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Full text of "La crise : la France devant les quatre puissances; Paris, le 20 septembre 1840"

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Urquhart,   David 
La  crise 


DC 
266 
.5 

U8 


LA  CRISE.  • 


LA  FRANCE 


DEVANT 


LES  QUATRE  PUISSANCES. 


/ 


DE   L'IMPRIMERIE  DE  CRAPELET, 

RUE    DE    VAUGUtARD,    N"    9. 


LA  CIRISE. 


LA  FRANGE 


DEVANT     LES 


QUATRE   PUISSANCES; 


PABIS,    LE   20  SEPTEMBRE    1840. 

PAR  D.  URQUHART, 

ANCIEN   PREMIER   SECRETAIRE  D'AMBASSADK  A   CONSTANTINOPLE  ; 

Auteur  de  «  La  ïnr([me  et  ses  Ressources,  »  etc.,  etc. 

«  I^pus  marcherons  par  Conslantinoplç  sur  Paris.  » 
(  Gazette  de  Moscqw.  ) 

— — a^«®«« 


A  PARIS, 


LIBRAIRIE  DE  P.  DUFART, 

RCK    DES    SAINTS-pÈRES  ,    ^°     I. 

1840. 


Ar'rt  A  9  1975 


CONSÉQUENCES 

DU  TRAITÉ  DU   15  JUILLET   1840. 


Dans  ce  traité  il  y  a  : 
1°.  Rupture  de  l'alliance  de  la  France  avec  l'Angleterre. 

2°.  Alliance  entre  l'Angleterre  et  la  Russie. 

3".  Renouvellement  de  l'alliance  pour  le  partage  de  la 
Pologne,  plus  l'Angleterre. 

4°.  La  souveraineté  des  Dardanelles  enlevée  à  la  Porte. 

5°.  L'occupation  de  Constantinople  stipulée  par  le  droit 
public  de  l'Europe. 

6°.  La  France  armant ,  sans  parler.  Le  reste  de  l'Europe 
alarmé  armant  contre  la  France. 

7°.  La  prostration  de  la  France  devant  la  Russie. 

8°.  Par  cette  prostration  de  la  France ,  la  domination  de 
la  Russie  confirmée  sur  ses  alliés. 

9°.  En  Angleterre,  un  seul  homme  devient,  par  ce 
traité,  l'arbitre  des  deux  partis  qui  la  divisent,  et  les 
met  dans  la  dépendance  de  la  Russie. 

10°.  Domination  maritime  de  la  Russie.  —  Guerre  de 
vingt  ans  en  Europe.  —  Les  Cosaques  à  Paris,  — 
à  Constantinople,  —  à  Rome. 


TABLE  DES  MATIERES 

CONTENUES  DANS  L'APPENDIX. 


Traité  d'Unkiar  Skelessi Page  53 

Observations  sur  ce  Traité,  écrites  en  1834 61 

Traité  du  15  juillet  1840 71 

Note  de  lord  Palmerslon  à  M,  Guizot ,  17  juillet  1840,  . .  83 

Note  de  M.  Guizot  à  lord  Palmerston  ,  24  juillet 86 

Note  de  lord  Palmerston,  le  10  septembre  1840 89 

Discussion  à  la  Chambre  des  Communes  ,  6  août 91 

Lettre  de  M.  Urquhart  sur  la  flotte  russe,  25  septembre..  106 


LA  FRANCE 


DEVANT 


LES  QUATRE  PUISSANCES. 


«  C'est  quand  la  paix  aura  été  conclue  que  l'Europe 
doit  en  connaître  les  conditions.  Les  réclamations  se- 
ront tardives  alors ,  et  on  souffrira  patiemment  ce 
qu'on  ne  pourra  plus  empêcher.  » 

(  Dépêche  réservée  du  prince  de  Lieven  au  comte 
de  Nesselrode,  Londres  rr  juin  1829.) 


L'Europe  était  partagée  entre  deux  alliances  :  d'un 
côté  la  Russie,  l'Autriche  et  la  Prusse,  ou  l'alliance  alf- 
solutisle;  de  l'autre,  l'Angleterre  et  la  France,  ou 
l'alliance  constitutionnelle.  Tout  à  coup  l'Angleterre 
renonce  à  l'une  pour  s'unir  à  l'autre;  mais  l'Angleterre 
n'a  subi  à  l'intérieur  aucun  changement  qui  justifie  ces 
nouveaux  rapports  avec  des  alliés  et  avec  des  ennemis. 
Elle  a  donc  sacrifié  toutes  ses  sympathies  à  quelque 
grand  intérêt  politique,  à  un  intérêt  qui  est  d'accord 
avec  les  vues  de  la  Russie,  qui  a  dicté  le  changement. 
En  France,  les  hommes  d'Etat  les  plus  distingués  l'ont 
reconnu,  et  le  peuple  entier  le  sent,  les  vues  de  la 
Russie  sont  hostiles  à  la  France,  et  lui  deviendraient 
fatales  par  leur  triomphe.  Si  ces  vues  étaient  déjà  dan- 
gereuses pour  la  France  alors  que  la  Russie  était  seule , 
et  s'il  n'y  avait  de  sécurité,  de  paix,  qu'autant  que  la 


2  LA  FRANCE 

Russie  était  contenue  par  la  France  et  l'Angleterre 
unies,  quelle  est  la  position  de  la  France  quand  l'Angle- 
terre l'abandonne,  et  adopte  comme  siens  les  desseins 
de  la  Russie? 

Un  traité  est  signé  contre  la  France  par  le  reste  de 
L'Europe ,  et  la  France ,  qui  n'a  pas  su  prévoir  l'évé- 
nement, l'apprend  comme  une  simple  nouvelle.  Aussi- 
tôt la  France  arme,  et  se  prépare  à  la  guerre  avec  une 
hâte  et  sur  une  échelle  dont  son  histoire  n'offre  pas 
d'exemple;  mais  elle  ne  dit  rien  ao  sujet  du  traité 
contre  lequel  elle  prépare  ses  armements. 

Jamais  une  pareille  position  ne  s'était  présentée  au 
monde;  jamais  on  n'avait  vu  le  Gouvernement  d'un 
grand  peuple  armer  ce  peuple  pour  éloigner  les  consé- 
quences d'un  pacte  formé  à  son  insu  et  sans  en  avoir 
même  préalablement  exigé  la  communication] 

Un  traité  est  signé  contre  la  France,  et  la  France 
arme  pour  en  empêcher  éventuellement  l'exécution. 
Mais  puisqu'elle  n'en  a  pas  exigé  <i'a(^<9r^  l'annulation, 
de  quel  droit  viendrait-elle  s'opposer  à  ce  qu'il  fût  exé- 
cuté? Ne  pas  résister  au  traité  comme  attentatoire  en 
lui-même  à  ses  droits,  et  ne  pas  en  requérir  l'abroga- 
tion ,  c'est  abandonner  la  position  de  défense  légitime , 
c'est  donner  à  ses  armements  le  caractère  d'agression. 

Ou  bien  l'acte  des  quatre  Puissances,  le  traité,  est 
dangereux  pour  la  France,  ou  il  ne  l'est  pas.  S'il  n'y  a 
pas  danger,  le  Gouvernement  sacrifie  les  intérêts  du 
pays  par  des  armements  sans  but;  s'il  y  a  danger,  il 
trahit  ses  devoirs  eu  n'allant  pas  saisir  et  étouffer  le 
mal,  s'il  ne  s'attaque  à  sa  source,  et  ne  s'assure  à  lui- 
même  et  à   ses  successeurs  le  droit  de  résister.    J^'t 


DEVANT  LES  QUATRE   PUISSANCES.  3 

France  ne  proteste  pas  contre  le  traité;  par  là  même 
elle  s'y  soumet.  Ses  armements  deviennent  dès  lors  un 
fait  étranger  à  la  question  diplomatique.  Mais  si  la  sou- 
mission de  la  France  était  nécessaire  à  l'existence  du 
traité ,  ses  armements  et  ses  menaces  sont  nécessaires  à 
son  accomplissement. 

La  question  est  si  grave,  et  le  moment  si  pressant,  que 
je  sens  n'avoir  pas  besoin  d'apologie  pour  les  observa- 
tions que  j'adresse  au  public  français  sur  cette  crise  qui 
intéresse  également  la  France  et  l'Angleterre,  et  dans 
laquelle  la  décision  du  Gouvernement  français  va  d'un 
moment  à  l'autre  assurer  la  paix  aux  deux  pays,  la 
justice  à  l'Europe,  ou  bien  plonger  l'Angleterre  et  la 
France  dans  une  destruction  commune  qui  établira  la 
domination  de  la  Russie  sur  l'Europe  et  l'Asie.  La 
grandeur  du  danger  n'est  pas  dans  la  force  de  notre 
ennemi  commun ,  car  alors  tout  avertissement  serait 
vain  ;  —  elle  n'est  pas  dans  l'insuffisance  de  nos  moyens, 
car  alors  notre  cause  serait  désespérée.  Notre  force  n'a 
jamais  été  ni  comptée  ni  essayée.  Le  danger  est  dans  cette 
sécurité,  qui  permet  à  une  main  faible,  mais  intelli- 
gente, de  saper  dans  l'ombre  les  fondements  des  deux 
empires.  — 

La  solution  des  difficultés  actuelles  était  donc  facile, 
pourvu  qu'on  se  mît  face  à  face  avec  elles.  Si  la  France 
avait  compris  que  ce  traité  était  fait  contre  elle,  que 
c'était  une  œuvre  de  fraude  conçue  dans  le  dessein  de 
sacrifier  l'Empire  ottoman ,  ce  pacte  tombait  de  lui- 
rnême;  que  dis-je?  il  n'eût  jamais  été  tenté.  Mais  je  ne 
vois  en  France  SLVLcnnQ pensée  diplomatique;  je  ne  vois 
que  des  gens  qui  comptent  le  nombre  des  armées ,  et 


4  LA  FRANCE 

fondent  leurs  calculs  dans  une  question  de  droit  et  de 
puissance  sur  une  propagande  en  matière  de  forme  de 
gouvernement. 

J'essaierai  en  peii  de  mots  de  faire  comprendre  que  le 
traité  du  i5  juillet  entraîne  la  chute  de  la  Turquie; 
—  que  les  conséquences  du  traité  ne  peuvent  être  em- 
pêchées par  des  actes  subséquents  de  la  France;  — 
qu'une  déclaration  contre  le  traité  aurait  eu  pour  effet, 
en  Angleterre ,  l'abrogation  de  cet  acte ,  en  même 
temps  qu'elle  préparait  les  voies  à  une  nouvelle  alliance 
entre  la  France  et  l'Angleterre,  pour  mettre  un  terme 
aux  desseins  ambitieux  de  la  Russie;  —  que,  de  plus, 
c'était  là  la  seule  voie  ouverte  au  Gouvernement  fran- 
çais, et  qu'aucun  autre  moyen  ne  pouvait  assurer  la 
paix. 

Le  traité  du  1 5  juillet  est  le  complément  d'un  autre 
traité  signé  le  8  juillet  i833,  àUnkiar  Skelessi.  Ce  traité 
excita  les  alarmes  de  l'Europe;  la  France  et  l'Angle- 
terre s'unirent  pour  protester.  Il  troublait  les  relations, 
portait  atteinte  à  l'indépendance  de  l'Empire  ottoman , 
et  plaçait  cet  empire  sous  le  joug  de  la  Russie  par  une 
stipulation  qui  nécessitait  l'occupation  de  sa  capitale 
sous  certaines  conditions.  Mais  comme  ce  traité  n'avait 
été  fait  que  pour  un  certain  nombre  d'années ,  les  Puis- 
sances européennes  s'imaginèrent  qu'à  l'expiration  du 
terme  assigné  à  sa  durée  le  danger  cesserait,  qu'alors 
la  Turquie  pourrait  reprendre  avec  les  autres  États  ses 
relations  libres  et  indépendantes,  et  que  les  droits  et 
l'influence  qu'il  avait  donnés  à  la  Russie  expireraient 
ainsi  d'eux-mêmes. 

Ce  traité  devait  durer  huit  années.  Nous  approchions 


DEVANT   LES   QUATRE  PUISSANCES.  5 

du  terme,  lorsque  tout  à  coup  il  est  remis  en  vigueur 
par  le  traité  signé  à  Londres  le  i5  juillet  i84o. 

La  ressemblance  entre  les  deux  traités,  dans  l'objet 
de  leurs  stipulations ,  se  trouve  aussi  dans  la  forme  sous 
laquelle  on  les  a  présentés,  et  l'espèce  de  résistance 
qu'ils  ont  provoquée.  Il  importe  de  les  comparer. 

La  Turquie,  menacée  par  un  vassal  fait  un  appel  à 
l'Angleterre  pour  obtenir  son  appui ,  et  à  cette  fin  elle 
invoque  les  bons  offices  de  l'Autriche.  Rebutée  à  Lon- 
dres, elle  fait  le  même  appel  à  la  France.  Le  Gou- 
vernement turc  montre  ainsi  sa  prédilection  pour  l'An- 
gleterre, la  France  et  l'Autriche,  et  fait  preuve  de  la 
plus  grande  défiance  envers  la  Russie,  qui  est  prête, 
à  trois  jours  de  distance,  et  offre  avec  instance  un 
secours  que  la  Porte  repousse.  La  Russie  s'immisce 
dans  la  négociation  en  pressant  l' Angleterre  d'ac- 
corder le  secours  qui  lui  est  demandé.  Nonobstant 
le  refus  de  la  France  et  de  l'Angleterre ,  le  Gouver- 
nement turc  ne  fait  aucune  démarche  auprès  de  la 
Russie,  et  c'est  par  les  gazettes  qu'il  apprend  la  nou- 
velle qu'une  escadre  russe  fait  voile  pour  Constan- 
tinople.  Il  découvre  alors  que  le  Sultan ,  dans  un 
moment  de  dégoût  et  de  désespoir,  a  conclu  en  se- 
cret un  arrangement  qui  permet  cette  expédition.  La 
Porte  supplie  alors  l'Angleterre  et  la  France  de  la 
protéger  contre  la  protection  russe,  s'engageant,  si 
la  France  et  l'Angleterre,  ou  l'une  des  deux,  lui  pro- 
mettent du  secours ,  à  exiger  le  rappel  de  la  flotte 
russe  à  Sébastopol.  L'ambassadeur  français  en  fait  la 
promesse,  mais  il  est  bientôt  désavoué  par  son  Gou- 
vernement.  Ce   n'est  qu'après  ce  dernier   effort   que 


6  LA  FRANCE 

la  Porte  se  voit  réduite  à  chercher  protection  dans 
les  bras  de  la  Russie.  L'arrangement  conclu  entre  le 
Sultan  et  le  pacha  d'Egypte ,  l'escadre  russe  fait 
voile  pour  Sébastopol,  et  c'est  alors  qu'on  apprend 
qu'un  traité  secret  a  été  signé  (le  8  juillet  i833) 
entre  la  Russie  et  la  Porte,  Il  parvient  à  la  con- 
naissance du  public  par  la  voie  d'un  journal ,  le 
Morning  Herald.  Interpellé  dans  la  Chambre  des 
Communes,  le  ministre  anglais  répond  qu'il  n'a  reçu 
aucune  communication  à  ce  sujet;  mais  il  n'en  con- 
teste point  ïauthenticité.  L'empereur  de  Russie  dé- 
clare également  que  la  connaissance  lui  en  est  par- 
venue sous  la  forme  d'une  simple  nouvelle.  Les  Gou- 
vernements anglais  et  français  protestent  contre  ce 
traité  secret;  la  Russie  répond  qu'elle  agira  comme 
si  ces  protestations  étaient  non  avenues.  L'ambassa- 
deur anglais  à  Constantinople ,  dans  une  série  de  notes 
échangées  avec  la  Porte,  prouve  que  ce  traité  est  un 
traité  offensif  contre  l'Angleterre.  Une  escadre  anglaise 
et  française  fait  voile  pour  le  Levant.  Après  cette  dé- 
monstration de  l'insulte  que  la  Russie  leur  avait  faite, 
les  deux  Gouvernements  se  déclarent  satisfaits.  Leurs 
escadres  rentrent  à  Malte  et  à  Toulon,  et  le  Gouver- 
nement russe  leur  communique  alors  officiellement  le 
traité. 

Le  traité  du  i5  juillet  i84o  paraît  soudain  sans 
aucun  événement  qui  le  motive.  La  France,  de  nou- 
veau, l'apprend  comme  une  simple  nouvelle.  On  pro- 
cède à  son  exécution  avant  que  la  France  en  con- 
naisse l'existence.  Au  lieu  de  protester,  la  France  cette 
fois  arme.   Un  acte  en  exécution  du   fiaité    s'accom- 


DEVANT   LES  QUATRE   PUISSANCES.  7 

plit  sur  la  côte  de  Syrie;  cet  acte  viole  en  lui-même  le 
droit  des  gens  :  alors  le  traité  est  publié  dans  le 
Morning  Herald.  Ija  France  garde  le  silence  et  dès 
lors  le  traité  lui  est  officiellement  communiqué. 

En  voilà  assez  pour  montrer  la  ressemblance  qui 
existe  dans  la  manière  dont  se  sont  produites  ces  deux 
transactions  parallèles,  et  qui  sont  sans  précédents  dans 
l'histoire  de  la  diplomatie. 

Nous  allons  maintenant  faire  ressortir  les  points  par 
lesquels  les  deux  traités  diffèrent  entre  eux. 

Le  traité  d'Unkiar  Skelessi  fut  signé  après  que  la 
Porte,  menacée  d'un  grand  danger,  avait  reçu  de  la 
Russie  des  secours  que  la  France  avait  refusé  de  lui 
donner. 

Le  traité  de  Londres  crée  le  danger  dont  les  con- 
séquences doivent  amener  l'occupation  de  Constanti- 
nople. 

Le  premier  était  un  traité  signé  après  que  la  Russie 
avait  retiré  ses  troupes  ;  le  second  sanctionne  leur 
retour. 

Le  premier  stipule  l'exclusion  des  vaisseaux  français 
des  Dardanelles,  sous  certaines  conditions  seulement; 
le  second  stipule  leur  exclusion  absolue  et  irrévocable , 
en  temps  de  paix  comme  en  temps  de  guerre. 

Le  premier  était  un  traité  fait  contre  l'Angleterre 
aussi  bien  que  contre  la  France,  et  ces  deux  Puis- 
sances protestèrent  d'un  commun  accord.  Par  sort 
existence  même,  il  donnait  à  la  France  la  garantie 
d'une  union  permanente  avec  l'Angleterre  pour  ré- 
sister en  commun  aux  vues  de  la  Russie,  si  ouverte^ 
ment  avouées. 


*  LA  FRANCE 

Le  i5  juillet  i84o,  l'Angleterre  s'unit  à  la  Russie 
pour  accomplir  le  dessein  contre  lequel ,  de  concert 
avec  la  France,  elle  protestait  en  i833  '.  . 

Le  traité  du  i5  juillet  est  le  traité  d'Unkiar  Skelessi 
renouvelé,  et  dix  fois  plus  alarmant  et  plus  insultant 
que  dans  ses  premières  stipulations,  non  pour  la  France 
seule,  mais  pour  l'Angleterre,  pour  l'Europe,  pour  le 
monde  entier! 

L'Angleterre  qui,  par  la  position  géographique  de 
ses  possessions,  a  des  intérêts  diamétralement  opposés 
à  ceux  de  la  Russie  ;  l'Angleterre  que  ses  sympathies  po- 
litiques mettent  en  opposion  directe  avec  la  Russie, 
l'Autriche  et  la  Prusse;  l'Angleterre  s'unit  à  ces  Puis- 
sances! Elle  s'unit  contre  la  France,  et  le  prétexte  de 
cette  union  est  le  renouvellement  du  traité  d'Unkiar 
Skelessi.  Et  la  seule  raison  que  le  ministre  anglais 
allègue  pour  justifier  cette  mesure ,  est  qu'elle  a  amené 
de  la  part  de  la  Russie  l'abandon  volontaire  de  ce  traité. 

Il  fallait  opérer  un  schisme  dans  l'Empire  ottoman 
pour  réaliser  ces  objets  que  l'on  avait  en  vue,  mais 
il  fallait  créer  ce  schisme  en  Europe  avant  de  le 
transporter  en  Orient ,  et  schisme  en  Europe  c'était 
schisme  entre  la  France  et  l'Angleterre.  L'exclusion  de 
la  France  est  donc  devenue  la  base  du  traité  entre  les 
Puissances  européennes,  et  un  motif  de  plus  pour  décider 
l'Autriche  et  la  Prusse  à  y  entrer,  croyant  par  là  dé- 

'  Quoique  le  ministre  anglais  eût  rédigé  alors  sa  protestation  de 
manière  à  sembler  s'opposer  à  la  Russie  sans  s'y  opposer  ;  de  sorte  que 
cette  résistance  simulée  ne  faisait  que  donner  à  la  Russie  l'occasion  de 
traiter  avec  dédain  la  protestation  de  l'Angleterre  et  de  la  France. 


DEVANT  LES   QUATRE  PUISSANCES.  9 

tacher  l'Angleterre  de  la  France.  L'exclusion  de  la 
France  fournit  en  outre  le  moyen  de  bouleverser  la  Tur- 
quie, et  par  suite,  un  prétexte  pour  stipuler,  et  les 
moyens  pour  accomplir  l'occupation  de  Constantinople. 

La  race  musulmane  tout  entière ,  exaspérée  par  cette 
convention ,  se  soulèvera  contre  son  souverain ,  qui  l'a 
admise  ou  à  qui  on  l'a  imposée.  Le  Gouvernement 
turc  se  trouve  affaibli  par  cette  protection,  les  pré- 
paratifs de  la  France ,  le  langage  de  son  ambassadeur 
à  Constantinople ,  le  secours  qu'elle  paraît  devoir  don- 
ner au  pacha  d'Egypte  mettent  le  comble  à  la  dégra- 
dation et  aux  alarmes  de  ce  Gouvernement,  et  le  jet- 
tent dans  les  bras  et  à  la  merci  de  l'ennemi  qui  lui 
offre  sa  perfide  protection.  Tandis  que  la  soumission 
subséquente  de  la  France  établit  la  conviction  qu'il  est 
impossible  de  résister  à  la  Russie,  puisque  aucune  Puis- 
sance n'ose  le  faire. 

Mais,  dira-t-on,  «si  la  résistance  apparente  de  la 
France  a  eu  pour  effet  d'avancer  ainsi  l'objet  du  traité, 
la  soumission  définitive  de  la  France  ne  tendra-t-elle 
pas  à  empêcher  une  rupture,  et  à  forcer  Méhémet- 
Ali  à  accepter  les  conditions  du  traité?»  Nullement. 
La  Russie,  qui  a  amené  la  crise  actuelle,  et  qui  tient  « 
évidemment  dans  sa  main  les  incidents  et  les  acteurs 
principaux  ou  subordonnés,  aura  soin  aussi  d'amener 
le  résultat  qu'elle  désire.  Dans  la  première  révolte 
de  Méhémet-Ali,  ce  fut  elle  qui  le  fit  triompher;  ainsi 
aujourd'hui  elle  lui  assurera  un  succès  siiffisant  pour 
que  le  traité  s'accomplisse  et  mette  la  Turquie  ruinée 
h  ses  pieds. 
•    D'ailleurs,  le  caractère  et  la  position  de  Méhémet- 


10  LA  FRANCE 

Ali  ne  permettent  pas  d'espérer  qu'il  se  soumettra;  il 
comprend  la  position  des  Puissances  européennes;  il 
sait  que  toutes  les  parties  contractantes  ont  des  intérêts 
opposés  à  ceux  de  la  Russie;  il  sait  que  leurs  peuples 
sont  peu  disposés  à  la  guerre;  et  comme  il  voit  la 
France  prendre  une  attitude  hostile  au  traité,  il  doit 
le  traiter  avec  mépris,  considérer  comme  dupes  ceux 
qui  l'ont  signé ,  et  entretenir  la  ferme  confiance  qu'il 
ne  sera  jamais  exécuté;  car  il  est  certain  pour  lui  que 
si  on  essaie  de  l'exécuter,  il  en  résultera  une  guerre 
européenne. 

Mais  aussi  son  indignation ,  comme  homme ,  est 
soulevée  contre  des  procédés  aussi  perfides.  Méhéraet- 
Ali  a  été  un  sujet  rebelle,  il  a  causé  à  son  pays  et  à  sa 
race  des  maux  incalculables.  Mais  il  est  des  événe- 
ments ,  comme  il  y  a  des  dangers ,  qui  retrempent 
l'âme;  et  si  un  danger,  fait  par  sa  grandeur  pour  in- 
spirer le  courage  ou  pousser  au  désespoir,  a  jamais 
menacé  un  empire  ou  un  peuple  et  ranimé  le  patrio- 
tisme d'un  homme,  certes  c'est  bien  celui  qui,  sous 
le  nom  de  traité  protecteur,  menace  aujourd'hui  la 
race  ottomane.  Mais  ce  traité  élève  Méhémet-Ali  au 
plus  haut  point  que  puisse  rêver  l'ambition.  Un  acte 
d'agression ,  non  de  la  part  de  son  souverain ,  mais  de 
la  part  de  l'implacable ,  de  l'éternel  ennemi  de  son  sou- 
.verain,  de  sa  race  et  de  sa  foi,  le  pousse  à  la  révolte, 
et  sa  révolte  devient  légitime.  Tout  Musulman  tournera 
ses  yeux  vers  lui,  comme  vers  son  seul  refuge;  il  verra 
en  lui ,  non  plus  le  ministre  de  la  volonté  d'un  autre , 
non  plus  le  dépositaire  du  pouvoir  du  monarque  ; 
ses  sentiments  se  changeront  soudain  en  admiration 


DEVANT  LES  QUATRE   PUISSANCES.  11 

et  en  respect.  Par  le  traité,  ce  seul  nom,  et  Méhé- 
met-Ali,  »  est  devenu  dans  toute  la  Turquie,  dans  tout 
l'Orient,  une  puissance;  et  cette  puissance,  Méhémet- 
Ali  la  sent  en  lui-même.  11  ne  peut  descendre  de  cette 
haute  élévation  périlleuse  où  on  l'a  placé  à  dessein  ,  et 
c'est  encore  ainsi  que  le  traité,  par  le  seul  fait  de  son 
existence,  réalise  les  désastres  en  vue  desquels  il  a  été 
signé. 

Cette  importance  qu'on  lui  a  donnée  en  Europe,  cette 
position  suprême  qu'on  lui  a  faite,  ne  devient-elle  pas 
pour  lui  une  source  nouvelle  de  force  et  de  résolution  ? 
un  danger  de  plus  ajouté  aux  dangers  qui  écrasent  la 
Turquie?  Quatre  Puissances  sont  coalisées  pour  le  mena- 
cer; —  et  lui,  le  vieux  Méhémet-Ali  de  Cavalla,  défie 
quatre  souverains,  en  s'efforçant  de  défendre  le  sien! 
Arbitre  des  destinées  du  monde,  il  peut,  par  son 
défi  seul,  répandre  les  flammes  et  les  ravages  de  la 
guerre  d'un  bout  à  l'autre  de  cette  Europe,  dont  la 
perfidie  et  l'inimitié  ont,  pour  obéir  au  Moscovite, 
pesé  de  tout  leur  poids  sur  le  nom  et  la  fortune  de  son 
pays. 

C'est  ainsi  que  la  Russie  s'est  amplement  assuré  dans 
le  traité  le  moyen  de  l'exécuter,  et  qu'elle  a  complè- 
tement soumis  à  son  vouloir  «  ces  incidents  et  ces  su- 
balternes» auxquels  la  France  elle-même  se  reconnaît 
subordonnée.  Le  Gouvernement  français  se  bercerait 
en  vain  de  l'espoir  qu'il  échappera,  par  la  soumission 
de  Méhémet-Ali,  au  danger  et  aux  difficultés  où  l'a 
placé  sa  propre  incapacité,  et  non  la  Russie.  Mais  en 
supposant  que  Méhémet-Ali  se  soumette  aujourd'hui, 
demain  on  ferait  surgir  une  autre  couîmotion  ,  on  trou- 


12  LA   FRANCE 

verait  un  autre  Méhémet-Ali  pour  accomplir  le  traité. 
Et  si  la  France ,  forte  aujourd'hui  de  son  exclusion 
même,  allait  s'associer  à  un  tel  pacte,  elle  ne  ferait 
que  contribuer  à  réaliser  les  conséquences  fatales  qu'elle 
peut  aujourd'hui  prévenir  d'un  seul  mot. 

Toutefois,  on  ne  peut  bien  apprécier  les  résultats  de 
ce  traité  qu'avec  une  connaissance  parfaite  de  la  condi- 
tion actuelle  de  la  Turquie.  Le  peuple  turc  diffère  des 
peuples  européens  :  c'est  pourquoi  les  Européens  ne 
peuvent  juger  sans  se  tromper  aucune  question  orien- 
tale, et  par  là  même  aucune  question  européenne  où  il 
s'agit  de  l'Orient;  c'est  là  le  secret  de  la  force  de  la  Rus- 
sie et  du  pouvoir  qu'elle  exerce  sur  l'Europe. 

Le  Gouvernement  turc  s'est  soumis  à  ce  traité;  mais 
le  peuple  turc  est-il  déjà  préparé  à  subir  l'occupation 
de  Constantinople?  S'il  en  était  ainsi,  le  traité  serait 
inutile.  Le  traité  donnera-t-il  d'un  seul  coup  à  la  Russie 
le  pouvoir  d'occuper  Constantinople?  Voilà  désormais 
la  question. 

En  i833 ,  l'Europe  retentit  de  la  nouvelle  que  Con- 
stantinople était  occupée  par  une  armée  russe ,  —  et 
elle  acceptait  cette  nouvelle  sans  inquiétude  *.  Cette 
armée,  de  dix  raille  hommes,  était  retranchée  sur  la 
montagne  du  Géant,  à  seize  milles  de  Constantinople, 
protégée  par  le  Bosphore  qui  la  séparait  de  la  capitale. 
Cette  capitale  contient  six  cent  mille  habitants. 

Si  la  Turquie  était  morte ,  pourquoi  cette  coalition 

'  Un  des  premiers  hommes  d'État  de  l'Angleterre ,  en  annonçant 
celte  occupation,  déclara  qu'elle  délivrait  l'Angleterre  de  tout  embar- 
ras au  sujet  de  la  Turquie. 


DEVANT  LES  QUATRE  PUISSANCES.  13 

pour  l'assassiner?  Si  des  complices  n'étaient  pas  néces- 
saires, la  Russie  aurait-elle  des  alliés'?  Ces  alliés  con- 
somment le  sacrifice  en  croyant  sauver  la  victime.  Le 
traité  de  Londres  est  ainsi  l'arrêt  de  mort  d'un  empire, 
obtenu  de  l'Europe,  sous  prétexte  que  cet  empire  ne 
vit  plus. 

Certes,  l'ambition  la  plus  vaste  pourrait  se  contenter 
des  fruits  déjà  produits  par  le  traité.  Ne  fût-ce  que  de 
soulever  la  France  contre  l'Angleterre,  et  de  la  préparer 
ainsi  pour  l'alliance  russe,  ce  résultat  seul  vaudrait  une 
conquête;  mais  elle  acquiert  en  outre  la  certitude  de 
posséder  la  Turquie,  et  de  jeter  pour  vingt  ans  la  guerre 
au  milieu  de  l'Europe.  Et  tandis  qu'elle  met  en  péril 
l'existence  de  toutes  les  autres  nations,  la  Russie,  froide, 
indifférente  et  éloignée,  n'expose  rien  dans  une  partie 
où  le  prix  est  l'empire  du  monde.  La  paix  est  détruite, 
la  guerre  cesse  d'être  pour  les  autres  nations  un  dernier 
moyen  de  salut,  elle  n'est  plus  qu'un  instrument  de  des- 
truction entre  les  mains  de  la  Russie. 

