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Full text of "La coupe et les lèvres, On ne badine pas avec l'amour, Un caprice, Rappelle-toi, Rondeau"

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1 

1 



BIBUOTHÉQUE NATIONALE 

COLLECTION DES MEILLEURS iUTEORS ANCIBIfS ET MODERNES 

r^ondée en ISeS 



ALFRED DE MUSSET 



LA COUPE ET LES LËYRES 

ON NE BADINE PAS 

AYEG L'AMOUR 
UN CAPRICE 

RAPPELLE-TOI 
RONDEAU 



PARIS 
UBRAIRIB DE LA B1BLI0TH&QDS NATIONALE 

> ASSAGE MONTESQUIEU, 5, RUE MONTESQUIEU 
Prés It PtttaiiSoj/al 

1908 
Tous droits réservés. 



M 



À 1 






i 



/^-y/^^y^^ LECTEUR 

• t 

Figure-toi, lecteur, que ton mauvais génie 

T'a fait prendre ce soir un billet d'Opéia. 

Te voilà devenu parterre ou galerfe, "• -<?•'-•■ 

Et tu ne sais pas trop ce qu'on te chantera. 

Il se peut qu'on t'amuse, il se peut qu'on t'ennuie ; 
Il se peut que l'on pleure, à moins que l'on ne rie ; 
Et le terme moyen, c'est que l'on bâillera. 
Qu'importe? c'est la mode, et le temps passera. 

Mon livre, ami lecteur, t'offre une chance égale. 
II te coûte à peu près ce que coûte une stalle ; 
Ouvre-le sans colère, et lis-le d'un bon œil. 

Qu'il te déplaise ou non, ferme-le sans rancune; 
tfn spectacle ennuyeux est chose assez commune, 
Et tu verras le mien sans quitter ton fauteuil. 




L4 mn ET LES LÈVIES 

, il reste encore 
Ancien proverbe. 

PERSONNAGES 



LE CHASSEUR FRANK. 

Le palatin STRANIO. 

Le chevalier GUNTHER. 

Un lieutenant de FRANK. 

Montagnards. 

Chevaliers. 

Moines. 

Peuple. 

MONNA BELCOLORE 

DÉIDAMIA. 



DEDICACE 



A M. ALFRED T*** 

Voici, mon cher ami, ce que je vous dédie : 
Quelque chose approchant comme une tragédie, 
Un spectacle ; en un mot, quatre mains de papier. 
J'attendrai là-dessus que le diable m^éveille. 
II est sain de dormir, — ignoble de bâiller. 
J'ai fait trois mille vers: allons, c'est à merveille. 
Baste ! il faut s'en tenir à sa vocation. 
Mais quelle singulière et triste impression 
Produit un manuscrit ! — Tout à l'heure, à ma table, 
Tout ce que j'écrivais me semblait admirable. 
Maintenant, je ne sais, — je n'ose y regarder. 
Au moment du travail, chaque nerf, chaque fibre 
Tressaille comme un luth que l'on vient d'accorder. 
On n'écrit pas un mot que tout l'être ne vibre. 
(Soit dit sans vanité, c'est ce que l'on ressent.) 
On ne travaille pas, — on écoute, — on attend. 
C'est comme un inconnu qui vous parle & voix basse. 
On reste quelquefois une nuit sur la place, 
Sans faire un mouvement et sans se retourner. 



F. 



6 LA CODPE ET LES LÈVRES 

On est comme un enfant dans ses habits de fête. 
Qui craint de se salir et de se profaner; 
Et puis, — et puis, — enfin! on a mal à la tête. 
Quel étrange réveil ! — comme on se sent boiteux î 
Comme on voit que Vulcain vient de tomber des 

cieux ! 
C'est l'effet que produit une prostituée, 
Quand, le corps assouvi, l'âme s'est réveillée, 
Et que, comme un vivant qu'on vient d'ensevelir, 
L'esprit lève en pleurant le linceul du plaisir. 
Pourtant c'est l'opposé ; c'est le corps, c'est l'argile ; 
C'est le cercueil humain, un moment entr'ouvert, 
Qui, laissant retomber son couvercle débile. 
Ne se souvient de rien, sinon qu'il a souffert. 

Si tout finissait là ! voilà le mot terrible. 
C'est Jésus, couronné d'une flamme invisible, 
Venant du Pharisien partager le repas. 
Le Pharisien parfois voit luire une auréole 
Sur son hôte divin, — puis, quand elle s'envole, 
Il dit aa fils de Dieu : « Si tu ne l'étais pas ? » 
Je suis le Pharisien, et je dis à mon hôte : 
« Si ton démon céleste était un imposteur? o 
Il ne s'agit pas là de reprendre une faute. 
De retourner un vers comme un commentateur, 
Ni de se remâcher comme un bœuf qui rumine. 
n est assez de mains, chercheuses de vermine. 
Qui savent éplucher un récit malheureux, 
Comme un pâtre espagnol épluche un chien lépreux. 
Mais croire que Ton tient les pommes d'Hespérides 
Et presser tendrement un navet sur son cœur I 
Voilà, mon cher ami, ce qui porte un auteur 
A des autodafés, — à des infanticides. 
Les rimenrs, vous voyez, sont comme les amants : 
Tant qu'on n'a rien écrit, il en est d'une idée 



D]£dicage 



Comme d'une beauté qu'on n'a pas possédée. 
On l'adore, on la suit, — ses détours sont charmant. 
Pendant que l'on tisonne en regardant la cendre, 
On la voit voltiger ainsi qu'un salamandre ; 
Chaque mot fait pour elle est comme un billet doux ; 
On lui donne à souper; — qui le sait mieux que vous ? 
(Vous pourriez au besoin traiter une princesse.) 
Mais, dés qu'elle se rend, bonsoir, le charme cesse. 
On sent dans sa prison Phirondelle mourir. 
Si tout cela, du moins, vous laissait quelque chose ! 
On garde le parfum en etîeuillant la rose; 
Il n'est si triste amour qui n'ait son souvenir. 

Lorsque la jeune fille, à la source voisine, 
A, sous les nénuphars, lavé ses bras poudreux, 
Elle reste au soleil, les mains sur sa poitrine, 
A regarder longtemps pleurer ses beaux cheveux. 
Elle sort, mais pareille aux rochers de Boi^hèse, 
Couverte de rubis comme un poignard persan, — 
Et sur son front luisant sa mère qui la baise 
Sent du fond de son cœur la fraicheur de son sang. 
Mais le poète, hélas ! s'il puise à la fontaine. 
C'est comme un braconnier poursuivi dans la plaine, 
Pour boire dans sa main et courir se cacher, — 
Et cette main brûlante est prompte à se sécher. 
Je ne fais pas grand cas, pour moi, de la critique ; 
Toute mouche qu'elle est, c'est rare qu'elle pique. 
On m'a dit Tan passé que j'imitais Byron : 
Vous qui me connaissez, vous savez bien que non. 
Je hais comme la mort l'état de plagiaire ; 
Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans 

mon verre. 
C'est bien peu, je le sais, que d'être homme de 

bien, 
Mais toujours est-il vrai que je n'exhume rien. 



v 



8 LA COUPE ET LES LÈVRES 



Je ne me suis pas fait écrivain politique, 
N'étant pas amoureux de la place publique. 
D'ailleurs» il n'entre pas dans mes prétentions 
D'être Thomme du siècle et de ses passions. 
C'est un triste métier que de suivre la foule, 
f Et de vouloir crier plus fort que les meneurs, 

1^ Pendant qu'on se raccroche au manteau des traf* 

neurs. 
On est toujours & sec, quand le fleuve s'écoule. 
Que de gens aujourd'hui chantent la liberté, 
Comme ils chantaient les rois, ou l'homme de 

Brumaire ! 
Que de gens vont se pendre au levier populaire, 
Pour relever le dieu qu'ils avaient souffleté ! 
On peut traiter cela du beau nom de roûrie, 
Dire que c'est le monde et qu'il faut qu'on en rie. 
C'estpeut-étre un métier charmant;mais,telqu'il est, 
Si vous le trouvez beau, moi, je le trouve laid. 
Je n'ai jamais chanté ni la paix ni la guerre; 
Si mon siècle se trompe, il ne m'importe guère ; 
Tant mieux s'il a raison, et tant pis s'il a tort ; 
Pourvu qu'on dorme encore au milieu du tapage, 
C'est tout ce qu'il me faut, et je ne crains pas l'âge 
Où les opinions deviennent un remord. 

Vous me demanderez si j'aime ma patrie. 
Oui ; — j'aime fort aussi l'Espagne et la Turquie. 
Je ne hais pas la Perse et je crois les Hindous 
De très honnêtes gens qui boivent comme nous. 
Mais je hais les cités, les pavés et les bornes. 
Tout ce qui porte l'homme à se mettre en troupeau 
Pour vivre entre deux murs et quatre faces mornes, 
Le front sous un moellon, les pieds sur un tombeau. 

Vous me demanderez si je suis catholique. 



UlÔX 

Oui; — j'ft,ime fort aussi les dieux Lath et Nésu; 
Tartak et Pimpocaii me semblent sans réplique ; 
Que dites^vous eneor de Parabavastu ? 
"Taimo Bidi, — Khoda me paraît un bon sire; 
fitf quant à EîcbaCan, je n'ai rien h lui dire. 
y est un bon petit dieu que le dieu Michapous. 
Mais je hais le^ cagotsT \cs robins et les cuistres^ 
Qu'ils servent Pimpocau» Mahomet, ou Viabnou, 
Vous pouvez de ma part répondre à leurs rainistrea 
~ ne je ne sai^ comment je vais je ne unis où. 

forts me demanderez si j'aime la sagesse, 
ui: — j'aime fort aussi le tabac à fumer, 
^estime le bordeaux, surtout dans sa vieillesie: 
J'aime lous les vins francs, parce qu'ils font aimer. 
^^.l;=^ it hais les cafards, et la race hjpocrite 
s de moeurs» comédiens insolents, 
_'^ j ni leurs vertus en mettant leurs ganb 

blancs. 

diable était bien vieux lorsqu'il se fit ennite. 

Je îe 4erai si bien, quand ce jour-là viendra^ 
Quo ce sera le jour où Ton m'enterrera, 

\ tne demanderez si j*aîme la nature, 
ai ï — j'a*me fort aussi les arts et ta peinture. 
! corps do la Venus me paratt m*îrveilletii. 
■iii^ ';/ femme est-elle preftljrable ? 

Ip' vrai, mais l'autre est adnurablD* 

ftouf les sifeficiôus. 
ty- irds, les rôveuia «^ nacelle*. 



10 LA COUPE ET LES LEVRES 

Mais eux, certainement, je ne les comprends pas. 

Vous me demanderez si j'aime la richesse. 

Oui ; ^- j'aime aussi parfois la médiocrité. 

Et surtout, et toujours, j'aime mieux ma maHresse ; 

La fortune, pour moi, n'est que la liberté. 

Elle a cela de beau, de remuer le monde. 

Que, dès qu'on la possède, il faut qu'on en réponde, 

Et que, seule, elle met à l'air la volonté. 

Mais je hais les pieds plats, je hais la convoitise. 

J'aime mieux un joueur qui prend le grand chemin ; 

Je hais le vent doré qui gonfle la sottise. 

Et dans quelque cent ans j'ai bien peur qu'on ne dise 

Que notre siècle d'or fut un siècle d'airain. 

Vous me demanderez si j'aime quelque chose. 
Je m'en vais vous répondre à peu près comme 

Hamlet : 
Doutez, Ophélia, de tout ce qui vous plaît, 
De la clarté des cieux, du parfum de la rose ; 
Doutez de la vertu, de la nuit et du jour; 
Doutez de tout au monde, et jamais de Tamour. 
Tournez-vous là, mon cher, comme l'héliotrope 
Qui meurt les yeux fixés sur son astre chéri, 
Et préférez à tout, comme le Misanthrope, 
La chanson de ma mie, et du Bon roi Henri. 
Doutez, si vous voulez, de l'être qui vous aime. 
D'une femme ou d'un chien, mais non de l'amour 

même. 
L'amour est tout, — l'amour , et la vie au soleil. 
Aimer est le grand point, qu'importe la maîtresse? 
Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse : 
Faites-vous de ce monde un songe sans réveil. 
S'il est vrai que Schiller n'ait aimé qu'Amélie, 
Gœthe que Marguerite, et Rousseau que Julie, 



DÉDICACE 11 



Que la terre leur soit légère 1 — Ils ont aimé. 

Vous trouverez, mon cher,mes rimes bien mauvaises; 

Quant à ces choses-là, je suis un réformé. 

Je n'ai plus de système, et j'aime mieux mes aises; 

Mais j'ai toujours trouvé honteux de cheviller. 

Je vois chez quelques-uns, en ce genre d'escrime. 

Des rapports trop exacts avec un menuisier. 

Gloire aux auteurs nouveaux, qui veulent à la rime 

Une lettre de plus qu'il n'en fallait jadis ! 

Bravo ! c'est un bon clou de plus à la pensée. 

La vieille liberté par Voltaire laissée 

Etait bonne autrefois pour les petits esprits. 

Un long cri de douleur traversa l'Italie 
Lorsqu'au pied des autels Michel-Ange expira. 
Le siècle se fermait, — et la mélancolie. 
Gomme un pressentiment, des vieillards s'empara. 
L'art, qui sous ce grand homme avait quitté la terre 
Pour se suspendre au ciel, comme le nourrisson 
Se suspend et s'attache aux lèvres de sa mère, 
L'art avec lui tomba. — Ce fut le dernier nom 
Dont le peuple toscan ait gardé la mémoire. 
Aujourd'hui l'art n'est plus, — personne n'y veut 

croire. 
Notre littérature a cent mille raisons 
Pour-parler de noyés, de morts et de guenilles; 
Elle-même est un mort que nous galvanisons. 
Elle entend son affaire en nous peignant des filles, 
En tirant des égouts les muses de Régnier. 
Elle-même en est une, et la plus délabrée 
Qui de fard et d'onguents ne soit jamais plâtrée. 
Nous l'avons tous usée, — et moi tout le premier. 
Est-ce à moi, maintenant, au point oîi nous en 

sommes, 




COUPE ET LES l.EYBES 




De votis parler de l'arl et de le regretter ? 
Un mot. pour Un t enoorâ avant de vous quitter. 
Un artiste est un homme, — il écrit pour d^t 

honunea. 
Pour prétresse du temple, il a la liberté; 
Pour trépied, Tunivers; pour éléments» la vîef 
Pour encens, la douleur, l'amour et l'harmonie ; 
Pour victime, son cceur, — pour dieu, la vérité. 
L'arlÎBte est un soldat qui, des rangs d'une armée. 
Sort, et marche en avant, — ou chef, — ou déserteur; 
Par deujst chemiris divers il peut sortir vainqueur. 
L'un, comme Calderon et comme Mérimée, 
Incruste un plomb brûlant sur la réalité, 
Découpe à son flambeau la silhouette bumalnt 
En emporte le moule, et jette sur la scène 
Le plâtre de la vie avec sa nudité, 
Paa un coup de ciseau sur la sombre etfigie, 
Bien qu'un masque d'airain, tel que Dieu l'a foi 
Cherchcz'vous la morale et la philosophie ? 
Rêvez si vous voulez, — voilà ce qu'il a vu. 
L'autre, comme Racine et le divin Shakspei 
Monte sur le théâtre, une lampe à la main, 
Et de sa plume d'or ouvre le cœur humain. 
C'est pour vous qu^il y fouille, afin de vous pedi; 
Ce qu'il aura iâcnti, ce qu'il aura trouvé, 
Surtout, en le trouvant-^ ce qu'il aura rêvé. 
L'aelton n'est p<Mir lui qu'un mouîe A ?a pens^ 
llanilct tuera Clodius. — Joad luoni Mathau 
Qu'importe le combat, si réckir de ïèpét 
Peut nous servir dans Tombrc à voir les c< 

tants f 
Le premier sous les yeux vous étale un squeî( 
HoiK'f'X. <iî voMs vouica, de quels rmiKcIt^* d*J 
rbc, et d'.' 
- ■ I ' .verts de si i-.--. . 



INVOCATION 13 



Le second vous déploie une robe éclatante, 
Des muscles invaincus, une chair palpitante, 
Et vous laisse à penser quels sublimes ressorts 
Impriment l'existence à de pareils dehors. 
Celui-là voit Teffet, — et celui-ci la cause. 
Sur cette double loi le monde entier repose : 
Dieu seul (qui se connaît) peut tout voir à la fois. 

Quant à moi, Petit-Jean, quand je vois, — ^ quand 

je vois, 
Je vous préviens, mon cher, que ce n'est pas 

grand' chose ; 
Car, pour y voir longtemps, j'aime trop à voir clair : 
Man delights not me, str, nor vfoman ïieither. 
Mais, s'il m'était permis de choisir une route, 
Je prendrais la dernière, et m'y noierais sans doute. 
Je suis passablement en humeur de rêver, 
Et je m'arrête ici, pour ne pas le prouver. 

Je ne sais trop à quoi tend tout ce bavardage. 
Je voulais mettre un mot sur la première page . 
A mon très honoré, très honorable ami. 
Monsieur — et cœtera, - — comme on met au- 
jourd'hui, 
Quand on veut proprement faire une dédicace. 
Je l'ai faite un peu longue, et je m'en aperçois. 
On va s'imaginer que c'est une préface. 
Moi qui n'en lis jamais ! — ni vous non plus, je crois. 



INVOCATION 

Aimer, boire et chasser, voilà la vie humaine 
Chez les fils du Tyrol, — peuple héroïque et fier ! 



14 LA COUPE ET LES LÈVRES 

Montagnard comme l'aigle et libre comme l'air î 
Beau ciel, où le soleil a dédaigné la plaine, 
Ce paisible océan dont les monts sont les flots ! 
Beau ciel tout sympathique, et tout peuplé d'échos ! 
Là, siffle autour des puits l'écumeur des mon- 
tagnes, 
Qui jette au vent son cœur, sa flèche et sa chanson. 
Venise vient au loin dorer son horizon. 
La robuste Helvétie abrite ses campagnes. 
Ainsi les vents du sud t'apportent la beauté, 
Mon Tyrol, et les vents du nord la liberté. 

Salut, terre de glace, amante des nuages, 
Terre d'hommes errants et de daims en voyages. 
Terre sans oliviers, sans vigne et sans moissons. 
Ils sucent un sein dur, mère, tes nourrissons; 
Mais ils t'aiment ainsi, — sous la neige bleuâtre 
De leurs lacs vaporeux, sous ce pâle soleil 
Qui respecte les bras de leurs femmes d'albâtre. 
Sous la ronce des champs qui mord leur pied 

vermeil. 
Noble terre, salut! Terre simple et naïve. 
Tu n'aimes pas les arts, toi qui n'es pas oisive. 
D'efféminés rêveurs tu n'es pas le séjour ; 
On ne fait sous ton ciel que la guerre et l'amour. 
On ne se vieillit pas dans tes longues veillées. 
Si parfois tes enfants, dans l'écho des vallées, 
Mêlent un doux refrain aux soupirs des roseaux, 
C'est qu'ils sont nés chanteurs, comme de gais 

oiseaux. 
Tu n'as rien, toi, Tyrol, ni temples, ni richesse, 
Mi poètes, ni dieux. — Tu n'as rien, chasseresse 1 
Mais l'amour de ton cœur s'appelle d'un beau nom : 
La liberté ! — Qu'importe au fils de la montagne 
Pour quel despote obscur envoyé d'Allemagne 



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INVOCATION 1 5 



L'homme de la prairie écorche le sillon ? 
Ce n'est pas son métier de traîner la charrue ; 
Il couche sur la neige, il soupe quand il tue ; 
Il vit dans l'air du ciel, qui n'appai-tient qu'à Dieu. 

— L'air du ciel ! l'air de tous ! vierge comme le feu ! 
Oui, la liberté meurt sur le fumier des villes. 
Oui, vous qui la plantez sur vos guerres civiles, 
Vous la semez en vain, même sur vos tombeaux ; 
Il ne croit pas si bas, cet arbre aux verts rameaux ; 
Il meurt dans l'air humain, plein de râles im- 
mondes ; 

Il respire celui que respirent les mondes. 
Montez, voilà l'échelle, et Dieu qui tend les bras. 
Montez à lui, rêveurs, il ne descendra pas ! 
Prenez-moi la sandale, et la pique ferrée : 
Elle est là, sur les monts, la liberté sacrée. 
C'est là qu'à chaque pas l'homme la voit venir. 
Ou, s'il l'a dans le cœur, qu'il l'y sent tressaillir. 
Tjrol, nul barde encor n'a chanté tes contrées. 
Il faut des citronniers à nos muses dorées, 
Et tu n'est pas banal, toi dont la pauvreté 
Tend une maigre main à l'hospitalité. 

— Pauvre hôtesse, ouvre-moi! — tu vaux bien 

l'Italie, 
Messaline en haillons, sous les baisers pâlie, 
Que tout père à son fils paye à sa puberté. 
Moi, je te trouve vierge, et c'est une beauté; 
C'est la mienne; — il me faut, pour que ma soif 

s'étanche, 
Que le flot soit sans tache et clair comme un miroir. 
Ce sont les chiens errants qui vont à l'abreuvoir. 
Je t'aime. — Ils ne t'ont pas levé ta robe blanche. 
Tu n'as pas, comme Naple, un tas de visiteurs, 
Et des âceroni pour tes entremetteurs. 



16 LA. COUPE ET LES LEVRES 

La neige tombe en paix sur tes épaules nues. — 
Je t'aime, sois à moi. Quand la virginité 
Disparaîtra du ciel, j'aimerai des statues. 
Le marbre me va mieux que l'impure Phryné 
Chez qui les affamés vont chercher leur p&ture, 
Qui fait passer la rue au travers de son lit, 
Et qui n'a pas le temps de nouer sa ceinture 
Entre Tamant du jour et celui de la nuit. 



ACTE PREMIER 

SCÈNE PREMIÈRE 
Une place publique. -- Un grand feu au milieu. 

LES CHASSEURS, FRANK 

LE CHŒUR 

Pâle comme l'amour, et de pleurs arrosée, 
La nuit aux pieds d'argent descend dans la rosée. 
Le brouillard monte au ciel et le soleil s'enfuit. 
Eveillons le plaisir, son aurore est la nuit! 
Diane a protégé notre course lointaine. 
Chargés d'un lourd butin, nous marchons avec peine, 
Amis, reposons-nous; — déjà, le verre en main, 
Nos frères sous ce toit commencent leur festin. 

FRANK 

Moi, je n'ai rien tué : — la ronce et la bruyère 
Ont déchiré mes mains; — mon chien, sur la 

poussière, 
A léché dans mon sang la trace de mes pas. 

LE CHOEUR 

Ami, les jours entre eux ne se ressemblent pas. 
Approche, et viens grossir notre joyeuse troupe. 



ACTE I, SCENE I 17 

L^amitié, camarade, est semblable à la coupe 
Qui passe, au coin du feu, de la main à la main. 
L^un y boit son bonheur, et l'autre sa misère ; 
Le ciel a mis l'oubli pour tous au fond du verre ; 
Je suis heureux ce soir, tu le seras demain. 

FRANK 

Mes malheurs sont à moi, je ne prends pas les vôtres. 
Je ne sais pas encor vivre aux dépens des autres ; 
J'attendrai pour cela qu'on m'ait coupé les mains. 
Je ne ferai jamais qu'un maigre parasite, 
Car ce n'est qu'un long jeûne etqu*une faim maudite 
Qui me feront courir à l'odeur des festins. 
Je tire mieux que vous, et j'ai meilleure vue. 
Pourquoi ne vois-je rien? voilà la question. 
Suis-je un épouvantail ? — ou bien l'occasion, 
Cette prostituée, est-elle devenue 
Si boiteuse et si chauve, à force de courir. 
Qu'on ne puisse à la nuque une fois la saisir ? 
J'ai cherché comme vous le chevreuil dans la plaine; 
Mon voisin l'a tué, mais je ne l'ai pas vu. 

LE GHGEUR 

Et si c'est ton voisin, pourquoi le maudis-tu? 
C'est la communauté qui fait la force humaine. 
Frank, n'irrite pas Dieu, — le roseau doit plier. 
L'homme sans patience est la lampe sans huile, J 
Et l'orgueil en colère est mauvais conseiller. 

FRANK 

Votre communauté me soulève la bile. 

Je n'en suis pas encore à mendier mon pain. 

Mordieu ! voilà de l'or, messieurs, j'ai de quoi vivre. 

S'il platt à l'ennemi des hommes de me suivre. 

Il peut s'attendre encore à faire du chemin. 

Il faut être bâtard pour coudre sa misère 

Aux misères d'autrui, — Suis-je un esclave ou non? 



^7 / 



18 LA COUPE ET LES LÈVRES 

Le pacte social n'est pas de ma façon : 

Je ne Tai pas signé dans le sein de ma mère. 

Si les autres ont peu, pourquoi n'aurais-je rien ? 

Vous qui parlez de Dieu» vous blasphémez le mien. 

Tout nous vient de l'orgueil, même la patience. 
' L'orgueil, c'estla pudeur des femmes, la constance 

Du soldat dans le rang, du martyr sur la croix. 

L'orgueil, c'est la vertu, l'honneur et le génie, 

C'est ce qui reste encor d'un peu beau dans la vie, 

La probité du pauvre et la grandeur des rois. 

Je voudrais bien savoir, nous tous tant que nous 
sommes, 
; Et moi tout le premier, à quoi nous sommes bons? 

Voyez-vous ce ciel pâle, au delà de ces monts ? 

Là, du soir au matin, fument autour des hommes 

Ces vastes alambics qu'on nomme les cités. 

Intrigues, passions, périls et voluptés, 

Toute la vie est là, — tout en sort, tout y rentre. 

Tout se disperse ailleurs, et là tout se concentre. 

L'homme y presse ses jours pour en boire le vin, 

Comme le vigneron presse et tord son raisin. 

LE CHOBUR 

Frank, une ambition terrible te dévore. 

Ta pauvreté superbe elle -môme s'abhorre ; 

Tu te hais, vagabond, dans ton orgueil de roi, , 

Et tu hais ton voisin d'être semblable à toi. 

Parle, aimes-tu ton père? aimes-tu ta patrie? i 

Au souffle du matin sens tu ton cœur frémir, i 

Et t'agenouiUes-tu lorsque tu vas dormir? | 

De quel sang es-tu fait, pour marcher dans la vie 

Comme un homme de bronze, et pour que l'amitié, 

L'amour, la confiance et la douce pitié 

Viennent toujours glisser sur ton être insensible, 

Comme des gouttes d'eau sur un marbre poli ? 



ACTE I, SCÈNE I 19 

Ail ! celui-là vit mal qui ne vit que pour lui. 
L'âme, rayon du ciel, prisonnière invisible, 
Souffre dans son cachot de sanglantes douleurs. 
Du fond de son exil elle cherche ses sœurs, 
Et les pleurs et les chants sont les voix éternelles 
De ces filles de Dieu qui s'appellent entre elles. 

FRANK 
Chantez donc, et pleurez, si c'est votre souci. 
Ma malédiction n'est pas bien redoutable ; 
Telle qu'elle est pourtant je vous la donne ici. 
Nous allons boire un toast, en nous mettant à table. 
Et je vais le porter : (Prenant un verre.) 

Malheur aux nouveau-nés ! 
Maudit soit le travail I maudite l'espérance ! 
Malheur au coin de terre où germe la semence, 
Où tombe la sueur de deux bras décharnés ! 
Maudits soient les liens du sang et de la vie! 
Maudites la famille et la société ! 
Malheur à la maison<, malheur à la cité, 
Et la malédiction sur la mère patrie! 

UN AUTRE CHŒUR, Sortant de la maison. 
Qui parle ainsi? qui vient jeter sur notre toit, 
A cette heure de nuit, ces clameurs monstrueuses. 
Et nous sonner ainsi les trompettes hideuses { 1 ) 
Des malédictions? — Frank, réponds, est-ce toi? 
Ce n'est pas d'aujourd'hui que je connais ta vie. 
Tu n'es qu'un paresseux plein d'orgueil et d'envie. 
Mais de quel droit viens-tu troubler des gens de bien ? 
Tu hais notre métier, Judas ! et nous, le tien. 
Que ne vas-tu courir et tenter la fortune, 
Si le toit de ton père est trop bas pour ton front? 
Ton orgueil est scellé comme un cercueil de plomb. 

(1) That such a hideous trumpel calls to parley, etc. 

Macbeth fîicie H. 



20 LA COUPE ET LES LÈVRES 

Tu crois punir le ciel en lui gardant rancune ; 
Et tout ce que tu peux, c'est de roidir tes bras 
Pour blasphémer un Dieu qui ne t'aperçoit pas. 
Travailles-tu pour vivre, et pour t'aider toi-même? 
Ne te souviens-tu pas que l'ange du blasphème 
Est de tous les déchus le plus audacieux, 
Et qu'avant de maudire il est tombé des cieux? 

TOUS LES GHASSEUBS 
Pourquoi refuses- tu ta place à notre table? 

FRANK, à l'un d*eux. 
Hélas ! noble seigneur, soyez-moi charitable. 
Un denier, s'il vous plaft, j'ai bien soif et bien faim. 
Rien qu'un pauvre denier pour m'acheter du pain. 

LE CHOEUR 

Te fais- tu le bouffon de ta propre détresse ? 

FRANK 

Seigneur, si vous ayez une belle maltresse, 

Je puis la célébrer, et chanter tour & tour 

La médiocrité, l'innocence et Tamour. 

C'est bien le moins qu'un pauvre égayé un peu 

son hôte. 
S'il est pauvre, après tout, s'il a faim, c^est sa faute. 
Mais croyez-vous qu'il soit prudent et généreux 
De jeter des pavés sur l'homme qui se noie ? 
11 ne faut pas pousser & bout les malheureux. 
LE GHGEUR 

A quel sombre démon ton &me est- elle en proie ? 
Tu railles tristement et misérablement. 

FRANK 

Car , si ces malheureuxontquelqueorgueil dans Tàme, 
S'ils ne sont pas pétris d'une argile de femme, 
S'ils ont un cœur, s'ils ont desl)ras, ou seulement 



ACTE I, SCÈNE I 21 

S'ils portent par hasard une arme à la ceinture... 

LE CHOEUR 

Que veut dire ceci? veux-tu nous provoquer? 

FRANK 

Un poignard peut se tordre, et le coup peut manquer. 
Mais si, las de lui-même et de sa vie obscure. 
Le pauvre qu'on insulte allait prendre un tison, 
Et le porter en feu dans sa propre maison! 

(Il prend une bûche embrasée dans le feu 

allumé sur la place j et la jette dans sa 

chaumière.) 
Sa maison est à lui, — c'est le toit de son père, 
C'est son toit, — c'est son bien, le tombeau solitaire 
Des rêves de ses jours, des larmes de ses nuits ; 
Le feu doit y rester, si c'est lui qui l'a mis. 
LE CHCEUR 

Agis-tu dans la fièvre? Arrête, incendiaire! 
Veux-tu du même coup brûler la ville entière ? 
Arrête! — où nos enfants dormiront-ils demain? 

FRANK 

Me voici sur le seuil, mon épée à la main. 
Approchez maintenant, fussiez-vous une armée. 
Quand l'univers devrait s'en aller en fumée. 
Tonnerre et sang ! je fais un spectre du premier 
Qui jette un verre d'eau sur un brin de fumier. 
Ah ! vous croyez, messieurs, si je vous importune, 
Qu'on peut impunément me chasser comme un chien? 
Ne m'avez-vous pas dit d'aller chercher fortune ? 
J'y vais . — Vous l'avez dit, vous qui n'en feriez rien ; 
Moi, je le fais, -r- je pars. — J'illumine la ville. 
J'en aurai le plaisir, en m'en allant ce soir, 
De la voir de plus loin, s'il me plaît de la voir. 
Je ne fais pas ici de folie inutile : 



2% LA. COUPE ET LES LÈVRES 

GeuK qui m'ont accusé de paresse et d'orgueil 
Ont dit la vérité. — Tant que cette chaumière 
Demeurera debout, ce sera mon cercueil. 
Ce petit toit, messieurs, ces quatre murs de pierre, 
C'était mon patrimoine, et c'est assez longtemps 
Pour aimer son fumier, que d'y dormir vingt ans. 
Je le brûle, et je pars; — c'est moi, c'est mon fantôme 
Que je disperse aux vents avec ce toit de chaume. 
Maintenant, vents du nord, vous n*avez qu'à souffler; 
Depuis assez longtemps, dans les nuits de tempête. 
Vous venez ébranler ma porte et m'appeler. 
Frères, je viens à vous, — je vous livre ma tête. 
Je pars, — et désormais que Dieu montre à mes pas 
Leur route, — ou le hasard, si Dieu n'existe pas! 
(Il sort en courant,) 

SCÈNE II 

Une plaine. — Frank rencontre une jeune fille. 

LA JEUNE FILLE 

Bonsoir, Frank, où vas-tu? la plaine est solitaire. 

Qu'as-tu fait de tes chiens, imprudent montagnard? 

FRANK 

Bonsoir, Déidamia, qu'as- tu fait de ta mère? 
Prudente jeune fille, où t'en vas-tu si tard? 

LA JEUNE FILLE 

J'ai cueilli sur ma route un bouquet d'églantine ; 
Le voilà, si tu veux, pour te porter bonheur. 

(Elle lui jette son bouquet.) 
FRANK, seul, ramassant le bouquet. 
Comme elle court galment ! Sa mère est ma voisine ; 
J'ai va cet enfant-là grandir et se former. 
Pau\Te, innocente fille! elle aurait pu m'aimer. 

{Exit.) 



ACTE I, SCÈNE III 23 

SCENE III 
Un chemin creux dans une forêt. — Le point du jour. 

FRANK, assis sur Vherbe. 
Et quand tout sera dit, — quand la triste demeure 
De ce malheureux Frank, de ce vil mendiant. 
Sera tombée en poudre et dispersée au vent, 
Lui,quedeviendra-t-il? — Il sera temps qu'il meure! 
Et, s*il est jeune encor, s'il ne veut pas mourir? 
Ah ! massacre et malheur ! que vais-je devenir ? 

{Il s'endort.) 
imE VOIX, dans un songe. 
Il est deux routes dans la vie : 
L'une solidaire et fleurie. 
Qui descend sa pente chérie 
Sans se plaindre et sans soupirer. 
Le passant la remarque à peine, 
Comme le ruisseau de la plaine » 
Que le sable de la fontaine 
Ne fait pas même murmurer. 
L'autre comme un torrent sans digue, 
Dans une éternelle fatigue, 
Sous les pieds de l'enfant prodigue 
Roule la pierre d'Ixion. , 

i L'une est bornée, et l'autre immense, 
L'une meurt où l'autre commence; 
La première est la patience, 
La seconde est l'ambition. 
FRANK, rêvant. 
Esprits 1 si vous venez m'annoncer ma mine, 

Pourquoi le Dieu qui me créa 
Fit-il, en m'animant, tomber sur ma poitrine 
L'étincelle divine 
Qui me consumera? 



24 LA COUPE ET LES LÈVRES 

Pourquoi suis-je le feu qu'un salamandre habite ? 
Pourquoi sens-je mon cœur se plaindre et s'étonner, 
Ne pouvant contenir ce rayon qui s'agite, 
Et qui, venu du ciel, y voudrait retourner? 

LA VOIX 

Ceux dont l'ambition a dévoré la vie. 

Et qui sur cette terre ont cherché la grandeur, 

Ceux-là, dans leur orgueil, se sont fait un honneur 

De mépriser l'amour et sa douce folie. 

Ceux qui,loin des regards , sans plainte et sans désirs , 

Sont morts silencieux sur le corps d'une femme, 

O jeune montagnard, ceux-là, du fond de Tâme, 

Ont méprisé la gloire et ses tristes plaisirs. 

FRANK 

Vous parlez de grandeur, et vous parlez de gloire. 
Aurai-je des trésors? l'homme dans sa mémoire 

Garde-t-il mon souvenir ? 
Répondez, répondez, avant que je m'éveille. 
Déroulez-moi ce qui sommeille 
. Dans l'océan de l'avenir 1 

LA VOIX 
Voici l'heure oii, le cœur libre d'inquiétude, 
Tu te levais jadis pour reprendre l'étude. 
Tes pensers de la veillé et tes travaux du jour. 
Seul, poursuivant tout bas tes chimères d'amour. 
Tu gagnais lentement la maison solitaire 
Où ta Déidamia veillait près de sa mère. 
Frank, tu venais t'asseoir au paisible foyer, 
Raconter tes chagrins, sinon les oublier. 
Tous deux sans espérance, et dans la solitude, 
Enfants, vous vous aimiez, et bientôt l'habitude, 
Tous les jours, malgré toi, t'enseigna ce chemin, 
Car l'habitude est tout au pauvre cœur humain. 



