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Full text of "La conquête du paradis"

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JUDITH   GAUTIER 


La    Conquête 


du    Paradis 


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U  dV   of   Otlaua 


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Armand  COLIN  &  C'^,  Éditeurs 


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LA    CONQUÊTE 


DU    PARADI  S 


11   a  été    tiré    à  pari,   sur   papier   de   Hollande,   vingt-cinq 
exemplaires  numérotés  de  La  Conquête  du  Paradis. 
Ces  exemplaires  sont  mis  en  vente  au  prix  de  8  fr. 


rcHil.unmiiTs.  —  linp.   P.  BUOHAKI). 


BIBLIOTHÈQUE    DE    ROMANS    HISTORIQUES 


LA    CONQUÊTE 

DU   PARADIS 


PAR 


Judith    GAUTIER 


DEUXIEME    EDITION' 


PARIS 

ARMAND   COLIN  ET  G'%  ÉDITEURS 

5,     RUE    DE    MÉZIÈRES 


1890 

Tous  droits  réserves 

Bi8UOTH€CA 


LA 

CONQUÊTE  DU  PARADIS 


LE  DÉBARQUEMENT 

Il  fait  nuit;  mais  c'est  une  nuit  indienne  ruis- 
selante d'étoiles.  La  mer,  toute  éclaboussée  d'étin- 
celles, semble  rouler  des  braises,  emmêler  des  rubans 
de  feu. 

Silencieux  comme  des  fantômes,  les  vaisseaux  de 
haut  bord  glissent  rapidement,  toutes  voiles  dehors. 
Ils  paraissent  gigantesques,  dans  la  pénombre,  avec 
leurs  fiéres  mâtures,  leurs  coques  élevées,  toute  cette 
toile  éployée  qui  met  dans  le  ciel  de  larges  taches 
sans  astres. 

Ces  bâtiments  ont  une  allure  mystérieuse  et  sour- 
noise qui  n'a  rien  de  pacifique;  les  feux  sont  mas- 
qués, et,  aux  trois  rangs  de  sabords,  qui  percent 
les  flancs  puissants,  quelques  lueurs  piquées  par  les 
étoiles  dénoncent  les  canons  à  l'affût. 

Il  y  a  là  en  effet  huit  navires  de  guerre,  toute  une 

Conquête  du  paradis.  1 


2  LA  CONQUÊTE   DU   PARADIS 

escadre,  qui  s'avancent  sur  une  seule  ligne,  poussés 
par  une  brise  régulière,  et  sont  assez  proches  l'un  de 
l'autre  pour  ne  pas  se  perdre  de  vue,  même  dans 
la  demi-obscurité. 

A  bord  du  vaisseau  amiral,  plus  haut  que  les 
autres  et  qui  amasse  plus  d'ombre  autour  de  lui, 
deux  jeunes  officiers,  accoudés  au  bastingage,  causent 
à  voix  basse. 

Autour  d'eux  les  manœuvres  s'accomplissent 
presque  en  silence.  Le  battement  de  la  toile,  quand 
la  brise  mollit,  le  léger  sifflement  des  cordages,  le 
craquement  de  la  carène  sont  les  seuls  bruits  qui 
se  mêlent  au  murmure  continu  de  l'eau,  déchirée 
par  la  proue. 

Parfois,  cependant,  une  poulie  jette  un  grincement 
qui  fait  l'efTet  d'un  cri. 

Quelques  lumières  apparaissent  au  bord  de  l'hori- 
zon qui  semble  proche  ;  rousses  et  troubles  à  côté  du 
scintillement  bleu  des  étoiles,  elles  sont  disposées 
irrégulièrement  à  des  hauteurs  difTérentes. 

—  Madras!  dit  l'un  des  officiers  à  son  compagnon. 

—  En  sommes-nous  loin? 

—  A  une  lieue  peut-être.  Et  le  jeune  homme 
ajoute  en  riant  tout  bas  :  Ils  dorment  sur  leurs  deux 
oreilles,  ces  bons  Anglais,  et  presque  tous  ont  déjà 
soufflé  leur  chandelle  ;  c'est  pourtant  là,  je  gage, 
leur  dernière  bonne  nuit  ;  les  trois  cents  bouches 
de  nos  canons  leur  chanteront  demain  l'aubade. 

—  Connaissez-vous  le  plan  d'attaque,  monsieur  de 
Kerjean? 

—  Pas  plus  que  vous,  mon  cher  Bussy  ;  mais  il  est 


LE    DÉBARQUEMENT  3 

facile  à  deviner  :  mouiller  à  quelque  distance  de 
Madras,  débarquer  de  Tartillerie  et  surprendre  la 
place.  Ah!  nous  virons!  ajoule-t-il  en  prêtant  l'oreille 
à  un  commandement  jeté  dans  le  porte-voix. 

—  On  se  rapproche  de  terre,  dit  Bussy. 

Tous  les  bâtiments,  en  effet,  accomplissent  la 
même  manœuvre  et  courent  une  bordée  vers  la  terre; 
puis  ils  reprennent  leur  première  direction,  côtoyant 
de  plus  prés  le  rivage.  Les  lumières  de  Madras  s'éloi- 
gnent à  bâbord,  pâlissent  et  disparaissent. 

C'est  Madras  cependant  que  guettent  ces  formi- 
dables rôdeurs.  Ils  ont  passé  inaperçus,  aucun  navire 
ennemi  ne  soupçonne  leur  présence,  aucun  n'a  donné 
l'alarme. 

Bientôt  des  chaloupes  se  détachent  et  vont  recon- 
naître la  côte.  Le  lieu  est  propice  au  débarquement. 

Alors  un  grouillement  d'ombres  silencieuses  se 
laisse  entrevoir  sur  les  navires.  On  déroule  la  chaîne 
des  ancres,  les  matelots  grimpent  dans  les  haubans 
et  peu  à  peu  toute  la  toile  s'abat,  se  replie,  laisse  à  nu 
la  sveltesse  majestueuse  des  mâtures  et  des  cordages. 

L'amiral,  entouré  de  son  état-major,  s'avance  sur 
le  pont  et  donne,  sans  baisser  la  voix  —  une  voix  rude 
et  impérieuse  —  les  dernières  instructions.  Bussy  et 
Kerjean  reçoivent  les  ordres  qui  les  concernent  :  ils 
doivent  débarquer  les  premiers  avec  cent  cinquante 
hommes  et  aller  reconnaître  et  occuper  une  pagode 
en  ruine,  qui  se  trouve  par  là.  Cette  pagode  sera 
un  poste  avancé  qui  protégera  au  besoin  le  difficile 
transport  de  l'artillerie;  puis,  le  travail  accompli,  on 
pourra  y  dormir  le  reste  de  la  nuit. 


4  LA  CONQUÊTE   DU   PARADIS 

Alors  d'innombrables  embarcations,  les  chelingues 
du  pays,  faites  d'écorce  de  cocotiers  et  de  cuirs  cou- 
sus, afin  d'avoir  la  souplesse  et  l'élasticité  indispen- 
sables pour  ne  pas  être  brisées  par  le  ressac  terrible 
de  la  dernière  lame,  semblent  sortir  des  flancs  des 
grands  navires.  Elles  dansent  sur  l'eau  d'une  façon 
désordonnée,  comme  des  cosses  vides  ;  mais  bientôt 
le  poids  des  hommes  leur  donne  un  peu  de  stabilité, 
et  elles  prennent  leur  route  vers  la  rive  invisible.  Les 
deux  ofTiciers  sont  descendus  les  derniers  ;  mais  leurs 
rameurs  sont  les  plus  robustes  et  ils  sont  bientôt  en 
tête  de  la  flottille. 

Un  grondement  continu,  comme  un  tonnerre  loin- 
tain, commence  à  se  faire  entendre;  il  grandit,  roule, 
s'étend,  majestueux;  devient  une  longue  vibration, 
une  harmonie  imposante  qui  rappelle  les  graves- 
accords  d'un  orgue  géant. 

—  Nous  approchons,  dit  Kerjean. 

—  Qu'est-ce  donc?  demande  Bussy. 

—  Ce  bruit?  C'est  l'énorme  chute  de  la  mer  sur 
plus  de  cent  lieues  de  côtes. 

Ils  furent  bientôt  en  plein  tumulte  dans  une  nappe 
d'écume  bouillonnante,  désordonnée,  comme  folle,  et 
il  leur  semblait  que  les  canots  bondissaient  sur  une 
houle  de  neige. 

—  Attention  !  cria  Kerjean. 

C'était  la  chute  :  une  lame  monstrueuse  qui  tombait 
en  cataracte  sur  le  sable;  et  les  canots  prirent  un  élan 
vertigineux,  à  travers  le  tapage  assourdissant,  dans 
un  éclaboussement  d'eau.  Mais  l'habileté  des  rameurs 
noirs  était  telle  qu'avant  d'être  revenus  de  l'étourdis- 


LE    DEBARQUEMENT  5 

sèment  les  passagers  se  trouvèrent  un  peu  mouillés, 
mais  sains  et  saufs  sur  le  rivage. 

Kerjean  se  secoua  en  riant,  et  Bussy,  qui  respirait 
à  pleins  poumons  la  bonne  odeur  de  la  terre,  sembla 
pris  d'une  frénésie  de  joie  : 

—  Enfin  je  te  touche  donc,  mystérieuse  contrée! 
s'écria-t-il.  C'est  bien  ton  sol  que  mon  pied  foule  !  Le 
rêve  se  réalise,  enfin! 

Et  il  ajouta  en  levant  les  yeux  vers  les  étoiles  : 

—  Djennat-Nichan  ! 

—  Quel  hébreu  nous  parlez-vous  là?  demanda 
Kerjean. 

—  N'est-ce  pas  là  un  des  noms  de  l'Inde?  dit  Bussy; 
il  signifie  :  Image  du  Paradis.  N'est-ce  pas  bien  un 
nom  qui  lui  convient  ? 

—  Paradis  !  quelquefois  ;  enfer,  très  souvent,  répon- 
dit Kerjean  ;  mais  ce  n'est  pas  le  moment  de  dis- 
cuter cette  question.  Nos  hommes  ont  accompli 
sans  encombre  la  cabriole  du  débarquement,  c'est 
l'instant  de  les  rallier  et  d'exécuter  les  ordres 
reçus. 

Bientôt  on  se  mit  en  marche,  guidé  par  un  cipaye 
qui  connaissait  la  pagode  en  ruine. 

—  Serrez  les  rangs!  cria  Kerjean,  et  que  l'avant- 
garde  avance  avec  précaution  en  battant  les  buissons. 

—  Que  redoutez-vous?  demanda  Bussy,  la  côte 
semble  absolument  déserte. 

—  L'Inde  est  autant  aux  bêtes  qu'aux  hommes  ;  en 
cela,  elle  ressemble  à  ce  paradis  pour  lequel  vous  la 
prenez;  mais  elle  en  diffère  en  ceci,  puisque  les  bêtes 
étaient   douces   là-bas,   à  ce  qu'on    raconte  :  c'est 


6  LA    CONQUÊTE    DU   PARADIS 

qu'elles  sont  ici  fort  dangereuses  et  féroces.  Enten- 
dez-vous leur  musique  ? 

La  nuit  en  effet  était  pleine  de  plaintes  et  de  cris 
sourds.  Mais  les  bêtes  afïamées  fuyaient  à  l'approche 
de  cette  troupe  nombreuse,  et  à  travers  les  hautes 
herbes  et  les  broussailles  on  arriva,  sans  en  avoir  vu 
une  seule,  à  la  pagode  ruinée. 

Des  bandes  de  chacals,  des  compagnies  de  vautours 
furent  encore  les  seuls  ennemis  que  Ton  eut  à  mettre 
en  déroute  et  qui  cédèrent  la  place  en  protestant  par 
d'affreuses  clameurs. 

On  fit  le  tour  des  monuments  effondrés,  des  jardins 
sans  clôtures;  puis,  les  sentinelles  postées,  le  signal 
de  la  réussite  de  l'entreprise  donné  à  l'escadre,  on 
rompit  les  rangs  et  l'on  campa  dans  la  place  si  facile- 
ment conquise.  Le  plus  grand  nombre  s'était  installé 
dans  une  grande  salle  ouverte,  la  moins  délabrée  de 
l'édifice  ;  les  deux  officiers  s'étendirent  là  aussi,  sur 
leurs  manteaux,  pour  prendre  quelques  heures  de 
repos. 

—  Avez-vous  sommeil,  monsieur  de  Bussy?  de- 
manda bientôt  Kerjean. 

—  Sommeil  !  Si  près  du  moment  de  combattre,  et 
sur  cette  terre  que  je  brûle  de  voir  et  que  la  nuit 
me  dérobe  ?  Non,  certes,  avec  impatience  j'attends 
l'aurore. 

—  Alors,  si  vous  ne  voulez  pas  dormir,  permettez- 
moi  de  vous  faire  une  question. 

—  Faites,  monsieur  de  Kerjean,  je  serai  heureux 
d'y  répondre. 

—  Que  pensez-vous  de  l'amiral? 


LE    DEBARQUEMENT  7 

—  C'est  là  une  question  délicate,  répondit  Bussy, 
en  souriant,  mais  j'y  répondrai  franchemeut.  L'amiral 
me  fait  Teffet  d'être  un  héros  mi-parti  de  blanc  et  de 
noir,  lumière  et  ombre,  archange  et  diable.  Moi  qui, 
sous  ses  ordres  depuis  tant  de  mois,  l'ai  vu  accomplir 
des  prodiges,  je  ne  le  reconnais  plus;  toutes  ces 
lenteurs,  ces  hésitations,  ce  refus  de  combattre  l'es- 
cadre anglaise  quand  nous  avions  tous  les  avantages, 
c'est  à  n'y  rien  comprendre. 

—  Je  comprends,  moi.  Comme  vous  le  dites,  il  y  a 
de  l'ombre  sur  ce  héros,  et  je  crois  deviner  quelle  est 
la  paille  qui  fera  rompre  ce  pur  acier. 

—  Qu'est-ce  donc? 

—  L'envie! 

—  Que  dites-vous  là?  s'écria  Bussy  en  se  rappro- 
chant de  son  compagnon,  parlez  plus  bas. 

—  Vous  verrez,  continua  Kerjean  en  baissant  la 
voix;  l'amiral  est  dévoré  de  jalousie;  il  ne  veut  ni 
ordres  ni  conseils,  même  quand  ils  sont  conformes 
à  ses  idées;  la  puissance  de  mon  oncle  Dupleix  dans 
ce  pays  lui  porte  ombrage,  il  ne  veut  pas  d'une 
victoire  partagée. 

—  Vous  m'effrayez;  mais  je  ne  puis  croire  à  de 
pareils  sentiments. 

—  Dieu  veuille  que  je  sois  un  calomniateur,  dit 
Kerjean  en  soupirant. 

Il  s'arrangea  pour  dormir  et  le  silence  se  rétablit. 
Mais  bientôt  de  nouveauté  jeune  homme  le  rompit. 

—  Voici  bien  longtemps  que  j'ai  quitté  la  France, 
dit-il,  parlez-moi  d'elle.  Que  dit  la  cour?  que  fait-on 
à  Versailles? 


8  LA   CONQUETE    DU   PARADIS 

Bussy  complaisamment  rapporta  à  son  compa- 
gnon toutes  les  chroniques,  les  scandales  qui  occu- 
paient la  cour  lors  de  sou  départ  de  France,  les  succès 
galants  du  duc  de  Richelieu,  la  fortune  naissante  de 
Mme  de  Pompadouv,  la  nouvelle  maîtresse  du  roi.  Mais 
lorsqu'il  eut  parlé  quelque  temps,  un  léger  ronflement 
vint  l'avertir  qu'on  ne  l'écoutaitplus.  Il  rit  silencieuse- 
ment, et,  mettant  ses  mains  sous  sa  tête,  il  contempla 
la  palpitation  des  étoiles,  à  travers  les  larges  baies 
de  la  salle,  qui  semblaient  découper  des  festons  de 
velours  noir  sur  la  clarté  relative  du  ciel. 

Le  bruit  de  toutes  ces  respirations  d'hommes  au 
repos  troublait  seul  le  silence  ;  mais  si  quelqu'un  eût 
été  éveillé,  il  eût  pu  entendre  Bussy  murmurer  une 
fois  encore,  comme  s'il  prononçait  le  nom  d'une 
maîtresse  bien-aimée  : 

—  Djennat-Nichan  ! 

Le  lendemain,  au  petit  jour,  Nicolas  Morse,  gouver- 
neur de  Madras,  a  un  bien  désagréable  réveil  :  le  pre- 
mier coup  de  canon  le  fait  tressauter  dans  son  lit. 
11  se  retourne  d'abord  vers  la  ruelle  en  murmurant  : 

—  Il  tonne! 

Mais  les  décharges,  qui  se  succèdent  maintenant 
sans  relâche,  ne  lui  permettent  pas  de  reprendre  son 
somme  ni  d'attribuer  au  ciel  tout  ce  vacarme. 

Le  voici  qui  saute  à  bas  du  lit  et,  nu-pieds,  court  tout 
ému  vers  la  fenêtre,  se  glisse  sur  la  galerie  extérieure. 

Et  ses  regards  interrogent  les  alentours.  Mais  il  n'y 
a  rien  à  apprendre  des  grands  arbres  du  jardin  ni 
des  oiseaux  qui  chantent  dans  les  branches. 


LE    DEBARQUEMENT  U 

Et  toujours  ce  grondement  qui  éclate  et  roule,  fai- 
sant vibrer  toutes  les  vitres  de  la  maison.  Mais  voici 
le  sable  bien  uni  des  allées  qui  crie  sous  un  pas  pré- 
cipité. C'est  un  soldat.  On  aperçoit  l'éclat  rouge  de 
son  habit  à  travers  les  touffes  de  jasmins. 

—  Des  nouvelles,  dit  le  gouverneur  en  quittant  la 
véranda  et  enfilant  en  hâte  une  culotte. 

Le  messager  paraît  à  la  porte  de  la  chambre. 

—  Eh  bien  ?  interroge  le  gouverneur. 

—  Les  Français!  Votre  Grâce,  ils  ont  débarqué  cette 
nuit  et  canonnent  la  ville. 

—  Les  Français  ! 

Cette  nouvelle  casse  bras  et  jambes  à  sir  Morse 
qui  tombe  dans  un  fauteuil. 

Le  soldat  fait  son  rapport  : 

Huit  navires  ennemis  sont  mouillés  è  portée  de 
canon;  deux  mille  hommes  environ  sont  à  terre,  à  peu 
de  distance  de  l'embouchure  du  Montauron,  et  déjà 
une  batterie  de  six  mortiers  est  établie  là. 

—  Allez  dire  que  je  rentre  en  ville  à  l'instant. 

Le  soldat  salue  et  s'éloigne,  tandis  que  le  gouver- 
neur se  pend  aux  sonnettes.  Les  serviteurs  arrivent, 
on  habille  le  maître,  on  le  coiffe,  on  le  poudre,  il 
reprend  toute  se  dignité. 

La  demeure,  du  haut  en  bas,  est  pleine  d'agitation: 
des  va-et-vient  effarés,  des  cris,  des  appels.  Tout  le 
monde  devine  le  danger  :  cette  maison  hors  des  murs 
et  sans  aucune  protection,  il  faut  la  quitter  au  plus 
vite.  Déjà  lady  Morse  emballe  les  objets  précieux  ; 
son  fils  et  sa  jeune  fille  s'empressent  à  l'aider,  car  les 
négresses  affolées  sont  incapables  d'aucun   service, 

1. 


10  LA    CONQUÊTE    DU   PARADIS 

Aux  écuries  on  attelle  les  chevaux  à  tout  ce  qu'il  y 
a  de  véhicules. 

L'effarement  n'est  pas  moindre  dans  la  ville  ;  on 
court,  on  s'interroge,  on  se  redit  la  nouvelle  terrible; 
mais  bientôt  les  rues  se  font  désertes,  car  les  bombes 
y  éclatent,  et,  déjà,  l'on  a  emporté  quelques  blessés. 

Les  habitants  ont  confiance  pourtant;  les  indigènes 
surtout  croient  la  place  imprenable;  maisl'état-major, 
réuni  en  conseil  extraordinaire  dans  l'intérieur  de  la 
citadelle,  est  beaucoup  moins  tranquille.  Il  sait  bien, 
lui,  que  les  murailles  de  la  ville  sont  en  mauvais  état; 
que  le  fort  Saint-Georges  même,  construction  oblongue 
de  cent  mètres  de  large  sur  quatre  cents  de  long, 
n'est  pas  très  formidable;  que  le  mur  qui  l'entoure 
a  peu  d'épaisseur,  et  que  ses  quatre  batteries  et  ses 
quatre  bastions  sont  d'un  travail  défectueux  et  peu 
solide.  La  garnison,  il  le  sait  bien  aussi,  est  des  plus 
misérables;  elle  se  compose  en  tout  de  trois  cents 
hommes,  parmi  lesquels  beaucoup  de  vagabonds,  des 
déserteurs  portugais  et  des  noirs  ;  en  fait  d'officiers, 
trois  lieutenants  et  sept  enseignes  ;  et  il  y  a  bien 
peu  à  compter  sur  la  valeur  des  troupes  indigènes. 

Le  conseil,  dans  une  salle  sombre  autour  d'une 
table  couverte  d'un  tapis  vert,  ressemble  à  une  assem- 
blée de  muets.  Le  fracas  des  batteries,  toutes  proches, 
répondant  au  canon  des  assiégeants,  est  seul  à  parler, 
et  il  couvre  d'ailleurs  les  rares  voix  qui  laissent 
tomber  de  temps  à  autre  des  phrases  insignifiantes  : 

—  Quel  plan  adopter  pour  la  défense? 

—  Il  faudrait  connaître  le  plan  d'attaque. 

Le    gouverneur    Nicolas    Morse,   qui    préside,    n'a 


LE    DÉBARQUEMENT  H 

aucune  aptitude  militaire,  et  pas  davantage  de  pré- 
tentions :  c'est  un  marchand.  Son  seul  souci,  dans  la 
question  politique,  c'est  d'obéir  strictement  aux 
ordres  supérieurs,  et  il  obéit,  à  travers  tout,  même 
si  des  circonstances  imprévues  rendent  l'exécution 
d'ordres  anciens  absolument  désastreuse.  Comme, 
dans  le  cas  présent,  il  n'a  pas  d'instructions  spéciales, 
il  se  contente  de  hocher  la  tête.  Ah  !  s'il  s'agissait  d'af- 
faires commerciales  ou  même  de  négociations  avec 
l'ennemi,  l'on  pourrait  voir  qu'il  a  des  capacités; 
mais  aux  choses  de  la  guerre  il  n'entend  rien  ! 

Cependant  il  ouvre  une  idée  ;  cette  voix  du  canon 
l'attire  au  dehors,  il  se  lève  en  conviant,  d'un  geste, 
à  le  suivre,  les  officiers  réunis. 

—  Allons  voir  par  nos  yeux,  dit-il. 

Les  voici  sur  la  plate-forme,  inondée  de  soleil,  d'un 
des  bastions,  d'où  ils  découvrent  la  mer  et  la  contrée 
à  perte  de  vue. 

Trois  des  vaisseaux  français  se  sont  approchés  des 
remparts  autant  que  l'eau  le  permet.  Un  des  enseignes 
nomme  ces  navires  :  le  Lys,  le  Neptune  et  celui  qui 
est  le  plus  en  arriére,  mais  tire  sans  relâche,  V Achille, 
un  beau  navire  qui  porte  soixante-dix  pièces  de  canon 
et  quatre  cent  cinquante  hommes  d'équipage. 

Du  côté  du  couchant,  sur  le  rivage,  on  aperçoit  un 
fourmillement;  et  la  batterie  de  six  mortiers,  établie 
pendant  la  nuit,  dirige  un  feu  assez  nourri  vers  la 
porte  Saint-Honoré. 

—  Cette  batterie,  tout  en  nous  attaquant,  doit 
masquer  et  protéger  une  marche  de  l'ennemi,  dit  le 
lieutenant  Harrys. 


12  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

Les  longues-vues  sont  étirées,  on  interroge  le  loin- 
tain. La  pagode  fortifiée  apparaît  alors,  et  entre  les 
bouquets  de  bois  on  découvre  en  effet  une  colonne 
en  marche. 

—  L'intention  est  évidente,  s'écrie  le  lieutenant  qui 
a  déjà  parlé.  Contourner  la  ville  en  décrivant  un  demi- 
cercle,  puis  franchir  les  deux  bras  de  la  rivière  et 
nous  attaquer  du  côté  qui  fait  face  à  la  terre.  C'est 
en  effet  notre  point  le  plus  faible.  La  maison  de 
Votre  Grâce  court  de  grands  dangers,  ajoute-t-il, 
située  comme  elle  l'est  aune  demi-portée  de  mousquet 
des  murs  de  la  ville.  Elle  doit  être  le  point  de  mire 
des  assiégeants.  Ils  veulent  l'enlever  et  s'y  fortifier. 
Nous  avions  cependant  décidé,  en  conseil  de  guerre, 
qu'il  fallait  abattre  la  Résidence  du  Jardin  ainsi  que 
la  poudrière.  C'est  une  négligence  vraiment  bien 
coupable  de  ne  pas  l'avoir  fait,  car,  à  cause  de  cela, 
ces  points  une  fois  pris  par  l'ennemi,  la  place  ne  sera 
plus  tenable. 

—  Démolir  ma  maison!  murmure  M.  Morse. 

—  Il  faut  préparer  une  sortie  des  troupes  indigènes 
par  la  porte  Royale,  déclare  le  lieutenant,  qui  déci- 
dément est  le  plus  énergique  de  l'assemblée. 

Nicolas  Morse  parle  de  négociations  ;  mais  la  sortie 
est  résolue  et  des  ordres  sont  expédiés. 

Les  heures  s'écoulent,  lourdes  d'angoisse,  et  son- 
nées par  les  canons  ennemis. 

C'est  Bussy  et  son  nouvel  ami  Kerjean  qui  comman- 
dent la  colonne  d'attaque.  Les  ordres  sont  en  effet  de 
s'emparer  de  la  maison  du  gouverneur,  située  hors 
des  murailles,  et  de  construire,  dans  le  jardin  même. 


LE    DÉBARQUEMENT  13 

deux  batteries  de  mortiers,  dirigées  sur  un  angle  de 
la  place  dépourvu  de  feux. 

Quand  les  assiégés  tentent  leur  sortie  par  la  porte 
Royale,  les  Français  ont  déjà  franciii  les  deux  bras 
du  Montauron.  Ils  s'avancent  dans  un  ordre  parfait 
et  semblent  bien  résolus  à  ne  se  laisser  arrêter  par 
rien. 

Ces  maigres  cipayes  à  la  peau  brune,  qui  veulent 
leur  barrer  la  route,  un  peu  grotesques  dans  leurs 
costumes  à  demi  anglais,  les  font  sourire  et  ils  ne 
ralentissent  même  pas  leur  marche,  attendant  pour 
tirer  d'avoir  essuyé  une  décharge. 

La  voici. 

Elle  est  bien  hésitante  et  bien  mal  dirigée,  car  elle 
n'atteint  personne;  mais  à  la  première  riposte,  déjà 
les  cipayes  rompent  leurs  rangs,  reculent,  et  bientôt 
rentrent,  en  désordre,  dans  la  ville. 

La  maison  du  gouverneur  est  envahie  par  les  Fran- 
çais, et  l'on  commence  aussitôt  à  donner  des  coups 
de  pioche  et  à  tout  bouleverser  dans  le  jardin,  sans 
souci  des  bosquets  de  jasmins. 

Les  jolis  canards  de  la  Chine  qui  étaient  déjà  cou- 
chés retirent  vivement  la  tête  de  dessous  leur  aile  et 
tâchent  de  se  rendre  compte  de  la  situation  ;  mais, 
après  une  longue  réflexion,  n'ayant  pu  se  l'expliquer, 
avec  un  léger  frisson  ils  replacent  leur  bec  dans  le 
doux  duvet  et  se  rendorment. 

Le  lendemain,  jugeant  qu'il  est  impossible  de  tenir, 
le  gouverneur  Morse  envoie  une  députation  au  camp 
français.  Le  commandant  Mahé  de  La  Bourdonnais  la 
reçoit  sous  sa  tente  et  un  des  députés,  M.  Haly-Burton, 


14  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

porte  la  parole  :  il  propose  de  racheter  la  ville,  sans 
que  le  drapeau  anglais  cesse  de  flotter  sur  la  forte- 
resse. 

—  Je  ne  vends  point  l'honneur,  messieurs,  répond 
La  Bourdonnais  avec  un  peu  d'emphase,  le  pavillon 
de  mon  roi  sera  viré  sur  Madras,  ou  j'y  meurs  aux 
pieds  des  murs  ! 

Puis,  changeant  de  ton,  il  ajouta  avec  bonhomie  : 

—  A  l'égard  du  rachat  de  la  ville  et  sur  tout  ce  qui 
est  question  d'intérêt,  vous  serez  content  de  moi. 

Il  prit  le  chapeau  galonné  d'or  d'un  des  députés. 

—  Ce  chapeau  vaut  six  roupies,  dit-il,  vous  m'en 
donnerez  trois  ou  quatre,  et  il  en  sera  de  même  pour 
toutes  choses. 

Les  députés  saluent  et  se  retirent. 

Dans  l'après-midi  les  nouvelles  batteries  ouvrent 
le  feu  et  foudroient  l'angle  sans  défense  des  murailles, 
tandis  que,  de  la  rade,  les  navires  lâchent  leurs  bordées 
sur  la  citadelle. 

La  nuit  même  ne  ramène  pas  le  silence  dans  la  ville 
consternée. 

Le  jour  suivant,  les  Anglais  ont  un  moment  d'espoir 
et  de  joie  :  la  nouvelle  se  répand  que  l'escadre  com- 
mandée par  le  commodore  Peyton,  qui  les  a  si  étran- 
gement abandonnés,  est  en  vue.  Les  Français  ont  vent 
de  ce  bruit  et  pressent  l'attaque  ;  mais  la  nouvelle  ne 
se  confirme  pas,  aucune  voile  n'apparaît  au  large. 

Enfin,  le  21,  la  ville  se  rend  à  discrétion.  Mélanco- 
lique et  digne,  le  gouverneur  Morse  vient  remettre 
solennellement  les  clés  à  La  Bourdonnais. 

La  porte  de  Walreguet  est  ouverte,  le  pont-levis 


LE    DÉBARQUEMENT  15 

s'abaisse  et  les  Français  font  leur  entrée  à  Madras. 
On  relève  les  postes,  bientôt  le  drapeau  blanc  est 
hissé  sur  le  fort  Saint-Georges  et  prend  partout  la 
place  des  pavillons  anglais. 

La  garnison  et  tous  les  résidents  britanniques  sont 
déclarés  prisonniers  de  guerre.  On  s'engage  à  livrer 
aux  Français  toutes  les  marchandises  emmagasinées, 
les  livres  de  compte,  les  arsenaux,  les  vaisseaux,  les 
munitions  de  guerre,  les  vivres  et  toutes  les  pro- 
priétés appartenant  à  la  Compagnie;  de  plus,  toutes 
les  matières  d'or  ou  d'argent,  les  denrées  et  toutes 
autres  valeurs  enfermées  dans  la  ville  et  le  fort.  A 
cette  condition,  par  courtoisie  et  générosité  pure,  le 
commandant  français  exempte  la  ville  du  pillage. 

Les  canons  se  sont  tus,  les  bombes  ont  cessé  de 
tomber  dans  les  rues  et  sur  les  places,  tout  à  l'heure 
désertes  et  à  présent  pleines  d'une  foule  animée  qui 
commente  et  discute  les  événements. 

Cette  complète  victoire  a  été  peu  meurtrière  :  elle 
a  coûté  un  seul  homme  à  la  France,  et  les  assiégés, 
qui  ont  un  assez  grand  nombre  de  blessés,  n'ont 
perdu  que  cinq  des  leurs.  Aussi,  tandis  que  la  popu- 
lation noire  se  réjouit  d'être  hors  de  danger,  les 
Anglais  murmurent-ils  beaucoup,  et  quelques-uns 
disent  tout  haut  «  que  le  gouverneur  Morse  et  les 
membres  du  conseil  seront  pendus  pour  avoir  négligé 
les  travaux  de  défense  et  rendu  la  place  avec  une 
précipitation  honteuse.  » 

D'heure  en  heure,  des  bruits  et  des  nouvelles  pas- 
sent comme  une  houle  sur  les  vaincus.  La  Bourdon- 
nais est  en  conférence  secrète  avec  le  gouverneur.  On 


J6  LA   CONQUETE   DU   PARADIS 

sait  que  Nicolas  Morse  est  habile  dans  les  transac- 
tions: peut-être  va-t-il  trouver  quelque  moyen  d'at- 
ténuer un  peu  le  désastre. 

On  parle,  on  s'agite,  tandis  que  les  soldats  et  les 
matelots  français,  droits  à  leur  poste,  regardent  cette 
foule  inconnue  et  écoutent  cette  langue  qu'ils  ne 
comprennent  pas,  d'un  air  calme  et  indifférent. 


II 


LK   MARQUIS    CHARLES    DE   BUSSY 


Le  marquis  de  Bussy  avait  alors  vingt-cinq  ans. 
C'était  un  gentilhomme  d'excellente  noblesse,  mais 
sans  autre  fortune  que  le  renom  de  ses  aïeux;  il  était 
né  dans  un  vieux  castel  un  peu  délabré,  à  Bucy,  près 
de  Soissons.  Son  père  Joseph  Pâtissier,  marquis  de 
Bussy-Castelnau,  était  mort  en  1724,  laissant  deux 
enfants  en  bas  cage,  et  une  jeune  veuve,  condamnée, 
par  son  manque  de  fortune,  à  végéter  en  province.  La 
marquise,  après  bien  des  larmes,  avait  fini  par  se 
résigner  à  son  sort,  et,  faisant  le  sacrifice  de  sa  jeu- 
nesse, s'était  consacrée  tout  entière  à  ses  deux  fils. 
Grâce  à  ses  soins,  ils  avaient  reçu  une  éducation 
digne  de  leur  rang,  et  vingt  ans  d'économie  et 
d'épargne  permirent  à  la  mère  d'envoyer  à  Paris, 
lorsqu'il  eut  atteint  l'âge  d'homme,  Charles,  son  fils 
aîné,  solliciter  auprès  du  roi  un  grade  dans  l'armée. 
Le  brevet  s'était  fait  attendre,  et  lorsqu'il  arriva 
enfin,  avec  l'ordre  d'aller  rejoindre  à  l'île  de  France 


18  LA    CONQUÊTE    DU   PARADIS 

La  Bourdonnais,  et  de  le  suivre  dans  les  Indes,  au 
milieu  des  séductions  de  Paris  la  petite  fortune 
s'était  à  peu  près  fondue. 

Le  nom  de  l'Inde  avait  toujours  eu  pour  le  jeune 
marquis  quelque  chose  de  magique.  Ce  pays  lui 
apparaissait  comme  une  terre  mystérieuse ,  une 
création  supérieure,  chef-d'œuvre  de  la  nature, 
paradis  primordial  dont  l'humanité  accrue  avait 
débordé  comme  d'une  coupe  trop  pleine.  Il  l'aimait, 
sans  la  connaître,  comme  une  patrie,  et  il  y  avait 
dans  cet  amour,  peut-être,  le  pressentiment  que  sa 
destinée  devait  s'accomplir  là.  Esprit  avide  et  ardent, 
habitué  au  travail,  il  avait  employé  les  longs  mois 
où  la  mer  le  roulait  de  lame  en  lame,  à  apprendre  la 
langue  de  l'Inde.  A  travers  les  monotones  et  brû- 
lantes journées  de  calme,  dans  les  hurlements  du  vent 
et  les  chocs  de  la  tempête,  il  s'était  acharné,  avait 
étudié  les  monstrueuses  théogonies,  s'était  enivré  aux 
splendeurs  des  poèmes  sacrés.  Mais  cette  patrie 
d'élection  s'était  reculée  devant  son  désir,  et  les  tra- 
giques aventures  de  son  voyage  lui  semblaient  s'être 
dressées  pour  lui  barrer  la  route,  comme  les  mons- 
tres qui  défendent  l'approche  d'un  trésor. 

Depuis  plusieurs  jours,  enfin,  Bussy  foulait  le  sol 
sacré  de  l'Inde,  et  il  lui  paraissait  reculer  encore 
devant  lui.  Qu'avait-il  vu  jusqu'alors  en  effet?  Une 
ville  européenne  assez  triste,  que  les  Anglais  appe- 
laient le  Londres  indien;  des  uniformes,  des  physio- 
nomies britanniques;  il  avait  entendu  des  coups  de 
canon  et  donné  des  coups  d'épée.  Pourtant  il  gardait 
la  foi  en  son  rêve;  l'éclat  inusité  du  ciel  et  la  splen- 


LE    MARQUIS   CHARLES   DE   BUSSY  19 

deur  des  étoiles  lui  affirmaient  qu'il  n'était  pas  vain. 
Aussi,  la  ville  prise,  et  des  négociations  entamées, 
promettant  quelques  loisirs  aux  soldats  vainqueurs, 
s'était-il  empressé  de  demander  les  quelques  jours 
de  congé  qui  lui  étaient  bien  dus  après  une  année 
entière  de  navigation  pénible,  et  les  ayant  obtenus, 
il  sortit  de  Madras,  au  petit  jour,  se  hâtant,  vers  la 
campagne  inconnue,  comme  s'il  s'enfuyait.  Et  com- 
bien il  était  heureux  d'être  seul  et  d'aller  à  la  décou- 
verte ! 

11  dépassa  vite  les  faubourgs  de  Madras  et  poussa 
son  cheval  au  hasard  à  travers  de  magnifiques 
pelouses  d'un  velours  clair,  tachées  de  groupes  d'ar- 
bustes plus  foncés,  qui  faisaient  ressembler  la  con- 
trée à  un  beau  parc. 

Cet  aspect  se  prolongeant,  il  mit  sa  monture  au 
galop  et,  doucement  rafraîchi  par  le  vent  de  la 
course,  enivré  par  l'incomparable  pureté  de  l'air,  il 
se  laissa  glisser  dans  une  sorte  de  somnolence  fié- 
vreuse, où  il  lui  parut  que  les  pensées  défilaient 
dans  son  cerveau  avec  la  même  rapidité  que  les 
prairies  et  les  bosquets  à  droite  et  à  gauche  de  sa 
course. 

11  imaginait  des  aventures,  des  rencontres  singu- 
lières ;  de  merveilleux  palais  ;  une  femme  belle  comme 
Sita,  se  prenant  d'amour  pour  lui,  l'entraînant  dans 
une  vie  pleine  d'enivrement  et  de  dangers.  11  voyait 
des  combats  terribles,  des  escalades,  des  harems 
forcés.  Puis,  un  instant  après,  il  songeait  à  Nour- 
Djehan,  la  sultane  fameuse,  «  Lumière  du  Monde  », 
dont  il  connaissait  l'histoire;  il  cherchait  à  s'ima- 


ÎO  LA  CONQUÊTE    DU   PARADIS 

giner  cette  beauté  incomparable  dont  le  souvenir 
rayonnait  encore;  il  l'aimait  à  travers  les  siècles. 

Et  toujours  il  courait,  coupant  l'air  chaud  et  par- 
fumé; mais  le  cheval  se  lassa,  reprit  une  allure  plus 
tranquille,  et  le  jeune  homme,  comme  éveillé,  regarda 
autour  de  lui. 

Le  terrain  se  mouvementait  :  des  collines  et  des 
bois  bleuissaient  l'horizon,  et  à  peu  de  distance  se 
dressaient  des  arbres  prodigieusement  hauts,  droits 
comme  des  mâts,  lisses  et  sans  feuilles,  excepté  à 
leur  sommet,  un  parasol  magnifique. 

Bussy  marcha  vers  ces  arbres  qui  l'émerveillaient. 

Quelques  huttes  étaient  groupées  à  leur  pied;  des 
noirs,  un  lambeau  d'étoffe  blanche  autour  des  reins, 
apparaissaient,  et  une  vieille  femme  était  accroupie 
près  d'un  chaudron  sous  lequel  brûlaient  trois  mor- 
ceaux de  bois  sec. 

Elle  considérait  le  jeune  homme  qui  venait  de  s'ar- 
rêter, avec  une  curiosité  souriante,  et  son  rire  illumi- 
nait sa  figure  noire. 

—  Victoire!  au  jeune  étranger  qui  passe,  dit-elle. 
C'était  la  première  fois  que  la  langue  de  l'Inde 

résonnait  à  l'oreille  du  marquis  de  Bussy,  et  la  joie 
de  la  comprendre  lui  donna  un  battement  de  cœur. 

—  Yeux-tu  me  dire,  femme,  si  cette  forêt  que  j'aper- 
çois est  bien  loin  encore?  demanda-t-il,  en  cherchant 
un  peu  ses  mots  et  avec  une  sorte  de  timidité. 

—  La  moitié  d'une  heure  pour  l'ardeur  de  ton 
cheval,  mais  n'entre  pas  dans  cette  forêt  :  de  puis- 
sants rajahs  y  chassent  aujourd'hui. 

Il  salua  la  vieille  femme  d'un  sourire  et  repartit, 


LE   MARQUIS   CHARLES   DE   BUSSY  21 

courant  vers  l'entrée  des  bois  qui  fermaient  l'horizon. 
S'il  pouvait  rencontrer  la  chasse,  voir  des  rajahs! 

Il  précipita  sa  course,  atteignit  bientôt  la  foreH  et 
s'enfonya,  avec  délices,  sous  son  ombre  fraîche  et 
reposante.  Il  marcha  au  hasard  entre  la  colonnade 
des  arbres,  car  il  n'y  avait  pas  de  route  tracée; 
une  mousse  épaisse  et  fleurie  étouffait  les  pas  du 
cheval. 

L'animal,  d'ailleurs,  semblait  inquiet  dans  ce  lieu 
inconnu,  il  agitait  ses  oreilles,  humait  l'air  saturé 
d'émanations  suspectes  et  n'avançait  ({u'avec  répu- 
gnance; mais  son  maître  ne  prenait  point  garde  à 
ces  signes  de  désapprobation  ;  il  était  comme  fasciné 
par  l'extraordinaire  majesté  de  cette  solitude,  où  les 
bruits,  dont  était  fait  le  silence,  mettaient  une  vague 
musique. 

Après  quelque  temps,  le  chemin  fut  moins  aisé,  le 
sol  se  hérissait  de  ronces,  de  plantes  étranges  aux 
feuilles  tranchantes,  des  lianes  s'y  emmêlaient.  Bussy 
mit  pied  à  terre  et,  passant  la  bride  autour  de  son 
bras,  avança  avec  précaution.  Il  atteignit,  après  avoir 
longtemps  marché,  un  ravin  peu  profond  vers  lequel 
un  ruisseau  courait,  lorsque  tout  à  coup  le  cheval 
tira  sur  la  bride,  refusa  d'aller  plus  loin,  se  raidis- 
sant sur  ses  jambes  et  donnant  tous  les  signes  de  la 
plus  vive  terreur. 

Le  jeune  homme  regarda  autour  de  lui,  rien  ne 
justifiait  cette  épouvante;  il  se  pencha  vers  le  ravin, 
et  alors,  à  son  tour,  il  demeura  aussi  immobile  que 
son  cheval. 

.\u-dossous  de  lui,  de  l'autre  côté  du  vallon,  à  l'en- 


22  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

trée   d'une    excavation,  il  venait  d'apercevoir   une 
tigresse  au  milieu  de  sa  portée. 

Sans  défiance,  elle  était  renversée  sur  le  dos,  dans 
les  grandes  herbes,  et  jouait  avec  ses  petits.  On  voyait 
la  blancheur  satinée  de  son  poitrail  et  de  son  ventre, 
ses  mamelles  roses,  gonflées  de  lait,  et  le  dessous  de 
ses  terribles  pattes  capitonnées  de  coussinets.  Elle 
rentrait  soigneusement  dans  leurs  gaines  ses  griffes 
tranchantes  et  recourbées  comme  des  cimeterres.  Les 
yeux  demi-clos,  couchant  les  oreilles,  elle  entr'ouvrait 
sa  gueule  formidable,  gouffre  rose  crénelé  de  dents 
aiguës,  et  l'on  apercevait  les  cellules  creusées  sur  sa 
langue  rugueuse. 

Le  marquis  était  comme  fasciné,  retenait  sa  respi- 
ration, et,  machinalement,  cherchait  à  sa  ceinture 
un  pistolet. 

C'était  donc  là  sa  première  aventure  !  La  reine  des 
jungles,  superbe  et  terrible,  lui  apparaissant  au  lieu 
de  la  belle  princesse  qui  hantait  ses  rêves!  La  ren- 
contre pouvait  être  mortelle  et,  qui  sait?  peut-être 
moins  redoutable  que  celle  qu'il  désirait  tant. 

Malgré  le  danger  qu'il  courait,  le  jeune  homme  ne 
pouvait  se  défendre  d'admiration  pour  la  beauté 
farouche  et  la  grâce  de  l'animal.  Les  petits  folâ- 
traient avec  une  joie  nerveuse;  l'un  d'eux  mordillait 
au  flanc  la  tigresse  qui  renversait  la  tête  vers  lui  lan- 
guissamment.  Le  soleil,  à  travers  les  branches,  jouait 
sur  les  zébrures  fauves,  miroitait  sur  la  blancheur  du 
ventre  et  faisait  paraître  d'argent  les  roides  crins  de 
la  moustache. 

Bussy  songeait  encore  au  paradis,  à  des  tigres  doux 


LE  MARQUIS  CHARLES  DE  BUSSY  23 

et  familiers,  et  un  attendrissement  lui  venait  en  con- 
templant cette  scène  de  tendresse  maternelle. 

D'innombrables  insectes,  brillants  comme  des  pier- 
reries, rayaient  l'air  et  bourdonnaient. 

Soudain  un  coup  de  feu  retentit;  une  balle  sifÛa. 
La  tigresse  se  dressa  sur  ses  pieds,  poussa  un  rugis- 
sement rauque,  et  d'un  bond  disparut. 

Le  jeune  homme  avait  vu  dans  un  éclair  les  rayures 
du  dos  et  l'éclat  sanglant  des  prunelles;  puis,  plus 
rien;  les  petits  s'étaient  réfugiés  dans  leur  antre,  en 
poussant  des  miaulements  plaintifs.  La  tigresse  était 
blessée,  car  des  gouttes  de  sang,  éclaboussant  les 
roseaux,  marquaient  le  chemin  de  sa  fuite. 

Bussy  toucha  ses  pistolets  pour  s'assurer  que  ce 
n'était  pas  lui  qui  avait  tiré. 

Au  même  instant,  un  cri  humain,  tout  proche,  le  fit 
tressaillir. 

Il  s'élança,  sautant  les  obstacles,  enjambant  les 
broussailles,  et,  en  quelques  pas,  il  fut  devant  un 
spectacle  qui  lui  rendit  subitement  le  sang-froid  et 
le  jugement  rapide  du  soldat  en  face  du  danger. 

Il  vit  un  cheval  blanc,  cabré,  l'œil  fou,  la  crinière 
éparse,  ayant  le  tigre  cramponné  à  la  gorge  et,  sur 
le  cheval,  à  demi  renversée,  une  femme  étincelante 
d'ornements  d'or. 

Bussy,  tout  en  courant,  avait  tiré  son  épée;  il  fit 
un  dernier  bond  et,  d'un  mouvement  sûr  et  net, 
enfonça  l'arme  jusqu'à  la  garde  entre  les  omoplates 
de  la  tigresse. 

La  bête  se  tordit  en  arrière,  ployant  ses  reins 
souples,   agonisante;  mais  elle  eut  encore  la  force 


24  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

d'atteindre  le  jeune  homme  et  lui  déchira  l'épaule 
d'un  coup  de  patte. 

Malgré  l'atroce  douleur  qu'il  ressentit,  Bussy  eut  le 
temps  de  saisir  dans  ses  bras  la  femme  qu'il  venait  de 
sauver  et  que  le  cheval,  blessé  à  mort,  allait  écraser 
de  sa  chute.  Puis  le  sang  siffla  dans  ses  oreilles,  un 
frisson  lui  courut  dans  les  membres  et  sur  le  visage, 
et,  entraînant  l'inconnue,  qu'il  serrait  d'une  étreinte 
nerveuse,  il  roula  dans  l'herbe,  évanoui. 

Bien  des  heures  s'écoulèrent  avant  que  le  jeune 
homme  recouvrât  le  sentiment,  et,  lorsqu'il  lui 
revint,  ce  fut  d'abord  confusément,  à  travers  une 
fièvre  intense. 

Une  somnolence  succédait  à  l'évanouissement,  et, 
sans  qu'il  eût  encore  ouvert  les  yeux,  sur  le  fond 
obscur.de  sa  pensée,  il  vit  se  détacher  lumineusement 
cette  femme,  qu'il  avait  à  peine  eu  le  temps  de 
regarder,  et  dont  l'image  s'était  pourtant,  d'un  seul 
coup,  gravée  dans  son  esprit,  comme  l'empreinte  d'un 
sceau  dans  la  cire  brûlante.  Toute  son  aventure  lui 
apparut  alors,  et,  si  romanesque,  qu'elle  lui  sembla 
une  création  de  son  rêve,  et,  dans  son  demi-sommeil, 
il  en  continuait  les  péripéties,  selon  son  désir;  il  se 
voyait  pâle,  blessé,  mort  peut-être  aux  yeux  de  celle 
qu'il  venait  de  sauver;  il  s'imaginait  l'effroi  de  cette 
inconnue,  si  belle  qu'il  s'avouait  que  pour  la  première 
fois  la  beauté  venait  de  se  révéler  à  lui;  il  voyait  son 
attendrissement ,  son  émotion  en  face  d'un  jeune 
homme  inanimé,  dont  la  vie  s'échappait  à  ses  pieds 
en  flots  pourpres,  la  détresse  avec  laquelle  elle  appe- 
lait sa  suite  si  imprudemment  devancée;  et  les  pré- 


LE   MARQUIS   CHARLES   DE   BUSSV  -l.y 

cautions  pour  transporter  le  blessé;  puis,  arrivés  au 
palais,  car  il  s'agissait  certainement  d'une  princesse, 
avec  quelle  hâte  elle  appelait  le  bralimane  habile 
dans  l'art  de  guérir,  et,  le  pansement  fait,  comme 
elle  attendait,  le  cœur  gonflé  d'angoisse,  que  celui 
qui  pour  l'avoir  sauvée  allait  peut-être  mourir,  pous- 
sant un  faible  soupir,  reprît  connaissance. 

Sans  nul  doute,  elle  était  là,  dans  la  salle  au  beau 
plafond  creusé  en  voûte  de  porphyre  et  d'or;  age- 
nouillée dans  les  coussins,  elle  épiait  son  retour  à  la 
vie.  Il  n'avait  qu'à  ouvrir  les  yeux,  il  la  verrait. 

Il  les  ouvrit. 

Il  vit  une  sorte  de  grange,  à  peine  éclairée  par  une 
torche  fumeuse,  et  cette  ombre  lui  fut  un  choc  très 
douloureux  après  la  lumière  de  son  rêve.  Il  souleva 
péniblement  sa  tête  alourdie,  pour  voir  un  peu  mieux. 

Sous  la  galerie  sur  laquelle  s'ouvrait  toute  une 
paroi  de  la  pièce  découvrant  le  ciel  comme  un  rideau 
étoile,  il  aperçut  deux  hommes  accroupis  sur  leurs 
talons  et  occupés  à  manger.  Il  fut  surpris  de  la  façon 
dont  ces  hommes  semblaient  se  fuir  l'un  l'autre  et 
évitaient  de  se  regarder;  chacun  à  une  extrémité  de  la 
galerie,  ils  se  tournaient  le  dos  et  appuyaient,  comme 
pour  la  cacher,  l'écuelle  où  ils  puisaient,  contre  leur 
poitrine.  Mais  ce  qu'il  voyait  se  rattachait  si  peu  à  ses 
préoccupations  qu'il  ne  fit  aucun  effort  pour  compren- 
dre et  laissa  retomber  sa  tête  avec  un  soupir. 

Aussitôt  un  des  hommes  abandonna  son  écuelle,  se 
leva  et,  à  pas  discrets,  s'approcha  du  jeune  homme. 
Lui  voyant  les  yeux  ouverts,  il  dit  un  mot  à  son  com- 
pagnon, qui  se  leva  et  sortit  en  courant. 

9 


26  LA    CONQUÊTE    DU    PARADIS 

Bussy  regardait  avec  une  sorte  d'inquiétude  l'être 
qui  était  devant  lui.  Nu,  moins  un  lambeau  autour  des 
reins,  d'une  maigreur  excessive,  la  peau  desséchée  et 
brune  comme  du  bois  de  chêne,  les  cuisses  longues, 
les  coudes  aigus ,  il  avait  l'aspect  bizarre  d'une 
grande  sauterelle.  Cet  être  était  jeune  pourtant,  et 
dans  ses  traits  émaciés,  sous  sa  chevelure  en  dé- 
sordre, il  y  avait  quelque  chose  de  si  résigné  et  de 
si  triste  qu'on  devinait  qu'un  malheur  irrémédiable 
pesait  sur  lui.  Des  yeux,  très  grands  dans  celte  face 
si  maigre,  jaillissait  un  rayon  d'intelligence  qui  con- 
trastait avec  l'expression  et  l'attitude  navrée  de 
tout  le  corps.  C'était  comme  une  lumière  dans  un 
tombeau. 

Il  se  taisait,  semblant  attendre  un  mot  du  blessé; 
mais  le  marquis  continuait  à  le  regarder  sans  parler. 
Cet  homme  alors  s'enveloppa  rapidement  la  main 
droite  avec  un  linge  blanc,  ouvrit  un  coffre  posé  à 
terre  et  y  prit  une  coupe  d'argent. 

—  Seigneur,  dit-il,  daigneras-tu  boire  cette  potion? 
Mais  avant  de  parler  il  avait  élevé  jusqu'à  sa  bouche 

une  planchette  suspendue  par  une  corde  à  sa  cein- 
ture ,  comme  si  son  souffle  eût  été  empoisonné  et 
qu'il  eût  mis  cet  écran  entre  lui  et  le  jeune  homme. 

L'idée  de  boire  révéla  au  blessé  la  cause  dune 
souffrance  qu'il  ne  s'expliquait  pas  et  qui  était  une 
soif  dévorante. 

—  Oui,  oui,  dit-il. 

L'homme,  dont  il  ne  voyait  plus  que  les  yeux  par- 
dessus la  planchette  salie  à  tous  les  frottements,  lui 
tendait  de  loin  la  coupe. 


LE    MARQUIS   CHARLES   DE    BUSSV  27 

—  Aide-moi  donc!  s'écria  Bussy,  qui  avait  quelque 
peine  à  se  soulever. 

Il  vit  alors  une  expression  extraordinaire  dans  ces 
yeux  qui  le  regardaient  :  ce  fut  comme  un  tourbillon 
où  se  mêlaient  la  joie,  la  stupéfaction  et  la  terreur; 
mais  ce  ne  fut  qu'un  éclair,  la  soumission  passive 
l'éteignit.  L'homme  s'élança  et  soutint  le  blessé  avec 
une  délicatesse  de  nourrice;  cependant,  tandis  que  ce 
dernier  buvait,  il  détourna  la  tête  le  plus  qu'il  le  put, 
et  même  ferma  les  yeux. 

Ce  breuvage  parut  à  Bussy  une  ambroisie  divine. 
C'était  un  mélange  de  neige,  de  miel  et  de  sucs  de 
fruits  inconnus,  une  fraîcheur  parfumée  qui  apaisa 
la  brûlure  de  sa  gorge  et  le  fit  retomber  sur  les  cous- 
sins avec  un  soupir  heureux. 

Bussy  allait  interroger  l'être  bizarre  dont  les 
allures  l'étonnaient  au  dernier  point,  lorsqu'il  le  vit 
se  précipiter  à  plat  ventre  sur  le  sol. 

Deux  nouveaux  personnages  venaient  d'entrer  :  l'un 
grand  et  plein  de  majesté,  aux  cheveux  grisonnants, 
vêtu  d'une  robe  blanche  serrée  à  la  taille  par  une  cor- 
delette d'argent;  l'autre  pâle  sous  son  turban  avec 
une  épaisse  moustache  noire,  richement  paré  de  bro- 
cart à  ramages  où  le  vert  dominait.  Le  premier  était 
un  brahmane;  le  second  un  médecin  mogol. 

Ils  s'approchèrent  tous  deux  du  blessé,  et  le  brah- 
mane s'assit  à  ses  pieds  sur  l'amoncellement  de  tapis 
et  de  coussins  qui  formaient  la  couche,  tandis  que  le 
médecin  découvrait  la  blessure. 

—  Essaye  de  soulever  ton  bras,  dit-il. 

Bussy  obéit,  mais  son  bras  retomba  lourdement. 


^8  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

—  Remue  les  doigts.  Oui,  les  muscles  sont  froissés, 
mais  non  déchirés,  continua  le  médecin  en  s'adres- 
sant  à  son  compagnon;  les  broderies  de  l'habit  ont 
heureusement  amorti  le  coup  de  patte  et  arrêté  la 
griffe  qui,  sans  cela,  pouvait  pénétrer  jusqu'au  cœur. 

—  La  blessure  est.  sans  danger,  alors?  demanda  le 
brahmane. 

—  Dans  quelques  jours  il  n'y  aura  plus  rien,  j'es- 
père, qu'un  peu  de  gène  dans  les  mouvements,  grâce 
à  ce  baume  dont  la  vertu  est  merveilleuse. 

Et  il  secouait  dans  une  fiole  un  liquide  verdàtre 
dont  il  imbiba  des  linges. 

—  Peut-il  parler? 

—  Il  le  peut;  la  fièvre  ne  reviendra  que  plus  tard, 
si  je  ne  puis  l'éviter. 

Le  marquis  suivait  ce  dialogue  avec  une  vive  curio- 
sité, et  ses  regards  allaient  de  l'un  à  l'autre  de  ces 
deux  personnages;  le  visage  du  brahmane  lui  plai- 
sait beaucoup  :  il  trahissait  une  grande  noblesse  et 
une  haute  intelligence. 

• —  Je  suis  tout  disposé  à  parler  tant  que  vous  vou- 
drez, s'écria-t-il  en  souriant,  car  il  me  semble  que  je 
«uis  muet  depuis  un  temps  immémorial. 

—  Où  as-tu  appris  notre  langue,  mon  fils?  dit  le 
brahmane. 

—  En  pleine  mer  surtout,  mon  père,  répondit 
Bussy;  pendant  une  traversée  qui  a  duré  plus  d'une 
année.  J'ai  travaillé  sans  maître;  tu  dois  t'en  aperce- 
voir à  mon  détestable  accent.  Pour  la  première  fois 
aujourd'hui  la  musique  de  cette  langue  a  tinté  à  mon 
oreille. 


LE   MARQUIS   CHARLES   DE   BUSSY  29 

—  Pourquoi  tenais-lu  si  fort  à  savoir  la  langue  des 
Hindous? 

—  Pour  mieux  servir  mon  roi,  qui  m'envoie  dans 
leur  pays  défendre  notre  commerce  contre  l'insolence 
anglaise. 

Le  brahmane  baissa  la  tête  comme  pour  se  recueil- 
lir; puis  releva  vivement  son  regard  brillant  sur  le 
jeune  homme  que  cet  interrogatoire  commençait  à 
agacer. 

—  Dans  ton  pays,  que  l'on  dit  barbare,  reprit-il, 
avez-vous  quelque  idée  des  castes? 

Bussy  ne  put  retenir  un  sourire  moqueur. 

—  Mon  pays  n'est  point  aussi  barbare  que  vous  le 
supposez,  répondit-il,  et  notre  noblesse  vaut  au  moins 
la  vôtre. 

—  Alors  dis-moi  quelle  est  ta  caste  ?  mon  fils  , 
demanda  le  brahmane  avec  une  douce  gravité. 

Le  blessé  se  souleva  sur  la  main  droite  et  répondit 
fièrement  avec  un  commencement  de  colère  : 

—  Je  suis  marquis,  en  France,  ce  qui  correspond, 
puisque  cela  vous  intéresse,  à  votre  caste  des  kcha- 
trias;  mais  il  me  semble  que  j'ai  assez  répondu  à  vos 
questions;  à  votre  tour  de  répondre  aux  miennes. 
D'abord,  où  suis-je?  Puis,  ne  reverrai-je  pas  bientôt 
la  femme  que  j'ai  eu  le  bonheur  de  sauver?  Est-elle 
sans  blessures?  Qui  est-elle?  Et  quel  est  son  nom? 

Le  brahmane  avait  échangé  des  regards  avec  le 
médecin,  occupé  à  préparer  une  potion,  tandis  que  le 
jeune  homme  parlait.  Il  y  eut  un  moment  de  silence 
lorsque  celui-ci  se  tut. 

Le  brahmane  enfin  reprit  la  parole. 

2. 


30  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

—  Je  ne  puis  satisfaire  ton  désir  en  répondant  à  tes 
questions,  dit-il,  je  n'en  ai  pas  le  droit;  mais  je  puis 
t'affirmer  que  tu  es  en  sûreté  ici  et  que,  aussitôt 
guéri,  tu  seras  libre  d'aller  où  tu  voudras. 

—  Où  est  mon  épée?  s'écria  Bussy,  qui  eut  le  sen- 
timent qu'il  était  sans  armes  à  la  merci  d'inconnus. 

—  Un  h(5te,  quel  qu'il  soit,  est  sacré  pour  un 
Hindou,  dit  le  brahmane;  avec  ou  sans  armes;  tu 
n'as  rien  à  craindre  de  nous. 

—  Ton  épée,  jeune  intrépide,  tu  l'as  laissée  dans  le 
corps  de  la  tigresse,  dit  le  médecin,  peut-être  l'a-t-on 
retirée  ébréchée  et  les  armuriers  la  réparent.  Si  elle 
est  gâtée,  réjouis-toi,  on  t'en  donnera  de  plus  belles. 

Le  blessé  voulut  répondre,  mais  le  médecin  lui 
imposa  silence  en  lui  présentant  un  breuvage. 

—  Bois  ceci,  lui  dit-il,  pour  éviter  la  fièvre,  s'il  est 
possible,  et  tâche  de  dormir.  Si  tu  as  une  nuit  calme, 
demain  je  te  permettrai  de  manger.  Rajah  Rugoonat 
Dat,  ajouta-t-il  en  se  tournant  vers  son  compagnon, 
je  suis  prêt  à  te  suivre. 

—  Sois  en  paix,  mon  fils,  dit  le  brahmane. 

Et  les  deux  inconnus  se  retirèrent  majestueuse- 
ment. 

Bussy  les  regarda  partir  en  se  soulevant  un  peu; 
il  les  vit  jeter  un  regard  de  dégoût  sur  les  êtres  qu'il 
prenait  pour  des  serviteurs,  et  qui  restaient  la  face 
contre  terre,  aplatis  sur  le  sol;  puis,  échangeant  un 
coup  d'oeil  et  un  haussement  d'épaules,  dont  il  ne  put 
comprendre  le  sens,  ils  disparurent  à  l'angle  de  la 
galerie. 

Le  jeune  marquis  éprouvait  une  vague  colère,  sans 


LE    MARQUIS   CHARLES   DE   BUSSV  31 

trop  savoir  pourquoi,  une  déception,  une  inquiétude. 
Il  chercha  des  yeux  l'homme  maigre  aux  allures 
étranges;  il  voulait  l'interroger  et  savoir  de  lui  ce 
qu'on  avait  refusé  de  lui  dire.  Il  l'aperrut  qui  se  traî- 
nait maintenant  sur  le  sol  et  haisait  avec  une  ferveur 
extraordinaire  la  trace  des  pas  du  brahmane. 

—  Pardieu  !  est-ce  un  fou  ?  se  demanda  Bussy  en 
le  voyant  dans  une  espèce  de  frénésie  et  marmottant 
des  paroles  incompréhensibles. 

Mais  l'être  se  releva  et  redevint  calme. 

—  Approche  un  peu,  lui  dit  alors  Bussy,  et  causons 
un  moment. 

L'homme  eut  cet  air  interdit  qu'il  avait  eu  déjà, 
puis  attacha  sur  le  blessé  un  regard  profondément 
triste. 

—  Seigneur,  dit-il  en  élevant  la  planchette  jusqu'à 
ses  lèvres,  j'ai  entendu  ce  que  tu  as  dit  tout  à  l'heure; 
tu  es  un  kchatria  dans  ton  pays,  et  moi,  je  suis  plus 
vil  que  la  boue  des  chemins;  tu  ne  peux  pas,  sans  te 
déshonorer  à  jamais,  t'abaisser  jusqu'à  l'apercevoir 
que  j'existe. 

—  As  tu  donc  commis  des  crimes  bien  horribles? 
As-tu  la  lèpre?  demanda  Bussy  assez  inquiet. 

—  J'ai  respecté  la  vie  du  plus  infime  moucheron; 
mon  corps  est  sain  et  ma  conscience  pure;  mais,  pour 
moi  comme  pour  mes  pareils,  il  n'y  a  pas  de  place 
sur  la  terre;  dès  notre  premier  cri,  nous  sommes 
maudits  et  réprouvés,  nous  sommes  en  horreur  au 
monde. 

—  Un  paria?  dit  Bussy,  avec  compassion. 

—  Un  paria!  répéta  l'homme  en  baissant  la  tête. 


3?  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

Le  jeune  homme  reprit,  après  un  moment  de 
silence  : 

—  Dans  mon  pays,  il  y  a  certes  une  dislance  énorme 
entre  le  noble  et  le  vilain  ;  mais  si  celui-ci  est  honnête 
et  intelligent,  s'il  nous  sert  avec  fidélité,  c'est  un 
homme  comme  un  autre  et  qui  mérite  estime  et  affec- 
tion. Vos  préjugés  de  l'Inde  n'existent  pas  pour  moi; 
donc  rassure-toi,  et  si  ton  haleine  n'est  pas  perni- 
cieuse, laisse  cette  planche  qui  m'agace,  et  réponds 
sans  détours  à  mes  questions. 

—  Ah!  seigneur!  s'écria  le  paria  en  tombant  à 
genoux,  est-il  possible  que,  sachant  qui  je  suis,  tu 
m'adresses  de  telles  paroles?  Elles  sont  pour  moi 
comme  serait  une  source  fraîche  pour  un  damné.  Ah! 
pour  les  avoir  dites,  même  si  tu  les  rétractes,  fais  de 
moi  ce  que  tu  voudras,  et,  si  ma  misérable  vie  peut 
te  servir,  prends-la,  je  te  bénirai! 

—  Je  ne  veux  pas  tant,  dit  Bussy,  touché  de  l'ac- 
cent de  joie  déchirante  que  cet  homme  avait  mis  dans 
ses  paroles. 

Et  il  ajouta  avec  douceur  : 
^  Gomment  t'appelles-tu? 

—  Mes  pareils  me  nomment  Naïk;  pour  les  autres, 
je  n'ai  pas  de  nom. 

—  Eh  bien,  Naïk,  dis-moi  où  je  suis. 

Le  paria  regarda  autour  de  lui  avec  inquiétude.  Il  vit 
que  son  compagnon,  qui  était  rentré  sans  bruit  après 
le  départ  du  brahmane  et  du  médecin,  dormait  à  plat 
ventre  dans  un  coin.  Alors,  il  répondit,  à  voix  basse  : 

—  Tu  es,  seigneur,  dans  l'enceinte  d'un  des  palais 
de  la  reine  de  Bangalore. 


LE   MARQUIS   CHARLES   DE    HUSSY  33 

—  La  reine  de  Bangalore?  serait-ce  elle  que  j'ai  eu 
îe  bonheur  de  secourir,  aujourd'hui?  demanda  vive- 
ment Bussy. 

—  Je  n'en  sais  rien. 

—  N'a-t-elle  pas  chassé? 

—  C'est  possible. 

—  Dis,  dis,  que  sais-tu  d'elle? 

Et  Bussy  se  penchait  avidement  vers  le  paria  tou- 
jours agenouillé,  qui  répondit  : 

—  D'elle  à  moi  bien  peu  de  chose  peut  arriver  ; 
pourtant  la  pluie  tombe  pour  le  dernier  des  insectes, 
et  j'ai  recueilli  quelques  gouttes  de  sa  renommée.  On 
la  dit  brave  comme  un  guerrier  et  savante  comme  un 
brahmane;  son  père  et  ses  deux  frères  ont  été  tués 
dans  un  combat  contre  un  chef  mahratte,  elle  était 
l'unique  enfant  qui  restait  et  a  succédé  à  son  père.  La 
couronne  lui  pèse  sans  doute,  car  elle  est  fiancée  à 
un  prince  mogol. 

—  Fiancée? 

Il  eut  un  serrement  de  cœur  et  tomba  dans  une 
rêverie. 

Après  un  moment,  Naïk  reprit  : 

—  Si  c'est  elle  que  tu  as  sauvée,  seigneur,  si  tu  as 
risqué  ta  vie  pour  elle,  comment  se  peut-il  qu'on  t'ait 
conduit  ici,  dans  le  quartier  des  esclaves?  Cet  abri  est 
un  hangar  abandonné. 

—  Pourquoi  donc?  pourquoi?  s'écria  Bussy.  Est-ce 
ainsi  que  l'on  traite  un  hôte? 

—  Non,  ce  n'est  point  ainsi,  fût-ce  même  un 
ennemi  mortel.  Précipitamment  on  a  apporté  ici  des 
coussins  pour  former  ce  lit;   on  a  appelé  pour  te 


34  LA    CONQUETE    DU   PARADIS 

servir  deux  parias  abjects,  qui  n'ont  pour  fonctions 
que  les  besognes  les  plus  immondes,  celles  que  les 
castes  les  plus  humbles  ne  veulent  pas  accomplir. 
Pourtant  le  brahmane  est  venu,  le  divin  Rugoonat 
Dat,  un  illustre  parmi  les  illustres,  et  le  médecin  qui 
te  soigne  est  un  des  savants  du  palais.  Mon  étroite 
intelligence  fait  de  vains  efforts  pour  comprendre  ce 
que  tout  cela  veut  dire. 

—  La  reine  ignore  sans  doute  comment  l'on  me 
traite.  Viens,  sortons  d'ici,  tâchons  d'arriver  jusqu'à 
elle  et  de  lui  faire  savoir  ce  qui  se  passe. 

—  Arriver  jusqu'à  la  reine!  s'écria  Naïk  avec  épou- 
vante, mais  nous  serions  mis  en  pièces  avant  même 
de  l'apercevoir. 

—  Eh  bien,  essayons  de  nous  glisser  invisibles,  et 
de  loin,  peut-être,  nos  regards  pourront  la  sur- 
prendre traversant  une  terrasse  pour  respirer  l'air 
frais  du  soir;  d'un  seul  coup  d'oeil,  je  la  reconnaî- 
trai et  je  saurai  si  c'est  ou  non  la  reine  que  j'ai 
sauvée. 

—  Maître!  maître!  ta  blessure!...  s'écria  Naïk,  tout 
tremblant  de  peur,  en  voyant  Bussy  s'élancer  de  sa 
couche. 

—  Ah!  tu  ne  peux  comprendre  ce  que  j'éprouve, 
dit  le  jeune  homme;  je  ne  puis  plus  tenir  ici,  il  me 
semble  être  étendu  sur  un  lit  de  braise  ardente.  L'as- 
tu  jamais  vue,  toi,  la  reine? 

—  Une  fois,  seigneur,  c'était  dans  la  forêt,  je  me 
suis  jeté  dans  un  taillis  et  la  chasse  royale  a  passé. 

—  Et  tu  l'as  vue? 

—  Hélas  !  maître,  tu  songes  trop  à  elle.  C'est  l'image 


LE    MARQUIS    CHARLES    DE    BUSSY  35 

de  la  mort  sous  la  figure  d'une  jeune  fille;  elle  a  de 
grands  yeux  qui  font  la  guerre  ! 

—  Aide-moi  à  me  vêtir,  Naïk,  dit  le  marquis,  et  si 
tu  veux  vraiment  me  prouver  ton  dévouement,  guide- 
moi  vers  le  lieu  qu'elle  habite. 

—  J'ai  entendu  le  brahmane  dire,  tout  à  l'heure, 
que  la  reine  a  quitté  le  palais  pour  accomplir  un  saint 
pèlerinage. 

—  Partie!  murmura  Bussy. 

Et  pris  d'une  faiblesse  il  se  laissa  reconduire  jus- 
qu'à sa  couche,  désenchanté,  y  retomba  et  demeura 
silencieux  et  morne. 


III 


LE    PRIX    DU    SANG 

Sans  être  guérie  complètement,  la  blessure  n'ofFre 
plus  de  danger,  et  Bussy  ne  veut  pas  demeurer  plus 
longtemps  dans  ces  lieux  inconnus  où  il  devine 
autour  de  lui  une  sourde  hostilité.  Le  brahmane 
Rugoonat  Dat  n'est  pas  revenu,  il  n'a  revu  que  le 
médecin  mogol,  qui  lui  a  donné  ses  soins  presque  en 
silence. 

Puisque  la  reine  a  quitté  le  palais,  aucun  attrait  ne 
retient  plus  le  marquis.  D'ailleurs,  son  congé  est 
expiré  depuis  plusieurs  jours  déjà,  et  il  souffre  de 
manquer  à  son  devoir;  il  a  donc  déclaré,  malgré  sa 
faiblesse  encore  grande,  qu'il  voulait  partir,  et  il 
doit  se  mettre  en  route  au  jour  naissant  pour  éviter 
la  chaleur. 

En  attendant  que  la  nuit  s'achève,  il  s'est  étendu, 
tout  vêtu,  sur  les  coussins;  Naïk  agenouillé  près  du 
lit,  le  menton  dans  la  main,  le  coude  sur  le  genou, 
veille  en  silence. 


LE   PRIX   DU   SANG  37 

—  Eh  bien,  Naïk,  nous  allons  donc  nous  quitter?  dit 
le  marquis  en  ouvrant  les  yeux. 

—  Pas  pour  longtemps,  seigneur,  répond  Naïk; 
bientôt,  comme  un  chien  trop  fidèle  qu'on  ne  peut 
parvenir  à  perdre,  tu  me  verras  revenir;  rien  ne  peut 
plus  me  détacher  de  toi. 

—  Comme  c'est  étrange  !  tu  n'as  donc  aucune  atTec- 
tion?  ni  femme,  ni  parents?  Tous  les  malheurs  se 
sont  donc  acharnés  sur  toi? 

Naïk  secoua  la  tête  : 

—  Le  plus. grand  des  malheurs,  pour  celui  qui  est 
condamné  à  vivre  dans  l'abjection,  c'est  d'en  sortir 
moralement,  dit-il;  pour  souffrir  de  l'infamie,  il  faut 
la  comprendre,  et  la  plus  faible  lueur  d'intelligence 
qui  éclaire  nos  ténèbres  est  pour  nous  le  pire  des 
désastres.  Hélas!  cette  clarté  funeste  s'est  allumée  en 
moi  ;  tandis  que  mes  pareils  se  vautraient  dans  leur 
fange,  je  suis  resté  debout,  et  j'ai  pleuré. 

—  Ce  que  tu  me  dis  là  me  touche  au  dernier  point, 
s'écria  Bussy;  depuis  que  je  te  connais  d'ailleurs,  tu 
es  pour  moi  un  sujet  de  surprise;  tu  t'annonces 
comme  tout  ce  qu'il  y  a  de  bas  et  de  méprisable  et  je 
ne  trouve  chez  toi  que  sentiments  délicats  et  élevés; 
la  plus  complète  ignorance  doit  être  ton  partage,  et 
tu  t'exprimes  avec  une  sorte  d'élégance,  de  la  poésie 
même;  et,  ne  le  nie  pas,  je  t'ai  surpris  lisant  dans 
un  livre.  Que  signifie  cela?  est-ce  que  tu  m'abuses? 

—  Je  suis  un  valouver,  seigneur. 

—  Un  valouver!  Qu'est-ce  que  cela? 

—  Les  valouvers  sont  les  savants  de  notre  caste  ; 
on  les  appelle  aiissi,  par  dérision,  les  brahmanes  des 

Conquête  du  paradis.  3 


38  LA   CONQUETE   DU   PARADIS 

parias  ;  ils  sont  censés  diriger  et  instruire  les  miséra- 
bles qui  ne  méritent  pas  le  nom  d'hommes.  Mais,  le 
plus  souvent,  ils  ne  font  qu'accroître  leur  misère,  ils 
les  pressurent,  leur  prenant  le  peu  qu'ils  ont,  pour 
vivre  à  leurs  dépens  dans  l'ivrognerie  et  l'oisiveté; 
quelques-uns  sont  bons  pourtant  et  ont  une  ombre 
de  savoir.  D'un  de  ceux-là  j'ai  appris  le  peu  que  je 
sais.  En  mourant  il  m'a  désigné  pour  le  remplacer, 
et  m'a  légué  le  seul  bien  qu'il  possédait,  un  livre,  qui 
est  toute  ma  fortune. 

—  Celui  que  je  t"ai  vu  lire?  dit  Bussy. 

—  Oui,  maître.  Ce  livre,  c'est  mon  père  et  ma  mère, 
c'est  mon  amante,  c'est  ma  patrie,  et  c'est  lui  aussi 
qui  m'a  appris  à  souffrir. 

—  Qu'est-ce  donc  que  ce  livre? 

—  C'est  l'œuvre  d'un  paria;  mais  celui-là,  par  la 
seule  force  de  son  intelligence,  s'est  élevé  à  une  telle 
hauteur,  que  ceux-là  mêmes  qui  nous  méprisent  si 
cruellement  l'ont  surnommé  :  «  le  divin  paria  ».  Mais 
je  crains  de  te  lasser,  maître,  ajouta  Naïk. 

—  Non,  non,  tu  parles  fort  bien,  et  j'aime  à  m'ins- 
truire.  Qui  était  ce  paria? 

—  Un  valouver.  Il  s'était  retiré  avec  sa  sœur  près 
de  la  ville  de  Madura,  au  fond  d'un  bois;  ils  vivaient 
de  fruits  sauvages  et  de  racines.  Il  se  livrait  à  l'étude 
avec  une  ardeur  que  rien  ne  distrayait.  En  ce  temps, 
le  collège  de  Madura  était  célèbre  dans  tout  l'Hin- 
doustan;  c'était  un  sanctuaire  redoutable  qui  n'ac- 
cueillait dans  son  sein  que  l'élite  des  étudiants.  Nulle 
caste  n'en  était  exclue  en  principe,  cependant  aucun 
paria  n'avait  jamais  eu  la  folle  ambition  de  franchir 


LE    PRIX   DU   SAXCt  39 

le  seuil  sacré.  Tirou-Valouver  «  le  divin  »  y  pensait, 
lui,  et  sa  sœur,  effrayée,  sans  le  détourner  de  son 
projet,  lui  en  faisait  retarder  l'exécution.  «  Apprends 
«  encore,  disait-elle,  on  sera  pour  toi  doublement 
«  sévère.  »  Use  décida  pourtant;  un  matin  il  sortit  du 
bois  où  il  vivait,  gagna  Madura,  et  d'un  pas  assuré 
s'enfonça  sous  les  portiques  du  temple  de  la  science. 
Les  examinateurs  Taccueillirent  froidement  et  lui 
demandèrent  avec  sévérité  d'où  il  venait  et  qui  il 
était.  «  Je  suis  un  paria,  répondit-il,  mais  les  dieux 
m'ont  doué  d'une  intelligence  qui  m'élève  au  premier 
rang  parmi  ses  créatures.  Je  ne  suis  pas  fait  pour 
rester  captif  dans  les  liens  où  de  stupides  préjugés 
retiennent  l'esprit  des  hommes,  pour  les  dégrader  et 
les  asservir;  j'ai  conscience  de  ma  dignité  et  je  sens 
que  j'ai  le  droit  de  prendre  place  parmi  les  savants  et 
les  sages.  »  —  Il  fut  admis  à  subir  les  examens.  Mais. 
désireux  d'exclure  le  paria  de  leur  corporation,  les 
examinateurs  le  soumirent  pendant  quarante  jours  aux 
interrogations  les  plus  minutieuses.  Il  était  invulné- 
rable ;  non  seulement  il  répondait  aux  questions,  mais 
il  les  montrait  sous  un  autre  jour,  faisait  entrevoir 
des  points  de  vue  nouveaux.  Les  juges  se  surpri- 
rent à  l'écouter  avec  un  intérêt  mêlé  d'admiration. 
L'examen  devenait  pour  eux  un  enseignement,  et 
ils  finirent  par  confesser  que  le  nouveau  venu  les 
surpassait  en  savoir.  Le  paria  fut  admis  à  l'unani- 
mité, et,  un  an  plus  tard,  devenu  l'honneur  du  corps 
dont  il  faisait  partie,  il  fut  élevé  à  la  dignité  de  pré- 
sident et  conserva  ce  poste  le  reste  de  sa  vie.  Voilà, 
seigneur,  l'histoire  de  Tirou-Valouver.  le  paria.  Son 


40  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

livre  de  morale,  que  je  relis  sans  cese,  a  fait  de  moi 
un  homme,  mais  aussi  il  m'a  dévoilé  toute  ma  misère. 

—  Songe  plutôt,  Naïk,  à  l'exemple  qu'il  te  donne 
<le  la  façon  dont  on  peut  sortir  de  cette  misère. 

—  Je  n'ai  pas  son  génie,  maître,  et  jamais  jusqu'à 
présent  le  plus  léger  espoir  n'avait  lui  sur  ma  triste 
existence;  mais  aujourd'hui  je  ne  suis  plus  misé- 
rable :  grâce  à  toi,  j'ai  pu  rompre  le  silence  où  mon 
esprit  se  mourait,  le  bonheur  de  t'avoir  rencontré  me 
sauve. 

—  Allons,  je  suis  heureux  de  t'avoir,  sans  m'en 
douter,  tiré  de  peine,  dit  Bussy;  mais  tu  me  fais 
oublier  le  temps,  et  voici  le  jour  qui  nous  invite  au 
départ. 

Naïk  courut  dehors  et  annonça  au  marquis  qu'on 
amenait  son  cheval  tout  sellé  : 

—  En  route  donc,  dit  le  jeune  homme  en  se  levant, 
mettons  fin  à  cette  hospitalité  si  singulière  que  je  n'ai 
à  prendre  congé  de  personne  en  m'éloignant! 

Le  paria  lui  boucla  son  épée,  qu'on  lui  avait  rendue 
la  veille,  lui  passa  les  pistolets  à  la  ceinture  et  rajusta 
l'écharpe  qui  soutenait  le  bras  blessé,  encore  faible. 

Bussy  s'approcha  de  son  cheval,  qu'un  noir  tenait 
par  la  bride;  mais  au  moment  de  se  mettre  en  selle, 
il  s'arrêta,  très  surpris  de  voir  s'avancer,  à  la  suite 
<lu  cheval,  une  file  de  chameaux  chargés  de  baga- 
ges; chacun  d'eux  était  conduit  par  un  esclave,  et 
^n  tête  de  la  fde  marchait  un  gros  homme,  à  l'as- 
pect vulgaire,  qui  portait  un  coffret. 

—  Qu'est-ce  que  tout  cela?  s'écria  Bussy. 

—  Les  présents  de  la  reine,  répondit  le  nouveau 


LE   PRIX   DU   SANG  41 

venu  ;  les  chameaux  sont  chargés  d'étoffes  précieuses, 
d'armes  et  de  bijoux.  Les  bêtes  et  les  esclaves  t'ap- 
partiennent aussi;  mais  ceci  est  plus  précieux. 

En  même  temps,  il  soulevait  le  couvercle  du 
coffret,  qui  laissa  échapper  un  scintillement  de 
pierreries, 

—  Cependant,  continua-t-il,  si  tu  ne  te  trouves  pas. 
suffisamment  payé,  tu  peux  fixer  toi-même.... 

Mais  il  n'eut  pas  le  loisir  d'achever.  Bussy,  rouge 
de  colère,  se  précipita  vers  lui  et  le  saisit  à  la  gorge. 

—  Payé!  Tu  as  osé  proférer  une  pareille  injure? 
s'écria-t-il.  Mais  ce  sera  là  ta  dernière  parole,  et  tu 
la  payeras  de  ta  vie  ! 

Cependant,  devant  la  face  terrifiée,  suppliante  et 
grotesque  du  malheureux  Hindou,  le  marquis  eut  un 
haussement  d'épaules;  d'un  mouvement  violent  il  re- 
poussa le  pauvre  diable  et  l'envoya  rouler,  à  quel- 
ques pas,  au  milieu  de  l'éclaboussement  des  pierre- 
ries dispersées. 

—  Tu  as  tort,  mon  fils,  de  punir  un  serviteur  qui 
n'est  qu'un   instrument   d'obéissance,  dit  une  voix. 

Bussy  se  retourna,  et  il  vit  le  brahmane  Rugoonat 
Dat  qui  se  frayait  un  chemin  à  travers  la  cohue  des 
chameaux  et  des  esclaves  effrayés. 

—  Pardieu!  je  suis  aise  de  vous  voir,  mon  père! 
dit-il,  d'une  voix  que  la  colère  faisait  trembler.  Vous 
qui,  sans  le  connaître,  jugez  mon  pays  barbare,  vous 
m'expliquerez  peut-être  pourquoi  dans  le  vôtre  on 
remercie  d'un  service  par  une  insulte,  et  l'on  con- 
gédie un  hôte  en  le  payant  comme  un  valet. 

—  Il  y  a  dans  ceci  un  mystère  qu'il  ne  m'est  pas 


fi  LA   CONQIETE    DU   PARADIS 

permis  de  l'expliquer,  dit  Rugoonat  Dat.  Mais  les 
présents  n'avaient  rien  d'injurieux;  il  est  dans  nos 
coutumes  d'accepter  les  largesses  des  rois. 

—  Dans  mon  pays,  on  ne  reçoit  rien  des  femmes, 
reprit  Bussyavec  hauteur.  Sachez  d'ailleurs  que  l'épée 
d'un  gentilhomme  français  appartient  à  tous  les  fai- 
bles, et  qu'il  serait  déshonoré  s'il  ne  les  secourait  pas 
dans  le  danger.  Votre  reine  s'abuse  si  elle  s'imagine 
me  devoir  quelque  chose;  vous  pouvez  le  lui  dire. 

Des  murmures  s'élevaient  parmi  les  esclaves  et  les 
gardes  qui  s'étaient  rapprochas,  car  jamais  on  n'avait 
entendu  parler  sur  un  pareil  ton  de  dédain  à  la  per- 
sonne sacrée  d'un  brahmane.  Mais  Rugoonat  Dat 
retint  d'un  geste  l'agitation,  tandis  que  Bussy  s'élan- 
çait  en  selle,  et  s'éloignait  rapidement,  sans  se  re- 
tourner. 


IV 


MONSIEUR   DE    LA    BOURDONNAIS 


Kerjean  poussa  un  cri  de  joie  quand  il  vit  revenir 
à  Madras  le  marquis  de  Bussy. 

—  Dans  quelle  inquiétude  m'avez-vous  jeté!  s'écria- 
t-il,  je  me  perdais  en  conjectures,  sur  cette  absence 
prolongée.  Enfin,  grâce  à  Dieu,  vous  êtes  vivant,  et 
je  n'ai  pas  à  pleurer  mon  nouvel  ami, 

Bussy  tendit  la  main  à  Kerjean  avec  effusion. 

—  Vous  avez  couru  des  dangers  pourtant,  reprit  ce 
dernier  en  remarquant  le  bras  en  écharpe  et  la 
pâleur  du  jeune  officier. 

Le  marquis,  alors,  lui  raconta  ses  aventures,  et 
Kerjean  s'ébahissait,  suivant  la  narration  avec  une 
sorte  de  fièvre. 

—  Si  ce  n'était  de  votre  bouche  que  j'entends  ce 
récit,  dit-il  lorsque  Bussy  se  tut,  ce  serait  à  ne  pas 
croire,  tant  l'aventure  ressemble  à  un  roman. 

—  Un  roman  trop  tôt  fini,  dit  le  marquis  avec  un 
soupir.  Maintenant,  dites-moi,  que  se  passe-t-il  ici? 


44  LA   CONorÈTE    DU    PARADIS 

—  Ahl  mon  ami,  le  diable  le  sait,  pour  moi  je  me 
bouche  les  yeux  pour  ne  pas  voir,  tant  j'ai  peur  de 
comprendre. 

—  Vous  m'effrayez  !  Notre  conquête  nous  échappe- 
rait-elle? 

—  Pas  précisément.  Mais  ce  que  j'avais  prévu 
arrive,  hélas!  L'orgueil,  et  je  le  crains  bien,  quelque 
chose  de  pire,  fait  tomber  de  son  piédestal  le  héros 
qui  nous  a  conduits. 

—  Le  commandant? 

—  Venez!  je  vous  mettrai  au  courant. 

Et  Kerjean  entraîna  son  compagnon  vers  le  logis 
qu'il  occupait  dans  une  maison  de  la  ville. 

—  Je  me  suis  permis,  cher  Bussy,  lui  dit-il,  tout  en 
marchant,  de  faire  transporter  votre  bagage  dans  cette 
habitation,  qui  m'a  été  réservée  pour  le  temps  que 
nous  passerons  ici;  je  comptais  la  partager  avec  vous; 
si  je  vous  ai  déplu,  pardonnez-moi. 

—  Vous  me  comblez  et  je  suis  vraiment  confus  de 
mériter  si  peu  tant  de  bienveillance. 

La  maison  vers  laquelle  se  dirigeait  Kerjean,  cons- 
truite à  l'européenne,  était  située  sur  la  place  du 
Gouvernement,  presque  en  face  du  palais  de  Nicolas 
Morse,  où  le  commandant  français  s'était  logé  avec 
son  état-major. 

Quand  les  deux  jeunes  hommes  furent  commodé- 
ment installés  dans  une  chambre,  en  face  de  boissons 
fraîches,  et  que  le  panka,  grand  éventail  suspendu 
au  plafond,  mis  en  mouvement  par  un  noir  placé 
dans  une  pièce  voisine,  agita  l'air,  pour  rendre  la 
chaleur  supportable,  Kerjean  prit  la  parole. 


MONSIEUR  DE   LA  BOURDONNAIS  45 

—  Comme  vous  le  savez,  la  ville  s'est  rendue  à  nous 
à  discrétion,  et  notre  facile  victoire  était  complète. 
Mon  oncle  Dupleix,  en  félicitant  le  commandant  de  son 
succès,  lui  recommandait,  par-dessus  tout,  de  raser 
la  place  et  d'employer  tous  les  moyens  pour  ruiner 
les  établissements  de  nos  adversaires.  Mais  l'amiral 
n'aime  pas  à  suivre  les  conseils,  et  après  plusieurs 
conférences  secrètes  avec  le  gouverneur  Morse  et 
l'état-major  anglais,  le  bruit  d'une  capitulation  signée, 
d'une  rançon  convenue,  commença  à  se  répandre. 

—  Est-ce  possible! 

—  C'est  certain.  Le  conseil  supérieur  de  Pondi- 
chéry,  qu'en  sa  qualité  de  gouverneur  de  l'Inde  mon 
oncle  préside,  a  fait  à  l'amiral  toutes  les  représenta- 
tions possibles,  pour  le  convaincre  que  ce  traité  de 
rançon  si  funeste,  même  si  les  conditions  en  étaient 
remplies,  n'avait  aucune  valeur,  étant  conclu  par  des 
prisonniers  de  guerre,  et  qu'aucun  des  engagements 
pris  ne  serait  tenu. 

—  C'est  évident. 

—  Évident  pour  tous,  excepté  pour  M.  de  La  Bour- 
donnais, car  il  est  resté  sourd  à  tous  les  avis.  11  est, 
pour  moi,  certain  qu'il  a  reçu  des  Anglais  un  million, 
pour  rendre  la  ville,  au  prix  d'une  rançon  illusoire, 
et  que  ce  million  est  déjà  en  sûreté. 

Bussy  s'était  levé,  pâle  et  tremblant  d'indignation. 

—  Ah!  monsieur,  rétractez  de  pareilles  paroles! 
n'accusez  pas  d'une  telle  infamie  un  Français,  un 
héros  comme  celui  dont  il  s'agit,  ou  je  me  verrai 
forcé  de  me  considérer  comme  insulté  avec  lui. 

—  Cette  belle  colère  fait  que  je  vous  aime  davan- 

3. 


i6  LA   CONQUETE    DU   PARADIS 

tage,  dit  Kerjean  sans  s'émouvoir,  mais  je  ne  puis 
rien  rétracter,  car  je  ne  parle  pas  à  la  légère.  Notre 
héros  est  un  corsaire,  voilà  tout. 

—  Mais  enfin,  quelles  preuves  avez-vous? 

—  Écoutez,  dit  Kerjean  en  savourant  un  sorbet  à 
la  neige,  quatre  des  plus  riches  banquiers  arméniens 
de  la  ville  avaient  été  arrêtés  et  retenus  comme  ota- 
ges; on  leur  a  rendu  la  liberté,  et  les  Anglais  disent 
publiquement  que  c'est  :  «  pour  aller  chercher  quel- 
ques petites  galanteries  pour  le  général  ». 

—  Les  Anglais  inventent  cette  calomnie. 

—  J'ai  mieux  encore,  pire  plutôt,  continua  Kerjean. 
Ma  bourse  se  trouvant  pres(iue  vide,  comme  cela  lui 
arrive  souvent,  et  me  sentant  harcelé  par  mille  fan- 
taisies que  j'eusse  été  aise  de  satisfaire,  l'idée  me  vint 
d'aller  trouver  un  juif  de  Madras,  dont  j'avais  entendu 
parler,  et  de  contracter  par  son  moyen  un  de  ces 
emprunts  désastreux  qui  ruinent  les  familles.  Par 
bonheur  pour  la  mienne,  le  juif  était  de  fort  méchante 
humeur  et  peu  disposé  à  m'ouvrir  son  escarcelle. 
J'étais  très  contrarié  de  ce  contretemps,  mais  je  ne 
pus  rien  tirer  du  juif,  si  ce  n'est  cet  aveu,  qu'on  venait 
de  lever  une  contribution  de  cent  mille  pagodes,  pour 
payer  la  complaisance  du  général  français,  et  qu'il 
avait  été  imposé,  lui,  pour  sept  mille  pagodes,  chiffre 
exorbitant,  injustice  criante,  qu'on  n'eût  jamais  osé 
commettre  s'il  eût  été  chrétien  ou  seulement  Armé- 
nien. Maintenant,  cher  ami,  libre  à  vous  de  ne  pas 
me  croire;  si  les  événements  ne  parviennent  pas  à 
vous  convaindre,  vous  maintiendrez  le  démenti  et  je 
vous  rendrai  raison. 


MONSIEUR    DE    LA   BOURDONNAIS  47 

—  Pardon,  dit  Bussy  en  tendant  la  main  au  jeune 
officier,  mais  j'ai  reçu  un  coup  au  cœur  sous  la  sur- 
prise de  celte  aflfreuse  révélation. 

Kerjean  serra  fortement  la  main  de  son  compagnon. 

—  Je  vous  le  répète,  dit-il,  votre  indignation  aug- 
mente mon  estime  pour  vous. 

—  Tout  n'est  peut-être  pas  perdu  encore,  dit  Bussy 
après  un  long  silence;  l'enivrement  d'une  fortune 
subite  a  sans  doute  fait  tourner  la  tête  au  comman- 
dant; mais  il  reviendra  à  son  devoir  et  à  la  raison. 

—  Il  est  grand  temps  qu'il  y  revienne,  car  son  escadre 
court  les  plus  grands  dangers  dans  la  rade  de  Madras, 
à  l'époque  où  nous  sommes  :  la  mousson,  cette 
période  de  tempêtes  furieuses,  qui  nous  visite  tous 
les  ans,  ne  peut  plus  tarder  d'arriver,  et  si  l'amiral 
laisse  surprendre  ses  vaisseaux,  c'en  est  fait  d'eux. 

—  C'est  vrai,  dit  Bussy,  ils  devraient  être  partis 
déjà. 

—  Il  y  a  encore  autre  chose,  reprit  Kerjean  :  le 
nabab  du  Garnatic,  le  farouche  Allah-Verdi,  qui  vient 
de  faire  assassiner  son  pupille ,  pour  prendre  sa 
place,  montre  les  dents  au  gouverneur  de  la  compa- 
gnie française  et  lui  demande  de  quel  droit  il  prend 
Madras.  Mon  oncle  lui  répond  qu'il  la  prend  pour  la  lui 
rendre,  se  réservant  de  la  rendre  en  l'état  qu'il  voudra, 
c'est-à-dire  complètement  démantelée,  et,  comme  il 
joint  à  sa  réponse  maints  oiseaux  rares  et  chats  de 
Perse  aux  yeux  bleus,  le  nabab  est  momentanément 
calmé.  Mais,  si  la  ville  n'est  pas  rendue  dans  un  temps 
donné,  il  se  refàchera  et  peut  nous  tomber  sur  le 
dos  avec  son  armée. 


48  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

Un  bruit  de  pas  gravissant  en  hâte  l'escalier  vint 
interrompre  la  conversation  des  deux  jeunes  hommes. 
Un  noir  parut,  suivi  d'un  laquais  en  livrée. 

Ce  laquais  remit  une  lettre  à  Kerjean  : 

—  Ah  !  c'est  de  ma  cousine  Mme  Barnwal,  dit-il  en 
brisant  vivement  le  cachet,  et  il  lut  le  billet  tout  haut. 

«  Venez  vite,  mon  cher  cousin,  une  députation  de 
Pondichéry  arrive  à  l'instant,  envoyée  par  Dupleix  et 
le  conseil  supérieur.  » 

—  En  route!  s'écria  le  jeune  officier  en  rattachant 
son  épée,  le  combat  va  s'engager.  Venez  aussi,  Bussy, 
l'invitation  est  pour  vous  autant  que  pour  moi. 

—  Qui  est  Mme  Barnwal  ?  demanda  ce  dernier  tout 
en  suivant  son  compagnon. 

—  Une  belle-fille  de  mon  oncle  Dupleix.  Elle  a 
épousé  un  commerçant  anglais  et  habite  Madras.  C'est 
une  charmante  femme,  toute  Française  de  cœur. 

Quand  ils  entrèrent  dans  la  salle  où  étaient 
réunis  les  députés,  engagés  dans  une  conversation 
très  animée,  Mme  BarnAval  accourut  au-devant  de 
Kerjean. 

—  Arrivez  donc,  mon  cousin,  lui  dit-elle  d'un  ton  où 
il  y  avait  beaucoup  d'inquiétude,  malgré  un  air  d'en- 
jouement, j'ai  besoin  d'un  chevalier  pour  prendre  ma 
défense  :  imaginez-vous  que  ce  terrible  commandant 
veut  s'emparer  de  ma  personne  et  me  garder  comme 
otage  ! 

Mais  elle  s'arrêta,  interdite,  en  voyant  que  Kerjean 
n'était  pas  seul. 

—  Le  marquis  Charles  de  Bussy,  capitaine  des 
volontaires,  dit  Kerjean.  présentant  le  nouveau  venu, 


MOXSIEUn    DE    LA   BOURDONNAIS  49 

un  précieux  renfort  qui  nous  arrive  de  France,  et  veut 
bien  me  faire  l'honneur  d'être  mon  ami. 

—  M.  de  Bussy  est  le  très  bien  venu,  dit-elle,  il  est 
notre  ami  puisqu'il  est  le  vôtre. 

Et  elle  lui  tendit  une  jolie  main  blanche  effilée 
que  Bussy  porta  à  ses  lèvres. 

Mme  Barnwal  était  toute  jeune,  gracieuse,  élégam- 
ment vêtue,  une  rose  rouge  sur  ses  cheveux  poudrés 
à  frimas,  et  une  mouche  au  coin  de  sa  jolie  bouche. 

—  Quelle  affreuse  affaire,  n'est-ce  pas,  monsieur? 
dit-elle  à  Bussy.  Jamais  on  n'a  vu  pareille  obstination. 
Mais  venez  que  je  vous  présente  nos  députés. 

Tous  les  assistants  vinrent  saluer  le  jeune  officier. 
C'étaient  :  le  major  général  de  Bury,  dont  le  costume 
bleu  à  parements  rouges,  orné  de  brandebourgs  d'or, 
attirait  spécialement  les  regards;  le  procureur  général 
Bruyère,  l'ingénieur  Paradis,  un  soldat  d'origine 
suisse,  vaillant  et  doux  ;  d'Espréménil,  Barthélémy, 
Dulaurens,  membres  du  conseil  supérieur  de  Pondi- 
chéry,  de  La  Touche,  (ihangeac,  et  enfin  M.  Friel, 
l'interprète,  l'homme  de  confiance  de  Dupleix. 

M.  d'Espréménil,  qui  était  une  nature  fougueuse  et 
énergique,  paraissait  fort  animé;  il  venait  de  faire 
une  proposition  que  ses  collègues,  plus  timorés,  ne 
sanctionnaient  pas  :  c'était  d'arrêter  immédiatemen 
ce  commandant  révolté  qui  refusait  d'obéir  au  gou- 
verneur de  l'Inde  française. 

—  Est-ce  qu'il  n'a  pas  eu  le  premier  l'idée  d'attenter 
à  la  liberté  de  Mme  Barnwal,  disait-il,  sachant  quel 
précieux  otage  il  aurait  entre  les  mains  ?  n'est-ce  pas 
la  guerre  déclarée,  la  révolte  ouverte  ? 


."i(t  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

—  Comment  1  c'est  donc  sérieux,  ce  que  vous  m'avez 
dit,  cousine?  s'écria  Kerjean;  mais  mon  oncle  ne 
pourrait  pas  souffrir  une  pareille  chose. 

—  Mon  bon  père  a  déjà  répondu  sur  ce  sujet,  dit 
Mme  Barn\val,  et  il  a  répondu  comme  il  devait  ;  vous 
savez  que  chez  lui  le  devoir  prime  tout  autre  senti- 
ment, et  ma  mère  s'est  jointe  à  lui  pour  écrire 
à  l'amiral  que  sa  menace  ne  les  ébranlerait  pas  et 
qu'ils  sauraient  sacrifier  leur  tendresse  à  leur  devoir. 

—  Allons  !  messieurs,  ne  perdons  pas  un  instant, 
dit  le  major  général  en  se  levant,  accomplissons  notre 
mission,  et  Dieu  veuille  que  nous  puissions  la  ter- 
miner pacifiquement! 

Et  les  députés,  ainsi  que  les  deux  officiers,  quittè- 
rent Mme  Barnwal  pour  se  rendre  auprès  du  com- 
mandant. 

Quand  ils  débouchèrent  sur  la  place,  l'amiral  était 
à  sa  fenêtre.  Il  eut  un  haut-Ie-corps  en  les  aperce- 
vant et  rentra  précipitamment. 

—  Messieurs,  dit  Bury  à  ses  compagnons,  avant 
d'entrer  dans  la  salle  où  le  commandant  les  atten- 
dait, n'oublions  pas,  d'après  la  recommandation  de 
notre  très  aimé  gouverneur,  que  nous  devons  encore 
une  fois  avoir  recours  à  la  conciliation  et  aux  paroles 
courtoises,  avant  d'user  de  nos  pouvoirs. 

—  Nous  en  serons  pour  notre  courtoisie,  grommela 
d'Espréménil. 

Ils  entrèrent. 

Mahé  de  La  Bourdonnais,  gouverneur,  pour  Sa 
Majesté  Très  Chrétienne,  des  îles  de  France  et  de  Bour- 
bon, capitaine  de  frégate,  commandant  général  des 


MONSIEUR  DE   LA  BOURDONNAIS  51 

vaisseaux  français  dans  l'Inde,  se  tenait  debout,  le 
Iront  levé,  une  main  appuyée  au  bord  d'une  table.  Il 
portait  la  culotte  et  les  bas  rouges,  l'habit  bleu,  sans 
paniers,  à  parements  cramoisis,  bordé  à  la  Bourgogne 
et  galonné  d'or. 

Le  célèbre  marin,  qui  avait  conquis  ce  nom  de  Mahé 
dans  une  glorieuse  affaire,  était  alors  dans  sa  qua- 
rante-septième année  ;  mais  une  mauvaise  fièvre  qui 
le  minait  et  lui  jaunissait  le  teint,  le  faisait  paraître 
plus  âgé.  Il  avait  le  nez  recourbé  comme  un  bec 
d'oiseau  de  proie,  le  regard  clair  et  aigu,  le  front 
plissé,  déprimé  légèrement,  la  bouche  mince,  tirée 
vers  les  coins  par  un  rictus  dédaigneux.  Sur  sa  poi- 
trine rayonnait  la  croix  de  Saint-Louis. 

Il  y  eut  d'abord  un  instant  de  lourd  silence.  La 
Bourdonnais  demeurait  muet,  regardant  les  nouveaux 
venus  avec  un  air  de  défi,  masquant  un  léger  tremble- 
ment d'inquiétude.  Ce  fut  lui  qui,  cependant,  parla 
le  premier. 

—  Eh  bien,  messieurs,  que  désirez-vous,  et  qu  y 
a-t-il  encore  de  nouveau? 

Friel  s'avança,  fit  un  salut. 

—  Commandant,  nous  venons,  pour  la  dernière  fois, 
vous  supplier,  au  nom  du  gouverneur  de  l'Inde,  de 
revenir  sur  une  décision  funeste  et  en  tous  points 
contraire  aux  intérêts  de  la  nation. 

—  Ah  I  il  s'agit  toujours  de  ce  traité  de  rançon  I 
s'écria  La  Bourdonnais  en  fronçant  le  sourcil.  Eh  bien! 
comme  je  l'ai  dit  déjà,  toute  représentation  à  ce  sujet 
est  inutile.  Le  sort  de  Madras  est  jeté.  Que  j'aie  tort 
ou  raison,  je  me  suis  cru  en  droit  d'accorder  une  capi- 


.").!  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

tulation  au  gouverneur  anglais.  Je  serais  le  premier 
militaire  qui  n'eût  pas  le  pouvoir  de  faire  des  condi- 
tions à  ceux  qui  ont  défendu  les  murs  dont  il  se  rend 
maître.  Je  ne  suis  pas  venu  dans  les  Indes  pour  y  être 
subordonné.  Si  j'avais  cru  que  M.  Dupleix  et  son  con- 
seil me  chercheraient  tant  de  chicanes,  jamais  je 
n'eusse  hissé  le  pavillon  framjais  ici.  Je  serais  entré 
dans  la  place,  j'aurais  fait  contribuer  les  Anglais  avec 
leur  hiac  battant',  et,  leur  souhaitant  le  bonsoir  tran- 
quillement, après  mes  affaires  faites,  je  serais  allé 
à  mes  îles. 

—  Vous  vous  seriez  mis,  monsieur,  dans  un  fort 
vilain  cas,  repartit  Friel  avec  un  peu  d'impatience; 
ce  n'est  pas  vous  qui  avez  pris  la  ville  ;  les  braves 
sujets  du  roi  ne  se  sont  exposés  que  pour  la  gloire  du 
prince,  et  pas  pour  vous,  ils  vous  auraient  forcé 
à  arborer  le  pavillon. 

La  Bourdonnais  baissa  la  tête  un  instant,  puis 
chercha  sur  la  table  son  brevet  royal  et  le  tendit 
à  Friel. 

—  Vous  voyez,  lui  dit-il,  quil  est  écrit  ici  que  tout 
ce  que  je  ferai  sera  approuvé. 

—  Cette  approbation  n'a  rapport  qu'à  vos  opéra- 
tions militaires.  Le  ministre  ne  peut  favoriser  la  déso- 
béissance aux  lois,  et  vous  savez  fort  bien  qu'une  fois 
le  pavillon  français  arboré  sur  une  ville,  la  place 
devient  subordonnée  au  gouverneur  général.  Vous 
deviez,   aussitôt   entré,   faire  remettre   les  clés    des 


1.   En  anglais  :  Jack,  pavillon  (Battre  pavillon),  l'aniiral  veut 
dire  qu'il  aurait  laissé  le  pavillon  anglais  flotter  sur  la  place. 


MONSIEUR    DE    LA   BOURDONNAIS  55 

magasins,  du  trésor,  et  les  livres  de  la  compagnie  aux 
commissaires  royaux  ;  mais  vous  avez  préféré  remettre 
les  clés  à  monsieur  votre  frère. 

Le  commandant  eut  un  soubresaut  et  poussa  un 
rugissement  de  fureur. 

—  Si  je  croyais  quelqu'un  capable  de  me  soupçon- 
ner moi  et  mon  frère,  s'écria-t-il  en  serrant  les  poings, 
je  lui  casserais  la  gueule,  je  l'éventrerais,  je  le  foule- 
rais sous  mes  talons  !... 

Et  le  marin,  hors  de  lui.  lâcha  une  bordée  de  jurons 
que  le  dernier  des  matelots  n'eût  pu  surpasser  comme 
grossièreté  et  violence. 

M.  Friel  ne  se  déconcerta  pas  et  répliqua  en  haus- 
sant un  peu  le  ton. 

—  Si  l'on  vous  soupçonne,  vous  monsieur,  je  n'en 
sais  rien,  mais  pour  monsieur  votre  frère,  il  n'est  que 
trop  connu  ici.  Vous  auriez  mieux  fait  de  donner  la 
clé  du  trésor  au  dernier  officier  plutôt  qu'à  lui.  Le 
livre  de  la  caisse  ne  se  trouve  pas,  voilà  une  assez 
forte  présomption  contre  lui,  pour  ne  pas  dire  une 
preuve  concluante. 

La  Bourdonnais  fit  un  mouvement  comme  pour 
s'élancer  sur  Friel,  mais  sa  colère  tomba  subitement 
en  voyant  entrer  un  messager. 

Ce  messager  apportait  une  lettre  de  Dupleix. 

Le  commandant  s'assit  à  sa  table  pour  la  lire. 

Dans  cette  lettre,  tout  entière  de  sa  main,  le  gouver- 
neur de  l'Inde  suppliait  encore  une  fois  La  Bourdon- 
'  nais,  dans  les  termes  les  plus  touchants,  de  renoncer 
à  ce  traité  illusoire  et  si  funeste  aux  intérêts  de  la 
France.  Il  lui  parlait  comme  un  frère  à  son  frère  et 


.)i  LA   CONQUETE   DU   PARADIS 

lui  montrait  à  chaque  ligne  combien  il  était  désin- 
téressé et  à  quel  point  il  avait  pour  lui  la  raison  et  le 
devoir. 

En  lisant  cette  lettre,  si  noble  et  si  convaincante, 
La  Bourdonnais  poussait  de  profonds  soupirs.  Quand 
il  eut  fini,  il  laissa  tomber  sa  tête  dans  ses  mains  et, 
pris  d'une  singulière  faiblesse,  il  se  mit  à  pleurer 
comme  un  enfant. 

Friel,  qui  s'était  discrètement  reculé  de  quelques 
pas  et  se  tenait  immobile,  les  bras  croisés,  eut  un 
geste  de  surprise;  les  députés  échangèrent  un  regard, 
et  Bury  dit  à  voix  basse  : 

—  Il  va  céder. 

Mais  d'Espréménil  eut  un  haussement  d'épaules 
plein  de  mépris. 

Le  commandant  s'était  mis  à  marcher  à  grands  pas, 
méditant  profondément.  Puis,  cédant  encore  à  cette 
inconcevable  émotion,  où  l'énervement  de  la  fièvre 
était  pour  quelque  chose,  il  recommença  à  verser  des 
larmes. 

—  Remettez-vous,  monsieur,  dit  Friel  troublé  malgré 
lui,  ne  vous  laissez  pas  aller  à  un  tel  excès  de  cha- 
grin; cédez  enfin  à  nos  instances,  et  tout  s'arrangera 
de  soi-même. 

—  Non,  non,  je  ne  peux  m'en  dédire!  s'écria 
l'amiral  d'une  voix  entrecoupée  par  les  sanglots.  S'il 
le  faut,  qu'on  me  mène  à  la  potence!...  Il  se  reprit  en 
jetant  un  regard  sur  sa  croix  de  Saint-Louis  :  J'irai 
porter  ma  tête  sur  un  échafaud.  J'ai  cru  bien  faire. 
J'ai  cru  avoir  une  autorité  et  je  n'ai  pas  voulu  traiter 
les  Anglais,  qui   sont  braves  gens,  avec  la  dernière 


MONSIEUR   DE   LA  BOURDONNAIS  Ot) 

rigueur.  J'irai  porter  mon  désintéressement  et  mon 
innocence  au  pied  du  trône. 

Et  les  larmes  ne  voulaient  pas  tarir  dans  les  yeux 
de  l'amiral. 

—  Vraiment,  dit  Bussy  à  l'oreille  de  Kerjean,  cela 
me  fait  un  mal  affreux  de  voir  pleurer  cet  intrépide. 

Mais  d'Espréménil,  que  cette  scène  semblait  irriter, 
s'avança  vers  La  Bourdonnais. 

—  Monsieur,  dit-il,  vous  êtes  décidément  bien 
résolu  à  rester  sourd  à  nos  instances? 

—  Rien  ne  me  fera  changer  de  résolution,  répondit 
le  commandant  en*  relevant  la  tête,  ma  parole  est 
engagée  aux  Anglais  et  je  tiendrai  ma  parole. 

— Alors,  monsieur,  j'ai  le  regret  de  vous  le  dire,  la 
mission  pacifique  est  terminée  et  nous  n'avons  plus 
que  des  ordres  à  vous  transmettre. 

Bury  sortit  de  l'ombre.  La  Bourdonnais,  qui  ne  le 
connaissait  pas,  à  la  vue  de  son  uniforme  bleu  et 
rouge  à  brandebourgs  d'or,  crut  qu'il  arrivait  de 
France.  Une  angoisse  extrême  se  peignit  sur  ses 
traits,  qui  devinrent  aussi  pâles  que  la  poudre  de  ses 
cheveux. 

Bury  lui  présenta  la  lettre  du  conseil  supérieur  (jui 
établissait  ses  pouvoirs.  Puis  il  donna  l'ordre  de  faire 
ouvrir  les  portes,  les  déclarations  dont  il  était  porteur 
devant  être  connues  de  tous. 

Les  capitaines  des  vaisseaux,  et  beaucoup  d'offi- 
ciers de  différents  grades,  envahirent  rapidement  la 
salle. 