L'existence ,  dans  une  mer  fermée  comme  la  mer 
Noire,  d'une  force  maritime  russe,  qui,  sans  contre- 
poids, et  à  l'abri  de  toute  observation,  menace  la  cote 
septentrionale  de  la  Turquie  et  sa  capitale  même,  est 
une  position  à  laquelle  nous  nous  sommes  accoutumés , 
et  dont  le  danger  est  augmenté ,  ou  plutôt  dont  tout 

'  «  Si  une  fois  nous  discutions  avec  nos  alliés  les  articles  d'un  traité 
avec  la  Porte ,  nous  ne  les  contenterions  que  quand  ils  croiraient  nous 
avoir  imposé  d'irréparables  sacrifices.»  [Dépêche  réservée  dit  prince  de 
Lteven,  ^  juin  1839.) 

Onze  années  ont  bien  changé  les  situations  ! 


14  LA  FRANCK 

le  danger  consiste  en  ce  que  nous  nous  y  sommes  ac- 
coutumés. En  1791,  la  Prusse  déclara  que  Texistence 
de  cette  force  maritime  de  la  Russie  était  incompa- 
tible avec  la  paix  de  V Europe.  En  1809,  l'Angleterre 
stipula  comme  de  son  libre  consentement  que  ses  vais- 
seaux ne  passeraient  pas  les  Dardanelles,  mesure  qui 
doubla  le  danger  d'une  flotte  russe  dans  la  mer  Noire, 
puisqu'elle  diminuait  les  chances  d'un  appui  quelcon- 
que donné  à  la  Turquie  contre  son  action,  et  qu'elle 
rendait  manifeste  et  indubitable  l'aveuglement  de  l'Eu- 
rope et  sa  soumission  aux  vastes  desseins  du  Cabinet  de 
Saint-Pétersbourg,  aveuglement  et  soumission  qui  sem- 
blaient augmenter  à  mesure  que  ces  desseins  devenaient 
plus  manifestes  et  plus  alarmants. 

D'après  le  traité  de  Londres,  du  6  juillet  1827,  la 
Russie  devait  envoyer  un  contingent  dans  la  Méditer- 
ranée ;  et  sous  le  prétexte  de  ne  pas  passer  les  Dar- 
danelles, elle  saisit  cette  occasion  de  faire  entrer  dans 
la  Méditerranée  une  partie  de  la  flotte  de  la  Baltique. 
Mais  quand  elle  chercha  à  envoyer  un  plus  grand  nom- 
bre de  vaisseaux  que  celui  qui  était  fixé  pour  son  con- 
tingent, le  Gouvernement  anglais  était  encore,  à  cette 
époque,  si  convaincu  du  danger  d'une  augmentation  de 
ses  forces  dans  la  Méditerranée,  qu'il  exigea  le  rap- 
pel de  ces  vaisseaux. 

La  bataille  de  Navarin  montra  les  escadres  anglaise 
et  française  unies  à  celle  de  la  Russie  pour  détruire, 
au  milieu  de  la  paix ,  la  puissance  maritime  des  Turcs , 
doublant  encore  par  là  la  force  déjà  doublée  de  l'es- 
cadre russe  dans  la  mer  Noire  :  alors  vint  le  blocus 
des  Dardanelles  par  une  force  russe  venue  de  la  mer 


DEVANT   LES  QUATRE  PUISSANCES.  15 

Baltique,  avec  le  consentement  de  l'Angleterre  et  de 
la  France,  et  dont  la  présence  n'avait  été  tolérée  dans 
la  Méditerranée  qu'à  la  condition  expresse  de  n'y  exer- 
cer aucuns  droits  belligérants. 

Le  traité  d'Unkiar  Skelessi  stipula  alors,  que  sur  la 
demande  de  la  Russie^  et  dans  le  cas  où  elle  serait  elle- 
même  en  danger,  les  vaisseaux  de  toute  autre  Puissance 
seraient  exclus  des  Dardanelles. 

Dans  ces  arrangements ,  les  Dardanelles  seules 
sont  mentionnées,  mais  il  n'y  est  pas  question  du  pas- 
sage du  Bosphore ,  menant  de  la  mer  Noire  à  Constan- 
tinople.  Dans  le  traité  du  i5  juillet,  il  est  stipulé 
qu'aucun  vaisseau  étranger  ne  passera  les  Dardanelles 
ni  le  Bosphore.  Le  mot  Bosphore  avait  été  soigneuse- 
ment omis  tant  que  la  Russie  sentait  qu'on  pouvait  faire 
usage  contre  elle  d'une  stipulation  quelconque;  main- 
tenant, elle  peut  l'introduire  hardiment,  puisqu'il  y  a 
un  traité  public ,  européen  ,  qui  stipule  l'occupation  de 
Constantinople. 

La  Russie  a  introduit  ce  mot  pour  conserver  l'ap- 
parence d'une  justice  égale  pour  tous,  pour  aveu- 
gler par  là  la  nation  anglaise,  et  avoir  au  besoin  un 
prétexte  pour  retenir  sou  escadre  dans  la  mer  Noire 
et  pour  faire  venir  des  forces  additionnelles  de  la  Bal- 
tique. 

Ce  traité  d'Unkiar  Skelessi  ne  fermait  les  Dardanelles 
aux  vaisseaux  des  Puissances  étrangères  qu'à  la  de- 
mande de  la  Russie.  Par  ce  traité  la  Russie  avait  la 
faculté  de  descendre  les  Dardanelles,  même  quand  elle 
en  demandait  la  clôture  à  d'autres  Puissances.  Ses  vais- 
seaux étaient  dans  l'habitude  de  remonter  ce  détroit  et 


10  LA   FRANCE 

(le  le  descendre.  Le  traité  d'Unkiar  Skelessi  fut  extor- 
qué par  des  menaces  et  comme  la  condition  à  laquelle 
la  Russie  évacuait  le  Bosphore;  la  Turquie  donc  fai- 
sait une  concession  immense,  et  qu'il  était  en  sa  puis- 
sance de  faire  ou  de  refuser.  Mais  l'opinion  que  sous 
l'empire  de  ce  traité  les  vaisseaux  de  guerre  ne  pou- 
vaient pas  passer  les  Dardanelles  est  entièrement  erro- 
née. Cette  impression  a  été  produite  par  la  déclaration 
faite  à  la  Chambre  des  Communes  par  le  ministre  des 
affaires  étrangères,  mais  faite  en  termes  ambigus.  L'évi- 
dence des  faits*,  cependant,  suppléa  bientôt  à  l'ambi- 
guïté du  langage. 

Une  ambassade  fut  envoyée  de  Londres  à  Saint-Pé- 
tersbourg à  travers  les  Dardanelles  ;  elle  descendit  de 
la  frégate  et  fut  mise  à  bord  d'un  bateau  à  vapeur 
de  l'amirauté  pour  montrer  que  la  frégate  ne  pouvait 
pas  entrer  dans  la  mer  Noire,  et  le  steamer  déposa 
ses  canons.  —  Quelques  jours  avant  ce  spectacle  vrai- 
ment merveilleux,  un  vaisseau  de  guerre  autrichien 
était  entré  dans  la  mer  Noire  sans  difficulté  et  sans 
commentaire.  Mais  immédiatement  après  cet  événe- 
ment, un  vaisseau  de  guerre  français,  pour  lequel  un 
firman  avait  même  été  accordé^  fut  empêché  par  l'am- 
bassadeur français  de  se  rendre  à  sa  destination.  Quelle 
nation  pouvait  espérer  d'emporter  une  question  mari- 

'  Il  est  peut-être  superflu  d'ajouter  que  ce  ne  fut  pas  là  une  déci- 
sion du  Gouvernement  anglais,  car  les  collègues  du  ministre  des  af- 
faires étrangères  ignoraient  comme  le  public  ce  qui  se  faisait,  et  si 
leurs  pensées  se  portaient  sur  ce  sujet ,  ils  croyaient  que  le  secrétaire 
d'État  des  affaires  étrangères  était  alarmé  des  actes  de  la  Russie,  et 
que  son  actikvité  à  les  déjouer  sortait  même  des  règles  de  la  pru- 
dence. 


DEVANT  LES   QUATRE  PUISSANCES.  17 

time  aussi  importante  que  celle-là  quand  l'Angleterre 
se  soumettait?  et  une  fois  que  l'Angleterre  s'était  sou- 
mise, elle  était  unie  avec  la  Russie  contre  quiconque 
essaierait  de  naviguer  sur  l'Euxin.  Le  traité  du  i  5  juil- 
let enlève  à  la  Porte  la  domination  des  Dardanelles, 
dont  elle  avait  joui  jusqu'ici  sans  contrôle,  non  par  les 
termes  exprès  du  traité,  mais  par  le  protocole  annexé 
qui  RÉSERVE  à  la  Porte  le  droit  d'accorder  des  firmans 
aux  petits  vaisseaux  de  guerre.  Vraiment  tout  ceci 
semble  un  rêve  !  les  droits  politiques  et  territoriaux 
les  plus  importants  au  monde,  la  navigation  des  Dar- 
danelles, sont,  au  mépris  des  Puissances  de  l'Europe, 
enlevés  à  l'État  souverain  auquel  ils  appartiennent,  et 
remis  par  ces  Puissances  elles-mêmes  au  Cabinet  de 
Saint-Pétersbourg. 

Par  ce  traité,  même  sans  «occupation,»  la  Russie 
est  maîtresse  de  la  Méditerranée,  et  par-là  maîtresse 
des  affaires;  et  elle  s'empare  de  la  domination  des  mers, 
non  pas  seulement  en  commun  avec  la  Puissance  qui  a 
jusqu'à  présent  été  en  possession  de  cette  domination 
et  qui  a  su  la  maintenir,  mais  comme  sa  protectrice. 
Nous  ne  prenons  pas  la  question  au  point  de  vue  an- 
glais, mais  au  point  de  vue  français  :  eh  bien ,  la  France 
ne  voit-elle  pas  dans  cet  événement  l'établissement  de  la 
suprématie  de  la  Russie ,  non-seulement  en  Turquie ,  en 
Egypte ,  et  sur  la  côte  d'Afrique ,  mais  aussi  en  Espa- 
gne, en  Italie  et  dans  l'Adriatique?  Bientôt  elle  ne  gar- 
dera que  par  tolérance ,  Alger  et  la  Corse  ;  elle  dépen- 
dra du  bon  plaisir  de  la  Russie,  non-seulement  pour 
l'exportation  des  subsistances  qu'elle  tire  du  sud  et  de 
l'est,  et  pour  leur  passage  à  travers  les  Dardanelles,  mais 

2 


18  LA  FRANCE 

encore  pour  leur  introduction  dans  les  ports  de  France. 
Tout  le  sud  de  l'Europe  dépend  d'elle  également  pour 
les  matériaux  de  guerre,  pour  les  céréales,  et  pour  les 
objets  de  première  nécessité  ;  le  commerce  de  l'Inde,  de 
l'Asie  et  de  l'Afrique  est  sous  sa  garde.  Au  nord ,  par 
la  réaction  de  sa  suprématie  dans  la  Méditerranée,  la 
Russie  entre  en  pleine  possession  de  toutes  les  res- 
sources de  la  Grande-Bretagne,  dont  naturellement 
elle  disposera  d'une  manière  absolue  en  cas  de  guerre , 
puisqu'elle  a  pu  en  disposer,  ainsi  que  nous  l'avons 
vu,  en  plaine  paix,  et  même  pendant  que  l'alliance 
entre  la  France  et  l'Angleterre  subsistait. 

Supposons  le  cas  d'hostilités  immédiates  :  La  Russie 
a  armé,  équipé  et  discipliné  quarante-cinq  vaisseaux 
de  ligne  et  trente  frégates  qui  peuvent  être  concentrés 
dans  la  Méditerranée.  La  Turquie  a  dix  vaisseaux  de 
ligne,  et  l'Angleterre  douze  dans  la  Méditerranée,  et 
huit  autres  qui  seront  bientôt  prêts.  Voilà  donc  un  total 
de  soixante-quinze  vaisseaux  de  ligne.  Assurément  alors 
Gonstantinople  tombe;  Alexandrie  devient  la  proie  de 
la  Russie,  et  les  dix  vaisseaux  de  ligne  du  Pacha,  ajoutés 
aux  autres,  font  quatre-vingt-cinq  vaisseaux  de  ligne 
tout  équipés  à  sa  disposition.  L'occupation  de  Gon- 
stantinople entraîne  après  elle  la  possession  (en  fait) 
de  tout  cet  immense  littoral  qui  s'étend  de  Scodra 
aux  bouches  du  Nil  et  qu'habitent  cent  quarante  mille 
marins.  La  guerre ,  une  fois  déclarée ,  elle  dispose  des 
trésors  de  Gonstantinople ,  et  des  centaines  de  millions 
de  subsides  de  Londres  !  Et  que  peut  faire  la  France  ? 
attaquer  la  Prusse?  attaquer  l'Autriche?  En  les  atta- 
quant, même  en  les  menaçant  pendant  la  paix,  elle  les 


DEVANT  LES   QUATRE  PUISSANCES.  19 

jette  encore  plus  avant  dans  la  dépendance  de  la  Rus- 
sie. L'Autriche  et  la  Prusse  n'arment  pas;  c'est  qu'elles 
sont  décidées.  La  France  arme,  parce  que,  ne  voyant 
pas  la  route  qu'elle  doit  suivre,  elle  est  indécise  et 
alarmée.  Si  la  Prusse  et  l'Autriche  étaient  alarmées, 
elles  armeraient  aussi ,  et  la  France  pourrait  alors  avoir 
quelque  espérance  qu'elles  feraient  défection.  La  France , 
avec  un  pareil  avenir  devant  elle,  attend  que  l'Angle- 
terre soit  compromise  par  les  actes  de  son  ministre, 
et,  pensée  profonde,  elle  fortifie  Paris! 

Si  à  ces  moyens  d'action  extérieure  sur  la  France 
que  la  Russie  possède,  on  ajoute  la  marche  ordinaire 
de  cette  Puissance,  pervertissant  l'opinion,  corrom- 
pant les  hommes  publics,  fomentant  les  mécontente- 
ments intérieurs,  et  profitant  de  chaque  erreur  di- 
plomatique de  ses  rivaux;  —  si  l'on  considère  l'intel- 
ligence supérieure  que  révèlent  en  elle  les  événements 
et  les  résultats  récents,  je  ne  crois  pas  trop  avancer 
en  disant  que,  par  suite  de  ce  traité,  l'indépendance 
de  la  France  pourrait  recevoir  les  plus  graves  atteintes 
sans  qu'elle  pût  tirer  une  épée  ou  lever  un  bras  pour 
sa  défense. 

Ce  traité  présente  donc  à  la  France  les  plus  grands 
dangers  qui  puissent,  par  anticipation,  menacer  une 
nation.  Ce  n'est  pas  l'œuvre  d'un  conquérant,  mais 
d'un  système;  ce  n'est  pas  le  résultat  d'un  système  d'un 
jour,  mais  d'un  système  qui  existe  depuis  des  siècles; 
un  système  qui  n'a  pas  éprouvé  de  changement,  mais 
qui  a  procédé  de  la  corruption  secrète  à  l'agression  ou- 
verte, de  l'influence  diplomatique  à  la  domination  poli- 


20  LA  FRANCE 

tique.  Jusqu'à  présent,  il  a  rencontré  de  la  résistance 
dans  les  intentions  de  l'Europe ,  et  des  traités  ont  été 
faits  pour  arrêter  ses  progrès,  et  tous  les  Gouverne- 
ments et  tous  les  hommes  d'Etat  ont  déclaré  qu'il  y 
avait  à  cette  tolérance  de  l'Europe  et  à  ces  succès,  une 
limite  que  la  Russie  ne  pourrait  pas  franchir;  cette  li- 
mite c'était  la  tentative  de  s'emparer  de  Constanlinople. 
Soudain ,  et  sans  qu'il  y  ait  de  changement  apparent  ou 
de  raison ,  l'Europe  s'unit  pour  la  soutenir,  des  traités 
sont  faits  pour  l'avancement  de  ses  fins ,  et  une  coalition, 
qui  convient  d'avance  qu'elle  occupera  Constantinople, 
s'applique  à  préparer  les  voies  par  lesquelles  cette  occu- 
pation sera  effectuée. 

Mais  ceux  qui  voient  le  danger  supposent  que  la  Rus- 
sie n'a  fait  que  tromper  le  ministre  anglais,  et  qu'en 
signant  ce  traité,  il  a  eu  en  vue  honnêtement,  quoi- 
qu'on se  trompant,  le  maintien  de  l'Empire  ottoman, 
par  la  réduction  du  pacha  d'Egypte,  et  la  guérison  de 
la  plaie  que  cette  séparation  inflige  à  la  Turquie. 

Pour  empêcher  la  possibilité  d'une  erreur  aussi  fa- 
tale, les  considérations  suivantes  montreront  que  le 
ministre  anglais  avait  des  moyens  légitimes  pour  obte- 
nir cet  objet,  et  qu'ils  furent  soigneusement  évités, 
tandis  qu'il  préparait  des  différends  dont  l'existence 
devait  un  jour  justifier  l'intervention. 

Les  mouvements  intérieurs  de  l'Empire  ottoman  n'ont 
d'importance  qu'autant  qu'ils  fournissent  à  la  Russie 
des  prétextes  d'intervention.  Le  danger  qui  résulte  d'un 
déchirement  quelconque  dans  l'Empire  ottoman  nous 
intéresse  donc  à  cause  de  la  Russie,  et  de  la  Russie 
seulement.   Mais  l'intervention  est   une  violation   du 


DEVANT  LES   QUATRE  PUISSANCES.  2t 

droit  des  nations.  C'est  donc,  indépendamment  du 
danger,  un  devoir  pour  toute  Puissance  de  protéger  la 
Turquie  contre  une  pareille  atteinte  à  ses  droits  et  à 
sa  vie.  Du  moment  que  l'intervention  russe  est  sanc- 
tionnée par  les  autres  Puissances,  et  qu'elles  aident 
à  cette  intervention  (quel  qu'en  soit  le  prétexte  ou 
l'objet),  l'indépendance  de  l'Empire  ottoman  est  par 
ce  fait  même  détruite,  et  détruite  au  profit  de  la  Rus- 
sie. Jusqu'à  ce  jour,  la  résistance  à  cette  intervention 
de  la  Russie  a  été  la  politique  avouée  de  l'Angleterre  : 
c'a  été  le  vœu  de  la  France  exprimé  dans  toutes  ses  dé- 
clarations, et  la  détermination  expresse  de  l'Autriche, 
qui,  en  i836,  la  soutint  même  par  des  menaces. 

Le  traité  du  i5  juillet  est  la  contradiction  de  toute 
la  politique  suivie  jusqu'à  ce  jour,  et  n'est  pas  autre 
chose  qu'un  partage  de  l'Empire  ottoman,  consommé 
par  les  mêmes  Gouvernements  et  par  les  mêmes  hom- 
mes qui  ont  cent  fois  protesté  contre  l'intervention , 
et  exprimé  les  plus  vives  alarmes  pour  l'ambition  russe  ; 
il  est  un  partage  de  l'Empire  ottoman,  puisqu'il  con- 
voque l'Europe  à  une  intervention  pour  garantir  au 
pacha  d'Egypte  des  droits  et  des  possessions  qui  n'ap- 
partiennent qu'à  son  souverain,  comme,  d'autre  part, 
il  donne  aux  Puissances  des  droits  sur  la  clôture  des 
Dardanelles  et  du  Bosphore  qui  n'appartiennent  qu'au 
Sultan. 

Le  traité  est  censé  fait  contre  le  Pacha,  et  il  lui  con- 
fère des  droits  presque  souverains,  des  droits,  en  un  mot, 
tels  que  ceux  aux  moyens  desquels  des  portions  de  la 
Turquie,  de  la  Perse  et  de  la  Pologne  ont  passé  ou  pas- 
sent actuellement  sous  la  domination  de  la  Russie.  Ces 


22»  LA  FRANCE 

choses,  la  France  les  a  dites,  je  le  sais;  mais  il  est  évi- 
dent qu'elle  ne  comprenait  pas  la  valeur  de  ce  qu'elle 
disait;  autrement,  au  lieu  d'entendre  des  paroles,  nous 
eussions  vu  des  actes. 

Nous  avons  vu  en  Turquie  des  centaines  de  pachas 
rebelles,  conquérir  des  provinces,  défaire  des  armées, 
s'avancer  jusqu'à  la  capitale  même,  faire  et  défaire  des 
sultans,  et  cependant  le  résultat  a  toujours  été  invaria- 
blement le  même ,  leur  triomphe  ou  leur  destruction  a 
servi  également  à  rétablir  ou  même  à  fortifier  l'unité 
de  l'Empire.  Par  le  cours  naturel  des  événements,  au 
bout  de  quelques  années  l'Egypte  et  la  Syrie  seraient 
retournées  au  Sultan.  Elles  seraient  retournées  au 
Sultan  si  Ibrahim  était  entré  à  Constantinople  en  1 833. 
Les  Puissances  européennes  s'interposent  pour  arrêter 
le  Pacha  et  font  une  convention  pour  fixer  les  limites 
et  pour  régler  le  différend  entre  les  parties.  Elles  souf- 
frent ensuite,  sans  faire  la  moindre  remontrance,  que 
le  Pacha  n'accomplisse  pas  ses  engagements  et  qu'il 
s'agite  d'une  manière  menaçante  pour  son  souverain  ; 
alors,  sous  main,  elles  excitent  le  souverain  à  attaquer 
le  Pacha ,  tandis  que  le  ministre  coupable  de  cette  per- 
fidie assure  d'abord  la  Chambre  des  Communes  qu'il 
n'y  aura  pas  de  collision,  et  déclare  ensuite  que  tous  les 
efforts  ont  été  faits  pour  l'empêcher.  Par  des  intrigues 
diplomatiques,  et  par  des  intrigues  diplomatiques  seu- 
lement, au  moment  où  le  souverain  meurt  soudaine- 
ment ,  une  bataille  est  livrée ,  l'armée  turque  est  perdue , 
et  la  flotte  turque  est  conduite  en  Egypte.  Ce  triple 
désastre  ne  suffit  pas  pour  abattre  l'Empire;  les  Puis- 
sances prétendent  alors  prendre  le  plus  vif  intérêt  à, 


DEVANT  LES  QUATRE  PUISSANCES.  23 

la  Turquie,  et  lord  Palmerston  lui  assure  qu'il  va  exiger 
la  restitution  de  la  flotte.  Là-dessus  elles  s'adressent  col- 
lectivement à  la  Porte,  promettent  d'amener  un  arran- 
gement, et  mettent  la  Porte  dans  V impossibilité  d'ar- 
ranger ses  différends  avec  l'Egypte  sans  les  consulter. 
Elles  usent  de  ce  pouvoir  pour  empêcher  un  arrange- 
ment, et  tandis  qu'elles  marchent  droit  au  traité  par  le- 
quel elles  séparent  les  possessions  du  pacha  d'Egypte  de 
celles  du  Sultan,  elles  parlent  de  \ intégrité  de  l'Em- 
pire ottoman.  La  Russie  a  toujours  parlé  de  l'intégrité 
de  la  Perse  et  de  l'intégrité  de  la  Pologne  ! 

Mais  nous  nous  sommes  exprimés  comme  si  les  Puis- 
sances avaient  agi  de  concert  :  il  n'en  est  cependant  pas 
ainsi.  En  i833,  l'Angleterre  et  la  France  protestaient 
ensemble  contre  la  Russie  ;  l'Autriche  et  la  Prusse  se 
tenaient  à  part.  En  i835,  la  proposition  faite  par  la 
Russie  d'un  protectorat  exclusif  sur  la  Turquie,  ren- 
contrait de  la  part  de  l'Autriche  une  résistance  décisive, 
de  sorte  que  l'Autriche,  la  France  et  l'Angleterre  sem- 
blaient être  unies  ensemble  contre  la  Russie.  En  1837 
et  i838,  l'Autriche  s'éloignait  des  deux  parties,  soup- 
çonnant connivence  entre  le  ministre  anglais  et  la 
Russie.  Après  la  mort  du  Sultan  et  après  la  perte  de 
la  flotte  et  de  l'armée ,  le  ministre  anglais  propose  à 
la  France  une  mesure  décisive  contre  la  Russie.  Le 
Gouvernement  français ,  effrayé ,  propose  que  commu- 
nication en  soit  faite  à  l'Autriche.  Alors,  cette  pro- 
position de  recourir  à  une  mesure  décisive  est  retirée 
insensiblement;  mais  les  trois  Puissances  continuent  à 
se  consulter  sur  les  mesures  à  adopter  La  Russie  et  la 
Prusse  sont  invitées  à  se  réunir.  La  Russie  prête  un 


24  LA  FRANCE 

moment  l'oreHle,  puis,  bientôt,  se  retire  en  protes- 
tant. Enfin ,  la  Russie  rouvre  les  négociations  à  Lon- 
dres par  une  proposition  directe.  Le  ministre  anglais 
feint  d'abord  de  la  répugnance  ;  la  proposition  est  re- 
poussée par  l'Autriche ,  elle  l'est  également  par  la 
France.  Quelques  mois  s'écoulent  en  conférences  à 
Londres.  Soudain  les  communications  cessent  à  l'égard 
de  l'ambassadeur  de  France  ;  puis  apparaît  inopiné- 
ment un  traité  signé  par  quatre  Puissances  qui  con- 
sacre le  plan  proposé  par  la  Russie  comme  contre-partie 
des  propositions  que  lord  Palmerston  avait  faites  à  la 
France,  pour  faire  forcer  les  Dardanelles  par  une  flotte 
anglo-française,  propositions  qui  avaient  ouvert  la  né- 
gociation. 

L'on  vit  ainsi  l'Angleterre  proposer  à  la  France  une 
mesure  à  prendre  sans  le  concours  d'autres  Puissances, 
la  France  demander  le  concours  de  l'Autriche;  la 
même  demande  adressée  à  la  Prusse  et  à  la  Russie;  la 
Russie  se  séparer  alors  des  quatre  Puissances ,  puis  re- 
venir avec  une  proposition  qu'elle  adresse  à  l'Angle- 
terre; ces  deux  Puissances,  une  fois  réunies,  rallier  à 
elles  l'Autriche  et  la  Prusse  et  signer  enfin  un  traité 
dont  est  exclue  la  France.  De  tels  faits  sont-ils  croya- 
bles? et  s'ils  sont  constants ,  quels  moyens  ont  été  mis  en 
œuvre  pour  les  réaliser? 

Ce  moyen ,  c'est  que,  d'un  bout  à  l'autre  de  cette  trans- 
action ,  la  Russie  a  été  soutenue  invariablement  par  le 
ministre  anglais,  qui  commençait  par  faire  semblant  de 
lui  opposer  de  la  résistance  et  finissait  par  se  dévouer 
ouvertement  à  ses  vues.  Et  cependant  cette  solution 
de  tant   do  contradictions  apparentes,  pas  un   homme 


DEVANT  LES  QUATRE  PUISSANCES.  25 

d'Etat,  pas  un  homme   en   Europe  ne  paraît  l'avoir 
trouvée. 

Ce  n'est  pas   tout.  Un  traité  de  commerce,  con- 
clu en  i836,  avait  fait  espérer  de  grands  avantages 
pour  la  Turquie  et  pour  l'Europe;  il  devait  rétablir  la 
paix  et  la  sécurité  en  Orient.  L'un  des  objets  de  ce 
traité  était  de  rétablir  en  Egypte  les  habitudes  (cou- 
tumes) administratives  communes  à  la  Turquie,  et  de 
mettre  fin  aux  monopoles  et  aux  autres  vexations  qui 
forment  la  base  du  système  financier  du  Pacha,  et  qui 
sont  autant  de  violations  directes  des  anciens  traités 
de  la  Porte  avec  les  divers  Etats  de  l'Europe.  L'un  des 
arguments  mis  en  avant  pour  obtenir  l'assentiment  du 
ministre   anglais  au  principe  de  ce  traité,  était  que 
son  adoption  suffirait,  à  elle  seule,  sans  l'intervention 
d'aucune  Puissance  et  sans  donner  au  Pacha  aucun 
sujet  légitime  de  plainte,  pour  réduire  son  pouvoir  et 
lui  ôter  tous  moyens  de  nuire  à  son  souverain.  C'eût 
été,  d'ailleurs,   indépendamment  de  toute   intention 
politique,  le  maintien  et  l'application  pure  et  simple 
des  anciens  droits  de  l'Angleterre,  dont  l'abandon  ne 
pouvait  résulter  que  d'une  intention  manifeste,  opposée 
précisément   au  désir   prétendu   de  réduire   le  pacha 
d'Egypte.   Le   projet  de   traité  fut  d'abord  repoussé 
obstinément ,    puis  adopté  de  mauvaise  grâce ,  pour 
être  ensuite  différé   pendant   deux  ans,  puis,  enfin, 
remis  sur  le  tapis,  mais  dénaturé  de  façon  à  ne  plus 
réaliser  les  objets  qu'il  avait  eus  en  vue,  tandis  que  les 
prétextes  les  plus  frivoles  étaient  admis  de  la  part  du 
Pacha  pour  en  empêcher  l'application  en  quelque  ma- 
nière que  ce  fût  en  Egypte. 


Ste  LA   FRANCE 

Ainsi,  l'on  avait  en  son  pouvoir  les  moyens  néces- 
saires pour  réduire  le  pacha  d'Egypte,  moyens  légitimes 
autant  que  conformes  aux  droits  préexistants  de  l'An- 
gleterre qu'il  s'agissait  simplement  de  mettre  en  vigueur. 
Ces  moyens  furent  abandonnés ,  les  droits  de  l'Angle- 
terre sacrifiés.  N'est-ce  point  là  une  autre  série  d'actes 
par  lesquels  le  ministre  de  la  Grande-Bretagne  contri- 
buait à  maintenir  cette  prépondérance  du  Pacha ,  qui 
devait  devenir  le  prétexte  du  présent  traité  '  ?  Pour 
juger  ce  traité  lui-même ,  il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur 
l'article  6  de  l'acte  additionnel  :  il  assure  au  Pacha  la 
liberté  de  continuer  dans  sa  province  le  même  système 
d'administration  qui  forme  en  même  temps  sa  puis- 
sance offensive  et  l'un  des  germes  les  plus  puissants  de 
désorganisation  de  la  société  musulmane. 

Le  ministre  anglais  a  lui-même  refusé  d'adopter 
les  mesures  qui  pouvaient  réaliser  les  buts  avoués  de 

'  Les  négociants  anglais  d'Alexandrie  trouvant  que  le  commerce 
russe  jouissait  d'avantages  qui  n'étaient  point  partagés  par  le  com- 
merce de  la  Grande-Bretagne ,  adressèrent ,  il  y  a  quelque  temps , 
des  réclamations  au  consul  anglais.  Cette  circonstance  réveilla  sur 
cette  place  un  vif  intérêt.  Pour  ajuster  la  question ,  les  deux  nations 
furent  mises  sur  pied  d'égalité,  c'est-à-dire  que  le  commerce  russe 
se  vit  dépossédé  des  privilèges  dont  il  jouissait.  C'est  que  la  Russie 
abandonnait  ses  privilèges  plutôt  que  de  les  laisser  partager  à  l'An- 
gleterre. 

On  avait  vu  pareillement  la  Russie,  par  le  traité  d'Andrinople, 
obtenir  pour  ses  sujets  l'affranchissement  de  toute  taxe  prélevée  dans 
l'intérieur  du  pays.  La  Porte,  exaspérée  par  la  confusion  que  ce  pri- 
vilège portait  dans  tout  son  empire,  recourut  à  la  mesure  désastreuse 
des  monopoles.  Les  sujets  russes  portèrent  plainte  à  leur  ambassadeur 
contre  cette  atteinte  portée  à  leurs  droits  ;  la  Russie  n'eut  garde 
d'écouter  leur  plainte.  Le  but  qu'elle  s'était  proposé  était  réalisé. — 
L  établissement  des  monopoles  était  en  lui-même  une  arme  dont  la 
poignée  était  empoisonnée. 


