JUDITH GAUTIER
La Conquête
du Paradis
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Armand COLIN & C'^, Éditeurs
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LA CONQUÊTE
DU PARADI S
11 a été tiré à pari, sur papier de Hollande, vingt-cinq
exemplaires numérotés de La Conquête du Paradis.
Ces exemplaires sont mis en vente au prix de 8 fr.
rcHil.unmiiTs. — linp. P. BUOHAKI).
BIBLIOTHÈQUE DE ROMANS HISTORIQUES
LA CONQUÊTE
DU PARADIS
PAR
Judith GAUTIER
DEUXIEME EDITION'
PARIS
ARMAND COLIN ET G'% ÉDITEURS
5, RUE DE MÉZIÈRES
1890
Tous droits réserves
Bi8UOTH€CA
LA
CONQUÊTE DU PARADIS
LE DÉBARQUEMENT
Il fait nuit; mais c'est une nuit indienne ruis-
selante d'étoiles. La mer, toute éclaboussée d'étin-
celles, semble rouler des braises, emmêler des rubans
de feu.
Silencieux comme des fantômes, les vaisseaux de
haut bord glissent rapidement, toutes voiles dehors.
Ils paraissent gigantesques, dans la pénombre, avec
leurs fiéres mâtures, leurs coques élevées, toute cette
toile éployée qui met dans le ciel de larges taches
sans astres.
Ces bâtiments ont une allure mystérieuse et sour-
noise qui n'a rien de pacifique; les feux sont mas-
qués, et, aux trois rangs de sabords, qui percent
les flancs puissants, quelques lueurs piquées par les
étoiles dénoncent les canons à l'affût.
Il y a là en effet huit navires de guerre, toute une
Conquête du paradis. 1
2 LA CONQUÊTE DU PARADIS
escadre, qui s'avancent sur une seule ligne, poussés
par une brise régulière, et sont assez proches l'un de
l'autre pour ne pas se perdre de vue, même dans
la demi-obscurité.
A bord du vaisseau amiral, plus haut que les
autres et qui amasse plus d'ombre autour de lui,
deux jeunes officiers, accoudés au bastingage, causent
à voix basse.
Autour d'eux les manœuvres s'accomplissent
presque en silence. Le battement de la toile, quand
la brise mollit, le léger sifflement des cordages, le
craquement de la carène sont les seuls bruits qui
se mêlent au murmure continu de l'eau, déchirée
par la proue.
Parfois, cependant, une poulie jette un grincement
qui fait l'efTet d'un cri.
Quelques lumières apparaissent au bord de l'hori-
zon qui semble proche ; rousses et troubles à côté du
scintillement bleu des étoiles, elles sont disposées
irrégulièrement à des hauteurs difTérentes.
— Madras! dit l'un des officiers à son compagnon.
— En sommes-nous loin?
— A une lieue peut-être. Et le jeune homme
ajoute en riant tout bas : Ils dorment sur leurs deux
oreilles, ces bons Anglais, et presque tous ont déjà
soufflé leur chandelle ; c'est pourtant là, je gage,
leur dernière bonne nuit ; les trois cents bouches
de nos canons leur chanteront demain l'aubade.
— Connaissez-vous le plan d'attaque, monsieur de
Kerjean?
— Pas plus que vous, mon cher Bussy ; mais il est
LE DÉBARQUEMENT 3
facile à deviner : mouiller à quelque distance de
Madras, débarquer de Tartillerie et surprendre la
place. Ah! nous virons! ajoule-t-il en prêtant l'oreille
à un commandement jeté dans le porte-voix.
— On se rapproche de terre, dit Bussy.
Tous les bâtiments, en effet, accomplissent la
même manœuvre et courent une bordée vers la terre;
puis ils reprennent leur première direction, côtoyant
de plus prés le rivage. Les lumières de Madras s'éloi-
gnent à bâbord, pâlissent et disparaissent.
C'est Madras cependant que guettent ces formi-
dables rôdeurs. Ils ont passé inaperçus, aucun navire
ennemi ne soupçonne leur présence, aucun n'a donné
l'alarme.
Bientôt des chaloupes se détachent et vont recon-
naître la côte. Le lieu est propice au débarquement.
Alors un grouillement d'ombres silencieuses se
laisse entrevoir sur les navires. On déroule la chaîne
des ancres, les matelots grimpent dans les haubans
et peu à peu toute la toile s'abat, se replie, laisse à nu
la sveltesse majestueuse des mâtures et des cordages.
L'amiral, entouré de son état-major, s'avance sur
le pont et donne, sans baisser la voix — une voix rude
et impérieuse — les dernières instructions. Bussy et
Kerjean reçoivent les ordres qui les concernent : ils
doivent débarquer les premiers avec cent cinquante
hommes et aller reconnaître et occuper une pagode
en ruine, qui se trouve par là. Cette pagode sera
un poste avancé qui protégera au besoin le difficile
transport de l'artillerie; puis, le travail accompli, on
pourra y dormir le reste de la nuit.
4 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Alors d'innombrables embarcations, les chelingues
du pays, faites d'écorce de cocotiers et de cuirs cou-
sus, afin d'avoir la souplesse et l'élasticité indispen-
sables pour ne pas être brisées par le ressac terrible
de la dernière lame, semblent sortir des flancs des
grands navires. Elles dansent sur l'eau d'une façon
désordonnée, comme des cosses vides ; mais bientôt
le poids des hommes leur donne un peu de stabilité,
et elles prennent leur route vers la rive invisible. Les
deux ofTiciers sont descendus les derniers ; mais leurs
rameurs sont les plus robustes et ils sont bientôt en
tête de la flottille.
Un grondement continu, comme un tonnerre loin-
tain, commence à se faire entendre; il grandit, roule,
s'étend, majestueux; devient une longue vibration,
une harmonie imposante qui rappelle les graves-
accords d'un orgue géant.
— Nous approchons, dit Kerjean.
— Qu'est-ce donc? demande Bussy.
— Ce bruit? C'est l'énorme chute de la mer sur
plus de cent lieues de côtes.
Ils furent bientôt en plein tumulte dans une nappe
d'écume bouillonnante, désordonnée, comme folle, et
il leur semblait que les canots bondissaient sur une
houle de neige.
— Attention ! cria Kerjean.
C'était la chute : une lame monstrueuse qui tombait
en cataracte sur le sable; et les canots prirent un élan
vertigineux, à travers le tapage assourdissant, dans
un éclaboussement d'eau. Mais l'habileté des rameurs
noirs était telle qu'avant d'être revenus de l'étourdis-
LE DEBARQUEMENT 5
sèment les passagers se trouvèrent un peu mouillés,
mais sains et saufs sur le rivage.
Kerjean se secoua en riant, et Bussy, qui respirait
à pleins poumons la bonne odeur de la terre, sembla
pris d'une frénésie de joie :
— Enfin je te touche donc, mystérieuse contrée!
s'écria-t-il. C'est bien ton sol que mon pied foule ! Le
rêve se réalise, enfin!
Et il ajouta en levant les yeux vers les étoiles :
— Djennat-Nichan !
— Quel hébreu nous parlez-vous là? demanda
Kerjean.
— N'est-ce pas là un des noms de l'Inde? dit Bussy;
il signifie : Image du Paradis. N'est-ce pas bien un
nom qui lui convient ?
— Paradis ! quelquefois ; enfer, très souvent, répon-
dit Kerjean ; mais ce n'est pas le moment de dis-
cuter cette question. Nos hommes ont accompli
sans encombre la cabriole du débarquement, c'est
l'instant de les rallier et d'exécuter les ordres
reçus.
Bientôt on se mit en marche, guidé par un cipaye
qui connaissait la pagode en ruine.
— Serrez les rangs! cria Kerjean, et que l'avant-
garde avance avec précaution en battant les buissons.
— Que redoutez-vous? demanda Bussy, la côte
semble absolument déserte.
— L'Inde est autant aux bêtes qu'aux hommes ; en
cela, elle ressemble à ce paradis pour lequel vous la
prenez; mais elle en diffère en ceci, puisque les bêtes
étaient douces là-bas, à ce qu'on raconte : c'est
6 LA CONQUÊTE DU PARADIS
qu'elles sont ici fort dangereuses et féroces. Enten-
dez-vous leur musique ?
La nuit en effet était pleine de plaintes et de cris
sourds. Mais les bêtes afïamées fuyaient à l'approche
de cette troupe nombreuse, et à travers les hautes
herbes et les broussailles on arriva, sans en avoir vu
une seule, à la pagode ruinée.
Des bandes de chacals, des compagnies de vautours
furent encore les seuls ennemis que Ton eut à mettre
en déroute et qui cédèrent la place en protestant par
d'affreuses clameurs.
On fit le tour des monuments effondrés, des jardins
sans clôtures; puis, les sentinelles postées, le signal
de la réussite de l'entreprise donné à l'escadre, on
rompit les rangs et l'on campa dans la place si facile-
ment conquise. Le plus grand nombre s'était installé
dans une grande salle ouverte, la moins délabrée de
l'édifice ; les deux officiers s'étendirent là aussi, sur
leurs manteaux, pour prendre quelques heures de
repos.
— Avez-vous sommeil, monsieur de Bussy? de-
manda bientôt Kerjean.
— Sommeil ! Si près du moment de combattre, et
sur cette terre que je brûle de voir et que la nuit
me dérobe ? Non, certes, avec impatience j'attends
l'aurore.
— Alors, si vous ne voulez pas dormir, permettez-
moi de vous faire une question.
— Faites, monsieur de Kerjean, je serai heureux
d'y répondre.
— Que pensez-vous de l'amiral?
LE DEBARQUEMENT 7
— C'est là une question délicate, répondit Bussy,
en souriant, mais j'y répondrai franchemeut. L'amiral
me fait Teffet d'être un héros mi-parti de blanc et de
noir, lumière et ombre, archange et diable. Moi qui,
sous ses ordres depuis tant de mois, l'ai vu accomplir
des prodiges, je ne le reconnais plus; toutes ces
lenteurs, ces hésitations, ce refus de combattre l'es-
cadre anglaise quand nous avions tous les avantages,
c'est à n'y rien comprendre.
— Je comprends, moi. Comme vous le dites, il y a
de l'ombre sur ce héros, et je crois deviner quelle est
la paille qui fera rompre ce pur acier.
— Qu'est-ce donc?
— L'envie!
— Que dites-vous là? s'écria Bussy en se rappro-
chant de son compagnon, parlez plus bas.
— Vous verrez, continua Kerjean en baissant la
voix; l'amiral est dévoré de jalousie; il ne veut ni
ordres ni conseils, même quand ils sont conformes
à ses idées; la puissance de mon oncle Dupleix dans
ce pays lui porte ombrage, il ne veut pas d'une
victoire partagée.
— Vous m'effrayez; mais je ne puis croire à de
pareils sentiments.
— Dieu veuille que je sois un calomniateur, dit
Kerjean en soupirant.
Il s'arrangea pour dormir et le silence se rétablit.
Mais bientôt de nouveauté jeune homme le rompit.
— Voici bien longtemps que j'ai quitté la France,
dit-il, parlez-moi d'elle. Que dit la cour? que fait-on
à Versailles?
8 LA CONQUETE DU PARADIS
Bussy complaisamment rapporta à son compa-
gnon toutes les chroniques, les scandales qui occu-
paient la cour lors de sou départ de France, les succès
galants du duc de Richelieu, la fortune naissante de
Mme de Pompadouv, la nouvelle maîtresse du roi. Mais
lorsqu'il eut parlé quelque temps, un léger ronflement
vint l'avertir qu'on ne l'écoutaitplus. Il rit silencieuse-
ment, et, mettant ses mains sous sa tête, il contempla
la palpitation des étoiles, à travers les larges baies
de la salle, qui semblaient découper des festons de
velours noir sur la clarté relative du ciel.
Le bruit de toutes ces respirations d'hommes au
repos troublait seul le silence ; mais si quelqu'un eût
été éveillé, il eût pu entendre Bussy murmurer une
fois encore, comme s'il prononçait le nom d'une
maîtresse bien-aimée :
— Djennat-Nichan !
Le lendemain, au petit jour, Nicolas Morse, gouver-
neur de Madras, a un bien désagréable réveil : le pre-
mier coup de canon le fait tressauter dans son lit.
11 se retourne d'abord vers la ruelle en murmurant :
— Il tonne!
Mais les décharges, qui se succèdent maintenant
sans relâche, ne lui permettent pas de reprendre son
somme ni d'attribuer au ciel tout ce vacarme.
Le voici qui saute à bas du lit et, nu-pieds, court tout
ému vers la fenêtre, se glisse sur la galerie extérieure.
Et ses regards interrogent les alentours. Mais il n'y
a rien à apprendre des grands arbres du jardin ni
des oiseaux qui chantent dans les branches.
LE DEBARQUEMENT U
Et toujours ce grondement qui éclate et roule, fai-
sant vibrer toutes les vitres de la maison. Mais voici
le sable bien uni des allées qui crie sous un pas pré-
cipité. C'est un soldat. On aperçoit l'éclat rouge de
son habit à travers les touffes de jasmins.
— Des nouvelles, dit le gouverneur en quittant la
véranda et enfilant en hâte une culotte.
Le messager paraît à la porte de la chambre.
— Eh bien ? interroge le gouverneur.
— Les Français! Votre Grâce, ils ont débarqué cette
nuit et canonnent la ville.
— Les Français !
Cette nouvelle casse bras et jambes à sir Morse
qui tombe dans un fauteuil.
Le soldat fait son rapport :
Huit navires ennemis sont mouillés è portée de
canon; deux mille hommes environ sont à terre, à peu
de distance de l'embouchure du Montauron, et déjà
une batterie de six mortiers est établie là.
— Allez dire que je rentre en ville à l'instant.
Le soldat salue et s'éloigne, tandis que le gouver-
neur se pend aux sonnettes. Les serviteurs arrivent,
on habille le maître, on le coiffe, on le poudre, il
reprend toute se dignité.
La demeure, du haut en bas, est pleine d'agitation:
des va-et-vient effarés, des cris, des appels. Tout le
monde devine le danger : cette maison hors des murs
et sans aucune protection, il faut la quitter au plus
vite. Déjà lady Morse emballe les objets précieux ;
son fils et sa jeune fille s'empressent à l'aider, car les
négresses affolées sont incapables d'aucun service,
1.
10 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Aux écuries on attelle les chevaux à tout ce qu'il y
a de véhicules.
L'effarement n'est pas moindre dans la ville ; on
court, on s'interroge, on se redit la nouvelle terrible;
mais bientôt les rues se font désertes, car les bombes
y éclatent, et, déjà, l'on a emporté quelques blessés.
Les habitants ont confiance pourtant; les indigènes
surtout croient la place imprenable; maisl'état-major,
réuni en conseil extraordinaire dans l'intérieur de la
citadelle, est beaucoup moins tranquille. Il sait bien,
lui, que les murailles de la ville sont en mauvais état;
que le fort Saint-Georges même, construction oblongue
de cent mètres de large sur quatre cents de long,
n'est pas très formidable; que le mur qui l'entoure
a peu d'épaisseur, et que ses quatre batteries et ses
quatre bastions sont d'un travail défectueux et peu
solide. La garnison, il le sait bien aussi, est des plus
misérables; elle se compose en tout de trois cents
hommes, parmi lesquels beaucoup de vagabonds, des
déserteurs portugais et des noirs ; en fait d'officiers,
trois lieutenants et sept enseignes ; et il y a bien
peu à compter sur la valeur des troupes indigènes.
Le conseil, dans une salle sombre autour d'une
table couverte d'un tapis vert, ressemble à une assem-
blée de muets. Le fracas des batteries, toutes proches,
répondant au canon des assiégeants, est seul à parler,
et il couvre d'ailleurs les rares voix qui laissent
tomber de temps à autre des phrases insignifiantes :
— Quel plan adopter pour la défense?
— Il faudrait connaître le plan d'attaque.
Le gouverneur Nicolas Morse, qui préside, n'a
LE DÉBARQUEMENT H
aucune aptitude militaire, et pas davantage de pré-
tentions : c'est un marchand. Son seul souci, dans la
question politique, c'est d'obéir strictement aux
ordres supérieurs, et il obéit, à travers tout, même
si des circonstances imprévues rendent l'exécution
d'ordres anciens absolument désastreuse. Comme,
dans le cas présent, il n'a pas d'instructions spéciales,
il se contente de hocher la tête. Ah ! s'il s'agissait d'af-
faires commerciales ou même de négociations avec
l'ennemi, l'on pourrait voir qu'il a des capacités;
mais aux choses de la guerre il n'entend rien !
Cependant il ouvre une idée ; cette voix du canon
l'attire au dehors, il se lève en conviant, d'un geste,
à le suivre, les officiers réunis.
— Allons voir par nos yeux, dit-il.
Les voici sur la plate-forme, inondée de soleil, d'un
des bastions, d'où ils découvrent la mer et la contrée
à perte de vue.
Trois des vaisseaux français se sont approchés des
remparts autant que l'eau le permet. Un des enseignes
nomme ces navires : le Lys, le Neptune et celui qui
est le plus en arriére, mais tire sans relâche, V Achille,
un beau navire qui porte soixante-dix pièces de canon
et quatre cent cinquante hommes d'équipage.
Du côté du couchant, sur le rivage, on aperçoit un
fourmillement; et la batterie de six mortiers, établie
pendant la nuit, dirige un feu assez nourri vers la
porte Saint-Honoré.
— Cette batterie, tout en nous attaquant, doit
masquer et protéger une marche de l'ennemi, dit le
lieutenant Harrys.
12 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Les longues-vues sont étirées, on interroge le loin-
tain. La pagode fortifiée apparaît alors, et entre les
bouquets de bois on découvre en effet une colonne
en marche.
— L'intention est évidente, s'écrie le lieutenant qui
a déjà parlé. Contourner la ville en décrivant un demi-
cercle, puis franchir les deux bras de la rivière et
nous attaquer du côté qui fait face à la terre. C'est
en effet notre point le plus faible. La maison de
Votre Grâce court de grands dangers, ajoute-t-il,
située comme elle l'est aune demi-portée de mousquet
des murs de la ville. Elle doit être le point de mire
des assiégeants. Ils veulent l'enlever et s'y fortifier.
Nous avions cependant décidé, en conseil de guerre,
qu'il fallait abattre la Résidence du Jardin ainsi que
la poudrière. C'est une négligence vraiment bien
coupable de ne pas l'avoir fait, car, à cause de cela,
ces points une fois pris par l'ennemi, la place ne sera
plus tenable.
— Démolir ma maison! murmure M. Morse.
— Il faut préparer une sortie des troupes indigènes
par la porte Royale, déclare le lieutenant, qui déci-
dément est le plus énergique de l'assemblée.
Nicolas Morse parle de négociations ; mais la sortie
est résolue et des ordres sont expédiés.
Les heures s'écoulent, lourdes d'angoisse, et son-
nées par les canons ennemis.
C'est Bussy et son nouvel ami Kerjean qui comman-
dent la colonne d'attaque. Les ordres sont en effet de
s'emparer de la maison du gouverneur, située hors
des murailles, et de construire, dans le jardin même.
LE DÉBARQUEMENT 13
deux batteries de mortiers, dirigées sur un angle de
la place dépourvu de feux.
Quand les assiégés tentent leur sortie par la porte
Royale, les Français ont déjà franciii les deux bras
du Montauron. Ils s'avancent dans un ordre parfait
et semblent bien résolus à ne se laisser arrêter par
rien.
Ces maigres cipayes à la peau brune, qui veulent
leur barrer la route, un peu grotesques dans leurs
costumes à demi anglais, les font sourire et ils ne
ralentissent même pas leur marche, attendant pour
tirer d'avoir essuyé une décharge.
La voici.
Elle est bien hésitante et bien mal dirigée, car elle
n'atteint personne; mais à la première riposte, déjà
les cipayes rompent leurs rangs, reculent, et bientôt
rentrent, en désordre, dans la ville.
La maison du gouverneur est envahie par les Fran-
çais, et l'on commence aussitôt à donner des coups
de pioche et à tout bouleverser dans le jardin, sans
souci des bosquets de jasmins.
Les jolis canards de la Chine qui étaient déjà cou-
chés retirent vivement la tête de dessous leur aile et
tâchent de se rendre compte de la situation ; mais,
après une longue réflexion, n'ayant pu se l'expliquer,
avec un léger frisson ils replacent leur bec dans le
doux duvet et se rendorment.
Le lendemain, jugeant qu'il est impossible de tenir,
le gouverneur Morse envoie une députation au camp
français. Le commandant Mahé de La Bourdonnais la
reçoit sous sa tente et un des députés, M. Haly-Burton,
14 LA CONQUÊTE DU PARADIS
porte la parole : il propose de racheter la ville, sans
que le drapeau anglais cesse de flotter sur la forte-
resse.
— Je ne vends point l'honneur, messieurs, répond
La Bourdonnais avec un peu d'emphase, le pavillon
de mon roi sera viré sur Madras, ou j'y meurs aux
pieds des murs !
Puis, changeant de ton, il ajouta avec bonhomie :
— A l'égard du rachat de la ville et sur tout ce qui
est question d'intérêt, vous serez content de moi.
Il prit le chapeau galonné d'or d'un des députés.
— Ce chapeau vaut six roupies, dit-il, vous m'en
donnerez trois ou quatre, et il en sera de même pour
toutes choses.
Les députés saluent et se retirent.
Dans l'après-midi les nouvelles batteries ouvrent
le feu et foudroient l'angle sans défense des murailles,
tandis que, de la rade, les navires lâchent leurs bordées
sur la citadelle.
La nuit même ne ramène pas le silence dans la ville
consternée.
Le jour suivant, les Anglais ont un moment d'espoir
et de joie : la nouvelle se répand que l'escadre com-
mandée par le commodore Peyton, qui les a si étran-
gement abandonnés, est en vue. Les Français ont vent
de ce bruit et pressent l'attaque ; mais la nouvelle ne
se confirme pas, aucune voile n'apparaît au large.
Enfin, le 21, la ville se rend à discrétion. Mélanco-
lique et digne, le gouverneur Morse vient remettre
solennellement les clés à La Bourdonnais.
La porte de Walreguet est ouverte, le pont-levis
LE DÉBARQUEMENT 15
s'abaisse et les Français font leur entrée à Madras.
On relève les postes, bientôt le drapeau blanc est
hissé sur le fort Saint-Georges et prend partout la
place des pavillons anglais.
La garnison et tous les résidents britanniques sont
déclarés prisonniers de guerre. On s'engage à livrer
aux Français toutes les marchandises emmagasinées,
les livres de compte, les arsenaux, les vaisseaux, les
munitions de guerre, les vivres et toutes les pro-
priétés appartenant à la Compagnie; de plus, toutes
les matières d'or ou d'argent, les denrées et toutes
autres valeurs enfermées dans la ville et le fort. A
cette condition, par courtoisie et générosité pure, le
commandant français exempte la ville du pillage.
Les canons se sont tus, les bombes ont cessé de
tomber dans les rues et sur les places, tout à l'heure
désertes et à présent pleines d'une foule animée qui
commente et discute les événements.
Cette complète victoire a été peu meurtrière : elle
a coûté un seul homme à la France, et les assiégés,
qui ont un assez grand nombre de blessés, n'ont
perdu que cinq des leurs. Aussi, tandis que la popu-
lation noire se réjouit d'être hors de danger, les
Anglais murmurent-ils beaucoup, et quelques-uns
disent tout haut « que le gouverneur Morse et les
membres du conseil seront pendus pour avoir négligé
les travaux de défense et rendu la place avec une
précipitation honteuse. »
D'heure en heure, des bruits et des nouvelles pas-
sent comme une houle sur les vaincus. La Bourdon-
nais est en conférence secrète avec le gouverneur. On
J6 LA CONQUETE DU PARADIS
sait que Nicolas Morse est habile dans les transac-
tions: peut-être va-t-il trouver quelque moyen d'at-
ténuer un peu le désastre.
On parle, on s'agite, tandis que les soldats et les
matelots français, droits à leur poste, regardent cette
foule inconnue et écoutent cette langue qu'ils ne
comprennent pas, d'un air calme et indifférent.
II
LK MARQUIS CHARLES DE BUSSY
Le marquis de Bussy avait alors vingt-cinq ans.
C'était un gentilhomme d'excellente noblesse, mais
sans autre fortune que le renom de ses aïeux; il était
né dans un vieux castel un peu délabré, à Bucy, près
de Soissons. Son père Joseph Pâtissier, marquis de
Bussy-Castelnau, était mort en 1724, laissant deux
enfants en bas cage, et une jeune veuve, condamnée,
par son manque de fortune, à végéter en province. La
marquise, après bien des larmes, avait fini par se
résigner à son sort, et, faisant le sacrifice de sa jeu-
nesse, s'était consacrée tout entière à ses deux fils.
Grâce à ses soins, ils avaient reçu une éducation
digne de leur rang, et vingt ans d'économie et
d'épargne permirent à la mère d'envoyer à Paris,
lorsqu'il eut atteint l'âge d'homme, Charles, son fils
aîné, solliciter auprès du roi un grade dans l'armée.
Le brevet s'était fait attendre, et lorsqu'il arriva
enfin, avec l'ordre d'aller rejoindre à l'île de France
18 LA CONQUÊTE DU PARADIS
La Bourdonnais, et de le suivre dans les Indes, au
milieu des séductions de Paris la petite fortune
s'était à peu près fondue.
Le nom de l'Inde avait toujours eu pour le jeune
marquis quelque chose de magique. Ce pays lui
apparaissait comme une terre mystérieuse , une
création supérieure, chef-d'œuvre de la nature,
paradis primordial dont l'humanité accrue avait
débordé comme d'une coupe trop pleine. Il l'aimait,
sans la connaître, comme une patrie, et il y avait
dans cet amour, peut-être, le pressentiment que sa
destinée devait s'accomplir là. Esprit avide et ardent,
habitué au travail, il avait employé les longs mois
où la mer le roulait de lame en lame, à apprendre la
langue de l'Inde. A travers les monotones et brû-
lantes journées de calme, dans les hurlements du vent
et les chocs de la tempête, il s'était acharné, avait
étudié les monstrueuses théogonies, s'était enivré aux
splendeurs des poèmes sacrés. Mais cette patrie
d'élection s'était reculée devant son désir, et les tra-
giques aventures de son voyage lui semblaient s'être
dressées pour lui barrer la route, comme les mons-
tres qui défendent l'approche d'un trésor.
Depuis plusieurs jours, enfin, Bussy foulait le sol
sacré de l'Inde, et il lui paraissait reculer encore
devant lui. Qu'avait-il vu jusqu'alors en effet? Une
ville européenne assez triste, que les Anglais appe-
laient le Londres indien; des uniformes, des physio-
nomies britanniques; il avait entendu des coups de
canon et donné des coups d'épée. Pourtant il gardait
la foi en son rêve; l'éclat inusité du ciel et la splen-
LE MARQUIS CHARLES DE BUSSY 19
deur des étoiles lui affirmaient qu'il n'était pas vain.
Aussi, la ville prise, et des négociations entamées,
promettant quelques loisirs aux soldats vainqueurs,
s'était-il empressé de demander les quelques jours
de congé qui lui étaient bien dus après une année
entière de navigation pénible, et les ayant obtenus,
il sortit de Madras, au petit jour, se hâtant, vers la
campagne inconnue, comme s'il s'enfuyait. Et com-
bien il était heureux d'être seul et d'aller à la décou-
verte !
11 dépassa vite les faubourgs de Madras et poussa
son cheval au hasard à travers de magnifiques
pelouses d'un velours clair, tachées de groupes d'ar-
bustes plus foncés, qui faisaient ressembler la con-
trée à un beau parc.
Cet aspect se prolongeant, il mit sa monture au
galop et, doucement rafraîchi par le vent de la
course, enivré par l'incomparable pureté de l'air, il
se laissa glisser dans une sorte de somnolence fié-
vreuse, où il lui parut que les pensées défilaient
dans son cerveau avec la même rapidité que les
prairies et les bosquets à droite et à gauche de sa
course.
11 imaginait des aventures, des rencontres singu-
lières ; de merveilleux palais ; une femme belle comme
Sita, se prenant d'amour pour lui, l'entraînant dans
une vie pleine d'enivrement et de dangers. 11 voyait
des combats terribles, des escalades, des harems
forcés. Puis, un instant après, il songeait à Nour-
Djehan, la sultane fameuse, « Lumière du Monde »,
dont il connaissait l'histoire; il cherchait à s'ima-
ÎO LA CONQUÊTE DU PARADIS
giner cette beauté incomparable dont le souvenir
rayonnait encore; il l'aimait à travers les siècles.
Et toujours il courait, coupant l'air chaud et par-
fumé; mais le cheval se lassa, reprit une allure plus
tranquille, et le jeune homme, comme éveillé, regarda
autour de lui.
Le terrain se mouvementait : des collines et des
bois bleuissaient l'horizon, et à peu de distance se
dressaient des arbres prodigieusement hauts, droits
comme des mâts, lisses et sans feuilles, excepté à
leur sommet, un parasol magnifique.
Bussy marcha vers ces arbres qui l'émerveillaient.
Quelques huttes étaient groupées à leur pied; des
noirs, un lambeau d'étoffe blanche autour des reins,
apparaissaient, et une vieille femme était accroupie
près d'un chaudron sous lequel brûlaient trois mor-
ceaux de bois sec.
Elle considérait le jeune homme qui venait de s'ar-
rêter, avec une curiosité souriante, et son rire illumi-
nait sa figure noire.
— Victoire! au jeune étranger qui passe, dit-elle.
C'était la première fois que la langue de l'Inde
résonnait à l'oreille du marquis de Bussy, et la joie
de la comprendre lui donna un battement de cœur.
— Yeux-tu me dire, femme, si cette forêt que j'aper-
çois est bien loin encore? demanda-t-il, en cherchant
un peu ses mots et avec une sorte de timidité.
— La moitié d'une heure pour l'ardeur de ton
cheval, mais n'entre pas dans cette forêt : de puis-
sants rajahs y chassent aujourd'hui.
Il salua la vieille femme d'un sourire et repartit,
LE MARQUIS CHARLES DE BUSSY 21
courant vers l'entrée des bois qui fermaient l'horizon.
S'il pouvait rencontrer la chasse, voir des rajahs!
Il précipita sa course, atteignit bientôt la foreH et
s'enfonya, avec délices, sous son ombre fraîche et
reposante. Il marcha au hasard entre la colonnade
des arbres, car il n'y avait pas de route tracée;
une mousse épaisse et fleurie étouffait les pas du
cheval.
L'animal, d'ailleurs, semblait inquiet dans ce lieu
inconnu, il agitait ses oreilles, humait l'air saturé
d'émanations suspectes et n'avançait ({u'avec répu-
gnance; mais son maître ne prenait point garde à
ces signes de désapprobation ; il était comme fasciné
par l'extraordinaire majesté de cette solitude, où les
bruits, dont était fait le silence, mettaient une vague
musique.
Après quelque temps, le chemin fut moins aisé, le
sol se hérissait de ronces, de plantes étranges aux
feuilles tranchantes, des lianes s'y emmêlaient. Bussy
mit pied à terre et, passant la bride autour de son
bras, avança avec précaution. Il atteignit, après avoir
longtemps marché, un ravin peu profond vers lequel
un ruisseau courait, lorsque tout à coup le cheval
tira sur la bride, refusa d'aller plus loin, se raidis-
sant sur ses jambes et donnant tous les signes de la
plus vive terreur.
Le jeune homme regarda autour de lui, rien ne
justifiait cette épouvante; il se pencha vers le ravin,
et alors, à son tour, il demeura aussi immobile que
son cheval.
.\u-dossous de lui, de l'autre côté du vallon, à l'en-
22 LA CONQUÊTE DU PARADIS
trée d'une excavation, il venait d'apercevoir une
tigresse au milieu de sa portée.
Sans défiance, elle était renversée sur le dos, dans
les grandes herbes, et jouait avec ses petits. On voyait
la blancheur satinée de son poitrail et de son ventre,
ses mamelles roses, gonflées de lait, et le dessous de
ses terribles pattes capitonnées de coussinets. Elle
rentrait soigneusement dans leurs gaines ses griffes
tranchantes et recourbées comme des cimeterres. Les
yeux demi-clos, couchant les oreilles, elle entr'ouvrait
sa gueule formidable, gouffre rose crénelé de dents
aiguës, et l'on apercevait les cellules creusées sur sa
langue rugueuse.
Le marquis était comme fasciné, retenait sa respi-
ration, et, machinalement, cherchait à sa ceinture
un pistolet.
C'était donc là sa première aventure ! La reine des
jungles, superbe et terrible, lui apparaissant au lieu
de la belle princesse qui hantait ses rêves! La ren-
contre pouvait être mortelle et, qui sait? peut-être
moins redoutable que celle qu'il désirait tant.
Malgré le danger qu'il courait, le jeune homme ne
pouvait se défendre d'admiration pour la beauté
farouche et la grâce de l'animal. Les petits folâ-
traient avec une joie nerveuse; l'un d'eux mordillait
au flanc la tigresse qui renversait la tête vers lui lan-
guissamment. Le soleil, à travers les branches, jouait
sur les zébrures fauves, miroitait sur la blancheur du
ventre et faisait paraître d'argent les roides crins de
la moustache.
Bussy songeait encore au paradis, à des tigres doux
LE MARQUIS CHARLES DE BUSSY 23
et familiers, et un attendrissement lui venait en con-
templant cette scène de tendresse maternelle.
D'innombrables insectes, brillants comme des pier-
reries, rayaient l'air et bourdonnaient.
Soudain un coup de feu retentit; une balle sifÛa.
La tigresse se dressa sur ses pieds, poussa un rugis-
sement rauque, et d'un bond disparut.
Le jeune homme avait vu dans un éclair les rayures
du dos et l'éclat sanglant des prunelles; puis, plus
rien; les petits s'étaient réfugiés dans leur antre, en
poussant des miaulements plaintifs. La tigresse était
blessée, car des gouttes de sang, éclaboussant les
roseaux, marquaient le chemin de sa fuite.
Bussy toucha ses pistolets pour s'assurer que ce
n'était pas lui qui avait tiré.
Au même instant, un cri humain, tout proche, le fit
tressaillir.
Il s'élança, sautant les obstacles, enjambant les
broussailles, et, en quelques pas, il fut devant un
spectacle qui lui rendit subitement le sang-froid et
le jugement rapide du soldat en face du danger.
Il vit un cheval blanc, cabré, l'œil fou, la crinière
éparse, ayant le tigre cramponné à la gorge et, sur
le cheval, à demi renversée, une femme étincelante
d'ornements d'or.
Bussy, tout en courant, avait tiré son épée; il fit
un dernier bond et, d'un mouvement sûr et net,
enfonça l'arme jusqu'à la garde entre les omoplates
de la tigresse.
La bête se tordit en arrière, ployant ses reins
souples, agonisante; mais elle eut encore la force
24 LA CONQUÊTE DU PARADIS
d'atteindre le jeune homme et lui déchira l'épaule
d'un coup de patte.
Malgré l'atroce douleur qu'il ressentit, Bussy eut le
temps de saisir dans ses bras la femme qu'il venait de
sauver et que le cheval, blessé à mort, allait écraser
de sa chute. Puis le sang siffla dans ses oreilles, un
frisson lui courut dans les membres et sur le visage,
et, entraînant l'inconnue, qu'il serrait d'une étreinte
nerveuse, il roula dans l'herbe, évanoui.
Bien des heures s'écoulèrent avant que le jeune
homme recouvrât le sentiment, et, lorsqu'il lui
revint, ce fut d'abord confusément, à travers une
fièvre intense.
Une somnolence succédait à l'évanouissement, et,
sans qu'il eût encore ouvert les yeux, sur le fond
obscur.de sa pensée, il vit se détacher lumineusement
cette femme, qu'il avait à peine eu le temps de
regarder, et dont l'image s'était pourtant, d'un seul
coup, gravée dans son esprit, comme l'empreinte d'un
sceau dans la cire brûlante. Toute son aventure lui
apparut alors, et, si romanesque, qu'elle lui sembla
une création de son rêve, et, dans son demi-sommeil,
il en continuait les péripéties, selon son désir; il se
voyait pâle, blessé, mort peut-être aux yeux de celle
qu'il venait de sauver; il s'imaginait l'effroi de cette
inconnue, si belle qu'il s'avouait que pour la première
fois la beauté venait de se révéler à lui; il voyait son
attendrissement , son émotion en face d'un jeune
homme inanimé, dont la vie s'échappait à ses pieds
en flots pourpres, la détresse avec laquelle elle appe-
lait sa suite si imprudemment devancée; et les pré-
LE MARQUIS CHARLES DE BUSSV -l.y
cautions pour transporter le blessé; puis, arrivés au
palais, car il s'agissait certainement d'une princesse,
avec quelle hâte elle appelait le bralimane habile
dans l'art de guérir, et, le pansement fait, comme
elle attendait, le cœur gonflé d'angoisse, que celui
qui pour l'avoir sauvée allait peut-être mourir, pous-
sant un faible soupir, reprît connaissance.
Sans nul doute, elle était là, dans la salle au beau
plafond creusé en voûte de porphyre et d'or; age-
nouillée dans les coussins, elle épiait son retour à la
vie. Il n'avait qu'à ouvrir les yeux, il la verrait.
Il les ouvrit.
Il vit une sorte de grange, à peine éclairée par une
torche fumeuse, et cette ombre lui fut un choc très
douloureux après la lumière de son rêve. Il souleva
péniblement sa tête alourdie, pour voir un peu mieux.
Sous la galerie sur laquelle s'ouvrait toute une
paroi de la pièce découvrant le ciel comme un rideau
étoile, il aperçut deux hommes accroupis sur leurs
talons et occupés à manger. Il fut surpris de la façon
dont ces hommes semblaient se fuir l'un l'autre et
évitaient de se regarder; chacun à une extrémité de la
galerie, ils se tournaient le dos et appuyaient, comme
pour la cacher, l'écuelle où ils puisaient, contre leur
poitrine. Mais ce qu'il voyait se rattachait si peu à ses
préoccupations qu'il ne fit aucun effort pour compren-
dre et laissa retomber sa tête avec un soupir.
Aussitôt un des hommes abandonna son écuelle, se
leva et, à pas discrets, s'approcha du jeune homme.
Lui voyant les yeux ouverts, il dit un mot à son com-
pagnon, qui se leva et sortit en courant.
9
26 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Bussy regardait avec une sorte d'inquiétude l'être
qui était devant lui. Nu, moins un lambeau autour des
reins, d'une maigreur excessive, la peau desséchée et
brune comme du bois de chêne, les cuisses longues,
les coudes aigus , il avait l'aspect bizarre d'une
grande sauterelle. Cet être était jeune pourtant, et
dans ses traits émaciés, sous sa chevelure en dé-
sordre, il y avait quelque chose de si résigné et de
si triste qu'on devinait qu'un malheur irrémédiable
pesait sur lui. Des yeux, très grands dans celte face
si maigre, jaillissait un rayon d'intelligence qui con-
trastait avec l'expression et l'attitude navrée de
tout le corps. C'était comme une lumière dans un
tombeau.
Il se taisait, semblant attendre un mot du blessé;
mais le marquis continuait à le regarder sans parler.
Cet homme alors s'enveloppa rapidement la main
droite avec un linge blanc, ouvrit un coffre posé à
terre et y prit une coupe d'argent.
— Seigneur, dit-il, daigneras-tu boire cette potion?
Mais avant de parler il avait élevé jusqu'à sa bouche
une planchette suspendue par une corde à sa cein-
ture , comme si son souffle eût été empoisonné et
qu'il eût mis cet écran entre lui et le jeune homme.
L'idée de boire révéla au blessé la cause dune
souffrance qu'il ne s'expliquait pas et qui était une
soif dévorante.
— Oui, oui, dit-il.
L'homme, dont il ne voyait plus que les yeux par-
dessus la planchette salie à tous les frottements, lui
tendait de loin la coupe.
LE MARQUIS CHARLES DE BUSSV 27
— Aide-moi donc! s'écria Bussy, qui avait quelque
peine à se soulever.
Il vit alors une expression extraordinaire dans ces
yeux qui le regardaient : ce fut comme un tourbillon
où se mêlaient la joie, la stupéfaction et la terreur;
mais ce ne fut qu'un éclair, la soumission passive
l'éteignit. L'homme s'élança et soutint le blessé avec
une délicatesse de nourrice; cependant, tandis que ce
dernier buvait, il détourna la tête le plus qu'il le put,
et même ferma les yeux.
Ce breuvage parut à Bussy une ambroisie divine.
C'était un mélange de neige, de miel et de sucs de
fruits inconnus, une fraîcheur parfumée qui apaisa
la brûlure de sa gorge et le fit retomber sur les cous-
sins avec un soupir heureux.
Bussy allait interroger l'être bizarre dont les
allures l'étonnaient au dernier point, lorsqu'il le vit
se précipiter à plat ventre sur le sol.
Deux nouveaux personnages venaient d'entrer : l'un
grand et plein de majesté, aux cheveux grisonnants,
vêtu d'une robe blanche serrée à la taille par une cor-
delette d'argent; l'autre pâle sous son turban avec
une épaisse moustache noire, richement paré de bro-
cart à ramages où le vert dominait. Le premier était
un brahmane; le second un médecin mogol.
Ils s'approchèrent tous deux du blessé, et le brah-
mane s'assit à ses pieds sur l'amoncellement de tapis
et de coussins qui formaient la couche, tandis que le
médecin découvrait la blessure.
— Essaye de soulever ton bras, dit-il.
Bussy obéit, mais son bras retomba lourdement.
^8 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Remue les doigts. Oui, les muscles sont froissés,
mais non déchirés, continua le médecin en s'adres-
sant à son compagnon; les broderies de l'habit ont
heureusement amorti le coup de patte et arrêté la
griffe qui, sans cela, pouvait pénétrer jusqu'au cœur.
— La blessure est. sans danger, alors? demanda le
brahmane.
— Dans quelques jours il n'y aura plus rien, j'es-
père, qu'un peu de gène dans les mouvements, grâce
à ce baume dont la vertu est merveilleuse.
Et il secouait dans une fiole un liquide verdàtre
dont il imbiba des linges.
— Peut-il parler?
— Il le peut; la fièvre ne reviendra que plus tard,
si je ne puis l'éviter.
Le marquis suivait ce dialogue avec une vive curio-
sité, et ses regards allaient de l'un à l'autre de ces
deux personnages; le visage du brahmane lui plai-
sait beaucoup : il trahissait une grande noblesse et
une haute intelligence.
• — Je suis tout disposé à parler tant que vous vou-
drez, s'écria-t-il en souriant, car il me semble que je
«uis muet depuis un temps immémorial.
— Où as-tu appris notre langue, mon fils? dit le
brahmane.
— En pleine mer surtout, mon père, répondit
Bussy; pendant une traversée qui a duré plus d'une
année. J'ai travaillé sans maître; tu dois t'en aperce-
voir à mon détestable accent. Pour la première fois
aujourd'hui la musique de cette langue a tinté à mon
oreille.
LE MARQUIS CHARLES DE BUSSY 29
— Pourquoi tenais-lu si fort à savoir la langue des
Hindous?
— Pour mieux servir mon roi, qui m'envoie dans
leur pays défendre notre commerce contre l'insolence
anglaise.
Le brahmane baissa la tête comme pour se recueil-
lir; puis releva vivement son regard brillant sur le
jeune homme que cet interrogatoire commençait à
agacer.
— Dans ton pays, que l'on dit barbare, reprit-il,
avez-vous quelque idée des castes?
Bussy ne put retenir un sourire moqueur.
— Mon pays n'est point aussi barbare que vous le
supposez, répondit-il, et notre noblesse vaut au moins
la vôtre.
— Alors dis-moi quelle est ta caste ? mon fils ,
demanda le brahmane avec une douce gravité.
Le blessé se souleva sur la main droite et répondit
fièrement avec un commencement de colère :
— Je suis marquis, en France, ce qui correspond,
puisque cela vous intéresse, à votre caste des kcha-
trias; mais il me semble que j'ai assez répondu à vos
questions; à votre tour de répondre aux miennes.
D'abord, où suis-je? Puis, ne reverrai-je pas bientôt
la femme que j'ai eu le bonheur de sauver? Est-elle
sans blessures? Qui est-elle? Et quel est son nom?
Le brahmane avait échangé des regards avec le
médecin, occupé à préparer une potion, tandis que le
jeune homme parlait. Il y eut un moment de silence
lorsque celui-ci se tut.
Le brahmane enfin reprit la parole.
2.
30 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Je ne puis satisfaire ton désir en répondant à tes
questions, dit-il, je n'en ai pas le droit; mais je puis
t'affirmer que tu es en sûreté ici et que, aussitôt
guéri, tu seras libre d'aller où tu voudras.
— Où est mon épée? s'écria Bussy, qui eut le sen-
timent qu'il était sans armes à la merci d'inconnus.
— Un h(5te, quel qu'il soit, est sacré pour un
Hindou, dit le brahmane; avec ou sans armes; tu
n'as rien à craindre de nous.
— Ton épée, jeune intrépide, tu l'as laissée dans le
corps de la tigresse, dit le médecin, peut-être l'a-t-on
retirée ébréchée et les armuriers la réparent. Si elle
est gâtée, réjouis-toi, on t'en donnera de plus belles.
Le blessé voulut répondre, mais le médecin lui
imposa silence en lui présentant un breuvage.
— Bois ceci, lui dit-il, pour éviter la fièvre, s'il est
possible, et tâche de dormir. Si tu as une nuit calme,
demain je te permettrai de manger. Rajah Rugoonat
Dat, ajouta-t-il en se tournant vers son compagnon,
je suis prêt à te suivre.
— Sois en paix, mon fils, dit le brahmane.
Et les deux inconnus se retirèrent majestueuse-
ment.
Bussy les regarda partir en se soulevant un peu;
il les vit jeter un regard de dégoût sur les êtres qu'il
prenait pour des serviteurs, et qui restaient la face
contre terre, aplatis sur le sol; puis, échangeant un
coup d'oeil et un haussement d'épaules, dont il ne put
comprendre le sens, ils disparurent à l'angle de la
galerie.
Le jeune marquis éprouvait une vague colère, sans
LE MARQUIS CHARLES DE BUSSV 31
trop savoir pourquoi, une déception, une inquiétude.
Il chercha des yeux l'homme maigre aux allures
étranges; il voulait l'interroger et savoir de lui ce
qu'on avait refusé de lui dire. Il l'aperrut qui se traî-
nait maintenant sur le sol et haisait avec une ferveur
extraordinaire la trace des pas du brahmane.
— Pardieu ! est-ce un fou ? se demanda Bussy en
le voyant dans une espèce de frénésie et marmottant
des paroles incompréhensibles.
Mais l'être se releva et redevint calme.
— Approche un peu, lui dit alors Bussy, et causons
un moment.
L'homme eut cet air interdit qu'il avait eu déjà,
puis attacha sur le blessé un regard profondément
triste.
— Seigneur, dit-il en élevant la planchette jusqu'à
ses lèvres, j'ai entendu ce que tu as dit tout à l'heure;
tu es un kchatria dans ton pays, et moi, je suis plus
vil que la boue des chemins; tu ne peux pas, sans te
déshonorer à jamais, t'abaisser jusqu'à l'apercevoir
que j'existe.
— As tu donc commis des crimes bien horribles?
As-tu la lèpre? demanda Bussy assez inquiet.
— J'ai respecté la vie du plus infime moucheron;
mon corps est sain et ma conscience pure; mais, pour
moi comme pour mes pareils, il n'y a pas de place
sur la terre; dès notre premier cri, nous sommes
maudits et réprouvés, nous sommes en horreur au
monde.
— Un paria? dit Bussy, avec compassion.
— Un paria! répéta l'homme en baissant la tête.
3? LA CONQUÊTE DU PARADIS
Le jeune homme reprit, après un moment de
silence :
— Dans mon pays, il y a certes une dislance énorme
entre le noble et le vilain ; mais si celui-ci est honnête
et intelligent, s'il nous sert avec fidélité, c'est un
homme comme un autre et qui mérite estime et affec-
tion. Vos préjugés de l'Inde n'existent pas pour moi;
donc rassure-toi, et si ton haleine n'est pas perni-
cieuse, laisse cette planche qui m'agace, et réponds
sans détours à mes questions.
— Ah! seigneur! s'écria le paria en tombant à
genoux, est-il possible que, sachant qui je suis, tu
m'adresses de telles paroles? Elles sont pour moi
comme serait une source fraîche pour un damné. Ah!
pour les avoir dites, même si tu les rétractes, fais de
moi ce que tu voudras, et, si ma misérable vie peut
te servir, prends-la, je te bénirai!
— Je ne veux pas tant, dit Bussy, touché de l'ac-
cent de joie déchirante que cet homme avait mis dans
ses paroles.
Et il ajouta avec douceur :
^ Gomment t'appelles-tu?
— Mes pareils me nomment Naïk; pour les autres,
je n'ai pas de nom.
— Eh bien, Naïk, dis-moi où je suis.
Le paria regarda autour de lui avec inquiétude. Il vit
que son compagnon, qui était rentré sans bruit après
le départ du brahmane et du médecin, dormait à plat
ventre dans un coin. Alors, il répondit, à voix basse :
— Tu es, seigneur, dans l'enceinte d'un des palais
de la reine de Bangalore.
LE MARQUIS CHARLES DE HUSSY 33
— La reine de Bangalore? serait-ce elle que j'ai eu
îe bonheur de secourir, aujourd'hui? demanda vive-
ment Bussy.
— Je n'en sais rien.
— N'a-t-elle pas chassé?
— C'est possible.
— Dis, dis, que sais-tu d'elle?
Et Bussy se penchait avidement vers le paria tou-
jours agenouillé, qui répondit :
— D'elle à moi bien peu de chose peut arriver ;
pourtant la pluie tombe pour le dernier des insectes,
et j'ai recueilli quelques gouttes de sa renommée. On
la dit brave comme un guerrier et savante comme un
brahmane; son père et ses deux frères ont été tués
dans un combat contre un chef mahratte, elle était
l'unique enfant qui restait et a succédé à son père. La
couronne lui pèse sans doute, car elle est fiancée à
un prince mogol.
— Fiancée?
Il eut un serrement de cœur et tomba dans une
rêverie.
Après un moment, Naïk reprit :
— Si c'est elle que tu as sauvée, seigneur, si tu as
risqué ta vie pour elle, comment se peut-il qu'on t'ait
conduit ici, dans le quartier des esclaves? Cet abri est
un hangar abandonné.
— Pourquoi donc? pourquoi? s'écria Bussy. Est-ce
ainsi que l'on traite un hôte?
— Non, ce n'est point ainsi, fût-ce même un
ennemi mortel. Précipitamment on a apporté ici des
coussins pour former ce lit; on a appelé pour te
34 LA CONQUETE DU PARADIS
servir deux parias abjects, qui n'ont pour fonctions
que les besognes les plus immondes, celles que les
castes les plus humbles ne veulent pas accomplir.
Pourtant le brahmane est venu, le divin Rugoonat
Dat, un illustre parmi les illustres, et le médecin qui
te soigne est un des savants du palais. Mon étroite
intelligence fait de vains efforts pour comprendre ce
que tout cela veut dire.
— La reine ignore sans doute comment l'on me
traite. Viens, sortons d'ici, tâchons d'arriver jusqu'à
elle et de lui faire savoir ce qui se passe.
— Arriver jusqu'à la reine! s'écria Naïk avec épou-
vante, mais nous serions mis en pièces avant même
de l'apercevoir.
— Eh bien, essayons de nous glisser invisibles, et
de loin, peut-être, nos regards pourront la sur-
prendre traversant une terrasse pour respirer l'air
frais du soir; d'un seul coup d'oeil, je la reconnaî-
trai et je saurai si c'est ou non la reine que j'ai
sauvée.
— Maître! maître! ta blessure!... s'écria Naïk, tout
tremblant de peur, en voyant Bussy s'élancer de sa
couche.
— Ah! tu ne peux comprendre ce que j'éprouve,
dit le jeune homme; je ne puis plus tenir ici, il me
semble être étendu sur un lit de braise ardente. L'as-
tu jamais vue, toi, la reine?
— Une fois, seigneur, c'était dans la forêt, je me
suis jeté dans un taillis et la chasse royale a passé.
— Et tu l'as vue?
— Hélas ! maître, tu songes trop à elle. C'est l'image
LE MARQUIS CHARLES DE BUSSY 35
de la mort sous la figure d'une jeune fille; elle a de
grands yeux qui font la guerre !
— Aide-moi à me vêtir, Naïk, dit le marquis, et si
tu veux vraiment me prouver ton dévouement, guide-
moi vers le lieu qu'elle habite.
— J'ai entendu le brahmane dire, tout à l'heure,
que la reine a quitté le palais pour accomplir un saint
pèlerinage.
— Partie! murmura Bussy.
Et pris d'une faiblesse il se laissa reconduire jus-
qu'à sa couche, désenchanté, y retomba et demeura
silencieux et morne.
III
LE PRIX DU SANG
Sans être guérie complètement, la blessure n'ofFre
plus de danger, et Bussy ne veut pas demeurer plus
longtemps dans ces lieux inconnus où il devine
autour de lui une sourde hostilité. Le brahmane
Rugoonat Dat n'est pas revenu, il n'a revu que le
médecin mogol, qui lui a donné ses soins presque en
silence.
Puisque la reine a quitté le palais, aucun attrait ne
retient plus le marquis. D'ailleurs, son congé est
expiré depuis plusieurs jours déjà, et il souffre de
manquer à son devoir; il a donc déclaré, malgré sa
faiblesse encore grande, qu'il voulait partir, et il
doit se mettre en route au jour naissant pour éviter
la chaleur.
En attendant que la nuit s'achève, il s'est étendu,
tout vêtu, sur les coussins; Naïk agenouillé près du
lit, le menton dans la main, le coude sur le genou,
veille en silence.
LE PRIX DU SANG 37
— Eh bien, Naïk, nous allons donc nous quitter? dit
le marquis en ouvrant les yeux.
— Pas pour longtemps, seigneur, répond Naïk;
bientôt, comme un chien trop fidèle qu'on ne peut
parvenir à perdre, tu me verras revenir; rien ne peut
plus me détacher de toi.
— Comme c'est étrange ! tu n'as donc aucune atTec-
tion? ni femme, ni parents? Tous les malheurs se
sont donc acharnés sur toi?
Naïk secoua la tête :
— Le plus. grand des malheurs, pour celui qui est
condamné à vivre dans l'abjection, c'est d'en sortir
moralement, dit-il; pour souffrir de l'infamie, il faut
la comprendre, et la plus faible lueur d'intelligence
qui éclaire nos ténèbres est pour nous le pire des
désastres. Hélas! cette clarté funeste s'est allumée en
moi ; tandis que mes pareils se vautraient dans leur
fange, je suis resté debout, et j'ai pleuré.
— Ce que tu me dis là me touche au dernier point,
s'écria Bussy; depuis que je te connais d'ailleurs, tu
es pour moi un sujet de surprise; tu t'annonces
comme tout ce qu'il y a de bas et de méprisable et je
ne trouve chez toi que sentiments délicats et élevés;
la plus complète ignorance doit être ton partage, et
tu t'exprimes avec une sorte d'élégance, de la poésie
même; et, ne le nie pas, je t'ai surpris lisant dans
un livre. Que signifie cela? est-ce que tu m'abuses?
— Je suis un valouver, seigneur.
— Un valouver! Qu'est-ce que cela?
— Les valouvers sont les savants de notre caste ;
on les appelle aiissi, par dérision, les brahmanes des
Conquête du paradis. 3
38 LA CONQUETE DU PARADIS
parias ; ils sont censés diriger et instruire les miséra-
bles qui ne méritent pas le nom d'hommes. Mais, le
plus souvent, ils ne font qu'accroître leur misère, ils
les pressurent, leur prenant le peu qu'ils ont, pour
vivre à leurs dépens dans l'ivrognerie et l'oisiveté;
quelques-uns sont bons pourtant et ont une ombre
de savoir. D'un de ceux-là j'ai appris le peu que je
sais. En mourant il m'a désigné pour le remplacer,
et m'a légué le seul bien qu'il possédait, un livre, qui
est toute ma fortune.
— Celui que je t"ai vu lire? dit Bussy.
— Oui, maître. Ce livre, c'est mon père et ma mère,
c'est mon amante, c'est ma patrie, et c'est lui aussi
qui m'a appris à souffrir.
— Qu'est-ce donc que ce livre?
— C'est l'œuvre d'un paria; mais celui-là, par la
seule force de son intelligence, s'est élevé à une telle
hauteur, que ceux-là mêmes qui nous méprisent si
cruellement l'ont surnommé : « le divin paria ». Mais
je crains de te lasser, maître, ajouta Naïk.
— Non, non, tu parles fort bien, et j'aime à m'ins-
truire. Qui était ce paria?
— Un valouver. Il s'était retiré avec sa sœur près
de la ville de Madura, au fond d'un bois; ils vivaient
de fruits sauvages et de racines. Il se livrait à l'étude
avec une ardeur que rien ne distrayait. En ce temps,
le collège de Madura était célèbre dans tout l'Hin-
doustan; c'était un sanctuaire redoutable qui n'ac-
cueillait dans son sein que l'élite des étudiants. Nulle
caste n'en était exclue en principe, cependant aucun
paria n'avait jamais eu la folle ambition de franchir
LE PRIX DU SAXCt 39
le seuil sacré. Tirou-Valouver « le divin » y pensait,
lui, et sa sœur, effrayée, sans le détourner de son
projet, lui en faisait retarder l'exécution. « Apprends
« encore, disait-elle, on sera pour toi doublement
« sévère. » Use décida pourtant; un matin il sortit du
bois où il vivait, gagna Madura, et d'un pas assuré
s'enfonça sous les portiques du temple de la science.
Les examinateurs Taccueillirent froidement et lui
demandèrent avec sévérité d'où il venait et qui il
était. « Je suis un paria, répondit-il, mais les dieux
m'ont doué d'une intelligence qui m'élève au premier
rang parmi ses créatures. Je ne suis pas fait pour
rester captif dans les liens où de stupides préjugés
retiennent l'esprit des hommes, pour les dégrader et
les asservir; j'ai conscience de ma dignité et je sens
que j'ai le droit de prendre place parmi les savants et
les sages. » — Il fut admis à subir les examens. Mais.
désireux d'exclure le paria de leur corporation, les
examinateurs le soumirent pendant quarante jours aux
interrogations les plus minutieuses. Il était invulné-
rable ; non seulement il répondait aux questions, mais
il les montrait sous un autre jour, faisait entrevoir
des points de vue nouveaux. Les juges se surpri-
rent à l'écouter avec un intérêt mêlé d'admiration.
L'examen devenait pour eux un enseignement, et
ils finirent par confesser que le nouveau venu les
surpassait en savoir. Le paria fut admis à l'unani-
mité, et, un an plus tard, devenu l'honneur du corps
dont il faisait partie, il fut élevé à la dignité de pré-
sident et conserva ce poste le reste de sa vie. Voilà,
seigneur, l'histoire de Tirou-Valouver. le paria. Son
40 LA CONQUÊTE DU PARADIS
livre de morale, que je relis sans cese, a fait de moi
un homme, mais aussi il m'a dévoilé toute ma misère.
— Songe plutôt, Naïk, à l'exemple qu'il te donne
<le la façon dont on peut sortir de cette misère.
— Je n'ai pas son génie, maître, et jamais jusqu'à
présent le plus léger espoir n'avait lui sur ma triste
existence; mais aujourd'hui je ne suis plus misé-
rable : grâce à toi, j'ai pu rompre le silence où mon
esprit se mourait, le bonheur de t'avoir rencontré me
sauve.
— Allons, je suis heureux de t'avoir, sans m'en
douter, tiré de peine, dit Bussy; mais tu me fais
oublier le temps, et voici le jour qui nous invite au
départ.
Naïk courut dehors et annonça au marquis qu'on
amenait son cheval tout sellé :
— En route donc, dit le jeune homme en se levant,
mettons fin à cette hospitalité si singulière que je n'ai
à prendre congé de personne en m'éloignant!
Le paria lui boucla son épée, qu'on lui avait rendue
la veille, lui passa les pistolets à la ceinture et rajusta
l'écharpe qui soutenait le bras blessé, encore faible.
Bussy s'approcha de son cheval, qu'un noir tenait
par la bride; mais au moment de se mettre en selle,
il s'arrêta, très surpris de voir s'avancer, à la suite
<lu cheval, une file de chameaux chargés de baga-
ges; chacun d'eux était conduit par un esclave, et
^n tête de la fde marchait un gros homme, à l'as-
pect vulgaire, qui portait un coffret.
— Qu'est-ce que tout cela? s'écria Bussy.
— Les présents de la reine, répondit le nouveau
LE PRIX DU SANG 41
venu ; les chameaux sont chargés d'étoffes précieuses,
d'armes et de bijoux. Les bêtes et les esclaves t'ap-
partiennent aussi; mais ceci est plus précieux.
En même temps, il soulevait le couvercle du
coffret, qui laissa échapper un scintillement de
pierreries,
— Cependant, continua-t-il, si tu ne te trouves pas.
suffisamment payé, tu peux fixer toi-même....
Mais il n'eut pas le loisir d'achever. Bussy, rouge
de colère, se précipita vers lui et le saisit à la gorge.
— Payé! Tu as osé proférer une pareille injure?
s'écria-t-il. Mais ce sera là ta dernière parole, et tu
la payeras de ta vie !
Cependant, devant la face terrifiée, suppliante et
grotesque du malheureux Hindou, le marquis eut un
haussement d'épaules; d'un mouvement violent il re-
poussa le pauvre diable et l'envoya rouler, à quel-
ques pas, au milieu de l'éclaboussement des pierre-
ries dispersées.
— Tu as tort, mon fils, de punir un serviteur qui
n'est qu'un instrument d'obéissance, dit une voix.
Bussy se retourna, et il vit le brahmane Rugoonat
Dat qui se frayait un chemin à travers la cohue des
chameaux et des esclaves effrayés.
— Pardieu! je suis aise de vous voir, mon père!
dit-il, d'une voix que la colère faisait trembler. Vous
qui, sans le connaître, jugez mon pays barbare, vous
m'expliquerez peut-être pourquoi dans le vôtre on
remercie d'un service par une insulte, et l'on con-
gédie un hôte en le payant comme un valet.
— Il y a dans ceci un mystère qu'il ne m'est pas
fi LA CONQIETE DU PARADIS
permis de l'expliquer, dit Rugoonat Dat. Mais les
présents n'avaient rien d'injurieux; il est dans nos
coutumes d'accepter les largesses des rois.
— Dans mon pays, on ne reçoit rien des femmes,
reprit Bussyavec hauteur. Sachez d'ailleurs que l'épée
d'un gentilhomme français appartient à tous les fai-
bles, et qu'il serait déshonoré s'il ne les secourait pas
dans le danger. Votre reine s'abuse si elle s'imagine
me devoir quelque chose; vous pouvez le lui dire.
Des murmures s'élevaient parmi les esclaves et les
gardes qui s'étaient rapprochas, car jamais on n'avait
entendu parler sur un pareil ton de dédain à la per-
sonne sacrée d'un brahmane. Mais Rugoonat Dat
retint d'un geste l'agitation, tandis que Bussy s'élan-
çait en selle, et s'éloignait rapidement, sans se re-
tourner.
IV
MONSIEUR DE LA BOURDONNAIS
Kerjean poussa un cri de joie quand il vit revenir
à Madras le marquis de Bussy.
— Dans quelle inquiétude m'avez-vous jeté! s'écria-
t-il, je me perdais en conjectures, sur cette absence
prolongée. Enfin, grâce à Dieu, vous êtes vivant, et
je n'ai pas à pleurer mon nouvel ami,
Bussy tendit la main à Kerjean avec effusion.
— Vous avez couru des dangers pourtant, reprit ce
dernier en remarquant le bras en écharpe et la
pâleur du jeune officier.
Le marquis, alors, lui raconta ses aventures, et
Kerjean s'ébahissait, suivant la narration avec une
sorte de fièvre.
— Si ce n'était de votre bouche que j'entends ce
récit, dit-il lorsque Bussy se tut, ce serait à ne pas
croire, tant l'aventure ressemble à un roman.
— Un roman trop tôt fini, dit le marquis avec un
soupir. Maintenant, dites-moi, que se passe-t-il ici?
44 LA CONorÈTE DU PARADIS
— Ahl mon ami, le diable le sait, pour moi je me
bouche les yeux pour ne pas voir, tant j'ai peur de
comprendre.
— Vous m'effrayez ! Notre conquête nous échappe-
rait-elle?
— Pas précisément. Mais ce que j'avais prévu
arrive, hélas! L'orgueil, et je le crains bien, quelque
chose de pire, fait tomber de son piédestal le héros
qui nous a conduits.
— Le commandant?
— Venez! je vous mettrai au courant.
Et Kerjean entraîna son compagnon vers le logis
qu'il occupait dans une maison de la ville.
— Je me suis permis, cher Bussy, lui dit-il, tout en
marchant, de faire transporter votre bagage dans cette
habitation, qui m'a été réservée pour le temps que
nous passerons ici; je comptais la partager avec vous;
si je vous ai déplu, pardonnez-moi.
— Vous me comblez et je suis vraiment confus de
mériter si peu tant de bienveillance.
La maison vers laquelle se dirigeait Kerjean, cons-
truite à l'européenne, était située sur la place du
Gouvernement, presque en face du palais de Nicolas
Morse, où le commandant français s'était logé avec
son état-major.
Quand les deux jeunes hommes furent commodé-
ment installés dans une chambre, en face de boissons
fraîches, et que le panka, grand éventail suspendu
au plafond, mis en mouvement par un noir placé
dans une pièce voisine, agita l'air, pour rendre la
chaleur supportable, Kerjean prit la parole.
MONSIEUR DE LA BOURDONNAIS 45
— Comme vous le savez, la ville s'est rendue à nous
à discrétion, et notre facile victoire était complète.
Mon oncle Dupleix, en félicitant le commandant de son
succès, lui recommandait, par-dessus tout, de raser
la place et d'employer tous les moyens pour ruiner
les établissements de nos adversaires. Mais l'amiral
n'aime pas à suivre les conseils, et après plusieurs
conférences secrètes avec le gouverneur Morse et
l'état-major anglais, le bruit d'une capitulation signée,
d'une rançon convenue, commença à se répandre.
— Est-ce possible!
— C'est certain. Le conseil supérieur de Pondi-
chéry, qu'en sa qualité de gouverneur de l'Inde mon
oncle préside, a fait à l'amiral toutes les représenta-
tions possibles, pour le convaincre que ce traité de
rançon si funeste, même si les conditions en étaient
remplies, n'avait aucune valeur, étant conclu par des
prisonniers de guerre, et qu'aucun des engagements
pris ne serait tenu.
— C'est évident.
— Évident pour tous, excepté pour M. de La Bour-
donnais, car il est resté sourd à tous les avis. 11 est,
pour moi, certain qu'il a reçu des Anglais un million,
pour rendre la ville, au prix d'une rançon illusoire,
et que ce million est déjà en sûreté.
Bussy s'était levé, pâle et tremblant d'indignation.
— Ah! monsieur, rétractez de pareilles paroles!
n'accusez pas d'une telle infamie un Français, un
héros comme celui dont il s'agit, ou je me verrai
forcé de me considérer comme insulté avec lui.
— Cette belle colère fait que je vous aime davan-
3.
i6 LA CONQUETE DU PARADIS
tage, dit Kerjean sans s'émouvoir, mais je ne puis
rien rétracter, car je ne parle pas à la légère. Notre
héros est un corsaire, voilà tout.
— Mais enfin, quelles preuves avez-vous?
— Écoutez, dit Kerjean en savourant un sorbet à
la neige, quatre des plus riches banquiers arméniens
de la ville avaient été arrêtés et retenus comme ota-
ges; on leur a rendu la liberté, et les Anglais disent
publiquement que c'est : « pour aller chercher quel-
ques petites galanteries pour le général ».
— Les Anglais inventent cette calomnie.
— J'ai mieux encore, pire plutôt, continua Kerjean.
Ma bourse se trouvant pres(iue vide, comme cela lui
arrive souvent, et me sentant harcelé par mille fan-
taisies que j'eusse été aise de satisfaire, l'idée me vint
d'aller trouver un juif de Madras, dont j'avais entendu
parler, et de contracter par son moyen un de ces
emprunts désastreux qui ruinent les familles. Par
bonheur pour la mienne, le juif était de fort méchante
humeur et peu disposé à m'ouvrir son escarcelle.
J'étais très contrarié de ce contretemps, mais je ne
pus rien tirer du juif, si ce n'est cet aveu, qu'on venait
de lever une contribution de cent mille pagodes, pour
payer la complaisance du général français, et qu'il
avait été imposé, lui, pour sept mille pagodes, chiffre
exorbitant, injustice criante, qu'on n'eût jamais osé
commettre s'il eût été chrétien ou seulement Armé-
nien. Maintenant, cher ami, libre à vous de ne pas
me croire; si les événements ne parviennent pas à
vous convaindre, vous maintiendrez le démenti et je
vous rendrai raison.
MONSIEUR DE LA BOURDONNAIS 47
— Pardon, dit Bussy en tendant la main au jeune
officier, mais j'ai reçu un coup au cœur sous la sur-
prise de celte aflfreuse révélation.
Kerjean serra fortement la main de son compagnon.
— Je vous le répète, dit-il, votre indignation aug-
mente mon estime pour vous.
— Tout n'est peut-être pas perdu encore, dit Bussy
après un long silence; l'enivrement d'une fortune
subite a sans doute fait tourner la tête au comman-
dant; mais il reviendra à son devoir et à la raison.
— Il est grand temps qu'il y revienne, car son escadre
court les plus grands dangers dans la rade de Madras,
à l'époque où nous sommes : la mousson, cette
période de tempêtes furieuses, qui nous visite tous
les ans, ne peut plus tarder d'arriver, et si l'amiral
laisse surprendre ses vaisseaux, c'en est fait d'eux.
— C'est vrai, dit Bussy, ils devraient être partis
déjà.
— Il y a encore autre chose, reprit Kerjean : le
nabab du Garnatic, le farouche Allah-Verdi, qui vient
de faire assassiner son pupille , pour prendre sa
place, montre les dents au gouverneur de la compa-
gnie française et lui demande de quel droit il prend
Madras. Mon oncle lui répond qu'il la prend pour la lui
rendre, se réservant de la rendre en l'état qu'il voudra,
c'est-à-dire complètement démantelée, et, comme il
joint à sa réponse maints oiseaux rares et chats de
Perse aux yeux bleus, le nabab est momentanément
calmé. Mais, si la ville n'est pas rendue dans un temps
donné, il se refàchera et peut nous tomber sur le
dos avec son armée.
48 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Un bruit de pas gravissant en hâte l'escalier vint
interrompre la conversation des deux jeunes hommes.
Un noir parut, suivi d'un laquais en livrée.
Ce laquais remit une lettre à Kerjean :
— Ah ! c'est de ma cousine Mme Barnwal, dit-il en
brisant vivement le cachet, et il lut le billet tout haut.
« Venez vite, mon cher cousin, une députation de
Pondichéry arrive à l'instant, envoyée par Dupleix et
le conseil supérieur. »
— En route! s'écria le jeune officier en rattachant
son épée, le combat va s'engager. Venez aussi, Bussy,
l'invitation est pour vous autant que pour moi.
— Qui est Mme Barnwal ? demanda ce dernier tout
en suivant son compagnon.
— Une belle-fille de mon oncle Dupleix. Elle a
épousé un commerçant anglais et habite Madras. C'est
une charmante femme, toute Française de cœur.
Quand ils entrèrent dans la salle où étaient
réunis les députés, engagés dans une conversation
très animée, Mme BarnAval accourut au-devant de
Kerjean.
— Arrivez donc, mon cousin, lui dit-elle d'un ton où
il y avait beaucoup d'inquiétude, malgré un air d'en-
jouement, j'ai besoin d'un chevalier pour prendre ma
défense : imaginez-vous que ce terrible commandant
veut s'emparer de ma personne et me garder comme
otage !
Mais elle s'arrêta, interdite, en voyant que Kerjean
n'était pas seul.
— Le marquis Charles de Bussy, capitaine des
volontaires, dit Kerjean. présentant le nouveau venu,
MOXSIEUn DE LA BOURDONNAIS 49
un précieux renfort qui nous arrive de France, et veut
bien me faire l'honneur d'être mon ami.
— M. de Bussy est le très bien venu, dit-elle, il est
notre ami puisqu'il est le vôtre.
Et elle lui tendit une jolie main blanche effilée
que Bussy porta à ses lèvres.
Mme Barnwal était toute jeune, gracieuse, élégam-
ment vêtue, une rose rouge sur ses cheveux poudrés
à frimas, et une mouche au coin de sa jolie bouche.
— Quelle affreuse affaire, n'est-ce pas, monsieur?
dit-elle à Bussy. Jamais on n'a vu pareille obstination.
Mais venez que je vous présente nos députés.
Tous les assistants vinrent saluer le jeune officier.
C'étaient : le major général de Bury, dont le costume
bleu à parements rouges, orné de brandebourgs d'or,
attirait spécialement les regards; le procureur général
Bruyère, l'ingénieur Paradis, un soldat d'origine
suisse, vaillant et doux ; d'Espréménil, Barthélémy,
Dulaurens, membres du conseil supérieur de Pondi-
chéry, de La Touche, (ihangeac, et enfin M. Friel,
l'interprète, l'homme de confiance de Dupleix.
M. d'Espréménil, qui était une nature fougueuse et
énergique, paraissait fort animé; il venait de faire
une proposition que ses collègues, plus timorés, ne
sanctionnaient pas : c'était d'arrêter immédiatemen
ce commandant révolté qui refusait d'obéir au gou-
verneur de l'Inde française.
— Est-ce qu'il n'a pas eu le premier l'idée d'attenter
à la liberté de Mme Barnwal, disait-il, sachant quel
précieux otage il aurait entre les mains ? n'est-ce pas
la guerre déclarée, la révolte ouverte ?
."i(t LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Comment 1 c'est donc sérieux, ce que vous m'avez
dit, cousine? s'écria Kerjean; mais mon oncle ne
pourrait pas souffrir une pareille chose.
— Mon bon père a déjà répondu sur ce sujet, dit
Mme Barn\val, et il a répondu comme il devait ; vous
savez que chez lui le devoir prime tout autre senti-
ment, et ma mère s'est jointe à lui pour écrire
à l'amiral que sa menace ne les ébranlerait pas et
qu'ils sauraient sacrifier leur tendresse à leur devoir.
— Allons ! messieurs, ne perdons pas un instant,
dit le major général en se levant, accomplissons notre
mission, et Dieu veuille que nous puissions la ter-
miner pacifiquement!
Et les députés, ainsi que les deux officiers, quittè-
rent Mme Barnwal pour se rendre auprès du com-
mandant.
Quand ils débouchèrent sur la place, l'amiral était
à sa fenêtre. Il eut un haut-Ie-corps en les aperce-
vant et rentra précipitamment.
— Messieurs, dit Bury à ses compagnons, avant
d'entrer dans la salle où le commandant les atten-
dait, n'oublions pas, d'après la recommandation de
notre très aimé gouverneur, que nous devons encore
une fois avoir recours à la conciliation et aux paroles
courtoises, avant d'user de nos pouvoirs.
— Nous en serons pour notre courtoisie, grommela
d'Espréménil.
Ils entrèrent.
Mahé de La Bourdonnais, gouverneur, pour Sa
Majesté Très Chrétienne, des îles de France et de Bour-
bon, capitaine de frégate, commandant général des
MONSIEUR DE LA BOURDONNAIS 51
vaisseaux français dans l'Inde, se tenait debout, le
Iront levé, une main appuyée au bord d'une table. Il
portait la culotte et les bas rouges, l'habit bleu, sans
paniers, à parements cramoisis, bordé à la Bourgogne
et galonné d'or.
Le célèbre marin, qui avait conquis ce nom de Mahé
dans une glorieuse affaire, était alors dans sa qua-
rante-septième année ; mais une mauvaise fièvre qui
le minait et lui jaunissait le teint, le faisait paraître
plus âgé. Il avait le nez recourbé comme un bec
d'oiseau de proie, le regard clair et aigu, le front
plissé, déprimé légèrement, la bouche mince, tirée
vers les coins par un rictus dédaigneux. Sur sa poi-
trine rayonnait la croix de Saint-Louis.
Il y eut d'abord un instant de lourd silence. La
Bourdonnais demeurait muet, regardant les nouveaux
venus avec un air de défi, masquant un léger tremble-
ment d'inquiétude. Ce fut lui qui, cependant, parla
le premier.
— Eh bien, messieurs, que désirez-vous, et qu y
a-t-il encore de nouveau?
Friel s'avança, fit un salut.
— Commandant, nous venons, pour la dernière fois,
vous supplier, au nom du gouverneur de l'Inde, de
revenir sur une décision funeste et en tous points
contraire aux intérêts de la nation.
— Ah I il s'agit toujours de ce traité de rançon I
s'écria La Bourdonnais en fronçant le sourcil. Eh bien!
comme je l'ai dit déjà, toute représentation à ce sujet
est inutile. Le sort de Madras est jeté. Que j'aie tort
ou raison, je me suis cru en droit d'accorder une capi-
.").! LA CONQUÊTE DU PARADIS
tulation au gouverneur anglais. Je serais le premier
militaire qui n'eût pas le pouvoir de faire des condi-
tions à ceux qui ont défendu les murs dont il se rend
maître. Je ne suis pas venu dans les Indes pour y être
subordonné. Si j'avais cru que M. Dupleix et son con-
seil me chercheraient tant de chicanes, jamais je
n'eusse hissé le pavillon framjais ici. Je serais entré
dans la place, j'aurais fait contribuer les Anglais avec
leur hiac battant', et, leur souhaitant le bonsoir tran-
quillement, après mes affaires faites, je serais allé
à mes îles.
— Vous vous seriez mis, monsieur, dans un fort
vilain cas, repartit Friel avec un peu d'impatience;
ce n'est pas vous qui avez pris la ville ; les braves
sujets du roi ne se sont exposés que pour la gloire du
prince, et pas pour vous, ils vous auraient forcé
à arborer le pavillon.
La Bourdonnais baissa la tête un instant, puis
chercha sur la table son brevet royal et le tendit
à Friel.
— Vous voyez, lui dit-il, quil est écrit ici que tout
ce que je ferai sera approuvé.
— Cette approbation n'a rapport qu'à vos opéra-
tions militaires. Le ministre ne peut favoriser la déso-
béissance aux lois, et vous savez fort bien qu'une fois
le pavillon français arboré sur une ville, la place
devient subordonnée au gouverneur général. Vous
deviez, aussitôt entré, faire remettre les clés des
1. En anglais : Jack, pavillon (Battre pavillon), l'aniiral veut
dire qu'il aurait laissé le pavillon anglais flotter sur la place.
MONSIEUR DE LA BOURDONNAIS 55
magasins, du trésor, et les livres de la compagnie aux
commissaires royaux ; mais vous avez préféré remettre
les clés à monsieur votre frère.
Le commandant eut un soubresaut et poussa un
rugissement de fureur.
— Si je croyais quelqu'un capable de me soupçon-
ner moi et mon frère, s'écria-t-il en serrant les poings,
je lui casserais la gueule, je l'éventrerais, je le foule-
rais sous mes talons !...
Et le marin, hors de lui. lâcha une bordée de jurons
que le dernier des matelots n'eût pu surpasser comme
grossièreté et violence.
M. Friel ne se déconcerta pas et répliqua en haus-
sant un peu le ton.
— Si l'on vous soupçonne, vous monsieur, je n'en
sais rien, mais pour monsieur votre frère, il n'est que
trop connu ici. Vous auriez mieux fait de donner la
clé du trésor au dernier officier plutôt qu'à lui. Le
livre de la caisse ne se trouve pas, voilà une assez
forte présomption contre lui, pour ne pas dire une
preuve concluante.
La Bourdonnais fit un mouvement comme pour
s'élancer sur Friel, mais sa colère tomba subitement
en voyant entrer un messager.
Ce messager apportait une lettre de Dupleix.
Le commandant s'assit à sa table pour la lire.
Dans cette lettre, tout entière de sa main, le gouver-
neur de l'Inde suppliait encore une fois La Bourdon-
' nais, dans les termes les plus touchants, de renoncer
à ce traité illusoire et si funeste aux intérêts de la
France. Il lui parlait comme un frère à son frère et
.)i LA CONQUETE DU PARADIS
lui montrait à chaque ligne combien il était désin-
téressé et à quel point il avait pour lui la raison et le
devoir.
En lisant cette lettre, si noble et si convaincante,
La Bourdonnais poussait de profonds soupirs. Quand
il eut fini, il laissa tomber sa tête dans ses mains et,
pris d'une singulière faiblesse, il se mit à pleurer
comme un enfant.
Friel, qui s'était discrètement reculé de quelques
pas et se tenait immobile, les bras croisés, eut un
geste de surprise; les députés échangèrent un regard,
et Bury dit à voix basse :
— Il va céder.
Mais d'Espréménil eut un haussement d'épaules
plein de mépris.
Le commandant s'était mis à marcher à grands pas,
méditant profondément. Puis, cédant encore à cette
inconcevable émotion, où l'énervement de la fièvre
était pour quelque chose, il recommença à verser des
larmes.
— Remettez-vous, monsieur, dit Friel troublé malgré
lui, ne vous laissez pas aller à un tel excès de cha-
grin; cédez enfin à nos instances, et tout s'arrangera
de soi-même.
— Non, non, je ne peux m'en dédire! s'écria
l'amiral d'une voix entrecoupée par les sanglots. S'il
le faut, qu'on me mène à la potence!... Il se reprit en
jetant un regard sur sa croix de Saint-Louis : J'irai
porter ma tête sur un échafaud. J'ai cru bien faire.
J'ai cru avoir une autorité et je n'ai pas voulu traiter
les Anglais, qui sont braves gens, avec la dernière
MONSIEUR DE LA BOURDONNAIS Ot)
rigueur. J'irai porter mon désintéressement et mon
innocence au pied du trône.
Et les larmes ne voulaient pas tarir dans les yeux
de l'amiral.
— Vraiment, dit Bussy à l'oreille de Kerjean, cela
me fait un mal affreux de voir pleurer cet intrépide.
Mais d'Espréménil, que cette scène semblait irriter,
s'avança vers La Bourdonnais.
— Monsieur, dit-il, vous êtes décidément bien
résolu à rester sourd à nos instances?
— Rien ne me fera changer de résolution, répondit
le commandant en* relevant la tête, ma parole est
engagée aux Anglais et je tiendrai ma parole.
— Alors, monsieur, j'ai le regret de vous le dire, la
mission pacifique est terminée et nous n'avons plus
que des ordres à vous transmettre.
Bury sortit de l'ombre. La Bourdonnais, qui ne le
connaissait pas, à la vue de son uniforme bleu et
rouge à brandebourgs d'or, crut qu'il arrivait de
France. Une angoisse extrême se peignit sur ses
traits, qui devinrent aussi pâles que la poudre de ses
cheveux.
Bury lui présenta la lettre du conseil supérieur (jui
établissait ses pouvoirs. Puis il donna l'ordre de faire
ouvrir les portes, les déclarations dont il était porteur
devant être connues de tous.
Les capitaines des vaisseaux, et beaucoup d'offi-
ciers de différents grades, envahirent rapidement la
salle.
Alors, un greffier commença la lecture du premier
décret du conseil supérieur, déclarant que le traité de
r>6 LA CONQUÊTE DU PARADIS
rançon, ayant été contracté par la volonté de M. de
La Bourdonnais sans autorité et avec des prisonniers
qui ne pouvaient s'engager, était nul de plein droit
et regardé comme non avenu. Une seconde ordon-
nance établissait un conseil provincial au fort Saint-
Georges et nommait d'Espréménil commandant et
directeur des ville et fort de Madras.