Alors,  un  greffier  commença  la  lecture  du  premier 
décret  du  conseil  supérieur,  déclarant  que  le  traité  de 


r>6  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

rançon,  ayant  été  contracté  par  la  volonté  de  M.  de 
La  Bourdonnais  sans  autorité  et  avec  des  prisonniers 
qui  ne  pouvaient  s'engager,  était  nul  de  plein  droit 
et  regardé  comme  non  avenu.  Une  seconde  ordon- 
nance établissait  un  conseil  provincial  au  fort  Saint- 
Georges  et  nommait  d'Espréménil  commandant  et 
directeur  des  ville  et  fort  de  Madras. 

La  Bourdonnais  écoutait  avec  la  plus  grande  atten- 
tion et  un  léger  tremblement  de  sa  lèvre  inférieure 
trahissait  son  anxiété.  Mais  lorsqu'il  vit  que  tous  ces 
décrets  émanaient  de  Pondichéry  et  non  de  France, 
il  reprit  toute  son  assurance  et  eut  un  rire  de  défi. 

—  Vous  vous  imaginez  donc  que  je  vais  accepter 
vos  ordres  et  m'y  soumettre?  s'écria-t-il.  Sachez  que 
je  ne  reconnais  dans  l'Inde  l'autorité  de  qui  que  ce 
soit.  Je  m'en  tiens  à  mon  brevet,  et  aux  instructions 
du  ministre  qui  me  laissent  maître  de  mes  opérations. 

—  Vous  voulez  vous  faire  redire  une  fois  de  plus, 
répondit  d'Espréménil ,  que  toute  place  conquise 
tombe  sous  le  pouvoir  du  gouverneur  général?  Vous 
qui  êtes  aussi  gouverneur  d'une  colonie  française, 
vous  le  savez  mieux  qu'aucun  autre. 

Aucune  réplique  concluante  ne  vint  à  l'esprit  de 
l'amiral  qui,  pour  sortir  d'embarras,  se  jeta  de  nou- 
veau dans  un  accès  de  fureur,  manquant  peut-être  de 
sincérité  malgré  sa  violence.  Les  injures  brutales,  les 
jurons  populaciers,  éclatèrent  encore,  au  milieu  du 
silence  sévère  de  l'assemblée.  La  Bourdonnais  s'en- 
flammait de  plus  en  plus  et  sa  face  s'était  empour- 
prée. 

—  Ah!   c'est   la  guerre  que  vous  voulez?  cria-t-il 


MONSIEUR   DE   LA   BOURDONNAIS  0/ 

enfin.  Vous  venez  m'insulter,  me  provoquer,  discuter 
mon  autorité;  eh  bien,  soit  :  la  guerre!  battons-nous, 
nous  verrons  qui  a  raison. 

Et  par  moments  sa  parole  s'embarrassait,  parce  que 
ses  dents  étaient  ébranlées  par  le  scorbut,  qu'il  avait 
contracté  dans  ses  héroïques  navigations. 

Tout  à  coup  il  tira  son  épée  et  s'écria  : 

—  A  moi  mes  officiers  ! 

Et  se  tournant  vers  les  députés  : 

—  Mettez-vous  d'un  côté  avec  les  vôtres,  messieurs, 
et  moi  de  l'autre  à  la  tête  des  miens.  A  moi,  mes  offi- 
ciers, à  moi! 

Un  murmure  d'indignation  s'éleva  de  l'assemblée  et 
fit  comprendre  à  La  Bourdonnais  qu'il  était  allé  trop 
loin.  Il  eut  un  moment  de  vertige,  et  la  vision  lui 
apparut,  de  la  Bastille  et  de  cet  échafaud,  dont  il  par- 
lait tout  à  l'heure  sans  y  croire.  Mais  il  reprit  vite 
possession  de  lui-même;  son  esprit  fertile  en  ruses 
n'était  pas  à  bout  de  ressources. 

—  Messieurs,  dit-il,  accordez-moi  quelques  minutes; 
je  vais  réunir  mon  conseil  de  guerre  et  prendre  son 
avis.  Je  vous  promets  de  m'y  conformer. 

Les  députés  gardèrent  un  silence  que  La  Bourdon- 
nais feignit  de  prendre  pour  un  acquiescement,  et  il 
passa  dans  une  pièce  voisine. 

Il  rentra  peu  d'instants  après,  tenant  à  la  main  un 
papier  qu'il  tendit  au  greffier. 

Le  greffier  en  donna  lecture  : 
■    Monsieur  de  La  Bourdonnah  au  conseil  de  (jnerre 
assemblé  : 

«  Messieurs,  vous  venez  d'entendre  les  protestations 


58  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

du  conseil  supérieur  de  Pondichéry,  et  la  proposition 
qu'il  me  fait  de  manquer  à  la  parole  que  j'ai  donnée  à 
messieurs  les  Anglais;  c'est  pourquoi  j'ai  l'honneur 
de  vous  faire  assembler  pour  savoir  de  vous,  mes- 
sieurs, si,  ayant  accordé  une  capitulation  et  arrêté 
des  conditions  en  conséquence,  je  suis  obligé  de  tenir 
ma  parole  d'honneur,  soit  que  j'aie  bien  ou  j'aie 
mal  fait?  » 

Réponse  du  conseil. 

«  Nous  sommes  tous  d'avis  que  M.  de  La  Bour- 
donnais doit  tenir  la  parole  qu'il  a  donnée  à  messieurs 
les  Anglais. 

«  Fait  en  la  chambre  du  conseil  de  guerre  tenu  ce 
jour,  2  octobre  1746.  » 

Suivaient  les  trente-trois  signatures  des  membres 
du  conseil. 

Mais  d'Espréménil  en  interrompit  avec  impatience 
la  nomenclature. 

—  Votre  conseil  de  guerre  peut-il  être  juge  entre  le 
roi,  son  autorité  et  vous?  D'ailleurs,  vous  l'avez  égaré 
par  la  façon  dont  vous  l'avez  interrogé.  Demandez 
à  de  braves  officiers  s'il  faut  tenir  une  parole  d'hon- 
neur donnée  même  à  des  ennemis,  ils  répondront  : 
oui,  sans  hésiter.  Mais  essayez  d'établir  la  question 
telle  qu'elle  devrait  être,  dites-leur  :  J'ai  Madras  à 
discrétion;  trois  partis  sont  à  prendre  pour  décider 
de  son  sort  :  garder  la  place,  la  raser,  ou  la  rançonner. 
Le  conseil  supérieur  de  Pondichéry,  le  commandant 
de  la  côte  de  Coromandel,  toute  la  nation  me  soUi- 


MONSIEUR    DE   LA   BOURDONNAIS  .l'.t 

citent  de  la  garder;  moi  seul  pense  qu'il  est  plus 
convenable  de  la  rançonner.  Que  me  conseillez- 
vous?  La  réponse  de  vos  officiers  ne  fait  pas  de 
doute. 

—  Je  m'en  tiendrai  à  celle  qu'ils  ont  signée,  répondit 
La  Bourdonnais  avec  calme. 

—  Mettons  fin  à  cette  scène  pénible,  dit  Burv  en 
contenant  d'un  geste  d'Espréménil,  rien  ne  vaincra 
l'obstination  de  monsieur;  il  ne  nous  reste  qu'à 
ordonner  aux  officiers  et  troupes  de  cette  garnison 
de  ne  point  évacuer  la  place  de  Madras  et  de  ne  point 
embarquer  sur  les  vaisseaux,  à  moins  d'y  être  forcé 
les  armes  à  la  main.  Et,  maintenant,  messieurs, 
retirons- nous. 

Bury  fit  un  salut  et  sortit  suivi  de  tous  les 
députés. 

A  peine  dans  la  rue,  d'Espréménil  saisit  les  mains 
du  major  général  : 

—  Je  vous  en  conjure,  encore  une  fois,  mon  cher 
ami,  ne  perdez  plus  une  minute,  faites  arrêter  ce 
traître,  si  vous  ne  voulez  pas  que  nous  soyons  ses 
prisonniers  avant  une  heure. 

Mais  Bury  hésitait  : 

—  De  telles  mesures  entre  Français  sont  imprati- 
cables. 

—  Eh  bien,  bonsoir,  messieurs,  et  bonne  chance, 
s'écria  d'Espréménil,  vous  vous  souviendrez  de  ma 
prédiction  quand  vous  serez  sous  les  verrous.  Quant 
à  moi,  je  n'ai  aucun  goût  pour  la  captivité,  et  je 
prends  le  large. 

A  grandes  enjambées,  il  s'élança  et  disparut. 


00  LA  CONQUÊTE  DU  PARADII^ 

—  Il  a  raison,  filons  au  plus  vite,  dit  Kerjean 
à  Bussy,  je  ne  tiens  pas  non  plus  à  être  mis  en 
■cage. 

Un  quart  d'heure  après,  en  effet,  les  députés  qui 
n'avaient  pas  su  se  dérober  assez  vite  étaient  arrêtés, 
Bury  en  tête,  par  ordre  de  La  Bourdonnais. 


LES    CINQ    FLÈCHES    DE    L  AMOUR 


Ah!  terre  et  ciel!  voyez  ce  ([ue  nous  sommes! 
Les  champs  qui  produisent  pour  nous  le  riz  et  les  légumes, 

où  sont-ils? 
Pas   une   tige   de   sorgho,  pas    un    brin   d'herbe,  pas   un 

pétale  de  rose  qui  nous  appartiennent! 
Où  sont  les  sources  pures  où  notre  soif  peut  s'étancher? 
L'eau  qui  tombe  des  abreuvoirs  dans  les  pas  des  bestiaux, 

c'est  là  notre  breuvage! 
Ah!  terre  et  ciel!  voyez  ce  que  nous  sommes! 

Le  chant  montait,  de  la  place  solitaire  brûlée  par 
ie  soleil  de  midi. 

C'était  l'heure  accablée  de  la  sieste;  tous  les  stores 
itaient  baissés  devant  les  fenêtres,  un  grand  silence 
endormait  la  ville  et,  par-dessus  les  remparts  de 
Vladras,  la  mer,  très  calme,  étincelait. 

Bussy  était  étendu  sur  un  canapé  de  jonc,  dans 
;a  chambre,  obscurcie  par  l'épaisseur  des  stores.  A 
5eine  enveloppé  d'un  léger  vêtement  de  toile  fine,  et 
malgré  le  mouvement  rapide  du  panka,  qui  agitait 


62  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

l'air,  il  lui  semblait  que  son  sang  devenait  du  feu. 
et  le  sommeil  le  fuyait. 

C'est  qu'à  la  chaleur  de  l'atmosphère  se  joignait 
pour  lui  celle  de  la  fièvre,  qui  remplaçait  l'engour- 
dissement réparateur  par  une  excitation  douloureuse. 
Le  jeune  homme  constatait  avec  colère,  qu'il  était 
hanté  par  le  souvenir  de  cette  Hindoue  pour  laquelle 
il  aurait  pu  stupidement  mourir  sans  qu'elle  s'in- 
formât même  de  son  nom;  et  que,  malgré  sa  ferme 
volonté  de  l'oublier,  il  y  pensait  le  jour  et  il  en  rêvait 
la  nuit. 

Les  événements  qui  l'avaient  tout  d'abord  et  vio- 
lemment arraché  à  lui-même,  le  laissaient  maintenant 
dans  une  oisiveté  funeste,  emplie  tout  entière  par 
cette  torturante  rêverie. 

—  Pourquoi  m'a-t-elle  traité  comme  un  ennemi?  se 
demandait-il  cent  fois.  Ah!  ce  mystère  dont  a  parlé 
le  brahmane,  le  savoir  c'est  tout  ce  que  je  désire; 
ensuite  j'oublierai  ce  rêve,  ou  plutôt  ce  cauchemar. 

Et  oppressé,  il  s'agitait  sur  la  criante  chaise  longue, 
tandis  qu'un  léger  ronflement  venait  de  la  pièce  voi- 
sine où  Kerjean  dormait  paisiblement. 

Douloureuse  et  touchante,  la  voix  montait  de  nou- 
veau au  dehors,  tout  proche  maintenant  : 

Ah!  terre  et  ciel!  voyez  ce  que  nous  sommes! 
Les   tigres  ont   leurs    antres,  les   serpents  leurs   trous,  les 

oiseaux  ont  leurs  nids  dans  les  branches. 
Dans  la  maison  de  son   père  naît  et  meurt  l'homme  des 

quatre  castes. 
Où  donc  peut-il  naître,  le  paria?  Le  paria,  oifdonc  peut-il 

mourir"? 
Ah!  terre  et  ciel!  voyez  ce  que  nous  sommes! 


LES   CINQ   FLÈCHES   DE   l'aMOUR  63 

Bussy  s'était  élancé  d'un  bond  vers  la  fenêtre  : 

—  Naïk! 

Et  il  avait  un  battement  de  cœur,  dont  la  violence 
l'étonna. 

—  Suis-je  fou?  murmura-t-il,  est-il  possible  que 
l'idée  seule  de  revoir  cet  homme  qui  peut  me  parler 
d'elle,  me  bouleverse  à  ce  point? 

il  voulut  se  contraindre  à  ne  pas  soulever  le  store; 
mais  la  lutte  fut  courte,  à  peine  le  temps  de  compter 
jusqu'à  dix,  et  le  jeune  homme  plongeait  sa  tête  et 
son  torse,  hors  de  la  fenêtre,  dans  la  fournaise  exté- 
rieure. 

Sur  la  place,  à  quelques  pas  de  la  maison,  un 
homme  nu  se  tenait  debout.  Son  corps  brun  était  à  tel 
point  inondé  de  sueur,  que  le  soleil  se  mirait  dans  ce 
ruissellement.  Sa  tête  s'abritait  sous  une  large  feuille 
de  figuier  nouée  sous  le  menton. 

—  Naïkl  cria  Bussy. 

L'homme  eut  un  sursaut  de  joie  et  joignît  les  mains 
comme  dans  la  prière.  Puis  il  courut  vers  la  maison. 

— ■  Eh  bien,  Naïk,  te  voilà  donc?  s'écria  Bussy, 
quand  le  paria  fut  près  de  lui.  Je  suis  vraiment  bien 
coupable  envers  toi,  car  je  t'avais,  pardieu,  complè- 
tement oublié,  tant  j'étais  en  fureur...,  là-bas...,  en 
quittant  ce  lieu  maudit.  Mais  j'ai  pensé  à  toi,  depuis, 
et  je  m'en  voulais  de  mon  ingratitude.  Comment 
diable  m'as-tu  retrouvé? 

—  Ahl  maître,  dit  Naïk,  dont  les  yeux  si  grands 
rayonnaient  de  joie,  c'est  toi  qui  m'as  trouvé,  tu  as 
reconnu  ma  voix,  tu  te  souvenais  de  mon  nom!  j'al- 
lais chantant  de  rue  en  rue  et  de  place  en  place,  le 


64  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

chant  a  trouvé  le  chemin  de  ton  oreille  :  c'était  mon 
espoir,  et  tu  m'as  appelé. 

—  Mais  tu  frissonnes,  mon  pauvre  Naïk,  dit  Bussy, 
en  jetant  au  paria  une  couverture  de  laine  douce.  Il 
paraît  que  l'air  du  panka,  qui  me .  semble  pourtant 
une  haleine  de  l'enfer,  est  relativement  frais  et  va  te 
geler  jusqu'aux  moelles.  Que  t'est-il  donc  arrivé?  Tu 
me  parais  plus  maigre  et  plus  hâve  que  jamais. 

—  Je  suis  heureux,  dit  Naïk. 

—  Tant  mieux  !  Je  voudrais  en  pouvoir  dire  autant. 
Mais  puisque  ton  projet  est  de  t'attacher  à  mes  pas, 
je  te  préviens  que  je  ne  veux  pas  de  meurt-de-faim  à 
mon  service  et  que  j'entends  que  tu  engraisses. 

—  J'engraisserai. 

—  En  attendant,  tu  me  semblés  à  jeun  depuis  des 
semaines,  fais-moi  le  plaisir  de  manger  ce  qui  reste 
de  pâtisseries  sur  ce  guéridon. 

—  J'obéis,  maître,  dit  Naïk,  mais  il  y  a  des  racines 
dans  les  champs,  je  n'étais  pas  à  jeun. 

Bussy  s'était  recouché  sur  le  fauteuil  de  jonc  et 
regardait  avec  douceur  le  paria  mangeant  lentement 
ces  gâteaux  qui  lui  révélaient  des  sensations  incon- 
nues. Le  marquis  essayait  de  se  persuader  que  la 
sympathie  compatissante  que  lui  inspirait  Naïk  était 
toute  naturelle  et  désintéressée,  et  il  y  avait  vraiment 
dans  son  cœur,  jeune  et  enthousiaste,  beaucoup  de 
pitié  pour  ce  déshérité  qui  se  donnait  à  lui  avec  une 
joie  si  ardente;  mais  la  source  de  plaisir  que  sa 
subite  présence  lui  faisait  éprouver  était  ailleurs, 
Bussy  ne  voulait  pas  en  convenir  avec  lui-même  et  il 
était  irrité  d'en  être  cependant  certain.  Naïk  était  le 


LES   CINQ   FLÈCHES   DE   L'aMOUR  65 

dernier  anneau  d'une  chaîne  qu'il  ne  pouvait  plus 
briser,  et  il  sentait  un  apaisement  singulier  depuis 
qu'il  avait  ressaisi  ce  faible  chaînon.  La  fièvre  s'en 
était  allée,  subitement. 

Naïk  après  avoir  bu  un  verre  d'eau  de  neige,  pelo- 
tonné dans  la  couverture,  s'était  accroupi  aux  pieds 
du  jeune  homme  et  le  regardait  en  silence,  semblant 
attendre  une  interrogation.  Bussy  la  retardait,  se  fai- 
sant violence  encore.  Il  prit  un  détour. 

—  Tu  as  donc  quitté  le  service  du  palais?  demanda- 
t-il.  Tu  t'es  donc  enfui? 

- —  La  disparition  d'un  ver  de  terre  ne  se  remarque 
pas,  dit  le  paria  en  souriant;  un  autre  prendra  ma 
place,  recevra  au  lieu  de  moi  les  détritus  et  les 
injures,  notre  seul  salaire,  et  nul  ne  s'apercevra  qu'il 
y  a  un  paria  au  lieu  d'un  autre. 

—  Pourquoi  ne  m'as-tu  pas  rejoint  plus  tôt? 

—  C'était  pour  te  mieux  servir,  maître,  dit  Naïk 
avec  un  éclair  dans  les  yeux,  j'ai  voulu  faire  l'impos- 
sible, et  je  l'ai  fait. 

Le  marquis  se  souleva  et  plongea  un  regard  ardent 
dans  celui  du  paria  : 

—  Que  veux-tu  dire?  balbutia-t-il,  ce  mystère  dont 
parlait  Rugoonat  Dat...? 

—  Je  le  sais. 

Bussy  se  leva  et  poussa  un  long  et  lent  soupir. 

—  Enfin!  s'écria-t-il,  luvas  donc  me  délivrer  de  cette 
obsession!  tu  vas,  en  satisfaisant  ma  juste  curiosité, 
me  permettre  d'oublier  ce  dont  je  me  souviens  trop. 

Le  paria  secoua  la  tête  avec  une  expression  de  tris- 
tesse. 

4. 


66  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

—  Tes  yeux  se  sont  aveuglés  de  sa  beauté,  ils  ont  bu 
son  âme,  dit-il,  tu  n'oublieras  pas,  on  ne  peut  pas 
l'oublier;  ce  que  j'ai  h  t'apprendre  devrait  pourtant 
te  guérir;  mais  tu  ne  guériras  pas,  hélas!  jamais  tu 
n'oublieras. 

—  Tu  crois?  murmura  Bussy,  qui,  la  tête  baissée, 
le  regard  rivé  au  plancher,  sembla  descendre  jus- 
qu'au fond  de  lui-même. 

Naïk  soupira  et  garda  le  silence. 

—  Allons  I  dis  ce  que  tu  sais,  reprit  le  marquis 
après  un  instant. 

La  respiration  régulière  qui  venait  de  la  chambre 
voisine  semblait  inquiéter  Naïk. 

—  C'est  un  ami,  dit  Bussy;  il  dort  profondément, 
d'ailleurs  il  n'entend  pasl'hindoustani,  tu  peux  parler. 

—  Je  ne  te  dirai  pas,  seigneur,  au  prix  de  quelles 
ruses  je  suis  parvenu  à  savoir  ce  que  le  brahmane 
n'avait  pas  voulu  dire.  Je  ne  risquais  que  ma  vie, 
mais  la  perdre  eût  été  te  mal  servir.  Sache  donc  que, 
comme  un  reptile,  je  me  suis  glissé  dans  les  retraites 
les  plus  sacrées,  sans  souci  du  sacrilège;  des  jours 
entiers,  presque  sans  souffle,  blotti  sous  quelque 
meuble,  ou  enroulé  aux  sculptures  d'une  colonne 
et  me  confondant  avec  elles,  j'ai  vu  ce  que  je  ne 
devais  pas  voir  et  entendu  ce  que  je  ne  devais  pas 
entendre. 

—  Ah!  merci,  Naïk;  toutes  ces  choses  tu  me  les 
diras  ! 

—  Oui,  maître,  j'ai  de  quoi  entretenir  ton  mal  et 
t'empêcher  d'y  succomber  peut-être,  puisque  tu  ne 
peux  en  guérir.  Ma  mémoire  fidèle  garde  un  trésor 


LES   CINQ   FLÈCHES   DE   l'àMOUU  67 

(jui  t'appartient  et  dont  je  serai  avare,  pourtant,  afin 
<|ue  tu  ne  Tépuises  pas  trop  vite. 

—  Mais,  dit  Bussy  en  souriant,  tu  me  déclares 
incurable  avec  une  certitude  qui  m'amuse.  Comment 
donc  as-tu  si  bien  deviné  ce  que  je  sais  à  peine  moi- 
même  ! 

—  Les  cris  de  ton  délire,  sous  le  hangar  inhospi- 
talier, les  murmures  de  tes  rêves,  c'est  moi  qui  les 
entendais,  ne  mettaient-ils  pas  ton  àme  à  nu?  et  sans 
cela  même,  mon  cœur,  qui  souffre  avec  le  tien,  avait 
tout  deviné. 

—  Tu  ne  songes  pas  à  la  volonté  qui  triomphe  des 
faiblesses  du  cœur. 

—  L'amour  a  cinq  flèches,  une  pour  chaque  sens,  dit 
Naïk  gravement;  quand  toutes  vous  ont  frappé,  com- 
ment retenir  la  raison,  fuyant  par  tant  de  blessures? 

—  Nous  verrons  cela.  Continue. 

—  Après  ton  départ,  la  reine  revint  au  palais,  et  je 
commençai  à  épier.  Je  vis  et  j'entendis  cent  choses 
n'ayant  nul  rapport  avec  ce  que  je  voulais  savoir.  La 
première  révélation  me  vint  d'une  entrevue  de  la 
reine  avec  le  brahmane  Rugoonat  Dat.  Je  te  rappor- 
terai leurs  paroles,  ma  mémoire  les  a  gardées  toutes, 
les  voici  : 

«  —  Saint  brahmane,  demanda  la  reine,  peux-tu 
paraître  en  ma  présence?  t'es-tu  suffisamment  purifié 
des  souillures  qu'inflige  la  fréquentation  d'un  bar- 
bare? 

«  —  Le  brahmane,  répondit  Rugoonat  Dat,  sanc- 
tifie, et  sa  pureté  ne  peut  être  souillée;  cependant 
pour  te  complaire  j'ai  rempli  les  rites  prescrits. 


GS  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

«  —  Le  barbare  nous  a  délivrés  de  sa  présence  : 
est-il  parti  satisfait  de  mes  largesses?  suis-je  sufU- 
samment  libérée  envers  lui? 

«  —  Le  barbare  a  presque  tué  ton  messager,  il  a 
éparpillé  dans  la  boue  tes  pierreries  et  s'est  enfui, 
ivre  de  colère,  en  n'acceptant  rien  de  toi. 

«  —  Alors  il  me  fait  don  de  la  vie!  s'écria  la  reine, 
dans  une  vive  agitation,  et  tu  as  supporté  une  pareille 
injure?  tu  n'as  pas  retenu  le  maudit? 

«  —  Le  cheval  était  rapide,  et  dans  son  indigna- 
tion le  jeune  homme  ne  me  ménageait  pas. 

«  —  Il  t'a  insulté,  toi,  un  brahmane!  et  tu  l'as  laissé 
vivre? 

«  —  Certes  I  Sa  fierté  et  son  regard  étincelanl  me 
plaisaient  fort.  J'ai  cru  voir  en  cet  étranger  une 
incarnation  de  notre  héros  Rama. 

«  —  Rugoonat  Dat  !  s'écria  alors  la  reine  en  se  levant 
d'un  air  courroucé,  les  singulières  révoltes  de  ton 
esprit  contre  toutes  nos  traditions  m'effrayent  vrai- 
ment. Je  ne  suis  pas  digne  de  disputer  avec  un  saint 
tel  que  toi;  c'est  pourquoi  je  te  prie  de  me  laisser 
pour  m'éviter  le  péché  d'une  colère  sacrilège.  » 

—  A  ces  mots,  le  brahmane  salua  et  se  retira,  en 
dissimulant  un  sourire  oii  il  y  avait  un  peu  de  pitié. 

—  Sais-tu  que  ce  brahmane  est  un  brave  homme! 
s'écria  Bussy.  Je  regrette  de  l'avoir  malmené  et  je  lui 
en  ferai  mes  excuses  à  l'occasion.  Mais  la  reine,  que 
fit-elle  lorsqu'elle  fut  seule? 

—  Pareille  au  soleil  qui  s'enfonce  dans  les  nuées, 
elle  voila  un  instant  son  beau  visage  dans  ses  mains, 
comme  pour  échapper  à  une  honte  ou  à  une  crainte. 


LES   CINQ   FLÈCHES   DE    l'aMOUR  69 

Puis  elle  appela  ses  deux  femmes  favorites,  deux 
princesses  qui  ne  la  quittent  guère,  l'une  surtout 
qu'elle  préfère  à  toutes  et  qui  a  nom  Lila.  Elle  leur 
dit  comment  l'odieux  étranger  avait  refusé  ses  pré- 
sents et  dans  quelle  colère  la  plongeait  cette  nouvelle. 

«  —  Songe,  Lila,  disait-elle,  quelle  humiliation! 
Ma  vie  est  un  don  qu'il  m'a  fait!  Pourrai-je  la  sup- 
porter? Ah!  l'horreur  me  saisit  quand  je  me  souviens 
qu'il  m'a  tenue  dans  ses  bras,  que  j'ai  roulé  dans 
l'herbe  avec  lui,  et  que  son  sang  était  sur  moi! 

«  —  La  Lumière  du  Monde  s'éteignait  sans  lui,  dit 
Lila,  caressante;  reine,  il  t'a  sauvée! 

«  —  Vous  sauve-t-il,  le  pestiféré  qui  vous  arrache 
aux  flammes,  mais  vous  laisse  une  souillure  mor- 
telle ?  » 

—  Et  comme  les  yeux  de  la  reine  se  noyaient  de 
larmes,  pour  la  calmer,  on  fit  entrer  les  bayadères  et 
les  jongleurs,  avec  la  musique  bourdonnante. 

—  Alors,  si  je  comprends  bien,  s'écria  Bussy,  en 
empêchant  la  reine  d'être  mangée  par  un  tigre,  je 
l'ai  à  jamais  déshonorée? 

—  C'est  quelque  chose  comme  cela,  répondit  Naïk. 
Ces  préjugés  que  ton  esprit  rejette,  la  reine  est  leur 
esclave.  Tes  dieux,  paraît-il,  ne  sont  pas  les  siens, 
lu  manges  de  la  chair  de  vache,  crime  irrémédiable 
qui  te  rend  impur  à  ses  yeux  autant  qu'un  paria;  c'est 
pourquoi  l'on  t'a  traité  avec  cet  incroyable  mépris, 
le  donnant  des  parias  pour  serviteurs.  Tout  ce  qui 
t'a  servi  et  le  hangar  qui  t'abritait  ont  été  livrés  aux 
flammes. 

—  Eh  bien!  voici  une  jolie  situation  pour  un  amou- 


70  LA    CONQUÊTE    DU   PARADIS 

reux!  être  un  objet  de  dégoût,  une  peste  pour  celle 
qu'on  voudrait  charmer!  c'est  délicieux!  Et  tu  t'ima- 
gines que  cette  aimable  découverte  ne  va  pas,  d'un 
seul  coup,  effacer  cette  folie  de  mon  cœur? 
Et  il  eut  un  éclat  de  rire. 

—  Serait-ce  possible,  maître?  murmura  Naïk  que 
cette  gaieté  étonnait.  Pourtant,  il  secoua  la  tête,  gar- 
dant ses  doutes. 

—  Voyons,  reprit  Bussy,  est-ce  tout  ce  que  tu  sais? 
Fais-moi  boire  l'antidote  jusqu'à  la  lie. 

—  Le  plus  amer  est  passé.  Mais  il  reste  de  curieuses 
choses.  Il  y  a,  près  de  la  reine,  un  autre  brahmane, 
nommé  Panch-Anan,  un  des  noms  de  Siva,  qui  est 
tout  l'opposé  de  Rugoonat  Dat;  il  n'étudie  pas  comme 
lui  les  livres  sacrés  pour  en  comprendre  la  grandeur 
et  le  sens  vrai,  il  s'en  tient  aux  formules,  et  le  fana- 
tisme de  sa  piété  n'a  pas  de  frein.  Panch-Anan  est 
l'intime  conseiller  de  la  reine,  il  exalte  sa  dévotion 
et  terrifie  son  âme.  Sans  la  noble  fermeté  de  Rugoonat 
Dat,  dont  le  caractère  en  impose  même  à  ses  enne- 
mis, ta  vie  peut-être  nétait  pas  en  sûreté.  11  vint  te 
voir  pour  montrer  combien  il  réprouvait  la  façon 
dont  tu  étais  traité.  Panch-Anan  n'osa  plus  alors 
réclamer  ta  vie;  il  déclara  que  la  reine  pouvait  être 
purifiée  de  la  souillure  par  une  cérémonie  solennelle, 
et  qu'en  te  payant  ton  service,  on  brisait  tout  rapport 
avec  toi.  Mais  l'incantation  n'a  pas  réussi,  à  ce  qu'il 
paraît;  une  entrevue  de  la  reine  avec  Panch-Anan 
m'a  révélé  leur  trouble  à  ce  sujet.  La  purification  n'a 
amené  aucun  apaisement,  la  reine  se  sent  souillée 
comme  auparavant,  elle  se  dit  malade,  énervée,  le 


LES   CINQ   FLÈCHES   DE    L'aMOUR  71 

sommeil  la  fuit.  Elle  montre  même  de  la  colère 
contre  le  brahmane,  qui  épuise  en  vain  son  trésor 
pour  lui  rendre  Dourga  et  Siva  favorables.  Panch- 
Anan  affirme  que  les  rites  de  la  purification  ayant 
été  accomplis  par  lui-même  sont  infaillibles;  qu'une 
cérémonie  aussi  solennelle  ne  peut  être  renouvelée 
avant  qu'on  ait  découvert  la  cause  qui  l'a  empêchée 
de  réussir,  et  que  cette  cause,  il  la  cherchera.  Voilà 
où  ils  en  sont.  J'ai  cru  en  savoir  assez  et  j'ai  quitté  le 
palais  pour  te  rejoindre,  ô  mon  maître! 

—  Quelle  bizarre  aventure!  dit  Bussy.  Ae  serait-ce 
pas  vraiment  une  belle  victoire  que  de  vaincre  tous 
ces  préjugés  et  de  conquérir  cette  femme?  Mais  je 
me  dois  à  mon  pays  et  n'ai  pas  de  temps  à  perdre  à 
toutes  ces  folies.  Donc,  nous  n'en  parlerons  plus. 

Kerjean  venait  de  passer  la  tête  par  la  porte,  en 
s'étirant  et  en  bâillant.  Il  regarda  avec  surprise  le 
maigre  Naïk  émergeant  de  la  couverture. 

—  Qu'est  cela?  cher  ami,  s'écria-t-il  en  entrant 
tout  à  fait. 

—  Quelque  chose  comme  un  chien  perdu  que 
j'adopte;  un  cœur  dévoué  qiii  se  donne  à  moi. 

—  Vraiment?  Mais  d'où  sort  celui-ci,  maigre  comme 
vm  fakir,  qui  me  regarde  avec  ses  énormes  yeux? 

—  Je  dois  vous  avertir,  mon  cher  —  car  peut-être 
vous  croyez,  vous  aussi,  aux  souillures  —  que  cet 
homme  est  un  paria.  .  • 

Le  jeune  homme  lit  un  bond  en  arrière  :  i 

—  Un  paria!  Quallez-vous  faire  d'un  paria?  Ses 
pareils  sont  des  êtres  abjects,  plus  slupides  que  les 
brutes.  Votre  bon  cœur  vous  égare. 


72  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

—  Celui-ci  m'a  donné  des  preuves  d'un  dévouement 
profond  el  d'une  haute  intelligence.  Je  vous  assure 
que  je  l'aime  beaucoup,  dit  Bussy  en  posant  la  main 
sur  la  tête  de  Naïk.  Il  est  fort  maigre,  j'en  conviens, 
mais  c'est  là  sa  seule  maladie;  je  lui  ai  d'ailleurs 
ordonné  d'engraisser,  et  il  est  obéissant. 

—  C'est  de  la  folie  1  s'écria  Kerjean  en  se  laissant 
tomber  sur  un  siège;  vous  vous  ferez  le  plus  grand 
tort,  laissez-moi  vous  le  dire,  en  traînant  à  votre  suite 
un  être  qui  est  un  objet  d'horreur  pour  le  dernier  des 
valets.  Pas  un  ne  vous  restera. 

—  Si  les  serviteurs  me  quittent,  il  me  servira  mieux 
qu'eux  et,  de  plus,  il  me  sera  précieux  pour  me  per- 
fectionner dans  la  langue  de  l'Inde. 

—  Y  pensez-vous,  ces  gens-là  savent  à  peine  parler 
et  s'expriment  de  la  façon  la  plus  grossière! 

—  Il  y  a  des  poètes  partout,  mon  ami;  la  poésie  ne 
se  trouve  pas  souillée,  elle,  pour  habiter  le  cerveau 
d'un  paria;  celui-ci  la  loge  à  mon  idée,  et  il  s'exprime 
naturellement  de  la  façon  la  plus  agréable.  D'ailleurs, 
c'est  un  «  valouver  »  ;  connaissez-vous  ce  mot? 

—  Oui,  un  savant...  relatif,  dit  Kerjean  en  faisant 
la  moue. 

—  Il  est  bien  entendu  que,  si  sa  présence  vous 
offusque,  il  ne  paraîtra  pas  devant  vous. 

—  Plaisantez-vous!  s'écria  Kerjean  d'un  air  fâché; 
dès  que  vous  êtes  bien  décidé  à  vous  compromettre 
pour  ce  maigre  bonhomme,  je  me  compromets  avec 
vous.  Vous  devez  avoir  vos  raisons,  je  les  respecte. 

—  Merci,  dit  Bussy  en  tendant  la  main  à  son  ami. 

—  Bonjour,  valouver,  cria  gaiement  le  jeune  officier 


LES   CINQ   FLÈCHES   DE   l'aMOUR  73 

en  frappant  sur  l'épaule  du  paria.  Vous  voyez,  j'y 
touche,  ajouta-t-il  en  se  tournant  vers  Bussy,  je  n'ai 
pas  de  préjugés. 

—  Vous  êtes  le  plus  charmant  des  hommes. 

Naïk  avait  écouté,  ou  plutôt  regardé,  cette  conver- 
sation qui  avait  eu  lieu  dans  une  langue  inconnue;  il 
l'avait  en  partie  comprise,  et  lorsqu'il  se  vit  accepté 
par  le  nouveau  venu,  il  le  remercia  d'un  regard  si 
expressif  que,  sous  sa  lumière,  Kerjean  sentit  se 
fondre  toutes  ses  préventions. 


Conquête  du  paradis. 


VI 


LA   MOUSSON 


Le  pavillon  de  tempête  vient  d'être  hissé  dans  l'air 
étouffant,  comme  mort.  Un  coup  de  canon  a  été  tiré 
et  c'est  à  peine  si  l'atmosphère  immobile  le  répercute. 
Tout  Madras  en  est  ému  cependant  et,  malgré  l'acca- 
blante chaleur,  le  sommet  des  remparts,  et  toutes  les 
places  d'où  l'on  découvre  la  mer,  se  peuplent  d'une 
foule  inquiète,  composée  d'Anglais  autant  que  de 
Français,  d'Hindous  et  d'Arméniens. 

Le  soleil  brille  encore  de  tout  son  éclat,  et  au  zénith 
le  ciel  est  pur;  mais  à  l'occident,  comme  si  la  mer 
était  en  ébullition,  des  fumées,  de  plus  en  plus  épais- 
ses, semblent  sortir  des  flots  et  s'accumulent  à  l'ho- 
rizon. 

C'est  l'ouragan  périodique  qui  vient  à  sa  date.  Ainsi 
qu'un  monstre  déchaîné,  il  s'avance  implacable,  et 
déjà  dévore  l'azur. 

Beaucoup  de  braves  marins  vont  payer,  peut-être, 
de  leur  vie,  les  retards  de  La  Bourdonnais,  qui,  malgré 


LA   MOUSSON  75 

la  saison  avancée,  ont  suspendu  le  départ  de  l'esca- 
dre. Maintenant,  il  est  trop  tard. 

En  toute  hâte  le  commandant  vient  d'envoyer  aux 
navires  l'ordre  de  couper  les  amarres  et  de  prendre 
le  large,  d'échapper  ainsi  à  une  perte  certaine  par  une 
perte  probable,  de  se  jeter  dans  l'ouragan,  enfin, 
pour  ne  pas  être  jeté  par  lui  sur  les  côtes,  et  brisé. 

Déjà  les  voiles  se  déploient  sur  les  mâtures;  molles 
et  tombantes,  dans  l'air  sans  souffle,  elles  font  penser, 
à  tous  ceux  qui  les  regardent,  le  cœur  serré  par  l'an- 
goisse, à  des  linceuls  que  l'on  prépare. 

Plus  que  tout  autre,  La  Bourdonnais  doit  souffrir. 
Son  esprit  doit  être  tenaillé  horriblement  par  les 
remords  ;  ces  beaux  navires  sont  comme  ses  enfants, 
c'est  lui  qui  les  a  équipés,  armés,  presque  construits; 
il  a  guidé  souvent  leur  majestueux  essaim  à  travers 
les  mers,  dans  les  combats,  dans  les  victoires,  et 
maintenant  par  sa  faute  ils  doivent  faire  face  à  un 
danger  plus  terrible  que  celui  de  la  guerre;  les  re- 
verra-t-il  jamais  ? 

Il  est  là  debout  sur  le  rivage,  pâle,  la  bouche  ser- 
rée, l'œil  à  la  longue-vue,  surveillant  le  sinistre  appa- 
reillage. 

Déjà  le  Duc  d'Orléans  est  prêt.  Il  vire  lentement 
sous  l'absence  du  vent.  Puis  soudain  ses  voiles  se 
gonflent;  la  première  rafale  l'a  saisi  et  il  court  une 
bordée  qui  le  rapproche  de  la  ville.  L'équipage,  alors, 
dans  un  hurrah,  jette  un  adieu  résigné  et  mélanco- 
lique à  la  terre;  la  foule  lui  répond  par  un  long  cri 
de  douleur,  et  le  vaisseau  prend  son  chemin  vers 
l'ombre  effrayante. 


76  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

U Achille  part  à  son  tour,  puis  le  Bourbon,  le  Nep- 
tune, le  Pliénix,  la  Princesse-Maine,  toute  l'escadre  ! 
Les  voiles,  que  le  soleil  frappe  encore,  ont  un  éclat 
éblouissant  sur  le  fond  noir  de  l'horizon,  puis  elles 
entrent  dans  la  pénombre,  deviennent  grises,  et 
bientôt  les  vaisseaux  s'enfoncent  et  disparaissent 
dans  la  nuit  obscure  qui  semble  les  dévorer. 

La  foule,  muette  et  immobile,  a  comme  l'impression 
d'un  immense  suicide. 

Une  cloche  se  met  à  tinter  dans  la  ville,  pareille  à 
un  glas;  c'est  à  l'église  du  couvent  des  capucins  où 
l'on  commence  des  prières  pour  le  salut  des  marins. 

Voilà  que  le  soleil  est  atteint,  il  devient  pâle,  puis 
sanglant,  et  la  sombre  houle  des  nuages  le  submerge. 
Une  obscurité  presque  nocturne  tombe  sur  la  ville  à 
travers  laquelle  la  foule  se  disperse  en  hâte,  sous  les 
tourbillons  de  sable  que  les  rafales  intermittentes, 
qui  tombent  tout  à  coup,  arrachent  à  la  grève. 

Et  brusquement,  dans  un  mugissement  terrible,  le 
vent  fait  irruption,  avec  la  violence  d'un  fleuve  au 
cours  rapide.  Les  minces  cocotiers  ploient  jusqu'à 
balayer  le  sol  de  leur  tête  échevelée.  Toutes  sortes 
de  débris  volent  et  tournoient  dans  l'air,  et  l'écume 
des  lames  est  emportée  aussi,  comme  une  neige. 

La  tempête  atteint  vite  son  paroxysme!  Le  ciel  n'est 
plus  qu'un  vaste  éclair  et  la  foudre  éclate  de  tous  les 
côtés  à  la  fois  dans  un  fracas  assourdissant. 

En  mer,  c'est  un  chaos  qui  peut  donner  une  idée 
des  luttes  élémentaires  des  premiers  âges  du  monde; 
des  gouffres  se  creusent,  et,  comme  si  des  volcans 
les  soulevaient,  des  vagues  monstrueuses  s'élèvent. 


LA   MOUSSON  77 

puis,  avec  un  tumulte  épouvantable,  se  versent  en 
cataractes  phosphorescentes  et,  dans  une  course  ver- 
tigineuse, débordent  les  rivages,  couvrent  d'écume  les 
quais  et  les  remparts.  Les  nuages  semblent  la  fumée 
flamboyante  d'un  incendie  qui  passse,  et  ils  éclairent 
d'une  lueur  fantastique  cet  effroyable  bouleverse- 
ment, dont  le  vacarme  est  tellement  surhumain  qu'à 
l'entendre  les  oreilles  humaines  saignent. 

D'heure  en  heure,  de  nuit  en  jour,  la  tempête  se 
prolonge  avec  des  apaisements  momentanés  et  des 
recrudescences  de  fureur.  Les  lumières  restent  allu- 
mées dans  les  maisons  où  les  habitants  sont  enfermés, 
pâles  de  terreur  et  les  poumons  oppressés  par  l'étouf- 
fante chaleur.  Les  murs  tremblent;  les  toits  ruissellent 
et  les  chambres  sont  envahies  par  des  hôtes  inattendus 
et  qu'en  vain  l'on  s'efforce  de  chasser.  Des  torrents 
d'eau  inondant  leurs  retraites,  toutes  les  bêtes  qui 
gîtent  dans  les  crevasses,  dans  les  caves  et  les  recoins 
humides,  se  replient  en  désordre  vers  les  demeures 
des  hommes  :  les  reptiles,  les  crapauds,  d'innombra- 
bles lézards,  courent,  rampent  sur  le  parquet,  tandis 
que  les  murailles  disparaisent  sous  le  grouillement 
des  cancrelats,  des  scorpions;  et  le  dégoût  qu'inspire 
une  telle  compagnie  s'ajoute  à  l'effroi  et  à  l'énerve- 
ment  que  fait  éprouver  l'orage. 

Enfin,  après  la  seconde  nuit,  la  tcmpéle  se  calme, 
le  tonnerre  cesse  son  vacarme,  le  déluge  prend  fin,  et 
reptiles  et  insectes  regagnent  leurs  pénates. 

Dés  que  l'on  peut  mettre  le  nez  dehors,  un  grand 
nombre  de  noirs  apparaissent  chargés  de  longues 
échelles,  qu'ils  appuient  contre  les  maisons  et  qu'ils 


78  LA    CONQUÊTE    Dl"    PAIIADIS 

gravissent  lestement.  D'autres  jaillissent  des  man- 
sardes, découvrant  leurs  dents  blanches  dans  un 
large  rire  en  se  glissant  sur  les  toits. 

II  s'agit  d'une  pêche  des  plus  originales,  celle  des 
poissons,  d'assez  forte  taille,  que  la  violence  du  vent, 
ou  on  ne  sait  quel  phénomène,  transporte,  pendant 
les  tempêtes,  sur  les  toits  et  les  terrasses. 

Bientôt  les  fenêtres  se  rouvrent,  les  rues  ravinées 
et  bouleversées  se  repeuplent;  l'on  court  à  la  grève 
jonchée  de  débris  et  où  s'échouent  toutes  sortes 
d'épaves  de  mauvais  augure,  et  de  nouveau  les  regards 
anxieux  interrogent  la  mer  déserte. 

Du  haut  du  fort  Saint-Georges,  derrière  la  fenêtre 
grillée  de  l'appartement  qui  leur  sert  de  prison,  le 
major  général  de  Bury  et  ses  compagnons  de  captivité 
regardent,  eux  aussi,  avec  une  inquiétude  poignante 
l'Océan  encore  tout  blanc  d'écume.  A-t-il  tout  englouti? 
l'escadre  française  n'est-elle  plus  qu'un  souvenir? 

Le  brave  ingénieur  Paradis  ne  peut  calmer  son 
indignation;  sa  face  énergique,  un  peu  congestionnée, 
est  toute  froncée  par  la  colère,  et,  avec  son  léger 
accent  suisse,  il  ne  cesse  de  mâchonner  des  jurons. 

—  Que  le  grand  diable  d'enfer  emporte  cet  amiral 
de  malheur?  grommelle-t-il;  nous  aurions  bien  pris 
Madras  sans  lui,  et  nous  ne  serions  pas  dans  un  pareil 
pétrin.  Cette  gueuse  de  forteresse  serait  à  bas,  au  lieu 
de  nous  tenir  là  penauds  et  rageant  comme  des  rats 
pris  au  piège. 

—  Le  sort  de  ces  pauvres  officiers  des  navires  et 
de  leurs  matelots,  qui  sont  peut-être,  pour  la  plupart, 
à  l'heure  qu'il  est,  entamés  par  les  poissons,  me  fait 


LA   MOUSSON  79 

oublier  les  ennuis  de  notre  situation,  dit  Bury.  Qu'un 
commandant  d'escadre  ait  pu  à  ce  point  compro- 
mettre la  sûreté  de  ses  vaisseaux,  c'est  ce  que  je  ne 
peux  comprendre.  S'il  est  vraiment  assez  infâme  pour 
avoir  vendu  sa  complaisance  aux  Anglais,  et  assez 
criminel  pour,  ayant  d'un  côté  la  vie  de  ses  hommes 
et  de  l'autre  un  méchant  million,  avoir  laissé  pencher 
la  balance  du  côté  de  l'argent,  il  mérite  vraiment 
d'aller  bouillir  dans  la  marmite  où  le  souhaite  Paradis. 

—  L'absence  de  nouvelles  et  l'incertitude  où  elle 
nous  plonge  me  font  bouillir  le  sang,  à  moi,  dit  de  La 
Touche  en  se  promenant  à  grands  pas. 

—  Et  moi,  l'absence  de  sorbets  me  met  le  gosier  en 
feu,  s'écria  Changeac;  puisque  ce  Judas  breton  s'est 
chargé  de  nous,  il  devrait  bien  nous  faire  monter 
quelques  rafraîchissements. 

—  Il  veut  nous  faire  crever  de  soif,  grogna  Paradis. 
Je  le  traitais  mieux  quand  il  logeait  chez  moi  à  Oul- 
garet.  Ah!  si  j'avais  su! 

De  La  Touche  s'était  rapproché  de  la  fenêtre  : 

—  Voyez  donc,  messieurs,  dit-il  tout  à  coup,  n'est- 
ce  pas  notre  ennemi  qui  s'agite  là-bas  sur  la  grève? 

—  Où  est-il,  que  je  vomisse  sur  lui  des  malédic- 
tions? cria  Paradis. 

—  Il  doit  être  dans  ses  petits  souliers,  dit  Bury;  sa 
responsabilité  est  grande,  et  l'on  dirait  que  la  mer  lui 
rend  ses  vaisseaux  à  l'état  de  bois  à  brûler. 

Les  têtes  des  prisonniers  se  pressaient  aux  barreaux 
de  la  fenêtre,  cherchant  à  comprendre,  malgré  l'éloi- 
gnement,  ce  qui  se  passait  sur  le  rivage.  Toutes  les 
chelingues  semblaient  détruites;  car  l'on  mettait  à  la 


80  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

mer  les  catimarons,  ces  sortes  de  radeaux  composés 
de  trois  pièces  de  bois  et  qu'un  seul  homme  fait 
manœuvrer  à  l'aide  d'une  pagaie.  Us  s'en  allaient  à  la 
découverte  sur  les  flots  encore  agités,  paraissaient  et 
disparaissaient  dans  les  creux  et  sur  les  crêtes. 

D "énormes  épaves  s'échouaient  sur  le  sable  :  des 
mâts  rompus,  des  chaloupes  brisées  et,  à  ce  qu'il 
semblait,  des  cadavres.  A  un  certain  moment,  tout 
l'intérêt  de  la  foule  se  porta  vers  un  débris  flottant, 
bouée  ou  panier,  qui  soutenait  sans  doute  un  nau- 
fragé. 

L'horizon  demeurait  désert,  aucune  voile  n'appa- 
raissait. 

Vers  le  soir,  un  catimaron  reparut  chargé  d'hommes. 
Les  prisonniers  en  comptèrent  huit  se  profilant  sur 
les  clartés  du  couchant.  Le  noir  qui  dirigeait  le 
radeau  les  amena,  non  sans  peine,  jusqu'au  rivage, 
oîi  ils  furent  entourés  et  enlevés  par  les  assistants. 

—  Ils  sont  sauvés  au  moins  ceux-ci!  s'écria  Bury 
qui,  ainsi  que  ses  compagnons,  suivait  toutes  ces 
scènes  avec  la  plus  vive  émotion. 

—  Ils  vont  donner  quelques  nouvelles  des  autres, 
dit  de  La  Touche;  c'est  vraiment  cruel  de  nous  laisser 
ainsi  ignorer  le  sort  de  nos  frères  ! 

Ils  continuèrent  à  regarder  jusqu'à  fatiguer  leurs 
yeux,  mais  la  nuit  vint,  tout  se  brouilla,  et  ils  ne  virent 
plus  que  des  lumières  courant  ou  stationnant  le  long 
de  la  dernière  lame,  dont  les  blanches  cascades 
d'écume  restèrent  longtemps  visibles. 

Lorsqu'il  ne  fut  plus  possible  de  rien  découvrir, 
Paradis  ne  put  maîtriser  un  accès  d'indignation,  il  se 


LA   MOUSSON  81 

mit  à  secouer  la  porte,  verrouillée  extérieurement,  à 
la  frapper  de  ses  poings  fermés  en  criant  et  en  appe- 
lant. A  la  grande  surprise  de  ses  compagnons  qui 
s'efforçaient  de  calmer  cette  violence  inutile,  une 
voix  amie  répondit  à  Paradis,  et,  avec  le  soldat  de 
garde  qui  apportait  des  lumières,  Kerjean  s'élança 
dans  la  chambre. 

—  Salut,  messieurs,  s'écria-t-il,  j'ai  pensé  que  vous 
deviez  souffrir  mille  morts  d'être  là  sans  nouvelles 
au  milieu  de  tant  d'événements  :  aussi  j'ai  séduit  les 
geôliers  et  forcé  la  consigne  pour  vous  en  apporter. 

Toutes  les  mains  se  tendirent  vers  le  jeune  officier; 
la  même  question  s'échappa  de  toutes  les  bouches  : 

—  Que  sait-on  de  l'escadre? 

—  De  bien  tristes  choses,  et  l'on  ne  sait  pas  tout 
encore.  Le  Duc  d'Orléans  a  sombré  et  tout  l'équipage 
a  péri,  plus  soixante  prisonniers  anglais  ;  huit  hommes 
seulement,  cramponnés  à  des  épaves,  ont  été  recueillis 
par  un  catimaron.  De  nos  captures  anglaises  une 
seule,  la  Princesse-Marie,  est  encore  à  flot,  complète- 
ment démâtée,  avec  huit  pieds  d'eau  dans  sa  cale. 
Les  deux  autres,  VAdvicc  et  la  Marie-Gertrude,  ont 
coulé  avant  d'avoir  pu  quitter  la  rade.  Le  Phénix^ 
perdu  corps  et  biens.  Le  Bourbon  a  été  aperçu,  à  la 
pointe  de  Saint-Thomé,  n'ayant  plus  que  son  màt  de 
misaine etfatiguantd'une  manière  terrible.  De  V Achille 
et  du  Neptune  on  ne  sait  rien  encore.  Enfin  plus  de 
douze  cents  hommes  perdus  jusqu'à  présent,  voilà  la 
vérité,  messieurs. 

—  C'est  horrible,  s'écria  Bury  en  se  laissant  tomber 
sur  un  siège. 

5. 


b-^  LA    CON'Qt'ETE    DU    PARADIS 

Il  y  eut  un  long  silence  de  consternation  ;  le  brave 
Paradis  se  cachait  pour  essuyer  ses  larmes. 

—  Et  que  dit  de  cela  La  Bourdonnais?  demanda 
enfin  de  La  Touche. 

—  L'amiral  est  consterné,  et  je  crois  que  nous  serons 
bientôt  débarrassés  de  lui.  Mais  j'y  songe,  vous  ne 
savez  rien  depuis  que  ce  misérable  vous  tient  sous  les 
verrous?  Voici  le  nouveau  :  des  instructions  complé- 
mentaires sont  arrivées  de  France  donnant  tout  pou- 
voir à  mon  oncle  Dupleix  et  au  Conseil  supérieur;  La 
Bourdonnais  a  seulement  voix  délibérative,  mais  doit 
se  soumettre  aux  décisions  prises. 

—  Voilà  qui  est  écrasant!  s'écria  Changeac. 

—  L'amiral  résiste  encore  ;  mais  le  fond  de  sa 
pensée  lui  est  échappé  après  boire;  il  s'est  écrié, 
paraît-il  :  «  Mon  affaire  est  sale!  j'ai  agi  trop  vite; 
mais  je  sais  un  moyen  de  me  tirer  de  là  ».  Et  il  dit  à 
qui  veut  l'entendre  qu'il  donnerait  un  bras  pour  ne 
jamais  avoir  mis  les  pieds  à  Madras. 

—  Ce  bras-là  aurait  sauvé  sa  tête,  qui  n'est  pas 
solide  sur  ses  épaules,  grommela  Paradis. 

—  Ce  qui  l'écrase,  continua  Kerjean,  c'est  la  ruine 
de  son  escadre,  il  faut  qu'il  cède  à  présent  et  qu'il 
parte  au  plus  vite  avec  les  débris  de  ses  vaisseaux. 
Mais  il  nous  laisse  dans  une  jolie  situation!  Si  le  coup 
de  vent  n'a  pas  épargné  Pondichéry,  où  sont  mouillés 
le  Zys,  le  Saint-Louis  et  la  Renommée,  nous  n'avons 
plus  un  navire  sur  la  côte  de  Coromandel  et  l'escadre 
anglaise,  à  l'abri  dans  un  port  sûr,  existe  dans  son 
entier,  et  va  nous  tomber  dessus  au  premier  jour. 

—  Et  les  canons  prêtés  par  Dupleix,  s'écria  Bury, 


LA   MOUSSON  83 

ils  étaient  sur  les  navires  et  sont  au  fond  de  l'eau  à 
présent. 

—  Sans  compter  cinq  cents  hommes  du  contingent 
de  Pondichéry  que  La  Bourdonnais,  pour  mieux  nous 
tenir,  avait  embarqués,  ajouta  Kerjean. 

—  De  sorte  que  la  capitale  de  l'Inde  française  est  à 
l'heure  qu'il  est  sans  défense,  conclut  de  La  Touche. 

—  Eh  bien,  nous  sommes  là!  s'écria  Paradis,  en  se 
levant;  souslesordres  d'un  gouverneur  comme  Dupleix, 
on  fait  l'impossible,  et  nous  le  ferons,  nous  battrons 
les  Anglais  et  les  Maures  avec! 

—  Tu  es  un  vaillant,  toi,  et  tu  as  raison,  dit  Kerjean, 
en  embrassant  Paradis;  voilà  ce  qui  s'appelle  parler, 
et  le  découragement  n'a  jamais  servi  de  rien.  Mainte- 
nant, messieurs,  je  dois  vous  faire  mes  adieux,  je  pars 
cette  nuit,  avec  de  Bussy  et  ses  volontaires,  pour  Pon- 
dichéry. Nous  allons  par  terre  puisqu'il  n'y  a  plus  de 
navires.  Si  vous  avez  des  commissions  pour  la  capi- 
tale, faites-les-moi  tenir  dans  une  heure.  Je  vous  dis  ; 
A  revoir  et  à  bientôt.  Quel  qu'il  soit,  le  dénouement 
ne  peut  plus  tarder,  et  votre  captivité  touche  à  sa 
fin.  Votre  indigne  geôlier  va  être  forcé  de  quitter  la 
place.  A  revoir  donc,  messieurs,  et  bon  courage! 

Après  avoir  serré  les  mains  de  ses  amis,  le  jeune 
officier  s'éloigna  rapidement. 


vil 


PONDICHÉRY 


Une  jolie  maison,  carrée,  petite,  tout  enveloppée 
de  beaux  arbres  qui  la  rafraîchissent,  dans  l'avenue 
de  Valdaour,  hors  des  murs  de  Pondichéry.  Un  seul 
étage,  au-dessus  du  rez-de-chaussée,  et  pour  toit  une 
terrasse,  entourée  de  pilastres  peints  en  rose  clair. 
Devant  les  fenêtres,  une  galerie  courant  tout  autour 
du  logis,  soutenue  d'en  bas  par  des  colonnes  carrées 
et  soutenant  l'avancement  du  toit  par  des  colonnes 
rondes,  le  tout  badigeonné  d'un  tendre  ton  rose, 
rehaussé  de  vert  pâle. 

L'intérieur  de  l'habitation  est  simple  et  coquet  :  au 
rez-de-chaussée,  un  grand  salon,  qui  sert  de  salle 
à  manger,  entouré  de  divans  chargés  de  coussins  ;  au 
premier,  la  chambre  à  coucher  avec  des  nattes  vertes 
sur  le  sol,  des  stores  devant  les  grandes  baies  ouvrant 
sur  la  galerie  ;  la  bibliothèque  où  sont  alignés  des 
livres  assez  peu  nombreux,  mais  tout  usés  par  le  tra- 
vail ;  le  cabinet  de  toilette,  doublé  par  une  glace  qui 


PONDICHÉRY  85 

occupe  tout  un  panneau.  Dans  un  autre  corps  de  logis 
sont  les  écuries  et  les  communs. 

Le  marquis  de  Bussy  a  fixé  sa  résidence  dans  cette 
maison,  installée  par  une  famille  de  commerçants 
français,  qui  était  venue  chercher  fortune  aux  Indes. 
Mais  il  ne  reste  de  cette  famille  qu'une  jeune  fille  : 
Marion,  orpheline,  qui,  pour  vivre,  loue  la  maison, 
son  seul  héritage,  à  de  nobles  officiers,  et  tient,  au 
besoin,  leur  ménage,  en  qualité  de  gouvernante. 

Marion,  la  gracieuse  orpheline  aux  doux  yeux  cou- 
leur de  myosotis;  Naïk,  qui,  vêtu  maintenant  d'une 
longue  chemise  blanche  serrée  à  la  taille  par  une 
ceinture  rouge,  coiffé  d'un  léger  turban  de  mous- 
seline, des  anneaux  d'argent  à  ses  bras  nus,  et  au  cou 
un  grand  collier  en  graines  de  vanda,|  a  fort  bon 
air;  deux  soldats,  et  quelques  noirs,  pour  la  cuisine 
et  l'écurie,  tels  sont  les  serviteurs  qui  composent  la 
maison  du  jeune  capitaine,  obligé  à  de  grandes  épar- 
gnes, en  attendant  la  réalisation  des  espérances,  fon- 
dées sur  l'avenir,  et  qui  sont  tout  son  avoir. 

Quelques  jours  après  son  arrivée  à  Pondichéry, 
il  attendait  le  chevalier  de  Kerjean  qui  devait  venir 
le  prendre  pour  le  présenter  à  Dupleix.  Il  était  agité, 
un  peu  ému.  Accoudé  à  la  galerie  du  premier  étage, 
il  songeait  à  la  France,  quittée  pour  toujours  peut- 
être,  et  il  revoyait  sa  bonne  mère,  là-bas,  au  fond  du 
Soissonnais.  Ah!  si  elle  venait  vraiment  cette  fortune 
qu'il  ambitionnait,  quelle  joie  il  aurait  à  lui  rendre, 
à  la  chère  marquise,  le  luxe  de  son  rang,  à  lui  faire, 
après  une  triste  jeunesse,  une  vieillesse  heureuse! 
Pour  réussir,  il  fallait   avant  tout  tâcher  de  plaire 


86  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

au  gouverneur  de  l'Inde,  lui  inspirer  confiance,  être 
guidé  par  lui.  Qu'était-ce,  en  somme,  ce  Dupleix?  Dans 
le  principe,  un  simple  marchand;  un  employé  de  la 
compagnie,  aux  émoluments  les  plus  modestes;  et 
pourtant,  en  peu  d'années,  il  avait  fait  non  seulement 
sa  fortune,  mais  celle  de  cette  compagnie  qui  était 
sur  le  point  de  périr  lorsqu'il  était  venu  dans  l'Inde. 
Maintenant  c'était  presque  un  roi  :  il  avait  reçu  des 
lettres  de  noblesse,  avec  la  croix  de  Saint-Louis,  et  sa 
renommée  grandissait.  Il  est  vrai  qu'il  avait  du  génie, 
qu'il  avait  fait  des  merveilles  et  que  plus  d'une  fois, 
abandonné  de  tous,  il  était  parvenu  à  sauver  la 
colonie.  Mais  lui  aussi  se  sentait  capable  de  grandes 
choses  si  l'occasion  de  les  accomplir  se  présentait. 
Oui,  être  remarqué  par  Dupleix.  c'était  là  le  premier 
pas  vers  la  fortune. 

—  En  grande  tenue,  c'est  parfait,  s'écria  Kerjeaa 
qui  venait  d'arriver  :  mon  oncle  est  sévère  sur  l'éti- 
quette, j'avais  oublié  de  vous  en  prévenir. 

Et  il  admirait,  avec  une  pointe  d'envie,  l'élégance 
et  la  grâce  de  son  compagnon,  dans  son  habit  bleu 
de  roi  agrémenté  d'or,  entr'ouvert  sur  le  gilet  et  la 
culotte  rouge.  Il  admirait  la  main  blanche  et  fémi- 
nine, et  la  jambe  bien  faite  dont  le  bas  de  soie  sati- 
nait les  rondeurs. 

—  Vous  êtes  superbe,  dit-il  avec  un  soupir,  vous 
allez  nous  enlever  le  cœur  de  toutes  nos  belles. 

—  Ne  raillez  pas,  dit  Bussy,  je  me  trouve  horrible 
dans   cet   habit  militaire   dont  les  couleurs   hurlent 

.  d'être  ensemble. 

—  Si  l'habit  est  imparfait,  il  est  certain  que  vous 


PONDICHÉRV  87 

l'embellissez.  Mais  rassurez-vous,  nous  aurons  l'occa- 
sion de  déployer  toutes  nos  grâces,  dans  le  costume 
qui  nous  plaira,  au  prochain  bal  chez  le  gouverneur. 

Marion  s'avança  pour  donner  à  Bussy  son  épée  et 
son  tricorne  galonné  d'or,  et  les  deux  jeunes  gens 
sortirent,  à  pied. 

Il  faisait  un  temps  délicieux.  La  mousson,  qui  souf- 
flait maintenant  régulièrement,  amenant  des  pluies 
fréquentes,  rafraîchissait  l'air  et  faisait  tout  fleurir  et 
verdoyer.  Bussy  s'émerveillait  de  Pondichéry,  qui 
semblait  un  parc  immense. 

—  C'est  Versailles,  disait-il.  mais  un  Versailles 
tropical,  avec  une  végétation  géante  dont  le  roi-soleil 
n'a  pu  imaginer  la  splendeur. 

—  Nous  sommes  ici  dans  le  quartier  noble,  dit 
Kerjean;  à  l'intérieur  des  murailles,  la  ville  n'est  pas 
aussi  fraîche  et  agréable,  quoique  très  embellie  déjà 
par  mon  oncle.  Tout  cet  espace  qui  enveloppe  Pon- 
dichéry depuis  la  mer  jusqu'à  la  rivière  d'Ariancopan 
sur  une  largeur  d'un  mille,  en  formant  un  demi-cercle 
de  six  milles  de  long,  est  enfermé  par  une  haie  formi- 
dable, faite  de  cocotiers  et  de  palmiers,  renforcée  par 
le  bas  d'aloès  et  de  cactus  énormes  qui  la  rendent 
impénétrable.  C'est  une  défense  très  sérieuse  contre 
la  cavalerie,  et  l'infanterie  se  déchirerait  ferme  à 
essayer  de  la  franchir.  Cette  haie  bornait  autrefois  le 
terrain  concédé  aux  Français  par  les  princes  du  pays; 
on  l'appelle  encore  la  Haye-de-limite.  11  faut  voir  cela, 
c'est  très  curieux. 

—  Alors,  c'est  ici  que  loge  la  bonne  société  ? 

—  La  bonne  et  la  médiocre,  tous  ceux  qui  possè- 


88  LA   CONQUETE   DU   PARADIS 

dent  quelques  revenus  tiennent  à  honneur  d'habiter 
le  quartier  élégant.  D'ailleurs,  comme  la  colonie  est 
avant  tout  commerçante,  on  a  quelques  égards  pour 
les  marchands,  et  la  société  est  forcément  très  mêlée. 

—  Louis  XIV  n'a-t-il  pas  déclaré  qu'un  homme  de 
noble  naissance  ne  dérogeait  pas  en  faisant  le  trafic 
avec  les  marchands  de  l'Inde? dit  Bussy.  Cela  crée  pour 
eux  une  sorte  de  privilège. 

Sans  qu'il  y  eût  cohue,  on  voyait  se  suivre  et  se 
croiser  dans  les  avenues,  toutes  sortes  de  véhicules  : 
des  palanquins,  portés  par  des  noirs  et  escortés  d'un 
triple  rang  de  gardes  vêtus  de  blanc  ;  des  chaises  à  por- 
teurs richement  peintes  et  vernies,  tenues  par  des 
laquais  en  livrée;  des  chars,  à  toit  doré,  traînés  par 
des  bœufs  ;  et  de  vastes  carrosses,  surmontés  de 
galeries  à  jour,  montrant  des  portières  blasonnées. 
Parfois  un  chameau,  portant  un  messager,  se  hâtait 
en  grommelant,  ou  bien  un  éléphant,  ayant  sur  son 
cou  le  mahout  lui  piquant  l'oreille  et  sur  son  dos 
quelque  seigneur  hindou,  passait  la  trompe  basse  et 
repliée,  couvert  d'une  housse  rouge,  brodée  aux  coins, 
que  chacun  de  ses  larges  pas  faisait  flotter  et  claqueter. 

La  résidence  du  gouverneur  de  l'Inde  était  cons- 
truite dans  le  style  du  palais  de  Versailles  ;  mais  avec 
un  luxe'plus  voyant,  plus  coloré,  et  certaines  conces- 
sions au  climat  du  pays,  telles  que  vérandas  et  galeries 
ouvertes. 

Les  deux  officiers  pénétrèrent  dans  la  cour  d'hon- 
neur, gardée  par  des  grenadiers  et  par  des  cipayes, 
et,  comme  Kerjean  était  du  palais,  l'huissier  de  service 
les  laissa  entrer  dans  le  parc  sans  les  accompagner. 


PONDICHÉRY  89 

Ce  parc  ne  ressemblait  en  rien,  lui,  au  jardin  taillé 
et  régulier  du  palais  de  Versailles  ;  il  était  absolu- 
ment féerique  :  les  plus  belles  plantes  de  l'Inde,  ras- 
semblées et  groupées  avec  art,  formaient  des  gammes 
de  nuances  depuis  le  vert  le  plus  pâle  jusqu'au  vert 
noir,  d'un  effet  extraordinaire;  des  feuilles  d'une  lar- 
geur inusitée,  métalliques  et  découpées,  d'autres 
minces  et  flottantes  comme  des  flots  de  rubans, 
d'autres  raides  et  tranchantes,  hérissées  d'épines, 
quelques-unes  légères  et  vaporeuses  pareilles  à  des 
plumes  et  à  de  la  fumée,  s'étageaient,  s'escaladaient, 
se  faisant  valoir,  tandis  qu'au-dessus  d'elles  des  troncs 
droits,  s'élançant  d'un  seul  jet,  déployaient  très  haut 
des  panaches  et  des  gerbes  translucides,  jaillissant 
du  milieu  d'écorces  déchirées  et  de  fibrilles  brunes 
emmêlées  et  pendantes  comme  des  chevelures.  Parmi 
toutes  ces  verdures  étaient  répandues  une  profusion 
de  fleurs  inconnues  dont  les  chauds  parfums  alour- 
dissaient l'air,  et  des  milliers  d'oiseaux  et  de  papil- 
lons, criant,  chantant,  voletant,  mettaient  partout 
comme  un  pétillement  de  flammes. 

Bussy  s'avançait  ravi,  lentement. 

Tout  à  coup,  dominant  le  concert  des  oiseaux,  une 
plainte  musicale  et  douce  se  fît  entendre.  C'était  la 
voix  d'un  violon  qui  pleurait  et  frémissait,  filait  des 
sons,  égrenant  une  mélodie  mélancolique  et  touchante. 

—  Chut!  dit  Kerjean  un  doigt  sur  les  lèvres,  c'est 
mon  oncle. 

Ils  s'arrêtèrent  sous  une  fenêtre  grande  ouverte  d'où 
venaient  les  sons. 

—  Voyez-vous,  il  compose,  reprit  Kerjean  à  voix 


90  LA  CONQUÊTE    DU   PARADIS 

basse,  et,  à  en  juger  par  la  mélodie,  son  âme  est 
triste. 

Ils  écoutèrent,  en  retenant  leur  respiration,  tant 
que  chanta  le  violon.  Il  se  tut  subitement,  après  une 
coda  tumultueuse,  sur  un  accord  nerveux  et  violent, 
comme  si  le  musicien  entendait  dire  que  les  douleurs 
et  les  obstacles  il  les  fallait  vaincre  par  la  force  d'âme 
et  la  volonté. 

Peu  après,  Dupleix  parut  à  la  fenêtre,  tenant  encore 
son  instrument.  Il  était  en  manches  de  chemise,  le 
jabot  de  dentelle  un  peu  froissé. 

—  Bravo!  mon  oncle!  bravo  !  s'écria  Kerjean. 

—  Ah  !  vous  m'écoutiez,  monsieur  l'indiscret? 
Et  apercevant  Bussy,  Dupleix  le  salua. 

—  Montez,  ajoula-t-il,  je  suis  à  vous.  Et  il  se  retira 
vivement  de  la  fenêtre. 

Quelques  instants  après,  ils  étaient  introduits  dans 
un  salon  somptueux,  et  bientôt,  une  riche  portière 
s'écartant,  Dupleix  parut.  Il  avait  passé  un  habit  très 
simple,  gris  de  lin,  sans  broderie. 

En  voyant  de  près  le  gouverneur,  celui  que  les 
indigènes,  autant  que  les  Européens,  appelaient  : 
«  le  grand  gouverneur  »,  Bussy  ressentit  comme  une 
commotion,  tant  il  eut  l'impression  vive  d'être  en 
présence  d'un  homme  vraiment  supérieur,  d'un  domi- 
nateur, d'un  maître. 

Dupleix  n'avait  pas  encore  cinquante  ans  et  aucune 
trace  de  fatigue  n'altérait  l'énergie  de  ses  traits  ;  il 
apparaissait  dans  toute  la  plénitude  de  sa  beauté 
morale  et  physique,  la  noblesse  des  pensées  embellis- 
sant la  forme.  Il  avait  le  front  haut  et  vaste,  le  nez 


PONDICHÉRY  91 

droit,  la  bouche  fine  et  sérieuse,  le  bas  du  visage 
large  et  ferme,  signe  d'une  indomptable  volonté.  Ses 
yeux  noirs,  grands,  très  doux  d'ordinaire,  dardaient 
par  moments  un  regard  d'un  éclat  et  d'une  pénétration 
extraordinaires,  une  flamme  difficile  à  soutenir. 

Ce  fut  un  regard  semblable  que,  tout  d'abord,  il 
attacha,  en  silence,  sur  de  Bussy,  comme  s'il  eût  voulu 
le  voir  jusqu'à  l'âme;  et  il  y  avait  dans  ce  regard 
une  anxiété  et  un  espoir,  quelque  chose  qui  sem- 
blait dire  :  «  Peut-être  celui-ci  est-il  l'homme  que  je 
cherche.  » 

Malgré  son  émotion,  Bussy  ne  baissa  pas  les  yeux; 
sans  orgueil,  mais  sans  faiblesse,  il  soutint  cet  interro- 
gatoire muet  et  laissa  lire  dans  le  bleu  sombre  de  ses 
prunelles.  Mais  Dupleix  adoucit  vite  l'expression  de 
ses  yeux,  et,  rompant  ce  silence  qui  pouvait  paraître 
blessant,  il  s'avança  avec  un  sourire  affable. 

—  Capitaine,  dit-il,  c'est  une  véritable  joie  pour 
moi  de  vous  voir  ici;  je  n'ai  entendu  de  vous  que  des 
éloges,  et  je  dois  même  vous  présenter  des  excuses  : 
si  nous  ne  demandons  pas  pour  vous  la  croix  de 
Saint-Louis,  c'est  qu'il  y  a  d'autres  officiers  qui  ont 
plus  d'années,  s'ils  ont  moins  de  mérite,  et  il  faut 
avoir  quelque  égard  pour  l'ancienneté. 

—  Monsieur,  dit  Bussy  en  s'inclinant,  votre  appro- 
bation me  sera  toujours  plus  précieuse  que  toutes  les 
croix  du  monde. 

Dupleix  interrogea  amicalement  le  jeune  officier 
sur  sa  position,  sur  ses  états  de  service  et  sur  ses 
projets.  Il  l'écoutait  avec  attention  et  intérêt. 

—  Pourriez-vous,  sans  répugnance,  vous  établir 


92  LA    CONQUÊTE    DU    PARADIS 

dans  l'Inde  pour  de  longues  années?  lui  demanda-t-il 
enfin. 

—  J'ai  l'idée,  répondit  Bussy,  que  ma  destinée  s'y 
accomplira,  et,  sans  le  connaître  encore  complète- 
ment, j'aime  ce  pays  avec  passion. 

—  Il  ne  vous  dit  pas  tout,  mon  oncle,  fit  remar- 
quer Kerjean,  il  parle  le  tamoul  couramment  et,  je 
crois,  aussi  le  persan. 

—  Vraiment  !  s'écria  Dupleix,  en  jetant  encore  sur 
Bussy  un  regard  brillant  d'espoir;  voilà  ce  que  je  n'ai 
pu  obtenir  d'aucun  de  mes  officiers,  pas  même  de  ce 
paresseux  de  Kerjean. 

—  Ah!  mon  oncle!  je  me  battrai  tant  que  vous 
voudrez,  je  verserai  tout  mon  sang  pour  vous  avec 
joie,  mais  ne  me  demandez  pas  d'apprendre  quelque 
chose.  J'ai  toujours  été  un  mauvais  écolier. 

—  Oui,  je  sais;  très  brave,  très  dévoué,  mais  une 
mauvaise  tête,  folle  de  plaisir,  dit  Dupleix  avec  un 
sourire  indulgent. 

—  Que  voulez-vous,  la  jeunesse  n"a  qu'un  temps! 
soupira  Kerjean. 

—  Allons,  je  dois  vous  quitter,  dit  le  gouverneur 
en  se  levant;  j'ai  quarante  personnes  à  recevoir.  Ah! 
j'aurai  quelque  peine  à  leur  faire  bon  visage. 

—  Seriez-vous  souffrant? 

—  Non,  mais  inquiet  et  d'humeur  fort  sombre. 

—  Quelque  malheur  nouveau  menace-t-il  la  colonie? 
demanda  vivement  Kerjean;  vous  ne  nous  dites  rien 
de  Madras;  nos  amis  sont-ils  enfin  libres?  La  Bour- 
donnais est-il  dompté? 

—  Je  suis  écœuré  de  la  conduite  de  cet  homme,  dit 


PONDICHÉRY  93 

Diipleix  avec  une  expression  douloureuse,  il  est  à 
peine  croyable  que  ce  soit  celui  qui  compte  dans  sa 
vie  tant  de  grandes  actions,  le  fondateur  de  la  colonie 
de  Bourbon,  qui  vient  de  nous  donner  un  aussi  déso- 
lant spectacle.  J'ose  à  peine  vous  dire  par  quel 
crime  il  clôt  cette  campagne. 

Et  Dupleix  regarda  autour  de  lui  pour  voir  si  la 
salle  était  vide. 

—  Le  croiriez-vous,  messieurs,  continua-t-il  en 
baissant  la  voix,  pour  se  tirer  d'afTaire,  il  a  commis 
un  véritable  faux!  il  s'est  permis  d'intercaler  dans  le 
traité  de  rançon  un  article  déclarant  que  le  gouver- 
neur anglais  et  son  conseil  cesseront,  afin  de  pou- 
voir traiter,  d'être  prisonniers  de  guerre  au  moment 
où  ils  entreront  en  négociations.  Cela  fait,  il  affirma 
aux  Anglais  que  le  gouvernement  de  Pondichéry 
s'engageait  à  restituer  Madras  moyennant  onze  cent 
mille  pagodes,  et  que  l'évacuation  était  fixée  en  jan- 
vier. Or,  il  avait  dans  sa  poche  à  ce  moment  même 
la  lettre  par  laquelle  nous  rejetions  définitivement 
cet  arrangement. 

—  C'est  monstrueux!  s'écria  Kerjean. 

—  Maintenant  il  rassemble  en  hâte  les  débris  de 
son  escadre  et,  sachant  fort  bien  qu'il  dupe  les 
Anglais  et  que  nous  ne  tiendrons  pas  ses  promesses, 
il  part,  ou  plutôt  s'enfuit,  emportant  son  butin,  et 
couvert  de  malédictions,  lui  que  nous  avons  reçu 
comme  un  messie!  Ah!  ajouta-t-il  avec  un  soupir, 
la  conquête  de  Madras  nous  coûte  cher  et  nous  laisse 
en  face  d'un  abîme;  mais  c'est  néanmoins  une  victoire 
importante,  et  il  faut  nous  en  réjouir,  ostensiblement. 


94  LA    CONOT^'l^'l'E    DU    PARADIS 

C'est  pourquoi  je  donne  une  fête  la  semaine  pro- 
chaine. Vous  nous  ferez,  je  l'espère,  le  plaisir  et 
l'honneur  d'y  assister,  monsieur  de  Bussy?  Allons, 
je  me  sauve,  ajouta-t-il  en  faisant  un  geste  d'adieu, 
jamais  je  ne  pourrai  expédier  toutes  mes  audiences. 


YIIl 


LANGUEURS 


—  Ourvaci!  Son  nom  est  Ourvaci,  disait  Naïk  en 
agitant,  au-dessus  de  son  maître,  une  queue  de  yak 
pour  chasser  les  insectes. 

Bussy  était  couché,  tout  alangui  par  la  chaleur  et 
les  parfums  des  buissons,  dans  un  hamac,  oscillant 
entre  deux  arbres  de  son  jardin. 

—  Ourvaci!  répéta-t-il,  quel  étrange  nom!  Il  a  de 
la  douceur,  cependant.  Qu'était-ce  qu'Ourvaci? 

—  Une  étoile,  ou  plutôt  une  nymphe  du  ciel,  qui 
encourut  la  colère  d'Indra,  parce  qu'elle  devint  amou- 
reuse d'un  mortel. 

—  Eh  bien,  l'histoire  pourrait  se  recommencer  : 
une  reine  amoureuse  d'un  barbare  !  l'on  dit  que  la 
haine  conduit  assez  volontiers  à  l'amour.  Mais  ne 
m'as-tu  pas  raconté  qu'elle  est  fiancée  à  un  prince 
musulman?  Gomment  cela  se  peut-il  :  un  Maure  doit 
lui  être  autant  en  horreur  que  moi-même? 

—  Je  ne  sais,  maitre,  répondit  Naïk,  on  pardonne 


96  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

beaucoup  à  ceux  qui  possèdent  le  pouvoir;  il  est  pos- 
sible que  la  sûreté  de  son  petit  royaume,  en  danger 
peut-être,  lui  fasse  accepter  une  protection  et  une 
alliance  qui  doivent  lui  déplaire,  en  effet. 

—  Kt  le  Panch-Anan,  comment  se  tire-t-il  de  là? 

—  La  crainte  de  perdre  un  riche  apanage,  si  la 
reine  était  dépossédée,  doit  lui  suggérer  mille  subti- 
lités pour  démontrer  la  possibilité  du  mariage  et 
excuser  le  sacrilège.  Une  des  conditions,  d'ailleurs, 
est  qu'on  respectera  les  croyances  de  la  reine. 

—  Le  fiancé,  qui  est-ce? 

—  Un  prince  de  la  maison  de  Nizam-el-Molouk,  le 
vieux  Soubab,  c'est-à-dire  le  roi  du  Dekan.  Ce  prince 
peut  arriver  un  jour  au  pouvoir,  et  le  Dekan  c'est  la 
moitié  de  l'Inde! 

—  Que  suis-je  en  effet  à  côté  d'une  pareille  puis- 
sance! dit  Bussy,  et  cependant  je  lutterais,  si  j'étais 
indépendant  et  riche.  Ah!  Naïk,  parmi  les  légendes 
qu'on  se  raconte  le  soir  au  clair  de  lune,  dans  les  bos- 
quets de  bambous,  ne  connais-tu  pas  quelque  histoire 
vraisemblable  de  trésor  caché? 

—  Si  l'on  écoute  la  légende,  il  y  a  des  trésors 
cachés  sous  tous  les  arbres,  dans  toutes  les  ruines, 
dit  Naïk  en  riant,  mais  en  général  ceux  qui  les  cher- 
chent meurent  de  misère. 

—  Alors,  cherchons  autre  chose,  soupira  Bussy. 
Ah!  vois-tu,  je  suis  dans  un  mauvais  jour  et  je  n'ai 
pas  la  force  de  réagir  contre  cette  folie  que  je  ne  peux 
même  plus  te  cacher.  Se  sentir  immobilisé  comme 
dans  une  glu!  ne  pouvoir  agir,  tenter  quelque  chose, 
me  rapprocher  d'elle,  rôder  autour  des  lieux  qu'elle 


LANGUEURS  97 

habite,   la  guetter,   la  surprendre!  c'est    cela,  c'est 
cette  inaction  qui  m'enfièvre  et  m'exaspère. 

—  Eh  bien,  partons,  allons  à  Bangalore. 

—  Tu  ne  doutes  de  rien,  brave  Naïk,  dit  le  marquis 
en  souriant  :  déserter  mon  poste,  me  déshonorer, 
mériter  la  mort,  rien  que  cela. 

—  Alors,  laisse-moi  partir.  Je  tâcherai  de  m'intro- 
duire  encore  auprès  d'elle  et  de  te  renseigner. 

—  Non,  non.  Qu'apprendrais-tu  de  plus?  Et  puis 
que  deviendrais-je  si  tu  n'étais  plus  là,  pour  entretenir 
mon  mal  comme  tu  dis.  Ah!  quand  je  pense  que  je 
l'ai  tenue  dans  mes  bras  et  que  je  n'en  ai  pas  même 
eu  conscience!  continua-t-il  en  se  cachant  le  visage 
dans  les  mains. 

Naïk  essaya  de  le  calmer  en  balançant  doucement 
le  hamac  comme  s'il  eût  bercé  un  enfant. 

— ^  11  y  a  des  plantes  mystérieuses,  dit-il  à  demi- 
voix,  des  plantes  dont  on  compose  un  breuvage  tout- 
puissant  qui  réalise,  dans  les  rêves,  les  désirs  des 
veilles;  je  chercherai  ces  plantes,  je  composerai  le 
breuvage,  et  la  divine  Maya  '  te  visitera. 

—  Serais-tu  sorcier?  demanda  le  marquis  ;  en  ce 
cas,  fabrique  plutôt  un  philtre  qui  la  brûle  d'amour 
pour  moi. 

—  Il  existe  aussi  de  pareils  philtres;  il  est  vrai  que 
c'est  un  crime  de  les  composer  et  de  s'en  servir.  Je 
commettrai  le  sacrilège,  si  tu  le  veux;  mais  pour 
réussir  il  faut  attendre  l'époque  où  les  salamandres 
sont  en  amour. 

1.  L'Illusion. 


98  LA    CONUUÉTK    Dl"    PAUADIS 

—  Avec  quel  sérieux  tu  me  dis  cela!  s'écria  Bussy, 
qui  ne  put  s'empêcher  de  rire;  loi  dont  l'esprit  est  si 
lucide  et  si  libre  de  préjugés,  comment  peux-tu  ajouter 
foi  à  de  pareilles  momeries? 

—  La  nature  est  pleine  de  mystères,  dit  Naïk  gra- 
vement, nous  passons  à  côté  de  merveilles  sans  les 
voir,  parce  qu'elles  sont  pour  nos  sens  imparfaits  cou- 
vertes d'un  double  voile;  mais  il  est  des  sages  qui,  à 
force  de  vertu,  et  d'absorption  dans  une  même  pensée, 
ont  déchiré  quelques-uns  de  ces  voiles  et  ont  vu  le 
secret  des  miracles. 

—  Tu  es  convaincu,  je  ne  veux  pas  te  contrarier, 
dit  le  marquis.  A  quelle  époque  les  salamandres 
deviennent- elles  amoureuses? 

—  Au  commencement  du  mois  de  Tchitar. 

—  Alors,  nous  en  sommes  loin!  En  attendant,  dis- 
moi  le  nom  de  ce  prince  du  Dekan  qui  doit  épouser 
la  reine,  afin  que  je  puisse  le  reconnaître,  s'il  m'ar- 
rive  de  le  rencontrer. 

—  On  le  nomme  Sayet  Mahamet  Khan,  Assef  Daoula 
Bâhâdour,  Salabet  Cingli. 

—  Pas  plus? 

—  La  plupart  de  ces  noms  sont  des  titres  ;  mais  on 
appelle  le  prince  plus  simplement  :  Salabet  Gingh,  le 
Lion  terrible. 

—  Est-il  jeune? 

—  Tout  jeune,  à  peine  vingt  ans. 

—  Est- il  beau? 

—  Je  ne  l'ai  jamais  vu,  maître,  dit  Naïk,  et  je  ne 
sais  rien  de  lui. 

—  Pas  même  où  il  réside? 


LANGUEURS  '-lO 

—  On  l'ignore  ;  il  fuit  la  cour  du  vieux  Nizam-ol- 
Molouk,  où  l'assassinat  et  le  poison  sont  à  craindre 
pour  lui. 

—  Pourquoi  cela?  a-t-il  des  ennemis? 

—  Pas  plus  qu'un  autre  ;  mais  autour  des  trônes 
c'est  ainsi.  Le  soubab  a  plus  de  cent  ans.  et  l'on  dit 
que  sa  succession  sera  très  disputée. 

—  Alors,  mon  rival  s'appelle  le  Lion  terrible,  reprit 
Bussy,  après  un  silence,  il  a  vingt  ans.  il  est  prince, 
et  peut  espérer  être  le  maître  d'un  des  plus  beaux 
royaumes  du  monde.  Voilà  bien  des  avantages  sur  un 
simple  capitaine  des  volontaires! 

—  Mais  il  n'est  pas  aimé  sans  doute.  Ce  mariage 
dont  on  parle  depuis  longtemps,  est  toujours  retardé. 

—  Peut-être  ce  Salabet  Cingh  est-il  très  laid,  dif- 
forme, peut-être  est-il  boiteux  comme  Timour,  dit 
Bussy  en  riant.  Pendant  que  nous  y  sommes,  nous 
pouvons  accumuler  sur  sa  tête  toutes  les  malchances 
et  impossibilités  de  plaire;  ce  qui  ne  mettra  pas  un 
atout  de  plus  à  notre  jeu.  Ah!  mon  Naïk,  j'ai  bien 
besoin  de  ton  philtre  sacrilège,  et  j'aurai  du  mal  à 
attendre  le  bon  plaisir  des  salamandres! 

Et  Bussy  ferma  les  yeux  comme  pour  dormir;  mais 
Naïk,  penché  vers  lui  et  l'éventant  doucement,  l'en- 
tendit bientôt  murmurer  : 

—  Vraiment!  rien  n'est  aussi  délicieux  que  ce  nom 
dOurvaci  ! 


•^jnîversitas 


ÏX 


UNE    FÈÏE    CHEZ    LE    GOUVERNEUR    DE    L  INDE 


L'un  des  Suisses  gigantesques  qui  jetaient,  à  tue- 
tète,  les  noms  et  les  titres  des  arrivants,  à  l'entrée 
de  l'immense  salle,  toute  resplendissante  d'or  et  de 
lumière,  cria,  en  dominant  le  brouhaha  : 

—  Le  marquis  Charles  de  Bussy,  capitaine  des 
volontaires  ! 

Le  jeune  homme  entra,  et  il  se  crut  dans  une  fête 
travestie  tant,  autour  de  lui,  les  nations  et  les  cos- 
tumes étaient  mêlés.  Les  femmes  presque  toutes 
pourtant  portaient  le  costume  français,  suivant  du 
plus  près  possible  les  modes  de  Versailles;  et  elles 
tenaient  une  place  énorme  avec  leurs  jupes  à  paniers. 

Dupleix  était  debout,  sous  un  dais  fleurdelisé,  près 
d'un  fauteuil,  très  semblable  à  un  trùne,  en  habit 
tout  chamarré  d'or,  traversé  du  grand  cordon  de 
Saint-Louis;  sa  femme,  à  ses  côtés,  était  assise. 

Un  grand  espace  restait  vide  devant  eux,  et  les 
invités  s'y  avançant  en  bon  ordre,  venaient  les  saluer. 


UNE    FÊTE   CHEZ   LE   GOUVERNEUR   DE   l'iNDE        101 

puis  passaient.  Diipleix  répondait,  par  un  salut,  par 
un  sourire,  par  une  phrase  affectueuse.  Au-devant  de 
certains  personnages  importants  il  faisait  quelques 
pas;  puis  la  foule  se  répandait  dans  les  salons,  sous 
les  galeries,  à  travers  les  jardins  illuminés,  formant 
une  cohue  brillante  et  joyeuse. 

Quand  Bussj^  s'approcha  à  son  tour,  Dupleix  lui 
tendit  la  main  et  le  présenta  à  sa  femme. 

—  Elle  est  mon  ministre  le  plus  habile,  dit-il  en 
souriant,  la  moitié  de  moi-même.  C'est  la  bégum 
Jeanne,  comme  l'appellent  les  indigènes,  ce  qui  veut 
presque  dire  la  reine.  Défiez-vous  d'elle,  elle  sait  tous 
les  dialectes  de  l'Inde. 

La  bégum  riait.  Elle  était  très  séduisante  et  très 
superbe,  à  demi  Indienne  de  type,  vêtue  de  brocart 
d'argent  et  couverte  de  pierreries  comme  une  idole. 

—  N'écoutez  pas  mon  mari,  dit -elle  à  Bussy  en 
hindoustani;  son  affection  pour  moi  l'aveugle. 

—  Mériter  l'amour  d'un  tel  homme,  madame,  ré- 
pondit-il, dans  la  même  langue,  c'est  le  plus  glorieux 
des  triomphes.  Vous  voir  l'un  près  de  l'autre  c'est 
voir  Rama  et  Sita. 

—  Il  parle  fort  bien, dit-elle  à  Dupleix,  à  demi-voix, 
pendant  que  Bussy  s'éloignait. 

Kerjean  était  à  quelques  pas  au  milieu  d'un  groupe 
de  jeunes  filles.  Il  courut  à  son  ami  : 

—  Venez  par  ici,  ne  vous  perdez  pas  au  milieu  de 
cette  foule  d'inconnus;  je  vais  vous  présenter  à  de 
charmantes  personnes. 

Les  jeunes  filles  se  turent  et  cessèrent  de  rire,  exa- 
minant, sans  en  avoir  l'air,  le  nouveau  venu,  dont  la 

6. 


102  LA  CONQUÊTE  DU  PAUADIS 

bonne  mine  les  frappait.  Il  était  fort  bien,  en  effet, 
dans  son  élégant  costume  apporté  de  Paris  et  d'une 
coupe  parfaite.  L'babit  de  taffetas  changeant  se 
fronçait  légèrement  aux  pans  pour  former  paniers; 
les  parements  et  les  revers  disparaissaient  sous  une 
soutache  bleue  et  argent;  le  gilet,  de  satin  bleu  clair 
comme  la  culotte,  était  finement  brodé  de  petites 
roses  et  de  myosotis;  le  bas  de  soie  moulait  ia  jambe 
fine,  et  les  souliers  à  hauts  talons  exagéraient  la 
petitesse  du  pied. 

—  M.  le  marquis  de  Bussy:  ma  sœur,  Louise  de 
Kerjean. 

Une  jeune  fille,  mince  et  gracieuse,  ressemblant 
assez  à  Kerjean,  fit  une  révérence. 

—  Mlle  d'Auteuil,  Mlle  de  Bury  et  ma  cousine,  que 
je  garde  pour  la  fin,  Mlle  Chonchon. 

Mlle  Chonchon  baissa  les  yeux,  ouvrit  et  ferma  son 
éventail.  Grasse,  un  peu  trop,  ce  qui  était  délicieux  à 
son  âge.  elle  avait  à  peu  près  dix-sept  ans,  ses  grands 
yeux  noirs  agitaient  des  cils  superbes,  et  elle  gardait 
quelque  chose  de  l'indolence  orientale  dans  sa  toilette 
parisienne,  en  satin  rose  pâle  broché  de  blanc,  avec 
son  corsage  long  et  baleiné  à  échelle  de  rubans. 

Des  orchestres,  sur  des  estrades  enguirlandées  de 
fleurs,  se  faisaient  entendre.  On  jouait  une  gavotte. 

—  Avez-vous  une  danseuse?  demanda  Kerjean  à 
Bussy. 

—  Si  mademoiselle  Chonchon  daigne  consentir? 
dit  Buss^y  en  s'inclinant. 

Chonchon  mit  le  bout  de  ses  doigts  dans  la  main 
du  jeune  homme. 


UNE    FÊTE    CHEZ    LE    GOLVERNEIR    DE    l'iNDE         103 

—  Comment!  ma  cousine  accepte?  Mais  c'est  un 
triomphe!  s'écria  Kerjean;  elle  est  si  paresseuse 
qu'elle  répond,  le  plus  souvent,  qu'elle  est  engagée. 

La  jeune  fille  donna  un  coup  d'éventail  à  Kerjean. 

—  Pourquoi  dire  tout  de  suite  mes  défauts? 
Kerjean  se  sauva  avec  Mlle  d'Auteuil,  suivant  sa 

sœur,  qu'un  jeune  homme  emmenait. 

On  dansait  dans  plusieurs  salons,  dans  les  galeries 
et  sous  un  grand  vélum,  dans  le  jardin;  c'est  là  que 
Chonchon  entraîna  son  cavalier,  parce  qu'il  y  faisait 
plus  frais,  disail-elle. 

Ils  dansèrent  la  danse  lente  et  grave,  balancée  sur 
deux  temps,  Bussy  un  peu  machinalement,  pensant  à 
autre  chose. 

Parmoments  les  jeunes  gens  s'arrêtaientpour  laisser 
passer  d'autres  couples. 

—  Pourquoi  ne  me  dites-vous  rien?  demanda  tout 
à  coup  Chonchon  en  ouvrant  sur  Bussy,  avec  surprise, 
ses  grands  yeux  où  il  y  avait  encore  de  l'enfance. 

Le  jeune  homme  tressaillit  comme  tiré  d'un  rêve. 

—  Pourquoi?  c'est  que  je  redoute  de  vous  dire  les 
banalités  ordinaires  :  il  me  semble  que  ce  serait  vous 
manquer  de  respect. 

—  Pourquoi?  Je  suis  habituée  à  les  entendre.  Est- 
ce  donc  très  aimable  de  ne  rien  dire? 

—  Que  vous  dirai-je?Je  suis  un  inconnu  pour  vous, 
et  tout  ce  que  je  sais  de  vous,  vous  le  savez  aussi 
bien  que  moi  :  c'est  que  vous  êtes  adorable  et  que 
votre  toilette  vous  sied  à  ravir. 

—  Eh  bien,  soit,  taisons-nous,  dit  la  jeune  fille  d'un 
petit  air  dépité. 


104  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

Mais  le  marquis  secoua  sa  rêverie;  l'idée  l'effraya 
de  paraître  stupide  et  sans  galanterie  à  la  belle-fille 
de  Dupleix  ;  il  regarda  autour  de  lui.  Il  y  avait  là  bon 
nombre  de  bourgeoises  et  de  femmes  de  trafiquants, 
nées  à  Pondicbéry  et  n'en  étant  jamais  sorties.  Les 
petits  ridicules  de  leurs  manières  et  de  leurs  toilettes 
sautaient  aux  yeux  d'un  habitué  de  Versailles;  ils  lui 
servirent  de  thème  et  il  fit  briller,  aux  dépens  des  naïves 
coloniales,  une  fine  ironie  et  une  moquerie  légère  dont 
Chonchon  fut  éblouie.  Avant  que  la  gavotte  fût  ter- 
minée, elle  lui  avait  pardonné  son  silence  du  début, 
et  quand  il  la  reconduisit  à  sa  place,  la  jeune  fille  était 
charmée  de  la  grâce  et  de  l'esprit  de  son  danseur. 

Bussy  se  mit  à  errer  de  salle  en  salle,  regardant  les 
femmes,  heureux  d'être  seul  et  de  ne  connaître  per- 
sonne. Son  regard  recherchait  de  préférence  les  Orien- 
tales, mais  il  y  en  avait,  naturellement,  fort  peu,  les 
musulmanes  ne  sortant  pas  du  harem  :  quelques 
Indiennes,  des  Arméniennes  assez  belleS;  d'une  beauté 
de  race,  sans  grande  personnalité.  Les  Maures,  comme 
les  Français  les  appelaient  encore,  étaient  au  con- 
traire assez  nombreux.  Ils  regardaient  danser  d'un 
air  fort  dédaigneux,  ne  comprenant  pas  bien  pour- 
quoi des  personnes  de  qualité  se  donnaient  la  peine 
de  danser  elles-mêmes,  au  lieu  de  payer  pour  cela  des 
odalisques  ou  des  bayadères.  N'aimant  pas  à  rester 
debout,  ils  accaparaient  les  fauteuils  et  les  canapés, 
les  disputant  aux  dames;  et  ils  restaient  là,  gravement 
assis,  un  genou  replié,  le  pied  sous  la  cuisse,  roulant 
des  yeux  étincelants,  tirant  entre  leurs  doigts  leurs 
moustaches  épaisses. 


UNE    FÊTE    CHEZ    LE    GOUVERNEUR    DE    L'INDE         105 

Par  la  baie  d'une  porte,  Bussy  revit  Chonchon, 
dansant  avec  grâce,  d'un  air  ennuyé.  Il  s'arrêta  un 
instant  à  la  regarder. 

— -  Si  j'étais  ambitieux,  pourtant,  murmura-t-il,  si 
je  pouvais  renoncer  à  cette  folie  sans  but  et  sans 
espoir  qui  trouble  ma  vie,  devenir  le  gendre  de  Du- 
pleix,  ce  serait  là  un  beau  rêve  ;  mais,  hélas!  ma  folie 
cessant,  je  sens  que  mon  ambition  mourrait  avec  elle. 

En  se  retournant,  il  rencontra  un  regard  attaché 
sur  lui  avec  une  fixité  qui  le  surprit. 

Celui  qui  le  dévisageait  ainsi  était  un  musulman  de 
haute  taille,  à  l'air  plus  fier  et  plus  noble  qu'aucun  de 
ceux  qui  étaient  là.  Un  sabre  à  pommeau  de  pierre- 
ries dépassait  son  écharpe  lamée  d'or,  et  des  diamants 
scintillaient  dans  l'aigrette  de  sa  coiffure. 

Sous  le  regard,  d'abord  étonné,  puis  dur  et  irrité 
par  lequel  lui  répondit  Bussy,  il  ne  baissa  pas  les  yeux. 

—  Ah!  çà,  il  m'ennuie,  ce  personnage,  murmura  le 
marquis  en  portant  la  main  à  son  épée. 

Mais  l'homme  détourna  la  tête  et  se  mit  à  examiner 
de  la  même  façon  une  autre  personne. 

—  11  paraît  que  c'est  sa  manière  d'être,  se  dit 
Bussy  qui  s'éloigna  en  souriant. 

Soudain,  un  nom,  crié  par  les  Suisses,  parvint  aux 
oreilles  du  marquis,  par-dessus  le  brouhaha  de  la 
foule,  et  lui  fit  faire  un  bond  de  surprise. 

Avait-il  bien  entendu? 

«  Le  prince  très  illustre  Sayet  Mahamet  Khan, 
Bâhâdour,  Salabet-Cingh! 

—  Lui!  lui  ici!  le  fiancé  d'Ourvaci,  le  Lion  terrible! 
est-ce  bien  possible? 


dOG  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

Bussy,  bousculant  tous  ceux  qui  lui  barraient  la 
route,  se  précipita  dans  le  grand  salon. 

Dupleix  s'avançait  avec  empressement  vers  un  tout 
jeune  homme,  mince  et  gracieux  de  forme,  qui,  lors- 
qu'il l'eut  rejoint,  serra  le  gouverneur  dans  ses  bras 
et  lui  prit  le  menton,  ce  qui  est  la  plus  cordiale  et  la 
plus  honorable  des  salutations  indiennes.  Le  prince 
s'avança  ensuite  vers  Mme  Dupleix  et  lui  baisa  la 
main  à  la  française. 

Bussy  ne  le  voyait  que  de  dos,  et  ne  pouvait  s'ap- 
procher, malgré  ses  efforts. 

—  Il  n'est  ni  boiteux,  ni  bossu,  se  disait-il,  espé- 
rons qu'il  sera  borgne. 

On  apporta  un  fauteuil  pour  le  prince,  sous  le  dais 
fleurdelisé,  et  il  s'assit  à  côté  de  Dupleix. 

Le  jeune  prince  lui  faisant  face  à  présent,  Bussy 
pouvait  le  voir  à  son  aise. 

Impossible,  même  à  un  rival,  de  ne  pas  le  recon- 
naître :  il  était  d'une  beauté  irréprochable. 

La  grande  jeunesse  du  prince  donnait  un  velouté 
charmant  à  son  teint,  couleur  de  bronze  clair;  ses 
longs  yeux  noirs,  sous  des  sourcils  magnifiques,  cou- 
laient, entre  les  cils,  un  regard  doux  et  comme 
assoupi;  l'ovale  du  visage,  d'une  pureté  extrême,  la 
bouche,  d'un  rouge  vif,  s'entr'ouvrant  sur  un  sourire 
emperlé,  avaient  une  grâce  féminine,  et  vraiment, 
dans  son  riche  costume  oriental,  tout  brodé  d'or, 
avec  ses  colliers,  ses  bracelets,  ses  pendants  d'oreilles, 
ses  agrafes  de  pierreries,  il  avait  l'air  d'une  ravissante 
femme . 

—  Allons!  c'est  parfait!  se  disait  Bussy,  les  sourcils 


UNE   FÊTE   CHEZ    LE    GOUVERNEUR   DE   l'iNDE         107 

contractés;  la  jalousie  manquait  aux  tourments  que 
j'endure.  Que  pourrais-je  contre  cet  homme,  que  je 
hais  déjà  autant  que  je  l'admire?  Par  quel  moyen 
l'insulter,  le  provoquer,  essayer  de  le  tuer?  Bah!  il 
rirait  de  moi  et  me  ferait  assassiner  traîtreusement 
par  ses  esclaves;  il  faut  m'avouer  vaincu  et  renoncer 
définitivement  à  toute  lutte,  effacer  jusqu'au  souvenir 
de  cette  démence,  qui  finirait  par  me  rendre  complè- 
tement imbécile. 

Salabet  Cingh  causait  avec  Mme  Dupleix  et  parais- 
sait auprès  d'elle  très  empressé  et  très  tendre;  il  sem- 
blait la  supplier ,  solliciter  quelque  chose  qu'elle 
refusait  avec  un  sourire  doux  et  affectueux. 

—  Eh  bien,  vais-je  rester  là,  fasciné  comme  un 
oiseau  par  un  serpent?  se  dit  tout  à  coup  le  mar- 
quis. Et,  avec  un  mouvement  de  colère,  il  tourna  brus- 
quement le  dos  et  s'éloigna. 

En  traversant  une  galerie,  il  revit  ce  guerrier  qui 
l'avait  regardé  d'une  façon  singulière.  Il  était  appuyé 
du  dos  contre  un  portique,  les  bras  croisés,  l'air  froid 
et  méprisant,  mais  continuant  à  dévisager  tous  ceux 
qui  passaient  devant  lui. 

— ■  J'ai  envie  de  lui  chercher  querelle,  à  celui-là, 
se  dit  le  marquis,  et  de  passer  sur  lui  ma  mauvaise 
humeur! 

II  s'avança,  avec  un  sourire  moqueur  et  imperti- 
nent, tandis  que,  sans  le  voir,  l'inconnu  murmurait 
d'un  air  irrité  : 

—  Ils  ont  tous, dans  cette  race  bâtarde,  les  cheveux 
blancs  et  le  visage  imberbe,  et  les  prunelles  bleues 
ne  sont  pas  rares. 


108  LA  CONQUÊTE  DU  PARADIS 

Alors  Biissy  se  planta  devant  lui,  croisant  les  bras, 
imitant  l'attitude  du  guerrier. 

—  Ali  !  çà,  qu'est-ce  que  tu  cherches  avec  cette 
insistance?  lui  dit-il.  Tu  me  semblés  n'être  connu  de 
personne  ici;  serais-tu  un  espion? 

Le  jeune  homme  avait  parlé  français. 

—  Je  n'entends  pas  l'idiome  des  infidèles,  répondit 
dédaigneusement  le  guerrier. 

—  Eh  bien,  «  le  fds  de  cette  race  bâtarde  »  a  déjà 
cet  avantage  sur  celui  de  la  race  légitime,  qui  des- 
cend tout  droit  du  diable,  c'est  qu'il  parle  et  com- 
prend son  jargon,  dit  Bussy  en  changeant  de  lan- 
gage . 

—  Pourquoi  cherches-tu  à  m'insulter?  je  ne  te 
connais  pas. 

—  Pourquoi  m'as-tu  regardé? 

—  Parce  que  tes  yeux  sont  bleus. 
Bussy  éclata  de  rire. 

—  Je  n'accepte  pas  cette  excuse,  dit-il,  même  en  te 
tenant  pour  fou. 

L'inconnu  eut  un  éclair  de  fureur  dans  les  yeux. 

—  Mon  sabre  a  soif  de  sang,  s'écria-t-il,  et  tu  seras 
la  fontaine  qui  l'abreuvera. 

—  A  moins  que  tu  ne  fournisses  le  bain  où  se 
plongera  mon  épée. 

—  Soit,  battons-nous,  et  qu'Allah  nous  juge  !  dit  le 
guerrier  en  portant  la  main  à  son  sabre. 

—  Un  instant!  La  race  bâtarde  n'a  pas  la  coutume 
de  se  donner  en  spectacle  aux  dames.  Nous  nous 
égorgerons,  si  tu  le  veux  bien,  au  petit  jour. 

—  Gomme  tu  voudras.  Oîi  te  retrouverai-je? 


UNE   FÊTE   CHEZ   LE   GOUVERNEUR   DE   L'INDE         109 

—  Devant  le  palais,  aux  pieds  de  la  statue  du  roi  de 
France.  —  Cela  m'a  soulagé  vraiment  de  chercher 
une  querelle  injuste  à  ce  sujet  du  Grand  Mogol,  con- 
clut-il, en  continuant  son  chemin. 

Et  il  gagna  les  jardins  sans  s'apercevoir  que  l'in- 
connu le  suivait  de  loin. 

La  fête  était  de  plus  en  plus  joyeuse,  des  couples 
dansaient  maintenant  sur  la  grande  pelouse,  avec 
plus  de  laisser  aller,  d'animation.  On  soupait,  dans 
la  vaisselle  plate  et  de  vermeil,  à  de  petites  tables 
dressées  de  toutes  parts;  les  jeunes  échansons,  vêtus 
à  l'orientale,  versaient,  sans  repos,  le  Champagne;  et 
les  têtes  s'échauffaient;  la  gaieté,  de  plus  en  plus 
bruyante,  débordait. 

Bussy  s'enfonça  sous  les  frondaisons,  cherchant  les 
allées  désertes  ;  mais  d'autres  que  lui  les  cherchaient 
aussi  :  des  amoureux,  sans  doute,  qui  s'y  prome- 
naient lentement,  se  chuchotant  de  douces  paroles. 

Il  revint  sur  ses  pas. 

En  débouchant  dans  un  carrefour  très  éclairé,  il  vit 
la  foule  massée  en  cercle  et  extrêmement  attentive  à 
quelque  chose  qu'il  ne  lui  était  pas  possible  d'aperce- 
voir. 11  s'informa  de  ce  que  c'était. 

—  Une  espèce  de  squelette  qui  dit  la  bonne  aven- 
ture, lui  répondit-on. 

Tiens!  s'il  pouvait  savoir  quelque  chose  de  sa  des- 
tinée? Il  ne  croyait  guère  à  ces  sorcelleries;  cepen- 
dant on  pouvait  toujours  voir,  puisque  c'était  un  jeu. 

Il  manœuvra  adroitement  et  parvint  au  premier 
rang  des  spectateurs.  Il  vit  alors  un  fakir  d'une  mai- 
greur vraiment  fantastique,  dont  la  peau  noire  cou- 

CONQUÉTE    DU    PARADIS.  7 


HO  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

vrait  seulement  les  os  et  les  muscles.  Il  était  nu, 
moins  un  lambeau  d'étoffe  rouge  autour  des  reins; 
assis  par  terre,  enchâssant  sa  barbe  pointue  entre  ses 
genoux,  remontés  jusqu'au  menton,  il  remuait  du 
bout  de  ses  doigts,  ou  plutôt  de  ses  griffes,  des  lames 
d'ivoire,  couvertes  de  signes  mystérieux,  disposées 
sur  le  sol,  entre  ses  pieds  écartés,  et  il  les  regardait 
avec  une  grimace  comique,  du  haut  de  ses  genoux, 
en  louchant-.  A  sa  droite  se  tenait  debout  un  inter- 
prète, à  gauche  était  posé  un  coffret  en  laque  persane 
contenant  les  talismans. 

Au  milieu  des  rires  de  l'assistance,  gardant  une  gra- 
vité presque  sinistre,  malgré  sa  bizarre  physionomie, 
le  fakir  disait  le  passé  et,  à  ceux  qui  ne  craignaient 
pas  de  l'entendre,  l'avenir.  Il  dévoilait  aussi  les 
défauts,  dénonçait  les  ivrognes  et  les  débauchés,  ce 
qui  soulevait  des  rires.  Parfois  un  silence  subit  s'éta- 
blissait quand  il  annonçait  une  mort  prochaine  ou  un 
malheur.  Le  sorcier  avait  été  payé  pour  amuser  les 
invités;  néanmoins  on  lui  jetait  des  pièces  d'argent, 
qu'il  prenait  sans  remercier  et  cachait  sous  son  pied. 

Chonchon  s'avança,  un  peu  rouge  et  hésitante. 

Qu"allait-on  lui  dire?  Bussy  prêta  l'oreille. 

Le  fakir  remuait  les  lames  d'ivoire  avec  plus  d'at- 
tention, louchant  horriblement;  un  de  ses  sourcils 
relevé  disparaissait  sous  sa  chevelure  emmêlée  ;  et  il 
parla  d'une  voix  profonde  et  basse. 

—  La  source  où  tu  veux  boire  te  donnera  quelques 
jours  d'ivresse,  mais  se  tarira  sous  tes  lèvres. 

—  C'est  effrayant  ce  qu'il  me  dit  là,  s'écria  Chon- 
chon en  se  reculant. 


UNE   FÊTE    CHEZ   LE   GOUVERNEUR   DE   l'iNDE        111 

—  Vous  croyez  à  ces  momeries?  lui  dit  Bussy. 

Le  fakir  s'était  levé,  il  s'approcha  du  jeune  homme 
qu'il  regardait  attentivement  depuis  un  instant. 

—  Tu  n'y  crois  pas,  toi? 

—  Non,  certes,  répondit  Bussy,  tu  peux  prédire 
tout  ce  que  tu  voudras,  l'avenir  est  loin;  mais  je  te 
mets  au  défi  de  me  dire  quelque  chose  de  mon  passé, 
capable  de  m'étonner. 

Le  fakir  dardait  sur  de  Bussy  un  regard  fixe  et 
étincelant,  il  lui  posa  la  main  sur  l'épaule  et  dit  len- 
tement, après  un  silence  : 

—  T'ai-je  fait  mal  en  appuyant  sur  la  blessure 
récente  que  t'a  faite  un  tigre? 

Le  marquis  eut  un  tressaillement  et  devint  pâle. 

—  J'avoue  mon  émotion,  dit-il;  serait-il  possible 
que  l'on  pût  voir  dans  l'inconnu  de  la  destinée  ! 

—  Je  vois  à  travers  le  temps  et  l'espace  aussi  aisé- 
ment que  j'ai  vu  la  cicatrice  à  travers  l'étoffe  de  ton 
vêtement,  et  cela  par  un  pouvoir  spécial  que  j'ai 
acquis  dans  la  méditation. 

—  Un  pouvoir  magique  ! 

