DB
U
m
LA DICTATURE
DU PROLÉTARIAT
LES RAVAGES DU BOLCHÉVISME EN HONGRIE
ARMAND LEBRUN
Est-ce cela que vous avez voulu ?
(message des communistes à la Conférence de la Paix)
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN.
108 BOULEVARD SAINT-GERMAIN
PARIS
LA DICTATURE
DU PROLÉTARIAT
LES RAVAGES DU BOLCHÉVISME EN HONGRIE
PAR
ARMAND LEBRUN
64 gravures et 20 illustrations colorées
y
IMPORTE DE HONGRIE
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN.
108 BOULEVARD SAINT-GERMAIN
PARIS
Tous droits (traduction et reproduction
des gravures) réservés.
Hornyânszky V., Budapest.
PREFACE.
En dépit de la défaite qu'il a essuyée en Pologne, le bolchévisme
russe médite un retour offensif. Il persiste à vouloir déchaîner la , révo-
lution mondiale" pour établir la domination universelle du prolétariat. La
tempête qui secoua l'Est Européen se répercute maintenant en Occident.
Elle y soulève dans le monde ouvrier la fameuse vague de paresse qui
dissimule mal des aspirations et des exigences extrêmes; elle se mani-
feste un peu partout sous forme d'une épidémie de grèves. La „III^ Inter-
nationale" recrute des adhérents même en France, dans ce pays que sa
grande victoire semblait devoir mettre à l'abri des mécontentements qui
grondent dans les profondes couches sociales; le monde anglo-saxon,
qui avait tiré tant de profits de la guerre, se voit également de plus en
plus secoué par la fièvre extrémiste. Dans les pays vaincus de l'Europe
Centrale, les revendications, que les souffrances de la guerre ont rendu plus
violentes encore, ne se bornent plus au monde ouvrier seulement ; elles
ont inficié la mentalité de larges couches „ bourgeoises": celles des fonc-
tionnaires publics, des employés du commerce et des transports, des
professions libérales, etc.
On perçoit les bruits avant-coureurs d'un mouvement universel qui
pourrait — si l'on n'y prend garde — retarder encore le retour aux con-
ditions normales, perpétrer l'état de surexcitation chez les peuples que
la guerre mondiale a si durement éprouvés.
Les nations occidentales ne semblent, pas se rendre un compte
bien exact de tout ce qui pourrait survenir si les hommes politiques,
qui président aux destinées de l'Europe et de l'Amérique, n'imaginent un
moyen propre à conjurer le danger et ne prennent, d'urgence, des mesu-
res faites pour apaiser les passions qui grondent dans les couches
agitées des masses, pour rétablir l'état normal dans les âmes et pour
restaurer la vie économique bouleversée.
Les signes précurseurs du péril qui menace l'Europe donnent un
regain d'actualité à la question de savoir ce qu'est le bolchévisme. Par-
tant, ceux qui, de près, ont vu les bolchevistes à l'oeuvre, ont aussi le
devoir d'exposer au public occidental ce qu'ils ont vu.
J'ai séjourné en Hongrie pendant la tempête bolchevique qui y a
sévi du 21 mars au 1^"^ août 1919. En ma qualité d'étranger, j'ai béni-
ficié d'une immunité presque complète ; j'ai pu circuler librement dans
la capitale et en province soumises à la dictature du prolétariat. J'eus
l'occasion de m'entretenir avec quelques-uns des hommes détenteurs du
pouvoir aussi bien qu'avec les bourgeois que la terreur rouge faisait
trembler. Je crois donc être à même de présenter un exposé authentique
de tout ce qui s'est passé sous le régime de Bêla Kun en Hongrie.
Désireux de faire connaître la vérité pure et simple, je n'aurai garde
d'exagérer quoi que ce soit. Les phases de la bourrasque rouge ont
été trop terribles pour qu'il faille les dramatiser. Je n'aurais qu'à les
évoquer dans l'ordre où elles se succédèrent, si je voulais inspirer la
haine "des bolchevistes aux bourgeois français. Mais telle n'est pas mon
intention. Elle consiste plutôt à montrer ce qui menace les pays occi-
dentaux â leur tour. Il importe de faire entrevoir aux foules ouvrières
de ces pays les résultats qu'elles peuvent attendre de la vague léniniste
qui s'efforce de s'étendre partout.
Je me propose donc de rapporter sine ira et studio ce que les
disciples hongrois de Lénine et de Trotzki ont fait dans leur pays; tour
à tour, je ferai connaître:
les décrets par lesquels le bolchévisme hongrois a établi la dicta-
ture rouge;
les assauts qu'il a livrés au trésor public et aux grands établisse-
ments financiers;
les résultats qu'il a obtenus en socialisant les usines et qui devin-
rent plus funestes aux ouvriers qu'aux patrons;
o
3
or
crq
c
o
m
>
DO
C
O
>
m
C/5
H
les résistances qu'ils ont provoquées chez les cultivateurs, qui ont
affamé les villes et déterminé la défaite du bolchévisme;
les mesures qu'ils ont prises contre le commerce et qui bouleversèrent
la vie de toute la population, celle des petites gens-surtout;
les échecs subis parle bolchévisme seront expliqués par les décla-
rations authentiques de ses chefs mêmes.
Présentant aussi les portraits de ses protagonistes, je ferai connaître
enfin les atrocités perpétrées par ses terroristes, les „ enfants de Lénine",
dont les crimes finirent par écoeurer tous les honnêtes ouvriers.
Comme c'est à ces derniers surtout que je désirerais faire connaître
la vérité sur le bolchévisme, je m'appliquerai a exposer les faits avec la
plus grande impartialité. Je produirai les preuves irréfutables sur l'authen-
ticité rigoureuse des événements si saisissants et si instructifs dont la
Hongrie fut le théâtre dans ce monde renversé du régime bolchéviste.
L'auteur.
COMMEMT LE FAIT A-T-IL PU SE PRODUIRE?
Le peuple hongrois bolchéviste ! Ce peuple, que ses rivaux et
détracteurs avaient dépeint à Paris et à Londres comme un peuple „de
paysans", un peuple „ retardataire", «instrument docile de ses magnats
et de sa gentry", oppresseur des „ jeunes démocraties" slaves ! Com-
ment subit-il, pendant quelques mois seulement, la dictature du prolé-
tariat? Comment un pays agricole pouvait il se plier à l'hégémonie des
ouvriers d'usine? Comment cette classe pouvait-elle concevoir pareille
aspiration dans un pays dont le gouvernement passait pour être réfrac-
taire à toutes les idées sociales modernes?
Tout comprendre, c'est tout pardonner!
Pour expliquer ce qui est arrivé il faut exposer quelques vérités
sur la Hongrie. Certes, l'agriculture constitue la principale occupation
du pays ; elle nourrissait 6457o de la population d'avant-guerre. Cepen-
dant, les produits mi-ouvrés et finis de l'industrie n'en constituaient
pas moins 497© des exportations de l'ancienne Hongrie. Dans la
Hongrie mutilée par la ligne de démarcation de M. Clemenceau et où
le cyclone rouge a pu sévir, l'agriculture ne nourrit plus que 56*47o
de la population. Le reste, c'est a dire : le peuple des villes, était sur-
abondamment saturé d'idées modernes et avait imposé au Parlement
hongrois les progrès sociaux et économiques du XIX^ siècle, créé une
industrie très développée et mis sur pied un commerce extérieur de 4
milliards par an.
La grande Hongrie vivait bien sous le régime du cens électoral
restreint; mais la réforme électorale d'avant-guerre avait triplé déjà le
nombre des votants et l'Assemblée Nationale actuelle est issue du
suffrage universel étendu aux femmes. S'il est exact que le suffrage
universel avait été revendiqué par la classe ouvrière, il n'en est pas
moins vrai que c'est précisément cette classe qui le mutila lorsqu'elle
Comte Michel Kârolyi, président de
la république qui a livré la Hongrie
aux communistes.
Tibor Szâmuelly (Samuel), journaliste,
l'homme le plus sanguinaire du
régime bolchéviste.
Bêla Kun (Kohn), employé-infidèle d'une
caisse d'assurance ouvrière, chef
de file des communistes hongrois.
Joseph Pogâny (Schvi^arcz), journaliste,
qui se plaisait à s'appeler le
Napoléon rouge.
Alexandre Garbai, ouvrier - maçon, DésiréBokânyi,tailleurdepierres,com-
président du conseil des commis- missaire de la prévoyance sociale,
saires. commandant d'un corps de l'armée
rouge.
Charles Vantus, employé d'une caisse Pierre Âgoston (Augenstein), pro-
de secours, commissaire de l'agri- fesseur d'université, commissaire
culture. substitut des affaires étrangères.
8
s'emparait du pouvoir. Le pays comptant, avant la guerre, plus de 5000
fabriques qui occupaient 500,000 ouvriers environ, les problèmes
sociaux devaient nécessairement préoccuper la législation en Hongrie
tout aussi bien que dans les pays d'Occident. L'assurance ouvrière en
cas de maladie et d'accidents y était parfaitement organisée et le gou-
vernement préparait déjà l'assurance de l'ouvrier contre l'invalidité et
le chômage. Sans doute, le régime laissait encore à désirer; mais avant
de satisfaire toutes les exigences des socialistes il fallait bien que l'on
commençât par consolider la jeune industrie nationale. Or, les frais
causés par Tentretien des oeuvres de prévoyance, que ses concurrents
supportaient assez ellègrement, — l'auraient vite écrasée.
Un fait demeure à retenir : au point de vue financier et industriel,
ainsi qu'à celui du niveau intellectuel général, de l'intensité de la vie
scientifique et artistique, la Hongrie s'assimilait aux nations occidentales
et devançait de beaucoup tous ses rivaux d'Orient. A Budapest, par
exemple, dans cette ville si élégante, si progressiste, la vie est incom-
parablement plus animée et plus cultivée qu'elle ne l'est à Bucarest, à
Belgrade ou à Sophia.
Mais alors, comment était-ce possible que cette ville subît le
bolchévisme? Le mystère parait inexplicable.
Je cherche à le tirer au clair. J'ai observé le peuple de cette ville
pendant la terrible tourmente qu'était la guerre mondiale. Celle-ci fut
une lutte inégale contre les plus grandes puissances du monde, sous
la formidable pression du blocus de famine. De plus, on avait la vague
et troublante conviction d'être guetté par les ennemis intérieurs qui
méditaient, préparaient et annonçaient tout haut le démembrement total
de l'Autriche-Hongrie. Et pourtant, le peuple hongrois ne montrait ni
crainte, ni découragement. Les rues de Budapest présentaient l'aspect
gai et animé des temps de paix. Les bulletins de guerre annonçaient,
presque toujours, de grandes victoires. Ici, l'Allemagne passait pour
être invincible : on dissimulait soigneusement à ce bon peuple les revers
de la brillante „carte de guerre": la censure éliminait toute allusion à une
défaite et le public n'eut jamais l'occasion de lire des journaux français
ou anglais. Il était d'autant plus confiant que le blocus de famine ne
lui valait que peu ou prou de désagréments. Sans doute, les vivres se
venaient chaque jour un peu plus chers; mais il y en avait en abon-
dance. Et comme tout le monde gagnait de l'argent; que l'industrie,
alimentée par les fournitures de guerre, se développait à vue d'oeil;
que les cultivateurs obtenaient des prix de plus en plus élevés, nul ne
s'inquiétait: théâtres et cafés- concerts faisaient le maximum.
Ce n'est qu'en janvier 1918 que l'on commençait à avoir des
appréhensions. Evidemment, on venait de terrasser la Roumanie et la
Serbie; mais le front occidental donnait des signes de défaillance.
A la Chambre, les orateurs de l'extrême gauche se mirent à critiquer
l'alliance avec l'Allemagne, à réclamer la conclusion de la paix et le
suffrage universel. Le comte Tisza qui, — le fait est avéré aujourd'hui-
avait combattu l'ultimatum envoyé à la Serbie et la guerre des sous-
marins, mais à qui il répugnait, à lui, la loyauté personnifiée, de
fausser compagnie aux alliés, dut donner sa démission. C'était comme
un premier désaveu de la politique suivie jusqu'à ce jour. Le public
chuchotait sur des possibilités de défaite. Cependant, la nation tint bon;
elle était même résolue d'aller jusqu' au bout parce qu'elle sentait que
la paix trancherait dans le vif. Mais lorsque „le poing cuirassé" alle-
mand se détendit, les orateurs d'extrême gauche se vantaient tout haut
d'être „les amis de l'Entente". Ils firent entendre que leur arrivée au
pouvoir pourrait conjurer encore le danger de l'anéantissement qui
menaçait la Hongrie. Ils devaient savoir pourtant qu'il était beaucoup
trop tard, que les diplomates et généraux russes qui avaient déchaîné
la guerre mondiale — les révélations publiées à St. Pétersbourg l'attes-
tent — avaient préparé de longue main la déchéance de la Hongrie.
Cette déchéance — toute la presse slave la proclamait depuis 60 ans —
avait été décidée depuis 30 ans et la défaite des diplomates et des
généraux russes ne modifia la décision prise qu'en faveur des derniers
adhérents à l'Entente. Même une nouvelle orientation de la politique
hongroise à la veille de la guerre n'y eut rien changée. L'homme qui
se noie se cramponne à un brin de paille: lorsque le bloc des Puis-
sances centrales se desagrégea, quant on apprit en Hongrie la capitu-
lation des Bulgares et l'effondrement du front allemand, le public de
Budapest, tombé des nues, cruellement déçu dans toutes ses espérances,
se tourna vers le comte Michel Kârolyi dont il connut toutes les imper-
10
b«
T3
3
oa
60
■a
CL,
11
n
3
3
■o
12
co
eu
<
û
D
03
(U
CQ
PO
o
DO
o
c
m
m
PO
CD
G
a
>
m
H
fections et tous les défauts, mais en qui il croyait voir «l'ami de
l'Entente". On lui avait bien annoncé la catastrophe sur le Piave, mais
on lui avait laissé ignorer que l'armistice conclu avec le général Diaz
respectait, temporairement du moins, les frontières de la Hongrie encore
protégées par l'armée d'Orient. On savait seulement que le 29 octobre
les Croates, qui s'étaient vantés pendant la guerre d'avoir fourni les
plus vaillants régiments à l'Autriche-Hongrie, venaient de proclamer
leur séparation d'avec la Hongrie. Le comte Kârolyi se rendit à Belgrade,
négocier ^l'armistice au nom de la Hongrie indépendante". Le général
Franchet d'Esperay lui administra une douche glaciale. Cependant, le
public de Budapest se releva vite de ce coup; il trouvait une fiche de
consolation dans la défaite des puissances centrales qui venait de rendre
à la Hongrie son indépendance perdue en 1526; cette indépendance,
pour laquelle les Râkôczi et Kossuth avaient lutté avec un élan si
admirable et avec si peu de succès. La Hongrie ne formera plus une
moitié d'une grande puissance? Peu importe! „Mon verre sera petit,
mais je boirai dans mon verre" — se disait on.
Puis les messages à la Hiob venaient; ils étaient avec chaque
jour de plus en plus navrants. Les Serbes occupèrent le Banat et la
Bâcska, ces deux greniers de l'Europe. En décembre 1918, les Tchèques
envahirent la Hongrie du Nord et occupèrent la ville de Kassa, cette
métropole de reliques des grands rois hongrois. En janvier 1919, ils
prirent pied sur la rive nord du Danube, de Pozsony à Komârom.
Pozsony ! la cité antique qui avait entendu retentir le fameux Moriamur
pro rege nostro et écouté les superbes débats parlementaires de l'ère
des reformes de 1825 a 1848. Komârom! La «forteresse vierge" si
glorieusement défendes par Klapka en 1849, et la ville qui avait vu
naître Maurice Jôkai, ce Dumas père des Hongrois. La désillusion était
saturée d'amertume, mais le brin de paille était toujours là. Le comte
Kârolyi promit d'engager une vigoureuse campagne de propagande et
se faisait fort d'entrer quand même dans les bonnes grâces de lEntente.
Ses ministres, qui étaient, dès avant la guerre, entrés en rapports avec
les «nationalités", se flattaient de faire revenir les Roumains, Serbes
et Slovaques aux idées qu'ils avaient professées lorsque la Triple-Alliance
semblait encore dominer l'Europe.