La Bourdonnais écoutait avec la plus grande atten-
tion et un léger tremblement de sa lèvre inférieure
trahissait son anxiété. Mais lorsqu'il vit que tous ces
décrets émanaient de Pondichéry et non de France,
il reprit toute son assurance et eut un rire de défi.
— Vous vous imaginez donc que je vais accepter
vos ordres et m'y soumettre? s'écria-t-il. Sachez que
je ne reconnais dans l'Inde l'autorité de qui que ce
soit. Je m'en tiens à mon brevet, et aux instructions
du ministre qui me laissent maître de mes opérations.
— Vous voulez vous faire redire une fois de plus,
répondit d'Espréménil , que toute place conquise
tombe sous le pouvoir du gouverneur général? Vous
qui êtes aussi gouverneur d'une colonie française,
vous le savez mieux qu'aucun autre.
Aucune réplique concluante ne vint à l'esprit de
l'amiral qui, pour sortir d'embarras, se jeta de nou-
veau dans un accès de fureur, manquant peut-être de
sincérité malgré sa violence. Les injures brutales, les
jurons populaciers, éclatèrent encore, au milieu du
silence sévère de l'assemblée. La Bourdonnais s'en-
flammait de plus en plus et sa face s'était empour-
prée.
— Ah! c'est la guerre que vous voulez? cria-t-il
MONSIEUR DE LA BOURDONNAIS 0/
enfin. Vous venez m'insulter, me provoquer, discuter
mon autorité; eh bien, soit : la guerre! battons-nous,
nous verrons qui a raison.
Et par moments sa parole s'embarrassait, parce que
ses dents étaient ébranlées par le scorbut, qu'il avait
contracté dans ses héroïques navigations.
Tout à coup il tira son épée et s'écria :
— A moi mes officiers !
Et se tournant vers les députés :
— Mettez-vous d'un côté avec les vôtres, messieurs,
et moi de l'autre à la tête des miens. A moi, mes offi-
ciers, à moi!
Un murmure d'indignation s'éleva de l'assemblée et
fit comprendre à La Bourdonnais qu'il était allé trop
loin. Il eut un moment de vertige, et la vision lui
apparut, de la Bastille et de cet échafaud, dont il par-
lait tout à l'heure sans y croire. Mais il reprit vite
possession de lui-même; son esprit fertile en ruses
n'était pas à bout de ressources.
— Messieurs, dit-il, accordez-moi quelques minutes;
je vais réunir mon conseil de guerre et prendre son
avis. Je vous promets de m'y conformer.
Les députés gardèrent un silence que La Bourdon-
nais feignit de prendre pour un acquiescement, et il
passa dans une pièce voisine.
Il rentra peu d'instants après, tenant à la main un
papier qu'il tendit au greffier.
Le greffier en donna lecture :
■ Monsieur de La Bourdonnah au conseil de (jnerre
assemblé :
« Messieurs, vous venez d'entendre les protestations
58 LA CONQUÊTE DU PARADIS
du conseil supérieur de Pondichéry, et la proposition
qu'il me fait de manquer à la parole que j'ai donnée à
messieurs les Anglais; c'est pourquoi j'ai l'honneur
de vous faire assembler pour savoir de vous, mes-
sieurs, si, ayant accordé une capitulation et arrêté
des conditions en conséquence, je suis obligé de tenir
ma parole d'honneur, soit que j'aie bien ou j'aie
mal fait? »
Réponse du conseil.
« Nous sommes tous d'avis que M. de La Bour-
donnais doit tenir la parole qu'il a donnée à messieurs
les Anglais.
« Fait en la chambre du conseil de guerre tenu ce
jour, 2 octobre 1746. »
Suivaient les trente-trois signatures des membres
du conseil.
Mais d'Espréménil en interrompit avec impatience
la nomenclature.
— Votre conseil de guerre peut-il être juge entre le
roi, son autorité et vous? D'ailleurs, vous l'avez égaré
par la façon dont vous l'avez interrogé. Demandez
à de braves officiers s'il faut tenir une parole d'hon-
neur donnée même à des ennemis, ils répondront :
oui, sans hésiter. Mais essayez d'établir la question
telle qu'elle devrait être, dites-leur : J'ai Madras à
discrétion; trois partis sont à prendre pour décider
de son sort : garder la place, la raser, ou la rançonner.
Le conseil supérieur de Pondichéry, le commandant
de la côte de Coromandel, toute la nation me soUi-
MONSIEUR DE LA BOURDONNAIS .l'.t
citent de la garder; moi seul pense qu'il est plus
convenable de la rançonner. Que me conseillez-
vous? La réponse de vos officiers ne fait pas de
doute.
— Je m'en tiendrai à celle qu'ils ont signée, répondit
La Bourdonnais avec calme.
— Mettons fin à cette scène pénible, dit Burv en
contenant d'un geste d'Espréménil, rien ne vaincra
l'obstination de monsieur; il ne nous reste qu'à
ordonner aux officiers et troupes de cette garnison
de ne point évacuer la place de Madras et de ne point
embarquer sur les vaisseaux, à moins d'y être forcé
les armes à la main. Et, maintenant, messieurs,
retirons- nous.
Bury fit un salut et sortit suivi de tous les
députés.
A peine dans la rue, d'Espréménil saisit les mains
du major général :
— Je vous en conjure, encore une fois, mon cher
ami, ne perdez plus une minute, faites arrêter ce
traître, si vous ne voulez pas que nous soyons ses
prisonniers avant une heure.
Mais Bury hésitait :
— De telles mesures entre Français sont imprati-
cables.
— Eh bien, bonsoir, messieurs, et bonne chance,
s'écria d'Espréménil, vous vous souviendrez de ma
prédiction quand vous serez sous les verrous. Quant
à moi, je n'ai aucun goût pour la captivité, et je
prends le large.
A grandes enjambées, il s'élança et disparut.
00 LA CONQUÊTE DU PARADII^
— Il a raison, filons au plus vite, dit Kerjean
à Bussy, je ne tiens pas non plus à être mis en
■cage.
Un quart d'heure après, en effet, les députés qui
n'avaient pas su se dérober assez vite étaient arrêtés,
Bury en tête, par ordre de La Bourdonnais.
LES CINQ FLÈCHES DE L AMOUR
Ah! terre et ciel! voyez ce ([ue nous sommes!
Les champs qui produisent pour nous le riz et les légumes,
où sont-ils?
Pas une tige de sorgho, pas un brin d'herbe, pas un
pétale de rose qui nous appartiennent!
Où sont les sources pures où notre soif peut s'étancher?
L'eau qui tombe des abreuvoirs dans les pas des bestiaux,
c'est là notre breuvage!
Ah! terre et ciel! voyez ce que nous sommes!
Le chant montait, de la place solitaire brûlée par
ie soleil de midi.
C'était l'heure accablée de la sieste; tous les stores
itaient baissés devant les fenêtres, un grand silence
endormait la ville et, par-dessus les remparts de
Vladras, la mer, très calme, étincelait.
Bussy était étendu sur un canapé de jonc, dans
;a chambre, obscurcie par l'épaisseur des stores. A
5eine enveloppé d'un léger vêtement de toile fine, et
malgré le mouvement rapide du panka, qui agitait
62 LA CONQUÊTE DU PARADIS
l'air, il lui semblait que son sang devenait du feu.
et le sommeil le fuyait.
C'est qu'à la chaleur de l'atmosphère se joignait
pour lui celle de la fièvre, qui remplaçait l'engour-
dissement réparateur par une excitation douloureuse.
Le jeune homme constatait avec colère, qu'il était
hanté par le souvenir de cette Hindoue pour laquelle
il aurait pu stupidement mourir sans qu'elle s'in-
formât même de son nom; et que, malgré sa ferme
volonté de l'oublier, il y pensait le jour et il en rêvait
la nuit.
Les événements qui l'avaient tout d'abord et vio-
lemment arraché à lui-même, le laissaient maintenant
dans une oisiveté funeste, emplie tout entière par
cette torturante rêverie.
— Pourquoi m'a-t-elle traité comme un ennemi? se
demandait-il cent fois. Ah! ce mystère dont a parlé
le brahmane, le savoir c'est tout ce que je désire;
ensuite j'oublierai ce rêve, ou plutôt ce cauchemar.
Et oppressé, il s'agitait sur la criante chaise longue,
tandis qu'un léger ronflement venait de la pièce voi-
sine où Kerjean dormait paisiblement.
Douloureuse et touchante, la voix montait de nou-
veau au dehors, tout proche maintenant :
Ah! terre et ciel! voyez ce que nous sommes!
Les tigres ont leurs antres, les serpents leurs trous, les
oiseaux ont leurs nids dans les branches.
Dans la maison de son père naît et meurt l'homme des
quatre castes.
Où donc peut-il naître, le paria? Le paria, oifdonc peut-il
mourir"?
Ah! terre et ciel! voyez ce que nous sommes!
LES CINQ FLÈCHES DE l'aMOUR 63
Bussy s'était élancé d'un bond vers la fenêtre :
— Naïk!
Et il avait un battement de cœur, dont la violence
l'étonna.
— Suis-je fou? murmura-t-il, est-il possible que
l'idée seule de revoir cet homme qui peut me parler
d'elle, me bouleverse à ce point?
il voulut se contraindre à ne pas soulever le store;
mais la lutte fut courte, à peine le temps de compter
jusqu'à dix, et le jeune homme plongeait sa tête et
son torse, hors de la fenêtre, dans la fournaise exté-
rieure.
Sur la place, à quelques pas de la maison, un
homme nu se tenait debout. Son corps brun était à tel
point inondé de sueur, que le soleil se mirait dans ce
ruissellement. Sa tête s'abritait sous une large feuille
de figuier nouée sous le menton.
— Naïkl cria Bussy.
L'homme eut un sursaut de joie et joignît les mains
comme dans la prière. Puis il courut vers la maison.
— ■ Eh bien, Naïk, te voilà donc? s'écria Bussy,
quand le paria fut près de lui. Je suis vraiment bien
coupable envers toi, car je t'avais, pardieu, complè-
tement oublié, tant j'étais en fureur..., là-bas..., en
quittant ce lieu maudit. Mais j'ai pensé à toi, depuis,
et je m'en voulais de mon ingratitude. Comment
diable m'as-tu retrouvé?
— Ahl maître, dit Naïk, dont les yeux si grands
rayonnaient de joie, c'est toi qui m'as trouvé, tu as
reconnu ma voix, tu te souvenais de mon nom! j'al-
lais chantant de rue en rue et de place en place, le
64 LA CONQUÊTE DU PARADIS
chant a trouvé le chemin de ton oreille : c'était mon
espoir, et tu m'as appelé.
— Mais tu frissonnes, mon pauvre Naïk, dit Bussy,
en jetant au paria une couverture de laine douce. Il
paraît que l'air du panka, qui me . semble pourtant
une haleine de l'enfer, est relativement frais et va te
geler jusqu'aux moelles. Que t'est-il donc arrivé? Tu
me parais plus maigre et plus hâve que jamais.
— Je suis heureux, dit Naïk.
— Tant mieux ! Je voudrais en pouvoir dire autant.
Mais puisque ton projet est de t'attacher à mes pas,
je te préviens que je ne veux pas de meurt-de-faim à
mon service et que j'entends que tu engraisses.
— J'engraisserai.
— En attendant, tu me semblés à jeun depuis des
semaines, fais-moi le plaisir de manger ce qui reste
de pâtisseries sur ce guéridon.
— J'obéis, maître, dit Naïk, mais il y a des racines
dans les champs, je n'étais pas à jeun.
Bussy s'était recouché sur le fauteuil de jonc et
regardait avec douceur le paria mangeant lentement
ces gâteaux qui lui révélaient des sensations incon-
nues. Le marquis essayait de se persuader que la
sympathie compatissante que lui inspirait Naïk était
toute naturelle et désintéressée, et il y avait vraiment
dans son cœur, jeune et enthousiaste, beaucoup de
pitié pour ce déshérité qui se donnait à lui avec une
joie si ardente; mais la source de plaisir que sa
subite présence lui faisait éprouver était ailleurs,
Bussy ne voulait pas en convenir avec lui-même et il
était irrité d'en être cependant certain. Naïk était le
LES CINQ FLÈCHES DE L'aMOUR 65
dernier anneau d'une chaîne qu'il ne pouvait plus
briser, et il sentait un apaisement singulier depuis
qu'il avait ressaisi ce faible chaînon. La fièvre s'en
était allée, subitement.
Naïk après avoir bu un verre d'eau de neige, pelo-
tonné dans la couverture, s'était accroupi aux pieds
du jeune homme et le regardait en silence, semblant
attendre une interrogation. Bussy la retardait, se fai-
sant violence encore. Il prit un détour.
— Tu as donc quitté le service du palais? demanda-
t-il. Tu t'es donc enfui?
- — La disparition d'un ver de terre ne se remarque
pas, dit le paria en souriant; un autre prendra ma
place, recevra au lieu de moi les détritus et les
injures, notre seul salaire, et nul ne s'apercevra qu'il
y a un paria au lieu d'un autre.
— Pourquoi ne m'as-tu pas rejoint plus tôt?
— C'était pour te mieux servir, maître, dit Naïk
avec un éclair dans les yeux, j'ai voulu faire l'impos-
sible, et je l'ai fait.
Le marquis se souleva et plongea un regard ardent
dans celui du paria :
— Que veux-tu dire? balbutia-t-il, ce mystère dont
parlait Rugoonat Dat...?
— Je le sais.
Bussy se leva et poussa un long et lent soupir.
— Enfin! s'écria-t-il, luvas donc me délivrer de cette
obsession! tu vas, en satisfaisant ma juste curiosité,
me permettre d'oublier ce dont je me souviens trop.
Le paria secoua la tête avec une expression de tris-
tesse.
4.
66 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Tes yeux se sont aveuglés de sa beauté, ils ont bu
son âme, dit-il, tu n'oublieras pas, on ne peut pas
l'oublier; ce que j'ai h t'apprendre devrait pourtant
te guérir; mais tu ne guériras pas, hélas! jamais tu
n'oublieras.
— Tu crois? murmura Bussy, qui, la tête baissée,
le regard rivé au plancher, sembla descendre jus-
qu'au fond de lui-même.
Naïk soupira et garda le silence.
— Allons I dis ce que tu sais, reprit le marquis
après un instant.
La respiration régulière qui venait de la chambre
voisine semblait inquiéter Naïk.
— C'est un ami, dit Bussy; il dort profondément,
d'ailleurs il n'entend pasl'hindoustani, tu peux parler.
— Je ne te dirai pas, seigneur, au prix de quelles
ruses je suis parvenu à savoir ce que le brahmane
n'avait pas voulu dire. Je ne risquais que ma vie,
mais la perdre eût été te mal servir. Sache donc que,
comme un reptile, je me suis glissé dans les retraites
les plus sacrées, sans souci du sacrilège; des jours
entiers, presque sans souffle, blotti sous quelque
meuble, ou enroulé aux sculptures d'une colonne
et me confondant avec elles, j'ai vu ce que je ne
devais pas voir et entendu ce que je ne devais pas
entendre.
— Ah! merci, Naïk; toutes ces choses tu me les
diras !
— Oui, maître, j'ai de quoi entretenir ton mal et
t'empêcher d'y succomber peut-être, puisque tu ne
peux en guérir. Ma mémoire fidèle garde un trésor
LES CINQ FLÈCHES DE l'àMOUU 67
(jui t'appartient et dont je serai avare, pourtant, afin
<|ue tu ne Tépuises pas trop vite.
— Mais, dit Bussy en souriant, tu me déclares
incurable avec une certitude qui m'amuse. Comment
donc as-tu si bien deviné ce que je sais à peine moi-
même !
— Les cris de ton délire, sous le hangar inhospi-
talier, les murmures de tes rêves, c'est moi qui les
entendais, ne mettaient-ils pas ton àme à nu? et sans
cela même, mon cœur, qui souffre avec le tien, avait
tout deviné.
— Tu ne songes pas à la volonté qui triomphe des
faiblesses du cœur.
— L'amour a cinq flèches, une pour chaque sens, dit
Naïk gravement; quand toutes vous ont frappé, com-
ment retenir la raison, fuyant par tant de blessures?
— Nous verrons cela. Continue.
— Après ton départ, la reine revint au palais, et je
commençai à épier. Je vis et j'entendis cent choses
n'ayant nul rapport avec ce que je voulais savoir. La
première révélation me vint d'une entrevue de la
reine avec le brahmane Rugoonat Dat. Je te rappor-
terai leurs paroles, ma mémoire les a gardées toutes,
les voici :
« — Saint brahmane, demanda la reine, peux-tu
paraître en ma présence? t'es-tu suffisamment purifié
des souillures qu'inflige la fréquentation d'un bar-
bare?
« — Le brahmane, répondit Rugoonat Dat, sanc-
tifie, et sa pureté ne peut être souillée; cependant
pour te complaire j'ai rempli les rites prescrits.
GS LA CONQUÊTE DU PARADIS
« — Le barbare nous a délivrés de sa présence :
est-il parti satisfait de mes largesses? suis-je sufU-
samment libérée envers lui?
« — Le barbare a presque tué ton messager, il a
éparpillé dans la boue tes pierreries et s'est enfui,
ivre de colère, en n'acceptant rien de toi.
« — Alors il me fait don de la vie! s'écria la reine,
dans une vive agitation, et tu as supporté une pareille
injure? tu n'as pas retenu le maudit?
« — Le cheval était rapide, et dans son indigna-
tion le jeune homme ne me ménageait pas.
« — Il t'a insulté, toi, un brahmane! et tu l'as laissé
vivre?
« — Certes I Sa fierté et son regard étincelanl me
plaisaient fort. J'ai cru voir en cet étranger une
incarnation de notre héros Rama.
« — Rugoonat Dat ! s'écria alors la reine en se levant
d'un air courroucé, les singulières révoltes de ton
esprit contre toutes nos traditions m'effrayent vrai-
ment. Je ne suis pas digne de disputer avec un saint
tel que toi; c'est pourquoi je te prie de me laisser
pour m'éviter le péché d'une colère sacrilège. »
— A ces mots, le brahmane salua et se retira, en
dissimulant un sourire oii il y avait un peu de pitié.
— Sais-tu que ce brahmane est un brave homme!
s'écria Bussy. Je regrette de l'avoir malmené et je lui
en ferai mes excuses à l'occasion. Mais la reine, que
fit-elle lorsqu'elle fut seule?
— Pareille au soleil qui s'enfonce dans les nuées,
elle voila un instant son beau visage dans ses mains,
comme pour échapper à une honte ou à une crainte.
LES CINQ FLÈCHES DE l'aMOUR 69
Puis elle appela ses deux femmes favorites, deux
princesses qui ne la quittent guère, l'une surtout
qu'elle préfère à toutes et qui a nom Lila. Elle leur
dit comment l'odieux étranger avait refusé ses pré-
sents et dans quelle colère la plongeait cette nouvelle.
« — Songe, Lila, disait-elle, quelle humiliation!
Ma vie est un don qu'il m'a fait! Pourrai-je la sup-
porter? Ah! l'horreur me saisit quand je me souviens
qu'il m'a tenue dans ses bras, que j'ai roulé dans
l'herbe avec lui, et que son sang était sur moi!
« — La Lumière du Monde s'éteignait sans lui, dit
Lila, caressante; reine, il t'a sauvée!
« — Vous sauve-t-il, le pestiféré qui vous arrache
aux flammes, mais vous laisse une souillure mor-
telle ? »
— Et comme les yeux de la reine se noyaient de
larmes, pour la calmer, on fit entrer les bayadères et
les jongleurs, avec la musique bourdonnante.
— Alors, si je comprends bien, s'écria Bussy, en
empêchant la reine d'être mangée par un tigre, je
l'ai à jamais déshonorée?
— C'est quelque chose comme cela, répondit Naïk.
Ces préjugés que ton esprit rejette, la reine est leur
esclave. Tes dieux, paraît-il, ne sont pas les siens,
lu manges de la chair de vache, crime irrémédiable
qui te rend impur à ses yeux autant qu'un paria; c'est
pourquoi l'on t'a traité avec cet incroyable mépris,
le donnant des parias pour serviteurs. Tout ce qui
t'a servi et le hangar qui t'abritait ont été livrés aux
flammes.
— Eh bien! voici une jolie situation pour un amou-
70 LA CONQUÊTE DU PARADIS
reux! être un objet de dégoût, une peste pour celle
qu'on voudrait charmer! c'est délicieux! Et tu t'ima-
gines que cette aimable découverte ne va pas, d'un
seul coup, effacer cette folie de mon cœur?
Et il eut un éclat de rire.
— Serait-ce possible, maître? murmura Naïk que
cette gaieté étonnait. Pourtant, il secoua la tête, gar-
dant ses doutes.
— Voyons, reprit Bussy, est-ce tout ce que tu sais?
Fais-moi boire l'antidote jusqu'à la lie.
— Le plus amer est passé. Mais il reste de curieuses
choses. Il y a, près de la reine, un autre brahmane,
nommé Panch-Anan, un des noms de Siva, qui est
tout l'opposé de Rugoonat Dat; il n'étudie pas comme
lui les livres sacrés pour en comprendre la grandeur
et le sens vrai, il s'en tient aux formules, et le fana-
tisme de sa piété n'a pas de frein. Panch-Anan est
l'intime conseiller de la reine, il exalte sa dévotion
et terrifie son âme. Sans la noble fermeté de Rugoonat
Dat, dont le caractère en impose même à ses enne-
mis, ta vie peut-être nétait pas en sûreté. 11 vint te
voir pour montrer combien il réprouvait la façon
dont tu étais traité. Panch-Anan n'osa plus alors
réclamer ta vie; il déclara que la reine pouvait être
purifiée de la souillure par une cérémonie solennelle,
et qu'en te payant ton service, on brisait tout rapport
avec toi. Mais l'incantation n'a pas réussi, à ce qu'il
paraît; une entrevue de la reine avec Panch-Anan
m'a révélé leur trouble à ce sujet. La purification n'a
amené aucun apaisement, la reine se sent souillée
comme auparavant, elle se dit malade, énervée, le
LES CINQ FLÈCHES DE L'aMOUR 71
sommeil la fuit. Elle montre même de la colère
contre le brahmane, qui épuise en vain son trésor
pour lui rendre Dourga et Siva favorables. Panch-
Anan affirme que les rites de la purification ayant
été accomplis par lui-même sont infaillibles; qu'une
cérémonie aussi solennelle ne peut être renouvelée
avant qu'on ait découvert la cause qui l'a empêchée
de réussir, et que cette cause, il la cherchera. Voilà
où ils en sont. J'ai cru en savoir assez et j'ai quitté le
palais pour te rejoindre, ô mon maître!
— Quelle bizarre aventure! dit Bussy. Ae serait-ce
pas vraiment une belle victoire que de vaincre tous
ces préjugés et de conquérir cette femme? Mais je
me dois à mon pays et n'ai pas de temps à perdre à
toutes ces folies. Donc, nous n'en parlerons plus.
Kerjean venait de passer la tête par la porte, en
s'étirant et en bâillant. Il regarda avec surprise le
maigre Naïk émergeant de la couverture.
— Qu'est cela? cher ami, s'écria-t-il en entrant
tout à fait.
— Quelque chose comme un chien perdu que
j'adopte; un cœur dévoué qiii se donne à moi.
— Vraiment? Mais d'où sort celui-ci, maigre comme
vm fakir, qui me regarde avec ses énormes yeux?
— Je dois vous avertir, mon cher — car peut-être
vous croyez, vous aussi, aux souillures — que cet
homme est un paria. . •
Le jeune homme lit un bond en arrière : i
— Un paria! Quallez-vous faire d'un paria? Ses
pareils sont des êtres abjects, plus slupides que les
brutes. Votre bon cœur vous égare.
72 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Celui-ci m'a donné des preuves d'un dévouement
profond el d'une haute intelligence. Je vous assure
que je l'aime beaucoup, dit Bussy en posant la main
sur la tête de Naïk. Il est fort maigre, j'en conviens,
mais c'est là sa seule maladie; je lui ai d'ailleurs
ordonné d'engraisser, et il est obéissant.
— C'est de la folie 1 s'écria Kerjean en se laissant
tomber sur un siège; vous vous ferez le plus grand
tort, laissez-moi vous le dire, en traînant à votre suite
un être qui est un objet d'horreur pour le dernier des
valets. Pas un ne vous restera.
— Si les serviteurs me quittent, il me servira mieux
qu'eux et, de plus, il me sera précieux pour me per-
fectionner dans la langue de l'Inde.
— Y pensez-vous, ces gens-là savent à peine parler
et s'expriment de la façon la plus grossière!
— Il y a des poètes partout, mon ami; la poésie ne
se trouve pas souillée, elle, pour habiter le cerveau
d'un paria; celui-ci la loge à mon idée, et il s'exprime
naturellement de la façon la plus agréable. D'ailleurs,
c'est un « valouver » ; connaissez-vous ce mot?
— Oui, un savant... relatif, dit Kerjean en faisant
la moue.
— Il est bien entendu que, si sa présence vous
offusque, il ne paraîtra pas devant vous.
— Plaisantez-vous! s'écria Kerjean d'un air fâché;
dès que vous êtes bien décidé à vous compromettre
pour ce maigre bonhomme, je me compromets avec
vous. Vous devez avoir vos raisons, je les respecte.
— Merci, dit Bussy en tendant la main à son ami.
— Bonjour, valouver, cria gaiement le jeune officier
LES CINQ FLÈCHES DE l'aMOUR 73
en frappant sur l'épaule du paria. Vous voyez, j'y
touche, ajouta-t-il en se tournant vers Bussy, je n'ai
pas de préjugés.
— Vous êtes le plus charmant des hommes.
Naïk avait écouté, ou plutôt regardé, cette conver-
sation qui avait eu lieu dans une langue inconnue; il
l'avait en partie comprise, et lorsqu'il se vit accepté
par le nouveau venu, il le remercia d'un regard si
expressif que, sous sa lumière, Kerjean sentit se
fondre toutes ses préventions.
Conquête du paradis.
VI
LA MOUSSON
Le pavillon de tempête vient d'être hissé dans l'air
étouffant, comme mort. Un coup de canon a été tiré
et c'est à peine si l'atmosphère immobile le répercute.
Tout Madras en est ému cependant et, malgré l'acca-
blante chaleur, le sommet des remparts, et toutes les
places d'où l'on découvre la mer, se peuplent d'une
foule inquiète, composée d'Anglais autant que de
Français, d'Hindous et d'Arméniens.
Le soleil brille encore de tout son éclat, et au zénith
le ciel est pur; mais à l'occident, comme si la mer
était en ébullition, des fumées, de plus en plus épais-
ses, semblent sortir des flots et s'accumulent à l'ho-
rizon.
C'est l'ouragan périodique qui vient à sa date. Ainsi
qu'un monstre déchaîné, il s'avance implacable, et
déjà dévore l'azur.
Beaucoup de braves marins vont payer, peut-être,
de leur vie, les retards de La Bourdonnais, qui, malgré
LA MOUSSON 75
la saison avancée, ont suspendu le départ de l'esca-
dre. Maintenant, il est trop tard.
En toute hâte le commandant vient d'envoyer aux
navires l'ordre de couper les amarres et de prendre
le large, d'échapper ainsi à une perte certaine par une
perte probable, de se jeter dans l'ouragan, enfin,
pour ne pas être jeté par lui sur les côtes, et brisé.
Déjà les voiles se déploient sur les mâtures; molles
et tombantes, dans l'air sans souffle, elles font penser,
à tous ceux qui les regardent, le cœur serré par l'an-
goisse, à des linceuls que l'on prépare.
Plus que tout autre, La Bourdonnais doit souffrir.
Son esprit doit être tenaillé horriblement par les
remords ; ces beaux navires sont comme ses enfants,
c'est lui qui les a équipés, armés, presque construits;
il a guidé souvent leur majestueux essaim à travers
les mers, dans les combats, dans les victoires, et
maintenant par sa faute ils doivent faire face à un
danger plus terrible que celui de la guerre; les re-
verra-t-il jamais ?
Il est là debout sur le rivage, pâle, la bouche ser-
rée, l'œil à la longue-vue, surveillant le sinistre appa-
reillage.
Déjà le Duc d'Orléans est prêt. Il vire lentement
sous l'absence du vent. Puis soudain ses voiles se
gonflent; la première rafale l'a saisi et il court une
bordée qui le rapproche de la ville. L'équipage, alors,
dans un hurrah, jette un adieu résigné et mélanco-
lique à la terre; la foule lui répond par un long cri
de douleur, et le vaisseau prend son chemin vers
l'ombre effrayante.
76 LA CONQUÊTE DU PARADIS
U Achille part à son tour, puis le Bourbon, le Nep-
tune, le Pliénix, la Princesse-Maine, toute l'escadre !
Les voiles, que le soleil frappe encore, ont un éclat
éblouissant sur le fond noir de l'horizon, puis elles
entrent dans la pénombre, deviennent grises, et
bientôt les vaisseaux s'enfoncent et disparaissent
dans la nuit obscure qui semble les dévorer.
La foule, muette et immobile, a comme l'impression
d'un immense suicide.
Une cloche se met à tinter dans la ville, pareille à
un glas; c'est à l'église du couvent des capucins où
l'on commence des prières pour le salut des marins.
Voilà que le soleil est atteint, il devient pâle, puis
sanglant, et la sombre houle des nuages le submerge.
Une obscurité presque nocturne tombe sur la ville à
travers laquelle la foule se disperse en hâte, sous les
tourbillons de sable que les rafales intermittentes,
qui tombent tout à coup, arrachent à la grève.
Et brusquement, dans un mugissement terrible, le
vent fait irruption, avec la violence d'un fleuve au
cours rapide. Les minces cocotiers ploient jusqu'à
balayer le sol de leur tête échevelée. Toutes sortes
de débris volent et tournoient dans l'air, et l'écume
des lames est emportée aussi, comme une neige.
La tempête atteint vite son paroxysme! Le ciel n'est
plus qu'un vaste éclair et la foudre éclate de tous les
côtés à la fois dans un fracas assourdissant.
En mer, c'est un chaos qui peut donner une idée
des luttes élémentaires des premiers âges du monde;
des gouffres se creusent, et, comme si des volcans
les soulevaient, des vagues monstrueuses s'élèvent.
LA MOUSSON 77
puis, avec un tumulte épouvantable, se versent en
cataractes phosphorescentes et, dans une course ver-
tigineuse, débordent les rivages, couvrent d'écume les
quais et les remparts. Les nuages semblent la fumée
flamboyante d'un incendie qui passse, et ils éclairent
d'une lueur fantastique cet effroyable bouleverse-
ment, dont le vacarme est tellement surhumain qu'à
l'entendre les oreilles humaines saignent.
D'heure en heure, de nuit en jour, la tempête se
prolonge avec des apaisements momentanés et des
recrudescences de fureur. Les lumières restent allu-
mées dans les maisons où les habitants sont enfermés,
pâles de terreur et les poumons oppressés par l'étouf-
fante chaleur. Les murs tremblent; les toits ruissellent
et les chambres sont envahies par des hôtes inattendus
et qu'en vain l'on s'efforce de chasser. Des torrents
d'eau inondant leurs retraites, toutes les bêtes qui
gîtent dans les crevasses, dans les caves et les recoins
humides, se replient en désordre vers les demeures
des hommes : les reptiles, les crapauds, d'innombra-
bles lézards, courent, rampent sur le parquet, tandis
que les murailles disparaisent sous le grouillement
des cancrelats, des scorpions; et le dégoût qu'inspire
une telle compagnie s'ajoute à l'effroi et à l'énerve-
ment que fait éprouver l'orage.
Enfin, après la seconde nuit, la tcmpéle se calme,
le tonnerre cesse son vacarme, le déluge prend fin, et
reptiles et insectes regagnent leurs pénates.
Dés que l'on peut mettre le nez dehors, un grand
nombre de noirs apparaissent chargés de longues
échelles, qu'ils appuient contre les maisons et qu'ils
78 LA CONQUÊTE Dl" PAIIADIS
gravissent lestement. D'autres jaillissent des man-
sardes, découvrant leurs dents blanches dans un
large rire en se glissant sur les toits.
II s'agit d'une pêche des plus originales, celle des
poissons, d'assez forte taille, que la violence du vent,
ou on ne sait quel phénomène, transporte, pendant
les tempêtes, sur les toits et les terrasses.
Bientôt les fenêtres se rouvrent, les rues ravinées
et bouleversées se repeuplent; l'on court à la grève
jonchée de débris et où s'échouent toutes sortes
d'épaves de mauvais augure, et de nouveau les regards
anxieux interrogent la mer déserte.
Du haut du fort Saint-Georges, derrière la fenêtre
grillée de l'appartement qui leur sert de prison, le
major général de Bury et ses compagnons de captivité
regardent, eux aussi, avec une inquiétude poignante
l'Océan encore tout blanc d'écume. A-t-il tout englouti?
l'escadre française n'est-elle plus qu'un souvenir?
Le brave ingénieur Paradis ne peut calmer son
indignation; sa face énergique, un peu congestionnée,
est toute froncée par la colère, et, avec son léger
accent suisse, il ne cesse de mâchonner des jurons.
— Que le grand diable d'enfer emporte cet amiral
de malheur? grommelle-t-il; nous aurions bien pris
Madras sans lui, et nous ne serions pas dans un pareil
pétrin. Cette gueuse de forteresse serait à bas, au lieu
de nous tenir là penauds et rageant comme des rats
pris au piège.
— Le sort de ces pauvres officiers des navires et
de leurs matelots, qui sont peut-être, pour la plupart,
à l'heure qu'il est, entamés par les poissons, me fait
LA MOUSSON 79
oublier les ennuis de notre situation, dit Bury. Qu'un
commandant d'escadre ait pu à ce point compro-
mettre la sûreté de ses vaisseaux, c'est ce que je ne
peux comprendre. S'il est vraiment assez infâme pour
avoir vendu sa complaisance aux Anglais, et assez
criminel pour, ayant d'un côté la vie de ses hommes
et de l'autre un méchant million, avoir laissé pencher
la balance du côté de l'argent, il mérite vraiment
d'aller bouillir dans la marmite où le souhaite Paradis.
— L'absence de nouvelles et l'incertitude où elle
nous plonge me font bouillir le sang, à moi, dit de La
Touche en se promenant à grands pas.
— Et moi, l'absence de sorbets me met le gosier en
feu, s'écria Changeac; puisque ce Judas breton s'est
chargé de nous, il devrait bien nous faire monter
quelques rafraîchissements.
— Il veut nous faire crever de soif, grogna Paradis.
Je le traitais mieux quand il logeait chez moi à Oul-
garet. Ah! si j'avais su!
De La Touche s'était rapproché de la fenêtre :
— Voyez donc, messieurs, dit-il tout à coup, n'est-
ce pas notre ennemi qui s'agite là-bas sur la grève?
— Où est-il, que je vomisse sur lui des malédic-
tions? cria Paradis.
— Il doit être dans ses petits souliers, dit Bury; sa
responsabilité est grande, et l'on dirait que la mer lui
rend ses vaisseaux à l'état de bois à brûler.
Les têtes des prisonniers se pressaient aux barreaux
de la fenêtre, cherchant à comprendre, malgré l'éloi-
gnement, ce qui se passait sur le rivage. Toutes les
chelingues semblaient détruites; car l'on mettait à la
80 LA CONQUÊTE DU PARADIS
mer les catimarons, ces sortes de radeaux composés
de trois pièces de bois et qu'un seul homme fait
manœuvrer à l'aide d'une pagaie. Us s'en allaient à la
découverte sur les flots encore agités, paraissaient et
disparaissaient dans les creux et sur les crêtes.
D "énormes épaves s'échouaient sur le sable : des
mâts rompus, des chaloupes brisées et, à ce qu'il
semblait, des cadavres. A un certain moment, tout
l'intérêt de la foule se porta vers un débris flottant,
bouée ou panier, qui soutenait sans doute un nau-
fragé.
L'horizon demeurait désert, aucune voile n'appa-
raissait.
Vers le soir, un catimaron reparut chargé d'hommes.
Les prisonniers en comptèrent huit se profilant sur
les clartés du couchant. Le noir qui dirigeait le
radeau les amena, non sans peine, jusqu'au rivage,
oîi ils furent entourés et enlevés par les assistants.
— Ils sont sauvés au moins ceux-ci! s'écria Bury
qui, ainsi que ses compagnons, suivait toutes ces
scènes avec la plus vive émotion.
— Ils vont donner quelques nouvelles des autres,
dit de La Touche; c'est vraiment cruel de nous laisser
ainsi ignorer le sort de nos frères !
Ils continuèrent à regarder jusqu'à fatiguer leurs
yeux, mais la nuit vint, tout se brouilla, et ils ne virent
plus que des lumières courant ou stationnant le long
de la dernière lame, dont les blanches cascades
d'écume restèrent longtemps visibles.
Lorsqu'il ne fut plus possible de rien découvrir,
Paradis ne put maîtriser un accès d'indignation, il se
LA MOUSSON 81
mit à secouer la porte, verrouillée extérieurement, à
la frapper de ses poings fermés en criant et en appe-
lant. A la grande surprise de ses compagnons qui
s'efforçaient de calmer cette violence inutile, une
voix amie répondit à Paradis, et, avec le soldat de
garde qui apportait des lumières, Kerjean s'élança
dans la chambre.
— Salut, messieurs, s'écria-t-il, j'ai pensé que vous
deviez souffrir mille morts d'être là sans nouvelles
au milieu de tant d'événements : aussi j'ai séduit les
geôliers et forcé la consigne pour vous en apporter.
Toutes les mains se tendirent vers le jeune officier;
la même question s'échappa de toutes les bouches :
— Que sait-on de l'escadre?
— De bien tristes choses, et l'on ne sait pas tout
encore. Le Duc d'Orléans a sombré et tout l'équipage
a péri, plus soixante prisonniers anglais ; huit hommes
seulement, cramponnés à des épaves, ont été recueillis
par un catimaron. De nos captures anglaises une
seule, la Princesse-Marie, est encore à flot, complète-
ment démâtée, avec huit pieds d'eau dans sa cale.
Les deux autres, VAdvicc et la Marie-Gertrude, ont
coulé avant d'avoir pu quitter la rade. Le Phénix^
perdu corps et biens. Le Bourbon a été aperçu, à la
pointe de Saint-Thomé, n'ayant plus que son màt de
misaine etfatiguantd'une manière terrible. De V Achille
et du Neptune on ne sait rien encore. Enfin plus de
douze cents hommes perdus jusqu'à présent, voilà la
vérité, messieurs.
— C'est horrible, s'écria Bury en se laissant tomber
sur un siège.
5.
b-^ LA CON'Qt'ETE DU PARADIS
Il y eut un long silence de consternation ; le brave
Paradis se cachait pour essuyer ses larmes.
— Et que dit de cela La Bourdonnais? demanda
enfin de La Touche.
— L'amiral est consterné, et je crois que nous serons
bientôt débarrassés de lui. Mais j'y songe, vous ne
savez rien depuis que ce misérable vous tient sous les
verrous? Voici le nouveau : des instructions complé-
mentaires sont arrivées de France donnant tout pou-
voir à mon oncle Dupleix et au Conseil supérieur; La
Bourdonnais a seulement voix délibérative, mais doit
se soumettre aux décisions prises.
— Voilà qui est écrasant! s'écria Changeac.
— L'amiral résiste encore ; mais le fond de sa
pensée lui est échappé après boire; il s'est écrié,
paraît-il : « Mon affaire est sale! j'ai agi trop vite;
mais je sais un moyen de me tirer de là ». Et il dit à
qui veut l'entendre qu'il donnerait un bras pour ne
jamais avoir mis les pieds à Madras.
— Ce bras-là aurait sauvé sa tête, qui n'est pas
solide sur ses épaules, grommela Paradis.
— Ce qui l'écrase, continua Kerjean, c'est la ruine
de son escadre, il faut qu'il cède à présent et qu'il
parte au plus vite avec les débris de ses vaisseaux.
Mais il nous laisse dans une jolie situation! Si le coup
de vent n'a pas épargné Pondichéry, où sont mouillés
le Zys, le Saint-Louis et la Renommée, nous n'avons
plus un navire sur la côte de Coromandel et l'escadre
anglaise, à l'abri dans un port sûr, existe dans son
entier, et va nous tomber dessus au premier jour.
— Et les canons prêtés par Dupleix, s'écria Bury,
LA MOUSSON 83
ils étaient sur les navires et sont au fond de l'eau à
présent.
— Sans compter cinq cents hommes du contingent
de Pondichéry que La Bourdonnais, pour mieux nous
tenir, avait embarqués, ajouta Kerjean.
— De sorte que la capitale de l'Inde française est à
l'heure qu'il est sans défense, conclut de La Touche.
— Eh bien, nous sommes là! s'écria Paradis, en se
levant; souslesordres d'un gouverneur comme Dupleix,
on fait l'impossible, et nous le ferons, nous battrons
les Anglais et les Maures avec!
— Tu es un vaillant, toi, et tu as raison, dit Kerjean,
en embrassant Paradis; voilà ce qui s'appelle parler,
et le découragement n'a jamais servi de rien. Mainte-
nant, messieurs, je dois vous faire mes adieux, je pars
cette nuit, avec de Bussy et ses volontaires, pour Pon-
dichéry. Nous allons par terre puisqu'il n'y a plus de
navires. Si vous avez des commissions pour la capi-
tale, faites-les-moi tenir dans une heure. Je vous dis ;
A revoir et à bientôt. Quel qu'il soit, le dénouement
ne peut plus tarder, et votre captivité touche à sa
fin. Votre indigne geôlier va être forcé de quitter la
place. A revoir donc, messieurs, et bon courage!
Après avoir serré les mains de ses amis, le jeune
officier s'éloigna rapidement.
vil
PONDICHÉRY
Une jolie maison, carrée, petite, tout enveloppée
de beaux arbres qui la rafraîchissent, dans l'avenue
de Valdaour, hors des murs de Pondichéry. Un seul
étage, au-dessus du rez-de-chaussée, et pour toit une
terrasse, entourée de pilastres peints en rose clair.
Devant les fenêtres, une galerie courant tout autour
du logis, soutenue d'en bas par des colonnes carrées
et soutenant l'avancement du toit par des colonnes
rondes, le tout badigeonné d'un tendre ton rose,
rehaussé de vert pâle.
L'intérieur de l'habitation est simple et coquet : au
rez-de-chaussée, un grand salon, qui sert de salle
à manger, entouré de divans chargés de coussins ; au
premier, la chambre à coucher avec des nattes vertes
sur le sol, des stores devant les grandes baies ouvrant
sur la galerie ; la bibliothèque où sont alignés des
livres assez peu nombreux, mais tout usés par le tra-
vail ; le cabinet de toilette, doublé par une glace qui
PONDICHÉRY 85
occupe tout un panneau. Dans un autre corps de logis
sont les écuries et les communs.
Le marquis de Bussy a fixé sa résidence dans cette
maison, installée par une famille de commerçants
français, qui était venue chercher fortune aux Indes.
Mais il ne reste de cette famille qu'une jeune fille :
Marion, orpheline, qui, pour vivre, loue la maison,
son seul héritage, à de nobles officiers, et tient, au
besoin, leur ménage, en qualité de gouvernante.
Marion, la gracieuse orpheline aux doux yeux cou-
leur de myosotis; Naïk, qui, vêtu maintenant d'une
longue chemise blanche serrée à la taille par une
ceinture rouge, coiffé d'un léger turban de mous-
seline, des anneaux d'argent à ses bras nus, et au cou
un grand collier en graines de vanda,| a fort bon
air; deux soldats, et quelques noirs, pour la cuisine
et l'écurie, tels sont les serviteurs qui composent la
maison du jeune capitaine, obligé à de grandes épar-
gnes, en attendant la réalisation des espérances, fon-
dées sur l'avenir, et qui sont tout son avoir.
Quelques jours après son arrivée à Pondichéry,
il attendait le chevalier de Kerjean qui devait venir
le prendre pour le présenter à Dupleix. Il était agité,
un peu ému. Accoudé à la galerie du premier étage,
il songeait à la France, quittée pour toujours peut-
être, et il revoyait sa bonne mère, là-bas, au fond du
Soissonnais. Ah! si elle venait vraiment cette fortune
qu'il ambitionnait, quelle joie il aurait à lui rendre,
à la chère marquise, le luxe de son rang, à lui faire,
après une triste jeunesse, une vieillesse heureuse!
Pour réussir, il fallait avant tout tâcher de plaire
86 LA CONQUÊTE DU PARADIS
au gouverneur de l'Inde, lui inspirer confiance, être
guidé par lui. Qu'était-ce, en somme, ce Dupleix? Dans
le principe, un simple marchand; un employé de la
compagnie, aux émoluments les plus modestes; et
pourtant, en peu d'années, il avait fait non seulement
sa fortune, mais celle de cette compagnie qui était
sur le point de périr lorsqu'il était venu dans l'Inde.
Maintenant c'était presque un roi : il avait reçu des
lettres de noblesse, avec la croix de Saint-Louis, et sa
renommée grandissait. Il est vrai qu'il avait du génie,
qu'il avait fait des merveilles et que plus d'une fois,
abandonné de tous, il était parvenu à sauver la
colonie. Mais lui aussi se sentait capable de grandes
choses si l'occasion de les accomplir se présentait.
Oui, être remarqué par Dupleix. c'était là le premier
pas vers la fortune.
— En grande tenue, c'est parfait, s'écria Kerjeaa
qui venait d'arriver : mon oncle est sévère sur l'éti-
quette, j'avais oublié de vous en prévenir.
Et il admirait, avec une pointe d'envie, l'élégance
et la grâce de son compagnon, dans son habit bleu
de roi agrémenté d'or, entr'ouvert sur le gilet et la
culotte rouge. Il admirait la main blanche et fémi-
nine, et la jambe bien faite dont le bas de soie sati-
nait les rondeurs.
— Vous êtes superbe, dit-il avec un soupir, vous
allez nous enlever le cœur de toutes nos belles.
— Ne raillez pas, dit Bussy, je me trouve horrible
dans cet habit militaire dont les couleurs hurlent
. d'être ensemble.
— Si l'habit est imparfait, il est certain que vous
PONDICHÉRV 87
l'embellissez. Mais rassurez-vous, nous aurons l'occa-
sion de déployer toutes nos grâces, dans le costume
qui nous plaira, au prochain bal chez le gouverneur.
Marion s'avança pour donner à Bussy son épée et
son tricorne galonné d'or, et les deux jeunes gens
sortirent, à pied.
Il faisait un temps délicieux. La mousson, qui souf-
flait maintenant régulièrement, amenant des pluies
fréquentes, rafraîchissait l'air et faisait tout fleurir et
verdoyer. Bussy s'émerveillait de Pondichéry, qui
semblait un parc immense.
— C'est Versailles, disait-il. mais un Versailles
tropical, avec une végétation géante dont le roi-soleil
n'a pu imaginer la splendeur.
— Nous sommes ici dans le quartier noble, dit
Kerjean; à l'intérieur des murailles, la ville n'est pas
aussi fraîche et agréable, quoique très embellie déjà
par mon oncle. Tout cet espace qui enveloppe Pon-
dichéry depuis la mer jusqu'à la rivière d'Ariancopan
sur une largeur d'un mille, en formant un demi-cercle
de six milles de long, est enfermé par une haie formi-
dable, faite de cocotiers et de palmiers, renforcée par
le bas d'aloès et de cactus énormes qui la rendent
impénétrable. C'est une défense très sérieuse contre
la cavalerie, et l'infanterie se déchirerait ferme à
essayer de la franchir. Cette haie bornait autrefois le
terrain concédé aux Français par les princes du pays;
on l'appelle encore la Haye-de-limite. 11 faut voir cela,
c'est très curieux.
— Alors, c'est ici que loge la bonne société ?
— La bonne et la médiocre, tous ceux qui possè-
88 LA CONQUETE DU PARADIS
dent quelques revenus tiennent à honneur d'habiter
le quartier élégant. D'ailleurs, comme la colonie est
avant tout commerçante, on a quelques égards pour
les marchands, et la société est forcément très mêlée.
— Louis XIV n'a-t-il pas déclaré qu'un homme de
noble naissance ne dérogeait pas en faisant le trafic
avec les marchands de l'Inde? dit Bussy. Cela crée pour
eux une sorte de privilège.
Sans qu'il y eût cohue, on voyait se suivre et se
croiser dans les avenues, toutes sortes de véhicules :
des palanquins, portés par des noirs et escortés d'un
triple rang de gardes vêtus de blanc ; des chaises à por-
teurs richement peintes et vernies, tenues par des
laquais en livrée; des chars, à toit doré, traînés par
des bœufs ; et de vastes carrosses, surmontés de
galeries à jour, montrant des portières blasonnées.
Parfois un chameau, portant un messager, se hâtait
en grommelant, ou bien un éléphant, ayant sur son
cou le mahout lui piquant l'oreille et sur son dos
quelque seigneur hindou, passait la trompe basse et
repliée, couvert d'une housse rouge, brodée aux coins,
que chacun de ses larges pas faisait flotter et claqueter.
La résidence du gouverneur de l'Inde était cons-
truite dans le style du palais de Versailles ; mais avec
un luxe'plus voyant, plus coloré, et certaines conces-
sions au climat du pays, telles que vérandas et galeries
ouvertes.
Les deux officiers pénétrèrent dans la cour d'hon-
neur, gardée par des grenadiers et par des cipayes,
et, comme Kerjean était du palais, l'huissier de service
les laissa entrer dans le parc sans les accompagner.
PONDICHÉRY 89
Ce parc ne ressemblait en rien, lui, au jardin taillé
et régulier du palais de Versailles ; il était absolu-
ment féerique : les plus belles plantes de l'Inde, ras-
semblées et groupées avec art, formaient des gammes
de nuances depuis le vert le plus pâle jusqu'au vert
noir, d'un effet extraordinaire; des feuilles d'une lar-
geur inusitée, métalliques et découpées, d'autres
minces et flottantes comme des flots de rubans,
d'autres raides et tranchantes, hérissées d'épines,
quelques-unes légères et vaporeuses pareilles à des
plumes et à de la fumée, s'étageaient, s'escaladaient,
se faisant valoir, tandis qu'au-dessus d'elles des troncs
droits, s'élançant d'un seul jet, déployaient très haut
des panaches et des gerbes translucides, jaillissant
du milieu d'écorces déchirées et de fibrilles brunes
emmêlées et pendantes comme des chevelures. Parmi
toutes ces verdures étaient répandues une profusion
de fleurs inconnues dont les chauds parfums alour-
dissaient l'air, et des milliers d'oiseaux et de papil-
lons, criant, chantant, voletant, mettaient partout
comme un pétillement de flammes.
Bussy s'avançait ravi, lentement.
Tout à coup, dominant le concert des oiseaux, une
plainte musicale et douce se fît entendre. C'était la
voix d'un violon qui pleurait et frémissait, filait des
sons, égrenant une mélodie mélancolique et touchante.
— Chut! dit Kerjean un doigt sur les lèvres, c'est
mon oncle.
Ils s'arrêtèrent sous une fenêtre grande ouverte d'où
venaient les sons.
— Voyez-vous, il compose, reprit Kerjean à voix
90 LA CONQUÊTE DU PARADIS
basse, et, à en juger par la mélodie, son âme est
triste.
Ils écoutèrent, en retenant leur respiration, tant
que chanta le violon. Il se tut subitement, après une
coda tumultueuse, sur un accord nerveux et violent,
comme si le musicien entendait dire que les douleurs
et les obstacles il les fallait vaincre par la force d'âme
et la volonté.
Peu après, Dupleix parut à la fenêtre, tenant encore
son instrument. Il était en manches de chemise, le
jabot de dentelle un peu froissé.
— Bravo! mon oncle! bravo ! s'écria Kerjean.
— Ah ! vous m'écoutiez, monsieur l'indiscret?
Et apercevant Bussy, Dupleix le salua.
— Montez, ajoula-t-il, je suis à vous. Et il se retira
vivement de la fenêtre.
Quelques instants après, ils étaient introduits dans
un salon somptueux, et bientôt, une riche portière
s'écartant, Dupleix parut. Il avait passé un habit très
simple, gris de lin, sans broderie.
En voyant de près le gouverneur, celui que les
indigènes, autant que les Européens, appelaient :
« le grand gouverneur », Bussy ressentit comme une
commotion, tant il eut l'impression vive d'être en
présence d'un homme vraiment supérieur, d'un domi-
nateur, d'un maître.
Dupleix n'avait pas encore cinquante ans et aucune
trace de fatigue n'altérait l'énergie de ses traits ; il
apparaissait dans toute la plénitude de sa beauté
morale et physique, la noblesse des pensées embellis-
sant la forme. Il avait le front haut et vaste, le nez
PONDICHÉRY 91
droit, la bouche fine et sérieuse, le bas du visage
large et ferme, signe d'une indomptable volonté. Ses
yeux noirs, grands, très doux d'ordinaire, dardaient
par moments un regard d'un éclat et d'une pénétration
extraordinaires, une flamme difficile à soutenir.
Ce fut un regard semblable que, tout d'abord, il
attacha, en silence, sur de Bussy, comme s'il eût voulu
le voir jusqu'à l'âme; et il y avait dans ce regard
une anxiété et un espoir, quelque chose qui sem-
blait dire : « Peut-être celui-ci est-il l'homme que je
cherche. »
Malgré son émotion, Bussy ne baissa pas les yeux;
sans orgueil, mais sans faiblesse, il soutint cet interro-
gatoire muet et laissa lire dans le bleu sombre de ses
prunelles. Mais Dupleix adoucit vite l'expression de
ses yeux, et, rompant ce silence qui pouvait paraître
blessant, il s'avança avec un sourire affable.
— Capitaine, dit-il, c'est une véritable joie pour
moi de vous voir ici; je n'ai entendu de vous que des
éloges, et je dois même vous présenter des excuses :
si nous ne demandons pas pour vous la croix de
Saint-Louis, c'est qu'il y a d'autres officiers qui ont
plus d'années, s'ils ont moins de mérite, et il faut
avoir quelque égard pour l'ancienneté.
— Monsieur, dit Bussy en s'inclinant, votre appro-
bation me sera toujours plus précieuse que toutes les
croix du monde.
Dupleix interrogea amicalement le jeune officier
sur sa position, sur ses états de service et sur ses
projets. Il l'écoutait avec attention et intérêt.
— Pourriez-vous, sans répugnance, vous établir
92 LA CONQUÊTE DU PARADIS
dans l'Inde pour de longues années? lui demanda-t-il
enfin.
— J'ai l'idée, répondit Bussy, que ma destinée s'y
accomplira, et, sans le connaître encore complète-
ment, j'aime ce pays avec passion.
— Il ne vous dit pas tout, mon oncle, fit remar-
quer Kerjean, il parle le tamoul couramment et, je
crois, aussi le persan.
— Vraiment ! s'écria Dupleix, en jetant encore sur
Bussy un regard brillant d'espoir; voilà ce que je n'ai
pu obtenir d'aucun de mes officiers, pas même de ce
paresseux de Kerjean.
— Ah! mon oncle! je me battrai tant que vous
voudrez, je verserai tout mon sang pour vous avec
joie, mais ne me demandez pas d'apprendre quelque
chose. J'ai toujours été un mauvais écolier.
— Oui, je sais; très brave, très dévoué, mais une
mauvaise tête, folle de plaisir, dit Dupleix avec un
sourire indulgent.
— Que voulez-vous, la jeunesse n"a qu'un temps!
soupira Kerjean.
— Allons, je dois vous quitter, dit le gouverneur
en se levant; j'ai quarante personnes à recevoir. Ah!
j'aurai quelque peine à leur faire bon visage.
— Seriez-vous souffrant?
— Non, mais inquiet et d'humeur fort sombre.
— Quelque malheur nouveau menace-t-il la colonie?
demanda vivement Kerjean; vous ne nous dites rien
de Madras; nos amis sont-ils enfin libres? La Bour-
donnais est-il dompté?
— Je suis écœuré de la conduite de cet homme, dit
PONDICHÉRY 93
Diipleix avec une expression douloureuse, il est à
peine croyable que ce soit celui qui compte dans sa
vie tant de grandes actions, le fondateur de la colonie
de Bourbon, qui vient de nous donner un aussi déso-
lant spectacle. J'ose à peine vous dire par quel
crime il clôt cette campagne.
Et Dupleix regarda autour de lui pour voir si la
salle était vide.
— Le croiriez-vous, messieurs, continua-t-il en
baissant la voix, pour se tirer d'afTaire, il a commis
un véritable faux! il s'est permis d'intercaler dans le
traité de rançon un article déclarant que le gouver-
neur anglais et son conseil cesseront, afin de pou-
voir traiter, d'être prisonniers de guerre au moment
où ils entreront en négociations. Cela fait, il affirma
aux Anglais que le gouvernement de Pondichéry
s'engageait à restituer Madras moyennant onze cent
mille pagodes, et que l'évacuation était fixée en jan-
vier. Or, il avait dans sa poche à ce moment même
la lettre par laquelle nous rejetions définitivement
cet arrangement.
— C'est monstrueux! s'écria Kerjean.
— Maintenant il rassemble en hâte les débris de
son escadre et, sachant fort bien qu'il dupe les
Anglais et que nous ne tiendrons pas ses promesses,
il part, ou plutôt s'enfuit, emportant son butin, et
couvert de malédictions, lui que nous avons reçu
comme un messie! Ah! ajouta-t-il avec un soupir,
la conquête de Madras nous coûte cher et nous laisse
en face d'un abîme; mais c'est néanmoins une victoire
importante, et il faut nous en réjouir, ostensiblement.
94 LA CONOT^'l^'l'E DU PARADIS
C'est pourquoi je donne une fête la semaine pro-
chaine. Vous nous ferez, je l'espère, le plaisir et
l'honneur d'y assister, monsieur de Bussy? Allons,
je me sauve, ajouta-t-il en faisant un geste d'adieu,
jamais je ne pourrai expédier toutes mes audiences.
YIIl
LANGUEURS
— Ourvaci! Son nom est Ourvaci, disait Naïk en
agitant, au-dessus de son maître, une queue de yak
pour chasser les insectes.
Bussy était couché, tout alangui par la chaleur et
les parfums des buissons, dans un hamac, oscillant
entre deux arbres de son jardin.
— Ourvaci! répéta-t-il, quel étrange nom! Il a de
la douceur, cependant. Qu'était-ce qu'Ourvaci?
— Une étoile, ou plutôt une nymphe du ciel, qui
encourut la colère d'Indra, parce qu'elle devint amou-
reuse d'un mortel.
— Eh bien, l'histoire pourrait se recommencer :
une reine amoureuse d'un barbare ! l'on dit que la
haine conduit assez volontiers à l'amour. Mais ne
m'as-tu pas raconté qu'elle est fiancée à un prince
musulman? Gomment cela se peut-il : un Maure doit
lui être autant en horreur que moi-même?
— Je ne sais, maitre, répondit Naïk, on pardonne
96 LA CONQUÊTE DU PARADIS
beaucoup à ceux qui possèdent le pouvoir; il est pos-
sible que la sûreté de son petit royaume, en danger
peut-être, lui fasse accepter une protection et une
alliance qui doivent lui déplaire, en effet.
— Kt le Panch-Anan, comment se tire-t-il de là?
— La crainte de perdre un riche apanage, si la
reine était dépossédée, doit lui suggérer mille subti-
lités pour démontrer la possibilité du mariage et
excuser le sacrilège. Une des conditions, d'ailleurs,
est qu'on respectera les croyances de la reine.
— Le fiancé, qui est-ce?
— Un prince de la maison de Nizam-el-Molouk, le
vieux Soubab, c'est-à-dire le roi du Dekan. Ce prince
peut arriver un jour au pouvoir, et le Dekan c'est la
moitié de l'Inde!
— Que suis-je en effet à côté d'une pareille puis-
sance! dit Bussy, et cependant je lutterais, si j'étais
indépendant et riche. Ah! Naïk, parmi les légendes
qu'on se raconte le soir au clair de lune, dans les bos-
quets de bambous, ne connais-tu pas quelque histoire
vraisemblable de trésor caché?
— Si l'on écoute la légende, il y a des trésors
cachés sous tous les arbres, dans toutes les ruines,
dit Naïk en riant, mais en général ceux qui les cher-
chent meurent de misère.
— Alors, cherchons autre chose, soupira Bussy.
Ah! vois-tu, je suis dans un mauvais jour et je n'ai
pas la force de réagir contre cette folie que je ne peux
même plus te cacher. Se sentir immobilisé comme
dans une glu! ne pouvoir agir, tenter quelque chose,
me rapprocher d'elle, rôder autour des lieux qu'elle
LANGUEURS 97
habite, la guetter, la surprendre! c'est cela, c'est
cette inaction qui m'enfièvre et m'exaspère.
— Eh bien, partons, allons à Bangalore.
— Tu ne doutes de rien, brave Naïk, dit le marquis
en souriant : déserter mon poste, me déshonorer,
mériter la mort, rien que cela.
— Alors, laisse-moi partir. Je tâcherai de m'intro-
duire encore auprès d'elle et de te renseigner.
— Non, non. Qu'apprendrais-tu de plus? Et puis
que deviendrais-je si tu n'étais plus là, pour entretenir
mon mal comme tu dis. Ah! quand je pense que je
l'ai tenue dans mes bras et que je n'en ai pas même
eu conscience! continua-t-il en se cachant le visage
dans les mains.
Naïk essaya de le calmer en balançant doucement
le hamac comme s'il eût bercé un enfant.
— ^ 11 y a des plantes mystérieuses, dit-il à demi-
voix, des plantes dont on compose un breuvage tout-
puissant qui réalise, dans les rêves, les désirs des
veilles; je chercherai ces plantes, je composerai le
breuvage, et la divine Maya ' te visitera.
— Serais-tu sorcier? demanda le marquis ; en ce
cas, fabrique plutôt un philtre qui la brûle d'amour
pour moi.
— Il existe aussi de pareils philtres; il est vrai que
c'est un crime de les composer et de s'en servir. Je
commettrai le sacrilège, si tu le veux; mais pour
réussir il faut attendre l'époque où les salamandres
sont en amour.
1. L'Illusion.
98 LA CONUUÉTK Dl" PAUADIS
— Avec quel sérieux tu me dis cela! s'écria Bussy,
qui ne put s'empêcher de rire; loi dont l'esprit est si
lucide et si libre de préjugés, comment peux-tu ajouter
foi à de pareilles momeries?
— La nature est pleine de mystères, dit Naïk gra-
vement, nous passons à côté de merveilles sans les
voir, parce qu'elles sont pour nos sens imparfaits cou-
vertes d'un double voile; mais il est des sages qui, à
force de vertu, et d'absorption dans une même pensée,
ont déchiré quelques-uns de ces voiles et ont vu le
secret des miracles.
— Tu es convaincu, je ne veux pas te contrarier,
dit le marquis. A quelle époque les salamandres
deviennent- elles amoureuses?
— Au commencement du mois de Tchitar.
— Alors, nous en sommes loin! En attendant, dis-
moi le nom de ce prince du Dekan qui doit épouser
la reine, afin que je puisse le reconnaître, s'il m'ar-
rive de le rencontrer.
— On le nomme Sayet Mahamet Khan, Assef Daoula
Bâhâdour, Salabet Cingli.
— Pas plus?
— La plupart de ces noms sont des titres ; mais on
appelle le prince plus simplement : Salabet Gingh, le
Lion terrible.
— Est-il jeune?
— Tout jeune, à peine vingt ans.
— Est- il beau?
— Je ne l'ai jamais vu, maître, dit Naïk, et je ne
sais rien de lui.
— Pas même où il réside?
LANGUEURS '-lO
— On l'ignore ; il fuit la cour du vieux Nizam-ol-
Molouk, où l'assassinat et le poison sont à craindre
pour lui.
— Pourquoi cela? a-t-il des ennemis?
— Pas plus qu'un autre ; mais autour des trônes
c'est ainsi. Le soubab a plus de cent ans. et l'on dit
que sa succession sera très disputée.
— Alors, mon rival s'appelle le Lion terrible, reprit
Bussy, après un silence, il a vingt ans. il est prince,
et peut espérer être le maître d'un des plus beaux
royaumes du monde. Voilà bien des avantages sur un
simple capitaine des volontaires!
— Mais il n'est pas aimé sans doute. Ce mariage
dont on parle depuis longtemps, est toujours retardé.
— Peut-être ce Salabet Cingh est-il très laid, dif-
forme, peut-être est-il boiteux comme Timour, dit
Bussy en riant. Pendant que nous y sommes, nous
pouvons accumuler sur sa tête toutes les malchances
et impossibilités de plaire; ce qui ne mettra pas un
atout de plus à notre jeu. Ah! mon Naïk, j'ai bien
besoin de ton philtre sacrilège, et j'aurai du mal à
attendre le bon plaisir des salamandres!
Et Bussy ferma les yeux comme pour dormir; mais
Naïk, penché vers lui et l'éventant doucement, l'en-
tendit bientôt murmurer :
— Vraiment! rien n'est aussi délicieux que ce nom
dOurvaci !
•^jnîversitas
ÏX
UNE FÈÏE CHEZ LE GOUVERNEUR DE L INDE
L'un des Suisses gigantesques qui jetaient, à tue-
tète, les noms et les titres des arrivants, à l'entrée
de l'immense salle, toute resplendissante d'or et de
lumière, cria, en dominant le brouhaha :
— Le marquis Charles de Bussy, capitaine des
volontaires !
Le jeune homme entra, et il se crut dans une fête
travestie tant, autour de lui, les nations et les cos-
tumes étaient mêlés. Les femmes presque toutes
pourtant portaient le costume français, suivant du
plus près possible les modes de Versailles; et elles
tenaient une place énorme avec leurs jupes à paniers.
Dupleix était debout, sous un dais fleurdelisé, près
d'un fauteuil, très semblable à un trùne, en habit
tout chamarré d'or, traversé du grand cordon de
Saint-Louis; sa femme, à ses côtés, était assise.
Un grand espace restait vide devant eux, et les
invités s'y avançant en bon ordre, venaient les saluer.
UNE FÊTE CHEZ LE GOUVERNEUR DE l'iNDE 101
puis passaient. Diipleix répondait, par un salut, par
un sourire, par une phrase affectueuse. Au-devant de
certains personnages importants il faisait quelques
pas; puis la foule se répandait dans les salons, sous
les galeries, à travers les jardins illuminés, formant
une cohue brillante et joyeuse.
Quand Bussj^ s'approcha à son tour, Dupleix lui
tendit la main et le présenta à sa femme.
— Elle est mon ministre le plus habile, dit-il en
souriant, la moitié de moi-même. C'est la bégum
Jeanne, comme l'appellent les indigènes, ce qui veut
presque dire la reine. Défiez-vous d'elle, elle sait tous
les dialectes de l'Inde.
La bégum riait. Elle était très séduisante et très
superbe, à demi Indienne de type, vêtue de brocart
d'argent et couverte de pierreries comme une idole.
— N'écoutez pas mon mari, dit -elle à Bussy en
hindoustani; son affection pour moi l'aveugle.
— Mériter l'amour d'un tel homme, madame, ré-
pondit-il, dans la même langue, c'est le plus glorieux
des triomphes. Vous voir l'un près de l'autre c'est
voir Rama et Sita.
— Il parle fort bien, dit-elle à Dupleix, à demi-voix,
pendant que Bussy s'éloignait.
Kerjean était à quelques pas au milieu d'un groupe
de jeunes filles. Il courut à son ami :
— Venez par ici, ne vous perdez pas au milieu de
cette foule d'inconnus; je vais vous présenter à de
charmantes personnes.
Les jeunes filles se turent et cessèrent de rire, exa-
minant, sans en avoir l'air, le nouveau venu, dont la
6.
102 LA CONQUÊTE DU PAUADIS
bonne mine les frappait. Il était fort bien, en effet,
dans son élégant costume apporté de Paris et d'une
coupe parfaite. L'babit de taffetas changeant se
fronçait légèrement aux pans pour former paniers;
les parements et les revers disparaissaient sous une
soutache bleue et argent; le gilet, de satin bleu clair
comme la culotte, était finement brodé de petites
roses et de myosotis; le bas de soie moulait ia jambe
fine, et les souliers à hauts talons exagéraient la
petitesse du pied.
— M. le marquis de Bussy: ma sœur, Louise de
Kerjean.
Une jeune fille, mince et gracieuse, ressemblant
assez à Kerjean, fit une révérence.
— Mlle d'Auteuil, Mlle de Bury et ma cousine, que
je garde pour la fin, Mlle Chonchon.
Mlle Chonchon baissa les yeux, ouvrit et ferma son
éventail. Grasse, un peu trop, ce qui était délicieux à
son âge. elle avait à peu près dix-sept ans, ses grands
yeux noirs agitaient des cils superbes, et elle gardait
quelque chose de l'indolence orientale dans sa toilette
parisienne, en satin rose pâle broché de blanc, avec
son corsage long et baleiné à échelle de rubans.
Des orchestres, sur des estrades enguirlandées de
fleurs, se faisaient entendre. On jouait une gavotte.
— Avez-vous une danseuse? demanda Kerjean à
Bussy.
— Si mademoiselle Chonchon daigne consentir?
dit Buss^y en s'inclinant.
Chonchon mit le bout de ses doigts dans la main
du jeune homme.
UNE FÊTE CHEZ LE GOLVERNEIR DE l'iNDE 103
— Comment! ma cousine accepte? Mais c'est un
triomphe! s'écria Kerjean; elle est si paresseuse
qu'elle répond, le plus souvent, qu'elle est engagée.
La jeune fille donna un coup d'éventail à Kerjean.
— Pourquoi dire tout de suite mes défauts?
Kerjean se sauva avec Mlle d'Auteuil, suivant sa
sœur, qu'un jeune homme emmenait.
On dansait dans plusieurs salons, dans les galeries
et sous un grand vélum, dans le jardin; c'est là que
Chonchon entraîna son cavalier, parce qu'il y faisait
plus frais, disail-elle.
Ils dansèrent la danse lente et grave, balancée sur
deux temps, Bussy un peu machinalement, pensant à
autre chose.
Parmoments les jeunes gens s'arrêtaientpour laisser
passer d'autres couples.
— Pourquoi ne me dites-vous rien? demanda tout
à coup Chonchon en ouvrant sur Bussy, avec surprise,
ses grands yeux où il y avait encore de l'enfance.
Le jeune homme tressaillit comme tiré d'un rêve.
— Pourquoi? c'est que je redoute de vous dire les
banalités ordinaires : il me semble que ce serait vous
manquer de respect.
— Pourquoi? Je suis habituée à les entendre. Est-
ce donc très aimable de ne rien dire?
— Que vous dirai-je?Je suis un inconnu pour vous,
et tout ce que je sais de vous, vous le savez aussi
bien que moi : c'est que vous êtes adorable et que
votre toilette vous sied à ravir.
— Eh bien, soit, taisons-nous, dit la jeune fille d'un
petit air dépité.
104 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Mais le marquis secoua sa rêverie; l'idée l'effraya
de paraître stupide et sans galanterie à la belle-fille
de Dupleix ; il regarda autour de lui. Il y avait là bon
nombre de bourgeoises et de femmes de trafiquants,
nées à Pondicbéry et n'en étant jamais sorties. Les
petits ridicules de leurs manières et de leurs toilettes
sautaient aux yeux d'un habitué de Versailles; ils lui
servirent de thème et il fit briller, aux dépens des naïves
coloniales, une fine ironie et une moquerie légère dont
Chonchon fut éblouie. Avant que la gavotte fût ter-
minée, elle lui avait pardonné son silence du début,
et quand il la reconduisit à sa place, la jeune fille était
charmée de la grâce et de l'esprit de son danseur.
Bussy se mit à errer de salle en salle, regardant les
femmes, heureux d'être seul et de ne connaître per-
sonne. Son regard recherchait de préférence les Orien-
tales, mais il y en avait, naturellement, fort peu, les
musulmanes ne sortant pas du harem : quelques
Indiennes, des Arméniennes assez belleS; d'une beauté
de race, sans grande personnalité. Les Maures, comme
les Français les appelaient encore, étaient au con-
traire assez nombreux. Ils regardaient danser d'un
air fort dédaigneux, ne comprenant pas bien pour-
quoi des personnes de qualité se donnaient la peine
de danser elles-mêmes, au lieu de payer pour cela des
odalisques ou des bayadères. N'aimant pas à rester
debout, ils accaparaient les fauteuils et les canapés,
les disputant aux dames; et ils restaient là, gravement
assis, un genou replié, le pied sous la cuisse, roulant
des yeux étincelants, tirant entre leurs doigts leurs
moustaches épaisses.
UNE FÊTE CHEZ LE GOUVERNEUR DE L'INDE 105
Par la baie d'une porte, Bussy revit Chonchon,
dansant avec grâce, d'un air ennuyé. Il s'arrêta un
instant à la regarder.
— - Si j'étais ambitieux, pourtant, murmura-t-il, si
je pouvais renoncer à cette folie sans but et sans
espoir qui trouble ma vie, devenir le gendre de Du-
pleix, ce serait là un beau rêve ; mais, hélas! ma folie
cessant, je sens que mon ambition mourrait avec elle.
En se retournant, il rencontra un regard attaché
sur lui avec une fixité qui le surprit.
Celui qui le dévisageait ainsi était un musulman de
haute taille, à l'air plus fier et plus noble qu'aucun de
ceux qui étaient là. Un sabre à pommeau de pierre-
ries dépassait son écharpe lamée d'or, et des diamants
scintillaient dans l'aigrette de sa coiffure.
Sous le regard, d'abord étonné, puis dur et irrité
par lequel lui répondit Bussy, il ne baissa pas les yeux.
— Ah! çà, il m'ennuie, ce personnage, murmura le
marquis en portant la main à son épée.
Mais l'homme détourna la tête et se mit à examiner
de la même façon une autre personne.
— 11 paraît que c'est sa manière d'être, se dit
Bussy qui s'éloigna en souriant.
Soudain, un nom, crié par les Suisses, parvint aux
oreilles du marquis, par-dessus le brouhaha de la
foule, et lui fit faire un bond de surprise.
Avait-il bien entendu?
« Le prince très illustre Sayet Mahamet Khan,
Bâhâdour, Salabet-Cingh!
— Lui! lui ici! le fiancé d'Ourvaci, le Lion terrible!
est-ce bien possible?
dOG LA CONQUÊTE DU PARADIS
Bussy, bousculant tous ceux qui lui barraient la
route, se précipita dans le grand salon.
Dupleix s'avançait avec empressement vers un tout
jeune homme, mince et gracieux de forme, qui, lors-
qu'il l'eut rejoint, serra le gouverneur dans ses bras
et lui prit le menton, ce qui est la plus cordiale et la
plus honorable des salutations indiennes. Le prince
s'avança ensuite vers Mme Dupleix et lui baisa la
main à la française.
Bussy ne le voyait que de dos, et ne pouvait s'ap-
procher, malgré ses efforts.
— Il n'est ni boiteux, ni bossu, se disait-il, espé-
rons qu'il sera borgne.
On apporta un fauteuil pour le prince, sous le dais
fleurdelisé, et il s'assit à côté de Dupleix.
Le jeune prince lui faisant face à présent, Bussy
pouvait le voir à son aise.
Impossible, même à un rival, de ne pas le recon-
naître : il était d'une beauté irréprochable.
La grande jeunesse du prince donnait un velouté
charmant à son teint, couleur de bronze clair; ses
longs yeux noirs, sous des sourcils magnifiques, cou-
laient, entre les cils, un regard doux et comme
assoupi; l'ovale du visage, d'une pureté extrême, la
bouche, d'un rouge vif, s'entr'ouvrant sur un sourire
emperlé, avaient une grâce féminine, et vraiment,
dans son riche costume oriental, tout brodé d'or,
avec ses colliers, ses bracelets, ses pendants d'oreilles,
ses agrafes de pierreries, il avait l'air d'une ravissante
femme .
— Allons! c'est parfait! se disait Bussy, les sourcils
UNE FÊTE CHEZ LE GOUVERNEUR DE l'iNDE 107
contractés; la jalousie manquait aux tourments que
j'endure. Que pourrais-je contre cet homme, que je
hais déjà autant que je l'admire? Par quel moyen
l'insulter, le provoquer, essayer de le tuer? Bah! il
rirait de moi et me ferait assassiner traîtreusement
par ses esclaves; il faut m'avouer vaincu et renoncer
définitivement à toute lutte, effacer jusqu'au souvenir
de cette démence, qui finirait par me rendre complè-
tement imbécile.
Salabet Cingh causait avec Mme Dupleix et parais-
sait auprès d'elle très empressé et très tendre; il sem-
blait la supplier , solliciter quelque chose qu'elle
refusait avec un sourire doux et affectueux.
— Eh bien, vais-je rester là, fasciné comme un
oiseau par un serpent? se dit tout à coup le mar-
quis. Et, avec un mouvement de colère, il tourna brus-
quement le dos et s'éloigna.
En traversant une galerie, il revit ce guerrier qui
l'avait regardé d'une façon singulière. Il était appuyé
du dos contre un portique, les bras croisés, l'air froid
et méprisant, mais continuant à dévisager tous ceux
qui passaient devant lui.
— ■ J'ai envie de lui chercher querelle, à celui-là,
se dit le marquis, et de passer sur lui ma mauvaise
humeur!
II s'avança, avec un sourire moqueur et imperti-
nent, tandis que, sans le voir, l'inconnu murmurait
d'un air irrité :
— Ils ont tous, dans cette race bâtarde, les cheveux
blancs et le visage imberbe, et les prunelles bleues
ne sont pas rares.
108 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Alors Biissy se planta devant lui, croisant les bras,
imitant l'attitude du guerrier.
— Ali ! çà, qu'est-ce que tu cherches avec cette
insistance? lui dit-il. Tu me semblés n'être connu de
personne ici; serais-tu un espion?
Le jeune homme avait parlé français.
— Je n'entends pas l'idiome des infidèles, répondit
dédaigneusement le guerrier.
— Eh bien, « le fds de cette race bâtarde » a déjà
cet avantage sur celui de la race légitime, qui des-
cend tout droit du diable, c'est qu'il parle et com-
prend son jargon, dit Bussy en changeant de lan-
gage .
— Pourquoi cherches-tu à m'insulter? je ne te
connais pas.
— Pourquoi m'as-tu regardé?
— Parce que tes yeux sont bleus.
Bussy éclata de rire.
— Je n'accepte pas cette excuse, dit-il, même en te
tenant pour fou.
L'inconnu eut un éclair de fureur dans les yeux.
— Mon sabre a soif de sang, s'écria-t-il, et tu seras
la fontaine qui l'abreuvera.
— A moins que tu ne fournisses le bain où se
plongera mon épée.
— Soit, battons-nous, et qu'Allah nous juge ! dit le
guerrier en portant la main à son sabre.
— Un instant! La race bâtarde n'a pas la coutume
de se donner en spectacle aux dames. Nous nous
égorgerons, si tu le veux bien, au petit jour.
— Gomme tu voudras. Oîi te retrouverai-je?
UNE FÊTE CHEZ LE GOUVERNEUR DE L'INDE 109
— Devant le palais, aux pieds de la statue du roi de
France. — Cela m'a soulagé vraiment de chercher
une querelle injuste à ce sujet du Grand Mogol, con-
clut-il, en continuant son chemin.
Et il gagna les jardins sans s'apercevoir que l'in-
connu le suivait de loin.
La fête était de plus en plus joyeuse, des couples
dansaient maintenant sur la grande pelouse, avec
plus de laisser aller, d'animation. On soupait, dans
la vaisselle plate et de vermeil, à de petites tables
dressées de toutes parts; les jeunes échansons, vêtus
à l'orientale, versaient, sans repos, le Champagne; et
les têtes s'échauffaient; la gaieté, de plus en plus
bruyante, débordait.
Bussy s'enfonça sous les frondaisons, cherchant les
allées désertes ; mais d'autres que lui les cherchaient
aussi : des amoureux, sans doute, qui s'y prome-
naient lentement, se chuchotant de douces paroles.
Il revint sur ses pas.
En débouchant dans un carrefour très éclairé, il vit
la foule massée en cercle et extrêmement attentive à
quelque chose qu'il ne lui était pas possible d'aperce-
voir. 11 s'informa de ce que c'était.
— Une espèce de squelette qui dit la bonne aven-
ture, lui répondit-on.
Tiens! s'il pouvait savoir quelque chose de sa des-
tinée? Il ne croyait guère à ces sorcelleries; cepen-
dant on pouvait toujours voir, puisque c'était un jeu.
Il manœuvra adroitement et parvint au premier
rang des spectateurs. Il vit alors un fakir d'une mai-
greur vraiment fantastique, dont la peau noire cou-
CONQUÉTE DU PARADIS. 7
HO LA CONQUÊTE DU PARADIS
vrait seulement les os et les muscles. Il était nu,
moins un lambeau d'étoffe rouge autour des reins;
assis par terre, enchâssant sa barbe pointue entre ses
genoux, remontés jusqu'au menton, il remuait du
bout de ses doigts, ou plutôt de ses griffes, des lames
d'ivoire, couvertes de signes mystérieux, disposées
sur le sol, entre ses pieds écartés, et il les regardait
avec une grimace comique, du haut de ses genoux,
en louchant-. A sa droite se tenait debout un inter-
prète, à gauche était posé un coffret en laque persane
contenant les talismans.
Au milieu des rires de l'assistance, gardant une gra-
vité presque sinistre, malgré sa bizarre physionomie,
le fakir disait le passé et, à ceux qui ne craignaient
pas de l'entendre, l'avenir. Il dévoilait aussi les
défauts, dénonçait les ivrognes et les débauchés, ce
qui soulevait des rires. Parfois un silence subit s'éta-
blissait quand il annonçait une mort prochaine ou un
malheur. Le sorcier avait été payé pour amuser les
invités; néanmoins on lui jetait des pièces d'argent,
qu'il prenait sans remercier et cachait sous son pied.
Chonchon s'avança, un peu rouge et hésitante.
Qu"allait-on lui dire? Bussy prêta l'oreille.
Le fakir remuait les lames d'ivoire avec plus d'at-
tention, louchant horriblement; un de ses sourcils
relevé disparaissait sous sa chevelure emmêlée ; et il
parla d'une voix profonde et basse.
— La source où tu veux boire te donnera quelques
jours d'ivresse, mais se tarira sous tes lèvres.
— C'est effrayant ce qu'il me dit là, s'écria Chon-
chon en se reculant.
UNE FÊTE CHEZ LE GOUVERNEUR DE l'iNDE 111
— Vous croyez à ces momeries? lui dit Bussy.
Le fakir s'était levé, il s'approcha du jeune homme
qu'il regardait attentivement depuis un instant.
— Tu n'y crois pas, toi?
— Non, certes, répondit Bussy, tu peux prédire
tout ce que tu voudras, l'avenir est loin; mais je te
mets au défi de me dire quelque chose de mon passé,
capable de m'étonner.
Le fakir dardait sur de Bussy un regard fixe et
étincelant, il lui posa la main sur l'épaule et dit len-
tement, après un silence :
— T'ai-je fait mal en appuyant sur la blessure
récente que t'a faite un tigre?
Le marquis eut un tressaillement et devint pâle.
— J'avoue mon émotion, dit-il; serait-il possible
que l'on pût voir dans l'inconnu de la destinée !
— Je vois à travers le temps et l'espace aussi aisé-
ment que j'ai vu la cicatrice à travers l'étoffe de ton
vêtement, et cela par un pouvoir spécial que j'ai
acquis dans la méditation.
— Un pouvoir magique !
