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BIBUOTHÉQUE NATIONALE
COLLECTION DES MEILLEURS iUTEORS ANCIBIfS ET MODERNES
r^ondée en ISeS
ALFRED DE MUSSET
LA COUPE ET LES LËYRES
ON NE BADINE PAS
AYEG L'AMOUR
UN CAPRICE
RAPPELLE-TOI
RONDEAU
PARIS
UBRAIRIB DE LA B1BLI0TH&QDS NATIONALE
> ASSAGE MONTESQUIEU, 5, RUE MONTESQUIEU
Prés It PtttaiiSoj/al
1908
Tous droits réservés.
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À 1
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/^-y/^^y^^ LECTEUR
• t
Figure-toi, lecteur, que ton mauvais génie
T'a fait prendre ce soir un billet d'Opéia.
Te voilà devenu parterre ou galerfe, "• -<?•'-•■
Et tu ne sais pas trop ce qu'on te chantera.
Il se peut qu'on t'amuse, il se peut qu'on t'ennuie ;
Il se peut que l'on pleure, à moins que l'on ne rie ;
Et le terme moyen, c'est que l'on bâillera.
Qu'importe? c'est la mode, et le temps passera.
Mon livre, ami lecteur, t'offre une chance égale.
II te coûte à peu près ce que coûte une stalle ;
Ouvre-le sans colère, et lis-le d'un bon œil.
Qu'il te déplaise ou non, ferme-le sans rancune;
tfn spectacle ennuyeux est chose assez commune,
Et tu verras le mien sans quitter ton fauteuil.
L4 mn ET LES LÈVIES
, il reste encore
Ancien proverbe.
PERSONNAGES
LE CHASSEUR FRANK.
Le palatin STRANIO.
Le chevalier GUNTHER.
Un lieutenant de FRANK.
Montagnards.
Chevaliers.
Moines.
Peuple.
MONNA BELCOLORE
DÉIDAMIA.
DEDICACE
A M. ALFRED T***
Voici, mon cher ami, ce que je vous dédie :
Quelque chose approchant comme une tragédie,
Un spectacle ; en un mot, quatre mains de papier.
J'attendrai là-dessus que le diable m^éveille.
II est sain de dormir, — ignoble de bâiller.
J'ai fait trois mille vers: allons, c'est à merveille.
Baste ! il faut s'en tenir à sa vocation.
Mais quelle singulière et triste impression
Produit un manuscrit ! — Tout à l'heure, à ma table,
Tout ce que j'écrivais me semblait admirable.
Maintenant, je ne sais, — je n'ose y regarder.
Au moment du travail, chaque nerf, chaque fibre
Tressaille comme un luth que l'on vient d'accorder.
On n'écrit pas un mot que tout l'être ne vibre.
(Soit dit sans vanité, c'est ce que l'on ressent.)
On ne travaille pas, — on écoute, — on attend.
C'est comme un inconnu qui vous parle & voix basse.
On reste quelquefois une nuit sur la place,
Sans faire un mouvement et sans se retourner.
F.
6 LA CODPE ET LES LÈVRES
On est comme un enfant dans ses habits de fête.
Qui craint de se salir et de se profaner;
Et puis, — et puis, — enfin! on a mal à la tête.
Quel étrange réveil ! — comme on se sent boiteux î
Comme on voit que Vulcain vient de tomber des
cieux !
C'est l'effet que produit une prostituée,
Quand, le corps assouvi, l'âme s'est réveillée,
Et que, comme un vivant qu'on vient d'ensevelir,
L'esprit lève en pleurant le linceul du plaisir.
Pourtant c'est l'opposé ; c'est le corps, c'est l'argile ;
C'est le cercueil humain, un moment entr'ouvert,
Qui, laissant retomber son couvercle débile.
Ne se souvient de rien, sinon qu'il a souffert.
Si tout finissait là ! voilà le mot terrible.
C'est Jésus, couronné d'une flamme invisible,
Venant du Pharisien partager le repas.
Le Pharisien parfois voit luire une auréole
Sur son hôte divin, — puis, quand elle s'envole,
Il dit aa fils de Dieu : « Si tu ne l'étais pas ? »
Je suis le Pharisien, et je dis à mon hôte :
« Si ton démon céleste était un imposteur? o
Il ne s'agit pas là de reprendre une faute.
De retourner un vers comme un commentateur,
Ni de se remâcher comme un bœuf qui rumine.
n est assez de mains, chercheuses de vermine.
Qui savent éplucher un récit malheureux,
Comme un pâtre espagnol épluche un chien lépreux.
Mais croire que Ton tient les pommes d'Hespérides
Et presser tendrement un navet sur son cœur I
Voilà, mon cher ami, ce qui porte un auteur
A des autodafés, — à des infanticides.
Les rimenrs, vous voyez, sont comme les amants :
Tant qu'on n'a rien écrit, il en est d'une idée
D]£dicage
Comme d'une beauté qu'on n'a pas possédée.
On l'adore, on la suit, — ses détours sont charmant.
Pendant que l'on tisonne en regardant la cendre,
On la voit voltiger ainsi qu'un salamandre ;
Chaque mot fait pour elle est comme un billet doux ;
On lui donne à souper; — qui le sait mieux que vous ?
(Vous pourriez au besoin traiter une princesse.)
Mais, dés qu'elle se rend, bonsoir, le charme cesse.
On sent dans sa prison Phirondelle mourir.
Si tout cela, du moins, vous laissait quelque chose !
On garde le parfum en etîeuillant la rose;
Il n'est si triste amour qui n'ait son souvenir.
Lorsque la jeune fille, à la source voisine,
A, sous les nénuphars, lavé ses bras poudreux,
Elle reste au soleil, les mains sur sa poitrine,
A regarder longtemps pleurer ses beaux cheveux.
Elle sort, mais pareille aux rochers de Boi^hèse,
Couverte de rubis comme un poignard persan, —
Et sur son front luisant sa mère qui la baise
Sent du fond de son cœur la fraicheur de son sang.
Mais le poète, hélas ! s'il puise à la fontaine.
C'est comme un braconnier poursuivi dans la plaine,
Pour boire dans sa main et courir se cacher, —
Et cette main brûlante est prompte à se sécher.
Je ne fais pas grand cas, pour moi, de la critique ;
Toute mouche qu'elle est, c'est rare qu'elle pique.
On m'a dit Tan passé que j'imitais Byron :
Vous qui me connaissez, vous savez bien que non.
Je hais comme la mort l'état de plagiaire ;
Mon verre n'est pas grand, mais je bois dans
mon verre.
C'est bien peu, je le sais, que d'être homme de
bien,
Mais toujours est-il vrai que je n'exhume rien.
v
8 LA COUPE ET LES LÈVRES
Je ne me suis pas fait écrivain politique,
N'étant pas amoureux de la place publique.
D'ailleurs» il n'entre pas dans mes prétentions
D'être Thomme du siècle et de ses passions.
C'est un triste métier que de suivre la foule,
f Et de vouloir crier plus fort que les meneurs,
1^ Pendant qu'on se raccroche au manteau des traf*
neurs.
On est toujours & sec, quand le fleuve s'écoule.
Que de gens aujourd'hui chantent la liberté,
Comme ils chantaient les rois, ou l'homme de
Brumaire !
Que de gens vont se pendre au levier populaire,
Pour relever le dieu qu'ils avaient souffleté !
On peut traiter cela du beau nom de roûrie,
Dire que c'est le monde et qu'il faut qu'on en rie.
C'estpeut-étre un métier charmant;mais,telqu'il est,
Si vous le trouvez beau, moi, je le trouve laid.
Je n'ai jamais chanté ni la paix ni la guerre;
Si mon siècle se trompe, il ne m'importe guère ;
Tant mieux s'il a raison, et tant pis s'il a tort ;
Pourvu qu'on dorme encore au milieu du tapage,
C'est tout ce qu'il me faut, et je ne crains pas l'âge
Où les opinions deviennent un remord.
Vous me demanderez si j'aime ma patrie.
Oui ; — j'aime fort aussi l'Espagne et la Turquie.
Je ne hais pas la Perse et je crois les Hindous
De très honnêtes gens qui boivent comme nous.
Mais je hais les cités, les pavés et les bornes.
Tout ce qui porte l'homme à se mettre en troupeau
Pour vivre entre deux murs et quatre faces mornes,
Le front sous un moellon, les pieds sur un tombeau.
Vous me demanderez si je suis catholique.
UlÔX
Oui; — j'ft,ime fort aussi les dieux Lath et Nésu;
Tartak et Pimpocaii me semblent sans réplique ;
Que dites^vous eneor de Parabavastu ?
"Taimo Bidi, — Khoda me paraît un bon sire;
fitf quant à EîcbaCan, je n'ai rien h lui dire.
y est un bon petit dieu que le dieu Michapous.
Mais je hais le^ cagotsT \cs robins et les cuistres^
Qu'ils servent Pimpocau» Mahomet, ou Viabnou,
Vous pouvez de ma part répondre à leurs rainistrea
~ ne je ne sai^ comment je vais je ne unis où.
forts me demanderez si j'aime la sagesse,
ui: — j'aime fort aussi le tabac à fumer,
^estime le bordeaux, surtout dans sa vieillesie:
J'aime lous les vins francs, parce qu'ils font aimer.
^^.l;=^ it hais les cafards, et la race hjpocrite
s de moeurs» comédiens insolents,
_'^ j ni leurs vertus en mettant leurs ganb
blancs.
diable était bien vieux lorsqu'il se fit ennite.
Je îe 4erai si bien, quand ce jour-là viendra^
Quo ce sera le jour où Ton m'enterrera,
\ tne demanderez si j*aîme la nature,
ai ï — j'a*me fort aussi les arts et ta peinture.
! corps do la Venus me paratt m*îrveilletii.
■iii^ ';/ femme est-elle preftljrable ?
Ip' vrai, mais l'autre est adnurablD*
ftouf les sifeficiôus.
ty- irds, les rôveuia «^ nacelle*.
10 LA COUPE ET LES LEVRES
Mais eux, certainement, je ne les comprends pas.
Vous me demanderez si j'aime la richesse.
Oui ; ^- j'aime aussi parfois la médiocrité.
Et surtout, et toujours, j'aime mieux ma maHresse ;
La fortune, pour moi, n'est que la liberté.
Elle a cela de beau, de remuer le monde.
Que, dès qu'on la possède, il faut qu'on en réponde,
Et que, seule, elle met à l'air la volonté.
Mais je hais les pieds plats, je hais la convoitise.
J'aime mieux un joueur qui prend le grand chemin ;
Je hais le vent doré qui gonfle la sottise.
Et dans quelque cent ans j'ai bien peur qu'on ne dise
Que notre siècle d'or fut un siècle d'airain.
Vous me demanderez si j'aime quelque chose.
Je m'en vais vous répondre à peu près comme
Hamlet :
Doutez, Ophélia, de tout ce qui vous plaît,
De la clarté des cieux, du parfum de la rose ;
Doutez de la vertu, de la nuit et du jour;
Doutez de tout au monde, et jamais de Tamour.
Tournez-vous là, mon cher, comme l'héliotrope
Qui meurt les yeux fixés sur son astre chéri,
Et préférez à tout, comme le Misanthrope,
La chanson de ma mie, et du Bon roi Henri.
Doutez, si vous voulez, de l'être qui vous aime.
D'une femme ou d'un chien, mais non de l'amour
même.
L'amour est tout, — l'amour , et la vie au soleil.
Aimer est le grand point, qu'importe la maîtresse?
Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse :
Faites-vous de ce monde un songe sans réveil.
S'il est vrai que Schiller n'ait aimé qu'Amélie,
Gœthe que Marguerite, et Rousseau que Julie,
DÉDICACE 11
Que la terre leur soit légère 1 — Ils ont aimé.
Vous trouverez, mon cher,mes rimes bien mauvaises;
Quant à ces choses-là, je suis un réformé.
Je n'ai plus de système, et j'aime mieux mes aises;
Mais j'ai toujours trouvé honteux de cheviller.
Je vois chez quelques-uns, en ce genre d'escrime.
Des rapports trop exacts avec un menuisier.
Gloire aux auteurs nouveaux, qui veulent à la rime
Une lettre de plus qu'il n'en fallait jadis !
Bravo ! c'est un bon clou de plus à la pensée.
La vieille liberté par Voltaire laissée
Etait bonne autrefois pour les petits esprits.
Un long cri de douleur traversa l'Italie
Lorsqu'au pied des autels Michel-Ange expira.
Le siècle se fermait, — et la mélancolie.
Gomme un pressentiment, des vieillards s'empara.
L'art, qui sous ce grand homme avait quitté la terre
Pour se suspendre au ciel, comme le nourrisson
Se suspend et s'attache aux lèvres de sa mère,
L'art avec lui tomba. — Ce fut le dernier nom
Dont le peuple toscan ait gardé la mémoire.
Aujourd'hui l'art n'est plus, — personne n'y veut
croire.
Notre littérature a cent mille raisons
Pour-parler de noyés, de morts et de guenilles;
Elle-même est un mort que nous galvanisons.
Elle entend son affaire en nous peignant des filles,
En tirant des égouts les muses de Régnier.
Elle-même en est une, et la plus délabrée
Qui de fard et d'onguents ne soit jamais plâtrée.
Nous l'avons tous usée, — et moi tout le premier.
Est-ce à moi, maintenant, au point oîi nous en
sommes,
COUPE ET LES l.EYBES
De votis parler de l'arl et de le regretter ?
Un mot. pour Un t enoorâ avant de vous quitter.
Un artiste est un homme, — il écrit pour d^t
honunea.
Pour prétresse du temple, il a la liberté;
Pour trépied, Tunivers; pour éléments» la vîef
Pour encens, la douleur, l'amour et l'harmonie ;
Pour victime, son cceur, — pour dieu, la vérité.
L'arlÎBte est un soldat qui, des rangs d'une armée.
Sort, et marche en avant, — ou chef, — ou déserteur;
Par deujst chemiris divers il peut sortir vainqueur.
L'un, comme Calderon et comme Mérimée,
Incruste un plomb brûlant sur la réalité,
Découpe à son flambeau la silhouette bumalnt
En emporte le moule, et jette sur la scène
Le plâtre de la vie avec sa nudité,
Paa un coup de ciseau sur la sombre etfigie,
Bien qu'un masque d'airain, tel que Dieu l'a foi
Cherchcz'vous la morale et la philosophie ?
Rêvez si vous voulez, — voilà ce qu'il a vu.
L'autre, comme Racine et le divin Shakspei
Monte sur le théâtre, une lampe à la main,
Et de sa plume d'or ouvre le cœur humain.
C'est pour vous qu^il y fouille, afin de vous pedi;
Ce qu'il aura iâcnti, ce qu'il aura trouvé,
Surtout, en le trouvant-^ ce qu'il aura rêvé.
L'aelton n'est p<Mir lui qu'un mouîe A ?a pens^
llanilct tuera Clodius. — Joad luoni Mathau
Qu'importe le combat, si réckir de ïèpét
Peut nous servir dans Tombrc à voir les c<
tants f
Le premier sous les yeux vous étale un squeî(
HoiK'f'X. <iî voMs vouica, de quels rmiKcIt^* d*J
rbc, et d'.'
- ■ I ' .verts de si i-.--. .
INVOCATION 13
Le second vous déploie une robe éclatante,
Des muscles invaincus, une chair palpitante,
Et vous laisse à penser quels sublimes ressorts
Impriment l'existence à de pareils dehors.
Celui-là voit Teffet, — et celui-ci la cause.
Sur cette double loi le monde entier repose :
Dieu seul (qui se connaît) peut tout voir à la fois.
Quant à moi, Petit-Jean, quand je vois, — ^ quand
je vois,
Je vous préviens, mon cher, que ce n'est pas
grand' chose ;
Car, pour y voir longtemps, j'aime trop à voir clair :
Man delights not me, str, nor vfoman ïieither.
Mais, s'il m'était permis de choisir une route,
Je prendrais la dernière, et m'y noierais sans doute.
Je suis passablement en humeur de rêver,
Et je m'arrête ici, pour ne pas le prouver.
Je ne sais trop à quoi tend tout ce bavardage.
Je voulais mettre un mot sur la première page .
A mon très honoré, très honorable ami.
Monsieur — et cœtera, - — comme on met au-
jourd'hui,
Quand on veut proprement faire une dédicace.
Je l'ai faite un peu longue, et je m'en aperçois.
On va s'imaginer que c'est une préface.
Moi qui n'en lis jamais ! — ni vous non plus, je crois.
INVOCATION
Aimer, boire et chasser, voilà la vie humaine
Chez les fils du Tyrol, — peuple héroïque et fier !
14 LA COUPE ET LES LÈVRES
Montagnard comme l'aigle et libre comme l'air î
Beau ciel, où le soleil a dédaigné la plaine,
Ce paisible océan dont les monts sont les flots !
Beau ciel tout sympathique, et tout peuplé d'échos !
Là, siffle autour des puits l'écumeur des mon-
tagnes,
Qui jette au vent son cœur, sa flèche et sa chanson.
Venise vient au loin dorer son horizon.
La robuste Helvétie abrite ses campagnes.
Ainsi les vents du sud t'apportent la beauté,
Mon Tyrol, et les vents du nord la liberté.
Salut, terre de glace, amante des nuages,
Terre d'hommes errants et de daims en voyages.
Terre sans oliviers, sans vigne et sans moissons.
Ils sucent un sein dur, mère, tes nourrissons;
Mais ils t'aiment ainsi, — sous la neige bleuâtre
De leurs lacs vaporeux, sous ce pâle soleil
Qui respecte les bras de leurs femmes d'albâtre.
Sous la ronce des champs qui mord leur pied
vermeil.
Noble terre, salut! Terre simple et naïve.
Tu n'aimes pas les arts, toi qui n'es pas oisive.
D'efféminés rêveurs tu n'es pas le séjour ;
On ne fait sous ton ciel que la guerre et l'amour.
On ne se vieillit pas dans tes longues veillées.
Si parfois tes enfants, dans l'écho des vallées,
Mêlent un doux refrain aux soupirs des roseaux,
C'est qu'ils sont nés chanteurs, comme de gais
oiseaux.
Tu n'as rien, toi, Tyrol, ni temples, ni richesse,
Mi poètes, ni dieux. — Tu n'as rien, chasseresse 1
Mais l'amour de ton cœur s'appelle d'un beau nom :
La liberté ! — Qu'importe au fils de la montagne
Pour quel despote obscur envoyé d'Allemagne
r.^"î:*
INVOCATION 1 5
L'homme de la prairie écorche le sillon ?
Ce n'est pas son métier de traîner la charrue ;
Il couche sur la neige, il soupe quand il tue ;
Il vit dans l'air du ciel, qui n'appai-tient qu'à Dieu.
— L'air du ciel ! l'air de tous ! vierge comme le feu !
Oui, la liberté meurt sur le fumier des villes.
Oui, vous qui la plantez sur vos guerres civiles,
Vous la semez en vain, même sur vos tombeaux ;
Il ne croit pas si bas, cet arbre aux verts rameaux ;
Il meurt dans l'air humain, plein de râles im-
mondes ;
Il respire celui que respirent les mondes.
Montez, voilà l'échelle, et Dieu qui tend les bras.
Montez à lui, rêveurs, il ne descendra pas !
Prenez-moi la sandale, et la pique ferrée :
Elle est là, sur les monts, la liberté sacrée.
C'est là qu'à chaque pas l'homme la voit venir.
Ou, s'il l'a dans le cœur, qu'il l'y sent tressaillir.
Tjrol, nul barde encor n'a chanté tes contrées.
Il faut des citronniers à nos muses dorées,
Et tu n'est pas banal, toi dont la pauvreté
Tend une maigre main à l'hospitalité.
— Pauvre hôtesse, ouvre-moi! — tu vaux bien
l'Italie,
Messaline en haillons, sous les baisers pâlie,
Que tout père à son fils paye à sa puberté.
Moi, je te trouve vierge, et c'est une beauté;
C'est la mienne; — il me faut, pour que ma soif
s'étanche,
Que le flot soit sans tache et clair comme un miroir.
Ce sont les chiens errants qui vont à l'abreuvoir.
Je t'aime. — Ils ne t'ont pas levé ta robe blanche.
Tu n'as pas, comme Naple, un tas de visiteurs,
Et des âceroni pour tes entremetteurs.
16 LA. COUPE ET LES LEVRES
La neige tombe en paix sur tes épaules nues. —
Je t'aime, sois à moi. Quand la virginité
Disparaîtra du ciel, j'aimerai des statues.
Le marbre me va mieux que l'impure Phryné
Chez qui les affamés vont chercher leur p&ture,
Qui fait passer la rue au travers de son lit,
Et qui n'a pas le temps de nouer sa ceinture
Entre Tamant du jour et celui de la nuit.
ACTE PREMIER
SCÈNE PREMIÈRE
Une place publique. -- Un grand feu au milieu.
LES CHASSEURS, FRANK
LE CHŒUR
Pâle comme l'amour, et de pleurs arrosée,
La nuit aux pieds d'argent descend dans la rosée.
Le brouillard monte au ciel et le soleil s'enfuit.
Eveillons le plaisir, son aurore est la nuit!
Diane a protégé notre course lointaine.
Chargés d'un lourd butin, nous marchons avec peine,
Amis, reposons-nous; — déjà, le verre en main,
Nos frères sous ce toit commencent leur festin.
FRANK
Moi, je n'ai rien tué : — la ronce et la bruyère
Ont déchiré mes mains; — mon chien, sur la
poussière,
A léché dans mon sang la trace de mes pas.
LE CHOEUR
Ami, les jours entre eux ne se ressemblent pas.
Approche, et viens grossir notre joyeuse troupe.
ACTE I, SCENE I 17
L^amitié, camarade, est semblable à la coupe
Qui passe, au coin du feu, de la main à la main.
L^un y boit son bonheur, et l'autre sa misère ;
Le ciel a mis l'oubli pour tous au fond du verre ;
Je suis heureux ce soir, tu le seras demain.
FRANK
Mes malheurs sont à moi, je ne prends pas les vôtres.
Je ne sais pas encor vivre aux dépens des autres ;
J'attendrai pour cela qu'on m'ait coupé les mains.
Je ne ferai jamais qu'un maigre parasite,
Car ce n'est qu'un long jeûne etqu*une faim maudite
Qui me feront courir à l'odeur des festins.
Je tire mieux que vous, et j'ai meilleure vue.
Pourquoi ne vois-je rien? voilà la question.
Suis-je un épouvantail ? — ou bien l'occasion,
Cette prostituée, est-elle devenue
Si boiteuse et si chauve, à force de courir.
Qu'on ne puisse à la nuque une fois la saisir ?
J'ai cherché comme vous le chevreuil dans la plaine;
Mon voisin l'a tué, mais je ne l'ai pas vu.
LE GHGEUR
Et si c'est ton voisin, pourquoi le maudis-tu?
C'est la communauté qui fait la force humaine.
Frank, n'irrite pas Dieu, — le roseau doit plier.
L'homme sans patience est la lampe sans huile, J
Et l'orgueil en colère est mauvais conseiller.
FRANK
Votre communauté me soulève la bile.
Je n'en suis pas encore à mendier mon pain.
Mordieu ! voilà de l'or, messieurs, j'ai de quoi vivre.
S'il platt à l'ennemi des hommes de me suivre.
Il peut s'attendre encore à faire du chemin.
Il faut être bâtard pour coudre sa misère
Aux misères d'autrui, — Suis-je un esclave ou non?
^7 /
18 LA COUPE ET LES LÈVRES
Le pacte social n'est pas de ma façon :
Je ne Tai pas signé dans le sein de ma mère.
Si les autres ont peu, pourquoi n'aurais-je rien ?
Vous qui parlez de Dieu» vous blasphémez le mien.
Tout nous vient de l'orgueil, même la patience.
' L'orgueil, c'estla pudeur des femmes, la constance
Du soldat dans le rang, du martyr sur la croix.
L'orgueil, c'est la vertu, l'honneur et le génie,
C'est ce qui reste encor d'un peu beau dans la vie,
La probité du pauvre et la grandeur des rois.
Je voudrais bien savoir, nous tous tant que nous
sommes,
; Et moi tout le premier, à quoi nous sommes bons?
Voyez-vous ce ciel pâle, au delà de ces monts ?
Là, du soir au matin, fument autour des hommes
Ces vastes alambics qu'on nomme les cités.
Intrigues, passions, périls et voluptés,
Toute la vie est là, — tout en sort, tout y rentre.
Tout se disperse ailleurs, et là tout se concentre.
L'homme y presse ses jours pour en boire le vin,
Comme le vigneron presse et tord son raisin.
LE CHOBUR
Frank, une ambition terrible te dévore.
Ta pauvreté superbe elle -môme s'abhorre ;
Tu te hais, vagabond, dans ton orgueil de roi, ,
Et tu hais ton voisin d'être semblable à toi.
Parle, aimes-tu ton père? aimes-tu ta patrie? i
Au souffle du matin sens tu ton cœur frémir, i
Et t'agenouiUes-tu lorsque tu vas dormir? |
De quel sang es-tu fait, pour marcher dans la vie
Comme un homme de bronze, et pour que l'amitié,
L'amour, la confiance et la douce pitié
Viennent toujours glisser sur ton être insensible,
Comme des gouttes d'eau sur un marbre poli ?
ACTE I, SCÈNE I 19
Ail ! celui-là vit mal qui ne vit que pour lui.
L'âme, rayon du ciel, prisonnière invisible,
Souffre dans son cachot de sanglantes douleurs.
Du fond de son exil elle cherche ses sœurs,
Et les pleurs et les chants sont les voix éternelles
De ces filles de Dieu qui s'appellent entre elles.
FRANK
Chantez donc, et pleurez, si c'est votre souci.
Ma malédiction n'est pas bien redoutable ;
Telle qu'elle est pourtant je vous la donne ici.
Nous allons boire un toast, en nous mettant à table.
Et je vais le porter : (Prenant un verre.)
Malheur aux nouveau-nés !
Maudit soit le travail I maudite l'espérance !
Malheur au coin de terre où germe la semence,
Où tombe la sueur de deux bras décharnés !
Maudits soient les liens du sang et de la vie!
Maudites la famille et la société !
Malheur à la maison<, malheur à la cité,
Et la malédiction sur la mère patrie!
UN AUTRE CHŒUR, Sortant de la maison.
Qui parle ainsi? qui vient jeter sur notre toit,
A cette heure de nuit, ces clameurs monstrueuses.
Et nous sonner ainsi les trompettes hideuses { 1 )
Des malédictions? — Frank, réponds, est-ce toi?
Ce n'est pas d'aujourd'hui que je connais ta vie.
Tu n'es qu'un paresseux plein d'orgueil et d'envie.
Mais de quel droit viens-tu troubler des gens de bien ?
Tu hais notre métier, Judas ! et nous, le tien.
Que ne vas-tu courir et tenter la fortune,
Si le toit de ton père est trop bas pour ton front?
Ton orgueil est scellé comme un cercueil de plomb.
(1) That such a hideous trumpel calls to parley, etc.
Macbeth fîicie H.
20 LA COUPE ET LES LÈVRES
Tu crois punir le ciel en lui gardant rancune ;
Et tout ce que tu peux, c'est de roidir tes bras
Pour blasphémer un Dieu qui ne t'aperçoit pas.
Travailles-tu pour vivre, et pour t'aider toi-même?
Ne te souviens-tu pas que l'ange du blasphème
Est de tous les déchus le plus audacieux,
Et qu'avant de maudire il est tombé des cieux?
TOUS LES GHASSEUBS
Pourquoi refuses- tu ta place à notre table?
FRANK, à l'un d*eux.
Hélas ! noble seigneur, soyez-moi charitable.
Un denier, s'il vous plaft, j'ai bien soif et bien faim.
Rien qu'un pauvre denier pour m'acheter du pain.
LE CHOEUR
Te fais- tu le bouffon de ta propre détresse ?
FRANK
Seigneur, si vous ayez une belle maltresse,
Je puis la célébrer, et chanter tour & tour
La médiocrité, l'innocence et Tamour.
C'est bien le moins qu'un pauvre égayé un peu
son hôte.
S'il est pauvre, après tout, s'il a faim, c^est sa faute.
Mais croyez-vous qu'il soit prudent et généreux
De jeter des pavés sur l'homme qui se noie ?
11 ne faut pas pousser & bout les malheureux.
LE GHGEUR
A quel sombre démon ton &me est- elle en proie ?
Tu railles tristement et misérablement.
FRANK
Car , si ces malheureuxontquelqueorgueil dans Tàme,
S'ils ne sont pas pétris d'une argile de femme,
S'ils ont un cœur, s'ils ont desl)ras, ou seulement
ACTE I, SCÈNE I 21
S'ils portent par hasard une arme à la ceinture...
LE CHOEUR
Que veut dire ceci? veux-tu nous provoquer?
FRANK
Un poignard peut se tordre, et le coup peut manquer.
Mais si, las de lui-même et de sa vie obscure.
Le pauvre qu'on insulte allait prendre un tison,
Et le porter en feu dans sa propre maison!
(Il prend une bûche embrasée dans le feu
allumé sur la place j et la jette dans sa
chaumière.)
Sa maison est à lui, — c'est le toit de son père,
C'est son toit, — c'est son bien, le tombeau solitaire
Des rêves de ses jours, des larmes de ses nuits ;
Le feu doit y rester, si c'est lui qui l'a mis.
LE CHCEUR
Agis-tu dans la fièvre? Arrête, incendiaire!
Veux-tu du même coup brûler la ville entière ?
Arrête! — où nos enfants dormiront-ils demain?
FRANK
Me voici sur le seuil, mon épée à la main.
Approchez maintenant, fussiez-vous une armée.
Quand l'univers devrait s'en aller en fumée.
Tonnerre et sang ! je fais un spectre du premier
Qui jette un verre d'eau sur un brin de fumier.
Ah ! vous croyez, messieurs, si je vous importune,
Qu'on peut impunément me chasser comme un chien?
Ne m'avez-vous pas dit d'aller chercher fortune ?
J'y vais . — Vous l'avez dit, vous qui n'en feriez rien ;
Moi, je le fais, -r- je pars. — J'illumine la ville.
J'en aurai le plaisir, en m'en allant ce soir,
De la voir de plus loin, s'il me plaît de la voir.
Je ne fais pas ici de folie inutile :
2% LA. COUPE ET LES LÈVRES
GeuK qui m'ont accusé de paresse et d'orgueil
Ont dit la vérité. — Tant que cette chaumière
Demeurera debout, ce sera mon cercueil.
Ce petit toit, messieurs, ces quatre murs de pierre,
C'était mon patrimoine, et c'est assez longtemps
Pour aimer son fumier, que d'y dormir vingt ans.
Je le brûle, et je pars; — c'est moi, c'est mon fantôme
Que je disperse aux vents avec ce toit de chaume.
Maintenant, vents du nord, vous n*avez qu'à souffler;
Depuis assez longtemps, dans les nuits de tempête.
Vous venez ébranler ma porte et m'appeler.
Frères, je viens à vous, — je vous livre ma tête.
Je pars, — et désormais que Dieu montre à mes pas
Leur route, — ou le hasard, si Dieu n'existe pas!
(Il sort en courant,)
SCÈNE II
Une plaine. — Frank rencontre une jeune fille.
LA JEUNE FILLE
Bonsoir, Frank, où vas-tu? la plaine est solitaire.
Qu'as-tu fait de tes chiens, imprudent montagnard?
FRANK
Bonsoir, Déidamia, qu'as- tu fait de ta mère?
Prudente jeune fille, où t'en vas-tu si tard?
LA JEUNE FILLE
J'ai cueilli sur ma route un bouquet d'églantine ;
Le voilà, si tu veux, pour te porter bonheur.
(Elle lui jette son bouquet.)
FRANK, seul, ramassant le bouquet.
Comme elle court galment ! Sa mère est ma voisine ;
J'ai va cet enfant-là grandir et se former.
Pau\Te, innocente fille! elle aurait pu m'aimer.
{Exit.)
ACTE I, SCÈNE III 23
SCENE III
Un chemin creux dans une forêt. — Le point du jour.
FRANK, assis sur Vherbe.
Et quand tout sera dit, — quand la triste demeure
De ce malheureux Frank, de ce vil mendiant.
Sera tombée en poudre et dispersée au vent,
Lui,quedeviendra-t-il? — Il sera temps qu'il meure!
Et, s*il est jeune encor, s'il ne veut pas mourir?
Ah ! massacre et malheur ! que vais-je devenir ?
{Il s'endort.)
imE VOIX, dans un songe.
Il est deux routes dans la vie :
L'une solidaire et fleurie.
Qui descend sa pente chérie
Sans se plaindre et sans soupirer.
Le passant la remarque à peine,
Comme le ruisseau de la plaine »
Que le sable de la fontaine
Ne fait pas même murmurer.
L'autre comme un torrent sans digue,
Dans une éternelle fatigue,
Sous les pieds de l'enfant prodigue
Roule la pierre d'Ixion. ,
i L'une est bornée, et l'autre immense,
L'une meurt où l'autre commence;
La première est la patience,
La seconde est l'ambition.
FRANK, rêvant.
Esprits 1 si vous venez m'annoncer ma mine,
Pourquoi le Dieu qui me créa
Fit-il, en m'animant, tomber sur ma poitrine
L'étincelle divine
Qui me consumera?
24 LA COUPE ET LES LÈVRES
Pourquoi suis-je le feu qu'un salamandre habite ?
Pourquoi sens-je mon cœur se plaindre et s'étonner,
Ne pouvant contenir ce rayon qui s'agite,
Et qui, venu du ciel, y voudrait retourner?
LA VOIX
Ceux dont l'ambition a dévoré la vie.
Et qui sur cette terre ont cherché la grandeur,
Ceux-là, dans leur orgueil, se sont fait un honneur
De mépriser l'amour et sa douce folie.
Ceux qui,loin des regards , sans plainte et sans désirs ,
Sont morts silencieux sur le corps d'une femme,
O jeune montagnard, ceux-là, du fond de Tâme,
Ont méprisé la gloire et ses tristes plaisirs.
FRANK
Vous parlez de grandeur, et vous parlez de gloire.
Aurai-je des trésors? l'homme dans sa mémoire
Garde-t-il mon souvenir ?
Répondez, répondez, avant que je m'éveille.
Déroulez-moi ce qui sommeille
. Dans l'océan de l'avenir 1
LA VOIX
Voici l'heure oii, le cœur libre d'inquiétude,
Tu te levais jadis pour reprendre l'étude.
Tes pensers de la veillé et tes travaux du jour.