13
Entre temps, la révolution d'octobre imitait Saturne et mangeait ses
propres enfants. Les ministres radicaux se voyaient rélégués au second
plan ou forcés à se démettre ; les socialistes, qui avaient recherché leur
alliance pour s'emparer du gouvernail, reclamèrent un gouvernement
purement socialiste. Ceux-ci furent stimulés par les communistes dont
les rangs — très clairsemés jusque là — avaient grossi par l'appoint
des prisonniers de guerre rentrés de Russie. La propagande bolchéviste
russe, qui se proposait de déchaîner la révolution universelle, trouvait
que la Hongrie vaincue, mutilée, menacée d'anéantissement, se prêterait
mieux que tout autre pays à l'idée d'une guerre d'extermination contre
„le capitalisme". Lénine renvoyait dans leur pays les soldats hongrois
que la faim, le désespoir, la mentalité détraquée par la défaite et par
les souffrances endurées en Sibérie avaient poussés dans les rangs de
l'armée rouge. Pour commencer, il avait renvoyé Bêla Kun, devenu un
disciple fanatique et montrant des aptitudes d'agitateur de première force.
Bêla Kun rentra donc à Budapest le 19 novembre et ne tarda pas
de se mettre à l'oeuvre. Comme entrée en matière il combattit les
socialistes qu'il estimait trop modérés. Il organisa des assauts contre
les bureaux de deux journaux bourgeois et lorsque les socialistes
s'avisèrent de désapprouver cet acte, il en lança un troisième contre
les bureaux de l'organe socialiste Népszava. Ce fait prouve que le
bolchévisme hongrois n'avait pas ses racines dans le monde socialiste
de Budapest, mais qu'il était d'origine purement russe. Et c'est tellement
vrai, que le parti socialiste se coalisait avec les radicaux contre les
communistes qu'il excluait de son sein. Bêla Kun fut arrêté sous le
coup d'une inculpation de sédition. Les gardiens de paix, exaspérés
par l'assassinat de quatre de leurs camerades accourus au secours des
bureaux du Népszava, profitèrent de l'occasion qui se présentait pour
„passer à tabac" Bêla Kun si copieusement qu'une constitution moins
robuste que la sienne y eût infailliblement succombé. Cependant,
Bêla Kun ne tarda pas d'être relâché et reprit son agitation : les organes
à sa solde, tels que le «Journal Rouge", le «Soldat Rouge", le „Prolé-
taire" prêchaient ouvertement l'extermination de la bourgeoisie. Le gouver-
nement du comte Kârolyi les laissait faire, car le comte Kârolyi s'était
déjà lié trop intimement avec les socialistes extrémistes.
•14
15
16
AFFICHES BOLCHÉVISTES.
C'est la production socialiste qui assure le bien-être.
AFFICHES BOLCHÉVISTES.
Ne craignez rien! La marche triomphale de l'armée rouge
en mai et juin 1919.
Les excitations bolchévistes éveillaient un vif écho dans les soldats
renvoyés dans leurs foyers. Ces hommes qui avaient enduré les plus
atroces souffrances de la guerre, en revenaient avec des sentiments de
haine féroce contre les capitalistes, les "mercantis" et autres profiteurs
de la lutte mondiale. Ils se dispensaient de saluer leurs officiers qui les
avaient tant de fois contraints d'affronter la mort. Ils allaient jusqu'à
forcer les officiers d'arracher leurs signes distinctifs de grade. Et, fait
plus triste encore, ces dispositions et velléités à la révolte se réper-
cutaient jusqu'à dans le personnel de la police.
La bourgeoisie, réduite à l'impuissance, suivait avec stupeur ces
agissements dont elle ne discernait pas encore toute la portée. En
revanche, elle se sentait atteinte en pleine figure lorsqu'elle comprit la
vanité des espérances que les ministres du comte Kârolyi avaient fait
miroiter à ses yeux et qui s'envolaient en fumée. Le 18 mars, le public
eut connaissance du décret par lequel le colonel Stead, substitut du
commandant en chef des forces interalliées du Danube, ^ordonnait", que,
de Pozsony jusqu'à Baja, c'est à dire sur tout le parcours hongrois du
fleuve, la navigation danubienne serait monopolisée par les Tchèques
qui, jamais, n'avaient été riverains du fleuve.
Ce fait monstrueux fut annoncé a la population de Budapest par
des affiches portant les mots suivants:
On nous escamote j'usqu' au Danube!
Pour combler la mesure, on apprit la note du 19 mars par la-
quelle le lieutenant colonel Vyx fit connaître la nouvelle ligne de
démarcation. Stupéfié, on constatait que cette nouvelle ligne dépassait
de beaucoup celle qui avait été stipulée dans l'armistice de Belgrade
et livrait aux Serbes de vastes territoires habités par des populations
purement magyares . . . Bien que le lieutenant-colonel affirmât que
cette ligne de démarcation ne signifiait pas encore la future frontière
politique, qu'elle ne servait qu'un but stratégique temporaire, le public
n'y ajoutait aucune foi et les sombres prévisions qui l'assaillirent se
virent, en effet, confirmées par la note de M. Clemenceau en date
du 13 juin.
Le comte Michel Kârolyi, si rudement désavoué par l'Entente,
était arrivé au bout de son rouleau, et lorsque deux simples journa-
2 17
listes, complices de Bêla Kun, lui présentèrent un manifeste d'abdication,
il s'empressa d'y apposer sa signature. Pour éviter les responsabilités
encourues du fait de la nouvelle ligne de démarcation, il poussait la
Hongrie dans le goufre du bolchévisme et remit le pouvoir „f/e coeur
léger", à Bêla Kun,
La bourgeoisie ignorait encore le fait; mais alors même qu'elle
l'eût su, elle ne se serait certainement pas exposée pour sauver Kârolyi,
qui avait si odieusement trahi sa patrie. Frappé à mort dans son
patriotisme, elle s'était abimée dans une apathie complète. Peut-être
caressait-elle un instant l'espoir insensé que la force déchaînée de
la plèbe se retournerait contre la conquête étrangère qui ne lui laissait
plus rien à espérer, rien à perdre. Puis, à tout prendre, que pouvait
elle ? La police, forte de 2600 têtes, lui inspirait une confiance limitée ;
les 15,000 soldats qui peuplaient les casernes de la capitale étaient
contaminés par le virus bolchéviste. Il ne lui restait qu'à se résigner . . .
Et voilà comment Bêla Kun devint le maître de Budapest.
Le jour oii il dut abandonner le théâtre de ses forfaits, je demandais
à un collègue hongrois pourquoi la métropole hongroise avait toléré
si longtemps le règne de cet homme. Il me répondit:
„Une fois de plus, le peuple hongrois a repris, dans l'histoire de
l'Europe, son rôle traditionnel. C'était, en effet, par la Pannonie que
déferlaient sur l'Europe les flots de la migration des peuples dont
l'avalanche anéantit l'antique civilisation romaine. En Pannonie surtout,
le chaos fut à son comble. Vers la fin du IX^ siècle, une dernière
poussée conduisit les Magyars dans la vallée du Danube. Après
quelques excursions jusqu'au Rhin, ils s'établirent dans le bassin du
premier de ces fleuves et, les premiers, y fondèrent un État consolidé
qui s'est maintenu jusqu'en 1819 dans ses frontières de 989, y rétablit
l'ordre en introduisant la civilisation. Durant toute cette longue période,
cet État formait le rempart de l'Europe, soutint le terrible choc de
l'invasion Mongole qui s'est arrêtée ici. Après 150 années d'une lutte
acharnée livrée par Jean Hunyadi et son fils Mathias Corvin, il succomba
sous les ruées des conquérants ottomans. A la suite d'une nouvelle
période de 150 ans absorbés par d'incessants combats, la vague ottomane
se vit enfin refoulée à son tour.
18
Deux femmes prolétaires déclarent à la propriétaire de la maison qu'elles
sont devenues les maîtresses de céans.
2. 19
3*
D.
sz
3
n
CL
3
20
«Depuis un siècle, le peuple hongrois monte la garde contre le
colosse russe; il a largement contribué aux efforts ayant pour but le
terrassement de la puissance des Tzars.
„A présent c'est encore sur le corps du peuple hongrois que le
bolchévisme russe essayait de franchir la première étape de la carrière
qu'il ambitionne. Nous avons subi ce fléau et l'Occident est à même
de prendre connaissance, au prix de nos souffrances, à nous, de tous
les dangers qu'entraîne à sa suite cette nouvelle invasion des barbares
d'Orient."
Voilà ce que m'a conté mon collègue hongrois.
Il paraît cependant que l'Occident n'a pas encore saisi l'immensité
du péril qui le menace. Nous essaierons de lui présenter quelques-
uns de ses aspects.
21
LE PROLÉTARIAT S'EMPARE DU POUVOIR.
Pour trouver un fait analogue au bouleversement que la Hongrie
a subi au début de l'an 1919, il faut remonter de mille ans dans
l'histoire; c'est à dire: à la période de la Migration des peuples.
Au déclin de 1918, deux tiers de ses territoires furent envahis par les
ennemis qui lui ravirent 12 millions de ses habitants sur 20 et la
majeure partie de ses richesses naturelles: forêts, mines, cours d'eau
etc. Ce fut une catastrophe pareille à l'invasion mongole du XIII® et
à la conquête ottomane du XVI'' siècle. A cette différence près, toute-
fois, qu'en mars 1919 le bouleversement politique entraînait une
destruction complète de la vie sociale et intellectuelle qui n'a d'égale
que dans l'avalanche des races barbares se déversant sur l'Empire
romain dont elle détruisait la haute civilisation.
Evidemment, la destruction ne fut et ne pouvait rien avoir de défi-
nitif puisqu'elle n'a duré que cinq mois à peine et que le phénix
hongrois s'est relevé de ses cendres ; il a les ailes coupées, c'est entendu,
mais il n'en demeure pas moins plein de vie et de sève. Pourtant, la
tendance de renverser l'édifice social de fond en comble s'est mani-
festée avec une véhémence inouïe, et les forces qui tentèrent de rema-
nier la Hongrie d'abord puis incendier l'Europe entière ensuite, ne sont
pas encore réduites à l'impuissance. Elles s'exercent encore sur d'immen-
ses territoires de la Russie: le feu qu'elles ont allumé se propage plus
ou moins visiblement et couve dans les centres industriels en Occident;
il pourrait y éclater si l'on n'y prend garde . . .
Il importe donc de donner à l'Occident un avertissement qui lui
ouvre l'horizon sur quelques aspects de ce danger.
Nous avons exposé déjà que le public de Budapest avait bien
reçu quelques avertissements, mais qu'il n'a pu les comprendre; peut-
être l'invasion lavait- il, de propos délibéré, mis dans l'impossibilité
d'y parer à temps.
Le 21 mars au matin, ce peuple se réveilla bolchéviste malgré lui.
Des affiches rouges collées à profusion à tous les coins de rue l'en
22
c
<u
s
cr
o
E
23
24
Tolérance religieuse des bolchévistes.
instruisaient. La harangue si chère à Lénine „A tous" le lui disait
clairement. Le texte en signifiait laconiquement que la république des
soviets était constituée; quiconque s'aviserait de résister à main armée
encourait la peine de mort.
Cependant et à l'effet de ménager certaines craintes, l'affiche ajoutait-
elle que tout acte de pillage ou de brigandage serait également frappé de
la peine de mort. On ne voulait pas déchaîner la plèbe parce que
l'on se proposait d'organiser le pillage méthodique. On ne voulait pas
encore s'en remettre à l'ivresse que la victoire causerait à la lie de la
population. Alors, quelques initiateurs théoriciens de la destruction
suggérèrent le décret No. IL du nouveau régime : il interdisait l'ivresse
physique, source de tant de crimes passionnels; il frappait d'une amende
de 50,000 courronnes le débit et de quatre semaines de prison la
consommation des boissons alcooliques.
Le régime tâtonnait et prit des mesures de précaution. Le décret No III.
frappait le port „illicite" d'armes d'une peine de cinq années de prison et
d'une amende de 50,000 couronnes. Bien entendu, le port d'armes était illicite
pour la bourgeoisie qu'on voulait rendre inoffensive dès le premier moment;
il était autorisé et même obligatoire pour les ouvriers „ organisés".
La remise des pouvoirs eut lieu sans accroc : le comte Kârolyi
l'avait bien préparée. Son ministre de la guerre, Linder, avait déclaré
dès son arrivée au pouvoir qu'il ne voulait pas voir de soldats.
En effet, les officiers se virent enlever leurs grades : on leur arra-
chait simplement les pattes d'épaule; les soldats ne portaient l'uni-
forme que parce qu'ils manquaient de vêtements civils; la discipline
avait disparu, les armes s'engagèrent au service de la destruction; le
personnel de la police était inficié par le nouvel esprit. Bêla Kun s'en
inquiétait d'autant moins que la force armée dont il avait besoin pour
plier la population entière a ses ordres, s'organisait rapidement : elle se
recrutait dans la classe ouvrière, bien organisée et habituée à obéir
aux orateurs de ses réunions. Le „ lever de rideau" se fit sans encombre,
les figurants du drame occupèrent leurs places. C'étaient, en majeure
partie, des personnages peu connus; mais le public ne tarda pas de
connaître leurs noms et leurs qualités. Nous en parlerons aussitôt que
nous aurons signalé les rôles joués par eux.
25
Il faut reconnaître que le drame à été joué avec beaucoup de verve
et un grand élan: les acteurs parlaient peu; en revanche, ils agissaient
promptement et sans fatiguer le public par de longues réflexions. Le
bon Dieu avait mis six jours à créer le monde : Bêla Kun s'en contentait
de cinq pour le renverser. Le 27 mars le journal officiel, „La République
des Soviets", publia le décret No. IX. portant «socialisation" de toutes
entreprises d'industrie, de mines et de transport qui occupaient plus de
20 ouvriers; il les plaçait toutes sous le contrôle des ouvriers qui y
travaillaient.
Le même No du journal officiel publiait:
le décret No. X. portant que toute maison de rapport constituait
propriété de la république, que tous les loyers en devaient être versés
au commissariat des finances, c'est a dire : au fisc de la commune ;
le décret No XIL plaçait tous les établissements de finance sous
l'administration du fisc. Ils ne pouvaient rembourser aux déposants que
107o de leur avoir et, en tous cas, les remboursements ne pouvaient
excéder 2000 couronnes par mois; sauf à vérifier que les versements
étaient destinés à payer des salaires et des matières premières. Notons
entre parenthèse que les ouvriers des usines disposaient eux-mêmes des
dépôts appartenant à leurs patrons ; quant à la procédure, nous en par-
lerons plus tard.
Les décrets No. XIII. et XIV. (toujours de la même date), auto-
risaient le fisc à ouvrir les safes des banques ; les sommes d'argent qui
y étaient gardés furent portées au compte créditeur des titulaires et l'on
y laissa les bijoux et autres valeurs: pour le moment, on se bornait
à les enregistrer. Les propriétaires ne s'en inquiétaient pas moins et tel
d'entre eux aurait lancé au Foreigne Office de Londres le cri de détresse
des naufragés sur l'Océan: 5. O. S., qui veut dire: Save our soûls;
cette fois-ci il signifiait cependant: Save our' — safes!
Deux jours après, le décret No XV. autorisait la Commission des
Logements à réquisitionner les appartements de plus d'une pièce par
locataire adulte; les pièces «superflues", y compris le mobilier plus ou
moins luxueux qui s'y trouvait, furent attribuées à des prolétaires dont
les enfants considéraient les tapis lès plus précieux comme lieux
d'aisance et le clavier des pianos comme bancs à s'asseoir dessus.
26
<u
3
O
O
D.
•a
o
S
a>
■a
c
3
-«S
(U
o.
o
27
o
3
•o
s»
cr
o
c
28
Le décret XIV. paru le 28 mars, autorisait le commissariat de la
production sociale à saisir chez les joailliers tous bijoux dont la valeur
excédait la somme de 500 couronnes, et un décret du 30 mars intimait
à tout particulier l'ordre de livrer au dit commissariat tous joyaux d'une
valeur supérieure à 2000 couronnes. Les bijoux ainsi réquisitionnés furent
restitués, cependant, attendu que les bijoutiers étrangers refusaient de les
acheter. Les bijoux dont on dérobait^ l'existence au cours des perqui-
sitions domicilières se virent „communisés" au profit des organes de
la police bolchéviste.
