui
sert aujourd'hui de caserne, la Chapelle et enfin l'Hôpital. Lorienl semble
pourtant avoir quelque peu oublié la grande Compagnie qui le créa et
qui fut si longtemps sa vie et sa richesse ; il faut un œil prévenu pour
lire sur ses pierres les souvenirs de ce passé déjà lointain ; rien n'y
rappelle au passant, comme il serait permis de le souhaiter, que dans
ce cadre naquit, vécut et expira cette Compagnie dont l'histoire contient
pourtant tant de noms glorieux et tant de pages instructives.
CHAPITRE X
LES FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES.
Situation financière de la Compagnie après la liquidation du Système.
— Son capital, ses actions. — Ses revenus financiers : la Ferme des
Tabacs. — Etude comparée de la situation financière en 1725, 1736,
1743. — Les bilans annuels. — Cours des actions à la Bourse de
1725 à 1769. — Intérêts servis aux actionnaires. — Influence des
guerres de la Succession d'Autriche et de Sept Ans sur la situation
financière de la Compagnie, — Progression de sa dette et de ses
différentes charges. — Ses opérations : emprunts perpétuels, viagers
et amortissables, loteries, appels de fonds aux actionnaires. — Les
subventions de l'Etat : la Rente sur le Roi, — Situation de la Com-
pagnie en 1756. — Réformes financières en 1764. — Situation dé-
taillée de la Compagnie en 1769.
La Compagnie des Indes sortit du Système avec une situa-
lion financière assez complexe, dont l'examen attentif esl
nécessaire pour comprendre son histoire, apprécier les cir-
constances qui accompagnèrent sa chute et les polémiques
qu'elle suscita ; l'imporlance du point de départ est ici
incontestable.
Le capital de la Compagnie, tel qu'il fut fixé définitivement
par l'arrêt du 22 mars 1723, s'élevait à 112 millions délivres.
Il était constitué par 56.000 actions, ou plus exactement par
48.000 actions entières de 2.000 livres chacune, et 80.000
dixièmes d'action de 200 livres. Le Roi se reconnaissait
débiteur envers elle d'une rente de 3 millions de livres par
LES FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES 549
an (1) ; mais bientôt il préféra s'en libérer en rendant à la
Compagnie la Ferme des Tabacs, dont le produit fut officielle-
ment estimé en celte occasion à 2 500.000 livres par an, et le
Domame d'Occident, qui fut évalué 333.333 livres (arrêt du
23 mars 1723) (2).
Ce dernier cependant ne figura pas longtemps dans les re-
venus de la Compagnie, car il lui fut enlevé parl'édit de juin
1725, qui reconnut le Roi débiteur à nouveau envers elle de
300.000 livres de rente. Enfin, par un second édit de juin 1725,
elle reçut pleine et entière décharge « pour toutes les opé-
rations passées », et n'eut plus désormais aucune responsa-
bilité à assumer du fait du Système qui l'avait vue naitre.
Certaines obligations lui furent imposées à l'égard de ses
actionnaires ; en effet le revenu de chaque action devait se
composer de deux parts ; l" une pari fixe, indépendante des
fluctuations du commerce, et assurée par ses revenus pure-
ment financiers, laquelle devait être de 150 livres (3), soit
7 1/2 0/0 au taux primitif des actions ; 2° une pari variable,
proportionnelle aux bénéfices commerciaux. Ces obligations
représentaient une dépense totale annuelle de 8.400.000 livres
au minimum, en ne comptant que la part fixe. Pour y satis-
faire, la Compagnie pouvait à ce moment compter, en dehors
du produit de son commerce, sur 1 million de livres comme
revenu du Domaine d'Occident et sur 6 millions comme
revenu des Tabacs (4).
(1) Rente à 3 0/0 des 100 millions de billets d'Etat remboursés par
l'Occident.
(2) Le Domaine d'Occident fut accordé à la Compagnie à charge de
payer les appointements des gouverneurs, intendants et officiers établis
par le Roi dans retendue de ce Domaine et la solde des troupes qui
l'occupaient.
(3) Cependant pour la première année (17^3), elle ne devait être que
de 100 livres, soit 5 0/0.
(4) M. F.evasseur.
550 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE X
Mais deux nouveaux privilèges vinrent s'ajouter à ces deux
premières sources de revenus : ce fut le monopole de la
vente du café en France (arrêt du 31 août 1723) et celui de
l'établissement des Loteries (arrêt du lîi février 1724). Ce
dernier lui fut, il est vrai, retiré en même temps que le
Domaine d'Occident, mais la Compagnie eut néanmoins le
temps do tirer parti de Timportanto concession qu'il consti-
tuait (1) ; un arrêt du 20 juin 1724 l'autorisa en effet à pro-
céder au tirage d'une première loterie dite loterie composée,
dont les billets purent être payés soit en espèces, soit en
actions de la Compagnie, et dont les lots consistèrent en
renies viagères pour une somme totale de 1.146.368 livres,
créées à cet effet et représentant à 10 0/0 un capital de
11.463.680 livres (2).
L'édit de juin 1725 lui relira le monopole de l'organisa-
tion des loteries, le gouvernement ayant dû réfléchir qu'il se
privait par là d'une source trop importante de bénéfices ; la
Compagnie organisa néanmoins depuis celte date un certain
nombre de loteries, car l'Etat ne s'en réserva pas cette fois
le privilège.
La Ferme des Tabacs resta dès lors le seul revenu vrai-
(1) On sait que les loteries furent, dès le règne de Louis XIV et pen-
dant tout le xvm« siècle, l'objet d'un extraordinaire engouement : les
lots en étaient dilTérenles sommes en espèces ou des titres de rente ;
le gouvernement avait été de bonne lieure attiré par les gains considé-
rables que ces opérations rapportaient à leurs organisateurs, et dès
1700 avait créé une Loterie Royale, dont il y eut par la suite plusieurs
tirages en 1704, 1705, 1707, etc. La Régence renchérit naturellement
sur cette nouvelle passion et en accordant le monopole des loteries à la
Compagnie, le Roi lui faisait un cadeau précieux. Lorsque ce monopole
lui eût été retiré, la Loterie Royale fut réorganisée, et garda pendant
tout le xviii* siècle une prospérité regrettable au point de vue de la
moralité publique.
(2) Les actions retirées par ce moyen furent brûlées en présence des
actionnaires. Archives Nationales, ADIX, 385.
LES FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES 551
ment fixe dont fût assurée la Compagnie, car on peut faire
figurer le monopole du café, qu'elle exploitait commerciale-
ment elle-même en grande partie, avec celui des autres pro-
duits des Indes dont il ne se distinguait pour ainsi dire
point. La Compagnie exploita elle-même la Ferme des Ta-
bacs jusqu'en 1730 (1 ) ; à cette date, et en raison des frais que
cette régie lui coûtait, elle fut autorisée à passer bail pour
8 années avec la Ferme Générale qui se chargea dès lors de
son exploitation (arrêt du l^*" octobre 1730). Le bail fut conclu
le 5 septembre 1730, moyennant une redevance annuelle, due
par la Ferme à la Compagnie, de 7 millions et demi pour les
4 premières années et de 8 millions pour les 4 dernières ;
enfin il fut renouvelé en 1738 pour six nouvelles années à ce
dernier prix ; nous verrons plus loin quel fut le régime qui lui
succéda. La situation financière de la Compagnie au 31 jan-
vier 1725 est ainsi établie par l'abbé Morellet (2) :
Capital (en y comprenant les
100 millions dus par le Roi). 143.640.987 livres
A déduire :
Dettes 4.255.046 livres
Fonds morts (3) et mauvaises
créances 2.089 774 « 6.439.440 »
(1) Revenu des Tabacs de 1725 à 17.30 :
1725-1726 7.898.504 livres
1726-17-27 7.014.648 —
1727-1728 7.338.238 —
1728-1729 7.502.979 —
1729-1730 7.079.862 —
d'après {'Encyclopédie Méthodique.
(2) Morellet, Mémoire sur la situation actuelle de la Compagnie des
Indes, Paris, 1769.
(3) Morellet désigne par ce terme une partie des capitaux fixes, no-
tamment les immeubles. Il les fait venir en déduction du capital, parce
qu'ils ne donnent jar eux-mêmes, dit- il, aucun bénéfice, et ne sont
552 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE X
Principal des rentes viagères
de la loterie (1) 94.620 livres
Reste : capital libre .... 137.201.547 livres
Revenus :
Produit des Tabacs 8.000.000 »
Rente sur le Roi 300.000 » 8.290.538 »
A déduire rente viagère de la
loterie 9.462 »
Le partage dudit revenu entre les actions donne un divi-
dende de 148 livres (2).
Au cours des cinq années suivantes (1725-1730), les bilans
annuels accusèrent successivement un capital de :
138.360.000 livres au 29 mars 1726
138.800.000 > au 11 juin 1727
141.246.000 » au 30 avril 1728
142.093.000 .) au 30 avril 1729
143.425.000 » au 29 avril 1730
Ces chiffres manifestent donc sur le capital de 1725 d'abord
un certain fléchissement, dû aux dernières conséquences du
Système et aux dépenses d'établissement auxquelles la Com-
pagnie eut à faire face (constitution plus raisonnable de sa
flotte, entretien de la Louisiane, conquête et fortification de
Mahé). Mais en 1727 un relèvement se produit et en 1730 le
capital a presque atteint à nouveau le chiffre de 1725.
Un arrêt du 2 mai 1730 autorisa la Compagnie à organiser
pas rinstrumenl immédiat du commerce, dont ils constituent au con-
traire une charge par leur entretien.
(1) Il y a sur le fait de cette loterie une obscurité que nous n'avons
pu dissiper. Morellet place en l'année 1724 une loterie composée au
capital de 11.463.680 livres et consistant en rentes viagères pour un
chiffre total de 1.146.368 livres. Mais en 1725 il ne compte que 9.462 li-
vres de rentes viagères provenant d'une loterie à 100 livres le billet et
au capital de 94.620 livres. Cependant nous croyons qu'il n'y eut qu'une
loterie entre 1724 et 1730.
(2) Il s'agit ici de la partie fixe du dividende ; cependant on sait que
la Compagnie devait servir 150 livres à ses actionnaires.
LES FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES 533
une seconde loterie destinée à rembourser et à retirer de la
circulation 25.000 actions : le but que l'on voulait atteindre
était de remédier aux fluctuations incessantes de la valeur
des litres « qui alarmaient les familles », et d'amener graduel-
lement celte valeur à 3.000 livres, chiffre auquel on espérai!
voir les actions se maintenir définitivement. La loterie devait
être tirée chaque mois pendant 8 années et 3 mois, à raison
de 330 actions à rembourser chaque fois (1). En celle même
année 1730, la Compagnie obtint d'être relevée du nionopole
du commerce de la Barbarie, et en 1731 elle se libéra d'une
obligation plus lourde encore, nous voulons parler de la Loui-
siane, dont elle fit rétrocession au Roi, en se reconnaissant
débitrice envers lui d'une somme de 1.150.000 livres paya-
bles en 10 années. Puis la période dé dix années qui s'éten-
dit de 1730 à la guerre de Succession d'Autriche (1741) fut,
comme nous l'avons déjà remarqué, l'époque de la plus
grande prospérité commerciale delà Compagnie ; ses impor-
tations, ses armements firent des progrès constants et ses
bilans lemoignent d'un accroissement notable de son capital
social (2) :
143.425.000 livres au 29 avril 1730
142.600.000 » au 29 avril 1731
135.800.000 » au 30 juin 1732
139.600.000 » )> 1733
142.900.000 » » 1734
145.000.000 » » 1735
(1) Tous les numéros d'actions « devaient être mis dans une boîte
pour être tirés au sort» ; les remboursements devaient avoir lieu sur le
pied suivant: 1.300 livres par action en mai et juin 1730, 1.4C0 livres
jusqu'à la fin de 1730, 1.500 livres en 1731... et ainsi de suile jusqu'à
3.000 livres en décembre 1736 {Archives Nationales, AD]X, 385) ; ce-
pendant cette opération ne paraît pas avoir été exécutée complètement.
(2) Ce tableau est emprunté à Demis: « Histoire des Compagnies de
commerce » (manuscrite). Bibliothèque Nationale, Mss; Fr. 8036.
554
TROISIEME PARTIE.
147.700.000 livres
152.000.000 »
154.800.000 »
159.400.000 .>
161.900.000 »
AH
ITRl
3 X
au
30
juin
1736
»
1737
»
1738
»
1739
»
1740
D'autre pari, l'abbé Morellel fixe de la façon suivante la
situation au 30 juin 1736 :
Capital (en y comprenant les
100 millions du Roi). . . .
A déduire :
Dettes
Fonds morts et mauvais effets.
Principal de la loterie de 1724.
Principal d'une nouvelle loterie.
Reste : capital libre ....
Revenu indépendant du com-
merce avec la charge des
rentes viagères (1.412.046 1.).
Ce qui donnait aux 5t. 134 ac-
tions un dividende de . , .
8.411.125 livres
8.196.125 »
94.620 ..
3.174.260(1)»
158.040.138 livres
29.876.130 ..
128.163.008 ~
6.973.112 »
136 livres (2)
Ce tableau provoque un certain nombre d'observations.
Morellet attribue en effet un capital de 158.000.000 livres
à la Compagnie, alors que Demis en mentionne un de
147.700.000 livres, à la même date ; la différence est sensible.
En outre le capital libre s'élève, suivant les calculs du pre-
mier, à 128.163.303 livres, alors que celui de 1725 était de
(1) Nous ne savons pas à quelle époque exacte eut lieu cette loterie,
car il ne semble pas s'agir ici de celle de 1730-1736 mentionnée précé-
demment.Le total des lots s'élevaà 1.317.426 livres en rentes viagères,
ce qui représentait, à 10 0/0, un capital de 13.174.260 livres. Morellet
ajoute qu'elle fut très onéreuse à la Compagnie, caria moitié seulement
des extinctions devait lui profiter, la seconde moitié devant accroître la
part des rentiers survivants ; c'était par conséquent une sorte de
tontine.
(2) La Compagnie servait toujours cependant 150 livres
LES FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES 555
137.201.547 livres: soil une diminution de 9.038.244 livres
sur les fonds dont la Compagnie pouvait disposer pour son
commerce. Il en est de même des revenus indépendants du
commerce, qui, déduction faite des rentes viagères, ne s'élè-
vent plus qu'à 6.973.112 livres au total, soil une diminution
de 1.317.426 livres sur le chiffre de 1725; cependant ni les
Tabacs ni la rente servie par le Roi n'avaient diminué et ce
résultat était dû seulement à l'accroissement des rentes
viagères.
Enfin, des 56.000 actions qui composaient en 1723 le capital
de la Compagnie, il n'en restait plus que 51. 134 en 1736,
grâce à l'exercice de la faculté laissée aux actionnaires d'é-
changer leurs titres contre des rentes viagères et d'acheter
les billets de loterie avec ces mêmes titres, enfin par l'amor-
tissement organisé par l'arrêt du 2 mai 1730 (1). La Compa-
gnie avait ainsi 4.866 dividendes de moins à fournir chaque
année ; néanmoins, étant donné le revenu libre dont elle dis-
posait en 1736, elle n'eût dû fournir pour dividende aux
51.134 actions restantes que 136 livres, alors qu'elle était
tenue de donner 150 livres ; ce qui faisait 14 livres par action
ou 715.876 livres au total qu'elle devait se procurer sur ses
bénéfices commerciaux pour remplir cet excédent. Heureuse-
ment, elle avait à ce moment environ 6 millions de livres de
bénéfices de ce chef (2).
Les dernières années de cette première période (1725-1745)
ouvrirent pour la Compagnie des Indes l'ère des difficultés : ce
furent d'abord les sièges de Pondichéry et de Mahé par les
(1) Gel ainorlissement ne semble pas, nous l'avons dit, avoir fonc-
tionné jusqu'au bout, puisqu'au lieu de 25.000 actions, il ne s'en trou-
vait amorti que 4.866, en 1736 date à laquelle il eût dû être terminé.
(2) Le lolal annuel des dividendes servis par la Compagnie pendant
celte période 1725-1740 oscille entre 7.533.626 livres au minimum
(1731-1732), et 8.320.592 livres (1728-1729).
556 TROISIÈME PAKTIK. — CHAPITRE X
Mahratles ; puis la déclaration de guerre survenue en 1741
amena les premières crainlps d'une inlervenlion de l'Angle-
terre et occasionna à la Compagnie les frais de l'expédition
confiée à La Bourdonnais, qui s'élevèrent sans profil à 4 ou
5 millions. Enfin, après l'ouverture des hostilités (1744), l'en-
voi d'une nouvelle escadre de cinq navires armés en guerre,
et la perte de cinq autres navires capturés avec leur charge-
ment complet par l'escadre anglaise de Barnett, avant même
que les premiers coups de canon eussent été tirés en Asie,
furent pour ses finances des charges écrasantes qui fui-ent
malheureusement suivies de plus considérables encore.
En 1743, c'est-à-dire à la veille de ces événements, la si-
tuation de la Compagnie se présentait comme il suit :
Capital (y compris la rente du
Roi 186.359. 130 livres
A déduire :
Dettes 19.607. 164 livres
Fonds morts et mauvaises
créances 28.364.778 )^ 63.H7.432 »
Principal des deux émissions
de rentes viagères 15.051.870 «
Reste : capitallibre .... 123.241.698 »
Revenu indépendant du com-
merce, défalcation faite des
rentes viagères 6.785.451 »
Donnant aux 50.269 actions un
dividende de 135 livres
Le capital nominal seul avait donc subi un accroissement
satisfaisant, mais la prospérité qu'il paraissait annoncer
devait être jugée entièrement trompeuse, si l'on en croit
Morellet.
En déduisant de ce capital, en effet, les dettes, les fonds
morts, les mauvaises créances, le piincipal des renies viagè-
res, qui atteignent ensemble la somme énorme de 63 millions,
LES FINANCES t>E LA COMPAGNIE DES INDES 557
on constate une dimiiiuLion du capital disponible de 4.922.605
livres sur celui de 1736, el de 1 3.959.849 livres sur celui de
1725, soit, en chiffres ronds, une diminution de 14 millions
depuis les débuts de son exploitation ! Les éléments de ces
charges étaient en premier lieu les dettes, contractées dans les
Indes en majeure partie (principalement pour l'acquisition de
Mahé), lesquelles avaient considérablement augmenté, puis-
que de 4.255.046 livres elles avaient passé en 18 années à
19.607.164 livres, soit plus que quadruplé, et ceci dans une
période de paix qui ne devait pas se représenter, alors que
l'activité du commerce était très satisfaisante et que les béné-
fices s'accroissaient chaque année. Morellet reproche en outre
particulièrement à la Compagnie l'augmentation exagérée
des fonds morts par la construction de magasins, d'hô-
tels, etc., dont l'utilité était, dil-il, contestable, et qui avait
fait passer leur valeur de 2.089.774 livres en 1725 à
28.364.778 livres en 1743, c'est-à-dire l'avait plus que décu-
plée. Enfin les rentes viagères avaient subi pendant ce
même temps un accroissement considérable, puisque leur
capital à 10 0/0 atteignait 15 millions de livres.
Les revenus de la Compagnie étaient aussi peu satisfai-
sants, car ils s'élevaien, seulement à 6.785.451 livres, soit
une diminution de 1.505.087 livres sur ceux de 1725(1).
Donc, malgré une prospérité apparente, la Compagnie étai
déjà, suivant Morellet, dans une situation défavorable avant
que l'ère des difficultés sérieuses se fût ouverte pour elle !
Il est assez délicat de contester les chiffres donnés par
l'abbé Morellet qui avait à sa disposition des documents que
(1) Morellet en a défalqué le service des rentes viagères ; le revenu
brut s'élèverait donc à 8.290.638 livres ; le calcul paraît bien exact, car
la Compagnie avait en chiffres ronds : 8.000.000 de livres des Tabacs
et 300.000 livres du Roi.
558 TROISIÈME PARTIE. CIJAPITHE X
nous ne possédons plus ; on peut cependant, croyons-nous,
leur faire quelques objections, Morellet n'est peut-être pas
tout à fait dans son droit de vouloir juger la situation de la
Compagnie indépendamment de ses opérations commercia-
les ; nous entendons bien que sa constitution même favori-
sait cette manière de voir; mais, s'il est juste de ne tenir
compte que des revenus purement financiers pour établir le
dividende fixe qui eût dû être servi aux actionnaires, à la
place de celui que le gouvernement imposait à la Compa-
gnie, il ne semble pas qu'il le soit autant pour évaluer la si-
tuation générale de celle-ci, et qu'on puisse séparer complè-
tement dans ses bilans ce qui lient à son monopole principal
de ce qui se rapporte à ses privilèges accessoires. Or, sises
charges avaient crû depuis 1725, ses bénéfices commerciaux
avaient suivi aussi une marche ascendante, et son revenu
total, loin d'être en diminution, était incontestablement en
progrès, ainsi qu'en font foi les tableaux suivants :
1725
Tabacs 7.898.504 livres
Rente sur le Roi 300.000
Privilèges 192.200 (1)
Bénéfices commerciaux 4,221.156
Total 12.611.960 1.
A déduire :
Rentes viagères 9.462
Dividendes 8.400.000
Intérêts de la dette (2) 212.752
Total 8.622,214 1.
Reste 3.989.746 ïï
(1) Gel article est emprunté au tableau de V Encyclopédie Métho-
dique ; il faut comprendre sous celte dénomination les droits de ton-
neau, de nègres, etc. {Encycl. mélhod. Dictionnaire du Commerce,
art, France).
(2) Morellet ne les a pas fait ligurer dans ses estimations, nous pen-
sons devoir les rétablir pour u'ouiellre aucun élément.
LES FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES 559
1736
Tabacs 8.000.000 livres
Renie sur le Roi 300.000
Privilèges 132.815
Bénéfices commerciaux 6.944.240
Total 14.377.055 1.
A déduire :
Rentes viagères 1.412.046
Dividendes 7.670.100
Intérêts de la dette 420.556
Total 9.502.702 1.
Reste 4.874.353 1.
1743
Tabacs 8.000.000
Rente sur le Roi 300.000
Privilèges 361.626
Bénéfices commerciaux 10.367.559
Total 19.029.185 1.
A déduire :
Rentes viagères 1.505.187
Dividendes 7.540.350
Intérêts de la dette 980.358
Total " 11.025.895 1.
Reste 8.003.290 1.
Malgré ses charges grandissantes, exagérées même si l'on
veut, la Compagnie voyait donc ses revenus augmenter (1),
et par suite se trouvait en état de les supporter, tout en amé-
liorant sa situation générale. Son commerce ne lui était donc
(1) Disons tout de suite que la Compagnie avait à prendre sur ce
revenu les frais d'administration, l'abonnemeal à la Ferme Générale,
l'amortissement de son capital fixe ; mais l'abonnement à la Ferme a
cessé en 1736 et la Compagnie s'est trouvée dès lors déchargée d'une
dépense de 25.000 livres par an ; d'autre part, ni son administration,
ni son matériel n'ont éprouvé de modifications importantes, et ces frais
ont par conséquent suivi une marche régulière qui n'a pas été plus
rapide que celle des bénéfices.
î)60 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE X
pas nuisible en pleine paix, comme l'attirme Morellet qui
étaye sur ce résultat inexact son principal grief contre l'exis-
tence même de celle Compagnie. Celte constatation est donc
importante ; sans doute, une administra lion mieux dirigée eût
pu obtenir des résultats plus avantageux, et la Compagnie ne
lirait pas de son immense monopole tout le profit qu'elle eût
dû en recevoir; mais il paraîtrait, à priori, bien étrange
qu'en possession d'un pareil commerce et de débouchés si
bien assurés, elle n'eût pas réussi à réaliser des bénéfices et
ne fût parvenue qu'à s'endetter ; ses progrès, certes, étaient
lents, mais il esl permis de croire que si des difficultés d'or-
dre extérieur n'étaient pas venues les arrêler, cette situation
se fût maintenue de longues années encore, sans succès
éclatant sans doute, mais sans dénouement fatal : ce sont les
guerres avec l'Angleterre qui onl provoqué la ruine de la
Compagnie et légitimé sa suppression.
Avant de terminer l'examen de celle première période de
rhistoire de la Compagnie des Indes, disons quelques mots
de ses actions. Elles constituaient des titres au porteur, cir-
constance qui provoquera plus tard de graves reproches de
la part de Necker, et étaient susceptibles d'être fractionnées
en un certain nombre de subdivisions. 11 y avait en effet
dans la circulation, à l'origine, des actions entières et des
dixièmes d'action (1); plus lard, il y eut également des
seize vingt-cinquièmes d'action, des huitièmes d'action et
des vingt-cinquièmes d'action. La Compagnie les renouve-
lait tous les qualre ans et livrait aux propriétaires des litres
garnis de huit coupons ; le payement des dividendes se fai-
sait par semestre (2). Elles avaient été officiellement cotées
(1) 48.000 actions entières et 80.000 dixièmes d'action.
(2) Il existe aux Archives Nationales, dans le cartonnier DVI, 5 (Piè-
LES FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES
561
au début 2.000 livres, mais leur valeur en Bourse (1) subit
par la suite d'incessantes fluctuations et elles furent même
fort longtemps au-dessous de leur valeur nominale qu'elles
n'atteignirent qu'en 1736 ; leur cours au l®'" janvier de chaque
année est ainsi donné par Morellet :
1725
680 livres 1736
1736.
2.085
livres
1737 . .
. 2.110
—
1738 . .
2.056
—
1739 .
2.268
—
1740.
. 2.316
—
1741 .
1.986
—
1742 .
2.024
—
1743 .
2.101
—
1744 .
1745 .
1.978
1.173
—
1726 711 —
1727 1.032 —
1728 1.329 —
1729 1.420 —
1730 1.330 —
1731 1.548 —
1732 1.776 —
1733 1.517 —
1734 1.199 —
1735 1.521 —
On voit qu'en 1725 elles constituaient, avec un dividende
de 150 livres, un placement de 22 0/0, et qu'en 1740 elles
donnaient encore 6 1/2 0/0, taux satisfaisant, car l'intérêt resta
à 5 0/0 une grande partie du xvni' siècle (2). En 1741 com-
mence, par contre, un fléchissement qui ira jusqu'au chiffre
atteint en 1745, pour faire place alors à une hausse nouvelle :
les causes de cette baisse sont faciles à comprendre ; on re-
marquera cependant le relèvement momentané de 1742, pro-
cès relatives à la liquidation de la Compagnie des Indes) des exemplai-
res de ces différents titres.
(1) On sait que la Bourse fut créée par un arrêt du 24 septembre
1724; mais le marché n'en était ouvert à l'origine qu'aux effets de com-
merce proprement dits (lettres de change, billets à ordre...); un arrêt du
26 février 1726 permit d'y négocier les actions de la Compagnie des
Indes.
(2) D'Avenel, La fortune privée à travers sept siècles.
W. — 36
562 TROISlfcMK PARTIK. CHAPITRE X
voqué sans doute par l'espoir que la neulralilé pourrait être
conclue avec la Compagnie anglaise. La valeur moyenne des
actions des Indes pendant cette première période fut de
1.626 livres environ, ce qui représente avec le dividende de
450 livres un taux moyen de 9,22 0/0.
Avec l'année 1744, nous entrons dans la seconde période
de l'histoire financière de la Compagnie ; sa situation devient
de jour en jour plus difticile et Tinlervenliondu gouvernement
royal dans ses affaires devient en même temps de plus en
plus étroite. Dès le début de la guerre la Compagnie eut re-
cours à ses actionnaires pour suppléer à Tinsuffisance de ses
ressources; l'assemblée générale du 23 juin 1745 approuva un
emprunt de 500 livres par action, faisant au total 25 millions
de livres ; le produit des Tabacs fut affecté jusqu'à due con-
currence à la garantie du payement des intérêts annuels (1).
Mais les Directeurs ne reçurent que 200 livres sur chaque ac-
tion et 10 millions en tout, et ce fut insuffisant (2).
En effet, les premières prises faites par les Anglais causè-
rent à la Compagnie une perle que l'on peut évaluer à 5 ou
6 millions ; elles ruinèrent tout bénéfice et ouvrirent l'ère
des déficits; puis les frais de l'escadre de La Bourdonnais, la
perle d'une partie de celle-ci devant Madras, les dépenses
des opérations de Dupleix, furent pour la Compagnie de très
lourdes charges; aussi, se reconnaissant impuissante à les
supporter, fit-elle appel au Roi.
Elle demanda une avance de 40 millions (3), mais le minis-
(1) Une assemblée antérieure (du 30 janvier 1745) avait demandé au
Roi l'autorisation d'aliéner 1.500.000 livres de rente sur la Ferme des
Tabacs pour gager cet emprunt.
(2) Les Directeus émirent aussi 5.032 billets de loterie à 700 livres
qui rapportèrent 2.200.000 livres.
(3) A titre d'indemnité pour n'avoir point été protégée par les armes
du Roi, pour la défense de ses comptoirs, pour les bénéfices commer-
I
LES FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES 563
1ère refusa, et lui offrit de lui retirer la Ferme des Tabacs et
de reconnaître en échange l'Etat débiteur envers elle d'une
dette de 180 millions de livres au lieu de 100 millions (1),
constituant une rente annuelle de 9 millions au lieu de
300.000 livres.
Or, jusque-là la Compagnie avait joui de 300.000 livres de
rente et des revenus des Tabacs qui s'élevaient à 8.000.000 de
livres depuis 1734 ; elle avait donc de ces deux chefs un re-
venu de 8.300.000 livres ; en se reconnaissant débiteur envers
elle d'une rente de 9.000.000 de livres, l'Etat lui faisait don en
réalité de 700.000 livres de rente. On doit supposer que la
Compagnie vil dans cette ressource immédiate de 700.000 li-
vres une compensation suffisante de la perte des Tabacs,
mais ce fut de sa part une mauvaise opération ! L'Etat avait
depuis longtemps des remords d'avoir abandonné les Tabacs
dont le produit avait augmenté depuis 20 ans et devait assu-
rément augmenter encore; en accroissant de 80 millions en
capital sa dette envers la Compagnie pour les racheter, on
peut sans présomption le soupçonner d'avoir tenu ce détes-
table raisonnement qu'une dette en perpétuel est chose sans
importance parce qu'on n'est jamais obligé de la payer. L'opé-
ciaux qu'elle ne pouvait réaliser, etc. .. Le ministre Machault repoussa
ces prélenlions (mémoire concernant les demandes de la Compagnie des
Indes au Roi, et mémoire du Syndic de Fonlpertuis, Archives Colonia-
les).
(1) Cette augmentation était ainsi justifiée par M. de Machault dans
un état hiomologué par arrêt du 9 mai 1747 :
31.000.000 livres, pour la cession du monopole des Tabacs.
30.000.000 livres, pour améliorations et dépenses faites dans cette
exploitation.
6.047.952 Uvres, pour indemnité du monopole du commerce à
Saint-Domingue.
6.596.576 livres, pour arriéré des droits de tonneau depuis 1731.
5.826,472 livres, pour droits de nègres.
564 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE X
ration se réduisait alors à ceci : il déboursait par an 9 mil-
lions, mais il s'assurait le bénéfice de 8 millions qui pour-
raient s'accroître plus tard. Or il donnait déjà 300.000 livres
à la Compagnie ; en réalité, comme nous l'avons dit, il ne
sacrifiait que 700.000 livres, qu'il espérait bien voir couvrir
bientôt par les bénéfices de sa nouvelle acquisition. La Com-
pagnie, pressée par le besoin, accepta, et l'édit de juin 1747
consacra le marché ; on peut dire que le gouvernement royal
abusa de la pénible situation où elle se trouvait pour le lui
imposer.
Cette ressource, pour laquelle elle abandonnait ainsi un
revenu assuré et important, ne suffit naturellement pas à
combler les déficits. En effet, la paix signée, la Compagnie
se vil chargée d'une dette écrasante de 35 millions, occasion-
née par la seule perte de 29 de ses navires au cours de cette
guerre désastreuse ! Un arrêt du 13 mai 1748 dut l'autoriser
à faire une nouvelle constitution de 1.200.000 livres de rentes
viagères, représentant un capital de 12 millions de livres,
emprunté par la voie d'une loterie à tirages échelonnés (1).
Les ressources qu'elle obtint ainsi furent employées à payer
une partie des frais de la guerre et des 9 millions qu'elle
devait au Roi (notamment pour le droit d'induit) (2). On com-
prend à l'examen de cette difficile situation que la Compagnie
ait appris avec une profonde terreur que la guerre n'était pas
terminée dans l'Inde et que de nouvelles dépenses vien-
draient encore creuser le gouffre du déficit; malheureuse-
ment, elle ne voyait ainsi qu'une face des choses ; le gou-
vernement royal qui était mieux placé qu'elle pour voir la
situation sous son véritable aspect, non seulement ne la
détrompa point, mais lui donna tout son appui.
(1) Les renies viagères devaient être prises sur la rente servie par
le Roi. Archives Nationales . ADIX, 385.
(2) Dû par la Compagnie à l'Etal pour les escortes qu'il lui fournissait.
LES FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES 565
Les comptes fournis par Dupleix firent, en effet, apparaître
une nouvelle brèche à réparer, mais relativement peu impor-
tante, car si les dépenses de l'Inde, depuis la paix d'Aix-la -
Chapelle jusques et y compris l'année 1754, s'étaient élevées à
31.708.756 roupies, les recettes avaient atteint 30.501.121 rou-
pies ; il ne restait donc à payer qu'un solde de 1.201.635 rou-
pies, environ 3.350.000 livres. Cela ne valait vraiment pas la
peine de ruiner son œuvre et de perdre l'empire de l'Inde (1)1
Entre les deux guerres, il n'y eut pour la Compagnie, qui
en avait tant besoin pourtant, qu'un insuffisant répit. Cepen-
dant le cours de ses actions pendant celte période (1745-
1756) donne lieu à des remarques intéressantes: Morellet le
présente comme il suit :
1745 1.173 livres
1746 1.262 —
1747 1.310 —
1748 1.348 —
1749 1.658 —
1750 1.821 -
1751 . . .
. . 1.885 livres
1752 . . .
. . 1.845 —
1753 . . .
. . 1.765 —
1754 . . .
. . 1.781 —
1755 . . .
. . 1.623 —
1756 . . .
. . 1.500 -
Il y eut donc, chose remarquable, un relèvement constant
au cours même de la guerre, qui s'accentua naturellement
depuis la paix d'Aix-la-Chapelle et se maintint jusqu'à l'an-
née 1751 ; puis une baisse se produisit sous l'influence des
alarmes causées aux actionnaires par les guerres de Dupleix
et des discussions qui commençaient à se faire jour sur l'exis-
tence même de la Compagnie (2) ; l'ouverture des hostilités
(1) Mémoire de Dupleix {Archives Nationales) cite' par M. Bon-
nassieux, op. cit.
(2) L'assemblée des actionnaires du 24 de'cembre 1751 approuva le
projet d'un emprunt de 18 millions en rente amortissable à 5 0/0 et
l'aliénation de 900.000 livres de rentes à prendre sur la renie du Roi
pour être affectées au payement des arrérages. Le fond d'amortissement
î)66 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE X
en 1755 ne fil qu'accentuer un mouvement qui était déjà des-
siné (1).
Les dividendes avaient, eux aussi, été gravement affectés
par ces événements; en 1744, la Compagnie s'était trouvée
pour la première fois incapable de fournir à ses actionnaires
les 150 livres qui lui étaient imposées; ni celte année ni la
suivante il n'y eut de dividende versé : c'est alors que couru-
rent les inquiétants bruits de banqueroute rapportés par
d'Argenson, En 1746, et bien que les bénéfices de son com-
merce ne se fussent nullement relevés, la Compagnie annonça
un dividende de 70 livres, elle le servit également l'année
suivante et pendant les années 1748 et 1749. En 17501a silua-
lion s'était améliorée, car les opérations ordinaires avaient
repris leurs cours el les bénéfices commerciaux s'étaient
relevés à plus de 8 millions, aussi le dividende put-il être
porté à 80 livres, ce qui ne représentait encore, il est vrai,
que 4 1/2 0/0, l'aclion étant à 1.821 livres au l" janvier de
cette année ; mais la Compagnie ne pouvait raisonnablement
faire davantage, et il fut maintenu à ce chiffre pendant les
années suivanles ; d'ailleurs, dès l'année 1752, les actions
subirent une baisse lente mais continue, et en 1756 elles des-
cendirent à 1.500 livres, à la déclaration delà guerre de Sept
Ans ; le dividende représentait alors 5, 33 0/0.
devait se composer du sol pour livre du produit net des ventes, des
arrérages des rentes viagères éteintes et de ceux des billets remboursés ;
le remboursement devait avoir lieu par voie de loterie. Cette délibéra-
tion fut consacrée par l'arrêt du 4 janvier 1752 {Arch. Nat. ADIX, 385).
C'est par erreur, croyons-nous, que M. Gullru place cet événement
en 1750. Le remboursement en fut suspendu en 1759 ; il restait en
1791 10.341 billets en circulation. Archirca Natiniales, DVI, 5.
(1) En novembre 1752 le Roi, suivant M. Gullru, tint donnera la Compa-
gnie un secours de 6.500.000 livres ; en 1753, M. de Silhouette estimait
ses besoins à 24 millions au moins (Rapport au garde des sceaux, 5 oc-
tobre 1753). Voir sur cette crise: d'Argenson, Mémoires, t. Vil, passim.
LES FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES 567
Le bilan de celle même année 1756, à la veille de la lutte
décisive où devait disparaître la puissance coloniale de la
Compagnie, établissait ainsi sa situation :
Capital (y compris les 180 mil-
lions de la renie du Roi) . . 297.208.795 livres
A déduire :
Dettes 69.431.404 livres
Fonds morts et mauvaises
créances 62.853.526 >> t58.993.070 »
Principal des rentes viagères . 26.708.140 «
Reste capital libre 138.215.725 »
Revenu indépendant du com-
merce, défalcation faite des
rentes viagères et autres
charges 4.274.611 »
Morellet accompagne ce tableau de nombreuses observa-
tions qu'il convient d'examiner. Il fait remarquer que le ca-
pital disponible est en augmentation sur celui des années
1725, 1736 et 1743; ce résultat, déterminé par l'augmentation
de la rente du Roi, s'était produit malgré l'accroissement de
la dette de la Compagnie qui avait grossi de 49 millions de-
puis 1743, ainsi que des renies viagères dont le capital s'était
élevé de 11 millions et demi (1). Aussi Morellet s'empresse-l-
(1) M. de Silhouette, commissaire du Roi auprès de la Compagnie,
écrivait au contrôleur général Séchelles : « Il est un fait qui paraît
d'abord une énigme incompréhensible et que je me reprocherais de ne
pas vous mettre sous les yeux. J'ai observé que par les bilans des
30 juin 1751, 1752, 1753, la Compagnie est restée avec des millions de
bénéfice et cependant je crois voir sensiblement que ses moyens dimi-
nuent et que ses délies augmentent. Celte énigme ne me paraît pou-
voir s'expliquer qu'en supposant qu'on porte au crédit, et comme aug-
mentation, des articles qui devraient être passés au débit. S'il n'en est
point ainsi, j'ignore comment on peut résoudre cette énigme.» — Il pa-
raît en effet assez étrange que le commissaire du Roi, dont on connaît
le rôle dans la Compagnie, ne puisse s'expliquer de pareils faits, s'il
508 TROISIKME l'ARTIE. — CIIAIMTRK X
il de démontrer « qu'il ne faut rien conclure de celte aug-
mentation en faveur de la Compaj^nie, et que celte époque
(1743-1756) fournit au contraire la preuve de sa dégradation ».
En effet, dit-il, le Roi a augmenté pendanl ce laps de temps
sa délie envers la Compagnie de 80 millions et les inlérêls
qu'il lui a payés ont atteint au total 6.300.000 livres ; il lui
a fait remise des dividendes qui lui devaient revenir, soit
2.485.476 livres, enfin il l'a autorisée à retenir 1/10® sur les
renies viagères, soit 1.604.829 livres; au total: 90.390.305
livres, telle est la somme reçue de lui par la Compagnie pen-
danl ces neuf années I Son capital aurait donc dû être aug-
menté de cette somme, et s'élever à 227. 591.852 livres; mais
il n'esl que de 138.215.725 livres, il présente donc un déficit
de 89.376.127 livres.
Le raisonnement de Morellet est en grande partie un so-
phisme. Sans doute le Roi a augmenté sa dette envers la Com-
pagnie de 80 millions et son capital a été élevé d'autant ;
mais en même temps il lui a retiré les Tabacs, dont ces
80 millions représentaient l'équivalent, et en réalité il n'a
augmenté le capital de la Compagnie que du capital des
700.000 livres de rente annuelle en excédent, soit à 5 0/0
14 millions. Quant aux sommes reçues par la Compagnie
pendant ces neuf années, elles ne s'élèvent pas à 90 millions,
mais à 10.380.305 livres, se répartissanl ainsi:
6.300.000 livres en neuf années de service des 700.000
livres de rente.
2.485.476 — de la remise des dividendes dus au Roi.
1 .604.829 — provenant de la retenue du dixième sur
les rentes viagères.
Nous y ajouterons les 14 millions d'augmentation du capi-
est vrai qu'ils se fussent passés (Mémoire en date du 5 octobre 1753,
cité par M. Cultru, op. cit.).
LES FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES S69
lai, qui n'ont apporté par eux-mêmes aucun secours à la
Compagnie, uniquement parce que dans l'établissement du
capital de 1725 a figuré le capital de la dette du Koi, et nous
arrivons à un total de 24.380.305 livres qui , ajouté aux
137.201.547 livres de capital libre en 1725, eût dû faire
161. 581. 852 livres, ce qui donne un déficit de 23.366.127 livres.
Evidemment la Compagnie est en fâcheuse situation, mais il
importe de ne pas en exagérer les proportions et cette perle
est normale, étant données les très lourdes charges que la
guerre lui a laissées (1).
Enfin, pour le revenu de la Compagnie, estimé par Morellet
à 4.274.611 livres nel, nous ferons le même calcul que pour
les bilans précédents, sous le bénéfice des observations déjà
présentées :
1756
Tabacs Néant
Renie sur le Roi 9.000.000
Privilèges Ne'ant
Commerce 8.561.512
Total 17.561.512
A déJuire :
Renies viagères 2.403.733
Dividendes 4.039.282
Inlérèls de la délie 3.471.570
Total 9.914.535
Resle 7.446.977
Soit un déficit de 556.513 livres sur le revenu de 1743, mais
un excédent sur ceux de 1725 et de 1736 de 3.457.231 livres
et de 2.572.624 livres.
En résumé, nous croyons pouvoir dire que la situation de
(1) Le capital disponible de 1736 était déjà en diminution de
9.038.244 livres sur celui de 1725, celui de 1743 le fut de 13.959.849
livres sur le même capital.
570 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRE X
la Compagnie était grave, mais nullement désespérée , et
qu'une nouvelle période de paix lui eùl permis d'amorlir
ses lourdes charges tout en relevant son commerce; mais la
faculté ne devait pas lui en être laissée.
En effet, une nouvelle guerre s'ouvrit qui rendit inutiles les
efforts qu'elle avait faits pour réparer ses premiers désastres
et la conduisit à sa ruine. Dès le début des opérations deux
de ses navires devinrent la proie des Anglais, puis elle dut
armer et équiper en guerre une flotte qui conduisit dans
l'Inde Lally-Tollendal. Pour subvenir à ces dépenses, il fal-
lut créer de nouvelles ressources. Les Directeurs proposèrent
de contracter un emprunt ; il fut approuvé par l'assemblée
générale du 19 septembre 1755 et autorisé par un arrêt du
121 octobre. On émit aussitôt des rentes perpétuelles à 5 0/0
pour 12 millions de livres, ce qui ajouta une charge an-
nuelle de 600.000 livres aux précédentes obligations déjà si
lourdes. Mais la Compagnie ne put faire de nouvel effort et
ce fut le Roi qui dut envoyer à Lally les quelques secours
qui lui furent adressés et qui malheureusement ne lui par-
vinrent point.