ACTE I, SCÈNE III 25 

FRANK 

Esprits, il est trop tard, j'ai brûlé ma chaumière! 

LA VOIX 
Repens-toi l repens-toi I 

FRANK 
Non ! non ! j'ai tout perdu. 

LA VOIX 

Repens-toi ! repens-toi ! 

FRANK 

Non! j'ai maudit mon père. 

. LA VOIX 

Alors, lève-toi donc, car ton jour est venu. 

(Le soleil paraU, Frank s'éveille. Stranio, 
jeune palatin, et sa maitressey Monna 
Belcolorey passent à cheval.) 
STRANIO 
Holà! dérange-toi, manant, pour que je passe. 

FRANK 

Attends que je me lève, et prends garde à tes pas. 

STRANIO 

Chien, lève-toi plus vite, ou reste sur la place. 

FRANK 

Tout beau, l'homme à cheval, tu ne passeras pas. 
Dégaîne-moi ton sabre, ou c'est fait de ta vie. 
Allons pare ceci. 

{Ils se battent. Stranio tombe.) 

BELGOLORE 

Gomment t'appelles- tu? 

FRANK 

Charles Frank. 



26 LA. COUPE ET LES LÈVRES 
BELCOLORE 

Tu me plais, et tu t'es bien battu. 
Ton pays? 

FRANK 

Le Tyrol. 

BELCOLORE 

Me trouves-tu jolie? 

FRANK 

Belle comme un soleil. 

BELCOLORE 
J'ai dix-huit ans, — et toi ? 

FRANK 

Vingt ans. 

BELCOLORE 

Monte à cheval, et viens souper chez moi. 
(Exeunt.) 

ACTE DEUXIÈME 

SCÈNE PREMIÈRE 

Un salon. 
FRANK, devant une table chargée d'or. 
De tous les fils secrets qui font mouvoir la vie, 
O toi, le plus subtil et le plus merveilleux ! 
Or ! principe de tout, larme au soleil ravie 1 
Seul dieu toujours vivant, parmi tant de faux dieux, 
Méduse, dont l'aspect change le cœur en pierre, 
Et fait tomber en poudre aux pieds de la rosière 
La robe d'innocence et de virginité ! 
Sublime corrupteur! — Clef de la volonté! — 
Laisse-moi t'admirer! — parle-moi, — viensmedire 



ACTE II, SCÈNE I 27 

Querhonneurn'estqu'unmot, quelavertun'estrien; 
Que, dès qu'on te possède, on est homme de bien ; 
Que rien n'est vrai que toi ! — Qu'un esprit en délire 
Ne saurait inventer de rêves si hardis, 
Si monstrueusement en dehors du possible, 
Que tu ne puisse encor sur ton levier terrible 
Soulever l'univers, pour qu'ils soient accomplis! 
—Que de genscependant n'ont jamais vu qu'en songe 
Ce que j'ai devant moi ! — Comme le cœur se plonge 
Avec ravissement dans un monceau pareil I — 
Tout cela, c'est à moi ; — les sphères et les mondes 
Danseront un millier de valses et de rondes, 
Avant qu'uù coup semblable ait lieu sous le soleil (1). 
Ah ! mon cœur est noyé ! — Jecommence à comprendre 
Ce qui fait qu'un mourant que le frisson va prendre 
A regarder son or trouve encor des douceurs, 
Et pourquoi les vieillards se font enfouisseurs. 

(Comptant.) 
Quinze mille en argent, — le reste en signature. 
C'est un coup du destin. — Quelle étrange aventure ! 
Que ferais-je aujourd'hui, qu'aurais-je fait demain, 
Si je n'avais trouvé Stranio sur mon chemin ? 
Je tue un grand seigneur, et lui prends sa maîtresse ; 
Je m'enivre chez elle, et l'on me mène au jeu. 
A jeun, j'aurais perdu, — je gagne dans l'ivresse ; 
Je gagne et je me lève. — Ah ! c'est un coup de Dieu. 

{Il ouvre la fenêtre,) 
Je voudrais bien me voir ps^ser sous ma fenêtre 
Tel que j'étais hier. — Moi, Frank, seigneur et maître 
De ce vaste logis, possesseur d'un trésor, 
Voir passer là-dessous Frank le coureur de lièvres, 
Frank le pauvre, l'œil morne et la faim sur les lèvres, 
ÏjB voir tendre la main et lui jeter cet or. 

(1) La terre pourra faire plus de mille danses, etc., etc. 

Schiller. 



28 LA COUPE ET LES LÈVRES 

Tiens, Frank, tiens, mendiant, prend cela, pauvre 
hère. {Il prend une poignée d'or.) 

Il me semble en honneur que le ciel et la terre 
Ne sauraient plus m'offrir que ce qui me convient, 
Et que depuis hier le monde m'appartient. 

(Exit.) 

SGfiNE II 

Une route. 

MONTAGNARDS, paasmt. 
{Chanson de eh&eae^ dans le lointain.) 
Chasseur, hardi chasseur, que vois-tu dans l'espace ? 
Mes chiens grattent la terre et cherchent une trace. 
Debout, mes cavaliers ! c'est le pied du chamois. — 
Lechamoiss'estlevé. — Que ma maîtresse est belle!— 
Le chamois tremble et fuit. — Que Dieu veille sur elll e 
Le chamois rompt la meute et s'enfuit dans le bois. — 
Je voudrais par la main tenir ma belle amie. — 
La meute et le chamois traversent la prairie : 
Hallali, compagnons, la victoire est à nous! — 
Que ma maîtresse est belle, et que ses yeux sont doux ! 

LE CHGEUR 
Amis, dans ce palais, sur la place où nous sommes, 
Respire le premier et le dernier des hommes, 
Frank, qui vécut vingt ans comme un hardi chasseur. 
Aujourd'hui, dans les fers d'une prostituée, 
Que fait-il ? — Nuit et jour cette enceinte est fermée. 
La solitude y règne, image de la mort. 
Quelquefois seulement, quand la nuit est venue, 
On voit à la fenêtre une femme inconnue 
Livrer ses cheveux noirs aux vents af&eux du nord. 
Frank n'est plus 1 sur les monts nul ne Ta vu paraître. 
Puisse-t-il s'éveiller ! Puisse-t-il reconnaître 
La voix des temps passésl — Frères, pleurons sur lui . 



I ACTE II, SCENE ÏII 29 

Charles ne viendra plus au jojeux hallali, 
Entouré de ses chiens sur les herbes sanglantes, 
I Découdre, les bras nus, les biches expirantes, 

I S'asseoir au rendez-vous, et boire dans ses mains 

^ La neige des glaciers, vierge de pas humains. 

I {Exeunt.) 

; SCÈNE III 

I La nuit. — Une terrasse au bord d'un chemin. 

' MONNA BELCOLORE, FRANK, àssis dans 

un kiosque. 

BELCOLORE 

Dors, 6 pâle jeune homme, épargne ta faiblesse. 
Pose jusqu'à demain ton cœur sur ta maîtresse ; 
La force t'abandonne, et le jour va venir. 
Carlo, tes beaux yeux bleus sont las , — tu vas dormir. 

FRANK 

Non, le jour ne vient pas, — non, je veille et je brûle ! 
O Belcolor, le feu dans mes veines circule, 
Mon cœur languit d'amour, et, si le temps s'enfuit, 
Que m'importe ce ciel, et son jour et sa nuit? 

BELCOLORE 

Ah ! Carlo, mon Carlo, ta tôte chancelante 
Va tomber dans mes mains, sur ta coupe brûlante. 
Tu t'endors, tu te meurs, tu t'enfuis loin de moi. 
Ah ! lâche efifôminé, tu t'endors malgré toi. 

FRANK 

Oui, le jour va venir. — O ma belle maltresse! 
Je me meurs; oui, je suis sans force et sans jeunesse. 
Une ombre de moi-même, un reste, un vain reflet. 
Et quelquefois la nuit, mon spectre m'apparatt. 
Mon Dieu! si jeune hier, aujourd'hui je succombe. 
C'est toi qui m'as tué, ton beau corps est ma tombe. 



30 LA COUPE ET LES LEVRES 

Mes baisers sur ta lèvre en ont usé le seuil. 
De tes longs cheveux noirs tu m'as fait un linceul. 
Eloigne ces flambeaux* — entr'ouvre la fenêtre. 
Laisse entrer le soleil, c'est mon dernier peut-être. 
Laisse-le-moi chercher, laisse-moi dire adieu 
A ce beau ciel si pur qu'il me fait croire en Dieu \ 

BELCOLORE 
Pourquoi me gardes-tu, si c'est moi qui te tue, 
Et si tu te crois mort pour deux nuits de plaisir ? 

FRANK 

Tous les amants heureux ont parlé de mourir. 
Toi, me tuer, mon Dieu! Du jour où je t'ai vue. 
Ma vie a commencé ; le reste n'était rien ; 
Et mon cœur n'a jamais battu que sur le tien. 
Tu m'as faitriche, heureux, tu m'as ouvert le monde. 
Regarde, ô mon amour! quelle superbe nuitl 
Devant de tels témoins, qu'importe ce qu'on dit. 
Pourvu que l'âme parle, et que l'âme réponde ? 
L'ange des nuits d'amour est un ange muet. 

BELCOLORE 

Combien as-tu gagné ce soir au lansquenet ? 

FRANK 

Qu'importe ? Je ne sais. — Je n'ai plus de mémoire. 
Voyons, — viens dans mes bras, — laisse-moi 

t'admirer. — 
Parle, réveille-moi, — conte-moi ton histoire. — 
Quelle superbe nuit! je suis prêt â pleurer. 
BELCOLORB 

Si tu veux t'éveiller, dis-moi plutôt la tienne. 

FRANK 

Nous sommes trop heureux pour que je m'en 
souvienne. 



ACTE II, SCÈNE III 31 

Que dirais-je, d'ailleurs ? Ce qui fait les récits, 
Ce sont des actions, des périls dont l'empire 
Est vivace, et résiste à l'heure des oublis. 
M^is, moi qui n'ai rien vu, rien fait, qu'ai-jeà te dire? 
L'histoire de ma vie est celle de mon cœur ; 
C'est un pays étrange où je fus voyageur. 
Ah ! soutiens-moi le front, la force m'abandonne ! 
Parle, parle, je veux t'entendre jusqu'au bout. 
Allons, un beau baiser, et c'est moi qui le donne. 
Un baiser pour ta vie et qu'on me dise tout, 

BELGOLORE, soupirant. 
Ah ! je n'ai pas toujours vécu comme Ton pense. 
Ma famille était noble et puissante à Florence. 
On nous a ruinés ; ce n'est que le -malheur 
Qui m'a forcée à vivre aux dépens de l'honneur. . . 
Mon cœur n'était pas fait... 

FRANK, se détournant. 

Toujours la même histoire. 
Voici peut-être ici la vingtième catin 
A qui je la demande, et toujours ce refrain! 
Qui donc ont-elles vu d'assez sot pour y croire? 
Mon Dieu ! dans quel bourbier me suis-je donc jeté? 
J'avais cru celle-ci plus forte, en vérité? 

BELGOLORE 

Quand mon père mourut... 

FRANK 

Assez, je t'en supplie. 
Je me ferai conter le re'ste par Julie 
Au premier carrefour où je la trouverai. 

(Tous deux restent en silence quelque temps.) 
Dis-moi, ce fameux jour où tu m'as rencontré, 
Pourquoi, par quel hasard, — par quelle sympathie, 
T'es-tu de m'emmener senti la fantaisie ? 



iBCSfea^wJ 



32 LA COUPE ET LES LEVRES 

J'étais couvert de sang, poudreux et mal vêtu. 

BELGOLORE 

Je te Taî déjà dit, tu t'étais bien battu. 

FRANK 

Parlons sincèrement, je t'ai semblé robuste. 
Tes yeux, ma chère enfant, n'ont pas deviné juste. 
Je comprends qu'une femme aime les portefaix ; 
C'est un goût comme un autre, il est dans la nature. 
Mais moi, si j'étais femme, et si je les aimais. 
Je n'irais pas chercher mes gens à Taventure ; 
J'irais tout simplement les prendre aux cabarets ; 
J'en ferais lutter six, et puis je choisirais. 
Encore un mot : cet homme à qui je t'ai volée 
T'entrenait sans doute, — il était ton amant. 

BELGOLORE 

Oui. 

FRAKK 
— Cette affreuse mort ne t'as pas désolée? 
Cet homme, il m'en souvient, râlait horriblement. 
L'œil gauche était crevé, — le pommeau de Tépée 
Avait ouvert le front, — la gorge était coupée. 
Sous les pieds des chevaux Thomme était étendu. 
Comme un lierre arraché qui rampe et qui se traîne 
Pour se suspendre encore à Técorce d'un chêne, 
Ainsi ce malheureux se traînait suspendu 
Aux restes de sa vie. — Et toi, ce meurtre infâme 
Ne t'a pas de dégoût levé le cœur et l'âme? 
Tu n'as pas dit un mot, tu n'as pas fait un pas ! 

BELGOLORE 

Prétends- tu me prouver que j'aie un cœur de pierre ? 
FRANK 

Et ce que je te dis ne te le lève pas ! 



11 



ACTE II, SCENE III 33 

BELCOLORE 

Je hais les mots grossiers, — ce n'est pas ma manière . 
Mais, quand il n'en faut quMnJe n'en disjamaisdeuz. 
Frank, tu ne m'aimes plus. 

FRANK 

Qui? moi? Je vous adore. 
J'ai lu, je ne sais où, ma chère Belcolore, 
Que les plus doux instants pour deux amants heureux 
Ce sont les entretiens d'une nuit d'insomnie, 
Pendant l'enivrement qui succède au plaisir. 
Quand les sens apaisés sont morts pour le désir; 
Quand, la main à la main, et Tâme à Tàme unie, 
On ne fait plus qu'un être, et qu'on sent s'élever 
Ce parfum du bonheur qui fait longtemps rêver ; 
Quand l'amie, en prenant la place de l'amante, 
Laisse son bien-aimé regarder dans son cœur, 
Comme une fraîche source, où l'onde est confiante. 
Laisse sa pureté trahir sa profondeur. 
C'est alors qu'on connaît le prix de ce qu'on aime, 
Que du choix qu'on a fait on s'estime soi-même, 
Et que dans un doux songe on peut fermer les yeux? 
N'est-ce pas,Belcolor? n'est-ce pas, mon amie? 

BELCOLORE 

Laisse-moi. 

FRANK 

N'est-ce pas que nous sommes heureux ? — 
Mais, j'y pense ! — il est temps de régler notre vie. 
Comme on ne peut compter sur les jeux de hasard, 
Nous piperons d'abord quelque honnête vieillard. 
Qui fournira le vin, les meubles et la table, 
Il gardera la nuit, et moi j'aurai le jour. 
Tu pourras bien parfois lui jouer quelque tour. 
J'entends quelque bon tour, adroit et profitable. 
Il aura des amis que nous pourrons griser ; 

LA COUPE XT LSS lAvRBS. 2 




34 LA COUPE ET LES LEVRES 

Tu seras le chasseur, et moi, le lévrier. 
Avant tout, pour la chambre, une fille discrète, 
Capable de graisser une porte secrète, 
Mais nous la patrons bien ; aujourd'hui tout se vend; 
Quant à moi, je serai le chevalier servant. 
Nous ferons à nous deux la perle des ménages. 

BELGOLOBE 
Ou tu vas en finir avec tes persiflages, 
Ou je vais tout k l'heure en finir avec toi. 
Veux-tu faire la paix ? Je ne suis pas boudeuse. 
Voyons, viens m'embrasser. 
FRANK 

Cette fille est hideuse. .. 

Mon Dieu,deux jours plus tard, c'en était fait de moi t 

(Il va s^appuyer sur la terrasse. Un soldat passe 

à cheval sur la route.) 

LE SOLDAT, chantant, 

Ub soldat qui va son chemin 

Se moque du tonnerre 
n tient son sabre d'une main. 

Et de l'autre son verre. 
Quand il meurt, on le porte en terre 

Gomme un seigneur. 
Son cœur est à son amie, 
Son bras est à sa patrie. 
Et sa tôle à l'empereur. 

FRANK, Rappelant. 
Holâ, Vmii ï deux mots. — Voussemblez un compère 
ba bùmié contenance et de joyeuse humeur. 
Vos bravas compagnons vont-ils entrer en guerre? 
Daûîï quelle place forte est donc votre empereur ? 

LE SOLDAT 

A Glureas. — Dans deux jours nous serons en 

campagne. 
Je rejoins de ce pas ma corporation. 



ACTE III^ SCÈNE I 35 

FRANK 

Venez-vous de la plaine, ou bien de la montagne ? 
Connaissez-vous mon père, et savez-vous mon nom? 

LE SOLDAT 

Oh 1 je vous connais bien, — Vous êtes du village 
Vis-à-vis le moulin. — Que faites-vous donc là? 
Venez- vous avec nous? 

FRANK 

Oui,cepte, et me voilà. 

(/{ descend dans le chemin.) 
Je ne me suis pas mis en habit de voyage ; 
Vous me prêterez bien un vieux sabre là-bas ? * 

(A Belcolore.) 
Adieu, ma belle enfant, je ne souperai pas. 

LE SOLDAT 

On vous équipera. — Montez toujours en croupe. 
Parbleu I compagnon Frank, vous manquiez à la 

troupe. 
Ah çà ! dites- moi donc, tout en nous en allant, 
SMl est vrai qu'un beau soir... 

(lia partent au galop.) 
BELCOLORE, SUT le balcon. 

Je Taime cependant. 



ACTE TROISIÈME 

SCÈNE PREMIÈRE 

Devant un Palais. — Glurens. 
CHŒUR DE SOLDATS 
Telles par l'ouragan les neiges flagellées 
Bondissent en sifflant des glaciers aux vallées, 



36 LA COUPE Er LES LÈVRES 

Tels se sont élancés, au signal du combat^ 
Les enfants du Tyrol et du Palatinat. 
Maintenant l'empereur a terminé la guerre. 
Les cantons sur leur porte ont plié leur bannière. 
Ecoutez, écoutez ; c'est l'adieu des clairons, 
C'est la vieille Allemagne appelant ses barons. 
Remonte maintenant, chasseur du cerf timide ; 
Remonte, fils du Rhin, compagnon intrépide. 
Tes enfants sur ton cœur vont venir se presser. 
Sors de la lourde armure, et va les embrasser. 
Soldats, arrêtons-nous. — C'est ici la demeure 
Du capitaine Frank, du plus grand des soldats. 
Notre vieil empereur l'a serré dans ses bras. 
Couronné par le peuple, il viendra tout à l'heure 
Souper dans ce palais avec ses compagnons. 
Jamais preux chevalier n'a mieux conquis sa gloire. 
Il a seul, près d'Inspruck, emporté l'aigle noire 
Du cœur de la môlée aux bouches des canons. 
Vingt fois ses cuirassiers Tont cru, dans la bataille, 
Coupé par les boulets, brisé par la mitraille. 
Il avançait toujours, toujours en éclaireur. 
On le voyait du feu sortir comme un plongeur. 
Trois balles l'ont frappé ; — sa trace était suivie ; 
Mais le Dieu des hasards n'a voulu de sa vie 
Que ce qu'il en fallait pour gagner ses chevrons. 
Et pouvoir de son sang dorer ses éperons. 
Mais que nous veut ici cette fille italienne. 
Les cheveux en désordre et marchant à grands pas ? 
Où courez-vous si fort, femme? On ne passe pas. 

BELCOLORE, entrant 

Est-ce ici la maison de votre capitaine ? 

LES SOLDATS 

Oui.-^Que lui voulez-vous ? — Parlez au lieutenant* 



ACTE m, scisNB I 37 

LE LIEUTENANT 

On ne peut ni passer ni monter, ma princesse. 

BELCOLORE 

II faut bien que je passe et que j'entre pourtant. 
Mon nom est Belcolore, et je suis sa maltresse. 

LE LIEUTENANT 

Parbleu ! ma chère enfant, je vous reconnais bien. 
J*en suis au désespoir, mais je suis ma consigne. 
Si Frank est votre amant, tant mieux; je n'en crois 

rien : 
Ce serait un honneur dont vous n'ôtes pas digne. 

BELCOLORE 
S'il n'est pas mon amant, il le sera ce soir. 
Je l'aime; comprends-tu? Je l'aime. — Il m'a quittée, 
Et je viens le chercher, si tu veux le savoir. 

LES SOLDATS 

Quelle tête de fer a donc cette effrontée, 
Qui court après les gens, un stylet à la main? 

BELCOLORE 

Il me sert de flambeau pour m'ouvrir le chemin. 
Allons, écartez-vous, et montrez-moi la porte. 

LE LIEUTENANT 

Puisque vous le voulez, ma belle, la voilà. 
Qu'elle entre, et qu'6« lui donne un homme pour 

escorte. 
C'est un diable incarné que cette femme-là. 
(Beloolore entre dans le palais. Entre Franft, 
couronné, à cheval,) 
CHŒUR DU PEUPLE 

Couvert de ces lauriers, il te sied, 6 grand homme. 
De marcher parmi nous comme un triomphateur. 



38 LA COUPE ET LES LÈVRES 

La guerre est terminée, et l'empereur se nomme 

Ton royal débiteur. 
Descends, repose-toi. — Reste dans l'hippodrome, 
Lave tes pieds sanglants, victorieux lutteur. 

(Franft descend de cheval,) 
GHCEUR DES CHEVALIERS 

Homme heureux, jeune encor, tu récoltes la gloire, 
Cette plante tardive, amante des tombeaux. 
La terre qui t'a vu chasse de sa mémoire 

L'ombre de ses héros. 
Pareil à Béatrix au seuil du purgatoire, 
Tes ailes vont s'ouvrir vers des chemins nouveaux. 

LE PEUPLE 

Allons, que ce beau jour, levé sur une fête. 
Dans un joyeux banquet finisse dignement. 
Tes convives de fleurs ont couronné leur tète ; 

Ton vieux père t'attend. 
Que tardons-nous encore? Allons, la table est prête. 
Entrons dans ton palais; déjà la nuit descend. 

(11$ entrent dans le palais,) 

SCËNE II 
FRANK, GUNTHER, restés seuls. 

GUNTHER 

Ne les suivez-vous pas, seigneur, sous ce portique ? 
O mon maître, au milieu d'une fête publique. 
Qui d'un si juste coup frappe nos ennemis. 
Avez- vous distingué le cœur de vos amis? 
Hélas ! les vrais amis se taisent dans la foule ; 
Il leur faut, pour s'ouvrir, que ce vain flot s'écoule. 
O mon frère, ô mon maître ! ils t'ont proclamé roi . 
Dieu merci, quoique vieux, je puis encor te suivre, 
Jeune soleil levant, si le ciel me fait vivre. 



ACTE III, SCÈNE II 39 

Je ne suis qu'un soldat, seigneur, excusez-moi. 
Mon amitié vous blesse et vous est importune. 
Ne partagez-vous point Tallégresse commune ? 
Qui vous arrête ici? Vous devez être las. 
La peine et le danger font les joyeux repas. 
LE CHOEUR, dans la maison. 

Chantons, et faisons du vacarme, 
Comme il convient à de dignes buveurs. 

Vivent ceux que le vin désarme! 

Les jours de combat ont leur charme ; 

Mais la paix a bien ses douceurs. 

GUNTHER 

Seigneur, mon cher seigneur, pourquoi ces re- 
gards sombres? 

Le vin coule et circule. — Entendez-vous ces chants ? 

Des convives joyeux je vois flotter les ombres 

Derrière ces vitraux de feux resplendissants. 
LE CHOEUR, à la fenêtre. 

Frank, pourquoi tardes-tu? — Gunther, si notre 
troupe 

Ne fait pas, sous ce toit, peur à vos cheveux blancs. 

Soyez le bienvenu pour vider une coupe. 

Nous sommes assez vieux pour oublier les ans. 

GUNTHER 

La pâleur de la mort est sur votre visage. 
Seigneur. — D'un noir souci votre esprit occupé 
Méconnait-il ma voix? — De quel sombre nuage 
Les rêves de la nuit i'ont-ils enveloppé? 

FRANK 

Fatigué de la route et du bruit de la guerre, 
Ce matin de mon camp je me suis écarté : 
J'avais soif; mon cheval marchait dans la poussière ; 
Et sur le bord d'un puits je me suis arrêté. 



40 LA COUPE ET LES LÈVRES 

J'ai trouvé sur un banc une femme endormie, 
Une pauvre laitière, un enfant de quinze ans, 
Que je connais, Gunther. — Sa mère est mon amie, 
J'ai passé de beaux jours chez ces bons paysans. 
Le cher ange dormait les lèvres demi-closes. — 
(Les lèvres des enfants s'ouvrent, comme les roses, 
Au souffle de la nuit). — Ses petits bras lassés 
Avaient dans son panier roulé les mains ouvertes. 
D'herbes et d'églantine elles étaient couvertes. 
De quel rêve enfantin ses sens étaient bercés, 
Je l'ignore. — On eût dit qu'en tombant sur sa couche , 
Elle avait à moitié laissé quelque chanson. 
Qui revenait encor voltiger sur sa bouche, 
Comme un oiseau léger sur la fleur d'un buisson. 
Nous étions seuls. J'ai pris ses deux mains dans 

les miennes, 
Je me suis incliné, — sans l'éveiller pourtant. — 
O Gunther ! J'ai posé mes lèvres sur les siennes, 
Et puis je suis parti, pleurant comme un enfant. 



ACTE OUATRIÈME 

SCÈNE PREMIÈBE 

Devant le palais de Frank. — La porte est tendue 
en noir. — On dresse un catafalque. 

FRANK, vêtu en moine et masqué; DEUX 
Serviteurs 

FRANK 

Que l'on apporte ici les cierges et la bière. 
Souvenez- vous surtout que c^est moi qu'on enterre. 
Moi, capitaine Frank, mort hier dans un duel. 
Pas un mot, — ni regard , — ni haussement d'épaules; 



ACTE IV, SCÈNE I 41 

Pas un seul mouvement qui sorte de vos rôles. 
Songez-y. — Je le veux. 

{Les serviteurs s'en vont.) 

Eh bien ! juge éternel, 
Je viens t' interroger. Les transports de la fièvre 
N'agitent pas mon sein. — Je ne viens ni railler 
Ni profaner la mort. — J'agis sans conseiller. 
Regarde, et réponds-moi. — Je fais comme l'orfèvre 
Qui frappe sur le marbre une pièce d'argent. 
Il reconnaît au son la pure fonderie ; 
Et moi, je viens savoir quel son rendra ma vie, 
Quand je la frapperai sur ce froid monument. 
Déjà le jour parait; — le soldat sort des tentes. 
Maintenant le bois vert chante dans le foyer ; 
Les rames du pêcheur et du contrebandier 
Se lèvent, de terreur et d'espoir palpitantes. 
Quelle agitation, quel bruit dans la cité! 
Quel monstre remuant que cette humanité ! 
Sous ces dix mille toits,que de corps, qued'entrailles! 
Que de sueurs sans but, que de sang, que de fiel ! 
Sais-tu pourquoi tu dors et pourquoi tu travailles, 
Vieux monstre aux mille pieds, qui te crois éternel I 
Cet honnête cercueil a quelques pieds, je pense, 
De plus que mon berceau. — Voilà leur différence. 
Ah ! pourquoi mon esprit va-t-il toujours devant, 
Lorsque mon corps agit? Pourquoi dans ma poitrine 
Ai-je un ver travailleur, qui toujours creuse et mine, 
Si bien que sous mes pieds tout manque en arrivant ? 
{Entre le chœur des soldats et du peuple,) 

LE CHCEUR 

On dit que Frank est mort. Quand donc? com- 
ment s'appelle 
Celui qui l'a tué? — Quelle était la querelle? 
On parle d'un combat ? — Quand se sont-ils battus ? 



42 LA COUPE ET LES LÈVRES 

FRANK, masqué (1). 
A qui parlez-vous donc? Il ne vous entend plus. 
(Il leur montre la bière.) 

LE GHGEUR, 8* inclinant. 
S'il est un meilleur monde au-dessus de nos têtes, 
O Frank I si du séjour des vents et des tempêtes 
Ton &me sur ces monts plane et voltige encor, 
Si ces rideaux de pourpre et ces jardents nuages, 
Que chasse dans l'éther le souffle des orages. 
Sont des guerriers couchés dans leurs armures d'or. 
Penche-toi noble cœur, sur ces vertes collines, 
Et vois tes compagnons briser leurs javelines 
Sur cette froide terre, où ton corps est resté ! 

GUNTHER, accourant» 
Quoi ! si brave et si jeune, et sitôt emporté ! 
Mon Frank I Est-ce bien vrai, messieurs? Ah! 

mort funeste ! 
Moi qui ne demandais qu'à vivre assez longtemps 
Pour te voir accomplir ta mission céleste ! 
Me voilà seul au monde avec mes cheveux blancs l 
Moi qui n'avais de jeune encor qne ta jeunesse ! 
Moi qui n^aimais que toi ! Misérable vieillesse ! 
Je ne te verrai plus, mon Frank ! On t'a tué. 

FRANK, à part. 
Ce pauvre vieux Gunther, je l'avais oublié. 

(1) Frank, durant celte scène, doit déguiser sa voix. Je 

S rie ceax qui la trouveraient Invraisemblable d'aller au bal 
rOpéra. Un de mes amis fit dôguiser sa servante au 
carnaval et la plaça dans son salon, au milieu d'un bal où 
personne n'était masqué. On ne lui avait mis qu'nn petit 
masque sans barbe qui ne cachait point la bouche; et ce- 
pendant elle dansa presque deux heures entières, sans être 
reconnue, avec des jeunes gens à qai elle avait apporté deux 
cents verres d'eau dans sa vie. 



ACTE IV, SCÈNE I 43 

LE CHOEUR 

Qu'on voile les tambours, que le prêtre s'avance ; 
A genoux, compagnons, tête nue et silence. 
Qu'on dise devant nous la prière des morts. 
Nous voulons au tombeau porter le capitaine. 
Il est mort en soldat sur la terre chrétienne. 
L'âme appartient à Dieu ; l'armée aura le corps. 
TROIS MOINES, s^ avançant, 

CHANT 
Le Seigneur sur rombre éternelle 
Suspend son ardente prunelle, 
£t, glorieuse sentinelle, 
Attend les bons et les damnés. 
11 sait qui tombe dans sa voie ; 
Lorsqu'il jette au nénnt sa proie, 
Il dit aux maux qu'ils noua envoie : 
tt Comptez les morts que vous prenez. » 

LE CHOEUR, à genoux, 
Sefgneur, j'ai plus péché que vous ne pardonnez. 

LES MOINES 
[1 dit aux épaisses batailles : 
« Comptez vos chefs sans funérailles. 
Qui pour cercueil ont les entrailles 
De la panthère et du lion; 
Que le juste triomphe ou fuie, 
Comptez, qunnd le glaive s'essuie, 
Les morts tombés comme la pluie 
Sur la montagne et le sillon. » 

LE CHŒUR 

Seigneur, préservez-moi de la tentation. 

LES MOINES 
« Car, an jour de pitié profonde. 
Ma parole, en terreur féconde. 
Sur le p61e arrêtant le monde, 
Les trépassés se lèveront; 
Et des mains vides de l'abîme 
Tombera la frôle victime. 
Qui criera : Grâce ! — et de son crime 
Trouvera la tache à son front. » 



44 LA COUPE ET LES LÈVRES 

LE CHOEUR 

Et mes dents grinceront ! mes os se sécheront ! 

LES MOINES 
QaMI vienne d'en bas oa da faite, 
Selon le dire du prophôte, 
Justice à chacun sera faite, 
Ainsi qu'il aura mérité. 
Or donc, gloire à Dieu notre père ! 
Si l'impie a vécu prosp<^re, 
Qae le juste en son âme espère ! 
Gloire à la sainte Trinité ! 

FRANK, à part. 
C'est une jonglerie atroce, en vérité 1 
O toi qui les entends, suprême Intelligence, 
Quelle pagode ils font de leur Dieu de vengeance ! 
Quel bourreau rancunier, brûlant à petit feu ! 
Toujours la peur du feiï. — C'estbienrespritde Rome. 
Ils vous diront après que leur Dieu s'est fait homme. 
J'y reconnais plutôt l'homme qui s'est fait Dieu. 

LE CHGEUR 

Notre lAche, messieurs, n'est pas encor remplie, 
Nous avons pour son &me imploré le pardon. 
Si l'un de nous connaît l'histoire de sa vie, 
Qu'il s'avance et qu'il parle. 

FRANCK, à part. 

Ah l nous y voilà donc. 
UN OFFICIER, sortant des rangs. 
Soldats et chevaliers, braves compagnons d'armes. 
Si jamais homme au monde a mérité vos larmes. 
C'est celui qui n'est plus. — Charle était mon ami. 
J'ai le droit d'être fier dès qu'il s'agit de lui. 
— Nédansun bourg obscur, au fond d'une chaumière» 
rank chez des montagnards vécut longtemps en 

frère, 
!n fils, — chéri de tous, et de tous bienvenu. 



ACTE IV, SCENE I 45 

' — 

FRANK, «'avançant. 
Vous vous trompez, monsieur, vous l'avez mal connu. 
Frank était détesté de tout le voisinage. 
Est- il quelqu'un ici qui soit de son village? 
Demandez si c'est vrai. — Moi, j'en étais aussi. 

LE PEUPLE 

Moine, n'interromps pas. — Cet homme est son ami. 

LES SOLDATS 

C'est vrai que le cher homme avait l'âme un peu fîère : 
S'il aimait ses voisins, il n'y paraissait guère, 
Un certain jour surtout qu'il brûla sa maison. 
Je n'en ai jamais su, quant à moi, la raison. 

L'OPFICIER 
Si Charle eut desdéfauts,ne troublons pas sacendre. 
Sont-ce de tels témoins qu'il nous convient d'en- 
tendre? 
Soldats, Franck se sentait une autre mission. 
Qui jamais s'est montré plus vif dans l'action, 
Plus fort dans le conseil?Qui jamais mieux que Charle 
Prouva son éloquence à l'heure où le bras parle ? 
Vous le savez, soldats, j'ai combattu sous lui; 
Je puis dire à mon tour : c Moi, j'en étais aussi. » 
Une ardeur sans égale, un courage indomptable, 
Un homme encor meilleur qu'il n'était redoutable, 
Une âme de héros, — voilà ce que j'ai vu. 

FRANK 

Vous vous trompez,monsieur , vous l'avezmal connu. 
Frank n'a jamais été qu'un coureur d'aventure, 
Qu'un fou, risquant sa vie et celle des soldats. 
Pour briguer des honneurs qu'il ne méritait pas. 
Né sans titres, sans bien, parti d'une masure, 
Il faisait au combat ce qu'on fait aux brelans, 
Il jouait tout ou rien, — la mort ou la fortune. 



46 LA COUPE ET LES LÈVRES 

Ces gens-là bravent tout, l'espèce en est commune. 
Ils inondent les ports, l'armée et les couvents. 
Croyez-vous que ce Frank valût sa renommée ? 
Qu'il respectât les lois? qu'il aimât l'empereur? 
Il a vécu huit jours, avant d'être à l'armée, 
Avec La Belcolor, comme un entremetteur. 
Est-il ici quelqu'un qui dise le contraire ? 

LES SOLDATS 

Ma foi ! depuis le jour qu'il a quitté son père. 
C'est vrai que ledit Frank a fait plus d'un métier. 
Nous la connaissons bien, nous, Monna Belcolore. | 
Elle couchait chez lui, — nous l'aVons vue hier. 

LE PEUPLE 

Laissez parler le moine ! — ] 

FRANK 

Il a fait pis encore : 
Il a réduit son père à la mendicité. { 

Il avait besoin d'or pour cette courtisane ; 
Le peu qu'il possédait, c'est là qu'il l'a porté. | 

Soldats, que faites-vous à celui qui profane 
La cendre d'un bon fils et d'un homme de bien ? 
J'ai mérité la mort, si ce crime est le mien. \ 

LE PEUPLE ' 

Dis-nous la vérité, moine, et parW sans crainte. , 

FRANK 

Mais, si les Tyroliens qui sont dans cette enceinte 
Trouvent que j'ai raison, s'ils sont prêts au besoin | 
A faire comme moi, qui prends Dieu pour témoin. . . ! 