Seul, poursuivant tout bas tes chimères d'amour.
Tu gagnais lentement la maison solitaire
Où ta Déidamia veillait près de sa mère.
Frank, tu venais t'asseoir au paisible foyer,
Raconter tes chagrins, sinon les oublier.
Tous deux sans espérance, et dans la solitude,
Enfants, vous vous aimiez, et bientôt l'habitude,
Tous les jours, malgré toi, t'enseigna ce chemin,
Car l'habitude est tout au pauvre cœur humain.
ACTE I, SCÈNE III 25
FRANK
Esprits, il est trop tard, j'ai brûlé ma chaumière!
LA VOIX
Repens-toi l repens-toi I
FRANK
Non ! non ! j'ai tout perdu.
LA VOIX
Repens-toi ! repens-toi !
FRANK
Non! j'ai maudit mon père.
. LA VOIX
Alors, lève-toi donc, car ton jour est venu.
(Le soleil paraU, Frank s'éveille. Stranio,
jeune palatin, et sa maitressey Monna
Belcolorey passent à cheval.)
STRANIO
Holà! dérange-toi, manant, pour que je passe.
FRANK
Attends que je me lève, et prends garde à tes pas.
STRANIO
Chien, lève-toi plus vite, ou reste sur la place.
FRANK
Tout beau, l'homme à cheval, tu ne passeras pas.
Dégaîne-moi ton sabre, ou c'est fait de ta vie.
Allons pare ceci.
{Ils se battent. Stranio tombe.)
BELGOLORE
Gomment t'appelles- tu?
FRANK
Charles Frank.
26 LA. COUPE ET LES LÈVRES
BELCOLORE
Tu me plais, et tu t'es bien battu.
Ton pays?
FRANK
Le Tyrol.
BELCOLORE
Me trouves-tu jolie?
FRANK
Belle comme un soleil.
BELCOLORE
J'ai dix-huit ans, — et toi ?
FRANK
Vingt ans.
BELCOLORE
Monte à cheval, et viens souper chez moi.
(Exeunt.)
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE PREMIÈRE
Un salon.
FRANK, devant une table chargée d'or.
De tous les fils secrets qui font mouvoir la vie,
O toi, le plus subtil et le plus merveilleux !
Or ! principe de tout, larme au soleil ravie 1
Seul dieu toujours vivant, parmi tant de faux dieux,
Méduse, dont l'aspect change le cœur en pierre,
Et fait tomber en poudre aux pieds de la rosière
La robe d'innocence et de virginité !
Sublime corrupteur! — Clef de la volonté! —
Laisse-moi t'admirer! — parle-moi, — viensmedire
ACTE II, SCÈNE I 27
Querhonneurn'estqu'unmot, quelavertun'estrien;
Que, dès qu'on te possède, on est homme de bien ;
Que rien n'est vrai que toi ! — Qu'un esprit en délire
Ne saurait inventer de rêves si hardis,
Si monstrueusement en dehors du possible,
Que tu ne puisse encor sur ton levier terrible
Soulever l'univers, pour qu'ils soient accomplis!
—Que de genscependant n'ont jamais vu qu'en songe
Ce que j'ai devant moi ! — Comme le cœur se plonge
Avec ravissement dans un monceau pareil I —
Tout cela, c'est à moi ; — les sphères et les mondes
Danseront un millier de valses et de rondes,
Avant qu'uù coup semblable ait lieu sous le soleil (1).
Ah ! mon cœur est noyé ! — Jecommence à comprendre
Ce qui fait qu'un mourant que le frisson va prendre
A regarder son or trouve encor des douceurs,
Et pourquoi les vieillards se font enfouisseurs.
(Comptant.)
Quinze mille en argent, — le reste en signature.
C'est un coup du destin. — Quelle étrange aventure !
Que ferais-je aujourd'hui, qu'aurais-je fait demain,
Si je n'avais trouvé Stranio sur mon chemin ?
Je tue un grand seigneur, et lui prends sa maîtresse ;
Je m'enivre chez elle, et l'on me mène au jeu.
A jeun, j'aurais perdu, — je gagne dans l'ivresse ;
Je gagne et je me lève. — Ah ! c'est un coup de Dieu.
{Il ouvre la fenêtre,)
Je voudrais bien me voir ps^ser sous ma fenêtre
Tel que j'étais hier. — Moi, Frank, seigneur et maître
De ce vaste logis, possesseur d'un trésor,
Voir passer là-dessous Frank le coureur de lièvres,
Frank le pauvre, l'œil morne et la faim sur les lèvres,
ÏjB voir tendre la main et lui jeter cet or.
(1) La terre pourra faire plus de mille danses, etc., etc.
Schiller.
28 LA COUPE ET LES LÈVRES
Tiens, Frank, tiens, mendiant, prend cela, pauvre
hère. {Il prend une poignée d'or.)
Il me semble en honneur que le ciel et la terre
Ne sauraient plus m'offrir que ce qui me convient,
Et que depuis hier le monde m'appartient.
(Exit.)
SGfiNE II
Une route.
MONTAGNARDS, paasmt.
{Chanson de eh&eae^ dans le lointain.)
Chasseur, hardi chasseur, que vois-tu dans l'espace ?
Mes chiens grattent la terre et cherchent une trace.
Debout, mes cavaliers ! c'est le pied du chamois. —
Lechamoiss'estlevé. — Que ma maîtresse est belle!—
Le chamois tremble et fuit. — Que Dieu veille sur elll e
Le chamois rompt la meute et s'enfuit dans le bois. —
Je voudrais par la main tenir ma belle amie. —
La meute et le chamois traversent la prairie :
Hallali, compagnons, la victoire est à nous! —
Que ma maîtresse est belle, et que ses yeux sont doux !
LE CHGEUR
Amis, dans ce palais, sur la place où nous sommes,
Respire le premier et le dernier des hommes,
Frank, qui vécut vingt ans comme un hardi chasseur.
Aujourd'hui, dans les fers d'une prostituée,
Que fait-il ? — Nuit et jour cette enceinte est fermée.
La solitude y règne, image de la mort.
Quelquefois seulement, quand la nuit est venue,
On voit à la fenêtre une femme inconnue
Livrer ses cheveux noirs aux vents af&eux du nord.
Frank n'est plus 1 sur les monts nul ne Ta vu paraître.
Puisse-t-il s'éveiller ! Puisse-t-il reconnaître
La voix des temps passésl — Frères, pleurons sur lui .
I ACTE II, SCENE ÏII 29
Charles ne viendra plus au jojeux hallali,
Entouré de ses chiens sur les herbes sanglantes,
I Découdre, les bras nus, les biches expirantes,
I S'asseoir au rendez-vous, et boire dans ses mains
^ La neige des glaciers, vierge de pas humains.
I {Exeunt.)
; SCÈNE III
I La nuit. — Une terrasse au bord d'un chemin.
' MONNA BELCOLORE, FRANK, àssis dans
un kiosque.
BELCOLORE
Dors, 6 pâle jeune homme, épargne ta faiblesse.
Pose jusqu'à demain ton cœur sur ta maîtresse ;
La force t'abandonne, et le jour va venir.
Carlo, tes beaux yeux bleus sont las , — tu vas dormir.
FRANK
Non, le jour ne vient pas, — non, je veille et je brûle !
O Belcolor, le feu dans mes veines circule,
Mon cœur languit d'amour, et, si le temps s'enfuit,
Que m'importe ce ciel, et son jour et sa nuit?
BELCOLORE
Ah ! Carlo, mon Carlo, ta tôte chancelante
Va tomber dans mes mains, sur ta coupe brûlante.
Tu t'endors, tu te meurs, tu t'enfuis loin de moi.
Ah ! lâche efifôminé, tu t'endors malgré toi.
FRANK
Oui, le jour va venir. — O ma belle maltresse!
Je me meurs; oui, je suis sans force et sans jeunesse.
Une ombre de moi-même, un reste, un vain reflet.
Et quelquefois la nuit, mon spectre m'apparatt.
Mon Dieu! si jeune hier, aujourd'hui je succombe.
C'est toi qui m'as tué, ton beau corps est ma tombe.
30 LA COUPE ET LES LEVRES
Mes baisers sur ta lèvre en ont usé le seuil.
De tes longs cheveux noirs tu m'as fait un linceul.
Eloigne ces flambeaux* — entr'ouvre la fenêtre.
Laisse entrer le soleil, c'est mon dernier peut-être.
Laisse-le-moi chercher, laisse-moi dire adieu
A ce beau ciel si pur qu'il me fait croire en Dieu \
BELCOLORE
Pourquoi me gardes-tu, si c'est moi qui te tue,
Et si tu te crois mort pour deux nuits de plaisir ?
FRANK
Tous les amants heureux ont parlé de mourir.
Toi, me tuer, mon Dieu! Du jour où je t'ai vue.
Ma vie a commencé ; le reste n'était rien ;
Et mon cœur n'a jamais battu que sur le tien.
Tu m'as faitriche, heureux, tu m'as ouvert le monde.
Regarde, ô mon amour! quelle superbe nuitl
Devant de tels témoins, qu'importe ce qu'on dit.
Pourvu que l'âme parle, et que l'âme réponde ?
L'ange des nuits d'amour est un ange muet.
BELCOLORE
Combien as-tu gagné ce soir au lansquenet ?
FRANK
Qu'importe ? Je ne sais. — Je n'ai plus de mémoire.
Voyons, — viens dans mes bras, — laisse-moi
t'admirer. —
Parle, réveille-moi, — conte-moi ton histoire. —
Quelle superbe nuit! je suis prêt â pleurer.
BELCOLORB
Si tu veux t'éveiller, dis-moi plutôt la tienne.
FRANK
Nous sommes trop heureux pour que je m'en
souvienne.
ACTE II, SCÈNE III 31
Que dirais-je, d'ailleurs ? Ce qui fait les récits,
Ce sont des actions, des périls dont l'empire
Est vivace, et résiste à l'heure des oublis.
M^is, moi qui n'ai rien vu, rien fait, qu'ai-jeà te dire?
L'histoire de ma vie est celle de mon cœur ;
C'est un pays étrange où je fus voyageur.
Ah ! soutiens-moi le front, la force m'abandonne !
Parle, parle, je veux t'entendre jusqu'au bout.
Allons, un beau baiser, et c'est moi qui le donne.
Un baiser pour ta vie et qu'on me dise tout,
BELGOLORE, soupirant.
Ah ! je n'ai pas toujours vécu comme Ton pense.
Ma famille était noble et puissante à Florence.
On nous a ruinés ; ce n'est que le -malheur
Qui m'a forcée à vivre aux dépens de l'honneur. . .
Mon cœur n'était pas fait...
FRANK, se détournant.
Toujours la même histoire.
Voici peut-être ici la vingtième catin
A qui je la demande, et toujours ce refrain!
Qui donc ont-elles vu d'assez sot pour y croire?
Mon Dieu ! dans quel bourbier me suis-je donc jeté?
J'avais cru celle-ci plus forte, en vérité?
BELGOLORE
Quand mon père mourut...
FRANK
Assez, je t'en supplie.
Je me ferai conter le re'ste par Julie
Au premier carrefour où je la trouverai.
(Tous deux restent en silence quelque temps.)
Dis-moi, ce fameux jour où tu m'as rencontré,
Pourquoi, par quel hasard, — par quelle sympathie,
T'es-tu de m'emmener senti la fantaisie ?
iBCSfea^wJ
32 LA COUPE ET LES LEVRES
J'étais couvert de sang, poudreux et mal vêtu.
BELGOLORE
Je te Taî déjà dit, tu t'étais bien battu.
FRANK
Parlons sincèrement, je t'ai semblé robuste.
Tes yeux, ma chère enfant, n'ont pas deviné juste.
Je comprends qu'une femme aime les portefaix ;
C'est un goût comme un autre, il est dans la nature.
Mais moi, si j'étais femme, et si je les aimais.
Je n'irais pas chercher mes gens à Taventure ;
J'irais tout simplement les prendre aux cabarets ;
J'en ferais lutter six, et puis je choisirais.
Encore un mot : cet homme à qui je t'ai volée
T'entrenait sans doute, — il était ton amant.
BELGOLORE
Oui.
FRAKK
— Cette affreuse mort ne t'as pas désolée?
Cet homme, il m'en souvient, râlait horriblement.
L'œil gauche était crevé, — le pommeau de Tépée
Avait ouvert le front, — la gorge était coupée.
Sous les pieds des chevaux Thomme était étendu.
Comme un lierre arraché qui rampe et qui se traîne
Pour se suspendre encore à Técorce d'un chêne,
Ainsi ce malheureux se traînait suspendu
Aux restes de sa vie. — Et toi, ce meurtre infâme
Ne t'a pas de dégoût levé le cœur et l'âme?
Tu n'as pas dit un mot, tu n'as pas fait un pas !
BELGOLORE
Prétends- tu me prouver que j'aie un cœur de pierre ?
FRANK
Et ce que je te dis ne te le lève pas !
11
ACTE II, SCENE III 33
BELCOLORE
Je hais les mots grossiers, — ce n'est pas ma manière .
Mais, quand il n'en faut quMnJe n'en disjamaisdeuz.
Frank, tu ne m'aimes plus.
FRANK
Qui? moi? Je vous adore.
J'ai lu, je ne sais où, ma chère Belcolore,
Que les plus doux instants pour deux amants heureux
Ce sont les entretiens d'une nuit d'insomnie,
Pendant l'enivrement qui succède au plaisir.
Quand les sens apaisés sont morts pour le désir;
Quand, la main à la main, et Tâme à Tàme unie,
On ne fait plus qu'un être, et qu'on sent s'élever
Ce parfum du bonheur qui fait longtemps rêver ;
Quand l'amie, en prenant la place de l'amante,
Laisse son bien-aimé regarder dans son cœur,
Comme une fraîche source, où l'onde est confiante.
Laisse sa pureté trahir sa profondeur.
C'est alors qu'on connaît le prix de ce qu'on aime,
Que du choix qu'on a fait on s'estime soi-même,
Et que dans un doux songe on peut fermer les yeux?
N'est-ce pas,Belcolor? n'est-ce pas, mon amie?
BELCOLORE
Laisse-moi.
FRANK
N'est-ce pas que nous sommes heureux ? —
Mais, j'y pense ! — il est temps de régler notre vie.
Comme on ne peut compter sur les jeux de hasard,
Nous piperons d'abord quelque honnête vieillard.
Qui fournira le vin, les meubles et la table,
Il gardera la nuit, et moi j'aurai le jour.
Tu pourras bien parfois lui jouer quelque tour.
J'entends quelque bon tour, adroit et profitable.
Il aura des amis que nous pourrons griser ;
LA COUPE XT LSS lAvRBS. 2
34 LA COUPE ET LES LEVRES
Tu seras le chasseur, et moi, le lévrier.
Avant tout, pour la chambre, une fille discrète,
Capable de graisser une porte secrète,
Mais nous la patrons bien ; aujourd'hui tout se vend;
Quant à moi, je serai le chevalier servant.
Nous ferons à nous deux la perle des ménages.
BELGOLOBE
Ou tu vas en finir avec tes persiflages,
Ou je vais tout k l'heure en finir avec toi.
Veux-tu faire la paix ? Je ne suis pas boudeuse.
Voyons, viens m'embrasser.
FRANK
Cette fille est hideuse. ..
Mon Dieu,deux jours plus tard, c'en était fait de moi t
(Il va s^appuyer sur la terrasse. Un soldat passe
à cheval sur la route.)
LE SOLDAT, chantant,
Ub soldat qui va son chemin
Se moque du tonnerre
n tient son sabre d'une main.
Et de l'autre son verre.
Quand il meurt, on le porte en terre
Gomme un seigneur.
Son cœur est à son amie,
Son bras est à sa patrie.
Et sa tôle à l'empereur.
FRANK, Rappelant.
Holâ, Vmii ï deux mots. — Voussemblez un compère
ba bùmié contenance et de joyeuse humeur.
Vos bravas compagnons vont-ils entrer en guerre?
Daûîï quelle place forte est donc votre empereur ?
LE SOLDAT
A Glureas. — Dans deux jours nous serons en
campagne.
Je rejoins de ce pas ma corporation.
ACTE III^ SCÈNE I 35
FRANK
Venez-vous de la plaine, ou bien de la montagne ?
Connaissez-vous mon père, et savez-vous mon nom?
LE SOLDAT
Oh 1 je vous connais bien, — Vous êtes du village
Vis-à-vis le moulin. — Que faites-vous donc là?
Venez- vous avec nous?
FRANK
Oui,cepte, et me voilà.
(/{ descend dans le chemin.)
Je ne me suis pas mis en habit de voyage ;
Vous me prêterez bien un vieux sabre là-bas ? *
(A Belcolore.)
Adieu, ma belle enfant, je ne souperai pas.
LE SOLDAT
On vous équipera. — Montez toujours en croupe.
Parbleu I compagnon Frank, vous manquiez à la
troupe.
Ah çà ! dites- moi donc, tout en nous en allant,
SMl est vrai qu'un beau soir...
(lia partent au galop.)
BELCOLORE, SUT le balcon.
Je Taime cependant.
ACTE TROISIÈME
SCÈNE PREMIÈRE
Devant un Palais. — Glurens.
CHŒUR DE SOLDATS
Telles par l'ouragan les neiges flagellées
Bondissent en sifflant des glaciers aux vallées,
36 LA COUPE Er LES LÈVRES
Tels se sont élancés, au signal du combat^
Les enfants du Tyrol et du Palatinat.
Maintenant l'empereur a terminé la guerre.
Les cantons sur leur porte ont plié leur bannière.
Ecoutez, écoutez ; c'est l'adieu des clairons,
C'est la vieille Allemagne appelant ses barons.
Remonte maintenant, chasseur du cerf timide ;
Remonte, fils du Rhin, compagnon intrépide.
Tes enfants sur ton cœur vont venir se presser.
Sors de la lourde armure, et va les embrasser.
Soldats, arrêtons-nous. — C'est ici la demeure
Du capitaine Frank, du plus grand des soldats.
Notre vieil empereur l'a serré dans ses bras.
Couronné par le peuple, il viendra tout à l'heure
Souper dans ce palais avec ses compagnons.
Jamais preux chevalier n'a mieux conquis sa gloire.
Il a seul, près d'Inspruck, emporté l'aigle noire
Du cœur de la môlée aux bouches des canons.
Vingt fois ses cuirassiers Tont cru, dans la bataille,
Coupé par les boulets, brisé par la mitraille.
Il avançait toujours, toujours en éclaireur.
On le voyait du feu sortir comme un plongeur.
Trois balles l'ont frappé ; — sa trace était suivie ;
Mais le Dieu des hasards n'a voulu de sa vie
Que ce qu'il en fallait pour gagner ses chevrons.
Et pouvoir de son sang dorer ses éperons.
Mais que nous veut ici cette fille italienne.
Les cheveux en désordre et marchant à grands pas ?
Où courez-vous si fort, femme? On ne passe pas.
BELCOLORE, entrant
Est-ce ici la maison de votre capitaine ?
LES SOLDATS
Oui.-^Que lui voulez-vous ? — Parlez au lieutenant*
ACTE m, scisNB I 37
LE LIEUTENANT
On ne peut ni passer ni monter, ma princesse.
BELCOLORE
II faut bien que je passe et que j'entre pourtant.
Mon nom est Belcolore, et je suis sa maltresse.
LE LIEUTENANT
Parbleu ! ma chère enfant, je vous reconnais bien.
J*en suis au désespoir, mais je suis ma consigne.
Si Frank est votre amant, tant mieux; je n'en crois
rien :
Ce serait un honneur dont vous n'ôtes pas digne.
BELCOLORE
S'il n'est pas mon amant, il le sera ce soir.
Je l'aime; comprends-tu? Je l'aime. — Il m'a quittée,
Et je viens le chercher, si tu veux le savoir.
LES SOLDATS
Quelle tête de fer a donc cette effrontée,
Qui court après les gens, un stylet à la main?
BELCOLORE
Il me sert de flambeau pour m'ouvrir le chemin.
Allons, écartez-vous, et montrez-moi la porte.
LE LIEUTENANT
Puisque vous le voulez, ma belle, la voilà.
Qu'elle entre, et qu'6« lui donne un homme pour
escorte.
C'est un diable incarné que cette femme-là.
(Beloolore entre dans le palais. Entre Franft,
couronné, à cheval,)
CHŒUR DU PEUPLE
Couvert de ces lauriers, il te sied, 6 grand homme.
De marcher parmi nous comme un triomphateur.
38 LA COUPE ET LES LÈVRES
La guerre est terminée, et l'empereur se nomme
Ton royal débiteur.
Descends, repose-toi. — Reste dans l'hippodrome,
Lave tes pieds sanglants, victorieux lutteur.
(Franft descend de cheval,)
GHCEUR DES CHEVALIERS
Homme heureux, jeune encor, tu récoltes la gloire,
Cette plante tardive, amante des tombeaux.
La terre qui t'a vu chasse de sa mémoire
L'ombre de ses héros.
Pareil à Béatrix au seuil du purgatoire,
Tes ailes vont s'ouvrir vers des chemins nouveaux.
LE PEUPLE
Allons, que ce beau jour, levé sur une fête.
Dans un joyeux banquet finisse dignement.
Tes convives de fleurs ont couronné leur tète ;
Ton vieux père t'attend.
Que tardons-nous encore? Allons, la table est prête.
Entrons dans ton palais; déjà la nuit descend.
(11$ entrent dans le palais,)
SCËNE II
FRANK, GUNTHER, restés seuls.
GUNTHER
Ne les suivez-vous pas, seigneur, sous ce portique ?
O mon maître, au milieu d'une fête publique.
Qui d'un si juste coup frappe nos ennemis.
Avez- vous distingué le cœur de vos amis?
Hélas ! les vrais amis se taisent dans la foule ;
Il leur faut, pour s'ouvrir, que ce vain flot s'écoule.
O mon frère, ô mon maître ! ils t'ont proclamé roi .
Dieu merci, quoique vieux, je puis encor te suivre,
Jeune soleil levant, si le ciel me fait vivre.
ACTE III, SCÈNE II 39
Je ne suis qu'un soldat, seigneur, excusez-moi.
Mon amitié vous blesse et vous est importune.
Ne partagez-vous point Tallégresse commune ?
Qui vous arrête ici? Vous devez être las.
La peine et le danger font les joyeux repas.
LE CHOEUR, dans la maison.
Chantons, et faisons du vacarme,
Comme il convient à de dignes buveurs.
Vivent ceux que le vin désarme!
Les jours de combat ont leur charme ;
Mais la paix a bien ses douceurs.
GUNTHER
Seigneur, mon cher seigneur, pourquoi ces re-
gards sombres?
Le vin coule et circule. — Entendez-vous ces chants ?
Des convives joyeux je vois flotter les ombres
Derrière ces vitraux de feux resplendissants.
LE CHOEUR, à la fenêtre.
Frank, pourquoi tardes-tu? — Gunther, si notre
troupe
Ne fait pas, sous ce toit, peur à vos cheveux blancs.
Soyez le bienvenu pour vider une coupe.
Nous sommes assez vieux pour oublier les ans.
GUNTHER
La pâleur de la mort est sur votre visage.
Seigneur. — D'un noir souci votre esprit occupé
Méconnait-il ma voix? — De quel sombre nuage
Les rêves de la nuit i'ont-ils enveloppé?
FRANK
Fatigué de la route et du bruit de la guerre,
Ce matin de mon camp je me suis écarté :
J'avais soif; mon cheval marchait dans la poussière ;
Et sur le bord d'un puits je me suis arrêté.
40 LA COUPE ET LES LÈVRES
J'ai trouvé sur un banc une femme endormie,
Une pauvre laitière, un enfant de quinze ans,
Que je connais, Gunther. — Sa mère est mon amie,
J'ai passé de beaux jours chez ces bons paysans.
Le cher ange dormait les lèvres demi-closes. —
(Les lèvres des enfants s'ouvrent, comme les roses,
Au souffle de la nuit). — Ses petits bras lassés
Avaient dans son panier roulé les mains ouvertes.
D'herbes et d'églantine elles étaient couvertes.
De quel rêve enfantin ses sens étaient bercés,
Je l'ignore. — On eût dit qu'en tombant sur sa couche ,
Elle avait à moitié laissé quelque chanson.
Qui revenait encor voltiger sur sa bouche,
Comme un oiseau léger sur la fleur d'un buisson.
Nous étions seuls. J'ai pris ses deux mains dans
les miennes,
Je me suis incliné, — sans l'éveiller pourtant. —
O Gunther ! J'ai posé mes lèvres sur les siennes,
Et puis je suis parti, pleurant comme un enfant.
ACTE OUATRIÈME
SCÈNE PREMIÈBE
Devant le palais de Frank. — La porte est tendue
en noir. — On dresse un catafalque.
FRANK, vêtu en moine et masqué; DEUX
Serviteurs
FRANK
Que l'on apporte ici les cierges et la bière.
Souvenez- vous surtout que c^est moi qu'on enterre.
Moi, capitaine Frank, mort hier dans un duel.
Pas un mot, — ni regard , — ni haussement d'épaules;
ACTE IV, SCÈNE I 41
Pas un seul mouvement qui sorte de vos rôles.
Songez-y. — Je le veux.
{Les serviteurs s'en vont.)
Eh bien ! juge éternel,
Je viens t' interroger. Les transports de la fièvre
N'agitent pas mon sein. — Je ne viens ni railler
Ni profaner la mort. — J'agis sans conseiller.
Regarde, et réponds-moi. — Je fais comme l'orfèvre
Qui frappe sur le marbre une pièce d'argent.
Il reconnaît au son la pure fonderie ;
Et moi, je viens savoir quel son rendra ma vie,
Quand je la frapperai sur ce froid monument.
Déjà le jour parait; — le soldat sort des tentes.
Maintenant le bois vert chante dans le foyer ;
Les rames du pêcheur et du contrebandier
Se lèvent, de terreur et d'espoir palpitantes.
Quelle agitation, quel bruit dans la cité!
Quel monstre remuant que cette humanité !
Sous ces dix mille toits,que de corps, qued'entrailles!
Que de sueurs sans but, que de sang, que de fiel !
Sais-tu pourquoi tu dors et pourquoi tu travailles,
Vieux monstre aux mille pieds, qui te crois éternel I
Cet honnête cercueil a quelques pieds, je pense,
De plus que mon berceau. — Voilà leur différence.
Ah ! pourquoi mon esprit va-t-il toujours devant,
Lorsque mon corps agit? Pourquoi dans ma poitrine
Ai-je un ver travailleur, qui toujours creuse et mine,
Si bien que sous mes pieds tout manque en arrivant ?
{Entre le chœur des soldats et du peuple,)
LE CHCEUR
On dit que Frank est mort. Quand donc? com-
ment s'appelle
Celui qui l'a tué? — Quelle était la querelle?
On parle d'un combat ? — Quand se sont-ils battus ?
42 LA COUPE ET LES LÈVRES
FRANK, masqué (1).
A qui parlez-vous donc? Il ne vous entend plus.
(Il leur montre la bière.)
LE GHGEUR, 8* inclinant.
S'il est un meilleur monde au-dessus de nos têtes,
O Frank I si du séjour des vents et des tempêtes
Ton &me sur ces monts plane et voltige encor,
Si ces rideaux de pourpre et ces jardents nuages,
Que chasse dans l'éther le souffle des orages.
Sont des guerriers couchés dans leurs armures d'or.
Penche-toi noble cœur, sur ces vertes collines,
Et vois tes compagnons briser leurs javelines
Sur cette froide terre, où ton corps est resté !
GUNTHER, accourant»
Quoi ! si brave et si jeune, et sitôt emporté !
Mon Frank I Est-ce bien vrai, messieurs? Ah!
mort funeste !
Moi qui ne demandais qu'à vivre assez longtemps
Pour te voir accomplir ta mission céleste !
Me voilà seul au monde avec mes cheveux blancs l
Moi qui n'avais de jeune encor qne ta jeunesse !
Moi qui n^aimais que toi ! Misérable vieillesse !
Je ne te verrai plus, mon Frank ! On t'a tué.
FRANK, à part.
Ce pauvre vieux Gunther, je l'avais oublié.
(1) Frank, durant celte scène, doit déguiser sa voix. Je
S rie ceax qui la trouveraient Invraisemblable d'aller au bal
rOpéra. Un de mes amis fit dôguiser sa servante au
carnaval et la plaça dans son salon, au milieu d'un bal où
personne n'était masqué. On ne lui avait mis qu'nn petit
masque sans barbe qui ne cachait point la bouche; et ce-
pendant elle dansa presque deux heures entières, sans être
reconnue, avec des jeunes gens à qai elle avait apporté deux
cents verres d'eau dans sa vie.
ACTE IV, SCÈNE I 43
LE CHOEUR
Qu'on voile les tambours, que le prêtre s'avance ;
A genoux, compagnons, tête nue et silence.
Qu'on dise devant nous la prière des morts.
Nous voulons au tombeau porter le capitaine.
Il est mort en soldat sur la terre chrétienne.
L'âme appartient à Dieu ; l'armée aura le corps.
TROIS MOINES, s^ avançant,
CHANT
Le Seigneur sur rombre éternelle
Suspend son ardente prunelle,
£t, glorieuse sentinelle,
Attend les bons et les damnés.
11 sait qui tombe dans sa voie ;
Lorsqu'il jette au nénnt sa proie,
Il dit aux maux qu'ils noua envoie :
tt Comptez les morts que vous prenez. »
LE CHOEUR, à genoux,
Sefgneur, j'ai plus péché que vous ne pardonnez.
LES MOINES
[1 dit aux épaisses batailles :
« Comptez vos chefs sans funérailles.
Qui pour cercueil ont les entrailles
De la panthère et du lion;
Que le juste triomphe ou fuie,
Comptez, qunnd le glaive s'essuie,
Les morts tombés comme la pluie
Sur la montagne et le sillon. »
LE CHŒUR
Seigneur, préservez-moi de la tentation.
LES MOINES
« Car, an jour de pitié profonde.
Ma parole, en terreur féconde.
Sur le p61e arrêtant le monde,
Les trépassés se lèveront;
Et des mains vides de l'abîme
Tombera la frôle victime.
Qui criera : Grâce ! — et de son crime
Trouvera la tache à son front. »
44 LA COUPE ET LES LÈVRES
LE CHOEUR
Et mes dents grinceront ! mes os se sécheront !
LES MOINES
QaMI vienne d'en bas oa da faite,
Selon le dire du prophôte,
Justice à chacun sera faite,
Ainsi qu'il aura mérité.
Or donc, gloire à Dieu notre père !
Si l'impie a vécu prosp<^re,
Qae le juste en son âme espère !
Gloire à la sainte Trinité !
FRANK, à part.
C'est une jonglerie atroce, en vérité 1
O toi qui les entends, suprême Intelligence,
Quelle pagode ils font de leur Dieu de vengeance !
Quel bourreau rancunier, brûlant à petit feu !
Toujours la peur du feiï. — C'estbienrespritde Rome.
Ils vous diront après que leur Dieu s'est fait homme.
J'y reconnais plutôt l'homme qui s'est fait Dieu.
LE CHGEUR
Notre lAche, messieurs, n'est pas encor remplie,
Nous avons pour son &me imploré le pardon.
Si l'un de nous connaît l'histoire de sa vie,
Qu'il s'avance et qu'il parle.
FRANCK, à part.
Ah l nous y voilà donc.
UN OFFICIER, sortant des rangs.
Soldats et chevaliers, braves compagnons d'armes.
Si jamais homme au monde a mérité vos larmes.
C'est celui qui n'est plus. — Charle était mon ami.
J'ai le droit d'être fier dès qu'il s'agit de lui.
— Nédansun bourg obscur, au fond d'une chaumière»
rank chez des montagnards vécut longtemps en
frère,
!n fils, — chéri de tous, et de tous bienvenu.
ACTE IV, SCENE I 45
' —
FRANK, «'avançant.
Vous vous trompez, monsieur, vous l'avez mal connu.
Frank était détesté de tout le voisinage.
Est- il quelqu'un ici qui soit de son village?
Demandez si c'est vrai. — Moi, j'en étais aussi.
LE PEUPLE
Moine, n'interromps pas. — Cet homme est son ami.
LES SOLDATS
C'est vrai que le cher homme avait l'âme un peu fîère :
S'il aimait ses voisins, il n'y paraissait guère,
Un certain jour surtout qu'il brûla sa maison.
Je n'en ai jamais su, quant à moi, la raison.
L'OPFICIER
Si Charle eut desdéfauts,ne troublons pas sacendre.
Sont-ce de tels témoins qu'il nous convient d'en-
tendre?
Soldats, Franck se sentait une autre mission.
Qui jamais s'est montré plus vif dans l'action,
Plus fort dans le conseil?Qui jamais mieux que Charle
Prouva son éloquence à l'heure où le bras parle ?
Vous le savez, soldats, j'ai combattu sous lui;
Je puis dire à mon tour : c Moi, j'en étais aussi. »
Une ardeur sans égale, un courage indomptable,
Un homme encor meilleur qu'il n'était redoutable,
Une âme de héros, — voilà ce que j'ai vu.
FRANK
Vous vous trompez,monsieur , vous l'avezmal connu.
Frank n'a jamais été qu'un coureur d'aventure,
Qu'un fou, risquant sa vie et celle des soldats.
Pour briguer des honneurs qu'il ne méritait pas.
Né sans titres, sans bien, parti d'une masure,
Il faisait au combat ce qu'on fait aux brelans,
Il jouait tout ou rien, — la mort ou la fortune.
46 LA COUPE ET LES LÈVRES
Ces gens-là bravent tout, l'espèce en est commune.
Ils inondent les ports, l'armée et les couvents.
Croyez-vous que ce Frank valût sa renommée ?
Qu'il respectât les lois? qu'il aimât l'empereur?
Il a vécu huit jours, avant d'être à l'armée,
Avec La Belcolor, comme un entremetteur.
Est-il ici quelqu'un qui dise le contraire ?
LES SOLDATS
Ma foi ! depuis le jour qu'il a quitté son père.
C'est vrai que ledit Frank a fait plus d'un métier.
Nous la connaissons bien, nous, Monna Belcolore. |
Elle couchait chez lui, — nous l'aVons vue hier.
LE PEUPLE
Laissez parler le moine ! — ]
FRANK
Il a fait pis encore :
Il a réduit son père à la mendicité. {
Il avait besoin d'or pour cette courtisane ;
Le peu qu'il possédait, c'est là qu'il l'a porté. |
Soldats, que faites-vous à celui qui profane
La cendre d'un bon fils et d'un homme de bien ?