DEVANT  LES  QUATRE  PUISSANCES.  27 

la  politique  qu'il  feignait  de  suivre,  savoir  :  la  réduc- 
tion du  pouvoir  de  Méhéraet-Ali  ou  sa  réconciliation 
avec  le  Sultan ,  afin  d'empêcher  V intervention  de  la 
Russie.  Lorsque  la  France  se  montra  disposée  à  adop- 
ter ces  mesures,  ce  fut  lui  qui  l'en  détourna.  Il  vs'op- 
posa  de  même  à  l'Autriche  lorsqu'elle  témoigna  des 
dispositions  semblables;  enfin ,  il  déjoua  secrètement  les 
mesures  mêmes  qu'il  feignait  d'adopter  et  dont  l'effet 
eût  été  de  rendre  inoffensif  le  pouvoir  du  Pacha.  I^e 
présent  traité,  produit  de  longues  déceptions,  n'est  donc 
autre  chose  qu'un  piège  tendu  au  peuple  anglais  et  à 
son  Gouvernement ,  au  Gouvernement  français  et  à  sa 
nation,  à  la  Turquie  et  à  l'Egypte,  qui,  toutes,  sont 
ou  deviendront  ses  victimes. 

Mais  si  ce  traité,  dont  les  résultats  seront  si  prodi- 
gieux pour  la  Russie  et  si  funestes  à  l'Europe ,  a  été 
consenti  par  l'Autriche  et  l'Angleterre ,  et  signé  par 
elles  en  dépit  de  la  France ,  il  faut  donc  que  la  Russie 
possède  une  supériorité  d'intelligence  tellement  décidée, 
qu'elle  ne  laisse  plus  à  ses  adversaires  ni  une  chance 
de  succès  ni  la  possibilité  de  mettre  au  jour  ses  sourdes 
menées.  On  est  alors ,  malgré  soi-même ,  amené  à 
penser  que,  pour  accomphr  de  si  vastes  desseins,  la 
Russie  a  dû  employer  principalement  la  corruption ,  et 
qu'elle  a  dû  la  diriger  surtout  sur  les  acteurs  principaux 
du  grand  drame.  Après  cela  il  reste  encore  à  découvrir 
par  quels  moyens  déguisés  les  hommes  que  la  Russie 
s'est  donnés  pour  agents  à  Londres  et  à  Vienne,  ont 
su  vaincre  la  résistance,  ou  conquérir  l'appui  de  leurs 
Gouvernements  respectifs. 

L'Autriche  n'a,  dans  cette  question,  aucun  intérêt 


28  LA  FRANCE 

positif  à  faire  triompher;  elle  se  réunit  uniquement 
pour  empêcher  le  mal.  L'intérêt  de  l'Autriche  est  de- 
puis, longtemps  le  maintien  de  la  paix.  Elle  seule  s'est 
efforcée  de  résister  à  la  Russie  et  de  protéger  contre 
elle  l'Empire  ottoman.  Lui  en  imposer  sur  la  portée 
réelle  du  traité  était  impossible.  Il  est  donc  évident 
que  l'Autriche  n'a  cédé  à  un  mal  très-grave  que  parce 
qu'elle  avait  en  vue  d'empêcher  quelque  mal  plus  grave 
encore.  Il  faut  croire  que,  voyant  l'Angleterre  et  la 
Russie  décidées  à  accomplir  leur  projet  au  risque  même 
d'amener  la  guerre,  elle  a  pensé  rendre  cette  guerre  im- 
possible en  laissant  la  France  toute  seule. 

La  nation  anglaise  sait  très-bien  que  la  Russie  est 
son  ennemie  et  la  France  son  alliée  naturelle,  que  son 
union  avec  la  France  peut  seule  la  mettre  en  état  de 
contenir  les  envahissements  de  la  Russie.  C'est  bien  là 
l'opinion  universelle  du  peuple  anglais  et  de  la  majorité 
de  son  Cabinet.  Comment  donc  l'intérêt  de  l'Angleterre 
n'a-t-il  point  été  entendu  dans  une  détermination  si 
grave,  si  énergique,  adoptée  en  son  nom,  exécutée  à 
l'aide  de  sa  puissance  ? 

Je  suis  forcé  de  reconnaître,  avec  un  sentiment 
mêlé  de  honte  et  d'indignation,  que  la  nation  anglaise 
est  morte  à  tout  intérêt  dans  ce  qui  est  une  affaire  iia- 
tionale. 

La  nation  tout  entière  se  partage  en  factions  absor- 
bées par  des  questions  de  politique  intérieure  ;  elle  est 
ainsi  neutralisée,  rendue  impuissante;  les  chefs  des  dif- 
férents partis  sont  compromis  sur  les  questions  exté- 
rieures par  des  fautes  qu'ils  n'ont  pas  su  dénoncer,  et 
devenus  solidaires  d'actes  qu'ils  n'ont  pas  su  empêcher. 


DEVANT  LES  QUATRE  PUISSANCES.  29 

Les  complications  infinies  dont  on  les  a  embarras- 
sées avec  art,  ont  rendu  ces  questions  inintelligibles, 
et  les  font  depuis  longtemps  échapper  à  tout  contrôle. 
Ce  n'est  donc  jamais  qu'après  l'accomplissement  des 
événements  que  l'on  parvient  à  connaître  les  inten- 
tions qui  les  ont  dirigés.  A  cet  égard,  les  débats  du 
Parlement  ont  dû  prouver  à  l'évidence  que  la  nation 
n'exerce  aucun  contrôle  sur  son  Gouvernement  ;  et  la 
transaction    qui     nous    occupe     prouve    pareillement 
que  les  membres  eux-mêmes  du  Gouvernement  n'exer- 
cent aucun  contrôle   effectif  sur  celui  de  leurs  col- 
lègues qui   dirige   les   affaires   étrangères.  Et,  d'ail- 
leurs ,  comment  s'étonner  qu'un  seul  homme  devienne 
l'arbitre  des  décisions  du  Cabinet,  quand  deux  ou  trois 
votes  à  la  Chambre  des  Communes  décident  de  l'exis- 
tence du  Gouvernement?  De  même  que  le  Cabinet 
dicte  la  loi  à  la  majorité  qui  le  soutient  à  raison  de 
l'exiguïté  même  et  de  l'incertitude  de  cette  majorité , 
de  même   il   arrive  au  ministre   qui  s'étant   fait  une 
position  à  lui,  sait,  par  un  jeu  habile  sur  deux  partis 
dont  les  forces   sont   presque  égales,  se  donner  tour 
à  tour  l'appui   de  l'un  ou  de  l'autre,  et  se  faire  ar- 
bitre souverain  de  tous  les  deux.  Mais  un  ministre  des 
affaires  étrangères  ne  peut  atteindre  une  position  qui 
domine  ainsi  le  ministère  même  dont  il  fait  partie,  que 
s'il  s'appuie  sur  la  confiance  de  la  nation,  ou  sur  l'as- 
sistance de  l'étranger  dans  ce  qui  concerne  les  actes  de 
son  département  ;  de  deux  choses  l'une  :  ou  il  est  sou- 
tenu fortement  à  l'intérieur  dans  la  défense  des  intérêts 
nationaux  contre  les  attaques  du  dehors,  ou  bien  l'ap- 
pui secret  d'un  pouvoir  étranger  vient  affenuir  sa  po- 


30  LA  FRANCE 

sition  ministérielle  alors  qu'il  sacrifie  les  intérêts  de  sa 
nation.  Un  ministre  des  affaires  étrangères  peut  seul 
réaliser  cette  supposition,  et  c'est  par  ce  fonctionnaire 
seul  que  l'Etat  peut  de  cette  manière  être  mis  en  dan- 
ger '. 

Ce  traité,  de  l'aveu  même  des  membres  du  Cabinet, 
ne  leur  a-t-il  point  été  imposé  contrairement  à  l'opi- 
nion personnelle  de  chacun  d'eux  ?  N'a-t-il  point  été 
imposé  à  la  nation  malgré  l'opinion  de  tous?  Et  pour- 
tant le  Cabinet  a  accepté  la  responsabilité  de  la  mesure 
que  ses  convictions  repoussaient,  et  la  nation  a  vu  en 
silence  s'accomplir  l'œuvre  qu'elle  répudiait!  Douterez- 
vous  encore  que  ce  ne  soit  là  une  mesure  imposée  à  la 
nation  entière  par  la  volonté  d'un  seul  homme  en  con- 
nivence avec  l'étranger  ? 

Mais  l'intelligence  même  se  refuse  à  concevoir  une 
position  pareille ,  et  la  France  est  réduite  à  considérer 
la  nation  anglaise,  qui,  dans  ce  cas,  est  victime  elle- 
même,  comme  agissant  de  sa  propre  volonté,  et  comme 
un  ennemi  perfide.  Sous  cette  impression,  la  France 
doit  nécessairement  river  les  fers  qui  enchaînent  l'An- 
gleterre au  lieu  de  les  briser.  Elle  doit  supposer  que  quel- 
que motif  secret  explique  cette  conduite  de  l'Angleterre, 
car  c'est  bien  l'Angleterre  qu'elle  voit  dans  cet  acte  du 
ministre  anglais.  Elle  cherche  quelque  chose  qui  se  laisse 
admettre  comme  le  motif  de  cette  conduite.  Et  s'il  est 
impossible  de  ne  pas  voir  que  toutes  les  conséquences 

■  Vatel  décrit  ainsi  une  position  semblable  de  la  Pologne  :  «  La  na- 
tion s'est  mise  ainsi  dans  l'impossibilité  d'agir,  en  sorte  que  ses  con- 
seils sont  à  la  merci  du  caprice  ou  de  la  trahison  d'un  seul  mi- 
nistre. »  <  ; 


DEVANT  LES  QUATRE  PUISSANCES.  31 

rigoureuses  du  traité  sont  autant  d'atteintes  faites  aux 
plus  graves  intérêts  de  l'Angleterre,  cela  devient  une 
raison  de  plus  de  chercher  quelque  intention  secrète 
et  déguisée  qui  explique  la  détermination  adoptée.  On 
a  imaginé  en  France  trois  prétextes  dont  l'Angleterre 
pourrait  se  payer  en  échange  de  l'abandon  de  Constan- 
tinople  aux  Russes,  qui  est  de  l'aveu  de  tout  le  monde 
la  conséquence  nécessaire  du  traité.  A  l'instant  où  le 
traité  fut  connu ,  tout  homme  en  France  s'écria  :  L'An- 
gleterre est  jouée  par  la  Russie,  et  l'on  peut  dire  qu'il 
n'est  pas  un  homme  en  France  qui  ne  soit  aujourd'hui 
persuadé  que  l'un  ou  l'autre  de  ces  trois  projets  est,  au 
fond,  le  motif  secret  qui  a  guidé  l'Angleterre  dans  la 
conclusion  du  traité. 

Examinons  la  valeur  de  ces  prétendus  projets. 

Le  premier  consiste  à  faire  occuper  la  Syrie  par 
l'Angleterre  pour  établir  sa  communication  avec 
l'Inde. 

Le  second  suppose  que  la  Russie  ayant  fait  en  Asie 
de  si  grands  progrès  qu'elle  menace  l'Inde,  l'Angle- 
terre ,  pour  ajourner  un  si  grave  danger,  se  résigne  à 
lui  sacrifier  Constantinople. 

Le  troisième,  enfin,  se  fonde  sur  ce  que  l'Angleterre 
est  jalouse  de  la  marine  et  du  commerce  français ,  et 
souhaite  par  conséquent  une  guerre  entre  la  Russie  et 
la  France. 

A  l'appui  du  premier  de  ces  buts,  l'on  vous  dit  que 
l'Angleterre  a  fait  des  efforts  répétés  pour  obtenir  une 
libre  communication  par  le  cours  de  l'Euphrate  et  par 
l'Isthme  de  Suez.  L'un  de  ces  projets  a  échoué;  par 


32  LA.  FRANCE 

Suez  la  communication  est  incertaine.  Je  me  bornerai 
à  rapporter  le  fait  suivant.  L'un  et  l'autre  de  ces  pro- 
jets avaient  été  recommandés  avec  insistance  au  Gou- 
vernement anglais  par  des  personnes  qui  agissaient  en 
opposition  avec  le  ministre.  Un  firman  pour  la  naviga- 
tion sur  l'Euphrate  fut  enfin  demandé  par  l'ambassa- 
deur anglais  à  Constantinople ,  et  un  refus  lui  fut 
adressé  par  l'intermédiaire  de  son  drogman  ;  il  en 
rendit  compte  aussitôt  à  Londres,  et  sur-le-champ  le 
Gouvernement  se  hâta  de  déclarer  l'expédition  aban- 
donnée. Mais,  dès  le  lendemain,  et  par  suite  de  me- 
sures que  je  prenais  moi  -  même  pour  déjouer  celles 
que  des  agents  anglais  et  russes  (Dragomans)  avaient 
adoptées  pour  amener  ce  refus,  le  firman  désiré  était 
accordé  par  le  Sultan.  L'expédition  partit  en  consé- 
quence, et.  obtint  un  plein  succès;  mais  un  accident 
arrivé  à  l'un  des  bâtiments  employés  fournit  l'occasion 
d'abandonner  l'entreprise  et  de  sacrifier  le  colonel 
Chesney,  dont  les  efforts  persévérants  avaient  su  vaincre 
tous  les  obstacles.  En  voilà  assez  pour  juger  du  désir  du 
secrétaire  d'Etat  des  affaires  étrangères  d'ouvrir  la 
communication  avec  l'Inde  par  la  Syrie.  Mais  admettre 
qu'il  pût  entrevoir  la  possibilité  d'aucun  avantage, 
d'aucune  acquisition  pour  l'Angleterre  dans  la  Médi- 
terranée, par  suite  d'un  acte  qui,  en  livrant  Constan- 
tinople aux  Russes,  fait  de  la  France  un  ennemi  de 
l'Angleterre,  ce  serait  commencer  par  admettre  que 
ce  ministre  avait  perdu  la  raison. 

Une  supposition  plus  absurde,  s'il  est  possible,  ou 
plus  insensée,  serait  que  l'Angleterre  s'unît  à  la  Russie 


DEVANT  LES  QUATRE  PUISSANCES.  33 

pour  ajourner  un  conflit  avec  cette  puissance  dans 
rOrient.  Il  faudrait  pour  cela  que  la  Russie  renonçât, 
au  moins  en  apparence ,  à  ses  vastes  desseins  sur  l'Asie 
centrale,  tandis  que  l'Angleterre  abandonnerait  sa  poli- 
tique agressive  en  Chine  et  en  Afghanistan.  L'Angle- 
terre, alors,  commencerait  par  recouvrer  sa  position 
en  Perse,  et  dans  ce  cas,  assurément,  ce  ne  serait  pas 
trop  que  de  demander  la  production  de  quelque  con- 
vention qui  pût  justifier  et  balancer,  aux  yeux  de  la 
nation  anglaise,  les  sacrifices  effrayants  qu'on  lui  de- 
mande et  les  dangers  auxquels  on  l'expose.  Quels  sont 
les  faits?  L'expédition  russe  sur  Rhiva  continue,  —  la 
suprématie  de  la  Russie  en  Perse  s'affermit ,  —  l'expé- 
dition anglaise  contre  la  Chine  s'avance, — pendant  que 
l'influence  russe  s'enracine  dans  cet  empire.  L'Angle- 
terre est  exclue  de  la  Perse,  et  pas  un  mot  n'est  dit,  au 
Parlement  ni  ailleurs ,  qui  soit  de  nature  à  rassurer 
aucunement. 

Voyons ,  enfin ,  le  dernier  motif  allégué.  —  La  jalou- 
sie de  la  Grande-Bretagne  contre  le  commerce  et  la 
marine  française,  et  le  désir  de  les  détruire. 

Pour  désirer  détruire  une  chose  il  faut  qu'il  y  ait 
des  raisons  de  la  craindre  ;  il  faut  que  le  désir  de 
détruire  soit  proportionné  au  danger  que  fait  naître  la 
lutte.  Mais  dans  ce  cas,  n'est-ce  pas  bien  plus  la  marine 
russe  que  l'Angleterre  aurait  intérêt  de  détruire ,  tant 
à  raison  de  sa  force  numérique  que  de  sa  position 
défensive,  des  facilités  qu'elle  a  pour  l'attaque,  et  par- 
dessus tout,  des  desseins  du  cabinet  qui  en  dispose?  Il 
y  a  folie,  en  vérité,  à  parler  de  jalousie  de  la  part  de 
l'Angleterre  pour  toute  autre  marine  que  celle  de  la 

•     5 


34  LA  FRANCE 

Russie;  et  d'ailleurs,  n'y  a-t-il  pas  folie  égale  à  parler 
d'intention  menaçante  de  la  part  de  l'Angleterre,  quand 
son  ministre  a  pris  soin  de  disperser  ses  forces  navales, 
et  de  les  rendre  insuffisantes  même  pour  sa  propre 
défense  dans  les  éventualités  que  fait  naître  le  traité? 
Mais  ici  encore  je  puis  certifier  un  fait,  qui  ne  sera 
pas  moins  concluant  que  celui  que  j'ai  opposé  au  soup- 
çon concernant  les  vues  de  l'Angleterre  sur  la  Syrie.  Il 
est  constant  que  le  ministre  anglais,  à  qui  ces  beaux 
desseins  patriotiques  sont  prêtés  par  les  journaux  du 
Gouvernement  y  pressait  lui-même  le  Gouvernement 
français,  en  i835,  d'augmenter  sa  marine'.  Le  pré- 
texte était  la  crainte  de  la  Russie;  en  réalité,  son 
objet  était  de  préparer  cette  infériorité  de  la  marine 
britannique ,  et  ces  périls  pour  l'Angleterre  qui  devaient 
finalement  la  jeter  dans  les  bras  de  la  Russie. 

Le  même  ministre  demandait  naguère  la  coopération 
de  la  France  pour  forcer  les  Dardanelles,  pouvait -il 
douter  que  la  France  refuserait?  Aussi  n'hésita-t-il  pas 
à  rouvrir  par  cette  proposition  même  les  négociations, 
dont  la  conclusion  fut  un  traité  avec  la  Russie  contre 
la  France  pour  fermer  les  Dardanelles. 

Hormis  de  vagues  propositijj>ns  sur  le  maintien  de 
l'Empire  ottoman,  sur  les  desseins  secrets  de  la  France 
sur  l'Egypte ,  ou  sur  la  tendance  de  cette  puissance  à 
s'allier  à  la  Russie ,  jamais  un  mot  ne  fut  prononcé  par 

'  L'augmentation  de  la  marine  anglaise  fut  une  mesure  que  lord 
Palmerston  fut  forcé  par  le  feu  Roi  de  prendre  pour  arrêter  la  Russie. 
—  A  la  chambre  des  communes ,  ce  ministre  fît  entendre  que  c'était 
contre  la  France  que  cette  mesure  avait  été  adoptée  !  —  J'apprends  au- 
jourd'liui  ce  surcroît  de  perfidie  qui  est  dit  dans  le  texte. 


DEVANT  LES  QUATRE  PUISSANCES.         35 

le  ministre  anglais,  soit  comme  argument,  soit  même 
comme  prétexte  de  sa  politique.  Aussi ,  n'ëtait-il  appuyé 
par  les  convictions  d'aucun  de  ses  collègues.  Il  eut,  au 
contraire,  à  vaincre  l'opposition  de  chacun  d'eux;  il 
l'emporta,  mais  ce  fut  en  répondant  de  la  soumission 
de  la  France  ' ,  en  y  ajoutant  la  menace  de  se  retirer 
du  Cabinet ,  si  sa  pensée  n'était  pas  adoptée. 

Ce  traité  n'a  donc  l'appui  d'aucun  intérêt,  d'aucune 
opinion,  d'aucune  volonté,  qui  se  puisse  dire  celle  de 
la  nation  anglaise.  Il  est  l'acte  individuel  d'un  ministre 
sans  foi  ;  mais  il  ne  tardera  pas ,  si  la  France  reste  in- 
habile à  comprendre  la  position ,  à  devenir  un  acte  de 
l'Angleterre. 

A  moins  que  la  France  ne  comprenne  cet  abaisse- 
ment de  l'Angleterre ,  elle  ne  peut  apprécier  ni  le 
danger  véritable  qui  la  menace,  ni  les  moyens  qu'elle 
possède  pour  se  sauver  elle-même  en  sauvant  l'Angle- 
terre. Mais  les  mêmes  causes  d'ignorance  et  d'erreur 
sont  malheureusement  la  plaie  de  ces  deux  nations ,  et 
l'histoire  ainsi  que  la  carte  de  l'Europe  suffiront  pour 
démontrer  à  la  postérité  (si  nous  échouons  à  faire  péné- 
trer cette  vérité  dans  l'esprit  des  hommes  du  présent) , 
que  le  triomphe  de  la  Russie  n'est  dû  qu'à  l'incapacité 

'  Lord  Palmerston,  fortifié  par  la  note  de  M.  Guizot,  qui  annonce 
la  soumission  de  la  France,  s'exprima  dans  la  Chambre  des  Communes, 
le  6  août,  en  ces  termes  : 

«  J'ai  la  satisfaction  de  vous  annoncer  que  toutes  les  communications 
que  nous  avons  reçues  du  Gouvernement  français ,  depuis  ce  temps  (la 
signature  du  traité  ) ,  m'ont  amené  à  la  plus  forte  conviction  qu'il  n'y 
a  aucun  fondement  à  ces  alarmes  que  l'on  s'étudie  soigneusement  à 
répandre  dans  l'esprit  du  public,  ni  à  l'opinion  que  la  France  entre- 
tienne aucun  sentiment  hostile  envers  les  Puissances  engagées  dans 
cette  convention,  » 


36  LA   FRANCE 

de  tout  ce  qui  lui  est  opposé.  La  France  s'étonne  de 
l'abaissement  de  l'Angleterre ,  et  l'Angleterre  à  son  tour 
n'a-t-elle  pas  raison  de  s'étonner  de  la  lâcheté  de  la 
France?  L'Europe  est  tenue  en  suspens  et  alarmée  par 
la  servilité  de  la  Porte  ;  mais  le  Gouvernement  turc  que 
doit-il  penser  de  la  conduite  de  l'Europe? 

Et  tandis  que  chacun  se  contente  d'incriminer  et 
d'injurier  les  autres,  voyons-nous  quelque  part  des 
indices  de  connaissance  et  d'appréciation  des  choses  à 
leur  valeur  ou  d'expérience  mise  à  profit?  En  vérité, 
il  ne  saurait  plus  y  avoir  d'espoir  de  salut  que  dans  un 
sentiment  général  et  spontané  de  la  dégradation  de 
notre  société ,  et  dans  un  retour  sincère  sur  les  causes 
de  cette  dégradation  commune  des  nations  dont  cha- 
cun de  nous  fait  partie  et  dont  tous  les  individus  sem- 
blent frappés  d'imbécillité.  Ce  qui  se  passe  en  Angle- 
terre dépasse,  en  vérité,  tout  ce  qui  s'était  vu  à  au- 
cune époque  précédente  et  dans  aucune  autre  nation, 
sans  en  excepter  la  Pologne  à  l'époque  d'anarchie  qui 
précéda  son  démembrement.  Mais,  si  nous  attribuons 
ce  qui  arrive  à  l'ab&issement  moral  et  intellectuel  des 
nations  et  à  l'espèce  de  paralysie  dont  semblent  frappés 
les  gouvernements,  il  faut  également  l'expliquer  par 
une  cause  qui  est,  s'il  est  possible,  bien  plus  alarmante 
encore. 

Faisons  une  supposition  :  —  Un  homme  d'Etat  en 
Angleterre ,  membre  de  l'opposition ,  se  déclare  le  par- 
tisan décidé  de  la  Russie ,  s'efforce  à  contraindre  le 
Gouvernement  (tory  de  1828-29)  ^  coopérer  avec  la 
Russie  dans  ses  attaques  contre  l'Empire  turc  (ayant 
précédemment  poussé  un  autre  ministère  à  justifier  les 


DEVANT  LES   QUATRE  PUISSANCES.  37 

attaques  de  la  Russie  contre  la  Perse)  ;  cet  homme  de- 
vient ministre  des  affaires  étrangères,  et,  à  l'instant, 
professe  une  politique  anti- russe,  et  s'appuie  sur  la 
France  pendant  dix  ans  qu'il  est  au  timon  des  affaires; 
il  ne  rencontre  d'opposition  d'aucune  part,  tous  les  ré- 
sultats de  son  administration  sont  invariablement  pré- 
judiciables à  l'Angleterre  et  profitables  à  la  Russie 
seule;  enfin,  des  documents  officiels  démontrent,  à 
l'évidence  et  sous  des  dehors  d'opposition,  une  conni- 
vence secrète  avec  la  Russie.  —  Ne  supposeriez-vous 
pas  que  cet  homme  s'est  servi  d'une  influence  étran- 
gère pour  obtenir  le  pouvoir  et  pour  le  conserver? 
Et,  dans  ce  cas,  n'est-il  pas  évident  que  la  Russie  et 
l'Angleterre,  en  paraissant  opposées  l'une  à  l'autre,  tan- 
dis qu'elles  agissaient  de  concert,  mettaient  toutes  les 
nations  du  monde  dans  une  position  fausse  vis-à-vis  de 
ces  deux  Puissances  également?  Ce  que  je  dis  n'est  point 
une  supposition,  je  n'ai  raconté  que  des  faits. 

Pendant  l'année  i835,  après  cinq  années  de  rela-  \ 
tions  intimes  et  avec  le  ministre  et  avec  les  affaires,      \ 
des  événements  incompréhensibles  me  suggérèrent  l'idée        ' 
de  trahison.  Cette  pensée,  je  ne  l'ai  pas  cachée.  Forcé 
d'obéir  alors  à  une  volonté  supérieure,  le  ministre  pa- 
rut changer  de  conduite;  je  crus  à  la  sincérité  de  ce 
changement;   mais  bientôt   le  voyant   déjouer  toutes 
les  mesures  qu'il  avait  paru  adopter,  ayant  d'ailleurs 
acquis  une  connaissance  plus  générale  des  affaires,  je 
sentis  mes  convictions  antérieures  renaître  avec  une 
force  nouvelle;  je  les  vis  vérifiées  et  confirmées  par  cha- 
que nouvel  événement  ;  je  les  vis  enfin  partagées  par 
d'autres  fonctionnaires  de  la  Couronne  que  moi-même. 


38  LA  FRANCE 

Mais  on  se  demande  quel  motif  un  homme ,  placé 
dans  une  situation  si  élevée,  peut-il  avoir  pour  trahir 
son  pays?  A  de  telles  objections  je  n'ai  rien  à  répondre; 
mes  convictions  résultent  de  l'examen  de  ses  actes  et 
non  de  ses  motifs.  Les  documents  et  les  preuves  abon- 
dent '  pour  quiconque  comprend  le  devoir  de  se  rendre 
raison  de  ses  opinions. 

L'Angleterre  a  rompu  avec  la  Perse;  elle  envoie  une 
armée  pour  renverser  le  Gouvernement  de  Caboul,  et 
la  justification  que  le  ministre  anglais  présente  au  Par- 
lement, pour  la  rupture  avec  la  Perse  et  la  guerre  avec 
Caboul,  c'est  que  ces  deux  pays  sont  soumis  à  l'influence 
de  la  Russie.  Et  dans  ce  moment  même  où  il  fait  de 
l'influence  russe  un  motif  de  guerre,  il  s'allie  à  la  Rus- 
sie pour  le  maintien  de  l'Empire  ottoman,  et  stipule 
l'occupation  de  Constantinople  par  les  Russes! 

On  ne  peut  imaginer  un  cas  de  trahison  plus  mani- 
feste par  la  contradiction  des  paroles  et  des  actes ,  par 
la  contradiction  des  intentions  avouées  et  des  résultats 
obtenus. 

Si  la  cause  de  la  guerre  avec  le  Caboul  était  vmie , 
la  Russie  s'unirait-elle  avec  l'Angleterre?  et  si  l'objet 
du  traité  du  i5  juillet  était  vrai,  la  Russie  figurerait- 
elle  parmi  les  alliés?  Le  prétexte  d'hostilité  envers  la 
Russie  dans  l'Asie  centrale,  d'amitié  avec  elle  dans  la 
Turquie,  est  également  controuvé ,  et,  dans  les  deux 
cas,  sert  à  assurer  la  domination  russe  dans  l'un  et  dans 
l'autre  pays. 

'  Documents  diplomatiques  présentés  au  parlement  anglais  sur  : 
i".  la  frontière  entre  les  États-Unis  et  les  possessions  anglaises  ;  a",  sur 
les  affaires  de  la  Grèce;  3°.  l'affaire  du  Vixen;  4°.  sur  la  Perse,  etc. 


DEVANT  LES  QUATRE   PUISSANCES.  39 

Dans  ce  système,  tout  se  lie,  rien  n'échappe  à  l'im- 
mense  ambition  qui  en  est  l'âme,  et  à  la  profonde  dis- 
simulation qui  en  est  l'instrument  ;  pas  un  acte  qui  ne 
soit  un  crime,  pas  une  parole  qui  ne  soit  un  mensonge. 
Mais  ce  système,  si  effrayant  déjà  par  sa  haute  intelli- 
gence du  mal,  que  ne  peut-il  quand  il  a  pour  lui  son 
ennemi  même,  l'ennemi-né  de  ses  desseins  et  de  ses 
progrès,  et  le  seul  appui  de  ses  victimes? 

Accord  effrayant,  qui  unit  pour  le  même  forfait  le  f 
fer  de  l'ennemi  et  l'égide  du  protecteur!  Puissance  du 
secret  et  du  crime  qui  prépare  la  tombe  où  vont  s'en- 
sevelir nation  sur  nation!  Crime  qui  triomphe  parce 
qu'il  accable  l'esprit  humain  par  son  énormité;  secret 
qui  est  assuré,  parce  qu'on  n'ose  se  le  dire!  Là,  donc, 
est  le  danger  de  l'Europe,  et  c'est  dans  sa  découverte 
seule  que  se  trouve  le  salut. 

Il  est  évident  que,  si  la  France  ignorait  ce  secret, 
il  lui  était,  par  cela  même,  impossible  d'apprécier  à  sa 
juste  valeur  aucun  événement  du  monde. 

Il  en  est  qui  nous  disent  :  «  Cette  question  est  pure-    / 
«  ment  anglaise.  »   Quoi  !   la  connivence  du    ministre   , 
anglais  qui  livre  a  la  Russie  la  puissance  de  V Angle-    I 
terre f   serait  une   question  purement  anglaise?  Mais 
pourquoi  vous  plaindre  alors  d'un  traité  qui  livre  à  la 
Russie  Constantinople? 

Personne  en  France  ne  peut  plus  douter  que  la  guerre 
ne  naisse  de  ce  traité.  Au  lieu  de  s'en  prendre  au 
traité  lui-même  et  à  ceux  qui  l'ont  fait,  les  préparatifs 
et  les  armements  de  la  France  se  font  dans  l'idée  de 
résister  à  telle  ou  telle  autre  conséquence  de  son 
accomplissement,   c'est   pourquoi  la   guerre  se   fera, 


AO  LA  FRANCE 

n'en  doutez  pas,  entre  l'Angleterre  et  la  France, 
guerre  qui  ne  se  bornera  pas  aux  mers  du  Levant; 
elle  s'étendra  à  toute  l'étendue  du  globe,  à  tous  les 
intérêts  gigantesques  de  chacune  de  ces  deux  nations , 
tant  au  dedans  qu'au  dehors  ;  elle  mettra  en  péril  leur 
existence  même ,  et  dans  cette  guerre,  la  France  n'aura 
pas  affaire  à  l'Angleterre  seule ,  mais  à  la  Prusse  et  à 
l'Autriche  également. 