Le décret XXL publié le 29 mars, refondait le régime de l'assu-
rance ouvrière. Le décret XXV. socialisait les Compagnies d'assurances
et stipulait que les assurances échues ne seront payables que jusqu'à
concurrence de 2000 couronnes.
Les bolchévistes ne perdaient pas leur temps: en une dizaine de
jours à peine ils réalisaient des „ réformes" dont l'étude et la mise au
point eussent exigé, partout ailleurs, des dizaines d'années ; abstraction faite
des discussions dans la presse et au Parlement bien entendu.
Etude ! Discussion ! Le bolchévisme n'y songeait même pas : il
dictait simplement. La décade sus-indiquée lui avait suffi pour rédiger
et arrêter la constitution de la république des soviets. Le décret du 2
avril, qui portait le No. XXVIIL, l'imposa toute faite: Minerve, la sagesse
personnifiée, sortit de la tête de Jupiter-Béla Kun toute armée . . .
Le texte de cette constitution ne s'imposait plus aucune réserve.
Il exprimait que la république des soviets s'était donné comme but de
faire cesser le régime capitaliste et de lui substituer le système de la
production sociale en vue d'assurer la domination des ouvriers sur
leurs anciens oppresseurs. On constatera en passant que le nouveau
régime comportait également des oppresseurs et des opprimés, qu'il
n'opérait qu'un simple déplacement de dames sur le damier: plus ça
changeait et plus c'était la même chose !
Le Congrès des «Soviets des ouvriers, soldats et paysans" exerce
le pouvoir suprême. Empruntée au bolchévisme russe, cette sainte Tri-
nité dut subir, en Hongrie, une modification essentielle. Le premier
décret de Bêla Kun avait encore flatté les ouvriers ruraux; mais on
s'aperçut bien vite que le peuple des campagnes n'avait pas le moindre
29
entendement pour le nouveau régime. Aussi, ce peuple était-il tenu
en laisse et ne pouvait-il envoyer au congrès central que des indi-
vidus désignés par les commissaires de Budapest. Les soviets des
soldats avaient bien aidé Bêla Kun à s'emparer du pouvoir, mais comme
l'armée s'était disloquée, ses soviets ne jouaient plus qu'un rôle effacé.
La classe des ouvriers industriels s'emparait du pouvoir et préparait la
dictature du Prolétariat urbain.
Celle-ci culbuta tout d'abord les principes les plus essentiels de
la Grande Révolution : Uégalité devint un leurre, la nouvelle constitution
retirait le droit de vote: 1. à ceux qui occupaient des ouvriers salariés,
2. à ceux qui vivaient de leurs revenus, 3. aux commerçants, 4. aux
prêtres et aux moines.
Pour ce qui est de la liberté et de la fraternité, le bolchévisme les
a en horreur dès qu'il ne s'agit plus d'ouvriers industriels. Toutes les
autres classes de la nation étaient soumises au régime de la terreur
sur laquelle la petite classe régnante tentait d'asseoir sa dictature.
Les premiers jours d'avril apportaient toute une série de nouveaux
décrets qui portaient la socialisation c'est à dire : la confiscation au profit des
salariés intéressés ou, pour mieux dire, au profit des meneurs du régime :
des maisons de commerce en gros,
de la propriété foncière, grande et moyenne,
des fabriques de médicaments et des pharmacies,
des maisons de transports locaux et internationaux,
des sources d'eaux minérales,
des sanatoria,
des hôpitaux,
des ateliers de photographie, et
des cinémas . . .
Voulant donner satisfaction tout d'abord aux ouvriers industriels,
le régime en fixa les salaires. A cet effet, et au mépris des principes
de l'égalité et du nivellement général, les ouvriers furent classés en
cinq catégories selon qu'ils étaient manoeuvres ou que leur travail
exigeait des aptitudes et des connaissances spéciales; ils variaient, en
outre — ce qui était plus naturel déjà — selon l'âge des ouvriers et
selon le temps qu'ils avaient passé dans leurs occupations.
30
Sigismund Kunfi (Kunstâdter), prof-
fesseur et journaliste, commissaire
de l'instruction publique.
Eugène Landler, avocat, commissaire
des transports, commandant en
chef de l'armée rouge.
Guilleaume Bôhm, courtier en machi-
nes à coudre, généralissime de
l'armée rouge.
Alexandre Csizmadia, agriculteur,
commissaire de l'agriculture.
31
Joseph Haubrich, ouvrier métallur-
giste, commandant de la force armée
de Budapest.
Joseph Fiedler, ouvrier ferblantier,
commandant de la police rouge.
Bêla Szântô (Schreiber), terroriste,
commissaire-substitut de la guerre.
Bêla Vâgô (Weisz), employé dans l'ad-
ministrations d'un journal du soir,
secrétaire du syndicat des garçons
de restaurant, commissaire-substitut
de la guerre.
32
AFFICHES BOLCHÉVISTES.
Prolétaire! Défends la république des Soviets!
AFFICHES BOLCHÉVISTES.
Chaque usine doit former son bataillon !
Plus tard on comprit que l'on avait absolument besoin des fonction-
naires publics. On essayait de les gagner en augmentant leurs appointe-
ments et l'on se résignait même à assimiler les employés bourgeois
aux ouvriers des fabriques. La première catégorie — ou caste —
donnait droit a 170 cour, par semaine après deux années de service;
après 15 années de service leurs appointements devaient augmenter sus-
sessivement jusqu'à concourence de 320 cour. Ce maximum fut porté
à 400 cour, pour la deuxième caste, à 500 pour la troisième, à 600
pour la quatrième et à 650 cour, par semaine pour la cinquième caste.
Se voyaient rangés dans les quatrième et cinquième catégories les
ouvriers dont le travail exigeait des connaissances toutes spéciales,
ou des aptitudes de propagandiste, ainsi que les chefs responsables des
grandes administrations et ceux des départements ministériels appelés
commissariats ; c'est à dire : les meneurs et gros bénéficiaires du régime.
Le décret du 19 mai créa le Comité consultatif des affaires écono-
miques, avec sections spéciales pour le matériel de production, Tagri-
culture, l'élevage, la direction technique de la production socialiste, les
finances, l'approvisionnement public, les services de transport et, enfin,
pour la protection ouvrière. Mais comme ce comité se bornait à des
délibérations plus ou moins théoriques, il fallait créer (décret du 4 juin)
une direction centrale pour les diverses branches de l'industrie.
Nous pourrions citer encore beaucoup d'autres décrets, caries 17
„commisariats" de ce petit pays qu'était la république des soviets
hongrois rivalisaient de zèle pour contribuer de leur mieux au boule-
versement complet des anciennes institutions et lois et hâter ainsi
l'établissement et l'organisation du nouveau régime en assurant le bien-
être de la nouvelle classe régnante. Mais abstraction faite de cette
énumération qui serait trop fastidieuse, elle ne présenterait aucune
utilité, attendu que ces décrets n'engageaient que le papier sur lequel
on les imprimait. Sur toute la ligne, ils se heurtaient contre les dures
réalités, rebelles à la dictature de Bêla Kun et se voyaient rélégués
bientôt au second plan grâce aux mille et une petites préoccupations
chères aux meneurs.
Toutefois, avant de passer à ces réalités et à ces préoccupations,
nous croyons devoir esquisser les tendances générales et principes,
3 33
proclamés par les bolchévistes et ayant inspiré tous les décrets que
nous venons d'énumérer, ainsi que ceux que nous sommes dans
l'impossibilité de mentionner faute de place.
Et il est d'autant plus indispensable d'esquisser ces principes
que tous les décrets qui touchaient pourtant à des intérêts primordiaux,
avaient été élaborés et imposés au public sans aucune étude ni discus-
sion publiques préalables, sans exposés de motifs ni commentaires,
uniquement en vertu du sic volo, sic jubeo, stat pro ratione voluntas.
Enfin, le 13 juin, c'est à dire: presque trois mois après son avè-
nement, le bolchévisme hongrois se décida à publier son programme.
Trois mois! De toute évidence, ce ne serait pas de trop pour rédiger
un programme qui entreprend la transformation en tous points des
institutions politiques et sociales séculaires, de la vie culturelle et éco-
nomique d'un pays. Mais ceux qui ont opéré en quelques jours cette
transformation — ne fut-ce que sur le papier — auraient dû commen-
cer par l'exposé de leur programme. Heureusement, le public ne perdait
rien pour avoir attendu trois mois: les actes qu'il avait subis furent
d'une atrocité telle qu'il ne s'impatientait pas outre mesure à en entendre
le commentaire théorique. Toutefois, notre impartialité nous oblige à
entendre le plaidoyer du bolchévisme.
Nous le trouvons dans le programme que le parti des ouvriers
socialistes-communistes — l'unique parti du régime, car on n'en tolérait
pas d'autre — publia le 13 juin 1919. Nous en relevons les passages
suivants :
La guerre mondiale a anéanti les moyens de production au point
que l'on ne pourra satisfaire aux besoins des consommateurs qu'en
éliminant de la production tout intérêt privé et en la reconstituant
suivant une méthode la plus économique. Le prolétariat ne pourra
subvenir à son existence qu'en s'emparant du pouvoir politique à l'effet
de reconstruire la production conformément à ses intérêts. Or, ce but
ne pourra être atteint que si le prolétariat hongrois se rallie au prolé-
tariat de tous les autres pays avec la volonté de préparer la révolution
mondiale; pour aider à la préparation de celle-ci, sa principale tâche
consiste dans la propagande par le fait. Partout, le seul moyen à
appliquer pour que le prolétariat puisse, à la suite de l'écroulement du
34
Zoltân Rônai, avocat, commissaire de
la justice.
Jules Hevesi, commissaire- substitut
des usines socialisées.
George Nyisztor, cultivateur, com-
missaire de l'agriculture.
Anton Dovcsâk,secrétairedes syndicats
des ouvriers métallurgistes, commis-
saire-substitut des usines socialisées.
35
George Lukâcs, fils du directeur
d'une grande banque, commissaire
de l'instruction publique.
Maurice Erdélyi, directeur d'un so-
ciété coopérative commissaire de
l'approvisionnement.
Eugène Varga (Weisz), professeur
d'école de commerce, commissaire
des finances.
Eugène Hamburger, secrétaire central
du parti socialiste commissaire-
substitut de l'agriculture.
36
capitalisme, passer au régime du socialisme: c'est la dictature du pro-
létariat. Elle est appelée à briser la résistance des exploiteurs, à empê-
cher leur réorganisation. Et puisque les exploiteurs pourraient user de
leurs droits politiques pour revendiquer leurs privilèges, il faut confis-
quer ces droits dont la totalité est réservée aux travailleurs. Les moyens
de production, la main d'oeuvre, ainsi que les matières premières
devront relever d'une direction centrale, technique, financière et écono-
mique que VÉtat prolétaire, s'appuyant sur les syndicats ouvriers, confie
au Comité Consultatif Economique Supérieur. L'administration des
diverses usines incombera toutefois aux ouvriers de chaque atelier;
toute propriété foncière, grande ou moyenne, devra être exploitée par
les sociétés coopératives de cultivateurs . . .
Nous nous abstenons de toute critique, les faits eux mêmes se
chargeant de ce soin. Nous nous bornerons à une seule remarque qui
est: le dernier passage que nous empruntons au programme contenait
le germe de la maladie qui devait l'emporter. In cauda venenum. Sans
doute, les petits-cultivateurs étaient heureux d'apprendre que la grande-
propriété serait morcelée ; mais lorsqu'on vint leur dire qu'ils devaient
cultiver ces propriétés au profit de sociétés coopératives ou de la
communauté, ils se sentirent déçus et engagèrent la lutte qui allait
épuiser toutes les forces du bolchévisme. Le peuple des campagnes —
qui constitue l'épine dorsale de la nation — n'est rien moins que
bolchéviste; la majorité des populations urbaines l'est moins encore, si
c'est possible. Seule la classe ouvrière industrielle s'est laissé, après les
hésitations que nous avons mentionnées, séduire par les phrases et
les promesses des bolchévistes. Mais à son tour, elle ne tardait pas
de comprendre qu'on avait surpris sa bonne foi, que le bolchévisme
russe, introduit par Bêla Kun à Budapest, n'avait rien de commun
avec les idées socialistes et n'était susceptible en rien de servir les
vrais intérêts de la production industrielle et ceux des ouvriers.
Pour devenir viable, le régime Lénine tendait à englober au moins
une grande partie des pays producteurs. Dès la première étape, il a
échoué en Hongrie. En fera-t-il une nouvelle expérience ? C'est la grave
question qui doit préoccuper l'Occident.
37
LES BOLCHEVISTES ET LA CLASSE OUVRIERE.
Le parti communiste hongrois s'est constitué en décembre 1918.
En janvier 1919, il méditait déjà un grand coup et en fixa l'exécution
pour le 26 janvier. Ce jour là, il voulait mettre le feu aux quatre coins
de Budapest et profiter du désarroi pour organiser le massacre dans
les quartiers élégants. Le coup rata et les communistes s'en prirent aux
bureaux de l'organe socialiste qu'ils tentèrent de saccager. En même
temps ils engageaient une violente campagne dans les rangs ouvriers.
Ils les persuadèrent de „ socialiser" d'abord la célèbre usine d'électricité
Ganz, puis plusieurs autres fabriques, sans autre forme de procès,
simplement par un effet de leur volonté.
Le gouvernement n'osait pas s'y opposer et décida de créer un
„ ministère de la socialisation". Sur ce, la Népszava, organe socialiste,
du 12 mars 1919, exposa aux ouvriers que „la socialisation ne pourrait
se faire en quelques semaines, qu'elle devait être préparée de longue
main, sinon elle risquait d'aboutir à la plus sauvage anarchie qui ren-
drait la production industrielle très problématique".
Le lendemain, le parti socialiste estima nécessaire de lancer une
proclamation formelle pour avertir les ouvriers que „la sauvagerie bar-
bare n'était pas le moyen propre à créer un meilleur état". Que „le
petit camp des contre-révolutionaires rouges ne comptait que des aven-
turiers rentrés dans le pays aux frais de l'étranger, qu'il obéissait à un état-
major d'enfants menés sur une fausse route".
Mais le gros des ouvriers industriels de Budapest avait déjà passé
au camp rouge où on lui prodiguait les promesses les plus séduisantes.
Le 21 mars Budapest se réveillait sous le régime de Bêla Kun.
Cependant, pour ne pas trop effaroucher la population. Bêla Kun cède
la présidence à Alexandre Garbai, socialiste modéré. Ce chef de cabinet
se bornait toutefois à régner: il ne gouvernait point. Son nom servait
d'enseigne au cabaret qui allait débiter les boissons les plus toxiques.
38
Henri Kalmâr (Kohn), commissaire
pour les Allemands.
Alexandre Szabados (Freistadl), jour-
naliste, président du Conseil de la
Production littéraire.
Auguste Stefan, commissaire pour
les Ruthènes.
Etienne Lâday, avocat, commissaire-
substitut de la justice.
39
Nuitamment on raccole des otages dans les quartiers élégants.
40
Nous avons déjà énuméré les premiers actes du nouveau régime,
mais nous avons omis d'indiquer, et pour cause, le grand mouvement
populaire qui a porté Bêla Kun au pouvoir. Je me trouvais bien à
Budapest le 21 mars, mais je n'ai discerné aucune de ces éruptions de
masses qui précède habituellement de pareils événements : le bolché-
visme s'était faufilé dans la ville et l'avait hypnotisée pour ainsi dire.
Par la suite, il s'y est maintenu grâce à une fausse apparence de force,
grâce aussi à l'apathie résignée de la bourgeoisie et, grâce aux
promesses qu'il fit à la classe ouvrière. Il profita de cet état des esprits
pour desarmer les bourgeois, organiser la garde-rouge qu'il recrutait
dans les bas-fonds des couches inférieures et qui était appelée à rem-
placer la police.
Nous parlerons plus tard des 27 commissaires et commissaires-
substituts membres de gouvernement bolchéviste. Tout d'abord, nous
croyons devoir établir la manière dont cette révolution s'est pris pour
se considérer gouvernement „de par la volonté du peuple". Dans cet ordre
d'idées, il importe de constater que les élections générales qui devaient
consacrer la révolution du 21 mars — du moins après coup — ont été
la carricature la plus grotesque d'une consultation populaire.