La paix revint après une série de désastres pour la Com-
pagnie : la ruine de ses comptoirs de l'Inde et du Sénégal,
la perte d'un grand nombre de ses vaisseaux, la destruction
de son commerce. Le traité de Paris lui rendit ses comptoirs,
mais on sait dans quel état; Pondichéry était rasé, Saint-
Louis restait aux mains des Anglais ; il fallut reconstituer
l'œuvre d'un siècle de travail et la Compagnie n'avait plus
de ressources!
Elle se mit néanmoins courageusement à l'ouvrage ; il fut
décidé que les dettes seraient liquidées , car il importait
avant tout de connaître l'étendue de sa détresse ; les dettes
criardes purent être payées avec les revenus réguliers ; on
LES FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES 571
obtint du Roi qu'il renonçât à la propriété des 11.835 actions
et des 11.835 billets de l'emprunt de 1745, qu'il possédait(l) ;
par contre, la Compagnie s'engagea à payer les dépenses
occasionnées par la guerre dans l'Inde, évaluées à 70 millions
environ. Elle fut autorisée à faire à ses actionnaires un appel
de 400 livres par action qui lui procura les premiers fonds
dont elle avait besoin ; puis un édit du mois d'août 1765
approuva l'émission d'un emprunt sous forme de loterie dont
le total des lots fut fixé à 477.000 livres de rentes viagères.
Le commerce s'était relevé et ses bénéfices avaient passé de
2 à 6 millions ; mais le gouffre des deltes de la guerre ne
pouvait être comblé par ces faibles ressources et l'on dut
songer à contracter un nouvel et plus important emprunt.
Il fut fixé à 12 millions de livres et eut lieu comme précédem-
ment par voie de loterie ; cependant il ne consista pas cette
fois en rentes viagères, mais en obligations remboursables
dans un délai de cinq ans avec intérêt de 5 1/2 0/0. Celte
opération, autorisée par les lettres-patentes du 19 juillet 1767,
réussit bien et l'emprunt fut couvert rapidement, ce qui
prouve beaucoup en faveur du crédit que la Compagnie avait
conservé et de l'habileté de sa nouvelle administration (2).
(1) Avec les dividendes et intérêts qui lui étaient dus, à la charge de
continuer les pensions constituées par le Roi sur ces revenus et qui
s'élevaient à 72.000 livres.
(2) Quelques détails sur cette loti rie permettront de se rendre compté
de ce genre d'opération si fréquent au xviii* siècle ; elle fut d'ailleurs
une des plus importantes qu'ait organisées la Compagnie. Il fut émis
30.000 billets de 400 livres payables comptant ; un tirage général eut
lieu le 15 janvier 1768, dans lequel furent tirés 1.000 lots supérieurs à
400 livres, dont un de 200.000 livres, un de 150.000 livres, un de
100.000 livres, un de 80.000 livres,... 300 de 600 livres et 532 de
500 livres, pour une somme totale de i. 713.000 livres. Ces lots n'é-
taient payables qu'au 15 décembre 1768, cependant on pouvait les ré-
clamer immédiatement moyennant une retenue de 5 0/0, En outre, au
mois d'août de chacune des années 1768 à 1772 inclus, il devait être
572 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE X
Dès lors les événements se précipitèrent; nous les appré-
cierons ailleurs et nous nous bornerons ici à mentionner les
deux dernières opérations faites parla Compagnie. Un arrêt
du 6 avril 17G9 autorisa une loterie nouvelle au capital de
11.100000 livres, divisé en 37.000 billets et comprenant
3.700 lots pour une somme totale de 711.670 livres qui devaient
être prélevées sur le produit de la vente prochaine (1). L'an-
née suivante, des lettres patentes du 9 février autorisèrent le
tirage d'une seconde loterie au capital de 12 millions, dont
les lots devaient cette fois consister en rentes viagères ré-
parties en 4.000 lots pour un chiffre de 40.000 billets (2).
fait un tirage d'un certain nombre de lots de 400 livres, égaux par
conséquent au prix des billets : 2.000 la première année, puis 4.000,
5.000,8.000 et 10.000 la dernière. Soit, en comptant les 1.000 lots
du tirage général, 30.000 lots pour une somme totale de 13.313.000 li-
vres. Chacun des tirages partiels donnait lieu en outre à la distribution
d'un certain nombre de primes par la voie du sort : au premier tirage,
par exemple, 200 primes sur les 2.000 lots, dont une de 4.000 livres,
une de 2.000 livres etc. ; au second 400 primes, au troisième 500, au
dernier i.OOO, la valeur de ces primes augmentant du premier au der-
nier tirage et le dernier comprenant notamment une prime de 60.000
livres, une de 50.000 livres, une de 40.000 livres, etc.
Les lettres patentes qui autorisaient cette opération invitaient tous les
sujets du Roi à y prendre part et même les étrangers, à l'égard desquels
le Roi renonçait à exercer les droits d'aubaine et confiscation qui pour-
raient lui appartenir.
En somme, c'était, à peu de cliose près, ce que l'on appelle aujourd'hui
un emprunt amortissable à lots ; mais on ne présentait pas alors cette
opération comme on le fait à notre époque.
(1) C'était cette fois une loterie pure et simple : le billet était à 300
livres et il y avait un lot de 100.000 livres, un de 50.000 livres, un de
20.000, etc.. L'opération avait été approuvée par l'assemblée des action-
naires du 3 avril 1769 : le tirage en devait avoir lieu le 1"" août {Ar-
chives Nationales ADIX, 385).
(2) Le billet était encore di^ 300 livres : les 36.000 billets qui ne sor-
tiraient pas devaient donner droit cependant à une rente viagère de
20 livres, et un tirage ultérieur de 1.800 primes devait être fait en
LES FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES o73
En 1768, l'année qui précéda sa chiUe,la Compagnie obte-
nait encore un bénéfice commercial de 6.386.000 livres ; le
prix de ses actions en Bourse était de 1.227 livres, et elles
rapportaient un dividende de 80 livres, soit 6,52 0/0. Ces
titres avaient subi depuis 1756, date à laquelle nous avons
arrêté notre précédent examen, les variations que présente le
tableau suivant :
livres
livres
livres
livres
1756.
. 1.500,
dividende
80
1763.
838,
dividende 40
1757.
1.493
—
80
1764. .
932
— 20
1758.
1.407
—
80
1765. .
1.367
- 80
1759.
1.275
—
40
1766. .
1.317
- 80
1760.
792
—
40
1767. .
1.263
— 80
1761.
751
—
40
1768. .
1.227
- 80
1762.
725
—
40
1769. .
. - 60
On voit à son inspection que l'effet de la guerre de Sepl-
Ans fut tout autre sur les actions des Indes que celui de la
guerre précédente, puisque loin de subir comme alors un
relèvement continu, elles fléchirent cette fois d'une façon
très grave, sans néanmoins redescendre aussi bas qu'elles
avaient été en 1723 à la sortie du Système. Le retour de la
paix, les réformes dont l'administration de la Compagnie fut
l'objet en 1764, eurent sur leur valeur une heureuse in-
fluence ; mais elle ne put durer, et l'approche de l'échéance
de son privilège, ainsi que les discussions déjà violentes
auxquelles il donnait lieu, en maintinrent le cours assez bas
pour justifier toutes les critiques. Enfin notons que la valeur
moyenne du titre pendant cette dernière période fut de 1 .145
livres et le dividende moyen de 60 livres, soit 5,24 0/0.
leur faveur : le tirage de la loterie fut fixé au début de mai 1770
{Archives nationales, ibid.}.
574 TROISIÈME PARTIE. — CHAPITRE X
Dès le début de l'année 1769, la Compagnie, à bout de
ressources malgré ses précédents emprunts, dut recourir
encore une fois à l'assistance du gouvernement royal. Mais
les états de situation qu'elle fournit au contrôleur général
Maynon d'Invau pour justifier ses demandes de secours fu-
rent communiqués par celui-ci à l'abbé Morellet, l'un des Eco-
nomistes les plus en vue à ce moment, et ce dernier les pu-
blia dans les circonstances que nous examinerons bientôt,
en les accompagnant des critiques les plus sévères. Cette
publication faisait ressortir la situation de la Compagnie sous
un jour si défavorable, que la mesure prise bientôt après par
le gouvernement à son égard ne rencontra dans l'opinion
publique aucune opposition sérieuse, comme il parait l'avoir
quelque peu craint (1).
(1) Au dernier moment, ainsi que nous le dirons ultérieurement, on vit
paraître un projet de transformation de la Compagnie en Caisse d'Es-
compte : il importe de dire quelques mots à ce sujet. Le but des Caisses
d'Escompte, qui jouèrent un rôle important dans l'histoire financière du
xviii'^ siècle, était de réglementer et de diriger le taux de l'intérêt en
escomptant les lettres de change et les autres effets de commerce ; on
se faisait alors à ce sujet des idées très exagérées. La Compagnie des
Indes prit une part importante à la création d'une première Caisse
d'Escompte en 1727 ; son capital fut en effet fourni en partie par le
gouvernement, en partie par la Compagnie ; mais le premier ne tarda
pas à retirer ses fonds, tandis que la Compagnie maintint les siens.
Cette Caisse escompta le papier à 6, puis à 5 0/0, et fut, paraît-il, pros-
père ; cependant elle disparut en 1759. Une seconde Caisse d'Escompte
fut fondée par le banquier Panchaud, en vertu d'un arrêt du !*■■ janvier
1767, mais elle n'eut pas de succès ; cependant, pour la soutenir, son
fondateur proposa aux Députés des actionnaires à l'assemblée du 29 mars
1769 de cesser l'exploitation du monopole commercial de la Compagnie
des Indes et de la fondre avec sa Caisse d'Escompte qui, agrandie de
la sorte, escompterait les effets à 4 0/0. Son projet fut repoussé et la
Caisse d'Escompte disparut. Une troisième devait être instituée le
24 mars 1776 avec un capital de 12 millions, qui fut suppriuiée à son
tour par un décret de 1793, Necker ayant échoué dans le projet de la
LES FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES o75
Situation de la compagnie des Indes en 1769.
Actif.
Chapitre I. — La rente sm^ le Roi, au capital de 180 mil-
lions de livres, donnant un revenu annuel de 9 millions. Mais
il fallait en déduire les rentes perpétuelles et viagères dont
elle était grevée, soit :
Kenles perpétuelles :
livres livres
258.625 au capital de 5.172.500, provenant des billets d'em-
prunt créés en 1745.
900.000 » 18.000.000, rentes à 5 0/0 créées en
1751.
600.000 » 12.000.000, rentes à 5 0/0 créées en
175.5.
964.985 » 24.124.646, rentes à 4 0/0 créées en
1764.
2.9.53.740 » 59.074.800,rentes assurées à 36.921 ac-
lions.
Total ; 5.677.350 » 118.371.946
Rentes viagères :
1.146..368 (1) » 11.463.680, créées en 1724 sous forme
de loterie.
909.361 9.093.610, créées en 1748 sous forme
de loterie.
470.668 » 4.706.680, créées en 1765 sous forme
de loterie.
419.102 » 4.191.020, emprunt viager cà 10 0/0
(1765).
57.400 » 574.000, au profit de M. de Bussy
et autres.
72.000 » 720.000, de pensions créées par le
Roi (1764).
Total : 3.074.899 » 30.748.990
Au total : 8.752.249. » 149.120.936 (2).
transformer en Banque Nationale qu'il présenta à l'Assemblée Consti-
tuante.
(1) Morellet reproche à la Compagnie de n'avoir pas tenu compte en
établissant ce chiflre du dixième qu'elle a été autorisée à retenir, mais
qu'on peut la forcer, dit-il, à payer ; il le remplace donc par celui de
1.273.742 livres.
(2) Morellet ajoute à ce premier chapitre 61.000 livres de pensions
576 TROISIÈMK PARTIE. — CHAPITRE X
Déduction faite, il reste de la rente du Roi 30.879.064 livres
en capital et 247.74:2 livres en rente annuelle. Mais sur la dite
somme il y a 4.955.020 livres en capital, libres pour la rente
et pour le capital, et 25.924.044 livres qui ne sont libres que
pour la rente, le capital étant hypothéqué pour le payement
des rentes viagères.
Chapitre H. — Elfets mobiliers et immobiliers.
Meubles :
28 vaisseaux et frégates et 2 senaus, en tout 30 na-
vires 4.010.854 livres
Effets de marine à Lorient estimés au 26 avril
1769 (1) 3.2i2.775 »
1.349 noirs aux îles de France et Bourbon (2), esti-
més 1.000 livres par lêle 1.349.000 »
Et autres effets, munitions, etc
Total des meubles 10.156.648 »
Immeubles :
L'hôtel de Paris (3) 1.000.000 livres
Les magasins de Lorient (4) 6.701.532 »
Magasins et bâtiments achetés aux Iles depuis 1764. 42.400 »
— — dans l'Inde, évalués 2 mil-
lions pour mémoire
Total des immeubles 7.743.939 »
Total des effets mobiliers et immobiliers. 17.900.587 »
constituées par la Compagnie qu'elle n'y fait pas figurer parce que cette
dépense rentre dans les dépenses ordinaires ; elle n'en pèse pas moins,
dit-il, sur les actionnaires; soit en capital : 610.000 livres.
(i) Morellet prétend que cette estimation a été faite pour leur valeur
d'achat et non pour leur valeur actuelle ; il diminue donc ce chiffre de
15 0/0, ce qui le ramène à 2.730.862 livres.
(2) Morellet ramène leur nombre à 829 et leur valeur à 500 livres sur
la foi d'une lettre reçue de l'île de France : cet article est ainsi réduit à
414.500 livres.
(3) Morellet n'estime l'hôtel de Paris que 800.000 livres, d'après un
rapport du député des actionnaires Jaume.
(4) Morellet croit cette estimation très exagérée et accuse la Compa-
LES FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES 577
Chapitre III. — Fonds circulant dans le commerce.
En caisse à Paris et Lorient en argent et effets à
recouvrer avant le 31 décembre 1769 10.716.574 livres
Marchandises à Lorient ou en route pour Lorient. 1.609.771 »
Fonds en caisse au Bengale après 1770 7.376.000 »
Fonds en caisse à Pondichéry après 1770 425.140 »
Produit espéré des ventes de 1769 et 1770(1) . . 45.240.000 »
Retours des cinq expéditions faites aux Iles depuis
1764 5.379.649 n
Total des fonds circulants 71.151.730 »
Chapitre IV. — Dettes actives provenant du commerce .
Sommes dues par les particuliers aux Iles 3.020.100 livres
» par le Roi (départements de la ma-
rine et des finances) 3.060.295 »
» par la Marine pour fournitures aux
lies 7.056.746 »
» par les Finances pour droits de ton-
neau en 1768 775.406 »
par les Finances pour droits d.e noirs. 120.000
» par le Roi pour les bâtiments, noirs,
effets d'artillerie dont il a pris
possession aux Iles en 1767. . . 7.625.348 »
Total des dettes actives 16.962.112 ~
Récapitulation. Total de l'actif 136.873.493 livres
gnie d'avoir pour l'obtenir ajouté à la valeur primitive des bâtiments
les dépenses de leur entretien : il réduit en conséquence cet article de
3.351.539 livres.
(1) Morellet reproch d'une part à la Compagnie de faire figurer
ainsi à son actif de simples espérances, alors qu'elle ne devrait y comp-
ter que la valeur des marchandises au départ ; d'autre part d'avoir
exagéré ces bénéfices, car il dit que le dernier retour de Chine n'a
donné que 68 0/0 de profit, et celui de l'Inde que 58 0/0, ce qui réduit
les ventes prochaines à 43.320.000 livres. Cette observation est justi-
fiée, mais les bénéfices de la dernière campagne avaient été plus élevés
w. — 37
578 troisième partie. — chapitre x
Passif.
Les dettes hypothécaires ayant été déduites directement
au chapitre I""" de l'actif, il ne reste que les dettes ordinaires.
1° Dettes antérieures à 1764. -- Lettres de change
tirées sur la Caisse de Paris par les établissements
de l'Inde à la date du 28 février 1768 pour acquit-
ter les dettes de la Compagnie 1.429.951 livres
A cette date, restait à liquider dans l'Inde .... 5.625.308 »
— à payer à l'île de France . . . 1.461.375 »
— — à l'île Bourbon . . . . 1.877.101 »
Dû à l'ancienne Compagnie, payable en contrats à
4 0/0 433.000 ..
Créances prétendues par les héritiers Dupleix . . . pour mémoire
2° Dettex nouvelles à payer en 1769, 1770, 1771 et
1772 69.677.860
Total du passif 82.136.537 (1)
Récapitulation et balance (2) :
Actif 136.895.493 livres
Passif 82.136.537 »
Reste 54.756.956 ~
L'abbé Morellet n'admet pas que ces états présentent la
véritable situation delà Compagnie. Après un examen minu-
tieux des articles qui les composent, il réduit le chiffre du
que Morellet ne le rapporte : suivant le comte de Lauraguais, les re-
tours de l'Inde avaient donné en effet 66 0/0.
(1) Morellet passe en revue les différents articles du passif, comme il
l'a fait pour l'actif; ses observations étant conçues dans le même esprit,
nous nous bornerons à indiquer qu'il en élève le total à 88.136.537 li-
vres, soit 6.000.000 d'excédent.
(2) Arrêté par nous Députés, Syndics et Directeurs de la Compagnie,
en l'hôtel de la Compagnie, le 2 juin 1769. Signé : duc de Duras, du
Vaudier, La Rochette, de Bruny, du Pan, de Clonard, Jaume, Moracin,
Lhéritier de Brutelte, Louis Julien, Duval d'Espréménil, de Méry Darcy,
Le Moine, Risleau, de Rabec, Sainte-Catherine.
LES FINANCES DE LA COMPAGNIE DES INDES o79
capital disponible à 39.2^3.534 livres, ce qui fait ressortir une
diminution de 97.978.013 livres sur le capital primitif, et de
98.992.191 livres surcelui de 1756 (l).Ilesldifficiledecontrôler
l'exactitude des critiques qu'il adresse à la Compagnie et par
suite des diminutions qu'il fait subir à ses évaluations ; nous
nous bornerons donc à mettre en regard de ses conclusions,
qu'en admettant comme exact le chiffre du capital disponible
présenté par la Compagnie, soit 54.756.956 livres, celui-ci est
lui-même en perte de 82,444.591 livres sur le capital libre
en 1725 et de 83.458.769 livres sur celui de 1756 1
Enfin, si après l'examen de la situation présente de la Com-
pagnie, on se livrait à celui de la situation à venir dans les
conditions où la Compagnie se trouvait alors, on arrivait au
résultat suivant (2) :
1769
Dépenses 36.852.304 1.
Recettes 36.852.304 (3)
Equilibre.
1770
Dépenses 22.111.879 1.
Recettes 9.000.000
Manque 13.151.379 livres
(1) Les résultats définitifs qu'il oppose à la situation présentée par la
Compagnie sont les suivants :
Actif: en contrats 42.205.118 livres
en argent 72.482.440 »
en fonds morts 12.672,513 »
127.360.071 »
Passif 88.136 537 .;
Balance eu faveur de l'actif 39.223 534 »
(2) D'après les états exposés par le comte de Lauraguais,
(3) Produit des ventes de cette année et du restant de la dernière
vente.
580 TROISIÈME PARTIE. CHAPITRÉ X
1771
Dépenses 14.304.841 1.
Recettes 22.620.000 (1)
Reste 8.315.159 livres
1772 et les années suivantes (2).
Dépenses 14.163.780 I.
Recettes 97.130.854
Reste 82.967.074 livres
Balance
Reste 91.382.233 livres
Manque 13.151.379 »
Actif de la Compagnie après l'extinction complète des ren-
tes viagères : 78.230.854 livres.
Telle était la situation financière que présentait la Compa-
gnie des Indes au moment où son privilège arrivait à terme ;
elle était incontestablement difficile, et la Compagnie ne pou
vait guère espérer se relever, si le gouvernement royal ne lui
en facilitait pas les moyens. Celui-ci se servit au contraire
de cet état de choses pour suspendre l'exercice de son privi-
lège, et la liquidation commença aussitôt. Elle se terminera,
comme on le verra et comme il est très important de le
remarquer, de la façon la plus honorable pour la Compa-
gnie.
(1) Vente de 1770.
(2) Jusqu'à l'extinction totale des rentes viagères.
QUATRIÈME PARTIE
QUATRIÈME PHASE. — LES DERNIERS TEMPS
ET LA FIN DE LA COMPAGNIE FRANÇAISE
DES INDES
CHAPITRE PREMIER
CHUTE DE LA COMPAGNIE DE LAW.
Première attaque contre le privilège de la Compagnie des Indes : le
mémoire de M. de Gournay (1755). — La Compagnie arrive au terme
de sa concession. — Conversion en Caisse d'Escompte proposée par
le banquier Panchaud. — Le mémoire de l'abbé Morellet. — Part
prise par le gouvernement royal et en particulier par le contrôleur
général Maynon d'Invau à cette attaque décisive contre la Compa-
gnie. — La Compagnie charge Necker du soin de la défendre. —
Suspension de son privilège par l'arrêt du 13 août 1769, — Inter-
vention du Parlement. — Situation faite à la Compagnie dans le
nouvel état de choses.
La seconde moitié du xviu" siècle fui marquée en France
par la rupture de l'équilibre qui s'était conservé jusque-là
entre les institutions et les idées ; les institutions, à quelque
ordre qu'elles appartinssent, ne s'étaient encore transformées
que fort lentement, les idées les dépassèrent. Deux courants
se manifestèrent parmi elles : l'un s'attaqua au régime poli-
582 QUATRIEME PARTIE. — CHAPITRE PREMIER
tique el l'on sait quel en fui le résullat ; le second se heurta
à la situation économique dans laquelle se trouvait alors la
France, elsi ses effets furent moins retenlissanlsjls ne furent
pas de moindre importance. Le royaume était alors écono-
miquement, plus encore que politiquement, sous un état de
choses suranné ; le protectionnisme de Colberl, défiguré par
de successives retouches, gênait et affaiblissait ce qu'il eût
dû soutenir el fortifier. Les vieilles idées des Mercanlilistes,
auxquelles Vauban, Boisguillebert, d'Argenson, avaient ap-
porté les premiers démentis, soulevaient alors de constantes
objections, assez vagues encore, car on pressentait plus qu on
ne concevait clairement, et si l'on se refusait à admettre les
métaux précieux comme la richesse par excellence, on n'était
pas encore bien sûr de leur trouver un remplaçant. Peu à
peu cependant ces idées se précisèrent, s'assemblèrent, pri-
rent corps ; elles trouvèrent pour se répandre des porte-
paroles hardis et convaincus, ce furent les Physiocrates (1).
Tanlôt favorisés par les pouvoirs publics, tantôt persécutés
par eux, ceux-ci acquirent rapidement dans une société avide
de conceptions philosophiques nouvelles une influence consi-
dérable ; en gens avisés, ils ne bornèrent pas d'ailleurs leurs
efforts à des revendications théoriques, mais s'efforcèrent de
faire passer immédiatement dans la pratique la réalisation
de leurs idées. Les échecs successifs qu'ils subirent ne firent
qu'accroître leur audace, et leur persévérance en assura
(1) Nous rappelleron.'? brièvement que la première manifestation im-
portante de la science économique, le Mercantilisme, avait déjà rencontré
en France a la fin du xvu' siècle et dans la première moitié du xvm*,
des contradicteurs avec Vauban, Bois^juillebert el d'Argenson. Celle
opposition grandit avec Gournay el prit avec Quesnay une forme défini-
tive. Celui-ci groupa autour de lui un certain nombre de disciples aux-
quels on donna plus tard le nom de Physiocrates, et qui se nommaient
eux-mêmes les Economistes (Marquis de Mirabeau, Turgol, abbé Baudeau,
CHUTE DE LA COMPAGNIE DE LAW
58:^
le succès final : Berlin, puis Turgot (1) firent de la doc-
trine nouvelle l'inspiratrice de leur administration et mar-
quèrent leur passage aux affaires par la lutte contre les sé-
culaires entraves de la liberté économique. La plus connue
des victoires du Physiocralisme est la suppression du régime
corporatif qui fut l'œuvre de Turgot ; une seconde, non moins
importante et poursuivie par Berlin et Turgot, fut la libération
du commerce des grains ; une troisième couronna une guerre
implacable au dernier et au plus important vestige du Gol-
berlisme : la Compagnie des Indes, dont le monopole était
aux yeuY des Pliysiocrates un monstrueux édifice, élevé en
un âge de barbarie économique, et dont la ruine devait con-
sacrer le triomphe d'une ère nouvelle. La Compagnie des
Indes, minée par l'infiltration incessante de leurs idées dans
la société française, ébranlée par leurs attaques combinées
Mercier la Rivière, Dupont de Nemours, Letrône, abbe' Morellet, etc.).
La doctrine physiocratique dont les principes furent posés par Ques-
nay, mais à laquelle tous apportèrent leur collaboration, a éle' malgré
ses erreurs et ses exagérations le fondement de la science économique
moderne. Elle était cependant surtout une thèse sociale, car son but
principal était de poser les règles d'un gouvernement idéal basé sur la
nature des choses {Ex nalura jus, oi'do et leges), et elle comportait l'af-
firmation de l'existence de lois naturelles, bonnes et nécessaires, et de
la présence dans l'homme lui-même d'un ressort puissant, l'intérêt per-
sonnel, agissant toujours, quand il ne subit pas de contrainte, dans le
sens de l'intérêt général. — C'est de ces principes que découlait la thèse
économique des Physiocrates : l'intérêt personnel doit être laissé libre
d'agir à sa guise et la concurrence est la condition même du progrès :
par suite, suppression de toutes les entraves à la liberté du travail
(monopoles, corporations, prohibitions, droits de circulation, etc ).
Un second point que nous ne pouvons développer était que la terre est
la source de toutes les richesses et que l'industrie agricole est seule es-
sentielle à la vie des sociétés. Ajoutons enfin, que dans leur théorie de
la valeur, les Physiocrates établirent que la monnaie n'est qu'un inter-
médiaire, et que l'Etat ne doit pas intervenir pour régler sa circula-
tion par quelque moyen que ce soit.
(1) Berlin (1759-1763), Turgot (1774-1776).
584 QUATRIÈME PARTIE. — CHAPITRE PREMIER
avec une habileté remarquable, abandonnée par le gouver-
nement qui avait pris cependant la majeure part à sa ruine,
succomba dans celle lutle . Plus que la chute de ses colonies,
plus que la dette énorme accumulée par deux {guerres sou-
tenues coup sur coup, plus que les sottises, les maladresses
et les vices même de son administration, les théories physio-
cra tiques ont triomphé de la grandiose conception de Colbert,
elle-même moulée sur un organisme bientôt deux fois sécu-
laire.
La première attaque, faite sous l'influence des tendances
nouvelles contre son monopole, date de la période difficile
pour elle qui se place entre les deux guerres ; époque où gra-
vement atteinte par la première, elle se voyait entravée dans
la réparation de ses pertes par les guerres de Dupleix. Celte
opposition vint de M. de Gournay (1), le célèbre intendant
général du commerce, et se manifesla sous la forme d'un mé-
moire (2) adressé par lui au contrôleur général Moreau de
Séchelles sous le titre d' « Observations siw le rapport fait à
M. le Contrôleur Général par M. de S. le 26 juin <7o5 sur
Vétat de la Compagnie des Indes (3). » Le rapport visé avait été
communiqué par le Contrôleur à Gournay, lui-même nous
l'apprend, et sa situation même explique son intervention.
Le mémoire de Gournay est important : c'est la première ap-
préciation portée par la science économique sur cette Com-
(1) Jean-Claude Vincent, seigneur de Gournay (1712-1759), intendant
du commerce en 1751. Il traduisit les ouvrages des économistes an-
glais Cliild et Culpeper et eut sur Turgot, qui fut son secrétaire, une
grande influence. On lui doit la formule célèbre : Laissez faire, laissez
passer.
(2) On le trouvera joint à celui de Morellet par les soins de ce der-
nier dans la 2° édition de son propre mémoire. Paris, 1769.
(3) Il s'agit ici d'un rapport du commissaire du Ko! près de la Com-
pagnie, M. de Silliouelte.
CHUTE DE LA COMPAGNIE DE LAW 585
pagnie, c'est en même temps sa première escarmouche avec
les Physiocrates dont Gournay fut le précurseur incontesta-
ble ; enfin il doit être mentionné que les œuvres de Gournay
ne sont pas nombreuses (I) et que l'on trouve dans ce bref
ouvrage les qualités qui le distinguent: sa clairvoyance, plus
grande parfois que celle des Pliysiocrales, son caractère
pratique et pondéré (:2).
Il juge tout de suite la situation de la Compagnie très mau-
vaise et en cherche les causes : sa régie, dit-il, est peu con-
forme à l'esprit du commerce ; elle fait des dépenses très
étrangères à son objet (3) ; depuis 2o ans elle ne travaille pas
sur son propre fonds et emprunte sans cesse à un taux très
onéreux (4) ; enfin les Directeurs, au lieu de s'occuper uni-
quement du bien des affaires générales, se livrent au négoce
pour leur compte et remplissent leur charge avec négli-
gence (5). Dès le début, voilà donc la guerre nettement dé-
clarée ; mais Gournay ne s'en lient pas là. Ces mêmes Direc-
teurs, dit-il, ne s'entendent pas sur ses besoins actuels et
(1) Dupont de Nemours lui attribue l'inspiration d'un ouvrage paru
en 1758 sous le litre de Considérations sur le commerce, les Compagnies
et les maîtrises, et le pseudonyme de : de Flsle.
(2) Alors que Quesnay est spéculatif et abstrait, Gournay n'est au
contraire nullement théoricien.
(3) Il s'agit des dépenses nécessitées parles guerres de Dupleix ; on
sait que M, de Silhouette était l'adversaire déclaré de cette politique.
(4) 12 ou 15 0/0 ajoute Gournay. 11 semble que cette appréciation soit
quelque peu exagérée : la Compagnie avait fait alors 4 emprunts au
plus, 5 en comptant celui dont il était alors question, et si elle les avait
faits à 10 0/0, c'est qu'ils consistaient en des rentes viagères qui sont
ordinairement à un taux plus élevé que les rentes perpétuelles, parce
qu'elles ne se servent que pendant un temps limité par la vie du ren-
tier. Quand la Compagnie empruntait en perpétuel, c'était au taux de
4 ou 5 0/0.
(5) Gournay déclare, il est vrai, et cet aveu a son importance,
« qu'il n'a aucune connaissance de l'intérieur de la Compagnie ».
586 QUATRIEME l'ARTIK. — CHAPITRE PREMIER
sur le moyen d'y pourvoir (1). Il propose donc d'adoplerune
mesure radicale : liquider le commerce et les dettes de la Com-
pagnie et déclarer le trafic de l'Inde ouvert à tous. L'esprit
d'économie nécessaire pour réussir dans le commerce,
ajoule-l-il, ne peut se perpétuer que chez les particuliers;
une Compagnie ne peut l'avoir, et une Compagnie qui siège
à Paris encore moins, car c'est la brigue et la faveur qui diri-
gent le choix des Directeurs I 11 faut donc que tôt ou tard les
Compagnies abandonnent le commerce, sinon c'est le com-
merce qui les abandonne.
Les dépenses d'exploitation, forcément considérables dans
une Compagnie, l'obligent à ne se livrer qu'à des trafics très
rémunérateurs et à délaisser les autres qui n'ont pour elle
aucune utilité: cet état de choses « resserre donc le com-
merce ». Ces frais, au contraire, sont toujours moindres chez
les particuliers, et leur permettent de se contenter d'un béné-
fice moins important : « le commerce s'étend » par suite, et au
lieu des 20 vaisseaux de la Compagnie, on en verrait 100 partir
tous les ans pour les Indes, où de nouvelles branches du
commerce seraient rapidement ouvertes !
Que faire alors de la Compagnie ? La réduire du rôle actif
qu'elle possède à un rôle purement passif. Elle abandonnera
le commerce, et gardera la charge d'administrer ses comp-
toirs actuels et le soin de les défendre, en percevant sur le
commerce particulier des droits suffisants pour l'indemniser
et lui procurer au surplus un bénéfice déterminé I Gournay
propose, à cet effet, un droit de 5 0/0 sur les importations
(1) MM. G. (Gilly) et de V. (Verzure) les eslimaienl à 32 millions,
MM. C. (Clacsseu) et M. (Michel) à 00. Les uns proposaient un em-
prunt en perpétuel, les autres un emprunt viager ou une loterie, ou
encore le doublement du chilTre des actions. Gournay estime tous ces
moyens dangereux.
CHUTE DE LA COMPAGNIE DE LAW 587
dans l'Inde (1), et la perception en France d'un droit de 30 li-
vres par tonneau d'exportation, et d'un droit d'importation de
o 0/0 sur les retours des Indes, 10 0/0 sur ceux de la Chine,
3 1/2 0/0 sur ceux des Mascareignes. La Compagnie rece-
vrait le droit de faire transporter gratuitement 15 à 20 ton-
neaux par navire de 300 tonneaux en efïets pour l'entretien
de ses comptoirs. Enfin le commerce particulier pourrait
armer dans tous les ports du royaume, mais les retours ne
pourraient s'effectuer qu'à Lorient, Dunkerque et Marseille
pour faciliter le contrôle (2).
Resterait à liquider la situation de la Compagnie ; c'est ici
qu'apparaît l'esprit pratique de Gournay. Il propose de vendre
le matériel devenu inutile : vaisseaux et magasins ; avec le
produit, 22 millions environ, on rembourserait une partie
de la dette qu'il évalue à 55 millions. Le reste de celle-ci,
33 millions, serait converti en rente perpétuelle à 4 0/0, à
prendre sur la rente servie par le Roi. On aurait ainsi tout
remboursé, et la situation financière de la Compagnie serait
la suivante : sur les 9 millions de rente que le Roi continue-
rait à lui payer, elle prélèverait 4 millions pour le payement
des dividendes de ses actions, 1.750.000 livres pour celui
des intérêts des rentes actuellement servies par elle, et
1.320.000 livres pour celles qu'elle créerait afin d'éteindre sa
dette, soit en tout 7.070.000 livres, et il lui en resterait
1.930.000 livres qu'elle appliquerait au payement d'une partie
de ses rentes viagères. Or, celles-ci s'élevant à 2.500.000 li-
(1) « On pourra imposer, ajoute-t-il, aux particuliers qui trafiqueront
avec l'Inde, de n'y porter que des marchandises du royaume, alors que
la Compagnie en porte souvent d'étrangères ; ce sera plus conforme au
bien de l'Etat. »
(2) Nous attirons l'attention sur cette proposition ; on verra qu'elle
fut reprise plus tard avec succès.
588 QUATRIÈME PARTIE. — CHAPITRE PREMIER
vres, il n'en resterait plus que 570.000 à payer chaque année ;
celte somme serait facilement couverte par les droits perçus
par la Compagnie, et elle pourrait en outre rembourser l'em-
prunt hypothécaire en rentes constituées dont elle est grevée
et dont l'équivalent rendu disponible serait réparti entre les
actionnaires en augmentation de leurs dividendes.
Gournay termine cet intéressant mémoire par ces mots :
« celte proposition augmentera considérablement notre navi-
gation, nos manufactures, et la culture de nos terres, toutes
ces choses sont la source des richesses ; elles se tiennent en-
tre elles et découlent naturellement d'un commerce libre ; on
ne peut jamais se les promettre des commerces exclusifs (1). »
Tel est dans ses points principaux le projet de Gournay. On
en comprendra aisément l'importance, comme on en appré-
ciera le sens pratique. La modération qu'il y montre n'est
pas moins remarquable ; elle ne se retrouvera guère dans les
attaques ultérieures des Physiocrales et l'on rencontrera chez
eux ce dont Gournay se garde soigneusement : les dévelop-
pements excessifs donnés à un principe primordial, qui sou-
vent dépassent les limites d'un raisonnement sérieux.
Les propositions de Gournay étaient réalisables ; nous
dirons plus : si l'on eût pu prévoir les désastreuses consé-
quences de la guerre qui menaçait déjà, son plan eût été le
seul parti à prendre, et la Compagnie des Indes eût terminé
alors son rôle commercial d'une façon bien plus satisfaisante
qu'elle ne le pourra faire en 1769.
Ce mémoire eut un certain retentissement, car c'était la
(I) On doit noter, en effet, que les idées de Gournay diffèrent assez
notablement de celles de Quesnay sur un certain nombre de points :
il repousse noLammenl la théorie de celui-ci sur la Stérilité des inditslries
autres que l'af^ricullure, et refuse de voir en la Tirrc l'unique source
de la ricliesse. Cette citation en fournit un témoignage intéressant.
CHUTE DE LA. COMPAGNIE DE LAW 589
première fois que Ton parlait officiellement de la suppression
de cette Compagnie, que l'on était habitué à regarder comme
une institution définitive, comme un véritable service pu-
blic. La guerre qui s'ouvrit l'année suivante détourna cepen-
dant les idées, et la voix de Gournay n'eut pas d'écho immé-
diat ; mais pendant ce répit des adversaires nouveaux se
levèrent contre la Compagnie en raison même de ses mal-
heurs. Les disciples de Quesnay eurent bientôt formé une
école dont les opinions, sans cesse accrues de nouveaux
théorèmes, devinrent trop importantes et trop accréditées
puisqu'on n'en tînt pas compte. Lorsque la paix fut rétablie,
la Compagnie ruinée fut surprise dans sa très louable tenta-
tive de relèvement par une opposition sourde d'abord, puis
de plus en plus ouverte et qui du petit cénacle des Econo-
mistes, où elle avait pris naissance, gagna rapidement tous
les milieux éclairés : le gouvernement, la Cour, la finance et
le commerce. Longtemps avant l'année 1769, des bruits de
ruine, de faillite, de dissolution flottèrent; on répétait les
aphorismes des Physiocrates sur la libération du commerce,
sur l'injustice des monopoles, on parlait de dilapidation, de
rais immenses, de torts pour l'Etat ; les mieux informés col-
portaient la nouvelle que M. de Choiseul avait juré la perte de
la Compagnie, et qu'elle ne pouvait tarder à se réaliser, car
son privilège touchait à sa fin. Une circonstance nouvelle
rendit bientôt ces bruits vraisemblables : ce fut l'arrivée au
Contrôle Général de M. Maynon d'invau (1), succédant à
M. de Laverdy. Maynon d'invau était un familier du duc de
Choiseul et un ami de Gournay. Son ministère devait être
court, car ses réformes financières rencontrèrent en M. de
Maupeou un adversaire acharné contre lequel il ne fut pas le
(1) 27 septembre 1768.
590 QUATRIÈME PARTIE. CHAPITRE PREMIER
plus fort ; il eut néanmoins le temps de consommer la ruine
de la Compagnie des Indes contre laquelle ses tendances li-
bérales trouvèrent presque aussitôt un rôle où s'affirmer.
La Compagnie avait retrouvé depuis la paix une certaine
activité, et l'emprunt contracté en 1767 dans des conditions
favorables avait permis d'éteindre une bonne part de la dette
de la guerre, près de 65 millions diront plus lard ses dé-
fenseurs ; mais les ressources dont elle avait besoin, absor-
bées par cet emploi et par la reconstitution de son com-
merce, lui manquèrent complètement en 1769 : il ne lui restait
rien pour continuer ses opérations et armer ses navires, et
l'on songea à contracter un nouvel emprunt I Auparavant
on fit auprès du Contrôleur Général une démarche pour ob-
tenir le remboursement de 14 millions avancés, paraît-il,
l'année précédente au Trésor, imprudente libéralité, que
certains considérèrent dès lors comme un piège habilement
tendu à la Compagnie (1)! Maynon d'invau, en effet, refusa
tout remboursement et se déclara opposé au nouvel em-
prunt ; M. de Choiseul lui-même l'appuya hautement. En
imposant à la Compagnie cette situation insoluble, on l'ac-
culait à la ruine ! Alors revint à l'esprit de beaucoup le pro-
jet exposé par Gournay quatorze années plus tôt, de trans-
former la Compagnie en une administration étrangère à toute
opération commerciale. A l'assemblée des Députés des action-
naires du 29 mars 1769 (2), le banquier Panchaud se fît le
(1) D'après un mémoire anonyme paru en 1785 sous le titre de : Let-
tre à M. le marquis de X. (de Castries), sur le rétablissement de la Com-
pagnie des Indes.
(2) Dans l'assemblée générale du 14 mars 1769 les actionnaires
avaient élu sept Députés chargés de les représenter auprès des Direc-
teurs et des Syndics dans ces graves circonstances. Ces Députés furent
MM. Duval dEspréménil, Lhéritier de Brulette, Julien, Dupan, de la
Rochette, Jaume et Panchaud.
CHUTE DE LA COMPAGNIE DE LAW o91
porle-parole de celte opinion, et lui un mémoire signé avec
lui par le comte de Lauraguais (1). MM. Dupan et La Ro-
che tte.
On ne pouvait plus, y élail-il dit, conserver le moindre
espoir de continuer les opéralions commerciales, et la situa-
tion de la Compagnie était irrémédiablement compromise (2) ;
il fallait en prendre son parti et se hâter de la résoudre, tan-
dis qu'on pouvait le faire sans désavantage. Le moyen qu'in-
diquait Panchaud consistait à obtenir du Roi la suspension
de l'exercice du privilège de la Compagnie et à renoncer au
commerce des Indes qui deviendrait libre désormais. On
ferait un appel de fonds (3), dont une partie serait consacrée à
payer les dettes de la Compagnie et l'autre à constituer le
capital d'une Caisse d' Escompte, ^oni le succès était assuré (4).
Les actionnaires de la Compagnie, qui consentiraient à faire
l'apport (5) que Ton sollicitait d'eux, participeraient aux bé-
(1) Le comte de Lauraguais n'était qu'actionnaire. Ce fut lui qui, à
l'en croire, rédigea ce mémoire ; il le publia sous le titre de : Mémoire
sur la Compagnie des Indes, précédé d'un discours sur le commerce en
général. Paris, 1769.
(2) En 1764, disaient-ils, raclif était de 230 millions et le passif de
188. En 1771 l'actif était estimé devoir s'élever à 287 millions, et le
passif à 234, mais alors que l'augmentation de l'actif n'était qu'éven-
tuelle et pouvait être en déficit sur celle estimation, celle du passif était,
dès le moment actuel, très certaine. D'autre part, les importations an-
nuelles s'élevaient en chiffres ronds à 11 millions, mais les dépenses
devaient être évaluées à 10 millions ; il ne pouvait donc être tenu compte
que d'un bénéfice de 1 million, et il faudrait avec cette faible somme ré-
munérer le capital social. Tous ces calculs furent reproduits par l'abbé
Moreilet.
(3) De 600 livres par action, qui donnerait pour 36.921 actions
22 millions environ.
^4) Elle devait escompter à 4 0/0 tous les effets à échéance fixe ayant
2 mois de cours; le capital dont elle disposerait devait lui permettre de
faire 5 à 600.000 livres d'affaires chaque jour. Voir lanote 1, page 574.
(5) On devait leur laisser pour se décider un délai de deux mois,
passé lequel la souscription serait ouverte au public.
î)92 QUATRIÈME PARTIE. — CHAPITRE PREMIER
néfices de celte institution nouvelle : les autres conserve-
raient leurs anciens titres qui seraient transformés en sim-
ples actions rentières de 1.600 livres chacune, rapportant50/0,
soit 80 livres, dont le payement serait assuré par les 9 mil-
lions de rente payée par le Roi comme précédemment.
Celle proposition trouva dans l'assemblée un adversaire
déterminé et éloquent, Duval d'Espréménil (1); son opposi-
tion triompha de Thésilation de ses collègues et le projet de
la Caisse d'Escompte fut repoussé (2). On revint à celui d'un
emprunt, et puisque le gouvernement royal ne voulait pas
permettre une souscription publique, on arrêta le plan d'un
emprunt par voie de loterie à 10 0/0 au capilal de 11 millions ;
un arrêt du Conseil du 6 avril 1769 en autorisa le tirage.