Par  sa  note  du  24  juillet  ',  c'est-à-dire  par  l'aban- 
don de  ses  droits  et  le  sacrifice  de  la  position  d'attaquée 
que  lui  faisait  le  traité ,  la  France  adopte  inconsidéré- 
ment une  attitude  de  menace  et  de  propagande  qui  met 
contre  elle  tous  les  gouvernements,  et  qui,  en  provo- 
quant l'hostilité  de  tous,  tend  à  attirer  sur  elle-même, 
sur  ses  institutions  et  sur  sa  Couronne,  cet  esprit  de  pro- 
pagande dont  elle  menace  les  autres  pays.  La  France 
devient  l'agresseur  de  tous  dès  l'instant  où ,  en  vue  d'é- 
ventualités douteuses  du  traité,  elle  se  met  en  armes 
sans  avoir  préalablement  dénoncé  ce  traité  lui-même 
comme  violateur  de  tous  les  droits ,  et  comme  une  me- 
sure d'agression  qu'elle  est  tenue  de  repousser.  Quelle 
différence  dans  les  positions  respectives,  si  vous  posez 
le  débat  à  Londres ,  et  non  sur  cette  terre  inconnue 
de  l'Orient!  Là  vous  trouvez  le  mal  à  sa  source.  Vous 
y  découvrez  un  crime ,  vous  y  mettez  au  jour  la  fraude , 
vous  avez  pour  vous  toutes  les  sympathies  du  peuple 
anglais  prêtes  à  s'unir  à  vous,  et  à  reconnaître  que 

Dans  la  note  du  24  juillet  (Mémorandum  ) ,  il  est  dit  que  la  France, 
à  l'égard  de  cette  question  ,  ne  consulte  pas  son  propre  intérêt  (  !  ) ,  et 
que  c'est  là  une  question  de  système  sur  laquelle  on  peut  avoir  des 
opinions  diverses  (  !  !  ). 


DEVANT  LES  QUATRE  PUISSANCES.  41 

VOUS  le  délivrez  à  la  fois  des  pièges  de  la  trahison  et 
des  dangers  de  la  guerre. 

Par  cette  inconcevable  démarche  du  ili  juillet,  tout 
espoir  est-il  donc  perdu?  En  face  d'un  pouvoir  si  faible 
en  réalité  que  l'est  celui  de  la  Russie,  en  face  de  moyens 
aussi  criminels  que  ceux  dont  cette  puissance  a  fait 
usage  contre  l'Angleterre,  contre  la  France,  contre 
l'Europe ,  le  cours  funeste  des  événements  peut  tou- 
jours encore  être  arrêté  sans  difficulté  ,  pourvu  que 
dans  l'un  de  ces  pays  se  trouvent  réunis  l'intelligence 
qui  sait  juger  les  événements  et  l'élan  qui  naît  de  cette 
intelligence. 

La  France ,  en  ne  séparant  pas  le  peuple  anglais  de 
son  ministre ,  devient  l'ennemie  de  l'Angleterre ,  et 
force  l'Angleterre  à  devenir  son  ennemie ,  et  fournit 
ainsi  à  ce  ministre  le  moyen  d'étouffer  les  soupçons  qui 
se  réveillent  contre  lui  dans  toute  l'Angleterre ,  en  pré- 
cipitant sa  patrie  dans  une  guerre  avec  la  France. 

L'Angleterre  n'a  pas  moins  que  la  France  été  sur- 
prise par  ce  traité.  L'opinion  publique  en  Angleterre 
ne  lui  était  pas  moins  opposée  que  celle  de  la  France. 
Si  le  Gouvernement  français  avait  su  à  l'instant  l'atta- 
quer sur  le  point  même  oii  il  venait  de  se  conclure,  il 
n'aurait  eu  à  combattre  qu'un  seul  homme;  mais,  par 
sa  note  du  24  juillet,  il  s'annula.  Les  collègues  de 
lord  Palmerston  ne  comprenaient  rien  à  la  position  de 
l'Angleterre  à  l'égard  de  la  Russie  ;  leur  opposition  se 
fondait  uniquement  sur  leur  désir  de  ne  point  compro- 
mettre l'alliance  française:  mais  comme  le  Gouverne- 
ment  français  ne  résistait  pas,  les  membres  du  Cabi- 
net anglais  se  virent  paralysés  dans  leur  opposition. 


42  LA   FRANCE 

Avant  de  prendre  cette  résolution,  lord  Palmerston 
s'était  assuré  le  duc  de  Wellington,  dont  on  avait  su 
habilement  exploiter  les  vieux  souvenirs  de  rivalité 
contre  la  France,  et  de  défiance  pour  les  idées  révolu- 
tionnaires dont  ce  peuple  et  son  ministre  actuel  sont 
désignés  comme  les  dangereux  fauteurs.  Les  autres 
chefs  du  parti  conservateur  se  trouvent  ainsi,  toujours 
par  le  silence  de  la  France ,  placés  précisément  dans  la 
même  situation ,  à  l'égard  de  leur  chef  principal ,  que 
les  membres  du  Cabinet  à  l'égard  du  ministre  des  af- 
faires étrangères  ;  en  voyant  la  coalition  fermement  ré- 
solue d'agir,  et  la  France  non  résolue  de  s'y  opposer,  on 
les  voit  de  jour  en  jour  se  rapprocher  de  l'opinion  du 
duc  de  Wellington  et  l'accepter  comme  la  leur  propre. 

Le  public  anglais ,  non  moins  ému  de  cette  rupture 
soudaine  avec  notre  principal  allié ,  attendait  pareille- 
ment de  sa  part  quelque  mesure,  et  du  moins  un  lan- 
gage clair  et  décidé;  pénétré  de  son  inhabileté  à  juger 
une  question  aussi  compliquée,  il  attendait  la  décision 
de  la  France  pour  former  et  exprimer  une  opinion. 
L'attitude  passive  et  inerte  de  la  France  a  changé  ces  ap- 
préhensions du  premier  moment  en  une  crainte  d'avoir 
obéi  à  une  impression  vaine  et  erronée.  Voyant  d'ailleurs 
les  deux  grands  partis  politiques  s'accorder  sur  ce  point, 
il  dut  penser  que  la  politique  sur  laquelle  ils  tombaient 
d'accord  était  une  politique  habile  et  nationale. 

L'Angleterre  est  ainsi  conduite  pas  à  pas,  par  la 
France ,  à  s'associer  à  cette  politique ,  et  préparée  in- 
sensiblement à  se  voir  compromise  par  les  conséquences 
de  mesures  qui  ont  pour  elle,  maintenant,  ou  parais- 
sent avoir  l'approbation  tacite  de  la  nation,  des  trois 


DEVANT   LES  QUATRE  PUISSANCES.  43 

Puissances,  et  de  la  France  elle-même.  Cette  impression 
a  dû  devenir  universelle  depuis  la  publication  de  cette 
étrange  note  de  M.  Guizot,  du  a4  j^'^^^t.  Ajoutez  à 
cela  que  l'on  aura  grand  soin  de  ne  mettre  au  jour  les 
conséquences  du  traité  qu'au  fur  et  à  mesure  qu'elles 
deviendront  inévitables.  Ainsi,  chaque  jour  est  autant 
de  gagné  pour  accoutumer  l'esprit  public  en  Angleterre 
à  un  sentiment  hostile  et  dédaigneux  pour  la  France; 
et  je  me  trompe  fort,  ou,  d'ici  à  la  réunion  du  Parle- 
ment,  le  ministre  qui  est  aujourd'hui  tout- puissant 
saura  mettre  à  profit  l'absence  de  contrôle  sur  les  actes 
du  Gouvernement,  pour  compromettre  la  nation  an- 
glaise d'une  manière  irrévocable. 

La  Russie  peut  maintenant  dormir  en  paix.  Par  ce 
traité,  elle  s'est  rendue  maîtresse  du  temps;  désormais 
le  temps  seul  lui  suffit  pour  élever  sa  fortune  sur  les 
ruines  d'un  monde. 

Et  nous  qui  avons  travaillé  pour  détourner  ces  désas- 
tres; nous  qui  les  avons  annoncés  longtemps  avant  qu'ils 
apparussent,  et  avons  lutté  contre  eux,  tandis  que 
leur  poids  croissant  nous  accablait;  nous  qui  avons 
essayé  à  la  fois  d'arrêter  notre  propre  pays  dans  sa 
marche  insensée,  et  d'ouvrir  les  yeux  de  la  France  aveu- 
glée,—  n'avons-nous  pas  le  droit  de  nous  tourner  vers 
le  Gouvernement  français,  et  de  lui  dire  :  «En  sacri-^ 
fiant  la  France  vous  nous  avez  perdus.  Si  vous  aviez 
accompli  envers  vous-même  ce  que  vous  dictait  le  plus 
simple  devoir,  vous  nous  eussiez  mis  à  même  de  sauver 
l'Angleterre;  —  si  seulement  vous  eussiez  dit  à  l'Angle- 
terre,  comme  le  voulait  la  probité  autant  que  la  politi- 
que, que  ce  traité  était  en  réalité  un  traité  contre  la 


44  LA   FRANCE 

France;  —  si  vous  eussiez  fait  voir  qu'il  était  la  rupture 
de  notre  alliance  avec  vous,  ce  traité  eût  été  déchiré 
avant  d'être  rendu  public.  —  Si  vous  nous  eussiez  dit  : 
ce  traité  est  russe,  et  que,  nous  démontrant  les  desseins 
de  la  Russie,  vous  vous  fussiez  montré  résolu  de  les 
combattre  et  de  leur  résister  seul,  plutôt  que  de  céder 
aux  menaces  de  l'Europe  devenue  son  esclave ,  ou  aux 
séductions  coupables  par  lesquelles  on  essaierait  de  vous 
entraîner,  le  peuple  anglais  vous  eût  compris  et  se  fût 
levé  comme  un  seul  homme  pour  s'unir  à  vous  sous  la 
bannière  de  la  justice.» 

C'était  l'unique  moyen  de  salut.  Comment ,  si  la 
France  ne  protestait  pas  contre  la  rupture  de  son  alliance 
avec  l'Angleterre ,  le  peuple  anglais  pouvait-il  renver- 
ser l'homme  qui  venait  de  briser  cette  alliance  ?  Com- 
ment pouvait-il  savoir  h  temps  que  cette  alliance  était 
détruite?  Si  la  France  avait  su  parler,  il  se  fût  réveillé 
de  son  inertie;  les  collègues  de  lord  Palmerston  eussent 
secoué  leur  coupable  déférence,  et  cette  faiblesse  même, 
que  la  Russie  a  si  habilement  préparée  pour  l'Angle- 
terre dans  toutes  les  parties  du  monde  afin  de  la  réduire 
à  lui  demander  protection ,  fût  devenue  une  raison  nou- 
velle pour  repousser  cette  tutelle  désastreuse. 

Cette  position  de  la  France  devenait  admirable;  car 
son  Gouvernement,  en  la  sauvant  elle-même,  en  affran- 
chissant l'Europe,  devenait  en  même  temps  le  sauveur 
du  pays  qui  l'avait  perfidement  attaqué,  et  dont  l'in- 
dépendance est  perdue  désormais  par  le  triomphe  de 
cette  trahison. 

Au  lieu  de  cela  vous  vous  armez  ;  —  mais  les  arme- 
ments ne  touchent  pas  la  question  diplomatique.  La 


DEVANT  LES   QUATRE   PUISSANCES.  45 

France  tout  armée,  mais  gardant  le  silence,  que  peut- 
elle  attendre  du  temps,  — sinon  que  la  nation  anglaise 
se  mette  tout  entière  contre  elle?  On  arme  sans  s'ex- 
pliquer, c'est  qu'apparemment  on  ne  sait  que  dire.  Il 
était  facile  de  signer  une  ordonnance  pour  lever  cinq 
cent  mille  hommes  ;  autre  chose  était  d'exposer,  dans 
une  note  diplomatique ,  des  raisons  d'Etat. 

M.  Thiers  hésite  à  compromettre  la  nation  française 
avant  la  réunion  des  Chambres;  —  lord  Palmerston  se 
hâte  de  compromettre  la  nation  anglaise  avant  que  le 
Parlement  se  rassemble. 

M.  Thiers  craint  d'agir  au  dehors,  retenu  par  sa 
responsabilité  au  dedans;  —  lord  Palmerston  sait  que 
c'est  son  triomphe  au  dehors  qui  assurera  son  pouvoir 
au  dedans. 

Lord  Palmerston  agit,  —  M.  Thiers  attend  :  lord 
Palmerston  sait  où  il  va ,  —  M.  Thiers  est  conduit  par 
les  événements. 

L'indécision  de  M.  Thiers  a  rendu  lord  Palmerston 
tout-puissant.  Hélas  !  le  renversement  de  M.  Thiers 
n'amènerait  aucun  avantage  pour  la  France ,  car  il  est 
vraisemblablement  le  meilleur  homme  qu'elle  possède. 

Il  y  a  des  événements  qui  se  réalisent  parce  qu'ils  ont 
été  prédits.  Il  y  a  des  prédictions  qui  ne  se  réalisent 
pas,  par  cela  même  qu'elles  ont  été  faites. 


REFLEXIONS. 


«  Suivant  sa  coutume,  il  (  le  duc  de  Wellington  )  écarte 
«  et  redoute  même  l'examen  de  la  situation  où  il  se 
«  trouve ,  et  charge  les  événements  du  soin  d'aplanir 
«  les  difficultés  ' .  » 

Ces  mots  employés  par  un  ambassadeur  russe  pour  dé- 
peindre un  premier  ministre  en  Angleterre ,  ne  s'appli- 
quent-ils pas  également  à  tous  les  ministres  et  à  toutes 
les  nations  de  l'Europe? Toutes  marchent  de  surprise  en 
surprise,  se  fiant  toujours  à  l'avenir,  n'osant  pas  envisa- 
ger le  passé,  et  ne  songeant  pas  même  à  l'examiner. 
L'Europe  ressemble  à  la  place  publique  d'Athènes ,  ne 
s'agitant  que  pour  recevoir  les  nouvelles  de  ce  que 
faisait  Philippe. 

Dans  cette  situation  d'attente,  l'Angleterre  a  été 
surprise  de  se  trouver  choisie  pour  être  l'instrument 
autant  que  la  France  a  été  surprise  de  se  trouver  dési- 
gnée pour  être  la  victime. 

Ce  n'est  pas  dans  la  grandeur  du  génie  de  la  Russie , 
c'est  dans  la  dégradation  de  l'intelligence  de  l'Europe 
qu'il  faut  chercher  l'explication  d'une  situation  aussi 
désastreuse.  Le  mal  n'est  pas  dans  notre  position  maté- 
rielle, mais  dans  nos  esprits,  et  c'est  ce  qui  en  rend  la 
découverte  si  difficile;  mais  c'est  aussi  ce  qui  fait  qu'une 
fois  le  mal  découvert,  la  guérison  est  prochaine. 

'  Dépêche  réservée  du  prince  de  Lieven. 


RÉFLEXIONS.  47 

La  puissance  intellectuelle  de  la  Russie  a  été  exer- 
cée principalement  en  nous  amenant  à  commettre  des 
actes  injustes;  c'est  par  là  qu'elle  a  su  à  la  fois  dégrader 
le  caractère  des  hommes  et  des  nations ,  et  obscurcir 
leur  intelligence. 

La  France  doit  répudier  le  passé  si  elle  veut  que  l'ave- 
nir présente  quelque  espoir  de  sécurité;  elle  doit  res- 
pecter des  lois  que  tous  les  hommes  révèrent,  si  elle 
veut  redevenir  assez  puissante  pour  résister  à  l'injus- 
tice, ou  seulement  s'élever  jusqu'à  la  pensée  de  le  faire. 

La  France  peut-elle  comprendre  que  V inleivention 
est  une  violation  du  droit  des  gens,  elle  qui  ne  fait 
partout  qu'intervenir?  Ou  la  France  ignore  la  valeur  et 
la  tendance  de  ses  propres  actes,  ou  elle  méprise  les 
droits  les  plus  sacrés. 

Quel  est  le  Français  qui  oserait  admettre  que  l'inté- 
grité de  l'Empire  ottoman  est  nécessaire  à  l'existence 
souveraine  de  la  France,  s'il  n'a  pas  répudié  l'agres- 
sion de  la  France  sur  Alger,  et  ses  prédilections  en 
Egypte  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  turc  ? 

En  vertu  d'un  traité,  un  acte  de  piraterie  est  com- 
mis; la  France  doit  résister  à  l'acte  ou  bien  se  soumettre 
au  traité,  il  n'y  a  pas  d'autre  alternative.  Si  elle  ré- 
siste ,  elle  ne  peut  le  faire  qu'en  s'appuyant  sur  le  droit 
international,  et  en  se  déclarant  pour  son  inviolabilité; 
mais  si  elle  osait  parler  de  droits,  les  alliés  ne  riraient- 
ils  pas  d'elle  avec  mépris  et  ne  citeraient-ils  pas  aussi- 
tôt «  le  Mexique»  et  «  Buenos- Ayres»? 

Quel  doit  donc  être  le  résultat  des  menaces  et  des 
insultes  faites  à  une  nation  qui  n'a  ni  le  sentiment  ni 
l'appui  du  droit?  N'est-ce  pas,  de  là,  pousseï;  à  de 


48  RÉFLEXIONS. 

nouveaux  expédients  de  violence,  expédients  qui  ne 
serviront  qu'à  justifier  les  quatre  Puissances,  en  rejetant 
sur  elle  l'agression  ?  Et  c'est  aussi  ce  qui  est  arrivé.  Elle 
est  menacée  par  un  traité  amené  par  la  Russie ,  mais 
dont  l'exécution  n'est  possible  qu'avec  le  concours  de 
l'Angleterre ,  de  l'Autriche  et  de  la  Prusse.  On  a  ob- 
tenu leur  consentement  en  les  trompant.  —  La  France 
reconnut  tout  d'abord  la  main  de  la  Russie,  et  quand 
elle  dénonçait  les  autres  cours  comme  dupes  et  vic- 
times, sa  première  impression  était  simple  et  vraie; 
mais  ce  furent  des  pensées  d'un  moment,  des  semences 
pour  lesquelles  le  sol  n'était  pas  préparé,  et  qui  se  des- 
séchèrent en  y  tombant.  La  France  alors  s'écrie  :  «  Ré- 
volutionnons les  provinces  rhénanes  et  l'Italie!  »  N'est- 
ce  pas  là  river  les  fers,  en  justifiant  les  terreurs  par 
lesquelles  la  Russie  enchaîne  l'Autriche  et  la  Prusse?  et 
comme  s'il  ne  suffisait  pas  de  ce  spectacle  d'immoralité 
et  de  folie,  elle  s'écrie  un  moment  après  :  «  Partageons 
la  Turquie  et  la  Saxe,  et  par  là  acquérons  l'amitié  de 
l'Autriche  et  de  la  Prusse  !  »  De  sorte  que ,  non  con- 
tente d'effrayer  ses  ennemis  par  l'insurrection ,  elle  me- 
nace leurs  voisins  avec  des  projets  de  spoliation. 

Si  ces  pensées  n'étaient  émises  que  dans  des  jour- 
naux, quoique  rejetées  par  la  sagesse  d'un  Cabinet  et 
par  la  probité  instinctive  d'un  peuple,  ne  voyez- vous 
pas  combien  les  desseins  de  la  Russie  seraient  servis 
par  la  haine  et  par  le  mépris  qu'elles  doivent  soule- 
ver contre  la  France  ?  Mais  quand  nous  voyons  que 
pas  un  homme  en  France  ne  considère  ces  pensées 
comme  criminelles  ou  folles,  quand  nous  voyons  qu'elles 
sont  partagées  par  les  hommes  influents  et  qu'elles  in- 


RÉFLEXIONS.  49 

spirent  les  conseils  secrets  du  Cabinet,  pouvons-nous 
espérer  que  les  évënements  aplaniront  les  difficultés  qui 
entourent  ou  diminueront  les  dangers  qui  menacent  la 
France  ? 

En  traçant  l'histoire  des  progrès  de  la  Russie ,  qui 
est  l'histoire  de  la  faiblesse  et  de  la  corruption  hu- 
maine ,  il  est  étrange  de  voir  chaque  victime  tomber  à 
son  tour  par  les  mêmes  moyens ,  méprisables  en  appa- 
rence, sans  que  le  sort  de  l'une  soit  un  avertissement 
pour  l'autre. 

Si  la  Russie  vous  ressemblait  par  l'esprit,  vous  lui 
ressembleriez  par  les  destinées.  La  Russie  serait-elle  ce 
qu'elle  est  si  elle  ne  trouvait  en  vous-mêmes  les  moyens 
dont  elle  use  contre  vous  ?  La  Russie  a  des  fins  et  non 
des  principes,  et  ce  sont  vos  vaines  disputes  sur  les 
mots  qui  lui  font  réaliser  ces  fins.  Pensez-vous  qu'elle 
n'a  pas  calculé  d'avance  que  la  France,  perdant  de  vue 
les  faits,  irait  courir  après  les  vaines  spéculations,  et 
négligerait  ses  intérêts  pour  discuter  des  principes? 
Ce  résultat  qu'elle  a  travaillé  avec  tant  de  soin  à 
amener,  n'est-il  point  réalisé  quand  la  France  se  con- 
tente de  dire  :  «  Ceci  est  une  attaque  à  mes  principes.  » 
Ce  seul  mot  Ae  principes  n'ôte-t-il  pas  à  la  France 
tout  moyen  d'échapper  à  la  difficulté  en  mettant  un 
nuage  entre  elle  et  la  vérité?  Ce  mot  d'ailleurs  ne  ré- 
veille-t-il  pas  l'hostilité  de  l'Autriche  et  de  la  Prusse, 
courant  également  après  des  fantômes  et  se  perdant 
dans  les  nuages  ;  car  l'Autriche  et  la  Prusse  sont,  à  l'égal 
de  la  France,  et  malgré  les  différences  qui  les  distin- 
guent ,  gouvernées  par  les  folies  du  siècle  ;  siècle  dans 
lequel  tout  ce  qui  ennoblit  l'homme  et  tout  ce  qui  fait 


60  RÉFLEXIONS. 

la  valeur  des  sociétés,  la  justice,  le  droit  international, 
les  devoirs,  et  par  cela  même  les  droits  du  citoyen  sont 
foulés  au  pied,  et  où  ceux  qui  se  disent  libres  et  ceux 
que  régit  le  despotisme  se  perdent  également  dans  de 
vagues  discussions  sur  des  formes  de  gouvernement 
et  de  lois  qui  résument  en  elles ,  et  perpétuent  la  con- 
fusion qui  les  produit.  Tandis  que  la  France  croit  ex- 
pliquer sa  position  par  l'intention  des  alliés  d'attaquer 
ses  principes,  elle  se  fait,  peut-être  même  à  son  insu, 
une  situation  de  laquelle  elle  se  croira  heureuse  de  sor- 
tir en  s'alliant  à  la  Russie  contre  l'Angleterre. 

Deux  grandes  nations  sont  ainsi  amenées  insensible- 
ment à  prendre  l'une  envers  l'autre  la  position  de  gla- 
diateur. Pas  un  seul  homme  en  France  n'a  cherché  ni 
prévu  cette  situation  ;  un  seul  en  Angleterre  l'a  pré  - 
parée  de  longue  main.  Tous,  celui-là  seul  excepté, 
l'abhorrent.  Aujourd'hui  que  ce  danger  est  devant 
eux ,  qui  les  empêche  de  se  donner  la  main  ?  Un  seul 
homme  les  sépare. 


POST-SCRIPTUM. 

25  septembre. 

Depuis  que  ces  pages  ont  été  écrites,  et  pendant  leur 
impression,  j'ai  appris  les  détails  d'une  négociation  qui 
eut  lieu  entre  la  France  et  la  Russie  en  i83o,  et  qui 
aboutit  à  un  arrangement  par  lequel  la  France  admet- 
tait la  prise  de  possession  de  Constantinople  par  la 
Russie,  et  consentait  à  concourir  aux  mesures  que  la 
Russie  devait  prendre  pour  amener  ce  résultat. 

La  Russie  ne  devait,  en  aucune  manière,  procéder 
par  des  moyens  violents;  mais  comme  l'Empire  turc 
tombait  de  lui-même  en  dissolution,  la  Russie  ne  devait 
aider  à  cette  dissolution  que  peu  à  peu  et  d'une  manière 
pacifique,  c'est  à-dire  par  uhe  succession  de  traités. 

La  Prusse  et  l'Autriche  devaient  prendre  part  à  cet 
arrangement.  La  France  devait  être  protégée  par  la 
Russie  contre  la  puissance  maritime  de  l'Angleterre.  On 
lui  garantissait  la  possession  des  provinces  rhénanes, 
avec  Anvers  et  la  Belgique.  La  Hollande  devait  garder 
le  Luxembourg  ;  la  Prusse  trouverait  une  compensation 
dans  le  Hanovre  et  dans  tout  ou  partie  de  la  Saxe;  l'Au- 
triche recevrait  pour  sa  part  les  provinces  turques  sur 
le  Danube. 

Cette  négociation  fut  révélée  par  le  prince  de  Poli- 
gnac  lui-même,  lors  de  la  révolution  de  Juillet , y?(5;^r 
prouver  qu'il  avait  servi  les  intérêts  de  la  France.  On 
sait  que  des  documents  relatifs  à  cette  affaire  furent  alors 
jetés  au  feu  par  une  personne  dont  le  nom  est  distingué 
dans  la  diplomatie  française ,  et  qu'il  jugeait  qu'ils  suffi- 


62  POST-SCRIPTUM. 

raient  pour  faire  monter  le  prince  Polignac  sur  l'écha- 
faud. 

Les  raisons  que  lord  Palmerston  a  fait  valoir  jus- 
qu'ici sont  que  le  traité  sauverait  la  Turquie  du  danger, 
et  que  la  France  s'y  soumettrait. 

Pour  justifier  les  mesures  actuelles,  il  devra  dire  que 
la  France  résistera,  et  qu'il  y  a  danger  pour  la  Tur- 
quie; de  sorte  que  de  toute  nécessité,  il  amènera  gra- 
duellement, et  pour  sa  justification  même,  un  projet 
de  partage  d«  la  Turquie,  avec  exclusion  de  la  France. 

Après  ce  qui  est  arrivé,  nous  n'avons  aucune  raison 
de  supposer  qu'un  tel  avenir  ou  une  telle  immoralité 
ne  soient  bien  calculés  pour  la  nation  anglaise.  11  pa- 
raît cependant  que  quelques-uns  des  collègues  de  lord 
Palmerston  commencent  à  s'alarmer  et  songent  à  l'ar- 
rêter dans  sa  route.  Mais  que  peuvent-ils  faire?  le 
renvoyer?  Le  traité  subsiste,  et  pèse  sur  l'Angleterre 
comme  un  lourd  fardeau ,  entre  les  mains  du  ministre 
qui  lui  succédera,  au  milieu  de  complications  qu'il  ne 
pourra  débrouiller,  et  ayant  contre  lui  lord  Palmerston 
dans  l'opposition.  Il  n'y  a  de  salut  qu'en  prouvant 

QUE  LA  MAIN  QUI  A  SIGNÉ  CETTE  ŒUVRE  EST  UNE  MAIN 

CRIMINELLE.  C'est  le  seul  moyen  de  permettre  à  la  lu- 
mière du  jour  d'éclairer  cette  infâme  trahison,  qui 
devient  d'autant  plus  fatale  qu'elle  s'accomplit  par  des 
agents  qui  ne  savent  pas  qu'ils  coopèrent  à  une  trahi- 
son. Si  lord  Palmerston  se  retirait  du  Cabinet,  le  sys- 
tème n'en  serait  pas  moins  debout  s'il  n'est  détruit  dans 
sa  personne  même. 


APPENDIX. 


TRAITÉ  D'UNKIAR  SKELESSI. 

(Copie  communiquée  au  Gouvernement  britannique  par  le 
prince  de  Liéven,  le  16  janvier  1834,  et  déposée  sur  le  burfeaU 
de  la  Chambre  des  Communes,  d'après  le  désir  exprimé  par  son 
adresse,  votée  le  19  février  1836.) 


Au  nom  de  Dieu  tout-puissant.  .  «; 

Sa  Majesté  Impériale  le  très-haut  et  très-puissant 
Empereur  et  Autocrate  de  toutes  les  Russies,  et  Sa 
Hautesse  le  très-haut  et  très-puissant  Empereur  des 
Ottomans ,  également  animés  du  sincère  désir  de  main- 
tenir le  système  de  paix  et  de  bonne  harmonie  heureu- 
sement établi  entre  les  deux  empires,  ont  résolu  d'éten- 
dre et  de  fortifier  la  parfaite  amitié  et  la  confiance  qui 
régnent  entre  eux,  par  la  conclusion  d'un  Traité  d'al- 
liance défensive. 

En  conséquence,  Leurs  Majestés  ont  choisi  et  nommé 
pour  leurs  plénipotentiaires,  savoir  :  Sa  Majesté  l'Em- 
pereur de  toutes  les  Russies ,  les  très-excellents  et  très- 
honorables  le  seigneur  Alexis  comte  Orloff,  son  am- 
bassadeur extraordinaire  près  la  Subfime  Porte  Otto- 
mane, etc.,  etc.;  et  le  seigneur  Apollinaire  Bouteneff, 
son  envoyé  extraordinaire  et  ministre  plénipotentiaire 
près  la  Subhme  Porte  Ottomane,  etc.,  etc.,  etc. 

Et  Sa  Hautesse  le  Sultan  des  Ottomans,  le  très-illustré 
et  très-excellent,  le  plus  ancien  de  ses  visirs,  Hosrew 
Mchmet-Pacha ,  Seraskier,  commandant  en  chef  des 


64  TRAITÉ  d'UNKIAR   SKELESSI. 

troupes  de  ligne  régulières ,  et  gouverneur  général  de 
Constantinople ,  etc. ,  etc.  ;  les  très-excellents  et  très- 
honorables  Ferzi  Akhmet-Pacha ,  mouchir,  et  comman- 
dant de  la  garde  de  Sa  Hautesse,  etc.,  etc.;  et  Hadji 
Mehmet  Akif-Effendi ,  Reis-effendi  actuel,  etc.,  etc. 

Lesquels,  après  avoir  échangé  leurs  pleins  pouvoirs, 
trouvés  en  bonne  et  due  forme,  sont  convenus  des  ar- 
ticles suivants  : 

Article  i^"^.  Il  y  aura  à  jamais  paix,  amitié  et  al- 
liance entre  Sa  Majesté  l'Empereur  de  toutes  les  Rus- 
sies  et  Sa  Hautesse  l'Empereur  des  Ottomans ,  leurs  em- 
pires et  leurs  sujets  ,  tant  sur  terre  que  sur  mer.  Cette 
alliance  ayant  uniquement  pour  objet  la  défense  com- 
mune de  leurs  Etats  contre  tout  empiétement.  Leurs 
Majestés  promettent  de  s'entendre  sans  réserve  sur  tous 
les  objets  qui  concernent  leurs  tranquillité  et  sûreté 
respectives,  et  de  se  prêter  à  cet  effet,  mutuellement , 
des  secours  matériels  et  l'assistance  la  plus  efficace. 

Art.  1.  Le  traité  de  paix,  conclu  à  Andrinople  le 
1  septembre  1829,  ainsi  que  tous  les  autres  traités  qui 
y  sont  compris ,  de  même  aussi  la  convention  signée  à 
Saint-Pétersbourg  le  14  avril  i83o,  et  l'arrangement 
conclu  à  Constantinople  les  9  et  21  juillet  i832  ,  relatif 
à  la  Grèce,  sont  confirmés  dans  toute  leur  teneur  par 
le  présent  traité  d'alliance  défensive ,  comme  si  lesdites 
transactions  y  avaient  été  insérées  mot  pour  mot. 

Art.  3.  En  conséquence  du  principe  de  conservation 
et  de  défense  mutuelle,  qui  sert  de  base  au  présent  traité 
d'alliance,  et  par  suite  du  plus  sincère  désir  d'assurer 
la  durée,  le  maintien  et  l'entière  indépendance  de  la 


TRAITÉ  DUNKIAR   SKELESSI.  55 

Sublime  Porle,  Sa  Majesté  l'Empereur  de  toutes  les 
Russies,  dans  le  cas  où  les  circonstances,  qui  pourraient 
déterminer  de  nouveau  la  Sublime  Porte  à  réclamer 
l'assistance  navale  et  militaire  de  la  Russie,  viendraient 
à  se  présenter,  quoique  ce  cas  ne  soit  nullement  à  pré- 
voir, s'il  plaît  à  Dieu,  promet  de  fournir,  par  terre  et 
par  mer,  autant  de  troupes  et  de  forces  que  les  deux 
hautes  parties  contractantes  le  jugeraient  nécessaire. 
D'après  cela,  il  est  convenu  qu'eu  ce  cas  les  forces  de 
terre  et  de  mer,  dont  la  Sublime  Porte  réclamerait  le 
secours,  seront  tenues  à  sa  disposition. 