J'ai mérité la mort, si ce crime est le mien. \
LE PEUPLE '
Dis-nous la vérité, moine, et parW sans crainte. ,
FRANK
Mais, si les Tyroliens qui sont dans cette enceinte
Trouvent que j'ai raison, s'ils sont prêts au besoin |
A faire comme moi, qui prends Dieu pour témoin. . . !
LES TYROLIENS |
Oui, oui, nous l'attestons, Frank est un misérable. |
FRANK !
e jfiur qu'il refusa sa place à votre table, i
0U3 en souvenez-vous? i
_L-
ACTE IV, SCÈNE I 47
LES TYROLIENS
Oui, oui, qu'il soit maudit.
FRANK
Le jour qu'il a brûlé la maison de son père ?
LES SOLDATS
Oui! Le moine sait tout.
FRANK
Et si, comme on le dit,
Il a tué Stranio sur le bord de la route...
LE PEUPLE
Stranio, ce palatin que Brandel a trouvé
Au fond de la forêt, couché sur le pavé ?
FRANK
C'est lui qui Ta tué 1
LES SOLDATS
Pour le piller, sans doute !
Misérable assassin I meurtrier sans pitié 1
FRANK
Et son orgueil de fer, Tavez-vous oublié?
TOUS
Jetons sa cendre au vent !
FRANK
Au vent le parricide !
Le coupeur de jarrets, l'incendiaire au vent !
Allons, brisons ceci. {Il ouvre la bière.)
LE PEUPLE ET LES SOLDATS
Moine, la bière est vide.
FRANK, se démasquant,
La bière est vide? alors c'est que Frank est vivant.
48 LA COUPE ET LES LÈVRES
LES SOLDATS
Capitaine, c'est vous 1
FRANK, à Vofficier.
Lieutenant, votre épée.
Vous avez laissé fair^ une étrange équipée. I
Si j'avais été mort, où serais-je à présent? 1
Vous ne savez donc pas qu'il y va de la tête !
Au nom de l'empereur, monsieur, je vous arrête i
Ramenez vos soldats, et rendez-vous au camp, i
(Tout le monde sort en silence. |
FRANK, seul, 1
C'en est fait, — une soif ardente, inextinguible.
Dévorera mes os tant que j'existerai. ;
O ùion Dieu ! tant d'efforts, un combat si terrible,!
Un dévoûment sans borne, un corps tout balafré.. .1
Allons, un peu de calme, il n'est pas temps encore.)
Qui vient de ce côté? n'est-ce pas Belcolore? |
Ah ! ah ! nous allons voir ; — tout n'est pas fini là.
(H remet son masque et recouvre la bière. —
Entre Belcolore en grand deuil ; elle va s'a-
genouiller sur les marchés du catafalque.)
C'est bien elle ; elle approche, elle vient, — la voilà.
Voilà bien ce beau corps, cette épaule charnue.
Cette gorge superbe et toujours demi-nue,
Sous ces cheveux plaqués ce front stupide et fier.
Avec ces deux grands yeux qui sont d'un noir d'enfer,
Voilà bien la sirène et la prostituée ; —
Le type de Tégout ; — la machine inventée
Pour désopiler l'homme et pour boire son sang ;
La meule de pressoir de r2J[)rutissement.
Quelle atmosphère étrange on respire autour d'elle !
Elle épuise, elle tue, et n'en est que plus belle.
Deux anges destructeurs marchent à son côté ;
Doux et cruels tous deux, — la mort, — la volupté.—
ACTE IV, SCKNE I 49
Je me souviens encor de ces spasmes terribles,
De ces baisers muets, de ces muscles ardents.
De cet être absorbé, blême et serrant les dents.
S'ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles.
Quel magnétisme impur peut-il donc en sortir?
Toujours en Tembrassant j'ai désiré mourir.
Ah ! malheur à celui qui laisse la débauche
Planter le premier clou sous sa mamelle gauche !
Le cœur d'un homme vierge est un vase profond :
Lorsque la première eau qu'on y verse est impure,
La mer j passerait sans laver la souillure ;
Car Tabime est immense, et la tache est au fond.
(Il s^ approche du tombeau.)
Qui donc pleurez-vous là, madame ? ôtes-vous veuve ?
BELGOLORE
Veuve, vous l'avez dit, . — de mes seules amours.
FRANK
D'hier, apparemment, — car cette robe est neuve.
Comme le noir vous sied !
BELGOLORE
D'hier, et pour toujours.
FRANK
Toujours, avez-vous dit? — Ah ! Monna Belcolore,
Toujours, c'est bien longtemps.
BELGOLORE
D'où me connaissez-vous?
FRANK
De Naple, où cet hiver je te cherchais encore.
Naple est si beau, ma chère, et son ciel est si doux 1
Tu devrais bien venir m'aider à m'y distraire.
BELGOLORE
Je ne vous remets pas.
50 LA COUPE ET LES LÈVRES
FRANK
Bon ! tu m'as oublié !
Je suis masqué d'ailleurs, et que veux-tu, ma chère?
Ton cœur est si peuplé, je m'y serai noyé.
BELCOLORE
Passez votre chemin, moine, et laissez-moi seale.
FRANK
Bon ! si tu pleures tant, tu deviendras bégueule.
Voyons, ma belle amie, à parler franchement,
Tu vas te trouver seule, et tu n*as plus d'amant.
Ton capitaine Frank n'avait ni sou ni maille.
C'était un bon soldat, charmant à la bataille ;
Mais quel pauvre écolier en matière d'amour !
Sentimental la nuit, et persifleur le jour.
BELCOLORE
Tais-toi, moine insolent, si tu tiens à ton âme ;
Il n'est pas toujours bon de me parler ainsi.
FRANK
Ma foi , les morts sontmorts ; — si vousvoulez , madame ,
Cette bourse est à vous, cette autre et celle-ci :
Et voilà le papier pour faire l'enveloppe.
(Il couvre la bière d'or et de billeta.)
BELCOLORE
Si je te disais oui, tu serais mal tombé.
FRANK, à part.
Ah ! voilà Jupiter qui tente Danaé.
(Haut.)
Je vous en avertis, je suis très misanthrope ;
Je vous enfermerai dans le fond d'un palais.
J'ai l'humeur bilieuse, et je bats mes valets.
Quand je digère mal, j'entends qu'on m'obéisse.
J'aime qu'on soit joyeux lorsque j'ai la jaunisse.
ACTE IV, SCÈNE I 51
Et quand je ne dors pas tout le monde est debout.
Je suis capricieux, — êtes-vous de mon goût ?
BELCOLORE
Non, par la sainte croix!
FRANK
Si vous aimez les roubles,
II m'en reste encor là, mais je n'ai que des doubles..
(72 jette une autre bourse sur la bière.)
BELCOLORE
Tu me donnes cela?
FRANK, à part.
Voyez l'attraction !
Gomme la chair est faible à la tentation !
(Haut,)
J'ai de plus un ulcère à côté de la bouche
Qui m'a défiguré; — je suis maigre et je louche :
Mais ces misères-là ne te dégoûtent pas.
BELCOLORE
Vous me faites frémir.
FRANK
J'ai là, Dieu me pardonne,
Certain bracelet d'or qu'il faut que je vous donne.
Il ira bien, je pense, avec ce joli bras.
{Il jette un bracelet sur la 6tôrc.)
Cet ulcère est horrible, il m'a rongé la joue.
Il m'a brisé les dents. — J'étais laid, je l'avoue,
Mais, depuis que je l'ai, je suis vraiment hideux;
J*ai perdu mes sourcils, ma barbe et mes cheveux.
BELCOLORE
Dieu du ciel, quelle horreur !
FRANK
J'ai là, sousmasimarre.
52 LA COUPE ET LB8 LÈVRES
Un collier de rubis d'une espèce assez rare.
(Il jette un collier sur la bière.)
BELGOLORE
Il est fait à Paris?
FRANK, à part.
Voyez-vous le poisson,
Comme il vient à fleur d'eau reprendre T hameçon !
(Haut.)
Si c'était tout, du moins ! Mais cette afireuse plaie
Me donne l'air d'un mort traîné sur une claie ;
Elle pompe mon sang, mes os sont cariés
De la nuque du crâne à la plante des pieds...
BELGOLORE
Assez, au nom du ciel ! je vous demande grâce î
FRANK
Si tu t'en vas, rends-moi ce que je t'ai donné.
BELGOLORE
Vous mentez à plaisir.
FRANK
Veux-tu que je t'embrasse?
BELGOLORE
Eh bien ! oui, je le veux.
FRANK, à part.
Tu pâlis, Danaé.
(Haut.) (Il lui prend la main.)
Regarde, mon enfant, cette rue est déserte.
Dessous ce catafalque est un profond caveau.
Descendons-y tous deux ; — la porte en est ouverte.
BELGOLORE
Sous la maison de Frank !
'^,
ACTE IV, SCÈNE I 53
FRANK, à part.
(Haut.) — Pourquoi pas mon tombeau ?
—Au fait, nous sommes seuls; cette bière est solide.
Asseyons-nous dessus. — Nous serons en plein vent.
Qu'en dites-vous, mon cœur?
(Il écarte le drap mortuaire; la bière 8*ouvre.)
BELCOLORE
Moine, la bière est vide.
FRANK, se démasquant,
La bière est vide? alors c'est que Frank est vivant.
— Va-t'en, prostituée, ou ton heure est venue !
— Va- t'en, ne parle pas ! ne te retourne pas !
(11 la chasse f son poignarda la main.)
FRANK, seul.
Ta lame, 6 mon stylet, est belle toute nue
Comme une belle vierge. O mon cœur et mon bras.
Pourquoi donc tremblez-vous, et pourquoi l'un de
l'autre
Vous approchez-vous donc, comme pour vous unir ?
Oui, c'était ma pensée ; — était-ce aussi la vôtre,
Providence de Dieu, que tout allait finir?
Et toi, morne tombeau, tu m'ouvres ta mâchoire.
Tu ris, spectre affamé. Je n'ai pas peur de toi.
Je rentrai l'amour, la fortune et la gloire ;
Mais je crois au néant, comme je crois en moi.
Le soleil le sait bien, qu'il n'est sous sa lumièi^e
Qu'une immortalité, celle de la matière.
La poussière est à Dieu ; — le reste est au hasard.
Qu'a fait le vent du nord des cendres de César?
Une herbe, un grain de blé, mon Dieu, voilà la vie.
Mais moi, fils du hasard, moi Frank, avoir été
Un petit monde, un tout, nne forme pétrie.
Une lampe où brûlait l'ardente volonté,
54 LA COUPE ET LES LÈVRES
Et que rien, après moi, ne reste sur le sable,
Où l'ombre de mon corps se promène ici-bas,
Rien ! pas môme un enfant, Un être périssable !
Rien qui puisse y clouer la trace de mes pas !
Rien qui puisse crier d'une voix éternelle
A ceux qui tetteront la commune mamelle :
Moi, votre frère aîné, je m'y suis suspendu !
Je l'ai tetée aussi, la vivace marâtre;
Elle m'a, comme à vous, livré son sein d'albâtre...
— Et pourtant, jour de Dieu, si je l'avais mordu?
Si je l'avais mordu, le sein de la nourrice?
Si je Tavais meurtri d'une telle façon
Qu'elle en puisse à jamais garder la cicatrice,
Et montrer sur son cœur les dents du nourrisson ?
Qu*importe le moyen, pourvu qu'on s'en souvienne,
Le bien a pour tombeau l'ingratitude humaine.
Le mal est plus solide : Erostrate a raison.
Empédocle a vaincu les héros de l'histoire.
Le jour qu'en se lançant dans le cœur de l'Etna,
Du plat de sa sandale il souffleta la gloire,
Et la fit trébucher si bien qu'elle y tomba.
Que lui faisait le reste? Il a prouvé sa force.
Les siècles maintenant peuvent se remplacer ;
Il a si bien gravé son chiffre sur Técorce
Que Tarbre peut changer de peau sans l'effacer.
Les parchemins sacrés pourriront dans les livres ;
Les marbres tomberont comme des hommes ivres,
Et la langue d'un peuple avec lui s'éteindra.
Mais le nom de cet homme est comme une momie,
Sous les baumes puissants pour toujours endormie,
Sur laquelle jamais l'herbe ne poussera.
Je ne veux pas mourir. — Regarde-moi, Nature.
Ce sont deux bras nerveux que j'agite dans l'air.
C'est dans tous tes néants que j'ai trempé l'armure
Qui me protégera de ton glaive de fer.
ACTE IV, SCENE I 55
J'ai faim. — Je ne veux pas quitter l'hôtellerie.
Allons, qu'on se remue et qu'on me rassasie.
Ou, sinon, je me fais l'intendant de ma faim.
Prends-y garde ; je pars. — N'importe le chemin. —
Je marcherai, — j'irai, —partout où l'âme humaine
Est en spectacle, et souffre. — Ah I la haine ! la haine !
La seule passion qui survive à Tespoir !
Tu m'as déjà hanté, boiteuse au manteau noir.
Nous nous sommes connus dans la maison de chaume;
Mais je ne croyais pas que ton pâle fantôme,
De tous ceux qui dans l'air voltigeaient avec toi,
Dût être le dernier qui restât près de moi.
Eh bien ! baise-moi donc, triste et fidèle amie.
Tu vois, j'ai soulevé les voiles de ma vie. —
Nous partirons ensemble ; — et toi qui me suivras,
Comme une sœur pieuse, aux plus lointains climats,
Tu seras mon asile et mon expérience.
Si le doute, ce fruit tardif et sans saveur.
Est le dernier qu'on cueille à l'arbre de science,
Qu'ai-je à faire déplus, moi qui le porte au cœur ?
Le doute ! il est partout; et le courant l'entraîne,
Ce linceul transparent, que l'incrédulité
Sur le bord de la tombe a laissé par pitié
Au cadavre flétri de l'espérance humaine !
O siècles à venir! quel est donc votre sort?
La gloire comme une ombre au ciel est remontée.
L^amour n'existe plus ; — la vie est dévastée.
Et l'homme, resté seul, ne croit plus qu'à la mort.
Tels que dans un pillage, en un jour de colère,
On voit, à la lueur d'un flambeau funéraire.
Des meurtriers, courbés dans un silence affreux,
Egorger une vierge, et dans ses longs cheveux
Plonger leurs mains de sang ; — la frêle créature
Tombe comme un roseau sur ses bras mutilés : —
Tels les analyseurs égorgent la nature
56 LA. COUPE ET LES LÈVRES
Silencieusement, sous les cieux dépeuplés.
Que vous restera-t-il, enfants de nos entrailles,
Le jour où vous viendrez suivre les funérailles
De cette moribonde et vieille humanité?
Ah ! tu nous maudiras, pâle postérité !
Nos femmes ne mettront que des vieillards au monde,
Ils frapperont la terre avant de s'y coucher ;
Puis ils crîront à Dieu : Père, elle était féconde.
A qui donc as-tu dit de nous la dessécher ?
Mais vous, analyseurs, persévérants sophistes.
Quand vous aurez tari tous les puits des déserts,
Quand vous aurez prouvé que ce large univers
N'est qu'un mort étendu sous les anatomistes ;
Quand vous nous aurez fait de la création
Un cimetière en ordre, où tout aura sa place,
Où vous aurez sculpté, de votre main de glace.
Sur tous les monuments la même inscription,
Vous, que ferez- vous donc, dkns les sombres allées
De ce jardin muet? — Les plantes désolées
Ne voudront plus aimer, nourrir, ni concevoir ; —
Les feuilles des forêts tomberont une à une.
Et vous, noirs fossoyeurs, sur la tête commune
Pour ergoter encor vous viendrez vous asseoir ;
Vous vous entretiendrez de l'homme perfectible ; —
Vous galvaniserez ce cadavre insensible,
Habiles vermisseaux, quand vous l'aurez rongé ;
Vous lui commanderez de marcher sur sa tombe,
A cette ombre d'un jour, — jusqu'à ce qu'elle tombe,
Comme une masse inerte, et que Dieu soit vengé.
Ah ! vous avez voulu faire les Prométhées ;
Et vous êtes venus, les mains ensanglantées,
Refondre et repétrir l'œuvre du Créateur !
Il valait mieux que vous, ce hardi tentateur,
Lorsqu'ayant fait son homme, et le voyant sans &me,
Il releva la tête et demanda le feu.
ACTE IV, SCÈNE I 57
Vous, votre homme était fait! vous, vous aviez la
flamme !
Et vous avez soufflé sur le souffle de Dieu.
Le mépris, Dieu puissant, voilà donc la science !
L'éternelle sagesse est l'éternel silence ;
Et nous aurons réduit, quand tout sera compté,
Le balancier de l'âme à l'immobilité.
Quel hideux océan est-ce donc que la vie,
Pour qu'il faille y marcher à la superficie,
Et glisser au soleil en effleurant les eaux,
Comme ce Fils do Dieu qui marchait sur les flots?
Quels monstres effrayants, quels difformes reptiles
Labourent donc les mers sous les pieds des nageurs.
Pour qu'on trouve toujours les vagues si tranquilles,
Et la p&leur des morts sur le front des plongeurs !
A-t-elle assez traîné, cette éternelle histoire
Du néant de Tamour, du néant de la gloire,
Et de l'enfant prodigue auprès de ses pourceaux î
Ah ! sur combien de lits, sur combien de berceaux
Elle est venue errer, d'une voix lamentable,
Cette complainte usée et toujours véritable,
De tous les insensés que l'espoir a conduit !
Pareil à ce Gygès, qui fuyait dans la nuit
Le fantôme royal de la pâle baigneuse,
Livrée un seul instant à son ardent regard,
Le jeune ambitieux porte une plaie affreuse.
Tendre encor, mais profonde, et qui saigne à l'écart.
Ce qu'il sait, ce qu'il voit des choses de la vie,
Tout le porte, l'entraîne èi son but idéal,
Clarté fuyant toujours, et toujours poursuivie,
Etrange idole, à qui tout sert de piédestal.
Mais, si tout en courant la force l'abandonne.
S'il se retourne et songe aux êtres d'ici-bas,
Il trouve tout à coup que ce qui l'environne
Est demeuré si loin qu'il ne reviendra pas.
58 LA COUPE ET LES LÈVRES
C'est alors qu'il comprend l'effet de son vertige,
Et que, s'il ne regarde au ciel, il va tomber.
Il marche ; — son génie à poursuivre l'oblige ; —
Il marche, et le terrain commence à surplomber. —
Enfin, — mais n'est-il pas une heure dans la vie
Où le génie humain rencontre la folie ?
Ils luttent corps à corps sur un rocher glissant,
Tous deux y sont montés, mais un seul redescend.
O mondes, ô Saturne, immobiles étoiles.
Magnifique univers, en est-ce ainsi partout ?
O nuit, profonde nuit, spectre toujours debout.
Large création, quand tu lèves tes voiles
Pour te considérer dans ton immensité.
Vois-tu du haut en bas la même nudité ?
Dis-moi donc, en ce cas, dis-moi, mère imprudente.
Pourquoi m'obsèdes-tu de cette soif ardente.
Si tu ne connais pas de source où l'étancher?
Il fallait la créer, marâtre, ou la chercher.
L'arbuste a sa rosée, et l'aigle a sa pâture.
Et moi, que t*ai-je fait pour m'oublier ainsi?
Pourquoi les arbrisseaux n'ont- ils pas soif aussi ?
Pourquoi forger la flèche, éternelle Nature 1
Si tu savais toi-même, avant de la lancer,
Que tu la dirigeais vers un but impossible.
Et que le dard, parti de ta corde terrible,
Sans rencontrer l'oiseau, pouvait te traverser?
Mais cela te plaisait. — C'était réglé d'avance.
Ah ! le vent du matin ! le souffle du printemps !
C'est le cri des vieillards. — Moi, mon Dieu, j'ai
vingt ans !
Oh! si tu vas mourir, ange de l'espérance.
Sur mon cœur, en partant, viens encor te poser;
Donne-moi tes adieux et ton dernier baiser.
Viens à moi. — Je suis jeune, et j'aime encor la vie.
Intercède pour moi ; — demande si les cieux
ACTE V, SCÈNE I 59
Ont une goutte d'eau pour une fleur flétrie. —
Bel ange, en labuvant, nous mourrons tous les deux.
(Il se jette à genoux; un bouquet tombe de
son sein,)
Qui me jette à mes pieds mon bouquet d'églantine ?
As- tu donc si longtemps vécu sur ma poitrine,
Pauvre herbe ! — C'est ainsi que ma Déidamia
Sur le bord de la route à mes pieds te jeta.
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE PREMIÈRE
Une place.
DÉIDAMIA, LES VIERGES ET LES FEMMES
DÉIDAMIA
Tressez-moi ma guirlande, 6 mes belles chéries !
Couronnez de vos fleurs mes pauvres rêveries.
Posez sur ma langueur votre voile embaumé ;
Au coucher du soleil j'attends mon bien-aimé.
LES VIERGES
Adieu, nous iâ perdons, ô fille dés montagnes !
Le bonheur nous oublie en venant te chercher.
Arrose ton bouquet des pleurs de tes compagnes ;
Fleur de notre couronne, on va t'en arracher.
LES FEMMES
Vierge, à ton beau guerrier nous allons te conduire ;
Nous te dépouillerons du manteau virginal.
Bientôt les doux secrets qu'il nous reste à te dire
Feront trembler ta main sous l'anneau nuptial.
LES VIERGES
L'écho n^entendra plus ta chanson dans la plaine,
Tu ne jetteras plus la toison des béliers
60 LA COUPE ET LES LÈVRES
Sous les lions d'airain, pères de la fontaine,
Et la neige oublfra la forme de tes pieds.
LES FEMMES
Que ton visage est beau ! comme on y voit, ma chère,
Le premier des attraits, la beauté du bonheur!
Comme Frank va t'aimer! comme tu vas lui plaire,
O ma belle Diane, à ton hardi chasseur !
DÉIDAMIA
Je souffre cependant. — Si vous me trouvez belle,
Dites-le-lui, mes sœurs, il m'en aimera mieux.
Mon Dieu, je voudrais l'être, afin qu'il fût heureux.
Ne me comparez pas à la jeune immortelle :
Hélas ! de ta beauté, je n'ai que la pâleur,
O Diane, et mon front la doit à ma douleur.
Ah ! comme j'ai pleuré ! comme tout sur la terre
Pleurait autour de moi, quand mon Charle avait fui 1
Comme je m'assejais, à côté de ma mère,
Le cœur gros de soupirs ! — Mes sœurs, dites-le-lui !
SCÈNE II
LES MONTAGNARDS
Ainsi Frank n'est pas mort : — c'est la fable éternelle
Des chasseurs à l'affût d'une fausse nouvelle,
Et ceux qui vendaient l'ours ne l'avaient pas tué.
Comme il leur a fait peur, quand il s'est réveillé !
Mais,aujourd'huiqu'ilparle, ilfautbien qu'on se taise.
On avait fait jadis, quand l'Hercule Farnèse
Fut jeté dans le Tibre, un Hercule nouveau.
On le trouvait pareil, on le disait plus beau :
Le modèle était mort, et le peuple crédule
Ne sait que ce qu'il voit. - Pourtant le vieil Hercule
Sortit un jour des eaux; l'athlète colossal
Fut élevé dans l'air a côté de son ombre.
Et le marbre insensé tomba du piédestal. ,
ACTE V, SCÈNE II 61
Frank renaît : — ^ ce n'est plus cet homme au re-
gard sombre,
Au front blême, au cœur dur, et dont l'oisiveté
Laissait sur ses talons traîner sa pauvreté.
C'est un gai compagnon, un brave homme de guerre,
Qui frappe sur l'épaule aux honnêtes fermiers :
Aussi, Dieu soit loué, ses torts sont oubliés ;
Et nous voilà tous prêts à boire dans son verre.
C'est aujourd'hui sa noce avec Déidamia.
Quel bon cœur de quinze ans ! et quelle ménagère !
S^il fut jamais aimé, c'est bien de celle-là.
Un soldat m*a conté l'histoire de la bière.
Il parait que d'abord Frank s'était mis dedans.
Deux de ses serviteurs, ses deux seuls confidents,
Fermèrent le couvercle, et, dès la nuit venue.
Le prêtre et les flambeaux traversèrent la rue.
Après que sur leur dos les porteurs l'eurent pris, '
« Vous laisserez, dit-il, un trou pour que l'air passe;
Puisque je dois un jour voir la mort face à face,
Nous ferons connaissance, et serons vieux amis. »
Il se fit emporter dans une sacristie ;
Regardant par son trou le ciel de la patrie,
Il s'en fut au saint lieu dont les chiens sont chassés,
Sifflant dans son cercueil Thymne des trépassés.
Le lendemain matin, il voulut prendre un masque,
Pour assister lui môme à son enterrement.
Eh! quel homme ici-bâs n'a son déguisement?
Le froc du pèlerin, la visière du casque,
Sont autant de cachots pour voir sans être vu.
Et n'en est-ce pas un souvent que la vertu?
Vrai masque de bouffon, que l'humble hypocrisie
Promène sur le vain théâtre de la vie,
Mais qui, mal fixé, tremble, et que la passion
Peut faire à chaque instant tomber dans l'action.
(Exeunt.)
•62 LA COUPE ET LES LÈVRES
SCÈNE III
Une petite chambre.
FRANK, DÉIDAMIA
FRANK
Et tu m*as attendu, ma petite Mamette !
Tu comptais jour par jour dans ton cœur et ta tôte ;
Tu restais là, debout, sur ton seuil entr'ouvert.
DÉIDAMIA
Mon ami, mon ami, Mamette a bien souffert !
FRANK
Les heures s'envolaient, — et l'aurore et la brune
Te retrouvaient toujours sur ce chemin perdu.
Ton Charle était bien loin . — Toi , comme la fortune,
Tu restais à sa porte, — et tu m'as attendu!
DÉIDAMIA
Comme vous voilà pâle et la voix altérée !
Mon Dieu 1 qu'avez-vous fait si loin et si longtemps ?
Ma mère, savez-vbus, était désespérée.
Mais vous pensiez à nous quand vous aviez le temps ?
FRANK
J'ai connu dans ma vie un pauvre misérable
Que l'on appelait Frank, — un être insociable,
Qui de tous ses voisins était Taversion.
La famine et la peur, sœurs de l'oppression,
Vivaient dans ses yeux creux ; — la maigreur dé-
vorante
L'avait horriblement décharné jusqu^auz os.
Le mépris le courbait, et la honte souffrante
'Qui suit le pauvre était attachée à son dos.
L'univers et ses lois le remplissaient de haine.
Toujours triste, toujours marchant de ce pas lent
ACTE V, SCENE III 63
Dont un vieux pâtre suit son troupeau nonchalant,
Il errait dans les bois, par les monts et la plaine.
Et braconnant partout, et, partout rejeté,
II allait gémissant sur la fatalité ;
Le col toujours courbé comme sous une hache :
On eût dit un larron qui rôde et qui se cache,
Si ce n*est pis encore, — un mendiant honteux
Qui n'ose faire un coup, crainte d'être victime.
Et, pour toute vertu, garde la peur du crime,
Ce chétif et dernier lien des malheureux.
Oui, ma chère Mamette, oui, j'ai connu cet être.
DÉIDAMIA
Qui donc est là, debout, derrière la fenôti*e,
Avec ces deux grands yeux, et cet air étonné ?
FRANK
Où donc? Je ne vois rien.
DÉIDAMIA
Si. : — Quelqu'un nous écoute,.
Qui vient de s^en aller quand tu t'es retourné.
FRANK
C'est quelque mendiant qui passe sur la route.
Allons, Déidamia, cela t'a fait pâlir.
DÉIDAMIA
Eh bien ! et ton histoire, où veut- elle en venir?
FRANK
Une autre fois, — c'était au milieu des orgies,
Je vis dans un miroir, aux clartés des bougies,
Un joueur pris de vin, couché sur un sofa.
Une femme, ou du moins la forme d'une femme,
Le tenait embrassé, comme je te tiens là.
Il se tordait en vain sous le spectre sans âme :
Il semblait qu'un noyé l'eût pris entre ses bras.
64 LA COUPE ET LES LÈVRES
Cet homme infortuné... Tu ne m'écoutes pas ?
Voyons, viens m'embrasser.
DÉIOAMIA
Oh ! non, je vous en prie.
(Il l'embrasse de force.)
Frank, mon cher petit Charle, attends qu'on nous
marie,
Attends jusqu'à ce soir. — Ma mère va venir.
Je ne veux pas, monsieur. -—Ah ! tu me fais mourir !
FRANK
Lumière du soleil, quelle admirable fille !
DÉIDAMIA
Il faudra, mon ami, nous faire une famille ;
Nous aurons nos voisins, ton père, tes parents,
Et ma mère surtout. — Nous aurons nos enfants.
Toi, tu travailleras à notre métairie ;
Moi, j'aurai soin du reste et de la laiterie;
Et tant que nous vivrons, nouç serons tous les deux,
Tous les deux pour toujours, et nous mourrons
bien vieux.
Vous riez? Pourquoi donc ?
FRANK
Oui. je ris du tonnerre.
Oui ; le diable m'emporte ! il peut tomber sur moi.
DÉIDAMIA
Qu'est-ce que c'est, monsieur? voulez-vous bien
vous taire ?
FRANK
Va toujours, mon enfant, je ne ris pas de toi.
DéiDAMIA
Qui donc est encor là? Je te dis qu'on nous guette.
ACTE V, SCENE III 65
Tu ne vois pas là-bas remuer une tôle ?
Là, — dans l'ombre du mur?
FRANK
Où donc ? de quel côté ?
Vous avez des terreurs, ma chère, en vérité.
{Il la prend dans ses bras.)
Il me serait cruel de penser qu'une femme,
O Mamette, moins belle et moins pure que toi,
Dans des lieux étrangers, par un autre que moi,
Pût être autant aimée. - Aht j'ai senti mon àme
Qui redevenait vierge à ton doux souvenir,
Comme l'onde où tu viens mirer ton beau visage
Se fait vierge, ma chère, et dans ta chaste image
Sous son cristal profond semble se recueillir !
C'est bien toi ! je te tiens, — toujours fraîche et jolie.
Toujours comme un oiseau, prête à tout oublier.
Voilà ton petit lit, ton rouet, ton métier.
Œuvre de patience et de mélancolie.
O toi qui tant de fois as reçu dans ton sein
Mes chagrins et mes pleurs, et qui m'as en échange
Rendu le doux repos d'un front toujours serein,
Comment as-tu donc fait, dis-moi, mon petit ange,
Pour n'avoir rien gardé de mes maux, quand mon
cœur
A tant et si souvent gardé de ton bonheur?
DéiDAHiA
Ah ! vous savez toujours, vous autres hypocrites.
De beaux discours flatteurs bien souvent répétés.
Je les aime, mon Dieu! quand c'est vous qui les dites;
Mais ce n'est pas pour moi qu'ils étaient inventés.
FRANK
Dis-moi, tu ne veux pas venir en Italie?
En Espagne ? à Paris ? Nous mènerions grand train.
Avec si peu de frais tu serais si jolie !
Z.A COUPS ST LBI LÂVRIS. 8
66 LA COUPE ET LES LEVRES
DÉIDAMIA
Est-ce que vous trouvez ce bonnet-là vilain !
Vous verrez tout à l'heure, avec ma robe blanche,
Mes bas à coins brodés, mon bonnet du dimanche
Et mon tablier vert. — Vous riez, vous riez?
FRANK
Dans une heure d'ici nous serons mariés.
Ce baiser que tu fuis, et que je te dérobe,
Tu me le céderas, Mamette, de bon cœur.
Dans une heure, ô mon Dieu I tu viendras me le
rendre.
Mamette, je me meurs,
DÉIDAHU
Ah ! moi, je sais attendre !
Voyons, laissez-moi donc être un peu votre sœur.
Une heure, une heure encore, et je serai ta femme.
Oui, je vais te le rendre, et de toute mon âme,
Ton baiser dévorant, mon Frank, ton beau baiser !
Et ton tonnerre alors pourra nous écraser.
FRANK
Oh î que cette heure est longue ! oh 1 que vous
êtes belle !
De quelle volupté déchirante et cruelle
Vous me noyez le cœur, froide Déidamia !
DÉIDAMIA
Regardez, regardez, la tête est toujours là.
Qui donc nous guette ainsi ?
FRANK
Mamette, ô mon amante,
Ne me détourne pas cette lèvre charmante.
Non I quand l'éternité devrait m'ensevelir I
ACTE V, SCÈNE III 67
DÉIDAMIA
Moo ami, mon amant, repectez votre femme.
FRANK
Non ! non 1 quand ton baiser devrait brûler mon âme !
Non ! quand ton dieu jaloux devrait nous en punir.
DÉIDAMIA
Eh bien ! oui, ta maîtresse, — eh bien ! oui, ton
amante,
Ta Mamette, ton bien, ta femme et ta servante.
Et la mort peut venir, et je t'aime, et je veux
T'avoir là dans mes bras et dans mes longs cheveux,
Sur ma robe de lin ton haleine embaumée.
Je sais que je suis belle, et plusieurs m*ont aimée ;
Mais je t'appartenais, j'ai gardé ton trésor.
{Elle tombe dans ses bras,)
FRANK, se levant brusquement.
Quelqu'un est là, c'est vrai.
DÉIDAMIA
Qu'importe? Charle, Charle !
FRANK
Ah ! massacre et tison d'enfer? — C'est Belcolor !
Restez ici, Mamette, il faut que je lui parle.
(Il saute par la fenêtre.)
DÉIDAMIA
Mon Dieu ! que va-t-il faire, et qu'est-il arrivé?
Le voilà qui revient. — Eh bien! l'as-tu trouvé?
FRANK, à la fenêtre en dehors.
Non, mais, par le tonnerre, il faudra qu'il y vienne.
Je crois que c'est un spectre, et vous aviez raison.
Attendez-moi. — Je fais le tour de la maison.
68 LA COUPE ET LES LÈVRES
DÉIDAMIA, courant à la fenêtre.
Charle, ne t'en va pas! S'il s'enfuit dans la plaine,
Laisse-le s'envoler, ce spectre de malheur.
{Belcolore parait de Vautre côté de la fenêtre
et 8^ enfuit aussitôt.)
Au secours ; au secours 1 on m'a frappée au cœur.
(Déidamia tombe et sort en se traînant,)
LES MONTAGNARDS, accourant du dehors.
Frank, que se passe-t-il? On nous appelle, on crie.
Qui donc est là par terre étendu dans son sang ?
Juste Dieu ! c'est Mamette ! Âh ! son Ame est partie.