Mais il devait être inutile et on leurrait ainsi la Compagnie ;
le gouvernement reçut en effet communication du projet de
Caisse d'Escompte; Maynon d'invau et Ghoiseul l'accueilli-
rent avec faveur comme une solution qui satisferait le plus
grand nombre des intérêts, et le fameux monopole qui trou-
blait le sommeil des Economistes se trouverait en même
temps vaincu ! Mais comme le rejet de cette proposition
montrait que celui-ci avait encore des partisans convaincus,
on décida de frapper l'opinion publique par un coup décisif
qui, en étalant au grand jour la situation difficile de la Com-
pagnie, forcerait les dernières hésitations. Le chef qui devait
mener cet assaut fut choisi par Maynon d'invau dans la pha-
lange des Economistes, ce fut l'abbé Morellet.
Morellel était alors l'un des Physiocrates les plus en vue ;
(1) D'Espréménil (Jean-Jacques Duval) était le fils du conseiller de
Pondichéry qui fut gouverneur de Madras. Il était avocat du Roi au
ChtUelet et devait quelques années après jouer un rôle important dans
le procès de réhabilitation de Lally-Tollendal.
(2) Il le fut par 4 voix contre 3 (celles de ses trois auteurs).
CUUTE DE LA COMPAGNIE DE LAW 593
c'était un esprit fin servi par une plume liabile ; on avait
apprécié déjà son talent littéraire, sa dialectique souple et
précise ; il accepta la mission de livrer contre k Compao'nie,
dont il avait jadis indirectement défendu le monopole, la
bataille décisive où celle-ci devait trouver sa fin (1).
Maynon d'Invau mil à sa disposition les situations de la
Compagnie des Indes qui étaient naturellement en sa posses-
sion, puisque celle-ci était dans son département ; il lui com-
muniqua aussi les Mémoires de Gournay et du banquier
Panchaud.
Le rôle de Morellet était simple : il devait publier ce qui
dans ces pièces attestait le mauvais étal des affaires de la
Compagnie, pour démontrer au public qu'elle ne pouvait
subsister davantage, et d'autre pari faire voir qu'on avait
tout intérêt à établir la liberté dans le commerce des In-
des (2). Point n'était besoin pour le premier point de falsifier
les chiffres ; ils n'étaient que trop éloquents, et nous ne
croyons pas du reste que Morellet s'en fût chargé ; mais on
demandait à son habileté d'en tirer le meilleur parti possi-
(1) Morellet (1727-1819) s'était fait connaître en 1758 par un mémoire
dans lequel il défendit la liberté de la fabrication des to'.k'- p^'iites en
France et réclama en même temps des droits élevés sur l'importation
des toiles étrangères {Réflexions sur les avantages de la libre fabrication
des toiles peintes en France). Ce plaidoyer protectionniste, très remarqué,
ne l'empêcha pas d'entrer bientôt après dans le cénacle des Economistes
et de devenir l'un des plus écoutés d'entre eux. Morellet, comme la plu-
part des Physiocrates, collabora à la Grande Encyclopédie. On a encore
de lui, en dehors de ses 4 mémoires sur la Compagnie des Indes, une
réfutation du livre de l'abbé Galiani {Dialogues sur le commerce des
blés, 1770), et une analyse de l'ouvrage de Necker sur le même sujet :
[Législation et commerce des grains, 1775). Morellet fut un des derniers
survivants de cette École : il mourut en effet en 1819.
(2) Morellet reconnut lui-même dans son Examen de la Réponse de
Necker qu'il était ai^ouÉ/ du ministre. La question n'est pas douteuse.
W. - 38
H94 QUATIIIKME PARTIE. THAPITRE PREMIER
ble. Pour le second poinldc ce [)rogiaiiiiiie, Maynon d'Invau
avait confiance dans les convictions libérales de Moreliet et
dans son talent pour les faire valoir : sur aucun d'eux son
attente ne fut trompée.
Le mémoire de Moreliet (1) est un document d'une très
grande importance; il détermina la chute de la Compagnie
des Indes, bien qu'elle fût déjà décidée, en lui donnant un
prétexte et en apportant à cet événement le retentissement
qu'il devait avoir; il a en outre en lui-même une certaine
valeur au point de vue économique et financier ; à ce dernier
surtout, car il est la seule étude que nous ayons sur la Com-
pagnie à cet égard. Qu'il soit une œuvre de parti, c'est incon-
testable, car Moreliet avait un but qu'on lui avait assigné ;
on doit reconnaître cependant que ce but était conforme à
ses convictions.
Moreliet déclare tout d'abord qu'il voit dans la question du
maintien ou de la suppression du monopole de la Compagnie
des Indes deux intérêts en présence : celui des actionnaires
et celui de l'Etat ; il les étudie à tour de rôle.
Esl-il de l'intérêt des actionnaires de continuer l'exploita-
tion du privilège ? Non, parce que le capital de la Compagnie
et par suite leur propre revenu n'a cessé de décroître depuis
17 25, et qu'il ny a aucune chance de voir la hausse se produire
ni même la baisse s'arrêter. Les actionnaires ont d'ailleurs
toujours été trompés sur la situation réelle de la Compagnie,
car on leur présentait des bilans inexacts (2). Les dividendes,
(1) Abbé Moreliet, Mémoire sur la situation actuelle de la Compa-
gnie des Indes, Paris, 17G9.
(2) Principalement en ce qu'on y faisait figurer les capitaux morts
parmi les capitaux de commerce. Nous avons dit ce qu'il fallait enten-
dre par ces termes.
CHUTE DE LA COMPAGNIE DE LAW 59Î)
d'autre pari, ont toujours éle aibiUaires (1), el la plupart du
temps la Compagnie n'était pas en état de les fournir. Morel-
let étudie à Fappui de cette opinion la situation de la Com-
pagnie à cinq époques importantes de son histoire : en 1725,
1736, 1745, 1756 et enfin 1769, et il expose celte dernière
dans le plus grand détail d'après les documents fournis par
la Compagnie elle-même. Il en critique les articles les uns
après les autres, refait les calculs el aboutit à la constatation
d'un capital disponible de 39 millions au lieu de celui de 54
millions déclaré par elle, soit une perle de 70 millions el dem i
sur son capital de 1725 et de 85 millions sur celui de 1756 (2).
D'où proviennent donc ces désastreux résultats ? Les parti-
sans du monopole en rejettent la responsabilité sur les
guerres que la Compagnie a eu à soutenir, mais Morellel
assure qu'ils tiennent à l'essence même du privilège.
D'autre part, les actionnaires ne peuvent garder l'espoir de
voir celte situation s'améliorer, caries bénéfices commer-
ciaux de la Compagnie depuis 1725 accusent une décrois-
sance constante : ceux du commerce de l'Inde, notamment,
ont passé successivement de 96 0/0 (1725-1736) à 93 0/0 (1736
1756), 88 0/0 (176G;, 59 0/0 (1767) et 58 0/0 (1768) (3), et ces
diminutions ne sont pas accidentelles ; elles tiennent à l'état
(1) Morellet omet de mentionner que cette fixation n'était pas impu-
table à la Compagnie, puisqu'elle fut faite par le gouvernement royal
en 1723.
(2) Voir pour tous ces calculs le chapitre précédent, où nous les avons
réunis et étudiés.
(3) Ces chiffres sont d'ailleurs en contradiction avec ceux donnés par
le comte de Lauraguais pour le commerce du Bengale, « le moins avan-
tageux de tous » à cause de la concurrence plus active de la Compagnie
anglaise. Cependant le comte de Lauraguais n'est pas plus que Morellet
pour la continuation des opérations commerciales de la Compagnie :
1765 : 108 0/0 ; 1766 : 95 0/0 ; 1767 : 85 0/0 ; 1768 : 66 0/0.
59fi QUATRIÈME PARTIE. — CnAPI-mK PREMIER
troublé de ce pays, dont les Mahralles veulent chasser tous
les Européens (1), el d'autre part à la concurrence victorieuse
de la Compagnie anglaise qui achète ses marchandises 300/0
meilleur marché dans l'Inde, et peut les revendre en Europe
à des prix inférieurs aux nôtres. Quant au commerce de la
Chine, il a lui-même baissé, car il atteignait 104 0/0 de 1725
à 1736, 141 0/0 de 1736 à 1748, et il est tombé à 67 0/0 en
1768!
Les actionnaires rCont donc pas d'espérance à conserver ;
mais en admettant qutls puissent en avoir, peuvent-ils conti-
nuer l'exploitation du monopole^ Non, car les fonds disponi-
bles sont insuffisants. Il faudrait emprunter, et ils se trompent
quand ils croient que 30 millions pourront leur suffire ; il en
faudrait au moins 60, qu'ils ne trouveront pas, car ils ne
peuvent fournir d'hypothèque, tout leur capital étant déjà
engagé. On ne manquera pas sans doute de leur présenter
des projets ingénieux ; mais ce sont là « les tètes de l'hydre : il
faut les couper en un coup » ! On dit que le Roi peut sauver
la Compagnie, s'il le veut ; mais il ne doit pas le faire ;« d'ail-
leurs toute entreprise de commerce qui ne se soutient pas par
elle-même est à la lettre dans l'impossibilité absolue de sub-
sister. »
Passant au deuxième intérêt en cause, Morellet se demande
ensuite : si l'Etat a, de son côté, avantage à soutenir la Com-
pagnie? Non, car elle lui a toujours été à charge. De 1723 à
1747, il lui a donné 130 millions; en 1747, il s'est reconnu
débiteur de 80 nouveaux millions en une rente dont elle a joui
{\) « Le nabab du Bengale veut jeter tous les Européens à la mer
et les Anglais eux-mêmes ne peuvent pas faire grand fonds sur l'étal
dans lequel ils sont aujourd'hui dans l'Inde.. ; ils en seront chassés! »
Le don de prescience ne figurait pas, on le voit, parmi les qualités de
Morellet.
CHUTE DE LA COMPAGNIE DE LAW 597
conslammenl depuis et qui lui a procuré ainsi 44 millions au
total: de sorte qu'on peut estimer à 376 millions les dons
que l'Etat lui a faits, c'est-à-dire à 8 millions et demi par an,
alors que ses ventes montaient seulement en moyenne à
9 millions et demi ! Si l'on ajoute à toutes ces avances les
10 millions de frais que la dernière guerre a coûté à l'Etat
dans l'Inde (1), on doit reconnaître que le Roi a plus fourni
à la Compagnie que celle-ci n'a fait de bénéfices commer-
ciaux I
Ainsi, ni les actionnaires, ni l'Etat n' ont intérêt à conserver
le monopole de la Co^npagnie, et sur cette conclusion se ter-
mine la première partie du mémoire de Morellet. Dans une
seconde partie, il met en regard de ces résultats les bien-
faits delà liberté du commerce ; c'était, on s'en souvient, la
seconde partie de sa mission ; il faut reconnaître aussi qu'elle
est moins bien remplie que la première, car Morellet, délais-
sant les chiffres qui donnent tant de force à son argumenta-
tion, reste désormais dans des considérations générales dont
la valeur est parfois criliquable.il trouve, en effet, ici l'opinion
des agents de la Compagnie qui ont séjourné dans l'Inde et en
connaissent le commerce ; ces témoignages l'embarrassent
et il reconnaît « qu'ils ont assemblé les raisons les plus fortes
qu'on puisse opposer à la liberté » ; mais il leur refuse le
droit de se faire écouter, car le seul fait d'avoir appartenu à
la Compagnie « détourne l'esprit insensiblement du chemin
de la vérité ». Il est permis de trouver celte récusation un
peu rapide I
Ces défenseurs de la Compagnie ont objecté que les com-
merçants particuliers ne trouveraient dans l'Inde aucune
(i) Cet argument paraît souverainement injuste pour la Compagnie ;
on verra que NecUer sut le relever.
598 QUATHlicME PAUÏIE. CHAPITRE PREMIER
protection, qu'ils succomberaient par suite sous les coups
des Anglais el des Hindous ? Erreur, répond Morellel. —Le
commerce particulier ne trouvera pas de correspondants,
d'agents déjà établis dans l'Inde ? Il s'en créera. — Personne
ne s'occupera de ménager ses intérêts auprès des indigènes ?
L'appât d'un profit à faire en suscitera. — Il ne trouvera pas de
marchandises toutes fabriquées? Il en sera quitte pour faire
ses premières cargaisons moins complètes. — Les roitelets
hindous lesurchargeront de droits plus élevés que n'en payait
la Compagnie? Il se tournera vers ceux qui le traiteront le
plus favorablement et cette préférence fera relâcher les
autres de leur rigueur ; d'ailleurs il se contentera de profits
beaucoup moindres, sans cesser pour cela de s'étendre. — Les
Anglais le vexeront? II achètera l'exemption de ces vexations;
et même en l'achetant fort cher, il pourra faire encore de
grands profits. S'ils continuent, on formera des établisse-
ments à distance des leurs ; on aura pour soi les indigènes
et toutes les autres nations qui s'appuieront les unes sur les
autres contre la plus puissante ! « Si l'on demande, ajoute
Morellet, quelles assurances on peut avoir que les choses se
passeront ainsi, je dirai que ces espérances sont fondées sur
une grande vérité qu'on ne peut méconnaître, la force puis-
sante de l'intérêt particulier ! *
Le commerce particulier a d'abord moins de frais, car il
n'a ni directeurs, ni syndics ni gouverneurs à entretenir et
n'a pas à craindre que de nombreux agents n'édifient à son
détriment leur fortune particulière. La Compagnie a 10 mil-
lions de frais pour 15 millions de retours, soit 70 0/0. Que
le commerce particulier épargne 30 à 40 0/0 de ces frais, il
n'y a pas d'obstacle qui puisse l'arrêter.
Morellet convient néanmoins qu'il faudra aider les com-
merçants, voire même par des subterfuges! Ainsi ils trai-
CHUTE DE LA GUxMPAGME DE LAW
59Ô
teronl avec les mêmes marchands qui commercent aujour-
d'hui avec la Compagnie ; les comptoirs actuels de celle-ci
pourront continuer à être leurs points de ralliement; on
laissera même subsister le nom de Compagnie, parce que tou-
tes les possessions et les privilèges dont jouissent les Fran-
çais leur ayant été accordés sous ce nom, il y aurait lieu de
craindre que les princes hindous n'en prennent prétexte pour
les révoquer, et les autres Compagnies pour troubler leurs
opérations (1) : « Le privilège exclusif aura ainsi malgré lui
frayé la roule à la liberté. » Eh quoi ! ce monopole parasite
aura donc eu son utilité? Ce n'est point là, semble-t-il, la
condamnation d'un régime si mauvais en son essence même !
Pourquoi alors Morellel a-t-il reproché si sévèrement à la
Compagnie ses frais, ses guerres, ses déboires, puisque ainsi
elle « frayait la voie », puisqu'elle aura été un précédent qu'il
reconnaît lui-même nécessaire, car il ajoute: « Le commerce
exclusif aura été une espèce d'essai, une préparation à la
liberté générale du commerce. »
Il va plus loin, car c'est aux employés mêmes de cette
Compagnie, dont il apprécie l'expérience, qu'il recourt pour
entretenir les choses dans cet état : « Les employés, les in-
téressés dans l'ancienne Compagnie seront les premiers à
continuer le commerce et le feront comme le faisait la Com-
pagnie elle-même. » Morellet, dont l'esprit prompt et avisé
prévoit toutes les objections, aperçoit vile la réponse. Est-ce
loyal de détruire la Compagnie et de se servir de son œuvre,
de son expérience, de son nom ? Les actionnaires ne vont-ils
pas refuser de contribuer à l'établissement d'une liberté qui
s'élève sur leur ruine. Mais il les menace de représailles, et
' (1) On a vu que plus haut Morellet écartait de'daigneusement cette
même objection ; il y a là une contradiction, mais elle n'est point isolée.
fiOO QUATRIKAtE PARTIE. — CHAPITRE PREAJIER
va jusqu'à prétendre qu'on pourrait les forcer à continuer
sans privilège le commerce de l'Inde, et que le Koi pourrait
leur dire : « 'Vous avez gagné en des temps favorables, il faut
que vous sachiez perdre aujourd'hui ! »
Tels sont les arguments réunis par Morellet en faveur de
la liberté du commerce de l'Inde : au milieu d'exagérations,
de données théoriques, parfois d'un certain illogisme, il y
avait là des vérités incontestables et par-dessus tout une
aspiration vers la liberté qui devait trouver et trouva dans le
public de cette époque un écho immense. Il passe ensuite en
revue les différents commerces exploités par la Compagnie :
Moka, Surat, le Malabar, le Coromandel, le Bengale et la
Chine, dans le but de prouver qu'ils ne peuvent que prospérer
sous le règne de la liberté.
Que ferons-nous enfin de notre situation actuelle dans
l'Inde déjà si diminuée, presque anéantie ? Les défenseurs de
la Compagnie déclarent que si le commerce particulier n'ar-
rive pas à s'implanter dans l'Inde dès le début, il n'y réussira
jamais, et que « d'ici à la fin des siècles on ne verra plus un
seul vaisseau français passer le Cap » !
Morellet croit au contraire indifférent que le commerce
s'établisse en deux ou en dix ans, car la durée des Etats
comprend des siècles et il ne faut point se presser. Politique
très critiquable ! Savoir attendre en fait de prépondérance
commerciale équivaut à laisser prendre sa place par les
autres ! Nulle part le proverbe anglais : Le temps, c'est de
l'argent, n'est de mise plus qu'en cette matière.
Morellet ne croit pas non plus qu'une Compagnie puissante
soit utile pour résister aux entreprises des Anglais, que les
partisans du monopole représentent comme ne devant pas
souffrir que le commerce français se rétablisse dans l'Inde.
Le Roi suffira à proléger nos nationaux, et en cas de conflit
CHUTE DE LA COMPAGNIE DE LAW 601
la Compagnie anglaise trouvera devant elle non plus la Com-
pagnie, mais la nation française tout entière, et il doute
« qu'elle soit assez déraisonnable pour s'y risquer ». Cette
objection lui paraît donc « dictée par une pusillanimité
honteuse ! — N'est-il pas bien étrange qu'on imagine qu'une
nation puissante comme la France ne pourra pas faire jouir
ses citoyens du droit des gens et de la foi des traités ! » Tout
cela est fort bien, en effet, quand on peut appuyer son droit
sur le canon de ses vaisseaux, mais la France n'a plus de
marine depuis la guerre de Sept Ans et Morellel l'a ou-
blié ! (1).
Le mémoire à peine terminé, Maynon d'Invau s'en empara,
et tout fut habilement combiné pour lui faire produire un
grand effet. Il fut aussitôt imprimé fâ) et communiqué aux
ministres; les partisans de la Compagnie protestèrent même
qu'il n'eût été à dessein livré au public qu'assez lard pour
qu'elle n'eût pas le temps d'y faire une réponse convenable
avant l'assemblée des actionnaires où ses destinées devaient
être décidées. Morellet crut devoir se défendre de ce calcul ;
en fait, la Compagnie ne connut son mémoire que quinze
jours avant celte assemblée, fixée au 8 août. C'était peu pour
détruire l'effet d'une attaque terrible dont le public s'était
emparé avidement. Une seule personnalité parut pouvoir par
son importance et son talent en contrebalancer les résultats,
c'était Necker ; ce fut donc à lui qu'on demanda de prendre
la défense de la Compagnie. Necker, à cette époque, n'était pas
arrivé au faite de la célébrité à laquelle il était appelé, car
il ne devait entrer au ministère qu'en 1776 ; mais il avait déjà
un renom bien établi de financier et d'administrateur habile :
(1) Morellet termine par la protestation « que ce n'est pas la Com-
pagnie qu'il attaque, mais la liberté qu'il défend »,
(2) Aux frais du Roi.
602 QUATRIEME PARTIR. CHAPITRE PREMIER
le gouvernement avait eu recours à lui comme banquier dans
ses moments de détresse, et sa grande fortune, sa qualité
d'ambassadeur de la République de Genève lui avaient donné
une place fort en vue dans la société parisienne. Il avait été
Syndic de la Compagnie, et l'un des plus actifs à la tirer
d'une situation difficile en 1764 ; son projet de réformes avait
été alors préféré à celui de M. de Choiseul (1), et il en avait
dirigé ensuite l'exécution avec une grande habileté.
Quoiqu'il fût surtout un financier, Necker n'était pas resté
indifférent aux graves questions économiques que l'on discu-
tait alors avec passion; mais l'influence des Physiocrales
n'avait pas eu de prise sur lui, et bien qu'il dût reprendre
plus tard au ministère plusieurs des réformes de Turgot, il
restait attaché aux principes du protectionnisme alors en
vigueur (2) et même à la vieille doctrine mercantile dont il
repoussait seulement certaines conséquences (3). Necker
était donc bien le champion qu'il fallait à la Compagnie, et
il présenta sa défense à l'assemblée du 8 août 1769 (4).
Son argumentation est beaucoup moins serrée que celle
de Morellet, et son tort principal peut paraître de n'avoir pas
cru devoir tabler sur des chiffres comme l'avait fait son ad-
(1) C'est ce qu'affirme un mémoire que nous avons cité {Lettre à
M. le Marquis deX... etc.) Il semble qu'il s'agisse en l'espèce du projet
de Caisse d'Escompte présente par Panchaud et agréé par Choiseul.
(2) Il devait le montrer en défendant en 1775 avec l'abbé Galiani contre
les Physiocrales la réglementation du commerce des grains (//é^»s/a//on
et commerce des grains).
(3) Necker admet que la richesse réside dans les espèces monnayées,
et qu'il faille par conséquent les attirer dans le pays ; mais il veut évi-
ter les moyens qui accroîtraient ces espèces au détriment de la Popu-
lation, (' base de la puissance nationale » ; on ne doit donc pas exporter
les subsiiitances, mais seulement les produits manufacturés .
(4) Réponse au Mémoire de M. l'abbé Morellet sur la Compagnie des
Indes, Paris, 1769.
CHUTE DE LA COMPAGNIE DE LAW 603
versaire : il est vrai que beaucoup des calculs de Morellel
étaient exacts, mais il y en avait de faux, et si Necker les
relève, il ne le fait point avec assez d'énergie, et reste un peu
trop, senible-t-il, dans des considérations générales. Il faut
reconnaître que le peu de temps qui lui fut laissé pour celte
réponse (1) ne lui permettait de donner à celle-ci « ni l'éten-
due ni la correction » que comportait l'importance du sujet.
Son plaidoyer contient néanmoins des choses fort justes, et
sur plusieurs points il répond victorieusement aux critiques
exagérées de Morellet.
Necker se propose de prouver que loin d'avoir été à charge
à VElat, la Compagnie lui a rendu de grands services, et que
loin de s'être enrichis aux dépens de la nation les actionnaires
ont fait pour elle de grands sacrifices.
Morellet avait déclaré que les privilèges exclusifs sont tou-
jours à la piste de l'industrie, qu'ils l'arrêtent ; Necker re-
connaît que cela est vrai en général, mais qu'il y a des
exceptions: un gouvernement, dit-il, juge qu'un établisse-
ment sera utile à l'Etal, mais les débuts en seront coûleux et
les résultats lents à venir ; il hésite à le tenter lui-même, mais
il est tout disposé à y concourir, et si ses finances ne lui per-
mettent pas un concours pécuniaire, il accorde un privilège.
Pourvu que la durée de celui-ci n'excède pas la mesure de
l'encouragement nécessaire à l'entreprise, loin de nuire à
l'industrie, il lui sera utile I D'ailleurs, si une pareille conces-
sion violait manifestement les droits de la société, comment
toutes les nations de l'Europe, même les plus attachées à la
liberté, auraient-elles confié le commerce des Indes à des
Compagnies privilégiées? Là fut, en effet, l'origine de cette
Compagnie qu'on attaque aujourd'hui et non pas la cupidité
(1) Elle a du être, dil-ii, préparée en quinze jours.
604 QUATHliiME PAHTIE. — CHAPITRE PREUIER
de quelques-uns! La preuve en est, ajoute Necker : «qu'il
fallut échauffer les esprits par le patriotisme et les aiguillon-
ner par la vanité (1). »
Morellet prétend établir que la Compagnie a été à charge
à l'Etat, en opposant le chiffre total de ses ventes qu'il évalue
à 300 millions, à celui des sommes fournies par le Roi, soit
376 millions. Mais d'abord le chiffre des ventes est de 600
millions et non de 300 ; puis le Roi n'a rien fourni à la Com-
pagnie qu'il ne lui ail dû ; enfin les termes de cette compa-
raison sont mal choisis, car ce qui importe, c'est d'une pari
le chiffre des bénéfices réalisés et non celui des ventes, d'au-
tre part, ce ne sont pas les sommes reçues du Roi, qui indi-
quent seulement un sacrifice fait par le Trésor ; or l'Etat peut
gagner, même quand le Trésor du Prince s'appauvrit et inver-
sement I Ce qu'il faut mettre en balance, c'est l'utilité respec-
tive du privilège et du commerce particulier vis-à-vis de la
nation, et la Compagnie aura été utile à la nation, si elle lui
a procuré sur les étrangers un bénéfice que le commerce
particulier ne lui aurait pas fourni !
Or, la Compagnie a toujours gagné dans ses opérations
commerciales, et son bénéfice a toujours été de 35 à 45 0/0
sur les exportations et de 90 à 140 0/0 sur les importations ;
d'autre part, ses pertes maritimes n'ont pas excédé 3 0/0.
A quoi donc, peut-on, il est vrai, se demander, ont été em-
ployés des bénéfices qui dépassent singulièrement les divi-
dendes touchés par les actionnaires ? A faire les frais de la
souveraineté de la Compagnie, à construire des établisse-
(1) Là est en outre, suivant Necker, la justification de l'intervention
de l'Etat dans les aflaires de la Compagnie au moyen des commissaires
du Roi, et de la nomination des Directeurs par le gouvernement. Ce
serait au contraire injuste, si la Compagnie n'était .< qu'une société
d'hommes travaillant pour leur intérêt propre ».
CHUTE DE LA COMPAGNIE DE LAW 605
menls, des porLs, des forlificalions. Si le commerce avait été
libre, c'est l'Etat qui eût dû les faire, et puisqu'ils l'ont été
par la Compagnie sur ses profils et sur les fonds de ses ac-
tionnaires, elle a soulagé par là l'Etat d'une dépense très
considérable !
Qu'on vante par contre la puissance du commerce parti-
culier, ce qu'il eût fait à la place de la Compagnie, Necker ne
veut point accepter celle discussion ; on ne répond à des
possibilités que par des possibilités et cette guerre d'imagina-
tion ne convient pas à si grave sujet. Mais qu'on n'affaiblisse
pas au moins les services rendus par la Compagnie. « Elle a
créé Lorient et nos établissements de l'Inde, changé deux
lies incultes et désertes en deux colonies commerçantes et
cultivées, relevé ces établissements ruinés par la dernière
guerre. Elle nourrit 4.000 matelots et entretient un corps
respectable d'officiers de marine. Voilà les dommages qu'elle
a causés au Trésor royal et ses crimes envers l'Etat ! »
Necker reproche à Morellet de laisser au compte de la
Compagnie les pertes qu'elle a faites aux Indes et de vouloir
lui retrancher les bénéfices qu'elle a réalisés sur le Tabac (1).
« Singulière jurisprudence, dit-il, et je doute qu'aucune mai-
son de commerce puisse défendre son capital contre une dis-
tribution pareille I »
(i) Morellet prétend, en effet, que l'Etal pourrait réclamer à la Com-
pagnie 130 millions, sous prétexte que la Compagnie n'eût dû percevoir
sur les Tabacs que 2 millions d /2 par au, chiffre pour lequel celle Ferme
lui fut concédée. Mais il s'est bien gardé, dit Necker, de citer tout en-
tier l'arrêt de 1725 dont il s'autorise, et qui enlève à l'Etat tout recours
contre la Compagnie en cas de plus-value des Tabacs. Cet arrêt dit eu
effet «... sans néanmoins que la dite évaluation (2.500.000 livres) puisse
opérer aucune garantie, recours, ou autre action tant contre le Roi que
contre la Compagnie en cas de plus ou de moius-value du bénéfice du
dit privilège. »
606 QUATRIÈME PARTIE. CHAPITRE PREMIER
Moreiiet a critiqué les droils de tonneau, la cession des ac-
tions et des billets du Koi consentie par lui en 1764 ; mais ce
ne furent là que de justes et insuffisantes compensations de
ses dépenses et de ses pertes dans les guerres de l'Inde. Il
est vrai que, suivant Moreiiet, la guerre n'a été portée aux
Indes que pour soutenir le privilège de la Compagnie ; mais
Necker s'indigne avec raison de cette manière de voir. « Quoi,
Monsieur, ce n'est pas pour défendre nos colonies ? Ce n'est
pas pour protéger le commerce et les établissements de la
nation? Le privilège n'est autre chose que le moyen qui a été
jugé le meilleur pour exercer le commerce et diriger les colo-
nies de l'Inde ; mais c'est uniquement ce commerce et ces
colonies qui attirent la défense du Souverain I » Aussi bien,
cette guerre a-t-elle été faite par Tordre exprès de Sa Majesté
et la Compagnie ne fut à proprement parler pendant ces an-
nées désastreuses : « que le bureau de la guerre au dépar-
lement de l'Inde » (1).
11 serait donc plus conforme à la justice de proposer la
réforme de la Compagnie que sa destruction, et celte réforme
est possible. Depuis 1725 les actionnaires n'ont jamais eu la
nomination des Directeurs, et depuis 1730 les commissaires
du Roi ont pris dans l'administration la place la plus consi-
dérable. « Rien n'a été conduit, peuvent dire les actionnai-
res, ni par nous, ni par nos représentants. Nous n'avons su
que nous étions actionnaires que par les retranchements de
nos dividendes. » Il est temps de songer à leur rendre le
ressort puissant de l'esprit de propriété. Aussi Necker se
plaint-il que les actions soient au porteur ; les actionnaires
sont anonymes, une fois sortis de l'assemblée on ne les
connaît plus, et même aux assemblées un simple porteur
(1) On ne peut douter que cette protestation de Necker ne soit abso-
ment justifiée.
CHUTE DE LA COMPAGNHS DE LAW 007
d'actions peut prendre la place du vrai propriétaire ; en em-
pruntant un nombre de titres suffisant on arrive même à
se faire nommer Directeur et il est impossible de découvrir
ces fraudes 1
Enfin la présence du commissaire du Roi, auquel la con-
duite des affaires est soumise, fait obstacle à l'esprit d'éco-
nomie, t car l'homme du gouvernement n'y a aucun motif
pressant. » Morellet refuse à la Compagnie, il est vrai, la
possibilité de trouver les fonds qui lui font défaut. Pourquoi
le pourrait-elle moins que les particuliers qu'on veut lui
substituer ? Elle a 37.000 actions, 50 millions de capital et un
commerce en activité ; quelles sûretés pourraient-ils donner,
qu'ellene puisse elle-même présenter ! Si on réformait la Com-
pagnie dans le sens d'une plus grande influence donnée aux
actionnaires, elle trouverait bien vite le crédit dont elle a
besoin « car l'argent a besoin de l'emprunteur, comme l'em-
prunteur cherche l'argent; il n'est question que d'établir
entre eux des rapports convenables ». C'est ce qu'on a voulu
faire en 1764, « et tout imparfaite que cette réforme ait été »,
elle a rehaussé le crédit de la Compagnie en dépit de la
dernière guerre; aussi l'emprunt du mois de juillet 1767,
contracté à 5 1/2 0/0,a-t-il été couvert rapidement, bien que
les fonds publics présentassent alors l'appâl d'un intérêt de
7 à 7 1/2 0/0 avec hypothèque ! et les emprunts de la Com-
pagnie n'ont jamais prêté à la spéculation, ce qu'il faut tou-
jours rechercher. Morellet reprocii^ encore, il est vrai, à ces
emprunts de détourner les capitaux des autres placements ;
mais ce ne serait un mal que si l'argent était rare ; quand il
n'est que « resserré », tout emprunt qui le fait sortir donne
le signal de la confiance et seconde le succès des autres pla-
cements, bien loin de les gêner.
Necker termine par ce jugement qui s'applique si justement
608 QUATRIEME PARTIR. CHAPITRE PREMIER
aux développemeiils présenlés par MorelleLa l'appui du prin-
cipe de la liberté commerciale : « il me semble qu'il faut se
défier un peu du penchant irrésistible qu'ont la plupart des
hommes pour les maximes générales qui les séduisent, en ne
les obligeant à classer dans leur mémoire qu'un petit nom-
bre de principes, à l'aide desquels ils peuvent juger beau-
coup de choses avec peu de peine, tandis que la nature, se
refusante notre paresse, a placé continuellement l'exception
à côté de la règle, l'erreur auprès de la vérité, et le faux près
du vraisemblable... » (1)
Quelle fut l'importante réunion des actionnaires, au cours
de laquelle Necker prononça cette défense, nous n'avons pas
sur ce point de témoignages précis ; mais il est aisé d'y sup-
pléer, il devait y avoir parmi les assistants une certaine émo-
tion soulevée par les divulgations de Morellet, auxquelles on
nelesavaitpas sufflsammenlpréparésetqui durent ruiner bien
des illusions ; il y eut aussi chez eux une certaine animosité
contre le ministère, surtout contre le Contrôleur qu'on disait
résolu à perdre la Compagnie. Les rectifications apportées par
Necker, sa valeur comme financier rassurèrent sans doute ;
on reprit confiance et puisqu'il croyait des réformes encore
nécessaires, on résolut de les obtenir. D'autres voix se firent
(1) En septembre 1769, c'est-à-dire après l'arrêt qui suspendit la
Compagnie, l'abbé Morellet crut devoir encore répondre aux critiques
que Necker avait faites de son premier Mémoire {Examen de la ré-
ponse de M. N. au mémoire de M. Vabbc Morellet sur la Compagnie des
Indes, par l'auteur du Mémoire, Paris). Il y reproche à Necker de
n'avoir pas répondu à ses principaux arguments, à savoir que la Com-
pagnie avait toujours vu décroître ses capitaux, et qu'elle ne pouvait
trouver par elle-même les ressources dont elle avait besoin. Il affirme
enfin qu'il a voulu sauvegarder les intérêts des actionnaires et ceux
du public qui peut le devenir. Ce dernier Mémoire fut encore très con-
sidérable, car Morellet est aisément prolixe, mais il n'eut sur les évé-
nements aucune influence.
CHUTE DE LA COMPAGNIE DE LAW 609
d'ailleurs entendre après la sienne. Le comte de Lauraguaia
prolesta à son tour contre les conclusions de l'abbé Morel-
lel(1) : «J'ose le dire, s'écria-l-il, il n'y a qui que ce soit qui
puisse conclure raisonnablement du mémoire de M. l'abbé
Morellet : 1° que la Compagnie ne peut exister sous une autre
forme ; 2° qu'il est du bien del'Elat qu'elle n'existe pas ; 3° que
si elle est anéantie, la liberté du commerce pourra s'établir
et le rendre plus florissant qu'il n'était auparavant. Quant à
moi ,je pense quel a siluationactuelle delà Compagnie dépend
de causes étrangères à l'état où elle devrait être aujour-
d'hui (2). >)
On décida de faire imprimer et de répandre dans le public
la réponse de Necker, puis un dernier orateur proposa trois
(1) Mémoire sur la Compagnie des Indes, Paris, 1769.
(2) Il parut au cours de celte anne'e un certain nombre de mémoires
sur cette question qui méritait en eiïet de passionner les contemporains.
Nous voulons citer seulement celui d'un des principaux Physiocrates,
Dupont de Nemours, qui parut sous ce titre : Du commerce et de la
Compagnie des Indes (Paris, 1769). Il voit dans la situation où est ré-
duite cette Compagnie « un grand exemple des dangers auxquels s'ex-
pose un Etat qui préfère les combinaisons étroites d'une politique mer-
cantile, exclusive et jalouse aux simples et saintes lois de la Justice... «
Morellet a le tort, selon lui, de considérer un peu trop la Compagnie
« comme un corps qui se serait conduit lui-même et auquel on pourrait
imputer personnellement toutes ses fautes et tous ses mallieurs » ; mais
les défenseurs de la Compagnie ont, par contre, beaucoup trop adopté
cette idée. Ils ont voulu être corps, et par esprit de corps justifier à
toute force mille choses auxquelles ils n'avaient point de part. Quoi-
qu'ils ne soient au fond que des rentiers, ils ont combattu avec animo-
sité pour l'honneur d'un commerce qu'ils n'ont réellement pas fait.
Dupont de Nemours est d'avis qu'il faut que la France abandonne le
commerce de Vlnde, pour se fournir auprès des étrangers des produits
asiatiques, « dont il serait absurde d'interdire l'usage » ; nous les achè-
terions ainsi meilleur marché qu'à nos nationaux, et les capitaux que
nous n'emploierions plus à ce commerce seraient disponibles pour amé-
liorer la culture de notre sol.
W. — 39
CIO QUATRIÈME PARTIE. — CHAPITRE PREMIER
formes d'emprunt entre lesquelles on pouvait choisir ; l'as-
semblée décida de les soumettre au Roi, ce qui montre bien
que les actionnaires n'avaient pas encore perdu tout espoir.
Cependant, cinq jours à peine après cette réunion, le di-
manche 13 août 1769, à Compiègne, le sort de la Compagnie
des Indes se décidait au Conseil du Roi. Maynon d'Invau
exposa la situation ; le Roi et les ministres avaient lu le mé-
moire de Morellet dont le Contrôleur développa sans doute
les arguments ; puis il étudia les trois projets d'emprunt et
les rejeta les uns après les autres comme impraticables ou
trop lents à produire des résultats ; il conclut que la Com-
pagnie ne pouvait plus faute de fonds faire le commerce des
Indes, et que les colonies des îles de France et Bourbon, et
les sujets de S. M. aux Indes allaient se trouver de ce fait
sans subsistances (1). Sur ce rapport un arrêt fut aussitôt
rendu dont l'article premier ruinait le monopole de la Com-
pagnie : « Vexercice du privilège exclusif de la Compagnie
des Indes aux îles de France et de Bourbon, aux Indes, à la
Chine el dans les mers au delà du cap de Bonne-Espérance,
sera el demeurera suspendu jusqu'à ce qu'il en soit par S. M.
autrement décidé (2). »
Cette nouvelle, aussitôt connue, frappa les actionnaires de
la Compagnie d'une profonde indignation ; ainsi, il était bien
vrai que la perte de celle-ci était résolue depuis longtemps,
puisque sans discuter sérieusement ses propositions, sans
lui laisser le temps de se défendre, on décidait la suspension
de son privilège ! Ce dénouement, particulièrement rapide,
émut d'ailleurs d'autres intérêls que ceux de la Compagnie,
et, sans l'avoir sollicité, elle trouva aussitôt un auxiliaire
(1) Préambule de l'arrêt.
(2) Arrôl du Conseil concernant le commerce de l'Inde, à Compiègne,
13 août 1769, Archives Nationales. — Cet arrêt avait 8 articles.
CHUTE DE LA COMPAGNIE DE LAW 611
influent. Dès le 19 août le Parlement, saisi par la Chambre
des Enquêtes, nomma des commissaires pour aviser au sujet
de cet arrêt qu'il jugeait c contraire aux formes établies dans
cette monarchie, par lesquelles le Souverain manifeste à ses
sujets sa volonté légale > (1), et de nature à porter un préju-
dice considérable à * nombre de citoyens actionnaires de
cette Compagnie qui, en raison de son existence déjà ancienne,
méritait une attention particulière » !
Les commissaires résolurent d'entendre conlradictoire-
ment les représentants de la Compagnie des Indes et les
députés du commerce ; mais cette enquête fut assez déconcer-
tante. M. de Bruny, Syndic de la Compagnie et parlant en son
nom (2), déclara qu'elle reconnaissait comme exacts les calculs
de Morellet et se soumettait à la sagesse du gouvernement et
de la Cour. Grave déclaration t Necker n'avait pourtant point
parlé en son nom particulier en protestant contre les révéla-
lions de Morellet, et la Compagnie avait alors hautement ré-
clamé justice. Cependant elle s'est résignée et se soumet
maintenant au sort qui lui est faiti Les représentants du
commerce particulier, au nom desquels M. Marion, député
de Paris, prit la parole, réservaient aux commissaires d'au-
tres surprises ; ils déclarèrent en effet « n'avoir pas d'opinion
fixe » sur la question du commerce de l'Inde, et ajoutèrent
(1) Si les édils et les de'clarations émanés de l'autorité royale étaient
soumis à l'enregistrement par le Parlement, les arrêts ne l'étaient pas
obligatoirement et le gouvernement avait par suite tendance à légiférer
par des arrêts, puisque de celte façon il évitait le contrôle du Parlement.
On comprend ainsi pourquoi celui-ci s'émeut de ce fait que le Roi ait
cru pouvoir prendre par voie d'arrêt une mesure aussi grave que la
suspension de la Compagnie des Indes.
(2) Comparurent pour la Compagnie : MM. de Clonard, de Bruny, du
Vaudier, Syndics ; Lemoyne, de Méry d'Arcy, de Rabec, de Sainte-Ca-
therine, Directeurs ; Duval d'Espréménil, Lhéritier, Julien, Dupan,
de la Rochette, Jaume, Députés des actionnaires.
G12 QIIATHIKMF, PARTIR. CirAPITIiK PREMIER
que la destruction du privilège était une « question nouvelle
qu'ils ne pouvaient résoudre d'une façon absolue ».
Ainsi la Compagnie accepte l'arrêt qui la frappe, et le com-
merce particulier, qui ne s'attendait nullement à celte au-
baine, preuve qu'il n'avait aucune part au mouvement déter-
miné contre la Compagnie par le gouvernement et les Eco-
nomistes, l'accueille sans enthousiasme et montre la plus
complète irrésolution !
Le Parlement fut sans doute peu instruit par ces déposi-
tions du véritable état de la question, mais i) décida de faire
au Roi, sur l'arrêt lui-même, « très bumbles et très respec-
tueuses représentations ».
Elles eurent lieu le 3 septembre à Compiègne, où le pre-
mier président vint, accompagné de deux présidents de
chambre, les adresser au Roi de vive voix, suivant l'usage.
Le Parlement ne tenait pas d'une façon expresse à la conser-
vation de la Compagnie, puisque celle-ci rendait elle-même
les armes; mais il demandait qu'on ne portât pas atteinte
par un acte sans forme à un établissement public fondé sur
des lois dûment vérifiées ; il refusait de laisser spolier les
intéressés de cette Compagnie (1), et désirait qu'on remplaçât
le régime existant par un autre qui fût praticable, ce que n'é-
tait pas, disait-il avec raison, celui de l'arrêt du 13 août (2).
Enfin il rendait justice à l'œuvre d'intérêt national accomplie
par la Compagnie et qu'affectaient de méconnaître ses enne-
mis : « Cette Compagnie présente dans le point de vue général
(1) « Quoi? disail-il, on a omis avec affectation d'assurer les aclion-
naires de la disposition des vaisseaux et des effets de la Compagnie 1
C'est altaquLM- la propriété, sinon par une disposition directe, du moins
par une réticence affectée. Celte propriété fait partie de l'existence du
citoyen. Le Parlement doit au Roi de réclamer avec force contre de
pareils actes de pouvoir absolu ! »
(2) V. infrà, p. 617, note 2.
CHUTE DE LA COMPAGNIE DE LAW 613
de son existence le magnifique projet de porter la gloire du
nom français et la puissance de V. M. jusqu'aux exlrémilés
du monde. Sa marine a fourni des sujets distingués à votre
marine, ses vaisseaux sont toujours prêts à soutenir les
droils de la souveraineté, dont il a plu à V. M. lui confier la
défense dans une parlie du monde. Les différentes secousses
qu'elle a éprouvées ont été occasionnées moins par les varia-
tions de son commerce que par les guerres que l'Etal a eu
à supporter. Sa situation actuelle est une suite de la situa-
tion fâcheuse des finances de l'Etat, et peut-être l'effet de
l'impression de l'autorité qui a toujours dirigé et souvent
ordonné ses opérations. » Noble et raisonnable langage qui
fait honneur à la fois à la Compagnie et au Parlement.