Art.  4-  Selon  ce  qui  a  été  dit  plus  haut ,  dans  le  cas 
où  l'une  des  deux  Puissances  aura  réclamé  l'assistance 
de  l'autre,  les  frais  seuls  d'approvisionnement  pour  les 
forces  de  terre  et  de  mer  qui  seraient  fournies,  tombe- 
ront à  la  charge  de  la  Puissance  qui  aura  demandé  le 
secours. 

Art.  5.  Quoique  les  deux  hautes  parties  contrac- 
tantes soient  sincèrement  intentionnées  de  maintenir 
cet  engagement  jusqu'au  terme  le  plus  éloigné,  comme 
il  se  pourrait  que  dans  la  suite  les  circonstances  exi- 
geassent qu'il  fût  apporté  quelques  changements  à  ce 
traité,  ou  est  convenu  de  fixer  sa  durée  à  huit  ans,  à 
dater  du  jour  de  l'échange  des  ratifications  impériales. 
Les  deux  parties,  avant  l'expiration  de  ce  terme,  se 
concerteront ,  suivant  l'état  où  seront  les  choses  à  cette 
époque,  sur  le  renouvellement  dudit  traité. 

Art.  6.  Le  présent  traité  d'alliance  défensive  sera 
ratifié  par  les  deux  hautes  parties  contractantes,  et 
les  ratifications  en  seront  échangées  à  Constantinople 


56  TRAITÉ  D'UNKIAR   SKELESSI. 

dans  le  terme  de  deux  mois,  ou  plus  tôt  si  faire  se 
peut. 

Le  présent  instrument ,  contenant  six  articles ,  et 
auquel  il  sera  mis  la  dernière  main  par  l'échange  des  ra- 
tifications respectives,  ayant  été  arrêté  entre  nous ,  nous 
l'avons  signé  et  scellé  de  nos  pleins  pouvoirs,  et  délivré 
en  échange  contre  un  autre  pareil  entre  les  mains  des 
plénipotentiaires  de  la  Sublime  Porte  Ottomane. 

Fait  à  Constantinople,  le  -^^  l'an  i833  (le  20  de 
la  lune  de  Safer,  l'an  1249  de  l'Hégire.) 

Signé j  Comte  Alexis  Orloff  (l.  s.); 

A,    BoT]TENEFF  (  L.   S.). 


ARTICLE  SÉPARÉ  DU  TRAITÉ  D'ALLIANCE. 

En  vertu  d'une  des  clauses  de  l'article  i*"^  du  traité 
patent  d'alliance  défensive  conclu  entre  la  Cour  impé- 
riale de  Russie  et  la  Sublime  Porte ,  les  deux  hautes 
parties  contractantes  sont  tenues  de  se  prêter  mutuel- 
lement des  secours  matériels  et  l'assistance  la  plus  effi- 
cace pour  la  sûreté  de  leurs  États  respectifs.  Néan- 
moins, comme  Sa  Majesté  l'Empereur  de  toutes  les 
Russies ,  voulant  épargner  à  la  Sublime  Porte  Ottomane 
la  charge  et  les  embarras  qui  résulteraient  pour  elle  de 
la  prestation  d'un  secours  matériel ,  ne  demandera  pas 
ce  secours  si  les  circonstances  mettaient  la  Sublime 
Porte  dans  l'obligation  de  le  fournir,  la  Sublime  Porte 
Ottomane,  à  la  place  du  secours  qu'elle  doit  prêter  au 
besoin ,  d'après  le  principe  de  réciprocité  du  traité  pa- 


TRAITÉ  D'UNKIAR   SKELESSI.  57 

tent,  devra  borner  son  action  en  faveur  de  la  Cour  im- 
périale de  Russie  à  fermer  le  détroit  des  Dardanelles, 
c'est-à-dire  à  ne  permettre  à  aucun  bâtiment  de  guerre 
étranger  d'y  entrer  sous  un  prétexte  quelconque. 

Le  présent  article  séparé  et  secret  aura  la  même  force 
et  valeur  que  s'il  était  inséré  mot  à  mot  dans  le  traité 
d'alliance  de  ce  jour. 

Fait  à  Constantinople,  le  f.^";"  l'an  i833  (le  20  de 

r        '  8  juillet  V 

la  lune  de  Safer,  l'an  1 249  de  l'Hégire. 

Signé j  Comte  Alexis  Orloff  (l.  s.); 

A.    BOUTENEFF  (l.    S.). 


(  Les  traités  de  la  Russie  avec  la  Turquie  ont  de  l'importance  , 
non  pour  leurs  stipulations  patentes  ,  mais  pour  leur  action 
désorganisatrice  à  laquelle  l'appui  de  l'Europe  est  aveuglé- 
ment accordé.  Ainsi  le  traité  d'Unkiar  Skelessi  a  produit  les 
plus  funestes  efifets ,  sans  que  jamais  l'occasion  d'appliquer  ce 
traité  se  soit  présentée.  Voilà  ce  qu'il  est  important  de  com- 
prendre pour  bien  juger  la  portée  du  traité  du  15  juillet. 
J'avais  indiqué  d'avance  les  conséquences  du  traité  d'Unkiar 
Skelessi  :  on  n'a  pas  tenu  compte  alors  de  l'avertissement, 
peut-être  y  réfléchira -t-on  aujourd'hui.) 


OBSERVATIONS 

SUR    LE    TRAITÉ    d'uNKIAR    SKELESSI  , 

Extraites  de  iiV Angleterre)  la  France,  la  Russie  et  la  Turquie,  » 
publiée  en  i834. 

«Ce  traité  qu'on  présente  comme  arraché  par  l'im- 
portunité  de  la  Porte  tomba  sur  cette  dernière  comme 
un  coup  de  foudre.  Il  sortait  du  ministère  des  affaires 
étrangères  à  Saint-Pétersbourg,  où  depuis  longues  an- 
nées sans  doute  il  attendait  une  occasion  favorable. 

«  Le  traité  du  8  juillet  fut  présenté  à  la  Porte  comme 
la  convention  d'Akerman,  non  pour  être  discuté,  mais 
pour  être  approuvé  et  accepté. 

«  On  viola  dans  cette  circonstance  toutes  les  formes 
de  la  courtoisie  internationale  ;  les  individus  qui  étaient 
soupçonnés  d'encourager  une  opposition  furent  mena- 
cés en  particulier  au  nom  de  l'Empereur,  «  qui  n  apprit 
l'existence  de  ce  traité  que  comme  nouvelle  du  jour;  » 
enfin  les  ministres  ottomans  ne  renoncèrent  à  toute 
opposition  que  lorsqu'ils  virent  qu'elle  ne  ferait  qu'at- 
tirer des  malheurs  sur  leurs  personnes,  sans  aucun 
avantage  pour  le  pays. 

«Cependant  le  traité,  qui  i.<<  n'intéressait  nullement 
ni  la  France  ni  V Angleterre^  »  avait  une  si  haute  impor- 
tance pour  la  Russie  que  le  comte  Orloff  fit  clairement 
comprendre  au  Gouvernement  turc  que  sa  signature 
était  la  condition  du  départ  de  l'armée  russe.         , 

«  Un  autre  moyen  d'entraîner  la  Porte  fut  employé  : 


60  OBSERVATIONS 

on  promit  que  la  moitié  des  six  millions  de  ducats  dus  à 
la  Russie  serait  remise ,  et  l'on  insinua  que  peut-être 
l'Empereur,  flatté  de  la  confiance  qu'on  lui  montrerait, 
renoncerait  à  la  somme  entière.  Une  pareille  négocia- 
tion, des  arguments  et  des  faits  pareils,  n'ont  pas  be- 
soin d'un  seul  mot  de  commentaire. 

«Persuadé ,  d'après  ce  qui  a  été  dit  en  divers  lieux  de 
ce  traité,  que  la  nature  n'en  a  pas  été  comprise ,  nous 
allons  indiquer  les  différents  avantages  qu'en  a  retirés 
la  Russie,  et  qui  le  rendent  si  important  pour  cette 
Puissance. 

«  La  Russie  est  actuellement  protectrice  légitime  du 
Sultan ,  et  le  cas  échéant,  tout  appel  qu'il  ferait  à  une 
autre  nation  le  rendrait  coupable  d'une  infraction  aux 
traités.  La  Turquie  a  appris  à  ses  dépens  les  tristes 
conséquences  de  tout  ce  qui  pourrait  devenir  motif  de 
réclamations  russes ,  réelles  ou  simulées  ;  elle  a  appris 
la  nécessité  de  ne  donner  à  la  Russie  aucun  motif 
même  de  discussion.  Le  fait  d'une  protection  (\\.\\  dé- 
grade le  Sultan  aux  yeux  de  son  peuple  est  devenu 
patent  par  la  solennité  d'un  traité. 

«  Le  gant  ainsi  jeté  par  la  France  et  l'Angleterre,  et 
retiré  ensuite  par  ces  Puissances ,  sans  avoir  obtenu  la 
moindre  concession  ni  la  moindre  réparation,  a  valu 
à  l'Empereur  une  victoire  diplomatique  supérieure  à 
grand  nombre  de  celles  qu'on  remporte  sur  les  champs 
de  bataille.  Son  influence  sur  l'Autriche  et  la  Prusse 
s'en  est  accrue ,  et  le  Gouvernement  turc  est  resté  con- 
vaincu qu'il  n'y  avait  plus  de  moyen  de  changer  cet 
état  de  choses ,  et  que  pour  conserver  son  existence 
actuelle  il  lui  fallait  uniquement  avoir  recours  à  l'in- 


SUR  LE  TRAITÉ  D'UNKIAR   SKELESSI.  61 

(lulgence  que  les  devoirs  du  protectorat  inspireraient  à 
l'Empereur » 

«  Pour  couronner  le  merveilleux  de  cette  étonnante 
histoire,  on  publie  ces  exemples  de  la  modération  de 
l'Empereur  comme  pour  calmer  les  alarmes  et  faire  taire 
les  protestations  de  la  France  et  de  l'Angleterre,  à  l'oc- 
casion du  traité  du  8  juillet  :  aux  marques  non  équivo- 
ques de  leur  défiance  succède  bientôt  le  témoignage 
formel  de  leur  satisfaction  ;  leurs  flottes ,  après  une 
démonstration  utile  seulement  à  la  Russie',  sont  rap- 
pelées à  Malte  et  à  Toulon.  C'est  ainsi  qu'on  proclame 
le  triomphe  diplomatique  de  la  Russie  ,  qu'on  la  délivre 
de  toute  crainte  de  responsabilité  pour  le  passé,  qu'on 
légalise  toutes  ses  acquisitions ,  qu'on  reconnaît  l'au- 
thenticité de  sa  modération ,  et  qu'on  lui  garantit  l'in- 
dulgence des  Puissances  alliées.  Quelle  ne  doit  pas 
être  la  vitalité  de  la  Turquie,  puisqu'elle  existe  en- 
core !  » 


OBSERVATIONS 

SUR    LE    TRAITÉ    d'uNKIAR    SKELEJSJ. 

(Extrait  du  Portfolio ,  vol.  III ,  p.  5io.  ) 

Aussi  longtemps  que  la  Turquie  restera  dans  son  état 
actuel  de  dépendance  à  l'égard  de  la  Russie,  cette  der- 
nière conservera  le  même  pouvoir  sur  les  fonctionnaires 

'  Une  des  conséquences  de  cette  démonstration  fut  que  Méhcmet- 
Ali  prêta  l'oreille  aux  suggestions  de  la  Russie,  qui  étendit  ainsi  son 
influence  au  delà  de  la  Méditerranée  et  jusqu'aux  I)ords  de  l'Océan 
indien. 


62  OBSERVATIONS 

de  la  Porte ,  les  obligera  à  coopérer  à  ses  volontés,  et  ils 
ne  pourront  s'y  opposer  efficacement  tant  que  Con- 
stantinople  ne  sera  pas  garantie  contre  les  menaces  conti- 
nuelles au  moyen  desquelles  la  Russie  résout  toutes  les 
difficultés  et  fortifie  toutes  les  mesures  qui  tendent  à  la 
destruction  de  la  Porte,  tant  que  le  traité  qui  lie  au- 
jourd'hui la  Turquie  à  la  Russie ,  comme  l'esclave  est 
lié  à  son  maître ,  ne  sera  pas  anéanti. 

On  s'est  généralement  imaginé  que  tout  le  poids  du 
traité  d'Unkiar  Skelessi  se  trouvait  dans  l'article  séparé 
et  secret ,  attaché  à  ce  traité. 

Cet  article  a  comme  de  raison  son  importance ,  car 
le  fait  seul  d'un  engagement  secret  contracté  entre 
deux  États  a  dès  longtemps  été  considéré  dans  la  pra- 
tique des  affaires  comme  un  acte  d'hostilité  envers  les 
autres  Puissances  dont  il  peut  concerner  les  intérêts. 
L'article  secret  en  question  équivaut  à  une  déclaration 
de  guerre  à  laquelle  la  Russie  a  forcé  la  Porte  de  se  réu- 
nir contre  l'Angleterre  et  la  France  ,  qui  lui  firent  en 
vain  leurs  remontrances. 

Nous  croyons,  toutefois ,  que  l'importance  beaucoup 
trop  grande  qu'on  a  donnée  à  cet  article  a  trop  dé- 
tourné l'opinion  publique  des  autres  points  bien  plus 
graves  du  traité  lui-même ,  et  que  c'est  là  ce  qui  l'a 
fait  considérer  comme  lettre-morte  tant  que  la  guerre 
n'est  pas  formellement  déclarée  entre  la  Russie  et  quel- 
que autre  puissance  européenne.  —  Nous  disons  Jbr- 
mellement,  car  nous  pensons,  qu'à  toute  autre  époque 
de  l'histoire ,  les  actes  réitérés  de  la  Russie  auraient 
déjà  été  envisagés  comme  de  franches  hostilités. 

Le  préambule  du  traité  dit  :  «  L'Empereur  de  toutes 


SUR  LE  TRAITÉ   d'UNKIAR   SKELESSI.  63 

les  Russies  et  l'Empereur  des  Ottomans  ont  résolu  d'é- 
tendre et  de  fortifier  la  parfaite  amitié  et  la  confiance 
qui  régnent  entre  eux,  par  la  conclusion  d'un  traité 
d'alliance  défenswe.n 

La  nécessité  d'une  alliance  défensive  n'aurait  pu  ré- 
sulter que  du  danger  réel  ou  prétendu  d'une  attaque 
domestique  ou  étrangère.  Or,  comme  aucun  danger 
réel  ne  semble  pouvoir  menacer  la  Turquie  de  la  part 
d'aucune  puissance  européenne,  si  ce  n'est  de  la  Russie 
elle-même,  cette  dernière  a  dû  faire  accroire  au  Sultan 
que  l'Angleterre  est  cette  puissance  hostile ,  puisqu'elle 
a  témoigné  de  l'indifférence  pour  son  salut,  et  lui  a 
refusé  des  secours  contre  un  traître  et  un  rebelle,  qui 
avait  alors  même  l'appui  moral  de  l'Angleterre  par 
la  présence  de  son  agent  diplomatique  en  Egypte. 

C'est  ainsi  que  nous  sommes  devenus  un  instrument 
entre  les  mains  de  la  Russie,  et  que  nous  lui  avons  fait 
atteindre  une  position  et  une  influence,  qu'autrement 
ses  armes ,  sa  puissance  et  ses  millions  ne  lui  auraient 
jamais  procurées. 

Certes,  c'est  bien  à  l'Empereur  de  Russie  à  dire  :  «Do- 
rénavant, il  n'y  aura  plus  de  guerre  entre  la  Russie  et 
la  Turquie  !  « 

Le  premier  article  du  traité  est  de  la  teneur  sui- 
vante : 

«  Il  y  aura  à  jamais  paix,  amitié  et  alliance  entre 
Sa  Majesté  l'Empereur  de  toutes  les  Russies  et  Sa  Ma- 
jesté l'Empereur  des  Ottomans,  leurs  empires  et  leurs 
sujets,  tant  sur  terre  que  sur  mer.  Cette  alliance  ayant 
uniquement  pour  objet  la  défense  commune  de  leurs 


64  OBSERVATIONS 

États  contre  tout  empiétement ,  Leurs  Majestés  pro- 
raettent  de  s'entendre  sans  réserve  sur  tous  les  objets 
qui  concernent  leurs  tranquillité  et  sûreté  respectives , 
et  de  se  prêter  a  cet  effet ,  mutuellement^  des  secours 
matériels  et  l'assistance  la  plus  efficace.  » 

Nous  considérons  cet  article  comme  le  plus  important 
de  tous  dans  le  traité. 

Il  donne  à  la  Russie  le  droit  d'entretenir  avec  la 
Porte  des  communications  sans  réserve  sur  tous  les 
objets  que  l'envoyé  russe  croira  pouvoir  concerner  la 
tranquillité  et  la  sûreté,  soit  de  la  Turquie,  soit  de  la 
Russie,  ou  bien  se  rattacher  aux  relations  intérieures 
ou  extérieures  de  la  Porte  ;  et  à  moins  que  celle-ci  ne 
s'explique  sans  réserve  aucune  vis-à-vis  de  l'envoyé, 
sur  chaque  point,  il  ne  pourra  plus  être  dit  qu'on 
s^ entend.  Or,  la  moindre  réserve  de  la  part  du  Divan 
sur  une  question  que  le  ministre  de  Russie  interpré- 
terait comme  dangereuse  pour  la  tranquillité  de  la  Tur- 
quie, équivaudrait  de  fait  à  une  infraction  au  traité 
d'alliance  et  à  un  motif  d'hostilité. 

Par  ce  traité  d'Unkiar  Skelessi,  la  Russie  réclame 
pour  elle  le  droit  d'intervenir  dans  tout  ce  qu'elle  pré- 
tend pouvoir  concerner  la  tranquillité  de  la  Turquie  ; 
elle  doit  donc  y  décider  virtuellement  du  choix  et  du 
renvoi  des  ministres ,  des  ambassadeurs,  des  amiraux  et 
des  généraux.  Toute  la  diplomatie  turque  doit  se  diriger 
d'après  les  conseils  de  la  Russie.  Les  relations  entre  la 
Sublime  Porte  et  ses  dépendances,  soit  principautés 
chrétiennes,  soit  provinces  et  pachaliks  musulmans 
d'Egypte,  de  Syrie,  de  Tunis  et  de  Tripoli,  doivent 


SUR  LE   TRAITÉ   D'UNKIAR    SKELESSI.  65 

être  conduites  selon  les  ordres  de  la  Russie,  qui  de 
plus  doit  y  exercer  son  contrôle  sur  l'administration  de 
l'intérieur  et  des  finances,  aussi  bien  que  sur  les  affaires 
des  diverses  croyances  religieuses;  autrement,  un  pré- 
texte se  présentera  bien  vite  au  Cabinet  de  Saint-Pé- 
tersbourg pour  s'emparer  de  Constantinople ,  puisque 
le  Sultan  aura  manqué  à  ses  engagements.  Nous  voyons 
ainsi  que  ce  traité,  dans  toute  son  étendue,  est  loin 
d'être  une  lettre-morte,  même  avant  que  les  projets  de 
la  Russie  soient  suffisamment  mûris ,  et  qu'en  même 
temps  il  renferme  précisément  le  principe  de  vie  qui 
hâte  la  maturité  de  ces  projets. 

Ainsi,  quand  la  Russie  atteignait  bientôt  après  un 
but  auquel  elle  avait  visé  longtemps,  celui  de  placer  la 
nation  arménienne  sous  la  dépendance  religieuse  d'un 
patriarche  résidant  dans  une  de  ses  provinces,  elle  ne 
faisait  que  réaliser  un  des  objets  pour  lesquels  le  traité 
d'Unkiar  Skelessi  avait  été  conçu. 

Lorsqu'elle  forçait  la  Porte  de  mettre  à  mort  de 
jeunes  officiers  qui  regardaient  une  décoration  russe 
comme  un  emblème  de  honte  et  d'humiliation ,  elle  ne 
faisait  qu'atteindre  un  autre  objet  du  traité,  qui  con- 
sistait à  détruire  tous  les  sentiments  de  nationalité, 
auxquels  le  Sultan  avait  dû  jusqu'à  ce  jour  la  stabilité 
de  son  trône. 

L'article  dont  nous  parlons  est  l'instrument  le  plus 
complet  que  l'esprit  ait  pu  inventer  pour  assurer  à  un 
Etat  la  domination  suprême  sur  les  destinées  d'un  au- 
tre. Il  donne  à  la  Russie  le  pouvoir  de  fomenter  des 
troubles  intérieurs  en  Turquie  par  le  moyen  de  tous 
le  plus  odieux,  c'est-à-dire   par  l'intervention  étran- 

5 


66  OBSERVATIONS 

gère,  et  de  plonger  ce  pays  dans  la  guerre  civile,  l'anar- 
chie et  la  mésintelligence  avec  les  autres  Puissances,  dès 
qu'il  plaira  à  l'Autocrate  de  se  faire  appeler  au  secours 
du  Sultan,  comme  ami,  protecteur  et  allié,  et  de  lui 
prouver  cette  amitié  et  cette  confiance,  avec  lesquelles 
Cortez  soutenait  jadis  la  dignité  et  ï indépendance  de 
l'infortuné  Montezuma. 

Nous  n'avons  cependant  touché  encore  qu'au  pre- 
mier article  du  traité. 

Le  second  stipule  que,  non-seulement  le  traité  d'An- 
drinople  et  la  convention  de  Saint-Pétersbourg  du 
i4  avril  i83o,  mais  aussi  les  arrangements  relatifs  à  la 
Grèce,  conclus  à  Constantinople  le  21  juillet  i832, 
sont  confirmés  dans  toute  leur  teneur  par  le  présent 
traité  d'alliance  défensive,  comme  s'ils  y  étaient  insérés 
mot  pour  mot. 

Ainsi  tous  les  arrangements  qui  restent  a  être  con- 
certés entre  la  Grèce  et  la  Turquie,  résultant  des  délais 
dans  la  délimitation  des  frontières  ou  ayant  rapport  au 
droit  d'émigration  et  à  la  vente  respective  des  proprié- 
tés turques  et  grecques,  doivent  dépendre  désormais  de 
la  manière  dont  la  Russie  et  la  Porte  s'entendront 
sans  réserve,  et  la  Russie  s'assure  par  là,  jusqu'au 
dernier  moment,  la  direction  de  la  quadruple  alliance 
du  7  mai,  et  peut  continuer  à  faire  de  l'Angleterre, 
de  la  France,  de  la  Bavière  et  de  la  Grèce,  de  simples 
instruments  pour  favoriser  ses  vues  et  ses  empiéte- 
ments en  Orient. 

Le  troisième  article  dit  :  «  Dans  le  cas  où  les  cir- 
constances (provenant,  comme  de  raison,  de  l'envoyé 
russe)  qui  pourraient  déterminer  de  nouveau  la  Su- 


SUR  LE  TRAITÉ  D'UNKIAR  SKELESSI.  67 

blime  Porte  à  réclamer  l'assistance  navale  et  mili- 
taire de  la  Russie,  viendraient  à  se  présenter,  l'Empe- 
reur promet  de  fournir,  par  terre  et  par  mer,  autant  de 
troupes  et  de  forces  que  les  deux  hautes  parties  con- 
tractantes le  jugeraient  nécessaire.  »  On  ne  fournira 
donc  pas  ce  que  la  Turquie,  mais  ce  que  les  deux  hau- 
tes parties  contractantes  jugeront  nécessaire,  c'est-à- 
dire  ce  que  la  Russie,  agissant  envers  la  Turquie  selon 
la  teneur  compulsive  du  traité,  et  après  s^être  en- 
tendue  a^^ec  elle  sans  réserve,  aura  décidé.  Cette  seule 
circonstance,  que  la  Russie  aura  à  prononcer  sur  le 
chiffre  des  forces  à  envoyer  en  Turquie,  prouve  déjà 
évidemment  que  c'est  la  Russie  qui  a  dicté  le  traité. 
L'article  se  termine  ainsi  :  «  D'après  cela  il  est  convenu, 
qu'en  ce  cas  les  forces  de  terre  et  de  mer  dont  la  Su- 
blime Porte  réclamerait  le  secours  seront  tenues  à  sa 
disposition,  » 

Par  cette  clause ,  la  Russie  obtient  un  prétexte  con- 
venable pour  tenir  une  flotte  et  une  armée  dans  le  voi- 
sinage de  Constantinople,  afin  d'être  en  état  d'occuper 
promptement  la  capitale ,  lorsqu'une  des  occurrences 
se  présenterait ,  qu'elle  est  toujours  en  mesure  de  faire 
naître  en  temps  opportun. 

Nous  appelons  maintenant  l'attention  de  nos  lecteurs 
sur  l'article  séparé  et  secret  ;  mais  nous  les  prions  d'ob- 
server avant  tout  les  faits  suivants  :  le  traité  patent  et 
l'article  séparé  et  secret  portent  la  même  date  ;  ils  ont 
été  communiqués  ensemble  au  Gouvernement  britan- 
nique par  l'ambassadeur  russe  à  Londres.  Cela  n'eut 
lieu  cependant  que  six  mois  après  leur  ratification, 
T'Empereur  s'étant  assuré  daas  l'intervalle  que  ses  au- 


68  OBSERVATIONS 

gustes  alliés  se  soumettraient  à  toute  insulte  qu'il  se 
permettrait  à  leur  égard. 

En  vertu  d'une  des  clauses  du  premier  article  du 
traité  patent,  «  cette  alliance  ayant  uniquement  pour 
objet  la  défense  commune  de  leurs  Etats  contre  tout 
empiétement,  Leurs  Majestés  promettent  de  s'entendre 
sans  réserve  sur  tous  les  objets  qui  concernent  leur 
tranquillité  et  leur  sûreté  respectives,  et  de  se  prêter 
à  cet  effet  mutuellement  des  secours  matériels  et  l'assi- 
stance la  plus  efficace;»  —  d'après  cela  les  deux  hautes 
parties  contractantes  avaient  réciproquement  à  se  four- 
nir des  secours  matériels  et  efficaces  pour  se  garantir  la 
tranquille  possession  de  leurs  Etats.  Cependant,  voyons 
ce  que  dit  l'article  séparé  :  «  Comme  Sa  Majesté  l'Em- 
pereur de  toutes  les  Russies,  voulant  épargner  à  la 
Sublime  Porte  ottomane  la  charge  et  les  embarras  qui 
résulteraient  pour  elle  de  la  prestation  d'un  secours 
matériel,  ne  demandera  pas  ce  secours,  si  les  circon- 
stances mettaient  la  Sublime  Porte  dans  l'obligation  de 
le  fournir;  la  Sublime  Porte  ottomane,  à  la  place  du 
secours  qu'elle  doit  prêter  au  besoin  ,  d'après  le  prin- 
cipe de  réciprocité  du  traité  patent ,  devra  borner  son 
action  en  faveur  de  la  cour  impériale  de  Russie  à  fermer 
le  détroit  des  Dardanelles,  c'est-à-dire  à  ne  permettre 
à  aucun  bâtiment  de  guerre  étranger  d'y  entrer  sous  un 
prétexte  quelconque.  » 

La  raison  principale,  qui  fait  qu'on  a  si  complètement 
méconnu  la  portée  de  ce  traité,  consiste  dans  l'idée 
qui  s'est  établie  très-généralement  en  Europe,  que  ce 
traité  n'aurait  d'efficacité  qu'en  temps  de  guerre. 

Mais  son  texte  ne  fait  pas  même  allusion  au  mot  de 


SUR    LR   TRAITÉ   D'UNKIAR    SKELESSI.  69 

guerre.  I.e  secours  que  la  Turquie  est  tenue  de  fournir 
doit  être  fourni ,  au  besoin ,  c'est-à-dire  dans  le  cas  où 
des  circonstances  quelconques  porteraient  la  Russie  à 
juger  nécessaire  la  clôture  des  Dardanelles,  circon- 
stances qu'il  est  en  son  pouvoir  de  provoquer  à  tout 
instant. 

Nous  trouvons  absolument  impossible  d'exposer  dans 
les  limites  que  nous  nous  sommes  tracées  tous  les 
modes  infinis  par  lesquels  ce  traité  donne  à  la  Rus- 
sie le  pouvoir  d'exercer  sur  l'Angleterre  un  contrôle 
nuisible,  sans  que  le  mot  de  guerre  soit  même  men- 
tionné, si  ce  n'est  comme  une  chose  que  l'Angleterre 
doit  éviter 

Le  Sultan  espère  pouvoir  secouer  son  joug  à  l'aide 
de  l'Angleterre.  Mais,  dès  qu'une  armée  d'occupa- 
tion ne  courra  plus  le  risque  d'être  exterminée  par  la 
haine  nationale,  on  trouvera  aisément  l'occasion  de  l'en- 
voyer à  Constantinople,  puisque  le  droit  de  l'y  en- 
voyer se  trouve  déjà  établi  dans  le  traité  d'Unkiar 
Skelessi.  La  seule  chose  qui  rend  ce  traité  lettre- 
morte  jusqu'à  un  certain  degré,  c'est  l'esprit  de  natio- 
nalité des  Turcs. 

Maintenant  supposez  que  la  Russie  veuille  faire  du 
tort  à  notre  commerce ,  eh  bien ,  au  lieu  de  nous  donner 
satisfaction ,  elle  nous  fermera  les  Dardanelles  par  son 
traité. 

Prenons  un  autre  exemple.  La  Russie  guerroie  contre 
des  populations  indépendantes  habitant  les  bords  de  la 
mer  Noire,  elle  bloque  leurs  côtes;  l'Angleterre  ne 
reconnaît  pas  ce  blocus.  Si  un  navire  anglais  est  coulé 


70       OBSERVAT.   SUR  LE  TRAITÉ  D'UNKIAR   SKELESSI. 

à  fond  en  faisant  ce  commerce ,  obtiendrons-nous  iine 
réparation  ? 

Des  complications  infinies  peuvent  s'élever  par  suite 
de  nos  rapports  avec  ces  diverses  populations  des  côtes 
de  la  mer  Noire;  comment,  dans  chaque  cas  particu- 
lier, l'Angleterre  parviendra-t-elle  à  protéger  les  inté- 
rêts de  ses  sujets?  Certes  ce  n'est  que  par  la  présence  de 
ses  vaisseaux  de  guerre  dans  la  mer  Noire  qu'elle  pourra 
prévenir  les  insultes  et  les  dommages  de  son  commerce. 
L'absence  de  la  flotte  britannique  dans  ces  parages,  au 
moment  où  les  intérêts  anglais  s'y  trouvent  menacés , 
est  le  meilleur  commentaire  pratique  du  traité  d'Unkiar 
Skelessi.  L'historien  de  la  cour  de  Russie,  Raramsin , 
traçant  un  rapide  tableau  de  la  politique  de  son  pays, 
explique  admirablement  le  traité  dont  nous  nous  sommes 
occupés ,  en  nous  montrant  ce  que  signifient  les  mots 
de  paix ,  confiance  et  amitié  dans  la  bouche  de  l'auto- 
crate moscovite. 

«  Rien  ne  varie  dans  le  caractère  et  les  vues  de  notre 
«  politique  étrangère.  Nous  tâchons  d'être  partout  en 
«  paix  et  de  faire  nos  acquisitions  sans  guerre  en  nous 
«  tenant  toujours  sur  la  défensive.  Nous  ne  nous  fions 
«  pas  à  l'amitié  de  ceux  dont  les  intérêts  ne  sont  pas 
«  d'accord  avec  les  nôtres,  et  nous  ne  perdons  pas  l'oc- 
«  casion  de  leur  nuire  sans  violer  ostensiblement  les 
«  traités. » 


;0({  3:)}    . 