Un stylet italien est entré dans son flanc.
Au meurtre 1 Frank, au meurtre !
FRANK, rentrant dans la cabane avec JDéidamta
morte dans ses bras.
toi, ma bien-aimée !
Sur mon premier baiser ton âme s'est fermée ;
Pendant plus de quinze ans tu l'avais attendu,
Mamette, et tu t'en vas sans me l'avoir rendu.
Juillet et août 1832.
FIN DE « LA COUPE ET LES LEVRES »
ON NE BADINE PAS
AVEC L'AMOUR
COMÉDIE EN TROIS ACTES
PUBLIÉE EN 1834, REPRÉSENTÉE EN 1861
PERSONNAGES
LE BARON.
PERDICAN, son fils.
MAITRE BLAZIUS, gouverneur de Perdican.
MAITRE BRIDAINE, curé.
CAMILLE, nièce du baron.
DAME PLUCHE, sa gouvernante.
ROSETTE, sœur de lait de Camille.
Paysans, Valets, eic.
ACTE PREMIER
SCÈNE PREMIKRE
Une place devant le château.
LE CHŒUR
Doucement bercé sur sa mule fringante,
messer Blazius s'avance dans les bluets
fleuris, vêtu de neuf, l'écritoire au côté.
Comme im poupon sur Toreiller, il se bal-
lotte sur son ventre rebondi, et, les yeux à
demi fermés, il marmotte un Pater noster
70 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR
dans son triple menton. Salut^ maître Bla-
zius; vous arrivez au temps de la ven-
dange, pareil à une amphore antique.
MAITRE BLAZIUS
Que ceux qui veulent apprendre une nou-
velle d'importance m'apportent ici premiè-
rement un verre de vin frais.
LE CHCEUR
Voilà notre plus grande écuelle; buvez,
maître Blazius; le vin est bon; vous parle-
rez après.
MAITRE BLAZIUS
Vous saurez, mes enfants, que le jeune
Perdican, fils de notre seigneur, vient d'at-
teindre à sa majorité, et qu'il est reçu
docteur à Paris. Il revient aujourd'hui
même au château, la bouche toute pleine
de façons de parler si belles et si fleuries,
qu'on ne sait que lui répondre les trois
quarts du temps. Toute sa gracieuse per--
sonne est un livre d'or; il ne voit pas un
brin d'herbe à terre, qu'il ne vous dise
comment cela s'appelle en latin; et, quand
. il iait du vent ou qu'il pleut, il vous dit
\tout clairement pourquoi. Vous ouvrirez
des yeux grands comme la porte que voilà,
de le voir dérouler un des parchemins qu'il
a coloriés d'encres de toutes couleurs de ses
propres mains et sans en rien dire à per-
sonne. Enfin, c'est un diamant fin des pieds
à la tête, et voilà ce que je viens annoncer
à M. le baron. Vous sentez que cela me
fait quelque honneur, à moi, qui suis son
gouverneur depuis l'âge de quatre ans;
ainsi donc, mes bons amis, apportez une
chaise, que je descende un peu de cette
mule-ci sans me casser le cou; la bête est
tant soit peu rétive, et je ne serais pas
ACTE I, SCèNE I 71
fâché de boire encore une gorgée avant
d'entrer.
LE CHŒUR
Buvez, maître Blazius, et reprenez vos
esprits. Nous avons vu naître le petit Per-
dican, et il n'était pas besoin, du moment
qu'il arrive, de nous en dire si lonç. Puis-
sions-nous retrouver Tenf ant dans Te cœur
de riiomme I
MAITRE BLAZIUS
Ma foi, l'écuelle est vide; je ne croyais
pas avoir tout bu. Adieu; j'ai préparé, en
LE CHŒUR
Durement cahotée sur son âne essoufflé,
dame Pluche gravit la colline ; son écuyer
transi gourdine à tour de bras le pauvre
animal, qui hoche la tête un chardon entre
les dents. Ses longues jambes maigres
trépignent de colère, tandis que de ses
mains osseuses elle égratigne son chapelet.
Bonjour donc, dame Pluche; vous arrivez
comme la fièvre, avec le vent qui fait jau-
nir les bois.
DAME PLUCHE
Un verre d'eau, canaille que vous ôtes I
un verre d'eau et un peu de vinaigre l
LE CHŒUR
D'où venez- vous, Pluche, 91a mie? Vos «^u
faux cheveux sont couverts de poussière,
voilà un toupet de gâté, et votre chaste
robe est retroussée jusqu'à vos vénérables
jarretières.
DAME PLUCHE
'Sachez, manants, que la belle Camille,
72 ON NE BADINE PAS AVEC L'AMOUR
la nièce de votre maître, arrive aujourd'hui
au château. Elle a quitté le couvent sur
l'ordre exprès de Monseigneur, pour venir
en son temps et lieu recueilhr, comme
faire se doit, le bon bien qu'elle a de sa
mère. Son éducation, Dieu merci, est ter-
minée, et ceux qui la verront auront la
joie de respirer une glorieuse fleur de sa-
gesse et de dévotion. Jamais il n'y a rien
eu de si pur, de si ange, de si agneau et de
si colombe que cette chère nonnaiii ; que le
Seigneur Dieu du ciel la conduise î Ainsi
soiMl ! Rangez- vous, canaille ; il me semble
que j'ai les jambes enflées.
LE CHOEUR
Défripez-vous, honnête Pluche, et, quand
vous prierez Dieu, demandez de la pluie;
nos blés sont secs comme vos tibias.
DAME PLUCHE
Vous m'avez apporté de l'eau dans une
écuelle qui sent la cuisine; donnez-moi la
main pour descendre, vous êtes des butors
et des malappris. (Elle sort)
LE CHŒUR
Mettons nos habits du dimanche, et at-
tendons que le baron nous fasse appeler.
Ou je me trompe fort, ou quelque joyeuse
bombance est dans l'air d'aujourd'hui.
(Ils i^ortent)
SCÈNE II
Le salon du baron.
Entrent LE BARON, MAITRE BRIDAINE
et MAITRE BLAZIUS
LE BARON
Maître Bridaine, vous êtes mon ami; je
vous présente maître Blazius, gouverneur
ACTE I, SCÈNE II 73
de mon ûis. Mon fils a eu hier matin, à
midi huit minutes, vingt et un ans comptés ;
il est docteur à quatre boules blanches.
Maître Blazius, je vous présente maître
Bridaine, curé de la paroisse ; c'est mon ami.
MAITRE BLAZIUS, Saluant.
A quatre boules blanches, seigneur : lit-
térature, philosophie, droit romain, droit
canon.
LE BABON
Allez à votre chambre, cher Blazius, mon
flls ne va pas tarder à paraître; faites un
peu de toilette, et revenez au coup de la
cloche. {Maître Blazius sort)
MAITRE BRIDAINE
Vous dirai-je ma pensée, Monseigneur?
le gouverneur de votre fils sent le vin à
pleine bouche.
LE BARON
Cela est impossible.
MAITRE BRIDAINE
J'en suis sûr comme de ma vie ; il m'a
parlé de fort près tout à Theure; il sent
le vin à faire peur.
LE BARON
Brisons là; je vous répète que cela est
impossible. (Entre dame Pluche.) Vous voilà,
bonne dame Pluche? Ma nièce est sans
doute avec vous?
DAME PLUCHE
Elle me suit, Monseigneur; je l'ai de-
vancée de quelques pas.
LE BARON
Maître Bridaine, vous êtes mon ami. Je
vous présente la dame Pluche, gouver-
74 ON NE BADINE PAS AVEC l'aMOUR
nante de ma nièce. Ma nièce est depuis
hier, à sept heures de nuit, parvenue à
l'âge de dix-huit ans ; elle sort du meilleur
couvent de France. Dame Pluche, je vous
présente maître Bridaine, curé de la pa-
roisse; c*est mon ami.
DAME PLUCHE, saltUtnt,
Du meilleur couvent de France, seigneur»
et je puis ajouter : la meilleure chrétienne
du couvent.
LE BARON
Allez, dame Pluche, réparer le désordre
OÙ vous voilà; ma nièce va bientôt venir,
j'espère ; soyez prête à l'heure du dîner.
{Dame Pluche sort.)
MAITRE BRIDAINE
Cette vieille demoiselle paraît tout à fait
pleine d'onction.
LE BARON
Pleine d'onction et de componction, maître
Bridaine; sa vertu est inattaquable.
MAITRE BRIDAINE
Mais le gouverneur sent le vin, j'en ai la
certitude.
LE BARON
Maître Bridaine, il y a des moments où
je doute de votre amitié. Prenez-vous à
tâche de me contredire? Pas un mot de
plus là-dessus. J'ai formé le dessein de
marier mon fils avec ma nièce; cest un
couple assorti : leur éducation me coûte
six mille écus.
MAITRE BRIDAINE
Il sera nécessaire d'obtenir des dispenses,
LE BARON
Je les ai, Bridaine; elles sont sur ma
ACTE I, SCÈNE II 75
table, dans mon cabinet. O mon ami \ ap-
prenez maintenant que je suis plein de
loie. Vous savez que j'ai eu de tout temps
la plus profonde horreur pour la solitude.
Cependant la place que j'occupe et la gra-
vité de mon habit me forcent a rester dans
ce château pendant trois mois d'hiver et
trois mois d'été. Il est impossible de faire
le bonheur des hommes en général, et de
ses vassaux en particulier, sans donner
parfois à son valet de chambre Tordre ri-
goureux de ne laisser entrer personne.
Qu'il est austère et difficile le recueillement
de l'homme d'Etat ! et quel plaisir ne trou-
verai-! e pas à tempérer, par la présence de
mes deux enfants réunis, la sombre tris-
tesse à laquelle je dois nécessairement être
en proie depuis que le roi m'a nommé
receveur I
MAITRE BRIDAINE
Ce mariage se fera-t-il i<îi ou à Paris
LE BARON
Voilà OÙ je vous attendais, Bridaine
j'étais sûr de cette question. Eh bien ! mon
ami, que diriez- vous si ces mains que voilà,
oui, Bridaine, vos propres mains, — ne les
regardez pas d'une manière aussi piteuse, —
•étaient destinées à bénir solennellement
l'heureuse confirmation de mes rêves le»
plus chers? Hé?
MAITRE BRIDAINE
Je me tais : la reconnaissance me ferme
la bouche.
LE BARON
Regardez par cette fenêtre; ne voyez-
vous pas que mes gens se portent en foule
à la grille? Mes deux enfants arrivent en
même temps; voilà la combinaison la plus
76 ON NE BADINE PAS AVEC L'aMOUR
heureuse. J'ai disposé les choses de ma-
nière à tout prévoir. Ma nièce sera intro-
duite par cette porte à gauche, et mon fils
par cette porte a droite. Qu'en dites- vous ?
Je me fais une fête de voir comment ils
s'aborderont, ce qu'ils se diront. Six mille
écus ne sont pas une bagatelle, il ne faut
pas s'y tromper. Ces enfants s'aimaient
d'ailleurs fort tendrement dès le berceau.—
Bridaine, il me vient \me idée
MAITRE BRIDAINE
Laquelle ?
LE BARON
Pendant le dîner, sans avoir l'air d'y
toucher, — vous comprenez, mon ami, —
tout en vidant quelques coupes joyeuses,
vous savez le latin, Bridaine?
MAITRE BRIDAINE
Ità œdepol, pardieu, si je le sais l
LE BARON
Je serais bien aise de vous voir entre-
prendre ce garçon, — discrètement, s'en-
tend, — devant sa cousine; cela ne peut
produire qu'un bon effet; — faites-le parler
un peu latin, ~ non pas précisément pen-
dant le dîner, cela deviendrait fastidieux,
et, quant à moi, je n'y comprendrais rien;
— mais au dessert, entendez-vous?
• MAITRE BRIDAINE
Si VOUS n'y comprenez rien. Monseigneur,
il est probable que votre nièce est dans le
même cas.
LE BARON
Raison de plus ; ne voulez-vous pas qu'une
femme admire ce qu'elle comprend? D'où,
sortez-vous, Bridaine? Voilà un raisonne-
ment qui fait pitié.
ACTE I, SCÈNE II 77
MAITRE BRIDAINE /
Je connais peu les femmes ; mais il me
semble qu'il est difficile qu'on admire ce
qu'on ne comprend pas.
LE BARON
Je les connais, Bridaine, je connais ces
êtres charmants et indéfinissables. Soyez
persuadé qu'elles aiment à avoir de la i - .
poudre dans les yeux, et que plus on leur /. - "
en jette, plus elles les éc arquillen t, afin d'en ' , "
gobe r davantage. (Perdimn entre d'un côté y -«'^
Camille de Vautre.) Bonjour, mes enfants;
bonjour, ma chère Camille, mon cher Per-
dicanl embrassez-moi, et embrassez- vous.
PERDIGAN
Bonjour, mon père, ma sœur bien-aimée !
Quel bonheur! que je suis heureux l
CAMILLE
Mon père et mon cousin, je vous salue.
PERDIGAN
Comme te voilà grande, Camille I et belle
comme le jour.
LE BARON
Quand as-tu quitté Paris, Perdican?
PERDIGAN
Mercredi, je crois, ou mardi. Comme te
voilà métamorphosée en femme! Je suis
donc un homme, moi? Il me semble que
c'est hier que je t'ai vue pas plus haute
que cela.
LE BARON
Vous devez être fatigués; la route est
longue, et il fait chaud.
PERDIGAN
Oh ! mon Dieu, non. Regardez donc, mon
père, conmie Camille est jolie !
78 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR
LE BARON
Allons, Camille, embrasse ton cousin.
CAMILLE
Excusez-moi.
LE BARON
Un compliment vaut un baiser ; embrasse-
la, Perdican.
PERDICAN
Si ma cousine recule quand je lui tends ,
la main, je vous dirai à mon tour : « Excu-
sez-moi; » Tamour peut voler un baiser,
mais non pas Famitié.
CAMILLE
L'amitié ni l'amour ne doivent recevoir
que ce qu'ils peuvent rendre.
LE BARON, à maître Bridaine.
Voilà un commencement de mauvais au-
gure, hé?
MAITRE BRIDAINE, au baron.
Trop de pudeur est sans doute un défaut;
mais le mariage lève bien des scrupules.
LE BARON, à maître Bridaine,
Je suis choqué, — blessé. — Cette réponse
m'a déplu. — Excusez moi! Avez-vous vu
gu'elle a fait mine de se signer? — Venez
ici que je vous parle. — Cela m'est pénible
au dernier point. Ce moment, qui devait
m'être si doux, est complètement gâté. —
Je suis vexé, piqué. — Diable I voilà qui est
fort mauvais.
MAITRE BRIDAINE
Dites-leur quelques mots; les voilà qui
se tournent le dos.
LE BARON
Eh bien! mes enfants, à quoi pensez-
ACTE I, SCÈNE II 79
VOUS donc ? Que fais-tu là, Camille, devant
cette tapisserie ?
CAMILLE, regardant un tableau.
Voilà un beau portrait, mon oncle ! N*est-
ce pas une grand'tante à nous?
LE BARON ; \ <A* r» Vt,
Oui, mon enfant, c'est ta bisaïeule , — ou
du moins la sœur de ton bisaieui, — car la
chère dame n'a jamais concouru, — pour
sa part, je crois, autrement qu'en prières,
— à l'accroissement de la famille. — C'était,
ma foi, une sainte femme.
CAMILLE
Oh ! oui, une sainte ! c*est ma grand'tante
Isabelle. Comme ce costume religieux lui
va bien!
LE BARON
Et toi, Perdican, que fais-tu là devant ce
pot de fleurs?
PERDICAN
Voilà une fleur charmante, mon père.
C'est xm héliotrope.
LE BARON
Te moques-tu? elle est grosse comme
une mouche.
PERDICAN
Cette petite fleur grosse comme une mou-
che a biefi son prix.
MAITRE DRIDAINE
Sans doute ! le docteur a raison. Deman-
dez-lui à quel sexe, à quelle classe elle
appartient, de quels éléments elle se forme
doù lui viennent sa sève et sa couleur; i
vous ravira en extase en vous détaillam
les phénomènes de ce brin d'herbe, depuis
la racine jusqu'à la fleur.
80 ON MB BADINE PAS AVEC L'AUOUB
PERDICAN
Je n'en sais pas si long, mon révérend.
Je trouve qu'elle sent bon, voilà tout.
SCÈNE III
Devant le ch&teau.
LE CHŒUR, entrant.
Plusieurs choses me divertissent et ex-'
citent ma curiosité. Venez, mes amis, et
asseyons-nous sous ce noyer. Deux formi-
dables dîneurs sont en ce moment en pré-
sence au château, maître Bridaine et mîutre
Blazius. N'avez- vous pas fait une remarque?
C'est que, lorsque deux hommes à peu près
pareils, également gros, également sots,
ayant les mêmes vices et les mêmes pas>
sions, viennent par hasard à se rencontrer,
il faut nécessairement qu'ils s'adorent ou
qu'ils s'exècrent. Par la raison que les con-
traires s'attirent, qu'un homme grand et des-
séché aimera un homme petit et rond, que
les blonds rechenhent les bruns, et réci-
proquement, je prévois une lutte secrète
entre le gouverneur et le curé. Tous deux
sont armés d'une égale impudence ; tous
deux ont pour ventre un tonneau; non
seulement ils sont gloutons, mais ils sont
gourmets; tous deux se disputeront, à
dîner, non seulement la quantité, mais la
qualité. Si le poisson est petit, comment
faire? et dans tous les cas une langue de
carpe ne peut se partager, et une carpe ne
peut avoir deux langues. Itemy tous deux
sont bavards; mais à la rigueur ils peuvent
Farler ensemble sans s'écouter ni l'un ni
autre. Déjà maître Bridaine a voulu adres-
ser au jeune Perdican plusieurs questions
ACTE I, SCÈNE III 81
pédantes, et le gouverneur a froncé le
sourcil. Il lui est désagréable qu'un autre
que lui semble mettre son élève à l'épreuve.
Item, ils sont prêtres tous deux ; ' l'un jsep^ * '* ;
targuera de sa cure, l'autre se rengorgera c^yi^»^^
aâns sa charge de gouverneur. Maître Bla-
zius confesse- le fils, et maître Brldaine le
Î>ère. Déjà je les vois accoudés sur la table,
es joues enflammée-, les yeux à fleur de
tête, secouer pleins de haine leurs triples
mentons. Ils se regardent de la tête aux < ,
pieds, ils préludent par de légères .gscar- ^ '
mouches ; l)ientôt la guerre se déclaré ; les
cuistreries de toute espèce se croisent et
s'échangent, et, pour comble de malheur,
entre les deux ivrognes s'agite dame Pluche,
qui les repousse l'un» et l'autre de ses
coudes affilés.
Maintenant que voilà le dîner flni, on
ouvre la grille du château. C'est la compa-
gnie qui sort, retirons-nous à l'écart. (Ils
sortent — Entrent le baron et dame Pluche,)
LE BARON
Vénérable Pluche, je suis peiné.
DAME PLUCHE
Est-il possible, Monseigneur?
LE BARON
Oui, Pluche, cela est possible. J'avais
compté depuis longtemps, — j'avais même
écrit, noté, sur- mes tablettes de poche,
— que ce jour devait être le plus agréable
de mes jours, — oui, bonne dame, le plus
agréable. — Vous n'ignorez pas que mon
dessein était de marier mon flls avec ma
nièce ; — cela ^tait résolu, — convenu, —
j'en avais parlé à Bridaine, — et je vois, je
crois voir, que ces enfants se parlent froi-
dement; ils ne se sont pas dit un mot.
82 ON NE BADINE PAS AVEC L'AMOUR
DAME PLUCHE
Les voilà qui viennent, Monseigneur.
Sont-ils prévenus de vos projets ?
LE BARON
Je leur en ai touché quelques mots en
particulier. Je crois qu'il serait bon, puis-
que les voilà réunis, de nous asseoir sous
cet ombrage propice, et de les laisser en-
semble un instant. [H se retire avec dame
Pluche. — Entrent Camille et Perdican.)
PERDICAN
Sais-tu que cela n'a rien de beau, Ca-
mille, de m'avoir refusé un baiser?
CAMILLE
Je suis comme cela; c'est ma manière.
PERDICAN
Veux -tu mon bras pour faire un tour
dans le village?
CAMILLE
Non, je suis lasse. - / /» ^/'
PERDICAN
Cela ne te ferait pas plaisir de revoir la
Î)rairie ? Te souviens-tu de nos parties sur
e bateau? Viens, nous descendrons jus-
qu'aux moulins; je tiendrai les rames, et
toi le gouvernail.
CAMILLE .
Je n'en ai nulle envie.
PERDICAN
Tu me fends l'âme. Quoil pas un souve-
nir, Camille? pas un battement de cœur
pour notre enfance, pour tout ce pauvre
temps passé, si bon, si doux, si plein de
niaiseries délicieuses ? Tu ne veux pas
ACTE I, SCÈNE III 83
venir voir le sentier par où nous allions à
la ferme?
CAMILLE
Non, pas ce soir.
PERDICAN
Pas ce soir I quand donc? Toute notre vie
est là.
CAMILLE
Je ne suis pas assez jeune pour m'amuser
de mes poupées, ni assez vieille pour aimer
le passé.
PBRDICAN
Comment dis-tu cela?
CAMILLE
Je dis que les souvenirs d'enfance ne
sont pas de mon goût.
PERDICAN
Cela t'ennuie?
CAMILLE
Oui, cela m'ennuie.
PERDICAN
Pauvre enfant I Je te plains sincèrement.
{lia sortent chacun de leur côté.)
LB BARON, rentrant avec dame Pluche.
Vous le voyez et vous Ten tendez, excel-
lente Pluche; je m'attendais à la plus suave
harmonie, et il me semble assister à un
concert où le violon joue Mon cœur soupire,
pendant que la flûte joue Vive Henri IV.
Songez à la discordance affreuse qu'une
pareille combinaison produirait. Voilà pour-
tant ce qui se passe dans mon cœur.
DAME PLUCHE
Je l'avoue; il m'est impossible de blâmer
84 ON NE BADINE PAS AVEC L'AMOUR
Camille, et rien n'est de plus mauvais ton,
à mon sens, que les parties de bateau.
LE BARON
Parlez-vous sérieusement?
DAME PLUGHE
Seigneur, une jeune fllle qui se respecte
ne se hasarde pas sur les pièces d'eau.
LE BARON
Mais observez donc, dame Pluche, que
son cousin doit Tépouser, et que dès lors...
DAME PLUCHE
Les convenances défendent de tenir un
gouvernail, et il est malséant de quitter la
terre ferme seule avec un jeime homme.
LE BARON
Mais je répète... je vous dis...
DAME PLUCHE
C'est là mon opinion.
LE BARON
Êtes-vous folle? En vérité, vous me fe-
riez dire... Il y a certaines expressions que
je ne veux pas... qui me répugnent... Vous
me donnez envie... En vérité, si je ne me
retenais... Vous êtes une pécore, Pluche !
Je ne sais que penser de vous. (Il sort.)
SCÈNE n
Une place.
LE CHŒUR, PERDICAN
PBRDIGAN
Bonjour, mes amis. Me reconnaissez-vous?
LE CHŒUR
Seigneur, vous ressemblez à un enfant
que nous avons beaucoup aimé.
ACTE I, SCÈNE IV 85
PERDICAN
N'est-ce pas vous qui m'avez porté sur
votre dos pour passer les ruisseaux de vos.
prairies, vous qui m'avez fait danser sur
vos genoux, qui m'avez pris en croupe sur
vos Chevaux robustes, qui vous êtes serrés
quelquefois autour de vos tables pour me
faire une place au souper de la ferme?
LE CHŒUR
Nous nous en souvenons, seigneur. Vous
étiez bien le plus mauvais ^rnement et le
meilleur garçon de la terre. -
PERDICAN
Et pourquoi donc alors ne m'embrassez-
vous pas, au lieu de me saluer comme un
étranger?
LE CHŒUR
Que Dieu te bénisse, enfant de nos en-
trailles I Chacun de nous voudrait te pren-
dre dans ses bras, mais nous sommes vieux,
Monseigneur, et vous êtes un homme.
PERDICAN
Oui, il y a dix ans que je ne vous ai vus,
et en im jour tout cnange sous le soleil.
Je me suis élevé de quelques pieds vers le
ciel, et vous vous êtes courbés de quelques
gouces vers le tombeau Vos têtes ont
lanchi, vos pas sont devenus plus lents,
vous ne pouvez plus soulever de terre
votre enfant d'autrefois. C'est donc à moi
d'être votre père, à vous qui avez été les
miens.
LE CHŒUR
Votre retour est un jour plus heureux
que votre naissance. Il est plus doux de
retrouver ce qu'on aime que d'embrasser
un nouveau-né.
<" ey>
;^
86 ON NE BADINE PAS AVEC L* AMOUR
PERDICAN
Voilà donc ma chère vallée ! mes noyers,
mes sentiers verts, ma petite fontaine I
voilà mes jours passés encore tout pleins
' de vie, voilà le monde mystérieux des
rêves de mon enfance 1 O patrie l patrie,
mot incompréhensible! Thomme n'est-il
donc né que pour un coin de terre, pour y
bâtir son nid et pour y vivre un jour?
LE CHŒUR
On nous a dit que vous êtes im savant,
Monseigneur.
PERDICAN
Oui, on me Ta dit aussi. Les sciencs sont
xme belle chose, mes enfants ; ces arbres
et ces prairies enseignent à haute voix la
plus belle de toutes, l'oubli de ce qu'on sait.
LE CHŒUR
Il s'est fait plus d'un changement pendant
votre absence. Il y a des filles mariées et
des garçons partis pour l'armée.
PERDICAN
Vous me conterez tout cela. Je m'attends
bien à du nouveau ; mais, en vérité, je n*en
.veux pas encore. Comme ce lavoir est petit !
autrefois il me paraissait immense ; j'avais
emporté dans ma tôte un océan et des
forêts, et je retrouve une goutte d'eau et
des brins d'herbe. Quelle est donc cette
jeune ûlle qui chante à sa croisée, der-
rière ces arbres ?
LE CHOEUR
C'est Rosette, la sœur de lait de votre
cousine Camille.
PERDiGANf 8'auançant.
Descends vite, Rosette, et viens ici.
ACTE I, SCENE IV 87
ROSETTE, entrant.
Oui, Monseigneur.
PERDICAN
Tu me voyais de ta fenêtre, et tu ne
venais pas, méchante fllle ! Donne-moi vite
cette main-là, et ces joues-là, que je t'em-
brasse.
ROSETTE
Oui, Monseigneur.
PERDICAN
Es-tu mariée, petite? on m'a dit que tu
rétais.
ROSETTE
Oh I non.
PERDICAN
Pourquoi? il n'y a pas dans le village de
plus jolie fllle que toi. Nous te marierons,
mon enfant.
LE CHŒUR
Monseigneur, elle veut mourir fllle.
PERDICAN
Est-ce vrai. Rosette?
ROSETTE
Oh! non.
PERDICAN
Ta sœur Camille est arrivée. L'as-tu vue?
• ROSETTE
Elle n'est pas encore venue par ici.
* PERDICAN
Va-t'en vite mettre ta robe neuve, et viens
souper au château.
88 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR
SCÈNE \
Une salle.
LE BARON et MAITRE BLAZIUS, entrant.
MAITRE BLAZIUS
Seigneur, j'ai un mot à vous dire ; le curé
de la paroisse est un ivrogne.
LE BARON
Fi donc I cela ne se peut pas.
MAITRE BLAZIUS
J'en suis certain; il a bu à dîner trois
bouteilles de vin.
LE BARON
Cela est exorbitant.
MAITRE BLAZIUS
Et, en sortant de taj)le, il a marché sur
les plates-bandes. /^ J, . \ ^ • ^ '
LE BARON
Sur les plates-bandes ! — Je suis confondu.
Voilà qui est étrange ! — Boire trois bou-
teilles de vin à dîner ! marcher sur les plates-
bandes ! c'est incompréhensible. Et pourquoi
ne marchait-il pas dans l'allée?
MAITRE BLAZIUS
Parce qu'il allait de travers.
LE BARON, â part.
Je recommence à croire que Bridaine avait
iison ce matin. Ce Blazius sent le vin d'une
amure horrible.
MAITRE BLAZIUS
Ba plus il a mangé beaucoup; sa parole
était embarrassée.
ACTE t, SCÈNE V 89
LE BARON
Vraiment, je l'ai remarqué aussi.
MAITRE BLAZIUS
Il a lâché quelgues mots latins ; c'étaient
autant de soiéciames; seigneur, c'est un^
homme dépravé.
LE BARON, à part
Pouah! ce Blazius a une odeur qui est
intolérable. Apprenez, gouverneur, que
j'ai bien autre chose en tête, et que je ne
me mêle jamais de ce qu'on boit ni de ce
qu'on mange. Je ne suis pas un majordome.
MAITRE BLAZIUS
A Dieu ne plaise que je vous déplaise, :v
monsieur le baron. Votre vin est bon.
LE BARON
Il y a de bon vm dans mes caves.
MAITRE BRIDAINE, entrant.
Seigneur, votre fils est sur la place, suivi
de tous les polissons du village, j^^t; ^ ..
LE BARON
Cela est impossible.
MAITRE BRIDAINE
Je l'ai vu de mes propres yeux. Il ramas-
sait des cailloux pour faire des ri^^chets.Sl
LE BARON
Des ricochets ! ma tête s'égare ; voilà mes
idées qui se bouleversent, vous me faites
un rapport insensé, Bridaine. Il est inouï
qu'un docteur fasse des ricochets.
MAITRE BRIDAINE
Mettez-vous à la fenêtre. Monseigneur,
vous le verrez de vos propres yeux.
90 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR
LE BARON, à part.
O Ciel ! Blazius a raison; Bridaine va de
travers.
MAITRE BRIDAINE
Regardez, Monseigneur, le voilà au bord
du lavoir. Il tient sous- le bras une jeune
paysanne.
LE BARON
Une jeune paysanne ! Mon flls vient-il ici
pour débaucher mes vassales? Une paysanne
sous le bras ! et tous les gamins du village
autour de lui ! Je me sens hors de moi.
MAITRE BRIDAINE
Cela crie vengeance.
LE BARON
Tout est perdu I — perdu sans ressource I
— Je suis perdu : Bridaine va de travers,
Blazius sent le vin à faire horreur, et mon
fils séduit toutes les filles du village en
faisant des ricochets 1 (H sort.)
ACTE DEUXIEME
SCÈNE PREMIÈRE
Un jardin.
MAITRE BLAZIUS et PERDICAN, entrant,
« MAITRE BLAZIUS
Seigneur, votre père est au désespoir.
PERDICAN
Pourquoi cela?
MAPTRE BLAZIUS
Vous n'ignorez pas qu'il avait formé le
projet de vous unir à votre cousine Camille?
ACTE II, SCENE I 9t
PERDICAN
Eh bien ? — Je ne demande pas mieux.
MAITRE BLAZIUS
Cependant le baron croit remarquer que^
vos caractères ne s'accordent pas.
PERDICAN
Cela est malheureux; je ne puis refaire
le mien.
MAITRE BLAZIUS
Rendrez-vous par là ce mariage impos-
sible ?
PERDICAN
Je vous répète que je ne demande pas
mieux que d'épouser Camille. Allez trouver
le baron et dites-lui cela.
MAITRE BLAZIUS
Seigneur, je me retire : voilà votre cousine
qui vient de ce côté. iU sort — Entre Camille,)
PERDICAN
Déjà levée, cousine? J'en suis toujours
pour ce que je t'ai dit hier : tu es jolie
comme un cœur I
CAMILLE
Parlons sérieusement, Perdican; votre
père veut nous marier. Je ne sais ce que
vous en pensez; mais je crois bien faire
en vous prévenant que mon parti est pris
là-dessus.
PERDICAN
Tant pis pour moi si je vous déplais.
CAMILLE
Pas plus qu'un autre, je ne veux pas me
marier; il n'y a rien là dont votre orgueil
puisse souffrir.
92 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR
PERDICAN
L'orgueil n'est pas mon fait ; je n'en estime
ni les joies ni les peines.
CAMILLE
Je suis venue ici pour recueillir le bien
de ma mère, je retourne demain au couvent.
PERDICAN
Il V a de la franchise dans ta démarche ;
touche là, et soyons bons amis.
CAMILLE ' ' ^.
Je n'aime pas les attouchements. '^ ^
PERDICAN, lut prenant la main, '
Donne-moi ta main, Camille, je t'en prie.
Que crains-tu de moi? Tu ne veux pas qu'on
nous marie? eh bien! ne nous marions
pas ; est-ce une raison pour nous haïr? ne
sommes-nous pas le frère et la sœur? Lors-
que ta mère a ordonné ce mariage dans
son testament, elle a voulu que notre amitié
fût éternelle, voilà tout ce qu'elle a voulu.
Pourquoi nous marier? voilà ta main et
voilà la mienne: et, pour qu'elles restent
unies ainsi jusqu^au dernier soupir, crois-tu
qu'il nous faille un prêtre? Nous n'avons
besoin que de Dieu.
CAMILLE
Je suis bien aise que mon refus vous soit
indifférent.
PERDICAN
Il ne m'est point indifférent, Camille. Ton
amour m'eût donné la vie, mais ton amitié
m'en consolera. Ne quitte pas le château
demain; hier, tu as refusé de faire un tour
de jardin, parce que tu voyais en moi im
mari dont tu ne voulais pas. Reste ici quel-
ques jours, laisse-moi espérer que notre
ACTE II, SCÈNE I 93
vie passée n'est pas morte à jamais dans
notre cœur.
CAMILLE
Je suis obligée de partir.
PERD IC AN
Pourquoi ?
CAMILLE
C'est mon secret.
PERDIGAN
En aimes-tu un autre que moi ?
CAMILLE
Non ; mais je veux partir.
PEBDIGAN
Irrévocablement ?
CAMILLE
Oui, irrévocablement.
PERDIGAN
Eh bien ! adieu. J'aurais voulu m^asseoir
avec toi sous les marronniers du petit bois,
et causer de bonne amitié une heure ou
deux. Mais, si cela te déplaît, n'en parlons
plus ; adieu, mon enfant. {U sort.)
CAMILLE « é. dame Pluche^ qui entre.
Dame Pluche, tout est-il prêt? Partirons-
nous demain? Mon tuteur a-t-il fini ses
comptes ?
DAME PLUCHE
Oui, chère colombe sans tache. Le baron
m'a traitée de pécore hier soir, et je suis
enchantée de partir.