— Est-elle magique la longue-vue qui approche
jusqu'à tes yeux ce qui est hors de leur portée? dit
gravement le fakir; bien des choses terrestres sem-
blent impossibles qui ne sont qu'inconnues. J'ai été,
moi, dans un triple cercueil trois fois scellé, enfermé
pendant six mois, dans un tombeau maçonné et
recouvert de terre. On avait semé et moissonné le
blé au-dessus de moi. Quand on descella le tombeau,
quand on vit mes yeux se rouvrir et qu'on m'entendit
parler, la foule se prosterna, le roi se jeta à mes
112 LA CONQUETE DU PARADIS
pieds et m'offrit ses trésors. Pourtant cette résurrec-
tion n'avait rien de magique. Je suis plus avancé que
d'autres dans la science de la nature, voilà tout.
— Est-il possible que tu sois si au-dessus des
hommes et que tu aies si peu d'orgueil! Ah! parle!
dis-moi ma destinée,
— Je ne te dirai pas tout l'avenir, mon fds; à quoi
bon déflorer le livre que tu vas lire?... Tu es ambi-
tieux et tu as raison de l'être, étant digne de ce que
tu convoites. Ce soir même tu feras le premier pas
dans le chemin qui te conduira au but que tu désires.
Mais si tu veux réaliser ton rêve le plus cher, écoute
mes paroles et ne les oublie pas.
— Je vous écoute avec confiance et respect.
— Sans rien savoir de la magie, tu dois être magi-
cien. C'est avec une force imaginaire que tu dois com-
battre l'illusion. Retiens cela. Ta destinée m'intéresse;
je te reverrai.
Après ces mots le fakir s'éloigna rapidement et se
perdit dans la foule.
Le marquis alla s'asseoir sur un banc de marbre,
les oreilles bourdonnantes, le cœur agité d'un mou-
vement précipité. Certes, il ne croyait pas au merveil-
leux et cette impression s'effacerait, mais, pour l'ins-
tant, il était bouleversé.
11 ne s'était pas aperçu, tant il était absorbé, que le
guerrier musulman, qui n'avait pas cessé de le suivre,
s'était assis, non loin de lui, sur le banc. L'étranger
le considéra longtemps en silence et comme Bussy,
les regards rivés au sol, se croyait toujours seul, il
lui toucha doucement le bras.
UNE FÊTE CHEZ LE GOUVERNEUR DE l'inDE 113
Le marquis eut un sursaut, et, reconnaissant
l'homme qu'il avait provoqué, leva les yeux vers le
ciel, où les étoiles brillaient encore.
— Il ne fait pas jour, dit-il, que me veux-tu?
— Je crois que tu es l'homme que je cherche.
— Eh bien, tu me cherches trop tôt, puisque notre
rendez-vous est au jour naissant.
— Je ne dois plus te tuer, si tu es celui que je
crois.
— Comment! tu me cherchais avant que je t'aie
provoqué? Pourquoi faire? Est-ce que tu me connais?
— Je ne te connais pas, et depuis bien des jours,
de l'aube à la nuit, je te cherche.
— Voilà qui est curieux! Sais-tu mon nom?
— Je l'ignore.
— Et toi, comment t'appelles-tu?
— Mon nom est celui d'un brave, je n'ai nulle
raison de le cacher : je suis Arslan Khan.
— Eh bien, Arslan, ta gloire n'es pas venue jusqu'à
moi. Ton nom n'éveille en moi aucun souvenir. Il est
certain qu'il te faut chercher encore et que je ne suis
pas celui que tu crois.
— J'ai entendu les paroles du très saint fakir Sata-
Nanda. C'est moi qui l'ai envoyé ici offrir ses services
pour animer la fête du gouverneur. Crois-tu sans
cela qu'un homme comme lui eût consenti à désho-
norer sa science divine pour amuser les badauds?
C'est pour toi seul qu'il était ici, et mon attente n'a
pas été trompée; il a vu, à travers tes vêtements, la
blessure faite par un tigre, et c'est à ce signe que je
devais te reconnaître.
114 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Qui donc t'envoie? demanda le marquis singu-
lièrement attentif.
— Quelqu'un qui te hait.
— Une femme?...
— Une reine!
— Ourvaci! c'est Ourvaci! s'écria le jeune homme,
un instant suffoqué par l'émotion.
— Ne prononce pas aussi familièrement le nom
d'une reine.
— Pourquoi t'envoie-t-elle, est-ce pour me tuer?
— Tu serais mort déjà si c'était cela. Non, jusqu'à
présent, on ne m'a pas donné l'ordre de te tuer.
— Ce sera pour plus tard ; mais que me veut-on en
attendant?
— A cause de toi, cette reine que tu as mortelle-
ment outragée, est réduite au désespoir, la vie lui est
odieuse, puisque, non content de rejeter ses présents,
tu empêches, sans doute par des maléfices, qu'elle
puisse se purifier de l'injure.
Bussy redoubla d'attention : des maléfices 1 II com-
prenait à présent les paroles du fakir, elles contenaient
le talisman qui pouvait le faire triompher. Ce fakir
était un dieu, il eût voulu le revoir, serrer dans ses
bras ce sublime squelette.
Mais Arslan reprit :
— La reine te croit magicien ; mais j'ai bien vu que
tu ne l'es pas, puisque tu n'as pas su échapper au
regard de Sata-Nanda.
— Qui te dit que je voulais me dérober? répliqua
Bussy.
— Tu as nié sa science.
UNE FÊTE CHEZ LE GOUVERNEUR DE l'inDE 115
— Pour réprouver ; mais il a bien vite reconnu en
moi un égal. Nous avons échangé les paroles mys-
térieuses.
— Alors , c'est ta volonté qui a rendu vaines
les cérémonies de purifications accomplies par ta
victime?
— A-t-elle accompli tous les rites? demanda Bussy
très gravement.
— Certes ! un brahmane l'assistait et a tout
ordonné. lia cueilli lui-même, au soleil levant, l'herbe
sacrée qu'ils appellent le Darba de Vichnou, il a
brûlé lui-même les aromates et dit les paroles toutes-
puissantes. Trois fois on a recommencé l'incantation
la plus solennelle, trois fois inutilement.
— A quels signes a-t-on reconnu que la cérémonie
sacrée n'était pas agréée par les dieux?
— A ce que la reine n'a pas retrouvé le calme et se
sent plus que jamais brûlée par la souillure.
— C'est bien ce que je voulais, dit Bussy; sache
que, tandis qu'ils brûlaient le Darba de Vichnou, je
distillais la Mandragore, cueillie au clair de la lune,
et qu'aux formules magiques qu'ils proféraient,
j'opposais des formules beaucoup plus puissantes
qui brisaient le pouvoir des leurs et les réduisaient
à néant, et sache qu'il en sera ainsi toujours.
— Pourquoi cet acharnement?
— Parce que cette femme est coupable envers moi,
qu'elle mérite d'être punie et que je la punirai tant
qu'elle ne sera pas quitte envers moi de sa dette
de reconnaissance.
— On avait prévu cette réponse, dit Arslan d'un air
116 LA CONQUÊTE DU PARADIS
attristé, et la reine demande que tu désignes le prix
ou la récompense que tu exiges. « Qu'il fixe lui-même,
a-t-elle dit, la rançon de mon repos. »
— Oh ! quel rêve ! murmura Bussy dont le cœur
battait à grands coups.
— Décide donc, dit Arslan, et rends la paix à cette
âme troublée.
Bussy méditait profondément.
— Tout d'abord, dit-il après un long silence, un
mot d'elle, un sourire, une fleur cueillie par ses doigts
m'eussent fait son débiteur. Mais aujourd'hui, après
ce que j'ai enduré, je serai plus exigeant.
— J"attends I dit le musulman .
— Eh bien, je veux d'elle : un baiser! rien de plus:
mais cela je l'exige, et je n'accepterai aucune autre
rançon.
— Un baiser ! s'écria Arslan en contenant mal son
indignation.
— J'ai dit!
— Je ne suis qu'un instrument d'obéissance, je
porterai ta réponse.
— Je me nomme Charles de Bussy, tu me retrou-
veras aisément.
— Le Seigneur soit avec toi, dit Arslan en posant sa
main sur son cœur, puis sur son front.
— Que Dieu t'ait en sa sainte garde, répondit le
marquis en s'inclinant.
Le guerrier s'éloigna rapidement et disparut.
Ayant hâte d'être seul et de rentrer chez lui, Bussy
se dirigea vers la sortie ; mais, au moment où il allait
franchir le portail d'honneur, un officier l'arrêta.
UNE FÊTE CHEZ LE GOUVERNEUR DE L'INDE M"
— Capitaine, lui dit-il, le gouverneur vous prie de
rester et d'aller l'attendre dans son cabinet, où il vous
rejoindra bientôt; il a de graves nouvelles à commu-
niquer à l'état-major et aux officiers.
Bussy salua celui qui lui avait parlé et retourna
sur ses pas.
7.
X
LE NABAB SE FACHE
Le cabinet de Dupleix était une salle vaste, haute
de plafond, avec de larges fenêtres, mais très sobre-
ment meublée : des fauteuils, une grande table ,
dominée par une mappemonde; des livres et des
registres sur des rayons, et plusieurs cartes suspen-
dues aux boiseries des murailles.
M. Friel, assis à la table, écrivait rapidement,
tandis que la porte, s'ouvrant sans bruit, donnait
passage à chaque moment à de nouveaux arrivants.
Tous les membres du ccmseil supérieur, qui n'étaient
pas retenus à Madras, entraient successivement; et
les officiers, en tenue de bal, encore essoufflés de la
dernière danse, s'avançaient vite, s'essuyant le front
avec leur fin mouchoir parfumé.
— Savez-vous quelque chose, Friel?
Mais le conseiller, sans parler, faisait signe que ce
qu'il écrivait était très pressé.
La musique, les bruits de la fête qui continuait,
LE NABAB SE FACHE 119
arrivaient jusque-là, un peu étouffés. Bussy, debout
devant une fenêtre, voyait les groupes aller et venir
sous les illuminations du jardin. Les bouchons de
Champagne sautaient toujours, et les couples de dan-
seurs tournoyaient sous le vélum doucement agité
par la brise.
Mais la foule s'éclaircissait; on entendait rouler les
carrosses sur le pavé de la cour d'honneur; une lueur
rose emplissait déjà le ciel.
Dupleix entra par une porte dérobée.
Un pli vertical, entre ses sourcils, indiquait seul une
vive préoccupation : hors cela, l'expression du visage
était sereine, avec une fièvre d'héroïsme dans les
yeux. Il se laissa tomber dans un fauteuil, lassé
d'être debout depuis tant d'heures.
— Messieurs, dit-il, des événements graves, que
j'avais prévus, mais qui arrivent plus tôt que je le
craignais : le nabab du Carnatic assiège Madras.
Il y eut une exclamation presque muette.
— Vous savez que j'avais promis à Allah-Verdi de
lui remettre cette ville; mais dans mon idée c'était
après l'avoir démantelée. La malheureuse obstination
de La Bourdonnais ne m'a pas permis de tenir ma
promesse et l'orgueilleux musulman se fâche.
— Eh bien, il faut la tenir aujourd'hui, s'écrièrent
les plus anciens membres du conseil, il faut rendre
Madras au nabab.
— Non, messieurs, non, ce n'est pas mon avis,
répliqua vivement Dupleix ; il est impossible de
démolir les remparts sous les yeux de l'ennemi, et
rendre la ville telle qu'elle est serait une véritable
120 LA CONQUÊTE DU PARADIS
folie. Ce serait d'ailleurs manquer de dignité que
nous soumettre ainsi , et notre crédit en serait
obscurci. Puisque le nabab nous attaque, à mou avis,
il faut nous défendre.
— Gomment serait-ce possible dans l'état où nous
ont mis les dernières affaires? Nous sommes une poi-
gnée d'Européens : que pouvons-nous contre une
armée, tandis que l'escadre anglaise nous menace,
et que nous n'avons plus rien à lui opposer sur
mer?
— L'escadre est le point noir à l'horizon, dit
Dupleix, et le nabab c'est le danger immédiat. Si,
avec l'aide de Dieu, nous en triomphions, notre
situation serait meilleure pour faire face au danger
prochain. Si, au contraire, on nous reprend Madras,
nous sommes bien prés de notre perte.
— Mais enfin qu'avez-vous à mettre en ligne contre
l'armée du nabab?
— L'armée du nabab compte environ dix mille
hommes. Nous avons à Pondichéry cinq cents Euro-
péens et quinze cents cipayes ; à Madras, cinq cents
blancs et six cents soldats indigènes : en tout, mille
Européens, répondit fièrement Dupleix.
— Un contre dix I Vous n'avez pas l'idée de jouer
cette partie?
— Vous la voulez pire encore ; vous voulez voir
Pondichéry assiégée par terre et par mer; vous voulez
voir les Indiens alfiés des Anglais!
— Monsieur, s'écria Bussy en s'approchant vive-
ment du gouverneur, j'ai la plus grande confiance
dans votre génie, je suis prêt à marcher, avec la cer-
LE NABAB SE FACHE 121
titude du succès. Je vous promets de conduire mes
hommes à la victoire.
Dupleix, qui avait pâli devant l'opposition du con-
seil, sourit au jeune homme.
— Merci, capitaine, dit-il, c'est ainsi qu'il faut être
pour réussir; la confiance c'est la moitié du succès.
A ce moment Paradis entra. On l'avait vainement
cherché au bal, dont il s'était retiré depuis longtemps
pour s'aller coucher et, comme il habitait à Oulgaret,
en bon air, à la campagne, il était en retard. Il
arrivait sans perruque, achevant de se rhabiller tant
bien que mal.
— Ah! voilà mon vieil ingénieur! s'écria Dupleix.
11 est inutile de lui demander son avis à lui : on lui
dirait de marcher seul contre une armée qu'il mar-
cherait.
— Et ché la mettrais en téroude, dit Paradis avec
un bon rire.
— Messieurs, je résume la situation, dit le gouver-
neur en se levant. Si nous refusons la lutte, nous
sommes certainement perdus et déshonorés ; si nous
l'acceptons, malgré l'inégalité de nos forces, le succès
n'est pas impossible, et, alors, les Anglais ne nous
tiennent pas encore. Figurez-vous que nous sommes
sur mer pendant une tempête; messieurs, je vous
en prie, ne troublez pas le pilote qui veut vous
sauver.
— Eh bien, soit! agissez. Vous avez notre confiance
et nous ne vous entraverons pas.
— Je n'attendais pas moins de vous, dit Dupleix
avec un soupir de délivrance; merci, messieurs; vous
122 LA CONQUETE DU PARADIS
pouvez vous retirer. Je garde seulement les officiers;
le temps presse, et nous avons beaucoup à faire.
Les membres du conseil s'éloignèrent.
On éteignit les lampes, car il faisait grand jour, et
le silence s'était fait dans le palais.
— Êles-vous prêt, Friel? demanda Dupleix.
— Votre signature et votre sceau.
— J'expédie l'ordre à d'Espréménil, le nouveau
gouverneur de Madras, de ne rien risquer, de se
borner à une défense passive, dit Dupleix en signant
les dépêches; je lui recommande de n'agir que s'il y
est absolument forcé, tout en poussant ses armements
avec énergie. Pendant ce temps, j'amuse encore le
nabab par des négociations qui nous feront gagner
quelques jours. Voici maintenant ce que je compte
faire, messieurs, et ce que j'attends de vous. Comme
il est impossible de compromettre la sûreté de la ville
et de dégarnir Pondichéry, je vais remuer ciel et terre
pour organiser et équiper deux cents Européens et
sept cents cipayes, dont je confierai le commandement
à Paradis. De Biissy restera ici avec ses volontaires,
prêt à marcher, s'il y avait nécessité absolue. Dès
que mes hommes seront sous les armes, Paradis
partira, et si le mouvement que je médite réussit, j'ai
bon espoir du succès. Mais il faudra faire des pro-
diges, mon vieil ingénieur, et je n"ai pas un canon à
vous donner.
— Nous aurons nos fusils et nos baïonnettes, dit
Paradis en secouant sa bonne tête énergique.
— Entre les mains d'un brave comme vous, cela
peut suffire, et la discipline européenne, si je ne me
LE NABAB SE FACHE 123
trompe, doit avoir raison de la cohue désordonnée
d'une armée indienne. Allons, messieurs, allez vous
reposer, ajouta le gouverneur en faisant un geste
d'adieu; revenez dans l'après-midi chez madame Du-
pleix, je vous dirai les nouvelles.
Les officiers saluèrent et sortirent.
— Restez, Bussy, dit Dupleix, en retenant le jeune
homme, j'ai besoin de vous. Il s'agit de faire passer
une sorte de revue morale aux hommes que je vais
équiper en hâte. Ce qu'on m'envoie de France pour
former mon contingent est, je dois vous l'avouer, à
faire frémir : voleurs, aventuriers, escrocs, enfin
l'écume des bagnes; mais ces gens-là sont braves, en
généraUet risquent leur peau sans trop se faire prier.
Tâchez d'être physionomiste et de me choisir les plus
hardis coquins, ceux qui se sont déjà battus et chez
qui la fibre patriotique vibre encore un peu. Mais ne
les croyez pas sur parole, ils mentiront effrontément.
On vous remettra leurs dossiers pour que vous puis-
siez contrôler leur dire. Et encore, quand vous aurez
fini ceci, si vous pouvez faire quelques enrôlements
dans la vifie, ce n'est pas à dédaigner. Promettez une
bonne paye. Moi je cours aux magasins de vêtements,
tandis que Paradis va passer les armes en revue.
Restez ici, nos sacripants vont vous y rejoindre ; vous
retiendrez ceux que vous aurez choisis et Paradis
viendra les prendre dans quelques heures.
Bussy resta seul quelques instants, heureux d'être
chargé d'une mission de confiance. Il admirait le sang-
froid et le calme du gouverneur, dans une situation
vraiment terrible ; cette audace du génie, n'hésitant
124 LA CONQUETE DU PARADIS
pas à tenir tête à une armée, avec une poignée
d'hommes, l'enthousiasmait.
Bientôt la porte se rouvrit toute grande et, sous la
conduite de deux grenadiers, s'avancèrent des êtres
de mines très farouches et lamentablement dégue-
nillés. Ils avaient l'air d'accusés conduits au tribunal.
La vue de ce beau jeune homme en costume de bal,
qui les accueillait en souriant, les déconcerta. La soie
des habits, l'autorité du regard, leur donna l'impres-
sion vague de quelque chose de supérieur. Ceux qui
avaient des bonnets ou des chapeaux les ùtèrent.
Bussy leur parla avec une bonhomie cordiale, leur
démontrant qu'en servant bien la patrie on pouvait
effacer quelques fautes de jeunesse, acquérir de la
considération et faire des fortunes rapides.
Friel avait apporté un registre, qui contenait une
courte biographie de chaque homme en regard de
son nom. Il faisait l'appel et montrait au marquis les
quelques lignes utiles à lire.
Beaucoup avouèrent de légères peccadilles. Bussy,
les yeux sur le registre, ne pouvait pas toujours
retenir une grimace devant l'énormité des peccadilles.
Mais il écartait surtout les malingres, les souffreteux
ou ceux qu'un vice abrutissant stigmatisait visible-
ment.
Quand Paradis revint dans le cabinet du gouver-
neur, il eût pu se croire dans une caverne de brigands ;
mais cet aspect ne lui déplut pas.
— Ma foi! voilà de bons diables! s'écria-t-il. C'est
tout à fait ce qu'il me faut. Sous le harnais, ils seront
superbes.
LE NABAB SE FACHE 125
— Mes braves, dit Bussy à ces hommes qui s'étaient
d'eux-mêmes mis en rang et se tenaient droits, voici
le commandant sous lequel vous servirez. Vous avez
la bonne fortune d'avoir pour chef un héros ; tâchez
d'être dignes de lui.
— Yive le commandant! s'écrièrent les nouveaux
soldats en agitant leurs bonnets.
Paradis se frottait les mains :
— Passons dans le cabinet de toilette, dit-il, nous
en sortirons magnifiques, comme des chenilles qui
deviennent papillons.
La petite troupe défila, guidée par les deux grena-
diers. Paradis les suivit. Mais, avant de sortir, il
lança un clin d'oeil et un sourire à Bussy. .
— Ça va bien ! dit-il.
Le lendemain quand, vers trois heures de l'après-
midi, Bussy retourna au palais, on le guida vers une
aile qu'il ne connaissait pas encore et on l'introduisit
dans un joli salon, au premier étage.
Tout était en harmonie dans cette pièce avec les
tentures des murailles, de soie vert clair, à rayures
plus foncées brochées de roses blanches ; les légères
boiseries sculptées des fauteuils, larges et carrés,
étaient peintes de ce même ton glauque; les dessus
de portes représentaient des scènes aquatiques et, sur
la haute cheminée, la pendule, en porcelaine de
Sèvres, montrait des nymphes dans des roseaux.
Des officiers, des employés entraient dans le salon.
Dupleix parut bientôt.
— Eh bien, capitaine, dit-il en apercevant Bussy,
ayez-vous du nouveau? Nos enrôlements?
126 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— J'amène trente Français braves et solides; mais
pour les avoir — peut-être ai-je eu tort — je me suis
engagé en votre nom, monsieur, à leur pardonner
une faute des plus graves.
— Vous avez bien fait, dit Dupleix. J'aime que dans
les cas pressants, un officier sache prendre une réso-
lution.
— Vous me rassurez tout à fait, monsieur : il s'agit
de trente matelots, échappés par miracle au naufrage
de leur navire et tellement terrifiés de l'horreur de
la dernière tempête qu'ils se sont enfuis, jurant de
ne jamais remettre le pied sur un bateau.
— Ah bah! vous les avez retrouvés? dit Dupleix
joyeusement, je pensais beaucoup à ces pauvres dia-
bles, dont je savais la désertion; mais on ne pouvait
pas les découvrir.
— Le hasard seul m'a servi : il s'est pour ainsi dire
couché en travers de ma porte, sous la forme d'un
ivrogne, qui était justement un de ces matelots.
— Voilà un hasard courtois.
— L'homme, revenu à lui, m'a avoué son aventure;
il était dépêché par ses compagnons qui, depuis leur
fuite, se cachent dans les bois et dans les taillis,
vivant on ne sait comment ; mais, à bout de forces,
ils envoyaient leur camarade en éclaireur, pour voir
s'ils étaient suffisamment oubliés et pouvaient se
cacher dans la ville et y trouver quelques moyens
d'y subsister. Celui qui me parlait était le maître-coq
de son navire ; il parait qu'une marmite lui a servi de
véhicule pour venir jusqu'à terre, et ce qu'il a enduré
pendant ce singulier voyage a failli le rendre fou.
LE NABAB SE FACHE 127
— Le cuisinier sauvé par la marmite, voilà qui est
curieux, dit Dupleix; cependant, ce n'est pas la pre-
mière fois : j'ai entendu quelque chose comme cela h
propos d'un matelot de la Vénus. Faites-moi venir
ces trente gaillards, ils seront fort bien reçus.
— Ils sont là, sur la place devant le palais.
— Voilà qui est parfait. Merci, monsieur, je vois
que vous savez agir bien et vite.
Dupleix sonna et donna l'ordre qu'on fît conduire
ces hommes au magasin d'habillement.
A ce moment deux pages, en livrée pourpre et or,
ouvrirent une porte, et, en silence, se tinrent debout
de chaque côté.
— Messieurs, dit le gouverneur, ma femme nous
attend.
Et il entra le premier, Bussy et les autres le suivi-
rent.
Le lieu où ils pénétrèrent était d'un aspect inattendu,
après le salon tout français que l'on quittait. C'était
une salle orientale, ayant à son centre une vasque de
marbre, dans laquelle s'égrenait un jet d'eau; des
faïences persanes, d'une rare beauté, couvraient les
murs et le sol, cachées par places sous les tapis et
les coussins; le plafond se creusait en voûte d'azur,
constellée d'or, et, tout à l'entour, des vitraux empri-
sonnés entre deux châssis de bois découpés, velou-
taient l'éclat du jour.
La begum était à demi couchée sur un divan, dans
un renfoncement, tout resplendissant d'une mosaïque
d'or et drapé de riches étoffes; elle fumait le houka
comme les femmes du harem, vêtue comme elles;
128 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Chonchon était assise à ses pieds ayant près d'elle
Louise de Kerjean.
— Vous avez vu la marquise hier, dit Dupleix à
Bussy, aujourd'hui vous voyez la sultane.
Le sol de la salle présentait des différences de
niveau, ce qui donnait prétexte à de jolis motifs d'orne-
mentation, à des colonnettes, des balustrades, des esca-
liers, dans l'angle desquels s'enchâssaient de moelleux
divans.
Le gouverneur s'assit sur un carré, près de sa
femme; et, après avoir salué la begum, chacun se
plaça à son idée, tandis que des serviteurs spéciaux
allumaient des houkas et les offraient à ceux qui vou-
laient en user.
Mais Mme Dupleix retint Bussy auprès d'elle,
— Voulez-vous être mon secrétaire, aujourd'hui?
lui dit-elle. Hadji Abd Allah, qui sait dix langues, au
moins, s'avise d'être malade.
— Serai-je digne de l'honneur que vous me faites,
madame? Je ne suis pas à ce point polyglotte.
— Vous savez le tamoul, c'est tout ce qu'il faut,
vous êtes le seul ici, avec moi, qui le parliez. Ainsi
nous pourrons dire tout ce que nous voudrons, ajoutâ-
t-elle, en riant.
— Défiez-vous de Chonchon, dit Dupleix; elle pré-
tend comprendre le tamoul.
— Elle se vante, la paresseuse; à peine en sait-elle
quelques mots.
— Je sais dire : Maman, que je t'aime et que tu es
belle! répondit Chonchon en tamoul.
La begum lui envoya un baiser du bout des doigts.
LE NABAB SE FACHE 129
Un officier de marine entra, portant des dépêches.
— De Madras! enfin! s'écria Dupleix.
Le gouverneur, rapidement, ouvrit les lettres, qu'il
lut d'abord pour lui seul, au milieu d'un silence pro-
fond.
— C'est de d'Espréménil, dit-il bientôt. Voici ce
qu'il m'écrit, messieurs. « Marphiz-Khan, le fils aîné
du nabab Allah-Verdi, est à la tête de l'armée ennemie.
Il campe sur les rives du Montaron et semble vouloir
se borner à un blocus peu dangereux, puisque nous
gardons par mer et par terre nos communications
avec vous. Nous ne découvrons aucune trace de tra-
vaux de siège. Nous ne voyons que d'innombrables
cavaliers, des tentes, que leur blancheur dénonce sous
les banyans et les cocotiers, et quelques sentinelles
immobiles, accroupies sur leurs talons. Nous veillons.
L'esprit de la garnison est excellent. »
— Cette inaction doit cacher quelque piège, dit
Dupleix en refermant la lettre, mais nous aurons
bientôt des nouvelles plus fraîches par mes chame-
liers-courriers, qui marchent comme le vent, avec des
relais d'heure en heure.
— Un émissaire de la begum I annonça un serviteur
noir, en soulevant la draperie qui masquait une petite
porte dérobée.
— Voici le moment d'entrer en fonctions, monsieur
de Bussy ; vous traduirez et écrirez rapidement ce que
cet homme va nous dire.
Et Mme Dupleix poussa vers le jeune homme une
sorte d'escabeau incrusté de nacre, sur lequel était
posée une êcritoire d'or.
130 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Celui qui entra était un Hindou, vêtu seulement d'un
langouti de toile blanche. Il se précipita à genoux
devant la begum et toucha le sol du front.
— Parle, dit-elle, qu'as-tu à m'apprendre?
L'Hindou se redressa, mais resta à genoux.
— Lumière du monde, dit-il, dispensatrice des grâ-
ces, maîtresse de notre vie! puisse ton ombre ne
jamais décroître, puisse ta fortune s'élever jusqu'aux
étoiles! Selon tes ordres, je me suis caché sous le
costume d'un de ces vils adorateurs d'Allah et, sans
éveiller de soupçons, j'ai pu me glisser au milieu de
l'armée du nabab. Le général Marphiz-Khah, plein de
ruse et de malice, cherche à détourner le cours du
Montaron, pour tarir la source qui alimente Madras et
faire mourir de soif ceux qui défendent la ville. Voilà,
begum, ce que j'ai surpris; les soldats construisent
une digue énorme en travers du fleuve et travaillent
avec tant d'activité que, peu d'heures après mon
départ, les assiégés ont dû s'apercevoir que l'eau dimi-
nuait dans la ville.
— Est-ce tout ce que tu sais?
— C'est tout, begum.
— C'est bien, va. Tu recevras ta récompense.
L'homme se prosterna de nouveau, puis se leva et,
après avoir salué les assistants en croisant ses bras
sur sa poitrine, sortit rapidement.
Bussy donna lecture de sa traduction.
— Je me doutais bien de quelque ruse, dit Dupleix.
Le manque d'eau est intolérable sous cette latitude
et il faut absolument que d'Espréménil tente une
sortie .
LE NABAB SE FACHE 131
— Le chamelier-courrier I annonça un valet, en
ouvrant une autre porte.
Dupleix, plein d'impatience, alla au-devant du mes-
sager. C'était un soldat, qui lui remit la dépêche, en
faisant le salut militaire.
Le gouverneur lut tout haut :
— « ... L'ennemi a détourné le Montaron, l'eau nous
manque subitement et la population est exaspérée. Je
détache un corps de quatre cents hommes, avec deux
pièces de campagne, pour essayer de repousser les
assiégeants au delà du fleuve... » Le combat est donc
engagé à l'heure qu'il est, dit Dupleix. Pour la pre-
mière fois les Indiens et les Français sont en pré-
sence. Quatre cents hommes et deux canons contre
une armée! c'est à faire frémir!... Que Dieu nous
donne la victoire!
Son beau visage avait pâli. Il demeura un instant
immobile, les sourcils contractés, le front penché vers
la terre; mais bientôt il releva la tête.
— Monsieur de Bussy, dit-il, faites-moi la grâce
d'aller trouver Paradis et dites-lui qu'il doit, à tout
prix, être prêt ce soir; de Mainville et Kerjean vous
accompagneront et se mettront avec vous à sa dispo-
sition. Nous sommes le 2 novembre, le 4 au matin
Paradis doit avoir rejoint l'ennemi.
Les trois jeunes gens saluèrent rapidement et sorti-
rent. Tous ceux qui se trouvaient présents compre-
nant que la réception était finie se retirèrent aussi.
Resté seul avec sa femme et les jeunes filles, ser-
rant son front dans ses mains, Dupleix se laissa tomber
sur le divan, près de la begum.
ISî LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Jeanne! Jeanne! s'écria-t-il, j'ai le cœur tenaillé
par l'inquiétude, et pourtant je suis frémissant d'es-
poir. Toi seule sais de quelle importance serait pour
moi cette victoire, et quelle agonie si j'échouais!
— Aussi je tremble et j'espère comme toi, dit
Jeanne, la fièvre me dévore.
Et elle mit ses mains brûlantes dans celles de son
mari.
— Le plus terrible, c'est de passer le temps de ces
heures d'attente, longues comme des siècles; ne rien
savoir quand tout est déjà perdu ou sauvé, c'est cela
qui est mortel; le vent a beau gonller les voiles, le
chamelier dévorer l'espace, c'est long, c'est long!
— Sois calme; le cerveau qui dirige, pour être par-
faitement lucide, doit garder sa tranquillité.
— J'y fais tous mes efforts; mais la partie est si
monstrueusement inégale qu'à moi-même, à présent,
il me semble téméraire de l'avoir risquée.
Il baisa la main de sa femme et lui sourit.
— Parlons d'autre chose, dit-il; de Bussy s'est-il
bien tiré de sa traduction?
— A merveille, ce qu'il vous a lu était traduit mot
pour mot.
— Il a fort bien exécuté aussi ce dont je l'avais
chargé, dit Dupleix : il me semble avoir de l'énergie
et de l'initiative. Que penses-tu de lui, Chonchon? Tu
as dansé et causé avec ce jeune homme au bal?
Chonchon rougit et parut interdite.
— Je ne sais, répondit-elle d'une voix mal assurée,
je le connais trop peu : cependant, il me semble qu'il
n'est pas comme les autres.
LE NABAB SE FACHE 133
— Pas comme les autres! c'est beaucoup cela. Pour
moi, j'avoue qu'il me plaît infiniment. Allons! au
revoir, enfants : je dois avoir une dernière confé-
rence avec Paradis, avant son départ. Faites des vœux
pour moi.
Et Dupleix quitta le boudoir oriental, après avoir
embrassé sa femme et les jeunes tilles.
XI
FRANÇAIS ET HINDOUS
La foule stationne devant le palais du gouverne-
ment, agitée, anxieuse, avide de nouvelles. Le bruit
de la bataille engagée avec les Hindous s'est répandu,
on ne sait comment; puis on a vu partir, la veille au
soir, sous les ordres de Paradis, les deux cent trente
Français et les sept cents cipayes. L'inquiétude est à
son comble, car tous ces commerçants tremblent pour
leur fortune. Que va-t-on devenir si le nabab reprend
les possessions et les privilèges concédés? s'il interdit
le commerce? La défaite, c'est la colonie perdue, la
ruine ! Se battre avec les Anglais, passe encore, puisque
la France est en guerre avec eux, et que leur piraterie
et leur insolence dépassent tout ce qu'on peut ima-
giner; mais avec les Hindous, n'est-ce pas de la folie?
On trouve, en général, le gouverneur trop aventu-
reux; le bruit court qu'il a un peu forcé la main au
conseil, dont la sagesse réprouvait cette expédition.
Et les commentaires, les conjectures, les vains bavar-
l'^RANÇAIS ET HINDOUS 135
dages roulent de groupe en groupe, emplissent la
place d'un bourdonnement de ruche.
Pendant ce temps, Dupleix, au fond de son cabinet,
explique à ses officiers son plan de bataille.
Voilà la seconde nuit qu'il ne se couche pas. La
fièvre de l'attente le dévore : cette sortie de d'Espré-
ménil, quel sort a-t-elle eu? Le chamelier-courrier est
en retard. A chaque moment le gouverneur se lève,
écoutant si personne ne vient.
Cependant une rumeur se fait entendre, un brou-
haha, puis des pas précipités dans la salle voisine.
— Enfin I
La lettre est dans la main de Dupleix qui hésite à
l'ouvrir. Il ferme les yeux, s'essuie le front. Mais par
un effort de volonté il se remet, reprend son calme,
prêt à tout, et brusquement brise le sceau.
— Victoire!
Ce mot s'échappe de ses lèvres; c'est le premier qui
resplendit en tête de la lettre, écrite aussitôt le
combat fini, tout émue encore et frémissante.
« Notre corps de quatre cents hommes sort de
Madras, gagne la plaine et se forme en bataille, mas-
quant nos deux canons. A peine sommes-nous en
marche que la cavalerie du nabab se rassemble pour
charger, et l'énorme escadron s'ébranle, roule vers
nous comme un torrent, comme une avalanche. Au
moment où il semble devoir nous broyer, nous fai-
sons brusquement un mouvement de demi-conversion
à droite et à gauche, démasquant nos pièces, qui tirent
aussitôt. Deux sillons sanglants se creusent dans la
colonne ennemie. Elle reprend son ordre cependant et
136 LA CONQUÊTE DU PARADIS
continue d'avancer; la seconde décharge ne se fait
pas attendre, et la troisième arrête court l'élan héroïque
de tout à l'heure. La rapidité de notre tir semble
avoir stupéfié et fasciné les cavaliers du nabab; ils
restent là sans avancer ni reculer, comme s'ils atten-
daient la fin de cette canonnade qui, à leur idée, ne
peut pas durer. La quatrième décharge brise cette
illusion. Alors, à notre grande surprise, nos adver-
saires tournent bride et une déroute folle, un saave-
qui-peut extravagant les emporte jusqu'au quartier
général de Marphiz-Khan. Sans un mort, sans même
un blessé, nous rentrons dans Madras, ivres de joie.
Ce 2 novembre 1746 ^ »
— • Je ne m'étais donc pas trompé, s'écria Dupleix
dont les yeux rayonnaient, la discipline européenne,
la valeur de nos soldats et la précision de nos armes,
ont pu suppléer au nombre.
Mme Dupleix entra précipitamment et se jeta dans
les bras de son mari.
— Je sais! je sais! dit-elle. Ils ont fui, abandon-
nant tentes et bagages; ils perdent soixante-dix
hommes et, par miracle, pas une goutte de sang
français n'a coulé. Un de mes Hindous vient de m'ap-
porter la bonne nouvelle. Il m'apprend aussi que
Marphiz-Khan, en même temps que sa cavalerie lui
revenait en déroute, recevait l'avis de la marche du
petit détachement de Paradis, et qu'il se met lui-même
à la tête de ses troupes pour se porter à sa rencontre
et le détruire, avant qu'il ait pu communiquer avec
1. Lettre de d'Espréménil à Dupleix, 2 novembre lTi6.
FRANÇAIS ET HINDOUS 137
Madras. Il va s'établir à Saint-Thomé et camper sur
le bord de la petite rivière de l'Adyar, que Paradis
doit traverser.
— S'il croit surprendre mon vieil ingénieur, il se
trompe fort, dit Dupleix; il sera prévenu à temps.
Qu'un courrier parte sur-le-champ et que les relais
soient doublés. D'Espréménil a déjà l'ordre de mar-
cher à la rencontre de Paradis et de le joindre à tout
prix! Maintenant j'ai confiance, messieurs; si Dieu
ne m'abandonne, c'est ici même que l'orgueilleux
nabab, qui nous considère comme une poignée de bar-
bares, sera terrassé.
Et il posa le doigt sur un point de la carte.
Un grand bruit se faisait entendre au dehors, la
foule avait envahi la cour d'honneur, sur les pas du
porteur de nouvelles, et, pleine d'impatience, vocifé-
rait.
— Ne soyons pas égoïstes, dit le gouverneur en
ouvrant toute grande une des fenêtres.
Il fit un signe, et un profond silence s'établit aus-
sitôt. Alors Kerjean lut la lettre de d'Espréménil,
d'une voix haute et claire.
Une immense acclamation s'éleva, lorsqu'il eut fini,
les mains battirent, les chapeaux volèrent au cri de :
Vive la France! vive notre grand gouverneur!
— Vive le roi! cria Dupleix en se découvrant. Puis
il quitta la fenêtre, pour recevoir les membres du con-
seil qui venaient le féliciter.
XII
MÉLIAPORE
La route, à peine tracée, et par moments sentier,
côtoie la rivière dont on aperçoit les miroitements
à travers les rotangs noueux, et les grands bambous,
aux minces feuilles claires, qui flottent gracieusement
comme des lanières de soie. Deux cavaliers s'avancent
sous l'ombre transparente, suivis, à peu de distance,
par une cinquantaine d'archers.
On dirait deux adolescents. Celui qui marche un
peu en avant de l'autre est d'une beauté si surpre-
nante, que ceux qui le croisent dans sa marche demeu-
rent muets d'admiration. Le cheval qui le porte,
couleur fleur de pêcher, a une grâce sans pareille.
La selle est en velours pourpre et le mors est une
chaîne d'argent ciselé.
Une tunique de drap d'or moule la taille élégante
du jeune homme ; un casque léger, avec un oiseau de
pierreries pour cimier, le coiffe, et il tient à la main
un arc, en laque d'Ispahan.
MÉLIAPORE 139
Son compagnon brille auprès de lui comme une
étoile prés de la lune; il est vêtu d'étoffe d'argent et
armé seulement d'un poignard. Des esclaves marchent
de chaque côté, agitant autour des chevaux, de longs
époussetoirs de crin, pour éloigner les mouches.
— L'étape est longue, ce matin, dit le jeune homme
qui chevauche le premier ; le soleil est haut déjà et
verse une pluie de feu à travers les feuillages.
— Je crois voir briller la soie de nos tentes, au bas
de cette côte, dit l'autre, là, tout près de la rivière,
à l'ombre d'un bois touffu.
— L'endroit est bien choisi. Hâtons-nous donc, et
gagnons plus vite notre repos.
On presse l'allure des chevaux, on les lance sur la
pente, veloutée de gazons épais qui assourdissent le
bruit des pas ; et bientôt les jeunes cavaliers s'arrê-
tent et sautent à terre, sans être aidés de personne,
devant une tente magnifique, en satin rouge sur lequel
sont brodées des scènes du Ramayana. L'intérieur est
aménagé comme une salle de palais : des tapis, des
coussins de soie, le houka incrusté de pierreries, les
esclaves agitant des éventails de plumes. Une colla-
tion est servie sur desplateaux d'or.
Déjà les voyageurs sont étendus sous la tente fraî-
che, ôtant leur casque, dégrafant leur baudrier.
Les draperies de l'entrée, largement relevées, lais-
sent voir le paysage, et la rivière claire et rapide.
— Qu'est-ce donc, là, cet homme, debout sur une
pierre, qui nous tourne le dos et regarde au loin si
attentivement ?
— • Un voyageur comme nous, sans doute.
140 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Pourquoi l'a-t-on laissé approcher si près de
notre halte ?
— C'est peut-être un prince. Je vois scintiller des
diamants sur sa coiffure, et, là-bas, deux pages tien-
nent des chevaux bien harnachés. Nous saurons
bientôt qui il est, d'ailleurs ; notre umara s'approche
de lui.
— Avec quel respect il salue cet inconnu ! C'est
quelque adorateur d'Allah, comme lui.
— A peine s'il répond au salut. Cependant il se
détourne et s'avance comme s'il voulait venir vers
nous.
— Qui peut-il être pour avoir une telle audace ?
— Un seigneur puissant, car Arsian-Khan ne le
retient pas.
Le nouveau venu s'avance, en effet ; il est à l'entrée
de la tente, et pose la main sur son cœur, puis sur
son front. C'est un homme dans la force de l'âge,
d'une belle figure franche et noble. Il est vêtu simple-
ment, mais son sabre magnifique et l'aigrette de son
turban laissent deviner qu'il est d'un rang élevé.
— Divine reine de Bangalore, dit-il, puisse ton
ombre couvrir le monde I Je baise la poussière sous
tes pieds.
— Qui t'a dit que j'étais une femme et non un guer-
rier comme toi ?
— Tu es l'un et l'autre pour la torture de l'humanité.
0 reine doublement cruelle ! tu manies la lance et le
glaive comme si tes yeux ne te suffisaient pas pour te
donner toutes les victoires, et, non contente d'avoir
réduit au désespoir les hommes qui ont eu le bonheur
MÉLIAPORE 141
funeste de te voir, tu vas nous ravir encore le cœur
de toutes les femmes, en te montrant à elles sous la
forme du plus beau des hommes.
— Ces louanges ne répondent pas à ma question.
— La bannière de Bangalore, qui flotte au sommet
de ta tente, ne dénonce-t-elle pas ta majesté ?
— Qui donc es-tu, pour si bien connaître les ban-
nières ?
— Je suis ton humble esclave : Chanda-Saïb, le
gendre du nabab Sabder-Aly.
— Ah ! tu es Chanda-Saïb, dit la reine avec une
expression un peu moins hautaine; tu es ce prince
malheureux, que l'assassinat et la trahison privent
de famille?
— Oui, dit-il avec un soupir, le nabab du Carnatic,
mon beau-père, est mort sous le poignard, et le frère
de ma femme vient d'être frappé aussi, dans la fleur
de son printemps. Seul héritier légitime, je suis dépos-
sédé, et je crains aujourd'hui pour ma liberté et pour
ma vie.
— Mes aïeux régnaient sur ce pays, que les tiens
ont conquis, et que d'autres te reprennent, dit la reine.
La volonté des dieux est obscure, il faut subir la
destinée.
— Lutter et triompher de l'injustice vaut mieux,
et c'est là mon espoir.
Tout en parlant et sans y prendre garde, Chanda-
Saïb s'était avancé de quelques pas.
— Tu es mon hôte, puisque tes pieds ont franchi
ce seuil, dit la reine; assieds-toi et prends ta part de
ces mets.
142 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Je suis touché d'un tel honneur, dit le prince
qui s'assit et prit une mangue.
— Tu vois en moi une pénitente, reprit Ourvaci
après un moment de silence, une mortelle lourde de
péchés, qui se rend, dans le plus modeste équipage,
à la vieille pagode de Sadraspatnam.
— Que ton pèlerinage soit heureux ! dit Chanda-
Saïb. Je me réjouis de m'étre trouvé sur ton chemin,
et de pouvoir te dire qu'il y a du danger à poursuivre
ton voyage sans précaution.
— Qu'est-ce donc ?
— La guerre. Un combat, qui m'intéresse au plus
haut point, aura lieu tout à l'heure, à quelques pas
d'ici.
— Et quels sont les combattants?
— L'armée de mon mortel ennemi, de celui qui
usurpe mon trône, du traître Allah- Verdi, qui se dit
nabab du Carnatic, et une petite troupe de Français.
— Les Français, qu'est-ce que cela? Cette race aux
cheveux blancs, peut-être ?
— Ce sont les soldats du grand gouverneur de
Pondichéry, un homme que j'estime au point que je
lui ai confié ce que j'ai de plus cher au monde, c'est-
à-dire ma femme et mon fils.
La reine eut un sourire de dédain, et échangea un
regard avec le jeune cavalier de tout à l'heure, qui
n'était autre que la princesse Lila.
— Et ce sont les apprêts de ce combat que tu
regardais si attentivement?
— Justement! Et je te demande en grâce, Lumière
du monde, la permission de retourner à mon poste
MÉLIAPORE 143
d'observation. C'est le désir d'assister à ce combat qui
m'attirait en ces lieux.
— Ne pourrais-je le voir aussi? dit-elle vivement;
le massacre de ces barbares est un spectacle qui me
plairait beaucoup.
— Rien n'est plus aisé : du sommet de ce tertre
tapissé de fleurs, on découvre tout le champ de
bataille.
— Allons, dit-elle, en se levant sous l'aiguillon
d'une ardente curiosité.
On porta, sur la hauteur désignée, des coussins et un
parasol frangé de perles sous lequel la reine s'installa.
La rivière, d'un azur splendide, faisait un coude,
puis coulait, presque droite, à perte de vue, entre
deux rives plates, couleur d'émeraude, interrompues,
çà et là, par des bouquets de mûriers. Sur la rive
opposée resplendissait l'armée du nabab, se dévelop-
pant sur une ligne longue et imposante : l'artillerie
d'abord, puis les cavaliers et, derrière eux, quelques
éléphants, dont l'un, plus haut que les autres, portant
le grand étendard du Garnatic. L'infanterie se massait
au delà.
— Mais, dit la reine, où sont donc vos Français? La
rive où nous sommes semble parfaitement déserte.
— Là, à quelques cents pas de nous; ce bois de
mûriers suffit à les masquer.
— Sont-ils si peu nombreux? Vraiment ces Français
ont une bien orgueilleuse folie !
— Ignores-tu donc, s'écria Chanda-Saïb, que quatre
cents des leurs viennent, sous les murs de Madras, de
mettre en déroute l'armée si brillante de mon rival?
144 LA CONQUÊTE DU PARADIS
La reine eut un geste d'incrédulité.
A ce moment, un formidable roulement de tam-
bours éclata dans le bouquet de mûriers. Une voix
puissante jeta un commandement, et les Français,
brusquement, sortirent du bois, se dirigeant au pas
de course vers la rivière. On aperçut l'éclat rouge
des parements d'habits, la blancheur des bandou-
lières de buffle, et l'éclair des baïonnettes au bout
des fusils.
A certaines nuances vertes ou dorées, dans la rivière,
on reconnaissait qu'elle était guéable ; les Français
entrèrent dans l'eau sans hésiter, toujours accompa-
gnés par le tumulte des tambours; mais ce bruit fut
couvert, soudain, par un fracas de tonnerre : les
canons de l'armée hindoue venaient de tirer.
Ce vacarme ne sembla pas avoir causé grand dom-
mage au bataillon en marche. Quand la fumée se
dissipa, les Français, pleins d'entrain, comme rafraî-
chis par le bain, escaladaient la rive opposée, suivant
leur chef qui, l'épée à la main, courait le premier.
On battit la charge et ils s'élancèrent baïonnettes en
avant, en poussant des hurlements formidables.
Marphiz-Khan venait d'apparaître sur l'éléphant
qui portait l'étendard frangé d'or du Carnatic et le
guerrier, couvert de pierreries, resplendissait au
soleil. Mais d'un élan irrésistible, poussant toujours
ces cris étranges, les Français culbutèrent les canons,
et se jetèrent impétueusement sur le premier rang
des cavaliers. Ceux-ci crurent voir une bande de dé-
mons et, sans attendre la piqûre des baïonnettes
étincelantes, tournèrent bride et s'enfuirent.
MÉLIAPORE 145
Alors les assaillants s'arrêtèrent et, sur un com-
mandement de leur chef, ayant tranquillement Visé,
tirèrent tous ensemble.
L'effet fut terrible. Un grand nombre de cavaliers
tombèrent, renversés sous leurs chevaux ; les cris des
blessés redoublèrent le désordre et accélérèrent la
fuite. Marphiz-Khan lui-même, après un moment
d'hésitation, tourna le dos, hâtant l'allure de son élé-
phant de guerre. Les Français, tout en rechargeant
leurs armes, s'élancèrent à la poursuite de l'ennemi.
— Dieu est grand ! s'écria Chanda-Saïb.
La reine s'était levée et, toute pâle et frémissante,
avait suivi la scène.
— Mon cheval! cria-t-elle;je veux voir la fin de ceci.
Cette fuite est une feinte, Marphiz veut attirer ces
barbares dans Méliapore, pour mieux les écraser.
On amena le bel arabe fleur de pécher, au profil de
gazelle. La reine reprit ses armes et redevint l'ado-
rable guerrier de tout à l'heure.
— Qu'Arslan m'accompagne, dit-elle. Puis se tour-
nant vers sa compagne : Peut-être as-tu peur, Lila ;
reste si tu veux.
— Où tu iras j'irai, dit la princesse. Il est vrai,
l'audace de ces hommes et leurs cris sauvages m'ont
glacé le sang, et j'ai failli mévanouir au bruit du
canon; c'est que je ne suis pas un héros, moi, voilà
tout.
— 0 ma pauvre Lila! dit la reine, douce et pares-
seuse amie, à quelles épreuves je mets ta tendresse !
Reste, je t'en prie, bientiHje te rejoindrai.
— Tu me retrouverais morte d'inquiétude, dit Lila
CONOCÈTE DU PARADIS. 9
14(3 LA CONQUÊTE DU PARADIS
en sautant en selle. D'ailleurs la peur ne manque pas
d'un certaincharme, et quoi qu'il arrive je ne fuirai pas.
— Tu es héroïque à ta manière, dit Ourvaci en
souriant; en route donc!
Chanda-Saïb galopait déjà au bord de l'eau, pré-
cédé par ses deux pages qui cherchaient le gué.
— Par ici, belle reine! cria-t-il; voici le passage.
La petite troupe traversa la rivière et s'élança sur
les traces des combattants.
Le bruit des tambours, qui roulaient sans disconti-
nuer, et la fusillade régulière les guidait sûrement,
et bientôt ils ralentirent leur course, ayant devant
eux l'arrière-garde française.
La déroute emportait les fuyards avec une rapidité
croissante, jonchant leur route de morts et de blessés.
Ils s'écrasaient maintenant à la porte de Méliapore —
que les Européens appellent Saint-Thomé — la petite
ville à laquelle Marphiz-Khan s'appuyait. Ils avaient
le projet de s'y enfermer; mais l'encombrement était
tel qu'il fut impossible de refermer la porte assez tôt,
les Français la franchirent sur les talons des fugitifs.
— Tu vois, dit la reine à Chanda-Saïb, ils tombent
dans le piège, ils entrent dans la ville, et pas un
n'échappera.
— Je crois que tu t'abuses, Apsara céleste, répondit
le prince dont le visage rayonnait de joie; nous assis-
tons au plus étonnant fait d'armes qui se puisse ima-
giner.
— Une armée terrifiée par quelques centaines
d'hommes, c'est impossible, dit Ourvaci dont le beau
sourcil se fronçait de colère et de dégoût.
MÉLTAPORE 147
— Mais ces hommes sont des démons, s'écria Lila;
ils marchent comme si une seule pensée les animait,
s'arrêtent d'un seul mouvement, et quand ils déchar-
gent leurs fusils, on dirait un seul coup de feu.
— Gagnons le faite de cette colline, dit Chanda-Saïb
en désignant un point élevé : de là nous dominerons
la ville.
Le spectacle était affreux maintenant. Tous ces
êtres affolés voulaient sortir par la porte opposée;
mais, dans les rues étroites, le flot humain ne s'écou-
lait pas assez vite et, immobilisé par moments, restait
sans aucun abri, exposé aux décharges régulières et
sûres des vainqueurs.
— Mais c'est de la folie! s'écria la reine; ils sont
hébétés par quelque sortilège, car ils ne se défendent
même pas, ils se laissent massacrer comme des vic-
times par le bourreau.
Après bien des pertes, les fugitifs parvinrent cepen-
dant à traverser la ville, et ils s'élancèrent à travers
champs; ils se croyaient sauvés, lorsque, tout à coup,
des roulements de tambours, et l'éclair d'un coup de
canon en face d'eux, leur firent comprendre que la
retraite était coupée.
Les troupes de Madras venaient d'arriver.
Alors l'armée du nabab, sans faire le moindre effort
pour se rallier, se jeta de côté et, abandonnant les
bagages, se débarrassant de ses armes et de tout ce
qui gênait sa course, s'enfuit en pleine déroute, dans
la direction d'Arcate *.
1. 4 novembre 1746.
148 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Les lâches! disait la reine, pâle de honte, et ce
sont de pareils hommes qui ont conquis notre bel
Hindoustan et le courbent sous leur joug!
— Ils semblent en effet un peu dégénérés depuis
Timour et Baker, dit Ghanda-Saïb en riant; mais cette
journée, funeste à mes ennemis, est glorieuse pour
moi. Permets-moi de prendre congé, Lumière du
monde ; je veux aller saluer le vainqueur et le charger
de mes félicitations pour le grand nabab de Poridi-
chéry,
— As-tu avec toi un interprète? demanda Ourvaci
vivement.
— J'en ai un, et il est ton esclave, comme moi-
même.
— Quand tu seras près de ces barbares, demande-
leur s'il en est un parmi eux qu'on désigne sous le
nom de Charles de Buss3^
Chanda-Saïb regarda la reine avec une profonde
surprise : que pouvait-elle avoir de commun avec cet
étranger, elle qui semblait même ignorer ce que
c'était que des Français? Mais il vit sur le visage de
la jeune femme une expression si étrange de cruauté
et de souffrance qu'il crut être en face d'Azrael, l'ange
de la mort,
— Arslan-Khan t'accompagnera, continua-t-elle, et
me rapportera tes paroles.
— Entendre, c'est obéir, dit le prince : je suis la
poussière sous tes pieds et l'adorateur de ton ombre.
11 s'éloigna, après s'être incliné, en posant la main
sur son cœur, puis sur son front.
De la plaine, Chanda-Saïb se retourna et jeta un
MÉLIAPORE 149
dernier regard vers celle qu'il venait de quitter. Droite
sur son cheval, au sommet de la colline, qui lui faisait
comme un piédestal, elle demeurait immobile, le front
penché. Dans l'azur profond du ciel, sa stature élé-
gante paraissait grandie, et le cimier de pierreries
jetait des flammes.
— Quelle merveille, cette femme! murmurait Chanda-
Saïb; le prince Salabet-Cingh est vraiment un homme
heureux.
Au sommet de la colline, Lila soupirait, n'osant
interrompre autrement la rêverie de la reine, qui
semblait changée en statue. Cependant le soleil brû-
lait; il était dangereux de rester ainsi exposées. La
princesse approcha son cheval tout près d'Ourvaci.
— Lila, dit la reine rêveuse, n'as-tu pas entendu
tout à l'heure?
— Quoi donc?
— Ce nom, ce nom maudit a passé par mes lèvres :
comme malgré moi, je l'ai prononcé, et n'est-ce pas
là une nouvelle souillure? Je suis humiliée de le
savoir et courroucée de ne pouvoir l'oublier,
— Un nom, ce n'est rien cela, dit la princesse en
riant.
— Que dis-tu, enfant! le nom c'est l'image même
de l'être, c'est sa présence dans l'absence, son exis-
tence supérieure dans le rovaume de l'esprit. Tu sais
bien que par pudeur, autant que par tendresse, les
femmes hindoues ne prononcent pas à haute voix le
nom de leur époux; elles le gardent en elles-mêmes
comme un trésor.
— Eh bien, dit Lila, si, par amour, on conserve en
150 LA CONQUÊTE DU PARADIS
son cœur un nom chéri ; que les lèvres laissent envoler
loin d'elles celui qu'on déteste !
— Mais en passant il brûle et ens'enfuyant il reste,
dit la reine, comme le dard que l'on arrache et qui
laisse son venin.
— Ah ! je t'en conjure ! sois plus courageuse ! chasse
de ton esprit toutes ces images qui le troublent. Songe
plutôt que si le saint fakir, à la science incompara-
ble, que tu vas consulter dans la pagode en ruine de
Sadraspatnam, te conseille d'accorder la rançon que
l'on réclame, acquittée envers ton sauveur, tout lien
sera rompu avec lui, et que l'obsession cessera; songe
plutôt qu'il était peut-être parmi les combattants,
qu'il a pu être tué et que tu es délivrée de lui.
— A la pensée de sa mort possible, il me semble
qu'un glaçon se dissout dans mon cœur. C'est ainsi
que la joie se manifeste, si violente qu'elle me cause
une souffrance.
Lila jeta sur la reine, entre ses longs cils satinés,
un regard indéfinissable. C'était un mélange de ma-
lice, de curiosité et d'inquiétude ; un coup d'œil
pénétrant et voilé, cherchant à deviner un secret et
cachant une pensée secrète.
— Quittons ces lieux, allons rejoindre notre escorte,
ma divine amie, dit-elle après un moment, nous
sommes seules ici et trop près de ces barbares que tu
redoutes.
— C'est vrai; partons, dit Ourvaci, en jetant un
dernier regard sur Méliapore, où flottait maintenant,
triomphalement, le drapeau blanc de la France.
XIII
L ESCADRE
— Mon cher Kerjean, expliquez-moi, je vous en prie
— si vous avez la chance de le comprendre — l'ordre
hiérarchique qui régit le gouvernement de l'Inde. Je
ne puis le débrouiller, malgré mes efforts; on n'en-
tend parler que de soubabs, de nababs, de padischahs,
de rajahs et de maharajahs...; tout le monde est donc
roi en ce beau pays?
C'est dans une élégante calèche, qui les emporte
sur le Cours royal, la promenade à la mode, que Bussy
fait cette question à son ami Kerjean.
— Je suis fier de pouvoir vous répondre, dit ce
dernier. Voulez-vous que je commence par la tête ou
par les pieds?
— Il me semble que commencer par la tête est plus
logique.
— Soit! cependant on ne sait trop ce qui vaut le
mieux ici de la tête ou des pieds. Eh bien, il y a
d'abord le Padischah ou Grand Mogol, que nous
152 LA r.ONorÉïE du paradis
appelons l'Empereur. C'est, soi-disant, le souverain
maître de l'Inde, le juge suprême, le roi des rois.
Tout vient de lui et retourne à lui. Il réside, là-bas,
au diable, à Delhi, dans une ville magnifique, mais
ruinée à moitié. Le Grand Mogol actuel s'appelle
Achmed-Schah. Sa cour est un nid d'intrigues, de
conspirations, il se cramponne à son trône, que plu-
sieurs prétendants convoitent, sans compter les Mah-
rattes et autres.
— Je comprends le Grand Mogol, dit Bussy, la clé
de voûte, le sommet de la pyramide un peu branlante.
— Parfaitement. Mais ce pays mal soumis et vaste
comme la moitié de l'Europe, un seul homme ne peut
pas le diriger. C'est pourquoi il est divisé en Soubabs
ou gouvernements, ayant pour chefs les Soubadars,
que nous appelons Soubabs pour avoir plus tôt dit.
— J'y suis maintenant : le gouvernement, encore
trop vaste, est divisé en provinces, de là les Nababs.
— C'est cela : Soubabs et Nababs, d'abord simples
officiers du Grand Mogol, ont naturellement secoué le
joug le plus possible, et sont devenus de véritables
rois, ayant divan, vizir, armée et trésors. La poli-
tique, dans le principe, est des plus simples : tou-
cher les impôts. Le Nabab vole le Soubab, qui vole
l'Empereur; celui-ci est souvent obligé de faire la
guerre pour être payé.
— A ce que je vois, pour les complots et les intri-
gues, les cours des Nababs et Soubabs n'ont rien à
envier à celle de Delhi.
— On n'a pas idée de pareils coquins, dit Kerjean
en riant ; ils passent leur temps à s'entr'égorger.
l'escadre 153
— Mais comment se placent les princes hindous
dans cet échiquier? Ce sont eux surtout qui m'inté-
ressent.
— Ah! voilà : les vainqueurs sont moins nombreux
que les vaincus, un pour dix à peu près, et ils ne
peuvent occuper tout le pays. Comme vous le savez,
avant la conquête, l'Inde était divisée en quantité de
royaumes grands et petits. Les musulmans ont laissé
subsister ceux qui ont consenti à devenir tributaires
du Grand Mogol et à reconnaître sa suzeraineté. S'ils
payent bien, payer étant toujours le point capital,
on les laisse régner comme ils l'entendent dans leurs
États, quelquefois presque aussi grands que la France,
souvent composés seulement d'une ville. De là les
Rajahs et les Maharajahs : les rois et les grands rois.
— Merci, dit Bussy, jusqu'à présent je ne connais-
sais que l'Hindoustan légendaire et sacré, dont la
poésie m'a si fort enthousiasmé, et que je croyais
retrouver tel quel.
— Je suis moins poète que vous, dit Kerjean, je
partage l'avis du Grand-Mogol : le tribut avant tout,
et j'espère bien tirer ma fortune de ce merveilleux
pays. Mais avec votre cours d'histoire vous nous faites
oublier de regarder les belles dames qui passent.
Le Cours royal était situé le long de la grève, sous
les remparts. C'était le rendez-vous du beau monde,
et il était impossible d'imaginer une promenade plus
magnifique. On la fréquentait au moment où le soleil
tombait derrière la ville, et l'exubérante végétation
des jardins, des avenues, les palmiers énormes dé-
passant les murs, les cocotiers, nulle part aussi beaux
9.
154 LA CONQUÊTE DU PARADIS
que sur cette côte, éclairés en transparence, appa-
raissaient frais et lumineux sur le ciel d'un bleu vio-
lent, et produisaient le plus délicieux effet. De l'autre
côté s'étendait l'azur de la mer des Indes, et sur la
longue plage, qui semblait sablée d'or, se versait sans
relâche l'harmonieuse cascade des lames argentées.
Les voitures allaient et venaient sous de beaux
arbres sur deux lignes. Les femmes en toilette légère
étaient couchées languissamment dans leurs belles
calèches dorées ou peintes, et conduites par des
cochers indiens vctus de blanc. On voyait aussi des
chaises à porteurs et des palanquins marchant sur
une autre ligne, à côté des piétons, et beaucoup de
cavaliers indigènes, sur des fins chevaux brillamment
harnachés, passant au galop avec des envolements
de draperies blanches. Plus bas, sur la plage même,
s'agitaient la foule des noirs, lascars, matelots et
employés de toute sorte , occupés à charger et à
décharger les cargaisons, transporter et inscrire les
marchandises; c'était le mouvement, l'animation
fébrile, le brouhaha d'un port de commerce eu pleine
prospérité. Çà et là, la haute silhouette massive des
éléphants, dressés au travail, dominait le fourmille-
ment des hommes.
La mer était couverte d'embarcations, allant et
venant, et plus loin, dans la rade, apparaissaient
quelques navires, dessinant sur le ciel leur mâture
affinée en dentelle.
Maintenant, Kerjean nommait toutes les femmes
qui passaient et racontait sur leur compte maintes anec-
dotes indiscrètes, que Bussy n'écoutait qu'à demi.
L ESCADRE
155
Tout à coup des acclamations enthousiastes écla-
tent au loin, se rapprochent rapidement; tout le
monde se lève dans les équipages et, entre les deux
files arrêtées et rangées à droite et à gauche, passe,
au grand trot, un escadron de gardes qui précède la
voiture du gouverneur. Elle s'avance bientôt, toute
scintillante de dorures, traînée par quatre chevaux
harnachés de pourpre et d'or. Sur son passage, c'est
comme un ouragan de cris : « Vive notre grand gou-;
verneur! Vive le vainqueur du nabab! » Les femmes
jettent des fleurs sous les pieds des chevaux.
Dupleix salue d'un air très digne. La bégum est
auprès de lui, et sur le devant de la calèche, Chon-
chon, très droite et pâle d'émotion. Ils passent, suivis
de douze lanciers qui portent des drapeaux.
Pour rentrer, les jeunes ofticiers passèrent par la
ville, afin de couper au plus court, et Bussy regardait
encore avec curiosité cette cité qui lui devenait déjà
familière : les rues larges et droites, bordées de
petites maisons précédées de jolies cours plantées
d'arbustes, étaient encore toutes pavoisées à cause
de la victoire de Dupleix sur l'armée du Nabab, que
les habitants ne se lassaient pas de fêter.
La brise de mer venait de se lever et il y avait
beaucoup de monde dehors. Les gens du peuple vêtus
de sarraux, blancs comme la neige, qui faisaient res-
sortir le ton foncé de leur visage et de leurs jambes
nues, assiégeaient les marchands de friture, et la
graisse bouillante emplissait l'air d'une acre odeur.
Les flâneurs en riches toilettes formaient des ilôts
devant la vendeuse de fruits, accroupie entre les pyra-
156 LA CONQUETE DU PARADIS
mides embaumées de son étalage, ou bien s'arrêtaient
devant les marchands de boissons glacées. Du haut
des vérandas, par-dessus les fleurs, de riches Hin-
dous, assis sur des tapis, regardaient d'un air tran-
quille toute cette agitation, en fumant nonchalam-
ment le houka. Des bruits de chants et de musique
s'échappaient des cafés, fermés seulement par ime
draperie, et la mélodie s'entrecoupait du son inter-
mittent des cloches sonnant l'angélus à l'église des
capucins. Ils virent des prêtres gravissant en hâte les
degrés du portail, et, plus loin, sortant d'une pagode
au toit pyramidal, une troupe de bayadères voilées
de gaze noire, parsemée d'or. Puis ils longèrent une
haute muraille d'une blancheur éblouissante, tout
unie, percée seulement d'un majestueux portail en
ogive, revêtu intérieurement de faïences fleuries.
— C'est le palais du prince Salabet-Cingh, dit
Kerjean.
Et longtemps de Bussy regarda en arrière.
Sur une vaste place où ils débouchèrent, la tour de
Ihorloge apparut, au milieu d'un joli jardin surélevé,
enfermée par une balustrade crénelée, coupée de
larges escaliers, que flanquaient des statues hindoues,
représentant des perroquets géants à deux têtes.
Tandis que de Bussy admirait les sculptures d'une
antique colonne de pierre, un coup de canon, venant
du large, fit tressauter les deux amis.
Kerjean fit s'arrêter l'équipage.
— C'est le salut d'un navire qui arrive de France,
dit-il.
De cette place on découvrait la mer. Ils aperçurent,
l'escadre 157
en effet, un bâtiment qui venait de mouiller en rade.
Sa chaloupe, mise à Teau et conduite par de nom-
Jjrcux rameurs, était déjà tout proche de terre.
' — Comme ils se hâtent, dit Kerjean, il doit y avoir
des nouvelles graves. Allons tout droit au palais du
gouvernement, nous les connaîtrons plus tôt.
On pressa l'allure de l'attelage et, après avoir tra-
versé le canal qui sépare la ville blanche de la ville
noire, couru quelque temps entre les cahutes des indi-
gènes, dans les allées bordées de magnifiques coco-
tiers, ils sortirent de la ville par la porte Villenour
et gagnèrent la résidence.
La nouvelle qui arrivait de France était grave en
effet, terrible même : on avisait le gouverneur de
l'Inde qu'une expédition des plus sérieuses, contre
Pondichéry, avait été décidée par l'Angleterre, qui
expédiait huit vaisseaux de guerre et onze transports
chargés de troupes, sous le commandement de
l'amiral Boscawen.
Et le danger suivait de près la nouvelle, il n'y avait
pas une heure à perdre.
Dupleix était atterré.
Ce n'était plus la lutte, inégale encore, mais dont
on espérait cependant triompher, que l'on redoutait
auparavant; on allait se trouver en présence de
forces supérieures à tout ce qu'on avait vu jusque-là
dans les mers de l'Inde. Et qu'envoyait-on au gouver-
neur pour tenir tête aux ennemis , pour soutenir
l'honneur de la nation? de l'argent, des troupes, des
munitions? Non, on lui donnait simplement le con-
seil, presque dérisoire, de faire bonne contenance!
158 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Un moment, abattu par ce coup terrible, Dupleix
songea, malgré lui, aux grands suicides antiques.
Mais vite il releva le front , apaisa rafTolement
autour de lui, et jura de défendre, avec ses faibles
ressources, et jusqu'à son dernier souffle, cette ville
qu'on lui a confiée et qui, sous les plis du drapeau
de la France, est un morceau de la patrie.
Alors, avec son énergie ordinaire, il s'occupe, sans
perdre un instant, des préparatifs de la défense, il
veille à tout, rend à tous la confiance et le courage.
Grâce à ses fonderies, qui travaillent sans relâche,
il a une artillerie très forte et peut armer , tout
autour delà place, quantité de redoutes et d'ouvrages
avancés, qui, disputés pied à pied, donneront beau-
coup à faire aux assiégeants, avant qu'ils aient
attaqué le corps même de la place.
Et rasséréné, calme et prêt à tout, il attend les évé-
nements.
XIV
LE SIÈGE DE PONDICHÉRY
Le canon ! les gueules de bronze crachent leur hur-
lement de haine et de mort à travers la nature splen-
dide.
Un cercle de fer enferme Pondichéry; du côté de
la mer, c'est une flotte formidable; du côté de la
terre, une armée.
Déjà on se bat au village d'Ariancopan, oîi est éta-
blie la principale redoute.
L'endroit est admirable, avec ses bois épais, pleins
de fraîches perspectives, et sa claire rivière encaissée
entre des rives touffues; mais aujourd'hui la fumée et
l'odeur de la poudre cachent les fleurs et troublent
leurs parfums.
Croyant n'avoir devant eux qu'un ouvrage de peu
d'importance, les Anglais se sont avancés, la veille,
avec une confiance funeste, essayant l'assaut du fort
sans échelle ni matériel. Ils ont payé cher leur
imprévoyance. S'apercevant trop tard de leur erreur,
160 LA CONQUÊTE DU PARADIS
SOUS un feu terrilde, ils se sont vus forcés de reculer,
laissant sur le terrain beaucoup de leurs meilleurs
soldats et plusieurs officiers. A présent ils reviennent
en force, et entreprennent, dans les règles, le siège
du village fortifié. Mais ils montrent moins dentrain
déjà et moins de sûreté; la perte du major Goodere, le
plus expérimenté de leurs chefs, les affecte beaucoup,
non sans raison, ceux qui le remplacent ont déjà
montré leur incapacité : au matin, on s'est aperçu
qu'une batterie, établie la nuit, a devant elle un bois,
qui lui masque l'ennemi. Les Français ont salué
d'éclats de rire cette bévue incroyable, et ils chantent
une chanson moqueuse dont on entend le refrain
entre les décharges ;
Maiibroiigh s'en va-l'en guerre...
L'amiral Boscawen est le petit-neveu du célèbre
Marlborough; c'est même à cause de cette haute
naissance que, malgré sa jeunesse — trente-six ans à
peine — il a obtenu la faveur, presque unique, du
double commandement de la flotte et de l'armée. Les
soldats français ont appris, on ne sait comment, cette
parenté, et leur plaisir est de rythmer le combat sur
cet air connu.
Et la mousqueterie crépite, l'artillerie tonne, supé-
rieure du côté des Français, mais nourrie et puissante
dans la riposte.
— A la bonne heure ! s'écrie Paradis en pointant
lui-même une pièce, ceux-ci ne tournent pas les
talons, comme les Maures, au premier mot qu'on leur
LE SIÈGE DE PONDICHÉRY IGl
dit; c'est plaisir de se battre contre eux, et il y a de
l'honneur à les vaincre. Vois-tu, mon fils, continue-
t-il en s'adressant au canonnier, quand une pièce
anglaise allonge le cou, oppose-lui-en trois pour lui
rabattre le caquet.
— Monsieur l'ingénieur en chef, crie une estafette
qui passe à cheval, le commandant Law ordonne
d'aller bouleverser les travaux de l'ennemi, et vous
prie de diriger la sortie, avec le capitaine de Bussy,
que je cours prévenir.
— Entendu!
Bussy est au poste le plus avancé, de l'autre cùlé
de la rivière, près d'une batterie, qui prend l'ennemi
en ehfdade. On ne se voit pas, on ne s'entend pas
dans la fumée et le vacarme, l'estafette est obligée
de mettre sa bouche contre l'oreille du marquis et
de lui hurler l'ordre du commandant.
Peu après, les volontaires, précédés de leur capitaine,
sortent du nuage, en même temps queles dragons, con-
duits par Paradis, s'élancent et traversent la rivière.
Les Anglais font bonne contenance d'abord; mais
l'impétuosité et la vigueur de l'attaque les font plier,
et bientôt ils abandonnent les retranchements, pris
d'assaut, et aussitiH bouleversés de fond en comble.
— AUonsI je n'ai pas de chance, s'écrie Paradis en
riant; encore des gens qui se sauvent!
En effet, cette contagion terrible qu'on appelle
panique s'est emparée des assiégeants qui, malgré
les efforts des officiers, s'enfuient en désordre.
Les troupes reviennent aux retranchements, pleines
d'enthousiasme, ramenant beaucoup de prisonniers.
1G2 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Le commandant Law a fait une capture importante,
celle d'un oflicier, d'une figure pâle et digne, dont
l'habit écarlate est tout chamarré d'or; c'est le major
Lawrence, un homme déjà illustre, qui, ne voulant
pas fuir avec ses soldats, est resté seul au milieu des
ennemis, et s'est laissé désarmer.
Les assiégés étaient tout heureux de leurs succès;
ils pouvaient espérer garder le fort d'Ariancopan, ce
qui mettrait leurs adversaires dans un grand em-
barras; ils les sentaient hésitants et indécis, et remar-
quaient qu'ils refaisaient les retranchements détruits
avec une lenteur extrême.
Quelques jours après cette sortie heureuse, tout le
monde était à son poste, surveillant le travail de l'en-
nemi, le démolissant à mesure et harcelant les tra-
vailleurs; quand, tout k coup, un fracas épouvantable
éclata au milieu d'eux, faisant trembler le sol et
envoyant vers le ciel une gerbe de feu qui retomba en
pluie de débris. Le fort oscilla un moment, puis
s'écroula, et une panique emporta vers la ville beau-
coup de ces héros d'hier.
Lorsque le silence s'est fait, de longs cris et des
gémissements le remplissent. Les officiers se préci-
pitent vers les ruines fumantes, jonchées de blessés
et de morts . Qu'est-il arrivé ? Une horrible catas-
trophe, dans laquelle les Anglais ne sont pour rien :
deux chariots de poudre viennent de sauter au milieu
du fort, et cent hommes sont morts, ou hors de combat.
D'entre les décombres sortent d'affreux hurlements,
des plaintes faibles; mais il y a encore des explosions
partielles, l'on n'ose pas approcher.
LE SIÈGE DE PONDICHÉRY 163
Une consternation muette fige tous ceux qui
échappent au désastre.
— Est-ce que vous allez laisser mourir vos cama-
rades sans rien tenter pour les sauver? crie à ses
volontaires Bussy qui vient d'arriver; si vous étiez
capables d'une pareille lâcheté, je briserais mon épéc
pour ne plus être votre chef.
Et, le premier, il court aux ruines, écarte de ses
mains les pierres brûlantes, qui écrasent la poitrine
d'un blessé. Ses hommes l'ont suivi sans hésiter.
Bientôt les blessés et les morts sont couchés sur des
brancards et emportés vers la ville.
Paradis est hébété de désespoir. 11 fait sonner la
retraite, pour abandonner la redoute, qui n'est plus
tenable; mais Bussy s'élance vers lui et lui saisit les
mains.
— Je vous en conjure, ne donnez pas cet ordre,
s'écrie-t-il ; réfléchissez I II faut garder le village et
réparer tant bien que mal les dégâts.
— Mais c'est impossible! dit l'ingénieur, que fe-
rions-nous de cette ruine? D'ailleurs, de La Touche
s'apprête à faire sauter ce qui reste des remparts.
— Retenez-le; ne faites rien sans prendre l'avis du
gouverneur. Mais où est donc le commandant Law?
— A la ville, où il conduit les prisonniers.
— Eh bien, laissez-moi, avant d'agir, aller, de
votre part, consulter Dupleix.
— Soit, hâtez-vous.
Mais Paradis n'est pas convaincu, il hoche la
tête, tandis que Bussy monte à cheval et part au
galop.
164 LA CONQUÊTE DU PAUADIS
Dans la ville, qu'il traverse comme un ouragan,
c'est une terreur et un désespoir indescriptibles; le
bruit de l'explosion a attiré tous les habitants dehors,
la nouvelle est connue déjà, sous des versions
diverses, et ceux qui ont des parents ou des amis
dans l'armée, courent, avec des cris et des pleurs,
pour reconnaître les morts et les blessés. Au palais,
Bussy ne trouve aucun serviteur et est obligé d'atta-
cher lui-même son cheval à une colonne. Il gravit le
grand escalier à rampe de fer ouvragé, et arrive, hors
d'haleine, dans le cabinet du gouverneur dont la
porte est ouverte. Un soldat est là qui lui raconte
l'événement funeste.
— Monsieur , dit Bussy d'une voix haletante ,
Paradis a l'intention d'abandonner Ariancopan. J'es-
père pourtant avoir obtenu de lui qu'il n'agisse pas
sans votre avis.
— Qu'on garde la redoute à tout prix, s'écria
Dupleix; sa perte entraînerait l'abandon de tous les
autres ouvrages.
— Je cours porter cet ordre, dit Bussy.
Mais au moment où il va sortir, le bruit de plu-
sieurs explosions éclate et fait frémir les vitres.
— Trop tard! de La Touche vient de faire sauter
les remparts.
— C'est un malheur, capitaine, dit le gouverneur,
après avoir réprimé un mouvement de colère; je vous
remercie d'avoir essayé de l'éviter. Mais surtout qu'on
ne se laisse pas abattre, rien n'est perdu. Je vais voir
par moi-même ce qu'il reste à faire.
Comme toujours, le gouverneur apaise et encou-
LE SIÈGE DE PONDICHÉRY 165
rage; il atténue autant qu'il le peut le désastre,
ranime la confiance, réveille l'ardeur.
Aussi les jours, les semaines, passent sans que les
assiégeants, malgré tous leurs efforts, soient encore
parvenus à rien gagner sur les Français, maintenant
enfermés dans Pondichéry.
Mais aujourd'hui les Anglais s'agitent d'une façon
extraordinaire, il semble qu'ils se préparent à tenter
un assaut décisif. C'est pourquoi le gouverneur, à
cheval, fait au pas le tour de la ville, tandis qu'au-
dessus de sa tête le vol sinistre des obus siffle et
bourdonne. Il s'arrête parfois, l'œil à la longue-vue,
et surveille attentivement les mouvements de l'en-
nemi. Quelques oftîciers marchent derrière lui, en
silence.
Dans la rade, aussi près que le fond le permet, trois
navires anglais sont embossés et lancent leurs pro-
jectiles; mais la grande houle empêche la précision
du tir, tandis que les canons de la place ripostent
avec la plus grande sûreté. Cependant les obus tom-
bent nombreux dans les rues désertes, et voici que,
tout à coup, le gouverneur est presque repoussé par
un groupe de soldats et de cipayes, qui fuient, ter-
rifiés par une bombe arrivant sur eux; les officiers
qui suivent Dupleix voient le danger que court leur
chef, lui crient de se garer; mais lui, tranquillement,
s'avance vers le projectile dont l'explosion le couvre
de fumée et de poussière .
Quand le nuage s'est dissipé, il se tourne vers les
soldats immobiles de surprise et d'inquiétude, et leur
dit en souriant :
166 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Vous voyez bien, enfants, que cela ne fait pas
de mal.
Puis il continue sa route, suivi d'acclamations. 11
arrive bientôt au bastion Saint-Joseph, du côté opposé
à la mer. Là il s'arrête, et s'approche d'une embra-
sure ; pour interroger plus longuement les préparatifs
de l'ennemi.
— Décidément, messieurs, dit-il après un instant,
en se retournant vers les officiers, ce n'est pas une
feinte, les Anglais prononcent l'attaque du côté du
marais et des terrains inondés, qui nous sont une si
bonne défense à cet endroit; ils ont l'idée, sans
doute, que cette boue les protégera contre nos sorties
et semblent oublier qu'elle est aussi infranchissable
pour eux que pour nous, et qu'ils s'y embourberont.
Ils mènent activement les travaux, mais ne leur
laissons pas donner avec tant de facilité leurs coups
de pioche; ayez la bonté de transmettre l'ordre aux
dragons, avec d'Auteuil et Paradis, aux grenadiers de
La Touche, et à Bussy avec ses volontaires, de sortir
et de leur courir sus en contournant le marécage.
Et il reste là, tandis qu'on prépare et qu'on exécute
le mouvement, dont il veut suivre, des yeux, la
fortune.
Il voit bientôt la colonne se déployer hors des murs,
puis se partager en deux divisions, qui circulent
entre les tranchées. Elle prennent chacune leur route
vers l'ennemi, se dissimulant dans les plis de terrains,
derrière des bois. Pendant de longs moments elles
disparaissent aux yeux de Dupleix, puis il les revoit,
et de nouveau les perd de vue.
LE SIÈGE DE PONDICHÉRY 167
Mais voici qu'il pousse un cri de douleur et de
colère : la division la plus forte fait fausse route, elle
a pris le plus long, le plus mauvais chemin.
— Que font-ils, les malheureux? Qui donc les
guide? s'écrie-t-il avec désespoir. Leur artillerie va
s'embourber, et l'ennemi les apercevoir bien avant
qu'ils puissent tenter le moindre mouvement offensif.
Des sonneries de trompettes se font entendre dans
le camp des Anglais, qui rassemblent en hàle toutes
leurs forces; et quand les Français, à grand'peine,
sont sortis du mauvais pas, ils ont devant eux toute
l'armée ennemie.
Alors, des deux côtés, éclate un feu terrible, dont
le nuage enveloppe et dérobe bientôt le combat. Ne
pouvant plus voir, Dupleix écoute; il reconnaît bien
la voix, plus proche et plus haute, de ses canons, et
ils aboient ferme, sans relâche.
Par instants une déchirure du nuage laisse à décou-
vert un détail de la bataille : un cavalier qui passe en
gesticulant, quelques soldats redressant une pièce
qui, en reculant, a perdu son aplomb; ou bien, une
épée haute dans la main d'un chef, et jetant une
lueur; puis de nouveau la cotonneuse et molle mu-
raille, impénétrable, se referme.
Mais voici que le canon se tait subitement du côté
des Français; on n'entend plus qu'une fusillade irré-
gulière, qui se rapproche.
— Ils se replient, pense Dupleix ; que pourraient-
ils faire en effet contre toutes les forces anglaises?
Et il se penche, tendant l'oreille, inquiet, car il y a
certainement du désordre dans cette retraite; un
168 L.V CONQUÊTE DL PARADIS
grand trouble, en tous cas, et inexplicable, car
l'ennemi ne poursuit pas, et même cesse bientôt le
feu de ce côté. La colonne revient. Dupleix la voit
sortir du nuage et se hâter vers la ville, par le bon
chemin cette fois; il quitte alors son poste d'obser-
vation et galope vers le bastion Sans-Peur, par lequel
rentrent les soldats.