TRAITÉ   DE  LONDRES,    15   JUILLET    1840.  71 

CONVENTION 

Conclue  entre  les  Cours  de  la  Grande  -  Bretagne  ^ 
d' Autriche ,  de  Prusse  d'une  part  y  et  de  la  Sublime 
Porte  ottomane  de  Vautre,  pour  la  pacification 
du  Levant j  sigîiêe  a  Londres ,  le  \^  juillet  i84o. 

Au  nom  de  Dieu  très-miséricordieux, 
Sa  Hautesse  le  Sultan  ayant  eu  recours  à  LL.  MM, 
la  reine  du  royaume-uni  de  la  Grande-Bretagne  et 
d'Irlande ,  l'empereur  d'Autriche ,  roi  de  Hongrie  et  de 
Bohême,  le  roi  de  Prusse  et  l'empereur  de  toutes  les 
Russies ,  pour  réclamer  leur  appui  et  leur  assistance  au 
milieu  des  difficultés  dans  lesquelles  il  se  trouve  placé 
par  la  suite  de  la  conduite  hostile  de  Méhémet-Ali , 
pacha  d'Egypte,  difficultés  qui  menacent  de  porter 
atteinte  à  l'intégrité  de  l'Empire  ottoman  et  à  l'indé- 
pendance du  trône  du  Sultan;  Leurs  dites  Majestés 
réunies  par  le  sentiment  d'amitié  qui  subsiste  entre 
elles  et  le  Sultan ,  animées  du  désir  de  veiller  au  main- 
tien de  l'intégrité  et  de  l'indépendance  de  l'Empire 
ottoman ,  dans  l'intérêt  de  l'affermissement  de  la  paix 
de  l'Europe ,  fidèles  à  l'engagement  qu'elles  ont  con- 
tracté par  la  note  remise  à  la  Porte  par  leurs  représen- 
tants à  Constantinople,  le  27  juillet  iSSg,  et  désirant 
de  plus  prévenir  l'effusion  du  sang  qu'occasionnerait 
la  continuation  des  hostilités  qui  ont  récemment  éclaté 
en  Syrie  entre  les  autorités  du  Pacha  et  les  sujets  de 
Sa  Hautesse. 

Leurs  dites  Majestés  et  Sa  Hautesse  le  Sultan  ont 
résolu,  dans  le  but  susdit,  de  conclure   entre  elles  une 


72  TRAITÉ  DE  LONDRES,    15  JUILLET   1840. 

convention  ,   et  ont   nommé  à  cet    effet   pour  leurs 
plénipotentiaires,  savoir  : 

S.  M.  la  reine  du  royaume-uni  de  la  Grande-Bre- 
tagne et  d'Irlande,  le  très-honorable  Henri-Jean  vi- 
comte Palmerston,  baron  Temple,  pair  d'Irlande,  con- 
seiller de  S.  M.  B.  en  son  conseil  privé,  chevalier 
grand-croix  du  très-honorable  ordre  du  Bain,  membre 
du  Parlement,  et  son  principal  secrétaire  d'État ,  ayant 
le  département  des  affaires  étrangères; 

S.  M.  l'empereur  d'Autriche ,  roi  de  Hongrie  et  de 
Bohême,  le  sieur  Philippe,  baron  de  Nieuman,  com- 
mandeur de  l'ordre  de  Léopold  d'Autriche ,  décoré  de 
la  croix  pour  le  mérite  civil ,  commandeur  des  ordres 
de  la  Tour  et  de  l'Epée  de  Portugal ,  de  la  croix  du 
Sud  de  Brésil ,  chevalier  grand-croix  de  l'ordre  de 
Saint-Stanislas  de  seconde  classe  de  Russie ,  son  con- 
seiller aulique  et  plénipotentiai^'e  près  S.  M.  britan- 
nique; 

S.  M.  le  roi  de  Prusse,  le  sieur  Henri-Guillaume, 
baron  de  Bulow,  chevalier  de  l'ordre  de  l'Aigle-Rouge 
de  première  classe  de  Russie,  grand-croix  de  l'ordre 
de  Léopold  d'Autriche  et  de  Guelph  de  Hanovre ,  che- 
valier grand-croix  de  l'ordre  de  Saint -Stanislas  de 
seconde  classe,  et  de  Saint- Wladimir  de  quatrième 
classe  de  Russie,  commandeur  de  l'ordre  du  Faucon  de 
Saxe-Weimar,  son  chambellan,  conseiller  intime,  actuel 
envoyé  extraordinaire  et  ministre  plénipotentiaire  près 
S.  M.  britannique; 

S.  M.  l'empereur  de  toutes  les  Russies,  le  sieur 
Philippe  baron  de  Brunow,  chevalier  de  l'ordre  de 
Sainte-Anne  de  première  classe,  de  Saint-Stanislas  de 


TRAITÉ  DE  LONDRES,    16  JUILLET   1840.  73 

première  classe,  de  Saint-Wladimlr  de  troisième  classe, 
commandeur  de  l'ordre  de  Saint-Etienne  de  Hongrie, 
chevalier  de  l'ordre  de  l'Aigle-Rouge  et  de  Saint-Jean 
de  Jérusalem,  son  conseiller  privé,  envoyé  extraor- 
dinaire et  ministre  plénipotentiaire  près  S.  M.  britan- 
nique; 

Et  S.  M.  le  très-majestueux,  très-puissant  et  très- 
magnifique  sultan  Abdul-Medjid,  empereur  des  Otto- 
mans, Chekib-Effeudi,  décoré  du  Nichan-lftechar  de 
première  classe,  Bevlikdgi  du  divan  impérial,  conseiller 
honoraire  du  département  des  affaires  étrangères,  son 
ambassadeur  extraordinaire  près  S.  M.  britannique. , 

J^esquels  s'étant  réciproquement  communiqué  leurs 
pleins  pouvoirs,  trouvés  en  bonne  et  due  forme,  ont 
arrêté  et  signé  les  articles  suivants  ; 

Article  premier.  Sa  Hautesse  le  Sultan  s'étant  en- 
tendu avec  LL.  MM.  la  reine  du  royaume-uni  de  la 
Grande-Bretagne  et  d'Irlande,  l'empereur  d'Autriche, 
roi  de  Hongrie  et  de  Bohême,  le  roi  de  Prusse  et  l'em- 
pereur de  toutes  les  Russies,  sur  les  conditions  de 
l'arrangement  qu'il  est  de  l'intention  de  Sa  Hautesse 
d'accorder  à  Méhémet-Ali,  conditions  lesquelles  se 
trouvent  spécifiées  dans  l'acte  séparé  ci  -  annexé , 
LL.  MM.  s'engagent  à  agir  dans  un  parfait  accord  et 
d'unir  leurs  efforts  pour  déterminer  Méhémet-Ali  à 
se  conformer  à  cet  arrangement ,  chacune  des  hautes 
parties  contractantes  se  réservant  de  coopérer  à  ce  but 
selon  les  moyens  d'action  dont  chacune  d'elles  peut 
disposer. 

Art.  a.  Si  le  pacha  d'Egypte  refusait  d'adhérer  au- 


74  TRAITÉ  DE  LONDRES,    15  JUILLET    1840. 

susdit  arrangement ,  qui  lui  sera  communiqué  par  le 
Sultan  avec  le  concours  de  leurs  dites  Majestés ,  celles-ci 
s'engagent  à  prendre ,  à  la  réquisition  du  Sultan ,  des 
mesures  concertées  et  arrêtées  entre  elles,  afin  de 
mettre  cet  arrangement  en  exécution;  dans  l'intervalle, 
ayant  invité  ses  alliés  à  se  joindre  à  lui  pour  l'aider  à 
interrompre  la  communication  par  mer  entre  l'Egypte 
et  la  Syrie,  et  empêcher  l'expédition  de  troupes, 
chevaux,  armes,  munitions  et  approvisionnements  de 
guerre  de  tout  genre  d'une  de  ces  provinces  à  l'autre , 
LL.  MM.  la  reine  du  royaume-uni  de  la  Grande-Bre- 
tagne et  d'Irlande,  et  l'empereur  d'Autriche,  roi  de 
Hongrie  et  de  Bohême,  s'engagent  à  donner  immédia- 
tement à  cet  effet  les  ordres  nécessaires  aux  comman- 
dants de  leurs  forces  navales  dans  la  Méditerranée. 
Leurs  dites  Majestés  promettent  en  outre  que  les  com- 
mandants de  leurs  escadres,  selon  les  moyens  dont  ils 
disposent,  donneront,  au  nom  de  l'alliance,  tout  l'appui 
et  toute  l'assistance  eii  leur  pouvoir  à  ceux  des  sujets 
du  Sultan  qui  manifesteront  leur  fidélité  et  obéissance 
à  leur  souverain. 

Art.  3.  Si  Méhémet-Ali,  après  s'être  refusé  de  se 
soumettre  aux  conditions  de  l'arrangement  mentionné 
ci-dessus ,  dirigeait  ses  forces  de  terre  ou  de  mer  vers 
Constantinople,  les  hautes  parties  contractantes,  sur 
la  réquisition  qui  en  serait  faite  par  le  Sultan  à  leurs 
représentants  à  Constantinople,  sont  convenues,  le 
cas  échéant,  de  se  rendre  à  l'invitation  de  ce  souverain, 
et  de  pourvoir  à  la  défense  de  son  trône  au  moyen 
d'une  coopération  concertée  en  commun,  dans  le  but 


TRAITÉ  DE  LONDRES,    15  JUILLET   1840.  75 

de  mettre  les  deux  détroits  du  Bosphore  et  des  Darda- 
nelles ainsi  que  la  capitale  de  l'Empire  ottoman  à  l'abri 
de  toute  agression.  Il  est  en  outre  convenu  que  les 
forces  qui  en  vertu  d'une  pareille  atteinte  recevront  la 
destination  indiquée  ci-dessus,  y  resteront  employées 
aussi  longtemps  que  leur  présence  sera  requise  par  le 
Sultan;  et  lorsque  S.  H.  jugera  que  leur  présence  aura 
cessé  d'être  nécessaire,  lesdites  forces  se  retireront  si- 
multanément et  rentreront  respectivement  dans  la  mer 
Noire  et  la  Méditerranée. 

Art.  4-  II  est  toutefois  expressément  entendu  que 
la  coopération  mentionnée  dans  l'article  précédent ,  et 
destinée  à  placer  temporairement  les  détroits  des  Dar- 
danelles et  du  Bosphore  et  la  capitale  ottomane  sous  la 
sauvegarde  des  hautes  parties  contractantes  contre 
toute  agression  de  Méhémet-Ali ,  ne  sera  considérée 
que  comme  une  mesure  exceptionnelle  adoptée  à  la 
demande  expresse  du  Sultan,  et  uniquement  pour  sa 
défense  dans  le  cas  seul  indiqué  ci-dessus.  Mais  il  est 
convenu  que  cette  mesure  ne  dérogera  en  rien  à  l'an- 
cienne règle  de  l'Empire  ottoman ,  en  vertu  de  laquelle 
il  a  été  de  tout  temps  défendu  aux  bâtiments  de  guerre 
des  puissances  étrangères  l'entrée  dans  les  détroits  des 
Dardanelles  et  du  Bosphore;  et  le  Sultan,  d'une  part, 
déclare,  par  le  présent  acte,  qu'à  l'exception  de  l'éven- 
tualité ci-dessus  mentionnée,  il  a  la  ferme  résolution  de 
maintenir  à  l'avenir  ce  principe  invariablement  établi , 
comme  ancienne  règle  de  son  empire,  et  tant  que  la 
Porte  se  trouve  en  paix ,  de  n'admettre  aucun  bâtiment 
de  guerre  étranger  dans  les  détroits  du  Bosphore  et  des 
Dardanelles;  d'autre  part,  LL.  MM.  la  reine  du  royaume- 


76  TRAITÉ  DE  LONDRES,    15  JUILLET    1840. 

mii  de  la  Grande-Bretagne  et  d'Irlande,  l'empereur 
d'Autriche,  roi  de  Hongrie  et  de  Bohême,  le  roi  de 
Prusse  et  l'empereur  de  toute  les  Russies,  s'engagent  à 
respecter  cette  détermination  du  Sultan ,  et  à  se  confor- 
mer au  principe  ci-dessus  énoncé. 

Art.  5.  La  présente  convention  sera  ratifiée,  et  les 
ratifications  en  seront  échangées  à  Londres  dans  l'espace 
de  deux  mois,  ou  plus  tôt,  si  faire  se  peut. 

En  foi  de  quoi  les  plénipotentiaires  respectifs  l'ont 
signée  et  y  ont  apposé  le  sceaux  de  leurs  armes. 
Fait  à  Londres,  le  i5  juillet,  l'an  de  grâce  i84(>. 

Palmerston,  Nieuman,  Bulow, 
Brunow,  Chekib. 


ACTE  SÉPARÉ 

Annexé  a  la  Convention  conclue  a  Londres,  le 
\^  juillet  j  entre  les  Cours  de  Grande-Bretagne  y 
d'Autriche  y  de  Prusse  et  de  Russie ,  d'une  part  y 
et  la  Sublime  Porte  ottomane,  de  Vautre. 

Sa  Hautesse  le  Sultau  a  l'intention  d'accorder  et  de 
faire  notifier  à  Méhémet-Ali  les  conditions  de  l'arran- 
gement ci- dessous  : 

L 

Sa  Hautesse  promet  d'accorder  à  Méhémet-Ali,  pour 
lui  et  ses  descendants  en  ligne  directe,  l'administration 
du  pachalik  d'Egypte;  et  Sa  Hautesse  promet,  en  outre, 
d'accorder  à  Méhémet-Ali ,  sa  vie  durant ,  avec  le  titre 
de  pacha  d'Acre,  et  avec  le  commandement  de  la  for- 


TRAITÉ  DB  LONDRES,    15  JUILLET   1840.  77 

teresse  de  Saint-Jean- d'Acre,  l'administration  de  la 
partie  méridionale  de  la  Syrie  dont  les  limites  seront 
déterminées  par  la  ligne  de  démarcation  suivante: 

Cette  ligne,  partant  du  cap  Ras-el-Nakhora ,  sur  les 
côtes  de  la  Méditerranée,  s'étendra  de  là  directement 
jusqu'à  l'embouchure  de  la  rivière  Seisaban,  extrémité 
septentrionale  de  la  Tibérias,  longera  la  cote  occiden- 
tale dudit  lac,  suivra  la  rive  droite  du  fleuve  Jourdain 
et  la  cote  occidentale  de  la  mer  Morte,  se  prolongera 
de  là  en  droiture  jusqu'à  la  mer  Rouge,  en  aboutissant 
à  la  pointe  septentrionale  du  golfe  d'Akaba,  et  suivra 
la  côte  occidentale  du  golfe  d'Akaba,  et  la  côte  occi- 
dentale du  golfe  de  Suez  jusqu'à  Suez. 

Toutefois  le  Sultan,  en  faisant  ces  offres,  y  attache 
la  condition  que  Méhémet-Ali  les  accepte  dans  l'espace 
de  dix  jours,  après  que  la  communication  en  aura  été 
faite  à  Alexandrie  par  un  agent  de  Sa  Hautesse,  et  qu'en 
même  temps  Méhémet-Ali  dépose  entre  les  mains  de 
cet  agent  les  instructions  nécessaires  aux  commandants 
de  ses  forces  de  terre  et  de  mer  de  se  retirer  immédia- 
tement de  l'Arabie  et  de  toutes  les  villes  saintes  qui  s'y 
trouvent  situées,  de  l'île  de  Candie,  du  district  d'Adana 
et  de  toutes  les  autres  parties  de  l'Empire  ottoman  qui 
ne  sont  pas  comprises  daqs  les  limites  de  l'Egypte  et 
dans  celles  du  pachalik  d'Acre,  tel  qu'il  a  été  désigné 
ci-dessus. 

II. 

Si  dans  le  délai  de  dix  jours  fixé  ci-dessus,  Méhémet- 
Ali  n'accepte  point  le  susdit  arrangement,  le  Sultan 
retirera  alors  son  offre  de  l'administration  viagère  du 


78  TRAITÉ  DE  LONDRES,    15  JUILLET   1840. 

pachalick  d'Acre,  mais  Sa  Hautesse  consentira  encore 
à  accorder  à  Méhémet-Ali  pour  lui  et  ses  descendants 
en  ligne  directe  l'administration  du  pachalik  d'Egypte, 
pourvu  que  cette  offre  soit  acceptée  dans  l'espace  des 
dix  jours  suivants,  c'est-à-dire  dans  un  délai  de  vingt 
jours,  à  compter  du  jour  où  la  communication  lui  aura 
été  faite,  et  pourvu  qu'il  dépose  également  entre  les 
mains  de  l'agent  du  Sultan  les  instructions  nécessaires 
pour  ses  commandants  de  terre  et  de  mer  de  se  retirer 
immédiatement  en  dedans  les  limites  et  dans  les  ports 
du  pachalik  d'Egypte. 

III. 

Le  tribut  annuel  à  payer  au  Sultan  par  Méhémet-Ali 
sera  proportionné  au  plus  ou  moins  de  territoire  dont 
ce  dernier  obtiendra  l'administration ,  selon  qu'il  ac- 
cepte le  premier  ou  le  second  ultimatum. 

IV. 

Il  est  expressément  entendu  de  plus  que  dans  la  pre- 
mière comme  dans  la  seconde  alternative  Méhémet-Ali 
(avant  l'expiration  du  terme  fixé  de  dix  ou  vingt  jours) 
sera  tenu  de  remetti-e  la  flotte  turque,  avec  tous  ses 
équipages  et  armements,  entre  les  mains  du  préposé 
turc,  qui  sera  chargé  de  la  recevoir;  les  commandants 
des  escadres  alliées  assisteront  à  cette  remise. 

Il  est  entendu  que  dans  aucun  cas  Méhémet-Ali  ne 
pourra  porter  en  compte  ni  déduire  du  tribut  à  payer 
au  Sultan  les  dépenses  pour  entretien  de  la  flotte  otto- 
mane pendant  tout  le  temps  qu'elle  sera  restée  dans 
les  ports  d'Egypte. 


TRAITÉ  DE  LONDRES,    15  JUILLET   1840.  79 


Tous  les  traités  et  toutes  les  lois  ds  l'Empire  otto- 
man s'appliquent  à  l'Egypte  et  au  pachalik  d'Acre,  tel 
qu'il  a  été  désigné  ci-dessus,  comme  à  toute  autre  par- 
tie de  l'Empire  ottoman  ;  mais  le  Sultan  consent  qu'à 
condition  du  paiement  régulier  du  tribut  sus -men- 
tionné, Méhémet-Ali  et  ses  descendants  perçoivent  au 
nom  du  Sultan  et  comme  délégué  de  Sa  Hautesse  dans 
les  provinces  dont  l'administration  leur  sera  confiée;  il 
est  entendu,  en  outre,  que  moyennant  la  perception 
des  taxes  et  impôts  susdits,  Méhémet-Ali  et  ses  descen- 
dants pourvoieront  à  toutes  les  dépenses  d'administra- 
tion civile  et  militaire  desdites  provinces. 

VI. 

Les  forces  de  terre  et  de  mer  que  pourra  entretenir 
le  pacha  d'Egypte  et  d'Acre  faisant  partie  des  forces  de 
l'Empire  ottoman ,  seront  toujours  considérées  comme 
entretenues  pour  le  service  de  l'Etat. 

VIL 

Si,  à  l'expiration  du  délai  de  vingt  jours  à  lui  ac- 
cordé à  partir  de  la  communication  du  traité ,  Méhé- 
met-Ali n'accepte  pas  les  arrangements  qu'on  lui  pro- 
pose et  le  pachalik  héréditaire  de  l'Egypte ,  le  Sultan 
sera  le  maître  de  retirer  cette  offre  et  de  suivre  telle 
marche  que  ses  intérêts  et  les  conseils  de  ses  alliés 
pourront  lui  suggérer'. 

'  Le  traité  de  Londres  du  i5  juillet  donne  l'article  VII  qui  n'avait 
pas  été  publié  avec  le  traité. 


80  TRAITÉ  DE  LONDRES,    15  JUILLET   1840. 

VIII. 

Le  présent  acte  séparé  aura  les  mêmes  force  et  va- 
leur que  s'il  était  inséré  mot  à  mot  dans  la  convention 
de  ce  jour  :  il  sera  ratifié  et  les  ratifications  en  seront 
échangées  à  Londres  en  même  temps  que  celles  de 
ladite  convention. 

En  foi  de  quoi  les  plénipotentiaires  respectifs  l'ont 
signée  et  y  ont  apposé  les  sceaux  de  leurs  armes. 

Fait  à  Londres,  i5  juillet,  l'an  de  grâce  1840. 

5>^/ze  :  Palmerston  ,  Nieuman,  Bulow,  Brunow, 
Ghekib. 


PROTOCOLE 

Signe  Cl  Londres  par  les  plénipotentiaires  de  Leurs 
Majestés ^  etc.^  le  \6  juillet  1840. 

En  apposant  sa  signature  à  la  convention  de  ce  jour, 
le  plénipotentiaire  de  la  Sublime  Porte  ottomane  a 
déclaré  : 

Qu'en  constatant,  par  l'art.  4  de  ladite  convention, 
l'ancienne  règle  de  l'Empire  ottoman,  en  vertu  de  la- 
quelle il  est  défendu  de  tout  temps  aux  bâtiments  do 
guerre  étrangers  d'entrer  dans  les  détroits  des  Darda- 
nelles et  du  Bosphore,  la  Sublime  Porte  se  réserve 
comme  par  le  passé  de  livrer  des  firmans  aux  bâtiments 
légers  sous  pavillon  de  guerre,  lesquels  sont  employés 
selon  l'usage  au  service  de  la  correspondance  des  léga- 
tions des  puissances  amies. 


TRAITÉ  DE  LONDRES,    15  JUILLET   1840.  81 

Les  plénipotentiaires  des  Cours  de  Grande-Breta- 
gne ,  etc.,  ont  pris  note  de  la  présente  déclaration  pour 
le  porter  à  la  connaissance  de  leurs  cours. 

Signé:  Palmerston,  Niedman,  Bulow,  Brunow. 


PROTOCOLE  RÉSERVÉ, 

Signé  a  Londres  le  i^  juillet  iS^o,  par  les  plénipo- 
tentiaires des  Cours  de  la  Grande-Bretagne,  etc. 

Les  plénipotentiaires  des  Cours  de  la  Grande-Bre- 
tagne, etc.,  ayant,  en  vertu  de  leurs  pleins  pouvoirs, 
conclu  et  signé  en  ce  jour  une  convention  entre  leurs 
souverains  respectifs  pour  la  pacification  du  Levant; 

Considérant  que  ,  vu  la  distance  qui  sépare  les  ca- 
pitales de  leurs  Cours  respectives,  un  certain  espace  de 
tennps  devra  s'écouler  nécessairement  avant  que  l'é- 
change des  ratifications  de  ladite  convention  puisse 
s'effectuer  et  que  des  ordres  fondés  sur  cet  acte  puis- 
sent être  mis  à  exécution  ; 

Et  lesdits  plénipotentiaires  étant  profondément  pé- 
nétrés de  la  conviction  que  ,  vu  l'état  actuel  des  choses 
en  Syrie,  les  intérêts  d'humanité,  aussi  bien  que  les 
graves  considérations  de  politique  européenne  qui 
constituent  l'objet  des  sollicitudes  communes  des  Puis- 
sances signataires  de  la  convention  de  ce  jour,  récla- 
ment impérieusement  d'éviter,  autant  que  possible, 
tout  retard  dans  l'accomplissement  de  la  pacification 
que  ladite  transaction  est  destinée  à  atteindre; 

Lesdits  plénipotentiaires,  en  vertu  de  leurs  pleins 
pouvoirs,    sont   convenus  entre  eux  que  les  mesures 

6 


82  TRAITÉ  DE  LONDRES,    15  JUILLET   1840. 

préliminaires  mentionnées  en  l'art.  2  de  ladite  conven- 
tion ,  seront  mises  en  exéeution  tout  de  suite ,  et  sans 
attendre  l'échange  des  ratifications ,  consentent  formel- 
lement par  le  présent  acte ,  avec  l'assentiment  de  leurs 
Cours,  à  l'exécution  immédiate  de  ces  mesures. 

Il  est  convenu,  en  outre,  entre  lesdits  plénipoten- 
tiaires ,  que  Sa  Hautesse  le  Sultan  procédera  de  suite  à 
adresser  à  Méhémet-Ali  la  communication  et  les  offres 
spécifiées  dans  l'acte  séparé  annexé  à  la  convention  de 
ce  jour. 

Il  est  convenu,  de  plus,  que  les  agents  consulaires 
de  la  Grande-Bretagne,  d'Autriche,  de  Prusse  et  de 
Russie  se  mettront  en  rapport  avec  l'agent  que  le  Sul- 
tan y  enverra ,  pour  adresser  à  Méhémet-Ali  la  com- 
munication et  les  offres  sus-mentionnées,  que  lesdits 
consuls  porteront  à  cet  agent  toute  l'assistance  et  tout 
l'appui  en  leur  pouvoir,  et  qu'ils  emploieront  tous 
leurs  moyens  d'influence  auprès  de  Méhémet-Ali,  à 
l'effet  de  le  déterminer  d'accepter  l'arrangement  qui  lui 
sera  proposé  par  ordre  de  Sa  Hautesse  le  Sultan. 

Les  amiraux  des  escadres  respectives  dans  la  Médi*- 
terranée  recevront  les  instructions  nécessaires  pour  se 
mettre  en  communication  à  ce  sujet  avec  lesdits  con- 
suls. 

Signé  :  Palmerston,  Nietjman,  Bolow,  Brunow. 


Ce  protocole  d'une  conférence  qui  a  eu  Heu  depuis 
la  première  publication  du  traité,  le  1 7  septembre  1 8^0. 
Présents:  les  plénipotentiaires  de  la  Grande-Bretagne, 


J 


TRAITÉ  DE  LONDRES,    15  JUILLET    1840.  83 

de  l'Autriche,  de  la  Prusse,  de  la  Russie  et  de  la  Tur- 
quie. Les  plénipotentiaires  des  Cours  de  la  Grande-Bre- 
tagne, de  l'Autriche,  de  la  Prusse  et  de  la  Russie, 
après  avoir  échangé  les  ratifications  de  la  convention 
conclue  le  i5  juillet  dernier,  ont  résolu,  pour  mettre 
dans  sa  véritable  lumière  le  désintéressement  qui  a  guidé 
leurs  Cours  dans  la  conclusion  de  ce  traité,  de  décla- 
rer que  dans  l'exécution  des  obligations  que  la  con- 
vention ci-dessus  mentionnée  impose  aux  Puissances 
contractantes,  ces  Puissances  ne  chercheront  ni 
augmentation  de  territoire,  ni  influence  exclusive,  ni 
avantages  commerciaux  pour  leurs  sujets  que  ceux  de 
toute  autre  nation  ne  pourraient  pas  également  ob- 
tenir. Les  plénipotentiaires  des  Cours  ci-dessus  men- 
tionnées ont  résolu  de  consigner  cette  déclaration  dans 
ce  présent  protocole. 

Le  plénipotentiaire  de  la  Porte  ottomane  ,  en  payant 
un  juste  tribut  à  la  bonne  foi  et  à  la  politique  désinté- 
ressée des  Cours  alliées,  a  pris  connaissance  de  la  décla- 
ration contenue  dans  le  présent  protocole  et  s'est  chargé 
de  la  transmettre  à  sa  Cour. 


MEMORANDUM 

D'une  communication  a  faire  a  V ambassadeur  de 
France  a  Londres  de  la  part  du  secrétaire  dfÉtat 
des  affaires  étrangères  de  Sa  Majesté  Britannique. 

«  Le  Gouvernement  français  a  reçu  dans  tout  le  cours 
des  négociations  qui  ont  commencé  pendant  l'automne 
de  l'année  dernière,  les  preuves  réitérées  les  plus  claires 


84  NOTE   DE   LOKD    l»ALMERSTOIN 

et  les  plus  incontestables,  non-seulement  du  désir  des 
Cours  de  l'Autriche,  de  la  Grande-Bretagne,  de  la 
Prusse  et  de  la  Russie ,  d'arriver  à  un  accord  avec  le 
Gouvernement  français  pour  les  arrangements  néces- 
saires à  la  pacification ,  du  Levant ,  mais  aussi  de  l'im- 
portance que  ces  Cours  attachaient  à  l'effet  moral  que 
l'harmonie  et  l'action  combinées  des  cinq  puissances 
produiraient  dans  une  affaire  si  grave  qui  se  rattache 
si  étroitement  à  la  conservation  de  la  paix  européenne. 
Les  quatre  Puissances  ont  vu  avec  regret  que  tous  leurs 
efforts  pour  atteindre  à  ce  but  restaient  infructueux  ; 
et ,  bien  que  récemment  encore  elles  aient  proposé  à  la 
France  de  se  réunir  à  elle  pour  l'exécution  d'un  arran- 
gement entre  le  Sultan  et  Méhémet-Ali,  arrangement 
basé  sur  des  vues  que  l'ambassadeur  de  France  à  Lon- 
dres avait  émises  vers  la  fin  de  l'année  dernière,  le 
Gouvernement  français  a  cru  ne  devoir  pas  s'associer  à 
cette  combinaison ,  faisant  dépendre  sa  coopération  avec 
l€s  autres  Puissances  de  conditions  que  ces  Puissances 
ont  regardées  comme  incompatibles  avec  le  maintien  de 
l'indépendance  et  de  l'intégrité  de  l'Empire  ottoman  et 
de  la  tranquillité  future  de  l'Europe.  Dans  cet  état  de 
choses ,  il  ne  restait  aux  quatre  Cours  que  cette  alter- 
native ,  ou  abandonner  les  glandes  affaires  qu'elles 
s'étaient  engagées  à  arranger,  aux  chances  de  l'avenir 
et  manifester  ainsi  leur  impuissance  et  exposer  la  paix 
européenne  à  des  dangers  toujours  croissants,  ou  bien 
se  décider  à  marcher  sans  la  coopération  de  la  France 
et  amener,  au  moyen  de  leurs  efforts  réunis,  une  solu- 
tion des  complications  dans  le  Levant,  conformément 
aux  engagements  que  les  quatre  Cours  avaient  con- 


A   M.   GUIZOT.  85 

tractés  envers  le  Sultan  et  qui  devaient  assurer  la  paix 
future.  Placées  entre  cette  alternative  et  profondément 
convaincues  de  la  nécessité  pressante  d'une  prompte 
décision  qui  correspondît  aux  intérêts  importants  en 
jeu ,  les  quatre  Cours  ont  regardé  comme  un  devoir  de 
se  prononcer  pour  la  dernière  de  ces  deux  alternatives. 
Elles  ont  par  conséquent  conclu  une  convention  avec 
le  Sultan ,  afin  de  résoudre  d'une  manière  satisfaisante 
les  complications  qui  existent  actuellement  dans  le 
Levant. 

«En  signant  cette  convention ,  les  quatre  Cours  ne 
pouvaient  que  sentir  le  regret  le  plus  vif  de  se  trouver 
momentanément  séparées  de  la  France  dans  une  affaire 
si  essentiellement  européenne;  mais  ce  regret  a  été 
diminué  par  les  déclarations  réitérées  du  Gouvernement 
français  qu'il  n'avait  rien  à  objecter  contre  l'arrange- 
ment que  les  quatre  Puissances  cherchent  à  faire  adop- 
ter par  Méhémet-Ah  ;  que  dans  aucun  cas  la  France  ne 
s'opposerait  aux  mesures  que  les  quatre  Puissances, 
d'accord  avec  le  Sultan ,  jugeraient  nécessaires  pour 
obtenir  le  consentement  du  pacha  d'Egypte ,  et  que 
le  seul  motif  qui  empêchait  la  France  de  s'associer 
aux  autres  Puissances,  était  dicté  par  des  considérations 
de  divers  genres,  qui  rendaient  impossible  au  Gou- 
vernement français  de  prendre  part  aux  mesures  coer- 
citives  contre  Méhémet~Ali. 