Ces élections générales eurent lieu à Budapest ... en mai. La nou-
velle constitution avait décrété le suffrage universel à cela près que
le gros de la bourgeoisie se vit spolié de son droit de vote. Par contre,
ce droit était acquis à toutes les femmes adultes ; y compris, bien entendu
et surtout, les femmes à la journée et les servantes, à l'exception des
bourgeoises instruites. Les prolétaires seuls jouissaient du droit de vote,
comme de juste, puisque le régime s'appelait la dictature du prolétariat.
Mais la rnanière dont le peuple était appelé à exercer ce droit fut
d'un genre tout noveau: au moment du vote on remit aux électeurs
la longue liste que les meneurs avaient préparée et imprimée d'avance
et qui portait les noms de tous les législateurs désignés pour représenter
au «Congrès des soviets" la ville de Budapest. Les prolétaires avaient
bien le droit de modifier la liste des candidats officiels; mais les très rares
bourgeois admis au vote qui auraient osé d'introduire des modifications
dans la liste officielle couraient le risque de passer pour contre-révolu-
tionnaires. Chaque électeur remit sa liste à la commission qui fonction-
41
nait sans aucun contrôle et qui dépouillait les bulletins de vote au gré
de son caprice.
Voilà comme cela se passait à Budapest. Je n'ai pas vu les élec-
tions en province, mais je crois pouvoir affirmer que le contrôle y était
bien plus faible encore.
La critique que j'exerce cependant sur cette étrange campagne
électorale ne m'empêche pas d'avouer que le Congrès des soviets qui en
est issu n'a pas manqué d'orateurs indépendants et prononçant les plus
sévères accusations contre les actes de corruption et les mesures insen-
sées des commisaires de Bêla Kun. Un des plus populaires orateurs
des réunions socialistes d'avant-guerre, jouait un prélude très énergique
dans les délibérations de ce Congrès.
Le 12 juin, çest à dire: à la veille de ce Congrès, il écrivit dans
le Népszava: „l\ est juste que l'on confie aux ouvriers intelligents les
grandes tâches de l'État prolétaire. Pour le moment, l'exécution en est
cependant très défectueuse: des gens dépourvus de talent, qui se sont
assimilés au nouveau régime, qui ont le verbe haut et qui se posent
en partisans de la dictature du prolétariat, ont occupé les postes diri-
geants et en expulsent les hommes sérieux qu'ils réduisent à l'inaction.
Comme dans le passé, la protection sévit sur toute la ligne et nous
assistons à la naissance d'une nouvelle bureaucratie plus ignominieuse
encore que celle de jadis. Dans les bureaux comme dans toutes les
branches de la production, ces gens là ne font que du mal. Certes, le
capitalisme a empêché de donner une bonne éducation aux masses,
mais cela ne signifie aucunement que l'on doive confier les emplois
importants à des analphabets."
Bien que l'aveu de ce socialiste éprouvé soit précieux, il est loin
de contenir toute la vérité. Le choix défectueux de ses organes exécutifs
que Népszava reproche au régime, était une conséquence inhérante
au système qui s'évertuait à éliminer de la production industrielle l'élé-
ment bourgeois même qui l'avait créée et organisée. On expulsait, du
jour au lendemain, les chefs qui avaient fondé les fabriques non seule-
ment à l'aide de leurs capitaux, mais encore et surtout grâce à leur
savoir et à leurs expériences. Les ouvriers ne tardèrent pas de le comp-
rendre: bientôt ils réclamèrent d'abord les directeurs techniques et les
42
•-3 .£,
oj -s
3 -t
B
o
X3
X3
E
U
43
Soldats rouges tirent sur les moniteurs des contre-révolutionnaires, le 24 juin.
A A Phot. : „Érdekes Ujsâg" Budapest (Hongrie).
ingénieurs, puis les directeurs commerciaux dont le départ causait de
graves désordres dans les rouages de la production.
Mais le mal était fait. Les commissaires bolchévistes, aveuglés par
leur ardeur d'asseoir solidement le règne du prolétariat, avaient livré les
usines aux appétits des ouvriers auxquels ils avaient accordé les salaires
excessifs mentionnés dans un précédent chapitre. Ayant décrété la jour-
née de huit heures et l'égalité des salaires, la rapidité de cette trans-
formation devait fatalement se venger.
Les commissaires du peuple qui comparurent devant le congrès
des soviets, ouverts le 16 juin 1919, se voyaient contraints de faire des
aveux édifiants.
Eugène Varga, commisaire à la production socialiste, exposait que le
nouveau régime avait donné, dans le domaine de la production industrielle,
les pires résultats qu'on pût imaginer. La production du charbon avait baissé,
comparativement au temps du régime Kârolyi, de 10 à 38Vo; dans la
fabrique Wôrner de 50Vo et aux ateliers d'aeroplans de Mâtyâsfôld de 75Vo.
Varga attribua ce déclin de la production au relâchement de la
discipline dans les fabriques. Comme les salaires étaient les mêmes pour
tous les ouvriers d'une même catégorie, les ouvriers plus habiles ne se
souciaient point de se livrer à des efforts qui ne leur valaient pas un
surcroît de rémunération; ils se plaçaient bonnement au point de vue
capitaliste: Quiconque travaille mieux, veut obtenir des salaires supé-
rieurs. Et comme on les leur refusait, ils lâchaient pied.
A la séance du 17 juin, le commissaire Jules Hevesi fournit de
plus amples explications encore: les fabriques devaient être dirigées par
les soviets d'usine; or les membres de ceux-ci n'osaient exercer leurs fonc-
tions disciplinaires par crainte de ne pas être réélus : ils laissaient faire
les ouvriers ce que bon leur semblait.
Les conséquences qui devaient se produire du fait des salaires
excessifs et de la diminution effrayante dans le rendement du travail
individuel ne se firent pas attendre. La production devint de plus en
plus coûteuse. Les phases successives de la production subissant une
influence réciproque, et le renchérissement des produits mi-ouvrés, des
outils et des machines se répercutant dans les prix des produits finis,
c'était la vis sans fin.
45
Nous nous bornerons à en citer quelques exemples.
Dans les mines de charbon le rendement par jour d'un mineur
était de 706 qu. m. en octobre 1918, de 309 qu. m. en mai 1919;
dans la même période, le salaire du mineur était monté de 10*04 à
585 couronnes par jour.
L'extraction dans les charbonnages, qui était été de 1.500 wagons
par jour, descendit à 650 wagons.
Le prix de revient de 100 kilos de fonte était de 50-80 couronnes
en octobre 1918; il était monté à 2,700 couronnes en juin 1919.
Pendant la guerre, une batteuse coûtait 200,000 couronnes; sous
le règne des prolétaires elle se payait 1.400,000 couronnes.
En 1914 une charrue à vapeur valait 70,000 couronnes; en juin
1919: 1.100,000 couronnes.
Le prix d'une locomotive avait passé de 120,000 couronnes à
2.400,000; celui d'un chaland de 125.000 couronnes à 1.300,000.
En juin 1918 telle fabrique de machines payait à un ouvrier
70 couronnes par semaine et en obtenait des produits d'une valeur de
300 couronnes; juin 1919 le salaire avait sauté à 300 couronnes et le
rendement baissé à 90 couronnes.
A l'usine Ganz le prix de revient d'une machine représentait 35
fois sa valeur de temps de paix.
En juin 1918, les 444 ouvriers de telle fabrique de machines livraient
1870 quintaux métriques de produits; en juillet 1919, les 400 ouvriers
de la même fabrique n'en fournissaient plus que 35 quintaux métriques.
Les commissaires de la république des soviets se rendaient compte
de l'impossibilité qu'il y avait à continuer ainsi: la hausse des prix
mangerait les plus gros salaires qu'on pourrait payer aux ouvriers. Ils
prirent donc le parti d'exiger dans toutes les fabriques une sévère compta-
bilité qui serait appelée à mettre un terme au gaspillage insensé que les
„ soviets" pratiquaient dans les usines, et interdirent jusqu' aux commis-
saires délégués dans les usines de critiquer ou de contrecarrer les dis-
positions ordonnées par les ingénieurs et mécaniciens. Un décret devait
imposer aux ouvriers l'ancienne discipline et mettre un terme aux abus
de certains éléments nouveaux qui ab maient les machines et les outils,
gaspillaient les matières tout en réclamant de forts salaires.
46
w °
Q.
O.
O
CL
c
o
ÛQ
en
X
47
o
3
a-
•o
o
c
o*
o
48
AFFICHES
BOLCHÉ
VISTES.
Lâche ou scé-
lérat quicon-
que se cache
et décourage
les autres.
Donnez-nous
des vivres,
sans quoi
nous n'avons
pas de force
pour vous
fournir des
outils, des
vêtements.
AFFICHES
BOLCHÉ-
VISTES.
Soldats rouges! En avant!
On enjoignait aux conseils des usines de tenir une comptabilité
rigoureuse qui ne laissait pas de devenir gênante pour certains commissaires
ayant contracté l'habitude de considérer les stocks de l'usine comme
leur propriété privée . . .
Evidemment, la socialisation des fabriques représentait un grand
succès remporté sur le capitalisme, mais il ne rassurait pas les auteurs
de la réforme. Aussi longtemps que les fabriques, ces créations de l'esprit
d'initiative du capitalisme étaient là, leurs anciens propriétaires pouvaient
conserver l'espoir de les revendiquer un jour. Pour parer à cette éven-
tualité, il importait donc de les confondre dans la propriété commune
qui absorberait tous les moyens de production du pays. On empruntait
le raisonnement des grands trusts : la production devait être spécialisée
dans les diverses usines, dirigée d'après un plan général qui embras-
serait toute la branche et la rendrait plus économique. On organisa
donc toute une série d'administrations appelées à diriger la production:
un Comité Consultatif supérieur avec des départements pour chaque
branche de la vie économique, des centres administratifs pour chaque
branche de l'industrie, en vue de réglementer la production sur un plan
d'ensemble pour la branche intéressée. Comme ces administrations
voulaient exécuter la besogne des anciens patrons et directeurs, ils
demandaient à chaque usine toutes sortes de relevés hebdomadaires
détaillés sur les matières premières, combustibles, matériaux accessoi-
res, machines et outils dont elles auraient besoin la semaine suivante;
sur les travaux qu'elles se proposaient d'exécuter, le nombre d'ouvriers
qu'elles devaient occuper, les fonds qui seraient nécessaires au payement
des salaires et d'autres dépenses.
Ces relevés furent exigés dans le but de pouvoir distribuer aux
usines avec esprit de suite les matières premières, matériaux et outils dont
elles auraient besoin et d'être à même de leur prescrire ce qu'elles devaient
produire pour satisfaire aux exigences de la communauté. En un mot:
elles voulaient se charger de la besogne qui, sous le régime capita-
liste, incombait aux patrons, directeurs techniques et économiques des
nombreuses usines en exploitation.
Quiconque a jamais vu le travail si compliqué auquel on se livre
dans les bureaux d'une seule grande usine, s'imaginera facilement
4 49
combien les dites administrations centrales devaient être débordées en
recevant les volumineux rapports envoyés chaque semaine par les huit
cent fabriques existant rien qu' à Budapest. On avançait bien que
ces administrations centrales dresseraient des statistiques complètes pour
leurs branches respectives, mais il était évident que cette besogne ne
pouvait s'exécuter alors même que l'on eût eu le loisir de recruter et
de former un personnel capable et rompu. Or, loin d'en être ainsi, ce
personnel que l'on s'obstinait à vouloir improviser du jour au lendemain,
se recrutait — au dire de l'organe des socialistes — des pires éléments.
Jamais aucune bureaucratie n'a été expéditive; mais celle du bolché-
visme, qui prétendait accomplir les travaux de milliers de patrons et
directeurs d'une haute compétence acquise au cours d'une longue vie
d'études, de labeur et d'expériences, était fatalement vouée à l'échec
puisque, toujours au dire du Népszava, elle se composait d'anal-
phabets qui, de plus, manquaient de tout scrupule; et elle aurait
fatalement échoué même si l'on avait réussi à s'assurer le concours des
spécialistes indispensables.
Les ouvriers sérieux qui entendaient faire leurs besognes habitu-
elles, se voyaient convoqués sans cesse aux réunions politiques ou
par les nombreuses administrations où l'on avait besoin soit de leurs
connaissances, soit de leur concours politique. Alors ce fut le gâchis com-
plet dans l'industrie. Et les ouvriers étaient les premiers qui devaient
en pâtir.
Il est facile à voir que, si l'industrie dépérissait sous le bolché-
visme, par contre le syndicalisme triomphait. A la veille de la guerre
on comptait en Hongrie 107,400 ouvriers affiliés aux divers syndicats,
bien que la grande-industrie en occupait près de 500,000 ; sans compter
ceux qu'occupait la petite-industrie. Les services militaires enlevèrent
aux syndicats près de la moitié de leurs membres. En 1917, le mouve-
ment ouvrier ressuscité portait le chiffre des syndicalistes à 159.884. On
assista alors à la formation des syndicats d'employés par les établis-
sements financiers, de photographie, de pharmacie, des cheminots, des
employés de bureaux. A la fin de 1918, les syndicats englobaient déjà
721,437 membres dont 331,221 femmes, respectivement 591.771 ouvriers
manuels. Plus tard on vit se former le syndicat des concierges, celui des»
50
LES TERRORISTES LES PLUS SANGUINAIRES,
exécutés le 20 octobre 1919.
Joseph Cserni, commandant des „en-
fants de Lénine".
Eugène Vajda qui s'est masqué comme
prêtre pour obtenir les confessions
des contre-révolutionnes qu'il liv-
rait aux bourreaux.
Otto Korvin (Klein), employé de
banque, chef du corps de détec-
tives de la commune.
Alexandre Papp, substitut de Cserni,
chez les , enfants de Lénine".
(Photographies faites par ordre de la police royale.)
51
o
s
52
^employés de ménage" et celui des fonctionnaires publics socialistes.
Après l'avènement de Bêla Kun, tous les fonctionnaires étaient tenus
d'adhérer à ce dernier syndicat. Les écrivains et les journalistes durent
en former un autre. Presque toutes les professions se voyaient forcés à
suivre ces exemples : les bolchévistes ne reconnaissaient le droit à la
vie qu'aux seuls travailleurs syndiqués, A cette époque, les syndicats
ouvriers hongrois comptaient déjà 1.421,000 adhérents. Ceux qu'i n'a-
vaient pas réussi à se faire admettre dans un syndicat quelconque, se
voyaient éconduits aux guichets de distribution des bons de vivres.
C'était le cas pour les avocats par exemple (la ville de Budapest en
comptait plus de 1400), dont les fonctions étaient considérées superflues.
Tout pour les travailleurs, rien pour les oisifs: telle était la devise.
Aussi le conférencier d'un café — concert qui crut pouvoir imiter les
chansonniers irrévérencieux de la Grande Révolution française — se
permit-il la plaisanterie suivante:
— Vous avez connu le trop célèbre avocat X. qui vient de mourir.
Eh bien il s'avisa de vouloir entrer au paradis. Mais Saint-Pierre, qui
monte la garde à la porte du ciel, lui réclama sa carte de syndicaliste.
— Je n'ai fait partie d'aucun syndicat, répondit l'avocat.
— Alors va-t-en au diable ! répliqua St. Pierre, grognard.
Le pauvre avocat s'en-fut aux enfers; mais lorsqu'il se présenta
chez Charon, celui-ci réclama à son tour la carte de syndicaliste.
— Sans carte de syndicat nul ne peut pénétrer en enfer! — fit-il.
Remontez à la surface et procurez vous cette carte.
— Et si on me la refuse?
— Repassez dans quinze jours . . . dici là nul n'en aura plus
besoin . . .
53
ANEANTISSEMENT DU COMMERCE
ET DES FINANCES PUBLIQUES.
A la suite des premiers résultats donnés par la socialisation, la
classe ouvrière ne tarda pas de comprendre que les patrons organisa-
teurs et les directeurs, tant techniques que commerciaux, étaient un mal
nécessaire. Aussi bien, le commissariat de la production socialiste finit-il
par les obliger à reprendre leurs postes et à remettre sur pied le méca-
nisme détraqué par les «commissaires de production" des usines.