—  Est-elle  magique  la  longue-vue  qui  approche 
jusqu'à  tes  yeux  ce  qui  est  hors  de  leur  portée?  dit 
gravement  le  fakir;  bien  des  choses  terrestres  sem- 
blent impossibles  qui  ne  sont  qu'inconnues.  J'ai  été, 
moi,  dans  un  triple  cercueil  trois  fois  scellé,  enfermé 
pendant  six  mois,  dans  un  tombeau  maçonné  et 
recouvert  de  terre.  On  avait  semé  et  moissonné  le 
blé  au-dessus  de  moi.  Quand  on  descella  le  tombeau, 
quand  on  vit  mes  yeux  se  rouvrir  et  qu'on  m'entendit 
parler,  la  foule  se  prosterna,  le  roi  se  jeta  à  mes 


112  LA   CONQUETE    DU   PARADIS 

pieds  et  m'offrit  ses  trésors.  Pourtant  cette  résurrec- 
tion n'avait  rien  de  magique.  Je  suis  plus  avancé  que 
d'autres  dans  la  science  de  la  nature,  voilà  tout. 

—  Est-il  possible  que  tu  sois  si  au-dessus  des 
hommes  et  que  tu  aies  si  peu  d'orgueil!  Ah!  parle! 
dis-moi  ma  destinée, 

—  Je  ne  te  dirai  pas  tout  l'avenir,  mon  fds;  à  quoi 
bon  déflorer  le  livre  que  tu  vas  lire?...  Tu  es  ambi- 
tieux et  tu  as  raison  de  l'être,  étant  digne  de  ce  que 
tu  convoites.  Ce  soir  même  tu  feras  le  premier  pas 
dans  le  chemin  qui  te  conduira  au  but  que  tu  désires. 
Mais  si  tu  veux  réaliser  ton  rêve  le  plus  cher,  écoute 
mes  paroles  et  ne  les  oublie  pas. 

—  Je  vous  écoute  avec  confiance  et  respect. 

—  Sans  rien  savoir  de  la  magie,  tu  dois  être  magi- 
cien. C'est  avec  une  force  imaginaire  que  tu  dois  com- 
battre l'illusion.  Retiens  cela.  Ta  destinée  m'intéresse; 
je  te  reverrai. 

Après  ces  mots  le  fakir  s'éloigna  rapidement  et  se 
perdit  dans  la  foule. 

Le  marquis  alla  s'asseoir  sur  un  banc  de  marbre, 
les  oreilles  bourdonnantes,  le  cœur  agité  d'un  mou- 
vement précipité.  Certes,  il  ne  croyait  pas  au  merveil- 
leux et  cette  impression  s'effacerait,  mais,  pour  l'ins- 
tant, il  était  bouleversé. 

11  ne  s'était  pas  aperçu,  tant  il  était  absorbé,  que  le 
guerrier  musulman,  qui  n'avait  pas  cessé  de  le  suivre, 
s'était  assis,  non  loin  de  lui,  sur  le  banc.  L'étranger 
le  considéra  longtemps  en  silence  et  comme  Bussy, 
les  regards  rivés  au  sol,  se  croyait  toujours  seul,  il 
lui  toucha  doucement  le  bras. 


UNE   FÊTE    CHEZ    LE   GOUVERNEUR   DE   l'inDE         113 

Le  marquis  eut  un  sursaut,  et,  reconnaissant 
l'homme  qu'il  avait  provoqué,  leva  les  yeux  vers  le 
ciel,  où  les  étoiles  brillaient  encore. 

—  Il  ne  fait  pas  jour,  dit-il,  que  me  veux-tu? 

—  Je  crois  que  tu  es  l'homme  que  je  cherche. 

—  Eh  bien,  tu  me  cherches  trop  tôt,  puisque  notre 
rendez-vous  est  au  jour  naissant. 

—  Je  ne  dois  plus  te  tuer,  si  tu  es  celui  que  je 
crois. 

—  Comment!  tu  me  cherchais  avant  que  je  t'aie 
provoqué?  Pourquoi  faire? Est-ce  que  tu  me  connais? 

—  Je  ne  te  connais  pas,  et  depuis  bien  des  jours, 
de  l'aube  à  la  nuit,  je  te  cherche. 

—  Voilà  qui  est  curieux!  Sais-tu  mon  nom? 

—  Je  l'ignore. 

—  Et  toi,  comment  t'appelles-tu? 

—  Mon  nom  est  celui  d'un  brave,  je  n'ai  nulle 
raison  de  le  cacher  :  je  suis  Arslan  Khan. 

—  Eh  bien,  Arslan,  ta  gloire  n'es  pas  venue  jusqu'à 
moi.  Ton  nom  n'éveille  en  moi  aucun  souvenir.  Il  est 
certain  qu'il  te  faut  chercher  encore  et  que  je  ne  suis 
pas  celui  que  tu  crois. 

—  J'ai  entendu  les  paroles  du  très  saint  fakir  Sata- 
Nanda.  C'est  moi  qui  l'ai  envoyé  ici  offrir  ses  services 
pour  animer  la  fête  du  gouverneur.  Crois-tu  sans 
cela  qu'un  homme  comme  lui  eût  consenti  à  désho- 
norer sa  science  divine  pour  amuser  les  badauds? 
C'est  pour  toi  seul  qu'il  était  ici,  et  mon  attente  n'a 
pas  été  trompée;  il  a  vu,  à  travers  tes  vêtements,  la 
blessure  faite  par  un  tigre,  et  c'est  à  ce  signe  que  je 
devais  te  reconnaître. 


114  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

—  Qui  donc  t'envoie?  demanda  le  marquis  singu- 
lièrement attentif. 

—  Quelqu'un  qui  te  hait. 

—  Une  femme?... 

—  Une  reine! 

—  Ourvaci!  c'est  Ourvaci!  s'écria  le  jeune  homme, 
un  instant  suffoqué  par  l'émotion. 

—  Ne  prononce  pas  aussi  familièrement  le  nom 
d'une  reine. 

—  Pourquoi  t'envoie-t-elle,  est-ce  pour  me  tuer? 

—  Tu  serais  mort  déjà  si  c'était  cela.  Non,  jusqu'à 
présent,  on  ne  m'a  pas  donné  l'ordre  de  te  tuer. 

—  Ce  sera  pour  plus  tard  ;  mais  que  me  veut-on  en 
attendant? 

—  A  cause  de  toi,  cette  reine  que  tu  as  mortelle- 
ment outragée,  est  réduite  au  désespoir,  la  vie  lui  est 
odieuse,  puisque,  non  content  de  rejeter  ses  présents, 
tu  empêches,  sans  doute  par  des  maléfices,  qu'elle 
puisse  se  purifier  de  l'injure. 

Bussy  redoubla  d'attention  :  des  maléfices  1  II  com- 
prenait à  présent  les  paroles  du  fakir,  elles  contenaient 
le  talisman  qui  pouvait  le  faire  triompher.  Ce  fakir 
était  un  dieu,  il  eût  voulu  le  revoir,  serrer  dans  ses 
bras  ce  sublime  squelette. 

Mais  Arslan  reprit  : 

—  La  reine  te  croit  magicien  ;  mais  j'ai  bien  vu  que 
tu  ne  l'es  pas,  puisque  tu  n'as  pas  su  échapper  au 
regard  de  Sata-Nanda. 

—  Qui  te  dit  que  je  voulais  me  dérober?  répliqua 
Bussy. 

—  Tu  as  nié  sa  science. 


UNE   FÊTE    CHEZ   LE   GOUVERNEUR   DE   l'inDE        115 

—  Pour  réprouver  ;  mais  il  a  bien  vite  reconnu  en 
moi  un  égal.  Nous  avons  échangé  les  paroles  mys- 
térieuses. 

—  Alors ,  c'est  ta  volonté  qui  a  rendu  vaines 
les  cérémonies  de  purifications  accomplies  par  ta 
victime? 

—  A-t-elle  accompli  tous  les  rites?  demanda  Bussy 
très  gravement. 

—  Certes  !  un  brahmane  l'assistait  et  a  tout 
ordonné.  lia  cueilli  lui-même,  au  soleil  levant,  l'herbe 
sacrée  qu'ils  appellent  le  Darba  de  Vichnou,  il  a 
brûlé  lui-même  les  aromates  et  dit  les  paroles  toutes- 
puissantes.  Trois  fois  on  a  recommencé  l'incantation 
la  plus  solennelle,  trois  fois  inutilement. 

—  A  quels  signes  a-t-on  reconnu  que  la  cérémonie 
sacrée  n'était  pas  agréée  par  les  dieux? 

—  A  ce  que  la  reine  n'a  pas  retrouvé  le  calme  et  se 
sent  plus  que  jamais  brûlée  par  la  souillure. 

—  C'est  bien  ce  que  je  voulais,  dit  Bussy;  sache 
que,  tandis  qu'ils  brûlaient  le  Darba  de  Vichnou,  je 
distillais  la  Mandragore,  cueillie  au  clair  de  la  lune, 
et  qu'aux  formules  magiques  qu'ils  proféraient, 
j'opposais  des  formules  beaucoup  plus  puissantes 
qui  brisaient  le  pouvoir  des  leurs  et  les  réduisaient 
à  néant,  et  sache  qu'il  en  sera  ainsi  toujours. 

—  Pourquoi  cet  acharnement? 

—  Parce  que  cette  femme  est  coupable  envers  moi, 
qu'elle  mérite  d'être  punie  et  que  je  la  punirai  tant 
qu'elle  ne  sera  pas  quitte  envers  moi  de  sa  dette 
de  reconnaissance. 

—  On  avait  prévu  cette  réponse,  dit  Arslan  d'un  air 


116  LA  CONQUÊTE  DU  PARADIS 

attristé,  et  la  reine  demande  que  tu  désignes  le  prix 
ou  la  récompense  que  tu  exiges.  «  Qu'il  fixe  lui-même, 
a-t-elle  dit,  la  rançon  de  mon  repos.  » 

—  Oh  !  quel  rêve  !  murmura  Bussy  dont  le  cœur 
battait  à  grands  coups. 

—  Décide  donc,  dit  Arslan,  et  rends  la  paix  à  cette 
âme  troublée. 

Bussy  méditait  profondément. 

—  Tout  d'abord,  dit-il  après  un  long  silence,  un 
mot  d'elle,  un  sourire,  une  fleur  cueillie  par  ses  doigts 
m'eussent  fait  son  débiteur.  Mais  aujourd'hui,  après 
ce  que  j'ai  enduré,  je  serai  plus  exigeant. 

—  J"attends  I  dit  le  musulman  . 

—  Eh  bien,  je  veux  d'elle  :  un  baiser!  rien  de  plus: 
mais  cela  je  l'exige,  et  je  n'accepterai  aucune  autre 
rançon. 

—  Un  baiser  !  s'écria  Arslan  en  contenant  mal  son 
indignation. 

—  J'ai  dit! 

—  Je  ne  suis  qu'un  instrument  d'obéissance,  je 
porterai  ta  réponse. 

—  Je  me  nomme  Charles  de  Bussy,  tu  me  retrou- 
veras aisément. 

—  Le  Seigneur  soit  avec  toi,  dit  Arslan  en  posant  sa 
main  sur  son  cœur,  puis  sur  son  front. 

—  Que  Dieu  t'ait  en  sa  sainte  garde,  répondit  le 
marquis  en  s'inclinant. 

Le  guerrier  s'éloigna  rapidement  et  disparut. 

Ayant  hâte  d'être  seul  et  de  rentrer  chez  lui,  Bussy 
se  dirigea  vers  la  sortie  ;  mais,  au  moment  où  il  allait 
franchir  le  portail  d'honneur,  un  officier  l'arrêta. 


UNE   FÊTE    CHEZ    LE   GOUVERNEUR   DE    L'INDE        M" 

—  Capitaine,  lui  dit-il,  le  gouverneur  vous  prie  de 
rester  et  d'aller  l'attendre  dans  son  cabinet,  où  il  vous 
rejoindra  bientôt;  il  a  de  graves  nouvelles  à  commu- 
niquer à  l'état-major  et  aux  officiers. 

Bussy  salua  celui  qui  lui  avait  parlé  et  retourna 
sur  ses  pas. 


7. 


X 


LE    NABAB    SE    FACHE 


Le  cabinet  de  Dupleix  était  une  salle  vaste,  haute 
de  plafond,  avec  de  larges  fenêtres,  mais  très  sobre- 
ment meublée  :  des  fauteuils,  une  grande  table , 
dominée  par  une  mappemonde;  des  livres  et  des 
registres  sur  des  rayons,  et  plusieurs  cartes  suspen- 
dues aux  boiseries  des  murailles. 

M.  Friel,  assis  à  la  table,  écrivait  rapidement, 
tandis  que  la  porte,  s'ouvrant  sans  bruit,  donnait 
passage  à  chaque  moment  à  de  nouveaux  arrivants. 
Tous  les  membres  du  ccmseil  supérieur,  qui  n'étaient 
pas  retenus  à  Madras,  entraient  successivement;  et 
les  officiers,  en  tenue  de  bal,  encore  essoufflés  de  la 
dernière  danse,  s'avançaient  vite,  s'essuyant  le  front 
avec  leur  fin  mouchoir  parfumé. 

—  Savez-vous  quelque  chose,  Friel? 

Mais  le  conseiller,  sans  parler,  faisait  signe  que  ce 
qu'il  écrivait  était  très  pressé. 

La  musique,  les  bruits  de  la  fête  qui  continuait, 


LE   NABAB    SE    FACHE  119 

arrivaient  jusque-là,  un  peu  étouffés.  Bussy,  debout 
devant  une  fenêtre,  voyait  les  groupes  aller  et  venir 
sous  les  illuminations  du  jardin.  Les  bouchons  de 
Champagne  sautaient  toujours,  et  les  couples  de  dan- 
seurs tournoyaient  sous  le  vélum  doucement  agité 
par  la  brise. 

Mais  la  foule  s'éclaircissait;  on  entendait  rouler  les 
carrosses  sur  le  pavé  de  la  cour  d'honneur;  une  lueur 
rose  emplissait  déjà  le  ciel. 

Dupleix  entra  par  une  porte  dérobée. 

Un  pli  vertical,  entre  ses  sourcils,  indiquait  seul  une 
vive  préoccupation  :  hors  cela,  l'expression  du  visage 
était  sereine,  avec  une  fièvre  d'héroïsme  dans  les 
yeux.  Il  se  laissa  tomber  dans  un  fauteuil,  lassé 
d'être  debout  depuis  tant  d'heures. 

—  Messieurs,  dit-il,  des  événements  graves,  que 
j'avais  prévus,  mais  qui  arrivent  plus  tôt  que  je  le 
craignais  :  le  nabab  du  Carnatic  assiège  Madras. 

Il  y  eut  une  exclamation  presque  muette. 

—  Vous  savez  que  j'avais  promis  à  Allah-Verdi  de 
lui  remettre  cette  ville;  mais  dans  mon  idée  c'était 
après  l'avoir  démantelée.  La  malheureuse  obstination 
de  La  Bourdonnais  ne  m'a  pas  permis  de  tenir  ma 
promesse  et  l'orgueilleux  musulman  se  fâche. 

—  Eh  bien,  il  faut  la  tenir  aujourd'hui,  s'écrièrent 
les  plus  anciens  membres  du  conseil,  il  faut  rendre 
Madras  au  nabab. 

—  Non,  messieurs,  non,  ce  n'est  pas  mon  avis, 
répliqua  vivement  Dupleix  ;  il  est  impossible  de 
démolir  les  remparts  sous  les  yeux  de  l'ennemi,  et 
rendre  la  ville  telle  qu'elle  est  serait  une  véritable 


120  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

folie.  Ce  serait  d'ailleurs  manquer  de  dignité  que 
nous  soumettre  ainsi ,  et  notre  crédit  en  serait 
obscurci.  Puisque  le  nabab  nous  attaque,  à  mou  avis, 
il  faut  nous  défendre. 

—  Gomment  serait-ce  possible  dans  l'état  où  nous 
ont  mis  les  dernières  affaires?  Nous  sommes  une  poi- 
gnée d'Européens  :  que  pouvons-nous  contre  une 
armée,  tandis  que  l'escadre  anglaise  nous  menace, 
et  que  nous  n'avons  plus  rien  à  lui  opposer  sur 
mer? 

—  L'escadre  est  le  point  noir  à  l'horizon,  dit 
Dupleix,  et  le  nabab  c'est  le  danger  immédiat.  Si, 
avec  l'aide  de  Dieu,  nous  en  triomphions,  notre 
situation  serait  meilleure  pour  faire  face  au  danger 
prochain.  Si,  au  contraire,  on  nous  reprend  Madras, 
nous  sommes  bien  prés  de  notre  perte. 

—  Mais  enfin  qu'avez-vous  à  mettre  en  ligne  contre 
l'armée  du  nabab? 

—  L'armée  du  nabab  compte  environ  dix  mille 
hommes.  Nous  avons  à  Pondichéry  cinq  cents  Euro- 
péens et  quinze  cents  cipayes  ;  à  Madras,  cinq  cents 
blancs  et  six  cents  soldats  indigènes  :  en  tout,  mille 
Européens,  répondit  fièrement  Dupleix. 

—  Un  contre  dix  I  Vous  n'avez  pas  l'idée  de  jouer 
cette  partie? 

—  Vous  la  voulez  pire  encore  ;  vous  voulez  voir 
Pondichéry  assiégée  par  terre  et  par  mer;  vous  voulez 
voir  les  Indiens  alfiés  des  Anglais! 

—  Monsieur,  s'écria  Bussy  en  s'approchant  vive- 
ment du  gouverneur,  j'ai  la  plus  grande  confiance 
dans  votre  génie,  je  suis  prêt  à  marcher,  avec  la  cer- 


LE   NABAB   SE   FACHE  121 

titude  du  succès.  Je  vous  promets  de  conduire  mes 
hommes  à  la  victoire. 

Dupleix,  qui  avait  pâli  devant  l'opposition  du  con- 
seil, sourit  au  jeune  homme. 

—  Merci,  capitaine,  dit-il,  c'est  ainsi  qu'il  faut  être 
pour  réussir;  la  confiance  c'est  la  moitié  du  succès. 

A  ce  moment  Paradis  entra.  On  l'avait  vainement 
cherché  au  bal,  dont  il  s'était  retiré  depuis  longtemps 
pour  s'aller  coucher  et,  comme  il  habitait  à  Oulgaret, 
en  bon  air,  à  la  campagne,  il  était  en  retard.  Il 
arrivait  sans  perruque,  achevant  de  se  rhabiller  tant 
bien  que  mal. 

—  Ah!  voilà  mon  vieil  ingénieur!  s'écria  Dupleix. 
11  est  inutile  de  lui  demander  son  avis  à  lui  :  on  lui 
dirait  de  marcher  seul  contre  une  armée  qu'il  mar- 
cherait. 

—  Et  ché  la  mettrais  en  téroude,  dit  Paradis  avec 
un  bon  rire. 

—  Messieurs,  je  résume  la  situation,  dit  le  gouver- 
neur en  se  levant.  Si  nous  refusons  la  lutte,  nous 
sommes  certainement  perdus  et  déshonorés  ;  si  nous 
l'acceptons,  malgré  l'inégalité  de  nos  forces,  le  succès 
n'est  pas  impossible,  et,  alors,  les  Anglais  ne  nous 
tiennent  pas  encore.  Figurez-vous  que  nous  sommes 
sur  mer  pendant  une  tempête;  messieurs,  je  vous 
en  prie,  ne  troublez  pas  le  pilote  qui  veut  vous 
sauver. 

—  Eh  bien,  soit!  agissez.  Vous  avez  notre  confiance 
et  nous  ne  vous  entraverons  pas. 

—  Je  n'attendais  pas  moins  de  vous,  dit  Dupleix 
avec  un  soupir  de  délivrance;  merci,  messieurs;  vous 


122  LA    CONQUETE    DU   PARADIS 

pouvez  vous  retirer.  Je  garde  seulement  les  officiers; 
le  temps  presse,  et  nous  avons  beaucoup  à  faire. 

Les  membres  du  conseil  s'éloignèrent. 

On  éteignit  les  lampes,  car  il  faisait  grand  jour,  et 
le  silence  s'était  fait  dans  le  palais. 

—  Êles-vous  prêt,  Friel?  demanda  Dupleix. 

—  Votre  signature  et  votre  sceau. 

—  J'expédie  l'ordre  à  d'Espréménil,  le  nouveau 
gouverneur  de  Madras,  de  ne  rien  risquer,  de  se 
borner  à  une  défense  passive,  dit  Dupleix  en  signant 
les  dépêches;  je  lui  recommande  de  n'agir  que  s'il  y 
est  absolument  forcé,  tout  en  poussant  ses  armements 
avec  énergie.  Pendant  ce  temps,  j'amuse  encore  le 
nabab  par  des  négociations  qui  nous  feront  gagner 
quelques  jours.  Voici  maintenant  ce  que  je  compte 
faire,  messieurs,  et  ce  que  j'attends  de  vous.  Comme 
il  est  impossible  de  compromettre  la  sûreté  de  la  ville 
et  de  dégarnir  Pondichéry,  je  vais  remuer  ciel  et  terre 
pour  organiser  et  équiper  deux  cents  Européens  et 
sept  cents  cipayes,  dont  je  confierai  le  commandement 
à  Paradis.  De  Biissy  restera  ici  avec  ses  volontaires, 
prêt  à  marcher,  s'il  y  avait  nécessité  absolue.  Dès 
que  mes  hommes  seront  sous  les  armes,  Paradis 
partira,  et  si  le  mouvement  que  je  médite  réussit,  j'ai 
bon  espoir  du  succès.  Mais  il  faudra  faire  des  pro- 
diges, mon  vieil  ingénieur,  et  je  n"ai  pas  un  canon  à 
vous  donner. 

—  Nous  aurons  nos  fusils  et  nos  baïonnettes,  dit 
Paradis  en  secouant  sa  bonne  tête  énergique. 

—  Entre  les  mains  d'un  brave  comme  vous,  cela 
peut  suffire,  et  la  discipline  européenne,  si  je  ne  me 


LE   NABAB   SE   FACHE  123 

trompe,  doit  avoir  raison  de  la  cohue  désordonnée 
d'une  armée  indienne.  Allons,  messieurs,  allez  vous 
reposer,  ajouta  le  gouverneur  en  faisant  un  geste 
d'adieu;  revenez  dans  l'après-midi  chez  madame  Du- 
pleix,  je  vous  dirai  les  nouvelles. 

Les  officiers  saluèrent  et  sortirent. 

—  Restez,  Bussy,  dit  Dupleix,  en  retenant  le  jeune 
homme,  j'ai  besoin  de  vous.  Il  s'agit  de  faire  passer 
une  sorte  de  revue  morale  aux  hommes  que  je  vais 
équiper  en  hâte.  Ce  qu'on  m'envoie  de  France  pour 
former  mon  contingent  est,  je  dois  vous  l'avouer,  à 
faire  frémir  :  voleurs,  aventuriers,  escrocs,  enfin 
l'écume  des  bagnes;  mais  ces  gens-là  sont  braves,  en 
généraUet  risquent  leur  peau  sans  trop  se  faire  prier. 
Tâchez  d'être  physionomiste  et  de  me  choisir  les  plus 
hardis  coquins,  ceux  qui  se  sont  déjà  battus  et  chez 
qui  la  fibre  patriotique  vibre  encore  un  peu.  Mais  ne 
les  croyez  pas  sur  parole,  ils  mentiront  effrontément. 
On  vous  remettra  leurs  dossiers  pour  que  vous  puis- 
siez contrôler  leur  dire.  Et  encore,  quand  vous  aurez 
fini  ceci,  si  vous  pouvez  faire  quelques  enrôlements 
dans  la  vifie,  ce  n'est  pas  à  dédaigner.  Promettez  une 
bonne  paye.  Moi  je  cours  aux  magasins  de  vêtements, 
tandis  que  Paradis  va  passer  les  armes  en  revue. 
Restez  ici,  nos  sacripants  vont  vous  y  rejoindre  ;  vous 
retiendrez  ceux  que  vous  aurez  choisis  et  Paradis 
viendra  les  prendre  dans  quelques  heures. 

Bussy  resta  seul  quelques  instants,  heureux  d'être 
chargé  d'une  mission  de  confiance.  Il  admirait  le  sang- 
froid  et  le  calme  du  gouverneur,  dans  une  situation 
vraiment  terrible  ;  cette  audace  du  génie,  n'hésitant 


124  LA    CONQUETE    DU   PARADIS 

pas  à  tenir  tête  à  une  armée,  avec  une  poignée 
d'hommes,  l'enthousiasmait. 

Bientôt  la  porte  se  rouvrit  toute  grande  et,  sous  la 
conduite  de  deux  grenadiers,  s'avancèrent  des  êtres 
de  mines  très  farouches  et  lamentablement  dégue- 
nillés. Ils  avaient  l'air  d'accusés  conduits  au  tribunal. 
La  vue  de  ce  beau  jeune  homme  en  costume  de  bal, 
qui  les  accueillait  en  souriant,  les  déconcerta.  La  soie 
des  habits,  l'autorité  du  regard,  leur  donna  l'impres- 
sion vague  de  quelque  chose  de  supérieur.  Ceux  qui 
avaient  des  bonnets  ou  des  chapeaux  les  ùtèrent. 

Bussy  leur  parla  avec  une  bonhomie  cordiale,  leur 
démontrant  qu'en  servant  bien  la  patrie  on  pouvait 
effacer  quelques  fautes  de  jeunesse,  acquérir  de  la 
considération  et  faire  des  fortunes  rapides. 

Friel  avait  apporté  un  registre,  qui  contenait  une 
courte  biographie  de  chaque  homme  en  regard  de 
son  nom.  Il  faisait  l'appel  et  montrait  au  marquis  les 
quelques  lignes  utiles  à  lire. 

Beaucoup  avouèrent  de  légères  peccadilles.  Bussy, 
les  yeux  sur  le  registre,  ne  pouvait  pas  toujours 
retenir  une  grimace  devant  l'énormité  des  peccadilles. 
Mais  il  écartait  surtout  les  malingres,  les  souffreteux 
ou  ceux  qu'un  vice  abrutissant  stigmatisait  visible- 
ment. 

Quand  Paradis  revint  dans  le  cabinet  du  gouver- 
neur, il  eût  pu  se  croire  dans  une  caverne  de  brigands  ; 
mais  cet  aspect  ne  lui  déplut  pas. 

—  Ma  foi!  voilà  de  bons  diables!  s'écria-t-il.  C'est 
tout  à  fait  ce  qu'il  me  faut.  Sous  le  harnais,  ils  seront 
superbes. 


LE    NABAB    SE    FACHE  125 

—  Mes  braves,  dit  Bussy  à  ces  hommes  qui  s'étaient 
d'eux-mêmes  mis  en  rang  et  se  tenaient  droits,  voici 
le  commandant  sous  lequel  vous  servirez.  Vous  avez 
la  bonne  fortune  d'avoir  pour  chef  un  héros  ;  tâchez 
d'être  dignes  de  lui. 

—  Yive  le  commandant!  s'écrièrent  les  nouveaux 
soldats  en  agitant  leurs  bonnets. 

Paradis  se  frottait  les  mains  : 

—  Passons  dans  le  cabinet  de  toilette,  dit-il,  nous 
en  sortirons  magnifiques,  comme  des  chenilles  qui 
deviennent  papillons. 

La  petite  troupe  défila,  guidée  par  les  deux  grena- 
diers. Paradis  les  suivit.  Mais,  avant  de  sortir,  il 
lança  un  clin  d'oeil  et  un  sourire  à  Bussy.     . 

—  Ça  va  bien  !  dit-il. 

Le  lendemain  quand,  vers  trois  heures  de  l'après- 
midi,  Bussy  retourna  au  palais,  on  le  guida  vers  une 
aile  qu'il  ne  connaissait  pas  encore  et  on  l'introduisit 
dans  un  joli  salon,  au  premier  étage. 

Tout  était  en  harmonie  dans  cette  pièce  avec  les 
tentures  des  murailles,  de  soie  vert  clair,  à  rayures 
plus  foncées  brochées  de  roses  blanches  ;  les  légères 
boiseries  sculptées  des  fauteuils,  larges  et  carrés, 
étaient  peintes  de  ce  même  ton  glauque;  les  dessus 
de  portes  représentaient  des  scènes  aquatiques  et,  sur 
la  haute  cheminée,  la  pendule,  en  porcelaine  de 
Sèvres,  montrait  des  nymphes  dans  des  roseaux. 

Des  officiers,  des  employés  entraient  dans  le  salon. 
Dupleix  parut  bientôt. 

—  Eh  bien,  capitaine,  dit-il  en  apercevant  Bussy, 
ayez-vous  du  nouveau?  Nos  enrôlements? 


126  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

—  J'amène  trente  Français  braves  et  solides;  mais 
pour  les  avoir  —  peut-être  ai-je  eu  tort  — je  me  suis 
engagé  en  votre  nom,  monsieur,  à  leur  pardonner 
une  faute  des  plus  graves. 

—  Vous  avez  bien  fait,  dit  Dupleix.  J'aime  que  dans 
les  cas  pressants,  un  officier  sache  prendre  une  réso- 
lution. 

—  Vous  me  rassurez  tout  à  fait,  monsieur  :  il  s'agit 
de  trente  matelots,  échappés  par  miracle  au  naufrage 
de  leur  navire  et  tellement  terrifiés  de  l'horreur  de 
la  dernière  tempête  qu'ils  se  sont  enfuis,  jurant  de 
ne  jamais  remettre  le  pied  sur  un  bateau. 

—  Ah  bah!  vous  les  avez  retrouvés?  dit  Dupleix 
joyeusement,  je  pensais  beaucoup  à  ces  pauvres  dia- 
bles, dont  je  savais  la  désertion;  mais  on  ne  pouvait 
pas  les  découvrir. 

—  Le  hasard  seul  m'a  servi  :  il  s'est  pour  ainsi  dire 
couché  en  travers  de  ma  porte,  sous  la  forme  d'un 
ivrogne,  qui  était  justement  un  de  ces  matelots. 

—  Voilà  un  hasard  courtois. 

—  L'homme,  revenu  à  lui,  m'a  avoué  son  aventure; 
il  était  dépêché  par  ses  compagnons  qui,  depuis  leur 
fuite,  se  cachent  dans  les  bois  et  dans  les  taillis, 
vivant  on  ne  sait  comment  ;  mais,  à  bout  de  forces, 
ils  envoyaient  leur  camarade  en  éclaireur,  pour  voir 
s'ils  étaient  suffisamment  oubliés  et  pouvaient  se 
cacher  dans  la  ville  et  y  trouver  quelques  moyens 
d'y  subsister.  Celui  qui  me  parlait  était  le  maître-coq 
de  son  navire  ;  il  parait  qu'une  marmite  lui  a  servi  de 
véhicule  pour  venir  jusqu'à  terre,  et  ce  qu'il  a  enduré 
pendant  ce  singulier  voyage  a  failli  le  rendre  fou. 


LE   NABAB   SE   FACHE  127 

—  Le  cuisinier  sauvé  par  la  marmite,  voilà  qui  est 
curieux,  dit  Dupleix;  cependant,  ce  n'est  pas  la  pre- 
mière fois  :  j'ai  entendu  quelque  chose  comme  cela  h 
propos  d'un  matelot  de  la  Vénus.  Faites-moi  venir 
ces  trente  gaillards,  ils  seront  fort  bien  reçus. 

—  Ils  sont  là,  sur  la  place  devant  le  palais. 

—  Voilà  qui  est  parfait.  Merci,  monsieur,  je  vois 
que  vous  savez  agir  bien  et  vite. 

Dupleix  sonna  et  donna  l'ordre  qu'on  fît  conduire 
ces  hommes  au  magasin  d'habillement. 

A  ce  moment  deux  pages,  en  livrée  pourpre  et  or, 
ouvrirent  une  porte,  et,  en  silence,  se  tinrent  debout 
de  chaque  côté. 

—  Messieurs,  dit  le  gouverneur,  ma  femme  nous 
attend. 

Et  il  entra  le  premier,  Bussy  et  les  autres  le  suivi- 
rent. 

Le  lieu  où  ils  pénétrèrent  était  d'un  aspect  inattendu, 
après  le  salon  tout  français  que  l'on  quittait.  C'était 
une  salle  orientale,  ayant  à  son  centre  une  vasque  de 
marbre,  dans  laquelle  s'égrenait  un  jet  d'eau;  des 
faïences  persanes,  d'une  rare  beauté,  couvraient  les 
murs  et  le  sol,  cachées  par  places  sous  les  tapis  et 
les  coussins;  le  plafond  se  creusait  en  voûte  d'azur, 
constellée  d'or,  et,  tout  à  l'entour,  des  vitraux  empri- 
sonnés entre  deux  châssis  de  bois  découpés,  velou- 
taient  l'éclat  du  jour. 

La  begum  était  à  demi  couchée  sur  un  divan,  dans 
un  renfoncement,  tout  resplendissant  d'une  mosaïque 
d'or  et  drapé  de  riches  étoffes;  elle  fumait  le  houka 
comme  les  femmes  du  harem,  vêtue  comme  elles; 


128  LA  CONQUÊTE  DU  PARADIS 

Chonchon  était  assise  à  ses  pieds  ayant  près  d'elle 
Louise  de  Kerjean. 

—  Vous  avez  vu  la  marquise  hier,  dit  Dupleix  à 
Bussy,  aujourd'hui  vous  voyez  la  sultane. 

Le  sol  de  la  salle  présentait  des  différences  de 
niveau,  ce  qui  donnait  prétexte  à  de  jolis  motifs  d'orne- 
mentation, à  des  colonnettes,  des  balustrades,  des  esca- 
liers, dans  l'angle  desquels  s'enchâssaient  de  moelleux 
divans. 

Le  gouverneur  s'assit  sur  un  carré,  près  de  sa 
femme;  et,  après  avoir  salué  la  begum,  chacun  se 
plaça  à  son  idée,  tandis  que  des  serviteurs  spéciaux 
allumaient  des  houkas  et  les  offraient  à  ceux  qui  vou- 
laient en  user. 

Mais  Mme  Dupleix  retint  Bussy  auprès  d'elle, 

—  Voulez-vous  être  mon  secrétaire,  aujourd'hui? 
lui  dit-elle.  Hadji  Abd  Allah,  qui  sait  dix  langues,  au 
moins,  s'avise  d'être  malade. 

—  Serai-je  digne  de  l'honneur  que  vous  me  faites, 
madame?  Je  ne  suis  pas  à  ce  point  polyglotte. 

—  Vous  savez  le  tamoul,  c'est  tout  ce  qu'il  faut, 
vous  êtes  le  seul  ici,  avec  moi,  qui  le  parliez.  Ainsi 
nous  pourrons  dire  tout  ce  que  nous  voudrons,  ajoutâ- 
t-elle, en  riant. 

—  Défiez-vous  de  Chonchon,  dit  Dupleix;  elle  pré- 
tend comprendre  le  tamoul. 

—  Elle  se  vante,  la  paresseuse;  à  peine  en  sait-elle 
quelques  mots. 

—  Je  sais  dire  :  Maman,  que  je  t'aime  et  que  tu  es 
belle!  répondit  Chonchon  en  tamoul. 

La  begum  lui  envoya  un  baiser  du  bout  des  doigts. 


LE    NABAB    SE    FACHE  129 

Un  officier  de  marine  entra,  portant  des  dépêches. 

—  De  Madras!  enfin!  s'écria  Dupleix. 

Le  gouverneur,  rapidement,  ouvrit  les  lettres,  qu'il 
lut  d'abord  pour  lui  seul,  au  milieu  d'un  silence  pro- 
fond. 

—  C'est  de  d'Espréménil,  dit-il  bientôt.  Voici  ce 
qu'il  m'écrit,  messieurs.  «  Marphiz-Khan,  le  fils  aîné 
du  nabab  Allah-Verdi,  est  à  la  tête  de  l'armée  ennemie. 
Il  campe  sur  les  rives  du  Montaron  et  semble  vouloir 
se  borner  à  un  blocus  peu  dangereux,  puisque  nous 
gardons  par  mer  et  par  terre  nos  communications 
avec  vous.  Nous  ne  découvrons  aucune  trace  de  tra- 
vaux de  siège.  Nous  ne  voyons  que  d'innombrables 
cavaliers,  des  tentes,  que  leur  blancheur  dénonce  sous 
les  banyans  et  les  cocotiers,  et  quelques  sentinelles 
immobiles,  accroupies  sur  leurs  talons.  Nous  veillons. 
L'esprit  de  la  garnison  est  excellent.  » 

—  Cette  inaction  doit  cacher  quelque  piège,  dit 
Dupleix  en  refermant  la  lettre,  mais  nous  aurons 
bientôt  des  nouvelles  plus  fraîches  par  mes  chame- 
liers-courriers, qui  marchent  comme  le  vent,  avec  des 
relais  d'heure  en  heure. 

—  Un  émissaire  de  la  begum  I  annonça  un  serviteur 
noir,  en  soulevant  la  draperie  qui  masquait  une  petite 
porte  dérobée. 

—  Voici  le  moment  d'entrer  en  fonctions,  monsieur 
de  Bussy  ;  vous  traduirez  et  écrirez  rapidement  ce  que 
cet  homme  va  nous  dire. 

Et  Mme  Dupleix  poussa  vers  le  jeune  homme  une 
sorte  d'escabeau  incrusté  de  nacre,  sur  lequel  était 
posée  une  êcritoire  d'or. 


130  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

Celui  qui  entra  était  un  Hindou,  vêtu  seulement  d'un 
langouti  de  toile  blanche.  Il  se  précipita  à  genoux 
devant  la  begum  et  toucha  le  sol  du  front. 

—  Parle,  dit-elle,  qu'as-tu  à  m'apprendre? 
L'Hindou  se  redressa,  mais  resta  à  genoux. 

—  Lumière  du  monde,  dit-il,  dispensatrice  des  grâ- 
ces, maîtresse  de  notre  vie!  puisse  ton  ombre  ne 
jamais  décroître,  puisse  ta  fortune  s'élever  jusqu'aux 
étoiles!  Selon  tes  ordres,  je  me  suis  caché  sous  le 
costume  d'un  de  ces  vils  adorateurs  d'Allah  et,  sans 
éveiller  de  soupçons,  j'ai  pu  me  glisser  au  milieu  de 
l'armée  du  nabab.  Le  général  Marphiz-Khah,  plein  de 
ruse  et  de  malice,  cherche  à  détourner  le  cours  du 
Montaron,  pour  tarir  la  source  qui  alimente  Madras  et 
faire  mourir  de  soif  ceux  qui  défendent  la  ville.  Voilà, 
begum,  ce  que  j'ai  surpris;  les  soldats  construisent 
une  digue  énorme  en  travers  du  fleuve  et  travaillent 
avec  tant  d'activité  que,  peu  d'heures  après  mon 
départ,  les  assiégés  ont  dû  s'apercevoir  que  l'eau  dimi- 
nuait dans  la  ville. 

—  Est-ce  tout  ce  que  tu  sais? 

—  C'est  tout,  begum. 

—  C'est  bien,  va.  Tu  recevras  ta  récompense. 
L'homme  se  prosterna  de  nouveau,  puis  se  leva  et, 

après  avoir  salué  les  assistants  en  croisant  ses  bras 
sur  sa  poitrine,  sortit  rapidement. 
Bussy  donna  lecture  de  sa  traduction. 

—  Je  me  doutais  bien  de  quelque  ruse,  dit  Dupleix. 
Le  manque  d'eau  est  intolérable  sous  cette  latitude 
et  il  faut  absolument  que  d'Espréménil  tente  une 
sortie . 


LE    NABAB    SE    FACHE  131 

—  Le  chamelier-courrier  I  annonça  un  valet,  en 
ouvrant  une  autre  porte. 

Dupleix,  plein  d'impatience,  alla  au-devant  du  mes- 
sager. C'était  un  soldat,  qui  lui  remit  la  dépêche,  en 
faisant  le  salut  militaire. 

Le  gouverneur  lut  tout  haut  : 

—  «  ...  L'ennemi  a  détourné  le  Montaron,  l'eau  nous 
manque  subitement  et  la  population  est  exaspérée.  Je 
détache  un  corps  de  quatre  cents  hommes,  avec  deux 
pièces  de  campagne,  pour  essayer  de  repousser  les 
assiégeants  au  delà  du  fleuve...  »  Le  combat  est  donc 
engagé  à  l'heure  qu'il  est,  dit  Dupleix.  Pour  la  pre- 
mière fois  les  Indiens  et  les  Français  sont  en  pré- 
sence. Quatre  cents  hommes  et  deux  canons  contre 
une  armée!  c'est  à  faire  frémir!...  Que  Dieu  nous 
donne  la  victoire! 

Son  beau  visage  avait  pâli.  Il  demeura  un  instant 
immobile,  les  sourcils  contractés,  le  front  penché  vers 
la  terre;  mais  bientôt  il  releva  la  tête. 

—  Monsieur  de  Bussy,  dit-il,  faites-moi  la  grâce 
d'aller  trouver  Paradis  et  dites-lui  qu'il  doit,  à  tout 
prix,  être  prêt  ce  soir;  de  Mainville  et  Kerjean  vous 
accompagneront  et  se  mettront  avec  vous  à  sa  dispo- 
sition. Nous  sommes  le  2  novembre,  le  4  au  matin 
Paradis  doit  avoir  rejoint  l'ennemi. 

Les  trois  jeunes  gens  saluèrent  rapidement  et  sorti- 
rent. Tous  ceux  qui  se  trouvaient  présents  compre- 
nant que  la  réception  était  finie  se  retirèrent  aussi. 

Resté  seul  avec  sa  femme  et  les  jeunes  filles,  ser- 
rant son  front  dans  ses  mains,  Dupleix  se  laissa  tomber 
sur  le  divan,  près  de  la  begum. 


ISî  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

—  Jeanne!  Jeanne!  s'écria-t-il,  j'ai  le  cœur  tenaillé 
par  l'inquiétude,  et  pourtant  je  suis  frémissant  d'es- 
poir. Toi  seule  sais  de  quelle  importance  serait  pour 
moi  cette  victoire,  et  quelle  agonie  si  j'échouais! 

—  Aussi  je  tremble  et  j'espère  comme  toi,  dit 
Jeanne,  la  fièvre  me  dévore. 

Et  elle  mit  ses  mains  brûlantes  dans  celles  de  son 
mari. 

—  Le  plus  terrible,  c'est  de  passer  le  temps  de  ces 
heures  d'attente,  longues  comme  des  siècles;  ne  rien 
savoir  quand  tout  est  déjà  perdu  ou  sauvé,  c'est  cela 
qui  est  mortel;  le  vent  a  beau  gonller  les  voiles,  le 
chamelier  dévorer  l'espace,  c'est  long,  c'est  long! 

—  Sois  calme;  le  cerveau  qui  dirige,  pour  être  par- 
faitement lucide,  doit  garder  sa  tranquillité. 

—  J'y  fais  tous  mes  efforts;  mais  la  partie  est  si 
monstrueusement  inégale  qu'à  moi-même,  à  présent, 
il  me  semble  téméraire  de  l'avoir  risquée. 

Il  baisa  la  main  de  sa  femme  et  lui  sourit. 

—  Parlons  d'autre  chose,  dit-il;  de  Bussy  s'est-il 
bien  tiré  de  sa  traduction? 

—  A  merveille,  ce  qu'il  vous  a  lu  était  traduit  mot 
pour  mot. 

—  Il  a  fort  bien  exécuté  aussi  ce  dont  je  l'avais 
chargé,  dit  Dupleix  :  il  me  semble  avoir  de  l'énergie 
et  de  l'initiative.  Que  penses-tu  de  lui,  Chonchon?  Tu 
as  dansé  et  causé  avec  ce  jeune  homme  au  bal? 

Chonchon  rougit  et  parut  interdite. 

—  Je  ne  sais,  répondit-elle  d'une  voix  mal  assurée, 
je  le  connais  trop  peu  :  cependant,  il  me  semble  qu'il 
n'est  pas  comme  les  autres. 


LE   NABAB   SE   FACHE  133 

—  Pas  comme  les  autres!  c'est  beaucoup  cela.  Pour 
moi,  j'avoue  qu'il  me  plaît  infiniment.  Allons!  au 
revoir,  enfants  :  je  dois  avoir  une  dernière  confé- 
rence avec  Paradis,  avant  son  départ.  Faites  des  vœux 
pour  moi. 

Et  Dupleix  quitta  le  boudoir  oriental,  après  avoir 
embrassé  sa  femme  et  les  jeunes  tilles. 


XI 


FRANÇAIS    ET    HINDOUS 


La  foule  stationne  devant  le  palais  du  gouverne- 
ment, agitée,  anxieuse,  avide  de  nouvelles.  Le  bruit 
de  la  bataille  engagée  avec  les  Hindous  s'est  répandu, 
on  ne  sait  comment;  puis  on  a  vu  partir,  la  veille  au 
soir,  sous  les  ordres  de  Paradis,  les  deux  cent  trente 
Français  et  les  sept  cents  cipayes.  L'inquiétude  est  à 
son  comble,  car  tous  ces  commerçants  tremblent  pour 
leur  fortune.  Que  va-t-on  devenir  si  le  nabab  reprend 
les  possessions  et  les  privilèges  concédés?  s'il  interdit 
le  commerce?  La  défaite,  c'est  la  colonie  perdue,  la 
ruine  !  Se  battre  avec  les  Anglais,  passe  encore,  puisque 
la  France  est  en  guerre  avec  eux,  et  que  leur  piraterie 
et  leur  insolence  dépassent  tout  ce  qu'on  peut  ima- 
giner; mais  avec  les  Hindous,  n'est-ce  pas  de  la  folie? 
On  trouve,  en  général,  le  gouverneur  trop  aventu- 
reux; le  bruit  court  qu'il  a  un  peu  forcé  la  main  au 
conseil,  dont  la  sagesse  réprouvait  cette  expédition. 
Et  les  commentaires,  les  conjectures,  les  vains  bavar- 


l'^RANÇAIS   ET   HINDOUS  135 

dages  roulent  de  groupe  en  groupe,  emplissent  la 
place  d'un  bourdonnement  de  ruche. 

Pendant  ce  temps,  Dupleix,  au  fond  de  son  cabinet, 
explique  à  ses  officiers  son  plan  de  bataille. 

Voilà  la  seconde  nuit  qu'il  ne  se  couche  pas.  La 
fièvre  de  l'attente  le  dévore  :  cette  sortie  de  d'Espré- 
ménil,  quel  sort  a-t-elle  eu?  Le  chamelier-courrier  est 
en  retard.  A  chaque  moment  le  gouverneur  se  lève, 
écoutant  si  personne  ne  vient. 

Cependant  une  rumeur  se  fait  entendre,  un  brou- 
haha, puis  des  pas  précipités  dans  la  salle  voisine. 

—  Enfin  I 

La  lettre  est  dans  la  main  de  Dupleix  qui  hésite  à 
l'ouvrir.  Il  ferme  les  yeux,  s'essuie  le  front.  Mais  par 
un  effort  de  volonté  il  se  remet,  reprend  son  calme, 
prêt  à  tout,  et  brusquement  brise  le  sceau. 

—  Victoire! 

Ce  mot  s'échappe  de  ses  lèvres;  c'est  le  premier  qui 
resplendit  en  tête  de  la  lettre,  écrite  aussitôt  le 
combat  fini,  tout  émue  encore  et  frémissante. 

«  Notre  corps  de  quatre  cents  hommes  sort  de 
Madras,  gagne  la  plaine  et  se  forme  en  bataille,  mas- 
quant nos  deux  canons.  A  peine  sommes-nous  en 
marche  que  la  cavalerie  du  nabab  se  rassemble  pour 
charger,  et  l'énorme  escadron  s'ébranle,  roule  vers 
nous  comme  un  torrent,  comme  une  avalanche.  Au 
moment  où  il  semble  devoir  nous  broyer,  nous  fai- 
sons brusquement  un  mouvement  de  demi-conversion 
à  droite  et  à  gauche,  démasquant  nos  pièces,  qui  tirent 
aussitôt.  Deux  sillons  sanglants  se  creusent  dans  la 
colonne  ennemie.  Elle  reprend  son  ordre  cependant  et 


136  LA   CONQUÊTE    DU  PARADIS 

continue  d'avancer;  la  seconde  décharge  ne  se  fait 
pas  attendre,  et  la  troisième  arrête  court  l'élan  héroïque 
de  tout  à  l'heure.  La  rapidité  de  notre  tir  semble 
avoir  stupéfié  et  fasciné  les  cavaliers  du  nabab;  ils 
restent  là  sans  avancer  ni  reculer,  comme  s'ils  atten- 
daient la  fin  de  cette  canonnade  qui,  à  leur  idée,  ne 
peut  pas  durer.  La  quatrième  décharge  brise  cette 
illusion.  Alors,  à  notre  grande  surprise,  nos  adver- 
saires tournent  bride  et  une  déroute  folle,  un  saave- 
qui-peut  extravagant  les  emporte  jusqu'au  quartier 
général  de  Marphiz-Khan.  Sans  un  mort,  sans  même 
un  blessé,  nous  rentrons  dans  Madras,  ivres  de  joie. 
Ce  2  novembre  1746  ^  » 

— •  Je  ne  m'étais  donc  pas  trompé,  s'écria  Dupleix 
dont  les  yeux  rayonnaient,  la  discipline  européenne, 
la  valeur  de  nos  soldats  et  la  précision  de  nos  armes, 
ont  pu  suppléer  au  nombre. 

Mme  Dupleix  entra  précipitamment  et  se  jeta  dans 
les  bras  de  son  mari. 

—  Je  sais!  je  sais!  dit-elle.  Ils  ont  fui,  abandon- 
nant tentes  et  bagages;  ils  perdent  soixante-dix 
hommes  et,  par  miracle,  pas  une  goutte  de  sang 
français  n'a  coulé.  Un  de  mes  Hindous  vient  de  m'ap- 
porter  la  bonne  nouvelle.  Il  m'apprend  aussi  que 
Marphiz-Khan,  en  même  temps  que  sa  cavalerie  lui 
revenait  en  déroute,  recevait  l'avis  de  la  marche  du 
petit  détachement  de  Paradis,  et  qu'il  se  met  lui-même 
à  la  tête  de  ses  troupes  pour  se  porter  à  sa  rencontre 
et  le  détruire,  avant  qu'il  ait  pu  communiquer  avec 

1.  Lettre  de  d'Espréménil  à  Dupleix,  2  novembre  lTi6. 


FRANÇAIS   ET   HINDOUS  137 

Madras.  Il  va  s'établir  à  Saint-Thomé  et  camper  sur 
le  bord  de  la  petite  rivière  de  l'Adyar,  que  Paradis 
doit  traverser. 

—  S'il  croit  surprendre  mon  vieil  ingénieur,  il  se 
trompe  fort,  dit  Dupleix;  il  sera  prévenu  à  temps. 
Qu'un  courrier  parte  sur-le-champ  et  que  les  relais 
soient  doublés.  D'Espréménil  a  déjà  l'ordre  de  mar- 
cher à  la  rencontre  de  Paradis  et  de  le  joindre  à  tout 
prix!  Maintenant  j'ai  confiance,  messieurs;  si  Dieu 
ne  m'abandonne,  c'est  ici  même  que  l'orgueilleux 
nabab,  qui  nous  considère  comme  une  poignée  de  bar- 
bares, sera  terrassé. 

Et  il  posa  le  doigt  sur  un  point  de  la  carte. 

Un  grand  bruit  se  faisait  entendre  au  dehors,  la 
foule  avait  envahi  la  cour  d'honneur,  sur  les  pas  du 
porteur  de  nouvelles,  et,  pleine  d'impatience,  vocifé- 
rait. 

—  Ne  soyons  pas  égoïstes,  dit  le  gouverneur  en 
ouvrant  toute  grande  une  des  fenêtres. 

Il  fit  un  signe,  et  un  profond  silence  s'établit  aus- 
sitôt. Alors  Kerjean  lut  la  lettre  de  d'Espréménil, 
d'une  voix  haute  et  claire. 

Une  immense  acclamation  s'éleva,  lorsqu'il  eut  fini, 
les  mains  battirent,  les  chapeaux  volèrent  au  cri  de  : 
Vive  la  France!  vive  notre  grand  gouverneur! 

—  Vive  le  roi!  cria  Dupleix  en  se  découvrant.  Puis 
il  quitta  la  fenêtre,  pour  recevoir  les  membres  du  con- 
seil qui  venaient  le  féliciter. 


XII 


MÉLIAPORE 


La  route,  à  peine  tracée,  et  par  moments  sentier, 
côtoie  la  rivière  dont  on  aperçoit  les  miroitements 
à  travers  les  rotangs  noueux,  et  les  grands  bambous, 
aux  minces  feuilles  claires,  qui  flottent  gracieusement 
comme  des  lanières  de  soie.  Deux  cavaliers  s'avancent 
sous  l'ombre  transparente,  suivis,  à  peu  de  distance, 
par  une  cinquantaine  d'archers. 

On  dirait  deux  adolescents.  Celui  qui  marche  un 
peu  en  avant  de  l'autre  est  d'une  beauté  si  surpre- 
nante, que  ceux  qui  le  croisent  dans  sa  marche  demeu- 
rent muets  d'admiration.  Le  cheval  qui  le  porte, 
couleur  fleur  de  pêcher,  a  une  grâce  sans  pareille. 
La  selle  est  en  velours  pourpre  et  le  mors  est  une 
chaîne  d'argent  ciselé. 

Une  tunique  de  drap  d'or  moule  la  taille  élégante 
du  jeune  homme  ;  un  casque  léger,  avec  un  oiseau  de 
pierreries  pour  cimier,  le  coiffe,  et  il  tient  à  la  main 
un  arc,  en  laque  d'Ispahan. 


MÉLIAPORE  139 

Son  compagnon  brille  auprès  de  lui  comme  une 
étoile  prés  de  la  lune;  il  est  vêtu  d'étoffe  d'argent  et 
armé  seulement  d'un  poignard.  Des  esclaves  marchent 
de  chaque  côté,  agitant  autour  des  chevaux,  de  longs 
époussetoirs  de  crin,  pour  éloigner  les  mouches. 

—  L'étape  est  longue,  ce  matin,  dit  le  jeune  homme 
qui  chevauche  le  premier  ;  le  soleil  est  haut  déjà  et 
verse  une  pluie  de  feu  à  travers  les  feuillages. 

—  Je  crois  voir  briller  la  soie  de  nos  tentes,  au  bas 
de  cette  côte,  dit  l'autre,  là,  tout  près  de  la  rivière, 
à  l'ombre  d'un  bois  touffu. 

—  L'endroit  est  bien  choisi.  Hâtons-nous  donc,  et 
gagnons  plus  vite  notre  repos. 

On  presse  l'allure  des  chevaux,  on  les  lance  sur  la 
pente,  veloutée  de  gazons  épais  qui  assourdissent  le 
bruit  des  pas  ;  et  bientôt  les  jeunes  cavaliers  s'arrê- 
tent et  sautent  à  terre,  sans  être  aidés  de  personne, 
devant  une  tente  magnifique,  en  satin  rouge  sur  lequel 
sont  brodées  des  scènes  du  Ramayana.  L'intérieur  est 
aménagé  comme  une  salle  de  palais  :  des  tapis,  des 
coussins  de  soie,  le  houka  incrusté  de  pierreries,  les 
esclaves  agitant  des  éventails  de  plumes.  Une  colla- 
tion est  servie  sur  desplateaux  d'or. 

Déjà  les  voyageurs  sont  étendus  sous  la  tente  fraî- 
che, ôtant  leur  casque,  dégrafant  leur  baudrier. 

Les  draperies  de  l'entrée,  largement  relevées,  lais- 
sent voir  le  paysage,  et  la  rivière  claire  et  rapide. 

—  Qu'est-ce  donc,  là,  cet  homme,  debout  sur  une 
pierre,  qui  nous  tourne  le  dos  et  regarde  au  loin  si 
attentivement  ? 

— •  Un  voyageur  comme  nous,  sans  doute. 


140  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

—  Pourquoi  l'a-t-on  laissé  approcher  si  près  de 
notre  halte  ? 

—  C'est  peut-être  un  prince.  Je  vois  scintiller  des 
diamants  sur  sa  coiffure,  et,  là-bas,  deux  pages  tien- 
nent des  chevaux  bien  harnachés.  Nous  saurons 
bientôt  qui  il  est,  d'ailleurs  ;  notre  umara  s'approche 
de  lui. 

—  Avec  quel  respect  il  salue  cet  inconnu  !  C'est 
quelque  adorateur  d'Allah,  comme  lui. 

—  A  peine  s'il  répond  au  salut.  Cependant  il  se 
détourne  et  s'avance  comme  s'il  voulait  venir  vers 
nous. 

—  Qui  peut-il  être  pour  avoir  une  telle  audace  ? 

—  Un  seigneur  puissant,  car  Arsian-Khan  ne  le 
retient  pas. 

Le  nouveau  venu  s'avance,  en  effet  ;  il  est  à  l'entrée 
de  la  tente,  et  pose  la  main  sur  son  cœur,  puis  sur 
son  front.  C'est  un  homme  dans  la  force  de  l'âge, 
d'une  belle  figure  franche  et  noble.  Il  est  vêtu  simple- 
ment, mais  son  sabre  magnifique  et  l'aigrette  de  son 
turban  laissent  deviner  qu'il  est  d'un  rang  élevé. 

—  Divine  reine  de  Bangalore,  dit-il,  puisse  ton 
ombre  couvrir  le  monde  I  Je  baise  la  poussière  sous 
tes  pieds. 

—  Qui  t'a  dit  que  j'étais  une  femme  et  non  un  guer- 
rier comme  toi  ? 

—  Tu  es  l'un  et  l'autre  pour  la  torture  de  l'humanité. 
0  reine  doublement  cruelle  !  tu  manies  la  lance  et  le 
glaive  comme  si  tes  yeux  ne  te  suffisaient  pas  pour  te 
donner  toutes  les  victoires,  et,  non  contente  d'avoir 
réduit  au  désespoir  les  hommes  qui  ont  eu  le  bonheur 


MÉLIAPORE  141 

funeste  de  te  voir,  tu  vas  nous  ravir  encore  le  cœur 
de  toutes  les  femmes,  en  te  montrant  à  elles  sous  la 
forme  du  plus  beau  des  hommes. 

—  Ces  louanges  ne  répondent  pas  à  ma  question. 

—  La  bannière  de  Bangalore,  qui  flotte  au  sommet 
de  ta  tente,  ne  dénonce-t-elle  pas  ta  majesté  ? 

—  Qui  donc  es-tu,  pour  si  bien  connaître  les  ban- 
nières ? 

—  Je  suis  ton  humble  esclave  :  Chanda-Saïb,  le 
gendre  du  nabab  Sabder-Aly. 

—  Ah  !  tu  es  Chanda-Saïb,  dit  la  reine  avec  une 
expression  un  peu  moins  hautaine;  tu  es  ce  prince 
malheureux,  que  l'assassinat  et  la  trahison  privent 
de  famille? 

—  Oui,  dit-il  avec  un  soupir,  le  nabab  du  Carnatic, 
mon  beau-père,  est  mort  sous  le  poignard,  et  le  frère 
de  ma  femme  vient  d'être  frappé  aussi,  dans  la  fleur 
de  son  printemps.  Seul  héritier  légitime,  je  suis  dépos- 
sédé, et  je  crains  aujourd'hui  pour  ma  liberté  et  pour 
ma  vie. 

—  Mes  aïeux  régnaient  sur  ce  pays,  que  les  tiens 
ont  conquis,  et  que  d'autres  te  reprennent,  dit  la  reine. 
La  volonté  des  dieux  est  obscure,  il  faut  subir  la 
destinée. 

—  Lutter  et  triompher  de  l'injustice  vaut  mieux, 
et  c'est  là  mon  espoir. 

Tout  en  parlant  et  sans  y  prendre  garde,  Chanda- 
Saïb  s'était  avancé  de  quelques  pas. 

—  Tu  es  mon  hôte,  puisque  tes  pieds  ont  franchi 
ce  seuil,  dit  la  reine;  assieds-toi  et  prends  ta  part  de 
ces  mets. 


142  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

—  Je  suis  touché  d'un  tel  honneur,  dit  le  prince 
qui  s'assit  et  prit  une  mangue. 

—  Tu  vois  en  moi  une  pénitente,  reprit  Ourvaci 
après  un  moment  de  silence,  une  mortelle  lourde  de 
péchés,  qui  se  rend,  dans  le  plus  modeste  équipage, 
à  la  vieille  pagode  de  Sadraspatnam. 

—  Que  ton  pèlerinage  soit  heureux  !  dit  Chanda- 
Saïb.  Je  me  réjouis  de  m'étre  trouvé  sur  ton  chemin, 
et  de  pouvoir  te  dire  qu'il  y  a  du  danger  à  poursuivre 
ton  voyage  sans  précaution. 

—  Qu'est-ce  donc  ? 

—  La  guerre.  Un  combat,  qui  m'intéresse  au  plus 
haut  point,  aura  lieu  tout  à  l'heure,  à  quelques  pas 
d'ici. 

—  Et  quels  sont  les  combattants? 

—  L'armée  de  mon  mortel  ennemi,  de  celui  qui 
usurpe  mon  trône,  du  traître  Allah- Verdi,  qui  se  dit 
nabab  du  Carnatic,  et  une  petite  troupe  de  Français. 

—  Les  Français,  qu'est-ce  que  cela?  Cette  race  aux 
cheveux  blancs,  peut-être  ? 

—  Ce  sont  les  soldats  du  grand  gouverneur  de 
Pondichéry,  un  homme  que  j'estime  au  point  que  je 
lui  ai  confié  ce  que  j'ai  de  plus  cher  au  monde,  c'est- 
à-dire  ma  femme  et  mon  fils. 

La  reine  eut  un  sourire  de  dédain,  et  échangea  un 
regard  avec  le  jeune  cavalier  de  tout  à  l'heure,  qui 
n'était  autre  que  la  princesse  Lila. 

—  Et  ce  sont  les  apprêts  de  ce  combat  que  tu 
regardais  si  attentivement? 

—  Justement!  Et  je  te  demande  en  grâce,  Lumière 
du  monde,  la  permission  de  retourner  à  mon  poste 


MÉLIAPORE  143 

d'observation.  C'est  le  désir  d'assister  à  ce  combat  qui 
m'attirait  en  ces  lieux. 

—  Ne  pourrais-je  le  voir  aussi?  dit-elle  vivement; 
le  massacre  de  ces  barbares  est  un  spectacle  qui  me 
plairait  beaucoup. 

—  Rien  n'est  plus  aisé  :  du  sommet  de  ce  tertre 
tapissé  de  fleurs,  on  découvre  tout  le  champ  de 
bataille. 

—  Allons,  dit-elle,  en  se  levant  sous  l'aiguillon 
d'une  ardente  curiosité. 

On  porta,  sur  la  hauteur  désignée,  des  coussins  et  un 
parasol  frangé  de  perles  sous  lequel  la  reine  s'installa. 

La  rivière,  d'un  azur  splendide,  faisait  un  coude, 
puis  coulait,  presque  droite,  à  perte  de  vue,  entre 
deux  rives  plates,  couleur  d'émeraude,  interrompues, 
çà  et  là,  par  des  bouquets  de  mûriers.  Sur  la  rive 
opposée  resplendissait  l'armée  du  nabab,  se  dévelop- 
pant sur  une  ligne  longue  et  imposante  :  l'artillerie 
d'abord,  puis  les  cavaliers  et,  derrière  eux,  quelques 
éléphants,  dont  l'un,  plus  haut  que  les  autres,  portant 
le  grand  étendard  du  Garnatic.  L'infanterie  se  massait 
au  delà. 

—  Mais,  dit  la  reine,  où  sont  donc  vos  Français?  La 
rive  où  nous  sommes  semble  parfaitement  déserte. 

—  Là,  à  quelques  cents  pas  de  nous;  ce  bois  de 
mûriers  suffit  à  les  masquer. 

—  Sont-ils  si  peu  nombreux?  Vraiment  ces  Français 
ont  une  bien  orgueilleuse  folie  ! 

—  Ignores-tu  donc,  s'écria  Chanda-Saïb,  que  quatre 
cents  des  leurs  viennent,  sous  les  murs  de  Madras,  de 
mettre  en  déroute  l'armée  si  brillante  de  mon  rival? 


144  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

La  reine  eut  un  geste  d'incrédulité. 

A  ce  moment,  un  formidable  roulement  de  tam- 
bours éclata  dans  le  bouquet  de  mûriers.  Une  voix 
puissante  jeta  un  commandement,  et  les  Français, 
brusquement,  sortirent  du  bois,  se  dirigeant  au  pas 
de  course  vers  la  rivière.  On  aperçut  l'éclat  rouge 
des  parements  d'habits,  la  blancheur  des  bandou- 
lières de  buffle,  et  l'éclair  des  baïonnettes  au  bout 
des  fusils. 

A  certaines  nuances  vertes  ou  dorées,  dans  la  rivière, 
on  reconnaissait  qu'elle  était  guéable  ;  les  Français 
entrèrent  dans  l'eau  sans  hésiter,  toujours  accompa- 
gnés par  le  tumulte  des  tambours;  mais  ce  bruit  fut 
couvert,  soudain,  par  un  fracas  de  tonnerre  :  les 
canons  de  l'armée  hindoue  venaient  de  tirer. 

Ce  vacarme  ne  sembla  pas  avoir  causé  grand  dom- 
mage au  bataillon  en  marche.  Quand  la  fumée  se 
dissipa,  les  Français,  pleins  d'entrain,  comme  rafraî- 
chis par  le  bain,  escaladaient  la  rive  opposée,  suivant 
leur  chef  qui,  l'épée  à  la  main,  courait  le  premier. 
On  battit  la  charge  et  ils  s'élancèrent  baïonnettes  en 
avant,  en  poussant  des  hurlements  formidables. 

Marphiz-Khan  venait  d'apparaître  sur  l'éléphant 
qui  portait  l'étendard  frangé  d'or  du  Carnatic  et  le 
guerrier,  couvert  de  pierreries,  resplendissait  au 
soleil.  Mais  d'un  élan  irrésistible,  poussant  toujours 
ces  cris  étranges,  les  Français  culbutèrent  les  canons, 
et  se  jetèrent  impétueusement  sur  le  premier  rang 
des  cavaliers.  Ceux-ci  crurent  voir  une  bande  de  dé- 
mons et,  sans  attendre  la  piqûre  des  baïonnettes 
étincelantes,  tournèrent  bride  et  s'enfuirent. 


MÉLIAPORE  145 

Alors  les  assaillants  s'arrêtèrent  et,  sur  un  com- 
mandement de  leur  chef,  ayant  tranquillement  Visé, 
tirèrent  tous  ensemble. 

L'effet  fut  terrible.  Un  grand  nombre  de  cavaliers 
tombèrent,  renversés  sous  leurs  chevaux  ;  les  cris  des 
blessés  redoublèrent  le  désordre  et  accélérèrent  la 
fuite.  Marphiz-Khan  lui-même,  après  un  moment 
d'hésitation,  tourna  le  dos,  hâtant  l'allure  de  son  élé- 
phant de  guerre.  Les  Français,  tout  en  rechargeant 
leurs  armes,  s'élancèrent  à  la  poursuite  de  l'ennemi. 

—  Dieu  est  grand  !  s'écria  Chanda-Saïb. 

La  reine  s'était  levée  et,  toute  pâle  et  frémissante, 
avait  suivi  la  scène. 

—  Mon  cheval!  cria-t-elle;je  veux  voir  la  fin  de  ceci. 
Cette  fuite  est  une  feinte,  Marphiz  veut  attirer  ces 
barbares  dans  Méliapore,  pour  mieux  les  écraser. 

On  amena  le  bel  arabe  fleur  de  pécher,  au  profil  de 
gazelle.  La  reine  reprit  ses  armes  et  redevint  l'ado- 
rable guerrier  de  tout  à  l'heure. 

—  Qu'Arslan  m'accompagne,  dit-elle.  Puis  se  tour- 
nant vers  sa  compagne  :  Peut-être  as-tu  peur,  Lila  ; 
reste  si  tu  veux. 

—  Où  tu  iras  j'irai,  dit  la  princesse.  Il  est  vrai, 
l'audace  de  ces  hommes  et  leurs  cris  sauvages  m'ont 
glacé  le  sang,  et  j'ai  failli  mévanouir  au  bruit  du 
canon;  c'est  que  je  ne  suis  pas  un  héros,  moi,  voilà 
tout. 

—  0  ma  pauvre  Lila!  dit  la  reine,  douce  et  pares- 
seuse amie,  à  quelles  épreuves  je  mets  ta  tendresse  ! 
Reste,  je  t'en  prie,  bientiHje  te  rejoindrai. 

—  Tu  me  retrouverais  morte  d'inquiétude,  dit  Lila 

CONOCÈTE    DU    PARADIS.  9 


14(3  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

en  sautant  en  selle.  D'ailleurs  la  peur  ne  manque  pas 
d'un  certaincharme,  et  quoi  qu'il  arrive  je  ne  fuirai  pas. 

—  Tu  es  héroïque  à  ta  manière,  dit  Ourvaci  en 
souriant;  en  route  donc! 

Chanda-Saïb  galopait  déjà  au  bord  de  l'eau,  pré- 
cédé par  ses  deux  pages  qui  cherchaient  le  gué. 

—  Par  ici,  belle  reine!  cria-t-il;  voici  le  passage. 
La  petite  troupe  traversa  la  rivière  et  s'élança  sur 

les  traces  des  combattants. 

Le  bruit  des  tambours,  qui  roulaient  sans  disconti- 
nuer, et  la  fusillade  régulière  les  guidait  sûrement, 
et  bientôt  ils  ralentirent  leur  course,  ayant  devant 
eux  l'arrière-garde  française. 

La  déroute  emportait  les  fuyards  avec  une  rapidité 
croissante,  jonchant  leur  route  de  morts  et  de  blessés. 
Ils  s'écrasaient  maintenant  à  la  porte  de  Méliapore  — 
que  les  Européens  appellent  Saint-Thomé  —  la  petite 
ville  à  laquelle  Marphiz-Khan  s'appuyait.  Ils  avaient 
le  projet  de  s'y  enfermer;  mais  l'encombrement  était 
tel  qu'il  fut  impossible  de  refermer  la  porte  assez  tôt, 
les  Français  la  franchirent  sur  les  talons  des  fugitifs. 

—  Tu  vois,  dit  la  reine  à  Chanda-Saïb,  ils  tombent 
dans  le  piège,  ils  entrent  dans  la  ville,  et  pas  un 
n'échappera. 

—  Je  crois  que  tu  t'abuses,  Apsara  céleste,  répondit 
le  prince  dont  le  visage  rayonnait  de  joie;  nous  assis- 
tons au  plus  étonnant  fait  d'armes  qui  se  puisse  ima- 
giner. 

—  Une  armée  terrifiée  par  quelques  centaines 
d'hommes,  c'est  impossible,  dit  Ourvaci  dont  le  beau 
sourcil  se  fronçait  de  colère  et  de  dégoût. 


MÉLTAPORE  147 

—  Mais  ces  hommes  sont  des  démons,  s'écria  Lila; 
ils  marchent  comme  si  une  seule  pensée  les  animait, 
s'arrêtent  d'un  seul  mouvement,  et  quand  ils  déchar- 
gent leurs  fusils,  on  dirait  un  seul  coup  de  feu. 

—  Gagnons  le  faite  de  cette  colline,  dit  Chanda-Saïb 
en  désignant  un  point  élevé  :  de  là  nous  dominerons 
la  ville. 

Le  spectacle  était  affreux  maintenant.  Tous  ces 
êtres  affolés  voulaient  sortir  par  la  porte  opposée; 
mais,  dans  les  rues  étroites,  le  flot  humain  ne  s'écou- 
lait pas  assez  vite  et,  immobilisé  par  moments,  restait 
sans  aucun  abri,  exposé  aux  décharges  régulières  et 
sûres  des  vainqueurs. 

—  Mais  c'est  de  la  folie!  s'écria  la  reine;  ils  sont 
hébétés  par  quelque  sortilège,  car  ils  ne  se  défendent 
même  pas,  ils  se  laissent  massacrer  comme  des  vic- 
times par  le  bourreau. 

Après  bien  des  pertes,  les  fugitifs  parvinrent  cepen- 
dant à  traverser  la  ville,  et  ils  s'élancèrent  à  travers 
champs;  ils  se  croyaient  sauvés, lorsque,  tout  à  coup, 
des  roulements  de  tambours,  et  l'éclair  d'un  coup  de 
canon  en  face  d'eux,  leur  firent  comprendre  que  la 
retraite  était  coupée. 

Les  troupes  de  Madras  venaient  d'arriver. 

Alors  l'armée  du  nabab,  sans  faire  le  moindre  effort 
pour  se  rallier,  se  jeta  de  côté  et,  abandonnant  les 
bagages,  se  débarrassant  de  ses  armes  et  de  tout  ce 
qui  gênait  sa  course,  s'enfuit  en  pleine  déroute,  dans 
la  direction  d'Arcate  *. 

1.  4  novembre  1746. 


148  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

—  Les  lâches!  disait  la  reine,  pâle  de  honte,  et  ce 
sont  de  pareils  hommes  qui  ont  conquis  notre  bel 
Hindoustan  et  le  courbent  sous  leur  joug! 

—  Ils  semblent  en  effet  un  peu  dégénérés  depuis 
Timour  et  Baker,  dit  Ghanda-Saïb  en  riant;  mais  cette 
journée,  funeste  à  mes  ennemis,  est  glorieuse  pour 
moi.  Permets-moi  de  prendre  congé,  Lumière  du 
monde  ;  je  veux  aller  saluer  le  vainqueur  et  le  charger 
de  mes  félicitations  pour  le  grand  nabab  de  Poridi- 
chéry, 

—  As-tu  avec  toi  un  interprète?  demanda  Ourvaci 
vivement. 

—  J'en  ai  un,  et  il  est  ton  esclave,  comme  moi- 
même. 

—  Quand  tu  seras  près  de  ces  barbares,  demande- 
leur  s'il  en  est  un  parmi  eux  qu'on  désigne  sous  le 
nom  de  Charles  de  Buss3^ 

Chanda-Saïb  regarda  la  reine  avec  une  profonde 
surprise  :  que  pouvait-elle  avoir  de  commun  avec  cet 
étranger,  elle  qui  semblait  même  ignorer  ce  que 
c'était  que  des  Français?  Mais  il  vit  sur  le  visage  de 
la  jeune  femme  une  expression  si  étrange  de  cruauté 
et  de  souffrance  qu'il  crut  être  en  face  d'Azrael,  l'ange 
de  la  mort, 

—  Arslan-Khan  t'accompagnera,  continua-t-elle,  et 
me  rapportera  tes  paroles. 

—  Entendre,  c'est  obéir,  dit  le  prince  :  je  suis  la 
poussière  sous  tes  pieds  et  l'adorateur  de  ton  ombre. 

11  s'éloigna,  après  s'être  incliné,  en  posant  la  main 
sur  son  cœur,  puis  sur  son  front. 

De  la  plaine,  Chanda-Saïb  se  retourna  et  jeta  un 


MÉLIAPORE  149 

dernier  regard  vers  celle  qu'il  venait  de  quitter.  Droite 
sur  son  cheval,  au  sommet  de  la  colline,  qui  lui  faisait 
comme  un  piédestal,  elle  demeurait  immobile,  le  front 
penché.  Dans  l'azur  profond  du  ciel,  sa  stature  élé- 
gante paraissait  grandie,  et  le  cimier  de  pierreries 
jetait  des  flammes. 

—  Quelle  merveille, cette  femme!  murmurait  Chanda- 
Saïb;  le  prince  Salabet-Cingh  est  vraiment  un  homme 
heureux. 

Au  sommet  de  la  colline,  Lila  soupirait,  n'osant 
interrompre  autrement  la  rêverie  de  la  reine,  qui 
semblait  changée  en  statue.  Cependant  le  soleil  brû- 
lait; il  était  dangereux  de  rester  ainsi  exposées.  La 
princesse  approcha  son  cheval  tout  près  d'Ourvaci. 

—  Lila,  dit  la  reine  rêveuse,  n'as-tu  pas  entendu 
tout  à  l'heure? 

—  Quoi  donc? 

—  Ce  nom,  ce  nom  maudit  a  passé  par  mes  lèvres  : 
comme  malgré  moi,  je  l'ai  prononcé,  et  n'est-ce  pas 
là  une  nouvelle  souillure?  Je  suis  humiliée  de  le 
savoir  et  courroucée  de  ne  pouvoir  l'oublier, 

—  Un  nom,  ce  n'est  rien  cela,  dit  la  princesse  en 
riant. 

—  Que  dis-tu,  enfant!  le  nom  c'est  l'image  même 
de  l'être,  c'est  sa  présence  dans  l'absence,  son  exis- 
tence supérieure  dans  le  rovaume  de  l'esprit.  Tu  sais 
bien  que  par  pudeur,  autant  que  par  tendresse,  les 
femmes  hindoues  ne  prononcent  pas  à  haute  voix  le 
nom  de  leur  époux;  elles  le  gardent  en  elles-mêmes 
comme  un  trésor. 

—  Eh  bien,  dit  Lila,  si,  par  amour,  on  conserve  en 


150  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

son  cœur  un  nom  chéri  ;  que  les  lèvres  laissent  envoler 
loin  d'elles  celui  qu'on  déteste  ! 

—  Mais  en  passant  il  brûle  et  ens'enfuyant  il  reste, 
dit  la  reine,  comme  le  dard  que  l'on  arrache  et  qui 
laisse  son  venin. 

—  Ah  !  je  t'en  conjure  !  sois  plus  courageuse  !  chasse 
de  ton  esprit  toutes  ces  images  qui  le  troublent.  Songe 
plutôt  que  si  le  saint  fakir,  à  la  science  incompara- 
ble, que  tu  vas  consulter  dans  la  pagode  en  ruine  de 
Sadraspatnam,  te  conseille  d'accorder  la  rançon  que 
l'on  réclame,  acquittée  envers  ton  sauveur,  tout  lien 
sera  rompu  avec  lui, et  que  l'obsession  cessera;  songe 
plutôt  qu'il  était  peut-être  parmi  les  combattants, 
qu'il  a  pu  être  tué  et  que  tu  es  délivrée  de  lui. 

—  A  la  pensée  de  sa  mort  possible,  il  me  semble 
qu'un  glaçon  se  dissout  dans  mon  cœur.  C'est  ainsi 
que  la  joie  se  manifeste,  si  violente  qu'elle  me  cause 
une  souffrance. 

Lila  jeta  sur  la  reine,  entre  ses  longs  cils  satinés, 
un  regard  indéfinissable.  C'était  un  mélange  de  ma- 
lice, de  curiosité  et  d'inquiétude  ;  un  coup  d'œil 
pénétrant  et  voilé,  cherchant  à  deviner  un  secret  et 
cachant  une  pensée  secrète. 

—  Quittons  ces  lieux,  allons  rejoindre  notre  escorte, 
ma  divine  amie,  dit-elle  après  un  moment,  nous 
sommes  seules  ici  et  trop  près  de  ces  barbares  que  tu 
redoutes. 

—  C'est  vrai;  partons,  dit  Ourvaci,  en  jetant  un 
dernier  regard  sur  Méliapore,  où  flottait  maintenant, 
triomphalement,  le  drapeau  blanc  de  la  France. 


XIII 


L  ESCADRE 


—  Mon  cher  Kerjean,  expliquez-moi,  je  vous  en  prie 
—  si  vous  avez  la  chance  de  le  comprendre  —  l'ordre 
hiérarchique  qui  régit  le  gouvernement  de  l'Inde.  Je 
ne  puis  le  débrouiller,  malgré  mes  efforts;  on  n'en- 
tend parler  que  de  soubabs,  de  nababs,  de  padischahs, 
de  rajahs  et  de  maharajahs...;  tout  le  monde  est  donc 
roi  en  ce  beau  pays? 

C'est  dans  une  élégante  calèche,  qui  les  emporte 
sur  le  Cours  royal,  la  promenade  à  la  mode,  que  Bussy 
fait  cette  question  à  son  ami  Kerjean. 

—  Je  suis  fier  de  pouvoir  vous  répondre,  dit  ce 
dernier.  Voulez-vous  que  je  commence  par  la  tête  ou 
par  les  pieds? 

—  Il  me  semble  que  commencer  par  la  tête  est  plus 
logique. 

—  Soit!  cependant  on  ne  sait  trop  ce  qui  vaut  le 
mieux  ici  de  la  tête  ou  des  pieds.  Eh  bien,  il  y  a 
d'abord   le    Padischah   ou    Grand  Mogol,  que   nous 


152  LA  r.ONorÉïE  du  paradis 

appelons  l'Empereur.  C'est,  soi-disant,  le  souverain 
maître  de  l'Inde,  le  juge  suprême,  le  roi  des  rois. 
Tout  vient  de  lui  et  retourne  à  lui.  Il  réside,  là-bas, 
au  diable,  à  Delhi,  dans  une  ville  magnifique,  mais 
ruinée  à  moitié.  Le  Grand  Mogol  actuel  s'appelle 
Achmed-Schah.  Sa  cour  est  un  nid  d'intrigues,  de 
conspirations,  il  se  cramponne  à  son  trône,  que  plu- 
sieurs prétendants  convoitent,  sans  compter  les  Mah- 
rattes  et  autres. 

—  Je  comprends  le  Grand  Mogol,  dit  Bussy,  la  clé 
de  voûte,  le  sommet  de  la  pyramide  un  peu  branlante. 

—  Parfaitement.  Mais  ce  pays  mal  soumis  et  vaste 
comme  la  moitié  de  l'Europe,  un  seul  homme  ne  peut 
pas  le  diriger.  C'est  pourquoi  il  est  divisé  en  Soubabs 
ou  gouvernements,  ayant  pour  chefs  les  Soubadars, 
que  nous  appelons  Soubabs  pour  avoir  plus  tôt  dit. 

—  J'y  suis  maintenant  :  le  gouvernement,  encore 
trop  vaste,  est  divisé   en  provinces,  de  là  les  Nababs. 

—  C'est  cela  :  Soubabs  et  Nababs,  d'abord  simples 
officiers  du  Grand  Mogol,  ont  naturellement  secoué  le 
joug  le  plus  possible,  et  sont  devenus  de  véritables 
rois,  ayant  divan,  vizir,  armée  et  trésors.  La  poli- 
tique, dans  le  principe,  est  des  plus  simples  :  tou- 
cher les  impôts.  Le  Nabab  vole  le  Soubab,  qui  vole 
l'Empereur;  celui-ci  est  souvent  obligé  de  faire  la 
guerre  pour  être  payé. 

—  A  ce  que  je  vois,  pour  les  complots  et  les  intri- 
gues, les  cours  des  Nababs  et  Soubabs  n'ont  rien  à 
envier  à  celle  de  Delhi. 

—  On  n'a  pas  idée  de  pareils  coquins,  dit  Kerjean 
en  riant  ;  ils  passent  leur  temps  à  s'entr'égorger. 


l'escadre  153 

—  Mais  comment  se  placent  les  princes  hindous 
dans  cet  échiquier?  Ce  sont  eux  surtout  qui  m'inté- 
ressent. 

—  Ah!  voilà  :  les  vainqueurs  sont  moins  nombreux 
que  les  vaincus,  un  pour  dix  à  peu  près,  et  ils  ne 
peuvent  occuper  tout  le  pays.  Comme  vous  le  savez, 
avant  la  conquête,  l'Inde  était  divisée  en  quantité  de 
royaumes  grands  et  petits.  Les  musulmans  ont  laissé 
subsister  ceux  qui  ont  consenti  à  devenir  tributaires 
du  Grand  Mogol  et  à  reconnaître  sa  suzeraineté.  S'ils 
payent  bien,  payer  étant  toujours  le  point  capital, 
on  les  laisse  régner  comme  ils  l'entendent  dans  leurs 
États,  quelquefois  presque  aussi  grands  que  la  France, 
souvent  composés  seulement  d'une  ville.  De  là  les 
Rajahs  et  les  Maharajahs  :  les  rois  et  les  grands  rois. 

—  Merci,  dit  Bussy,  jusqu'à  présent  je  ne  connais- 
sais que  l'Hindoustan  légendaire  et  sacré,  dont  la 
poésie  m'a  si  fort  enthousiasmé,  et  que  je  croyais 
retrouver  tel  quel. 

—  Je  suis  moins  poète  que  vous,  dit  Kerjean,  je 
partage  l'avis  du  Grand-Mogol  :  le  tribut  avant  tout, 
et  j'espère  bien  tirer  ma  fortune  de  ce  merveilleux 
pays.  Mais  avec  votre  cours  d'histoire  vous  nous  faites 
oublier  de  regarder  les  belles  dames  qui  passent. 

Le  Cours  royal  était  situé  le  long  de  la  grève,  sous 
les  remparts.  C'était  le  rendez-vous  du  beau  monde, 
et  il  était  impossible  d'imaginer  une  promenade  plus 
magnifique.  On  la  fréquentait  au  moment  où  le  soleil 
tombait  derrière  la  ville,  et  l'exubérante  végétation 
des  jardins,  des  avenues,  les  palmiers  énormes  dé- 
passant les  murs,  les  cocotiers,  nulle  part  aussi  beaux 

9. 


154  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

que  sur  cette  côte,  éclairés  en  transparence,  appa- 
raissaient frais  et  lumineux  sur  le  ciel  d'un  bleu  vio- 
lent, et  produisaient  le  plus  délicieux  effet.  De  l'autre 
côté  s'étendait  l'azur  de  la  mer  des  Indes,  et  sur  la 
longue  plage,  qui  semblait  sablée  d'or,  se  versait  sans 
relâche  l'harmonieuse  cascade  des  lames  argentées. 

Les  voitures  allaient  et  venaient  sous  de  beaux 
arbres  sur  deux  lignes.  Les  femmes  en  toilette  légère 
étaient  couchées  languissamment  dans  leurs  belles 
calèches  dorées  ou  peintes,  et  conduites  par  des 
cochers  indiens  vctus  de  blanc.  On  voyait  aussi  des 
chaises  à  porteurs  et  des  palanquins  marchant  sur 
une  autre  ligne,  à  côté  des  piétons,  et  beaucoup  de 
cavaliers  indigènes,  sur  des  fins  chevaux  brillamment 
harnachés,  passant  au  galop  avec  des  envolements 
de  draperies  blanches.  Plus  bas,  sur  la  plage  même, 
s'agitaient  la  foule  des  noirs,  lascars,  matelots  et 
employés  de  toute  sorte ,  occupés  à  charger  et  à 
décharger  les  cargaisons,  transporter  et  inscrire  les 
marchandises;  c'était  le  mouvement,  l'animation 
fébrile,  le  brouhaha  d'un  port  de  commerce  eu  pleine 
prospérité.  Çà  et  là,  la  haute  silhouette  massive  des 
éléphants,  dressés  au  travail,  dominait  le  fourmille- 
ment des  hommes. 

La  mer  était  couverte  d'embarcations,  allant  et 
venant,  et  plus  loin,  dans  la  rade,  apparaissaient 
quelques  navires,  dessinant  sur  le  ciel  leur  mâture 
affinée  en  dentelle. 

Maintenant,  Kerjean  nommait  toutes  les  femmes 
qui  passaient  et  racontait  sur  leur  compte  maintes  anec- 
dotes indiscrètes,  que  Bussy  n'écoutait  qu'à  demi. 


L  ESCADRE 


155 


Tout  à  coup  des  acclamations  enthousiastes  écla- 
tent au  loin,  se  rapprochent  rapidement;  tout  le 
monde  se  lève  dans  les  équipages  et,  entre  les  deux 
files  arrêtées  et  rangées  à  droite  et  à  gauche,  passe, 
au  grand  trot,  un  escadron  de  gardes  qui  précède  la 
voiture  du  gouverneur.  Elle  s'avance  bientôt,  toute 
scintillante  de  dorures,  traînée  par  quatre  chevaux 
harnachés  de  pourpre  et  d'or.  Sur  son  passage,  c'est 
comme  un  ouragan  de  cris  :  «  Vive  notre  grand  gou-; 
verneur!  Vive  le  vainqueur  du  nabab!  »  Les  femmes 
jettent  des  fleurs  sous  les  pieds  des  chevaux. 

Dupleix  salue  d'un  air  très  digne.  La  bégum  est 
auprès  de  lui,  et  sur  le  devant  de  la  calèche,  Chon- 
chon,  très  droite  et  pâle  d'émotion.  Ils  passent,  suivis 
de  douze  lanciers  qui  portent  des  drapeaux. 

Pour  rentrer,  les  jeunes  ofticiers  passèrent  par  la 
ville,  afin  de  couper  au  plus  court,  et  Bussy  regardait 
encore  avec  curiosité  cette  cité  qui  lui  devenait  déjà 
familière  :  les  rues  larges  et  droites,  bordées  de 
petites  maisons  précédées  de  jolies  cours  plantées 
d'arbustes,  étaient  encore  toutes  pavoisées  à  cause 
de  la  victoire  de  Dupleix  sur  l'armée  du  Nabab,  que 
les  habitants  ne  se  lassaient  pas  de  fêter. 

La  brise  de  mer  venait  de  se  lever  et  il  y  avait 
beaucoup  de  monde  dehors.  Les  gens  du  peuple  vêtus 
de  sarraux,  blancs  comme  la  neige,  qui  faisaient  res- 
sortir le  ton  foncé  de  leur  visage  et  de  leurs  jambes 
nues,  assiégeaient  les  marchands  de  friture,  et  la 
graisse  bouillante  emplissait  l'air  d'une  acre  odeur. 
Les  flâneurs  en  riches  toilettes  formaient  des  ilôts 
devant  la  vendeuse  de  fruits,  accroupie  entre  les  pyra- 


156  LA  CONQUETE   DU  PARADIS 

mides  embaumées  de  son  étalage,  ou  bien  s'arrêtaient 
devant  les  marchands  de  boissons  glacées.  Du  haut 
des  vérandas,  par-dessus  les  fleurs,  de  riches  Hin- 
dous, assis  sur  des  tapis,  regardaient  d'un  air  tran- 
quille toute  cette  agitation,  en  fumant  nonchalam- 
ment le  houka.  Des  bruits  de  chants  et  de  musique 
s'échappaient  des  cafés,  fermés  seulement  par  ime 
draperie,  et  la  mélodie  s'entrecoupait  du  son  inter- 
mittent des  cloches  sonnant  l'angélus  à  l'église  des 
capucins.  Ils  virent  des  prêtres  gravissant  en  hâte  les 
degrés  du  portail,  et,  plus  loin,  sortant  d'une  pagode 
au  toit  pyramidal,  une  troupe  de  bayadères  voilées 
de  gaze  noire,  parsemée  d'or.  Puis  ils  longèrent  une 
haute  muraille  d'une  blancheur  éblouissante,  tout 
unie,  percée  seulement  d'un  majestueux  portail  en 
ogive,  revêtu  intérieurement  de  faïences  fleuries. 

—  C'est  le  palais  du  prince  Salabet-Cingh,  dit 
Kerjean. 

Et  longtemps  de  Bussy  regarda  en  arrière. 

Sur  une  vaste  place  où  ils  débouchèrent,  la  tour  de 
Ihorloge  apparut,  au  milieu  d'un  joli  jardin  surélevé, 
enfermée  par  une  balustrade  crénelée,  coupée  de 
larges  escaliers,  que  flanquaient  des  statues  hindoues, 
représentant  des  perroquets  géants  à  deux  têtes. 

Tandis  que  de  Bussy  admirait  les  sculptures  d'une 
antique  colonne  de  pierre,  un  coup  de  canon,  venant 
du  large,  fit  tressauter  les  deux  amis. 

Kerjean  fit  s'arrêter  l'équipage. 

—  C'est  le  salut  d'un  navire  qui  arrive  de  France, 
dit-il. 

De  cette  place  on  découvrait  la  mer.  Ils  aperçurent, 


l'escadre  157 

en  effet,  un  bâtiment  qui  venait  de  mouiller  en  rade. 
Sa  chaloupe,  mise  à  Teau  et  conduite  par  de  nom- 
Jjrcux  rameurs,  était  déjà  tout  proche  de  terre. 

' —  Comme  ils  se  hâtent,  dit  Kerjean,  il  doit  y  avoir 
des  nouvelles  graves.  Allons  tout  droit  au  palais  du 
gouvernement,  nous  les  connaîtrons  plus  tôt. 

On  pressa  l'allure  de  l'attelage  et,  après  avoir  tra- 
versé le  canal  qui  sépare  la  ville  blanche  de  la  ville 
noire,  couru  quelque  temps  entre  les  cahutes  des  indi- 
gènes, dans  les  allées  bordées  de  magnifiques  coco- 
tiers, ils  sortirent  de  la  ville  par  la  porte  Villenour 
et  gagnèrent  la  résidence. 

La  nouvelle  qui  arrivait  de  France  était  grave  en 
effet,  terrible  même  :  on  avisait  le  gouverneur  de 
l'Inde  qu'une  expédition  des  plus  sérieuses,  contre 
Pondichéry,  avait  été  décidée  par  l'Angleterre,  qui 
expédiait  huit  vaisseaux  de  guerre  et  onze  transports 
chargés  de  troupes,  sous  le  commandement  de 
l'amiral  Boscawen. 

Et  le  danger  suivait  de  près  la  nouvelle,  il  n'y  avait 
pas  une  heure  à  perdre. 

Dupleix  était  atterré. 

Ce  n'était  plus  la  lutte,  inégale  encore,  mais  dont 
on  espérait  cependant  triompher,  que  l'on  redoutait 
auparavant;  on  allait  se  trouver  en  présence  de 
forces  supérieures  à  tout  ce  qu'on  avait  vu  jusque-là 
dans  les  mers  de  l'Inde.  Et  qu'envoyait-on  au  gouver- 
neur pour  tenir  tête  aux  ennemis ,  pour  soutenir 
l'honneur  de  la  nation?  de  l'argent,  des  troupes,  des 
munitions?  Non,  on  lui  donnait  simplement  le  con- 
seil, presque  dérisoire,  de  faire  bonne  contenance! 


158  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

Un  moment,  abattu  par  ce  coup  terrible,  Dupleix 
songea,  malgré  lui,  aux  grands  suicides  antiques. 

Mais  vite  il  releva  le  front ,  apaisa  rafTolement 
autour  de  lui,  et  jura  de  défendre,  avec  ses  faibles 
ressources,  et  jusqu'à  son  dernier  souffle,  cette  ville 
qu'on  lui  a  confiée  et  qui,  sous  les  plis  du  drapeau 
de  la  France,  est  un  morceau  de  la  patrie. 

Alors,  avec  son  énergie  ordinaire,  il  s'occupe,  sans 
perdre  un  instant,  des  préparatifs  de  la  défense,  il 
veille  à  tout,  rend  à  tous  la  confiance  et  le  courage. 

Grâce  à  ses  fonderies,  qui  travaillent  sans  relâche, 
il  a  une  artillerie  très  forte  et  peut  armer ,  tout 
autour  delà  place,  quantité  de  redoutes  et  d'ouvrages 
avancés,  qui,  disputés  pied  à  pied,  donneront  beau- 
coup à  faire  aux  assiégeants,  avant  qu'ils  aient 
attaqué  le  corps  même  de  la  place. 

Et  rasséréné,  calme  et  prêt  à  tout,  il  attend  les  évé- 
nements. 


XIV 


LE    SIÈGE   DE   PONDICHÉRY 


Le  canon  !  les  gueules  de  bronze  crachent  leur  hur- 
lement de  haine  et  de  mort  à  travers  la  nature  splen- 
dide. 

Un  cercle  de  fer  enferme  Pondichéry;  du  côté  de 
la  mer,  c'est  une  flotte  formidable;  du  côté  de  la 
terre,  une  armée. 

Déjà  on  se  bat  au  village  d'Ariancopan,  oîi  est  éta- 
blie la  principale  redoute. 

L'endroit  est  admirable,  avec  ses  bois  épais,  pleins 
de  fraîches  perspectives,  et  sa  claire  rivière  encaissée 
entre  des  rives  touffues;  mais  aujourd'hui  la  fumée  et 
l'odeur  de  la  poudre  cachent  les  fleurs  et  troublent 
leurs  parfums. 

Croyant  n'avoir  devant  eux  qu'un  ouvrage  de  peu 
d'importance,  les  Anglais  se  sont  avancés,  la  veille, 
avec  une  confiance  funeste,  essayant  l'assaut  du  fort 
sans  échelle  ni  matériel.  Ils  ont  payé  cher  leur 
imprévoyance.  S'apercevant  trop  tard  de  leur  erreur, 


160  LA    CONQUÊTE    DU   PARADIS 

SOUS  un  feu  terrilde,  ils  se  sont  vus  forcés  de  reculer, 
laissant  sur  le  terrain  beaucoup  de  leurs  meilleurs 
soldats  et  plusieurs  officiers.  A  présent  ils  reviennent 
en  force,  et  entreprennent,  dans  les  règles,  le  siège 
du  village  fortifié.  Mais  ils  montrent  moins  dentrain 
déjà  et  moins  de  sûreté;  la  perte  du  major  Goodere,  le 
plus  expérimenté  de  leurs  chefs,  les  affecte  beaucoup, 
non  sans  raison,  ceux  qui  le  remplacent  ont  déjà 
montré  leur  incapacité  :  au  matin,  on  s'est  aperçu 
qu'une  batterie,  établie  la  nuit,  a  devant  elle  un  bois, 
qui  lui  masque  l'ennemi.  Les  Français  ont  salué 
d'éclats  de  rire  cette  bévue  incroyable,  et  ils  chantent 
une  chanson  moqueuse  dont  on  entend  le  refrain 
entre  les  décharges  ; 

Maiibroiigh  s'en  va-l'en  guerre... 

L'amiral  Boscawen  est  le  petit-neveu  du  célèbre 
Marlborough;  c'est  même  à  cause  de  cette  haute 
naissance  que,  malgré  sa  jeunesse  —  trente-six  ans  à 
peine  —  il  a  obtenu  la  faveur,  presque  unique,  du 
double  commandement  de  la  flotte  et  de  l'armée.  Les 
soldats  français  ont  appris,  on  ne  sait  comment,  cette 
parenté,  et  leur  plaisir  est  de  rythmer  le  combat  sur 
cet  air  connu. 

Et  la  mousqueterie  crépite,  l'artillerie  tonne,  supé- 
rieure du  côté  des  Français,  mais  nourrie  et  puissante 
dans  la  riposte. 

—  A  la  bonne  heure  !  s'écrie  Paradis  en  pointant 
lui-même  une  pièce,  ceux-ci  ne  tournent  pas  les 
talons,  comme  les  Maures,  au  premier  mot  qu'on  leur 


LE   SIÈGE    DE    PONDICHÉRY  IGl 

dit;  c'est  plaisir  de  se  battre  contre  eux,  et  il  y  a  de 
l'honneur  à  les  vaincre.  Vois-tu,  mon  fils,  continue- 
t-il  en  s'adressant  au  canonnier,  quand  une  pièce 
anglaise  allonge  le  cou,  oppose-lui-en  trois  pour  lui 
rabattre  le  caquet. 

—  Monsieur  l'ingénieur  en  chef,  crie  une  estafette 
qui  passe  à  cheval,  le  commandant  Law  ordonne 
d'aller  bouleverser  les  travaux  de  l'ennemi,  et  vous 
prie  de  diriger  la  sortie,  avec  le  capitaine  de  Bussy, 
que  je  cours  prévenir. 

—  Entendu! 

Bussy  est  au  poste  le  plus  avancé,  de  l'autre  cùlé 
de  la  rivière,  près  d'une  batterie,  qui  prend  l'ennemi 
en  ehfdade.  On  ne  se  voit  pas,  on  ne  s'entend  pas 
dans  la  fumée  et  le  vacarme,  l'estafette  est  obligée 
de  mettre  sa  bouche  contre  l'oreille  du  marquis  et 
de  lui  hurler  l'ordre  du  commandant. 

Peu  après,  les  volontaires,  précédés  de  leur  capitaine, 
sortent  du  nuage,  en  même  temps  queles  dragons,  con- 
duits par  Paradis,  s'élancent  et  traversent  la  rivière. 

Les  Anglais  font  bonne  contenance  d'abord;  mais 
l'impétuosité  et  la  vigueur  de  l'attaque  les  font  plier, 
et  bientôt  ils  abandonnent  les  retranchements,  pris 
d'assaut,  et  aussitiH  bouleversés  de  fond  en  comble. 

—  AUonsI  je  n'ai  pas  de  chance,  s'écrie  Paradis  en 
riant;  encore  des  gens  qui  se  sauvent! 

En  effet,  cette  contagion  terrible  qu'on  appelle 
panique  s'est  emparée  des  assiégeants  qui,  malgré 
les  efforts  des  officiers,  s'enfuient  en  désordre. 

Les  troupes  reviennent  aux  retranchements,  pleines 
d'enthousiasme,  ramenant  beaucoup  de  prisonniers. 


1G2  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

Le  commandant  Law  a  fait  une  capture  importante, 
celle  d'un  oflicier,  d'une  figure  pâle  et  digne,  dont 
l'habit  écarlate  est  tout  chamarré  d'or;  c'est  le  major 
Lawrence,  un  homme  déjà  illustre,  qui,  ne  voulant 
pas  fuir  avec  ses  soldats,  est  resté  seul  au  milieu  des 
ennemis,  et  s'est  laissé  désarmer. 

Les  assiégés  étaient  tout  heureux  de  leurs  succès; 
ils  pouvaient  espérer  garder  le  fort  d'Ariancopan,  ce 
qui  mettrait  leurs  adversaires  dans  un  grand  em- 
barras; ils  les  sentaient  hésitants  et  indécis,  et  remar- 
quaient qu'ils  refaisaient  les  retranchements  détruits 
avec  une  lenteur  extrême. 

Quelques  jours  après  cette  sortie  heureuse,  tout  le 
monde  était  à  son  poste,  surveillant  le  travail  de  l'en- 
nemi, le  démolissant  à  mesure  et  harcelant  les  tra- 
vailleurs; quand,  tout  k  coup,  un  fracas  épouvantable 
éclata  au  milieu  d'eux,  faisant  trembler  le  sol  et 
envoyant  vers  le  ciel  une  gerbe  de  feu  qui  retomba  en 
pluie  de  débris.  Le  fort  oscilla  un  moment,  puis 
s'écroula,  et  une  panique  emporta  vers  la  ville  beau- 
coup de  ces  héros  d'hier. 

Lorsque  le  silence  s'est  fait,  de  longs  cris  et  des 
gémissements  le  remplissent.  Les  officiers  se  préci- 
pitent vers  les  ruines  fumantes,  jonchées  de  blessés 
et  de  morts  .  Qu'est-il  arrivé  ?  Une  horrible  catas- 
trophe, dans  laquelle  les  Anglais  ne  sont  pour  rien  : 
deux  chariots  de  poudre  viennent  de  sauter  au  milieu 
du  fort,  et  cent  hommes  sont  morts,  ou  hors  de  combat. 

D'entre  les  décombres  sortent  d'affreux  hurlements, 
des  plaintes  faibles;  mais  il  y  a  encore  des  explosions 
partielles,  l'on  n'ose  pas  approcher. 


LE    SIÈGE   DE   PONDICHÉRY  163 

Une  consternation  muette  fige  tous  ceux  qui 
échappent  au  désastre. 

—  Est-ce  que  vous  allez  laisser  mourir  vos  cama- 
rades sans  rien  tenter  pour  les  sauver?  crie  à  ses 
volontaires  Bussy  qui  vient  d'arriver;  si  vous  étiez 
capables  d'une  pareille  lâcheté,  je  briserais  mon  épéc 
pour  ne  plus  être  votre  chef. 

Et,  le  premier,  il  court  aux  ruines,  écarte  de  ses 
mains  les  pierres  brûlantes,  qui  écrasent  la  poitrine 
d'un  blessé.  Ses  hommes  l'ont  suivi  sans  hésiter. 
Bientôt  les  blessés  et  les  morts  sont  couchés  sur  des 
brancards  et  emportés  vers  la  ville. 

Paradis  est  hébété  de  désespoir.  11  fait  sonner  la 
retraite,  pour  abandonner  la  redoute,  qui  n'est  plus 
tenable;  mais  Bussy  s'élance  vers  lui  et  lui  saisit  les 
mains. 

—  Je  vous  en  conjure,  ne  donnez  pas  cet  ordre, 
s'écrie-t-il  ;  réfléchissez  I  II  faut  garder  le  village  et 
réparer  tant  bien  que  mal  les  dégâts. 

—  Mais  c'est  impossible!  dit  l'ingénieur,  que  fe- 
rions-nous de  cette  ruine?  D'ailleurs,  de  La  Touche 
s'apprête  à  faire  sauter  ce  qui  reste  des  remparts. 

—  Retenez-le;  ne  faites  rien  sans  prendre  l'avis  du 
gouverneur.  Mais  où  est  donc  le  commandant  Law? 

—  A  la  ville,  où  il  conduit  les  prisonniers. 

—  Eh  bien,  laissez-moi,  avant  d'agir,  aller,  de 
votre  part,  consulter  Dupleix. 

—  Soit,  hâtez-vous. 

Mais  Paradis  n'est  pas  convaincu,  il  hoche  la 
tête,  tandis  que  Bussy  monte  à  cheval  et  part  au 
galop. 


164  LA  CONQUÊTE  DU  PAUADIS 

Dans  la  ville,  qu'il  traverse  comme  un  ouragan, 
c'est  une  terreur  et  un  désespoir  indescriptibles;  le 
bruit  de  l'explosion  a  attiré  tous  les  habitants  dehors, 
la  nouvelle  est  connue  déjà,  sous  des  versions 
diverses,  et  ceux  qui  ont  des  parents  ou  des  amis 
dans  l'armée,  courent,  avec  des  cris  et  des  pleurs, 
pour  reconnaître  les  morts  et  les  blessés.  Au  palais, 
Bussy  ne  trouve  aucun  serviteur  et  est  obligé  d'atta- 
cher lui-même  son  cheval  à  une  colonne.  Il  gravit  le 
grand  escalier  à  rampe  de  fer  ouvragé,  et  arrive,  hors 
d'haleine,  dans  le  cabinet  du  gouverneur  dont  la 
porte  est  ouverte.  Un  soldat  est  là  qui  lui  raconte 
l'événement  funeste. 

—  Monsieur ,  dit  Bussy  d'une  voix  haletante , 
Paradis  a  l'intention  d'abandonner  Ariancopan.  J'es- 
père pourtant  avoir  obtenu  de  lui  qu'il  n'agisse  pas 
sans  votre  avis. 

—  Qu'on  garde  la  redoute  à  tout  prix,  s'écria 
Dupleix;  sa  perte  entraînerait  l'abandon  de  tous  les 
autres  ouvrages. 

—  Je  cours  porter  cet  ordre,  dit  Bussy. 

Mais  au  moment  où  il  va  sortir,  le  bruit  de  plu- 
sieurs explosions  éclate  et  fait  frémir  les  vitres. 

—  Trop  tard!  de  La  Touche  vient  de  faire  sauter 
les  remparts. 

—  C'est  un  malheur,  capitaine,  dit  le  gouverneur, 
après  avoir  réprimé  un  mouvement  de  colère;  je  vous 
remercie  d'avoir  essayé  de  l'éviter.  Mais  surtout  qu'on 
ne  se  laisse  pas  abattre,  rien  n'est  perdu.  Je  vais  voir 
par  moi-même  ce  qu'il  reste  à  faire. 

Comme  toujours,  le  gouverneur  apaise  et  encou- 


LE    SIÈGE    DE    PONDICHÉRY  165 

rage;  il  atténue  autant  qu'il  le  peut  le  désastre, 
ranime  la  confiance,  réveille  l'ardeur. 

Aussi  les  jours,  les  semaines,  passent  sans  que  les 
assiégeants,  malgré  tous  leurs  efforts,  soient  encore 
parvenus  à  rien  gagner  sur  les  Français,  maintenant 
enfermés  dans  Pondichéry. 

Mais  aujourd'hui  les  Anglais  s'agitent  d'une  façon 
extraordinaire,  il  semble  qu'ils  se  préparent  à  tenter 
un  assaut  décisif.  C'est  pourquoi  le  gouverneur,  à 
cheval,  fait  au  pas  le  tour  de  la  ville,  tandis  qu'au- 
dessus  de  sa  tête  le  vol  sinistre  des  obus  siffle  et 
bourdonne.  Il  s'arrête  parfois,  l'œil  à  la  longue-vue, 
et  surveille  attentivement  les  mouvements  de  l'en- 
nemi. Quelques  oftîciers  marchent  derrière  lui,  en 
silence. 

Dans  la  rade,  aussi  près  que  le  fond  le  permet,  trois 
navires  anglais  sont  embossés  et  lancent  leurs  pro- 
jectiles; mais  la  grande  houle  empêche  la  précision 
du  tir,  tandis  que  les  canons  de  la  place  ripostent 
avec  la  plus  grande  sûreté.  Cependant  les  obus  tom- 
bent nombreux  dans  les  rues  désertes,  et  voici  que, 
tout  à  coup,  le  gouverneur  est  presque  repoussé  par 
un  groupe  de  soldats  et  de  cipayes,  qui  fuient,  ter- 
rifiés par  une  bombe  arrivant  sur  eux;  les  officiers 
qui  suivent  Dupleix  voient  le  danger  que  court  leur 
chef,  lui  crient  de  se  garer;  mais  lui,  tranquillement, 
s'avance  vers  le  projectile  dont  l'explosion  le  couvre 
de  fumée  et  de  poussière . 

Quand  le  nuage  s'est  dissipé,  il  se  tourne  vers  les 
soldats  immobiles  de  surprise  et  d'inquiétude,  et  leur 
dit  en  souriant  : 


166  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

—  Vous  voyez  bien,  enfants,  que  cela  ne  fait  pas 
de  mal. 

Puis  il  continue  sa  route,  suivi  d'acclamations.  11 
arrive  bientôt  au  bastion  Saint-Joseph,  du  côté  opposé 
à  la  mer.  Là  il  s'arrête,  et  s'approche  d'une  embra- 
sure ;  pour  interroger  plus  longuement  les  préparatifs 
de  l'ennemi. 

—  Décidément,  messieurs,  dit-il  après  un  instant, 
en  se  retournant  vers  les  officiers,  ce  n'est  pas  une 
feinte,  les  Anglais  prononcent  l'attaque  du  côté  du 
marais  et  des  terrains  inondés,  qui  nous  sont  une  si 
bonne  défense  à  cet  endroit;  ils  ont  l'idée,  sans 
doute,  que  cette  boue  les  protégera  contre  nos  sorties 
et  semblent  oublier  qu'elle  est  aussi  infranchissable 
pour  eux  que  pour  nous,  et  qu'ils  s'y  embourberont. 
Ils  mènent  activement  les  travaux,  mais  ne  leur 
laissons  pas  donner  avec  tant  de  facilité  leurs  coups 
de  pioche;  ayez  la  bonté  de  transmettre  l'ordre  aux 
dragons,  avec  d'Auteuil  et  Paradis,  aux  grenadiers  de 
La  Touche,  et  à  Bussy  avec  ses  volontaires,  de  sortir 
et  de  leur  courir  sus  en  contournant  le  marécage. 

Et  il  reste  là,  tandis  qu'on  prépare  et  qu'on  exécute 
le  mouvement,  dont  il  veut  suivre,  des  yeux,  la 
fortune. 

Il  voit  bientôt  la  colonne  se  déployer  hors  des  murs, 
puis  se  partager  en  deux  divisions,  qui  circulent 
entre  les  tranchées.  Elle  prennent  chacune  leur  route 
vers  l'ennemi,  se  dissimulant  dans  les  plis  de  terrains, 
derrière  des  bois.  Pendant  de  longs  moments  elles 
disparaissent  aux  yeux  de  Dupleix,  puis  il  les  revoit, 
et  de  nouveau  les  perd  de  vue. 


LE   SIÈGE   DE   PONDICHÉRY  167 

Mais  voici  qu'il  pousse  un  cri  de  douleur  et  de 
colère  :  la  division  la  plus  forte  fait  fausse  route,  elle 
a  pris  le  plus  long,  le  plus  mauvais  chemin. 

—  Que  font-ils,  les  malheureux?  Qui  donc  les 
guide?  s'écrie-t-il  avec  désespoir.  Leur  artillerie  va 
s'embourber,  et  l'ennemi  les  apercevoir  bien  avant 
qu'ils  puissent  tenter  le  moindre  mouvement  offensif. 

Des  sonneries  de  trompettes  se  font  entendre  dans 
le  camp  des  Anglais,  qui  rassemblent  en  hàle  toutes 
leurs  forces;  et  quand  les  Français,  à  grand'peine, 
sont  sortis  du  mauvais  pas,  ils  ont  devant  eux  toute 
l'armée  ennemie. 

Alors,  des  deux  côtés,  éclate  un  feu  terrible,  dont 
le  nuage  enveloppe  et  dérobe  bientôt  le  combat.  Ne 
pouvant  plus  voir,  Dupleix  écoute;  il  reconnaît  bien 
la  voix,  plus  proche  et  plus  haute,  de  ses  canons,  et 
ils  aboient  ferme,  sans  relâche. 

Par  instants  une  déchirure  du  nuage  laisse  à  décou- 
vert un  détail  de  la  bataille  :  un  cavalier  qui  passe  en 
gesticulant,  quelques  soldats  redressant  une  pièce 
qui,  en  reculant,  a  perdu  son  aplomb;  ou  bien,  une 
épée  haute  dans  la  main  d'un  chef,  et  jetant  une 
lueur;  puis  de  nouveau  la  cotonneuse  et  molle  mu- 
raille, impénétrable,  se  referme. 

Mais  voici  que  le  canon  se  tait  subitement  du  côté 
des  Français;  on  n'entend  plus  qu'une  fusillade  irré- 
gulière, qui  se  rapproche. 

—  Ils  se  replient,  pense  Dupleix  ;  que  pourraient- 
ils  faire  en  effet  contre  toutes  les  forces  anglaises? 

Et  il  se  penche,  tendant  l'oreille,  inquiet,  car  il  y  a 
certainement   du  désordre   dans  cette  retraite;   un 


168  L.V    CONQUÊTE    DL    PARADIS 

grand  trouble,  en  tous  cas,  et  inexplicable,  car 
l'ennemi  ne  poursuit  pas,  et  même  cesse  bientôt  le 
feu  de  ce  côté.  La  colonne  revient.  Dupleix  la  voit 
sortir  du  nuage  et  se  hâter  vers  la  ville,  par  le  bon 
chemin  cette  fois;  il  quitte  alors  son  poste  d'obser- 
vation et  galope  vers  le  bastion  Sans-Peur,  par  lequel 
rentrent  les  soldats. 