«Les  quatre  Cours  nourrissent  l'espoir  fondé  que  leur 
séparation  d'avec  la  France  à  ce  sujet  ne  sera  que  de 
courte  durée,  et  qu'elle  ne  portera  aucune  atteinte 
aux  relations  de  bonne  amitié  qu'elles  désirent  si  vive- 
ment conserver  avec  la  France.  Elles  s'adressent  en 


86  NOTE   DE  LORD   PALMERSTON  A  M.   GUIZOT. 

outre  avec  instance  au  Gouvernement  français  pour 
obtenir  au  moins  son  appui  moral,  bien  qu'elles  ne 
puissent  attendre  de  lui  une  coopération  matérielle. 
L'influence  du  Gouvernement  français  à  Alexandrie  est 
puissante.  Les  quatre  Puissances  ne  pourraient-elles  pas 
espérer  et  même  exiger  de  l'amitié  du  Gouvernement 
français  qu'il  employât  son  influence  auprès  de  Méhé- 
met-Ali  pour  engager  ce  Pacha  à  accepter  les  condi- 
tions de  l'arrangement  qui  lui  serait  proposé  de  la 
part  du  Sultan  ?  Si  le  Gouvernement  français  pouvait 
contribuer  efficacement  de  cette  manière  à  mettre  fin 
aux  complications  dans  le  Levant,  ce  Gouvernement 
acquerrait  un  nouveau  droit  à  la  reconnaissance  et  à 
l'estime  de  tous  les  amis  de  la  paix. 

«Au  ministère  des  affaires  étrangères,  le  i5  juil- 
let 1840.  (Jour  de  la  conclusion  du  traité.)» 


MEMORANDUM 

Adressé  au  vicomte  de  Palmerston  par  M.  Guizotf 
le  ^[^  juillet  1840. 

«La  France  a  toujours  désiré,  dans  l'affaire  d'O- 
rient, marcher  d'accord  avec  la  Grande-Bretagne,  l'Au- 
triche, la  Prusse  et  la  Russie.  Elle  n'a  jamais  été  mue 
dans  sa  conduite  que  par  l'intérêt  de  la  paix.  Elle  n'a 
jamais  jugé  les  propositions  qui  lui  ont  été  faites  que 
d'un  point  de  vue  général ,  et  jamais  du  point  de  vue 
de  son  intérêt  particulier,  car  aucune  puissance  n'est 
plus  désintéressée  qu'elle  en  Orient.  Jugeant  de  ce  point 
de  vue,  elle  a  considéré  comme  mal  conçus  tous  les 


NOTE  DE  M.   GUIZOT  A  LORD  PALMERSTON.  87 

projets  qui  avaient  pour  but  d'arracher  à  Méhëmet-Ali, 
par  la  force  des  armes  les  portions  de  l'Empire  turc 
qu'il  occupe  actuellement.  La  France  ne  croit  pas  cela 
bon  pour  le  Sultan,  car  on  tendrait  ainsi  à  lui  donner 
ce  qu'il  ne  pourrait  ni  administrer  ni  conserver.  Elle  ne 
le  croit  pas  bon  non  plus  pour  la  Turquie  en  général 
et  pour  le  maintien  de  l'équilibre  européen  ;  car  on  af- 
faiblirait, sans  profit  pour  le  suzerain,  un  vassal  qui  - 
pourrait  aider  puissamment  à  la  commune  défense  de 
l'Empire.  Toutefois,  ce  n'est  là' qu'une  question  de  sys- 
tème sur  laquelle  il  peut  exister  beaucoup  d'avis  divers. 
Mais  la  France  s'est  surtout  prononcée  contre  tout  pro- 
jet dont  l'adoption  devait  entraîner  l'emploi  de  la  force, 
parce  qu'elle  ne  voyait  pas  distinctement  les  moyens 
dont  les  cinq  Puissances  pouvaient  disposer. 

«Ces  moyens  lui  semblaient  ou  insuffisants,  ou  plus 
funestes  que  l'état  de  choses  auquel  on  voulait  porter 
remède.  Ce  qu'elle  pensait  à  ce  sujet,  la  France  le  pense 
encore,  et  elle  a  quelques  raisons  de  croire  que  cette 
opinion  n'est  pas  exclusivement  la  sienne.  Du  reste,  on 
ne  lui  a  adressé,  dans  les  dernières  circonstances,  au- 
cune proposition  positive  sur  laquelle  elle  eût  à  s'expli- 
quer. Il  ne  faut  donc  pas  imputer  à  des  refus  qu'elle  n'a 
pas  été  en  mesure  de  faire  la  détermination  que  l'An- 
gleterre lui  communique,  sans  doute  au  nom  des  quatre 
Puissances.  Mais  au  surplus,  sans  insister  sur  la  ques- 
tion que  pourrait  faire  naître  cette  manière  de  procéder 
à  son  égard,  la  France  le  déclare  de  nouveau  :  elle 
considère  comme  peu  réfléchie,  comme  peu  prudente, 
une  conduite  qui  consistera  à  prendre  des  résolutions 
sans  moyen  de  les  exécuter,  ou  à  les  exécuter  par  des 


88  NOTE   DE  M,    GUIZOT 

moyens  insuffisants  ou  dangereux.  L'insurrection  de 
quelques  populations  du  Liban  est  sans  doute  l'occasion 
qu'on  a  cru  pouvoir  saisir  pour  y  trouver  les  moyens 
d'exécution  qui  jusque-là  ne  s'étaient  pas  montrés.  Est- 
ce  un  moyen  bien  avouable,  et  surtout  bien  utile  à 
l'Empire  turc,  d'agir  ainsi  contre  le  vice-roi?  On  veut 
rétablir  un  peu  d'ordre  et  d'obéissance  dans  toutes  les 
parties  de  l'Empire ,  et  l'on  y  fomente  des  insurrec- 
tions! On  ajoute  de  nouveaux  désordres  à  ce  désordre 
déjà  général ,  que  toutes  les  Puissances  déplorent  dans 
l'intérêt  de  la  paix.  Et  ces  populations,  réussirait-on  à 
les  soumettre  à  la  Porte  après  les  avoir  soulevées  contre 
le  vice-roi?  Toutes  ces  questions,  on  ne  les  a  certaine- 
ment pas  résolues.  Mais  si  cette  insurrection  est  compri- 
mée ,  si  le  vice-roi  est  de  nouveau  possesseur  assuré  de 
la  Syrie,  s'il  n'en  est  que  plus  irrité,  plus  difficile  à 
persuader,  et  qu'il  réponde  aux  sommations  par  des  re- 
fus positifs,  quels  sont  les  moyens  des  quatre  Puissances? 
Assurément ,  après  avoir  employé  une  année  à  les  cher- 
cher, on  ne  les  aura  pas  découverts  récemment,  et  on 
aura  créé  soi-même  un  nouveau  danger,  le  plus  grave 
de  tous. 

«  Le  vice-roi ,  excité  par  les  moyens  employés  contre 
lui,  le  vice-roi  que  la  France  avait  contribué  à  retenir, 
peut  passer  le  Taurus  et  menacer  de  nouveau  Constan- 
tinople.  Que  feront  encore  les  quatre  Puissances  dans 
ce  cas?  Quelle  sera  la  manière  de  pénétrer  dans  l'Em- 
pire pour  y  secourir  le  Sultan?  La  France  pense  qu'on  a 
préparé  là,  pour  l'indépendance  de  l'Empire  ottoman 
et  pour  la  paix  générale,  un  danger  plus  grave  que 
celui  dont  les  menaçait  l'ambition  du  vice-roi.  Si  toutes 


A  LORD   PALMERSTON.  89 

ces  éventualités,  conséquence  de  la  conduite  qu'on  va 
tenir,  n'ont  pas  été  prévues ,  alors  les  quatre  Puissances 
se  seraient  engagées  dans  une  voie  bien  obscure  et  bien 
périlleuse.  Si  au  contraire  elles  ont  été  prévues,  et  si 
les  moyens  d'y  faire  face  sont  arrêtés,  alors  les  quatre 
Puissances  en  doivent  la  connaissance  à  l'Europe,  et 
surtout  à  la  France,  qui  s'est  toujours  associée  au  but 
commun,  à  la  France,  dont  encore  aujourd'hui  elles 
réclament  le  concours  moral ,  dont  elles  invoquent  l'in- 
fluence à  Alexandrie.  Le  concours  moral  de  la  France, 
dans  une  conduite  commune,  était  une  obligation  de 
sa  part;  il  n'en  est  plus  une  dans  la  nouvelle  situation 
où  semblent  vouloir  se  placer  les  Puissances.  La  France 
ne  peut  plus  être  mue  désormais  que  par  ce  qu'elle  doit 
à  la  paix  et  ce  qu'elle  se  doit  à  elle-même.  La  conduite 
qu'elle  tiendra,  dans  les  graves  circonstances  où  les 
quatre  Puissances  viennent  de  placer  l'Europe ,  dépen- 
dra de  la  solution  qui  sera  donnée  à  toutes  les  ques- 
tions qu'elles  viennent  d'indiquer.  Elle  aura  toujours  en 
vue  la  paix  et  le  maintien  de  l'équilibre  actuel  entre  les 
Etats  de  l'Europe.  Tous  ses  moyens  seront  consacrés  à 
ce  double  but.  » 

NOTE.  -"■"'•""''  '* 

Le  soussigné  a  eu  l'honneur,  le  17  juillet,  d'informer 
Son  Excellence  M.  Guizot,  qu'une  convention  sur  les 
affaires  de  Turquie  a  été  signée  le  1 5  de  ce  mois  par 
les  plénipotentiaires  d'Autriche,  de  la  Grande-Breta- 
gne, de  la  Prusse  et  de  la  Russie ,  d'une  part,  et  par 
le  plénipotentiaire  de  la  Porte ,  de  l'autre  part.  Les  ra- 


90  NOTE  DE  LORD   PALMERSTON  A  M.   GUIZOT. 

tifications  de  cette  convention  ayant  à  présent  été 
échangées,  le  soussigné  a  l'honneur  de  transmettre  à 
Son  Exe.  M.  Guizot,  pour  l'information  du  Gouverne- 
ment français,  copie  de  cette  convention  et  de  ses 
annexes. 

Le  soussigné  ne  peut  faire  cette  communication  à 
Son  Exe.  M.  Guizot ,  sans  de  nouveau  lui  exprimer  les 
très-sincères  regrets  du  Gouvernement  de  S.  M. ,  que 
les  objections  qui  ont  empêché  le  Gouvernement  fran- 
çais de  prendre  part  aux  mesures  à  l'exécution  des- 
quelles cette  convention  ait  pourvu,  aient  créé  un 
obstacle  qui  a  empêché  la  France  d'être  partie  contrac- 
tante dans  cet  acte.  Mais  le  Gouvernement  de  S.  M.  a 
la  confiance  que  le  Cabinet  des  Tuileries  verra  dans  les 
dispositions  de  cette  convention  des  preuves  incontes- 
tables que  les  quatre  Puissances ,  en  prenant  les  enga- 
gements qu'elle  contient ,  ont  été  animées  par  le  désir 
désintéressé  de  maintenir,  à  l'égard  de  la  Turquie,  les 
principes  de  politique  que  la  France,  dans  plus  d'une 
occasion  ,  a  distinctement  et  solennellement  déclaré 
être  les  siens,  et  qu'elles  n'ont  pas  cherché  à  obtenir, 
pour  les  arrangements  qu'ils  ont  en  vue,  quelque  avan- 
tage exclusif,  pour  elles-mêmes ,  et  que  le  grand  objet 
de  leur  but  est  de  maintenir  l'équilibre  de  puissance 
existante  en  Europe ,  et  d'écarter  les  événements  qui 
pourraient  troubler  la  paix. 

Foreign-Office  ,    1 6  septembre  i84o. 

Palmerston. 


SÉANCE  DE  LA  CHAMBRE  DES  COMMUNES, 

le  6  Août. 


(Le  24  juillet ,  lord  Palmcrston  est  sommé  par  M.  Hume  de  nier 
l'accusation  faite  contre  lui  d'avoir  signe  avec  les  quatre 
Puissances  une  convention  contre  la  France  et  au  profit  de  la 
Russie.  Lord  Palmerston  se  refuse  à  toute  explication ,  vu  <<  la 
position  actuelle ,  délicate  et  compliquée.  »  Le  même  jour  ou 
le  lendemain ,  il  a  dû  recevoir  la  note  de  M.  Guizot.  Le  chan- 
gement complet  de  sa  position  par  suite  de  cette  note  se 
manifeste  dans  la  discussion  qui  suit.  Le  discours  de  lord 
Palmerston  produisit  l'effet  le  plus  merveilleux  en  Angleterre  ; 
à  l'instant  toute  alarme  cessa,  on  ne  s'intéressa  plus  à  la 
transaction  excepté  pour  s'étonner  de  la  violence  des  journaux 
démentis  par  les  paroles  du  Gouvernement.) 


M.  Hume,  appelant  l'attention  de  la  Chambre  sur 
les  relations  de  l'Angleterre  avec  la  France  au  sujet  des 
affaires  d'Orient,  dit  : 

Chacun  sait  en  quelle  situation  critique  nous  nous 
trouvons  vis-à-vis  de  la  France  et  de  la  Russie;  mon 
seul  but  en  ce  moment  est  de  détruire  l'effet  des  paroles 
prononcées  par  lord  Palmerston  à  la  dernière  séance. 
Lord  Palmerston  a  nié  que  l'intervention  de  la  Grande- 
Bretagne  fût  pour  rien  dans  l'insurrection  des  Druses. 
Or,  il  y  a  sur  le  bureau  de  la  Chambre  des  pièces  qui 
prouvent  le  contraire ,  et  que  les  autorités  britanniques 
sont  intervenues.  Je  dois  d'abord  citer  une  dépêche 
de  M.  Mandeville,  résident  à  Constantinople  en  l'ab- 
sence de  lord  Ponsonby,  en  date  du  29  mars  i833,  et 


92  SÉANCE 

qui  prouve  que  Méhémet-Ali  est  de  droit  gouverneur 
de  la  Syrie.  Cette  dépêche  dit  :  «  Le  Sultan  a  daigné 
concéder  à  Sa  Hautesse  Méhémet-Ali  le  gouvernement 
de  toute  la  Syrie.  »  Ainsi,  l'autorité  de  Méhémet-Ali 
existe  en  Egypte  et  en  Syrie  depuis  huit  ans;  elle  a  été 
établie  avec  la  ratification  des  cours  de  France  et  d'An- 
gleterre; les  autorités  anglaises  dans  le  Levant  ont  tou- 
jours agi  dans  cette  conviction,  et  lord  Palmerston  a  en 
tort  de  dire  la  dernière  fois  que  l'autorité  de  Méhémet- 
Ali  n'était  pas  pleinement  établie  en  Syrie.  En  réponse 
à  une  insinuation  de  Méhémet-Ali,  qu'il  se  rendrait  in- 
dépendant de  la  Porte,  le  colonel  Campbell  dit  dans 
une  dépêche  :  «  Je  lui  répondis  de  se  tenir  satisfait  du 
statu  quo  réglé  à  Rutahiah ,  et  de  remettre  aux  grandes 
Puissances  tout  arrangement  pour  l'avenir,  m  Je  pense 
avoir  prouvé,  continue  M.  Hume,  que  Méhémet-Ali 
est  de  facto  gouverneur  de  Syrie.  Quoi  qu'il  en  soit , 
l'insurrection  est  maintenant  terminée.  Quant  à  la 
guerre  dans  laquelle  on  veut  précipiter  l'Angleterre 
sans  en  calculer  les  conséquences,  je  puis  dire  que  je 
viens  de  voir  un  officier,  arrivé  de  Beyrouth  avec  l'A- 
lectOy  qui  m'a  dit  que  le  capitaine  Napier,  du  Powerful, 
avait  dit  que  s'il  fût  arrivé  à  temps  il  serait  intervenu. 
J'espère  que  lord  Palmerston  sera  en  état  de  contredire 
ceci;  car  J€  ne  puis  croire  qu'un  officier  serait  ainsi 
intervenu  de  son  propre  mouvement,  dans  l'état  actuel 
de  nos  relations  avec  la  France. 

Je  demande  donc  si  une  convention  a  été  signée 
entre  l'Angleterre,  la  Prusse,  la  Russie  et  l'Autriche,  et 
s'il  est  possible  qu'une  copie  en  soit  déposée  sur  le  bu- 
reau de  la  Chambre  avant  son  ajournement  ;  si  la  con- 


DE   LA.   CHAMBRE   DES   COMMUNES.  98 

vention  a  été  signée,  je  dois  dire  que  je  «e  connais  pas 
de  politique  plus  désastreuse  pour  l'Angleterre.  Un  des 
plus  grands  maux  de  l'administration  de  lord  Castle- 
reagh  a  été  son  système  d'intervention  avec  les  Puis- 
sances étrangères;  et  M.  Canning ,  quand  il  arriva  aux 
affaires ,  déclara  que  la  politique  de  l'Angleterre  serait 
la  non  intervention.  Lord  Grey  a  suivi  le  même  prin- 
cipe. Or,  ce  que  je  reproche  à  la  politique  actuelle  du 
Gouvernement,  c'est  qu'elle  entre  dans  la  sainte-al- 
liance des  despotes  de  l'Europe,  nom  si  odieux  aujour- 
d'hui ;  c'est  qu'elle  s'éloigne  de  l'alliance  avec  la  France, 
le  seul  pays  constitutionnel  comme  nous ,  et  cela  pour 
aider  les  projets  de  la  Russie. 

J'espère  que  lord  Palmerston  pourra  nier  les  ordres 
que  l'on  dit  avoir  été  donnés  à  la  flotte  anglaise,  et  qui , 
s'ils  étaient  vrais,  entraîneraient  des  hostilités  immé- 
diates. C'est  à  lord  Ponsonby,  à  lui  seul ,  je  le  crois , 
que  nous  sommes  redevables  de  ce  risque.  D'après  les 
frais  que  fait  le  Gouvernement  français,  la  guerre  me 
paraît  imminente.  Le  Gouvernement  anglais  joue,  à 
mon  avis,  le  jeu  de  la  Russie.  J'espère  encore  que  lord 
Palmerston  ne  fera  rien  qui  ait  pour  effet  d'encourager 
les  projets  de  la  Russie,  ou  ses  progrès  dans  l'Asie 
Mineure, 

Méhémet-Ali  a  offert  de  restituer  tout  ce  qu'il  a  con- 
quis à  l'exception  de  la  Syrie.  Notre  agent  à  Constan- 
tinople  a  fait  ajourner  la  conclusion  d'une  paix.  Je  pro- 
teste contre  la  clôture  de  la  Chambre  avant  qu'elle  ait 
reçu  des  explications  ultérieures.  J'espère  que  si  des 
hostilités  doivent  avoir  lieu,  soit  avec  Méhémet-Aii, 
soit  avec  la  France,  le  Parlement  sera  convoqué  sans 


94  SÉANCE 

délai,  avant  que  le  pays  ne  soit  engagé  dans  la  guerre. 
Je  propose  donc  une  humble  Adresse  à  Sa  Majesté 
pour  la  prier  de  faire  déposer  au  Parlement  copie  de 
la  convention  conclue  entre  les  quatre  Puissances. 

Lord  Palmerston.  Je  rends  justice  à  la  manière 
calme  dont  mon  honorable  ami,  M.  Hume,  a  exposé 
son  opinion.  Je  professe  une  opinion  certainement  aussi 
sincère,  mais  directement  et  diamétralement  opposée  à 
la  sienne.  Or,  quand  deux  personnes  se  trouvent  avoir 
des  opinions  également  sincères,  mais  opposées,  les  évé- 
nements seuls  peuvent  donner  raison  a  l'une  ou  à 
l'autre.  Mais,  aussi  forte  est  la  conviction  de  M.  Hume 
que  la  conduite  du  Gouvernement  ne  fait  qu'aider  les 
projets  intéressés  de  la  Russie  en  Orient,  aussi  forte 
et  sincère  est  la  mienne  que  cette  conduite  même  a  un 
résultat  opposé.  Je  saisirai  cette  occasion  de  contredire 
une  assertion  qui  a  été  avancée  ici  ce  soir  :  c'est  la  nou- 
velle de  l'arrivée  des  Russes  à  Rhiva.  Je  suis  aussi  cer- 
tain que  l'armée  russe  n'a  pas  atteint  Khi  va  que  je  suis 
certain  d'être  dans  cette  Chambre  ;  car  elle  a  rencontré 
des  obstacles  dans  les  neiges,  et,  après  avoir  fait  quel- 
ques marches  au  delà  de  la  frontière  de  Russie,  elle  a 
renoncé  à  son  expédition  et  a  rebroussé  chemin. 

M.  Hume  a  mentionné  quelques  dissentiments  entre 
son  opinion  et  la  mienne  dans  une  récente  occasion, 
mais  sans  les  établir  distinctement.  M.  Hume  a  dit  que 
1  Angleterre  avait  garanti  à  Méhémet-Ali  la  possession 
de  la  Syrie.  Je  nie  complètement  ce  fait.  J'ai  agi,  dit-il, 
avec  Méhéraet-Ali,  sur  cette  base;  cela  est  vrai,  mais 
ce  n'est  pas  là  une  garantie.  Le  consul-général  en  Syrie 
est  sans  contredit  sous  la  dépendance  de  celui  d'Egypte  ; 


DE  LA.  CHAMBRE  DES   COMMUNES.  95 

mais  ce  dernier  agit  en  vertu  d'un  exequatur  An  Sultan 
comme  souverain  d'Egypte  et  de  Syrie ,  et  ce  fait  seul 
prouve  que  nous  considérons  l'Egypte  et  la  Syrie, 
comme  des  portions  de  l'Empire  turc,  et  que  le  Sultan  , 
et  non  Méhémet-Ali,  est  pour  nous  souverain  de  la 
Syrie. 

Je  puis  d'ailleurs  affîmer  que ,  quelles  que  soient  les 
causes  de  l'insurrection  de  Syrie,  les  autorités  anglaises 
n'y  sont  pour  rien.  Lord  Ponsonby,  en  juin  dernier, 
quelque  temps  après  le  commencement  de  la  révolte ,  a 
envoyé  à  Beyrouth  son  drograan  pour  prendre  des  in- 
formations, pas  autre  chose.  Je  présume  qu'ensuite  il 
est  retourné  à  Constantinople.  M.  Hume  a  dit  d'abord 
que  nous  avions  excité  l'insurrection,  ensuite  que  le 
capitaine  Napier  est  arrivé  à  Beyrouth  avec  l'instruc- 
tion de  prendre  part  à  l'insurrection.  Le  fait  est  qu'il 
est  allé  là  pour  protéger  les  intérêts  britanniques ,  et 
c'étaient  là  ses  seuls  ordres.  Il  n'a  pas  reçu  d'instruc- 
tions de  Londres;  il  a  été  envoyé  par  l'amiral  Stopford 
pour  protéger  les  intérêts  anglais.  Il  est  parfaitement 
vrai  qu'une  fois  là  il  s'est  adressé  au  commandant  égyp- 
tien pour  le  déterminer  à  mettre  fin  à  des  scènes  de 
dévastation  et  de  cruauté  exécutées  par  l'armée  égyp- 
tienne ,  mais  sans  entrer  aucunement  dans  la  question 
de  savoir  si  les  habitants  du  Liban  avaient  tort  ou  rai- 
son.  La  réponse  fut  que   les  insurgés  eux-mêmes  se 
livraient  à  ces  cruautés.  Toutefois ,  j'ai  raison  de  croire 
que  les  remontrances  du  capitaine  Napier  n'ont  pas  été 
inutiles. 

M.  Hume  demande  qu'une  copie  de  la  convention 
soit  déposée  sur  le  bureau  de  la  Chambre.  Qu'une  con- 


96  SÉANCE 

vention  ait  été  faite,  cela  est  certain;  mais  on  sait  que 
des  pièces  de  cette  nature  ne  sont  complètes  et  obli- 
gatoires que  quand  les  souverains  contractants  ont  si- 
gné, et  jusqu'à  ce  que  les  ratifications  aient  été  échan- 
gées, nous  ne  pouvons  publier  cette  convention.  Or, 
ces  ratifications  ne  sont  pas  encore  échangées.  Je  ne 
doute  nullement  qu'elles  ne  doivent  l'être ,  mais  jusque- 
là,  la  publication  de  la  convention  ne  serait  pas  con- 
forme aux  usages  établis. 

M.  Hume  dit  que  nous  abandonnons  l'alliance  de  la 
France,  et  que  nous  nous  embarquons  dans  une  nou- 
velle sainte-alliance  contre  les  libertés  de  l'Europe,  et 
dans  la  poursuite  d'intérêts  contraires  à  ceux  de  l'An- 
eleterre ,  et  utiles  seulement  à  la  Russie.  Je  donne  la 
plus  entière  contradiction  à  l'opinion  et  aux  con- 
clusions de  M.  Hume.  Je  nie  qu'il  y  ait  aucune  dispo- 
sition de  la  part  du  Gouvernement  de  Sa  Majesté  à 
abandonner  cette  alliance  ;  cette  union  intime  avec  la 
France,  à  laquelle  j"ai  toujours  attaché  la  plus  grande 
importance,  comme  également  liée  aux  intérêts  des  deux 
pays ,  et  essentielle  à  la  paix  de  l'Europe.  Et  bien  que 
dans  cette  occasion  particulière ,  le  dissentiment  entre 
la  France  et  les  autres  Puissances  ait  été  jusqu'à  em- 
pêcher le  Gouvernement  français  de  s'associer  à  l'ar- 
rangement qui  était  l'objet  de  la  convention,  cepen- 
dant j'ai  une  confiance  et  une  espérance  bien  fon- 
dées y  que  ce  dissentiment  temporaire  ne  sera  pas  de 
nature  a  influencer  les  sentiments  modérés  des  deux 
pays  y  qu'il  ne  rompra  point  les  traités  fondés  sur  des 
intérêts  durables  et  permanents ,  et  qu'il  ne  peut  mener 
à  rien  qui  ressemble  à  un  sentiment  permanent  d'iios- 


DB  LA  CHAJIBRE  DES  COMMUNES.  97 

tilité  entre  deux  pays  qui  ont  tant  d'intérêts  communs. 
Je  dirai  plus,  et  je  suis  heureux  d'avoir  l'occasion  de  le 
dire,  parce  qu'on *a  assuré  le  contraire  (Mouvement. 
—  Ecoutez!)  :  Rien  n'a  été  caché  à  la  France;  aucun 
effort  n'a  manqué  de  notre  part  pour  parvenir  à  un 
accord  d'opinions.  Nous  avions  négocié  depuis  un  an 
avec  la  France  sur  le  principe  général  du  maintien  de 
l'Empire  turc  sous  la  dynastie  actuelle.  Il  n'y  a  jamais 
eu  aucun  différend  sur  ce  point  :  le  Gouvernement  fran- 
çais l'avait  établi  de  la  façon  la  moins  équivoque;  et, 
au  mois  de  juillet,  il  avait  déclaré  aux  Puissances  qu'il 
considérait  ce  principe  comme  indispensable  au  main- 
tien de  la  paix,  et  qu'il  s'opposerait  à  toute  combinai- 
son qui  l'attaquerait. 

Dans  le  discours  du  Trône,  au  commencement  de  cette 
année ,  la  France  a  déclaré  que  «  sa  politique  avait  tou- 
jours été  d'assurer  l'intégrité  de  l'Empire  ottoman  dont 
l'existence  est  si  essentielle  au  maintien  de  la  paix  gé- 
nérale. »  Ainsi  les  grandes  Puissances  sont  aussi  d'ac- 
cord que  M.  Hume  et  moi  sur  ces  principes  généraux. 
11  y  a  bien  dissentiment  sur  la  tendance  des  mesures 
destinées  à  atteindre  ce  but,  mais  ce  sont  là  des  dissen- 
timents secondaires;  les  événements  prouveront  qui^ 
avait  raison.  Mais  quand  les  États  sont  d'accord  sur 
le  principe  fondamental ,  les  mesures  d'exécution  ne 
peuvent  amener  une  rupture  entre  eux. 

M.  Hume  dit  que  notre  politique  ne  tend  qu'à  affai- 
blir l'Empire  turc.  Comme  nous  voulons  lui  rendre  la 
Syrie,  je  ne  comprends  pas  comment  c'est  l'affaiblir. 
M.  Hume  au  contraire  veut  laisser  au  Pacha  la  Syrie, 
ce  qui  le  mènerait  inévitablement  à  se  déclarer  indé- 

"  7 


98  SÉANCE 

pendant.  Si  cela  n'est  pas  un  démembrement  de  l'Em- 
pire, qu'est-ce  donc?  Cette  politique  ne  mènerait  qu'à 
constituer  un  État  indépendant  hostile  à  la  Porte.  La 
Porte  chercherait  alors  un  secours  étranger,  et  d'où 
viendrait-il?  non  de  la  France,  non  de  l'Angleterre, 
selon  la  politique  de  M.  Hume;  il  ne  viendrait  donc 
que  de  la  Russie;  et  ainsi  la  politique  de  M.  Hume  pla- 
cerait inévitablement  le  Sultan  sous  l'influence  de  cette 
puissance  dont  M.  Hume  est  si  jaloux.  Et  l'on  sait  à 
quel  prix  protection  est  donnée  par  un  Etat  puissant  à 
un  État  sans  force. 

Quant  au  traité  d'Unkiar  Skelessi ,  qui  est  exclusive- 
ment entre  la  Russie  et  la  Porte, /é?  Gouvernement  russe 
nous  a  spontanément  déclare  j  au  commencement  de 
la  négociation  y  que^nous  nous  trompions  sur  les  'vues 
que  nous  lui  supposions,  et  que  si  les  autres  Puissan- 
ces 'Voulaient  substituera  ce  traité  spécial  un  arran- 
gement qui  donnerait  a  la  Turquie  cet  appui  que  la 
Russie  lui  donnait  au  refus  des  autres  Puissances  y  il 
s'engagerait  à  ne  pas  faire  valoir  son  traité  particu- 
lier. Ainsi,  du  moins,  la  politique  du  Gouvernement 
anglais,  d'accord  avec  celle  des  autres  pays,  a  mené 
immédiatement  à  la  conclusion  que  le  traité  séparé  en- 
tre la  Russie  et  la  Porte  serait  regardé  comme  non 
avenu. 

Quand  M.  Hume  dit  que  nous  entrons  dans  une  nou- 
velle Sainte-Alliance  pour  troubler  la  paix  de  l'Europe, 
il  oublie  que  le  traité  n'a  rieu  de  commun  avec  la  pre- 
mière alliance,  et  que  les  parties  contractantes  ne  sont 
seulement  pas  les  mêmes.  L'Angleterre  n'a  jamais  fait 
partie  de  la  Sainte-Alliance ,  et  la  France  n'y  était  certes 


DE   LA.   CHAMBRE  DES   COMMUNES.  99 

pas  étrangère.  C'est  le  désir  le  plus  vif  et  le  vœu  lo 
plus  sincère  des  cinq  Puissances,  y  compris  la  Turquie, 
d'obtenir  l'accession  de  la  France  à  la  convention,  et 
elles  ont  cru  de  leur  devoir  de  faire  tous  les  efforts 
possibles  pour  l'obtenir,  parce  que  l'accession  de  la 
France  donnerait  une  influence  morale  infinie  à  cette 
alliance,  et  qu'il  serait  alors  plus  facile  d'exécuter  les 
mesures  jugées  essentielles  à  la  paix  de  l'Europe. 