Quant au commerçant qui avait fourni les matières premières, les
outils, les moyens accessoires, et qui avait acheté les produits de l'usine,
on le considérait décidément comme un mal superflu^ un intermédiaire
«parasite" qui s'interposait entre la production et la consommation pour
renchérir l'un et l'autre. Le nouveau régime résolut donc d'éliminer cet
intermédiaire et de se charger lui-même de la distribution aux consom-
mateurs des produits, directement, sans frais de courtage comme sans
perte de temps.
Le décret du 2 avril (No. XXXI.) déclare que toute maison de
commerce occupant plus de 10 personnes devait être socialisée et ses
stocks confisqués au profit de la communauté. Les autres commerçants
furent obligés à fermer leurs magasins pour en dresser l'inventaire et
donner au commissariat de la production socialiste la possibilité de
se renseigner sur les stocks de marchandises disponsibles, d'organiser
la distribu ion de tous les produits en connaissance de cause. Ce décret
signifiait la ruine à peu près complète de dizaines de milliers de commer-
çants. Nous pourrions nous arrêter ici un instant et nous apitoyer sur le
sort fait aux cent mille individus qui à Budapest, vivaient du commerce.
Mais nous ne voulons pas nous attarder sur des effusions d'ordre senti-
mental. Puisque le bolchévisme promit de remanier le monde au profit
des masses populaires, nous voulons bien admettre que, pour faire une
54
55
Xi
c
r-
n
3 "o
G 3
56
omelette, il faut casser des oeufs. Et si le bolchévisme avait réussi
à asseoir sur une base solide le bien-être des grandes masses, nous
eussions dû lui pardonner ce qu'il avait fait avec les parasites de la
vie économique. Le premier aspect en fut peu édifiant: les 20 ou 30
mille magasins de Budapest, fermés du jour au lendemain, prêtaient à
cette ville, si animée encore la veille, un aspect navrant. Je m'expliquai
le fait par le mot: „à la guerre comme à la guerre". La promenade
dans les rues sera un peu monotone ; qu'à cela ne tienne !
Dès les premières heures cependant j'éprouvai une déception après
l'autre. J'eus besoin de certains menus objets, de vivres, d'ustensiles
quelconques, d'articles de ménage, d'accessoires pour mon costume,
de linge . . . que sais-je encore ! Impossible d'acheter quoi que ce fût.
Quelque pressant que pût être le besoin de tous objets que je voulais
acheter, je dus y renoncer: tous les magasins étaient fermés. Il fallait
attendre que les dizaines de mille inventaires, portant chacun sur des
centaines et même des milliers d'objets fussent dressés. Enfin, après
une pénible attente de plusieurs semaines, les magasins ouvraient à
nouveau leurs portes. Les „ commissaires de la production socialiste"
se voyaient obligés à déclarer au congrès des soviets que le commerce
était ... un mal' nécessaire, pendant la période de transition au moins.
En premier lieu ils durent admettre le commerce pour les victuailles
qui eussent forcément péri si on avait voulu attendre que le débit en
pût être confiée à des organisations de vente officielles; il fallait rouvrir
les papeteries, puisqu'on prétendait vulgariser les connaissances utiles,
les drogueries puisqu'elles servaient la santé publique. Par contre, on
interdit aux libraires de vendre les livres que l'on se proposait soit de
confisquer pour les bibliothèques populaires, soit de mettre à l'index
comme ouvrages «dangereux".
C'est que, si le bolchévisme est libre penseur, il n'admet pas que
d'autres aussi pensent librement.
Les débits de boissons spiritueux ne furent pas socialisés, mais
rigoureusement interdits et poursuivis avec une ardeur fanatique; le vin
ne figurait que sur la table des commissaires.
Le commerce des meubles fut centralisé. Tous les meubles —
même ceux des appartements privés — fuient mis à la disposition du
57
régime pour être répartis entre les prolétaires. Un office central des
meubles avait le droit exclusif de vendre les meubles au prix de
revient plus 20% de provision au profit de l'office. Le commerçant
qui avait acheté les meubles chez les fabricants ou chez les menui-
siers touchait en tout 3 à 400 couronnes par semaine, comme un
ouvrier de II!. catégorie «ayant quelques connaissances spéciales".
Les capitaux qu'il avait déboursés ne comptaient pour rien. Cependant,
les fonctionnaires de l'office, ainsi que d'autres personnages influents du
régime paraissent avoir disposé des plus beaux meubles en leur faveur
personnelle.
En ce qui concerne la distribution des matériaux nécessaires à la
production industrielle, elle incombait d'abord à un Comité supérieur
qui en arrêtait les principes, puis aux comités créés pour les princi-
pales catégories. Ainsi il y eût des offices de distribution pour les fers,
les combustibles, les métaux, les matières textiles, les vêtements, 13
offices pour les divers produits manufacturés, un office pour le matériel
de l'hygiène etc.
On devine sans difficulté que le fonctionnement de cette organi-
sation devait être forcément laborieux et compliqué. En premier lieu
pour les usines qui, ayant besoin de nombreux produits, se voyaient
obligées de partir à la découverte des bureaux de tous ces offices et
devaient solliciter, pour le moindre article, des bofls de livraison,
découvrir ensuite les dépôts dispensateurs des articles en question,
mais dépourvus du nécessaire la plupart du temps.
Il est vrai que, en attendant l'organisation définitive du régime,
ces dépôts étaient gérés par des commerçants appelés à disparaître et
à être dépossédés; il est donc naturel qu'ils mettaient peu d'empres-
sement à livrer à des prix dérisoires les marchandises qu'ils avaient
payées assez cher.
Dans la plupart des cas, les bons de livraison étaient de simples
chiffons de papier et les usines, qui manquaient de telle matière, chômaient
pendant des jours et des semaines; cette circonstance ne devait pas
les empêcher d'ailleurs de payer aux ouvriers les gros salaires stipulés.
La petite-industrie n'était pas bien vue par le régime qui avait en
horreur ces „ patrons" que Ton ne pouvait encore socialiser. Aussi les
58
Les deux Hollâns jetés dans le Danube, en 22 avril lyiy.
59
r-
o
c
Z
su-
n
sr
3
T^-
&3
• :v
fm^
o
3
cr
n>
Xî
c
•—
&5
O.
60
offices de distribution usaient-ils de tous les prétextes permettant
d'éconduire les artisans qui sollicitaient des matériaux. En revanche,
mon cordonnier, mon tailleur, mon menuisier n'acceptaient-ils aucune
commande, sauf le Ccis où je leur fournissais la matière première et
les accessoires indispensables. On reconnaîtra que cette manière d'agir
favorisait étrangement la production. Le 14 juillet un orateur exposait
en séance du Conseil d'économie publique que la distribution des
matières „se faisait très lentement, avec des pertes énormes de temps
et beaucoup de travail stérile". Il s'en prit aux sabotage des commer-
çants, mais il dut admettre aussi que le personnel distributeur avait
été recruté en observation des principes politiques et non en raison de
la compétence des candidats; parce que les hommes rompus au métier
n'inspiraient pas la confiance politique voulue.
Un autre orateur expliquait l'échec des offices distributeurs par
„le manque de sens moral et de scrupules" ainsi que par de nombreux
abus qui révoltaient jusqu'aux ouvriers eux-mêmes; et à un point tel
que les commerçants dépossédés, les petits-industriels persécutés
pouvaient concevoir la légitime espérance de voir le régime s'écrouler
bientôt, grâce à ses propres fautes, ce qui leur permettrait de reprendre
possession de leurs fonds de commerce.
Les commissaires s'en doutaient bien un peu et se livraient à
de nouveaux efforts pour étayer leur régime par une centralisation plus
rigoureuse encore de la production. Ils eurent recours au raisonnement
des grands trusts et expliquèrent que, pour être économique, la pro-
duction devait être centralisée. Mais le vrai motif qui les inspirait fut
d'en faciliter le contrôle. Pour y arriver, ils supprimèrent des centaines
d'ateliers et de petits magasins, espérant de la sorte enlever à leurs
propriétaires tout espoir de retour à leur droit et à leur propriété.
Le résultat fut un desastre pour ... les acheteurs, tant pro-
létaires que bourgeois : tous durent faire la queue devant les rares
offices de distribution et attendre de longues journées avant de pouvoir
acheter une paire de souliers, une casquette, un chapeau, une cravate,
un canif, ou les cent autres choses dont ils avaient besoin.
Le problème de la distribution des biens était d'autant plus
laborieux que le blocus, infligé à la Hongrie pendant les quatre années
61
de la guerre, avait vidé les rayons des magasins et que l'industrie^
disloquée par le nouveau régime, était manifestement impuissante à
satisfaire les besoins pressants du public. Les demandes devenaient si
impétueuses qu'il fallait les enrayer. Alors on imagina un moyen assez
simple : on décréta que les magasins ne délivreraient des marchandises
qu'aux travailleurs syndiqués. Tout pour l'ouvrier! disait-on. Mais
comme presque tout le monde s'était empressé d'adhérer à quelque
syndicat, on décrétait que l'achat de chaque objet devait être autorisé
par un organe du soviet. Les locataires furent sommés d'avoir à élire
pour chaque maison de rapport un „homme de confiance" ; celui-ci
devait être un ouvrier manuel ou, à défaut, socialiste de la veille.
C'est à dire : un homme ayant adhéré au parti socialiste non pas sous
la pression de la révolution, mais en 1918 déjà. Il en résulta que le
locataire qui avait besoin d'une aiguille, d'une pelote de fil, d'une
paire de souliers, d'une cuiller ou d'un objet quelconque, devait obtenir
l'autorisation de «l'homme de confiance de sa maison", pour faire la
queue devant l'office de distribution ....
Encore qu'absurde, ce procédé constituait un excellent moyen
pour chicaner le bourgeois et même le travailleur qui s'était avisé de
formuler une critique sur les abus et les faits imputés au régime. Or,
ces critiques devenaient de plus en plus fréquentes, chaque jour un
peu plus vives. Sans doute, les ouvriers touchaient de gros salaires,
mais en revanche on ne leur donnait presque rien pour leur argent.
D'abord parce que le commerce, réduit à l'impuissance et voué à la
ruine, ne pouvait rien importer de l'étranger. Ensuite, parce que
l'industrie, paralysée du fait des énormes frais de revient, délaissée
par les ouvriers appelés à remplir des milliers de postes de confiance,
ne livrait presque rien. Enfin, parce que l'argent se dépréciait à une
allure vertigineuse.
Or, cette dépréciation avait été prévue; bien plus, elle figurait même
au nombre des théories communistes comme un but qu'il fallait atteindre.
Le capital : voilà l'ennemi qu'il fallait fraper à mort. Tout ouvrier qui ne
dépensait pas tout son salaire et se livrait à faire des économies devint
ipso facto suspect de vouloir faire revivre le capitalisme. Le bolchévisme
n'a pas besoin de percevoir des impôts: il se passe des capitaux puisqu'il
62
'a
•a
D.
O.
ÛU
O.
O
63
m
X
■0
64
AFFICHES BOL- « /C^v^ fv
CHÉVISTES. V El D 1/
tIEGI
Défendez
le règne des
Prolétaires.
4 PROLEIAROK HATALMAT
Ziiamgp^rozi
Infâmes! c'est
cela que vous
avez voulu.
>
O
n:
m
CD
O
Xi
c
ta
O
3*
n
O
a:
m-
<
H
m
dispose de tous les moyens de production et se procure, sans bourse
délier, tout ce dont il a besoin. Un des premiers décrets financiers du
régime bolchéviste stipulait l'exemption d'impôts de toute propriété
rurale de moins de 50 hectares. N'osant pas effaroucher les masses pay-
sannes, le régime renonçait, de coeur léger à une des plus importantes
sources de revenus, attendu que 50 hectares de bonne terre hongroise
représentaient à cette époque près d'un million de couronnes et rappor-
taient, grâce aux prix surélevés des produits alimentaires du sol, cent
mille couronnes au moins par an. Le régime avait socialisé toutes les
usines, ces excellents contribuables; mais ces usines travaillaient, nous
l'avons constaté déjà, avec des pertes effarantes et se précipitaient vers
la ruine complète à une vitesse plus effarante encore. Le régime avait
exproprié les propriétés bâties ; mais comme les grands appartements qui
rapportaient les gros loyers avaient été réquisitionnés pour les familles
prolétaires, que d'autre part le régime s'était empressé d'abaisser les
loyers des petits logements, les seuls qui devaient subsister d'ailleurs,
les maisons de rapport ne produisaient presque plus rien. Le régime
avait bien confisqué les trésors des bijoutiers, mais il ne trouvait pas
d'acquéreurs pour les bijoux. En province on rançonnait bien les richards
dont on avait trouvé les noms et les adresses sur les registres des receveurs
de contribution, mais ces rafles s'opéraient au profit des soldats rouges
improvisés percepteurs ... La douane ne rendait rien, nul ne voulant
importer dans un pays oii le gouvernement confisquait tous les stocks
des commerçants. Le commissariat de la production socialiste eut beau
organiser un Office du Commerce extérieur qui devait importer des
marchandises étrangères: ces marchandises ne pouvaient sortir de leurs
pays d'origine qu'en contrebande. Une enquête faite sur la gestion de
cet office établit que le chef en avait confié à ses amis des centaines
de millions en vue d'achats à faire en Autriche et ailleurs ; mais ces amis,
empêchés de remplir leur mission, avaient souvent négligé de rendre
les grosses sommes confiées à leur probité.
Or, le régime éprouvait un besoin urgent pour cet argent à l'en-
droit duquel il affectait un si profond mépris: les usines, qui produi-
saient peu, n'en payaient pas moins de gros salaires; les fonctionnai-
res convaincus s'occupaient de politique, les autres, qui appartenaient à
5 65
l'ancien régime, pratiquaient le sabotage ou furent écartés. En tout état
de cause, ceux-ci comme ceux-là tenaient à toucher de gros appointe-
ments. Les gens de la garde-rouge, qui devaient étouffer toute velléité
contre-révolutionnaire de la bourgeoisie, ainsi que les soldats de l'armée
rouge qui, après quatre années de guerre mondiale avaient pour charge
de faire la petite guerre aux Tchèques, Serbes et Roumains et devaient,
au surplus, tenir en échec les masses mécontentes de la population
urbaine, ne pouvaient se contenter de la solde dérisoire d'autrefois (on
connaît le vers: „Au service de l'Autriche, le militaire n'est pas riche!");
aussi demandaient-ils à être payés au même taux que les ouvriers d'usine.
On leur versait donc solde et salaires sans sourciller.
La propagande politique dans le pays et à l'étranger absorbait, elle
aussi, de fortes sommes ; la majeure partie des fonds alloués aux com-
missariats de l'instruction publique, des affaires intérieures, et de la
production socialiste s'abîmait dans ce gouffre sans fond.
Finalement, le commissaire des finances aux abois proposait à la séance
du 12 juin du Congrès des Soviets de frapper de taxes de consommation
très élevées : le pain, la viande, les comestibles : c'est à dire : il rétablit
précisément les taxes que les socialistes avaient combattues de tout
temps comme anti-sociales, parce qu'elles grevaient les petites-existences
beaucoup plus lourdement que les gens à fortune. Il est juste de dire
que, dans la pensée du commissaire Jules l,engyel, ces taxes étaient
appelées à ne grever que les bourgeois et à offrir un excellent moyen
pour les saigner à blanc. Heureusement, le citoyen Lengyel n'eut pas
le loisir de réaliser sa belle idée.
Le moyen dont le bolchévisme hongrois a usé pour se tirer d'em-
barras est universellement connu: il fabriquait des milliards de faux
billets. Et comme il était pressé, il interdit rigoureusement toute tenta-
tive de grève dans les imprimeries chargées de la fabrication des faus-
ses coupures de la Banque d'Autriche-Hongrie et des billets fiduciaires
émis par la Caisse d'Epargne Postale.
Mais comme ces billets n'étaient couverts par aucune en aisse
métallique, le public les refusait. Alors on les lui imposait par voie de
décret. On s'abstint toutefois de créer une loi sur cette transaction qui
émit des billets fiduciaires jusqu'à concourence de près de six milliards
66
de couronnes. On décréta même que ces coupures, c'est à dire : les billets
blancs, formeraient la seule monnaie fiduciaire ayant cours légal; qui-
conque refuserait de les accepter ou exigerait en payement les anciennes
coupures (les billets bleus), encourait la confiscation de son argent, de
fortes amendes et la prison. A maintes reprises, la garde-rouge fouillait
à l'improviste les passants dans la rue et confisqua leurs billets bleus.