CAMILLE
Tenez, voilà un mot d'écrit que vous por-
terez avant dîner, de ma part, à mon cou-
sin Perdican.
94 ON NE BADINE PAS AVEC L'AMOUR
OAHB PLUGHE
Seigneur, mon Dieu! est-ce possible?
Vous écrivez un billet à un homme ?
CAMILLE
Ne dois-je pas être sa femme? Je puis
bien écrire à mon fiancé.
DAME PLUCHE
Le seigneur Perdican sort d'ici. Que pou-
vez -vous lui écrire? Votre fiancé, miséri-
corde I Serait-il vrai que vous oubliiez Jé-
sus?
CAMILLE
Faites ce que je vous dis, et disposez tout
pour notre départ. (Elles sortent)
SCÈNE II
La salle à manger. — On met le couvert.
MAITRE BRIDAINE, entrant.
Cela est certain, on lui donnera encore
aujourd'hui la place d'honneur. Cette chaise
que j'ai occupée si longtemps à la droite
du baron sera la proie du gouverneur. O
malheureux que je suisi Un âne bâté, un
ivrogne sans pudeur, me relègue au bas bout
de la table ! Le majordome lui versera le
premier verre de malaga, et, lorsque les
plats arriveront à moi, ils seront à moitié
iroids, et les meilleurs morceaux déjà ava-
lés : il ne restera plus autour des perdreaux
ni choux ni carottes. O sainte Eglise catho-
lique ! Qu'on lui ait donné cette place hier,
cela se concevait; il venait d'arriver; c'é-
tait la première fois, depuis nombre d'an-
nées, qu'il s'asseyait à cette table. Dir
comme il dévorait l Non, rien ne me res-
tera que des os et des pattes de poulet. Je
ACTE II, SCÈNE III 95
ne souffrirai pas cet affront. Adieu, vénè-
rable fauteuil où je me suis renversé tant
de fois, gorgé de meis succulents ! Adieu,
bouteilles cachetées, fumet sans pareil de-
venaisons cuites à point ! Adieu, table
splendide, noble salle a manger, je ne dirai ,
plus le bénédicité ! Je retourne à ma cure; iC' a^ •
on ne me verra pas confondu parmi la
foule des convives, et j'aime mieux, comme
César, être le premier au village que le se- *•
cond dans Rome. (i/ sort)
scfiNE m
Un champ devant une petite maison.
ROSETTE et PERDICAN, entrant.
PERDICAN
Puisque ta mère n'y est pas, viens faire
un tour de promenade.
ROSETTE
Croyez-vous que cela me fasse du bien,
tous ces baisers que vous me donnez ?
PERDICAN
Quel mal y trouves-tu ? Je t'embrasserais
devant ta mère. N'es-tu pas la sœur de
Camille ? ne suis-je pas ton frère comme je
suis le sien ?
ROSETTE
Des mots sont des mots et des baisers '
sont des baisers. Je n'ai guère d*esprit, et
je m'en aperçois bien sitôt que je veux dire
quelque chose. Les belles dames savent
' ?ur affaire, selon qu'on leur baise la main
droite ou la main gauche; leurs pères les
embrassent sur le front, leurs frères sur la
joue, leurs amoureux sur les lèvres ; moi,
I
96 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR
tout le monde m'embrasse sur les deux
joues, et cela me chagrine.
PERDIGAN
Que tu es jolie, mon enfant !
ROSETTE
' Il ne faut pas non plus vous fâclier pour
cela. Comme vous paraissez triste ce matin !
votre mariage est donc manqué ?
PERDIGAN
Les paysans de ton village se souvien-
nent de m'avoir aimé; les chiens de la
basse-cour et les arbres du bois s'en sou-
viennent aussi ; mais Camille ne s'en sou-
viens pas. Et toi, Rosette, à quand le ma-
riage?
ROSETTE
Ne parlons pas de cela, voulez-vous? Par-
lons du temps qu'il fait, de ces fleurs que
voilà, de vos chevaux et de mes bonnets.
PERDIGAN
De tout ce qui te plaira, de tout ce qui
peut passer sur tes lèvres sans leur ôter
ce sourire céleste que je respecte plus que
ma vie. (/( Cembrasse,)
ROSETTE
Vous respectez mon sourire, mais vous
ne respectez guère mes lèvres, à ce qu'il
me semble. Regardez donc ; voilÀ ime goutte
de pluie qui me tombe sur la main, et ce-
pendant le ciel est pur.
PERDIGAN
Pardonne-moi.
ROSETTE
Que vous ai-je fait pour que vous pleu-
riez? (Ils sortent.)
ACTE II, SCÈNE IV 97
SCÈNE Vf
Au château.
MAITRE BLAZIUS et LE BARON, entrant.
MAITRE BLAZIUS
Seigneur, j'ai une chose singulière à vous
dire. Tout à l'heure, l'étais par hasard dans
l'offlce, je veux dire dans la galerie ; qu'au-
rais-je été faire dans l'office? j'étais donc
dans la galerie. J'avais trouvé par accident
une bouieiile, je veux dire une carafe d'eau :
comment aurais-je trouvé 'une bouteille
dans la galerie? J'étais donc en train de
boire un coup de vin, je veux dire un verre
d'eau, pour passer le temps, et je regardais
par la fenêtre, entre deux vases de fleurs
qui me paraissaient d'un goût moderne,
bien qu'ils soient imités de rétrusque,
LE BARON
Quelle insupportable manière de parler
vous avez adoptée, Blazius! vos discours
sont inexplicables.
MAITRE BLAZIUS
Ecoutez-moi, seigneur, prêtez-moi un mo-
ment d'attention. Je regardais donc par la
fenêtre. Ne vous impatientez pas, au nom
du ciel ! il y va de l'honneur de la famille,
LE BARON
De la famille! voilà qui est incompré-
hensible. De l'honneur de la famille, Bla-
zius I Savez-vous que nous sommes trente-
sept mâles, et presque autant de femmes,
tant à Paris qu'en province?
MAITRE BLAZIUS
Permettez-moi de continuer. Tandis que
je buvais un coup de vin, je veux dire un
ON tri BADUIB PAS AVEC L'aKOOB. 4
98 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR
verre d'eau, pour hâter la digestion tax-
dive, imaginez que j'ai vu passer sous la
fenêtre dame Pluche hors d'haleine.
LE BARON
Pourquoi hors d'haleine, Blazius? ceci est
u/' insolite.
MAITRE BLAZITJS
Et, à côté d'elle, rouge de colère, votre
nièce Camille.
LE BARON
Qui était rouge de colère, ma nièce ou
dame Pluche?
MAITRE BLAZIUS
Votre nièce, seigneur.
LE BARON
Ma nièce rouge de colère l Cela est inouï I
Et comment savez-vous que c'était de co-
lère? Elle pouvait être rouge pour mille
raisons; elfe avait sans doute poursuivi
/ quelques papillons dans mon parterre.
MAITRE BLAZIUS
Je ne puis rien affirmer là-dessus; cela
se peut; mais elle s'écriait avec force :
i* Aflez-y I trouvez-le I faites ce qu'on vous
dit! vous êtes une sotte! je le veuxl » Et
elle frappait avec son éventail sur le coude
de dame Pluche, qui faisait un soubresaut
dans ^ luzerne à chaque exclamation.
'''*•' LE BARON
Dans la luzerne?... Et que répondait la
gouvernante aux extravagances de ma
nièce? car cette conduite mérite d'être qua-
lifiée ainsi.
MAFTRE BLAZIUS
La gouvernante répondait : « Je ne veux
pas y aller I Je ne l'ai pas trouvé. Il fait la
ACTE II, SCÈNE IV 99
cour aux fllles du village, à des gardeuses
de çlindons. Je suis trop vieille pour com-
miencer à porter des messages d'amour;
grâce à Dieu, j'ai vécu les mains pures
jusqu'ici ; » — et, tout en parlant, elle froissait
dans ses mains un petit papier plié en quatre.
LA BARON
Je n'y comprends rien ; mes idées g'^m-
ll^ouillent tout à fait. Quelle raison pouvait
avoîr"dâme Pluche pour froisser un papier
S lié en quatre en faisant des soubresauts
ans une luzerne ? Je ne puis ajouter foi à
de pareilles monstruosités.
MAITRE BLAZIUS
Ne comprenez-vous pas clairement, sei-
gneur, ce que cela signifiait?
LE BARON
Non, en vérité, non, mon ami, Je n'y com-
prends absolument rien. Tout cela me pa-
raît une conduite désordonnée, il est vrai,
mais sans motif comme sans excuse.
MAITRE BLAZIUS
Cela veut dire que votre nièce a ime cor-
respondance secrète.
LE BARON
Que dites-vous? Songez-vous de qui vous
parlez? Pesez vos paroles, monsieur l'abbé.
MAITRE BLAZIUS
Je les pèserais dans la balance céleste c[ui
doit peser mon âme au jugement dernier,
que je n'y trouverais pas un mot qui sente
la fausse monnaie. Votre nièce a une cor-
respondance secrète.
LE BARON
Mais songez donc, mon ami, que cela est
impossible.
iOO ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR
MAITRE BLAZIUS
Pourquoi aurait-elle chargé sa gouver-
nante d'une lettre? Pourquoi avirait-elle
crié : Trouvez le ! tandis que Tautre boudait_
et rechignait ? ^ï ,v '
LE BARON ^ ■
£t à qui était adressée cette lettre ?
MAITRE BLAZIUS
Voilà précisément le hic, Monseigneur,
hic jacet lepus. A qui était adressée cette
lettre ? à un homme qui fait la cour à une
gardeuse de dindons. Or, un homme gui
recherche en public \me gardeuse de din-
dons peut être soupçonné violemment d'être
né pour les garder lui-même. Cependant il
est impossible que votre nièce, avec l'édu-
cation qu'elle a reçue, soit éprise d'un pa-
reil homme ; voilà ce que je dis, et ce qui
fait que je n'y comprends rien non plus que
vous, révérence parler.
LE BABON
O ciel I ma nièce m'a déclaré ce matin
même qu'elle refusait son cousin Perdican.
Aimerait-elle im eardeur de dindons ? Pas-
sons dans mon cabinet ; j'ai éprouvé depuis
hier des secousses si violentes, que je ne
puis rassembler mes idées, [lis sortent)
SCÈNE 1
Une fontaine dans un bois.
PERDICAN, entrant, lisant un billet.
« Trouvez-vous à midi à la petite fon-
taine. » Que veut dire cela ? tant de froi-
deur, un refus si positif, si cruel, im orgueil
si insensible, et un rendez-vous par-dessus
tout? Si c'est pour me parler d'affaires,
pourquoi choisir un pareil endroit ? Est-ce
ACTE II, SCÈNE V 101
une coquetterie? Ce matin, en me prome-
nant avec Rosette, j'ai entendu remuer dans
les broussailles, et il m'a semblé que c'était
un pas de biche. Y a-t-il ici quelque in-
trigue ?
CAMILLE, entrant.
Bonjour cousin; j'ai cru m'apercevoir,
à tort ou à raison, que vous me quittiez
tristement ce matin. Vous m'avez pris la
main malgré moi, je viens vous demander
de me donner la vôtre. Je vous ai refusé un
baiser, le voilà. {Klle l'embrasse.) Mainte-
nant, vous m'avez dit que vous seriez bien
aise de causer de bonne amitié. Asseyez-
vous là, et causons. (Elle s'assoit)
PERDICAN
Avais-je fait un rêve, ou en fais-je un
autre en ce moment ?
CAMILLE
Vous avez trouvé singulier de recevoir un
billet de moi, n'est-ce pas ? Je suis d'hu-
meur changeante; mais vous m'avez dit
ce matin un mot très ;uste : « Puisque
nous nous quittons, quittons-nous bons
amis. » Vous ne savez pas la raison pour
laquelle je pars, et je viens vous la dire :
je vais prendre le voile.
PERDICAN
Est-ce possible? Est-ce toi, Camille, que
je vois dans cette fontaine, assise sur les
marguerites comme aux jours d'autrefois ?
CAMILLE
Oui, Perdican, c'est moi. Je viens revivre
un quart d'heure de la vie passée. Je vous
ai paru brusque et hautaine ; cela est tout
simple, j'ai renoncé au monde. Cependant,
avant de le quitter, je serais bien aise d'à-
102 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR
voir votre avis. Trouvez-vous que j'aie
raison de me faire religieuse ?
PERDICAN
Ne m'interrogez pas là-dessus, car je ne
me ferai jamais moine.
CAMILLE
Depuis près de dix ans que nous avons
vécu éloignés Tun de l'autre, vous avez
commencé l'expérience de la vie. Je sais
quel homme vous êtes, et vous devez avoir
beaucoup appris en peu de temps avec un
cœur et un esprit comme les vôtres. Dites-
moi, avez-vous eu des maîtresses ?
PERDICAN
Pourquoi cela?
CAMILLE
Répondez-moi, je vous en prie, sans mo-
destie et sans fatuité.
PERDICAN
J'en ai eu.
CAMILLE
Les avez-vous aimées?
PERDICAN
De tout mon cœur?
CAMILLE
Où sont-elles maintenant? Le savez-vous?
PERDICAN
Voilà, en vérité, des questions singu-
lières. Que voulez- vous que je vous dise?
Je ne suis iii leur mari ni leur frère ; elles
sont allées où bon leur a semblé.
CAMILLE
Il doit nécessairement y en avoir une que
vous ayez préférée aux autres. Combien
ACTE II, SCÈNE V 103
de temps avez-vous aimé celle que vous
avez aimée le mieux ?
PERDICAN
Tu es une drôle de fille ! Veux-tu te faire
mon confesseur?
CAMILLE
C'est une grâce que je vous demande, de
me répondre sincèrement. Vous n'êtes point
un libertin, et je crois que votre cœur a de
la probité. Vous avez dû inspirer l'amoiur,
car vous le méritez, et vous ne vous seriez
pas livré à un caprice. Répondez-moi* je
vous en prie.
PERDICAN
Ma foi, je ne m'en souviens pas.
Camille
Connaissez-vous un homme qui n'ait aimé
qu'une femme?
PERDICAN
Il y en a certainement.
CAMILLE
Est-ce un de vos amis? Dites-moi son nom.
PERDICAN
Je n'ai pas de nom à vous dire, mais
je crois qull y a des hommes capables de
n'aimer qu'une fois.
CAMILLE
Combien de fois un honnête homme peut-
il aimer?
PERDICAN
Veux-tu me faire réciter xme litanie, ou
récltes-tu toi-même un catéchisme ?
CAMILLE
Je voudrais m'instruire et savoir si j'ai
tort ou raison de me faire religieuse. Si je
T:uâ épou.'î;!!^, ce deTTlez-vr^^is pris reçon-
dT'i avili fivijiviiiiie à w;*û.-d5 nie:5- ij'^esTLL-jas^
en me ni'>aa:ôr Taure oœtit i ii;i- Je voias
es'ume beaiiccap ei je voiis crot5. p-xr votre
eiL^catLoa et p;ir vù^re navire. 5'içerleiir à
ûeaiicnnp d'cuitres iuimrneîy^ Je à^iïs fâcâèe
çfie Toiii ne vons s^Di-^eniex p-l-is de ce c^rie
je v-i'Hâ «iem.-in'le> Peiii:-:ècre ':r^ ea tous cqq-
naidéacû rnieux je meWharciirais^
O-l veTix-tcL ea venir "î Parle; je répondraL
FipoTidez doTic à ma première qnestioiu
Ai- je* raiâoa de rester aa. cou. vent!
<:4¥TT,rgr
Je ferais donc mieox de tous épouser*
PEaDIili3P
Si le curé de Totre paroisse soufflait sur
un verre d'eau et vous disait que c'est un
verre de vin. Le boinez-vous comme tel?
perdeca:?
Non.
c^vrrr.r.K
Si le curé de votre pan'>isse soufCait sur
vous et me disait que vous m'aimerez toute
voire vie, aurais-je raison de le croire ?
PERDICAX
Oui et non.
CAMILLE
Que me conseilleriez-vous de faire le jour
où je verrais que vous ne m'aimez plus?
ACTE 11, SCÈNE V 105
PERDIGAN
De prendre un amant.
CAMILLE
Que ferai-je ensuite le jour où mon amant
ne m'aimera plus ?
PERDIGAN
Tu en prendras un autre.
CAMILLE
Combien de temps cela durera-t-il?
PERDIGAN
Jusqu'à ce que tes cheveux soient gris, et
alors les miens seront blancs.
CAMILLE
Savez-vous ce que c'est que les cloîtres,
Perdican? Vous êtes-vous jamais assis un
jour entier sur le banc d'un monastère de
femmes?
PERDIGAN
Oui, je m'y suis assis.
CAMILLE
J'ai pour amie une sœur qui n'a que trente
ans, et qui a eu cinq cent mille livres de
revenu à l'âge de quinze ans. C'est la plus
belle et la plus noble créature qui ait marché
sur terre. Elle était pairesse du parlement
et avait pour mari un des hommes les plui
distingués de France. Aucune des nobles
facultés humaines n'était restée sans culture
en elle, et, comme un arbrisseau d'une sèv(
choisie, tous ses bourgeons avaient donne
des ramures. Jamais l'amour et le bonheur ne
poseront leur couronne fleurie sur un front
plus beau. Son mari l'a trompée; elle a
aimé un autre homme, et elle se meurt de
désespoir.
106 ON NE BADINE PAS AVEC L'aMOUR
PERDICAN
Gela est possible.
CAMILLE
Nous habitons la même cellule, et j'ai
passé des nuits entières à parler de ses
malheurs; ils sont presque devenus les
miens ; cela est singulier, n'est-ce pas ? Je
ne sais trop comment cela se fait. Quand
elle me pariait de son mariage, quand elle
me peignait d'abord l'ivresse des premiers
jours, puis la tranquillité des autres, et
comme enfin tout s'éiait envolé; comme elle
était assise le soir au coin du feu, et lui
auprès de la fenêtre, sans se dire un seul
mot; comme leur amour avait langui, et
comme tous les efforts pour se rapprocher
n'aboutissaient qu'à des querelles ; comme
une figure étrangère est venue peu à peu
se placer entre eux et se glisser dans leurs
souffrances ; c'était moi que je voyais agir
tandis qu'elle parlait. Quand elle disait: « Là,
j'ai été heureuse, » mon cœur bondissait;
et quand elle ajoutait : « Là, j'ai pleuré, »
mes larmes coulaient. Mais figurez-vous
quelque chose de plus singulier encore :
j'avais fini par me créer une vie imaginaire;
cela a duré quatre ans ; il est inutile de vous
dire par combien de réflexions, de retours
sur moi-même tout cela est venu. Ce que je
voulais vous raconter comme une curiosité,
c'est que tous les récits de Louise, toutes
les fictions de mes rêves portaient votre
ressemblance.
PERDICAN
Ma ressemblance, à moi?
CAMILLE
Oui, et cela est naturel : vous étiez le
ACTE II, SCÈNE V 107
N
seul homme que j'eusse connu. En vérité,
je vous ai aimé, Perdican.
pebdicân
Quel âge as-tu, Camille ?
CAMILLE
Dix-huit ans.
PERDICAN
Continue, continue ; j'écoute.
CAMILLE
Il y a deux cents femmes dans notre cou-
vent ; un petit nombre de ces femmes ne
connaîtra jamais la vie, et tout le reste
attend la mort. Plus d'une parmi elles sont
sorties du monastère comme j'en sors au-
jourd'hui, vierges et pleines d'espérances.
Elles sont revenues, peu de temps après,
vieilles et désolées. Tous les jours il en
meurt dans nos dortoirs, et tous les jours
il en vient de nouvelles prendre la place des
mortes sur les matelas de crin. Les étran-
fers qui nous visitent adrhirent le calme et
ordre de la maison; ils regardent attenti-
vement la blancheur de nos voiles; mais
ils se demandent pourquoi nous les rabais-
sons sur nos yeux. Que pensez-vous de ces
femmes, Perdican? Ont-elles tort, ou ont-
elles raison?
; PERDICAN
Je n'en sais rien.
CAMILLE
Il s'en est trouvé quelques-unes qui m'ont
conseillé de rester vierge. Je suis bien aise
,*de vous consulter Croyez-vous que ces
femmes-là auraient mieux fait de prendre
un amant et de me conseiller d'en faire
autant?
108 ON NE BADINE PAS AVEC L'AMOUR
PERDICÀN
Je n'en sais rien.
CAMILKE
Vous aviez promis de me répondre.
PERDICAN
J'en suis dispensé tout naturellement : je
ne crois pas que ce soit toi qui paries.
CAMILLE
Cela se peut; il doit y avoir dans toutes
mes idées des choses très ridicules. Il se
peut bien qu on m'ait fait la leçon, et que
je ne sois qu'un perroquet malappris. Il y a
dans la galerie un petit tableau qui repré-
sente un moine courbé sur un missel; à tra-
vers les barreaux obscurs de sa cellule
glisse un faible rayon de soleil, et on aper-
çoit une locanda italienne, devant laquelle
danse un chevrier. Lequel de ces deui^
hommes estimez-vous davantage?
p'erdican
Ni l'un ni l'autre et tous les deux. Ce sont
deux hommes de chair et d'os ; il y en a un
qui lit et un autre qui danse; je n'y vois
pas autre chose. Tu as raison de te faire
religieuse.
CAMILLE
Vous me disiez non, tout à l'heure.
PERDICAN
Ai-je dit non? Cela est possible.
CAMILLE
Ainsi vous me le conseillez !
PERDICAN
Ainsi tu ne crois à rien?
GT^ II, SCÈNE /,<f
ACT^E II, SCÈNE /,<r 109
CAMILLE
Lève la tête, Perdican? Quul est rhomme
qui ne croit à rien?
PERDICAN, 5e levant.
En voilà un; je ne crois pas à la vie
immortelle. — Ma .iieur cliérie, les reli-
gieuses t'ont donné leur ex^ience; mais,
crois-moi, ce n'est pas la tienne; tu ne
mourras pas sans aimer.
CAMILLE
Je veux aimer, mais je ne veux pas souf^
frir; je veux aimer d'un amour éternel, et
faire des serments qui ne se violent pas.
Voilà mon amant. {Elle montre son crucifix.)
PERDICAN
Cet amant-là n'exclut.pas les autres.
CAMILLE
Pour moi, du moins, il les exclura. Ne
souriez pas, Perdican I II y a dix ans que
ne je vous ai vu, et je pars demain. Dans
dix autres années, si nous nous revoyons,
nous en reparlerons. J'ai voulu ne pas rester
dans votre souvenir comme une froide
statue; car Tinsensibilité mène au point
où j'en suis. Ecoutez-moi : retournez à la
vie, et, tant que vous serez heureux, tant
que vous aimerez comme on peut aimer
sur la terre, oubliez votre sœur Camille;
mais, s'il vous arrive jamais d'être oublié
ou d'oublier vous-même, si l'ange de l'espé-
rance vous abandonne, lorsque vous serez
seul avec le vide dans le cœur, pensez à
moi qui prierai pour vous.
PERDICAN
Tu' es une orgueilleuse; prends garde
à toi.
ilO ON NE BA.^INE PAS AVEC L'AMOUR
' CAMILLE
Pourquoi ?
PERDICAN
TU as dix-huit ans, et tu ne crois pas à
l'amour !
^ CAMIiTLE
Y croyez-VBus, vous qui parlez? vous
voilà courba près de moi avec des genoux
''-<illise,^nt usés sur les tapis de vos maî-
tressos, et vous n'en savez plus le nom.
Vous avez pleuré des larmes de joie et de*
larmes de désespoir; mais vous saviez que
l'eau des sources est plus constante que vos
larmes» et qu'elle serait toujours là pour
laver vos paupières gonflées. Vous faites
votre métier de jeune homme, et vous sou-
riez quand on vous parle de femmes déso-
lées; vous ne croyez pas qu'on puisse
mourir d'amour, vous qui vivez et qui avez'
aimé. Qu'est-ce donc que le monde? Il me
semble que vous dev^z cordialement mé-
priser les femmes qui vous prennent tel
que vous êtes, et qui chassent leur dernier
amant pour vous attirer dans leurs bras
avec les baisers d'un autre sur les lèvres.
Je vous demandais tout à l'heure si vous
aviez aimé ; vous m'avez répondu comme
un voyageur à qui l'on demanderait s'il a
été en Italie ou en Allemagne, et qui di-
rait : « Oui, j'y ai été; » puis qui penserait
à aller en Suisse, ou dans le premier pays
venu. Est-ce donc une monnaie que votre
amour pour qu'il puisse passer ainsi de
main en main jusqu'à la mort? Non, ce
n'est pas même une monnaie; car la plus
mince pièce d'or vaut mieux que vous, et
dans quelques mains qu'elle passe, elle
garde son effigie.
y
ACTB II, SCENE y
^ERDIGAN
113
Que tu es belle, Camille, lorsque ^ ,
s'animent l ^s prend
CAMILLE
Oui, je suis belle, je le sais. Lc^ç .--.
menteurs ne m'apprendront rien;^|lif^;;",
ncnne qui coupera mes cheveu ^g":^^^^
peut-être de sa mutilation; mais * *v?m?*
changeront pas en bagues et en ir^rAv
pour courir les boudoirs ; il n'en man5„
pas un seul sur ma tête lorsque le îtJc .
passera; je ne veux qu'un coup de ciseau,
et, quand le prêtre qui me bénira me mettra
aa doigt l'anneau d'or de mon époux écleste,
la in^fibeLde cheveux que je lui donnerai .
pourra lui servir de manteau.
PERDICAN
Tu es en colère, en vérité.
CAMILLE
J'ai eu tort de parler; j'ai ma vie entière
sur mes lèvres. Perdican ! ne raillez pas,
tout cela est triste à mourir.
PERDICAN
Pauvre enfant, je te laisse dire, et j'ai
bien envie de te répondre un mot. Tu me
parles d'une religieuse qui paraît avoir eu
sur toi une influence funeste ; tu dis qu'elle
a été trompée, qu'elle a trompé elle-même
et qu'elle est désespérée. Es-tu sûre que, si
son mari ou son amant revenait lui tendre
la main à travers la grille du parloir, elle
ne lui tendrait pas la sienne?
CAMILLE
Qu'est-ce que vous dites? J'ai mal entendu.
,,0^*^^ ont
t
ilO ON A NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR
PERDICAN
PourauOi*^® que, si son mari ou son amant
lui dire de souffrir encore, elle
t non?
TU as di> CAMILLE
Tamour I )is.
PERDICAN
Y croy^ deux cents femmes dans ton mo-
voilà cro, et la plupart ont au fond du cœir
^li^se jlessures profondes; elles te les oat
toucher, et elles ont coloré ta pensée
virginale des gouttes de leur sang. ElUs
ont vécu, n'est-ce pas? et elles t'ont mont]jé
avec horreur la route de leur vie; tu V^
signée devant leurs cicatrices comme devant
les plaies de Jésus ; elles t'ont fait une place
dans leur procession lugubre, et tu te serreg
contre ces corps décharnés avec une crainte
religieuse, lorsque tu vois passer un homme.
Es-tu sûre que si Thomme qui passe était
celui qui les a trompées, celui pour qui
elles pleurent et elles souffrent, celui qu'elles
maudissent en priant Dieu, es-tu sûre qu'en
le voyant elles ne briseraient pas leurs
chaînes pour courir à leurs malheurs pas-
sés, et pour presser leurs poitrines san-
glantes sur le poignard qui les a meurtries?
O mon enfant! sais-tu les rêves de ces
femmes qui te disent de ne pas rêver?
Sais-tu quel nom elles murmurent quand
les sanglots qui sortent de leurs lèvres font
trembler Thostie qu'on leur présente? Elles
qui s'asseoient près de toi avec leurs têtes
branlantes pour verser dans ton oreille leur
vieillesse flétrie, elles qui sonnent dans les
ruines de ta jeunesse le tocsin de leur déses-
poir, et font sentir à ton sang vermeil la
fraîcheur de leurs tombes, sais-tu qui elles
Sont
ACTE II JSCÈWE V 113
CAMILLE
Vous me faites pew; la colère vous prend *
aussi. ; i
PE3K>ICAN
Sais-tu ce que c'efit que des nonnes, mjgi-^
heureuse fille? Elijls qui te représen^nt
Tamour des hommes comme un menso;nge^
savent-elles qu'il y} a pis encore, le ihen-
songe de Tamouf divin? Savent-elle^ que
c'est un crime qu'elles font, de venir chu-
choter à une vierge des paroles de femme?
Ah I comme elles t'ont fait la leçon ! Comme
j'avais prévu tout cela quand tu t'es arrêtée
devant le portrait de notre vieille tante I Tu
voulais partir sans me serrer la main ; tu
ne voulais revoir ni ce bois, ni cette pauvre
petite fontaine qui nous regarde tout en lar-
mes; tu reniais les jours de ton enfance, et le
masque de plâtre que les nonnes t'ont placé
sur les joues me refusait un baiser de frère;
mais ton cœur a battu; il a oublié sa leçon,
lui qui ne sait pas lire, et tu es revenue
t'asseoir sur l'herbe où nous voilà. Eh bien!
Camille, ces femmes ont bien parlé, elles
t'ont mise dans le vrai chemin; il pourra
m'en coûter le bonheur de ma vie ; mais dis-
leur cela de ma part : le ciel n'est pas pour
elles.
CAMILLE
Ni pour moi. n'est-ce pas?
PERDICAN
Adieu, Camille, retourne à ton couvent,
et, lorsqu'on te fera de ces récits hideux qui
t'ont empoisonnée, réponds-leur ce que je
vais te dire : « Tous les hommes sont men-
teurs, inconstants, faux, bavards, hypo-
crites, orgueilleux ou lâches, méprisables
et sensuels ; toutes les femmes sont per-
114 ON NE BADINE P^S AVEC L' AMOUR
Mes, artificieuses, vabiteuses, curieuses et
dépravées ; le mondé n'est qu'un égout
sans fond où les phoqt^es les plus informes
rampent et se torden • sur des montagnes
de fange; mais il y a^âu monde ime chose
iéifgtote et sublime, c'e^ l'union de deux de
ce^êtres si imparfaits pt si affreux. On est
souvent trompé en anlour, souvent blessé
et souvent malheure u^; mais on aime, et,
{ quanv on est sur le bbrd de sa tombe, on
\ se reôpurne pour regarder en arrière, et on
; se ditYOl^ souffert souvent, je me suis
» tronipé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est
•. » moi qui ai vécu, et non pas im être fac-
» tice créé par mon orgueil et mon ennui. »
^ (Il sort.)
CAMILLE
Je leur dirai.
ACTE TROISIEME
SCËNE PREMIÈRE
Deyant le château.
LE BARON et MAITRE BLAZIUS, entï-aîte.
LE BARON
Indépendamment de votre ivrognerie, vous
êtes un bélître, maître Blazius. Mes valets
vous volent entrer furtivement dans l'office,
et, quand vous êtes convaincu d'avoir volé
mes bouteilles de la manière la plus pi-
toyable, vous croyez vous justifier en accu-
sant ma nièce d'une correspondance secrète.
MAITRE BLAZIUS
Mais, Monseigneur, veuillez vous rap-
peler...
ACTE Iir, SCÈNE II 115
LE BARON
Sortez, monsieur l'abbé, et ne reparaissez
jamais devant moi; il est déraisonnable
d'agir comme vous le faites, et ma gravité
m'oblige à ne vous pardonner de ma vie.
(Il sort; maître Blazius le suit,)
PERDIGAN, entrant.
Je voudrais bien savoir si je suis amou-
reux. D'un côté, cette manière d'interroger
tant soit peu cavalière, pour une fille de
dix-huit ans ; d'un autre, les idées que ces
nonnes lui ont fourrées dans la tête auront
de la peine à se corriger. De plus, elle doit
partir aujourd'hui. Diable! je l'aime, cela
est sûr. Après tout, qui sait? peut-être elle
répétait une leçon, et d'ailleurs il est clair
cnrelle ne se soucie pas de moi. D'une autre
part, elle a beau être jolie, cela n'empêche
pas qu'elle n'ait des manières beaucoup
trop décidées, et un ton trop brusque. Je
n'ai qu'à n'y plus penser; il est clair que je
ne l'aime pas. Cela est certain qu'elle est
jolie; mais pourquoi cette conversation
d'hier ne veut-elle pas me sortir de la tête?
En vérité, j'ai passé la nuit à radoter. Où
vais-je donc?— Ah I je vais au village. [Il sort,)
SCÈNE n
Un chemin.
MAITRE BRIDAINE, entrant.
Que font-ils maintenant? Hélas! voilà
midi. — Ils sont à table. Que mangent-ils?
Que ne mangent-ils pas ? J'ai vu la cuisi-
nière traverser le village avec un énorme
dindon. L'aide portait les truffes, avec un
panier de raisin.
116 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR
MAITRE BLAZIUS, entrant,
O disgrâce imprévue ! me voilà chassé du
château, par conséquent de la salle à man-
ger. Je ne boirai plus le vin de l'office,
MAITRE BRIDAINE
Je ne verrai plus fumer les plats; je ne
chauit'erai plus au feu delà noble cheminée
mon ventre copieux.
MAITRE BLAZIUS
Pourquoi une fatale curiosité m'a-t-elle
poussé a écouter le dialogue de dame Pluche
et de la nièce ? Pourquoi ai-je rapporté au
baron tout ce que j'ai vu ?
MAITRE BRIDAINE
Pourquoi un vain orgueil m'a-t-il éloi-
gné de ce dîner honorable, où l'étais si bien
accueilli ? Que m'importait d'être à droite
ou à gauche?
MAITRE BLAZIUS
Hélas ! j'étais gris, il faut en convenir,
lorsque j'ai fait cette folie.
ILAITRE BRIDAINE
Hélas ! le vin m'avait monté à la tête
quand j'ai conmiis cette imprudence,
MAITRE BLAZIUS
Il me semble que voilà le curé.
MAITRE BRIDAINE
C'est le gouverneur en personne.
MAITRE BLAZIUS
Oh! ohl monsieur le curé, que faites-
vous là?
MAITRE BRIDAINE
Moi! je vais dîner. N'y venez-vous pas?
ACTE III, SCÈNE II 117
MAITRE BLAZIUS
Pas aujourd'hui. Hélas ! maître Bridaine,
intercédez pour moi ; le baron m'a chassé.
J'ai accusé faussement M"« Camille d'avoir
une correspondance secrète, et cependant
Dieu m'est témoin que j'ai vu ou que j'ai
cru voir dame Pluche dans la luzerne. Je
suis perdu, monsieur le curé.
MAITRE BRIDAINE
Que m'apprenez -vous là?