C'est  avec  le  plus  grand  regret  que  nous  nous  som- 
mes vus  dans  l'impuissance  d'obtenir  le  concours  de  la 
France;  \na.hj'aila  satisfaction  de  pouvoir  annoncer 
que  toutes  les  communications  que  nous  avons  reçues 
du  Gouvernrment  français  depuis  ce  temps  nous  ont 
amenés  à  la  plus  forte  conviction  qu'il  n'y  a  aucun 
fondement  a  ces  impressions  que  l'on  s'étudie  soi- 
gneusement a  répandre  dans  l'esprit  public,  ni  à 
l'opinion  que  la  France  entretienne  aucun  sentiment 
hostile  envers  les  Puissances  engagées  dans  cette 
convention  ;  et  j'ai  la  confiance  et  l'espoir,  et  la  plus 
vive  conviction  que  le  dissentiment  momentané  qui 
existe  n'aboutira  à  aucune  interruption  de  la  paix  «t  de 
l'amitié  qui  ont  si  longtemps  existé  entre  les  deux  na- 
tions. (Écoutez!  écoutez!)  La  France  est  une  grande 
«t  puissante  nation.  La  France  a  de  grands  intérêts 
qui  lui  sont  propres.  La  France  est  gouvernée  par  des 
hommes  bien  trop  sages  et  trop  éclairés  pour  vouloir 
capricieusement,  et  sans  juste  cause  ni  provocation, 
troubler  la  paix  de  l'Europe ,  et  convertir  en  un  théâtre 
de  guerre  le  terrain  que  la  France,  comme  l'Angleterre, 
a  un  si  grand  intérêt  à  maintenir  pacifique.  Si,  en 
entrant  dans  la  convention,  nous  eussions  montré  la 


100  SÉANCE 

plus  légère  ombre  d'hostilité  envers  la  France,  qui  eût 
pu  être  saisie  par  l'esprit  le  plus  jaloux,  ou  qui  pût 
être  tournée  en  intention  hostile  en  quelque  façon , 
alors  nous  pourrions  partager  les  appréhensions  de 
(juelques  personnes  sur  les  conséquences.  Mais,  avec 
la  confiance  que  nous  avons  de  n'avoir  pas  eu  dans 
l'idée  le  plus  léger  sentiment  d'hostilité  envers  la 
France ,  nous  avons  aussi  assez  de  confiance  dans  le 
Gouvernement  éclairé  de  la  France  pour  ne  pas  partager 
les  craintes  que  l'on  manifeste.  Tout  ce  que  je  puis 
ajouter ,  c'est  que  je  ne  puis  consentir  à  la  motion  de 
mon  honorable  ami  M.  Hume,  parce  que  le  traité  n'est 
pas  complet;  mais  que  lorsqu'il  sera  ratifié,  il  sera 
porté  devant  le  Parlement  ;  et  alors  j'ai  la  pleine  con- 
fiance que,  lorsque  l'on  verra  le  but  auquel  tendait  le 
Gouvernement  et  les  motifs  qui  dirigeaient  sa  con- 
duite, quand  on  connaîtra  les  moyens  par  lesquels  il  a 
cherché  à  parvenir  à  ce  but,  je  pourrai  convaincre, 
même  M.  Hume,  que  le  Gouvernement  n'a  eu  pour 
objet  que  les  intérêts  non-seulement  de  ce  pays,  mais 
de  l'Europe  en  général;  et  que  la  conduite  qu'il  a  cru 
devoir  adopter  était  la  mieux  calculée  pour  empêcher 
que  les  malheureux  événements  qui  ont  eu  lieu  récem- 
ment dans  le  Levant  ne  devinssent  un  danger  sérieux 
pour  la  paix  générale  de  l'Europe. 

M.  Leader.  Je  ne  ferai  que  quelques  observations 
sur  l'importante  question  soumise  en  ce  moment  à  la 
Chambre.  Tout  homme  qui  a  jeté  les  yeux  sur  les 
journaux  français  a  dû  nécessairement  voir  que  la  na- 
tion française  se  croyait  trahie  et  insultée,  et  sur  le 
point  d'être  sacrifiée  aux  autres  grandes  Puissances  de 


DE   LA   CHAMBRE   DES   COMMUNES.  101 

l'Europe.  Un  tel  sentiment,  quelle  qu'en  soit  d'ailleurs 
la  source,  ne  peut  que  mener  aux  conséquences  les 
plus  dangereuses;  car  on  ne  saurait  nier  que  c'est  à 
l'union  seule  de  la  France  et  de  l'Angleterre  qu'on  doit 
la  paix  de  l'Europe.  Quoiqu'on  ait  dit  que  rien  en  cette 
affaire  n'avait  été  caché  à  la  France ,  cependant  je  crois 
savoir  que  vers  la  fin  de  la  négociation ,  il  y  a  eu  ce 
qu'on  pourrait  appeler  un  manque  de  cette  courtoisie 
officielle  généralement  en  usage  dans  ces  sortes  de  né- 
gociations, et  que  la  convention  avait  été  signée  sans 
que  le  représentant  de  la  France  en  ce  pays  sût  le  jour 
de  la  signature.  Je  sais  très-bien  que  lord  Palraerston 
peut  dire  que  la  France  n'ignorait  pas  que  les  négocia- 
tions avançaient,  et  qu'ainsi  donc  on  n'a  nullement 
cherché  à  lui  rien  cacher.  Sans  doute ,  puisque  toutes 
les  Puissances  ont  discuté  l'affaire.  Mais  enfin  les  jour- 
naux français  affirment  que  le  traité  a  été  signé  sans 
offrir  à  l'autorité  française  en  ce  pays  une  occasion  fa- 
vorable de  se  joindre  au  traité,  ou  de  faire  connaître 
ses  motifs  pour  demander  de  nouveaux  délais.  Voici  ce 
que  je  crois  qu'on  aurait  dû  faire  :  les  représentants  des 
quatre  Puissances  signataires  de  la  convention  auraient 
dû  dire  à  l'ambassadeur  de  France  à  Londres  :  «Vous 
savez  ce  qui  se  fait  ici  depuis  longtemps,  vous  connais- 
sez les  négociations  entamées ,  et  tel  jour  notre  inten- 
tion est  de  signer  la  convention.  » 

Les  journaux  français  affirment  qu'on  n'a  rien  fait  de 
semblable.  C'est,  me  répondra-t-on,  une  pure  affaire 
de  forme  dans  des  négociations  de  cette  importance. 
C'est  possible;  mais  on  ne  devrait  pas  oublier  que  mal- 
heureusement   les  Français  sont  très-chatouilleux  sur. 


lOa  SÉANCE 

le  point  d'honneur,  ce  dont  certes  je  suis  loin  de  Ie& 
blâmer.  Aussi  n'ont-ils  pas  manqué  de  regarder  cette 
omission  comme  un  affront  fait  à  leur  représentant  en 
ce  pays;  et  c'est  à  ce  sentiment  qu'il  faut  attribuer 
l'amertume  du  langage  de  leurs  journaux.  J'espère  que 
tout  eela  n'est  qu'une  erreur,  et  que  rien  n'a  été  fait 
pour  justifier  ce  sentiment ,  qui ,  grâce  à  l'influence  de 
ces  journaux,  s'est  rapidement  répandu  dans  tous  les 
rangs    du  peuple    français.   La  France,    en    ce   mo- 
ment,  n'accuse   ni  la  Russie,  ni  la  Prusse,   ni  l'Au- 
triche ;   elle  n'accuse  que  l'Angleterre.  Et  pourquoi  ? 
parce  que  la  France  s'imagine  qu'il  y  a  de  la  part  de 
l'Angleterre  dans  tout  ceci  quelque  chose  comme  une 
trahison ,  d'autant   plus  qu'après  avoir  vécu   dix   ans 
dans  l'alliance  la  plus  étroite  avec  la  France,  après 
avoir  agi  ensemble  comme  les  nations  les  plus  civili- 
sées  de  l'Europe,  ayant  les  Gouvernements  les  plus 
éclairés  et  les  plus  libéraux,  après  avoir  été  unies  par 
tous  les  liens  et  tous  les  intérêts,  l'Angleterre  aurait 
abandonné  cette  alliance  pour  aller  se  réunir  dans  cette 
négociation  avec  les  Puissances  les  plus  despotiques  de 
l'Europe.  Je  ne  prétends  pas  savoir  quelles  ont  été  dans 
tout  ceci  les  intentions  de  lord  Palmerston,  quels  avan- 
tages cette  convention   lui  a  fait  entrevoir  pour  nous 
dans  l'Orient;  quant  à  moi,  j'avoue  que  je  ne  connais 
pas  d'avantage  qui  puisse  compenser  une  rupture   de 
l'Angleterre  avec  la  France.  Aussi,  je  regrette  sincère- 
ment que  cette  affaire  ait  excité  en  France  le  moindre 
sentiment  hostile  contre  nous;  car  je  le  déclare,  non- 
seulement  en  mon  nom ,  mais  au  nom  du  peuple  an- 
glais, il  n'existe  pas  en  ce  pays  le  moindre  sentiment 


DE   LA    CHAMBRE   DES   COMMUNES.  103 

hostile  contre  la  France.  Bien  loin  de  là,  je  crois  que 
non-seulement  le  Gouvernement,  mais  tout  le  pays  dé- 
sire sincèrement  rester  l'ami  et  l'allié  de  la  France.  Je 
crois  que  chaque  jour  on  reconnaît  en  France  et  eu 
Angleterre ,  qu'il  est  de  l'intérêt  des  deux  pays  de  res- 
ter étroitement  unis,  que  les  deux  nations  commencent 
à  mieux  apprécier  leurs  bonnes  qualités  réciproques  et 
à  ne  plus  se  choquer  de  la  différence  de  leurs  coutumes 
et  de  leurs  manières.  Non ,  la  France  n'a  pas  besoin 
d'être  rassurée  sur  les  sentiments  d'un  pays  où  l'on 
veut  si  sincèrement  son  amitié  ,  et  j'espère  bien  que  ces 
négociations  ne  sont  pas  un  acheminement  vers  un 
changement  dans  la  politique  des  deux  nations.  Un  tel 
projet  ne  saurait  entrer  dans  la  tête  du  ministère  ac- 
tuel ,  pas  même  dans  la  tête  d'un  ministère  tory.  T.a 
France  serait-elle  abandonnée  par  nous,  parce  qu'elle 
est  trop  libérale  pour  s'allier  avec  les  Gouvernements 
despotiques?  Non  ,  jamais  je  ne  le  penserai! 

J'aime  donc  à  croire  que  lord  Pahnerston  va  nous 
dire  que  jamais  on  n'a  pu  songer  à  faire  un  affront  à  la 
France,  et  que  tous  les  soupçoiîs  de  trahison  conçus^ 
en  France  disparaîtront  promptement  devant  l'assu- 
rance que  le  gouvernement  anglais  n'a  pas  le  moins 
du  monde  eu  l'intention  de  se  retirer  de  l'alliance 
française,  et  qu'au  contraire  il  ne  désire  rien  tant  que 
de  rentrer  dans  les  meilleurs  termes  avec  le  peuple 
français. 

Lord  Palmerston.  La  Chambre  me  permettra  peut- 
être,  après  ce  que  vient  de  dire  M.  Leader,  d'ajouter 
encore  un  mot  pour  expliquer  ce  qui  s'est  passé. 

M.   Leader  a  exprimé  l'espérance   qu'il   n'y  avait 


104  SÉANCE 

point  eu  défaut  de  courtoisie  ni  dissimulation  inju- 
rieuse envers  la  France  dans  le  cours  de  ces  négocia- 
tions. Voici  exactement  ce  qu'on  a  fait.  Pendant  huit 
ou  dix  mois,  à  plusieurs  reprises,  on  a  dit  à  la  France 
que  les  autres  Puissances  désiraient  agir  de  concert 
avec  elle  pour  cet  objet;  mais  que  s'il  survenait  une 
telle  différence  d'opinion ,  quant  aux  mesures  à  adopter, 
qu'il  fût  impossible  à  la  France  de  s'associer  avec  les 
quatre  autres  Puissances,  alors,  et  ce  cas  arrivant,  la 
France  ne  devrait  pas  être  surprise  qu'elles  agissent  sans 
elle. 

Eh  bien,  voilà  ce  qui  a  été  déclaré  à  la  France  non- 
seulement  une  fois,  mais  plusieurs. 

Pendant  que  les  négociations  se  suivaient,  il  y  a  eu 
des  projets  et  des  contre-projets  mis  en  avant  entre  la 
France  et  les  autres  puissances.  L'une  d'elle  proposait 
un  plan  contre  lequel  la  France  a  élevé  les  objections; 
il  a  été  proposé  un  autre  plan  auquel  l'Angleterre  n'a 
point  donné  son  assentiment.  C'est  alors  que  le  Gou- 
vernement britannique  a  offert  un  parti  moyen.  La 
France  n'a  pas  voulu  non  plus  y  adhérer;  et  alors, 
\     deux  ou  trois  mois  avant  que  la  convention  fût  signée, 
1    un  arrangement  distinct  a  été  offert  à  la  France;  on 
\  a   tracé  les  limites  dans   lesquelles  marcheraient  les 
quatre  Puissances  pour  suivre  la  direction  désirée  par 
la  France,  et  suivant  lesquelles  on  demandait  sa  coopé- 
ration. 

Après  deux  mois  de  réflexions  et  de  délibérations,  le 
Gouvernement  français  a  déclaré  son  refus  en  exposant 
des  raisons  dans  le  détail  desquelles  il  n'est  point  néces- 
saire d'entrer.  Les  quatre  Puissances  se  sont  donc  dé- 


DE  LA.  CHAMBRE  DES  COMMUNES.  105 

terminées  conformément  à  la  déclaration  faite  d'abord 
à  la  France,  à  s'entendre  pour  mettre  cet  arrangement 
à  exécution. 

C'eût  été  sans  contredit  se  départir  de  toutes  les 
règles,  si,  après  la  détermination  exprimée  par  la 
France,  elles  s'étaient  retirées  et  avaient  dit  :  «  Qoique 
vous  ne  puissiez  être  partie  dans  cet  arrangement ,  les 
quatre  autres  Puissances  le  compléteront  sans  vous.» 
Je  n'hésite  pas  à  le  dire,  un  tel  langage  eût  équivalu  a 
une  menace,  c'eût  été  un  procédé  inconvenant  de  la 
part  des  autres  Puissances,  surtout  après  la  détermina- 
tion à  laquelle,  après  de  mûres  réflexions,  le  ministère 
français  était  arrivé. 

J'ajouterai  simplement  que  lors  de  la  convention 
entre  la  France  et  l'Angleterre ,  relativement  à  la  Bel- 
gique, cette  convention  n'a  été  communiquée  au  Gou- 
vernement belge  qu'après  sa  ratification,  tandis  que, 
dans  la  circonstance  actuelle ,  le  traité  a  été  ern^oyé  à 
la  France  deux  jours  après  sa  signature. 

M.  Leader.  Un  mot  d'explication  :  je  n'ai  pas  pré- 
tendu que  l'on  ait  fait  quelque  chose  d'équivalent  à  une 
menace,  mais  je  pense  qu'il  aurait  fallu  avertir  le  gou- 
vernment  français  que  la  convention  serait  signée  un 
certain  jour. 


LETTRE  SUR  LA  FLOTTE  RUSSE, 


ADRESSEE  AU  Momîng  Herald. 


Paris,  25  septembre  1840, 

Je  viens  de  lire,  dans  le  Morning-Chronicle  du 
23  septembre,  un  article  évidemment  sorti  de  la  plume 
de  lord  Palmerston.  Cet  article,  médité  pendant  huit 
jours ,  contredit  l'exposé  des  faits  que  je  vous  ai  adressé 
dans  une  lettre  qui  a  paru  dans  vos  colonnes  le  1  5  de 
ce  mois. 

L'auteur  de  cet  article  s'exprime  ainsi  :  «M.  Urquhart 
était  en  possession  du  traité  du  i5  juillet ,  car  c'est  par 
lui  qu'il  vint  à  la  connaissance  des  journaux.»   Cette 
assertion  est  fausse ,  et  l'auteur  de  l'article  savait  qu'elle 
était  fausse,  11  contredit  ensuite  ce  que  j'avais  avancé , 
savoir  :  que  le  traité  ne  contenait  aucune  stipulation 
relativement  au  nombre  des  troupes,  et  que  les  alliés 
n'avaient  aucun  pouvoir  pour  faire  retirer  ces  troupes. 
Et  à  l'appui  de  cette  contradiction,  il  cite  l'article  du 
traité  oîi  il  est  dit  que  «  lorsque  Sa  Hautesse  ne  jugera 
plus  leur  présence  nécessaire,  les  troupes  se  retireront 
simultanément  y  et  rentreront  dans  la  mer  Noire  et  dans 
la  Méditerranée.»  «Il  est  clair,  ajoute  l'auteur  de  cet 
article,   que  la   coopération  réglée  par  consentement 
mutuel  doit  précéder  l'emploi  des  forces  de  la  part  du 
Sultan,  et  que  les  forces  doivent  se  retirer  simultané- 
ment. Pas  un  mot  sur  l'occupation  de  Constantinople 
par  les  Russes.  » 


LETTRE  SUR  LA  FLOTTE  RUSSE.         107 

Cela  ne  confinne-t-il  pas  ce  que  j'ai  avancé  ?  Il  n'y 
a  pas  de  stipulation,  quant  au  nombre  de  troupes,  et 
il  dépend  du  Sultan  d'exiger  leur  retraite;  il  ne  dépend 
pas  des  alliés  de  considérer  séparément  ou  de  décider 
collectivement  si  elles  seront  rappelées.  Le  Sultan  doit 
décider,  décider  au  moment  où  les  troupes  russes  seront 
à  Constantinople,  quand  les  alliés  doivent  se  retirer. 

L'auteur  de  l'article  cite  alors  le  passage  suivant  do 
ma  lettre  :  «Dans  les  traités  précédents,  qui  excluaient 
les  vaisseaux  de  guerre  étrangers  de  la  navigation  des 
détroits  au-dessus  et  au-dessous  de  Constantinople ,  il 
n'avait  été  fait  mention  que  des  Dardanelles  seulement, 
et  aucunement  du  Bosphore  qui  donnait  accès  aux  vais- 
seaux de  la  Russie.  Le  traité  actuel ,  qui  stipule  l'intro- 
duction d'une  flotte  russe  à  travers  les  Bosphores, 
stipule  en  même  temps  l'exclusion  des  vaisseaux  do 
guerre  du  Bosphore  aussi  bien  que  les  Dardanelles.  Jl 
est  évident ,  par  conséquent ,  même  d'après  les  termes 
du  traité,  que  l'exclusion  qui  porte  sur  le  Bosphore  est 
nulle  et  non  avenue;  mais  la  stipulation  qui  défend  lo 
passage  des  Dardanelles  peut  avoir  été  faite  pour  avoir 
un  prétexte  d'amener  l'escadre  russe  de  la  Baltique  dans 
le  Levant.» 

Il  cite  ensuite  Tarticle  1 1  du  traité  de  janvier  1 809, 
entre  la  Grande-Bretagne  et  la  Porte,  conçu  comme 
suit  : 

«Comme  il  a  été  de  tout  temps  défendu  aux  vaisseaux 
de  guerre  d'entrer  dans  le  canal  de  Constantinople, 
savoir,  dans  le  détroit  des  Dardanelles  et  dans  celui  do 
la  mer  Noire  (Bosphore),  et  comme  cette  ancienne 
règle  de  l'Empire  ottoman  doit  être  de  même  observée 


108         LETTRE  SUR  LA  FLOTTE  RUSSE. 

dorénavant,  en  temps  de  paix,  vis-à-vis  de  toute  Puis- 
sance quelle  qu'elle  soit,  la  Cour  britannique  promet 
aussi  de  se  conformer  à  ce  principe.  » 

«Voilà  donc,  observe-t-il ,  quelles  sont  les  connais- 
sances diplomatiques  de  M.  Urquhart.  m 

Dans  le  traité  de  1809,  l'Angleterre  stipule,  pour 
elle-même,  et,  de  son  propre  consentement,  s'exclut 
elle-même  du  seul  détroit  par  lequel  elle  puisse  passer 
les  Dardanelles. 

Le  traité  d'Unkiar  Skelessi  est  le  traité  auquel  le  cas 
actuel  avait  rapport;  et  ni  dans  ce  traité,  ni  dans 
aucun  autre,  on  ne  trouvera  stipulée  l'exclusion  des 
vaisseaux  de  la  Russie  ou  leur  admission  ,  ou  la  ferme- 
ture des  Dardanelles  contre  elle. 

L'auteur  continue  :  «  Le  traité  d'Unkiar  Skelessi 
donnait  aux  vaisseaux  de  guerre  russes  un  privilège 
qui  était  réfusé  a  tous  les  autres.  Mais  la  stipulation 
du  traité  du  1 5  juillet  détruit  virtuellement  celle  du 
traité  d'Unkiar  Skelessi,  en  reconnaissant  l'ancienne 
exclusion  du  Bosphore  et  des  Dardanelles  de  tous  les 
vaisseaux  de  guerre  étrangers.  » 

Le  traité  d'Unkiar  Skelessi  ne  donnait  aucun  privi- 
lège aux  vaisseaux  de  guerre  russes.  Le  traité  d'Un- 
kiar Skelessi  ne  fait  aucun  mention  du  Bosphore  ;  le 
traité  d'Unkiar-Skelessi  donne  à  la  Russie  la  faculté 
^obtenir  de  la  Porte  l'exclusion  des  vaisseaux  des 
autres  Puissances. 

L'auteur  continue  encore  :  «Mais, dit  M.  Urquhart, 
comme  s'il  voulait  tâter  la  France,  la  stipulation  qui 
regarde  le  passage  du  Bosphore  peut  avoir  été  mise 
pour  avoir  prétexte  d'amener  l'escadre  russe  de  la  Bal- 


LETTRE  SUR  LA  FLOTTE  RUSSE.         109 

tique  clans  le  Levant.  ******  Si  les  alliés,  en  mettant  à 
exécution  le  traité,  rencontraient  de  la  part  d'une 
Puissance  quelconque  des  hostilités  injustifiables , 
nous  supposons  qu'on  a  peu  de  raison  de  douter  que  la 
coopération  ne  dût  s'étendre  à  la  méditerra.née,  dans 

LAQUELLE  UNE   FLOTTE  RUSSE    FERAIT  SON  APPARITION. 

C'est  un  résultat  sur  lequel  ceux  à  qui  M.  Urqhuart  s'in- 
téresse, feraient  bien  de  calculer.  » 

Voilà  donc  la  réalisation  de  mes  prévisions,  voilà 
l'explication  de  ce  système  d'insultes  dirigées  contre  la 
France,  afin  que  le  danger  d'une  collision  pût  fournir 
un  prétexte  pour  l'événement  annoncé  maintenant  pour 
la  première  fois,  l'ouverture  du  Sund,  pour  laisser  sor- 
tir cette  force  maritime  russe  jusqu'à  présent  l'appui 
secret  du  ministre  pour  être  employée  à  protéger  cette 
faiblesse  de  sa  patrie,  que  dès  longtemps  il  avait  pré- 
parée ,  et  à  laquelle  il  met  le  comble  aujourd'hui  par  la 
rupture  de  son  alliance  avec  la  France. 

Voilà,  certes,  un  résultat  que  la  France  et  l'Angle- 
terre auraient  dû  prévoir  à  temps  ;  mais  celui  qui  a  pré- 
paré ce  crime  avait  calculé  que  ni  l'Angleterre  ni  la 
France  ne  s'apercevraient  de  ce  résultat  avant  son  ac- 
complissement. Et  aujourd'hui,  avec  pleine  sécurité, 
il  indique  lui-même  avec  mépris  l'aveuglement  des  vic- 
times dont  il  ne  craint  pas  plus  en  ce  moment  l'indi- 
gnation qu'il  n'en  a  craint  l'imprévoyance.  Et  comme , 
par  un  raffinement  de  cruauté  dans  son  crime  triom- 
phant, il  choisit  l'occasion  de  me  répondre  pour  an- 
noncer cette  catastrophe  que,  seul,  j'avais  prévue, 
que,  seul,  j'avais  travaillé  à  arrêter;  tandis  que  lui, 
seul.aussi,  né  sur  le  même  sol,  travaillait  à  l'accomplir. 


110        LETTRE  SUR  LA  FLOTTE  RUSSE. 

Un  protocole  additionnel  vient  de  paraître,  répé- 
tant la  déclaration  que  les  cours  alliées  ne  recherche- 
ront aucun  avantage,  soit  territorial,  soit  commercial, 
soit  de  toute  autre  nature. 

Cette  déclaration  fut  d'abord  faite  dans  le  traité 
du  6  juillet  1827,  pour  la  pacification  de  l'Orient, 
traité  qui  a  amené  treize  années  de  convulsions,  la  ba- 
taille de  Navarin ,  la  guerre  de  Turquie,  le  traité  d'An- 
drinople,  traité  par  lequel  des  provinces  entières  furent 
arrachées  à  la  Turquie,  les  bouches  du  Danube  et  la 
cote  méridionale  de  la  mer  Noire ,  et  les  montagnes  de 
l'Arménie  livrées  à  la  Russie  ;  et  cette  longue  suite  de 
conquêtes  diplomatiques  sur  la  Turquie  et  sur  l'Eu- 
rope, vient  aboutir  au  traité  du  1 5  juillet. 

J'ai  appris  aujourd'hui  qu'en  i83o  des  négocia- 
tions avaient  eu  lieu  entre  la  France  et  la  Russie,  et 
qu'après  un  échange  de  quatorze  notes  on  avait  ar- 
rêté les  conditions  d'après  lesquelles  la  Russie,  avec  le 
consentement  de  la  France  ,  aurait  ajouté  Constanti- 
nople  à  son  empire ,  non  par  un  choc  ou  par  la  guerre, 
mais  par  une  succession  de  traités.  Cet  arrangement 
fut  brisé  par  la  révolution  de  Juillet.  La  Russie  a  changé 
d'instruments.  Elle  n'a  pas  de  concessions  à  faire  à  l'am- 
bition d'une  nation,  et  maintenant ,  au  moyen  du  con- 
cours dans  lequel  elle  a  forcément  entraîné  un  seul 
ministre ,  elle  obtient  Constantinople.  Et  quel  avenir 
se  présente  à  nos  yeux?  Une  guerre  européenne  de 
vingt  ans ,  s'il  faut  un  si  long  temps  pour  accomplir 
l'œuvre  de  la  destruction  ;  et  alors  nous  aurons  la  paix 
imposée  par  la  lance  du  Cosaque ,  et  les  Baskirs  cam- 
peront sur  nos  ruines. 


i 


LETTRE  SUR  LA  FLOTTE  RUSSE.         111 

Demain  le  Cabinet  de  Londres  s'assemble  pour  sanc- 
tionner le  passage  de  la  flotte  russe  de  la  Baltique  dans 
la  Méditerranée,  et  l'article  auquel  je  réponds  a  été 
écrit  pour  annoncer  cet  événement  et  pour  y  préparer. 
Lord  Palmerston ,  dans  une  circonstance  précédente ,  a 
assuré  ses  collègues,  afin  d'obtenir  leurs  concours  à  ce 
traité,  que  la  France  se  soumettrait.  Pressé  à  une  autre 
époque  de  prendre  des  mesures  décisives  touchant  la 
Hotte  de  la  Baltique,  il  répondit  qu'elle  était  arrêtée 
par  les  glaces  pendant  un  tiers  de  l'année.  Demain  il 
dira  à  ses  collègues  que  le  danger  d'une  collision  entre 
la  France  et  l'Angleterre  est  prochain ,  et  que  par  con- 
séquent la  présence  d'un  contingent  russe  sur  le  lieu  de 
l'action  serait  une  précaution  sage  et  prudente.  Ses 
collègues  lui  opposeront  ou  pourront  lui  opposer  le 
langage  pacifique  de  la  France,  la  note  de  M.  Guizot, 
et  demanderont  de  retarder  au  moins  la  mesure  jusqu'à 
ce  qu'il  survienne  un  danger  plus  évident.  Lord  Pal- 
merston répondra  que  la  flotte  de  la  Baltique  se  trouvant 
enfermée  pendant  la  saison  qui  va  venir,  il  serait  pru- 
dent de  l'amener  dans  l'Océan,  où  en  effet  elle  ne  sera 
pas  plus  dangereuse  que  là  où  elle  est  maintenant. 

Ainsi  donc,  lord  Palmerston  se  donne  une  double 
force  par  la  note  de  M.  Guizot  et  par  les  armements 
de  M.  Thiers.  La  soumission  de  la  France,  prouvée  par 
la  note,  subjugue  ses  collègues;  la  résistance  de  la 
France,  annoncée  par  ses  armements,  justifie  l'ouverture 
du  Sund.  Au  moment  où  cette  longue  ligne  de  batteries 
flottantes  déferlera  dans  l'Océan  du  nord,  le  canon  qui 
ébranlera  les  murs  d'Elseneur  annoncera  au  monde 
que  le  trident  d'Albion  a  été  déposé  à  coté  de  la  lance 


112         LETTRE  SUR  LA.  FLOTTE  RUSSE. 

brisée  de  la  Pologne;  que  la  Russie  est  maîtresse  de 
rOcéan,  dont  le  sceptre  est  désormais  arraché  à  la 
Grande-Bretagne;  que  la  Grande-Bretagne  a  été  sou- 
mise ,  non  par  la  guerre ,  mais  dans  la  paix  ;  qu'elle  n'a 
pas  même  été  soumise,  qu'elle  a  été  cédée,  sans  chamj) 
de  bataille ,  ni  échafaud  ;  mais  nous  aurons  des  champs 
de  bataille  et  des  échafauds,  des  champs  de  bataille 
ensanglantés  par  des  gladiateurs;  et  des  échafauds  pour 
les  patriotes. 

Mais  vous  attendez  encore  autre  chose  de  la  protec- 
tion de  cette  flotte.  Qu'elle  entre  dans  la  Méditerranée, 
et  vous  verrez  alors  le  peuple  français,  exaspéré  par 
votre  trahison,  se  servir  de  la  Russie^  même  à  ses 
propres  dépens,  pour  satisfaire  sa  vengeance,  et  se 
jeter  dans  les  bras  d'une  alliance  russe;  cette  flotte, 
placée  là  pour  tenir  en  équilibre  les  haines  interna- 
tionales, portant  l'alarme  tantôt  ici,  tantôt  là,  jusqu'à 
ce  que  l'animosité  mutuelle  soit  à  son  plus  haut  point, 
et  que  la  Russie  puisse  donner  avec  sécurité  le  signal 
de  la  destruction  de  la  France  et  de  l'Angleterre ,  l'une 
par  l'autre. 

Quelle  sera  alors  l'attitude  de  l'homme  qui  vous  a 
placés  dans  cette  position?  Vous  l'avez  déjà  vu,  seul, 
sans  parti ,  sans  ami ,  contrôler  la  volonté  d'un  Cabinet, 
réduire  au  silence  la  voix  d'un  Sénat;  vous  avez  vu  ce 
Cabinet  assumer  sur  lui  la  responsabilité  des  actes  de 
ce  ministre ,  et  le  Sénat  se  soumet  à  l'accomplissement 
de  sa  volonté;  seul,  vous  l'avez  vu,  d'un  coup  et  inopi- 
nément, séparer  l'Angleterre  de  la  France,  et  la  jeter 
aux  pieds  de  la  Russie.  Et  cela ,  il  l'osa  et  le  fit  pendant 
que  la  flotte  russe  était  tenue  en  réserve  et  cachée  dans 


LETTRE  SUR  LA.  FLOTTE  RUSSE.         113 

les  brouillards  lointains  de  la  Baltique.  Cette  flotte 
russe,  une  fois  dans  l'Océan,  son  union  avec  une  flotte 
anglaise  ne  dépendra-t-elle  pas  du  maintien  de  lord 
Palmerston  au  pouvoir?  Et  qui  alors  osera  s'opposer 
à  ce  qu'il  aura  résolu?  qui  osera  refuser  ce  qu'il  lui 
plaira  de  livrer?  Si  la  chute  de  l'Angleterre  ne  vous 
émeut  pas,  pensez  du  moins  à  ia  liberté  menacée; 
quiconque  a  des  motifs  de  craindre  doit  se  hâter.  Le 
Parlement  lui-même,  s'il  était  assemblé,  s'ébranlerait 
à  cette  heure. 

Si§,nè:  David  URQUHART. 


FIN. 


Il 


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UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


DG 
266 
.5 
U8 


Urquhart,  David 
La  crise 


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