Le Roi reconnutqu'ily avait dans le régime établi par l'arrêt
du 13 août des dispositions à modifier ; il déclara qu'il n'avait
nullement l'intention de léser les actionnaires et que ceux-ci
garderaient la jouissance de tout ce qui leur appartenait. Le
Parlement dut se contenter de cette demi-satisfaction. Bien-
tôt, en effet, un arrêt du 6 septembre vint modifier le premier
sur les points qui avaient soulevé déjà nombre de protesta-
tions. Le privilège de la Compagnie resta suspendu et la
route des Indes fut désormais ouverte aux négociants parti-
culiers.
Quelle était la situation faite à la Compagnie? Elle fut, dans
son principe, assez mal déterminée, car la mesure qui la
frappait n'était pas une suppression, mais seulement la sus-
pension de l'exercice de ses droils (1) ; cependant certains
(1) Celle décision mérile de retenir l'allention. Le privilège de la Com-
pagnie était à terme, elle devait donc prochainement en demander le
renouvellement pour pouvoir subsister : si elle ne le faisait pas ou que
celui-ci lui fûl refusé, ledit privilège devait, semble-t-il, s'évanouir. La
solution admise esl un moyen terme : le privilège lui-même n'est pas
614 QUATRIÈME PARTIE. CHAPITRE PREMIER
points étaient fixés d'une manière plus nette. La Compagnie,
en effet, qu'elle lut suspendue ou supprimée, devenait étran-
gère au commerce lui-même entre les Indes et la France ;
mais elle gardait une part, assez mince, il est vrai, aux rela-
tions qui allaient s'établir sous ce régime, car c'était à elle,
à son administration de Paris, de délivrer aux commerçants
les passeports dont ils devaient se nantir avant de mettre
leurs navires en mer. Ses comptoirs conservèrent leur per-
sonnel qui passait seulement de son service à celui du
Roi, et reçut de celui-ci confirmation de ses fonctions. De
même le Roi ouvrit l'entrée de sa marine au corps naviguant
de la Compagnie avec des grades équivalents. L'administra-
tion centrale de la Compagnie: Syndics et Directeurs, continua
également à fonctionner, tant pour assurer la délivrance des
passeports que pour conduire la liquidation qui s'ouvrit aus-
sitôt. Enfin un arrêt du 17 février 1770, complété par celui du
8 avril suivant (1), fixa la situation respective du Roi et de
la Compagnie.
La Compagnie céda au Roi ses immeubles, ses meubles et
ses droits^ à la seule exception de la partie de son capital
qui se trouvait hypothéquée en faveur des actions par Tédit
de 1764. Le Roi, de son côté, se reconnut débiteur d'une rente
perpétuelle de l.i200.000 livres, représentant un capital de
30 millions, pour se libérer de toutes les sommes qu'il devait
tombé, son exercice seul est intéressé par l'arrêt et cet exercice est sms-
pendu jusqu'à nouvel ordre. Il faut en conclure que la jouissance du
privilège lui-même ne disparut pas à l'expiration normale de sa conces-
sion ; sinon, en effet, cette mesure était inutile. Tout paraît prouver que
le gouvernement royal voulut éviter de se trouver en présence de cette
alternative : renouveler le privilège de lu Compagnie, ou refuser ce re-
nouvellement.
(1) Arrêt du 8 avril 1770 homologuant la décision de l'assemblée
des actionnaires en date du 7 avril. Archives Nationales. ADIX, 385.
CHUTE DE LA COMPAGNIE DE LAW 615
a la Compagnie (1 ) ; il s'engagea, en outre, à payer désormais
toutes les pensions, toutes les rentes constituées par elle.
La Compagnie reçut l'autorisation d'ouvrir une loterie au
capital de 12 millions pour achever l'entier payement de ses
dettes. Enfin il fut décidé que les actionnaires feraient un
dernier apport de 400 livres, moyennant lequel le capital des
actions, qui avait été fixé à 1.600 livres en 1764, fut élevé à
2.500 livres, et leur dividende fut porté de 80 livres à 125
livres (2).
(1) Edit de février 1770, portant création d'un contrat de 1.200.000
livres de rente perpétuelle au principal de 30 millions, au profit de la
Compagnie des Indes, Archives Nationales. ADIX, 385. Cette rente re-
présentait le montant des dettes du Roi ainsi évaluées :
i° Gratifications sur les importations et exporta-
lions, droit de noirs, indemnité pour les cafés depuis
1764 12.500.000 livres
2° Vaisseaux, magasins, comptoirs, droits cédés
par la Compagnie au Roi 17.500.000 »
Total 30.000.000 ..
(2) La suspension de la Compagnie provoqua la parodie suivante
d'une scène de Mithridate : « On voit au milieu du théâtre la Compa-
gnie des Indes nue en cbemise ; elle est suspendue par une corde sous
les aisselles, elle tient en main son privilège. Le corps des actionnaires
est représenté par deux d'entre eux qui s'essuyent les yeux avec leurs
mouchoirs. » Mémoires secrets de Bachaumont (cités par M. Bonnas-
sieux).
CHAPITRE il
LA COMPAGNIE UE GALONNE.
Le commerce libre ; ses conditions : les passeports, obligation d'effec-
tuer les retours à (.orient ; ses résultats. — Les affaires de l'Inde :
luttes d'Haï(ler-Ali et de Tippo-Sahib contre la Compagnie anglaise,
ouverture de la guerre d'Amérique, nouvelle chute de nos comptoirs
indiens, campagne de Suffren, traité de Versailles. — M. de Galonné
rétablit la Compagnie des Indes (arrêt du 14 avril 1785). —Prétextes
de ce rétablissement; raisons de la distinction faite entre cette Com-
pagnie et la Compagnie suspendue en 1769. — Restrictions apportées
à l'étendue de ses droits. — Organisation de la Compagnie nouvelle.
— Protestations du commerce particulier. — Premières opérations
commerciales de la Compagnie.
Le commerce avec l'Asie élail ainsi désormais accessible à
tous les négocianls particuliers, pour le profil desquels les
Economistes avaienlmené le combat et remporté la victoire ;
mais la longue possession de ce trafic par la Compagnie leur
avait ûté, semble-il, jusqu'à l'idée même de faire ces opéra-
tions pour leur compte et ils n'y étaient nullement préparés.
L'opinion que ce commerce était une opération ruineuse,
un mal nécessaire, une entreprise où l'on engouffrait des ca-
pitaux sans grande chance de succès, avait d'ailleurs bon
nombre de partisans et ceux-là considéraient la Compagnie
comme remplissant un véritable service public en apportant
en France les marchandises des Indes dont on no pouvait se
passer, beaucoup plutôt que coninie Jouissant d'un mono-
polo lucratir.
LA COMPAGNIE DE GALONNE 617
La situalioii à laquelle étaient soumis les armateurs n'était
pointd'ailleurssansdifficullés; les restrictions y étaient nom-
breuses et Ton sait qu'en matière commerciale toute tracas-
serie administrative a un efïel désastreux. Or, il fallait que les
négociants, avant de faire partir leurs navires, se procuras-
sent un passeport (1) dans les bureaux de la Compagnie : sim-
ple formalité, il est vrai, car ce passeport était gratuit, exempt
de toute forme compliquée et ne pouvait être refusé; néan-
moins c'était à Paris seulement que la Compagnie le déli-
vrait, ce qui pouvait causer aux armements des relards fort
préjudiciables (2). En outre, on ne pouvait armer pour l'Asie
dans un porl quelconque du royaume, et seuls les ports ou-
verts au commerce avec les colonies pouvaient être choisis
comme lieux d'armement (3) ; cette mesure était destinée à
assurer le contrôle de ce commerce, et d'ailleurs il n'y avait
(1) Celte formalité du passeport s'imposait, étant donnée la politique
coloniale en vigueur; il était déjà exigé pour l'inlercourse coloniale.
(2) Celte question du passeport fui une des plus difficiles à régler ;
l'arrêt du 13 aoijl 1769 avait décidé que pour l'obtenir les négociants
devraient adresser au minisire de la marine ou à la Compagnie un mé-
moire, qui devait être communiqué aux députés du commerce, et ceux-ci
pouvaient, s'ils le jugeaient nécessaire, prendre des renseignements
avant de donner leur avis : ce n'élait que lorsque celui-ci était obtenu,
que le passeport pouvait être délivré (art. 4). — L>es réclamations nom-
breuses se firent entendre, le Parlement lui-même protesta « contre
cet esclavage qui anéantissait tout commerce ». l/arrèl du 6 septembre
1769 modifia en efTel ces formalités ; on supprima la demande au minis-
tre pour la réservera la Compagnie, et rou abandonna l'inlervenlion
des députés du commerce (art. 1").
(3) L'arrêt du 13 août 1769, qui le décidait (art. 7), soumettait d'une
façon générale le commerce de l'Inde à toutes les formalités prescrites
et lui octroyait tous les avantages, exemptions et entrepôts établis pour
le commerce des îles d'Amérique. Or à ce commerce étaient seuls ouverts
les ports de Dunkerqtte, Calais, Saint-Valéry, Dieppe, le Havre, Rouen,
Honfleur, Caen, Cherbounj, Granville, Saint-Malo, Morlaix, Brest, Van-
nes, Nantes, la Rochelle, B'^rdeaux, Libourne, Bayonne, Celte et Mar-
seille.
618 QUATRIÈME PARTIE. CHAPITRE II
pas de raison pour mellre ces commerçants en dehors du
droil commun, puisque les comptoirs des Indes devenaient
des colonies royales en échappant à la Compagnie. Arrivés
à destination les commandants des navires devaientfaire viser
leur passeport par les autorités coloniales.
Les entraves étaient plus nombreuses encore pour les re-
tours ; on ne pouvait en effet les effectue?' qu'au seul port de
Lorient (1), et la faculté d'entreposer les cargaisons pendant
six mois dans ses magasins n'était pas un avantage suffisant
pour contrebalancer les inconvénients de cette restriction
fort gênante pour les armateurs des autres ports de France,
obligés de faire suivre leurs bâtiments sur lest de Lorient à
leur port d'attache. On pouvait, il est vrai, après avoir touché
à Lorient et fait dans les 24 heures la déclaration du charge-
ment prescrite, repartir pour Nantes, où il jouissait du même
avantage d'entrepôt (2).
Enfin, et l'on ne pouvait espérer qu'il en fût autrement, le
gouvernement n'ayant pas renoncé, même pendant ses crises
de physiocratie à sa politique douanière protectionniste, les
importations elles-mêmes étaient placées comme précédem-
ment sous une surveillance très sévère. Les unes, dont l'entrée
était permise, payaient les droits d'entrée ordinaires (3) et
en outre un droit spécial nouvellement établi : le droil d'in-
duit, de 5 0/0 ou de 3 0/0 suivant qu'elles provenaient de
rinde ou des Mascareignes. Les autres (4), dont l'entrée était
(1) Arrêt du 13 août 1769, article 5.
(2) Cet avantage avait été' accordé par l'arrêt du 6 septembre 1769.
(3) L'arrêt du 13 aoùl 1769 annonçait la promulgation d'un tarif
spécial (art. 6). L'arrêt du 6 septembre lui substitua le droit d'induit
(art. 9). Sa perception fut organisée par un troisième arrêt du 29 no-
vembre 1770.
(4) Ce furent, comme précédemment, et en vertu de l'arrêt du 6 sep-
LA COMPAGNIE DE GALONNE 6!9
prohibée, devaient êlre réexportées et payaient, ainsi que
les marchandises permises destinées à l'étranger, le seul
droit d'induit précité. Ajoutons quelesimporlateurs pouvaient
recourir à leur gré à des ventes publiques ou particulières.
Telle était la situation faite aux négociants particuliers.
Comment en tirèrent-ils parti?
Les documents dont nous pouvons nous servir sont assez
nombreux, mais ils ne concordent pas entre eux ; il faut
remarquer d'ailleurs qu'ils nous sont fournis tantôt par des
partisans, tantôt par des adversaires du commerce privilégié,
ce qui leur enlève malheureusement de leur impartialité ; les
discussions, en effet, restèrent passionnées pendant les quel-
ques années de cette première expérience de la liberté.
D'après un état produit devant l'Assemblée Nationale
en 1790, le commerce particulier aurait expédié, au cours des
seize années que dura ce régime (17(39-1785), 340 bâtiments
d'un tonnage total de 148.045 tonneaux, soit une moyenne
annuelle de 21 navires et de 9.309 tonneaux (1). Un second
état, relatif aux seules années 1774, 1775 et 1776, donne le
chiffre de 118 navires et de 57.190 tonneaux, soit une moyenne
de 29 navires et de 14.297 tonneaux par an. Enfin la valeur
tembre 1760, les toiles de coton peintes ou imprimées, les toiles de coton
blanches propres à la teinture, les soieries, les tissus d'écorce, etc..
(t) Ces étals sont empruntés au Mémoire des députés du commerce
paru en 1786. Ces armements se réparlissaient comme suit:
Lorient 195 vaisseaux 87.335 tonneaux
Saint-Malo 19 — 7.730 —
Marseille 37 — 12.950 —
Bordeaux 33 — 14.720 —
Nantes 16 - 6.150 —
La Rochelle, Rochefort. ... 18 — 9.280 —
Le Havre, Hontleur 3 — 850 —
Brest, Vannes 4 — 3.555 —
Aux Indes 15 — 6.585 —
620 QUATRIÈME PARTIE. CHAPITRE II
des importations aurait atteint dans les bonnes années
33 millions de livres. Il est juste d'ajouter que ces résultats
furent établis par les adversaires du monopole et que les
partisans de celui-ci en contestèrent énergiquement l'exacti-
tude, opposant au chiffre de 340 navires celui plus modeste de
145 et leur reprochant d'avoir fait figurer dans le premier des
navires affrétés par le Roi et par la Compagnie hollandaise.
Chaptal donne, d'autre pari, le chiffre de 20.294.000 livres
comme produitmoyen annuel du commerce des Indes pendant
les mêmes années, calculé sur sept années consécutives (1).
Enfin VEncyclopédie Méthodique, à laquelle nous avons
fait déjà des emprunts, nous fournit les chiffres suivants pour
les importations net d'escompte de 1709 à 1777 (2) :
Années Inde Cliine Total dos ventes
1771 3.256.620 5.173.712 8.430.332
1772 9.180.129 4.699.843 13.879.973
1773 8.711.734 5.822.047 14.533.782
1774 8.475.691 8.575.808 17.051.500
1775 10.906.218 10.912.593 21.818.812
1776 19.402.422 6 504.327 25.906.749
1777 16.616.061 10.110 327 20.727.288
Totaux .... . 76.540.778 51.798.660 128.448.439
Année moyenne . . . 10.935.082 7.399.808 18.335.491
Nous trouvons dans le même ouvrage une statistique des
permissions délivrées par la Compagnie de septembre 1769
à juin 1776 ; le nombre total en est de 187 vaisseaux, dont :
48 au-dessous de 300 tonneaux,
46 » de 400 »
37 de 400 tonneaux à 000 »
30 de 600 » à 900 »
20 de 900 » et plus.
(1) Chaplal, l)e Vlmiusliie française, 1819, l. I.
(2) Encyclopédie Mélhodique, Diclionnaire des Finances, article
Inde.
LA COMPAGNIE DE GALONNE 621
De ces bâtiments il était revenu 121 seulement en jan-
vier 1778, soil un déchet de 70, le tiers des permissions ac-
cordées ; à la vérité, quelques armateurs n'avaient pas pro-
filé de leur passeport, et quelques bâtiments avaient été
envoyés avec le dessein de les maintenir dans la mer des
Indes ; mais le plus grand nombre des manquants avaient
péri par insuffisance de précautions, ou avaient été vendus
dans l'Inde, faute de moyens de leur procurer une cargaison
de retour. D'ailleurs, sur ces 187 navires, 131, soit près des
trois quarts étaient inférieurs à 600 tonneaux, alors qu'il était
reconnu que pour faire utilement ce commerce, il fallait em-
ployer des tonnages de 600 tonneaux et plus. Enfin les arma-
teurs de plus de 100 de ces vaisseaux y avaient perdu des
fonds et il n'y avait guère que ceux qui avaient fait le com-
merce avec la Chine qui eussent réalisé des bénéfices.
L'auteur de l'article auquel nous empruntons ces ren-
seignements est franchement défavorable au commerce
libre, tel du moins qu'il est organisé par les arrêts de 1769.
11 prétend démontrer que si le commerce de l'Inde n'était pas
rémunérateur pour la Compagnie, il est simplement ruineux
pour les négociants particuliers. Il suppose, à cet effet, l'ex-
pédition d'un vaisseau de 600 tonneaux, armé pour le Ben-
gale avec 900.000 livres de fonds embarqués en espèces, et
504.500 livres de frais d'armement, soit une mise dehors to-
tale de 1.404.500 livres. En estimant à 1.020.000 livres la
dépense des marchandises prises dans l'Inde, la cargaison
donnera avec 70 0/0 de bénéfice une vente brute de
1.734.000 livres ; mais il faut déduire de ce chiffre le droit
dMndull, les droits de douane, l'intérêt des fonds empruntés,
l'assurance du navire et de la cargaison, les frais de désar-
mement et de vente, qui réduisent le produit net à 1.231.670 li-
vres seulement, soit une perte de 172.830 livres ou de
622 QUATRIÈME PARTIE. — CHAPITRE II
12 1/2 0/0 sur la mise dehors ! Il estime, en oulre, que la
perle sur le commerce du Coromandel alleinl 20 1/2 0/0 !
Ce témoignage, qu'il est permis de croire impartial, car ce
collaborateur de V Encyclopédie Méthodique ne plaide nulle-
ment pour le rétablissement de la Compagnie auquel on ne
peut songer, dit-il, mais seulement pour une diminution des
droits fiscaux « qui ruinent ce commerce », prouve tout au
moins qu'une certaine réaction se produisit après quelques
années seulement d'exercice du commerce libre, et que les
partisans de la liberté n'avaient pas été complètement récom-
pensés de leurs luttes. Cependant, sur le fond même de la
question, il n'y a rien, croyons-nous, à conclure de celte
première expérience. Ce n'est pas en onze années de paix,
coupées en deux tronçons par une guerre de cinq ans, qu'un
commerce aussi important que celui des Indes pouvait s'or-
ganiser ; mais il est permis de dire que l'élan 1res remar-
quable fourni par notre marine marchande en ces quelques
années, quelle qu'en soit la valeur exacte, promettait déjà
pour un avenir prochain de très heureux résultats.
La guerre d'Amérique vint, en effet, apporter encore une
fois la perturbation dans nos relations commerciales avec
les Indes. La lutte reprit avec l'Angleterre, mais celle-ci fut
pour nous ce que n'avaient point été les précédentes, non seu-
lement glorieuse, mais victorieuse. L'escadre de d'Orvilliers
tint tète à celle de Keppelà Ouet:sanl (27 juillet 1778), bataille
indécise qui fit trembler le cabinet de Londres, surpris de ce
relèvement inattendu de noire puissance navale ; puis Bouille
s'empara de Saint-Domingue, d'Eslaing de la Grenade, Gui-
chen résista trois fois avec succès à Rodney et enleva sous
ses yeux un convoi de 60 navires portant 50 millions ; Lamot-
le-Picquet amarina une autre flotte qui portail en Angleterre
le butin fait à Saint-Eustache, prise par les Anglais à l'Espa-
LA COMPAGNIE DE GALONNE 623
gne, mais que Bouille leur reprit bientôt ; enfin la campagne
du comte de Grasse dans les eaux américaines contribua uti-
lement au succès des opérations de Washington, malgré la
glorieuse défaite des Saintes, où l'amiral dut se rendre à son
adversaire Rodney (1782).
La guerre avait repris aussi dans l'Inde ; une puissance
nouvelle s'y était lentement élevée, en effet, celle d'Haïder-
Ali, nabab de Bangalore qui avait combattu avec nous sous
Trichinopoli en 1754 et envoyait encore à Lally en 1761 un
corps de 7.000 cavaliers. Aidé par une petite troupe française
qui se réfugia auprès de lui après la prise de Pondichéry, il
s'empara de l'autorité réelle de tout le royaume de Mysore,
dont le sultan incapable le reconnut pour son premier mi-
nistre. Les succès de sa politique qui annexa à ce royaume
la nababie de Kanara, étendit son protectorat sur le Malabar
et conquit les Maldives, émurent bientôt les Anglais qui
soulevèrent contre lui les Mahrattes et le soubab du Deccan.
Ilaïder-Ali résista victorieusement et leur imposa une paix
avantageuse, puis il se retourna contre le nabab du Carnatic
soutenu par la Compagnie anglaise, battit les troupes euro-
pénnes que celle-ci lui opposa, la chassa de Mangalore et de
Cuddalore, et la força à lui offrir à son tour un traité d'al-
liance ; le nabab, de son côté, dut se soumettre à payer tribut
(1767). Haïder-Ali, qui disposait alors d'une armée de 90.000
hommes commandée par des officiers français, était le maître
incontesté de l'Inde méridionale. La guerre reprit cependant
entre lui et les Mahrattes (1769), et il faillit y trouver sa perte ;
mais les divisions de ses ennemis le sauvèrent encore ; il les
défit de nouveau, les poursuivit dans le Carnatic, dont il prit
uneà une les places; les Anglais, encore une fois vaincus, du-
rentreculerellaCompagnie trembla de nouveau. Il fallut toute
624 QUATniKME PARTIE. CHAPITRE H
l'énergie de Warren llastings (1) pour éviter une ruine com-
plète de la puissance anglaise ; il envoya des i-enforls à Ma-
dras sous les ordres de Goote, l'adversaire de Lally-Tollendal,
officier habile et opiniâtre ; Ilaïder-Ali fut pour la première fois
battu, Négapatam et Cuddalore lui furent reprises (1780).
Les Anglais profilèrent de ces succès et de la réouverture des
hostilités en Europe pour nous enlever une seconde fois Pon-
dichéry qu'ils craignaient de voir trop vite se relever de ses
ruines; mais Haïder-Ali se déclara aussitôt noire allié, et
pendant qu'il envahissait à nouveau le Carnalic, l'escadre
de M. de Suffren apparaissait sur la côte indienne (1781) (2).
Cette nouvelle campagne de mer, habilemenl menée par
l'illustre amiral, fut glorieuse pour noire pavillon ; quatre
victoires successives sur les flottes anglaises de Johnston et
de Hughes nous rendirent maitres des eaux indiennes (3), et
(1) Warren Haslings (1732-1818) fut le premier gouverneur général
de rinde anglaise (1772-1785).
(2) L'escadre envoyée par le gouvernement royal avait eu comme com-
mandant primitif M, d'Orves qui décéda pendant la traversée et que
Suffren remplaça. Celle force navale comprenait 12 vaisseaux : le Hé-
ros, VOrient et VAnnibal de 74 canons ; le Vengeur, le Sévère, le
Sphinx, le Bizarre, V Artésien, VAjax, le Brillant de 64 ; le Flamand et
le Uannihal de 50, (ce dernier avait élé enlevé au.x Anglais au début
de la campagne) ; 3 frégates : la Fine, la Bellonne et la Pourvoyeuse ;
et 3 corvettes ; la Subtile, la Sylphide et la Diligente.
(3) Suffren battit d'abord Johnston dans la baie de l^orto-Praïa aux
îles du Gap- Vert (16 avril 1781), ce qui lui permit de mettre en état de
défense la ville du Cap pour le compte des Hollandais, nos alliés, avant
l'arrivée des Anglais ; il se présenta ensuite devant Madras que la pré-
sence de l'amiral Hughes ne lui permit pas de bombarder ; mais la
bataille qui s'engagea entre les deux Hottes se termina par la retraite
des Anglais, et nous réoccupàmes Pondichéry à la faveur de ce succès ;
une troisième bataille (dite du Provédien) eut lieu le 23 mars 1782 et
s'acheva encore par la retraite de l'amiral Hughes ; le 6 juillet 1782,
SufTren battit complètement celte fois son adversaire devant Négapatam
il s'empara ensuite de Trincomali qu'occupaient les Anglais, et Hughes
LA COMPAGNIE DE GALONNE 625
les opérations de Suffren combinées avec celles d'Haïder-
Ali allaient détruire la puissance anglaise et réédider un
empire français ; mais la mort d'IIaïder-Ali, la paix signée en
Europe anéantirent ces espérances. Le traité de Versailles
(3 septembre 17S3) nous rendit du moins nos comptoirs avec
des territoires un peu plus étendus qu'en 1763 ; mais combien
chétive était celle compensation de la perte de l'avenir répa-
rateur que celle paix nous coulait (1) I
Elle ramena cependant dans la mer des Indes nos navires
qui accourut à son secours fut battu une cinquième fois (2 septembre
1782) ! Une telle série de victoires n'était-elle pas une revanche écla-
tante des échecs de l'incapable d'Aché ? Les opérations sur terre furent
moins heureuses : Bussy fut chargé par le gouvernement de conduire
dans l'Inde une expédition ; mais celle-ci partit en quatre détachements
et les Anglais en capturèrent trois ! Bussy, qui était vieux et affaibli, se
vit assiégé dans Gondelour par les Anglais et Suffren accourut à temps
pour repousser ceux-ci et embarquer notre petit corps de troupe.
(1) Nos possessions indiennes devaient être occupées de nouveau par
les Anglais en 1793, puis en 1804 ; mais elles nous furent rendues défi-
nitivement en 1815, sous la condition toujours renouvelée de ne pas les
fortifier et de n'y entretenir que les troupes nécessaires à la police. Elles
n'ont subi depuis cette date aucune modification nouvelle et elles se
composent encore des cinq territoires de Pondichéry, Chandernagor,
Mahé, Karikal et Yanaon, et des huit loges de Masulipatam, Calicut,
Swat, Balasor, Dacca, Cassiinbazar, Patna et Jougdia. Les territoi-
res offrent une superficie de 56.000 hectares et une population de
282.000 âmes ; quant aux factoreries, à l'exception de Surat, de Calicut
et de Masulipatam où nous entretenons quelques agents, les autres sont
louées à l'administration anglaise. Aux points de vue industriel et agri-
cole nos colonies hindoues n'offrent qu'un intérêt médiocre ; elles nous
sont surtout utiles pour le recrutement des travailleurs à destination de
nos autres colonies. Ce sont, hélas, de tristes résultats pour une politi-
que coloniale de deux siècles et demi ! « Attachons-nous cependant,
comme le dit excellemment M. Gaffarel, à ces hum blés débris de notre
fortune passée et envoyons un fraternel salut à ces villes qui seraient
devenues des capitales si nous avions écouté nos Dupkix, nos Bussy et
nos Suffren ! » Qui sait si l'avenir ne nous en suscitera point d'autres ?
VV. — 40
626 QUATRIÈME PARTIE. — CHAPITRE II
de commerce qui depuis cinq années ne la fréquentaient
plus ; mais les négociants particuliers ne devaient point
profiter longtemps de la liberté qui leur était rendue. A peine,
en effet, les préliminaires de la paix étaient-ils signés en
janvier 1783, que le gouvernement royal organisait une expé-
dition commerciale dont il surveilla tous les apprêts. • On
s'était aperçu, dit un auteur, que le royaume était dépourvu
des marchandises de l'Inde nécessaires pour sa consomma-
tion cl pour le trafic avec l'olraiiger; mais on crut que l'on
n'était pas assuré d'une promptitude suffisante en s'adressant
au commerce particulier (1). »
Le gouvernement royal s'adressa donc à un riche armateur,
le sieur Grandclos-Meslé, qui fut autorisé à emprunter pour
les frais de l'expédition 3 millions de livres au compte du
Roi (arrêt du 7 février 1783) ; il reçut la direction de la cam-
pagne et la marine royale lui fournit deux vaisseaux. L'em-
prunt, organisé par l'Etat lui-même, fut rapidement couvert ;
le Roi souscrivit le premier et invita les villes maritimes à
l'imiter. Les bénéfices du retour devaient être employés à
encourager le commerce de l'Inde et à rembourser certains
créanciers de la Compagnie des Indes. Mais, chose plus grave,
le gouvernement royal décida qu'il ne serait pas délivré de
permissions pour l'Inde et pour la Chine avant le retour de
l'expédition.
La Compagnie des Indes était tombée sous le ministère de
Choiseul, mais ce ministre n'avait pas lardé à être disgracié
(1770) et Maynon d'Invau l'avait suivi bientôt dans la retraite ;
l'arrivée de l'abbé Terray au Contrôle des Finances ouvrit une
période d'hostilités déclarées contrôles Economistes etamena
la destruction des mesures libérales du ministre Laverdy.
La mort de Louis XV provoqua la chute de ce nouveau minis-
(1) Guyot, Répertoire, art. Compagnie.
LA COMPAGNIE DE GALONNE 627
tère el Louis XVI éleva Turgot au pouvoir. Une nouvelle
période de faveur commença pour le? idées physiocraliques,
mais elle dura à son tour fort peu el la réaction se produisit
bientôt plus violente que jamais. Celle époque est donc, au
point de vue économique, un flottement continuel entre la
politique protectionniste traditionnelle, et les nouvelles ten-
dances libérales. L'entrée de Necker au Contrôle accentua
encore celle situation (1776) ; il arrivait aux affaires avec un
programme de réformes surtout financières ; mais il ne pou-
vait avoir oublié ses opinions économiques, et l'ancien Syndic
de la Compagnie des Indes pouvait la relever de la suspension
qui l'avait frappée et détruire l'œuvre des Physiocrales. Il
en fut sollicité, mais la guerre d'Amérique absorba ses soins
et rendit cette restauration sans objet : ce n'était certes pas
le moment propice, en effet, car les guerres lui avaienl tou-
jours été funestes I Un certain revirement s'était d'ailleurs
produit dans les idées de Necker, et en 1773 dans son Eloge
de Colbert, après avoir exposé les raisons de la protection
accordée par celui-ci au commerce de l'Inde à cause du bon
marché des toiles qu'on s'y procurait alors, il ajoutait : • Mais
depuis cette époque toutes ces proportions ont changé ; les
toiles des Indes ont coûté beaucoup plus à la France, tant par
la hausse du prix de la main-d'œuvre que par les vexations
exercées par les souverains de ce pays el les grandes dépen-
ses de guerre et de souveraineté que ces établissements ont
occasionnées. Dès lors, l'économie politique ne peut plus
conseiller ce commerce ; il serait préférable de favoriser en
France l'établissement de ces manufactures... » Cette ma-
nière de voir no devait pas l'encourager beaucoup à rétablir
la Compagnie des Indes ; mais en 1781 Necker tomba à son
tour sur la publication du Compte rendu de l'état des Finances^
qui souleva contre lui la même cabale que contre Turgot, el
628 QUATRIÈME PARTIE. CHAPITRE II
lorsque le Irailé de Versailles eùl ramené la paix, un nou-
veau conlrôleur-général, M. de Galonné, entra au niinislère.
L'expédition organisée par le gouvernement royal en 1783
donna des résultats avantageux, qu'explique fort bien la
pénurie de produits des Indes dans laquelle devait se trou-
ver le marché français après cinq années d'interruption de ce
comniorce. Les armateurs qui l'avaient fait jusqu'à la guerre,
et il y avait parmi eux de très importantes maisons (1), con-
çurent de ce succès les plus belles espérances, puisque, d'une
part, le gouvernement marquait ainsi un grand intérêt pour
leurs opérations et leur promettait son appui, et que, d'au-
tre part, l'interdiction qui pesait sur eux allait enfin être le-
vée. Ces espérances furent singulièrement déçues ; au lieu
d'un essor nouveau donné à leur commerce, ce fut sa des-
truction que provoqua le succès de cette campagne.
Le i4 avril 17 8 5, en effet, un arrêt du Conseil du Ro i rétablit
la Compagnie des Indes (2). Les prétextes, sinon les raisons
(1) Notamment la maison Rabaud de Marseille, qui, en cette même
année 1785, recevait de l'Inde 4 navires qui lui procurèrent un bénéfice
moyen de 70 0/0. Mémoire des députés du commerce, 1786.
(2) Il est à remarquer que la Compagnie de Galonné fut établie par
un simple arrêt, alors que les Compagnies précédentes avaient toutes
fait l'objet d'un édit ; en outre, cette mesure législative ne fut pas con-
sacrée par l'enregistrement du Parlement : c'était un arrêt sur requête
non communiqué. Ce fait souleva aussitôt de vives protestations ; l'on
prétendit que cet élablissemenl était illégal, et cette objection sera re
prise quelques années plus tard par les adversaires de la Compagnie à
l'Assemblée Nationale. Ses défenseurs répondirent que le privilège du
commerce des Indes ayant été simplement suspendu en 1769, était resté
« existant mais dormant », qu'un sim|)le arrêt devait donc suffire pour
en relever l'exercice et qu'il n'y avait pas lieu à enregistrement ; on se
rendit compte cependant de l'irrégularité de cette situation, et les arrêts
des 14 avril 1785 et 21 septembre 1786 promirent formellement l'éta-
blissement de lettres patentes : « toutes lettres sur ce nécessaires seront
expédiées », mais il n'en fui rien fait.
LA COMPAGNIE DE GALONNE 629
de cette mesure inattendue étaient donnés par le préambule
de cet acte : c'était « le peu de combinaison qui présidait
aux expéditions des particuliers elle peu d'assortiment de
leurs cargaisons. » On reprochait ainsi au commerce particu-
lier d'être incapable d'approvisionner le royaume d'une façon
satisfaisante, argument depuis bien longtemps invoqué en
faveur du commerce privilégié et qui n'était point sans sou-
lever de graves questions économiques. Les commerçants
prolestèrent vivement; mais ils ne furent point écoutés, et le
gouvernement qui s'était en 1769 montré si empressé à dé-
truire la Compagnie, témoigna pour son rétablissement d'une
égale obstination contre laquelle toutes les plaintes vinrent
se briser.
11 prétendit d'ailleurs constituer une Compagnie nouvelle,
distincte de la Compagnie suspendue en 1769, dont \e'& pri-
vilèges seuls étaient restaurés pour être conférés à la nouvelle
société. L'arrêt disait en effet formellement : « Le privilège de
la Compagnie des Indes et de la Chine (1), qui a été suspendu
par arrêt du Conseil du 13 août 1769, continuera de demeurer
sans effet à l'égard de ladite Compagnie » (art. 1), et la précau-
tion qu'il prenait n'était pas superflue, car cette Compagnie
fonctionnait encore, on le sait, non plus pour l'exercice de
ses droits commerciaux, mais pour la délivrance des passe-
ports aux négociants particuliers d'une part, et pour la liqui-
dation de sa situation financière de l'autre. Il devait donc
exister désormais deux Compagnies des Indes : l'ancienne
Compagnie qui ne délivrerait plus de permissions, mais qui
(1) La Compagnie de Law, supprimée en 1769, ne porta jamais le nom
de Compagnie des Indes et de la Chine. Celte dénomiiialion inexacte
est apparemment un souvenir de la séparation de ces deux parties de
son privilège qu'avait subie, on s'en souvient, la Compagnie de Golbert.
Nous avons signalé à plusieurs reprises ces confusions.
630 QUATRIÈME PARTIE. — CHAPITRE II
poursuivrait sa liquidalion,donl rien ne viendrait la détour-
ner, et la nouvelle Compagnie qui reprenait les vues et les
droits de la précédente et qui lui fui à cet e/fel subrogée dans
l'exercice de son privilège.
On comprend fort bien que le gouvernement royal ne vou-
lût point, en restaurant le principe du privilège, charger la
Compagnie reconstituée de la situation difficile qu'elle avait
en 1769. il fallait construire sur de nouveaux frais pour
avoir quelque chance de succès et pour dissiper dans l'opi-
nion publique le nuage défavorable qu'y avait laissé le dé-
nuement final de la Compagnie de Law. 11 faut ajouter que sa
liquidation se poursuivait dans de bonnes conditions et qu'il
importait de ne pas compromettre cette situation, comme il
était urgent de n'en point distraire son personnel.
Ces raisons expliquent la décision à laquelle s'arrêta M. de
Galonné de constituer une Compagnie nouvelle. Nous devons
d'ailleurs faire remarquer que celle-ci eut plusieurs caractè-
res très différents de ceux de la Compagnie de Law et qui
méritent de retenir l'attention.
Le premier et le plus important de ces caractères est qu'elle
ne reçut point de droits de souveraineté sur les pays dont le
commerce lui était concédé à titre de monopole, et qui restè-
rent comme sous le régime éphémère qui l'avait précédée,
partie intégrante du domaine colonial du royaume lui-même.
11 y avait donc de ce fait entre cette Compagnie et les Com-
pagnies antérieures une différence très importante, et celle-
ci s'expliquait aussi fort bien, car on était alors convaincu
par les événements qui avaient marqué l'existence de la der-
nière de ces Compagnies, qu'on ne pouvait songer désormais
à confier la défense de nos possessions coloniales à une so-
ciété vouée fatalement à l'impuissance militaire : interpréta-
tion inexacte, d'ailleurs, de ces événements, en ce que le
LA. COMPAGNIE DE GALONNE 631
gouvernement royal affectait de méconnaître les torts qu'il
avait eus personnellement dans l'œuvre commune.
En second lieu, la Compagnie nouvelle n'avait pas le carac-
tère d'une société financière, comme l'avait eu la Compagnie
de Law; aucun des privilèges fiscaux que celle-ci avait pos-
sédés : les Tabacs, le café, le domaine d'Occident, les loteries,
ne lui fut accordé ; ici encore, l'expérience avait appris au
gouvernement royal que ces administrations ne pouvaientélre
ainsi engagées au profit d'une entreprise particulière sans in-
convénients graves pour elle et pour lui.
Enfin la durée de son privilège était beaucoup moins élendue
qu'elle ne l'avait été pour les précédentes Compagnies ; on
renonça à ces longues concessions qui liaient les mains à
l'Etat, et l'on voulut se réserver la possibilité de revenir
encore à la liberté, si cette rénovation du privilège prouvait
par son insuccès la décrépitude de cette vieille conception
économique. Par contre, et ce fut une opportune innovation,
la durée de celte concession ne devait porter que sur les
années de paix, sur lesquelles seules on pouvait compter
pour exercer le commerce de l'Inde avec profit ; la Compa-
gnie reçut pour ce motif une concession de sept années de
paix (art. 53).
Malgré ces dissemblances celle-ci avait, comme les précé-
dentes Compagnies, le monopole du commerce avec les Indes
« soit par mer, soit par terre » (1), et ce domaine était théori-
(1) Cette mention nouvelle fut provoquée par une circonstance pre'-
cise : un négociant de Marseille avait proposé au gouvernement royal de
faire venir les produits de l'Inde par Suez, en s'engageanl à les vendre
dans le Levant. Le gouvernement entra dans ces vues, mais la Compa-
gnie qui se constituait en ce moment s'y opposa et s'offrit h faire elle-
même ce trafic, ce qui lui fut accordé. Elle prit, par mesure de com-
pensation, ce négociant comme directeur à Marseille el lui fil un traite-
tementde 12.000 livres ; mais, malgré sa promesse elle n'essaya même
632
QUATRIEME PARTIE. — CHAPITRE II
quemenl presque aussi vasle qu'il Tavail été jadis, car il
s'étendait « depuis le cap de Bonne-Espérance jusque dans
toutes les mers des Indes Orientales, côtes orientales d'Afri-
que, Madagascar, îles Maldives, mer Ilouge, Mogol, Siam, la
Chine, Cochinchine et le Japon ». On remarquera cependant
qu'elle ne reçut aucun privilège dans l'Atlantique, soit en
Afrique, soit en Amérique, et que les lies Mascareignes res-
tèrent cette fois étrangères à son monopole ; les particuliers
conservèrent le droit de négocier avec ces îles sous la con-
dition d'en demander passeport à la Compagnie (1), et d'effec-
tuer leur retour au seul port de Lorient, comme il en avait été
pendant les années précédentes (art. 5) (2). 11 en était de
même pour le commerce d'Inde en Inde, mais seulement pour
les habitants des îles de France et Bourbon et sous la même
condition d'obtenir un passeport ; les armateurs de la mé-
tropole ne devaient point en jouir (art. 6) (3). Seuls également
les habitants de ces iles reçurent le droit de faire la traite
des nègres pour les leur procurer ; néanmoins il fut stipulé
que si la Compagnie renonçait à se livrer elle-même à ce com-
merce, elle pourrait autoriser les armateurs français à le faire
dans l'étendue de sa concession, c'est-à-dire sur la cAte orien-
tale d'Afrique et à Madagascar (art. 9). La peine de la confis-
pas, paraît-il, de faire ce commerce [Mémoire des députés du commerce,
1787, V. infrà, p. 640, note 2).
(1) Elle ne pouvait d'ailleurs le refuser.
(2j Les Directeurs de l'ancienne Compagnie cessèrent par suite de
délivrer des passeports au commerce particulier (art. 2).
(3) Il faut en conclure que les négociants de la mélropole, qui pou-
vaient commercer avec les Iles, ne pouvaient néanmoins y charger les
produits de l'Inde, sans quoi ils eussent pu facilement faire échec au
monopole delà Compagnie. Cette décision fut cependant très critiquée,
et l'on objecta que les Iles ayant peu de productions, les navires
venant de France n'y pourraient pas tous trouver chargement, ce qui
détruirait vile ce commerce.
LA COMPAGNIE DE GALONNE 633
cation était, enfin, comme elle l'avait toujours été, attachée
à la violation du privilège de la Compagnie ; les armements
particuliers en cours et les expéditions en route avaient un
délai de 24 mois, à dater de leur départ, pour effectuer leur re-
tour à Lorient sous le régime précédemment en vigueur.
Telle fut l'étendue du privilège accordée la nouvelle Com-
pagnie : celle-ci présentait donc avec les Compagnies qui l'a-
vaient précédée des différences importantes ; cependant, quel-
que mesquine qu'elle pùl paraître auprès d'elles, dépourvue
de grandeur et de puissance, réduite au rang d'une simple
maison de commerce à monopole, elle était bien encore la
Compagnie des Indeii, car elle était unie à la Compagnie de
Lato, comme celle-ci V avait été aux précédentes, par V identité
du but poursuivi, et celle du jwincipe appliqué ; seuls, les
moyens qui lui furent donnés étaient moindres que ceux dont
avaient disposé ses aînées ; mais la cause de cette différence
devait élre cherchée dans les circonstances présentes, et si la
situation laissée à la Compagnie de Law par la guerre de Sept
Ans n'avait point été si difficile, il est permis de croire que le
gouvernement royal se fût contenté de la remettre en posses-
sion de ses privilèges, suspendus par lui sous l'influince des
idées libérales qu'il affectait maintenant de renier.
La séparation ne fut que superficielle et ne fut poussée que
jusqu'au point où il était nécessaire d'aller pour que les
lourdes obligations contractées dans des guerres désastreuses
ne vinssent pas arrêtera nouveau le commerce de l'Inde que
l'on voulait rajeunir; mais on eut soin de ne pas dépasser
cette limite et la nouvelle Compagnie fut formellement in-
vestie de la faculté de jouir du privilège qui lui était concédé
sous la même dénomination que l'ancienne, et reçut le droit
de se servir de ses armes et de ses sceaux (art. 53).
Son capital social fui fixé il 20 millions de livres et divisé en
634 QUATRIÈME PARTIE. — CHAPITRE II
portions d'intérêt (1) de 1.000 livres chacune ; ses affaires furent
confiées à 12 administrateurs (2) qui fournirenl 6 millions de
ce capital, à raison de 500 portions d'inlérôl chacun, el les
14 millions restants, représentés par 14.000 portions d'intérêt,
furent offerts en souscription publique (art. 16) (3). Par une
fâcheuse imitation des précédents errements, l'arrêt institua
un commissaire du Roi auprès de la Compagnie, assisté d'un
premier commis. Le bilan devait être établi tous les ans (4)
et soumis au Contrôleur Général (art. 24) ; les dividendes ne
pouvaient être fixés que d'après les bénéfices nets réalisés el
la somme à prélever sur ceux-ci à cet efïet devait être volée
par les actionnaires (art. 25). Il devait être tenu chaque an-
née par ceux-ci deux assemblées générales, l'une pour y être
rendu compte des armements de la Compagnie, l'autre des
retours et des ventes (art. 39).