LES TYROLIENS | 

Oui, oui, nous l'attestons, Frank est un misérable. | 

FRANK ! 

e jfiur qu'il refusa sa place à votre table, i 

0U3 en souvenez-vous? i 



_L- 



ACTE IV, SCÈNE I 47 

LES TYROLIENS 

Oui, oui, qu'il soit maudit. 

FRANK 

Le jour qu'il a brûlé la maison de son père ? 

LES SOLDATS 

Oui! Le moine sait tout. 

FRANK 

Et si, comme on le dit, 
Il a tué Stranio sur le bord de la route... 

LE PEUPLE 
Stranio, ce palatin que Brandel a trouvé 
Au fond de la forêt, couché sur le pavé ? 

FRANK 

C'est lui qui Ta tué 1 

LES SOLDATS 

Pour le piller, sans doute ! 
Misérable assassin I meurtrier sans pitié 1 

FRANK 

Et son orgueil de fer, Tavez-vous oublié? 

TOUS 

Jetons sa cendre au vent ! 

FRANK 

Au vent le parricide ! 
Le coupeur de jarrets, l'incendiaire au vent ! 
Allons, brisons ceci. {Il ouvre la bière.) 

LE PEUPLE ET LES SOLDATS 

Moine, la bière est vide. 
FRANK, se démasquant, 
La bière est vide? alors c'est que Frank est vivant. 



48 LA COUPE ET LES LÈVRES 
LES SOLDATS 

Capitaine, c'est vous 1 

FRANK, à Vofficier. 

Lieutenant, votre épée. 
Vous avez laissé fair^ une étrange équipée. I 

Si j'avais été mort, où serais-je à présent? 1 
Vous ne savez donc pas qu'il y va de la tête ! 
Au nom de l'empereur, monsieur, je vous arrête i 
Ramenez vos soldats, et rendez-vous au camp, i 
(Tout le monde sort en silence. | 
FRANK, seul, 1 

C'en est fait, — une soif ardente, inextinguible. 
Dévorera mes os tant que j'existerai. ; 

O ùion Dieu ! tant d'efforts, un combat si terrible,! 
Un dévoûment sans borne, un corps tout balafré.. .1 
Allons, un peu de calme, il n'est pas temps encore.) 
Qui vient de ce côté? n'est-ce pas Belcolore? | 
Ah ! ah ! nous allons voir ; — tout n'est pas fini là. 
(H remet son masque et recouvre la bière. — 
Entre Belcolore en grand deuil ; elle va s'a- 
genouiller sur les marchés du catafalque.) 
C'est bien elle ; elle approche, elle vient, — la voilà. 
Voilà bien ce beau corps, cette épaule charnue. 
Cette gorge superbe et toujours demi-nue, 
Sous ces cheveux plaqués ce front stupide et fier. 
Avec ces deux grands yeux qui sont d'un noir d'enfer, 
Voilà bien la sirène et la prostituée ; — 
Le type de Tégout ; — la machine inventée 
Pour désopiler l'homme et pour boire son sang ; 
La meule de pressoir de r2J[)rutissement. 
Quelle atmosphère étrange on respire autour d'elle ! 
Elle épuise, elle tue, et n'en est que plus belle. 
Deux anges destructeurs marchent à son côté ; 
Doux et cruels tous deux, — la mort, — la volupté.— 



ACTE IV, SCKNE I 49 

Je me souviens encor de ces spasmes terribles, 
De ces baisers muets, de ces muscles ardents. 
De cet être absorbé, blême et serrant les dents. 
S'ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles. 
Quel magnétisme impur peut-il donc en sortir? 
Toujours en Tembrassant j'ai désiré mourir. 
Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche 
Planter le premier clou sous sa mamelle gauche ! 
Le cœur d'un homme vierge est un vase profond : 
Lorsque la première eau qu'on y verse est impure, 
La mer j passerait sans laver la souillure ; 
Car Tabime est immense, et la tache est au fond. 

(Il s^ approche du tombeau.) 
Qui donc pleurez-vous là, madame ? ôtes-vous veuve ? 

BELGOLORE 

Veuve, vous l'avez dit, . — de mes seules amours. 

FRANK 

D'hier, apparemment, — car cette robe est neuve. 
Comme le noir vous sied ! 

BELGOLORE 

D'hier, et pour toujours. 

FRANK 

Toujours, avez-vous dit? — Ah ! Monna Belcolore, 
Toujours, c'est bien longtemps. 

BELGOLORE 

D'où me connaissez-vous? 

FRANK 

De Naple, où cet hiver je te cherchais encore. 
Naple est si beau, ma chère, et son ciel est si doux 1 
Tu devrais bien venir m'aider à m'y distraire. 

BELGOLORE 

Je ne vous remets pas. 



50 LA COUPE ET LES LÈVRES 
FRANK 

Bon ! tu m'as oublié ! 
Je suis masqué d'ailleurs, et que veux-tu, ma chère? 
Ton cœur est si peuplé, je m'y serai noyé. 

BELCOLORE 

Passez votre chemin, moine, et laissez-moi seale. 

FRANK 

Bon ! si tu pleures tant, tu deviendras bégueule. 
Voyons, ma belle amie, à parler franchement, 
Tu vas te trouver seule, et tu n*as plus d'amant. 
Ton capitaine Frank n'avait ni sou ni maille. 
C'était un bon soldat, charmant à la bataille ; 
Mais quel pauvre écolier en matière d'amour ! 
Sentimental la nuit, et persifleur le jour. 

BELCOLORE 

Tais-toi, moine insolent, si tu tiens à ton âme ; 
Il n'est pas toujours bon de me parler ainsi. 

FRANK 

Ma foi , les morts sontmorts ; — si vousvoulez , madame , 
Cette bourse est à vous, cette autre et celle-ci : 
Et voilà le papier pour faire l'enveloppe. 

(Il couvre la bière d'or et de billeta.) 
BELCOLORE 

Si je te disais oui, tu serais mal tombé. 

FRANK, à part. 
Ah ! voilà Jupiter qui tente Danaé. 

(Haut.) 
Je vous en avertis, je suis très misanthrope ; 
Je vous enfermerai dans le fond d'un palais. 
J'ai l'humeur bilieuse, et je bats mes valets. 
Quand je digère mal, j'entends qu'on m'obéisse. 
J'aime qu'on soit joyeux lorsque j'ai la jaunisse. 



ACTE IV, SCÈNE I 51 

Et quand je ne dors pas tout le monde est debout. 
Je suis capricieux, — êtes-vous de mon goût ? 

BELCOLORE 

Non, par la sainte croix! 

FRANK 

Si vous aimez les roubles, 
II m'en reste encor là, mais je n'ai que des doubles.. 
(72 jette une autre bourse sur la bière.) 
BELCOLORE 

Tu me donnes cela? 

FRANK, à part. 

Voyez l'attraction ! 
Gomme la chair est faible à la tentation ! 

(Haut,) 
J'ai de plus un ulcère à côté de la bouche 
Qui m'a défiguré; — je suis maigre et je louche : 
Mais ces misères-là ne te dégoûtent pas. 

BELCOLORE 

Vous me faites frémir. 

FRANK 

J'ai là, Dieu me pardonne, 
Certain bracelet d'or qu'il faut que je vous donne. 
Il ira bien, je pense, avec ce joli bras. 

{Il jette un bracelet sur la 6tôrc.) 
Cet ulcère est horrible, il m'a rongé la joue. 
Il m'a brisé les dents. — J'étais laid, je l'avoue, 
Mais, depuis que je l'ai, je suis vraiment hideux; 
J*ai perdu mes sourcils, ma barbe et mes cheveux. 

BELCOLORE 
Dieu du ciel, quelle horreur ! 

FRANK 

J'ai là, sousmasimarre. 



52 LA COUPE ET LB8 LÈVRES 

Un collier de rubis d'une espèce assez rare. 

(Il jette un collier sur la bière.) 
BELGOLORE 

Il est fait à Paris? 

FRANK, à part. 
Voyez-vous le poisson, 
Comme il vient à fleur d'eau reprendre T hameçon ! 

(Haut.) 
Si c'était tout, du moins ! Mais cette afireuse plaie 
Me donne l'air d'un mort traîné sur une claie ; 
Elle pompe mon sang, mes os sont cariés 
De la nuque du crâne à la plante des pieds... 

BELGOLORE 

Assez, au nom du ciel ! je vous demande grâce î 

FRANK 

Si tu t'en vas, rends-moi ce que je t'ai donné. 

BELGOLORE 
Vous mentez à plaisir. 

FRANK 

Veux-tu que je t'embrasse? 

BELGOLORE 

Eh bien ! oui, je le veux. 

FRANK, à part. 

Tu pâlis, Danaé. 
(Haut.) (Il lui prend la main.) 

Regarde, mon enfant, cette rue est déserte. 
Dessous ce catafalque est un profond caveau. 
Descendons-y tous deux ; — la porte en est ouverte. 

BELGOLORE 
Sous la maison de Frank ! 



'^, 



ACTE IV, SCÈNE I 53 

FRANK, à part. 

(Haut.) — Pourquoi pas mon tombeau ? 

—Au fait, nous sommes seuls; cette bière est solide. 

Asseyons-nous dessus. — Nous serons en plein vent. 

Qu'en dites-vous, mon cœur? 

(Il écarte le drap mortuaire; la bière 8*ouvre.) 
BELCOLORE 

Moine, la bière est vide. 
FRANK, se démasquant, 
La bière est vide? alors c'est que Frank est vivant. 

— Va-t'en, prostituée, ou ton heure est venue ! 

— Va- t'en, ne parle pas ! ne te retourne pas ! 

(11 la chasse f son poignarda la main.) 

FRANK, seul. 
Ta lame, 6 mon stylet, est belle toute nue 
Comme une belle vierge. O mon cœur et mon bras. 
Pourquoi donc tremblez-vous, et pourquoi l'un de 

l'autre 
Vous approchez-vous donc, comme pour vous unir ? 
Oui, c'était ma pensée ; — était-ce aussi la vôtre, 
Providence de Dieu, que tout allait finir? 
Et toi, morne tombeau, tu m'ouvres ta mâchoire. 
Tu ris, spectre affamé. Je n'ai pas peur de toi. 
Je rentrai l'amour, la fortune et la gloire ; 
Mais je crois au néant, comme je crois en moi. 
Le soleil le sait bien, qu'il n'est sous sa lumièi^e 
Qu'une immortalité, celle de la matière. 
La poussière est à Dieu ; — le reste est au hasard. 
Qu'a fait le vent du nord des cendres de César? 
Une herbe, un grain de blé, mon Dieu, voilà la vie. 
Mais moi, fils du hasard, moi Frank, avoir été 
Un petit monde, un tout, nne forme pétrie. 
Une lampe où brûlait l'ardente volonté, 



54 LA COUPE ET LES LÈVRES 

Et que rien, après moi, ne reste sur le sable, 
Où l'ombre de mon corps se promène ici-bas, 
Rien ! pas môme un enfant, Un être périssable ! 
Rien qui puisse y clouer la trace de mes pas ! 
Rien qui puisse crier d'une voix éternelle 
A ceux qui tetteront la commune mamelle : 
Moi, votre frère aîné, je m'y suis suspendu ! 
Je l'ai tetée aussi, la vivace marâtre; 
Elle m'a, comme à vous, livré son sein d'albâtre... 
— Et pourtant, jour de Dieu, si je l'avais mordu? 
Si je l'avais mordu, le sein de la nourrice? 
Si je Tavais meurtri d'une telle façon 
Qu'elle en puisse à jamais garder la cicatrice, 
Et montrer sur son cœur les dents du nourrisson ? 
Qu*importe le moyen, pourvu qu'on s'en souvienne, 
Le bien a pour tombeau l'ingratitude humaine. 
Le mal est plus solide : Erostrate a raison. 
Empédocle a vaincu les héros de l'histoire. 
Le jour qu'en se lançant dans le cœur de l'Etna, 
Du plat de sa sandale il souffleta la gloire, 
Et la fit trébucher si bien qu'elle y tomba. 
Que lui faisait le reste? Il a prouvé sa force. 
Les siècles maintenant peuvent se remplacer ; 
Il a si bien gravé son chiffre sur Técorce 
Que Tarbre peut changer de peau sans l'effacer. 
Les parchemins sacrés pourriront dans les livres ; 
Les marbres tomberont comme des hommes ivres, 
Et la langue d'un peuple avec lui s'éteindra. 
Mais le nom de cet homme est comme une momie, 
Sous les baumes puissants pour toujours endormie, 
Sur laquelle jamais l'herbe ne poussera. 
Je ne veux pas mourir. — Regarde-moi, Nature. 
Ce sont deux bras nerveux que j'agite dans l'air. 
C'est dans tous tes néants que j'ai trempé l'armure 
Qui me protégera de ton glaive de fer. 



ACTE IV, SCENE I 55 

J'ai faim. — Je ne veux pas quitter l'hôtellerie. 
Allons, qu'on se remue et qu'on me rassasie. 
Ou, sinon, je me fais l'intendant de ma faim. 
Prends-y garde ; je pars. — N'importe le chemin. — 
Je marcherai, — j'irai, —partout où l'âme humaine 
Est en spectacle, et souffre. — Ah I la haine ! la haine ! 
La seule passion qui survive à Tespoir ! 
Tu m'as déjà hanté, boiteuse au manteau noir. 
Nous nous sommes connus dans la maison de chaume; 
Mais je ne croyais pas que ton pâle fantôme, 
De tous ceux qui dans l'air voltigeaient avec toi, 
Dût être le dernier qui restât près de moi. 
Eh bien ! baise-moi donc, triste et fidèle amie. 
Tu vois, j'ai soulevé les voiles de ma vie. — 
Nous partirons ensemble ; — et toi qui me suivras, 
Comme une sœur pieuse, aux plus lointains climats, 
Tu seras mon asile et mon expérience. 
Si le doute, ce fruit tardif et sans saveur. 
Est le dernier qu'on cueille à l'arbre de science, 
Qu'ai-je à faire déplus, moi qui le porte au cœur ? 
Le doute ! il est partout; et le courant l'entraîne, 
Ce linceul transparent, que l'incrédulité 
Sur le bord de la tombe a laissé par pitié 
Au cadavre flétri de l'espérance humaine ! 
O siècles à venir! quel est donc votre sort? 
La gloire comme une ombre au ciel est remontée. 
L^amour n'existe plus ; — la vie est dévastée. 
Et l'homme, resté seul, ne croit plus qu'à la mort. 
Tels que dans un pillage, en un jour de colère, 
On voit, à la lueur d'un flambeau funéraire. 
Des meurtriers, courbés dans un silence affreux, 
Egorger une vierge, et dans ses longs cheveux 
Plonger leurs mains de sang ; — la frêle créature 
Tombe comme un roseau sur ses bras mutilés : — 
Tels les analyseurs égorgent la nature 



56 LA. COUPE ET LES LÈVRES 

Silencieusement, sous les cieux dépeuplés. 
Que vous restera-t-il, enfants de nos entrailles, 
Le jour où vous viendrez suivre les funérailles 
De cette moribonde et vieille humanité? 
Ah ! tu nous maudiras, pâle postérité ! 
Nos femmes ne mettront que des vieillards au monde, 
Ils frapperont la terre avant de s'y coucher ; 
Puis ils crîront à Dieu : Père, elle était féconde. 
A qui donc as-tu dit de nous la dessécher ? 
Mais vous, analyseurs, persévérants sophistes. 
Quand vous aurez tari tous les puits des déserts, 
Quand vous aurez prouvé que ce large univers 
N'est qu'un mort étendu sous les anatomistes ; 
Quand vous nous aurez fait de la création 
Un cimetière en ordre, où tout aura sa place, 
Où vous aurez sculpté, de votre main de glace. 
Sur tous les monuments la même inscription, 
Vous, que ferez- vous donc, dkns les sombres allées 
De ce jardin muet? — Les plantes désolées 
Ne voudront plus aimer, nourrir, ni concevoir ; — 
Les feuilles des forêts tomberont une à une. 
Et vous, noirs fossoyeurs, sur la tête commune 
Pour ergoter encor vous viendrez vous asseoir ; 
Vous vous entretiendrez de l'homme perfectible ; — 
Vous galvaniserez ce cadavre insensible, 
Habiles vermisseaux, quand vous l'aurez rongé ; 
Vous lui commanderez de marcher sur sa tombe, 
A cette ombre d'un jour, — jusqu'à ce qu'elle tombe, 
Comme une masse inerte, et que Dieu soit vengé. 
Ah ! vous avez voulu faire les Prométhées ; 
Et vous êtes venus, les mains ensanglantées, 
Refondre et repétrir l'œuvre du Créateur ! 
Il valait mieux que vous, ce hardi tentateur, 
Lorsqu'ayant fait son homme, et le voyant sans &me, 
Il releva la tête et demanda le feu. 



ACTE IV, SCÈNE I 57 

Vous, votre homme était fait! vous, vous aviez la 

flamme ! 
Et vous avez soufflé sur le souffle de Dieu. 
Le mépris, Dieu puissant, voilà donc la science ! 
L'éternelle sagesse est l'éternel silence ; 
Et nous aurons réduit, quand tout sera compté, 
Le balancier de l'âme à l'immobilité. 
Quel hideux océan est-ce donc que la vie, 
Pour qu'il faille y marcher à la superficie, 
Et glisser au soleil en effleurant les eaux, 
Comme ce Fils do Dieu qui marchait sur les flots? 
Quels monstres effrayants, quels difformes reptiles 
Labourent donc les mers sous les pieds des nageurs. 
Pour qu'on trouve toujours les vagues si tranquilles, 
Et la p&leur des morts sur le front des plongeurs ! 
A-t-elle assez traîné, cette éternelle histoire 
Du néant de Tamour, du néant de la gloire, 
Et de l'enfant prodigue auprès de ses pourceaux î 
Ah ! sur combien de lits, sur combien de berceaux 
Elle est venue errer, d'une voix lamentable, 
Cette complainte usée et toujours véritable, 
De tous les insensés que l'espoir a conduit ! 
Pareil à ce Gygès, qui fuyait dans la nuit 
Le fantôme royal de la pâle baigneuse, 
Livrée un seul instant à son ardent regard, 
Le jeune ambitieux porte une plaie affreuse. 
Tendre encor, mais profonde, et qui saigne à l'écart. 
Ce qu'il sait, ce qu'il voit des choses de la vie, 
Tout le porte, l'entraîne èi son but idéal, 
Clarté fuyant toujours, et toujours poursuivie, 
Etrange idole, à qui tout sert de piédestal. 
Mais, si tout en courant la force l'abandonne. 
S'il se retourne et songe aux êtres d'ici-bas, 
Il trouve tout à coup que ce qui l'environne 
Est demeuré si loin qu'il ne reviendra pas. 



58 LA COUPE ET LES LÈVRES 

C'est alors qu'il comprend l'effet de son vertige, 
Et que, s'il ne regarde au ciel, il va tomber. 
Il marche ; — son génie à poursuivre l'oblige ; — 
Il marche, et le terrain commence à surplomber. — 
Enfin, — mais n'est-il pas une heure dans la vie 
Où le génie humain rencontre la folie ? 
Ils luttent corps à corps sur un rocher glissant, 
Tous deux y sont montés, mais un seul redescend. 
O mondes, ô Saturne, immobiles étoiles. 
Magnifique univers, en est-ce ainsi partout ? 
O nuit, profonde nuit, spectre toujours debout. 
Large création, quand tu lèves tes voiles 
Pour te considérer dans ton immensité. 
Vois-tu du haut en bas la même nudité ? 
Dis-moi donc, en ce cas, dis-moi, mère imprudente. 
Pourquoi m'obsèdes-tu de cette soif ardente. 
Si tu ne connais pas de source où l'étancher? 
Il fallait la créer, marâtre, ou la chercher. 
L'arbuste a sa rosée, et l'aigle a sa pâture. 
Et moi, que t*ai-je fait pour m'oublier ainsi? 
Pourquoi les arbrisseaux n'ont- ils pas soif aussi ? 
Pourquoi forger la flèche, éternelle Nature 1 
Si tu savais toi-même, avant de la lancer, 
Que tu la dirigeais vers un but impossible. 
Et que le dard, parti de ta corde terrible, 
Sans rencontrer l'oiseau, pouvait te traverser? 
Mais cela te plaisait. — C'était réglé d'avance. 
Ah ! le vent du matin ! le souffle du printemps ! 
C'est le cri des vieillards. — Moi, mon Dieu, j'ai 

vingt ans ! 
Oh! si tu vas mourir, ange de l'espérance. 
Sur mon cœur, en partant, viens encor te poser; 
Donne-moi tes adieux et ton dernier baiser. 
Viens à moi. — Je suis jeune, et j'aime encor la vie. 
Intercède pour moi ; — demande si les cieux 



ACTE V, SCÈNE I 59 

Ont une goutte d'eau pour une fleur flétrie. — 
Bel ange, en labuvant, nous mourrons tous les deux. 
(Il se jette à genoux; un bouquet tombe de 
son sein,) 
Qui me jette à mes pieds mon bouquet d'églantine ? 
As- tu donc si longtemps vécu sur ma poitrine, 
Pauvre herbe ! — C'est ainsi que ma Déidamia 
Sur le bord de la route à mes pieds te jeta. 



ACTE CINQUIÈME 

SCÈNE PREMIÈRE 

Une place. 
DÉIDAMIA, LES VIERGES ET LES FEMMES 

DÉIDAMIA 

Tressez-moi ma guirlande, 6 mes belles chéries ! 
Couronnez de vos fleurs mes pauvres rêveries. 
Posez sur ma langueur votre voile embaumé ; 
Au coucher du soleil j'attends mon bien-aimé. 

LES VIERGES 

Adieu, nous iâ perdons, ô fille dés montagnes ! 
Le bonheur nous oublie en venant te chercher. 
Arrose ton bouquet des pleurs de tes compagnes ; 
Fleur de notre couronne, on va t'en arracher. 

LES FEMMES 

Vierge, à ton beau guerrier nous allons te conduire ; 
Nous te dépouillerons du manteau virginal. 
Bientôt les doux secrets qu'il nous reste à te dire 
Feront trembler ta main sous l'anneau nuptial. 

LES VIERGES 

L'écho n^entendra plus ta chanson dans la plaine, 
Tu ne jetteras plus la toison des béliers 



60 LA COUPE ET LES LÈVRES 

Sous les lions d'airain, pères de la fontaine, 
Et la neige oublfra la forme de tes pieds. 

LES FEMMES 

Que ton visage est beau ! comme on y voit, ma chère, 
Le premier des attraits, la beauté du bonheur! 
Comme Frank va t'aimer! comme tu vas lui plaire, 
O ma belle Diane, à ton hardi chasseur ! 

DÉIDAMIA 

Je souffre cependant. — Si vous me trouvez belle, 
Dites-le-lui, mes sœurs, il m'en aimera mieux. 
Mon Dieu, je voudrais l'être, afin qu'il fût heureux. 
Ne me comparez pas à la jeune immortelle : 
Hélas ! de ta beauté, je n'ai que la pâleur, 
O Diane, et mon front la doit à ma douleur. 
Ah ! comme j'ai pleuré ! comme tout sur la terre 
Pleurait autour de moi, quand mon Charle avait fui 1 
Comme je m'assejais, à côté de ma mère, 
Le cœur gros de soupirs ! — Mes sœurs, dites-le-lui ! 

SCÈNE II 

LES MONTAGNARDS 

Ainsi Frank n'est pas mort : — c'est la fable éternelle 
Des chasseurs à l'affût d'une fausse nouvelle, 
Et ceux qui vendaient l'ours ne l'avaient pas tué. 
Comme il leur a fait peur, quand il s'est réveillé ! 
Mais,aujourd'huiqu'ilparle, ilfautbien qu'on se taise. 
On avait fait jadis, quand l'Hercule Farnèse 
Fut jeté dans le Tibre, un Hercule nouveau. 
On le trouvait pareil, on le disait plus beau : 
Le modèle était mort, et le peuple crédule 
Ne sait que ce qu'il voit. - Pourtant le vieil Hercule 
Sortit un jour des eaux; l'athlète colossal 
Fut élevé dans l'air a côté de son ombre. 
Et le marbre insensé tomba du piédestal. , 



ACTE V, SCÈNE II 61 

Frank renaît : — ^ ce n'est plus cet homme au re- 
gard sombre, 
Au front blême, au cœur dur, et dont l'oisiveté 
Laissait sur ses talons traîner sa pauvreté. 
C'est un gai compagnon, un brave homme de guerre, 
Qui frappe sur l'épaule aux honnêtes fermiers : 
Aussi, Dieu soit loué, ses torts sont oubliés ; 
Et nous voilà tous prêts à boire dans son verre. 
C'est aujourd'hui sa noce avec Déidamia. 
Quel bon cœur de quinze ans ! et quelle ménagère ! 
S^il fut jamais aimé, c'est bien de celle-là. 
Un soldat m*a conté l'histoire de la bière. 
Il parait que d'abord Frank s'était mis dedans. 
Deux de ses serviteurs, ses deux seuls confidents, 
Fermèrent le couvercle, et, dès la nuit venue. 
Le prêtre et les flambeaux traversèrent la rue. 
Après que sur leur dos les porteurs l'eurent pris, ' 
« Vous laisserez, dit-il, un trou pour que l'air passe; 
Puisque je dois un jour voir la mort face à face, 
Nous ferons connaissance, et serons vieux amis. » 
Il se fit emporter dans une sacristie ; 
Regardant par son trou le ciel de la patrie, 
Il s'en fut au saint lieu dont les chiens sont chassés, 
Sifflant dans son cercueil Thymne des trépassés. 
Le lendemain matin, il voulut prendre un masque, 
Pour assister lui môme à son enterrement. 
Eh! quel homme ici-bâs n'a son déguisement? 
Le froc du pèlerin, la visière du casque, 
Sont autant de cachots pour voir sans être vu. 
Et n'en est-ce pas un souvent que la vertu? 
Vrai masque de bouffon, que l'humble hypocrisie 
Promène sur le vain théâtre de la vie, 
Mais qui, mal fixé, tremble, et que la passion 
Peut faire à chaque instant tomber dans l'action. 

(Exeunt.) 



•62 LA COUPE ET LES LÈVRES 

SCÈNE III 

Une petite chambre. 
FRANK, DÉIDAMIA 

FRANK 

Et tu m*as attendu, ma petite Mamette ! 

Tu comptais jour par jour dans ton cœur et ta tôte ; 

Tu restais là, debout, sur ton seuil entr'ouvert. 

DÉIDAMIA 

Mon ami, mon ami, Mamette a bien souffert ! 

FRANK 

Les heures s'envolaient, — et l'aurore et la brune 
Te retrouvaient toujours sur ce chemin perdu. 
Ton Charle était bien loin . — Toi , comme la fortune, 
Tu restais à sa porte, — et tu m'as attendu! 

DÉIDAMIA 

Comme vous voilà pâle et la voix altérée ! 

Mon Dieu 1 qu'avez-vous fait si loin et si longtemps ? 

Ma mère, savez-vbus, était désespérée. 

Mais vous pensiez à nous quand vous aviez le temps ? 

FRANK 

J'ai connu dans ma vie un pauvre misérable 
Que l'on appelait Frank, — un être insociable, 
Qui de tous ses voisins était Taversion. 
La famine et la peur, sœurs de l'oppression, 
Vivaient dans ses yeux creux ; — la maigreur dé- 
vorante 
L'avait horriblement décharné jusqu^auz os. 
Le mépris le courbait, et la honte souffrante 
'Qui suit le pauvre était attachée à son dos. 
L'univers et ses lois le remplissaient de haine. 
Toujours triste, toujours marchant de ce pas lent 



ACTE V, SCENE III 63 

Dont un vieux pâtre suit son troupeau nonchalant, 

Il errait dans les bois, par les monts et la plaine. 

Et braconnant partout, et, partout rejeté, 

II allait gémissant sur la fatalité ; 

Le col toujours courbé comme sous une hache : 

On eût dit un larron qui rôde et qui se cache, 

Si ce n*est pis encore, — un mendiant honteux 

Qui n'ose faire un coup, crainte d'être victime. 

Et, pour toute vertu, garde la peur du crime, 

Ce chétif et dernier lien des malheureux. 

Oui, ma chère Mamette, oui, j'ai connu cet être. 

DÉIDAMIA 

Qui donc est là, debout, derrière la fenôti*e, 
Avec ces deux grands yeux, et cet air étonné ? 

FRANK 

Où donc? Je ne vois rien. 

DÉIDAMIA 

Si. : — Quelqu'un nous écoute,. 
Qui vient de s^en aller quand tu t'es retourné. 

FRANK 

C'est quelque mendiant qui passe sur la route. 
Allons, Déidamia, cela t'a fait pâlir. 

DÉIDAMIA 

Eh bien ! et ton histoire, où veut- elle en venir? 

FRANK 

Une autre fois, — c'était au milieu des orgies, 
Je vis dans un miroir, aux clartés des bougies, 
Un joueur pris de vin, couché sur un sofa. 
Une femme, ou du moins la forme d'une femme, 
Le tenait embrassé, comme je te tiens là. 
Il se tordait en vain sous le spectre sans âme : 
Il semblait qu'un noyé l'eût pris entre ses bras. 




64 LA COUPE ET LES LÈVRES 

Cet homme infortuné... Tu ne m'écoutes pas ? 
Voyons, viens m'embrasser. 

DÉIOAMIA 

Oh ! non, je vous en prie. 

(Il l'embrasse de force.) 

Frank, mon cher petit Charle, attends qu'on nous 

marie, 
Attends jusqu'à ce soir. — Ma mère va venir. 
Je ne veux pas, monsieur. -—Ah ! tu me fais mourir ! 

FRANK 

Lumière du soleil, quelle admirable fille ! 

DÉIDAMIA 

Il faudra, mon ami, nous faire une famille ; 

Nous aurons nos voisins, ton père, tes parents, 

Et ma mère surtout. — Nous aurons nos enfants. 

Toi, tu travailleras à notre métairie ; 

Moi, j'aurai soin du reste et de la laiterie; 

Et tant que nous vivrons, nouç serons tous les deux, 

Tous les deux pour toujours, et nous mourrons 

bien vieux. 
Vous riez? Pourquoi donc ? 

FRANK 

Oui. je ris du tonnerre. 
Oui ; le diable m'emporte ! il peut tomber sur moi. 

DÉIDAMIA 

Qu'est-ce que c'est, monsieur? voulez-vous bien 
vous taire ? 

FRANK 

Va toujours, mon enfant, je ne ris pas de toi. 

DéiDAMIA 

Qui donc est encor là? Je te dis qu'on nous guette. 






ACTE V, SCENE III 65 

Tu ne vois pas là-bas remuer une tôle ? 
Là, — dans l'ombre du mur? 

FRANK 

Où donc ? de quel côté ? 
Vous avez des terreurs, ma chère, en vérité. 

{Il la prend dans ses bras.) 
Il me serait cruel de penser qu'une femme, 
O Mamette, moins belle et moins pure que toi, 
Dans des lieux étrangers, par un autre que moi, 
Pût être autant aimée. - Aht j'ai senti mon àme 
Qui redevenait vierge à ton doux souvenir, 
Comme l'onde où tu viens mirer ton beau visage 
Se fait vierge, ma chère, et dans ta chaste image 
Sous son cristal profond semble se recueillir ! 
C'est bien toi ! je te tiens, — toujours fraîche et jolie. 
Toujours comme un oiseau, prête à tout oublier. 
Voilà ton petit lit, ton rouet, ton métier. 
Œuvre de patience et de mélancolie. 
O toi qui tant de fois as reçu dans ton sein 
Mes chagrins et mes pleurs, et qui m'as en échange 
Rendu le doux repos d'un front toujours serein, 
Comment as-tu donc fait, dis-moi, mon petit ange, 
Pour n'avoir rien gardé de mes maux, quand mon 

cœur 
A tant et si souvent gardé de ton bonheur? 

DéiDAHiA 

Ah ! vous savez toujours, vous autres hypocrites. 
De beaux discours flatteurs bien souvent répétés. 
Je les aime, mon Dieu! quand c'est vous qui les dites; 
Mais ce n'est pas pour moi qu'ils étaient inventés. 

FRANK 

Dis-moi, tu ne veux pas venir en Italie? 

En Espagne ? à Paris ? Nous mènerions grand train. 

Avec si peu de frais tu serais si jolie ! 

Z.A COUPS ST LBI LÂVRIS. 8 



66 LA COUPE ET LES LEVRES 

DÉIDAMIA 

Est-ce que vous trouvez ce bonnet-là vilain ! 
Vous verrez tout à l'heure, avec ma robe blanche, 
Mes bas à coins brodés, mon bonnet du dimanche 
Et mon tablier vert. — Vous riez, vous riez? 

FRANK 

Dans une heure d'ici nous serons mariés. 

Ce baiser que tu fuis, et que je te dérobe, 

Tu me le céderas, Mamette, de bon cœur. 

Dans une heure, ô mon Dieu I tu viendras me le 

rendre. 
Mamette, je me meurs, 

DÉIDAHU 

Ah ! moi, je sais attendre ! 
Voyons, laissez-moi donc être un peu votre sœur. 
Une heure, une heure encore, et je serai ta femme. 
Oui, je vais te le rendre, et de toute mon âme, 
Ton baiser dévorant, mon Frank, ton beau baiser ! 
Et ton tonnerre alors pourra nous écraser. 

FRANK 

Oh î que cette heure est longue ! oh 1 que vous 

êtes belle ! 
De quelle volupté déchirante et cruelle 
Vous me noyez le cœur, froide Déidamia ! 

DÉIDAMIA 

Regardez, regardez, la tête est toujours là. 
Qui donc nous guette ainsi ? 

FRANK 

Mamette, ô mon amante, 
Ne me détourne pas cette lèvre charmante. 
Non I quand l'éternité devrait m'ensevelir I 



ACTE V, SCÈNE III 67 

DÉIDAMIA 

Moo ami, mon amant, repectez votre femme. 

FRANK 

Non ! non 1 quand ton baiser devrait brûler mon âme ! 
Non ! quand ton dieu jaloux devrait nous en punir. 

DÉIDAMIA 

Eh bien ! oui, ta maîtresse, — eh bien ! oui, ton 

amante, 
Ta Mamette, ton bien, ta femme et ta servante. 
Et la mort peut venir, et je t'aime, et je veux 
T'avoir là dans mes bras et dans mes longs cheveux, 
Sur ma robe de lin ton haleine embaumée. 
Je sais que je suis belle, et plusieurs m*ont aimée ; 
Mais je t'appartenais, j'ai gardé ton trésor. 

{Elle tombe dans ses bras,) 

FRANK, se levant brusquement. 

Quelqu'un est là, c'est vrai. 

DÉIDAMIA 

Qu'importe? Charle, Charle ! 

FRANK 

Ah ! massacre et tison d'enfer? — C'est Belcolor ! 
Restez ici, Mamette, il faut que je lui parle. 

(Il saute par la fenêtre.) 

DÉIDAMIA 

Mon Dieu ! que va-t-il faire, et qu'est-il arrivé? 
Le voilà qui revient. — Eh bien! l'as-tu trouvé? 

FRANK, à la fenêtre en dehors. 
Non, mais, par le tonnerre, il faudra qu'il y vienne. 
Je crois que c'est un spectre, et vous aviez raison. 
Attendez-moi. — Je fais le tour de la maison. 



68 LA COUPE ET LES LÈVRES 

DÉIDAMIA, courant à la fenêtre. 
Charle, ne t'en va pas! S'il s'enfuit dans la plaine, 
Laisse-le s'envoler, ce spectre de malheur. 

{Belcolore parait de Vautre côté de la fenêtre 
et 8^ enfuit aussitôt.) 
Au secours ; au secours 1 on m'a frappée au cœur. 
(Déidamia tombe et sort en se traînant,) 
LES MONTAGNARDS, accourant du dehors. 
Frank, que se passe-t-il? On nous appelle, on crie. 
Qui donc est là par terre étendu dans son sang ? 
Juste Dieu ! c'est Mamette ! Âh ! son Ame est partie. 
Un stylet italien est entré dans son flanc. 
Au meurtre 1 Frank, au meurtre ! 
FRANK, rentrant dans la cabane avec JDéidamta 
morte dans ses bras. 

toi, ma bien-aimée ! 
Sur mon premier baiser ton âme s'est fermée ; 
Pendant plus de quinze ans tu l'avais attendu, 
Mamette, et tu t'en vas sans me l'avoir rendu. 

Juillet et août 1832. 



FIN DE « LA COUPE ET LES LEVRES » 



ON NE BADINE PAS 

AVEC L'AMOUR 

COMÉDIE EN TROIS ACTES 

PUBLIÉE EN 1834, REPRÉSENTÉE EN 1861 



PERSONNAGES 



LE BARON. 

PERDICAN, son fils. 

MAITRE BLAZIUS, gouverneur de Perdican. 

MAITRE BRIDAINE, curé. 

CAMILLE, nièce du baron. 

DAME PLUCHE, sa gouvernante. 

ROSETTE, sœur de lait de Camille. 

Paysans, Valets, eic. 



ACTE PREMIER 



SCÈNE PREMIKRE 
Une place devant le château. 
LE CHŒUR 
Doucement bercé sur sa mule fringante, 
messer Blazius s'avance dans les bluets 
fleuris, vêtu de neuf, l'écritoire au côté. 
Comme im poupon sur Toreiller, il se bal- 
lotte sur son ventre rebondi, et, les yeux à 
demi fermés, il marmotte un Pater noster 



70 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR 

dans son triple menton. Salut^ maître Bla- 
zius; vous arrivez au temps de la ven- 
dange, pareil à une amphore antique. 

MAITRE BLAZIUS 

Que ceux qui veulent apprendre une nou- 
velle d'importance m'apportent ici premiè- 
rement un verre de vin frais. 

LE CHCEUR 

Voilà notre plus grande écuelle; buvez, 
maître Blazius; le vin est bon; vous parle- 
rez après. 

MAITRE BLAZIUS 

Vous saurez, mes enfants, que le jeune 
Perdican, fils de notre seigneur, vient d'at- 
teindre à sa majorité, et qu'il est reçu 
docteur à Paris. Il revient aujourd'hui 
même au château, la bouche toute pleine 
de façons de parler si belles et si fleuries, 
qu'on ne sait que lui répondre les trois 
quarts du temps. Toute sa gracieuse per-- 
sonne est un livre d'or; il ne voit pas un 
brin d'herbe à terre, qu'il ne vous dise 
comment cela s'appelle en latin; et, quand 
. il iait du vent ou qu'il pleut, il vous dit 
\tout clairement pourquoi. Vous ouvrirez 
des yeux grands comme la porte que voilà, 
de le voir dérouler un des parchemins qu'il 
a coloriés d'encres de toutes couleurs de ses 
propres mains et sans en rien dire à per- 
sonne. Enfin, c'est un diamant fin des pieds 
à la tête, et voilà ce que je viens annoncer 
à M. le baron. Vous sentez que cela me 
fait quelque honneur, à moi, qui suis son 
gouverneur depuis l'âge de quatre ans; 
ainsi donc, mes bons amis, apportez une 
chaise, que je descende un peu de cette 
mule-ci sans me casser le cou; la bête est 
tant soit peu rétive, et je ne serais pas 



ACTE I, SCèNE I 71 

fâché de boire encore une gorgée avant 
d'entrer. 

LE CHŒUR 

Buvez, maître Blazius, et reprenez vos 
esprits. Nous avons vu naître le petit Per- 
dican, et il n'était pas besoin, du moment 
qu'il arrive, de nous en dire si lonç. Puis- 
sions-nous retrouver Tenf ant dans Te cœur 
de riiomme I 

MAITRE BLAZIUS 

Ma foi, l'écuelle est vide; je ne croyais 
pas avoir tout bu. Adieu; j'ai préparé, en 



LE CHŒUR 

Durement cahotée sur son âne essoufflé, 
dame Pluche gravit la colline ; son écuyer 
transi gourdine à tour de bras le pauvre 
animal, qui hoche la tête un chardon entre 
les dents. Ses longues jambes maigres 
trépignent de colère, tandis que de ses 
mains osseuses elle égratigne son chapelet. 
Bonjour donc, dame Pluche; vous arrivez 
comme la fièvre, avec le vent qui fait jau- 
nir les bois. 

DAME PLUCHE 

Un verre d'eau, canaille que vous ôtes I 
un verre d'eau et un peu de vinaigre l 

LE CHŒUR 

D'où venez- vous, Pluche, 91a mie? Vos «^u 
faux cheveux sont couverts de poussière, 
voilà un toupet de gâté, et votre chaste 
robe est retroussée jusqu'à vos vénérables 
jarretières. 

DAME PLUCHE 

'Sachez, manants, que la belle Camille, 



72 ON NE BADINE PAS AVEC L'AMOUR 

la nièce de votre maître, arrive aujourd'hui 
au château. Elle a quitté le couvent sur 
l'ordre exprès de Monseigneur, pour venir 
en son temps et lieu recueilhr, comme 
faire se doit, le bon bien qu'elle a de sa 
mère. Son éducation, Dieu merci, est ter- 
minée, et ceux qui la verront auront la 
joie de respirer une glorieuse fleur de sa- 
gesse et de dévotion. Jamais il n'y a rien 
eu de si pur, de si ange, de si agneau et de 
si colombe que cette chère nonnaiii ; que le 
Seigneur Dieu du ciel la conduise î Ainsi 
soiMl ! Rangez- vous, canaille ; il me semble 
que j'ai les jambes enflées. 

LE CHOEUR 

Défripez-vous, honnête Pluche, et, quand 
vous prierez Dieu, demandez de la pluie; 
nos blés sont secs comme vos tibias. 

DAME PLUCHE 

Vous m'avez apporté de l'eau dans une 
écuelle qui sent la cuisine; donnez-moi la 
main pour descendre, vous êtes des butors 
et des malappris. (Elle sort) 

LE CHŒUR 

Mettons nos habits du dimanche, et at- 
tendons que le baron nous fasse appeler. 
Ou je me trompe fort, ou quelque joyeuse 
bombance est dans l'air d'aujourd'hui. 

(Ils i^ortent) 

SCÈNE II 

Le salon du baron. 

Entrent LE BARON, MAITRE BRIDAINE 

et MAITRE BLAZIUS 

LE BARON 

Maître Bridaine, vous êtes mon ami; je 
vous présente maître Blazius, gouverneur 



ACTE I, SCÈNE II 73 

de mon ûis. Mon fils a eu hier matin, à 
midi huit minutes, vingt et un ans comptés ; 
il est docteur à quatre boules blanches. 
Maître Blazius, je vous présente maître 
Bridaine, curé de la paroisse ; c'est mon ami. 

MAITRE BLAZIUS, Saluant. 

A quatre boules blanches, seigneur : lit- 
térature, philosophie, droit romain, droit 
canon. 

LE BABON 

Allez à votre chambre, cher Blazius, mon 
flls ne va pas tarder à paraître; faites un 
peu de toilette, et revenez au coup de la 
cloche. {Maître Blazius sort) 

MAITRE BRIDAINE 

Vous dirai-je ma pensée, Monseigneur? 
le gouverneur de votre fils sent le vin à 
pleine bouche. 

LE BARON 

Cela est impossible. 

MAITRE BRIDAINE 

J'en suis sûr comme de ma vie ; il m'a 
parlé de fort près tout à Theure; il sent 
le vin à faire peur. 

LE BARON 

Brisons là; je vous répète que cela est 
impossible. (Entre dame Pluche.) Vous voilà, 
bonne dame Pluche? Ma nièce est sans 
doute avec vous? 

DAME PLUCHE 

Elle me suit, Monseigneur; je l'ai de- 
vancée de quelques pas. 

LE BARON 

Maître Bridaine, vous êtes mon ami. Je 
vous présente la dame Pluche, gouver- 



74 ON NE BADINE PAS AVEC l'aMOUR 

nante de ma nièce. Ma nièce est depuis 
hier, à sept heures de nuit, parvenue à 
l'âge de dix-huit ans ; elle sort du meilleur 
couvent de France. Dame Pluche, je vous 
présente maître Bridaine, curé de la pa- 
roisse; c*est mon ami. 

DAME PLUCHE, saltUtnt, 

Du meilleur couvent de France, seigneur» 
et je puis ajouter : la meilleure chrétienne 
du couvent. 

LE BARON 

Allez, dame Pluche, réparer le désordre 
OÙ vous voilà; ma nièce va bientôt venir, 
j'espère ; soyez prête à l'heure du dîner. 
{Dame Pluche sort.) 

MAITRE BRIDAINE 

Cette vieille demoiselle paraît tout à fait 
pleine d'onction. 

LE BARON 

Pleine d'onction et de componction, maître 
Bridaine; sa vertu est inattaquable. 

MAITRE BRIDAINE 

Mais le gouverneur sent le vin, j'en ai la 
certitude. 

LE BARON 

Maître Bridaine, il y a des moments où 
je doute de votre amitié. Prenez-vous à 
tâche de me contredire? Pas un mot de 
plus là-dessus. J'ai formé le dessein de 
marier mon fils avec ma nièce; cest un 
couple assorti : leur éducation me coûte 
six mille écus. 

MAITRE BRIDAINE 

Il sera nécessaire d'obtenir des dispenses, 

LE BARON 

Je les ai, Bridaine; elles sont sur ma 



ACTE I, SCÈNE II 75 

table, dans mon cabinet. O mon ami \ ap- 
prenez maintenant que je suis plein de 
loie. Vous savez que j'ai eu de tout temps 
la plus profonde horreur pour la solitude. 
Cependant la place que j'occupe et la gra- 
vité de mon habit me forcent a rester dans 
ce château pendant trois mois d'hiver et 
trois mois d'été. Il est impossible de faire 
le bonheur des hommes en général, et de 
ses vassaux en particulier, sans donner 
parfois à son valet de chambre Tordre ri- 
goureux de ne laisser entrer personne. 
Qu'il est austère et difficile le recueillement 
de l'homme d'Etat ! et quel plaisir ne trou- 
verai-! e pas à tempérer, par la présence de 
mes deux enfants réunis, la sombre tris- 
tesse à laquelle je dois nécessairement être 
en proie depuis que le roi m'a nommé 
receveur I 

MAITRE BRIDAINE 

Ce mariage se fera-t-il i<îi ou à Paris 

LE BARON 

Voilà OÙ je vous attendais, Bridaine 
j'étais sûr de cette question. Eh bien ! mon 
ami, que diriez- vous si ces mains que voilà, 
oui, Bridaine, vos propres mains, — ne les 
regardez pas d'une manière aussi piteuse, — 
•étaient destinées à bénir solennellement 
l'heureuse confirmation de mes rêves le» 
plus chers? Hé? 

MAITRE BRIDAINE 

Je me tais : la reconnaissance me ferme 
la bouche. 

LE BARON 

Regardez par cette fenêtre; ne voyez- 
vous pas que mes gens se portent en foule 
à la grille? Mes deux enfants arrivent en 
même temps; voilà la combinaison la plus 



76 ON NE BADINE PAS AVEC L'aMOUR 

heureuse. J'ai disposé les choses de ma- 
nière à tout prévoir. Ma nièce sera intro- 
duite par cette porte à gauche, et mon fils 
par cette porte a droite. Qu'en dites- vous ? 
Je me fais une fête de voir comment ils 
s'aborderont, ce qu'ils se diront. Six mille 
écus ne sont pas une bagatelle, il ne faut 
pas s'y tromper. Ces enfants s'aimaient 
d'ailleurs fort tendrement dès le berceau.— 
Bridaine, il me vient \me idée 

MAITRE BRIDAINE 

Laquelle ? 

LE BARON 

Pendant le dîner, sans avoir l'air d'y 
toucher, — vous comprenez, mon ami, — 
tout en vidant quelques coupes joyeuses, 
vous savez le latin, Bridaine? 

MAITRE BRIDAINE 

Ità œdepol, pardieu, si je le sais l 

LE BARON 

Je serais bien aise de vous voir entre- 
prendre ce garçon, — discrètement, s'en- 
tend, — devant sa cousine; cela ne peut 
produire qu'un bon effet; — faites-le parler 
un peu latin, ~ non pas précisément pen- 
dant le dîner, cela deviendrait fastidieux, 
et, quant à moi, je n'y comprendrais rien; 
— mais au dessert, entendez-vous? 

• MAITRE BRIDAINE 

Si VOUS n'y comprenez rien. Monseigneur, 
il est probable que votre nièce est dans le 
même cas. 

LE BARON 

Raison de plus ; ne voulez-vous pas qu'une 
femme admire ce qu'elle comprend? D'où, 
sortez-vous, Bridaine? Voilà un raisonne- 
ment qui fait pitié. 



ACTE I, SCÈNE II 77 

MAITRE BRIDAINE / 

Je connais peu les femmes ; mais il me 
semble qu'il est difficile qu'on admire ce 
qu'on ne comprend pas. 

LE BARON 

Je les connais, Bridaine, je connais ces 
êtres charmants et indéfinissables. Soyez 
persuadé qu'elles aiment à avoir de la i - . 
poudre dans les yeux, et que plus on leur /. - " 
en jette, plus elles les éc arquillen t, afin d'en ' , " 
gobe r davantage. (Perdimn entre d'un côté y -«'^ 
Camille de Vautre.) Bonjour, mes enfants; 
bonjour, ma chère Camille, mon cher Per- 
dicanl embrassez-moi, et embrassez- vous. 

PERDIGAN 

Bonjour, mon père, ma sœur bien-aimée ! 
Quel bonheur! que je suis heureux l 

CAMILLE 

Mon père et mon cousin, je vous salue. 

PERDIGAN 

Comme te voilà grande, Camille I et belle 
comme le jour. 

LE BARON 

Quand as-tu quitté Paris, Perdican? 

PERDIGAN 

Mercredi, je crois, ou mardi. Comme te 
voilà métamorphosée en femme! Je suis 
donc un homme, moi? Il me semble que 
c'est hier que je t'ai vue pas plus haute 
que cela. 

LE BARON 

Vous devez être fatigués; la route est 
longue, et il fait chaud. 

PERDIGAN 

Oh ! mon Dieu, non. Regardez donc, mon 
père, conmie Camille est jolie ! 



78 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR 

LE BARON 

Allons, Camille, embrasse ton cousin. 

CAMILLE 

Excusez-moi. 

LE BARON 

Un compliment vaut un baiser ; embrasse- 
la, Perdican. 

PERDICAN 

Si ma cousine recule quand je lui tends , 
la main, je vous dirai à mon tour : « Excu- 
sez-moi; » Tamour peut voler un baiser, 
mais non pas Famitié. 

CAMILLE 

L'amitié ni l'amour ne doivent recevoir 
que ce qu'ils peuvent rendre. 

LE BARON, à maître Bridaine. 

Voilà un commencement de mauvais au- 
gure, hé? 

MAITRE BRIDAINE, au baron. 

Trop de pudeur est sans doute un défaut; 
mais le mariage lève bien des scrupules. 
LE BARON, à maître Bridaine, 

Je suis choqué, — blessé. — Cette réponse 
m'a déplu. — Excusez moi! Avez-vous vu 
gu'elle a fait mine de se signer? — Venez 
ici que je vous parle. — Cela m'est pénible 
au dernier point. Ce moment, qui devait 
m'être si doux, est complètement gâté. — 
Je suis vexé, piqué. — Diable I voilà qui est 
fort mauvais. 

MAITRE BRIDAINE 

Dites-leur quelques mots; les voilà qui 
se tournent le dos. 

LE BARON 

Eh bien! mes enfants, à quoi pensez- 



ACTE I, SCÈNE II 79 

VOUS donc ? Que fais-tu là, Camille, devant 
cette tapisserie ? 

CAMILLE, regardant un tableau. 
Voilà un beau portrait, mon oncle ! N*est- 
ce pas une grand'tante à nous? 

LE BARON ; \ <A* r» Vt, 

Oui, mon enfant, c'est ta bisaïeule , — ou 
du moins la sœur de ton bisaieui, — car la 
chère dame n'a jamais concouru, — pour 
sa part, je crois, autrement qu'en prières, 
— à l'accroissement de la famille. — C'était, 
ma foi, une sainte femme. 

CAMILLE 

Oh ! oui, une sainte ! c*est ma grand'tante 
Isabelle. Comme ce costume religieux lui 
va bien! 

LE BARON 

Et toi, Perdican, que fais-tu là devant ce 
pot de fleurs? 

PERDICAN 

Voilà une fleur charmante, mon père. 
C'est xm héliotrope. 

LE BARON 

Te moques-tu? elle est grosse comme 
une mouche. 

PERDICAN 

Cette petite fleur grosse comme une mou- 
che a biefi son prix. 

MAITRE DRIDAINE 

Sans doute ! le docteur a raison. Deman- 
dez-lui à quel sexe, à quelle classe elle 
appartient, de quels éléments elle se forme 
doù lui viennent sa sève et sa couleur; i 
vous ravira en extase en vous détaillam 
les phénomènes de ce brin d'herbe, depuis 
la racine jusqu'à la fleur. 



80 ON MB BADINE PAS AVEC L'AUOUB 

PERDICAN 

Je n'en sais pas si long, mon révérend. 
Je trouve qu'elle sent bon, voilà tout. 

SCÈNE III 

Devant le ch&teau. 

LE CHŒUR, entrant. 

Plusieurs choses me divertissent et ex-' 
citent ma curiosité. Venez, mes amis, et 
asseyons-nous sous ce noyer. Deux formi- 
dables dîneurs sont en ce moment en pré- 
sence au château, maître Bridaine et mîutre 
Blazius. N'avez- vous pas fait une remarque? 
C'est que, lorsque deux hommes à peu près 
pareils, également gros, également sots, 
ayant les mêmes vices et les mêmes pas> 
sions, viennent par hasard à se rencontrer, 
il faut nécessairement qu'ils s'adorent ou 
qu'ils s'exècrent. Par la raison que les con- 
traires s'attirent, qu'un homme grand et des- 
séché aimera un homme petit et rond, que 
les blonds rechenhent les bruns, et réci- 
proquement, je prévois une lutte secrète 
entre le gouverneur et le curé. Tous deux 
sont armés d'une égale impudence ; tous 
deux ont pour ventre un tonneau; non 
seulement ils sont gloutons, mais ils sont 
gourmets; tous deux se disputeront, à 
dîner, non seulement la quantité, mais la 
qualité. Si le poisson est petit, comment 
faire? et dans tous les cas une langue de 
carpe ne peut se partager, et une carpe ne 
peut avoir deux langues. Itemy tous deux 
sont bavards; mais à la rigueur ils peuvent 

Farler ensemble sans s'écouter ni l'un ni 
autre. Déjà maître Bridaine a voulu adres- 
ser au jeune Perdican plusieurs questions 



ACTE I, SCÈNE III 81 

pédantes, et le gouverneur a froncé le 
sourcil. Il lui est désagréable qu'un autre 
que lui semble mettre son élève à l'épreuve. 
Item, ils sont prêtres tous deux ; ' l'un jsep^ * '* ; 
targuera de sa cure, l'autre se rengorgera c^yi^»^^ 
aâns sa charge de gouverneur. Maître Bla- 
zius confesse- le fils, et maître Brldaine le 

Î>ère. Déjà je les vois accoudés sur la table, 
es joues enflammée-, les yeux à fleur de 
tête, secouer pleins de haine leurs triples 
mentons. Ils se regardent de la tête aux < , 
pieds, ils préludent par de légères .gscar- ^ ' 
mouches ; l)ientôt la guerre se déclaré ; les 
cuistreries de toute espèce se croisent et 
s'échangent, et, pour comble de malheur, 
entre les deux ivrognes s'agite dame Pluche, 
qui les repousse l'un» et l'autre de ses 
coudes affilés. 

Maintenant que voilà le dîner flni, on 
ouvre la grille du château. C'est la compa- 
gnie qui sort, retirons-nous à l'écart. (Ils 
sortent — Entrent le baron et dame Pluche,) 

LE BARON 

Vénérable Pluche, je suis peiné. 

DAME PLUCHE 

Est-il possible, Monseigneur? 

LE BARON 

Oui, Pluche, cela est possible. J'avais 
compté depuis longtemps, — j'avais même 
écrit, noté, sur- mes tablettes de poche, 
— que ce jour devait être le plus agréable 
de mes jours, — oui, bonne dame, le plus 
agréable. — Vous n'ignorez pas que mon 
dessein était de marier mon flls avec ma 
nièce ; — cela ^tait résolu, — convenu, — 
j'en avais parlé à Bridaine, — et je vois, je 
crois voir, que ces enfants se parlent froi- 
dement; ils ne se sont pas dit un mot. 



82 ON NE BADINE PAS AVEC L'AMOUR 

DAME PLUCHE 

Les voilà qui viennent, Monseigneur. 
Sont-ils prévenus de vos projets ? 

LE BARON 

Je leur en ai touché quelques mots en 
particulier. Je crois qu'il serait bon, puis- 
que les voilà réunis, de nous asseoir sous 
cet ombrage propice, et de les laisser en- 
semble un instant. [H se retire avec dame 
Pluche. — Entrent Camille et Perdican.) 

PERDICAN 

Sais-tu que cela n'a rien de beau, Ca- 
mille, de m'avoir refusé un baiser? 

CAMILLE 

Je suis comme cela; c'est ma manière. 

PERDICAN 

Veux -tu mon bras pour faire un tour 
dans le village? 

CAMILLE 

Non, je suis lasse. - / /» ^/' 

PERDICAN 

Cela ne te ferait pas plaisir de revoir la 

Î)rairie ? Te souviens-tu de nos parties sur 
e bateau? Viens, nous descendrons jus- 
qu'aux moulins; je tiendrai les rames, et 
toi le gouvernail. 

CAMILLE . 

Je n'en ai nulle envie. 

PERDICAN 

Tu me fends l'âme. Quoil pas un souve- 
nir, Camille? pas un battement de cœur 
pour notre enfance, pour tout ce pauvre 
temps passé, si bon, si doux, si plein de 
niaiseries délicieuses ? Tu ne veux pas 



ACTE I, SCÈNE III 83 

venir voir le sentier par où nous allions à 
la ferme? 

CAMILLE 

Non, pas ce soir. 

PERDICAN 

Pas ce soir I quand donc? Toute notre vie 
est là. 

CAMILLE 

Je ne suis pas assez jeune pour m'amuser 
de mes poupées, ni assez vieille pour aimer 
le passé. 

PBRDICAN 

Comment dis-tu cela? 

CAMILLE 

Je dis que les souvenirs d'enfance ne 
sont pas de mon goût. 

PERDICAN 

Cela t'ennuie? 

CAMILLE 

Oui, cela m'ennuie. 

PERDICAN 

Pauvre enfant I Je te plains sincèrement. 
{lia sortent chacun de leur côté.) 
LB BARON, rentrant avec dame Pluche. 

Vous le voyez et vous Ten tendez, excel- 
lente Pluche; je m'attendais à la plus suave 
harmonie, et il me semble assister à un 
concert où le violon joue Mon cœur soupire, 
pendant que la flûte joue Vive Henri IV. 
Songez à la discordance affreuse qu'une 
pareille combinaison produirait. Voilà pour- 
tant ce qui se passe dans mon cœur. 

DAME PLUCHE 

Je l'avoue; il m'est impossible de blâmer 



84 ON NE BADINE PAS AVEC L'AMOUR 

Camille, et rien n'est de plus mauvais ton, 
à mon sens, que les parties de bateau. 

LE BARON 

Parlez-vous sérieusement? 

DAME PLUGHE 

Seigneur, une jeune fllle qui se respecte 
ne se hasarde pas sur les pièces d'eau. 

LE BARON 

Mais observez donc, dame Pluche, que 
son cousin doit Tépouser, et que dès lors... 

DAME PLUCHE 

Les convenances défendent de tenir un 
gouvernail, et il est malséant de quitter la 
terre ferme seule avec un jeime homme. 

LE BARON 

Mais je répète... je vous dis... 

DAME PLUCHE 

C'est là mon opinion. 

LE BARON 

Êtes-vous folle? En vérité, vous me fe- 
riez dire... Il y a certaines expressions que 
je ne veux pas... qui me répugnent... Vous 
me donnez envie... En vérité, si je ne me 
retenais... Vous êtes une pécore, Pluche ! 
Je ne sais que penser de vous. (Il sort.) 

SCÈNE n 

Une place. 
LE CHŒUR, PERDICAN 

PBRDIGAN 

Bonjour, mes amis. Me reconnaissez-vous? 

LE CHŒUR 

Seigneur, vous ressemblez à un enfant 
que nous avons beaucoup aimé. 



ACTE I, SCÈNE IV 85 

PERDICAN 

N'est-ce pas vous qui m'avez porté sur 
votre dos pour passer les ruisseaux de vos. 
prairies, vous qui m'avez fait danser sur 
vos genoux, qui m'avez pris en croupe sur 
vos Chevaux robustes, qui vous êtes serrés 
quelquefois autour de vos tables pour me 
faire une place au souper de la ferme? 

LE CHŒUR 

Nous nous en souvenons, seigneur. Vous 
étiez bien le plus mauvais ^rnement et le 
meilleur garçon de la terre. - 

PERDICAN 

Et pourquoi donc alors ne m'embrassez- 
vous pas, au lieu de me saluer comme un 
étranger? 

LE CHŒUR 

Que Dieu te bénisse, enfant de nos en- 
trailles I Chacun de nous voudrait te pren- 
dre dans ses bras, mais nous sommes vieux, 
Monseigneur, et vous êtes un homme. 

PERDICAN 

Oui, il y a dix ans que je ne vous ai vus, 
et en im jour tout cnange sous le soleil. 
Je me suis élevé de quelques pieds vers le 
ciel, et vous vous êtes courbés de quelques 

gouces vers le tombeau Vos têtes ont 
lanchi, vos pas sont devenus plus lents, 
vous ne pouvez plus soulever de terre 
votre enfant d'autrefois. C'est donc à moi 
d'être votre père, à vous qui avez été les 
miens. 

LE CHŒUR 

Votre retour est un jour plus heureux 
que votre naissance. Il est plus doux de 
retrouver ce qu'on aime que d'embrasser 
un nouveau-né. 



<" ey> 



;^ 



86 ON NE BADINE PAS AVEC L* AMOUR 

PERDICAN 

Voilà donc ma chère vallée ! mes noyers, 
mes sentiers verts, ma petite fontaine I 
voilà mes jours passés encore tout pleins 
' de vie, voilà le monde mystérieux des 
rêves de mon enfance 1 O patrie l patrie, 
mot incompréhensible! Thomme n'est-il 
donc né que pour un coin de terre, pour y 
bâtir son nid et pour y vivre un jour? 

LE CHŒUR 

On nous a dit que vous êtes im savant, 
Monseigneur. 

PERDICAN 

Oui, on me Ta dit aussi. Les sciencs sont 
xme belle chose, mes enfants ; ces arbres 
et ces prairies enseignent à haute voix la 
plus belle de toutes, l'oubli de ce qu'on sait. 

LE CHŒUR 

Il s'est fait plus d'un changement pendant 
votre absence. Il y a des filles mariées et 
des garçons partis pour l'armée. 

PERDICAN 

Vous me conterez tout cela. Je m'attends 
bien à du nouveau ; mais, en vérité, je n*en 
.veux pas encore. Comme ce lavoir est petit ! 
autrefois il me paraissait immense ; j'avais 
emporté dans ma tôte un océan et des 
forêts, et je retrouve une goutte d'eau et 
des brins d'herbe. Quelle est donc cette 
jeune ûlle qui chante à sa croisée, der- 
rière ces arbres ? 

LE CHOEUR 

C'est Rosette, la sœur de lait de votre 
cousine Camille. 

PERDiGANf 8'auançant. 
Descends vite, Rosette, et viens ici. 



ACTE I, SCENE IV 87 

ROSETTE, entrant. 
Oui, Monseigneur. 

PERDICAN 

Tu me voyais de ta fenêtre, et tu ne 
venais pas, méchante fllle ! Donne-moi vite 
cette main-là, et ces joues-là, que je t'em- 
brasse. 

ROSETTE 

Oui, Monseigneur. 

PERDICAN 

Es-tu mariée, petite? on m'a dit que tu 
rétais. 

ROSETTE 

Oh I non. 

PERDICAN 

Pourquoi? il n'y a pas dans le village de 
plus jolie fllle que toi. Nous te marierons, 
mon enfant. 

LE CHŒUR 

Monseigneur, elle veut mourir fllle. 

PERDICAN 

Est-ce vrai. Rosette? 

ROSETTE 

Oh! non. 

PERDICAN 

Ta sœur Camille est arrivée. L'as-tu vue? 

• ROSETTE 

Elle n'est pas encore venue par ici. 

* PERDICAN 

Va-t'en vite mettre ta robe neuve, et viens 
souper au château. 




88 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR 

SCÈNE \ 

Une salle. 
LE BARON et MAITRE BLAZIUS, entrant. 

MAITRE BLAZIUS 

Seigneur, j'ai un mot à vous dire ; le curé 
de la paroisse est un ivrogne. 

LE BARON 

Fi donc I cela ne se peut pas. 

MAITRE BLAZIUS 

J'en suis certain; il a bu à dîner trois 
bouteilles de vin. 

LE BARON 

Cela est exorbitant. 

MAITRE BLAZIUS 

Et, en sortant de taj)le, il a marché sur 
les plates-bandes. /^ J, . \ ^ • ^ ' 

LE BARON 

Sur les plates-bandes ! — Je suis confondu. 
Voilà qui est étrange ! — Boire trois bou- 
teilles de vin à dîner ! marcher sur les plates- 
bandes ! c'est incompréhensible. Et pourquoi 
ne marchait-il pas dans l'allée? 

MAITRE BLAZIUS 

Parce qu'il allait de travers. 

LE BARON, â part. 

Je recommence à croire que Bridaine avait 
iison ce matin. Ce Blazius sent le vin d'une 
amure horrible. 

MAITRE BLAZIUS 

Ba plus il a mangé beaucoup; sa parole 
était embarrassée. 



ACTE t, SCÈNE V 89 

LE BARON 

Vraiment, je l'ai remarqué aussi. 

MAITRE BLAZIUS 

Il a lâché quelgues mots latins ; c'étaient 
autant de soiéciames; seigneur, c'est un^ 
homme dépravé. 

LE BARON, à part 

Pouah! ce Blazius a une odeur qui est 
intolérable. Apprenez, gouverneur, que 
j'ai bien autre chose en tête, et que je ne 
me mêle jamais de ce qu'on boit ni de ce 
qu'on mange. Je ne suis pas un majordome. 

MAITRE BLAZIUS 

A Dieu ne plaise que je vous déplaise, :v 
monsieur le baron. Votre vin est bon. 

LE BARON 

Il y a de bon vm dans mes caves. 

MAITRE BRIDAINE, entrant. 
Seigneur, votre fils est sur la place, suivi 
de tous les polissons du village, j^^t; ^ .. 

LE BARON 

Cela est impossible. 

MAITRE BRIDAINE 

Je l'ai vu de mes propres yeux. Il ramas- 
sait des cailloux pour faire des ri^^chets.Sl 

LE BARON 

Des ricochets ! ma tête s'égare ; voilà mes 
idées qui se bouleversent, vous me faites 
un rapport insensé, Bridaine. Il est inouï 
qu'un docteur fasse des ricochets. 

MAITRE BRIDAINE 

Mettez-vous à la fenêtre. Monseigneur, 
vous le verrez de vos propres yeux. 



90 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR 

LE BARON, à part. 

O Ciel ! Blazius a raison; Bridaine va de 
travers. 

MAITRE BRIDAINE 

Regardez, Monseigneur, le voilà au bord 
du lavoir. Il tient sous- le bras une jeune 
paysanne. 

LE BARON 

Une jeune paysanne ! Mon flls vient-il ici 
pour débaucher mes vassales? Une paysanne 
sous le bras ! et tous les gamins du village 
autour de lui ! Je me sens hors de moi. 

MAITRE BRIDAINE 

Cela crie vengeance. 

LE BARON 

Tout est perdu I — perdu sans ressource I 
— Je suis perdu : Bridaine va de travers, 
Blazius sent le vin à faire horreur, et mon 
fils séduit toutes les filles du village en 
faisant des ricochets 1 (H sort.) 



ACTE DEUXIEME 

SCÈNE PREMIÈRE 

Un jardin. 

MAITRE BLAZIUS et PERDICAN, entrant, 

« MAITRE BLAZIUS 

Seigneur, votre père est au désespoir. 

PERDICAN 

Pourquoi cela? 

MAPTRE BLAZIUS 

Vous n'ignorez pas qu'il avait formé le 
projet de vous unir à votre cousine Camille? 



ACTE II, SCENE I 9t 

PERDICAN 

Eh bien ? — Je ne demande pas mieux. 

MAITRE BLAZIUS 

Cependant le baron croit remarquer que^ 
vos caractères ne s'accordent pas. 

PERDICAN 

Cela est malheureux; je ne puis refaire 
le mien. 

MAITRE BLAZIUS 

Rendrez-vous par là ce mariage impos- 
sible ? 

PERDICAN 

Je vous répète que je ne demande pas 
mieux que d'épouser Camille. Allez trouver 
le baron et dites-lui cela. 

MAITRE BLAZIUS 

Seigneur, je me retire : voilà votre cousine 
qui vient de ce côté. iU sort — Entre Camille,) 

PERDICAN 

Déjà levée, cousine? J'en suis toujours 
pour ce que je t'ai dit hier : tu es jolie 
comme un cœur I 

CAMILLE 

Parlons sérieusement, Perdican; votre 
père veut nous marier. Je ne sais ce que 
vous en pensez; mais je crois bien faire 
en vous prévenant que mon parti est pris 
là-dessus. 

PERDICAN 

Tant pis pour moi si je vous déplais. 

CAMILLE 

Pas plus qu'un autre, je ne veux pas me 
marier; il n'y a rien là dont votre orgueil 
puisse souffrir. 



92 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR 

PERDICAN 

L'orgueil n'est pas mon fait ; je n'en estime 
ni les joies ni les peines. 

CAMILLE 

Je suis venue ici pour recueillir le bien 
de ma mère, je retourne demain au couvent. 

PERDICAN 

Il V a de la franchise dans ta démarche ; 
touche là, et soyons bons amis. 

CAMILLE ' ' ^. 

Je n'aime pas les attouchements. '^ ^ 

PERDICAN, lut prenant la main, ' 

Donne-moi ta main, Camille, je t'en prie. 
Que crains-tu de moi? Tu ne veux pas qu'on 
nous marie? eh bien! ne nous marions 
pas ; est-ce une raison pour nous haïr? ne 
sommes-nous pas le frère et la sœur? Lors- 
que ta mère a ordonné ce mariage dans 
son testament, elle a voulu que notre amitié 
fût éternelle, voilà tout ce qu'elle a voulu. 
Pourquoi nous marier? voilà ta main et 
voilà la mienne: et, pour qu'elles restent 
unies ainsi jusqu^au dernier soupir, crois-tu 
qu'il nous faille un prêtre? Nous n'avons 
besoin que de Dieu. 

CAMILLE 

Je suis bien aise que mon refus vous soit 
indifférent. 

PERDICAN 

Il ne m'est point indifférent, Camille. Ton 
amour m'eût donné la vie, mais ton amitié 
m'en consolera. Ne quitte pas le château 
demain; hier, tu as refusé de faire un tour 
de jardin, parce que tu voyais en moi im 
mari dont tu ne voulais pas. Reste ici quel- 
ques jours, laisse-moi espérer que notre 



ACTE II, SCÈNE I 93 

vie passée n'est pas morte à jamais dans 
notre cœur. 

CAMILLE 

Je suis obligée de partir. 

PERD IC AN 

Pourquoi ? 

CAMILLE 

C'est mon secret. 

PERDIGAN 

En aimes-tu un autre que moi ? 

CAMILLE 

Non ; mais je veux partir. 

PEBDIGAN 

Irrévocablement ? 

CAMILLE 

Oui, irrévocablement. 

PERDIGAN 

Eh bien ! adieu. J'aurais voulu m^asseoir 
avec toi sous les marronniers du petit bois, 
et causer de bonne amitié une heure ou 
deux. Mais, si cela te déplaît, n'en parlons 
plus ; adieu, mon enfant. {U sort.) 

CAMILLE « é. dame Pluche^ qui entre. 

Dame Pluche, tout est-il prêt? Partirons- 
nous demain? Mon tuteur a-t-il fini ses 
comptes ? 

DAME PLUCHE 

Oui, chère colombe sans tache. Le baron 
m'a traitée de pécore hier soir, et je suis 
enchantée de partir. 

CAMILLE 

Tenez, voilà un mot d'écrit que vous por- 
terez avant dîner, de ma part, à mon cou- 
sin Perdican. 



94 ON NE BADINE PAS AVEC L'AMOUR 

OAHB PLUGHE 

Seigneur, mon Dieu! est-ce possible? 
Vous écrivez un billet à un homme ? 

CAMILLE 

Ne dois-je pas être sa femme? Je puis 
bien écrire à mon fiancé. 

DAME PLUCHE 

Le seigneur Perdican sort d'ici. Que pou- 
vez -vous lui écrire? Votre fiancé, miséri- 
corde I Serait-il vrai que vous oubliiez Jé- 
sus? 

CAMILLE 

Faites ce que je vous dis, et disposez tout 
pour notre départ. (Elles sortent) 

SCÈNE II 

La salle à manger. — On met le couvert. 

MAITRE BRIDAINE, entrant. 

Cela est certain, on lui donnera encore 
aujourd'hui la place d'honneur. Cette chaise 
que j'ai occupée si longtemps à la droite 
du baron sera la proie du gouverneur. O 
malheureux que je suisi Un âne bâté, un 
ivrogne sans pudeur, me relègue au bas bout 
de la table ! Le majordome lui versera le 
premier verre de malaga, et, lorsque les 
plats arriveront à moi, ils seront à moitié 
iroids, et les meilleurs morceaux déjà ava- 
lés : il ne restera plus autour des perdreaux 
ni choux ni carottes. O sainte Eglise catho- 
lique ! Qu'on lui ait donné cette place hier, 
cela se concevait; il venait d'arriver; c'é- 
tait la première fois, depuis nombre d'an- 
nées, qu'il s'asseyait à cette table. Dir 
comme il dévorait l Non, rien ne me res- 
tera que des os et des pattes de poulet. Je 



ACTE II, SCÈNE III 95 

ne souffrirai pas cet affront. Adieu, vénè- 
rable fauteuil où je me suis renversé tant 
de fois, gorgé de meis succulents ! Adieu, 
bouteilles cachetées, fumet sans pareil de- 
venaisons cuites à point ! Adieu, table 
splendide, noble salle a manger, je ne dirai , 
plus le bénédicité ! Je retourne à ma cure; iC' a^ • 
on ne me verra pas confondu parmi la 
foule des convives, et j'aime mieux, comme 
César, être le premier au village que le se- *• 
cond dans Rome. (i/ sort) 

scfiNE m 

Un champ devant une petite maison. 
ROSETTE et PERDICAN, entrant. 

PERDICAN 

Puisque ta mère n'y est pas, viens faire 
un tour de promenade. 

ROSETTE 

Croyez-vous que cela me fasse du bien, 
tous ces baisers que vous me donnez ? 

PERDICAN 

Quel mal y trouves-tu ? Je t'embrasserais 
devant ta mère. N'es-tu pas la sœur de 
Camille ? ne suis-je pas ton frère comme je 
suis le sien ? 

ROSETTE 

Des mots sont des mots et des baisers ' 
sont des baisers. Je n'ai guère d*esprit, et 
je m'en aperçois bien sitôt que je veux dire 
quelque chose. Les belles dames savent 
' ?ur affaire, selon qu'on leur baise la main 
droite ou la main gauche; leurs pères les 
embrassent sur le front, leurs frères sur la 
joue, leurs amoureux sur les lèvres ; moi, 



I 



96 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR 

tout le monde m'embrasse sur les deux 
joues, et cela me chagrine. 

PERDIGAN 

Que tu es jolie, mon enfant ! 

ROSETTE 

' Il ne faut pas non plus vous fâclier pour 
cela. Comme vous paraissez triste ce matin ! 
votre mariage est donc manqué ? 

PERDIGAN 

Les paysans de ton village se souvien- 
nent de m'avoir aimé; les chiens de la 
basse-cour et les arbres du bois s'en sou- 
viennent aussi ; mais Camille ne s'en sou- 
viens pas. Et toi, Rosette, à quand le ma- 
riage? 

ROSETTE 

Ne parlons pas de cela, voulez-vous? Par- 
lons du temps qu'il fait, de ces fleurs que 
voilà, de vos chevaux et de mes bonnets. 

PERDIGAN 

De tout ce qui te plaira, de tout ce qui 
peut passer sur tes lèvres sans leur ôter 
ce sourire céleste que je respecte plus que 
ma vie. (/( Cembrasse,) 

ROSETTE 

Vous respectez mon sourire, mais vous 
ne respectez guère mes lèvres, à ce qu'il 
me semble. Regardez donc ; voilÀ ime goutte 
de pluie qui me tombe sur la main, et ce- 
pendant le ciel est pur. 

PERDIGAN 

Pardonne-moi. 

ROSETTE 

Que vous ai-je fait pour que vous pleu- 
riez? (Ils sortent.) 



ACTE II, SCÈNE IV 97 

SCÈNE Vf 

Au château. 

MAITRE BLAZIUS et LE BARON, entrant. 

MAITRE BLAZIUS 

Seigneur, j'ai une chose singulière à vous 
dire. Tout à l'heure, l'étais par hasard dans 
l'offlce, je veux dire dans la galerie ; qu'au- 
rais-je été faire dans l'office? j'étais donc 
dans la galerie. J'avais trouvé par accident 
une bouieiile, je veux dire une carafe d'eau : 
comment aurais-je trouvé 'une bouteille 
dans la galerie? J'étais donc en train de 
boire un coup de vin, je veux dire un verre 
d'eau, pour passer le temps, et je regardais 
par la fenêtre, entre deux vases de fleurs 
qui me paraissaient d'un goût moderne, 
bien qu'ils soient imités de rétrusque, 

LE BARON 

Quelle insupportable manière de parler 
vous avez adoptée, Blazius! vos discours 
sont inexplicables. 

MAITRE BLAZIUS 

Ecoutez-moi, seigneur, prêtez-moi un mo- 
ment d'attention. Je regardais donc par la 
fenêtre. Ne vous impatientez pas, au nom 
du ciel ! il y va de l'honneur de la famille, 

LE BARON 

De la famille! voilà qui est incompré- 
hensible. De l'honneur de la famille, Bla- 
zius I Savez-vous que nous sommes trente- 
sept mâles, et presque autant de femmes, 
tant à Paris qu'en province? 

MAITRE BLAZIUS 

Permettez-moi de continuer. Tandis que 
je buvais un coup de vin, je veux dire un 

ON tri BADUIB PAS AVEC L'aKOOB. 4 



98 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR 

verre d'eau, pour hâter la digestion tax- 
dive, imaginez que j'ai vu passer sous la 
fenêtre dame Pluche hors d'haleine. 

LE BARON 

Pourquoi hors d'haleine, Blazius? ceci est 
u/' insolite. 

MAITRE BLAZITJS 

Et, à côté d'elle, rouge de colère, votre 
nièce Camille. 

LE BARON 

Qui était rouge de colère, ma nièce ou 
dame Pluche? 

MAITRE BLAZIUS 

Votre nièce, seigneur. 

LE BARON 

Ma nièce rouge de colère l Cela est inouï I 
Et comment savez-vous que c'était de co- 
lère? Elle pouvait être rouge pour mille 
raisons; elfe avait sans doute poursuivi 
/ quelques papillons dans mon parterre. 

MAITRE BLAZIUS 

Je ne puis rien affirmer là-dessus; cela 
se peut; mais elle s'écriait avec force : 
i* Aflez-y I trouvez-le I faites ce qu'on vous 
dit! vous êtes une sotte! je le veuxl » Et 
elle frappait avec son éventail sur le coude 
de dame Pluche, qui faisait un soubresaut 
dans ^ luzerne à chaque exclamation. 

'''*•' LE BARON 

Dans la luzerne?... Et que répondait la 
gouvernante aux extravagances de ma 
nièce? car cette conduite mérite d'être qua- 
lifiée ainsi. 

MAFTRE BLAZIUS 

La gouvernante répondait : « Je ne veux 
pas y aller I Je ne l'ai pas trouvé. Il fait la 



ACTE II, SCÈNE IV 99 



cour aux fllles du village, à des gardeuses 
de çlindons. Je suis trop vieille pour com- 
miencer à porter des messages d'amour; 
grâce à Dieu, j'ai vécu les mains pures 
jusqu'ici ; » — et, tout en parlant, elle froissait 
dans ses mains un petit papier plié en quatre. 

LA BARON 

Je n'y comprends rien ; mes idées g'^m- 
ll^ouillent tout à fait. Quelle raison pouvait 
avoîr"dâme Pluche pour froisser un papier 

S lié en quatre en faisant des soubresauts 
ans une luzerne ? Je ne puis ajouter foi à 
de pareilles monstruosités. 

MAITRE BLAZIUS 

Ne comprenez-vous pas clairement, sei- 
gneur, ce que cela signifiait? 

LE BARON 

Non, en vérité, non, mon ami, Je n'y com- 
prends absolument rien. Tout cela me pa- 
raît une conduite désordonnée, il est vrai, 
mais sans motif comme sans excuse. 

MAITRE BLAZIUS 

Cela veut dire que votre nièce a ime cor- 
respondance secrète. 

LE BARON 

Que dites-vous? Songez-vous de qui vous 
parlez? Pesez vos paroles, monsieur l'abbé. 

MAITRE BLAZIUS 

Je les pèserais dans la balance céleste c[ui 
doit peser mon âme au jugement dernier, 
que je n'y trouverais pas un mot qui sente 
la fausse monnaie. Votre nièce a une cor- 
respondance secrète. 

LE BARON 

Mais songez donc, mon ami, que cela est 
impossible. 



iOO ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR 
MAITRE BLAZIUS 

Pourquoi aurait-elle chargé sa gouver- 
nante d'une lettre? Pourquoi avirait-elle 
crié : Trouvez le ! tandis que Tautre boudait_ 
et rechignait ? ^ï ,v ' 

LE BARON ^ ■ 

£t à qui était adressée cette lettre ? 

MAITRE BLAZIUS 

Voilà précisément le hic, Monseigneur, 
hic jacet lepus. A qui était adressée cette 
lettre ? à un homme qui fait la cour à une 
gardeuse de dindons. Or, un homme gui 
recherche en public \me gardeuse de din- 
dons peut être soupçonné violemment d'être 
né pour les garder lui-même. Cependant il 
est impossible que votre nièce, avec l'édu- 
cation qu'elle a reçue, soit éprise d'un pa- 
reil homme ; voilà ce que je dis, et ce qui 
fait que je n'y comprends rien non plus que 
vous, révérence parler. 

LE BABON 

O ciel I ma nièce m'a déclaré ce matin 
même qu'elle refusait son cousin Perdican. 
Aimerait-elle im eardeur de dindons ? Pas- 
sons dans mon cabinet ; j'ai éprouvé depuis 
hier des secousses si violentes, que je ne 
puis rassembler mes idées, [lis sortent) 

SCÈNE 1 

Une fontaine dans un bois. 

PERDICAN, entrant, lisant un billet. 

« Trouvez-vous à midi à la petite fon- 
taine. » Que veut dire cela ? tant de froi- 
deur, un refus si positif, si cruel, im orgueil 
si insensible, et un rendez-vous par-dessus 
tout? Si c'est pour me parler d'affaires, 
pourquoi choisir un pareil endroit ? Est-ce 



ACTE II, SCÈNE V 101 

une coquetterie? Ce matin, en me prome- 
nant avec Rosette, j'ai entendu remuer dans 
les broussailles, et il m'a semblé que c'était 
un pas de biche. Y a-t-il ici quelque in- 
trigue ? 

CAMILLE, entrant. 

Bonjour cousin; j'ai cru m'apercevoir, 
à tort ou à raison, que vous me quittiez 
tristement ce matin. Vous m'avez pris la 
main malgré moi, je viens vous demander 
de me donner la vôtre. Je vous ai refusé un 
baiser, le voilà. {Klle l'embrasse.) Mainte- 
nant, vous m'avez dit que vous seriez bien 
aise de causer de bonne amitié. Asseyez- 
vous là, et causons. (Elle s'assoit) 

PERDICAN 

Avais-je fait un rêve, ou en fais-je un 
autre en ce moment ? 

CAMILLE 

Vous avez trouvé singulier de recevoir un 
billet de moi, n'est-ce pas ? Je suis d'hu- 
meur changeante; mais vous m'avez dit 
ce matin un mot très ;uste : « Puisque 
nous nous quittons, quittons-nous bons 
amis. » Vous ne savez pas la raison pour 
laquelle je pars, et je viens vous la dire : 
je vais prendre le voile. 

PERDICAN 

Est-ce possible? Est-ce toi, Camille, que 
je vois dans cette fontaine, assise sur les 
marguerites comme aux jours d'autrefois ? 

CAMILLE 

Oui, Perdican, c'est moi. Je viens revivre 
un quart d'heure de la vie passée. Je vous 
ai paru brusque et hautaine ; cela est tout 
simple, j'ai renoncé au monde. Cependant, 
avant de le quitter, je serais bien aise d'à- 



102 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR 

voir votre avis. Trouvez-vous que j'aie 
raison de me faire religieuse ? 

PERDICAN 

Ne m'interrogez pas là-dessus, car je ne 
me ferai jamais moine. 

CAMILLE 

Depuis près de dix ans que nous avons 
vécu éloignés Tun de l'autre, vous avez 
commencé l'expérience de la vie. Je sais 
quel homme vous êtes, et vous devez avoir 
beaucoup appris en peu de temps avec un 
cœur et un esprit comme les vôtres. Dites- 
moi, avez-vous eu des maîtresses ? 

PERDICAN 

Pourquoi cela? 

CAMILLE 

Répondez-moi, je vous en prie, sans mo- 
destie et sans fatuité. 

PERDICAN 

J'en ai eu. 

CAMILLE 

Les avez-vous aimées? 

PERDICAN 

De tout mon cœur? 

CAMILLE 

Où sont-elles maintenant? Le savez-vous? 

PERDICAN 

Voilà, en vérité, des questions singu- 
lières. Que voulez- vous que je vous dise? 
Je ne suis iii leur mari ni leur frère ; elles 
sont allées où bon leur a semblé. 

CAMILLE 

Il doit nécessairement y en avoir une que 
vous ayez préférée aux autres. Combien 



ACTE II, SCÈNE V 103 

de temps avez-vous aimé celle que vous 
avez aimée le mieux ? 

PERDICAN 

Tu es une drôle de fille ! Veux-tu te faire 
mon confesseur? 

CAMILLE 

C'est une grâce que je vous demande, de 
me répondre sincèrement. Vous n'êtes point 
un libertin, et je crois que votre cœur a de 
la probité. Vous avez dû inspirer l'amoiur, 
car vous le méritez, et vous ne vous seriez 
pas livré à un caprice. Répondez-moi* je 
vous en prie. 

PERDICAN 

Ma foi, je ne m'en souviens pas. 

Camille 
Connaissez-vous un homme qui n'ait aimé 
qu'une femme? 

PERDICAN 

Il y en a certainement. 

CAMILLE 

Est-ce un de vos amis? Dites-moi son nom. 

PERDICAN 

Je n'ai pas de nom à vous dire, mais 
je crois qull y a des hommes capables de 
n'aimer qu'une fois. 

CAMILLE 

Combien de fois un honnête homme peut- 
il aimer? 

PERDICAN 

Veux-tu me faire réciter xme litanie, ou 
récltes-tu toi-même un catéchisme ? 

CAMILLE 

Je voudrais m'instruire et savoir si j'ai 
tort ou raison de me faire religieuse. Si je 



T:uâ épou.'î;!!^, ce deTTlez-vr^^is pris reçon- 
dT'i avili fivijiviiiiie à w;*û.-d5 nie:5- ij'^esTLL-jas^ 
en me ni'>aa:ôr Taure oœtit i ii;i- Je voias 
es'ume beaiiccap ei je voiis crot5. p-xr votre 
eiL^catLoa et p;ir vù^re navire. 5'içerleiir à 
ûeaiicnnp d'cuitres iuimrneîy^ Je à^iïs fâcâèe 
çfie Toiii ne vons s^Di-^eniex p-l-is de ce c^rie 
je v-i'Hâ «iem.-in'le> Peiii:-:ècre ':r^ ea tous cqq- 
naidéacû rnieux je meWharciirais^ 

O-l veTix-tcL ea venir "î Parle; je répondraL 

FipoTidez doTic à ma première qnestioiu 
Ai- je* raiâoa de rester aa. cou. vent! 

<:4¥TT,rgr 
Je ferais donc mieox de tous épouser* 

PEaDIili3P 

Si le curé de Totre paroisse soufflait sur 
un verre d'eau et vous disait que c'est un 
verre de vin. Le boinez-vous comme tel? 
perdeca:? 
Non. 

c^vrrr.r.K 

Si le curé de votre pan'>isse soufCait sur 
vous et me disait que vous m'aimerez toute 
voire vie, aurais-je raison de le croire ? 

PERDICAX 

Oui et non. 

CAMILLE 

Que me conseilleriez-vous de faire le jour 
où je verrais que vous ne m'aimez plus? 



ACTE 11, SCÈNE V 105 

PERDIGAN 

De prendre un amant. 

CAMILLE 

Que ferai-je ensuite le jour où mon amant 
ne m'aimera plus ? 

PERDIGAN 

Tu en prendras un autre. 

CAMILLE 

Combien de temps cela durera-t-il? 

PERDIGAN 

Jusqu'à ce que tes cheveux soient gris, et 
alors les miens seront blancs. 

CAMILLE 

Savez-vous ce que c'est que les cloîtres, 
Perdican? Vous êtes-vous jamais assis un 
jour entier sur le banc d'un monastère de 
femmes? 

PERDIGAN 

Oui, je m'y suis assis. 

CAMILLE 

J'ai pour amie une sœur qui n'a que trente 
ans, et qui a eu cinq cent mille livres de 
revenu à l'âge de quinze ans. C'est la plus 
belle et la plus noble créature qui ait marché 
sur terre. Elle était pairesse du parlement 
et avait pour mari un des hommes les plui 
distingués de France. Aucune des nobles 
facultés humaines n'était restée sans culture 
en elle, et, comme un arbrisseau d'une sèv( 
choisie, tous ses bourgeons avaient donne 
des ramures. Jamais l'amour et le bonheur ne 
poseront leur couronne fleurie sur un front 
plus beau. Son mari l'a trompée; elle a 
aimé un autre homme, et elle se meurt de 
désespoir. 



106 ON NE BADINE PAS AVEC L'aMOUR 
PERDICAN 

Gela est possible. 

CAMILLE 

Nous habitons la même cellule, et j'ai 
passé des nuits entières à parler de ses 
malheurs; ils sont presque devenus les 
miens ; cela est singulier, n'est-ce pas ? Je 
ne sais trop comment cela se fait. Quand 
elle me pariait de son mariage, quand elle 
me peignait d'abord l'ivresse des premiers 
jours, puis la tranquillité des autres, et 
comme enfin tout s'éiait envolé; comme elle 
était assise le soir au coin du feu, et lui 
auprès de la fenêtre, sans se dire un seul 
mot; comme leur amour avait langui, et 
comme tous les efforts pour se rapprocher 
n'aboutissaient qu'à des querelles ; comme 
une figure étrangère est venue peu à peu 
se placer entre eux et se glisser dans leurs 
souffrances ; c'était moi que je voyais agir 
tandis qu'elle parlait. Quand elle disait: « Là, 
j'ai été heureuse, » mon cœur bondissait; 
et quand elle ajoutait : « Là, j'ai pleuré, » 
mes larmes coulaient. Mais figurez-vous 
quelque chose de plus singulier encore : 
j'avais fini par me créer une vie imaginaire; 
cela a duré quatre ans ; il est inutile de vous 
dire par combien de réflexions, de retours 
sur moi-même tout cela est venu. Ce que je 
voulais vous raconter comme une curiosité, 
c'est que tous les récits de Louise, toutes 
les fictions de mes rêves portaient votre 
ressemblance. 

PERDICAN 

Ma ressemblance, à moi? 

CAMILLE 

Oui, et cela est naturel : vous étiez le 



ACTE II, SCÈNE V 107 



N 



seul homme que j'eusse connu. En vérité, 
je vous ai aimé, Perdican. 

pebdicân 

Quel âge as-tu, Camille ? 

CAMILLE 

Dix-huit ans. 

PERDICAN 

Continue, continue ; j'écoute. 

CAMILLE 

Il y a deux cents femmes dans notre cou- 
vent ; un petit nombre de ces femmes ne 
connaîtra jamais la vie, et tout le reste 
attend la mort. Plus d'une parmi elles sont 
sorties du monastère comme j'en sors au- 
jourd'hui, vierges et pleines d'espérances. 
Elles sont revenues, peu de temps après, 
vieilles et désolées. Tous les jours il en 
meurt dans nos dortoirs, et tous les jours 
il en vient de nouvelles prendre la place des 
mortes sur les matelas de crin. Les étran- 

fers qui nous visitent adrhirent le calme et 
ordre de la maison; ils regardent attenti- 
vement la blancheur de nos voiles; mais 
ils se demandent pourquoi nous les rabais- 
sons sur nos yeux. Que pensez-vous de ces 
femmes, Perdican? Ont-elles tort, ou ont- 
elles raison? 

; PERDICAN 

Je n'en sais rien. 

CAMILLE 

Il s'en est trouvé quelques-unes qui m'ont 
conseillé de rester vierge. Je suis bien aise 
,*de vous consulter Croyez-vous que ces 
femmes-là auraient mieux fait de prendre 
un amant et de me conseiller d'en faire 
autant? 



108 ON NE BADINE PAS AVEC L'AMOUR 
PERDICÀN 

Je n'en sais rien. 

CAMILKE 

Vous aviez promis de me répondre. 

PERDICAN 

J'en suis dispensé tout naturellement : je 
ne crois pas que ce soit toi qui paries. 

CAMILLE 

Cela se peut; il doit y avoir dans toutes 
mes idées des choses très ridicules. Il se 
peut bien qu on m'ait fait la leçon, et que 
je ne sois qu'un perroquet malappris. Il y a 
dans la galerie un petit tableau qui repré- 
sente un moine courbé sur un missel; à tra- 
vers les barreaux obscurs de sa cellule 
glisse un faible rayon de soleil, et on aper- 
çoit une locanda italienne, devant laquelle 
danse un chevrier. Lequel de ces deui^ 
hommes estimez-vous davantage? 

p'erdican 

Ni l'un ni l'autre et tous les deux. Ce sont 
deux hommes de chair et d'os ; il y en a un 
qui lit et un autre qui danse; je n'y vois 
pas autre chose. Tu as raison de te faire 
religieuse. 

CAMILLE 

Vous me disiez non, tout à l'heure. 

PERDICAN 

Ai-je dit non? Cela est possible. 

CAMILLE 

Ainsi vous me le conseillez ! 

PERDICAN 

Ainsi tu ne crois à rien? 



GT^ II, SCÈNE /,<f 



ACT^E II, SCÈNE /,<r 109 

CAMILLE 

Lève la tête, Perdican? Quul est rhomme 
qui ne croit à rien? 

PERDICAN, 5e levant. 

En voilà un; je ne crois pas à la vie 
immortelle. — Ma .iieur cliérie, les reli- 
gieuses t'ont donné leur ex^ience; mais, 
crois-moi, ce n'est pas la tienne; tu ne 
mourras pas sans aimer. 

CAMILLE 

Je veux aimer, mais je ne veux pas souf^ 
frir; je veux aimer d'un amour éternel, et 
faire des serments qui ne se violent pas. 
Voilà mon amant. {Elle montre son crucifix.) 

PERDICAN 

Cet amant-là n'exclut.pas les autres. 

CAMILLE 

Pour moi, du moins, il les exclura. Ne 
souriez pas, Perdican I II y a dix ans que 
ne je vous ai vu, et je pars demain. Dans 
dix autres années, si nous nous revoyons, 
nous en reparlerons. J'ai voulu ne pas rester 
dans votre souvenir comme une froide 
statue; car Tinsensibilité mène au point 
où j'en suis. Ecoutez-moi : retournez à la 
vie, et, tant que vous serez heureux, tant 
que vous aimerez comme on peut aimer 
sur la terre, oubliez votre sœur Camille; 
mais, s'il vous arrive jamais d'être oublié 
ou d'oublier vous-même, si l'ange de l'espé- 
rance vous abandonne, lorsque vous serez 
seul avec le vide dans le cœur, pensez à 
moi qui prierai pour vous. 

PERDICAN 

Tu' es une orgueilleuse; prends garde 
à toi. 



ilO ON NE BA.^INE PAS AVEC L'AMOUR 
' CAMILLE 

Pourquoi ? 

PERDICAN 

TU as dix-huit ans, et tu ne crois pas à 
l'amour ! 

^ CAMIiTLE 

Y croyez-VBus, vous qui parlez? vous 
voilà courba près de moi avec des genoux 
''-<illise,^nt usés sur les tapis de vos maî- 
tressos, et vous n'en savez plus le nom. 
Vous avez pleuré des larmes de joie et de* 
larmes de désespoir; mais vous saviez que 
l'eau des sources est plus constante que vos 
larmes» et qu'elle serait toujours là pour 
laver vos paupières gonflées. Vous faites 
votre métier de jeune homme, et vous sou- 
riez quand on vous parle de femmes déso- 
lées; vous ne croyez pas qu'on puisse 
mourir d'amour, vous qui vivez et qui avez' 
aimé. Qu'est-ce donc que le monde? Il me 
semble que vous dev^z cordialement mé- 
priser les femmes qui vous prennent tel 
que vous êtes, et qui chassent leur dernier 
amant pour vous attirer dans leurs bras 
avec les baisers d'un autre sur les lèvres. 
Je vous demandais tout à l'heure si vous 
aviez aimé ; vous m'avez répondu comme 
un voyageur à qui l'on demanderait s'il a 
été en Italie ou en Allemagne, et qui di- 
rait : « Oui, j'y ai été; » puis qui penserait 
à aller en Suisse, ou dans le premier pays 
venu. Est-ce donc une monnaie que votre 
amour pour qu'il puisse passer ainsi de 
main en main jusqu'à la mort? Non, ce 
n'est pas même une monnaie; car la plus 
mince pièce d'or vaut mieux que vous, et 
dans quelques mains qu'elle passe, elle 
garde son effigie. 



y 



ACTB II, SCENE y 



^ERDIGAN 



113 



Que tu es belle, Camille, lorsque ^ , 

s'animent l ^s prend 

CAMILLE 

Oui, je suis belle, je le sais. Lc^ç .--. 
menteurs ne m'apprendront rien;^|lif^;;", 
ncnne qui coupera mes cheveu ^g":^^^^ 
peut-être de sa mutilation; mais * *v?m?* 
changeront pas en bagues et en ir^rAv 
pour courir les boudoirs ; il n'en man5„ 
pas un seul sur ma tête lorsque le îtJc . 
passera; je ne veux qu'un coup de ciseau, 
et, quand le prêtre qui me bénira me mettra 
aa doigt l'anneau d'or de mon époux écleste, 
la in^fibeLde cheveux que je lui donnerai . 
pourra lui servir de manteau. 

PERDICAN 

Tu es en colère, en vérité. 

CAMILLE 

J'ai eu tort de parler; j'ai ma vie entière 
sur mes lèvres. Perdican ! ne raillez pas, 
tout cela est triste à mourir. 

PERDICAN 

Pauvre enfant, je te laisse dire, et j'ai 
bien envie de te répondre un mot. Tu me 
parles d'une religieuse qui paraît avoir eu 
sur toi une influence funeste ; tu dis qu'elle 
a été trompée, qu'elle a trompé elle-même 
et qu'elle est désespérée. Es-tu sûre que, si 
son mari ou son amant revenait lui tendre 
la main à travers la grille du parloir, elle 
ne lui tendrait pas la sienne? 

CAMILLE 

Qu'est-ce que vous dites? J'ai mal entendu. 



,,0^*^^ ont 



t 



ilO ON A NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR 
PERDICAN 

PourauOi*^® que, si son mari ou son amant 
lui dire de souffrir encore, elle 
t non? 

TU as di> CAMILLE 

Tamour I )is. 

PERDICAN 

Y croy^ deux cents femmes dans ton mo- 
voilà cro, et la plupart ont au fond du cœir 
^li^se jlessures profondes; elles te les oat 
toucher, et elles ont coloré ta pensée 
virginale des gouttes de leur sang. ElUs 
ont vécu, n'est-ce pas? et elles t'ont mont]jé 
avec horreur la route de leur vie; tu V^ 
signée devant leurs cicatrices comme devant 
les plaies de Jésus ; elles t'ont fait une place 
dans leur procession lugubre, et tu te serreg 
contre ces corps décharnés avec une crainte 
religieuse, lorsque tu vois passer un homme. 
Es-tu sûre que si Thomme qui passe était 
celui qui les a trompées, celui pour qui 
elles pleurent et elles souffrent, celui qu'elles 
maudissent en priant Dieu, es-tu sûre qu'en 
le voyant elles ne briseraient pas leurs 
chaînes pour courir à leurs malheurs pas- 
sés, et pour presser leurs poitrines san- 
glantes sur le poignard qui les a meurtries? 
O mon enfant! sais-tu les rêves de ces 
femmes qui te disent de ne pas rêver? 
Sais-tu quel nom elles murmurent quand 
les sanglots qui sortent de leurs lèvres font 
trembler Thostie qu'on leur présente? Elles 
qui s'asseoient près de toi avec leurs têtes 
branlantes pour verser dans ton oreille leur 
vieillesse flétrie, elles qui sonnent dans les 
ruines de ta jeunesse le tocsin de leur déses- 
poir, et font sentir à ton sang vermeil la 
fraîcheur de leurs tombes, sais-tu qui elles 
Sont 



ACTE II JSCÈWE V 113 

CAMILLE 

Vous me faites pew; la colère vous prend * 
aussi. ; i 

PE3K>ICAN 

Sais-tu ce que c'efit que des nonnes, mjgi-^ 
heureuse fille? Elijls qui te représen^nt 
Tamour des hommes comme un menso;nge^ 
savent-elles qu'il y} a pis encore, le ihen- 
songe de Tamouf divin? Savent-elle^ que 
c'est un crime qu'elles font, de venir chu- 
choter à une vierge des paroles de femme? 
Ah I comme elles t'ont fait la leçon ! Comme 
j'avais prévu tout cela quand tu t'es arrêtée 
devant le portrait de notre vieille tante I Tu 
voulais partir sans me serrer la main ; tu 
ne voulais revoir ni ce bois, ni cette pauvre 
petite fontaine qui nous regarde tout en lar- 
mes; tu reniais les jours de ton enfance, et le 
masque de plâtre que les nonnes t'ont placé 
sur les joues me refusait un baiser de frère; 
mais ton cœur a battu; il a oublié sa leçon, 
lui qui ne sait pas lire, et tu es revenue 
t'asseoir sur l'herbe où nous voilà. Eh bien! 
Camille, ces femmes ont bien parlé, elles 
t'ont mise dans le vrai chemin; il pourra 
m'en coûter le bonheur de ma vie ; mais dis- 
leur cela de ma part : le ciel n'est pas pour 
elles. 

CAMILLE 

Ni pour moi. n'est-ce pas? 

PERDICAN 

Adieu, Camille, retourne à ton couvent, 
et, lorsqu'on te fera de ces récits hideux qui 
t'ont empoisonnée, réponds-leur ce que je 
vais te dire : « Tous les hommes sont men- 
teurs, inconstants, faux, bavards, hypo- 
crites, orgueilleux ou lâches, méprisables 
et sensuels ; toutes les femmes sont per- 



114 ON NE BADINE P^S AVEC L' AMOUR 



Mes, artificieuses, vabiteuses, curieuses et 

dépravées ; le mondé n'est qu'un égout 

sans fond où les phoqt^es les plus informes 

rampent et se torden • sur des montagnes 

de fange; mais il y a^âu monde ime chose 

iéifgtote et sublime, c'e^ l'union de deux de 

ce^êtres si imparfaits pt si affreux. On est 

souvent trompé en anlour, souvent blessé 

et souvent malheure u^; mais on aime, et, 

{ quanv on est sur le bbrd de sa tombe, on 

\ se reôpurne pour regarder en arrière, et on 

; se ditYOl^ souffert souvent, je me suis 

» tronipé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est 

•. » moi qui ai vécu, et non pas im être fac- 

» tice créé par mon orgueil et mon ennui. » 

^ (Il sort.) 

CAMILLE 

Je leur dirai. 



ACTE TROISIEME 

SCËNE PREMIÈRE 

Deyant le château. 
LE BARON et MAITRE BLAZIUS, entï-aîte. 

LE BARON 

Indépendamment de votre ivrognerie, vous 
êtes un bélître, maître Blazius. Mes valets 
vous volent entrer furtivement dans l'office, 
et, quand vous êtes convaincu d'avoir volé 
mes bouteilles de la manière la plus pi- 
toyable, vous croyez vous justifier en accu- 
sant ma nièce d'une correspondance secrète. 

MAITRE BLAZIUS 

Mais, Monseigneur, veuillez vous rap- 
peler... 



ACTE Iir, SCÈNE II 115 

LE BARON 

Sortez, monsieur l'abbé, et ne reparaissez 

jamais devant moi; il est déraisonnable 

d'agir comme vous le faites, et ma gravité 

m'oblige à ne vous pardonner de ma vie. 

(Il sort; maître Blazius le suit,) 

PERDIGAN, entrant. 

Je voudrais bien savoir si je suis amou- 
reux. D'un côté, cette manière d'interroger 
tant soit peu cavalière, pour une fille de 
dix-huit ans ; d'un autre, les idées que ces 
nonnes lui ont fourrées dans la tête auront 
de la peine à se corriger. De plus, elle doit 
partir aujourd'hui. Diable! je l'aime, cela 
est sûr. Après tout, qui sait? peut-être elle 
répétait une leçon, et d'ailleurs il est clair 
cnrelle ne se soucie pas de moi. D'une autre 
part, elle a beau être jolie, cela n'empêche 
pas qu'elle n'ait des manières beaucoup 
trop décidées, et un ton trop brusque. Je 
n'ai qu'à n'y plus penser; il est clair que je 
ne l'aime pas. Cela est certain qu'elle est 
jolie; mais pourquoi cette conversation 
d'hier ne veut-elle pas me sortir de la tête? 
En vérité, j'ai passé la nuit à radoter. Où 
vais-je donc?— Ah I je vais au village. [Il sort,) 

SCÈNE n 

Un chemin. 
MAITRE BRIDAINE, entrant. 

Que font-ils maintenant? Hélas! voilà 
midi. — Ils sont à table. Que mangent-ils? 
Que ne mangent-ils pas ? J'ai vu la cuisi- 
nière traverser le village avec un énorme 
dindon. L'aide portait les truffes, avec un 
panier de raisin. 



116 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR 

MAITRE BLAZIUS, entrant, 

O disgrâce imprévue ! me voilà chassé du 
château, par conséquent de la salle à man- 
ger. Je ne boirai plus le vin de l'office, 

MAITRE BRIDAINE 

Je ne verrai plus fumer les plats; je ne 
chauit'erai plus au feu delà noble cheminée 
mon ventre copieux. 

MAITRE BLAZIUS 

Pourquoi une fatale curiosité m'a-t-elle 
poussé a écouter le dialogue de dame Pluche 
et de la nièce ? Pourquoi ai-je rapporté au 
baron tout ce que j'ai vu ? 

MAITRE BRIDAINE 

Pourquoi un vain orgueil m'a-t-il éloi- 
gné de ce dîner honorable, où l'étais si bien 
accueilli ? Que m'importait d'être à droite 
ou à gauche? 

MAITRE BLAZIUS 

Hélas ! j'étais gris, il faut en convenir, 
lorsque j'ai fait cette folie. 

ILAITRE BRIDAINE 

Hélas ! le vin m'avait monté à la tête 
quand j'ai conmiis cette imprudence, 

MAITRE BLAZIUS 

Il me semble que voilà le curé. 

MAITRE BRIDAINE 

C'est le gouverneur en personne. 

MAITRE BLAZIUS 

Oh! ohl monsieur le curé, que faites- 
vous là? 

MAITRE BRIDAINE 

Moi! je vais dîner. N'y venez-vous pas? 



ACTE III, SCÈNE II 117 

MAITRE BLAZIUS 

Pas aujourd'hui. Hélas ! maître Bridaine, 
intercédez pour moi ; le baron m'a chassé. 
J'ai accusé faussement M"« Camille d'avoir 
une correspondance secrète, et cependant 
Dieu m'est témoin que j'ai vu ou que j'ai 
cru voir dame Pluche dans la luzerne. Je 
suis perdu, monsieur le curé. 

MAITRE BRIDAINE 

Que m'apprenez -vous là? 

MAITRE BLAZIUS. 

Hélas I hélas I la vérité. Je suis en dis- 
grâce complète pour avoir volé une bou- 
teille. 

MAITRE BRIDAINE 

Que parlez-vous, messire, de bouteilles 
volées a propos d'ime luzerne et d'une cor- 
respondance ? 

MAÎTRE BLAZIUS 

Je vous supplie de plaider ma cause. Je 
suis honnête, seigneur Bridaine. O digne 
seigneur Bridaine, je suis votre serviteur I 

MAITRE BRIDAINE, à part. 

O fortune ! est-ce un rêve ? Je serai donc 
assis sur toi, ô chaise bienheureuse ! 

MAITRE BLAZIUS 

Je vous serai reconnaissant d'écouter mon 
histoire, et de vouloir bien m'excuser, brave 
seigneur, cher curé. 

MAITRE BRIDAINE 

Cela m'est impossible, monsieur; il est \ 
midi sonné, et je m'en vais dîner. Si le ^ 
baron se plaint de vous, c'est votre affaire. 
Je n'intercède point pour im ivrogne. ( i part) 
Vite, volons à la grille ; et toi, mon ventre, 
arrondis -toi. (Il sort en courant.) 



118 ON NE BADINE PAS AVEC L'AMOu'r 
MAITRE BLAZIUS, Seul. 

Misérable Pluche, c'est toi qui ^payeras 
pour tous ; oui, c'est toi qui es la cause de 
ma ruine, femme déhontée, vile entt-emet- / 
teuse, c'est à toi que je dois cette disgrâce./ 
G sainte Université de Paris I on me traite 
d*ivrogne! Je suis perdu si je ne saisis une 
lettre, et si je ne prouve au baron que sa 
nièce a une correspondance. Je l'ai vue ce 
matin écrire à son bureau. Patience ! voici 
du nouveau. {Passe dame Pluche portant une 
lettre.) Pluche, donnez-moi cette lettre. 

DAME PLUCHE 

Que signifie cela? C'est une lettre de ma 
maîtresse que je vais mettre à la poste au 
village. 

MAITRE BLAZIUS 

Donnez-la-moi, ou vous êtes morte. 

DAME PLUCHE 

Moi, morte 1 morte I Marie, Jésus, vierge 
et martyr! 

MAITRE BLAZIUS 

Gui, morte, Pluche; donnez-moi ce pa- 
pier. {Ils se battent.) 

PERDICAN, entrant. 

Qu'y a-t-il? Que faites -vous, Blaziusî 
Pourquoi violenter cette femme ? 

DAME PLUCHE 

Rendez-moi la lettre. Il me Ta prise, sei- 
gneur, justice l 

MAITRE BLAZIUS 

C'est ime entremetteuse, seigneur. Cette 
lettre est un billet doux. 



ACTE III, SGÈNE II 119 

DAME PLUCHE 

C'est une lettre de Camille, seigneur, de 
votre fiancée. 

MAITRE BLAZIUS 

C'est un billet doux, à un gardeur de 
dindons. 

DAME PLUCHE 

Tu en as menti, abbé. Apprends cela de 
moi. 

PERDICAN 

Donnez-moi cette lettre; je ne comprends 
rien à votre dispute; mais, en qualité de 
fiancé de Camille, je m'arroge le droit de la 
lire. {Il lit.) « A la sœur Louise, au couvent 
de ***. » (.4 part.) Quelle maudite curiosité 
me saisit malgré moi ! Mon cœur bat avec 
force, et je ne sais ce que j'éprouve. — 
Retirez-vous, dame Pluche; vous êtes une 
digne femme et maître Blazius est un sot. 
Allez dîner; je me charge de remettre cette 
lettre à la poste. 

(Maître Blazius et dame Pluche sortent) 

PERDICAN, seul. 
Que ce soit un crime d'ouvrir une lettre, 
je le sais trop bien pour le faire. Que peut 
dire Camille à cette sœur? Suis-je donc amou- 
reux? Quel empire a donc pris sur moi 
cette singnilière fille, pour que les trois 
mots écrits sur cette adresse me fassent 
trembler la main? Cela est singulier; Bla- 
zius, en se débattant avec la dame Pluche, 
a fait sauter le cachet. Est-ce un crime de 
rompre le pli? Bon, je n'y changerai rien. 
(Il ouvre la lettre et lit.) « Je pars aujour- 
» d'hui, ma chère, et tout est arrivé comme 
» je l'avais prévu. C'est une terrible chose; 
» mais ce pauvre jeune homme a le poi- 
» gnard dans le cœur; il ne se consolera 



120 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR 

» pas de m'avoir perdue. Cependant j'ai 
-> fait tout au monde pour le dégoûter de 
» moi. Dieu me pardonnera de l'avoir ré- 
» duit au désespoir par mon refus. Hélas ! 
» ma chère, que pouvais-je y faire? Priez 
» pour moi ; nous nous reverrons demain, 
» et pour toujours. Toute à vous du meil- 
» leur de mon âme. — Camille. » 

Est-il possible? Camille écrit cela? C'est 
de moi qu'elle parle ainsi 1 Moi au déses- 
poir de son refus ! Eh ! bon Dieu ! si cela 
était vrai, on le verrait bien; quelle honte 
peut-il y avoir à aimer? Elle a fait tout au 
monde pour me dégoûter, dit-elle, et j'ai le 
poignard dans le cœur? Quel intérêt peut- 
elle avoir à inventer un roman pareil? 
Cette pensée que j'avais cette nuit est-elle 
donc vraie? O femmes! Cette pauvre Ca- 
mille a peut-être une grande piété ! c'est de 
bon cœur qu'elle se donne à Dieu, mais 
elle a résolu et décrété qu'elle me laisserait 
au désespoir. Cela était convenu entre les 
bonnes amies avant de partir du couvent. 
On a décidé que Camille allait revoir son 
cousin, qu'on le lui voudrait faire épouser, 
qu'elle refuserait, et que le cousin serait 
désolé. Cela est si intéressant, une jeune 
fille qui fait à Dieu le sacrifice du bonheur 
d'un cousin! Non, non, Camille, je ne t'aime 
pas, ie ne suis pas au désespoir, je n'ai 
pas le poignard dans le cœur, et je te le 
prouverai. Oui, tu sauras que j'en aime 
une autre avant de partir d'ici. Hoîàl brave 
homme! (Entre un paysan.) Allez au châ- 
teau; dites à la cuisine qu'on envoie un 
valet porter à M»i« Camille le billet que 
voici. Jl écrit.) 

LE PAYSAN 

Oui, monseigneur, {il sort.) 



ACTE III, SCÈNE III 121 

PSRDIGâN 

Maintenant à l'autre. Ah ! je suis au dé- 
sespoir ! Holà ! Rosette, Rosette I (Il ftappe à 
une porte.) 

ROSETTE, ouvrant. 

C'est vous, Monseigneur ! Entrez, ma mère 
y est. 

PERDIGAN 

Mets ton plus beau bonnet. Rosette, et 
viens avec moi. 

ROSETTE 

Où donc? 

PERDIGAN 

Je te le dirai ; demande la permission à 
ta mère, mais dépêche-toi. 

ROSETTE 

Oui, Monseigneur. {Elle entre dans la 
maison.) 

PERDIGAN 

J'ai demandé un nouveau rendez-vous à 
Camille, et je suis sûr qu'elle y viendra ; 
mais, par le ciel, elle n'y trouvera pas ce 
qu'elle compte y trouver. Je veux faire la 
cour àk Rosette devant Camille elle-même. 

SC&NE III 

Le petit bois. 
CAMILLE et LE PAYSAN, entrant. 

LE PAYSAN 

Ohl Mademoiselle, je vais au château 
porter une lettre pour vous; faut-il que ie 
vous la donne, ou que je la remette à la 
cuisine, comme l'a dit le seigneur Perdican? 

CAMILLE 

Donne-la-moi, 



122 ON NE BADINE PAS AVEC L'aMOUR 
LE PAYSAN 

Si VOUS aimez mieux que je la porte au 
château, ce n'est pas la peme de m'attarder? 

CAMILLE 

Je te dis de me la donner. 

LE PAYSAN 

Ce qui vous plaira. {Il donne la lettre.) 

CAMILLE 

Tiens, voilà pour ta peine. 

LE PAYSAN 

Grand merci; je m'en vais, n'est-ce pas? 

CAMILLE 

Si tu veux. 

LE PAYSAN 

Je m'en vais, je m'en vais. (Il sort.) 
CAMILLE, lisant. 

Perdican me demande de lui dire adieu, 
avant de partir, près de la petite fontaine 
où je l'ai fait venir hier. Que peut-il avoir 
à me dire ? Voilà justement la fontaine, et 
je suis toute portée. Dois-je accorder ce 
second rendez-vous ? Ah I [Elle se cacke der- 
rière un arbre.) Voilà Perdican qui approche 
avec Rosette, ma sœur de lait. Je suppose 
qu'il va la quitter; je suis bien aise de ne 
pas avoir l'air d arriver la première. {Entrent 
Perdican et Rosette, qui s'assoient.) 
CAMILLE, cachée^ à part. 

Que veut dire cela ? Il la fait asseoir près 
de lui? Me demande-t-il un rendez-vous 
pour y venir causer avec une autre? Je suis 
curieuse de savoir ce qu'il lui dit. 
PERDICAN, à haute voix, de manière que Camille 
l'entende. 

Je t'aime. Rosette I toi seule au monde tu 



ACTE III, SCÈNE III 123 

n'as rien oublié de nos beaux jours passés; 
toi seule tu te souviens de la vie qui n'est 

§lus ; prends ta part de ma vie nouvelle ; 
onne-moi ton cœur, chère enfant ; voilà le 
gage de notre amour. (Il lui pose sa chaîne 
sur le cou.) 

ROSETTE 

Vous me donnez votre chaîne d'or? 

PERDICAN 

Regarde à présent cette bague. Lève-toi 
et approchons-nous de cette fontaine. Nous 
vois- tu tous les deux, dans la source, ap- 
puyés l'vn sur l'autre? Vois tu tes beaux 
yeux près des miens, ta main dans la 
mienne? Regarde tout cela s'effacer. [Il jette 
sa bague dans Veau.) Regarde comme notre 
image a disparu; la voilà qui revient peu 
à peu ; l'eau qui s'était troublée reprend son 
équilibre ; elle tremble encore ; de grands 
cercles noirs courent à sa surface ; patience, 
nous reparaissons; déià je distingue de 
nouveau tes bras enlacés dans les miens; 
encore une minute, et il n'y aura plus une 
ride sur ton joli visage ; regarde ! c'était 
une bague que m'avait donnée Camille. 
CAMILLE, à part. 

Il a jeté ma bague dans l'eau I ^ ' 

PERDICAN 

Sais-tu ce que c'est que l'amour. Rosette? 
Ecoute I le vent se tait ; la pluie du matin 
roule en perles sur les feuilles séchées que 
le soleil ranime. Par la lumière du ciel, par 
le soleil que voilà, je t'aime ! Tu veux bien 
de moi, n est-ce pas? On n'a pas flétri ta 
jeunesse. On n'a pas infiltré dans ton sang 
vermeil les restes d'un sang affadi I Tu ne 
veux pas te faire religieuse; te voilà jeune 
et belle dans les bras d'un jeune homme. 



124 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR 

O Rosette, Rosette ! sais-tu ce que c'est que 
Tamour? 

ROSETTE 

Hélas! monsieur le docteur, je vous ai- 
merai comme je pouiTai. 

PERDIGAN 

Oui, comme tu pourras ; et tu m'aimeras 
mieux, tout docteur que je suis et toute 
paysanne que tu es, que ces ï)âles statues, 
fabriquées par les nonnes, qui ont la tête à 
la place du cœur, et qui sortent des cloîtres 
pour venir répandre dans la vie l'atmos- 
phère humide de leurs cellules; tu ne sais 
rien; tu ne lirais pas dans un livre la 

Frière que ta mère rapprend, comme elle 
a apprise de sa mère; tu ne comprends 
même pas le sens des paroles que tu ré- 

Sètes quand tu t'agenouilles au pied de ton 
t; mais tu comprends bien que tu pries, 
et c'est tout ce qu'il faut à Dieu. 

ROSETTE 

Comme vous me parlez, Monseigneur! 

PERDIGAN 

Tu ne sais pas lire, mais tu sais ce aue 
disent ces bois et ces prairies, ces tièaes 
rivières, ces beaux champs couverts de 
moissons, toute cette nature splendide de 
jeunesse. Tu reconnais tous ces milliers de 
frères, et moi pour l'un d'entre eux ; lève- 
toi, tu seras ma femme; et nous prendrons 
racine ensemble dans la sève du monde 
tout-puissant. {IL sort avec Rosette,) 

SGfiNE IV 

LE CHŒUR, entrant. 

Il se passe assurément quelque chose 
d'étrange au château ; Camille a refusé d'é- 



ACTE m, SCÈNE IV 125 

pouser Perdican ; elle doit retourner au- 
jourd'hui au couvent dont elle est venue. 
Mais je crois que le seigneur son cousin 
s'est consolé avec Rosette. Hélas ! la pauvre 
fille ne sait pas quel danger elle court en 
écoutant les discours d'un Jeune et galant 
seigneiu*. 

DAME PLUCHE, entrant. , . 

Vite, vite, qu'on selle mon âne! •' ^ -'^ ' 

LE CHŒUR 

Passerez-vous comme un songe léger, ô 
vénérable dame? Allez-vous si prompte- 
ment enfpurçtier derechef cette pauvre> 
bête qm est si triste de vous porter 7 

DAME PLUCHE 

Dieu merci, chère canaille, je ne mourrai 
pas ici. 

LE CHOBUR 

Mourez au loin, Pluche, ma mie ; mourez 
inconnue dans un caveau malsain. Nous 
ferons des vœux pour votre respectable 
résurrection. 

DAME PLUCHE 

Voici ma maîtresse qui s'avance. (A Ca- 
mille, qui entre.) Chère Camille, tout est nrêt 
pour notre départ ; le baron a rendu ses 
comptes, et mon âne est bàté« 

CAMILLE 

Allez au diable, vous et votre âne I je ne 
partirai pas aujourd'hui. {Elle sort.) 

LE CHGEUR 

Que veut dire ceci? Dame Pluche est 

Sale de terreur ; ses faux cheveux tentent 
e se hérisser, sa poitrine siffle avec force 
et ses doigts s'allongent en se crispant. 

DAME PLUCHE 

Seigneur Jésus I Camille a iurél [Elle sort.) 



I 



126 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR 

SCÈNE Y 
LE BARON et MAITRE BRIDAINE, entrant. 

MAITRE BBIDAINE 

Seigneur, il faut que je vous parle en 

garticulier. Votre fils fait la cour à une 
lie du village. 

LE BARON 

C'est absurde, mon ami. 

MAITRE BRIDAINE 

Je rai vu distinctement passer dans la 
bruyère en lui donnant le bras; il se pen- 
chait à son oreille et lui promettait de 
répouser. 

LE BARON 

Cela est monstrueux. 

MArrRE BRIDAINE 

Soyez-en convaincu ; il lui a fait im pré- 
sent considérable, que la petite a montré à 
sa mère. 

LE BARON 

O ciel! considérable, Bridaine? En quoi 
considérable ? 

MAITRE BRIDAINE 

Pour le poids et pour la conséquence. 
C'est la chaîne d'or qu'il portait à son bonnet. 

LE BARON 

Passons dans mon cabinet; je ne sais à 
quoi m'en tenir. {Ils sortent,) 

SCÈNE YI 
La chambre de Camille. 

CAMILLE et DAME PLUCHE, entrant, 

CAMILLE 

Il a pris ma lettre, dites-vous? 



ACTE m, SCÈNE VI 127 

DAME PLUGHE 

Oui, mon enfant! il s'est chargé de la 
mettre à la poste. 

CAMILLE 

Allez au salon, dame Pluche, et faites- 
moi le plaisir de dire à Perdican que je 
l'attends ici. (Dame Pluche sort) Il a lu ma 
lettre, cela est certain; sa scène du bois 
est une vengeance, comme son amour pour 
Rosette. Il a voulu me prouver qu'il en 
aimait une autre que moi, et jouer Tindiffé- 
rence malgré son dépit. Est-ce qu'il m'ai- 
merait, par hasard? {Elle lève la tapisserie.) 
Es-tu là, Rosette? 

ROSETTE, entrant 

Oui, puis-je entrer? 

CAMILLE 

Ecoute-moi, mon enfant; le seigneur Per- 
dican ne te fait-il pas la cour? 

ROSETTE 

Hélas 1 oui. 

CAMILLE 

Que penses-tu de ce qu'il t'a dit ce matin? 

ROSETTE 

Ce inatin? Où donc? 

CAMILLE 

Ne fais pas l'hypocrite. — Ce matin, à la 
fontaine, dans le petit bois. 

ROSETTE 

Vous m'avez donc vue ? 

CAMILLE 

Pauvre innocente I Non, je ne t'ai pas 
vue. Il t'a fait de beaux discours, n'est-ce 
pas? Gageons qu'il t'a promis de t'épouser. 



128 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR 
ROSETTE 

Comment le savez-vous? 

CAMILLE 

Qu'importe comment, je le sais ! Crois-tu 
à ses promesses, Rosette ? 

BOSETTE 

Comment n'y croirais-jepas? Il me trom- 
perait donc? Pourquoi faire? 

CAMILLE 

Perdican ne t*épousera pas, mon enfant. 

ROSETTE 

Hélas ! je n'en sais rien. 

CAMILLE 

Tu l'aimes, pauvre fille ; il ne t'épousera 
pas, et la preuve, je vais te la donner; 
rentre derrière ce rideau, tu n'auras qu'à 

Î)rêter l'oreille et à venir quand je t'appel- 
erai. (Rosette sort.) 

CAMILLE, seule. 

Moi qui croyais faire \m acte de ven- 
geance, ferais-je un acte d'humanité? La 
ëauvre fille a le cœur pris. (Entre Perdican.) 
lonjour, cousin, asseyez- vous. 

PERDICAN 

Quelle toilette, Camille I A qui en voulez- 
vous? 

CAMILLE 

A vous, peut-être ; je suis fâchée de n'a- 
voir pu me rendre aurendez-vousque vous 
m'avez demandé ; vous aviez quelque chose 
à me dire ? 

PERDICAN, à part. 

Voilà, sur ma vie, un petit mensonge 
assez gros, pour un agneau sans tache; 



ACTE m, SGÈKB Yl 12^ 

je l'ai vue derrière un arbre écouter la 
conversation. {Haut.) Je n'ai rien à vous 
dire qu'un adieu, Camille; je croyais que 
vous partiez; cependant votre cheval est â. 
récurie, et vous n'avez pas Tair d'être en 
robe de voyage. 

CAMILLE 

J'aime la discussion; Je ne suis pas bien 
sûre de ne pas avoir eu envie de me que- 
reller encore avec vous» 

PERDICAN 

A quoi sert de se quereller, qnand le rac- 
commodement est impossible? Le plaisir 
des disputes, c'est de faire la paix» 

camùle 

Êtes-vous convaincu que Je ne veuille 
pas la faire? 

PEBDIGAS 

Ne raillez pas ; Je ne suis pas de force à 
vous répondre. 

CAMILLE 

Je voudrais qu'on me fît la cour ; je ne 
sais si c'est parce que j'ai une robe neuve, 
mais j'ai envie de m'amuser. Vous m'avez 
proposé d'aller au village, allons-y, Je veux 
jbien; mettons-nous en bateau; J'ai envie 
d'aller dîner sur l'herbe, ou de faire une 

Î promenade dans la forêt. Fera-t-il clair de 
une, ce soir ? Cela est singulier, vous n'a- 
vez plus au doigt la bague que Je vous ai 
donnée? 

PEBDIGAN 

Je l'ai perdue. 

CAMILLE 

C'est pour cela que Je l'ai trouvée ; tenez, 
Perdican, la voilà. 

on xfi BADmx PAS Avsc l'amoub. 5 



^ 



130 ON NE BADINE PAS AVEC L'aMOUR 
PERDICAN 

Est-ce possible ? Où Tavez-vous trouvée? 

CAMILLE 

\ Vous regardez si mes mains sont mouil- 

^ lées, n*est-ce pas ? En vérité, j'ai gât^ ma 

^^robe de couvent pour retirer ce petit fcgLChet 

■c "d'enfant de la fontaine. Voilà pourquoi Xen 

ai mis une autre, et, je vous dis, cela m*a 

changée ; mettez donc cela à votre doigt. 

PERDICAN 

Tu as retiré cette bague de Teau, Camille, 
au risque de te précipiter? Est-ce un songe? 
La voilà ; c'est toi qui me la mets au doigt ! 
Ah I Camille, pourquoi me le rends-tu, ce 
triste gage d'un bonheur qui n'est plus? 
Parle, coquette et imprudente fllle, pourquoi 
'^ars-tu? pourquoi restes- tu ? Pourquoi, dune 
leure à l'autre, changes-tu d'apparence et 
de couleur, comme la pierre de cette bague 
à chaque rayon du soleil ? 

CAMILLE 

Connaissez-vous le cœur des femmes, 
^erdican? Etes- vous sûr de leur incons- 
;ance, et savez-vous si elles changent réel- 
lement de pensée en changeant quelquefois 
de langage ? Il y en a qui disent que non. 
Sans doute, il nous faut souvent jouer un 
rôle, souvent mentir; vous voyez que je 
suis franche ; mais êtes-vous sûr que tout 
mente dans une femme, lorsque sa langue 
ment ? Avez- vous bien réfléchi à la nature 
de cet être faible et violent, à la riguem- 
avec laquelle on le juge, aux principes 
qu'on lui impose ? Et qui sait si, forcée à 
tromper par le monde, la tête de ce petit 
être sans cervelle ne peut pas y prendre 
plaisir, et mentir quelquefois par passe- 



hi 



ACTE III, SCÈNE VI 131 

temps, par folie, comme elle ment par né- 
cessité? 

PERDICAN 

Je n'entends rien à tout cela, et je ne 
mens jamais. Je t'aime, Camille, voila tout 
ce que je sais. 

CAMILLE 

Vous dites que vous m'aimez, et vous ne 
mentez jamais? 

PERDICAN 

Jamais. 

CAMILLE 

En voilà une qui dit pourtant que cela 
vous arrive quelquefois. (Elle lève la tapis- 
serie. — Rosette paniit au fond, évanouie sur 
une chaise.) Que répondrez-vous à cette en- 
fant, Perdican, lorsqu'elle vous demandera 
•ompte de vos paroles ? Si vous ne mentez 
jamais, d'où vient donc qu'elle s'est éva- 
nouie en vous entendant dire que vous 
m'aimez? Je vous laisse avec elle; tâchez 
de la faire revenir. {Elle veut sortir.) 

PERDICAN 

Un instant, Camille, écoutez-moi. 

CAMILLE 

Que voulez- vous me dire ? c'est à Rosette 
qu'il faut parler. Je ne vous aime pas, moi ; 
je n'ai pas été chercher par dépit cette 
malheureuse enfant au fond de sa chau- 
mière, pour en faire un appât, un jouet; 
je n'ai pas répété imprudemment devant 
elle des paroles brûlantes adressées à une 
autre , je n'ai pas feint de jeter au vent 
pour elle le souvenir d'une amitié chérie; 
je ne lui ai pas mis ma chaîne au cou; je 
ne lui ai pas dit que je l'épouserais. 



132 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR 
PERDIGAN 

Écoutez-moi, écoutez-moi I 

CAMILLE 

N'as-tu pas souri tout à Theure quand je 
t'ai dit que je n'avais pu aller à la fontaine? 
Eh bien! oui, j'y étais et j'ai tout entendu; 
mais, Dieu m'en est témoin, le ne voudrais 
pas y avoir parlé comme toi. Que feras-tu 
de cette tUle-là, maintenant, quand elle vien- 
dra, avec tes baisers ardents sur les lèvres, 
te montrer en pleurant la blessure que tu 
lui as faite? Tu as voulu te venger de moi, 
n'est-ce pas, et me punir d'une lettre écrite 
à mon couvent? tu as voulu me lancer à 
tout prix quelque trait qui pût m'atteindre, 
et tu comptais pour rien que ta fiLôche em- 
poisonnée travers&t cette enfant, pourvu 
qu'elle me frapp&t derrière elle. Je m'étais 
vantée de t'avoir inspiré quelque amour, de 
te laisser quelque regret. Cela t'a blessé 
dans ton noble orgueil ? Eh bien I apprends- 
le de moi, tu m'aimes, entends-tu : mais tu 
'ipouseras cette fUle, ou tu n'es qu'un lâche! 

PERDIGAN 

Oui, je l'épousjerai. 

CAMILLE 

Et tu feras bien. 

PERDIGAN 

Très bien, et beaucoup mieux qu'en t'é- 
pousant toi-même. Qu'y a-t-il, Camille, qui 
t'échauffe si fort? Cette enfant s'est éva- 
nouie ; nous la ferons bien revenir, il ne 
faut pour cela qu'\m flacon de vinaigre; 
tu as voulu me prouver que j'avais menti 
une fois dans ma vie; cela est possible, 
mais je te trouve hardie de décider à quel 
instant. Viens, aide-moi à secourir Ro- 
sette. (Ils sortent.) 



ACTE in, SCÈNE YII 133 

Sd^KE YII 

LE BARON ei CAMILLE 

LE BAROM 

Si cela se fait, je deviendrai Xou, 

CAUlhLZ 

Employez votre autorité. 

LE BAROS 

Je deviendrai fou ^ je refuserai mon 
consentement, voilà qui est certan. 

CAMIIXS 

Vous devriez lui parler et lui faire en- 
tendre raison. 

LE BARON 

Cela me jettera dans le désespoir pour 
tout le carnaval, et je ne paraîtrai paa une 
fois à la cour. C'est un mariage dispropor- 
tionné. Jamais on n'a entendu parler d'épou- 
ser la sœur de lait de sa cousine; cela passe 
toute espèce de l)omes. 

CAMILLE 

Faites-le appeler, et dites-lui nettement 
que ce mariage vous déplaît. Croyez-moi, 
c^est ime folie, et il ne résistera pan. 

LE BARON 

Je serai vêtu de noir cet Ixiver, tenez-le 
pour assiu-é. 

GAMn^LE 

Mais parlez-lui, au nom du cleK Cest un 
coup de tète qu'il a fait; peut-être n'est-il 
déjà plus temps; s'il en a parlé, il le fera. 

LE BARON 

Je vais m'enfermer pour m'abandonner à 
ma douleur. Dites-lui, s'il me demande, que 



134 ON NE BADINE PAS AVEC l'aMOUR 

je suis enfermé, et que je m'abandonne à 
ma douleur de le voir épouser une fille sans 
nom. {Il sort) 

CAMILLE 

Ne trouverai-ie pas ici un homme de 
cœur? En vérité, quand on en cherche, on 
est effrayé de sa solitude. (Entre Perdican.) 
£h bien ! cousin, à quand le mariage ? 

PERDIGAN 

Le plus tôt possible; j'ai déjà parlé au 
notaire, au curé et à tous les paysans. 

CAMILLE 

Vous comptez donc réellement que vous 
épouserez Rosette? 

PERDIGAN 

Assurément. 

CAMILLE 

Qu'en dira votre père ? 

PEBDICAN 

Tout ce qu'il voudra; il me plaît d'épouser 
cette fille : c'est une idée que je vous dois, 
et je m'y tiens. Faut-il vous répéter les 
lieux communs les plus rebattus sur sa 
naissance et sur la mienne? Elle est jeune 
et jolie, et elle m'aime ; c'est plus qu'il n'en 
faut pour être trois fois heureux. Quelle 
ait de l'esprit ou qu'elle n'en ait pas, j'au- 
rais pu trouver pire. On criera, on raillera ; 
je m'en lave les mains. 

CAMILLE 

Il n'y a rien là de risible : vous faites 
très bien de l'épouser. Mais je suis fâchée 
pour vous d'une chose : c'est qu'on dira 
que vous l'avez fait par dépit. 

PERDIGAN 

Vous êtes fâchée de cela? Oh! que non. 



ACTE III, SCÈNE Vil 135 

CAMILLE 

Si! j'en suis vraiment fâchée pour vous. 
Cela fait du tort à un jeune homme, de ne 
pouvoir résister à un moment de dépit. 

PERDICAN 

Soyez-en donc fâchée ; quant à moi, cela 
m'est bien égal. 

CAHILLE 

Mais vous n'y pensez pas; c'est une fille 
de rien. 

PERDICAN 

Elle sera donc de quelque chose lors- 
qu'elle sera ma femme. 

CAMILLE 

Elle vous ennuiera avant que le * notaire 
ait mis son habit neuf et ses souliers pour 
venir ici; le cœur vous lèvera au repas de 
noces, et le soir de la fête vous lui ferez 
couper les mains et les pieds, comme dans 
tous les contes arabes, parce quelle sentira 
le ragoût. ^ > / co" 

' PERDICAN 

Vous verrez que non. Vous ne me con- 
naissez pas ; quand une femme est douce et 
sensible, fraîche, bonne et belle, je suis 
capable de me contenter de cela, oui, en 
vérité, jusqu'à ne pas me soucier de savoir 
si elle parle latin. 

CAMILLE 

Il est à regretter qu'on ait dépensé tant 
d'argent pour vous l'apprendre ; c'est trois 
mille écus de perdus. 

PERDICAN 

Oui ; on aurait mieux fait de les donner 
aux pauvres. 



136 ON NE BADINB PAS ATBC L'AHOUR 
CAMILLE 

Ce sera vous qni yous en chargerez, du 
moins pour les pauvres d'esjnrit. 

PENBlGAN 

Et ils me donneront en échange le royaume 
des cieux, car il est k eux. 

CAMnXB 

Combien de temps durera cette plaisan- 
terie? 

PEBDIGAN 

Quelle plaisanterie ? 

CAMILLE 

Votre mariage avec Rosette. 

PEBDIGAN 

Bien peu de temps; Dieu n*a pas fait de 
rhomme une œuvre de durée : trente ou 
quarante ans» tout au plus. 

Je suis curieuse de danser à vos noces l 

PBBDIGAll 

Écoutez-moi, Camille, voilà trn ton de nçc^ 
:sifli^e qui est hors de propos. 

CAMILLE 

Il me plaît trop pour que je le quitte. 

PEBDIGAN 

Je vous quitte donc vous-même, car j'en 
ai tout & Fheure assez. 

GAMILLB 

Allez- vous chez votre épousée? 

PBRDICAN 

Oui, j*y vais de ce pas. 



ACTE m, 8cèHC Tn 137 

CAMILLE 

DoBBez-moi do&c le bras ; j*y vais aussi. 
(Entre Rosette.) 

PEBDXGAN 

Te yoilà, mon enfant I Viens, Je yeux te 
présenter â. mon père* 

BOSETTBy te mettttni A genoux. 

Monseigneur, je viens vous demander 
mie gr&ce. Tous les gens du village ^ qui 
j'ai parlé ce matin m'ont dit que vous ai- 
miez votre cousine, et que vous ne m^'avez 
fait la cour que pour vous divertir tous 
deux; on se moque de moi quand je passe, 
et je ne pourrai plus trouver de mari dans 
le pays, après avoir servi de risée à tout 
le monde. Permettez-moi de vous rendre le 
collier que vous m'avez donné, et de vivre 
en paix chez ma môre. 

CAMILLE 

Tu es une bonne fllle, Rosette; garde ce 
ooUier, c*est moi qui te le donne, et mon 
cousin prendra le mien à la place. Quant à 
un mari, n'en sois pas embarrassée, je me 
obarge de t'en trouver un. 

PERDIGAN 

Cela n'est pas difflelie, en effet. Allons, 
Rosette, viens, que je te mène à mon père. 

CAMILLE 

Pourquoi? Cela est inutile. 

PEROIGASr 

Oui« vous avez raison, mon père nous 
x»ceirrait mal; il faut laisser passer le pre^ 
amer moment de eurprise qu'il a éprouvée. 
Viens avec moi, nous retoumeroiis sur la 
place, le trouve plaisant qu*on dise que je 



138 ON NB BADINE PAS AVEC L* AMOUR 

ne Vaime pas quand je t*épouse. Pardieu I 
nous les ferons l>ien taire. 

(Il sort avec Rosette.) 

CAMILLE 

Que se passe-t41 donc en moi? n rem- 
mène d*un air bien tranquille. Cela est sin- 
gulier : il me semble que la tête me tourne. 
Est-ce qu'il Tépouserait tout de bon? Holà! 
dame Pluche, dame Pluche! N'y a-t-il donc 
personne ici? (En're wn valet.) Courez après 
le seigneur Perdican; dites-lui vite qu'il 
remonte ici, j'ai à lui parler. (Le valet sort) 
Mais qu'est-ce donc que tout cela? je n'en 
puis plus, mes pieds refusent de me sou- 
tenir. [Rentre Perdican.) 

PERDICAN 

Vous m'avez demandé, Camille? 

CAMILLE 

Non, — non. 

PERDICAN 

En vérité, vous voilà pâle ; qu'avez-vous 
à me dire ? Vous m'avez fait rappeler pour 
me parler? 

CAMILLE 

Non, non ! — O Seigneur Dieu ! (Elle sort.) 

SCENE YIII 

Un oratoire. 
CAMILLE entre; elle 8e jette au pied de V autel. 
M'avez-vous abandonnée, ô mon Dieu? 
Vous le savez, lorsque je suis venue, l'a- 
vais juré de vous être fidèle; quand J'ai 
refuse de devenir l'épouse d'im autre que 
vous, j'ai cru parler sincèrement devant 
vous et ma conscience ; vous le savez, mon 
père; ne voulez-vous donc plus de moi? 



ACTE III, SCÈNE YIII 139 

Oh I pourquoi faites vous mentir la vérité 
elle-même? Pourquoi suis- je si faible? Ah! 
malheureuse, je ne puis plus prier. 
PEBDICAN, entrant. 

Orgueil I le plus fatal des conseillers hu- 
mains, qu'es-tu venu faire entre cette fille 
et moi? La voilà pâle et effrayée, qui presse 
sur les dalles insensibles son cœur et son 
visage. Elle aurait pu m'aimer, et nous 
étions nés Fim pour Fautre ; qu'es-tu venu 
faire sur nos lèvres, orgueil, lorsque nos 
mains allaient se joindre? 

CAMILLE 

Qui m'a suivie? Qui parle sous cette 
voûte? Est-ce toi, Perdican? 

PERDICAN 

Insensés que nous sommes! nous nous , 
aimons. Quel sûnge avons-nous fait, Ca- , 
mille ? Quelles vaines paroles, quelles mi- 
sérables folies ont passé comme un vent 
funeste entre nous deux! Lequel de nous 
a voulu tromper l'autre? Hélas! cette vie 
est elle-même un si pénible rêve ! pourquoi 
encore y mêler les nôtres? O mon Dieu! 
le bonheur est une perle si rare dans cet 
océan d'ici bas! Tu nous l'avais donné, 

Sêcheur céleste, tu l'avais tiré pour nous 
es profondeurs de l'abîme, cet inestimable 
joyau; et nous, comme des enfants gâtés 
que nous sommes, nous en avons fait un 
jouet. Le vert sentier qui nous amenait l'un 
vers l'autre avait une pente si douce, il 
était entouré de buissons si fleuris, il se 

gerdait dans un si tranquille horizon I il a 
ien fallu que la vanité, le bavardage et la 
colère vinssent jeter leurs rochers informes 
sur cette route céleste, qui nous aurait con- 
duits à toi dans un baiser! Il a bien fallu 



140 ON NE BADIKE PAS AVEC L*AMOtR 

que noi2s nous fissions du ma!, dar mm» 
sommes des hommes! O i&sensôsl nous 
nous aimons. {Il la prend dans ses ffras.) 

GAMILLS 

Ouif nous nous aimons, Perdican; laisse- 
moi le sentir sur ton cœur. Ce Dieu qui 
nous regarde ne s'en offensera pas ; il veut 
bien que je t*aime ; il y a quinze ans qull 
le sait. 

FBRDIGAK 

Chère eréature, tu es à moi! (Il Vembrassê;^ 
on entend un grand cri derrière tmUel) 

GAHILLE 

Cest la voix de ma sœur de lait. 

PERDICAN 

Comment est-elle ici? Je Tavais laissée 
dans rescalier, lorsque tu m'as fait rap- 
peler. II faut donc qu'elle m'ait suivi sans 
que je m'en sois aperçu. 

CAMILLE 

Entrons dans cette galerie; c*est là qu'on 
a crié. 

PERDICAN 

Je ne sais ce que j'éprouve; il me semble 
que mes mains sont couvertes de sang. 

CAMILLE 

La pauvre enfant nous a sans doute 
épiés; elle s'est encore évanouie; viens, 
portons-lui secours. Hélas I tout cela est 
cruel. 

PERDICAN 

Non, en vérité, je n'entrerai pas; je sens 
un froid mortel qui me paralyse. Vas-y, 
Camille, et tâche de la ramener. (Camille 
sort.) Je vous en supplie, mon Dieul ne 



ACTE in, SCÈNE VIII 141 

faites pas de moi un meurtrier 1 Nous sommes 
deux enfants insensés, et nous avons joué 
avec la vie et la mort ; mais notre cœur est 
pur ; ne tuez pas Rosette, Dieu juste ! Je lui 
trouverai un mari, je réparerai ma faute; 
elle est jeune, elle sera heureuse; ne faites 
pas cela, 6 Dieu I vous pouvez bénir encore 
quatre de vos enfants. {CamiUe rentre,) Eh 
bien! Camille, qu'y a-t-il? 

CAMILLE 

Elle est morte. Adieu, Perdican I 



FIN DE « ON NE BADINE PAS AVEC L'AICOUR » 



UN CAPRICE 

COMÉDIE EN UN ACTE 
PUBLIÉE EN 1837, REPRÉSENTÉE EN 1847 



PERSONNAGES 

M. DE CHAVIGNY. 
MATHILDE. 
MADAME DE LÉRY. 

La scène se passe dans la chambre à coucher 
de Mathilde, 



SCÈNE PREMIÈRE 
MATHILDE, seule, travaillant au filet. 
Encore un point, et j'ai fini. (Elle sonne; 
un domestique entre) Est-on venu de chez 
Jânisset ? 

LE DOMESTIQUE 

Non, madame, pas encore. 

MATHILDE 

C'est insupportable ; qu'on y retourne ; dé- 
pêchez-vous. {Le domestique sort) J'aurais 
dû prendre les premiers glands venus ; il 
est huit heures; il e^t à sa toilette ; je suis 
sûre qu'il va venir ici avant que tout soit 
prêt. Ce sera encore un jour de retard. {Elle 
se lève.) Faire une bourse en cachette à son 
mari, cela passerait aux yeux de bien des 
gens pour un peu plus que romanesque. 
Après un an de mariage 1 Qu'est-ce que 
M""» de Léry, par exemple, en dirait si elle 



SCÈNE I 143 



le savait? Et lui-même, qu'en pensera-t-il? 
Bon ! il rira peut-être du mystère, mais il 
ne rira pas du cadeau. Pourquoi ce mystère, 
en effet? Je ne sais; il me semble que je 
n*aurais pas travaillé de si bon cœur devant 
lui ; cela aurait eu l'air de lui dire : « Voyez 
comme je pense à vous » ; cela ressemble- 
rait à un reproche; tandis qu'en lui mon- 
trant mon petit travail flni, ce sera lui qui 
se dira que j'ai pensé à lui. 

LE DOMESTIQUE, rentrant. 

On apporte cela à madame de chez le bi- 
joutier, lu donne un i>etit paquet à Mathilde,) 

MATHILDE 

Enfin I {Elle se rassoit ) Quand M. de Cha- 
vigny viendra, prévenez-moi. {Le domestique 
sort.) Nous allons donc, ma chère petite 
bourse, vous faire votre dernière toilette. 
Voyons si vous serez coquette avec ces 
glands-là? Pas mal. Comment serez-vous 
reçue maintenant? Direz-vous tout le plaisir 
qu on a eu à vous faire, tout le soin qu'on 
a pris de votre petite personne? On ne 
s'attend pas à vous, mademoiselle. On n'a 
voulu vous montrer que dans tous vos 
atours. Aurez-vous un baiser pour votre 
peine ? {Elle baise sa bmrse et s'arrête.) Pauvre 
petite! tu ne vaux pas grand'chose; on ne 
te vendrait pas deux louis. Comment s( 
fait-il qu'il me semble triste de me séparei 
de toi? N'as-tu pas été commencée poui 
être finie le plus vite possible ? Ah I tu at 
été commencée plus gaiement que ^e ne 
t'achève. Il n'y a pourtant que qumze jours 
de cela ; que quinze jours, es^ce possible ? 
Non, pas davantage; et que de choses en 
quinze jours! Arrivons -nous trop tard, 
. petite?... Pourquoi de telles idées? On vient, 
je crois; c'est lui; il m'aime encore. 



144 UN CAPRICE 



UN DOMESTIQUE, entr&nt. 
Voilà M. le comte, madame. 

MATHILDB 

Ah! mon Dieui je n'ai mis qu'un gland 
et j'ai oublié Tautre. Sotte que je suis I Je 
ne pourrai nas encore la lui donner au- 
jourd'hui! Qu'il attende un instant, une 
minute, au salon; vite, avant qu'il entre..* 

LE DOMESTIQUE 

Le voilà, madame. (Il sort. Mathilde cache 
sa bourse.) 

SGËNE U 

MATHILDE, CHAVIGNY 

CHAVIGNY 

Bonsoir, ma chère; 6st-<^ que je vous 
dérange? (Il s'assoit.) 

HATHnj)K 

Moi, Henri ? quelle question I 

CHAVIGNY 

Vous avez Fair troublé, préoccupé. J'ou- 
blie toujours, quand j'entre chez vous, que 
je suis votre mari, et je pousse la porte 
trop vite. 

MATHILDE 

U y a là im peu de méchanceté ; mais, 
comme il y a aussi un peu d'amour, je ne 
vous en embrasserai pas moins. iEUe l'em- 
brasse.) Qu'est-ce que vous croyez donc être, 
monsieur, quand vous oubliez que vous 
êtes mon mari? 

CHAVIflNY 

Ton amant, ma belle; est-ce que je me 
trompe? 



SCÈNE II 145 

MATHILDE 

Amant et ami, tu ne te, trompes pas. {A 
part) J'ai envie de lui dctoner la nourse 
comme die est. 

CHAVIQNY 

Quelle robe as-tu donc? Tu ne sors pas? 

MATHILDE 

Non, je voulais... j'espérais que peut- 
être... 

CHAVIGNY 

Vous espériez ?... Qu'€st-ce que c'est donc ? 

MATHILDE 

Tu vas au bal? tu es superbe. 

CHAVIGNY 

Pas trop; je ne sais si c'est ma faute ou 
celle du tailleur, mais je n'ai plus ma tour- 
nure du régiment. 

MATHJLINS 

Inconstant ! vous ne pensez pas à moi en 
vous mirant dans cette glace. 

CHAVIGNY 

Bahl à qui donc? Est-ce que je vais au 
bal pour danser? Je vous jure bien que 
c'est une -corvée, et que je m'y traîne sans 
savoir pourquoi. 

MATHILDE 

Eh bieni restez, je vous en supplie. Nous 
serons seuls, et je vous dirai... 

CHAVIGNY 

Il me semble que ta pendule avance ; il 
ne pmxt être si tard. 

MATHILDE 

On ne va pas au bal à cette heure-ci» 



146 UN CAPRICE ; 

quoi que puisse dire la pendule. Nous sor- 
tons de tstble il y a un instant. 

CHAVIGNY 

J'ai dit d'atteler; j'ai une visite à faire. 

MATHILDE 

Ah! c'est différent. Je... je ne savais pas... 
j'avais cru... 

CHAVIGNY 

Eh bien? 

MATHILDE 

J'avais supposé... d'après ce que tu di- 
sais... Mais la pendule va bien ; il n'est que 
huit heiu'es. Accordez-moi un petit moment. 
J'ai une petite surprise à vous faire. 

CHAVIGNY, se levant. 

Vous savez, ma chère, que je vous laisse 
libre et que vous sortez quand il vous plaît. 
Vous trouverez juste que ce soit réciproque. 
Quelle surprise me destinez-vous ? 

MATHILDE 

Rien; je n'ai pas dit ce mot-là, je crois. 

CHAVIGNY 

Je me trompe donc, j'avais cru l'entendre. 
Avez- vous là ces valses de Strauss ? Prêtez- 
les-moi, si vous n'en faites rien. 

MATHILDE 

Les voilà; les voulez-vous maintenant? 

CHAVIGNY 

Mais, oui, si cela ne vous gêne pas. On 
me les a demandées pour un ou deux jours. 
Je ne vous en priverai pas pour longtemips. 

MATHILDE 

Est-ce pour M">« de BlainviUe ? 



fy- 



SCENE II 147 



GHAVIGNY, prenant les valses. 
Plaît-il? ne parlez-vous pas de M™« de 
Blainville ? 

MATHILDB 

Moi ! non. Je n'ai pas parlé d'elle. 

CHAVIONY 

Pour cette fois j'ai bien entendu. [Il se 
rassoit.) Qu'est-ce que vous dites de M™« de 
Blainville ? 

MATHILDB 

Je pensais que mes valses étaient pour 
elle. 

GHAVIGNY 

Et pourquoi pensiez- vous cela? 

MATHILDE 

Mais parce que... parce qu'elle les aime. 

CHAVIONY 

Oui, et moi aussi ; et vous aussi, je crois. 
Il y en a une surtout ; comment est-ce donc? 
Je l'ai oubliée... Commeat dit-elle donc ? 

MATHILDE 

Je ne sais pas si je m'en souviendrai. 
{Elle se met au piano et. joue.) 

GHAVIGNY 

C'est cela même I C'est charmant, divin, 
et vous la jouez comme un ange, ou, pour 
mieux dire, comme une vraie valseuse. 

MATHILDE 

Esirce aussi bien qu'elle, Henri? 

CHAVIONY 

Qui, elle? M™« de Blainville? Vous y tenez, 
à ce qu'il paraît. 

MATHILDE 

Oh ! pas beaucoup. Si .j'étais homme, ce 
n'est pas elle qui me tournerait la tête. 



148 UN CAPRICE 



CHA\IGNY 

Et VOUS aimez raison, madame. Il ne faut 
jamais qu'un homme se laisse tourner la 
tête, ni par une femme ni par une valse. 

MATHILDE 

Comptez-vous jouer ce soir, mon ami? 

CHAViaWY 

Eh! ma chère, quelle idée avez-vousî On 
Joue, mais on ne compte pas jouer. 

MATHILDE 

Avez-vous de l'or dans vos poches ? 

CHAVIGNY 

Peut-être bien. Est-ce que vous en voulez ? 

MATHILDE 

Moi, grand Dieu! que voulez-vous que 
j'en fasse? 

CHAVIONY 

Pourquoi pas? Si j'ouvre votre porte trop 
vite, je n'ouvre pas du moins vos tiroirs, 
et c'est peut-être un double tort que j'ai. 

MATHILDE 

Vous mentez, monsieur, il n'y a pas long- 
temps que je me suis aperçue que vous les 
aviez ouverts, et vous me laissez beaucoup 
trop riche. 

CHAVIONY 

Non pas, ma chère, tant qu'il y aura des 
pauvres. Je sais quel usage vous faites de 
votre fortune, et je vous demande de me 
permettre de faire la charité par vos mains. 

MATHILDE 

Cher Henri I que tu es noble et bon I Dis- 
moi im peu, te souviens-tu d'un jour où tu 
avais une petite dette à payer, et où tu te 
plaignais de n'avoir pas de bourse? 



scèNB II 149 

CHAYiGirr 
Quand donc ? Ah l c'est juste. Le fait est 
que, quand on sort, c'est une chose insup- 
portable de se fier à des poches qui ne 
tiennent à rien... 

MATEHiDE 

Aimerais-tu une bourse rouge avec un^ 
filet noir? 

CHAVICNY 

Non, je n*aime pas le rouge. Parbleu I tu 
me fais penser que j'ai justement là ime- 
bourse toute neuve d'hier ; c'est un cadeau. 
Qu'en pensez- vous ? {Il tire une bourse de sa 
poche.) Est-ce de bon goût ? 

MATHILDB 

Voyons; voulez-vous me la montrer? 

CHAVIGNY 

Tenez. (Il la lui donne; elle Ux regarde, puis 
la lui rend.) 

MATHILDE 

C'est très Joli. D$ quelle couleur est-elle? 

CHAVIGNY, riant. 

De quelle couleur? La question est excel- 
lente. 

MATHILDE 

Je me trompe... Je veux dire... Qui est-ce 
qui vous l'a donnée? 

CHAVIGNY 

Ah! c'est trop plaisant! sur man honneur! 
vos distractions sont adorables. 

UN DOMESTIQUE, annonçant. 
Madame de Léry l 

MATHILDE 

J'ai défendu ma porte en bas. 



150 UN CAPRICE 



CHAVIGNY 

Non, non, qu'elle entre. Pourquoi ne pas 
recevoir ? 

UATBILDE 

Eh bien! enfin, monsieur, cette bourse, 
peut-on savoir le nom de l'auteur? 

SCÈNE III 

MATHILDE, CHAVIGNY, 

MADAME DE LÉRY, en toilette de bal. 

CHAVIGNY 

Venez, madame, venez, je vous en prie; 
on n'arrive pas plus à propos. Matnilde 
vient de me faire une étourderie qui, en 
en vérité, vaut son pesant d'or. Figurez- 
vous que je lui montre cette bourse... 

MADAME DE LÉRY 

Tiens ! c'est assez gentil. Voyons donc. 

CHAVIGNY 

Je lui montre cette bourse ; elle la regarde, 
la tâte, la retourne, et, en me la rendant, 
savez vous ce qu'elle me dit? Elle me de- 
mande de quelle couleur elle est ! 

MADAME DE LÉRY 

Eh bien I elle est bleue. 

CHAVIGNY 

Eh oui! elle est bleue... c'est bien certain... 
et c'est précisément le plaisant de l'affaire... 
Imaginez-vous qu'on le demande ? 

MADAME DE LÉRY 

C'est parfait. Bonsoir, chère Mathilde; 
venez-vous ce soir à l'ambassade ? 

MATHILDE 

Non, je compte rester. 



SCÈNE III 151 



CHA VIGNY 

Mais vous ne riez pas de mon histoire? 

MADAME DE LÉRY 

Mais si. Et qui est-ce qui a fait cette 
bourse? Ahl je la reconnais, c'est M™« de 
Biainville. Comment! vraiment vous ne 
bougez pas? 

CHAVIGNY, brusquement. 

A quoi la reconnaissez-vous, s'il vous 
plaît? 

MADAME DE LÉRY 

A ce qu'elle est bleue, justement. Je l'ai 
vue tramer pendant des siècles ; on a mis 
sept ans à la faire, et vous jugez si pendant 
ce temps-là elle a changé de destination. 
Elle a appartenu en idée à trois personnes 
de ma connaissance. C'est un trésor que 
vous avez là, monsieur de Chavigny ; c'est 
un vrai héritage que vous avez fait. 

CHAVIGNY 

On dirait qu'il n'y a qu'une bourse au 
monde. 

MADAME DE LÉRY 

Non, mais il n'y a qu'une bourse bleue. 
D'abord, moi, le bleu m'est odieux; ça ne 
veut rien dire, c'est une couleur bête. Je 
ne peux pas me tromper sur une chose 
pareille; il suffit que je l'aie vue une fois. 
Autant j'adore le lilas, autant je déteste le 
bleu. 

MATHILDE 

C'est la couleur de la constance. 

MADAME DE LÉRY 

Bah ! c'est la couleur des perruquiers. Je 
ne viens qu'en passant, vous voyez, je suis 
en grand uniforme ; il faut arriver de bonne 



ISt UN CAPRICE 



heure dans ce pays-là ; c'est une cohue à 
se ca.&ser le cou. Pourquoi donc n'y venez- 
vous pas ? Je n*y manquerais pas pour un 
monde. 

UATHILDE 

Je n*y ai pas pensé, et il est trop tard & 
présent. 

MADAME DE LÉRY 

Laissez donc, vous avez tout le temps. 
T«OLez, chère, je vais sonner. Demandez une 
robe. Nous mettrons M. de Chavigny & la 
porte avec son petit meuble. Je vous coiffe. 
Je vous pose deux brins de fleurettes, et le 
vous enlève dans ma voiture. AUons, voilà 
une afl'Alra bâclée. 

MATHILDE 

Pas pour ce soir; je reste, décidément. 

MADAME DE LÉRY 

Décidément? est-ce un parti pris? Mon- 
sieur de Chavigny, emmenez donc Mathilde. 

GHATIONY, sèchement. 
Je ne me mêle des affaires de persoime* 

MADAME DE LÉRT 

Oh ! ohf vous aimez le bleu, à ce qu'il 
paraît. Eh bien ! écoutez, savez-vous ce que 
je vais faire? Donnez-moi du thé, je -vaiB 
rester ici. 

MATHILDE 

Que vous êtes gentille, chère Emestine! 
Non, je ne veux pas priver le bal do sa 
reine. Allez me faire un tour de valse, et 
revenez à onze heures, si vous y pensez; 
nous causerons seules au coin du feu, puis- 
que M. de Chavigny nous abandonne. 

CHAVIGNY 

Moi ? pas du tout ; je ne sais 8i je sortirai. 



scfafE m 153: 

MADAME DE LÉRY 

Eh bien I c'est convenu, je vous quitte. A 
propos, vous savez mes malheurs : j'ai été 
volée comme dans un bois. 

MATHILDE 

Volée I qu'est-ce que vous voulez dire ? 

MADAME DE LÉRY 

Quatre robes, ma chère, quatre amaarai 
de robes qui me venaient de Londres, per^ 
dues à la douane. Si vous les aviez vues, 
c'est à en pleurer ; il y en avait une perse 
et une puce; on ne fera jamais rien de 
pareil. 

MATHILDE 

Je VOUS plains bien sincèrement. On vous 
les a donc confisquées ? 

MADAME DE LÉRY 

Pas du tout. Si ce n'était que cela, je 
crierais tant qu'on me les rendrait, car 
c'est un meurtre. Me voilà nue pour cet 
été. Imaginez qu'ils m'ont lardé mes robes ; 
ils ont fourré leur sonde je ne sais par où 
dans ma caisse ; ils m'ont fait des trous à 
y mettre un doigt. Voilà ce qu'on m'apporte 
mer à déjeuner, 

CHAVIGNY 

Il n'y en avait pas de bleue, par hasard?' 

MADAME DE LÉBT 

Non, monsieur, pas la moindre. Adieu^ 
belle; je ne fais qu'une apparition. J'en suis, 
jie crois, à ma douzième grippe de l'hiver; 
ie vais attraper ma treizième. Aussitôt fait, 
l'accours, et me plonge dans vos fauteuils. 
Pîous causerons douane, chiffons, pas vrai T 
Non, je suis toute triste, nous ferons du 
sentiment Enfin, n'importe ! Bonsoir, moti- 



154 UN CAPRICE 



Sieur de l'azur... Si vous me reconduisez, 
je ne reviens pas. (Elle sort.) 

SCÈNE IV 
CHAVIGNY, MATHILDE 

CHAVIGNY 

Quel cerveau fêlé que cette femme ? Vous 
choisissez bien vos amies. 
mathildb 
C'est vous qui avez voulu qu'elle montât. 

CHAVIGNY 

Je parierais que vous croyez que c'est 
M"»« de Blainville qui a fait ma bourse. 

MATHILDE 

Non, puisque vous me dites le contraire. 

CHAVIGNY 

Je suis sûr que vous le croyez. 

MATHILDE 

Et pourquoi en êtes-vous sûr? 

CHAVIGNY 

Parce que je connais votre caractère : 
M«« de Léry est votre oracle ; c'est une idée 
qui n'a pas le sens commim. 

MATHILDE 

Voilà un beau compliment que Je ne mé- 
rite guère. 

CHAVIGNY 

Oh I mon Dieu, si ; et j'aimerais tout autant 
vous voir franche là-dessus que dissimulée. 

MATHILDE 

Mais, si je ne le crois pas, je ne puis fein- 
dre de le croire pour vous paraître sincère. 



SCÈNE IV 155 

CHAVIGNY 

Je VOUS dis que vous le croyez ; c'est écrit 
sur votre visage. 

MAIHILDE 

S'il faut le dire pour vous satisfaire, eh 
bien I j'y consens ; je le crois. 

CHAVIGNY 

Vous le croyez? et, quand cela serait vrai, 
quel mal y aurait-il? 

MATHILDE 

Aucun, et par cette raison je ne vois pas 
pourquoi vous le nieriez. 

CHAVIGNY 

Je ne le nie pas ; c'est elle qui Ta faite. 
{Il se lève.) Bonsoir : ie reviendrai peut-être 
tout à l'heure prendre le thé avec votre 
amie. 

MATHILDE 

Henri, ne me quittez pas ainsi. 

CHAVIGNY 

Qu'appelez-vous ainsi? Sommes-nous fâ- 
chés? Je ne vois là rien que de très simple : 
on me fait une bourse, et je la porte; vous 
me demandez qui, et je vous le dis. Rien 
ne ressemble moins à une querelle. 

MATHILDE 

Et, si je vous demandais cette bourse, 
m'en feriez- vous le sacrifice? 

CHAVIGNY 

Peut-être ; à quoi vous servirait-elle ? 

MATHILDE 

Il n'importe; je vous la demande. 

CHAVIGNY 

Ce n'est pas pour la porter, je suppose ? 
Je veux savoir ce que vous en feriez. 



156 UN CAPRICE 



MATHILDE 

C'est pour la porter. 

CHAVIONY 

Quelle plaisanterie ! Vous porteriez une 
bourse faite par M"« de Blain ville? 

MATHILDS 

Pourvoi non? Vous la portez bien. 

CHAVIGHT 

La belle raison ? Je ne suis pas femme. 

MATHILDE 

Eh bien! si je ne m*en sens pas, je la 
Jetterai au feu. 

CHAVIGNY 

Ahl th! vous Yoilà donc enfin sincèra. 
Eh bien ! très sineèrement aussi, je la gar* 
^erai, si vous le permettez. 

MATHILDE 

Vous en êtes libre assurément; mais je 
vous avoue qu'il m*est cruel de penser que 
tout le monde sait qui vous Ta faite, et que 
TOUS ailes la montrer partout 

CBAVIGNT 

La montrer! Ne dirait-on pas gue c'est 

un trophée f 

MATHILDE 

Éeoutez-moi, je vous en prie, et laissez- 
moi votre main dans les miennes. {EUe 
l'embrasse.) M'aimez-vous, Henri? répondez. 

CHAVIGNT 

Je vous aime, et je vous écoute. 

MATmLDE 

Je vous jure que je ne suis pas jalouse; 
mais, si vous me donnez cette bourse de 
bonne amitié, je vous remercierai de tout 



SCÈNE V 157 

mon cœur. Cest un petit échange que je 
vous propose, et je crois, j'espère du moins, 
que vous ne trouverez pas que vous y 
perdez. 

CHA VIGNY 

Voyons votre échange ; qu'est-ce que c'est? 

MATHILDE 

Je vais vous le dire, si vous y tenez; 
mais, si vous me donniez la bourse aupa- 
ravant, sur parole, vous me rendriez bien 
heureuse. 

CHA VIGNY 

Je ne donne rien sur parole. 

MATHILDE 

Voyons, Henri, je vous en prie. 

CHA VIGNY 

Non. 

MATHILDE 

Eh bien! je t'en supplie à. genoux. 

CHAVIGNY 

Levez-vous, Mathilde, je vous en conjure 
à mon tour: vous savez que je n*aime pas 
ces manières-là. Je ne peux pas souffrir 
qu'on s'abaisse, et je le comprends moins 
ici que jamais. C'est trop insister sur un 
enfantillage ; si vous l'exigiez sérieusement, 
je jetterais cette bourse au feu moi-même, 
et Je n'aurais que faire d'échange pour cela. 
Allons, levez- vous, et n'en parlons plus. 
Adieu; à ce soir; je reviendrai. [Il sort^ 



V 

MATHILDE, seule. 

Puisque ce n'est pas celle-là, ce sera doiie 
l'autre que je brûlerai. (Elle va à son secré- 
taire et en tire la bourse quelle a faite^) Pauvre 



158 UN CAPRICE 



petite, je te baisais tout à l'heure; et te 
souviens-tu de ce que ie te disais? Nous 
arrivons trop tard, tu le vois. Il ne veut 
pas de toi, et ne veut plus de moi. (Elle 
s'approche de la cheminée.) Qu'on est folle 
de faire des rêves! ils ne se réalisent 
jamais. Pourquoi cet attrait, ce charme 
invincible qui nous fait caresser une idée? 
Pourquoi tant de plaisir à la suivre, à 
l'exécuter en secret? A quoi bon tout 
cela ? A pleurer ensuite. Que demande 
donc l'impitoyable hasard ? Quelles précau- 
tions, quelles prières faut-il donc pour 
mener à bien le souhait le plus simple, la 
plus chétive espérance? Vous avez bien dit, 
monsieur le comte, j'insiste sur un enfan- 
tillage, mais il m'était doux d'y insister; et 
vous, si fier ou si infidèle, il ne vous eût 
pas coûté beaucoup de vous prêter à cet 



enfantillage. Ah ! il ne m'aime plus, 11 ne 
m'aime plus. Il vous aime, M"»« de Blain- 
ville I {Elle pleure."* Allons I il n'y faut plus 



penser. Jetons au feu ce hochet d'enfant 
qui n'a pas su arriver assez vite; si je le lui 
avais donné ce soir, il l'aurait peut-être 
perdu demain. Ah ! sans nul doute, il l'au- 
rait fait ! il laisserait ma bourse traîner sur 
sa table, je ne sais où, dans ses rebuts, 
tandis que l'autre le suivra partout, tandis 
qu'en jouant, à l'heure qu'il est, il la tire 
avec orgueil; je le vois l'étaler sur le tapis, 
et faire résonner l'or qu'elle renferme. 
Malheureuse! je suis jalouse; il me man- 
quait cela pour me faire haïr ! (Elle va jeter 
sa bourse au feu, et s arrête.) Mais qu'as-tu 
fait! Pourquoi te détruire, triste ouvrage 
de mes mams ? Il n'y a pas de ta faute ; tu 
attendais, tu espérais aussi ! Tes fraîches 
couleurs n'ont point pâli durant cet entre- 
tien cruel; tu me plais, je sens que je 



SCÈNE VI 159 



t'aime ; dans ce petit réseau fragile, il y a 
quinze jours de ma vie; ahî non, non, la 
main qui fa faite ne te tuera pas; je veux 
te conserver, je veux t'achever; tu seras 
pour moi une relique, je te porterai sur 
mon cœur; tu m'y feras en même temps du 
bien et du mal; tu me rappelleras mon 
amour pour lui, son oubli, ses caprices ; et 
qui sait? cachée à cette place, il reviendra 
peut-être t'y chercher. (Elle s'assoit et attache 
le gland qui manquait) 

SCÈNE VI 
MATHIDE, MADAME DE LÉRY 

MADAME DE LÉRT, derrière la scène. 
Personne nulle part! qu'est-ce que cela 
veut dire? on entre ici comme dans un 
moulin. (Elle ouvre la porte et crie en riant.) 
Madame de Léry ! (Elle entre, Mathilde se lève,) 
Rebonsoir, chère; pas de domestiques chez 
vous ; je cours partout pour trouver quel- 
qu'un. Ah ! je suis rompue I (Elle s'assoit,) 

MATHILDE 

Débarrassez-vous de vos fourrures. 

MADAME DE LÉRY 

Tout à l'heure ; je suis gelée. Aimez-vous 
ce reiiard-là ? on dit que c'est de la martre 
d'Ethiopie, je ne sais quoi; c'est M. de Léry 
qui me l'a apporté de Hollande. Moi, je 
trouve cela laid, franchement : je le porterai 
trois fois, par politesse, et puis je le don- 
nerai à Ursule. 

MATHILDE 

Une femme de chambre ne peut pas mettre 
cela. 

MADAME DE LÉRY 

C'est vrai ; je m'en ferai un petit tapis. 



160 



UN CAPRICE 



MATHILDE 

Eh bien ! ce bal était-il beaut 

MADAME DE LÉRY 

Ah ! mon Dieu, ce bai ! mais je n'en viens 
pas. Vous ne croiriez jamais ce qui m'arrive. 

MATHILDE 

Vous nY êtes donc pas allée? 

MADAME DE LÉRY 

Si fait, j'y suis allée, mais je n'y suis pas 
entrée. C'est à mourir de rire. Figurez- vous 
une queue... une queue... (Elle éclate de rire.) 
Ces choses-là vous font-elles peur, à vous ? 

MATHILDE 

Mais oui; je n'aime pas les embarras de 
voitures. 

MADAME DE LÉBT 

C'est désolant quand on est seule. J'avais 
beau crier au cocher d'avancer, il ne bou- 

§eait pas ; j'étais d'une colère I j'avais envie 
6 monter sur le siège; je vous réponds 
bien que j'aurais coupé leur queue. Mais 
c'est si bête d'être là, en toilette, vis-à-vis 
d'un carreau mouillé ; car, avec cela, il pleut 
à verse. Je me suis divertie une demi- 
heure à voir patauger les passants, puis 
l'ai dit de retourner. Voilà mon bal. — Ce 
leu me fait un plaisir! je me sens renaître! 
{Elle Ole sa fourrure. Mathilde sonne, et un 
domestique entre.) 

MATHILDE 

Le thé. (Le domestique sort). 

MADAME DE LÉRY 

M. de Chavigny est donc parti? 

MATHILDE 

Oui ; je pense qu'il va à ce bal, et il sera 
plus obstiné que vous. 



SCÈNE VJ i6\ 



MADAME DE LERY 

Je erol9 au*U ne xn^aime guère, soit ^t 
entre uous. 

MATHILDE 

Vous vous trompez, je vous assure; 11 
m'a dit cent fois qu'à ses yeux vous étiez 
une des plus jolies lemmes de Paris. 

MADAME DE LERY 

Vraimentt &tsi très poli de sa part ; mais 
Je le mérite, car je le trouve fort bien. 
Voulez- vous 036 prêter une épingle ? 

MATHILDE 

Vous en aves & côté de vous. 

MADAME DE LERY 

Cette Palmire vous fait des robes, on ne 
se sent pas des épaules; on croit toujours 
que tout va tomber. Est-ce elle qui vous 
fait ces manches-là? 

MATHaDE 

Oui. 

MADAME DE LÉRY 

Très jolies, très bien, très jolies. Déci- 
dément il n'y a que les manches plates; 
mais j'ai été longtemps à m'y faire ; et puis 
je trouve qu'il ne faut pas être trop grasse 
pour les porter, parce que sans cela on a 
Tair d'une cigale» avec un gros corps et de 
petites pattes. 

MATHILDE 

J'aime assez la comparaison. [On apporte 
le thé.) 

MADAME DE LÉRY 

N'est-ce pas? Regardez M"« SaintrAnge. 
Il ne faut pourtant pas être trop maigre 
non plus, parce qu'alors il ne reste plus 

UN CAPBIOB. 6 



162 



UN CAPRICE 



( 



rien. On se récrie sur ia marquise d'Ermont; 
moi, je trouve qu'elle a l'air d'une potence. 
C'est une belle tête, si vous voulez, mais 
c'est une madone au bout d'im b&ton. 

MATHILDE, riant. 

Voulez-vous que je vous serve, ma chère? 

MADAME DE LÉRY 

Rien que de l'eau chaude, avec un soup- 
çon de thé et un nuage de lait. 
MATHILDE, versant le thé. 

Allez-vous demain chez M"»« d'Égly? Je 
vous prendrai, si vous voulez. 

MADAME DE LÉRY 

Ah I M"*» d'Égly I en voilà une autre ! avec 
sa frisure et ses jambes, elle, me fait TefTet 
de ces grands balais pour épousseter les 
araignées. (EUe boit ) Mais, certainement, 
j'irai demain. Non, je ne peux pas; je vais 
au concert. 

MATHILDE 

Il est vrai qu'elle est un peu drôle. 

MADAME DE LERY 

Regardez-moi donc, je vous en prie. 

MATHILDE 

Pourquoi? 

MADAME DE LÉRY 

Regardez-moi en face, là, franchement. 

MATHILDE 

Que me trouvez-vous d'extraordinaire? 

MADAME DE LÉRY 

Eh! certainement, vous avez les yeux 
rouges, vous venez de pleurer, c'est clair 
comme le jour. Qu'est-ce qui se passe donc, 
ma chère Mathilde? 



J 



SCÈNE VI 163 



MATHILDE 

Rien, je vous jure. Que voulez-vous qu'il 
se passe ? 

MADAME DE LÉRY 

Je n'en sais rien, mais vous venez de 
pleurer; je vous dérange, je m'en vais. 

MATHILDE 

Au contraire, chère; je vous supplie de 

rester. 

MADAME DE LÉRY 

Est-ce bien franc? Je reste, si vous voulez ; 
mais vous me direz vos peines. [Mathilde 
secoue la tête.) Non? Alors je m'en vais, car 
vous comprenez que du moment que je ne 
suis bonne à rien, je ne peux que nuire 
involontairement. 

MATHILDE 

kestez, votre présence m'est précieuse, 
votre esprit m'amuse, jet, s'il était vrai que 
j'eusse quelque souci, votre gaieté le chas- 
serait. 

MADAME DE LEBY 

Tenez, je vous aime. Vous me croyez 
peut-être légère; personne n'est si sérieux 
que moi pour les choses sérieuses. Je ne 
comprends pas qu'on loue avec le cœur, et 
c'est pour cela que j'ai l'air d'en manquer. 
Je sais ce que c est que de souffrir, on me 
l'a appris bien jeune encore. Je sais aussi 
ce que c'est que de dire ses chagrins. Si ce 
qui vous afflige peut se confier, parlez har- 
diment : ce irest pas la curiosité qui me 
pousse, 

MATHILDE 

Je vous crois bonne, et surtout très sin- 
cère ; mais dispensez-moi de vous obéir. 

MADAME DE LÉRY 

Ah, mon Dieu ! j'y suis l c'est la bourse 



bleue. J*ai fait une sottise affreuse en ne 
mant M*"* do BlalJiviUe. J'y ai pensé en voirâl 
quittant ; est-ce que M. de Chavigny lui faitj 
la courî MaUùlde se iévt^ ne pouvant n' 
dre, se déloume et pùrte êon mouchoir < 
veux.) 

MATHILDl 

Est^U possible? {Vn long xilence. Mat^ 
9ê promena quelque temps, puis va fdssett 
Vautre bout de la nhnmbre. A^™* d^ Ury se$ 
rifléctiir. Elle se Ime et s'approche de MaU4 
ccUù*çi lui imd la main.) 

MAI»AU£ DB LéftY 

Vous savez, ma chère, que les dentistes] 
vous disent de crier quand ils vous foni 1 
mal. Moi^ je vous dis : • Pleurez! pîi 
Douces ou amères, les larmes soi 
toujours. 

HATHXLBB 

Ahl mon Dieu! 

MADAHË DE tiSY 

Mais c*ost incroyable, une ch*-- r"^ 
on ne peut pas aimer M»* dr 
c'eïit une coquettt3 à moitié per«U , . 
ni ««prit ai beauté. Elle ne vaut pas 
petit doijyft; on ne quitte pas un auge 
un diable. 

ltAT0ItJ)E, «mngtofunl. 
|0 «nia 8Ûre qu'il Falme, J'en euis 

MADAME DE LÉHV 

pîrr. -M ,M , >: ':^ni, i*a ne t-r M- i .:. - 
un i mtaisie i 



MAT^tLDB 

Ob[ ntin. Jamais! 



SCÈNE vr 165 

MADAME DE LÉRY 

Vous avez bien fait ; 11 ne m'ôtonnerait 
pas qu'il en fût bien aise. 

MATHILDE 

Bien aise? bien aise de me voir pleurer? 

MADAME DE LÉRY 

Ehl mon Dieu, oui. J'ai vingt-cing ans 
d'hier, mais je sais ce qui en est sur bien 
des choses. Comment tout cela est-il venu? 

MATHILDE 

Mais... je ne sais... 

MADAME DE LÉRY 

Parlez. Avez- vous peur de moi? je vais 
vous rassurer tout de suite; si, pour vous 
mettre à votre aise, il faut m'engager de 
mon côté, je vais vous prouver que j'ai 
confiance en vous et vous forcer à l'avoir 
en moi; est-ce nécessaire? je le ferai. Qu'est- 
ce qu'il vous plaît de savoir sur mon 
compte ? 

MATHILDE 

Vous êtes ma meilleure amie; je vous 
dirai tout, je me fie à vous. !1 ne s agit de 
rien de bien grave; mais j'ai une folle tête 
qui m'entraîne. J'avais fait à M. de Chavi- 
gny une petite bourse en cachette que je 
comptais lui offrir aujourd'hui; depuis 
quinze jours, je le vois à peine; il passe 
ses journées chez M°»« de Blainville. Lui 
offrir ce petit cadeau, c'était lui faire un 
doux reproche de son absence et lui mon- 
trer gu'il me laissait seule. Au moment où 
j'allais lui donner ma bourse, il a tiré 
ï'aaitre. 

MADAME DE LÂRY 

Il n'y a pas là de quoi pleurer. 



166 TJN CAPRICE 



MATHILDE 

Oh ! si ! il y a de quoi pleurer, car j'ai fait 
une grande folie; je lui ai demandé Tautre 
bourse. 

MADAME DE LÉRY 

Aie ! ce n*est pas diplomatique. 

MATHn.DE 

Non, Ernestine, et il m'a refusé... Et 
alors... Ah! j'ai honte... 

MADAME DE LERY 

Eh bien? 

MATHILDE 

Eh bien ! je l'ai demandée À genoux. Je 
voulais qu'il me fit ce petit sacrifice, et le 
lui aurais donné ma bourse en échange de 
la sienne. Je l'ai prié... je l'ai supplié... 

MADAME DE LÉRY 

Et il n'en a rien fait; cela va sans dire! 
Pauvre innocente! il n'est pas digne de 
vous. 

MATHILDE 

Ah! malgré tout, je ne le croirai jamais ! 

MADAME DE LÉBY 

Vous avez raison, je m'exprime mal. Il 
est digne de vous et vous aime, mais il est 
homme, et orgueilleux. Quelle pitié ! Et où 
donc est votre bourse? 

MATHILDE 

La voilà, ici, sur la table. 

MADAME DE LÉRY, prenant U bourse. 

Cette bourse-là? Eh bien! ma chôre, elle 
est quatre fois plus jolie que la sienne. 
D'abord elle n'est pas bleue, ensuite elle 
est charmante. Prêtez-la-moi, je me charge 
bien de la lui faire trouver de son goût. 



SCÈNE VI 167 



MATHILDE 

Tâchez. Vous me rendrez la vie. 

MADAME DE LÉRY 

En être là après un an de mariage, c'est 
inouï. Il faut qu'il y ait de la sorcellerie là- 
dedans. Cette Blainville, avec son indigo, 
je la déteste des pieds à la tête. Elle a les 
yeux battus jusqu'au menton. Mathilde, 
voulez- vous faire une chose? Il ne nous en 
coûte rien d'essayer. Votre mari viendra- 
t-il ce soir? 

MATHILDE 

Je n'en sais rien, mais il me l'a dit. 

MADAME DE LÉRY 

Comment étiez- vous quand il est sorti? 

MATHILDE 

Ah! j'étais bien triste, et lui bien sévère. 

MADAME DE LERY 

Il viendra. Avez-vous du courage? Quand 
j'ai une idée, je vous en avertis, il faut que 
je la saisisse au vol; je me connais, je 
réussirai. 

MATHILDE 

Ordonnez donc, je me soumets. 

MADAME DE LÉRY 

Passez dans ce cabinet, habillez-vous à 
la hâte et jetez-vous dans ma voiture. Je ne 
veux pas vous envoyer au bal, mais il faut 
qu'en rentrant vous ayez l'air d'y être allée, 
vous vous ferez mener où vous voudrez, 
aux Invalides ou à la Bastille ; ce ne seta 
peut-être pas très divertissant, mais vous 
serez aussi bien là qu'ici pour ne pas dormir. 
Est-ce convenu? Maintenant prenez votre 
bourse, et enveloppez-la dans ce papier, je 



1G8 UN CAPRICE 



vais mettre l'adresse. Bien, voilà qui est 
fait. Au coin de la rue, vous ferez arrêter ; 
vous direz à mon groom d'apporter ici ce 
petit paquet, de le remettre au premier do- 
mestique qu'il rencontrera, et de s'en aller 
sans autre explication. 

MATHILDE 

Dites*moi du moins ce que vous voulez 
faire. 

MADAME DB I^RY 

Ce que Je veux faire, enfant, est impos- 
sible a dire, et je vais voir si c*est possible 
à faire. Une fois pour toutes, vous fiez-vous 
à moi? 

MATHILDB 

Oui» tout au monde pour l'amour de lui. 

MADAME DE LÉRY 

Allons, preste ! Voilà une voiture. 

MATHILDB 

C'est lui; j'entends sa voix dans la cour. 

MADAME DE LÉRY 

Sauvez-vous I Y a-t-il un escalier dérobé 
parla? 

MATHILDE 

Oui, heureusement. Mais je ne suis pas 
coiffée, comment croira-t-on à ce bal ? 

MADAME DE LÉRY, étant Ut guirlande qu'êUe r sur 
la tête et la donnant à MatfUlde. 

Tenez, vous arrangerez cela en route. 
[Mathilde sort.) 

SGËNE VII 

MADAME DE LÉRY, seule. 

A genoux I une telle femme à genoux! Et 
ce monsieur-là qui la refuse ! une femme de 



SCENE VIII 1B9 



vingt ans, belle comme un ange et fidèle 
comme un lévrier l Pauvre enfant, qui de- 
mande en grâce qu'on daigne accepter une 
bourse faite par elle, en échange d'un car 
deau de M"»» de Blainville l Mais quel abîme 
est donc le cœur de Thomme 1 Ah, ma foi ! 
nous valons mieux qu'eux. {Elle s'assoit et 
prend une brochure sur la table. Un instant 
après ^ on frappe à la porte.) Entrez. 

SCÈNE Vlii 

MADAME DE LÉRY, CHAVIGNY 
MADAMB DE LÉRY, lisant (Vun air distrait. 
Bonsoir, comte. Voulez-vous du thé ? 

CHAVIGNY 

Je vous rends grâces, je n'en prends 
jamais. {H s'assoit et regarde autour de lui.) 

MADAME DE LÉRY 

Etait-il amusant, ce bal? 

CHAVIGNY 

Comment cela ? N'y étiez-vous pas ? 

MADAME DE LÉRY 

Voilà une question qui n'est pas galante. 
Non, je n'y étais pas; mais j'y ai envoyé 
Mathilde, que vos regards semblent cher- 
cher. 

CHAVIGNY 

Vous plaisantez, à ce que je vois ? 

MADAME DE LERY 

Plaît-il? je vous demande pardon, je tiens 
un article d'une Revue qui m intéresse beau- 
coup. {Un silence. Chavigny, inquiet, se lève et 
se promène.) 

CHAVIGNY 

Est-ce que vraiment Mathilde est à ce bal? 



170 UN CAPRICE 



MADAME DE LERY 

Mais oui; vous voyez que je Tattends. 

GHAVIQNY 

C'est singulier; elle ne voulait pas sortir 
lorsque vous le lui avez proposé. 

MADAME DE LKBY 

Apparemment qu'elle a changé d'idée. 

CUAYIONY 

Pourquoi n'y est-elle pas allée avec vous ? 

MADAME DE L^RY 

Parce que je ne m'en suis plus souciée. 

CH A VIGNY 

Elle s'est donc passée de voiture ? 

MADAME DE LERY 

Non, je lui ai prêté la mienne. Avez-vous 
lu ça, monsieur de Chavigny? 

CHAVIGNY 

Quoi? 

MADAME DE LERY 

C'est la Bévue des Deux-Mondes ; un article 
très joli de M»« Sand sur les orangs- 
outangs. 

CHAYIGNY 

Sur les?... 

MADAME DE LÉRY 

Sur les orangs-outangs. Ah I je me trompe, 
ce n'est pas d'elle, c'est celui d'à côté ; c'est 
très amusant. 

CHAVIGNY 

Je ne comprends rien à cette idée d'aller 
au bal sans m'en prévenir. J'aurais pu du 
moins la ramener. 

MADAME DE LÉRY 

Aimez- vous les romans de M™« Sand? 



SCÈNE YIIl 171 



CHAVIGNY 

Non, pas du tout. Mais, si elle y est, 
comment se fait-il que je ne Taie pas 
trouvée ? 

ICADAME DE LÉRY 

Quoi? la Revue? Elle était là-dessus. 

CHAVIGNY 

Vous moquez- vous de moi, madame? 

MADAME DE LERY 

Peut-être ; c'est selon à propos de quoi. 

CHAVIGNY 

C'est de ma femme que je vous parle. 

MADAME DE LÉRY 

Est-ce que vous me l'avez donnée à 
garder? 

CHAVIGNY 

Vous avez raison; je suis très ridicule; 
je vais de ce pas la chercher. 

MADAME DE LÉRY 

Bah ! vous allez tomber dans la queue. 

CHAVIGNY 

C'est vrai ; je ferai aussi bien d'attendre» 
et j'attendrai. {Il s'approcke du feu et s'assoit.) 
MADAME DE LÉRY, quittant sa lecture. 

Savez- vous, monsieur de Chavigny, que 
vous m'étonnez beaucoup ? Je croyais vous 
avoir entendu dire que vous laissiez Ma- 
thilde parfaitement libre, et qu'elle allait 
où bon lui semblait. 

CHAVIGNY 

Certainement; vous en voyez la preuve. 

MADAME DE LÉRY 

Pas tant; vous avez l'air furieux. 



172 UN CAPRICE 



CHAVIGNY 

Moi? par exemple! pas le moins du 
monde. 

MADAMK DE LÉRY 

Vous ne tenez pas sur votre fauteuil. Je 
vous croyais un tout autre homme, je 
l'avoue; et, pour parler sérieusement, je 
n'aurais pas prêté ma voiture à Mathilde, 
si j'avais su ce qui en est. 

CHAVIGNY 

Mais je vous assure que je le trouve tout 
simple, et je vous remercie de l'avoir fait. 

MADAME DE LÉRY 

Non, non, vous ne me remerciez pas; je 
vous assure, moi, que vous êtes fâché. A 
vous dire vrai, je crois que, si elle est 
sortie, c'était un peu pour vous rejoindre. 

CHAVIGNY 

J'aime beaucoup cela! Que ne m'aecom" 
pagnait-elle? 

MADAME DE LERY 

Eh oui! c'est ce que je lui ai dit. Mais 
voilà comme nous sommes, nous autres : 
nous ne voulons pas, et puis nous voulons. 
Décidément, vous ne prenez pas de thé ? 

CHAVIGNY 

Non, il me fait mal. 

MADAME DE LÉRY 

Eh bien ! donnez-m'en. 

CHAVIGNY 

Plaît-il, madame? 

MADAME DE LÉRY 

Donnez-m'en. {Chavigny se lève et remplit 
une tasse qu'il offre à M^'^ de Léry.) 



SCÈNE Vin 173 



MADAME DE L^RT 

C'est bon; mettez ça là. Avons-nous un 
ministère ce soir? 

CHAVI6NY • 

Je n*en sais rien. 

MADAMB DE LÉBY 

Ce sont de drôles d'auberges que ces m^ 
nistères. On j entre et on en sort sans 
savoir pourquoi; c'est une prœessioa cie 
marionnettes. 

CHAYIQKT 

Prenez donc ce thé à votre tour; il est 
déjà à moitié froid. 

MADAME DE LÉRY 

Vous n*y avez pas mis assez de sucre* 
Mettez-m'en un ou deux morceaux. 

GBATIGNY 

Comme tous youdrez ; il ne vaudra rien. 

UADAMB DB LÉRY' 

Bien; maintenant, encore un peu de lait. 

CBAVIONY 

Êtes-vous satisfaite? 

MADAME DE LÉRY 

Une goutte d^eau chaude à présent. Est-ce 
fait? Donnez-moi la tasse. 

CHAVIGNY^ lui présentant la tmue. 
La voilà ; mais il ne vaudra rien. 

MADAME DE LÉRY 

Vous croyez? En êtes-vous sûr? 

CHA VIGNY 

Il n'y a pas le moindre doute. 



174 UN CA^PRIGE 



MADAME DE LERT 

Et pourquoi ne vaudrait-il rien? 

GHAYIGNY 

Parce qu'i^ est froid et trop sucré. 

MADAME DE L^RY 

Eh bien! s'il ne vaut rien, ce thé, jetez-le. 
{Chavigny est debout, tenant la tasse; M^* de 
Léry le regarde en riant.) Ah, mon Dieu! que 
vous m'amusez ! Je n'ai jamais rien vu de 
si maussade. 
GHAYIGNY, impatienté^ vide la tasse dans le feu, 

puis il se promène à grands pas, et dit avec 

humeur : 

Ma foi, c'est vrai, je ne suis qu'un sot. 

MADAME DE LÉRY 

Je ne vous avais jamais vu jaloux, mais 
vous Têtes comme un Othello. 

GHAYIGNY 

Pas le moins du monde; je ne peux pas 
souffrir qu'on se gêne, ni qu'on gêne les 
autres en rien. Comment voulez-vous que 
je sois jaloux? 

MADAME DE LÉRY 

Par amour-propre, comme tous les maris. 

GHAYIGNY 

Ba h! propos de femme. On dit : « Jaloux 
par amour-propre », parce que c'est une 
phrase toute faite, comme on dit : « Votre 
très humble serviteur ». Le monde est bien 
sévère pour ces pauvres maris. 

MADAME DE LÉRY 

Pas tant que pour ces pauvres femmes. 

GHAYIGNY 

Oh ! mon Dieu, si I Tout est relatif. Peut-on 



SCENE VIII 175 



permettre aux femmes de vivre sur le même 
pied que nous? C'est une absurdité qui 
saute aux yeux. Il y a mille choses très 
graves pour elles, qui n'ont aucune impor- 
tance pour un homme. 

MADAME DE LÉRY 

Oui, les caprices, par exemple. 

CHA VIGNY 

Pourquoi pas? Eh bien! oui, les caprices. 
Il est certain qu'un homme peut en avoir, 
et qu'une femme... 

MADAME DE LÉRY 

En a quelquefois. Est-ce que vous croyez 
qu'une robe est im talisman qui en pré- 
serve? 

CHAVIGNY 

C'est une barrière qui doit les arrêter. 

MADAME DB LÉRY 

A moins que ce ne soit un voile qui les 
couvre. J'entends marcher. C'est Mathilde 
qui rentre. 

CHAVIGN Y 

Obi que non; il n'est pas minuit. (JUn do- 
mestique entre^ et remet un petit paquet à 
M. de Chavigny.) Qu'est-ce que c'est? Que 
me veut-on? 

LE DOMESTIQUE 

On vient d'apporter cela pour monsieur 
le comte. {Il sort Chavigny défait le paquet, 
qui renferme la bourse de Mathilde.) 

MADAME DB LERY 

Est-ce encore un cadeau qui vous arrive? 
A cette heure-ci, c'est un peu fort. 

CHAVIGNY 

Que diable est-ce que ça veut dire ? Hé ! 



Hé ttK CAPtltCg ^ 

LE ï>ô^ËSTtQUlE, feiiifàfit 
Monsieur? 

CHA VIGNY 

Qui est-ce qui a apporté ee paquet? 

LE DOMBSTK^UB 

Monsieur, c'est le porttet qui vient de 
monter. 

CHAVIGNY 

Il n'y a rien avôo? pas d» lettre? 

LE DOMESTIQUA 

iVôîi, iïioiisieur. 

CHAVIGNY 

Est-ce qu'il avait ça depuis^ longtemps, ce 
portier? 

Lif liiOMESTlQUÉ' 

j^on, monsieur; on vient de le Mi remettre. 

CHAVIGNY 

Qui le lui a remis ? 

LE DOMlîâtîOÛft 

Monsieur, il ne sait paB. 

CHAVIGNY 

Il ne sait pas! Perdez-vous la tête? Est-ce 
utk homme ou une femme? 

LE DOMESTIQUE 

C'est un domestique en livrée, mais il ne 
le connaît pas. 

CHAVrONY 

Est-ce qu'il est en bas, ce dôiftéstique? 

LE DOMESTIQUE 

ïbn, nlohsieur : il est partt ôui'-le-ôhamp. 



gctWt Tiit 177 

CtfAVIGNt 

Il ii*a rien dit? 

LE DOMESTIQUE 

Non, monsieur. 

GHAVIONY 

C'est hott. {Le d&mesti^ue éùH.) 

MADAME tJi LÉRY 

J'espère qti'ôn VOUS gâte, momsfeur de 
Chavigny. 8i vous laisses^ tomber votre 
argent, ce ne sera pas la faute de ces dames. 

chaVigny 

Je veux être pendu si j'y comptênds rteïi. 

MADAME DE L^RY 

Laissez donc ! vous faites l'enfant. 

CHAVIGNY 

Non; je vous donne ma parole d'honneur 
que je ne devine pas. Ce ne peut être qu'une 
méprise. 

MADAME DE LÉRY 

Est-ce que l'adresse n'est pas dessus? 

CHAVIGNY 

Ma foi ! si ! vous avez raison. C'est singu- 
lier; je connais l'écritui'e. 

MADAME DE LÉllY 

Peut-on voir? 

CHAVIGNY 

C'est peut-être une indiscrétion à moi de 
vous la montrer ; maiô tant pis pour qui s'y 
expose. Tene*. J'ai certainement vu cette 
écriture-là quelque part. 

MADAME DE LÉRY 

Et moi aussi, très certainement. 



178 UN CAPRICE 



CHAViGNY 

Attendez-donc... Non, je me trompe. 
Est-ce en bâtarde ou en coulée ? 

MADAME DE LÉRY 

Fi donc! c'est une anglaise pur sang, 
Regardez-moi comme ces lettres-là sont 
unes ! Oh I la dame est bien élevée. 

CHA VIGNY 

Vous avez Tair de la reconnaître. 
MADAiiE DE LÉRY, avec une confusion feinte. 

Moi ! pas du tout. {Chavigny, étckné, la 
regarde, puis contirim à se promener.) Où en 
étions-nous donc de notre conversation ? — 
Ehl mais il me semble que nous parlions 
caprice. Ce petit poulet rouge arrive à 
propos. 

ÇHA VIGNY 

Vous êtes dans le secret, convenez-en. 

MADAME DE LÉRY 

Il y a des gens qui ne savent rien faire 
si j'étais de vous, j'aurais déjà deviné. 

CHA VIGNY 

Voyons I soyez franche; dites-moi qui 
c'est. 

MADAME DE LÉRY 

Je croirais assez que c'est M°^«de Blain ville. 

CHAVIGNY 

Vous êtes impitoyable, madame; savez- 
vous bien que nous nous brouillerons I 

MADAME DE LÉRY 

Je l'espère bien, mais pas cette fois-ci. 

CHAVIGNY 

Vous ne voulez pas m'alder à trouver 
l'énigme ? 



SCÈNE VIII 179 



MADAIUS DE LÉRY 

Belle occupation I Laissez donc cela ; on 
dirait que vous n*y êtes pas fait. Vous ru- 
minerez lorsque vous serez couché, quant 
ce ne serait que par politesse. 

CHA VIGNY 

Il n'y a donc plus de thé? J'ai envie d'en 
prendre. 

MADAME DE LERY 

Je vais vous en faire; dites donc que je 
ne suis pas bonne 1 (Un silence,) 

GH AVION Y, se promenant toujours. 
Plus je cherche, moins je trouve. 

MADAME DE LÉRY 

Ah çàî dites donc, est-ce un parti pris 
de ne penser qu'à cette bourbe? Je vais 
vous laisser à vos rêveries. 

CHA VIGNY 

C'est qu'en vérité je tombe des nues. 

MADAME DE LÉRY 

Je vous dis que c'est M«»« de Blainville. 
Elle a réfléchi sur la couleur de sa bourse, 
et elle vous en envoie une autre par repen- 
tir. Ou mieux encore : elle veut vous ten- 
ter, et voir si vous porterez celle-ci ou la 
sienne. 

CHAVIGNY 

Je porterai celle-ci sans aucun doute. 
C'est le seul moyen de savoir qui l'a faite. 

MADAME DE LÉRY 

Je ne comprends pas ; c'est trop profond 
pour moi. 

CHAVIGNY 

Je suppose que la personne qui me l'a 



180 uir CAPRICE 



envoyée me la voie demain entre les mains ; 
croyez-vouB que Je m'y tromperais ? 

MADAME DE L^RT, écUtant de rire. 

Ah I c'est trop fort; je n*y tiens pas. 

CHAVIGNY 

Est-ce que ce serait vous, par hasard ? 

{Un silence.) 

MADAME DE L^RY 

Voilà votre thé, fait de ma blanche main, 
et il sera meilleur que celui gue vous 
m'avez fabriqué tout à l'heure. Mais finissez 
donc de me regarder. Est-ce que vous me 
prenez pour une lettre anonyme ? 

CHAVfGNY 

C'est vous, c^est quelque plaisanterie. Il y 
a un complot là-dessous. 

MADAME DE LÉRY 

C'est un petit complot assez bien tricoté. 

CHAYIGNY 

Avouez donc que vous en êtes. 

MADAME DE LBRY 

Non. 

CHAVIGNY 

Je vous en prie. 

MADAME DE LÉRY 

Pas davantage. 

CHAVIGNY 

Je vous en supplie. 

MADAME DE LÉRY 

Demandez-le à genoux, je vous le dirai. 

CHAVIGNY 

A genoux? tant que vous voudrez. 



SCÈNE Yni 181 



MADAME DE LERY 

Allons! Voyons! 

CBAVIGNY 

Sérieusement? {Il se met à genoux en riant 
devant M^^ de Léry.) 

MADAME DE LÉRY, sèchement. 

J'aime cette posture, elle vous va à mer- 
veille ; mais je vous conseille de vous rele- 
ver, afin de ne pas trop m'attendrir. 
CH A VIGNY, se relevant. 

Ainsi, vous ne direz rien, n'est-ce pas ? 

MADAME DE LÉRY 

Avez- VOUS là votre bourse bleue? 

CHA VIGNY 

Je n'en sais rien, je crois que oui. 

MADAME DE LERY 

Je crois que oui aussi. Donnez-la-moi, je 
vous dirai qui a fait l'autre . 

CHAVIGNY 

Vous le savez donc ? 

MADAME DE LÉRY 

Oui, je le sais. 

CHAVIGNY 

Est-ce une femme ? 

MADAME DE LÉRY 

A moins que ce ne soit un homme, je ne 
vois pas... 

CHAVIGNY 

Je veux dire : est-ce une jolie femme? 

MADAME DE LÉRY 

C'est une femme qui, à vos yeux, passe 
pour une des plus jolies femmes de Paris. 



182 UN CAPRICE 



CHAVIGNY 

Brune ou blonde? 

MADAME DE LERY 

Bleue. 

CHAVIGNY 

Par quelle lettre commence son nom? 

MADAME DE LÉRY 

Vous ne voulez pas de mon marché? 
Donnez-moi la bourse de M«« de Blainville. 

CHAVIGNY 

Est-elle petite ou grande? 

MADAME DE LERY 

Donnez-moi la bourse. 

CHAVIGNY 

Dites-moi seulement si elle a le pied petit. 

MADAME DE LÉRY 

La bourse ou la vie ! 

CHAVIGNY 

Me direz-vous le nom si je vous donne 
la bourse ? 

MADAME DE LÉRY 

Oui. 

CHAVIGNY, tirant la bourse bleue. 
Votre parole d'honneur I 

MADAME DE LÉRY 

Ma parole d'honneur. 
{Châvigny semble hésiter, Mme de Léry tend la 
main ; il la regarde attentivement. Tout à coup 
il s'assoit à côté d'elle, et dit gaiement :) 
CHAVIGNY 

Parlons caprice Vous convenez donc 
qu ime femme peut en avoir ? 



SCÈNK VIII 183 



MADAME DE LÉRY 

Est-ce que vous en êtes à le demander ? 

CH A VI ON Y 

Pas tout à fait; mais il peut arriver 
qu'un homme marié ait deux façons de 
parler, et, jusqu'à un certain point, deux 
façons d'agir. 

MADAME DE LERT 

Eh bien ! et ce marché, est-ce qu'il s'en- 
vole ? Je croyais qu'il était conclu. 

CHAVIUNY 

Un homme marié n'en reste pas moins 
un homme ; la bénédiction ne le métamor- 
phose pas, mais elle l'oblige quelquefois 
à prendre un rôle et à en donner les ré- 
pliques. Il ne s'agit que de savoir, dans ce 
monde, à qui les gens s'adressent quand 
ils vous parlent, si c'est au réel ou au con- 
venu, à la personne ou au personnage. 

MADAME DE LÉRY 

J'entends, c'est un choix qu'on peut faire; 
mais où s'y reconnaît le public? 

CHAVIGNY 

Je ne crois pas que, pour un public d'es- 
prit, ce soit long ni bien difficile. 

MADAME DE LÉRY 

Vous renoncez donc à ce fameux nom ? 
Allons I voyons I donnez-moi cette bourse. 

CHAVIGNY 

Une femme d'esprit, par exemple (une 
femme d'esprit sait tant de choses!), ne 
doit pas se tromper, à ce que je crois, sur 
le vrai caractère des gens; elle doit bien 
voir au premier coup d'œil... 



184 UN CAPRICE 



MADAME DE LBRY 

Décidément, vous gardez la bourse? 

CHATIONY 

Il me semble que vous y tenez beaucoup. 
Une femme d'esprit, n'est-il pas vrai, ma- 
dame, doit sâvoii* faire la part du mari, et 
celle de Thomme par conséquent. Comment 
êtes- vous donc coifl'ée ? Vous étiez tout en 
lleurs ce matin. 

MADAME DE LÉRT 

Oui; ça me gênait, je me suis mise à 
mon aise. Ah ! mon Dieu! mes cheveux sont 
défaits d'un côté. (Elle se lève ei s'ajuste de- 
vant la glace.) 

CHA VIGNY 

Vous avez la plus jolie taille qu'on puisse 
voir. Une femme d'esprit comme vous... 

MADAME DE LÉRY 

Une femme d'esprit comme moi se donne 
au diable quand elle a affaire à un homme 
d'esprit comme vous. 

CHAVTONY 

Qu'à cela ne tienne; je suis assez bon 
diable. 

MADAME DE LÉRT 

Pas pour mol, du moins, à ce que je 
pense. 

CHA VIGNY 

C'est qu'apparemment quelque autre me 
fait du tort. 

MADAME DE LKRY 

Qu'est-ce que ce propos-là veut dire ? 

CHA VIGNY 

n veut dire que, si je vous déplais, c'est 
que quelqu'un m'empêche de vous plaire. 



\ 



SCèNE VIII 185 



MADAME DE LBRY 

Cfest modeste et poli ; mais vous vous 
trompez : personne ne me plaît, et je ne 
veux plaire à personne. 

CHAVIONY 

Avec votre âge et ces yeux-là, je vous en 
déûe. 

MADAME DE LÉBY 

C'est cependant la vérité pure. 

CHAVIONY 

Si je le croyais, vous me donneriez bien 
mauvaise opinion des hommes. 

MADAME DB LÉRY 

Je vous le ferai croire bien aisément J'ai 
une vanité qui ne veut pas de maître. 

CHAVIGNY 

Ne peut-elle souffrir un serviteur? 

MADAME DS LÉBY 

Bah I serviteurs ou maîtres, vous n'êtes 
que des tyrans. 

CHAVIONY, se levant. 

C'est assez vrai, et je vous avoue que là- 
dessus j'ai toujours détesté la conduite des 
hODunes. Je ne sais d'où leur vient cette 
manie de s'imposer, qui ne sert qu*à se 
taird haïr. 

MADAME DB LÉRY 

Est-ce votre opinion sincère î 

CHAVIONY 

Très sincère; je ne conçois pas com- 
ment on peut se figurer que, parce qu*on a 
S lu ce soir, on est en droit d'en abuser 
emaln. 



186 UN CAPRICE 



MADAME DE LERY 

C'est pourtant le chapitre premier de 
l'histoire universelle. 

CHAVIQNY 

Oui, et, si les hommes avaient le sens 
commun là-dessus, les femmes ne seraient 
pas si prudentes. 

MADAME DE LÉRY 

Cest possible ; les liaisons d'aujourd'hui 
sont des mariages, et, quand il s'agit d'un 
jour de noce, cela vaut la peine d'y penser, 

GHA VIGNY 

Vous avez mille fois raison *, et, dites-moi, 
pourquoi en est-il ainsi ? pourquoi tant de 
comédie et si peu de franchise ? Une Jolie 
femme qui se fie à un galant homme ne 
saurait-elle le distinguer ? Il n'y a pas que 
des sots sur la terre. 

MADAME DB LÉRY 

C'est ime question en pareille circons- 
tance. 

CHAVIONY 

Mais Je suppose que, par hasard, il se 
trouve un homme qui, sur ce point, ne soit 
pas de ravis des so^s ; et le suppose qu'une 
occasion se présente ou 1 on puisse être 
franc sans danger, sans arrière-pensée, 
sans crainte des indisci^étions. (Il lui prend 
la main.) Je suppose qu'on dise à une 
femme : Nous sommes seuls, vous êtes 
jeune et belle, et je fais de votre esprit et 
de votre cœur tout le cas qu'on en doit 
faire. Mille obstacles nous séparent, mille 
chagrins nous attendent si nous essayons 
de nous revoir demain. Votre fierté ne 
veut pas d'im Joug, et votre prudence ne 
veut pas d'im lien ; vous n'avez à redouter 



SCÈNE VJII 187 



ni Tun ni l'autre. On ne vous demande ni 
protestation, ni engagement, ni sacrifice, 
rien qu'un sourire de ces lèvres de rose et 
un regard de ces beaux yeux. Souriez pen- 
dant que cette porte est fermée : votre 
liberté est sur le seuil ; vous la retrouverez 
en quittant cette chambre ; ce qui s'ofifre à 
vous n'est pas le plaisir sans amour, c'est 
l'amour sans peine et sans amertume ; c'est 
le caprice, puisque nous en parlons, non 
l'aveugle caprice des sens, mais celui du 
cœur, qu'un moment fait naître et dont le 
souvenir est éternel. 

MADAME DE LÉRY 

Vous me parliez de comédie ; mais il pa- 
raît qu'à l'occasion vous en joueriez d'assez 
dangereuses. J'ai quelque envie d'avoir un 
caprice, avant de répondre à ce discours-là. 
Il me semble que c'en f;st l'instant, puisque 
vous en plaidez la thèse. Avez-vous là un 
jeu de cartes. 

CHAVIGNY 

Oui, dans cette table ; qu'en voulez- vous 
faire? 

MADAME DE LERY 

Donnez-le-moi, j'ai ma fantaisie, et vous 
êtes forcé d'obéir si vous ne voulez vous 
contredire. (Elle prend une carte dans le jeu.) 
Allons, comte, dites rouge ou noir. 

CHAVIGNY 

Voulez-vous me dire quel est l'enjeu? 

MADAME DE LÉRY 

L'enjeu est une discrétion (1). 

(1) On appelle diëcrition un pari dans lequel le perdant 
8*oblige à donner au gagnant ce que celui-ci lui demande, 
h sa discrétion. [Note de l'auteur.) 



188 UN CAPRICE 



CHA VIGNY 

Soit. — J'appelle rouge. 

MADAME DE LÉRT 

C'est le valet de pique ; vous avez perdu. 
Donnez-moi cette bourse bleue. 

CHAVIGNY 

De tout mon coeur ; mais je garde la ro^ige, 
et, quoique sa couleur m'ait fait perdre, je 
ne le lui reprocherai jamais ; car je sais 
aussi bien que vous quelle est la main qui 
me l'a faite. 

MADAME DE LERY 

Est-elle petite ou grande, cette main? 

CHAVIQNY 

Elle est charmante et douce conmie le 
satin. 

MADAME DE LÉRY 

Lui permettez-vous de satisfaire un petit 
mouvement de jalousie ? {Elle jette au feu 
la bourse bleue,) 

CHAVIGNY 

Ernestine, je vous adore I 
MADAME DE LÉRY regarde brûler U bourse ; eUe 
a*approche de Chavigny, et lui dit tendrement : 
Vous n'aimez donc plus M~« de Blainville? 

CHAVIGNY 

Ah! grand Dieu ! je ne Tai jamais aimée. 

MADAME DE LÉRY 

Ni moi non plus, monsieur de Chavigny. 

CHAVIGNY 

Mais qui a pu vous dire que je pensais à 
cette femme-là? Ah! ce n'est pas à elle à 
qui je demanderai jamais im instant de 



SGÈITB VIII 189 



bonheur ; ce n'est pas elle qui me le don- 
nera! 

MADAME DE LERY 

Ni moi non plus, monsieur de Chavigny. 
Vous venez de me faire un petit sacrifice, 
c'est très galant de votre part ; mais je ne 
veux pas vous tromper : la bourse rouge 
n'est pas de ma façon. 

CHAYIGWY 

Est-il possible ? Qui est-ce donc qui l'a 
faite? 

MADAICE DE LÉRY 

C'est une main plus belle que la mienne. 
Faites-moi la gr&ce de réflécnir une minute 
et de m'expliquer cette énigme à mon tour. 
Vous m'avez fait» en bon français, une dé- 
claration très aimable ; vous vous êtes mis 
à deux genoux par terre, et remarquez 
qu'il n'y a pas de tapis; je vous ai demandé 
votre bourse bleue, et vous me Favez 
laissée brûler. Qui suis-je donc, dites-moi, 
pour mériter tout cela? Que me trouvez- 
vous de si extraordinaire. Je ne suis pas 
mal, c^est vrai: je suis jeune; il est cer- 
tain qu6 j'ai le pied petit. Mais enfin ce 
n'est pas si rare. Quand nous nous serons 
prouvé l'im à l'autre que jje suis une co- 
quette et vous un libertin, uniquement 
parce qull est minuit et que nous sommes 
en tête-à-tête, voilà un beau fait d'armes 
que nous aurons à écrire dans nos Mé- 
moires l C'est pourtant là tout, n'est-ce pas ? 
Et ce que vous m'accordez en riant, ce qui 
ne vous coûte pas même un regret, ce sa- 
crifice insignifiant que vous faites à un ca- 
price plus insignifiant encore, vous le re- 
fusez a la seule femme qui vous aime, à la 
seule femme que vous aimez ! {On entend le 
bruit d'une voiture.) 



190 UN CAPRICE 



CHAVIÔNY 

Mais, madame, qui a pu vous instruire ? 

MADAME DE LÉRY 

Parlez plus bas, monsieur; la voilà qui 
rentre, et cette voiture vient me chercher. 
Je n'ai pas le temps de vous faire ma mo- 
rale; vous êtes homme de cœur, et votre 
cœur vous la fera. Si vous trouvez que Ma- 
thilde a les yeux rouges, essuyez-les avec 
cette petite bourse que ses larmes recon- 
naîtront, car c'est votre bonne, brave et 
fidèle femme qui a passé quinze jours à la 
faire. Adieu, vous m'en voudrez aujour- 
d'hui, mais vous aurez demain quelque 
amitié pour moi, et, croyez-moi, cela vaut 
mieux qu'un caprice. Mais s'il vous en faut 
un absolument, tenez, voilà, Mathilde, vous 
en avez un beau à vous passer ce soir. Il 
vous en fera, j'espère, oublier un autre que 
personne au monde, pas même elle, ne 
saura jamais. (Mathilde entre. M-« de Léry 
va à sa rencontre et Itmbrasse ; M, de Chavigny 
les regarde, il s'approche d'elles, prend sur la 
tête de sa femme la guirlande de fleurs de 
ilf-« de Léry, et dit à celle-ci en la lui ren- 
dant :) Je vous demande pardon, madame, 
elle le saura, et je n'oublierai jamais qu'un 
jeune curé fait les meilleurs sermons. 



FIN DE « UN CAPRICE » 



RAPPELLE-TOI 

(Verglss mein nioht) 

PAROLES FAITES SUR LA MUSIQUE DE MOZART 



Rappelle- toi, quand P Aurore craintive 
Ouvre au Soleil son palais enchanté ; 
Rappelle-toi, lorsque la nuit pensive 
Passe en rêvant sous son voile argenté ; . 
A l'appel du plaisir lorsque ton sein palpite, 
Aux doux songes du soir lorsque l'ombre t^invite, 
Ecoute au fond des bois 
Murmurer une voix : 
Rappelle-tpi. 

Rappelle-toi, lorsque les destinées 
M'auront de toi pour jamais séparé, 
Quand le chagrin, Pexil et les années 
Auront flétri ce cœur désespéré ; 
Songe à mon triste amour, songe à l'adieu suprême ! 
L'absence ni le temps ne sont rien quand on aime. 
Tant que mon cœur battra, 
Toujours il te dira : 
Rappelle* toi. 

Rappelle-toi, quand sous la froide terre 
Mon cœur brisé pour toujours dormira ; 
Rappelle-toi quand la fleur solitaire 
Sur mon tombeau doucement s'ouvrira. 
Je ne te verrai plus ; mais mon âme immortelle 
Reviendra près de toi comme une sœur fidèle. 
Ecoute, dans la nuit. 
Une voix qui gémit : 
Rappelle-toi. 

i842.