MAITRE BLAZIUS.
Hélas I hélas I la vérité. Je suis en dis-
grâce complète pour avoir volé une bou-
teille.
MAITRE BRIDAINE
Que parlez-vous, messire, de bouteilles
volées a propos d'ime luzerne et d'une cor-
respondance ?
MAÎTRE BLAZIUS
Je vous supplie de plaider ma cause. Je
suis honnête, seigneur Bridaine. O digne
seigneur Bridaine, je suis votre serviteur I
MAITRE BRIDAINE, à part.
O fortune ! est-ce un rêve ? Je serai donc
assis sur toi, ô chaise bienheureuse !
MAITRE BLAZIUS
Je vous serai reconnaissant d'écouter mon
histoire, et de vouloir bien m'excuser, brave
seigneur, cher curé.
MAITRE BRIDAINE
Cela m'est impossible, monsieur; il est \
midi sonné, et je m'en vais dîner. Si le ^
baron se plaint de vous, c'est votre affaire.
Je n'intercède point pour im ivrogne. ( i part)
Vite, volons à la grille ; et toi, mon ventre,
arrondis -toi. (Il sort en courant.)
118 ON NE BADINE PAS AVEC L'AMOu'r
MAITRE BLAZIUS, Seul.
Misérable Pluche, c'est toi qui ^payeras
pour tous ; oui, c'est toi qui es la cause de
ma ruine, femme déhontée, vile entt-emet- /
teuse, c'est à toi que je dois cette disgrâce./
G sainte Université de Paris I on me traite
d*ivrogne! Je suis perdu si je ne saisis une
lettre, et si je ne prouve au baron que sa
nièce a une correspondance. Je l'ai vue ce
matin écrire à son bureau. Patience ! voici
du nouveau. {Passe dame Pluche portant une
lettre.) Pluche, donnez-moi cette lettre.
DAME PLUCHE
Que signifie cela? C'est une lettre de ma
maîtresse que je vais mettre à la poste au
village.
MAITRE BLAZIUS
Donnez-la-moi, ou vous êtes morte.
DAME PLUCHE
Moi, morte 1 morte I Marie, Jésus, vierge
et martyr!
MAITRE BLAZIUS
Gui, morte, Pluche; donnez-moi ce pa-
pier. {Ils se battent.)
PERDICAN, entrant.
Qu'y a-t-il? Que faites -vous, Blaziusî
Pourquoi violenter cette femme ?
DAME PLUCHE
Rendez-moi la lettre. Il me Ta prise, sei-
gneur, justice l
MAITRE BLAZIUS
C'est ime entremetteuse, seigneur. Cette
lettre est un billet doux.
ACTE III, SGÈNE II 119
DAME PLUCHE
C'est une lettre de Camille, seigneur, de
votre fiancée.
MAITRE BLAZIUS
C'est un billet doux, à un gardeur de
dindons.
DAME PLUCHE
Tu en as menti, abbé. Apprends cela de
moi.
PERDICAN
Donnez-moi cette lettre; je ne comprends
rien à votre dispute; mais, en qualité de
fiancé de Camille, je m'arroge le droit de la
lire. {Il lit.) « A la sœur Louise, au couvent
de ***. » (.4 part.) Quelle maudite curiosité
me saisit malgré moi ! Mon cœur bat avec
force, et je ne sais ce que j'éprouve. —
Retirez-vous, dame Pluche; vous êtes une
digne femme et maître Blazius est un sot.
Allez dîner; je me charge de remettre cette
lettre à la poste.
(Maître Blazius et dame Pluche sortent)
PERDICAN, seul.
Que ce soit un crime d'ouvrir une lettre,
je le sais trop bien pour le faire. Que peut
dire Camille à cette sœur? Suis-je donc amou-
reux? Quel empire a donc pris sur moi
cette singnilière fille, pour que les trois
mots écrits sur cette adresse me fassent
trembler la main? Cela est singulier; Bla-
zius, en se débattant avec la dame Pluche,
a fait sauter le cachet. Est-ce un crime de
rompre le pli? Bon, je n'y changerai rien.
(Il ouvre la lettre et lit.) « Je pars aujour-
» d'hui, ma chère, et tout est arrivé comme
» je l'avais prévu. C'est une terrible chose;
» mais ce pauvre jeune homme a le poi-
» gnard dans le cœur; il ne se consolera
120 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR
» pas de m'avoir perdue. Cependant j'ai
-> fait tout au monde pour le dégoûter de
» moi. Dieu me pardonnera de l'avoir ré-
» duit au désespoir par mon refus. Hélas !
» ma chère, que pouvais-je y faire? Priez
» pour moi ; nous nous reverrons demain,
» et pour toujours. Toute à vous du meil-
» leur de mon âme. — Camille. »
Est-il possible? Camille écrit cela? C'est
de moi qu'elle parle ainsi 1 Moi au déses-
poir de son refus ! Eh ! bon Dieu ! si cela
était vrai, on le verrait bien; quelle honte
peut-il y avoir à aimer? Elle a fait tout au
monde pour me dégoûter, dit-elle, et j'ai le
poignard dans le cœur? Quel intérêt peut-
elle avoir à inventer un roman pareil?
Cette pensée que j'avais cette nuit est-elle
donc vraie? O femmes! Cette pauvre Ca-
mille a peut-être une grande piété ! c'est de
bon cœur qu'elle se donne à Dieu, mais
elle a résolu et décrété qu'elle me laisserait
au désespoir. Cela était convenu entre les
bonnes amies avant de partir du couvent.
On a décidé que Camille allait revoir son
cousin, qu'on le lui voudrait faire épouser,
qu'elle refuserait, et que le cousin serait
désolé. Cela est si intéressant, une jeune
fille qui fait à Dieu le sacrifice du bonheur
d'un cousin! Non, non, Camille, je ne t'aime
pas, ie ne suis pas au désespoir, je n'ai
pas le poignard dans le cœur, et je te le
prouverai. Oui, tu sauras que j'en aime
une autre avant de partir d'ici. Hoîàl brave
homme! (Entre un paysan.) Allez au châ-
teau; dites à la cuisine qu'on envoie un
valet porter à M»i« Camille le billet que
voici. Jl écrit.)
LE PAYSAN
Oui, monseigneur, {il sort.)
ACTE III, SCÈNE III 121
PSRDIGâN
Maintenant à l'autre. Ah ! je suis au dé-
sespoir ! Holà ! Rosette, Rosette I (Il ftappe à
une porte.)
ROSETTE, ouvrant.
C'est vous, Monseigneur ! Entrez, ma mère
y est.
PERDIGAN
Mets ton plus beau bonnet. Rosette, et
viens avec moi.
ROSETTE
Où donc?
PERDIGAN
Je te le dirai ; demande la permission à
ta mère, mais dépêche-toi.
ROSETTE
Oui, Monseigneur. {Elle entre dans la
maison.)
PERDIGAN
J'ai demandé un nouveau rendez-vous à
Camille, et je suis sûr qu'elle y viendra ;
mais, par le ciel, elle n'y trouvera pas ce
qu'elle compte y trouver. Je veux faire la
cour àk Rosette devant Camille elle-même.
SC&NE III
Le petit bois.
CAMILLE et LE PAYSAN, entrant.
LE PAYSAN
Ohl Mademoiselle, je vais au château
porter une lettre pour vous; faut-il que ie
vous la donne, ou que je la remette à la
cuisine, comme l'a dit le seigneur Perdican?
CAMILLE
Donne-la-moi,
122 ON NE BADINE PAS AVEC L'aMOUR
LE PAYSAN
Si VOUS aimez mieux que je la porte au
château, ce n'est pas la peme de m'attarder?
CAMILLE
Je te dis de me la donner.
LE PAYSAN
Ce qui vous plaira. {Il donne la lettre.)
CAMILLE
Tiens, voilà pour ta peine.
LE PAYSAN
Grand merci; je m'en vais, n'est-ce pas?
CAMILLE
Si tu veux.
LE PAYSAN
Je m'en vais, je m'en vais. (Il sort.)
CAMILLE, lisant.
Perdican me demande de lui dire adieu,
avant de partir, près de la petite fontaine
où je l'ai fait venir hier. Que peut-il avoir
à me dire ? Voilà justement la fontaine, et
je suis toute portée. Dois-je accorder ce
second rendez-vous ? Ah I [Elle se cacke der-
rière un arbre.) Voilà Perdican qui approche
avec Rosette, ma sœur de lait. Je suppose
qu'il va la quitter; je suis bien aise de ne
pas avoir l'air d arriver la première. {Entrent
Perdican et Rosette, qui s'assoient.)
CAMILLE, cachée^ à part.
Que veut dire cela ? Il la fait asseoir près
de lui? Me demande-t-il un rendez-vous
pour y venir causer avec une autre? Je suis
curieuse de savoir ce qu'il lui dit.
PERDICAN, à haute voix, de manière que Camille
l'entende.
Je t'aime. Rosette I toi seule au monde tu
ACTE III, SCÈNE III 123
n'as rien oublié de nos beaux jours passés;
toi seule tu te souviens de la vie qui n'est
§lus ; prends ta part de ma vie nouvelle ;
onne-moi ton cœur, chère enfant ; voilà le
gage de notre amour. (Il lui pose sa chaîne
sur le cou.)
ROSETTE
Vous me donnez votre chaîne d'or?
PERDICAN
Regarde à présent cette bague. Lève-toi
et approchons-nous de cette fontaine. Nous
vois- tu tous les deux, dans la source, ap-
puyés l'vn sur l'autre? Vois tu tes beaux
yeux près des miens, ta main dans la
mienne? Regarde tout cela s'effacer. [Il jette
sa bague dans Veau.) Regarde comme notre
image a disparu; la voilà qui revient peu
à peu ; l'eau qui s'était troublée reprend son
équilibre ; elle tremble encore ; de grands
cercles noirs courent à sa surface ; patience,
nous reparaissons; déià je distingue de
nouveau tes bras enlacés dans les miens;
encore une minute, et il n'y aura plus une
ride sur ton joli visage ; regarde ! c'était
une bague que m'avait donnée Camille.
CAMILLE, à part.
Il a jeté ma bague dans l'eau I ^ '
PERDICAN
Sais-tu ce que c'est que l'amour. Rosette?
Ecoute I le vent se tait ; la pluie du matin
roule en perles sur les feuilles séchées que
le soleil ranime. Par la lumière du ciel, par
le soleil que voilà, je t'aime ! Tu veux bien
de moi, n est-ce pas? On n'a pas flétri ta
jeunesse. On n'a pas infiltré dans ton sang
vermeil les restes d'un sang affadi I Tu ne
veux pas te faire religieuse; te voilà jeune
et belle dans les bras d'un jeune homme.
124 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR
O Rosette, Rosette ! sais-tu ce que c'est que
Tamour?
ROSETTE
Hélas! monsieur le docteur, je vous ai-
merai comme je pouiTai.
PERDIGAN
Oui, comme tu pourras ; et tu m'aimeras
mieux, tout docteur que je suis et toute
paysanne que tu es, que ces ï)âles statues,
fabriquées par les nonnes, qui ont la tête à
la place du cœur, et qui sortent des cloîtres
pour venir répandre dans la vie l'atmos-
phère humide de leurs cellules; tu ne sais
rien; tu ne lirais pas dans un livre la
Frière que ta mère rapprend, comme elle
a apprise de sa mère; tu ne comprends
même pas le sens des paroles que tu ré-
Sètes quand tu t'agenouilles au pied de ton
t; mais tu comprends bien que tu pries,
et c'est tout ce qu'il faut à Dieu.
ROSETTE
Comme vous me parlez, Monseigneur!
PERDIGAN
Tu ne sais pas lire, mais tu sais ce aue
disent ces bois et ces prairies, ces tièaes
rivières, ces beaux champs couverts de
moissons, toute cette nature splendide de
jeunesse. Tu reconnais tous ces milliers de
frères, et moi pour l'un d'entre eux ; lève-
toi, tu seras ma femme; et nous prendrons
racine ensemble dans la sève du monde
tout-puissant. {IL sort avec Rosette,)
SGfiNE IV
LE CHŒUR, entrant.
Il se passe assurément quelque chose
d'étrange au château ; Camille a refusé d'é-
ACTE m, SCÈNE IV 125
pouser Perdican ; elle doit retourner au-
jourd'hui au couvent dont elle est venue.
Mais je crois que le seigneur son cousin
s'est consolé avec Rosette. Hélas ! la pauvre
fille ne sait pas quel danger elle court en
écoutant les discours d'un Jeune et galant
seigneiu*.
DAME PLUCHE, entrant. , .
Vite, vite, qu'on selle mon âne! •' ^ -'^ '
LE CHŒUR
Passerez-vous comme un songe léger, ô
vénérable dame? Allez-vous si prompte-
ment enfpurçtier derechef cette pauvre>
bête qm est si triste de vous porter 7
DAME PLUCHE
Dieu merci, chère canaille, je ne mourrai
pas ici.
LE CHOBUR
Mourez au loin, Pluche, ma mie ; mourez
inconnue dans un caveau malsain. Nous
ferons des vœux pour votre respectable
résurrection.
DAME PLUCHE
Voici ma maîtresse qui s'avance. (A Ca-
mille, qui entre.) Chère Camille, tout est nrêt
pour notre départ ; le baron a rendu ses
comptes, et mon âne est bàté«
CAMILLE
Allez au diable, vous et votre âne I je ne
partirai pas aujourd'hui. {Elle sort.)
LE CHGEUR
Que veut dire ceci? Dame Pluche est
Sale de terreur ; ses faux cheveux tentent
e se hérisser, sa poitrine siffle avec force
et ses doigts s'allongent en se crispant.
DAME PLUCHE
Seigneur Jésus I Camille a iurél [Elle sort.)
I
126 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR
SCÈNE Y
LE BARON et MAITRE BRIDAINE, entrant.
MAITRE BBIDAINE
Seigneur, il faut que je vous parle en
garticulier. Votre fils fait la cour à une
lie du village.
LE BARON
C'est absurde, mon ami.
MAITRE BRIDAINE
Je rai vu distinctement passer dans la
bruyère en lui donnant le bras; il se pen-
chait à son oreille et lui promettait de
répouser.
LE BARON
Cela est monstrueux.
MArrRE BRIDAINE
Soyez-en convaincu ; il lui a fait im pré-
sent considérable, que la petite a montré à
sa mère.
LE BARON
O ciel! considérable, Bridaine? En quoi
considérable ?
MAITRE BRIDAINE
Pour le poids et pour la conséquence.
C'est la chaîne d'or qu'il portait à son bonnet.
LE BARON
Passons dans mon cabinet; je ne sais à
quoi m'en tenir. {Ils sortent,)
SCÈNE YI
La chambre de Camille.
CAMILLE et DAME PLUCHE, entrant,
CAMILLE
Il a pris ma lettre, dites-vous?
ACTE m, SCÈNE VI 127
DAME PLUGHE
Oui, mon enfant! il s'est chargé de la
mettre à la poste.
CAMILLE
Allez au salon, dame Pluche, et faites-
moi le plaisir de dire à Perdican que je
l'attends ici. (Dame Pluche sort) Il a lu ma
lettre, cela est certain; sa scène du bois
est une vengeance, comme son amour pour
Rosette. Il a voulu me prouver qu'il en
aimait une autre que moi, et jouer Tindiffé-
rence malgré son dépit. Est-ce qu'il m'ai-
merait, par hasard? {Elle lève la tapisserie.)
Es-tu là, Rosette?
ROSETTE, entrant
Oui, puis-je entrer?
CAMILLE
Ecoute-moi, mon enfant; le seigneur Per-
dican ne te fait-il pas la cour?
ROSETTE
Hélas 1 oui.
CAMILLE
Que penses-tu de ce qu'il t'a dit ce matin?
ROSETTE
Ce inatin? Où donc?
CAMILLE
Ne fais pas l'hypocrite. — Ce matin, à la
fontaine, dans le petit bois.
ROSETTE
Vous m'avez donc vue ?
CAMILLE
Pauvre innocente I Non, je ne t'ai pas
vue. Il t'a fait de beaux discours, n'est-ce
pas? Gageons qu'il t'a promis de t'épouser.
128 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR
ROSETTE
Comment le savez-vous?
CAMILLE
Qu'importe comment, je le sais ! Crois-tu
à ses promesses, Rosette ?
BOSETTE
Comment n'y croirais-jepas? Il me trom-
perait donc? Pourquoi faire?
CAMILLE
Perdican ne t*épousera pas, mon enfant.
ROSETTE
Hélas ! je n'en sais rien.
CAMILLE
Tu l'aimes, pauvre fille ; il ne t'épousera
pas, et la preuve, je vais te la donner;
rentre derrière ce rideau, tu n'auras qu'à
Î)rêter l'oreille et à venir quand je t'appel-
erai. (Rosette sort.)
CAMILLE, seule.
Moi qui croyais faire \m acte de ven-
geance, ferais-je un acte d'humanité? La
ëauvre fille a le cœur pris. (Entre Perdican.)
lonjour, cousin, asseyez- vous.
PERDICAN
Quelle toilette, Camille I A qui en voulez-
vous?
CAMILLE
A vous, peut-être ; je suis fâchée de n'a-
voir pu me rendre aurendez-vousque vous
m'avez demandé ; vous aviez quelque chose
à me dire ?
PERDICAN, à part.
Voilà, sur ma vie, un petit mensonge
assez gros, pour un agneau sans tache;
ACTE m, SGÈKB Yl 12^
je l'ai vue derrière un arbre écouter la
conversation. {Haut.) Je n'ai rien à vous
dire qu'un adieu, Camille; je croyais que
vous partiez; cependant votre cheval est â.
récurie, et vous n'avez pas Tair d'être en
robe de voyage.
CAMILLE
J'aime la discussion; Je ne suis pas bien
sûre de ne pas avoir eu envie de me que-
reller encore avec vous»
PERDICAN
A quoi sert de se quereller, qnand le rac-
commodement est impossible? Le plaisir
des disputes, c'est de faire la paix»
camùle
Êtes-vous convaincu que Je ne veuille
pas la faire?
PEBDIGAS
Ne raillez pas ; Je ne suis pas de force à
vous répondre.
CAMILLE
Je voudrais qu'on me fît la cour ; je ne
sais si c'est parce que j'ai une robe neuve,
mais j'ai envie de m'amuser. Vous m'avez
proposé d'aller au village, allons-y, Je veux
jbien; mettons-nous en bateau; J'ai envie
d'aller dîner sur l'herbe, ou de faire une
Î promenade dans la forêt. Fera-t-il clair de
une, ce soir ? Cela est singulier, vous n'a-
vez plus au doigt la bague que Je vous ai
donnée?
PEBDIGAN
Je l'ai perdue.
CAMILLE
C'est pour cela que Je l'ai trouvée ; tenez,
Perdican, la voilà.
on xfi BADmx PAS Avsc l'amoub. 5
^
130 ON NE BADINE PAS AVEC L'aMOUR
PERDICAN
Est-ce possible ? Où Tavez-vous trouvée?
CAMILLE
\ Vous regardez si mes mains sont mouil-
^ lées, n*est-ce pas ? En vérité, j'ai gât^ ma
^^robe de couvent pour retirer ce petit fcgLChet
■c "d'enfant de la fontaine. Voilà pourquoi Xen
ai mis une autre, et, je vous dis, cela m*a
changée ; mettez donc cela à votre doigt.
PERDICAN
Tu as retiré cette bague de Teau, Camille,
au risque de te précipiter? Est-ce un songe?
La voilà ; c'est toi qui me la mets au doigt !
Ah I Camille, pourquoi me le rends-tu, ce
triste gage d'un bonheur qui n'est plus?
Parle, coquette et imprudente fllle, pourquoi
'^ars-tu? pourquoi restes- tu ? Pourquoi, dune
leure à l'autre, changes-tu d'apparence et
de couleur, comme la pierre de cette bague
à chaque rayon du soleil ?
CAMILLE
Connaissez-vous le cœur des femmes,
^erdican? Etes- vous sûr de leur incons-
;ance, et savez-vous si elles changent réel-
lement de pensée en changeant quelquefois
de langage ? Il y en a qui disent que non.
Sans doute, il nous faut souvent jouer un
rôle, souvent mentir; vous voyez que je
suis franche ; mais êtes-vous sûr que tout
mente dans une femme, lorsque sa langue
ment ? Avez- vous bien réfléchi à la nature
de cet être faible et violent, à la riguem-
avec laquelle on le juge, aux principes
qu'on lui impose ? Et qui sait si, forcée à
tromper par le monde, la tête de ce petit
être sans cervelle ne peut pas y prendre
plaisir, et mentir quelquefois par passe-
hi
ACTE III, SCÈNE VI 131
temps, par folie, comme elle ment par né-
cessité?
PERDICAN
Je n'entends rien à tout cela, et je ne
mens jamais. Je t'aime, Camille, voila tout
ce que je sais.
CAMILLE
Vous dites que vous m'aimez, et vous ne
mentez jamais?
PERDICAN
Jamais.
CAMILLE
En voilà une qui dit pourtant que cela
vous arrive quelquefois. (Elle lève la tapis-
serie. — Rosette paniit au fond, évanouie sur
une chaise.) Que répondrez-vous à cette en-
fant, Perdican, lorsqu'elle vous demandera
•ompte de vos paroles ? Si vous ne mentez
jamais, d'où vient donc qu'elle s'est éva-
nouie en vous entendant dire que vous
m'aimez? Je vous laisse avec elle; tâchez
de la faire revenir. {Elle veut sortir.)
PERDICAN
Un instant, Camille, écoutez-moi.
CAMILLE
Que voulez- vous me dire ? c'est à Rosette
qu'il faut parler. Je ne vous aime pas, moi ;
je n'ai pas été chercher par dépit cette
malheureuse enfant au fond de sa chau-
mière, pour en faire un appât, un jouet;
je n'ai pas répété imprudemment devant
elle des paroles brûlantes adressées à une
autre , je n'ai pas feint de jeter au vent
pour elle le souvenir d'une amitié chérie;
je ne lui ai pas mis ma chaîne au cou; je
ne lui ai pas dit que je l'épouserais.
132 ON NE BADINE PAS AVEC L' AMOUR
PERDIGAN
Écoutez-moi, écoutez-moi I
CAMILLE
N'as-tu pas souri tout à Theure quand je
t'ai dit que je n'avais pu aller à la fontaine?
Eh bien! oui, j'y étais et j'ai tout entendu;
mais, Dieu m'en est témoin, le ne voudrais
pas y avoir parlé comme toi. Que feras-tu
de cette tUle-là, maintenant, quand elle vien-
dra, avec tes baisers ardents sur les lèvres,
te montrer en pleurant la blessure que tu
lui as faite? Tu as voulu te venger de moi,
n'est-ce pas, et me punir d'une lettre écrite
à mon couvent? tu as voulu me lancer à
tout prix quelque trait qui pût m'atteindre,
et tu comptais pour rien que ta fiLôche em-
poisonnée travers&t cette enfant, pourvu
qu'elle me frapp&t derrière elle. Je m'étais
vantée de t'avoir inspiré quelque amour, de
te laisser quelque regret. Cela t'a blessé
dans ton noble orgueil ? Eh bien I apprends-
le de moi, tu m'aimes, entends-tu : mais tu
'ipouseras cette fUle, ou tu n'es qu'un lâche!
PERDIGAN
Oui, je l'épousjerai.
CAMILLE
Et tu feras bien.
PERDIGAN
Très bien, et beaucoup mieux qu'en t'é-
pousant toi-même. Qu'y a-t-il, Camille, qui
t'échauffe si fort? Cette enfant s'est éva-
nouie ; nous la ferons bien revenir, il ne
faut pour cela qu'\m flacon de vinaigre;
tu as voulu me prouver que j'avais menti
une fois dans ma vie; cela est possible,
mais je te trouve hardie de décider à quel
instant. Viens, aide-moi à secourir Ro-
sette. (Ils sortent.)
ACTE in, SCÈNE YII 133
Sd^KE YII
LE BARON ei CAMILLE
LE BAROM
Si cela se fait, je deviendrai Xou,
CAUlhLZ
Employez votre autorité.
LE BAROS
Je deviendrai fou ^ je refuserai mon
consentement, voilà qui est certan.
CAMIIXS
Vous devriez lui parler et lui faire en-
tendre raison.
LE BARON
Cela me jettera dans le désespoir pour
tout le carnaval, et je ne paraîtrai paa une
fois à la cour. C'est un mariage dispropor-
tionné. Jamais on n'a entendu parler d'épou-
ser la sœur de lait de sa cousine; cela passe
toute espèce de l)omes.
CAMILLE
Faites-le appeler, et dites-lui nettement
que ce mariage vous déplaît. Croyez-moi,
c^est ime folie, et il ne résistera pan.
LE BARON
Je serai vêtu de noir cet Ixiver, tenez-le
pour assiu-é.
GAMn^LE
Mais parlez-lui, au nom du cleK Cest un
coup de tète qu'il a fait; peut-être n'est-il
déjà plus temps; s'il en a parlé, il le fera.
LE BARON
Je vais m'enfermer pour m'abandonner à
ma douleur. Dites-lui, s'il me demande, que
134 ON NE BADINE PAS AVEC l'aMOUR
je suis enfermé, et que je m'abandonne à
ma douleur de le voir épouser une fille sans
nom. {Il sort)
CAMILLE
Ne trouverai-ie pas ici un homme de
cœur? En vérité, quand on en cherche, on
est effrayé de sa solitude. (Entre Perdican.)
£h bien ! cousin, à quand le mariage ?
PERDIGAN
Le plus tôt possible; j'ai déjà parlé au
notaire, au curé et à tous les paysans.
CAMILLE
Vous comptez donc réellement que vous
épouserez Rosette?
PERDIGAN
Assurément.
CAMILLE
Qu'en dira votre père ?
PEBDICAN
Tout ce qu'il voudra; il me plaît d'épouser
cette fille : c'est une idée que je vous dois,
et je m'y tiens. Faut-il vous répéter les
lieux communs les plus rebattus sur sa
naissance et sur la mienne? Elle est jeune
et jolie, et elle m'aime ; c'est plus qu'il n'en
faut pour être trois fois heureux. Quelle
ait de l'esprit ou qu'elle n'en ait pas, j'au-
rais pu trouver pire. On criera, on raillera ;
je m'en lave les mains.
CAMILLE
Il n'y a rien là de risible : vous faites
très bien de l'épouser. Mais je suis fâchée
pour vous d'une chose : c'est qu'on dira
que vous l'avez fait par dépit.
PERDIGAN
Vous êtes fâchée de cela? Oh! que non.
ACTE III, SCÈNE Vil 135
CAMILLE
Si! j'en suis vraiment fâchée pour vous.
Cela fait du tort à un jeune homme, de ne
pouvoir résister à un moment de dépit.
PERDICAN
Soyez-en donc fâchée ; quant à moi, cela
m'est bien égal.
CAHILLE
Mais vous n'y pensez pas; c'est une fille
de rien.
PERDICAN
Elle sera donc de quelque chose lors-
qu'elle sera ma femme.
CAMILLE
Elle vous ennuiera avant que le * notaire
ait mis son habit neuf et ses souliers pour
venir ici; le cœur vous lèvera au repas de
noces, et le soir de la fête vous lui ferez
couper les mains et les pieds, comme dans
tous les contes arabes, parce quelle sentira
le ragoût. ^ > / co"
' PERDICAN
Vous verrez que non. Vous ne me con-
naissez pas ; quand une femme est douce et
sensible, fraîche, bonne et belle, je suis
capable de me contenter de cela, oui, en
vérité, jusqu'à ne pas me soucier de savoir
si elle parle latin.
CAMILLE
Il est à regretter qu'on ait dépensé tant
d'argent pour vous l'apprendre ; c'est trois
mille écus de perdus.
PERDICAN
Oui ; on aurait mieux fait de les donner
aux pauvres.
136 ON NE BADINB PAS ATBC L'AHOUR
CAMILLE
Ce sera vous qni yous en chargerez, du
moins pour les pauvres d'esjnrit.
PENBlGAN
Et ils me donneront en échange le royaume
des cieux, car il est k eux.
CAMnXB
Combien de temps durera cette plaisan-
terie?
PEBDIGAN
Quelle plaisanterie ?
CAMILLE
Votre mariage avec Rosette.
PEBDIGAN
Bien peu de temps; Dieu n*a pas fait de
rhomme une œuvre de durée : trente ou
quarante ans» tout au plus.
Je suis curieuse de danser à vos noces l
PBBDIGAll
Écoutez-moi, Camille, voilà trn ton de nçc^
:sifli^e qui est hors de propos.
CAMILLE
Il me plaît trop pour que je le quitte.
PEBDIGAN
Je vous quitte donc vous-même, car j'en
ai tout & Fheure assez.
GAMILLB
Allez- vous chez votre épousée?
PBRDICAN
Oui, j*y vais de ce pas.
ACTE m, 8cèHC Tn 137
CAMILLE
DoBBez-moi do&c le bras ; j*y vais aussi.
(Entre Rosette.)
PEBDXGAN
Te yoilà, mon enfant I Viens, Je yeux te
présenter â. mon père*
BOSETTBy te mettttni A genoux.
Monseigneur, je viens vous demander
mie gr&ce. Tous les gens du village ^ qui
j'ai parlé ce matin m'ont dit que vous ai-
miez votre cousine, et que vous ne m^'avez
fait la cour que pour vous divertir tous
deux; on se moque de moi quand je passe,
et je ne pourrai plus trouver de mari dans
le pays, après avoir servi de risée à tout
le monde. Permettez-moi de vous rendre le
collier que vous m'avez donné, et de vivre
en paix chez ma môre.
CAMILLE
Tu es une bonne fllle, Rosette; garde ce
ooUier, c*est moi qui te le donne, et mon
cousin prendra le mien à la place. Quant à
un mari, n'en sois pas embarrassée, je me
obarge de t'en trouver un.
PERDIGAN
Cela n'est pas difflelie, en effet. Allons,
Rosette, viens, que je te mène à mon père.
CAMILLE
Pourquoi? Cela est inutile.
PEROIGASr
Oui« vous avez raison, mon père nous
x»ceirrait mal; il faut laisser passer le pre^
amer moment de eurprise qu'il a éprouvée.
Viens avec moi, nous retoumeroiis sur la
place, le trouve plaisant qu*on dise que je
138 ON NB BADINE PAS AVEC L* AMOUR
ne Vaime pas quand je t*épouse. Pardieu I
nous les ferons l>ien taire.
(Il sort avec Rosette.)
CAMILLE
Que se passe-t41 donc en moi? n rem-
mène d*un air bien tranquille. Cela est sin-
gulier : il me semble que la tête me tourne.
Est-ce qu'il Tépouserait tout de bon? Holà!
dame Pluche, dame Pluche! N'y a-t-il donc
personne ici? (En're wn valet.) Courez après
le seigneur Perdican; dites-lui vite qu'il
remonte ici, j'ai à lui parler. (Le valet sort)
Mais qu'est-ce donc que tout cela? je n'en
puis plus, mes pieds refusent de me sou-
tenir. [Rentre Perdican.)
PERDICAN
Vous m'avez demandé, Camille?
CAMILLE
Non, — non.
PERDICAN
En vérité, vous voilà pâle ; qu'avez-vous
à me dire ? Vous m'avez fait rappeler pour
me parler?
CAMILLE
Non, non ! — O Seigneur Dieu ! (Elle sort.)
SCENE YIII
Un oratoire.
CAMILLE entre; elle 8e jette au pied de V autel.
M'avez-vous abandonnée, ô mon Dieu?
Vous le savez, lorsque je suis venue, l'a-
vais juré de vous être fidèle; quand J'ai
refuse de devenir l'épouse d'im autre que
vous, j'ai cru parler sincèrement devant
vous et ma conscience ; vous le savez, mon
père; ne voulez-vous donc plus de moi?
ACTE III, SCÈNE YIII 139
Oh I pourquoi faites vous mentir la vérité
elle-même? Pourquoi suis- je si faible? Ah!
malheureuse, je ne puis plus prier.
PEBDICAN, entrant.
Orgueil I le plus fatal des conseillers hu-
mains, qu'es-tu venu faire entre cette fille
et moi? La voilà pâle et effrayée, qui presse
sur les dalles insensibles son cœur et son
visage. Elle aurait pu m'aimer, et nous
étions nés Fim pour Fautre ; qu'es-tu venu
faire sur nos lèvres, orgueil, lorsque nos
mains allaient se joindre?
CAMILLE
Qui m'a suivie? Qui parle sous cette
voûte? Est-ce toi, Perdican?
PERDICAN
Insensés que nous sommes! nous nous ,
aimons. Quel sûnge avons-nous fait, Ca- ,
mille ? Quelles vaines paroles, quelles mi-
sérables folies ont passé comme un vent
funeste entre nous deux! Lequel de nous
a voulu tromper l'autre? Hélas! cette vie
est elle-même un si pénible rêve ! pourquoi
encore y mêler les nôtres? O mon Dieu!
le bonheur est une perle si rare dans cet
océan d'ici bas! Tu nous l'avais donné,
Sêcheur céleste, tu l'avais tiré pour nous
es profondeurs de l'abîme, cet inestimable
joyau; et nous, comme des enfants gâtés
que nous sommes, nous en avons fait un
jouet. Le vert sentier qui nous amenait l'un
vers l'autre avait une pente si douce, il
était entouré de buissons si fleuris, il se
gerdait dans un si tranquille horizon I il a
ien fallu que la vanité, le bavardage et la
colère vinssent jeter leurs rochers informes
sur cette route céleste, qui nous aurait con-
duits à toi dans un baiser! Il a bien fallu
140 ON NE BADIKE PAS AVEC L*AMOtR
que noi2s nous fissions du ma!, dar mm»
sommes des hommes! O i&sensôsl nous
nous aimons. {Il la prend dans ses ffras.)
GAMILLS
Ouif nous nous aimons, Perdican; laisse-
moi le sentir sur ton cœur. Ce Dieu qui
nous regarde ne s'en offensera pas ; il veut
bien que je t*aime ; il y a quinze ans qull
le sait.
FBRDIGAK
Chère eréature, tu es à moi! (Il Vembrassê;^
on entend un grand cri derrière tmUel)
GAHILLE
Cest la voix de ma sœur de lait.
PERDICAN
Comment est-elle ici? Je Tavais laissée
dans rescalier, lorsque tu m'as fait rap-
peler. II faut donc qu'elle m'ait suivi sans
que je m'en sois aperçu.
CAMILLE
Entrons dans cette galerie; c*est là qu'on
a crié.
PERDICAN
Je ne sais ce que j'éprouve; il me semble
que mes mains sont couvertes de sang.