L'Etal promit de mettre à la disposition de son adminis-
tration un hôtel à Paris (5) ; il lui céda dans le port de Lorienl,
où la marine royale avait repris sa place en 1769, la jouissance
des hôtels, magasins, ateliers et quais qui lui seraient né-
cessaires pour toute la durée de son privilège (art. 35) (6) ;
(1) Ce nom de Portions iC intérêt, subslitué à celui d'. lettons, était
destiné à distinguer les litres de la nouvelle Compagnie de ceux de
l'ancienne.
(2) On remarquera de même que le tilre û' Administrateur fut sul>s-
tilué à celui de Directeur.
(3) Celle-ci fui confiée à MM. Girardol, Hailer el C'% banquiers à
Paris, et Bérard à I^orienl.
(4) A partir du mois de décembre 17iS7.
(5) Le Roi mit en etl'el à la disposition de la Compagnie un hôtel de
la rue de Graminonl ; l'ancienne Compagnie continuait à occuper celui
de la rue Neuve des l*etils-Cliamps.
(6) Un traité fui passé entre la Marine cita Compagnie, qui permit
à celle-ci de faire aborder ses vaisseaux aux quais de l'Arsenal el de
vendre ses marchandises dans les magasins de l'ancienne Compagnie.
Notons en outre, qu'unédildu t4 mai 1784 availérigé Lorienlenpor< /"rane.
LA COMPAGNIE DE GALONNE 635
enfin elle fui mise en possession des comptoirs, loges et ma-
gasins uliles à son commerce dans les établissements du Roi
au delà du cap de Bonne-Espérance (art. 37).
Une clause nouvelle obligea la Compagnie à assurer ses
expéditions contre les risques de mer et de guerre (art. 29);
elle fui autorisée, selon l'usage, à exporter les espèces d'or et
d'argent, nonobstant les ordonnances qui prohibaient leur
sortie, à charge d'en faire connaître au Contrôleur Général le
montant annuel (art. 30). Le Roi prit l'engagement formel de
protéger ses vaisseaux, fût-ce parla force, et de lui fournir
les officiers et les équipages dont elle aurait besoin (art. 31).
Cette dernière stipulation est remarquable : c'est la première
fois qu'elle figure dans la constitution d'une Compagnie pri-
vilégiée française, car jusque-là, nous Tavons dit, ce n'avait
été qu'une tolérance plus ou moins largement accordée.
Enfin, pour achever cet examen, disons que le droit d'in-
duit, établi en 1769 sur les importations des Indes, fut sup-
primé (art. 45).
Ainsi fut reconstituée la Compagnie des Indes, simple mai-
son de commerce munie d'un monopole et non plus souve-
raine maîtresse d'un immense empire, réduite à des propor-
tions modestes et garantie contre plusieurs des défauts de
ses aînées par quelques sages prescriptions.
Des arrêts postérieurs vinrent organiser st)n exploitation,
tandis que se créaient ses premières ressources ; un arrêt du
et que celte siluatioii fut conservée. On sait que celle-ci consiste essen-
tiellemenl à reculer la ligne des douanes à la liuiile extérieure delà
localité intéressée, de manière que tes marchandises soumises aux droits
y puissent être manutenliomiées en toute liberté et ne soient assujetties
à les payer qu";i leur sortie du port franc pour l'intérieur du pays. Le
port de Marseille était déjà sous ce régime depuis 1069, mais la fran.
chise accordée à Lorient ne fut que partielle et ne porta que sur les
salaisons, le riz et le tabac d'Amérique.
636 QUATRifcME PARTIE, CHAPITRE II
15 mai nomma ses douze administrateurs, un autre du 19 juin
fixa la division de son travail. Son administration fut répartie
en neuf déparlements, dont sept furent établis à son hôtel
de Paris et deux au port de Lorient. Le Roi désij^na, pour
remplir les fonctions de commissaire auprès d'elle, M. de
Boullongne, conseiller d'Etal (1) ; les douze administrateurs
nommés par le gouvernemenl lui-même, el non par les action-
naires, conformément à la tradition établie depuis 1723,
furent MM. Gourlade, Bernier, Bézard, de Mars, Dodun, Sa-
balier, Desprez, Montessuy, Gougenot, Bérard aine, Bérard
cadet et Périer. Huit d'enlre eux siégèrent à Paris et s'y par-
tagèrent les déparlements, les qualre autres représentèrent
la Compagnie à Lorienl (2). Enfin il fut créé un poste d'admi-
nistrateur à Pondicliéry qui fut donné à M. Moracin.
L'arrêt du 19 juin 1785 partagea les affaires enlre les neuf
départements suivants (3) : 1° Secrétariat (ouverture des pa-
quets, correspondance générale, rédaction des ordres et des
procès-verbaux, expédition des passeports, brevets et com-
missions) ; — 2" Caisse (receltes et dépenses en espèces, paye-
ment des dividendes, dépôt des perlions d'intérêt) ; — 3**
Achats en Europe (achat des marciiandises pour les cargai-
sons el les armements, des matières d'or el d'argent, affrè-
tements et assurances) ; — 4" Complabilité (tenue des li-
vres, confeclion du bilan) ; — 5" Contentieux (observation
des arrêts et règlements consacrant les droits de la Cumpa-
(1) A la chute du iniiiisU're Galonné on 1788, M. de Boullongne céda
la place au contrôleur f^^énéral l.amberl lui-même ; la présence d'un pre-
mier commis, qui le romplac^'ait elTeclivement auprès de la Compagnie,
jusliliait cette simplificalion ; on peut y voir aussi ritUenlion d'exercer
sur elle un contrôle plus direct.
(2) Ce furent MM. Gourlade, Périer, Dodun el Bérard cadet.
(3) Ces déparlemonts com|)renaienl chacun 2, 3 ou 4 adminislraleurs.
Chacun d'eu.\ liguruil ainsi dans plusieurs déparleuienls.
LA COMPAGNIE DE GALONNE 637
gnie, discussion des droils des Fermes) ; — 6" Agence (soUi-
cilalions auprès du commissaire du Roi, formation de la
balance du commerce de la Compagnie) ; — 7° Archives (dé-
pôt des papiers, entretien de l'hôtel de Paris).
A Lorient se trouvaient les deux derniers départements :
S" Ventes (réception et disposition des marchandises dé-
barquées, apposition des plombs et bulletins, ventes publi-
ques) ; — 9° Armements (armements, désarmements, traités
d'affrètement, correspondance avec l'administration de Paris).
Cette énuméralion permet de se rendre compte que
celte administration fut conçue et réglée d'une façon sage et
prudente (1), que rien n'en fut laissé au hasard, ni remis à
une date ultérieure ; il ne devait point ainsi se produire de
désordre ni de confusion, et son fonctionnement devait être
dès le début d'une parfaite régularité. En fait, la Compagnie
de Calonne se montra dans sa très courte existence très ha-
bile et très heureuse dans la gestion de ses intérêts.
Pendant ce temps la souscription publique qui devait four-
nir la majeure partie de son capital était conduite avec suc-
cès ; malheureusement la spéculation s'en mêla (2), et les né-
(1) On pourra consulter les Almanachs Royaux des années 1786, 1787,
1788, etc. . . , qui fournissent en cette matière de pre'cieux renseigne-
ments.
(2) Elle donna lieu en effet à la célèbre affaire d'Espagnac, qui nui-
sit beaucoup au crédit de la Compagnie. Au début de l'année 1787,
le bruit se répandit qu'un certain abbé d'Espagnac possédait 45.000
portions d'intérêt de la Compagnie des Indes ; or il ne pouvait s'en
trouver au total sur le marché que 34.000! Mais d'Espagnac avait
organisé avec quelques complices une vaste spéculation, en accaparant
presque toute l'émission (32.000 actions, avoua-t-il) et en aclietant en-
suite à terme une grande quantité de ces mêmes titres que ses débiteurs
devaient bien être forcés de lui acheter pour les lui livrer ; il était
ainsi absolument maître de leur prix. Le gouvernement, craignant de
graves perturbations du marché financier, intervint quelques jours avant
l'échéance de ces marchés ; M. de Calonne exila l'abbé d'Espagnac
638 QUATRlfeME l'ARTfK. — CHAPITRE II
gocianls des villes maritimes qui voulurenls'y intéresser ne
le purent point, ce qui souleva parmi eux un très vif mécon-
tentement.
La Compagnie s'était mise sans retard à constituer sa flotte,
et le Roi pour lui témoigner son intérêt avait autorisé la Ma-
rine à lui céder un de ses vaisseaux, le Dauphin (arrêt du
20 mai 1785) (1). Elle clierclia à obtenir des armateurs la ces-
sion de leurs gros navires, dont ils n'avaient plus l'emploi,
la navigation des Indes pour laquelle ils avaient été cons-
truits leur étant désormais fermée (2). D'autre part, elle fai-
sait respecter ses nouveaux privilèges avec une certaine
âpreté qui provoqua bien des murmures ; elle obtint ainsi
u dans ses terres » et subrogea le Tre'sor à ses droits. Mais l'afTaire ne
fut pas terminée si vile, car la liquidation des marchés, confiée à deux
banquiers parisiens, MM. Heller et le Couteulx de la Norraye, soufTrit
d'interminables difficultés. En 1790, l'Assemblée Nationale, résolue à en
finir, décida que les liquidateurs rendraient compte des sommes qu'ils
avaient reçues du Trésor pour procédera leurs opérations ; mais ceux-ci
déclarèrent qu'ils n'avaient pas de comptes à rendre, que ces sommes
ne leur avaient pas été avancées, mais qu'elles avaient été sacrifiées par
le Trésor, qu'ils n'avaient pas agi comme banquiers, mais comme com-
missaires du Roi ; par une circonstance fâcheuse ils ne pouvaient cepen-
dant fournir la preuve qu'ils eussent réellement reçu cette qualité ! Le
tribunal de cassation reçut enfin connaissance de cette affaire et la
bonne foi des deux banquiers fut reconnue, mais non sans peine. Quant
à l'abbé d'Espagnac, cette aventure ne le guérit pas de la spéculation,
et il finit sur l'échafaud en 1793 à la suite de malversations commises
par lui comme fournisseur des armées.
(1) Le Dauphin avait été armé à Lorient par MM. Gourlade, Bérard
et Périer pour le compte du gouvernement royal. La Compagnie obtint
que le vaisseau lui fût cédé et que l'expédition en cours fut transportée
à son profit ; les armateurs furent nommés, à litre de dédommagement,
administrateurs à Lorient (Archives Nnlionalcs, ADIX, 41).
(2) L'alTaire n'aboutit pas ; la Compagnie prélendit ensuite qu'ils
avaient exigé des prix exagérés; mais ces négociants répondirent
qu'elle n'avait pas voulu au contraire les leur acheter ou en avait olTert
des prix dérisoires.
LA COMPAGNIE DE GALONNE 639
qu'on retînt à Marseille la Vicomtesse- de- Besse, de la maison
Rabaud, qui dès le commencement d'avril était entrée en ar-
mement pour rinde avec une cargaison de draps et de mé-
taux (1); elle s'opposait au déchargement de V Atlas qvà arriva
à Lorient fin avril, du Cléomène et du Consolateur qui y
rentrèrent en mai, et ce, en dépit des dispositions contraires
de l'arrêt du 14 avril (2).
Le gouvernement royal continuail à la favoriser: un arrêt
du 10 juillet relira aux négociants particuliers la faculté d'in-
troduire en France toutes toiles et mousselines étrangères et
en conféra le monopole à la Compagnie, ce qui força les pre-
miers, malgré le délai qui leur avait été accordé pour effectuer
leurs retours, à en écouler le produit à l'étranger ou à le
cédera la Compagnie elle-même, et celle-ci reçut en outre le
monopole du droit d'achat de ces articles auprès des nations
européennes, dont elle profila aussitôt en achetant les pro-
ductions des Indes à Londres, à Lisbonne et à Copenhague
pour fournir à ses magasins de Lorient un premier approvi-
sionnement (3).
Tous ces faits furent relevés avec amertume par le com-
merce particulier qui fit entendre, le premier moment de
stupeur passé, une explosion de plaintes contre la décision
du gouvernement et contre les procédés de la nouvelle
Compagnie. Ses députés s'en firent les interprètes et présen-
tèrent ses griefs au Roi (4). L'intérêt public, disaient-ils
(1) Ce navire fut retenu plus d'un an à Marseille et la Compagnie ne
consentit à son dépari qu'à la condition que le retour serait à son pro-
fit; les propriétaires ne purent obtenir du gouvernement qu'il leur don-
nât raison et durent affréter un navire étranger pour aller prendre à
Pondichéry la cargaison de retour qu'ils avaient commandée.
(2) Cette fois le Roi donna tort à la Compagnie et leva l'interdiction.
(3) Ces achats s'élevèrent à 10 millions de livres.
(4) « Mémoire des Députés des principales villes de commerce du
G40 QUATRIÈME PAUTIK. — CHAPITRE II
dans leur mémoire, réclame la liberté du commerce de
l'Inde, el le vœu de la nation s'est manifesté à ce propos à
l'Assemblée des Notables ; la liberté du commerce est néces-
saire à l'agriculture, à l'industrie et à la navigation, tandis que
le privilège exclusif dessèche ces sources de la richesse.
L'Etal a fait à la nouvelle Compagnie des sacrifices énormes,
et a mis l'industrie française sous le joug des convenances
de cette association qui n'a pas craint de se placer sous la
protection des puissances étrangères, de faire leur commerce
et d'entretenir leurs relations dans l'Inde ! Les maux qui ré-
sultent de cette situation sont graves, el ils empirent tous les
jours.
La Compagnie, émue par celle attaque, y répondit aussi-
tôt (1), justifiant la reconstitution du privilège par l'intérêt de
l'Etat, el par la nécessité des assortiments que le commerce
particulier s'était, disait-elle, montré incapable d'assurer,
protestant contre l'accusation d'avoir reçu de l'Etat des sa-
crifices, el de s'être placée sous la protection étrangère.
Celte polémique continua les années suivantes, el toutes
les opérations de la Compagnie furent sévèrement critiquées
par ses adversaires ; ceux-ci ne craignirent point de prendre
à partie le ministre lui-même, responsable de celte restaura-
tion (2). « M. de C. (3), disaient-ils, n'ayant pas de principes
d'administration bien arrêtés, a pu être entraîné par l'intérêt
royaume (10 juin 1785). La ("liambre de commerce de Marseille pro-
testa également ; Pondiciiéry lui-môme envoya un mémoire. V. Mt'-
moires relatifs à la discussion chi privilège de la nouvelle Compagnie
des Indes, Paris 1787. Bibl. de l'Arsenal, Paris.
(i) Réponse des Administrateurs de la Compagnie, 4 aoîil 1785.
(2) Réplique des Députes des Villes de Commerce, 1787. Ce Mémoire
ctimmo le précédent, fui tout au moins inspiré par Morellet, qui reprit
la plume à plusieurs reprises à celte époque contre la Compagnie des
Indes.
(3) M. de Galonné.
LA COMPAGNIE DE GALONNE 641
particulier toujours actif et toujours adroit auprès des minis-
tres, à établir la nouvelle Compagnie », et ils s'efforcèrent de
lui montrer les fâcheux résultats de son initiative. Le capital
de 20 millions qu'il lui avait fixé, était d'abord, à leur avis,
très insuffisant et les négociants qu'elle avait dépossédés en
employaient davantage à leurs opérations ; avec une telle
pénurie de fonds elle ne pourrait « que se traîner dans la
carrière », sans rendre à la nation aucun service (1). Ils dénon-
cèrent aussi un grave périldont cette reconstitution du mo-
nopole était la cause directe : c'était la fâcheuse obligation où
s'étaient vus contraints déjà un certain nombre de négo-
ciants de mettre leurs navires sous pavillon étranger pour
continuer ce commerce. Jamais pareille chose ne s'était ren-
contrée, et déjà cette façon d'agir se répandait rapidement !
Il y en avait eu un exemple à Marseille en 1786, et l'on venait
d'en voir quatre dans la seule première moitié de 1787. Ces
bâtiments naviguaient sous les couleurs toscanes, sardes,
portugaises et suédoises, et les inconvénients de celte situa-
lion étaient multiples ; car, même en supposant que la car-
(1) L'explication donnée par ce Me'moire du chiffre de ce capital
mérite d'être mentionnée : les promoteurs de la Compagnie avaient
conçu le projet de traiter avec la Compagnie anglaise pour la four-'
niture annuelle à Lorient d'une quantité déterminée de produits de
l'Inde, et cette combinaison ne nécessitait en effet aucune dépense im-
portante. La Compagnie fut créée ; mais M. de Galonné refusa d'autoriser
ce traité et le capital se trouva par suite insuffisant pour le but nouveau
donné à son commerce. Par compensation, le gouvernement s'engagea
à indemniser la Compagnie de toute perte excédant 10 0/0 pendant les
deux premières années (ce sont les sacrifices énormes dont se plaignaient
les députés). La Compagnie reconnut l'exactitude de cette révélation ;
mais elle déclara qu'elle espérait bien ne pas avoir recours à l'indem-
nité. — Un mémoire anonyme, publié en 1790, ajoute qu'une décision
du Roi du 27 février 1785 autorisa la Compagnie, d'après le résultat
de sa première expédition, à continuer l'exercice de son privilège ou aie
lui remettre [Archives Nationales, ADIX, 385).
W. — 41
G42 QUATRIÈME PARTIE. — CHAPITRE II
gaison d'exporlalion el les approvisionnements fussent four-
nis parla France, les équipages étaient étrangers et leurs sa-
laires étaient perdus pour nos nationaux. En outre, leur re-
tour s'accomplissait dans quelque port voisin de la fron-
tière française, que leur cargaison ne lardait pas à passer
frauduleusement, de sorte que la Compagnie elle-même se
trouvait lésée par cet état de choses (1).
Ce fut, on le voit, au milieu d'une opposition incessante
que celle-ci entreprit l'exercice de ses droits ; elle ne s'en dé-
couragea pas, carie gouvernement royal continuait à lui ga-
rantir son appui et à lui donner des preuves de son intérêt.
Les critiques dont elle était l'objet provoquèrent même d'im-
portantes mesures à son égard, car son capital fut porté de
20 à 40 millions (2), et 20.000 nouvelles portions d'intérêt
furent ainsi ajoutées aux premières. En même temps, pour
faciliter leur placement, le privilège de la Compagnie, qui ne
portait plus que sur 6 années de paix à ce moment, fut élevé
à 15 années, décision qui mit le désespoir dans les rangs
des défenseurs du commerce libre.
La Compagnie avait alors réuni les moyens d'action qui
lui étaient nécessaires, et son premier armement comporta
onze navires, qui partirent de Lorient au cours de l'année
1786:
le Dauphin de 700 tonneaux
le Calonne de 350 —
le Boullongne de 240 —
la Reine de 925 —
le Maréchal- de-Ségur .... de 517 —
(1) La Compagnie répondit encore à celle attaque par un mémoire :
Idées préliminaires sur le prioilège exclusif (de l'adminislraleur Gou*
genol, 1787).
(2) Arrêt du 21 septembre 1786.
LA COMPAGNIE DE GALONNE 643
le Baron-de-Breteuil de 529 tonneaux
le Miromesnil de S29 —
le Marquis-de-Castries . ... de 492 —
le Comte-d'Artois de S67 —
\q Comte-de-Vergennes . . . de 319 —
le Comte-de-Provence .... de 822 —
Trois de ces navires étaient à destination de la Chine, qua-
tre de Pondichéry et Moka, trois de Chandernagor, et un du
Malabar. En outre, la Compagnie envoyait 150.000 piastres à
ses agents de Pondichéry pour armer un douzième vaisseau
à destination de Suez et de Moka. Le total de ces armements
s'élevait à 18 millions de livres environ.
En mai 1786, la Compagnie annonça une première vente
des marchandises de l'Inde qu'elle s'était procurées en Eu-
rope pour une somme de 5 millions ; en octobre une seconde
vente eut lieu. Au cours de Tannée suivante, elle reçut ses
premiers retours (1). Ses armements ne furent pas moins
actifs, car ils atteignirent 10.667.750 livres en 1787-1788 et
14.823.409 livres en 1788-1789.
La Compagnie avait construit de nouveaux vaisseaux : la
Roy aie- Elisabeth, \e Necker, la Bretagne, le Duc-de-Norman-
die (2), elles progrès de son commerce provoquaient de nou-
velles craintes chez les négociants, qui demandèrent à être
assurés que les lies Mascareignes ne seraient pas rattachées,
comme le bruit en avait couru déjà, à son monopole. Ses opé-
(1) Le Dauphin revint avec 40.800 livres de soie de Nankin ; mais
après avoir mis en vente celte cargaison, la Compagnie la relira et ne
consentit à l'y remettre que plusieurs mois après sur les plaintes du
commerce [Réplique des députés du commerce).
(2) M. de la Ville le Roux se plaignit à la tribune de l'Assemblée
Constituante que la Compagnie eût acheté deux vaisseaux en Angleterre;
mais on ne donna pas suite à cette plainte.
644 QUATRIÈME PARTIE. — CHAPITRE II
rations commerciales étaient si bien conduites qu'elle fut
bientôt, paraît-il, la seule Compagnie européenne qui fût
approvisionnée des toiles imprimées de l'Inde, et les étran-
gers vinrent en foule se les disputer aux ventes de Lorient (1).
Enfin elle était créancière de l'Etat pour une somme de deux
millions et demi en droits non perçus et en avances dans
l'Inde (2).
Cette prospérité fut cependant brusquement arrêtée, et les
efforts qui l'avaient provoquée ne trouvèrent point leur ré-
compense. La Compagnie de Calonne offre, en effet, plus
d'intérêt dans son principe même, par le lien qui l'unit aux
Compagnies qui l'avaient précédée, par les améliorations
réalisées dans son organisation, enfin par le remarquable
essor qu'elle prit en quelques années, malgré les difficultés
qui l'entourèrent, que par l'importance réelle de ses opéra-
tions.
L'année 1789, qui ouvrit pour la France une ère nouvelle,
vil grandir encore l'hostilité que la Compagnie n'avait pu
désarmer et qui devait triompher bientôt par la suppression
du commerce privilégié, puis par la destruction de cette Com-
pagnie elle-même.
(1) Lettre de l'administrateur Goiirlade à M. Huber à Paris, 16 dé-
cembre 1791. Archives Nationules, T. 38.
(2) La Compagnie contribua pour 4 millions à l'expédilion organisée
par le gouvernement royal sous le commandement de M. de la Pérouse,
et qui devait avoir une fin si tragique (1785).
CHAPITRE m
SUPPRESSION DD COMMERCE PRIVILÉGIÉ. — CHUTE DE LA COM-
PAGNIE DE CALONNE. — LIQUIDATION DES DEUX DERNIERES
COMPAGNIES.
I. — Les Cahiers des Etats-Ge'néraux et la Compagnie des Indes. —
Discussion et suppression du privilège du commerce de l'Inde par
l'Assemblée Constituante. — La Compagnie de Calonne continue ses
opérations sans monopole. — Sa suppression est prononcée par la
Convention.
II. — Organisation de la liquidation de la Compagnie de Law. — Trans-
fert de cette opération à la Trésorerie Nationale. — L'Etat se charge
des pensions de retraite constituées par la Compagnie. — Ses actions
sont converties en rentes sur le Grand-Livre.
III. — Ouverture de la liquidation de la Compagnie de Calonne. —
Réintégration des actionnaires dans leurs droits. — La Compagnie ré-
clame à l'Etat le payement d'une dette que les gouvernements succes-
sifs refusent de reconnaître. — La Compagnie des Indes au xix* siècle.
— Dernière assemblée de ses actionnaires et partage du reliquat de
son actif (15 mai 1875).
§1
Au moment où s'accomplirenl les élections aux Etats-
Généraux, prologue du drame qui devait s'aciiever par
la destruction de l'ancienne France et dans lequel la Com-
pagnie des Indes ne devait pas être épargnée, il importe de
bien savoir quelle était sa silualion. il y avait en présence
alors deux Compagnies : Tune, la Compagnie de Law, pour-
suivait lentement sa liquidation, et malgré son grand passé
elle était déjà presque oubliée du public ; l'autre, la Compa-
646 QUATRIÈME PARTIE. — CHAPITRE HI
gnie de Galonné, continuait ses opérations commerciales
dans des conditions favorables, grâce à une habile adminis-
tration, et l'avenir pouvait être envisagé par elle avec con-
fiance malgré les oppositions qui ne cessaient de se pro-
duire contre son privilège.
Les cahiers des Etats-Généraux présentèrent un grand
nombre de vœux tendant à la suppression de tous les mo-
nopoles et privilèges : cette aspiration, alors générale, n'est
point faite pour surprendre, et la Compagnie des Indes fut
elle-même directement visée par un assez grand nombre de
corps électoraux, qui l'attaquèrent — les uns, au nom de
principes généraux,— les autres,beaucoup moins nombreux,
pour des griefs particuliers et précis. C'est, par exemple, le
tiers-état de la sénéchaussée de Vannes (1), celui de la pa-
roisse de Martigues (2) dans la sénéchaussée d'Âix-en-Pro-
vence, le clergé de Péronne (3), la communauté de Saint-
Cloud (4) et le tiers-état du bailliage de Troyes (5), qui, en
réclamant la suppression de tout privilège exclusif, ajoutent :
« notamment la Compagnie des Indes »,sans justifier d'ail-
leurs ce vœu par aucun commentaire; c'est la paroisse de
Ballainvilliers (6), qui ne connaît la Compagnie que très va-
guement, et demande sa suppression avec celles delà caisse
de Poissy et de la régie des cuirs. Le tiers-état de Rouen (7)
l'associe dans son vœu de proscription avec la Compagnie
(1) Archives parlementaires, série I, t. VI, p. 109 et 116.
(2) Ibid., p. 343.
(3) Ibid., t. V, p. 354.
(4) Ibid., p. 68.
(5) Ibid., t. VI, p. 85.
(6) Ibid., t. IV, p. 342. — Ballainvilliers est dans rarrondissemenl de
Corbeil.
(7) Ibid., t. V, p. 601.
SUPPRESSION ET LIQUIDATION 647
du Sénégal, alors que la ville de Marseille (I) qui n'a garde
d'oublier ses intérêts, demande « l'abolition delà Compagnie
des Indes et autres exclusivement privilégiées, à l'exception
de celle d'Afrique à Marseille, qui est plutôt un établissement
politique que commercial. » Le tiers-état de Ploërmel (2),
plus précis, émet le vœu « que son privilège disparaisse
comme préjudiciable au commerce général du royaume et
en particulier à celui de la province de Bretagne w. Même
note à la sénéchaussée de Rennes (3), dont les réclamations
sont d'ailleurs fort sages quant aux réformes à apporter au
droit maritime et au commerce de mer. D'autres sont plus
timides, et ne sollicitent qu'un examen de la question : le
tiers-état du bailliage de Senlis (4) « veut qu'il soit mis sous
les yeux des Etats-Généraux, pour délibérer s'il est avanta-
geux ou non de conserver le privilège exclusif de la Compa-
gnie des Indes. » Le tiers-état de Tours (5) demande « que
l'on prenne pour cette suppression, qu'il désire, l'avis des
chambres du commerce et des manufactures ». Enfin la no-
blesse de Rouen réclame seulement « si l'état des finan-
ces ou la nature des engagements ne permettent pas dès le
moment actuel de supprimer les privilèges de la nouvelle
Compagnie, qu'il soit pris les voies les plus sùrespour arrê-
ter les jeux effrénés sur les actions (6) et effets prétendus pu-
blics, et détruire jusque dans son principe un agiotage hon-
teux (7). »
(1) Archives parlementaires, t. III, p. 706.
(2) Ibid., t. V, p. 384.
(3) Ibid., série I, t. V, p. 549.
(4) Ibid., p. 739.
(5) Ibid., t. VI, p. 53.
(6) Ibid., t. V, p. 596. — Ce vœu fait allusion à l'affaire d'Espagnac.
(7) La suppression du commerce privilégié fut également réclamée
par un certain nombre d'autres cahiers, notamment ceux du tiers-état
048 QUATRIÈME PAnTiE. — ciiapitrf; m
Il aurait été intéressant de connaître les vœux de la ville
de Lorient, mais ils ne nous ont pas élé conservés ; on sait
seulement que Lorient fut spécialement invité par le Roi à
envoyer aux Etals un député qui fut choisi parmi ses négo-
ciants par l'assemblée de la sénéchaussée d'Hennebont (1).
Enfin l'assemblée générale de Pondichéry désigna pour la
représenter MM. Beylié de Kerjean et Louis Monneron avec
la qualité de Députés des colonies françaises des Indes Orien-
tales et la mission de réclamer la libération du commerce de
rinde (2).
Ce ne fut cependant que dans les premiers mois de l'année
1790 que l'Assemblée Constituante aborda la question de ce
commerce dont ces vœux réclamaient la discussion au nom
d'intérêts différents (3). Elle fut débattue d'abord au sein
d'Amiens, d'Auxerre, de Bordeaux, de Brest, de Castelnaudary, de
Draguignan, de la Rochelle, de Lyon, de Meaux, de Montargis, de
Monlfort-l'Amaury, de Montpellier, de Nantes, de Nemours, de Pamiers,
de Riom, et de Toulon ; ceux du clergé d'Auxerre et de Monlfort-
l'Amaury ; ceux de la noblesse de Lyon, de Monlforl-l'Amaury, de
Péronne, de Paris intra-muros et de Verdun (Cf. Deschamps, La Cons-
tituante et les colonies),
(1) Lettre du garde des sceaux du 29 mars 1789. Ce député fut M. de
La Ville Le Roux, qui le fut ensuite à l'Assemblée Constituante ; sa cor-
respondance fort intéressante est conservée aux Archives municipales
de Lorient, où elle forme deux gros registres manuscrits.
(2) D'autre part, M. Léger, commissaire-ordonnateur du Roi à Pondi-
chéry, fut convoqué aux Etais comme faisant fonctions d'intendant de
l'Inde française. L'assemblée électorale de Pondichéry élut encore
9 députés suppléants.
(3) Le discours prononcé par NecUer à l'ouverture des Etals-Généraux,
le 5 mai 1789, fil cependant allusion à celle question ; il s'y montrait
même très favorable à la libération du commerce de l'Inde.
La discussion du commerce de l'Inde ne vint qu'après l'élaboration
d'une nouvelle législation politique et administrative des colonies qui lit
l'objet des décrets des 8 et 28 mars 1790. Cette discussion ouvrait
l'étude de leur législation commerciale.
SUPPRESSION ET LIQUIDATION 649
d'une des commissions de l'Assemblée: le Comité d'agricul-
lure et de commerce, qui entendit pour s'éclairer les admi-
nistrateurs de la Compagnie nouvelle et les députés du
commerce, et cette enquête terminée, chargea M. Hernoux,
député de Dijon, de présenter à l'Assemblée un projet de
décret.
Dans la séance du 18 mars 1790 (1), celui-ci se déclara,
au nom de la Commission, favorable au commerce libre, et
proposa l'abrogation du privilège accordé à la Compagnie
des Indes. Il repoussait d'abord l'opinion, assez répandue
alors, suivant laquelle le commerce de l'Inde était désavan-
tageux pour la France, parce qu'il se faisait moyennant une
constante exportation de numéraire, expression toujours
renouvelée de la doctrine mercantile. « On pourrait se con-
vaincre, ajoutait-il, que ce commerce est moins désavanta-
geux qu'on ne le croit communément, si on faisait attention
que les espèces que nous envoyons en Asie ne sont autre
chose qu'une marchandise, qui nous a été donnée à nous-
mêmes en échange des fruits de notre sol et des produits de
notre industrie, et que, si nous parvenions à nous sevrer des
marchandises de l'Inde, nous serions obligés, pour les rem-
placer fort imparfaitement, d'employer telle partie de ce sol
et de celte industrie qui, dans l'état actuel, nous procure
peut-être au delà de la valeur des espèces que nous envoyons
dans l'Inde. » Observation fort juste qui contient en germe
la grande loi économique mise en lumière par J.-B. Say
quelques années plus tard (2) : les produits s'échangent contre
(1) La campagne contre la Compagnie fut alors reprise dans le public
par un mémoire anonyme du 15 février 1790, adressé à « Messieurs les
défenseurs et administrateurs de la Compagnie des Indes », et portant
pour épigraphe : « Quousque tandem abutere...» .4rc/i. IVa^ ADIX, 385.
(2) J.-B. Say, Traité cf économie politique, 1803.
650 QUATRIÈME PARTIE. CliAI'ITUE III
les produits, el dont Adam Smilh el les Physiocrales avaient
déjà eu l'inluilion. Le rapporteur exposa ensuite les argu-
ments du monopole: l'importance, la durée, la cherté des
armements, la difficulté de se procurer dans l'Inde les élé-
ments des cargaisons de retour, si l'on n'y possédait des
agents actifs et nombreux, la nécessité de proportionner les
importations en Europe aux besoins de la consommation, de
composer des assortiments judicieux pour fournir le marché
français d'une façon satisfaisante. Il reproduisit pour les ré-
futer les arguments de l'abbé Morellet dont l'influence est
visible dans ce rapport, comme dans toute la discussion qui va
suivre, el les reproches adressés à la Compagnie par le com-
merce particulier. Elle n'évite pas le défaut d'assortiment,
elle charge ses navires au profit de l'étranger, elle ne peut se
contenter de bénéfices modérés en raison de ses frais consi-
dérables, elle conduit enfin les négociants particuliers à
poursuivre leurs opérations sous pavillon étranger. « Après
un examen scrupuleux, dit-il en terminant, votre comité a
pensé que le commerce libre est plus utile à l'Etat », et il
proposa en son nom de prononcer la révocation du privilège
accordé à la Compagnie et la libération du commerce de
l'Inde, avec les deux restrictions que le port de Lorient serait
seul ouvert aux retours parce qu'il était le seul approprié à
cet usage, et que le droit d'/ndult serait rétabli sur le même
pied qu'en 1769, avec exemption pour la Compagnie jusqu'au
1" janvier 1792.
La discussion, ouverte le 26 mars 1790, fut longue et tumul-
tueuse. On vit les administrateurs delà Compagnie des Indes
el les députés de ses actionnaires, émus par cette attaque,
paraître à la barre de l'Assemblée, pour se plaindre qu'ils
n'eussent pu faire entendre leur défense auprès du Comité
et demander que la question de la révocation fût ajournée à
SUPPRESSION ET LIQUIDATION 651
la prochaine législature. L'Assemblée se rendit à leurs récla-
mations et l'ajournement fut volé jusqu'après l'achèvement
de la Constitution. Mais le lendemain même, les députés du
commerce parurent, eux aussi, pour protester contre l'ajour-
nement, et la discussion immédiate qu'ils réclamèrent fut
votée à son tour en dépit du vote précédent !
La discussion fut donc reprise. Elle dura trois jours: les
1", 2 et 3 avril 1790, et fut l'occasion d'une lutte oratoire re-
marquable. L'abbé Maurj^ reprocha à la Commission de n'a-
voir vu dans la Compagnie des Indes que le privilège exclu-
sif et d'avoir considéré celui-ci comme incompatible avec les
principes de la Constitution nouvelle: pure illusion, dit-il,
car les privilèges sont partout; si on les frappe d'anathème,
le commerce de la France sera lui-même anéanti ; d'ailleurs,
le projet de décret lui-même en érige un au profil du port de
Lorient! A son avis, « le commerce de l'Inde était un fléau
pour la France et plus il serait florissant, plus l'Etal serait
pauvre » ! L'abolition du commerce exclusif était en outre un
piège à nous tendu par l'Angleterre : « si les négociants an-
glais, dit-il, si fiers de leur liberté, ont maintenu leur Compa-
gnie, qui sommes-nous pour donner à ce peuple des leçons
de sagesse? » Enfin il invoqua en terminant le témoignage
inattendu du Physiocrate Dupont de Nemours, dont il lut un
mémoire, adressé en 1786à M. deCalonne. Dupont deNemours,
dans ce curieux ouvrage, proposait en effet la création d'une
Compagnie Messagère des Indes, desservie par des vaisseaux
du Roi, et qui, transportant en France les produits des Indes
avec un fret inférieur à celui des autres nations, devait, assu-
rail-il, attirer à Lorient la plus grande partie du commerce
de l'Asie. L'opération ne devait exiger aucune avance. Le
Roi mettrait la Compagnie Messagère en possession des im-
meubles de la Compagnie des Indes et lui fournirait six vais-
652 QUATRIKME PARTIE. CHAPITRE III
seaux. La CoKipagnie, pour couvrir les frais du premier arme-
ment, émellrail un emprunt. Elle annoncerait un fret de 15 0/0
meilleur marché que celui de la Compagnie anglaise, et à ce
prix, son commerce ne larderait pas à employer 24 vaisseaux
qui formeraient pour le Roi une escadre toute prête à le ser-
vir dans l'Océan Indien, sans qu'il lui en coûtât rien. Dupont
de Nemours s'offrait enfin pour diriger cette entreprise mer-
veilleuse ; mais, ajouta l'abbé Maury, le Conseil des Finan-
ces répondit à son auteur : <^ En tout, ce projet de Compagnie
est une chimère ; on ne peut pas se faire ridiculiser par toute
l'Europe en l'entreprenant ! »
Dupont de Nemours (1) se tira adroitement de cette atta-
que qui le mettait en si étrange contradiction avec ses prin-
cipes économiques, en montrant un disciple de Quesnay
entreprenant de constituer lui-même une Compagnie à mo-
nopole ! Il déclara que ses 24 vaisseaux « devaient, au pre-
mier bruit de guerre, faire main basse sur le Bengale, et qu'en
divulguant ce projet, on avait compromis les intérêts de la
Patrie » ! Cette réponse fut accueillie par d'unanimes applau-
dissements, car l'Assemblée était fort portée à la « Sensibi-
lité. »
L'abbé Bérardier, grand-maître du collège Louis-le-Grand,
plaida, lui aussi, la cause de la Compagnie : sa destruction,
dit-il, serait la ruine totale de notre commerce dans l'Inde.
Une Compagnie peut seule rétablir la gloire de la France
dans cette contrée, et il serait ignominieux de renoncer à la
puissance que nous y avons eue (2).
M. de Clermont-Tonnerre jugeait le moment inopportun
(1) Dupont de Nemours était membre de l'Assemblée Nationale.
(2) La Compagnie des Indes a succombé en 1769, dil-il, non sous le
poids de ses propres fautes, mais sous l'ingratitude du gouvernement
qui lui devait 70 millions et sous les spéculations des Economistes.
SUPPRESSION ET LIQUIDATION 653
pour supprimer la Compagnie. Duval d'Espréménil entreprit
de faire l'apologie de la Compagnie de Law. Le commerce de
rinde devait être exercé, à son avis, par une Compagnie sou-
veraine, jouissant d'une puissance territoriale. C'était le prin-
cipe de Dupleix et celui que les Anglais n'avaient pas cessé
de suivre depuis lors. Le commerce particulier était donc
condamné parce principe (l),etla Compagnie nouvelle aussi;
mais comme celle-ci s'en approchait davantage, il fallait la
garder: « L'Europe commerçante est attentive à notre déli-
bération, s'écria-t-il, et l'Angleterre est à la porte qui nous
écoule ! (2) »
D'autre part, MM.Nairac, Bégouen, etDupré proclamèrent,
au contraire, la nécessité de délivrer le commerce de cette
restriction funeste à la richesse de la France.
Enfin la discussion fut close, après une nouvelle apparition
des députés du commerce de Bordeaux, qui vinrent lire une
adresse. L'ajournement fut repoussé par 385 voix contre 275
après deux épreuves douteuses, et la question fut mise aux
voix sous cette forme : « Le commerce de l'Inde au-delà du
cap de Bonne-Espérance est libre pour tous les Fran-
(1) « Il est, tout à la fois et rorcément, l'esclave, le facteur, et le tri-
butaire de la Compagnie anglaise ; M. Pitt le sait bien ! »
(2) M. Malouet produisit encore en faveur de la Compagnie des argu-
ments fort plausibles. Il s'est élevé dans l'Inde, dit-il, une grande puis-
sance, celle de Tippo-Sahib, qui a recherché noire alliance. Ne serait-il
pas tenté de croire que nous renonçons au commerce de l'Inde ? Ajour-
nons donc notre décision ; nous ne devons en ce moment ni défendre la
Compagnie ni la ruiner ». M. Lecouteulx de Canteleu vint soutenir
cette opinion : « Au moment oii vous avez ajourné la question du privi-
lège, dit-il, trois courriers sont partis pour Londres ; lorsque, le len-
demain, vous êtes revenus sur celte décision, d'autres courriers ont
été expédiés. La Compagnie anglaise, dans la prévision de la destruc-
tion prochaine de la Compagnie française, et pour décourager le com-
merce libre, a pris des résolutions tendant à développer le plus possible
les exportations d'Angleterre. »
654 QUATRIÈME PARTIE. — CHAPITRE III
çais. » Le vole fui lumultueux, enfin le présidenl déclara le
décrel adoplé(l). De vifs applaudissemenls accueillirent celle
nouvelle el les dépulés du commerce lémoignèrenl bruyam-
ment leur allégresse du haut de leur tribune (2).
Celte décision consacrait, non la destruction de la Compa-
gnie^ mais la perle de son monopole. Elle élail mise désormais
sur le même pied que les commerçants particuliers el pou-
vait continuer ses opérations, sans se distinguer en rien d'une
maison de commerce ordinaire (3).
Il restait à organiser le commerce de l'Inde définitivement
libéré, et celte organisation nous intéresse, car elle touchait
la Compagnie comme les négociants ses concurrents. Elle
fut élaborée par le même Comité et soumise à l'Assemblée
par son rapporteur, M. de Fontenay, député d'Aix, dans la
séance du 28 juin 1790. Ce ne fui d'ailleurs que la reproduc-
tion du projet de décrel déposé en mars par M. Hernoux, el
dont l'ajournement avait été décidé après la question de
(J) Décret des 3 avril-2 mai 1790 pour la liberté' du commerce de
l'Inde au-delà du cap de Bonne-Espérauce : « L'Assemblée Nationale a
décrété et décrète que le commerce de l'Inde au-delà du cap de Bonne-
Espérance est libre pour tous les Français. « Duvergier, t. I, p. 169.
(2) Moniteur officiel, séance du 3 avril 1790.
(3) Il semble bien résulter de l'examen attentif de celle importante
discussion que les dépulés de l'Assemblée Nationale se trouvèrent pris
entre la crainte de paraître renier les principes de liberté el d'égalité
qu'eux-mêmes avaient naguère proclamés et une bésitalion visible sur
l'opportunité de la suppression de la Compagnie. Le parti de l'ajourne-
ment semble avoir eu parmi eux un grand nombre de partisans; mais
les députés du commerce, dont l'intervention fut incessante jusqu'à la
fin, exploilèrent avec une très grande habileté cette indécision pour
obtenir par une pression à peine dissimulée un résultat conforme à leurs
intérêts. L'apparition au dernier moment des députés de Bordeaux, qui
vinrent lire à la barre une adresse déclamatoire, ne fut qu'une mise en
scène adroitement combinée pour vaincre les dernières hésitations des
« Pères de la Liberté ».
SUPPRESSION ET LIQUIDATION 655
principe adoptée. « Les produits des Indes, déclara le rap-
porteur, doivent être soumis à des taxes, parce qu'ils sont
destinés à la consommation de luxe et qu'il importe, d'autre
part, de proléger contre eux nos productions nationales, tout
au moins à titre provisoire, jusqu'à ce que notre industrie se
soit perfectionnée. » Lorient devait être maintenu comme
unique port de retour, parce qu'aucun autre n'offrait d'une
part aux négociants un marché aussi actif des produits des
Indes, d'autre part à l'État plus d'avantages contre la fraude,
enfin des magasins aussi considérables et un personnel aussi
habitué à la manutention de cette catégorie de marchandises.
Les commerçants devaient être assujettis à l'obligation de
procéder par adjudication publique à la vente des marchan-
dises, pour lesquelles les droits prévus étaient basés sur la
valeur; mais ils pourraient disposer des autres à leur gré. Le
droit d'induit devait être converti en une taxe de 3 0/0 sur les
toiles de coton unies, et de o 0/0 sur les autres tissus blancs.
Enfin le tarif proposé devait être mis en vigueur dès le l^"" juil-
let 1790.
M. Nairac ouvrit la discussion en protestant contre le taux
excessif des droits de ce tarif et les formalités rigoureuses
adoptées par la Commission. Il réclama également contre le
monopole que l'on voulait accorder à Lorient, qu'il prétendit
plus propre à la fraude que tout autre port, et c'est sur celte
question du port de retour que porta la discussion. Mirabeau
s'éleva, lui aussi, contre le choix d'un port exclusif: ^< C'est
raisonner, dit-il, comme ceux qui ont recréé la Compagnie des
Indes; ils ont dit: le commerce sera libre pour tous ceux
qui voudront le faire... en s'associant à la Compagnie des
Indes ! » puis, avec quelque inconséquence, il plaida la cause
de Marseille, que l'on doit choisir, dit-il, si l'on veut fixer un
port exclusif, parce qu'il est franc et qu'étant sur la Méditer-
G56 QUATRIÈME PARTIE. — CHAPITRE IH
ranée, il peut fournir des nations délaissées par nos concur-
rents étrangers, comme la Turquie (1).
On vit ensuite à la tribune M. de La Ville Le Roux qui dé-
fendit Lorient, puis M. Decrélol qui réclama l'ouverture du
port du Havre aux retours des Indes ; en somme, les intérêts
particuliers parlent ici plus haut queTintérél général. L'idée
d'ouvrir aux retours des Indes un second port sur la Médi-
terranée réussit cependant à triompher (2) ; mais on repoussa
Marseille dont M. Bégouen montra les inconvénients résul-
tant de sa situation même de port franc (3), et après avoir
hésité entre Celte et Toulon, l'Assemblée adopta un article
ainsi conçu: Les retours ne pourront avoir lieu provisoire-
ment que dans les ports de Lorient et de Toulon (15 et 19 ju 1-
lel 1790) (4). Enfin, le 28 août, un article nouveau (5) fut
adopté comme suit : Les armements pourront se faire dans
tous les ports ouverts au commerce des îles d' Amérique et dans
les mêmes conditions (6). Puis, ces deux articles votés, tout
le reste du décret, qui en comprenait trente au total, fut
ajourné.
(1) « M. de Mirabeau a fait un très long discours, où il a excité les
diverses passions de l'Assemblée qui en a ordonné l'impression, malgré
tous les anachronismes et toutes les fables dont il est rempli. » Corres-
pondance de M. de La Ville Le Roux.
(2) Elle fut émise par Malouet.
(3) 1-ies retours de l'Inde, dit-il, suffisant à peine à notre propre con-
sommation, nous n'avons pas à les réexporter et par conséquent nulle-
ment besoin d'un port franc.
(4) Article 4 du décret. « Je pense, dit M. de La Ville Le Roux, que
Toulon n'ayant pas de négociants, il fera peu de tort à notre ville qui
continuera exclusivement à recevoir les retours de l'Inde. »
(5) Article 1" du décret.
(6) Un arrêt du 31 octobre 1784 avait ouvert au commerce des colo-
nies, outre les ports admis à ce droit par les lettres patentes de 1717,
tous ceux qui pouvaient recevoir à marée moyenne des navires de
150 tonneaux.
SUPPRESSION ET LIQUIDATION 657
Cet ajournement fui d'assez longue durée, et les proposi-
tions faites par le Comité en juin 1790 furent, en outre, assez
profondément remaniées. Ce ne fut, en effet, que l'année sui-
vante que la situation du commerce de l'Inde fut définitive-
ment réglée par l'adoption du tarif des droits nouveaux et
l'organisation de leur perception (décret des 20 juin-6 juil-
let 1791) (1). Aucune discussion importante ne fut soulevée
cette fois, caries passions s'étaient un peu calmées, et le re-
tard était déjà assez considérable pour qu'on ne l'aggravât
pas. Ce décret, qui assimilait à beaucoup de points de vue le
commerce des Indes à celui des colonies d'Amérique, com-
prenait 24 articles, dont les principales dispositions étaient
les suivantes : les armements pouvaient être effectués dans
tous les ports de France ouverts au commerce des colonies ;
au contraire, les retours des Indes ne pouvaient avoir lieu
qu'à Lorient et Toulon, conformément au décret du 23 août
1790, et en cas de déchargement forcé dans un autre port, la
cargaison devait être déposée dans un magasin sous la garde
des employés de la régie, pour être transportée ensuite à Lo-
rient ou à Toulon exclusivement par mer. Une faculté géné-
rale de deux ans d'entrepôt était accordée dans ces deux
ports aux produits de ce commerce; les toiles rayées ou a
carreaux et les guinées bleues avaient cinq années d'entre-
pôt. Les droits prescrits par le nouveau tarif devaient être
acquittés par les importateurs dans le port du retour, ainsi
qu'un droit spécial de 50 sous par tonneau pour indemnité
de l'emploi des magasins appartenant à la nation (2). Les
marchandises soumises aux droits et destinées à être réex-
(1) Archives parlementaires, série I, t. XVIII, p. 401. — Duvergier,
I, p. 396.
(2) Les magasins du port de Lorient furent retirés à ta Compagnie
nouvelle qui n'en avait que la jouissance, el proclamés propriété natio-
nale.
W. — 42
658 QUATIUKMK l'AIlTIE. CIIAPITIIK III
portées devaient les acquitter intégralement; mais la moitié
devait leur en être restituée à leur rembarquement pour
l'étranger ; la réexportation ne pouvait en effet avoir lieu que
par mer. Le droit d'induit était supprimé ; de même les tissus
précédemment soumis à la marque en étaient exemptés, et
les poinçons, matrices et presses consacrés à cet usage
durent être remis à l'Etat parla Compagnie des Indes, pour
être brisés. Enfin cette Compagnie fut dépouillée d'un droit
de prélèvement qui lui avait été accordé par l'arrêt de son
établissement sur les tissus étrangers saisis, et ce, rétroac-
tivement à la date du 3 avril 1790, à laquelle son privilège
avait été supprimé. Les procès intentés par elle au com-
merce particulier pour les importations de celui-ci furent
déclarés éteints, et elle ne pouvait former désormais aucune
action nouvelle en raison de son privilège.
Telle fut la situation faite à la Compagnie des Indes, ainsi
passée au rang d'une simple maison de commerce. Il ne fau-
drait pas croire que ces coups successifs aient provoqué chez
elle un découragement assez profond, pour qu'elle cédât com-
plètement la place aux commerçants particuliers, comme
ceux-ci sans doute l'cMissent souhaité. Les administrateurs
et les acliormaircs décidèrent au contraire la continuation
des opéralions commerciales (1), et celles-ci furent effective-
ment poursuivies, maigre la situation beaucoup moins favo-
rable dans laquelle elles devaient désormais s'accomplir. A
l'assemblée générale du 19 mai 1791, le rapporteur constatait
le succès de cette détermination et déclarait qu'on avait Irouvé
auprès des pailiculieis tout le fret qu'on avait voulu (2). A
(t) Assemblée des acliniinairps tiii 25 août 1790.
(2) D'aprôs les archives de sa liqiiidalion, la Compagnie reçut le
19 décembre 1701 une cunsliliilion nouvelle en consL'(|uonce de la déci-
sion diTniitivemcnl prise de poursuivre les opéralions commerciales à
litre de compagnie parliculière.
SUPPRESSION ET LIQUIDATION 659
celle de l'année suivante, qui se tint le 25 avril 1792, le bilan
qui fut présenté aux actionnaires établissait un actif de
i4.293.G271ivrespour un passifde 4.804. 7501ivres,soitunexcé-
dent de 10.208.877 livres. Un fonds de 2 millions et demi
était réparti dans les comptoirs de l'Inde, de la Chine et des
Iles ; les magasins de Lorient contenaient pour 5 millions
et demi de marchandises appartenant à la Compagnie ; le
vaisseau le Citoyen , arrivé de Pondichéry le 10 décembre
1791 avec un chargement complet, était en réarmement (1),
et la Royale-Elisabeth venait d'arriver avec une cargaison de
2.116.177 livres, chiffre qui égalait les plus beaux retours
de l'ancienne Compagnie.
L'année 1793, qui fut marquée par tant d'événements im-
portants, fut fatale à celle prospérité. Le bilan présenté aux
actionnaires à l'assemblée du 10 avril de celte année offrait
avec celui de 1792 une très notable différence de chiffres.
L'actif s'élevait en effet à 48.622.944 livres et le passif à
40.817.002 livres, de sorte que, malgré cette élévation qui
prouvait un accroissement très grand du chiffre d'affaires de
la Compagnie, l'excédent disponible n'élail plus que de
7.80S.942 livres, soit une réduction de 2.402.905 livres sur
l'année précédente. Il n'y avait là, à vrai dire, rien de bien
surprenant, car la France était en proie aux plus graves dif-
ficultés, ayant à tenir léle à une coalition formidable ; la Bre-
tagne était ravagée par la guerre civile ; l'activité commer-
ciale était partout ralentie. Ce ne fut point cependant la crise
économique qui détermina la chute de la Compagnie.
Aucune mesure législative nouvelle n'avait été prise à son
égard depuis le décrel de juin 1791 ; il semblait qu'on l'eût
(1) Le Necker était parti le 16 décembre 1791 ; la Dretaç/ne et le Dmc-
de-Normandie étaient également en armement. Archives Nationales,
t. 38.
OCtO QUATIUKMK PAllTIi:. CIIAIMTIIK IM
oubliée après avoir détruit son privilège. Il n'en élail rien
cependant, car celte année même un député de Toulouse,
Jullien, lança contre elle à la tribune de la Convention la ri-
dicule accusation d'avoir prêté à l'infortuné Louis XVI « des
sommes énormes pour faire la contre-révolution », et réclama
une enquête qui lui fut accordée. Un décret du 26 juillet
1793 ordonna en conséquence l'apposition des scellés sur les
bureaux de la Compagnie à Paris et sur ses magasins de
Lorient (1). Mais, du moment que l'intérêt politique était en
jeu, on ne s'arrêta point là et un nouveau décret du 8 octo-
bre 1793 (17 vendémiaire an 11) prononça purement et sim-
plement la suppression de la Compagnie et défendit à toute
société de prendre à l'avenir le titre de Compagnie des In-
des (2). Enfin, par un surcroit de précaution assez ordinaire
à celte époque, les administrateurs delà Compagnie furent
arrêtés et emprisonnés, plusieurs montèrent même sur l'é-
chafaud et les autres ne durent leur salut qu'à la réaction du
9 thermidor (M juillet 1794).
A celte date pourrait s'arrêter cette histoire, car celle der-
nière chute do la Compagnie des Indes ne sera point suivie
comme les précédonles d'une résurrection. Le décret du
17 vendémiaire an 11 clôt ces annales longues de près de deux
(1) Suivant le Dictionnaire de la llcvoliilion française, il y avait à
Lorient au compte de la Compagnie pour 15 millions de marchandises ;
ce chifTre paraît très exagôrt^.
(2) AnT. l"^"". — Les compagnies Bnancières sont et demeureront sup-
primées ; il est défendu à tous banquiers, négociants et autres person-
nes de former aucun établissement de ce genre sous aucun prétexte et
sous quelque déminiinalion fpie ce soit.
AnT. 3. — A dater du jour de la publioalion du présent décret, la
Compagnie dos Fndes ne pourra expédier aucun vaisseau pour le com-
merce lie rinde,ct aucune société de négociants français ne pourra, dans
aucun cas et sous aucun prétexte, prendre le litre de Compagnie des
Indes,— Duvergier, t. VI, p. 2()i.
SUPPRESSION ET LIQUIDATION 66 1
siècles et ferme, on peut le dire, l'ère du grand commerce
marilime de l'ancienne France.
Tout n'est point fini cependant pour l'historien : un si gros
héritage ne pouvait se liquider par une simple mesure légis-
lative, et il nous reste à suivre en effet la liquidation de ce
long passé, délicate opération dont l'importance et la durée
sont encore presque entièrement méconnues.
§11
Nous avons déjà fait observer que la liquidation de la Com-
pagnie de Law, commencée dès la suspension de son privi-
lège en 1769 et confiée depuis cette époque à sa propre ad-
ministration réduite au strict nécessaire, s'était poursuivie
patiemment et paisiblement pendant la période de liberté
du commerce des Indes (1770-1785). Cette opération se pré-
sentait sous l'aspect suivant :
Acdf:
1» Contrats de rente sur le Hoi et sur
les particuliers 210.248.596 livres
2" Sommes à recouvrer en argent. . . 44.388.438 »
3'^ Dettes actives aux Indes, aux lies et
en Amérique 8.124.773 »
4° Effets mobiliers et immobiliers. . . 1.839.868 »_
Total. . . 264.551.675
Passif:
1° Contrats de rente perpétuelle . . . 152.947.000 livres
2» Contrats de rente viagère 44.580.970 »
3° Engagements de la Caisse payables
en argent • 46.786.157
4° Dettes en France provenant d'enga-
gements et de traites des comptoirs. 4.120-170 »
Total. . . 248.434.837 »
662 QUATUIKMK l'AIlTIK. CHAITIME III
Excédent de l'actif sur le passif. . . . 16.116.838 livres
Plus-value des effets remis au Roi. . . 4.000.000 »
Valeur actuelle du renibourseineiit des
actions (1) 10.000.000 »
Total. . . 30.000.000 »
Ainsi la situation de la Compagnie, quand cetle liquidation
serait complètement effectuée, devait être très satisfaisante,
puisque l'Etat enlrerait en possession d'une valeur de 30 mil-
lions qui couvrirait largement ses dépenses et les aléas.
Les créanciers de la Compagnie avaient été invités à re-
mettre entre les mains du Contrôleur Général une copie de
leurs litres; d'autre part, toutes les demandes formées
contre la Compagnie furent, pour la simplification des procé-
dures, évoquées directement au Conseil du Uoi. Les opéra-
tions de cette liquidation se poursuivirent lentement et non
sans difficultés. Ainsi, au I'''" avril 1783, la Caisse de liquida-
tion avait acquitté 149.450.000 livres de dettes, et il lui en
restait par conséquent 98 millions à solder : d'autre part, elle
avait réalisé sur l'actif 150.400.000 livres, dont 138.680.000 li-
vres étaient en espèces et 11.720.000 livres en contrats de
rente ; mais les recouvrements dans les comptoirs n'avaient
pu encore être effectués à cause de la guerre d'Amérique
alors pendante. Ces opérations étaient conduites par trois des
anciens Directeurs de la Compagnie restés en fonctions à cet
effet, et qui avaient sous leurs ordres six chefs de bureau et
vingt-sept commis (2) En outre, sept personnes étaient char-
(1) Le remboursement s'operail au moyen de la retenue d'un dixième
sur tes rentes des actionnaires.
(2) La Caisse de liquidation fui installée dans les bureau.x mômes de
l'Hôlel de la Compagnie, rue Neuve-des-Pelils-Cliamps ; en 1787 elle
les quitta et fut transférée rue d'Amboise. Les trois Directeurs étaient
MM. de Méry d'Arcy, de Rabec et de Sainte Catherine ; chacun louchait
SUPPRESSION ET LIQUIDATION 66H
gées de la liquidalion à Lorienl, huit ù Pondichéry el trois à
l'île de France. Celle organisation étail complétée au sein du
Conseil du Hoi lui-même par deux bureaux des commissions
exl7'ao7\li)iaires : \e neu.w[ëme bureau « pour les conlesla-
lions au sujet des actions de la Compagnie des Indes et des
concessions de terres à la Louisiane accordées par ladite
Compagnie et associés auxdites concessions, » et le dixième
bureau « pour juger en dernier ressort toutes les demandes et
contestations dans lesquelles la Compagnie des Indes sera
partie, concernant les billets provenus des différents em-
prunts faits sur des actions de ladite Compagnie ». Chacun de
ces bureaux était composé de deux conseillers et de treize
maîtres des requêtes (1).
Celte administration poursuivit les opérations dont elle
était chargée tandis que la nouvelle Compagnie des Indes,
dont elle était absolument indépendante, faisait à son tour
le commerce des Indes à titre de monopole, occupait ses
anciens magasins de Lorienl el ses comptoirs des colonies.
En 1790, au moment où l'Assemblée Nationale enlevait à cette
dernière son privilège, son Comité des Finances examinait les
opérations de la liquidation de la première, elle 14 août 1790
M. Lebrun, rapporteur de ce Comité, déclarait que celle liqui-
10.000 livres d'appointemenls el 10.000 livres de pension du Roi. Il y
avait en outre un secrétaire ge'néral, M. de Varigny, et un caissier
géne'ral, M. de Mory, assisté lui-même d'un caissier du comptant el
d'un caissier pour le renouvellement des actions et billets d'emprunt.
Le travail était réparti entre six bureaux : inspection des livres et
Inde, confection des livres, contentieux, bureau de l'adjoint, suite des
liquidations et correspondance, archives. Enfin un commissaire du Roi
fut spécialement désigné jusqu'en 1785 pour présider à ces opérations ;
partir de cette date ce fut le même que celui de la nouvelle Compa-
gnie.
(1) Cf. Alinanach Royal pour Tannée 1786.
664 QUATRIÈME PARTIK. — CIIAI'ITHE III
dation élail presque entièrement achevée et qu'il était par
conséquent inutile de conserver plus longtemps une adminis-
tration aussi dispendieuse. Il proposa donc, au nom du Co-
mité, un décret en sept articles qui fut adoplé sans discussion
par l'Assemblée (1). La liquidation de la Compagnie des Indes
était par ce décret enlevée à la Caisse alors en fonctions, qui
était supprimée, et elle était confiée à un bureau spécial de
l'administration du Trésor. Le service des intérêts des ac-
tions et des rentes viagères devait être assuré provisoire-
ment par les Payeurs des rentes. Les agents du Trésor dans
rinde et à ITle de France étaient chargés de poursuivre le
recouvrement des créances et le payement des dettes. Le
bureau de liquidation de Lorient était supprimé. Enfin le
ministre des Finances était invité à présenter le plus tôt
possible un projet des mesures à prendre pour accélérer la
liquidation (2),
L'année suivante (179i), le Trésor Royal devint la Trésore-
rie Nationale et fut réorganisé ; les opérations de la liquida-
tion changèrent encore une fois de mains par la réunion du
bureau, qui en était chargé depuis le décret du 14 août 1790,
à la Direction Générale de la Liquidation au ministère des
Finances (3). C'était ainsi définitivement à l'administration
(1) Projet de décret pour la liquidation de l'ancienne Compagnie des
Indes, séance du 14 août 1790, M. Lebrun, rapporteur. Décret relatif à
la liquidation de l'ancienne Compagnie des Indes et au payement des
intérêts des actions et des pensions viagères payées ci-devant à la Caisse
de celle Compagnie. — Bulletin des Lois, t. V, p. 156.
(2) Le décret comprenait une dernière clause : « les archives de la
Compagnie seront transportées en lieu sûr, » Elles furent sans doute
transportées ; mais il paraît certain que le lieu choisi ne fui pas sûr.
(3) Décret des 16 aoùl-13 novembre 1791, organisant la Trésorerie
Nalionale. De la complabililc : litre IV, art. M. — Duvergier, t. lll,
p. 248. l/à partie administrative fut réunie au ministère de l'Intérieur.
SUPPRESSION ET LIQUIDATION 665
de l'Elat qu'était confié le soin de terminer la liquidation, de
faire valoir les droits de l'ancienne Compagnie des Indes et
de faire honneur à ses obligations. En conséquence le ser-
vice de ses litres incomba à l'administration des Finances et
ce furent les agents de la Trésorerie qui en effectuèrent le
renouvellement (1) et procédèrent à un tirage des actions
remboursables en août 1792 (2).
Un décret des 19-21 septembre 1792 vint régler la question
importante des pensions de retraite faites par la Compagnie
à ses anciens serviteurs, marins et soldats. L'Assemblée
Législative, dont celte mesure fut un des derniers actes, dé-
clara que « les citoyens qui avaient servi l'Etat sur les vais-
seaux de la ci-devant Compagnie des Indes en qualité de
soldats, caporaux, sergents, canonniers, matelots, cliarpon-
liers etc., avaient acquis des droits à la reconnaissance na-
tionale et qu'il était instant de les faire jouir des récom-
penses qu'ils avaient méritées ». Elle décida en conséquence
qu'ils jouiraient de ces pensions sur le même pied que lest
sous-officiers et soldats des armées françaises, tel qu'il était
fi.xé parle décret du 30 avril 1792, et l'exéculion en fut con-
fiée au Conseil de THùtel des Invalides (3).
L'Assemblée Législative s'honorait en reconnaissant
comme dette de l'Etat celle contractée par la Compagnie
envers les vétérans des guerres de Dupleix et de Lally, der-
(1) Décret des 9-25 juillet 1792, réglant le mode de renouvellement
des litres d'actions et de portions d'action de la Compagnie des Indes.
— Duvergier, t. IV, p. 288.
(2) Décret du 14 septembre 1792,relatif au remboursement des actions
et portions d'action de l'ancienne Compagnie des Indes. — Duvergier,
t. IV, p. 524. Le montant des remboursements fui de 1 .177.200 livres.
(3) Décret des 19-21 septembre 1792, relatif au traitement des citoyens
qui ont servi l'Etat sur les vaisseaux de la ci-devant Compagnie des
Indes. — Duvergier, t. IV, p. 555.
666 QUATRIKME PARTIK. CIIAITTIIK III
niers lémoiiis d'une époque glorieuse, où la fortune de la
France avait été bien servie entre leurs mains.
Enfin, lorsqu'au cours de raiinée suivante, la loi des24aoûl-
13 septembre 1793 créa, sur l'initiative de Cambon, le Grand-
Livre de la Dette Publique, dont le but était d'unifier celle
Dette, la Compagnie des Indes fut directement intéressée par
cette mesure, car ses actions, dont le service incombait à
l'Etal, figuraient au nombre des engagements divers qu'il
s'agissait de remplacer par un titre unique et définitif. Tous,
on le sait, furent convertis en vertu de cette loi en des titres
de rente perpétuelle produisant intérêt à 5 0/0, et en particu-
lier, son article 31 disposait en ces termes : « Les proprié-
taires des actions et des seize-vingt-cinquièmes d'action de
l'ancienne Compagnie des Indes seront crédités (sur le
Grand-Livre de la Dette Publique) du produit net des cou-
pons d'une année desdiles actions (1).
« Ainsi finit donc la Compagnie de Lato, la plus impoi'lante
des sociétés successives qui constituent par leur réunion la Com-
pagnie française des Indes. Sa liquidation s'acheva sans in-
cidents par les soins de V Administration, et ses actionnaires
se confondirent désormais dans le troupeau immense des ren-
tiers de l'Etat.
(1) Préalablemenl à la promulgalion de la loi sur le Grand-Livre, des
mesures furent prises pour eu préparer rexéculion. Des de'crels pres-
crivirent en effet la présentation des litres au porteur sur l'Etal ou sur
les compagnies et sociétés d'actionnaires ; les actions de la Compagnie
des Indes furent soumises à celte obligation. Un dernier décret des
18-19 juillet 1793 prorogea de trois mois le délai accordé pour cette pré-
sentation, en faveur des titres nouveaux de la Compagnie des Indes
échangés contre les anciens, en vertu du décret des 9-25 juillet 1792.
— Duvergier, t. VI, p. 32.
SUPPRESSION ET LIQUIDATION 669
^ III
Restait la Compagnie de Caloniie, et l'histoire de cette der-
nière devait être longue encore, bien qu'elle eût perdu toute
activité commerciale en cette même année qui vit disparaître
les derniers vestiges de son aînée. En effet ses bureaux et
ses magasins avaient été mis sous séquestre en exécution du
décret du 26 juillet 1793 ; puis sa suppression elle-même
avait été accomplie par celui du 8 octobre 1793 (17 vendé-
miaire an II) ; enfin le ministre des Contributions Publiques
nomma des commissaires auxquels dut être présenté par la
Commission des FMnances l'état des sommes dues par la
Compagnie à la nation. Cependant les opérations de la li-
quidation n'étaient pas encore commencées et l'on ne put
aller si vite en besogne (1).
Ce ne fut en effet que l'année suivante, le 3 septem-
bre 1794 (17 fructidor an II), qu'un nouveau décret inter-
vint pour régler le mode de liquidation de la Compagnie. Il
fut rendu sur le rapport de M. Ramel, l'organisateur de la
« Banqueroute » de 1797. Pendantcet intervalle, les magasins
de la Compagnie étaient restés sous scellés, et toute opt-ration
avait été interrompue. Quatre commissaires furent, en exé-
cution de ce décret, nommés pour prendre connaissance de
l'actif et du passif de la Compagnie, calculer les sommes dues
par elle à la République et celles dues par le Trésor à la Com-
pagnie s'il y avait lieu, se faire remettre les vaisseaux, et
exercer le droit de préemption sur les marchandises et effets
(1) Le 1.3 janvier 1794, le député Amar porta à la tribune de la Con-
vention contre P\ibre d'Egianline, Chabot, Delaunay et Bazire l'accusa-
tion d'avoir falsifié le précédent décret relativement à la liquidation de
la dette de la Compagnie. Les quatre députés incriminés furent traduits
devant le tribunal révolutionnaire, reconnus coupables, condamnés à
mort, et exécutés le 5 avril 1794.
668 QrATRIKME PAIITIE. CIIAIMTIIK III
d'armemenl qui pounaienl être utiles à la nalion. Les ad-
uiinislraleurs, syndics el préposés « de la ci-devanl nouvelle
Compagnie des Indes » leur rendirent leurs comptes el ceux
qui se trouvaient en état d'arrestation (il y en avait un certain
nombre) obtinrent à cet etTet leur élargissement provisoire
sous la surveillance d'un garde. Puis les administrateurs
rendirent, au cours d'une dernière assemblée générale, ces
mômes comptes aux actionnaires et reçurent leur approba-
tion ; les commissaires assistèrent d'ailleurs à ladite assem-
blée comme représentants des intérêts de la République, « à
raison des actions qui lui étaient échues par confiscation,
déshérence, défaut de visa ou de transcription ». Les mar-
chandises prises par droit de préemption furent estimées
préalablement sur le pied du dernier Maximum el les vais-
seaux expertisés par les soins de la Commission de la Marine.
Les commissaires reçurent enfin la mission de visiter les
lieux concédés à la Compagnie en France (les magasins de
Lorient) et d'en prendre réception dans l'état prescrit par
l'arrêt du Conseil du 14 avril 1785; ceux des comptoirs de
l'Inde furent reçus par les commissaires civils de la Républi-
que dans celte colonie. Tous les effets et les marchandises
appartenant à la Compagnie, qui ne furent pas pris pour le
compte de l'Etal, furent vendus par ses propres agents en
présence des commissaires el le produit de leur vente fut
versé avec tout l'actif de la Compagnie à la Trésorerie Natio-
nale, pour faire fonds à la liquidation (1). Les dettes de la Com-
pagnie envers l'Etat el envers les particuliers, une fois payées
sur le montant de cet actif, le reliquat de celui-ci devait élre
partagé entre les actionnaires au marc la livre de leurs ac-
(1) La loi du 17 germinal an II ordonna le depûl dans un délai de dix
jours de tous les papiers de la Compagnie au taureau de la Complabililc
(Cour des Comptes), en même temps ipie ceux de la I''erme Générale.
SUPPRESSION ET UOriDATION 009
lions sans aucune retenue, l'Elal lui-même comptant à cet
effet parmi eux et dans la même proportion qu'eux. Enfin
tous les créanciers de la Compagnie furent invités à produire
leurs titres avant le 21 décembre 1794 (1*"" nivôse an III), et le
payement des sommes dues par la Compagnie fut suspendu
jusqu'à cette date.
Les dispositions du décret du 3 septembre 1794 furent exé-
cutées, à l'exception de celle relative au partage de l'actif. Les
actionnaires n'attendirent pas d'ailleurs celle satisfaction
pour protester avec une courageuse indignation contre les
mesures qui les atteignaient injustement, et ils portèrent à
la Convention une pétition, oi^i ils se plaignaient que leurs
administrateurs eussent été emprisonnés, leurs vaisseaux et
leurs marchandises vendus ou retenus par les agents de
l'Etat au mépris de leurs propres droits. Ils réclamaient leur
réintégration dans la plénitude de ceux-ci et Tautorisation
de reprendre les fonds déposés à la Trésorerie Nationale
(18 mai 1795-28 floréal an III).
Celte démarche eut en apparence tout le succès qu'en
pouvaient espérer ses auteurs, car une loi leva presque aus-
sitôt le séquestre des effets de la Compagnie, rendit à ses
administrateurs, reconnus innocents, l'exercice de leurs pou-
voirs et ordonna qu'il leur serait remis le montant de l'actif
de la Compagnie, réserve faite de ce qui était dû par elle à la
Nation (Loi du 13 juin 1795-24 messidor an III).
Malheureusement celte mise en possession fut purement
théorique : les vaisseaux, les eiïels d'armement, les marchan-
dises, tout avait été dispersé, cl la Compagnie no put rentrer
en jouissance de son aciif. Elle ne se résigna point cependant
à celte impuissance qui lui rendait tout espoir de relèvement
iînpossible. Elle réclama avec une remarquable persévérance
les 22 millions auxquels elle estimait la detlo de l'Etal envers
(i70 QTJATItlKMK PARTIK. CHAI'ITUF, III
elle, aux différents gouvernements qui se succédèrent depuis
lors : à la Convention, au Directoire, au Consulat, à l'Empire
lui-même. Ce fut en vain : elle ne put obtenir d'aucun d'eux
qu'il consentit à liquider celte dette. Par la voix de son con-
seil, Cambacérès, elle sollicita un secours qui lui fut de même
refusé. Quand le liquidateur nommé par ses actionnaires,
M. Dangirard, mourut en 1810, on jeta ses archives pêle-mêle
dans un grenier de la Banque de France. Cependant ses
actionnaires n'avait pas perdu tout courage (1) ; en 1820, ils
obtinrent d'une Compagnie anglaise le paiement d'une assu-
rance contractée sur un de leurs navires capturé en 1703 et
ils reçurent ainsi 1 .327.000 francs, qui permirent de distribuer
un dividende de 21 francs par action en 1825 (2) et un second
de 3 fr. 80 en 1839. Mais parmi les actionnaires primitifs beau-
coup étaient morts et leurs héritiers restèrent inconnus ;
beaucoup d'actions no furent donc point représentées et il
resta 428.838 francs disponibles au compte de la Compagnie
à la Banque de France. A cette somme se bornait d'ailleurs
tout son actif, puisque l'Etat refusait de faire droit à ses pré-
tentions. La Compagnie, dont l'existence était ainsi purement
nominale, ne cessa cependant pas d'être représentée par un
liquidateur chargé de ses intérêts jusqu'en 1853; mais à
cette date mourut le dernier,M. Odier.régenl de la Banque de
France ; « dès lors la Compagnie tomba en oubli et demeura
sans aucune représentation » (3).
(1) Lors de la conclusion avec l'Angleterre (i'uii traité qui re'gla la
question de la Renie de l'Inde (7 mars 1815), les actionnaires de la
Compagnie proleslrrenl contre la violation de leurs droits; mais leurs
demandes lurent repoussées. (Say, Diclionnairc des Finances).
(2) « La lifiuidation de la Compagnie fut enfin opérée, dit M. Bonnas-
sieux, le 9 août 1826, dans la dernière assemblée tenue par les porteurs
de ses actions ; une dernière répartition de 2i francs par action fut en
môme temps allouée. Ainsi finit la Compagnie des Indes. » Bonnassieux,
op. cil. On va voir que celte ariirmalion est inexacte.
(3) Rapport de M, Godin, liquidateur.
SUPPRESSION ET LIQUIDATION 671
Cependant ce ne fui que momentané ; en 1860,en effet, trois
actionnaires, MM. Godin avocat, Davillier président de la
Chambre de commerce de Paris et de Rémusat requirent de-
vant le tribunal civil de la Seine la nomination d'un adminis-
trateur provisoire, et une décision du tribunal désigna M. Go-
din pour remplir ces fonctions. Celui-ci déploya une grande
activité, retrouva les archives de la Compagnie, soUicila et
obtint le versement des 428.000 francs d'actif à la Caisse des
Dépôts et Consignations. La liste des actionnaires comprenait
756 titulaires, représentant 39.738 actions de 600 livres (1) ; ils
furent invités à se faire connaître, mais 29 seulement, repré-
sentant 4.226 actions, répondirent et composèrent une assem-
blée générale qui se tint le 30 novembre 1861. Celle assem-
blée approuva les comptes qui lui furent présentés par l'ad-
ministrateur provisoire qu'elle nomma liquidateur, et lui
donna mission d'obtenir la clôture de celle interminable
liquidation et le partage de l'actif restant entre les actionnai-
res connus.
Mais l'administration des Domaines intervint aussitôt par
une tierce opposition (23 juin 1863). Elle prétendit que l'Etat
était actionnaire de la Compagnie et, en outre, ?,on créaiicier
pour une somme importante en impôts et loyers remontant
à 1790-1793 ; enfin elle réclama la part des actionnaires in-
connus comme biens vacants. La question, qui inquiéta fort
la seconde assemblée des actionnaires, tenue le 19 novembre
1863, fut cependant tranchée en faveur de la Compagnie par
le tribunal de la Seine qui, le 28 mars 18G5, déclara l'Etat
non-recevable en ses prétentions. L'administration des Do-
(1) On a vu qu'il y avait ou 40.000 actions (désignées à l'origine sous
le nom de portions d'intérêt) de 1.000 livres chacune ; mais il avait été
opéré deux remboursements: l'un de 250 livres en 1791, l'autre de
150 livres en 1793. — Kapporl de M. Godin, liquidateur.
672
QlIATniKMK PAniIK. Cil A l'ITRK III
maines acquiesça et les sommes en dépôt à la Caisse des
Consignations redevinrent disponibles. Mais celle satisfac-
tion ne résolvait pas la queslion la plus importante, à savoir
la reconnaissance par l'Etal de la dette que la Compagnie
lui attribuait envers elle et qui, depuis 1790, atteignait avec
les intérêts, 75 millions de francs ! Les actionnaires n'en de-
mandaient pas tant; ils réclamaient seulement 17.465.779 fr.,
« pour avances faites dans l'Inde au département de la ma-
rine et des colonies, pour expropriation de numéraire, vais-
seaux, objets d'armement et marchandises dont le gouver-
nement de la République s'était emparé en 1788 et en Tan II
pour cause d'urgentes nécessités publiques ». De ce côté,
malheureusement, la Compagnie nohlint, comme jadis, au-
cune satisfaction ; carie ministre des Finances lui opposa le
21 juin 18G4, que le décret du 25 février 1808 avait anmdé
sans distinction toutes les créances envers VEtat antérieures à
Van V {\). Le Conseil d'Etat, devant lequel la Compagnie se
pourvut (2), rejeta sa requête par arrêt du 20 novembre 1865,
et cette décision fut convertie en décret le 6 décembre sui-
vant.
(1) Décret du 25 février 180S sur la liquidation de la délie publique.
— Duvergier, l. XVI.
(2) Section du Contentieux, ^7 août 1864 — M. Godin prolestait en ces
termes contre l'application à la Compagnie du décret du 25 février 1808 :
\.° Ce décret, disait-il, avait eu pour but de délivrer l'Administration
des réclamations non justifiées faites par d'anciens fournisseurs, et ne
pouvait être appliqué à la Compagnie des Indes qui avait rendu à l'E-
tat d'importants services. 2» La déchéance n'avait jamais été appliquée
par le Conseil d'Etat à des cvéances justifiées, quoique ho» liquidées.
3' Or la créance d\ine niiture exceptionnelle réclamée par la Compagnie
avait été ,/»s/t/îcc par elle en temps utile, car la Compagnie n'avait
cessé de la faire valoir en l'an III, en l'an IV, en l'an VI, en l'an VII, en
1804, en 1805; la déchéance résultant du décret de 1808 no pouvait
donc pour ces raisons lui être appli(|uée.
SiriMMtESSION Kr LIQUIDATION 07.*^
Avec une persévérance digne d'un meilleur sort, la
Compao-nie, ayant échoué par la voie conlentieuse, adressa
au Sénal un recours gracieux. Sa pétition fit l'objet d'un
rapport de M. Delangle, vice-président du Sénat, en avril
1866 (1). Le rapporteur reconnut l'intérêt que méritait la
Compagnie des Indes, déclara que ses infortunes étaient
dignes de pitié, et qu'elle avait rendu à l'Etat d'incontestables
services ; il admit même que ses prétentions fussent légiti-
mes en elles-mêmes ; mais il se refusa à recherclier pourquoi
leur liquidation n'avait pas été accordée, car la déchéance
invoquée par le ministre des Finances rendait, dit-il, toute
discussion inutile. « 11 n'y aurait pas de finances, pas d'ad-
ministration possibles, si la barrière élevée contre des récla-
mations que le temps a couvertes de son oubli pouvait être
rouverte I » Ses conclusions furent adoptées sans opposition.
Une nouvelle assemblée des actionnaires eut lieu peu de
temps après, le 16 mai 1866; cette fois 16.924 actions s'y
trouvaient représentées. Le liquidateur, M. Godin, leur sou-
mit les comptes suivants :
Capital déposé à la Caisse des Dépôts 428.8H.S francs
Intérêts liuidés jusqu'au 30 avril 72.681) "
Total 501.527 »
De celte somme il ne restait disponible que 301.117 »
Sur lesquels il convenait de prélever pour dividendes. 87.172 »
Le reliquat d'actif à partager entre les actionnaires
était donc de 303. 915
Ce qui devait donner à chacune des 16.924 (2) actions
représentées 17 »
(1) V. Moniteur du 21 avril 1866.
(2) Nous avons constaté sur la liste des titulaires qu'un nombre assez
considérable d'entre eux étaient de nationalité suisse ; le gouvernement
de la Confédération helvétique fi^Hirail lui-même parmi eux, probable-
ment comme successeur aux biens vacants.
W. —43
674 QIIATIIIKMR l'ARTIK. CHAI'ITRK III
La liquidation serait ainsi terminée ; mais il n'en fui rien
fait (1). L'assemblée crut, en effet, devoir garder un fonds de
réserve el ne vola qu'une répartition de 15 francs, qui devait
laisser disponible 50.000 francs environ. Puis une opposition
se produisit do la part d'un actionnaire, bientôt suivie d'au-
tres oppositions, et le payement de ce dividende de 15 francs
qui avait été commencé, fut lui-même arrêté.
Une nouvelle assemblée générale fut tenue le 27 janvier
1867. Le liquidateur, M. Godin, était mort, el les actionnaires
lui choisirent comme successeur M. Chaulin, avocat. L'as-
semblée maintint sa délibération précédente louchant la
répartition d'un dividende de 15 francs, et autorisa le liquida-
teur, après payement des dividendes de 21 francs el de 3 fr. 80
aux actionnaires qui ne les avaient pas encore touchés, à
répartir le reliquat entre les actionnaires connus, sans avoir
égard aux droits des intéressés qui ne s'étaient pas fait con-
naître. Enfin, abandonnant ses prétenlions à une indemnilé de
la part de l'Etat, elle déclara qu'il n'y avait pas lieu pour le
liquidateur d'en poursuivre le recouvrement, et repoussa le
projet formé par M. Godin d'une pétition à adresser à l'Empe-
reur.
Une dernière assemblée se tint huit ans plus tard, le 15 mai
1875. Dans riiilervalle, un nouvel administrateur provisoire,
M. Harouel, avait dû être nommé par le tribunal (2) à la place
de M, Chaulin, lui-même décédé ; cette assemblée le nomma
(1) On trouvera aux Archiver Nationales le très important rapport de
M. Godin à l'assemblée de 18G6, contenant une partie des détails qui
précèdent (ADXI, 60). Pour le surplus, el pour les événements des
dernières années (1866 à 1875), nous devons les renseignements que
nous présentons ici, et que uous avoua toutes mtVon.s- de croire absolu-
ment inédits, à l'obligeance de M» Fontana, notaire à Paris, qui a bien
voulu nous autoriser à consulter les archives de son étude.
(2) Jugement du 27 mai 1869.
SIPPRESSIOX ET LIQIIDATIOX 075
à son tour liquidateur et approuva définitivement la répar-
tition qui lui fut de nouveau proposée du reliquat de l'actif
déposé à la Caisse des Dépôts, une fois le payement du divi-
dende de 15 francs achevé (1). Elle l'autorisa en outre à re-
mettre aux Archives Nationales, à titre de don et à charge de
les communiquer aux actionnaires à toute réquisition, les
registres et papiers composant les archives de la liqui-
dation (2).
(1) L'opposition formée par certains actionnaires avait été précédem-
ment levée ; il n'y avait donc plus d'obstacle à cette opération. Les
décisions de cette dernière assemblée furent homologuées quelque
temps après ; le dépôt des pièces d'homologation est en elTet du 15 mai
1875.
(2) Nous les avons signalés : ils figurent sous la cote F'265.429
à 65.957, soit 528 cartonniers et registres.
CONCLUSION
Nous avons ainsi suivi pendant les deux cent soixanle-dix
années de son existence, dont cent cinquante furent remplies
par une activité réelle, cette Conipaj^nie qui joua dans l'his-
toire de notre politique coloniale un rôle si important. Il nous
reste à dégager de cette étude les enseignements qu'elle nous
parait comporter.
Nous avons dit des deux premières sociétés qui la compo-
sent, celle de 1604 qui entra dans la voie de la réalisation,
mais y fui bientôt arrêtée sans avoir pu mener à bien sa pre-
mière expédition, et celle de 1615 dont les opérations sont
restées entourées jusqu'ici d'une fâcheuse obscurité, tout ce
que l'on peut conclure de leur courte destinée. Elles offrent,
malgré l'absence de résultats, le témoignage que dans le
grand mouvement économique qui porta les nations mariti-
mes de l'Europe à exploiter les richesses des Indes mises à
leur portée par la découverte d'une route nouvelle, la France
ne demeura point en arrière. Le mode lui-même de cette
exploitation ne fut pas imaginé par le gouvernement royal,
car la forme exclusive avait été déjà donnée à ce trafic par
le Portugal, l'Angleterre et la Hollande, les trois peuples les
plus commerçants de cette époque, et cet exemple, autant
que les raisons d'être intrinsèques de cette organisation, dé-
terminèrent sa conduite et provoquèrent ces premiers essais.
Leur insuccès no le rebuta point ; il manquait jusque-là
en effet, pour l'application de ce principe, une base suffisam-
ment solide ; or elle fut bientôt constituée par la vaillante so-
ciété dieppoise qui avait aùdacieusemenl entrepris le com-
678 CONCLUSION
merce de Madagascar, et si les résultais de celle lentalive
prématurée lurent mauvais, celle-ci eul du moins comme
conséquence de poser les assises définitives de laCompai;nie
française des Indes, dont l(;s destinées devaient être si gran-
des. On ne peut nier que si, pour d'autres contrées mieux
civilisées, le principe du libre trafic pouvait être mis en com-
paraison avec celui du commerce exclusif, cette situation ne
se présentait pas à Madagascar dont la mise en exploitation
devait exiger l'intervention directe d'un Etal ou d'un manda-
taire muni de son autorité el de ses moyens d'action. La
Compagnie d'Orient qui fut ce mandataire manqua, à vrai
dire, de ces moyens, el leur défaut la conduisit à un échec
complet de son entreprise. Ce résultat, nous l'avons dit, ne
doit pas étonner: la colonisation de Madagascar dans les
conditions où on l'entreprenait, el avec le but chimérique
que l'on y cherchait ne pouvait être couronnée par le succès ;
mais les efforts infructueux de la Compagnie d'Orient, el ceux
de la Compagnie des Indes Orientales qui lui succéda dans
celle lâche ingrate, eurent du moins pour résultat, el celui-
ci est considérable, de créer à la France sur la grande ile des
droits dont la revendication complète, pour s'être fait long-
temps attendre, n'en a pas moins accru finalement noire
domaine colonial d'une de ses plus belles conquêtes.