Déjà  ils  arrivent,  par  groupes  tumultueux,  noirs  de 
poudre,  saignants,  mais  plus  attristés  qu'effrayés. 

Dupleix  s'est  arrêté,  le  cœur  serré  par  un  pres- 
sentiment, il  n'ose  pas  interroger,  mais  il  lui  semble 
que  l'on  murmure  un  nom  autour  de  lui,  celui  de 
Paradis. 

—  Paradis,  prisonnier?  s'écrie-t-il,  en  s'avançant 
vivement. 

On  détourne  la  tête,  personne  ne  répond,  et  voici 
que  des  pas  durs  et  réguliers  sonnent  sur  les  dalles; 
quatre  soldats  paraissent ,  portant  sur  des  fusils 
entre-croisés  un  homme  recouvert  d'un  drapeau. 

Le  gouverneur  saute  à  terre  et  s'élance  vers  lui  : 

—  Blessé! 

11  écarte  les  plis  du  drapeau  et  prend  la  main  inerte 
et  tiède  encore  de  Paradis  .  Tout  le  monde  s'est 
découvert,  et  garde  un  silence  profond. 

—  Mort  ! 

Ce  mot  lui  déchire  les  lèvres;  il  veut  douter  encore 
pourtant,  appuie  sa  main  sur  ce  brave  cœur  qui  ne 
bat  plus  ;  puis,  avec  des  yeux  troublés  de  larmes,  il 
contemple  longuement  son  vieil  ingénieur ,  qu'il 
aimait  tant,  si  fidèle,  si  dévoué  et  qui  le  comprenait 
si  bien.  On  ne  voit  pas  la  blessure  qui  l'a  emporté. 


LE   SIÈGE   DE   PONDICHÉUY  169 

une  balle  au  cœur  sans  doute;  il  a  l'air  de  dormir, 
bien  pâle  cependant,  et  pour  la  première  fois,  lui  qui 
avait  gardé  ses  riches  couleurs,  même  sous  le  climat 
de  l'Inde. 

Mais  Dupleix,  violemment,  refoule  sa  douleur.  Il  ne 
faut  pas  que  le  mouvement  de  trouble  et  de  désarroi 
que  vient  de  causer  cette  mort  se  prolonge  davantage. 

—  Soldats,  dit-il.  le  malheur  qui  nous  frappe  est 
bien  cruel.  .Mais  il  faut  subir  courageusement  la 
triste  loi  de  la  guerre.  Celui  qui  nous  quitte,  riche  de 
gloire,  était  notre  plus  précieux  auxiliaire,  et  la 
place,  il  est  vrai,  va  rester  sans  ingénieur.  Eh  bien, 
c'est  moi-même  qui  le  remplacerai.  J'ai  par  bonheur 
quelque  savoir  en  mathématiques  et  j'ai  étudié  dans 
ma  jeunesse  la  fortification;  je  puis  donc  me  charger 
de  la  direction  de  la  défense  et  je  ne  faillirai  pas  à 
ma  tâche.  Que  les  justes  larmes  que  vous  arrache  la 
perte  de  ce  héros  ne  vous  fassent  pas  oublier  votre 
devoir.  Songez  à  vos  frères,  engagés  en  ce  moment 
même  avec  l'ennemi,  et  qui,  par  votre  retraite,  ont 
sur  les  bras  toute  l'armée  anglaise.  Hàlons-nous  de 
protéger  leur  rentrée,  et  que  nous  n'ayons  pas,  par 
notre  faute,  à  déplorer  de  nouveaux  malheurs. 

C'est  Bussy  qui  commande  la  seconde  division,  et, 
ne  connaissant  pas  le  sort  de  la  première,  il  a  continué 
à  s'avancer. 

Le  jeune  officier  est  magnifique  au  feu.  plein 
d'emportement  et  en  même  temps  de  sang-froid,  avec 
un  coup  d'œil  si  juste,  et  une  si  prompte  décision, 
que  ses  hommes  ont  toute  confiance  en  lui. 

Il   a  réussi    à   s'emparer    des    huttes ,   à    chasser 

10 


170  LA  CONQUÊTE  DU  PARADIS 

l'ennemi  de  la  tranchée  qu'il  devait  emporter,  et  à 
jeter  la  confusion  dans  les  rangs  des  Anglais,  qui  ont 
aussi  à  déplorer  la  perte  d'un  officier  de  valeur  :  le 
capitaine  Brown.  Bussy  se  maintient  dans  l'empla- 
cement conquis,  jusqu'au  moment  où  il  voit  des  forces 
considérables  s'élancer  pour  le  reprendre.  Devinant 
alors  que  l'autre  colonne  a  essuyé  quelque  revers,  il 
ordonne  la  retraite,  et,  malgré  un  feu  très  meurtrier, 
se  replie  sans  désordre.  Au  moment  où  un  détache- 
ment va  sortir  de  la  ville  pour  se  porter  à  son  secours, 
les  volontaires  y  rentrent  en  bon  ordre,  rapportant 
les  blessés  et  les  morts. 

Kerjean,  blessé  au  pied  depuis  quelques  jours, 
enrageait  dans  sa  chambre,  dont  il  ne  pouvait  sortir. 
Bussy  l'alla  voir  quelques  instants  et  le  blessé  l'inter- 
rogea avidement  sur  la  sortie,  sur  les  opérations 
prochaines. 

—  Le  bombardement  commencera  cette  nuit  ou 
demain  matin,  dit  Bussy;  les  Anglais  auront  terminé 
leurs  tranchées;  mais,  comme,  grâce  au  marais  qui 
les  empêche  d'approcher,  elles  sont  établies  à  sept 
cent  cinquante  toises  du  chemin  couvert,  leur  feu 
n'aura  pas  beaucoup  d'eiîet.  Cet  amiral  Boscawen  est 
peut-être  un  bon  marin,  mais,  par  bonheur  pour 
nous,  il  n'a  aucune  expérience  des  sièges.  La  nuit 
dernière  ils  se  sont  avancés,  sans  le  reconnaître,  dans 
un  petit  bois  où  nous  étions  en  embuscade,  et  nous 
avons  pris  les  canons,  que  le  détachement  conduisait 
des  vaisseaux  aux  camps.  Et  vous,  ajouta-t-il,  ne 
savez-vous  rien  de  l'extérieur? 

—  Nous   sommes   admirablement    renseignés,  dit 


LE    SIÈGE   DE   PONDICHÉRY  171 

Kerjean.  Mme  Dupleix  a  des  espions  même  parmi  les 
cipayes  anglais  :  elle  en  a  partout,  et  d'une  fidélité 
incroyable.  Voici  les  plus  récentes  nouvelles  :  le 
nabab  Allah-Verdi  a  promis  un  renfort  de  deux  mille 
cavaliers  à  nos  ennemis. 

—  Comment!  malgré  le  traité  de  paix  signé  avec 
nous  ? 

—  Oh!  les  traités  n'ont  aucune  importance  pour 
ces  gens-là.  quand  leur  intérêt  est  de  les  rompre.  Et 
puis  Marlborough  a  fait,  paraît-il,  des  cadeaux  magni- 
fiques; cela  joint  à  l'espoir  d'être  vengés  de  la  honteuse 
défaite  que  nous  leur  avons  infligée,  c'est  plus  qu'il 
n'en  fallait  pour  décider  les  Maures  à  trahir.  Ceci  est 
la  mauvaise  nouvelle.  La  bonne,  c'est  que  nos  vais- 
seaux, au  nez  des  Anglais,  sont  parvenus  à  jeter  trois 
cents  hommes  de  renfort  dans  Madras, 

—  A  la  bonne  heure!  Madras  en  état  de  tenir,  c'est 
un  grand  souci  de  moins  pour  Dupleix.  Mais  je  vous 
quitte  à  présent,  ami,  car  je  ne  m'appartiens  pas. 
Ayez  patience,  et  à  bientôt. 

Le  lendemain,  en  efl"et,  dès  que  le  jour  parut,  le 
bombardement  commença,  avec  une  violence  formi- 
dable. Les  Anglais,  voyant  leur  faute,  avaient  élargi 
leur  attaque  du  côté  du  nord,  et  les  coups  portaient 
maintenant  en  plein  sur  le  bastion  Saint-Joseph  et  la 
porte  de  Valdaour.  Dupleix  y  courut  aussitôt,  ordonna 
de  renforcer  encore  l'artillerie  sur  ces  deux  points,  et, 
comme  les  sacs  de  terre  manquaient,  il  fit  blinder,  avec 
des  troncs  de  cocotiers,  les  escarpes  qui  s'écroulaient. 

Pas  un  instant  le  tir  des  remparts  ne  se  ralentit. 

Boscawen   avait    démasqué  tous  les  canons  qu'il 


17-2  LA   CONQUÊTE    DU    PARADIS 

pouvait  concentrer  contre  la  forteresse;  partout  il 
avait  trouvé  des  feux  doubles  des  siens.  Pendant  trois 
nuits,  sans  un  instant  de  répit,  l'affreux  tapage  con- 
tinua, la  place  reçut  plus  de  vingt  mille  projectiles. 
En  dernière  ressource,  les  assiégeants  firent  appro- 
cher les  vaisseaux  de  second  rang,  à  cinq  cents  toises 
de  la  ville,  et  de  là  ils  crachèrent  leur  mitraille. 

—  Abritez  vous  de  ce  côté,  dit  Dupleix  ;  ne  répondez 
pas,  et  laissez-les  faire  leur  vacarme. 

Il  n'eut  d'autre  résultat,  en  effet,  que  de  tuer  une 
pauvre  vieille  femme  malabare  qui  passait  dans 
la  rue. 

Devant  le  peu  de  succès  de  leurs  efforts,  les  Anglais 
perdaient  décidément  courage.  On  intercepta  une 
lettre  de  l'amiral  qui  montrait  de  la  fureur  ;  les 
espions  et  les  déserteurs  parlaient  de  la  levée  du 
siège.  Dupleix  cependant  s'attendait  à  une  attaque 
désespérée  et  il  faisait  rentrer  prudemment  les  canons 
des  batteries  trop  avancées,  quand,  dans  la  qua- 
trième nuit,  on  vint  lui  annoncer  que  les  Anglais 
enlevaient  le  matériel  de  siège  et  se  repliaient  vers 
le  fort  Saint-David. 

—  Ne  les  laissons  pas  déménager  comme  cela,  sans 
leur  dire  un  mot  d'adieu,  s'écria  le  gouverneur  plein 
de  joie. 

On  se  lança  à  leur  poursuite,  on  les  harcela,  on 
mit  le  feu  au  camp  qu'ils  abandonnaient,  et,  au  matin, 
on  aperçut  les  dernières  files  de  l'arrière-garde  s'éloi- 
gnant  en  hâte,  et  les  vaisseaux  prenant  le  large  '. 

1.  6  octobre  1148. 


LE   SIÈGE    DE   POXDICHÉRY  173 

La  brise  qui  les  poussait  porta  alors  jusqu'à  eux, 
chanté  par  toute  une  armée,  le  refrain  narquois  qui 
avait  tant  agacé  l'amiral  et  les  soldats,  pendant  ces 
cinq  semaines  de  siège  : 

Marlbrough  s'en  va-t'en  guerre. 
Mironton  tonton,  mirontaine  !  . . . 


10. 


XV 


LE    LION    DE    LA    VICTOIRE 


Un  dîner  de  gala  a  lieu,  ce  soir-là,  chez  le  gouver- 
neur de  l'Inde,  au  Jardin  Neuf,  où  l'on  est  retourné 
aussitôt  après  la  levée  du  siège,  car  depuis  ce  temps 
les  jours  se  passent  en  fêtes  et  en  réjouissances. 

Cette  victoire  si  importante,  Dupleix  l'a  fait  sonner 
bien  haut,  par  politique,  aux  oreilles  des  princes 
indiens;  il  a  même  écrit  au  Grand  Mogol,  pour  lui 
faire  savoir  que  les  Français  ont  triomphé  des  forces 
européennes  les  plus  considérables  qui  aient  jamais 
paru  dans  l'Inde,  et  il  a  reçu  de  Delhi  de  vives  félici- 
tations. Son  prestige  a  doublé,  tandis  que,  aux  yeux 
des  indigènes,  les  Anglais  n'ont  plus  aucune  impor- 
tance. 

Parmi  les  hôtes  d'aujourd'hui,  on  attend  le  prince 
Salabet-Cingh  et  Aly-Resa,  le  fils  de  Ghanda-Saïb,  le 
nabab  dépossédé  du  Carnatic,  puis  tous  les  officiers, 
beaucoup  de  grands  personnages,  les  hauts  fonction- 
naires et  quelques  riches  banquiers  arméniens. 


LE   LION   DE   LA  VICTOIRE  175 

La  joie  illumine  tous  les  visages.  Après  s'être  cru 
perdu,  après  les  longues  angoisses  du  siège,  on  renaît, 
plein  de  gloire,  heureux  de  vivre. 

Seul  le  marquis  de  Bussy,  appuyé  à  une  boiserie, 
indifférent  à  toute  cette  gaieté  bruissante  autour  de 
lui,  s'isole  dans  une  rêverie  profonde  et  douloureuse-. 
Que  lui  importe  la  renommée  qu'il  a  gagnée  dans 
cette  guerre?  la  croix  de  Saint-Louis  qui  brille  sur  sa 
poitrine?  sous  ses  rayons  il  sent  un  vide  affreux  lui 
creuser  le  cœur.  Rien  n'est  venu  de  Bangalore  où 
toujours  sa  pensée  retourne,  malgré  lui.  Aucun  mes- 
sager n'apporte  cette  réponse  attendue  dans  les  transes 
du  doute.  Pendant  le  siège,  l'absence  de  nouvelles 
était  toute  naturelle,  mais  depuis?...  Naïk  explique 
le  retard  par  le  mauvais  état  des  chemins;  la  saison 
des  pluies  est  de  retour,  les  rivières  torrentueuses  sont 
devenues  infranchissables,  les  roules  des  bourbiers, 
tout  voyage  est  impossible  pendant  quelques  semaines 
encore;  mais,  plutôt,  on  a  repoussé  avec  indignation 
sa  folle  prétention,  on  dédaigne  de  lui  répondre. 
Pourtant  le  fakir  Sata-Nanda  semblait  lui  dire  d'es- 
pérer; et  il  espérait  sans  vouloir  se  l'avouer",  et  il 
attendait  malgré  l'inanité  de  son  attente.  Tant  qu'il 
avait  fallu  se  battre,  l'ardeur  de  la  lutte  et  la  fatigue, 
brisant  son  corps,  endormaient  son  impatience;  mais 
aujourd'hui  elle  prenait  une  acuité  insoutenable,  le 
brûlait  de  langueurs  mortelles. 

—  Que  le  bonheur  soit  le  héraut  qui  te  précède, 
glorieux  capitaine,  dit  tout  à  coup,  près  de  lui,  une 
voix  harmonieuse,  je  suis  heureux  de  te  voir. 

Bussv  releva  la  tête  vivement,  regardant  avec  une 


176  LA    CONULKTE    DU    l'AUADIS 

sorte  d'égarement,  tant  son  esprit  était  loin  du  salon 
de  Dupleix,  oîi  on  le  ramenait  brusquement.  Il  eut  un 
tressaillement  de  surprise;  le  prince  Salabet-Cingh, 
tout  resplendissant  d'or  et  de  pierreries,  debout  devant 
lui,  le  regardait  en  souriant;  il  s'appuyait  d'une  main 
à  l'épaule  d'un  tout  jeune  homme  qui  était  Aly-Résa, 
le  fds  de  Chanda-Saïb. 

—  Le  prince  très  illustre  qui  nous  éclaire  de  sa 
présence,  dit  Aly-Résa,  était  curieux  de  te  connaître, 
car  il  a  entendu  partout  chanter  tes  louanges,  pen- 
dant la  guerre. 

—  La  bégum  m'a  dit  que  tu  paries  notre  langue, 
dit  Salabet-Cingh.  J'aime  beaucoup  les  Français, 
mais  tu  es  le  seul  à  qui  je  puisse  le  dire  sans  inter- 
prète. Aussi  je  serais  heureux  d'être  ton  ami. 

Son  ami  !  Bussy  avait  envie  de  lui  crier  qu'ils  étaient 
rivaux  et  qu'il  le  haïssait.  Mais  c'était  l'hôte  de  Dupleix 
et  un  pareil  esclandre  eût  été  odieux.  Il  parvint  à  se 
maîtriser  et  s'inclina  profondément. 

—  Un  pareil  honneur  est  trop  au-dessus  de  moi. 
dit-il. 

—  Laisse-moi  t'appeler  Bàhàdour  K  continua  le 
prince,  personne  n'est  plus  que  toi  digne  de  ce  titre; 
et  faisons  dés  à  présent  un  pacte  d'amitié.  Donne- 
moi  le  nœud  de  ton  épée.  veux-tu? 

Bussy  était  abasourdi  ;  mais  le  prince  parlait  d'une 
voix  si  douce,  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  de  lui  répondre 
par  un  refus;  il  défît  donc  l'écharpe  blanche,  frangée 
d'or,  qui  ornait  la  poignée  de  son  épée,  et  la  donna  à 

1.  C'est-à-dire  héros. 


LE    LION    DE    LA   VICTOIRE  177 

Salabet-Cingh.  Celui-ci,  rapidement,  l'entortilla  à  la 
garde  de  son  sabre  ;  puis  il  ôta  de  son  doigt  un  ma- 
gnifique diamant  et,  prenant  la  main  deBussy,  essaya 
de  le  lui  passer.  Malgré  leur  élégance  aristocratique, 
les  doigts  du  jeune  Français  n'atteignaient  pas  l'ex- 
trême finesse  de  ceux  de  l'Oriental  :  la  bague  n'entra 
qu'au  petit  doigt. 

—  Ma  main  est  plus  petite,  disait  Salabet  en  rete- 
nant celle  de  Bussy.  mais  comme  la  tienne  est  plus 
blanche  ! 

Puis  il  s'éloigna  lentement,  se  retournant  à  demi, 
lui  disant  par-dessus  l'épaule  : 

—  A  bientôt-,  Bàhâdour! 

Bussy  était  furieux  ;  il  cherchait  à  arracher  cette 
bague,  voulait  aller  dans  le  jardin  pour  la  jeter  au 
diable.  Kerjean,  qui  passait,  lui  dit  en  courant  : 

—  Donnez  la  main  à  ma  cousine  pour  entrer  dans 
la  salle,  vous  êtes  placé  près  d'elle. 

On  venait  d'ouvrir,  toutes  grandes,  les  triples  por- 
tes, flanquées  de  hallebardiers  vêtus  de  brocart  d'or, 
avec  des  bas  cramoisis  et  un  soleil  sur  la  poitrine,  et 
on  s'en  allait,  en  procession,  vers  la  salle  à  manger. 

Le  marquis  trouva  sur  son  chemin  Chonchon,  qui 
le  cherchait.  Il  ne  la  vit  pas  tout  d'abord  et  elle  fut 
eff'rayée  de  l'expression  irritée  de  son  regard. 

—  Mon  Dieu!  dit-elle,  qu'avez-vous  que  vos  yeux 
ont  l'air  si  méchant? 

—  Puisque  je  vous  vois,  toute  ombre  disparaît, 
comme  devant  l'aurore,  dit-il  en  lui  offrant  la  main. 

Une  armée  de  serviteurs  s'agitaient  autour  de  la 
table  :  des  pages,  des  noirs  remuant  de  grands  éven- 


178  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

tails.  Salabet-Cingh,  placé  à  côté  de  la  béguni,  avait 
derrière  lui  des  esclaves  somptueusement  vêtus, 
dont  l'un  portait  une  aiguière  d'or.  Bussy  était  placé 
presque  en  face  du  prince,  il  l'avait  malgré  lui  sous 
les  yeux,  et  sa  maussaderie  ne  s'en  allait  pas. 

—  Je  vois  qu'il  fait  toujours  très  noir  et  que  l'au- 
rore n'a  eu  aucun  pouvoir,  dit  Chonchon. 

—  Grondez-moi,  mademoiselle,  dit  le  marquis  fâché 
contre  lui-même,  car  je  le  mérite  fort.  Au  lieu  de  jouir 
du  bonheur  d'être  prés  de  vous,  je  me  laisse  stupide- 
ment dominer  par  la  colère,  à  cause  d'un  cadeau  que 
l'on  vient  de  me  faire.  Tenez,  cette  bague. 

—  Oui,  le  prince  Salabet;  je  l'ai  vu  de  loin  vous  la 
donner,  dit-elle.  Comment  cela  peut-il  vous  irriter?  Il 
vous  a  fait  le  plus  grand  honneur  possible,  puisqu'il 
vous  a  pris  un  ruban  et  qu'il  le  porte  sur  lui;  c'est 
un  signe  qu'il  se  regarde  comme  votre  ami. 

—  Pourquoi?  Je  ne  le  connais  pas! 

—  Votre  valeur  et  vos  traits  d'héroïsme  ont  fait 
grand  bruit  pendant  le  siège.  Le  prince  vous  connaît 
par  la  renommée,  et  il  vous  remercie  de  l'avoir  si  bien 
défendu,  puisqu'il  n'avait  pas  quitté  la  ville.  La  bague 
est  fort  belle  ;  voilà  bien  de  quoi  se  fâcher  ! 

—  Je  suis  absurde  eu  effet,  dit  Bussy,  mais  c'est 
fini,  n'en  parlons  plus. 

Et  il  vida  d'un  trait  son  verre  qu'on  venait  de  rem- 
plir, et  s'efforça  d'être  gai  et  aimable. 

Il  y  parvenait  mal.  Malgré  lui  ses  regards  s'atta- 
chaient sur  Salabet-Cingh,  étudiant  son  visage,  cher- 
chant à  deviner  son  âme.  Certes,  il  n'avait  rien  d'un 
homme  épris,  séparé  de  celle  qu'il  aime;  une  gaieté 


LE   LION   DE   LA  VICTOIRE  179 

juvénile,  qui  le  faisait  rire  de  tout;  des  traits  char- 
mants, mais  sans  énergie,  et  rien  qu'une  douceur 
paresseuse  dans  ses  longs  yeux  de  velours. 

Une  syinphoniejouée  en  sourdine,  par  un  orchestre 
caché,  le  cliquetis  argentin  de  la  vaisselle,  le  mur- 
mure des  conversations,  formaient  un  brouhaha  qui 
isolait  les  groupes  et  permettait  des  causeries  intimes. 

—  Le  prince  est-il  marié?  demanda  Bussy  à  Chon- 
chon  après  un  moment  de  silence. 

—  Marié,  je  le  crois  bien,  il  a  cinquante  femmes! 
Je  suis  allée  avec  ma  mère  dans  son  harem,  le  Zéna- 
nah,  comme  on  dit  ici;  je  les  ai  vues,  ces  femmes, 
sans  leur  voile^  elles  sont  bien  belles,  les  Gircassiennes 
surtout,  celles-là  ont  des  esclaves  chargés  uniquement 
de  leur  peindre  l'intérieur  des  paupières  avec  de  l'an- 
timoine; mais  ma  mère,  qui  parle  leur  langue,  dit 
que  toutes  manquent  d'esprit. 

—  Pourquoi  habile-t-il  Pondichéry  au  lisu  d'être  à 
la  cour  du  Soubab? 

—  On  a  déjà  cherché  à  l'assassiner  et  il  fuit  les 
complots.  Mon  père  est  le  grand  refuge;  ils  savent 
tous,  ces  princes,  qu'il  ne  trahit  pas,  lui,  et  ils  ont 
une  confiance  superstitieuse  dans  les  fortifications 
de  la  ville,  dont  ils  ne  comprennent  pas  l'architecture 
savante.  • 

—  A-t-il  donc  des  chances  de  succéder  au  trône?  . 

—  Non,  c'est  plutôt  son  oncle,  Mouzaffer,  le  petit- 
fîls  du  roi  ;  mais  il  y  a  tous  les  fils,  qui  ne  laisseront 
pas  la  succession  leur  échapper.  Enfin,  je  n'y  com- 
prends rien.  Ne  me  faites  pas  parler  politique. 

Le  dîner  finissait;  on  retournait  avec  un  peu  de  dé- 


180  LA    CONOUÉTE    Dl     PARADIS 

sordre  dans  les  salons  illuminés,  continuant  bruyam- 
ment les  conversations  commencées;  puis  les  per- 
sonnes graves  se  mirent  au  jeu  ;  la  jeunesse  se 
répandit  sous  les  vérandas  ouvertes,  tandis  que 
Dupleix,  souriant,  disait  un  mot  gracieux  à  chacun. 

On  avait  autorisé  Salabet-Cingh  à  fumer  son  houka; 
mais  il  en  avait  à  peine  humé  quelques  bouffées, 
lorsque,  à  la  grande  surprise  de  tout  le  monde,  un 
homme,  couvert  de  boue  et  ruisselant  de  pluie,  se 
précipita  dans  le  salon,  que  chacun  de  ses  pas  tachait, 
et  vint  tomber  aux  pieds  du  prince. 

Celui-ci,  effrayé,  porta  la  main  à  son  sabre,  préoc- 
cupé qu'il  était  toujours  des  assassins. 

Les  gardes  du  palais,  qui  poursuivaient  cet  homme, 
se  pressaient  aux  portes,  expliquant  qu'il  avait  passé 
au  milieu  d'eux  comme  une  Qèche,  sautant  par-dessus 
les  lances  croisées,  et  qu'un  coup  de  feu,  tiré  sur  lui, 
l'avait  manqué. 

L'homme  haletait,  sur  le  parquet,  comme  une  bête 
forcée.  Il  parvint  à  parler  cependant. 

—  Je  suis  un  messager,  dit-il  au  prince; je  t'apporte 
le  premier  cette  nouvelle  que  le  très  glorieux  roi  du 
Dékan,  Nizam-el-Molouk.  a  quitté  ce  monde. 

—  Le  roi  est  mort!  s'écria  Salabet-Cingh,  en  se 
levant  vivement.  Sait-on  qui  lui  succède?  ajouta-t-il 
après  un  moment ,  en  se  penchant  vers  le  mes- 
sager. 

—  Le  testament  du  Soubab  désigne  le  très  illustre 
prince  Sadoula-Bàbàdour-Mouzaffer-Cingh,  son  petit- 
fils;  mais  le  fils  aîné  du  roi,  Nasser-Cingh,  chef  des 
armées,  s'est  emparé  des  trésors  et  du  pouvoir. 


LE   LION   DE    LA  VICTOIRE  181 

—  Comment,  ce  traître!  cet  ivrogne!  ma  vie  est 
moins  que  jamais  en  sûreté. 

Dupleix  avait  appelé  Bussy  près  de  lui,  et  s'était 
fait  traduire  ce  qui  s'était  dit  entre  le  prince  et  le 
messager. 

—  Voilà  une  nouvelle  des  plus  importantes,  s'écria- 
t-il,  un  événement  qu'en  secret  j'attendais  depuis 
longtemps.  Ne  me  quittez  pas,  Bussy.  C'est  aujour- 
d'hui que  je  vous  ouvrirai  mon  cœur. 

Salabet-Cingh  s'avança  vers  le  gouverneur,  lui  ser- 
rant les  mains. 

—  Le  roi  est  mort,  dit-il,  et  l'odieux  Nasser-Cingh 
s'empare  du  trône.  Accorde-moi  encore  ta  protection; 
sans  elle,  que  deviendrai-je? 

—  Rassurez-vous,  cher  prince,  dit  Dupleix,  vous 
êtes  en  sûreté  dans  cette  ville,  nul  n'osera  vous  atta- 
quer sous  le  drapeau  de  la  France.  Cependant,  si  vous 
le  désirez,  je  doublerai  les  gardes  autour  de  votre 
palais. 

—  Non,  non,  c'est  inutile  ;  le  drapeau  me  garde 
mieux  que  mille  hommes;  mais  je  dois  te  quitter, 
pour  prendre  le  deuil,  et  faire  des  prières  publiques. 

Et,  se  tournant  vers  Bussy  : 

—  Mon  nouvel  ami,  n'oublie  pas  notre  alliance,  dit-il. 

Et  il  lui  tendit  la  main.  Devant  Dupleix,  le  mar- 
quis ne  put  refuser  la  sienne.  Le  prince  la  serra 
d'une  étreinte  nerveuse,  puis  il  embrassa  Dupleix, 
qui  le  reconduisit  jusqu'à  son  palanquin. 

Lorsque  le  gouverneur  revint,  la  bégum,  à  qui  un 
page  parlait  à  voix  basse,  lui  fit  signe  de  s'approcher 
d'elle. 

Conquête  du  pahadis.  I  l 


182  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

—  L'épouse  de  Chanda-Saïb  est  ici  et  demande  à 
me  voir,  dit-elle;  il  faut  quelque  chose  de  grave  pour 
qu'elle  se  décide  à  sortir  à  une  pareille  heure  de  son 
palais.  Je  l'ai  fait  conduire  dans  le  salon  blanc.  Viens 
m'y  trouver  bientôt. 

Le  salon  blanc  était  une  petite  pièce,  tendue  de 
damas  blanc  et  argent,  où  Mme  Dupleix  se  reposait 
quelquefois  pendant  les  réceptions,  et  où  les  invités 
n'entraient  pas  sans  être  appelés.  Le  gouverneur  s'y 
rendit,  emmenant  Bussy  avec  lui.  On  fit  retomber 
derrière  eux  une  portière,  et  le  page  garda  l'entrée. 

Aly-Résa  était  là,  près  de  sa  mère,  dont  on  ne 
voyait  que  les  grands  yeux  noirs  entre  ses  voiles  de 
mousseline,  assise  à  côté  de  la  bégum,  qui  lisait  une 
longue  lettre.  La  musulmane  se  leva  pour  saluer  le 
gouverneur. 

—  Je  viens  en  suppliante,  dit-elle  à  Dupleix,  mon 
époux  n'a  d'espoir  qu'en  toi  et  est  toujours  ton  plus 
fidèle  esclave. 

Bussy,  rapidement,  traduisit  la  phrase. 

—  Voici,  dit  la  bégum,  qui  refermait  le  rouleau  de 
parchemin  :  Chanda-Saïb,  qui  avait  été  pris  par  les 
Mahrattes,  est  libre  aujourd'hui.  L'héritier  légitime 
du  roi  qui  vient  de  mourir  s'est  porté  garant  de  la 
rançon,  et  les  Mahrattes  fournissent  trois  mille  cava- 
liers à  leur  ancien  prisonnier,  qui,  à  leur  tête,  va 
rejoindre  le  Soubab  dépossédé,  pour  faire  alliance 
avec  lui  et  l'aider  à  conquérir  son  trône. 

—  Voilà  qui  est  très  bien,  dit  Dupleix,  la  similitude 
de  leur  destinée  devait  rapprocher  ces  deux  hommes. 

—  Leur  plan  est  celui-ci,  continua  Jeanne  :  atta- 


LE   LION   DE   LA  VICTOIRE  183 

quer  d'abord  le  Carnatic,  renverser  le  nabab  Allah- 
Verdi,  s'emparer  d'Areate,  et,  maître  alors  d'une 
armée,  marcher  contre  l'usurpateur  Nasser-Cingh. 
Mais  —  ce  que  tu  désires  depuis  si  longtemps  arrive 
enfin!  —  ils  demandent  en  grâce  que  tu  mettes  à 
leur  disposition  une  petite  troupe  de  Français,  que 
tu  sois  leur  allié,  car  alors  ils  seront  sûrs  du  succès, 
puisque  tu  es,  disent-ils,  «  le  Lion  de  la  Victoire.  » 
Une  singulière  flamme  illuminales  yeux  de  Dupleix. 

—  Ils  ajoutent,  dit  encore  la  bégum,  que  si  tu 
acceptes,  tu  leur  dicteras  tes  conditions. 

Le  gouverneur  affecta  un  grand  calme  pour  répondre. 

—  Je  suis  heureux  de  pouvoir  rendre  service  à  mon 
ami  Chanda-Saïb,  dit-il,  au  légitime  successeur  de  la 
nababie  du  Carnatic.  Par  bonheur,  nos  victoires  me 
permettent  de  mettre  à  sa  disposition  quatre  cents 
Français,  et  sept  cents  cipayes  disciplinés.  Aussitôt 
l'agrément  du  conseil  supérieur  obtenu,  je  ferai 
partir  ce  détachement,  car  je  sais  qu'en  pareille  cir- 
constance la  promptitude  est  la  moitié  du  succès. 

La  musulmane  se  jeta  dans  les  bras  de  la  bégum 
quand  elle  lui  eut  traduit  cette  réponse,  et  Aly-Résa 
baisa  avec  effusion  la  main  de  Dupleix. 

—  Nous  te  devions  la  vie,  nous  te  devrons  la  puis- 
sance, dit-il.  Mon  père  veutquejele  rejoigne  pour  com- 
battre à  ses  côtés.  Quand  tu  le  permettras,  je  partirai. 

—  Nos  soldats  te  feront  escorte,  dit  le  gouverneur; 
voici  les  pluies  qui  cessent  ;  dans  peu  de  jours  vous 
vous  mettrez  en  route. 

—  Merci,  dit  Aly-Résa;  je  vais  expédier  un  courrier 
à  mon  père,  pour  lui  porter  l'heureuse  nouvelle. 


18i  LA  CONQUÊTE  DU  PARADIS 

Quand  l'épouse  et  le  fils  de  Clianda-Saïb  se  furent 
retirés,  la  bégum  retourna  dans  les  salons,  et  Bussy 
resta  seul  avec  Dupleix. 

Alors  le  gouverneur  appuj'a  ses  deux  mains  sur  les 
épaules  du  jeune  officier,  et  le  regarda  dans  les  yeux. 

—  Mon  cher  Bussy,  lui  dit-il  après  un  moment  de 
silence,  ce  que  je  vais  vous  dire,  excepté  ma  femme 
qui  est  comme  moi-même,  vous  seul  le  saurez.  Depuis 
que  je  vous  connais,  je  vous  observe,  je  vous  étudie, 
et  le  résultat  de  cette  étude  est  tout  à  votre  avantage. 
A  l'intrépidité,  à  l'emportement  du  héros,  vous  joi- 
gnez le  sang-froid  et  la  prudence,  un  jugement  rapide 
et  sûr;  tout  en  sachant  obéir,  vous  avez  de  l'initia- 
tive; vous  êtes  tacticien,  et  je  vous  devine  diplomate 
et  homme  d'État;  de  plus  vous  avez  ce  don  naturel 
de  séduction,  dont  je  sens  l'influence  sur  tous  ceux 
qui  vous  approchent,  et  qui  est  d'une  si  grande  im- 
portance dans  la  vie.  Oui,  je  puis  avoir  toute  confiance 
en  vous,  vous  êtes  bien  celui  que  je  cherchais. 

—  Ces  louanges  me  comblent  de  joie,  dit  Bussy, 
mais  je  n'ai  rien  fait  encore  pour  les  mériter. 

—  Écoutez-moi,  dit  le  gouverneur  en  l'attirant  sur 
un  sofa.  Voilà  longtemps  que  je  guettais  l'occasion 
de  me  mêler  des  affaires  des  princes  indiens;  vous 
avez  entendu  ce  que  Ghanda-Saïb  me  demande  :  mon 
appui  dans  la  guerre  qu'il  va  entreprendre.  L'éclat 
de  nos  victoires  et  la  valeur  de  nos  soldats  ont  donc 
amené  l'événement  que  je  désirais  secrètement! 
Pour  le  conseil  supérieur,  pour  les  directeurs  de  la 
compagnie,  l'avantage  de  cette  intervention,  à  ce 
que  je  leur  laisserai  croire,  sera  uniquement  les  éco- 


LE   LION   DE   LA   VICTOIRE  185 

nomies  réalisées,  les  troupes  mises  au  service  des 
princes  devant  être  soldées  par  eux,  ce  qui  nous  per- 
mettra d'entretenir  en  temps  de  paix  avec  l'Europe  la 
même  armée  qu'en  temps  de  guerre,  sans  compter 
les  dédommagements  qu'on  ne  manquera  pas  de 
nous  offrir  pour  les  services  rendus.  C'est  cela  que  je 
ferai  sonner  bien  haut,  pour  qu'on  n'entrave  pas  mes 
plans;  mais  ma  véritable  pensée  est  autrement  témé- 
raire, et,  si  on  la  soupçonnait,  aussi  bien  à  Versailles 
que  dans  l'Inde,  on  me  tiendrait  pour  fou  et  on  me 
créerait  mille  obstacles.  Vous  avez  remarqué,  n'est- 
ce  pas,  l'état  de  décrépitude  et  d'anarchie  dans  lequel 
est  tombé  le  gouvernement  de  ce  pays;  des  guerres 
continuelles,  des  intrigues  sanglantes,  le  pouvoir  du 
Grand  Mogol  le  plus  souvent  méconnu  et  méprisé,  et 
le  peuple,  comme  toujours,  victime  de  toutes  ces 
ambitions  piétinant  sur  lui?  Eh  bien,  ce  que  je  rêve, 
c'est  de  conquérir  ce  pays,  de  lui  rendre  le  calme  et 
la  prospérité,  cela  pacifiquement,  sans  combat  ni 
violence.  Si  l'on  me  seconde,  la  chose  est  faisable.  Je 
peux  donner,  peut-être,  à  la  France  l'empire  de  l'Inde  ! 
Voyez,  si  nous  réussissons  ici,  comme  nous  serons 
déjà  près  du  but.  Nous  soutenons  deux  princes  légi- 
times, traîtreusement  dépossédés.  Si  nous  parvenons 
à  leur  rendre  le  trône,  quelle  reconnaissance,  quel 
respect  n'auront-ils  pas  pour  leurs  sauveurs?  Nous 
serons  leur  guide,  leur  arbitre,  en  un  mot  nous  régne- 
rons sous  leur  nom.  Ils  nous  investiront  de  titres,  de 
tîefs  qui  s'agrandiront  rapidement;  le  peuple,  qui  aura 
senti  les  bienfaits  de  notre  domination,  se  donnerait 
à  nous  par  amour,  le  jour  où  sans  secousse,  par  la 


186  LA    CONQUÊTE    DU   PARADIS 

force  des  choses,  nous  hériterions  légitimement  du 
pouvoir,  avec  l'agrément  du  Grand  Mogol,  dont  nous 
aurons  toujours  soutenu  les  candidats  et  respecté  les 
décrets. 

—  Ah!  monsieur,  l'audace  de  votre  génie  m'éblouit, 
s'écria  Bussy  en  se  levant;  certes  une  pareille  con- 
quête est  possible,  et  si  l'on  sait  vous  comprendre  et 
vous  aider,  vous  réussirez.  Quant  à  moi,  je  suis  prêt 
à  sacrifier  ma  vie  pour  vous  servir,  et  je  suis  fier  et 
heureux  de  l'honneur  que  vous  me  faites  en  me  choi- 
sissant pour  vous  seconder, 

—  Vous  seul  savez  la  vérité  sur  mes  projets,  Bussy, 
ne  les  laissez  pas  deviner,  mais  dirigez  vos  actions 
dans  le  sens  qui  les  servira.  Je  ne  pouvais  rien  sans  un 
homme  tel  que  vous,  sans  l'esprit  supérieur  qui  saura 
deviner  mes  désirs,  et  pensera  comme  moi-même. 

—  Ah!  ne  m'accablez  pas  de  tant  d'éloges,  dit  le 
marquis,  ne  me  rendez  pas  impossible  d'égaler  la  trop 
haute  opinion  que  vous  avez  de  moi. 

—  Cette  fois  je  ne  me  trompe  pas,  dit  Dupleix  en 
serrant  le  jeune  homme  dans  ses  bras,  vous  êtes  bien 
celui  que  j'attendais.  Mais  en  voilà  assez  pour  aujour- 
d'hui, nous  reparlerons  de  cela  avant  le  départ; 
retournons  à  notre  soirée. 

Dans  le  salon,  Dupleix  s'approcha  d'une  table 
servie  et  se  fit  verser  du  Champagne. 

—  Buvons  au  triomphe  des  princes  légitimes,  dit- 
il,  en  trinquant  avec  Bussy. 

Le  jeune  homme  vida  son  verre  d'un  trait,  et  dit  à 
voix  basse,  en  le  reposant  sur  le  plateau  : 

—  A  la  conquête  du  paradis! 


XVI 


MARCHE    INDIENNE 


La  sombre,  majestueuse  et  nocturne  forêt,  tra- 
versée de  rousses  lueurs  et  de  fumée;  des  éléphants 
en  marche,  sous  la  voûte  noire  d'une  magnifique 
avenue;  des  hommes,  à  droite  et  à  gauche,  qui  cou- 
rent en  portant  des  torches. 

On  croirait  entendre  le  tintement  continu  de  la 
pluie,  tombant  sur  les  feuilles,  mais  ce  sont  d'innom- 
brables pas,  tombant  en  cadence,  qui  donnent  cette 
illusion.  Il  y  a  des  cavaliers,  des  chameaux,  des  pié- 
tons. Toute  une  armée  qui  chemine! 

Le  détachement  français  a  rejoint  Chanda-Saïb  et 
ses  troupes  :  on  se  hâte  maintenant,  à  travers  la  nuit 
fraîche,  vers  le  camp  de  Mouzaffer-Cingh,  que  l'on 
compte  atteindre  dans  la  matinée. 

Bussy  est  heureux;  on  marche  sur  Arcate,  on  se 
rapproche  de  Bangalore. 

C'est  le  comte  d'Auteuil  qui  commande  l'expédition  ; 
de  La  Touche  et  Bussy  sont  sous  ses  ordres,  mais 


188  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

ce  dernier  a  seul  les  instructions  secrètes.  Ghanda- 
Saïb  a  reçu  les  Français  avec  enthousiasme;  il  a  fait 
présent,  à  chacun  des  trois  chefs,  d'un  superbe  élé- 
phant, avec  son  mahout  et  son  harnachement;  c'est 
donc  dans  un  houdah  brodé  que  le  marquis  est  cou- 
ché, sommeille,  rêve,  ou  cause  avec  son  ami  Kerjean, 
à  qui  il  a  offert  l'hospitalité. 

—  On  finit  par  se  faire  à  ce  bercement  un  peu  rude, 
lui  dit-il.  On  dirait  une  nourrice  qui  secoue  son 
marmot  pour  le  forcer  à  dormir. 

—  Les  premiers  moments  m'ont  paru  abominables, 
dit  Kerjean;  mais  c'est  vrai,  on  s'y  habitue,  cela 
finit  même  par  devenir  agréable.  Savez-vous  qu'il  est 
magnifique  votre  éléphant! 

—  Je  crois  bien,  et  il  a  une  physionomie  très  intel- 
ligente; je  l'aime  déjà.  Comment  vais-je  l'appeler? 

—  Ajax  ou  Alexandre. 

—  Pourquoi? 

—  Puisqu'il  va  à  la  guerre. 

—  Pas  de  son  plein  gré.  Non  ,  quelque  chose 
d'hindou  plutôt.  Voici,  je  l'appellerai  Ganésa. 

—  Qu'est-ce  que  Ganésa? 

—  Le  dieu  de  la  sagesse,  et  ce  dieu  a  une  tête 
d'éléphant. 

—  Parfait.  Appelons-le  Ganésa.  Voilà  tout  de 
même  un  singulier  cadeau  :  un  éléphant  plus  un 
homme.  Cela  va  vous  entraîner  à  des  dépenses  folles. 

—  Pendant  la  campagne,  nos  frais  sont  à  la 
charge  du  nabab... 

—  Et  après  la  guerre,  nous  serons  millionnaires! 
dit  Kerjean,  ou  ces  princes  ne  sont  que  des  croquants. 


MARCHE    INDIENNE  189 

Les  rideaux  du  houdah  étaient  ouverts  d'un  côté,  et 
l'on  voyait  monter  la  traînée  fumeuse  des  torches, 
traversée  de  tlammèches,  peuplée  de  toutes  sortes 
d'insectes;  les  feuillages,  éclairés  successivement, 
prenaient  des  reflets  métalliques  d'un  vert  vif,  et 
parfois  apparaissait,  blotti  aux  coudes  des  branches, 
un  singe,  éveillé  brusquement,  qui,  terrifié,  regar- 
dait. 

—  11  court  par  moments  des  frissons  dans  le  dos  de 
Oanésa,  qui  sont  pour  nous  de  vrais  tremblements  de 
terre,  dit  Bussy  après  une  somnolence. 

—  C'est  qu'il  sent  le  voisinage  de  quelque  fauve, 
panthère  ou  tigre,  et  il  témoigne  ainsi  son  antipa- 
thie. Les  terribles  félins  sont  à  la  chasse.  A  cette 
heure,  il  ne  ferait  pas  bon  être  seul  dans  la  forêt. 

On  entendait  en  effet,  par-dessus  le  bourdonne- 
ment de  l'armée  en  marche,  des  rauquements,  des 
(MÙs  de  détresse  ou  de  fureur,  de  longs  miaulements, 
dans  l'immense  profondeur  dont  on  était  enveloppé. 

Mais  une  fraîcheur  plus  vive  annonçait  l'approche 
du  jour;  peu  à  peu  l'impénétrable  obscurité  se  désa- 
grégeait, s'imbibait  d'une  molle  blancheur;  bientôt  on 
distingua  les  énormes  troncs  rugueux,  les  guirlandes 
de  lianes,  les  feuilles  aux  formes  singulières;  puis  des 
perspectives  se  creusèrent,  et,  subitement,  il  fît  clair. 
Alors  toute  la  forêt  se  mit  à  chanter. 

Les  hurlements  des  fauves  s'étaient  tus;  les  chants 
des  oiseaux,  comme  des  voix  célestes,  faisaient  fuir 
vers  leurs  antres  les  sinistres  rôdeurs.  Sous  chaque 
branche  pépiait  un  nid;  des  roucoulements,  des  cris 
d'appel,   des  roulades,   mille  gazouillements    s'élan- 

11. 


100  LA    CONQUÊTE    DU   PARADIS 

çaient  de  chaque  touffe  de  feuillage.  Du  haut  de 
son  houdah,  Bussy  voyait  dans  les  arbres;  il  surpre- 
nait les  oiseaux  faisant  leur  toilette;  près  de  la  route 
un  bengali  vint  se  poser  sur  une  large  Heur  emplie 
jusqu'au  bord  de  rosée;  il  y  trempa  son  bec  et  but  en 
renversant  la  tête;  puis  il  se  baigna  dans  la  fleur, 
secouant  ses  plumes,  faisant  jaillir  des  diamants.  Puis 
les  singes,  les  écureuils  s'éveillèrent  à  leur  tour,  bon- 
dirent légèrement  de  branche  en  branche,  se  laissè- 
rent glisser  le  long  des  lianes  en  poussant  de  petits 
cris  aigus;  des  gazelles  passèrent  dans  les  fourrés, 
s'enfuirent  avec  un  grand  bruit  de  feuilles  froissées. 

Kerjean  s'était  endormi;  mais  Bussy  se  penchait  en 
dehors,  pour  mieux  jouir  de  cette  fête  de  l'aurore,  et 
il  se  disait  que  l'homme  était  un  intrus  dans  cette 
forêt  mystérieuse,  si  peuplée,  si  vivante. 

A  mesure  que  le  soleil  la  pénétrait,  la  forêt  deve- 
nait de  plus  en  plus  splendide  ;  les  arbres,  d'une 
extraordinaire  vigueur,  découvraient  leur  taille  gigan- 
tesque, leur  structure  singulière  :  les  sycomores,  les 
tecks  au  bois  impérissable,  le  santal  blanc,  qui  exsu- 
dait son  chaud  parfum,  les  bambous,  par  groupes, 
faisant  jaillir,  à  des  hauteurs  prodigieuses,  leurs  gerbes 
colossales;  toutes  sortes  d'essences  enfin,  prospérant 
libres,  sauvages,  dans  leur  domaine  inviolé.  On  voyait 
bien  qu'en  ces  lieux  la  hache  ne  blesse  jamais,  que 
l'arbre,  chargé  de  siècles,  meurt  de  lui-même,  se 
penche  vers  ses  enfants,  qui  le  retiennent,  l'empê- 
chent de  tomber,  et  lui  font  un  suaire  fleuri. 

Sous  l'ombre  de  ces  géants  au  port  superbe,  tout 
un  monde  d'arbrisseaux,  de  buissons,  de  fruits,  de 


MARCHE   INDIENNE  191 

fleurs,  d'herbes  étranges,  luttait  de  beauté,  d'éclat, 
d'arômes  exquis  :  le  poivrier,  le  bétel  grimpant,  le 
manguier  difforme,  le  gingembre,  le  cardamone;  et, 
à  travers  toute  la  forêt,  la  folle  et  aventureuse  liane 
avec  des  transparences  de  vitrail,  s'élançait  de  branche 
en  branche,  d'arbre  en  arbre  :  festons,  guirlande; 
enlaçant  tout. 

Le  grouillement  de  la  vie  aussi  devenait  fantas- 
tique, inquiétant;  on  sentait  bruire  et  s'agiter  toute 
une  foule.  Il  semblait  y  avoir  autant  d'oiseaux  que 
de  feuilles;  les  insectes  se  levaient  comme  des  nuées 
de  poussière,  et  les  singes,  innombrables  maintenant, 
bondissaient  à  droite  et  à  gauche,  grimaçant,  criant, 
poursuivant  les  hommes,  les  lapidant  avec  des  fleurs 
et  des  fruits. 

Kerjean  reçut  un  limon  en  pleine  poitrine,  ce  qui 
le  réveilla  brusquement,  maugréant  et  furieux. 

—  J'ai  cru  que  c'était  un  boulet,  dit-il  en  ramas- 
sant le  fruit  qu'il  se  mit  à  éplucher;  pouah  ;  que  c'est 
acide! 

—  Je  crois  bien,  dit  Bussy,  c'est  un  amblid;  Naïk 
prétend  que,  si  l'on  y  enfonce  une  aiguille,  elle  se 
dissout. 

—  Envoyez-moi  autre  chose,  affreuses  bêtes,  dit 
Kerjean  en  rejetant  aux  singes  les  débris  du  fruit, 
ce  qui  lui  attira  une  grêle  de  projectiles;  mais  sont-ils 
mauvais!  continua-t-il,  il  est  temps  que  nous  sortions 
de  la  forêt;  sans  cela  il  nous  faudra  livrer  bataille. 
Demandez  donc  au  mahout  où  nous  en  sommes. 

—  Encore  quelques  instants,  et  l'on  débouchera 
dans  une  vallée  où  l'on  fait  halte. 


192  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

Déjà  les  soldats  musulmans  se  débandent,  beaucoup 
se  mettent  à  courir  pour  arriver  plus  tôt. 

—  Qu'est-ce  qui  leur  prend?  s'écria  Kerjean. 

Ce  n'est  qu'en  arrivant  dans  la  vallée,  large  et 
charmante,  avec  une  rivière  coulant  au  fond,  qu'on  a 
l'explication  de  cette  course.  Beaucoup  sont  au  bord 
de  l'eau,  défaisant  leurs  vêtements,  il  s'agit  des  ablu- 
tions pieuses,  déjà  un  peu  en  retard,  car  le  soleil  est 
levé. 

—  Ma  foi,  je  veux  voir  cela  de  près,  dit  Bussy,  des- 
cendant de  l'éléphant,  pour  courir,  lui  aussi,  vers  la 
rivière. 

Un  umara.  faisant  office  de  muezzin,  chantait  à  tue- 
tête,  sur  la  mélopée  prescrite  : 

—  Dieu  très  grand!  Dieu  très  grand!  Dieu  très 
grand  !  J'atteste  qu'il  n'y  a  pas  de  Dieu  sinon  Dieu, 
et  que  Mahomet  est  le  prophète  de  Dieu.  A  la  prière 
de  l'aube!  à  la  prière!  11  n'y  pas  de  Dieu  sinon 
Dieu! 

Et,  à  toutes  jambes,  les  tîdèles  dévalaient  vers  la 
rivière,  se  déshabillant  tout  en  courant.  On  s'orien- 
tait pour  se  tourner  vers  la  Mecque. 

Bussy  s'était  approché  :  l'umara  était  à  genoux 
penché  vers  l'eau  et  se  lavait  les  mains,  en  récitant 
la  première  prière  : 

—  Qu''Allah  soit  loué,  il  a  créé  l'eau  limpide,  et 
lui  a  donné  la  vertu  de  purifier.  Il  a  aussi  rendu  notre 
foi  pure  et  sincère. 

Il  prit  ensuite  de  l'eau  dans  sa  main  gauche,  en  but 
une  gorgée  et  se  lava  deux  fois  la  bouche  : 

—  Je  t'en  supplie.  Seigneur,  abreuve-moi  de  cette 


MARCHE    INDIENNE  193 

eau  que  tu  as  donnée,  dans  le  paradis,  à  ton  pro- 
phète ;  elle  est  plus  parfumée  que  le  musc,  plus  blanche 
que  le  lait,  plus  douce  que  le  miel,  et  elle  a  le  pou- 
voir d'apaiser  pour  toujours  la  soif  de  celui  qui  la 
boit. 

Alors,  il  aspira  de  l'eau  par  le  nez,  se  lava  trois 
fois  le  visage  et  le  revers  des  oreilles,  et,  puisant  à 
pleines  mains,  s'inonda  l'épaule  droite,  puis  la  gau- 
che, et  le  sommet  de  la  tête,  lava  l'ouverture  de  ses 
oreilles,  son  cou,  sa  poitrine,  son  ventre,  son  pouce, 
tous  ses  doigts  et  enfin  ses  pieds,  en  disant  la  der- 
nière prière  : 

—  Soutiens -moi  fermement,  ù  Seigneur!  et  ne 
souffre  pas  que  mon  pied  glisse,  de  peur  que  je  ne 
trébuche  sur  le  pont  tranchant  du  sirat,  qui  passe 
sur  la  géhenne. 

Cela  faisait  un  bourdonnement  vibrant,  toutes  ces 
voix  mâles  récitant  la  prière.  Chacun  la  disait  pour 
soi-même  :  les  uns  en  étaient  aux  oreilles  quand  leurs 
voisins  en  étaient  aux  pieds  et  que  d'autres  ne  fai- 
saient que  commencer.  Il  y  avait  des  bras  levés,  des 
regards  au  ciel.  Ceux  qui  toussaient  ou  éternuaient 
recommençaient. 

—  Est-ce  ridicule,  ces  momeriesl  dit  Kerjean,  qui 
avait  rejoint  le  marquis. 

—  Je  ne  trouve  pas,  mon  cher,  répondit  Bussy, 
cela  a  de  la  grandeur  ce  salut  au  soleil  levant,  et  je 
ne  puis  me  défendre  de  respect  et  de  sympathie  pour 
une  religion  où  la  propreté  est  une  prière. 

Avant  midi,  le  camp  de  Mouzaffer-Cingh  était  en 
vue.  Il  s'étendait  dans  une   plaine  verdoyante,  aux 


194  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

pieds  d'une  colline,  et  semblait  de  loin  un  parterre 
de  fleurs. 

Les  trois  chefs  français  quittèrent  leurs  montures 
indiennes  et  remontèrent  à  cheval,  pour  se  mettre 
à  la  tête  de  leurs  hommes.  Chanda-Saïb  marcha  avec 
eux,  voulant  lui-même  les  présenter  au  Soubab. 

Dès  qu'ils  furent  aperçus  du  camp,  on  envoya  vers 
eux  une  escorte  d'honneur,  composée  d'une  vingtaine 
de  cavaliers.  Ils  accoururent  au  galop  vertigineux  de 
leurs  chevaux,  de  petite  taille,  mais  pleins  de  grâce  et 
de  feu.  Ils  tirèrent  des  coups  de  fusil,  secouèrent  leurs 
armes  en  poussant  des  cris,  exécutèrent  la  plus  joyeuse 
fantasia.  Alors  le  comte  d'Auteuil  donna  ordre  de  bat- 
tre les  tambours  et  de  faire  sonner  les  clairons. 

Quand  les  cavaliers  du  Soubab  furent  tout  près,  l'un 
d'eux  fit  remonter  dans  la  rainure  du  casque  le 
nasal  qui  masquait  son  visage  et  s'avança  vers  Bussy. 
En  le  reconnaissant  le  jeune  officier  pâlit  d'émotion. 

—  Arslan-Khan!  s'écria-t-il. 

—  Je  te  cherchais  et  tu  viens  à  moi,  dit  l'umara. 

—  Tu  me  cherchais?...  balbutia  le  marquis. 

—  On  t'attend  à  Bangalore,  dit  le  musulman  en 
baissant  la  voix,  pour  se  délivrer  de  toi  ou  t'ac- 
corder  le  baiser  sacrilège. 

Bussy  fît  tous  ses  efforts  pour  paraître  calme. 

—  On  m'attend;  c'est  bien,  dit-il,  si  je  suis  vivant 
après  le  combat  qui  se  prépare,  je  me  rendrai  à  Ban- 
galore. 

—  Quand  il  sera  temps,  un  homme  s'approchera  de 
ta  tente  et  sera  ton  guide.  Arslan  se  recula  et  reprit 
son  rang. 


MARCHE   INDIENNE  195 

Une  double  haie  de  cavaliers,  de  l'entrée  du  camp 
à  la  tente  royale,  formait  comme  une  large  avenue. 
Ces  hommes,  à  l'air  fier  et  majestueux,  avaient  tous 
un  morion  de  fer,  sous  leur  turban  de  couleur  vive,  et 
une  cotte  de  mailles  retombait  sur  leur  tunique  de 
mousseline;  ils  étaient  armés  de  la  lance,  de  l'arc  et 
du  sabre  ;  un  léger  bouclier  s'arrondissait  sur  le  flanc 
du  cheval,  et  de  l'autre  côté  était  attaché  le  carquois, 
rempli  de  flèches,  empennées  avec  des  plumes  de 
perdrix.  Aussi  immobiles  que  des  statues,  ces  guer- 
riers regardaient,  comme  sans  le  voir,  passer  au 
milieu  d'eux  le  bataillon  français,  qui  s'avançait  seul, 
précédé  par  Chanda-Saïb,  aussi  armé  en  bataille  et 
très  superbe. 

Devant  la  tente  de  MouzafTer-Cingh,  très  haute,  très 
large,  en  soie  verte  soiitachée  d'or,  llottait  l'étendard 
royal.  11  était  blanc,  frangé  d'argent;  sur  une  de  ses 
faces  on  voyait  représentés  un  livre  et  une  main,  sur 
l'autre  étaient  tracés  des  versets  du  Coran,  les  pre- 
miers de  la  sourate  de  la  Victoire  : 

«  C'est  à  Dieu,  plein  de  savoir  et  de  sagesse,  qu'ap- 
partiennent les  armées  du  ciel  et  de  la  terre. 

«  Nous  avons  remporté  pour  lui  une  victoire  écla- 
tante. » 

Le  Soubab  s'avança,  hors  de  l'ombre  aux  chauds 
reflets,  et  fit  un  pas  sur  le  tapis  étendu  à  l'entrée  de 
la  tente.  C'était  un  jeune  homme  de  haute  taille, 
robuste,  noir  de  visage,  avec  des  yeux  brillants,  des 
lèvres  rouges  et  une  barbe  légère.  Il  était  coiffé  d'un 
casque  d'argent  sombre,  sur  lequel  les  vingt  et  un 
mille  noms  d'Allah,  graves  en  lettres  d'or,  s'enchevè- 


196  LA    CONQUÊTE    DU    l'AUADIS 

traient  comme  des  arabesques;  des  mailles  d'or  et 
d'argent,  formant  une  draperie  souple,  tombaient  du 
casque  pour  protéger  la  nuque  et  le  cou;  la  cotte  de 
mailles  était  aussi  d'argent  et  d'or;  le  brassard  éblouis- 
sait, il  était  incrusté  de  diamants  entourant  un  cabo- 
chon, énorme  et  fameux,  appelé  l'Éclair.  Le  bouclier, 
orné  d'un  tigre  de  rubis  et  d'émeraudes.  se  voilait  d'un 
réseau  de  perles. 

Chanda-Saïb  présenta  au  Soubab  les  trois  chefs 
français,  qui  avaient  mis  pied  à  terre.  Mouzafler  leur 
tendit  la  main,  les  invita  à  se  réconforter,  car  on  se 
battrait  sans  doute  ce  jour-là  même.  Puis  il  regarda 
défiler,  d'un  air  de  plus  en  plus  surpris  et  déçu,  les 
quatre  cents  Français,  dont  les  uniformes  sévères 
contrastaient  tristement  avec  les  somptueux  costumes 
des  Maures,  les  sept  cents  cipayes  et  les  six  pièces  de 
canon. 

Quand  ce  fut  fini,  il  attira  Chanda-Saïb  dans  la 
tente. 

—  Mais  c'est  une  dérision!  s'écria-t-il  d'un  ton 
irrité.  Que  veux-tu  que  je  fasse  de  cette  poignée  de 
soldats?  Tu  as  six  mille  hommes;  c'est  à  peine  si  j'en 
ai  autant  ;  et  voilà  ce  que  tu  comptes  opposer  à  l'armée 
d'Allah-Yerdi?  Mais  nous  sommes  perdus,  malheu- 
reux !  car  nous  ne  pouvons  plus  reculer;  notre  ennemi 
est  sorti  d'Arcate  et,  campé  à  peu  de  distance,  nous 
attend  pour  livrer  bataille. 

—  Si  tu  avais  vu  comme  moi  ces  Français  à  l'œu- 
vre. Lumière  de  mes  yeux,  tu  ne  t'inquiéterais  pas  de 
leur  petit  nombre;  il  était  plus  faible  encore,  quand 
ils  ont  dispersé  comme  de  la  poussière  cette  même 


MARCHE    INDIENNE  197 

armée  d'Allah-Verdi  ;  un  seul  lion  met  en  fuite  un 
troupeau  de  gazelles.  Attends  le  premier  combat  pour 
juger  les  hommes  que  je  t'amène. 

—  Mais  tu  ne  sais  pas  dans  quelle  formidable  posi- 
tion s'est  retranché  l'ennemi,  il  a  une  artillerie  puis- 
sante, et  des  espions  m'ont  appris  qu'elle  est  des- 
servie par  des  aventuriers  européens. 

—  Ce  dernier  fait  est  grave,  sans  doute,  dit  Chanda- 
Saïb,  mais  il  n'ébranle  pas  ma  confiance;  toute  une 
armée  anglaise  n'a  pu  triompher  de  nos  alliés,  ni  faire 
tomber  les  murailles  de  Pondichéry.  Ordonne  le 
combat  et  si,  quand  il  sera  fini,  ton  inquiétude  ne 
s'est  pas  changée  en  enthousiasme,  punis-moi  de 
t'avoir  trompé. 

La  déception  du  Soubab  n'avait  pas  échappé  aux 
Français,  et  on  avait  rapporté  à  Bussy,  qu'enfermé 
dans  sa  tente,  le  roi  restait  en  prières  et  se  lamen- 
tait. 

—  C'est  pourtant  un  prince  très  brave,  ajoutait-on, 
mais  en  face  des  forces  du  Carnatic,  son  armée 
lui  semble  bien  faible,  et  il  doute  des  Français,  car  il 
n'a  pas  assisté,  lui,  au  combat  de  Méliapore. 

Aussi  c'était  une  impatience  extrême  de  se  battre, 
un  agacement,  une  humiliation  qui  tenait  les  Fran- 
çais. Il  leur  fallait  à  tout  prix  une  victoire. 

Le  comte  d'Auteuil  envoya  un  détachement  pour 
reconnaître  les  positions  de  l'ennemi. 

Allah-Verdi,  qui  commandait  lui-même  son  armée, 
était  établi  près  d'un  village  nommé  Ambour,  der- 
rière un  ruisseau  qui  débordait  dans  la  plaine  et 
l'inondait;  le  camp  s'appuyait  à  une  montagne  inac- 


198  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

cessible,  dominée  par  une  forteresse.  Le  front  qui  lon- 
geait le  ruisseau  était  bordé  de  tranchées  etd'épaule- 
ments,  garnis  d'une  artillerie  nombreuse;  le  retran- 
chement était  très  fort,  en  effet,  et  difficile  à  enlever. 

D'Auteuil  décida  qu'il  fallait  se  reposer,  ce  jour-là 
et  une  partie  de  la  nuit,  pour  attaquer  le  lendemain  à 
l'aube. 

On  se  mit  en  marche,  le  lendemain,  un  peu  après 
minuit,  les  Français  au  poste  d'honneur,  à  l' avant- 
garde,  et  suivis  de  l'armée  des  deux  princes.  Mais 
lorsqu'ils  furent  en  présence  de  l'ennemi,  le  comte 
d'Auteuil  offrit  d'emporter  seul,  avec  les  troupes  de 
Pondichéry,  le  retranchement  derrière  lequel  s'abri- 
tait l'usurpateur.  Chanda-Saïb  accepta,  tandis  que  le 
roi  haussait  les  épaules,  jugeant  ses  nouveaux  alliés 
parfaitement  fous. 

Les  fifres  sonnèrent,  les  tambours  battirent,  et  l'on 
vit  frissonner  les  étendards  français,  où  apparaissait 
une  figure  entourée  de  rayons  d'or,  au-dessous  de  la 
devise  du  roi-soleil  :  Nec  pluribus  impar. 

Au  pas  de  course,  les  Français  s'élancèrent  à  l'as- 
saut. Une  grêle  de  boulets,  crachés  par  des  pièces 
très  bien  pointées,  les  repoussèrent;  mais  ils  se  ral- 
lièrent aussitôt,  et  le  comte  d'Auteuil,  l'épée  à  la 
main,  s'élança  le  premier  en  s'écriant  : 

—  Qui  m'aime,  me  suive  ! 

Cette  fois  ils  s'acharnèrent,  malgré  le  feu  toujours 
très  vif.  La  seconde  attaque  dura  plus  d'une  demi- 
heure,  et  allait  réussir,  lorsque  le  comte  d'Auteuil 
tomba,  blessé  à  la  cuisse  par  une  balle.  Ses  hommes 
reculèrent  encore. 


MARCHE    INDIENNE  199 

Le  commandement  revenait  au  marquis  de  Buss}'. 
Il  parcourut,  au  galop,  les  rangs  des  soldats,  les 
réconfortant,  les  encourageant,  leur  communiquant 
son  enthousiasme. 

—  Ne  voyez-vous  pas,  leur  criait-il,  les  nababs  et 
cette  armée,  qui  sont  là  comme  au  spectacle,  assistant 
à  nos  défaites?  Souffrirez-vous  qu'ils  rient  de  nous,  et 
nous  tiennent  pour  de  piètres  soldats?  En  avant! 
enfants.  L'ennemi  est  déjà  ébranlé  et  las;  nous  aurons 
raison  de  lui,  cette  fois-ci,  en  un  instant. 

Et  ils  partent  de  nouveau,  d'un  élan  si  fougueux 
qu'en  effet  ils  emportent  le  parapet,  et  tombent  dans 
le  retranchement,  où  ils  sabrent  et  massacrent  avec 
fureur.  Les  défenseurs  des  tranchées  prennent  bientôt 
la  fuite  vers  le  centre  du  camp,  poursuivis  par  les 
vainqueurs. 

Alors  une  immense  acclamation  monte  de  la  plaine  ; 
les  armées  spectatrices  applaudissent  au  succès,  et 
Chanda-Saïb,  avec  ses  cavaliers,  s'élance  par  la  brèche 
ouverte. 

—  Ne  nous  arrêtons  pas,  lui  dit  Bussy,  le  nabab  est 
ici  en  personne,  il  faut  le  joindre. 

Allah-Verdi,  sur  son  éléphant  de  guerre,  prés  de 
l'étendard  du  Carnatic  et  entouré  de  l'élite  des  guer- 
riers, s'efforçait  de  retenir  les  fuyards,  les  couvrait 
d'injures,  leur  lançait  des  flèches.  Il  parvint  à  les 
rallier  et  les  ramena  vers  l'ennemi.  On  vint  lui 
annoncer,  à  ce  moment,  que  l'oriflamme  de  Mar- 
phiz-Khan  venait  d'être  abattue  et  que  son  fils  était 
tué;  il  pâlit  sous  sa  peau  brune,  mais  continua 
d'avancer. 


•300  LA    CONQUÊTE    DU    PARADIS 

Il  aperçut  Ghanda-Saïb  à  quelque  distance.  Alors 
un  flot  de  haine  et  de  rage  souleva  son  cœur. 

—  Je  te  donne  la  récompense  que  tu  demanderas, 
si  tu  peux,  à  travers  la  mêlée,  rejoindre  mon  ennemi, 
dit-il  au  conducteur  de  son  éléphant. 

Le  mahout  se  hâte,  écrasant  tout  ce  qui  entrave  sa 
route,  et  déjà  Chanda-Saïb  est  à  portée  de  la  voix. 

—  Arrête-toi,  misérable,  et  viens  me  combattre  si 
tu  l'oses!  lui  crie  Allah-Verdi.  Viens,  lâche,  qui  fais 
gagner  tes  batailles  par  des  sorciers  d'Europe.  Vil 
aventurier,  à  qui  le  pouvoir  de  nabab  irait  autant  que 
le  turban  à  un  ànel  Viens  que  je  t'arrache  ta  vie 
immonde,  que  je  fasse  rouler  ta  tête,  qui  offusque  les 
yeux,  sous  les  pieds  des  éléphants! 

—  C'est  vrai,  je  suis  le  seul  de  la  famille  que  tu 
n'aies  pas  fait  assassiner!  s'écrie  Chanda-Saïb,  qui 
s'efforce  énergiquement  d'approcher.  Infâme  vautour, 
tu  vas  enfin  expier  tous  tes  crimes,  ton  jour  est  venu. 
Je  vois  planer  tes  victimes,  attendant  ton  âme  gan- 
grenée pour  la  jeter  à  Iblis,  du  haut  du  pont  de 
l'enfer  ! 

Allah-Verdi,  en  ricanant,  vise  son  adversaire  et  va 
lancer  sa  javeline,  lorsqu'un  coup  de  feu  l'atteint  au 
cœur  et  le  renverse. 

Qui  a  tiré?  On  ne  sait,  la  balle  est  partie  des  rangs 
français. 

—  Victoire!  crie  Chanda-Saïb,  qui  s'élance  et  abat 
l'étendard  du  Carnatic. 

Voyant  leur  chef  mort  et  leur  drapeau  dans  la 
poussière,  ces  troupes,  qui  tout  à  l'heure  paraissaient 
déterminées  à  tenir  ferme,  lâchent  pied  et  bientôt 


MAIîCHE    INDIENNE  201 

prennent  la  fuite,  poursuivies  à  outrance  par  le  batail- 
lon français  et  l'armée  musulmane. 

Alors  commence  le  pillage  du  camp  abandonné. 
Les  princes  se  réservent  les  éléphants,  les  chevaux, 
les  armes  et  les  munitions;  le  reste  est  aux  soldats 
qui,  avec  des  chants  de  triomphe  et  des  cris  de  joie, 
font  un  butin  considérable. 

Le  jour  même,  on  marche  sur  Arcate  et,  avant  le 
coucher  du  soleil,  on  voit  se  profiler  sur  la  pourpre 
du  ciel,  les  dômes  et  les  minarets  de  la  capitale  du 
Carnatic,  qui  ouvre  ses  portes  sans  résistance. 


XVII 


L  ILE    DU    SILENCE 


Le  camp  français  était  établi  dans  le  magnifique 
jardin  d'un  des  palais  d'Arcate.  Le  comte  d'Auteuil 
n'avait  pas  voulu  qu'on  se  logeât  dans  les  maisons, 
pour  ne  pas  disperser  ses  hommes  et  pouvoir  main- 
tenir la  discipline.  Alors  on  leur  avait  donné  ce  jardin, 
qui  était  un  paradis.  Le  général  avait  recommandé 
de  ne  rien  abimer  et  les  soldats  s'ébahissaient  des 
bosquets,  des  portiques,  des  kiosques  de  marbre,  de 
toutes  sortes  de  fleurs  étranges,  dont  ils  respiraient 
le  parfum,  sans  les  cueillir,  et  ils  trempaient,  en 
riant,  leurs  doigts  dans  les  fontaines  d'eau  de  rose, 
s'efforçaient  de  saisir  les  papillons,  si  superbes  qu'ils 
croyaient  d'abord  voir  des  fleurs  s'envoler. 

Le  Soubab  ne  savait  comment  leur  témoigner  sa 
gratitude;  outre  l'argent  qu'il  leur  avait  fait  distri- 
buer, il  leur  envoyait  des  fruits,  des  gâteaux  et  des 
pièces  de  venaison;  il  avait  une  telle  confiance  main- 
tenant dans  ses  nouveaux  alliés  qu'il  s'écriait  : 


l'île  du  silence  203 

—  Avec  cinq  cents  Français,  j'irais  braver  le  Grand 
Mogol  lui-même  dans  Deliii  ! 

Les  tentes  étaient  dressées  sur  de  charmantes 
pelouses,  à  l'ombre  de  grands  tamariniers,  près  de 
clairs  ruisseaux,  circulant  dans  l'herbe,  où  des  gazelles 
et  des  daims  familiers  venaient  boire. 

Naïk  pénétra  doucement  sous  la  tente  où  Bussy  se 
reposait  en  rêvant. 

—  Maitre,  dit-il,  un  Hindou  est  là  qui  vient  pour 
toi. 

—  Amêne-le,  s'écria  le  marquis  avec  un  sursaut  de 
joie. 

—  11  refuse  d'entrer. 

Bussy  se  leva  el  sortit  de  la  tente. 

Il  vit  un  homme  noir  de  visage,  vêtu  d'une  longue 
chemise  blanche  à  manches  étroites  et  coiffé  d'un 
turban  blanc. 

—  C'est  toi  qui  es  Charles  de  Bussy?  dit  cet 
homme. 

—  C'est  moi. 

—  Eh  bien  1  ce  soir,  ici,  après  le  soleil  couché, 
attends-moi. 

—  Je  t'attendrai,  répondit  Bussy. 
Rapidement  l'homme  s'éloigna. 

—  Naïk,  dit  le  marquis,  prépare  mon  portemanteau 
pour  un  voyage  de  quelques  jours,  et  fais  seller  mon 
meilleur  cheval,  tandis  que  je  vais  trouver  notre  com- 
mandant, pour  obtenir  un  congé. 

—  Je  pars  avec  toi,  maître? 

—  Y  penses-tu?  Quand  une  femme  m'attend,  vais-je 
emmener  une  escorte  ? 


304  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

Naïk  baissa  la  tête  en  silence,  et  Bussy  s'enfonça 
sous  les  beaux  ombrages,  cherchant  la  tente  du 
général. 

Le  comte  d'Auteuil,  que  sa  blessure  retenait  couché, 
avait  fait  porter  son  lit  sous  un  buisson  de  jasmins, 
près  d'une  fontaine  de  marbre  rose,  et  s'amusait  à 
jeter  des  miettes  de  pain  aux  poissons.  C'était  un 
homme  qui  portait  bien  la  soixantaine,  brave,  simple, 
manquant  un  peu  de  vivacité  et  de  décision. 

Bussy  s'informa  d'abord  de  sa  santé. 

—  Ma  foi,  s'écria  gaiement  le  général,  je  crois  que 
cette  saignée  m'a  fait  grand  bien;  ma  goutte  me  laisse 
tranquille  et,  à  côté  de  cette  torture,  le  trou  fait  par 
une  balle  n'est  rien  du  tout.  Je  serai  bientôt  sur  pied: 
n'allez  pas  vous  imaginer,  jeune  lionceau,  que  je  vais 
vous  laisser  me  voler  toutes  mes  victoires. 

—  Je  n'ai  rien  fait  que  d'achever  ce  que  vous  aviez 
si  bien  commencé. 

—  Non,  monsieur,  la  journée  d'Ambour  est  à  vous, 
et,  si  vous  ne  vous  en  vantez  pas,  la  renommée  le 
fait  pour  vous;  vous  êtes  jeune,  la  gloire  vous 
aime. 

Il  y  avait  un  peu  de  rancune  sous  cette  bonhomie, 
et  Bussy,  embarrassé,  n'osait  pas  faire  sa  demande, 
tant  il  craignait  un  refus. 

—  Je  crois  que  nous  aurons  ici  de  longs  loisirs,  dit- 
il;  les  princes  semblent  peu  pressés  de  se  remettre  en 
campagne. 

—  C'est  un  tort,  un  grave  tort,  s'écria  le  général 
avec  animation;  ils  sont  là  à  s'investir  les  uns  les 
autres  de  titres  pompeux,  à  lever  des  impôts,  à  fouil- 


l'île  du  silence  205 

1er  les  trésors,  au  lieu  de  fondre  sur  l'usurpateur, 
sans  lui  donner  le  temps  de  se  reconnaître.  Maintenant 
ils  attendent,  de  Delhi,  les  lettres  du  Grand  Mogol  qui 
les  confirment  dans  leurs  titres;  je  m'en  moque  pas 
mal  des  lettres  du  Grand  Mogol!  L'autre  Soubab  s'en 
fabrique  de  fausses,  c'est  plus  tôt  fait,  et  il  peut  nous 
tomber  sur  le  dos  sans  prévenir. 

—  Cela  n'est  pas  à  craindre,  dit  Bussy,  ces  princes 
indiens  procèdent  tous  de  la  même  façon  ;  Nasser- 
Cingh  est  le  pire  des  ivrognes,  il  n'a  aucune  énergie; 
avant  que  son  armée  soit  venue  d'Aurangabad  ici,  il 
se  passera  des  mois  C'est  pourquoi  je  venais  vous 
demander  un  congé  de  quelques  jours. 

—  Un  congé  :  pour  quoi  faire?  demanda  d'Auteuil 
brusquement. 

—  Vous  savez  que  je  m'intéresse  fort  aux  monu- 
ments, à  la  littérature  et  aux  mœurs  de  ce  pays,  il  y 
a  dans  les  environs  des  ruines  que  je  voudrais  visiter. 

—  C'est  vrai,  vous  êtes  un  savant,  vous.  Mais  voilà 
bien  le  moment  d'aller  regarder  de  vieilles  pierres! 
Vous  en  verrez  de  reste,  et  c'est  toujours  la  même 
chose  ;  il  vaut  mieux  que  vous  demeuriez  ici. 

—  Monsieur,  vous  m'obligeriez  beaucoup  en  m'ac- 
eordant  ce  que  je  vous  demande,  dit  le  marquis  qui 
faisait  tous  ses  efforts  pour  rester  très  calme. 

—  Vous  y  tenez  à  ce  point  I  dit  le  général  en  jetant 
à  Bussy  un  regard  de  côté. 

—  J'y  tiens  beaucoup. 

—  Encore  si  c'était  un  rendez-vous  d'amour,  cela 
aurait  le  sens  commun  ;  mais  pour  aller  admirer  d'af- 
freux bonshommes  de  pierre  qui  font  la  grimace... 

12 


206  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

D'Auteuil  éclata  de  rire. 

—  Mais  c'est  qu'il  a  l'air  fâché  pour  de  bon!  s'écria- 
t-il.  Voyons,  j'ai  voulu  vous  taquiner  un  peu  pour  me 
venger  du  succès  que  vous  m'avez  soufflé  ;  faites  ce 
qui  vous  plaira,  cher  ami  ;  ne  vous  attardez  pas  trop, 
et  surtout  qu'il  ne  vous  arrive  rien. 

Et  le  général  tendit  la  main  au  jeune  homme,  qui 
la  serra  d'une  étreinte  cordiale,  avec  un  soupir  de 
soulagement. 

A  l'heure  dite,  l'homme  parut  au  lieu  du  rendez- 
vous;  il  était' à  cheval. 

Bussy  sauta  en  selle  et,  au  moment  oîi  la  lune  se 
levait,  il  quitta  le  camp  avec  son  guide  silencieux. 

Le  jeune  homme  ne  vit  rien  du  chemin,  ni  les  plaines 
arides,  ni  les  bois,  ni  les  cités;  il  s'apercevait  seule- 
ment des  montagnes  nombreuses,  parce  qu'elles 
retardaient  sa  marche. 

Son  compagnon,  au  visage  sombre  et  hostile,  à  la 
bouche  muette,  lui  paraissait  le  plus  insupportable 
des  tyrans.  Quand  il  jugeait  l'étape  assez  longue,  cet 
homme  mettait  pied  à  terre,  cherchait  un  abri,  s'as- 
seyait sur  ses  talons,  ne  bougeait  plus,  et  si  le  mar- 
quis, se  fâchant,  le  pressait  de  continuer  le  voyage, 
il  montrait  d'un  geste  les  chevaux,  las  et  affamés,  et 
faisait  signe  que  lorsqu'ils  seraient  morts  ils  ne  pour- 
raient plus  courir. 

On  arriva  cependant.  Vers  le  soir  du  deuxième 
jour  on  était  à  Bangalore,  devant  le  palais  de  la 
reine. 

Là  des  pages  de  quinze  ans  s'élancèrent  à  la  tête 
des  chevaux  pour  les  empêcher  de  franchir  au  galop 


l'île  du  silence  207 

le  portail  de  l'entrée;  mais  Bussy  n'était  plus  pressé 
maintenant,  et  autant  ses  yeux  avaient  été  jusque-là 
aveuglés  d'indifférence,  autant  ils  étaient  avides  de 
tout  voir. 

La  porte,  haute  et  majestueuse,  s'ouvrait  dans  une 
muraille  tapissée  de  jasmins;  deux  colonnes  de  por- 
phyre soutenaient  un  arceau  d'ivoire  sculpté,  au 
sommet  duquel  flottaient  des  étendards  couleur  de 
safran,  à  longues  franges,  et,  dans  des  vases  de 
cristal,  sur  les  chapiteaux,  deux  jeunes  manguiers 
s'élevaient. 

Les  pages  maintenaient  le  cheval  au  pas,  et  le 
firent  entrer  dans  la  première  cour. 

Elle  était  environnée  d'édifices  d'une  blancheur 
éblouissante,  avec  des  toits  en  terrasses,  des  balcons 
sculptés,  des  escaliers  de  marbre.  Sous  les  arbres, 
plantés  régulièrement,  des  guerriers  s'exerçaient  au 
maniement  des  armes.  Dans  un  coin,  le  portier  som- 
meillait sur  un  large  fauteuil  de  pierre. 

Une  baie  carrée,  plus  large  à  la  base  qu'au  sommet, 
donnait  accès  dans  la  seconde  cour,  que  bordaient 
les  écuries  et  les  étables.  Des  variétés  d'herbes  suc- 
culentes étaient  amoncelées  devant  les  chevaux,  aux 
belles  crinières  tressées,  qui  l'éparpillaient  d'une 
lèvre  repue,  sur  la  mosaïque  luisante  du  sol.  Les 
mahouts  offraient  aux  éléphants,  sur  des  plateaux  en 
filigrane  d'argent,  des  boulettes  de  riz  et  de  beurre 
liquéfié  ;  on  dorait  les  cornes  des  buffles  et  des  zébus 
de  trait,  on  frottait  d'huile  le  cou  des  béliers  de 
combat.  Plus  loin  des  femmes  peignaient  et  parfu- 
maient les  crins  des  montures  favorites.  Enchaîné  à 


■?08  LA    CONQUÊTE    DU    PARADIS 

une  colonne,  criant  et  grimaçant,  un  grand  singe  noir 
semblait  présider  à  ces  travaux. 

Une  triple  arcade,  ajourée  de  sculptures,  condui- 
sait à  la  troisième  cour.  Celle-là  était  la  cour 
publique,  où  s'assemblaient  les  courtisans,  les  sei- 
gneurs, la  jeunesse  de  Bangalore.  Toute  environnée 
de  frais  portiques,  ombragée  d'arbres,  rafraîchie  par 
des  fontaines,  le  brouhaha  des  causeries  l'emplissait. 
L'on  voyait  des  amis  se  promener  lentement,  en 
regardant  des  peintures  galantes,  d'autres  accroupis 
devant  un  échiquier,  dont  les  pièces  étaient  des 
pierres  précieuses ,  d'autres  lisant,  mangeant  des 
sorbets,  ou  fumant  le  houka. 

La  quatrième  cour  était  le  domaine  de  la  musique. 
Des  coups  sourds  frappés  sur  les  timbales,  le  doux 
sifflement  d'une  flûte,  la  corde  d'un  vina,  pincée  d'un 
ongle  nerveux,  formaient  un  charivari  discret. 
Chaque  musicien  étudiait  pour  lui-même;  et  par  les 
larges  fenêtres,  au  fond  des  appartements,  on  aper- 
cevait de  gracieuses  jeunes  filles,  s'exerçant  au  chant 
et  à  la  danse.  Des  jarres  en  terre  poreuse,  suspen- 
dues çà  et  là,  traversées  par  la  brise,  lui  donnaient 
de  la  fraîcheur. 

La  fumée  et  le  parfum  des  cuisines  emplissaient  la 
cinquième  cour.  Le  chef  des  cuisiniers,  environné  de 
plats,  les  goûtait  l'un  après  l'autre;  on  sucrait  les 
confitures,  on  enfournait  des  gâteaux  et  dans  des 
bassins  d'or  on  disposait  les  fruits  sur  un  lit  de  fleurs. 

Une  voûte  somptueuse,  revêtue  de  lapis-lazuli  et 
d'or,  séparait  les  cuisines  de  la  cour  suivante,  peu- 
plée, celle-là,  par  les  parfumeurs  et  les  joailliers. 


l'île  du  silence  "209 

D'un  côté  séchaient  des  sacs  de  safran,  des  fleurs 
et  des  racines;  on  cousait  des  sachets  de  musc,  on 
exprimait  le  jus  du  santal,  on  broyait  les  fards,  on 
composait  des  essences.  Des  salles,  jusqu'au  plafond, 
étaient  emplies  de  pétales  de  roses,  car  il  fallait  la 
moisson  de  tout  un  champ  pour  obtenir  un  étroit 
flacon  de  l'huile  exquise,  extraite  des  roses  :  l'attar- 
gul. 

Le  côté  des  joailliers  était  éblouissant  à  voir. 

D'habiles  artistes  battaient  et  ciselaient  l'or,  à  côté 
des  fourneaux  incandescents;  d'autres  taillaient 
l'ambre,  le  corail,  l'hyacinthe,  la  pierre  de  lune  et  la 
pierre  de  soleil,  assortissaient  des  perles,  les  pér- 
imaient pour  en  former  des  colliers,  préparaient  les 
pendeloques  de  ceinture;  avec  des  grenats  verts  de 
Sibérie,  des  saphirs  d'eau,  des  topazes,  des  opales  de 
feu.  Dans  des  kiosques  séparés,  les  sertisseurs,  ayant 
devant  eux  des  coupes  de  cristal,  pleines  des  pierre- 
ries les  plus  rares,  attentifs,  l'œil  fixe,  enchâssaient 
dans  l'or,  diamants,  émeraudes,  rubis  et  saphirs,  en 
ornaient  des  bagues,  des  aigrettes,  desmoukoutys,  des 
anneaux  pour  les  chevilles,  des  couronnes,  des  sabres, 
des  boucliers;  tandis  que  les  graveurs,  du  bout  de 
leur  burin  d'or,  traçaient  sur  de  larges  turquoises, 
des  vers,  des  prières,  ou  des  formules  talismaniques. 

Bussy  s'avançait,  comme  dans  un  rêve,  à  travers 
toutes  ces  richesses;  le  temple  lui  apparaissait  digne 
de  la  déesse.  Mais  dans  le  prestige  de  ce  luxe  et  de 
cette  puissance,  elle  lui  semblait  se  reculer  de  lui, 
devenir  de  plus  en  plus  chimérique  et  insaisissable. 

La  septième  cour  était  aussi  brillante  que  celle  des 

1-2. 


210  LA  CONQUÊTE   DU  PARADIS 

pierreries,  mais  ici  les  bijoux  vivaient  :  c'étaient  des 
oiseaux  de  toute  sorte,  aux  merveilleux  plumages. 
Dallée  d'un  marbre  si  poli  que  les  colombes  aux 
pattes  roses  y  glissaient,  et  ombragée  d'arbres  qui 
semblaient  prendre  racine  dans  la  pierre,  cette  cour 
se  creusait,  au  centre,  en  un  bassin  entouré  de  mar- 
ches sur  lesquelles  toute  une  population  de  volatiles 
aquatiques  lustraient  leurs  plumes  ou  battaient  des 
ailes;  des  cygnes  et  des  canards  dorés  naviguaient 
sur  cette  eau,  ileurie  de  lotus  rouges. 

Pour  ne  pas  effrayer  les  oiseaux,  on  avait  prié  le 
marquis  de  descendre  de  cheval;  mais  on  ne  le  laissa 
pas  pénétrer  dans  la  huitième  cour  où  s'élevait  le 
palais  de  la  reine;  on  lui  fit  traverser,  à  gauche,  un 
appartement,  où  il  vit  des  salles  historiées  de  figures 
mythologiques  ou  héroïques,  qui  lui  rappelèrent  lés 
peintures  égyptiennes;  il  ne  fit  que  passer  dans  ces 
salles  et  ressortit  dans  un  délicieux  jardin. 

Ici,  sous  les  arbres  hauts  à  merveille,  étaient  sus- 
pendues à  une  seule  branche,  comme  le  plateau  d'une 
balance,  des  escarpolettes  de  soie;  et  il  aperçut,  sur 
les  pelouses,  de  gracieuses  jeunes  filles,  faisant  la 
chasse  aux  papillons  bleus,  avec  des  étourneaux 
dressés. 

A  mesure  qu'il  avançait,  les  parterres  et  les  bos- 
quets lui  apparurent,  étalant  des  fleurs  plus  belles 
que  toutes  celles  qu'il  avait  vues  jusqu'alors  dans 
l'Inde.  Il  admira  l'étrange  Kéora,  à  la  fleur  énorme 
d'une  odeur  exquise  de  musc  frais,  le  bleu  Clitoria, 
l'Asolka  cramoisi,  le  blanc  Tchen-Pali,  le  Gurhil 
arborescent,  semblable  au  rosier,  mais  qui,  hors  des 


l'île  du  silence  '211 

calices  épcanouis,  fait  jaillir  une  tige  mince  portant  un 
cœur  d'un  rouge  magnifique;  le  Madhavi,  aux  Heurs 
vertes  comme  des  émeraudes,  et  la  pâle  Anicha,  si 
délicate  qu'elle  se  fane  quand  on  la  respire.  Puis,  au 
bord  des  fontaines,  les  lotus  charmants,  d'azur,  d'or 
ou  de  pourpre. 

On  le  conduisit  à  une  gracieuse  construction, 
entourée  de  colonnettes  de  jaspe  à  chapiteaux  dorés. 
Sous  la  véranda,  des  femmes  s'avancèrent  vers  lui, 
souriant  d'un  air  atYable,  qui  contrastait  avec  la  mine 
sévère  des  pages  qui  l'avaient  guidé  jusque-là. 

—  Entre,  jeune  étranger,  dirent-elles  ,  viens  te 
réconforter  et  te  délasser  du  voyage  ;  tu  es  ici  chez  la 
princesse  Lila. 

—  La  princesse  Lila!  s'écria  Bussy,  est-il  donc  vrai 
qu'elle  m'est  favorable?  Aurai-je  le  bonheur  de  la 
voir? 

—  Elle  est  avec  la  reine,  dans  File  du  Silence;  c'est 
là  que  nous  devons  te  conduire,  quand  la  lune  se 
lèvera,  dit  une  des  femmes. 

—  La  princesse  a  dit  :  que  l'étranger  soit  ici  comme 
un  frère  chez  sa  sœur,  reprit  une  autre;  il  faut  lui 
obéir.  Seigneur,  on  a  préparé  pour  toi  le  bain  par- 
fumé, les  mets  délicats  et  les  boissons  fraîches. 

Le  jeune  homme  se  laissa  faire;  il  passa  la  fin  de  la 
journée  étendu  sur  des  coussins,  attendant  la  nuit, 
avec  une  joie  fiévreuse  mêlée  d'angoisse. 

Quand  on  vint  lui  dire  qu'il  était  temps  de  se  rendre 
au  rendez-vous ,  il  se  redressa  en  sursaut  en 
s'écriant  : 

—  Déjà! 


■i?!?  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

Ils  marchèrent,  assez  longtemps,  à  travers  le  jar- 
din, des  bois  et  des  prairies,  et  arrivèrent  enfin  au 
bord  d'un  lac;  les  femmes  s'arrêtèrent. 

—  Voilà  que,  pareil  à  la  défense  d'un  éléphant  qui 
remonte  du  bain,  le  croissant  de  la  lune  sort  de 
l'eau,  dit  l'une;  c'est  bien  l'heure. 

Et  elles  frappèrent  leurs  mains  l'une  contre  l'autre, 
donnant  un  signal.  Bientôt  un  bruit  de  rames  se  fit 
entendre,  se  rapprochant  rapidement;  une  mince 
barque  vint  enfoncer  sa  proue  dorée  dans  les  roseaux 
du  rivage.  Deux  noires  robustes,  le  torse  nu,  la  con- 
duisaient. L'un  deux  tendit  le  poing  à  Bussy  pour 
l'aider  à  monter. 

—  Prends  garde,  dit  tout  bas  une  des  femmes  à 
Bussy,  ne  le  penche  pas,  ne  laisse  pas  tremper  tes 
doigts  dans  l'eau,  le  lac  est  plein  de  caïmans. 

La  barque  rapidement  s'éloigna.  Il  aperçut  encore 
un  instant  sur  la  rive,  dans  la  demi-obscurité,  les 
voiles  blancs  de  celles  qui  l'avaient  accompagné,  puis 
il  ne  vit  plus  que  l'eau  immobile,  piquée  de  quel- 
ques lueurs  d'étoiles,  où  le  mince  retlet  de  la  lune 
s'allongeait  en  ondoyant. 

Pour  la  première  fois,  il  eut  le  sentiment  d'être  bien 
isolé,  bien  perdu,  dans  ce  palais  propre  aux  trahi- 
sons. Le  lac  était  comme  hérissé  de  pointes,  on  eût 
dit  des  rochers;  mais  ils  s'enfonçaient,  se  déplaçaient, 
suivaient  la  barque;  c'étaient  les  têtes  horribles  des 
crocodiles  au  guet. 

Le  marquis  regrettait  Naïk;  comment  n'avaitil  pas 
insisté  davantage  pour  le  suivre?  Son  dévouement, 
si  vite  alarmé,  était  en  défaut  cette  fois-ci.  Peut-être 


l'île  du  silence  213 

avait-il  craint  d'être  repoussé  durement  par  son 
maître,  comprenant  qu'il  ne  voudrait  pas  se  laisser 
escorter  à  ce  rendez-vous,  comme  s'il  avait  peur? 
Mais  qu'importait  tout  cela?  il  avait  son  épée  et  ne 
craignait  rien. 

Une  île  blanche  apparut,  comme  taillée  dans  un 
bloc  de  marbre,  avec  des  clochetons,  des  portiques, 
des  colonnades,  de  grands  escaliers  s'enfoncant  sous 
l'eau.  Les  buissons  et  les  bouquets  de  palmiers  fai- 
saient des  taches  sombres  entre  les  édifices  et  on  ne 
voyait  aucune  lumière  briller.  Tout  de  suite  on  aborda 
et  les  silencieux  rameurs  aidèrent  le  jeune  homme  à 
descendre;  puis,  d'un  violent  coup  d'aviron,  ils  éloi- 
gnèrent la  barque  et  disparurent  dans  l'ombre. 

Il  gravit  rapidement  les  degrés,  jusqu'à  une  ter- 
rasse vaste  et  déserte;  mais  aussitôt,  d'un  palais  dont 
on  distinguait  confusément  la  haute  porte  voûtée, 
sortit  un  homme,  qui  s'avança,  et,  sans  dire  un  mot, 
mit  le  pan  de  sa  ceinture  dans  la  main  de  Bussy,  puis 
marcha  devant  lui.  Ils  entrèrent  sous  un  péristyle 
obscur,  s'engagèrent  dans  une  galerie  qui,  par  une 
pente  insensible,  montait.  L'une  des  parois  était 
percée  d'arcades  à  jour,  et  l'on  voyait  la  clarté 
pâle  du  ciel  dans  les  découpures  et  les  festons.  Un 
silence  extraordinaire  régnait;  les  pas  s'étoutTaient 
dans  une  poussière  douce  qui  sentait  bon.  Les  feuil- 
lages ni  l'eau  ne  faisaient  aucun  bruit. 

Tout  à  coup,  à  un  tournant  plus  obscur,  il  sentit 
qu'une  petite  main  saisissait  la  sienne,  et  une  bouche, 
tout  prés  de  sajoue,  lui  souffla  à  l'oreille  : 

—  Prends  garde  !  ami,  la  Mort  ne  donne  qu'un  baiser. 


214  LA   CONQUÊTE    DU  PARADIS 

Cette  voix  si  basse,  palpitante  de  peur,  il  crut 
deviner  de  qui  elle  venait.  C'était  Lila,  sans  doute. 
Il  répondit  par  une  pression  rapide,  à  celle  de  cette 
douce  main  brûlante,  puis  la  femme  invisible  sembla 
s'être  enfoncée  dans  la  muraille. 

Quel  danger  courait-il  donc?  Un  seul  l'inquiétait  : 
la  reine  manquant  à  sa  promesse.  Mais  il  était  certain 
qu'elle  voudrait  la  tenir  et  n'oserait  pas  désobéir  aux 
dieux. 

—  Le  danger  ne  viendra  qu'après,  se  disait-il,  et 
après  qu'importe  ! 

Il  marchait  à  présent  dans  une  complète  obscurité, 
les  arcades  avaient  cessé,  et  l'on  s'enfonçait  dans  l'in- 
térieur de  l'édifice.  Bientôt,  pourtant,  une  lueur 
apparut  au  lointain,  grandit  rapidement,  faisant 
briller  sur  le  sol  cette  poussière  épaisse,  faite  de  pou- 
dres d'or,  de  santal  et  d'aloès.  Il  arriva  dans  une 
haute  salle,  éclairée  par  des  lampes,  et  celui  qui  le 
guidait  s'arrêta  devant  une  porte,  que  masquaient  de 
lourds  rideaux  de  drap  d'or.  Ils  s'écartèrent  et,  sans 
bruit,  la  porte  qu'ils  découvrirent,  glissa  dans  une 
rainure. 

Bussy  entra  dans  une  chambre  octogonale,  dont  les 
murs  étaient  revêtus  de  panneaux  d'ivoire  sculpté, 
où  le  plafond,  en  coupole,  scintillait,  sur  un  fond  de 
lapis,  d'étoiles  de  pierreries.  Mais  le  jeune  homme 
n'aperçut  rien  de  la  salle. 

La  reine  était  là,  debout,  appuyée  au  socle  d'or 
qui  supportait  les  lumières,  et  la  revoir  fut  pour  lui 
une  surprise,  car  sa  beauté  surpassait  de  beaucoup 
le  souvenir  qu'il  en  gardait. 


l'île  du  silence  215 

Elle  semblait,  celte  fois,  une  statue  merveilleuse, 
dans  le  blanc  tissu  d'une  invraisemblable  finesse,  qui 
s'enroulait  à  son  corps.  Cette  trame,  nommée  «  rosée 
nocturne  »,  si  ténue  qu'elle  est  invisible  si  elle  n'est 
pas  plusieurs  fois  repliée,  laissant  nue  une  de  ses 
épaules,  l'habillait  comme  d'un  fin  brouillard,  voilant 
ses  formes  exquises  sans  les  cacher;  des  boucles 
s'échappaient  du  bandeau  de  diamants  qui  relevait 
simplement  ses  cheveux,  et  elle  n'avait  d'autres 
bijoux  que  des  bagues  aux  mains,  et  à  ses  pieds  nus. 

Il  s'était  avancé,  lentement,  la  contemplait  d'un 
regard  si  avide  qu'elle  baissa  les  yeux,  et  une  imper- 
ceptible rougeur  passa  sur  ses  joues. 

Le  panneau  s'était  refermé;  ils  étaient  seuls  dans 
ce  grand  silence,  et  elle  semblait  oppressée;  elle  jeta 
un  rapide  coup  d'œil  autour  d'elle.  Il  pensa  qu'elle 
avait  peur  d'être  ainsi  à  sa  merci;  alors  il  se  mit  à 
ses  pieds,  la  suppliant  de  ne  rien  craindre,  et  elle  se 
laissa  tomber  sur  l'amoncellement  des  coussins. 

Elle  le  regardait  aussi,  baissant  la  tête  vers  lui, 
l'éloignant  d'elle  de  ses  bras  tendus,  pour  le  mieux 
voir  peut-être,  ou  bien  pour  le  repousser.  Il  crut  à  un 
mouvement  d'aversion. 

—  Ah!  sois  généreuse,  s'écria-t-il,  et  cache-moi  ta 
haine;  libére-toi  en  reine  et,  au  moins,  donne-moi 
une  minute  d'illusion.  Je  ne  veux  pas  tes  lèvres, 
froides  et  hostiles,  s'approchant  des  miennes  comme 
d'un  breuvage  amer,  qu'il  faut  boire  pour  sauver  sa 
vie;  non,  c'est  un  baiser  d'amour  que  je  veux,  ou  je 
ne  sais  pas  payé.  Sache  me  faire  croire  que  tu  t'es 
méprise  sur  tes  sentiments,  que  cette  ardeur,  que  tu 


216  LA  CONQUÊTE   DU   PARADIS 

prends  pour  le  feu  de  la  souillure,  pour  de  la  haine, 
est  une  autre  brûlure,  pareille  à  celle  qui  me  dévore, 
je  le  croirai,  va,  tellement  cela  devrait  être  si  de 
farouches  préjugés  n'affolaient  pas  ton  esprit.  Oui, 
c'était  la  volonté  du  ciel.  Tu  devais  maimer,  moi,  venu 
de  si  loin  à  travers  les  mers,  certainement  guidé  par 
le  destin,  pour  t'arracher  à  la  mort:  et  quand,  dans 
le  premier  regard,  je  t'ai  donné  mon  àme,  tu  devais 
me  donner  la  tienne  en  échange;  malgré  toi,  peut- 
être,  je  te  l'ai  prise... 

—  Il  faudra  me  la  rendre  alors,  dit-elle  d'une  voix 
délicieuse,  pour  que  je  puisse  donner  ce  que  l'on  m'a 
pris. 

D'un  mouvement  presque  involontaire,  il  lui 
entoura  la  taille  de  ses  bras,  et  elle  ne  le  repoussa 
plus.  Elle  semblait  s'engourdir,  partager  le  trouble 
qui  le  bouleversait.  Ses  yeux  aussi  avaient  changé 
d'expression  :  un  attendrissement  noyait  ses  larges 
prunelles;  et  lui,  de  plus  près,  regardait  au  fond  de 
ces  diamants  noirs,  au  rayonnement  d'étoile,  il  admi- 
rait les  contours  si  purs  de  ce  visage,  s'extasiait  de  cette 
bouche  adorable,  dont  le  vague  sourire  découvrait 
des  dents  plus  charmantes  que  les  boutons  du  jasmin. 
Et  il  était  à  tel  point  subjugué  par  cette  perfection, 
qu'il  ne  comprenait  plus  comment  il  avait  osé  parler 
tout  à  l'heure  comme  il  l'avait  fait. 

—  Ah!  pardon!  pardon!  dit-il.  Ourvaci,  pourquoi 
m'aimerais-tu?  Pardonne-moi  de  t'avoir  offensée  d'une 
telle  démence!  c'est  comme  si  on  demandait  au  splen- 
dide  soleil  d'aimer  la  terre  obscure,  qu'il  éclaire  et 
qu'il  ravit. 


l'île  du  silence  217 

—  Tu  sais  mon  nom?  dit-elle  surprise. 

Et  ces  mains,  qui  tout  à  l'heure  le  repoussaient, 
elle  les  noua  derrière  le  cou  du  jeune  homme. 

Il  était  comme  ivre  de  haschisch,  et  perdait  toute 
notion  du  temps.  Il  lui  semblait,  seulement,  que  cette 
minute  était  la  raison  même  de  son  existence,  qu'il 
n'avait  vécu  que  pour  l'atteindre,  et  que  les  jours 
écoulés,  et  le  monde  entier,  tourbillonnaient,  dans 
un  vertige,  autour  de  ce  point  suprême. 

Et  il  murmurait,  en  fermant  les  yeux  par  moments  : 

—  L'amour  dont  je  t'aime  est  au-dessus  des  forces 
d'un  mortel.  Tenir  dans  ses  bras  l'idéal  réalisé,  sur- 
passé même!  c'est  là  un  bonheur  trop  lourd,  que  le 
cœur  ne  peut  porter;  l'àme  se  dilate  au  point  d'en 
être  déchirée,  et  il  torture  horriblement,  parce  qu'on 
le  sent  impossible,  et  prêt  à  s'envoler. 

Elle  le  regardait,  profondément,  se  penchant  pour 
entendre  ses  paroles,  toute  troublée  de  cette  souffrance 
qui  le  rendait  si  pâle,  de  cette  adoration  fervente  qui 
le  faisait  si  réservé.  En  effet,  il  éprouvait  comme  une 
honte  de  lui-même,  une  timidité  tremblante,  et  ce  bai- 
ser, maintenant,  lui  semblait  impossible  et  sacrilège. 

Ce  fut  elle  qui  jeta  ses  lèvres  sur  les  siennes,  brus- 
quement, comme  pour  en  finir.  Tout  rapide  et  léger 
qu'il  fût,  ce  contact  velouté,  embaumé  et  frais  comme 
celui  d'une  tleur,  le  fit  presque  évanouir,  l'aveugla 
d'un  tourbillon  de  flammes. 

—  Ah  !  pardon  !  s'écria-t-il,  je  ne  le  demandais  plus, 
je  ne  méritais  pas  tant! 

Il  avait  laissé  tomber  sa  tête  sur  l'épaule  froide  de 
la  jeune  fille;  elle  lui  dit  à  voix  basse  : 

Conquête  du  paradis,  13 


218  LA   COXOLKTE    Dl"    l'AIlADIS 

—  Tu  ne  me  trouves  plus  ingrate? 

—  Je  verserais  mon  sang,  goutte  à  goutte,  sans 
cesser  de  bénir  cette  minute  céleste  ! 

—  Est-ce  bien  vrai?  Dis-tu  ce  que  tu  penses?  Jure- 
le-moi,  veux-tu? 

—  Je  le  jure,  dit-il. 

Et  il  crispait  ses  mains  derrière  la  taille  de  la  reine, 
qui  se  ployait,  se  renversait.  Elle  était  toute  émue 
maintenant,  fiévreuse,  tremblante;  une  palpitation 
rapide  soulevait  ses  seins,  et  elle  regardait  le  jeune 
homme  avec  une  expression  étrange,  où  il  y  avait 
comme  du  désespoir.  Tout  à  coup,  poussant  un  soupir 
profond,  presque  un  sanglot,  elle  se  précipita  dans 
ses  bras,  écrasant  ses  lèvres  sur  les  siennes,  se  ser- 
rant contre  lui  avec  une  espèce  de  frénésie;  et  il  sen- 
tait des  larmes  lui  mouiller  les  joues,  et  il  écoutait  ce 
cœur  orgueilleux  battre  à  se  rompre. 

—  Ce  baiser- là  est  bien  un  don  de  ton  amour! 
s'écria-t-il,  éperdu  de  joie,  j'ai  senti  ton  àme  divine 
pénétrer  la  mienne  ! 

Mais  elle  s'était  reculée,  le  contemplant  sans  l'en- 
tendre. 

—  Ces  yeux,  dit-elle,  ces  yeux  qui  mont  fait  tant 
de  mal  !... 

Et  elle  les  baisa  longuement,  l'un  après  l'autre, 
comme  pour  les  clore  à  jamais. 

—  Mon  Dieu!  si  une  telle  ivresse  doit  cesser,  c'est 
maintenant  qu'il  faudrait  mourir,  dit-il  d'une  voix 
presque  indistincte. 

Elle  s'était  levée,  dégagée  de  ses  bras,  brusquement 
éloignée  de  lui. 


l'île  du  silence  219 

—  Tu  veux  mourir,  s'écria-t-elle  d'une  voix  changée 
et  avec  un  rire  cruel,  réjouis-toi  donc,  car  tu  vas  être 
exaucé  :  pour  toi  cette  chambre  est  un  tomheau. 

Il  leva  les  yeux  vers  la  reine.  C'était  bien  mainte- 
nant son  ennemie,  au  regard  altier  et  dur,  à  la  lèvre 
crispée  de  dédain.  11  se  détourna  pour  ne  pas  la  voir 
ainsi. 

—  La  mort  sera  la  bienvenue,  dit-il,  qu'importe  la 
vie  maintenant? 

Brisé  d'émotion,  saturé  de  bonheur,  il  se  laissa 
tomber  sur  les  coussins,  sans  force,  anéanti  et  vrai- 
ment désireux  de  mourir. 

—  Croyais-tu  donc  qu'un  pareil  jour  aurait  un  len- 
demain? dit-elle;  èi  le  prince,  mon  fiancé,  apprend 
jamais  le  crime  de  cette  heure,  il  saura  au  moins,  en 
même  temps,  que  le  coupable  n'en  a  pas  gardé  une 
heure  le  souvenir. 

Mais  Bussy  s'était  relevé  d'un  bond,  comme  piqué 
par  un  dard  brûlant. 

—  Ton  fiancé!  cria-t-il,  ahl  il  ne  fallait  pas  parler 
de  lui!  J'étais  soumis  et  résigné,  prêt  à  tendre  le  cou 
à  tes  assassins;  pourquoi  as-tu  versé  sur  mon  cœur 
le  plomb  fondu  de  la  jalousie?  Cette  douleur-là  me 
redonne  la  force  de  vivre,  et  me  rappelle  que  c'est  à 
moi  de  tuer  tous  ceux  qui  voudraient  Rapprocher. 
Ton  amour  m'appartient,  entends-tu,  tout  à  l'heure 
tu  me  l'as  donné  dans  ce  baiser,  et  tu  peux  feindre 
de  me  haïr  à  présent,  je  ne  te  crois  plus.  Fuis-moi, 
fais-moi  subir  toutes  les  tortures  que  tu  voudras, 
hormis  celle  d'appartenir  à  un  autre;  cela  je  te  le 
défends,  et  je  vivrai  pour  t'empêcher  de  me  désobéir. 


220  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

Elle  était  adossée  maintenant  à  un  des  panneaux 
d'ivoire  qui  s'écarta  derrière  elle  ;  sans  répondre,  avec 
un  geste  douloureux,  elle  s'enfonça  dans  l'ombre  et 
disparut. 

La  porte  se  referma  silencieusement. 

Bussy  se  retourna  vivement,  se  croyant  prisonnier; 
mais  il  vit  que  les  sept  autres  panneaux  étaient 
ouverts,  et  que  sur  chaque  seuil  se  tenait  un  guerrier 
noir,  appuyé  sur  un  glaive  nu. 

—  Ah!  c'est  cela!  s'écria-t-il,  tant  mieux  !  un  combat 
ne  me  fait  pas  peur,  je  pensais  qu'on  voulait  me 
murer  dans  ce  tombeau. 

Rapidement  il  arracha  une  draperie,  au  dais  qui 
surmontait  les  coussins,  l'enroula  autour  de  son  bras 
gauche,  s'adossa  au  socle  d'or  des  lumières,  et  tira 
son  épée. 

Alors,  tranquillement,  il  examina  ces  hommes. 

C'étaient  des  soldats  hindous,  vêtus  de  tuniques 
blanches,  sans  manches,  et  coiffés  de  turbans  rouges, 
ayant  des  visages  imberbes,  luisants,  avec  des  yeux 
en  boule,  aux  lueurs  de  perles;  leurs  jambes  étaient 
grêles  et  leurs  bras  minces. 

Ils  s'avancèrent  tous  ensemble  et  levèrent  leurs 
glaives;  mais  le  marquis  riait  de  leur  gaucherie.  D'un 
moulinet  éblouissant,  il  en  désarma  plusieurs;  quel- 
ques-uns, effleurés  par  l'épée,  reculèrent.  Il  avait  mis 
le  pied  sur  la  lame  d'un  des  sabres  tombés,  et  parvint, 
d'un  geste  net  et  vif,  à  le  ramasser  de  la  main  gauche; 
ainsi  armé,  il  sembla  invincible  et  se  mit  à  combattre 
avec  une  violence  terrible.  Frappant  des  deux  bras, 
dans  tous  les  sens;  donnant  des  coups  de  pieds,  des 


l'île  du  silence  2'21 

coups  de  tète,  qui  faisaient  craquer  les  poitrines;  le 
sang  jaillissait,  illustrant  de  perles  rouges  les  sculp- 
tures des  murailles;  les  hommes  tombaient,  sans  un 
mot,  sans  un  cri,  se  tordant,  vomissant  des  flots  de 
liquide  noir. 

Bussy  avait  le  sentiment  de  lut  ter  contre  des  enfants, 
et  d'accomplir  un  affreux  carnage;  mais  il  était  sur- 
pris de  leur  nombre,  il  avait  porté  plus  de  coups 
qu'il  n'en  fallait  pour  les  détruire  et  ce  nombre  ne 
diminuait  pas.  11  vit  alors  que  chaque  porte  encadrait 
toujours  un  homme  immobile,  qui  s'avançait  quand 
un  des  combattants  tombait,  et  dont  un  autre,  venant 
de  l'extérieur,  prenait  la  place. 

—  Voilà  qui  est  tlatteur!  s'écria-t-il,  et  qui  prouve 
la  haute  idée  que  l'on  a  de  ma  valeur.  On  envoie 
contre  moi  tous  les  pygmées  de  Bangalore  I 

La  chambre  s'encombrait  de  plus  en  plus;  les  morts 
et  les  blessés,  par  terre,  faisaient  trébucher;  les  Hin- 
dous, trop  nombreux,  se  blessaient  mutuellement,  car 
le  marquis,  évitant  leurs  coups,  l'élan  ne  pouvait  en 
être  arrêté  et  ils  tombaient  sur  d'autres.  Il  bondissait, 
franchissant  les  monceaux  de  cadavres,  s'en  faisait 
un  rempart;  quelquefois  il  écrasait  une  figure  dont 
la  bouche  le  mordait. 