CAMILLE
La pauvre enfant nous a sans doute
épiés; elle s'est encore évanouie; viens,
portons-lui secours. Hélas I tout cela est
cruel.
PERDICAN
Non, en vérité, je n'entrerai pas; je sens
un froid mortel qui me paralyse. Vas-y,
Camille, et tâche de la ramener. (Camille
sort.) Je vous en supplie, mon Dieul ne
ACTE in, SCÈNE VIII 141
faites pas de moi un meurtrier 1 Nous sommes
deux enfants insensés, et nous avons joué
avec la vie et la mort ; mais notre cœur est
pur ; ne tuez pas Rosette, Dieu juste ! Je lui
trouverai un mari, je réparerai ma faute;
elle est jeune, elle sera heureuse; ne faites
pas cela, 6 Dieu I vous pouvez bénir encore
quatre de vos enfants. {CamiUe rentre,) Eh
bien! Camille, qu'y a-t-il?
CAMILLE
Elle est morte. Adieu, Perdican I
FIN DE « ON NE BADINE PAS AVEC L'AICOUR »
UN CAPRICE
COMÉDIE EN UN ACTE
PUBLIÉE EN 1837, REPRÉSENTÉE EN 1847
PERSONNAGES
M. DE CHAVIGNY.
MATHILDE.
MADAME DE LÉRY.
La scène se passe dans la chambre à coucher
de Mathilde,
SCÈNE PREMIÈRE
MATHILDE, seule, travaillant au filet.
Encore un point, et j'ai fini. (Elle sonne;
un domestique entre) Est-on venu de chez
Jânisset ?
LE DOMESTIQUE
Non, madame, pas encore.
MATHILDE
C'est insupportable ; qu'on y retourne ; dé-
pêchez-vous. {Le domestique sort) J'aurais
dû prendre les premiers glands venus ; il
est huit heures; il e^t à sa toilette ; je suis
sûre qu'il va venir ici avant que tout soit
prêt. Ce sera encore un jour de retard. {Elle
se lève.) Faire une bourse en cachette à son
mari, cela passerait aux yeux de bien des
gens pour un peu plus que romanesque.
Après un an de mariage 1 Qu'est-ce que
M""» de Léry, par exemple, en dirait si elle
SCÈNE I 143
le savait? Et lui-même, qu'en pensera-t-il?
Bon ! il rira peut-être du mystère, mais il
ne rira pas du cadeau. Pourquoi ce mystère,
en effet? Je ne sais; il me semble que je
n*aurais pas travaillé de si bon cœur devant
lui ; cela aurait eu l'air de lui dire : « Voyez
comme je pense à vous » ; cela ressemble-
rait à un reproche; tandis qu'en lui mon-
trant mon petit travail flni, ce sera lui qui
se dira que j'ai pensé à lui.
LE DOMESTIQUE, rentrant.
On apporte cela à madame de chez le bi-
joutier, lu donne un i>etit paquet à Mathilde,)
MATHILDE
Enfin I {Elle se rassoit ) Quand M. de Cha-
vigny viendra, prévenez-moi. {Le domestique
sort.) Nous allons donc, ma chère petite
bourse, vous faire votre dernière toilette.
Voyons si vous serez coquette avec ces
glands-là? Pas mal. Comment serez-vous
reçue maintenant? Direz-vous tout le plaisir
qu on a eu à vous faire, tout le soin qu'on
a pris de votre petite personne? On ne
s'attend pas à vous, mademoiselle. On n'a
voulu vous montrer que dans tous vos
atours. Aurez-vous un baiser pour votre
peine ? {Elle baise sa bmrse et s'arrête.) Pauvre
petite! tu ne vaux pas grand'chose; on ne
te vendrait pas deux louis. Comment s(
fait-il qu'il me semble triste de me séparei
de toi? N'as-tu pas été commencée poui
être finie le plus vite possible ? Ah I tu at
été commencée plus gaiement que ^e ne
t'achève. Il n'y a pourtant que qumze jours
de cela ; que quinze jours, es^ce possible ?
Non, pas davantage; et que de choses en
quinze jours! Arrivons -nous trop tard,
. petite?... Pourquoi de telles idées? On vient,
je crois; c'est lui; il m'aime encore.
144 UN CAPRICE
UN DOMESTIQUE, entr&nt.
Voilà M. le comte, madame.
MATHILDB
Ah! mon Dieui je n'ai mis qu'un gland
et j'ai oublié Tautre. Sotte que je suis I Je
ne pourrai nas encore la lui donner au-
jourd'hui! Qu'il attende un instant, une
minute, au salon; vite, avant qu'il entre..*
LE DOMESTIQUE
Le voilà, madame. (Il sort. Mathilde cache
sa bourse.)
SGËNE U
MATHILDE, CHAVIGNY
CHAVIGNY
Bonsoir, ma chère; 6st-<^ que je vous
dérange? (Il s'assoit.)
HATHnj)K
Moi, Henri ? quelle question I
CHAVIGNY
Vous avez Fair troublé, préoccupé. J'ou-
blie toujours, quand j'entre chez vous, que
je suis votre mari, et je pousse la porte
trop vite.
MATHILDE
U y a là im peu de méchanceté ; mais,
comme il y a aussi un peu d'amour, je ne
vous en embrasserai pas moins. iEUe l'em-
brasse.) Qu'est-ce que vous croyez donc être,
monsieur, quand vous oubliez que vous
êtes mon mari?
CHAVIflNY
Ton amant, ma belle; est-ce que je me
trompe?
SCÈNE II 145
MATHILDE
Amant et ami, tu ne te, trompes pas. {A
part) J'ai envie de lui dctoner la nourse
comme die est.
CHAVIQNY
Quelle robe as-tu donc? Tu ne sors pas?
MATHILDE
Non, je voulais... j'espérais que peut-
être...
CHAVIGNY
Vous espériez ?... Qu'€st-ce que c'est donc ?
MATHILDE
Tu vas au bal? tu es superbe.
CHAVIGNY
Pas trop; je ne sais si c'est ma faute ou
celle du tailleur, mais je n'ai plus ma tour-
nure du régiment.
MATHJLINS
Inconstant ! vous ne pensez pas à moi en
vous mirant dans cette glace.
CHAVIGNY
Bahl à qui donc? Est-ce que je vais au
bal pour danser? Je vous jure bien que
c'est une -corvée, et que je m'y traîne sans
savoir pourquoi.
MATHILDE
Eh bieni restez, je vous en supplie. Nous
serons seuls, et je vous dirai...
CHAVIGNY
Il me semble que ta pendule avance ; il
ne pmxt être si tard.
MATHILDE
On ne va pas au bal à cette heure-ci»
146 UN CAPRICE ;
quoi que puisse dire la pendule. Nous sor-
tons de tstble il y a un instant.
CHAVIGNY
J'ai dit d'atteler; j'ai une visite à faire.
MATHILDE
Ah! c'est différent. Je... je ne savais pas...
j'avais cru...
CHAVIGNY
Eh bien?
MATHILDE
J'avais supposé... d'après ce que tu di-
sais... Mais la pendule va bien ; il n'est que
huit heiu'es. Accordez-moi un petit moment.
J'ai une petite surprise à vous faire.
CHAVIGNY, se levant.
Vous savez, ma chère, que je vous laisse
libre et que vous sortez quand il vous plaît.
Vous trouverez juste que ce soit réciproque.
Quelle surprise me destinez-vous ?
MATHILDE
Rien; je n'ai pas dit ce mot-là, je crois.
CHAVIGNY
Je me trompe donc, j'avais cru l'entendre.
Avez- vous là ces valses de Strauss ? Prêtez-
les-moi, si vous n'en faites rien.
MATHILDE
Les voilà; les voulez-vous maintenant?
CHAVIGNY
Mais, oui, si cela ne vous gêne pas. On
me les a demandées pour un ou deux jours.
Je ne vous en priverai pas pour longtemips.
MATHILDE
Est-ce pour M">« de BlainviUe ?
fy-
SCENE II 147
GHAVIGNY, prenant les valses.
Plaît-il? ne parlez-vous pas de M™« de
Blainville ?
MATHILDB
Moi ! non. Je n'ai pas parlé d'elle.
CHAVIONY
Pour cette fois j'ai bien entendu. [Il se
rassoit.) Qu'est-ce que vous dites de M™« de
Blainville ?
MATHILDB
Je pensais que mes valses étaient pour
elle.
GHAVIGNY
Et pourquoi pensiez- vous cela?
MATHILDE
Mais parce que... parce qu'elle les aime.
CHAVIONY
Oui, et moi aussi ; et vous aussi, je crois.
Il y en a une surtout ; comment est-ce donc?
Je l'ai oubliée... Commeat dit-elle donc ?
MATHILDE
Je ne sais pas si je m'en souviendrai.
{Elle se met au piano et. joue.)
GHAVIGNY
C'est cela même I C'est charmant, divin,
et vous la jouez comme un ange, ou, pour
mieux dire, comme une vraie valseuse.
MATHILDE
Esirce aussi bien qu'elle, Henri?
CHAVIONY
Qui, elle? M™« de Blainville? Vous y tenez,
à ce qu'il paraît.
MATHILDE
Oh ! pas beaucoup. Si .j'étais homme, ce
n'est pas elle qui me tournerait la tête.
148 UN CAPRICE
CHA\IGNY
Et VOUS aimez raison, madame. Il ne faut
jamais qu'un homme se laisse tourner la
tête, ni par une femme ni par une valse.
MATHILDE
Comptez-vous jouer ce soir, mon ami?
CHAViaWY
Eh! ma chère, quelle idée avez-vousî On
Joue, mais on ne compte pas jouer.
MATHILDE
Avez-vous de l'or dans vos poches ?
CHAVIGNY
Peut-être bien. Est-ce que vous en voulez ?
MATHILDE
Moi, grand Dieu! que voulez-vous que
j'en fasse?
CHAVIONY
Pourquoi pas? Si j'ouvre votre porte trop
vite, je n'ouvre pas du moins vos tiroirs,
et c'est peut-être un double tort que j'ai.
MATHILDE
Vous mentez, monsieur, il n'y a pas long-
temps que je me suis aperçue que vous les
aviez ouverts, et vous me laissez beaucoup
trop riche.
CHAVIONY
Non pas, ma chère, tant qu'il y aura des
pauvres. Je sais quel usage vous faites de
votre fortune, et je vous demande de me
permettre de faire la charité par vos mains.
MATHILDE
Cher Henri I que tu es noble et bon I Dis-
moi im peu, te souviens-tu d'un jour où tu
avais une petite dette à payer, et où tu te
plaignais de n'avoir pas de bourse?
scèNB II 149
CHAYiGirr
Quand donc ? Ah l c'est juste. Le fait est
que, quand on sort, c'est une chose insup-
portable de se fier à des poches qui ne
tiennent à rien...
MATEHiDE
Aimerais-tu une bourse rouge avec un^
filet noir?
CHAVICNY
Non, je n*aime pas le rouge. Parbleu I tu
me fais penser que j'ai justement là ime-
bourse toute neuve d'hier ; c'est un cadeau.
Qu'en pensez- vous ? {Il tire une bourse de sa
poche.) Est-ce de bon goût ?
MATHILDB
Voyons; voulez-vous me la montrer?
CHAVIGNY
Tenez. (Il la lui donne; elle Ux regarde, puis
la lui rend.)
MATHILDE
C'est très Joli. D$ quelle couleur est-elle?
CHAVIGNY, riant.
De quelle couleur? La question est excel-
lente.
MATHILDE
Je me trompe... Je veux dire... Qui est-ce
qui vous l'a donnée?
CHAVIGNY
Ah! c'est trop plaisant! sur man honneur!
vos distractions sont adorables.
UN DOMESTIQUE, annonçant.
Madame de Léry l
MATHILDE
J'ai défendu ma porte en bas.
150 UN CAPRICE
CHAVIGNY
Non, non, qu'elle entre. Pourquoi ne pas
recevoir ?
UATBILDE
Eh bien! enfin, monsieur, cette bourse,
peut-on savoir le nom de l'auteur?
SCÈNE III
MATHILDE, CHAVIGNY,
MADAME DE LÉRY, en toilette de bal.
CHAVIGNY
Venez, madame, venez, je vous en prie;
on n'arrive pas plus à propos. Matnilde
vient de me faire une étourderie qui, en
en vérité, vaut son pesant d'or. Figurez-
vous que je lui montre cette bourse...
MADAME DE LÉRY
Tiens ! c'est assez gentil. Voyons donc.
CHAVIGNY
Je lui montre cette bourse ; elle la regarde,
la tâte, la retourne, et, en me la rendant,
savez vous ce qu'elle me dit? Elle me de-
mande de quelle couleur elle est !
MADAME DE LÉRY
Eh bien I elle est bleue.
CHAVIGNY
Eh oui! elle est bleue... c'est bien certain...
et c'est précisément le plaisant de l'affaire...
Imaginez-vous qu'on le demande ?
MADAME DE LÉRY
C'est parfait. Bonsoir, chère Mathilde;
venez-vous ce soir à l'ambassade ?
MATHILDE
Non, je compte rester.
SCÈNE III 151
CHA VIGNY
Mais vous ne riez pas de mon histoire?
MADAME DE LÉRY
Mais si. Et qui est-ce qui a fait cette
bourse? Ahl je la reconnais, c'est M™« de
Biainville. Comment! vraiment vous ne
bougez pas?
CHAVIGNY, brusquement.
A quoi la reconnaissez-vous, s'il vous
plaît?
MADAME DE LÉRY
A ce qu'elle est bleue, justement. Je l'ai
vue tramer pendant des siècles ; on a mis
sept ans à la faire, et vous jugez si pendant
ce temps-là elle a changé de destination.
Elle a appartenu en idée à trois personnes
de ma connaissance. C'est un trésor que
vous avez là, monsieur de Chavigny ; c'est
un vrai héritage que vous avez fait.
CHAVIGNY
On dirait qu'il n'y a qu'une bourse au
monde.
MADAME DE LÉRY
Non, mais il n'y a qu'une bourse bleue.
D'abord, moi, le bleu m'est odieux; ça ne
veut rien dire, c'est une couleur bête. Je
ne peux pas me tromper sur une chose
pareille; il suffit que je l'aie vue une fois.
Autant j'adore le lilas, autant je déteste le
bleu.
MATHILDE
C'est la couleur de la constance.
MADAME DE LÉRY
Bah ! c'est la couleur des perruquiers. Je
ne viens qu'en passant, vous voyez, je suis
en grand uniforme ; il faut arriver de bonne
ISt UN CAPRICE
heure dans ce pays-là ; c'est une cohue à
se ca.&ser le cou. Pourquoi donc n'y venez-
vous pas ? Je n*y manquerais pas pour un
monde.
UATHILDE
Je n*y ai pas pensé, et il est trop tard &
présent.
MADAME DE LÉRY
Laissez donc, vous avez tout le temps.
T«OLez, chère, je vais sonner. Demandez une
robe. Nous mettrons M. de Chavigny & la
porte avec son petit meuble. Je vous coiffe.
Je vous pose deux brins de fleurettes, et le
vous enlève dans ma voiture. AUons, voilà
une afl'Alra bâclée.
MATHILDE
Pas pour ce soir; je reste, décidément.
MADAME DE LÉRY
Décidément? est-ce un parti pris? Mon-
sieur de Chavigny, emmenez donc Mathilde.
GHATIONY, sèchement.
Je ne me mêle des affaires de persoime*
MADAME DE LÉRT
Oh ! ohf vous aimez le bleu, à ce qu'il
paraît. Eh bien ! écoutez, savez-vous ce que
je vais faire? Donnez-moi du thé, je -vaiB
rester ici.
MATHILDE
Que vous êtes gentille, chère Emestine!
Non, je ne veux pas priver le bal do sa
reine. Allez me faire un tour de valse, et
revenez à onze heures, si vous y pensez;
nous causerons seules au coin du feu, puis-
que M. de Chavigny nous abandonne.
CHAVIGNY
Moi ? pas du tout ; je ne sais 8i je sortirai.
scfafE m 153:
MADAME DE LÉRY
Eh bien I c'est convenu, je vous quitte. A
propos, vous savez mes malheurs : j'ai été
volée comme dans un bois.
MATHILDE
Volée I qu'est-ce que vous voulez dire ?
MADAME DE LÉRY
Quatre robes, ma chère, quatre amaarai
de robes qui me venaient de Londres, per^
dues à la douane. Si vous les aviez vues,
c'est à en pleurer ; il y en avait une perse
et une puce; on ne fera jamais rien de
pareil.
MATHILDE
Je VOUS plains bien sincèrement. On vous
les a donc confisquées ?
MADAME DE LÉRY
Pas du tout. Si ce n'était que cela, je
crierais tant qu'on me les rendrait, car
c'est un meurtre. Me voilà nue pour cet
été. Imaginez qu'ils m'ont lardé mes robes ;
ils ont fourré leur sonde je ne sais par où
dans ma caisse ; ils m'ont fait des trous à
y mettre un doigt. Voilà ce qu'on m'apporte
mer à déjeuner,
CHAVIGNY
Il n'y en avait pas de bleue, par hasard?'
MADAME DE LÉBT
Non, monsieur, pas la moindre. Adieu^
belle; je ne fais qu'une apparition. J'en suis,
jie crois, à ma douzième grippe de l'hiver;
ie vais attraper ma treizième. Aussitôt fait,
l'accours, et me plonge dans vos fauteuils.
Pîous causerons douane, chiffons, pas vrai T
Non, je suis toute triste, nous ferons du
sentiment Enfin, n'importe ! Bonsoir, moti-
154 UN CAPRICE
Sieur de l'azur... Si vous me reconduisez,
je ne reviens pas. (Elle sort.)
SCÈNE IV
CHAVIGNY, MATHILDE
CHAVIGNY
Quel cerveau fêlé que cette femme ? Vous
choisissez bien vos amies.
mathildb
C'est vous qui avez voulu qu'elle montât.
CHAVIGNY
Je parierais que vous croyez que c'est
M"»« de Blainville qui a fait ma bourse.
MATHILDE
Non, puisque vous me dites le contraire.
CHAVIGNY
Je suis sûr que vous le croyez.
MATHILDE
Et pourquoi en êtes-vous sûr?
CHAVIGNY
Parce que je connais votre caractère :
M«« de Léry est votre oracle ; c'est une idée
qui n'a pas le sens commim.
MATHILDE
Voilà un beau compliment que Je ne mé-
rite guère.
CHAVIGNY
Oh I mon Dieu, si ; et j'aimerais tout autant
vous voir franche là-dessus que dissimulée.
MATHILDE
Mais, si je ne le crois pas, je ne puis fein-
dre de le croire pour vous paraître sincère.
SCÈNE IV 155
CHAVIGNY
Je VOUS dis que vous le croyez ; c'est écrit
sur votre visage.
MAIHILDE
S'il faut le dire pour vous satisfaire, eh
bien I j'y consens ; je le crois.
CHAVIGNY
Vous le croyez? et, quand cela serait vrai,
quel mal y aurait-il?
MATHILDE
Aucun, et par cette raison je ne vois pas
pourquoi vous le nieriez.
CHAVIGNY
Je ne le nie pas ; c'est elle qui Ta faite.
{Il se lève.) Bonsoir : ie reviendrai peut-être
tout à l'heure prendre le thé avec votre
amie.
MATHILDE
Henri, ne me quittez pas ainsi.
CHAVIGNY
Qu'appelez-vous ainsi? Sommes-nous fâ-
chés? Je ne vois là rien que de très simple :
on me fait une bourse, et je la porte; vous
me demandez qui, et je vous le dis. Rien
ne ressemble moins à une querelle.
MATHILDE
Et, si je vous demandais cette bourse,
m'en feriez- vous le sacrifice?
CHAVIGNY
Peut-être ; à quoi vous servirait-elle ?
MATHILDE
Il n'importe; je vous la demande.
CHAVIGNY
Ce n'est pas pour la porter, je suppose ?
Je veux savoir ce que vous en feriez.
156 UN CAPRICE
MATHILDE
C'est pour la porter.
CHAVIONY
Quelle plaisanterie ! Vous porteriez une
bourse faite par M"« de Blain ville?
MATHILDS
Pourvoi non? Vous la portez bien.
CHAVIGHT
La belle raison ? Je ne suis pas femme.
MATHILDE
Eh bien! si je ne m*en sens pas, je la
Jetterai au feu.
CHAVIGNY
Ahl th! vous Yoilà donc enfin sincèra.
Eh bien ! très sineèrement aussi, je la gar*
^erai, si vous le permettez.
MATHILDE
Vous en êtes libre assurément; mais je
vous avoue qu'il m*est cruel de penser que
tout le monde sait qui vous Ta faite, et que
TOUS ailes la montrer partout
CBAVIGNT
La montrer! Ne dirait-on pas gue c'est
un trophée f
MATHILDE
Éeoutez-moi, je vous en prie, et laissez-
moi votre main dans les miennes. {EUe
l'embrasse.) M'aimez-vous, Henri? répondez.
CHAVIGNT
Je vous aime, et je vous écoute.
MATmLDE
Je vous jure que je ne suis pas jalouse;
mais, si vous me donnez cette bourse de
bonne amitié, je vous remercierai de tout
SCÈNE V 157
mon cœur. Cest un petit échange que je
vous propose, et je crois, j'espère du moins,
que vous ne trouverez pas que vous y
perdez.
CHA VIGNY
Voyons votre échange ; qu'est-ce que c'est?
MATHILDE
Je vais vous le dire, si vous y tenez;
mais, si vous me donniez la bourse aupa-
ravant, sur parole, vous me rendriez bien
heureuse.
CHA VIGNY
Je ne donne rien sur parole.
MATHILDE
Voyons, Henri, je vous en prie.
CHA VIGNY
Non.
MATHILDE
Eh bien! je t'en supplie à. genoux.
CHAVIGNY
Levez-vous, Mathilde, je vous en conjure
à mon tour: vous savez que je n*aime pas
ces manières-là. Je ne peux pas souffrir
qu'on s'abaisse, et je le comprends moins
ici que jamais. C'est trop insister sur un
enfantillage ; si vous l'exigiez sérieusement,
je jetterais cette bourse au feu moi-même,
et Je n'aurais que faire d'échange pour cela.
Allons, levez- vous, et n'en parlons plus.
Adieu; à ce soir; je reviendrai. [Il sort^
V
MATHILDE, seule.
Puisque ce n'est pas celle-là, ce sera doiie
l'autre que je brûlerai. (Elle va à son secré-
taire et en tire la bourse quelle a faite^) Pauvre
158 UN CAPRICE
petite, je te baisais tout à l'heure; et te
souviens-tu de ce que ie te disais? Nous
arrivons trop tard, tu le vois. Il ne veut
pas de toi, et ne veut plus de moi. (Elle
s'approche de la cheminée.) Qu'on est folle
de faire des rêves! ils ne se réalisent
jamais. Pourquoi cet attrait, ce charme
invincible qui nous fait caresser une idée?
Pourquoi tant de plaisir à la suivre, à
l'exécuter en secret? A quoi bon tout
cela ? A pleurer ensuite. Que demande
donc l'impitoyable hasard ? Quelles précau-
tions, quelles prières faut-il donc pour
mener à bien le souhait le plus simple, la
plus chétive espérance? Vous avez bien dit,
monsieur le comte, j'insiste sur un enfan-
tillage, mais il m'était doux d'y insister; et
vous, si fier ou si infidèle, il ne vous eût
pas coûté beaucoup de vous prêter à cet
enfantillage. Ah ! il ne m'aime plus, 11 ne
m'aime plus. Il vous aime, M"»« de Blain-
ville I {Elle pleure."* Allons I il n'y faut plus
penser. Jetons au feu ce hochet d'enfant
qui n'a pas su arriver assez vite; si je le lui
avais donné ce soir, il l'aurait peut-être
perdu demain. Ah ! sans nul doute, il l'au-
rait fait ! il laisserait ma bourse traîner sur
sa table, je ne sais où, dans ses rebuts,
tandis que l'autre le suivra partout, tandis
qu'en jouant, à l'heure qu'il est, il la tire
avec orgueil; je le vois l'étaler sur le tapis,
et faire résonner l'or qu'elle renferme.
Malheureuse! je suis jalouse; il me man-
quait cela pour me faire haïr ! (Elle va jeter
sa bourse au feu, et s arrête.) Mais qu'as-tu
fait! Pourquoi te détruire, triste ouvrage
de mes mams ? Il n'y a pas de ta faute ; tu
attendais, tu espérais aussi ! Tes fraîches
couleurs n'ont point pâli durant cet entre-
tien cruel; tu me plais, je sens que je
SCÈNE VI 159
t'aime ; dans ce petit réseau fragile, il y a
quinze jours de ma vie; ahî non, non, la
main qui fa faite ne te tuera pas; je veux
te conserver, je veux t'achever; tu seras
pour moi une relique, je te porterai sur
mon cœur; tu m'y feras en même temps du
bien et du mal; tu me rappelleras mon
amour pour lui, son oubli, ses caprices ; et
qui sait? cachée à cette place, il reviendra
peut-être t'y chercher. (Elle s'assoit et attache
le gland qui manquait)
SCÈNE VI
MATHIDE, MADAME DE LÉRY
MADAME DE LÉRT, derrière la scène.
Personne nulle part! qu'est-ce que cela
veut dire? on entre ici comme dans un
moulin. (Elle ouvre la porte et crie en riant.)
Madame de Léry ! (Elle entre, Mathilde se lève,)
Rebonsoir, chère; pas de domestiques chez
vous ; je cours partout pour trouver quel-
qu'un. Ah ! je suis rompue I (Elle s'assoit,)
MATHILDE
Débarrassez-vous de vos fourrures.
MADAME DE LÉRY
Tout à l'heure ; je suis gelée. Aimez-vous
ce reiiard-là ? on dit que c'est de la martre
d'Ethiopie, je ne sais quoi; c'est M. de Léry
qui me l'a apporté de Hollande. Moi, je
trouve cela laid, franchement : je le porterai
trois fois, par politesse, et puis je le don-
nerai à Ursule.
MATHILDE
Une femme de chambre ne peut pas mettre
cela.
MADAME DE LÉRY
C'est vrai ; je m'en ferai un petit tapis.
160
UN CAPRICE
MATHILDE
Eh bien ! ce bal était-il beaut
MADAME DE LÉRY
Ah ! mon Dieu, ce bai ! mais je n'en viens
pas. Vous ne croiriez jamais ce qui m'arrive.
MATHILDE
Vous nY êtes donc pas allée?
MADAME DE LÉRY
Si fait, j'y suis allée, mais je n'y suis pas
entrée. C'est à mourir de rire. Figurez- vous
une queue... une queue... (Elle éclate de rire.)
Ces choses-là vous font-elles peur, à vous ?
MATHILDE
Mais oui; je n'aime pas les embarras de
voitures.
MADAME DE LÉBT
C'est désolant quand on est seule. J'avais
beau crier au cocher d'avancer, il ne bou-
§eait pas ; j'étais d'une colère I j'avais envie
6 monter sur le siège; je vous réponds
bien que j'aurais coupé leur queue. Mais
c'est si bête d'être là, en toilette, vis-à-vis
d'un carreau mouillé ; car, avec cela, il pleut
à verse. Je me suis divertie une demi-
heure à voir patauger les passants, puis
l'ai dit de retourner. Voilà mon bal. — Ce
leu me fait un plaisir! je me sens renaître!
{Elle Ole sa fourrure. Mathilde sonne, et un
domestique entre.)
MATHILDE
Le thé. (Le domestique sort).
MADAME DE LÉRY
M. de Chavigny est donc parti?
MATHILDE
Oui ; je pense qu'il va à ce bal, et il sera
plus obstiné que vous.
SCÈNE VJ i6\
MADAME DE LERY
Je erol9 au*U ne xn^aime guère, soit ^t
entre uous.
MATHILDE
Vous vous trompez, je vous assure; 11
m'a dit cent fois qu'à ses yeux vous étiez
une des plus jolies lemmes de Paris.
MADAME DE LERY
Vraimentt &tsi très poli de sa part ; mais
Je le mérite, car je le trouve fort bien.
Voulez- vous 036 prêter une épingle ?
MATHILDE
Vous en aves & côté de vous.
MADAME DE LERY
Cette Palmire vous fait des robes, on ne
se sent pas des épaules; on croit toujours
que tout va tomber. Est-ce elle qui vous
fait ces manches-là?
MATHaDE
Oui.
MADAME DE LÉRY
Très jolies, très bien, très jolies. Déci-
dément il n'y a que les manches plates;
mais j'ai été longtemps à m'y faire ; et puis
je trouve qu'il ne faut pas être trop grasse
pour les porter, parce que sans cela on a
Tair d'une cigale» avec un gros corps et de
petites pattes.
MATHILDE
J'aime assez la comparaison. [On apporte
le thé.)
MADAME DE LÉRY
N'est-ce pas? Regardez M"« SaintrAnge.
Il ne faut pourtant pas être trop maigre
non plus, parce qu'alors il ne reste plus
UN CAPBIOB. 6
162
UN CAPRICE
(
rien. On se récrie sur ia marquise d'Ermont;
moi, je trouve qu'elle a l'air d'une potence.
C'est une belle tête, si vous voulez, mais
c'est une madone au bout d'im b&ton.
MATHILDE, riant.
Voulez-vous que je vous serve, ma chère?
MADAME DE LÉRY
Rien que de l'eau chaude, avec un soup-
çon de thé et un nuage de lait.
MATHILDE, versant le thé.
Allez-vous demain chez M"»« d'Égly? Je
vous prendrai, si vous voulez.
MADAME DE LÉRY
Ah I M"*» d'Égly I en voilà une autre ! avec
sa frisure et ses jambes, elle, me fait TefTet
de ces grands balais pour épousseter les
araignées. (EUe boit ) Mais, certainement,
j'irai demain. Non, je ne peux pas; je vais
au concert.
MATHILDE
Il est vrai qu'elle est un peu drôle.
MADAME DE LERY
Regardez-moi donc, je vous en prie.
MATHILDE
Pourquoi?
MADAME DE LÉRY
Regardez-moi en face, là, franchement.
MATHILDE
Que me trouvez-vous d'extraordinaire?
MADAME DE LÉRY
Eh! certainement, vous avez les yeux
rouges, vous venez de pleurer, c'est clair
comme le jour. Qu'est-ce qui se passe donc,
ma chère Mathilde?
J
SCÈNE VI 163
MATHILDE
Rien, je vous jure. Que voulez-vous qu'il
se passe ?
MADAME DE LÉRY
Je n'en sais rien, mais vous venez de
pleurer; je vous dérange, je m'en vais.
MATHILDE
Au contraire, chère; je vous supplie de
rester.
MADAME DE LÉRY
Est-ce bien franc? Je reste, si vous voulez ;
mais vous me direz vos peines. [Mathilde
secoue la tête.) Non? Alors je m'en vais, car
vous comprenez que du moment que je ne
suis bonne à rien, je ne peux que nuire
involontairement.
MATHILDE
kestez, votre présence m'est précieuse,
votre esprit m'amuse, jet, s'il était vrai que
j'eusse quelque souci, votre gaieté le chas-
serait.
MADAME DE LEBY
Tenez, je vous aime. Vous me croyez
peut-être légère; personne n'est si sérieux
que moi pour les choses sérieuses. Je ne
comprends pas qu'on loue avec le cœur, et
c'est pour cela que j'ai l'air d'en manquer.
Je sais ce que c est que de souffrir, on me
l'a appris bien jeune encore. Je sais aussi
ce que c'est que de dire ses chagrins. Si ce
qui vous afflige peut se confier, parlez har-
diment : ce irest pas la curiosité qui me
pousse,
MATHILDE
Je vous crois bonne, et surtout très sin-
cère ; mais dispensez-moi de vous obéir.
MADAME DE LÉRY
Ah, mon Dieu ! j'y suis l c'est la bourse
bleue. J*ai fait une sottise affreuse en ne
mant M*"* do BlalJiviUe. J'y ai pensé en voirâl
quittant ; est-ce que M. de Chavigny lui faitj
la courî MaUùlde se iévt^ ne pouvant n'
dre, se déloume et pùrte êon mouchoir <
veux.)
MATHILDl
Est^U possible? {Vn long xilence. Mat^
9ê promena quelque temps, puis va fdssett
Vautre bout de la nhnmbre. A^™* d^ Ury se$
rifléctiir. Elle se Ime et s'approche de MaU4
ccUù*çi lui imd la main.)
MAI»AU£ DB LéftY
Vous savez, ma chère, que les dentistes]
vous disent de crier quand ils vous foni 1
mal. Moi^ je vous dis : • Pleurez! pîi
Douces ou amères, les larmes soi
toujours.
HATHXLBB
Ahl mon Dieu!
MADAHË DE tiSY
Mais c*ost incroyable, une ch*-- r"^
on ne peut pas aimer M»* dr
c'eïit une coquettt3 à moitié per«U , .
ni ««prit ai beauté. Elle ne vaut pas
petit doijyft; on ne quitte pas un auge
un diable.
ltAT0ItJ)E, «mngtofunl.
|0 «nia 8Ûre qu'il Falme, J'en euis
MADAME DE LÉHV
pîrr. -M ,M , >: ':^ni, i*a ne t-r M- i .:. -
un i mtaisie i
MAT^tLDB
Ob[ ntin. Jamais!
SCÈNE vr 165
MADAME DE LÉRY
Vous avez bien fait ; 11 ne m'ôtonnerait
pas qu'il en fût bien aise.
MATHILDE
Bien aise? bien aise de me voir pleurer?
MADAME DE LÉRY
Ehl mon Dieu, oui. J'ai vingt-cing ans
d'hier, mais je sais ce qui en est sur bien
des choses. Comment tout cela est-il venu?
MATHILDE
Mais... je ne sais...
MADAME DE LÉRY
Parlez. Avez- vous peur de moi? je vais
vous rassurer tout de suite; si, pour vous
mettre à votre aise, il faut m'engager de
mon côté, je vais vous prouver que j'ai
confiance en vous et vous forcer à l'avoir
en moi; est-ce nécessaire? je le ferai. Qu'est-
ce qu'il vous plaît de savoir sur mon
compte ?
MATHILDE
Vous êtes ma meilleure amie; je vous
dirai tout, je me fie à vous. !1 ne s agit de
rien de bien grave; mais j'ai une folle tête
qui m'entraîne. J'avais fait à M. de Chavi-
gny une petite bourse en cachette que je
comptais lui offrir aujourd'hui; depuis
quinze jours, je le vois à peine; il passe
ses journées chez M°»« de Blainville. Lui
offrir ce petit cadeau, c'était lui faire un
doux reproche de son absence et lui mon-
trer gu'il me laissait seule. Au moment où
j'allais lui donner ma bourse, il a tiré
ï'aaitre.