Les journaux du régime démontraient au public que les billets blancs
avaient pour base tous les immeubles socialisés du pays et représen-
taient, par conséquent, une valeur plus réelle que les billets de la
Banque d'Autriche-Hongrie. Néanmoins, les paysans refusaient d'accep-
ter les billets blancs et exigeaient que l'on payât les vivres en billets
bleus. Les bolchévistes n'osant pas appliquer leurs décrets dans les
campagnes, les soldats et les ouvriers d'usines métallurgiques ne tar-
dèrent pas d'exiger leurs salaires en billets bleus ; les seuls qui eussent
cours dans les campagnes. De leur côté, les commissariats ramassaient
tous les billets bleus qu'ils pouvaient accaparer, car la propagande
politique à l'étranger ne pouvait se faire qu'au moyen des coupures
bleues.
Ci-après nous reproduisons un relevé officiel de la gestion des
finances publiques de la république des soviets * hongrois pendant les
133 jours de sa durée:
Recettes Dépenses
en couronnes
Présidence 305,000 3.498,000
Dette publique 1.892,000 31.680,000
Petits commissariats (justice, nationalités) 13.388,000 74.586,000
Commissariat des Affaires étrangères 777,000 10.623,000
Commissariat des Affaires intérieures (sourtout la pro-
pagande) 3.232,000 195.713,000
Commissariat des Finances (impôts perçus) .... 260.706,000 189.365,000
Commissariat de la Production socialiste 15.626,000 74.679,000
Commissariat de l'Agriculture 75.659,000 88.407,000
Instruction publique et „comité des produits de presse"
(Propagande bolchéviste) 2.923,000 230.412,000
Commissariat de la Prévoyance sociale 1.536,000 159.911,000
Commissariat de la guerre 114 770,000 3.307.372,000
Garde-rouge . 2.817,000 514.162,000
Totaux du budget 473.631,000 4.889.408,000
5* 67
Le lecteur aura sans doute remarqué que les recettes n'ont atteint
que 4736 millions et que le militarisme rouge a englouti 3'3 milliards
sur un total de 4*89 milliards de dépenses.
Les exploitations en régie ont donné des résultats pitoyables :
Recettes Dépenses
Chemins de fer 71.300,000 667.600,000
Postes et télégraphes 28.251,000 100.637,000
Forges de l'État 77.411,000 84.463,0U0
Les Fondations 37.414,000 28.284,000
Achats et ventes en commission île commerce extérieur
officiel) 26.369,000 1.486.826,000
Fonds de roulement (transitoires) 1.886 751,000 1.886.751,000
Avances aux directoires de province 1.109,000 62.882,000
On voit que le déficit a atteint près de 6 milliards. On l'a comblé par
des emprunts (extorques à la Banque d'Autriche-Hongrie, billets blancs et
autres) jusqu'à concurrence de 6,500.000,000 couronnes.
C'était claire comme le bon jour !
68
05
■a
CQ
69
70
Assassinat du général de brigade Oscar Ferry et trois autres officiers
supérieurs de la gendarmerie.
ADMINISTRATION, JUSTICE, VIE INTELLECTUELLE ET
APPROVISIONNEMENT.
Nous avons présenté le régime économique, le bien être matériel
que la république des soviets assurait si peu à la population. Le
moment est venu de parler, au moins sommairement, des autres
branches de la vie publique, du milieu moral et intellectuel créé par
le bolchévisme.
Mais avant de passer à cet exposé, quelques mots de rigueur sur
les dirigeants. Nous avons déjà dit que le chef du gouvernement,
Alexandre Garbai, se bornait à régner sans gouverner. Avant la guerre,
ce maître ouvrier-maçon fut un des principaux orateurs aux réunions
socialistes; on avait besoin de son autorité pour rassurer les ouvriers
sérieux. Se prêtant à ce rôle, il fut, au demeurant, l'instrument du
véritable chef: de Bêla Kun (Kohn). Celui-ci assuma la direction des
affaires étrangères, charge d'autant plus importante que le Soviet hongrois
se considérait comme simple membre, sorte de section de la Troisième
Internationale. Journaliste de profession, il avait été adjoint de Lénine
qui le dépêcha en Hongrie à l'effet d'y frayer le chemin à la révolution
universelle. Fidèle exécuteur des ordres venus du Soviet moscovite, il
dirigeait le mouvement avec un courage et une décision farouches,
inébranlables. N'ayant rien à perdre et un monde à gagner, il voulait
briser, par tous les moyens à sa disposition, toute tentative de résistance.
C'est en prison qu'il réussit à s'emparer du pouvoir. Inutile de parler
plus longuement de lui ; qu'il suffise de savoir que c'était lui qui
inspira presque toutes les mesures déjà exposées, qu'il personnifiait le
régime. Il est l'objet de ce livre tout entier.
Après lui vint Eugène Landler, un des rares intellectuels du régime,
avocat de profession et défenseur légal attitré des communistes, jusques
71
et y compris Bêla Kun. Au début, on lui confia les affaires intérieures
qu'il abandonna pour les chemins de fer, pour les troquer ensuite
contre de commandement d'un corps d'armée. Finalement il fut nommé
généralissime de l'armée rouge.
Aux affaires intérieures, on lui adjoignait Bêla Vâgô, qui connais-
sait le pays pour avoir été employé — dans les bureaux de l'admini-
stration d'un journal.
L'agriculture eut à sa tête un collège de quatre membres: un
poète rural, Alexandre Csizmadia, bientôt mis à la porte parce qu'il
n'avait pas assez d'entendement pour les beautés du régime; Georges
Nyisztor, ouvrier agricole à la journée, qui s'était complu à beaucoup
pérorer dans les réunions populaires ; Charles Vantas, agitateur com-
muniste et Eugène Hamburger qui, secrétaire général du parti socialiste,
s'était distingué par ses harangues aux travailleurs de la terre.
Faute de spécialiste, la gestion des finances incomba à Eugène
Varga qui avait enseigné l'histoire dans un lycée. Un autre professeur
de lycée, Sigismond Kunfi (Kunstâdter), devint commissaire pour
l'instruction publique du fait d'avoir livré le pouvoir à Béla Kun. Il ne
tardait cependant pas de se voir supplanté par son propre substitut:
George de Lukàcs, fils d'un richissime directeur de banque, qui ambition-
nait la haute direction de la vie scientifique, littéraire et artistique.
Pendant quelque temps, ces deux coryphées eurent pour collègues
Tibor Szamaelly, héros du chapitre suivant, et Alexandre Szabados,
ancien directeur du journal socialiste, qui se chargeait d'organiser la
^production littéraire" se bornant d'ailleurs à la propagande commu-
niste. Désiré Bokànyi, ex-tailleur de pierres et orateur consacré des
palabres socialistes, s'improvisait commissaire pour la prévoyance sociale,
et Pierre Àgoston, professeur de droit, se contentait d'être l'adjoint de
Béla Kun aux affaires étrangères. Joseph Pogàny (Schwarcz), journaliste
insignifiant qui, s'étant introduit au service de presse du Grand État-
Major pendant la guerre, en avait profité pour désorganiser l'armée
en y sapant la discipline, cause principale du succès de la révolution
Kârolyi. Il était donc tout indiqué pour devenir commissaire pour la
Guerre. Béla Szdntô, auquel se joignit plus tard Tibor Szamuelly,
furent ses substituts et devinrent les acteurs les plus sanguinaires du
72
bolchévisme hongrois. Les services judiciaires sont supprimés, mais on
désigne un commissaire pour la justice : Zoltàn Rônai qui, par excep-
tion — est homme de métier. Guillaume Bôhm, qui avait été monteur
de machines à coudre, devient commissaire de la production socialiste ,
d'abord, puis ministre de la guerre, ensuite général-en-chef de l'armée
rouge et, enfin, «envoyé extraordinaire" de la république hongroise
près de la république de l'Autriche-AUemande.
Pas de spécialiste expert dans les commissariats: telle était le
mot d'ordre ; il suffisait d'être communiste pour avoir qualité de figurer
à la tête des départements administratifs: puisqu'il ne s'agissait que
de destruction ....
Les seize commissaires avec leurs treize substituts constituaient
le „Conseil de gouvernement'' qui usurpait le pouvoir au profit exclusif
de la classe ouvrière de Budapest. Celle ci jouissait de tous les privi-
lèges et tyrannisait toutes les autres couches et classes sociales de la
nation. La dictature du prolétariat urbain : tel était le principe unique
qui régit la Hongrie. Une fraction infime s'arrogeait tous les droits de
la souveraineté populaire.
La justice, cette base fondamentale de tout État, se voyait travestie
en carricature par le fait que, la majorité du peuple étant privée de
tous droits, la fraction dominante exerçait une dictature sans bornes
et absolument arbitraire. Les juges experts en jurisprudence sont
renvoyés et les services judiciaires transmis à 137 Jribunaux révolution-
naires" ; les juges communistes, tous analphabètes, ne connurent d'autre
loi que l'intérêt du prolétariat, aucune criminalité sinon celle des
contre-révolutionnaires, des bourgeois et paysans osant critiquer la
dictature.
Les faits que les lois séculaires de tous les pays désignent comme
crimes changeaient de caractère : la spoliation d'un bourgeois commise
au profit soit de la communauté, soit d'un individu prolétaire, devint
une vertu, un acte louable tendant à détruire le capitalisme, but
suprême vers lequel gravitaient tous les efforts du bolchévisme. Le vol,
le cambriolage, la fraude et l'assassinat étaient flétris comme actes
criminels; à moins, toutefois, d'avoir profité au prolétariat. Quant aux
crimes perpétrés avant l'avènement du bolchévisme, ils furent déclarés
73
^altribuables aux abus de l'ancien régime". Sur 16,143 procès criminels
en cours 13,812 furent annullés sous prétexte que les inculpés ou
condamnés avaient été „ victimes du capitalisme". Et à ce titre, les
détenus des maisons de force et autres établissements pénitentiaires se
voyaient relâchés. Au surplus, les juges des tribunaux révolutionnaires
manquaient plutôt d'orientation sur la criminalité : tel pickpocket se vit
condamné à mort, alors que tel voleur à la tire en fut quitte pour une
simple admonestation; tel bourgeois surplis en état d'ivresse endossait
8 ans de prison ou 500,000 couronnes d'amende ; des gens qui avaient
osé émettre un avis défavorable sur le régime ou sur Bêla Kun, se
voyaient infligés 5, 8, et même 15 années de travaux forcés. Un officier
de la garde-rouge qui voulait maintenir la discipline entre ses subor-
donnés, eut 8 années de travaux forcés en récompense. Tous les juge-
ments étaient prononcés sans instruction au préalable: le président
accordait une minute à la défense; à moins que le défenseur ne
s'évertuât à mettre en relief des circonstances aggravantes pour le
bourgeois inculpé. Au contraire, tel soldat de la garde-rouge qui avait
tué un enfant pris en flagrant délit de vol de quelques branches de
bois, ou le fonctionnaire bolchéviste qui avait mis à sac l'appartement
réquisitionné d'un bourgeois, furent acquittés. Les tribunaux ne con-
naissaient qu'une seule prescription; faire montre d'une extrême indul-
gence pour les prolétaires et demeurer intraitable envers les bourgeois.
La procédure était absolument arbitraire, puisque toutes les lois avaient
été abolies. Le sort d'un accusé dépendait de la bonne ou de la
mauvaise humeur des juges qui s'amusaient pendant les audiences à
débiter de rudes propos prétendus plaisants; à l'adresse du bourgeois
bien entendu. Il convient de reconnaître cependant que le travail était
expéditif . La dénonciation d'un prolétaire quelconque suffisait pour traduire
le bourgeois en justice, pour le juger (sans instruction) et pour l'exécuter
dans les 24 heures. Il n'y eut des retards que dans les cas oii l'accusé
était censé avoir connaissance d'une des conspirations que le bolché-
visme ombrageux soupçonnait innombrables, et semblait fournir ainsi
des motifs suffisant à un sursis. Dans ce cas les gens de la garde-
rouge appliquèrent à l'accusé les tortures les plus atroces du moyen-
âge pour lui extorquer des jjaveux".
74
Exécution d'un paysan contre-révolutionnaire.
Phot. : „Érdekes Ujsâg' Budapest (Hongrie).
75
Exécution d'un contre-révolutionnaire devant le monument de Kossutii à
Kecskemét.
7q Phot. : „Érdekes Ujsâg" Budapest (Hongrie)
Ici nous touchons à la limite de ce qui s'appelait le service judi-
ciaire du bolchévisme, car ces supplices faisaient déjà partie du système
de terreur que nous allons traiter dans un chapitre spécial.
Nous ne parlerons pas des tribunaux civils; nous avons déjà fait
connaître la mentalité du bolchévisme: la propriété c'est le vol. D'après
cet axiome, le code civil devait être mis sens dessus-dessous et le monde
complètement renversé. Le créancier qui s'avisait de devenir demandeur,
devint ipso facto un accusé. On dissimulait ce principe sous la thèse
suivante: „ l'individu qui ne travaille pas, n'a aucun droit de posséder
quoi que ce soit; cette propriété fut-elle le résultat d'une vie de travail".
Bref, le bolchévisme s'acharnait contre toutes les institutions du
passé, s'en prit jusqu'à l'institution de la famille en déclarant que l'en-
fant illégitime devait être mis au pied d'égalité avec l'enfant légitime ;
et en occupant ce point de vue il arriva à la conclusion stupéfiante que
le concubinage était légal au même degré que le mariage conclu en
bonne et due forme. Ses tribunaux se contentaient du moindre pré-
texte invoqué par le mari pour prononcer le divorce tout aussitôt . . .
Il propageait ces principes dans les écoles déjà oii l'on s'appliquait à
^éclairer" les garçons et les fillettes^ sur la vie sexuelle, à les exciter
contre leurs parents, «bourgeois à mentalité dessuète".
Inutile de dire que l'enseignement religieux fut entièrement sup-
primé; les religieuses furent expulsées non seulement de leurs écoles,
mais aussi de leurs institutions de charité. Elles n'y étaient tolérées qu'à
la condition de renier leur voeu religieux et leur voeu de . . . chasteté . . .
Celles d'entre-elles qui n'y obtempéraient que pour la forme durent
s'exécuter pour de bon ! . . .
Constatons encore en passant que le viol des femmes et des jeunes
filles se pratiquait fréquemment et leurs auteurs, les terroristes, n'en furent
aucunement inquiétés lorsqu'il s'agissait de bourgeoises ou de paysannes
contre-révolutionnaires.
Comment se fait-il, demandera le lecteur, — que le peuple hon-
grois ait toléré, ne fût-ce que pendant des semaines, un régime qui
commit pareilles atrocités.? Nous y repondrons dans le chapitre qui traitera
de la terreur rouge. Qu'il suffise de constater cependant que le grand
public ignorait alors la plupart de ces abus révoltants. On chuchotait
77
beaucoup il est vrai, mais on le fit avec une fouie de précautions, car
le régime avait à sa solde des espions qui formaient légion et infes-
taient non seulement les rues, mais encore les maisons et appartements
particuliers. Les «hommes de confiance", les employés de ménage, les
concierges, les desservants des cafés et restaurants étaient presque tous
disposés à dénoncer leurs bourgeois et à les livrer aux tribunaux révolu-
tionnaires. Les faits cités plus haut ont été constatés au cours des enquê-
tes après la chute du bolchévisme, aux audiences publiques lorsque
l'on fit leur procès aux communistes.
La presse, à laquelle eût incombé le devoir de révéler ces igno-
minies, était impuissante: le bolchévisme avait eu soin de la réduire
au mutisme le plus complet. Pour commencer, il lui imposa une censure
d'une sévérité draconienne. C'était là d'ailleurs un procédé dont on avait
usé souvent au cours de la guerre, lorsque la censure militaire suppri-
mait non seulement toute allusion à une défaite subie, mais aussi toute
indiscrétion sur des abus commis autour les fournitures militaires. Cepen-
dant, loin de se contenter de supprimer toute critique de ses faits et
gestes, le bolchévisme obligeait encore les journaux à publier des articles
écrits par le „ bureau de presse" et è les faire signer par l'un ou l'autre des
rédacteurs qui avaient signé dans le journal les articles parus avant un an.