Tout  à  coup  une  corde  siffla.  C'était  un  nœud  cou- 
lant qu'on  lui  lançait.  Il  l'évita;  une  autre  cingla  l'air 
et  l'atteignit.  Il  la  coupa  avec  son  épée,  et  retourna 
s'adosser  au  socle  d'or,  poussa  du  pied  devant  lui  des 
coussins  et  des  cadavres;  mais  il  se  sentait  perdu. 
Ces  hommes  faibles,  qui  se  battaient  sans  haine  ni 
colère  et  mouraient  en  silence,  le  vaincraient  certai- 


222  LA   CONQUÊTE    DU    PARADIS 

nement  à  la  longue.  Si  leur  aiïreux  lasso  ne  Tattei- 
gnait  pas,  leur  multitude  Tétoufferait. 

Alors  il  pensa  à  Dupleix  qui  s'était  confié  à  lui, 
ignorant  quelle  démence  possédait  son  cœur  et  con- 
duisait sa  vie  ;  sa  mort  allait  trahir  la  noble  espérance 
de  son  ami  !  Il  éprouva  contre  lui-même  une  grande 
•  colère,  et  il  essaya  de  lutter  encore. 

Il  jeta  le  sabre  et  déploya  l'étoffe  enroulée  à  son 
bras,  l'agita  au-dessus  de  lui  pour  repousser  ces  cordes 
qu'on  lui  lançait  maintenant  de  tous  côtés.  Mais  l'air 
devenait  irrespirable  :  toutes  ces  haleines,  toutes  ces 
sueurs,  ces  soupirs  d'agonie  qui  s'exhalaient,  souil- 
laient d'une  épaisse  et  mortelle  atmosphère  le  sanc- 
tuaire embaumé  de  tout  à  l'heure. 

Le  marquis  était  à  bout  de  forces  ;  une  blessure  qu'il 
avait  au  front  lui  couvrait,  à  chaque  moment,  le  visage 
d'un  voile  rouge,  lui  emplissait  les  yeux  de  sang; 
aveuglé,  il  s'essuyait  rapidement,  mais  ce  mouvement 
le  découvrait.  Il  s'engourdissait;  le  vertige  faisait 
tournoyer  la  chambre  autour  de  lui.  Deux  fois  déjà  il 
avait  abaissé  son  épée. 

Maintenant  il  pensait  à  Ourvaci. 

—  Je  te  pardonne,  murmura-t-il  ;  je  meurs  avec  le 
goût  du  ciel  sur  les  lèvres. 

Soudain  un  coup  de  feu  éclata,  rompant  le  lourd  et 
terrible  silence;  Bussy  entendit  des  voix  qui  l'appe- 
laient. 

A  Tune  des  ouvertures,  les  Hindous,  brusquement, 
tombèrent  en  avant,  les  uns  sur  les  autres,  sous  une 
poussée  qui  les  refoulait.  Une  bouffée  d'air  frais  entra  : 
Bussy  vit  apparaître  des   hommes,  courant  sur  les 


l'île  du  silence  223 

corps  renversés;  il  entrevit  des  figures  amies  :  Naïk, 
Kerjean,  d'autres  encore,  puis  il  tomba,  ne  vit  plus 
rien. 

Quand  il  rouvrit  les  yeux,  il  aperçut  les  étoiles, 
et  respira  l'air  libre  avec  bonheur;  mais  il  était 
immobilisé  par  une  lassitude  affreuse,  comme  si  ses 
membres  étaient  devenus  de  plomb.  A  genoux,  près 
de  lui,  une  femme,  qu'il  ne  connaissait  pas,  lui  soute- 
nait la  tète,  Naïk  lui  baignait  le  front  d'eau  fraîche, 
tandis  que  Kerjean,  debout,  déchirait  un  mouchoir. 

—  Mes  amis,  dit-il,  merci  :  vous  m'avez  sauvé;  com- 
ment, je  ne  puis  le  comprendre. 

—  Pardieu!  c'est  Naïk,  dit  Kerjean,  il  a  deviné  que 
ce  rendez- vous,  oii  vous  couriez,  cachait  un  guet- 
apens,  et  comme  il  prétendait  que  rien  ne  vous  en 
détournerait,  nous  avions  pris  le  parti  de  vous  suivre 
de  près,  pour  vous  porter  secours  au  moment  voulu. 

—  Hélas!  dit  le  paria,  qui  pleurait,  en  essuyant  le 
sang  de  son  maître,  nous  sommes  arrivés  bien  tard. 

Le  marquis  ne  détachait  pas  ses  regards  de  cette 
femme,  penchée  vers  lui,  qui  le  contemplait  avec  des 
yeux  pleins  de  larmes. 

—  Je  suis  Lila,  dit-elle,  répondant  à  sa  question 
muette,  j'ai  su,  trop  tard  pour  t'avertir,  qu'on  en 
voulait  à  ta  vie;  mais  j'ai  pu  guider  tes  amis  et  aider 
à  te  sauver. 

—  Comme  tu  es  bonne! 

—  Vous  n'êtes  pas  encore  en  sûreté,  dit-elle,  quittez 
vite  cette  île  maudite. 

—  Suis-je  blessé  gravement?  demanda  Bussy,  je 
ne  sens  plus  mon  corps,  tant  je  suis  brisé  de  fatigue. 


VV4  LA    CONQUETE    DU    PARADIS 

—  Non,  VOUS  n'avez  rien,  dit  Kerjean;  beaucoup 
d'égratignurcs  et  de  contusions;  ce  coup  au  front 
saigne  assez  fort,  mais  n'est  pas  profond. 

Et  il  s'agenouilla  pour  panser  provisoirement  la 
blessure. 

—  Hâtons-nous  de  nous  éloigner,  dit  Naïk  qui  trem- 
blait d'inquiétude. 

Bussy  se  souleva;  il  aperçut  la  blancheur  du  palais 
de  marbre,  et  y  attacha  un  regard  plein  de  recon- 
naissance et  de  tendresse.  Oubliant  la  trahison,  il 
revoyait,  à  travers  ces  murs,  la  chambre  octogonale, 
aux  panneaux  d'ivoire,  oîi  sa  divine  ennemie  avait 
pleuré  d'amour  sur  son  cœur.  Et  il  soupira  de  regret, 
quand  ses  amis,  le  soutenant,  lui  firent  descendre  les 
marches  glissantes  de  la  terrasse. 

Une  masse  noire,  énorme,  au  bas  des  degrés  sor- 
tait de  l'eau. 

—  Qu'est-ce  donc?  dit  le  marquis. 

—  Votre  éléphant,  Ganésa,  répondit  Kerjean,  sans 
lui  nous  n'aurions  pas  pu  arriver  jusqu'à  vous,  car  il 
n'y  avait  pas  la  moindre  barque,  et  hommes  ou  che- 
vaux, à  la  nage,  eussent  été  dévorés  par  les  innom- 
brables caïmans  qui  montent  la  garde  autour  de  cet 
aimable  palais. 

—  Princesse,  dit  Bussy  en  portant  à  ses  lèvres  la 
petite  main  que  Lila  lui  tendait,  comment  pourrai-je 
jamais  te  témoigner  ma  gratitude? 

—  En  guérissant  de  tes  blessures,  répondit  Lila  et 
en  m'en  donnant  la  nouvelle. 

—  Hélas!  pourquoi  n'a-t-elle  pas  ton  cœur?  mur- 
mura le  marquis. 


L  ILE   DU   SILENCE  «.'-'0 

On  raj3pela  les  hommes  en  sentinelles  aux  angles 
de  l'édifice. 

Lorsqu'on  fut  installé  sur  la  plate-forme,  entourée 
d'une  balustrade,  que  portait  le  dos  de  Ganésa,  tout 
le  monde  se  découvrit  pour  saluer  la  princesse,  et 
l'animal,  avec  précaution,  descendit  les  dernières 
marches  et  entra  dans  l'eau,  où  il  perdit  pied  tout  de 
suite.  Naïk  indiqua  un  point  de  la  rive  où  il  était  plus 
aisé  d'aborder,  et,  tandis  que  l'éléphant  nageait, 
levant  haut  sa  trompe,  que  les  soldats,  à  droite  et  à 
gauche,  déchargeaient  leurs  mousquets  sur  les  caï- 
mans, —  ce  qui  était  un  crime,  ces  animaux  étant 
sacrés,  —  Bussy  se  soulevait  péniblement  pour  jeter 
un  dernier  regard  à  l'île  muette,  dont  la  blancheur 
s'effaçait  lentement  dans  la  nuit. 


13. 


XVIII 


L  USURPATEUR    NASSER-CINGH 

—  Apportez  ici  des  balances,  dit  l'Ombre  de  Dieu 
d'une  voix  enrouée. 

11  s'agit  de  peser  la  poudre  d'or,  les  lingots  et  les 
mohurs,  les  sacs  de  perles,  les  colliers,  les  couron- 
nes; toutes  sortes  de  ricbesses,  qui  font  un  monceau 
lumineux  au  pied  du  trône. 

Ce  trône  est  une  estrade  basse,  couverte  de  tapis  et 
surmontée  par  un  toit  constellé  de  pierreries,  que  sou- 
tiennent des  colonnettes  d'or.  Celui  qui  y  est  assis, 
ou  plutôt  couché,  presque  à  plat  ventre,  les  coudes 
sur  un  grand  traversin  de  brocart,  c'est  l'usurpateur 
iNasser-Cingh;  triomphateur  aujourd'hui,  car,  à  la  tête 
d'une  armée  de  trois  cent  mille  hommes,  il  a  repris 
le  Carnatic  à  ses  adversaires,  qui  ont  voulu  faire  à 
leur  tête  au  lieu  de  suivre  les  conseils  de  leurs  alliés, 
les  Français,  et  c'est  dans  le  palais  d'Arcate  qu'il 
compte  les  trésors  d'Allah-Verdi,  que  Mouzafï'er  n'a 
pas  cachés  assez  tôt. 


l'usurpateur  nasser-cingh  2-27 

Des  bourreaux,  vêtus  de  rouge,  appuyés  sur  des 
haches,  gardeut  chaque  porte  ;  ils  surveillent  les  assis- 
tants, et  ont  ordre  de  tuer  sur  la  place,  ceux  qu'ils 
verraient  dérober  quelque  chose. 

11  y  a  là  des  seigneurs,  des  umaras,  des  bouffons  et 
des  bayadères;  tout  le  monde  est  debout,  excepté 
l'attabek  qui,  en  sa  qualité  de  grand  vizir,  a  le  droit 
d'être  assis,  les  jambes  croisées,  sur  un  large  tabou- 
ret, à  droite  du  trùne. 

Nasser  penche  sa  large  face  noire  par-dessus  la 
balustrade  qui  borde  l'estrade.  Il  trouve  ce  trésor 
assez  misérable,  eu  somme,  et  pense  que  son  allié, 
le  second  hls  d'AUah-Verdi,  a  dû  en  dissimuler  la 
plus  grande  partie  :  que  Mouzaffer-Cingh  a  été  volé. 

—  Ah!  ah!  dit-il,  mon  cher  neveu  a  aussi,  sans 
doute,  gaspillé  beaucoup  de  cet  or.  11  a  bien  fait  de 
se  hâter,  car  il  n'en  aura  plus  d'autre  désormais  que 
celui  de  ses  chaînes,  que  j'ai  voulues  d'or  massif;  ne 
faut-il  pas  faire  honneur  aux  personnes  royales! 

Et  le  Soutien  du  Monde  pousse  un  éclat  de  rire,  qui 
secoue  de  haut  en  bas  toute  sa  grosse  personne.  Les 
courtisans  ont  des  convulsions  de  gaieté,  à  cette  saillie 
du  maître. 

—  Le  traître  Mouzaffer  doit  bénir  chaque  jour  Ta 
Majesté,  dit  le  grand  vizir;  aussi  clément  qu'Allah,  tu 
le  laisses  vivre,  lui  qui  a  mille  fois  mérité  la  mort. 

—  Que  veux-tu!  en  vieillissant  je  deviens  faible. 
Mon  neveu  n'est  rien  qu'une  bête  ,  s'il  n  avait  pas 
désobéi  aux  Français,  qui  menaient  si  parfaitement 
ses  affaires,  nous  ne  lui  aurions  pas  repris  aussi 
facilement  le  Carnatic;  mais  au  lieu  de  les  écouter, 


258  LA    CONQUÊTE    Dl'    PARADIS 

il  s'en  est  allé  assiéger  les  Rajahs,  pour  en  tirer 
trénormes  rançons,  plantant  là  ses  alliés,  qui  sont 
pourtant  comme  des  lions  à  jeun. 

—  Mais,  dit  l'attabek,  ta  haute  intelligence,  aussi 
éblouissante  que  le  soleil  de  midi,  avait  eu  l'idée 
d'opposer  aux  lions  des  tigres,  d'engager  à  ton  service 
des  soldats  anglais,  avec  une  artillerie  égale  à  celle 
des  Français. 

—  Ne  me  parle  pas  des  Anglais,  s'écria  Nasser.  Je 
leur  ai  ordonné  par  trois  fois  d'écraser  le  bataillon 
français,  et  ils  n'ont  pu  le  faire.  Aussi  l'on  verra  ce  que 
je  médite.  Mon  neveu  est  un  imbécile,  voilà  le  vrai  : 
vidons  une  coupe  à  la  bêtise  de  mon  neveu. 

Des  échansons  s'approchèrent  et  offrirent  au  roi 
une  coupe  d'or,  doublée  de  rubis  qui,  même  vide, 
semblait  pleine  de  vin. 

—  Non,  non,  pas  de  vin!  et  Nasser-Cingh  ajouta 
d'un  air  mystérieux  :  Qu'on  apporte  une  des  fioles  que 
m'a  envoyées  mon  ami  Dupleix. 

C'était  une  bouteille  au  goulot  cacheté,  enveloppée 
de  papier  doré,  contenant  d'excellente  eau-de-vie.  On 
montra  au  roi  que  le  cachet  était  intact. 

—  Plein,  plein!  dit-il  en  tendant  sa  coupe. 

Il  la  vida  presque  d'un  trait.  Ses  yeux  s'injectèrent 
de  sang,  larmoyèrent,  la  sueur  perla  sur  son  visage 
couleur  d'ébêne. 

—  Vivent  les  Français!  dit-il  d'une  voix  de  plus  en 
plus  rauque,  voilà  une  boisson!  C'est  de  l'or,  c'est  du 
feu,  c'est  du  soleil  qui  vous  coule  dans  le  sang!  Mais 
voici  nos  balances  prêtes,  continua-t-il.  A  l'ouvrage! 

C'était  un  échafaudage  compliqué,  qu'on  venait  de 


l'usurpateur  nasser-cixgh  2"29 

dresser  devant  le  trône,  et  où  oscillaient  deux  énormes 
plateaux  d'argent,  suspendus  par  des  cordes  de  soie. 

—  Pesons  l'or,  pour  commencer,  dit  le  roi. 

Des  esclaves  jetèrent  deux  petits  tapis  de  soie 
ouatée  dans  les  plateaux,  pour  éviter  le  bruit,  et 
amassèrent  sur  l'un  les  lingots  et  les  barres  d'or, 
sur  l'autre  des  poids  de  marbre  et  de  bronze. 

—  Non,  non,  pas  cela!  s'écria  l'Ombre  de  Dieu, 
c'est  moi  qui  me  mettrai  dans  la  balance  ;  on  comptera 
combien  de  fois  il  y  aura  mon  poids  d'or  et  de  pier- 
reries. 

Et  Nasser  cherchait  à  dégager  ses  pieds  des  tapis 
et  des  couvertures-,  pour  descendre  de  son  trône,  tandis 
que  les  umaras  et  les  courtisans  faisaient  entendre  un 
murmure  approbateur. 

Le  hadjib.  maître  des  cérémonies,  une  haute  canne 
d'ivoire  à  la  main,  vint  aider  le  maître,  qui  eut  quelque 
peine  à  se  tenir  debout;  il  lui  rajusta  les  plis  froissés 
de  sa  tunique  rose,  brodée  de  grappes  de  raisin  en 
topazes,  et  le  soutint  par  le  coude,  tandis  qu'il  s'accrou- 
pissait, en  se  cramponnant  aux  cordes,  dans  le  plateau 
de  la  balance,  dont  l'instabilité  lui  faisait  pousser  des 
cris,  mêlés  de  rires. 

11  fallut  beaucoup  d'or  pour  égaler  le  poids  consi- 
dérable du  Soutien  du  Monde;  il  y  eut  juste  assez  de 
perles;  pas  assez  de  pierres  précieuses. 

Ce  jeu  paraissait  amuser  beaucoup  le  Soubab;  il  se 
tenait  là,  ramassé,  le  cou  dans  les  épaules,  la  face 
levée,  roulant  ses  yeux  au  blanc  bistré;  et,  quand  le 
trésor  fut  épuisé,  il  voulut  que  l'attabek  et  le  hadjib 
se  missent  tous  deux  dans  le  plateau,  pour  voir  s'ils 


•230  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

remporteraient  sur  lui.  Le  grand  vizir  obéit  triste- 
ment, le  maître  des  cérémonies  avec  empressement, 
et  les  bouffons  du  roi  les  couvrirent  de  lazzis,  se 
moquant  de  la  mine  piteuse  qu'ils  avaient  dans  la 
balance. 

Les  deux  maigres  seigneurs  n'étaient  point  assez 
lourds  pour  faire  lever  du  sol  le  plateau  qui  portait 
leur  maître,  mais  une  troisième  personne  c'était  trop, 
et  l'on  essaya  en  vain  d'établir  l'équilibre. 

—  Qu'on  aille  chercher  le  plus  gros  porc  que  l'on 
pourra  trouver,  s'écria  le  roi  complètement  ivre,  voilà 
qui  sera  amusant! 

Et  tandis  qu'on  se  précipitait  pour  obéir  à  cet 
ordre,  Nasser  quitta  le  plateau  afin  de  se  dégourdir 
les  jambes  et  de  s'étirer.  Les  bayadères  s'approchè- 
rent de  lui,  l'éventant  à  l'aide  d'écrans  en  plumes  de 
paon,  lui  essuyèrent  le  visage  avec  des  mouchoirs  par- 
fumés, versèrent  dans  ses  mains  de  l'eau  de  rose. 

A  ce  moment,  un  umara  ne  put  retenir  un  éternue- 
ment  bruyant. 

Éternuer  en  présence  du  souverain,  c'était  un  mau- 
vais présage,  une  grave  offense,  sévèrement  punie. 

Un  grand  silence  s'était  établi,  et  l'on  regardait 
avec  commisération  le  coupable,  qui  se  jeta  à  plat 
ventre. 

Le  roi  fit  signe  à  un  des  bourreaux.  Alors  Tumara 
se  traîna  à  genoux,  demandant  grâce;  supplia,  baisa 
les  pieds  du  Soubab. 

—  Que  veux-tu,  mon  ami,  répondait  tranquillement 
Nasser-Cingh,  je  n'y  peux  rien,  c'est  la  loi. 

—  Fais-moi  tuer  plutôt. 


l'usurpateur  nasser-cingh  231 

—  Te  tuer,  non  pas  ;  tu  es  bon  soldat  et  tu  me  ser- 
viras encore.  Emmène-le,  dit-il  au  bourreau,  et  coupe- 
lui  le  nez. 

L'homme  fut  entraîné,  criant,  se  tordant  les  bras, 
mais,  par  une  autre  porte,  on  amenait  un  énorme 
pourceau,  couronné  de  fleurs,  et  le  roi  battit  des 
mains. 

L'animal  s'arcboutait,  poussant  des  cris  aigus,  ne 
voulant  pas  avancer;  on  tirailla  corde,  et  ses  ongles 
glissaient  sur  les  dalles  lisses. 

Le  Soutien  du  Monde  se  tordait  de  rire  ;  il  s'était 
remis  dans  la  balance;  son  turban,  d'un  arrange- 
ment compliqué,  surmonté  d'un  plumet  mêlé  de  dia- 
mants, s'en  allait  de  travers,  et  ses  mains,  chargées  de 
bagues,  se  cramponnaient  de  plus  en  plus  aux  cordes 
de  soie^  car  une  lutte  terrible  avait  lieu  pour  faire 
entrer  la  rose  et  puante  bête  dans  l'autre  plateau,  et 
des  secousses  violentes  faisaient  tressauter  le  mo- 
narque. 

A  la  grande  hilarité  des  assistants,  le  roi  et  le  pour- 
ceau se  trouvèrent  d'un  poids  égal,  et  en  signe  de  joie 
Nasser  vida  une  autre  coupe  de  cognac  ;  puis  il  voulut 
qu'on  en  fit  boire  de  force  au  cochon. 

La  défense  fut  hideuse,  la  bête  hurla,  trépigna, 
souillant  d'ordures  les  seigneurs  et  les  riches  tapis. 

Plusieurs  umaras,  qui  étaient  restés  graves  au 
milieu  des  rires  des  courtisans,  échangèrent  entre  eux 
des  regards  irrités,  et  l'un  après  l'autre  sortirent  de  la 
salle. 

Dans  l'une  des  cours,  ils  virent  l'homme  qu'on  venait 
de  mutiler  :  un  linge  sanglant  en  travers  du  visage, 


232  LA    CONQUÊTE    DU    PARADIS 

il  était  affaissé  sur  des  marches,  s'y  appuyant  des  deux 
mains,  tandis  qu'une  flaque  rouge  se  formait  devant 
lui.  Un  umara  s'approcha. 

—  Bahar,  lui  dit-il,  veux-tu  te  venger? 

—  Je  me  vengerai,  j'en  fais  serment,  répondit  le 
malheureux,  en  essayant  de  se  soulever. 

—  Suis-moi,  alors,  sans  qu'on  te  remarque. 

—  Hélas!  l'horrible  souffrance  de  cette  plaie  m'ùte 
la  force.  J'ai  le  vertige  et  ne  saurais  marcher  seul. 

—  Viens  donc,  je  te  soutiendrai. 

Tous  s'en  allaient  par  des  chemins  différents,  sans 
se  regarder,  sans  se  saluer,  les  uns  à  cheval,  les  autres 
sur  des  éléphants  ou  dans  des  palanquins.  Mais  quand 
la  nuit  fut  venue,  ils  se  retrouvèrent,  hors  des  murs 
d'Arcate,  dans  le  magnifique  tombeau  des  nababs 
assassinés.  • 

Quelqu'un  leur  en  ouvrait  la  porte,  mystérieuse- 
ment, et  ils  entraient  dans  une  salle  de  porphyre 
incrusté  d"or,  éclairée  par  une  lanterne  multicolore 
se  rattachant,  à  l'aide  de  chaînes,  au  centre  de  la 
haute  coupole. 

Ces  hommes,  tous  des  guerriers,  restaient  debout, 
les  bras  croisés,  avec  des  mines  sombres,  se  disaient 
les  uns  aux  autres,  pleins  de  véhémence  et  de  colère, 
leurs  griefs  contre  Nasser-Cingh. 

—  Il  déshonore  le  pouvoir  par  sa  conduite  ;  la  scène 
d'aujourd'hui  est  une  offense  à  notre  dignité. 

—  Ivre  le  jour,  débauché  le  soir,  cruel  et  fou 
toujours;  il  a  fait  de  nous  les  serviteurs  d'un 
pourceau. 

—  C'est  un  traître;  il  avait  juré,  sur  le  Coran,  de  ne 


l'usurpateur  nasser-cingh  233 

pas  attenter  à  la  liberté  de  son  neveu,  s'il  se  rendait 
à  lui. 

—  Il  a  ordonné  de  couler  du  plomb  fondu  dans  la 
bouche  des  blessés  qui  demandaient  à  boire  ! 

—  Il  a  fait  attacher  des  sacs  de  terre  au  cou  des 
prisonniers,  et,  après  les  avoir  exténués  par  une 
longue  marche,  les  a  contraints  à  travailler  aux 
retran(;hements  du  camp.  On  les  tuait  l'un  après 
l'autre  et,  avec  cette  terre  qu'ils  avaient  portée  et 
leur  sang,  on  formait  le  mortier.  Au  dernier  il  a  fait 
grâce  pour  qu'il  pût  raconter  comment  on  punissait 
les  rebelles. 

—  Ce  dernier  c'est  moi,  dit  un  soldat  en  s'avançant, 
le  fait  monstrueux  est  vrai  :  les  prisonniers  travail- 
laient; quand  le  liquide  manquait,  on  tendait  l'auge 
et  on  en  égorgeait  un.  Ces  mains  que  voici  ont  pétri 
la  boue  sanglante! 

Et  il  tendait  ses  mains,  qu'en  souvenir  de  cette  hor- 
reur, il  portait  teintes  de  henneh.  Au  bout  de  ses 
bras  noirs,  elles  semblaient  gantées  de  sang. 

—  Et  voici  comment  Nasser-Cingh  traite  ceux  qui 
lui  gagnent  ses  batailles  !  s'écria  Babar,  en  arrachant 
les  linges  qui  masquaient  sa  face  sans  nez,  effrayante 
et  grotesque. 

Un  cri  d'horreur  s'éleva. 

Mais  des  personnages  importants  entrèrent,  détour- 
nant l'attention.  On  s'inclinait  devant  eux  avec  res- 
pect. C'étaient  les  plus  puissants  vassaux  de  Nasser- 
Cingh,  ses  alliés  :  le  nabab  de  Kadapa  et  le  nabab  de 
Kanoul. 

—  Chanda-Saïb  est-il  arrivé?  demandèrent-ils. 


234  LA    CONQUÊTE    DU   PARADIS 

—  Le  voici,  répondit  Ghanda-Saïb,  qui  entrait  der- 
rière eux. 

—  Le  chef  français  viendra-t-il? 

—  Dans  quelques  minutes  il  sera  parmi  nous.  Deux 
de  mes  umaras  courent  à  sa  rencontre,  et  le  guideront 
jusqu'ici. 

—  Alors  les  Français  n'abandonne«t  pas  Mouzaffer- 
Cingh,  malgré  ses  fautes,  et  sa  folle  reddition  à  l'usur- 
pateur? 

—  Ils  lui  restent  fidèles,  au  contraire,  et  veulent  le 
sauver,  dit  Chanda-Saïb  ;  j'ai  déjà  cette  bonne  nouvelle 
à  vous  apprendre  qu'ils  viennent  de  remporter  une 
victoire  éclatante  et  presque  invraisemblable,  sur 
Mahomet-Aly,  le  second  fils  d'Allah-Verdi,  qui  me 
dispute  aujourd'hui  la  nababie'd'Arcate. 

On  le  questionna  avec  empressement  et  il  raconta 
la  bataille  :  Les  Français,  trois  cents  seulement, 
retranchés  dans  la  pagode  de  Tiravadi,  transformée 
en  forterese,  attaqués  par  l'armée  de  Mahomet-Aly, 
grossie  de  vingt  mille  hommes  envoyés  par  Nasser- 
Cingh  et  aidée  par  les  Anglais  :  plus  de  quatre-vingt 
mille  hommes.  Toute  cette  multitude  repoussée  avec 
des  pertes  énormes;  puis  le  camp  surpris  la  nuit, 
l'armée  taillée  en  pièces,  Mahomet  prenant  la  fuite, 
à  peine  vêtu,  en  criant  :  C'en  est  fait  de  moi  !  et  cou- 
rant sans  prendre  de  repos,  s'enfermer,  avec  les 
débris  de  son  armée,  dans  l'inexpugnable  forteresse 
de  Gengi  '. 

1.  Voici  ce  que  dit  Voltaire,  à  propos  de  celte  bataille,  qui 
n'est  cependant  pas  la  plus  brillante  de  cette  extraordinaire 
campagne  :  «  C'était  une  journée   supérieure  à  celle  des  trois 


l'usurpateur  nasser-cingh  'JSô 

—  Le  Soubab  sait  cette  nouvelle,  et  il  passe  son 
temps  en  chasses  et  en  orgies!  s'écria  le  nabab  de 
Kanoul. 

—  Il  entretient  une  correspondance  secrète  avec 
le  gouverneur  de  Pondichéry,  c'est  cela  qui  le  rassure, 
dit  un  umara, 

—  Et  c'est  cela  qui  nous  inquiète,  ajouta  le  nabab 
de  Kadapa. 

—  Le  chef  français  vous  expliquera  les  raisons 
pour  lesquelles  le  grand  Dupleix  agit  ainsi ,  dit 
Chanda-Saïb  en  prêtant  l'oreille.  Quelqu'un  vient, 
c'est  lui. 

Un  homme  parut  dans  le  cadre  de  la  porte;  il  était 
enveloppé  par  un  manteau  sombre,  que  relevait  d'un 
côté  la  pointe  de  l'épée,  et  coiffé  de  ce  tricorne, 
galonné  d'or,  qui  avait  maintenant,  aux  yeux  des 
Maures,  plus  de  prestige  qu'une  couronne. 

Il  se  découvrit  :  c'était  le  marquis  de  Bussy. 
Chanda-Saïb  courut  à  lui,  avec  une  exclamation 
joyeuse,  lui  serrant  les  mains,  mais  le  jeune  homme 
gardait  une  expression  grave  et  sévère. 

—  Qu'Allah  te  comble  de  ses  grâces  1  dit  le  musul- 
man, et  permette  que  tu  nous  donnes  d'heureuses 
nouvelles  du  cher  seigneur  Dupleix  Bàhâdour. 

—  Dupleix  est  fort  mécontent,  dit  le  marquis;  il 
doute  d'alliés  qui,  par  leur  manque  d'obéissance  aux 


cents  Spartiates  au  pas  des  Thermopylcs,  puisque  ces  Spar- 
tiates y  périrent  et  que  les  Français  furent  vain(iueurs  :  mais 
nous  ne  savons  peut-être  pas  célébrer  assez  ce  qui  mérite  de 
l'être,  et  la  multitude  innombrable  de  nos  combats  en  étoulTe 
la  gloire.  »  {Précis  du  siècle  de  Louis  XV,  chap.  xxxiv.) 


236  LA    CONQUÊTE    DU   PARADIS 

conseils  les  plus  sages,  lui  ont  brisé  la  victoire  dans 
la  main;  il  se  demande  s'il  doit  leur  continuer  sa 
protection,  et  risquer  la  vie  de  ses  soldats,  pour 
des  princes  qui  ne  savent  pas  poursuivre  leurs 
conquêtes. 

—  Ne  dis  pas  des  paroles  aussi  cruelles,  s'écria 
Chanda-Saïb;  tu  sais  bien  que  ce  n'est  pas  moi  qui 
commandais  l'armée  du  Carnatic,  et  que  j'ai  supplié 
MouzafTer  de  ne  pas  céder  à  un  mouvement  d'afToIe- 
ment  et  de  désespoir,  de  fuir  plutôt  que  de  se  rendre, 
lui  et  ses  troupes,  à  son  mortel  ennemi.  Et  tu  vois  que 
j'ai  su  garder  ma  liberté,  dans  cette  malheureuse 
aventure,  où  j'ai  reperdu  le  pouvoir  que  vous  m'aviez 
conquis. 

—  Oui,  je  sais  que  tu  es  brave  et  fidèle;  la  défaite 
que  nous  venons  d'infliger  à  ton  rival,  Mahomet-Aly, 
est  la  preuve  que  nous  ne  t'abandonnons  pas. 

—  Alors  c'est  Mouzafl"er  que  vous  abandonnez, 
s'écria  le  nabab  de  Kadapa,  puisque  Dupleix  envoie 
à  Nasser-Cingh  des  ambassadeurs  et  des  présents. 

—  Ce  n'est  pas  quand  il  est  dans  le  danger,  s'y 
fût-il  jeté  par  sa  faute,  que  nous  abandonnons  un 
ami,  dit  fièrement  Bussy,  la  conduite  même  de  Dupleix 
aurait  dû  vous  le  faire  comprendre.  Vous  devez  être 
surpris  cependant  que,  prisonnier  de  son  oncle, 
auquel  il  dispute  le  trône,  Mouzafl'er  soit  encore 
vivant.  Eh  bien,  ce  sont  les  pourparlers,  les  menaces 
et  les  promesses  du  gouverneur  de  Pondichéry,  qui 
tiennent  suspendue  la  hache,  au-dessus  de  la  tête  du 
Soubab  légitime. 

—  Il  faut  nous  hâter  d'agir,  dit  Chanda-Saïb,  car 


l'usurpateur  xasser-cingh  237 

cette  hache  peut  tomber,  d'un  moment  à  l'autre,  par 
un  caprice  d'homme  ivre,  et,  avec  la  vie  de  notre 
chef,  anéantir  nos  espérances. 

—  La  conspiration  est  puissante,  dit  le  nabab  de 
Kanoul;  à  la  prochaine  bataille,  les  troupes  de 
Kadapa  et  de  Kanoul  se  retourneront  contre  leur 
allié,  et  les  umaras,  ici  présents,  entraîneront  leurs 
hommes,  à  un  signal  donné.  Ce  signal,  c'est  un  dra- 
peau français,  arboré  sur  un  des  éléphants  de  guerre. 
Je  l'ai  demandé  à  Dupleix,  ce  drapeau,  pourquoi  ne 
l'envoie-t-il  pas? 

—  Je  l'apporte,  dit  Bussy  en  tirant  de  dessous  son 
manteau  un  morceau  de  moire  blanche,  qu'il  déploya, 
laissant  voir  la  figure  d'or,  dans  un  rayonnement, 
sous  la  devise  française.  Mais  qui  me  répond,  ajouta- 
t-il,  que  vous  lui  serez  fidèles? 

—  Notre  haine,  dit  l'un  des  nababs;  celui  que  nous 
trahissons  m'a  menacé,  moi,  quand  je  lui  réclamais 
la  juste  récompense  de  mes  peines,  de  m'arracher 
mes  titres,  mes  biens  et  mon  pouvoir  et  de  me  faire 
mourir  sous  le  rotin. 

■ — 11  a  fait  pire  à  moi,  s'écria  le  nabab  de  Kadapa, 
il  a  fait  bàtonner  mon  vieux  père,  pour  le  forcer  à  lui 
découvrir  des  trésors  imaginaires,  et  on  l'a  laissé  mort 
sur  la  place.  Je  vengerai  mon  père,  et  je  réclame  la 
faveur  de  tuer  son  meurtrier. 

Bussy  donna  le  drapeau  au  nabab  de  Kadapa. 

—  Vos  troupes  forment  à  peine  un  sixième  de 
l'armée,  reprit  le  jeune  Français  après  un  moment 
de  réflexion,  et,  avant  votre  défection,  un  combat 
sanglant  est  inévitable;  mais  il  faut  d'abord  en  finir 


238  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

avec  Mahomel-Aly,  avoir  un  point  d'appui   sérieux; 
pour  cela  il  faut  prendre  Gengi. 

—  Prendre  Gengi  I  s'écria-t-on  de  toutes  parts, 
comme  on  aurait  dit  :  prendre  la  lune. 

—  Cela  me  regarde,  dit  froidement  Bussy. 

—  Prendre  Gengi  est  impossible;  tout  au  plus 
peut-on  bloquer  la  place,  et  elle  a  des  munitions  pour 
plus  d'un  an;  vous  vous  feriez  écraser,  jusqu'au  der- 
nier, sous  ses  murs. 

—  Gengi  est  non  seulement  imprenable,  mais  inac- 
cessible, ajouta  Chanda-Saïb;  les  lions  eux-mêmes  ne 
peuvent  atteindre  le  nid  d'un  aigle,  et  si  vous  échouez 
quel  désastre  ! 

—  Est-ce  que  nous  échouons?  dit  le  marquis  en 
jetant  un  regard  altier  sur  ceux  qui  avaient  parlé  ; 
les  Français  seront  seuls  à  cet  assaut ,  il  n'y  a 
pas  à  craindre  qu'ils  s'attardent  à  chercher  des 
trésors. 

—  Ne  m'accable  pas  sous  le  poids  de  mes  fautes 
passées,  dit  Chanda-Saïb  en  courbant  la  tête. 

Bussy  étendit  la  main  vers  le  drapeau  : 

—  Jurez-moi,  dit-il,  de  ne  conduire  qu'à  la  victoire 
cet  emblème  de  la  France,  de  le  livrer  aux  flammes, 
s'il  risquait  d'être  pris  par  l'ennemi. 

—  Je  le  jure,  sur  les  cendres  de  mes  parents  assas- 
sinés, enfermés  dans  ce  tombeau,  dit  Chanda-Saïb. 

Le  nabab  de  Kanoul  ouvrit  la  main  au-dessus  d'un 
Coran,  posé  dans  une  niche  au-dessous  d'une  lampe 
d'or  : 

—  Je  prends  à  témoin  le  nom  d'Allah  et  de  son 
saint  prophète  Mahomet,  dit-il. 


l'usurpateur  NASSER-CIXGH  230 

—  Moi  je  fais  le  serment  sur  les  mânes  de  mon 
père,  dit  le  nabab  de  Kadapa. 

—  Et  jurez  tous,  ajouta  Bussy,  que  ni  torture,  ni 
menaces  de  mort  ne  vous  feront  révéler  ce  complot. 

Tous  les  umaras  jurèrent. 

—  A  bientôt  donc,  reprit  le  chef  français,  tenez-vous 
attentifs,  et  quand  vous  entendrez  le  bruit  de  la  chute 
de  Gengi,  soyez  prêts  à  tout. 

Il  salua  avec  une  dignité  froide,  remit  sur  son  front 
le  tricorne  doré  et  disparut. 


XIX 


GENGI 


—  Passe-moi  la  lanterne,  Naïk,  dit  Bussy  en  se 
retournant  sur  son  lit  de  camp,  dans  sa  tente  étroite, 
dressée  sous  les  murs  de  Gengi. 

C'est  une  lettre  de  la  princesse  Lila  qu'on  vient 
d'apporter  dans  une  petite  boite  en  laque  d'ispahan, 
vert-pomme  avec  de  mignonnes  roses  peintes  et  des 
ceillets. 

Bussy  lui  a  écrit  que  ses  blessures  n'ont  laissé 
-aucune  trace,  timidement  il  sollicitait  une  réponse  et 
«ette  réponse  qu'il  n'espérait  pas,  la  voici,  écrite,  ou 
plutôt  gravée  sur  une  feuille  de  palmier  qu'il  déroule 
^vec  précaution. 

«  Après  votre  départ  de  lile  du  Silence,  disait  Lila, 
j'étais  dans  un  état  d'exaltation  extrême.  Je  détestais 
la  reine  :  cette  dureté  de  cœur  me  révoltait.  Cepen- 
dant, je  la  cherchais,  voulant  voir  de  quel  front  elle 
portait  son  crime. 

«  Je  la  trouvai  dans  la  plus  haute  chambre,  droite, 


GENGI  241 

les  regards  fixes,  les  lèvres  décolorées,  et,  bien  qu'il 
n'y  eût  pas  le  moindre  bruit,  se  bouchant  les  oreilles 
de  ses  mains  crispées.  Quand  elle  me  vit,  ses  yeux 
s'élargirent  encore. 

((  —  C'est  fini,  il  est  mort?  dit-elle. 

«  —  Viens  voir,  m'écriai-je  en  m'emparant  d'une 
de  ses  mains,  qui  était  glacée. 

«  Et  je  l'entraînai  à  travers  les  galeries.  Elle  résis- 
tait par  moments,  me  tirant  en  arrière,  puis  elle 
s'abandonnait,  toute  chancelante.  Sur  le  seuil  du 
salon  d'ivoire,  elle  eut  un  sanglot  et  ferma  les  yeux. 

«  —  Ah!  dit-elle,  je  l'ensevelirai  de  mes  mains;  je 
le  coucherai  sur  un  lit  de  jasmin,  et  ce  palais  incendié 
sera  son  bûcher. 

«  Le  candélabre  d'or  brûlait  encore,  des  gémis- 
sements, des  plaintes  faibles  s'exhalaient.  Elle 
regarda,  cherchant  ton  cadavre, 

«  —  Où  est-il?  demanda-t-elle.  Qui  a  fait  ce  car- 
nage? 

«  —  Demande-le  à  ceux  qui  survivent. 

«  Un  homme  était  adossé  au  mur,  d'une  main  ser- 
rant son  flanc,  d'où  le  sang  s'échappait  entre  ses 
doigts. 

«  —  Reine,  dit-il,  nous  avons  fait  notre  devoir  jus- 
qu'au bout,  nous  avons  lutté  jusqu'à  la  mort. 

«  Un  blessé  se  releva  sur  ses  mains  : 

«  —  Tu  ne  nous  avais  pas  dit  que  tu  nous  donnais 
un  dieu  à  combattre. 

«  —  Un  dieu  ! 

«  —  Son  épée  était  tantôt  une  vipère  furieuse, 
tantôt   la   foudre,  nous  ne   pouvions   lui   échapper; 

14 


2-42  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

d'ailleurs,  à  ses  yeux,  nous  avons  reconnu  son  ori- 
gine. 

«  —  C'est  vrai,  dit  l'homme  qui  mourait  debout,  il 
ne  baissait  pas  les  paupières. 

«  C'est  une  de  nos  superstitions,  le  sais-tu?  que  les 
dieux,  déguisés  en  mortels,  sont  reconnaissables  à 
leurs  yeux,  qui  ne  clignent  jamais.  Tu  dardes  en 
effet  un  regard  presque  immobile  qui,  dans  la  frénésie 
de  ce  combat  vraiment  surhumain,  a  dû  devenir  plus 
fixe  encore. 

«  —  Mais  où  est-ir?  dit  la  reine. 

«  Le  blessé  fit  encore  un  effort  pour  parler  : 

«  —  Quand  il  nous  a  eu  tous  vaincus,  avec  un  bruit 
terrible,  son  char  céleste  est  venu,  et  il  est  parti. 

«  —  Ils  me  rendent  folle  !  disait  la  reine  cherchant 
à  comprendre. 

«  —  Cela  signifie  que  ses  amis  sont  venus  à  son 
secours  et  l'ont  emmené. 

«  —  ils  ont  emporté  son  cadavre? 

c<  —  Son  cadavre?  ai-je  dit  cela?  non  pas,  il  vit, 
une  fois  encore  vainqueur,  et  hors  de  ton  atteinte. 
Vois,  ta  cruauté  inutile  coule  ici  en  flots  de  sang,  nos 
sandales  en  sont  tout  imbibées,  et  l'on  pourra  nous 
suivre  à  la  trace  rouge  de  nos  pas. 

a  Tu  le  vois,  je  ne  pouvais  contenir  les  sentiments 
de  douleur  et  d'indignation  qui  m'oppressaient,  je  les 
laissais  déborder  en  paroles  amères,  oubliant  même 
le  respect  que  je  devais  à  ma  reine,  décidée  à  la 
quitter.  Je  m'attendais  à  un  accès  de  colère,  mais  elle 
restait  muette,  terrifiée  par  le  tableau  qui  était  devant 
ses  yeux.  Tout   à   coup   elle   s'enfuit,  appelant  les 


GEXGI  243 

esclaves,  envoyant  vers  les  blessés,  promettant  de 
couvrir  d'or  les  survivants  :  je  la  rejoignis  dans  la 
chambre  haute;  elle  s'était  jetée  sur  le  sol  et  sanglo- 
tait la  tête  dans  ses  bras. 

«  —  Pardonne-moi,  lui  dis-je  alors,  je  me  suis 
oubliée  jusqu'à  te  parler  durement. 

«  —  Je  n'ai  rien  à  te  pardonner,  dit-elle,  je  me  fais 
horreur,  tes  paroles  étaient  trop  douces. 

«  —  Ah!  que  tu  me  fais  de  bien!  lui  dis-je,  tes 
larmes  me  consolent.  Vois-tu,  je  ne  pouvais  plus 
t'aimer. 

«  —  Que  deviendrais-je,  si  tu  ne  m'aimais  plus?  dit- 
elle;  mais  je  ne  mérite  pas  d'être  aimée;  l'on  veut 
pétrifier  mon  cœur,  faire  de  moi  un  être  monstrueux. 
JVIon  esprit  est  peuplé  de  folies,  je  ne  me  reconnais 
plus,  et  je  me  déteste  moi-même. 

«  Je  la  tenais  dans  mes  bras,  et  je  voyais  tout  au 
fond  de  ses  beaux  yeux,  noyés  de  larmes,  une  grande 
joie  rayonner.  C'était  de  te  savoir  vivant,  et  je  lui  par- 
donnai beaucoup,  à  cause  de  cela,  car  je  compris  que 
l'indigne  favori  Panch-Anan  avait  tout  fait,  tout 
ordonné,  et  que  l'affreuse  trahison  n'a  pas  été  conçue 
par  elle. 

«  Pardonne-lui,  la  haine  qu'elle  te  porte  est  atteinte 
et  saignante;  n'espère  rien  pourtant  :  l'espoir  est  une 
fleur  décevante! 

«  Sois  toujours  victorieux,  jeune  héros,  et  souviens- 
toi  que  je  suis  ton  amie.  » 

—  Ah  !  s'écria  Bussy,  en  roulant  la  précieuse  feuille 
de  palmier,  cette  princesse,  belle  comme  une  fée, 
savante  comme  un  brahmane,  libre  d'esprit  comme 


ZH  LA   CONQUETE   DU   PARADIS 

un  philosophe,  quel  contraste  avec  la  divine  Ourvaci, 
affolée  de  préjugés. 

—  La  reine  était  comme  Lila,  dit  Naïk,  toutes  deux 
instruites  par  le  même  saint  homme.  Une  dévotion 
tardive  et  exaltée  par  un  fanatique  a  égaré  la  reine. 
Mais,  je  t'en  conjure,  repose  toi,  maître,  cet  assaut 
sera  terrible  demain!  Ménage  tes  forces,  tâche  de 
dormir. 

—  Dormir!  informe-toi  donc  si  les  échelles,  que 
Dupleix  a  fait  fabriquer  pour  moi,  à  Pondichéry,  sont 
enfin  arrivées. 

Naïk  sortit  en  courant,  et  peu  d'instants  après 
rentra  sous  la  tente. 

—  Les  échelles  viennent  d'arriver,  maître,  dit-il; 
elles  sont  si  longues  qu'il  faut  dix  hommes  pour  les 
porter,  et  elles  ont  voyagé  chacune  sur  trois  cha- 
riots. 

—  Me  voilà  tranquille  alors,  dit  Bussy  :  éteins  la 
lanterne,  et  puisque  tu  le  veux  je  vais  tâcher  de  me 
reposer  un  peu. 

Il  se  recoucha  et  ferma  les  yeux,  mais  non  pas  pour 
dormir,  c'était  pour  mieux  revoir  la  chambre  octo- 
gonale, aux  panneaux  d'ivoire,  et  revivre,  minute  à 
minute,  la  scène  qu'elle  avait  enfermée  et  dont  le  sou- 
venir était  pour  lui  une  inépuisable  source  d'ivresse. 

Quelques  heures  plus  tard,  on  a  levé  le  camp,  et  les 
volontaires  de  Bussy,  masqués  par  une  jungle  de  poi- 
riers épineux,  attendent,  l'arme  au  pied,  l'ordre  de 
marcher.  Ils  causent  entre  eux  à  voix  basse. 

Quelques-uns  se  sont  assis  sur  des  pierres  et  jouent, 
hâtivement,  une  partie  de  dés,  ayant  pour  table  la 


GEXGI  245 

peau  d'un  tambour,  dont  la  caisse  est  peinte  en  bleu. 
D'autres  fument  leur  pipe  de  terre  blanche,  en  son- 
geant que  c'est  peut-être  la  dernière.  Quelques-uns, 
d'un  raffinement  tout  asiatique,  ont  déballé  leur 
houka,  dont  la  carafe  de  cristal,  destinée  à  rafraîchir 
la  fumée,  est  remplacée  par  une  noix  de  coco. 

La  tenue  de  ces  hommes,  en  campagne  depuis  plu- 
sieurs mois,  est  irréprochable.  Le  gouverneur  de 
l'Inde  veille  à  ce  que  les  uniformes  soient  renouvelés 
autant  qiiil  est  nécessaire,  afin  que  les  soldats  fran- 
çais gardent  tout  leur  prestige  aux  yeux  des  indi- 
gènes. Leurs  justaucorps  bleus,  à  revers  et  parements 
écarlates,  sont  intacts,  leurs  guêtres  de  toile,  parfai- 
tement blanches;  ils  ont  les  cheveux  poudrés,  soi- 
gneusement tressés  par  derrière,  avec  deux  boucles 
sur  les  tempes,  assujetties  par  des  lames  de  plomb, 
et  descendant  presque  jusqu'au  bout  de  l'oreille;  les 
moustaches  cirées,  le  tricorne  galonné  de  blanc,  bien 
placé,  selon  l'ordonnance  :  enfoncé  jusqu'au  sourcil 
droit,  s'éloignant  du  sourcil  gauche  d'un  pouce. 

—  Quel  lambin  que  ce  comte  d'Auteuil  !  dit  un  soldat 
appuyé  sur  son  mousquet,  il  nous  fait  faire  là  le  pied 
de  grue;  on  ne  peut  donc  pas  commencer  sans  lui? 

—  Il  faut  bien  attendre  au  moins  que  l'armée  soit 
en  vue,  dit  un  autre,  avant  de  nous  lancer  dans  une 
entreprise  qui  ferait  reculer  le  diable,  deux  cent  cin- 
quante Français  que  nous  sommes. 

—  Vrai,  là,  notre  jeune  commandant  est  fou  tout  à 
fait,  s'écrie  un  sergent  :  il  croit  que  nous  pouvons 
marcher  au  plafond,  comme  les  mouches,  et  monter 
contre  les  murs  à  pic. 

14. 


2'jO  la   CONQUETE   DU   PARADIS 

Un  homme  robuste  et  agile  s'élança  les  sourcils 
froncés  : 

—  Qui  est-ce  qui  a  dit  que  notre  commandant  est 
fou?  s'écria- t-il. 

—  C'est  moi,  Jean-Marie,  répondit  le  sergent;  m'est 
avis  que  la  bravoure  doit  avoir  des  bornes  et  ne  pas 
aller  jusqu'à  la  témérité. 

—  Qu'est-ce  que  tu  chantes?  Je  sais  bien  à  quoi 
elle  ressemble  une  bravoure  comme  celle-là.  Des 
bornes!  garde-les  pour  toi,  tes  bornes. 

—  Si  je  ne  m'abuse,  pourtant,  reprit  le  sergent, 
s'appuyant  sur  sa  pique  et  croisant  un  pied  sur  l'autre, 
ta  bravoure  à  toi  ne  dépasse  pas  les  limites  des 
rivages. 

—  Ne  parlons  pas  de  cela,  dit  Jean-Marie  avec 
impatience;  ceux  qui  n'ont  pas  vu  la  fin  du  monde  ne 
peuvent  savoir  ce  que  c'est;  moi  je  l'ai  vue  et  je  n'y 
retournerai  pas,  mais  je  défie  qu'on  trouve  sur  terre 
quelque  chose  qui  puisse  me  faire  reculer;  et  puis  il 
ne  s'agit  pas  de  cela;  on  a  dit  que  notre  commandant 
est  fou,  voilà  des  choses  que  je  ne  peux  pas  souffrir  : 
d'abord  qu'est-ce  que  cela  vous  fait?  c'est  nous,  les 
marins,  qui  sommes  commandés  pour  l'escalade; 
vous  n'aurez  qu'à  nous  suivre. 

—  Si  nous  ne  vous  précédons  pas,  dit  quelqu'un. 

—  Silence  dans  les  rangs!  souffla  le  sergent. 

Un  officier  passait  à  cheval,  criant  des  ordres.  Le 
comte  d'Auteuil  n'était  plus  qu'à  quelques  heures  de 
marche,  et  l'on  attaquait  tout  de  suite. 

Les  soldats  s'avancèrent  alors  dans  la  plaine,  se  ran- 
gèrent en  bataille,  tandis  que  les  tambours  battaient. 


GENGI  247 

Gengi  apparaissait,  maintenant,  au  bout  de  la 
plaine,  comme  une  création  extravagante  et  impos- 
sible. C'était  une  montagne,  s'élevant  brusquement, 
par  des  pentes  âpres,  couvertes  de  verdure,  jusqu'à  un 
plateau  presque  triangulaire,  à  chaque  angle  duquel 
surgissait  un  pic  vertigineux,  aux  parois  droites 
comme  des  murailles,  où  il  n'y  avait  d'autre  sentier 
que  quelques  entailles  faites  par  les  hommes.  La  ville 
était  sur  ce  plateau,  entre  ces  trois  montagnes,  et  des 
murs,  extrêmement  forts,  avec  de  nombreuses  tours, 
suivaient  les  sinuosités  du  terrain,  sur  plus  de  trois 
milles  de  circuit,  enfermant  les  trois  pics  et  la  cité. 
Tout  en  bas,  dans  la  plaine,  adossée  à  la  montagne, 
apparaissait  une  blanche  mosquée,  à  deux  rangs 
d'arcades,  avec  de  fins  minarets;  et,  au  sommet  de 
chacun  des  trois  mamelons,  se  détachait  sur  le  ciel 
une  forteresse,  environnée  d'une  ceinture  de  redoutes. 

Gengi  avait  été  la  capitale  des  rois  mahrattes,  dont 
la  domination  s'était  étendue  jusqu'au  Carnatic,  et 
les  fortifications  témoignaient  de  la  science  militaire 
de  ces  guerriers  fameux.  Le  célèbre  héros  Sivadji 
l'avait  assiégée,  mais  non  prise,  elle  s'était  rendue. 
Aureng-Satb,  à  son  tour,  en  avait  fait  le  siège.  Mais, 
en  somme,  elle  n'avait  été  enlevée  d'assaut  :  jamais. 

Le  soleil ,  illuminant  la  montagne  et  les  trois 
roches  géantes,  leur  donnait  une  apparence  de  plus 
en  plus  fantastique.  Les  soldats,  comme  fascinés, 
regardaient,  riant  de  l'impossibilité  de  l'entreprise, 
résolus  néanmoins. 

Bussy  passa  sur  son  bel  arabe,  qui  secouait  gra- 
cieusement sa  longue  crinière.  Le  jeune  homme  était 


248  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

joyeux,  plein  d'enthousiasme;  un  vague  sourire  lais- 
sait entrevoir  ses  dents  charmantes;  ses  yeux,  plus 
clairs  que  d'ordinaire,  semblaient  refléter  des  lames 
d'épées. 

—  Mes  braves  !  cria-t-il,  déjà  l'ennemi  fait  une  faute 
énorme;  au  lieu  de  nous  attendre  derrière  les  murs 
de  sa  ville,  il  descend  vers  nous  dans  la  plaine,  et 
notre  plan  est  changé  :  nous  n'attaquons  plus.  Lais- 
sons venir  les  moricauds,  avant  de  tirer,  jusqu'à 
portée  de  pistolet;  ils  tourneront  les  talons  devant 
notre  feu  :  c'est  alors  qu'il  faudra  les  gagner  de 
vitesse,  arriver  en  même  temps  qu'eux  aux  portes 
de  la  ville.  Je  compte  sur  une  fougue  diabolique. 

—  C'est  cela!  s'écria  Jean-Marie  en  agitant  son  cha- 
peau. Vive  le  commandant! 

Bussy  lui  jeta  un  coup  d'œil  ami  et  un  signe  d'intel- 
ligence. 

—  Qu'on  veille  bien  aux  échelles!  dit-il,  et  il 
s'éloigna. 

Gomme  il  l'avait  prévu,  l'armée  de  Mahomet-Aly 
rompit  ses  rangs  et  se  débanda  devant  l'artillerie 
française,  pour  remonter  en  courant  les  pentes  de  la 
montagne.  Mais  Russy  la  serrait  de  près;  l'épée  dans 
les  reins  des  fuyards,  il  semblait  plutôt  les  chasser 
que  les  poursuivre. 

11  s'agissait  de  ne  pas  leur  laisser  refermer  la  porte 
de  Gengi,  sous  laquelle  ils  s'engouffraient  pêle-mêle, 
s'écrasant,  foulant  aux  pieds  ceux  qui  tombaient. 
Mais  ils  comprirent  l'intention  des  assiégeants  et, 
abandonnant  ceux  qui  venaient  les  derniers,  refer- 
mèrent brusquement  le  lourd  battant  en  bois  de  teck, 


CtEngi  249 

bardé  de  fer  et  tout  hérissé  de  clous.  Les  malheureux 
ainsi  repoussés  tombèrent  à  genoux,  en  jetant  leurs 
armes;  on  les  fit  prisonniers;  mais  le  coup  était 
manqué. 

Un  feu  terrible  fut  dirigé  sur  les  Français,  du  haut 
des  créneaux;  on  les  canonnait  à  bout  portant,  sans 
qu'il  leur  fût  possible  de  riposter.  Beaucoup  tom- 
baient. Il  y  avait  des  murmures. 

—  Rester  ici  est  un  suicide,  dit  Kerjean  en  s'appro- 
chant  de  Bussy. 

—  Aussi  n'y  resterons-nous  pas,  répondit  le  jeune 
chef;  un  pétard,  vite,  pour  faire  sauter  cette  porte! 

Quelques  soldats  s'avancèrent  vers  la  porte,  puis 
reculèrent,  devant  une  volée  de  mitraille. 

Bussy  leur  arracha  des  mains  le  léger  canon,  courut 
au  portail  et,  un  genou  en  terre,  sans  hàle,  avec  la  plus 
grande  attention,  disposa  le  pétard  à  bonne  distance 
du  battant  massif,  mit  le  feu  à  la  mèche,  et  se  recula. 

Après  l'explosion,  le  battant  était  fendu  en  deux 
endroits;  on  l'abattit  à  coups  de  hache,  et  les  Fran- 
çais, refoulant  ceux  qui  la  défendaient,  pénétrèrent 
sous  la  voûte,  avec  des  cris  de  triomphe. 

Dans  la  ville,  Bussy  fit  barricader  les  rues  étroites, 
avec  des  chariots  et  tout  ce  qui  tomba  sous  la  main, 
placer  les  quatre  pièces  de  campagne,  qu'on  avait 
montées  jusque-là,  à  l'entrée  des  plus  larges  rues.  On 
tirait  sur  eux  des  fenêtres;  mais  ce  n'était  rien  encore  : 
les  forteresses  des  trois  montagnes,  concentrant  leurs 
feux  sur  le  coin  de  la  ville  dont  les  Français  étaient 
maîtres,  commencèrent  à  tonner. 

Par  bonheur  la  nuit  était  venue,  le  tir  manquait  de 


250  LA    rONUUÉTE    DU    PARADIS 

précision;  on  s'abritait  le  mieux  possible  et  on  ripos- 
tait activement  avec  les  quatre  pièces  et  les  mous- 
quets; néanmoins,  la  situation  était  des  plus  graves; 
que  deviendrait-on  au  jour,  quand  les  forts  des  mon- 
tagnes et  les  remparts  de  la  ville  pourraient  fou- 
droyer, en  toute  sûreté,  cette  poignée  de  soldats  à 
découvert?  Il  faudrait  donc  reculer,  redescendre  vers 
la  plaine?  Avec  un  chef  comme  Bussy  cela  était  inad- 
missible. C'était  donc  les  trois  forteresses,  avec  leurs 
ceintures  de  redoutes,  t[u"il  fallait  prendre  ! 

Le  premier  quartier  de  la  lune  brillait  dans  le  ciel, 
et  l'on  maudissait,  ce  soir-là,  cette  merveilleuse  lim- 
pidité des  nuits  indiennes.  La  clarté  bleue,  coupée 
d'ombres  anguleuses  et  nettes,  était  traversée  conti- 
nuellement par  des  jets  pourprés  et  couleur  de  soufre  ; 
les  fumées  s'illuminaient,  s'argentaient  en  floconnant, 
et  les  projectiles,  venant  d'en  haut,  semblaient  des 
comètes  et  des  météores. 

—  Quand  la  lune  sera  couchée,  disait  Bussy,  nous 
donnerons  l'assaut,  l'obscurité  non  seulement  nous 
protégera,  mais  encore  nous  préservera  du  vertige. 

Il  divisa  ses  hommes  en  trois  détachements. 

—  Kerjean  commandera  l'un  et  enlèvera  le  pic  de 
l'ouest,  dit-il.  Puymorin  conduira  le  second  et  atta- 
quera celui  de  l'orient.  Moi  je  me  réserve  le  meilleur 
morceau,  qui  est  la  montagne  du  Nord. 

On  attendit,  sans  cesser  le  tir  des  pièces,  et  cette 
attente  donnait  une  impatience  extrême,  comme  une 
fièvre  d'action. 

Enfin  la  lune  toucha  le  bord  de  l'horizon,  elle  per- 
dit son  éclat  métallique,  devint  couleur  d'orange. 


GENGI  251 

—  En  route,  mes  enfants  1  cria  Bussy.  Je  veux  que 
le  premier  rayon  de  soleil  caresse  un  drapeau  fran- 
çais, au  sommet  des  trois  forteresses. 

On  se  sépara,  on  se  mit  en  marche  au  pas  de  course, 
la  baïonnette  en  avant.  Les  Maures  fuyaient  devant 
ces  lames  aiguës;  Bussy  arriva,  sans  avoir  perdu  un 
homme,  au  pied  de  la  montagne  du  Nord,  la  plus  for- 
midable des  trois. 

Tout  de  suite  ils  appliquèrent  les  échelles,  jetèrent 
des  grappins,  des  cordes  à  nœuds;  et  ils  se  mirent  à 
grimper,  avec  une  furie,  un  emportement  qui  sem- 
blaient supprimer  les  obstacles.  Les  marins,  agiles 
comme  des  chats,  s'étaient  élancés  les  premiers; 
Jean-Marie  trouvait  même  la  montée  facile. 

—  Un  mât  de  navire  pendant  un  cyclone,  c'est  bien 
autre  chose,  disait-il;  au  moins  la  montagne  se  tient 
tranquille,  on  ne  reçoit  pas  de  paquets  d'eau  sur  la 
tête,  ni  cette  pluie  dans  la  figure,  que  le  vent  change 
en  mille  millions  d'épingles. 

Et  l'une  après  l'autre  les  redoutes  étaient  prises,  et 
l'on  montait  toujours,  avec  une  ardeur  qui  ne  faisait 
que  croître.  L'obscurité  voilait  les  difficultés  de  l'esca- 
lade, c'était  comme  si  elles  n'existaient  pas.  Les  feux, 
dirigés  contre  eux,  leur  faisaient  peu  de  mal,  et  les 
soldats  s'amusaient  à  compter  tous  les  ouvrages  qu'il 
fallait  enlever,  dont  le  nombre  ne  finissait  pas. 

ils  agissaient  avec  cette  facilité  qu'on  a  dans  les 
rêves,  et  vraiment  croyaient  rêver.  Jamais  ils  ne 
surent,  en  somme,  comment  ils  avaient  fait,  ni  par  où 
ils  avaient  passé;  et  quand  du  sommet  de  la  forte- 
resse, dont  on  avait  eu  raison  avec  des  pétards,  ils 


252  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

virent,  au  jour  naissant,  l'œuvre  qu'ils  avaient  accom- 
plie, ils  pâlirent  de  surprise,  s'entre-regardèrent,  dou- 
tant s'ils  étaient  éveillés. 

Bussy,  sur  la  tour  la  plus  haute,  plantait,  entre 
deux  crevasses,  le  drapeau  de  la  France,  et  se  pen- 
chait,  la  main  sur  les  yeux,  cherchant  à  voir  les 
autres  montagnes,  à  travers  la  clarté  encore  incer- 
taine. 

Au  faîte  du  fort  oriental,  le  drapeau  apparut,  puis, 
tout  rose  du  premier  rayon,  il  frissonna  sur  le  pic  de 
l'ouest. 

—  Victoire!  cria  le  jeune  chef  en  agitant  son  épée, 
que  le  soleil  fît  flambloyer. 

De  la  plaine,  l'armée  de  d'Auteuil  lui  répondit  par 
des  cris  de  joie,  des  roulements  de  tambours,  des  fan- 
fares '. 


l.  Il  est  utile  de  faire  remarquer  que  le  récit  de  ce  fait 
d'armes  extraordinaire,  presque  invraisemblable,  n'est  qu'un 
mot  à  mot  historique,  rigoureusement  exact. 


XX 


LES     DEUX     SOUBABS 


Nasser-Cingh  donna  l'ordre  de  décapiter  le  premier 
qui  lui  annonça  que  Gengi,  l'imprenable,  avait  été 
prise,  en  quelques  heures,  par  deux  cent  cinquante 
Français.  Un  tel  mensonge,  disait-il,  était  une  offense 
à  la  majesté  royale.  Et  tandis  que  la  tête  du  messager 
tombait  sous  la  hache,  il  s'en  était  allé  dans  son  zéna- 
nah,  pour  juger  de  la  beauté  de  trois  Circassiennes, 
qu'on  venait  d'acheter,  pour  lui,  un  prix  exorbitant. 

Il  fallut  bien  cependant  admettre  la  nouvelle,  quand 
tous  les  nababs,  Fattabek,  les  umaras,  la  lui  eurent 
confirmée,  l'un  après  l'autre  :  Gengi  était  prise!  cette 
chose  impossible  était  certaine. 

L'Inde  demeurait  comme  frappée  de  stupeur;  on 
jugeait  les  Français  invincibles,  et  le  nom  de  Bussy 
courait,  environné  de  terreur  et  de  lumière. 

On  apprit  en  même  temps  que  les  vainqueurs  ne 
s'attardaient  pas  dans  leur  triomphe,  que  déjà  ils 
étaient  en  marche  vers  Arcate. 

Conquête  du  paradis.  15 


V04  LA    CONQUETE    DU   PARADIS 

—  Ils  veulent  donc  m'attaquer?  s'écriait  le  soubab; 
cela  ne  se  peut  pas,  puisque  des  négociations  sont 
entamées  entre  moi  et  le  gouverneur  de  Pondichéry. 

—  Oui,  Maître  du  Monde,  disait  l'attabek  d'un  air 
placide,  mais  tu  as  bafoué  ses  envoyés,  en  remettant 
de  jour  en  jour  ta  réponse,  et  le  gouverneur  s'est 
lassé,  sans  doute. 

Tout  de  suite  l'ordre  fut  donné  de  rassembler  les 
armées,  de  rappeler  les  vassaux  qui  s'étaient  retirés 
avec  leurs  troupes;  tous  ne  revinrent  pas;  néanmoins 
Tarmée,  forte  de  trois  cent  mille  hommes,  fut  bientôt 
prête  à  marcher. 

Le  matin  du  jour  où  elle  devait  s'ébranler,  un  bour- 
reau entra  dans  le  cachot  où  Mouzaffer-Cingh,  le 
soubab  dépossédé,  était  enchaîné  avec  une  chaîne 
d'or  massif.  Le  prince,  qui  sommeillait  sur  une  pile 
de  nattes,  se  leva  en  sursaut,  croyant  qu'on  venait 
le  mettre  à  mort.  Mais  le  bourreau  s'agenouilla  sur 
les  dalles,  qu'il  toucha  de  son  front. 

—  Pardonne  à  ton  humble  esclave,  dit-il  ;  il  a  Tordre 
de  te  faire  monter  sur  un  éléphant,  et  de  te  conduire 
au  milieu  de  l'armée,  pour  t'ôter  la  vie,  au  premier 
signe  du  maître,  si  l'ennemi  était  vainqueur. 

—  Qu'Allah  soit  miséricordieux  !  dit  Mouzaffer. 
Prends  cette  bague,  c'est  tout  ce  qu'on  m'a  laissé. 
L'arbre  de  santal  verse  son  parfum  sur  la  hache  qui 
l'abat;  comme  lui.  je  pardonne  à  l'instrument  irres- 
ponsable. 

Et  il  ôta  de  son  doigt  une  bague  où  brillait  un  rubis, 
pareil  à  une  goutte  de  sang. 
L'esclave  la  reçut  en  pleurant,  et  la  baisa  comme 


LES    DEUX    SOUBABS  2.)!) 

une  relique;  mais,  sans  qu'il  les  vit,  deux  guerriers, 
coiffés  d'un  casque,  dont  le  nasal  abaissé  les  mas- 
quait, étaient  entrés  sur  ses  pas.  L'un  deux  s'élança, 
lui  mit  un  poignard  sur  la  gorge. 

—  Si  tu  tiens  à  vivre,  être  immonde,  lui  dit-il, 
jure-nous  que  tu  n'exécuteras  pas  l'ordre  exécrable 
du  soubab,  et  que  tu  défendras  plutôt  ton  captif. 

—  C'est  avec  joie  que  je  le  jure,  dit  l'esclave,  il 
n'était  pas  besoin  de  menace. 

—  C'est  bon;  recule-toi,  veille  à  ce  que  personne 
n'entre. 

Les  guerriers  firent  glisser,  dans  la  rainure  du 
casque,  le  nasal  damasquiné  qui  remonta  sur  le 
front,  les  démasquant.  C'étaient  les  nababs  deKanoul 
et  de  Kadapa. 

Ils  venaient  mettre  Mouzaffer-Cingh  au  courant  de 
la  conspiration  ourdie  en  sa  faveur,  et,  avant  de  la 
faire  éclater,  lui  poser  leurs  conditions. 

Ils  eurent  des  exigences  si  fortes,  qu'en  les  écou- 
tant parler ,  le  soubab  dépossédé  se  mordait  les 
lèvres  et  baissait  le  front.  Cependant  il  promit  tout 
ce  qu'ils  voulurent,  attestant  le  nom  d'Allah  que 
ceux  qui  aidaient  à  sa  fortune  n'auraient  pas  à  se 
plaindre. 

Le  bourreau  fit  signe  qu'il  fallait  se  séparer.  Les 
timbales  royales  résonnaient,  indiquant  que  l'armée 
se  mettait  en  marche,  et  il  devait  conduire  son  captif 
auprès  de  Nasser-Cingh,  selon  les  ordres  qu'il  avait 
reçus. 

C'était  un  tumulte  magnifique  au  dehors,  une  cohue 
brillante  d'hommes  et  de  chevaux,  se  hâtant,  dans  le 


250  LA    CONQUÊTE    DL"    PARADIS 

plus  grand  désordre,  hors  des  murs,  pour  rejoindre 
le  gros  de  l'armée. 

Les  éléphants,  harnaches  pour  la  hataille,  appa- 
raissaient comme  des  monstres  invraisemblables  : 
une  carapace  de  corne  les  couvrait,  leur  descendant 
jusqu'au-dessous  des  genoux,  leur  donnant  l'air  de 
gigantesques  tortues.  Leur  face  était  protégée  par 
une  visière  de  fer,  avec  des  trous  pour  les  yeux,  de 
gros  clous  de  cuivre  et  unie  pointe  au  milieu  du  front. 
Des  fourreaux  d'acier  aigus  et  tranchants  allongeaient 
leurs  défenses,  ils  avaient  sur  le  crâne  une  calotte 
de  métal,  côtelée,  et  leur  trompe  et  leur  croupe 
étaient  protégées  par  une  demi-cuirasse  articulée, 
ayant  au  milieu  une  arête  saillante,  armée  de  dents. 

A  perte  de  vue  s'étendait  la  multitude;  on  eût  dit 
que  toute  une  ville,  tout  un  peuple  se  mettait  en 
route,  car  une  armée,  beaucoup  plus  nombreuse  que 
celle  qui  allait  combattre,  s'ébranlait  derrière  les  sol- 
dats. C'étaient  d'abord  la  foule  des  pourvoyeurs, 
composée  d'une  caste  particulière  d'Hindous  :  les 
bendyarahs,  chargés  de  procurer  le  blé  et  le  riz. 
Armés  de  piques  et  de  cimeterres,  quand  ils  ne  pou- 
vaient obtenir  les  grains  à  prix  d'argent,  ils  les  enle- 
vaient par  le  pillage.  Ils  avaient  avec  eux  cent  mille 
bœufs  de  trait  et  autant  de  chariots.  Puis  venaient 
les  palefreniers,  très  nombreux,  car  chaque  cheval 
occupait  deux  hommes.  Les  porteurs  de  palanquins 
pour  les  blessés  marchaient  ensuite,  puis  les  servi- 
teurs, chaque  chef  en  avait  au  moins  dix;  les  cuisi- 
niers et  les  porteurs  d'eau  :  deux  hommes  par  tente; 
enfin,  les  bagages,  les  troupeaux  d'ànes,  de  chèvres 


LES   DEUX    SOUBABS  257 

et  de  moutons;  les  harems  des  seigneurs,  dans  des 
chars  fermés,  environnés  d'eunuques  ;  et  encore  toute 
une  cohue  de  marchands,  d'aventuriers  de  tous  états, 
de  maraudeurs,  de  femmes,  d'enfants,  d'animaux. 

La  cavalerie  marchait  à  droite,  l'infanterie  à  gau- 
che, l'artillerie  et  les  éléphants  au  milieu.  Sur  le  plus 
superbe,  au  centre  du  carré,  assis,  les  jambes  croisées, 
sous  un  tendelet  pourpre,  qu'on  enlevait  pendant  la 
bataille,  et  qui  surmontait  la  plate-forme  à  balustrade 
dorée  servant  de  selle,  apparaissait  Nasser-Cingh, 
dans  sa  magnifique  parure  guerrière,  d'or,  d'argent, 
de  pierreries,  où  sa  large  face  et  ses  mains  grasses 
faisaient  trois  taches  noires. 

A  quelques  pas  du  soubab,  en  arrière,  marchait 
l'éléphant  qui  portait  Mouzaffer  enchaîné,  et  devant 
le  maître  s'avançait  l'étendard  royal,  abritant  sous 
ses  plis  une  relique,  qui  était  comme  le  cœur  de 
l'armée  et  ne  la  quittait  jamais.  Elle  était  portée,  sur 
une  estrade  couverte  de  tapis  brodés  d'or,  par  deux 
chameaux  harnachés  brillamment,  et  entourée  d'une 
garde  d'honneur. 

Cette  relique  était  un  moshaf,  un  Coran,  qu'on 
disait  écrit  tout  entier  de  la  main  d'Hussein,  le  gendre 
du  prophète.  Deux  lames  d'or,  incrustées  de  diamants, 
formaient  la  reliure  de  ce  livre  unique,  et  le  coffret 
qui  l'enfermait  dans  son  bois  odorant,  était  comme 
pavé  de  rubis  et  d'émeraudes,  figurant  des  fleurs  et 
des  feuillages.  Le  Grand  Mogol  faisait  aussi  porter, 
dans  les  combats,  un  Coran  semblable  à  celui-ci,  et 
chacun  prétendait  posséder  le  véritable  ;  mais  en 
somme  ni  l'un  ni  l'autre  ne  l'avaient,  le  moshaf,  écrit 


258  LA    CONQUÊTE    DU   PARADIS 

par  Hussein,  ayant  été  pris  à  Delhi,  par  Nadir-Schah, 
et  emporté  en  Perse. 

Les  nababs  avaient  chacun  une  armée  distincte, 
avec  ses  éléphants,  son  artillerie,  ses  bannières,  qui 
s'avançait  après  celle  du  Soubab. 

On  marcha  ce  jour-là,  rapidement,  presque  jusqu'au 
coucher  du  soleil,  puis  les  timbales  et  les  tambours 
donnèrent  le  signal  de  la  halte. 

Alors,  avec  une  promptitude  qu'il  est  impossible 
de  s'imaginer,  dans  la  vaste  plaine  nue,  où  l'on 
s'était  arrêté,  comme  si  un  magicien  Teùl  fait  surgir 
d'un  coup  de  baguette,  apparut  une  cité,  joyeuse  et 
animée. 

Des  rues  larges  allongèrent  leurs  perspectives,  bor- 
dées de  boutiques,  dans  lesquelles  étaient  étalées,  de 
la  façon  la  plus  tentante,  toutes  les  marchandises 
imaginables  :  des  étoffes  précieuses,  des  écharpes  de 
cachemire,  des  tapis,  des  selles  brodées,  des  harnais, 
des  armes.  Toutes  les  professions  étaient  représentées 
et  les  artisans  déjà  à  l'ouvrage;  on  voyait  des  pâtis- 
siers, des  confiseurs,  des  armuriers,  des  cordonniers 
et  des  tailleurs,  même  des  orfèvres  et  des  joailliers, 
occupés  de  leur  métier;  dans  des  boutiques,  on  ven- 
dait des  boissons  chaudes,  des  liqueurs  ou  des  sor- 
bets; dans  d'autres,  des  plantes  médicinales,  des 
drogues  et  des  charmes  pour  guérir.  Il  y  avait  des 
carrefours,  des  places,  sur  lesquelles  des  jongleurs, 
des  charmeurs  de  serpents,  des  faiseurs  de  tours, 
émerveillaient  la  foule  ;  on  entendait  bourdonner  des 
musiques,  accompagnant  des  voix  aiguës.  Par  grou- 
pes, passaient  des  bayadéres,  charmantes  sous  leur 


LES   DEUX  SOUBABS  259 

voile  à  demi  fermé  et  proposant  aux  jeunes  hommes 
de  leuj"  dire  la  bonne  aventure. 

Les  tentes  des  guerriers  s'alignaient  dans  un  bel 
ordre,  environnant  la  tente  royale,  haute  et  magni- 
fique; les  parcs  des  éléphants,  des  chameaux  et  des 
chevaux,  étaient  enfermés  par  des  cordes  et  des  palis- 
sades; puis  tout  autour  de  cette  ville  extraordinaire 
s'étendaient,  bariolés  et  désordonnés,  les  plus  singu- 
liers faubourgs.  Là,  les  abris  étaient  faits  tantôt  de 
vieux  vêtements,  étendus  sur  des  pieux,  tantôt  d'un 
tapis,  d'une  couverture  usée,  de  nattes,  ou  de  feuilles 
de  palmiers;  et  quelquefois  apparaissait,  comme 
perdue,  une  tente  luxueuse,  au  milieu  d'un  troupeau 
d'ânes  ou  de  bœufs. 

Les  danses  et  les  chants  se  prolongèrent  jusqu'au 
coucher  de  la  lune,  puis  ils  cessèrent  et  -la  ville  s'en- 
dormit. 

A  l'aube,  l'Ombre  de  Dieu  fut  éveillée  brusquement, 
par  l'attabek,  qui  entra  sous  la  tente  royale,  sans 
turban  sur  sa  tète  rasée,  tant  il  s'était  hâté  de  venir. 

Nasser-Cingh  le  regardait  avec  de  gros  yeux,  hébétés 
de  sommeil  et  d'ivresse  mal  dissipée. 

—  Qu'est-ce  que  tu  veux?  balbutia-t-il,  prêt  à  se 
rendormir. 

—  Soutien  du  Monde,  dit  le  vizir,  les  éclaireurs 
viennent  de  m'apprendre  que  le  bataillon  français  est 
à  une  heure  d'ici,  et  se  met  en  marche  pour  nous  atta- 
quer. 

—  Le  bataillon  français!  répéta  Nasser  comme  s'il 
comprenait  mal  ;  passe-moi  l'aiguière  d'eau  fraîche, 
ajouta-t-il. 


%0  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

Le  vizir  versa  de  l'eau  dans  un  bassin  de  cuivre, 
le  prince  y  trempa  son  visage  à  plusieurs  reprises. 

—  Le  bataillon  français!  reprit-il  alors,  tout  à  fait 
éveillé,  c'est  impossible  qu'il  veuille  nous  attaquer, 
puisque,  tu  le  sais  bien,  j'ai  écrit  à  Dupleix  que  j'étais 
prêt  à  signer  la  paix,  et  que  j'acceptais  toutes  ses 
conditions. 

—  Oui,  Lumière  de  nos  yeux,  mais  tu  as  tant  tardé 
à  envoyer  la  réponse  qu'elle  arrivera  trop  tard. 

L'attabek  avait  parlé  d'une  voix  tranquille,  dans 
laquelle  Nasser  crut  deviner  de  l'ironie;  il  se  retourna 
vers  lui  avec  colère  en  s'écriant  : 

—  Par  Allah  !  vizir  Schah-Abbas-Khan,  on  dirait  que 
tu  te  plais  à  me  narguer,  en  me  rappelant  mes  fautes. 

—  Ta  Majesté  se  méprend,  dit  Schah-Abbas,  tou- 
jours calme,  je  veux  seulement  la  mettre  en  garde 
contre  des  illusions  qui  causeraient  sa  perte. 

—  Je  te  dis  que  ces  Français  ne  sont  rien  qu'une 
poignée  d'hommes  ivres. 

—  Le  vainqueur  de  Gengi  les  conduit  pourtant. 

—  Qu'est-ce  que  cela  me  fait?  A-t-il  la  prétention 
de  vaincre  une  armée  comme  la  mienne?  Donne  l'ordre 
de  lever  le  camp,  et  hâtons-nous  d'aller  écraser  ces 
insolents  moucherons  qui  viennent  se  jeter  dans  la 
gueule  d'un  lion. 

Les  nababs  avaient  envoyé  aux  chefs  français  un 
guide,  qui  devait  les  conduire  au  quartier  oi^i  étaient 
campées  les  troupes,  commandées  directement  par 
Nasser-Cingh,  et  qu'il  fallait  vaincre,  avant  la  défec- 
tion des  armées  vassales,  les  nababs  tenaient  en 
somme  à  ne  rien  risquer. 


LES   DEUX   SOUBABS  261 

Le  bataillon  s'avançait  donc  rapidement,  plein 
d'entrain  dans  la  fraîcheur  matinale. 

C'étaient  Bussy  et  de  La  Touche  qui  commandaient 
l'expédition,  le  comte  d'Auteuil  étant  retenu  par  la 
goutte.  La  petite  armée  comprenait  huit  cents  Fran- 
çais et  trois  mille  cipayes,  avec  dix  pièces  de  cam- 
pagne. La  foule  des  ennemis  qu'elle  devait  combattre 
couvrait  une  surface  de  plus  de  quatre  lieues. 

En  un  instant  les  avant-postes  furent  dispersés,  et 
l'on  marcha  directement  à  l'artillerie  de  Nasser-Cingh, 
derrière  laquelle  étaient  rangés  ving-cinq  mille  hom- 
mes d'infanterie. 

Tout  de  suite  le  combat  devint  très  vif. 

La  rapidité  du  tir  de  leurs  canons  faisait  la  princi- 
pale force  des  Français;  ce  furent  eux  qui  empêchè- 
rent les  charges  furieuses  de  la  cavalerie  ennemie  de 
rompre  les  rangs,  et  leur  permirent  de  s'avancer  pas 
à  pas,  s'enveloppant  d'un  pétillement  de  fusillade  très 
meurtrière.  Ils  allèrent  ainsi  jusqu'à  l'artillerie  des 
Maures,  qui  fut  bientôt  réduite  au  silence,  et  ils 
s'élancèrent  en  avant. 

Les  corps  de  troupes  pliaient  devant  l'épée  du 
héros  de  Gengi;  ils  se  dispersaient  et  fuj'aient.  Mais 
d'autres  leur  succédaient  :  les  nababs  et  les  rajahs, 
fidèles  à  Nasser-Cingh,  se  portaient  successivement 
sur  le  lieu  de  l'action,  et  les  fuyards,  se  reformant  à 
l'arrière-garde,  revenaient.  Rien  n'ébranlait  l'intrépide 
colonne,  qui  gagnait  du  terrain,  lentement,  mais 
sûrement,  et  opposait  à  la  fougue  désordonnée  des 
musulmans,  un  grand  calme  et  une  discipline  parfaite. 

Plus  de  trois  heures  de  lutte  acharnée  s'écoulèrent, 

15 


202  LA    CONQUETE    DU    PARADIS 

cependant,  avant  que  les  Français  atteignissent,  en 
vainqueurs,  le  centre  du  camp. 

Harassés,  mais  pleins  de  joie  d'être  venus  à  bout 
d'une  aussi  formidable  armée,  les  soldats  reprenaient 
haleine,  essuyaient  leurs  fronts,  où  la  sueur  et  la 
poudre  se  mêlaient,  quand  ils  aperçurent,  au  delà  des 
lignes  rompues  des  Hindous,  un  corps  de  cavalerie  et 
d'infanterie,  s'avançant  en  bon  ordre,  au  bruit  des  cym- 
bales et  des  trompettes,  et  s'étendant  à  perte  de  vue. 

11  y  eut  des  exclamations  découragées.  Quoi!  fal- 
lait-il vaincre  encore  cette  armée-là?  A  force  d'avoir 
tiré,  les  fusils  brûlaient  les  doigts;  sans  parler  des 
hommes,  dont  les  bras  las  avaient  peine  aies  porter! 

Mais  de  La  Touche  poussa  une  clameur  de  joie,  et 
désignant  du  bout  de  son  épée  un  éléphant,  au  centre 
de  la  nouvelle  armée,  dépassant  de  sa  haute  taille  les 
cavaliers,  il  s'écria  : 

—  Réjouissez-vous, soldats.  Ceux-ci  sont  nos  alliés. 
Ne  voyez-vous  pas  le  drapeau  français  porté  par  un 
guerrier  maure,  sur  le  dos  de  cet  éléphant! 

Des  cris  enthousiastes  éclatèrent  alors  et,  retrou- 
vant des  forces,  les  Français  s'élancèrent  à  la  ren- 
contre de  leur  drapeau. 

Pendant  ce  temps.  Nasser-Cingh,  sous  sa  tente, 
éloignée  du  point  où  on  se  battait,  entouré  de  ses 
gardes,  de  ses  vizirs  et  de  sa  cour,  recevait  les  mes- 
sagers qui,  de  minute  en  minute,  prosternés  sur  le 
seuil,  rendaient  compte  du  combat.  Mais  ils  atté- 
nuaient la  vérité,  par  peur  du  roi,  et  entortillaient 
leurs  discours  dans  d'interminables  louanges  à 
l'adresse  de  l'Ombre  de  Dieu. 


LES   DEUX   SOUBABS  263 

—  Qu'on  se  hâte  donc  d'exterminer  cette  poignée 
d'hommes  ivres,  répétait  le  soubab,  et  qu'on  ne  m'en 
parle  plus. 

La  nouvelle  de  l'extermination  ne  venait  pas  cepen- 
dant; malgré  leur  tremblement,  les  messagers  étaient 
contraints  d'avouer  que  la  victoire  se  faisait  attendre, 
que  ces  Français  avaient  la  vie  aussi  dure  que  celle 
des  requins,  dont  le  cœur,  arraché,  bat  encore  pen- 
dant trois  jours,  mais  qu'ils  allaient  être  bientôt 
écrasés,  pulvérisés,  bus  comme  des  gouttes  d'eau,  par 
le  soleil  de  la  majesté  royale. 

Brusquement  un  umara  entra,  couvert  do  pous- 
sière, criant  que  le  Soubab  était  en  danger,  l'armée 
ayant  honteusement  pris  la  fuite,  et  les  vainqueurs 
étant  à  quelques  centaines  de  toises. 

Nasser  bondit  sur  ses  pieds,  avec  un  rugissement  de 
fureur. 

—  Que  font  donc  les  princes  vassaux?  cria-t-il, 

—  Lies  iroupes  aes  nababs  de  Kanoul,  de  Kadapa, 
d'autres  encore,  n'ont  pas  donné  jusqu'à  présent,  dit 
l'umara. 

—  Ah!  les  misérables!  hurla  le  roi  en  grinçant  des 
dents,  je  les  ferai  écorcher  vifs,  empaler,  broyer  sous 
des  meules.  Qu'on  amène  mon  éléphant  et  qu'on  aille 
à  l'instant  me  chercher  la  tête  de  MouzafTer-Cingh. 
Je  la  leur  jetterai,  en  guise  de  boulet,  à  ces  insolents 
Français;  puisque  c'est  pour  elle  qu'ils  combattent, 
ils  auront  ce  qu'ils  désirent. 

Il  monta  sur  son  éléphant  et,  entouré  de  ses  gardes, 
s'élança  vers  les  troupes  vassales.  Il  rencontracelles  du 
nabab  de  Kadapa  qui,  lui-même,  marchait  à  leur  tête. 


564  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

—  Ah!  te  voilà,  indigne  poltron!  lui  cria-t-il,  c'est 
ainsi  que  tu  me  sers;  tu  n'oses  pas  défendre  l'éten- 
dard du  Mogol  et  le  mien ,  contre  un  ennemi  aussi 
méprisable! 

—  Je  ne  connais  pas  d'autre  ennemi  que  toi,  pour- 
ceau ivre  de  sang!  répondit  le  nabab;  il  faut  être 
Nasser-Cingh  pour  croire  que  c'est  en  faisant  mourir 
le  père  sous  le  rotin,  qu'on  gagne  le  dévouement  du 
fils.  J'ai  juré  que  j'aurais  ta  vie!  et  le  règne  est  fini 
de  l'ivrogne  sanguinaire  ! 

—  A  moi,  mes  gardes!  cria  le  soubab.  emparez- 
vous  de  lui,  attachez-le,  que  mon  éléphant  lui  écrase 
le  cou  sous  son  pied! 

—  La  balle  ira  plus  vite  que  tes  hommes,  dit  le 
nabab  avec  un  rire  insultant. 

Et  du  haut  de  son  éléphant,  appuyant  à  son  épaule 
sa  carabine,  revêtue  d'ivoire  ramage  d'or,  il  visa,  tira 
et  atteignit  le  soubab  au  cœur. 

Avec  un  rauque  soupir,  Nasser,  une  seconde  immo- 
bile, chancela,  la  bouche  ouverte,  les  yeux  hagards; 
puis  la  masse  noire  de  son  corps  s'affaissa,  dans  les 
vêtements  de  pourpre  et  d'or,  et  roula  à  bas  de  l'élé- 
phant. 

Ses  gardes,  frappés  de  stupeur,  essayèrent  molle- 
ment de  le  venger.  Le  nabab  donna  l'ordre  de  couper 
la  tête  du  vaincu. 

Il  courut  aussitôt  délivrer  Mouzaffer,  qu'il  salua 
solennellement  soubab  du  Dekan,  et  lui  présenta, 
comme  un  gage  de  son  pouvoir,  désormais  incon- 
testé, la  tête  convulsée  de  son  oncle. 

Mouzaffer  remercia  d'abord  Allah,  maître  des  desti- 


LES   DEUX   SOUBABS  265 

nées,  embrassa  le  nabab,  puis  donna  l'ordre  de  planter 
la  tête  de  Nasser-Cingh  au  bout  d'une  perche. 

Il  prit  place  alors  sur  l'éléphant,  magnifiquement 
harnaché,  du  haut  duquel  son  ennemi  avait  roulé 
dans  la  poussière,  et  on  le  fit  avancer,  à  travers  l'ar- 
mée, précédé  du  sanglant  trophée. 

De  toutes  parts  on  l'acclama;  on  jetait  les  armes 
sur  son  passage,  on  agitait  les  bannières,  et  le  sou- 
bab,  rétabli  dans  sa  dignité,  à  l'ombre  du  parasol 
royal,  qu'on  avait  ouvert  au-dessus  de  sa  tête,  rece- 
vait d'un  air  impassible  tous  ces  hommages. 

Bussy  s'avança  à  la  rencontre  du  roi  pour  le  féli- 
citer. Un  grand  silence  s'établit  alors,  parmi  l'armée 
hindoue,  et  une  haie  se  forma  sur  la  route  du  jeune 
Français.  On  se  poussait,  on  se  haussait,  pour  aper- 
cevoir le  vainqueur  de  Gengi,  le  héros,  presque  fabu- 
leux, dont  on  parlait  tant. 

11  était  extrêmement  pâle,  blessé,  se  soutenant  avec 
peine,  mais  tellement  imposant,  dans  son  uniforme 
sombre,  avec  son  allure  fière  et  grave,  et  le  rayonne- 
ment que  ses  yeux  gardaient  encore  de  la  fièvre  du 
combat,  qu'un  murmure  d'enthousiasme  frissonna 
parmi  la  foule,  et  que  le  roi,  pris  d'une  soudaine 
émotion,  descendit  de  son  éléphant  et  vint  se  jeter 
aux  pieds  du  représentant  de  la  France. 

—  Ah!  s'écria-t-il  avec  des  larmes  dans  les  yeux, 
c'est  bien  à  toi  que  je  dois  tout  et,  je  te  le  jure  :  je 
ne  l'oublierai  jamais' 


XXI 


DUPLEIX,    BAHADOUR   ZAPHER-CINGH 


C'est  grande  fête  à  Pondichéry.  Mouzaffer,  inspiré 
par  Bussy.  a  voulu  que  la  cérémonie  solennelle  de 
son  couronnement,  eût  lieu  dans  la  ville  française; 
et  Dupleix  a  tout  mis  en  œuvre,  pour  donner  à  cette 
journée  une  splendeur  inoubliable. 

Dés  le  malin,  du  haut  des  bastions  et  de  la  forte- 
resse, les  canons  jettent  leur  salut  tonnant;  de  la 
rade,  les  vaisseaux  pavoises  répondent.  Les  cloches 
des  églises  font  un  carillon  joyeux,  dans  toutes  on 
chante  le  Te  Deum\  et  du  haut  des  minarets,  Vezzam, 
appelant  à  la  prière,  est  lancé  aux  quatre  points  du 
ciel,  par  la  voix  claire  des  muezzins. 

De  bonne  heure  les  rues  s'emplissent  de  toute  la 
population  de  la  ville  et  des  campagnes  environ- 
nantes :  riches  et  pauvres,  revêtus  de  leurs  plus  belles 
parures. 

Les  troupes  d'Ambour  et  de  Gengi  font  la  haie,  sur 
tout  le  parcours  que  doit  suivre   le  cortège  royal, 


DUPLEIX,    BAHADOUR   ZAPHER-CINGH  267 

laissant  libre  la  voie  centrale,  et  la  foule  bruyante 
et  brillante  des  curieux  se  brise  contre  leurs  lignes 
inébranlables. 

Sur  le  sol  de  la  voie  libre  sont  étendus  des  tapis  de 
Perse,  dont  les  délicates  nuances  luttent  de  finesse 
avec  les  fleurs  naturelles  jetées  sur  eux.  Dans  les  rues 
peu  larges,  des  guirlandes  traversent,  d'une  maison 
à  l'autre,  et,  le  long  des  avenues,  les  grands  arbres 
ont  leur  tronc  drapé  de  soie,  et  des  banderoles  fris- 
sonnent dans  leurs  branches,  où  tous  ceux  qui  savent 
grimper  se  sont  installés. 

Le  camp  du  Soubab  étant  établi  sur  les  rives  fraî- 
ches de  l'Ariancopan,  c'est  par  la  porte  de  la  Reine 
que  le  cortège  de  MouzafTer  doit  venir. 

Tous  les  regards  se  braquent  du  même  côté,  tous 
les  cous  sont  tendus,  et  l'attente  a  déjà  paru  longue, 
quand  accourent,  enfin,  des  hérauts  à  cheval,  sonnant 
de  leurs  longues  trompettes  à  tablier  de  pourpre 
frangé  d'or. 

Les  troupes  musulmanes  parurent  alors,  et  défilè- 
rent longtemps,  avec  un  cliquetis  et  des  éclairs  d'acier. 
Les  cavaliers  mahrattes  suivaient,  faisant  cabrer  leurs 
montures,  qui  secouaient  l'écume  sur  les  mors  ornés 
de  turquoises.  L'artillerie  vint  après,  avec  les  canon- 
niers  montés  sur  des  dromadaires  ;  puis  ce  furent  les 
garaouls,  portant,  appuyés  sur  leur  épaule,  une  lon- 
gue et  lourde  épée  nue. 

Un  orchestre  :  timbales,  tam-tam,  clairons  et  trom- 
pettes, hurlant  et  grondant,  précédait  l'Alfaraz,  assis 
sur  un  éléphant,  et  qui  tenait  des  deux  mains,  la 
maintenant  droite  et  haute,  la  hampe  d'un  vaste  éten- 


268  LA   CONQUETE    DU   PARADIS 

dard  de  drap  d'or.  Dans  ses  plis  lourds  on  apercevait, 
ou  plutôt  l'on  devinait  ces  mots,  brodés  en  perles  : 
La  ghâleb  illa  Allah  :  «  Il  n'y  a  pas  d'autre  vainqueur 
qu'Allah.  »  Une  garde  d'élite,  chargée  en  temps  de 
guerre  de  défendre  le  drapeau,  l'entourait. 

On  voyait  ensuite  les  représentants  de  deux  des 
privilèges  delà  souveraineté  :  l'intendant  de  la  Sikka, 
qui  est  l'empreinte  frappée  sur  les  monnaies,  et  le 
gardien  du  Tiras,  droit  qu'a  seul  le  monarque  de  faire 
tisser  son  nom  dans  les  étofFes  de  ses  vêtements. 

Puis  venaient,  sur  des  chevaux  aux  caparaçons  noir 
et  or,  le  grand  et  le  petit  Porteur  de  l'encrier,  suivis 
des  Scribes  de  l'Écriture  large  et  de  l'Écriture  fine. 

Après  eux,  la  lance  au  poing,  sous  le  frisson  soyeux 
des  bannières,  s'avançaient  les  nobles,  les  chambel- 
lans, les  hauts  fonctionnaires  magnifiquement  vêtus, 
orgueilleux  et  graves.  Le  front  de  leurs  chevaux 
secouait  des  aigrettes  de  plumes;  ils  avaient  tous  la 
crinière  tressée,  mêlée  de  fils  d'or  et  de  glands  de 
perles,  les  sabots  peints  en  vermillon,  des  poitrails 
de  pierreries,  et  des  anneaux  cerclant  le  bas  de  leurs 
finesjambes. 

Les  vieillards,  formant  le  Divan,  ou  conseil  d'État, 
apparurent,  sur  de  hauts  éléphants,  dont  les  housses 
somptueuses  balayaient  les  fleurs  des  tapis;  parmi 
eux  était  le  rajah  Rugoonat  Dat,  Wezir-el-Mémalik, 
premier  ministre,  tenant  le  sceau  de  cristal,  emblème 
de  sa  dignité. 

Des  attelages  de  zébus  blancs,  la  bosse  peinte  en 
bleu  et  les  cornes  dorées,  traînaient  des  chars  d'ar- 
gent ciselés,  surmontés  de  dais  en  plumes  de  paons; 


DUPLEIX,    BAHADOUR    ZAPHER-CINGH  269 

ils  abritaient  les  femmes,  étincelantes  de  pierreries, 
mais  soigneusement  voilées.  C'étaient  les  deux  cents 
hourris  du  Zénanah,  escortées  par  une  garde  de  cinq 
cents  jeunes  filles,  vêtues  en  guerrières,  armées  de 
lances,  et  montées  sur  des  chevaux  blancs. 

Elles  passent,  et  la  famille  royale  approche.  Voici 
l'épouse  favorite,  et  les  enfants  mâles  du  roi,  sous  un 
tendelet  de  brocart  d'or,  brodé  de  pierreries,  porté 
par  un  éléphant  que  couvre  une  housse  couleur 
d'azur  ;  les  princes  :  frères,  oncles  ou  neveux  du  souve- 
rain, viennent  ensuite,  et  parmi  eux,  Salabet-Gingh, 
soucieux  et  pâle,  mais  d'une  extrême  beauté,  sous 
l'écharpe  de  gaze  lamée  d'or,  qui  lui  entoure  le  front, 
et  dont  un  bout  retombe  sur  son  épaule.  Puis  les 
nababs,  les  rajahs,  les  grands  vassaux. 

Au  tonnerre  du  canon,  qui  ne  cesse  pas,  se  mêle 
tout  à  coup  le  bruit  cuivré  des  musiques,  et,  dans  des 
nuées  bleuâtres,  floconnant  hors  des  cassolettes  où 
brûlent  l'encens,  le  musc,  l'ambre  et  l'aloès,  apparaît 
confusément,  sur  un  éléphant  gigantesque,  le  houdah 
royal,  en  or  massif,  au  dôme  constellé  de  rubis,  de 
topazes  et  de  diamants,  d'où  jaillissent  d'aveuglants 
faisceaux  de  rayons.  MouzafTer-Cingh,  majestueux  et 
calme ,  resplendit  sourdement  sous  le  mystérieux 
voile  des  fumées  odorantes,  ainsi  qu'un  astre,  s'enve- 
loppant  de  nuages  pour  ne  pas  éblouir  les  mortels. 
L'éléphant  qui  le  porte  a  la  trompe  et  le  front  ornés 
de  tatouages  d'azur  et  d'or,  autour  de  ses  défenses 
des  cercles  pavés  de  turquoises,  des  bracelets  aux 
jambes,  et  une  couronne  sur  le  front,  surmontée  d'un 
bouquet  de  plumes  ;  son  caparaçon,  dont  la  frange 


270  LA  CONQUÊTE  DU  PARADIS 

traîne,  est  tout  couvert  de  fleurs  brodées,  et  les 
corolles  ont  pour  rosée  des  diamants,  des  opales,  des 
perles  et  des  émeraudes. 

Douze  hérauts,  agitant  des  étendards  de  drap  d'or, 
crient,  d'instant  en  instant,  d'une  seule  voix,  qui 
semble  formidable  : 

«  Prosternez-vous,  esclaves!  Voici  le  Roi  des  Rois, 
la  Lumière  du  Monde,  le  Pôle  du  Temps;  le  très 
magnanime  seigneur  Sadoula,  Bâhâdour,  Mouzaffer- 
Cingh,  fils  bien-aimé  de  Nizam-el-Molouk,  gardien  de 
la  loi  sacrée,  roi  de  l'immense  Dekan,  ayant  sous  ses 
sandales  trente-cinq  millions  de  sujets.  C'est  lui, 
l'Invincible  ,  le  Victorieux  ,  le  Glaive  Formidable  ! 
Réjouissez-vous,  peuples;  remerciez  Allah  qui  vous 
permet  de  glorifier  un  successeur  de  son  prophète,  et 
prosternez-vous  dans  la  poussière,  car  voici  le  Roi 
des  Rois,  le  tout-puissant  prince  Sadoula,  Bâhâdour, 
Mouzafl"er-Cingh  !  » 

Et  en  effet,  derrière  la  haie  immobile  des  soldats 
français,  la  foule  se  jetait  à  genoux  et  touchait  le  sol 
du  front. 

De  jeunes  pages,  vêtus  de  cette  charmante  étoffe 
appelée  murgala.  chatoyante  comme  le  cou  des  paons, 
couraient,  en  tenant  les  cordons  d'or  de  l'éléphant 
royal. 

A  droite,  sur  des  chevaux  tous  semblables,  mar- 
chaient une  troupe  d'archers,  dont  les  arcs  figuraient 
un  serpent  tordu,  et.  à  gauche,  des  frondeurs  armés 
de  frondes  de  Schiraz. 

Les  timbales  royales,  géantes,  magnifiquement  dra- 
pées, arrondissaient  leurs  demi-globes  sur  les  flancs 


DUPLEIX,   BAHADOUR   ZAPHER-CINGH  271 

d'un  éléphant,  et  le  timbalier,  assis  entre  elles,  les 
frappait  de  ses  baguettes  rebondissantes. 

Enfin  parut  roriflamme  de  l'empire, le  Mamurat,en 
moire  blanche,  avec  la  Main  vermeille  et  le  Livre, 
que  les  soubabs  ont  seuls  le  droit  d'arborer.  Puis  la 
garde  d'honneur  termina  le  cortège. 

La  tente  gigantesque,  dressée  sur  la  place  Royale, 
extérieurement  recouverte  de  toile  d'or,  miroitait 
sous  le  soleil  au  point  de  sembler  une  montagne  en 
flammes;  on  clignait  les  yeux,  ne  pouvant  supporter 
cet  éclat.  A  l'intérieur  c'était  un  ruissellement  des 
étoffes  les  plus  somptueuses,  alternant,  se  croisant, 
drapées  avec  art,  se  faisant  valoir  l'une  l'autre  :  soies, 
brocarts,  velours,  cachemires,  dont  les  textures  dis- 
paraissaient presque  entièrement  sous  les  broderies. 
Le  plafond  était  fait  d'un  tissu  particulièrement 
splendide,  constellé  de  corps  célestes  et  qu'on  appelle 
tchandtara,  lune  et  étoiles. 

Deux  trônes  s'élevaient  sur  une  estrade ,  l'un 
d'ivoire  et  d'or,  l'autre  simplement  surmonté  d'un 
écusson  fleurdelisé  .  Un  baldaquin  ,  en  forme  de 
parasol,  bordé  d'une  frange  de  perles,  les  abritait, 
et  laissait  pendre,  jusqu'aux  tapis  du  sol.  une  gaze 
d'argent  toute  frémissante  de  pierreries.  Deux  paons 
géants,  d'or  ciselé,  d'émaux  et  de  saphirs,  en  rele- 
vaient les  plis  étincelants.  du  bout  de  leur  bec. 

Le  soubab  vint  s'asseoir  sur  le  trône  d'ivoire  !  les 
princes  et  toute  la  noblesse  du  Dekan  l'entourèrent. 

Tout  à  coup  les  détonations  de  l'artillerie  écla- 
tent, avec  un  tel  redoublement  de  fracas  que  les  sei- 
gneurs hindous  pâlissent  et  tremblent  de  frayeur.  Ces 


272  LA   CONQUETE    DU   PARADIS 

salves  formidables  annoncent  l'arrivée  du  gouverneur 
français. 

Par  l'ouverture  de  la  tente,  on  aperçoit  un  cortège 
royal  : 

Des  lanciers  portant  des  guidons  blanc  et  or,  des 
escadrons  de  grenadiers,  des  mousquetaires,  avec 
des  étendards  semés  de  fleurs  de  lis.  Puis  Dupleix,  à 
cheval,  s'avance,  au  milieu  de  son  état-major,  et  der- 
rière lui.  dressé  un  peu  obliquement  sur  le  dos  d'un 
éléphant,  le  drapeau  français  déploie  ses  plis  frangés 
d'or,  et  montre  l'écharpe  blanche,  sous  la  lance  de  la 
hampe.  A  côté  de  ce  drapeau  apparaît  le  Mamurat, 
Mouzaff"er  ayant  donné  à  Dupleix  le  droit  de  l'arborer 
comme  lui-même. 

Douze  éléphants  viennent  ensuite .  portant  un 
orchestre  de  timbales,  de  fifres,  de  hautbois,  de 
trompettes,  jouant  une  marche  militaire  de  Philidor, 
que.  par  intermittences,  le  canon  couvre  de  son  bruit. 

Dupleix  met  pied  à  terre  et.  tandis  qu'il  marche 
vers  la  tente,  les  tambours  battent  aux  champs,  les 
soldats  présentent  les  armes,  frappent  le  sol  des 
talons,  et  poussent  des  vivats. 

Le  gouverneur  s'approche  vivement  du  soubab. 
s'incline  devant  lui  et  lui  présente,  sur  un  mouchoir 
en  point  d'Alençon ,  le  tribut  habituel  de  vingt 
mohurs  d'or,  auquel  il  joint  de  riches  présents;  mais 
Mouzaffer-Cingh  se  lève  et  prenant  Dupleix  par  la 
main,  il  le  conduit  vers  le  second  trône. 

—  Ce  n'est  pas  à  moi.  dit -il.  que  sera  rendu 
aujourd'hui  l'hommage  du  Nussur.  mais  bien  à  celui  à 
qui  je  dois  ma  gloire. 


DUPLEIX,    BAHADOUR   ZAPHER-CINGH  273 

Alors  l'un  après  l'autre,  les  nababs,  les  seigneurs, 
tous  les  officiers  du  roi  viennent  saluer  Dupleix,  et  lui 
offrir  un  présent. 

Bientôt  un  véritable  trésor  s'amoncelle  à  ses  pieds  : 
des  bijoux  splendides,  des  couronnes,  des  colliers, 
des  baudriers  de  pierreries .  des  plats  d'or ,  des 
aiguières,  des  bassins;  et  les  plus  magnifiques  pièces 
de  la  parure  guerrière  :  dagues,  boucliers,  arquebuses 
de  Lahore,  de  Ceylan,  du  Cachemire,  le  tout  damas- 
quiné, bosselé,  ciselé,  enrichi  de  pierres  précieuses: 
casques  d'or  ornés  d'aigrettes  de  perles,  jambières  et 
gantelets  persans,  cuirasses  en  peau  de  rhinocéros, 
ou  curieuses  armures  faites  des  écailles  du  pangolin, 
rehaussées  de  turquoises,  de  grenats,  d'incrustations 
d'or.  Dupleix  touchait  chaque  offrande,  à  mesure 
qu'on  la  lui  présentait,  pour  indiquer  qu'il  l'accueil- 
lait favorablement,  et  ce  tas  de  richesses,  grandissant 
au  pied  de  l'estrade,  s'écroulait  avec  d'harmonieux 
tintements. 

Quand  ce  fut  fini,  le  roi  se  leva,  et,  suivi  de  plu- 
sieurs chambellans,  s'approcha  du  gouverneur. 

—  A  mon  tour,  dit-il,  d'offrir  mon  cadeau. 

Et  prenant  des  mains  d'un  chambellan  une  robe 
magnifique,  il  en  revêtit  lui-même  Dupleix,  lui  agrafa 
la  ceinture,  avec  le  sabre  au  pommeau  étincelant,  lui 
donna  la  rondache  et  le  poignard. 

Alors,  il  dit  d'une  voix  haute  et  forte  pour  être 
entendu  de  tous  : 

—  Ce  costume  royal,  mon  frère  bien-aimé,  a  été 
donné  par  le  padichah  Aureng-Saïb  à  mon  aïeul 
Nizam-el-Molouck,  et  c'est  comme  si  le  grand  empe- 


274  LA    CONQUÊTE    DU    l'AUADIS 

reur  lui-même  te  le  donnait.  Au  nom  du  Mogol,  notre 
maître,  je  te  proclame  ici  nabab  du  Carnatie.  Tu  seras 
souverain  de  toute  la  région  qui  s'étend  du  sud  de  la 
Chichéna  au  cap  Comorin.  Je  t'accorde,  en  outre, 
comme  apanage,  la  ville  de  Valdaour  et  son  territoire, 
pour  en  jouir  en  propre,  toi  et  tes  descendants,  et 
j'ajoute,  à  l'impôt  de  ce  domaine,  une  pension  de 
deux  cent  quarante  mille  livres,  et  une  semblable 
que  j'offre  à  la  bégum  Jeanne.  J'ordonne  que  la 
monnaie  frappée  à  Pondicliéry  soit  la  seule  ayant 
cours  dans  toute  l'Inde  méridionale.  Reçois  aussi  de 
moi.  mon  frère,  suivant  l'usage,  un  nom  nouveau, 
celui  de  Bàbàdour  Zapber-Cingh  *,  avec  le  titre  de 
munsub,  commandant  de  sept  mille  chevaux.  Ainsi 
que  tu  le  désires,  je  reconnais  la  souveraineté  de  la 
compagnie  française  sur  Musulipatam  et  Yanaon,  et 
je  lui  accorde  une  extension  de  territoire  à  Karikal. 
Le  soubab  ôta  son  turban  royal,  le  posa  sur  la  tête 
de  Dupleix  et  prit  son  tricorne  dont  il  se  coiffa 

—  Au  nom  d'Allah  clément  et  miséricordieux , 
ajouta-t-il.  je  jure  de  me  regarder  toujours  comme 
ton  vassal,  et  de  ne  rien  accorder,  pas  même  une 
faveur,  sans  ton  approbation. 

Dupleix  à  son  tour  se  leva,  très  ému. 

—  Comment  te  remercier,  mon  frère  et  seigneur, 
dit-il,  d'une  pareille  générosité?  J'en  ai  le  cœur 
inondé  de  joie  et  de  reconnaissance;  mais,  sache-le, 
ô  Lumière  du  Monde,  je  n'ai  pas  soutenu  cette  guerre 
pour  conquérir  des   royaumes,  j'ai   voulu    servir  le 

1.  Le  Lion  de  la  Victoire. 


DUPLEIX,    BAHADOUR    ZAPHER-CIXGH  275 

Mogol,  en  combattant,  pour  la  justice,  contre  un 
traître  qui  outrageait  le  pouvoir  suprême .  L'honneur 
que  tu  veux  me  faire,  en  me  confiant  la  nababie  du 
Carnatic  est  trop  grand  pour  mes  mérites,  et  je  serai 
assez  payé  de  mes  peines  si  tu  m'en  laisses  le  titre 
sans  l'autorité. 

Il  étendit  alors  la  main  vers  Chanda-Saïb,  qui  était  à 
quelques  pas  de  lui. 

—  Je  demande  en  grâce,  s'écria-t-il,  que  tu  confies 
le  gouvernement  de  cet  immense  territoire  à  ce  héros 
si  fidèle. 

Il  y  eut  d'abord  un  silence  de  stupeur;  puis  un  cri 
d'admiration  s'éleva,  devant  ce  trait  de  désintéresse- 
ment, dont  aucun  des  assistants  ne  se  sentait  capable. 
Chanda-Saïb,  bouleversé,  se  jeta  en  sanglotant  aux 
pieds  de  Dupleix. 

—  Une  telle  grandeur  d'âme  est  bien  digne  d'un 
héros  tel  que  toi,  dit  le  roi  avec  émotion.  Il  sera  fait 
selon  ton  désir,  mais  ne  me  refuse  pas  le  plaisir 
d'élever  une  colonne  en  ton  honneur,  et  de  fonder, 
sur  les  lieux  témoins  de  ta  dernière  victoire,  une  ville 
dont  le  nom  sera  :  Dupleix  Fateh-Abad  *. 

Et  tandis  que  la  foule  éclatait  en  acclamations 
enthousiastes,  le  roi  embrassa  à  plusieurs  reprises 
cet  homme  extraordinaire,  dont  le  pouvoir  moral 
venait  de  grandir  encore,  tandis  qu'il  refusait,  si 
magnifiquement ,  un  royaume  aussi  vaste  que  la 
France. 

Au  moment  où  il  entrait,  avec  Dupleix,  sous  la 

i.  Ville  de  la  victoire  de  Dupleix. 


276  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

tente  royale,  Bussy  avait  senti  qu'on  le  tirait  furti- 
vement par  la  manche;  et,  en  se  retournant,  il 
reconnut  un  kaséghi,  de  la  suite  du  grand  vizir,  le 
brahmane  Rugoonat  Dat.  Le  jeune  page  mit  un  doigt 
sur  ses  lèvres,  en  glissant  au  marquis  un  étui  d'or, 
long  comme  le  manche  d'un  poignard,  puis  il  se 
perdit  dans  la  foule. 

Bussy  referma  sa  main  sur  l'étui,  avec  un  joyeux 
battement  de  cœur;  l'esprit  toujours  tendu  vers  une 
même  pensée,  il  avait  compris  tout  de  suite  que 
c'était  un  message  de  Lila. 