La Compagnie de Colbert, qui ne consacra avec raison à
celte œuvre qu'une partie de son existence, mais y usa mal-
heureusement une ardeur el des ressources qui eussent été
plus fécondes dans l'Inde même, a occupé dans les phases
successives de la grande entreprise nationale dont nous
avons retracé l'histoire une place très importante ; il convient
donc d'en résumer ici les principaux caractères. Elle joua
d'abord dans la politique économique de son fondateur un
rôle prépondérant, et fut élevée par lui au rang des inslilu-
CONCLUSION (;79
lions essentielles du royaume, silualion qui était déjà celle
de ses rivales anglaise et hollandaise et qui lui donna pour
accomplir sa mission une autorité et une sécurité également
indispensables. Son capilal avait été judicieusement fixé par
ses statuts, mais celui qu'elle réunit effectivement (et au prix
de quelles difficultés 1) fut très insuffisant. Avec les ressources
qu'il lui procura, elle dut vivre au jour le jour, n'ayant ja-
mais dans sa caisse que la somme nécessaire au prochain
armement, et forcée de compter strictement sur les bénéfices
du précédent pour satisfaire à ses obligations les plus impor-
tantes. Cependant elle fit des dépenses de premier établisse-
ment considérables, et le gouvernement royal lui imposa
bientôt le service d'un intérêt exagéré à ses actionnaires.
Malgré cette situation financière, grave dès le début, la Com-
pagnie de Colbert pouvait subsister ; certes, son développe-
ment ne pouvait dans ces conditions être que fort lent, et sa
conduite devait être fort prudente; mais son succès n'était
point impossible, si rien ne venait s'opposer à ce qu'elle sui-
vît la destinée qui lui avait été tracée. Or les obstacles furent
accumulés devant elle ! Son commerce, après quelques an-
nées d'exercice, fut gravement atteint par les prohibitions
qui frappèrent les tissus de l'Inde, et la privèrent par là de la
plus importante partie de ses transactions. Nous avons in-
sisté sur la difficile solution de cet antagonisme d'intérêts,
auquel se heurta Colbert, entre les industries françaises et
la Compagnie française. Protéger les uns sans nuire aux
autres, est l'écueil que la politique protectionniste rencontre
sans cesse sur sa route ; mais jamais peut-être celui-ci ne
présenta dans noire histoire économique une apparence plus
fâcheuse. Quoiqu'il fût, au fond, do cet antagonisme, la Com-
pagnie dont les intérêts parurent moins indispensables à la
prospérité nationale fut sacrifiée, sinon par Colbert lui-
(»H() CONCLUSION
même, du moins par ses successeurs. Elle n en eût pas si
fçravement souffert assurément, si Colberl, qui y voyait une
solution de ce délicat problème, eût réussi à lui créer une
clientèle étrangère; mais les efforts qu'il fil dans ce but
échouèrent devant la situation prépondérante déjà prise par
les Compagnies rivales sur les marchés européens, et l'ab-
sence de débouchés extérieurs fut pour cette Compagnie une
cause importante de stagnation. Enfin la politique même de
Louis XIV n'exerça pas sur ses destinées une moins grande
influence ; à peine était-elle sortie des difficultés du début
que la série des grandes guerres de ce règne s'ouvrit et ruina
ses premiers résultais. Trois fois, avec de courts intervalles
de paix, les opérations maritimes vinrent lui fermer la mer,
isoler ses comptoirs et les livrer sans défense aux ennemis
de l'Etat, qui étaient en môme temps pour elle des rivaux
intéressés a sa perte, les Hollandais et les Anglais. Il serait
sans doute exagéré d'atlribuer à cette unique cause la mau-
vaise fortune de la Compagnie de Colberl; mais il serait puéril
de nier son influence à côté de celle des causes que nous
avons précédemment menlionnées. En fut-il d'autres encore ?
Sans doute, les agents qu'elle choisit pour gérer ses intérêts
en Asie ne furent pas tous à la hauteur de celle mission ;
Mondevergue était un incapable et Marcara un intrigant;
mais Caron, quels que fussent ses torts, fut pour elle un utile
serviteur, Baron fui un gouverneur habile, Martin un admi-
nistrateur de premier ordre. En France, d'autre part, la Direc-
tion Générale ne semble pas avoir joué un rôle bien impor-
tant. Colberl et ses successeurs. Le Pellelier clPonlchartrain,
considérèrent celle Compagnie comme un instrument de la
polilique royale et la dirigèrent personnellement. Que devons-
nous conclure enfin de la détresse dans laquelle se passèrent
les dernières années de son privilège? Hien,à notre avis, car
CONCLUSION 681
le royaume tout entier élail alors ruiné el épuisé, el elle ne
pouvait échapper à cette situation générale. Les négociants
nialouiiis la soutinrent, il est vrai, de leur activité ; leur au-
dace, leurs succès peuvent être à bon droit admirés ; mais
Dupleix qui servit sur leurs vaisseaux déclarera plus tard
qu'ils n'eussent pu continuer longtemps avec la même ardeur
et qu'ils se fussent ruinés à ce trafic, comme !a Compagnie
elle-même.
L'œuvre accomplie par celle-ci n'est cependant pas né-
gligeable ; elle abandonna Madagascar, mais les efforts
qu'elle y dépensa ne le furent point, nous l'avons dit, en pure
perte, elles résultats qu'elle obtint mnlgré ses déboires dans
la péninsule hindoue furent importants pour la France.
Caron el ses successeurs organisèrent la plupart des comp-
toirs qui étaient appelés à une si grande destinée, et si l'Inde
française d'aujourd'hui n'est plus, hélas, celle de Dupleix,
elle est à peu de chose près celle de François Martin.
Ces résultats, acquis au prix de grandes difficultés, étaient
cependant sur le point de péj'ir, faute de ressources chez la
Compagnie et de clairvoyance dans ses intérêts chez le gou-
vernement royal, quand l'intervention de La w les sauva d'une
perle complète. La reconstitution de la Compagnie des Indes
fui une des conséquences utiles du Système, qu'achetèrent
malheureusement bien des ruines et des bouleversements.
Law lui donna par le chiffre de son capital, par l'importance
de ses revenus réguliers et de ses moyens d'action des élé-
ments de succès qui la soutinrent au milieu des difficultés
qu'elle devait rencontrer plus tard et qui furent aussi graves
que celles du précédent règne. Sans doute, son programme
primitif était démesuré, el à vouloir s'y conformer entière-
ment, elle risquait de trouver une fin prématurée ; mais
l'abandon des parties nuisibles fut judicieusement réalisé
682 CONCLUSION
après la chute du Syslèuie, el elle ne conserva que celles
qui pouvaient réellement assurer sa fortune.
Le rôle historique de la Compagnie de Law a été considé-
rable, car elle a été pendant cinquante années l'instrument
de notre politique coloniale sur deux continents ; celte dif-
ficile mission s'est malheureusement terminée par la ruine
des intérêts qui lui avaient été ainsi confiés, et quoiqu'elle
n'en soit pas le principal auteur, la part de responsabilité
qui peut lui être imputée dans ce résultat désastreux est
d'une recherche délicate. Tout n'a pas été dit encore sur
l'œuvre de Dupleix qui marque le point culminant de l'his-
toire de cette Compagnie, et l'on a déjà battu en brèche une
partie de ce que la tradition nous en avait transmis. Cepen-
dant, que la rolitique de Dupleix lui ail été suggérée par la
conduite de ses prédécesseurs ou qu'elle lui appartienne en
propre, qu'elle ait été complètement constituée dès ses pre-
mières entreprises, ou qu'elle se soit lentement formée sous
l'influence des événements auxquels il fut mêlé, un fait n'en
reste pas moins indiscutable : Uupleix a voulu donner l'em-
pire de l'Inde à la France et il a élé entravé, puis arrêté dans
l'exécution de cette œuvre. Nous avons cherché à définir
brièvementles parts respectives du gouvernement de Louis XV
el de la Compagnie des Indes dans le fait même de cette in-
tervention ; nous avons dit que l'opinion publique en France
ignora l'état des choses, que la Compagnie partagea trop
cette ignorance et reçut d'autre part du gouvernement royal,
avec lequel elle était étroitement unie, une direction nette-
ment opposée à des aventures coloniales dont on ne compre-
nait pas l'importance véritable. Elle se prêta à un désaveu
qui ne fut pas décidé par elle, et cette conduite a provoqué
de nos jours d'unanimes protestations contre son élroitesse
d'esprit et le peu d'élévation de ses sentiments. Les a-l-elle
CONCLUSION 083
cependant coniplclcnienl merilées ? La politique de Dupleix
était celle d'un gouverneur de colonie royale, mais peut-être
pas celle d'un ai;ent supérieur d'une Compagnie de com-
merce, et celle-ci dont le mandat était d'entretenir des rela-
tions commerciales avec l'Inde, d'y créer des comptoirs, de
les administrer, d'agrandir même son champ d'opérations
par des acquisitions pacifiques utiles à son commerce, avait-
elle au même degré celui de conquérir les armes à la main
l'empire de l'Inde à la France ? Cependant le plan de Dupleix
était justifié par l'état de ce pays ; mais s'il fallait que la
puissance française s'y implanlât d'une façon plus complète,
sous peine d'une prompte exclusion, c'est que le moment
était venu de modifier un régime qui ne répondait plus aux
nécessités nouvelles, et de substituer à la Compagnie souve-
raine, qui avait jusque-là utilement préparé les voies, le pou-
voir royal lui-même. Celte substitution, il est vrai, devait
être accomplie peu à peu, si l'on ne voulait pas compromettre
des résultats péniblement acquis ; les premiers actes en de-
vaient être voilés, et c'est ce qui justifiait précisément une
assistance militaire et pécuniaire importante de sa part envers
la Compagnie.
Le gouvernement de Louis XV, retenu par de graves com-
plications en Europe, ne voulut pas comprendre la nécessité
de son intervention. Il préféra maintenir l'état de choses
antérieur et entraver l'exécution d'une politique qui ne pou-
vait convenir à la Compagnie seule. Les causes qui avaient
déterminé la conduite do Dupleix n'en subsistèrent pas
moins, et le gouvernement anglais qui comprit mieux ses
intérêts, et par sa puissance maritime possédait des moyens
d'action supérieurs aux nôtres, adopta cette politique et
fournit à sa Compagnie l'appui nécessaire pour triompher
de sa rivale. On sentit en France, mais trop lard et pas assez
CONCLUSION
complètemenl, la faute que l'on cotiimellail ainsi el l'expé-
dilion de Laliy-Tollendal, trop mesquinemeiil mesurée el
laissée sans secours sérieux après son dépari, ne suffit pas à
la réparer. L'empire que loul seniblail nous promellre nous
glissa ainsi subilement des mains, el il suffil pour cela après
maints succès de deux échecs subis coup sur coup : la ba-
taille de Wandiwash el la capitulation de Fondichéry ! Lois-
que le mal fut accompli, le gouvernement royal, qui n'avait
pas voulu enlroi)rendrc cette substitution quand il était temps
de le faire el qu'il avait des colonies importantes à protéger,
s'y décida, alors qu'aucune cause pressante ne l'y poussait
plus. Quelle que fût la valeur des pi-incipes qui le dirigèrent
alors, l'application qu'il en fit fut inopportune. Il ne pouvait
se charger sérieusemeiil de l'administration et de la défense
des comptoirs de l'Inde et de l'Afrique exposés chaque jour
à devenir la proie de l'Angleterre, quand la reconstitution
de ses forces maritimes el de ses finances devait absorber
pendant longtemps ses soins ; cette mesure devait èlre prise
dans la prospérité el non dans l'adversité, et si la Compagnie
avait été jugée par lui capable de se tirer seule d'affaires
quand elle avait un empire à défendre, elle ne l'était pas
moins quand il ne lui restait plus que quelques factoreries h
exploiter !
Le rôle politique de la Compagnie de Law n'est pas le seul
que nous devions étudier ici, car sa place dans la vie écono-
mique de la France au xvni^ siècle fut aussi très considé-
rable. Le maintien qui fut par elle réalisé du régime du mo-
nopole pour la partie la plus importante de notre commerce
maritime fut-il un bien ou un mal? L'approvisionnement du
marché français en productions asialiijues et africaines
aurait-il élé mieux ou même également assuré par le ré-
t'ime de la libre concurrence? Enfin tous les intérêts écono-
CONCLUSION 685
miques de la France auraiont-ils été mieux servis sous ce
dernier régime? 11 ne s'agit point ici seulement d'une dis-
cussion de principes, et le tort des Physiocrales fut précisé-
ment de ne voir qu'un côté de celte importante question.
Dans l'état où se trouvaient alors les marchés de l'Asie, que
se disputaient âprement des Compagnies étrangères pour-
vues de la puissance militaire et d'une organisation très
complète, étant donnés d'autre part les événements politiques
qui à deux reprises troublèrent si profondément la paix en
Europe, on peut répondre négativement. Les Compagnies de
commerce, qui ont été la préparation nécessaire à la liberté
du commerce européen dans les paysneufs, n'avaient pas en-
core achevé leur rôle ni donné tous les résultats qu'on en
devait attendre, et nos commerçants dénués d'appui sérieux
eussent été facilement écartés par des rivaux puissants.
La Compagnie française n'a d'ailleurs pas été libre de rendre
tous les services dont elle était susceptible; son commerce
souffrit des limites étroites dans lesquelles ne cessa de le
maintenir la politique prohibitive du gouvernement royal et
que ne rencontrait pas chez elle la Compagnie anglaise. Elle
suffit cependant à fournir à la consommation intérieure les
produits coloniaux qu'elle était autorisée à importer; mais
elle eut le tort de ne pas chercher avec assez d'ardeur des
débouchés à l'étranger comme elle pouvait y prétendre, car
l'une de ses deux rivalesdu début était alors moins à craindre.
La fraude, contre les progrès de laquelle le gouvernement
fut impuissant à la défendre, prit d'ailleurs des proportions
telles qu'elle vil baisser sensiblement ses bénéfices malgré
le monopole qui devait les maintenir, et qui porta seul aux
yeux de ses adversaires la responsabilité de cette situation.
Mais le caractère principal de cette Compagnie, caractère
qui lui fut imprimé dès le début par Law, son fondateur, fut
68f') CONCLUSION
d'êlre une société financière en même temps qu'une entre-
prise commerciale. Ses actionnaires ne furent pas des com-
merçants, mais des rentiers, et ses privilèges financiers, dont
la gestion absorba une trop grande partie de ses soins, ne
lui furent attribués que pour leur fournir des revenus fixes
et réguliers. Les charges qui résultèrent pour elle de cette
situation furent très lourdes, car elle dut servir constamment
des dividendes supérieurs aux bénéfices de ses opérations
commerciales et les ressources qu'elle dut se créer pour sou-
tenir son commerce ou réparer les brèches causées par la
guerre ne firent qu'accentuer cette fâcheuse tendance qui
nuisait à son but principal. Ce fut là un défaut grave ; celte
Compagnie était destinée à entretenir nos relations commer-
ciales avec une partie du monde, à créer et à administrer nos
colonies, non pas à devenir une annexe de l'Etat pour le ser-
vice de ses renies. Or elle posséda beaucoup trop ce dernier
caractère ; ses actionnaires ne lui en connurent pas d'autres,
et en même temps que la gestion de leurs intérêts la détour-
nait de ses véritables fins, leur intervention dans ses affaires,
quand elle se produisit, causa le plus grand dommage à la
politique coloniale de la France.
Enfin l'influence exercée sur son administration par le
gouvernement royal fut excessive et nuisit aussi à sa fortune.
Il détruisit chez elle par une direction de tous les instants
l'esprit d'initiative et le sentiment de la responsabilité, mit
souvent dans ses places des favoris sans valeur et lui dicta
une conduite souvent contraire à ses véritables intérêts ; enfin
son intervention dans les affaires de l'Inde fut, nous l'avons
dit, désastreuse, il manqua au devoir qu'il eût dû accepter de
la soutenir effectivement, s'arrêta à des demi-mesures et l'en-
traîna à sa ruine.
La Compagnie de Calonne qui, après le brusque abandon
CONCLUSION 687
d'une politique traditionnelle, releva le monopole du com-
merce des Indes, occupe enfin une situation particulière
dans celte histoire. Elle ne posséda pas, en effet, les princi-
paux caractères de ses devancières, bien qu'elle fût leur
héritière directe, et formât incontestablement le dernier an-
neau de cette longue chaîne. Celte reconstitution tardive et
incomplète du commerce privilégié était-elle d'ailleurs justi-
fiée ? Le gouvernement royal qui avait fait une faute en
supprimant la Compagnie précédente à un moment inoppor-
tun, et en cédant à des tendances libérales qui ne l'altaquaienl
pas moins que la Compagnie elle-même, pouvait-il espérer
réussir dans une réaction également inopportune? La Com-
pagnie nouvelle, sans grandeur, et sans ressources suffi-
santes, ne pouvait justifier d'une façon satisfaisante le mo-
nopole qu'elle recevait et les faveurs dont on raccompagnait.
Aussi devait-elle voir s'amasser contre elle plus de haines
encore que son aînée. Sa vie fut courte, car elle fut arrêtée
bientôt par des événements au cours desquels elle ne pouvait
être épargnée ni pour son nom ni pour son principe. Elle fut,
malheureusement aussi, spoliée injustement, et ses longues
et vaines revendications ont tristement clos les annales de la
Compagnie française des Indes. La déchéance qui lui fut
opposée était sans doute fondée sur la sauvegarde d'intérêts
supérieurs ; mais il est permis de regretter qu'on n'ait pu
donner une fin plus digne à cette héritière d'un long passé
qui fut, malgré des faiblesses, glorieux et utile pour la France.
La Compagnie des Indes appartient à un étal de choses
déjà bien loin de nous ; mais l'histoire est faite de continuels
recommencements et les enseignements du passé le plus
démodé peuvent toujours devenir féconds. Le nom de la
Compagnie des Indes a cessé il y a moins de trente ans de
répondre à une réalité, et quelques années plus tard le prin-
688 CONCLUSION
cipe même des compagnies de commerce était mis de nou-
veau en discussion en France. On crul voir bionlfil renaître
ces grands corps que l'on pensait disparus à jamais et dont
le dernier venait de terminer son existence dans un complet
oubli. L'exploitation de notre empire colonial reconstitué
réclamait on effet des moyens d'action prompts el puissants
que l'on crut trouver dans le rajeunissement et l'adaptation
aux institutions et aux exigences modernes des compagnies
de commerce créées au début duxvn^ siècle. Ces tendances
n'ont pas abouti ; mais peut-être ce résultat n'est-il pas défi-
nitif. Enfin il est un autre intérêt, aussi important que le pré-
cédent, dont l(>s espiits se montrent aujourd'hui justement
préoccupés et que le souvenir de cette activité passée peut
modestement servir. La situation du commerce maritime de
notre pays au détjut du xx" siècle est en effet des plus graves ;
tant de voix autorisées se sont élevées pour nous l'apprendre
qu'il n'est point possible d'en douter. La France perd chaque
jour davantage sa place dans cet empire de la mer dont
Richelieu disait : « On ne peut sans lui ni faire la guerre, ni
profiter de la paix I » Nous voulons croire cependant que
cette décadence n'est pas définitive; on s'est attaché à en
scruter les causes, on cherche dès maintenant avec la plus
louable énergie à en arrêter les progrès : puisse le succès
couronner ces efforts, que justifie d'ailleurs ce fait démontré
par l'histoire, qu'il est dans notre caractère national des
sources intarissables de vitalité, dont les ralentissements
ont toujours été suivis d'une nouvelle recrudescence. Mais il
importe que chacun apporte à cette œuvre l'offrande de sa
bonne volonté ; c'est pourquoi à l'heure où les navires des
nations étrangères, infiniment plus nombreux, hélas, que
les nôtres, sillonnent les mers d'Asie, nous avons cru
CONCLUSION 689
salulaire dévoquer le souvenir d'une époque trop oubliée
où les grands vaisseaux de la Compagnie des Indes, molle-
menl inclinés sous l'effort de leurs voiles blanches, portaient
dans ces contrées lointaines l'honneur et les intérêts de la
France.
W - 41
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Préface vi
Avant-propos xxi
Archives et bibliographie xxvii
Introduction. — Le Commerce des Indes et les Compagnies 'privilé-
giées
I. — Relations historiques entre l'Europe et l'Asie. — Les Indes,
importance du commerce des Indes. — La péninsule hindoue. —
Arrivée des Européens aux Indes. — L'empire portugais.
il. — La Compagnie hollandaise. — La Compagnie anglaise.
III. — Le commerce des Indes au point de vue économique. — Période
portugaise avec monopole de l'Etat. — Echec de la constitution du
commerce particulier, création des Compagnies de commerce privilé-
giées. — Raisons de cette organisation : causes d'ordre pratique,
économique, politique et social.
PREMIÈRE PARTIE
PREMIÈRE PHASE. — LES ORIGINES
DE LA COMPAGNIE FRANÇAISE DES INDES
CHAPITRE PREMIER. — Création de la Compagnie des
Indes par Henri IV. — La
Compagnie des Moluques. . . 51
Activité du commerce maritime français aux xvi" et xvn^ siècle.s. —
Premiers voyages aux Indes, expédition des frères Parmentier (1520),
campagne du Corbin et du Croissant (1601). — Henri IV accorde
une charte à Gérard Le Roy et à Antoine Godefroy (1604). — L'hosti-
lité de la Hollande met fin à leurs préparatifs. — Renouvellement
du privilège (1611). — Fusion opérée par le gouvernement royal,
création de la Compagnie des Moluques (1615). — Causes de l'échec
de ces deux premières Compagnies.
0U2
TAHLK DES MATIKRKS
CHAPITRE II. — Richelieu et sa politique maritime. —
La Compagnie dOrient 68
Richelieu expose son plan aux Notables (1626). — Essai de constitution
d'une Compagnie du Morbihan. — Compagnie particulière de Rigault
et Rézimont à Dieppe (1633). — Richelieu la transforme en Compa-
gnie privilégiée sous le nom de Compagnie d'Orient (1642). — Dé-
viation de nos ambitions sur le commerce des Indes : colonisation de
Madagascar. — Fondation de Fort-Dauphin ; Pronis, Etienne de
Flacourt. — Détresse de la Compagnie, elle abandonne sa colonie. —
Intervention du duc de laMeilleraye (1654); scission de la Compa-
gnie d'Orient. — Ses projets étaient-ils chimériques ? Pourquoi elle
a échoué.
DEUXIÈME PARTIE
DEUXIÈME PHASE. — LA COMPAGNIE DE COLBERT
CHAPITRE PREMIER. — Colbert, sa politique commer-
ciale, création de la Compa-
gnie des Indes Orientales . . 99
Le Golberlisme. — Place occupée par les Compagnies de commerce
et en particulier par la Compagnie des Indes Orientales dans ce
Système. — Création de la Compagnie. — Son origine, élaboration
et consécration de ses statuts. — Déclaration d'août 1664. — Cons-
titution de son capital.
CHAPITRE II. — La Compagnie des Indes Orientales à
Madagascar 133
Premières opérations de la Compagnie. — Etablissement des relations
avec Madagascar. — Expédition de M. de Beausse (1665). — Ex-
pédition de M. de Mondevergue (1666). — Les premiers pas dans la
péninsule hindoue. — François Caron, son plan. — Premières diffi-
cultés : l'affaire Mondevergue, l'afTaire Marcara. — Colbert recherche
l'appui des nations étrangères contre les Hollandais,
CHAPITRE III. — La Compagnie des Indes Orientales
dans rinde 156
La Compagnie abandonne ses projets sur Madagascar. — Organisation
de notre premier comptoir indien à Sural par François Caron (1667).
TABLE DES MATIERES 693
— Les premiers Directeurs dans l'Inde, — Cre'alion de Pondichéry,
Chandernagor et d'autres comptoirs. — Exécution du plan de Caron-
— Expédition de M. de la Haye (1670) ; prise et perte de San-
Thomé (1673-1674). — La guerre de Hollande arrête le développe-
ment de la Compagnie, destruction de ses comptoirs par les Hollan-
dais. — Mort de Colbert (1683). — Les guerres incessantes et la
prohibition de l'importation des tissus de l'Inde ruinent le commerce
de la Compagnie. — Dernières années de son privilège ; elle cède
l'exercice de ses droits aux Malouins.
CHAPITRE IV. — Organisation et administration de la
Compagnie des Indes Orientales . . 188
Administration centrale. — Les Syndics provisoires. — La Direction Gé-
nérale, les Chambres Particulières. — Les assemblées d'actionnaires.
— Affaires contentieuses. — Organisation du domaine colonial. —
Acquisition de Madagascar. — Le Gouverneur Général et le Conseil
Souverain. — Organisation des comptoirs. — Obligations imposées à la
Compagnie. — Modifications apportées à cette organisation.
CHAPITRE V, — Commerce de la Compagnie des Indes
Orientales 217
Le commerce des Indes : épices, drogues et autres produits. — Echec
de l'exploitation de Madagascar. — Fondation des comptoirs de
l'Inde : principaux commerces de la péninsule : les tissus de coton,
les soieries, le poivre. — Echec de l'établissement de la Compagnie
dans l'Archipel asiatique ; tentative au Siam ; projets sur le Japon et
sur la Chine. — Primes et exemptions de droits accordées à la Com-
pagnie.— Prohibition de l'importation des toiles de coton et des soie-
ries des Indes (1686). — Situation faite par celte politique économique
à la Compagnie. — Traités avec les Malouins.
CHAPITRE VI. — Marine et opérations maritimes de la
Compagnie des Indes Orientales. . . 241
Formation de sa flotte. — Les premières expéditions. — Choix d'un
arsenal: création du port de Lorient. — Armements et retours
annuels. — Opérations de la Compagnie pendant les guerres mariti-
mes.— Dernière période d'aciivité (1698-1702). — Désorganisation
de sa flotte et délaissement de Lorient.
694 TABLE DES MATifeRES
CHAPITRE VII. — Organisation financière de la Compa-
gnie des Indes Orientales 264
Composition de son capital. — Actions, souscription, versements. —
Subventions du Roi. — Quel cliiiïre ce capital atteignit-il en réa-
lité ? — Réformes de 1675 et de 1684. — Appels de fonds, prêts
consentis par le Roi. — Intérêts servis aux actionnaires. — Emprunts
pour les armements annuels. — Détresse finale.
TROISIÈME PARTIE
TROISIÈME PHASE. — LA COMPAGNIE DE LAW.
CHAPITRE PREMIER. - Origine et éléments de la Com-
pagnie de Law. — Tableau des
Compagnies de commerce éta-
blies sous le règne de Louis
XIV 281
La Compagnie des Indes Occidentales : son origine, sa place dans la
politique de Colbert. — Multiplication des Compagnies après la mort
de Colbert. — Commerce de l'Afrique. — Commerces de la Chine et
des Mers du Sud. — Commerces de l'Amérique du Nord et des An-
tilles. — Premiers essais de colonisation de la Louisiane. — Création
de la Compagnie d'Occident.
CHAPITRE II. - Le Système et la Compagnie des Indes. 297
Place occupée par la Compagnie dans le programme de réformes (înan-
cières et sociales de Law. — Création et accroissements successifs
de la Compagnie des Indes. — Les émissions des Indes. — Coloni-
sation de la Louisiane : procédés et résultats. — Chute du Système-
— Efforts de Law pour en dégager la Compagnie. — Liquidation du
Système et mise en tutelle de la Compagnie des Indes.
CHAPITRE Ilf. — Histoire de la Compagnie des Indes
jusqu'à la paix d'Aix-la-Chapelle. . 329
La Compagnie des Indes est déchargée des suites du Système. — Son
domaine colonial. — L'Inde pendant le Système. — Gouvernement
de Lenoir et acquisition de Mahé. — Rétrocession de la Louisiane
et concentration des efforts de la Compagnie en Asie. — Situation
politique de l'Inde ; l'empire mogol et les princes hindous ; les Euro-
TABLE DES MATIÈRES 695
péens ; la Compagnie anglaise et la Compagnie française. — Gouver-
nement de Dumas. — Nomination de Dupleix (1740). — Ouverture
de la guerre de Succession d'Autriche. — Dupleix et La Bourdonnais.
— Prise de Madras (1746). — Siège de Pondichéry (1748).
CHAPITRE IV. — La politique de Dupleix et les guerres
de l'Inde 362
La politique d'intervention ébauchée par Dumas, réalisée par Dupleix.
— Conquête du Carnatic et établissement de notre influence au Dec-
can. — Le désastre de Trichinopoli (1752). — Deuxième conquête
du Carnatic et deuxième siège de Trichinopoli. — Arrivée de Godeheu
et rappel de Dupleix. — Traité de Sadras (1754).
CHAPITRE V. — Le gouvernement royal, la Compagnie
et les affaires de llnde 383
Premières difficultés sous les gouvernements de Lenoir et de Dumas ;
l'acquisition de Mahé et de Karikal. — Désastreux effets de la guerre
de Succession d'Autriche sur le commerce de la Compagnie : pertes
maritimes, attaque de Lorient. — La politique de Dupleix est incom-
prise. — Accord conclu avec la Compagnie anglaise. — La mission
de Godeheu ; parts respectivement prises par le gouvernement royal
et la Compagnie à la chute de Dupleix et la ruine de son œuvre.
CHAPITRE VI. — La guerre de Sept Ans, l'expédition de
Lally-Tollendal. — Ruine du domaine
colonial de la Compagnie des Indes. 400
Gouvernement de Duval de Leyrit : maintien de la politique de Dupleix.
— Ouverture de la guerre de Sept Ans et reprise delà lutte avec la
Compagnie anglaise. — Le gouvernement royal et la Compagnie orga-
nisent en commun une expédition (1757). — Le plan de Lally-Tol-
lendal. — Ses premiers succès : prise de Gondelour et du fort Saint
David. — Ses revers : siège de Madras, perte de Masulipatam, siège
et capitulation de Pondichéry (1760-1761). — Traité de Paris (1763).
CHAPITRE VII . — L'administration de la Compagnie des
Indes 423
I. — L'administration centrale ; ses origines : l'Occident et la Compagnie
des Indes Orientales ; ses successives transformations. — Organi-
sation du 29 août 1720. — Organisation du 23 mars 1723: le Con-
696 TABLE DES MATIERES
seil des Indes. — Organisation du 30 août 1723. — Organisation du
23 janvier 1731. — Organisation définitive du 11 juin 1748. — Régie
des affaires de )a Compagnie : les départements, les bureaux, les
assemblées d'administration, — Les acteurs: le Commissaire du Roi,
les Directeurs, les Syndics, les Actionnaires. — Réforme de cette
administration par l'édit d'août 1764.
II. — L'administration coloniale. — Ses principes; sa constitution:
gouvernements et comptoirs. — Les Gouverneurs et les Conseils. —
Le personnel colonial. — Troupes de la Compagnie. — Etude parti-
culière des possessions de la Compagnie en Amérique, en Afrique et
en Asie.
CHAPITRE VIII. — Le Commerce delà Compagnie des
Indes 472
Le commerce de la Louisiane; son abandon par la Compagnie. — Le
commerce de Saint-Domingue. — Le castor du Canada. — Le com-
merce de la Barbarie. — Le commerce du Sénégal et de la Guinée :
la traite des nègres. — Les îles Mascareignes : efforts de la Compagnie
pour développer leur richesse. — Moka et le commerce des cafés. —
L'Inde: exploitation de ses différentes productions. — Le commerce
de la Chine. — Tableau général du commerce de la Compagnie des
Indes : expéditions, retours, prix d'achat et de vente, bénéfices
annuels. — Situation commerciale de la Compagnie en France. — Per-
sistance du régime prohibitif à l'égard des tissus des Indes. — La
marque, l'entrepôt, les ventes publiques. — Les droits de douane.
— La contrebande et sa répression. — La Compagnie a-t-elle fourni
d'une façon satisfaisante le marché français des produits des Indes ?
CHAPITRE IX. — La Marine de la Compagnie des Indes. 513
Création de la flotte de la Compagnie : ses éléments constitutifs. —
Tonnages et artillerie. — Tableau de la flotte de la Compagnie de
1719 à 1769. — Le personnel naviguant: les officiers, leur recrute-
ment, leur hiérarchie, leur valeur ; les équipages: ils sont fournis
à la Compagnie par le service des Classes. — Organisation des servi-
ces maritimes de la Compagnie : première et seconde navigation. —
Les voyages et les conditions dans lesquelles ils s'accomplissaient ;
les événements de mer et les naufrages. — Rôle militaire joué parla
Compagnie dans les guerres maritimes ; pertes qu'elles lui causèrent.
— L'arsenal de la Compagnie, développement et organisation de
Lorient.
TABLE DES MATIERES 697
CHAPITRE X. — Les Finances de la Compagnie des
Indes 548
Situation financière de la Compagnie après la liquidation du Système.
— Son capital, ses actions. — Ses revenus financiers : la Ferme des
Tabacs. — Etude comparée de la situation financière en 1725, 1736,
1743, — Les bilans annuels. — Cours des actions à la Bourse de
1725 à 1769. — Intérêts servis aux actionnaires. — Influence des
guerres de la Succession d'Autriche et de Sept .Ans sur la situation
financière de la Compagnie. — Progression de sa dette et de ses
différentes charges. — Ses opérations : emprunts perpétuels, viagers
et amortissables, loteries, appels de fonds aux actionnaires. — I.es
subventions de l'Etat : la Rente sur le Roi. — Situation de la Com-
pagnie en 1756. — Réformes financières en 1764. — Situation dé-
taillée de la Compagnie en 1769.
QUATRIEME PARTIE
QUATRIÈME PHASE. — LES DERNIERS TEMPS ET LA
FIN DE LA COMPAGNIE FRANÇAISE DES INDES
CHAPITRE PREMIER. — Chute de la Compagnie de Law . 581
Première attaque contre le privilège de la Compagnie des Indes : le
mémoire de M. de Gournay (1755). — La Compagnie arrive au terme
de sa concession. — Conversion en Caisse d'Escompte proposée par
le banquier Panchaud. — Le mémoire de l'abbé Morellet. — Part
prise par le gouvernement royal et en particulier par le contrôleur
général Maynon d'Invau à cette attaque décisive contre la Compa-
gnie. — La Compagnie charge Necker du soin de la défendre. —
Suspension de son privilège par l'arrêt du 13 août 1769. — Inter-
vention du Parlement. — Situation faite à la Compagnie dans le
nouvel état de choses.
CHAPITRE II. — La Compagnie de Galonné 616
Le commerce libre ; ses conditions : les passeports, obligation d'effec-
tuer les retours à Lorient ; ses résultats. — Les affaires de l'Inde :
luttes d'Haïder-Ali et de Tippo-Sahib contre la Compagnie anglaise,
ouverture de la guerre d'Amérique, nouvelle chute de nos comptoirs
indiens, campagne de Suffren, traité de Versailles. — M. deCalonne
698 TABLE DES MATIÈRES
rétablit la Compagnie des Indes (arrêt du 14 avril 1785). — Prétex-
tes de ce rétablissement ; raisons de la distinction faite entre cette
Compagnie et la Compagnie suspendue en 1769. — Restrictions
apportées à l'étendue de ses droits. — Organisation de la Compagnie
nouvelle. — Protestations du commerce particulier, — Premières
opérations commerciales de la Compagnie.
CHAPITRE III. — Suppression du commerce privilégié.
— Chute de la Compagnie de Galonné.
— Liquidation des deux dernières
Compagnies 645
I. — Les Cahiers des États-Généraux et la Compagnie des Indes. —
Discussion et suppression du commerce de l'Inde par r.\ssemblée
Constituante. — La Compagnie de Calonne continue ses opérations
sans monopole. — Sa suppression est prononcée par la Convention.
II. — Organisation de la liquidation de la Compagnie de Law . — Trans-
fert de celte opération à la Trésorerie Nationale. — L'Etat se charge
des pensions de retraite constituées par la Compagnie. — Ses ac-
tions sont converties en rentes sur le Grand-Livre.
III. — Ouverture de la liquidation de la Compagnie de Calonne. —
Réintégration des actionnaires dans leurs droits. — La Compagnie
réclame à l'Etat le payement d'une dette que les gouvernements suc-
cessifs refusent de reconnaître. — La Compagnie des Indes au
xix« siècle. — Dernière assemblée de ses actionnaires et partage
du reliquat de son actif (15 mai 1875).
Conclusion 677
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES
Acadie, castor d' — 293, 477;
Compagnie d' — , 293.
Aché (d), amiral, 405 ; son rôle
dans la guerre de Sept-Ans,
407, 411, 415.
Achem, royaume d' — , 20, 350 ;
commerce d' — , 4'.-)2 n. 2, 497.
Actionnaires de la Compagnie
de Colbert : assemblées, 194,
211, 270 ; — étrangers, 197 ;
créanciers des — , 197 ; appels
de fonds aux —, 212, 275 ;
réclamations des —, 213, 215 ;
de la Compagnie de Law : élec-
toral, 425, 431 ; assemblées,
428, 437, 442, 443, 450 ; éligi-
bilité,445, 447 ; plaintes des —,
448 ; appels de fonds aux — ,571,
615 ; députés des — , 590 ; in-
térêts des — d'après Morellet,
594, 597 ; réformes jugées né-
cessaires à leur égard par Nec-
ker, 606 ; de la Compagnie de
Calonne : assemblées, 658, 659,
671, 673, 674 ; recherche des
— , 671 ; réclamations des — ,
672.
Actions de la Compagnie de
Colbert : chiffre, 123, 265 ; na-
ture, 266 ; valeur, 275 ; de
l'Occident, 303, 304 ; de la
Compagnie de Law : émissions,
308, 312, 313 ; chiffre, 314, 325,
548 ; réduction, 320 ; baisse,
321 ; visa, 324, 325 ; revenu,
549, 561, 566, 573 ; rembour-
sement, 533, 555, 662 ; nature,
560 ; cours, 561, 565, 573 ;
fixation définitive, 615 ; conver-
sion en titres sur le Grand-
Livre, 666 ; de la Compagnie de
Calonne: 634, 637, 671,673,
674.
Afrique, (Compagnie d' — ), 288,
309, 331.
Anjouan (île d'— ), 258.
Archipel asiatique, 24 n. 2,
74 ; productions, 218; tentative
d'établissement de la Compa-
gnie de Colbert, 227 ; commerce
au xviii^ siècle, 497.
Arcot, capitale du Carnatic, 338,
366, 370, 412, 416, 418.
Arguinfîleet fort d'— ), 463,540.
Armes de la Compagnie de Col-
bert, 202 ; de la Compagnie
d'Occident et de la Compagnie
des Indes (de Law), 295 ; de la
Compagnie de Calonne, 633.
Assiente (Compagnie de 1'—),
290, 482 .
Balance du commerce, base
du Colbertisine, 102, 105.
Balapatam, comptoir, 147,224.
Balasor, comptoir, 171, 225, 421,
467.
700
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES
Bandar-Abbas, comptoir, 169,
226.
Bangkok. Tentative d'établisse-
ment de la Compagnie de Col-
berl à —, 17, 1778.
Banka (île). Projet d'établisse-
ment d'un comptoir, l''i6, 227.
Bantam, comptoir, 146, 227.
Barbarie. Compagnie de — ,288 ;
commerce de la — concédé à la
Compagnie de Law, 331 ; ré-
trocession de la — , 334; comp-
toirs de — , 465.
Baron, directeur dans l'Inde,
162, 174.
Bastion de France, 288 ; Com-
pagnie du — , 288.
Beaulieu. Expéditions dans la
mer des Indes, 64.
Beausse (de), président du Con-
seil (le Fort-Dauphin, 135,137.
Beauvallier de Courchant ,
gouverneur intérimaire de l'Inde,
fonde le comptoir de Mahé, 333,
384 ; gouverneur de Bourbon,
/jôO n. 1.
Belle-Ile, cédée à la Compagnie
des Indes, 318 ; occupée par les
Anglais, 421.
Bengale, 8 ; commerce du — ,
224, 489, 492, 502 n., 600 ; éta-
blissements français au — , 225,
467, 625 n .
Berryer (Louis), secrétaire des
Conseils royaux, sou rôle dans
la création de la Compagnie
de Colbert, 110 n., 117, 119.
Boullongne (de), commissaire du
Roi, 036.
Bourbon (duc de), 323, 330 n. 2.
Bourbon (île), prises de posses-
sion, 16, 81 ; débuts de la
colonisation, 163 ; dans le pa-
trimoine de la Compagnie de
Law, 331 ; rendue au Roi, 422
n. ; administration, 468 ; com-
merce, 486.
Bourdonnais (Mahé de lai, gou-
verneur des Iles, 350 ; porte
secours à Mahé, 351 ; expédi-
tion dans rinde, 351; 352, 354,
355, 356 ; rivalité avec Dupleix,
357, 388 ; son procès, 358.
Bourreau-Deslandes, agent de
la Compagnie de Colbert, fonde
Chandernagor et Balasor, 171,
225.
Brigantin, 242 n., 518,524.
Brûlart (président), correspondant
de Colbert, 125.
Bussy (de), lieutenant de Dupleix,
361 ; conquiert le Deccan, 369,
401 ; rôle pendant la guerre de
Sept-Ans, 409, 414, 417 ; expé-
dition contre Gondelour, 624
n. 3.
Cadeau, industriel, directeur de
la Compagnie de Colbert, 113,
136.
Café, 220 ; — de Bourbon, 486 ;
— de Moka, 487; indemnité des
— s 551, n. 1.
Cahiers des Etats-Généraux, sur
le privilège de la Compagnie des
Indes, 646.
Caisse d'Fscompte, 574 n. ;
projet de transformation de la
Compagnie des Indes en — , 574
n., 591, 592.
Calicut, 9, 160, 224 ; loge fran-
çaise de -, 466, 489, 625 n.
Calle (la), comptoir de F^arbarie,
2S8, 465.
Galonné ^de), Contrôleur des Fi-
nances, reconstitue la Compagnie
des Indes, 628, 630, 640.
Canada. Compagnie du — , 293 ;
castor du — , 477.
Canton, commerce de — , 230,
493 ; comptoir de — , 471.
Carnatic(nababie du — ), 338 ; sa
possession disputée par les Com-
pagnies, 365, 369, 312, 375,
401, 412.
Caron, directeur de la Com-
pagnie de Golbert, 145 ; fonde
le comptoir de Surat, 146, 159,
222, jette les bases de notre
commerce dans l'Inde, 146^
223 ; tente un établissement à
Ceyian, 165, 227 ; conduite de
Colbert envers lui, 168; établit
le comptoir de Bantam, 228 ;
projets sur la Chine et le Ja-
pon, 229.
Cassimbazar, soie de — , 224 n.
5; loge de —,225, 421, 625.
Castor. Compagnie du — , 293 ;
commerce du — , 293, 302 ;
acquis par la Compagnie des
Indes, 330 ; enlevé à la France,
421.
Ceyian, 8 ; la (Compagnie de
(Colbert tente de s'y installer,
227.
Chambre de Direction Géné-
rale (C'« de Golbert), 190 ; — s
Particulières, 190, 21B ; — du
Commerce, — du Tabac (G'"
de Law), 429.
Champmargou (de), gouver-
neur de Fort-Dauphin pour la
Meilleraye, 97 n. 2, comman-
dant d'armesde l'île pourlaCom-
pagnie de Colbert, 135, 209 n. 1 .
Chandernagor. Fondation de
TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES
I
701
— 171, 225 ; sa propriété
reconnue par le Mogol à la Com-
pagnie, J77; gouvernement de
Dupleix, 345 ; pris par les An-
glais, 402 ; rendu à la Compa-
gnie, 421 ; administration, 466,
467; commerce. V. Bengale,
Charpentier, 4 n., 112 ; Relation,
112 n. 1 ; Discours, 114.
Charrier, prévôt des Marchands
de Lyon , correspondant de
Colbert, 128.
Chine, commerce de la — 229,
230, 238, 471, 493, 495, 596,
621, 632 ; Compagnie de la —
183, 230, 238, 290, 305.
Cochinchine, commerce de la — ,
492 n. 2, 496, 632.