Déjà ils arrivent, par groupes tumultueux, noirs de
poudre, saignants, mais plus attristés qu'effrayés.
Dupleix s'est arrêté, le cœur serré par un pres-
sentiment, il n'ose pas interroger, mais il lui semble
que l'on murmure un nom autour de lui, celui de
Paradis.
— Paradis, prisonnier? s'écrie-t-il, en s'avançant
vivement.
On détourne la tête, personne ne répond, et voici
que des pas durs et réguliers sonnent sur les dalles;
quatre soldats paraissent , portant sur des fusils
entre-croisés un homme recouvert d'un drapeau.
Le gouverneur saute à terre et s'élance vers lui :
— Blessé!
11 écarte les plis du drapeau et prend la main inerte
et tiède encore de Paradis . Tout le monde s'est
découvert, et garde un silence profond.
— Mort !
Ce mot lui déchire les lèvres; il veut douter encore
pourtant, appuie sa main sur ce brave cœur qui ne
bat plus ; puis, avec des yeux troublés de larmes, il
contemple longuement son vieil ingénieur , qu'il
aimait tant, si fidèle, si dévoué et qui le comprenait
si bien. On ne voit pas la blessure qui l'a emporté.
LE SIÈGE DE PONDICHÉUY 169
une balle au cœur sans doute; il a l'air de dormir,
bien pâle cependant, et pour la première fois, lui qui
avait gardé ses riches couleurs, même sous le climat
de l'Inde.
Mais Dupleix, violemment, refoule sa douleur. Il ne
faut pas que le mouvement de trouble et de désarroi
que vient de causer cette mort se prolonge davantage.
— Soldats, dit-il. le malheur qui nous frappe est
bien cruel. .Mais il faut subir courageusement la
triste loi de la guerre. Celui qui nous quitte, riche de
gloire, était notre plus précieux auxiliaire, et la
place, il est vrai, va rester sans ingénieur. Eh bien,
c'est moi-même qui le remplacerai. J'ai par bonheur
quelque savoir en mathématiques et j'ai étudié dans
ma jeunesse la fortification; je puis donc me charger
de la direction de la défense et je ne faillirai pas à
ma tâche. Que les justes larmes que vous arrache la
perte de ce héros ne vous fassent pas oublier votre
devoir. Songez à vos frères, engagés en ce moment
même avec l'ennemi, et qui, par votre retraite, ont
sur les bras toute l'armée anglaise. Hàlons-nous de
protéger leur rentrée, et que nous n'ayons pas, par
notre faute, à déplorer de nouveaux malheurs.
C'est Bussy qui commande la seconde division, et,
ne connaissant pas le sort de la première, il a continué
à s'avancer.
Le jeune officier est magnifique au feu. plein
d'emportement et en même temps de sang-froid, avec
un coup d'œil si juste, et une si prompte décision,
que ses hommes ont toute confiance en lui.
Il a réussi à s'emparer des huttes , à chasser
10
170 LA CONQUÊTE DU PARADIS
l'ennemi de la tranchée qu'il devait emporter, et à
jeter la confusion dans les rangs des Anglais, qui ont
aussi à déplorer la perte d'un officier de valeur : le
capitaine Brown. Bussy se maintient dans l'empla-
cement conquis, jusqu'au moment où il voit des forces
considérables s'élancer pour le reprendre. Devinant
alors que l'autre colonne a essuyé quelque revers, il
ordonne la retraite, et, malgré un feu très meurtrier,
se replie sans désordre. Au moment où un détache-
ment va sortir de la ville pour se porter à son secours,
les volontaires y rentrent en bon ordre, rapportant
les blessés et les morts.
Kerjean, blessé au pied depuis quelques jours,
enrageait dans sa chambre, dont il ne pouvait sortir.
Bussy l'alla voir quelques instants et le blessé l'inter-
rogea avidement sur la sortie, sur les opérations
prochaines.
— Le bombardement commencera cette nuit ou
demain matin, dit Bussy; les Anglais auront terminé
leurs tranchées; mais, comme, grâce au marais qui
les empêche d'approcher, elles sont établies à sept
cent cinquante toises du chemin couvert, leur feu
n'aura pas beaucoup d'eiîet. Cet amiral Boscawen est
peut-être un bon marin, mais, par bonheur pour
nous, il n'a aucune expérience des sièges. La nuit
dernière ils se sont avancés, sans le reconnaître, dans
un petit bois où nous étions en embuscade, et nous
avons pris les canons, que le détachement conduisait
des vaisseaux aux camps. Et vous, ajouta-t-il, ne
savez-vous rien de l'extérieur?
— Nous sommes admirablement renseignés, dit
LE SIÈGE DE PONDICHÉRY 171
Kerjean. Mme Dupleix a des espions même parmi les
cipayes anglais : elle en a partout, et d'une fidélité
incroyable. Voici les plus récentes nouvelles : le
nabab Allah-Verdi a promis un renfort de deux mille
cavaliers à nos ennemis.
— Comment! malgré le traité de paix signé avec
nous ?
— Oh! les traités n'ont aucune importance pour
ces gens-là. quand leur intérêt est de les rompre. Et
puis Marlborough a fait, paraît-il, des cadeaux magni-
fiques; cela joint à l'espoir d'être vengés de la honteuse
défaite que nous leur avons infligée, c'est plus qu'il
n'en fallait pour décider les Maures à trahir. Ceci est
la mauvaise nouvelle. La bonne, c'est que nos vais-
seaux, au nez des Anglais, sont parvenus à jeter trois
cents hommes de renfort dans Madras,
— A la bonne heure! Madras en état de tenir, c'est
un grand souci de moins pour Dupleix. Mais je vous
quitte à présent, ami, car je ne m'appartiens pas.
Ayez patience, et à bientôt.
Le lendemain, en efl"et, dès que le jour parut, le
bombardement commença, avec une violence formi-
dable. Les Anglais, voyant leur faute, avaient élargi
leur attaque du côté du nord, et les coups portaient
maintenant en plein sur le bastion Saint-Joseph et la
porte de Valdaour. Dupleix y courut aussitôt, ordonna
de renforcer encore l'artillerie sur ces deux points, et,
comme les sacs de terre manquaient, il fit blinder, avec
des troncs de cocotiers, les escarpes qui s'écroulaient.
Pas un instant le tir des remparts ne se ralentit.
Boscawen avait démasqué tous les canons qu'il
17-2 LA CONQUÊTE DU PARADIS
pouvait concentrer contre la forteresse; partout il
avait trouvé des feux doubles des siens. Pendant trois
nuits, sans un instant de répit, l'affreux tapage con-
tinua, la place reçut plus de vingt mille projectiles.
En dernière ressource, les assiégeants firent appro-
cher les vaisseaux de second rang, à cinq cents toises
de la ville, et de là ils crachèrent leur mitraille.
— Abritez vous de ce côté, dit Dupleix ; ne répondez
pas, et laissez-les faire leur vacarme.
Il n'eut d'autre résultat, en effet, que de tuer une
pauvre vieille femme malabare qui passait dans
la rue.
Devant le peu de succès de leurs efforts, les Anglais
perdaient décidément courage. On intercepta une
lettre de l'amiral qui montrait de la fureur ; les
espions et les déserteurs parlaient de la levée du
siège. Dupleix cependant s'attendait à une attaque
désespérée et il faisait rentrer prudemment les canons
des batteries trop avancées, quand, dans la qua-
trième nuit, on vint lui annoncer que les Anglais
enlevaient le matériel de siège et se repliaient vers
le fort Saint-David.
— Ne les laissons pas déménager comme cela, sans
leur dire un mot d'adieu, s'écria le gouverneur plein
de joie.
On se lança à leur poursuite, on les harcela, on
mit le feu au camp qu'ils abandonnaient, et, au matin,
on aperçut les dernières files de l'arrière-garde s'éloi-
gnant en hâte, et les vaisseaux prenant le large '.
1. 6 octobre 1148.
LE SIÈGE DE POXDICHÉRY 173
La brise qui les poussait porta alors jusqu'à eux,
chanté par toute une armée, le refrain narquois qui
avait tant agacé l'amiral et les soldats, pendant ces
cinq semaines de siège :
Marlbrough s'en va-t'en guerre.
Mironton tonton, mirontaine ! . . .
10.
XV
LE LION DE LA VICTOIRE
Un dîner de gala a lieu, ce soir-là, chez le gouver-
neur de l'Inde, au Jardin Neuf, où l'on est retourné
aussitôt après la levée du siège, car depuis ce temps
les jours se passent en fêtes et en réjouissances.
Cette victoire si importante, Dupleix l'a fait sonner
bien haut, par politique, aux oreilles des princes
indiens; il a même écrit au Grand Mogol, pour lui
faire savoir que les Français ont triomphé des forces
européennes les plus considérables qui aient jamais
paru dans l'Inde, et il a reçu de Delhi de vives félici-
tations. Son prestige a doublé, tandis que, aux yeux
des indigènes, les Anglais n'ont plus aucune impor-
tance.
Parmi les hôtes d'aujourd'hui, on attend le prince
Salabet-Cingh et Aly-Resa, le fils de Ghanda-Saïb, le
nabab dépossédé du Carnatic, puis tous les officiers,
beaucoup de grands personnages, les hauts fonction-
naires et quelques riches banquiers arméniens.
LE LION DE LA VICTOIRE 175
La joie illumine tous les visages. Après s'être cru
perdu, après les longues angoisses du siège, on renaît,
plein de gloire, heureux de vivre.
Seul le marquis de Bussy, appuyé à une boiserie,
indifférent à toute cette gaieté bruissante autour de
lui, s'isole dans une rêverie profonde et douloureuse-.
Que lui importe la renommée qu'il a gagnée dans
cette guerre? la croix de Saint-Louis qui brille sur sa
poitrine? sous ses rayons il sent un vide affreux lui
creuser le cœur. Rien n'est venu de Bangalore où
toujours sa pensée retourne, malgré lui. Aucun mes-
sager n'apporte cette réponse attendue dans les transes
du doute. Pendant le siège, l'absence de nouvelles
était toute naturelle, mais depuis?... Naïk explique
le retard par le mauvais état des chemins; la saison
des pluies est de retour, les rivières torrentueuses sont
devenues infranchissables, les roules des bourbiers,
tout voyage est impossible pendant quelques semaines
encore; mais, plutôt, on a repoussé avec indignation
sa folle prétention, on dédaigne de lui répondre.
Pourtant le fakir Sata-Nanda semblait lui dire d'es-
pérer; et il espérait sans vouloir se l'avouer", et il
attendait malgré l'inanité de son attente. Tant qu'il
avait fallu se battre, l'ardeur de la lutte et la fatigue,
brisant son corps, endormaient son impatience; mais
aujourd'hui elle prenait une acuité insoutenable, le
brûlait de langueurs mortelles.
— Que le bonheur soit le héraut qui te précède,
glorieux capitaine, dit tout à coup, près de lui, une
voix harmonieuse, je suis heureux de te voir.
Bussv releva la tête vivement, regardant avec une
176 LA CONULKTE DU l'AUADIS
sorte d'égarement, tant son esprit était loin du salon
de Dupleix, oîi on le ramenait brusquement. Il eut un
tressaillement de surprise; le prince Salabet-Cingh,
tout resplendissant d'or et de pierreries, debout devant
lui, le regardait en souriant; il s'appuyait d'une main
à l'épaule d'un tout jeune homme qui était Aly-Résa,
le fds de Chanda-Saïb.
— Le prince très illustre qui nous éclaire de sa
présence, dit Aly-Résa, était curieux de te connaître,
car il a entendu partout chanter tes louanges, pen-
dant la guerre.
— La bégum m'a dit que tu paries notre langue,
dit Salabet-Cingh. J'aime beaucoup les Français,
mais tu es le seul à qui je puisse le dire sans inter-
prète. Aussi je serais heureux d'être ton ami.
Son ami ! Bussy avait envie de lui crier qu'ils étaient
rivaux et qu'il le haïssait. Mais c'était l'hôte de Dupleix
et un pareil esclandre eût été odieux. Il parvint à se
maîtriser et s'inclina profondément.
— Un pareil honneur est trop au-dessus de moi.
dit-il.
— Laisse-moi t'appeler Bàhàdour K continua le
prince, personne n'est plus que toi digne de ce titre;
et faisons dés à présent un pacte d'amitié. Donne-
moi le nœud de ton épée. veux-tu?
Bussy était abasourdi ; mais le prince parlait d'une
voix si douce, qu'il n'y avait pas moyen de lui répondre
par un refus; il défît donc l'écharpe blanche, frangée
d'or, qui ornait la poignée de son épée, et la donna à
1. C'est-à-dire héros.
LE LION DE LA VICTOIRE 177
Salabet-Cingh. Celui-ci, rapidement, l'entortilla à la
garde de son sabre ; puis il ôta de son doigt un ma-
gnifique diamant et, prenant la main deBussy, essaya
de le lui passer. Malgré leur élégance aristocratique,
les doigts du jeune Français n'atteignaient pas l'ex-
trême finesse de ceux de l'Oriental : la bague n'entra
qu'au petit doigt.
— Ma main est plus petite, disait Salabet en rete-
nant celle de Bussy. mais comme la tienne est plus
blanche !
Puis il s'éloigna lentement, se retournant à demi,
lui disant par-dessus l'épaule :
— A bientôt-, Bàhâdour!
Bussy était furieux ; il cherchait à arracher cette
bague, voulait aller dans le jardin pour la jeter au
diable. Kerjean, qui passait, lui dit en courant :
— Donnez la main à ma cousine pour entrer dans
la salle, vous êtes placé près d'elle.
On venait d'ouvrir, toutes grandes, les triples por-
tes, flanquées de hallebardiers vêtus de brocart d'or,
avec des bas cramoisis et un soleil sur la poitrine, et
on s'en allait, en procession, vers la salle à manger.
Le marquis trouva sur son chemin Chonchon, qui
le cherchait. Il ne la vit pas tout d'abord et elle fut
eff'rayée de l'expression irritée de son regard.
— Mon Dieu! dit-elle, qu'avez-vous que vos yeux
ont l'air si méchant?
— Puisque je vous vois, toute ombre disparaît,
comme devant l'aurore, dit-il en lui offrant la main.
Une armée de serviteurs s'agitaient autour de la
table : des pages, des noirs remuant de grands éven-
178 LA CONQUÊTE DU PARADIS
tails. Salabet-Cingh, placé à côté de la béguni, avait
derrière lui des esclaves somptueusement vêtus,
dont l'un portait une aiguière d'or. Bussy était placé
presque en face du prince, il l'avait malgré lui sous
les yeux, et sa maussaderie ne s'en allait pas.
— Je vois qu'il fait toujours très noir et que l'au-
rore n'a eu aucun pouvoir, dit Chonchon.
— Grondez-moi, mademoiselle, dit le marquis fâché
contre lui-même, car je le mérite fort. Au lieu de jouir
du bonheur d'être prés de vous, je me laisse stupide-
ment dominer par la colère, à cause d'un cadeau que
l'on vient de me faire. Tenez, cette bague.
— Oui, le prince Salabet; je l'ai vu de loin vous la
donner, dit-elle. Comment cela peut-il vous irriter? Il
vous a fait le plus grand honneur possible, puisqu'il
vous a pris un ruban et qu'il le porte sur lui; c'est
un signe qu'il se regarde comme votre ami.
— Pourquoi? Je ne le connais pas!
— Votre valeur et vos traits d'héroïsme ont fait
grand bruit pendant le siège. Le prince vous connaît
par la renommée, et il vous remercie de l'avoir si bien
défendu, puisqu'il n'avait pas quitté la ville. La bague
est fort belle ; voilà bien de quoi se fâcher !
— Je suis absurde eu effet, dit Bussy, mais c'est
fini, n'en parlons plus.
Et il vida d'un trait son verre qu'on venait de rem-
plir, et s'efforça d'être gai et aimable.
Il y parvenait mal. Malgré lui ses regards s'atta-
chaient sur Salabet-Cingh, étudiant son visage, cher-
chant à deviner son âme. Certes, il n'avait rien d'un
homme épris, séparé de celle qu'il aime; une gaieté
LE LION DE LA VICTOIRE 179
juvénile, qui le faisait rire de tout; des traits char-
mants, mais sans énergie, et rien qu'une douceur
paresseuse dans ses longs yeux de velours.
Une syinphoniejouée en sourdine, par un orchestre
caché, le cliquetis argentin de la vaisselle, le mur-
mure des conversations, formaient un brouhaha qui
isolait les groupes et permettait des causeries intimes.
— Le prince est-il marié? demanda Bussy à Chon-
chon après un moment de silence.
— Marié, je le crois bien, il a cinquante femmes!
Je suis allée avec ma mère dans son harem, le Zéna-
nah, comme on dit ici; je les ai vues, ces femmes,
sans leur voile^ elles sont bien belles, les Gircassiennes
surtout, celles-là ont des esclaves chargés uniquement
de leur peindre l'intérieur des paupières avec de l'an-
timoine; mais ma mère, qui parle leur langue, dit
que toutes manquent d'esprit.
— Pourquoi habile-t-il Pondichéry au lisu d'être à
la cour du Soubab?
— On a déjà cherché à l'assassiner et il fuit les
complots. Mon père est le grand refuge; ils savent
tous, ces princes, qu'il ne trahit pas, lui, et ils ont
une confiance superstitieuse dans les fortifications
de la ville, dont ils ne comprennent pas l'architecture
savante. •
— A-t-il donc des chances de succéder au trône? .
— Non, c'est plutôt son oncle, Mouzaffer, le petit-
fîls du roi ; mais il y a tous les fils, qui ne laisseront
pas la succession leur échapper. Enfin, je n'y com-
prends rien. Ne me faites pas parler politique.
Le dîner finissait; on retournait avec un peu de dé-
180 LA CONOUÉTE Dl PARADIS
sordre dans les salons illuminés, continuant bruyam-
ment les conversations commencées; puis les per-
sonnes graves se mirent au jeu ; la jeunesse se
répandit sous les vérandas ouvertes, tandis que
Dupleix, souriant, disait un mot gracieux à chacun.
On avait autorisé Salabet-Cingh à fumer son houka;
mais il en avait à peine humé quelques bouffées,
lorsque, à la grande surprise de tout le monde, un
homme, couvert de boue et ruisselant de pluie, se
précipita dans le salon, que chacun de ses pas tachait,
et vint tomber aux pieds du prince.
Celui-ci, effrayé, porta la main à son sabre, préoc-
cupé qu'il était toujours des assassins.
Les gardes du palais, qui poursuivaient cet homme,
se pressaient aux portes, expliquant qu'il avait passé
au milieu d'eux comme une Qèche, sautant par-dessus
les lances croisées, et qu'un coup de feu, tiré sur lui,
l'avait manqué.
L'homme haletait, sur le parquet, comme une bête
forcée. Il parvint à parler cependant.
— Je suis un messager, dit-il au prince; je t'apporte
le premier cette nouvelle que le très glorieux roi du
Dékan, Nizam-el-Molouk. a quitté ce monde.
— Le roi est mort! s'écria Salabet-Cingh, en se
levant vivement. Sait-on qui lui succède? ajouta-t-il
après un moment , en se penchant vers le mes-
sager.
— Le testament du Soubab désigne le très illustre
prince Sadoula-Bàbàdour-Mouzaffer-Cingh, son petit-
fils; mais le fils aîné du roi, Nasser-Cingh, chef des
armées, s'est emparé des trésors et du pouvoir.
LE LION DE LA VICTOIRE 181
— Comment, ce traître! cet ivrogne! ma vie est
moins que jamais en sûreté.
Dupleix avait appelé Bussy près de lui, et s'était
fait traduire ce qui s'était dit entre le prince et le
messager.
— Voilà une nouvelle des plus importantes, s'écria-
t-il, un événement qu'en secret j'attendais depuis
longtemps. Ne me quittez pas, Bussy. C'est aujour-
d'hui que je vous ouvrirai mon cœur.
Salabet-Cingh s'avança vers le gouverneur, lui ser-
rant les mains.
— Le roi est mort, dit-il, et l'odieux Nasser-Cingh
s'empare du trône. Accorde-moi encore ta protection;
sans elle, que deviendrai-je?
— Rassurez-vous, cher prince, dit Dupleix, vous
êtes en sûreté dans cette ville, nul n'osera vous atta-
quer sous le drapeau de la France. Cependant, si vous
le désirez, je doublerai les gardes autour de votre
palais.
— Non, non, c'est inutile ; le drapeau me garde
mieux que mille hommes; mais je dois te quitter,
pour prendre le deuil, et faire des prières publiques.
Et, se tournant vers Bussy :
— Mon nouvel ami, n'oublie pas notre alliance, dit-il.
Et il lui tendit la main. Devant Dupleix, le mar-
quis ne put refuser la sienne. Le prince la serra
d'une étreinte nerveuse, puis il embrassa Dupleix,
qui le reconduisit jusqu'à son palanquin.
Lorsque le gouverneur revint, la bégum, à qui un
page parlait à voix basse, lui fit signe de s'approcher
d'elle.
Conquête du pahadis. I l
182 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— L'épouse de Chanda-Saïb est ici et demande à
me voir, dit-elle; il faut quelque chose de grave pour
qu'elle se décide à sortir à une pareille heure de son
palais. Je l'ai fait conduire dans le salon blanc. Viens
m'y trouver bientôt.
Le salon blanc était une petite pièce, tendue de
damas blanc et argent, où Mme Dupleix se reposait
quelquefois pendant les réceptions, et où les invités
n'entraient pas sans être appelés. Le gouverneur s'y
rendit, emmenant Bussy avec lui. On fit retomber
derrière eux une portière, et le page garda l'entrée.
Aly-Résa était là, près de sa mère, dont on ne
voyait que les grands yeux noirs entre ses voiles de
mousseline, assise à côté de la bégum, qui lisait une
longue lettre. La musulmane se leva pour saluer le
gouverneur.
— Je viens en suppliante, dit-elle à Dupleix, mon
époux n'a d'espoir qu'en toi et est toujours ton plus
fidèle esclave.
Bussy, rapidement, traduisit la phrase.
— Voici, dit la bégum, qui refermait le rouleau de
parchemin : Chanda-Saïb, qui avait été pris par les
Mahrattes, est libre aujourd'hui. L'héritier légitime
du roi qui vient de mourir s'est porté garant de la
rançon, et les Mahrattes fournissent trois mille cava-
liers à leur ancien prisonnier, qui, à leur tête, va
rejoindre le Soubab dépossédé, pour faire alliance
avec lui et l'aider à conquérir son trône.
— Voilà qui est très bien, dit Dupleix, la similitude
de leur destinée devait rapprocher ces deux hommes.
— Leur plan est celui-ci, continua Jeanne : atta-
LE LION DE LA VICTOIRE 183
quer d'abord le Carnatic, renverser le nabab Allah-
Verdi, s'emparer d'Areate, et, maître alors d'une
armée, marcher contre l'usurpateur Nasser-Cingh.
Mais — ce que tu désires depuis si longtemps arrive
enfin! — ils demandent en grâce que tu mettes à
leur disposition une petite troupe de Français, que
tu sois leur allié, car alors ils seront sûrs du succès,
puisque tu es, disent-ils, « le Lion de la Victoire. »
Une singulière flamme illuminales yeux de Dupleix.
— Ils ajoutent, dit encore la bégum, que si tu
acceptes, tu leur dicteras tes conditions.
Le gouverneur affecta un grand calme pour répondre.
— Je suis heureux de pouvoir rendre service à mon
ami Chanda-Saïb, dit-il, au légitime successeur de la
nababie du Carnatic. Par bonheur, nos victoires me
permettent de mettre à sa disposition quatre cents
Français, et sept cents cipayes disciplinés. Aussitôt
l'agrément du conseil supérieur obtenu, je ferai
partir ce détachement, car je sais qu'en pareille cir-
constance la promptitude est la moitié du succès.
La musulmane se jeta dans les bras de la bégum
quand elle lui eut traduit cette réponse, et Aly-Résa
baisa avec effusion la main de Dupleix.
— Nous te devions la vie, nous te devrons la puis-
sance, dit-il. Mon père veutquejele rejoigne pour com-
battre à ses côtés. Quand tu le permettras, je partirai.
— Nos soldats te feront escorte, dit le gouverneur;
voici les pluies qui cessent ; dans peu de jours vous
vous mettrez en route.
— Merci, dit Aly-Résa; je vais expédier un courrier
à mon père, pour lui porter l'heureuse nouvelle.
18i LA CONQUÊTE DU PARADIS
Quand l'épouse et le fils de Clianda-Saïb se furent
retirés, la bégum retourna dans les salons, et Bussy
resta seul avec Dupleix.
Alors le gouverneur appuj'a ses deux mains sur les
épaules du jeune officier, et le regarda dans les yeux.
— Mon cher Bussy, lui dit-il après un moment de
silence, ce que je vais vous dire, excepté ma femme
qui est comme moi-même, vous seul le saurez. Depuis
que je vous connais, je vous observe, je vous étudie,
et le résultat de cette étude est tout à votre avantage.
A l'intrépidité, à l'emportement du héros, vous joi-
gnez le sang-froid et la prudence, un jugement rapide
et sûr; tout en sachant obéir, vous avez de l'initia-
tive; vous êtes tacticien, et je vous devine diplomate
et homme d'État; de plus vous avez ce don naturel
de séduction, dont je sens l'influence sur tous ceux
qui vous approchent, et qui est d'une si grande im-
portance dans la vie. Oui, je puis avoir toute confiance
en vous, vous êtes bien celui que je cherchais.
— Ces louanges me comblent de joie, dit Bussy,
mais je n'ai rien fait encore pour les mériter.
— Écoutez-moi, dit le gouverneur en l'attirant sur
un sofa. Voilà longtemps que je guettais l'occasion
de me mêler des affaires des princes indiens; vous
avez entendu ce que Ghanda-Saïb me demande : mon
appui dans la guerre qu'il va entreprendre. L'éclat
de nos victoires et la valeur de nos soldats ont donc
amené l'événement que je désirais secrètement!
Pour le conseil supérieur, pour les directeurs de la
compagnie, l'avantage de cette intervention, à ce
que je leur laisserai croire, sera uniquement les éco-
LE LION DE LA VICTOIRE 185
nomies réalisées, les troupes mises au service des
princes devant être soldées par eux, ce qui nous per-
mettra d'entretenir en temps de paix avec l'Europe la
même armée qu'en temps de guerre, sans compter
les dédommagements qu'on ne manquera pas de
nous offrir pour les services rendus. C'est cela que je
ferai sonner bien haut, pour qu'on n'entrave pas mes
plans; mais ma véritable pensée est autrement témé-
raire, et, si on la soupçonnait, aussi bien à Versailles
que dans l'Inde, on me tiendrait pour fou et on me
créerait mille obstacles. Vous avez remarqué, n'est-
ce pas, l'état de décrépitude et d'anarchie dans lequel
est tombé le gouvernement de ce pays; des guerres
continuelles, des intrigues sanglantes, le pouvoir du
Grand Mogol le plus souvent méconnu et méprisé, et
le peuple, comme toujours, victime de toutes ces
ambitions piétinant sur lui? Eh bien, ce que je rêve,
c'est de conquérir ce pays, de lui rendre le calme et
la prospérité, cela pacifiquement, sans combat ni
violence. Si l'on me seconde, la chose est faisable. Je
peux donner, peut-être, à la France l'empire de l'Inde !
Voyez, si nous réussissons ici, comme nous serons
déjà près du but. Nous soutenons deux princes légi-
times, traîtreusement dépossédés. Si nous parvenons
à leur rendre le trône, quelle reconnaissance, quel
respect n'auront-ils pas pour leurs sauveurs? Nous
serons leur guide, leur arbitre, en un mot nous régne-
rons sous leur nom. Ils nous investiront de titres, de
tîefs qui s'agrandiront rapidement; le peuple, qui aura
senti les bienfaits de notre domination, se donnerait
à nous par amour, le jour où sans secousse, par la
186 LA CONQUÊTE DU PARADIS
force des choses, nous hériterions légitimement du
pouvoir, avec l'agrément du Grand Mogol, dont nous
aurons toujours soutenu les candidats et respecté les
décrets.
— Ah! monsieur, l'audace de votre génie m'éblouit,
s'écria Bussy en se levant; certes une pareille con-
quête est possible, et si l'on sait vous comprendre et
vous aider, vous réussirez. Quant à moi, je suis prêt
à sacrifier ma vie pour vous servir, et je suis fier et
heureux de l'honneur que vous me faites en me choi-
sissant pour vous seconder,
— Vous seul savez la vérité sur mes projets, Bussy,
ne les laissez pas deviner, mais dirigez vos actions
dans le sens qui les servira. Je ne pouvais rien sans un
homme tel que vous, sans l'esprit supérieur qui saura
deviner mes désirs, et pensera comme moi-même.
— Ah! ne m'accablez pas de tant d'éloges, dit le
marquis, ne me rendez pas impossible d'égaler la trop
haute opinion que vous avez de moi.
— Cette fois je ne me trompe pas, dit Dupleix en
serrant le jeune homme dans ses bras, vous êtes bien
celui que j'attendais. Mais en voilà assez pour aujour-
d'hui, nous reparlerons de cela avant le départ;
retournons à notre soirée.
Dans le salon, Dupleix s'approcha d'une table
servie et se fit verser du Champagne.
— Buvons au triomphe des princes légitimes, dit-
il, en trinquant avec Bussy.
Le jeune homme vida son verre d'un trait, et dit à
voix basse, en le reposant sur le plateau :
— A la conquête du paradis!
XVI
MARCHE INDIENNE
La sombre, majestueuse et nocturne forêt, tra-
versée de rousses lueurs et de fumée; des éléphants
en marche, sous la voûte noire d'une magnifique
avenue; des hommes, à droite et à gauche, qui cou-
rent en portant des torches.
On croirait entendre le tintement continu de la
pluie, tombant sur les feuilles, mais ce sont d'innom-
brables pas, tombant en cadence, qui donnent cette
illusion. Il y a des cavaliers, des chameaux, des pié-
tons. Toute une armée qui chemine!
Le détachement français a rejoint Chanda-Saïb et
ses troupes : on se hâte maintenant, à travers la nuit
fraîche, vers le camp de Mouzaffer-Cingh, que l'on
compte atteindre dans la matinée.
Bussy est heureux; on marche sur Arcate, on se
rapproche de Bangalore.
C'est le comte d'Auteuil qui commande l'expédition ;
de La Touche et Bussy sont sous ses ordres, mais
188 LA CONQUÊTE DU PARADIS
ce dernier a seul les instructions secrètes. Ghanda-
Saïb a reçu les Français avec enthousiasme; il a fait
présent, à chacun des trois chefs, d'un superbe élé-
phant, avec son mahout et son harnachement; c'est
donc dans un houdah brodé que le marquis est cou-
ché, sommeille, rêve, ou cause avec son ami Kerjean,
à qui il a offert l'hospitalité.
— On finit par se faire à ce bercement un peu rude,
lui dit-il. On dirait une nourrice qui secoue son
marmot pour le forcer à dormir.
— Les premiers moments m'ont paru abominables,
dit Kerjean; mais c'est vrai, on s'y habitue, cela
finit même par devenir agréable. Savez-vous qu'il est
magnifique votre éléphant!
— Je crois bien, et il a une physionomie très intel-
ligente; je l'aime déjà. Comment vais-je l'appeler?
— Ajax ou Alexandre.
— Pourquoi?
— Puisqu'il va à la guerre.
— Pas de son plein gré. Non , quelque chose
d'hindou plutôt. Voici, je l'appellerai Ganésa.
— Qu'est-ce que Ganésa?
— Le dieu de la sagesse, et ce dieu a une tête
d'éléphant.
— Parfait. Appelons-le Ganésa. Voilà tout de
même un singulier cadeau : un éléphant plus un
homme. Cela va vous entraîner à des dépenses folles.
— Pendant la campagne, nos frais sont à la
charge du nabab...
— Et après la guerre, nous serons millionnaires!
dit Kerjean, ou ces princes ne sont que des croquants.
MARCHE INDIENNE 189
Les rideaux du houdah étaient ouverts d'un côté, et
l'on voyait monter la traînée fumeuse des torches,
traversée de tlammèches, peuplée de toutes sortes
d'insectes; les feuillages, éclairés successivement,
prenaient des reflets métalliques d'un vert vif, et
parfois apparaissait, blotti aux coudes des branches,
un singe, éveillé brusquement, qui, terrifié, regar-
dait.
— 11 court par moments des frissons dans le dos de
Oanésa, qui sont pour nous de vrais tremblements de
terre, dit Bussy après une somnolence.
— C'est qu'il sent le voisinage de quelque fauve,
panthère ou tigre, et il témoigne ainsi son antipa-
thie. Les terribles félins sont à la chasse. A cette
heure, il ne ferait pas bon être seul dans la forêt.
On entendait en effet, par-dessus le bourdonne-
ment de l'armée en marche, des rauquements, des
(MÙs de détresse ou de fureur, de longs miaulements,
dans l'immense profondeur dont on était enveloppé.
Mais une fraîcheur plus vive annonçait l'approche
du jour; peu à peu l'impénétrable obscurité se désa-
grégeait, s'imbibait d'une molle blancheur; bientôt on
distingua les énormes troncs rugueux, les guirlandes
de lianes, les feuilles aux formes singulières; puis des
perspectives se creusèrent, et, subitement, il fît clair.
Alors toute la forêt se mit à chanter.
Les hurlements des fauves s'étaient tus; les chants
des oiseaux, comme des voix célestes, faisaient fuir
vers leurs antres les sinistres rôdeurs. Sous chaque
branche pépiait un nid; des roucoulements, des cris
d'appel, des roulades, mille gazouillements s'élan-
11.
100 LA CONQUÊTE DU PARADIS
çaient de chaque touffe de feuillage. Du haut de
son houdah, Bussy voyait dans les arbres; il surpre-
nait les oiseaux faisant leur toilette; près de la route
un bengali vint se poser sur une large Heur emplie
jusqu'au bord de rosée; il y trempa son bec et but en
renversant la tête; puis il se baigna dans la fleur,
secouant ses plumes, faisant jaillir des diamants. Puis
les singes, les écureuils s'éveillèrent à leur tour, bon-
dirent légèrement de branche en branche, se laissè-
rent glisser le long des lianes en poussant de petits
cris aigus; des gazelles passèrent dans les fourrés,
s'enfuirent avec un grand bruit de feuilles froissées.
Kerjean s'était endormi; mais Bussy se penchait en
dehors, pour mieux jouir de cette fête de l'aurore, et
il se disait que l'homme était un intrus dans cette
forêt mystérieuse, si peuplée, si vivante.
A mesure que le soleil la pénétrait, la forêt deve-
nait de plus en plus splendide ; les arbres, d'une
extraordinaire vigueur, découvraient leur taille gigan-
tesque, leur structure singulière : les sycomores, les
tecks au bois impérissable, le santal blanc, qui exsu-
dait son chaud parfum, les bambous, par groupes,
faisant jaillir, à des hauteurs prodigieuses, leurs gerbes
colossales; toutes sortes d'essences enfin, prospérant
libres, sauvages, dans leur domaine inviolé. On voyait
bien qu'en ces lieux la hache ne blesse jamais, que
l'arbre, chargé de siècles, meurt de lui-même, se
penche vers ses enfants, qui le retiennent, l'empê-
chent de tomber, et lui font un suaire fleuri.
Sous l'ombre de ces géants au port superbe, tout
un monde d'arbrisseaux, de buissons, de fruits, de
MARCHE INDIENNE 191
fleurs, d'herbes étranges, luttait de beauté, d'éclat,
d'arômes exquis : le poivrier, le bétel grimpant, le
manguier difforme, le gingembre, le cardamone; et,
à travers toute la forêt, la folle et aventureuse liane
avec des transparences de vitrail, s'élançait de branche
en branche, d'arbre en arbre : festons, guirlande;
enlaçant tout.
Le grouillement de la vie aussi devenait fantas-
tique, inquiétant; on sentait bruire et s'agiter toute
une foule. Il semblait y avoir autant d'oiseaux que
de feuilles; les insectes se levaient comme des nuées
de poussière, et les singes, innombrables maintenant,
bondissaient à droite et à gauche, grimaçant, criant,
poursuivant les hommes, les lapidant avec des fleurs
et des fruits.
Kerjean reçut un limon en pleine poitrine, ce qui
le réveilla brusquement, maugréant et furieux.
— J'ai cru que c'était un boulet, dit-il en ramas-
sant le fruit qu'il se mit à éplucher; pouah ; que c'est
acide!
— Je crois bien, dit Bussy, c'est un amblid; Naïk
prétend que, si l'on y enfonce une aiguille, elle se
dissout.
— Envoyez-moi autre chose, affreuses bêtes, dit
Kerjean en rejetant aux singes les débris du fruit,
ce qui lui attira une grêle de projectiles; mais sont-ils
mauvais! continua-t-il, il est temps que nous sortions
de la forêt; sans cela il nous faudra livrer bataille.
Demandez donc au mahout où nous en sommes.
— Encore quelques instants, et l'on débouchera
dans une vallée où l'on fait halte.
192 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Déjà les soldats musulmans se débandent, beaucoup
se mettent à courir pour arriver plus tôt.
— Qu'est-ce qui leur prend? s'écria Kerjean.
Ce n'est qu'en arrivant dans la vallée, large et
charmante, avec une rivière coulant au fond, qu'on a
l'explication de cette course. Beaucoup sont au bord
de l'eau, défaisant leurs vêtements, il s'agit des ablu-
tions pieuses, déjà un peu en retard, car le soleil est
levé.
— Ma foi, je veux voir cela de près, dit Bussy, des-
cendant de l'éléphant, pour courir, lui aussi, vers la
rivière.
Un umara. faisant office de muezzin, chantait à tue-
tête, sur la mélopée prescrite :
— Dieu très grand! Dieu très grand! Dieu très
grand ! J'atteste qu'il n'y a pas de Dieu sinon Dieu,
et que Mahomet est le prophète de Dieu. A la prière
de l'aube! à la prière! 11 n'y pas de Dieu sinon
Dieu!
Et, à toutes jambes, les tîdèles dévalaient vers la
rivière, se déshabillant tout en courant. On s'orien-
tait pour se tourner vers la Mecque.
Bussy s'était approché : l'umara était à genoux
penché vers l'eau et se lavait les mains, en récitant
la première prière :
— Qu''Allah soit loué, il a créé l'eau limpide, et
lui a donné la vertu de purifier. Il a aussi rendu notre
foi pure et sincère.
Il prit ensuite de l'eau dans sa main gauche, en but
une gorgée et se lava deux fois la bouche :
— Je t'en supplie. Seigneur, abreuve-moi de cette
MARCHE INDIENNE 193
eau que tu as donnée, dans le paradis, à ton pro-
phète ; elle est plus parfumée que le musc, plus blanche
que le lait, plus douce que le miel, et elle a le pou-
voir d'apaiser pour toujours la soif de celui qui la
boit.
Alors, il aspira de l'eau par le nez, se lava trois
fois le visage et le revers des oreilles, et, puisant à
pleines mains, s'inonda l'épaule droite, puis la gau-
che, et le sommet de la tête, lava l'ouverture de ses
oreilles, son cou, sa poitrine, son ventre, son pouce,
tous ses doigts et enfin ses pieds, en disant la der-
nière prière :
— Soutiens -moi fermement, ù Seigneur! et ne
souffre pas que mon pied glisse, de peur que je ne
trébuche sur le pont tranchant du sirat, qui passe
sur la géhenne.
Cela faisait un bourdonnement vibrant, toutes ces
voix mâles récitant la prière. Chacun la disait pour
soi-même : les uns en étaient aux oreilles quand leurs
voisins en étaient aux pieds et que d'autres ne fai-
saient que commencer. Il y avait des bras levés, des
regards au ciel. Ceux qui toussaient ou éternuaient
recommençaient.
— Est-ce ridicule, ces momeriesl dit Kerjean, qui
avait rejoint le marquis.
— Je ne trouve pas, mon cher, répondit Bussy,
cela a de la grandeur ce salut au soleil levant, et je
ne puis me défendre de respect et de sympathie pour
une religion où la propreté est une prière.
Avant midi, le camp de Mouzaffer-Cingh était en
vue. Il s'étendait dans une plaine verdoyante, aux
194 LA CONQUÊTE DU PARADIS
pieds d'une colline, et semblait de loin un parterre
de fleurs.
Les trois chefs français quittèrent leurs montures
indiennes et remontèrent à cheval, pour se mettre
à la tête de leurs hommes. Chanda-Saïb marcha avec
eux, voulant lui-même les présenter au Soubab.
Dès qu'ils furent aperçus du camp, on envoya vers
eux une escorte d'honneur, composée d'une vingtaine
de cavaliers. Ils accoururent au galop vertigineux de
leurs chevaux, de petite taille, mais pleins de grâce et
de feu. Ils tirèrent des coups de fusil, secouèrent leurs
armes en poussant des cris, exécutèrent la plus joyeuse
fantasia. Alors le comte d'Auteuil donna ordre de bat-
tre les tambours et de faire sonner les clairons.
Quand les cavaliers du Soubab furent tout près, l'un
d'eux fit remonter dans la rainure du casque le
nasal qui masquait son visage et s'avança vers Bussy.
En le reconnaissant le jeune officier pâlit d'émotion.
— Arslan-Khan! s'écria-t-il.
— Je te cherchais et tu viens à moi, dit l'umara.
— Tu me cherchais?... balbutia le marquis.
— On t'attend à Bangalore, dit le musulman en
baissant la voix, pour se délivrer de toi ou t'ac-
corder le baiser sacrilège.
Bussy fît tous ses efforts pour paraître calme.
— On m'attend; c'est bien, dit-il, si je suis vivant
après le combat qui se prépare, je me rendrai à Ban-
galore.
— Quand il sera temps, un homme s'approchera de
ta tente et sera ton guide. Arslan se recula et reprit
son rang.
MARCHE INDIENNE 195
Une double haie de cavaliers, de l'entrée du camp
à la tente royale, formait comme une large avenue.
Ces hommes, à l'air fier et majestueux, avaient tous
un morion de fer, sous leur turban de couleur vive, et
une cotte de mailles retombait sur leur tunique de
mousseline; ils étaient armés de la lance, de l'arc et
du sabre ; un léger bouclier s'arrondissait sur le flanc
du cheval, et de l'autre côté était attaché le carquois,
rempli de flèches, empennées avec des plumes de
perdrix. Aussi immobiles que des statues, ces guer-
riers regardaient, comme sans le voir, passer au
milieu d'eux le bataillon français, qui s'avançait seul,
précédé par Chanda-Saïb, aussi armé en bataille et
très superbe.
Devant la tente de MouzafTer-Cingh, très haute, très
large, en soie verte soiitachée d'or, llottait l'étendard
royal. 11 était blanc, frangé d'argent; sur une de ses
faces on voyait représentés un livre et une main, sur
l'autre étaient tracés des versets du Coran, les pre-
miers de la sourate de la Victoire :
« C'est à Dieu, plein de savoir et de sagesse, qu'ap-
partiennent les armées du ciel et de la terre.
« Nous avons remporté pour lui une victoire écla-
tante. »
Le Soubab s'avança, hors de l'ombre aux chauds
reflets, et fit un pas sur le tapis étendu à l'entrée de
la tente. C'était un jeune homme de haute taille,
robuste, noir de visage, avec des yeux brillants, des
lèvres rouges et une barbe légère. Il était coiffé d'un
casque d'argent sombre, sur lequel les vingt et un
mille noms d'Allah, graves en lettres d'or, s'enchevè-
196 LA CONQUÊTE DU l'AUADIS
traient comme des arabesques; des mailles d'or et
d'argent, formant une draperie souple, tombaient du
casque pour protéger la nuque et le cou; la cotte de
mailles était aussi d'argent et d'or; le brassard éblouis-
sait, il était incrusté de diamants entourant un cabo-
chon, énorme et fameux, appelé l'Éclair. Le bouclier,
orné d'un tigre de rubis et d'émeraudes. se voilait d'un
réseau de perles.
Chanda-Saïb présenta au Soubab les trois chefs
français, qui avaient mis pied à terre. Mouzafler leur
tendit la main, les invita à se réconforter, car on se
battrait sans doute ce jour-là même. Puis il regarda
défiler, d'un air de plus en plus surpris et déçu, les
quatre cents Français, dont les uniformes sévères
contrastaient tristement avec les somptueux costumes
des Maures, les sept cents cipayes et les six pièces de
canon.
Quand ce fut fini, il attira Chanda-Saïb dans la
tente.
— Mais c'est une dérision! s'écria-t-il d'un ton
irrité. Que veux-tu que je fasse de cette poignée de
soldats? Tu as six mille hommes; c'est à peine si j'en
ai autant ; et voilà ce que tu comptes opposer à l'armée
d'Allah-Yerdi? Mais nous sommes perdus, malheu-
reux ! car nous ne pouvons plus reculer; notre ennemi
est sorti d'Arcate et, campé à peu de distance, nous
attend pour livrer bataille.
— Si tu avais vu comme moi ces Français à l'œu-
vre. Lumière de mes yeux, tu ne t'inquiéterais pas de
leur petit nombre; il était plus faible encore, quand
ils ont dispersé comme de la poussière cette même
MARCHE INDIENNE 197
armée d'Allah-Verdi ; un seul lion met en fuite un
troupeau de gazelles. Attends le premier combat pour
juger les hommes que je t'amène.
— Mais tu ne sais pas dans quelle formidable posi-
tion s'est retranché l'ennemi, il a une artillerie puis-
sante, et des espions m'ont appris qu'elle est des-
servie par des aventuriers européens.
— Ce dernier fait est grave, sans doute, dit Chanda-
Saïb, mais il n'ébranle pas ma confiance; toute une
armée anglaise n'a pu triompher de nos alliés, ni faire
tomber les murailles de Pondichéry. Ordonne le
combat et si, quand il sera fini, ton inquiétude ne
s'est pas changée en enthousiasme, punis-moi de
t'avoir trompé.
La déception du Soubab n'avait pas échappé aux
Français, et on avait rapporté à Bussy, qu'enfermé
dans sa tente, le roi restait en prières et se lamen-
tait.
— C'est pourtant un prince très brave, ajoutait-on,
mais en face des forces du Carnatic, son armée
lui semble bien faible, et il doute des Français, car il
n'a pas assisté, lui, au combat de Méliapore.
Aussi c'était une impatience extrême de se battre,
un agacement, une humiliation qui tenait les Fran-
çais. Il leur fallait à tout prix une victoire.
Le comte d'Auteuil envoya un détachement pour
reconnaître les positions de l'ennemi.
Allah-Verdi, qui commandait lui-même son armée,
était établi près d'un village nommé Ambour, der-
rière un ruisseau qui débordait dans la plaine et
l'inondait; le camp s'appuyait à une montagne inac-
198 LA CONQUÊTE DU PARADIS
cessible, dominée par une forteresse. Le front qui lon-
geait le ruisseau était bordé de tranchées etd'épaule-
ments, garnis d'une artillerie nombreuse; le retran-
chement était très fort, en effet, et difficile à enlever.
D'Auteuil décida qu'il fallait se reposer, ce jour-là
et une partie de la nuit, pour attaquer le lendemain à
l'aube.
On se mit en marche, le lendemain, un peu après
minuit, les Français au poste d'honneur, à l' avant-
garde, et suivis de l'armée des deux princes. Mais
lorsqu'ils furent en présence de l'ennemi, le comte
d'Auteuil offrit d'emporter seul, avec les troupes de
Pondichéry, le retranchement derrière lequel s'abri-
tait l'usurpateur. Chanda-Saïb accepta, tandis que le
roi haussait les épaules, jugeant ses nouveaux alliés
parfaitement fous.
Les fifres sonnèrent, les tambours battirent, et l'on
vit frissonner les étendards français, où apparaissait
une figure entourée de rayons d'or, au-dessous de la
devise du roi-soleil : Nec pluribus impar.
Au pas de course, les Français s'élancèrent à l'as-
saut. Une grêle de boulets, crachés par des pièces
très bien pointées, les repoussèrent; mais ils se ral-
lièrent aussitôt, et le comte d'Auteuil, l'épée à la
main, s'élança le premier en s'écriant :
— Qui m'aime, me suive !
Cette fois ils s'acharnèrent, malgré le feu toujours
très vif. La seconde attaque dura plus d'une demi-
heure, et allait réussir, lorsque le comte d'Auteuil
tomba, blessé à la cuisse par une balle. Ses hommes
reculèrent encore.
MARCHE INDIENNE 199
Le commandement revenait au marquis de Buss}'.
Il parcourut, au galop, les rangs des soldats, les
réconfortant, les encourageant, leur communiquant
son enthousiasme.
— Ne voyez-vous pas, leur criait-il, les nababs et
cette armée, qui sont là comme au spectacle, assistant
à nos défaites? Souffrirez-vous qu'ils rient de nous, et
nous tiennent pour de piètres soldats? En avant!
enfants. L'ennemi est déjà ébranlé et las; nous aurons
raison de lui, cette fois-ci, en un instant.
Et ils partent de nouveau, d'un élan si fougueux
qu'en effet ils emportent le parapet, et tombent dans
le retranchement, où ils sabrent et massacrent avec
fureur. Les défenseurs des tranchées prennent bientôt
la fuite vers le centre du camp, poursuivis par les
vainqueurs.
Alors une immense acclamation monte de la plaine ;
les armées spectatrices applaudissent au succès, et
Chanda-Saïb, avec ses cavaliers, s'élance par la brèche
ouverte.
— Ne nous arrêtons pas, lui dit Bussy, le nabab est
ici en personne, il faut le joindre.
Allah-Verdi, sur son éléphant de guerre, prés de
l'étendard du Carnatic et entouré de l'élite des guer-
riers, s'efforçait de retenir les fuyards, les couvrait
d'injures, leur lançait des flèches. Il parvint à les
rallier et les ramena vers l'ennemi. On vint lui
annoncer, à ce moment, que l'oriflamme de Mar-
phiz-Khan venait d'être abattue et que son fils était
tué; il pâlit sous sa peau brune, mais continua
d'avancer.
•300 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Il aperçut Ghanda-Saïb à quelque distance. Alors
un flot de haine et de rage souleva son cœur.
— Je te donne la récompense que tu demanderas,
si tu peux, à travers la mêlée, rejoindre mon ennemi,
dit-il au conducteur de son éléphant.
Le mahout se hâte, écrasant tout ce qui entrave sa
route, et déjà Chanda-Saïb est à portée de la voix.
— Arrête-toi, misérable, et viens me combattre si
tu l'oses! lui crie Allah-Verdi. Viens, lâche, qui fais
gagner tes batailles par des sorciers d'Europe. Vil
aventurier, à qui le pouvoir de nabab irait autant que
le turban à un ànel Viens que je t'arrache ta vie
immonde, que je fasse rouler ta tête, qui offusque les
yeux, sous les pieds des éléphants!
— C'est vrai, je suis le seul de la famille que tu
n'aies pas fait assassiner! s'écrie Chanda-Saïb, qui
s'efforce énergiquement d'approcher. Infâme vautour,
tu vas enfin expier tous tes crimes, ton jour est venu.
Je vois planer tes victimes, attendant ton âme gan-
grenée pour la jeter à Iblis, du haut du pont de
l'enfer !
Allah-Verdi, en ricanant, vise son adversaire et va
lancer sa javeline, lorsqu'un coup de feu l'atteint au
cœur et le renverse.
Qui a tiré? On ne sait, la balle est partie des rangs
français.
— Victoire! crie Chanda-Saïb, qui s'élance et abat
l'étendard du Carnatic.
Voyant leur chef mort et leur drapeau dans la
poussière, ces troupes, qui tout à l'heure paraissaient
déterminées à tenir ferme, lâchent pied et bientôt
MAIîCHE INDIENNE 201
prennent la fuite, poursuivies à outrance par le batail-
lon français et l'armée musulmane.
Alors commence le pillage du camp abandonné.
Les princes se réservent les éléphants, les chevaux,
les armes et les munitions; le reste est aux soldats
qui, avec des chants de triomphe et des cris de joie,
font un butin considérable.
Le jour même, on marche sur Arcate et, avant le
coucher du soleil, on voit se profiler sur la pourpre
du ciel, les dômes et les minarets de la capitale du
Carnatic, qui ouvre ses portes sans résistance.
XVII
L ILE DU SILENCE
Le camp français était établi dans le magnifique
jardin d'un des palais d'Arcate. Le comte d'Auteuil
n'avait pas voulu qu'on se logeât dans les maisons,
pour ne pas disperser ses hommes et pouvoir main-
tenir la discipline. Alors on leur avait donné ce jardin,
qui était un paradis. Le général avait recommandé
de ne rien abimer et les soldats s'ébahissaient des
bosquets, des portiques, des kiosques de marbre, de
toutes sortes de fleurs étranges, dont ils respiraient
le parfum, sans les cueillir, et ils trempaient, en
riant, leurs doigts dans les fontaines d'eau de rose,
s'efforçaient de saisir les papillons, si superbes qu'ils
croyaient d'abord voir des fleurs s'envoler.
Le Soubab ne savait comment leur témoigner sa
gratitude; outre l'argent qu'il leur avait fait distri-
buer, il leur envoyait des fruits, des gâteaux et des
pièces de venaison; il avait une telle confiance main-
tenant dans ses nouveaux alliés qu'il s'écriait :
l'île du silence 203
— Avec cinq cents Français, j'irais braver le Grand
Mogol lui-même dans Deliii !
Les tentes étaient dressées sur de charmantes
pelouses, à l'ombre de grands tamariniers, près de
clairs ruisseaux, circulant dans l'herbe, où des gazelles
et des daims familiers venaient boire.
Naïk pénétra doucement sous la tente où Bussy se
reposait en rêvant.
— Maitre, dit-il, un Hindou est là qui vient pour
toi.
— Amêne-le, s'écria le marquis avec un sursaut de
joie.
— 11 refuse d'entrer.
Bussy se leva el sortit de la tente.
Il vit un homme noir de visage, vêtu d'une longue
chemise blanche à manches étroites et coiffé d'un
turban blanc.
— C'est toi qui es Charles de Bussy? dit cet
homme.
— C'est moi.
— Eh bien 1 ce soir, ici, après le soleil couché,
attends-moi.
— Je t'attendrai, répondit Bussy.
Rapidement l'homme s'éloigna.
— Naïk, dit le marquis, prépare mon portemanteau
pour un voyage de quelques jours, et fais seller mon
meilleur cheval, tandis que je vais trouver notre com-
mandant, pour obtenir un congé.
— Je pars avec toi, maître?
— Y penses-tu? Quand une femme m'attend, vais-je
emmener une escorte ?
304 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Naïk baissa la tête en silence, et Bussy s'enfonça
sous les beaux ombrages, cherchant la tente du
général.
Le comte d'Auteuil, que sa blessure retenait couché,
avait fait porter son lit sous un buisson de jasmins,
près d'une fontaine de marbre rose, et s'amusait à
jeter des miettes de pain aux poissons. C'était un
homme qui portait bien la soixantaine, brave, simple,
manquant un peu de vivacité et de décision.
Bussy s'informa d'abord de sa santé.
— Ma foi, s'écria gaiement le général, je crois que
cette saignée m'a fait grand bien; ma goutte me laisse
tranquille et, à côté de cette torture, le trou fait par
une balle n'est rien du tout. Je serai bientôt sur pied:
n'allez pas vous imaginer, jeune lionceau, que je vais
vous laisser me voler toutes mes victoires.
— Je n'ai rien fait que d'achever ce que vous aviez
si bien commencé.
— Non, monsieur, la journée d'Ambour est à vous,
et, si vous ne vous en vantez pas, la renommée le
fait pour vous; vous êtes jeune, la gloire vous
aime.
Il y avait un peu de rancune sous cette bonhomie,
et Bussy, embarrassé, n'osait pas faire sa demande,
tant il craignait un refus.
— Je crois que nous aurons ici de longs loisirs, dit-
il; les princes semblent peu pressés de se remettre en
campagne.
— C'est un tort, un grave tort, s'écria le général
avec animation; ils sont là à s'investir les uns les
autres de titres pompeux, à lever des impôts, à fouil-
l'île du silence 205
1er les trésors, au lieu de fondre sur l'usurpateur,
sans lui donner le temps de se reconnaître. Maintenant
ils attendent, de Delhi, les lettres du Grand Mogol qui
les confirment dans leurs titres; je m'en moque pas
mal des lettres du Grand Mogol! L'autre Soubab s'en
fabrique de fausses, c'est plus tôt fait, et il peut nous
tomber sur le dos sans prévenir.
— Cela n'est pas à craindre, dit Bussy, ces princes
indiens procèdent tous de la même façon ; Nasser-
Cingh est le pire des ivrognes, il n'a aucune énergie;
avant que son armée soit venue d'Aurangabad ici, il
se passera des mois C'est pourquoi je venais vous
demander un congé de quelques jours.
— Un congé : pour quoi faire? demanda d'Auteuil
brusquement.
— Vous savez que je m'intéresse fort aux monu-
ments, à la littérature et aux mœurs de ce pays, il y
a dans les environs des ruines que je voudrais visiter.
— C'est vrai, vous êtes un savant, vous. Mais voilà
bien le moment d'aller regarder de vieilles pierres!
Vous en verrez de reste, et c'est toujours la même
chose ; il vaut mieux que vous demeuriez ici.
— Monsieur, vous m'obligeriez beaucoup en m'ac-
eordant ce que je vous demande, dit le marquis qui
faisait tous ses efforts pour rester très calme.
— Vous y tenez à ce point I dit le général en jetant
à Bussy un regard de côté.
— J'y tiens beaucoup.
— Encore si c'était un rendez-vous d'amour, cela
aurait le sens commun ; mais pour aller admirer d'af-
freux bonshommes de pierre qui font la grimace...
12
206 LA CONQUÊTE DU PARADIS
D'Auteuil éclata de rire.
— Mais c'est qu'il a l'air fâché pour de bon! s'écria-
t-il. Voyons, j'ai voulu vous taquiner un peu pour me
venger du succès que vous m'avez soufflé ; faites ce
qui vous plaira, cher ami ; ne vous attardez pas trop,
et surtout qu'il ne vous arrive rien.
Et le général tendit la main au jeune homme, qui
la serra d'une étreinte cordiale, avec un soupir de
soulagement.
A l'heure dite, l'homme parut au lieu du rendez-
vous; il était' à cheval.
Bussy sauta en selle et, au moment oîi la lune se
levait, il quitta le camp avec son guide silencieux.
Le jeune homme ne vit rien du chemin, ni les plaines
arides, ni les bois, ni les cités; il s'apercevait seule-
ment des montagnes nombreuses, parce qu'elles
retardaient sa marche.
Son compagnon, au visage sombre et hostile, à la
bouche muette, lui paraissait le plus insupportable
des tyrans. Quand il jugeait l'étape assez longue, cet
homme mettait pied à terre, cherchait un abri, s'as-
seyait sur ses talons, ne bougeait plus, et si le mar-
quis, se fâchant, le pressait de continuer le voyage,
il montrait d'un geste les chevaux, las et affamés, et
faisait signe que lorsqu'ils seraient morts ils ne pour-
raient plus courir.
On arriva cependant. Vers le soir du deuxième
jour on était à Bangalore, devant le palais de la
reine.
Là des pages de quinze ans s'élancèrent à la tête
des chevaux pour les empêcher de franchir au galop
l'île du silence 207
le portail de l'entrée; mais Bussy n'était plus pressé
maintenant, et autant ses yeux avaient été jusque-là
aveuglés d'indifférence, autant ils étaient avides de
tout voir.
La porte, haute et majestueuse, s'ouvrait dans une
muraille tapissée de jasmins; deux colonnes de por-
phyre soutenaient un arceau d'ivoire sculpté, au
sommet duquel flottaient des étendards couleur de
safran, à longues franges, et, dans des vases de
cristal, sur les chapiteaux, deux jeunes manguiers
s'élevaient.
Les pages maintenaient le cheval au pas, et le
firent entrer dans la première cour.
Elle était environnée d'édifices d'une blancheur
éblouissante, avec des toits en terrasses, des balcons
sculptés, des escaliers de marbre. Sous les arbres,
plantés régulièrement, des guerriers s'exerçaient au
maniement des armes. Dans un coin, le portier som-
meillait sur un large fauteuil de pierre.
Une baie carrée, plus large à la base qu'au sommet,
donnait accès dans la seconde cour, que bordaient
les écuries et les étables. Des variétés d'herbes suc-
culentes étaient amoncelées devant les chevaux, aux
belles crinières tressées, qui l'éparpillaient d'une
lèvre repue, sur la mosaïque luisante du sol. Les
mahouts offraient aux éléphants, sur des plateaux en
filigrane d'argent, des boulettes de riz et de beurre
liquéfié ; on dorait les cornes des buffles et des zébus
de trait, on frottait d'huile le cou des béliers de
combat. Plus loin des femmes peignaient et parfu-
maient les crins des montures favorites. Enchaîné à
■?08 LA CONQUÊTE DU PARADIS
une colonne, criant et grimaçant, un grand singe noir
semblait présider à ces travaux.
Une triple arcade, ajourée de sculptures, condui-
sait à la troisième cour. Celle-là était la cour
publique, où s'assemblaient les courtisans, les sei-
gneurs, la jeunesse de Bangalore. Toute environnée
de frais portiques, ombragée d'arbres, rafraîchie par
des fontaines, le brouhaha des causeries l'emplissait.
L'on voyait des amis se promener lentement, en
regardant des peintures galantes, d'autres accroupis
devant un échiquier, dont les pièces étaient des
pierres précieuses , d'autres lisant, mangeant des
sorbets, ou fumant le houka.
La quatrième cour était le domaine de la musique.
Des coups sourds frappés sur les timbales, le doux
sifflement d'une flûte, la corde d'un vina, pincée d'un
ongle nerveux, formaient un charivari discret.
Chaque musicien étudiait pour lui-même; et par les
larges fenêtres, au fond des appartements, on aper-
cevait de gracieuses jeunes filles, s'exerçant au chant
et à la danse. Des jarres en terre poreuse, suspen-
dues çà et là, traversées par la brise, lui donnaient
de la fraîcheur.
La fumée et le parfum des cuisines emplissaient la
cinquième cour. Le chef des cuisiniers, environné de
plats, les goûtait l'un après l'autre; on sucrait les
confitures, on enfournait des gâteaux et dans des
bassins d'or on disposait les fruits sur un lit de fleurs.
Une voûte somptueuse, revêtue de lapis-lazuli et
d'or, séparait les cuisines de la cour suivante, peu-
plée, celle-là, par les parfumeurs et les joailliers.
l'île du silence "209
D'un côté séchaient des sacs de safran, des fleurs
et des racines; on cousait des sachets de musc, on
exprimait le jus du santal, on broyait les fards, on
composait des essences. Des salles, jusqu'au plafond,
étaient emplies de pétales de roses, car il fallait la
moisson de tout un champ pour obtenir un étroit
flacon de l'huile exquise, extraite des roses : l'attar-
gul.
Le côté des joailliers était éblouissant à voir.
D'habiles artistes battaient et ciselaient l'or, à côté
des fourneaux incandescents; d'autres taillaient
l'ambre, le corail, l'hyacinthe, la pierre de lune et la
pierre de soleil, assortissaient des perles, les pér-
imaient pour en former des colliers, préparaient les
pendeloques de ceinture; avec des grenats verts de
Sibérie, des saphirs d'eau, des topazes, des opales de
feu. Dans des kiosques séparés, les sertisseurs, ayant
devant eux des coupes de cristal, pleines des pierre-
ries les plus rares, attentifs, l'œil fixe, enchâssaient
dans l'or, diamants, émeraudes, rubis et saphirs, en
ornaient des bagues, des aigrettes, desmoukoutys, des
anneaux pour les chevilles, des couronnes, des sabres,
des boucliers; tandis que les graveurs, du bout de
leur burin d'or, traçaient sur de larges turquoises,
des vers, des prières, ou des formules talismaniques.
Bussy s'avançait, comme dans un rêve, à travers
toutes ces richesses; le temple lui apparaissait digne
de la déesse. Mais dans le prestige de ce luxe et de
cette puissance, elle lui semblait se reculer de lui,
devenir de plus en plus chimérique et insaisissable.
La septième cour était aussi brillante que celle des
1-2.
210 LA CONQUÊTE DU PARADIS
pierreries, mais ici les bijoux vivaient : c'étaient des
oiseaux de toute sorte, aux merveilleux plumages.
Dallée d'un marbre si poli que les colombes aux
pattes roses y glissaient, et ombragée d'arbres qui
semblaient prendre racine dans la pierre, cette cour
se creusait, au centre, en un bassin entouré de mar-
ches sur lesquelles toute une population de volatiles
aquatiques lustraient leurs plumes ou battaient des
ailes; des cygnes et des canards dorés naviguaient
sur cette eau, ileurie de lotus rouges.
Pour ne pas effrayer les oiseaux, on avait prié le
marquis de descendre de cheval; mais on ne le laissa
pas pénétrer dans la huitième cour où s'élevait le
palais de la reine; on lui fit traverser, à gauche, un
appartement, où il vit des salles historiées de figures
mythologiques ou héroïques, qui lui rappelèrent lés
peintures égyptiennes; il ne fit que passer dans ces
salles et ressortit dans un délicieux jardin.
Ici, sous les arbres hauts à merveille, étaient sus-
pendues à une seule branche, comme le plateau d'une
balance, des escarpolettes de soie; et il aperçut, sur
les pelouses, de gracieuses jeunes filles, faisant la
chasse aux papillons bleus, avec des étourneaux
dressés.
A mesure qu'il avançait, les parterres et les bos-
quets lui apparurent, étalant des fleurs plus belles
que toutes celles qu'il avait vues jusqu'alors dans
l'Inde. Il admira l'étrange Kéora, à la fleur énorme
d'une odeur exquise de musc frais, le bleu Clitoria,
l'Asolka cramoisi, le blanc Tchen-Pali, le Gurhil
arborescent, semblable au rosier, mais qui, hors des
l'île du silence '211
calices épcanouis, fait jaillir une tige mince portant un
cœur d'un rouge magnifique; le Madhavi, aux Heurs
vertes comme des émeraudes, et la pâle Anicha, si
délicate qu'elle se fane quand on la respire. Puis, au
bord des fontaines, les lotus charmants, d'azur, d'or
ou de pourpre.
On le conduisit à une gracieuse construction,
entourée de colonnettes de jaspe à chapiteaux dorés.
Sous la véranda, des femmes s'avancèrent vers lui,
souriant d'un air atYable, qui contrastait avec la mine
sévère des pages qui l'avaient guidé jusque-là.
— Entre, jeune étranger, dirent-elles , viens te
réconforter et te délasser du voyage ; tu es ici chez la
princesse Lila.
— La princesse Lila! s'écria Bussy, est-il donc vrai
qu'elle m'est favorable? Aurai-je le bonheur de la
voir?
— Elle est avec la reine, dans File du Silence; c'est
là que nous devons te conduire, quand la lune se
lèvera, dit une des femmes.
— La princesse a dit : que l'étranger soit ici comme
un frère chez sa sœur, reprit une autre; il faut lui
obéir. Seigneur, on a préparé pour toi le bain par-
fumé, les mets délicats et les boissons fraîches.
Le jeune homme se laissa faire; il passa la fin de la
journée étendu sur des coussins, attendant la nuit,
avec une joie fiévreuse mêlée d'angoisse.
Quand on vint lui dire qu'il était temps de se rendre
au rendez-vous , il se redressa en sursaut en
s'écriant :
— Déjà!
■i?!? LA CONQUÊTE DU PARADIS
Ils marchèrent, assez longtemps, à travers le jar-
din, des bois et des prairies, et arrivèrent enfin au
bord d'un lac; les femmes s'arrêtèrent.
— Voilà que, pareil à la défense d'un éléphant qui
remonte du bain, le croissant de la lune sort de
l'eau, dit l'une; c'est bien l'heure.
Et elles frappèrent leurs mains l'une contre l'autre,
donnant un signal. Bientôt un bruit de rames se fit
entendre, se rapprochant rapidement; une mince
barque vint enfoncer sa proue dorée dans les roseaux
du rivage. Deux noires robustes, le torse nu, la con-
duisaient. L'un deux tendit le poing à Bussy pour
l'aider à monter.
— Prends garde, dit tout bas une des femmes à
Bussy, ne le penche pas, ne laisse pas tremper tes
doigts dans l'eau, le lac est plein de caïmans.
La barque rapidement s'éloigna. Il aperçut encore
un instant sur la rive, dans la demi-obscurité, les
voiles blancs de celles qui l'avaient accompagné, puis
il ne vit plus que l'eau immobile, piquée de quel-
ques lueurs d'étoiles, où le mince retlet de la lune
s'allongeait en ondoyant.
Pour la première fois, il eut le sentiment d'être bien
isolé, bien perdu, dans ce palais propre aux trahi-
sons. Le lac était comme hérissé de pointes, on eût
dit des rochers; mais ils s'enfonçaient, se déplaçaient,
suivaient la barque; c'étaient les têtes horribles des
crocodiles au guet.
Le marquis regrettait Naïk; comment n'avaitil pas
insisté davantage pour le suivre? Son dévouement,
si vite alarmé, était en défaut cette fois-ci. Peut-être
l'île du silence 213
avait-il craint d'être repoussé durement par son
maître, comprenant qu'il ne voudrait pas se laisser
escorter à ce rendez-vous, comme s'il avait peur?
Mais qu'importait tout cela? il avait son épée et ne
craignait rien.
Une île blanche apparut, comme taillée dans un
bloc de marbre, avec des clochetons, des portiques,
des colonnades, de grands escaliers s'enfoncant sous
l'eau. Les buissons et les bouquets de palmiers fai-
saient des taches sombres entre les édifices et on ne
voyait aucune lumière briller. Tout de suite on aborda
et les silencieux rameurs aidèrent le jeune homme à
descendre; puis, d'un violent coup d'aviron, ils éloi-
gnèrent la barque et disparurent dans l'ombre.
Il gravit rapidement les degrés, jusqu'à une ter-
rasse vaste et déserte; mais aussitôt, d'un palais dont
on distinguait confusément la haute porte voûtée,
sortit un homme, qui s'avança, et, sans dire un mot,
mit le pan de sa ceinture dans la main de Bussy, puis
marcha devant lui. Ils entrèrent sous un péristyle
obscur, s'engagèrent dans une galerie qui, par une
pente insensible, montait. L'une des parois était
percée d'arcades à jour, et l'on voyait la clarté
pâle du ciel dans les découpures et les festons. Un
silence extraordinaire régnait; les pas s'étoutTaient
dans une poussière douce qui sentait bon. Les feuil-
lages ni l'eau ne faisaient aucun bruit.
Tout à coup, à un tournant plus obscur, il sentit
qu'une petite main saisissait la sienne, et une bouche,
tout prés de sajoue, lui souffla à l'oreille :
— Prends garde ! ami, la Mort ne donne qu'un baiser.
214 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Cette voix si basse, palpitante de peur, il crut
deviner de qui elle venait. C'était Lila, sans doute.
Il répondit par une pression rapide, à celle de cette
douce main brûlante, puis la femme invisible sembla
s'être enfoncée dans la muraille.
Quel danger courait-il donc? Un seul l'inquiétait :
la reine manquant à sa promesse. Mais il était certain
qu'elle voudrait la tenir et n'oserait pas désobéir aux
dieux.
— Le danger ne viendra qu'après, se disait-il, et
après qu'importe !
Il marchait à présent dans une complète obscurité,
les arcades avaient cessé, et l'on s'enfonçait dans l'in-
térieur de l'édifice. Bientôt, pourtant, une lueur
apparut au lointain, grandit rapidement, faisant
briller sur le sol cette poussière épaisse, faite de pou-
dres d'or, de santal et d'aloès. Il arriva dans une
haute salle, éclairée par des lampes, et celui qui le
guidait s'arrêta devant une porte, que masquaient de
lourds rideaux de drap d'or. Ils s'écartèrent et, sans
bruit, la porte qu'ils découvrirent, glissa dans une
rainure.
Bussy entra dans une chambre octogonale, dont les
murs étaient revêtus de panneaux d'ivoire sculpté,
où le plafond, en coupole, scintillait, sur un fond de
lapis, d'étoiles de pierreries. Mais le jeune homme
n'aperçut rien de la salle.
La reine était là, debout, appuyée au socle d'or
qui supportait les lumières, et la revoir fut pour lui
une surprise, car sa beauté surpassait de beaucoup
le souvenir qu'il en gardait.
l'île du silence 215
Elle semblait, celte fois, une statue merveilleuse,
dans le blanc tissu d'une invraisemblable finesse, qui
s'enroulait à son corps. Cette trame, nommée « rosée
nocturne », si ténue qu'elle est invisible si elle n'est
pas plusieurs fois repliée, laissant nue une de ses
épaules, l'habillait comme d'un fin brouillard, voilant
ses formes exquises sans les cacher; des boucles
s'échappaient du bandeau de diamants qui relevait
simplement ses cheveux, et elle n'avait d'autres
bijoux que des bagues aux mains, et à ses pieds nus.
Il s'était avancé, lentement, la contemplait d'un
regard si avide qu'elle baissa les yeux, et une imper-
ceptible rougeur passa sur ses joues.
Le panneau s'était refermé; ils étaient seuls dans
ce grand silence, et elle semblait oppressée; elle jeta
un rapide coup d'œil autour d'elle. Il pensa qu'elle
avait peur d'être ainsi à sa merci; alors il se mit à
ses pieds, la suppliant de ne rien craindre, et elle se
laissa tomber sur l'amoncellement des coussins.
Elle le regardait aussi, baissant la tête vers lui,
l'éloignant d'elle de ses bras tendus, pour le mieux
voir peut-être, ou bien pour le repousser. Il crut à un
mouvement d'aversion.
— Ah! sois généreuse, s'écria-t-il, et cache-moi ta
haine; libére-toi en reine et, au moins, donne-moi
une minute d'illusion. Je ne veux pas tes lèvres,
froides et hostiles, s'approchant des miennes comme
d'un breuvage amer, qu'il faut boire pour sauver sa
vie; non, c'est un baiser d'amour que je veux, ou je
ne sais pas payé. Sache me faire croire que tu t'es
méprise sur tes sentiments, que cette ardeur, que tu
216 LA CONQUÊTE DU PARADIS
prends pour le feu de la souillure, pour de la haine,
est une autre brûlure, pareille à celle qui me dévore,
je le croirai, va, tellement cela devrait être si de
farouches préjugés n'affolaient pas ton esprit. Oui,
c'était la volonté du ciel. Tu devais maimer, moi, venu
de si loin à travers les mers, certainement guidé par
le destin, pour t'arracher à la mort: et quand, dans
le premier regard, je t'ai donné mon àme, tu devais
me donner la tienne en échange; malgré toi, peut-
être, je te l'ai prise...
— Il faudra me la rendre alors, dit-elle d'une voix
délicieuse, pour que je puisse donner ce que l'on m'a
pris.
D'un mouvement presque involontaire, il lui
entoura la taille de ses bras, et elle ne le repoussa
plus. Elle semblait s'engourdir, partager le trouble
qui le bouleversait. Ses yeux aussi avaient changé
d'expression : un attendrissement noyait ses larges
prunelles; et lui, de plus près, regardait au fond de
ces diamants noirs, au rayonnement d'étoile, il admi-
rait les contours si purs de ce visage, s'extasiait de cette
bouche adorable, dont le vague sourire découvrait
des dents plus charmantes que les boutons du jasmin.
Et il était à tel point subjugué par cette perfection,
qu'il ne comprenait plus comment il avait osé parler
tout à l'heure comme il l'avait fait.
— Ah! pardon! pardon! dit-il. Ourvaci, pourquoi
m'aimerais-tu? Pardonne-moi de t'avoir offensée d'une
telle démence! c'est comme si on demandait au splen-
dide soleil d'aimer la terre obscure, qu'il éclaire et
qu'il ravit.
l'île du silence 217
— Tu sais mon nom? dit-elle surprise.
Et ces mains, qui tout à l'heure le repoussaient,
elle les noua derrière le cou du jeune homme.
Il était comme ivre de haschisch, et perdait toute
notion du temps. Il lui semblait, seulement, que cette
minute était la raison même de son existence, qu'il
n'avait vécu que pour l'atteindre, et que les jours
écoulés, et le monde entier, tourbillonnaient, dans
un vertige, autour de ce point suprême.
Et il murmurait, en fermant les yeux par moments :
— L'amour dont je t'aime est au-dessus des forces
d'un mortel. Tenir dans ses bras l'idéal réalisé, sur-
passé même! c'est là un bonheur trop lourd, que le
cœur ne peut porter; l'àme se dilate au point d'en
être déchirée, et il torture horriblement, parce qu'on
le sent impossible, et prêt à s'envoler.
Elle le regardait, profondément, se penchant pour
entendre ses paroles, toute troublée de cette souffrance
qui le rendait si pâle, de cette adoration fervente qui
le faisait si réservé. En effet, il éprouvait comme une
honte de lui-même, une timidité tremblante, et ce bai-
ser, maintenant, lui semblait impossible et sacrilège.
Ce fut elle qui jeta ses lèvres sur les siennes, brus-
quement, comme pour en finir. Tout rapide et léger
qu'il fût, ce contact velouté, embaumé et frais comme
celui d'une tleur, le fit presque évanouir, l'aveugla
d'un tourbillon de flammes.
— Ah ! pardon ! s'écria-t-il, je ne le demandais plus,
je ne méritais pas tant!
Il avait laissé tomber sa tête sur l'épaule froide de
la jeune fille; elle lui dit à voix basse :
Conquête du paradis, 13
218 LA COXOLKTE Dl" l'AIlADIS
— Tu ne me trouves plus ingrate?
— Je verserais mon sang, goutte à goutte, sans
cesser de bénir cette minute céleste !
— Est-ce bien vrai? Dis-tu ce que tu penses? Jure-
le-moi, veux-tu?
— Je le jure, dit-il.
Et il crispait ses mains derrière la taille de la reine,
qui se ployait, se renversait. Elle était toute émue
maintenant, fiévreuse, tremblante; une palpitation
rapide soulevait ses seins, et elle regardait le jeune
homme avec une expression étrange, où il y avait
comme du désespoir. Tout à coup, poussant un soupir
profond, presque un sanglot, elle se précipita dans
ses bras, écrasant ses lèvres sur les siennes, se ser-
rant contre lui avec une espèce de frénésie; et il sen-
tait des larmes lui mouiller les joues, et il écoutait ce
cœur orgueilleux battre à se rompre.
— Ce baiser- là est bien un don de ton amour!
s'écria-t-il, éperdu de joie, j'ai senti ton àme divine
pénétrer la mienne !
Mais elle s'était reculée, le contemplant sans l'en-
tendre.
— Ces yeux, dit-elle, ces yeux qui mont fait tant
de mal !...
Et elle les baisa longuement, l'un après l'autre,
comme pour les clore à jamais.
— Mon Dieu! si une telle ivresse doit cesser, c'est
maintenant qu'il faudrait mourir, dit-il d'une voix
presque indistincte.
Elle s'était levée, dégagée de ses bras, brusquement
éloignée de lui.
l'île du silence 219
— Tu veux mourir, s'écria-t-elle d'une voix changée
et avec un rire cruel, réjouis-toi donc, car tu vas être
exaucé : pour toi cette chambre est un tomheau.
Il leva les yeux vers la reine. C'était bien mainte-
nant son ennemie, au regard altier et dur, à la lèvre
crispée de dédain. 11 se détourna pour ne pas la voir
ainsi.
— La mort sera la bienvenue, dit-il, qu'importe la
vie maintenant?
Brisé d'émotion, saturé de bonheur, il se laissa
tomber sur les coussins, sans force, anéanti et vrai-
ment désireux de mourir.
— Croyais-tu donc qu'un pareil jour aurait un len-
demain? dit-elle; èi le prince, mon fiancé, apprend
jamais le crime de cette heure, il saura au moins, en
même temps, que le coupable n'en a pas gardé une
heure le souvenir.
Mais Bussy s'était relevé d'un bond, comme piqué
par un dard brûlant.
— Ton fiancé! cria-t-il, ahl il ne fallait pas parler
de lui! J'étais soumis et résigné, prêt à tendre le cou
à tes assassins; pourquoi as-tu versé sur mon cœur
le plomb fondu de la jalousie? Cette douleur-là me
redonne la force de vivre, et me rappelle que c'est à
moi de tuer tous ceux qui voudraient Rapprocher.
Ton amour m'appartient, entends-tu, tout à l'heure
tu me l'as donné dans ce baiser, et tu peux feindre
de me haïr à présent, je ne te crois plus. Fuis-moi,
fais-moi subir toutes les tortures que tu voudras,
hormis celle d'appartenir à un autre; cela je te le
défends, et je vivrai pour t'empêcher de me désobéir.
220 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Elle était adossée maintenant à un des panneaux
d'ivoire qui s'écarta derrière elle ; sans répondre, avec
un geste douloureux, elle s'enfonça dans l'ombre et
disparut.
La porte se referma silencieusement.
Bussy se retourna vivement, se croyant prisonnier;
mais il vit que les sept autres panneaux étaient
ouverts, et que sur chaque seuil se tenait un guerrier
noir, appuyé sur un glaive nu.
— Ah! c'est cela! s'écria-t-il, tant mieux ! un combat
ne me fait pas peur, je pensais qu'on voulait me
murer dans ce tombeau.
Rapidement il arracha une draperie, au dais qui
surmontait les coussins, l'enroula autour de son bras
gauche, s'adossa au socle d'or des lumières, et tira
son épée.
Alors, tranquillement, il examina ces hommes.
C'étaient des soldats hindous, vêtus de tuniques
blanches, sans manches, et coiffés de turbans rouges,
ayant des visages imberbes, luisants, avec des yeux
en boule, aux lueurs de perles; leurs jambes étaient
grêles et leurs bras minces.
Ils s'avancèrent tous ensemble et levèrent leurs
glaives; mais le marquis riait de leur gaucherie. D'un
moulinet éblouissant, il en désarma plusieurs; quel-
ques-uns, effleurés par l'épée, reculèrent. Il avait mis
le pied sur la lame d'un des sabres tombés, et parvint,
d'un geste net et vif, à le ramasser de la main gauche;
ainsi armé, il sembla invincible et se mit à combattre
avec une violence terrible. Frappant des deux bras,
dans tous les sens; donnant des coups de pieds, des
l'île du silence 2'21
coups de tète, qui faisaient craquer les poitrines; le
sang jaillissait, illustrant de perles rouges les sculp-
tures des murailles; les hommes tombaient, sans un
mot, sans un cri, se tordant, vomissant des flots de
liquide noir.
Bussy avait le sentiment de lut ter contre des enfants,
et d'accomplir un affreux carnage; mais il était sur-
pris de leur nombre, il avait porté plus de coups
qu'il n'en fallait pour les détruire et ce nombre ne
diminuait pas. 11 vit alors que chaque porte encadrait
toujours un homme immobile, qui s'avançait quand
un des combattants tombait, et dont un autre, venant
de l'extérieur, prenait la place.
— Voilà qui est tlatteur! s'écria-t-il, et qui prouve
la haute idée que l'on a de ma valeur. On envoie
contre moi tous les pygmées de Bangalore I
La chambre s'encombrait de plus en plus; les morts
et les blessés, par terre, faisaient trébucher; les Hin-
dous, trop nombreux, se blessaient mutuellement, car
le marquis, évitant leurs coups, l'élan ne pouvait en
être arrêté et ils tombaient sur d'autres. Il bondissait,
franchissant les monceaux de cadavres, s'en faisait
un rempart; quelquefois il écrasait une figure dont
la bouche le mordait.
Tout à coup une corde siffla. C'était un nœud cou-
lant qu'on lui lançait. Il l'évita; une autre cingla l'air
et l'atteignit. Il la coupa avec son épée, et retourna
s'adosser au socle d'or, poussa du pied devant lui des
coussins et des cadavres; mais il se sentait perdu.
Ces hommes faibles, qui se battaient sans haine ni
colère et mouraient en silence, le vaincraient certai-
222 LA CONQUÊTE DU PARADIS
nement à la longue. Si leur aiïreux lasso ne Tattei-
gnait pas, leur multitude Tétoufferait.
Alors il pensa à Dupleix qui s'était confié à lui,
ignorant quelle démence possédait son cœur et con-
duisait sa vie ; sa mort allait trahir la noble espérance
de son ami ! Il éprouva contre lui-même une grande
• colère, et il essaya de lutter encore.
Il jeta le sabre et déploya l'étoffe enroulée à son
bras, l'agita au-dessus de lui pour repousser ces cordes
qu'on lui lançait maintenant de tous côtés. Mais l'air
devenait irrespirable : toutes ces haleines, toutes ces
sueurs, ces soupirs d'agonie qui s'exhalaient, souil-
laient d'une épaisse et mortelle atmosphère le sanc-
tuaire embaumé de tout à l'heure.
Le marquis était à bout de forces ; une blessure qu'il
avait au front lui couvrait, à chaque moment, le visage
d'un voile rouge, lui emplissait les yeux de sang;
aveuglé, il s'essuyait rapidement, mais ce mouvement
le découvrait. Il s'engourdissait; le vertige faisait
tournoyer la chambre autour de lui. Deux fois déjà il
avait abaissé son épée.
Maintenant il pensait à Ourvaci.
— Je te pardonne, murmura-t-il ; je meurs avec le
goût du ciel sur les lèvres.
Soudain un coup de feu éclata, rompant le lourd et
terrible silence; Bussy entendit des voix qui l'appe-
laient.
A Tune des ouvertures, les Hindous, brusquement,
tombèrent en avant, les uns sur les autres, sous une
poussée qui les refoulait. Une bouffée d'air frais entra :
Bussy vit apparaître des hommes, courant sur les
l'île du silence 223
corps renversés; il entrevit des figures amies : Naïk,
Kerjean, d'autres encore, puis il tomba, ne vit plus
rien.
Quand il rouvrit les yeux, il aperçut les étoiles,
et respira l'air libre avec bonheur; mais il était
immobilisé par une lassitude affreuse, comme si ses
membres étaient devenus de plomb. A genoux, près
de lui, une femme, qu'il ne connaissait pas, lui soute-
nait la tète, Naïk lui baignait le front d'eau fraîche,
tandis que Kerjean, debout, déchirait un mouchoir.
— Mes amis, dit-il, merci : vous m'avez sauvé; com-
ment, je ne puis le comprendre.
— Pardieu! c'est Naïk, dit Kerjean, il a deviné que
ce rendez- vous, oii vous couriez, cachait un guet-
apens, et comme il prétendait que rien ne vous en
détournerait, nous avions pris le parti de vous suivre
de près, pour vous porter secours au moment voulu.
— Hélas! dit le paria, qui pleurait, en essuyant le
sang de son maître, nous sommes arrivés bien tard.
Le marquis ne détachait pas ses regards de cette
femme, penchée vers lui, qui le contemplait avec des
yeux pleins de larmes.
— Je suis Lila, dit-elle, répondant à sa question
muette, j'ai su, trop tard pour t'avertir, qu'on en
voulait à ta vie; mais j'ai pu guider tes amis et aider
à te sauver.
— Comme tu es bonne!
— Vous n'êtes pas encore en sûreté, dit-elle, quittez
vite cette île maudite.
— Suis-je blessé gravement? demanda Bussy, je
ne sens plus mon corps, tant je suis brisé de fatigue.
VV4 LA CONQUETE DU PARADIS
— Non, VOUS n'avez rien, dit Kerjean; beaucoup
d'égratignurcs et de contusions; ce coup au front
saigne assez fort, mais n'est pas profond.
Et il s'agenouilla pour panser provisoirement la
blessure.
— Hâtons-nous de nous éloigner, dit Naïk qui trem-
blait d'inquiétude.
Bussy se souleva; il aperçut la blancheur du palais
de marbre, et y attacha un regard plein de recon-
naissance et de tendresse. Oubliant la trahison, il
revoyait, à travers ces murs, la chambre octogonale,
aux panneaux d'ivoire, oîi sa divine ennemie avait
pleuré d'amour sur son cœur. Et il soupira de regret,
quand ses amis, le soutenant, lui firent descendre les
marches glissantes de la terrasse.
Une masse noire, énorme, au bas des degrés sor-
tait de l'eau.
— Qu'est-ce donc? dit le marquis.
— Votre éléphant, Ganésa, répondit Kerjean, sans
lui nous n'aurions pas pu arriver jusqu'à vous, car il
n'y avait pas la moindre barque, et hommes ou che-
vaux, à la nage, eussent été dévorés par les innom-
brables caïmans qui montent la garde autour de cet
aimable palais.
— Princesse, dit Bussy en portant à ses lèvres la
petite main que Lila lui tendait, comment pourrai-je
jamais te témoigner ma gratitude?
— En guérissant de tes blessures, répondit Lila et
en m'en donnant la nouvelle.
— Hélas! pourquoi n'a-t-elle pas ton cœur? mur-
mura le marquis.
L ILE DU SILENCE «.'-'0
On raj3pela les hommes en sentinelles aux angles
de l'édifice.
Lorsqu'on fut installé sur la plate-forme, entourée
d'une balustrade, que portait le dos de Ganésa, tout
le monde se découvrit pour saluer la princesse, et
l'animal, avec précaution, descendit les dernières
marches et entra dans l'eau, où il perdit pied tout de
suite. Naïk indiqua un point de la rive où il était plus
aisé d'aborder, et, tandis que l'éléphant nageait,
levant haut sa trompe, que les soldats, à droite et à
gauche, déchargeaient leurs mousquets sur les caï-
mans, — ce qui était un crime, ces animaux étant
sacrés, — Bussy se soulevait péniblement pour jeter
un dernier regard à l'île muette, dont la blancheur
s'effaçait lentement dans la nuit.
13.
XVIII
L USURPATEUR NASSER-CINGH
— Apportez ici des balances, dit l'Ombre de Dieu
d'une voix enrouée.
11 s'agit de peser la poudre d'or, les lingots et les
mohurs, les sacs de perles, les colliers, les couron-
nes; toutes sortes de ricbesses, qui font un monceau
lumineux au pied du trône.
Ce trône est une estrade basse, couverte de tapis et
surmontée par un toit constellé de pierreries, que sou-
tiennent des colonnettes d'or. Celui qui y est assis,
ou plutôt couché, presque à plat ventre, les coudes
sur un grand traversin de brocart, c'est l'usurpateur
iNasser-Cingh; triomphateur aujourd'hui, car, à la tête
d'une armée de trois cent mille hommes, il a repris
le Carnatic à ses adversaires, qui ont voulu faire à
leur tête au lieu de suivre les conseils de leurs alliés,
les Français, et c'est dans le palais d'Arcate qu'il
compte les trésors d'Allah-Verdi, que Mouzafï'er n'a
pas cachés assez tôt.
l'usurpateur nasser-cingh 2-27
Des bourreaux, vêtus de rouge, appuyés sur des
haches, gardeut chaque porte ; ils surveillent les assis-
tants, et ont ordre de tuer sur la place, ceux qu'ils
verraient dérober quelque chose.
11 y a là des seigneurs, des umaras, des bouffons et
des bayadères; tout le monde est debout, excepté
l'attabek qui, en sa qualité de grand vizir, a le droit
d'être assis, les jambes croisées, sur un large tabou-
ret, à droite du trùne.
Nasser penche sa large face noire par-dessus la
balustrade qui borde l'estrade. Il trouve ce trésor
assez misérable, eu somme, et pense que son allié,
le second hls d'AUah-Verdi, a dû en dissimuler la
plus grande partie : que Mouzaffer-Cingh a été volé.
— Ah! ah! dit-il, mon cher neveu a aussi, sans
doute, gaspillé beaucoup de cet or. 11 a bien fait de
se hâter, car il n'en aura plus d'autre désormais que
celui de ses chaînes, que j'ai voulues d'or massif; ne
faut-il pas faire honneur aux personnes royales!
Et le Soutien du Monde pousse un éclat de rire, qui
secoue de haut en bas toute sa grosse personne. Les
courtisans ont des convulsions de gaieté, à cette saillie
du maître.
— Le traître Mouzaffer doit bénir chaque jour Ta
Majesté, dit le grand vizir; aussi clément qu'Allah, tu
le laisses vivre, lui qui a mille fois mérité la mort.
— Que veux-tu! en vieillissant je deviens faible.
Mon neveu n'est rien qu'une bête , s'il n avait pas
désobéi aux Français, qui menaient si parfaitement
ses affaires, nous ne lui aurions pas repris aussi
facilement le Carnatic; mais au lieu de les écouter,
258 LA CONQUÊTE Dl' PARADIS
il s'en est allé assiéger les Rajahs, pour en tirer
trénormes rançons, plantant là ses alliés, qui sont
pourtant comme des lions à jeun.
— Mais, dit l'attabek, ta haute intelligence, aussi
éblouissante que le soleil de midi, avait eu l'idée
d'opposer aux lions des tigres, d'engager à ton service
des soldats anglais, avec une artillerie égale à celle
des Français.
— Ne me parle pas des Anglais, s'écria Nasser. Je
leur ai ordonné par trois fois d'écraser le bataillon
français, et ils n'ont pu le faire. Aussi l'on verra ce que
je médite. Mon neveu est un imbécile, voilà le vrai :
vidons une coupe à la bêtise de mon neveu.
Des échansons s'approchèrent et offrirent au roi
une coupe d'or, doublée de rubis qui, même vide,
semblait pleine de vin.
— Non, non, pas de vin! et Nasser-Cingh ajouta
d'un air mystérieux : Qu'on apporte une des fioles que
m'a envoyées mon ami Dupleix.
C'était une bouteille au goulot cacheté, enveloppée
de papier doré, contenant d'excellente eau-de-vie. On
montra au roi que le cachet était intact.
— Plein, plein! dit-il en tendant sa coupe.
Il la vida presque d'un trait. Ses yeux s'injectèrent
de sang, larmoyèrent, la sueur perla sur son visage
couleur d'ébêne.
— Vivent les Français! dit-il d'une voix de plus en
plus rauque, voilà une boisson! C'est de l'or, c'est du
feu, c'est du soleil qui vous coule dans le sang! Mais
voici nos balances prêtes, continua-t-il. A l'ouvrage!
C'était un échafaudage compliqué, qu'on venait de
l'usurpateur nasser-cixgh 2"29
dresser devant le trône, et où oscillaient deux énormes
plateaux d'argent, suspendus par des cordes de soie.
— Pesons l'or, pour commencer, dit le roi.
Des esclaves jetèrent deux petits tapis de soie
ouatée dans les plateaux, pour éviter le bruit, et
amassèrent sur l'un les lingots et les barres d'or,
sur l'autre des poids de marbre et de bronze.
— Non, non, pas cela! s'écria l'Ombre de Dieu,
c'est moi qui me mettrai dans la balance ; on comptera
combien de fois il y aura mon poids d'or et de pier-
reries.
Et Nasser cherchait à dégager ses pieds des tapis
et des couvertures-, pour descendre de son trône, tandis
que les umaras et les courtisans faisaient entendre un
murmure approbateur.
Le hadjib. maître des cérémonies, une haute canne
d'ivoire à la main, vint aider le maître, qui eut quelque
peine à se tenir debout; il lui rajusta les plis froissés
de sa tunique rose, brodée de grappes de raisin en
topazes, et le soutint par le coude, tandis qu'il s'accrou-
pissait, en se cramponnant aux cordes, dans le plateau
de la balance, dont l'instabilité lui faisait pousser des
cris, mêlés de rires.
11 fallut beaucoup d'or pour égaler le poids consi-
dérable du Soutien du Monde; il y eut juste assez de
perles; pas assez de pierres précieuses.
Ce jeu paraissait amuser beaucoup le Soubab; il se
tenait là, ramassé, le cou dans les épaules, la face
levée, roulant ses yeux au blanc bistré; et, quand le
trésor fut épuisé, il voulut que l'attabek et le hadjib
se missent tous deux dans le plateau, pour voir s'ils
•230 LA CONQUÊTE DU PARADIS
remporteraient sur lui. Le grand vizir obéit triste-
ment, le maître des cérémonies avec empressement,
et les bouffons du roi les couvrirent de lazzis, se
moquant de la mine piteuse qu'ils avaient dans la
balance.
Les deux maigres seigneurs n'étaient point assez
lourds pour faire lever du sol le plateau qui portait
leur maître, mais une troisième personne c'était trop,
et l'on essaya en vain d'établir l'équilibre.
— Qu'on aille chercher le plus gros porc que l'on
pourra trouver, s'écria le roi complètement ivre, voilà
qui sera amusant!
Et tandis qu'on se précipitait pour obéir à cet
ordre, Nasser quitta le plateau afin de se dégourdir
les jambes et de s'étirer. Les bayadères s'approchè-
rent de lui, l'éventant à l'aide d'écrans en plumes de
paon, lui essuyèrent le visage avec des mouchoirs par-
fumés, versèrent dans ses mains de l'eau de rose.
A ce moment, un umara ne put retenir un éternue-
ment bruyant.
Éternuer en présence du souverain, c'était un mau-
vais présage, une grave offense, sévèrement punie.
Un grand silence s'était établi, et l'on regardait
avec commisération le coupable, qui se jeta à plat
ventre.
Le roi fit signe à un des bourreaux. Alors Tumara
se traîna à genoux, demandant grâce; supplia, baisa
les pieds du Soubab.
— Que veux-tu, mon ami, répondait tranquillement
Nasser-Cingh, je n'y peux rien, c'est la loi.
— Fais-moi tuer plutôt.
l'usurpateur nasser-cingh 231
— Te tuer, non pas ; tu es bon soldat et tu me ser-
viras encore. Emmène-le, dit-il au bourreau, et coupe-
lui le nez.
L'homme fut entraîné, criant, se tordant les bras,
mais, par une autre porte, on amenait un énorme
pourceau, couronné de fleurs, et le roi battit des
mains.
L'animal s'arcboutait, poussant des cris aigus, ne
voulant pas avancer; on tirailla corde, et ses ongles
glissaient sur les dalles lisses.
Le Soutien du Monde se tordait de rire ; il s'était
remis dans la balance; son turban, d'un arrange-
ment compliqué, surmonté d'un plumet mêlé de dia-
mants, s'en allait de travers, et ses mains, chargées de
bagues, se cramponnaient de plus en plus aux cordes
de soie^ car une lutte terrible avait lieu pour faire
entrer la rose et puante bête dans l'autre plateau, et
des secousses violentes faisaient tressauter le mo-
narque.
A la grande hilarité des assistants, le roi et le pour-
ceau se trouvèrent d'un poids égal, et en signe de joie
Nasser vida une autre coupe de cognac ; puis il voulut
qu'on en fit boire de force au cochon.
La défense fut hideuse, la bête hurla, trépigna,
souillant d'ordures les seigneurs et les riches tapis.
Plusieurs umaras, qui étaient restés graves au
milieu des rires des courtisans, échangèrent entre eux
des regards irrités, et l'un après l'autre sortirent de la
salle.
Dans l'une des cours, ils virent l'homme qu'on venait
de mutiler : un linge sanglant en travers du visage,
232 LA CONQUÊTE DU PARADIS
il était affaissé sur des marches, s'y appuyant des deux
mains, tandis qu'une flaque rouge se formait devant
lui. Un umara s'approcha.
— Bahar, lui dit-il, veux-tu te venger?
— Je me vengerai, j'en fais serment, répondit le
malheureux, en essayant de se soulever.
— Suis-moi, alors, sans qu'on te remarque.
— Hélas! l'horrible souffrance de cette plaie m'ùte
la force. J'ai le vertige et ne saurais marcher seul.
— Viens donc, je te soutiendrai.
Tous s'en allaient par des chemins différents, sans
se regarder, sans se saluer, les uns à cheval, les autres
sur des éléphants ou dans des palanquins. Mais quand
la nuit fut venue, ils se retrouvèrent, hors des murs
d'Arcate, dans le magnifique tombeau des nababs
assassinés. •
Quelqu'un leur en ouvrait la porte, mystérieuse-
ment, et ils entraient dans une salle de porphyre
incrusté d"or, éclairée par une lanterne multicolore
se rattachant, à l'aide de chaînes, au centre de la
haute coupole.
Ces hommes, tous des guerriers, restaient debout,
les bras croisés, avec des mines sombres, se disaient
les uns aux autres, pleins de véhémence et de colère,
leurs griefs contre Nasser-Cingh.
— Il déshonore le pouvoir par sa conduite ; la scène
d'aujourd'hui est une offense à notre dignité.
— Ivre le jour, débauché le soir, cruel et fou
toujours; il a fait de nous les serviteurs d'un
pourceau.
— C'est un traître; il avait juré, sur le Coran, de ne
l'usurpateur nasser-cingh 233
pas attenter à la liberté de son neveu, s'il se rendait
à lui.
— Il a ordonné de couler du plomb fondu dans la
bouche des blessés qui demandaient à boire !
— Il a fait attacher des sacs de terre au cou des
prisonniers, et, après les avoir exténués par une
longue marche, les a contraints à travailler aux
retran(;hements du camp. On les tuait l'un après
l'autre et, avec cette terre qu'ils avaient portée et
leur sang, on formait le mortier. Au dernier il a fait
grâce pour qu'il pût raconter comment on punissait
les rebelles.
— Ce dernier c'est moi, dit un soldat en s'avançant,
le fait monstrueux est vrai : les prisonniers travail-
laient; quand le liquide manquait, on tendait l'auge
et on en égorgeait un. Ces mains que voici ont pétri
la boue sanglante!
Et il tendait ses mains, qu'en souvenir de cette hor-
reur, il portait teintes de henneh. Au bout de ses
bras noirs, elles semblaient gantées de sang.
— Et voici comment Nasser-Cingh traite ceux qui
lui gagnent ses batailles ! s'écria Babar, en arrachant
les linges qui masquaient sa face sans nez, effrayante
et grotesque.
Un cri d'horreur s'éleva.
Mais des personnages importants entrèrent, détour-
nant l'attention. On s'inclinait devant eux avec res-
pect. C'étaient les plus puissants vassaux de Nasser-
Cingh, ses alliés : le nabab de Kadapa et le nabab de
Kanoul.
— Chanda-Saïb est-il arrivé? demandèrent-ils.
234 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Le voici, répondit Ghanda-Saïb, qui entrait der-
rière eux.
— Le chef français viendra-t-il?
— Dans quelques minutes il sera parmi nous. Deux
de mes umaras courent à sa rencontre, et le guideront
jusqu'ici.
— Alors les Français n'abandonne«t pas Mouzaffer-
Cingh, malgré ses fautes, et sa folle reddition à l'usur-
pateur?
— Ils lui restent fidèles, au contraire, et veulent le
sauver, dit Chanda-Saïb ; j'ai déjà cette bonne nouvelle
à vous apprendre qu'ils viennent de remporter une
victoire éclatante et presque invraisemblable, sur
Mahomet-Aly, le second fils d'Allah-Verdi, qui me
dispute aujourd'hui la nababie'd'Arcate.
On le questionna avec empressement et il raconta
la bataille : Les Français, trois cents seulement,
retranchés dans la pagode de Tiravadi, transformée
en forterese, attaqués par l'armée de Mahomet-Aly,
grossie de vingt mille hommes envoyés par Nasser-
Cingh et aidée par les Anglais : plus de quatre-vingt
mille hommes. Toute cette multitude repoussée avec
des pertes énormes; puis le camp surpris la nuit,
l'armée taillée en pièces, Mahomet prenant la fuite,
à peine vêtu, en criant : C'en est fait de moi ! et cou-
rant sans prendre de repos, s'enfermer, avec les
débris de son armée, dans l'inexpugnable forteresse
de Gengi '.
1. Voici ce que dit Voltaire, à propos de celte bataille, qui
n'est cependant pas la plus brillante de cette extraordinaire
campagne : « C'était une journée supérieure à celle des trois
l'usurpateur nasser-cingh 'JSô
— Le Soubab sait cette nouvelle, et il passe son
temps en chasses et en orgies! s'écria le nabab de
Kanoul.
— Il entretient une correspondance secrète avec
le gouverneur de Pondichéry, c'est cela qui le rassure,
dit un umara,
— Et c'est cela qui nous inquiète, ajouta le nabab
de Kadapa.
— Le chef français vous expliquera les raisons
pour lesquelles le grand Dupleix agit ainsi , dit
Chanda-Saïb en prêtant l'oreille. Quelqu'un vient,
c'est lui.
Un homme parut dans le cadre de la porte; il était
enveloppé par un manteau sombre, que relevait d'un
côté la pointe de l'épée, et coiffé de ce tricorne,
galonné d'or, qui avait maintenant, aux yeux des
Maures, plus de prestige qu'une couronne.
Il se découvrit : c'était le marquis de Bussy.
Chanda-Saïb courut à lui, avec une exclamation
joyeuse, lui serrant les mains, mais le jeune homme
gardait une expression grave et sévère.
— Qu'Allah te comble de ses grâces 1 dit le musul-
man, et permette que tu nous donnes d'heureuses
nouvelles du cher seigneur Dupleix Bàhâdour.
— Dupleix est fort mécontent, dit le marquis; il
doute d'alliés qui, par leur manque d'obéissance aux
cents Spartiates au pas des Thermopylcs, puisque ces Spar-
tiates y périrent et que les Français furent vain(iueurs : mais
nous ne savons peut-être pas célébrer assez ce qui mérite de
l'être, et la multitude innombrable de nos combats en étoulTe
la gloire. » {Précis du siècle de Louis XV, chap. xxxiv.)
236 LA CONQUÊTE DU PARADIS
conseils les plus sages, lui ont brisé la victoire dans
la main; il se demande s'il doit leur continuer sa
protection, et risquer la vie de ses soldats, pour
des princes qui ne savent pas poursuivre leurs
conquêtes.
— Ne dis pas des paroles aussi cruelles, s'écria
Chanda-Saïb; tu sais bien que ce n'est pas moi qui
commandais l'armée du Carnatic, et que j'ai supplié
MouzafTer de ne pas céder à un mouvement d'afToIe-
ment et de désespoir, de fuir plutôt que de se rendre,
lui et ses troupes, à son mortel ennemi. Et tu vois que
j'ai su garder ma liberté, dans cette malheureuse
aventure, où j'ai reperdu le pouvoir que vous m'aviez
conquis.
— Oui, je sais que tu es brave et fidèle; la défaite
que nous venons d'infliger à ton rival, Mahomet-Aly,
est la preuve que nous ne t'abandonnons pas.
— Alors c'est Mouzafl"er que vous abandonnez,
s'écria le nabab de Kadapa, puisque Dupleix envoie
à Nasser-Cingh des ambassadeurs et des présents.
— Ce n'est pas quand il est dans le danger, s'y
fût-il jeté par sa faute, que nous abandonnons un
ami, dit fièrement Bussy, la conduite même de Dupleix
aurait dû vous le faire comprendre. Vous devez être
surpris cependant que, prisonnier de son oncle,
auquel il dispute le trône, Mouzafl'er soit encore
vivant. Eh bien, ce sont les pourparlers, les menaces
et les promesses du gouverneur de Pondichéry, qui
tiennent suspendue la hache, au-dessus de la tête du
Soubab légitime.
— Il faut nous hâter d'agir, dit Chanda-Saïb, car
l'usurpateur xasser-cingh 237
cette hache peut tomber, d'un moment à l'autre, par
un caprice d'homme ivre, et, avec la vie de notre
chef, anéantir nos espérances.
— La conspiration est puissante, dit le nabab de
Kanoul; à la prochaine bataille, les troupes de
Kadapa et de Kanoul se retourneront contre leur
allié, et les umaras, ici présents, entraîneront leurs
hommes, à un signal donné. Ce signal, c'est un dra-
peau français, arboré sur un des éléphants de guerre.
Je l'ai demandé à Dupleix, ce drapeau, pourquoi ne
l'envoie-t-il pas?
— Je l'apporte, dit Bussy en tirant de dessous son
manteau un morceau de moire blanche, qu'il déploya,
laissant voir la figure d'or, dans un rayonnement,
sous la devise française. Mais qui me répond, ajouta-
t-il, que vous lui serez fidèles?
— Notre haine, dit l'un des nababs; celui que nous
trahissons m'a menacé, moi, quand je lui réclamais
la juste récompense de mes peines, de m'arracher
mes titres, mes biens et mon pouvoir et de me faire
mourir sous le rotin.
■ — 11 a fait pire à moi, s'écria le nabab de Kadapa,
il a fait bàtonner mon vieux père, pour le forcer à lui
découvrir des trésors imaginaires, et on l'a laissé mort
sur la place. Je vengerai mon père, et je réclame la
faveur de tuer son meurtrier.
Bussy donna le drapeau au nabab de Kadapa.
— Vos troupes forment à peine un sixième de
l'armée, reprit le jeune Français après un moment
de réflexion, et, avant votre défection, un combat
sanglant est inévitable; mais il faut d'abord en finir
238 LA CONQUÊTE DU PARADIS
avec Mahomel-Aly, avoir un point d'appui sérieux;
pour cela il faut prendre Gengi.
— Prendre Gengi I s'écria-t-on de toutes parts,
comme on aurait dit : prendre la lune.
— Cela me regarde, dit froidement Bussy.
— Prendre Gengi est impossible; tout au plus
peut-on bloquer la place, et elle a des munitions pour
plus d'un an; vous vous feriez écraser, jusqu'au der-
nier, sous ses murs.
— Gengi est non seulement imprenable, mais inac-
cessible, ajouta Chanda-Saïb; les lions eux-mêmes ne
peuvent atteindre le nid d'un aigle, et si vous échouez
quel désastre !
— Est-ce que nous échouons? dit le marquis en
jetant un regard altier sur ceux qui avaient parlé ;
les Français seront seuls à cet assaut , il n'y a
pas à craindre qu'ils s'attardent à chercher des
trésors.
— Ne m'accable pas sous le poids de mes fautes
passées, dit Chanda-Saïb en courbant la tête.
Bussy étendit la main vers le drapeau :
— Jurez-moi, dit-il, de ne conduire qu'à la victoire
cet emblème de la France, de le livrer aux flammes,
s'il risquait d'être pris par l'ennemi.
— Je le jure, sur les cendres de mes parents assas-
sinés, enfermés dans ce tombeau, dit Chanda-Saïb.
Le nabab de Kanoul ouvrit la main au-dessus d'un
Coran, posé dans une niche au-dessous d'une lampe
d'or :
— Je prends à témoin le nom d'Allah et de son
saint prophète Mahomet, dit-il.
l'usurpateur NASSER-CIXGH 230
— Moi je fais le serment sur les mânes de mon
père, dit le nabab de Kadapa.
— Et jurez tous, ajouta Bussy, que ni torture, ni
menaces de mort ne vous feront révéler ce complot.
Tous les umaras jurèrent.
— A bientôt donc, reprit le chef français, tenez-vous
attentifs, et quand vous entendrez le bruit de la chute
de Gengi, soyez prêts à tout.
Il salua avec une dignité froide, remit sur son front
le tricorne doré et disparut.
XIX
GENGI
— Passe-moi la lanterne, Naïk, dit Bussy en se
retournant sur son lit de camp, dans sa tente étroite,
dressée sous les murs de Gengi.
C'est une lettre de la princesse Lila qu'on vient
d'apporter dans une petite boite en laque d'ispahan,
vert-pomme avec de mignonnes roses peintes et des
ceillets.
Bussy lui a écrit que ses blessures n'ont laissé
-aucune trace, timidement il sollicitait une réponse et
«ette réponse qu'il n'espérait pas, la voici, écrite, ou
plutôt gravée sur une feuille de palmier qu'il déroule
^vec précaution.
« Après votre départ de lile du Silence, disait Lila,
j'étais dans un état d'exaltation extrême. Je détestais
la reine : cette dureté de cœur me révoltait. Cepen-
dant, je la cherchais, voulant voir de quel front elle
portait son crime.
« Je la trouvai dans la plus haute chambre, droite,
GENGI 241
les regards fixes, les lèvres décolorées, et, bien qu'il
n'y eût pas le moindre bruit, se bouchant les oreilles
de ses mains crispées. Quand elle me vit, ses yeux
s'élargirent encore.
(( — C'est fini, il est mort? dit-elle.
« — Viens voir, m'écriai-je en m'emparant d'une
de ses mains, qui était glacée.
« Et je l'entraînai à travers les galeries. Elle résis-
tait par moments, me tirant en arrière, puis elle
s'abandonnait, toute chancelante. Sur le seuil du
salon d'ivoire, elle eut un sanglot et ferma les yeux.
« — Ah! dit-elle, je l'ensevelirai de mes mains; je
le coucherai sur un lit de jasmin, et ce palais incendié
sera son bûcher.
« Le candélabre d'or brûlait encore, des gémis-
sements, des plaintes faibles s'exhalaient. Elle
regarda, cherchant ton cadavre,
« — Où est-il? demanda-t-elle. Qui a fait ce car-
nage?
« — Demande-le à ceux qui survivent.
« Un homme était adossé au mur, d'une main ser-
rant son flanc, d'où le sang s'échappait entre ses
doigts.
« — Reine, dit-il, nous avons fait notre devoir jus-
qu'au bout, nous avons lutté jusqu'à la mort.
« Un blessé se releva sur ses mains :
« — Tu ne nous avais pas dit que tu nous donnais
un dieu à combattre.
« — Un dieu !
« — Son épée était tantôt une vipère furieuse,
tantôt la foudre, nous ne pouvions lui échapper;
14
2-42 LA CONQUÊTE DU PARADIS
d'ailleurs, à ses yeux, nous avons reconnu son ori-
gine.
« — C'est vrai, dit l'homme qui mourait debout, il
ne baissait pas les paupières.
« C'est une de nos superstitions, le sais-tu? que les
dieux, déguisés en mortels, sont reconnaissables à
leurs yeux, qui ne clignent jamais. Tu dardes en
effet un regard presque immobile qui, dans la frénésie
de ce combat vraiment surhumain, a dû devenir plus
fixe encore.
« — Mais où est-ir? dit la reine.
« Le blessé fit encore un effort pour parler :
« — Quand il nous a eu tous vaincus, avec un bruit
terrible, son char céleste est venu, et il est parti.
« — Ils me rendent folle ! disait la reine cherchant
à comprendre.
« — Cela signifie que ses amis sont venus à son
secours et l'ont emmené.
« — ils ont emporté son cadavre?
c< — Son cadavre? ai-je dit cela? non pas, il vit,
une fois encore vainqueur, et hors de ton atteinte.
Vois, ta cruauté inutile coule ici en flots de sang, nos
sandales en sont tout imbibées, et l'on pourra nous
suivre à la trace rouge de nos pas.
a Tu le vois, je ne pouvais contenir les sentiments
de douleur et d'indignation qui m'oppressaient, je les
laissais déborder en paroles amères, oubliant même
le respect que je devais à ma reine, décidée à la
quitter. Je m'attendais à un accès de colère, mais elle
restait muette, terrifiée par le tableau qui était devant
ses yeux. Tout à coup elle s'enfuit, appelant les
GEXGI 243
esclaves, envoyant vers les blessés, promettant de
couvrir d'or les survivants : je la rejoignis dans la
chambre haute; elle s'était jetée sur le sol et sanglo-
tait la tête dans ses bras.
« — Pardonne-moi, lui dis-je alors, je me suis
oubliée jusqu'à te parler durement.
« — Je n'ai rien à te pardonner, dit-elle, je me fais
horreur, tes paroles étaient trop douces.
« — Ah! que tu me fais de bien! lui dis-je, tes
larmes me consolent. Vois-tu, je ne pouvais plus
t'aimer.
« — Que deviendrais-je, si tu ne m'aimais plus? dit-
elle; mais je ne mérite pas d'être aimée; l'on veut
pétrifier mon cœur, faire de moi un être monstrueux.
JVIon esprit est peuplé de folies, je ne me reconnais
plus, et je me déteste moi-même.
« Je la tenais dans mes bras, et je voyais tout au
fond de ses beaux yeux, noyés de larmes, une grande
joie rayonner. C'était de te savoir vivant, et je lui par-
donnai beaucoup, à cause de cela, car je compris que
l'indigne favori Panch-Anan avait tout fait, tout
ordonné, et que l'affreuse trahison n'a pas été conçue
par elle.
« Pardonne-lui, la haine qu'elle te porte est atteinte
et saignante; n'espère rien pourtant : l'espoir est une
fleur décevante!
« Sois toujours victorieux, jeune héros, et souviens-
toi que je suis ton amie. »
— Ah ! s'écria Bussy, en roulant la précieuse feuille
de palmier, cette princesse, belle comme une fée,
savante comme un brahmane, libre d'esprit comme
ZH LA CONQUETE DU PARADIS
un philosophe, quel contraste avec la divine Ourvaci,
affolée de préjugés.
— La reine était comme Lila, dit Naïk, toutes deux
instruites par le même saint homme. Une dévotion
tardive et exaltée par un fanatique a égaré la reine.
Mais, je t'en conjure, repose toi, maître, cet assaut
sera terrible demain! Ménage tes forces, tâche de
dormir.
— Dormir! informe-toi donc si les échelles, que
Dupleix a fait fabriquer pour moi, à Pondichéry, sont
enfin arrivées.
Naïk sortit en courant, et peu d'instants après
rentra sous la tente.
— Les échelles viennent d'arriver, maître, dit-il;
elles sont si longues qu'il faut dix hommes pour les
porter, et elles ont voyagé chacune sur trois cha-
riots.
— Me voilà tranquille alors, dit Bussy : éteins la
lanterne, et puisque tu le veux je vais tâcher de me
reposer un peu.
Il se recoucha et ferma les yeux, mais non pas pour
dormir, c'était pour mieux revoir la chambre octo-
gonale, aux panneaux d'ivoire, et revivre, minute à
minute, la scène qu'elle avait enfermée et dont le sou-
venir était pour lui une inépuisable source d'ivresse.
Quelques heures plus tard, on a levé le camp, et les
volontaires de Bussy, masqués par une jungle de poi-
riers épineux, attendent, l'arme au pied, l'ordre de
marcher. Ils causent entre eux à voix basse.
Quelques-uns se sont assis sur des pierres et jouent,
hâtivement, une partie de dés, ayant pour table la
GEXGI 245
peau d'un tambour, dont la caisse est peinte en bleu.
D'autres fument leur pipe de terre blanche, en son-
geant que c'est peut-être la dernière. Quelques-uns,
d'un raffinement tout asiatique, ont déballé leur
houka, dont la carafe de cristal, destinée à rafraîchir
la fumée, est remplacée par une noix de coco.
La tenue de ces hommes, en campagne depuis plu-
sieurs mois, est irréprochable. Le gouverneur de
l'Inde veille à ce que les uniformes soient renouvelés
autant qiiil est nécessaire, afin que les soldats fran-
çais gardent tout leur prestige aux yeux des indi-
gènes. Leurs justaucorps bleus, à revers et parements
écarlates, sont intacts, leurs guêtres de toile, parfai-
tement blanches; ils ont les cheveux poudrés, soi-
gneusement tressés par derrière, avec deux boucles
sur les tempes, assujetties par des lames de plomb,
et descendant presque jusqu'au bout de l'oreille; les
moustaches cirées, le tricorne galonné de blanc, bien
placé, selon l'ordonnance : enfoncé jusqu'au sourcil
droit, s'éloignant du sourcil gauche d'un pouce.
— Quel lambin que ce comte d'Auteuil ! dit un soldat
appuyé sur son mousquet, il nous fait faire là le pied
de grue; on ne peut donc pas commencer sans lui?
— Il faut bien attendre au moins que l'armée soit
en vue, dit un autre, avant de nous lancer dans une
entreprise qui ferait reculer le diable, deux cent cin-
quante Français que nous sommes.
— Vrai, là, notre jeune commandant est fou tout à
fait, s'écrie un sergent : il croit que nous pouvons
marcher au plafond, comme les mouches, et monter
contre les murs à pic.
14.
2'jO la CONQUETE DU PARADIS
Un homme robuste et agile s'élança les sourcils
froncés :
— Qui est-ce qui a dit que notre commandant est
fou? s'écria- t-il.
— C'est moi, Jean-Marie, répondit le sergent; m'est
avis que la bravoure doit avoir des bornes et ne pas
aller jusqu'à la témérité.
— Qu'est-ce que tu chantes? Je sais bien à quoi
elle ressemble une bravoure comme celle-là. Des
bornes! garde-les pour toi, tes bornes.
— Si je ne m'abuse, pourtant, reprit le sergent,
s'appuyant sur sa pique et croisant un pied sur l'autre,
ta bravoure à toi ne dépasse pas les limites des
rivages.
— Ne parlons pas de cela, dit Jean-Marie avec
impatience; ceux qui n'ont pas vu la fin du monde ne
peuvent savoir ce que c'est; moi je l'ai vue et je n'y
retournerai pas, mais je défie qu'on trouve sur terre
quelque chose qui puisse me faire reculer; et puis il
ne s'agit pas de cela; on a dit que notre commandant
est fou, voilà des choses que je ne peux pas souffrir :
d'abord qu'est-ce que cela vous fait? c'est nous, les
marins, qui sommes commandés pour l'escalade;
vous n'aurez qu'à nous suivre.
— Si nous ne vous précédons pas, dit quelqu'un.
— Silence dans les rangs! souffla le sergent.
Un officier passait à cheval, criant des ordres. Le
comte d'Auteuil n'était plus qu'à quelques heures de
marche, et l'on attaquait tout de suite.
Les soldats s'avancèrent alors dans la plaine, se ran-
gèrent en bataille, tandis que les tambours battaient.
GENGI 247
Gengi apparaissait, maintenant, au bout de la
plaine, comme une création extravagante et impos-
sible. C'était une montagne, s'élevant brusquement,
par des pentes âpres, couvertes de verdure, jusqu'à un
plateau presque triangulaire, à chaque angle duquel
surgissait un pic vertigineux, aux parois droites
comme des murailles, où il n'y avait d'autre sentier
que quelques entailles faites par les hommes. La ville
était sur ce plateau, entre ces trois montagnes, et des
murs, extrêmement forts, avec de nombreuses tours,
suivaient les sinuosités du terrain, sur plus de trois
milles de circuit, enfermant les trois pics et la cité.
Tout en bas, dans la plaine, adossée à la montagne,
apparaissait une blanche mosquée, à deux rangs
d'arcades, avec de fins minarets; et, au sommet de
chacun des trois mamelons, se détachait sur le ciel
une forteresse, environnée d'une ceinture de redoutes.
Gengi avait été la capitale des rois mahrattes, dont
la domination s'était étendue jusqu'au Carnatic, et
les fortifications témoignaient de la science militaire
de ces guerriers fameux. Le célèbre héros Sivadji
l'avait assiégée, mais non prise, elle s'était rendue.
Aureng-Satb, à son tour, en avait fait le siège. Mais,
en somme, elle n'avait été enlevée d'assaut : jamais.
Le soleil , illuminant la montagne et les trois
roches géantes, leur donnait une apparence de plus
en plus fantastique. Les soldats, comme fascinés,
regardaient, riant de l'impossibilité de l'entreprise,
résolus néanmoins.
Bussy passa sur son bel arabe, qui secouait gra-
cieusement sa longue crinière. Le jeune homme était
248 LA CONQUÊTE DU PARADIS
joyeux, plein d'enthousiasme; un vague sourire lais-
sait entrevoir ses dents charmantes; ses yeux, plus
clairs que d'ordinaire, semblaient refléter des lames
d'épées.
— Mes braves ! cria-t-il, déjà l'ennemi fait une faute
énorme; au lieu de nous attendre derrière les murs
de sa ville, il descend vers nous dans la plaine, et
notre plan est changé : nous n'attaquons plus. Lais-
sons venir les moricauds, avant de tirer, jusqu'à
portée de pistolet; ils tourneront les talons devant
notre feu : c'est alors qu'il faudra les gagner de
vitesse, arriver en même temps qu'eux aux portes
de la ville. Je compte sur une fougue diabolique.
— C'est cela! s'écria Jean-Marie en agitant son cha-
peau. Vive le commandant!
Bussy lui jeta un coup d'œil ami et un signe d'intel-
ligence.
— Qu'on veille bien aux échelles! dit-il, et il
s'éloigna.
Gomme il l'avait prévu, l'armée de Mahomet-Aly
rompit ses rangs et se débanda devant l'artillerie
française, pour remonter en courant les pentes de la
montagne. Mais Russy la serrait de près; l'épée dans
les reins des fuyards, il semblait plutôt les chasser
que les poursuivre.
11 s'agissait de ne pas leur laisser refermer la porte
de Gengi, sous laquelle ils s'engouffraient pêle-mêle,
s'écrasant, foulant aux pieds ceux qui tombaient.
Mais ils comprirent l'intention des assiégeants et,
abandonnant ceux qui venaient les derniers, refer-
mèrent brusquement le lourd battant en bois de teck,
CtEngi 249
bardé de fer et tout hérissé de clous. Les malheureux
ainsi repoussés tombèrent à genoux, en jetant leurs
armes; on les fit prisonniers; mais le coup était
manqué.
Un feu terrible fut dirigé sur les Français, du haut
des créneaux; on les canonnait à bout portant, sans
qu'il leur fût possible de riposter. Beaucoup tom-
baient. Il y avait des murmures.
— Rester ici est un suicide, dit Kerjean en s'appro-
chant de Bussy.
— Aussi n'y resterons-nous pas, répondit le jeune
chef; un pétard, vite, pour faire sauter cette porte!
Quelques soldats s'avancèrent vers la porte, puis
reculèrent, devant une volée de mitraille.
Bussy leur arracha des mains le léger canon, courut
au portail et, un genou en terre, sans hàle, avec la plus
grande attention, disposa le pétard à bonne distance
du battant massif, mit le feu à la mèche, et se recula.
Après l'explosion, le battant était fendu en deux
endroits; on l'abattit à coups de hache, et les Fran-
çais, refoulant ceux qui la défendaient, pénétrèrent
sous la voûte, avec des cris de triomphe.
Dans la ville, Bussy fit barricader les rues étroites,
avec des chariots et tout ce qui tomba sous la main,
placer les quatre pièces de campagne, qu'on avait
montées jusque-là, à l'entrée des plus larges rues. On
tirait sur eux des fenêtres; mais ce n'était rien encore :
les forteresses des trois montagnes, concentrant leurs
feux sur le coin de la ville dont les Français étaient
maîtres, commencèrent à tonner.
Par bonheur la nuit était venue, le tir manquait de
250 LA rONUUÉTE DU PARADIS
précision; on s'abritait le mieux possible et on ripos-
tait activement avec les quatre pièces et les mous-
quets; néanmoins, la situation était des plus graves;
que deviendrait-on au jour, quand les forts des mon-
tagnes et les remparts de la ville pourraient fou-
droyer, en toute sûreté, cette poignée de soldats à
découvert? Il faudrait donc reculer, redescendre vers
la plaine? Avec un chef comme Bussy cela était inad-
missible. C'était donc les trois forteresses, avec leurs
ceintures de redoutes, t[u"il fallait prendre !
Le premier quartier de la lune brillait dans le ciel,
et l'on maudissait, ce soir-là, cette merveilleuse lim-
pidité des nuits indiennes. La clarté bleue, coupée
d'ombres anguleuses et nettes, était traversée conti-
nuellement par des jets pourprés et couleur de soufre ;
les fumées s'illuminaient, s'argentaient en floconnant,
et les projectiles, venant d'en haut, semblaient des
comètes et des météores.
— Quand la lune sera couchée, disait Bussy, nous
donnerons l'assaut, l'obscurité non seulement nous
protégera, mais encore nous préservera du vertige.
Il divisa ses hommes en trois détachements.
— Kerjean commandera l'un et enlèvera le pic de
l'ouest, dit-il. Puymorin conduira le second et atta-
quera celui de l'orient. Moi je me réserve le meilleur
morceau, qui est la montagne du Nord.
On attendit, sans cesser le tir des pièces, et cette
attente donnait une impatience extrême, comme une
fièvre d'action.
Enfin la lune toucha le bord de l'horizon, elle per-
dit son éclat métallique, devint couleur d'orange.
GENGI 251
— En route, mes enfants 1 cria Bussy. Je veux que
le premier rayon de soleil caresse un drapeau fran-
çais, au sommet des trois forteresses.
On se sépara, on se mit en marche au pas de course,
la baïonnette en avant. Les Maures fuyaient devant
ces lames aiguës; Bussy arriva, sans avoir perdu un
homme, au pied de la montagne du Nord, la plus for-
midable des trois.
Tout de suite ils appliquèrent les échelles, jetèrent
des grappins, des cordes à nœuds; et ils se mirent à
grimper, avec une furie, un emportement qui sem-
blaient supprimer les obstacles. Les marins, agiles
comme des chats, s'étaient élancés les premiers;
Jean-Marie trouvait même la montée facile.
— Un mât de navire pendant un cyclone, c'est bien
autre chose, disait-il; au moins la montagne se tient
tranquille, on ne reçoit pas de paquets d'eau sur la
tête, ni cette pluie dans la figure, que le vent change
en mille millions d'épingles.
Et l'une après l'autre les redoutes étaient prises, et
l'on montait toujours, avec une ardeur qui ne faisait
que croître. L'obscurité voilait les difficultés de l'esca-
lade, c'était comme si elles n'existaient pas. Les feux,
dirigés contre eux, leur faisaient peu de mal, et les
soldats s'amusaient à compter tous les ouvrages qu'il
fallait enlever, dont le nombre ne finissait pas.
ils agissaient avec cette facilité qu'on a dans les
rêves, et vraiment croyaient rêver. Jamais ils ne
surent, en somme, comment ils avaient fait, ni par où
ils avaient passé; et quand du sommet de la forte-
resse, dont on avait eu raison avec des pétards, ils
252 LA CONQUÊTE DU PARADIS
virent, au jour naissant, l'œuvre qu'ils avaient accom-
plie, ils pâlirent de surprise, s'entre-regardèrent, dou-
tant s'ils étaient éveillés.
Bussy, sur la tour la plus haute, plantait, entre
deux crevasses, le drapeau de la France, et se pen-
chait, la main sur les yeux, cherchant à voir les
autres montagnes, à travers la clarté encore incer-
taine.
Au faîte du fort oriental, le drapeau apparut, puis,
tout rose du premier rayon, il frissonna sur le pic de
l'ouest.
— Victoire! cria le jeune chef en agitant son épée,
que le soleil fît flambloyer.
De la plaine, l'armée de d'Auteuil lui répondit par
des cris de joie, des roulements de tambours, des fan-
fares '.
l. Il est utile de faire remarquer que le récit de ce fait
d'armes extraordinaire, presque invraisemblable, n'est qu'un
mot à mot historique, rigoureusement exact.
XX
LES DEUX SOUBABS
Nasser-Cingh donna l'ordre de décapiter le premier
qui lui annonça que Gengi, l'imprenable, avait été
prise, en quelques heures, par deux cent cinquante
Français. Un tel mensonge, disait-il, était une offense
à la majesté royale. Et tandis que la tête du messager
tombait sous la hache, il s'en était allé dans son zéna-
nah, pour juger de la beauté de trois Circassiennes,
qu'on venait d'acheter, pour lui, un prix exorbitant.
Il fallut bien cependant admettre la nouvelle, quand
tous les nababs, Fattabek, les umaras, la lui eurent
confirmée, l'un après l'autre : Gengi était prise! cette
chose impossible était certaine.
L'Inde demeurait comme frappée de stupeur; on
jugeait les Français invincibles, et le nom de Bussy
courait, environné de terreur et de lumière.
On apprit en même temps que les vainqueurs ne
s'attardaient pas dans leur triomphe, que déjà ils
étaient en marche vers Arcate.
Conquête du paradis. 15
V04 LA CONQUETE DU PARADIS
— Ils veulent donc m'attaquer? s'écriait le soubab;
cela ne se peut pas, puisque des négociations sont
entamées entre moi et le gouverneur de Pondichéry.
— Oui, Maître du Monde, disait l'attabek d'un air
placide, mais tu as bafoué ses envoyés, en remettant
de jour en jour ta réponse, et le gouverneur s'est
lassé, sans doute.
Tout de suite l'ordre fut donné de rassembler les
armées, de rappeler les vassaux qui s'étaient retirés
avec leurs troupes; tous ne revinrent pas; néanmoins
Tarmée, forte de trois cent mille hommes, fut bientôt
prête à marcher.
Le matin du jour où elle devait s'ébranler, un bour-
reau entra dans le cachot où Mouzaffer-Cingh, le
soubab dépossédé, était enchaîné avec une chaîne
d'or massif. Le prince, qui sommeillait sur une pile
de nattes, se leva en sursaut, croyant qu'on venait
le mettre à mort. Mais le bourreau s'agenouilla sur
les dalles, qu'il toucha de son front.
— Pardonne à ton humble esclave, dit-il ; il a Tordre
de te faire monter sur un éléphant, et de te conduire
au milieu de l'armée, pour t'ôter la vie, au premier
signe du maître, si l'ennemi était vainqueur.
— Qu'Allah soit miséricordieux ! dit Mouzaffer.
Prends cette bague, c'est tout ce qu'on m'a laissé.
L'arbre de santal verse son parfum sur la hache qui
l'abat; comme lui. je pardonne à l'instrument irres-
ponsable.
Et il ôta de son doigt une bague où brillait un rubis,
pareil à une goutte de sang.
L'esclave la reçut en pleurant, et la baisa comme
LES DEUX SOUBABS 2.)!)
une relique; mais, sans qu'il les vit, deux guerriers,
coiffés d'un casque, dont le nasal abaissé les mas-
quait, étaient entrés sur ses pas. L'un deux s'élança,
lui mit un poignard sur la gorge.
— Si tu tiens à vivre, être immonde, lui dit-il,
jure-nous que tu n'exécuteras pas l'ordre exécrable
du soubab, et que tu défendras plutôt ton captif.
— C'est avec joie que je le jure, dit l'esclave, il
n'était pas besoin de menace.
— C'est bon; recule-toi, veille à ce que personne
n'entre.
Les guerriers firent glisser, dans la rainure du
casque, le nasal damasquiné qui remonta sur le
front, les démasquant. C'étaient les nababs deKanoul
et de Kadapa.
Ils venaient mettre Mouzaffer-Cingh au courant de
la conspiration ourdie en sa faveur, et, avant de la
faire éclater, lui poser leurs conditions.
Ils eurent des exigences si fortes, qu'en les écou-
tant parler , le soubab dépossédé se mordait les
lèvres et baissait le front. Cependant il promit tout
ce qu'ils voulurent, attestant le nom d'Allah que
ceux qui aidaient à sa fortune n'auraient pas à se
plaindre.
Le bourreau fit signe qu'il fallait se séparer. Les
timbales royales résonnaient, indiquant que l'armée
se mettait en marche, et il devait conduire son captif
auprès de Nasser-Cingh, selon les ordres qu'il avait
reçus.
C'était un tumulte magnifique au dehors, une cohue
brillante d'hommes et de chevaux, se hâtant, dans le
250 LA CONQUÊTE DL" PARADIS
plus grand désordre, hors des murs, pour rejoindre
le gros de l'armée.
Les éléphants, harnaches pour la hataille, appa-
raissaient comme des monstres invraisemblables :
une carapace de corne les couvrait, leur descendant
jusqu'au-dessous des genoux, leur donnant l'air de
gigantesques tortues. Leur face était protégée par
une visière de fer, avec des trous pour les yeux, de
gros clous de cuivre et unie pointe au milieu du front.
Des fourreaux d'acier aigus et tranchants allongeaient
leurs défenses, ils avaient sur le crâne une calotte
de métal, côtelée, et leur trompe et leur croupe
étaient protégées par une demi-cuirasse articulée,
ayant au milieu une arête saillante, armée de dents.
A perte de vue s'étendait la multitude; on eût dit
que toute une ville, tout un peuple se mettait en
route, car une armée, beaucoup plus nombreuse que
celle qui allait combattre, s'ébranlait derrière les sol-
dats. C'étaient d'abord la foule des pourvoyeurs,
composée d'une caste particulière d'Hindous : les
bendyarahs, chargés de procurer le blé et le riz.
Armés de piques et de cimeterres, quand ils ne pou-
vaient obtenir les grains à prix d'argent, ils les enle-
vaient par le pillage. Ils avaient avec eux cent mille
bœufs de trait et autant de chariots. Puis venaient
les palefreniers, très nombreux, car chaque cheval
occupait deux hommes. Les porteurs de palanquins
pour les blessés marchaient ensuite, puis les servi-
teurs, chaque chef en avait au moins dix; les cuisi-
niers et les porteurs d'eau : deux hommes par tente;
enfin, les bagages, les troupeaux d'ànes, de chèvres
LES DEUX SOUBABS 257
et de moutons; les harems des seigneurs, dans des
chars fermés, environnés d'eunuques ; et encore toute
une cohue de marchands, d'aventuriers de tous états,
de maraudeurs, de femmes, d'enfants, d'animaux.
La cavalerie marchait à droite, l'infanterie à gau-
che, l'artillerie et les éléphants au milieu. Sur le plus
superbe, au centre du carré, assis, les jambes croisées,
sous un tendelet pourpre, qu'on enlevait pendant la
bataille, et qui surmontait la plate-forme à balustrade
dorée servant de selle, apparaissait Nasser-Cingh,
dans sa magnifique parure guerrière, d'or, d'argent,
de pierreries, où sa large face et ses mains grasses
faisaient trois taches noires.
A quelques pas du soubab, en arrière, marchait
l'éléphant qui portait Mouzaffer enchaîné, et devant
le maître s'avançait l'étendard royal, abritant sous
ses plis une relique, qui était comme le cœur de
l'armée et ne la quittait jamais. Elle était portée, sur
une estrade couverte de tapis brodés d'or, par deux
chameaux harnachés brillamment, et entourée d'une
garde d'honneur.
Cette relique était un moshaf, un Coran, qu'on
disait écrit tout entier de la main d'Hussein, le gendre
du prophète. Deux lames d'or, incrustées de diamants,
formaient la reliure de ce livre unique, et le coffret
qui l'enfermait dans son bois odorant, était comme
pavé de rubis et d'émeraudes, figurant des fleurs et
des feuillages. Le Grand Mogol faisait aussi porter,
dans les combats, un Coran semblable à celui-ci, et
chacun prétendait posséder le véritable ; mais en
somme ni l'un ni l'autre ne l'avaient, le moshaf, écrit
258 LA CONQUÊTE DU PARADIS
par Hussein, ayant été pris à Delhi, par Nadir-Schah,
et emporté en Perse.
Les nababs avaient chacun une armée distincte,
avec ses éléphants, son artillerie, ses bannières, qui
s'avançait après celle du Soubab.
On marcha ce jour-là, rapidement, presque jusqu'au
coucher du soleil, puis les timbales et les tambours
donnèrent le signal de la halte.
Alors, avec une promptitude qu'il est impossible
de s'imaginer, dans la vaste plaine nue, où l'on
s'était arrêté, comme si un magicien Teùl fait surgir
d'un coup de baguette, apparut une cité, joyeuse et
animée.
Des rues larges allongèrent leurs perspectives, bor-
dées de boutiques, dans lesquelles étaient étalées, de
la façon la plus tentante, toutes les marchandises
imaginables : des étoffes précieuses, des écharpes de
cachemire, des tapis, des selles brodées, des harnais,
des armes. Toutes les professions étaient représentées
et les artisans déjà à l'ouvrage; on voyait des pâtis-
siers, des confiseurs, des armuriers, des cordonniers
et des tailleurs, même des orfèvres et des joailliers,
occupés de leur métier; dans des boutiques, on ven-
dait des boissons chaudes, des liqueurs ou des sor-
bets; dans d'autres, des plantes médicinales, des
drogues et des charmes pour guérir. Il y avait des
carrefours, des places, sur lesquelles des jongleurs,
des charmeurs de serpents, des faiseurs de tours,
émerveillaient la foule ; on entendait bourdonner des
musiques, accompagnant des voix aiguës. Par grou-
pes, passaient des bayadéres, charmantes sous leur
LES DEUX SOUBABS 259
voile à demi fermé et proposant aux jeunes hommes
de leuj" dire la bonne aventure.
Les tentes des guerriers s'alignaient dans un bel
ordre, environnant la tente royale, haute et magni-
fique; les parcs des éléphants, des chameaux et des
chevaux, étaient enfermés par des cordes et des palis-
sades; puis tout autour de cette ville extraordinaire
s'étendaient, bariolés et désordonnés, les plus singu-
liers faubourgs. Là, les abris étaient faits tantôt de
vieux vêtements, étendus sur des pieux, tantôt d'un
tapis, d'une couverture usée, de nattes, ou de feuilles
de palmiers; et quelquefois apparaissait, comme
perdue, une tente luxueuse, au milieu d'un troupeau
d'ânes ou de bœufs.
Les danses et les chants se prolongèrent jusqu'au
coucher de la lune, puis ils cessèrent et -la ville s'en-
dormit.
A l'aube, l'Ombre de Dieu fut éveillée brusquement,
par l'attabek, qui entra sous la tente royale, sans
turban sur sa tète rasée, tant il s'était hâté de venir.
Nasser-Cingh le regardait avec de gros yeux, hébétés
de sommeil et d'ivresse mal dissipée.
— Qu'est-ce que tu veux? balbutia-t-il, prêt à se
rendormir.
— Soutien du Monde, dit le vizir, les éclaireurs
viennent de m'apprendre que le bataillon français est
à une heure d'ici, et se met en marche pour nous atta-
quer.
— Le bataillon français! répéta Nasser comme s'il
comprenait mal ; passe-moi l'aiguière d'eau fraîche,
ajouta-t-il.
%0 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Le vizir versa de l'eau dans un bassin de cuivre,
le prince y trempa son visage à plusieurs reprises.
— Le bataillon français! reprit-il alors, tout à fait
éveillé, c'est impossible qu'il veuille nous attaquer,
puisque, tu le sais bien, j'ai écrit à Dupleix que j'étais
prêt à signer la paix, et que j'acceptais toutes ses
conditions.
— Oui, Lumière de nos yeux, mais tu as tant tardé
à envoyer la réponse qu'elle arrivera trop tard.
L'attabek avait parlé d'une voix tranquille, dans
laquelle Nasser crut deviner de l'ironie; il se retourna
vers lui avec colère en s'écriant :
— Par Allah ! vizir Schah-Abbas-Khan, on dirait que
tu te plais à me narguer, en me rappelant mes fautes.
— Ta Majesté se méprend, dit Schah-Abbas, tou-
jours calme, je veux seulement la mettre en garde
contre des illusions qui causeraient sa perte.
— Je te dis que ces Français ne sont rien qu'une
poignée d'hommes ivres.
— Le vainqueur de Gengi les conduit pourtant.
— Qu'est-ce que cela me fait? A-t-il la prétention
de vaincre une armée comme la mienne? Donne l'ordre
de lever le camp, et hâtons-nous d'aller écraser ces
insolents moucherons qui viennent se jeter dans la
gueule d'un lion.
Les nababs avaient envoyé aux chefs français un
guide, qui devait les conduire au quartier oi^i étaient
campées les troupes, commandées directement par
Nasser-Cingh, et qu'il fallait vaincre, avant la défec-
tion des armées vassales, les nababs tenaient en
somme à ne rien risquer.
LES DEUX SOUBABS 261
Le bataillon s'avançait donc rapidement, plein
d'entrain dans la fraîcheur matinale.
C'étaient Bussy et de La Touche qui commandaient
l'expédition, le comte d'Auteuil étant retenu par la
goutte. La petite armée comprenait huit cents Fran-
çais et trois mille cipayes, avec dix pièces de cam-
pagne. La foule des ennemis qu'elle devait combattre
couvrait une surface de plus de quatre lieues.
En un instant les avant-postes furent dispersés, et
l'on marcha directement à l'artillerie de Nasser-Cingh,
derrière laquelle étaient rangés ving-cinq mille hom-
mes d'infanterie.
Tout de suite le combat devint très vif.
La rapidité du tir de leurs canons faisait la princi-
pale force des Français; ce furent eux qui empêchè-
rent les charges furieuses de la cavalerie ennemie de
rompre les rangs, et leur permirent de s'avancer pas
à pas, s'enveloppant d'un pétillement de fusillade très
meurtrière. Ils allèrent ainsi jusqu'à l'artillerie des
Maures, qui fut bientôt réduite au silence, et ils
s'élancèrent en avant.
Les corps de troupes pliaient devant l'épée du
héros de Gengi; ils se dispersaient et fuj'aient. Mais
d'autres leur succédaient : les nababs et les rajahs,
fidèles à Nasser-Cingh, se portaient successivement
sur le lieu de l'action, et les fuyards, se reformant à
l'arrière-garde, revenaient. Rien n'ébranlait l'intrépide
colonne, qui gagnait du terrain, lentement, mais
sûrement, et opposait à la fougue désordonnée des
musulmans, un grand calme et une discipline parfaite.
Plus de trois heures de lutte acharnée s'écoulèrent,
15
202 LA CONQUETE DU PARADIS
cependant, avant que les Français atteignissent, en
vainqueurs, le centre du camp.
Harassés, mais pleins de joie d'être venus à bout
d'une aussi formidable armée, les soldats reprenaient
haleine, essuyaient leurs fronts, où la sueur et la
poudre se mêlaient, quand ils aperçurent, au delà des
lignes rompues des Hindous, un corps de cavalerie et
d'infanterie, s'avançant en bon ordre, au bruit des cym-
bales et des trompettes, et s'étendant à perte de vue.
11 y eut des exclamations découragées. Quoi! fal-
lait-il vaincre encore cette armée-là? A force d'avoir
tiré, les fusils brûlaient les doigts; sans parler des
hommes, dont les bras las avaient peine aies porter!
Mais de La Touche poussa une clameur de joie, et
désignant du bout de son épée un éléphant, au centre
de la nouvelle armée, dépassant de sa haute taille les
cavaliers, il s'écria :
— Réjouissez-vous, soldats. Ceux-ci sont nos alliés.
Ne voyez-vous pas le drapeau français porté par un
guerrier maure, sur le dos de cet éléphant!
Des cris enthousiastes éclatèrent alors et, retrou-
vant des forces, les Français s'élancèrent à la ren-
contre de leur drapeau.
Pendant ce temps. Nasser-Cingh, sous sa tente,
éloignée du point où on se battait, entouré de ses
gardes, de ses vizirs et de sa cour, recevait les mes-
sagers qui, de minute en minute, prosternés sur le
seuil, rendaient compte du combat. Mais ils atté-
nuaient la vérité, par peur du roi, et entortillaient
leurs discours dans d'interminables louanges à
l'adresse de l'Ombre de Dieu.
LES DEUX SOUBABS 263
— Qu'on se hâte donc d'exterminer cette poignée
d'hommes ivres, répétait le soubab, et qu'on ne m'en
parle plus.
La nouvelle de l'extermination ne venait pas cepen-
dant; malgré leur tremblement, les messagers étaient
contraints d'avouer que la victoire se faisait attendre,
que ces Français avaient la vie aussi dure que celle
des requins, dont le cœur, arraché, bat encore pen-
dant trois jours, mais qu'ils allaient être bientôt
écrasés, pulvérisés, bus comme des gouttes d'eau, par
le soleil de la majesté royale.
Brusquement un umara entra, couvert do pous-
sière, criant que le Soubab était en danger, l'armée
ayant honteusement pris la fuite, et les vainqueurs
étant à quelques centaines de toises.
Nasser bondit sur ses pieds, avec un rugissement de
fureur.
— Que font donc les princes vassaux? cria-t-il,
— Lies iroupes aes nababs de Kanoul, de Kadapa,
d'autres encore, n'ont pas donné jusqu'à présent, dit
l'umara.
— Ah! les misérables! hurla le roi en grinçant des
dents, je les ferai écorcher vifs, empaler, broyer sous
des meules. Qu'on amène mon éléphant et qu'on aille
à l'instant me chercher la tête de MouzafTer-Cingh.
Je la leur jetterai, en guise de boulet, à ces insolents
Français; puisque c'est pour elle qu'ils combattent,
ils auront ce qu'ils désirent.
Il monta sur son éléphant et, entouré de ses gardes,
s'élança vers les troupes vassales. Il rencontracelles du
nabab de Kadapa qui, lui-même, marchait à leur tête.
564 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Ah! te voilà, indigne poltron! lui cria-t-il, c'est
ainsi que tu me sers; tu n'oses pas défendre l'éten-
dard du Mogol et le mien , contre un ennemi aussi
méprisable!
— Je ne connais pas d'autre ennemi que toi, pour-
ceau ivre de sang! répondit le nabab; il faut être
Nasser-Cingh pour croire que c'est en faisant mourir
le père sous le rotin, qu'on gagne le dévouement du
fils. J'ai juré que j'aurais ta vie! et le règne est fini
de l'ivrogne sanguinaire !
— A moi, mes gardes! cria le soubab. emparez-
vous de lui, attachez-le, que mon éléphant lui écrase
le cou sous son pied!
— La balle ira plus vite que tes hommes, dit le
nabab avec un rire insultant.
Et du haut de son éléphant, appuyant à son épaule
sa carabine, revêtue d'ivoire ramage d'or, il visa, tira
et atteignit le soubab au cœur.
Avec un rauque soupir, Nasser, une seconde immo-
bile, chancela, la bouche ouverte, les yeux hagards;
puis la masse noire de son corps s'affaissa, dans les
vêtements de pourpre et d'or, et roula à bas de l'élé-
phant.
Ses gardes, frappés de stupeur, essayèrent molle-
ment de le venger. Le nabab donna l'ordre de couper
la tête du vaincu.
Il courut aussitôt délivrer Mouzaffer, qu'il salua
solennellement soubab du Dekan, et lui présenta,
comme un gage de son pouvoir, désormais incon-
testé, la tête convulsée de son oncle.
Mouzaffer remercia d'abord Allah, maître des desti-
LES DEUX SOUBABS 265
nées, embrassa le nabab, puis donna l'ordre de planter
la tête de Nasser-Cingh au bout d'une perche.
Il prit place alors sur l'éléphant, magnifiquement
harnaché, du haut duquel son ennemi avait roulé
dans la poussière, et on le fit avancer, à travers l'ar-
mée, précédé du sanglant trophée.
De toutes parts on l'acclama; on jetait les armes
sur son passage, on agitait les bannières, et le sou-
bab, rétabli dans sa dignité, à l'ombre du parasol
royal, qu'on avait ouvert au-dessus de sa tête, rece-
vait d'un air impassible tous ces hommages.
Bussy s'avança à la rencontre du roi pour le féli-
citer. Un grand silence s'établit alors, parmi l'armée
hindoue, et une haie se forma sur la route du jeune
Français. On se poussait, on se haussait, pour aper-
cevoir le vainqueur de Gengi, le héros, presque fabu-
leux, dont on parlait tant.
11 était extrêmement pâle, blessé, se soutenant avec
peine, mais tellement imposant, dans son uniforme
sombre, avec son allure fière et grave, et le rayonne-
ment que ses yeux gardaient encore de la fièvre du
combat, qu'un murmure d'enthousiasme frissonna
parmi la foule, et que le roi, pris d'une soudaine
émotion, descendit de son éléphant et vint se jeter
aux pieds du représentant de la France.
— Ah! s'écria-t-il avec des larmes dans les yeux,
c'est bien à toi que je dois tout et, je te le jure : je
ne l'oublierai jamais'
XXI
DUPLEIX, BAHADOUR ZAPHER-CINGH
C'est grande fête à Pondichéry. Mouzaffer, inspiré
par Bussy. a voulu que la cérémonie solennelle de
son couronnement, eût lieu dans la ville française;
et Dupleix a tout mis en œuvre, pour donner à cette
journée une splendeur inoubliable.
Dés le malin, du haut des bastions et de la forte-
resse, les canons jettent leur salut tonnant; de la
rade, les vaisseaux pavoises répondent. Les cloches
des églises font un carillon joyeux, dans toutes on
chante le Te Deum\ et du haut des minarets, Vezzam,
appelant à la prière, est lancé aux quatre points du
ciel, par la voix claire des muezzins.
De bonne heure les rues s'emplissent de toute la
population de la ville et des campagnes environ-
nantes : riches et pauvres, revêtus de leurs plus belles
parures.
Les troupes d'Ambour et de Gengi font la haie, sur
tout le parcours que doit suivre le cortège royal,
DUPLEIX, BAHADOUR ZAPHER-CINGH 267
laissant libre la voie centrale, et la foule bruyante
et brillante des curieux se brise contre leurs lignes
inébranlables.
Sur le sol de la voie libre sont étendus des tapis de
Perse, dont les délicates nuances luttent de finesse
avec les fleurs naturelles jetées sur eux. Dans les rues
peu larges, des guirlandes traversent, d'une maison
à l'autre, et, le long des avenues, les grands arbres
ont leur tronc drapé de soie, et des banderoles fris-
sonnent dans leurs branches, où tous ceux qui savent
grimper se sont installés.
Le camp du Soubab étant établi sur les rives fraî-
ches de l'Ariancopan, c'est par la porte de la Reine
que le cortège de MouzafTer doit venir.
Tous les regards se braquent du même côté, tous
les cous sont tendus, et l'attente a déjà paru longue,
quand accourent, enfin, des hérauts à cheval, sonnant
de leurs longues trompettes à tablier de pourpre
frangé d'or.
Les troupes musulmanes parurent alors, et défilè-
rent longtemps, avec un cliquetis et des éclairs d'acier.
Les cavaliers mahrattes suivaient, faisant cabrer leurs
montures, qui secouaient l'écume sur les mors ornés
de turquoises. L'artillerie vint après, avec les canon-
niers montés sur des dromadaires ; puis ce furent les
garaouls, portant, appuyés sur leur épaule, une lon-
gue et lourde épée nue.
Un orchestre : timbales, tam-tam, clairons et trom-
pettes, hurlant et grondant, précédait l'Alfaraz, assis
sur un éléphant, et qui tenait des deux mains, la
maintenant droite et haute, la hampe d'un vaste éten-
268 LA CONQUETE DU PARADIS
dard de drap d'or. Dans ses plis lourds on apercevait,
ou plutôt l'on devinait ces mots, brodés en perles :
La ghâleb illa Allah : « Il n'y a pas d'autre vainqueur
qu'Allah. » Une garde d'élite, chargée en temps de
guerre de défendre le drapeau, l'entourait.
On voyait ensuite les représentants de deux des
privilèges delà souveraineté : l'intendant de la Sikka,
qui est l'empreinte frappée sur les monnaies, et le
gardien du Tiras, droit qu'a seul le monarque de faire
tisser son nom dans les étofFes de ses vêtements.
Puis venaient, sur des chevaux aux caparaçons noir
et or, le grand et le petit Porteur de l'encrier, suivis
des Scribes de l'Écriture large et de l'Écriture fine.
Après eux, la lance au poing, sous le frisson soyeux
des bannières, s'avançaient les nobles, les chambel-
lans, les hauts fonctionnaires magnifiquement vêtus,
orgueilleux et graves. Le front de leurs chevaux
secouait des aigrettes de plumes; ils avaient tous la
crinière tressée, mêlée de fils d'or et de glands de
perles, les sabots peints en vermillon, des poitrails
de pierreries, et des anneaux cerclant le bas de leurs
finesjambes.
Les vieillards, formant le Divan, ou conseil d'État,
apparurent, sur de hauts éléphants, dont les housses
somptueuses balayaient les fleurs des tapis; parmi
eux était le rajah Rugoonat Dat, Wezir-el-Mémalik,
premier ministre, tenant le sceau de cristal, emblème
de sa dignité.
Des attelages de zébus blancs, la bosse peinte en
bleu et les cornes dorées, traînaient des chars d'ar-
gent ciselés, surmontés de dais en plumes de paons;
DUPLEIX, BAHADOUR ZAPHER-CINGH 269
ils abritaient les femmes, étincelantes de pierreries,
mais soigneusement voilées. C'étaient les deux cents
hourris du Zénanah, escortées par une garde de cinq
cents jeunes filles, vêtues en guerrières, armées de
lances, et montées sur des chevaux blancs.
Elles passent, et la famille royale approche. Voici
l'épouse favorite, et les enfants mâles du roi, sous un
tendelet de brocart d'or, brodé de pierreries, porté
par un éléphant que couvre une housse couleur
d'azur ; les princes : frères, oncles ou neveux du souve-
rain, viennent ensuite, et parmi eux, Salabet-Gingh,
soucieux et pâle, mais d'une extrême beauté, sous
l'écharpe de gaze lamée d'or, qui lui entoure le front,
et dont un bout retombe sur son épaule. Puis les
nababs, les rajahs, les grands vassaux.
Au tonnerre du canon, qui ne cesse pas, se mêle
tout à coup le bruit cuivré des musiques, et, dans des
nuées bleuâtres, floconnant hors des cassolettes où
brûlent l'encens, le musc, l'ambre et l'aloès, apparaît
confusément, sur un éléphant gigantesque, le houdah
royal, en or massif, au dôme constellé de rubis, de
topazes et de diamants, d'où jaillissent d'aveuglants
faisceaux de rayons. MouzafTer-Cingh, majestueux et
calme , resplendit sourdement sous le mystérieux
voile des fumées odorantes, ainsi qu'un astre, s'enve-
loppant de nuages pour ne pas éblouir les mortels.
L'éléphant qui le porte a la trompe et le front ornés
de tatouages d'azur et d'or, autour de ses défenses
des cercles pavés de turquoises, des bracelets aux
jambes, et une couronne sur le front, surmontée d'un
bouquet de plumes ; son caparaçon, dont la frange
270 LA CONQUÊTE DU PARADIS
traîne, est tout couvert de fleurs brodées, et les
corolles ont pour rosée des diamants, des opales, des
perles et des émeraudes.
Douze hérauts, agitant des étendards de drap d'or,
crient, d'instant en instant, d'une seule voix, qui
semble formidable :
« Prosternez-vous, esclaves! Voici le Roi des Rois,
la Lumière du Monde, le Pôle du Temps; le très
magnanime seigneur Sadoula, Bâhâdour, Mouzaffer-
Cingh, fils bien-aimé de Nizam-el-Molouk, gardien de
la loi sacrée, roi de l'immense Dekan, ayant sous ses
sandales trente-cinq millions de sujets. C'est lui,
l'Invincible , le Victorieux , le Glaive Formidable !
Réjouissez-vous, peuples; remerciez Allah qui vous
permet de glorifier un successeur de son prophète, et
prosternez-vous dans la poussière, car voici le Roi
des Rois, le tout-puissant prince Sadoula, Bâhâdour,
Mouzafl"er-Cingh ! »
Et en effet, derrière la haie immobile des soldats
français, la foule se jetait à genoux et touchait le sol
du front.
De jeunes pages, vêtus de cette charmante étoffe
appelée murgala. chatoyante comme le cou des paons,
couraient, en tenant les cordons d'or de l'éléphant
royal.
A droite, sur des chevaux tous semblables, mar-
chaient une troupe d'archers, dont les arcs figuraient
un serpent tordu, et. à gauche, des frondeurs armés
de frondes de Schiraz.
Les timbales royales, géantes, magnifiquement dra-
pées, arrondissaient leurs demi-globes sur les flancs
DUPLEIX, BAHADOUR ZAPHER-CINGH 271
d'un éléphant, et le timbalier, assis entre elles, les
frappait de ses baguettes rebondissantes.
Enfin parut roriflamme de l'empire, le Mamurat,en
moire blanche, avec la Main vermeille et le Livre,
que les soubabs ont seuls le droit d'arborer. Puis la
garde d'honneur termina le cortège.
La tente gigantesque, dressée sur la place Royale,
extérieurement recouverte de toile d'or, miroitait
sous le soleil au point de sembler une montagne en
flammes; on clignait les yeux, ne pouvant supporter
cet éclat. A l'intérieur c'était un ruissellement des
étoffes les plus somptueuses, alternant, se croisant,
drapées avec art, se faisant valoir l'une l'autre : soies,
brocarts, velours, cachemires, dont les textures dis-
paraissaient presque entièrement sous les broderies.
Le plafond était fait d'un tissu particulièrement
splendide, constellé de corps célestes et qu'on appelle
tchandtara, lune et étoiles.
Deux trônes s'élevaient sur une estrade , l'un
d'ivoire et d'or, l'autre simplement surmonté d'un
écusson fleurdelisé . Un baldaquin , en forme de
parasol, bordé d'une frange de perles, les abritait,
et laissait pendre, jusqu'aux tapis du sol. une gaze
d'argent toute frémissante de pierreries. Deux paons
géants, d'or ciselé, d'émaux et de saphirs, en rele-
vaient les plis étincelants. du bout de leur bec.
Le soubab vint s'asseoir sur le trône d'ivoire ! les
princes et toute la noblesse du Dekan l'entourèrent.
Tout à coup les détonations de l'artillerie écla-
tent, avec un tel redoublement de fracas que les sei-
gneurs hindous pâlissent et tremblent de frayeur. Ces
272 LA CONQUETE DU PARADIS
salves formidables annoncent l'arrivée du gouverneur
français.
Par l'ouverture de la tente, on aperçoit un cortège
royal :
Des lanciers portant des guidons blanc et or, des
escadrons de grenadiers, des mousquetaires, avec
des étendards semés de fleurs de lis. Puis Dupleix, à
cheval, s'avance, au milieu de son état-major, et der-
rière lui. dressé un peu obliquement sur le dos d'un
éléphant, le drapeau français déploie ses plis frangés
d'or, et montre l'écharpe blanche, sous la lance de la
hampe. A côté de ce drapeau apparaît le Mamurat,
Mouzaff"er ayant donné à Dupleix le droit de l'arborer
comme lui-même.
Douze éléphants viennent ensuite . portant un
orchestre de timbales, de fifres, de hautbois, de
trompettes, jouant une marche militaire de Philidor,
que. par intermittences, le canon couvre de son bruit.
Dupleix met pied à terre et. tandis qu'il marche
vers la tente, les tambours battent aux champs, les
soldats présentent les armes, frappent le sol des
talons, et poussent des vivats.
Le gouverneur s'approche vivement du soubab.
s'incline devant lui et lui présente, sur un mouchoir
en point d'Alençon , le tribut habituel de vingt
mohurs d'or, auquel il joint de riches présents; mais
Mouzaffer-Cingh se lève et prenant Dupleix par la
main, il le conduit vers le second trône.
— Ce n'est pas à moi. dit -il. que sera rendu
aujourd'hui l'hommage du Nussur. mais bien à celui à
qui je dois ma gloire.
DUPLEIX, BAHADOUR ZAPHER-CINGH 273
Alors l'un après l'autre, les nababs, les seigneurs,
tous les officiers du roi viennent saluer Dupleix, et lui
offrir un présent.
Bientôt un véritable trésor s'amoncelle à ses pieds :
des bijoux splendides, des couronnes, des colliers,
des baudriers de pierreries . des plats d'or , des
aiguières, des bassins; et les plus magnifiques pièces
de la parure guerrière : dagues, boucliers, arquebuses
de Lahore, de Ceylan, du Cachemire, le tout damas-
quiné, bosselé, ciselé, enrichi de pierres précieuses:
casques d'or ornés d'aigrettes de perles, jambières et
gantelets persans, cuirasses en peau de rhinocéros,
ou curieuses armures faites des écailles du pangolin,
rehaussées de turquoises, de grenats, d'incrustations
d'or. Dupleix touchait chaque offrande, à mesure
qu'on la lui présentait, pour indiquer qu'il l'accueil-
lait favorablement, et ce tas de richesses, grandissant
au pied de l'estrade, s'écroulait avec d'harmonieux
tintements.
Quand ce fut fini, le roi se leva, et, suivi de plu-
sieurs chambellans, s'approcha du gouverneur.
— A mon tour, dit-il, d'offrir mon cadeau.
Et prenant des mains d'un chambellan une robe
magnifique, il en revêtit lui-même Dupleix, lui agrafa
la ceinture, avec le sabre au pommeau étincelant, lui
donna la rondache et le poignard.
Alors, il dit d'une voix haute et forte pour être
entendu de tous :
— Ce costume royal, mon frère bien-aimé, a été
donné par le padichah Aureng-Saïb à mon aïeul
Nizam-el-Molouck, et c'est comme si le grand empe-
274 LA CONQUÊTE DU l'AUADIS
reur lui-même te le donnait. Au nom du Mogol, notre
maître, je te proclame ici nabab du Carnatie. Tu seras
souverain de toute la région qui s'étend du sud de la
Chichéna au cap Comorin. Je t'accorde, en outre,
comme apanage, la ville de Valdaour et son territoire,
pour en jouir en propre, toi et tes descendants, et
j'ajoute, à l'impôt de ce domaine, une pension de
deux cent quarante mille livres, et une semblable
que j'offre à la bégum Jeanne. J'ordonne que la
monnaie frappée à Pondicliéry soit la seule ayant
cours dans toute l'Inde méridionale. Reçois aussi de
moi. mon frère, suivant l'usage, un nom nouveau,
celui de Bàbàdour Zapber-Cingh *, avec le titre de
munsub, commandant de sept mille chevaux. Ainsi
que tu le désires, je reconnais la souveraineté de la
compagnie française sur Musulipatam et Yanaon, et
je lui accorde une extension de territoire à Karikal.
Le soubab ôta son turban royal, le posa sur la tête
de Dupleix et prit son tricorne dont il se coiffa
— Au nom d'Allah clément et miséricordieux ,
ajouta-t-il. je jure de me regarder toujours comme
ton vassal, et de ne rien accorder, pas même une
faveur, sans ton approbation.
Dupleix à son tour se leva, très ému.
— Comment te remercier, mon frère et seigneur,
dit-il, d'une pareille générosité? J'en ai le cœur
inondé de joie et de reconnaissance; mais, sache-le,
ô Lumière du Monde, je n'ai pas soutenu cette guerre
pour conquérir des royaumes, j'ai voulu servir le
1. Le Lion de la Victoire.
DUPLEIX, BAHADOUR ZAPHER-CIXGH 275
Mogol, en combattant, pour la justice, contre un
traître qui outrageait le pouvoir suprême . L'honneur
que tu veux me faire, en me confiant la nababie du
Carnatic est trop grand pour mes mérites, et je serai
assez payé de mes peines si tu m'en laisses le titre
sans l'autorité.
Il étendit alors la main vers Chanda-Saïb, qui était à
quelques pas de lui.
— Je demande en grâce, s'écria-t-il, que tu confies
le gouvernement de cet immense territoire à ce héros
si fidèle.
Il y eut d'abord un silence de stupeur; puis un cri
d'admiration s'éleva, devant ce trait de désintéresse-
ment, dont aucun des assistants ne se sentait capable.
Chanda-Saïb, bouleversé, se jeta en sanglotant aux
pieds de Dupleix.
— Une telle grandeur d'âme est bien digne d'un
héros tel que toi, dit le roi avec émotion. Il sera fait
selon ton désir, mais ne me refuse pas le plaisir
d'élever une colonne en ton honneur, et de fonder,
sur les lieux témoins de ta dernière victoire, une ville
dont le nom sera : Dupleix Fateh-Abad *.
Et tandis que la foule éclatait en acclamations
enthousiastes, le roi embrassa à plusieurs reprises
cet homme extraordinaire, dont le pouvoir moral
venait de grandir encore, tandis qu'il refusait, si
magnifiquement , un royaume aussi vaste que la
France.
Au moment où il entrait, avec Dupleix, sous la
i. Ville de la victoire de Dupleix.
276 LA CONQUÊTE DU PARADIS
tente royale, Bussy avait senti qu'on le tirait furti-
vement par la manche; et, en se retournant, il
reconnut un kaséghi, de la suite du grand vizir, le
brahmane Rugoonat Dat. Le jeune page mit un doigt
sur ses lèvres, en glissant au marquis un étui d'or,
long comme le manche d'un poignard, puis il se
perdit dans la foule.
Bussy referma sa main sur l'étui, avec un joyeux
battement de cœur; l'esprit toujours tendu vers une
même pensée, il avait compris tout de suite que
c'était un message de Lila.
Rien ne manquait plus pour lui, maifttenant, au
bonheur de cette journée, où il se sentait vraiment
heureux d'exister , fier de sa jeunesse et de la
renommée qu'il avait conquise déjà. Autour de lui
ses compatriotes répétaient, à l'envi, que, depuis les
conquêtes de François Pizarre, on n'avait, dans le
monde, rien vu de comparable aux derniers exploits
des Français, et dans ces victoires il avait la plus
belle part; le soubab, plein de reconnaissance, l'avait
fait plus riche qu'il n'avait jamais rêvé de l'être, et
les Hindous le comparaient à leurs héros légen-
daires. L'Inde criant ses louanges, c'était cela surtout
qui le ravissait. L'écho de cette gloire viendrait
jusqu'à Ourvaci, et comment pourrait-elle le mépriser
encore?
Mais il ne pouvait pas s'enfuir pour aller lire la
chère lettre. Ce fut seulement le soir, après le ban-
quet, pendant le bal donné par le gouverneur, qu'il
put, dans le jardin illuminé, trouver un instant de
solitude.
DUPLEIX, BAHADOUR ZAPHER-CIXGH 277
Il s'assit sur un banc de marbre, ouvrit l'étui et
déroula la lettre écrite cette fois en caractères d'or
sur du satin blanc.
« D'étranges nouvelles, comme un vol de perro-
quets bavards, nous arrivent du Garnatic, disait Lila,
tu ressembles à Rama, aux yeux de Lotus bleus, et
voilà que ta gloire égale celle de Rama!
« La renommée est comme le parfum qui se glisse
partout : tu seras heureux de savoir que la tienne a
pénétré jusqu'à la reine, surprise et inquiète d'en-
tendre ton nom vibrer sur toutes les lèvres. J'ai cru
deviner qu'elle a peur pour toi. Elle sait l'implacable
haine du premier ministre Panch-Anan, elle voudrait
qu'il ne se souvînt plus de toi, et voilà que toute l'Inde
te fête comme un héros!
«Ourvaci affirme quelle est calme à présent, délivrée
de la souillure; mais je lis dans son âme, et j'y vois
une obsession, un trouble plus profond que jamais.
Elle lutte sans espoir de vaincre, j'assiste, muette, à
ses combats et si je me suis faite ton alliée c'est pour
la mieux servir. Le moyen que j'ai imaginé pour cela,
je le crois bon, mais jamais tu ne le connaîtras. »
Bussy, pour la première fois, se sentait enveloppé
par la consolante caresse de l'espérance, et un frisson
d'orgueil courait dans son sang, lorsqu'il pensait au
chemin parcouru depuis ce premier bal chez le gou-
verneur, où, à cette même place, l'umara inconnu lui
avait parlé au nom de la reine outragée.
— Mais Arslan-Khan fait partie maintenant de
l'état-major du soubab, il doit être ici! s'écria-t-il,
tout haut, par mégarde.
16
"278 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Il y est, répondit une voix tout près de lui, mais,
aujourd'hui, il te connaît, il t'a vu combattre et te
tient pour un demi-dieu.
Arslan , appuyé d'un genou au banc, regardait
Bussy en souriant.
— Tu es un brave et ton estime m'est bien pré-
cieuse, dit Bussy en tendant la main à l'umara.
— Merci, dit Arslan, en serrant cette main d'une
étreinte forte et franche, mon cœur et mon sabre sont
à toi.
— Comment étais-tu là, près de moi? demanda le
marquis.
— Je te cherchais encore, et, cette fois comme
l'autre, en qualité d'ambassadeur.
— De qui donc?
— D'un personnage illustre que tu auras, je crois,
plaisir à voir : le grand vizir Rugoonat Dat.
— Le brahmane! s'écria Bussy en se levant, où
est-il?
— Suis-moi, je vais te guider, si c'est possible, à
travers cette foule.
Ils s'éloignèrent ensemble, obligés de marcher len-
tement, car on se pressait sur leur route, avec une
curiosité indiscrète. Bussy n'était plus le capitaine
inconnu, qu'on remarquait seulement naguère à
cause de sa bonne mine, il était célèbre maintenant;
à sa jeunesse et à sa grâce, s'ajoutait le prestige de
la gloire.
Le grand vizir était, avec Dupleix, sous une sorte
de dais en satin, élégamment accroché aux palmiers,
au-dessus de divans et de coussins. Le gouverneur et
DUPLEIX, BAHADOUR ZAPHER-CINGH 279
Rugoonat causaient avec animation, isolés de la foule
par des gardes et des pages. Un troisième person-
nage, un interprète, se tenait debout auprès d'eux.
Dès que Bussy parut, on donna l'ordre de le laisser
approiîher, et Arslan, lui serrant rapidement la main,
le quitta.
— Mon cher Hadji-Abd-Allah, dit Dupleix à l'inter-
prète, je vous rends la liberté, vous pouvez aller
courir le bal et vous divertir. Voici quelqu'un qui
vous relève de garde.
Et, avec empressement, il fit quelques pas au-
devant du marquis, lui tendit les deux mains, puis
l'embrassa affectueusement .
— L'on vous voit donc enfin, cher enfant! dit-il,
vous dont tout le monde parle, que tous les regards
cherchent et qui, si modestement, vous dérobez à vos
succès! Venez vite; le grand vizir, un personnage
extrêmement remarquable et en qui j'ai toute con-
fiance, a le plus grand désir de vous connaître.
— Il me connaît, dit Bussy, qui vint saluer
Rugoonat Dat en lui rendant l'hommage hindou de
l'andjali. Ah! mon père, s'écria-t-il, combien je suis
heureux de pouvoir enfin vous demander mon pardon
des torts qui, depuis si longtemps, pèsent sur mon
cœur !
— D'un mot, j'allégerai ton cœur, mon fils, dit le
brahmane, cette colère qui te poussa à me dire
ces dures paroles, que tu te reproches aujourd'hui, a
eu la plus heureuse influence sur ma destinée.
Bussy s'étonnait, le brahmane reprit :
— A travers leur violence même, tes paroles hau-
Î80 LA CONQUÊTE DU PARADIS
taines me laissaient entrevoir l'image de mœurs et de
sentiments inconnus ; elles me donnèrent l'envie de
connaître ta race, la curiosité d'apprendre des choses
ignorées. Cela me décida à quitter un royaume où
mon influence, combattue à toute heure, chancelait,
prête à crouler, où il me fallait même, pour être
toléré, voiler mes pensées. Alors, je suis parti, j'ai
connu Dupleix,j'ai découvert un monde nouveau, et
mon esprit s'est tellement dégagé des anciens pré-
jugés, que, moi, rajah et brahmane, je suis aujour-
d'hui ministre d'un prince musulman.
— Se peut-il qu'à cause de moi tu aies quitté la
divine reine de Bangalore, et que tu puisses juger
heureuse une destinée qui t'éloigne d'elle?
— ' Certes, qui l'a connue ne peut l'oublier, dit le
brahmane, avec un soupir; bien souvent je la regrette,
et aussi ma chère Lila, sa fidèle. Mais j'aime mieux,
au prix de quelque tristesse, garder dans mon cœur
une image parfaite de cette reine, dont j'avais formé
l'esprit, que de voir sous mes yeux mon œuvre
faussée, détruite peut-être, par l'influence pernicieuse
d'un ennemi sournois. Mais laissons ceci, nous
aurons, j'espère, le loisir d'en reparler. J'implorais
une grâce du gouverneur, et je compte beaucoup sur
toi pour m'aider à l'obtenir.
— C'est vous-même, mon cher Bussy, qu'on me
demande, dit Dupleix, et vous comprenez combien
j'hésite à répondre. Le soubab va gagner Auren-
gabad, la capitale de son royaume, et par la voix de
son ministre me supplie de lui laisser emmener,
comme garde d'honneur, un corps de troupes fran-
DUPLEIX, BAHADOUR ZAPHER-CINGH 281
çaises commandées par vous. Tout n'est pas paci-
fié du côté de la capitale et le roi considère son
trône comme chancelant si nous ne le soutenons
pas.
— J'espère que vous ne doutez pas de mon obéis-
sance, et que sûr de mon consentement à tout ce que
vous ordonnerez, ce n'est pas à cause de moi que
vous hésitez.
— Votre consentement était indispensable, mon
ami; ne vous dissimulez pas que ce départ serait une
sorte d'exil, lointain et long; mais d'autres raisons
encore me retiennent : le rival de Chanda-Saïb est
vaincu, mais vivant; il est vrai qu'il nous demande
la paix, et renonce au Carnatic , mais c'est pour
gagner du temps; comme un serpent mal écrasé, dès
qu'il le pourra, il relèvera la tête. S'il n'avait derrière
lui les Anglais, je ne le craindrais nullement; mais
ils le soutiendront de tout leur pouvoir, ne serait-ce
que pour nous braver.
— Comment, monsieur, s'écria Bussy, malgré la
paix conclue entre la France et l'Angleterre, vous
croyez les Anglais capables de prendre les armes
contre nous?
— Ils Font fait déjà et le feront le mieux du monde;
ils sont trop ulcérés de leurs défaites pour les oublier
jamais. Qui sait même s'ils n'ont pas deviné déjà mon
désir secret de donner l'empire de l'Inde à la France?
Vous pensez bien qu'ils m'entraveront le plus possible,
et leur pays les soutient, eux, vous savez comment;
tandis que nous!... Voyez comme on me comprend
peu : le traité d'Aix-la-Chapelle rend Madras aux
16.
282 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Anglais! M'approuve-t-on seulement? Dieu le sait, et
j'attends tout de lui.
— Votre œuvre est trop belle et vos succès trop
éclatants pour que la France n'en soit pas fière et
reconnaissante, quand elle les connaîtra, dit Bussy;
mais, s'il m'est permis de dire mon avis, abandonner
le soubab à lui-même serait une grave imprudence;
Mouzaffer règne sur le Dekan, il faut que Dupleix
règne sur Mouzaffer, si j'ai bien compris votre pensée.
Aujourd'hui il ne respire que par vous, mais que
pensera-t-il demain, si, hors de notre vue. d'autres
influences le détournent de nous? Il faut, en effet,
qu'un de vos fidèles reste près du roi et, tout en le
protégeant, sauvegarde et poursuive le grand projet
dont vous m'avez fait l'honneur de partager avec moi
le secret.
— C'est votre avis, ami, je le pensais bien, dit le
gouverneur d'un air absorbé; et quel autre que vous
peut remplir cette mission, pour laquelle il faut être
en même temps un soldat intrépide et un homme
d'État? Hélas! que n'ai-je deux Bussy! Je n'éprouve-
rais pas alors l'angoisse qui me tenaille. Enfin, soit,
il le faut: vous partirez avec quelques-uns de mes
meilleurs officiers. Vous pouvez dire au vizir que
j'accorde au roi ce qu'il me demande.
— Cette précieuse faveur est pour moi doublement
heureuse, dit le brahmane, quand Bussy lui eut tra-
duit les paroles du gouverneur, puisqu'elle me donne
la certitude que nous te gardons près de nous. Le roi
est fort pressé de partir, ajouta-t-il, et il faudra brus-
quer les préparatifs.
DUPLEIX, BAHADOUR ZAPHER-CINGH 283
— Un soldat est toujours prêt à marcher, dit
Bussy. Dès que notre cher gouverneur me donnera
l'ordre de partir, je partirai. J'attends ses dernières
instructions.
— J'aurais mille recommandations à vous faire, dit
Dupleix; mais elles sont inutiles puisque vous pensez
comme moi, et qu'il est certain que les circonstances
vous les inspireront; je veux seulement vous mettre
en garde vis-à-vis des nababs de Kanoul et de
Kadapa; ma pensée intime est qu'ils sont des
coquins, et que dès à présent ils méditent quelque
noirceur. Je suis persuadé que vos premiers em-
barras viendront de ces traîtres; défiez-vous d'eux et
prévenez leurs complots, si c'est possible. Je veux
vous parler aussi du jeune prince Salabet-Cingh, que
je mets aujourd'hui sous votre protection.
Au nom du prince. Bussy n'avait pu retenir un
tressaillement, qui fut remarqué par le brahmane.
— Qu'est-il donc arrivé à Salabet-Cingh?
— Quelque chose que je n'ai pu empêcher et qui
m'attriste, dit Dupleix. Sous prétexte de faveurs et
de grades dont il veut le combler comme un de ses
plus proches parents, MouzafFer emmène son neveu
avec lui, et lui donne une garde d'honneur qui a
l'ordre de ne pas le quitter; bref, Salabet est pri-
sonnier. C'est toujours comme cela qu'on procède
dans les familles royales, pour prévenir les conspi-
rations, qui sont choses habituelles. Malgré les
caresses dont on l'enveloppe, le jeune prince vuit
très bien sa chaîne, et il est désespéré. 11 m'a supplié
d'intervenir, mais comment laisser voir au roi que je
■?84 LA CONOt'ÉTE DU PARADIS
suspecte ses intentions? C'est pourquoi je vous
recommande, bien vivement, cet enfant que nous
aimons. Faites tout le possible pour sauvegarder sa
vie.
— Je vous promets de veiller sur lui avec la plus
grande sollicitude et de le défendre de tout mon pou-
voir.
Bussy se sentait une joie mauvaise, au fond de lui-
même, en sachant son rival amoindri, déchu de ses
espérances. Quelle tranquillité ce serait pour son âme
tourmentée de tenir ainsi le fiancé sous bonne garde,
loin de la reine, et de surveiller ses actions!
Il prit congé de Dupleix et du grand vizir pour
aller rapidement mettre ordre à ses affaires, et il se
hâta de riuitter le bal.
XXII
KAMA-DEVA
Lila avait bien vite compris, en voyant le trouble
extraordinaire qui bouleversait la reine, après sa
rencontre avec le jeune barbare, que c'était, pour ce
cœur qui. avait su, jusque-là, garder sa froideur hau-
taine, le commencement du premier amour. Inquiète
et curieuse, elle avait interrogé Rugoonat Dat et
appris que cet étranger, si brave et si fort, était très
beau, et se disait l'égal des Kcha'trias. Le brahmane
lui avait raconté le peu qu'il savait de l'Europe, et
elle était restée frappée surtout de la condition des
femmes si supérieure à la leur, des égards (ju'on leur
témoignait, du respect qu'on avait pour elles.
— C'est un homme de ce pays-là qu'il nous fau-
drait pour roi, s'était-elle dit; un guerrier intrépide,
capable de défendre le royaume et de lui rendre sa
force; un époux qui partagerait le pouvoir et ne
ferait pas de la reine sa première esclave. Mais, hélas !
nous sommes condamnés à un prince musulman, c'est*
28G LA CONQUÊTE DU PARADIS
à-dire à la réclusion dans le harem, à la perte de
tout ce qui nous faisait heureuses.
Mais elle ne cessa pas cependant d'observer la reine
avec la plus grande attention , souriant en secret
devant l'inutilité des prières. Un moment pour-
tant elle crut s'être trompée : l'irritation fiévreuse
d'Ourvaci, attisée par Panch-Anan, devenait mala-
dive, et la force des préjugés développait vraiment
en haine et en dégoût cet amour naissant; puis
quelques nouveaux symptômes lui persuadèrent,
décidément, que le mal était bien celui qu'elle avait
deviné.
— Elle est vouée au malheur, si je ne parviens pas
à l'éclairer sur ses véritables sentiments.
Mais comment faire? comment combattre, en ayant
l'air d'y croire, cette haine mal comprise, pour la
ramener à sa véritable expression?
Après le drame de l'ile du Silence, Lila avait feint
d'avoir été frappée d'amour pour l'étranger. Elle com-
prenait quel auxiliaire précieux lui serait cette appa-
rence de passion, cpii lui permettrait d'exalter l'en-
nemi, de parler de lui sans cesse, ou, si la parole lui
était défendue, de le rappeler encore au souvenir de
la reine, par des soupirs et des larmes.
Ce fut comme la pente douce d'un sentier fleuri
qu'elle traça devant les pas de son amie. Ne se dou-
tant pas qu'elle était guidée, Ourvaci s'y engagea do-
cilement. Lila, bien persuadée qu'elle travaillait au
bonheur de la reine, n'avait aucune hésitation et
jouait son rôle avec tant de vérité, qu'il était impos-
sible de suspecter la sincérité de ses sentiments. Qui
KAMA-DEVA 287
sait, d'ailleurs, si la princesse ne s'était pas un peu
laissé prendre à son propre piège?
La reine allait voir, ce jour-là, la merveilleuse fête
que le printemps donnait à la forêt. On s'était mis en
marche, tous les éléphants à la file, chargés de
femmes gracieuses, de chanteuses, de musiciennes,
qui froissaient l'une contre l'autre les cymbales, mar-
telaient les tambourins, frôlaient de l'ongle les vinas.
Sous le houdah royal, près d'Ourvaci, se tenait Lila,
muette et comme accablée de chagrin.
— Tu songes donc toujours à ce barbare? dit la
reine, ta douleur semble plus terrible que jamais.
— C'est que l'absence est comme la faim, dit Lila,
on la supporte quelque temps, et plus elle dure, plus
elle devient intolérable. Mes yeux ont faim de lui,
vois-tu; je l'attends, comme le monde attend la
lumière, et il me semble que je m'enfonce dans une
nuit interminable.
— Comment pourrais-tu le voir? Tu sais bien que
tout est fini et qu'il ne reviendra plus.
— Avec quelle tristesse elle prononce ces paroles ! se
dit Lila à elle-même. — Crois-tu donc qu'il t'a oubliée?
reprit-elle tout haut; crois-tu donc que, comme moi,
pour lui, il ne soit pas dévoré du désir de te voir?
— Il doit plutôt fuir ma route, après tout ce que
j'ai entrepris contre lui. Mais est-il possible que tu
désires, à ce point, la venue de quelqu'un qui ne
viendrait pas pour toi?
— La plante qui s'épanouit au soleil, ne demande
pas si c'est pour elle que l'astre est venu ; elle fieurit
et voilà tout.
288 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Ah! ma Lila bien-aimée, dit la reine en embras-
sant son amie, que ne donnerais-je pas pour te guérir!
— Écoute, accorde-moi une grâce. Éloigne ta suite,
tout à l'heure, et dirigeons-nous vers le bosquet
d'asoka, qui abrite une statue du dieu de l'amour.
— Comment-! voudrais-tu lui porter des offrandes
et délaisser Ganesa, ton seul dieu? Impie, qui ne croit
qu'à la sagesse!
— La sagesse enseigne que personne n'échappe à
Kama-Deva, et ne faut-il pas implorer et attendrir
celui qui vous tient en son pouvoir?
— Soit, nous irons au bosquet d'asoka.
Depuis longtemps on était entré dans la forêt;
toutes les femmes levaient la tête, en poussant des
cris de surprise et d'admiration, devant l'invraisem-
blable splendeur qu'elle déployait, dans son éphé-
mère parure de fleurs. Des fleurs! partout des fleurs,
rien que des fleurs ! Les arbres trop chargés semblaient
les secouer, il en pleuvait, le sol en était couvert, et
le parfum était si fort qu'il endormait les éléphants.
C'était une folie, un gaspillage, un miracle du prin-
temps.
Bientôt la reine donna ordre de s'arrêter. On rangea
les montures en cercle; tout le monde descendit, et
les princesses, par groupes, s'éparpillèrent joyeuse-
ment à travers le bois, tandis qu'Ourvaci, faisant signe
qu'on la laissât seule, s'éloignait avec Lila.
Au moment où elles s'engageaient dans le sentier du
bosquet d'asoka, un homme, tout haletant, qui n'osait
pas s'approcher par respect pour la reine, ht un signe
à la princesse. En l'apercevant, Lila poussa un cri.
KAMA-DEVA 289
— Ah! ma reine, permets que je parle à ce mes-
sager !
Et, sans attendre la permision, elle s'élança vers lui.
Ourvaci, qui suivait la princesse des yeux, vit
l'homme lui remettre une lettre, qu'elle lut rapide-
ment; puis il lui tendit un stylet et une feuille de
palmier et, s'agenouillant, offrit son dos pour table.
Lila écrivit la réponse en quelques mots, fit une
recommandation au messager, qui partit en courant.
La princesse revint, très émue, mais garda le
silence. Elle avait passé la lettre dans sa ceinture de
pierreries, un des angles se laissait voir et sa blan-
cheur attirait invinciblement les regards de la reine;
mais elle ne voulait pas interroger son amie, trop
discrète à son gré.
Lila cueillait des fleurs pour son offrande, et elles
enfonçaient, jusqu'aux chevilles, dans les pétales
tombés.
L'asoka pourpre, qui semblait couvert de corail en
perles, faisait une ombelle au dieu de l'amour. Il
apparaissait, en marbre, peint et doré, chevauchant
un perroquet géant, et souriait sous sa mitre à jour,
en tendant son arc, fait de bois de canne à sucre, avec
une corde d'abeilles d'or. Les cinq flèches, dont il
blesse chaque sens, dépassaient le carquois, armées
chacune d'une fleur différente : au trait qui vise les
yeux la Tchampaka royale, si belle qu'elle éblouit; à
celui destiné à l'ouïe, la fleur du manguier, aimée des
oiseaux chanteurs; pour l'odorat, le Ketaka, dont le
parfum enivre; pour le toucher le Késara, aux pétales
soyeux comme la joue d'une jeune fille; pour le goût,
Conquête du paradis. 17
290 LA CONQUETE DU PARADIS
le Bilva, qui porte un fruit suave autant qu'un
baiser.
Près de l'Amour on voyait son compagnon, le Prin-
temps, et devant lui, agenouillées, ses deux épouses,
Rati, la Volupté, et Prîti, l'Affection.
Lila s'avança, les bras chargés de branches fleuries,
et se mit à tourner autour de la statue, en récitant à
demi-voix le mantran consacré. La reine, adossée à
un arbuste, la regardait faire, observant surtout le
trouble et l'agitation qui s'étaient, emparés d'elle,
depuis qu'elle avait reçu cette lettre, maintenant
cachée sous la brassée de fleurs. Ses joues s'empour-
praient, pâlissaient; ses yeux brillaient de joie et
elle entr'ouvrait les lèvres comme oppressée d'émo-
tion.
— Qu'espère-t-elle donc? se demandait Ourvaci, il
est certain que ce message est de lui. Une impatience
la tient, mais de quoi?
Maintenant, agenouillée aux pieds de la statue, Lila
déposait ses offrandes.
— Eh bien, reine, dit-elle quand elle eut terminé,
tu ne crains donc pas le courroux de Kama-Deva, que
tu approches aussi près de lui, sans même le saluer?
— Puisque la loi qu'il impose ne sera pour moi
qu'un triste devoir, et que mon sort est fixé, pour-
quoi saluerais-je ce dieu, et que pourrais-je lui de-
mander?
— Demande-lui au moins de t'épargner, s'écria la
princesse ; tu sais de quoi il est capable, ce fils de
Brahma, qui essaya ses premières flèches sur son
père, rendant le maître des dieux amoureux de sa
KAMA-DEVA 291
propre fille. II peut les choses les plus impossibles;
s'il le voulait, il te rendrait amoureuse de... Panch-
Anan.
La reine se mit à rire en secouant la tête :
— Je l'en défie, dit-elle.
— Malheureuse! défier le Dieu des dieux! et ne pas
prévenir sa vengeance par la plus légère offrande !
— Eh bien, voici, dit-elle.
Et Ourvaci s'avança en hésitant un peu, tendant,
du bout des doigts, un lotus bleu qu'elle tenait à la
main.
Elle posa la fleur sur le socle de marbre et, en
même temps, leva sur le- beau jeune homme souriant,
un long regard chargé d'une involontaire supplica-
tion.
— Me voilà rassurée, dit Lila avec un soupir de
soulagement, je tremblais de te voir en guerre avec
le tout-puissant Kama-Deva, car je crois en lui main-
tenant, je suis persuadée qu'il fait des miracles.
— Il oublie de te prévenir, pourtant, que tu perds en
ce moment cette mystérieuse lettre que tu avais si
soigneusement cachée dans ta ceinture.
Et Ourvaci poussa du bout de son pied la lettre
tombée sur le sol. Vivement, la princesse la ramassa.
— Cette lettre contient justement le miracle, dit-
elle; si lu voulais la lire, tu en serais convaincue.
— Voyons, dit la reine, sans essayer de cacher son
impatiente curiosité.
Elle prit la lettre et la garda un instant, avant de,
l'ouvrir, examinant avec intérêt l'empreinte sur la
cire, des armoiries surmontées d'une couronne.
292 L.V CONQUÊTE DU PARADIS
— Qu'est-ce donc? dit-elle. Je vois des boucles; et
pourquoi cette couronne de pierreries et de feuil-
lages?
— C'est sans doute le signe d'une descendance
royale.
Mais Ourvaci n'écoutait pas, elle avait ouvert la
lettre et avidement la lisait.
« Tu es pour moi plus douce que Priti. plus con-
solante que Maya. 6 ma princesse, et tu peux être sûre
que les écrits d'aucun poète n'ont été lus avec autant
de passion que les tiens. Mais il me faudrait des jours
et des jours, pour exprimer tout ce j'éprouve; et à
quoi bon écrire, quand je puis te dire tout cela de
vive voix? Oui, Lila, j'ai cet espoir délicieux qui me
fait frémir d'impatience.
« Ecoute : J'accompagne le roi du Dekan, qui va
prendre possession de sa capitale, et je passe à quel-
ques lieues de Bangalore! Tu comprends qu'il est
au-dessus de mes forces d'être si près et de passer.
Aussi, le roi en pensera ce qu'il voudra, je m'enfuis,
je viens respirer une bouffée de cette atmosphère, pour
moi plus vivifiante que l'amrita des dieux, arracher
une fleur aux buissons, une touffe d'herbe au sol,
revoir un instant cette contrée, ce palais qui me fait
le reste du monde un si cruel exil.
« Je connais trop ce que vaut ton cœur, pour ne
pas être certain que tu feras l'impossible pour mac-
corder une entrevue ; pourras-tu faire davantage
encore? Je n'ose l'espérer, ni le demander.
u J'arriverai quelques instants après ma lettre; que
le messager qui m'apportera ta réponse me conduise
KAMA-DEVA 293
vers toi, sans perdre une minute. Je ne puis, hélas!
dérober plus d'une heure à mon devoir. »
Lila. feignant de prendre pour de la colère la pâleur
et l'émotion de la reine, se jeta à ses pieds d'un air
suppliant.
— Ah! pardon, s'écria-t-elle, je n'ai pu résister à
sa prière, et, sans avoir obtenu ta permission, j'ai
cédé à l'irrésistible impulsion de mon cœur.
— Qu'as-tu donc fait?
— J'ai fait ce qu'il demandait; j'ai ordonné au
messager de le conduire vers moi, à quelques pas
d'ici.
— Ici! il va venir ici!
Involontairement, la reine avait porté la main à son
cœur pour en comprimer les battements désordonnés.
— Quel danger! dit-elle encore.
— Personne ne le verra, reprit Lila. J'ai recom-
mandé au messager de le conduire par des sentiers
détournés, et il restera, hélas! si peu, qu'on n'aura
pas le temps de savoir sa présence.
— Eh bien, va, dit Ourvaci avec une vivacité
fébrile ; je ne veux pas te faire perdre une seule de ces
minutes, pour toi si précieuses; il est peut-être là
déjà.
— Non, pas encore, mon envoyé doit me prévenir,
en imitant le cri de la maïna, dès qu'il sera revenu.
Sous le bosquet d'asoka on avait disposé, tout à
l'entour, des bancs de gazon, que les pétales jon-
chaient. La reine se laissa tomber sur l'un deux,
comme prise d'une invincible lassitude. Lila s'age-
nouilla devant elle, lui entourant la taille de ses bras.
294 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Tu es bonne, dit-elle, tu ne me grondes pas. tu
ne veux pas que ma joie soit mêlée d'amertume, mais,
je t'en conjure, sois clémente encore plus — vois
combien Kama-Deva, qu'on dit si cruel, est compa-
tissant aux blessures qu'il a faites : sur l'intention
seule de ma prière, avant même que l'offrande soit à
ses pieds, il a exaucé mon plus' cher désir; — fais
comme lui, une reine peut prendre un dieu pour
modèle, accorde à celui qui, par ta faute, vit dans les
flammes, la fraîche rosée de ta présence.
— Le revoir, après ce qui s'est passé, c'est impos-
sible, dit Ourvaci en se levant.
— Laisse-le au moins t'apercevoir de loin, donne-
lui ce bonheur, que tu ne refuses pas au dernier de
tes sujets.
— Non. non. il faut que je m'éloigne, au contraire.
— Si tu t'en vas, je dois te suivre, dit Lila triste-
ment, et alors c'en est fait de mon bonheur.
La reine se rassit en souriant.
— II faut donc que je reste, pour protéger tes
amours, dit-elle.
— Ah! merci, ma divine amie, s'écria la princesse
en se jetant dans les bras d'Ourvaci. Comment se
peut-il. qu'avec un creur si tendre, tu fasses tant
souffrir ?
— Eh bien. soit, qu'il me voie, dit-elle toute trem-
blante, mais qu'il n'approche pas. Va. va vite, voici la
maina qui chante.
— Elle l'a entendue avant moi. se dit Lila en s'élan-
çant hors du bosquet.
Le marquis arriva à cheval, suivant son guide à tra-
KAMA-DEVA 295
vers la forêt, dans les sentiers trop étroits; il s'avan-
çait, tout émerveillé de cette splendeur du printemps
et de cette prodigieuse éclosion. En apercevant Lila,
qui se hâtait, se faisant un bouclier de ses bras
nus, contre les lianes et les branches, il mit pied à
terre, d'un mouvement vif et gracieux, pour courir à
elle.
— 11 me semble marcher dans un rêve ! s'écria-t-il.
C'est bien là le séjour qu'il vous fallait, ce paradis de
fleurs. Mais que vois-je! ma princesse chérie adopte
les modes françaises : elle a les cheveux tout poudrés
de pétales blancs!
La tenant par le bout des doigts, il la regardait
d'un air heureux et tendre, tandis que, essoufflée de
sa course, Lila baissait les yeux, toute surprise de se
sentir intimidée au point de ne pouvoir parler.
Il reprit, après lui avoir afîectueusement baisé les
mains :
— Est-ce bien possible ce que tu m'écris? Si tu
savais combien cette joie que tu me prodigues gonfle
mon cœur de reconnaissance. Uu'ai-je donc fait, dis,
pour mériter une si douce amitié, d'un être aussi ravis-
sant que toi?
— Tu n'as rien fait, répondit Lila en souriant,
l'amitié ne s'explique pas plus que l'amour, et il ne
faut pas de reconnaissance, car te voir heureux est
mon plaisir. Mais, dis-moi, pourquoi ne me parles-tu
pas de la seule chose qui emplisse ta pensée?
— J'attendais ton bon plaisir.
— Et moi je tardais, pour garder mon prestige ; en
l'absence du soleil on trouve merveilleux l'astre qui
296 LA CONQUÊTE DU PARADIS
le reflète, mais on ne l'aperçoit même plus, quand
revient le porte-lumière; ainsi tu ne pourras plus me
supporter, quand je t'aurai dit ce que je ne disais
pas.
— Qu'est-ce donc? demanda-t-il avec un regard
brillant d'espoir.
— C'est que la reine est à quelques pas d'ici, et
qu'elle veut bien que tu l'aperçoives, un instant.
— Elle y consent! Ah! c'est la première faveur
qu'elle m'accorde sans contrainte.
— Hélas ! que tu m'épouvantes avec ces pâleurs
subites, qui font croire que la vie t'abandonne,
s'écria Lila, qui avait saisi la main du jeune homme,
par un mouvement involontaire.
— Vois-tu, il faudra que je meure de cet amour,
dit-il, tant sont violents les joies et les désespoirs qui
me viennent de lui. Mais j'en vivrai aujourd'hui. Con-
duis-moi vers elle, je t'en conjure.
Restée seule, Ourvaci s'épouvantait de l'émotion
dont elle était agitée et qu'elle ne pouvait parvenir à
vaincre; un tumulte de pensées se heurtait dans son
esprit et elle revoyait, dans un vertigineux défdé,
toute son existence , uniquement emplie par cet
homme, depuis cette chasse où elle avait failli périr;
haines, mépris, projets meurtriers, obsessions, lui,
toujours lui, en avait été le but,
— A quoi bon chercher à me tromper? se disait-elle,
il est certain que je suis perdue; la souillure a péné-
tré jusqu'à l'âme, il n'y a plus de remède, et il le
sait, lui; il connaît le secret que j'étouffe dans mon
cœur et qu'il aurait dû ignorer toujours. Ah ! pour-
KAMA-DEVA 297
quoi une folie invincible m'a-t-elle ainsi jetée dans
ses bras, quand je croyais qu'il allait mourir? Et il vit,
il est là! Je lui ai permis de me revoir. Mais il va
deviner que ce baiser, qui me brûle nuit et jour, j'en
ai soif autant que honte. Non, c'est impossible, je ne
veux pas qu'il me voie.
Elle se leva pour s'enfuir et fit quelques pas en
courant. Mais devant elle les branches s'écartèrent, et
le jeune homme parut, à quelques pas. si près qu'elle
aurait pu le toucher.
Elle retint un cri et se recula un peu, toute surprise
de l'apaisement qui lui venait, de la sensation de
bien-être, d'une douceur étrange, qui succédait à
l'agitation de tout à l'heure.
Lui, immobile et presque sans souffle, l'admirait
avec une ardeur fervente et un insatiable bonheur.
Elle était gênée d'être ainsi contemplée en silence,
comme une déesse, et elle eût voulu retenir son voile,
d'une si exquise ténuité qu'il flottait malgré l'absence
de brise et lui passait par moments sur le visage. Pe-
sant sur elle, ce regard magnétique invinciblement
attirait le sien, et, ne pouvant plus lutter, elle céda
brusquement, relevant la tête avec une sorte de défi.
— Voyons, se disait-elle, si ces prunelles fixes ne
se baisseront pas devant les miennes.
Mais en heurtant le rayon bleu de ce regard, elle
se sentit saisie par une fascination, pénétrée d'une
flèche aiguë, dont la piqûre, comme celle des dards
trempés de poison, lui infusait une flamme dans le
sang .
Ce qu'elle lisait, dans ce regard rivé au sien, la
17.
298 LA CONQIÈTE DU PARADIS
subjuguait tellement qu'elle laissait les minutes s'en-
voler sans en avoir conscience ; malgré l'extase trem-
blante où il noyait sa flamme, ce n'était pas là le
regard d'un esclave, il avait un éclat dominateur, une
impérieuse puissance, qui en irritant la reine l'atti-
rait et la charmait. Elle sentait que, tout en l'ado-
rant, cet homme saurait la protéger, qu'appuyée sur
ce cœur elle serait plus forte, plus reine, mais que
pourtant elle aurait un maître; et elle se débattait
contre l'enchantement que cette idée lui faisait
éprouver, essayant de se révolter, s'abrilant, comme
d'un rempart, de toutes les impossibilités qui la sépa
raient du barbare.
Mais leurs regards se jouaient de l'impossible ;
franchissant tous les obstacles, ils s'unissaient dans
une étreinte délicieuse.
Le jeune homme ne cherchait même pas à obtenir
d'elle un mot. Qu'aurait-elle pu dire? La parole, mas-
que de la pensée, démentirait peut-être ce qu'avouaient
si passionnément les yeux ; et il voulait emporter,
sans une ombre, le souvenir de cet éblouissement.
D'un geste suppliant, elle le repoussait, et, ne pou-
vant rompre la chaîne de ce regard, elle se voila les
yeux avec sa main.
Alors il s'enfuit, écrasant sur ses lèvres une fleur
qu'il arracha, tandis que la reine chancelante se
reculait lentement, cherchant un appui, jusqu'à la
statue du dieu de l'amour, sur laquelle elle s'appuya,
la tête renversée.
Et Kama-Deva, brandissant son arc fleuri, souriait
sous sa mitre d'or.
XXIII
CATASTROPHE
C'est la nuit, et Bussy tenant à la main son épée,
tonte ternie de sang, rentre sous sa tente, pâle,
défait, et se laisse tomber sur un siège, d'un air
accablé.
Un affreux malheur est arrivé : Mouzaffer-Cingh, la
cervelle emportée, est couché sur l'étendard royal, et
le Dekan n'a plus de maître.
Ainsi que Dupleix le prévoyait, les nababs mécon-
tents ont saisi le plus frivole motif pour faire éclater
une révolte. Sous prétexte que l'arrière-garde de cette
immense armée qui suivait le soubab, en traversant
la nababie de Kadapa, a endommagé les moissons,
ils ont attaqué la partie des troupes qui escortait le
harem du roi, et aucune injure ne pouvait être plus
sanglante que celle-là, les femmes étant sacrées,
même pour l'ennemi, en temps de guerre. Hors de
lui, à la nouvelle d'un tel outrage, le soubab, sans
prendre le temps de prévenir le bataillon français,
300 LA CONQUÊTE DU PARADIS
s'est élancé sur les rebelles, et le sort des armes lui a
été fatal; la pointe d'une javeline, lancée par le nabab
de Kanoul. lui perçant le crâne, l'a tué raide.
Le roi venait d'être vengé par les Français, tous
les nababs étaient morts et leurs partisans taillés en
pièces; mais l'œuvre, si laborieusement édifiée, s'ef-
fondrait subitement, la France n'avait plus aucune
raison de s'entremettre dans les affaires du Dekan.
Tout ce beau rêve était fini; avant même d'avoir
atteint la capitale, le roi qu'on escortait n'était plus
qu'un cadavre.
Bussy, plein de rage et de douleur, las de la
furieuse bataille, dont il était encore haletant, demeu-
rait écrasé, étourdi, sous la brutalité de ce malheur
irréparable.
Irréparable! l'était-il vraiment? n'y avait-il aucune
issue? Bussy ne voulait pas l'admettre.
N'était-ce pas bien le moment de montrer, par un
trait de génie, qu'il méritait la confiance que le gou-
verneur avait mise en lui?
Et il restait là le front baissé, mordant ses lèvres
nerveusement, le regard fixé, sans voir, sur un point
du sol. tandis que son épée, qu'il tenait toujours, len-
tement s'égouttait sur le tapis.
Tout à coup il se leva d'un bond, jetant loin de lui
l'arme sanglante.
— Ah ! non, non, pas cela ! je ne veux pas ! s'écria-
t-il, le sacrifice serait trop cruel!
Pourtant il s'arrêta, les yeux élargis, comme épou-
vanté, se reployant dans la pensée qu'il aurait voulu
chasser.
CATASTROPHE • 301
— Ah! j'ai beau me débattre, murmurait-il. la
solution est là; c'est le seul salut possible,. •• et pour-
tant cela ne sera pas.
Mais il éclata d'un rire amer.
— Ah! çà, est-ce que vraiment je suis capable
d'hésiter entre mon devoir et mon bonheur?
Et il se mit à marcher à grands pas, serrant son
front dans ses mains.
— Eh bien! oui, j'hésite, cria-t-il, ou plutôt je n'hé-
site pas; que m'importe le monde et ses ambitions?
je ne serai pas assez fou pour élever moi-même un
rival détesté, je ne ferai pas de Salabet-Cingh un roi.
Il s'arrêta effrayé du son de sa voix.
Au dehors, on entendait un bruit confus, comme
l'agitation d'une foule.
— Pourvu que cette pensée ne soit venue à nul
autre qu'à moi, se disait-il.
A ce moment, le rideau de la tente s'écarta et une
grande figure blanche s'avança, en le laissant retom-
ber. C'était Rugoonat Dat, le vizir du roi défunt.
Il avait dénoué ses cheveux, en signe de deuil, mais
il gardait une expression ferme et calme.
— La mort est une caravane en marche dont tous
nous faisons partie, dit-il ; l'éparpillement c'est la fin
des amas, les élévations s'écroulent, les assemblages
se séparent, le trépas finit la vie. Nous étions tout,
nous ne sommes plus rien. Mais sur les ruines s'élève
le palmier, et sur le malheur peut refleurir l'espoir.
Je suis sûr, mon fils, que tu as eu la même pensée que
moi, et je viens, si je puis t'être utile, me mettre à ta
disposition.
302 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— En effet, mon père, dit Bussy, gêné par le
regard du brahmane, qui semblait lire dans son
esprit, je crois avoir trouvé ce qui, peut-être, nous
sauvera.
— Ne dit pas peut-être, car rien n'est plus certain,
s'écria le vizir; tu es tout-puissant ici; ce que tu déci-
deras sera accepté sans murmure. Salabet-Cingh, pré-
senté par toi, sera proclamé roi avec enthousiasme,
et la mort de Mouzaffer, loin d'être un malheur pour
la France, servira ses ambitions, car le nouveau
soubab, créé par toi, lui sera plus dévoué encore et
plus soumis que l'autre.
— Mais nous déshéritons les enfants de Mouzaffer,
dit Bussy, n'est-ce pas injuste?
— Avec des enfants en bas âge, une régence tiraillée
en tous sens, que veux-tu que devienne le royaume?
Les complots et les révolutions seront aussi nombreux
que les jours, et rien de stable ne pourra s'établir;
tandis qu'avec Salabet-Cingh, un des plus proches
héritiers du trône, tu assures une longue paix au
Dekan. N'hésite pas, mon fils, je t'en conjure, le
sacrifice te sera compté.
— 11 n'y a pas de sacrifice à bien servir son pays,
dit fièrement Bussy, irrité de se sentir deviné. Ai-je
hésité? c'est alors par un de ces mouvements instinc-
tifs, pareil à cette révolte physique, d'un instant,
qu'éprouve le condamné contre une mort que son
esprit accepte. Quelle est l'attitude de l'armée?
— Une grande agitation, dit le vizir; entends-tu
ces rumeurs? l'inquiétude des umaras est extrême;
mais on attend de voir ce que décidera le comman-
CATASTROPHE 303
dant français; s'il se relire, le pillage est décidé, car
on ne sait plus qui doit payer la solde des troupes.
— Hàtons-nous donc, dit Bussy; qu'on assemble
les umaras et tout le conseil.
Une heure plus tard, il quittait le Divan et, accom-
pagné de sa garde d'honneur, se rendait, avec le
grand vizir, à la tente de Salabet-Cingh.
Bussy était si pâle et si grave que le jeune prince
eut un mouvement d'effroi en le voyant entrer.
Il se leva vivement, l'interrogeant avec anxiété du
regard.
Le marquis s'inclina profondément.
— Sayet-Mahomet-Khan, Assef-Daoula, Bâhâdour,
Salabet-Cingh, prononca-t-il d'une voix ferme, au
nom du gouverneur de l'Inde française, nabab hono-
raire du Carnatic, au nom de la noblesse, des umaras
et de toute l'armée hindoue, je te salue roi de Dekan.
Et s'avançant de quelques pas, il ploya le genou
devant le prince et lui baisa la main.
Salabet, tout tremblant, le retint, attachant sur lui
un regard égaré.
— Toi! balbutia-t-il. C'est toi qui me fais roi! Tu
n'as donc pas oublié notre alliance? Moi soubab!
C'était ce pressentiment qui me poussait vers toi par
une si vive sympathie. Mais je rêve, n'est-ce pas?
Grand vizir, dis-moi, je t'en prie, suis-je éveillé?
— Victoire au roi ! s'écria le brahmane ; que Ta
Majesté prête l'oreille, n'entend-elle pas son peuple
qui l'acclame déjà?
La nouvelle se répandait et, en effet, des cris et des
vivats éclataient au dehors.
30i LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Est-ce possible! Je suis roi! murmurait Salabet-
Cingh; à l'angoisse de la captivité succède brusque-
ment Téblouissement du trône; cette émotion trop
violente m'étouffe Ah! Bussy, je meurs! cria-t-il
en battant l'air de ses mains.
Le marquis le reçut dans ses bras, complètement
évanoui.
— IVIon fds, dit Rugoonat Dat, en s'avançant vers
Bussy, ce prince faible, et sensible comme une femme,
sera entre nos mains une cire molle, un instrument
docile; sa reconnaissance ne se démentira pas, et
c'est en toi que je salue, aujourd'hui, le véritable roi
du Dekan!
XXIV
LE PALAIS
Salabet-Ging, triomphalement, avait fait son entrée
à Aurengabad, et, après un mois écoulé, les fêtes
splendides de son avènement continuaient d'enchanter
tout le pays de Golconde.
Sous le prétexte de mieux protéger la ville, mais
en réalité pour la tenir sous ses canons, et rester le
maître en toutes circonstances, Bussy avait installé
sa petite armée dans la forteresse, qui dominait toute
la cité. Il avait établi, parmi ses hommes, une sévère
discipline, pour sauvegarder, aux yeux des Maures,
en évitant tout excès, la dignité et le prestige du
soldat français. Mais, dans l'intérieur du fort, il n'y
avait pas d'habitation digne du rang que devait tenir
le favori du roi, et Salabet s'était réservé le plaisir
de lui choisir lui-même sa résidence.
C'est pourquoi, ce jour-là, Bussy, qui avait auprès
de lui Kerjean, son second dans cette expédition,
vit s'avancer vers lui. majestueusement, un hadjib
30G LA CONQUÊTE DU PARADIS
du palais, qui frappait le sol de sa haute canne
d'argent.
— Que nous veut ce maître des cérémonies? dit
Kerjean.
Le personnage, un vieillard, somptueusement vêtu,
coifFé d'un turban cramoisi, brodé d'or, et qui avait la
barbe teinte en pourpre, mit la main sur son front et
s'inclina devant le marquis.
— Le salut soit avec toi, maître de nos destinées!
dit-il. Te plait-il de me suivre, selon le désir du roi,
là où je dois te conduire?
— Avec toi soit le salut, dit Bussy; je suis le sujet
très obéissant de Sa Majesté. Venez-vous? Kerjean,
ajouta-t-il en se tournant vers son ami, voyons quelle
surprise on nous ménage.
Dans la cour, un cortège nombreux s'entassait, et
la confusion était extrême. Les jeunes gens montè-
rent à cheval; le hadjib rentra dans son palanquin;
mais on eut grand'peine à rétablir l'ordre et à reformer
le défilé. Passant la moitié de son corps hors de la
litière, avec des gestes véhéments, le hadjib s'égosil-
lait à crier des recommandations, qui se perdaient au
milieu des cris, des piaffements, du grognement des
éléphants, agacés par le voisinage des chevaux dont
la présence les irrite toujours. Enfin, on parvint à
reprendre la file, et l'escorte se mit en marche.
— Comment! dit Kerjean, les timbales royales! des
hérauts, des gardes, des éléphants! Ce cortège est
plus magnifique que celui du grand vizir.
— C'est un attirail bien gênant, si on était pressé,
dit le marquis, en riant.
LE PALAIS 307
On s'enfonça dans des rues étroites à pentes raides,
dont les murs blancs, aux rares ouvertures, étaient
coupés d'ombres anguleuses. Parfois même les mai-
sons étaient si rapprochées que les éléphants, trop
larges, faisaient craquer les moucharabis de bois à
jour, saillant des murs, les emportant à moitié. Puis
on déboucha sur de belles places, ombragées, et ra-
fraîchies de fontaines. On s'engagea dans de larges
avenues bordées de jardins et de palais. Les hérauts,
qui marchaient en tête, criaient des paroles que Bussy,
trop éloigné, ne pouvait entendre, mais qui faisaient
se prosterner le front contre terre, toute la popula-
tion gracieuse et bariolée que l'on rencontrait.
— Qu'est-ce donc qui leur prend? dit le marquis,
pourquoi se jettent-ils tous à plat ventre?
— Mon cher, on vous rend les honneurs royaux,
répondit Kerjean ; les timbales battent comme pour le
roi; Salabet ne cesse de répéter, d'ailleurs, que vous
êtes son frère aîné, que le roi est au-dessus de tous,
mais que Bussy est au-dessus du roi; qu'il a reçu son
trône de vous et de son oncle Dupleix. et qu'il ne peut
rien sans votre assentiment.
— Acceptons ces honneurs au nom de la France ;
nous n'avons rien fait que pour sa gloire, dit Bussy.
— Certes, vous pouvez accepter, car tout cela vous
est bien dû, et le roi sait assez que son trône n'est
solide qu'appuyé sur vous. Sans doute les hérauts
crient, par son ordre, qu'on doit vous traiter comme
lui-même.
Le cortège atteignit une esplanade, entourée d'ar-
bres, au bout de laquelle apparut un palais de marbre
308 LA CONQUÊTE DU PARADIS
blanc, si gigantesque et si majestueusement superbe
que Bussy ne put retenir un cri d'admiration.
Le style noble et les proportions exquises de ce
palais lui donnaient un charme inexprimable. Trois
étages de galeries se superposaient, creusant des
ombres douces dans la blancheur onctueuse du mar-
bre, et elles étaient formées de colonnes et de colon-
nettes de plus en plus légères à mesure qu'elles s'éle-
vaient; des dômes, des tours octogones, des flèches,
des clochetons gracieux dominaient l'édifice; le tout
sculpté, fouillé, ajouré comme des dentelles.
La porte, ogivale, plus haute qu'un arc de triomphe,
avait sa façade revêtue d'émaux couleur de turquoise,
traversés de fleurs et de lettres d'or, et l'intérieur de
la voûte pavé de faïences des nuances les plus déli-
cates. Au-dessus de la corniche se déployaient les plis
frangés d'or du drapeau de la France caressant le
blason de Bussy sculpté sous la couronne de marquis.
Il portait d'argent, à une fasce de gueules, chargée
de trois boucles d'or à l'antique, l'ardillon posé en
pal.
Le canon tonna au moment où Bussy franchissait
l'ogive, et le hadjib, qui l'avait devancé, le reçut au
seuil de la cour, le front incliné, les bras croisés sur
la poitrine.
— Soutien du Monde, qu'Allah te couvre de ses
grâces! dit-il, sois le bienvenu dans ton palais.
— Voilà un cadeau vraiment royal ! s'écria Kerjean,
qui le nez levé, tournant la tête de tous côtés, ne se
lassait pas d'admirer. Je crois que c'est la résidence
même du Grand Mogol, Aureng-Zeb; mais on la disait
LE PALAIS 309
en ruine; comment a-t-elle pu, en si peu de temps,
retrouver toute sa jeunesse?
A l'entour de la cour d'honneur, était rangée une
armée d'esclaves, de serviteurs, de gardes, qui tous
se prosternèrent quand le maître parut. Puis précédés
du hadjib infatigable, le marquis et son ami errèrent
à travers les merveilles du palais, durant des heures.
Ils virent les luxueuses écuries, aux colonnades de
porphyre, peuplées de chevaux des plus belles races;
les étables pleines de bœufs blancs et de zébus de
trait; le parc aux éléphants, où Ganésa, installé à la
meilleure place, reconnaissant son maître, le salua
d'un grognement tendre en agitant ses oreilles; et,
de cour en cour, des jardins aux terrasses, des galeries
aux appartements, ils allèrent, saouls de merveilles,
jusqu'à ce que Bussy, épuisé de fatigue, se laissât tom-
ber sur un divan, dans une petite salle éblouissante,
qui valait, certes, la peine d'être admirée en détail.
— Ma foi, je suis à bout d'admiration, et je reste ici,
s'écria-t-il, dans cette chambre qui tient vraiment de
la féerie; j'avoue ne rien comprendre à ce que je vois:
sommes-nous dans l'intérieur d'un diamant?
— Je suis affolé et écrasé, dit Kerjean, qui s'affaissa
sur des coussins ; ces splendeurs dépassent la mesure
humaine et donnent le sentiment de leur vanité, par
l'impossibilité où elles mettent de les embrasser tou-
tes; l'homme est ici trop petit pour son œuvre. Quant
à ce que nous voyons à présent, je ne me l'explique
pas plus que vous, je croyais avoir une hallucination.
Le hadjib, souriant, se frottait les mains, en lisant
sur leur visage la surprise des deux jeunes Français.
310 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Nobles seigneurs, dit-il, ceci est une nouveauté
qui nous vient de Perse, et la Lumière du Monde a
été heureuse de pouvoir offrir, à son frère glorieux,
un ouvrage en ce curieux, style, qu'on appelle Mor-
ganèse, et que les ouvriers persans sont seuls capa-
bles d'exécuter.
En pénétrant dans cette salle, on était comme pris
dans un filet fait de rayons; les murailles, le plafond
creusé en coupole, paraissaient ruisseler, flamber ;
c'était partout une palpitation vivante, un jeu perpé-
tuel de lueurs. Les fleurs des tapis, les couleurs du
vitrail emprisonné entre deux châssis de bois de
santal découpé à jour, se répercutaient en mille feux;
et le moindre mouvement éveillait un tumulte de
lumière : des frissons, des éclairs, des scintillements
s'entrecroisaient ; on croyait voir de l'argent en fusion,
des pierreries remuées à poignées, des pléiades
d'étoiles, de l'eau traversée de soleil.
Bussy s'amusait à remuer les doigts pour faire
naître cetre agitation éblouissante, cherchant à com-
prendre comment se produisait une telle magie, mais
le véritable aspect des parois échappait aux regards,
sous ce continuel frémissement, et il était impossible
de deviner de quelle matière elles étaient faites.
— Allons, hadjib, s'écria le marquis, révèle-nous le
mystère, nous sommes incapables de le pénétrer.
Le hadjib, très fier, se redressa, appuyé des deux
mains sur sa haute canne.
— Soleil de nos yeux, dit-il, voici le secret : les
murs, par un travail difficile et minutieux, sont
sculptés en milliers de facettes, pareilles à celles des
LE PALAIS 311
pierreries et, à l'aide du sérich, qui est un enduit
particulier, revêtus de petits miroirs triangulaires,
très purs et parfaitement rejoints En se reflétant à
l'infini les uns dans les autres, ces clairs miroirs don-
nent cet éblouissement incroyable de diamants et de
flammes.
— C'est admirable! dit Kerjean qui alla tàter la
muraille du bout des doigts; on a peur de se brûler
en y touchant.
Le hadjib présenta à Bussy une clef d'or, et attira
son attention sur un coffre d'ébène sculpté, posé sur
un socle de velours :
— Daigne ouvrir cette boite, dit-il, elle mérite un
de tes regards.
Le marquis s'approcha du coffre. Un serpent d'or,
tordant ses anneaux finement ciselés, formait comme
une poignée sur le couvercle, puis, s'allongeant,
redescendait sur un des côtés, et la tête mobile cachait
la serrure. Au miUeu des arabesques qui fouillaient
le bois, un quatrain était gravé. Bussy s'arrêta à le
lire :
Ce coffre est clos.
Tu ne peux savoir s'il contient des perles, de l'or, ou
des choses viles.
Pourtant ne dit-on pas que, toujours, les serpents se
couchent au-dessus des trésors?
Si le coffre ne contient pas des joyaux, pourquoi donc,
sur le couvercle, un serpent déroule-t-il ses anneaux?
En souriant, le jeune homme souleva la tête du rep-
tile et ouvrit la boîte! Elle enfermait, en effet, un
312 LA CONQUÊTE DU PARADIS
trésor, car elle était pleine jusqu'au bord de magnifi-
ques pierreries, brutes ou taillées, mais sans mon-
tures. Rubis, émeraudes, perles, saphirs, turquoises,
qui se mêlaient aux merveilleux diamants de Gol-
conde.
A l'intérieur du couvercle était fixé par un ruban un
parchemin roulé, Bussy le prit et le déroula. C'était
l'acte, scellé du sceau royal, qui l'instituait légitime
possesseur de ce palais, avec ses dépendances, ses
droits, ses revenus, les esclaves, les trésors et tout
ce qu'il contenait. Il referma le coffre en poussant un
profond soupir. Sa haine, pour son tout-puissant
rival, chancelait devant tant de générosité; toutes
ces richesses, tous ces honneurs ne le faisaient-ils
pas l'égal d'une reine? Pourtant celui qui le comblait
ainsi restait pour lui l'obstacle, l'ennemi.
Sous la main du hadjib le vitrail s'était écarté, et
par la large baie on découvrait le paysage. De ce
point, la vue s'étendait à l'infini, sous le ciel incan-
descent.
C'était d'abord comme une mer de verdure où la
ville était submergée ; les terrasses de marbre et les
palais y formaient des îles; les coupoles des mos-
quées, les fins minarets, si audacieusement élevés,
dominaient tout ce moutonnement d'arbres, que les
remparts, entrecoupés de grosses tours rondes, enfer-
maient d'une ceinture claire. Puis, au delà d'Auren-
gabad, la plaine, où frissonnait une poussière d'or,
apparaissait avec ses vallonnements, ses cultures, ses
cours d'eau, et, tout au loin, des montagnes, couleur
de lapis et d'améthyste, fermaient l'horizon.
LE PALAIS 313
Le hadjib, du bout de son doigt maigre, indiquait
les monuments intéressants : le palais royal, la grande
mosquée, la résidence du vizir, les écoles, les bazars,
les marchés. D'un léger mouvement il parcourait de
grands espaces. Il fut interrompu par un messager
qui entra dans la salle. Bussy se retourna vivement
et vit s'avancer vers lui un page du roi qui, s'age-
nouillant, lui remit une lettre :
« Je te salue dans ton palais, mon frère bien-aimé,
disait Salabet-Cingh ; que le bonheur, en même temps
que toi, en franchisse la porte ! »
Bussy, très ému, resta longtemps absorbé; puis il
se leva et sortit avec une suite peu nombreuse pour
aller remercier le roi.
En chemin, il remarqua un petit rassemblement
d'indigènes, qui semblaient murmurer contre un gre-
nadier, qui s'éloignait tranquillement, en ayant l'air
de les narguer. Bussy envoya un de ses gardes s'in-
former de ce qui se passait.
— Ce grenadier a cueilli une orange à travers la
palissade d'un jardin, dit le garde en revenant, et le
jardinier crie qu'il se plaindra au général, dont la
défense de rien prendre sans payer, est connue.
— Il a pardieu raison, et justice lui sera faite,
s'écria le marquis; qu'on m'amène ce grenadier.
Le soldat s'avança ayant encore dans la main des
morceaux du fruit.
— Est-ce vrai que tu as pris cette orange?
— C'est vrai, dit le coupable en baissant la tête,
j'avais soif, elle était à portée de ma main, je l'ai
prise.
18
314 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Veux-tu donc faire passer pour des voleurs ceux
qui ont su donner des royaumes'.' Je te condamne à
payer cent roupies cette orange, que tu aurais pu
avoir pour un sol.
— C'est juste, tu nous as faits assez riches pour que
je puisse payer ma faute.
— Allons, puisque tu regrettes cette faute, je prends
à mon compte la moitié de l'amende, dit Bussy; mais
n'oublie jamais que j'entends que les Français se fas-
sent autant aimer pour leur courtoisie qu'ils se sont
fait craindre pour leur valeur.
XXV
LE FIANCÉ
Bussy est dans la chambre persane — dans son
diamant creux, comme il l'appelle — étendu sur un
divan, devant la fenêtre ouverte, et fume lentement
le houka parfumé d'eau de rose.
Il est seul, mais, dans les salles voisines, des
pages attentifs sont prêts à répondre à son plus léger
appel.
Engourdi par une rêverie, il suit vaguement des
yeux les légers voiles de fumée bleue qui s'envolent
par la fenêtre, vont se déchirer au sommet des pal-
miers, puis s'évaporent; alors ses regards flottent,
par delà les jardins du palais, sur l'immensité de la
ville, toute noyée de lumière, sous ses hauts mina-
rets, flamboyants au soleil comme de grands flam-
beaux, et ses nuées d'oiseaux voraces, qui tournoient
sans cesse.
Le marquis songe à ces aventures singulières qui
l'ont conduit si rapidement au faîte de la gloire; Sata-
316 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Nanda, le savant fakir, ne s'est pas trompé : les plus
folles ambitions du capitaine des volontaires sont
surpassées. Son palais, avec ses jardins, occupe une
superficie de plus d'une lieue; il ne sait pas le nom-
bre de ses esclaves : s'il sort, enveloppé du nuage
odorant qui s'échappe des cassolettes, tout un peuple
s'agenouille. L'Inde l'acclame et la France le bénit;
car ses triomphes sont doubles : il est général, che-
valier de Saint- Louis , en même temps qu'il est
nabab et honoré des titres les plus rares. Son nom
est plus pompeux encore que celui de Salabet, car on
l'appelle aujourd'hui : le nabab Bussy-Bâhâdour,
Humdet-el-Molouk, Saïfet-Daula, Gazamfer-Cingh, ce
qui signifie : Le Plus Important des Rois, le Glaive
de l'Etat, le Lion des Lions. Il a même reçu du Grand
Mogol, Alemguir II, qui vient de succéder à Achmet,
une lettre extrêmement flatteuse dans laquelle « Sa
Toute-Puissance » confirme les titres dont « le très
digne de sa faveur » a été investi, et l'invite à la
venir visiter à Delhi.
Mais au-dessus de toutes ces vanités qui ne font
qu'amuser son orgueil, il y a pour le jeune homme
ce bonheur profond de se savoir aimé en secret, et de
l'avoir été même avant que l'éclat de ces grandeurs
fût venu lui donner son prestige. Maintenant qu'il est
son égal, la fière Ourvaci laissera-t-elle enfin s'envoler
en plein ciel cet amour qu'elle garde si tyrannique-
ment captif? entendra-t-il un jour ses lèvres déli-
cieuses lui confirmer l'aveu que ce beau regard a
laissé rayonner sur lui? Qu'arrivera-t-il encore? Il se
plaît à édifier l'avenir, repoussant la sourde inquié-
LE FIANCÉ 317
tilde qui l'obsède : le danger imminent de ce mariage,
dont la seule pensée lui donne des frissons glacés;
mais il éloigne ces terreurs; il est aimé et ne veut
rien savoir de plus.
A présent, il ferme les yeux, pour mieux s'enfoncer
dans son rêve, pour laisser les. chères visions qui le
font vivre, apparaître plus lumineusement.
C'est ainsi qu'il trompe les heures, heureux de ces
illusions, auxquelles le tabac qu'il fume, trempé
d'opium, donne une vivacité extrême.
Une fanfare éclatante vient tout à coup l'arracher à
son rêve, avec une secousse douloureuse; il rouvre les
yeux, à regret.
— Qu'est-ce donc? dit-il. Les troupes musul-
manes, sans doute, qui reviennent du champ de
manoeuvres.
Une revue a lieu, ce jour-là, de tous les cavaliers
hindous, et Bussy s'est abstenu d'y assister, pour
laisser le roi briller seul, car il évite autant que pos-
sible de le blesser, en montrant la dépendance dans
laquelle il le tient, lui laisse toutes les apparences
du pouvoir et déguise toujours les ordres qu'il donne
sous forme de conseils ou de prières.
Un page a soulevé une portière :
— Des hérauts viennent d'annoncer que Sa Majesté
le roi sera ici dans quelques instants, pour rendre
visite à Ta Grandeur, dit-il.
— Le roi? ici!
Bussy s'est levé vivement; il donne des ordres pour
la réception : les canons du portail doivent tirer ; les
garaouls en haie dans la cour, les bayadères avec des
<8.
318 LA coNQrÈTP: du paradis
guirlandes de fleurs.... Mais il n'a pas le temps d'ache-
ver, un autre page écarte la draperie et crie :
— Le très magnanime padischah Salabet-Cingh.
Et le jeune roi, riant de la surprise qu'il cause,
s'avance rapidement, dans sa parure guerrière, toute
scintillante de pierreries.
Le marquis veut ployer le genou, mais Salabet le
retient et l'embrasse.
— J'avais peur de te trouver malade; en ne te
voyant pas assister au défilé, j'étais inquiet, dit le
roi ; et puis j'ai à te parler. Mais cette poussière que
soulevaient les chevaux m'a donné une soif terrible ;
fais venir des sorbets, et qu'ensuite on nous laisse
seuls.
Salabet se jeta sur le divan avec un soupir de lassi-
tude.
— Quel honneur et quelle confusion ! dit Bussy. Te
recevoir chez moi, et être si peu préparé à le faire
dignement.
— J'aime beaucoup à taquiner mes amis, en arri-
vant chez eux, sans être annoncé, comme un ami.
Il tira quelques bouffées du houka, qui brûlait encore.
— Ah! Gazamfer, trop d'opium! s'écria-t-il. Tu te
feras mal. Il faut que je t'envoie de mon tabac d'Is-
pahan, qui ressemble aux blondes chevelures des
Occidentales. N'es-tu donc pas heureux, que tu cher-
ches le rêve? ajouta-t-il en regardant attentivement
Bussy.
— Je serais donc fou! répondit le marquis évasi-
vement. Et il offrit au roi les boissons fraîches qu'on
venait d'apporter.
LE FIANCÉ 319
Le marquis voulut s'asseoir sur un tabouret, mais
le roi l'attira auprès de lui.
— Ah ! Bussy, dit-il en soupirant, tu ne m'aimes
pas!
Et comme le jeune homme protestait, le roi secoua
la tête.
— Non, dit-il, je le sais, tu m'as donné un trône,
mais tu me refuses ton amitié. Pourquoi? Je ne puis
le deviner.
— Ai-je manqué en quelque chose à mon roi?
s'écria Bussy.
— Oh! jamais! cette aversion se voile d'une cour-
toisie parfaite. Ton cœur est comme mon bouclier,
tout couvert d'un réseau de perles, brodé de fleurs et
d'oiseaux de diamants, mais sous son doux aspect,
dur et impénétrable.
Le roi se penchait, regardait Bussy dans les yeux :
— Qui sait si sa froideur n'abrite pas un sentiment
plus précieux que la vie, protégée par le métal que
cachent les pierreries ?
Il l'interrogeait comme s'il eût voulu provoquer un
aveu; mais, sous l'invincible dureté du regard clair
qui répondait au sien, il se rejeta en arriére :
— Ah! toujours cette neige étincelante, que rien
ne réchauffe! s'écria-t-il avec douleur.
Mais il revint aussitôt et, d'un mouvement affec-
tueux, lui prit la main.
— Malgré tout, je n'ai confiance qu'en toi, dit-il, et
puisque tu t'ennuies près de moi, je veux t'envoyer
en ambassade.
— En ambassade! Où cela? s'écria Bussy, sentant
320 LA CONQUÊTE DU PARADIS
venir le coup, et cherchant à dégager sa main qui, se
glaçant, trahissait son émotion.
— Il faut que tu ailles saluer pour moi la future
reine du Dekan, en lui rappelant les promesses de
notre enfance, que nous n'avons que trop tardé à tenir.
Involontairement Bussy serra d'une étreinte si rude
les doigts qui tenaient les siens que le roi étouffa un
cri, et de sa main libre atteignit, sur le divan, la poi-
gnée de son sabre. Mais il se remit et feignit de ne
s'être aperçu de rien,
— Tu verras avant moi la Padischah-Bégum, dit-il ;
on la proclame la fleur la plus merveilleuse qui ait
jamais fleuri sous le ciel de FHindoustan.
— Tu ne l'as jamais vue? demanda vivement Bussy.
— Une seule fois, le jour de nos fiançailles; elle
avait cinq ans, j'en avais sept, et c'était la première
fois que je montais sur un éléphant; la joie, mêlée
de terreur, que me causait cet événement, occupait
seule mon jeune esprit, et je n'ai retenu que cela. On
dit cette reine fière et d'un caractère indépendant.
Je serai forcé, sans doute, de lui sacrifier l'Étoile
Heureuse, ma favorite persane, que j'aime à la folie;
mais je suis prêt à tout pour plaire à ma royale
fiancée.
— Je jure bien, se disait le marquis à lui-même,
que si Ourvaci m'aime assez pour dédaigner le trône
du Dekan, tu ne la verras jamais, dussé-je écraser
ton front sous cette couronne dont je l'ai orné!
Les prunelles noires de Salabet, glissant sous les
cils jusqu'au coin de l'œil, examinaient Bussy à la
dérobée.
LE FIAXCÉ 321
— En ce moment, il médite ma mort, se disait-il.
Mais il reprit d'une voix douce et calme : Grâce à ta
valeur mon royaume est en paix, toutes les révoltes
sont domptées, aucun danger ne nous menace donc,
et ton absence est possible sans nous causer d'in-
quiétude. Le grand vizir et Kerjean conduiront les
affaires, avec tes instructions, et t'informeront de
tout. Des hérauts vont partir ce soir même pour
annoncer la venue de l'ambassadeur, afin qu'il soit
reçu comme il mérite de l'être, et je vais donner
des ordres pour que ta suite, que je veux magnifique,
soit prête rapidement. L'ambassadeur c'est le roi
lui-même, et c'est mieux encore, puisque c'est Bussy,
qui est plus que le roi.
Salabet se leva. Le marquis, d'une pâleur affreuse,
s'inclinait sans parler.
— Je ne t'ai pas dit que c'est à Bangalore que je
t'envoie.
— Je suis le serviteur du roi, balbutia Bussy.
Il aida le prince à remettre son casque, lui ragrafa
le baudrier couvert de pierreries, dont les facettes des
murailles s'embrasaient; puis il l'accompagna, à tra-
vers les salles et les galeries, j usqu'au portail extérieur.
Avant de le quitter, le roi, appuyant ses deux
mains sur les épaules de Bussy, le regarda encore
une fois, longuement, avec une expression singulière-
ment triste, les yeux comme troublés de larmes; mais
le marquis, torturé de jalousie, ne sut pas les voir.
Enfin, Salabet-Cingh l'embrassa et, poussant un
soupir, remonta à cheval, tandis que Bussy lui tenait
l'étrier d'or.
XXVI
L AMBASSADEUR
Oiirvaci est tombée sans connaissance quand les
hérauts, sonnant de la trompette, ont annoncé qu'un
ambassadeur du roi du Dekan est en marche vers
Bangalore.
Elle est là, comme morte, dans la chambre aux
stores de perles, étendue sur les coussins, pareille à
une statue d'albâtre renversée de son piédestal.
Ses femmes ne peuvent parvenir à la rappeler à la
vie et, pleines d'angoisse, attendent le médechi musul-
man, qu'un page, en courant, est allé appeler.
Lila soulève la tête de la reine pour lui enlever tous
les ornements de sa coiffure et dénouer sa lourde
chevelure, qui se répand comme un ruisseau de par-
fums. Mangala, agenouillée de l'autre côté, dégrafe
le corselet d'or et ôte le collier d'opale qui pèse sur
la poitrine.
— Hélas ! est-elle morte ? dit-elle ; elle est aussi blan-
che que le jasmin, et ses lèvres n'ont plus de couleur.
l'ambassadeur 3^3
— Ne dis pas des paroles funestes! s'écrie Lila;
notre malheur est assez grand comme cela.
— Est-ce donc un malheur d'épouser un prince,
qu'on dit charmant, et de devenir la plus puissante
reine de l'Hindoustan?
— Certes, quand il faut pour cela perdre sa liberté
et être l'esclave d'un homme.
— Est-ce que le Padichah Jehan-Guir n'était pas
l'esclave de Nour-Jehan?
— C'était une musulmane, et d'ailleurs la Lumière
du Monde n'était pas née reine. Après tout, c'est
peut-être de plaisir que notre maîtresse s'est évanouie.
Cet Abou-al-Hassan n'arrivera donc pas? ajouta-t-elle
avec impatience.
— Le voici, dit le médecin en entrant très essoufflé;
j'ai couru, mais le palais est grand.
D'un geste, il éloigna les femmes, qui se pressaient
dans la chambre, tout effarées, et ne garda près de
lui que les deux princesses.
Il amassa des coussins derrière le dos de la reine,
toujours immobile, puis ouvrit une petite cassette en
mosaïque d'ivoire, où étaient enfermées des pierres
précieuses, larges et plates.
Alors, d'après la méthode d'Al-Teïfaschi, qui con-
naissait les vertus secrètes des pierreries, il posa sur
le sein d'Ourvaci un rubis, pour fortifier son cœur,
lui entoura la taille d'un cordon de diamants pour
empêcher l'estomac de souffrir, lui mit sur le front
une grande émeraude, qui devait calmer l'agitation
des nerfs, et des grains de cristal de roche, qui chas-
sent les mauvais rêves. Puis, il lui passa sur les pau-
324 LA CONQUETE DU PARADIS
pières, à plusieurs reprises, une turquoise conique, le
doux contact de cette pierre étant favorable aux yeux.
Après quelques minutes, la reine revint à elle,
— Ah ! gloire aux pierreries ! s'écria Mangala, elles
nous rendent belles et nous guérissent I
— Qu'est-ce donc?Une faiblesse?la chaleur, n'est-ce
pas? dit Ourvaci en regardant languissamment autour
d'elle.
Mais elle pressa la main de Lila pour lui faire com-
prendre qu'elle se souvenait.
— Il faut te reposer. Parure du Monde, dit le méde-
cin, en lui offrant dans une coupe d'or quelques gor-
gées d'un élixir; bois ceci et appelle le sommeil pour
terminer la guérison.
— Oui, je suis très lasse, je vais dormir; évente-
moi. Lila.
En allant prendre l'écran de plumes, Lila fit signe
à Abou-al-Hassan d'emmener Mangala.
— Si la gracieuse princesse veut bien m'accompa-
gner, dit-il en s'inclinant devant cette dernière, je lui
donnerai quelques instructions encore, pour éloigner
tout mal de notre bien-aimée reine.
Mangala, voyant qu'Ourvaci s'endormait, suivit
sans regret le médecin. A peine fut-elle éloignée que
la reine se releva, les yeux brillants de fièvre.
— Je n'ai pas rêvé, n'est-ce pas, Lila? un ambassa-
deur du roi va venir?
— Hélas! c'est certain.
— Eh bien, qu'il ne nous trouve pas ici; si tu m'ai-
mes, suis-moi; je veux m'enfuir et me cacher dans la
forêt.
l'ambassadeur 325
— Dans la forêt! s'écria Lila d'un air épouvanté.
Quoi! tu préfères être la proie des bêtes féroces que
de devenir la femme d'un roi jeune et puissant! Ma
pauvre bien-aimée, je te croyais résignée à ce mal-
heur inévitable.
— Je l'étais, je ne le suis plus, dit la reine nerveu-
sement; ce serait une torture impossible, à présent.
— Pourquoi plus qu'autrefois, puisque ton cœur,
impénétrable comme le diamant, est resté froid comme
lui?
— Mon cœur! qui peut savoir quel poison le brûle?
dit Ourvaci les sourcils froncés.
— Moi! moi! Je le sais! s'écria Lila. Ah! méchante,
pourquoi m'as-tu dissimulé si longtemps ce que je
savais avant toi?
— Quoi? Qu'est-ce que tu sais?
Et elle saisit les poignets de la princesse, en dar-
dant sur elle un regard plein d'angoisse et de colère.
— L'amour ne peut être caché, fût-il enveloppé de
cent voiles,
— Alors, la mort est mon seul refuge, si je^n'ai pu
garder le secret d'une telle honte! s'écria la reine.
— Comme tu es cruelle pour moi, qui souffre de la
même peine, et suis fière d'en souffrir! dit Lila; mais
comment est-il possible que tu sois humiliée d'aimer
un homme qui, venu d'un pays lointain, a en quel-
ques années empli l'Hindoustan de sa gloire, et vient
de faire ton fiancé roi?
— Un infidèle !
— Ah ! ma reine ! s'écria Lila, Rugoonat Dat m'a
révélé le secret des brahmanes; cette phrase d'initia-
CONQUÊTE DU PARADIS. 19
32G LA COXOUÊTE DU PARADIS
tion, que le gourou dit tout bas aux plus savants seu-
lement, il me Ta dite à moi, et, si je ne craignais de
trahir mon serment...
— Dis-la, cette phrase, je le veux.
— Eh bien, voici : « Comme Sourya, qui sous des
noms différents est, dans le monde entier, l'astre du
jour, qu'on appelle Brahma, Ormuz ou Allah, Lui,
c'est toujours Lui. »
— Je n'ose approfondir cette impiété, dit Ourvaci
en détournant la tête.
— C'est une vérité sublime, au contraire.
— Cela ne m'empêche pas d'être au désespoir de
n'avoir pu mieux me défendre d'un aussi funeste
amour. Ah! Lila, que n'ai-je pas fait pour l'écraser,
ce sentiment perfide, qui prend notre cœur pour ber-
ceau! Mais j'étais comme une mère, résolue à tuer
son enfant. Elle veut l'étouffer : elle le caresse ; elle le
croit mort : il lui sourit!
— Laisse maintenant ton âme se détendre, dit Lila,
en l'attirant dans ses bras; ne résiste plus au courant
qui brise toute résistance, il te conduira peut-être au
bonheur.
— Ah ! ne parle pas ainsi, le jour où le malheur est
en chemin. Que devenir, hélas! comment éviter l'iné-
vitable?
— Appelons Rama à notre aide; le héros peut-être
nous sauvera.
— Le prévenir, ce serait l'arrêt de mort du roi, car,
celui dont le nom est dans notre cœur, m'a dit d'une
voix furieuse, durant cette nuit terrible de l'île du
Silence, qu'il tuerait tous ceux qui s'approcheraient
l'ambassadeur 327
de moi. Eh bien, ajouta la reine en se levant d'un air
résolu, je ne recevrai pas cet ambassadeur; je déclare
la guerre au soubab; nous serons écrasés, mon
royaume disparaîtra, n'importe; nous mourrons en
guerrières.
— Ne précipitons rien, je t'en conjure; il sera tou-
jours temps de mourir, et peut-être y a-t-il d'autres
moyens de nous sauver. Mais, folle que je suis!
ajouta Lila, l'épouvante où m'a jetée ton évanouisse-
ment m'a fait oublier une lettre qu'un courrier, arrivé
en même temps que les hérauts, m'a remise.
— Que dit cette lettre?
— Je ne l'avais pas ouverte encore.
Elle la prit vivement dans sa ceinture et brisa le
cachet. Dès les premières lignes elle poussa un léger
cri.
— Devine qui est l'ambassadeur?
— Lui? dit la reine.
— Lui! Il y a au moins un peu de joie dans notre
malheur. Écoute ce qu'il dit; il semble bien triste :
« J'ai accepté cette mission douloureuse, je n'ai pu
résister au désir d'être reçu en ambassadeur dans ce
palais où l'on m'a reçu, jadis, en paria. Mais c'est sur-
tout pour la revoir. Elle, longuement et sans doute
pour la dernière fois! Malgré mes menaces, je ne
peux pas exiger qu'elle renonce au plus puissant
trône de l'Hindoustan. Qu'elle fasse donc selon sa
volonté. Je saurai me dérober au désespoir. »
La reine prit la lettre et plusieurs fois la relut.
— Il ne sait donc pas, murmura-t-elle, qu'à cause
de lui ce mariage est impossible?
328 LA CONQUETE DU PARADIS
— Tu lui as si bien caché que tu ne le haïssais plus.
Ourvaci secoua la tète :
— Pas assez, hélas!
— Déclarons-nous la guerre au roi du Dekan?
demanda Lila en souriant.
— Plus tard.
— Et l'ambassadeur, le recevrons-nous?
— Méchante! s'écria Ourvaci, qui ne put retenir un
sourire, ne faut-il pas lui faire oublier l'insolence de
la première réception, dont j'ai vraiment honte aujour-
d'hui. Viens, assemblons le conseil, afin que l'on pré-
pare tout pour un accueil digne d'un roi.
Pendant ce temps, la caravane cheminait, trop
lentement au gré de l'ambassadeur, qui sentait sa
tristesse s'adoucir à mesure qu'il approchait de Ban-
galore.
C'était Ganésa, magnifiquement harnaché, qui le
portait, dans un houdah à double dùme soutenu par
des colonnettes d'or ciselé; et toute une foule de
cavaliers, d'éléphants, de chameaux, le suivait. Les
populations accouraient sur son passage, pour le voir,
pour l'acclamer. On jonchait sa route de fleurs et de
palmes, on la sablait de poudre de santal.
Il y avait dans son cortège des prêtres, des astro-
logues, des bayadéres, des umaras, dont Arslan-Khan,
devenu le fidèle ami du marquis, était le chef. De
quart d'heure en quart d'heure, les timbales royales
résonnaient et, alternant avec elles, des bardes, fai-
sant vibrer des harpes, chantaient les louanges, les
hauts faits du glorieux passant, ou quelque antique
légende guerrière.
l'ambassadeur 3-29
Bussy était seul avec Naïk dans le houdah; il avait
tenu à ce que le paria fût de ce voyage, et revint dans
le palais où il avait été si humble.
Naïk était maintenant un personnage et on recher-
chait sa protection. Son titre officiel s'énonçait ainsi :
premier Scribe de l'Écriture fine ; et comme soldat, il
était lieutenant; mais on le savait mieux que cela : le
favori, le familier du véritable maître; aussi de très
fiers seigneurs se courbaient-ils très bas devant le
premier Scribe, qui n'en éprouvait aucun orgueil et
les servait de son mieux..
— Te souviens-tu, Naïk, du hangar où l'on m'avait
relégué comme une bête immonde?
— Ah ! mon maître, c'est là que j'ai commencé de
vivre! Je te vois toujours, couché sur des branches
vertes, quand on t'apporta blessé; qui m'eût dit alors
que c'était, pour moi. Dieu qui entrait?
— La reine est fiancée, me dis-tu ce soir-là même,
et j'éprouvai déjà un serrement de cœur, presque
aussi douloureux que celui qui m'oppresse, aujour-
d'hui que je vais, au nom du fiancé, annoncer à celle
qui est maintenant toute ma vie, que le temps des
noces est venu.
— Si le roi savait ta peine, il est certain que, pour
la faire cesser, il n'épargnerait rien. Pourquoi ne pas
lui avoir avoué la vérité?
— Pouvais-je éloigner d'Ourvaci une couronne aussi
magnifique? C'eût été un égoïsme odieux.
— Puisqu'elle t'aime, cette couronne lui sera insup-
portable, et son désespoir doit être égal au tien.
— M'aime-t-elle? Je me trouve aujourd'hui bien
o30 LA CONQUÊTE DU PARADIS
présomptueux d'en avoir été certain. Cela était si déli-
cieux à croire! Mais quelles preuves ai-je donc? Un
mouvement de compassion, pour un homme qu'elle
poussait dans la mort, quelques regrets d'avoir été
aussi cruelle, et une minute de langueur dans son beau
regard lié au mien, c'est assez pour me rendre fou à
jamais, c'est trop peu pour que j'exige d'elle la rup-
ture d'anciennes promesses et le refus d'un trône.
— Mais tout ce que t'a dit la princesse Lila?
— Ce sont des conjectures. Ourvaci n'a jamais rien
avoué .
— Qu'arrive-t-il? Le cortège s'arrête.
On était aux portes de Bangalore, et des envoyés
de la reine venaient recevoir l'ambassadeur.
La cité apparaissait, festonnant le ciel de ses tours
et de ses créneaux, et un cortège s'avançait.
Sous l'arc élevé de l'entrée, comme une nuée de
colombes se combattant, les bouquets de plumes,
ornant les hampes des bannières, se heurtaient, s'en-
chevêtraient, puis, franchissant la voûte, parurent
prendre leur vol, et les étendards flottèrent librement,
ondoyèrent comme des flots d'azur et d'or. Alors la
ville, par cette porte ouverte, sembla jeter un cri de
bienvenue, avec la voix des musiques tout à coup
retentissantes.
Les éléphants, peints en vermillon, se montrèrent;
leur front large, couronné d'un bandeau brodé, domi-
nait la foule, et l'on voyait sur leur dos osciller de
blancs parasols; puis des cavaliers s'élancèrent, dans
un galop gracieux et léger, et le soleil couchant faisait
autour d'eux, de la poussière soulevée, une nuée rose.
l'ambassadeur 331
Du haut des murailles le peuple regardait.
Le détachement français qui accompagnait l'ambas-
sadeur, salua d'une décharge de mousqueterie, les
cortèges se joignirent et entrèrent ensemble dans la
ville.
Des coureurs, vêtus de tuniques courtes, armés de
hautes cannes à pommeau d'argent et d'or, écartaient
la foule dont toutes les rues étaient pleines; pas un
des habitants qui ne fût couronné de roses ou de jas-
min, pas un qui ne portât entre ses bras une corbeille
débordante des fleurs les plus belles : Bangalore
s'offrait comme un bouquet, et l'air était saturé de
parfums.
On s'engagea sur un large pont, ce qui permit de
voir la ville se dérouler, avec ses grands escaliers
blancs descendant vers l'eau, ses terrasses ornées de
sculptures, ses jardins, ses hautes pagodes, dont les
toits de pierre avaient la forme de ruches.
Enfin on atteignit le palais, on franchit le portail
d'honneur, les fanfares sonnèrent comme pour la
reine.
— Est-ce à l'ambassadeur qu'elle fait cet accueil,
se disait Bussy, ou à celui qu'il représente?
Il éprouvait un singulier mélange de joie et de tris-
tesse : bonheur du présent, épouvante de l'avenir,
doute suivi d'etpérance, émotion lancinante à l'idée
de revoir la bien-aimée, sentiment qui bientôt domina
seul, submergea tous les autres.
Il descendit des hauteurs de Ganésa. Des person-
nages majestueux s'inclinèrent devant lui, lui souhai-
tant la bienvenue, dans des phrases longues et pom-
332 LA CONQUÊTE DU PARADIS
peuses. Mais il était si troublé qu'il n'y prenait pas
garde, et Naïk, comme s'il eût été son interprète,
répondait, dans le même style, avec les formules
consacrées.
L'étiquette voulait que le premier ministre reçût
l'ambassadeur, au seuil du palais qui lui était destiné ;
c'était donc Panch-Anan à qui incombait ce devoir.
Bussy, prévenu par Naïk, eut un haut-le-corps en se
trouvant face à face avec son mortel ennemi.
La surprise du brahmane fut plus forte encore. Il se
rejeta en arrière, les yeux élargis, les mains ouvertes,
et ne retint qu'à demi son cri d'effroi. En secret, il
avait aperçu le jeune homme, pendant le terrible
combat de la chamdre d'ivoire, et, après un instant,
s'était enfui, épouvanté de la force de son ennemi,
craignant d'être atteint par ses coups.
— Eh bien, mon père, dit Bussy, qui maintenant
avait un rire moqueur, crois-tu qu'un barbare d'Occi-
dent ait du venin comme le cobra? ou t'imagines-tu
voir en moi un spectre?
Panch-Anan, incapable de se remettre, balbutia,
perdit contenance, et finit par s'enfoncer danslafoule
des courtisans. Alors un autre personnage s'avança,
saluant, les bras croisés sur la poitrine.
— Je suis heureux de te revoir, hôte illustre, dit-il;
aurai-je le bonheur d'être reconnu par toi?
Et il regardait Bussy avec un regard franc et un sou-
rire sympathique. C'était Abou-al-Hassan, le médecin.
— Certes, je te reconnais! s'écria le marquis en lui
tendant la main; l'ingratitude me semble le plus laid
des défauts, et je te dois de la reconnaissance.
l'ambassadeur 333
— Veux-tu me suivre? dit Abou-al-Hassan. J'usurpe
les fonctions du ministre, puisqu'il se dérobe à ses
devoirs, terrifié, comme s'il avait vu Siva armé de son
trident.
Il ajouta à voix plus basse :
— La princesse Lila est en haut ; elle a tenu à te
saluer au seuil de ton appartement.
Bussy pressa le pas. Ils montèrent une galerie à
pente douce, au sol poudré d'or, d'aloès et de santal,
qui lui rappela celle qu'il avait gravie dans le palais
du Silence.
Lila, souriante, s'avança verslui ; elle tenait appuyée
contre son flanc une corbeille pleine de fruits.
— Au nom de la reine de Bangalore, je te salue, dit-
elle, en ployant un genou devant lui, sans qu'il pût
l'en empêcher; le palais s'illumine de ta présence,
comme le ciel lorsque Sourya y fait ses premiers pas.
Accepte ces fruits que la souveraine elle-même a
cueillis pour toi, dans la rosée matinale, reçois aussi
le bétel, et, comme présent de bienvenue, ce collier
d'opales , encore tiède du doux contact d'un sein
royal.
Elle prit l'écrin des mains d'un page et se haussa
pour passer le collier au cou du marquis, lui disant
tout bas, avec malice :
— Cette fois, j'espère que tu ne feras pas rouler les
pierreries dans la poussière, avec celle qui te les
offre.
Il la rassura d'un sourire, mais, le doigt sur les
lèvres, elle lui fît comprendre qu'il était censé ne pas
la connaître et devait garder un air grave et froid.
i:).
834 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Une bayadère apporta un encensoir d'or, et une
autre versa, sur les braises ardentes, les parfums qui
aussitôt devinrent fumée; la princesse Tagita un ins-
tant; puis, tandis que les tambourins frémissaient et
que les femmes chantaient un hymne triomphal, elle
tourna plusieurs fois autour du jeune homme, les
paumes levées vers le ciel, se touchant le front des
pouces.
Bussy vivait dans THindoustan de ses rêves, il se
souvenait du Ramayana, et était fier de savoir que cet
honneur qu'on lui rendait s'appelait: le pradakshina.
Ils entrèrent ensuite dans les appartements, et,
pour s'écarter un instant de la foule des esclaves et
des pages, Lila le conduisit sur une terrasse, d'où
l'on découvrait beaucoup des édifices du palais.
— Enfin! donne-moi ta main, sœur chérie, s'écria
Bussy; tous les rites sont accomplis, vis-à-vis de l'am-
bassadeur, mais le frère réclame à son tour un salut
affectueux.
— Prenons garde, dit-elle, en le laissant lui baiser
la main à la dérobée ; n'oublie pas que nous nous
voyons pour la première fois.
— La reine sait-elle quel est l'envoyé du soubab?
— Elle le sait, et cela lui adoucit, je crois, le cha-
grin que lui cause le but de la mission.
— En est-elle chagrine vraiment?
— L'idée de perdre son indépendance lui est
odieuse, et si son cœur n'est plus libre, elle doit
redouter comme la mort cette alliance.
— Ah! Lila, toujours ta douce voix vient m'apai-
ser; toujours tu f efforces d'endormir mes angoisses.
l'ambassadeur 335
Mais, va, cette fois-ci, le bonheur est si grand de vivre
plusieurs jours auprès d'elle, d'être dans son palais,
de la voir et de l'entendre, que je ne veux pas songer
au désespoir qui suivra, et sera la fin de tout.
— Combien je partage cette joie, ce triomphe, dit
Lila, te voir ici fêté, reçu comme un égal; tous les
préjugés écrasés sous ta gloire! Ah! tu peux être fier,
car la victoire était malaisée.
— Elle est aussi ton œuvre, ma généreuse alliée, et
j'ai plus de gratitude que d'orgueil.
— Ourvaci avoue enfin avoir honte de son premier
accueil, et cela va te le faire oublier, dit la princesse;
mais je ne puis demeurer plus longtemps. Prends
patience, demain aura lieu la réception solennelle de
l'ambassadeur, et ensuite viendront les fêtes, où tu la
verras sans contrainte.
Elle étendit le bras vers un point du palais.
— Surveille cette terrasse, celle aux angles de
laquelle flottent des étendards; la reine y paraîtra
pour la prière du soir et tu pourras l'apercevoir; c'est
elle qui la dernière salue le départ du soleil.
— Que tu es bonne de me donner cet avertisse-
ment ! dit-il en lui pressant la main ; quel trésor mer-
veilleux qu'un cœur comme le tien!
Lila jeta sur lui un regard voilé de tristesse et
retint un soupir.
— Viens, rentrons, dit-elle.
11 la suivit, quittant à regret cette terrasse et
regardant avec inquiétude le soleil, qui touchait
presque l'horizon.
Les salles étaient pleines encore de courtisans cl
336 LA CONQUÊTE DU PARADIS
de pages immobiles, les bras en croix sur la poitrine
et semblant attendre quelque chose.
— Seigneur, dit la princesse, reprenant le ton céré-
monieux, tu es ici le maître, ordonne; tes désirs
seront pour nous des faveurs. IN'ous sommes tes
esclaves, à toi et à tous ceux de ta suite. — Congédie
ces gens-là avec un compliment, ajouta-t-elle à voix
basse, sinon ils ne s'en iront jamais.
Dès qu'il fut seul, Naïk s'étant chargé de veiller à
tout, Bussy retourna à la terrasse et, s'accoudantà la
balustrade sculptée, se mit en observation.
La foule s'écoulait lentement, avec de joyeux mur-
mures, hors des cours du palais, qu'elle avait enva-
hies à la suite du cortège. Les femmes, plus curieuses,
s'étaient avancées le plus loin, et se retiraient main-
tenant, un peu honteuses, en effeuillant leurs guir-
landes.
Beaucoup avaient les joues couvertes du fard jaune,
appelé gorotchana, que l'on trouve dans la tête des
vaches; elles s'enveloppaient gracieusement de leur
sari de toile, de soie ou de mousseline, cette grande
pièce d'étoffe, sans couture, qui s'enroule au corps,
couvrant une épaule, serrant la taille, et dont quel-
quefois un pan sert de voile. A leurs oreilles, large-
ment percées, étaient passés des rouleaux d'or; les
moukoutys de leur narine encadraient leur sourire,
et quelquefois arrondissaient leurs cercles minces,
ornés de perles, jusque sur leur poitrine; des grelots
tintaient à leurs chevilles et à leurs ceintures, et
toutes avaient les lèvres empourprées par le bétel et
le front marqué d'un signe, indiquant la secte reli-
l'ambassadeur 337
gieuse à laquelle elles appartenaient : un triple
croissant, tracé avec la teinture de safran, faisait
reconnaître les adoratrices de Siva, et celles consa-
crées à Vichnou montraient deux lignes de limon du
Gange, et au lieu du moukouty avaient à la narine
une longue chaîne de coquillages.
Beaucoup de religieux se faisaient faire place, mar-
chant lentement, d'un air important, salués au pas-
sage par leurs partisans, regardés avec dédain par les
autres. Les lecteurs des Pouranas, le front marqué de
poudre de santal, égrenant leur chapelet, portaient
sous leurs bras les livres sacrés, enveloppés dans le
tapis qu'ils étendent, pour s'asseoir, au milieu des
carrefours où ils réunissent des auditeurs. D'autres,
frottés de cendres, avec le lingam de Siva pendu au
cou, avaient leurs cheveux relevés en une seule
touffe, et tenaient à la main, au lieu de coupe, une
moitié de crâne ; quelques-uns, à longue barbe, vêtus
de tuniques jaunes, s'enveloppaient le torse dans une
peau d'antilope noire. Beaucoup s'appuyaient sur de
hauts bâtons de bambous, ou secouaient des arcs,
ornés de plumes de paons et de sonnettes.
Puis le silence se fit, le peuple s'éloigna, on n'enten-
dit plus que le sourd bourdonnement du tambour, qui
devait battre nuit et jour, en signe de fête, et quelques
cris d'esclaves, occupés à déharnacher les éléphants.
Le marquis dévorait du regard le tableau qui
s'étendait à ses pieds.
A chaque moment, il interrogeait la terrasse où la
reine devait paraître : mais il n'y voyait que le four-
millement de tout un peuple de colombes.
338 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Alors il essayait de se rendre compte de la dispo-
sition du palais, de son bizarre enchevêtrement d'édi-
lices peu élevés en grès rose ou en marbre blanc,
avec leur toiture en terrasses à balustrades légères,
entrecoupés de cours, de jardins, de galeries et
dominés par de gracieuses portes triomphales, des
tours crénelées et des toits de pierre sculptée, en
forme de pyramide ou d'œuf.
Un étang brillait, à peu de distance, comme un
morceau de ciel, et des marches de marbre de tous
côtés l'entouraient.
C'était un étang sacré, car, au moment où le soleil
touchait l'horizon, des brahmanes y parurent. Dé-
pouillant leur robe blanche, ils descendirent les
degrés. Ils venaient faire leurs ablutions et accom-
plir le sandia du soir. En souriant, Bussy se penchait
pour voir leurs momeries, et cherchait à découvrir si
Panch-Anan était parmi eux.
Les prières terminées, ils revêtirent des robes nou-
velles, d'un lin immaculé, et se retirèrent.
Un calme merveilleux s'établit alors; l'éclat du
Jour, de plus en plus, s'apaisa dans une limpidité
fraîche; les verdures se veloutèrent. les blancheurs
s'endormirent; cessant de vibrer, l'atmosphère prit
l'apparence d'un pur cristal, l'étang immobile parut
comme un gouffre d'azur et, pareil à l'arc de Kama-
Deva, le croissant s'argenta dans le ciel.
Bussy sentait croître son émotion; il était seul
maintenant; elle allait venir.
Tout à coup, le cinglement sifflant d'un millier
dailes, s'ouvrant brusquement, brisa le silence, et la
l'ambassadeur 339
terrasse qiiil regardait disparut dans un nuage de
colombes.
Ce nuage s'écarta. Ourvaci parut, tout enveloppée
d'un voile d'or.
Le jeune homme eut un cri de joie, toute son àme
s'élanea vers elle : cette présence, toujours, était pour
lui comme une formule magique, rompant subite-
ment l'équilibre de la vie, la faisant courir à flots,
battre des journées dans l'espace de minutes.
La reine s'avança du côté du jeune homme, jus-
qu'au bord de la terra.sse et parut le regarder; il
porta à ses lèvres les opales du collier qui lui venait
d'elle; alors elle éleva la coupe pleine qu'elle portait,
la tendit vers lui, et versa pour l'ambassadeur, la
libation destinée au soleil.
Les colombes rassurées étaient revenues, elles
formaient comme un cordon de perles le long de la
balustrade. Dans un angle se tenait un groupe de
femmes portant des écrans de plumes et des instru-
ments de musique.
Ourvaci se recula, repoussa son voile; les harpes
se mirent à vibrer, et, d'une voix délicieusement
pure et sonore, elle chanta un hymne. La nature
sembla se recueillir, apaiser tous ses bruits pour
mieux l'entendre.
Ce qu'elle chantait ce n'était pas la prière accou-
tumée, l'adieu au soleil couchant; elle avait choisi
une ode du Harivansa, celle où Bhavati, fiancée au
fils de Krichna, soupire après le bien-aimé.
Le marquis, penché vers elle, buvait ses paroles,
éperdu de ce qu'il entendait.
340 LA CONQUÊTE DU PARADIS
« Que l'éther, le feu, la terre, l'eau, la nature, soient
mes témoins! qu'ils portent vers toi mes plaintes, ô
mon ami! A cause de toi, je souffre, mon cœur est
inquiet, mes lèvres sont altérées.
« Je croyais parcourir une route sans embûche,
parsemée de verveine et de lotus, mais voici : J'ai
rencontré le serpent d'amour et sa cruelle morsure
m'a blessé.
« Au mal que j'éprouve, je ne trouve pas d'apaise-
ment, la brise du soir, qui emporte l'àme des fleurs,
est pour moi comme une flamme; l'astre qui se lève
accroît mes tortures.
« Seraient-ce donc tes froids rayons, û lune ! qui
font naître en mon cœur cette agitation funeste? C'est
qu'ils me rappellent, sans doute, l'astre qui doit
éclairer ma vie.
« Il s'est levé; hélas! dans un ciel menaçant, il ne
vient pas vers moi tel que je l'attendais : resplendis-
sant de bonheur.
« Infortunée que je suis! C'est lui seul qui occupe
ma pensée, il est le maître de ma volonté, la lumière
de mes yeux.
« Ah! s'il doit s'enfuir et disparaître, ce sera la nuit
profonde et sans réveil; à cette pensée, mon àme
chancelle : interdite, émue, je frémis; ma vue se
trouble, je sens que je me meurs! »
La voix s'éteignit, les harpes vibrèrent seules un
instant encore, et Ourvaci disparut dans la pénombre
qui descendait comme un voile de gaze sur le palais.
Bussy resta accoudé, le front dans ses mains, pal-
pitant d'une émotion violente. Ce chant, était-ce un
L'AMBASSADEUn 341
aveu? était-ce à lui qu'il s'adressait, ou faisait-il allu-
sion au royal fiancé ?
— HélasI s'écria-t-il. flans le plus enivrant bonheur,
se glisse toujours pour moi l'amer poison du doute.
Naïk s'était approché sans bruit :
— Il faut rentrer, maître, dit-il. la rosée nocturne
tombe, abondante comme une pluie ; favorable aux
plantes, elle est pernicieuse à l'homme. Et puis l'on
s'étonne de ton absence, et toute tacour t'attend pour
présider le repas.
— Je te suis, Naïk, dit Bussy; mais quelle conte-
nance vais-je avoir? La fièvre me dévore, je ne peux
dompter mon trouble. Tâche de retrouver le médecin
musulman et demande-lui, pour moi, un breuvage
endormant qui me conduise à demain, à travers
l'oubli; sinon je vais devenir fou.
XXVII
PRYAVATA DEVAYANI OLRVACI
DE LA DYNASTIE LUNAIRE
La salle du trône était vaste comme un temple,
plus profonde que large, de chaque côté un rang de
colonnes carrées, saillant des murs, chargées de sta-
tues, qui étaient celles de tous les rois de Bangalore,
dont l'illustre famille se rattachait à la dynastie
lunaire.
Les figures du zodiaque, en relief, ornaient le pla-
fond, et Mécham, qui est le Bélier, avançant la tête,
tenait suspendu à ses cornes un grand lustre d'or
formé de cent lumières. Le piédestal des statues et
les entre-colonnements disparaissaient sous des ten-
tures de soie bleue brochée d'argent, auxquelles s'ap-
puyaient du dos les guerriers et la foule des courti-
sans.
Au fond de la salle, quatre éléphants de marbre
blanc soutenaient, de leurs trompes levées, le dais
pyramidal qui surmontait le trône. Ce trône, enfon-
PRYAVATA DEVAYANI OURVACI 343
çant ses pieds d'ivoire dans de profonds tapis, était
un siège large, sans dossier, recouvert de coussins de
velours bleu, brodé d'or et de perles fines; et derrière
lui, s'arrondissait un vaste écran imitant les plumes
chatoyantes du paon, au moyen d'émeraudes et de
saphirs.
Par une disposition voulue, à l'heure des audiences,
le soleil donnait dans la haute porte faisant face au
trône et, lorsqu'elle s'ouvrait, un faisceau de rayons
tombait sur le souverain, incendiant les pierreries de
sa parure, et enveloppant d'une gloire surnaturelle la
majesté royale.
Quand les battants s'écartèrent devant Bussy,
tandis que quatre hérauts criaient ses noms et que
trompettes et musique le saluaient, un moment il
demeura ébloui sur le seuil. Toute la salle disparais-
sait devant ce resplendissement du trône, dont les
moindres détails frappaient les regards.
La reine y était assise, les jambes croisées, dans
l'attitude des dieux, vêtue comme eux. Elle avait une
mitre d'or ajouré, bordé d'un diadème en forme de
feuillage, encadrant son front, contournant ses
oreilles et s'arrêtant un peu au-dessus des épaules
avec une torsion de reptile. Son torse était nu, mais
voilé par le ruissellement d'un fdet de pierreries. Une
ceinture de palmes d'or, alternées avec des grappes
de perles, retombait sur la jupe étroite, d'une
soyeuse étoffe bleu céleste, toute couverte d'une rosée
de diamants. Elle tenait un sceptre terminé par un
bouton de lotus , et apparaissait tellement lumi-
neuse que la gerbe de saphirs et d'émeraudes, épa-
344 LA CONQUÊTE DU PARADIS
nouie derrière elle, lui faisait un fond relativement
sombre.
Guidé par les maîtres des cérémonies, qui s'ap-
puyaient à de hautes cannes d'or, l'ambassadeur
s'avança, suivi des officiers français, des umaras, et
des esclaves portant les présents du roi. La porte
fut refermée et l'aveuglante vision s'apaisa, devint
plus douce. Bussy chercha le beau regard adoré, qui
venait au-devant du sien, et ses chauds et vivants
rayons effacèrent toutes ces splendeurs inertes.
Hors la reine, seule sur l'estrade élevée, toute l'as-
sistance était debout : à gauche les princesses, dans
les plus riches parures, les astrologues, les devins; à
droite les brahmanes, au teint clair, et vêtus de blanc ;
puis des deux côtés de la salle, les nobles, les chefs
guerriers, les poètes officiels, les fonctionnaires.
A quelques pas en avant du trône, trois tigres, qui
avaient des colliers ornés de pierres précieuses,
étaient enchaînés à un anneau scellé au sol. Ils sem-
blaient repus et somnolents, allongeaient leur mufle
sur leurs pattes étendues et clignaient leurs yeux
d'or.
Un siège avait été préparé, et orné de l'écusson
fleurdelisé, pour l'ambassadeur qui, représentant un
roi, ne devait pas rester debout; d'un côté, un
garaoul portait l'étendard du Dekan; de l'autre, le
drapeau français se déployait, tenu par un grena-
dier. Mais avant de gagner sa place, l'ambassadeur
devait rendre hommage à la reine, en s'inclinant
devant elle, jusqu'à toucher du front ses pieds, puis
lui remettre la missive du soubab, qui était scellée et
PRVAVATA DEVAYANI OURVACI 345
enfermée dans un coffret, le prince, en sa qualité de
fiancé, l'ayant voulue secrète.
Il s'approcha, pénétré d'une émotion religieuse, et
se croyant vraiment sur les marches d'un autel, pour
adorer une divinité.
Au lieu de son front, ce fut sa bouche qui effleura,
presque malgré lui, ce joli pied nu, orné de bagues,
au talon empourpré par le jus du mendhi, et sur
lequel se croisait une chaînette d'or.
Ourvaci eut un tressaillement et dit d'une voix chan-
celante :
— Victoire à l'ambassadeur! bonheur à l'hôte sacré
qu'abrite notre toit! Qu'il y demeure de longs jours,
et puisse le palais lui sembler digne de lui!
Bussy la regardait. Tout près d'elle, respirant ses
parfums, il lui semblait vraiment qu'ils étaient seuls,
comme, au fond du sanctuaire, le prêtre avec son
dieu; et, perdu dans une extase, il oublia toute celte
foule, l'ambassade, le cérémonial, et le monde entier.
Inquiets, les hadjibs s'agitaient, croyant que le
jeune étranger ne retrouvait plus le compliment
appris par cœur. Lila aussi s'effrayait, mais elle était
trop loin pour pouvoir avertir son ami. La reine,
qui s'oubliait comme lui, revint subitement au sen-
timent du danger, et dit sans presque remuer les
lèvres :
— Parle, seigneur, ne te trahis pas.
D'un violent effort il redevint maître de lui, reprit
sa dignité froide. Et sa voix ferme et claire emplit
la salle :
— Parure du Monde! puissante reine, je baise le sol
316 LA CONQUÊTE DU PARADIS
que tu foules et la poussière qu'illuminent tes pas. Je
viens et je salue ta splendeur, au nom du très glo-
rieux roi du Dekan, Ombre de Dieu, Soutien du
Monde, qui a pour tapis des fronts couronnés, et que
sa Toute-Puissance le Mogol appelle son fds bien-
aimé : Salabet-Cingh, qui se glorifie d'être ton esclave
et t'envoie cette lettre, scellée de son royal sceau,
secrète, et que nul ne doit lire avant toi.
Un page s'approcha, tenant, sur une étoffe pliée
quatre fois, un coffret pavé de rubis. L'ambassadeur
l'ouvrit, y prit la lettre écrite sur du satin blanc et,
après l'avoir portée à son front, l'offrit à la reine.
Ourvaci, tenant la lettre du bout des doigts, attacha
sur Bussy un regard lourd de tristesse, qui clairement
lui disait :
— C'est donc toi qui m'apportes l'arrêt qui met fin
à mes jours heureux, et nous sépare à jamais?
Ce que les yeux bleus lui répondirent dans un éclair
d'indomptable énergie et de dévouement sans bornes,
la reine le comprit si bien qu'elle eut peur; et, le
front penché vers la lettre, tardant à l'ouvrir, elle se
demanda si sa responsabilité et sa dignité de souve-
raine lui permettaient, pour sauver sa personne, de
déchaîner ce lion furieux, qui allait, sans nul doute,
sur un mot d'elle, bouleverser le Dekan, et détruire
son œuvre, en brisant le roi qu'il avait fait.
— Son regard me l'a crié, se disait-elle, tandis qu'il
gagnait sa place, il est venu pour me défendre,
m'obéir et me sauver, si je refuse de tenir les pro-
messes sacrées des fiançailles.
Un soupir, dont s'émurent les colliers et le réseau
PRYAVATA DEVAYANI OURVACI 347
de pierreries, gontla sa poitrine et elle déroula la
lettre.
Aussitôt la musique, sourdement, joua, pour em-
plir le vide du silence, et les bayadères, déployant
leurs écharpes, ébauchèrent une danse lente et gra-
cieuse.
Bussy fut surpris du trouble qui s'emparait de la
reine tandis qu'elle lisait. Il n'était sensible que pour
lui peut-être, car elle gardait en apparence son
impassibilité de déesse, mais il voyait ses longs cils
palpiter, son souffle soulever plus rapidement son
sein et une légère teinte rose monter sous sa pâleur
chaude. Elle lut la lettre d'un seul trait, puis la relut,
et, sans soulever tout à fait ses paupières, assombries
d'antimoine, glissa vers l'ambassadeur un regard si
rayonnant qu'il lui fît l'effet d'un coup de soleil entre
deux nuages.
Elle appela d'un signe une de ses femmes qui reçut
de ses mains le message royal et le donna à un
page, en lui transmettant l'ordre de la reine. Le page
s'approcha de Bussy et, s'agenouillant, lui remit la
lettre.
— La reine désire que tu lises, pour toi seul, dit-il.
Le jeune homme prit l'écrit et s'aperçut qu'il était
tout entier de la main du roi. Pourquoi devait-il le
lire? Une violente émotion l'oppressait, des flammes
lui semblaient danser sur des lignes et, malgré son
impatience de savoir, il dut fermer les yeux un instant
pour retrouver sa lucidité.
Le message était ainsi :
« Allah est le victorieux !
348 LA CONQUÊTE DU PARADIS
« Au Diadème du Monde ! A la très grande, très
illustre, très brave et très heureuse reine de Ban-
galore Pryavata Devayani Ourvaci de la divine et
très glorieuse dynastie Lunaire; Sayet Mahomet-
Khan Assef daoula, Bâhàdour Salabet-Gingh, le roi
du Dekan.
« Que Dieu tout-puissant te conserve en parfaite
santé.
« 0 reine! toi qu'on dit si resplendissante que,
quand tu parais, les étoiles affolées abandonnent
l'astre nocturne pour te faire cortège, je touche tes
pieds de mon front et je me proclame ton esclave.
« Allah, dans sa bonté, a permis que j'apprenne,
par la voix de mon grand vizir, qui fut le tien, le
très vénérable Rugoonat Dat Pandit, que la liberté
dont tu jouis dans ton royaume de Bangalore t'est
plus précieuse que la vie, que le mariage te sem-
blerait une lourde chaîne, et le harem une odieuse
prison. En me révélant tes sentiments, le vizir a
accompli une action louable, évité un malheur et
mérité ma gratitude.
« Sache, toi la première parmi les reines, que mon
plus cher désir est ton bonheur et que, pour pouvoir,
sans mourir, lui sacrifier le mien, j'ai évité de te voir,
de laisser fuir ma raison par mes yeux, à l'aspect de
ta beauté. Je puis donc te dire aujourd'hui que tu es
libre, que ta volonté m'est plus sacrée que les pro-
messes échangées pour nous, quand nous étions
encore de faibles oiseaux, gazouillant au bord du nid.
« Je ne veux pas me glorifier de mon sacrifice et
l'exalter à tes yeux; bien que jeune et sans expé-
PRYAVATA DEVAVANI OURVACI 349
rience encore, je te parlerai comme si la barbe
blanche de la sagesse argenLait ma poitrine, et, pour
t'enlever tout remords de rompre d'anciens serments,
je te montrerai que ce qui te rend heureuse est aussi
le bien de nos sujets.
« Quand on nous fiança l'un à l'autre, rien ne
faisait prévoir que, privée par la cruelle mort de tes
frères et de tous tes parents mâles, le poids de la cou-
ronne chargerait un jour ton front délicat, et des
obstacles, qui semblaient insurmontables, me sépa-
raient du trône où je suis à présent si triomphalement
assis. Au lieu de fiancés insouciants et libres, deux
souverains sont aujourd'hui face à face, et les lois
sont autres pour eux; avant de songer à leur bien,
ils doivent songer à celui de leur peuple.
(( La sagesse ne nous dit-elle pas que Bangalore,
si prospère sous ton règne, perdait tout en te per-
dant. Le Dekan perdrait aussi, car ta loyauté envers
le trône de mes prédécesseurs, ton exactitude à rem-
plir tes engagements, bien peu de princes tributaires
les possèdent. Le gouverneur qui, toi absente, régirait
tes États n'aurait en vue, sans doute, que son intérêt
et, par son joug avide et lourd, pourrait susciter des
troubles et des bouleversements, faire naître la guerre
et la ruine, là où fleurissent la paix et la richesse.
« Je soumets à ton jugement ces réflexions, qu'ap-
prouve mon vizir. Mais toi seule décideras, car ne me
fais pas l'injure de douter que, si l'on s'est trompé
sur tes sentiments ou s'ils se sont modifiés, ma plus
grande gloire sera, quoi qu'il puisse arriver, de par-
tager mon trône avec toi.
10
350 LA CONQUÊTE DU PAUADIS
« Sans hâter ta décision, fais-la connaître à mon
bien-aimé frère Bussy Bâhâdour Gazamfer-Gingh,
comme si c'était à moi-même. Il me transmettra ta
volonté qui sera ma seule loi.
« Accueille favorablement les humbles offrandes
que je dépose aux pieds de ton trùne; parmi elles,
tu trouveras le firman, ratifié par notre père le Mogol.
qui te restitue le territoire s'étendant des limites
actuelles de Bangalore jusqu'aux Montagnes Orien-
tales.
M Mon frère Gazamfer m'a fait entendre que tu
regrettais vivement cette partie de ton royaume, dont
les conquérants ont privé tes ancêtres, et mon plus
grand plaisir est de suivre les conseils de mon glo-
rieux frère. C'est donc lui seul, et non pas moi, qui
mérite ta gratitude pour cette restitution.
« Donné, en mon palais d'Aurengabad, le 10 du
mois de Raheb, la onze cent soixante-septième année
de l'hégire, et de mon règne la première. »
Pendant cette lecture, dès qu'il en eut compris le
sens, vm tourbillon de joie faillit faire perdre conte-
nance à l'ambassadeur, il se sentit le cœur oppressé
de reconnaissance, pour ce roi charmant, qu'il avait
si longtemps méconnu, et il ne douta pas un instant
que ce ne fût à cause de lui, et non pour les raisons
politiques, mises en avant, que Salabet avait pris
cette résolution.
— Mais il connaît donc mon secret? se disait-il. Oui.
par Rugoonat-Dat. Comment n'y ai-je pas songé? Ce
trait d'une si touchante délicatesse, qui restitue en
mon nom ce lambeau de royaume, me le prouve
l'IlYAVATA DEVAYAM OURVACI 351
assez. Ivre de jalousie, je n'ai rien deviné. Ah! si je
n'étais pas auprès d'Ourvaci. je partirais sur l'heure
pour m'aller jeter aux pieds du soubab, lui faire
oublier mes torts!
11 ne pouvait se lasser de relire ce bienheureux
écrit, qui lui faisait éprouver cette dilatation de l'être,
cette gaieté fébrile, qui s'emparent de celui qui vient
d'échapper à une mort violente.
Un hadjib, saluant, s'avança vers Bussy, lui souffla
que la reine attendait l'ambassadeur, pour la cérémonie
du Bira qui met fin à l'audience. 11 se leva vivement
et marcha vers le trône. Lorsqu'il fut près d'Ourvaci,
les regards qu'ils échangèrent étaient tellement
chargés de flamme et d'une joie si débordante, qu'ils
en furent effrayés, et subitement les voilèrent sous
leurs paupières, pour dérober leurs pensées à la foule.
Elle se pencha un peu pour lui donner, selon
l'usage, des feuilles de bétel et lui verser sur les
mains quelques gouttes d'essence de roses.
Les tigres éveillés s'étirèrent en grondant, et Bussy,
qui ne les avait pas vus, eut un mouvement de sur-
prise.
— Tu ne les reconnais pas? dit la reine en souriant ;
ce sont les orphelins que tu as faits, en tuant leur
mère, pour me sauver.
— Les petits de la tigresse!
— Pouvait-on laisser périr ces abandonnés, qui ne
s'étaient encore rendus coupables d'aucun crime?
Et comme il semblait vouloir s'approcher d'eux,
d'un mouvement vif, elle appuya sa main sur le bras
du jeune homme pour le retenir.
352 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Laisse-les, ils sont doux, quelquefois, mais le
plus souvent perfides. S'ils allaient reconnaître le
meurtrier de leur mère, et la venger!
— Tu ne veux donc plus ma mort?
— Ah! ne m'accable pas, dit-elle, d'une voix trem-
blante, toi à qui je dois maintenant plus que la vie.
Va, bientôt nous nous reverrons.
Quand il eut regagné son palais, avide maintenant
de solitude, Bussy ordonna à Naïk d'éloigner tout le
monde, de défendre l'entrée à tous ceux qui ne seraient
pas des envoyés de la reine, et il se mit à marcher
dans la chambre , avec une fébrile agitation, qui
inquiéta le paria, puis finit par s'aller jeter sur un
divan.
— SoufTres-tu, maître? dit Naïk en s'approchant.
— Oh non ! s'écria le marquis, mais il m'est impos-
sible de dominer mes nerfs et je ne peux retenir mes
larmes. Pardieu, c'est la première fois qu'il m'arrive
de pleurer de joie! Elle est libre! Naïk, la générosité
du soubab me délivre de l'aff'reux cauchemar qui
pesait sur ma poitrine. Je n'ai plus personne à haïr,
et dans mon âme qui déborde d'amour, il ne reste
qu'une ombre : le regret d'avoir méconnu le cœur
du roi.
— Que tous les dieux soient loués! s'écria Naïk en
baisant la main de son maître, j'avais comme un
pressentiment de ce qui arrive et je m'empêchais d'en
parler, de peur de nourrir un espoir décevant.
Rugoonat-Dat ne pouvait manquer d'avertir le roi, du
mal qu'il allait te faire, sans le savoir ; il est trop
sage et trop bon pour ne pas avoir désiré te servir,
PRYAVATA DEVAYANI OURVACI 353
tout en servant aussi la reine, qui fut son élève et dont
il connaissait les répugnances. Mais je t'en conjure,
maître, cache ta joie maintenant, bien des reptiles
sont encore à craindre ici, qui traîtreusement et sour-
noisement pourraient te nuire.
— Que puis-je donc craindre, protégé par la reine?
— Redoute les brahmanes, dit Naïk, ils ont la pré-
tention de régner sur les rois, et, si l'amour a su
triompher des préventions de la souveraine, ils n'ont
rien abjuré de leurs préjugés, et toujours, pour eux,
tu es le barbare, dont l'approche est une souillure.
La crainte seule qu'ils ont des Mogols retient leur
haine.
— Que m'importent ces blêmes fanatiques ? s'écria
Bussy. Elle est libre, elle m'aime! Le reste du monde
est moins pour moi qu'une bulle de savon.
Les ghérialis, qui frappent l'heure sur des bassins
d'airain, venaient d'annoncer le troisième pahar du
jour, et l'on entendait la voix des poètes, chanter que
la brise déjà commençait à rafraîchir l'air brûlant,
lorsque la reine fit inviter l'ambassadeur à venir la
retrouver dans les jardins, s'il préférait sa compagnie
au spectacle d'un combat d'éléphants, de tigres et de
rhinocéros, qui avait lieu pour divertir les hôtes du
palais.
Il la rejoignit, sous l'ombre fraîche d'une allée
d'emblis, où elle se promenait lentement, au milieu
de ses femmes et de sa cour, ce jour-là composée
surtout de musulmans.
Bussy remarqua que la reine était vêtue comme le
soir de leur rencontre dans l'île du Silence ; une cou-
20.
354 LA CONQUÊTE DU PARADIS
ronne de jasmins retenait son voile, et elle n'avait
d'autres bijoux que des perles.
Quand le marquis fut à quelques pas d'elle, Ourvaci
se tourna à demi et se cacha dans son voile, avec ce
mouvement, si gracieux, de pudeur et de timidité,
qui est un hommage.
Puis elle s'avança vers Bussy, en entraînant Lila,
dont elle avait pris la main.
— Joie et triomphe à l'ambassadeur! dit-elle; a-t-il
trouvé le repos sous notre humble toit?
— L'air de ce palais est pour moi comme l'am-
broisie des dieux, dit-il, et je suis aussi heureux qu'un
immortel.
Ils étaient un peu en avant de la suite, et la reine
dit en baissant la voix :
— Lila seule connaît le message du roi et sait tout
le bonheur que tu apportes ici, gardons le secret;
demain seulement, j'annoncerai aux ministres, pen-
dant le conseil, le but de ton ambassade, sans leur
dire encore, pourtant, quelle réponse je ferai au roi
du Dekan, car elle causera des déceptions.
Bussy eut un tressaillement de peur.
— Pendant l'absence de la Parure du Monde, dit
Lila vivement, Panch-Anan devait être régent, et
garder le pouvoir jusqu'au jour où un héritier...
— A quoi bon parler de cela? interrompit la reine
avec impatience. L'illustre ambassadeur est las de
toutes ces questions. Occupons-nous plutôt du concert
des oiseaux et de la beauté des fleurs.
— Quand la divine musique de ta voix caresse
l'oreille, dit-il, le chant de l'oiseau ne semble plus
PRVAVATA DEVAYANI OURVACI 355
qu'un cri discordant, et il est impossilile de regarder
les fleurs, quand on peut contempler tes lèvres.
— Eh bien, je me tairai pour ne pas faire tort à
mes doux chanteurs, dit-elle en riant, et tu oublieras
vite mes lèvres en voyant le parterre de lotus. Ne me
fais pas le chagrin de ne pas l'admirer, c'est moi-
même qui en ai ordonné la disposition.
— C'est la fleur aimée entre toutes, dit Lila, en
Jetant à Bussy un regard d'intelligence.
— N'est-ce pas le symbole même de l'Hindoustan,
reprit Ourvaci, puisque l'on dit que cette contrée
apparut aux yeux des dieux sous la forme d'un lotus,
flottant sur la mer? Le pistil, c'est le mont Mérou, le
plus haut pic de la terre; toutes les cimes de l'Hima-
laya, groupées autour de lui, sont les anthères; les
pétales de la corolle représentent les différents
royaumes , et les quatre feuilles du calice sont les
quatre presqu'îles qui s'étendent sur la mer. N'est-ce
pas ingénieux?
Jamais elle ne lui était apparue aussi adorable.
Son âme, jusque-là toujours bouleversée, avait com-
muniqué à sa beauté quelque chose de tragique et de
sombre, tandis qu'aujourd'hui, un calme divin l'en-
veloppait, lui donnait un charme nouveau, incom-
parable.
Lorsqu'elle se tut, Tinterrogeant, Bussy demeura
interdit : étourdi de bonheur, la contemplant avec
une sorte d'avidité, il avait entendu la voix sans com-
prendre les paroles.
— Vois, Lila! s'écria-t-elle en riant et en jetant son
bras autour du cou de la princesse, les discours d'une
356 LA CONQUÊTE DU PARADIS
femme lui semblent trop frivoles, il ne m'écoute
pas!
— Pour qu'il écoute, il faut l'aveugler, dit Lila.
Et d'un mouvement mutin, elle fit voler le bout de
son écharpe devant les yeux du jeune homme.
— Je suis tellement coupable, dit-il, que je n'essaye
nulle excuse, et c'est sans la mériter que j'attends ma
grâce. Je ressemble à un larron qui veut emporter
trop de richesses, et en laisse tomber la moitié.
Lentement, ils marchaient sous l'allée ombreuse,
elle se terminait par une baie ensoleillée qu'ils attei-
gnirent.
Là, des esclaves attendaient, munis de parasols,
d'écrans et d'éventails, pour protéger les nobles pro-
meneurs, tandis qu'ils traversaient les endroits décou-
verts.
C'était là que des milliers de lotus s'épanouissaient,
cachant sous leur profusion l'eau oîi ils prenaient
racine.
Il y en avait de pourpres comme du sang et de
roses comme l'aurore, des blancs, des jaunes d'or,
des vert pâle, des noirs, se mêlant dans un désordre
harmonieux, comme celui des plus beaux tapis.
— Ceux-ci sont des lotus de la lune, dit Ourvaci,
en désignant un groupe dont les corolles étaient fer-
mées, ils ne s'ouvrent qu'à la nuit.
— Et voici la fleur préférée, dit Lila, en se penchant
pour cueillir un magnifique lotus bleu qu'elle offrit à
la reine. Elle le prit en jetant un regard furtif vers
les yeux de Bussy, comme pour comparer les pétales
de la fleur aux prunelles de l'étranger.
PRYAVATA DEVAYANI OUUVACI 357
Le chemin aboutissait à un embarcadère, descen-
dant vers une jolie rivière. Un bateau magnifique
était rangé le long des marches, avec ses quarante
rameurs, debout, appuyés sur leur rame oblongue.
L'embarcation, ornée d'émaux, avait la forme d'un
grand serpent étendu sur l'eau, qui se redressait
pour former la proue et devenait un paon aux ailes
éployées. Une plate-forme, bordée d'une balustrade
et protégée du soleil par une légère toiture, élargis-
sait l'avant. La reine s'y installa avec Lila, l'ambas-
sadeur et quelques personnes de sa suite, parmi
lesquelles Abou-al-Hassan.
Aussitôt, comme si le paon eût pris son vol entraî-
nant l'embarcation, elle fila sur l'eau avec une extrême
vitesse, qui créa pour ceux qu'elle emportait, la plus
délicieuse brise.
A l'arrière, un jeune danseur déploya une bannière,
et, l'agitant au-dessus de sa tète, rythma les efforts
des rameurs, par ses mouvements silencieux. De
nombreuses embarcations, moins grandes, avaient
reçu toute la suite de la reine, et elles glissaient à
droite et à gauche, joyeusement, approchant du
bateau royal, mais ne le dépassant jamais. Quelques-
uns portaient des musiciens et des chanteuses, qui se
mirent à improviser des louanges en l'honneur de la
reine et de son hôte.
Ourvaci accoudée à des coussins, presque couchée,
dans une pose d'une souplesse exquise, doucement
alanguie, feignait d'écouter les musiques, en jouant
nonchalamment avec le lotus. Ses regards allaient
vers Bussy et parfois semblaient le supplier de mieux
oôS LA CONQUÊTE DU PARADIS
cacher le secret de leurs cœurs. Mais si, pour lui
obéir, il s'efforçait de considérer les rives charmantes,
qui fuyaient à droite et à gauche, c'étaient les yeux
de la reine qui avidement cherchaient les siens.
Lila, inquiète et effrayée de les voir ainsi oublieux
du monde, se pencha vers le marquis, en ayant l'air
de se mirer dans l'eau, et lui dit rapidement :
— Prends garde ! veux-tu donc tout perdre par cette
folle conduite? Bien des dangers et bien des obstacles
vous séparent encore.
Et elle se mit à l'interroger sur l'Europe, sur la
France, sur mille choses, le forçant à lui répondre,
le harcelant sans répit.
On glissa quelque temps encore sur l'eau bleue,
sans une ride, puis les rameurs levèrent leurs rames
ruisselantes, tous ensemble, et le bateau se rangea
près d'un rocher couvert de mousse, sur lequel on
débarqua.
— Rama s'est laissé emmener sans même s'in-
former où on le conduisait? dit la reine.
— Etant près de toi, j'étais arrivé avant de partir,
puisque tu es le but de tous mes rêves.
Une antilope bleue, dont les cornes droites lui-
saient, accourut à eux en faisant tinter la clochette
d'argent qu'elle avait au cou.
On fit le tour d'un grand rocher, tout hérissé de
[liantes grasses qui semblaient des monstres fan-
tastiques, et l'on pénétra dans une grotte.
Devant l'ouverture, du côté du paysage, une cas-
cade passait, si unie et si transparente, qu'elle sem-
blait souvent immobile; des gazons épais, disposés
PRVAVATA DEVAVAXI OUKVACI 359
en escalier, recevaient cette nappe d'eau qui tombait
sans bruit et s'enfuyait en silence . L'arc d'Indra
jouait au travers, irisant les blocs de cristal, qui
ruisselaient des parois, ou enflammaient les pierre-
ries des parures .
De belles esclaves apportèrent sur des plats d'or
des dattes, des mangues et des figues, qu'elles venaient
de cueillir, puis toutes sortes de confltures, de frian-
dises et de sorbets.
— Que mon hôte illustre daigne prendre place
auprès' de moi, dit la reine.
Et elle se mit à rire de la surprise qu'il montra en
voyant toute l'assistance s'installer, le visage tourné
vers le fond obscur de la grotte, tournant le dos au
paysage.
— C'est une pénitence que nous accomplissons,
dit-elle, avec une gaieté d'enfant. Tu t'es laissé con-
duire aveuglément; maintenant, il faut la partager
avec nous.
Des esclaves, portant des écrans de plumes et des
chasse-mouches, s'étaient groupées derrière la reine,
qui, bientôt, frappa l'une contre l'autre les paumes
de ses mains, légèrement teintées de mendhi.
A ce signal, une mélodie se fit entendre, jouée par
des tlûtes et soutenue par les vinas et les tambourins,
et le fond de la grotte, s'écartant, découvrit la scène
d'un théâtre, dont la décoration représentait un
jardin.
Un personnage très vénérable s'avança, et. après
une invocation aux dieux, annonça qu'en l'honneur
de l'illustre ambassadeur qui glorifiait le palais de sa
360 LA CONQUETE DU PARADIS
présence, il allait faire représenter une pièce du
poète très aimé Bavabhouti; une pièce qui plaisait
par-dessus tout à la jeunesse en fleur, car elle avait
pour sujet les touchantes et célèbres amours de
Madhava et de Malati.
— Je suis sûre, Lila, disait Ourvaci à voix basse,
que c'est toi qui as indiqué le choix de cette pièce.
— Ne fallait-il pas vous rappeler que l'amour
triomphe de tous les obstacles? Nul autre que vous,
d'ailleurs, ne peut comprendre les analogies qui se
trouvent dans cette pièce avec l'état de votre
cœur.
Le souffle des éventails faisait voltiger le voile
aérien de la reine ; il s'accrocha aux broderies de
l'habit du marquis! Très doucement, il le dégagea,
mais le retint dans sa main, et croyant tous les regards
fixés sur le théâtre, furtivement, il appuya le suave
tissu sur ses lèvres. Ourvaci lui sourit imperceptible-
ment, et, soulevant le lotus bleu, l'effleura d'un baiser.
Ce jeu muet fut surpris par la princesse Mangala,
qui entre les cils, sournoisement, ne cessait d'observer
la reine ; mais celle-ci ne s'en apercevait pas, et l'éclair
de méchanceté satisfaite qui brilla un instant dans
les yeux de sa rivale, échappa même à Lila qui, à la
dérobée, elle aussi, regardait Bussy, avec un senti-
ment poignant, où se mêlait à la joie de le voir
heureux, une sourde mélancolie.
La pièce s'acheva à la satisfaction des amants qui,
après bien des mésaventures, poursuivis même par
la colère des dieux, voyaient tous leurs vœux accom-
plis.
PRYAVATA DEVAYANI OURVACI 361
— Ah ! j'ai peur, Lila, disait Ourvaci, à la fin de cette
journée; près de lui les heures s'envolent comme des
minutes et, cependant, ces minutes-là sont plus
emplies que toute ma vie passée. Que deviendrai-je
lorsqu'il ne sera plus là?
— L'avenir est à vous, puisqu'il t'aime et que tu
l'aimes, dit Lila, mais prenez garde de le compro-
mettre par trop d'impatience. Ne faut-il pas, moi
qui ai longtemps combattu la folie de ta haine, que
je contienne aujourd'hui l'audace imprudente de ton
amour?
— Ah! ne gâte pas ma joie en me grondant, dit la
reine. Quand je songe que celui qui m'a sauvée de la
mort me sauve encore de l'esclavage, et que j'ai voulu
deux fois le tuer, mon cœur est déchiré par une
atroce douleur; il est là, mendiant un regard, lui à
qui je donne en secret toute mon âme, et tu veux que
je détourne les yeux, que je retienne mes larmes!
— Je tremble pour la vie qui t'est chère, comme
toi-même tu tremblais, il y a peu de temps encore,
quand tu me cachais ton secret. Un tourbillon de
bonheur t'entraîne et t'aveugle à présent et te fait
oublier tes justes craintes.
— C'est vrai, dit Ourvaci en pâlissant : si le ministre
savait mon amour pour celui qu'il hait d'une haine
incompréhensible, nous serions perdus. 0 Lila, tu
m'épouvantes. Il faudra bien pourtant que la vérité
éclate, et que le roi soit proclamé.
— 11 faut que Panch-Anan soit brisé avant cela, et
si tu n'oses le faire brusquement, usons de ruses
quelque temps encore et minons ce pouvoir absolu
Conquête du paradis, 21
362 LA CONQUÊTE DU PARADIS
que tu as si imprudemment laissé prendre au mi-
nistre.
— Je ferai ainsi, Lila, et personne ne connaîtra ma
réponse au roi du Dekan avant que l'ambassadeur soit
hors d'atteinte. Je tâcherai, puisqu'il le faut, de mieux
garder mon secret; mais s'il allait s'en attrister?
- — Ne suis-je pas là? dit la princesse, déjà je l'ai
averti, mais il est de ceux, malheureusement, que le
danger attire.
Le lendemain, après le conseil, auquel l'ambassa-
deur assistait, et où la reine fit connaître les proposi-
tions du soubab et l'accroissement inespéré du terri-
toire de Bangalore, Panch-Anan, rentrant chez lui,
très préoccupé, aperçut dans la cour de son palais les
pages et la litière de la princesse Mangala; il pressa
le pas et gagna la salle où elle l'attendait.
— Victoire au ministre! dit la princesse, en portant
ses nlains à son front.
— Qu'est-ce donc, ma fille, qui t'amène si matin
chez moi? dit le brahmane.
— La découverte du plus étonnant mystère, mon
saint gourou. Mon amour pour notre reine me pousse
à te le révéler, afin que tu puisses la protéger et la
sauver. Les dieux sont au pouvoir des prières, les
prières sont au pouvoir des brahmanes, donc les
brahmanes sont dieux et rien ne doit leur être caché.
— Parle sans détour, ma fille; je connais ton
dévouement et je saurai le récompenser, dans ce
monde-ci, et dans les existences suivantes.
— Eh bien, père, le barbare est un magicien bien
puissant, car il est parvenu à se faire aimer de la reine.
1 .< . -
PRYAVATA DEVAYANI OURVACI 363
— Qui t'a dit cela? s'écria Panch-Anan, en chan-
geant de couleur.
— On s'est bien gardé de me le dire, répondit
Mangala, mais j'ai surpris entre la reine et l'ambas-
sadeur des regards et des échanges de signes qui ne
me laissent pas de doute.
— Ce que je redoutais si fort est donc arrivé ! dit le
brahmane, les sourcils froncés; je comprends à pré-
sent : c'est ce maudit barbare qui a décidé le soubab
à laisser la reine libre de rompre ou de tenir les
promesses de fiançailles- : nouvelles qu'elle vient
seulement de nous apprendre au conseil.
— Alors, la régence t'échappe?
— Peut-être. La reine a déclaré qu'elle ne savait
quelle réponse elle ferait. Mais elle nous trompe, sans
doute, et est décidée à refuser.
— Un trône comme celui du Dekan, auprès du
petit royaume de Bangalore, mérite bien qu'on hésite,
dit Mangala.
— Mais Bangalore vient d'être doublé en impor-
tance ; à la demande du barbare, que l'impur musul-
man traite de frère, tout l'ancien territoire nous est
rendu. N'est-ce pas là un signe que le roi du Dekan
verrait d'un œil favorable une alliance de la reine
avec son ambassadeur?
— Ah! mon père, un pareil sacrilège ne peut pas
avoir lieu, s'écria la princesse avec épouvante. Si la
reine a laissé surprendre son cœur par la magie,
elle n'est pas folle au point d'oublier son rang et sa
caste.
— Je la connais : elle est extrême en tout; cet
364 LA CONQUÊTE DU PARADIS
homme, elle le voulait mort, quand elle le haïssait;
l'aimant, elle le fera roi.
— Mais les pierres des palais tomberaient d'elles-
mêmes pour le lapider!
— Calme-toi, ma fille, dit le brahmane, continue
d'observer, et sois sûre que nous triompherons;
n'oublie pas que les dieux ne peuvent jamais être
vaincus.
Le soir, des cordons de lampes s'enroulèrent comme
des colliers autour des édifices. Dans le palais, cinq
mille déotis — esclaves porte-lumières — en haie sur
les escaliers, dans les cours, au bord des bassins, for-
mèrent l'illumination. Des pièces d'artifice éclatèrent
sur tous les points de la ville, et on lança sur la
rivière d'innombrables radeaux chargés de flammes
de diverses couleurs. Le courant emportant ces ra-
deaux, qui se renouvelaient sans cesse, roulait un
véritable fleuve de feu et de pierreries. Seules, les
pagodes restèrent sombres et muettes.
La reine avait proposé à Bussy de faire avec elle,
le lendemain, une promenade, pendant les heures
matinales et fraîches, jusqu'à ce territoire tant re-
gretté qui, grâce à lui, redevenait son bien. On par-
tirait à cheval, pour revenir sur les éléphants, envoyés
la veille, à la halte.
A l'heure où les étoiles commençaient à pâlir, un
vétalika s'approcha de la chambre de Bussy, fit courir
ses doigts sur la harpe aux cordes d'or et chanta,
pour faire fuir le sommeil : que la lumière, comme la
gloire précède un héros, allait se répandre dans le
eiel, annonçant la venue du soleil.
PRYAVATA DEVAYANI OURVACI 365
Le marquis s'éveilla en souriant et se hâta de
s'habiller.
11 faisait jour, quand les fanfares sonnèrent au
sommet des tours et que la reine parut à cheval, dans
son charmant costume de guerrier, sous le portique
de la dernière cour.
Bussy s'avançait vers elle, tête nue, en retenant
sa monture avec grâce. Ils échangèrent un salut céré-
monieux, mais en même temps leurs regards se joi-
gnirent, dans un éclair aussitôt éteint.
Quelle était ravissante, dans cette nouvelle parure
d'un charme si étrange, sous le léger casque surmonté
d'un oiseau radieux, avec la tunique d'or et de soie,
moulant délicieusement son torse, et que traversait
la bandoulière de pierreries, retenant le carquois!
Lila, et deux pages tenant des corbeilles vides,
accompagnaient la reine ; Bussy avait avec lui Arslan-
Khan. Un détachement d'archers hindous et de mous-
quetaires français devait les suivre à distance.
Ils traversèrent, au pas, la ville qui s'éveillait. Les
habitants, en grand nombre, descendaient les esca-
liers de la rivière pour aller faire leurs ablutions ma-
tinales, et l'on voyait les femmes dénouer leurs lon-
gues chevelures. On ouvrait les bazars, et déjà des
religieux mendiants les parcouraient, pour récolter
les aumônes, tandis que les taureaux des brahmanes,
magnifiques bêtes qui portaient, empreint sur la
hanche, l'emblème de Siva, se promenaient lente-
ment, ou pillaient l'étalage d'un marchand de grains,
sans que celui-ci se permît de les chasser, ni même
de donner la moindre marque de mécontentement.
366 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Des coureurs, armés de cannes d'argent, faisaient
faire place à la reine.
Les cavaliers sortirent par la porte du Sud, et, la
voûte une fois franchie, galopèrent, jusqu'à ce qu'ils
eussent atteint une avenue de multipliants, qui se
prolongeait à perte de vue.
— Ah ! s'écria Lila avec un soupir heureux, nous
avons l'air d'oiseaux qui s'envolent, en pleine liberté,
loin de toute contrainte.
Bussy regarda la reine qui, la tête un peu inclinée,
lui sourit avec une exquise douceur; puis, ce beau
guerrier s'intimida, baissa les yeux et parut fort
occupé à détacher son arc d'or de la selle où il était
fixé.
— Dans toutes les régions du monde, à la voir
ainsi, il est certain qu'on nommerait l'Amour, dit le
marquis à Lila.
Ourvaci, du bout des doigts, prit par-dessus son
épaule une flèche, empennée de plumes de perroquets.
— Prenez garde! s'écria la princesse, le terrible
Kama-Deva a soulevé son arc, et le trait, où le venin
se mêle à l'ambroisie, va prendre son vol !
— Je ne redoute plus le Dieu triomphant, dit
Bussy, il m'a tellement criblé de blessures que je le
mets au défi de trouver place pour une de plus.
— Personne n'a rien à craindre, dit Ourvaci en
riant, pas même les oiseaux ni les écureuils, qui peu-
plent les buissons épanouis et les arbres.
— Ta victime est sans doute un immortel, dit
Bussy en voyant la reine tendre la corde de l'arc,
dans un geste d'une gràoe incomparable.
PRYAVATA DEVAYANI OURVACI 367
— Non, dit-elle; autrefois, c'eût été une panthère
ou un tigre, mais aujourd'hui le sang m'épouvante,
je ne chasse plus que des fleurs.
La flèche partit et une fleur coupée par la tige
tomba du haut d'une liane. Un des pages descendit
de cheval, la ramassa. D'autres victimes suivirent; ce
fut comme une pluie, et les corbeilles s'emplissaient.
Quelquefois la fleur, atteinte en plein cœur, s'ef-
feuillait.
— Ah, maladroite! s'écriait la reine, je l'ai tuée!
Le marquis la contemplait dans une fièvre d'admi-
ration, chacun des mouvements qu'elle faisait lui révé-
lait une splendeur nouvelle, et lui était aussi doux et
enivrant qu'une caresse. Elle se courbait en arrière
pour mieux viser, se penchait de côté, abaissait ses
longs sourcils sur ses yeux attentifs, déployait ses '
bras, puis les laissait retomber en souriant, quand la
flèche était lancée. Son cheval arabe, couleur fleur
de pécher, obéissait à une légère pression du genou,
à un mot dit à voix basse.
— Eh bien! s'écria la reine, paresseux, tu ne
m'imites pas?
— Je n'ai pas d'arc, dit Bussy.
La princesse Lila lui tendit le sien.
— Je suis si peu habile, dit-elle, que je n'ose en
user, de peur de blesser les oiseaux.
— Jamais je ne me suis servi de cette arme!
— Voyez quel orgueil! s'écria la reine en riant, ce
héros n'ose pas risquer d'être vaincu.
Bussy prit vivement l'arc et les flèches que lui ten-
dait Lila, puis lança son cheval en avant, cherchant
368 LA CONQUÊTE DU PARADIS
des yeux une fleur à viser, et Ourvaci, curieuse, le
rejoignit, laissant la princesse un peu en arrière avec
Arslan-Khan.
Lila, songeuse, les suivait du regard : tous deux si
beaux, si pleins de jeunesse et d'amour, réunis enfin!
— Qui aurait pu prévoir, dit-elle à Tumara, que
nous verrions un jour ces mortels ennemis courir l'un
près de l'autre, dans un aussi doux accord, en s'occu-
pant de fleurs avec des joies d'enfant?
. — Tu te souviens comme moi d'une autre matinée,
n'est-ce pas, princesse? dit Arslan, celle où, près de
Méliapore, nous avons assisté à la première bataille
des Français contre les Mogols, et où je suis descendu
vers la ville pour m'informer si l'homme que nous
haïssions était parmi les combattants.
— Oui, dit Lila, j'y songeais, en nous voyant réu-
nis aujourd'hui, auprès de ce même homme, dont la
vie nous est devenue si chère.
— Certes, dit le musulman, aujourd'hui je l'aime et
je l'admire et tout mon sang lui appartient.
— Si tu l'aimes ainsi, veille bien sur lui. je t'en con-
jure, dit la princesse avec un regard assombri. Puisque
tu es maintenant attaché à sa maison, tu ne le quittes
guère : eh bien, défie-toi de tout ; la trahison et le
meurtre le menacent encore, car la reine n'aura, je le
crains bien, ni l'énergie, ni le pouvoir peut-être, de
les prévenir par un acte violent d'autorité.
— Le danger, c'est cet infâme ministre, n'est-ce
pas? s'écria Arslan transporté d'indignation, ce mons-
tre à face verte et hideuse qui ne respire que la cupi-
dité, l'ambition et l'envie, ce scorpion, ce serpent
PRYAVATA DEVAYANI OURVACI 369'
venimeux! Pourquoi ne pas employer contre lui les
armes dont il se sert si bien?
— Parle plus bas. dit Lila en regardant autour
d'elle avec inquiétude ; tuer un brahmane est un
crime auquel on n'ose même pas songer; d'ailleurs,
la reine, déchirée de remords à cause du mal que le
ministre lui a fait commettre, à elle qui pleurerait la
mort d'un papillon, *ne consentirait pas, pour sauver
sa propre vie, à faire verser une goutte de sang de
plus; elle est superstitieuse, d'ailleurs, elle croit au
merveilleux et à la puissance des brahmanes. Panch-
Anan n'a pas encore perdu toute influence sur elle.
— Que faire donc? comment délivrer le monde
d'un pareil misérable?
— J'ai écrit, pour lui demander conseil, au grand
vizir Rugoonat-Dat; sa réponse ne peut tarder. En
attendant, veillons. Le danger, d'ailleurs, n'est pas
immédiat; l'ambassadeur est sacré et personne, pas
même Panch-Anan, n'oserait rien entreprendre contre
lui tant qu'il est dans le royaume.
Pendant que ces cœurs fidèles s'inquiétaient de
l'avenir, les deux beaux archers, tout au présent,
bondissaient dans la fraîche avenue, faisant assaut
d'adresse, se portant des défis. Le marquis, si habile
tireur, après quelques flèches perdues et quelques
fleurs mises en pièces, était vite parvenu à soutenir
brillamment la lutte; et quand elle cessa, les carquois,
étaient vides et les corbeilles emplies.
Bussy et la reine s'arrêtèrent souriants, et Ourvaci
chercha des yeux ses compagnons qui apparaissaient
tout au loin, s'avançant au pas.
21.
370 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Alors, à l'idée qu'elle était, pour un moment, seule
avec Bussy, elle éprouva une émotion étrange où le
plaisir et la crainte se mêlaient.
— Il m'a comblée de bienfaits, se disait-elle, je les
ai reconnus par d'odieuses trahisons. Maintenant que
nos cœurs s'entendent, s'il exige l'aveu d'un amour
qu'il a trop bien deviné, s'il demande enfin la récom-
pense de sa longue et patiente peine, comment la lui
refuser? comment lui parler de la prudence et du
mystère, qui doivent retarder et voiler encore notre
bonheur?
Et elle baissait la tête, avec le désir et la peur de
l'entendre parler.
Il se taisait pourtant, retenu justement par la pen-
sée de la reconnaissance qu'elle lui devait, et qu'il
tremblait d'avoir l'air de réclamer. D'ailleurs, il
n'avait pas épuisé encore ce pur et délicieux trouble
de l'amour naissant, et il éprouvait une telle pléni-
tude de joie qu'il ne songeait pas à rien désirer de
plus que le présent ; loin de vouloir lui rien demander,
il craignait de la blesser par cette persistance avec
laquelle il tenait son regard attaché sur elle, et cepen-
dant il ne pouvait l'en arracher : il était fasciné par
cette perfection de formes, comme l'eût été un sta-
tuaire, et trouvait d'incomparables délices à épier le
charme qu'y ajoutait le moindre geste; une façon
qu'elle avait de relever la tête d'un mouvement fier
et vif, le battement de ses longs cils sur ses joues,
une certaine moue qui plissait la pourpre soyeuse des
lèvres, et faisait frissonner de tendresse le cœur de
l'amant.
PRYAVATA DEVAYANI OURVACI 371
— C'est vraiment une âme d'élite, pensa la reine
au moment où Lila et Arslan les rejoignaient, il veut
tout tenir de moi-même et ne demandera rien.
— Eh bien, s'écria la princesse, le Lion des Lions
a-t-il enfin la surprise d'une défaite?
— Il ne pouvait être vaincu, dit Ourvaci, celui qui
a triomphé d'adversaires tels que nous : partis pour
le combattre, nous sommes revenus, tous trois, char-
gés de liens de fleurs.
— Moi, j'ai déposé les armes à la seule vue du
héros, dit Lila; j'ai tendu mon cœur à la chaîne, sans
avoir livré bataille.
Bussy prit la main de Lila et la baisa :
— Cette chaine-là m'a fait ton frère véritable, dit-il,
et m'attache à toi, plus encore qu'elle ne te lie.
— C'est vrai, Lila seule n'a aucun tort à se faire
pardonner, dit Ourvaci; mais qui sait? la haine n'est
peut-être qu'un élan pris pour mieux aimer. Mais
nous nous oublions, ajouta-t-elle, en détournant les
yeux pour fuir le charme du regard plein de passion
par lequel il la remercia, mon royaume est petit et
nous sommes capables cependant de ne jamais par-
venir jusqu'à ses limites.
On mit les chevaux au galop, et bientôt, quittant
l'abri des arbres, on s'élança, par une route étroite, à
travers un champ de roses.
C'était une culture régulière, tous les buissons,
parfaitement alignés, étaient taillés de hauteurs éga-
les, et à perte de vue s'étendait comme un tapis
pourpre. Des femmes, vêtues de saris blancs, dont
un pan leur servait de voile, apparaissaient de loin
372 LA CONQUETE DU PARADIS
en loin, occupées à recueillir les fleurs mûres, pour
la confection de l'attar-gul, l'exquise et précieuse
essence.
Un parfum fort et poivré flottait sur toute cette
plaine.
— Ne nous arrêtons pas, dit la reine, l'odeur des
roses enivre au point de faire perdre la raison.
Des montagnes bleues, avec quelques taches de
neige au sommet, fermaient l'horizon et semblaient
proches.
— Voici les limites naturelles de Bangalore, dit la
reine en les désignant de la main, mais depuis long-
temps elles ne le limitaient plus. Ne te semblent-elles
pas plus belles aujourd'hui qu'elles ne l'ont jamais
été, chère Lila, maintenant que nous ne les voyons
plus à travers des larmes de regret?
— Elles semblent resplendir comme des saphirs
sertis d'argent, dit la princesse, et les plus hauts pics
du Séjour de l'Hiver, le mont Mérou lui-même, ne me
feraient pas autant de plaisir à voir.
On traversa plusieurs villages, des rizières et de
fraîches plantations où tout respirait la prospérité et
l'abondance ; puis une muraille crénelée se présenta,
retenue de l'écroulement par les plantes parasites, et
au delà c'était l'aridité du désert.
— La vie renaîtra bientôt ici sous la magie de ton
sceptre, dit Lila, et quand nous reviendrons, nous ne
retrouverons plus la jungle inhospitalière.
Ourvaci, grave et songeuse, embrassait de son
beau regard toute cette étendue sauvage et dessé-
chée , étudiait les mouvements du sol , suivait la
PRYAVATA DEVAYANI OURVACI 373
course imaginaire des frais ruisseaux et des canaux
argentés qu'elle voulait ramener dans cette terre
perdue, comme le sang dans des veines taries.
Mais le soleil commençait à faire sentir la brûlure
de ses rayons, et l'on se hâta de les fuir.
— Quels formidables remparts! s'écria Bussy en
voyant de plus près les montagnes, qui se dressaient
âpres, déchiquetées, inaccessibles, s'étendant comme
une muraille ininterrompue.
— Par malheur, dit la reine, de nombreux défilés,
faciles à franchir, percent la chaîne sur toute sa
longueur.
— Combien il serait aisé de les fortifier! dit le
marquis; une redoute et deux canons suffiraient, et
avec quelques soldats on arrêterait alors toute une
armée dans ces gorges étroites. Si tu daignes avoir
confiance en mes conseils, je te tracerai un plan de
fortifications à édifier et je t'enverrai des pièces de
rempart, de la fonderie que j'ai fait construire dans
les environs d'Aurengabad, et qui déjà fonctionne.
La reine écoutait Bussy avec une respectueuse
attention :
— Heureuse de tes avis, je t'obéirai comme au roi
même de ce royaume, dit-elle à demi-voix. D'ailleurs,
n'en es-tu pas vraiment le maître?
— Moi I le maître ! murmura Bussy dans un ver-
tige de bonheur qui le fit chanceler, et répandit sur
son visage cette pâleur subite, dont Lila s'effrayait
si fort.
La reine, elle aussi, eut peur et avança vivement
la main pour le secourir; mais il s'empara de cette
374 LA CONQUÊTE DU PARADIS
main souple, fraîche et suave comme la pulpe d'une
fleur, et la couvrit de baisers ardents. Puis, brusque-
ment, il éperonna son cheval et s'enfuit comme s'il
voulait calmer Fivresse qui le transportait, dans un
vertigineux galop.
— Hélas! est-il fou? dit Ourvaci tremblante.
— Tu vas le faire mourir de joie, après l'avoir tant
torturé, s'écria la princesse. Voyez, son cheval s'em-
porte, il peut le briser contre les pierres!
— Rassurez-vous, dit Arslan, avec un sourire tran-
quille. D'un cavalier tel que Bussy, il n'y a rien à
craindre. Sous la grâce de son corps se cache une
force incroyable; je l'ai vu remuer, de ses mains
si blanches, des blocs que plusieurs hommes robustes
ne pouvaient ébranler.. Sa monture serait étouffée
entre des genoux de fer, si elle s'avisait de se révolter.
Tenez, il la dirige parfaitement, le voilà qui revient à
nous.
Bussy arrêta net son cheval, qui, l'œil hagard, cou-
vrant d'écume les pierreries du mors, trembla long-
temps sur ses jarrets.
Les prunelles bleues du jeune homme étincelaient
d'orgueil et de joie, mais il humilia leur expression,
demanda grâce pour cet accès de démence.
Le campement était établi sous un banyan, cet
arbre étrange dont les branches pendantes prennent
racine, formant de nouveaux arbres, qui, à leur tour,
donnent naissance à d'autres et construisent ainsi
comme de merveilleux temples, avec des perspectives
d'arceaux de verdure, frais et sonores.
Des tapis étaient déroulés sur la mousse et des
PRYAVATA DEVAYANI OURVACI 375
coussins disposés autour de petites tables basses, en
bois précieux incrusté de nacre.
Les cavaliers mirent pied à terre et des esclaves
accoururent pour emmener les chevaux.
Des fumées flottaient, chargées d'odeurs appétis-
santes, et Ton voyait, dans les lointains du banyan,
toute une foule de serviteurs s'agiter. On avait ins-
tallé les fours portatifs en argent, et les glacières,
avec la provision de neige pour les sorbets; le lait
tiède moussait dans des seaux de cristal, et l'on ba-
rattait le beurre activement, tandis que le riz cuisait,
mêlé de piments et de jujubes, et que l'on pétrissait
des gâteaux au miel et toutes sortes de pâtisseries.
La reine détacha son joli casque et l'accrocha à
une branche.
— Est-il vrai que dans ta patrie, dit-elle à Bussy, les
femmes etles hommes prennent ensemble leurs repas?
— C'est vrai, dit-il.
Ourvaci se tourna vers Lila.
— Eh bien! dit-elle, aujourd'hui nous adopterons
la coutume de notre hôte.
La princesse se mit h rire.
— Qu'as-tu, méchante? demanda la reine avec un
sourire un peu inquiet.
— Je songe à ce fameux agneau farci de pistaches,
qui nous a causé tant de tourment, et qu'il faut
maintenant supprimer, car il ne peut pas être servi
devant des brahmines comme nous. Pour sauver
notre âme, nous l'avons cependant fait offrir en sacri-
fice à Kali.
— 0 reine! quel chagrin tu me causes, s'écria
37G LA CONQUÊTE DU PARADIS
Bussy, d'avoir enfreint pour moi un précepte de ta
loi. Je fais vœu, si cela peut te plaire, de ne plus me
nourrir que de fruits et de racines.
— Il faut te moquer de mes préjugés, au contraire,
dit Ourvaci ; la savante élève de Rugoonat-Dat m'a
démontré qu'ils ne s'appuyaient sur rien; personne
ne possède comme elle les textes sacrés, aussi m'a-
t-elle fait lire dans les Védas, qu'il est de règle d'offrir
à un hôte, du miel, avec différentes viandes. Inter-
roge Lila, elle te dira mille choses encore sur ce
sujet : le sage Valmiki, lorsqu'il reçut dans son ermi-
tage les épouses de Dasaratha, leur servit un grand
festin composé de gibiers et de chairs diverses; Rama
lui-même sacrifiait des gazelles dans la forêt de son
exil ; elle t'apprendra encore que ce sont les djênas et
les bouddhistes qui les premiers ont interdit l'usage
de la chair; tu vois bien que nos superstitions ne
méritent qu'une moquerie.
— L'agneau n'en est pas moins condamné, dit Lila,
qui ajouta à l'oreille de Bussy : Il faut qu'elle t'aime
bien follement pour avoir essayé un tel sacrifice,
mais elle n'aurait pas pu le supporter, et se serait
évanouie d'horreur, à la vue de ce mets réprouvé.
Dg magnifiques coquillages tenaient lieu d'assiettes
et de plats, les coupes étaient d'or, et les cuillers
formées par le bec rose et poli du coknos.
Pendant le repas, des musiciens et des chanteuses
invisibles se firent entendre, et des danseuses, entre-
laçant leurs belles écharpes, formèrent une ronde, a
travers les arbres, et enveloppèrent les convives dans
un cercle de gaze et d'or.
PRYAVATA DEVAYANI OURVACI 377
Pour laisser passer les heures accablantes de l'après-
midi, avant de retourner à la ville, on s'étendit sur
des coussins, à la place la plus ombreuse, et, tandis
que les esclaves rafraîchissaient l'air en agitant des
écrans, on apporta les corbeilles, pleines des fleurs
cueillies à coups de flèches.
— Voici encore un motif de raillerie, dit la reine en
renversant l'odorante moisson sur le tapis ; l'occu-
pation favorite des Hindous est de former des guir-
landes, n'est-ce pas bien frivole?
— Quand j'ai quitté Versailles, dit le marquis, le roi
de France et toute la cour pour lui complaire faisaient
de la tapisserie. N'est-il pas bien plus charmant ce
passe-temps qui consiste à entrelacer des fleurs?
— Tu acceptes la lutte cette fois encore?
— Je m'off're courageusement à vos sarcasmes, dit-
il en attirant à lui une branche.
Lilajeta, en riant, à Bussy lefild'orpourlierlestiges.
Et il entreprit gaiement ce travail inconnu, qu'in-
terrompirent souvent de doux regards et des sourires,
et où des maladresses, réparées par la reine, lui don-
naient la joie de pouvoir effleurer des doigts légers,
entre les piquantes épines. Et ces heures-là furent
exquises; dans cette paisible et endormante nature,
elles apaisèrent leurs âmes, leur donnèrent l'illusion
d'un bonheur à l'abri de toute atteinte, sûr de son
éternité.
Au retour, un cortège imposant les accompagnait.
Eràvata, portant la reine et la princesse, marchait
de front avec Ganésa, sur lequel était Bussy avec
Arslan-Khan. L'éléphant d'Ourvaci avait au cou la
378 LA CONQUÊTE DU PARADIS
guirlande assez mal tressée par le marquis et dont
quelques fleurs se détachaient, et Ganésa était cou-
ronné par celle qu'avait formée la reine. Ils revinrent
à la ville par la forêt.
Le peuple de Bangalore les attendait. Durant la
journée, des hérauts, appelant les habitants sur
toutes les places, leur avaient lu le firman qui rendait
à la couronne le territoire perdu, ajoutant que c'était
«ur la prière de l'ambassadeur, auquel le roi du
Dekan avait été heureux d'accorder cette faveur. En
secret, Ourvaci avait fait répandre le bruit, par d'ha-
biles agents, que ce bienfaiteur du royaume était le
même homme qui, en risquant la sienne, avait sauvé
la vie à la reine, quelques années auparavant. Elle
voulait savoir si l'amour que lui portait son peuple
serait assez fort pour faire taire en lui les préjugés de
race et de religion, et quel accueil il ferait, de son
propre mouvement, à l'ambassadeur du soubab, quand
il saurait combien il avait droit à sa reconnaissance.
Par une de ces intuitions que les foules ont quel-
quefois, le secret désir de la reine sembla avoir été
deviné par le peuple, qui fit spontanément à l'ambas-
sadeur, une ovation enthousiaste, jetant des palmes
sur sa route, arrosant de musc et d'eau de roses les
oreilles de son éléphant et couvrant le nom de
l'étranger de bénédictions et de louanges.
Bussy, surpris et touché de ce chaleureux accueil,
saluait cette foule et lui souriait.
— Ahl Lila, dit Ourvaci, pâle et tremblante de
joie, lorsqu'on atteignit le palais, ne dirait-on pas
qu'ils acclament le roi?
xxvm
SÉPARATION
Les fêles se prolongèrent, de jour en jour et de
semaine en semaine ; chasses, spectacles, combats de
bêtes féroces, réjouissances de toutes sortes, dans la
ville et dans le palais, auxquelles d'ailleurs la reine et
son hôte se mêlaient peu; ils paraissaient quelques
instants, puis s'éloignaient, avec un groupe de favoris.
Leurs vraies fêtes, à eux, étaient d'être ensemble,
sans trop de contrainte, entourés d'amis sincères qui,
s'ils devinaient leur amour, ne les trahiraient pas.
Bussy avait voulu revoir l'île du Silence et la chambre
d'ivoire, éclairée par des étoiles de pierreries. Puis,
la reine l'avait conduit sur l'emplacement du hangar
où il avait été porté blessé. Sans déblayer tout à fait
les cendres et les ronces, en grand secret, ils posèrent
ensemble la première pierre d'un temple à Kama-
Deva, qu'elle voulait faire construire là, dès qu'on le
pourrait sans danger.
Quelquefois, ils s'amusaient à voir de jeunes pages.
380 LA CONQUÊTE DU PARADIS
à l'aide d'oiseaux dressés à les prendre vivants, chas-
ser les merveilleux papillons, qui semblaient des
joyaux sur la soie des fleurs ; on en emplissait des
cages de gaze, puis l'on donnait la volée à toutes ces
ailes éclatantes, dans une jolie cour plantée d'arbustes
et recouverte d'un filet d'or, pour les garder prison-
nières.
Ils se plaisaient dans les jardins, au bord des fon-
taines, ou dans quelque fraîche salle d'un pavillon
d'où l'on découvrait la campagne ; mais ils affection-
naient surtout un étrange balcon de pierre, tout
ajouré des plus fantasques sculptures, et qui faisait
une trouée dans un grand arbre. Quand ils étaient là,
tout près du chant des oiseaux, ne voyant rien qu'un
entrelacement de branches, il leur semblait être vrai-
ment dans un nid. Et les heures s'écoulaient rapides
et heureuses, sans qu'ils eussent l'idée que ce temps
de bonheur pouvait finir.
Un jour qu'ils étaient sur ce balcon, seuls avec
Lila, perdus dans un silence plein de pensées, un bruit
de pas pressés se fit entendre dans la salle, et un
messager parut.
Bussy, qui tous les matins recevait par un courrier
des lettres de Rugoonat-Dat et de Kerjean, le tenant
au courant des affaires, fut effrayé de voir ce mes-
sager, arrivant dans l'après-midi, tout couvert de
poussière et qui avait certainement brûlé la route. Ce
fut avec un frisson d'inquiétude qu'il prit la lettre
qu'on lui tendait.
La reine s'était levée toute pâle, et s'appuyait à
la balustrade du balcon , regardant avec effroi et
SÉPARATION 381
colère cet homme qui, peut-être, venait briser sa
joie.
Le marquis lut tout haut la lettre composée de
quelques lignes, écrites fiévreusement de la main du
roi.
« Reviens vite, mon Bussy, nous sommes perdus!
Les Mahrattes ont envahi le Dekan et menacent Au-
rengabad. »
— Hélas ! ce malheureux pays ne cessera donc pas
d'être une proie convoitée de tous! s'écria le jeune
homme en jetant à Ourvaci un regard désolé.
Elle se tordait les mains en murmurant d'un air égaré :
— Les Mahrattes!
— Eh bien, dit Bussy en souriant, qu'ont-ils donc
de si terrible? S'ils ne m'arrachaient pas à un bon-
heur céleste, ils m'inquiéteraient fort peu.
— Seigneur, dit Lila, c'est par eux qu'Ourvaci est
orpheline. Avant que la gloire des Français ait tout
efl'acé dans l'Hindoustan, les Mahrattes passaient
pour les plus braves et les plus redoutables des guer-
riers. Rien ne leur résistait et leur nom seul faisait
fuir les armées.
— Leur défaite manquait à notre renommée, dit-il,
et il est bon que l'orgueil et l'insolence de ce peuple
soient humiliés. Je t'en conjure, ma reine, ajouta-t-il
en voyant qu'Ourvaci baissait la tête avec accable-
ment, aie plus de confiance dans nos armes. La bra-
voure des Mahrattes ne pourra rien contre une bra-
voure égale, soutenue par une artillerie tellement
supérieure, qu'ils disent tous ici que nous avons la
foudre pour alliée.
382 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Je crois Rama invincible, dit-elle, mais est-il
invulnérable ?
— Pourrai-je mourir lorsque tu daignes t'inquiéter
pour ma vie? dit-il. Mais, hélas! je n'ai plus que quel-
ques moments à passer près de toi. Veux-tu me per-
mettre, pour que je n'en perde pas une minute, de
donner, sans te quitter, les ordres les plus pressés?
La reine, incapable de parler, fit de la tête un signe
affîrmatif.
Bussy recommanda que l'on tînt prêts à partir plu-
sieurs courriers, et fit appeler son secrétaire.
Naïk arriva bientôt, et ne put se défendre d'un
mouvement de crainte en se trouvant en présence de
la reine; car, pour un paria, c'était un crime irrémis-
sible de s'approcher d'un souverain. Mais il comprit
vite, à la pâleur et à l'air de tristesse répandus sur
les visages, qu'un malheur était arrivé, et qu'on s'in-
quiétait peu de savoir si le nouveau venu était tchan-
dala ou brahmane.
Le marquis lui fit lire le billet du roi et lui dicta
plusieurs lettres. Naïk portait toujours suspendu à sa
ceinture, un étui d'or renfermant le Kalam, l'encrier
et le rouleau de parchemin, insignes de ses fonctions;
il mettait un genou en terre et s'appuyait sur l'autre
pour écrire.
Bussy donnait l'ordre, à l'umara qui commandait
les cipayes de la garnison de Kadapa, nababie toute
proche de Bangalore, dont Salabet-Cingh avait fait
présent à la bégum Jeanne, de mettre à sa disposition
tous les hommes dont il pourrait disposer, sans com-
promettre la sûreté de la place, et le plus possible de
SÉPARATION 383
pièces de campagne ; il envoya le même avis au com-
mandant de Kanoiil, qui se trouvait aussi sur la route
qu'il voulait suivre. Puis il écrivit, de sa main, à
Kerjean, une dépêche chiffrée, et ces quelques lignes
au soubab :
« Rassure-toi, mon roi, et ne perds pas confiance
dans celui qui t'a jusqu'ici conduit à la victoire ; j'ai
un moyen certain de préserver ta capitale, c'est de
marcher sur Pounah, la capitale de tes agresseurs.
Tu les verras aussitôt rebrousser chemin en grande
hâte pour aller défendre leurs États. Mais il ne faut
pas perdre un instant; je t'en conjure, fais partir tes
troupes, dès cet avis reçu, avec le bataillon français
qui sera prêt en une heure. Vous me rejoindrez à
Béder. »
Ourvaci, immobile et retenant ses larmes, admirait
cependant, à travers sa douleur, cette promptitude
de décision, cette lucidité froide, que ne troublaient
ni la brutalité de la nouvelle, ni le chagrin qu'elle
causait. C'était le héros, l'intrépide guerrier, soi-
gneux de sa gloire, qui maintenant se dressait devant
elle, et elle avait peine à retrouver en lui l'amant qui
tout à l'heure frémissait d'amour à ses pieds. Ce beau
visage sévère, à l'expression impérieuse, ces yeux
0xes sous le sourcil froncé, semblaient l'avoir oubliée.
Et elle songeait avec un confus sentiment de
jalousie :
— S'il lui fallait choisir entre la gloire et moi,
peut-être serais-je sacrifiée.
— Préviens Arslan-Khan et les officiers français,
dit-il à Naik en le congédiant, que tout ce qu'il y
384 LA CONQUÊTE DU PARADIS
avait de soldats dans le cortège part avec moi, avant
une heure. Le reste de la suite, les éléphants et les
esclaves se mettront en route demain.
— Comment! dit Ourvaci, tu ne me donnes même
pas cette journée?
— 0 reine, s'écria-t-il, te causer un regret, quelle
douleur et quel orgueil ! Mais décide toi-même sMl m'est
possible de ne pas voler, sans perdre un instant, au
secours d'un roi qui vient de se montrer si généreux.
— C'est vrai, dit-elle, en baissant la tête, c'est
impossible, il faut partir.
Elle semblait suffoquer, prête à s'évanouir.
— Quelle triste reine, n'est-ce pas? reprit-elle en
essayant de sourire. Sans courage!... Oh! je ne suis
pas toujours ainsi; mais je ne sais quelle angoisse
m'oppresse, il me semble que nous sortons de la
lumière pour entrer dans une ombre opaque et sans
issue. Ah! j'ai beau vouloir le chasser, un pressenti-
ment funeste me tient dans ses serres et me dévore
le cœur.
Et elle cacha sur l'épaule de Lila son visage inondé
de larmes.
Bussy, agenouillé devant elle, lui baisait les mains.
— Hélas! elle m'ôte toute ma force! disait-il; la
voir souffrir est une torture impossible à supporter.
— Ma douce reine, ne te laisse pas abattre à ce
point, dit Lila en lui caressant les cheveux ; la secousse
trop brusque de cette séparation est affreuse, c'est
vrai; mais l'ambassadeur ne devait pas rester tou-
jours; songe qu'il reviendra victorieux, et que, d'ici
là, la renommée nous parlera de lui.
SÉPARATION 385
Ourvaci abaissa ses beaux yeux humides sur le
jeune homme.
— Eh bien, dit-elle, s'il meurt, je mourrai.
Puis, elle s'attrista de nouveau.
— Hors de ce monde, nous ne serons pas réunis,
s'écria-t-elle; j'oubliais que le ciel de mes dieux n'est
pas celui des siens.
— Mon seul dieu c'est toi, mon ciel c'est l'air qui
t'enveloppe, cria-t-il. Mais, si cela peut te rassurer,
j'adore Brahma, Indra, Ganésa et l'effrayante Kali
qui danse sur des cadavres, et le dieu bleu qui vogue
sur la mer de lait, et tous ceux que tu voudras; s'il
y a quelque sacrifice, quelque cérémonie à accom-
plir, je suis prêt.,
— Pardonne-moi, j'étais folle, dit Ourvaci, j'ai
honte vraiment d'amollir ton courage par le specta-
cle de ma lâcheté ; les jours et les nuits ne me man-
queront pas pour exhaler ma douleur; tant que tu es
là, il reste encore de la joie. Demandons nos chevaux,
Lila; nous accompagnerons l'ambassadeur jusqu'aux
limites de nos domaines.
Une heure plus tard, ils franchissaient ensemble le
portique du palais, et le marquis, se retournant une
dernière fois, embrassait d'un long regard cette
demeure où il avait été si heureux.
— Ah! s'écria-t-il, l'inscription, qui ment aujour-
d'hui sur les ruines somptueuses d'un édifice de. Delhi,
serait à sa vraie place sur la porte de ce palais : S'il
est un paradis sur terre, c'est ici! Certes, la dou-
leur qu'éprouva Adam n'était pas plus poignante
que la mienne lorsqu'il sortit de l'Eden, et pour-
22
38G LA CONQUÊTE DU PARADIS
tant il n'emportait pas, comme moi, l'espoir d'y
revenir.
Du haut d'une des terrasses, dissimulé derrière un
arbuste, quelqu'un regardait l'ambassadeur partir.
C'était le ministre Panch-Anan.
11 s'était si bien effacé, tenu à l'écart pendant ces
jours si doux pour les amants, feignant de s'absorber
dans le soin des affaires, pour laisser à la reine toute
sa liberté, qu'on l'avait presque oublié; mais il n'ou-
bliait pas, lui, et le regard dont il accompagnait
l'étranger, était gros de haine et de menaces.
Les cavaliers dépassèrent la ville et, piquant leurs
montures, galopèrent en silence, cherchant à se dis-
simuler l'un à l'autre leur désespoir.
Le moment de la séparation vint pourtant, ils s'ar-
rêtèrent, osant à peine se regarder. La princesse,
plus courageuse d'ordinaire, semblait à son tour
accablée.
— Je ne puis m'empêcher de croire, dit-elle, que la
destinée nous garde quelque trahison. Mon œil droit
frémit, et j'ai vu tout à l'heure un oiseau fatal voler
à notre rencontre. On veut rire des superstitions, ne
pas croire aux pressentiments, et pourtant le cœur se
glace quand les présages menacent un être cher.
Ourvaci, pâle comme une perle, se taisait.
— Le vrai, le seul malheur, c'est de se quitter, dit
Bussy. Il n'en peut être de pire; l'absence n'est-elle
pas soeur de la mort ?
Il leur baisa les mains rapidement.
— Adieu! cria-t-il en s'enfuyant, je reviendrai.
Mais lorsqu'un mouvement du terrain lui eut mas-
SÉPARATION 387
que la reine, qu'il ne la vit plus en se retournant, une
horrible douleur lui tordit le cœur, et, à son tour, il
fut frappé par une crainte affreuse, il lui sembla que
le vent qui passait lui criait à l'oreille : Tu l'as vue
pour la dernière fois.
Il s'arrêta sans souffle, terrifié. Puis tout à coup,
s'écria :
— Je ferai mentir cet affreux pressentiment, je ne
l'ai pas vue pour la dernière fois.
Et il remonta la pente au galop.
Ourvaci était toujours à la même place, immobile.
Elle l'aperçut, courut à lui, et, tandis que leurs che-
vaux se cabraient, dans une étreinte éperdue, ils
échangèrent un baiser plein d'horreur et de délices.
XXIX
RAHOU
C'est un grand tapage, un bruit métallique, reten-
tissant, de boucliers heurtés violemment par le pom-
meau des sabres, de grands tambours, rapidement
battus, de cymbales qui vibrent, et les cris de toute
une armée se mêlent à ce tumulte.
La pleine lune verse sa lumière sur les blancheurs
du camp mahratte, où les guerriers éveillés, la plu-
part en vêtement de nuit, agenouillés ou debout, ont
tous les yeux au ciel. On distingue des figures éner-
giques et fines, sous le hérissement particulier de la
barbe, partagée en deux, et peignée à rebrousse-
poil.
La manœuvre de Bussy a parfaitement réussi : les
ennemis se sont repliés au plus vite vers leurs fron-
tières menacées. Dans plusieurs escarmouches déjà,
cette célèbre cavalerie mahratte, dont l'impétuosité
balayait tout d'ordinaire sur son passage, pour la
première fois est restée sans effet : une infranchis-
RAHOU 389
sable barrière de mitraille a toujours arrêté son élan.
Maintenant, toute l'armée est réunie, avec son roi,
Balladji-Rao, au milieu d'elle, à une journée de mar-
che des Français, et une bataille décisive est immi-
nente. Mais, pour l'instant, un danger plus grave que
celui des combats menace le monde et agite tous les
esprits ; les astrologues l'ont prédit : Rahou, le monstre
sans corps, va dévorer la lune.
L'on fait tout ce bruit pour l'efl'rayer et l'éloigner
de sa victime, qui, toute pâle, roule dans le ciel lim-
pide comme fuyant, épouvantée. Mais déjà le dragon
avide l'atteint; sa gueule noire vient de saisir le bord
de la courbe pure et brillante, les dents cruelles la
mordent, l'échancrent; Tchandra ne peut plus échap-
per, Rahou ne la lâchera pas, il l'avalera, plongeant
ainsi le monde dans la nuit.
Alors des invectives , des imprécations éclatent,
mêlées à des hurlements de désespoir, croissant à
mesure que l'astre disparaît entre les mâchoires du
monstre.
— Va-t'en! va-t'en, hideux vampire! mauvais génie
qui traîtreusement te glissas parmi les dieux, tandis
qu'ils barattaient la mer!
— Infâme voleur! tu leur dérobas un peu de l'am-
rita d'immortalité, afin de ne pas mourir.
— Mais les deux yeux du ciel, l'œil d'or et l'œil
d'argent, t'ont reconnu et dénoncé.
— Alors, Vichnou furieux t'a tranché la tête, et
elle roule dans l'espace loin de ton corps,
— Et tu poursuis sans cesse ceux qui t'ont trahi,
pour te venger en les dévorant.
22.
390 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Brûle-lui la langue, Tchandra, répands sur ses
gencives impures un poison tellement corrosif que
l'horrible Rahou soit forcé de s'enfuir, en hurlant de
douleur, après l'avoir rejetée dans le ciel.
Quand l'ombre fut complète, le vacarme grandit
encore, les cris redoublèrent, les cymbales et les
tambours semblèrent pris de folie.
Mais tout à coup, une voix formidable, qui semblait
le rugissement du monstre qui mangeait la lune,
couvrit ses clameurs. L'horizon se raya d'éclairs, et
des globes, rouges comme des braises, passèrent en
sifflant : les Français canonnaient le camp mahratte.
La surprise fut complète. A la terreur superstitieuse,
succéda une épouvante plus sérieuse, une stupeur qui
ûta toutes leurs facultés à ces hommes demi-nus,
perdus dans l'ombre. Ils ne savaient même pas de
quel côté fuir, à travers la fusillade ininterrompue
qui les enveloppait de nuages. « On ne respirait,
dirent-ils plus tard, que feu et fumée. »
Quand Rahou eut rejeté la lune, et que la clarté
revint, elle illumina les baïonnettes françaises à la
place où était tout à l'heure le camp. Les Mahrattes
qui l'occupaient encore étaient morts ou prisonniers,
tout le reste avait fui ; Balladji-Rao, en chemise, ne
s'était échappé que grâce à un cheval, rencontré sur
sa route, et qu'il avait enfourché.
Cette victoire, qui rompait l'antique prestige des
guerriers mahrattes, les plongea, pour la première
fois peut-être, dans un morne découragement, et,
quand Balladji-Rao eut compris que le général fran-
çais ne comptait pas se reposer et continuait sa
RAHOLÎ 391
marche vers Pounah, il fit des propositions de
paix.
Bussy les accueillit volontiers, et, impatient de
voir Salabet-Cingh, qu'il n'avait pu rejoindre encore,
décida d'aller conférer lui-môme de la paix avec le
roi, et laissant le commandement à Kerjean, rebroussa
chemin vers le camp du soubab, qui était, comme
toujours, une ville ambulante.
Lorsque le marquis entra sous la tente royale,
Salabet se leva vivement, et courut à lui.
— Ah! Gazamfer, s'écria-t-il, tes triomphes sur les
Mahrattes mettent le comble à notre gloire! Heureux
le roi que tu protèges; défendu par ton bras, il n'a
rien à redouter du sort.
— Ne parlons pas de moi, dit Bussy avec émotion;
après les faveurs dont tu m'as comblé, c'est à genoux
que je dois te demander pardon de n'avoir pas su
deviner un cœur comme le tien.
— Enfin, tu m'aimes donc? s'écria le roi avec une
charmante expression de bonheur, en ouvrant ses bras
au marquis, c'est là ma plus grande victoire! Tu ne
sais pas ce que tu m'as fait souflVir, et quel supplice
c'était pour moi de recevoir tout d'un homme qui me
haïssait. Vois-tu, j'aurais donné mon royaume pour
fondre cette glace de ton regard, et y faire luire ce
chaud rayon d'amitié qui s'en échappe aujourd'hui.
Méchant, qui n'a pas compris que je savais son secret,
et que j'étais heureux de pouvoir enfin lui témoigner
ma reconnaissance par un sacrifice digne de lui.
— Ah; j'étais fou, aveugle et stupide, et plus le
charme de ta personne m'entraînait vers toi, plus tu
392 LA CONQUÊTE DU PARADIS
te montrais digne de mon amour, plus la jalousie me
dévorait.
— Oui, tu as même songé à me tuer, dit le roi;
j'ai vu ma mort écrite dans l'expression de ton
visage, quand je venais vers toi, plein d'impatience,
t'apporter le bonheur.
— C'est vrai, dit Bussy, j'ai eu cette pensée horri-
ble, toute ma vie ne suffira pas à la racheter
— Tais-toi, c'est oublié, dit le roi; je me suis vengé
d'ailleurs en te laissant souffrir quelques jours de plus ;
pourtant, en fermant de mon sceau la lettre que je
voulais d'abord te donner ouverte, je ne pouvais
retenir mes larmes à l'idée que je prolongeais ta peine.
Mais, j'avais tout fait pour t'éclairer. Je ne pouvais
rien de plus; il n'est pas dans nos coutumes de parler
le premier à un homme, fût-il notre frère, de la
femme qu'il aime; contre toutes les convenances, je
t'ai cependant nommé plusieurs fois Radiah, ma
favorite, pour t'entraîner à m'ouvrir ton cœur, en te
laissant voir que le mien était pris ; mais tu n'as pas
su me comprendre.
— Je suis indigne de ton pardon, dit le marquis ;
mes torts sont si graves que leur poids m'accable ; ils
laisseront, malgré ta magnanime bonté, une ombre
dans ton esprit.
— Tu me méconnais encore, Gazamfer, si tu crois
que je te garderai la moindre rancune, l'amitié est
pour moi une chose rare et sacrée que rien n'ébranle.
Je t'ai donné la mienne spontanément et tout entière,
tellement que l'immense gratitude que je te dois n'a
rien pu y ajouter. Et, tu le vois, en ce moment, l'ami
RAHOU 393
oublie le roi ; je ne le demande pas ce qui t'amène, ni
quels sont les papiers que tu portes.
— Ce sont les propositions de paix de Balladji-
Rao, dit le marquis; j'ai fait avertir Rugoonat-Dat
de me rejoindre auprès de toi, afin que nous puissions,
sous tes ordres, arrêter les conditions.
La belle et douce figure du brahmane parut à l'en-
trée de la tente.
— Il m'aime, vizir, et c'est grâce à loi, s'écria le
roi; tu peux me demander, pour cela, telle faveur
que lu voudras!
XXX
POISONS
Dans un frais bouquet de palmiers, au bord de la
mer, une maison assez petite, isolée, apparaît tout
environnée de sables brûlés de soleil. Les tattys, en
roseaux tressés, sont baissés devant les fenêtres, et
un noir, allant de l'une à l'autre, les arrose sans relâ-
che à l'aide d'une pompe. Ce bruit d'eau qui ruisselle
est le seul qui se fasse entendre. La maison semble
morte au milieu de ce grand paysage simple, nu, où
les solitudes du ciel, de la mer et des sables, se super-
posent.
Le long de la côte cependant, quelque chose semble
rouler, et s'approche avec une extrême rapidité.
Le nuage soulevé laisse deviner bientôt un cava-
lier couvert de poussière, qui harcèle sans pitié son
cheval. C'est vers la maison qu'il se dirige. Il franchit
la porte ouverte de la palissade qui l'entoure et, sau-
tant à bas de sa monture, gravit en courant les mar-
ches de la véranda.
POISONS 395
De l'intérieur, quelqu'un vint au-devant de lui.
— Eh bien, Naïk? demanda anxieusement celui qui
entrait et qui était Arslan-Khan.
Le paria avait le visage inondé de larmes.
— Il est mort?
— Non, il vit ; mais l'espoir fuit de nos cœurs,
comme le vin d'une coupe brisée.
— Allah est grand ! il peut faire un miracle.
Naïk secoua la tête.
— Venez, dit-il, mais ùtez vos armes, la vue de
l'acier lui fait peur.
— Bussy a peur d'une épée ! Hélas, il est bien
perdu, dit Arslan, les yeux humides. Je suis certain
maintenant qu'on voulait m'éioigner en me désignant
pour porter au Mogol le tribut du roi. Parti au milieu
de la joie et des triomphes, je retrouve, après quel-
ques mois, désastre et malheur.
— L'assassinat de Rugoonat-Dat a été le premier
•éclair de cet orage terrible, dit Naïk.
— L'assassin, c'est ce misérable Panch-Anan !
— Je n'en ai pas douté un moment; le ministre
avait parlé d'une lettre dangereuse, écrite par lui à
la princesse Lila, et qui avait été interceptée. Aussi,
quand j'ai vu le cher brahmane mort, une inquiétude
affreuse s'est emparée de moi. J'étais sûr de notre
cuisinier et tous les plats arrivaient sur la table
enfermés et scellés par lui. Mais j'avais supplié le
maître de ne pas boire, même une goutte d'eau, hors
du palais et il me l'avait promis en riant, ne croyant
•pas au danger. Malgré cela, je ne vivais pas, j'avais
le pressentiment du poison. Hélas I un jour, en sor-
396 LA CONQLÉTE DU PARADIS
tant d'une conférence avec le nouveau ministre,
Seid-el-Asker-Khan,dont la figure faussement humble
me faisait horreur, le maître est tombé évanoui et on
l'a rapporté au palais sans qu'il ait repris connais-
sance. Il m'avoua, lorsqu'il revint à lui, avoir bu
quelques cuillerées d'un sorbet qu'il ne pouvait
refuser, le ministre lui-même le lui ofïVant. Il avait
très chaud, dit-il, puis un froid subit l'avait glacé.
Contre tout espoir, pourtant, il se remit vite et se
moqua de ma persistante angoisse. Bientôt son carac-
tère changea; lui, si séduisant dans ses manières et
dont l'accueil, malgré sa grande dignité, était toujours
si cordial, devint d'une hauteur extraordinaire avec
tout le monde, tellement que M. de Kerjean ne lui
parla plus et est encore aujourd'hui mortellement
fâché contre lui. Des colères subites, sans cause, lui
venaient, et alors il n'épargnait personne, pas même
le roi, qui a fait preuve d'une patience bien rare. C'est
alors qu'arriva cette nouvelle incroyable, d'un nou-
veau prétendant, soutenu par les Anglais, s'avançant
avec des forces considérables vers Aurengabad. En la
recevant le général parut troublé; pour la première
fois son sang-froid l'abandonna, il hésita, et, quand
l'ennemi approcha, au lieu de défendre la ville, à la
stupeur de tous, il ordonna la retraite et fit partir le
roi pour Hyderabad. Je ne reconnus que trop l'action
d'un poison lent qui, avant de tuer son corps, allait
détruire la gloire du bien-aimé héros. Il eut quelques
éclairs encore, puis faiblit, sembla redouter un
combat. L'ennemi occupa la ville, confisqua les tré-
sors, et Bussy, le héros de Gengi, le triomphateur.
POISONS 397
parla de fuir vers Pondichéry. Dupleix, par de prodi-
gieux: efforts, atténua un peu le désastre, put tenir
dans Hyderabad, et je crois que le capitaine Kerjean
a reçu des ordres secrets; c'est lui qui dirige tout,
depuis que la maladie du général, prenant des
allures mortelles, nous obligea à l'amener ici, espé-
rant quelque soulagement des fraîches brises de la
mer.
Arslan-Khan, la tète dans ses mains, sanglotait.
■ — Qui le soigne? demanda-t-il.
— Le médecin du roi est ici, il ne l'a pas quitté,
dit Naïk, mais il s'avoue impuissant et ne peut décou-
vrir quel est le poison qui tue lentement un homme si
jeune et si robuste. Une fièvre terrible le brûle sans
relâche, lui donne des accès de fureur, des colères
folles où il retrouve des forces pour tout briser; mais
ces crises cessent depuis quelques jours pour faire
place à un délire plus calme, à des craintes d'enfant
et à des somnolences funestes qui, au dire du
médecin, annoncent la fin.
— Ah! je le vengerai! s'écria Arslan, j'en fais le
serment sacré, je saisirai ce misérable brahmane et
j'inventerai pour lui des douleurs atroces. Je ferai
durer son agonie des jours et des mois, je le tuerai
lambeau à lambeau. Mais, hélas! tout son sang
impur ne rachètera pas une goutte de celui de notre
ami!
— Le maître est éveillé , dit un serviteur qui
apparut et disparut aussitôt.
— Crois-tu qu'il me reconnaîtra? demanda Arslan,
qui entra en tremblant dans la chambre.
Conquête du paradis. 23
398 LA CONQUÊTE DU PARADIS
C'était une salle nue, presque vide, maintenue très
fraîche et dans un demi-jour. Au milieu, sur un lit de
jonc, sans drap ni couverture, le marquis gisait, enve-
loppé seulement d'un peignoir de soie. Couché sur le
dos, le regard vague, ses cheveux noirs répandus en
arrière, on eût pu le croire mort, sans les mouve-
ments nerveux qui l'agitaient par moments et sa
respiration haletante.
Arslan s'approcha et contempla avec désespoir ce
visage beau encore, mais livide, avec deux cercles
noirs autour des yeux, auxquels la fièvre donnait un
éclat effrayant. Il s'agenouilla, prit et baisa la main
du mourant, et cette main le brûla comme une braise
rouge. Cependant, le punka agitait l'air violemment,
et Marion ne cessait de mouiller d'eau fraîche le front
de son maître.
— 11 ne me voit pas! murmura le guerrier: il ne
m'entend pas!
Au son de cette voix, Bussy brusquement se sou-
leva et regarda qui était là, puis il se rejeta du côté
de la jeune fille.
— Monseigneur ne reconnaît pas Arslan-Khan?
— Oui, dit-il, je sais, il vient pour me tuer.
— Quelle punition 1 s'écria l'umara.
Mais le malade oublia aussitôt, retomba dans son
immobilité et dans son silence.
— Où donc est le médecin? demanda Naïk.
— Il est allé se reposer; il ne peut plus rien. « IjC
malade ne passera pas la nuit, a-t-il dit, et il est inu-
tile de le tourmenter, avec des potions qu'il refuse de
prendre. »
POISONS 399
— Nous sommes ici trois qui donnerions avec joie
notre vie pour le sauver, s'écria Arslan, qui se tordait
les bras, et nous ne pouvons rien.
Bussy sommeillait de nouveau; ses fidèles amis se
turent et demeurèrent immobiles, anéantis dans cette
attente atroce d'un malheur inévitable.
L'heure passa et la journée, dont la clarté finit
brusquement dans un de ces orages subits et terri-
bles, fréquents dans l'Inde. La mer se mit à rugir,
le ciel s'embrasa, le vent, la pluie, le tonnerre assail-
lirent la maison qui semblait vouloir s'écrouler.
Ceux qui veillaient, absorbés dans leur douleur,
s'en inquiétèrent à peine. Le médecin , réveillé,
était revenu dans la chambre du malade et avait fait
assujettir les fenêtres et fermer la porte.
Vers le milieu de l'ouragan, Bussy se souleva sur
son lit , le visage contracté , crispant ses mains
sur sa poitrine comme si un poids l'étouffait; puis,
après un profond soupir, il retomba en arrière, sans
souffle.
— C'est la fin! dit le médecin.
A ce moment, un tourbillon de vent entra dans la
chambre, affolant les lumières; la porte s'était
ouverte et une voix cria :
— Toute fin est un commencement!
Arslan se précipita comme en délire, pour baiser
ses genoux, aux pieds de l'être extraordinaire qui
venait d'entrer.
— Allah m'exauce, s'écriait-il, il a fait un miracle.
Le nouveau venu, d'une maigreur fantastique,
avait des veux scintillants comme des étoiles sous sa
400 LA CONQUÊTE DU PARADIS
<;hevelure embrouillée; il était nu, moins un langouti
d'étoffe rouge, et ruisselait de pluie.
— Le fakir! murmura Naïk en joignant les mains
avec un éclair d'espoir dans les yeux.
— Oui, c'est moi; vous m'embrasserez plus tard,
dit Sata-Nanda en laissant glisser à terre un sac en
peau de crocodile qu'il portait sur le dos.
Il se hâta d'ouvrir ce sac et en tira plusieurs fla-
cons et une grande quantité de larges feuilles
rugueuses et velues fraîchement cueillies. Alors il
s'approcha du malade, attacha sur lui, longuement,
un regard fixe et lui passa à plusieurs reprises les
doigts sur le front, sur les yeux et sur la poitrine.
— C'est un dieu, disait Arslan ; s'il est venu, il le
sauvera.
— Demain, il était trop tard, dit le fakir.
Il arracha le peignoir de soie qui enveloppait
Bussy, et, sans égards pour la finesse et la blancheur
de sa peau, il se mit à la frictionner rudement, avec
une poignée des feuilles qu'il avait apportées.
— Tu n'ignores pas, lui dit le médecin, que cette
plante contient un poison violent.
— Si je l'ignorais, je ne m'en servirais pas. D'ail-
leurs , qu'importe , puisque tu juges ton malade
mort.
— Quel est ce fou? demanda tout bas le médecin à
Naïk.
— C'est un saint homme qui connaît tous les secrets
de la nature. Il a été enterré pendant six mois.
Le médecin du roi haussa les épaules et jeta un
regard dédaigneux au fakir, qui se démenait comme
POISONS 401
un démon, frictionnant toujours, en renouvelant sou-
vent les feuilles.
— Voyez, voyez! s'écria-t-il après une heure de ce
manège, la peau rougit et devient moite.
— Voilà qui serait merveilleux ; nous avons, sans
résultat, tout essayé pour obtenir la transpiration.
— Vous n'avez pas fait ce qu'il fallait : à un poison
il fallait opposer un autre poison.
— Il est certain qu'une légère moiteur assouplit la
peau, dit le médecin au comble de la surprise, en
touchant le bras du malade .
— Eh bien, puisque tu ne me crois plus aussi fou,
à ton tour de frictionner, je n'ai plus de force; légè-
rement maintenant, et moins vite.
Le médecin obéit, prit la place de Sata-Nanda, qui
lui passa une poignée de feuilles.
Alors le fakir se fit donner une coupe et y
versa le contenu d'un de ses flacons, puis quelques
gouttes d'un autre, les mesurant avec le plus grand
soin.
— C'est encore un poison, dit-il.
— Mais le malade est hors d'état de rien avaler;
depuis hier il refuse toute boisson.
— Il prendra celle-ci.
Sata-Nanda s'approcha du marquis, dardant sur
lui son regard fixe :
— Bois ceci, mon fils, je le veux, dit-il d'une voix
impérieuse.
Sans ouvrir les yeux, Bussy fit un effort pour sou-
lever sa tète.
Lentement, le fakir lui fit vider toute la coupe.
^l02 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Eh bien, à quoi songes-tu? dit-il au médecin qui
le regardait d'un air un peu effrayé.
— Serais-tu sorcier?
— Peut-être! As-tu donc peur des sorciers? Va,
frotte; ou, si tu es las, donne ta place à un autre.
Le médecin se remit à frictionner, tandis que Sata-
Nanda soufflait légèrement sur le front du malade.
Tout à coup celui-ci ouvrit les yeux, se dressa d'un
air irrité en criant :
— Finirez-vous bientôt de m'écorcher vif?
— Il sent le mal, il est sauvé! s'écria le fakir, qui
se mit à exécuter les plus extraordinaires gambades.
Bussy le regardait dans une indicible stupeur, sans
manifester de crainte cependant; puis il se laissa
retomber avec accablement, mais d'un mouvement
souple et vivant.
— Apportez-moi tout ce que vous avez d'étoffes de
laine, dit le fakir qui reprit son sérieux.
Il enveloppa soigneusement le jeune homme et lui
ordonna de dormir :
— Repose-toi bien et longtemps; après cela, je
réponds de toi.
Bussy ferma les yeux, et, lui qui depuis tant de
jours restait étendu sur le dos, se tourna sur le côté
pour dormir.
Pour être moins étrange dans ses manifestations,
la joie de ceux qui tout à l'heure touchaient le fond
du désespoir, n'en était pas moins violente.
— Eh bien, si vous êtes contents, donnez-moi à
manger, dit le fakir en s'asseyant sur le plancher, le
menton entre ses genoux; voilà trois jours que je
POISONS 403
galope sans avoir avalé autre chose que quelques
dattes, saisies au vol en passant sous les arbres.
Naïk sortit en courant pour faire préparer un repas.
Le médecin s'assit à côté de Sata-Nanda.
— Allah est grand, dit-il; ce que je viens de voir
m'émerveille. Vends-moi ton secret, je payerai le prix
que tu voudras.
— Te le vendre! pourquoi faire? Je te le donnerai
bien volontiers, et je t'expliquerai comment le poison
que j'ai combattu ne s'attaque qu'aux nerfs et a beau-
coup de ressemblance, dans ses effets, avec la rage;
mais tout cela plus tard, quand j'aurai mangé et
dormi.
— Je m'incline devant ta science et ta générosité,
dit le médecin; tu es vraiment au-dessus des
hommes.
L'orage avait cessé, la mer seule grondait encore.
Tous, accablés de fatigue, s'endormirent bientôt,
excepté Naïk qui, accroupi au pied du lit, regardait,
avec une joie muette, son maitre dormir d'un som-
meil presque calme.
Le fakir s'éveilla dès que le jour parut, étira ses
longs membres de sauterelle, et alla relever un store
pour laisser entrer du jour. Il vit alors, aplati sur le
sol du jardin, les pattes raides, le cou allongé, l'œil
vitreux, le chameau qui l'avait amené.
— Pauvre bête, murmura-t-il, je t"ai sacrifiée,
mais ta vie sauve celle d'un homme.
Il s'approcha du marquis toujours endormi et le
contempla avec émotion :
— Si jeune, si fort, si sain, la mort le prenait, si je
404 LA CONQUÊTE DU PARADIS
ne m'étais pas à temps souvenu de lui, dit-il à demi-
voix; quelques heures d'oubli encore, c'était fini, et
ma douleur eût été profonde. Pourquoi? je ne sais;
quel attrait m'attire vers lui? pourquoi, parmi ceux
qui peuplent ma solitude, est-il le mieux aimé? est-ce
uniquement parce qu'il possède la triade magique :
l'harmonieux équilibre du cœur, de l'esprit et du
corps, qu'il est bon, intelligent et beau? N'importe,
aujourd'hui que je lui rends la vie, il me semble qu'il
est mon fils.
Il se pencha vers le jeune homme, lui releva dou-
cement les cheveux et le baisa sur le front.
Bussy ouvrit les yeux, regarda longuement le fakir,
puis un faible sourire desserra ses lèvres.
— Me connais-tu? demanda Sata-Nanda.
— Tu es quelqu'un que j'aime; qui? je ne sais pas.
— Ah! s'écria Arslan, ce n'est donc pas un rêve! Il
est sauvé !
La convalescence fut longue, les forces lentement
revinrent.
Mais l'esprit restait affaibli, et le jeune homme eut
une rechute terrible le jour où, sur ses instances, on
le mit au courant des désastres qu'avait causés sa
maladie : la retraite ordonnée par lui, la fuite du
roi à Hyderabad, la capitale occupée par l'ennemi :
— C'est elle! cria-t-il. elle m'a déshonoré!
Et il tomba comme foudroyé.
Sata-Nanda eut besoin de toute sa science pour le
rappeler à lui.
Quand il se releva, ce n'était plus le même homme;
on eût dit que le meilleur de lui-même était mort,
POISONS 405
qu'il se survivait, et que, subitement, la flamme de sa
jeunesse s'était éteinte.
11 promena sur ses amis un regard dont l'expres-
sion leur serra le cœur.
— Si vous m'aimez encore, malgré mon abaisse-
ment, vous, mes fidèles, dit-il, ne me parlez jamais
de Bangalore, et éloignez de moi tout ce qui pourrait
me rappeler ce lieu maudit.
— Mon maître!.,, s'écria Naïk en se précipitant à
ses pieds.
Mais le marquis le repoussa, avec une douceur
glacée.
— Donne-moi de quoi écrire, dit-il.
Et il écrivit, très posément, une courte lettre.
— Mes amis, dit-il d'une voix grave, lorsqu'elle fut
fermée et scellée de son sceau, je demande, au gou-
verneur de rinde, la main de Mademoiselle Chonchon.
Je veux voir s'il me jugera encore digne d'être son
gendre, ou si, à ses yeux, la honte des derniers jours
efface toutes mes victoires.
— 0 père! dit tout bas Arslan à Sata-Nanda,
qui, le menton entre les genoux, regardait d'un air
impassible, toi si puissant, toi qui sais tout, le
laisseras-tu creuser un tel abîme entre lui et le
bonheur?
— Gagnez le messager qui doit porter cette lettre,
et qu'il ne la porte pas, dit le fakir à demi-voix.
En attendant la réponse de Dupleix, le marquis
passait ses journées à faire des armes avec Arslan-
Khan. De sa maladie, un tremblement lui restait dans
le bras droit, qui le désolait. A force d'exercice pour-
23.
406 LA CONQUÊTE DU PARADIS
tant, cette faiblesse s'atténua et bientôt disparut
complètement.
Un courrier de Pondichéry arriva apportant une
lettre très urgente de Dupleix, et qui ne pouvait être
encore la réponse à celle que lui avait adressée
Bussy.
Le marquis ouvrit la lettre et, quand il eut fini de
lire, il se tourna vers ses amis.
— Rien que des malbeurs, dit-il froidement. On a
intercepté une lettre du traître Seid-el-Asker-Khan
au gouverneur de Madras, et l'on tient les fils d'un
complot très bien ourdi : les Mahrattes rompent la
paix et s'allient à Aazi-ed-din, le nouveau préten-
dant, et aux Anglais; le ministre enlève le roi. pour
l'arracher à l'influence française, et le conduit vers
Aurengabad. On a éparpillé nos troupes de tous côtés,
de façon à les affaiblir, et on a tout employé pour les
démoraliser. Les renforts que Dupleix attendait ne
viendront jamais; notre compagnon d'armes, le major
de La Touche, a brûlé en mer avec les sept cents
hommes qu'il amenait. Le gouverneur me supplie,
même si je ne suis pas complètement rétabli, de
partir immédiatement pour reprendre le commande-
ment de l'armée. « Vous ne serez pas rendu à Hyde-
rabad, me dit-il, que vous sentirez la nécessité de ce
voyage et que tout y était perdu sans votre pré-
sence. Les lettres que je reçois me font dresser les
cheveux. La débauche en tout genre y est poussée
à l'excès et la nation tombée dans un mépris que
vous seul pouvez faire cesser. »
Le marquis referma la lettre.
POISONS ^^'
— Notre tâche est rude, dit-il, mais je vois dans les
yeux étincelants de mon père Sata-Nanda, que je
triompherai, ou qu'au moins je saurai mourir de
façon à restaurer ma gloire. En route, amis! et sur
l'heure! Mon départ a tout perdu, mon retour sauvera
tout !
XXXI
LE REVEXANT
La tente est immense, doublée de pourpre et ou-
verte toute grande. On aperçoit au fond, dans un
fauteuil fleurdelisé, un homme, à l'habit chamarré de
broderies d'or, le chapeau sur la tête, aussi pâle que
la poudre de ses cheveux. Prés de lui se groupent les
officiers de l'état-major, quelques-uns assis sur des
tabourets, la plupart debout. La garde européenne et
la garde hindoue, l'une à droite, l'autre à gauche,
sont alignées.
Au dehors, on entend le profond bourdonnement
d'une foule et, à peu de distance, au-dessus des rem-
parts crénelés, les dômes et les minarets d'Auren-
gabad se profilent sur le ciel pur.
On se réveille d'un cauchemar, et, toute joyeuse, la
population de la ville est venue faire fête à l'armée
qui campe hors des murs ; les mères cherchent leurs
fils, des frères se retrouvent et s'embrassent avec effu-
sion; on rit, on pleure aussi en comptant ceux qui
LE REVENANT 409
manquent, et l'on ne se lasse pas d'interroger et
d'écouter les vainqueurs. Une histoire merveilleuse,
qu'on se chuchote de houche à oreille, parmi les
musulmans, fait pousser des cris de surprise aux nou-
veaux venus, à qui on la répète tout bas. C'est que le
général français, qui revient triomphalement, après
avoir dispersé, d'une façon toute fantastique, les
adversaires les plus redoutables, est mort empoi-
sonné, et que son ombre est revenue, pour conduire
l'armée à la victoire et rendre au nom français tout
son prestige.
Malgré le grand secret que l'on se jure les uns aux
autres, quelques mousquetaires, et des grenadiers,
ont eu vent de ce bruit, et s'en irritent fort. Cependant
beaucoup parmi eux sont tout près de le croire, telle-
ment ils ont trouvé leur commandant différent de lui-
même, eux qui l'ont connu si libre desprit pendant
les combats, d'un enjouement si cordial, sachant,
mieux qu'aucun autre, faire oublier les peines avec
un sourire ou un mot flatteur, leur communiquant
une ardeur folle par l'éclair héroïque de son regard.
Cette fois il s'est montré d'une sévérité implacable,
muet hors des commandements, ne paraissant voir
personne et d'un visage si froid et si pâle, que vrai-
ment ils avaient eu par moments l'impression d'être
conduits par un spectre.
On jette dans l'intérieur de la tente, des regards
furtifs, qui ne sont pas exempts de terreur, malgré le
resplendissant soleil, peu propice aux apparitions, qui
baigne la plaine.
La scène qui se passe dans la tente n'a cependant
410 LA CONQUÊTE DU PARADIS
rien de surnaturel. Le capitaine de Kerjean vient de
s'approcher du général et s'incline profondément
devant lui.
— Monsieur le marquis, dit-il, j'ai une prière à vous
adresser; mais je veux d'abord vous demander ma
grâce. Je me suis rendu tellement coupable envers
vous que je n'ose pas, pour me faire pardonner, invo-
quer l'indulgence d'une franche amitié, dont je ne suis
plus digne.
— Ce que vous avez pu faire contre moi était pour
le bien de la nation, dit Bussy, et il y a lieu de vous
féliciter.
— Je vous ai dénoncé à mon oncle, s'écria Ker-
jean avec douleur, je vous ai accusé de lâcheté,
vous !
La pâleur de Bussy redoubla, mais il répondit avec
<-alme :
— Eh bien, n'étais-je pas un lâche? Que ce fût par
l'effet perfide d'un poison, cela ne vous regardait pas,
et il était de votre devoir d'avertir Dupleix.
— Je suis resté sous vos ordres, avec un visage
menteur, quand j'avais en ma possession le brevet
qui me donnait le commandement en votre place. Je
veux que vous sachiez toute mon infamie.
Et il lui tendit un parchemin plié.
— Vous avez très sagement agi, dit Bussy en re-
poussant le papier, gardez soigneusement ce brevet
pour le cas oîi je viendrais à manquer.
Kerjean fut effrayé de la douceur froide avec la-
quelle le marquis lui répondait, sans presque le
regarder; il comprenait que ce calme ne masquait
LE REVENANT 411
ni colère, ni rancune, mais n'était pas cependant le
pardon généreux de Tamitié.
— Je vous en conjure, dit-il, maintenant que, par
votre valeur, notre domination est rétablie plus soli-
dement que jamais, songez à vous, la maladie ne
vous a pas fait grâce encore.
— Puisque l'honneur est sauf, le reste importe fort
peu. Mais vous aviez, je crois, quelque chose à me
demander.
— Ma sœur Louise se marie avec M. de Moracin ; on
m'attend pour les noces à Pondichéry, et je sollicite
quelques semaines de congé.
— C'est trop juste, prenez le temps qu'il vous faut.
Vous pourrez partir dès demain si vous voulez.
— Mon général, j'ai l'honneur de prendre congé de
vous.
Bussy lui tendit la main :
— Dieu vous garde! dit-il.
— Qu'a-t-il donc? se demanda Kerjean en s'éloi-
gnant, on dirait que cet affreux poison, en laissant
vivre son corps, a tué son âme; il est certain que le
monde entier lui est parfaitement indifférent, il ne
semble plus capable d'éprouver aucun sentiment, ni
joie, ni affection, ni haine, ni colère. Son approche
m'a glacé comme celle d'un tombeau.
Les tambours battirent aux champs, et les timbales
résonnèrent, au milieu des acclamations de la foule.
Le roi, accompagné du ministre, s'avançait pour
recevoir, aux portes de la capitale reconquise, le
triomphateur qui venait de le sauver, lui rendre
publiquement hommage.
412 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Salabet-Cingh se jeta dans les bras de Bussy,
qui fit un violent effort pour lui montrer un visage
souriant.
— Ah! mon frère! s'écria le jeune roi, en pleurant
d'émotion, te voir vivant, voilà pour moi la vraie
victoire, celle pour laquelle j'aurais donné avec joie
toutes les autres.
— Ton cœur ne s'est pas un instant démenti, je le
sais, dit Bussy; toi seul excusais ma démence, t'en
attristant au lieu de t'en irriter; aussi je me suis
arraché des bras de la mort, pour venir défendre ton
trône, que des traîtres voulaient renverser.
— Que je suis heureux d'être de nouveau sous ta
protection! dit le roi.
— Elle ne te fera pas défaut tant que je vivrai ; sois
vigilant, néanmoins; le pire des traîtres est plus près
de toi que tu ne penses.
Rien n'était plus pitoyable à voir que la contenance
du ministre, Seid-el-Asker-Khan, qui croyait entendre
son arrêt de mort à chaque parole de Bussy; il deve-
nait vert, puis pourpre, et les efforts qu'il faisait pour
cacher son épouvante redoublaient son trouble. Depuis
quelque temps déjà, cependant, en voyant celui quil
avait voulu tuer, devenir plus redoutable que jamais,
il rampait à ses pieds, lui écrivant les lettres les plus
soumises, s'humiliant jusqu'à la servilité. Le mar-
quis était résolu, abandonnant sa vengeance person-
nelle qui lui importait peu, à faire servir cette terreur
aux intérêts de sa politique. Le vizir, pour conjurer la
menace, toujours suspendue sur lui, serait heureux de
prévenir les moindres désirs du général, qui les lui
LE REVENANT 413
laisserait deviner, évitant ainsi l'ennui de solliciter
des faveurs et se les faisant offrir.
Aussi, quand il entendit Bussy parler d'un traître
tout proche du roi, le ministre s'élança-t-il vers le
jeune Français, s'agenouillant presque à ses pieds.
— Glaive de l'État ! s'écria-t-il, en déroulant un fir-
man scellé du sceau royal, la Lumière du Monde a
trouvé, comme moi, que les troubles qui se sont pro-
duits parmi les troupes sous tes ordres, à propos des
soldes non payées, ne devaient plus se renouveler,
et elle donne aux Français, sur la cote orientale de
l'Inde, les quatre provinces de Rajamendry, d'EUore,
de Chicacole et de Nastafanagar, dont les revenus
suffiront amplement à l'entretien de l'armée, et l'as-
sureront contre tout événement.
— C'est bien, dit Bussy, qui prit le traité et le passa
à son secrétaire, après l'avoir lu; il est juste que ceux
qui défendent le royaume soient les premiers payés
de leurs peines.
Seid-el-Asker-Khan , jugeant le terrible général
apaisé pour quelque temps, poussa un profond soupir
de soulagement, comme un homme étranglé à demi
à qui l'on rendrait le souffle.
Lorsque Bussy apparut sur son cheval, à la droite
du roi, et traversa le camp pour rentrer dans la ville,
la foule se pressa, heureuse de le voir, mais beaucoup
de musulmans se disaient les uns aux autres, avec un
frisson de peur :
— On voit bien qu'il n'est pas vivant; c'est un
fantôme ; il disparaîtra brusquement quand il aura
franchi la porte de son palais.
'il 4 LA CONQUÊTE DU PARADIS
11 l'atteignit enfin ce palais, et disparut en effet.
Avide de solitude, il s'y enfonça comme un fauve
blessé qui veut se cacher pour mourir. Gagnant la
c-hambre persane, il éloigna Naïk d'un geste et s'en-
ferma.
Celait la première fois, depuis bien des jours, qu'il
était libre de souffrir sans contrainte, d'exhaler dans
des cris rauques cette douleur qui, contenue, le dévo-
rait. 11 n'avait pas osé s'interroger encore et demeu-
rait plongé dans cet état d'hébétement atroce qui
saisit celui qui vient de tuer par mégarde un être cher.
Il ne comprenait plus ce qui l'avait poussé à agir
avec cette précipitation de fou ; blessé dans son orgueil,
se croyant trahi par celle qui était toute sa vie, un
tourbillon de fureur et de désespoir l'avait d'abord
aveuglé ; puis il avait senti en lui un vide affreux. Son
cœur lui avait paru mort à jamais, comme brûlé par
la foudre; mais pourquoi en jeter les cendres à cette
jeune fille qui l'aimait et qu'il n'aimait pas? pourquoi
avait-il demandé la main de Ghonchon? S'était-il
élancé vers elle comme vers un refuge, se souvenant
de lui avoir entendu dire un jour, qu'elle serait heu-
reuse, même sans être aimée, de vivre auprès de celui
qu'elle aimerait? Non, il avait plutôt voulu, contre le
retour possible d'une faiblesse, créer un infranchis-
sable obstacle, et se donner l'amer plaisir, ayant
reconquis sa renommée, de dédaigner celle qui l'avait
fait tomber du faîte de sa gloire, pour le tuer ensuite.
Mais, maintenant, des doutes lui venaient. Rien ne
prouvait qu'elle fût coupable. Le poison avait-il
engourdi son esprit au point de lui faire oublier les
LE RE VEXANT 415
enchantements de son dernier voyage? Ces regards
brûlants de passion, ces douces mains abandonnées
aux siennes, et ce baiser de la séparation, éperdu,
trempé de larmes? Oui, un instant, tout s'était effacé
sous l'horrible pensée que le mot de lâche avait pu être,
sans mensonge, accouplé à son nom; un éclair de
lucidité froide lui avait montré, comme un précipice
devant ses pas, le danger qui, par cette femme ou à
cause d'elle, le menaçait toujours; un instinct l'avait
poussé à se jeter hors de sa portée; puis, le sacrifice
accompli, un implacable désespoir était tombé sur lui
comme un manteau de glace. Cependant Tàpre volonté
de laver, par d'éclatants succès, la tache faite à son
nom, l'avait fortifié pendant la dernière campagne.
Mais dès qu'il s'était vu maître de la victoire, il avait
avidement cherché la mort, se jetant dans des dan-
gers inutiles, avec une témérité folle, y échappant
toujours, ce qui avait contribué à le faire prendre
pour une ombre.
Par besoin de vengeance, il avait écrit à Lila une
lettre très cruelle, pour lui annoncer qu'il échappait
pour la troisième fois à un attentat dirigé contre lui,
et qu'il s'avouait vaincu, renonçait à la lutte, la der-
nière attaque ayant été par trop déloyale.
Pour lui prouver qu'il n'y avait plus d'espoir de
retour, il lui apprenait son prochain mariage avec la
fille du gouverneur de l'Inde. Il terminait en la remer-
ciant de l'affectueuse bonté qu'elle lui avait toujours
témoignée, l'assurant qu'il ne l'oublierait jamais et
lui gardait les mêmes sentiments, mais qu'il la sup-
pliait de laisser le temps atténuer l'amertume de cette
4IG LA CONQUÊTE DU PARADIS
rupture, avant de renouer les relations fraternelles
auxquelles il ne voulait pas renoncer.
La princesse avait obéi, elle s'était tue; Bussy
voyait dans ce silence l'aveu de la trahison.
Dupleix, lui non plus, ne répondait pas. Ah! si la
lettre écrite dans un moment de folie ne lui était pas
parvenue, s'était perdue! A présent qu'il se retrou-
vait dans cette chambre aux lumineux frémissements,
que tout était rétabli comme par le passé, il aurait
pu croire qu'il s'éveillait d'un mauvais rêve, reprendre
ses douces pensées d'autrefois, vers lesquelles son
esprit glissait de lui-même. La chère vision, appelée
si souvent, reparaissait dans ce lieu où elle se croyait
sûre d'être la bienvenue; les facettes des murailles,
comme si elles en avaient gardé le reflet, faisaient
revivre les brûlantes rêveries dont elles avaient été
témoins; le moelleux divan, où le désespoir l'avait
renversé tout à l'heure, l'enveloppait de ses douceurs
endormantes, et il se laissait aller à oublier le pré-
sent, à s'abandonner aux souvenirs qui l'assaillaient,
pour leur dire un dernier adieu.
Il songeait aux joies délicieuses que les moindres
choses lui avaient fait éprouver, et regrettait même
ses anciennes souffrances, qui n'étaient pas compa-
rables à ce qu'il endurait aujourd'hui; il pensait aux
rages jalouses qui l'avaient fait se rouler en pleurant
sur ce divan, alors qu'il redoutait son mariage à elle,
et aujourd'hui c'était lui, quand elle était libre, qui
sur un soupçon non confirmé s'était follement en-
chaîné.
Il n'aurait pas dû revenir dans cet étrange et
LE REVENANT 417
vivante salle, complice de ses rêves heureux! son
courage y fléchissait, il n'était plus maître de sa
volonté, et ne pouvait échapper à la foule de souve-
nirs enfermés là, qui semblaient l'accueillir et lui
faire fête.
Combien de fois, en quittant le roi et les vizirs,
après de longs et fatigants débats, il s'était hâté vers
ce lieu aimé, comme si quelqu'un l'y attendait! Par-
fois il trouvait une lettre de Lila, soigneusement et
coquettement enfermée dans une jolie boîte, un étui
ou un sachet. Dès la porte, il jetait un regard rapide
vers le coffre à bijoux, sur lequel Naïk avait l'habi-
tude de poser les lettres, arrivées de Bangalore en
l'absence du maître. Quel battement de cœur joyeux
et profond quand il apercevait le message ! La viva-
cité de sa joie avait quelque chose de naïf, qui lui
rappelait ses bonheurs d'enfant, lorsqu'il découvrait
les cadeaux de Noël dans son mignon soulier. C'était
sous l'enroulement du serpent d'or, à l'endroit où
il formait poignée, que Naïk plaçait la lettre. Involon-
tairement Bussy y arrêta un regard plein de regrets.
Mais alors d'un bond, il se leva : il y avait une lettre
à la place accoutumée!
D'un mouvement brusque il s'en empara. Elle était
adressée à Dupleix et il reconnut sa propre écriture
et son sceau, intact. C'était la demande en mariage,
que ses amis n'avaient pas envoyée.
Il n'eut pas la force de s'irriter de la désobéissance,
tant il éprouva de soulagement à se savoir libre
encore.
Tout était bien fini pourtant entre lui et la reine;
418 LA CONQUÊTE DU PARADIS
elle resterait dans son souvenir comme une mer-
veilleuse incarnation de cet Ilindoustan, splendide
et perflde, où les fleurs, au parfum trop fort, font
perdre la raison, tuent quelquefois. 11 se sentait
une incapacité de vivre, qui adoucissait sa douleur
par la certitude qu'elle durerait peu, et pourtant il
songeait à ses devoirs envers le roi et que son hon-
neur lui ordonnait de remplir; ne se devait-il pas à
lui-même de lutter jusqu'à la mort? Cette pensée lui
causa une lassitude aff'reuse; il eût été si bon de se
laisser engloutir doucement par les ondes calmantes
du dernier sommeil, emporter sans résistance dans
l'océan du suprême repos !
Il laissa passer les heures, le cerveau lourd, les
membres inertes, sans pensée, presque sans souf-
france, et revint à lui sous les rayons obliques du
soleil couchant, traversant le vitrail, qui firent flam-
boyer les murailles, et le blessèrent par l'éclat de leur
splendeur triomphale.
11 se leva et quitta, pour n'y jamais revenir, cette
chambre ruisselante de lueurs, où. du fond des loin-
tains inconnus, creusés à chaque facette, des êtres
furtifs semblaient lui faire signe joyeusement et rire
de son désespoir.
XXXII
LILA
— Maître ! cria Naïk.
Mais il s'arrêta court, s'adossant à la muraille,
haletant d'émotion.
■ — Que t'arrive-t-il ? est-ce qu'une bête féroce te
poursuit? demanda le marquis, en se soulevant un
peu du divan où il sommeillait.
— Ce n'est pas une bête féroce, dit Naïk, dont un
sourire découvrait les dents blanches.
— En effet, tu parais fort content; viens-tu m'an-
noncer ton mariage?
— Non pas cela, dit le paria, hésitant et impatient,
je voudrais te préparer, et je suis si troublé que je ne
sais comment m'y prendre.
— Me préparer à quoi?
— La princesse Lila est ici!
— Lila!
Le jeune homme avait bondi sur ses pieds, les yeux
élargis, pris d'un tremblement convulsif.
420 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Lila! Je ne veux pas la voir, reprit-il d'une voix
plus faible.
— Tu la verras cependant, dit la princesse, qui
parut dans l'ogive de la porte.
Ils se regardèrent longuement, oppressés par les
battements désordonnés de leur sang. Elle était hor-
riblement pâle, avec le visage défait et fatigué; le
voile et les vêtements sombres qui l'enveloppaient,
en désordre et souillés de poussière, témoignaient de
la hâte avec laquelle elle s'était rendue au palais,
après un long et rapide voyage.
Chancelant de lassitude, elle s'avança vers Bussy :
— La reine a besoin de toi, dit-elle, viens.
Le marquis se recula et répondit d'une voix entre-
coupée :
— Elle a besoin de moi? vraiment! elle trouve sans
doute que cette fois encore j'ai été mal tué. Eh bien,
qu'elle se rassure, la nouvelle de ma mort ira bientôt
la tranquilliser. Elle peut dire à ses brahmanes que
le serment qu'elle leur a fait, elle l'a tenu, car c'est
bien par elle que je meurs. Mais, dis-lui aussi que je
reste loin de son atteinte; je redoute les breuvages
qui vous rendent lâche et imbécile, avant de vous
pousser au tombeau, je tiens à mourir tout entier, à
me coucher pour jamais dans une renommée sans
tache; c'est pourquoi je ne te suivrai pas.
— Ahl ton orgueil était plus grand que ton amour!
ta conduite l'a bien prouvé, s'écria la princesse avec
désespoir; elle aussi est orgueilleuse, et voilà ce qui
vous perd tous deux : soupçonnée injustement, elle
était trop fière pour pouvoir se justifier, elle a su
LILA 421
cacher sa douleur, et l'horrible projet qu'elle nourris-
sait, sous un impénétrable masque.
— Oh! Lila, toi si loyale, pourquoi vouloir me
tromper? Ne m'as -tu pas écrit toi-même que les
brahmanes lui ont fait jurer ma perte.
— Ai-je dit cela? J'ai bien regretté cette lettre,
écrite dans un moment d'affolement. Je t'en ai envoyé
d'autres, malgré la défense de la reine, mais les mes-
sagers ont été arrêtés. Ce qu'elle a juré, je l'ai su
plus tard, c'était de renoncer à toi si on lui faisait en
retour serment de ne pas attenter à ta vie. Panch-
Anan lui disait que tu étais condamné, mais qu'elle
pouvait te sauver à ce prix, II a juré qu'il t'épargne-
rait, et l'infâme, à ce moment même, te faisait verser
le poison,
— Ah! je ne peux plus croire, je ne veux pas
t'écouter, disait le marquis en se détournant d'elle;
toi aussi, peut-être, tu cherches à m'abuser.
— II doute de moi maintenant! murmura la prin-
cesse; il hésite! alors tout est perdu!
Arslan était entré depuis un instant, et Naïk joyeux
avait montré d'un geste la nouvelle venue.
— Elle arrive de Bangalore, dit-il, elle apporte le
salut.
— Mais cette pauvre femme se trouve mal ! s'écria
Arslan s'élançant vers Lila pour la soutenir; vous
ne voyez donc pas qu'elle chancelle , épuisée de
fatigue ?
II la conduisit au divan, où la princesse tomba
inanimée.
On s'empressa autour de la princesse, et Arslan
422 LA CONQUÊTE DU PARADIS
essayait de faire glisser quelques gouttes de cordial
entre ses dents serrées.
Lorsqu'elle revint à elle, Lila se leva brusquement,
regarda autour d'elle avec épouvante.
— Je me suis évanouie? demanda-t-elle. Combien
de temps?
— Nous avons eu grand'peine à te rappeler à la vie,
dit Arslan, qui était resté agenouillé sur le tapis.
— Ah! misérable faiblesse! s'écria-t-elle en se tor-
dant les bras, tout sera fini, il est trop tard! La route
est longue, longue à mourir! D'ailleurs, qu'importe
puisqu'il ne l'aime plus!
— Lila! s'écria Bussy en se jetant à ses pieds, ne
blasphème pas.
Mais elle le repoussa avec égarement.
— Malheureux^ c'est donc ainsi que tu aimes, conti-
nua-t-elle ; et moi, folle, qui, jugeant ton cœur d'après
le mien, n'appelais que toi dans la détresse ; moi qui
faisais de mon amour un piédestal au tien, et serais
morte sans me plaindre pour vous savoir heureux,
elle et toi! c'est en vain que je t'ai demandé secours,
après avoir dévoré l'espace, nuit et jour, sans pitié
pour mon corps, n'essuyant même pas la poussière
qui m'aveuglait, courant, courant toujours, vers ce
héros, vers cet invincible qui seul pouvait nous sau-
ver. Et quand j'arrive brisée, n'étant plus soutenue
que par l'espoir, il me repousse, il hésite, il a peur
pour lui! Eh bien, puisque tu n'as pas voulu sauver
la reine, viens donc la voir mourir! cria-t-elle d'une
voix déchirante, en éclatant en sanglots.
— Que se passe-t-il? parle, Lila, reviens à toi, je
LILA 423
t'en conjure. Vas-tu me rendre insensé, quand elle a
besoin de moi?
Lila se passa la main sur les yeux, pour en chasser
les larmes.
— C'est vrai, dit-elle d'une voix plus calme, ma
raison s'égare. J'aurais dû lui crier tout de suite la
vérité: je n'ai pas osé, tant je craignais que l'horreur
lui ôtât la force d'agir.
Elle saisit la main de Bussy et la serra d'une étreinte
nerveuse .
— Écoute, dit-elle, la reine tout d'abord ne pouvait
croire à ton abandon ; elle a attendu, espéré longtemps
un mot de toi, puis, quand elle a été certaine que
tout était bien fini, avec une douleur terrible dans
son calme, elle a déclaré qu'étant abandonnée par
celui qu'elle avait librement choisi pour son époux,
elle se considérait comme veuve, et qu'elle était
résolue à se délivrer de la vie en se brûlant, selon la
coutume des veuves. Les brahmanes, et Panch-Anan
surtout, l'ont félicitée de cette décision; ils disaient
qu'étant souillée jusqu'à l'àme, par un aussi coupable
amour, le feu seul pouvait la purifier, obtenir des
dieux son pardon complet et assurer son bonheur
après la mort. La reine pria le ministre d'ordonner
les préparatifs de la cérémonie du sacrifice. Quand je
suis partie, folle de désespoir, pour l'appeler à notre
secours, on dressait le bûcher d'Ourvaci! Et mainte-
nant... — ah! une telle pensée est intolérable!...
cette merveille, dont la vue enchantait le monde, cet
être adoré et chéri, n'est plus, peut-être, qu'un mon-
ceau de cendres.
424 LA CONQUÊTE DU PARADIS
— Tais-toi! cria Bussy d'une voix terrible, est-ce
que je vivrais si mon Ourvaci n'était plus?
Il saisit son épée, que Naïk lui tendait, et s'enfuit.
Le paria le suivit.
La princesse appuya ses deux mains sur son cœur,
et un faible sourire d'espoir desserra ses lèvres cris-
pées, tandis qu'elle regardait le jeune homme s'éloi-
gner. Puis elle se laissa retomber sur le divan, hale-
tante, à bout de forces.
Cependant elle ne voulait pas se reposer encore.
— Arslan, dit-elle à rumara,qui rattachait ses armes
hâtivement pour partir aussi, avant de le suivre,
écoute-moi. Emmène avec toi quelques soldats fran-
çais des plus audacieux; il y aura peut-être un
combat à livrer contre les fanatiques au service des
brahmanes. Si j'ai pu être obéie, des relais de che-
vaux tout sellés, pour vingt hommes, sont échelonnés
sur la route. Quelqu'un vous ouvrira la porte orien-
tale de la ville; toutes doivent être fermées par ordre
de Panch-Anan, qui a contraint la reine à le nommer
son héritier au trône. Cours droit à la nécropole
royale, au delà du palais. Va, va vite!
— Si l'on ne sauve pas la reine, l'on pourra au
moins se venger, s'écria Arslan en franchissant la
porte.
Lila resta seule et, tombant sur un divan, s'endormit
malgré elle.
XXXIII
DJENAT NICHAM
Tous les rites étaient accomplis : prières, jeûnes,
purifications, et Ourvaci achevait la veillée suprême.
Laissant ses femmes éplorées, elle avait gagné une
haute terrasse, et, d'un regard morne et fixe, contem-
plait la nuit mourante, ensanglantée sous les coups
de l'aurore. A l'occident, la lune pâle touchait l'ho-
rizon, et la reine croyait voir un visage attristé, la
regardant avec compassion, lui faisant signe, l'atti-
rant vers le gouffre bleu où il allait s'abîmer.
Le jour parut, le dernier que dussent refléter ses
yeux; et le concert des oiseaux commença, aussi
joyeux que de coutume ; les colombes familières
s'abattirent sur la corniche de grès rose, mais la
reine ne les vit pas. Une ombre couvrait encore le
palais qu'avait habité l'ambassadeur et, avidement,
elle regardait dans cette ombre, voulant découvrir
une forme, accoudée sur la balustrade d'une ter-
rasse, à cette place même où elle avait vu l'envoyé
24.
/lîG LA CONQUÊTE DU PARADIS
du roi, quand le soir de son arrivée elle versa, en
son honneur, la libation destinée au soleil.
Le soleil se vengea maintenant de l'impiété, en dis-
sipant l'illusion sous un Ilot de lumière.
Ourvaci cacha ses yeux sous sa main, pour mieux
voir sa rêverie.
— Hélas! se peut-il vraiment qu'il ne m'aime plus!
se disait-elle. Cet amour que l'éternité semblait ne
pas devoir épuiser, a donc tari subitement? Ah! pour-
tant, il me semble toujours sentir, à travers l'espace,
les effluves brûlants de son coeur répondre aux élans
du mien. Peut-être il souffre comme moi, captif de sa
volonté orgueilleuse; peut-être il m'aime encore! Ah!
non! non! que cette pensée ne vienne pas effleurer
mon esprit! Comment pourrais-je mourir si je croyais
n'avoir pas tout perdu? Non, non! j'ai mérité mon
sort : mes premiers crimes ont rendu évident celui
que je n'ai pas commis, et le bien-aimé a violemment
arraché son amour, en se déchirant le cœur sans doute,
mais il l'a arraché, jeté loin de lui avec mépris. C'est
bien fini, il s'est enfin lassé de pardonner ; la gloire
était au héros plus chère que l'amour. C'est bien cruel-
lement qu'il s'est vengé des souffrances que lui a fait
endurer ma folie d'autrefois : quand ma vie tout
entière était suspendue à la sienne, il a cru à ma
haine, et il m'a repris son amour pour le donner à
une autre. C'est cela surtout qui est intolérable. Pour
une autre, maintenant, s'ouvriront les fleurs de ses
prunelles; ce regard dominateur et tendre caressera
la beauté d'une autre! Et c'est à elle que ces lèvres
délicieuses souriront. Quoi! ces lèvres, dont le baiser
DJENAT NICHAM 427
m'a ravi l'àme et pénétrée d'une ivresse qui ne s'est
plus dissipée, effaceront sous d'autres baisers le sou-
venir du mien! Ah! mort! viens vite étouffer cette
pensée atroce, viens me délivrer d'une torture trop
lourde pour ma faiblesse !
Des sons lugubres se firent entendre du côté de la
grande pagode, et roulèrent sur la ville éveillée; les
timbales et les cloches alternant, frappées dans le
rythme funèbre, annonçaient le sacrifice, le royal
holocauste offert aux dieux.
— Voilà ma délivrance qui sonne, dit -elle, on
m'attend ; je suis prête.
Elle jeta un dernier regard au-dessous d'elle; elle
aperçut une foule silencieuse, coulant comme des ruis-
seaux dans les rues, et se dirigeant du côté de la
nécropole. C'était le peuple, consterné, qui s'en allait
voir mourir sa reine, sa déesse bienfaisante. Les
femmes pleuraient en se cachant le visage dans leurs
voiles noirs, les hommes avaient les cheveux couverts
de cendres, et quelques-uns portaient des instru-
ments de musique, brisés, en signe de deuil.
— Pauvre et cher peuple ! murmura la reine en
baissant la tète, mon successeur ne saura certes pas
t'aimer comme je t'aimais! Pardonne -moi de t'aban-
donner ainsi, aie compassion de la lâcheté d'une
femme qui ne peut se résoudre à vivre dans la souf-
france. J'avais cependant espéré pour toi une belle
destinée, je voulais te donner pour roi un héros puis-
sant et bon qui t'aurait fortifié et défendu; mais il
s'est détourné de moi, il a retiré le bras dont il m'étrei-
gnait si tendrement en m'emportant en plein ciel, et
4'28 LA CONQUÊTE DU PARADIS
il me laisse retomber du haut de mon rêve, dans les
flammes du bûcher.
Elle regarda encore les arbres, les parterres, les
édifices de ce palais où s'était écoulée sa vie, mais
avec indiff'érence.
— Ce que je regrette n'est pas ici, dit-elle.
Elle redescendit et se livra à ses femmes, qui la
parèrent pour le sacrifice. Toutes pleuraient, et accom-
pKssaient leur œuvre avec des mains tremblantes; les
larmes roulaient sur les pierreries, dans les plis bril-
lants des suaves étoffes. Mangala se cachait le visage,
et ses sanglots, peu sincères, faisaient sourire la reine.
— Lila! ou donc est Lila? s'écria-t-elle, en cher-
chant des yeux autour d'elle l'amie absente.
— La princesse ne pourra te survivre, dit une des
femmes, on la dit mourante. L'illustre Abou-al-Hassan
est auprès d'elle et il a interdit les abords de son
palais.
— Chère Lilal le temps me manque pour aller te
dire un dernier adieu. 0 toi qui m'aimais assez pour
être heureuse d'un bonheur qui brisaitle tien! toi qui
as souffert de mes peines autant que moi-même, et vas
peut-être mourir de ma mort, je t'envoie mes plus
douces pensées, et j'emporte ton souvenir comme un
bouquet embaumé.
La toilette était terminée. Ourvaci se regarda dans
le grand miroir d'argent poli, tandis qu'on lui atta-
chait la guirlande de jasmin virginal.
Elle eut un dernier sourire de femme en apercevant
la céleste image reflétée par le miroir, et elle dit à
demi-voix :
DJENAT NICHAM 429
— Dix-huit ans, belle et reine! 0 cruel bien-aimé,
le sacrifice est digne de toi I
Alors elle sortit de sa chambre, suivie de ses femmes
sanglotantes, et s'avança d'un pas ferme entre les
haies de courtisans et de seigneurs, qui tous pleu-
raient, s'agenouillaient sur son passage, et baisaient
le sol touché par ses pas.
Lorsqu'elle parut sous la galerie extérieure, au
sommet de l'escalier, le peuple poussa un grand cri de
désespoir, La reine, émue, s'arrêta un moment et
laissa errer son regard sur cette foule de têtes levées
vers elle, puis elle fît un geste d'adieu et descendit.
Au moment où elle atteignait la dernière marche,
un être à chevelure énorme, qui était assis là, le
menton entre les genoux, se leva brusquement et
darda sur la reine surprise, le rayon de deux yeux
noirs, lumineux comme des diamants. Elle tres-
saillit en reconnaissant le fakir, dont la sainteté était
connue, et fit un pas vers lui.
— Ah! mon père, s'écria- t-elle en joignant les
mains, accorde une dernière grâce à celle qui va
mourir, toi qui peux tout!
— Que désires-tu, toi dont la beauté semble divi-
niser la matière? Que veux-tu de moi, sacrilège enfant,
qui vas briser toi-même l'écrin merveilleux de ton
âme?
— Ce que je veux? dit Ourvaci. Je n'ai pas, comme
les veuves ordinaires, dont l'époux meurt après une
vie d'amour, la consolation, en quittant la terre, de
soutenir sur mes genoux le corps inerte du bien-
aimé; si je pouvais au moins voir une fois encore son
430 LA CONQUÊTE DU PARADIS
image, la mort me serait plus douce. Père, je t'en
supplie, adjure Maya, fais-le paraître à mes yeux, celui
que je voulais tuer, et par qui je meurs aujourd'hui.
— Tu seras exaucée, vierge charmante, dit le fakir :
il paraîtra, tu le verras accourir, éperdu d'épouvante
et d'amour. Lève-toi du bûcher, alors, cours dans ses
bras, ils se refermeront sur toi^-pour t'emporter dans
le ciel.
— Ah! merci! merci! s'écria la reine en saisissant
la main de Sata-Nanda, qu'elle baisa pieusement.
Le collège des brahmanes s'avançait au-devant d'elle
avec Panch-Anan à leur tête; mais la foule, moins
respectueuse que de coutume, s'écartait sans empres-
sement devant eux ; on eût dit même que quelques
murmures hostiles couraient çà et là et que, sans en
avoir l'air, on barrait la route aux saints prêtres. Sur
un signe de leur maître, les esclaves de Panch-Anan
distribuèrent quelques coups de leurs cannes d'argent
à droite et à gauche, on se recula, non sans jeter des
regards de colère et de haine au ministre. Le bruit
s'était répandu, parmi le peuple, que Panch-Anan
avait contraint la reine à le désigner pour son succes-
seur au trône, et qu'il l'avait poussée au sacrifice pour
s'emparer de sa couronne. La nouvelle que le dur et
avide brahmane, que l'on craignait autant qu'on le
haïssait, succédait à cette souveraine tant aimée, aug-
mentait encore le désespoir que causait le sacrifice.
Ourvaci monta en litière, cherchant des yeux le fakir
qui s'était mêlé à la foule. Elle l'aperçut se frottant
les mains d'un air de satisfaction, écoutant les mur-
mures de la fou le .
DJENAT NICHAM 431
La route fut longue et pénible ; il fallait fendre des
flots vivants, obstruant volontairement le passage, et
opposant une molle inertie aux coups de bâton et aux
charges de cavaliers. Ouelquefois, la haie des gardes
était rompue, et des groupes s'élaneant venaient se
traîner à genoux, aux côtés de la litière.
— Reine! reine! ne nous quitte pas ! criait-on. Que
deviendrons-nous sans toi? Habitués à ta main bien-
faisante, tout autre joug que le tien nous écrasera.
— Nous t'aimerons tant que nous te ferons oublier
ton chagrin, reste! reste! Tu te dois à nous; renonce
à cette mort cruelle ; fais grâce à ton peuple qui veut
périr avec toi !
On s'attachait aux porteurs, les suppliant de ne pas
avancer, tandis qu'elle se rejetait au fond de la litière
en pleurant.
Le ministre, plein d'inquiétude, fit donner l'ordre
aux soldats de disperser la foule à coups de lance. Il
y eut des cris, des plaintes, et le sang coula sur la
poussière, mais la route était libre, et l'on arriva
bientôt sous les ombrages de la nécropole royale.
Le bûcher, en bois de santal, était dressé sur une
place découverte, à l'endroit même où s'élèverait plus-
tard le monument funèbre de marbre et d'or. A chaque
coin, un esclave tenait une torche allumée.
En apercevant tout à coup cet effrayant monceau
de poutres et de broussailles, Ourvaci, dans un invin-
cible mouvement d'horreur, se rejeta en arrière en
couvrant son visage de ses mains. Mais sa fierté lui
rendit vite le courage, elle releva la tète d'un geste
brusque, et regarda sans faiblesse le lieu du sacrifice.
432 LA CONQUÊTE DU PARADIS
Les brahmanes s'étaient placés sur une estrade en
face du bûcher et, les bras levés vers le ciel, se met-
taient en prières. Au-dessous d'eux, les musiciens
frappaient sourdement leurs instruments, en augmen-
tant peu à peu le bruit. La foule, retenue par les gar-
des, formait comme des murailles à quelque distance.
On accrocha des guirlandes de fleurs et de feuillages
tout à l'entour du bûcher, qui le cachèrent presque
entièrement, et les jeunes filles tournèrent autour,
versèrent sur le sol de l'ambre et du musc, puis elles
revinrent vers la reine, qui détachant ses parures les
leur distribua.
Panch-Anan s'avança vers Ourvaci, une coupe pleine
à la main. Il fit l'éloge de la reine, avec un enthou-
siasme pompeux, retraça les principaux faits de son
règne, et lui annonça dans l'autre vie une existence
bienheureuse ; il lui promit de lui faire édifier un
temple comme à une déesse et termina en félicitant les
dieux de la recevoirdans leur séjour. Puis il lui tendit
le breuvage. On le composait ordinairement de sucs
endormants, destinés à engourdir la victime, dont les
suprêmes révoltes devant le suicide pouvait causer du
scandale; mais Panch-Anan, craignant que le peuple
ne tentât quelque chose pour délivrer la reine, avait
forcé la dose de poison, de façon à endormir à jamais
celle qui le boirait.
Ourvaci le remercia d'une voix ferme, saisit la
coupe, la tendit vers toute cette foule en larmes,
comme pour la saluer encore, et la porta à ses lèvres.
D'un bond, Sata-Nanda fut près d'elle, renversa le
mortel breuvase :
DJENAT NICHAM 433
— Cela t'empêcherait de voir l'apparition, dit-il à
voix basse.
Elle lui jeta un regard reconnaissant et s'élança sur
le bûcher.
Alors, les esclaves, abaissant leurs torches, y mirent
le feu.
Lesinstrumentsde musique déchaînèrent un tumulte
formidable, pour couvrir les cris possibles de la vic-
time, et les brahmanes, extasiés, entonnèrent un chant
triomphal, tandis qu'une fumée odorante floconnait
en se roulant sur le sol.
Ourvaci apparaissait au sommet du bûcher, comme
sur un piédestal ; illuminée par les rayons du soleil,
qui semblait se concentrer sur elle, sa beauté prenait
une splendeur surnaturelle, et elle n'avait plus Tair
déjà d'appartenir à la terre.
Transportée d'enthousiasme, elle attendait passion-
nément la récompense promise, l'illusion dernière qui
devait lui rendre la mort si douce. Mieux que n'aurait
pu le faire le breuvage, la promesse du fakir avait
endormi en elle l'angoisse.
— Hàte-toi, bien-aimé, hàte-toi ! sinon il sera trop
tard, murmurait-elle.
Tout à coup elle s'écria :
— Il vient, il vient I j'ai aperçu l'éclair de son épée,
la blancheur neigeuse de son front; et l'or de sa coif-
fure a jeté une lueur...
Un voile de fumée monta brusquement, l'enfermant
et l'aveuglant; elle s'efforçait avec ses bras de le dé-
chirer, de l'écarter.
Des cris frénétiques de triomphe et de joie poussés
Conquête du paradis. 2j
434 LA CONQUÊTE DU PARADIS
par les mille bouches du peuple éclatèrent, tellement
formidables qu'on eût dit que le ciel tombait.
— Victoire! victoire! l'époux revient, le héros la
sauvera!
Elle entendait distinctement ces phrases, mais,
perdue dans la nuée étouffante, elle ne voyait plus
rien, et courait d'un bord à l'autre du bûcher les bras
étendus, cherchant à se dégager de cet horrible
engloutissement. Le souffle lui manquait, ses yeux
brûlants avaient peine à s'ouvrir et elle allait s'aban-
donner, quand elle vit entrer dans la fumée, un
cheval couvert d'écume et de sang, l'œil fou de ter-
reur, et portant le cavalier chéri, qui la saisit dans
ses bras, l'enleva.
Mais alors, l'effrayante figure de Panch-Anan, grin-
çant de rage, apparut, s'accrochant au sauveur, l'entra-
vant, s'efforçant de le faire tomber. Comme on repousse
une bête immonde, d'un violent coup de pied, Bussy
envoya son ennemi rouler au milieu du bûcher et
disparut hors du nuage.
Aux cris affreux du brahmane appelant à l'aide,
des rires seuls répondirent. Panch-Anan parvint un
instant à se relever pour fuir; mais un guerrier, du
bout de sa lance, le repoussa ; il le reconnut, c'était
Arslan-Khan.
— Je ne suis pas fâché d'être de moitié dans la
vengeance, dit le musulman, puisque je n'ai pu l'ac-
complir seul. Va, va, hideux monstre, rends ta vilaine
âme à Iblis !
Le feu crépitait, clair et vif à présent. Panch-Anan
poussa un râle horrible, la flamme le mordait, fit écla-
DJENAT NICHAM 435
ter sa chair qui se roula en lanière, et il retomba
dans le brasier, en se tordant.
Alors on vit l'étrange fakir, qui depuis quelques
jours agitait le peuple, apparaître au sommet du
bûcher, dansant, avec une joie folle, à travers les
flammes, comme s'il ne pouvait en être atteint. Puis,
d'un bond, il sauta à terre et se mit à courir, entraî-
nant toute la foule derrière lui, vers le palais, où
Bussy avait emporté la reine.
Ils étaient restés longtemps aux bras l'un de l'au-
tre, incapables de parler, comme morts de bonheur;
s'étreignant à s'étouffer, à travers des pleurs et des
rires, contemplant avec ivresse leurs visages pâlis et
ravagés par la souffrance.
Elle ne pouvait se croire vivante ! remerciait tout
bas les dieux qui lui accordaient le ciel de ses rêves.
— Une minute encore, disait Bussy, tout frémissant,
et j'arrivais trop tard, mais à temps encore pour
mourir avec toi. Ces flammes eussent été les rideaux
de notre lit nuptial.
— Je ne suis donc pas morte? demanda-t-elle en
se renversant sur son bras pour mieux le voir, c'est
donc réellement que les yeux adorés rayonnent tout
prés de mes yeux? que je vois ces lèvres me sourire
et qu'elles ne seront qu'à moi?
— Ah! elles s'useront à baiser la trace de tes pas,
pour obtenir un pardon que je n'ai pas mérité, même
par les tortures infernales que j'ai subies.
— Ne parle pas de pardon; moi seule suis coupable,
s'écria-t-elle en se rejetant sur son cœur, j'ai été
lâche, faible comme une femme vulgaire. Je n'ai pas
436 LA CONQUÊTE DU PARADIS
SU dompter la terreur que m'inspirait le ministre et je
suis cause de toutes nos douleurs. Ah! maintenant, je
te le livre, nous saurons bien le vaincre à nous deux,
l'infâme brahmane!
— Panch-Anan est mort, dit Sata-Nanda qui entra
brusquement, les brahmanes hués par la foule se
sont dispersés, et, dans l'ivresse de sa joie, le peuple
oublie ses préjugés et ses superstitions ; sache profiter
de cet instant de sagesse.
Il se pencha vers l'oreille de la reine et lui dit quel-
ques mots à voix basse.
— Oh! oui, oui! s'écria Ourvaci, avec un sourire
rayonnant.
Elle entraîna le jeune homme, à travers des gale-
ries, des escaliers, jusqu'à la plus haute terrasse du
palais, qui apparut couverte de tapis, avec des par-
fums brûlant dans des cassolettes, et toute la cour
réunie là.
Tenant Bussy par la main, Ourvaci s'avança jus-
qu'à la balustrade de la terrasse, comme pour le pré-
senter au peuple qui, en les apercevant, les acclama
avec délire.
Alors, elle prit des mains d'une princesse, une urne
d'or contenant de l'eau du Gange, en mouilla le front
du jeune homme, pour le sacrer roi; puis elle tourna
autour de lui, le fit asseoir sur un trône scintillant de
pierreries; l'on posa auprès de lui le sceptre et la
couronne ; et le parasol royal s'ouvrit au-dessus de sa
tête.
— Je te salue roi de Bangalore, dit Ourvaci, à voix
haute. J'abdique le pouvoir et le remets entre tes
DJENAT NICHAM 437
mains. Accorde-nous la joie de l'avoir pour maître ;
je t'en prie au nom du bonheur de mon peuple, et du
mien.
Bussy se leva et répondit en regardant la reine avec
tendresse :
— J'accepte pour t'obéir cet honneur trop grand,
avec la ferme volonté de m'en rendre digne, en con-
sacrant mes forces et ma vie à la défense et à la
prospérité de ce pays.
— Victoire au roi! s'écria Ourvaci en s'agenouil-
lant devant lui. Je ne suis plus que son humble su-
jette.
Mais il la releva vivement et l'attira sur son cœur.
— Tu es mon paradis et mon dieu, lui dit-il à voix
basse, et tous les royaumes du monde ne valent pas
un de tes baisers.
Défaillante de bonheur, elle s'appuyait sur le roi.
tandis que les courtisans venaient, l'un après l'autre,
lui rendre homrnage, et dans un mouvement de grati-
tude elle levait les yeux vers le ciel.
Il n'y avait d'autre nuage, sur lazur immaculé,
qu'un vol de cygnes, dont les plumes neigeuses s'em-
brasaient au soleil, et qui semblait planer au-dessus
des amants, comme un présage de gloire et de féli-
cité.
FIN
TABLE DES CHAPITRES
1. — Le débarquement 1
II. — Le marquis Charles de Bussy 17
III. — Le prix du sang m
IV. — Monsieur de La Bourdonnais 43
V. ~ Les cinq (lèches de l'amour 61
VI. — La mousson "4
VII. — Pondichéry 84
VIII. — Langueurs 9.j
IX. — Une fête chez le gouverneur de l'Inde 100
X. — Le nabab se fâche 118
XI. — Français et Hindous 134
XII. — Méliapore 138
XIII. — L'escadre Itii
XIV. — Le siège de Pondichéry lo9
XV. — Le lion de la victoire 1 "4
XVI. — Marche indienne 187
XVII. — L'île du Silence 202
XVIII. — L'usurpateur Nasser-Cingh 22t)
XIX. — Gengi 240
XX. — Les deux soubabs 233
XXI. — Dupleix, Bahadour Zapher-Cingh 2C6
440 TABLE DES MATIÈRES
XXII. — Kama-Deva 283
XXIII. — Catastrophe 299
XXIV. — Le palais 30b
XXV. — Le fiancé 315
XXVI. — L'ambassadeur 322
XXVII. — Pryavala Devayani Ourvaci de la dynastie
lunaire 342
XXVIII. - Séparation 379
XXIX. — Rahou 388
XXX. — Poisons 394
XXXI. — Le revenant 408
XXXII. - Lila 419
XXXIII. — Djenat Nicham 425
CouLOMMiERS. — Imp. Pall BRODARD.
^___^ 228/3
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La Bibliothèque
Université d'Ottawa
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The Library
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professeur à la Faculté des lettres de Paris. 2 vol. in-18
Jésus, l)roihés. 8 >>
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Le Théâtre en France, histoire de la litté-
rature dramatique depuis ses origines jusqu'à nos jours,
par Petit ue Julleville, professeur à la Faculté des
lettres de Paris. 1 vol. in-18 jésiis. broché. 3 50
Paris. — Imp. E- Capiomont et C", rue des l'uili'vins. C.