Rien  ne  manquait  plus  pour  lui,  maifttenant,  au 
bonheur  de  cette  journée,  où  il  se  sentait  vraiment 
heureux  d'exister ,  fier  de  sa  jeunesse  et  de  la 
renommée  qu'il  avait  conquise  déjà.  Autour  de  lui 
ses  compatriotes  répétaient,  à  l'envi,  que,  depuis  les 
conquêtes  de  François  Pizarre,  on  n'avait,  dans  le 
monde,  rien  vu  de  comparable  aux  derniers  exploits 
des  Français,  et  dans  ces  victoires  il  avait  la  plus 
belle  part;  le  soubab,  plein  de  reconnaissance,  l'avait 
fait  plus  riche  qu'il  n'avait  jamais  rêvé  de  l'être,  et 
les  Hindous  le  comparaient  à  leurs  héros  légen- 
daires. L'Inde  criant  ses  louanges,  c'était  cela  surtout 
qui  le  ravissait.  L'écho  de  cette  gloire  viendrait 
jusqu'à  Ourvaci,  et  comment  pourrait-elle  le  mépriser 
encore? 

Mais  il  ne  pouvait  pas  s'enfuir  pour  aller  lire  la 
chère  lettre.  Ce  fut  seulement  le  soir,  après  le  ban- 
quet, pendant  le  bal  donné  par  le  gouverneur,  qu'il 
put,  dans  le  jardin  illuminé,  trouver  un  instant  de 
solitude. 


DUPLEIX,    BAHADOUR    ZAPHER-CIXGH  277 

Il  s'assit  sur  un  banc  de  marbre,  ouvrit  l'étui  et 
déroula  la  lettre  écrite  cette  fois  en  caractères  d'or 
sur  du  satin  blanc. 

«  D'étranges  nouvelles,  comme  un  vol  de  perro- 
quets bavards,  nous  arrivent  du  Garnatic,  disait  Lila, 
tu  ressembles  à  Rama,  aux  yeux  de  Lotus  bleus,  et 
voilà  que  ta  gloire  égale  celle  de  Rama! 

«  La  renommée  est  comme  le  parfum  qui  se  glisse 
partout  :  tu  seras  heureux  de  savoir  que  la  tienne  a 
pénétré  jusqu'à  la  reine,  surprise  et  inquiète  d'en- 
tendre ton  nom  vibrer  sur  toutes  les  lèvres.  J'ai  cru 
deviner  qu'elle  a  peur  pour  toi.  Elle  sait  l'implacable 
haine  du  premier  ministre  Panch-Anan,  elle  voudrait 
qu'il  ne  se  souvînt  plus  de  toi,  et  voilà  que  toute  l'Inde 
te  fête  comme  un  héros! 

«Ourvaci  affirme  quelle  est  calme  à  présent,  délivrée 
de  la  souillure;  mais  je  lis  dans  son  âme,  et  j'y  vois 
une  obsession,  un  trouble  plus  profond  que  jamais. 
Elle  lutte  sans  espoir  de  vaincre,  j'assiste,  muette,  à 
ses  combats  et  si  je  me  suis  faite  ton  alliée  c'est  pour 
la  mieux  servir.  Le  moyen  que  j'ai  imaginé  pour  cela, 
je  le  crois  bon,  mais  jamais  tu  ne  le  connaîtras.  » 

Bussy,  pour  la  première  fois,  se  sentait  enveloppé 
par  la  consolante  caresse  de  l'espérance,  et  un  frisson 
d'orgueil  courait  dans  son  sang,  lorsqu'il  pensait  au 
chemin  parcouru  depuis  ce  premier  bal  chez  le  gou- 
verneur, où,  à  cette  même  place,  l'umara  inconnu  lui 
avait  parlé  au  nom  de  la  reine  outragée. 

—  Mais  Arslan-Khan  fait  partie  maintenant  de 
l'état-major  du  soubab,  il  doit  être  ici!  s'écria-t-il, 
tout  haut,  par  mégarde. 

16 


"278  LA    CONQUÊTE    DU    PARADIS 

—  Il  y  est,  répondit  une  voix  tout  près  de  lui,  mais, 
aujourd'hui,  il  te  connaît,  il  t'a  vu  combattre  et  te 
tient  pour  un  demi-dieu. 

Arslan ,  appuyé  d'un  genou  au  banc,  regardait 
Bussy  en  souriant. 

—  Tu  es  un  brave  et  ton  estime  m'est  bien  pré- 
cieuse, dit  Bussy  en  tendant  la  main  à  l'umara. 

—  Merci,  dit  Arslan,  en  serrant  cette  main  d'une 
étreinte  forte  et  franche,  mon  cœur  et  mon  sabre  sont 
à  toi. 

—  Comment  étais-tu  là,  près  de  moi?  demanda  le 
marquis. 

—  Je  te  cherchais  encore,  et,  cette  fois  comme 
l'autre,  en  qualité  d'ambassadeur. 

—  De  qui  donc? 

—  D'un  personnage  illustre  que  tu  auras,  je  crois, 
plaisir  à  voir  :  le  grand  vizir  Rugoonat  Dat. 

—  Le  brahmane!  s'écria  Bussy  en  se  levant,  où 
est-il? 

—  Suis-moi,  je  vais  te  guider,  si  c'est  possible,  à 
travers  cette  foule. 

Ils  s'éloignèrent  ensemble,  obligés  de  marcher  len- 
tement, car  on  se  pressait  sur  leur  route,  avec  une 
curiosité  indiscrète.  Bussy  n'était  plus  le  capitaine 
inconnu,  qu'on  remarquait  seulement  naguère  à 
cause  de  sa  bonne  mine,  il  était  célèbre  maintenant; 
à  sa  jeunesse  et  à  sa  grâce,  s'ajoutait  le  prestige  de 
la  gloire. 

Le  grand  vizir  était,  avec  Dupleix,  sous  une  sorte 
de  dais  en  satin,  élégamment  accroché  aux  palmiers, 
au-dessus  de  divans  et  de  coussins.  Le  gouverneur  et 


DUPLEIX,    BAHADOUR    ZAPHER-CINGH  279 

Rugoonat  causaient  avec  animation,  isolés  de  la  foule 
par  des  gardes  et  des  pages.  Un  troisième  person- 
nage, un  interprète,  se  tenait  debout  auprès  d'eux. 

Dès  que  Bussy  parut,  on  donna  l'ordre  de  le  laisser 
approiîher,  et  Arslan,  lui  serrant  rapidement  la  main, 
le  quitta. 

—  Mon  cher  Hadji-Abd-Allah,  dit  Dupleix  à  l'inter- 
prète, je  vous  rends  la  liberté,  vous  pouvez  aller 
courir  le  bal  et  vous  divertir.  Voici  quelqu'un  qui 
vous  relève  de  garde. 

Et,  avec  empressement,  il  fit  quelques  pas  au- 
devant  du  marquis,  lui  tendit  les  deux  mains,  puis 
l'embrassa  affectueusement . 

—  L'on  vous  voit  donc  enfin,  cher  enfant!  dit-il, 
vous  dont  tout  le  monde  parle,  que  tous  les  regards 
cherchent  et  qui,  si  modestement,  vous  dérobez  à  vos 
succès!  Venez  vite;  le  grand  vizir,  un  personnage 
extrêmement  remarquable  et  en  qui  j'ai  toute  con- 
fiance, a  le  plus  grand  désir  de  vous  connaître. 

—  Il  me  connaît,  dit  Bussy,  qui  vint  saluer 
Rugoonat  Dat  en  lui  rendant  l'hommage  hindou  de 
l'andjali.  Ah!  mon  père,  s'écria-t-il,  combien  je  suis 
heureux  de  pouvoir  enfin  vous  demander  mon  pardon 
des  torts  qui,  depuis  si  longtemps,  pèsent  sur  mon 
cœur  ! 

—  D'un  mot,  j'allégerai  ton  cœur,  mon  fils,  dit  le 
brahmane,  cette  colère  qui  te  poussa  à  me  dire 
ces  dures  paroles,  que  tu  te  reproches  aujourd'hui,  a 
eu  la  plus  heureuse  influence  sur  ma  destinée. 

Bussy  s'étonnait,  le  brahmane  reprit  : 

—  A  travers  leur  violence  même,  tes  paroles  hau- 


Î80  LA    CONQUÊTE    DU    PARADIS 

taines  me  laissaient  entrevoir  l'image  de  mœurs  et  de 
sentiments  inconnus  ;  elles  me  donnèrent  l'envie  de 
connaître  ta  race,  la  curiosité  d'apprendre  des  choses 
ignorées.  Cela  me  décida  à  quitter  un  royaume  où 
mon  influence,  combattue  à  toute  heure,  chancelait, 
prête  à  crouler,  où  il  me  fallait  même,  pour  être 
toléré,  voiler  mes  pensées.  Alors,  je  suis  parti,  j'ai 
connu  Dupleix,j'ai  découvert  un  monde  nouveau,  et 
mon  esprit  s'est  tellement  dégagé  des  anciens  pré- 
jugés, que,  moi,  rajah  et  brahmane,  je  suis  aujour- 
d'hui ministre  d'un  prince  musulman. 

—  Se  peut-il  qu'à  cause  de  moi  tu  aies  quitté  la 
divine  reine  de  Bangalore,  et  que  tu  puisses  juger 
heureuse  une  destinée  qui  t'éloigne  d'elle? 

— '  Certes,  qui  l'a  connue  ne  peut  l'oublier,  dit  le 
brahmane,  avec  un  soupir;  bien  souvent  je  la  regrette, 
et  aussi  ma  chère  Lila,  sa  fidèle.  Mais  j'aime  mieux, 
au  prix  de  quelque  tristesse,  garder  dans  mon  cœur 
une  image  parfaite  de  cette  reine,  dont  j'avais  formé 
l'esprit,  que  de  voir  sous  mes  yeux  mon  œuvre 
faussée,  détruite  peut-être,  par  l'influence  pernicieuse 
d'un  ennemi  sournois.  Mais  laissons  ceci,  nous 
aurons,  j'espère,  le  loisir  d'en  reparler.  J'implorais 
une  grâce  du  gouverneur,  et  je  compte  beaucoup  sur 
toi  pour  m'aider  à  l'obtenir. 

—  C'est  vous-même,  mon  cher  Bussy,  qu'on  me 
demande,  dit  Dupleix,  et  vous  comprenez  combien 
j'hésite  à  répondre.  Le  soubab  va  gagner  Auren- 
gabad,  la  capitale  de  son  royaume,  et  par  la  voix  de 
son  ministre  me  supplie  de  lui  laisser  emmener, 
comme  garde  d'honneur,  un  corps  de  troupes  fran- 


DUPLEIX,   BAHADOUR   ZAPHER-CINGH  281 

çaises  commandées  par  vous.  Tout  n'est  pas  paci- 
fié du  côté  de  la  capitale  et  le  roi  considère  son 
trône  comme  chancelant  si  nous  ne  le  soutenons 
pas. 

—  J'espère  que  vous  ne  doutez  pas  de  mon  obéis- 
sance, et  que  sûr  de  mon  consentement  à  tout  ce  que 
vous  ordonnerez,  ce  n'est  pas  à  cause  de  moi  que 
vous  hésitez. 

—  Votre  consentement  était  indispensable,  mon 
ami;  ne  vous  dissimulez  pas  que  ce  départ  serait  une 
sorte  d'exil,  lointain  et  long;  mais  d'autres  raisons 
encore  me  retiennent  :  le  rival  de  Chanda-Saïb  est 
vaincu,  mais  vivant;  il  est  vrai  qu'il  nous  demande 
la  paix,  et  renonce  au  Carnatic ,  mais  c'est  pour 
gagner  du  temps;  comme  un  serpent  mal  écrasé,  dès 
qu'il  le  pourra,  il  relèvera  la  tête.  S'il  n'avait  derrière 
lui  les  Anglais,  je  ne  le  craindrais  nullement;  mais 
ils  le  soutiendront  de  tout  leur  pouvoir,  ne  serait-ce 
que  pour  nous  braver. 

—  Comment,  monsieur,  s'écria  Bussy,  malgré  la 
paix  conclue  entre  la  France  et  l'Angleterre,  vous 
croyez  les  Anglais  capables  de  prendre  les  armes 
contre  nous? 

—  Ils  Font  fait  déjà  et  le  feront  le  mieux  du  monde; 
ils  sont  trop  ulcérés  de  leurs  défaites  pour  les  oublier 
jamais.  Qui  sait  même  s'ils  n'ont  pas  deviné  déjà  mon 
désir  secret  de  donner  l'empire  de  l'Inde  à  la  France? 
Vous  pensez  bien  qu'ils  m'entraveront  le  plus  possible, 
et  leur  pays  les  soutient,  eux,  vous  savez  comment; 
tandis  que  nous!...  Voyez  comme  on  me  comprend 
peu   :  le   traité   d'Aix-la-Chapelle   rend  Madras   aux 

16. 


282  LA   CONQUÊTE    DU    PARADIS 

Anglais!  M'approuve-t-on  seulement?  Dieu  le  sait,  et 
j'attends  tout  de  lui. 

—  Votre  œuvre  est  trop  belle  et  vos  succès  trop 
éclatants  pour  que  la  France  n'en  soit  pas  fière  et 
reconnaissante,  quand  elle  les  connaîtra,  dit  Bussy; 
mais,  s'il  m'est  permis  de  dire  mon  avis,  abandonner 
le  soubab  à  lui-même  serait  une  grave  imprudence; 
Mouzaffer  règne  sur  le  Dekan,  il  faut  que  Dupleix 
règne  sur  Mouzaffer,  si  j'ai  bien  compris  votre  pensée. 
Aujourd'hui  il  ne  respire  que  par  vous,  mais  que 
pensera-t-il  demain,  si,  hors  de  notre  vue.  d'autres 
influences  le  détournent  de  nous?  Il  faut,  en  effet, 
qu'un  de  vos  fidèles  reste  près  du  roi  et,  tout  en  le 
protégeant,  sauvegarde  et  poursuive  le  grand  projet 
dont  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  partager  avec  moi 
le  secret. 

—  C'est  votre  avis,  ami,  je  le  pensais  bien,  dit  le 
gouverneur  d'un  air  absorbé;  et  quel  autre  que  vous 
peut  remplir  cette  mission,  pour  laquelle  il  faut  être 
en  même  temps  un  soldat  intrépide  et  un  homme 
d'État?  Hélas!  que  n'ai-je  deux  Bussy!  Je  n'éprouve- 
rais pas  alors  l'angoisse  qui  me  tenaille.  Enfin,  soit, 
il  le  faut:  vous  partirez  avec  quelques-uns  de  mes 
meilleurs  officiers.  Vous  pouvez  dire  au  vizir  que 
j'accorde  au  roi  ce  qu'il  me  demande. 

—  Cette  précieuse  faveur  est  pour  moi  doublement 
heureuse,  dit  le  brahmane,  quand  Bussy  lui  eut  tra- 
duit les  paroles  du  gouverneur,  puisqu'elle  me  donne 
la  certitude  que  nous  te  gardons  près  de  nous.  Le  roi 
est  fort  pressé  de  partir,  ajouta-t-il,  et  il  faudra  brus- 
quer les  préparatifs. 


DUPLEIX,    BAHADOUR    ZAPHER-CINGH  283 

—  Un  soldat  est  toujours  prêt  à  marcher,  dit 
Bussy.  Dès  que  notre  cher  gouverneur  me  donnera 
l'ordre  de  partir,  je  partirai.  J'attends  ses  dernières 
instructions. 

—  J'aurais  mille  recommandations  à  vous  faire,  dit 
Dupleix;  mais  elles  sont  inutiles  puisque  vous  pensez 
comme  moi,  et  qu'il  est  certain  que  les  circonstances 
vous  les  inspireront;  je  veux  seulement  vous  mettre 
en  garde  vis-à-vis  des  nababs  de  Kanoul  et  de 
Kadapa;  ma  pensée  intime  est  qu'ils  sont  des 
coquins,  et  que  dès  à  présent  ils  méditent  quelque 
noirceur.  Je  suis  persuadé  que  vos  premiers  em- 
barras viendront  de  ces  traîtres;  défiez-vous  d'eux  et 
prévenez  leurs  complots,  si  c'est  possible.  Je  veux 
vous  parler  aussi  du  jeune  prince  Salabet-Cingh,  que 
je  mets  aujourd'hui  sous  votre  protection. 

Au  nom  du  prince.  Bussy  n'avait  pu  retenir  un 
tressaillement,  qui  fut  remarqué  par  le  brahmane. 

—  Qu'est-il  donc  arrivé  à  Salabet-Cingh? 

—  Quelque  chose  que  je  n'ai  pu  empêcher  et  qui 
m'attriste,  dit  Dupleix.  Sous  prétexte  de  faveurs  et 
de  grades  dont  il  veut  le  combler  comme  un  de  ses 
plus  proches  parents,  MouzafFer  emmène  son  neveu 
avec  lui,  et  lui  donne  une  garde  d'honneur  qui  a 
l'ordre  de  ne  pas  le  quitter;  bref,  Salabet  est  pri- 
sonnier. C'est  toujours  comme  cela  qu'on  procède 
dans  les  familles  royales,  pour  prévenir  les  conspi- 
rations, qui  sont  choses  habituelles.  Malgré  les 
caresses  dont  on  l'enveloppe,  le  jeune  prince  vuit 
très  bien  sa  chaîne,  et  il  est  désespéré.  11  m'a  supplié 
d'intervenir,  mais  comment  laisser  voir  au  roi  que  je 


■?84  LA   CONOt'ÉTE    DU   PARADIS 

suspecte  ses  intentions?  C'est  pourquoi  je  vous 
recommande,  bien  vivement,  cet  enfant  que  nous 
aimons.  Faites  tout  le  possible  pour  sauvegarder  sa 
vie. 

—  Je  vous  promets  de  veiller  sur  lui  avec  la  plus 
grande  sollicitude  et  de  le  défendre  de  tout  mon  pou- 
voir. 

Bussy  se  sentait  une  joie  mauvaise,  au  fond  de  lui- 
même,  en  sachant  son  rival  amoindri,  déchu  de  ses 
espérances.  Quelle  tranquillité  ce  serait  pour  son  âme 
tourmentée  de  tenir  ainsi  le  fiancé  sous  bonne  garde, 
loin  de  la  reine,  et  de  surveiller  ses  actions! 

Il  prit  congé  de  Dupleix  et  du  grand  vizir  pour 
aller  rapidement  mettre  ordre  à  ses  affaires,  et  il  se 
hâta  de  riuitter  le  bal. 


XXII 


KAMA-DEVA 


Lila  avait  bien  vite  compris,  en  voyant  le  trouble 
extraordinaire  qui  bouleversait  la  reine,  après  sa 
rencontre  avec  le  jeune  barbare,  que  c'était,  pour  ce 
cœur  qui.  avait  su,  jusque-là,  garder  sa  froideur  hau- 
taine, le  commencement  du  premier  amour.  Inquiète 
et  curieuse,  elle  avait  interrogé  Rugoonat  Dat  et 
appris  que  cet  étranger,  si  brave  et  si  fort,  était  très 
beau,  et  se  disait  l'égal  des  Kcha'trias.  Le  brahmane 
lui  avait  raconté  le  peu  qu'il  savait  de  l'Europe,  et 
elle  était  restée  frappée  surtout  de  la  condition  des 
femmes  si  supérieure  à  la  leur,  des  égards  (ju'on  leur 
témoignait,  du  respect  qu'on  avait  pour  elles. 

—  C'est  un  homme  de  ce  pays-là  qu'il  nous  fau- 
drait pour  roi,  s'était-elle  dit;  un  guerrier  intrépide, 
capable  de  défendre  le  royaume  et  de  lui  rendre  sa 
force;  un  époux  qui  partagerait  le  pouvoir  et  ne 
ferait  pas  de  la  reine  sa  première  esclave.  Mais,  hélas  ! 
nous  sommes  condamnés  à  un  prince  musulman,  c'est* 


28G  LA    CONQUÊTE    DU   PARADIS 

à-dire  à  la  réclusion  dans  le  harem,  à  la  perte  de 
tout  ce  qui  nous  faisait  heureuses. 

Mais  elle  ne  cessa  pas  cependant  d'observer  la  reine 
avec  la  plus  grande  attention  ,  souriant  en  secret 
devant  l'inutilité  des  prières.  Un  moment  pour- 
tant elle  crut  s'être  trompée  :  l'irritation  fiévreuse 
d'Ourvaci,  attisée  par  Panch-Anan,  devenait  mala- 
dive, et  la  force  des  préjugés  développait  vraiment 
en  haine  et  en  dégoût  cet  amour  naissant;  puis 
quelques  nouveaux  symptômes  lui  persuadèrent, 
décidément,  que  le  mal  était  bien  celui  qu'elle  avait 
deviné. 

—  Elle  est  vouée  au  malheur,  si  je  ne  parviens  pas 
à  l'éclairer  sur  ses  véritables  sentiments. 

Mais  comment  faire?  comment  combattre,  en  ayant 
l'air  d'y  croire,  cette  haine  mal  comprise,  pour  la 
ramener  à  sa  véritable  expression? 

Après  le  drame  de  l'ile  du  Silence,  Lila  avait  feint 
d'avoir  été  frappée  d'amour  pour  l'étranger.  Elle  com- 
prenait quel  auxiliaire  précieux  lui  serait  cette  appa- 
rence de  passion,  cpii  lui  permettrait  d'exalter  l'en- 
nemi, de  parler  de  lui  sans  cesse,  ou,  si  la  parole  lui 
était  défendue,  de  le  rappeler  encore  au  souvenir  de 
la  reine,  par  des  soupirs  et  des  larmes. 

Ce  fut  comme  la  pente  douce  d'un  sentier  fleuri 
qu'elle  traça  devant  les  pas  de  son  amie.  Ne  se  dou- 
tant pas  qu'elle  était  guidée,  Ourvaci  s'y  engagea  do- 
cilement. Lila,  bien  persuadée  qu'elle  travaillait  au 
bonheur  de  la  reine,  n'avait  aucune  hésitation  et 
jouait  son  rôle  avec  tant  de  vérité,  qu'il  était  impos- 
sible de  suspecter  la  sincérité  de  ses  sentiments.  Qui 


KAMA-DEVA  287 

sait,  d'ailleurs,  si  la  princesse  ne  s'était  pas  un  peu 
laissé  prendre  à  son  propre  piège? 

La  reine  allait  voir,  ce  jour-là,  la  merveilleuse  fête 
que  le  printemps  donnait  à  la  forêt.  On  s'était  mis  en 
marche,  tous  les  éléphants  à  la  file,  chargés  de 
femmes  gracieuses,  de  chanteuses,  de  musiciennes, 
qui  froissaient  l'une  contre  l'autre  les  cymbales,  mar- 
telaient les  tambourins,  frôlaient  de  l'ongle  les  vinas. 
Sous  le  houdah  royal,  près  d'Ourvaci,  se  tenait  Lila, 
muette  et  comme  accablée  de  chagrin. 

—  Tu  songes  donc  toujours  à  ce  barbare?  dit  la 
reine,  ta  douleur  semble  plus  terrible  que  jamais. 

—  C'est  que  l'absence  est  comme  la  faim,  dit  Lila, 
on  la  supporte  quelque  temps,  et  plus  elle  dure,  plus 
elle  devient  intolérable.  Mes  yeux  ont  faim  de  lui, 
vois-tu;  je  l'attends,  comme  le  monde  attend  la 
lumière,  et  il  me  semble  que  je  m'enfonce  dans  une 
nuit  interminable. 

—  Comment  pourrais-tu  le  voir?  Tu  sais  bien  que 
tout  est  fini  et  qu'il  ne  reviendra  plus. 

—  Avec  quelle  tristesse  elle  prononce  ces  paroles  !  se 
dit  Lila  à  elle-même.  —  Crois-tu  donc  qu'il  t'a  oubliée? 
reprit-elle  tout  haut;  crois-tu  donc  que,  comme  moi, 
pour  lui,  il  ne  soit  pas  dévoré  du  désir  de  te  voir? 

—  Il  doit  plutôt  fuir  ma  route,  après  tout  ce  que 
j'ai  entrepris  contre  lui.  Mais  est-il  possible  que  tu 
désires,  à  ce  point,  la  venue  de  quelqu'un  qui  ne 
viendrait  pas  pour  toi? 

—  La  plante  qui  s'épanouit  au  soleil,  ne  demande 
pas  si  c'est  pour  elle  que  l'astre  est  venu  ;  elle  fieurit 
et  voilà  tout. 


288  LA    CONQUÊTE    DU    PARADIS 

—  Ah!  ma  Lila  bien-aimée,  dit  la  reine  en  embras- 
sant son  amie,  que  ne  donnerais-je  pas  pour  te  guérir! 

—  Écoute,  accorde-moi  une  grâce.  Éloigne  ta  suite, 
tout  à  l'heure,  et  dirigeons-nous  vers  le  bosquet 
d'asoka,  qui  abrite  une  statue  du  dieu  de  l'amour. 

—  Comment-!  voudrais-tu  lui  porter  des  offrandes 
et  délaisser  Ganesa,  ton  seul  dieu?  Impie,  qui  ne  croit 
qu'à  la  sagesse! 

—  La  sagesse  enseigne  que  personne  n'échappe  à 
Kama-Deva,  et  ne  faut-il  pas  implorer  et  attendrir 
celui  qui  vous  tient  en  son  pouvoir? 

—  Soit,  nous  irons  au  bosquet  d'asoka. 

Depuis  longtemps  on  était  entré  dans  la  forêt; 
toutes  les  femmes  levaient  la  tête,  en  poussant  des 
cris  de  surprise  et  d'admiration,  devant  l'invraisem- 
blable splendeur  qu'elle  déployait,  dans  son  éphé- 
mère parure  de  fleurs.  Des  fleurs!  partout  des  fleurs, 
rien  que  des  fleurs  !  Les  arbres  trop  chargés  semblaient 
les  secouer,  il  en  pleuvait,  le  sol  en  était  couvert,  et 
le  parfum  était  si  fort  qu'il  endormait  les  éléphants. 
C'était  une  folie,  un  gaspillage,  un  miracle  du  prin- 
temps. 

Bientôt  la  reine  donna  ordre  de  s'arrêter.  On  rangea 
les  montures  en  cercle;  tout  le  monde  descendit,  et 
les  princesses,  par  groupes,  s'éparpillèrent  joyeuse- 
ment à  travers  le  bois,  tandis  qu'Ourvaci,  faisant  signe 
qu'on  la  laissât  seule,  s'éloignait  avec  Lila. 

Au  moment  où  elles  s'engageaient  dans  le  sentier  du 
bosquet  d'asoka,  un  homme,  tout  haletant,  qui  n'osait 
pas  s'approcher  par  respect  pour  la  reine,  ht  un  signe 
à  la  princesse.  En  l'apercevant,  Lila  poussa  un  cri. 


KAMA-DEVA  289 

—  Ah!  ma  reine,  permets  que  je  parle  à  ce  mes- 
sager ! 

Et,  sans  attendre  la  permision,  elle  s'élança  vers  lui. 

Ourvaci,  qui  suivait  la  princesse  des  yeux,  vit 
l'homme  lui  remettre  une  lettre,  qu'elle  lut  rapide- 
ment; puis  il  lui  tendit  un  stylet  et  une  feuille  de 
palmier  et,  s'agenouillant,  offrit  son  dos  pour  table. 
Lila  écrivit  la  réponse  en  quelques  mots,  fit  une 
recommandation  au  messager,  qui  partit  en  courant. 

La  princesse  revint,  très  émue,  mais  garda  le 
silence.  Elle  avait  passé  la  lettre  dans  sa  ceinture  de 
pierreries,  un  des  angles  se  laissait  voir  et  sa  blan- 
cheur attirait  invinciblement  les  regards  de  la  reine; 
mais  elle  ne  voulait  pas  interroger  son  amie,  trop 
discrète  à  son  gré. 

Lila  cueillait  des  fleurs  pour  son  offrande,  et  elles 
enfonçaient,  jusqu'aux  chevilles,  dans  les  pétales 
tombés. 

L'asoka  pourpre,  qui  semblait  couvert  de  corail  en 
perles,  faisait  une  ombelle  au  dieu  de  l'amour.  Il 
apparaissait,  en  marbre,  peint  et  doré,  chevauchant 
un  perroquet  géant,  et  souriait  sous  sa  mitre  à  jour, 
en  tendant  son  arc,  fait  de  bois  de  canne  à  sucre,  avec 
une  corde  d'abeilles  d'or.  Les  cinq  flèches,  dont  il 
blesse  chaque  sens,  dépassaient  le  carquois,  armées 
chacune  d'une  fleur  différente  :  au  trait  qui  vise  les 
yeux  la  Tchampaka  royale,  si  belle  qu'elle  éblouit;  à 
celui  destiné  à  l'ouïe,  la  fleur  du  manguier,  aimée  des 
oiseaux  chanteurs;  pour  l'odorat,  le  Ketaka,  dont  le 
parfum  enivre;  pour  le  toucher  le  Késara,  aux  pétales 
soyeux  comme  la  joue  d'une  jeune  fille;  pour  le  goût, 

Conquête  du  paradis.  17 


290  LA   CONQUETE   DU   PARADIS 

le  Bilva,  qui  porte  un  fruit  suave  autant  qu'un 
baiser. 

Près  de  l'Amour  on  voyait  son  compagnon,  le  Prin- 
temps, et  devant  lui,  agenouillées,  ses  deux  épouses, 
Rati,  la  Volupté,  et  Prîti,  l'Affection. 

Lila  s'avança,  les  bras  chargés  de  branches  fleuries, 
et  se  mit  à  tourner  autour  de  la  statue,  en  récitant  à 
demi-voix  le  mantran  consacré.  La  reine,  adossée  à 
un  arbuste,  la  regardait  faire,  observant  surtout  le 
trouble  et  l'agitation  qui  s'étaient,  emparés  d'elle, 
depuis  qu'elle  avait  reçu  cette  lettre,  maintenant 
cachée  sous  la  brassée  de  fleurs.  Ses  joues  s'empour- 
praient, pâlissaient;  ses  yeux  brillaient  de  joie  et 
elle  entr'ouvrait  les  lèvres  comme  oppressée  d'émo- 
tion. 

—  Qu'espère-t-elle  donc?  se  demandait  Ourvaci,  il 
est  certain  que  ce  message  est  de  lui.  Une  impatience 
la  tient,  mais  de  quoi? 

Maintenant,  agenouillée  aux  pieds  de  la  statue,  Lila 
déposait  ses  offrandes. 

—  Eh  bien,  reine,  dit-elle  quand  elle  eut  terminé, 
tu  ne  crains  donc  pas  le  courroux  de  Kama-Deva,  que 
tu  approches  aussi  près  de  lui,  sans  même  le  saluer? 

—  Puisque  la  loi  qu'il  impose  ne  sera  pour  moi 
qu'un  triste  devoir,  et  que  mon  sort  est  fixé,  pour- 
quoi saluerais-je  ce  dieu,  et  que  pourrais-je  lui  de- 
mander? 

—  Demande-lui  au  moins  de  t'épargner,  s'écria  la 
princesse  ;  tu  sais  de  quoi  il  est  capable,  ce  fils  de 
Brahma,  qui  essaya  ses  premières  flèches  sur  son 
père,  rendant  le  maître  des  dieux  amoureux  de  sa 


KAMA-DEVA  291 

propre  fille.  II  peut  les  choses  les  plus  impossibles; 
s'il  le  voulait,  il  te  rendrait  amoureuse  de...  Panch- 
Anan. 

La  reine  se  mit  à  rire  en  secouant  la  tête  : 

—  Je  l'en  défie,  dit-elle. 

—  Malheureuse!  défier  le  Dieu  des  dieux!  et  ne  pas 
prévenir  sa  vengeance  par  la  plus  légère  offrande  ! 

—  Eh  bien,  voici,  dit-elle. 

Et  Ourvaci  s'avança  en  hésitant  un  peu,  tendant, 
du  bout  des  doigts,  un  lotus  bleu  qu'elle  tenait  à  la 
main. 

Elle  posa  la  fleur  sur  le  socle  de  marbre  et,  en 
même  temps,  leva  sur  le- beau  jeune  homme  souriant, 
un  long  regard  chargé  d'une  involontaire  supplica- 
tion. 

—  Me  voilà  rassurée,  dit  Lila  avec  un  soupir  de 
soulagement,  je  tremblais  de  te  voir  en  guerre  avec 
le  tout-puissant  Kama-Deva,  car  je  crois  en  lui  main- 
tenant, je  suis  persuadée  qu'il  fait  des  miracles. 

—  Il  oublie  de  te  prévenir,  pourtant,  que  tu  perds  en 
ce  moment  cette  mystérieuse  lettre  que  tu  avais  si 
soigneusement  cachée  dans  ta  ceinture. 

Et  Ourvaci  poussa  du  bout  de  son  pied  la  lettre 
tombée  sur  le  sol.  Vivement,  la  princesse  la  ramassa. 

—  Cette  lettre  contient  justement  le  miracle,  dit- 
elle;  si  lu  voulais  la  lire,  tu  en  serais  convaincue. 

—  Voyons,  dit  la  reine,  sans  essayer  de  cacher  son 
impatiente  curiosité. 

Elle  prit  la  lettre  et  la  garda  un  instant,  avant  de, 
l'ouvrir,  examinant  avec  intérêt  l'empreinte  sur  la 
cire,  des  armoiries  surmontées  d'une  couronne. 


292  L.V    CONQUÊTE    DU    PARADIS 

—  Qu'est-ce  donc?  dit-elle.  Je  vois  des  boucles;  et 
pourquoi  cette  couronne  de  pierreries  et  de  feuil- 
lages? 

—  C'est  sans  doute  le  signe  d'une  descendance 
royale. 

Mais  Ourvaci  n'écoutait  pas,  elle  avait  ouvert  la 
lettre  et  avidement  la  lisait. 

«  Tu  es  pour  moi  plus  douce  que  Priti.  plus  con- 
solante que  Maya.  6  ma  princesse,  et  tu  peux  être  sûre 
que  les  écrits  d'aucun  poète  n'ont  été  lus  avec  autant 
de  passion  que  les  tiens.  Mais  il  me  faudrait  des  jours 
et  des  jours,  pour  exprimer  tout  ce  j'éprouve;  et  à 
quoi  bon  écrire,  quand  je  puis  te  dire  tout  cela  de 
vive  voix?  Oui,  Lila,  j'ai  cet  espoir  délicieux  qui  me 
fait  frémir  d'impatience. 

«  Ecoute  :  J'accompagne  le  roi  du  Dekan,  qui  va 
prendre  possession  de  sa  capitale,  et  je  passe  à  quel- 
ques lieues  de  Bangalore!  Tu  comprends  qu'il  est 
au-dessus  de  mes  forces  d'être  si  près  et  de  passer. 
Aussi,  le  roi  en  pensera  ce  qu'il  voudra,  je  m'enfuis, 
je  viens  respirer  une  bouffée  de  cette  atmosphère,  pour 
moi  plus  vivifiante  que  l'amrita  des  dieux,  arracher 
une  fleur  aux  buissons,  une  touffe  d'herbe  au  sol, 
revoir  un  instant  cette  contrée,  ce  palais  qui  me  fait 
le  reste  du  monde  un  si  cruel  exil. 

«  Je  connais  trop  ce  que  vaut  ton  cœur,  pour  ne 
pas  être  certain  que  tu  feras  l'impossible  pour  mac- 
corder  une  entrevue  ;  pourras-tu  faire  davantage 
encore?  Je  n'ose  l'espérer,  ni  le  demander. 

u  J'arriverai  quelques  instants  après  ma  lettre;  que 
le  messager  qui  m'apportera  ta  réponse  me  conduise 


KAMA-DEVA  293 

vers  toi,  sans  perdre  une  minute.  Je  ne  puis,  hélas! 
dérober  plus  d'une  heure  à  mon  devoir.  » 

Lila.  feignant  de  prendre  pour  de  la  colère  la  pâleur 
et  l'émotion  de  la  reine,  se  jeta  à  ses  pieds  d'un  air 
suppliant. 

—  Ah!  pardon,  s'écria-t-elle,  je  n'ai  pu  résister  à 
sa  prière,  et,  sans  avoir  obtenu  ta  permission,  j'ai 
cédé  à  l'irrésistible  impulsion  de  mon  cœur. 

—  Qu'as-tu  donc  fait? 

—  J'ai  fait  ce  qu'il  demandait;  j'ai  ordonné  au 
messager  de  le  conduire  vers  moi,  à  quelques  pas 
d'ici. 

—  Ici!  il  va  venir  ici! 

Involontairement,  la  reine  avait  porté  la  main  à  son 
cœur  pour  en  comprimer  les  battements  désordonnés. 

—  Quel  danger!  dit-elle  encore. 

—  Personne  ne  le  verra,  reprit  Lila.  J'ai  recom- 
mandé au  messager  de  le  conduire  par  des  sentiers 
détournés,  et  il  restera,  hélas!  si  peu,  qu'on  n'aura 
pas  le  temps  de  savoir  sa  présence. 

—  Eh  bien,  va,  dit  Ourvaci  avec  une  vivacité 
fébrile  ;  je  ne  veux  pas  te  faire  perdre  une  seule  de  ces 
minutes,  pour  toi  si  précieuses;  il  est  peut-être  là 
déjà. 

—  Non,  pas  encore,  mon  envoyé  doit  me  prévenir, 
en  imitant  le  cri  de  la  maïna,  dès  qu'il  sera  revenu. 

Sous  le  bosquet  d'asoka  on  avait  disposé,  tout  à 
l'entour,  des  bancs  de  gazon,  que  les  pétales  jon- 
chaient. La  reine  se  laissa  tomber  sur  l'un  deux, 
comme  prise  d'une  invincible  lassitude.  Lila  s'age- 
nouilla devant  elle,  lui  entourant  la  taille  de  ses  bras. 


294  LA  CONQUÊTE  DU  PARADIS 

—  Tu  es  bonne,  dit-elle,  tu  ne  me  grondes  pas.  tu 
ne  veux  pas  que  ma  joie  soit  mêlée  d'amertume,  mais, 
je  t'en  conjure,  sois  clémente  encore  plus  —  vois 
combien  Kama-Deva,  qu'on  dit  si  cruel,  est  compa- 
tissant aux  blessures  qu'il  a  faites  :  sur  l'intention 
seule  de  ma  prière,  avant  même  que  l'offrande  soit  à 
ses  pieds,  il  a  exaucé  mon  plus' cher  désir;  —  fais 
comme  lui,  une  reine  peut  prendre  un  dieu  pour 
modèle,  accorde  à  celui  qui,  par  ta  faute,  vit  dans  les 
flammes,  la  fraîche  rosée  de  ta  présence. 

—  Le  revoir,  après  ce  qui  s'est  passé,  c'est  impos- 
sible, dit  Ourvaci  en  se  levant. 

—  Laisse-le  au  moins  t'apercevoir  de  loin,  donne- 
lui  ce  bonheur,  que  tu  ne  refuses  pas  au  dernier  de 
tes  sujets. 

—  Non.  non.  il  faut  que  je  m'éloigne,  au  contraire. 

—  Si  tu  t'en  vas,  je  dois  te  suivre,  dit  Lila  triste- 
ment, et  alors  c'en  est  fait  de  mon  bonheur. 

La  reine  se  rassit  en  souriant. 

—  II  faut  donc  que  je  reste,  pour  protéger  tes 
amours,  dit-elle. 

—  Ah!  merci,  ma  divine  amie,  s'écria  la  princesse 
en  se  jetant  dans  les  bras  d'Ourvaci.  Comment  se 
peut-il.  qu'avec  un  creur  si  tendre,  tu  fasses  tant 
souffrir  ? 

—  Eh  bien.  soit,  qu'il  me  voie,  dit-elle  toute  trem- 
blante, mais  qu'il  n'approche  pas.  Va.  va  vite,  voici  la 
maina  qui  chante. 

—  Elle  l'a  entendue  avant  moi.  se  dit  Lila  en  s'élan- 
çant  hors  du  bosquet. 

Le  marquis  arriva  à  cheval,  suivant  son  guide  à  tra- 


KAMA-DEVA  295 

vers  la  forêt,  dans  les  sentiers  trop  étroits;  il  s'avan- 
çait, tout  émerveillé  de  cette  splendeur  du  printemps 
et  de  cette  prodigieuse  éclosion.  En  apercevant  Lila, 
qui  se  hâtait,  se  faisant  un  bouclier  de  ses  bras 
nus,  contre  les  lianes  et  les  branches,  il  mit  pied  à 
terre,  d'un  mouvement  vif  et  gracieux,  pour  courir  à 
elle. 

—  11  me  semble  marcher  dans  un  rêve  !  s'écria-t-il. 
C'est  bien  là  le  séjour  qu'il  vous  fallait,  ce  paradis  de 
fleurs.  Mais  que  vois-je!  ma  princesse  chérie  adopte 
les  modes  françaises  :  elle  a  les  cheveux  tout  poudrés 
de  pétales  blancs! 

La  tenant  par  le  bout  des  doigts,  il  la  regardait 
d'un  air  heureux  et  tendre,  tandis  que,  essoufflée  de 
sa  course,  Lila  baissait  les  yeux,  toute  surprise  de  se 
sentir  intimidée  au  point  de  ne  pouvoir  parler. 

Il  reprit,  après  lui  avoir  afîectueusement  baisé  les 
mains  : 

—  Est-ce  bien  possible  ce  que  tu  m'écris?  Si  tu 
savais  combien  cette  joie  que  tu  me  prodigues  gonfle 
mon  cœur  de  reconnaissance.  Uu'ai-je  donc  fait,  dis, 
pour  mériter  une  si  douce  amitié,  d'un  être  aussi  ravis- 
sant que  toi? 

—  Tu  n'as  rien  fait,  répondit  Lila  en  souriant, 
l'amitié  ne  s'explique  pas  plus  que  l'amour,  et  il  ne 
faut  pas  de  reconnaissance,  car  te  voir  heureux  est 
mon  plaisir.  Mais,  dis-moi,  pourquoi  ne  me  parles-tu 
pas  de  la  seule  chose  qui  emplisse  ta  pensée? 

—  J'attendais  ton  bon  plaisir. 

—  Et  moi  je  tardais,  pour  garder  mon  prestige  ;  en 
l'absence  du  soleil  on  trouve  merveilleux  l'astre  qui 


296  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

le  reflète,  mais  on  ne  l'aperçoit  même  plus,  quand 
revient  le  porte-lumière;  ainsi  tu  ne  pourras  plus  me 
supporter,  quand  je  t'aurai  dit  ce  que  je  ne  disais 
pas. 

—  Qu'est-ce  donc?  demanda-t-il  avec  un  regard 
brillant  d'espoir. 

—  C'est  que  la  reine  est  à  quelques  pas  d'ici,  et 
qu'elle  veut  bien  que  tu  l'aperçoives,  un  instant. 

—  Elle  y  consent!  Ah!  c'est  la  première  faveur 
qu'elle  m'accorde  sans  contrainte. 

—  Hélas  !  que  tu  m'épouvantes  avec  ces  pâleurs 
subites,  qui  font  croire  que  la  vie  t'abandonne, 
s'écria  Lila,  qui  avait  saisi  la  main  du  jeune  homme, 
par  un  mouvement  involontaire. 

—  Vois-tu,  il  faudra  que  je  meure  de  cet  amour, 
dit-il,  tant  sont  violents  les  joies  et  les  désespoirs  qui 
me  viennent  de  lui.  Mais  j'en  vivrai  aujourd'hui.  Con- 
duis-moi vers  elle,  je  t'en  conjure. 

Restée  seule,  Ourvaci  s'épouvantait  de  l'émotion 
dont  elle  était  agitée  et  qu'elle  ne  pouvait  parvenir  à 
vaincre;  un  tumulte  de  pensées  se  heurtait  dans  son 
esprit  et  elle  revoyait,  dans  un  vertigineux  défdé, 
toute  son  existence ,  uniquement  emplie  par  cet 
homme,  depuis  cette  chasse  où  elle  avait  failli  périr; 
haines,  mépris,  projets  meurtriers,  obsessions,  lui, 
toujours  lui,  en  avait  été  le  but, 

—  A  quoi  bon  chercher  à  me  tromper?  se  disait-elle, 
il  est  certain  que  je  suis  perdue;  la  souillure  a  péné- 
tré jusqu'à  l'âme,  il  n'y  a  plus  de  remède,  et  il  le 
sait,  lui;  il  connaît  le  secret  que  j'étouffe  dans  mon 
cœur  et  qu'il  aurait  dû  ignorer  toujours.  Ah  !  pour- 


KAMA-DEVA  297 

quoi  une  folie  invincible  m'a-t-elle  ainsi  jetée  dans 
ses  bras, quand  je  croyais  qu'il  allait  mourir?  Et  il  vit, 
il  est  là!  Je  lui  ai  permis  de  me  revoir.  Mais  il  va 
deviner  que  ce  baiser,  qui  me  brûle  nuit  et  jour,  j'en 
ai  soif  autant  que  honte.  Non,  c'est  impossible,  je  ne 
veux  pas  qu'il  me  voie. 

Elle  se  leva  pour  s'enfuir  et  fit  quelques  pas  en 
courant.  Mais  devant  elle  les  branches  s'écartèrent,  et 
le  jeune  homme  parut,  à  quelques  pas.  si  près  qu'elle 
aurait  pu  le  toucher. 

Elle  retint  un  cri  et  se  recula  un  peu,  toute  surprise 
de  l'apaisement  qui  lui  venait,  de  la  sensation  de 
bien-être,  d'une  douceur  étrange,  qui  succédait  à 
l'agitation  de  tout  à  l'heure. 

Lui,  immobile  et  presque  sans  souffle,  l'admirait 
avec  une  ardeur  fervente  et  un  insatiable  bonheur. 

Elle  était  gênée  d'être  ainsi  contemplée  en  silence, 
comme  une  déesse,  et  elle  eût  voulu  retenir  son  voile, 
d'une  si  exquise  ténuité  qu'il  flottait  malgré  l'absence 
de  brise  et  lui  passait  par  moments  sur  le  visage.  Pe- 
sant sur  elle,  ce  regard  magnétique  invinciblement 
attirait  le  sien,  et,  ne  pouvant  plus  lutter,  elle  céda 
brusquement,  relevant  la  tête  avec  une  sorte  de  défi. 

—  Voyons,  se  disait-elle,  si  ces  prunelles  fixes  ne 
se  baisseront  pas  devant  les  miennes. 

Mais  en  heurtant  le  rayon  bleu  de  ce  regard,  elle 
se  sentit  saisie  par  une  fascination,  pénétrée  d'une 
flèche  aiguë,  dont  la  piqûre,  comme  celle  des  dards 
trempés  de  poison,  lui  infusait  une  flamme  dans  le 
sang . 

Ce  qu'elle  lisait,  dans  ce  regard  rivé  au  sien,  la 

17. 


298  LA    CONQIÈTE    DU    PARADIS 

subjuguait  tellement  qu'elle  laissait  les  minutes  s'en- 
voler sans  en  avoir  conscience  ;  malgré  l'extase  trem- 
blante où  il  noyait  sa  flamme,  ce  n'était  pas  là  le 
regard  d'un  esclave,  il  avait  un  éclat  dominateur,  une 
impérieuse  puissance,  qui  en  irritant  la  reine  l'atti- 
rait et  la  charmait.  Elle  sentait  que,  tout  en  l'ado- 
rant, cet  homme  saurait  la  protéger,  qu'appuyée  sur 
ce  cœur  elle  serait  plus  forte,  plus  reine,  mais  que 
pourtant  elle  aurait  un  maître;  et  elle  se  débattait 
contre  l'enchantement  que  cette  idée  lui  faisait 
éprouver,  essayant  de  se  révolter,  s'abrilant,  comme 
d'un  rempart,  de  toutes  les  impossibilités  qui  la  sépa 
raient  du  barbare. 

Mais  leurs  regards  se  jouaient  de  l'impossible  ; 
franchissant  tous  les  obstacles,  ils  s'unissaient  dans 
une  étreinte  délicieuse. 

Le  jeune  homme  ne  cherchait  même  pas  à  obtenir 
d'elle  un  mot.  Qu'aurait-elle  pu  dire?  La  parole,  mas- 
que de  la  pensée, démentirait  peut-être  ce  qu'avouaient 
si  passionnément  les  yeux  ;  et  il  voulait  emporter, 
sans  une  ombre,  le  souvenir  de  cet  éblouissement. 

D'un  geste  suppliant,  elle  le  repoussait,  et,  ne  pou- 
vant rompre  la  chaîne  de  ce  regard,  elle  se  voila  les 
yeux  avec  sa  main. 

Alors  il  s'enfuit,  écrasant  sur  ses  lèvres  une  fleur 
qu'il  arracha,  tandis  que  la  reine  chancelante  se 
reculait  lentement,  cherchant  un  appui,  jusqu'à  la 
statue  du  dieu  de  l'amour,  sur  laquelle  elle  s'appuya, 
la  tête  renversée. 

Et  Kama-Deva,  brandissant  son  arc  fleuri,  souriait 
sous  sa  mitre  d'or. 


XXIII 


CATASTROPHE 


C'est  la  nuit,  et  Bussy  tenant  à  la  main  son  épée, 
tonte  ternie  de  sang,  rentre  sous  sa  tente,  pâle, 
défait,  et  se  laisse  tomber  sur  un  siège,  d'un  air 
accablé. 

Un  affreux  malheur  est  arrivé  :  Mouzaffer-Cingh,  la 
cervelle  emportée,  est  couché  sur  l'étendard  royal,  et 
le  Dekan  n'a  plus  de  maître. 

Ainsi  que  Dupleix  le  prévoyait,  les  nababs  mécon- 
tents ont  saisi  le  plus  frivole  motif  pour  faire  éclater 
une  révolte.  Sous  prétexte  que  l'arrière-garde  de  cette 
immense  armée  qui  suivait  le  soubab,  en  traversant 
la  nababie  de  Kadapa,  a  endommagé  les  moissons, 
ils  ont  attaqué  la  partie  des  troupes  qui  escortait  le 
harem  du  roi,  et  aucune  injure  ne  pouvait  être  plus 
sanglante  que  celle-là,  les  femmes  étant  sacrées, 
même  pour  l'ennemi,  en  temps  de  guerre.  Hors  de 
lui,  à  la  nouvelle  d'un  tel  outrage,  le  soubab,  sans 
prendre  le  temps  de  prévenir  le  bataillon  français, 


300  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

s'est  élancé  sur  les  rebelles,  et  le  sort  des  armes  lui  a 
été  fatal;  la  pointe  d'une  javeline,  lancée  par  le  nabab 
de  Kanoul.  lui  perçant  le  crâne,  l'a  tué  raide. 

Le  roi  venait  d'être  vengé  par  les  Français,  tous 
les  nababs  étaient  morts  et  leurs  partisans  taillés  en 
pièces;  mais  l'œuvre,  si  laborieusement  édifiée,  s'ef- 
fondrait subitement,  la  France  n'avait  plus  aucune 
raison  de  s'entremettre  dans  les  affaires  du  Dekan. 
Tout  ce  beau  rêve  était  fini;  avant  même  d'avoir 
atteint  la  capitale,  le  roi  qu'on  escortait  n'était  plus 
qu'un  cadavre. 

Bussy,  plein  de  rage  et  de  douleur,  las  de  la 
furieuse  bataille,  dont  il  était  encore  haletant,  demeu- 
rait écrasé,  étourdi,  sous  la  brutalité  de  ce  malheur 
irréparable. 

Irréparable!  l'était-il  vraiment?  n'y  avait-il  aucune 
issue?  Bussy  ne  voulait  pas  l'admettre. 

N'était-ce  pas  bien  le  moment  de  montrer,  par  un 
trait  de  génie,  qu'il  méritait  la  confiance  que  le  gou- 
verneur avait  mise  en  lui? 

Et  il  restait  là  le  front  baissé,  mordant  ses  lèvres 
nerveusement,  le  regard  fixé,  sans  voir,  sur  un  point 
du  sol.  tandis  que  son  épée,  qu'il  tenait  toujours,  len- 
tement s'égouttait  sur  le  tapis. 

Tout  à  coup  il  se  leva  d'un  bond,  jetant  loin  de  lui 
l'arme  sanglante. 

—  Ah  !  non,  non,  pas  cela  !  je  ne  veux  pas  !  s'écria- 
t-il,  le  sacrifice  serait  trop  cruel! 

Pourtant  il  s'arrêta,  les  yeux  élargis,  comme  épou- 
vanté, se  reployant  dans  la  pensée  qu'il  aurait  voulu 
chasser. 


CATASTROPHE  •  301 

—  Ah!  j'ai  beau  me  débattre,  murmurait-il.  la 
solution  est  là;  c'est  le  seul  salut  possible,. ••  et  pour- 
tant cela  ne  sera  pas. 

Mais  il  éclata  d'un  rire  amer. 

—  Ah!  çà,  est-ce  que  vraiment  je  suis  capable 
d'hésiter  entre  mon  devoir  et  mon  bonheur? 

Et  il  se  mit  à  marcher  à  grands  pas,  serrant  son 
front  dans  ses  mains. 

—  Eh  bien!  oui,  j'hésite,  cria-t-il,  ou  plutôt  je  n'hé- 
site pas;  que  m'importe  le  monde  et  ses  ambitions? 
je  ne  serai  pas  assez  fou  pour  élever  moi-même  un 
rival  détesté,  je  ne  ferai  pas  de  Salabet-Cingh  un  roi. 

Il  s'arrêta  effrayé  du  son  de  sa  voix. 
Au  dehors,  on  entendait  un  bruit  confus,  comme 
l'agitation  d'une  foule. 

—  Pourvu  que  cette  pensée  ne  soit  venue  à  nul 
autre  qu'à  moi,  se  disait-il. 

A  ce  moment,  le  rideau  de  la  tente  s'écarta  et  une 
grande  figure  blanche  s'avança,  en  le  laissant  retom- 
ber. C'était  Rugoonat  Dat,  le  vizir  du  roi  défunt. 

Il  avait  dénoué  ses  cheveux,  en  signe  de  deuil,  mais 
il  gardait  une  expression  ferme  et  calme. 

—  La  mort  est  une  caravane  en  marche  dont  tous 
nous  faisons  partie,  dit-il  ;  l'éparpillement  c'est  la  fin 
des  amas,  les  élévations  s'écroulent,  les  assemblages 
se  séparent,  le  trépas  finit  la  vie.  Nous  étions  tout, 
nous  ne  sommes  plus  rien.  Mais  sur  les  ruines  s'élève 
le  palmier,  et  sur  le  malheur  peut  refleurir  l'espoir. 
Je  suis  sûr,  mon  fils,  que  tu  as  eu  la  même  pensée  que 
moi,  et  je  viens,  si  je  puis  t'être  utile,  me  mettre  à  ta 
disposition. 


302  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

—  En  effet,  mon  père,  dit  Bussy,  gêné  par  le 
regard  du  brahmane,  qui  semblait  lire  dans  son 
esprit,  je  crois  avoir  trouvé  ce  qui,  peut-être,  nous 
sauvera. 

—  Ne  dit  pas  peut-être,  car  rien  n'est  plus  certain, 
s'écria  le  vizir;  tu  es  tout-puissant  ici;  ce  que  tu  déci- 
deras sera  accepté  sans  murmure.  Salabet-Cingh,  pré- 
senté par  toi,  sera  proclamé  roi  avec  enthousiasme, 
et  la  mort  de  Mouzaffer,  loin  d'être  un  malheur  pour 
la  France,  servira  ses  ambitions,  car  le  nouveau 
soubab,  créé  par  toi,  lui  sera  plus  dévoué  encore  et 
plus  soumis  que  l'autre. 

—  Mais  nous  déshéritons  les  enfants  de  Mouzaffer, 
dit  Bussy,  n'est-ce  pas  injuste? 

—  Avec  des  enfants  en  bas  âge,  une  régence  tiraillée 
en  tous  sens,  que  veux-tu  que  devienne  le  royaume? 
Les  complots  et  les  révolutions  seront  aussi  nombreux 
que  les  jours,  et  rien  de  stable  ne  pourra  s'établir; 
tandis  qu'avec  Salabet-Cingh,  un  des  plus  proches 
héritiers  du  trône,  tu  assures  une  longue  paix  au 
Dekan.  N'hésite  pas,  mon  fils,  je  t'en  conjure,  le 
sacrifice  te  sera  compté. 

—  11  n'y  a  pas  de  sacrifice  à  bien  servir  son  pays, 
dit  fièrement  Bussy,  irrité  de  se  sentir  deviné.  Ai-je 
hésité?  c'est  alors  par  un  de  ces  mouvements  instinc- 
tifs, pareil  à  cette  révolte  physique,  d'un  instant, 
qu'éprouve  le  condamné  contre  une  mort  que  son 
esprit  accepte.  Quelle  est  l'attitude  de  l'armée? 

—  Une  grande  agitation,  dit  le  vizir;  entends-tu 
ces  rumeurs?  l'inquiétude  des  umaras  est  extrême; 
mais  on  attend  de  voir  ce  que  décidera  le  comman- 


CATASTROPHE  303 

dant  français;  s'il  se  relire,  le  pillage  est  décidé,  car 
on  ne  sait  plus  qui  doit  payer  la  solde  des  troupes. 

—  Hàtons-nous  donc,  dit  Bussy;  qu'on  assemble 
les  umaras  et  tout  le  conseil. 

Une  heure  plus  tard,  il  quittait  le  Divan  et,  accom- 
pagné de  sa  garde  d'honneur,  se  rendait,  avec  le 
grand  vizir,  à  la  tente  de  Salabet-Cingh. 

Bussy  était  si  pâle  et  si  grave  que  le  jeune  prince 
eut  un  mouvement  d'effroi  en  le  voyant  entrer. 

Il  se  leva  vivement,  l'interrogeant  avec  anxiété  du 
regard. 

Le  marquis  s'inclina  profondément. 

—  Sayet-Mahomet-Khan,  Assef-Daoula,  Bâhâdour, 
Salabet-Cingh,  prononca-t-il  d'une  voix  ferme,  au 
nom  du  gouverneur  de  l'Inde  française,  nabab  hono- 
raire du  Carnatic,  au  nom  de  la  noblesse,  des  umaras 
et  de  toute  l'armée  hindoue,  je  te  salue  roi  de  Dekan. 

Et  s'avançant  de  quelques  pas,  il  ploya  le  genou 
devant  le  prince  et  lui  baisa  la  main. 

Salabet,  tout  tremblant,  le  retint,  attachant  sur  lui 
un  regard  égaré. 

—  Toi!  balbutia-t-il.  C'est  toi  qui  me  fais  roi!  Tu 
n'as  donc  pas  oublié  notre  alliance?  Moi  soubab! 
C'était  ce  pressentiment  qui  me  poussait  vers  toi  par 
une  si  vive  sympathie.  Mais  je  rêve,  n'est-ce  pas? 
Grand  vizir,  dis-moi,  je  t'en  prie,  suis-je  éveillé? 

—  Victoire  au  roi  !  s'écria  le  brahmane  ;  que  Ta 
Majesté  prête  l'oreille,  n'entend-elle  pas  son  peuple 
qui  l'acclame  déjà? 

La  nouvelle  se  répandait  et,  en  effet,  des  cris  et  des 
vivats  éclataient  au  dehors. 


30i  LA  CONQUÊTE  DU  PARADIS 

—  Est-ce  possible!  Je  suis  roi!  murmurait  Salabet- 
Cingh;  à  l'angoisse  de  la  captivité  succède  brusque- 
ment Téblouissement  du  trône;  cette  émotion  trop 

violente  m'étouffe Ah!  Bussy,  je  meurs!   cria-t-il 

en  battant  l'air  de  ses  mains. 

Le  marquis  le  reçut  dans  ses  bras,  complètement 
évanoui. 

—  IVIon  fds,  dit  Rugoonat  Dat,  en  s'avançant  vers 
Bussy,  ce  prince  faible,  et  sensible  comme  une  femme, 
sera  entre  nos  mains  une  cire  molle,  un  instrument 
docile;  sa  reconnaissance  ne  se  démentira  pas,  et 
c'est  en  toi  que  je  salue,  aujourd'hui,  le  véritable  roi 
du  Dekan! 


XXIV 


LE    PALAIS 


Salabet-Ging,  triomphalement,  avait  fait  son  entrée 
à  Aurengabad,  et,  après  un  mois  écoulé,  les  fêtes 
splendides  de  son  avènement  continuaient  d'enchanter 
tout  le  pays  de  Golconde. 

Sous  le  prétexte  de  mieux  protéger  la  ville,  mais 
en  réalité  pour  la  tenir  sous  ses  canons,  et  rester  le 
maître  en  toutes  circonstances,  Bussy  avait  installé 
sa  petite  armée  dans  la  forteresse,  qui  dominait  toute 
la  cité.  Il  avait  établi,  parmi  ses  hommes,  une  sévère 
discipline,  pour  sauvegarder,  aux  yeux  des  Maures, 
en  évitant  tout  excès,  la  dignité  et  le  prestige  du 
soldat  français.  Mais,  dans  l'intérieur  du  fort,  il  n'y 
avait  pas  d'habitation  digne  du  rang  que  devait  tenir 
le  favori  du  roi,  et  Salabet  s'était  réservé  le  plaisir 
de  lui  choisir  lui-même  sa  résidence. 

C'est  pourquoi,  ce  jour-là,  Bussy,  qui  avait  auprès 
de  lui  Kerjean,  son  second  dans  cette  expédition, 
vit  s'avancer  vers  lui.  majestueusement,  un  hadjib 


30G  LA    CONQUÊTE   DU   PARADIS 

du   palais,  qui   frappait  le   sol  de  sa  haute  canne 
d'argent. 

—  Que  nous  veut  ce  maître  des  cérémonies?  dit 
Kerjean. 

Le  personnage,  un  vieillard,  somptueusement  vêtu, 
coifFé  d'un  turban  cramoisi,  brodé  d'or,  et  qui  avait  la 
barbe  teinte  en  pourpre,  mit  la  main  sur  son  front  et 
s'inclina  devant  le  marquis. 

—  Le  salut  soit  avec  toi,  maître  de  nos  destinées! 
dit-il.  Te  plait-il  de  me  suivre,  selon  le  désir  du  roi, 
là  où  je  dois  te  conduire? 

—  Avec  toi  soit  le  salut,  dit  Bussy;  je  suis  le  sujet 
très  obéissant  de  Sa  Majesté.  Venez-vous?  Kerjean, 
ajouta-t-il  en  se  tournant  vers  son  ami,  voyons  quelle 
surprise  on  nous  ménage. 

Dans  la  cour,  un  cortège  nombreux  s'entassait,  et 
la  confusion  était  extrême.  Les  jeunes  gens  montè- 
rent à  cheval;  le  hadjib  rentra  dans  son  palanquin; 
mais  on  eut  grand'peine  à  rétablir  l'ordre  et  à  reformer 
le  défilé.  Passant  la  moitié  de  son  corps  hors  de  la 
litière,  avec  des  gestes  véhéments,  le  hadjib  s'égosil- 
lait à  crier  des  recommandations,  qui  se  perdaient  au 
milieu  des  cris,  des  piaffements,  du  grognement  des 
éléphants,  agacés  par  le  voisinage  des  chevaux  dont 
la  présence  les  irrite  toujours.  Enfin,  on  parvint  à 
reprendre  la  file,  et  l'escorte  se  mit  en  marche. 

—  Comment!  dit  Kerjean,  les  timbales  royales!  des 
hérauts,  des  gardes,  des  éléphants!  Ce  cortège  est 
plus  magnifique  que  celui  du  grand  vizir. 

—  C'est  un  attirail  bien  gênant,  si  on  était  pressé, 
dit  le  marquis,  en  riant. 


LE   PALAIS  307 

On  s'enfonça  dans  des  rues  étroites  à  pentes  raides, 
dont  les  murs  blancs,  aux  rares  ouvertures,  étaient 
coupés  d'ombres  anguleuses.  Parfois  même  les  mai- 
sons étaient  si  rapprochées  que  les  éléphants,  trop 
larges,  faisaient  craquer  les  moucharabis  de  bois  à 
jour,  saillant  des  murs,  les  emportant  à  moitié.  Puis 
on  déboucha  sur  de  belles  places,  ombragées,  et  ra- 
fraîchies de  fontaines.  On  s'engagea  dans  de  larges 
avenues  bordées  de  jardins  et  de  palais.  Les  hérauts, 
qui  marchaient  en  tête,  criaient  des  paroles  que  Bussy, 
trop  éloigné,  ne  pouvait  entendre,  mais  qui  faisaient 
se  prosterner  le  front  contre  terre,  toute  la  popula- 
tion gracieuse  et  bariolée  que  l'on  rencontrait. 

—  Qu'est-ce  donc  qui  leur  prend?  dit  le  marquis, 
pourquoi  se  jettent-ils  tous  à  plat  ventre? 

—  Mon  cher,  on  vous  rend  les  honneurs  royaux, 
répondit  Kerjean  ;  les  timbales  battent  comme  pour  le 
roi;  Salabet  ne  cesse  de  répéter,  d'ailleurs,  que  vous 
êtes  son  frère  aîné,  que  le  roi  est  au-dessus  de  tous, 
mais  que  Bussy  est  au-dessus  du  roi;  qu'il  a  reçu  son 
trône  de  vous  et  de  son  oncle  Dupleix.  et  qu'il  ne  peut 
rien  sans  votre  assentiment. 

—  Acceptons  ces  honneurs  au  nom  de  la  France  ; 
nous  n'avons  rien  fait  que  pour  sa  gloire,  dit  Bussy. 

—  Certes,  vous  pouvez  accepter,  car  tout  cela  vous 
est  bien  dû,  et  le  roi  sait  assez  que  son  trône  n'est 
solide  qu'appuyé  sur  vous.  Sans  doute  les  hérauts 
crient,  par  son  ordre,  qu'on  doit  vous  traiter  comme 
lui-même. 

Le  cortège  atteignit  une  esplanade,  entourée  d'ar- 
bres, au  bout  de  laquelle  apparut  un  palais  de  marbre 


308  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

blanc,  si  gigantesque  et  si  majestueusement  superbe 
que  Bussy  ne  put  retenir  un  cri  d'admiration. 

Le  style  noble  et  les  proportions  exquises  de  ce 
palais  lui  donnaient  un  charme  inexprimable.  Trois 
étages  de  galeries  se  superposaient,  creusant  des 
ombres  douces  dans  la  blancheur  onctueuse  du  mar- 
bre, et  elles  étaient  formées  de  colonnes  et  de  colon- 
nettes  de  plus  en  plus  légères  à  mesure  qu'elles  s'éle- 
vaient; des  dômes,  des  tours  octogones,  des  flèches, 
des  clochetons  gracieux  dominaient  l'édifice;  le  tout 
sculpté,  fouillé,  ajouré  comme  des  dentelles. 

La  porte,  ogivale,  plus  haute  qu'un  arc  de  triomphe, 
avait  sa  façade  revêtue  d'émaux  couleur  de  turquoise, 
traversés  de  fleurs  et  de  lettres  d'or,  et  l'intérieur  de 
la  voûte  pavé  de  faïences  des  nuances  les  plus  déli- 
cates. Au-dessus  de  la  corniche  se  déployaient  les  plis 
frangés  d'or  du  drapeau  de  la  France  caressant  le 
blason  de  Bussy  sculpté  sous  la  couronne  de  marquis. 
Il  portait  d'argent,  à  une  fasce  de  gueules,  chargée 
de  trois  boucles  d'or  à  l'antique,  l'ardillon  posé  en 
pal. 

Le  canon  tonna  au  moment  où  Bussy  franchissait 
l'ogive,  et  le  hadjib,  qui  l'avait  devancé,  le  reçut  au 
seuil  de  la  cour,  le  front  incliné,  les  bras  croisés  sur 
la  poitrine. 

—  Soutien  du  Monde,  qu'Allah  te  couvre  de  ses 
grâces!  dit-il,  sois  le  bienvenu  dans  ton  palais. 

—  Voilà  un  cadeau  vraiment  royal  !  s'écria  Kerjean, 
qui  le  nez  levé,  tournant  la  tête  de  tous  côtés,  ne  se 
lassait  pas  d'admirer.  Je  crois  que  c'est  la  résidence 
même  du  Grand  Mogol,  Aureng-Zeb;  mais  on  la  disait 


LE    PALAIS  309 

en  ruine;  comment  a-t-elle  pu,  en  si  peu  de  temps, 
retrouver  toute  sa  jeunesse? 

A  l'entour  de  la  cour  d'honneur,  était  rangée  une 
armée  d'esclaves,  de  serviteurs,  de  gardes,  qui  tous 
se  prosternèrent  quand  le  maître  parut.  Puis  précédés 
du  hadjib  infatigable,  le  marquis  et  son  ami  errèrent 
à  travers  les  merveilles  du  palais,  durant  des  heures. 

Ils  virent  les  luxueuses  écuries,  aux  colonnades  de 
porphyre,  peuplées  de  chevaux  des  plus  belles  races; 
les  étables  pleines  de  bœufs  blancs  et  de  zébus  de 
trait;  le  parc  aux  éléphants,  où  Ganésa,  installé  à  la 
meilleure  place,  reconnaissant  son  maître,  le  salua 
d'un  grognement  tendre  en  agitant  ses  oreilles;  et, 
de  cour  en  cour,  des  jardins  aux  terrasses,  des  galeries 
aux  appartements,  ils  allèrent,  saouls  de  merveilles, 
jusqu'à  ce  que  Bussy,  épuisé  de  fatigue,  se  laissât  tom- 
ber sur  un  divan,  dans  une  petite  salle  éblouissante, 
qui  valait,  certes,  la  peine  d'être  admirée  en  détail. 

—  Ma  foi,  je  suis  à  bout  d'admiration,  et  je  reste  ici, 
s'écria-t-il,  dans  cette  chambre  qui  tient  vraiment  de 
la  féerie;  j'avoue  ne  rien  comprendre  à  ce  que  je  vois: 
sommes-nous  dans  l'intérieur  d'un  diamant? 

—  Je  suis  affolé  et  écrasé,  dit  Kerjean,  qui  s'affaissa 
sur  des  coussins  ;  ces  splendeurs  dépassent  la  mesure 
humaine  et  donnent  le  sentiment  de  leur  vanité,  par 
l'impossibilité  où  elles  mettent  de  les  embrasser  tou- 
tes; l'homme  est  ici  trop  petit  pour  son  œuvre.  Quant 
à  ce  que  nous  voyons  à  présent,  je  ne  me  l'explique 
pas  plus  que  vous,  je  croyais  avoir  une  hallucination. 

Le  hadjib,  souriant,  se  frottait  les  mains,  en  lisant 
sur  leur  visage  la  surprise  des  deux  jeunes  Français. 


310  LA  CONQUÊTE  DU  PARADIS 

—  Nobles  seigneurs,  dit-il,  ceci  est  une  nouveauté 
qui  nous  vient  de  Perse,  et  la  Lumière  du  Monde  a 
été  heureuse  de  pouvoir  offrir,  à  son  frère  glorieux, 
un  ouvrage  en  ce  curieux,  style,  qu'on  appelle  Mor- 
ganèse,  et  que  les  ouvriers  persans  sont  seuls  capa- 
bles d'exécuter. 

En  pénétrant  dans  cette  salle,  on  était  comme  pris 
dans  un  filet  fait  de  rayons;  les  murailles,  le  plafond 
creusé  en  coupole,  paraissaient  ruisseler,  flamber  ; 
c'était  partout  une  palpitation  vivante,  un  jeu  perpé- 
tuel de  lueurs.  Les  fleurs  des  tapis,  les  couleurs  du 
vitrail  emprisonné  entre  deux  châssis  de  bois  de 
santal  découpé  à  jour,  se  répercutaient  en  mille  feux; 
et  le  moindre  mouvement  éveillait  un  tumulte  de 
lumière  :  des  frissons,  des  éclairs,  des  scintillements 
s'entrecroisaient  ;  on  croyait  voir  de  l'argent  en  fusion, 
des  pierreries  remuées  à  poignées,  des  pléiades 
d'étoiles,  de  l'eau  traversée  de  soleil. 

Bussy  s'amusait  à  remuer  les  doigts  pour  faire 
naître  cetre  agitation  éblouissante,  cherchant  à  com- 
prendre comment  se  produisait  une  telle  magie,  mais 
le  véritable  aspect  des  parois  échappait  aux  regards, 
sous  ce  continuel  frémissement,  et  il  était  impossible 
de  deviner  de  quelle  matière  elles  étaient  faites. 

—  Allons,  hadjib,  s'écria  le  marquis,  révèle-nous  le 
mystère,  nous  sommes  incapables  de  le  pénétrer. 

Le  hadjib,  très  fier,  se  redressa,  appuyé  des  deux 
mains  sur  sa  haute  canne. 

—  Soleil  de  nos  yeux,  dit-il,  voici  le  secret  :  les 
murs,  par  un  travail  difficile  et  minutieux,  sont 
sculptés  en  milliers  de  facettes,  pareilles  à  celles  des 


LE    PALAIS  311 

pierreries  et,  à  l'aide  du  sérich,  qui  est  un  enduit 
particulier,  revêtus  de  petits  miroirs  triangulaires, 
très  purs  et  parfaitement  rejoints  En  se  reflétant  à 
l'infini  les  uns  dans  les  autres,  ces  clairs  miroirs  don- 
nent cet  éblouissement  incroyable  de  diamants  et  de 
flammes. 

—  C'est  admirable!  dit  Kerjean  qui  alla  tàter  la 
muraille  du  bout  des  doigts;  on  a  peur  de  se  brûler 
en  y  touchant. 

Le  hadjib  présenta  à  Bussy  une  clef  d'or,  et  attira 
son  attention  sur  un  coffre  d'ébène  sculpté,  posé  sur 
un  socle  de  velours  : 

—  Daigne  ouvrir  cette  boite,  dit-il,  elle  mérite  un 
de  tes  regards. 

Le  marquis  s'approcha  du  coffre.  Un  serpent  d'or, 
tordant  ses  anneaux  finement  ciselés,  formait  comme 
une  poignée  sur  le  couvercle,  puis,  s'allongeant, 
redescendait  sur  un  des  côtés,  et  la  tête  mobile  cachait 
la  serrure.  Au  miUeu  des  arabesques  qui  fouillaient 
le  bois,  un  quatrain  était  gravé.  Bussy  s'arrêta  à  le 
lire  : 

Ce  coffre  est  clos. 

Tu  ne  peux  savoir  s'il  contient  des  perles,  de  l'or,  ou 
des  choses  viles. 

Pourtant  ne  dit-on  pas  que,  toujours,  les  serpents  se 
couchent  au-dessus  des  trésors? 

Si  le  coffre  ne  contient  pas  des  joyaux,  pourquoi  donc, 
sur  le  couvercle,  un  serpent  déroule-t-il  ses  anneaux? 

En  souriant,  le  jeune  homme  souleva  la  tête  du  rep- 
tile et  ouvrit  la  boîte!  Elle  enfermait,  en  effet,  un 


312  LA  CONQUÊTE  DU  PARADIS 

trésor,  car  elle  était  pleine  jusqu'au  bord  de  magnifi- 
ques pierreries,  brutes  ou  taillées,  mais  sans  mon- 
tures. Rubis,  émeraudes,  perles,  saphirs,  turquoises, 
qui  se  mêlaient  aux  merveilleux  diamants  de  Gol- 
conde. 

A  l'intérieur  du  couvercle  était  fixé  par  un  ruban  un 
parchemin  roulé,  Bussy  le  prit  et  le  déroula.  C'était 
l'acte,  scellé  du  sceau  royal,  qui  l'instituait  légitime 
possesseur  de  ce  palais,  avec  ses  dépendances,  ses 
droits,  ses  revenus,  les  esclaves,  les  trésors  et  tout 
ce  qu'il  contenait.  Il  referma  le  coffre  en  poussant  un 
profond  soupir.  Sa  haine,  pour  son  tout-puissant 
rival,  chancelait  devant  tant  de  générosité;  toutes 
ces  richesses,  tous  ces  honneurs  ne  le  faisaient-ils 
pas  l'égal  d'une  reine?  Pourtant  celui  qui  le  comblait 
ainsi  restait  pour  lui  l'obstacle,  l'ennemi. 

Sous  la  main  du  hadjib  le  vitrail  s'était  écarté,  et 
par  la  large  baie  on  découvrait  le  paysage.  De  ce 
point,  la  vue  s'étendait  à  l'infini,  sous  le  ciel  incan- 
descent. 

C'était  d'abord  comme  une  mer  de  verdure  où  la 
ville  était  submergée  ;  les  terrasses  de  marbre  et  les 
palais  y  formaient  des  îles;  les  coupoles  des  mos- 
quées, les  fins  minarets,  si  audacieusement  élevés, 
dominaient  tout  ce  moutonnement  d'arbres,  que  les 
remparts,  entrecoupés  de  grosses  tours  rondes,  enfer- 
maient d'une  ceinture  claire.  Puis,  au  delà  d'Auren- 
gabad,  la  plaine,  où  frissonnait  une  poussière  d'or, 
apparaissait  avec  ses  vallonnements,  ses  cultures,  ses 
cours  d'eau,  et,  tout  au  loin,  des  montagnes,  couleur 
de  lapis  et  d'améthyste,  fermaient  l'horizon. 


LE    PALAIS  313 

Le  hadjib,  du  bout  de  son  doigt  maigre,  indiquait 
les  monuments  intéressants  :  le  palais  royal,  la  grande 
mosquée,  la  résidence  du  vizir,  les  écoles,  les  bazars, 
les  marchés.  D'un  léger  mouvement  il  parcourait  de 
grands  espaces.  Il  fut  interrompu  par  un  messager 
qui  entra  dans  la  salle.  Bussy  se  retourna  vivement 
et  vit  s'avancer  vers  lui  un  page  du  roi  qui,  s'age- 
nouillant,  lui  remit  une  lettre  : 

«  Je  te  salue  dans  ton  palais,  mon  frère  bien-aimé, 
disait  Salabet-Cingh  ;  que  le  bonheur,  en  même  temps 
que  toi,  en  franchisse  la  porte  !  » 

Bussy,  très  ému,  resta  longtemps  absorbé;  puis  il 
se  leva  et  sortit  avec  une  suite  peu  nombreuse  pour 
aller  remercier  le  roi. 

En  chemin,  il  remarqua  un  petit  rassemblement 
d'indigènes,  qui  semblaient  murmurer  contre  un  gre- 
nadier, qui  s'éloignait  tranquillement,  en  ayant  l'air 
de  les  narguer.  Bussy  envoya  un  de  ses  gardes  s'in- 
former de  ce  qui  se  passait. 

—  Ce  grenadier  a  cueilli  une  orange  à  travers  la 
palissade  d'un  jardin,  dit  le  garde  en  revenant,  et  le 
jardinier  crie  qu'il  se  plaindra  au  général,  dont  la 
défense  de  rien  prendre  sans  payer,  est  connue. 

—  Il  a  pardieu  raison,  et  justice  lui  sera  faite, 
s'écria  le  marquis;  qu'on  m'amène  ce  grenadier. 

Le  soldat  s'avança  ayant  encore  dans  la  main  des 
morceaux  du  fruit. 

—  Est-ce  vrai  que  tu  as  pris  cette  orange? 

—  C'est  vrai,  dit  le  coupable  en  baissant  la  tête, 
j'avais  soif,  elle  était  à  portée  de  ma  main,  je  l'ai 
prise. 

18 


314  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

—  Veux-tu  donc  faire  passer  pour  des  voleurs  ceux 
qui  ont  su  donner  des  royaumes'.'  Je  te  condamne  à 
payer  cent  roupies  cette  orange,  que  tu  aurais  pu 
avoir  pour  un  sol. 

—  C'est  juste,  tu  nous  as  faits  assez  riches  pour  que 
je  puisse  payer  ma  faute. 

—  Allons,  puisque  tu  regrettes  cette  faute,  je  prends 
à  mon  compte  la  moitié  de  l'amende,  dit  Bussy;  mais 
n'oublie  jamais  que  j'entends  que  les  Français  se  fas- 
sent autant  aimer  pour  leur  courtoisie  qu'ils  se  sont 
fait  craindre  pour  leur  valeur. 


XXV 


LE    FIANCÉ 


Bussy  est  dans  la  chambre  persane  —  dans  son 
diamant  creux,  comme  il  l'appelle  —  étendu  sur  un 
divan,  devant  la  fenêtre  ouverte,  et  fume  lentement 
le  houka  parfumé  d'eau  de  rose. 

Il  est  seul,  mais,  dans  les  salles  voisines,  des 
pages  attentifs  sont  prêts  à  répondre  à  son  plus  léger 
appel. 

Engourdi  par  une  rêverie,  il  suit  vaguement  des 
yeux  les  légers  voiles  de  fumée  bleue  qui  s'envolent 
par  la  fenêtre,  vont  se  déchirer  au  sommet  des  pal- 
miers, puis  s'évaporent;  alors  ses  regards  flottent, 
par  delà  les  jardins  du  palais,  sur  l'immensité  de  la 
ville,  toute  noyée  de  lumière,  sous  ses  hauts  mina- 
rets, flamboyants  au  soleil  comme  de  grands  flam- 
beaux, et  ses  nuées  d'oiseaux  voraces,  qui  tournoient 
sans  cesse. 

Le  marquis  songe  à  ces  aventures  singulières  qui 
l'ont  conduit  si  rapidement  au  faîte  de  la  gloire;  Sata- 


316  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

Nanda,  le  savant  fakir,  ne  s'est  pas  trompé  :  les  plus 
folles  ambitions  du  capitaine  des  volontaires  sont 
surpassées.  Son  palais,  avec  ses  jardins,  occupe  une 
superficie  de  plus  d'une  lieue;  il  ne  sait  pas  le  nom- 
bre de  ses  esclaves  :  s'il  sort,  enveloppé  du  nuage 
odorant  qui  s'échappe  des  cassolettes,  tout  un  peuple 
s'agenouille.  L'Inde  l'acclame  et  la  France  le  bénit; 
car  ses  triomphes  sont  doubles  :  il  est  général,  che- 
valier de  Saint- Louis  ,  en  même  temps  qu'il  est 
nabab  et  honoré  des  titres  les  plus  rares.  Son  nom 
est  plus  pompeux  encore  que  celui  de  Salabet,  car  on 
l'appelle  aujourd'hui  :  le  nabab  Bussy-Bâhâdour, 
Humdet-el-Molouk,  Saïfet-Daula,  Gazamfer-Cingh,  ce 
qui  signifie  :  Le  Plus  Important  des  Rois,  le  Glaive 
de  l'Etat,  le  Lion  des  Lions.  Il  a  même  reçu  du  Grand 
Mogol,  Alemguir  II,  qui  vient  de  succéder  à  Achmet, 
une  lettre  extrêmement  flatteuse  dans  laquelle  «  Sa 
Toute-Puissance  »  confirme  les  titres  dont  «  le  très 
digne  de  sa  faveur  »  a  été  investi,  et  l'invite  à  la 
venir  visiter  à  Delhi. 

Mais  au-dessus  de  toutes  ces  vanités  qui  ne  font 
qu'amuser  son  orgueil,  il  y  a  pour  le  jeune  homme 
ce  bonheur  profond  de  se  savoir  aimé  en  secret,  et  de 
l'avoir  été  même  avant  que  l'éclat  de  ces  grandeurs 
fût  venu  lui  donner  son  prestige.  Maintenant  qu'il  est 
son  égal,  la  fière  Ourvaci  laissera-t-elle  enfin  s'envoler 
en  plein  ciel  cet  amour  qu'elle  garde  si  tyrannique- 
ment  captif?  entendra-t-il  un  jour  ses  lèvres  déli- 
cieuses lui  confirmer  l'aveu  que  ce  beau  regard  a 
laissé  rayonner  sur  lui?  Qu'arrivera-t-il  encore?  Il  se 
plaît  à  édifier  l'avenir,  repoussant  la  sourde  inquié- 


LE   FIANCÉ  317 

tilde  qui  l'obsède  :  le  danger  imminent  de  ce  mariage, 
dont  la  seule  pensée  lui  donne  des  frissons  glacés; 
mais  il  éloigne  ces  terreurs;  il  est  aimé  et  ne  veut 
rien  savoir  de  plus. 

A  présent,  il  ferme  les  yeux,  pour  mieux  s'enfoncer 
dans  son  rêve,  pour  laisser  les.  chères  visions  qui  le 
font  vivre,  apparaître  plus  lumineusement. 

C'est  ainsi  qu'il  trompe  les  heures,  heureux  de  ces 
illusions,  auxquelles  le  tabac  qu'il  fume,  trempé 
d'opium,  donne  une  vivacité  extrême. 

Une  fanfare  éclatante  vient  tout  à  coup  l'arracher  à 
son  rêve,  avec  une  secousse  douloureuse;  il  rouvre  les 
yeux,  à  regret. 

—  Qu'est-ce  donc?  dit-il.  Les  troupes  musul- 
manes, sans  doute,  qui  reviennent  du  champ  de 
manoeuvres. 

Une  revue  a  lieu,  ce  jour-là,  de  tous  les  cavaliers 
hindous,  et  Bussy  s'est  abstenu  d'y  assister,  pour 
laisser  le  roi  briller  seul,  car  il  évite  autant  que  pos- 
sible de  le  blesser,  en  montrant  la  dépendance  dans 
laquelle  il  le  tient,  lui  laisse  toutes  les  apparences 
du  pouvoir  et  déguise  toujours  les  ordres  qu'il  donne 
sous  forme  de  conseils  ou  de  prières. 

Un  page  a  soulevé  une  portière  : 

—  Des  hérauts  viennent  d'annoncer  que  Sa  Majesté 
le  roi  sera  ici  dans  quelques  instants,  pour  rendre 
visite  à  Ta  Grandeur,  dit-il. 

—  Le  roi?  ici! 

Bussy  s'est  levé  vivement;  il  donne  des  ordres  pour 
la  réception  :  les  canons  du  portail  doivent  tirer  ;  les 
garaouls  en  haie  dans  la  cour,  les  bayadères  avec  des 

<8. 


318  LA  coNQrÈTP:  du  paradis 

guirlandes  de  fleurs....  Mais  il  n'a  pas  le  temps  d'ache- 
ver, un  autre  page  écarte  la  draperie  et  crie  : 

—  Le   très  magnanime    padischah  Salabet-Cingh. 
Et  le  jeune  roi,  riant  de  la  surprise  qu'il   cause, 

s'avance  rapidement,  dans  sa  parure  guerrière,  toute 
scintillante  de  pierreries. 

Le  marquis  veut  ployer  le  genou,  mais  Salabet  le 
retient  et  l'embrasse. 

—  J'avais  peur  de  te  trouver  malade;  en  ne  te 
voyant  pas  assister  au  défilé,  j'étais  inquiet,  dit  le 
roi  ;  et  puis  j'ai  à  te  parler.  Mais  cette  poussière  que 
soulevaient  les  chevaux  m'a  donné  une  soif  terrible  ; 
fais  venir  des  sorbets,  et  qu'ensuite  on  nous  laisse 
seuls. 

Salabet  se  jeta  sur  le  divan  avec  un  soupir  de  lassi- 
tude. 

—  Quel  honneur  et  quelle  confusion  !  dit  Bussy.  Te 
recevoir  chez  moi,  et  être  si  peu  préparé  à  le  faire 
dignement. 

—  J'aime  beaucoup  à  taquiner  mes  amis,  en  arri- 
vant chez  eux,  sans  être  annoncé,  comme   un  ami. 

Il  tira  quelques  bouffées  du  houka,  qui  brûlait  encore. 

—  Ah!  Gazamfer,  trop  d'opium!  s'écria-t-il.  Tu  te 
feras  mal.  Il  faut  que  je  t'envoie  de  mon  tabac  d'Is- 
pahan,  qui  ressemble  aux  blondes  chevelures  des 
Occidentales.  N'es-tu  donc  pas  heureux,  que  tu  cher- 
ches le  rêve?  ajouta-t-il  en  regardant  attentivement 
Bussy. 

—  Je  serais  donc  fou!  répondit  le  marquis  évasi- 
vement.  Et  il  offrit  au  roi  les  boissons  fraîches  qu'on 
venait  d'apporter. 


LE    FIANCÉ  319 

Le  marquis  voulut  s'asseoir  sur  un  tabouret,  mais 
le  roi  l'attira  auprès  de  lui. 

—  Ah  !  Bussy,  dit-il  en  soupirant,  tu  ne  m'aimes 
pas! 

Et  comme  le  jeune  homme  protestait,  le  roi  secoua 
la  tête. 

—  Non,  dit-il,  je  le  sais,  tu  m'as  donné  un  trône, 
mais  tu  me  refuses  ton  amitié.  Pourquoi?  Je  ne  puis 
le  deviner. 

—  Ai-je  manqué  en  quelque  chose  à  mon  roi? 
s'écria  Bussy. 

—  Oh!  jamais!  cette  aversion  se  voile  d'une  cour- 
toisie parfaite.  Ton  cœur  est  comme  mon  bouclier, 
tout  couvert  d'un  réseau  de  perles,  brodé  de  fleurs  et 
d'oiseaux  de  diamants,  mais  sous  son  doux  aspect, 
dur  et  impénétrable. 

Le  roi  se  penchait,  regardait  Bussy  dans  les  yeux  : 

—  Qui  sait  si  sa  froideur  n'abrite  pas  un  sentiment 
plus  précieux  que  la  vie,  protégée  par  le  métal  que 
cachent  les  pierreries  ? 

Il  l'interrogeait  comme  s'il  eût  voulu  provoquer  un 
aveu;  mais,  sous  l'invincible  dureté  du  regard  clair 
qui  répondait  au  sien,  il  se  rejeta  en  arriére  : 

—  Ah!  toujours  cette  neige  étincelante,  que  rien 
ne  réchauffe!  s'écria-t-il  avec  douleur. 

Mais  il  revint  aussitôt  et,  d'un  mouvement  affec- 
tueux, lui  prit  la  main. 

—  Malgré  tout,  je  n'ai  confiance  qu'en  toi,  dit-il,  et 
puisque  tu  t'ennuies  près  de  moi,  je  veux  t'envoyer 
en  ambassade. 

—  En  ambassade!  Où  cela?  s'écria  Bussy,  sentant 


320  LA  CONQUÊTE  DU  PARADIS 

venir  le  coup,  et  cherchant  à  dégager  sa  main  qui,  se 
glaçant,  trahissait  son  émotion. 

—  Il  faut  que  tu  ailles  saluer  pour  moi  la  future 
reine  du  Dekan,  en  lui  rappelant  les  promesses  de 
notre  enfance,  que  nous  n'avons  que  trop  tardé  à  tenir. 

Involontairement  Bussy  serra  d'une  étreinte  si  rude 
les  doigts  qui  tenaient  les  siens  que  le  roi  étouffa  un 
cri,  et  de  sa  main  libre  atteignit,  sur  le  divan,  la  poi- 
gnée de  son  sabre.  Mais  il  se  remit  et  feignit  de  ne 
s'être  aperçu  de  rien, 

—  Tu  verras  avant  moi  la  Padischah-Bégum,  dit-il  ; 
on  la  proclame  la  fleur  la  plus  merveilleuse  qui  ait 
jamais  fleuri  sous  le  ciel  de  FHindoustan. 

—  Tu  ne  l'as  jamais  vue?  demanda  vivement  Bussy. 

—  Une  seule  fois,  le  jour  de  nos  fiançailles;  elle 
avait  cinq  ans,  j'en  avais  sept,  et  c'était  la  première 
fois  que  je  montais  sur  un  éléphant;  la  joie,  mêlée 
de  terreur,  que  me  causait  cet  événement,  occupait 
seule  mon  jeune  esprit,  et  je  n'ai  retenu  que  cela.  On 
dit  cette  reine  fière  et  d'un  caractère  indépendant. 
Je  serai  forcé,  sans  doute,  de  lui  sacrifier  l'Étoile 
Heureuse,  ma  favorite  persane,  que  j'aime  à  la  folie; 
mais  je  suis  prêt  à  tout  pour  plaire  à  ma  royale 
fiancée. 

—  Je  jure  bien,  se  disait  le  marquis  à  lui-même, 
que  si  Ourvaci  m'aime  assez  pour  dédaigner  le  trône 
du  Dekan,  tu  ne  la  verras  jamais,  dussé-je  écraser 
ton  front  sous  cette  couronne  dont  je  l'ai  orné! 

Les  prunelles  noires  de  Salabet,  glissant  sous  les 
cils  jusqu'au  coin  de  l'œil,  examinaient  Bussy  à  la 
dérobée. 


LE    FIAXCÉ  321 

—  En  ce  moment,  il  médite  ma  mort,  se  disait-il. 
Mais  il  reprit  d'une  voix  douce  et  calme  :  Grâce  à  ta 
valeur  mon  royaume  est  en  paix,  toutes  les  révoltes 
sont  domptées,  aucun  danger  ne  nous  menace  donc, 
et  ton  absence  est  possible  sans  nous  causer  d'in- 
quiétude. Le  grand  vizir  et  Kerjean  conduiront  les 
affaires,  avec  tes  instructions,  et  t'informeront  de 
tout.  Des  hérauts  vont  partir  ce  soir  même  pour 
annoncer  la  venue  de  l'ambassadeur,  afin  qu'il  soit 
reçu  comme  il  mérite  de  l'être,  et  je  vais  donner 
des  ordres  pour  que  ta  suite,  que  je  veux  magnifique, 
soit  prête  rapidement.  L'ambassadeur  c'est  le  roi 
lui-même,  et  c'est  mieux  encore,  puisque  c'est  Bussy, 
qui  est  plus  que  le  roi. 

Salabet  se  leva.  Le  marquis,  d'une  pâleur  affreuse, 
s'inclinait  sans  parler. 

—  Je  ne  t'ai  pas  dit  que  c'est  à  Bangalore  que  je 
t'envoie. 

—  Je  suis  le  serviteur  du  roi,  balbutia  Bussy. 

Il  aida  le  prince  à  remettre  son  casque,  lui  ragrafa 
le  baudrier  couvert  de  pierreries,  dont  les  facettes  des 
murailles  s'embrasaient;  puis  il  l'accompagna,  à  tra- 
vers les  salles  et  les  galeries,  j  usqu'au  portail  extérieur. 

Avant  de  le  quitter,  le  roi,  appuyant  ses  deux 
mains  sur  les  épaules  de  Bussy,  le  regarda  encore 
une  fois,  longuement,  avec  une  expression  singulière- 
ment triste,  les  yeux  comme  troublés  de  larmes;  mais 
le  marquis,  torturé  de  jalousie,  ne  sut  pas  les  voir. 

Enfin,  Salabet-Cingh  l'embrassa  et,  poussant  un 
soupir,  remonta  à  cheval,  tandis  que  Bussy  lui  tenait 
l'étrier  d'or. 


XXVI 


L  AMBASSADEUR 


Oiirvaci  est  tombée  sans  connaissance  quand  les 
hérauts,  sonnant  de  la  trompette,  ont  annoncé  qu'un 
ambassadeur  du  roi  du  Dekan  est  en  marche  vers 
Bangalore. 

Elle  est  là,  comme  morte,  dans  la  chambre  aux 
stores  de  perles,  étendue  sur  les  coussins,  pareille  à 
une  statue  d'albâtre  renversée  de  son  piédestal. 

Ses  femmes  ne  peuvent  parvenir  à  la  rappeler  à  la 
vie  et,  pleines  d'angoisse,  attendent  le  médechi  musul- 
man, qu'un  page,  en  courant,  est  allé  appeler. 

Lila  soulève  la  tête  de  la  reine  pour  lui  enlever  tous 
les  ornements  de  sa  coiffure  et  dénouer  sa  lourde 
chevelure,  qui  se  répand  comme  un  ruisseau  de  par- 
fums. Mangala,  agenouillée  de  l'autre  côté,  dégrafe 
le  corselet  d'or  et  ôte  le  collier  d'opale  qui  pèse  sur 
la  poitrine. 

—  Hélas  !  est-elle  morte  ?  dit-elle  ;  elle  est  aussi  blan- 
che que  le  jasmin,  et  ses  lèvres  n'ont  plus  de  couleur. 


l'ambassadeur  3^3 

—  Ne  dis  pas  des  paroles  funestes!  s'écrie  Lila; 
notre  malheur  est  assez  grand  comme  cela. 

—  Est-ce  donc  un  malheur  d'épouser  un  prince, 
qu'on  dit  charmant,  et  de  devenir  la  plus  puissante 
reine  de  l'Hindoustan? 

—  Certes,  quand  il  faut  pour  cela  perdre  sa  liberté 
et  être  l'esclave  d'un  homme. 

—  Est-ce  que  le  Padichah  Jehan-Guir  n'était  pas 
l'esclave  de  Nour-Jehan? 

—  C'était  une  musulmane,  et  d'ailleurs  la  Lumière 
du  Monde  n'était  pas  née  reine.  Après  tout,  c'est 
peut-être  de  plaisir  que  notre  maîtresse  s'est  évanouie. 
Cet  Abou-al-Hassan  n'arrivera  donc  pas?  ajouta-t-elle 
avec  impatience. 

—  Le  voici,  dit  le  médecin  en  entrant  très  essoufflé; 
j'ai  couru,  mais  le  palais  est  grand. 

D'un  geste,  il  éloigna  les  femmes,  qui  se  pressaient 
dans  la  chambre,  tout  effarées,  et  ne  garda  près  de 
lui  que  les  deux  princesses. 

Il  amassa  des  coussins  derrière  le  dos  de  la  reine, 
toujours  immobile,  puis  ouvrit  une  petite  cassette  en 
mosaïque  d'ivoire,  où  étaient  enfermées  des  pierres 
précieuses,  larges  et  plates. 

Alors,  d'après  la  méthode  d'Al-Teïfaschi,  qui  con- 
naissait les  vertus  secrètes  des  pierreries,  il  posa  sur 
le  sein  d'Ourvaci  un  rubis,  pour  fortifier  son  cœur, 
lui  entoura  la  taille  d'un  cordon  de  diamants  pour 
empêcher  l'estomac  de  souffrir,  lui  mit  sur  le  front 
une  grande  émeraude,  qui  devait  calmer  l'agitation 
des  nerfs,  et  des  grains  de  cristal  de  roche,  qui  chas- 
sent les  mauvais  rêves.  Puis,  il  lui  passa  sur  les  pau- 


324  LA   CONQUETE    DU  PARADIS 

pières,  à  plusieurs  reprises,  une  turquoise  conique,  le 
doux  contact  de  cette  pierre  étant  favorable  aux  yeux. 
Après  quelques  minutes,  la  reine  revint  à  elle, 

—  Ah  !  gloire  aux  pierreries  !  s'écria  Mangala,  elles 
nous  rendent  belles  et  nous  guérissent  I 

—  Qu'est-ce  donc?Une  faiblesse?la chaleur,  n'est-ce 
pas?  dit  Ourvaci  en  regardant  languissamment  autour 
d'elle. 

Mais  elle  pressa  la  main  de  Lila  pour  lui  faire  com- 
prendre qu'elle  se  souvenait. 

—  Il  faut  te  reposer.  Parure  du  Monde,  dit  le  méde- 
cin, en  lui  offrant  dans  une  coupe  d'or  quelques  gor- 
gées d'un  élixir;  bois  ceci  et  appelle  le  sommeil  pour 
terminer  la  guérison. 

—  Oui,  je  suis  très  lasse,  je  vais  dormir;  évente- 
moi.  Lila. 

En  allant  prendre  l'écran  de  plumes,  Lila  fit  signe 
à  Abou-al-Hassan  d'emmener  Mangala. 

—  Si  la  gracieuse  princesse  veut  bien  m'accompa- 
gner,  dit-il  en  s'inclinant  devant  cette  dernière,  je  lui 
donnerai  quelques  instructions  encore,  pour  éloigner 
tout  mal  de  notre  bien-aimée  reine. 

Mangala,  voyant  qu'Ourvaci  s'endormait,  suivit 
sans  regret  le  médecin.  A  peine  fut-elle  éloignée  que 
la  reine  se  releva,  les  yeux  brillants  de  fièvre. 

—  Je  n'ai  pas  rêvé,  n'est-ce  pas,  Lila?  un  ambassa- 
deur du  roi  va  venir? 

—  Hélas!  c'est  certain. 

—  Eh  bien,  qu'il  ne  nous  trouve  pas  ici;  si  tu  m'ai- 
mes, suis-moi;  je  veux  m'enfuir  et  me  cacher  dans  la 
forêt. 


l'ambassadeur  325 

—  Dans  la  forêt!  s'écria  Lila  d'un  air  épouvanté. 
Quoi!  tu  préfères  être  la  proie  des  bêtes  féroces  que 
de  devenir  la  femme  d'un  roi  jeune  et  puissant!  Ma 
pauvre  bien-aimée,  je  te  croyais  résignée  à  ce  mal- 
heur inévitable. 

—  Je  l'étais,  je  ne  le  suis  plus,  dit  la  reine  nerveu- 
sement; ce  serait  une  torture  impossible,  à  présent. 

—  Pourquoi  plus  qu'autrefois,  puisque  ton  cœur, 
impénétrable  comme  le  diamant,  est  resté  froid  comme 
lui? 

—  Mon  cœur!  qui  peut  savoir  quel  poison  le  brûle? 
dit  Ourvaci  les  sourcils  froncés. 

—  Moi!  moi!  Je  le  sais!  s'écria  Lila.  Ah!  méchante, 
pourquoi  m'as-tu  dissimulé  si  longtemps  ce  que  je 
savais  avant  toi? 

—  Quoi?  Qu'est-ce  que  tu  sais? 

Et  elle  saisit  les  poignets  de  la  princesse,  en  dar- 
dant sur  elle  un  regard  plein  d'angoisse  et  de  colère. 

—  L'amour  ne  peut  être  caché,  fût-il  enveloppé  de 
cent  voiles, 

—  Alors,  la  mort  est  mon  seul  refuge,  si  je^n'ai  pu 
garder  le  secret  d'une  telle  honte!  s'écria  la  reine. 

—  Comme  tu  es  cruelle  pour  moi,  qui  souffre  de  la 
même  peine,  et  suis  fière  d'en  souffrir!  dit  Lila;  mais 
comment  est-il  possible  que  tu  sois  humiliée  d'aimer 
un  homme  qui,  venu  d'un  pays  lointain,  a  en  quel- 
ques années  empli  l'Hindoustan  de  sa  gloire,  et  vient 
de  faire  ton  fiancé  roi? 

—  Un  infidèle  ! 

—  Ah  !  ma  reine  !  s'écria  Lila,  Rugoonat  Dat  m'a 
révélé  le  secret  des  brahmanes;  cette  phrase  d'initia- 

CONQUÊTE   DU    PARADIS.  19 


32G  LA   COXOUÊTE    DU   PARADIS 

tion,  que  le  gourou  dit  tout  bas  aux  plus  savants  seu- 
lement, il  me  Ta  dite  à  moi,  et,  si  je  ne  craignais  de 
trahir  mon  serment... 

—  Dis-la,  cette  phrase,  je  le  veux. 

—  Eh  bien,  voici  :  «  Comme  Sourya,  qui  sous  des 
noms  différents  est,  dans  le  monde  entier,  l'astre  du 
jour,  qu'on  appelle  Brahma,  Ormuz  ou  Allah,  Lui, 
c'est  toujours  Lui.  » 

—  Je  n'ose  approfondir  cette  impiété,  dit  Ourvaci 
en  détournant  la  tête. 

—  C'est  une  vérité  sublime,  au  contraire. 

—  Cela  ne  m'empêche  pas  d'être  au  désespoir  de 
n'avoir  pu  mieux  me  défendre  d'un  aussi  funeste 
amour.  Ah!  Lila,  que  n'ai-je  pas  fait  pour  l'écraser, 
ce  sentiment  perfide,  qui  prend  notre  cœur  pour  ber- 
ceau! Mais  j'étais  comme  une  mère,  résolue  à  tuer 
son  enfant.  Elle  veut  l'étouffer  :  elle  le  caresse  ;  elle  le 
croit  mort  :  il  lui  sourit! 

—  Laisse  maintenant  ton  âme  se  détendre,  dit  Lila, 
en  l'attirant  dans  ses  bras;  ne  résiste  plus  au  courant 
qui  brise  toute  résistance,  il  te  conduira  peut-être  au 
bonheur. 

—  Ah  !  ne  parle  pas  ainsi,  le  jour  où  le  malheur  est 
en  chemin.  Que  devenir,  hélas!  comment  éviter  l'iné- 
vitable? 

—  Appelons  Rama  à  notre  aide;  le  héros  peut-être 
nous  sauvera. 

—  Le  prévenir,  ce  serait  l'arrêt  de  mort  du  roi,  car, 
celui  dont  le  nom  est  dans  notre  cœur,  m'a  dit  d'une 
voix  furieuse,  durant  cette  nuit  terrible  de  l'île  du 
Silence,  qu'il  tuerait  tous  ceux  qui  s'approcheraient 


l'ambassadeur  327 

de  moi.  Eh  bien,  ajouta  la  reine  en  se  levant  d'un  air 
résolu,  je  ne  recevrai  pas  cet  ambassadeur;  je  déclare 
la  guerre  au  soubab;  nous  serons  écrasés,  mon 
royaume  disparaîtra,  n'importe;  nous  mourrons  en 
guerrières. 

—  Ne  précipitons  rien,  je  t'en  conjure;  il  sera  tou- 
jours temps  de  mourir,  et  peut-être  y  a-t-il  d'autres 
moyens  de  nous  sauver.  Mais,  folle  que  je  suis! 
ajouta  Lila,  l'épouvante  où  m'a  jetée  ton  évanouisse- 
ment m'a  fait  oublier  une  lettre  qu'un  courrier,  arrivé 
en  même  temps  que  les  hérauts,  m'a  remise. 

—  Que  dit  cette  lettre? 

—  Je  ne  l'avais  pas  ouverte  encore. 

Elle  la  prit  vivement  dans  sa  ceinture  et  brisa  le 
cachet.  Dès  les  premières  lignes  elle  poussa  un  léger 
cri. 

—  Devine  qui  est  l'ambassadeur? 

—  Lui?  dit  la  reine. 

—  Lui!  Il  y  a  au  moins  un  peu  de  joie  dans  notre 
malheur.  Écoute  ce  qu'il  dit;  il  semble  bien  triste  : 
«  J'ai  accepté  cette  mission  douloureuse,  je  n'ai  pu 
résister  au  désir  d'être  reçu  en  ambassadeur  dans  ce 
palais  où  l'on  m'a  reçu,  jadis,  en  paria.  Mais  c'est  sur- 
tout pour  la  revoir.  Elle,  longuement  et  sans  doute 
pour  la  dernière  fois!  Malgré  mes  menaces,  je  ne 
peux  pas  exiger  qu'elle  renonce  au  plus  puissant 
trône  de  l'Hindoustan.  Qu'elle  fasse  donc  selon  sa 
volonté.  Je  saurai  me  dérober  au  désespoir.  » 

La  reine  prit  la  lettre  et  plusieurs  fois  la  relut. 

—  Il  ne  sait  donc  pas,  murmura-t-elle,  qu'à  cause 
de  lui  ce  mariage  est  impossible? 


328  LA   CONQUETE   DU   PARADIS 

—  Tu  lui  as  si  bien  caché  que  tu  ne  le  haïssais  plus. 
Ourvaci  secoua  la  tète  : 

—  Pas  assez,  hélas! 

—  Déclarons-nous  la  guerre  au  roi  du  Dekan? 
demanda  Lila  en  souriant. 

—  Plus  tard. 

—  Et  l'ambassadeur,  le  recevrons-nous? 

—  Méchante!  s'écria  Ourvaci,  qui  ne  put  retenir  un 
sourire,  ne  faut-il  pas  lui  faire  oublier  l'insolence  de 
la  première  réception,  dont  j'ai  vraiment  honte  aujour- 
d'hui. Viens,  assemblons  le  conseil,  afin  que  l'on  pré- 
pare tout  pour  un  accueil  digne  d'un  roi. 

Pendant  ce  temps,  la  caravane  cheminait,  trop 
lentement  au  gré  de  l'ambassadeur,  qui  sentait  sa 
tristesse  s'adoucir  à  mesure  qu'il  approchait  de  Ban- 
galore. 

C'était  Ganésa,  magnifiquement  harnaché,  qui  le 
portait,  dans  un  houdah  à  double  dùme  soutenu  par 
des  colonnettes  d'or  ciselé;  et  toute  une  foule  de 
cavaliers,  d'éléphants,  de  chameaux,  le  suivait.  Les 
populations  accouraient  sur  son  passage,  pour  le  voir, 
pour  l'acclamer.  On  jonchait  sa  route  de  fleurs  et  de 
palmes,  on  la  sablait  de  poudre  de  santal. 

Il  y  avait  dans  son  cortège  des  prêtres,  des  astro- 
logues, des  bayadéres,  des  umaras,  dont  Arslan-Khan, 
devenu  le  fidèle  ami  du  marquis,  était  le  chef.  De 
quart  d'heure  en  quart  d'heure,  les  timbales  royales 
résonnaient  et,  alternant  avec  elles,  des  bardes,  fai- 
sant vibrer  des  harpes,  chantaient  les  louanges,  les 
hauts  faits  du  glorieux  passant,  ou  quelque  antique 
légende  guerrière. 


l'ambassadeur  3-29 

Bussy  était  seul  avec  Naïk  dans  le  houdah;  il  avait 
tenu  à  ce  que  le  paria  fût  de  ce  voyage,  et  revint  dans 
le  palais  où  il  avait  été  si  humble. 

Naïk  était  maintenant  un  personnage  et  on  recher- 
chait sa  protection.  Son  titre  officiel  s'énonçait  ainsi  : 
premier  Scribe  de  l'Écriture  fine  ;  et  comme  soldat,  il 
était  lieutenant;  mais  on  le  savait  mieux  que  cela  :  le 
favori,  le  familier  du  véritable  maître;  aussi  de  très 
fiers  seigneurs  se  courbaient-ils  très  bas  devant  le 
premier  Scribe,  qui  n'en  éprouvait  aucun  orgueil  et 
les  servait  de  son  mieux.. 

—  Te  souviens-tu,  Naïk,  du  hangar  où  l'on  m'avait 
relégué  comme  une  bête  immonde? 

—  Ah  !  mon  maître,  c'est  là  que  j'ai  commencé  de 
vivre!  Je  te  vois  toujours,  couché  sur  des  branches 
vertes,  quand  on  t'apporta  blessé;  qui  m'eût  dit  alors 
que  c'était,  pour  moi.  Dieu  qui  entrait? 

—  La  reine  est  fiancée,  me  dis-tu  ce  soir-là  même, 
et  j'éprouvai  déjà  un  serrement  de  cœur,  presque 
aussi  douloureux  que  celui  qui  m'oppresse,  aujour- 
d'hui que  je  vais,  au  nom  du  fiancé,  annoncer  à  celle 
qui  est  maintenant  toute  ma  vie,  que  le  temps  des 
noces  est  venu. 

—  Si  le  roi  savait  ta  peine,  il  est  certain  que,  pour 
la  faire  cesser,  il  n'épargnerait  rien.  Pourquoi  ne  pas 
lui  avoir  avoué  la  vérité? 

—  Pouvais-je  éloigner  d'Ourvaci  une  couronne  aussi 
magnifique?  C'eût  été  un  égoïsme  odieux. 

—  Puisqu'elle  t'aime,  cette  couronne  lui  sera  insup- 
portable, et  son  désespoir  doit  être  égal  au  tien. 

—  M'aime-t-elle?  Je   me  trouve  aujourd'hui  bien 


o30  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

présomptueux  d'en  avoir  été  certain.  Cela  était  si  déli- 
cieux à  croire!  Mais  quelles  preuves  ai-je  donc?  Un 
mouvement  de  compassion,  pour  un  homme  qu'elle 
poussait  dans  la  mort,  quelques  regrets  d'avoir  été 
aussi  cruelle,  et  une  minute  de  langueur  dans  son  beau 
regard  lié  au  mien,  c'est  assez  pour  me  rendre  fou  à 
jamais,  c'est  trop  peu  pour  que  j'exige  d'elle  la  rup- 
ture  d'anciennes  promesses  et  le  refus  d'un  trône. 

—  Mais  tout  ce  que  t'a  dit  la  princesse  Lila? 

—  Ce  sont  des  conjectures.  Ourvaci  n'a  jamais  rien 
avoué . 

—  Qu'arrive-t-il?  Le  cortège  s'arrête. 

On  était  aux  portes  de  Bangalore,  et  des  envoyés 
de  la  reine  venaient  recevoir  l'ambassadeur. 

La  cité  apparaissait,  festonnant  le  ciel  de  ses  tours 
et  de  ses  créneaux,  et  un  cortège  s'avançait. 

Sous  l'arc  élevé  de  l'entrée,  comme  une  nuée  de 
colombes  se  combattant,  les  bouquets  de  plumes, 
ornant  les  hampes  des  bannières,  se  heurtaient,  s'en- 
chevêtraient, puis,  franchissant  la  voûte,  parurent 
prendre  leur  vol,  et  les  étendards  flottèrent  librement, 
ondoyèrent  comme  des  flots  d'azur  et  d'or.  Alors  la 
ville,  par  cette  porte  ouverte,  sembla  jeter  un  cri  de 
bienvenue,  avec  la  voix  des  musiques  tout  à  coup 
retentissantes. 

Les  éléphants,  peints  en  vermillon,  se  montrèrent; 
leur  front  large,  couronné  d'un  bandeau  brodé,  domi- 
nait la  foule,  et  l'on  voyait  sur  leur  dos  osciller  de 
blancs  parasols;  puis  des  cavaliers  s'élancèrent,  dans 
un  galop  gracieux  et  léger,  et  le  soleil  couchant  faisait 
autour  d'eux,  de  la  poussière  soulevée,  une  nuée  rose. 


l'ambassadeur  331 

Du  haut  des  murailles  le  peuple  regardait. 

Le  détachement  français  qui  accompagnait  l'ambas- 
sadeur, salua  d'une  décharge  de  mousqueterie,  les 
cortèges  se  joignirent  et  entrèrent  ensemble  dans  la 
ville. 

Des  coureurs,  vêtus  de  tuniques  courtes,  armés  de 
hautes  cannes  à  pommeau  d'argent  et  d'or,  écartaient 
la  foule  dont  toutes  les  rues  étaient  pleines;  pas  un 
des  habitants  qui  ne  fût  couronné  de  roses  ou  de  jas- 
min, pas  un  qui  ne  portât  entre  ses  bras  une  corbeille 
débordante  des  fleurs  les  plus  belles  :  Bangalore 
s'offrait  comme  un  bouquet,  et  l'air  était  saturé  de 
parfums. 

On  s'engagea  sur  un  large  pont,  ce  qui  permit  de 
voir  la  ville  se  dérouler,  avec  ses  grands  escaliers 
blancs  descendant  vers  l'eau,  ses  terrasses  ornées  de 
sculptures,  ses  jardins,  ses  hautes  pagodes,  dont  les 
toits  de  pierre  avaient  la  forme  de  ruches. 