Colbert , expose son plan à
Mazarin, 100; sa politique éco-
nomique, 101, 102, 104, 108,
281 ; sa sollicitude pourles ques-
tions maritimes, 104 n. ; pré-
side à la création de la Compa-
gnie des Indes Orientales, 113,
117, 118, 120, 122, 124 ; — et
la Compagnie hollandaise, 150 ;
cherche une clientèle étran-
gère à la Compagnie, 151 ; sa
conduiteà l'égard de Caron, 166 ;
autorise la Compagnie à délivrer
des permissions, 173 ; — et la
Compagnie des Indes Occiden-
tales, 281, 284, 285 ; suite don-
née à ses projets par ses suc-
cesseurs, 287.
Colbertisme, 102 ; critiques qu'il
a soulevées, 106 ; son véritable
but, 106.
Colonisation, procédés de — de
la Compagnie de.s Indes, 92,204,
310, 454.
702
TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES
Comité Secret, 441.
Commissions extraordinaires
du Conseil, 663.
Compagnie d'Acadie, 293.
Compagnie d'Afrique ou du
Bastion de France, 288, 331 ;
son privilège acquis par la C'*^
des Indes, 309.
Compagnie de l'Assiente, "^90,
482.
Compagnie de Barbarie, 288.
Compagnie du Canada, 293
Compagnie du Castor, 293.
Compagnie de la Chine, dé-
membrement de la Compagnie
des Indes Orientales 230, 238,
290, 493; réunie à la Compagnie
d'Occident, 305.
Compagnies de Commerce.
Causes de la constitution des
— 36 et suiv.
Compagnie de la France Equi
noxiale, 284.
Compagnie de Guinée, 289.
Compagnie des Iles d'Améri-
que, 284.
Compagnie des Indes (an-
glaise). Fondation, 24 ; cons-
titution, 25; développements, 30;
situation en Asie avant les guer-
res de l'Inde, 341 ; rapports avec
la Compagnie française, 346 ;
période de rivalité armée, 353 ol
suiv. ; conditions obtenues au
traité de Sadras, 381 ; réouver-
ture des hostilités, nouvelle
lutte contre la Compagnie fran-
çaise, 401 et suiv. ; guerre con-
tre Haïder-Ali, 623.
Compagnie des Indes (fran-
çaise) {Voir ce mot à la fin
de la table p. 712).
Compagnie des Indes (hollan-
daise/. Fondation, 18; cons-
titution, capital, 18; développe-
ments, 19; empire colonial, 22
n. ; décadence, 23 ; chute, 24 ;
sert de modèle à Colbert, 188 ;
sa situation au xvni* siècle,339.
Compagnie des IndesOcciden-
tales. Sa constitution pour-
suivie parallèlement à celle de
la Compagnie des Indes Orien-
tales, 122, 283 ; son domaine,
110, 284, 331 ; elle renonce à
son monopole, 285 ; révocation
de son privilège, 285 ; peut-on
la mettre en parallèle avec la
Compagnie des Indes Orientales?
286 ; son rôle dans le Pacte Co-
lonial, 286 n. 2.
Compagnie des Mers du Sud.
291.
Compagnie du Morbihan (ou
des Cent Associés), 71.
Compagnie de la Nouvelle
France, 284.
Compagnie d'Occident. Créa-
tion, 294, 302 ; constitution,
295, 303, 425 ; émission de ses
actions, 304 ; acquisition de la
Ferme des Tabacs, 304 ; acqui-
sition des privilèges des Com-
pagnies du Sénégal, des Indes
Orientales et de la Chine, 305 ;
devient la Compagnie des
Indes, 306 ; la Compagnie des
Indes héritière de ses droits,
325.
Compagnie de Saint-Domin-
gue, 202 ; son privilège acquis
par la Compagnie des Indes,
o22.
Compagnie du Sénégal, 280 ;
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES
703
son patrimoine acquis par l'Oc-
cident, 305.
Comptabilité de la Compagnie
de Colbert, 196 ; de la Compa-
gnie de Law, 441 .
Conseil des Indes, 326,330,428;
— s des colonies, 207, 454 ; —
Souverain de Fort-Dauphin, 135,
162, 207; — Supérieur de Su-
rat, 162,207, 208; — Supérieur
de Pondichéry, 208, 466.
Constituante (Assemblée Natio-
nale — ) Question du commerce
de l'Inde, 648 ; supprime le
monopole , 654 ; organise le
commerce libre , 656 , 657 ;
organise la liquidation de la
Compagnie de Law , 664 ;
comité d'Agriculture et de Com-
merce de 1'—, 649 ; comité des
Finances de V — , 663.
Contrôle Général. Rapports de
la Compagnie des Indes avec
le — ,176, 441 ; liste des Contrô-
leurs Généraux, 451 .
Convention (Assemblée de la — ).
Ordonne une enquête sur la
Compagnie des Indes, 660 ; or-
ganise sa liquidation, 667 ; lève
le séquestre établi sur ses effets,
669 ; refuse de reconnaître une
dette de l'Etat envers elle, 669.
Coromandel, 8 ; commerce du
— , 225, 600 ; possessions de la
Compagnie des Indes au — ,
465.
Corvette, 242 n., 517, 523.
Crozat, 239 ; obtient la concession
de la Louisiane, 294 ; rétrocède
la Louisiane, 302 ; chargé de la
liquidation du Système, 323.
Deccan, 7, 14 ; soubabie du —, |
337, 338 ; succession du — ,
365 ; conquête du —, 369.
Départements de la Compagnie
de Colbert, 196 ; de la Compa-
gnie de Law, 427, 429, 432,
434, 435, 438, 450 ; de la Com-
pagnie de Calonne, 636.
Directeurs de la Compagnie de
Colbert : élections, 139, 191 ;
durée des fonctions, 193 ; res-
ponsabilité, 197 ; remplacement,
211, 212 ; — Généraux dans
l'Inde, 201 n. ; — à Lorient,
251 ; de la Compagnie de
Laïc : nombre, 425, 430, 434,
435 ; fonctions, 427, 432, 438,
489; valeur, 445; liste des — ,
451 ; — Généraux des comptoirs,
452 n. ; — à Lorient, 545;
de la Compagnie de Calonne :
nombre, 634 ; fonctions, 636 ;
protestation des — à l'Assem-
blée Nationale, 650 ; emprison-
nés, 660, 669.
Dividendes de la Compagnie de
Colbert, 274, 276, 277 ; de la
Compagnie de Law, 310, 314,
315, 549, 552, 554, 555, 556,
560, 561, 566, 573, 615; de
la Compagnie de Calonne, 634,
070, 674.
Domaines( Administration des—).
Intervention dans la liquidation
de la Compagnie de Calonne,
671.
Douane. Droits de — appliqués
à la Compagnie des Indes, 231,
507.
Drogues (commerce des — ), 219,
237, 331.
Dumas, gouverneur de l'Inde, suc-
cède à Lenoir, 342 ; intervient
704
TAULK ANALYTIQIK DES MATIKKES
dans les affaires intérieures de
rinde, 342, 384 ; obtient la con-
cession de Karikal, 343 ; défend
Pondichéry, 343 ; rentre en
France, 346 ; siège au conseil
des Directeurs, 385.
Dupleix, gouverneur de Ghander-
nagor, 344 : gouverneur de
rinde, 346, 385 ; fortifie Pon-
dichéry, 348 ; négocie la neu-
tralité avec la Compagnie an-
glaise, 349; querelle avec La
Bourdonnais, 35G, 388 ; défend
Pondichéry, 360 ; sa politique,
362 ; fait alliance avec les prin-
ces indiens, 366 ; désavoué par
la Compagnie, 372, 374, 394 ;
remplacé par Godeheu, 377 ;
rentre en France, 379.
Dupont de Nemours, 582 n ;
mémoire sur la Compagnie des
Indes, 609 n. 2: projet d'une
Compagnie Messagère, 651 ; ré-
pond à l'abbé Maury, 652.
Duval de Leyrit, gouverneur de
l'Inde, maintient la politique de
Dupleix, 400 ; adjoint à Lally-
Tollendal, 407 ; sa conduite à
l'égard de celui-ci, 418, 419 n.
Duvelaër, directeur de la Com-
pagnie des Indes, 395, 441 n.,
452, 545.
Epices, 4, 28, 41, 75 ; commerce
des —, 218, 226, 33i.
Equipages de la Compagnie des
Indes, 59, 135, 529, 536.
Espagnac (affaire d'— ),637 n. 2.
Espréménil (d"), gouverneur de
Madras, 359 ; syndic de la Com-
pagnie des Indes, 451 ; direc-
teur de la Compagnie des Indes,
452,455 ; (Duval d' — ), député à
l'Assemblée Nationale, 592, 653.
Estaing fd'), lieutenant de Lally-
Tollendal, s'empare de Divicotta,
408 ; fait prisonnier à Madras,
413 ; campagne dans la mer des
Indes, 532.
Factoreries, 12.
Faye (de), directeur de la Compa-
gnie des Indes Orientales, 143,
157, 159.
Fermanel, n^^enl de Golbert,129.
Ferme Générale. Le bail de
la — acquis par la Compagnie
des Indes, 310 ; bénéfices, 315 ;
le bail est rompu, 323; droits
payés par la Compagnie à la
— pour son commerce, 505 ;
abonnement de la Compagnie à
la —, 508.
Flacourt (de), gouverneur de Ma-
dagascar, 77 n.,80; prend pos-
session de l'île Bourbon, 81 ;
abandonné par la Compagnie,
82 ; secouru par La Meilleraye,
85 ; rentre en France, 87 ; né-
gocie un accord entre la Com-
pagnie et La Meilleraye, 89 ;
sa mort, 91 .
Flûte, 242 n., 516, 524.
Fontenay (de), député à l'As-
semblée Constituante, 654.
Fort-Dauphin. Fondation, 77:
premiers effets de la coloni-
sation, 78 ; difficultés, 78 ;
abandon de la colonie par la
Compagnie d'Orient, 82; nou-
veaux déboires, 97 n. 2; état
en 1664, 157 n.
Fortia (de), intendant,correspon-
dant de Colbert, 129.
Foucquembourg , agent de la
Compagnie d'Orient, 76, 78.
TABLE ANAXYTIQUE DES MATIÈRES
705
Fouquet, surintendant, son rôle
dans la Compagnie d"Orient, 86
n.
France (ile de — , ou Maurice),
79, 340 n., 469.
France Equinoxiale, 284 :
Compagnie de la — , 284.
Frégate, 242 n., 516, 520.
Fulvy (Orry de), commissaire du
Roi, 344, 385, 444, 451.
Godefroy (Antoine), trésorier de
France, directeur de la Compa-
gnie des Indes, 56, 57.
Godeheu, envoyé dans l'Inde»
376, 396 ; négocie avec la Com-
pagnie anglaise, 378, 381 ; ses
instructions, 397 ; rentre en
France, 400, 441 n., 452, 543.
Godin, liquidateur de la Compa-
f;nie de Galonné, 671, 673, 674.
Golconda, capitale du Deccan,
338, 369.
Gomme, commerce de la — 481.
Gorée, comptoir, 463 ; pris par
les Anglais, puis rendu, 421.
Goujon, directeur de la Compa-
gnie de Colbert, 159, 160.
Gournay (de), intendant du com-
merce , son mémoire, 584 et
suiv., 593.
Gouverneur, — Général (C'e de
Colbert), 201, 207, 209 ; — s
des comptoirs (Cie de Law),452,
454 ; — s de l'Inde, 201, 466.
Grand-Livre , inscription des
actionnaires de la Compagnie
des Indes sur le — 666.
Guinée. Compagnie de — , 289 ;
gouvernement de la — ,453, 462,
464 ; directeurs en —, 464 n. 1.
Haïder-Ali, nabab de Bangalore,
623, 625.
Haye (de la) amiral, reçoit le
commandement d'une expédi-
tion aux Indes, ses instructions,
161 ; séjour à Fort-Dauphin ,
163; s'empare de San-Thomé,
165 ; assiégé dans cette ville,
capitule, 168.
Hébert, gouverneur de l'Inde,
201 n. d, 332.
Hernoux, député a l'Assemblée
Constituante, 649,
Hôtels de la Compagnie des In-
des : Compagnie de <^olbert,
190 n. ; Compagnie de Law,
425 : (jûmpa-nie de Calonne,
634.
Hourque, 242 n.
Iles d'Amérique. Colonies fran-
çaises des —, 283, 285, 286
n. 2, 617 ; Compagnie des — ,
284.
Inde. Aspect, 7 ; histoire in-
térieure, 8,13; débuts de la
puissance française dans 1' — ,
146, 159 ; gouverneurs et di-
recteurs de la Compagnie de
Colbert dans i' —, 201 n. 1 ;
grandes divisions du commerce
de r — , 221 ; situation de 1' —
française au début du xviii« siè-
cle, 331 ; état intérieur de 1' — ,
335 ; les Compagnies européen-
nes dans I' —, 339; adminis-
tration des comptoirs de V —
sous la Compagnie de Law,
465 et suiv. ; commerce de 1' —
par la Compagnie de Law, 488 ;
r — française actuelle, 625
n. 1.
Inde en Inde (Commerce d'),
4!»2 n. 3, 632.
Indes. Etendue de ce terme, 5 n. ;
\V. - 45
706
TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES
commerce des —, 218, 219 ; j
Compagnies des — V. Gompa- i
gnies, et 32 n . 3 ; navigation
aux — ,V. Navigation.
Induit (droit d'), 564, 685, 650,
655, 658.
Interlopes (Commerçants), 482.
Jabach, banquier, directeur de la
Compagnie de Colbert, 112.
Japon.Projets d'établissement au
—, 229 ; commerce du —, 229,
496, 632.
Karikal. Acquisition, 343, 384 ;
au traité de Sadras, 381 ; pris
par les Anglais, 418 ; rendu à la
Compagnie, 421 ; administra-
lion, 467.
Lally - ToUendal (de). Reçoit
le commandement d'une expédi-
tion, 402; son plan, 403 ; prise
de Gondelour et du fort St-
David, 408 ; abandon du Dec-
can , 409 ; expédition contre
Tanjore, 410 ; conquête du Car-
natic, 412; siège de Madras, 413;
bataille de Wandiwash, 417 :
capitulation de Pondichéry,4l9.
Lauraguais (de), mémoire, 577
n. 1, 591, 609.
Law , 298 ; le Système de
— , 299 ; fonde la Banque
Générale, 300 ; fonde l'Occi-
dent, 302 ; fonde la Compagnie
des Indes, 305 ; acquiert Je
bail des Fermes, 310 ; acquiert
la Recette des Finances, 311 ;
s'engage à rembourser les det-
tes de l'Etat, 312 ; nommé Con-
trôleur Général, 818 ; réunit la
Banque à la Compagnie, 319 ;
cherche à sauver la Compagnie,
322; sa fuite, 323.
Législative (Assemblée). Règle
la question des pensions de
retraite de la Compagnie des
Indes, 665.
Lelièvre, de Hontleur, fait une
expédition aux Indes, 64.
Lenoir. gouverneur de l'Inde,
332, 3S4, 466 n. 1.
Liquidation du Système, 323,
663 ; de la Compagnie de Col-
bert, 279 n. 3 ; de la Compa-
gnie de Law, 614, 629, 645, 661,
664 ; de la Compagnie de Ca-
lonne, 667, 670, 674.
Lorient. Fondation de — ,249 ;
la Compagnie de Colbert à
—, 250 ; la Compagnie d'Oc-
cident à — , 515 ; la Compagnie
de Law à —, 318, 505, 526, 543,
545 ; attaqué par les Anglais,
389 ; rétrocédé au Roi, 546 ;
souvenirs de la Compagnie des
Indes à — , 547 n . ; le com-
merce libre à — , 6l8,619n.,633,
634 n . 6, 656, 657 ; la Com-
pagnie de Galonné à — , 634,
636, 637, 642, 662 ; député de
— aux Etats-Généraux, 648 ;
magasins de — proclamés pro-
priété nationale, 657 n. 2, 660,
668.
Loteries de la Compagnie des
Indes, 550, 553, 564, 571, 572.
Louis XIV. Son rôle dans la
constitution de la Compagnie
des Indes Orientales, 110 n.,
reçoit les fondateurs de cette
Compagnie,! 18; préside à l'élec-
tion des Directeurs Généraux,
139.
Louisiane. Premiers essais de
colonisation, 293 ; son étendue,
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES
707
294 ; concédée à Grozat, 294 ;
concédée à la Compagnie d'Occi-
dent, 294,302, 473; !a-pendaiit
le Système, 315, 473 ; la— dans
le domaine de la Compagnie de
Lavv, 330, 474 ; rétrocession de
la — , 334, 475 ; administration,
453, 461 ; commerce, 473.
Macao, comptoir portugais, 10,
13 n., 229, 339,493.
Machault (de). Contrôleur Géné-
ral, 402, 441, 451.
Madagascar. Entreprise de sa
colonisation, 74, 95 ; résultats
de la Compagnie d'Orient à — ,
93 n. ; causes de l'échec de
cette Compagnie, 95 ; ses pro-
ductions, 95 ; nommé île Dau-
phine, 140 ; abandon de sa co-
lonisation, 157 ; réunion à la
couronne, 176 ; la Compagnie
de Colbert à -, 204, 205, 206 ;
la Compagnie de Law et —,468,
484 ; son commerce compris
dans le privilège de la Compa-
gnie de Calonne, 632-
Mahé. Fondation du comptoir
de — ,336, 384 ; assiégé par les
Mahraltes,344; tombe aux mains
des Anglais, 420 ; rendu à la
Compagnie, 421 ; administra-
tion, 468 ; commerce, 489.
Mahrattes. Adversaires du Mo-
gol, 14, 336 ; menacent Pondi-
chéry, 174 ; assiègent Pondi-
chéry, 343.
Malabar. Commerce du —, 223,
489, 600 ; possessions françaises
au —, 468.
Maldives (îles), 8, 226 n. 2,
i90 n. 2, 632.
Malouins, exercent le commerce
des Indes avec la permission de
la Compagnie, 185, 215, 237,
262, 306, 345.
Marcara, agent de la Compagnie
de Colbert dans l'Inde, 147 ; ses
démêlés avec Caron, 147 ; ren-
tre en France, son procès, 166
n. 1.
Marque apposée sur les tissus
des Indes, 236, 505, 506, 658.
Martin (François), gouverneur
de l'Inde , ses mémoires aux
Archives Nationales, 111 n. ;
fonde Pondichéry, 170 ; assiégé
dans cette ville par les Hollan-
dais, capitule, J80 ; emmené
prisonnier à Batavia, 181 ; re-
vient en France, 182 ; rentre à
Pondichéry, 182; sa mort, 185.
Martin (de Vitré), sa relation 55.
Mascareignes (lies). La Bour-
donnais gouverneur des — ,
344, 349, 469, 485 ; adminis-
lioii des — , 468 ; commerce des
-, 484 ; libération du com-
merce des — , 610, 632.
Masulipatam, comptoir, sa fon-
dation, 147, 226 ; pris par les
Hollandais, 169 ; relevé, 171 ;
sa propriété reconnue à la Com-
pagnie française, 368 ; stipulé
indivis au traité de Sadras,38i ;
pris par les Anglais, 414 ; loge
accordée par le traité de Paris,
4^1,625 n. ; administration, 467 ;
commerce, 489.
Maury (abbé), député à l'Assem-
blée Constituante, 651.
Maynon d'Invau , Contrôleur
Cénèral, 589, 592, 601, 610,626.
Mazarin.iLe cardinal de — ) et la
Compagnie d'Orient, 84, 96.
708
TABLE ANALYTIQUE DES MATifcRES
Mazarin (duc de) , cède ses
droits à la Compagnie de Col-
bert, 91, 120.
Meilleraye (maréchal, duc de la),
son intervention dans la colo-
nisation de Madagascar, 84, 97.
Mercantilisme, 43 n . , 101, 582 ;
Néo-, 328.
Merguy. Tentative d'établisse-
ment de la Compagnie de Col-
bert à— ,177, 178.
Mogol (empire). Constitution,
14 ; son état au xviii" siècle,
335.
Moka. Comptoir de — 470 ;
commerce de — , 487,600.
Moluques (îles). Productions ,
218; Compagnie des-, V. Com-
pagnie française des Indes.
Mondevergue (de), gouver-
neur de l'île Dauphine, 140 ; son
expédition, 142 ; sa conduite à
Fort-Dauphin dénoncée à Col-
bert, 143 ; rentre en France,
i63 ; son procès, sa mort, 164,
Montaubon (de), conseiller à
Fort-Dauphin, 135 ; remplace
de Beausse, 137.
Moras, Contrôleur Général, 404;
ses instructions à Lally-Tollen-
dal, 406 ; commissaire du lioi,
451 ,
Morbihan. Compagnie du — ,
71.
Morellet (abbé), 593 n. 1 ; ac-
cepte la mission d'attaquer la
Compagnie des Indes, 593 ; son
mémoire, 594 et suiv. ; réponse
à Necker, 608 n. ; influence sur
la discussion du commerce de
l'Inde à l'Assemblée Nationale,
650.
Plairac, député à l'Assemblée
Constituante, 653, 655.
Navigation aux Indes, 37, 242,
252, 525, 533, 534, 536, 621 ;
première et seconde — , 525.
Necker, — réformateur de la
Compagnie des Indes, 450 n. 2 ;
défenseur de la Compagnie, ré-
pond à Morellet, 601 ; son mi-
nistère, l'Eloge de Golbert,627.
Nègres. Traite des —, 285, 289 ;
la traite des — et la Compagnie
de Law, 480 ; la traite des —
et la Compagnie de Calonne,
632; droit de - 511 n. 1.
Ning-Po, ouvert au commerce
européen, 2o0, 493.
Nouvelle-France, 283 ; Compa-
gnie de la —, 284.
Nouvelle -Orléans (la). Fon-
dation, 316 ; administration,
461.
Occident. Domaine d' — , 326,
549 : Compagnie d' — . V. Com-
pagnie.
Officiers de la Compagnie des
Indes: — de troupes, 360, 459;
— de mer, 526, 531 .
Orient (Compagnie d' — ). V.
Compagnie française des Indes.
Orry, Contrôleur Général, 385 :
instructions à La Bourdonnais,
387 ; réforme de l'administration
de la Compagnie, 436.
Pacte Colonial, 106, 286 n. 2.
Panchaud, banquier, propose la
conversion de la Compagnie des
Indes en Caisse d'Escompte, 590.
Pardaillan [i\e\ chef d'escadre,
333, 351, 38 'i.
Pâris-Duverney, 311 : dirige la
litltiidalion du Système. 324.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES
709
Parmentier (frères). Voyage aux
Indes, 54.
Particulier (Commerce — ), pro-
teste contre le monopole du com-
merce des Indes, 67, 172, 638,
639, 640 ; résultats du —, 619,
620.
Passeport pour le commerce de
l'Inde, 614, 617, 629, 632.
Paulmier de Gonneville .
Voyage aux Indes, 53.
Pégou (Birmanie), commerce du
—, 492 n. 3, 497.
Pelletier de la Houssaye (Le),
commissaire du Conseil Royal,
321 ; Conlruleur Général, 323,
451.
Pensions de la Compagnie des
Indes, continuées par l'Etat,
665.
Philippines, commerce des — ,
492 n. 3, i96.
Physiocrates, Physiocratis-
me, 582, 583, 585, 588, 589,
592, 609 n. 2, 627, 650, 651.
Pièce d'Inde, 480.
Poivre. Epice, 618 ; commerce
du — à Madagascar, 94, 188,
219; commerce du — au Mala-
bar, 213, 489.
Poivre (Pierre), intendant de
l'île de France, 485 n. 3.
Pondichéry. Fondation de — ,
170; pris par les Hollandais,
180 ; rendu à la Compagnie
française, 182 ; situation à la
chute de la Compagnie de Gol-
bert, 332 ; assiégé par les Mah-
ratles, 343 ; assiégé par Bosca-
wen, 360 ; pris par les Anglais,
419 ; rendu à la Compa<.'nie
française, 421 ; administration
de —, 208, 210, 466 ; commerce
de —, 226, 489, 490.
Pontac (président de), correspon-
dant de Colberl, 125.
Port-Louis, du Morbihan, 90,
248, 250 ; de l'île de France,
469, 485 n. 3, 535.
Portendick. Echelle de —, 463,
commerce de — , 481.
Portugais, empire des — aux
Indes, 6, 10, U, 13 n. ; Colberl
recherche leur alliance, 152 ;
leur situation en Asie au xviii*
siècle, 339.
Poudre d'or, commerce de la —
au Sénégal, 481 ; — en Guinée,
289, 482.
Prévostière ^de la), gouverneur
de riiide française, 201, 332.
Prohibitions sur les tissus des
Indes, 235, 504, 618.
Pronis, premier gouverneur de
Madagascar, 76 ; les colons se
révoltent contre lui, 79 ; agent
de la Meilleraye, 85.
Protectionnisme de Colbert ,
105, 582.
Pyrard (de Laval), sa relation,
.55.
Québec, comptoir de la Compa-
gnie des Indes à — , 462.
Rajapur, comptoir de la Compa-
gnie de Colbert, 209 n. 3, 224.
Réexportation des tissus prohi-
bés, 231, 506.
Rente du Roi, 548, 549, 555,
563, 567, 614 ; — de l'Inde,
670 n. 1.
Retours des Indes. Question
des —, 587, 618, 650, 055, 6.56.
Réunion (Edit de), 307.
Rézimont (de Dieppe), fonde une
710
TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES
société pour )e commerce des
Indes, 72 ; directeur de la Com-
pagnie d'Orient, 73 ; nouveau
voyag-e à Madagascar, 77.
Richelieu. Plan exposé à l'As-
semblée des Notables, 69 ;
obtient de la Hollande la liberté
du trafic des Indes pour nos na-
tionaux, 70; sa mort est une
perte pour la Compagnie d'O-
rient, 96.
Rigault, capitaine de marine, fait
un voyagea Madagascar (163ii),
72 n. 1 ; directeur de la Com-
pagnie d'Orient, 78.
Roy (Gérard Le), créateur d'une
Compagnie, 56 ; reçoit des let-
tres patentes, 57 ; Compagnie
de — . V. Compagnie française
des Indes.
Sadras (traité de), 381 ; il reste
lettre morte, 382, 400.
Saint-Domingue. Compagnie
de — , 292, 322 ; commerce
de — concédé à la Compagnie
des Indes, 330 ; difficultés ren-
contrées par cette Compagnie,
831, 483; elle renonce à l'ex-
ploiter à titre de monopole, 331 ;
comptoir de la Compagnie des
Indes à — , 453, 462 ; commerce
de —, 475.
Saint-Louis (du Sénégal), comp-
toir français de — , 289 ; tombe
aux mains des Anglais, 421 :
chef-lieu de la concession de la
Compagnie des Indes au Séné-
gal, 463 ; son commerce, 481.
Sainte-Luce (baie), établisse-
ment de la Compagnie d'Orient,
7(), 77.
San-Thomé, pris par l'amiral de
la Haye, 165 ; siège et capitu-
lation de —, 168 ; bataille de —,
359.
Séchelles (de), Contrôleur Géné-
ral, 404, 584.
Senau, 242 n., 518, 524.
Sénégal. Compagnie du — ,
289, 305; acquisition par la
Compagnie des Indes, 305, 331 ;
occupation par les Anglais, 421 ;
gouvernement du — , 45:3, 462 ;
directeurs au —, 463 n. 1;
commerce du — , 480.
Seychelles (îles), prise de pos-
session (les — , 470 n. 2.
Siam. Tentative d'établissement
de la Compagnie de Colbert,
177 ; commerce du — , 496.
Silhouette (de), commissaire du
Roi, 396, 445,451,584 n. 3.
Société de Saint-Malo, Laval el
Vitré, 55.
Soie. Commerce de la — dans
l'Inde, 224, 489 ; en Chine, 229,
493 ; industrie de la — en
France , 233 ; prohibition de
l'importation de la — , 237 n. 2 ;
droits d'entrée sur la — , 507.
Soieries de l'Inde, 224, 489 ; de
la Chine, 229, 493; prohibition
de l'importation des — , 235 ;
fraudes, .509.
Souchu de Rennefort , 117
n. 2, 136 n. 2, 138.
Sud (mers du — ). Terminologie,
238; commerce des —, 238,
478 n. 4; Compagnie des — ,
291.
SufFren. Sa campagne, 624.
Surat. Fondation du comptoir
de —, 146, 159, 222 ; siège du
Conseil Supérieur, 162, 207 ; son
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES
711
abandon, 185, 223 ; la Compa-
gnie de Law à — , 466 ; com-
merce de—, 221, 488, 600.
Syndics. Compagnie de Colbert :
— provisoires, 119, 124, 134,
139, 191 , 193 ; — des villes
de province, 191 ; Compagnie
de Law : institution des — , 431,
447; nominalion des — , 431,
443, 450 ; nombre des — , 431,
435, 437, 450; rôle des—, 431,
436, 438, 440, 443, 447 ; liste
des — , 451.
Système (de Law), 300, 305, 312,
315, 318 ; liquidation du —,323;
situation de la Compagnie à la
sortie du —, 325, 548 ; la Com-
pagnie des Indes est déchargée
des opérations du — , 330 ; com-
merce de la Compagnie des In-
des sous le — , 473 ; marine de
la Compagnie des Indes sous le
—, 514.
Tabacs (Ferme des). Acqui-
sition par l'Occident, 304 ; béné-
fices des — , 310, 315 ; retirés
puis rendus à la Compagnie des
Indes, 324, 325 ; régie des —
par la Compagnie des Indes,
433, 550 ; rétrocession des — à
l'Etat, 563.
Tarifs. — de t66i, 231, 507 ; —
de 1667, 232 ; — appliqués à la
Compagnie de Law, 507 ; — ap-
pliqués au commerce libre, 618,
655, 657.
Tellichéri, comptoir de la Com-
pagnie de Colbert, 209 n. 3,
224.
Thé. Commerce du —, 220, 291
n. 2, 493, 49 i.
Tissus de coton. Commerce
des —,221,225, 488,489, 644;
difficultés qu'il soulève, 232 ;
prohibition de leur importation,
235, 504 ; industrie des — en
France, 233.
Tonkin. Expédition au — , 229
n. ; commerce du — , 4%.
Tonnage, 244 n. 2, 515.
Tonneau (droits de), accordés à
la Compagnie de Colbert, 231 ;
— accordés à la Compagnie de
Law, 511 n . 563 n
Trésorerie Nationale. Kole
dans la liquidation de la Com-
pagnie des Indes, 664, 668.
Trichinopoli,36ô, 371, 375, 401.
Troupes de la Compagnie de
Colbert, 135, 201, 209 ; — de la
Compagnie de Law, 360 n.,
366 n. 2, 371 n. 458, 460.
Vaisseau, 242, n., 516, 520.
Ventes, 236, 237, 499, 500, 506,
508, 604.
Ville le Roux (de la), député
de Lorient aux Etats-Généraux,
643 n. 2, 656.
Villeroy (de) , gouverneur de
Lyon, correspondant de Colbert,
128.
Visa du duc de Noailles, 298, 327 :
— consécutif au Système, 324,
Wydah, chef-lieu du gouverne-
ment de la Guinée, 464.
Yanaon. Acquisition de — , 368 ;
comptoir de — , 421, 467, 625
n.l.
712
TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES
Compagnie des Indes (française), créée par Henri IV, 57,
l» Compagnie de Le Roy et Godefroy, 56 : reroil une cl)arte, 57;
caractères principaux, 58; prépare une expédition, 60; est arrêtée par
riiostilité de la Hollande, 61 ; obtient le renouvellement de son privi-
Ipge, 61 ; causes de son échec, 66.
2° Compagnie des Moluques, 63; incertitude sur son action, 63 ;
causes probables de son échec, 66.
3» Compagnie d'Orient. Origine, 71 ; constitution en compagnie pri-
vilégiée, 73; sa mission, 73, 75; ses opérations, 76; fondation de
Kort-Dauphin, 77; difficultés de cette entreprise, 78; gouvernement
de Flacourl, 80 ; la Compagnie abandonne sa colonie à elle-même,
82, 84 ; intervention du duc de la Meilleraye, 84, 88; la Compagnie
fait renouveler son privilège, 88 ; négociations avec la Meilleraye, 89 ;
la Compagnie cesse ses opérations, 91 ; intérêt qu'elle présente, 92 :
moyens d'action dont elle disposa, résultais, 93; son entreprise pou-
vait-elle réussir? 94 ; elle cède ses droits à la Compagnie de Colbert,
1J9.
4" Compagnie des Indes Orientales Compagnie de Colbert).
Sa place dans l'œuvre de Colbert, 107 : motifs et occasion de sa créa-
tion,108,111 ; « Discours» de Charpentier, 114; rédaction et approbation
des statuts, 117 ; règlement de la situation avec Ja Compagnie d'Orient,
119 ; édit d'août 1664,121 ; constitution du capital, 123 ; la Compagnie
envoie des ambassadeurs en Asie, 133 ; expédition de M , de Beausse,
134 ; première assemblée générale, 139 ; expédition de M. de Monde-
vergue, 141 ; François Caron, son plan, 145 ; premiers établissements
dans l'Inde, création du comptoir de Surat, 146; l'alfaire Mondever-
gue, 148 ; Colbert cherche une clientèle étrangère, 151 ; la Compa-
gnie abandonne la colonisation de Madagascar, 157 ; expédition de
M. de la Haye, 161 ; guerre de Hollande, conquête de San Thomé,
165 ; sa perle, destruction de nos comptoirs par les Hollandais, 168 ;
création de nouveaux comptoirs: Pondicbéry, Chandernagor, 170 ;
stagnation des affaires de la Compagnie, elle accorde des permissions
aux commerçants particuliers, 172 ; gouvernement de Baron, 174 ;
tentative d'établissement au Siam, 177 ; opérations de la Compagnie
pendant la guerre de la Ligue d'Augsbourg, 179 ; siège el capitula-
lion de Pondichéry, 180; relèvement momentané de la Compagnie,
182 ; renouvellement de son privilège, 187.
Administration, 188; le Syndicat Provisoire, 192; la Direction (Géné-
rale, 193 ; les Chambres Particulières, 19Ô ; régie des affaires de la
Compagnie, 195; all'aires conlentieuses, 19(5; administration du do-
maine colonial, 199 ; droits de souveraineté, 200 ; obligations de la
Compagnie, 203 ; situation des Français dans ses possessions, 204 î
TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES
713
le Conseil Souverain, 207 ; les Conseils Particuliers, 208 ; organisation
militaire, 209 ; personnel commercial, 209 ; réformes de celte admi-
nistration, 211 ; ingérence du gouvernement royal dans les affaires de
la Compagnie, 213.
Commerce, 217 : le commerce des Indes : épices, drogues, 218 ; gran-
des divisions commerciales de Tlnde, 221; échec de rétablissement
de la Compagnie dans l'Archipel, 227 : projets sur la Chine et le
Japon, 229 ; primes et exemptions accordées à la Compagnie, 231 ;
elle fait concurrence aux industries françaises, 232; prohibition du
commerce des tissus des Indes, 235 : traités avec les sociétés d'arma-
teurs malouins, 238.
Marine, 241 ; constitution de la flotte de la Compagnie, 243 ; premiers
voyages, 246, 247 ; choix d'un port, création de Lorient, 249 ; expé-
ditions et retours annuels, 252 et suiv. ; opérations de la Compagnie
en temps de guerre, 258 ; relèvement de son activité, 260 ; chute dé-
finitive et délaissement de Lorient, 262.
Financer, 264; composition et division du capital, 265: nature et
comptabilité des actions, 266 ; souscriptions, versements, 266 ; sub-
vention du Roi, ses conditions , 267 ; chitîre réellement atteint
par le capital, 268 ; ressources de la Compagnie, 269 ; dépenses des
armements, 269 ; réforme financière de 1675, 272 ; appels de fonds
aux actionnaires, 274 ; déchéance des actionnaires en retard, leur rem-
placement, 275 ; intérêts imposés par le gouvernement, 274, 276 ;
répartitions supplémentaires faites, puis rapportées, 277 ; emprunts
pour les armements, accroissement de la dette, insolvabilité de la
Compagnie, 278.
5" Compagnie des Indes (Compagnie de Law .Origine et éléments,
281 ; Compagnie des Indes Occidentales, 282, 284 ; autres Compagnies
créées sous le règne de Louis XIV, 288 et suiv.; Compagnied'Occident
294 ; le Système de Law,297 ; constitution de la Compagnie des Indes,
306 ; émissions de ses actions, 308 et suiv.; elle acquiert le bail des Fer-
mes, 310: elle acquiert la recette des Finances, 311 ; elle s'engage à
rembourser les dettes de l'Etat, 312 ; réunion de la Banque à la Com-
pagnie, 319 ; chute du Système, mise en tutelle de la Compagnie, 323 :
situation de la Compagnie à la sortie du Système, 325 ; étendue de
sa concession, 330; l'Inde pendant le Système, 332; gouvernement
de Lenoir, acquisition de Mahé, 332 ; la Compagnie renonce à la
Barbarie et à la Louisiane, 334 ; situation intérieure de l'Inde, 335 ;
les Européens en Asie, 339; rapports avec la Compagnie anglaise,
341 ; gouvernement de Dumas, acquisition de Karikal, 342 , nomi-
nation de Dupleix, 344 ; ouverture de la guerre de Succession d'Au-
triche, 349; expédition de La Bourdonnais, 351 ; prise de Madras,
714
TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES
356; rivalité de Dupleix et de La Bourdonnais, 357; siège de Pon-
dichéry, 360 ; traité d'Aix-la-Chapelle, 361 ; la politique de Dupleix,
363 ; il s'allie aux princes indiens, 366 ; conquête du Carnatic,
acquisition de Masulipatam, Yanaon et Divi, 368 ; conquête du
Deccan, 369 ; désastre de Trichinopoli, 371 ; rappel de Dupleix, 376 ;
négociations avec la Compagnie anglaise, 378 ; traité de Sadras, 381,
le gouvernement royal, la Compagnie et les affaires de l'Inde,
383 ; les instructions de La Bourdonnais, 387 ; la Compagnie et
la guerre en Europe, attaque de Lorient, 389; pertes maritimes,
390 ; la politique de Dupleix incomprise, 392 ; il est entravé dans
ses desseins, 393, 394 ; accord avec la Compagnie anglaise, 395 ;
mission de Godeheu, 396 ; gouvernement de Duval de Leyrit, main-
tien de la politique de Dupleix, 400 ; expédition de Lally-ToUen-
dal, 402 ; mission de Lally-Tollendal, 406 ; prise de Gondelour et du
fort Saint-David, 407, 408 ; échec devant Tanjore, 411 ; siège de Ma-
dras, 412; bataille de Wandiwash, 417; siège et capitulation de
Pondichéry, 418 ; ruine du domaine colonial de la Compagnie,
420,422.
Administration : Administration centrale, 423 ; caractère, 424 ; formes
successives, 425, 426, 427, 430, 435, 437 ; régie des affaires courantes,
439; comité secret, 441 ; comptabilité, 441 ; correspondants en pro-
vince et à l'étranger, 442 ; assemblées générales, 443 ; Commissaires
du Roi, 444 ; Directeurs, 445 ; Syndics 447 ; Actionnaires, 448-
Administration coloniale, 452 ; classification des possessions de la.
Compagnie, 453 ; les gouverneurs, 454 ; les conseils, leur compétence
455 ; personnel commercial, 457, organisation militaire, troupes, 458 ;
étude des différentes parties du domaine de la Compagnie : Loui-
siane, 461 ; Saint-Domingue, 462; Sénégal, 462; Guinée, 464 ; Bar-
barie, 465 ; Inde, 465 ; Mascareignes, 468 ; Moka, 470 ; Canton, 471.
Commerce, 472; commerce pendant le Système, 315, 473 ; Louisiane,
473 ; Saint-Domingue, 475 ; Castor, 477 ; Barbarie, 478 ; Sénégal,
480 ; Guinée, 482 ; Madagascar, les Mascareignes, 484 ; Moka, com-
merce des cafés, 487 ; Surat, 488 ; Malabar, Coromandel, Bengale,
489 ; Chine, 493 ; envois et retours annuels, 498 ; commerce de la
Compagi.,. en France, 503 ; prohibitions, 504 ; marque 505 ; ventes,
oOô ; répression de la fraude, 508; droits de tonneau, de nègres et
de café, 511.
Marine. Marine sous le Système, 513; composition de la Hotte de la
(ïompagnie, 516 et suiv. ; première et seconde navigations, 525 ; étals-
majors, hiérarchie, appointements, ports-permis, 527 ; équipages,
528 ; voyages, 533 et suiv. ; naufrages, 537 ; opérations militaires,
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES 715
540 ; perles causées par les guerres, 541 ; organisation du porl de Lo-
rienl, 543.
Finances. Capital, composition et division, 548; la Compagnie déchar-
gée des opérations du Système, 549 ; exploitation des Tabacs, 550 ;
situation en 1725, 551 ; en 1736, 554 ; en 1748, 556; revenus de la
Compagnie de 1725 à 1743, 558 ; cours des actions, dividendes, 561^
565, 573 ; rétrocession des Tabacs, 563 ; situation en 1756, 567 ;
en 1769, 575 ; loteries, 550, 552, 564, 571, 572, 575 ; emprunts per-
pétuels, 570, 575.
Chiite de la Compagnie de Law, 581 ; mémoire de M. de Gournay,584 ;
situation difficile de la Compagnie en 1769,590 ; projet de transforma-
tion en Caisse d'Escompte, 591 ; mémoire de l'abbé Morellet, 594 et
suiv. ; réponse de Necker, 602 et suiv. ; dernière assemblée, 608 ; sus-
pension du privilège,610 ; enquête et remontrances du Parlement, 611 ;
situation faite à la Compagnie sous le régime nouveau, 613; liquida-
tion de la Compagnie, 614, 661 ; transfert de cette opération à l'adminis-
tration du Trésor, 664 ; l'Etat se charge des pensions accordées par la
Compagnie, 665 ; inscription des actionnaires au Grand-Livre, 666.
6" Compagnie des Indes (Compagnie de Galonné). Création,
628 ; situation vis-à-vis de la Compagnie de Law, 629 ; différences
avec les précédentes Compagnies, 630 ; étendue de son privilège,
621 ; statuts et organisation, 633; régie de ses affaires, 636; protes-
tations du commerce particulier, 639 ; opérations commerciales, 642;
les cahiers des Etats-Généraux et le privilège de la Compagnie, 646;
discussion du privilège à la Constituante, 648 ; sa suppression,
653 ; la Compagnie continue son commerce, 658 ; sa suppression
décrétée par la Convention, 660; ouverture de la liquidation, 667;
vente de ses biens, 668 ; réintégration des actionnaires dans leurs
droits, 669; poursuite de ces droits et opérations de la liquidation
dans la première moitié du xix* siècle, 670 ; la Compagnie n'est plus
représentée, 670 ; reprise des opérations, recherche des actionnaires,
671 ; opposition de l'administration des Domaines au partage de l'ac-
tif, 671 ; échec des revendications de la Compagnie au Conseil
d'Etat, 672; échec du recours gracieux au Sénat, 673; dernièr^îs as-
semblées et partage du reliquat de l'actif, 674.
ERRATA
Page XVIII, ligne 3, au lieu de : 1 vol., lire : 5 vol.
— 79, ligne 12, au lieu de : 1846, lire : I6i8.
— 226, note 1, ligne 1, au lieu de : San Rome, lire : San Thomc.
— 244 note 2, ligne 8 au lieu de 1 me. 830, lireiJ me. 830,
— 245 note, ligne 12 au lieu de 1 me. 830, lire : 2 me, 830 ;
ligne 13 lire : ne mesurerait aujourd'hui que 509
tonneaux net et 560 brut.
— 498, note 1, ligne 1, lire : sont empruntés à Raynal par le Dic-
tionnaire
— 532, note 1, ligne 4, au lieu de : Bndar Abbas, lire : Randar-
Abbas.
— 585, noie 1, ligne 1, lire: d'un ouvrage de Clicquot-Blenache
paru...
Imp. J. Thevenot. Saint-Dixier ^Haute-Marne).
^œ-^^v- %cy^\
thm.
^■4 , i-^ H
Weber, Henry
^*'. ' ^89 La cor^pasTiie française des
W- ■' ^--^ E5WA3 Indes
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