On ne saurait dénier toute ingéniosité à cette manière de se faire
glorifier par la presse adverse. Les journalistes ayant fini par protester
contre un abus de pouvoir qui était destiné à discréditer les hommes
les plus estimés de la presse hongroise, le gouvernement prit le parti
de supprimer en bloc tous les Journaux bourgeois ; non seulement les orga-
nes politiques quotidiens, mais aussi toutes les gazettes et revues s'occu-
pant de science, de littérature, d'agriculture, de commerce, d'industrie
ou de sport. Cette tâche achevée, le commissaire de l'instruction pub-
lique se retourna contre l'Académie des Sciences et les sociétés scienti-
fiques qu'il entendait également inféoder à la propagande communiste.
C'est que le bolchévisme parlait énormément de la nécessité qu'il
y avait d'éclairer les ouvriers et de , féconder la production au moyen
des progrès accomplis par la science"; mais il avait en horreur les
intellectuels bourgeois. Il voulut bien admettre que le .travail physique
et le travail intellectuel étaient de valeur égale, mais un de ses comités
78
de la production socialiste se ventait dans son rapport d'avoir astreint
à des travaux physiques quelques milliers d'ouvriers intellectuels; tels
que : généraux, juges de la haute cour, avocats, professeurs, commer-
çants etc. dont les fonctions antérieures étaient supprimées sous le
régime bolchéviste.
Etrange façon d'activer le progrès dans les sciences, de rehausser
et féconder la production !
Il nous serait facile de citer des centaines de faits par les
quels le régime bolchéviste exaspérait le peuple hongrois; non seule-
ment les classes bourgeoises et le peuple des campagnes, mais aussi
les ouvriers qui avaient gardé leur bon sens et leurs sentiments de
patriotisme, malgré les belles promesses communistes. Mais il nous
semble que les faits sommairement exposés ci-avant suffiront pour
édifier l'opinion publique de l'Occident sur la valeur des théories bol-
chévistes. Pensant alors d'avoir suffisamment mis en éveil l'attention de
ceux qui sont appelés à étudier ces théories, nous avons le devoir de
leur indiquer les sources auxquelles ils pourront puiser pour se docu-
menter à fond sur les tendances et les méthodes du bolchévisme. Ce
sont les livres que M. Charles Huszdr, ancien président du conseil, et
M. dr. Gustave Gratz, actuellement ministre des affaires étrangères, ont
écrits avec le concours des publicistes les plus compétents de Hongrie.
Nous avons dû nous borner à présenter au public étranger quelques
aspects du bolchévisme qui rêve de renouveler en Occident la tentative
qui a si piteusement échoué en Hongrie.
Les Hongrois, qui ont passé par cette maladie, sont immunisés
contre son terrible virus en raison de toutes les souffrances qu'elle
leur a values. Cependant, il nous faut mentionner encore le principal
sujet de mécontentement, celui qui finit par révolter la classe ouvrière
de Budapest même : il s'agit du ravitaillement public.
Les bolchévistes soupçonnaient le danger qui menaçait leur régime
de ce chef et confièrent l'organisation du ravitaillement public à M. Maurice
Erdélyi, le seul homme capable et intégre du régime. Mais les efforts que fit
cet homme intelligent et scrupuleux demeuraient stériles devant l'irré-
médiable désarroi que le système avait suscité dans la production agri-
cole et industrielle autant que dans les finances publiques. Les salaires
79
hors de proportion que les ouvriers prélevaient sur le capital et sur les
réserves des entreprises industrielles et commerciales avaient eu pour
résultat immédiat une hausse rapide des prix dans tous les articles.
Et cette hausse s'accéléra encore et prit une allure vertigineuse au fur
et à mesure que se dépréciait la monnaie fiduciaire: la couronne. Au
début du régime, cette couronne valait encore 54 centimes; à sa chute
elle s'était abimée à 4 centimes. Le régime eut beau tenter de soutenir
le cours de la couronne par la force brutale de ses sbirres, les paysans
refusèrent obstinément d'accepter en payement les coupures blanches:
les bourgeoises, qui faisaient le pèlerinage dans les campagnes se voyaient
forcées d'offrir des robes, chemises, jupons, ustensiles de cuisine,
matelas, souliers ou tapis pour faire l'acquisition d'un peu de viande,
d'un peu de lait ou de quelques fagots de chauffage. Telle paysanne
exigeait pour son dindon „une grande boite qui fait de la musique
quand on tape dessus" ; c'est à dire un piano !
Le pain fut rationné. Les arrivages de boeufs, veaux, moutons et
porcs étant devenus de plus en plus rares; il fallait fermer les portes
des boucheries pendant deux et même trois jours de la semaine. Plus
tard il n'y eut plus de viande du tout. Les restaurants à la mode même
ne pouvaient offrir à leurs clients que des légumes. Et quels légumes! De
ceux qui, autrefois figuraient sur les menus des cabarets de bas étage !
Les pâtes cuites à l'eau, mets favoris du peuple de Budapest, avaient
disparu: les restaurants manquant de farine, de sucre, de graisse et de
beurre. La lait devint un luxe: il n'y en eut pas même assez pour
les nourrissons et les malades. . .
La garde-rouge réquisitionnait bien dans les villages quantités de
bétail, de graisse, de beurre, de lait; cela suffisait tout juste pour les
commissaires, leurs adjoints favoris et les ouvriers des grandes usines.
Le reste de la population mourait de faim ; les ménagères durent faire
la queue devant les rares magasins à vivres et rentrer bredouilles la
plupart du temps. A 5 heures du soir, les gens affamés se postèrent à
l'entrée des restaurants pour y accaparer une ou deux places et avoir
ainsi le droit de se mettre ... à la queue devant les guichets où l'on
vendait les ,bons à manger pour un plat ou deux". Il fallait faire vite,
car au bout de trois quarts d'heures il ne restait plus rien pour les
80
o
as
a.
s
T3
>
ce
81
B'
H*
3
cr
cr
o
N
P
3
c
82
clients attardés. Comme boisson on ne servait-que de l'eau; la bière et
le vin étaient prohibés.
Le menu était maigre; en revanche, il était épicé par les
grossiers propos des desservants qui se moquaient des clients bour-
geois et leur servaient les mets sans nappes ni serviettes. Personne n'y
fit attention: les bourgeois et leurs dames étaient habitués à s'entendre
insulter par les prolétaires de tous genres: conducteurs des tramways,
personnel des administrations et, surtout, par les gens de la garde-rouge.
Que de fois les femmes prolétaires criaient à 1' oreille de dames bien
vêtues qu'on finirait „par leur arracher leurs robes de velours, leurs
blouses de soie et leurs chapeaux". La menace dut faire rêver, car elle
avait été suivie d'exécution assez souvent déjà sous le régime Kârolyi.
Budapest est une ville qui raffole d'arts. Dotée d'une dizaine de
théâtres et d'autant de caf es-concerts, on y arrangeait encore chaque
jour plusieurs grands concerts vocaux. Le bolchévisme, qui se torturait
le cerveau pour inventer tous les jours une nouvelle chicane à l'adresse
de la bourgeoisie, décréta soudain que les théâtres, les cafés-concerts et
grands concerts étaient réservés aux prolétaires munis de la fameuse
carte de syndiqué. Pour consommer des gâteaux dans la célèbre confi-
serie Gerbeaud ou se promener dans la ravissante île Ste Marguerite,
pour prendre un bain d'étuve dans les grands établissements de bains
de Budapest, il fallait encore exhiber la fatidique carte de syndicaliste.
Jadis, les bourgeois et bourgeoises de Budapest avaient contracté
la mauvaise habitude de passer leur après-midi et leur soirée dans les
cafés; le bolchévisme les privait même de cet innocent plaisir: comme
les cafés servaient de lieux de réunion aux bourgeois, ils durent fermer
leurs portes de 10 heures du matin jusqu'à 16 heures puis à 20 heures.
Dès cette heure, les rues de Budapest, d'habitude grouillant de gaité
et d'animation, devenaient désertes. A 22 heures il fallait éteindre toute
lumière jusque dans les appartements privés. Un étudiant en médecine,
Bêla Madarâsz, qui préparait son examen vers minuit, se vit entraîné
au poste sous l'inculpation „d'avoir fait des signaux à des contre-révo-
lutionnaires". Il a été exécuté: sa petite lampe avait fait peur au bolché-
vistes .... C'est que leur conscience s'alarmait au moindre rayon de
lumière . . .
6* 83
LA TERREUR-ROUGE ET L'EUROPE.
On connaît la boutade par laquelle Henri Rochefort débuta dans
la presse du second Empire: „La France compte 40 millions de sujets,
sans compter les sujets de mécontentement". Dans la petite Hongrie
bolchéviste, ces derniers sujets furent, on l'a vu, innombrables. Et il
est certain que les sujets mécontents étaient beaucoup plus nombreux
que les prolétaires qui en étaient les bénéficiaires.
Bêla Kun l'avait bien prévu. Aussi décida-t-il de maintenir son
régime par la terreur, soutien unique des minorités tyranniques. Dès
le début il avait chargé son ami Joseph Cserni d'organiser un corps
de gardes appelés à terroriser la capitale. Cserni recruta les soldats
communistes les plus féroces et, enrôlant des malfaiteurs que le régime
avait relâchés des maisons de force, en porta l'effectif successivement
à 600 têtes. La troupe portait le nom suggestif û\enfants de Lénine".
Cserni les admit à la condition d'être „cruels comme des fauves" et
leur garantit l'impunité pour le sang bourgeois qu'ils pourraient répandre
à volonté.
Les terroristes se le tinrent pour dit : parcourant dans leurs 25 autos
les quartiers élégants, ils opéraient des descentes domiciliaires à
l'improviste sous le prétexte de menées contre-révolutionnaires et
profitaient, bien entendu, de chaque perquisition pour s'emparer des
objets de valeur qui leur tombaient sous la main ; nul n'osait résister :
les «enfants de Lénine" étaient armés jusqu'aux dents.
Ce corps spécial de gardes installait son quartier général dans le
palais Batthyâny (près de la place Octogone) au centre de la ville,
déposait dans les souterrains de l'immeuble une trentaine de mitrail-
leuses et quelques vagons de munition, puis il se mit à faire trembler
de terreur les beaux quartiers. On ne tardait pas d'apprendre que les
84
DERNIERE AFFICHE DU RÉGIME KÂROLYI.
munkAsok! polgarok!
mârcius aén hètfon délelott
A PARLAMENT ELC VONULUNK"
H05Y MEcSKERDÊZZdK f\Z URAKTÔL
_HI LESZABEC5ÙLETE5 VALASZTQJOGGAi^
ZTSTUCIALDEMOKRATAPW?!
Ouvriers ! Bourgeois ! Le lundi matin, 4 mars, nous défilons
devant le Parlement pour demander à ces Messieurs ce
que devient le suffrage universel ! Le parti socialiste.
AFFICHES BOLCHÉVISTES.
La main du prolétaire ou le fouet de l'Entente?
bourgeois trainés dans ce coupe-gorge y étaient soumis à des tortures
d'un raffinement parfait. On y entassait des vivres et des objets de
valeur ^réquisitionnés". De temps à autre, ces messieurs arrangeaient
des orgies en compagnie" des dames du monde que e'on avait entrainées
de vive force.
Cependant tout cela ne suffisait pas encore aux chefs fanatiques
du régime. Tibor Szamuelly, ancien reporter, qui avait été casé au
commissariat de l'instruction publique, exigea que l'on permît au mob
de piller la bourgeoisie pendant trois jours au moins. Bêla Kun estimait
toutefois que cela produirait une impression déplorable à l'étranger;
puis il fallait compter avec le lieutenant-colonel Romanelli — qui re-
présentait l'Entente après le départ des autres missions étrangères et qui
avait déclaré déjà à Kun qu'il le rendait personnellement responsable
pour les abus des „enfants de Lénine". Finalement, il fallait licencier
le corps de Cserni. Mais on ne le fit qu'en apparence: Cserni se vit
chargé d'organiser le „corps des détectives du commissariat de l'intérieur*.
Ce nouveau corps élut domicile au palais du parlement. Il y traîna
les bourgeois soupçonnés de velléités contre-révolutionnaires et leur fit
subir dans les souterrains qui se trouvent sous la magnifique salle des
séances de la Chambre des Magnats, les tortures les plus cruelles à
l'effet de leur arracher des aveux. Le chef de ce corps, un nain bossu :
Otto Korvin (Klein), eut tôt fait pour acquérir la réputation d'un homme
des plus redoutés pour la bestialité avec laquelle il traitait ses victimes.
C'est sur les ordres de Kun et de cet individu que des centaines de
notabilités de la vie publique hongroise se voyaient arrêtés comme
otages. Les gens de Korvin se rendaient nuitamment chez les personnes
désignées, les arrachaient à leurs lits et les emmenaient sans même
leur donner le temps de s'habiller et de faire des adieux à leurs
familles. Ces personnages furent incarcérés à la maison d'arrêt du
tribunal de Budapest, où le nombre des détenus atteignit près de 1500.
Au début, on leur interdit de causer; ils étaient couchés sur des
paillasses immondes et infectes ; les salles de détention servaient en
même temps de lieux d'aisance, attendu que nul ne pouvait quitter sa
prison. Les geôliers s'amusaient à leur raconter qu'ils allaient être
pendus. De temps à autre on les conduisait, les yeux bandés, „sous
85
le gibet", pour les ramener ensuite, sous un prétexte quelconque,
dans leurs cellules.
Ces prisonniers avaient cependant encore la bonne chance de ne
pas avoir été emmenés dans les sous-sols du Parlament où le sieur
Korvin s'ingéniait à vouloir faire parler ses victimes. Il n'y eut pas de
torture qu'on ne leur appliquât pour en tirer quelque chose : tantôt on
les frappait aux talons à coups de bâtons recouverts de caoutchouc,
tantôt on leur flagellait le ventre nu avec des courroies : aux uns on
rompait les côtes et les bras, à d'autres on enfonçait des clous sous
les ongles; à celui-ci on fit avaler trois litres d'eau, à celui-là on
introduisait une règle dans le gosier. Un nommé Balogh, qui refusait
d'avouer, fut suspendu sur le gibet dressé dans la cave jusqu'à ce
que le sang lui venait par le nez et par la bouche. Un des tortion-
naires venus de Russie avait pour habitude de crever les yeux à ses
victimes. Pour inspirer plus de terreur aux prisonniers, on étalait à
leurs yeux les nez, oreilles et langues que l'on disait avoir arrachés
à d'autres contre-révolutionnaires. Quand un prisonnier avait succombé
à son martyrologue, on jetait son cadavre dans le Danube qui roule
ses flots au pied du palais.
Nous avons indiqué déjà la manière des tribunaux révolution-
naires à prononcer leurs jugements. Dans la plupart des cas le com-
missaire politique, délégué pour tous ces tribunaux, l'avocat public
dr. Eugène Làszlô (Lôwi) dictait les jugements. Joseph Cserni présidait
à l'audience consacrée à la cause du dr. Jean Stenczel et huit de ses
coaccusés. Après la séance qui avait bien duré dix minutes au plus, le
président énonça selon le désir du dr. Lâszlô, la peine de mort pour
huit des accusés. Comme exposé des motifs : un coup de sifflet donné
par le président. Trois des condamnés sont fusillés séance tenante;
la peine des autres fut commuée en travaux forcés à perpétuité.
Le sieur Lâszlô avait réquisitionné pour son usage personnel le
palais du baron Ullmann, directeur-général de la Banque de Crédit
Général Hongrois. Il en profita pour emporter de volumineux paquets
de vêtements. Après avoir fait arrêter comme otages de riches com-
merçants, il les fit relâcher „sur les instances de leurs familles", —
moyennant de fortes rançons.
86
T3
:0
V)
s
Û
>
3
O
E
3
T3
a:
87
88
Le terroriste Andor Lâzâr ayant été chargé d'arrêter huit otages,
il n'en trouva que quatre: le secrétaire d'État dr. Alexandre Hollàn,
son père et deux autres personnages. Appréhendant le mécontentement
de son chef Cserni, il se décide à accomplir un „haut-fait": arrivé sur
le pont suspendu, il fait saisir les deux Hollân et les fait lancer dans
le Danube. Lorsqu'il rapportait son haut-fait à Cserni, ce dernier lui
exprima son entière satisfaction.