MADAME DE LÂRY
Il n'y a pas là de quoi pleurer.
166 TJN CAPRICE
MATHILDE
Oh ! si ! il y a de quoi pleurer, car j'ai fait
une grande folie; je lui ai demandé Tautre
bourse.
MADAME DE LÉRY
Aie ! ce n*est pas diplomatique.
MATHn.DE
Non, Ernestine, et il m'a refusé... Et
alors... Ah! j'ai honte...
MADAME DE LERY
Eh bien?
MATHILDE
Eh bien ! je l'ai demandée À genoux. Je
voulais qu'il me fit ce petit sacrifice, et le
lui aurais donné ma bourse en échange de
la sienne. Je l'ai prié... je l'ai supplié...
MADAME DE LÉRY
Et il n'en a rien fait; cela va sans dire!
Pauvre innocente! il n'est pas digne de
vous.
MATHILDE
Ah! malgré tout, je ne le croirai jamais !
MADAME DE LÉBY
Vous avez raison, je m'exprime mal. Il
est digne de vous et vous aime, mais il est
homme, et orgueilleux. Quelle pitié ! Et où
donc est votre bourse?
MATHILDE
La voilà, ici, sur la table.
MADAME DE LÉRY, prenant U bourse.
Cette bourse-là? Eh bien! ma chôre, elle
est quatre fois plus jolie que la sienne.
D'abord elle n'est pas bleue, ensuite elle
est charmante. Prêtez-la-moi, je me charge
bien de la lui faire trouver de son goût.
SCÈNE VI 167
MATHILDE
Tâchez. Vous me rendrez la vie.
MADAME DE LÉRY
En être là après un an de mariage, c'est
inouï. Il faut qu'il y ait de la sorcellerie là-
dedans. Cette Blainville, avec son indigo,
je la déteste des pieds à la tête. Elle a les
yeux battus jusqu'au menton. Mathilde,
voulez- vous faire une chose? Il ne nous en
coûte rien d'essayer. Votre mari viendra-
t-il ce soir?
MATHILDE
Je n'en sais rien, mais il me l'a dit.
MADAME DE LÉRY
Comment étiez- vous quand il est sorti?
MATHILDE
Ah! j'étais bien triste, et lui bien sévère.
MADAME DE LERY
Il viendra. Avez-vous du courage? Quand
j'ai une idée, je vous en avertis, il faut que
je la saisisse au vol; je me connais, je
réussirai.
MATHILDE
Ordonnez donc, je me soumets.
MADAME DE LÉRY
Passez dans ce cabinet, habillez-vous à
la hâte et jetez-vous dans ma voiture. Je ne
veux pas vous envoyer au bal, mais il faut
qu'en rentrant vous ayez l'air d'y être allée,
vous vous ferez mener où vous voudrez,
aux Invalides ou à la Bastille ; ce ne seta
peut-être pas très divertissant, mais vous
serez aussi bien là qu'ici pour ne pas dormir.
Est-ce convenu? Maintenant prenez votre
bourse, et enveloppez-la dans ce papier, je
1G8 UN CAPRICE
vais mettre l'adresse. Bien, voilà qui est
fait. Au coin de la rue, vous ferez arrêter ;
vous direz à mon groom d'apporter ici ce
petit paquet, de le remettre au premier do-
mestique qu'il rencontrera, et de s'en aller
sans autre explication.
MATHILDE
Dites*moi du moins ce que vous voulez
faire.
MADAME DB I^RY
Ce que Je veux faire, enfant, est impos-
sible a dire, et je vais voir si c*est possible
à faire. Une fois pour toutes, vous fiez-vous
à moi?
MATHILDB
Oui» tout au monde pour l'amour de lui.
MADAME DE LÉRY
Allons, preste ! Voilà une voiture.
MATHILDB
C'est lui; j'entends sa voix dans la cour.
MADAME DE LÉRY
Sauvez-vous I Y a-t-il un escalier dérobé
parla?
MATHILDE
Oui, heureusement. Mais je ne suis pas
coiffée, comment croira-t-on à ce bal ?
MADAME DE LÉRY, étant Ut guirlande qu'êUe r sur
la tête et la donnant à MatfUlde.
Tenez, vous arrangerez cela en route.
[Mathilde sort.)
SGËNE VII
MADAME DE LÉRY, seule.
A genoux I une telle femme à genoux! Et
ce monsieur-là qui la refuse ! une femme de
SCENE VIII 1B9
vingt ans, belle comme un ange et fidèle
comme un lévrier l Pauvre enfant, qui de-
mande en grâce qu'on daigne accepter une
bourse faite par elle, en échange d'un car
deau de M"»» de Blainville l Mais quel abîme
est donc le cœur de Thomme 1 Ah, ma foi !
nous valons mieux qu'eux. {Elle s'assoit et
prend une brochure sur la table. Un instant
après ^ on frappe à la porte.) Entrez.
SCÈNE Vlii
MADAME DE LÉRY, CHAVIGNY
MADAMB DE LÉRY, lisant (Vun air distrait.
Bonsoir, comte. Voulez-vous du thé ?
CHAVIGNY
Je vous rends grâces, je n'en prends
jamais. {H s'assoit et regarde autour de lui.)
MADAME DE LÉRY
Etait-il amusant, ce bal?
CHAVIGNY
Comment cela ? N'y étiez-vous pas ?
MADAME DE LÉRY
Voilà une question qui n'est pas galante.
Non, je n'y étais pas; mais j'y ai envoyé
Mathilde, que vos regards semblent cher-
cher.
CHAVIGNY
Vous plaisantez, à ce que je vois ?
MADAME DE LERY
Plaît-il? je vous demande pardon, je tiens
un article d'une Revue qui m intéresse beau-
coup. {Un silence. Chavigny, inquiet, se lève et
se promène.)
CHAVIGNY
Est-ce que vraiment Mathilde est à ce bal?
170 UN CAPRICE
MADAME DE LERY
Mais oui; vous voyez que je Tattends.
GHAVIQNY
C'est singulier; elle ne voulait pas sortir
lorsque vous le lui avez proposé.
MADAME DE LKBY
Apparemment qu'elle a changé d'idée.
CUAYIONY
Pourquoi n'y est-elle pas allée avec vous ?
MADAME DE L^RY
Parce que je ne m'en suis plus souciée.
CH A VIGNY
Elle s'est donc passée de voiture ?
MADAME DE LERY
Non, je lui ai prêté la mienne. Avez-vous
lu ça, monsieur de Chavigny?
CHAVIGNY
Quoi?
MADAME DE LERY
C'est la Bévue des Deux-Mondes ; un article
très joli de M»« Sand sur les orangs-
outangs.
CHAYIGNY
Sur les?...
MADAME DE LÉRY
Sur les orangs-outangs. Ah I je me trompe,
ce n'est pas d'elle, c'est celui d'à côté ; c'est
très amusant.
CHAVIGNY
Je ne comprends rien à cette idée d'aller
au bal sans m'en prévenir. J'aurais pu du
moins la ramener.
MADAME DE LÉRY
Aimez- vous les romans de M™« Sand?
SCÈNE YIIl 171
CHAVIGNY
Non, pas du tout. Mais, si elle y est,
comment se fait-il que je ne Taie pas
trouvée ?
ICADAME DE LÉRY
Quoi? la Revue? Elle était là-dessus.
CHAVIGNY
Vous moquez- vous de moi, madame?
MADAME DE LERY
Peut-être ; c'est selon à propos de quoi.
CHAVIGNY
C'est de ma femme que je vous parle.
MADAME DE LÉRY
Est-ce que vous me l'avez donnée à
garder?
CHAVIGNY
Vous avez raison; je suis très ridicule;
je vais de ce pas la chercher.
MADAME DE LÉRY
Bah ! vous allez tomber dans la queue.
CHAVIGNY
C'est vrai ; je ferai aussi bien d'attendre»
et j'attendrai. {Il s'approcke du feu et s'assoit.)
MADAME DE LÉRY, quittant sa lecture.
Savez- vous, monsieur de Chavigny, que
vous m'étonnez beaucoup ? Je croyais vous
avoir entendu dire que vous laissiez Ma-
thilde parfaitement libre, et qu'elle allait
où bon lui semblait.
CHAVIGNY
Certainement; vous en voyez la preuve.
MADAME DE LÉRY
Pas tant; vous avez l'air furieux.
172 UN CAPRICE
CHAVIGNY
Moi? par exemple! pas le moins du
monde.
MADAMK DE LÉRY
Vous ne tenez pas sur votre fauteuil. Je
vous croyais un tout autre homme, je
l'avoue; et, pour parler sérieusement, je
n'aurais pas prêté ma voiture à Mathilde,
si j'avais su ce qui en est.
CHAVIGNY
Mais je vous assure que je le trouve tout
simple, et je vous remercie de l'avoir fait.
MADAME DE LÉRY
Non, non, vous ne me remerciez pas; je
vous assure, moi, que vous êtes fâché. A
vous dire vrai, je crois que, si elle est
sortie, c'était un peu pour vous rejoindre.
CHAVIGNY
J'aime beaucoup cela! Que ne m'aecom"
pagnait-elle?
MADAME DE LERY
Eh oui! c'est ce que je lui ai dit. Mais
voilà comme nous sommes, nous autres :
nous ne voulons pas, et puis nous voulons.
Décidément, vous ne prenez pas de thé ?
CHAVIGNY
Non, il me fait mal.
MADAME DE LÉRY
Eh bien ! donnez-m'en.
CHAVIGNY
Plaît-il, madame?
MADAME DE LÉRY
Donnez-m'en. {Chavigny se lève et remplit
une tasse qu'il offre à M^'^ de Léry.)
SCÈNE Vin 173
MADAME DE L^RT
C'est bon; mettez ça là. Avons-nous un
ministère ce soir?
CHAVI6NY •
Je n*en sais rien.
MADAMB DE LÉBY
Ce sont de drôles d'auberges que ces m^
nistères. On j entre et on en sort sans
savoir pourquoi; c'est une prœessioa cie
marionnettes.
CHAYIQKT
Prenez donc ce thé à votre tour; il est
déjà à moitié froid.
MADAME DE LÉRY
Vous n*y avez pas mis assez de sucre*
Mettez-m'en un ou deux morceaux.
GBATIGNY
Comme tous youdrez ; il ne vaudra rien.
UADAMB DB LÉRY'
Bien; maintenant, encore un peu de lait.
CBAVIONY
Êtes-vous satisfaite?
MADAME DE LÉRY
Une goutte d^eau chaude à présent. Est-ce
fait? Donnez-moi la tasse.
CHAVIGNY^ lui présentant la tmue.
La voilà ; mais il ne vaudra rien.
MADAME DE LÉRY
Vous croyez? En êtes-vous sûr?
CHA VIGNY
Il n'y a pas le moindre doute.
174 UN CA^PRIGE
MADAME DE LERT
Et pourquoi ne vaudrait-il rien?
GHAYIGNY
Parce qu'i^ est froid et trop sucré.
MADAME DE L^RY
Eh bien! s'il ne vaut rien, ce thé, jetez-le.
{Chavigny est debout, tenant la tasse; M^* de
Léry le regarde en riant.) Ah, mon Dieu! que
vous m'amusez ! Je n'ai jamais rien vu de
si maussade.
GHAYIGNY, impatienté^ vide la tasse dans le feu,
puis il se promène à grands pas, et dit avec
humeur :
Ma foi, c'est vrai, je ne suis qu'un sot.
MADAME DE LÉRY
Je ne vous avais jamais vu jaloux, mais
vous Têtes comme un Othello.
GHAYIGNY
Pas le moins du monde; je ne peux pas
souffrir qu'on se gêne, ni qu'on gêne les
autres en rien. Comment voulez-vous que
je sois jaloux?
MADAME DE LÉRY
Par amour-propre, comme tous les maris.
GHAYIGNY
Ba h! propos de femme. On dit : « Jaloux
par amour-propre », parce que c'est une
phrase toute faite, comme on dit : « Votre
très humble serviteur ». Le monde est bien
sévère pour ces pauvres maris.
MADAME DE LÉRY
Pas tant que pour ces pauvres femmes.
GHAYIGNY
Oh ! mon Dieu, si I Tout est relatif. Peut-on
SCENE VIII 175
permettre aux femmes de vivre sur le même
pied que nous? C'est une absurdité qui
saute aux yeux. Il y a mille choses très
graves pour elles, qui n'ont aucune impor-
tance pour un homme.
MADAME DE LÉRY
Oui, les caprices, par exemple.
CHA VIGNY
Pourquoi pas? Eh bien! oui, les caprices.
Il est certain qu'un homme peut en avoir,
et qu'une femme...
MADAME DE LÉRY
En a quelquefois. Est-ce que vous croyez
qu'une robe est im talisman qui en pré-
serve?
CHAVIGNY
C'est une barrière qui doit les arrêter.
MADAME DB LÉRY
A moins que ce ne soit un voile qui les
couvre. J'entends marcher. C'est Mathilde
qui rentre.
CHAVIGN Y
Obi que non; il n'est pas minuit. (JUn do-
mestique entre^ et remet un petit paquet à
M. de Chavigny.) Qu'est-ce que c'est? Que
me veut-on?
LE DOMESTIQUE
On vient d'apporter cela pour monsieur
le comte. {Il sort Chavigny défait le paquet,
qui renferme la bourse de Mathilde.)
MADAME DB LERY
Est-ce encore un cadeau qui vous arrive?
A cette heure-ci, c'est un peu fort.
CHAVIGNY
Que diable est-ce que ça veut dire ? Hé !
Hé ttK CAPtltCg ^
LE ï>ô^ËSTtQUlE, feiiifàfit
Monsieur?
CHA VIGNY
Qui est-ce qui a apporté ee paquet?
LE DOMBSTK^UB
Monsieur, c'est le porttet qui vient de
monter.
CHAVIGNY
Il n'y a rien avôo? pas d» lettre?
LE DOMESTIQUA
iVôîi, iïioiisieur.
CHAVIGNY
Est-ce qu'il avait ça depuis^ longtemps, ce
portier?
Lif liiOMESTlQUÉ'
j^on, monsieur; on vient de le Mi remettre.
CHAVIGNY
Qui le lui a remis ?
LE DOMlîâtîOÛft
Monsieur, il ne sait paB.
CHAVIGNY
Il ne sait pas! Perdez-vous la tête? Est-ce
utk homme ou une femme?
LE DOMESTIQUE
C'est un domestique en livrée, mais il ne
le connaît pas.
CHAVrONY
Est-ce qu'il est en bas, ce dôiftéstique?
LE DOMESTIQUE
ïbn, nlohsieur : il est partt ôui'-le-ôhamp.
gctWt Tiit 177
CtfAVIGNt
Il ii*a rien dit?
LE DOMESTIQUE
Non, monsieur.
GHAVIONY
C'est hott. {Le d&mesti^ue éùH.)
MADAME tJi LÉRY
J'espère qti'ôn VOUS gâte, momsfeur de
Chavigny. 8i vous laisses^ tomber votre
argent, ce ne sera pas la faute de ces dames.
chaVigny
Je veux être pendu si j'y comptênds rteïi.
MADAME DE L^RY
Laissez donc ! vous faites l'enfant.
CHAVIGNY
Non; je vous donne ma parole d'honneur
que je ne devine pas. Ce ne peut être qu'une
méprise.
MADAME DE LÉRY
Est-ce que l'adresse n'est pas dessus?
CHAVIGNY
Ma foi ! si ! vous avez raison. C'est singu-
lier; je connais l'écritui'e.
MADAME DE LÉllY
Peut-on voir?
CHAVIGNY
C'est peut-être une indiscrétion à moi de
vous la montrer ; maiô tant pis pour qui s'y
expose. Tene*. J'ai certainement vu cette
écriture-là quelque part.
MADAME DE LÉRY
Et moi aussi, très certainement.
178 UN CAPRICE
CHAViGNY
Attendez-donc... Non, je me trompe.
Est-ce en bâtarde ou en coulée ?
MADAME DE LÉRY
Fi donc! c'est une anglaise pur sang,
Regardez-moi comme ces lettres-là sont
unes ! Oh I la dame est bien élevée.
CHA VIGNY
Vous avez Tair de la reconnaître.
MADAiiE DE LÉRY, avec une confusion feinte.
Moi ! pas du tout. {Chavigny, étckné, la
regarde, puis contirim à se promener.) Où en
étions-nous donc de notre conversation ? —
Ehl mais il me semble que nous parlions
caprice. Ce petit poulet rouge arrive à
propos.
ÇHA VIGNY
Vous êtes dans le secret, convenez-en.
MADAME DE LÉRY
Il y a des gens qui ne savent rien faire
si j'étais de vous, j'aurais déjà deviné.
CHA VIGNY
Voyons I soyez franche; dites-moi qui
c'est.
MADAME DE LÉRY
Je croirais assez que c'est M°^«de Blain ville.
CHAVIGNY
Vous êtes impitoyable, madame; savez-
vous bien que nous nous brouillerons I
MADAME DE LÉRY
Je l'espère bien, mais pas cette fois-ci.
CHAVIGNY
Vous ne voulez pas m'alder à trouver
l'énigme ?
SCÈNE VIII 179
MADAIUS DE LÉRY
Belle occupation I Laissez donc cela ; on
dirait que vous n*y êtes pas fait. Vous ru-
minerez lorsque vous serez couché, quant
ce ne serait que par politesse.
CHA VIGNY
Il n'y a donc plus de thé? J'ai envie d'en
prendre.
MADAME DE LERY
Je vais vous en faire; dites donc que je
ne suis pas bonne 1 (Un silence,)
GH AVION Y, se promenant toujours.
Plus je cherche, moins je trouve.
MADAME DE LÉRY
Ah çàî dites donc, est-ce un parti pris
de ne penser qu'à cette bourbe? Je vais
vous laisser à vos rêveries.
CHA VIGNY
C'est qu'en vérité je tombe des nues.
MADAME DE LÉRY
Je vous dis que c'est M«»« de Blainville.
Elle a réfléchi sur la couleur de sa bourse,
et elle vous en envoie une autre par repen-
tir. Ou mieux encore : elle veut vous ten-
ter, et voir si vous porterez celle-ci ou la
sienne.
CHAVIGNY
Je porterai celle-ci sans aucun doute.
C'est le seul moyen de savoir qui l'a faite.
MADAME DE LÉRY
Je ne comprends pas ; c'est trop profond
pour moi.
CHAVIGNY
Je suppose que la personne qui me l'a
180 uir CAPRICE
envoyée me la voie demain entre les mains ;
croyez-vouB que Je m'y tromperais ?
MADAME DE L^RT, écUtant de rire.
Ah I c'est trop fort; je n*y tiens pas.
CHAVIGNY
Est-ce que ce serait vous, par hasard ?
{Un silence.)
MADAME DE L^RY
Voilà votre thé, fait de ma blanche main,
et il sera meilleur que celui gue vous
m'avez fabriqué tout à l'heure. Mais finissez
donc de me regarder. Est-ce que vous me
prenez pour une lettre anonyme ?
CHAVfGNY
C'est vous, c^est quelque plaisanterie. Il y
a un complot là-dessous.
MADAME DE LÉRY
C'est un petit complot assez bien tricoté.
CHAYIGNY
Avouez donc que vous en êtes.
MADAME DE LBRY
Non.
CHAVIGNY
Je vous en prie.
MADAME DE LÉRY
Pas davantage.
CHAVIGNY
Je vous en supplie.
MADAME DE LÉRY
Demandez-le à genoux, je vous le dirai.
CHAVIGNY
A genoux? tant que vous voudrez.
SCÈNE Yni 181
MADAME DE LERY
Allons! Voyons!
CBAVIGNY
Sérieusement? {Il se met à genoux en riant
devant M^^ de Léry.)
MADAME DE LÉRY, sèchement.
J'aime cette posture, elle vous va à mer-
veille ; mais je vous conseille de vous rele-
ver, afin de ne pas trop m'attendrir.
CH A VIGNY, se relevant.
Ainsi, vous ne direz rien, n'est-ce pas ?
MADAME DE LÉRY
Avez- VOUS là votre bourse bleue?
CHA VIGNY
Je n'en sais rien, je crois que oui.
MADAME DE LERY
Je crois que oui aussi. Donnez-la-moi, je
vous dirai qui a fait l'autre .
CHAVIGNY
Vous le savez donc ?
MADAME DE LÉRY
Oui, je le sais.
CHAVIGNY
Est-ce une femme ?
MADAME DE LÉRY
A moins que ce ne soit un homme, je ne
vois pas...
CHAVIGNY
Je veux dire : est-ce une jolie femme?
MADAME DE LÉRY
C'est une femme qui, à vos yeux, passe
pour une des plus jolies femmes de Paris.
182 UN CAPRICE
CHAVIGNY
Brune ou blonde?
MADAME DE LERY
Bleue.
CHAVIGNY
Par quelle lettre commence son nom?
MADAME DE LÉRY
Vous ne voulez pas de mon marché?
Donnez-moi la bourse de M«« de Blainville.
CHAVIGNY
Est-elle petite ou grande?
MADAME DE LERY
Donnez-moi la bourse.
CHAVIGNY
Dites-moi seulement si elle a le pied petit.
MADAME DE LÉRY
La bourse ou la vie !
CHAVIGNY
Me direz-vous le nom si je vous donne
la bourse ?
MADAME DE LÉRY
Oui.
CHAVIGNY, tirant la bourse bleue.
Votre parole d'honneur I
MADAME DE LÉRY
Ma parole d'honneur.
{Châvigny semble hésiter, Mme de Léry tend la
main ; il la regarde attentivement. Tout à coup
il s'assoit à côté d'elle, et dit gaiement :)
CHAVIGNY
Parlons caprice Vous convenez donc
qu ime femme peut en avoir ?
SCÈNK VIII 183
MADAME DE LÉRY
Est-ce que vous en êtes à le demander ?
CH A VI ON Y
Pas tout à fait; mais il peut arriver
qu'un homme marié ait deux façons de
parler, et, jusqu'à un certain point, deux
façons d'agir.
MADAME DE LERT
Eh bien ! et ce marché, est-ce qu'il s'en-
vole ? Je croyais qu'il était conclu.
CHAVIUNY
Un homme marié n'en reste pas moins
un homme ; la bénédiction ne le métamor-
phose pas, mais elle l'oblige quelquefois
à prendre un rôle et à en donner les ré-
pliques. Il ne s'agit que de savoir, dans ce
monde, à qui les gens s'adressent quand
ils vous parlent, si c'est au réel ou au con-
venu, à la personne ou au personnage.
MADAME DE LÉRY
J'entends, c'est un choix qu'on peut faire;
mais où s'y reconnaît le public?
CHAVIGNY
Je ne crois pas que, pour un public d'es-
prit, ce soit long ni bien difficile.
MADAME DE LÉRY
Vous renoncez donc à ce fameux nom ?
Allons I voyons I donnez-moi cette bourse.
CHAVIGNY
Une femme d'esprit, par exemple (une
femme d'esprit sait tant de choses!), ne
doit pas se tromper, à ce que je crois, sur
le vrai caractère des gens; elle doit bien
voir au premier coup d'œil...
184 UN CAPRICE
MADAME DE LBRY
Décidément, vous gardez la bourse?
CHATIONY
Il me semble que vous y tenez beaucoup.
Une femme d'esprit, n'est-il pas vrai, ma-
dame, doit sâvoii* faire la part du mari, et
celle de Thomme par conséquent. Comment
êtes- vous donc coifl'ée ? Vous étiez tout en
lleurs ce matin.
MADAME DE LÉRT
Oui; ça me gênait, je me suis mise à
mon aise. Ah ! mon Dieu! mes cheveux sont
défaits d'un côté. (Elle se lève ei s'ajuste de-
vant la glace.)
CHA VIGNY
Vous avez la plus jolie taille qu'on puisse
voir. Une femme d'esprit comme vous...
MADAME DE LÉRY
Une femme d'esprit comme moi se donne
au diable quand elle a affaire à un homme
d'esprit comme vous.
CHAVTONY
Qu'à cela ne tienne; je suis assez bon
diable.
MADAME DE LÉRT
Pas pour mol, du moins, à ce que je
pense.
CHA VIGNY
C'est qu'apparemment quelque autre me
fait du tort.
MADAME DE LKRY
Qu'est-ce que ce propos-là veut dire ?
CHA VIGNY
n veut dire que, si je vous déplais, c'est
que quelqu'un m'empêche de vous plaire.
\
SCèNE VIII 185
MADAME DE LBRY
Cfest modeste et poli ; mais vous vous
trompez : personne ne me plaît, et je ne
veux plaire à personne.
CHAVIONY
Avec votre âge et ces yeux-là, je vous en
déûe.
MADAME DE LÉBY
C'est cependant la vérité pure.
CHAVIONY
Si je le croyais, vous me donneriez bien
mauvaise opinion des hommes.
MADAME DB LÉRY
Je vous le ferai croire bien aisément J'ai
une vanité qui ne veut pas de maître.
CHAVIGNY
Ne peut-elle souffrir un serviteur?
MADAME DS LÉBY
Bah I serviteurs ou maîtres, vous n'êtes
que des tyrans.
CHAVIONY, se levant.
C'est assez vrai, et je vous avoue que là-
dessus j'ai toujours détesté la conduite des
hODunes. Je ne sais d'où leur vient cette
manie de s'imposer, qui ne sert qu*à se
taird haïr.
MADAME DB LÉRY
Est-ce votre opinion sincère î
CHAVIONY
Très sincère; je ne conçois pas com-
ment on peut se figurer que, parce qu*on a
S lu ce soir, on est en droit d'en abuser
emaln.
186 UN CAPRICE
MADAME DE LERY
C'est pourtant le chapitre premier de
l'histoire universelle.
CHAVIQNY
Oui, et, si les hommes avaient le sens
commun là-dessus, les femmes ne seraient
pas si prudentes.
MADAME DE LÉRY
Cest possible ; les liaisons d'aujourd'hui
sont des mariages, et, quand il s'agit d'un
jour de noce, cela vaut la peine d'y penser,
GHA VIGNY
Vous avez mille fois raison *, et, dites-moi,
pourquoi en est-il ainsi ? pourquoi tant de
comédie et si peu de franchise ? Une Jolie
femme qui se fie à un galant homme ne
saurait-elle le distinguer ? Il n'y a pas que
des sots sur la terre.
MADAME DB LÉRY
C'est ime question en pareille circons-
tance.
CHAVIONY
Mais Je suppose que, par hasard, il se
trouve un homme qui, sur ce point, ne soit
pas de ravis des so^s ; et le suppose qu'une
occasion se présente ou 1 on puisse être
franc sans danger, sans arrière-pensée,
sans crainte des indisci^étions. (Il lui prend
la main.) Je suppose qu'on dise à une
femme : Nous sommes seuls, vous êtes
jeune et belle, et je fais de votre esprit et
de votre cœur tout le cas qu'on en doit
faire. Mille obstacles nous séparent, mille
chagrins nous attendent si nous essayons
de nous revoir demain. Votre fierté ne
veut pas d'im Joug, et votre prudence ne
veut pas d'im lien ; vous n'avez à redouter
SCÈNE VJII 187
ni Tun ni l'autre. On ne vous demande ni
protestation, ni engagement, ni sacrifice,
rien qu'un sourire de ces lèvres de rose et
un regard de ces beaux yeux. Souriez pen-
dant que cette porte est fermée : votre
liberté est sur le seuil ; vous la retrouverez
en quittant cette chambre ; ce qui s'ofifre à
vous n'est pas le plaisir sans amour, c'est
l'amour sans peine et sans amertume ; c'est
le caprice, puisque nous en parlons, non
l'aveugle caprice des sens, mais celui du
cœur, qu'un moment fait naître et dont le
souvenir est éternel.
MADAME DE LÉRY
Vous me parliez de comédie ; mais il pa-
raît qu'à l'occasion vous en joueriez d'assez
dangereuses. J'ai quelque envie d'avoir un
caprice, avant de répondre à ce discours-là.
Il me semble que c'en f;st l'instant, puisque
vous en plaidez la thèse. Avez-vous là un
jeu de cartes.
CHAVIGNY
Oui, dans cette table ; qu'en voulez- vous
faire?
MADAME DE LERY
Donnez-le-moi, j'ai ma fantaisie, et vous
êtes forcé d'obéir si vous ne voulez vous
contredire. (Elle prend une carte dans le jeu.)
Allons, comte, dites rouge ou noir.
CHAVIGNY
Voulez-vous me dire quel est l'enjeu?
MADAME DE LÉRY
L'enjeu est une discrétion (1).
(1) On appelle diëcrition un pari dans lequel le perdant
8*oblige à donner au gagnant ce que celui-ci lui demande,
h sa discrétion. [Note de l'auteur.)
188 UN CAPRICE
CHA VIGNY
Soit. — J'appelle rouge.
MADAME DE LÉRT
C'est le valet de pique ; vous avez perdu.
Donnez-moi cette bourse bleue.
CHAVIGNY
De tout mon coeur ; mais je garde la ro^ige,
et, quoique sa couleur m'ait fait perdre, je
ne le lui reprocherai jamais ; car je sais
aussi bien que vous quelle est la main qui
me l'a faite.
MADAME DE LERY
Est-elle petite ou grande, cette main?
CHAVIQNY
Elle est charmante et douce conmie le
satin.
MADAME DE LÉRY
Lui permettez-vous de satisfaire un petit
mouvement de jalousie ? {Elle jette au feu
la bourse bleue,)
CHAVIGNY
Ernestine, je vous adore I
MADAME DE LÉRY regarde brûler U bourse ; eUe
a*approche de Chavigny, et lui dit tendrement :
Vous n'aimez donc plus M~« de Blainville?
CHAVIGNY
Ah! grand Dieu ! je ne Tai jamais aimée.
MADAME DE LÉRY
Ni moi non plus, monsieur de Chavigny.
CHAVIGNY
Mais qui a pu vous dire que je pensais à
cette femme-là? Ah! ce n'est pas à elle à
qui je demanderai jamais im instant de
SGÈITB VIII 189
bonheur ; ce n'est pas elle qui me le don-
nera!
MADAME DE LERY
Ni moi non plus, monsieur de Chavigny.
Vous venez de me faire un petit sacrifice,
c'est très galant de votre part ; mais je ne
veux pas vous tromper : la bourse rouge
n'est pas de ma façon.
CHAYIGWY
Est-il possible ? Qui est-ce donc qui l'a
faite?
MADAICE DE LÉRY
C'est une main plus belle que la mienne.
Faites-moi la gr&ce de réflécnir une minute
et de m'expliquer cette énigme à mon tour.
Vous m'avez fait» en bon français, une dé-
claration très aimable ; vous vous êtes mis
à deux genoux par terre, et remarquez
qu'il n'y a pas de tapis; je vous ai demandé
votre bourse bleue, et vous me Favez
laissée brûler. Qui suis-je donc, dites-moi,
pour mériter tout cela? Que me trouvez-
vous de si extraordinaire. Je ne suis pas
mal, c^est vrai: je suis jeune; il est cer-
tain qu6 j'ai le pied petit. Mais enfin ce
n'est pas si rare. Quand nous nous serons
prouvé l'im à l'autre que jje suis une co-
quette et vous un libertin, uniquement
parce qull est minuit et que nous sommes
en tête-à-tête, voilà un beau fait d'armes
que nous aurons à écrire dans nos Mé-
moires l C'est pourtant là tout, n'est-ce pas ?
Et ce que vous m'accordez en riant, ce qui
ne vous coûte pas même un regret, ce sa-
crifice insignifiant que vous faites à un ca-
price plus insignifiant encore, vous le re-
fusez a la seule femme qui vous aime, à la
seule femme que vous aimez ! {On entend le
bruit d'une voiture.)
190 UN CAPRICE
CHAVIÔNY
Mais, madame, qui a pu vous instruire ?
MADAME DE LÉRY
Parlez plus bas, monsieur; la voilà qui
rentre, et cette voiture vient me chercher.
Je n'ai pas le temps de vous faire ma mo-
rale; vous êtes homme de cœur, et votre
cœur vous la fera. Si vous trouvez que Ma-
thilde a les yeux rouges, essuyez-les avec
cette petite bourse que ses larmes recon-
naîtront, car c'est votre bonne, brave et
fidèle femme qui a passé quinze jours à la
faire. Adieu, vous m'en voudrez aujour-
d'hui, mais vous aurez demain quelque
amitié pour moi, et, croyez-moi, cela vaut
mieux qu'un caprice. Mais s'il vous en faut
un absolument, tenez, voilà, Mathilde, vous
en avez un beau à vous passer ce soir. Il
vous en fera, j'espère, oublier un autre que
personne au monde, pas même elle, ne
saura jamais. (Mathilde entre. M-« de Léry
va à sa rencontre et Itmbrasse ; M, de Chavigny
les regarde, il s'approche d'elles, prend sur la
tête de sa femme la guirlande de fleurs de
ilf-« de Léry, et dit à celle-ci en la lui ren-
dant :) Je vous demande pardon, madame,
elle le saura, et je n'oublierai jamais qu'un
jeune curé fait les meilleurs sermons.
FIN DE « UN CAPRICE »
RAPPELLE-TOI
(Verglss mein nioht)
PAROLES FAITES SUR LA MUSIQUE DE MOZART
Rappelle- toi, quand P Aurore craintive
Ouvre au Soleil son palais enchanté ;
Rappelle-toi, lorsque la nuit pensive
Passe en rêvant sous son voile argenté ; .
A l'appel du plaisir lorsque ton sein palpite,
Aux doux songes du soir lorsque l'ombre t^invite,
Ecoute au fond des bois
Murmurer une voix :
Rappelle-tpi.
Rappelle-toi, lorsque les destinées
M'auront de toi pour jamais séparé,
Quand le chagrin, Pexil et les années
Auront flétri ce cœur désespéré ;
Songe à mon triste amour, songe à l'adieu suprême !
L'absence ni le temps ne sont rien quand on aime.
Tant que mon cœur battra,
Toujours il te dira :
Rappelle* toi.
Rappelle-toi, quand sous la froide terre
Mon cœur brisé pour toujours dormira ;
Rappelle-toi quand la fleur solitaire
Sur mon tombeau doucement s'ouvrira.
Je ne te verrai plus ; mais mon âme immortelle
Reviendra près de toi comme une sœur fidèle.
Ecoute, dans la nuit.
Une voix qui gémit :
Rappelle-toi.
i842.