Enfin  on  atteignit  le  palais,  on  franchit  le  portail 
d'honneur,  les  fanfares  sonnèrent  comme  pour  la 
reine. 

—  Est-ce  à  l'ambassadeur  qu'elle  fait  cet  accueil, 
se  disait  Bussy,  ou  à  celui  qu'il  représente? 

Il  éprouvait  un  singulier  mélange  de  joie  et  de  tris- 
tesse :  bonheur  du  présent,  épouvante  de  l'avenir, 
doute  suivi  d'etpérance,  émotion  lancinante  à  l'idée 
de  revoir  la  bien-aimée,  sentiment  qui  bientôt  domina 
seul,  submergea  tous  les  autres. 

Il  descendit  des  hauteurs  de  Ganésa.  Des  person- 
nages majestueux  s'inclinèrent  devant  lui,  lui  souhai- 
tant la  bienvenue,  dans  des  phrases  longues  et  pom- 


332  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

peuses.  Mais  il  était  si  troublé  qu'il  n'y  prenait  pas 
garde,  et  Naïk,  comme  s'il  eût  été  son  interprète, 
répondait,  dans  le  même  style,  avec  les  formules 
consacrées. 

L'étiquette  voulait  que  le  premier  ministre  reçût 
l'ambassadeur,  au  seuil  du  palais  qui  lui  était  destiné  ; 
c'était  donc  Panch-Anan  à  qui  incombait  ce  devoir. 
Bussy,  prévenu  par  Naïk,  eut  un  haut-le-corps  en  se 
trouvant  face  à  face  avec  son  mortel  ennemi. 

La  surprise  du  brahmane  fut  plus  forte  encore.  Il  se 
rejeta  en  arrière,  les  yeux  élargis,  les  mains  ouvertes, 
et  ne  retint  qu'à  demi  son  cri  d'effroi.  En  secret,  il 
avait  aperçu  le  jeune  homme,  pendant  le  terrible 
combat  de  la  chamdre  d'ivoire,  et,  après  un  instant, 
s'était  enfui,  épouvanté  de  la  force  de  son  ennemi, 
craignant  d'être  atteint  par  ses  coups. 

—  Eh  bien,  mon  père,  dit  Bussy,  qui  maintenant 
avait  un  rire  moqueur,  crois-tu  qu'un  barbare  d'Occi- 
dent ait  du  venin  comme  le  cobra?  ou  t'imagines-tu 
voir  en  moi  un  spectre? 

Panch-Anan,  incapable  de  se  remettre,  balbutia, 
perdit  contenance,  et  finit  par  s'enfoncer  danslafoule 
des  courtisans.  Alors  un  autre  personnage  s'avança, 
saluant,  les  bras  croisés  sur  la  poitrine. 

—  Je  suis  heureux  de  te  revoir,  hôte  illustre,  dit-il; 
aurai-je  le  bonheur  d'être  reconnu  par  toi? 

Et  il  regardait  Bussy  avec  un  regard  franc  et  un  sou- 
rire sympathique.  C'était  Abou-al-Hassan,  le  médecin. 

—  Certes,  je  te  reconnais!  s'écria  le  marquis  en  lui 
tendant  la  main;  l'ingratitude  me  semble  le  plus  laid 
des  défauts,  et  je  te  dois  de  la  reconnaissance. 


l'ambassadeur  333 

—  Veux-tu  me  suivre?  dit  Abou-al-Hassan.  J'usurpe 
les  fonctions  du  ministre,  puisqu'il  se  dérobe  à  ses 
devoirs,  terrifié,  comme  s'il  avait  vu  Siva  armé  de  son 
trident. 

Il  ajouta  à  voix  plus  basse  : 

—  La  princesse  Lila  est  en  haut  ;  elle  a  tenu  à  te 
saluer  au  seuil  de  ton  appartement. 

Bussy  pressa  le  pas.  Ils  montèrent  une  galerie  à 
pente  douce,  au  sol  poudré  d'or,  d'aloès  et  de  santal, 
qui  lui  rappela  celle  qu'il  avait  gravie  dans  le  palais 
du  Silence. 

Lila,  souriante,  s'avança verslui  ;  elle  tenait  appuyée 
contre  son  flanc  une  corbeille  pleine  de  fruits. 

—  Au  nom  de  la  reine  de  Bangalore,  je  te  salue,  dit- 
elle,  en  ployant  un  genou  devant  lui,  sans  qu'il  pût 
l'en  empêcher;  le  palais  s'illumine  de  ta  présence, 
comme  le  ciel  lorsque  Sourya  y  fait  ses  premiers  pas. 
Accepte  ces  fruits  que  la  souveraine  elle-même  a 
cueillis  pour  toi,  dans  la  rosée  matinale,  reçois  aussi 
le  bétel,  et,  comme  présent  de  bienvenue,  ce  collier 
d'opales ,  encore  tiède  du  doux  contact  d'un  sein 
royal. 

Elle  prit  l'écrin  des  mains  d'un  page  et  se  haussa 
pour  passer  le  collier  au  cou  du  marquis,  lui  disant 
tout  bas,  avec  malice  : 

—  Cette  fois,  j'espère  que  tu  ne  feras  pas  rouler  les 
pierreries  dans  la  poussière,  avec  celle  qui  te  les 
offre. 

Il  la  rassura  d'un  sourire,  mais,  le  doigt  sur  les 
lèvres,  elle  lui  fît  comprendre  qu'il  était  censé  ne  pas 
la  connaître  et  devait  garder  un  air  grave  et  froid. 

i:). 


834  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

Une  bayadère  apporta  un  encensoir  d'or,  et  une 
autre  versa,  sur  les  braises  ardentes,  les  parfums  qui 
aussitôt  devinrent  fumée;  la  princesse  Tagita  un  ins- 
tant; puis,  tandis  que  les  tambourins  frémissaient  et 
que  les  femmes  chantaient  un  hymne  triomphal,  elle 
tourna  plusieurs  fois  autour  du  jeune  homme,  les 
paumes  levées  vers  le  ciel,  se  touchant  le  front  des 
pouces. 

Bussy  vivait  dans  THindoustan  de  ses  rêves,  il  se 
souvenait  du  Ramayana,  et  était  fier  de  savoir  que  cet 
honneur  qu'on  lui  rendait  s'appelait:  le  pradakshina. 

Ils  entrèrent  ensuite  dans  les  appartements,  et, 
pour  s'écarter  un  instant  de  la  foule  des  esclaves  et 
des  pages,  Lila  le  conduisit  sur  une  terrasse,  d'où 
l'on  découvrait  beaucoup  des  édifices  du  palais. 

—  Enfin!  donne-moi  ta  main,  sœur  chérie,  s'écria 
Bussy;  tous  les  rites  sont  accomplis,  vis-à-vis  de  l'am- 
bassadeur, mais  le  frère  réclame  à  son  tour  un  salut 
affectueux. 

—  Prenons  garde,  dit-elle,  en  le  laissant  lui  baiser 
la  main  à  la  dérobée  ;  n'oublie  pas  que  nous  nous 
voyons  pour  la  première  fois. 

—  La  reine  sait-elle  quel  est  l'envoyé  du  soubab? 

—  Elle  le  sait,  et  cela  lui  adoucit,  je  crois,  le  cha- 
grin que  lui  cause  le  but  de  la  mission. 

—  En  est-elle  chagrine  vraiment? 

—  L'idée  de  perdre  son  indépendance  lui  est 
odieuse,  et  si  son  cœur  n'est  plus  libre,  elle  doit 
redouter  comme  la  mort  cette  alliance. 

—  Ah!  Lila,  toujours  ta  douce  voix  vient  m'apai- 
ser;  toujours  tu  f  efforces  d'endormir  mes  angoisses. 


l'ambassadeur  335 

Mais,  va,  cette  fois-ci,  le  bonheur  est  si  grand  de  vivre 
plusieurs  jours  auprès  d'elle,  d'être  dans  son  palais, 
de  la  voir  et  de  l'entendre,  que  je  ne  veux  pas  songer 
au  désespoir  qui  suivra,  et  sera  la  fin  de  tout. 

—  Combien  je  partage  cette  joie,  ce  triomphe,  dit 
Lila,  te  voir  ici  fêté,  reçu  comme  un  égal;  tous  les 
préjugés  écrasés  sous  ta  gloire!  Ah!  tu  peux  être  fier, 
car  la  victoire  était  malaisée. 

—  Elle  est  aussi  ton  œuvre,  ma  généreuse  alliée,  et 
j'ai  plus  de  gratitude  que  d'orgueil. 

—  Ourvaci  avoue  enfin  avoir  honte  de  son  premier 
accueil,  et  cela  va  te  le  faire  oublier,  dit  la  princesse; 
mais  je  ne  puis  demeurer  plus  longtemps.  Prends 
patience,  demain  aura  lieu  la  réception  solennelle  de 
l'ambassadeur,  et  ensuite  viendront  les  fêtes,  où  tu  la 
verras  sans  contrainte. 

Elle  étendit  le  bras  vers  un  point  du  palais. 

—  Surveille  cette  terrasse,  celle  aux  angles  de 
laquelle  flottent  des  étendards;  la  reine  y  paraîtra 
pour  la  prière  du  soir  et  tu  pourras  l'apercevoir;  c'est 
elle  qui  la  dernière  salue  le  départ  du  soleil. 

—  Que  tu  es  bonne  de  me  donner  cet  avertisse- 
ment !  dit-il  en  lui  pressant  la  main  ;  quel  trésor  mer- 
veilleux qu'un  cœur  comme  le  tien! 

Lila  jeta  sur  lui  un  regard  voilé  de  tristesse  et 
retint  un  soupir. 

—  Viens,  rentrons,  dit-elle. 

11  la  suivit,  quittant  à  regret  cette  terrasse  et 
regardant  avec  inquiétude  le  soleil,  qui  touchait 
presque  l'horizon. 

Les  salles  étaient  pleines  encore  de  courtisans  cl 


336  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

de  pages  immobiles,  les  bras  en  croix  sur  la  poitrine 
et  semblant  attendre  quelque  chose. 

—  Seigneur,  dit  la  princesse,  reprenant  le  ton  céré- 
monieux, tu  es  ici  le  maître,  ordonne;  tes  désirs 
seront  pour  nous  des  faveurs.  IN'ous  sommes  tes 
esclaves,  à  toi  et  à  tous  ceux  de  ta  suite.  —  Congédie 
ces  gens-là  avec  un  compliment,  ajouta-t-elle  à  voix 
basse,  sinon  ils  ne  s'en  iront  jamais. 

Dès  qu'il  fut  seul,  Naïk  s'étant  chargé  de  veiller  à 
tout,  Bussy  retourna  à  la  terrasse  et,  s'accoudantà  la 
balustrade  sculptée,  se  mit  en  observation. 

La  foule  s'écoulait  lentement,  avec  de  joyeux  mur- 
mures, hors  des  cours  du  palais,  qu'elle  avait  enva- 
hies à  la  suite  du  cortège.  Les  femmes,  plus  curieuses, 
s'étaient  avancées  le  plus  loin,  et  se  retiraient  main- 
tenant, un  peu  honteuses,  en  effeuillant  leurs  guir- 
landes. 

Beaucoup  avaient  les  joues  couvertes  du  fard  jaune, 
appelé  gorotchana,  que  l'on  trouve  dans  la  tête  des 
vaches;  elles  s'enveloppaient  gracieusement  de  leur 
sari  de  toile,  de  soie  ou  de  mousseline,  cette  grande 
pièce  d'étoffe,  sans  couture,  qui  s'enroule  au  corps, 
couvrant  une  épaule,  serrant  la  taille,  et  dont  quel- 
quefois un  pan  sert  de  voile.  A  leurs  oreilles,  large- 
ment percées,  étaient  passés  des  rouleaux  d'or;  les 
moukoutys  de  leur  narine  encadraient  leur  sourire, 
et  quelquefois  arrondissaient  leurs  cercles  minces, 
ornés  de  perles,  jusque  sur  leur  poitrine;  des  grelots 
tintaient  à  leurs  chevilles  et  à  leurs  ceintures,  et 
toutes  avaient  les  lèvres  empourprées  par  le  bétel  et 
le  front  marqué  d'un  signe,  indiquant  la  secte  reli- 


l'ambassadeur  337 

gieuse  à  laquelle  elles  appartenaient  :  un  triple 
croissant,  tracé  avec  la  teinture  de  safran,  faisait 
reconnaître  les  adoratrices  de  Siva,  et  celles  consa- 
crées à  Vichnou  montraient  deux  lignes  de  limon  du 
Gange,  et  au  lieu  du  moukouty  avaient  à  la  narine 
une  longue  chaîne  de  coquillages. 

Beaucoup  de  religieux  se  faisaient  faire  place,  mar- 
chant lentement,  d'un  air  important,  salués  au  pas- 
sage par  leurs  partisans,  regardés  avec  dédain  par  les 
autres.  Les  lecteurs  des  Pouranas,  le  front  marqué  de 
poudre  de  santal,  égrenant  leur  chapelet,  portaient 
sous  leurs  bras  les  livres  sacrés,  enveloppés  dans  le 
tapis  qu'ils  étendent,  pour  s'asseoir,  au  milieu  des 
carrefours  où  ils  réunissent  des  auditeurs.  D'autres, 
frottés  de  cendres,  avec  le  lingam  de  Siva  pendu  au 
cou,  avaient  leurs  cheveux  relevés  en  une  seule 
touffe,  et  tenaient  à  la  main,  au  lieu  de  coupe,  une 
moitié  de  crâne  ;  quelques-uns,  à  longue  barbe,  vêtus 
de  tuniques  jaunes,  s'enveloppaient  le  torse  dans  une 
peau  d'antilope  noire.  Beaucoup  s'appuyaient  sur  de 
hauts  bâtons  de  bambous,  ou  secouaient  des  arcs, 
ornés  de  plumes  de  paons  et  de  sonnettes. 

Puis  le  silence  se  fit,  le  peuple  s'éloigna,  on  n'enten- 
dit plus  que  le  sourd  bourdonnement  du  tambour,  qui 
devait  battre  nuit  et  jour,  en  signe  de  fête,  et  quelques 
cris  d'esclaves,  occupés  à  déharnacher  les  éléphants. 

Le  marquis  dévorait  du  regard  le  tableau  qui 
s'étendait  à  ses  pieds. 

A  chaque  moment,  il  interrogeait  la  terrasse  où  la 
reine  devait  paraître  :  mais  il  n'y  voyait  que  le  four- 
millement de  tout  un  peuple  de  colombes. 


338  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

Alors  il  essayait  de  se  rendre  compte  de  la  dispo- 
sition du  palais,  de  son  bizarre  enchevêtrement  d'édi- 
lices  peu  élevés  en  grès  rose  ou  en  marbre  blanc, 
avec  leur  toiture  en  terrasses  à  balustrades  légères, 
entrecoupés  de  cours,  de  jardins,  de  galeries  et 
dominés  par  de  gracieuses  portes  triomphales,  des 
tours  crénelées  et  des  toits  de  pierre  sculptée,  en 
forme  de  pyramide  ou  d'œuf. 

Un  étang  brillait,  à  peu  de  distance,  comme  un 
morceau  de  ciel,  et  des  marches  de  marbre  de  tous 
côtés  l'entouraient. 

C'était  un  étang  sacré,  car,  au  moment  où  le  soleil 
touchait  l'horizon,  des  brahmanes  y  parurent.  Dé- 
pouillant leur  robe  blanche,  ils  descendirent  les 
degrés.  Ils  venaient  faire  leurs  ablutions  et  accom- 
plir le  sandia  du  soir.  En  souriant,  Bussy  se  penchait 
pour  voir  leurs  momeries,  et  cherchait  à  découvrir  si 
Panch-Anan  était  parmi  eux. 

Les  prières  terminées,  ils  revêtirent  des  robes  nou- 
velles, d'un  lin  immaculé,  et  se  retirèrent. 

Un  calme  merveilleux  s'établit  alors;  l'éclat  du 
Jour,  de  plus  en  plus,  s'apaisa  dans  une  limpidité 
fraîche;  les  verdures  se  veloutèrent.  les  blancheurs 
s'endormirent;  cessant  de  vibrer,  l'atmosphère  prit 
l'apparence  d'un  pur  cristal,  l'étang  immobile  parut 
comme  un  gouffre  d'azur  et,  pareil  à  l'arc  de  Kama- 
Deva,  le  croissant  s'argenta  dans  le  ciel. 

Bussy  sentait  croître  son  émotion;  il  était  seul 
maintenant;  elle  allait  venir. 

Tout  à  coup,  le  cinglement  sifflant  d'un  millier 
dailes,  s'ouvrant  brusquement,  brisa  le  silence,  et  la 


l'ambassadeur  339 

terrasse  qiiil  regardait  disparut  dans  un  nuage  de 
colombes. 

Ce  nuage  s'écarta.  Ourvaci  parut,  tout  enveloppée 
d'un  voile  d'or. 

Le  jeune  homme  eut  un  cri  de  joie,  toute  son  àme 
s'élanea  vers  elle  :  cette  présence,  toujours,  était  pour 
lui  comme  une  formule  magique,  rompant  subite- 
ment l'équilibre  de  la  vie,  la  faisant  courir  à  flots, 
battre  des  journées  dans  l'espace  de  minutes. 

La  reine  s'avança  du  côté  du  jeune  homme,  jus- 
qu'au bord  de  la  terra.sse  et  parut  le  regarder;  il 
porta  à  ses  lèvres  les  opales  du  collier  qui  lui  venait 
d'elle;  alors  elle  éleva  la  coupe  pleine  qu'elle  portait, 
la  tendit  vers  lui,  et  versa  pour  l'ambassadeur,  la 
libation  destinée  au  soleil. 

Les  colombes  rassurées  étaient  revenues,  elles 
formaient  comme  un  cordon  de  perles  le  long  de  la 
balustrade.  Dans  un  angle  se  tenait  un  groupe  de 
femmes  portant  des  écrans  de  plumes  et  des  instru- 
ments de  musique. 

Ourvaci  se  recula,  repoussa  son  voile;  les  harpes 
se  mirent  à  vibrer,  et,  d'une  voix  délicieusement 
pure  et  sonore,  elle  chanta  un  hymne.  La  nature 
sembla  se  recueillir,  apaiser  tous  ses  bruits  pour 
mieux  l'entendre. 

Ce  qu'elle  chantait  ce  n'était  pas  la  prière  accou- 
tumée, l'adieu  au  soleil  couchant;  elle  avait  choisi 
une  ode  du  Harivansa,  celle  où  Bhavati,  fiancée  au 
fils  de  Krichna,  soupire  après  le  bien-aimé. 

Le  marquis,  penché  vers  elle,  buvait  ses  paroles, 
éperdu  de  ce  qu'il  entendait. 


340  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

«  Que  l'éther,  le  feu,  la  terre,  l'eau,  la  nature,  soient 
mes  témoins!  qu'ils  portent  vers  toi  mes  plaintes,  ô 
mon  ami!  A  cause  de  toi,  je  souffre,  mon  cœur  est 
inquiet,  mes  lèvres  sont  altérées. 

«  Je  croyais  parcourir  une  route  sans  embûche, 
parsemée  de  verveine  et  de  lotus,  mais  voici  :  J'ai 
rencontré  le  serpent  d'amour  et  sa  cruelle  morsure 
m'a  blessé. 

«  Au  mal  que  j'éprouve,  je  ne  trouve  pas  d'apaise- 
ment, la  brise  du  soir,  qui  emporte  l'àme  des  fleurs, 
est  pour  moi  comme  une  flamme;  l'astre  qui  se  lève 
accroît  mes  tortures. 

«  Seraient-ce  donc  tes  froids  rayons,  û  lune  !  qui 
font  naître  en  mon  cœur  cette  agitation  funeste?  C'est 
qu'ils  me  rappellent,  sans  doute,  l'astre  qui  doit 
éclairer  ma  vie. 

«  Il  s'est  levé;  hélas!  dans  un  ciel  menaçant,  il  ne 
vient  pas  vers  moi  tel  que  je  l'attendais  :  resplendis- 
sant de  bonheur. 

«  Infortunée  que  je  suis!  C'est  lui  seul  qui  occupe 
ma  pensée,  il  est  le  maître  de  ma  volonté,  la  lumière 
de  mes  yeux. 

«  Ah!  s'il  doit  s'enfuir  et  disparaître,  ce  sera  la  nuit 
profonde  et  sans  réveil;  à  cette  pensée,  mon  àme 
chancelle  :  interdite,  émue,  je  frémis;  ma  vue  se 
trouble,  je  sens  que  je  me  meurs!  » 

La  voix  s'éteignit,  les  harpes  vibrèrent  seules  un 
instant  encore,  et  Ourvaci  disparut  dans  la  pénombre 
qui  descendait  comme  un  voile  de  gaze  sur  le  palais. 

Bussy  resta  accoudé,  le  front  dans  ses  mains,  pal- 
pitant d'une  émotion  violente.  Ce  chant,  était-ce  un 


L'AMBASSADEUn  341 

aveu?  était-ce  à  lui  qu'il  s'adressait,  ou  faisait-il  allu- 
sion au  royal  fiancé  ? 

—  HélasI  s'écria-t-il.  flans  le  plus  enivrant  bonheur, 
se  glisse  toujours  pour  moi  l'amer  poison  du  doute. 

Naïk  s'était  approché  sans  bruit  : 

—  Il  faut  rentrer,  maître,  dit-il.  la  rosée  nocturne 
tombe,  abondante  comme  une  pluie  ;  favorable  aux 
plantes,  elle  est  pernicieuse  à  l'homme.  Et  puis  l'on 
s'étonne  de  ton  absence,  et  toute  tacour  t'attend  pour 
présider  le  repas. 

—  Je  te  suis,  Naïk,  dit  Bussy;  mais  quelle  conte- 
nance vais-je  avoir?  La  fièvre  me  dévore,  je  ne  peux 
dompter  mon  trouble.  Tâche  de  retrouver  le  médecin 
musulman  et  demande-lui,  pour  moi,  un  breuvage 
endormant  qui  me  conduise  à  demain,  à  travers 
l'oubli;  sinon  je  vais  devenir  fou. 


XXVII 

PRYAVATA  DEVAYANI  OLRVACI 

DE    LA    DYNASTIE   LUNAIRE 

La  salle  du  trône  était  vaste  comme  un  temple, 
plus  profonde  que  large,  de  chaque  côté  un  rang  de 
colonnes  carrées,  saillant  des  murs,  chargées  de  sta- 
tues, qui  étaient  celles  de  tous  les  rois  de  Bangalore, 
dont  l'illustre  famille  se  rattachait  à  la  dynastie 
lunaire. 

Les  figures  du  zodiaque,  en  relief,  ornaient  le  pla- 
fond, et  Mécham,  qui  est  le  Bélier,  avançant  la  tête, 
tenait  suspendu  à  ses  cornes  un  grand  lustre  d'or 
formé  de  cent  lumières.  Le  piédestal  des  statues  et 
les  entre-colonnements  disparaissaient  sous  des  ten- 
tures de  soie  bleue  brochée  d'argent,  auxquelles  s'ap- 
puyaient du  dos  les  guerriers  et  la  foule  des  courti- 
sans. 

Au  fond  de  la  salle,  quatre  éléphants  de  marbre 
blanc  soutenaient,  de  leurs  trompes  levées,  le  dais 
pyramidal  qui  surmontait  le  trône.  Ce  trône,  enfon- 


PRYAVATA  DEVAYANI  OURVACI  343 

çant  ses  pieds  d'ivoire  dans  de  profonds  tapis,  était 
un  siège  large,  sans  dossier,  recouvert  de  coussins  de 
velours  bleu,  brodé  d'or  et  de  perles  fines;  et  derrière 
lui,  s'arrondissait  un  vaste  écran  imitant  les  plumes 
chatoyantes  du  paon,  au  moyen  d'émeraudes  et  de 
saphirs. 

Par  une  disposition  voulue,  à  l'heure  des  audiences, 
le  soleil  donnait  dans  la  haute  porte  faisant  face  au 
trône  et,  lorsqu'elle  s'ouvrait,  un  faisceau  de  rayons 
tombait  sur  le  souverain,  incendiant  les  pierreries  de 
sa  parure,  et  enveloppant  d'une  gloire  surnaturelle  la 
majesté  royale. 

Quand  les  battants  s'écartèrent  devant  Bussy, 
tandis  que  quatre  hérauts  criaient  ses  noms  et  que 
trompettes  et  musique  le  saluaient,  un  moment  il 
demeura  ébloui  sur  le  seuil.  Toute  la  salle  disparais- 
sait devant  ce  resplendissement  du  trône,  dont  les 
moindres  détails  frappaient  les  regards. 

La  reine  y  était  assise,  les  jambes  croisées,  dans 
l'attitude  des  dieux,  vêtue  comme  eux.  Elle  avait  une 
mitre  d'or  ajouré,  bordé  d'un  diadème  en  forme  de 
feuillage,  encadrant  son  front,  contournant  ses 
oreilles  et  s'arrêtant  un  peu  au-dessus  des  épaules 
avec  une  torsion  de  reptile.  Son  torse  était  nu,  mais 
voilé  par  le  ruissellement  d'un  fdet  de  pierreries.  Une 
ceinture  de  palmes  d'or,  alternées  avec  des  grappes 
de  perles,  retombait  sur  la  jupe  étroite,  d'une 
soyeuse  étoffe  bleu  céleste,  toute  couverte  d'une  rosée 
de  diamants.  Elle  tenait  un  sceptre  terminé  par  un 
bouton  de  lotus ,  et  apparaissait  tellement  lumi- 
neuse que  la  gerbe  de  saphirs  et  d'émeraudes,  épa- 


344  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

nouie  derrière  elle,  lui  faisait  un  fond  relativement 
sombre. 

Guidé  par  les  maîtres  des  cérémonies,  qui  s'ap- 
puyaient à  de  hautes  cannes  d'or,  l'ambassadeur 
s'avança,  suivi  des  officiers  français,  des  umaras,  et 
des  esclaves  portant  les  présents  du  roi.  La  porte 
fut  refermée  et  l'aveuglante  vision  s'apaisa,  devint 
plus  douce.  Bussy  chercha  le  beau  regard  adoré,  qui 
venait  au-devant  du  sien,  et  ses  chauds  et  vivants 
rayons  effacèrent  toutes  ces  splendeurs  inertes. 

Hors  la  reine,  seule  sur  l'estrade  élevée,  toute  l'as- 
sistance était  debout  :  à  gauche  les  princesses,  dans 
les  plus  riches  parures,  les  astrologues,  les  devins;  à 
droite  les  brahmanes,  au  teint  clair,  et  vêtus  de  blanc  ; 
puis  des  deux  côtés  de  la  salle,  les  nobles,  les  chefs 
guerriers,  les  poètes  officiels,  les  fonctionnaires. 

A  quelques  pas  en  avant  du  trône,  trois  tigres,  qui 
avaient  des  colliers  ornés  de  pierres  précieuses, 
étaient  enchaînés  à  un  anneau  scellé  au  sol.  Ils  sem- 
blaient repus  et  somnolents,  allongeaient  leur  mufle 
sur  leurs  pattes  étendues  et  clignaient  leurs  yeux 
d'or. 

Un  siège  avait  été  préparé,  et  orné  de  l'écusson 
fleurdelisé,  pour  l'ambassadeur  qui,  représentant  un 
roi,  ne  devait  pas  rester  debout;  d'un  côté,  un 
garaoul  portait  l'étendard  du  Dekan;  de  l'autre,  le 
drapeau  français  se  déployait,  tenu  par  un  grena- 
dier. Mais  avant  de  gagner  sa  place,  l'ambassadeur 
devait  rendre  hommage  à  la  reine,  en  s'inclinant 
devant  elle,  jusqu'à  toucher  du  front  ses  pieds,  puis 
lui  remettre  la  missive  du  soubab,  qui  était  scellée  et 


PRVAVATA  DEVAYANI  OURVACI  345 

enfermée  dans  un  coffret,  le  prince,  en  sa  qualité  de 
fiancé,  l'ayant  voulue  secrète. 

Il  s'approcha,  pénétré  d'une  émotion  religieuse,  et 
se  croyant  vraiment  sur  les  marches  d'un  autel,  pour 
adorer  une  divinité. 

Au  lieu  de  son  front,  ce  fut  sa  bouche  qui  effleura, 
presque  malgré  lui,  ce  joli  pied  nu,  orné  de  bagues, 
au  talon  empourpré  par  le  jus  du  mendhi,  et  sur 
lequel  se  croisait  une  chaînette  d'or. 

Ourvaci  eut  un  tressaillement  et  dit  d'une  voix  chan- 
celante : 

—  Victoire  à  l'ambassadeur!  bonheur  à  l'hôte  sacré 
qu'abrite  notre  toit!  Qu'il  y  demeure  de  longs  jours, 
et  puisse  le  palais  lui  sembler  digne  de  lui! 

Bussy  la  regardait.  Tout  près  d'elle,  respirant  ses 
parfums,  il  lui  semblait  vraiment  qu'ils  étaient  seuls, 
comme,  au  fond  du  sanctuaire,  le  prêtre  avec  son 
dieu;  et,  perdu  dans  une  extase,  il  oublia  toute  celte 
foule,  l'ambassade,  le  cérémonial,  et  le  monde  entier. 

Inquiets,  les  hadjibs  s'agitaient,  croyant  que  le 
jeune  étranger  ne  retrouvait  plus  le  compliment 
appris  par  cœur.  Lila  aussi  s'effrayait,  mais  elle  était 
trop  loin  pour  pouvoir  avertir  son  ami.  La  reine, 
qui  s'oubliait  comme  lui,  revint  subitement  au  sen- 
timent du  danger,  et  dit  sans  presque  remuer  les 
lèvres  : 

—  Parle,  seigneur,  ne  te  trahis  pas. 

D'un  violent  effort  il  redevint  maître  de  lui,  reprit 
sa  dignité  froide.  Et  sa  voix  ferme  et  claire  emplit 
la  salle  : 

—  Parure  du  Monde!  puissante  reine,  je  baise  le  sol 


316  LA  CONQUÊTE  DU  PARADIS 

que  tu  foules  et  la  poussière  qu'illuminent  tes  pas.  Je 
viens  et  je  salue  ta  splendeur,  au  nom  du  très  glo- 
rieux roi  du  Dekan,  Ombre  de  Dieu,  Soutien  du 
Monde,  qui  a  pour  tapis  des  fronts  couronnés,  et  que 
sa  Toute-Puissance  le  Mogol  appelle  son  fds  bien- 
aimé  :  Salabet-Cingh,  qui  se  glorifie  d'être  ton  esclave 
et  t'envoie  cette  lettre,  scellée  de  son  royal  sceau, 
secrète,  et  que  nul  ne  doit  lire  avant  toi. 

Un  page  s'approcha,  tenant,  sur  une  étoffe  pliée 
quatre  fois,  un  coffret  pavé  de  rubis.  L'ambassadeur 
l'ouvrit,  y  prit  la  lettre  écrite  sur  du  satin  blanc  et, 
après  l'avoir  portée  à  son  front,  l'offrit  à  la  reine. 

Ourvaci,  tenant  la  lettre  du  bout  des  doigts,  attacha 
sur  Bussy  un  regard  lourd  de  tristesse,  qui  clairement 
lui  disait  : 

—  C'est  donc  toi  qui  m'apportes  l'arrêt  qui  met  fin 
à  mes  jours  heureux,  et  nous  sépare  à  jamais? 

Ce  que  les  yeux  bleus  lui  répondirent  dans  un  éclair 
d'indomptable  énergie  et  de  dévouement  sans  bornes, 
la  reine  le  comprit  si  bien  qu'elle  eut  peur;  et,  le 
front  penché  vers  la  lettre,  tardant  à  l'ouvrir,  elle  se 
demanda  si  sa  responsabilité  et  sa  dignité  de  souve- 
raine lui  permettaient,  pour  sauver  sa  personne,  de 
déchaîner  ce  lion  furieux,  qui  allait,  sans  nul  doute, 
sur  un  mot  d'elle,  bouleverser  le  Dekan,  et  détruire 
son  œuvre,  en  brisant  le  roi  qu'il  avait  fait. 

—  Son  regard  me  l'a  crié,  se  disait-elle,  tandis  qu'il 
gagnait  sa  place,  il  est  venu  pour  me  défendre, 
m'obéir  et  me  sauver,  si  je  refuse  de  tenir  les  pro- 
messes sacrées  des  fiançailles. 

Un  soupir,  dont  s'émurent  les  colliers  et  le  réseau 


PRYAVATA  DEVAYANI  OURVACI  347 

de  pierreries,  gontla  sa  poitrine  et  elle  déroula  la 
lettre. 

Aussitôt  la  musique,  sourdement,  joua,  pour  em- 
plir le  vide  du  silence,  et  les  bayadères,  déployant 
leurs  écharpes,  ébauchèrent  une  danse  lente  et  gra- 
cieuse. 

Bussy  fut  surpris  du  trouble  qui  s'emparait  de  la 
reine  tandis  qu'elle  lisait.  Il  n'était  sensible  que  pour 
lui  peut-être,  car  elle  gardait  en  apparence  son 
impassibilité  de  déesse,  mais  il  voyait  ses  longs  cils 
palpiter,  son  souffle  soulever  plus  rapidement  son 
sein  et  une  légère  teinte  rose  monter  sous  sa  pâleur 
chaude.  Elle  lut  la  lettre  d'un  seul  trait,  puis  la  relut, 
et,  sans  soulever  tout  à  fait  ses  paupières,  assombries 
d'antimoine,  glissa  vers  l'ambassadeur  un  regard  si 
rayonnant  qu'il  lui  fît  l'effet  d'un  coup  de  soleil  entre 
deux  nuages. 

Elle  appela  d'un  signe  une  de  ses  femmes  qui  reçut 
de  ses  mains  le  message  royal  et  le  donna  à  un 
page,  en  lui  transmettant  l'ordre  de  la  reine.  Le  page 
s'approcha  de  Bussy  et,  s'agenouillant,  lui  remit  la 
lettre. 

—  La  reine  désire  que  tu  lises,  pour  toi  seul,  dit-il. 

Le  jeune  homme  prit  l'écrit  et  s'aperçut  qu'il  était 
tout  entier  de  la  main  du  roi.  Pourquoi  devait-il  le 
lire?  Une  violente  émotion  l'oppressait,  des  flammes 
lui  semblaient  danser  sur  des  lignes  et,  malgré  son 
impatience  de  savoir,  il  dut  fermer  les  yeux  un  instant 
pour  retrouver  sa  lucidité. 

Le  message  était  ainsi  : 

«  Allah  est  le  victorieux  ! 


348  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

«  Au  Diadème  du  Monde  !  A  la  très  grande,  très 
illustre,  très  brave  et  très  heureuse  reine  de  Ban- 
galore  Pryavata  Devayani  Ourvaci  de  la  divine  et 
très  glorieuse  dynastie  Lunaire;  Sayet  Mahomet- 
Khan  Assef  daoula,  Bâhàdour  Salabet-Gingh,  le  roi 
du  Dekan. 

«  Que  Dieu  tout-puissant  te  conserve  en  parfaite 
santé. 

«  0  reine!  toi  qu'on  dit  si  resplendissante  que, 
quand  tu  parais,  les  étoiles  affolées  abandonnent 
l'astre  nocturne  pour  te  faire  cortège,  je  touche  tes 
pieds  de  mon  front  et  je  me  proclame  ton  esclave. 

«  Allah,  dans  sa  bonté,  a  permis  que  j'apprenne, 
par  la  voix  de  mon  grand  vizir,  qui  fut  le  tien,  le 
très  vénérable  Rugoonat  Dat  Pandit,  que  la  liberté 
dont  tu  jouis  dans  ton  royaume  de  Bangalore  t'est 
plus  précieuse  que  la  vie,  que  le  mariage  te  sem- 
blerait une  lourde  chaîne,  et  le  harem  une  odieuse 
prison.  En  me  révélant  tes  sentiments,  le  vizir  a 
accompli  une  action  louable,  évité  un  malheur  et 
mérité  ma  gratitude. 

«  Sache,  toi  la  première  parmi  les  reines,  que  mon 
plus  cher  désir  est  ton  bonheur  et  que,  pour  pouvoir, 
sans  mourir,  lui  sacrifier  le  mien,  j'ai  évité  de  te  voir, 
de  laisser  fuir  ma  raison  par  mes  yeux,  à  l'aspect  de 
ta  beauté.  Je  puis  donc  te  dire  aujourd'hui  que  tu  es 
libre,  que  ta  volonté  m'est  plus  sacrée  que  les  pro- 
messes échangées  pour  nous,  quand  nous  étions 
encore  de  faibles  oiseaux,  gazouillant  au  bord  du  nid. 

«  Je  ne  veux  pas  me  glorifier  de  mon  sacrifice  et 
l'exalter  à  tes  yeux;  bien  que  jeune  et  sans  expé- 


PRYAVATA  DEVAVANI  OURVACI  349 

rience  encore,  je  te  parlerai  comme  si  la  barbe 
blanche  de  la  sagesse  argenLait  ma  poitrine,  et,  pour 
t'enlever  tout  remords  de  rompre  d'anciens  serments, 
je  te  montrerai  que  ce  qui  te  rend  heureuse  est  aussi 
le  bien  de  nos  sujets. 

«  Quand  on  nous  fiança  l'un  à  l'autre,  rien  ne 
faisait  prévoir  que,  privée  par  la  cruelle  mort  de  tes 
frères  et  de  tous  tes  parents  mâles,  le  poids  de  la  cou- 
ronne chargerait  un  jour  ton  front  délicat,  et  des 
obstacles,  qui  semblaient  insurmontables,  me  sépa- 
raient du  trône  où  je  suis  à  présent  si  triomphalement 
assis.  Au  lieu  de  fiancés  insouciants  et  libres,  deux 
souverains  sont  aujourd'hui  face  à  face,  et  les  lois 
sont  autres  pour  eux;  avant  de  songer  à  leur  bien, 
ils  doivent  songer  à  celui  de  leur  peuple. 

((  La  sagesse  ne  nous  dit-elle  pas  que  Bangalore, 
si  prospère  sous  ton  règne,  perdait  tout  en  te  per- 
dant. Le  Dekan  perdrait  aussi,  car  ta  loyauté  envers 
le  trône  de  mes  prédécesseurs,  ton  exactitude  à  rem- 
plir tes  engagements,  bien  peu  de  princes  tributaires 
les  possèdent.  Le  gouverneur  qui,  toi  absente,  régirait 
tes  États  n'aurait  en  vue,  sans  doute,  que  son  intérêt 
et,  par  son  joug  avide  et  lourd,  pourrait  susciter  des 
troubles  et  des  bouleversements,  faire  naître  la  guerre 
et  la  ruine,  là  où  fleurissent  la  paix  et  la  richesse. 

«  Je  soumets  à  ton  jugement  ces  réflexions,  qu'ap- 
prouve mon  vizir.  Mais  toi  seule  décideras,  car  ne  me 
fais  pas  l'injure  de  douter  que,  si  l'on  s'est  trompé 
sur  tes  sentiments  ou  s'ils  se  sont  modifiés,  ma  plus 
grande  gloire  sera,  quoi  qu'il  puisse  arriver,  de  par- 
tager mon  trône  avec  toi. 

10 


350  LA  CONQUÊTE   DU   PAUADIS 

«  Sans  hâter  ta  décision,  fais-la  connaître  à  mon 
bien-aimé  frère  Bussy  Bâhâdour  Gazamfer-Gingh, 
comme  si  c'était  à  moi-même.  Il  me  transmettra  ta 
volonté  qui  sera  ma  seule  loi. 

«  Accueille  favorablement  les  humbles  offrandes 
que  je  dépose  aux  pieds  de  ton  trùne;  parmi  elles, 
tu  trouveras  le  firman,  ratifié  par  notre  père  le  Mogol. 
qui  te  restitue  le  territoire  s'étendant  des  limites 
actuelles  de  Bangalore  jusqu'aux  Montagnes  Orien- 
tales. 

M  Mon  frère  Gazamfer  m'a  fait  entendre  que  tu 
regrettais  vivement  cette  partie  de  ton  royaume,  dont 
les  conquérants  ont  privé  tes  ancêtres,  et  mon  plus 
grand  plaisir  est  de  suivre  les  conseils  de  mon  glo- 
rieux frère.  C'est  donc  lui  seul,  et  non  pas  moi,  qui 
mérite  ta  gratitude  pour  cette  restitution. 

«  Donné,  en  mon  palais  d'Aurengabad,  le  10  du 
mois  de  Raheb,  la  onze  cent  soixante-septième  année 
de  l'hégire,  et  de  mon  règne  la  première.  » 

Pendant  cette  lecture,  dès  qu'il  en  eut  compris  le 
sens,  vm  tourbillon  de  joie  faillit  faire  perdre  conte- 
nance à  l'ambassadeur,  il  se  sentit  le  cœur  oppressé 
de  reconnaissance,  pour  ce  roi  charmant,  qu'il  avait 
si  longtemps  méconnu,  et  il  ne  douta  pas  un  instant 
que  ce  ne  fût  à  cause  de  lui,  et  non  pour  les  raisons 
politiques,  mises  en  avant,  que  Salabet  avait  pris 
cette  résolution. 

—  Mais  il  connaît  donc  mon  secret?  se  disait-il.  Oui. 
par  Rugoonat-Dat.  Comment  n'y  ai-je  pas  songé?  Ce 
trait  d'une  si  touchante  délicatesse,  qui  restitue  en 
mon   nom   ce  lambeau  de   royaume,  me  le  prouve 


l'IlYAVATA    DEVAYAM   OURVACI  351 

assez.  Ivre  de  jalousie,  je  n'ai  rien  deviné.  Ah!  si  je 
n'étais  pas  auprès  d'Ourvaci.  je  partirais  sur  l'heure 
pour  m'aller  jeter  aux  pieds  du  soubab,  lui  faire 
oublier  mes  torts! 

11  ne  pouvait  se  lasser  de  relire  ce  bienheureux 
écrit,  qui  lui  faisait  éprouver  cette  dilatation  de  l'être, 
cette  gaieté  fébrile,  qui  s'emparent  de  celui  qui  vient 
d'échapper  à  une  mort  violente. 

Un  hadjib,  saluant,  s'avança  vers  Bussy,  lui  souffla 
que  la  reine  attendait  l'ambassadeur,  pour  la  cérémonie 
du  Bira  qui  met  fin  à  l'audience.  11  se  leva  vivement 
et  marcha  vers  le  trône.  Lorsqu'il  fut  près  d'Ourvaci, 
les  regards  qu'ils  échangèrent  étaient  tellement 
chargés  de  flamme  et  d'une  joie  si  débordante,  qu'ils 
en  furent  effrayés,  et  subitement  les  voilèrent  sous 
leurs  paupières,  pour  dérober  leurs  pensées  à  la  foule. 

Elle  se  pencha  un  peu  pour  lui  donner,  selon 
l'usage,  des  feuilles  de  bétel  et  lui  verser  sur  les 
mains  quelques  gouttes  d'essence  de  roses. 

Les  tigres  éveillés  s'étirèrent  en  grondant,  et  Bussy, 
qui  ne  les  avait  pas  vus,  eut  un  mouvement  de  sur- 
prise. 

—  Tu  ne  les  reconnais  pas?  dit  la  reine  en  souriant  ; 
ce  sont  les  orphelins  que  tu  as  faits,  en  tuant  leur 
mère,  pour  me  sauver. 

—  Les  petits  de  la  tigresse! 

—  Pouvait-on  laisser  périr  ces  abandonnés,  qui  ne 
s'étaient  encore  rendus  coupables  d'aucun  crime? 

Et  comme  il  semblait  vouloir  s'approcher  d'eux, 
d'un  mouvement  vif,  elle  appuya  sa  main  sur  le  bras 
du  jeune  homme  pour  le  retenir. 


352  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

—  Laisse-les,  ils  sont  doux,  quelquefois,  mais  le 
plus  souvent  perfides.  S'ils  allaient  reconnaître  le 
meurtrier  de  leur  mère,  et  la  venger! 

—  Tu  ne  veux  donc  plus  ma  mort? 

—  Ah!  ne  m'accable  pas,  dit-elle,  d'une  voix  trem- 
blante, toi  à  qui  je  dois  maintenant  plus  que  la  vie. 
Va,  bientôt  nous  nous  reverrons. 

Quand  il  eut  regagné  son  palais,  avide  maintenant 
de  solitude,  Bussy  ordonna  à  Naïk  d'éloigner  tout  le 
monde,  de  défendre  l'entrée  à  tous  ceux  qui  ne  seraient 
pas  des  envoyés  de  la  reine,  et  il  se  mit  à  marcher 
dans  la  chambre ,  avec  une  fébrile  agitation,  qui 
inquiéta  le  paria,  puis  finit  par  s'aller  jeter  sur  un 
divan. 

—  SoufTres-tu,  maître?  dit  Naïk  en  s'approchant. 

—  Oh  non  !  s'écria  le  marquis,  mais  il  m'est  impos- 
sible de  dominer  mes  nerfs  et  je  ne  peux  retenir  mes 
larmes.  Pardieu,  c'est  la  première  fois  qu'il  m'arrive 
de  pleurer  de  joie!  Elle  est  libre!  Naïk,  la  générosité 
du  soubab  me  délivre  de  l'aff'reux  cauchemar  qui 
pesait  sur  ma  poitrine.  Je  n'ai  plus  personne  à  haïr, 
et  dans  mon  âme  qui  déborde  d'amour,  il  ne  reste 
qu'une  ombre  :  le  regret  d'avoir  méconnu  le  cœur 
du  roi. 

—  Que  tous  les  dieux  soient  loués!  s'écria  Naïk  en 
baisant  la  main  de  son  maître,  j'avais  comme  un 
pressentiment  de  ce  qui  arrive  et  je  m'empêchais  d'en 
parler,  de  peur  de  nourrir  un  espoir  décevant. 
Rugoonat-Dat  ne  pouvait  manquer  d'avertir  le  roi,  du 
mal  qu'il  allait  te  faire,  sans  le  savoir  ;  il  est  trop 
sage  et  trop  bon  pour  ne  pas  avoir  désiré  te  servir, 


PRYAVATA  DEVAYANI  OURVACI  353 

tout  en  servant  aussi  la  reine,  qui  fut  son  élève  et  dont 
il  connaissait  les  répugnances.  Mais  je  t'en  conjure, 
maître,  cache  ta  joie  maintenant,  bien  des  reptiles 
sont  encore  à  craindre  ici,  qui  traîtreusement  et  sour- 
noisement pourraient  te  nuire. 

—  Que  puis-je  donc  craindre,  protégé  par  la  reine? 

—  Redoute  les  brahmanes,  dit  Naïk,  ils  ont  la  pré- 
tention de  régner  sur  les  rois,  et,  si  l'amour  a  su 
triompher  des  préventions  de  la  souveraine,  ils  n'ont 
rien  abjuré  de  leurs  préjugés,  et  toujours,  pour  eux, 
tu  es  le  barbare,  dont  l'approche  est  une  souillure. 
La  crainte  seule  qu'ils  ont  des  Mogols  retient  leur 
haine. 

—  Que  m'importent  ces  blêmes  fanatiques  ?  s'écria 
Bussy.  Elle  est  libre,  elle  m'aime!  Le  reste  du  monde 
est  moins  pour  moi  qu'une  bulle  de  savon. 

Les  ghérialis,  qui  frappent  l'heure  sur  des  bassins 
d'airain,  venaient  d'annoncer  le  troisième  pahar  du 
jour,  et  l'on  entendait  la  voix  des  poètes,  chanter  que 
la  brise  déjà  commençait  à  rafraîchir  l'air  brûlant, 
lorsque  la  reine  fit  inviter  l'ambassadeur  à  venir  la 
retrouver  dans  les  jardins,  s'il  préférait  sa  compagnie 
au  spectacle  d'un  combat  d'éléphants,  de  tigres  et  de 
rhinocéros,  qui  avait  lieu  pour  divertir  les  hôtes  du 
palais. 

Il  la  rejoignit,  sous  l'ombre  fraîche  d'une  allée 
d'emblis,  où  elle  se  promenait  lentement,  au  milieu 
de  ses  femmes  et  de  sa  cour,  ce  jour-là  composée 
surtout  de  musulmans. 

Bussy  remarqua  que  la  reine  était  vêtue  comme  le 
soir  de  leur  rencontre  dans  l'île  du  Silence  ;  une  cou- 

20. 


354  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

ronne  de  jasmins  retenait  son  voile,  et  elle  n'avait 
d'autres  bijoux  que  des  perles. 

Quand  le  marquis  fut  à  quelques  pas  d'elle,  Ourvaci 
se  tourna  à  demi  et  se  cacha  dans  son  voile,  avec  ce 
mouvement,  si  gracieux,  de  pudeur  et  de  timidité, 
qui  est  un  hommage. 

Puis  elle  s'avança  vers  Bussy,  en  entraînant  Lila, 
dont  elle  avait  pris  la  main. 

—  Joie  et  triomphe  à  l'ambassadeur!  dit-elle;  a-t-il 
trouvé  le  repos  sous  notre  humble  toit? 

—  L'air  de  ce  palais  est  pour  moi  comme  l'am- 
broisie des  dieux,  dit-il,  et  je  suis  aussi  heureux  qu'un 
immortel. 

Ils  étaient  un  peu  en  avant  de  la  suite,  et  la  reine 
dit  en  baissant  la  voix  : 

—  Lila  seule  connaît  le  message  du  roi  et  sait  tout 
le  bonheur  que  tu  apportes  ici,  gardons  le  secret; 
demain  seulement,  j'annoncerai  aux  ministres,  pen- 
dant le  conseil,  le  but  de  ton  ambassade,  sans  leur 
dire  encore,  pourtant,  quelle  réponse  je  ferai  au  roi 
du  Dekan,  car  elle  causera  des  déceptions. 

Bussy  eut  un  tressaillement  de  peur. 

—  Pendant  l'absence  de  la  Parure  du  Monde,  dit 
Lila  vivement,  Panch-Anan  devait  être  régent,  et 
garder  le  pouvoir  jusqu'au  jour  où  un  héritier... 

—  A  quoi  bon  parler  de  cela?  interrompit  la  reine 
avec  impatience.  L'illustre  ambassadeur  est  las  de 
toutes  ces  questions.  Occupons-nous  plutôt  du  concert 
des  oiseaux  et  de  la  beauté  des  fleurs. 

—  Quand  la  divine  musique  de  ta  voix  caresse 
l'oreille,  dit-il,  le  chant  de  l'oiseau  ne  semble  plus 


PRVAVATA  DEVAYANI  OURVACI  355 

qu'un  cri  discordant,  et  il  est  impossilile  de  regarder 
les  fleurs,  quand  on  peut  contempler  tes  lèvres. 

—  Eh  bien,  je  me  tairai  pour  ne  pas  faire  tort  à 
mes  doux  chanteurs,  dit-elle  en  riant,  et  tu  oublieras 
vite  mes  lèvres  en  voyant  le  parterre  de  lotus.  Ne  me 
fais  pas  le  chagrin  de  ne  pas  l'admirer,  c'est  moi- 
même  qui  en  ai  ordonné  la  disposition. 

—  C'est  la  fleur  aimée  entre  toutes,  dit  Lila,  en 
Jetant  à  Bussy  un  regard  d'intelligence. 

—  N'est-ce  pas  le  symbole  même  de  l'Hindoustan, 
reprit  Ourvaci,  puisque  l'on  dit  que  cette  contrée 
apparut  aux  yeux  des  dieux  sous  la  forme  d'un  lotus, 
flottant  sur  la  mer?  Le  pistil,  c'est  le  mont  Mérou,  le 
plus  haut  pic  de  la  terre;  toutes  les  cimes  de  l'Hima- 
laya, groupées  autour  de  lui,  sont  les  anthères;  les 
pétales  de  la  corolle  représentent  les  différents 
royaumes  ,  et  les  quatre  feuilles  du  calice  sont  les 
quatre  presqu'îles  qui  s'étendent  sur  la  mer.  N'est-ce 
pas  ingénieux? 

Jamais  elle  ne  lui  était  apparue  aussi  adorable. 
Son  âme,  jusque-là  toujours  bouleversée,  avait  com- 
muniqué à  sa  beauté  quelque  chose  de  tragique  et  de 
sombre,  tandis  qu'aujourd'hui,  un  calme  divin  l'en- 
veloppait, lui  donnait  un  charme  nouveau,  incom- 
parable. 

Lorsqu'elle  se  tut,  Tinterrogeant,  Bussy  demeura 
interdit  :  étourdi  de  bonheur,  la  contemplant  avec 
une  sorte  d'avidité,  il  avait  entendu  la  voix  sans  com- 
prendre les  paroles. 

—  Vois,  Lila!  s'écria-t-elle  en  riant  et  en  jetant  son 
bras  autour  du  cou  de  la  princesse,  les  discours  d'une 


356  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

femme   lui   semblent  trop  frivoles,   il   ne   m'écoute 
pas! 

—  Pour  qu'il  écoute,  il  faut  l'aveugler,  dit  Lila. 

Et  d'un  mouvement  mutin,  elle  fit  voler  le  bout  de 
son  écharpe  devant  les  yeux  du  jeune  homme. 

—  Je  suis  tellement  coupable,  dit-il,  que  je  n'essaye 
nulle  excuse,  et  c'est  sans  la  mériter  que  j'attends  ma 
grâce.  Je  ressemble  à  un  larron  qui  veut  emporter 
trop  de  richesses,  et  en  laisse  tomber  la  moitié. 

Lentement,  ils  marchaient  sous  l'allée  ombreuse, 
elle  se  terminait  par  une  baie  ensoleillée  qu'ils  attei- 
gnirent. 

Là,  des  esclaves  attendaient,  munis  de  parasols, 
d'écrans  et  d'éventails,  pour  protéger  les  nobles  pro- 
meneurs, tandis  qu'ils  traversaient  les  endroits  décou- 
verts. 

C'était  là  que  des  milliers  de  lotus  s'épanouissaient, 
cachant  sous  leur  profusion  l'eau  oîi  ils  prenaient 
racine. 

Il  y  en  avait  de  pourpres  comme  du  sang  et  de 
roses  comme  l'aurore,  des  blancs,  des  jaunes  d'or, 
des  vert  pâle,  des  noirs,  se  mêlant  dans  un  désordre 
harmonieux,  comme  celui  des  plus  beaux  tapis. 

—  Ceux-ci  sont  des  lotus  de  la  lune,  dit  Ourvaci, 
en  désignant  un  groupe  dont  les  corolles  étaient  fer- 
mées, ils  ne  s'ouvrent  qu'à  la  nuit. 

—  Et  voici  la  fleur  préférée,  dit  Lila,  en  se  penchant 
pour  cueillir  un  magnifique  lotus  bleu  qu'elle  offrit  à 
la  reine.  Elle  le  prit  en  jetant  un  regard  furtif  vers 
les  yeux  de  Bussy,  comme  pour  comparer  les  pétales 
de  la  fleur  aux  prunelles  de  l'étranger. 


PRYAVATA  DEVAYANI  OUUVACI  357 

Le  chemin  aboutissait  à  un  embarcadère,  descen- 
dant vers  une  jolie  rivière.  Un  bateau  magnifique 
était  rangé  le  long  des  marches,  avec  ses  quarante 
rameurs,  debout,  appuyés  sur  leur  rame  oblongue. 
L'embarcation,  ornée  d'émaux,  avait  la  forme  d'un 
grand  serpent  étendu  sur  l'eau,  qui  se  redressait 
pour  former  la  proue  et  devenait  un  paon  aux  ailes 
éployées.  Une  plate-forme,  bordée  d'une  balustrade 
et  protégée  du  soleil  par  une  légère  toiture,  élargis- 
sait l'avant.  La  reine  s'y  installa  avec  Lila,  l'ambas- 
sadeur et  quelques  personnes  de  sa  suite,  parmi 
lesquelles  Abou-al-Hassan. 

Aussitôt,  comme  si  le  paon  eût  pris  son  vol  entraî- 
nant l'embarcation,  elle  fila  sur  l'eau  avec  une  extrême 
vitesse,  qui  créa  pour  ceux  qu'elle  emportait,  la  plus 
délicieuse  brise. 

A  l'arrière,  un  jeune  danseur  déploya  une  bannière, 
et,  l'agitant  au-dessus  de  sa  tète,  rythma  les  efforts 
des  rameurs,  par  ses  mouvements  silencieux.  De 
nombreuses  embarcations,  moins  grandes,  avaient 
reçu  toute  la  suite  de  la  reine,  et  elles  glissaient  à 
droite  et  à  gauche,  joyeusement,  approchant  du 
bateau  royal,  mais  ne  le  dépassant  jamais.  Quelques- 
uns  portaient  des  musiciens  et  des  chanteuses,  qui  se 
mirent  à  improviser  des  louanges  en  l'honneur  de  la 
reine  et  de  son  hôte. 

Ourvaci  accoudée  à  des  coussins,  presque  couchée, 
dans  une  pose  d'une  souplesse  exquise,  doucement 
alanguie,  feignait  d'écouter  les  musiques,  en  jouant 
nonchalamment  avec  le  lotus.  Ses  regards  allaient 
vers  Bussy  et  parfois  semblaient  le  supplier  de  mieux 


oôS  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

cacher  le  secret  de  leurs  cœurs.  Mais  si,  pour  lui 
obéir,  il  s'efforçait  de  considérer  les  rives  charmantes, 
qui  fuyaient  à  droite  et  à  gauche,  c'étaient  les  yeux 
de  la  reine  qui  avidement  cherchaient  les  siens. 

Lila,  inquiète  et  effrayée  de  les  voir  ainsi  oublieux 
du  monde,  se  pencha  vers  le  marquis,  en  ayant  l'air 
de  se  mirer  dans  l'eau,  et  lui  dit  rapidement  : 

—  Prends  garde  !  veux-tu  donc  tout  perdre  par  cette 
folle  conduite?  Bien  des  dangers  et  bien  des  obstacles 
vous  séparent  encore. 

Et  elle  se  mit  à  l'interroger  sur  l'Europe,  sur  la 
France,  sur  mille  choses,  le  forçant  à  lui  répondre, 
le  harcelant  sans  répit. 

On  glissa  quelque  temps  encore  sur  l'eau  bleue, 
sans  une  ride,  puis  les  rameurs  levèrent  leurs  rames 
ruisselantes,  tous  ensemble,  et  le  bateau  se  rangea 
près  d'un  rocher  couvert  de  mousse,  sur  lequel  on 
débarqua. 

—  Rama  s'est  laissé  emmener  sans  même  s'in- 
former où  on  le  conduisait?  dit  la  reine. 

—  Etant  près  de  toi,  j'étais  arrivé  avant  de  partir, 
puisque  tu  es  le  but  de  tous  mes  rêves. 

Une  antilope  bleue,  dont  les  cornes  droites  lui- 
saient, accourut  à  eux  en  faisant  tinter  la  clochette 
d'argent  qu'elle  avait  au  cou. 

On  fit  le  tour  d'un  grand  rocher,  tout  hérissé  de 
[liantes  grasses  qui  semblaient  des  monstres  fan- 
tastiques, et  l'on  pénétra  dans  une  grotte. 

Devant  l'ouverture,  du  côté  du  paysage,  une  cas- 
cade passait,  si  unie  et  si  transparente,  qu'elle  sem- 
blait souvent  immobile;  des  gazons   épais,  disposés 


PRVAVATA  DEVAVAXI  OUKVACI  359 

en  escalier,  recevaient  cette  nappe  d'eau  qui  tombait 
sans  bruit  et  s'enfuyait  en  silence .  L'arc  d'Indra 
jouait  au  travers,  irisant  les  blocs  de  cristal,  qui 
ruisselaient  des  parois,  ou  enflammaient  les  pierre- 
ries des  parures . 

De  belles  esclaves  apportèrent  sur  des  plats  d'or 
des  dattes,  des  mangues  et  des  figues,  qu'elles  venaient 
de  cueillir,  puis  toutes  sortes  de  confltures,  de  frian- 
dises et  de  sorbets. 

—  Que  mon  hôte  illustre  daigne  prendre  place 
auprès' de  moi,  dit  la  reine. 

Et  elle  se  mit  à  rire  de  la  surprise  qu'il  montra  en 
voyant  toute  l'assistance  s'installer,  le  visage  tourné 
vers  le  fond  obscur  de  la  grotte,  tournant  le  dos  au 
paysage. 

—  C'est  une  pénitence  que  nous  accomplissons, 
dit-elle,  avec  une  gaieté  d'enfant.  Tu  t'es  laissé  con- 
duire aveuglément;  maintenant,  il  faut  la  partager 
avec  nous. 

Des  esclaves,  portant  des  écrans  de  plumes  et  des 
chasse-mouches,  s'étaient  groupées  derrière  la  reine, 
qui,  bientôt,  frappa  l'une  contre  l'autre  les  paumes 
de  ses  mains,  légèrement  teintées  de  mendhi. 

A  ce  signal,  une  mélodie  se  fit  entendre,  jouée  par 
des  tlûtes  et  soutenue  par  les  vinas  et  les  tambourins, 
et  le  fond  de  la  grotte,  s'écartant,  découvrit  la  scène 
d'un  théâtre,  dont  la  décoration  représentait  un 
jardin. 

Un  personnage  très  vénérable  s'avança,  et.  après 
une  invocation  aux  dieux,  annonça  qu'en  l'honneur 
de  l'illustre  ambassadeur  qui  glorifiait  le  palais  de  sa 


360  LA   CONQUETE   DU  PARADIS 

présence,  il  allait  faire  représenter  une  pièce  du 
poète  très  aimé  Bavabhouti;  une  pièce  qui  plaisait 
par-dessus  tout  à  la  jeunesse  en  fleur,  car  elle  avait 
pour  sujet  les  touchantes  et  célèbres  amours  de 
Madhava  et  de  Malati. 

—  Je  suis  sûre,  Lila,  disait  Ourvaci  à  voix  basse, 
que  c'est  toi  qui  as  indiqué  le  choix  de  cette  pièce. 

—  Ne  fallait-il  pas  vous  rappeler  que  l'amour 
triomphe  de  tous  les  obstacles?  Nul  autre  que  vous, 
d'ailleurs,  ne  peut  comprendre  les  analogies  qui  se 
trouvent  dans  cette  pièce  avec  l'état  de  votre 
cœur. 

Le  souffle  des  éventails  faisait  voltiger  le  voile 
aérien  de  la  reine  ;  il  s'accrocha  aux  broderies  de 
l'habit  du  marquis!  Très  doucement,  il  le  dégagea, 
mais  le  retint  dans  sa  main,  et  croyant  tous  les  regards 
fixés  sur  le  théâtre,  furtivement,  il  appuya  le  suave 
tissu  sur  ses  lèvres.  Ourvaci  lui  sourit  imperceptible- 
ment, et,  soulevant  le  lotus  bleu,  l'effleura  d'un  baiser. 

Ce  jeu  muet  fut  surpris  par  la  princesse  Mangala, 
qui  entre  les  cils,  sournoisement,  ne  cessait  d'observer 
la  reine  ;  mais  celle-ci  ne  s'en  apercevait  pas,  et  l'éclair 
de  méchanceté  satisfaite  qui  brilla  un  instant  dans 
les  yeux  de  sa  rivale,  échappa  même  à  Lila  qui,  à  la 
dérobée,  elle  aussi,  regardait  Bussy,  avec  un  senti- 
ment poignant,  où  se  mêlait  à  la  joie  de  le  voir 
heureux,  une  sourde  mélancolie. 

La  pièce  s'acheva  à  la  satisfaction  des  amants  qui, 
après  bien  des  mésaventures,  poursuivis  même  par 
la  colère  des  dieux,  voyaient  tous  leurs  vœux  accom- 
plis. 


PRYAVATA  DEVAYANI  OURVACI  361 

—  Ah  !  j'ai  peur,  Lila,  disait  Ourvaci,  à  la  fin  de  cette 
journée;  près  de  lui  les  heures  s'envolent  comme  des 
minutes  et,  cependant,  ces  minutes-là  sont  plus 
emplies  que  toute  ma  vie  passée.  Que  deviendrai-je 
lorsqu'il  ne  sera  plus  là? 

—  L'avenir  est  à  vous,  puisqu'il  t'aime  et  que  tu 
l'aimes,  dit  Lila,  mais  prenez  garde  de  le  compro- 
mettre par  trop  d'impatience.  Ne  faut-il  pas,  moi 
qui  ai  longtemps  combattu  la  folie  de  ta  haine,  que 
je  contienne  aujourd'hui  l'audace  imprudente  de  ton 
amour? 

—  Ah!  ne  gâte  pas  ma  joie  en  me  grondant,  dit  la 
reine.  Quand  je  songe  que  celui  qui  m'a  sauvée  de  la 
mort  me  sauve  encore  de  l'esclavage,  et  que  j'ai  voulu 
deux  fois  le  tuer,  mon  cœur  est  déchiré  par  une 
atroce  douleur;  il  est  là,  mendiant  un  regard,  lui  à 
qui  je  donne  en  secret  toute  mon  âme,  et  tu  veux  que 
je  détourne  les  yeux,  que  je  retienne  mes  larmes! 

—  Je  tremble  pour  la  vie  qui  t'est  chère,  comme 
toi-même  tu  tremblais,  il  y  a  peu  de  temps  encore, 
quand  tu  me  cachais  ton  secret.  Un  tourbillon  de 
bonheur  t'entraîne  et  t'aveugle  à  présent  et  te  fait 
oublier  tes  justes  craintes. 

—  C'est  vrai,  dit  Ourvaci  en  pâlissant  :  si  le  ministre 
savait  mon  amour  pour  celui  qu'il  hait  d'une  haine 
incompréhensible,  nous  serions  perdus.  0  Lila,  tu 
m'épouvantes.  Il  faudra  bien  pourtant  que  la  vérité 
éclate,  et  que  le  roi  soit  proclamé. 

—  11  faut  que  Panch-Anan  soit  brisé  avant  cela,  et 
si  tu  n'oses  le  faire  brusquement,  usons  de  ruses 
quelque  temps  encore  et  minons  ce  pouvoir  absolu 

Conquête  du  paradis,  21 


362  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

que  tu  as  si  imprudemment  laissé  prendre  au  mi- 
nistre. 

—  Je  ferai  ainsi,  Lila,  et  personne  ne  connaîtra  ma 
réponse  au  roi  du  Dekan  avant  que  l'ambassadeur  soit 
hors  d'atteinte.  Je  tâcherai,  puisqu'il  le  faut,  de  mieux 
garder  mon  secret;  mais  s'il  allait  s'en  attrister? 

-  —  Ne  suis-je  pas  là?  dit  la  princesse,  déjà  je  l'ai 
averti,  mais  il  est  de  ceux,  malheureusement,  que  le 
danger  attire. 

Le  lendemain,  après  le  conseil,  auquel  l'ambassa- 
deur assistait,  et  où  la  reine  fit  connaître  les  proposi- 
tions du  soubab  et  l'accroissement  inespéré  du  terri- 
toire de  Bangalore,  Panch-Anan,  rentrant  chez  lui, 
très  préoccupé,  aperçut  dans  la  cour  de  son  palais  les 
pages  et  la  litière  de  la  princesse  Mangala;  il  pressa 
le  pas  et  gagna  la  salle  où  elle  l'attendait. 

—  Victoire  au  ministre!  dit  la  princesse,  en  portant 
ses  nlains  à  son  front. 

—  Qu'est-ce  donc,  ma  fille,  qui  t'amène  si  matin 
chez  moi?  dit  le  brahmane. 

—  La  découverte  du  plus  étonnant  mystère,  mon 
saint  gourou.  Mon  amour  pour  notre  reine  me  pousse 
à  te  le  révéler,  afin  que  tu  puisses  la  protéger  et  la 
sauver.  Les  dieux  sont  au  pouvoir  des  prières,  les 
prières  sont  au  pouvoir  des  brahmanes,  donc  les 
brahmanes  sont  dieux  et  rien  ne  doit  leur  être  caché. 

—  Parle  sans  détour,  ma  fille;  je  connais  ton 
dévouement  et  je  saurai  le  récompenser,  dans  ce 
monde-ci,  et  dans  les  existences  suivantes. 

—  Eh  bien,  père,  le  barbare  est  un  magicien  bien 
puissant,  car  il  est  parvenu  à  se  faire  aimer  de  la  reine. 

1  .<  .        - 


PRYAVATA  DEVAYANI  OURVACI  363 

—  Qui  t'a  dit  cela?  s'écria  Panch-Anan,  en  chan- 
geant de  couleur. 

—  On  s'est  bien  gardé  de  me  le  dire,  répondit 
Mangala,  mais  j'ai  surpris  entre  la  reine  et  l'ambas- 
sadeur des  regards  et  des  échanges  de  signes  qui  ne 
me  laissent  pas  de  doute. 

—  Ce  que  je  redoutais  si  fort  est  donc  arrivé  !  dit  le 
brahmane,  les  sourcils  froncés;  je  comprends  à  pré- 
sent :  c'est  ce  maudit  barbare  qui  a  décidé  le  soubab 
à  laisser  la  reine  libre  de  rompre  ou  de  tenir  les 
promesses  de  fiançailles-  :  nouvelles  qu'elle  vient 
seulement  de  nous  apprendre  au  conseil. 

—  Alors,  la  régence  t'échappe? 

—  Peut-être.  La  reine  a  déclaré  qu'elle  ne  savait 
quelle  réponse  elle  ferait.  Mais  elle  nous  trompe,  sans 
doute,  et  est  décidée  à  refuser. 

—  Un  trône  comme  celui  du  Dekan,  auprès  du 
petit  royaume  de  Bangalore,  mérite  bien  qu'on  hésite, 
dit  Mangala. 

—  Mais  Bangalore  vient  d'être  doublé  en  impor- 
tance ;  à  la  demande  du  barbare,  que  l'impur  musul- 
man traite  de  frère,  tout  l'ancien  territoire  nous  est 
rendu.  N'est-ce  pas  là  un  signe  que  le  roi  du  Dekan 
verrait  d'un  œil  favorable  une  alliance  de  la  reine 
avec  son  ambassadeur? 

—  Ah!  mon  père,  un  pareil  sacrilège  ne  peut  pas 
avoir  lieu,  s'écria  la  princesse  avec  épouvante.  Si  la 
reine  a  laissé  surprendre  son  cœur  par  la  magie, 
elle  n'est  pas  folle  au  point  d'oublier  son  rang  et  sa 
caste. 

—  Je  la  connais  :  elle  est  extrême   en  tout;  cet 


364  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

homme,  elle  le  voulait  mort,  quand  elle  le  haïssait; 
l'aimant,  elle  le  fera  roi. 

—  Mais  les  pierres  des  palais  tomberaient  d'elles- 
mêmes  pour  le  lapider! 

—  Calme-toi,  ma  fille,  dit  le  brahmane,  continue 
d'observer,  et  sois  sûre  que  nous  triompherons; 
n'oublie  pas  que  les  dieux  ne  peuvent  jamais  être 
vaincus. 

Le  soir,  des  cordons  de  lampes  s'enroulèrent  comme 
des  colliers  autour  des  édifices.  Dans  le  palais,  cinq 
mille  déotis  —  esclaves  porte-lumières  —  en  haie  sur 
les  escaliers,  dans  les  cours,  au  bord  des  bassins,  for- 
mèrent l'illumination.  Des  pièces  d'artifice  éclatèrent 
sur  tous  les  points  de  la  ville,  et  on  lança  sur  la 
rivière  d'innombrables  radeaux  chargés  de  flammes 
de  diverses  couleurs.  Le  courant  emportant  ces  ra- 
deaux, qui  se  renouvelaient  sans  cesse,  roulait  un 
véritable  fleuve  de  feu  et  de  pierreries.  Seules,  les 
pagodes  restèrent  sombres  et  muettes. 

La  reine  avait  proposé  à  Bussy  de  faire  avec  elle, 
le  lendemain,  une  promenade,  pendant  les  heures 
matinales  et  fraîches,  jusqu'à  ce  territoire  tant  re- 
gretté qui,  grâce  à  lui,  redevenait  son  bien.  On  par- 
tirait à  cheval,  pour  revenir  sur  les  éléphants,  envoyés 
la  veille,  à  la  halte. 

A  l'heure  où  les  étoiles  commençaient  à  pâlir,  un 
vétalika  s'approcha  de  la  chambre  de  Bussy,  fit  courir 
ses  doigts  sur  la  harpe  aux  cordes  d'or  et  chanta, 
pour  faire  fuir  le  sommeil  :  que  la  lumière,  comme  la 
gloire  précède  un  héros,  allait  se  répandre  dans  le 
eiel,  annonçant  la  venue  du  soleil. 


PRYAVATA  DEVAYANI  OURVACI  365 

Le  marquis  s'éveilla  en  souriant  et  se  hâta  de 
s'habiller. 

11  faisait  jour,  quand  les  fanfares  sonnèrent  au 
sommet  des  tours  et  que  la  reine  parut  à  cheval,  dans 
son  charmant  costume  de  guerrier,  sous  le  portique 
de  la  dernière  cour. 

Bussy  s'avançait  vers  elle,  tête  nue,  en  retenant 
sa  monture  avec  grâce.  Ils  échangèrent  un  salut  céré- 
monieux, mais  en  même  temps  leurs  regards  se  joi- 
gnirent, dans  un  éclair  aussitôt  éteint. 

Quelle  était  ravissante,  dans  cette  nouvelle  parure 
d'un  charme  si  étrange,  sous  le  léger  casque  surmonté 
d'un  oiseau  radieux,  avec  la  tunique  d'or  et  de  soie, 
moulant  délicieusement  son  torse,  et  que  traversait 
la  bandoulière  de  pierreries,  retenant  le  carquois! 

Lila,  et  deux  pages  tenant  des  corbeilles  vides, 
accompagnaient  la  reine  ;  Bussy  avait  avec  lui  Arslan- 
Khan.  Un  détachement  d'archers  hindous  et  de  mous- 
quetaires français  devait  les  suivre  à  distance. 

Ils  traversèrent,  au  pas,  la  ville  qui  s'éveillait.  Les 
habitants,  en  grand  nombre,  descendaient  les  esca- 
liers de  la  rivière  pour  aller  faire  leurs  ablutions  ma- 
tinales, et  l'on  voyait  les  femmes  dénouer  leurs  lon- 
gues chevelures.  On  ouvrait  les  bazars,  et  déjà  des 
religieux  mendiants  les  parcouraient,  pour  récolter 
les  aumônes,  tandis  que  les  taureaux  des  brahmanes, 
magnifiques  bêtes  qui  portaient,  empreint  sur  la 
hanche,  l'emblème  de  Siva,  se  promenaient  lente- 
ment, ou  pillaient  l'étalage  d'un  marchand  de  grains, 
sans  que  celui-ci  se  permît  de  les  chasser,  ni  même 
de  donner  la  moindre  marque  de  mécontentement. 


366  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

Des  coureurs,  armés  de  cannes  d'argent,  faisaient 
faire  place  à  la  reine. 

Les  cavaliers  sortirent  par  la  porte  du  Sud,  et,  la 
voûte  une  fois  franchie,  galopèrent,  jusqu'à  ce  qu'ils 
eussent  atteint  une  avenue  de  multipliants,  qui  se 
prolongeait  à  perte  de  vue. 

—  Ah  !  s'écria  Lila  avec  un  soupir  heureux,  nous 
avons  l'air  d'oiseaux  qui  s'envolent,  en  pleine  liberté, 
loin  de  toute  contrainte. 

Bussy  regarda  la  reine  qui,  la  tête  un  peu  inclinée, 
lui  sourit  avec  une  exquise  douceur;  puis,  ce  beau 
guerrier  s'intimida,  baissa  les  yeux  et  parut  fort 
occupé  à  détacher  son  arc  d'or  de  la  selle  où  il  était 
fixé. 

—  Dans  toutes  les  régions  du  monde,  à  la  voir 
ainsi,  il  est  certain  qu'on  nommerait  l'Amour,  dit  le 
marquis  à  Lila. 

Ourvaci,  du  bout  des  doigts,  prit  par-dessus  son 
épaule  une  flèche,  empennée  de  plumes  de  perroquets. 

—  Prenez  garde!  s'écria  la  princesse,  le  terrible 
Kama-Deva  a  soulevé  son  arc,  et  le  trait,  où  le  venin 
se  mêle  à  l'ambroisie,  va  prendre  son  vol  ! 

—  Je  ne  redoute  plus  le  Dieu  triomphant,  dit 
Bussy,  il  m'a  tellement  criblé  de  blessures  que  je  le 
mets  au  défi  de  trouver  place  pour  une  de  plus. 

—  Personne  n'a  rien  à  craindre,  dit  Ourvaci  en 
riant,  pas  même  les  oiseaux  ni  les  écureuils,  qui  peu- 
plent les  buissons  épanouis  et  les  arbres. 

—  Ta  victime  est  sans  doute  un  immortel,  dit 
Bussy  en  voyant  la  reine  tendre  la  corde  de  l'arc, 
dans  un  geste  d'une  gràoe  incomparable. 


PRYAVATA  DEVAYANI  OURVACI  367 

—  Non,  dit-elle;  autrefois,  c'eût  été  une  panthère 
ou  un  tigre,  mais  aujourd'hui  le  sang  m'épouvante, 
je  ne  chasse  plus  que  des  fleurs. 

La  flèche  partit  et  une  fleur  coupée  par  la  tige 
tomba  du  haut  d'une  liane.  Un  des  pages  descendit 
de  cheval,  la  ramassa.  D'autres  victimes  suivirent;  ce 
fut  comme  une  pluie,  et  les  corbeilles  s'emplissaient. 

Quelquefois  la  fleur,  atteinte  en  plein  cœur,  s'ef- 
feuillait. 

—  Ah,  maladroite!  s'écriait  la  reine,  je  l'ai  tuée! 

Le  marquis  la  contemplait  dans  une  fièvre  d'admi- 
ration, chacun  des  mouvements  qu'elle  faisait  lui  révé- 
lait une  splendeur  nouvelle,  et  lui  était  aussi  doux  et 
enivrant  qu'une  caresse.  Elle  se  courbait  en  arrière 
pour  mieux  viser,  se  penchait  de  côté,  abaissait  ses 
longs  sourcils  sur  ses  yeux  attentifs,  déployait  ses  ' 
bras,  puis  les  laissait  retomber  en  souriant,  quand  la 
flèche  était  lancée.  Son  cheval  arabe,  couleur  fleur 
de  pécher,  obéissait  à  une  légère  pression  du  genou, 

à  un  mot  dit  à  voix  basse. 

—  Eh  bien!  s'écria  la  reine,  paresseux,  tu  ne 
m'imites  pas? 

—  Je  n'ai  pas  d'arc,  dit  Bussy. 

La  princesse  Lila  lui  tendit  le  sien. 

—  Je  suis  si  peu  habile,  dit-elle,  que  je  n'ose  en 
user,  de  peur  de  blesser  les  oiseaux. 

—  Jamais  je  ne  me  suis  servi  de  cette  arme! 

—  Voyez  quel  orgueil!  s'écria  la  reine  en  riant,  ce 
héros  n'ose  pas  risquer  d'être  vaincu. 

Bussy  prit  vivement  l'arc  et  les  flèches  que  lui  ten- 
dait Lila,  puis  lança  son  cheval  en  avant,  cherchant 


368  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

des  yeux  une  fleur  à  viser,  et  Ourvaci,  curieuse,  le 
rejoignit,  laissant  la  princesse  un  peu  en  arrière  avec 
Arslan-Khan. 

Lila,  songeuse,  les  suivait  du  regard  :  tous  deux  si 
beaux,  si  pleins  de  jeunesse  et  d'amour,  réunis  enfin! 

—  Qui  aurait  pu  prévoir,  dit-elle  à  Tumara,  que 
nous  verrions  un  jour  ces  mortels  ennemis  courir  l'un 
près  de  l'autre,  dans  un  aussi  doux  accord,  en  s'occu- 
pant  de  fleurs  avec  des  joies  d'enfant? 

.  —  Tu  te  souviens  comme  moi  d'une  autre  matinée, 
n'est-ce  pas,  princesse?  dit  Arslan,  celle  où,  près  de 
Méliapore,  nous  avons  assisté  à  la  première  bataille 
des  Français  contre  les  Mogols,  et  où  je  suis  descendu 
vers  la  ville  pour  m'informer  si  l'homme  que  nous 
haïssions  était  parmi  les  combattants. 

—  Oui,  dit  Lila,  j'y  songeais,  en  nous  voyant  réu- 
nis aujourd'hui,  auprès  de  ce  même  homme,  dont  la 
vie  nous  est  devenue  si  chère. 

—  Certes,  dit  le  musulman,  aujourd'hui  je  l'aime  et 
je  l'admire  et  tout  mon  sang  lui  appartient. 

—  Si  tu  l'aimes  ainsi,  veille  bien  sur  lui.  je  t'en  con- 
jure, dit  la  princesse  avec  un  regard  assombri.  Puisque 
tu  es  maintenant  attaché  à  sa  maison,  tu  ne  le  quittes 
guère  :  eh  bien,  défie-toi  de  tout  ;  la  trahison  et  le 
meurtre  le  menacent  encore,  car  la  reine  n'aura,  je  le 
crains  bien,  ni  l'énergie,  ni  le  pouvoir  peut-être,  de 
les  prévenir  par  un  acte  violent  d'autorité. 

—  Le  danger,  c'est  cet  infâme  ministre,  n'est-ce 
pas?  s'écria  Arslan  transporté  d'indignation,  ce  mons- 
tre à  face  verte  et  hideuse  qui  ne  respire  que  la  cupi- 
dité,   l'ambition  et  l'envie,  ce   scorpion,  ce  serpent 


PRYAVATA  DEVAYANI  OURVACI  369' 

venimeux!  Pourquoi  ne  pas  employer  contre  lui  les 
armes  dont  il  se  sert  si  bien? 

—  Parle  plus  bas.  dit  Lila  en  regardant  autour 
d'elle  avec  inquiétude  ;  tuer  un  brahmane  est  un 
crime  auquel  on  n'ose  même  pas  songer;  d'ailleurs, 
la  reine,  déchirée  de  remords  à  cause  du  mal  que  le 
ministre  lui  a  fait  commettre,  à  elle  qui  pleurerait  la 
mort  d'un  papillon,  *ne  consentirait  pas,  pour  sauver 
sa  propre  vie,  à  faire  verser  une  goutte  de  sang  de 
plus;  elle  est  superstitieuse,  d'ailleurs,  elle  croit  au 
merveilleux  et  à  la  puissance  des  brahmanes.  Panch- 
Anan  n'a  pas  encore  perdu  toute  influence  sur  elle. 

—  Que  faire  donc?  comment  délivrer  le  monde 
d'un  pareil  misérable? 

—  J'ai  écrit,  pour  lui  demander  conseil,  au  grand 
vizir  Rugoonat-Dat;  sa  réponse  ne  peut  tarder.  En 
attendant,  veillons.  Le  danger,  d'ailleurs,  n'est  pas 
immédiat;  l'ambassadeur  est  sacré  et  personne,  pas 
même  Panch-Anan,  n'oserait  rien  entreprendre  contre 
lui  tant  qu'il  est  dans  le  royaume. 

Pendant  que  ces  cœurs  fidèles  s'inquiétaient  de 
l'avenir,  les  deux  beaux  archers,  tout  au  présent, 
bondissaient  dans  la  fraîche  avenue,  faisant  assaut 
d'adresse,  se  portant  des  défis.  Le  marquis,  si  habile 
tireur,  après  quelques  flèches  perdues  et  quelques 
fleurs  mises  en  pièces,  était  vite  parvenu  à  soutenir 
brillamment  la  lutte;  et  quand  elle  cessa,  les  carquois, 
étaient  vides  et  les  corbeilles  emplies. 

Bussy  et  la  reine  s'arrêtèrent  souriants,  et  Ourvaci 
chercha  des  yeux  ses  compagnons  qui  apparaissaient 
tout  au  loin,  s'avançant  au  pas. 

21. 


370  LA    CONQUÊTE    DU    PARADIS 

Alors,  à  l'idée  qu'elle  était,  pour  un  moment,  seule 
avec  Bussy,  elle  éprouva  une  émotion  étrange  où  le 
plaisir  et  la  crainte  se  mêlaient. 

—  Il  m'a  comblée  de  bienfaits,  se  disait-elle,  je  les 
ai  reconnus  par  d'odieuses  trahisons.  Maintenant  que 
nos  cœurs  s'entendent,  s'il  exige  l'aveu  d'un  amour 
qu'il  a  trop  bien  deviné,  s'il  demande  enfin  la  récom- 
pense de  sa  longue  et  patiente  peine,  comment  la  lui 
refuser?  comment  lui  parler  de  la  prudence  et  du 
mystère,  qui  doivent  retarder  et  voiler  encore  notre 
bonheur? 

Et  elle  baissait  la  tête,  avec  le  désir  et  la  peur  de 
l'entendre  parler. 

Il  se  taisait  pourtant,  retenu  justement  par  la  pen- 
sée de  la  reconnaissance  qu'elle  lui  devait,  et  qu'il 
tremblait  d'avoir  l'air  de  réclamer.  D'ailleurs,  il 
n'avait  pas  épuisé  encore  ce  pur  et  délicieux  trouble 
de  l'amour  naissant,  et  il  éprouvait  une  telle  pléni- 
tude de  joie  qu'il  ne  songeait  pas  à  rien  désirer  de 
plus  que  le  présent  ;  loin  de  vouloir  lui  rien  demander, 
il  craignait  de  la  blesser  par  cette  persistance  avec 
laquelle  il  tenait  son  regard  attaché  sur  elle,  et  cepen- 
dant il  ne  pouvait  l'en  arracher  :  il  était  fasciné  par 
cette  perfection  de  formes,  comme  l'eût  été  un  sta- 
tuaire, et  trouvait  d'incomparables  délices  à  épier  le 
charme  qu'y  ajoutait  le  moindre  geste;  une  façon 
qu'elle  avait  de  relever  la  tête  d'un  mouvement  fier 
et  vif,  le  battement  de  ses  longs  cils  sur  ses  joues, 
une  certaine  moue  qui  plissait  la  pourpre  soyeuse  des 
lèvres,  et  faisait  frissonner  de  tendresse  le  cœur  de 
l'amant. 


PRYAVATA  DEVAYANI  OURVACI  371 

—  C'est  vraiment  une  âme  d'élite,  pensa  la  reine 
au  moment  où  Lila  et  Arslan  les  rejoignaient,  il  veut 
tout  tenir  de  moi-même  et  ne  demandera  rien. 

—  Eh  bien,  s'écria  la  princesse,  le  Lion  des  Lions 
a-t-il  enfin  la  surprise  d'une  défaite? 

—  Il  ne  pouvait  être  vaincu,  dit  Ourvaci,  celui  qui 
a  triomphé  d'adversaires  tels  que  nous  :  partis  pour 
le  combattre,  nous  sommes  revenus,  tous  trois,  char- 
gés de  liens  de  fleurs. 

—  Moi,  j'ai  déposé  les  armes  à  la  seule  vue  du 
héros,  dit  Lila;  j'ai  tendu  mon  cœur  à  la  chaîne,  sans 
avoir  livré  bataille. 

Bussy  prit  la  main  de  Lila  et  la  baisa  : 

—  Cette  chaine-là  m'a  fait  ton  frère  véritable,  dit-il, 
et  m'attache  à  toi,  plus  encore  qu'elle  ne  te  lie. 

—  C'est  vrai,  Lila  seule  n'a  aucun  tort  à  se  faire 
pardonner,  dit  Ourvaci;  mais  qui  sait?  la  haine  n'est 
peut-être  qu'un  élan  pris  pour  mieux  aimer.  Mais 
nous  nous  oublions,  ajouta-t-elle,  en  détournant  les 
yeux  pour  fuir  le  charme  du  regard  plein  de  passion 
par  lequel  il  la  remercia,  mon  royaume  est  petit  et 
nous  sommes  capables  cependant  de  ne  jamais  par- 
venir jusqu'à  ses  limites. 

On  mit  les  chevaux  au  galop,  et  bientôt,  quittant 
l'abri  des  arbres,  on  s'élança,  par  une  route  étroite,  à 
travers  un  champ  de  roses. 

C'était  une  culture  régulière,  tous  les  buissons, 
parfaitement  alignés,  étaient  taillés  de  hauteurs  éga- 
les, et  à  perte  de  vue  s'étendait  comme  un  tapis 
pourpre.  Des  femmes,  vêtues  de  saris  blancs,  dont 
un  pan  leur  servait  de  voile,  apparaissaient  de  loin 


372  LA  CONQUETE  DU  PARADIS 

en  loin,  occupées  à  recueillir  les  fleurs  mûres,  pour 
la  confection  de  l'attar-gul,  l'exquise  et  précieuse 
essence. 

Un  parfum  fort  et  poivré  flottait  sur  toute  cette 
plaine. 

—  Ne  nous  arrêtons  pas,  dit  la  reine,  l'odeur  des 
roses  enivre  au  point  de  faire  perdre  la  raison. 

Des  montagnes  bleues,  avec  quelques  taches  de 
neige  au  sommet,  fermaient  l'horizon  et  semblaient 
proches. 

—  Voici  les  limites  naturelles  de  Bangalore,  dit  la 
reine  en  les  désignant  de  la  main,  mais  depuis  long- 
temps elles  ne  le  limitaient  plus.  Ne  te  semblent-elles 
pas  plus  belles  aujourd'hui  qu'elles  ne  l'ont  jamais 
été,  chère  Lila,  maintenant  que  nous  ne  les  voyons 
plus  à  travers  des  larmes  de  regret? 

—  Elles  semblent  resplendir  comme  des  saphirs 
sertis  d'argent,  dit  la  princesse,  et  les  plus  hauts  pics 
du  Séjour  de  l'Hiver,  le  mont  Mérou  lui-même,  ne  me 
feraient  pas  autant  de  plaisir  à  voir. 

On  traversa  plusieurs  villages,  des  rizières  et  de 
fraîches  plantations  où  tout  respirait  la  prospérité  et 
l'abondance  ;  puis  une  muraille  crénelée  se  présenta, 
retenue  de  l'écroulement  par  les  plantes  parasites,  et 
au  delà  c'était  l'aridité  du  désert. 

—  La  vie  renaîtra  bientôt  ici  sous  la  magie  de  ton 
sceptre,  dit  Lila,  et  quand  nous  reviendrons,  nous  ne 
retrouverons  plus  la  jungle  inhospitalière. 

Ourvaci,  grave  et  songeuse,  embrassait  de  son 
beau  regard  toute  cette  étendue  sauvage  et  dessé- 
chée ,    étudiait  les  mouvements  du    sol ,   suivait  la 


PRYAVATA  DEVAYANI  OURVACI         373 

course  imaginaire  des  frais  ruisseaux  et  des  canaux 
argentés  qu'elle  voulait  ramener  dans  cette  terre 
perdue,  comme  le  sang  dans  des  veines  taries. 

Mais  le  soleil  commençait  à  faire  sentir  la  brûlure 
de  ses  rayons,  et  l'on  se  hâta  de  les  fuir. 

—  Quels  formidables  remparts!  s'écria  Bussy  en 
voyant  de  plus  près  les  montagnes,  qui  se  dressaient 
âpres,  déchiquetées,  inaccessibles,  s'étendant  comme 
une  muraille  ininterrompue. 

—  Par  malheur,  dit  la  reine,  de  nombreux  défilés, 
faciles  à  franchir,  percent  la  chaîne  sur  toute  sa 
longueur. 

—  Combien  il  serait  aisé  de  les  fortifier!  dit  le 
marquis;  une  redoute  et  deux  canons  suffiraient,  et 
avec  quelques  soldats  on  arrêterait  alors  toute  une 
armée  dans  ces  gorges  étroites.  Si  tu  daignes  avoir 
confiance  en  mes  conseils,  je  te  tracerai  un  plan  de 
fortifications  à  édifier  et  je  t'enverrai  des  pièces  de 
rempart,  de  la  fonderie  que  j'ai  fait  construire  dans 
les  environs  d'Aurengabad,  et  qui  déjà  fonctionne. 

La  reine  écoutait  Bussy  avec  une  respectueuse 
attention  : 

—  Heureuse  de  tes  avis,  je  t'obéirai  comme  au  roi 
même  de  ce  royaume,  dit-elle  à  demi-voix.  D'ailleurs, 
n'en  es-tu  pas  vraiment  le  maître? 

—  Moi  I  le  maître  !  murmura  Bussy  dans  un  ver- 
tige de  bonheur  qui  le  fit  chanceler,  et  répandit  sur 
son  visage  cette  pâleur  subite,  dont  Lila  s'effrayait 
si  fort. 

La  reine,  elle  aussi,  eut  peur  et  avança  vivement 
la  main  pour  le  secourir;  mais  il  s'empara  de  cette 


374  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

main  souple,  fraîche  et  suave  comme  la  pulpe  d'une 
fleur,  et  la  couvrit  de  baisers  ardents.  Puis,  brusque- 
ment, il  éperonna  son  cheval  et  s'enfuit  comme  s'il 
voulait  calmer  Fivresse  qui  le  transportait,  dans  un 
vertigineux  galop. 

—  Hélas!  est-il  fou?  dit  Ourvaci  tremblante. 

—  Tu  vas  le  faire  mourir  de  joie,  après  l'avoir  tant 
torturé,  s'écria  la  princesse.  Voyez,  son  cheval  s'em- 
porte, il  peut  le  briser  contre  les  pierres! 

—  Rassurez-vous,  dit  Arslan,  avec  un  sourire  tran- 
quille. D'un  cavalier  tel  que  Bussy,  il  n'y  a  rien  à 
craindre.  Sous  la  grâce  de  son  corps  se  cache  une 
force  incroyable;  je  l'ai  vu  remuer,  de  ses  mains 
si  blanches,  des  blocs  que  plusieurs  hommes  robustes 
ne  pouvaient  ébranler..  Sa  monture  serait  étouffée 
entre  des  genoux  de  fer,  si  elle  s'avisait  de  se  révolter. 
Tenez,  il  la  dirige  parfaitement,  le  voilà  qui  revient  à 
nous. 

Bussy  arrêta  net  son  cheval,  qui,  l'œil  hagard,  cou- 
vrant d'écume  les  pierreries  du  mors,  trembla  long- 
temps sur  ses  jarrets. 

Les  prunelles  bleues  du  jeune  homme  étincelaient 
d'orgueil  et  de  joie,  mais  il  humilia  leur  expression, 
demanda  grâce  pour  cet  accès  de  démence. 

Le  campement  était  établi  sous  un  banyan,  cet 
arbre  étrange  dont  les  branches  pendantes  prennent 
racine,  formant  de  nouveaux  arbres,  qui,  à  leur  tour, 
donnent  naissance  à  d'autres  et  construisent  ainsi 
comme  de  merveilleux  temples,  avec  des  perspectives 
d'arceaux  de  verdure,  frais  et  sonores. 

Des  tapis  étaient  déroulés  sur  la  mousse    et   des 


PRYAVATA  DEVAYANI  OURVACI  375 

coussins  disposés  autour  de  petites  tables  basses,  en 
bois  précieux  incrusté  de  nacre. 

Les  cavaliers  mirent  pied  à  terre  et  des  esclaves 
accoururent  pour  emmener  les  chevaux. 

Des  fumées  flottaient,  chargées  d'odeurs  appétis- 
santes, et  Ton  voyait,  dans  les  lointains  du  banyan, 
toute  une  foule  de  serviteurs  s'agiter.  On  avait  ins- 
tallé les  fours  portatifs  en  argent,  et  les  glacières, 
avec  la  provision  de  neige  pour  les  sorbets;  le  lait 
tiède  moussait  dans  des  seaux  de  cristal,  et  l'on  ba- 
rattait le  beurre  activement,  tandis  que  le  riz  cuisait, 
mêlé  de  piments  et  de  jujubes,  et  que  l'on  pétrissait 
des  gâteaux  au  miel  et  toutes  sortes  de  pâtisseries. 

La  reine  détacha  son  joli  casque  et  l'accrocha  à 
une  branche. 

—  Est-il  vrai  que  dans  ta  patrie,  dit-elle  à  Bussy,  les 
femmes  etles  hommes  prennent  ensemble  leurs  repas? 

—  C'est  vrai,  dit-il. 
Ourvaci  se  tourna  vers  Lila. 

—  Eh  bien!  dit-elle,  aujourd'hui  nous  adopterons 
la  coutume  de  notre  hôte. 

La  princesse  se  mit  h  rire. 

—  Qu'as-tu,  méchante?  demanda  la  reine  avec  un 
sourire  un  peu  inquiet. 

—  Je  songe  à  ce  fameux  agneau  farci  de  pistaches, 
qui  nous  a  causé  tant  de  tourment,  et  qu'il  faut 
maintenant  supprimer,  car  il  ne  peut  pas  être  servi 
devant  des  brahmines  comme  nous.  Pour  sauver 
notre  âme,  nous  l'avons  cependant  fait  offrir  en  sacri- 
fice à  Kali. 

—  0   reine!    quel   chagrin  tu   me   causes,   s'écria 


37G  LA    CONQUÊTE    DU   PARADIS 

Bussy,  d'avoir  enfreint  pour  moi  un  précepte  de  ta 
loi.  Je  fais  vœu,  si  cela  peut  te  plaire,  de  ne  plus  me 
nourrir  que  de  fruits  et  de  racines. 

—  Il  faut  te  moquer  de  mes  préjugés,  au  contraire, 
dit  Ourvaci  ;  la  savante  élève  de  Rugoonat-Dat  m'a 
démontré  qu'ils  ne  s'appuyaient  sur  rien;  personne 
ne  possède  comme  elle  les  textes  sacrés,  aussi  m'a- 
t-elle  fait  lire  dans  les  Védas,  qu'il  est  de  règle  d'offrir 
à  un  hôte,  du  miel,  avec  différentes  viandes.  Inter- 
roge Lila,  elle  te  dira  mille  choses  encore  sur  ce 
sujet  :  le  sage  Valmiki,  lorsqu'il  reçut  dans  son  ermi- 
tage les  épouses  de  Dasaratha,  leur  servit  un  grand 
festin  composé  de  gibiers  et  de  chairs  diverses;  Rama 
lui-même  sacrifiait  des  gazelles  dans  la  forêt  de  son 
exil  ;  elle  t'apprendra  encore  que  ce  sont  les  djênas  et 
les  bouddhistes  qui  les  premiers  ont  interdit  l'usage 
de  la  chair;  tu  vois  bien  que  nos  superstitions  ne 
méritent  qu'une  moquerie. 

—  L'agneau  n'en  est  pas  moins  condamné,  dit  Lila, 
qui  ajouta  à  l'oreille  de  Bussy  :  Il  faut  qu'elle  t'aime 
bien  follement  pour  avoir  essayé  un  tel  sacrifice, 
mais  elle  n'aurait  pas  pu  le  supporter,  et  se  serait 
évanouie  d'horreur,  à  la  vue  de  ce  mets  réprouvé. 

Dg  magnifiques  coquillages  tenaient  lieu  d'assiettes 
et  de  plats,  les  coupes  étaient  d'or,  et  les  cuillers 
formées  par  le  bec  rose  et  poli  du  coknos. 

Pendant  le  repas,  des  musiciens  et  des  chanteuses 
invisibles  se  firent  entendre,  et  des  danseuses,  entre- 
laçant leurs  belles  écharpes,  formèrent  une  ronde,  a 
travers  les  arbres,  et  enveloppèrent  les  convives  dans 
un  cercle  de  gaze  et  d'or. 


PRYAVATA  DEVAYANI  OURVACI  377 

Pour  laisser  passer  les  heures  accablantes  de  l'après- 
midi,  avant  de  retourner  à  la  ville,  on  s'étendit  sur 
des  coussins,  à  la  place  la  plus  ombreuse,  et,  tandis 
que  les  esclaves  rafraîchissaient  l'air  en  agitant  des 
écrans,  on  apporta  les  corbeilles,  pleines  des  fleurs 
cueillies  à  coups  de  flèches. 

—  Voici  encore  un  motif  de  raillerie,  dit  la  reine  en 
renversant  l'odorante  moisson  sur  le  tapis  ;  l'occu- 
pation favorite  des  Hindous  est  de  former  des  guir- 
landes, n'est-ce  pas  bien  frivole? 

—  Quand  j'ai  quitté  Versailles,  dit  le  marquis,  le  roi 
de  France  et  toute  la  cour  pour  lui  complaire  faisaient 
de  la  tapisserie.  N'est-il  pas  bien  plus  charmant  ce 
passe-temps  qui  consiste  à  entrelacer  des  fleurs? 

—  Tu  acceptes  la  lutte  cette  fois  encore? 

—  Je  m'off're  courageusement  à  vos  sarcasmes,  dit- 
il  en  attirant  à  lui  une  branche. 

Lilajeta,  en  riant,  à  Bussy  lefild'orpourlierlestiges. 

Et  il  entreprit  gaiement  ce  travail  inconnu,  qu'in- 
terrompirent souvent  de  doux  regards  et  des  sourires, 
et  où  des  maladresses,  réparées  par  la  reine,  lui  don- 
naient la  joie  de  pouvoir  effleurer  des  doigts  légers, 
entre  les  piquantes  épines.  Et  ces  heures-là  furent 
exquises;  dans  cette  paisible  et  endormante  nature, 
elles  apaisèrent  leurs  âmes,  leur  donnèrent  l'illusion 
d'un  bonheur  à  l'abri  de  toute  atteinte,  sûr  de  son 
éternité. 

Au  retour,  un  cortège  imposant  les  accompagnait. 

Eràvata,  portant  la  reine  et  la  princesse,  marchait 
de  front  avec  Ganésa,  sur  lequel  était  Bussy  avec 
Arslan-Khan.  L'éléphant  d'Ourvaci  avait  au  cou  la 


378  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

guirlande  assez  mal  tressée  par  le  marquis  et  dont 
quelques  fleurs  se  détachaient,  et  Ganésa  était  cou- 
ronné par  celle  qu'avait  formée  la  reine.  Ils  revinrent 
à  la  ville  par  la  forêt. 

Le  peuple  de  Bangalore  les  attendait.  Durant  la 
journée,  des  hérauts,  appelant  les  habitants  sur 
toutes  les  places,  leur  avaient  lu  le  firman  qui  rendait 
à  la  couronne  le  territoire  perdu,  ajoutant  que  c'était 
«ur  la  prière  de  l'ambassadeur,  auquel  le  roi  du 
Dekan  avait  été  heureux  d'accorder  cette  faveur.  En 
secret,  Ourvaci  avait  fait  répandre  le  bruit,  par  d'ha- 
biles agents,  que  ce  bienfaiteur  du  royaume  était  le 
même  homme  qui,  en  risquant  la  sienne,  avait  sauvé 
la  vie  à  la  reine,  quelques  années  auparavant.  Elle 
voulait  savoir  si  l'amour  que  lui  portait  son  peuple 
serait  assez  fort  pour  faire  taire  en  lui  les  préjugés  de 
race  et  de  religion,  et  quel  accueil  il  ferait,  de  son 
propre  mouvement,  à  l'ambassadeur  du  soubab,  quand 
il  saurait  combien  il  avait  droit  à  sa  reconnaissance. 

Par  une  de  ces  intuitions  que  les  foules  ont  quel- 
quefois, le  secret  désir  de  la  reine  sembla  avoir  été 
deviné  par  le  peuple,  qui  fit  spontanément  à  l'ambas- 
sadeur, une  ovation  enthousiaste,  jetant  des  palmes 
sur  sa  route,  arrosant  de  musc  et  d'eau  de  roses  les 
oreilles  de  son  éléphant  et  couvrant  le  nom  de 
l'étranger  de  bénédictions  et  de  louanges. 

Bussy,  surpris  et  touché  de  ce  chaleureux  accueil, 
saluait  cette  foule  et  lui  souriait. 

—  Ahl  Lila,  dit  Ourvaci,  pâle  et  tremblante  de 
joie,  lorsqu'on  atteignit  le  palais,  ne  dirait-on  pas 
qu'ils  acclament  le  roi? 


xxvm 


SÉPARATION 


Les  fêles  se  prolongèrent,  de  jour  en  jour  et  de 
semaine  en  semaine  ;  chasses,  spectacles,  combats  de 
bêtes  féroces,  réjouissances  de  toutes  sortes,  dans  la 
ville  et  dans  le  palais,  auxquelles  d'ailleurs  la  reine  et 
son  hôte  se  mêlaient  peu;  ils  paraissaient  quelques 
instants,  puis  s'éloignaient,  avec  un  groupe  de  favoris. 
Leurs  vraies  fêtes,  à  eux,  étaient  d'être  ensemble, 
sans  trop  de  contrainte,  entourés  d'amis  sincères  qui, 
s'ils  devinaient  leur  amour,  ne  les  trahiraient  pas. 
Bussy  avait  voulu  revoir  l'île  du  Silence  et  la  chambre 
d'ivoire,  éclairée  par  des  étoiles  de  pierreries.  Puis, 
la  reine  l'avait  conduit  sur  l'emplacement  du  hangar 
où  il  avait  été  porté  blessé.  Sans  déblayer  tout  à  fait 
les  cendres  et  les  ronces,  en  grand  secret,  ils  posèrent 
ensemble  la  première  pierre  d'un  temple  à  Kama- 
Deva,  qu'elle  voulait  faire  construire  là,  dès  qu'on  le 
pourrait  sans  danger. 

Quelquefois,  ils  s'amusaient  à  voir  de  jeunes  pages. 


380  LA    CONQUÊTE    DU   PARADIS 

à  l'aide  d'oiseaux  dressés  à  les  prendre  vivants,  chas- 
ser les  merveilleux  papillons,  qui  semblaient  des 
joyaux  sur  la  soie  des  fleurs  ;  on  en  emplissait  des 
cages  de  gaze,  puis  l'on  donnait  la  volée  à  toutes  ces 
ailes  éclatantes,  dans  une  jolie  cour  plantée  d'arbustes 
et  recouverte  d'un  filet  d'or,  pour  les  garder  prison- 
nières. 

Ils  se  plaisaient  dans  les  jardins,  au  bord  des  fon- 
taines, ou  dans  quelque  fraîche  salle  d'un  pavillon 
d'où  l'on  découvrait  la  campagne  ;  mais  ils  affection- 
naient surtout  un  étrange  balcon  de  pierre,  tout 
ajouré  des  plus  fantasques  sculptures,  et  qui  faisait 
une  trouée  dans  un  grand  arbre.  Quand  ils  étaient  là, 
tout  près  du  chant  des  oiseaux,  ne  voyant  rien  qu'un 
entrelacement  de  branches,  il  leur  semblait  être  vrai- 
ment dans  un  nid.  Et  les  heures  s'écoulaient  rapides 
et  heureuses,  sans  qu'ils  eussent  l'idée  que  ce  temps 
de  bonheur  pouvait  finir. 

Un  jour  qu'ils  étaient  sur  ce  balcon,  seuls  avec 
Lila,  perdus  dans  un  silence  plein  de  pensées,  un  bruit 
de  pas  pressés  se  fit  entendre  dans  la  salle,  et  un 
messager  parut. 

Bussy,  qui  tous  les  matins  recevait  par  un  courrier 
des  lettres  de  Rugoonat-Dat  et  de  Kerjean,  le  tenant 
au  courant  des  affaires,  fut  effrayé  de  voir  ce  mes- 
sager, arrivant  dans  l'après-midi,  tout  couvert  de 
poussière  et  qui  avait  certainement  brûlé  la  route.  Ce 
fut  avec  un  frisson  d'inquiétude  qu'il  prit  la  lettre 
qu'on  lui  tendait. 

La  reine  s'était  levée  toute  pâle,  et  s'appuyait  à 
la  balustrade  du   balcon ,    regardant  avec  effroi   et 


SÉPARATION  381 

colère  cet  homme  qui,  peut-être,  venait  briser  sa 
joie. 

Le  marquis  lut  tout  haut  la  lettre  composée  de 
quelques  lignes,  écrites  fiévreusement  de  la  main  du 
roi. 

«  Reviens  vite,  mon  Bussy,  nous  sommes  perdus! 
Les  Mahrattes  ont  envahi  le  Dekan  et  menacent  Au- 
rengabad.  » 

—  Hélas  !  ce  malheureux  pays  ne  cessera  donc  pas 
d'être  une  proie  convoitée  de  tous!  s'écria  le  jeune 
homme  en  jetant  à  Ourvaci  un  regard  désolé. 

Elle  se  tordait  les  mains  en  murmurant  d'un  air  égaré  : 

—  Les  Mahrattes! 

—  Eh  bien,  dit  Bussy  en  souriant,  qu'ont-ils  donc 
de  si  terrible?  S'ils  ne  m'arrachaient  pas  à  un  bon- 
heur céleste,  ils  m'inquiéteraient  fort  peu. 

—  Seigneur,  dit  Lila,  c'est  par  eux  qu'Ourvaci  est 
orpheline.  Avant  que  la  gloire  des  Français  ait  tout 
efl'acé  dans  l'Hindoustan,  les  Mahrattes  passaient 
pour  les  plus  braves  et  les  plus  redoutables  des  guer- 
riers. Rien  ne  leur  résistait  et  leur  nom  seul  faisait 
fuir  les  armées. 

—  Leur  défaite  manquait  à  notre  renommée,  dit-il, 
et  il  est  bon  que  l'orgueil  et  l'insolence  de  ce  peuple 
soient  humiliés.  Je  t'en  conjure,  ma  reine,  ajouta-t-il 
en  voyant  qu'Ourvaci  baissait  la  tête  avec  accable- 
ment, aie  plus  de  confiance  dans  nos  armes.  La  bra- 
voure des  Mahrattes  ne  pourra  rien  contre  une  bra- 
voure égale,  soutenue  par  une  artillerie  tellement 
supérieure,  qu'ils  disent  tous  ici  que  nous  avons  la 
foudre  pour  alliée. 


382  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

—  Je  crois  Rama  invincible,  dit-elle,  mais  est-il 
invulnérable  ? 

—  Pourrai-je  mourir  lorsque  tu  daignes  t'inquiéter 
pour  ma  vie? dit-il.  Mais,  hélas!  je  n'ai  plus  que  quel- 
ques moments  à  passer  près  de  toi.  Veux-tu  me  per- 
mettre, pour  que  je  n'en  perde  pas  une  minute,  de 
donner,  sans  te  quitter,  les  ordres  les  plus  pressés? 

La  reine,  incapable  de  parler,  fit  de  la  tête  un  signe 
affîrmatif. 

Bussy  recommanda  que  l'on  tînt  prêts  à  partir  plu- 
sieurs courriers,  et  fit  appeler  son  secrétaire. 

Naïk  arriva  bientôt,  et  ne  put  se  défendre  d'un 
mouvement  de  crainte  en  se  trouvant  en  présence  de 
la  reine;  car,  pour  un  paria,  c'était  un  crime  irrémis- 
sible de  s'approcher  d'un  souverain.  Mais  il  comprit 
vite,  à  la  pâleur  et  à  l'air  de  tristesse  répandus  sur 
les  visages,  qu'un  malheur  était  arrivé,  et  qu'on  s'in- 
quiétait peu  de  savoir  si  le  nouveau  venu  était  tchan- 
dala  ou  brahmane. 

Le  marquis  lui  fit  lire  le  billet  du  roi  et  lui  dicta 
plusieurs  lettres.  Naïk  portait  toujours  suspendu  à  sa 
ceinture,  un  étui  d'or  renfermant  le  Kalam,  l'encrier 
et  le  rouleau  de  parchemin,  insignes  de  ses  fonctions; 
il  mettait  un  genou  en  terre  et  s'appuyait  sur  l'autre 
pour  écrire. 

Bussy  donnait  l'ordre,  à  l'umara  qui  commandait 
les  cipayes  de  la  garnison  de  Kadapa,  nababie  toute 
proche  de  Bangalore,  dont  Salabet-Cingh  avait  fait 
présent  à  la  bégum  Jeanne,  de  mettre  à  sa  disposition 
tous  les  hommes  dont  il  pourrait  disposer,  sans  com- 
promettre la  sûreté  de  la  place,  et  le  plus  possible  de 


SÉPARATION  383 

pièces  de  campagne  ;  il  envoya  le  même  avis  au  com- 
mandant de  Kanoiil,  qui  se  trouvait  aussi  sur  la  route 
qu'il  voulait  suivre.  Puis  il  écrivit,  de  sa  main,  à 
Kerjean,  une  dépêche  chiffrée,  et  ces  quelques  lignes 
au  soubab : 

«  Rassure-toi,  mon  roi,  et  ne  perds  pas  confiance 
dans  celui  qui  t'a  jusqu'ici  conduit  à  la  victoire  ;  j'ai 
un  moyen  certain  de  préserver  ta  capitale,  c'est  de 
marcher  sur  Pounah,  la  capitale  de  tes  agresseurs. 
Tu  les  verras  aussitôt  rebrousser  chemin  en  grande 
hâte  pour  aller  défendre  leurs  États.  Mais  il  ne  faut 
pas  perdre  un  instant;  je  t'en  conjure,  fais  partir  tes 
troupes,  dès  cet  avis  reçu,  avec  le  bataillon  français 
qui  sera  prêt  en  une  heure.  Vous  me  rejoindrez  à 
Béder.  » 

Ourvaci,  immobile  et  retenant  ses  larmes,  admirait 
cependant,  à  travers  sa  douleur,  cette  promptitude 
de  décision,  cette  lucidité  froide,  que  ne  troublaient 
ni  la  brutalité  de  la  nouvelle,  ni  le  chagrin  qu'elle 
causait.  C'était  le  héros,  l'intrépide  guerrier,  soi- 
gneux de  sa  gloire,  qui  maintenant  se  dressait  devant 
elle,  et  elle  avait  peine  à  retrouver  en  lui  l'amant  qui 
tout  à  l'heure  frémissait  d'amour  à  ses  pieds.  Ce  beau 
visage  sévère,  à  l'expression  impérieuse,  ces  yeux 
0xes  sous  le  sourcil  froncé,  semblaient  l'avoir  oubliée. 

Et  elle  songeait  avec  un  confus  sentiment  de 
jalousie  : 

—  S'il  lui  fallait  choisir  entre  la  gloire  et  moi, 
peut-être  serais-je  sacrifiée. 

—  Préviens  Arslan-Khan  et  les  officiers  français, 
dit-il  à  Naik  en  le  congédiant,  que  tout  ce  qu'il  y 


384  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

avait  de  soldats  dans  le  cortège  part  avec  moi,  avant 
une  heure.  Le  reste  de  la  suite,  les  éléphants  et  les 
esclaves  se  mettront  en  route  demain. 

—  Comment!  dit  Ourvaci,  tu  ne  me  donnes  même 
pas  cette  journée? 

—  0  reine,  s'écria-t-il,  te  causer  un  regret,  quelle 
douleur  et  quel  orgueil  !  Mais  décide  toi-même  sMl  m'est 
possible  de  ne  pas  voler,  sans  perdre  un  instant,  au 
secours  d'un  roi  qui  vient  de  se  montrer  si  généreux. 

—  C'est  vrai,  dit-elle,  en  baissant  la  tête,  c'est 
impossible,  il  faut  partir. 

Elle  semblait  suffoquer,  prête  à  s'évanouir. 

—  Quelle  triste  reine,  n'est-ce  pas?  reprit-elle  en 
essayant  de  sourire.  Sans  courage!...  Oh!  je  ne  suis 
pas  toujours  ainsi;  mais  je  ne  sais  quelle  angoisse 
m'oppresse,  il  me  semble  que  nous  sortons  de  la 
lumière  pour  entrer  dans  une  ombre  opaque  et  sans 
issue.  Ah!  j'ai  beau  vouloir  le  chasser,  un  pressenti- 
ment funeste  me  tient  dans  ses  serres  et  me  dévore 
le  cœur. 

Et  elle  cacha  sur  l'épaule  de  Lila  son  visage  inondé 
de  larmes. 

Bussy,  agenouillé  devant  elle,  lui  baisait  les  mains. 

—  Hélas!  elle  m'ôte  toute  ma  force!  disait-il;  la 
voir  souffrir  est  une  torture  impossible  à  supporter. 

—  Ma  douce  reine,  ne  te  laisse  pas  abattre  à  ce 
point,  dit  Lila  en  lui  caressant  les  cheveux  ;  la  secousse 
trop  brusque  de  cette  séparation  est  affreuse,  c'est 
vrai;  mais  l'ambassadeur  ne  devait  pas  rester  tou- 
jours; songe  qu'il  reviendra  victorieux,  et  que,  d'ici 
là,  la  renommée  nous  parlera  de  lui. 


SÉPARATION  385 

Ourvaci  abaissa  ses  beaux  yeux  humides  sur  le 
jeune  homme. 

—  Eh  bien,  dit-elle,  s'il  meurt,  je  mourrai. 
Puis,  elle  s'attrista  de  nouveau. 

—  Hors  de  ce  monde,  nous  ne  serons  pas  réunis, 
s'écria-t-elle;  j'oubliais  que  le  ciel  de  mes  dieux  n'est 
pas  celui  des  siens. 

—  Mon  seul  dieu  c'est  toi,  mon  ciel  c'est  l'air  qui 
t'enveloppe,  cria-t-il.  Mais,  si  cela  peut  te  rassurer, 
j'adore  Brahma,  Indra,  Ganésa  et  l'effrayante  Kali 
qui  danse  sur  des  cadavres,  et  le  dieu  bleu  qui  vogue 
sur  la  mer  de  lait,  et  tous  ceux  que  tu  voudras;  s'il 
y  a  quelque  sacrifice,  quelque  cérémonie  à  accom- 
plir, je  suis  prêt., 

—  Pardonne-moi,  j'étais  folle,  dit  Ourvaci,  j'ai 
honte  vraiment  d'amollir  ton  courage  par  le  specta- 
cle de  ma  lâcheté  ;  les  jours  et  les  nuits  ne  me  man- 
queront pas  pour  exhaler  ma  douleur;  tant  que  tu  es 
là,  il  reste  encore  de  la  joie.  Demandons  nos  chevaux, 
Lila;  nous  accompagnerons  l'ambassadeur  jusqu'aux 
limites  de  nos  domaines. 

Une  heure  plus  tard,  ils  franchissaient  ensemble  le 
portique  du  palais,  et  le  marquis,  se  retournant  une 
dernière  fois,  embrassait  d'un  long  regard  cette 
demeure  où  il  avait  été  si  heureux. 

—  Ah!  s'écria-t-il,  l'inscription,  qui  ment  aujour- 
d'hui sur  les  ruines  somptueuses  d'un  édifice  de. Delhi, 
serait  à  sa  vraie  place  sur  la  porte  de  ce  palais  :  S'il 
est  un  paradis  sur  terre,  c'est  ici!  Certes,  la  dou- 
leur qu'éprouva  Adam  n'était  pas  plus  poignante 
que  la  mienne  lorsqu'il   sortit  de   l'Eden,  et  pour- 

22 


38G  LA   CONQUÊTE    DU  PARADIS 

tant  il  n'emportait  pas,  comme  moi,  l'espoir  d'y 
revenir. 

Du  haut  d'une  des  terrasses,  dissimulé  derrière  un 
arbuste,  quelqu'un  regardait  l'ambassadeur  partir. 
C'était  le  ministre  Panch-Anan. 

11  s'était  si  bien  effacé,  tenu  à  l'écart  pendant  ces 
jours  si  doux  pour  les  amants,  feignant  de  s'absorber 
dans  le  soin  des  affaires,  pour  laisser  à  la  reine  toute 
sa  liberté,  qu'on  l'avait  presque  oublié;  mais  il  n'ou- 
bliait pas,  lui,  et  le  regard  dont  il  accompagnait 
l'étranger,  était  gros  de  haine  et  de  menaces. 

Les  cavaliers  dépassèrent  la  ville  et,  piquant  leurs 
montures,  galopèrent  en  silence,  cherchant  à  se  dis- 
simuler l'un  à  l'autre  leur  désespoir. 

Le  moment  de  la  séparation  vint  pourtant,  ils  s'ar- 
rêtèrent, osant  à  peine  se  regarder.  La  princesse, 
plus  courageuse  d'ordinaire,  semblait  à  son  tour 
accablée. 

—  Je  ne  puis  m'empêcher  de  croire,  dit-elle,  que  la 
destinée  nous  garde  quelque  trahison.  Mon  œil  droit 
frémit,  et  j'ai  vu  tout  à  l'heure  un  oiseau  fatal  voler 
à  notre  rencontre.  On  veut  rire  des  superstitions,  ne 
pas  croire  aux  pressentiments,  et  pourtant  le  cœur  se 
glace  quand  les  présages  menacent  un  être  cher. 

Ourvaci,  pâle  comme  une  perle,  se  taisait. 

—  Le  vrai,  le  seul  malheur,  c'est  de  se  quitter,  dit 
Bussy.  Il  n'en  peut  être  de  pire;  l'absence  n'est-elle 
pas  soeur  de  la  mort  ? 

Il  leur  baisa  les  mains  rapidement. 

—  Adieu!  cria-t-il  en  s'enfuyant,  je  reviendrai. 
Mais  lorsqu'un  mouvement  du  terrain  lui  eut  mas- 


SÉPARATION  387 

que  la  reine,  qu'il  ne  la  vit  plus  en  se  retournant,  une 
horrible  douleur  lui  tordit  le  cœur,  et,  à  son  tour,  il 
fut  frappé  par  une  crainte  affreuse,  il  lui  sembla  que 
le  vent  qui  passait  lui  criait  à  l'oreille  :  Tu  l'as  vue 
pour  la  dernière  fois. 

Il  s'arrêta  sans  souffle,  terrifié.  Puis  tout  à  coup, 
s'écria  : 

—  Je  ferai  mentir  cet  affreux  pressentiment,  je  ne 
l'ai  pas  vue  pour  la  dernière  fois. 

Et  il  remonta  la  pente  au  galop. 

Ourvaci  était  toujours  à  la  même  place,  immobile. 
Elle  l'aperçut,  courut  à  lui,  et,  tandis  que  leurs  che- 
vaux se  cabraient,  dans  une  étreinte  éperdue,  ils 
échangèrent  un  baiser  plein  d'horreur  et  de  délices. 


XXIX 


RAHOU 


C'est  un  grand  tapage,  un  bruit  métallique,  reten- 
tissant, de  boucliers  heurtés  violemment  par  le  pom- 
meau des  sabres,  de  grands  tambours,  rapidement 
battus,  de  cymbales  qui  vibrent,  et  les  cris  de  toute 
une  armée  se  mêlent  à  ce  tumulte. 

La  pleine  lune  verse  sa  lumière  sur  les  blancheurs 
du  camp  mahratte,  où  les  guerriers  éveillés,  la  plu- 
part en  vêtement  de  nuit,  agenouillés  ou  debout,  ont 
tous  les  yeux  au  ciel.  On  distingue  des  figures  éner- 
giques et  fines,  sous  le  hérissement  particulier  de  la 
barbe,  partagée  en  deux,  et  peignée  à  rebrousse- 
poil. 

La  manœuvre  de  Bussy  a  parfaitement  réussi  :  les 
ennemis  se  sont  repliés  au  plus  vite  vers  leurs  fron- 
tières menacées.  Dans  plusieurs  escarmouches  déjà, 
cette  célèbre  cavalerie  mahratte,  dont  l'impétuosité 
balayait  tout  d'ordinaire  sur  son  passage,  pour  la 
première  fois  est  restée  sans  effet  :  une  infranchis- 


RAHOU  389 

sable  barrière  de  mitraille  a  toujours  arrêté  son  élan. 
Maintenant,  toute  l'armée  est  réunie,  avec  son  roi, 
Balladji-Rao,  au  milieu  d'elle,  à  une  journée  de  mar- 
che des  Français,  et  une  bataille  décisive  est  immi- 
nente. Mais,  pour  l'instant,  un  danger  plus  grave  que 
celui  des  combats  menace  le  monde  et  agite  tous  les 
esprits  ;  les  astrologues  l'ont  prédit  :  Rahou,  le  monstre 
sans  corps,  va  dévorer  la  lune. 

L'on  fait  tout  ce  bruit  pour  l'efl'rayer  et  l'éloigner 
de  sa  victime,  qui,  toute  pâle,  roule  dans  le  ciel  lim- 
pide comme  fuyant,  épouvantée.  Mais  déjà  le  dragon 
avide  l'atteint;  sa  gueule  noire  vient  de  saisir  le  bord 
de  la  courbe  pure  et  brillante,  les  dents  cruelles  la 
mordent,  l'échancrent;  Tchandra  ne  peut  plus  échap- 
per, Rahou  ne  la  lâchera  pas,  il  l'avalera,  plongeant 
ainsi  le  monde  dans  la  nuit. 

Alors  des  invectives ,  des  imprécations  éclatent, 
mêlées  à  des  hurlements  de  désespoir,  croissant  à 
mesure  que  l'astre  disparaît  entre  les  mâchoires  du 
monstre. 

—  Va-t'en!  va-t'en,  hideux  vampire!  mauvais  génie 
qui  traîtreusement  te  glissas  parmi  les  dieux,  tandis 
qu'ils  barattaient  la  mer! 

—  Infâme  voleur!  tu  leur  dérobas  un  peu  de  l'am- 
rita  d'immortalité,  afin  de  ne  pas  mourir. 

—  Mais  les  deux  yeux  du  ciel,  l'œil  d'or  et  l'œil 
d'argent,  t'ont  reconnu  et  dénoncé. 

—  Alors,  Vichnou  furieux  t'a  tranché  la  tête,  et 
elle  roule  dans  l'espace  loin  de  ton  corps, 

—  Et  tu  poursuis  sans  cesse  ceux  qui  t'ont  trahi, 
pour  te  venger  en  les  dévorant. 

22. 


390  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

—  Brûle-lui  la  langue,  Tchandra,  répands  sur  ses 
gencives  impures  un  poison  tellement  corrosif  que 
l'horrible  Rahou  soit  forcé  de  s'enfuir,  en  hurlant  de 
douleur,  après  l'avoir  rejetée  dans  le  ciel. 

Quand  l'ombre  fut  complète,  le  vacarme  grandit 
encore,  les  cris  redoublèrent,  les  cymbales  et  les 
tambours  semblèrent  pris  de  folie. 

Mais  tout  à  coup, une  voix  formidable, qui  semblait 
le  rugissement  du  monstre  qui  mangeait  la  lune, 
couvrit  ses  clameurs.  L'horizon  se  raya  d'éclairs,  et 
des  globes,  rouges  comme  des  braises,  passèrent  en 
sifflant  :  les  Français  canonnaient  le  camp  mahratte. 

La  surprise  fut  complète.  A  la  terreur  superstitieuse, 
succéda  une  épouvante  plus  sérieuse,  une  stupeur  qui 
ûta  toutes  leurs  facultés  à  ces  hommes  demi-nus, 
perdus  dans  l'ombre.  Ils  ne  savaient  même  pas  de 
quel  côté  fuir,  à  travers  la  fusillade  ininterrompue 
qui  les  enveloppait  de  nuages.  «  On  ne  respirait, 
dirent-ils  plus  tard,  que  feu  et  fumée.  » 

Quand  Rahou  eut  rejeté  la  lune,  et  que  la  clarté 
revint,  elle  illumina  les  baïonnettes  françaises  à  la 
place  où  était  tout  à  l'heure  le  camp.  Les  Mahrattes 
qui  l'occupaient  encore  étaient  morts  ou  prisonniers, 
tout  le  reste  avait  fui  ;  Balladji-Rao,  en  chemise,  ne 
s'était  échappé  que  grâce  à  un  cheval,  rencontré  sur 
sa  route,  et  qu'il  avait  enfourché. 

Cette  victoire,  qui  rompait  l'antique  prestige  des 
guerriers  mahrattes,  les  plongea,  pour  la  première 
fois  peut-être,  dans  un  morne  découragement,  et, 
quand  Balladji-Rao  eut  compris  que  le  général  fran- 
çais ne   comptait    pas  se   reposer  et   continuait  sa 


RAHOLÎ  391 

marche  vers  Pounah,  il  fit  des  propositions  de 
paix. 

Bussy  les  accueillit  volontiers,  et,  impatient  de 
voir  Salabet-Cingh,  qu'il  n'avait  pu  rejoindre  encore, 
décida  d'aller  conférer  lui-môme  de  la  paix  avec  le 
roi,  et  laissant  le  commandement  à  Kerjean, rebroussa 
chemin  vers  le  camp  du  soubab,  qui  était,  comme 
toujours,  une  ville  ambulante. 

Lorsque  le  marquis  entra  sous  la  tente  royale, 
Salabet  se  leva  vivement,  et  courut  à  lui. 

—  Ah!  Gazamfer,  s'écria-t-il,  tes  triomphes  sur  les 
Mahrattes  mettent  le  comble  à  notre  gloire!  Heureux 
le  roi  que  tu  protèges;  défendu  par  ton  bras,  il  n'a 
rien  à  redouter  du  sort. 

—  Ne  parlons  pas  de  moi,  dit  Bussy  avec  émotion; 
après  les  faveurs  dont  tu  m'as  comblé,  c'est  à  genoux 
que  je  dois  te  demander  pardon  de  n'avoir  pas  su 
deviner  un  cœur  comme  le  tien. 

—  Enfin,  tu  m'aimes  donc?  s'écria  le  roi  avec  une 
charmante  expression  de  bonheur,  en  ouvrant  ses  bras 
au  marquis,  c'est  là  ma  plus  grande  victoire!  Tu  ne 
sais  pas  ce  que  tu  m'as  fait  souflVir,  et  quel  supplice 
c'était  pour  moi  de  recevoir  tout  d'un  homme  qui  me 
haïssait.  Vois-tu,  j'aurais  donné  mon  royaume  pour 
fondre  cette  glace  de  ton  regard,  et  y  faire  luire  ce 
chaud  rayon  d'amitié  qui  s'en  échappe  aujourd'hui. 
Méchant,  qui  n'a  pas  compris  que  je  savais  son  secret, 
et  que  j'étais  heureux  de  pouvoir  enfin  lui  témoigner 
ma  reconnaissance  par  un  sacrifice  digne  de  lui. 

—  Ah;  j'étais  fou,  aveugle  et  stupide,  et  plus  le 
charme  de  ta  personne  m'entraînait  vers  toi,  plus  tu 


392  LA  CONQUÊTE  DU  PARADIS 

te  montrais  digne  de  mon  amour,  plus  la  jalousie  me 
dévorait. 

—  Oui,  tu  as  même  songé  à  me  tuer,  dit  le  roi; 
j'ai  vu  ma  mort  écrite  dans  l'expression  de  ton 
visage,  quand  je  venais  vers  toi,  plein  d'impatience, 
t'apporter  le  bonheur. 

—  C'est  vrai,  dit  Bussy,  j'ai  eu  cette  pensée  horri- 
ble, toute  ma  vie  ne  suffira  pas  à  la  racheter 

—  Tais-toi,  c'est  oublié,  dit  le  roi;  je  me  suis  vengé 
d'ailleurs  en  te  laissant  souffrir  quelques  jours  de  plus  ; 
pourtant,  en  fermant  de  mon  sceau  la  lettre  que  je 
voulais  d'abord  te  donner  ouverte,  je  ne  pouvais 
retenir  mes  larmes  à  l'idée  que  je  prolongeais  ta  peine. 
Mais,  j'avais  tout  fait  pour  t'éclairer.  Je  ne  pouvais 
rien  de  plus;  il  n'est  pas  dans  nos  coutumes  de  parler 
le  premier  à  un  homme,  fût-il  notre  frère,  de  la 
femme  qu'il  aime;  contre  toutes  les  convenances,  je 
t'ai  cependant  nommé  plusieurs  fois  Radiah,  ma 
favorite,  pour  t'entraîner  à  m'ouvrir  ton  cœur,  en  te 
laissant  voir  que  le  mien  était  pris  ;  mais  tu  n'as  pas 
su  me  comprendre. 

—  Je  suis  indigne  de  ton  pardon,  dit  le  marquis  ; 
mes  torts  sont  si  graves  que  leur  poids  m'accable  ;  ils 
laisseront,  malgré  ta  magnanime  bonté,  une  ombre 
dans  ton  esprit. 

—  Tu  me  méconnais  encore,  Gazamfer,  si  tu  crois 
que  je  te  garderai  la  moindre  rancune,  l'amitié  est 
pour  moi  une  chose  rare  et  sacrée  que  rien  n'ébranle. 
Je  t'ai  donné  la  mienne  spontanément  et  tout  entière, 
tellement  que  l'immense  gratitude  que  je  te  dois  n'a 
rien  pu  y  ajouter.  Et,  tu  le  vois,  en  ce  moment,  l'ami 


RAHOU  393 

oublie  le  roi  ;  je  ne  le  demande  pas  ce  qui  t'amène,  ni 
quels  sont  les  papiers  que  tu  portes. 

—  Ce  sont  les  propositions  de  paix  de  Balladji- 
Rao,  dit  le  marquis;  j'ai  fait  avertir  Rugoonat-Dat 
de  me  rejoindre  auprès  de  toi,  afin  que  nous  puissions, 
sous  tes  ordres,  arrêter  les  conditions. 

La  belle  et  douce  figure  du  brahmane  parut  à  l'en- 
trée de  la  tente. 

—  Il  m'aime,  vizir,  et  c'est  grâce  à  loi,  s'écria  le 
roi;  tu  peux  me  demander,  pour  cela,  telle  faveur 
que  lu  voudras! 


XXX 


POISONS 


Dans  un  frais  bouquet  de  palmiers,  au  bord  de  la 
mer,  une  maison  assez  petite,  isolée,  apparaît  tout 
environnée  de  sables  brûlés  de  soleil.  Les  tattys,  en 
roseaux  tressés,  sont  baissés  devant  les  fenêtres,  et 
un  noir,  allant  de  l'une  à  l'autre,  les  arrose  sans  relâ- 
che à  l'aide  d'une  pompe.  Ce  bruit  d'eau  qui  ruisselle 
est  le  seul  qui  se  fasse  entendre.  La  maison  semble 
morte  au  milieu  de  ce  grand  paysage  simple,  nu,  où 
les  solitudes  du  ciel,  de  la  mer  et  des  sables,  se  super- 
posent. 

Le  long  de  la  côte  cependant,  quelque  chose  semble 
rouler,  et  s'approche  avec  une  extrême  rapidité. 

Le  nuage  soulevé  laisse  deviner  bientôt  un  cava- 
lier couvert  de  poussière,  qui  harcèle  sans  pitié  son 
cheval.  C'est  vers  la  maison  qu'il  se  dirige.  Il  franchit 
la  porte  ouverte  de  la  palissade  qui  l'entoure  et,  sau- 
tant à  bas  de  sa  monture,  gravit  en  courant  les  mar- 
ches de  la  véranda. 


POISONS  395 

De  l'intérieur,  quelqu'un  vint  au-devant  de  lui. 

—  Eh  bien,  Naïk?  demanda  anxieusement  celui  qui 
entrait  et  qui  était  Arslan-Khan. 

Le  paria  avait  le  visage  inondé  de  larmes. 

—  Il  est  mort? 

—  Non,  il  vit  ;  mais  l'espoir  fuit  de  nos  cœurs, 
comme  le  vin  d'une  coupe  brisée. 

—  Allah  est  grand  !  il  peut  faire  un  miracle. 
Naïk  secoua  la  tête. 

—  Venez,  dit-il,  mais  ùtez  vos  armes,  la  vue  de 
l'acier  lui  fait  peur. 

—  Bussy  a  peur  d'une  épée  !  Hélas,  il  est  bien 
perdu,  dit  Arslan,  les  yeux  humides.  Je  suis  certain 
maintenant  qu'on  voulait  m'éioigner  en  me  désignant 
pour  porter  au  Mogol  le  tribut  du  roi.  Parti  au  milieu 
de  la  joie  et  des  triomphes,  je  retrouve,  après  quel- 
ques mois,  désastre  et  malheur. 

—  L'assassinat  de  Rugoonat-Dat  a  été  le  premier 
•éclair  de  cet  orage  terrible,  dit  Naïk. 

—  L'assassin,  c'est  ce  misérable  Panch-Anan  ! 

—  Je  n'en  ai  pas  douté  un  moment;  le  ministre 
avait  parlé  d'une  lettre  dangereuse,  écrite  par  lui  à 
la  princesse  Lila,  et  qui  avait  été  interceptée.  Aussi, 
quand  j'ai  vu  le  cher  brahmane  mort,  une  inquiétude 
affreuse  s'est  emparée  de  moi.  J'étais  sûr  de  notre 
cuisinier  et  tous  les  plats  arrivaient  sur  la  table 
enfermés  et  scellés  par  lui.  Mais  j'avais  supplié  le 
maître  de  ne  pas  boire,  même  une  goutte  d'eau,  hors 
du  palais  et  il  me  l'avait  promis  en  riant,  ne  croyant 
•pas  au  danger.  Malgré  cela,  je  ne  vivais  pas,  j'avais 
le  pressentiment  du  poison.  Hélas  I  un  jour,  en  sor- 


396  LA   CONQLÉTE   DU  PARADIS 

tant  d'une  conférence  avec  le  nouveau  ministre, 
Seid-el-Asker-Khan,dont  la  figure  faussement  humble 
me  faisait  horreur,  le  maître  est  tombé  évanoui  et  on 
l'a  rapporté  au  palais  sans  qu'il  ait  repris  connais- 
sance. Il  m'avoua,  lorsqu'il  revint  à  lui,  avoir  bu 
quelques  cuillerées  d'un  sorbet  qu'il  ne  pouvait 
refuser,  le  ministre  lui-même  le  lui  ofïVant.  Il  avait 
très  chaud,  dit-il,  puis  un  froid  subit  l'avait  glacé. 
Contre  tout  espoir,  pourtant,  il  se  remit  vite  et  se 
moqua  de  ma  persistante  angoisse.  Bientôt  son  carac- 
tère changea;  lui,  si  séduisant  dans  ses  manières  et 
dont  l'accueil,  malgré  sa  grande  dignité,  était  toujours 
si  cordial,  devint  d'une  hauteur  extraordinaire  avec 
tout  le  monde,  tellement  que  M.  de  Kerjean  ne  lui 
parla  plus  et  est  encore  aujourd'hui  mortellement 
fâché  contre  lui.  Des  colères  subites,  sans  cause,  lui 
venaient,  et  alors  il  n'épargnait  personne,  pas  même 
le  roi,  qui  a  fait  preuve  d'une  patience  bien  rare.  C'est 
alors  qu'arriva  cette  nouvelle  incroyable,  d'un  nou- 
veau prétendant,  soutenu  par  les  Anglais,  s'avançant 
avec  des  forces  considérables  vers  Aurengabad.  En  la 
recevant  le  général  parut  troublé;  pour  la  première 
fois  son  sang-froid  l'abandonna,  il  hésita,  et,  quand 
l'ennemi  approcha,  au  lieu  de  défendre  la  ville,  à  la 
stupeur  de  tous,  il  ordonna  la  retraite  et  fit  partir  le 
roi  pour  Hyderabad.  Je  ne  reconnus  que  trop  l'action 
d'un  poison  lent  qui,  avant  de  tuer  son  corps,  allait 
détruire  la  gloire  du  bien-aimé  héros.  Il  eut  quelques 
éclairs  encore,  puis  faiblit,  sembla  redouter  un 
combat.  L'ennemi  occupa  la  ville,  confisqua  les  tré- 
sors, et  Bussy,  le  héros  de  Gengi,  le  triomphateur. 


POISONS  397 

parla  de  fuir  vers  Pondichéry.  Dupleix,  par  de  prodi- 
gieux: efforts,  atténua  un  peu  le  désastre,  put  tenir 
dans  Hyderabad,  et  je  crois  que  le  capitaine  Kerjean 
a  reçu  des  ordres  secrets;  c'est  lui  qui  dirige  tout, 
depuis  que  la  maladie  du  général,  prenant  des 
allures  mortelles,  nous  obligea  à  l'amener  ici,  espé- 
rant quelque  soulagement  des  fraîches  brises  de  la 
mer. 

Arslan-Khan,  la  tète  dans  ses  mains,  sanglotait. 
■  —  Qui  le  soigne?  demanda-t-il. 

—  Le  médecin  du  roi  est  ici,  il  ne  l'a  pas  quitté, 
dit  Naïk,  mais  il  s'avoue  impuissant  et  ne  peut  décou- 
vrir quel  est  le  poison  qui  tue  lentement  un  homme  si 
jeune  et  si  robuste.  Une  fièvre  terrible  le  brûle  sans 
relâche,  lui  donne  des  accès  de  fureur,  des  colères 
folles  où  il  retrouve  des  forces  pour  tout  briser;  mais 
ces  crises  cessent  depuis  quelques  jours  pour  faire 
place  à  un  délire  plus  calme,  à  des  craintes  d'enfant 
et  à  des  somnolences  funestes  qui,  au  dire  du 
médecin,  annoncent  la  fin. 

—  Ah!  je  le  vengerai!  s'écria  Arslan,  j'en  fais  le 
serment  sacré,  je  saisirai  ce  misérable  brahmane  et 
j'inventerai  pour  lui  des  douleurs  atroces.  Je  ferai 
durer  son  agonie  des  jours  et  des  mois,  je  le  tuerai 
lambeau  à  lambeau.  Mais,  hélas!  tout  son  sang 
impur  ne  rachètera  pas  une  goutte  de  celui  de  notre 
ami! 

—  Le  maître  est  éveillé  ,  dit  un  serviteur  qui 
apparut  et  disparut  aussitôt. 

—  Crois-tu  qu'il  me  reconnaîtra?  demanda  Arslan, 
qui  entra  en  tremblant  dans  la  chambre. 

Conquête  du  paradis.  23 


398  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

C'était  une  salle  nue,  presque  vide,  maintenue  très 
fraîche  et  dans  un  demi-jour.  Au  milieu,  sur  un  lit  de 
jonc,  sans  drap  ni  couverture,  le  marquis  gisait,  enve- 
loppé seulement  d'un  peignoir  de  soie.  Couché  sur  le 
dos,  le  regard  vague,  ses  cheveux  noirs  répandus  en 
arrière,  on  eût  pu  le  croire  mort,  sans  les  mouve- 
ments nerveux  qui  l'agitaient  par  moments  et  sa 
respiration  haletante. 

Arslan  s'approcha  et  contempla  avec  désespoir  ce 
visage  beau  encore,  mais  livide,  avec  deux  cercles 
noirs  autour  des  yeux,  auxquels  la  fièvre  donnait  un 
éclat  effrayant.  Il  s'agenouilla,  prit  et  baisa  la  main 
du  mourant,  et  cette  main  le  brûla  comme  une  braise 
rouge.  Cependant,  le  punka  agitait  l'air  violemment, 
et  Marion  ne  cessait  de  mouiller  d'eau  fraîche  le  front 
de  son  maître. 

—  11  ne  me  voit  pas!  murmura  le  guerrier:  il  ne 
m'entend  pas! 

Au  son  de  cette  voix,  Bussy  brusquement  se  sou- 
leva et  regarda  qui  était  là,  puis  il  se  rejeta  du  côté 
de  la  jeune  fille. 

—  Monseigneur  ne  reconnaît  pas  Arslan-Khan? 

—  Oui,  dit-il,  je  sais,  il  vient  pour  me  tuer. 

—  Quelle  punition  1  s'écria  l'umara. 

Mais  le  malade  oublia  aussitôt,  retomba  dans  son 
immobilité  et  dans  son  silence. 

—  Où  donc  est  le  médecin?  demanda  Naïk. 

—  Il  est  allé  se  reposer;  il  ne  peut  plus  rien.  «  IjC 
malade  ne  passera  pas  la  nuit,  a-t-il  dit,  et  il  est  inu- 
tile de  le  tourmenter,  avec  des  potions  qu'il  refuse  de 
prendre.  » 


POISONS  399 

—  Nous  sommes  ici  trois  qui  donnerions  avec  joie 
notre  vie  pour  le  sauver,  s'écria  Arslan,  qui  se  tordait 
les  bras,  et  nous  ne  pouvons  rien. 

Bussy  sommeillait  de  nouveau;  ses  fidèles  amis  se 
turent  et  demeurèrent  immobiles,  anéantis  dans  cette 
attente  atroce  d'un  malheur  inévitable. 

L'heure  passa  et  la  journée,  dont  la  clarté  finit 
brusquement  dans  un  de  ces  orages  subits  et  terri- 
bles, fréquents  dans  l'Inde.  La  mer  se  mit  à  rugir, 
le  ciel  s'embrasa,  le  vent,  la  pluie,  le  tonnerre  assail- 
lirent la  maison  qui  semblait  vouloir  s'écrouler. 

Ceux  qui  veillaient,  absorbés  dans  leur  douleur, 
s'en  inquiétèrent  à  peine.  Le  médecin ,  réveillé, 
était  revenu  dans  la  chambre  du  malade  et  avait  fait 
assujettir  les  fenêtres  et  fermer  la  porte. 

Vers  le  milieu  de  l'ouragan,  Bussy  se  souleva  sur 
son  lit ,  le  visage  contracté ,  crispant  ses  mains 
sur  sa  poitrine  comme  si  un  poids  l'étouffait;  puis, 
après  un  profond  soupir,  il  retomba  en  arrière,  sans 
souffle. 

—  C'est  la  fin!  dit  le  médecin. 

A  ce  moment,  un  tourbillon  de  vent  entra  dans  la 
chambre,  affolant  les  lumières;  la  porte  s'était 
ouverte  et  une  voix  cria  : 

—  Toute  fin  est  un  commencement! 

Arslan  se  précipita  comme  en  délire,  pour  baiser 
ses  genoux,  aux  pieds  de  l'être  extraordinaire  qui 
venait  d'entrer. 

—  Allah  m'exauce,  s'écriait-il,  il  a  fait  un  miracle. 
Le    nouveau   venu,    d'une   maigreur  fantastique, 

avait  des  veux  scintillants  comme  des  étoiles  sous  sa 


400  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

<;hevelure  embrouillée;  il  était  nu,  moins  un  langouti 
d'étoffe  rouge,  et  ruisselait  de  pluie. 

—  Le  fakir!  murmura  Naïk  en  joignant  les  mains 
avec  un  éclair  d'espoir  dans  les  yeux. 

—  Oui,  c'est  moi;  vous  m'embrasserez  plus  tard, 
dit  Sata-Nanda  en  laissant  glisser  à  terre  un  sac  en 
peau  de  crocodile  qu'il  portait  sur  le  dos. 

Il  se  hâta  d'ouvrir  ce  sac  et  en  tira  plusieurs  fla- 
cons et  une  grande  quantité  de  larges  feuilles 
rugueuses  et  velues  fraîchement  cueillies.  Alors  il 
s'approcha  du  malade,  attacha  sur  lui,  longuement, 
un  regard  fixe  et  lui  passa  à  plusieurs  reprises  les 
doigts  sur  le  front,  sur  les  yeux  et  sur  la  poitrine. 

—  C'est  un  dieu,  disait  Arslan  ;  s'il  est  venu,  il  le 
sauvera. 

—  Demain,  il  était  trop  tard,  dit  le  fakir. 

Il  arracha  le  peignoir  de  soie  qui  enveloppait 
Bussy,  et,  sans  égards  pour  la  finesse  et  la  blancheur 
de  sa  peau,  il  se  mit  à  la  frictionner  rudement,  avec 
une  poignée  des  feuilles  qu'il  avait  apportées. 

—  Tu  n'ignores  pas,  lui  dit  le  médecin,  que  cette 
plante  contient  un  poison  violent. 

—  Si  je  l'ignorais,  je  ne  m'en  servirais  pas.  D'ail- 
leurs ,  qu'importe ,  puisque  tu  juges  ton  malade 
mort. 

—  Quel  est  ce  fou?  demanda  tout  bas  le  médecin  à 
Naïk. 

—  C'est  un  saint  homme  qui  connaît  tous  les  secrets 
de  la  nature.  Il  a  été  enterré  pendant  six  mois. 

Le  médecin  du  roi  haussa  les  épaules  et  jeta  un 
regard  dédaigneux  au  fakir,  qui  se  démenait  comme 


POISONS  401 

un  démon,  frictionnant  toujours,  en  renouvelant  sou- 
vent les  feuilles. 

—  Voyez,  voyez!  s'écria-t-il  après  une  heure  de  ce 
manège,  la  peau  rougit  et  devient  moite. 

—  Voilà  qui  serait  merveilleux  ;  nous  avons,  sans 
résultat,  tout  essayé  pour  obtenir  la  transpiration. 

—  Vous  n'avez  pas  fait  ce  qu'il  fallait  :  à  un  poison 
il  fallait  opposer  un  autre  poison. 

—  Il  est  certain  qu'une  légère  moiteur  assouplit  la 
peau,  dit  le  médecin  au  comble  de  la  surprise,  en 
touchant  le  bras  du  malade . 

—  Eh  bien,  puisque  tu  ne  me  crois  plus  aussi  fou, 
à  ton  tour  de  frictionner,  je  n'ai  plus  de  force;  légè- 
rement maintenant,  et  moins  vite. 

Le  médecin  obéit,  prit  la  place  de  Sata-Nanda,  qui 
lui  passa  une  poignée  de  feuilles. 

Alors  le  fakir  se  fit  donner  une  coupe  et  y 
versa  le  contenu  d'un  de  ses  flacons,  puis  quelques 
gouttes  d'un  autre,  les  mesurant  avec  le  plus  grand 
soin. 

—  C'est  encore  un  poison,  dit-il. 

—  Mais  le  malade  est  hors  d'état  de  rien  avaler; 
depuis  hier  il  refuse  toute  boisson. 

—  Il  prendra  celle-ci. 

Sata-Nanda  s'approcha  du  marquis,  dardant  sur 
lui  son  regard  fixe  : 

—  Bois  ceci,  mon  fils,  je  le  veux,  dit-il  d'une  voix 
impérieuse. 

Sans  ouvrir  les  yeux,  Bussy  fit  un  effort  pour  sou- 
lever sa  tète. 

Lentement,  le  fakir  lui  fit  vider  toute  la  coupe. 


^l02  LA    CONQUÊTE   DU  PARADIS 

—  Eh  bien,  à  quoi  songes-tu?  dit-il  au  médecin  qui 
le  regardait  d'un  air  un  peu  effrayé. 

—  Serais-tu  sorcier? 

—  Peut-être!  As-tu  donc  peur  des  sorciers?  Va, 
frotte;  ou,  si  tu  es  las,  donne  ta  place  à  un  autre. 

Le  médecin  se  remit  à  frictionner,  tandis  que  Sata- 
Nanda  soufflait  légèrement  sur  le  front  du  malade. 

Tout  à  coup  celui-ci  ouvrit  les  yeux,  se  dressa  d'un 
air  irrité  en  criant  : 

—  Finirez-vous  bientôt  de  m'écorcher  vif? 

—  Il  sent  le  mal,  il  est  sauvé!  s'écria  le  fakir,  qui 
se  mit  à  exécuter  les  plus  extraordinaires  gambades. 

Bussy  le  regardait  dans  une  indicible  stupeur,  sans 
manifester  de  crainte  cependant;  puis  il  se  laissa 
retomber  avec  accablement,  mais  d'un  mouvement 
souple  et  vivant. 

—  Apportez-moi  tout  ce  que  vous  avez  d'étoffes  de 
laine,  dit  le  fakir  qui  reprit  son  sérieux. 

Il  enveloppa  soigneusement  le  jeune  homme  et  lui 
ordonna  de  dormir  : 

—  Repose-toi  bien  et  longtemps;  après  cela,  je 
réponds  de  toi. 

Bussy  ferma  les  yeux,  et,  lui  qui  depuis  tant  de 
jours  restait  étendu  sur  le  dos,  se  tourna  sur  le  côté 
pour  dormir. 

Pour  être  moins  étrange  dans  ses  manifestations, 
la  joie  de  ceux  qui  tout  à  l'heure  touchaient  le  fond 
du  désespoir,  n'en  était  pas  moins  violente. 

—  Eh  bien,  si  vous  êtes  contents,  donnez-moi  à 
manger,  dit  le  fakir  en  s'asseyant  sur  le  plancher,  le 
menton  entre  ses   genoux;  voilà   trois  jours  que  je 


POISONS  403 

galope  sans  avoir  avalé  autre  chose   que   quelques 
dattes,  saisies  au  vol  en  passant  sous  les  arbres. 

Naïk  sortit  en  courant  pour  faire  préparer  un  repas. 
Le  médecin  s'assit  à  côté  de  Sata-Nanda. 

—  Allah  est  grand,  dit-il;  ce  que  je  viens  de  voir 
m'émerveille.  Vends-moi  ton  secret,  je  payerai  le  prix 
que  tu  voudras. 

—  Te  le  vendre!  pourquoi  faire?  Je  te  le  donnerai 
bien  volontiers,  et  je  t'expliquerai  comment  le  poison 
que  j'ai  combattu  ne  s'attaque  qu'aux  nerfs  et  a  beau- 
coup de  ressemblance,  dans  ses  effets,  avec  la  rage; 
mais  tout  cela  plus  tard,  quand  j'aurai  mangé  et 
dormi. 

—  Je  m'incline  devant  ta  science  et  ta  générosité, 
dit  le  médecin;  tu  es  vraiment  au-dessus  des 
hommes. 

L'orage  avait  cessé,  la  mer  seule  grondait  encore. 
Tous,  accablés  de  fatigue,  s'endormirent  bientôt, 
excepté  Naïk  qui,  accroupi  au  pied  du  lit,  regardait, 
avec  une  joie  muette,  son  maitre  dormir  d'un  som- 
meil presque  calme. 

Le  fakir  s'éveilla  dès  que  le  jour  parut,  étira  ses 
longs  membres  de  sauterelle,  et  alla  relever  un  store 
pour  laisser  entrer  du  jour.  Il  vit  alors,  aplati  sur  le 
sol  du  jardin,  les  pattes  raides,  le  cou  allongé,  l'œil 
vitreux,  le  chameau  qui  l'avait  amené. 

—  Pauvre  bête,  murmura-t-il,  je  t"ai  sacrifiée, 
mais  ta  vie  sauve  celle  d'un  homme. 

Il  s'approcha  du  marquis  toujours  endormi  et  le 
contempla  avec  émotion  : 

—  Si  jeune,  si  fort,  si  sain,  la  mort  le  prenait,  si  je 


404  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

ne  m'étais  pas  à  temps  souvenu  de  lui,  dit-il  à  demi- 
voix;  quelques  heures  d'oubli  encore,  c'était  fini,  et 
ma  douleur  eût  été  profonde.  Pourquoi?  je  ne  sais; 
quel  attrait  m'attire  vers  lui?  pourquoi,  parmi  ceux 
qui  peuplent  ma  solitude,  est-il  le  mieux  aimé?  est-ce 
uniquement  parce  qu'il  possède  la  triade  magique  : 
l'harmonieux  équilibre  du  cœur,  de  l'esprit  et  du 
corps,  qu'il  est  bon,  intelligent  et  beau?  N'importe, 
aujourd'hui  que  je  lui  rends  la  vie,  il  me  semble  qu'il 
est  mon  fils. 

Il  se  pencha  vers  le  jeune  homme,  lui  releva  dou- 
cement les  cheveux  et  le  baisa  sur  le  front. 

Bussy  ouvrit  les  yeux,  regarda  longuement  le  fakir, 
puis  un  faible  sourire  desserra  ses  lèvres. 

—  Me  connais-tu?  demanda  Sata-Nanda. 

—  Tu  es  quelqu'un  que  j'aime;  qui?  je  ne  sais  pas. 

—  Ah!  s'écria  Arslan,  ce  n'est  donc  pas  un  rêve!  Il 
est  sauvé  ! 

La  convalescence  fut  longue,  les  forces  lentement 
revinrent. 

Mais  l'esprit  restait  affaibli,  et  le  jeune  homme  eut 
une  rechute  terrible  le  jour  où,  sur  ses  instances,  on 
le  mit  au  courant  des  désastres  qu'avait  causés  sa 
maladie  :  la  retraite  ordonnée  par  lui,  la  fuite  du 
roi  à  Hyderabad,  la  capitale  occupée  par  l'ennemi  : 

—  C'est  elle!  cria-t-il.  elle  m'a  déshonoré! 
Et  il  tomba  comme  foudroyé. 

Sata-Nanda  eut  besoin  de  toute  sa  science  pour  le 
rappeler  à  lui. 

Quand  il  se  releva,  ce  n'était  plus  le  même  homme; 
on  eût  dit  que  le  meilleur  de  lui-même  était  mort, 


POISONS  405 

qu'il  se  survivait,  et  que,  subitement,  la  flamme  de  sa 
jeunesse  s'était  éteinte. 

11  promena  sur  ses  amis  un  regard  dont  l'expres- 
sion leur  serra  le  cœur. 

—  Si  vous  m'aimez  encore,  malgré  mon  abaisse- 
ment, vous,  mes  fidèles,  dit-il,  ne  me  parlez  jamais 
de  Bangalore,  et  éloignez  de  moi  tout  ce  qui  pourrait 
me  rappeler  ce  lieu  maudit. 

—  Mon  maître!.,,  s'écria  Naïk  en  se  précipitant  à 
ses  pieds. 

Mais  le  marquis  le  repoussa,  avec  une  douceur 
glacée. 

—  Donne-moi  de  quoi  écrire,  dit-il. 

Et  il  écrivit,  très  posément,  une  courte  lettre. 

—  Mes  amis,  dit-il  d'une  voix  grave,  lorsqu'elle  fut 
fermée  et  scellée  de  son  sceau,  je  demande,  au  gou- 
verneur de  rinde,  la  main  de  Mademoiselle  Chonchon. 
Je  veux  voir  s'il  me  jugera  encore  digne  d'être  son 
gendre,  ou  si,  à  ses  yeux,  la  honte  des  derniers  jours 
efface  toutes  mes  victoires. 

—  0  père!  dit  tout  bas  Arslan  à  Sata-Nanda, 
qui,  le  menton  entre  les  genoux,  regardait  d'un  air 
impassible,  toi  si  puissant,  toi  qui  sais  tout,  le 
laisseras-tu  creuser  un  tel  abîme  entre  lui  et  le 
bonheur? 

—  Gagnez  le  messager  qui  doit  porter  cette  lettre, 
et  qu'il  ne  la  porte  pas,  dit  le  fakir  à  demi-voix. 

En  attendant  la  réponse  de  Dupleix,  le  marquis 
passait  ses  journées  à  faire  des  armes  avec  Arslan- 
Khan.  De  sa  maladie,  un  tremblement  lui  restait  dans 
le  bras  droit,  qui  le  désolait.  A  force  d'exercice  pour- 

23. 


406  LA    CONQUÊTE    DU   PARADIS 

tant,  cette  faiblesse  s'atténua  et  bientôt  disparut 
complètement. 

Un  courrier  de  Pondichéry  arriva  apportant  une 
lettre  très  urgente  de  Dupleix,  et  qui  ne  pouvait  être 
encore  la  réponse  à  celle  que  lui  avait  adressée 
Bussy. 

Le  marquis  ouvrit  la  lettre  et,  quand  il  eut  fini  de 
lire,  il  se  tourna  vers  ses  amis. 

—  Rien  que  des  malbeurs,  dit-il  froidement.  On  a 
intercepté  une  lettre  du  traître  Seid-el-Asker-Khan 
au  gouverneur  de  Madras,  et  l'on  tient  les  fils  d'un 
complot  très  bien  ourdi  :  les  Mahrattes  rompent  la 
paix  et  s'allient  à  Aazi-ed-din,  le  nouveau  préten- 
dant, et  aux  Anglais;  le  ministre  enlève  le  roi.  pour 
l'arracher  à  l'influence  française,  et  le  conduit  vers 
Aurengabad.  On  a  éparpillé  nos  troupes  de  tous  côtés, 
de  façon  à  les  affaiblir,  et  on  a  tout  employé  pour  les 
démoraliser.  Les  renforts  que  Dupleix  attendait  ne 
viendront  jamais;  notre  compagnon  d'armes,  le  major 
de  La  Touche,  a  brûlé  en  mer  avec  les  sept  cents 
hommes  qu'il  amenait.  Le  gouverneur  me  supplie, 
même  si  je  ne  suis  pas  complètement  rétabli,  de 
partir  immédiatement  pour  reprendre  le  commande- 
ment de  l'armée.  «  Vous  ne  serez  pas  rendu  à  Hyde- 
rabad,  me  dit-il,  que  vous  sentirez  la  nécessité  de  ce 
voyage  et  que  tout  y  était  perdu  sans  votre  pré- 
sence. Les  lettres  que  je  reçois  me  font  dresser  les 
cheveux.  La  débauche  en  tout  genre  y  est  poussée 
à  l'excès  et  la  nation  tombée  dans  un  mépris  que 
vous  seul  pouvez  faire  cesser.  » 

Le  marquis  referma  la  lettre. 


POISONS  ^^' 


—  Notre  tâche  est  rude,  dit-il,  mais  je  vois  dans  les 
yeux  étincelants  de  mon  père  Sata-Nanda,  que  je 
triompherai,  ou  qu'au  moins  je  saurai  mourir  de 
façon  à  restaurer  ma  gloire.  En  route,  amis!  et  sur 
l'heure!  Mon  départ  a  tout  perdu,  mon  retour  sauvera 
tout  ! 


XXXI 


LE    REVEXANT 


La  tente  est  immense,  doublée  de  pourpre  et  ou- 
verte toute  grande.  On  aperçoit  au  fond,  dans  un 
fauteuil  fleurdelisé,  un  homme,  à  l'habit  chamarré  de 
broderies  d'or,  le  chapeau  sur  la  tête,  aussi  pâle  que 
la  poudre  de  ses  cheveux.  Prés  de  lui  se  groupent  les 
officiers  de  l'état-major,  quelques-uns  assis  sur  des 
tabourets,  la  plupart  debout.  La  garde  européenne  et 
la  garde  hindoue,  l'une  à  droite,  l'autre  à  gauche, 
sont  alignées. 

Au  dehors,  on  entend  le  profond  bourdonnement 
d'une  foule  et,  à  peu  de  distance,  au-dessus  des  rem- 
parts crénelés,  les  dômes  et  les  minarets  d'Auren- 
gabad  se  profilent  sur  le  ciel  pur. 

On  se  réveille  d'un  cauchemar,  et,  toute  joyeuse,  la 
population  de  la  ville  est  venue  faire  fête  à  l'armée 
qui  campe  hors  des  murs  ;  les  mères  cherchent  leurs 
fils,  des  frères  se  retrouvent  et  s'embrassent  avec  effu- 
sion; on  rit,  on  pleure  aussi  en  comptant  ceux  qui 


LE    REVENANT  409 

manquent,  et  l'on  ne  se  lasse  pas  d'interroger  et 
d'écouter  les  vainqueurs.  Une  histoire  merveilleuse, 
qu'on  se  chuchote  de  houche  à  oreille,  parmi  les 
musulmans,  fait  pousser  des  cris  de  surprise  aux  nou- 
veaux venus,  à  qui  on  la  répète  tout  bas.  C'est  que  le 
général  français,  qui  revient  triomphalement,  après 
avoir  dispersé,  d'une  façon  toute  fantastique,  les 
adversaires  les  plus  redoutables,  est  mort  empoi- 
sonné, et  que  son  ombre  est  revenue,  pour  conduire 
l'armée  à  la  victoire  et  rendre  au  nom  français  tout 
son  prestige. 

Malgré  le  grand  secret  que  l'on  se  jure  les  uns  aux 
autres,  quelques  mousquetaires,  et  des  grenadiers, 
ont  eu  vent  de  ce  bruit,  et  s'en  irritent  fort.  Cependant 
beaucoup  parmi  eux  sont  tout  près  de  le  croire,  telle- 
ment ils  ont  trouvé  leur  commandant  différent  de  lui- 
même,  eux  qui  l'ont  connu  si  libre  desprit  pendant 
les  combats,  d'un  enjouement  si  cordial,  sachant, 
mieux  qu'aucun  autre,  faire  oublier  les  peines  avec 
un  sourire  ou  un  mot  flatteur,  leur  communiquant 
une  ardeur  folle  par  l'éclair  héroïque  de  son  regard. 
Cette  fois  il  s'est  montré  d'une  sévérité  implacable, 
muet  hors  des  commandements,  ne  paraissant  voir 
personne  et  d'un  visage  si  froid  et  si  pâle,  que  vrai- 
ment ils  avaient  eu  par  moments  l'impression  d'être 
conduits  par  un  spectre. 

On  jette  dans  l'intérieur  de  la  tente,  des  regards 
furtifs,  qui  ne  sont  pas  exempts  de  terreur,  malgré  le 
resplendissant  soleil,  peu  propice  aux  apparitions,  qui 
baigne  la  plaine. 

La  scène  qui  se  passe  dans  la  tente  n'a  cependant 


410  LA   CONQUÊTE    DU    PARADIS 

rien  de  surnaturel.  Le  capitaine  de  Kerjean  vient  de 
s'approcher  du  général  et  s'incline  profondément 
devant  lui. 

—  Monsieur  le  marquis,  dit-il,  j'ai  une  prière  à  vous 
adresser;  mais  je  veux  d'abord  vous  demander  ma 
grâce.  Je  me  suis  rendu  tellement  coupable  envers 
vous  que  je  n'ose  pas,  pour  me  faire  pardonner,  invo- 
quer l'indulgence  d'une  franche  amitié,  dont  je  ne  suis 
plus  digne. 

—  Ce  que  vous  avez  pu  faire  contre  moi  était  pour 
le  bien  de  la  nation,  dit  Bussy,  et  il  y  a  lieu  de  vous 
féliciter. 

—  Je  vous  ai  dénoncé  à  mon  oncle,  s'écria  Ker- 
jean avec  douleur,  je  vous  ai  accusé  de  lâcheté, 
vous  ! 

La  pâleur  de  Bussy  redoubla,  mais  il  répondit  avec 
<-alme  : 

—  Eh  bien,  n'étais-je  pas  un  lâche?  Que  ce  fût  par 
l'effet  perfide  d'un  poison,  cela  ne  vous  regardait  pas, 
et  il  était  de  votre  devoir  d'avertir  Dupleix. 

—  Je  suis  resté  sous  vos  ordres,  avec  un  visage 
menteur,  quand  j'avais  en  ma  possession  le  brevet 
qui  me  donnait  le  commandement  en  votre  place.  Je 
veux  que  vous  sachiez  toute  mon  infamie. 

Et  il  lui  tendit  un  parchemin  plié. 

—  Vous  avez  très  sagement  agi,  dit  Bussy  en  re- 
poussant le  papier,  gardez  soigneusement  ce  brevet 
pour  le  cas  oîi  je  viendrais  à  manquer. 

Kerjean  fut  effrayé  de  la  douceur  froide  avec  la- 
quelle le  marquis  lui  répondait,  sans  presque  le 
regarder;  il  comprenait  que  ce  calme  ne  masquait 


LE    REVENANT  411 

ni  colère,  ni  rancune,  mais  n'était  pas  cependant  le 
pardon  généreux  de  Tamitié. 

—  Je  vous  en  conjure,  dit-il,  maintenant  que,  par 
votre  valeur,  notre  domination  est  rétablie  plus  soli- 
dement que  jamais,  songez  à  vous,  la  maladie  ne 
vous  a  pas  fait  grâce  encore. 

—  Puisque  l'honneur  est  sauf,  le  reste  importe  fort 
peu.  Mais  vous  aviez,  je  crois,  quelque  chose  à  me 
demander. 

—  Ma  sœur  Louise  se  marie  avec  M.  de  Moracin  ;  on 
m'attend  pour  les  noces  à  Pondichéry,  et  je  sollicite 
quelques  semaines  de  congé. 

—  C'est  trop  juste,  prenez  le  temps  qu'il  vous  faut. 
Vous  pourrez  partir  dès  demain  si  vous  voulez. 

—  Mon  général,  j'ai  l'honneur  de  prendre  congé  de 
vous. 

Bussy  lui  tendit  la  main  : 

—  Dieu  vous  garde!  dit-il. 

—  Qu'a-t-il  donc?  se  demanda  Kerjean  en  s'éloi- 
gnant,  on  dirait  que  cet  affreux  poison,  en  laissant 
vivre  son  corps,  a  tué  son  âme;  il  est  certain  que  le 
monde  entier  lui  est  parfaitement  indifférent,  il  ne 
semble  plus  capable  d'éprouver  aucun  sentiment,  ni 
joie,  ni  affection,  ni  haine,  ni  colère.  Son  approche 
m'a  glacé  comme  celle  d'un  tombeau. 

Les  tambours  battirent  aux  champs,  et  les  timbales 
résonnèrent,  au  milieu  des  acclamations  de  la  foule. 
Le  roi,  accompagné  du  ministre,  s'avançait  pour 
recevoir,  aux  portes  de  la  capitale  reconquise,  le 
triomphateur  qui  venait  de  le  sauver,  lui  rendre 
publiquement  hommage. 


412  LA  CONQUÊTE  DU  PARADIS 

Salabet-Cingh  se  jeta  dans  les  bras  de  Bussy, 
qui  fit  un  violent  effort  pour  lui  montrer  un  visage 
souriant. 

—  Ah!  mon  frère!  s'écria  le  jeune  roi,  en  pleurant 
d'émotion,  te  voir  vivant,  voilà  pour  moi  la  vraie 
victoire,  celle  pour  laquelle  j'aurais  donné  avec  joie 
toutes  les  autres. 

—  Ton  cœur  ne  s'est  pas  un  instant  démenti,  je  le 
sais,  dit  Bussy;  toi  seul  excusais  ma  démence,  t'en 
attristant  au  lieu  de  t'en  irriter;  aussi  je  me  suis 
arraché  des  bras  de  la  mort,  pour  venir  défendre  ton 
trône,  que  des  traîtres  voulaient  renverser. 

—  Que  je  suis  heureux  d'être  de  nouveau  sous  ta 
protection!  dit  le  roi. 

—  Elle  ne  te  fera  pas  défaut  tant  que  je  vivrai  ;  sois 
vigilant,  néanmoins;  le  pire  des  traîtres  est  plus  près 
de  toi  que  tu  ne  penses. 

Rien  n'était  plus  pitoyable  à  voir  que  la  contenance 
du  ministre,  Seid-el-Asker-Khan,  qui  croyait  entendre 
son  arrêt  de  mort  à  chaque  parole  de  Bussy;  il  deve- 
nait vert,  puis  pourpre,  et  les  efforts  qu'il  faisait  pour 
cacher  son  épouvante  redoublaient  son  trouble.  Depuis 
quelque  temps  déjà,  cependant,  en  voyant  celui  quil 
avait  voulu  tuer,  devenir  plus  redoutable  que  jamais, 
il  rampait  à  ses  pieds,  lui  écrivant  les  lettres  les  plus 
soumises,  s'humiliant  jusqu'à  la  servilité.  Le  mar- 
quis était  résolu,  abandonnant  sa  vengeance  person- 
nelle qui  lui  importait  peu,  à  faire  servir  cette  terreur 
aux  intérêts  de  sa  politique.  Le  vizir,  pour  conjurer  la 
menace,  toujours  suspendue  sur  lui,  serait  heureux  de 
prévenir  les  moindres  désirs  du  général,  qui  les  lui 


LE    REVENANT  413 

laisserait  deviner,  évitant  ainsi  l'ennui  de  solliciter 
des  faveurs  et  se  les  faisant  offrir. 

Aussi,  quand  il  entendit  Bussy  parler  d'un  traître 
tout  proche  du  roi,  le  ministre  s'élança-t-il  vers  le 
jeune   Français,  s'agenouillant  presque  à  ses  pieds. 

—  Glaive  de  l'État  !  s'écria-t-il,  en  déroulant  un  fir- 
man  scellé  du  sceau  royal,  la  Lumière  du  Monde  a 
trouvé,  comme  moi,  que  les  troubles  qui  se  sont  pro- 
duits parmi  les  troupes  sous  tes  ordres,  à  propos  des 
soldes  non  payées,  ne  devaient  plus  se  renouveler, 
et  elle  donne  aux  Français,  sur  la  cote  orientale  de 
l'Inde,  les  quatre  provinces  de  Rajamendry,  d'EUore, 
de  Chicacole  et  de  Nastafanagar,  dont  les  revenus 
suffiront  amplement  à  l'entretien  de  l'armée,  et  l'as- 
sureront contre  tout  événement. 

—  C'est  bien,  dit  Bussy,  qui  prit  le  traité  et  le  passa 
à  son  secrétaire,  après  l'avoir  lu;  il  est  juste  que  ceux 
qui  défendent  le  royaume  soient  les  premiers  payés 
de  leurs  peines. 

Seid-el-Asker-Khan ,  jugeant  le  terrible  général 
apaisé  pour  quelque  temps,  poussa  un  profond  soupir 
de  soulagement,  comme  un  homme  étranglé  à  demi 
à  qui  l'on  rendrait  le  souffle. 

Lorsque  Bussy  apparut  sur  son  cheval,  à  la  droite 
du  roi,  et  traversa  le  camp  pour  rentrer  dans  la  ville, 
la  foule  se  pressa,  heureuse  de  le  voir,  mais  beaucoup 
de  musulmans  se  disaient  les  uns  aux  autres,  avec  un 
frisson  de  peur  : 

—  On  voit  bien  qu'il  n'est  pas  vivant;  c'est  un 
fantôme  ;  il  disparaîtra  brusquement  quand  il  aura 
franchi  la  porte  de  son  palais. 


'il 4  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

11  l'atteignit  enfin  ce  palais,  et  disparut  en  effet. 
Avide  de  solitude,  il  s'y  enfonça  comme  un  fauve 
blessé  qui  veut  se  cacher  pour  mourir.  Gagnant  la 
c-hambre  persane,  il  éloigna  Naïk  d'un  geste  et  s'en- 
ferma. 

Celait  la  première  fois,  depuis  bien  des  jours,  qu'il 
était  libre  de  souffrir  sans  contrainte,  d'exhaler  dans 
des  cris  rauques  cette  douleur  qui,  contenue,  le  dévo- 
rait. 11  n'avait  pas  osé  s'interroger  encore  et  demeu- 
rait plongé  dans  cet  état  d'hébétement  atroce  qui 
saisit  celui  qui  vient  de  tuer  par  mégarde  un  être  cher. 

Il  ne  comprenait  plus  ce  qui  l'avait  poussé  à  agir 
avec  cette  précipitation  de  fou  ;  blessé  dans  son  orgueil, 
se  croyant  trahi  par  celle  qui  était  toute  sa  vie,  un 
tourbillon  de  fureur  et  de  désespoir  l'avait  d'abord 
aveuglé  ;  puis  il  avait  senti  en  lui  un  vide  affreux.  Son 
cœur  lui  avait  paru  mort  à  jamais,  comme  brûlé  par 
la  foudre;  mais  pourquoi  en  jeter  les  cendres  à  cette 
jeune  fille  qui  l'aimait  et  qu'il  n'aimait  pas?  pourquoi 
avait-il  demandé  la  main  de  Ghonchon?  S'était-il 
élancé  vers  elle  comme  vers  un  refuge,  se  souvenant 
de  lui  avoir  entendu  dire  un  jour,  qu'elle  serait  heu- 
reuse, même  sans  être  aimée,  de  vivre  auprès  de  celui 
qu'elle  aimerait?  Non,  il  avait  plutôt  voulu,  contre  le 
retour  possible  d'une  faiblesse,  créer  un  infranchis- 
sable obstacle,  et  se  donner  l'amer  plaisir,  ayant 
reconquis  sa  renommée,  de  dédaigner  celle  qui  l'avait 
fait  tomber  du  faîte  de  sa  gloire,  pour  le  tuer  ensuite. 

Mais,  maintenant,  des  doutes  lui  venaient.  Rien  ne 
prouvait  qu'elle  fût  coupable.  Le  poison  avait-il 
engourdi  son  esprit  au  point  de  lui  faire  oublier  les 


LE   RE VEXANT  415 

enchantements  de  son  dernier  voyage?  Ces  regards 
brûlants  de  passion,  ces  douces  mains  abandonnées 
aux  siennes,  et  ce  baiser  de  la  séparation,  éperdu, 
trempé  de  larmes?  Oui,  un  instant,  tout  s'était  effacé 
sous  l'horrible  pensée  que  le  mot  de  lâche  avait  pu  être, 
sans  mensonge,  accouplé  à  son  nom;  un  éclair  de 
lucidité  froide  lui  avait  montré,  comme  un  précipice 
devant  ses  pas,  le  danger  qui,  par  cette  femme  ou  à 
cause  d'elle,  le  menaçait  toujours;  un  instinct  l'avait 
poussé  à  se  jeter  hors  de  sa  portée;  puis,  le  sacrifice 
accompli,  un  implacable  désespoir  était  tombé  sur  lui 
comme  un  manteau  de  glace.  Cependant  Tàpre  volonté 
de  laver,  par  d'éclatants  succès,  la  tache  faite  à  son 
nom,  l'avait  fortifié  pendant  la  dernière  campagne. 
Mais  dès  qu'il  s'était  vu  maître  de  la  victoire,  il  avait 
avidement  cherché  la  mort,  se  jetant  dans  des  dan- 
gers inutiles,  avec  une  témérité  folle,  y  échappant 
toujours,  ce  qui  avait  contribué  à  le  faire  prendre 
pour  une  ombre. 

Par  besoin  de  vengeance,  il  avait  écrit  à  Lila  une 
lettre  très  cruelle,  pour  lui  annoncer  qu'il  échappait 
pour  la  troisième  fois  à  un  attentat  dirigé  contre  lui, 
et  qu'il  s'avouait  vaincu,  renonçait  à  la  lutte,  la  der- 
nière attaque  ayant  été  par  trop  déloyale. 

Pour  lui  prouver  qu'il  n'y  avait  plus  d'espoir  de 
retour,  il  lui  apprenait  son  prochain  mariage  avec  la 
fille  du  gouverneur  de  l'Inde.  Il  terminait  en  la  remer- 
ciant de  l'affectueuse  bonté  qu'elle  lui  avait  toujours 
témoignée,  l'assurant  qu'il  ne  l'oublierait  jamais  et 
lui  gardait  les  mêmes  sentiments,  mais  qu'il  la  sup- 
pliait de  laisser  le  temps  atténuer  l'amertume  de  cette 


4IG  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

rupture,  avant  de  renouer  les  relations  fraternelles 
auxquelles  il  ne  voulait  pas  renoncer. 

La  princesse  avait  obéi,  elle  s'était  tue;  Bussy 
voyait  dans  ce  silence  l'aveu  de  la  trahison. 

Dupleix,  lui  non  plus,  ne  répondait  pas.  Ah!  si  la 
lettre  écrite  dans  un  moment  de  folie  ne  lui  était  pas 
parvenue,  s'était  perdue!  A  présent  qu'il  se  retrou- 
vait dans  cette  chambre  aux  lumineux  frémissements, 
que  tout  était  rétabli  comme  par  le  passé,  il  aurait 
pu  croire  qu'il  s'éveillait  d'un  mauvais  rêve,  reprendre 
ses  douces  pensées  d'autrefois,  vers  lesquelles  son 
esprit  glissait  de  lui-même.  La  chère  vision,  appelée 
si  souvent,  reparaissait  dans  ce  lieu  où  elle  se  croyait 
sûre  d'être  la  bienvenue;  les  facettes  des  murailles, 
comme  si  elles  en  avaient  gardé  le  reflet,  faisaient 
revivre  les  brûlantes  rêveries  dont  elles  avaient  été 
témoins;  le  moelleux  divan,  où  le  désespoir  l'avait 
renversé  tout  à  l'heure,  l'enveloppait  de  ses  douceurs 
endormantes,  et  il  se  laissait  aller  à  oublier  le  pré- 
sent, à  s'abandonner  aux  souvenirs  qui  l'assaillaient, 
pour  leur  dire  un  dernier  adieu. 

Il  songeait  aux  joies  délicieuses  que  les  moindres 
choses  lui  avaient  fait  éprouver,  et  regrettait  même 
ses  anciennes  souffrances,  qui  n'étaient  pas  compa- 
rables à  ce  qu'il  endurait  aujourd'hui;  il  pensait  aux 
rages  jalouses  qui  l'avaient  fait  se  rouler  en  pleurant 
sur  ce  divan,  alors  qu'il  redoutait  son  mariage  à  elle, 
et  aujourd'hui  c'était  lui,  quand  elle  était  libre,  qui 
sur  un  soupçon  non  confirmé  s'était  follement  en- 
chaîné. 

Il  n'aurait  pas   dû   revenir  dans  cet   étrange   et 


LE   REVENANT  417 

vivante  salle,  complice  de  ses  rêves  heureux!  son 
courage  y  fléchissait,  il  n'était  plus  maître  de  sa 
volonté,  et  ne  pouvait  échapper  à  la  foule  de  souve- 
nirs enfermés  là,  qui  semblaient  l'accueillir  et  lui 
faire  fête. 

Combien  de  fois,  en  quittant  le  roi  et  les  vizirs, 
après  de  longs  et  fatigants  débats,  il  s'était  hâté  vers 
ce  lieu  aimé,  comme  si  quelqu'un  l'y  attendait!  Par- 
fois il  trouvait  une  lettre  de  Lila,  soigneusement  et 
coquettement  enfermée  dans  une  jolie  boîte,  un  étui 
ou  un  sachet.  Dès  la  porte,  il  jetait  un  regard  rapide 
vers  le  coffre  à  bijoux,  sur  lequel  Naïk  avait  l'habi- 
tude de  poser  les  lettres,  arrivées  de  Bangalore  en 
l'absence  du  maître.  Quel  battement  de  cœur  joyeux 
et  profond  quand  il  apercevait  le  message  !  La  viva- 
cité de  sa  joie  avait  quelque  chose  de  naïf,  qui  lui 
rappelait  ses  bonheurs  d'enfant,  lorsqu'il  découvrait 
les  cadeaux  de  Noël  dans  son  mignon  soulier.  C'était 
sous  l'enroulement  du  serpent  d'or,  à  l'endroit  où 
il  formait  poignée,  que  Naïk  plaçait  la  lettre.  Involon- 
tairement Bussy  y  arrêta  un  regard  plein  de  regrets. 

Mais  alors  d'un  bond,  il  se  leva  :  il  y  avait  une  lettre 
à  la  place  accoutumée! 

D'un  mouvement  brusque  il  s'en  empara.  Elle  était 
adressée  à  Dupleix  et  il  reconnut  sa  propre  écriture 
et  son  sceau,  intact.  C'était  la  demande  en  mariage, 
que  ses  amis  n'avaient  pas  envoyée. 

Il  n'eut  pas  la  force  de  s'irriter  de  la  désobéissance, 
tant  il  éprouva  de  soulagement  à  se  savoir  libre 
encore. 

Tout  était  bien  fini  pourtant  entre  lui  et  la  reine; 


418  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

elle  resterait  dans  son  souvenir  comme  une  mer- 
veilleuse incarnation  de  cet  Ilindoustan,  splendide 
et  perflde,  où  les  fleurs,  au  parfum  trop  fort,  font 
perdre  la  raison,  tuent  quelquefois.  11  se  sentait 
une  incapacité  de  vivre,  qui  adoucissait  sa  douleur 
par  la  certitude  qu'elle  durerait  peu,  et  pourtant  il 
songeait  à  ses  devoirs  envers  le  roi  et  que  son  hon- 
neur lui  ordonnait  de  remplir;  ne  se  devait-il  pas  à 
lui-même  de  lutter  jusqu'à  la  mort?  Cette  pensée  lui 
causa  une  lassitude  aff'reuse;  il  eût  été  si  bon  de  se 
laisser  engloutir  doucement  par  les  ondes  calmantes 
du  dernier  sommeil,  emporter  sans  résistance  dans 
l'océan  du  suprême  repos  ! 

Il  laissa  passer  les  heures,  le  cerveau  lourd,  les 
membres  inertes,  sans  pensée,  presque  sans  souf- 
france, et  revint  à  lui  sous  les  rayons  obliques  du 
soleil  couchant,  traversant  le  vitrail,  qui  firent  flam- 
boyer les  murailles,  et  le  blessèrent  par  l'éclat  de  leur 
splendeur  triomphale. 

11  se  leva  et  quitta,  pour  n'y  jamais  revenir,  cette 
chambre  ruisselante  de  lueurs,  où.  du  fond  des  loin- 
tains inconnus,  creusés  à  chaque  facette,  des  êtres 
furtifs  semblaient  lui  faire  signe  joyeusement  et  rire 
de  son  désespoir. 


XXXII 


LILA 


—  Maître  !  cria  Naïk. 

Mais  il  s'arrêta  court,  s'adossant  à  la  muraille, 
haletant  d'émotion. 

■  —  Que  t'arrive-t-il  ?  est-ce  qu'une  bête  féroce  te 
poursuit?  demanda  le  marquis,  en  se  soulevant  un 
peu  du  divan  où  il  sommeillait. 

—  Ce  n'est  pas  une  bête  féroce,  dit  Naïk,  dont  un 
sourire  découvrait  les  dents  blanches. 

—  En  effet,  tu  parais  fort  content;  viens-tu  m'an- 
noncer  ton  mariage? 

—  Non  pas  cela,  dit  le  paria,  hésitant  et  impatient, 
je  voudrais  te  préparer,  et  je  suis  si  troublé  que  je  ne 
sais  comment  m'y  prendre. 

—  Me  préparer  à  quoi? 

—  La  princesse  Lila  est  ici! 

—  Lila! 

Le  jeune  homme  avait  bondi  sur  ses  pieds,  les  yeux 
élargis,  pris  d'un  tremblement  convulsif. 


420  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

—  Lila!  Je  ne  veux  pas  la  voir,  reprit-il  d'une  voix 
plus  faible. 

—  Tu  la  verras  cependant,  dit  la  princesse,  qui 
parut  dans  l'ogive  de  la  porte. 

Ils  se  regardèrent  longuement,  oppressés  par  les 
battements  désordonnés  de  leur  sang.  Elle  était  hor- 
riblement pâle,  avec  le  visage  défait  et  fatigué;  le 
voile  et  les  vêtements  sombres  qui  l'enveloppaient, 
en  désordre  et  souillés  de  poussière,  témoignaient  de 
la  hâte  avec  laquelle  elle  s'était  rendue  au  palais, 
après  un  long  et  rapide  voyage. 

Chancelant  de  lassitude,  elle  s'avança  vers  Bussy  : 

—  La  reine  a  besoin  de  toi,  dit-elle,  viens. 

Le  marquis  se  recula  et  répondit  d'une  voix  entre- 
coupée : 

—  Elle  a  besoin  de  moi?  vraiment!  elle  trouve  sans 
doute  que  cette  fois  encore  j'ai  été  mal  tué.  Eh  bien, 
qu'elle  se  rassure,  la  nouvelle  de  ma  mort  ira  bientôt 
la  tranquilliser.  Elle  peut  dire  à  ses  brahmanes  que 
le  serment  qu'elle  leur  a  fait,  elle  l'a  tenu,  car  c'est 
bien  par  elle  que  je  meurs.  Mais,  dis-lui  aussi  que  je 
reste  loin  de  son  atteinte;  je  redoute  les  breuvages 
qui  vous  rendent  lâche  et  imbécile,  avant  de  vous 
pousser  au  tombeau,  je  tiens  à  mourir  tout  entier,  à 
me  coucher  pour  jamais  dans  une  renommée  sans 
tache;  c'est  pourquoi  je  ne  te  suivrai  pas. 

—  Ahl  ton  orgueil  était  plus  grand  que  ton  amour! 
ta  conduite  l'a  bien  prouvé,  s'écria  la  princesse  avec 
désespoir;  elle  aussi  est  orgueilleuse,  et  voilà  ce  qui 
vous  perd  tous  deux  :  soupçonnée  injustement,  elle 
était  trop  fière  pour  pouvoir  se  justifier,  elle  a  su 


LILA  421 

cacher  sa  douleur,  et  l'horrible  projet  qu'elle  nourris- 
sait, sous  un  impénétrable  masque. 

—  Oh!  Lila,  toi  si  loyale,  pourquoi  vouloir  me 
tromper?  Ne  m'as -tu  pas  écrit  toi-même  que  les 
brahmanes  lui  ont  fait  jurer  ma  perte. 

—  Ai-je  dit  cela?  J'ai  bien  regretté  cette  lettre, 
écrite  dans  un  moment  d'affolement.  Je  t'en  ai  envoyé 
d'autres,  malgré  la  défense  de  la  reine,  mais  les  mes- 
sagers ont  été  arrêtés.  Ce  qu'elle  a  juré,  je  l'ai  su 
plus  tard,  c'était  de  renoncer  à  toi  si  on  lui  faisait  en 
retour  serment  de  ne  pas  attenter  à  ta  vie.  Panch- 
Anan  lui  disait  que  tu  étais  condamné,  mais  qu'elle 
pouvait  te  sauver  à  ce  prix,  II  a  juré  qu'il  t'épargne- 
rait, et  l'infâme,  à  ce  moment  même,  te  faisait  verser 
le  poison, 

—  Ah!  je  ne  peux  plus  croire,  je  ne  veux  pas 
t'écouter,  disait  le  marquis  en  se  détournant  d'elle; 
toi  aussi,  peut-être,  tu  cherches  à  m'abuser. 

—  II  doute  de  moi  maintenant!  murmura  la  prin- 
cesse; il  hésite!  alors  tout  est  perdu! 

Arslan  était  entré  depuis  un  instant,  et  Naïk  joyeux 
avait  montré  d'un  geste  la  nouvelle  venue. 

—  Elle  arrive  de  Bangalore,  dit-il,  elle  apporte  le 
salut. 

—  Mais  cette  pauvre  femme  se  trouve  mal  !  s'écria 
Arslan  s'élançant  vers  Lila  pour  la  soutenir;  vous 
ne  voyez  donc  pas  qu'elle  chancelle  ,  épuisée  de 
fatigue  ? 

II  la  conduisit  au  divan,   où  la   princesse  tomba 
inanimée. 
On  s'empressa  autour  de  la  princesse,  et  Arslan 


422  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

essayait  de  faire  glisser  quelques  gouttes  de  cordial 
entre  ses  dents  serrées. 

Lorsqu'elle  revint  à  elle,  Lila  se  leva  brusquement, 
regarda  autour  d'elle  avec  épouvante. 

—  Je  me  suis  évanouie?  demanda-t-elle.  Combien 
de  temps? 

—  Nous  avons  eu  grand'peine  à  te  rappeler  à  la  vie, 
dit  Arslan,  qui  était  resté  agenouillé  sur  le  tapis. 

—  Ah!  misérable  faiblesse!  s'écria-t-elle  en  se  tor- 
dant les  bras,  tout  sera  fini,  il  est  trop  tard!  La  route 
est  longue,  longue  à  mourir!  D'ailleurs,  qu'importe 
puisqu'il  ne  l'aime  plus! 

—  Lila!  s'écria  Bussy  en  se  jetant  à  ses  pieds,  ne 
blasphème  pas. 

Mais  elle  le  repoussa  avec  égarement. 

—  Malheureux^  c'est  donc  ainsi  que  tu  aimes,  conti- 
nua-t-elle  ;  et  moi,  folle,  qui,  jugeant  ton  cœur  d'après 
le  mien,  n'appelais  que  toi  dans  la  détresse  ;  moi  qui 
faisais  de  mon  amour  un  piédestal  au  tien,  et  serais 
morte  sans  me  plaindre  pour  vous  savoir  heureux, 
elle  et  toi!  c'est  en  vain  que  je  t'ai  demandé  secours, 
après  avoir  dévoré  l'espace,  nuit  et  jour,  sans  pitié 
pour  mon  corps,  n'essuyant  même  pas  la  poussière 
qui  m'aveuglait,  courant,  courant  toujours,  vers  ce 
héros,  vers  cet  invincible  qui  seul  pouvait  nous  sau- 
ver. Et  quand  j'arrive  brisée,  n'étant  plus  soutenue 
que  par  l'espoir,  il  me  repousse,  il  hésite,  il  a  peur 
pour  lui!  Eh  bien,  puisque  tu  n'as  pas  voulu  sauver 
la  reine,  viens  donc  la  voir  mourir!  cria-t-elle  d'une 
voix  déchirante,  en  éclatant  en  sanglots. 

—  Que  se  passe-t-il?  parle,  Lila,  reviens  à  toi,  je 


LILA  423 

t'en  conjure.  Vas-tu  me  rendre  insensé,  quand  elle  a 
besoin  de  moi? 

Lila  se  passa  la  main  sur  les  yeux,  pour  en  chasser 
les  larmes. 

—  C'est  vrai,  dit-elle  d'une  voix  plus  calme,  ma 
raison  s'égare.  J'aurais  dû  lui  crier  tout  de  suite  la 
vérité:  je  n'ai  pas  osé,  tant  je  craignais  que  l'horreur 
lui  ôtât  la  force  d'agir. 

Elle  saisit  la  main  de  Bussy  et  la  serra  d'une  étreinte 
nerveuse . 

—  Écoute,  dit-elle,  la  reine  tout  d'abord  ne  pouvait 
croire  à  ton  abandon  ;  elle  a  attendu,  espéré  longtemps 
un  mot  de  toi,  puis,  quand  elle  a  été  certaine  que 
tout  était  bien  fini,  avec  une  douleur  terrible  dans 
son  calme,  elle  a  déclaré  qu'étant  abandonnée  par 
celui  qu'elle  avait  librement  choisi  pour  son  époux, 
elle  se  considérait  comme  veuve,  et  qu'elle  était 
résolue  à  se  délivrer  de  la  vie  en  se  brûlant,  selon  la 
coutume  des  veuves.  Les  brahmanes,  et  Panch-Anan 
surtout,  l'ont  félicitée  de  cette  décision;  ils  disaient 
qu'étant  souillée  jusqu'à  l'àme,  par  un  aussi  coupable 
amour,  le  feu  seul  pouvait  la  purifier,  obtenir  des 
dieux  son  pardon  complet  et  assurer  son  bonheur 
après  la  mort.  La  reine  pria  le  ministre  d'ordonner 
les  préparatifs  de  la  cérémonie  du  sacrifice.  Quand  je 
suis  partie,  folle  de  désespoir,  pour  l'appeler  à  notre 
secours,  on  dressait  le  bûcher  d'Ourvaci!  Et  mainte- 
nant... —  ah!  une  telle  pensée  est  intolérable!... 
cette  merveille,  dont  la  vue  enchantait  le  monde,  cet 
être  adoré  et  chéri,  n'est  plus,  peut-être,  qu'un  mon- 
ceau de  cendres. 


424  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

—  Tais-toi!  cria  Bussy  d'une  voix  terrible,  est-ce 
que  je  vivrais  si  mon  Ourvaci  n'était  plus? 

Il  saisit  son  épée,  que  Naïk  lui  tendait,  et  s'enfuit. 
Le  paria  le  suivit. 

La  princesse  appuya  ses  deux  mains  sur  son  cœur, 
et  un  faible  sourire  d'espoir  desserra  ses  lèvres  cris- 
pées, tandis  qu'elle  regardait  le  jeune  homme  s'éloi- 
gner. Puis  elle  se  laissa  retomber  sur  le  divan,  hale- 
tante, à  bout  de  forces. 

Cependant  elle  ne  voulait  pas  se  reposer  encore. 

—  Arslan, dit-elle  à  rumara,qui  rattachait  ses  armes 
hâtivement  pour  partir  aussi,  avant  de  le  suivre, 
écoute-moi.  Emmène  avec  toi  quelques  soldats  fran- 
çais des  plus  audacieux;  il  y  aura  peut-être  un 
combat  à  livrer  contre  les  fanatiques  au  service  des 
brahmanes.  Si  j'ai  pu  être  obéie,  des  relais  de  che- 
vaux tout  sellés,  pour  vingt  hommes,  sont  échelonnés 
sur  la  route.  Quelqu'un  vous  ouvrira  la  porte  orien- 
tale de  la  ville;  toutes  doivent  être  fermées  par  ordre 
de  Panch-Anan,  qui  a  contraint  la  reine  à  le  nommer 
son  héritier  au  trône.  Cours  droit  à  la  nécropole 
royale,  au  delà  du  palais.  Va,  va  vite! 

—  Si  l'on  ne  sauve  pas  la  reine,  l'on  pourra  au 
moins  se  venger,  s'écria  Arslan  en  franchissant  la 
porte. 

Lila  resta  seule  et,  tombant  sur  un  divan,  s'endormit 
malgré  elle. 


XXXIII 


DJENAT    NICHAM 


Tous  les  rites  étaient  accomplis  :  prières,  jeûnes, 
purifications,  et  Ourvaci  achevait  la  veillée  suprême. 

Laissant  ses  femmes  éplorées,  elle  avait  gagné  une 
haute  terrasse,  et,  d'un  regard  morne  et  fixe,  contem- 
plait la  nuit  mourante,  ensanglantée  sous  les  coups 
de  l'aurore.  A  l'occident,  la  lune  pâle  touchait  l'ho- 
rizon, et  la  reine  croyait  voir  un  visage  attristé,  la 
regardant  avec  compassion,  lui  faisant  signe,  l'atti- 
rant vers  le  gouffre  bleu  où  il  allait  s'abîmer. 

Le  jour  parut,  le  dernier  que  dussent  refléter  ses 
yeux;  et  le  concert  des  oiseaux  commença,  aussi 
joyeux  que  de  coutume  ;  les  colombes  familières 
s'abattirent  sur  la  corniche  de  grès  rose,  mais  la 
reine  ne  les  vit  pas.  Une  ombre  couvrait  encore  le 
palais  qu'avait  habité  l'ambassadeur  et,  avidement, 
elle  regardait  dans  cette  ombre,  voulant  découvrir 
une  forme,  accoudée  sur  la  balustrade  d'une  ter- 
rasse, à  cette  place  même  où  elle  avait  vu  l'envoyé 

24. 


/lîG  LA   CONQUÊTE    DU   PARADIS 

du  roi,  quand  le  soir  de  son  arrivée  elle  versa,  en 
son  honneur,  la  libation  destinée  au  soleil. 

Le  soleil  se  vengea  maintenant  de  l'impiété,  en  dis- 
sipant l'illusion  sous  un  Ilot  de  lumière. 

Ourvaci  cacha  ses  yeux  sous  sa  main,  pour  mieux 
voir  sa  rêverie. 

—  Hélas!  se  peut-il  vraiment  qu'il  ne  m'aime  plus! 
se  disait-elle.  Cet  amour  que  l'éternité  semblait  ne 
pas  devoir  épuiser,  a  donc  tari  subitement?  Ah!  pour- 
tant, il  me  semble  toujours  sentir,  à  travers  l'espace, 
les  effluves  brûlants  de  son  coeur  répondre  aux  élans 
du  mien.  Peut-être  il  souffre  comme  moi,  captif  de  sa 
volonté  orgueilleuse;  peut-être  il  m'aime  encore!  Ah! 
non!  non!  que  cette  pensée  ne  vienne  pas  effleurer 
mon  esprit!  Comment  pourrais-je  mourir  si  je  croyais 
n'avoir  pas  tout  perdu?  Non,  non!  j'ai  mérité  mon 
sort  :  mes  premiers  crimes  ont  rendu  évident  celui 
que  je  n'ai  pas  commis,  et  le  bien-aimé  a  violemment 
arraché  son  amour,  en  se  déchirant  le  cœur  sans  doute, 
mais  il  l'a  arraché,  jeté  loin  de  lui  avec  mépris.  C'est 
bien  fini,  il  s'est  enfin  lassé  de  pardonner  ;  la  gloire 
était  au  héros  plus  chère  que  l'amour.  C'est  bien  cruel- 
lement qu'il  s'est  vengé  des  souffrances  que  lui  a  fait 
endurer  ma  folie  d'autrefois  :  quand  ma  vie  tout 
entière  était  suspendue  à  la  sienne,  il  a  cru  à  ma 
haine,  et  il  m'a  repris  son  amour  pour  le  donner  à 
une  autre.  C'est  cela  surtout  qui  est  intolérable.  Pour 
une  autre,  maintenant,  s'ouvriront  les  fleurs  de  ses 
prunelles;  ce  regard  dominateur  et  tendre  caressera 
la  beauté  d'une  autre!  Et  c'est  à  elle  que  ces  lèvres 
délicieuses  souriront.  Quoi!  ces  lèvres,  dont  le  baiser 


DJENAT   NICHAM  427 

m'a  ravi  l'àme  et  pénétrée  d'une  ivresse  qui  ne  s'est 
plus  dissipée,  effaceront  sous  d'autres  baisers  le  sou- 
venir du  mien!  Ah!  mort!  viens  vite  étouffer  cette 
pensée  atroce,  viens  me  délivrer  d'une  torture  trop 
lourde  pour  ma  faiblesse  ! 

Des  sons  lugubres  se  firent  entendre  du  côté  de  la 
grande  pagode,  et  roulèrent  sur  la  ville  éveillée;  les 
timbales  et  les  cloches  alternant,  frappées  dans  le 
rythme  funèbre,  annonçaient  le  sacrifice,  le  royal 
holocauste  offert  aux  dieux. 

—  Voilà  ma  délivrance  qui  sonne,  dit -elle,  on 
m'attend  ;  je  suis  prête. 

Elle  jeta  un  dernier  regard  au-dessous  d'elle;  elle 
aperçut  une  foule  silencieuse,  coulant  comme  des  ruis- 
seaux dans  les  rues,  et  se  dirigeant  du  côté  de  la 
nécropole.  C'était  le  peuple,  consterné,  qui  s'en  allait 
voir  mourir  sa  reine,  sa  déesse  bienfaisante.  Les 
femmes  pleuraient  en  se  cachant  le  visage  dans  leurs 
voiles  noirs,  les  hommes  avaient  les  cheveux  couverts 
de  cendres,  et  quelques-uns  portaient  des  instru- 
ments de  musique,  brisés,  en  signe  de  deuil. 

—  Pauvre  et  cher  peuple  !  murmura  la  reine  en 
baissant  la  tète,  mon  successeur  ne  saura  certes  pas 
t'aimer  comme  je  t'aimais!  Pardonne -moi  de  t'aban- 
donner  ainsi,  aie  compassion  de  la  lâcheté  d'une 
femme  qui  ne  peut  se  résoudre  à  vivre  dans  la  souf- 
france. J'avais  cependant  espéré  pour  toi  une  belle 
destinée,  je  voulais  te  donner  pour  roi  un  héros  puis- 
sant et  bon  qui  t'aurait  fortifié  et  défendu;  mais  il 
s'est  détourné  de  moi,  il  a  retiré  le  bras  dont  il  m'étrei- 
gnait  si  tendrement  en  m'emportant  en  plein  ciel,  et 


4'28  LA   CONQUÊTE   DU  PARADIS 

il  me  laisse  retomber  du  haut  de  mon  rêve,  dans  les 
flammes  du  bûcher. 

Elle  regarda  encore  les  arbres,  les  parterres,  les 
édifices  de  ce  palais  où  s'était  écoulée  sa  vie,  mais 
avec  indiff'érence. 

—  Ce  que  je  regrette  n'est  pas  ici,  dit-elle. 

Elle  redescendit  et  se  livra  à  ses  femmes,  qui  la 
parèrent  pour  le  sacrifice.  Toutes  pleuraient,  et  accom- 
pKssaient  leur  œuvre  avec  des  mains  tremblantes;  les 
larmes  roulaient  sur  les  pierreries,  dans  les  plis  bril- 
lants des  suaves  étoffes.  Mangala  se  cachait  le  visage, 
et  ses  sanglots,  peu  sincères,  faisaient  sourire  la  reine. 

—  Lila!  ou  donc  est  Lila?  s'écria-t-elle,  en  cher- 
chant des  yeux  autour  d'elle  l'amie  absente. 

—  La  princesse  ne  pourra  te  survivre,  dit  une  des 
femmes,  on  la  dit  mourante.  L'illustre  Abou-al-Hassan 
est  auprès  d'elle  et  il  a  interdit  les  abords  de  son 
palais. 

—  Chère  Lilal  le  temps  me  manque  pour  aller  te 
dire  un  dernier  adieu.  0  toi  qui  m'aimais  assez  pour 
être  heureuse  d'un  bonheur  qui  brisaitle  tien!  toi  qui 
as  souffert  de  mes  peines  autant  que  moi-même,  et  vas 
peut-être  mourir  de  ma  mort,  je  t'envoie  mes  plus 
douces  pensées,  et  j'emporte  ton  souvenir  comme  un 
bouquet  embaumé. 

La  toilette  était  terminée.  Ourvaci  se  regarda  dans 
le  grand  miroir  d'argent  poli,  tandis  qu'on  lui  atta- 
chait la  guirlande  de  jasmin  virginal. 

Elle  eut  un  dernier  sourire  de  femme  en  apercevant 
la  céleste  image  reflétée  par  le  miroir,  et  elle  dit  à 
demi-voix  : 


DJENAT   NICHAM  429 

—  Dix-huit  ans,  belle  et  reine!  0  cruel  bien-aimé, 
le  sacrifice  est  digne  de  toi  I 

Alors  elle  sortit  de  sa  chambre,  suivie  de  ses  femmes 
sanglotantes,  et  s'avança  d'un  pas  ferme  entre  les 
haies  de  courtisans  et  de  seigneurs,  qui  tous  pleu- 
raient, s'agenouillaient  sur  son  passage,  et  baisaient 
le  sol  touché  par  ses  pas. 

Lorsqu'elle  parut  sous  la  galerie  extérieure,  au 
sommet  de  l'escalier,  le  peuple  poussa  un  grand  cri  de 
désespoir,  La  reine,  émue,  s'arrêta  un  moment  et 
laissa  errer  son  regard  sur  cette  foule  de  têtes  levées 
vers  elle,  puis  elle  fît  un  geste  d'adieu  et  descendit. 

Au  moment  où  elle  atteignait  la  dernière  marche, 
un  être  à  chevelure  énorme,  qui  était  assis  là,  le 
menton  entre  les  genoux,  se  leva  brusquement  et 
darda  sur  la  reine  surprise,  le  rayon  de  deux  yeux 
noirs,  lumineux  comme  des  diamants.  Elle  tres- 
saillit en  reconnaissant  le  fakir,  dont  la  sainteté  était 
connue,  et  fit  un  pas  vers  lui. 

—  Ah!  mon  père,  s'écria- t-elle  en  joignant  les 
mains,  accorde  une  dernière  grâce  à  celle  qui  va 
mourir,  toi  qui  peux  tout! 

—  Que  désires-tu,  toi  dont  la  beauté  semble  divi- 
niser la  matière?  Que  veux-tu  de  moi,  sacrilège  enfant, 
qui  vas  briser  toi-même  l'écrin  merveilleux  de  ton 
âme? 

—  Ce  que  je  veux?  dit  Ourvaci.  Je  n'ai  pas,  comme 
les  veuves  ordinaires,  dont  l'époux  meurt  après  une 
vie  d'amour,  la  consolation,  en  quittant  la  terre,  de 
soutenir  sur  mes  genoux  le  corps  inerte  du  bien- 
aimé;  si  je  pouvais  au  moins  voir  une  fois  encore  son 


430  LA  CONQUÊTE  DU  PARADIS 

image,  la  mort  me  serait  plus  douce.  Père,  je  t'en 
supplie,  adjure  Maya,  fais-le  paraître  à  mes  yeux,  celui 
que  je  voulais  tuer,  et  par  qui  je  meurs  aujourd'hui. 

—  Tu  seras  exaucée,  vierge  charmante,  dit  le  fakir  : 
il  paraîtra,  tu  le  verras  accourir,  éperdu  d'épouvante 
et  d'amour.  Lève-toi  du  bûcher,  alors,  cours  dans  ses 
bras,  ils  se  refermeront  sur  toi^-pour  t'emporter  dans 
le  ciel. 

—  Ah!  merci!  merci!  s'écria  la  reine  en  saisissant 
la  main  de  Sata-Nanda,  qu'elle  baisa  pieusement. 

Le  collège  des  brahmanes  s'avançait  au-devant  d'elle 
avec  Panch-Anan  à  leur  tête;  mais  la  foule,  moins 
respectueuse  que  de  coutume,  s'écartait  sans  empres- 
sement devant  eux  ;  on  eût  dit  même  que  quelques 
murmures  hostiles  couraient  çà  et  là  et  que,  sans  en 
avoir  l'air,  on  barrait  la  route  aux  saints  prêtres.  Sur 
un  signe  de  leur  maître,  les  esclaves  de  Panch-Anan 
distribuèrent  quelques  coups  de  leurs  cannes  d'argent 
à  droite  et  à  gauche,  on  se  recula,  non  sans  jeter  des 
regards  de  colère  et  de  haine  au  ministre.  Le  bruit 
s'était  répandu,  parmi  le  peuple,  que  Panch-Anan 
avait  contraint  la  reine  à  le  désigner  pour  son  succes- 
seur au  trône,  et  qu'il  l'avait  poussée  au  sacrifice  pour 
s'emparer  de  sa  couronne.  La  nouvelle  que  le  dur  et 
avide  brahmane,  que  l'on  craignait  autant  qu'on  le 
haïssait,  succédait  à  cette  souveraine  tant  aimée,  aug- 
mentait encore  le  désespoir  que  causait  le  sacrifice. 

Ourvaci  monta  en  litière,  cherchant  des  yeux  le  fakir 
qui  s'était  mêlé  à  la  foule.  Elle  l'aperçut  se  frottant 
les  mains  d'un  air  de  satisfaction,  écoutant  les  mur- 
mures de  la  fou  le  . 


DJENAT   NICHAM  431 

La  route  fut  longue  et  pénible  ;  il  fallait  fendre  des 
flots  vivants,  obstruant  volontairement  le  passage,  et 
opposant  une  molle  inertie  aux  coups  de  bâton  et  aux 
charges  de  cavaliers.  Ouelquefois,  la  haie  des  gardes 
était  rompue,  et  des  groupes  s'élaneant  venaient  se 
traîner  à  genoux,  aux  côtés  de  la  litière. 

—  Reine!  reine!  ne  nous  quitte  pas  !  criait-on.  Que 
deviendrons-nous  sans  toi?  Habitués  à  ta  main  bien- 
faisante, tout  autre  joug  que  le  tien  nous  écrasera. 

—  Nous  t'aimerons  tant  que  nous  te  ferons  oublier 
ton  chagrin,  reste!  reste!  Tu  te  dois  à  nous;  renonce 
à  cette  mort  cruelle  ;  fais  grâce  à  ton  peuple  qui  veut 
périr  avec  toi  ! 

On  s'attachait  aux  porteurs,  les  suppliant  de  ne  pas 
avancer,  tandis  qu'elle  se  rejetait  au  fond  de  la  litière 
en  pleurant. 

Le  ministre,  plein  d'inquiétude,  fit  donner  l'ordre 
aux  soldats  de  disperser  la  foule  à  coups  de  lance.  Il 
y  eut  des  cris,  des  plaintes,  et  le  sang  coula  sur  la 
poussière,  mais  la  route  était  libre,  et  l'on  arriva 
bientôt  sous  les  ombrages  de  la  nécropole  royale. 

Le  bûcher,  en  bois  de  santal,  était  dressé  sur  une 
place  découverte,  à  l'endroit  même  où  s'élèverait  plus- 
tard  le  monument  funèbre  de  marbre  et  d'or.  A  chaque 
coin,  un  esclave  tenait  une  torche  allumée. 

En  apercevant  tout  à  coup  cet  effrayant  monceau 
de  poutres  et  de  broussailles,  Ourvaci,  dans  un  invin- 
cible mouvement  d'horreur,  se  rejeta  en  arrière  en 
couvrant  son  visage  de  ses  mains.  Mais  sa  fierté  lui 
rendit  vite  le  courage,  elle  releva  la  tète  d'un  geste 
brusque,  et  regarda  sans  faiblesse  le  lieu  du  sacrifice. 


432  LA  CONQUÊTE  DU  PARADIS 

Les  brahmanes  s'étaient  placés  sur  une  estrade  en 
face  du  bûcher  et,  les  bras  levés  vers  le  ciel,  se  met- 
taient en  prières.  Au-dessous  d'eux,  les  musiciens 
frappaient  sourdement  leurs  instruments,  en  augmen- 
tant peu  à  peu  le  bruit.  La  foule,  retenue  par  les  gar- 
des, formait  comme  des  murailles  à  quelque  distance. 

On  accrocha  des  guirlandes  de  fleurs  et  de  feuillages 
tout  à  l'entour  du  bûcher,  qui  le  cachèrent  presque 
entièrement,  et  les  jeunes  filles  tournèrent  autour, 
versèrent  sur  le  sol  de  l'ambre  et  du  musc,  puis  elles 
revinrent  vers  la  reine,  qui  détachant  ses  parures  les 
leur  distribua. 

Panch-Anan  s'avança  vers  Ourvaci,  une  coupe  pleine 
à  la  main.  Il  fit  l'éloge  de  la  reine,  avec  un  enthou- 
siasme pompeux,  retraça  les  principaux  faits  de  son 
règne,  et  lui  annonça  dans  l'autre  vie  une  existence 
bienheureuse  ;  il  lui  promit  de  lui  faire  édifier  un 
temple  comme  à  une  déesse  et  termina  en  félicitant  les 
dieux  de  la  recevoirdans  leur  séjour.  Puis  il  lui  tendit 
le  breuvage.  On  le  composait  ordinairement  de  sucs 
endormants,  destinés  à  engourdir  la  victime,  dont  les 
suprêmes  révoltes  devant  le  suicide  pouvait  causer  du 
scandale;  mais  Panch-Anan,  craignant  que  le  peuple 
ne  tentât  quelque  chose  pour  délivrer  la  reine,  avait 
forcé  la  dose  de  poison,  de  façon  à  endormir  à  jamais 
celle  qui  le  boirait. 

Ourvaci  le  remercia  d'une  voix  ferme,  saisit  la 
coupe,  la  tendit  vers  toute  cette  foule  en  larmes, 
comme  pour  la  saluer  encore,  et  la  porta  à  ses  lèvres. 

D'un  bond,  Sata-Nanda  fut  près  d'elle,  renversa  le 
mortel  breuvase  : 


DJENAT  NICHAM  433 

—  Cela  t'empêcherait  de  voir  l'apparition,  dit-il  à 
voix  basse. 

Elle  lui  jeta  un  regard  reconnaissant  et  s'élança  sur 
le  bûcher. 

Alors,  les  esclaves,  abaissant  leurs  torches,  y  mirent 
le  feu. 

Lesinstrumentsde  musique  déchaînèrent  un  tumulte 
formidable,  pour  couvrir  les  cris  possibles  de  la  vic- 
time, et  les  brahmanes,  extasiés,  entonnèrent  un  chant 
triomphal,  tandis  qu'une  fumée  odorante  floconnait 
en  se  roulant  sur  le  sol. 

Ourvaci  apparaissait  au  sommet  du  bûcher,  comme 
sur  un  piédestal  ;  illuminée  par  les  rayons  du  soleil, 
qui  semblait  se  concentrer  sur  elle,  sa  beauté  prenait 
une  splendeur  surnaturelle,  et  elle  n'avait  plus  Tair 
déjà  d'appartenir  à  la  terre. 

Transportée  d'enthousiasme,  elle  attendait  passion- 
nément la  récompense  promise,  l'illusion  dernière  qui 
devait  lui  rendre  la  mort  si  douce.  Mieux  que  n'aurait 
pu  le  faire  le  breuvage,  la  promesse  du  fakir  avait 
endormi  en  elle  l'angoisse. 

—  Hàte-toi,  bien-aimé,  hàte-toi  !  sinon  il  sera  trop 
tard,  murmurait-elle. 

Tout  à  coup  elle  s'écria  : 

—  Il  vient,  il  vient  I  j'ai  aperçu  l'éclair  de  son  épée, 
la  blancheur  neigeuse  de  son  front;  et  l'or  de  sa  coif- 
fure a  jeté  une  lueur... 

Un  voile  de  fumée  monta  brusquement,  l'enfermant 
et  l'aveuglant;  elle  s'efforçait  avec  ses  bras  de  le  dé- 
chirer, de  l'écarter. 

Des  cris  frénétiques  de  triomphe  et  de  joie  poussés 

Conquête  du  paradis.  2j 


434  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

par  les  mille  bouches  du  peuple  éclatèrent,  tellement 
formidables  qu'on  eût  dit  que  le  ciel  tombait. 

—  Victoire!  victoire!  l'époux  revient,  le  héros  la 
sauvera! 

Elle  entendait  distinctement  ces  phrases,  mais, 
perdue  dans  la  nuée  étouffante,  elle  ne  voyait  plus 
rien,  et  courait  d'un  bord  à  l'autre  du  bûcher  les  bras 
étendus,  cherchant  à  se  dégager  de  cet  horrible 
engloutissement.  Le  souffle  lui  manquait,  ses  yeux 
brûlants  avaient  peine  à  s'ouvrir  et  elle  allait  s'aban- 
donner, quand  elle  vit  entrer  dans  la  fumée,  un 
cheval  couvert  d'écume  et  de  sang,  l'œil  fou  de  ter- 
reur, et  portant  le  cavalier  chéri,  qui  la  saisit  dans 
ses  bras,  l'enleva. 

Mais  alors,  l'effrayante  figure  de  Panch-Anan,  grin- 
çant de  rage,  apparut,  s'accrochant  au  sauveur,  l'entra- 
vant, s'efforçant  de  le  faire  tomber.  Comme  on  repousse 
une  bête  immonde,  d'un  violent  coup  de  pied,  Bussy 
envoya  son  ennemi  rouler  au  milieu  du  bûcher  et 
disparut  hors  du  nuage. 

Aux  cris  affreux  du  brahmane  appelant  à  l'aide, 
des  rires  seuls  répondirent.  Panch-Anan  parvint  un 
instant  à  se  relever  pour  fuir;  mais  un  guerrier,  du 
bout  de  sa  lance,  le  repoussa  ;  il  le  reconnut,  c'était 
Arslan-Khan. 

—  Je  ne  suis  pas  fâché  d'être  de  moitié  dans  la 
vengeance,  dit  le  musulman,  puisque  je  n'ai  pu  l'ac- 
complir seul.  Va,  va,  hideux  monstre,  rends  ta  vilaine 
âme  à  Iblis  ! 

Le  feu  crépitait,  clair  et  vif  à  présent.  Panch-Anan 
poussa  un  râle  horrible,  la  flamme  le  mordait,  fit  écla- 


DJENAT   NICHAM  435 

ter  sa  chair  qui  se  roula  en  lanière,  et  il  retomba 
dans  le  brasier,  en  se  tordant. 

Alors  on  vit  l'étrange  fakir,  qui  depuis  quelques 
jours  agitait  le  peuple,  apparaître  au  sommet  du 
bûcher,  dansant,  avec  une  joie  folle,  à  travers  les 
flammes,  comme  s'il  ne  pouvait  en  être  atteint.  Puis, 
d'un  bond,  il  sauta  à  terre  et  se  mit  à  courir,  entraî- 
nant toute  la  foule  derrière  lui,  vers  le  palais,  où 
Bussy  avait  emporté  la  reine. 

Ils  étaient  restés  longtemps  aux  bras  l'un  de  l'au- 
tre, incapables  de  parler,  comme  morts  de  bonheur; 
s'étreignant  à  s'étouffer,  à  travers  des  pleurs  et  des 
rires,  contemplant  avec  ivresse  leurs  visages  pâlis  et 
ravagés  par  la  souffrance. 

Elle  ne  pouvait  se  croire  vivante  !  remerciait  tout 
bas  les  dieux  qui  lui  accordaient  le  ciel  de  ses  rêves. 

—  Une  minute  encore,  disait  Bussy,  tout  frémissant, 
et  j'arrivais  trop  tard,  mais  à  temps  encore  pour 
mourir  avec  toi.  Ces  flammes  eussent  été  les  rideaux 
de  notre  lit  nuptial. 

—  Je  ne  suis  donc  pas  morte?  demanda-t-elle  en 
se  renversant  sur  son  bras  pour  mieux  le  voir,  c'est 
donc  réellement  que  les  yeux  adorés  rayonnent  tout 
prés  de  mes  yeux?  que  je  vois  ces  lèvres  me  sourire 
et  qu'elles  ne  seront  qu'à  moi? 

—  Ah!  elles  s'useront  à  baiser  la  trace  de  tes  pas, 
pour  obtenir  un  pardon  que  je  n'ai  pas  mérité,  même 
par  les  tortures  infernales  que  j'ai  subies. 

—  Ne  parle  pas  de  pardon;  moi  seule  suis  coupable, 
s'écria-t-elle  en  se  rejetant  sur  son  cœur,  j'ai  été 
lâche,  faible  comme  une  femme  vulgaire.  Je  n'ai  pas 


436  LA   CONQUÊTE   DU   PARADIS 

SU  dompter  la  terreur  que  m'inspirait  le  ministre  et  je 
suis  cause  de  toutes  nos  douleurs.  Ah!  maintenant,  je 
te  le  livre,  nous  saurons  bien  le  vaincre  à  nous  deux, 
l'infâme  brahmane! 

—  Panch-Anan  est  mort,  dit  Sata-Nanda  qui  entra 
brusquement,  les  brahmanes  hués  par  la  foule  se 
sont  dispersés,  et,  dans  l'ivresse  de  sa  joie,  le  peuple 
oublie  ses  préjugés  et  ses  superstitions  ;  sache  profiter 
de  cet  instant  de  sagesse. 

Il  se  pencha  vers  l'oreille  de  la  reine  et  lui  dit  quel- 
ques mots  à  voix  basse. 

—  Oh!  oui,  oui!  s'écria  Ourvaci,  avec  un  sourire 
rayonnant. 

Elle  entraîna  le  jeune  homme,  à  travers  des  gale- 
ries, des  escaliers,  jusqu'à  la  plus  haute  terrasse  du 
palais,  qui  apparut  couverte  de  tapis,  avec  des  par- 
fums brûlant  dans  des  cassolettes,  et  toute  la  cour 
réunie  là. 

Tenant  Bussy  par  la  main,  Ourvaci  s'avança  jus- 
qu'à la  balustrade  de  la  terrasse,  comme  pour  le  pré- 
senter au  peuple  qui,  en  les  apercevant,  les  acclama 
avec  délire. 

Alors,  elle  prit  des  mains  d'une  princesse,  une  urne 
d'or  contenant  de  l'eau  du  Gange,  en  mouilla  le  front 
du  jeune  homme,  pour  le  sacrer  roi;  puis  elle  tourna 
autour  de  lui,  le  fit  asseoir  sur  un  trône  scintillant  de 
pierreries;  l'on  posa  auprès  de  lui  le  sceptre  et  la 
couronne  ;  et  le  parasol  royal  s'ouvrit  au-dessus  de  sa 
tête. 

—  Je  te  salue  roi  de  Bangalore,  dit  Ourvaci,  à  voix 
haute.  J'abdique  le   pouvoir  et  le  remets  entre  tes 


DJENAT  NICHAM  437 

mains.  Accorde-nous  la  joie  de  l'avoir  pour  maître  ; 
je  t'en  prie  au  nom  du  bonheur  de  mon  peuple,  et  du 
mien. 

Bussy  se  leva  et  répondit  en  regardant  la  reine  avec 
tendresse  : 

—  J'accepte  pour  t'obéir  cet  honneur  trop  grand, 
avec  la  ferme  volonté  de  m'en  rendre  digne,  en  con- 
sacrant mes  forces  et  ma  vie  à  la  défense  et  à  la 
prospérité  de  ce  pays. 

—  Victoire  au  roi!  s'écria  Ourvaci  en  s'agenouil- 
lant  devant  lui.  Je  ne  suis  plus  que  son  humble  su- 
jette. 

Mais  il  la  releva  vivement  et  l'attira  sur  son  cœur. 

—  Tu  es  mon  paradis  et  mon  dieu,  lui  dit-il  à  voix 
basse,  et  tous  les  royaumes  du  monde  ne  valent  pas 
un  de  tes  baisers. 

Défaillante  de  bonheur,  elle  s'appuyait  sur  le  roi. 
tandis  que  les  courtisans  venaient,  l'un  après  l'autre, 
lui  rendre  homrnage,  et  dans  un  mouvement  de  grati- 
tude elle  levait  les  yeux  vers  le  ciel. 

Il  n'y  avait  d'autre  nuage,  sur  lazur  immaculé, 
qu'un  vol  de  cygnes,  dont  les  plumes  neigeuses  s'em- 
brasaient au  soleil,  et  qui  semblait  planer  au-dessus 
des  amants,  comme  un  présage  de  gloire  et  de  féli- 
cité. 


FIN 


TABLE  DES  CHAPITRES 


1.  —  Le  débarquement 1 

II.  —  Le  marquis  Charles  de  Bussy 17 

III.  —  Le  prix  du  sang m 

IV.  —  Monsieur  de  La  Bourdonnais 43 

V.  ~  Les  cinq  (lèches  de  l'amour 61 

VI.  —  La  mousson "4 

VII.  —  Pondichéry 84 

VIII.  —  Langueurs 9.j 

IX.  —  Une  fête  chez  le  gouverneur  de  l'Inde 100 

X.  —  Le  nabab  se  fâche 118 

XI.  —  Français  et  Hindous 134 

XII.  —  Méliapore 138 

XIII.  —  L'escadre Itii 

XIV.  —  Le  siège  de  Pondichéry lo9 

XV.  —  Le  lion  de  la  victoire 1  "4 

XVI.  —  Marche  indienne 187 

XVII.  —  L'île  du  Silence 202 

XVIII.  —  L'usurpateur  Nasser-Cingh 22t) 

XIX.  —  Gengi 240 

XX.  —  Les  deux  soubabs 233 

XXI.  —  Dupleix,  Bahadour  Zapher-Cingh 2C6 


440  TABLE    DES   MATIÈRES 

XXII.  —  Kama-Deva 283 

XXIII.  —  Catastrophe 299 

XXIV.  —  Le  palais 30b 

XXV.  —  Le  fiancé 315 

XXVI.  —  L'ambassadeur 322 

XXVII.  —  Pryavala    Devayani    Ourvaci   de  la    dynastie 

lunaire 342 

XXVIII.    -  Séparation 379 

XXIX.  —  Rahou 388 

XXX.  —  Poisons 394 

XXXI.  —  Le  revenant 408 

XXXII.  -  Lila 419 

XXXIII.  —  Djenat  Nicham 425 


CouLOMMiERS.  —  Imp.  Pall  BRODARD. 


^___^  228/3 

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MAR  a  i 


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CE    PC      2257 
.G9C8    18SÛ 
COO       GAUTIER, 
ACC^    1222673 


JUO    LA    CONQUETE 


Armand  COLIN  et  C'%  5,  rue  de  Mézières,  Paris. 


La  Savellî,  roman  passionnel  sous  le  second  Empire, 
par  Gilbert  Augustin-Thierry-.  1  volume  in-18,  Jésus, 
broché  [Bibliothèque  de  romans  historiques).  3  50 

Le  Capitaine  Sans-Façon  (1813),  par  Gilbert 
Augustin-Thierry  ,  récit  d'un  étrange  et  mystérieux 
épisode  de  l'Histoire  de  la  contre-Révolution.  ïn-18  Jésus, 
broché  {Bibliothèque  fie  romans  historiques).  3  50 

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—  Dclos,  —  Athènes.  —  Olympie,  —  Eleusis.  —  Epi- 
daure,  —  Dodone,  —  Tirynthe,  —  Tanagra,  par  Cu.Dieiil. 
ancien  membre  des  Ecoles  françaises  de  Rome  et 
d'Athènes,  chargé  du  cours  d'Archéologie  à  la  Faculté 
dos  lettres  de  Nancy.  Avec  8  plans,  in-18  Jésus.         4     » 

Trois  empereurs  d'AIleniag-ne.  Guillaume  I", 

Frédéric  III,  Guillaume  II,  par  Ernest  Lavisse.  pro- 
fesseur à  la  Faculté  des  lettres  de  Paris.  1  vol.  in-18 
Jésus,   broché.  3  50 

Les   Héros,  le  Culte  des  Héros  et  l'Héroïque, 

dans  l'histoire,  par  Carlvle,  traduction  et  préface  de 
.1.-B.-J.  IzouLKT-LoDBATiÈREs,  agrégé  de  l'Université, 
professeur  de  pbilosophie  au  lycée  Condorcet.  1vol.  in-18 
Jésus,  broché  3  50 

Histoire  de  la  Civilisation  française,  depuis 
les  origines  jus(|u'à  nos  jours,  par  Alfred  Rambauo, 
professeur  à  la  Faculté  des  lettres  de  Paris.  2  vol.  in-18 
Jésus,  l)roihés.  8     >> 

Histoire   de    la    Civilisation    contemporaine 

en  France,  par  le  même.   1  vol.  in-18  jésus,  br.      5     » 

Le  Théâtre  en  France,  histoire  de  la  litté- 
rature dramatique  depuis  ses  origines  jusqu'à  nos  jours, 
par  Petit  ue  Julleville,  professeur  à  la  Faculté  des 
lettres  de  Paris.  1  vol.  in-18  jésiis.  broché.  3  50 


Paris.  —  Imp.  E-  Capiomont  et  C",  rue  des  l'uili'vins.  C.