Les bolchévistes avaient voué une haine spéciale à la gendar-
merie, solide pilier de l'ancien régime. Ils arrêtèrent le général Oscar
Ferry, ancien inspecteur de gendarmerie et deux anciens lieutenants-
colonels de gendarmerie, les torturèrent pendant deux jours et les
pendirent finalement sur les tubes de conduite d'eau dans la cave de
la caserne des terroristes ; puis il lancèrent dans le Danube les cadav-
res de leurs victimes.
M. de Nàvay, ancien président de la Chambre des Députés,
arrêté à Makô, devait être traduit „en justice" à Budapest. Mais les
terroristes qui l'avaient arrêté estimaient plus simple de l'exécuter en
cours de route. A cet effet, il le font descendre à Félegyhâza, le forcent
à creuser une fosse, le lardent de coups de bayonnettes et l'enterrent
dans la fosse.
La résistance déployée par les populations rurales eut le don
d'énerver les bolchévistes tout particulièrement. Le prolétariat de Buda-
pest se plaignant avec une âpreté de plus en plus vive du manque
de vivres, Szamuelly promet d'y mettre bon ordre : il fait chauffer une
locomotive, y attelle deux voitures Pullmann, un vagon restaurant et
deux vagons lits; puis ayant fait monter les plus farouches d'entre
les „ enfants de Lénine", il entreprend une tournée en province. Dans
la suite, ce convoi devint légendaire: il apportait l'abomination de la
désolation dans les communes où il s'arrêta. On le surnomma „train
de la mort". A chaque station, le directoire local attendait le train et
y fit monter les notabilités qui avaient eu le malheur d'encourir la
rancune de quelque membre de ce directoire. Après avoir subi un
interrogatoire très sommaire, les infortunés furent achevés à coups de
bayonnette et lancés par les portières du train qui roulait à grande
vitesse.
89
Dans les gares de quelqu'importance, Szamuelly descendait du
train, convoquait les communistes de l'endroit et constituait le tribunal
chargé de juger les „blancs". Sur un signe de Szamuelly, le tribunal
énonça le jugement qui fut immédiatement exécuté. Au moyen de ce
procédé, Szamuelly supplicia 61 hommes à Dunapataj, 30 à Szolnok,
20 à Kalocsa, et ainsi de suite dans une vingtaine de villes et de
grandes-communes. Au cours des 15 audiences publiques consacrées
aux atrocités commises par la troupe de Cserni, on a établi que le
terroriste Louis Kovâcs avait exécuté 17 «blancs" à lui seul; Àrpâd
Kerekes (Kohn) en avait mis à mort 18 et Charles Sturcz 49.
Szamuelly ordonnait les exécutions par les mots : „Mettez-le sous
l'arbre". La victime fut forcé de monter sur une chaise et, lorsque la
corde lui était passée sur le cou, on lui ordonna de renverser la
chaise, qui le soutenait. Comme le ^blanc" hésitait, les bourreaux le
frappaient de leurs crosses de fusils et lui administraient des coups
de bayonnette jusqu'à ce que le malheureux se décidait à renverser
la chaise et à se laisser étrangler par la corde. A maintes reprises ils
allèrent jusqu'à forcer les femmes et les enfants de ces infortunés à
assister à l'exécution du chef de leur famille.
Le 19 avril Bêla Kun ordonne de prendre des otages. 11 en fait
arrêter 489 qui sont gardés en prison jusqu'au 27 mai, jour où le
lieutenant-colonel Romanelli, qui avait déjà empêché leur exécution,
obtint enfin leur élargissement.
Ce serait une tâche trop fastidieuse que de relater toutes les atro-
cités commises par les terroristes à Budapest et en province. La série
en serait trop longue; mais afin d'en donner une idée, nous citerons
quelques chiffres officiels.
Après la chute du bolchévisme et le départ des troupes d'occu-
pation roumaines, les tribunaux ordinaires reprirent leurs fonctions. Ils
ordonnaient des enquêtes sur les abus de pouvoir, actes de vol et de
spoliation, coups, blessures et assassinats que les bolchévistes avaient
perpétrés durant leur règne de 133 jours. Les plaintes affluèrent si
nombreuses qu'il fallait ouvrir des instructions en 17,724 causes crimi-
nelles contre 29,069 individus, et faire arrêter près de 6,000 individus
ayant mis à profit le régime bolchéviste pour se livrer à des actes con-
90
damnables. Ces tribunaux ont condamné 1,265 individus ; sur les
17,724 actions intentées; 14,839 ont abouti à des non-lieus. Ce fait
prouve que les tribunaux n'ont sévi que contre les fauteurs intellectuels
du régime et non contre les prolétaires séduits par les promesses du
bolchévisme. Ceux-ci ont bénéficié du décret d'amnistie que le gouver-
neur général Horthy a signé le 24 décembre 1920.
Pendant le mois d'avril, le régime bolchéviste eut encore des suc-
cès à porter à son actif: les ouvriers étaient fort satisfaits d'être deve-
nus les maîtres du pays. Pour le 1-er mai le gouvernement organisa une
grande manifestation prolétarienne: plus de 100,000 prolétaires de la
rive gauche se rendirent en cortège au Bois de Ville, ceux de la rive
droite au champ des grandes parades militaires. On régala le public
de discours sonores sur la révolution universelle qui devait éclater le
20 juin. Ce fut l'apogée du mouvement. Mais le lendemain les affiches
annonçaient déjà à la capitale que la république des soviets était en
danger, que tous les prolétaires devaient courir aux armes. Le 1-er mai
les Roumains avaient franchi la Tisza, les Tchèques repris la ville de
Miskolcz et les Serbes s'étaient rapprochés de Szeged. On mobilisa
les ouvriers desusines de Budapest. Au début, l'armée rouge remporta de
grands succès dans la Haute Hongrie et réussit même à repousser les
Roumains sur la rive-est delà Tisza. (Nous reviendrons encore sur ces
succès.)
Le 14 juin le Congrès des soviets inaugura ses délibérations et
les commissaires se voyaient contraints d'avouer que la destruction du
capitalisme n'avait pas encore donné les résultats que l'on avait espé-
rés. Un des orateurs du Congrès, un nommé Surek, s'en indignait au
point qu'il proposa d'exécuter en bloc tous les otages et d «élever des
montagnes avec les cadavres des bourgeois". Bêla Kun, effaré par cette
douce effusion, ainsi que par les critiques acerbes sur la corruption du
régime bolchéviste, s'empressa de renvoyer les membres du Congrès à
leurs pénates.
La population était exaspérée. Le 24 juin les contre-révolutionnai-
res tentèrent un coup pour rétablir l'ordre. Dans l'après-midi, trois
moniteurs venus du Bas Danube, s'arrêtaient en face de V hôtel Hungaria,
résidence de Bêla Kun et des principaux commissaires, et lancèrent
91
quelques obus sur le bâtiment. Simultanément, les élèves de Técole
militaire Ludoviceum arboraient la tricolore et firent un effort pour
pénétrer dans la ville.
Quelle nuit remplie d'angoisses ! A tout moment la fusillade crépi-
tait dans les beaux quartiers oiî les rouges tuaient les passants attar-
dés d'aspect bourgeois. Au matin les rouges reprirent le dessus. La
contre-révolution avait échoué. Elle avait été mal organisée. Au nombre
des victimes il faut mentionner le célèbre professeur de médecine Nico-
las Berend, tué dans la rue pour avoir agité son mouchoir blanc dans
la direction des moniteurs. Bêla Kun se décida à statuer un exemple
et à faire pendre publiquement les meneurs de la „ révolte" sur la place
de l'Octogone. J'ai vu de mes yeux les préparatifs faits en vue de cet
acte odieux. Il fallait y renoncer cependant à la suite de l'énergique
intervention du lieutenant-colonel Romanelli. En revanche, Szamuelly
reprit ses horribles tournées en province. Mécontent, il tramait déjà
une intrigue contre Bêla Kun qu'il trouvait trop modéré : de concert
avec Vâgô et Cserni il projetait d'organiser un véritable régime de mas-
sacres et dressait à cette fin une liste de deux mille personnages haut
situés qui devaient être immolés en une seule nuit. Un autre terroriste
déclarait publiquement que le bolchévisme considérerait otage la bour-
geoisie toute entière pour le cas où l'étranger se mêlerait des affaires
intérieures de la république des soviets.
En desespoir de cause, les bolchêvistes lançaient des appels au
prolétariat de tous les pays ; mais la grève universelle qu'ils avaient
promise aux ouvriers de Budapest se faisait attendre, tandis que les
mouvements contre-révolutionnaires éclataient, coup sur coup, sur plu-
sieurs points en province: à Tamâsi, Kéthely, Csâszâr, dans les régions
riveraines du Danube et ailleurs. A Szeged les „ blancs" constituèrent
un ministère et dès le 10 juin l'amiral Horthy se mit en devoir de
recruter une armée nationale.
En ce moment, quelques centaines de soldats français eussent pu
marcher facilement sur la capitale et y rétablir l'ordre légal avec le
concours de Horthy. Mais on hésitait: on croyait devoir ménager la
susceptibilité des socialistes français ; supposition gratuite manquant de
tout fondement. On préféra fournir aux Roumains le prétexte „de sau-
92
AFFICHES BOLCHÉVISTES
tui
.éotétùe/n
Smkâ£&
^ïémni/i/'-
ladamâi
Tremble! Contre-révolutionnaire qui te caches dans
les ténèbres et colportes des bruits alarmants!
AFFICHES BOLCHÉVISTES.
TPii^iv^rfSCims!
Debout! Défends le prolétariat, Frère! Au secours!
ver" la Hongrie qui n'en avait plus besoin: le bolchévisme hongrois
était arrivé au bout de son rouleau. Les prolétaires, desabusés et exté-
nués, ceux qui avaient obéi à l'appel aux armes pour défendre la
république des soviets ne suffissaient guère pour tenir tête à l'invasion
étrangère. Il fallait donc mobiliser la jeunesse bourgeoise elle-aussi;
bien entendu, on dut avoir recours à la force. Si les rangs de
l'armée rouge grossissaient de ce fait, en revanche les blancs dont on
se servait pour les garnir y apportaient les germes de la décompo-
sition.
Cela nous amène à parler aussi des campagnes soutenues par la
Hongrie bolchéviste.
Celle du mois de mai avait été menée avec un grand élan : au bout
de quelques semaines les Tchèques étaient chassés d'une grande partie
de la Haute-Hongrie. Cela s'explique, en premier lieu, par le fait que
les régiments tchèques ne s'étaient fait remarquer au cours de la guerre
mondiale que par leur empressement à déserter les rangs et à lever les
mains. Les derniers débris de l'armée hongroise avaient suffi pour
mettre les Tchèques en fuite. M. Clemenceau arrêta cette marche
triomphale parce qu'il appréhendait que les bolchévistes hongrois pussent
s'unir, — comme ils l'avaient tant de fois promis d'ailleurs aux ouvriers
de Budapest — aux les bolchévistes russes.
J'ai vu les officiers d'un régiment qui s'était battu contre les
Tchèques ; je les ai recontrés au château d'un de leurs camarades, celui
de mon ami H. . , ., aux environs de Budapest. Ils défilaient devant la
maîtresse de maison pour se présenter:
Arpâd de X., contre-révolutionnaire.
Zoltân de Y., contre-révolutionnaire.
Géza de Z., contre-révolutionnaire, et ainsi de suite. En plein
régime de terreur rouge !
Un mois après ce même régiment a été dirigé sur le front Est.
Les officiers en étaient enchantés :
— Dans quelques semaines, me dirent ils, nous serons les soldats
de Horthy !
L'armée rouge se disloquait: les „ blancs" y étaient déjà trop
nombreux et effilaient sabres et bayonettes . . . contre les rouges.
93
Les bataillons de prolétaires se battaient mal ; ils exigeaient de gros
salaires, ne tenaient pas à «manger du choux" et saisirent toute occasion
qui se présentait pour rentrer à Budapest. Ce penchant ne laissait pas
de causer de gros soucis à Bêla Kun, car ces soldats prolétaires se
livraient au pillage des villes par lesquelles ils passaient pour atteindre
la capitale; le commissaire à la guerre s'évertuait à les desarmer pour
éviter le sac de Budapest. Telle fut l'armée rouge qui avait été «vaincue"
sur les bords de la Tisza par les Roumains.
De tous temps les Roumains eurent le génie des victoires faciles.
En 1877 ils se ruaient „au secours de la Russie", lorsque l'héroïque
garnison de Plevna était déjà à bout de force. En 1912 ils ont attaqué la
Bulgarie quand celle-ci était déjà aux prises avec la Serbie, la Grèce
et l'armée d'Enver pacha. En 1917 ils se joignirent à l'Entente au
moment où les Russes avaient franchi toute une série de cimes des
Carpathes. En 1919 ils envahirent la Transylvanie lorsque la Hongrie
avait capitulé déjà devant l'Armée d'Orient du général Franchetd'Esperey :
ils marchaient sur Budapest lorsque l'armée rouge était saturée déjà
d'éléments ennemis du bolchévisme.
Pendant l'occupation roumaine de Budapest, mon ami H. . . . que
je viens de nommer, me pria d'intervenir auprès du général Mardarescu
en faveur de son fils qui, ayant abandonné l'armée rouge pour se
joindre à l'armée de Horthy — était tombé aux mains des Roumains.
Mon intervention n'eut aucun résultat : le général Mardarescu ne voulait
pas connaître de «blancs" : il avait besoin d'annoncer à Bucarest
beaucoup de «prisonniers".
L'heure n'est pas venue encore (et ce livre n'y est pas appelé)
pour mettre en lumière les victoires roumaines en Hongrie. Ce que
nous pouvons établir cependant dès aujourd'hui et en nous basant
sur des faits que je relate ici pour les avoir vus de mes-yeux, c'est que
le gros de la nation hongroise ne pouvait prévoir que l'action de
«sauvetage" des Roumains coûterait le triple de ce que lui avait coûté
le bolchévisme. Les blancs avaient laissé entrer les Roumains car,
encore que l'invasion roumaine fût une chose bien affreuse et une dure
humiliation passagères, le bolchévisme par contre représentait un danger
mortel !
94
Mieux que personne, les Hongrois savent ce que c'est que le
bolchévisme: au moment oii ce danger menacera l'Occident, ils seront
les plus acharnés défenseurs de la civilisation européenne. La justice
hongroise n'a châtié que les meneurs qui avaient prêché le communisme
pour le pratiquer à leur profit et pour se livrer à leurs penchants de
scélérats. Mais elle a amnistié les ouvriers égarés par les promesses
des bolchévistes. Le gouvernement-hongrois a compris que les grandes
réformes sociales, — dans les villes autant que dans les campagnes —
sont les remèdes les plus efficaces et les plus sûrs pour prévenir le
mécontentement des couches profondes de la population. La Hongrie
est l'unique pays peut-être oi!i les prolétaires même qui ont tant souffert
par les mesures absurdes et insensées du bolchévisme, soient immunisés
contre le virus de cette horrible maladie qui prend des allures d'épidémie
dans l'Europe entière. La petite armée que l'amiral Horthy a mise sur
pied est une des mieux disciplinées de l'Europe. Les officiers en sont
vaillants et bien instruits ; les troupiers, les paysans autant que les
ouvriers, sont intelligents, animés de sentiments patriotiques et parfai-
tement édifiés sur les tendances absurdes et les effets atroces de la
maladie bolchéviste. Et le jour où toute l'Europe aura connu les hor-
ribles aspects de cette maladie, elle communiera dans l'esprit de la
réconciliation des peuples pour assurer la paix et la civilisation. Ce
jour là elle appréciera tous les mérites que le peuple hongrois a
acquis — au prix de tant de souffrances endurées pour la civilisation —
au cours de son passé dix fois séculaire et, en 1919, sous le régime
bolchéviste.
95
TABLE DES MATIERES:
Préface 3
Comment le fait a-l-il pu se produire? ... 6
Le prolétariat s'empare du pouvoir 22
Les bolchévistes et la classe ouvrière .... 38
Anéantissement du commerce et des finances
publiques 54
Administration, justice, vie intellectuelle et
approvisionnement . 71
La terreur-rouge et l'Europe 84
m
p..
m
';*'y,-V
Lebrun, Armand
La dictature du prolétariat
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY