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Full text of "La diction française par les textes"

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LA  DICTION  FRANÇAISE 


PAR  LES  TEXTES 


A  LA  MÊME  LIBRAIRIE 


,n  préparation  : 

Grammaire  de  la  Diction  française,  par  Georges  Le  Roy,  de 

la  Comédie-Française,  professeur  libre  de  diction  dans  plusieurs 

•  lycées  et  collèges  de  Paris.  1  vol.  in-lO  (18  cm  x  12  cm),  relié 

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Histoire  de  la  Musique,  par  Paul  Landormy,  ancien  élève  de 
l'École  normale  supérieure,  agrégé  de  Philosophie,  professeur  de 
l'Université.  1  fort  volume  in-16  (18  cmxl2  cm),  accompagné 
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consulter.  Relié  toile,  titres  dorés  (2e  édition  revue  et  cor- 
rigée)       4    » 


^If-- 


&EOR&ES  LE   ROY 

DE    LA   COMÉDIE-FRANÇAISE 
PROFESSEUR   LIBRE   DE  DICTION  DANS   PLUSIEURS  LYCÉES  ET   COLLÈGES  DE  PARIS 


LA  DICTION  FRANÇAISE 


PAR    LES    TEXTES 


PARIS 

LIBRAIRIE   CLASSIQUE   PAUL    DELAPLANE 

48,     RUE    MONSIEUR-I.E-PKINCE,     48 


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f^-»r'iHÊ  A  F 


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INTRODUCTION 


L'ouvrage  que  nous  publions  aujourd'hui  n  aurait 
lyrobahlement  jamais  vu  le  jour  si  Vétudc  de  la  diction 
n'avait  été  introduite  tout  récemment ^  à  titre  faculta- 
tif, dans  plusieurs  lycées  et  collèges  de  Paris.  Il  a 
été  fait  pour  V enseignement  :  ce  sont  les  élèves  eux- 
?némes  gui  nous  Vont  demandé. 

Ils  ont  compris  que  s'il  est  indispensable  pour  tout 
homme  désireux  de  bien  parler  — ou.,  à  plus  forte  raison, 
obligé  à  parler  quotidiennement  en  public  —  de  con- 
naître les  règles  fondamentales  de  la  parole,  il  ne  lui 
est  pas  moins  nécessaire  de  s'exercer  sur  des  textes 
appropriés,  accompagnés  de  courtes  notes  directrices. 

Qu'il  nous  soit  donc  permis  d'offrir  ce  livre  à  VEnsei- 
gnonent,  sous  les  auspices  de  31.  le  Recteur  de  l'Aca- 
démie de  Paris  d'abord,  dont  la  haute  bienveillance 
nous  a  ouvert  les  portes  des  lycées ,  à  MM.  les 
Proviseurs  dont  nous  n'oublierons  jamais  l'aimable 
accueil  et  la  généreuse  initiative:  à  MM.  les  Pro- 
fesseurs qui^  tous  convaincus  de  la  nécessité  de  cet 
enseignement  nouveau,  ont  bien  voulu  en  favoriser  le 
développement. 

Est-ce  à  dire  que  ce  livre  soit  exclusivement  destiné 
cifi' Enseignement  ?  Non.  Loin  de  là.  Nombreuses  sont, 
en  effet,  les  personnes  qui  ont  souffert,  leurs  études 
terminées,  de  la  lacune  que  nous  essayons  de  combler. 
Aussi  les  jeunes  avocats,  les  politiciens,  les  conféren- 


VI  INTRODUCTION. 

ciers,  les  professeurs  et  les  prédicateurs  —  comme  les 
gens  du  inonde —  trouveront-ils da7is  ce  nouvel  ouvrage 
une  série  d'exercices  gradués  qui  leur  permettront 
d'affronter  et  de  vaincre  rapidement  les  priîicipales 
difficultés  de  l'expression  orale. 

Pour  préciser  Vesprit  dans  lequel  nous  avons  com- 
posé cet  ouvrage,  que  Von  nous  permette  de  reproduire 
la  conférence  faite  récemment  par  nous  dans  plusieiws 
lycées  de  Paris  (1). 

Messieurs, 

Une  chose  m'a  toujours  frappé  :  c'est  la  disproportion 
entre  le  temps  que  le  jeune  Français  dépense  pour  apprendre 
à  écrire  et  celui  qu'il  sacrifie  pour  apprendre  à  parler. 

Aussi  depuis  longtemps  je  caresse  le  rêve  de  vous  entre- 
tenir. Et  de  quoi  vais-je  vous  entretenir?  Je  serais  très  curieux 
de  vous  poser  cette  question  et  d'entendre  votre  réponse.  Mais 
n'anticipons  pas;  c'est  moi  seul  qui  suis  sur  la  sellette  aujour- 
d'hui. Une  autre  fois  ce  sera  votre  tour. 

11  est  probable  que,  du  reste,  vous  me  répondriez  ceci   : 
«  Vous  venez  pour  nous  apprendre  à  déclamer.  » 

A  déclamer,  Messieurs  !  Rayez  cet  horrible  mot  de  votre 
vocabulaire.  11  est  français,  je  le  sais;  son  étymologie  est 
claire,  et  déjà  la  langue  latine  l'employait.  On  l'a  conservé 
en  français  puisque  le  Conservatoire  s'appelle  toujours 
«  Conservatoire  national  de  musique  et  de  déclamation  ». 
Mais  ce  mot  est  dangereux  et  il  a  pris  de  nos  jours  un  sens 
nettement  défavorable.  Nous  le  remplacerons  donc  par 
«  diction  »  signifiant  «  étude  des  règles  concernant  la 
parole  ». 


(1)  Lycée  Lakanal  ^14  nov.  1910)  ;  Collège  Rolliu  (16  nov.)  ;  Lycées  Charlenia- 
gne  (21  nov.);  Carnol  (30  nov.);  Michelet(l«f  déc.)  ;  Saint-Louis  (6  d«c.);  Condor- 
cet  (10  déc). 


INTRODUCTION.  VII 

Il  suffit  de  s'entendre  sur  les  mots,  n'est-ce-pas?  Les  études 
auxquelles  vous  êtes  conviés  aujourd'hui  seront  donc  des 
études  de  diction  dans  lesquelles  vous  apprendrez  surtout 
à  ne  pas  déclamer.  Et  lorsque  je  vous  dirai:»  x\lonsieur,  vous 
déclamez  !  »  il  ne  faudra  pas  croire  que  ce  soit  un  compli- 
ment. 

Il  s'agit  donc  pour  vows  d'apprendre  à  dire,  d'apprendre  à 
parler. 

«  Mais  —  allez-vous  m'interrompre —  nous  savons  parler  ; 
et  depuis  pas  mal  de  temps  :  on  nous  a  même  dit  quelquefois 
que  nous  parlions  trop  !  » 

Je  ne  vous  réponds  pas  tout  de  suite,  et  je  vais  vous 
exposer  d'abord  les  grandes  lignes  de  cette  causerie,  car 
ainsi  que  tout  rhétoricien  qui  se  respecte,  j'ai  préparé 
un  plan  en  bonne  et  due  forme  pour  cette  petite  dissertation 
orale. 

Ces  grandes  lignes,  les  voici  : 

1°  Est-ce  utile  d'apprendre  à  parler? 

2°  Parle-t-on  bien  actuellement  ? 

3°  Pourquoi? 

4°  Enfin  :  Quels  remèdes  ou  améliorations  faut-il  adopter  ? 

Vous  connaissez  tous  l'histoire  des  débuts  de  Démosthène 
dans  l'art  oratoire.  Vous  savez  qu'après  n'avoir  obtenu  qu'un 
succès  médiocre  dans  sa  défense  contre  ses  tuteurs  qui  avaient 
dilapidé  sa  fortune,  il  se  vit  obligé  de  lutter  contre  l'insuffi- 
sance des  moyens  que  lui  avait  donnés  la  nature  ;  vous  savez 
qu'il  suivit  les  leçons  de  Facteur  Satyros  et  que,  sur  le  conseil 
de  celui-ci,  il  entreprit  une  lutte  acharnée  contre  ses  défauts, 
s'emplissant  la  bouche  de  cailloux,  s'entraînant  à  dominer 
par  sa  voix  le  bruit  des  vagues,  s'enfermant  des  mois  entiers 
dans  une  cave,  un  côté  de  la  tête  rasé  pour  se  défendre  lui- 
môme  contre  les  désirs  de  promenades  et  contre  les  distrac- 
tions. 

Tout  cela  est  connu  au  point  que  les  plus  ignorants  de  la 
littérature  grecque  le  savent  ;  et  si  je  retrace  ce  fait,  c'est 
pour  me  retrancher  derrière  l'opinion  autorisée  du  célèbre 


VIII  INTRODUCTION. 

orateur  athénien,  qui,  vous  le  voyez,  était  d'avis  qu'on  peut 
apprendre  à  parler. 

11  ne  faut  pas  croire  que  les  Grecs  aient  traité  à  la  légère 
toutes  ces  questions.  Ils  ont  été  beaucoup  plus  loin  que  nous, 
même  scientifiquement,  en  tout  ce  qui  concerne  le  théâtre, 
la  parole,  la  musique.  Un  exemple  :  ils  employaient  jusqu'à 
1.620  caractères  pour  la  notation  musicale  ;  et  nul  doute  qu'il 
n'y  ait  eu  pareille  méthode  et  pareille  abondance  en  ce  qu 
concernait  l'art  de  la  parole  dans  ces  fameuses  écoles  des 
rhéteurs,  des  sophistes  et  des  philosophes  qui  ont  conquis  le 
monde  romain  après  la  Grèce  et  l'Orient,  et  où  l'on  n'apprenait 
pas  seulement  à  penser  mais  aussi  à  s'exprimer.  Les  Grecs 
avaient  certainement  des  grammaires  de  diction  et  de  main- 
tien puisqu'ils  disaient  :  «  Faire  un  solécisme  avec  le  bras  ». 
Oui,  Messieurs,  on  était  mille  fois  plus  exigeant  pour  l'orateur 
antique  que  pour  l'orateur  moderne.  N'est-ce  pas  encore 
Démosthène  qui  se  fit  huer  par  le  peuple  athénien,  parce  qu'il 
avait  déplacé  l'accent  d'un  mot?  Il  est  certain  qu'un  code 
sévère  a  existé  en  Grèce.  Il  ne  nous  en  est  malheureuse- 
ment rien  parvenu;  il  faut  signaler  cependant  un  traité  de 
Glaucos  sur  le  geste  et  quelques  mots  d'Aristote  à  la  fin  de  la 
PolUiquc. 

Vous  savez  aussi  que  les  jeunes  Romains  allèrent  en  Grèce 
apprendre  à  parler;  que  quelques  orateurs,  Crassus  par 
exemple,  plaçaient  derrière  eux  un  esclave  flûtiste,  diapason 
humain,  chargé  de  leur  redonner  le  ton  normal  quand  la 
passion  les  en  avait  écartés.  Je  vous  rappelle  simplement 
les  divers  traités  de  Cicéron  sur  l'orateur  où  se  trouvent  plu- 
sieurs indications  sur  l'art  de  la  diction. 

Navez-vous  pas  été  frappés  également  de  l'amitié  qu'ont 
souvent  eue  pour  les  comédiens  les  hommes  obligés  k  parler 
ou  à  paraître  en  public?  Démosthène  fut  très  lié  avec  Satyros; 
Cicéron  avec  Roscius  et  ^sopus;  Napoléon  avec  Talma;  et 
tout  près  de  nous,  combien  d'autres  ! 

Qui  sait  même  s'il  ne  faut  pas  voir  dans  les  préoccupations 
d'élégance,  de  correction,  de  tenue  qu'avait  Louis  XIV  une 
des  raisons  —  instinctives  peut-être  —  de  sa  prédilection  pour 


INTRODUCTION.  IX 

les  comédiens,  gens  si  mal  considérés  alors  qu'ils  étaient 
mis  au   ban    de    la  société. 

J'ai  encore  à  vous  citer  les  excellents  conseils  donnés  dans 
Hamlet  aux  acteurs,  le  passage  analogue  qu'on  trouve  dans 
l  Impromptu  de  Versailles,  le  second  Dialogue  sur  Véloquence 
de  l^énelon  ;  enfin  les  curieuses  et  précises  indications  de 
phonétique  que  donne  le  professeur  de  philosophie  à  M.  Jour- 
dain dans  le  Bourgeois  gentilhunrme. 

Tout  cela  pour  vous  dire  que  les  gens  les  plus  compétents, 
dans  tous  les  temps  et  tous  l^s  pays,  ont  toujours  été  préoc- 
cupés par  la  question  qui  nous  intéresse  ;  et  leurs  opinions 
sont  bien  faites  pour  vous  confirmer  dans  cette  idée  qu'il 
faut  savoir  parler,   et  par  conséquent  s'y  exercer. 

Cela  ne  fait  aucun  doute,  n'est-ce  pas,  quand  il  s'agit  de 
ceux  qui  se  destinent  à  la  parole  publique. 

On  m'a  lait  plusieurs  lois  cette  objection  :  «  Apprendre  la 
diction  à  un  futur  acteur,  très  bien  !  il  exprime  la  pensée  dun 
autie  ;  mais  c'est  si  simple  de  parler  quand  on  exprime  sa 
pensée  à  soi  !  »  Cette  objection,  j'en  ferai  bon  marché  :  vous 
êtes  trop  avisés  pour  ne  pas  comprendre  qu'un  avocat  ne  peut 
pas  du  jour  au  lendemain  se  présenter  à  la  barre  ;  qu'un 
homme  politique  aura  dû  s'exercer  de  longue  date  avant 
d'aborder  la  tribune  publique  ;  qu'un  orateur  quel  qu'il  soit, 
un  conférencier,  un  professeur,  un  prédicateur,  éprouvera 
d'amers  déboires  si,  se  fiant  à  ses  heureuses  dispositions,  il 
aborde  sans  préparation  les  difficultés  qu'oq  trouve  à  parler 
devant  un  nombreux  auditoire.  Et  puis,  croyez-moi,  la  dif- 
ficulté est  égale  à  être  Y  interprète  d' autrui  ou  à  être  son 
propre  interprète. 

C'est  si  vrai  que  beaucoup  font  comme  ce  député  dont  parle 
Frédéric  Soulié  et  qui  passait  toute  sa  journée,  pour  s'exercer 
à  avoir  de  l'éloquence,  à  déclamer  devant  une  grande  glace, 
posée  en  face  d'une  petite  tribune  qu'il  avait  fait  faire. 

Allez-vous  me  dire  :  u  Je  ne  me  destine  pas  à  la  parole 
publique  !  »  Vous  êtes  bien  hardis  d'affirmer  cela.  La  vie  vous 
montrera  vite,  en  effet,  que  des  nécessités  de  toutes  sortes 
nous  font  dévier  le  plus  souvent  de  la  voie  pour  laquelle 


X  INTRODUCTION. 

nous  aurions  le  plus  de  préférences  ou  le  plus  d  aptitudes, 
et  que  l'on  ne  fait  presque  jamais  ce  que  l'on  voulait  faire. 

Et  d'ailleurs,  de  quel  côté  vous  orientez- vous?  «  Moi,  mon- 
sieur, je  veux  entrer  dans  la  finance.  »  Dans  la  finance  ?  Mais 
il  vous  faudra  prendre  la  parole  dans  des  conseils  d'adminis- 
tration, présider  des  assemblées  d'actionnaires,  discuter,  pré- 
senter des  rapports.  «  Oh!  moi,  c'est  vers  les  affaires  que  je 
me  dirige  :  je  serai  industriel,  usinier;  quel  rapport  pept-il  y 
avoir  entre  une  usine  et  la  diction  ?  »  Eh  bien,  allez  con- 
sulter un  usinier  et  demandez-lui  combien  de  fois  par  an  il  lui 
serait  utile  de  prendre  la  parole,  ne  serait-ce  que  pour  discuter 
avec  ses  ouvriers  et  employés  certaines  de  leurs  revendi- 
cations, et  prendre  mieux  contact  avec  eux.  Quel  avantage 
dans  ces  circonstances-là  d'être  un  beau  parleur! 

«  Moi,  je  veux  faire  ma  médecine  ».  Mais  ne  savez-vous  pas 
que  si  vous  voulez  être  autre  chose  qu'un  simple  praticien,  il 
vous  faudra  présenter  des  rapports  aux  académies  sur  vos 
recherches  ou  sur  vos  découvertes,  exposer  dans  les  congrès 
les  avantages  de  votre  spécialité. 

Enfin  j'admets  que  pour  m'échapper  vous  vous  réfugiiez  dans 
le  Sahara  ou  au  pôle  Nord  et  que  vous  me  jetiez  à  la  figure 
cette  apostrophe  :  «  Moi,  monsieur,  je  veux  être  explorateur 
comme  Nansen  et  Charcot;qu'avez-vous  à  répondre  à  cela  ?  » 
Ce  que  j'ai  à  répondre?  Que  tous  les  explorateurs  —  ayant  plus 
ou  moins  découvert  le  pôle  Nord  —  sont  tiraillés  de  tous  côtés 
par  des  quémandeurs  de  conférences. 

Et  ce  n'est  pas  seulement  votre  état,  votre  profession,  qui 
vous  obligera  à  parler  ;  mais  vous  faites  partie  d'un  club, 
d'une  société  :  voici  les  réunions,  les  rapports,  les  discussions, 
les  banquets  ;  ou  bien  vous  accompagnez  un  ami  intime  à  sa 
dernière  demeure.  Enfin,  c'est  en  mainte  et  mainte  occasion  que 
les  conventions  sociales  vous  imposeront  la  parole.  J'admets 
cependant  que  vous  rejetiez  cet  axiome  et  que  vous  preniez  la 
solennelle  résolution  envers  et  contre  tous  de  ne  jamais 
ouvrir  la  bouche  publiquement.  Il  restera  toujours  le  langage 
courant  qui  a  fort  à  gagner  à  l'étude  de  la  diction  ;  et  je  vais 
vous  résumer  en  quelques  mots  l'agrément  et  l'utilité  qu'il  y 


INTRODUCTION.  XI 

a  à  être  non  pas  un  brillant  causeur,  car  ce  serait  toucher  le 
domaine  du  style  et  des  idées  qui  ne  me  concerne  pas,  mais 
un  causeur...  comment  dirai-je?  mettons  un  causeur  dis- 
tingué. 

Tout  d'abord,  voici  un  argument  qui  n'a  pas  grande  portée 
mais  qui  est  pour  vous  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  ad  hominem. 
Je  suis  certain  qu'une  dizaine  de  fois  par  an,  en  moyenne,  on 
vous  adresse  entre  la  poire  et  le  café  ces  mots  aimables  :  «  Cher 
monsieur,  vous  qui  vivez  continuellement  dans  le  commerce 
de  nos  grands  littérateurs  classiques  ou  romantiques,  dites- 
nous  donc  quelque  chose  ;  vous  avez  bien  dans  votre  mémoire 
de  bons  fragments  de  nos  meilleurs  poètes  ou  prosateurs,  qui 
sait?  peut-être  d'excellentes  séries  d'alexandrins  rimes  par 
votre  plume?  »  Mais,  manque  d'exercice,  manque  d'habitude, 
faute  de  confiance  en  vos  propres  ailes,  vous  vous  faites  prier 
longtemps,  ou  bien  vous  présentez  votre  morceau  dans  de 
déplorables  conditions.  Il  ne  s'agit  évidemment  pas  de  vous 
apprendre  ici  à  tenir  un  rôle  dans  des  comédies  de  salon  ; 
mais  vous  sentez  qu'il  y  a,  dans  le  cas  que  je  vous  signale,  une 
lacune  à  combler,  surtout  que  c'est  par  de  tels  détails  bien 
souvent  —  à  tort,  j'en  conviens  —  que  l'on  juge  la  formation 
de  votre  esprit  et  votre  valeur  intellectuelle. 

Mais  abordons  des  conceptions  plus  hautes  :  Paulo  majora 
canamus  !  Vous  savez  ce  qu'est  la  sympathie.  Vous  en  res- 
sentez et  vous  en  inspirez,  j'en  suis  sûr.  Bien  souvent  on  ne 
sait  à  quoi  attribuer  cette  sympathie.  Certains  vont  même 
jusqu'à  dire  qu'elle  tient  à  des  causes  mystérieuses.  Sans 
combattre  ni  approuver  cette  théorie,  je  soutiens  —  et  vous 
ne  me  contredirez  pas  —  que  dans  la  majorité  des  cas  elle 
tient  à  des  causes  physiques,  telles  que  la  physionomie, 
l'allure,  le  maintien  et  surtout  à  ce  qu'on  dit  et  à  la  façon  dont 
on  le  dit  :  quatre-vingt-dix-neuf  fois  sur  cent,  un  causeur  dis- 
tingué est  sympathique.  Or,  quand  on  sent  autour  de  soi  une 
atmosphère  de  sympathie,  on  prend  confiance,  et  vous  ne/ 
pouvez  vous  imaginer  jusqu'où  conduit  la  confiance  en  soi/ 
de  là  naît  l'audace,  à  qui  sourit  la  fortune,  vous  le  savez.  / 
ne  veux  pas  m'engager  dans  des  développements  sur  la  s/ 

/  ■ 


XII  INTRODUCTION. 

pathie,  l'audace  et  la  confiance  en  soi.  Vous  voyez  tout  de 
suite  de  quelle  importance  elles  sont,  par  exemple,  pour  les 
examens  oraux,  où  Ton  voit  souvent  échouer  d'excellents  élèves 
faute  d'un  peu  d'aplomb,  alors  que  de  moins  bons,  «  ayant 
la  langue  bien  pendue  »,  s'en  tirent  à  peu  près. 

Pour  résumer,  la  sympathie  que  fait  éprouver  un  langage 
distingué  conduit  aux  succès,  à  tous  les  succès,  à  tous,  Mes- 
sieurs. 

Enfin,  par  amour-propre,  on  doit  tenir  à  bien  parler  :  par 
amour-propre  personnel,  et  par  amour-propre  national. 

Amour-propre  personnel?  Mon  Dieu,  on  rougirait  jusqu'au 
bout  des  ongles  de  commettre  une  faute  doithographe  ;  et  l'on 
accumule  dans  un  discours  dfs  centaines  de  fautes  de  langage 
sans  ressentir  ni  exciter  dans  son  auditoire  la  moindre  gène, 
tant  ces  délits  sont  chose  commune.  Le  langage  fait  pour 
ainsi  dire  partie  de  la  mise;  et  de  même  que,  à  tort  bien  sou- 
vent, on  juge  les  gens  sur  leur  mise  et  sur  leur  mine,  de 
môme  on  les  juge  sur  la  façon  dont  ils  parlent. 

L'amour-propre  nous  pousse  à  nous  habiller  correctement; 
parlons  donc  aussi  correctement.  Du  reste,  c'est  bien  un  peu 
aussi  pour  se  plaire  à  soi-même  que  l'on  soigne  sa  mise,  et  ne 
croyez-vous  pas  que  ce  soit  un  plaisir  personnel  bien  permis 
que  d'être  satisfait  de  son  orthographe  et  de  son  langage? 

Amour-propre  national?  En  France  nous  sommes  toujours 
très  sensibles  à  ce  point  de  vue,  comme  dans  tous  les  pays 
latins  du  reste,  et  nous  aimons  passionnément  lout  ce  qui 
est  français.  Pourquoi,  dès  lors,  ne  pas  cultiver  avec  un  soin 
jaloux  cette  langue  qui  est  pour  ainsi  dire  la  concrétisation 
de  la  France,  et  le  principal  véhicule  de  notre  prestige  et  de 
notre  influence  à  l'étranger  ? 

Le  caractère  distinctif  de  notre  race,  pai'tant  de  notre 
langue,  est  la  netteté.  C'est  si  vrai  que  pendant  fort  long- 
temps le  français  fut  de  rigueur  pour  tous  les  actes  diplo- 
matiques ;  et  que,  de  nos  jours,  c'est  encore  le  langage  pré- 
féré des  cours  et  des  chancelleries.  Or  cette  netteté  tient  à 
la  correction  ;  et  nous,  qui  avons  en  mains  un  outil  merveil- 
leux, capable  de   saisir  les  nuances  les  plus  subtiles  des 


INTRODUCTION.  XIII 

idées,  d'envelopper  de  clarté  les  pensées  les  plus  profondes, 
nous  nous  laisserions  aller  à  prendre  cet  outil,  à  l'ébrécher, 
à  en  bosseler  les  fines  arêtes?  Ne  commettons  pas  ce  crime, 
par  amour-propre  national. 


.le  crois  en  avoir  assez  dit  sur  les  avantages  et  la  nécessité 
qu'il  y  a  à  bien  parler.  11  faut  maintenant  nous  poser  cette 
question  :  u  Comment  parle-t-on?  »  Pour  nous  en  rendre 
compte  nous  allons  passer  en  revue  successivement  quelques- 
unes  des  branches  où  nous  avons  vu  qu'il  était  indispensable 
ou  utile  de  bien  parler. 

Auparavant  il  nous  faut  déclarer  que  notre  race  plus  que 
toute  autre  a  le  don  et  le  goût  de  la  parole.  Le  désir  de 
plaire,  d'être  aimable,  sociable  —  qui  est  évidemment  une 
de  ses  caractéristiques  —  la  pousse  à  cultiver  toutes  les  res- 
sources du  langage  qui  est  le  plus  puissant  moyen  de  séduc- 
tion. Nous  tenons  aussi  ce  don  de  la  parole  d'un  double 
héritage.  11  nous  a  été  apporté  par  le  sang  gaulois  et  le  sang 
romain  qui  se  sont  mêlés  dans  nos  veines.  V' ous  savez  que 
nos  ancêtres  chevelus  excellaient  surtout  en  deux  choses,  au 
dire  des  auteurs  latins  :  la  guerre  et  l'éloquence,  argute  loqui, 
et  je  n'ai  pas  à  vous  rappeler  quels  furent  à  Rome  l'impor- 
tance et  l'éclat  de  la  parole  publique. 

Hélas!  cet  héritage,  il  faut  bien  le  dire,  nous  sommes  en 
train  de  le  dilapider.  On  parle  beaucoup,  depuis  quelque 
temps,  de  la  crise  du  français;  on  ne  sait  plus  composer.  Le 
distingué  doyen  de  la  Faculté  des  lettres  de  Paris  s'est  élevé 
dernièrement  contre  les  exagérations  des  pessimistes  sur  ce 
point;  mais  il  n'était  certainement  pas  dans  son  idée  de  dire 
que  nous  gardons  dans  nos  œuvres  modernes,  quelles  qu'elles 
soient,  l'harmonieuse  beauté  de  lignevS  et  l'inflexible  rigueur 
de  plan  qui  étaient  de  règle  jadis. 

Eh  bien,  il  existe  parallèlement  une  crise  du  langage.  C'est 
si  vrai  que  cet  art  de  dire,  dont  nous  venons  de  voir  l'extraor- 
dinaire importance,  est  ignoré  même  par  l'élite,  et  je  ne  parle 


XIV  INTRODUCTION. 

pas  des  raffinements,  mais  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  simple. 

Pénétrons  d'abord  dans  les  différentes  salles  du  Palais  de 
Justice  que  l'on  est  peut-être  tenté  de  croire  le  temple 
de  l'éloquence  et  du  bien  dire.  Voici  ce  que  nous  trou- 
vons :  Ici  c'est  un  avocat  plein  de  bonnes  intentions  :  il 
est  tout  tremblant  ;  sa  voix  faible,  soutenue  par  un  souffle 
léger,  léger,  ne  parvient  pas  jusqu'à  l'oreille  des  juges  qui, 
après  quelques  minutes  d'efforts,  se  résignent  à  ne  pas 
entendre,  voire  à  ne  plus  écouter.  Là,  au  contraire,  un  défen- 
seur à  l'organe  vigoureux  déclame  avec  puissance  et  niaiserie, 
fait  trembler  les  murailles  et  développe,  avec  force  coups  de 
poing  et  gestes  anormaux,  des  arguments  qui  méritent 
certainement  une  expression  moins  grotesque. 

A  côté,  voici  un  arrière-neveu  des  victimes  que  Racine 
exécuta  par  l'organe  de  l'Intimé  (1).  Tant  il  possède  de  convic- 
tion, sa  voix  qui  s'est  perchée  dans  le  plus  aigu  des  registres 
se  refuse  obstinément  à  en  descendre.  En  vain  les  juges,  en 
vain  son  adversaire,  en  vain  son  client  demandent  grâce  pour 
leurs  oreilles  déchirées  !  Rien  ne  l'arrête.  Il  monte,  il  monte 
toujours,  et  quand  sa  voix  ne  peut  plus  s'élever,  il  se  hausse 
sur  la  pointe  des  pieds,  il  tend  vers  le  ciel  des  bras  qui  semblent 
vouloir  atteindre  on  ne  sait  quelle  palme  d'or,  et  l'oiateur 
ne  rapporte,  en  les  abaissant  enfin,  que  l'enrouement  et  le 
ridicule,  entraînant  dans  sa  déconfiture  les  intérêts  de  son 
client. 

Et  l'on  s'étonne  de  ce  que  le  Palais  est  peuplé  de  tant 
d'avocats  sans  causes  ;  qu'au  contraire  les  défenseurs  élo- 
quents et  habiles  accaparent  tous  les  procès  importants! 

Passons  au  Palais-Bourbon.  Nous  avons  certainement  une 
bonne  pléiade  de  représentants  qui  savent  s'acquitter  hono- 
rablement, brillamment  même,  de  leur  rôle  à  la  tribune. 
C'est  à  ceux-là  que  vont  en  général  les  honneurs,  les  distinc- 
tions et  les  portefeuilles.  Mais  à  côté  de  ces  orateurs  que 
de  déplorables  infériorités  !  Il  est  vraiment  pénible  pour 
'auditeur  admis  aux  séances  du   Palais-Bourbon  d'avoir  à 

Les  Plaideurs,  acte  III,  scène  m. 


INTRODUCTION.  XV 

subir  parfois  pendant  plus  d'une  heure  le  terne  monologue 
ou  Findigeste  lecture  de  certains  de  nos  honorables.  Il  en  est 
quelques-uns  qui  ont  le  don  de  provoquer,  par  leur  appari- 
tion à  la  tribune,  le  vide  absolu  —  ou  presque  —  dans  la 
salle.  D'autres  ne  sont  entendus  que  par  une  partie,  parfois 
bien  restreinte,  de  l'auditoire,  et  ce  n'est  pas  toujours, 
croyez-le  bien,  par  faiblesse  d'organe.  Vous  comprenez  le 
dommage  qui  doit  en  résulter  et  pour  l'orateur  lui-même,  et 
pour  les  intérêts  des  électeurs,  du  pays  qu'il  a  l'intention 
de  soutenir  ! 

Dans  toutes  les  autres  professions  ou  états  qui  ont  pour 
base  la  parole  publique,  mêmes  lacunes,  même  ignorance 
des  règles  élémentaires  de  la  diction,  mêmes  fautes  gros- 
sières contre  la  langue.  Votre  expérience  personnelle 
vous  a  déjà  appris  quel  est  le  niveau  moyen  de  nos  ora- 
teurs. 

Et  alors,  quand  il  s'agit  d'orateurs  par  occasion  — je  ne  dis 
pas  «  d'occasion  »  —  nous  touchons  au  lamentable.  Du  reste 
je  passe  rapidement,  car  vous  connaissez  ou  vous  imaginez 
facilement  ce  que  sont  ces  fameux  comptes  rendus,  ces  rap- 
ports, ces  discussions  dans  les  conseils  d'administration  ou 
autres,  et  ici  la  question  intéresse  les  financiers,  industriels, 
usiniers,  médecins,  etc. 

Mais  l'aventure  a  pu  vous  arriver  à  vous-mêmes.  Gomme 
il  est  gênant,  n'est-ce  pas,  le  «  Monsieur,  dites-nous  donc 
quelque  chose  »!  Je  le  sais  par  expérience.  Je  sais  aussi  la 
façon  pitoyable  dont  je  me  tirais  de  l'aventure,  et  quelles 
réflexions  désagréables  pour  mon  honneur  littéraire  j'avais  à 
essuyer  en  l'entrant  dans  ma  famille. 

Enfin  un  point  qui  mériterait  d'être  développé  davantage, 
si  je  ne  craignais  de  trop  m'étendre  et  si  vous  n'étiez  d'ail- 
leurs aussi  bien  fixés  que  moi  à  son  sujet,  c'est  celui  des 
examens  oraux.  Quel  livre  à  écrire  que  celui  qui  aurait  pour 
titre  :  «  De  la  diction  dans  les  examens  oraux  »!  Quels  curieux, 
pittoresques,  et  lamentables  exemples  on  aurait  à  enregistrer 
et  aussi,  en  guise  de  morale,  quelles  fâcheuses  et  parfois 
terribles  conséquences  î 


XVI  INTRODUCTION. 


«  Mais,  allez-vous  me  dire,  vous  nous  faites  là,  Monsieur^ 
un  tableau  bien  noir.  Tout  le  monde  parle  donc  déplora- 
blement  en  France?  »  Non  !  il  y  a  fort  heureusement  d'hono- 
rables exceptions;  et  je  les  enregistre  avec  d'autant  plus  de 
plaisir  qu'elles  confirment  la  règle  que  je  vous  expose  :  «  Il 
faut  apprendre  la  diction  »,  puisque  ceux  qui  parlent  bien  l'ont 
apprise. 

Comme  les  orateurs  que  nous  venons  de  voir  à  l'œuvre  — 
et  dans  quelles  déplorables  conditions  î  —  auraient  gagné  à 
cette  étude!  Et  concluons  que  si  l'on  parle  médiocrement 
aujourd'hui,  c'est  que  l'on  ne  s'exerce  pas  comme  il  convien- 
drait de  le  faire.  Je  ne  suis  pas  le  premier  à  m'en  plaindre.  Got, 
dont  le  nom  ne  vous  est  pas  inconnu,  qui  a  été  une  des  plus 
grandes  gloires  de  la  Comédie-Française,  et  qui  occupa  une 
chaire  de  diction  à  l'École  normale  supérieure,  écrivait 
en  1880,  en  parlant  de  la  diction  :  «  Un  art  si  invraisem- 
blablement ignoré  jusqu'ici  ». 

Et  avant  lui  déjà,  vers  1860,  des  journalistes,  des  membres 
de  l'Enseignement  ou  de  l'Institut  déploraient  l'absence  de 
cet  enseignement  dans  l'école,  et  le  réclamaient. 

Il  y  eut  indiscutablement  vers  cette  époque  un  élan  très 
heureux  vers  un  progrès  que  beaucoup  jugeaient  nécessaire, 
et  l'on  imprima  souvent  d'excellents  arguments.  Beaucoup 
plus  récemment,  Ernest  Legouvé,  délicieux  lecteur,  qui  lui 
aussi  avait  gardé  de  nombreuses  relations  au  théâtre,  fit 
paraître  deux  charmants  volumes  dont  je  vous  recommande 
la  lecture  en  passant  :  VArt  de  Dire  et  l'Art  de  la  Lecture. 

11  fut  du  reste  chargé,  ainsi  que  Got  dont  je  vous  ai  cité  le 
nom  déjà,  de  faire  un  cours  de  diction  à  l'École  normale 
supérieure.  Et  nombreux  sont  les  anciens  normaliens,  devenus 
professeurs  ou  proviseurs,  qui  pourront  vous  dire  quelle  utilité 
et  quel  agrément  ils  ont  retirés  de  cet  enseignement.  Cette 
introduction  de  l'art  de  bien  dire  dans  les  études  des  futurs 
maîtres  de  l'Enseignement  secondaire  n'est-elle  pas  assez 
éloquente  ? 


INTRODUCTION.  XVIï 

Malheureusement,  si  quelques  privilégiés  purent  bénéficier 
des  leçons  de  Legouvé  et  de  Got,  les  choses  n'avancèrent 
pourtant  pas  sensiblement  au  point  de  vue  des  résultats 
pratiques.  C'est  que  cette  étude  doit  être  faite  au  lycée  même 
où  sont  réunis  les  futurs  normaliens  et  autres  agrégés,  les 
avocats,  hommes  politiques,  diplomates,  orateurs  et  confé- 
renciers de  demain.  C'est  qu'aussi  —  à  mon  sens  —  ces 
résultats  pratiques  ne  peuvent  se  produire  que  si  les  notions 
indispensables  touchant  l'étude  qui  nous  intéresse  sont 
connues  des  élèves  au  moment  même  où  ils  se  forment  et 
prennent  leurs  habitudes. 

Je  m'explique  :  quel  est,  à  proprement  parler,  le  rôle  de  tous 
vos  maîtres,  qui,  avec  tant  de  compétence  et  de  dévouement, 
dirigent  vos  études?  Est-ce  uniquement  de  vous  faire  con- 
naître toutes  les  matières  inscrites  à  vos  programmes  d'exa- 
mens ? 

Évidemment  c'est  un  de  leurs  buts.  Mâ^s  ils  ont  aussi  des 
vues  plus  hautes  :  ils  veulent  que  le  jour  où  voiïs  serez  livrés 
à  vous-mêmes,  et  où  il  vous  faudra  comprendre,  juger,  goûter, 
sentir,  agir  sans  le  secours  de  personne,  vous  ayez  à  votre 
disposition  immédiate  toutes  les  ressources  de  vos  facultés 
développées.  Et  quand,  plus  tard,  vous  relirez,  par  exemple, 
une  page  de  tel  auteur,  qui  peut-être  encore  aujourd'hui  vous 
semble  surtout  un  encombrant  prétexte  à  de  fâcheux  devoirs 
et  à  des  leçons  trop  longues,  vous  serez  émerveillés  de  l'aimer 
et  de  vous  plaire  infiniment  en  sa  compagnie.  C'est  qu'entre 
le  moment  dont  je  vous  parle  et  celui  où  vous  êtes,  votre 
intelligence,  votre  imagination,  votre  sensibilité,  votre  goût 
se  seront  aiguisés  à  votre  insu.  Alors,  vous  vous  souviendrez 
de  vos  maîtres,  et  les  joies  que  vous  éprouverez  seront  leur 
plus  belle  et  leur  véritable  récompense. 

Le  lycée  vous  donne  des  connaissances,  sans  doute  ;  mais 
il  vous  donne  surtout  des  instruments  précieux,  des  armes, 
que  vous  possédiez  avant  d'y  entrer,  c'est  bien  évident,  mais 
dont  vous  n'auriez  jamais  connu  le  prix  si  l'on  ne  vous  avait 
aidés  à  vous  en  servir.  Or,  comparez-vous,  s'il  vous  plaît,  à 
des  jeunes  gens  moins  heureux  qui,  livrés  à  eux-mêmes  dan,*^ 


XVIII  INTRODUCTION. 

les  premières  années  de  leur  vie,  n'ayant  pu  recevoir  tout 
jeunes  une  formation  véritable,  en  éprouvent  pourtant  le 
besoin,  et  se  décident  à  commencer  leurs  études  à  Fàge  où 
vous  aurez  fini  les  vôtres.  Déjà  leurs  habitudes  seront  prises,  et 
malgré  leur  bonne  volonté,  leur  travail,  ils  ne  parviendront 
jamais  à  posséder  la  culture  souple,  facile,  naturelle  et 
comme  inconsciente  qui  est  la  vôtre.  Il  vous  semble  tout 
simple,  n'est-ce  pas,  d'écrire  les  mots  avec  leur  orthographe 
exacte.  Eh  bien,  j'ai  connu  un  homme  extrêmement  intel- 
ligent, très  artiste,  auteur  même  de  quelques  ouvrages 
littéraires,  et  incapable  d'écrire  une  lettre  de  deux  pages  sans 
l'agrémenter  d'une  dizaine  de  fautes  d'orthographe.  11  avait 
appris  sa  grammaire  à  trente  ans  1 

Et  ceci  me  ramène  à  la  question  qui  nous  occupe  :  toutes 
les  personnes  pour  qui  l'étude  de  la  diction  est  aussi  impor- 
tante que  celle  de  la  grammaire  pour  un  bachelier,  com- 
mencent à  l'étudier  à  trente  ans,  si  tant  est  qu'ils  l'étudient 
jamais.  Voilà  ce  qui  nous  explique  pourquoi  tant  d'avocats,  de 
lecteurs  ou  d'orateurs  lisent  ou  parlent  mal.  Ils  ont  appris 
leur«  grammaire  »  beaucoup  trop  tard. 

Et  j'irai  jusqu'à  dire  que  le  manque  de  formation  dans  l'art 
de  la  parole  est  plus  dangereux  encore  que  dans  l'art  d'écrire. 
Songez  que  dès  vos  premières  années  vous  parliez,  alors  que 
vous  ne  pensiez  encore  en  aucune  façon  à  vos  futures  rédac- 
tions ou  dissertations.  Dès  vos  classes  les  plus  élémentaires, 
vous  avez  récité  des  leçons.  Et  réciter  une  leçon,  n'est-ce  pas 
déjà  parler^  en  public? 

Eh  bien,  comment,  depuis  dix  ans  que  vous  vous  habituez  à 
parler  en  public,  comment  vous  y  étes-vous  pris?  Bien  que 
je  n'aie  jamais  eu  le  plaisir  de  vous  entendre,  je  crains  bien 
de  le  savoii'.  C'est  que  je  m'entends  moi-même  quand  j'étais 
à  votre  place  : 

Ab  !  Madame  les  Grecs  \  si  j'en  crois  leurs  alarmes 
Vous  donneront  bientôt  [  d'autres  sujets  de  larmes. 

Et  quelle  est  cette  peur  |  dont  leur  cœur  est  frappé? 
Seigneur  quelque  Troyen  |  vous  est-il  échappé?..,  etc.. 


INTRODUCTION.  XIX 

J'entends  encore  ma  voix  mal  placée,  inutilement  timide 
ou  sottement  déclamatoire  ;  j'entends  mes  inflexions  mono- 
tones, chantantes  et  fausses.  Et  si  mon  professeur  me 
demandait  mon  avis  sur  le  règne  de  Louis  XIV  ou  sur  Ron- 
sard, que  d'ânonnements,  quelle  médiocrité!  J'en  suis  à  me 
demander  comment- mes  maîtres  et  mes  camarades  ont  pu  ne 
pas  mourir  de  rireàm'entendre.  Au  fond  je  le  sais  bien  :  c'est 
que  les  camarades  sont  toujours  indulgents,  n'est-ce  pas  ?  et 
puis  ils  ne  faisaient  pas  autrement  que  moi.  Quant  à  mes 
maîtres,  qui  se  rendaient  évidemment  compte  de  notre 
honteuse  ignorance  en  cette  matière,  ils  s'y  étaient  résignés 
parce  que  d'abord  on  leur  demandait  assez  de  choses  déjà, 
sans  qu'ils  dussent  être  professeurs  de  diction  par  surcroît. 
Et  puis  ils  s'étaient  habitués  à  cette  manière  de  faire.  Ils 
étaient  habitués,  le  voilà  le  mot  terrible!  On  s'habitue  à  tout, 
à  votre  âge  surtout.  Je  vous  le  disais  tout  à  l'heure,  ne  vous 
laissez  pas  aller  à  prendre  de  mauvaises  habitudes.  Vos  maîtres 
sont  là  pour  vous  en  empêcher,  je  le  sais.  Mais  en  ce  qui  nous 
intéresse,  voilà  des  années  et  des  années  que  la  routine  est  sui- 
vie, et  la  routine  est  une  chose  effrayante.  On  en  arrive  à  pré- 
férer le  médiocre  à  un  mieux  évident  qui  a  le  seul  tort  de 
sortir  de  la  routine.  Et  si,  par  hasard,  dans  une  classe  un 
élève  plus  courageux  tente  quelques  efforts  pour  sortir  du 
rythme  ridicule  de  ses  camarades,  ceux-ci  croient  bien  faire 
en  s'égayant  sur  son  compte.  Et,  avec  cet  état  de  choses,  on 
en  est  quelquefois  arrivé  à  avoir  honte  de  bien  parler. 

Non  seulement  vous  n'avez  pas  pris  de  bonnes  habitudes, 
mais  vous  en  avez  pris  de  mauvaises.  A  votre  âge,  vous 
pouvez  facilement  les  combattre.  Mais  plus  vous  irez,  plus  vos 
progrès  seront  difficiles.  Et  vous  comprenez  maintenant 
pourquoi  il  est  urgent  d'introduire  dans  l'enseignement  les 
principes  élémentaires  de  l'art  de  bien  dire.  Dites-vous  qu'en 
réalité  il  n'est  pas  plus  difficile  de  bien  placer  sa  voix,  de 
bien  respirer,  de  bien  phraser,  de  bien  parler  enfin,  que  de  le 
faire  mal.  La  difficulté  véritable  est  de  détruire  ce  qui  existe 
déjà,  de  renverser  un  premier  édifice  pour  en  construire  un 
second.  Vous  donnerez  à  un  jeune  arbuste  la  forme  que  vous 


XX  INTRODUCTION. 

voudrez  :  si  vous  vous  attaquez  à  un  arbre  développé,  tous 
vos  efforts  seront  inutiles. 

Après  la  routine  et  le  manque  de  direction,  considérons  les 
fausses  directions  dans  l'étude  de  la  parole,  et  nous  y  verrons 
encore  le  danger  des  mauvaises  habitudes. 

Je  ne  saurais  trop  vous  mettre  en  garde  contre  l'extension, 
fâcheuse  en  ce  qui  nous  intéresse,  de  la  science  phonétique. 
Vous  n'ignorez  pas  qu'en  ces  derniers  temps  de  très  distingués 
savants  ont  pu,  grâce  à  des  instruments  spéciaux,  enregistrer 
et  noter  graphiquement  le  timbre,  la  durée,  l'articulation  des 
sons,  l'intensité  et  la  hauteur  musicale  de  la  voix  humaine. 

Loin  de  moi  la  pensée  de  contester  le  mérite  de  ces  décou- 
vertes admirables.  Au  point  de  vue  scientifique  elles  offrent 
un  intérêt  de  premier  ordre.  Grâce  à  la  phonétique  expérimen- 
tale, le  rôle  des  organes  de  l'articulation  vocale  est  nettement 
défini,  et  l'on  peut  ainsi  corriger  rapidement  les  accents 
étrangers,  provinciaux,  parisiens  même  (ce  n'est  pas  à  Paris 
que  l'on  parle  le  mieux  !)  ou  simplement  vicieux.  Jusqu'ici 
j'applaudis  des  deux  mains. 

Mais  où  je  m'inquiète,  c'est  lorsque  je  vois  ces  savants 
éminents  rédiger  des  manuels  de  prononciation,  et,  se  basant 
sur  la  seule  expérimentation,  faisant  abstraction  absolue  des 
lois  de  l'élégance,  du  style  et  de  l'esthétique,  rabaisser  l'étude 
du  langage  parlé  à  la  seule  observation  mécanique,  et  prêter 
leur  autorité  incontestable  à  des  préceptes  erronés,  partant  ex- 
trêmement dangereux  ;  c'est  loi^que  je  vois  tel  de  ces  savants 
—  et  non  le  moindre  —  introduire  dans  un  volume,  fort 
séduisant  par  ailleurs,  un  chapitre  intitulé  :  «  Principes  de 
lecture.  ».  Là  je  m'inquiète,  car  j'y  vois  de  graves  erreurs. 

Un  exemple  :  l'auteur  du  volume  en  question  observe  que 
«  les  groupes  de  consonnes  conservent  le  son  e  (sourd),  que 
même  ils  l'appellent  »  ;  ainsi  dans  arc-boutant ,  arc  de  triomphe 
dont  il  donne  les  «  graphies  »  suivantes  :  arke  boutan,  arke 
d'trionf!  Et  il  ne  combat  pas  cette  manière  de  prononcer.  Il 
y  a  plus  :  il  semble  la  recommander  !  Vous  voyez  le  danger  ! 
Enfin  —  il  fallait  bien  en  arriver  là  —  ici  comme  ailleurs, 
notre  pire  ennemi,  c'est  nous-même.   Oui,  nous  avons,  pour 


INTRODUCTION.  XXI 

nous  empêcher  de  bien  parler,  nos  vilains  sentiments  :  notre 
bonne  paresse,  d'abord  (sur  laquelle  je  glisse,  car  évidemment 
vous  en  êtes  exempts)  ;  puis  notre  sotte  timidité,  presque 
toujours  facile  à  vaincre,  car  elle  n'est  le  plus  souvent  que 
l'amour-propre,  et  l'obstination  à  ne  pas  céder.  Je  ne  prétends 
pas  qu'il  suffise  de  se  dire  un  beau  jour  :  «  Je  ne  veux  pas 
m'intimider  )),pour  y  réussir  du  premier  coup.  Mais  j'affirme 
que  si  au  lieu  d'employer  votre  volonté,  ou  plutôt  votre  entê- 
tement, à  ne  pas  vouloir  faire  quelque  chose,  vous  l'employez 
à  vaincre  les  obstacles,  votre  timidité  disparaîtra,  ou  tout  au 
moins  ne  vous  paralysera  plus,  et  c'est  l'essentiel. 

11  m'est  arrivé,  dans  des  démarches  importantes,  d'hésiter 
sur  le  seuil  de  la  porte  derrière  laquelle  «  devait  se  passer 
quelque  chose  ».  Je  caressais  la  sonnette  ou  la  poignée  de  cette 
porte  sans  oser  entrer.  Eh  bien,  je  redescendais  l'escalier. 
Ou  si,  par  malheur,  quelqu'un  venant  à  passer  sonnait  ou 
frappait  pour  moi,  croyant  bien  faire,  je  vouais  une  haine 
féroce  à  cette  personne,  et  je  me  présentais  à  celle  que  j'étais 
venu  voir  dans  des  conditions  que  vous  devinez.  Du  jour  où 
je  me  suis  dit  qu'il  était  sot  d'attendre  à  la  porte,  et  où  j'ai 
sonné  tout  de  suite,  ma  timidité  m'a  abandonné. 

Jetez-vous  à  l'eau,  comme  dit  l'autre,  et  au  lieu  do 
vous  suggestionner  que  vous  êtes  timides,  entraînez-vous  à 
vous  prouver  le  contraire:  vous  y  réussirez;  et  à  ce  point  de 
vue  encore,  vous  tirerez  un  heureux  profit  de  l'étude  de  la 
diction. 

Nous  avons  vu  tout  à  l'heure  que  le  respect  humain  nous 
amène,  non  seulement  à  ne  pas  faire  d'efforts,  mais  à  railler 
ceux  de  nos  camarades  qui  cherchent  à  bien  dire.  Convenez- 
en  au  fond  de  vous-mêmes  :  c'est  un  très  mauvais  moyen 
de  faire  des  progrès.  Pour  faire  des  progrès,  il  faut 
avouer  aux  autres,  et  s'avouer  à  soi-même,  que  l'on  a  à  en 
faire.  Et  voici  notre  flatteuse  petite  compagne,  la  vanité,  qui 
apparaît.  Elle  nous  souffle  de  mauvaises  raisons  :  «  Puisque 
je  me  fais  comprendre  quand  je  parle  dans  la  vie,  cela  me 
suffit.  11  est  superflu  d'apprendre  à  parler...  Tout  le  monde 
parle. . .  ou  marche  bien  sans  apprendre. . .  ^)  et  autres  arguments 


XXII  INTRODUCTION. 

cjusdem  farinse.  Mais  pardon  !  on  marche  sans  apprendre, 
ou  plutôt  sans  se  souvenir  que  Ton  ait  appris,  mais  précisé- 
ment beaucoup  de  personnes  marchent  mal.  C'est  même  à 
cause  de  cela  qu'il  existe  des  professeurs  de  danse,  de  maintien, 
et  d'escrime. 

Ainsi,  n'ayez  pas  de  sotte  vanité  ;  ne  vous  obstinez  pas  à 
penser  que  si  vous  parlez  journellement,  vous  parlez  bien, 
et  que  vous  pourrez,  sans  étude,  ni  exercice,  parler  en  public* 
Et  croyez  avec  Cicéron  que  :  Non  idem  loqui  quod  dicere. 
L'exemple  de  certains  orateurs  qui  se  livrent  sur  le  tard  à 
l'étude  de  la  diction  est  bien  fait  pour  vous  ranger  à  l'avis 
du  célèbre  orateur  latin.  Il  ne  faut  pas  parler  en  public 
comme  l'on  parle  quotidiennement  dans  la  conversation, 
mais  comme  l'on  devrait  y  parer,  en  tenant  compte  par 
surcroît  de    certaines  nécessités  particulières. 

Et  si,  malgré  mes  exhortations,  malgré  celles  de  M.  votre 
proviseur  et  celles  de  vos  maîtres,  vous  refusez  de  vous 
laisser  convaincre,  protestant,  par  exemple,  que  «  si  l'on  s'est 
passé  jusqu'ici  de  l'étude  de  la  diction,  on  s'en  passera  aussi 
bien  désormais  »,  raisonnement  que  vous  me  dispenserez 
d'apprécier,  où  aboutirez-vous  ? 

Vous  sortirez  du  lycée  avec  de  belles  connaissances.  Les 
idées  multiples,  le  sens  du  beau  vous  seront  révélés.  Et 
lorsqu'il  vous  faudra  les  exprimer  devant  une  assemblée  ou 
seulement  devant  quelques  personnes,  les  faire  triompher, 
vous  échouerez  stupidement,  vous  sentant  et  vous  avouant 
incapables.  Vous  vous  retournerez  alors  contre  l'École  à  qui 
vous  devrez  tant,  vous  lui  reprocherez  amèrement  de  ne  pas 
vous  avoir  rompus  aux  difficultés  de  l'expression  orale.  Et 
vous  imiterez  ainsi  beaucoup  de  vos  devanciers  qui,  placés 
par  la  faute  des  circonstances  et  de  la  vie  elle-même  dans  des 
conditions  particulières,  ont  échoué  faute  d'avoir  pu,  à  de 
certains  moments,  exprimer  complètement  les  excellentes 
choses  qu'ils  avaient  à  dire,  convaincre,  émouvoir,  entraîner, 
réfuter  les  contradicteurs,  et  gagner  ainsi  des  batailles 
décisives. 

Ou  plutôt  non!  Non,  vous  n'aurez  pas  de  ces  rancunes 


INTRODUCTION.  XXIII 

contre  l'École,  puisque  les  hautes  autorités  qui  dirigent  votre 
enseignement  comblent  la  lacune  que  nous  venons  de  cons- 
tater. Et  comme  c'est  à  moi  qu'ils  ont  confié  le  flatteur,  mais 
aussi  le  pesant  honneur  de  diriger  vos  efforts,  je  crois  ne 
pouvoir  mieux  terminer  cette  causerie  qu'en  vous  exposant 
les  lignes  essentielles  des  études  que  nous  ferons  ensemble  — 
études  agréables  et  souriantes  s'il  en  fut,  puisqu'elles  sont 
l'étude  même  de  la  nature  et  que,  suivant  l'excellent  mot  de 
Fénelon  :  «  Tout  l'art  de  l'orateur  ne  consiste  qu'à  observer 
ce  que  la  nature  fait  quand  elle  n'est  point  retenue  )). 


Voici  d'une  façon  générale  comment  nous  procéderons  : 
dans  les  premiers  instants  de  chaque  leçon  je  vous  ferai 
connaître  progressivement  les  préceptes  indispensables,  de 
façon  qu'à  la  fin  de  l'année  vous  sachiez  tout  ce  qu'il  faut 
savoir.  Puis  nous  passerons  aussitôt  à  l'application  de  ces 
principes,  et  aux  exercices  pratiques. 

Vous  travaillerez  sur  des  improvisations,  ou  sur  des  mor- 
ceaux, oratoires  de  préférence,  que  vous  pourrez  choisir  vous- 
mêmes,  le  plus  sûr  gage  de  vos  progrès  étant  assurément  le 
goût  que  vous  ne  manquerez  pas  d'apporter.  En  un  mot,  nous 
apprendrons  à  lire  et  à  parler.  Nous  disséquerons  les  textes  et 
vous  verrez  qu'il  ne  suffit  pas  de  comprendre  pour  se  faire 
comprendre  ;  mais  que  l'expression  orale  est  soumise  à  des 
lois  qu'il  est  urgent  que  vous  connaissiez. 

Voici  quelle  est,  je  crois,  la  gradation  qu'il  est  préférable 
de  suivre  dans  notre  programme  : 

1»  Lutter  contre  ses  défauts  ;  développer  le  mécanisme  et 
acquérir  une  diction  correcte  :  c'est  la  partie  élémentaire  du 
cours. 

2°  Exprimer  :  c'est  la  partie  supérieure. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  l'homme  parle  grâce  à 
un  mécanisme  particulier.  Vous  vous  en  êtes  aperçus  déjà. 
11  respire,  il  produit  des  sons,  et  il  articule  ces  sons.  Vous 
faites  ainsi  depuis  des  années,  et  vous  me  direz  que  vous 


XXIV  LNTRODUCTION. 

n'avez  nuUementbesoin  d'appi-endre,  puisque  sans  moi  vous 
avez  déjà  respiré,  pai'lé,  articulé.  Mais  je  déplore  précisément 
que  vous  soyez  arrivés  jusqu'à  ce  jour  sans  vous  douter  que, 
faute  de  travail,  vous  vous  privez  de  ressources  extrêmement 
précieuses.  Vous  avez  en  vous  des  richesses  que  vous  ne 
soupçonnez  pas. 

Le  souffle  d'abovà  qui  constitue  la  hase  fondamentale  de  la 
parole.  Si  les  orateurs  avaient  soin  de  le  développer  et  de 
l'économiser,  que  de  fatigues  ils  s'éviteraient  1  Songez  que  la 
quantité  d'air  inspiré  par  la  poitrine  humaine  varie  de  un 
demi-litre  à  trois  litres!  Et  beaucoup  de  questions  concernant 
la  respiration  sont  intéressantes  au  plus  haut  point.  D'où  et 
comment  faut-il  respirer?  Comment  éviter  le  fameux  hoquet  ? 
Quand  faut-il,  et  quand  peut-on  respirer?  Faut-il  respirer 
souvent?  etc.  Ajoutons  que  la  respiration  n'est  pas  seulement 
nécessaire  à  l'émission  de  la  voix,  mais  sert  aussi  à  marquer 
la  ponctuation  orale  d'un  discours. 

Et  la  voix  aussi  se  développe  dans  des  proportions  que  vous 
ne  soupçonnez  pas.  Il  n'est  du  reste  pas  si  urgent  d'augmenter 
le  volume  de  notre  voix—  il  est  presque  toujours  suffisant  — 
que  de  savoir  l'employer  et  de  lui  éviter  la  fatigue  en  la  pla- 
çant dans  le  registre  médium  où  elle  doit  être.  Toutes  les  voix 
de  gorge,  de  nez  et  de  tète  sont  à  corriger.  Et  elles  sont 
légion. 

Je  viens  de  vous  dire  que  le  volume  de  la  voix  est  presque 
toujours  suffisant.  En  effet,  on  a  vu  dans  l'immense  Salle  des 
Pètes  du  ïrocadéro  des  personnes  se  faire  très  bien  entendre 
avec  un  tilet  de  voix  extrêmement  léger,  tandis  qu'après  eux, 
des  diseurs  à  la  voix  puissante  n'emplissaient  la  salle  que  de 
sons  incompréhensibles.  C'est  que  les  premiers  remplaçaient 
la  voix  par  V articulation. 

Ah  1  Messieurs!  V articulation l  On  a  vu  des  gens  congédiés, 
emprisonnés,  exécutés  même  pour  une  faute  d'articulation  !  (1) 


(1)  Anecdotes  célèbres  :  Biio  i  me  tue,  p3ur  :  Brion,  on  me  tue. —  Ils  l'ont  tué,  pour 
ils  l'ont  iiué.  —  Monsieur  le  Maréchal  Ney,  pour:  Monsieur  Maréchal  aîné,  etc. . . . 


INTRODUCTION.  XXV 

Apprenez  donc  à  articuler  et  à  développer  les  organes  de 
Tarticulation  ;  c'est  à  cette  condition  que  vous  parlerez  avec 
clarté,  vigueur  et  élégance. 

La  prononciation  mérite  aussi  d'être  examinée  de  très 
près.  Et  je  vous  vois  d'ici  me  guettant  et  prêts  à  bondir  en 
me  ripostant  :  «  Mais  la  règle  en  prononciation  n'est  qu'un 
contrôle  de  l'usage.  L'important,  c'est  de  suivre  le  bon 
usage  !  » 

Oh  !  nous  sommes  tout  à  fait  d'accord  en  principe.  Mais  où 
est-il,  le  bon  usnc/e? 

Voilàune  question  d'importance  qui  doit  être  résolue.  C'est 
de  la  prononciation,  en  etfet,  que  dépendent  l'élégance  et 
l'harmonie  de  notre  belle  langue.  J'estime  que  c'est  un  peu 
votre  devoir  de  sauvegarder  cette  élégance  et  cette  harmonie  ; 
et  je  voudrais  que  vous  fussiez  convaincus  de  ceci  :  que  la 
langue  parlée  doit  être  aussi  étudiée  que  la  langue  écrite, 
qu'un  usage  qui  tend  à  ruiner  l'harmonie  de  notre  langage 
est  mauvais  et  par  conséquent  doit  être  combattu. 

Notre  programme  d'études  continuera  par  les  inflexions  ou 
les  modulations  de  la  voix,  et  l'accent  tonique.  Il  y  a  encore  là 
matière  à  de  bien  intéressantes  discussions  ;  mais  il  faut  se 
hâter.  Nous  parlerons  du  mot  de  valeur,  au  sujet  duquel  on  a 
dit  tant  de  sottises,  de  la  ponctuation,  des  inversions,  rejets, 
du  rythme,  de  la  rapidité  et  du  mouvement,  choses  qui  ne  se 
ressemblent  nullement  :  la  rapidité  est  généralement  à 
bannir  ;  le  mouvement  est  primordial.  Ce  que  nous  appelons 
le  «  mouvement  »  correspond  à  1'  «  action  »  oratoire  de  l'an- 
tiquité. Et  vous  connaissez  à  ce  sujet  l'opinion  de  Démosthène. 
On  lui  demandait  :  «  Quelle  est  la  première  qualité  de  l'ora- 
teur? —  L'action,  répondit-il.  —  Et  la  seconde  ?  —  L'action  ! 
—  Et  la  troisième?  —  L'action  î  » 

Et  Cicéron  a  pu  dire  de  cette  «  action  »  oratoire  :  «  Elle 
frappe  les  plus  barbares,  même  ceux  qui  n'entendent  pas  la 
voix  de  l'orateur.  » 

Nous  nous  occuperons  aussi  du  geste  et  de  la  tenue  en 
général,  nous  rappelant  qu'Antoine  (l'orateur)  exprimait, 
dit-on,  plus  (ie  pensées  par  ses  gestes  que  par   ses  paroles  ; 


XXVI  LNTRODUGTION. 

nous  souvenant  aussi  de  ce  mot  du  vieillard  antique  qui 
disait  à  son  fils  orateur  :  «  Quand  je  n'entends  pas  tes  paroles, 
j'entends  tes  doigts.  » 

Vous  connaissez  les  chefs-d'œuvre  de  la  sculpture  antique  : 
ils  nous  témoignent  de  l'immense  souci  qu'avaient  les 
anciens  de  la  plastique,  et  du  geste  par  conséquent.  Les 
gladiateurs  ne  se  souvenaient-ils  pas,  en  mourant  dans  les 
arènes,  qu'ils  devaient  tomber  avec  grâce,  et  que  dans  ce 
dessein  ils  avaient  suivi  des  leçons? 

Nous  n'aurons  pas  grand'peine  à  constater  que  nous 
sommes  aujourd'hui  loin  de  ce  souci  de  la  plastique  ;  et 
pourtant  !  Quel  tort  un  lecteur  ou  un  orateur  peut  se  faire 
faute  desavoir  se  tenir  comme  il  devrait  et  de  distribuer  ses 
gestes  !  Nous  verrons  également  ce  qu'il  faut  entendre  par 
les  fameux  jeux  de  physionomie. 


Ici  se  termine  ce  que  j'ai  appelé  la  partie  élémentaire  ou, 
si  vous  voulez,  grammaticale  de  nos  études. 

Désormais,  il  nous  faudra  compter  non  plus  seulement 
avec  notre  mécanisme,  il  nous  faudra  ne  pas  faire  de  fautes 
d'orthographe,  mais  encore  nous  devrons  exprimer  les  idées 
et  les  sentiments.  Voici  qu'entrent  en  ligne  de  compte  les 
facultés  liltéi-aii-es  etartistiques:  l'intelligence,  l'imagination, 
la  sensibilité  et  le  goût. 

C'est  qu'en  effet  il  ne  suffit  pas,  pour  bien  lire,  réciter  ou 
parler,  de  faire  entendre  un  langage  correct  et  une  bonne 
voix  ;  ce  n'est  pas  tout  d'avoir  de  bons  instruments  :  il  faut 
les  faire  servir  à  de  bons  résultats.  En  observant  les  règles 
dont  nous  avons  parlé  jusqu'ici,  vous  vous  ferez  entendre, 
vous  ne  blesserez  ni  les  oreilles  ni  les  yeux  de  vos  auditeurs. 
Mais  il  vous  faut  aussi  vous  faire  écouter  et  vous  faire  com- 
prendre, en  d'autres  termes  parlera  l'intelligence  et  au  cœur 
de  ceux  qui  vous  écouteront. 

A  quoi  pouvez-vous  aspirer  de  plus  beau  qu'à  faire  triom- 
pher les  idées  que  vous  croyez  justes  ?  Et   pourquoi   ne  vous 


INTRODUCTION.  XXVII 

livreriez-vous  pas  à  l'agréable  travail  qui  vous  permettra  de 
connaître  ces  joies? 

IVlais  ne  vous  flattez  point. 

Voir,  sentir,  comprendre  sont  une  chose  ;  faire  voir,  faire 
sentir  et  faire  comprendre  en  sont  une  autre.  Et  lorsque 
vous  serez  initiés  à  cet  art,  car  c'en  est  un,  vous  ne  regret- 
terez pas,  j'en  suis  sûr,  de  m'avoir  écouté  si  longtemps.  Et  vous 
ne  regretterez  pas  non  plus  le  travail  que  nous  allons  faire 
ensemble,  car  nous  allons  le  faire,  n'est-ce  pas,  j'en  ai  la  cer- 
titude. Il  est  nécessaire  pour  tous,  je  crois  vous  l'avoir 
prouvé  ;  il  a  été  fâcheusement  négligé,  nous  l'avons  vu  ;  il  est 
facile  et  agréable  et  vous  donnera  certainement  de  rapides 
résultats. 

Le  plan  que  nous  annoncions  aux  élèves^  et  que  nous 
suivons  dans  nos  cours  oraux^  est  le  même  que  celui  du 
présent  volume.  La  gradation  adoptée  est  celle-ci  : 
rompre  le  diseur  auxnécessités  mécaniques  [respiration, 
voix,  articulation,  prononciation,  etc..)  et  favoriser 
peu  à  peu  chez  lui  la  manifestation  des  facultés  supé- 
rieures  [intelligence,  imagination,   sensibilité,  goût). 

jyoïi  trois  parties  fondamentales  :  la  correction, 
r expression  et  le  rythme  [i). 

Aucun  de  ces  éléments  capitaux  ne  doit  être  négligé  : 
ils  se  tiennent  indissolublement  et  se  complètent. 

Les  conseils  que  nous  ad?'essons  au.x  élèves  sont  ceux 
que  nous  avons  reçus  des  maîtres  illustres  qui  ont  été 
les  noires.  Il  est,  en  effet,  une  admirable  tradition  ([ui 
se  perpétue  à  la  Comédie-Française  :  pourquoi  n'en 
pas  faire  connaître  les  éléments  principaux  à  ceux  qui 
pourront  en  tirer  profit  ? 


(1)  Sauf  l'interversion  des  deux  dernières  parties,  cette  division  est  celle  qu'ont 
adoptée  MM.  Georges  Berr  et  Delbost  dans  leur  1res  intéressant  volume  :  Les  trois 
dictions.  (Éd.  Revue  scientifique,  Paris,  1903,) 


XXVIII  INTRODUCTION. 

Nous  espérons  donc  que  les  différents  publics  aux- 
quels s'adresse  ce  livre  voudront  bien  Vaccueillir  avec 
sympathie  et  qu'il  contribuera  au  dessein  que  nous 
nous  sommes  proposé  :  familiariser  la  jeunesse  avec 
un  art  indispensable  qu'elle  paraît  ignorer  complè- 
tement. 

GEORGES  LE  ROY. 
Février  1911. 


LA  DICTION  FRANCilSE 

b 

PAR    LES    TEXTES 


PREMIERE    PARTIE 

CORRECTION 


CHAPITRE  PREMIER 

DE    LA   RESPIRATIOX. 

Nous  rappelons  simplement  les  règles  essentielles  touchant 
la  respiration  : 

1°  Respirer  profondément  et  sans  bruit. 

2«  Ne  jamais  parler  que  sur  Vexpiration  du  souffle. 

3"  Parler  aussitôt  Vinspiration  du  souffle  terminée. 

4''  Ne  jamais  attendre  d'être  à  bout  de  souffle  pour  en 
reprendre  une  nouvelle  provision. 

1"  Exercice  [Égalité de  r expiration  et  pose  de  la  voix). 

En  observant  les  règles  ci-dessus,  lire  très  lentement  le 
morceau  suivant.  On  prendra  une  respiration  profonde  après 
chaque  vers,  puis  l'on  n'en  prendra  plus  qu'une  tous  les  deux 
vers  ;  sans  trop  se  soucier  du  sens. 

APOSTROPHE    DE    SATAN    AU    SOLEIL. 

Globe  resplendissant,  majestueux  flambeau, 
Toi  qui  semblés  le  dieu  de  ce  monde  nouveau, 


2  CORRECTION. 

Toi  dont  le  seul  aspect  fait  pâlir  les  étoiles, 
Et  commande  à  la  nuit  de  replier  ses  voiles  ; 
Bienfait  de  mon  tyran,  chef-d'œuvre  de  ton  roi. 
Toi  qui  charmes  le  monde  et  n'afflig-es  que  moi, 
Soleil  !  que  je  le  hais,  et  combien  ta  lumière 
Réveille  les  regrets  de  ma  grandeur  première! 
Hélas!  sans  ma  révolte,  assis  au  haut  des  cieux, 
Un  seul  de  mes  rayons  eût  écli|'SÔ  tes  feux  ; 
Et  sur  mon  trône  d'or,  presque  égal  à  Dieu  même, 
J'aurais  vu  sous  mes  pieds  ton  brillant  diadème. 
Je  suis  tombé  :  Torgueil  m'a  plongé  dans  les  fers  ; 
Il  m'a  fermé  les  cieux  et  creusé  les  enfers... 
Pourquoi  fus-je  placé  si  près  du  rang-  suprême? 
Hélas!  tout  mon  malheur  est  né  du  bonheur  même 
Plus  éloig-né  du  trône,  il  n'eût  pu  me  tenter: 
Le  faible  se  soumet,  le  puissant  veut  monter. 
Oui,  l'orgueil  du  pouvoir  me  conduisit  au  crime, 
Je  prétendis  au  trône  et  tombai  dans  l'abîme. 
Mais  quoi  !  de  sa  puissance  enivré  comme  moi, 
Quelque  autre  aurait  peut-être  osé  braver  son  roi  ; 
Et,  suivant  de  l'org-ueilTamorce  enchanteresse, 
Aurait  dans  ces  complots  entraîné  ma  faiblesse. 
Mais  non,  de  mes  égaux  aucun  n'a  succombé  ; 
Tous  sont  restés  debout,  et  moi  seul  suis  tombé. 
Peut-être  en  s'égarant  mon  cœur  ne  fut  pas  libre? 
11  l'était,  et  moi  seul  ai  rompu  l'équiHbre. 
Dieu  signale  pour  tous  son  amour  paternel... 
Eh  bien  !  sois  repentant,  si  tu  fus  criminel. 
N'est-il  plus  de  remords  et  n'est-il  plus  de  grâce  ? 
Devant  le  Dieu  vengeur  fais  plier  ton  audace. 
Moi,  plier!  ce  mot  seul  est  un  alfront  pour  moi. 
Que  diraient  ces  guerriers  dont  j'ai  séduit  la  foi  (1)  ? 


(1)  Les  anges  déchus. 


DE   LA   RESPIRATION.  3 

Ah  !  quand  ils  m'opposaient  à  ce  Dieu  que  je  brave, 
Leurai-je  donc  promis  de  devenir  esclave? 
Dois-je,  aux  pieds  d'un  tyran  me  courbant  en  leur  nom, 
Au  lieu  de  la  veng-eance  implorer  le  pardon? 
Oh  !  si  je  dus  prétendre  à  leur  obéissance, 
C'était  sur  les  débris  de  la  toute-puissance  ; 
Et,  quand  à  pardonner  il  pourrait  consentir, 
Le  pardon  serait  court  comme  le  repentir. 
Adieu  donc  l'espérance,  et  la  crainte  avec  elle  ! 
Fuyez,  lâches  remords  !  veng-eance,  je  t'appelle  ! 
Que  du  monde  entre  nous  l'empire  soit  égal  ; 
Qu'il  soit  le  Dieu  du  bien,  je  léserai  du  mal  (1). 

(Delille.) 

2^  Exercice  {Respect  du  sens  dans  la  respiration). 

Prendre   dans   le    morceau  suivant   de    nombreuses  respi- 
rations, mais  seulement  où  le  sens  permet  de  le  faire  : 

LES    IMPRÉCATIONS    DE    CAMILLE. 

Rome  !  l'unique  objet  de  mon  ressentiment  ! 
Rome  à  qui  vient  ton  bras  d'immoler  mon  amant  î 
Rome  qui  t'a  vu  naître,  et  que  ton  cœur  adore  ! 
Rome  enfin  que  je  hais  parce  qu'elle  t'honore  ! 
Puissent  tous  ses  voisins,  ensemble  conjurés, 
Saper  ses  fondements  encor  mal  assurés  ! 
Et,  si  ce  n'est  assez  de  toute  l'Italie, 
Que  l'Orient  contre  elle  à  l'Occident  s'allie  ! 
Que  cent  peuples  unis  des  bouts  de  l'univers 
Passent  pour  la  détruire  et  les  monts  et  les  mers  ! 
Qu'elle-même  sur  soi  renverse  ses  murailles! 
Et  de  ses  propres  mains  déchire  ses  entrailles! 
Que  le  courroux  du  ciel,  allumé  par  mes  vœux, 
Fasse  pleuvoir  sur  elle  un  délug-e  de  feux  ! 

(1)  Imité  du  Paradis  Perdu  de  .Miltuii. 


4  CORRECTION. 

Puissé-je  de  mes  yeux  y  voir  tomber  ce  foudre, 
Voir  ses  maisons  en  cendre  et  tes  lauriers  en  poudre, 
Voirie  dernier  Romain  à  son  dernier  soupir, 
Moi  seule  en  être  cause,  et  mourir  de  plaisir! 

(Corneille,  Horace^  acte  TV,  se.  v.) 

3e  Exercice  (Économie  du  souffle). 

Les  consonnes  occlusives  (1)  étant  celles  qui  laissent 
échapper  le  plus  de  souffle,  il  est  bon  de  s'exercer  à  dire 
les  mots  suivants  d'une  seule  expiration  et  sans  fatigué  : 

Petit  pot  de  beurre,  quand  te  dépelit  pot  de  beurreri- 
seras-tu?  — Je  me  dépetit  pot  de  beurreriserai  quand 
tous  les  petits  pots  de  beurre  se  dépetit  pot  de  beurre- 
riseront. 

(1)  Les  consonnes  occlusives  sont  :  b,  p  —  d,  t  —  g,  k. 


CHAPITRE   II 

DE    L'AIITICULATION  (1). 

L'ensemble  des  phrases  absuides  qui  suivent  constitue  la 
i;ymnastique  la  plus  efficace  de  la  parole. 

i\ous  ne  saurions  trop  recommander  cet  exercice  aux 
élèves.  Us  auront  soin  d'apprendre  ces  phrases  par  cœur,  puis 
de  les  énoncer  (une  seule  t'ois  d'abord,  et  lentement;  plusieurs 
fois  de  suite,  puis  rapidement  . 

Ceux  dont  Farticulation  est  particulièrement  molle  et 
paresseuse  trouveront  un  heureux  profit  à  faire  ce  travail  en 
se  créant  un  obstacle  matériel.  L'avancement  volontaire  et 
forcé  de  la  mâchoire  inférieure  est  extrêmement  salutaire 
au  développement  de  l'articulation,  un  crayon  étant  vigou- 
reusement serré  entre  les  dents  pendant  toute  la  durée  des 
exercices. 

Il  va  de  soi  que  l'élève  doit  porter  tous  ses  efforts  à  se  faire 
nettement  comprendre  malgré  ces  obstacles. 

1'^  Exercice. 

^ÊVonjuguer  :  Il  faut  que  je  roule  (2).  Il  faut  que  tu 
roules...  Il  faut  qu'il  roule,  etc... 

(1)  Emission  des  conso/ines.  Pojr  ce  ([iii  est  de  la  prononciation  (voyelles)  si 
souvent  défectueuse,  tout  morceau  est  un  exercice  (voir  les  règles  dans  notre  Gram- 
mnij-e  de  la  Diction  française,  Paul  Delaplane,  édit.). 

Nous  mettons  cependant  l'élève  en  gnrde  contre  la  confusion  fréquente  des  diffé- 
rents sons  nasaux  :  an,  en,  in,  un. 

Exercice.  —  J'en  ai  dit  bien  suflisamment  ;  allons-nous-en  :  dans  un  instant  on 
nous  appellera,  et  nous  aurions  un  encombrement  impossible  à  éviter. 

(2)  Cet  exercice  et  le  suivant  tendent  à  corriger  le  défaut  du  grasseyement  bien 
connu  —  tiop  connu  hélas! 

La  consonne  r  doit  en  principe  être  vibrée,  c'est-à-dire  prononcée  avec  la  poinle 
de  la  langue  redressée  vers  la  partie  antérieure  du  palais,  mais  sans  y  avoir  de 
point  d'appui  fixe  (ce  qui  la  distingue  de  la  consonne  très  voisine  1). 

G.  Le  Roy.  —  La  Diction.  2 


6  CORRECTION. 

2e  Exercice. 

Dis-moi  gros  gras  grand  grain  d'orge 
Quand  te  dégros  g-ras  g-rand  grain  d'orgeras-lu  ? 
Je  me  dégros  gras  grand  grain  d'brgerai, 
Quand  tous  les  gros  gras  grands  grains  d'orge 
Se  seront  dégros  g-ras  grand  grain  d'orges. 

3   Exercice. 
L'assassin  sur  son   sein  suçait  son  sang  sans  cesse. 

4e  Exercice. 

Cinq  capucins  portaient  sur  leur  sein  le   seing  du 

saint-père. 

5  Exercice. 

Voici  six  chasseurs  se  séchant,  sachant  chasser  sans 

chien. 

6^  Exercice. 

Combien  ces  six  saucissons-ci?  —  C'est  six  sous,  ces 
six  saucissons-ci. 

1"  Exercice. 

Si  six  cents  scies  scient  six  cents  cig-ares,  six  cent 
six  scies  scieront  six  cent  six  cigares. 

8°  Exercice. 

Ciel  !  si  ceci  se  sait,  ces  soins  sont  sans  succès. 

9^  Exercice. 

Il  faut  qu'un  sage  g-arde-chasse  sache  chasser  tous 
les  chats  qui  chassent  dans  sa  chasse. 

10®  Exercice. 

Le  fisc  fixe  exprès  chaque  taxe  fixe  excessive  exclu- 
sivement au  luxe  et  à  l'exquis. 


DE  L  ARTICULATION.  7 

ll'^  Exercice. 

Ces  cent  six  sachets  —  sachez  cela  —  si  chers 
qu'Alix  à  Nice  exprès  tout  en  le  sachant,  chez  Gha- 
sachax  choisit,  sont  si  cher  chaque,  si  cher  !  qu'ils 
charment  peu  ! 

12*  Exercice. 

Cinq  ou  six  officiers  gascons 
Passant  certain  soir  à  Soissons 
Marchandèrent  des  saucissons  : 
«  Combien  ces  cinq  saucissons  ? 
—  A  vingt  sous,  c'est  cent  sous.  » 
C'était  cent  sous,  ces  saucissons. 

13^  Exercice. 

Un  ange  qui  songeait  à  changer  son  visage  pour 
donner  le  change  se  vit  si  changé,  que  loin  de  louanger 
ce  changement,  il  jugea  que  tous  les  autres  anges  juge- 
raient que  jamais  ange  ainsi  changé  ne  rechangerait 
jamais,  et  jamais  plus  ange  ne  songea  à  se  changer. 

Nous  en  avons  fini  avec  ces  exercices  élémentaires  :  nous 
ne  citerons  plus  désormais  que  des  extraits  des  meilleurs 
auteurs. 

L'étude  de  la  harangue  suivante  accoutumera  à  l'articulation 
des  noms  étrangers  : 


14*^  Exercice. 


i 

■poldats  de  l'armée  d'Italie  !  vous  avez  glorieusement 
atteint  le  but  que  je  vous  avais  marqué  ;  le  Somering  a 
été  témoin  de  votre  jonction  avec  la  Grande-Armée. 
Soyez  les  bienvenus  I  Je  suis  content  de  vous  !  Surpris 
par  un  ennemi  perfide,  avant  que  vos  colonnes  fussent 


8  CORRECTION. 

réunies^  vous  avez  du  rétrograder  jusqu'à  TAdige.  Mais 
lorsque  vous  reçûtes  Tordre  de  marcher  en  avani,  vous 
étiez  sur  le  champ  mémorable  d'Arcole,  et  là  vous  jurâtes, 
sur  les  mânes  de  nos  héros,  de  triompher.  Vous  avez 
tenu  parole  à  la  bataille  de  la  Piave,  aux  combats  de 
Saint-Daniel,  deTarvis,  de  Goritz,  vous  avez  pris  d'assaut 
les  forts  de  Malborghetto,  de  Pradella,  et  fait  capituler 
la  division  ennemie  retranciice  dans  Prevald  et  Laybach. 
Vous  n'aviez  pas  encore  passé  la  Drave,  et  déjà  ving-t- 
cinq  mille  prisonniers,  soixante  pièces  de  bataille,  dix 
drapeaux,  avaient  sig^nalé  votre  valeur.  Depuis  la  Drave, 
la  Save,  la  Muer  n'ont  pu  retarder  votre  marche.  La 
colonne  autrichienne  de  Jellachich,  qui  la  première  entra 
dans  Munich,  qui  donna  le  sig'nal  des  massacres  dans  le 
Tirol,  environnée  à  Saint-Michel,  est  tombée  dans  vos 
baïonnettes.  Vous  avez  fait  une  ])rompte  justice  de  ces 
débris  dérobés  à  la  colère  de  la  Grande-Armée.  Soldats  ! 
cette  armée  autrichienne  d'Italie,  qui,  un  moment, 
souilla  par  sa  présence  mes  provinces,  qui  avait  la 
prétention  de  briser  ma  couronne  de  fer,  battue,  dis- 
persée, anéantie,  g-ràce  à  vous,  sei-a  un  exemple  de 
la  vérité  de  cette  devise  :  «  Dieu  me  Ca  donnée,  gare 
à  qui  la  touche  !  »  (Napoléon  P'",) 

15'  Exercice. 

Dans  le  poème  suivant,  l'énergie  de  l'articulation  est  indis- 
pensable, et  elle  contribue  à  donner  cette  impression  de 
fureur  sourde  et  sauvage  que  le  poète  a  si  admirablement 
rendue.  Une  diction  molle  et  charmante  ne  serait  naturelle- 
ment pas  de  mise  ici  : 

l'incantation   du  loup. 

Les  lourds  rameaux  neig-euxdu  mélèze  et  de  l'aune. 
Un  gTand  silence.  Un  ciel  élincelant  d'hiver. 


DE   L'ARTICULATION.  9 

Le  Roi  du  Hartz,  assis  sur  ses  jarrets  de  fer, 
Regarde  resplendir  la  lune  larg-e  et  jaune. 

Les  g'org-es,  les  vallons,  les  forêts  et  les  rocs 
Dorment  inertemefit  sous  leur  blême  suaire, 
Et  la  face  terrestre  est  comme  un  ossuaire 
Immense,  cave  ou  plat,  ou  bossue  par  blocs. 

Tandis  qu'éblouissant  les  horizons  funèbres, 
La  lune,  œil  d'or  g-lacé,  luit  dans  le  morne  azur, 
L'ang-oisse  du  vieux  Loup  étreint  son  cœur  obscur, 
TJn  âpre  frisson  court  le  long'  de  ses  vertèbres. 

Sa  Louve  blanche,  aux  yeux  flambants,  et  les  petits 
Qu'elle  abritait,  la  nuit,  des  poils  chauds  de  son  ventre, 
Gisent,  morts,  égorg-és  par  l'homme,  au  fond  de  l'antre; 
Ceux,  de  tous  les  vivants,  qu'il  aimait,  sont  partis. 

Il  est  seul  désormais  sur  la  neige  livide. 
La  faim,  la  soif,  l'affût  patient  dans  les  bois. 
Le  doux  agneau  qui  bêle  ou  le  cerf  aux  abois, 
Que  lui  fait  tout  cela,  puisque  le  monde  est  vide? 

Lui,  le  chef  du  haut  Hartz,  tous  l'ont  trahi,  le  Nain 
Et  le  Géant,  le  Bouc,  l'Orfraie  et  la  Sorcière, 
Accroupis  près  du  feu  de  tourbe  et  de  bruyère 
Où  l'eau  sinistre  bout  dans  le  chaudron  d'airain. 

Sa  langue  fume  et  pend  de  la  gueule  profonde. 
Sans  lécher  le  sang  noir  qui  s'égoutte  du  flanc. 
Il  érige  sa  tête  aiguë  en  grommelant, 
Et  la  haine,  dans  ses  entrailles,  brûle  et  gronde. 

L'homme,  le  massacreur  antique  des  aïeux. 
De  ses  enfants  et  de  la  royale  femelle. 
Qui  leur  versait  le  lait  ardent  de  sa  mamelle, 
Hante  immuablement  son  rêve  furieux. 


ID  CORRECTION. 

Une  braise  rougit  sa  prunelle  énergique  ; 
Et,  redressant  ses  poils  raides  comme  des  clous, 
Il  évoque,  en  hurlant,  Tâme  des  anciens  loups 
■Qui  dorment  dans  la  lune  éclatante  et  magique. 

(Leconte  de  Lisle,  Poèmes  tragiques,  Lemerre,  éd.) 

Voici  maintenant  quelques  exemples  où  la  netteté  et  l'éner- 
gie de  Tarticulation  ne  suffisent  plus.  Il  faut  garder  ces  qua- 
lités, sans  doute,  mais  y  ajouter  la  facilité  et  la  l<^gèreté.  En 
d'autres  termes,  s'il  est  assez  difficile  de  posséder  une 
excellente  articulation,  le  diseur  ne  doit  pourtant  pas  donner 
-une  impression  de  lourdeur  et  d'effort. 


16'  Exercice. 

ACASTE. 

Parbleu,  je  ne  vois  pas,  lorsque  je  m'examine 

Où  prendre  aucun  sujet  d'avoir  Tàme  chagrine. 

J'ai  du  bien,  je  suis  jeune,  et  sors  d'une  maison 

Qui  se  peut  dire  noble  avec  quelque  raison  ; 

Et  je  crois,  par  le  rang  que  me  donne  ma  race. 

Qu'il  est  fort  peu  d'emplois  dont  je  ne  sois  en  passe. 

Pour  le  cœur,  dont  surtout  nous  devons  faire  cas, 

On  sait,  sans  vanité,  que  je  n'en  manque  pas  : 

Et  l'on  m'a  vu  pousser  dans  le  monde  une  affaire 

D'une  assez  vigoureuse  et  gaillarde  manière. 

Pour  de  l'esprit,  j'en  ai,  sans  doute  ;  et  du  bon  goût. 

A  juger  sans  étude  et  raisonner  de  tout  ; 

A  faire  aux  nouveautés,  dont  je  suis  idolâtre, 

Figure  de  savant  sur  les  bancs  du  théâtre, 

Y  décider  en  chef,  et  faire  du  fracas 

A  tous  les  beaux  endroits  qui  méritent  des  ahs 

Je  suis  assez  adroit  ;  j'ai  bon  air,  bonne  mine. 

Les  dents  belles  surtout,  et  la  taille  très  fine. 


DE  L'ARTICULATION.  H 

Quant  à  se  mettre  bien,  je  crois,  sans  me  flatter, 
Quon  serait  malvenu  de  me  le  disputer. 

(Molière,  Le  Misanthrope,  acte  III,  se.  i.) 

17*  Exercice. 

VERE  NOVO. 

Gomme  le  matin  rit  sur  les  roses  en  pleurs! 

Oh  !  les  charmants  petits  amoureux  qu'ont  les  fleurs! 

Ce  n'est  dans  les  jasmins,  ce  n'est  dans  les  pervenches 

Qu'un  éblouissement  de  folles  ailes  blanches 

Qui  vont,  viennent,  s'en  vont,  reviennent,  se  fermant. 

Se  rouvrant,  dans  un  vaste  et  doux  frémissement. 

0  printemps  !  quand  on  songe  à  toutes  les  missives 

Qu'on  reçoit  en  avril  et  qu'en  mai  l'on  déchire, 

On  croit  voir  s'envoler,  au  gTé  du  vent  joyeux, 

Dans  les  prés,  dans  les  bois,  sur  les  eaux,  dans  les  cieux^ 

Et  rôder  en  tous  lieux,  cherchant  partout  une  âme, 

Et  courir  à  la  fleur  en  sortant  de  la  femme, 

Les  petits  morceaux  blancs,  chassés  en  tourbillons. 

De  tous  les  billets  doux,  devenus  papillons. 

(Victor  Hugo,  Les  Contemplations.) 

18"  Exercice. 

LE    MOT. 

Braves  gens,  prenez  garde  aux  choses  que  vous  dites! 
Tout  peut  sortir  d'un  mot  qu'en  passant  vous  perdîtes,. 
Tout,  la  haine  et  le  deuil  !  Et  ne  m'objectez  pas 
Que  vos  amis  sont  sûrs  et  que  vous  parlez  bas. 
Écoutez  bien  ceci  : 

Tète  à  tête,  en  pantoufle. 
Portes  closes,  chez  vous,  sans  un  témoin  qui  souffle, 


12  CORRECTION. 

Vous  dites  à  Toreille  au  plus  mystérieux 

De  vos  amis  de  cœur,  ou,  si  vous  l'aimez  mieux, 

Vous  murmurez  tout  seul,  croyant  presque  vous  taire, 

Dans  le  fond  d'une  cave  à  trente  pieds  sous  terre. 

Un  mot  désagréable  à  quelque  individu. 

Ce  mot  —  que  vous  croyez  qu'on  n'a  pas  entendu, 

Que  vous  disiez  si  bas  dans  un  lieu  sourd  et  sombre  — 

Court  à  peine  lâché,  part,  bondit,  sort  de  l'ombre  ; 

Tenez,  il  est  dehors!  il  connaît  son  chemin; 

Il  marché,  il  a  deux  pieds,  un  bâton  à  la  main. 

De  bons  souliers  ferrés,  un  passeport  en  règle; 

Au  besoin,  il  prendrait  des  ailes  comme  l'aigle  ! 

Il  vous  échappe,  il  fuit,  rien  ne  l'arrêtera  ; 

Il  suit  le  quai,  franchit  la  place,  et  caetera, 

Passe  l'eau  sans  bateau  dans  la  saison  des  crues. 

Et  va,  tout  à  travers  un  dédale  de  rues, 

Droit  chez  le  citoyen  dont  vous  avez  parlé. 

Il  sait  le  numéro,  l'étage;  il  a  la  clé. 

Il  monte  l'escalier,  ouvre  la  porte,  passe, 

Entre,  arrive,  et,  railleur,  regardant  l'homme  en  face, 

Dit  :  «  Me  voilà!  je  sors  de  la  bouche  d'un  tel.  » 

Et  c'est  fait.  Vous  avez  un  ennemi  mortel. 

(VicToa  Hugo,  Toute  la  Lyre.) 

Dès  que  Télève  aura  corrigé  les  vices  (rarticulation  qu'il 
peut  avoir,  il  devra  s'attaquer  aux  morceaux  suivants  qu'il 
est  impossible  d'exécuter  sans  un  excellent  mécanisme.  Ce 
sont  à  proprement  parler  des  exercices  de  virtuosilc. 

L'imporlant  pour  le  diseur  est  de  prendre  d'abord  des 
points  de  repère,  où  il  aura  soin  de  respirer  rapidement.  Ces 
respirations  devront  toujours  être  justifiées  par  le  sens  du 
morceau. 

Autant  la  rapidité  est  à  blâmer  dans  la  plupart  des  cas, 
autant  elle  ne  saurait  être  excessive  ici  (tant  que  la  netteté  de 
l'articulalion  n'en  soutîre  pas,  bien  entendu). 

Citons  d'abord   quelques  vers  des  Plaideurs  de  Racine,   oîi 


DE   l'articulation.  13 

rintinié  imite  —  en  ï exagérant  —  le  défaut  des  avocats  qui 
passent  avec  une  extrême  rapidité  sur  les  choses  les  plus 
importantes  d'un  procès  : 

19'  Exercice. 

L'intimé. 

Voici  le  fait  (1).  Un  chien  vient  dans  une  cuisine, 
Il  y  trouve  un  chapon,  lequel  a  bonne  mine. 
Or,  celui  pour  lequel  je  parle  est  affamé, 
Celui  contre  lequel  je  parle  autem  plumé  ; 
Et  celui  pour  lequel  je  suis  prend  en  cachette 
Celui  contre  lequel  je  parle.  L'on  décrète  ; 
On  le  prend.  Avocat  pour  et  contre  appelé  : 
Jour  pris,  .le  dois  parler;  je  parle  ;  j'ai  parlé. 

(Racine,  Les  Plaideurs,  acte  III,  se.  m.) 

Dans  d'autres  cas,  la  virtuosité  ne  trouve  sa  place  que  par 
intermittence  :  ainsi  les  deux  morceaux  qui  suivent  où  seules 
les  séries  d'énumérations  doivent  être  rapides  et  s'opposer 
avec  le  reste.  L'élève  aura  soin  de  ne  pas  se  laisser  entraîner 
à  tout  dire  aussi  rapidement.  En  même  temps  qu'il  défigurerait 
le  morceau,  il  compromettrait  son  propre  succès  :  la  rapidité 
n'est  en  effet  tolérable  pour  l'auditeur  qu'en  deçà  de  certaines 
limites. 

Le  procédé  qui  permet  de  donner  une  impression  de  folle 
rapidité  en  diction  consiste  à  précipiter  les  phrases  les  unes 
à  la  suite  des  autres,  en  réduisant  au  minimum  les  temps 
d'arrêt    ordinairement    nécessaires    entre  chacune    d'elles. 

20"  Exercice 

J'avais  fait  un  projet...  je  te  le  dis  tout  bas... 
Un  projet  !  mais  au  moins,  tu  n'en  parleras  pas... 

(1)  Esl-il  nécessaire  de  dire  que  ce  morceau  —  comme  tous  ceux  que  nous  citons 
dans  ce  volume  —  n'est  pas  seulement  intéressant  au  point  de  vue  de  l'articulation  ? 
Toutes  les  règles  sont  applicables  partout.  Nous  entendons  seulement  que  les 
passages  cités  sont  plus  propres  à  rompre  l'élève  à  telle  ou  telle  difficulté  de  la  die 
tion,  et  qu'il  lui  faut  les  aborder  l'une  après  l'autre. 


14  CORRECTION. 

C'est  plus  beau  que  Lycurgue  et  rien  d'aussi  sublime 

N'aura  jamais  paru  si  Ladvocat  m'imprime. 

L'univers,  mon  ami,  sera  bouleversé  ; 

On  ne  verra  plus  rien  qui  ressemble  au  passé; 

Les  riches  seront  gueux  et  les  nobles  infâmes  ; 

Nos  maux  seront  des  biens,  les  hommes  seront  femmes, 

Et  les  femmes  seront...  tout  ce  qu'elles  voudront. 

Les  plus  vieux  ennemis  se  réconcilieront  : 

Le  Russe  avec  le  Turc,  l'Anglais  avec  la  France, 

La  Foi  religieuse  avec  rindifférence, 

Et  le  Drame  moderne  avec  le  Sens  commun. 

De  rois,  de  députés,  de  ministres,  pas  un  ! 

De  magistrats,  néant  ;  de  lois,  pas  davantage* 

J'abolis  la  famille  et  romps  le  mariage  ; 

'Voilà.  Quant  aux  enfants,  en  auront  qui  pourront. 

Ceux  qui  voudront  trouver  leurs  pères  chercheront  : 

Du  reste,  on  ne  verra,  mon  cher,  dans  les  campagnes. 

Ni  forêts,  ni  clochers,  ni  vallons,  ni  montagnes. 

Chansons  que  tout  cela  !  Nous  les  supprimerons, 

Nous  les  démolirons,  comblerons,  brûlerons. 

Ce  ne  seront  partout  que  houilles  et  bitumes, 

Trottoirs,  masures,  champs  plantés  de  bons  légumes. 

Carottes,  fèves,  pois,  et  qui  veut  peut  jeûner, 

Mais  nul  n'aura  du  moins  le  droit  de  bien  dîner. 

Sur  deux  rayons  de  fer  un  chemin  magnifique 

De  Paris  à  Pékin  ceindra  ma  république. 

Là,  cent  peuples  divers,  confondant  leur  jargon, 

Feront  une  Babel  d'un  colossal  wagon. 

Là,  de  sa  roue  en  feu,  le  coche  humanitaire 

Usera  jusqu'aux  os  les  muscles  de  la  terre. 

Du  haut  de  ce  vaisseau  les  hommes  stupéfaits 

Ne  verront  qu'une  mer  de  choux  et  de  navets. 

Le  monde  sera  propre  et  net  comme  une  écuelle  ; 

L'humanitairerie  en  fera  sa  gamelle, 


DE   L'ARTICULATION.  if> 

Et  le  globe  rasé,  sans  barbe  ni  cheveux, 
Comme  un  g-rand  potiron  roulera  dans  les  cieux. 
Quel  projet,  mon  ami  !  quelle  chose  admirable  I 
A  d'aussi  vastes  plans  rien  est-il  comparable? 
Je  les  avais  écrits  dans  mes  moments  perdus. 
Croirais-tu  bien,  Durand,  qu'on  ne  les  a  pas  lus? 
Que  veux-tu  I  notre  siècle  est  sans  yeux,  sans  oreilles  •,. 
Olhez-lui  des  trésors,  montrez-lui  des  merveilles, 
Pour  aller  à  la  Bourse  il  vous  tourne  le  dos  : 
Ceux-là  nous  fonit  des  lois,  et  ceux-ci  des  canaux  ; 
On  aime  le  plaisir,  l'argent,  la  bonne  chère  ; 
On  voit  des  fainéants  qui  labourent  la  terre; 
L'homme  de  notre  temps  ne  veut  pas  s'éclairer, 
Etj'ai  perdu  l'espoir  de  le  régénérer. 

(A.  DE  Musset,  Dwpotitet  Durand.) 


21e  Exercice . 


SUR  TROIS   MARCHES   DE    MARBRE    ROSE. 


Je  ne  crois  pas  que  sur  la  terre 
Il  soit  un  lieu  d'arbres  planté 
Plus  célébré,  plus  visité. 
Mieux  l'ait,  plus  joli,  mieux  hanté. 
Mieux  exerce  dans  l'art  de  plaire. 
Plus  examiné,  plus  vanté, 
Plus  décrit,  plus  lu,  plus  chanté. 
Que  l'ennuyeux  parc  de  Versailles. 
0  dieux  !  0  bergers  !  0  rocailles  ! 
Vieux  Satyres,  Termes  grognons  ; 
Vieux  petits  ifs  en  rang  d'oignons, 
0  bassins,  quinconces,  charmilles  ! 
Boulingrins  pleins  de  majesté, 
Où  les  dimanches,  toat  l'été. 


16  CORKECTIOX. 

Bâillent  tant  d'honnêtes  familles  I 
Fantômes  d'empereurs  romains, 
Pâles  nymphes  inanimées 
Qui  tendez  aux  passants  les  mains, 
Par  des  jets  d'eau  tout  enrhumées  I 
Tourniquets  d'aimables  buissons, 
Bosquets  tondus  où  les  fauvettes 
Cherchent  en  pleurant  leurs  chansons, 
Où  les  dieux  font  tant  de  façons 
Pour  vivre  à  sec  dans  leurs  cuvettes  I 
0  marronniers!  n'ayez  pas  peur; 
Que  votre  feuillage  immobile, 
Me  sachant  versificateur. 
N'en  demeure  pas  moins  tranquille. 
Non,  j'en  jure  par  Apollon 
Et  par  tout  le  sacré  vallon, 
Par  vous.  Naïades  ébréchées. 
Sur  trois  cailloux  si  mal  couchées. 
Par  vous,  vieux  maîtres  de  ballets. 
Faunes  dansant  sur  la  verdure. 
Par  toi-même,  auguste  palais. 
Qu'on  n'habite  plus  qu'en  peinture, 
Par  Neptune,  sa  fourche  au  poing, 
Non,  je  ne  vous  décrirai  point. 
Je  sais  trop  ce  qui  vous  chagrine  : 
De  Phœbus  je  vois  les  effets: 
Ce  sont  les  vers  qu'on  vous  a  faits 
Qui  vous  donnent  si  triste  mine 
Tant  de  sonnets,  de  madrigaux. 
Tant  de  ballades,  de  rondeaux, 
Où  l'on  célébrait  vos  merveilles. 
Vous  ont  assourdi  les  oreilles. 
Et  l'on  voit  bien  que  vous  dormez 
Pour  avoir  été  trop  rimes. 


DE  L'ARTICULATION.  17 

En  ces  lieux  où  l'ennui  repose, 

Par  respect  aussi  j'ai  dormi. 

Ce  n'était,  je  crois,  quà  demi: 

Je  révais  à  quelque  autre  chose. 

Mais  vous  souvient-il,  mon  ami, 

De  ces  marches  de  marbre  rose. 

En  allant  à  la  pièce  d'eau, 

Du  côté  de  l'Orang-erie, 

A  gauche,  en  sortant  du  château  ? 

C'était  parla,  je  le  parie, 

Que  venait  le  Roi  sans  pareil. 

Le  soir,  au  coucher  du  soleil. 

Voir,  dans  la  forêt,  en  silence 

Le  jour  s'enfuii'  et  se  cacher 

(Si  toutefois  en  sa  présence 

Le  soleil  osait  se  coucher). 

Que  ces  trois  marches  sont  jolies  ! 

Combien  ce  marbre  est  noble  et  doux  ! 

Maudit  soit  du  ciel,  disions-nous. 

Le  pied  qui  les  aurait  salies  ! 

N'est-il  pas  vrai  ?  Souvenez-vous. 

—  Avec  quel  charme  est  nuancée 

Cette  dalle  à  moitié  cassée  ! 

Voyez-vous  ces  veines  d'azur 

Légères,  fines  et  poUes, 

Courant,  sous  les  roses  pâlies. 

Dans  la  blancheur  d'un  marbre  pur? 

Tel,  dans  le  sein  robuste  et  dur 

De  la  Diane  chasseresse, 

Devait  courir  un  sang- divin  ; 

Telle,  et  plus  froide,  est  une  main 

Qui  me  menait  naguère  en  laisse. 

N'allez  pas,  du  reste,  oublier 

Que  ces  marches  dont  j'ai  mémoire 


18  CORRECTION. 

Ne  sont  pas  dans  cet  escalier 
Toujours  désert  et  plein  de  gloire, 
Où  ce  roi,  qui  n'attendait  pas, 
Attendit  un  jour,  pas  à  pas, 
Gondé,  lassé  par  la  victoire. 
Elles  sont  près  d'un  vase  blanc, 
Proprement  fait  et  fort  galant. 
Est-il  moderne  ?  Est-il  antique  ? 
D'autres  que  moi  savent  cela  ; 
Mais  j'aime  assez  à  le  voir  là, 
Etant  sur  qu'il  n'est  point  gothique. 
C'est  un  bon  vase,  un  bon  voisin  ; 
Je  le  crois  volontiers  cousin 
De  mes  marches  couleur  de  rose  ; 
Il  les  abrite  avec  fierté. 
0  mon  Dieu  !  dans  si  peu  de  chose 
Que  de  grâce  et  que  de  beauté  ! 

Marches,  qui  savez  notre  histoire, 

Aux  jours  pompeux  de  votre  gloire, 

Quel  heureux  monde  en  ces  bosquets  l 

Que  de  grands  seigneurs,  de  laquais, 

Que  de  duchesses,  de  caillettes, 

De  talons  rouges,  de  paillettes, 

Que  de  soupirs  et  de  caquets, 

Que  de  plumets  et  de  calottes. 

De  falbalas  et  de  culottes. 

Que  dépendre  sous  ces  berceaux, 

Que  de  gens,  sans  compter  les  sots.f. 

Règne  auguste  de  la  perruque. 

Le  bourgeois  qui  te  méconnaît 

Mérite  sur  sa  plate  nuque 

D'avoir  un  éternel  bonnet. 

Et  toi,  siècle  à  l'humeur  badine. 


DE   l'articulation.  19 

Siècle  tout  couvert  d  amidon, 
Ceux  qui  méprisent  ta  farine 
Sont  en  horreur  à  Gupidon  !... 
Est-ce  ton  avis,  marbre  rose? 
Malgré  moi,  pourtant,  je  suppose 
Que  le  hasard  qui  t'a  mis  là 
Ne  t'avait  pas  fait  pour  cela. 
Aux  pays  où  le  soleil  brille, 
Près  d'un  temple  grec  ou  latin. 
Les  beaux  pieds  d'une  jeune  fille, 
Sentant  la  bruyère  et  le  thym. 
En  te  frappant  de  leurs  sandales. 
Auraient  mieux  réjoui  tes  dalles 
Qu'une  pantoufle  de  satin. 
Est-ce  d'ailleurs  pour  cet  usage 
Que  la  nature  avait  formé 
Ton  bloc  jadis  vierge  et  sauvage 
Que  le  génie  eût  animé  ? 
Lorsque  la  pioche  et  la  truelle 
T'ont  scellé  dans  ce  parc  boueux, 
En  t'y  plantant  malgré  les  dieux, 
Mansard  insultait  Praxitèle. 
Oui,  si  tes  flancs  devaient  s'ouvrir. 
Il  fallait  en  faire  sortir 
Quelque  divinité  nouvelle. 
Quand  sur  toi  leur  scie  a  grincé, 
Les  tailleurs  de  pierre  ont  blessé 
Quelque  Vénus  dormant  encore, 
Et  la  pourpre  qui  te  colore 
Te  vient  du  sang  qu'elle  a  versé. 
Est-il  donc  vrai  que  toute  chose 
Puisse  être  ainsi  foulée  aux  pieds, 
Le  rocher  où  l'aigle  se  pose. 
Comme  la  feuille  de  la  rose 


20  CORRECTION. 

Qui  tombe  et  meurt  dans  nos  sentiers? 

Est-ce  que  la  commune  mère, 

Une  fois  son  œuvre  accompli, 

Au  hasard  livre  la  matière, 

Gomme  la  pensée  à  Toubli? 

Est-ce  que  la  tourmente  amère 

Jette  la  perle  au  lapidaire 

Pour  qu'il  l'écrase  sans  façon  ? 

Est-ce  que  l'absurde  vulg-aire 

Peut  tout  déshonorer  sur  terre 

Au  g-ré  d'un  cuistre  ou  d'un  maçon  ? 

(A.  DE  Musset,  Poésies  nouvelles.) 

Citons  enfin  le  fameux  récit  de  Mascarille,  dans  VÉtourdi  de 
Molière,  un  des  morceaux  de  virtuosité  les  plus  difficiles  qui 
soient. 

22e  Exercice. 

MASCARILLE. 

La  vieille  Égyptienne,  à  l'heure  même... 

Passait  dedans  la  place,  et  ne  songeait  à  rien. 

Alors  qu'une  autre  vieille  assez  défigurée, 

L'ayant  de  près,  au  nez,  longtemps  considérée, 

Par  un  bruit  enroué  de  mots  injurieux 

A  donné  le  signal  d'un  combat  furieux, 

Qui  pour  armes,  pourtant,  mousquets,  dagues  ou  flèches, 

Ne  faisait  voir  en  l'air  que  quatre  grifl'es  sèches, 

Dont  ces  deux  combattants  s'efforçaient  d'arracher 

Ce  peu  que  sur  leurs  os  les  ans  laissent  de  chair. 

On  n'entend  que  ces  mots  :  chienne  !  louve  !  bagasse  ! 

D'abord  leurs  escoffions  ont  volé  par  la  place, 

Et,  laissant  voir  à  nu  deux  têtes  sans  cheveux, 

Ont  rendu  le  combat  risiblement  affreux. 


DE  L'ARTICULATION.  21 

Andrès  et  Trufaldin,  à  l'éclat  du  murmure, 
Ainsi  que  force  monde,  accourus  d'aventure, 
Ont  à  les  décharpir  eu  de  la  peine  assez, 
Tant  leurs  esprits  étaient  par  la  fureur  poussés. 
Cependant  que  chacune,  après  cette  tempête. 
Songe  à  cacher  aux  yeux  la  honte  de  sa  tète. 
Et  que  Ton  veut  savoir  qui  causait  cette  humeur. 
Celle  qui  la  première  avait  fait  la  rumeur. 
Malgré  la  passion  dont  elle  était  émue, 
Ayant  sur  Trufaldin  tenu  longtemps  la  vue  : 
<<  C'est  vous,  si  quelque  erreur  n'abuse  ici  mes  yeux. 
Qu'on  m'a  dit  qui  viviez  inconnu  dans  ces  lieux, 
A-t-elle  dit  tout  haut  :  ô  rencontre  opportune  ! 
Oui,  Seigneur  Zanobio  Ruberti,  la  fortune 
Me  fait  vous  reconnaître,  et  dans  le  même  instant 
Que  pour  votre  intérêt  je  me  tourmentais  tant. 
Lorsque  Naples  vous  vit  quitter  votre  famille, 
J'avais,  vous  le  savez,  en  mes  mains  votre  fille, 
Dont  j'élevais  l'enfance,  et  qui,  par  mille  traits, 
Faisait  voir,  dès  quatre  ans,  sa  grâce  et  ses  attraits. 
Celle  que  vous  voyez,  cette  infâme  sorcière. 
Dedans  notre  maison  se  rendant  familière, 
Me  vola  ce  trésor.  Hélas  !  de  ce  malheur 
Votre  femme,  je  crois,  conçut  tant  de  douleur 
Que  cela  servit  fort  pour  avancer  sa  vie. 
Si  bien  qu'entre  mes  mains  cette  fille  ravie 
Me  faisant  redouter  un  reproche  fâcheux. 
Je  vous  fis  annoncer  la  mort  de  toutes  deux  ; 
Mais  il  faut  maintenant,  puisque  je  l'ai  connue. 
Qu'elle  fasse  savoir  ce  qu'elle  est  devenue.  » 
Au  nom  de  Zanobio  Ruberti,  que  sa  voix 
Pendant  tout  ce  récit  répétait  plusieurs  fois, 
Andrès,  ayant  changé  quelque  temps  de  visage, 
A  Trufaldin  surpris  a  tenu  ce  langage  : 


22  CORRECTION. 

<(  Quoi  donc!  le  ciel  me  fait  trouver  heureusement 
Celui  que  jusqu'ici  j'ai  cherché  vainement, 
Et  que  j'avais  pu  voir,  sans  pourtant  reconnaître 
La  source  de  mon  sang-  et  l'auteur  de  mon  être! 
Oui,  mon  père,  je  suis  Horace  votre  fils. 
D'Albert,  qui  me  g^ardail,  les  jours  étant  finis, 
Me  sentant  naître  au  cœur  d'autres  inquiétudes, 
Je  sortis  de  Bologne,  et,  quittant  mes  études. 
Portai  durant  six  ans  mes  pas  en  divers  lieux, 
Selon  que  me  poussait  un  désir  curieux. 
Pourtant,  après  ce  temps,  une  secrète  envie 
Me  pressa  de  revoir  les  miens  et  ma  patrie  ; 
Mais  dans  Naples,  hélas  1  je  ne  vous  trouvai  plus. 
Et  n'y  sus  votre  sort  que  par  des  bruits  confus  : 
Si  bien  qu'à  votre  quête  ayant  perdu  mes  peines, 
Venise  pour  un  temps  borna  mes  courses  vaines; 
Et  j'ai  vécu  depuis,  sans  que  de  ma  maison 
J'eusse  d'autres  clartés  que  d'en  savoir  le  nom.  » 
Je  vous  laisse  à  juger  si,  pendant  ces  all'aires, 
Trufaldin  ressentait  des  transports  ordinaires. 
Enfin,  pour  retrancher  ce  que  plus  à  loisir 
Vous  aurez  le  moyen  de  vous  faire  éclaircir 
Par  la  confession  de  votre  Égyptienne, 
Trufaldin  maintenant  vous  reconnaît  pour  sienne; 
Andrès  est  votre  frère,  et,  comme  de  sa  sœur 
Il  ne  peut  plus  song-er  à  se  voir  possesseur, 
Une  obligation  qu'il  prétend  reconnaître 
A  fait  qu'il  vous  obtient  pour  épouse  à  mon  maître, 
Dont  le  père,  témoin  de  tout  l'événement. 
Donne  àcethyménée  un  plein  consentement. 
Et  pour  mettre  une  joie  entière  en  sa  famille. 
Pour  le  nouvel  Horace  a  proposé  sa  fille. 
Voyez  que  d'incidents  à  la  fois  enfantés  ! 

(Molière,  V Étourdi^  acte  V,  se.  ix.) 


CHAPITRE  III 

DES  LIAISONS. 

Ne  pas  faire  assez  de  liaisons  est  blâmable  et  quelquefois 
vulgaire  ;  en  trop  faire  est  prétentieux  et  quelquefois  dange- 
reux. L'important  est  de  se  souvenir  que  la  règle  principale 
en  cette  matière  est  V harmonie  (1). 

D'où  deux  modes  d'exercices  sur  les  phrases  qui  suivent  : 

1°  Distinguer  les  liaisons  qu'il  faut  faire  et  celles  qu'il  faut 
éviter; 

20  S'habituer,  sur  des  cas  où  la  liaison  est  permise,  à  lier 
légèrement  et  avec  facilité. 

ler  Exercice. 

Voudriez-vous  ainsi  manquer  à  votre  devoir  ?  —  Quel- 
ques débris  de  cloisons  encore  debout...  —  Des  com- 
partiments étroits  comme  des  boxes  à  chevaux.  —  Nos 
amis  étaient  venus  à  la  campagne.  —  Les  miliciens 
avancèrent  en  bon  ordre.  —  C'est  en  nous  laissant  aller 
à  ces  hautes  espérances.  —  Par  intervalles  égaux  et 
courts. . .  —  Les  prières  ont  recommencé,  les  sanglots  ont 
repris.  (G.  Flaubert.) 

Afm.que  pauvre  et  nu  sur  leur  gibet  immonde, 
Tu  retournes  aux  cieux  comme  tu  vins  au  monde. 

(Legonte  de  Lisle.) 

1)  Cf.  noire  Grammaire  de  la  Diction  française. 


24  CORRECTION. 

2'^  Exercice. 

L'épreuve  des  tourments  et  de  la  mort  même. 
(BossuET.)  —  Les  Grecs  et  Alexandre.  —  Pleins  d'es- 
prit et  de  courag-e.  —  Accoutumés  aux  combats  et  aux 
victoires.  —  Nous  étions  aux  environs  de  la  ville,  je  dis 
aux  environs.  —  Tout  à  coup,  ils  entendirent  un  chant 
effrayant.  —  On  distinguait  un  vieil  appontement  en 
madriers  et  planches.  (A.  Daudet.)  —  Les  étudiants 
étaient  rassemblés  en  un  moment.  —  Ce  brusque  arrêt 
involontaire.  —  Oh  !  les  vers  exécrables  et  sots  ! 

3"  Exercice. 

En  m'entendant  hurler  aux  étoiles  la  nuit.  (A.  Samain). 
—  Le  froid  aussi  bien  que  le  chaud.  —  Elle  a  ses  allées 
et  venues,  ses  frissons  et  ses  ardeurs.  —  Ce  discours  est 
commun  et  faible.  —  Vous  les  ferez  entrer  au  salon. 

Sans  citer  les  auteurs,  sans  dire  de  g-rands  mots 
Et  clouer  de  l'esprit  à  ses  moindres  propos. 

...  Dont  l'appétit  g*rossier  aux  bêtes  nous  ravale. 
De  tels  attachements,  ô  ciel,  sont  pour  vous  plaire. 

(Molière.) 

4e  Exercice. 

Deux  vaillants  et  consciencieux  explorateurs.  —  Mon 
corps  avait  la  sienne.  (A.  de  Musset).  —  Pâles  nymphes 
inanimées  (Id.)  —  Les  pontifes  et  les  pharisiens  animaient 
le  peuple  contre  Jésus-Christ.  (Bossuet.)  —  Il  faut  un 
intervalle  aux  repos,  aux  plaisirs.  (Gresset.)  —  Nul 
animal  créé  ne  peut  manquer  à  son  instinct.  —  Les  plu- 
mes et  les  dentelles  que  j'ai  données  à  a  petite.  — 
Six  ans  et  trois  mois  et  demi. 


DES  LIAISONS. 


5e  Exercice. 


0  spectacle  sang-lant,  eifroyable  curée, 
Quel  festin  donnes-tu  chez  toi,  mort  exécrée, 
Qu'il  t'ait  fallu  d'un  coup  abattre  tant  de  rois! 

(A.  Dumas  et  Meurice,  Hamlet,) 

11  m'a  fallu  plus  de  science  et  plus  de  calculs  pour 
subsister  seulement,  qu'on  n'en  a  mis  depuis  cent  ans  à 
g-ouverner  toutes  les  Espagnes.  (Beaumarchais.) 

Le  ciel  se  réjouit  à  voir  notre  tendresse. 

...  De  voix  et  de  parfums  le  bois  est  enchanté. 

Quand  les  roses  encore  ouvertes 
Se  balancent  comme  des  encensoirs... 

...Leurs  vœux  avec  les  miens  vers  le  ciel  monteront. 

.  ..Mais,  hélas  !  sur  ces  bords  où  tristement  je  marche... 

6"  Exercice. 

Tourné  vers  l'Occident  et  la  ville  éternelle... 

On  entendit  des  cris  et  des  plaintes  sans  noms... 

Un  grand  vent  accourut  des  bords  de  l'horizon. . . 

Courba  les  monts  lointains  oscillant  dans  la  brume.. 

Et  le  voile  du  temple  en  deux  parts  éclata. 

Les  morts  à  pas  muets  marchaient  dans  leurs  suaires 

La  nuit  enveloppa  le  monde  épouvanté. 

(Leconte  deLisle.) 

Et  devant  ton  autel  mystérieux  et  doux, 

Les  bras  tendus  vers  toi,  pâles,  à  deux  genoux, 

Elles  t'invoqueront  aux  feux  tremblants  des  cierges... 

Se  souvenant  toujours  on  espère  à  jamais. 

(Leconte  de  Lisle.  ) 


I 


26  CORRECTION. 

Par  delà  les  sept  cieux  où  palpitent  vos  ailes, 
Exhalez  Thosanna  des  fêtes  éternelles, 
0  Dominations,  ô  Vertus,  ô  Splendeurs, 
Trônes,  Princes,  Gardiens  et  mystiques  Ardeurs 
Et  vous,  ô  Séraphins,  et  vous  pures  Essences... 

(LeCONTE  de  LlSLE.) 

7*=  Exercice. 

Seig-neur  dont  l'esprit  est  si  bon  et  si  doux  en  toutes 
choses. — DansTétatoù  votre  justice  m'aréduit.  — Ilsfont 
de  bonnesœuvresctde  méchantes.  —  Tlsne  sont  pas  tout 
à  fait  à  Jésus-Christ  ;  car  ils  en  ont  honte.  Et  enfin  dans 
les  grandes  tentations  et  occasions,  ils  le  tuent.  —  Jésus- 
Christ  était  mort,  mais  vu,  sur  la  croix.  Tl  est  mort  et 
caché  dans  le  sépulcre.  —  Jésus  a  prié  les  hommes  et 
n'en  a  pas  été  exaucé.  —  Les  Juifs  avaient  vieilli  dans 
ces  pensées...  qu'il  leur  devait  enfin  envoyer  le  messie. 
—  Les  stoïques  et  les  épicuriens;  les  dog-matistes  et 
les  académiciens.  —  Refuser  à  ces  célestes  ardeurs... 
(Pascal.) 


CHAPITRE  IV 

DE   LA  POXCTUATIOIV. 

«  Toutes  les  fois  qu'on  demande  à  un  élève  de  ponctuer, 
il  s'imagine  qu'on  lui  fait  une  recommandation  inutile  et 
ridicule...  On  le  désoblige  en  insistant;  on  l'étonné  en  lui 
apprenant  que  l'art  de  ponctuer  offre  de  sérieuses  difficultés, 
et  qu'il  faut  l'apprendre  avec  beaucoup  d'efforts... 

«  Ponctuer,  c'est  établir  des  rapports  très  complexes  entre 
une  idée  générale  et  des  idées  relatives  ;  c'est  situer  ces  dif- 
féi'entes  idées,  sur  différents  plans,  et  ne  ponctue  pas  ainsi 
qui  veut  (1).  » 

En  effet,  la  ponctuation  est  d'une  extrême  importance,  et 
elle  offre  quelquefois  de  grandes  difficultés.  Aussi  bien  elle 
est  souvent  une  opération  de  lintelligence,  et  à  ce  titre  aurait 
dû  être  étudiée  seulement  dans  la  deuxième  partie  de  cet 
ouvrage.  Mais  elle  est  de  nécessité  tellement  élémentaire  que 
nous  avons  tenu  à  nous  en  occuper  dès  maintenant,  en  nous 
plaçant  aux  différents  points  de  vue  qui  suivent  : 

A)  Quelquefois  la  po?ictuatioîi  écrite  dirige  absolu- 
lument  la  ponctuât loîi  orale. 

En  ce  cas,  il  faut  signaler  la  ponctuation  écrite  soit  par  un 
temps  d'arrêt  (2)  (respiration  ou  simplement  léger  silence), 
it  par  un  changement  dans  le  ton  ou  l'inflexion  de  la  voix. 


I 


1*^^  Exercice. 


Il  est  encore  une  manière  plus  simple  de  trancher  la 
question  ;  c'est  de  dire  :  Nous  ne  voulons  plus  de  la 

(1)  G.  Berr  et  R.  Delbost,  op.  cit. 

(2)  La  longueur  de  ce  temps  d'arrêt  est    variable  et  impossible  à  déterminer 
d'une  façon  absolue.  Un  point  peut  être  équivalents  une  virgule,  et  réciproquement. 


28  CORRECTION. 

branche  aînée  des  Bourbons.  Et  pourquoi  n'en  voulez- 
vous  plus  ?  Parce  que  nous  sommes  victorieux  ;  nous 
avons  triomphé  dans  une  cause  juste  et  sainte  :  nous 
usons  d'un  double  droit  de  conquête. 

Très  bien  :  vous  proclamez  la  souveraineté  de  la 
force.  Alors  gardez  soigneusement  cette  force  ;  car,  si 
elle  vous  échappe,  vous  serez  malvenus  à  vous  plaindre... 

J'ai  transporté  le  combat  sur  le  terrain  de  mes  adver- 
saires ;  je  ne  suis  point  allé  bivouaquer  dans  le  passé, 
sous  le  vieux  drapeau  des  morts,  drapeau  qui  n'est  pas 
sans  gloire,  mais  qui  pend  le  long  du  bâton  qui  le  porte, 
parce  qu'aucun  souffle  delà  vie  ne  le  soulève.  (Chateau- 
briand, Chambre  des  Pairs,  7  août  1830.) 

B)  La  ponctuation  orale  doit  suppléer  à  certaines 
absences  dans  la  ponctuation  écrite  (1). 

Dans  le  morceau  suivant,   nous    représentons  par  le  signe     | 
les  ponctuations  nécessaires  qui  ne  sont  pas  indiquées  orthogra- 
phiquement. 

2"  Exercice. 

Du  tombeau    |    quand  tu  veux,  tu  sais  nous  rappeler. 
Tu  frappes  et  guéris,  tu  perds  et  ressuscites. 
Ils  ne  s'assurent  point  sur  leurs  propres  mérites, 
Mais  en  ton  nom   |    sur  eux  invoqué  tant  de  fois. 
En  tes  serments    |  jurés  au  plus  saint  de  leurs  rois. 
En  ce  temple   |   où  tu  fais  ta  demeure  sacrée 
Et  qui  doit   |    du  soleil  égarer  la  durée. 

(Racine,  Atlialie^  acte  III,  se.  vu  ) 

C)  Toute  phrase  incidente  doit  être  détachée  et  mise 
à  son  plan. 

L'importance  de  cette  règle  est  facile  à  saisir  pour  qui  tente 
la  lecture  d'une  période  comme  celles  qui  suivent,  lesquelles 

(1)  Ceci  est  pour  aiosi  dire  absolu  pour  les  inversions  que  l'on  doit  toujours 
signaler  par  une  ponctuation  légère  (voy.  plus  loin  p.  37). 


DE  LA   PONCTUATION.  29 

ne  peuvent  être  clairement  comprises  par  rauditeur  que  si 
elles  lui  sont  présentées  avec  ordre  par  le  lecteur.  11  est  donc 
indispensable  pour  celui-ci  de  ne  pas  mettre  au  même  rang 
les  propositions  principales,  subordonnées  et  incidentes. 

3^  Exercice. 

Un  mourant,  qui  conaptait  plus  de  cent  ans  de  vie, 
Se  plaignait  à  la  Mort  que  précipitamment 
Elle  le  contraig-nait  de  partir  tout  à  l'heure, 

Sans  qu'il  eût  fait  son  testament, 
Sans  l'avertir  au  moins.  «  Est-il  juste  qu'on  meure 
Au  pied  levé  ?  dit-il  :  attendez  quelque  peu... 
—  Vieillard,  lui  dit  la  Mort,  je  ne  t'ai  point  surpris; 
...  Je  devais,  ce  dis-tu,  te  donner  quelque  avis 

Qui  te  disposât  à  la  chose... 

(La  Fontaine,  Fables,  VIII,  1.) 

4*' Exercice. 

Oui,  monsieur,  que  l'ignorance  rabaisse  tant  qu'elle 
voudra  l'éloquence  et  la  poésie,  et  traite  les  habiles 
écrivains  de  gens  inutiles  dans  les  États,  nous  ne  crain- 
drons point  de  le  dire  à  l'avantage  des  lettres  et  de  ce 
corps  fameux  dont  vous  faites  maintenant  partie,  du 
moment  que  des  esprits  sublimes,  passant  de  bien  loin 
les  bornes  communes,  se  distinguent,  s'immortalisent 
par  des  chefs-d'œuvre  comme  ceux  de  Monsieur  votre 
frère,  quelque  étrange  inégalité  que,  durant  leur  vie, 
la  fortune  mette  entre  eux  elles  plus  grands  héros,  après 
leur  mort  cette  différence  cesse.  La  postérité,  qui  se 
plaît,  qui  s'instruit  dans  les  ouvrages  qu'ils  lui  ontlaissés, 
ne  fait  point  de  difficultés  de  les  égaler  à  tout  ce  qu'il  y  a 
de  plus  considérable  parmi  les  hommes,  fait  marcher  de 
pair  l'excellent  poète  et  le  grand  capitaine.  (Thomas 
Corneille,  Discours  de  réception  à  V  Académie  française.) 


30  CORRECTION. 

5"  Exercice. 

INVOCATION    AUX    DIEUX    ET    AUX     DÉESSES. 

Maintenant,  toi,  Jupiter  très  bon,  très  grand,  à  qui 
Verres  par  un  crime  sacrilège  arracha  d'entre  les  mains 
d'un  roi  un  don  royal,  digne  de  ton  très  beau  temple, 
dignedu  Capitole  et  de  cette  citadelle  de  tous  les  peuples, 
digne  de  la  générosité  royale,  offert  à  toi  par  des  rois, 
promis  et  consacré  à  ta  divinité  ;  toi  dont  il  a  enlevé  dans 
Syracuse  la  slatue  très  sainte  et  très  belle  ;  —  et  toi, 
Junon,  reine  des  dieux,  dont  Verres  aussi  par  un  crime 
semblable  a  dépouillé  de  tous  leurs  dons  et  ornements 
deux  sanctuaires  très  saints  et  1res  anciens,  situés  dans 
des  îles  de  nos  alliés,  à  Malte  et  à  Samos  ;  —  et  toi, 
Minerve,  queVerrèsde  même  a  volée  dans  deux  temples 
très  fameux  et  très  sacrés,  à  Athènes  lorsqu'il  enleva 
une  grosse  masse  d'or,  à  Syracuse  quand  il  prit  tout, 
sauf  les  toits  et  les  murs  ;  —  et  vous,  Latone,  Apollon  et 
Diane,  dont  Verres  à  Délos  a  pillé,  par  un  brig-andage  et 
une  attaque  nocturnes,  je  ne  dis  pas  le  sanctuaire,  mais 
suivant  l'opinion  et  le  sentiment  religieux  de  tous  la  rési- 
dence ancienne  et  le  domicile  divin  ;  —  et  loi  encore, 
Apollon,  que  Verres  enleva  de  Chîo  ;  — et  toi,  de  nouveau, 
Diane,  qu'à  Porga  il  dépouilla,  dont  il  fit  enlever  et 
emporter  la  statue  très  révérée  à  Siégeste  et  deux  fois 
consacrée  chez  les  Ségestains,  d'abord  par  leur  culte, 
et  une  seconde  fois  parla  victoire  de  Scipion  l'Africain  ; 
—  et  toi,  Mercure,  que  Verres  plaça  dans  sa  maison  et 
dans  la  palestre  de  quelqu'un  de  ses  amis,  loi  dont 
Scipion  l'Africain  voulut  faire  dans  une  ville  d'alliés  et 
dans  le  gymnase  des  Tyndaritainsun  gardien  et  un  direc- 
teur de  leurs  jeunes  gens  ;  —  et  toi,  Hercule,  que  Verres 
à    Agrigente,  en    pleine    nuit,   s'efforça   d'arracher  et 


DE  LA  PO.NCTUATION.  31 

d'emporter  de  ta  demeure  ;  —  et  toi,  très  vénérable 
mère  des  dieux,  déesse  de  Tlda.  qu'il  laissa  chez  les 
habitants  d'Engyum,  dans  un  temple  très  majestueux  et 
très  saint,  tellement  dépouillée  que,  s'il  reste  à  présent 
le  nom  de  Scipion  l'Africain  et  des  traces  des  outrag-es 
faits  à  cette  religion,  les  monuments  de  la  victoire  et  les 
ornements  du  sanctuaire  ont  disparu  ;  —  et  vous,  arbi- 
tres et  témoins  de  toutes  les  alTaires  du  Forum,  des  plus 
grandes  assemblées,  des  lois  et  des  tribunaux,  vous, 
placés  dans  le  lieu  le  plus  fréquenté  du  peuple  romain, 
Castor  et  Pollux,  dont  le  temple  fournit  à  Verres  matière 
de  lucre  et  proie  très  malhonnête;  —  et  vous  tous, 
dieux,  que  des  chars  couverts  de  tentures  emmènent 
tous  les  ans  aux  assemblées  des  jeux,  vous  dont  Verres 
fit  entreprendre  et  achever  la  route  pour  son  profit  et 
non  pour  la  dignité  de  vos  religions  ;  —  et  vous.  Gérés 
et  Proserpine,  'dont  le  culte,  comme  le  montrent  les 
opinions  et  les  pratiques  religieuses,  consiste  dans  les 
cérémonies  de  beaucoup  les  plus  importantes  et  les  plus 
secrètes  ;  vous  qui,  clit-on,  avez  donné  et  distribué  aux 
mortels  les  germes  de  la  vie  et  de  la  nourriture,  des 
mœurs  et  des  lois,  de  la  douceur  et  de  la  civilisation; 
vous  dontle  peuple  romain  garde  dans  l'État  et  dans  les^ 
familles  le  culte  reçu  des  Grecs  et  adopté  avec  une  si 
grande  vénération  qu'il  ne  parait  pas  importé  là  par  eux, 
mais  de  là  transmis  à  tous  les  autres,  culte  que  Verres 
seul  a  souillé  et  outragé  au  point  d'avoir  fait  arracher  et 
emporter  de  Gatane  une  statue  de  Gérés  qu'un  homme 
ne  pouvait  sans  sacrilège  toucher  ni  même  regarder,  au 
point  d'avoir  enlevé  de  sa  résidence  et  de  sa  démeure 
d'Henna  une  seconde  statue  de  tel  aspect  que  les  hommes 
en  la  voyant  croyaient  voir  Gérés  elle-même  ou  une 
image  de  Gérés  non  pas  faite  de  main  d'ouvrier,  mais 
comme  descenduedu  ciel  ;  — c'est  vous  encore  et  toujours 


32  CORRECTION. 

que  j'invoque  et  supplie,  très  vénérables  divinités,  qui 
habitez  les  lacs  et  les  bois  sacrés  d'Henna  et  veillez  sur 
toute  la  Sicile  dont  la  défense  m'a  été  confiée  ;  vous 
qui  avez  découvert  et  réparti  dans  l'univers  les  céréales 
et  qui  maintenez  toutes  les  nations  et  tous  les  peuples 
dans  le  respect  de  votre  puissance  ;  — et  vous  tous,  dieux 
et  déesses,  vous  dont  les  temples  et  les  objets  consacrés 
ont  toujours  subi  les  attaques  sacrilèges  et  impies  de 
Verres  poussé  par  une  folie  et  une  audace  profanatrices, 
je  vous  invoque,  et  je  vous  en  conjure,  si  à  propos  de  ce 
coupable  et  de  cette  cause  tous  mes  desseins  ne  visaient 
que  le  salut  des  alliés,  l'honneur  du  peuple  romain  et  la 
fidélité  à  mes  engag'ements,  si  tous  mes  soins,  toutes 
mes  veilles  et  mes  pensées  ne  se  sont  attachés  qu'au 
devoir  et  au  bien,  je  vous  en  conjure,  mes  dispositions 
morales  en  acceptant  cette  'cause,  ma  droiture  en  la 
plaidant,  apportez-les  à  la  jug-er,  — et  que  Verres,  si  tous 
ses  attentats  sont  inouïs  et  uniques  en  fait  de  scéléra- 
tesse, d'audace,  de  perfidie,  de  débauche,  d'avidité,  de 
cruauté,  que  Verres  obtienne  par  votre  arrêt  la  juste 
récompense  de  sa  vie  et  de  ses  actions,  que  cette  accu- 
sation entre  toutes  suffise  à  remplir  mes  devoirs  envers 
la  République  et  mes  engagements  envers  les  Siciliens 
et  que  désormais  il  me  soit  possible  de  défendre  les 
gens  de  bien  plutôt  que  nécessaire  d'accuser  les 
méchants.  (Gicéron,  De  suppliciis,  trad.  Rabaud  ; 
Hachette,  éd.) 

6«  Exercice. 

Le  morceau  qui  suit  demande  également  à  être  très  claiir- 
ment  phrasé,  d'autant  qu'il  doit  êlre  dit  assez  rapidement: 

Figaro. 
Voyant  à  Madrid  que  la  république  des  lettres  était 
celle  des  loups,  toujours  armés  les  uns  contre  les  autres. 


DE  LA   PONCTUATION.  33 

et  que,  livrés  au  mépris  où  ce  risible  acharnement  les 
conduit,  tous  les  insectes,  les  moustiques,  les  cousins,  les 
critiques,  les  maring-ouins  (1),  les  envieux,  les  feuillistes, 
les  libraires,  les  censeurs,  et  tout  ce  qui  s'attache  à  la 
peau  des  malheureux  gens  de  lettres,  achevaient  de 
déchiqueter  et  sucer  le  peu  de  substance  qui  leur  restait; 
fatig-ué  d'écrire,  ennuyé  de  moi,  dégoûté  des  autres, 
abîmé  de  dettes  et  léger  d'argent  ;  à  la  fin,  convaincu  que 
l'utile  revenu  du  rasoir  est  préférable  aux  vains  honneurs 
de  la  plume,  j'ai  quitté  Madrid;  et  mon  bagage  en 
sautoir,  parcourant  philosophiquement  les  deux  Gastilles, 
la  Manche,  l'Estramadure,  la  Sierra-Morena,  l'Anda- 
lousie, accueilli  dans  une  ville,  emprisonné  dans  l'autre, 
et  partout  supérieur  aux  événements;  loué  par  ceux-ci, 
blâmé  par  ceux-là,  aidant  au  bon  temps,  supportant  le 
mauvais,  me  moquant  des  sots,  bravant  les  méchants, 
riant  de  ma  misère  et  faisant  la  barbe  à  tout  le  monde, 
vous  me  voyez  enfin  établi  dans  Séville,  et  prêt  de  nouveau 
à  servir  Votre  Excellence  en  tout  ce  qu'il  lui  plaira  m'or- 
donner.  (Beaumafichais,  Le  Barbier  de  Séville^  acte  I, 

se.  II.) 

D)  Les  vers  doivent  être  ponctués  d'après  le  sens. 

La  ponctuation  des  vers  est  particulièrement  délicate  : 
bien  qu'elle  soit  indépendante  du  rythme,  elle  ne  doit  cepen- 
dant pas  nuire  à  ce  dernier. 

Le  défaut  qu'il  est  nécessaire  de  corriger  tout  d'abord,  c'est 
l'arrêt  après  le  premier  hémistiche  de  l'alexandrin,  lorsqu'il 
n'est  pas  justifié  par  le  sens.  Il  faudra  distinguer  dans  les 
vers  qui  suivent:  1°  l'endroit  où  la  voix  doit  plus  ou  moins 
ponctuer  ;  2°  les  vers  qu'il  faut  dire  d'un  trait. 


(i)  Insecte  :  espèce  de  cousin  d'Amérique. 


3i      .  CORRECTION. 

7*  Exercice. 

STANCES   A   LA  MALIBRAN. 

Recevant  d'âge  en  âge  une  nouvelle  vie, 
Ainsi  s  en  vont  à  Dieu  les  gloires  d'autrefois; 
Ainsi  le  vaste  écho  de  la  voix  du  génie 
Devient  du  genre  humain  l'universelle  voix... 
Et  de  toi,  morte  hier,  de  toi,  pauvre  Marie, 
Au  fond  d'une  chapelle  il  nous  reste  une  croix! 

Une  croix  !  et  l'oubli,  la  nuit  et  le  silence! 
Ecoutez!  c'est  le  vent,  c'est  Tocéan  immense; 
C'est  un  pêcheur  qui  chante  au  bord  du  grand  chemin. 
Et  de  tant  de  beauté,  de  gloire  et  d'espérance, 
De  tant  d'accords  si  doux  d'un  instrument  divin, 
Pas  un  faible  soupir,  pas  un  écho  lointain! 

Une  croix!  et  ton  nom  écrit  sur  une  pierre, 
Non  pas  même  le  tien,  mais  celui  d'un  époux. 
Voilà  ce  qu'après  toi  tu  laisses  sur  la  terre  ; 
ICt  ceux  qui  firent  voir  à  ta  maison  dernière, 
N'y  trouvant  pas  ce  nom  qui  fut  aimé  de  nous, 
Ne  sauront  pour  prier  où  poser  les  genoux. 

0  Ninette  !  où  sont-ils,  belle  muse  adorée. 

Ces  accents  pleins  d'amour,  de  charme  et  de  terreur, 

Qui  voltigeaient  le  soir  sur  ta  lèvre  inspirée, 

Comme  un  parfum  léger  sur  l'aubépine  en  fleur  ! 

Où  vibre  maintenant  cette  voix  éplorée, 

Cette  harpe  vivante  attachée  à  ton  cœur? 

...  Ce  qu'il  nous  faut  pleurer  sur  ta  tombe  hâtive. 
Ce  n'est  pas  l'art  divin,  ni  ses  savants  secrets  : 
Quelque  autre  étudiera  cet  art  que  tu  créais; 
C'est  ton  âme,  Ninette,  et  ta  grandeur  naïve. 
C'est  cetle  voix  du  cœur  qui  seule  au  cœur  arrive, 
Que  nul  autre,  après  toi,  ne  nous  rendra  jamais. 


DE  LA  PONCTUATION.  ^5 

Ah  !  tu  vivrais  encor  sans  cette  âme  indomptable. 
Ce  fut  là  ton  seul  mal,  et  le  secret  fardeau 
Sous  lequel  ton  beau  corps  plia  comme  un  roseau. 
Il  en  soutint  longtemps  la  lutte  inexorable. 
C'est  le  Dieu  tout-puissant,  c'est  la  Muse  implacable 
Qui  dans  ses  bras  en  feu  t'a  portée  au  tombeau. 

Que  ne  l'étouffais-tu,  cette  flamme  brûlante 
Que  ton  sein  palpitant  ne  pouvait  contenir  î 
Tu  vivrais,  tu  verrais  te  suivre  et  t'applaudir 
De  ce  public  blasé  la  foule  indifférente, 
Qui  prodigue  aujourd'hui  sa  faveur  inconstante 
A  des  gens  dont  pas  un,  certes,  n'en  doit  mourir. 

Connaissais-tu  si  peu  l'ingratitude  humaine? 
Quel  rêve  as-tu  donc  fait  de  te  tuer  pour  eux  ! 
Quelques  bouquets  de  fleurs  te  rendaient-ils  si  vaine. 
Pour  venir  nous  verser  de  vrais  pleurs  sur  la  scène, 
Lorsque  tant  d'histrions  et  d'artistes  fameux. 
Couronnés  mille  fois,  n'en  ont  pas  dans  les  yeux? 

Que  ne  détournais-tu  la  tête  pour  sourire, 
Gomme  on  en  use  ici  quand  on  feint  d'être  ému  ? 
Hélas!  on  t'aimait  tant,  qu'on  n'en  aurait  rien  vu. 
Quand  tu  chantais  le  saule,  au  lieu  de  ce  délire, 
Que  ne  t'occupais-tu  de  bien  porter  ta  lyre? 
La  Pasta  fait  ainsi  :  que  ne  l'imitais-tu?... 

(A.  DE  Musset,  Poésies.) 

11  faut  ensuite  réagir  contre  l'idée  de  s^arrêter  après  chaque 
vers,  en  dépit  du  sens  : 

18"  Exercice. 
Pendant  qu'un  philosophe  assure 
gue  toujours  parleurs  sens  les  hommes  sont  dupés, 
Un  autre  philosophe  jure 
Qu'ils  ne  nous  ont  jamais  trompés. 


36  CORRECTION. 

Tous  les  deux  ont  raison  ;  et  la  philosophie 

Dit  vrai  quand  elle  dit  que  les  sens  tromperont 

Tant  que  sur  leur  rapport  les  hommes  jugeront  ; 

Mais  aussi,  si  Ton  rectifie 
L'imag-e  de  l'objet  sur  son  éloig-nement... 

(La  Fontaine,  Fables,  VII,  12.) 

9^  Exercice. 

PSYCHÉ. 

Où  suis-je?  Et,  dans  un  lieu  que  je  croyais  barbare, 

Quelle  savante  main  a  bâti  ce  palais, 
Que  l'art,  que  la  nature  pare 
De  l'assemblage  le  plus  rare 
Que  l'œil  puisse  admirer  jamais? 

Tout  rit,  tout  brille,  tout  éclate 
Dans  ces  jardins,  dans  ces  appartements, 
Dont  les  pompeux  ameublements 
N'ont  rien  qui  n'enchante  et  ne  flatte  ; 
Et,  de  quelque  côté  que  tournent  mes  frayeurs, 
Je  ne  vois  sous  mes  pas  que  de  l'or  ou  des  fleurs. 

Le  ciel  aurait-il  fait  cet  amas  de  merveilles 

Pour  la  demeure  d'un  serpent? 
Et  lorsque,  par  leur  vue,  il  amuse  et  suspend 
De  mon  destin  jaloux  les  rigueurs  sans  pareilles. 

Veut-il  montrer  qu'il  s'enrepent? 
Non,  non  ;  c'est  de  sa  haine,  en  cruautés  féconde, 

Le  plus  noir,  le  plus  rude  trait, 
Qui,  par  une  rigueur  nouvelle  et  sans  seconde 

N'étale  ce  choix  qu'elle  a  fait 

De  ce  qu'a  le  plus  beau  le  monde 
Qu'afin  que  je  le  quitte  avec  plus  de  regret. 

(Molière,  Psyclié,  acte  III,  se.  ii). 


DE  LA  PONCTUATION.  37 

Enfin  toute  invev^ion  doit  être  soulignée  en  diction,  une 
ponctuation  précédant  le  premier  membre  de  l'inversion. 

IQe  Exercice. 

HENRIETTE. 

Le  ciel,  dont  nous  voyons  que  Tordre  est  tout-puissant, 
Pour  différents  emplois  nous  fabrique  en  naissant; 
Et  tout  esprit  n'est  pas  composé  d'une  étotfe 
Qui  se  trouve  taillée  à  faire  un  philosophe. 
Si  le  vôtre  est  né  propre  aux  élévations 
Où  montent  des  savants  les  spéculations, 
Le  mien  est  fait,  ma  sœur,  pour  aller  terre  à  terre. 
Et  dans  les  petits  soins  son  faible  se  resserre. 
Ne  troublons  point  du  ciel  les  justes  règlements  ; 
Et  de  nos  deux  instincts  suivons  les  mouvements. 
Habitez,  par  l'essor  d'un  grand  et  beau  génie. 
Les  hautes  régions  de  la  philosophie, 
Tandis  que  mon  esprit,  se  tenant  ici-bas, 
Goûtera  de  l'hymen  les  terrestres  appas. 
Ainsi  dans  nos  desseins  l'une  à  l'autre  contraire, 
Nous  saurons  toutes  deux  imiter  notre  mère. 
(Molière,  Les  Femmes  savantes^  actel,  se.  i.) 

Comme  appendice  à  ce  chapitre  de  la  ponctuation,  citons 
quelques  extraits  en  vieux  français.  Nous  ne  saurions  trop 
encourager  les  élèves  à  les  lire  correctement  et  à  les  ponctuer 
comme  il  convient.  Ils  font  trop  souvent  mine  de  considérer 
notre  vieille  langue  comme  un  dialecte  étranger. 

Ile  Exercice. 

A  UN   LABOUREUR. 

Pourquoi,  chetif  (1)  laboureur, 
Trembles-tu  d'un  empereur 

(1)  Malheureux. 

G.  Le  Roy.  —  La  Diction.  3 


38  CORRECTION. 

Qui  doit  bien  tost,  légère  ombre, 
Des  morts accroistre  le  nombre? 
Ne  sçais-lu  pas  qu'a  tout  chacun 
Le  port  d'enfer  est  commun,   ^ 
Et  qu'une  ame  impériale 
Aussi  tost  là  bas  dévale  (1) 
Dans  le  bateau  de  Gharon 
Que  l'ame  d'un  bûcheron? 

Courage,  coupeur  de  terre  1 
Ces  g-rands  foudres  de  la  guerre 
Non  plus  que  toy  n'iront  pas 
Armez  d'un  plastron  (2)  là  bas 
Comme  ils  alloientaux  batailles  : 
Autant  leur  vaudront  leurs  mailles, 
Leurs  lances  et  leur  estoc  (3), 
Comme  à  toy  vaudra  ton  soc. 

Car  le  juge  Rhadamante  (4), 
Asseuré,  ne  s'espouvante 
Non  plus  de  voir  un  harnois 
Là  bas  qu'un  levier  de  bois, 
Ou  voir  une  souquenie  (5). 
Qu'une  cape  bien  garnie. 
Ou  qu'un  riche  accoustrement 
D'un  roi  mort  pompeusement. 

(Ronsard,  Odes,  IV.) 

12e  Exercice. 

Le  gozal  (6)  lasché,  Pantagruel  leugt  les  missives  de 
son  père  Gargantua,  desquelles  la  teneur  ensuyt  : 

(1)   Descend.    (2)  Devant  de    la  cuirasse.  (3)  Epéé.    (4)  L'un  des  trois  juges  des 
enfers.  (5)  Souquenille.  (6)  Pigeon. 


DE  LA   POiNCTUATION.  39 

Fils  trescher, 

L'affection  que  naturellement  porte  le  père  à  son  filz 
bien  aymé  est  en  mon  endroict  tant  acreue,  par  l'es- 
guard  et  révérence  des  grâces  particulières  en  toy  par 
élection  divine  posées,  que  depuys  ton  partement  me  a, 
non  une  foys,  toUu  (1)  tout  auUre  pensement,  me  délais- 
sant on  (2)  cueur  ceste  unicque  et  soingneuse  paour, 
que  vostre  embarquement  ayt  esté  de  quelque  me- 
shaing  (3),  ou  fascherie  accompaigné,  comme  tu  sçays 
que  à  la  bonne  et  syncere  amour  est  craincte  perpétuel- 
lement annexée. 

Et,  pour  ce  que,  selon  le  dict  de  Hésiode,  d'une  chas- 
cune  chose  le  commencement  est  la  moytié  du  tout,  et 
scelon  le  proverbe  commun,  à  l'enfourner  on  faict  les 
pains  cornuz,  j'ay,  pour  de  telle  anxiété  vuider  mon 
entendement,  expressément  depesché  Malicorne,  à  ce 
que  par  luy  je  soys  acertainé  de  ton  portement  (4)  sus 
les  premiers  jours  de  ton  voyage.  Car,  s'il  est  prospère 
et  tel  que  je  le  soubhayte,  facile  me  sera  preveoir,  pro- 
gnostiquer  et  juger  du  reste. 

J'ay  recouvert  quelques  livres  joyeulx,  les  quelz  te 
seront  par  le  présent  porteur  renduz.  Tu  les  liras  quand 
te  vouldras  rafraischir  de  tes  meilleures  estudes.  Ledict 
porteur  te  dira  plus  amplement  toutes  nouvelles  de  ceste 
Court. 

La  paix  de  r^ternel  soyt  avecques  toy.  Salue  Pa- 
nurge.  Frère  Jan,  Epistemon,  Xenomanes,  Gymnaste, 
et  aultres  tes  domesticques,  mes  bons  amis. 

De  ta  maison  paternelle,  ce  treizième  de  juin. 

Ton  père  et  amy, 
Gargantua.  . 
(Rabelais,  Pantagruel^  IV,  m.) 

(1)  Enlevé.  (2)  Dans  le.  (3)  Malchance.  (4)  De  la  façon  dont  tu  te  portes. 


40  CORRECTION. 

13*^  Exercice. 

BALLADE    DES    PENDUS. 

Frères  humains,  qui  après  nous  vivez, 

N'ayez  les  cueurs  contre  nous  endurciz, 

Car,  si  pitié  de  nous  pouvres  avez, 

Dieu  en  aura  plustôt  de  vous  merciz. 

Vous  nous  voyez  cy  attachez  cinq,  six  : 

Quand  de  la  chair,  que  trop  avons  nourrie, 

Elle  est  pieça  (1)  dévorée  et  pourrie, 

p]t  nous,  les  os,  devenons  cendre  et  pouldre. 

De  notre  mal,  personne  ne  s'en  rie; 

Mais  priez  Dieu,  que  tous  nous  veuille  absoudre  I 

Se  (2)  vous  clamons  (3),  frères,  pas  n'en  devez 

Avoir  desçlaing,  quoique  fusmes  occis 

Par  justice.  Toutefois,  vous  sçavez 

Que  tous  les  homs  n'ont  pas  bons  sens  assis; 

Intercédez  doncques,  de  cueurs  rassis. 

Envers  le  Filz  de  la  Vierge  Marie  : 

Que  sa  grâce  ne  soit  pour  nous  tarie. 

Nous  préservant  de  l'infernale  fouldre. 

Nous  sommes  mors,  âme  ne  nous  harie  ; 

Mais  priez  Dieu,  que  tous  nous  veuille  absoudre! 

La  pluie  nous  a  debuez  (4)  et  lavez, 

Et  le  soleil,  desséchez  et  noirciz; 

Pies,  corbeaulx,  nous  ont  les  yeux  cavez. 

Et  arrachez  la  barbe  et  les  sourcilz. 

Jamais,  nul  temps,  nous  ne  sommes  rassis; 

Puis  çà,  puis  là,  comme  le  vent  varie, 

(1)  Depuis  longtemps.  (2)  Si.  (3)  Supplions,  (i)  Lessivés. 


DE  LA   PONCTUATION.  41 

A  son  plaisir,  sans  cesser,  nous  charie. 

Plus  becquetez  d'oyseaulx,  que  dez  à  couldre. 

Hommes,  icy  n'usez  de  moquerie, 

Mais  priez  Dieu,  que  tous  nous  veuille  absoudre. 

ENVOI. 

Prince  Jésus,  qui  sur  tous  seig-neurie, 
Garde  qu'Enfer  n'ayt  de  nous  la  maistrie  : 
A  lui  n'ayons  que  faire  ne  que  souldre  (1)  : 
Ne  soyez  donc  de  nostre  confrairie, 
IVIais  priez  Dieu,  que  tous  nous  veuille  absoudre! 
(Villon,  Poésies  diverses.) 

14'  Exercice. 

REQUÊTE   AU    ROI    POUR   AVOIR   ESTÉ    DESROBÉ. 

On  dit  bien  vray,  la  mauvaise  fortune 
Ne  vient  jamais  qu'elle  n'en  apporte  une. 
Ou  deux  ou  trois  avecques  elle.  Sire  ; 
Vostre  cœur  noble  en  sçauroit  bien  que  dire; 
Et  moy,  chétif,  qui  ne  suis  roy,  ne  rien, 
L'ay  esprouvé;  et  vous  compteray  bien, 
Si  vous  voulez,  comment  vint  la  besongne. 

J'avois  un  jour  ung*  vallet  de  Gascongne, 
Gourmant,  yvrongne  et  asseuré  menteur, 
Pipeur,  larron,  jureur,  blasphémateur. 
Sentant  la  hart  (2)  de  cent  pas  à  la  ronde  ; 
Au  demeurant  le  meilleur  fils  du  monde. 

Ce  vénérable  billot  (3)  fut  adverti 

De  quelque  argent  que  m'aviez  despàrti 


(1)  Solder.  (2)  Corde  à  pendre.  (3)  Hôte,  esclave. 


42  CORRECTION. 

Et  que  ma  bource  avoit  grosse  apostume  (1), 

Si  se  leva  plus  tost  que  de  coustume, 

Et  me  va  prendre  en  tapinois  icelle  ; 

Puis  la  vous  mit  très  bien  sous  son  esselle, 

Argent  et  tout  (cela  se  doit  entendre), 

Et  ne  croy  point  que  ce  fust  pour  la  rendre; 

Car  oncques  puis  n'en  ay  ouy  parler. 

Bref,  le  villain  ne  s'en  voulut  aller 

Pour  si  petit,  mais  encor  il  me  happe 

Saye  (2)  et  bonnet,  chausses,  pourpoint  et  cappe  . 

De  mes  habits,  en  effect,  il  pilla 

Tous  les  plus  beaux,  et  puis  s'en  habilla 

Si  justement  qu'à  le  veoir  ainsi  estre, 

Vous  l'eussiez  prins,  en  plain  jour,  pour  son  maistre. 

Finablement,  de  ma  chambre  il  s'en  va 

Droit  à  l'estable  où  deux  chevaux  trouva; 

Laisse  le  pire,  et  sur  le  meilleur  monte. 

Pique,  et  s'en  va.  Pour  abréger  le  compte, 

Soyez  certain  qu'au  partir  dudit  lieu 

N'oublia  rien,  fors  à  me  dire  :  à  Dieu. 

...  Ce  néant  moins,  ce  que  je  vous  en  mande 
N'est  pour  vous  faire  ou  requeste  ou  demande. 
Je  ne  veux  point  tant  de  g-ens  ressembler 
Qui  n'ont  souci  autre  que  d'assembler. 
Tant  qu'ils  vivront,  ils  demanderont,  eulx  ; 
Mais  je  commence  à  devenir  honteux, 
Et  ne  veux  plus  à  vos  dons  m'arrester. 
Je  ne  dis  pas,  si  voulez  rien  (3)  prester 
'Que  ne  le  prenne  :  il  n'est  point  de  presteur, 
S'il  veult  prester,  qui  ne  fasse  un  debteur. 

(1)  Enflure.  (2)  Vêtement  court.  (3)  Rien,  c'csl-à-dire  quelque  chose  (rem). 


DE  LA  PONCTUATION.  45 

Et  sçavez  VOUS,  Syre,  comment  je  paye? 

(Nul  ne  le  sçayt,  si  premier  ne  l'essaye)  ; 

Vous  me  debvrez,  si  je  puis,  de  retour, 

Et  vous  feray  encores  un  bon  tour  : 

A  celle  fm  qu'il  n'y  ayt  faute  nulle, 

Je  vous  feray  une  belle  cédulle  (1) 

A  vous  payer  —  sans  usure,  il  s'entend  — 

Quand  on  verra  tout  le  monde  content. 

Ou  si  voulez,  à  payer  ce  sera 

Quand  vostre  los  (2)  et  renom  cessera. 

Et  si  sentez  que  sois  foible  des  reins 
Pour  vous  payer,  les  deux  princes  Lorrains 
Me  piégeront  (3).  Je  les  pense  si  fermes 
Qu'ilz  ne  fauldront  pour  moy  à  l'un  des  termes. 
Je  sçay  assez  que  vous  n'ayez  pas  peur 
Que  je  m'enfuye  ou  que  je  sois  trompeur; 
Mais  il  fait  bon  asseurer  ce  qu'on  preste. 
Bref,  vostre  paye,  ainsi  que  je  l'arreste, 
Est  aussi  seure,  advenant  mon  trespas. 
Comme  advenant  que  je  ne  meure  pas. 

Advisez  donc  si  vous  avez  désir 
De  rien  prester,  vous  me  ferez  plaisir  ; 
Car,  puis  ung*  peu,  j'ay  basty  à  Clément, 
Là  où  j'ay  fait  un  grand  desboursement  ; 
Et  à  Marot,  qui  est  ung  peu  plus  loin. 
Tout  tombera,  qui  n'en  aura  le  soin. 

Voilà  le  poinct  principal  de  ma  lettre, 

Vous  sçavez  tout,  il  n'y  fault  plus  rien  mettre  : 

Rien  mettre,  las  !  certes,  et  si  feray, 

Et  ce  faisant^  mon  stile  j'enfleray, 

(1)  Écrit,  billet.  (2)  Louange,  renommée.  (3)  Répondront  pour  moi. 


44  CORRECTION. 

Disant  :  0  Roy,  amoureux  des  neufs  Muses, 
Roy,  en  qui  sont  leurs  sciences  infuses, 
Roy,  plus  que  Maps,  d'honneur  environné, 
Roy,  le  plus  roy  qui  fut  onc  couronné, 
Dieu  Tout-Puissant  te  doint,  pour  t'estrenner, 
Les  quatre  coins  du  monde  g-ouverner, 
Tant  pour  le  bien  de  la  ronde  machine, 
Que  pour  autant  que  sur  tous  en  es  digne. 

(Clément  Marot^  Épttrexxix.) 


CHAPITRE  V 

DES  INFLEXIOXS  DE  LA  VOIX. 

Les  inflexions  de  la  voix  (ou  intonations)  sont  inséparables 
des  idées  ou  des  sentiments  qu'elles  veulent  traduire  :  il  y  a 
pourtant  à  leur  sujet  quelques  règles  élémentaires  et  quelques 
procédés  auxquels  le  diseur  cPoit  se  rompre. 

A)  De  la  netteté  des  attaques  et  des  finales. 

C'est  un  défaut  extrêmement  fréquent  que  celui  qui  con- 
siste à  ne  donner  de  la  voix  que  sur  la  quatrième  ou  cin- 
quième syllabe  d'une  phrase,  et  à  n'en  pas  laisser  entendre 
les  derniers  mots,  alors  que  l'accent  d'une  phrase  est  à  sa 
finale,  comme  l'accent  tonique  est  sur  la  dernière  syllabe 
sonore  d'un  mot. 

i^''  Exercice. 

LE  CHARMEUR   DE   SERPENTS. 

Au  mois  de  juillet  1791,  nous  voyagions  dans  le  haut 
Canada,  avec  quelques  familles  sauvages  delà  nation  des 
Onontagués.  Un  jour  que  nous  étions  arrêtés  dans  une 
grande  plaine,  au  bord  de  la  rivière  Génésie,  un  serpent 
à  sonnettes  entre  dans  notre  camp.  II  y  avait  parmi  nous 
un  Canadien  qui  jouait  de  la  flûte  :  il  voulut  nous  divertir, 
et  s'avança  contre  le  serpent  avec  son  arme  d'une  nouvelle 
espèce.  A  l'approche  de  son  ennemi,  le  reptile  se  forme  en 
spirale,  aplatit  sa  tête,  enfle  ses  joues,  contracte  ses 
lèvres,  découvre  ses  dents  empoisonnées  et  sa  gueule 
sanglante  :   il  brandit  sa  double  langue  comme   deux 


46  CORRECTION. 

flammes;  ses  yeux  sont  deux  charbons  ardents  ;  son 
€orps,  g'onflé  de  rage,  s'abaisse  et  s'élève  comme  les 
soufflets  d'une  forge  ;  sa  peau  dilatée  devient  terne  et 
écailleuse;  et  sa  queue,  dont  il  sort  un  bruit  sinistre, 
oscille  avec  tant  de  rapidité,  qu'elle  ressemble  à  une 
légère  vapeur. 

Alors  le  Canadien  commence  à  jouer  sur  sa  flûte;  le 
serpent  fait  un  mouvement  de  surprise  et  retire  la  tête 
en  arrière.  A  mesure  qu'il  est  frappé  de  l'effet  magique, 
ses  yeux  perdeat  leur  âpreté,  les  vibrations  de  sa  queue 
se  ralentissent,  et  le  bruit  qu'elle  fait  entendre  s'affaiblit 
et  meurt  peu  à  peu.  Moins  perpendiculaires  sur  leur  ligne 
spirale,  les  orbes  du  serpent  charmé  s'élargissent  et 
viennent  tour  à  tour  se  poser  sur  la  terre  en  cercles 
concentriques.  Les  nuances  d'azur,  de  vert,  de  blanc  et 
d'or  reprennent  leur  éclat  sur  sa  peau  frémissante;  et, 
tournant  légèrement  la  tête,  il  demeure  immobile  dans 
l'attitude  de  l'attention  et  du  plaisir. 

Dans  ce  moment,  le  Canadien  marche  quelques  pas  en 
tirant  de  sa  flûte  des  sons  doux  et  monotones,  le  reptile 
baisse  son  cou  nuancé,  ouvre  avec  sa  tête  les  herbes  fines, 
et  se  met  à  marcher  sur  les  traces  du  musicien  qui 
l'entraîne,  s'arrêtant  lorsqu'il  s'arrête,  et  recommençant 
à  le  suivre  quand  il  commence  à  s'éloigner.  Il  fut  ainsi 
conduit  hors  de  notre  camp,  au  milieu  d'une  foule  de 
spectateurs,  tant  sauvages  qu'européens,  qui  en  croyaient 
à  peine  leurs  yeux.    (Chateaubriand.) 

2«  Exercice. 

Qu'il  est  difficile,  messieurs,  d'être  victorieux  et 
d'être  humble  tout  ensemble  !  Les  prospérités  militaires 
laissent  dans  l'âme  je  ne  sais  quel  plaisir  touchant,  qui 
la  remplit  et  l'occupe  tout  entière.  On  s'attribue  une 
supériorité  de  puissance  et  de  force  ;  on  se  couronne  de 


DES  INFLEXIONS  BE  LA  VOIX.  47 

ses  propres  mains;  on  se  dresse  un  triomphe  secret  à 
soi-même;  on  regarde  comme  son  propre  bien  ces  lau- 
riers qu'on  cueille  avec  peine,  et  qu'on  arrose  souvent  de 
son  sang  ;  et  lors  même  qu'on  rend  à  Dieu  de  solennelles 
actions  de  grâces,  et  qu'on  pend  aux  voûtes  sacrées  do 
ses  temples  des  drapeaux  déchirés  et  sanglants  qu'on  a 
pris  sur  les  ennemis,  qu'il  est  dangereux  que  la  vanité 
n'étouffe  une  partie  de  la  reconnaissance,  qu'on  ne  mêle 
aux  vœux  qu'on  rend  au  Seigneur  des  applaudissements 
qu'on  croit  se  devoir  à  soi-même,  et  qu'on  ne  retienne 
au  moins  quelques  grains  de  cet  encens  qu'on  va  brûler 
sur  ses  autels  I 

C'était  en  ces  occasions  que  M.  de  Turenne,  se 
dépouillant  de  lui-même,  renvoyait  toutela  gloire  à  Celui 
à  qui  seul  elle  appartient  légitimement.  S'il  marche,  il 
reconnaît  que  c'est  Dieu  qui  le  conduit  et  qui  le  guide  ; 
s'il  défend  des  places,  il  sait  qu'on  les  défend  en  vain,  si 
Dieu  ne  les  garde  ;  s'il  se  retranche,  il  lui  semble  que  c'est 
Dieu  qui  lui  fait  un  rempart  pour  le  mettre  à  couvert  de 
toute  insulte  ;  s'il  combat,  il  sait  d'où  il  tire  toute  sa 
force,  et  s'il  triomphe,  il  croit  voir  dans  le  ciel  une  main 
invisible  qui  le  couronne.  Rapportant  ainsi  toutes  grâces 
qu'il  reçoit  à  leur  origine,  il  en  attire  de  nouvelles.  11 
ne  compte  plus  les  ennemis  qui  l'environnent;  et,  sans 
s'étonner  de  leur  nombre  ou  de  leur  puissance,  il  dit 
avec  le  prophète  :  «  Ceux-là  se  fient  au  nombre  de  leurs 
combattants  et  de  leurs  chariots  ;  pour  nous,  nous 
nous  reposons  sur  la  protection  du  Tout-Puissant.  »  Dans 
cette  fidèle  et  juste  confiance,  il  redouble  son  ardeur, 
forme  de  grands  desseins,  exécute  de  grandes  choses, 
et  commence  une  campagne  qui  semblait  devoir  être 
si  fatale  à  TEmpire. 

Il  passe  le  Rhin,  et  trompe  la  vigilance  d'un  général 
habile  et  prévoyant.  Il  observe  les  mouvements  des  enne- 


48  CORRECTION. 

mis.  Il  relève  le  courage  des  alliés.  Il  ménag-e  la  foi 
suspecte  et  chancelante  des  voisins.  Il  ôte  aux  uns  la 
volonté,  aux  autres  les  moyens  de  nuire  :  et,  profitant 
de  toutes  ces  conjonctures  importantes  qui  préparent 
les  grands  et  glorieux  événements,  il  ne  laisse  rien  à  la 
fortune  de  ce  que  le  conseil  et  la  prudence  humaine  lui 
peuvent  ôter.  Déjà  frémissait  dans  son  camp  l'ennemi 
confus  et  déconcerté  ;  déjà  prenait  Tessor,  pour  se  sauver 
dans  les  montagnes,  cet  aigle  dont  le  vol  hardi  avait 
d'abord  effrayé  nos  provinces.  Ces  foudres  de  bronze 
que  l'enfer  a  inventés  pour  la  destruction  des  hommes 
tonnaient  de  tous  côtés  pour  favoriser  et  pour  précipiter 
cette  retraite  ;  et  la  France  en  suspens  attendait  le 
succès  d'une  entreprise  qui,  selon  toutes  les  règles  de  la 
guerre,  était  infaillible. 

Hélas  !  nous  savions  tout  ce  que  nous  pouvions  espérer, 
et  nous  ne  pensions  pas  à  ce  que  nous  devions  craindre. 
La  providence  divine  nous  cachait  un  malheur  plus  grand 
que  la  perte  d'une  bataille.  Il  en  devait  coûter  une  vie 
que  chacun  de  nous  eût  voulu  racheter  de  la  sienne 
propre  ;  et  tout  ce  ([ue  nous  pouvions  gagner  ne  valait 
pas  ce  que  nous  allions  perdre.  (Pléchier,  Oraison 
fuîîèbre  de  Turenne.) 

3e  Exercice. 

LA   MORT    DE  MARIE. 

Gomme  on  voit  sur  la  branche  au  mois  de  mai  la  rose 
Et  sa  belle  jeunesse,  en  sa  première  fleur. 
Rendre  le  ciel  jaloux  de  sa  vive  couleur. 
Quand  l'aube  de  ses  pleurs  au  point  du  jour  l'arrose  ; 

La  grâce  dans  sa  feuille  et  l'amour  se  repose, 
Embaumant  les  jardins  et  les  arbres  d'odeur; 


DES  LNFLEXIONS  DE  LA  VOIX.  49 

Mais  battue  ou  de  pluie,  ou  d'excessive  ardeur, 
Languissante  elle  meurt  feuille  à  feuille  desclose. 

Ainsi  dans  ta  première  et  jeune  nouveauté, 
Quand  la  terre  et  le  ciel  honoroient  ta  beauté, 
La  Parque  t'a  tuée,  et  cendre  tu  reposes. 

Pour  obsèques  reçois  mes  larmes  et  mes  pleurs, 
Ce  vase  plein  de  laict,  ce  panier  plein  de  fleurs, 
Afin  que  vif  et  mort  ton  corps  ne  soit  que  roses. 

(Ronsard,  Les  Amours,) 

B)  Des  inflexions  dangereuses. 

Les  inflexions  qui  se  terminent  par  une  note  élevée  ont 
l'inconvénient  d'amener  vite  la  voix  dans  un  registre  extrê- 
mement aigu  qui  fatigue  et  déplaît. 

C'est  ainsi  que  Flnlimé  raille  les  avocats  dans  les  vers  qui 
suivent.  Pour  donner  l'impression  voulue,  l'élève  ne  devra 
employer  que  des  inflexions  ascendantes,  et  attaquer  chaque 
inflexion  sur  une  note  plus  élevée  que  celle  de  la  finale  pré- 
cédente. Il  se  trouvera  bien  vite  dans  un  registre  impossible 
à  soutenir. 

4e  Exercice. 

l'intimé. 

Messieurs,  tout  ce  qui  peut  étonner  un  coupable. 
Tout  ce  que  les  mortels  ont  de  plus  redoutable, 
Semble  s'être  assemblé  contre  nous  parhasar. 
Je  veux  dire  la  brig'ue  et  l'éloquence.  Car, 
D'un  côté  le  crédit  du  défunt  m'épouvante  ; 
Et,  de  l'autre  côté,  l'éloquence  éclatante 
De  maître  Petit-Jean  m'éblouit... 

(Racine,  Les  Plaideurs,  acte  III,  se.  m.) 

Au  défaut  opposé,  maintenant.  Pour  le  reproduire,  l'Intimé 
ne  choisit  que  les  inflexions  descendantes  qui  le  conduisent 


50  CORRECTION. 

dans  le  registre  grave,  et  il  descend  de  plus  en  plus,  évitant 
de  remonter  la  voix  aux  attaques. 


5e  Exercice. 

l'intimé. 

Oui-dà,  j'en  ai  plusieurs.  Mais  quelque  défiance 
Que  nous  doive  donner  la  susdite  éloquence, 
Et  le  susdit  crédit;  ce  néanmoins,  messieurs, 
L'ancre  de  vos  bontés  nous  rassure.  D'ailleurs, 
Devant  le  grand  Dandin  l'innocence  est  hardie  ; 
Oui,  devant  ce  Gaton  de  basse  Normandie, 
Ce  soleil  d'équité  qui  n'est  jamais  terni, 
Viotrix  causa  dits  plaçait  y  sed  ricta  Catoni. 

(Id.,  Ibidy  acte  IIÏ,  se.  m.) 

Ces  deux  extrêmes  sont  à  blâmer  l'un  et  l'autre;  mais  le 
premier  est  plus  fréquent.  Une  fois  que  l'élève  aura  décou- 
vert le  procédé  il  devra  bien  s'exercer  à  faire  ce  que  fait  l'In- 
timé pour  se  rendre  compte  du  ridicule  de  ces  inflexions.  Et 
aussitôt  il  travaillera  à  ne  tomber  ni  dans  un  extrême,  ni 
dans  l'autre;  mais  à  maintenir  sa  voix,  autant  que  possible, 
dans  le  médium. 

il  est  bon  de  s'exercer  d'abord  sur  des  inflexions aZ/îrwafnes. 
L'on  affectera  de  descendre  la  voix  aux  finales  chaque  fois 
que  ce  sera  possible  (en  soutenant  le  son  bien  entendu),  et 
en  terminant  bien  nettement  le  sens. 

6®  Exercice. 

Puisqu'il  en  est  ainsi,  juges,  c'est  d'abord  au  nom 
de  la  république,  dont  l'intérêt  doit  nous  être  à  tous  le 
plus  cher,  c'est  au  nom  du  dévouement  absolu  dont 
vous  me  savez  animé  pour  elle  ;  c'est  avec  l'autorité 
d'un  consul  et  la  conviction  de  la  grandeur  du  péril,^ 
que  je  vous  conseille,  que  ]Q  vous  recommande,  que 


DES  INFLEXIONS  DE  LA  VOIX.  51 

je  vous  conjure  de  songer  à  votre  repos,  à  votre  tran- 
quillité, au  salut  de  l'État,  à  celui  de  votre  vie  et  de 
celle  de  tous  vos  concitoyens  ;  c'est  ensuite  à  titre  de 
défenseur  et  d'ami  de  Muréna,  que,  m'adressant  à 
votre  justice,  je  vous  supplie,  je  vous  adjure,  par  pitié 
pour  un  malheureux  qu'accablent  à  la  fois  les  douleurs 
du  corps  et  de  l'âme;  ne  faites  pas  éteindre  la  joie  récente 
du  triomphe  dans  les  larmes  du  désespoir.  (Gicéron, 
Pro  Murena,  trad.  Thibault,  Hachette,  édj. 

Les  inflexions.  in^erro(/a(ii;e6'  doivent  également  ^être  étu- 
diées de  très  près,  car  elles  se  termment  souvent  par  une 
note  élevée,  et  sont  par  conséquent  dangereuses.  (Une  in- 
flexion peut  cependant  être  interrogative,  sans  se  terminer 
par  une  note  élevée.) 

7'  Exercice 

l'intimé  (i). 

Qu'arrive-t-il,  messieurs?  On  vient.  Gomment  vient-on? 

On  poursuit  ma  partie.  On  force  une  maison. 

Quelle  maison  ?  maison  de  notre  propre  jug-e. 

On  brise  le  cellier  qui  nous  sert  de  refug^e, 

De  vol,  de  brigandage  on  nous  déclare  auteurs. 

On  nous  traîne,  on  nous  livre  à  nos  accusateurs, 

A  maître  Petit-Jean,  messieurs.  Je  vous  atteste 

Qui  ne  sait  que  la  loi  Si  quis  canis,  Digeste 

Devi,  paragraphe,  messieurs...  Caponibus^ 

Est  manifestement  contraire  à  cet  abus? 

Et  quand  il  serait  vrai  que  Gitron  ma  partie 

Aurait  mangé,  messieurs,  le  tout  ou  bien  partie 

Dudit  chapon,  qu'on  mette  en  compensation 

Ce  que  nous  avons  fait  avant  cette  action. 

(1)  Dans  ce  couplet  l'Intimé  s'enroue.  L'élève  aura  le  soin  de  ne  pas  faire  comme 
lui. 


52  CORREGTIOiN. 

Quand  ma  partie  a-t-elle  été  réprimandée? 
Par  qui  votre  maison  a-t-elle  été  gardée  ? 
Quand  avons-nous  manqué  d'aboyer  au  larron  ? 
Témoin  trois  procureurs  dont  icelui  Citron 
A  déchiré  la  robe.  On  en  verra  les  pièces. 
Pour  nous  justifier  voulez-vous  d'autres  pièces  ? 
(Racine,  Les  Plaideurs^  acte  III,  se.  m.) 

8''  Exercice. 

Et  que  trouveras-tu,  le  jour  où  la  misère 

Te  ramènera  seul  au  paternel  foyer  ? 

Quand  tes  tremblantes  mains  essuieront  la  poussière 

De  ce  pauvre  réduit  que  tu  crois  oublier. 

De  quel  front  viendras-tu,  dans  ta  propre  demeure, 

Chercher  un  peu  de  calme  et  d'hospitalité? 

Une  voix  sera  là  pour  crier  à  toute  heure  : 

Qu'as-tu  fait  de  ta  vie  et  de  ta  liberté  ? 

Crois-tu  donc  qu'on  oublie  autant  qu'on  le  souhaite  ? 

Crois-tu  qu'en  te  cherchant  tu  te  retrouveras  ? 

De  ton  cœur  ou  de  toi  lequel  est  le  poète  ? 

C'est  ton  cœur,  et  ton  cœur  ne  te  répondra  pas. 

...  0  ciel  !  Qui  t'aidera  ?  Que  ferai-je  moi-môme. 

Quand  celui  qui  peut  tout  défendra  que  je  t'aime, 

Et  quand  mes  ailes  d'or  frémissant  malgré  moi, 

M'emporteront  à  lui  pour  me  sauver  de  toi  ? 

(A.  DE  Musset,  La  Nuit  d'Août.) 

9«^  Exercice. 

Si  votre  sentence  le  condamne  (que  Jupiter  détourne 
ce  présage  !)  dans  quels  lieux  l'infortuné  cherchera-t-il 
un  refuge  ?  Dans  sa  maison  ?  —  Pour  que  l'image  de  son 
illustre  père,  qu'il  a  vue,  dans  ces  derniers  jours,  prendre 
un  air  de  triomphe  pour  s'associer  à  sa  gloire,  lui  appa- 


DES  INFLEXIONS  DE  LA  VOIX.  53 

raisse  maintenant  flétrie  de  sa  honte  et  inondée  de 
larmes  (i)? 

Auprès  de  sa  mère  ?  —  Mais  cette  mère  infortunée 
qui  naguère  embrassait  dans  son  fils  un  consul,  aujour- 
d'hui se  tourmente  et  s'alarme  à  la  pensée  de  le  voir 
bientôt  dépouillé  de  tousses  titres. 

Mais,  hélas  !  Pourquoi  parler  de  sa  maison  et  de  sa 
mère,  pour  celui  que  le  nouveau  châtiment  porté  par  la 
loi  arrache  en  même  temps  à  sa  maison,  à  sa  mère,  au 
commerce  et  à  la  vue  de  tous  les  siens?  Il  ira  donc  en 
exil,  le  malheureux  ? —  Mais  dans  quellepartie  du  monde? 
Sera-ce  vers  l'Orient  où  pendant  plusieurs  années  il  a 
rempli  les  fonctions  de  lieutenant,  commandédes  armées, 
et  sig-né  ses  exploits  ?  —  Mais  il  est  bien  douloureux  de 
revenir,  la  honte  sur  le  front,  dans  des  heux  d'où  l'on  est 
sorti  couvert  de  g-loire.  Ira-t-il  se  cacher  à  l'autre  extré- 
mité delà  terre,  pour  que  la  Gaule  transalpine,  heureuse, 
il  y  a  peu  de  temps,  de  se  trouver  soumise  à  son  pouvoir, 
le  renvoie  en  proie  à  la  douleur  et  à  la  tristesse  de 
l'exil  ?  Dans  cette  province,  d'ailleurs,  comment  soutien- 
dra-t-il  la  vue  de  Caïus  Muréna,  son  frère  ?  Quel  chagrin 
pour  l'un  !  Quel  regret  pour  l'autre  !  Quelle  désolation 
pour  tous  les  deux  !  Quelle  contradiction  de  la  fortune, 
quel  changement  de  langage,  lorsqu'en  ces  mêmes  lieux 
où,  quelques  jours  auparavant,  les  courriers  et  les  lettres 
répandaient  la  nouvelle  du  Consulat  de  Muréna,  et  d'où 
ses  amis  et  ses  hôtes  étaient  accourus  à  Rome  pour  le 
féliciter,  il  arrivera  soudain  pour  annoncer  lui-même 
son  malheur  !  (Gigéron,  Pro  Muréna^  trad.  Thibault, 
Hachette,  éd.) 

Voici  maintenant  des  exemples  où  les  inflexions  affirmatives 
et  interrogatives  sont  réunies,    il  est  important  de  bien  les 

(1)  Avoir  soin  de  bien  ponctuer,  et  de  maintenir  jusqu'à  la  finale  l'allure  interi-o 
gative. 


54  CORRECTION. 

distinguer,  et  de    les  conduire  les  unes  et  les  autres  avec 
précision  : 

IQe  Exercice. 


Qu'a  dit  l'accusé  à  ses  assistants  lorsqu'il  les  a  appelés 
ainsi,  précipitamment,  durant  la  nuit?  Leur  a-t-ii  exposé 
le  cas  ?  Leur  a-t-il  demandé  un  conseil,  un  avis  plus  ou 
moins  autorisé  ? 

Leur  a-t-il  dit  franchement  et  simplement  ce  qui  s'était 
passé,  quelle  était  la  situation  ?  comme  un  homme  qui 
n'a  absolument  rien  à  se  reprocher,  qui  a  été  trompé,  ou 
qui  s'est  trompé  de  la  meilleure  foi  du  monde  ?  —  Pas 
du  tout  :  il  a  parlé  de  choses  indifférentes  ;  mais  sur  la 
vérité,  silence  absolu.  (M®  Bonnet,  Assises^  Seine,  1897, 
librairie  générale  de  Droit  et  Jurisprudence,  éd.) 

Ile  Exercice. 

Oui,  messieurs,  c'est  la  prudence  la  plus  ordinaire, 
la  sag-esse  triviale,  c'est  votre  intérêt  le  plus  g-rossier  que 
j'invoque.  Je  ne  vous  dis  plus  comme  autrefois  :  «  Don- 
nerez-vous  les  premiers  aux  nations  le  spectacle  d'un 
peuple  assemblé  pour  manquer  à  la  foi  publique  ?  »  Je 
ne  vous  dis  plus  comme  autrefois  :  Eh  !  quels  titres 
avez-vous  à  la  liberté?  Quels  moyens  vous  resteront  pour 
la  maintenir,  si,  dès  les  premiers  pas,  vous  surpassez  les 
turpitudes  des  gouvernements  les  plus  corrompus  ;  si  le 
besoin  de  votre  concours  et  de  votre  surveillance  n'est 
pas  le  garant  de  votre  constitution  ?»  Je  vous  dis:  «Vous 
serez  tous  entraînés  dans  la  ruine  universelle  ;  et  les 
premiers  intéressés  au  sacrifice  que  le  Gouvernement 
vous  demande  :  c'est  vous-mêmes.  »  (Mirabeau,  Dis- 
cours sur  la  Contribution  du  quart.) 


DES  INFLEXIONS  DE  Li^  VOIX.  5» 

C)  Des  inflexions  incertaines. 

Une  inflexion  incertaine  traduit  fatalement  de  l'indécision, 
de  l'hésitation  ou  de  la  timidité.  En  dehors  de  ces  cas  parti- 
culiers la  finale  doit  toujours  être  nette  et  précise. 

Dans  le  morceau  suivant  où  Gros-René  s'engage  dans  des 
considérations  qu'il  ne  peut  soutenir,  il  sera  très  fructueux 
pour  l'élève  de  faire  le  départ  entre  les  inflexions  qui  doivent 
être  nettes,  et  celles  qui  doivent  traduire  les  hésitations  de 
l'orateur  (1). 

12^^  Exercice. 

GROS-RENÉ. 

Et  moi,  je  ne  veux  plus  m'embarrasser  de  femme  ; 

A  toutes  je  renoQce,  et  crois,  en  bonne  foi, 

Que  vous  feriez  fort  bien  de  faire  comme  moi. 

Car,  voyez-vous,  la  femme  est,  comme  on  dit,  mon  maître^ 

Un  certain  animal  difficile  à  connaître, 

Et  de  qui  la  nature  est  fort  encline  au  mal  : 

Et,  comme  un  animal  est  toujours  animal. 

Et  ne  sera  jamais  qu'animal,  quand  sa  vie 

Durera  cent  mille  ans;  aussi,  sans  repartie, 

La  femme  est  toujours  femme,  et  jamais  ne  sera 

Que  femme,  tant  qu'entier  le  monde  durera. 

D'où  vient  qu'un  certain  Grec  dit  que  sa  tête  passe 

Pour  un  sable  mouvant.  Car,  goûtez  bien,  de  grâce, 

Ce  raisonnement-ci,  lequel  est  des  plus  forts  : 

Ainsi  que  la  tête  est  comme  le  chef  du  corps, 

Et  que  le  corps  sans  chef  est  pire  qu'une  bête  ; 

Si  le  chef  n'est  pas  bien  d'accord  avec  la  tête, 

Que  tout  ne  soit  pas  bien  réglé  par  le  compas, 

Nous  voyons  arriver  de  certains  embarras  ; 

La  brutale  partie  alors  veut  prendre  empire 

Dessus  la  sensitive,  et  l'on  voit  que  Tun  tire 


I 


(1)  Voyez  aussi  dans  cet  esprit  le  récit  du  Menteur. 


^6  CORRECTION. 

A  dia,  l'autre  à  hurhau  ;  l'un  demande  du  mou, 
L'autre  du  dur  ;  enfin  tout  va  sans  savoir  où  : 
Pour  montrer  qu'ici-bas,  ainsi  qu'on  l'interprète, 
La  tète  d'une  femme  est  comme  une  girouette 
Au  haut  d'une  maison,  qui  tourne  au  premier  vent  ; 
C'est  pourquoi  le  cousin  Aristole  souvent 
La  compare  à  la  mer;  d'où  vient  qu'on  dit  qu'au  monde 
On  ne  peut  rien  trouver  de  si  stable  que  l'onde. 
Or,  par  comparaison,  car  la  comparaison 
Nous  fait  distinctement  comprendre  une  raison, 
Et  nous  aimons  bien  mieux,  nous  autres  gens  d'étude, 
Une  comparaison  qu'une  similitude, 
Par  comparaison  donc,  mon  maître,  s'il  vous  plait. 
Gomme  on  voit  que  la  mer,  quand  l'orage  s'accroît, 
Vient  à  se  courroucer  ;  le  vent  sDufle  et  ravage. 
Les  flots  contre  les  flots  font  un  remue-ménage 
Horrible  ;  et  le  vaisseau,  malgré  le  nautonier. 
Va  tantôt  à  la  cave  et  tantôt  au  grenier: 
Ainsi  quand  une  femme  a  sa  tète  fantasque. 
On  voit  une  tempête  en  forme  de  bourrasque 
Qui  veut  compétiter  par  de  certains...  propos  ; 
Et  lors  un...  certain  vent,  qui  par...  de  certains  flots. 
De...  certaine  façon,  amsi  qu'un  banc  de  sable.., 
Quand...  Les  femmes  entin  ne  valent  pas  le  diable. 
(Molière,  Le  Dépil  amoureux,  acte  IV,  se.  ii.) 

D)  Des  énumératioîis  et  accumulations. 

Lorsque  plusieurs  phrases  ou  membres  de  phrase  con- 
courent à  exprimer  la  même  pensée  ou  les  mômes  sentiments, 
l'inflexion  doit  rester  la  même  et  se  répéter  chaque  fois  : 

13*=  Exercice. 

Aimer  nos  ennemis  avec  idolâtrie, 

De  rage  en  leur  trépas  maudire  la  patrie, 


DES  INFLEXIONS  DE  LA  VOIX.  57 

Souhaiter  à  l'État  un  malheur  infini, 

C'est  ce  qu'on  nomme  crime,  et  ce  qu'il  a  puni. 

(Corneille,  Horace^  acte  V,  se.  m.) 

W  Exercice. 

Je  n'ai  jamais  entendu  sans  une  certaine  joie  belli- 
queuse la  fanfare  du  clairon,  répétée  par  l'écho  des 
rochers,  et  les  premiers  hennissements  des  chevaux  qui 
saluaient  l'aurore.  J'aimais  à  voir  le  camp  plongé  dans 
le  sommeil,  les  tentes  encore  fermées  d'où  sortaient 
quelques  soldats  à  moitié  vêtus,  le  centurion  qui  se 
promenait  devant  les  faisceaux  d'armes  en  balançant  son 
cep  de  vig-ne,  la  sentinelle  immobile  qui,  pour  résister 
au  sommeil,  tenait  un  doigt  levé  dans  l'attitude  du  silence, 
le  cavalier  qui  traversait  le  fleuve  coloré  des  feux  du 
matin,  le  victimaire  qui  puisait  l'eau  du  sacrifice,  et 
souvent  un  berger  qui,  appuyé  sur  sa  houlette,  reg-ardait 
boire  son  troupeau.     (Chateaubriand,  Les  Martyrs.) 

IS'^  Exercice. 

auguste. 

Cinna,  tu  t'en  souviens,  et  veux  m'assassiner... 
Tu  veux  m'assassiner  demain,  au  Capitole, 
Pendant  le  sacrifice,  et  ta  main  pour  signal 
Me  doit,  au  lieu  d'encens,  donner  le  coup  fatal  ; 
La  moitié  de  tes  g-ens  doit  occuper  la  porte. 
L'autre  moitié  te  suivre  et  te  prêter  main  forte. 
Ai-je  de  bons  avis  ou  de  mauvais  soupçons? 
De  tous  ces  meurtriers  te  dirai-je  les  noms? 
Procule,  Glabrion,  Virg-inian,  Rutile, 
Marcel,  Plaute,  Lénas,  Pompone,  Albin,  Icile, 
Maxime,  qu'après  toi  j'avais  le  plus  aimé.... 

(Corneille,  Cùina^  acte  V,  se.  i.) 


58  CORRECTION. 

16'  Exercice. 

Hélas!  aimez,  vivez,  cueillez  les  primevères, 
Dansez,  riez,  brûlez  vos  cœurs,  videz  vos  verres. 
Gomme  au  sombre  océan  arrive  tout  ruisseau, 
Le  sort  donne  pour  but  au  festin,  au  berceau, 
Aux  mères  adorant  Tenfance  épanouie, 
Aux  baisers  de  la  chair  dontl  ame  est  éblouie, 
Aux  chansons,  au  sourire,  à  l'amour  frais  et  beau, 
Le  refroidissement  lugubre  du  tombeau  (1)! 

(V.  Hugo,  Les  Pauvres  Gens.) 


(1)  Ce  dernier  vers  doit  naturellement  se  détacher  du  reste,  et  s'opposer  h  toute 
raccumulation.  Voir  plus  loin  :  Le  couplet,  page  215. 


DEUXIEME  PARTIE 

EXPRESSION 


Nous  voici  parvenus  à  l'étude  de  l'art  de  dire,  à  propre- 
ment parler  :  les  facultés  supérieures  sont  les  agents  d'une 
diction  expressive.  Et  la  manit'eslalion  de  toutes  ces  facultés 
est  indispensable.  Tel,  par  exemple,  brillera  par  l'esprit  qui 
ne  saurait  cependant  exceller  s'il  n'est  que  spirituel.  Qu'il 
développe  particulièrement  cette  qualité,  il  aura  raison.  Mais 
qu'il  ne  néglige  pas  le  reste  :  il  s'en  repentirait. 

Est-ce  que  l'avocat  ne  doit  pas  développer  toutes  les  res- 
sources de  son  expression  orale  pour  pouvoir  faire  triompher 
sa  cause  devant  les  différents  tribunaux  ?  Or,  telle  plaidoirie 
excellente  en  cour  d'assises  serait  peut-être  déplacée  en 
conseil  de  guerre,  à  plus  forte  raison  le  serait-elle  certai- 
nement devant  le  tribunal  civil,  la  cour  d'appel,  la  police 
correctionnelle,  le  tribunal  de  commerce,  le  conseil  de  pré- 
fecture ou  la  justice  de  paix. 

De  même  que  l'avocat  doit  tout  connaître  —  ou  le  paraître 
—  de  même  il  doit  prendre  tous  les  tons.  Aussi  aucun  des 
chapitres  qui  suivent  n'est  à  négliger  pour  l'avocat  qui  veut 
savoir  bien  parler. 

Il  doit  parler  avec  naturel,  cela  va  de  soi,  et  lire  comme  il 
faut  les  pièces  d'un  dossier. 

11  doit  conduire  un  raisonnement  avec  clarté,  surtout  dans 
des  tribunaux  où  les  affaires  se  solutionnent  par  des  mots 
abstraits  :  «  opérations  à  terme,  contre-parties,  marchés 
fictifs,  etc.,  doit  au  titre,  vingt-cinq  jours,  défaut  sans  égards, 
partie  finale,  etc..  «  11  doit  savoir  résumer,  comme  autrefois 
le  président  d'assises,  rassembler  les  arguments  qu'il  a  pré- 
sentés, rappeler  avec  force  et  d'un  mot  une  période,    bien 


60  EXPRESSION. 

dégager  le  côté  légal  de  la  question,  prévoir  son  adversaire, 
parer  au  coup,  lui  riposter  par  avance,  et  déflorer  ses  argu- 
ments ;  voilà  pour  Fintelligence  et  la  pensée. 

11  doit  pouvoir  tracer  des  portraits  vivants  de  façon  à  attirer 
la  sympathie  ou  l'aversion  ;  voilà  pour  Y  imagination. 

Quelquefois  aussi  un  juge  perd  de  sa  sévérité,  si  l'avocat 
l'a  fait  sourire;  voilà  pour  Vesprit  et  le  goût. 

Est-il  besoin  d'ajouter  qu'aux  assises,  en  conseil  de  guerre, 
ou  même  quelquefois  en  correctionnelle,  le  défenseur 
triomphe  par  l'émotion  et  la  sensibilité  ? 

Enfin,  puisque  selon  le  mot  de  Tun  d'eux,  «  les  maîtres  du 
barreau  ont  le  secret  de  bien  enterrer  leurs  confrères  »,  les 
jeunes  avocats  ne  devront  pas  négliger  les  oraisons  funèbres 
et  les  discours  d'apparat,  qui  donneront  le  style. 

Nous  ne  saurions  donc  trop  encourager  l'élève  à  s'exercer 
sur  tous  les  différents  genres  de  morceaux  que  nous  repro- 
duisons. 


CHAPITRE  PREMIER 

DU  NATUREL. 

Le  premier  effort  à  faire  dans  l'expression  doit  tendre  au 
naturel.  L'important  est,  en  effet,  de  parler  juste,  et  de  se 
dégager  de  toutes  les  inflexions  récitées  et  conventionnelles 
que  tout  le  monde  connaît.  Nous  ne  demandons  pas  à  l'élève 
de  dire  les  morceaux  qui  suivent  avec  autant  de  simplicité 
qu'il  parle  dans  la  vie  quotidienne.  iMais  chaque  fois  qu'il  se 
surprendra  une  inflexion  musicale  dont  le  dessein  serait 
ridicule  dans  la  conversation,  il  devra  la  bannir,  et  en  cher- 
cher de  nouvelles  jusqu'à  ce  qu'il  en  trouve  une  (1)  qui  le 
satisfasse. 

Il  ne  faudra  pas  craindre,  dans  les  débuts,  d'ajouter — à 
haute  voix  d'abord,  mentalement  ensuite,  —  des  mots  d'usage 
courant  et  ordinaire.  Ces  mots,  précédant  ou  suivant  le  texte 
interprété,  faciliteront  la  recherche  du  naturel. 

Disons,  enfin,  que  la  simplicité  est  indépendante  de  la  vulga- 
rité contre  laquelle  l'élève  devra  toujours  se  mettre  en  garde. 

Commençons  par  ua  dialogue  où  l'élève  trouvera  peut-être 
plus  facilement  le  naturel. 


1''  Exercice. 

LE    MAITRE   DE    PHILOSOPHIE. 

Que  voulez-vous  que  je  vous  apprenne? 


(1)  C'est  une  erreur  en  effet  de  croire  qu'il  n'e^t  qu'une  inflexion  juste  et  natu- 
relle à  trouver  :  «  Il  y  a  peut-être  une  perfection  ;  en  tous  cas  il  y  a  cent  manières 
de  s'en  approcher.  »  (Rkgnieb.) 


62  EXPRESSION. 

M.    JOURDAIN. 

Apprenez-moi  Torthographe. 

LE    MAITRE  DE  PHILOSOPHIE. 

Très  volontiers. 

M.    JOURDAIN. 

Après,  vous  m'apprendrez  Talmanach,  pour  savoir 
quand  il  y  a  de  la  lune  et  quand  il  n'y  en  a  point. 

LE    MAITRE    DE    PHILOSOPHIE.. 

Soit.  Pour  bien  suivre  votre  pensée,  et  traiter  cette 
matière  en  philosophe,  il  faut  commencer,  selon  Tordre 
des  choses,  par  une  exacte  connaissance  de  la  nature 
des  lettres  et  de  la  diirérente  manière  de  les  prononcer 
toutes.  Et  là-dessus  j'ai  à  vous  dire  que  les  lettres  sont 
divisées  en  voyelles,  ainsi  dites  voyelles,  parce  qu'elles 
expriment  les  voix  ;  et  en  consonnes,  ainsi  appelées 
consonnes,  parce  qu'elles  sonnent  avec  les  voyelles,  et 
ne  font  que  marquer  les  diverses  articulations  des  voix. 
Il  y  a  cinq  voyelles,  ou  voix  :  A,  £,  /,  0,  U. 

M.    JOURDAIN. 

J'entends  tout  cela. 

LE    MAITRE    DE    PHILOSOPHIE. 

La  voix  A  se  forme  en  ouvrant  fort  la  bouche  :  A. 

M.  JOURDAIN. 

A,  A.  Oui. 


DU   NATUREL.  63 

LE    MAITRE    DE  PHILOSOPHIE. 

La  voix  E  se  forme  en  rapprochant  la  mâchoire  d'en 
bas  de  celle  d'en  haut  :  A^E. 

M.    JOURDAIN. 

A^  E^  A,  E.  Ma  foi,  oui.  Ah  !  que  cela  est  beau! 

LE  MAITRE    DE    PHILOSOPHIE. 

Et  la  voix  /,  en  rapprochant  encore  davantage  les 
mâchoires  l'une  de  l'autre,  et  écartant  les  deux  coins  de 
la  bouche  vers  les  oreilles  :  .1,  E^  I.    . 

M.    JOURDAIN. 

A^  E^  /,  /,  /,  /.  Gela  est  vrai.  Vive  la  science  ! 

LE   MAITRE  DE    PHILOSOPHIE. 

La  voix  0  se  forme  en  rouvrant  les  mâchoires,  et 
rapprochant  les  lèvres  par  les  deux  coins,  le  haut  et  le 
bas  :  0. 

M.    JOURDAIN. 

0,  0.  Il  n'y  a  rien  de  plus  juste  :  .1,  E,  /,  0,  /,  0.  Gela 
est  admirable  :  /,  0,  /,  0. 

LE    MAITRE   DE  PHILOSOPHIE. 

L'ouverture  de  la  bouche  fait  justement  comme  un 
petit  rond  qui  représente  un  0. 

M.    JOURDAIN. 

0,  0,  O.  Vous  avez  raison  :  0.  Ah!  la  belle  chose  que 
de  savoir  quelque  chose  ! 

LE    MAITRE    DE  PHILOSOPHIE. 

La  voix  U  se  forme  en  rapprochant  les  dents  sans  les 
joindre  entièrement,  et  allongeant  les  deux  lèvres  en 


64  EXPRESSION. 

dehors,  les  approchant  aussi  Tune  de  Tautre,  sans  les 
joindre  tout  à  fait  :  U. 

M.  JOURDAIN. 

U^  u.  Il  n'y  a  rien  de  plus  véritable  :  U. 

LE    MAITRE    DE    PHILOSOPHIE. 

Vos  deux  lèvres  s'allongent  comme  si  vous  faisiez  la 
moue,  d'où  vient  que  si  vous  la  voulez  faire  à  quelqu'un 
et  vous  moquer  de  lui,  vous  ne  sauriez  lui  dire  que  U. 

M.    JOURDAIN. 

U^  U.  Cela  est  vrai.  Ah  !  que  n'ai-je  étudié  plus  tôt, 
pour  savoir  tout  cela  ! 

LE   MAITRE    DE    PHILOSOPHIE. 

Demain,  nous  verrons  les  autres  lettres,  qui  sont  les 
consonnes. 

M.  JOURDAIN. 

Est-ce  qu'il  y  a  des  choses  aussi  curieuses  qu'à 
celles-ci? 

LE    MAITRE    DE    PHILOSOPHIE. 

Sans  doute.  La  consonne  D  par  exemple,  se  prononce 
en  donnant  du  bout  de  la  langue  au-dessus  des  dents 
d'en  haut  :  Da. 

M.    JOURDAIN. 

Z>a,    Da.    Oui!    Ah!   les  belles    choses!  les  belles 

choses  ! 

LE    MAITRE    DE    PHILOSOPHIE. 

L'F,  en  appuyant  les  dents  d'en  haut  sur  la  lèvre  de 
dessous  :  Fa. 


DU  NATUREL.  65 

M.    JOURDAIN. 

Fa^  Fa,  C'est  la  vérité.  Ah!  mon  père  et  ma  mère, 
que  je  vous  veux  de  mal  ! 

LE   MAITRE  DE    PHILOSOPHIE.  . 

Et  VR  en  portant  le  bout  de  la  langue  jusqu  au  haut 
du  palais;  de  sorte  qu'étant  frôlée  par  l'air  qui  sort  avec 
force,  elle  liii  cède,  et  revient  toujours  au  même  endroit, 
faisant  une  manière  de  tremblement  :  /?,  Ba.  Je  vous 
expliquerai  à  fond  toutes  ces  curiosités. 

M.  JOURDAIN. 

Je  vous  prie.  Au  reste,  il  faut  que  je  vous  fasse  une 
confidence.  Je  suis  amoureux  d'une  personne  de  grande 
qualité,  et  je  souhaiterais  que  vous  m'aidassiez  k  lui 
écrire  quelque  chose  dans  un  petit  billet  que  je  veux 
laisser  tomber  à  ses  pieds. 

LE  MAITRE    DE    PHILOSOPHIE. 

Fort  bien  ! 

M.    JOURDAIN. 

Cela  sera  galant,  oui. 

LE    MAITRE    DE    PHILOSOPHIE. 

Sans  doute./ Sont-ce  des  vers  que  vous  lui  voulez 
écrire? 

M.    JOURDAIN. 

Non,  non,  point  de  vers. 

LE    MAITRE    DE    PHILOSOPHIE. 

Vous  ne  voulez  que  de  la  prose  ? 


66  EXPRESSION. 

M.   JOURDAIN. 

Non,  je  ne  veux  ni  prose,  ni  vers. 

LE    MAITRE    DE    PHILOSOPHIE. 

Il  faut  bien  que  ce  soit  l'un  ou  Tautre. 

M.    JOURDAIN. 

Pourquoi? 

LE    MAITRE    DE   PHILOSOPHIE. 

Par  la  raison,  monsieur,  qu'il  n'y  a,  pour  s'exprimer, 
que  la  prose  ou  les  vers. 

M.    JOURDAIN. 

Il  n'y  a  que  la  prose  ou  les  vers? 

LE  MAITRE   DE    PHILOSOPHIE. 

Non,  monsieur.  Tout  ce  qui  n'est  point  prose  est  vers, 
et  tout  ce  qui  n'est  point  vers  est  prose. 

M.  JOURDAIN. 

Et  comme  Ton  parle,  qu'est-ce  que  c'est  donc  que 
cela? 

LE    MAITRE   DE   PHILOSOPHIE. 

De  la  prose. 

M.    JOURDAIN. 

Quoi!  quand  je  dis  :  Nicole^  a pj)ortez-inoi  mes  pan- 
toufles^ et  me  donnez  ?non  bonnet  de  nuit^  c'est  de  la 
prose? 

LE    MAITRE    DE    PHILOSOPHIE. 

Oui,  monsieur. 


DU  iNATUREL.  67 


M.    JOURDAIK. 


Par  ma  foi,  il  y  a  plus  de  quarante  ans  que  je  dis  de 
la  prose,  sans  que  j'en  susse  rien  ;  et  je  vous  suis  le 
plus  oblig-é  du  monde  de  m'avoir  appris  cela.  Je 
voudrais  donc  lui  mettre  dans  un  billet  :  Belle  marquisey 
vos  beaux  yeux  me  font  mourir  d'amour:  mais  je  vou- 
drais que  cela  fût  mis  d'une  manière  g^alante,  que  cela 
fût  tourné  gentiment. 

LE  MAITRE   DE    PHILOSOPHIE. 

Mettre  que  les  feux  de  ses  yeux  réduisent  votre  cœur 
en  cendres,  que  vous  souffrez  nuit  et  jour  pour  elle  les 
violences  d'un... 

M.    JOURDAIN. 

Non,  non,  non,  je  neveux  point  cela.  Je  ne  veux  que 
ce  que  je  vous  ai  dit  :  Belle  marquise,  vos  beaux  yeux 
me  font  ?nourir  d'amour. 

LE    MAITRE    DE    PHILOSOPHIE. 

Il  faut  bien  étendre  un  peu  la  chose. 

M.    JOURDAIN. 

Non,  vous  dis-je.  Je  ne  veux  que  ces  seules  paroles-là 
dans  le  billet,  mais  tournées  à  la  mode,  bien  arrangées 
comme  il  faut.  Je  vous  prie  de  me  dire  un  peu,  pour 
voir,  les  diverses  manières  dont  on  les  peut  mettre. 

LE    MAITRE    DE   PHILOSOPHIE. 

On  les  peut  mettre  premièrement  comme  vous  avez 
dit  :  Belle  marquise,  vos  beaux  yeux  me  font  mourir 
d'amour.  Ou  bien  :  D'amour  mourir  me  font,  belle 
marquise,  vos  beaux  yeux.  Ou  bien  :  Vos  yeux  beaux 
d'amour  me  font,  belle  marquise,  mourir.  Ou  bien  : 


68  EXPRESSION. 

Mourir  vos  beaux  yeux,  belle  marquise,  d'amour  me 
font.  Ou  biea  :  Me  font  vos  yeux  beaux  mourir,  belle 
marquise,  d'amour. 


M.     JOURDAIN. 

Mais    de     toutes    ces     façons-là,     laquelle    est    la 
meilleure? 

LE    MAITRE    DE    PHILOSOPHIE. 

Celle  que  vous  avez  dite  :  Belle  marquise,  vos  beaux 
yeux  me  font  mourir  d'amour. 


M.    JOURDALX. 

Cependant  je  n'ai  point  étudié,  et  j'ai  fait  cela  tout  du 
premier  coup.  Je  vous  remercie  de  tout  mon  cœur,  et 
vous  prie  de  venir  demain  de  bonne  heure. 

LE    MAITRE    DE   PHILOSOPHIE. 

Je  n'y  manquerai  pas. 
(Molière,  Le  Bourgeois  gentilhomme,   acte  ll,sc.  vi.) 

Attaquons-nous  maintenant  à  des  morceaux  d'une  certaine 
longueur.  Nous  recommandons  à  l'élève  de  les  briser,  et  de 
les  réduire  à  une  succession  de  phrases  pensées,  les  unes 
après  les  autres,  au  lieu  d'en  faire  d'horribles  tirades  incom- 
préhensibles pour  l'auditeur. 

L'important  est  de  ne  pas  se  presser,  et  de  placer  çà  et  là 
quelques  temps  (1)  d'arrêt. 


(l)  «  Souvenez-vous  de  ne  rien  précipiter,  d'animer  tout,  et  de  mettre  de  grands 
temps.»  (Voltaire,  Correspondance,  décembre  1730.) 


DU  NATUREL.  69 

2^  Exercice. 

LA     SALADE     JAPONAISE. 

Alors  si  vous  voulez  prendre  une  plume  et  de  l'encre, 
je  vais  vous  dicter  ma  recette.  Mais  vous  m'assurez  que 
cette  communication  ne  sera  faite  qu'à  des  personnes 
dignes  de  la  comprendre  et  de  l'apprécier. 

Voas  faites  cuire  des  pommes  de  terre  dans  du 
bouillon,  vous  les  coupez  en  tranches  comme  pour  une 
salade  ordinaire,  et,  pendant  qu'elles  sont  encore  tièdes, 
vous  les  assaisonnez  de  sel,  poivre,  très  bonne  huile 
d'olives  à  g-oût  de  fruit,  vinaigre  —  l'orléans  vaut  mieux, 
mais  c'est  sans  grande  importance  —  l'important  c'est 
un  demi-verre  de  vin  blanc,  Ghâteau-Yquem,  si  c'est 
possible.  Beaucoup  de  fines  herbes,  hachées  menu, 
menu.  Faites  cuire  en  même  temps,  au  court  bouillon, 
de  très  grosses  moules  avec  une  branche  de  céleri, 
faites-les  bien  égoutter  et  ajoutez-les  aux  pommes  de 
terre  déjà  assaisonnées.  Retournez  le  tout  légèrement. 
Moins  de  moules  que  de  pommes  de  terre  ;  un  tiers  de 
moins.  Il  faut  qu'on  sente  peu  à  peu  la  moule  ;  il  ne  faut 
ni  qu'on  la  prévoie,  ni  qu'elle  s'impose. 

Quand  la  salade  est  terminée,  remuée,  vous  la  couvrez 
de  rondelles  de  truffes,  une  vraie  calotte  de  savant. 
Tout  cela  deux  heures  avant  le  dîner,  pour  que  cette 
salade  soit  froide  quand  on  la  servira.  Il  ne  faut  pas  la 
brusquer;  elle  est  très  déhcate  et  tous  ses  arômes  ont 
besoin  de  se  combiner  tranquillement. 

J'ai  encore  bien  d'autres  régalades  de  ma  compo- 
sition ;  si  elles  peuvent  vous  être  agréables,  je  vous  en 
porterai  moi-même  les  recettes,  et  j'en  surveillerai  l'exé- 
cution, la  première  fois,  à  moins  que  votre  chef  n'ait  un 
Itrop  mauvais  caractère ... 
I        G.  Le  Roy.  —  La  Diction.  4 


70  EXPRESSION. 

Quand  vous  voudrez.  Maintenant,  messieurs,  il 
ne  me  reste  plus  qu'à  vous  saluer.  (A.  Dumas  fils, 
Francilloriy  acte  I,  scène  ii,  Galmann  Lévy,  éd.) 

3^  Exercice. 

FERNAND. 

La  sensation,  toute  la  vie  est  là. 

THOUVENIN.  ' 

Ah  !  je  comprends  ça  !  Ainsi  un  de  mes  amis  qui  était 
mouchard  ... 

FERNAND. 

Vous  avez  de  jolis  amis  ! 

THOUVENIN. 

Et  je  les  choisis  encore...  Eh  bien,  mon  ami  me  disait, 
comme  vous  en  un  moment  d'expansion,  qu'il  avait  dans 
cette  carrière,  encore  plus  discréditée,  mais  bien  plus 
émouvante  que  celle  de  séducteur,  qu'il  avait  éprouvé 
des  voluptés  d'une  finesse  inexplicable.  Il  me  disait  que, 
quand  il  sierrait  la  main  d'un  camarade,  d'un  ami,  qu'il 
le  faisait  parler,  qu'il  entrait  dans  sa  confiance,  qu'il  sur- 
prenait ses  secrets,  qu'il  allait  le  dénoncer,  qu'il  le 
voyait  surveillé,  arrêté,  emprisonné,  déporté,  sans  que 
l'autre  le  soupçonnât  une  minute;  quand  il  allait  ensuite 
le  visiter  dans  sa  prison,  qu'il  assistait  à  ses  dernières 
entrevues  avec  sa  femme  et  ses  enfants,  qu'il  faisait 
semblant  de  pleurer  avec  lui,  qu'il  recevait  les  dernières 
confidences  et  les  dernières  recommandations  de  ce 
malheureux  qui  ne  se  doutait  de  rien,  mon  ami  me 
disait  qu'il  avait  là  des  sensations  auprès  desquelles  les 
vôtres  ne  doivent  être  que  de  simples  balivernes. 


DU  NATUREL.  71 

Cependant,  la  plus  grande  sensation  qu'il  ait  eue,  je 
crois—  il  est  vrai  qu'elle  a  été  la  dernière^  — c'est  la  nuit 
où  il  s'est  trouvé  pris  dans  une  rue  obscure  et  déserte  en 
apparence,  entre  quatre  gaillards  qui  l'attendaient  dans 
l'ombre  et  qui  l'ont  assommé.  Il  a  dû  avoir  là  quelques 
minutes...  supérieures,  qui  vous  manquent  encore,  mais 
que  je  vous  souhaite  de  tous  mes  vœux.  (A.  Dumas  fils, 
Denise,  acte,  I,  se.  ii,  Calmann  Lévy,  éd.) 

¥  Exercice. 

La  mairie  se  trouvant  à  une  demi-lieue  de  la  ferme, 
on  s'y  rendit  à  pied,  et  l'on  revint  de  même  une  fois  la 
cérémonie  faite  à  l'église.  Le  cortège,  d'abord  uni  par 
une  seule  écharpe  de  couleur  qui  ondulait  dans  la  cam- 
pagne, le  long  de  l'étroit  sentier  serpentant  entre  les 
blés  verts,  s'allongea  bientôt  et  se  coupa  en  groupes 
différents,  qui  s'attardaient  à  causer.  Le  ménétrier 
allait  en  avant  avec  son  violon  empanaché  de  rubans  à  la 
coquille  ;  les  mariés  venaient  ensuite,  les  parents,  les 
amis  tout  au  hasard,  et  les  enfants  restaient  derrière, 
s'amusant  à  arracher  les  clochettes  des  brins  d'avoine, 
ou  à  se  jouer  entre  eux,  sans  qu'on  les  vît.  La  robe 
d'Emma,  trop  longue,  traînait  un  peu  par  le  bas; 
de  temps  à  autre,  elle  s'arrêtait  pour  la  tirer,  et  alors 
délicatement,  de  ses  doigts  gantés,  elle  enlevait  les 
herbes  rudes  avec  les  petits  dards  des  chardons,  pen- 
dant que  Charles,  les  mains  vides,  attendait  qu'elle  eût 
fini.  (G.  Flaubert,  Madame  Bovary,  Charpentier,  éd.) 

5^  Exercice. 

C'est  alors  que  j'imaginai  de  me  venger  sur  le 
mobiher.  C'était  malin;  très  mahn  même,  puisque  le 
jour  où  d'un  coup   de  tabouret  je  fis  voler  en  éclats  le 


72  EXPRESSION. 

miroir  de  l'armoire  à  g-lace,  tu  restas  muette  d'ahuris- 
sement, de  quoi  j'éprouvai  une  joie  telle  qu'en  moins  de 
six  semaines  j'immolai  sans  regret,  à  mon  ardente  soif 
de   silence,    deux  chaises,    le   pot  à   eau,    le  casier  à 
musique,  la  lampe,  la  pendule,    la  soupière  et  le  buste 
de  ton   oncle  Arsène  (orgueil  de  notre  humble  salon). 
Le  fâcheux  est,  ô  Valentine,  qu'il  n'en  soit  pas  du  mobi- 
lier comme  du  phénix  qui   renaît  de  ses    cendres.  La 
perspective  d'avoir  à  en  acheter  d'autre  me  gâta  vite 
l'âpre  jouissance  que  je  goûtais  à  casser  les  meubles; 
une  fois  encore  je  dus  chercher  autre  chose.  Seulement 
quoi?  M'en  aller?  Peut-être.  Mais  où  aller?  Car  tout  est 
là.    Je    commençais  à    désespérer   quand  le    ciel   me 
suggéra   l'idée    de   te   faire   désormais,    purement   et 
simplement,    payer  de    ta   poche    tes  fautes;   solution- 
heureuse,  j'ose  le  croire,  définitive   en  tout  cas,    et  à 
laquelle  je  m'arrête.   De  cette  heure  donc,  tu  peux  en 
toute  tranquilité,  forte  du  serment  que  je  te  fais  de  ne 
me  plus  mettre  en  colère  sous  quelque  prétexte  que  ce 
soit,  donner  libre  cours  aux  élans  de  ton  infernal  carac- 
tère.  Quoi  que  tu  dises,   quoi  que  tu  fasses,  tu  n'auras 
de  moi   ni  une  chiquenaude,    ni  le    moindre  rappel  à 
l'ordre  :  je  mettrai  cela  sur   la  note,  simplement.   Tu 
paieras  à  la  fin  du  mois.  Hurle,  braille,  rugis,  vocifère, 
fais  du  scandale    tout,  ton   soûl,    trouble   tant    que  tu 
voudras  le  repos  des  voisins  ;  tu  n'as  à  t'occuper  de  rien  : 
tu  paieras  à  la  fin  du  mois.  Plus   de  querelles,  j'en   ai 
assez.  Plus  de  pugilats,   j'en  suis    las.  Énergiquement 
déterminé  à  avoir  la   paix  chez  moi  et  ne  l'ayant  pu 
obtenir  ni  par  les  bons  procédés,  ni  par  les   moyens 
extrêmes,  je  prends  le     parti    de   l'acheter  avec   tes 
propres  deniers,  chose  qui  ne  fût  point  arrivée  si  tu  me 
l'avais  donnée  pour  rien.  J'ai  dit.  Je  ne  te  retiens  plus. 
Bonjour.  Tu  peux  t'en  retourner  à  tes  occupations.   Je 


DU  NATUREL.  73 

suis  au  désespoir  de  te  quitter  si  vite,  mais  le  devoir 
m'appelle,  l'heure  me  presse  et  mon  journal  n'attend 
pas.  fCouRTELiNE,  Ltt  Pttîx  cfies  soi,  Flammarion,  éd.) 

6'  Exercice. 

Tandis  qu'il  (1)  se  promenait  autour  des  tables  qu'il 
avait  fait  dresser  dans  tous  ses  appartements  pour 
nourrir  les  infortunés  habitants  de  la  campagne,  il  vit 
un  paysan,  jeune  encore,  qui  ne  mangeait  point  et  qui 
paraissait  profondément  affligé.  Fénelon  vint  s'asseoir  à 
ses  côtés  pour  le  distraire;  il  lui  dit  qu'on  attendait  des 
troupes  le  lendemain,  qu'on  repousserait  les  ennemis  et 
qu'il  retournerait  bientôt  dans  son  village.  «  Je  n'y 
retrouverai  plus  ma  vache,  répondit  le  paysan  :  ce  pauvre 
animal  me  donnait  beaucoup  de  lait,  et  nourrissait  mon 
père,  ma  femme  et  mes  enfants.  »  Fénelon  promit  alors 
de  lui  donner  une  autre  vache,  si  les  soldats  enlevaient  la 
sienne.  Mais, après  avoir  fait  d'inutiles  efTorts  pour  le  con- 
soler, il  voulut  avoir  une  indication  précise  de  la  chaumière 
qu'habitait  ce  paysan  à  une  Heue  de  Cambrai  :  il  partit 
ensuite  à  dix  heures  du  soir  à  pied  avec  un  seul  domes- 
tique ;  il  se  rendit  à  ce  village,  ramena  lui-même  la  vache 
à  Cambrai  vers  le  milieu  de  la  nuit  et  alla  sur-le-champ  en 
donner  avis  à  ce  pauvre  laboureur.  (Maury.) 

7*^  Exercice. 

Un  jour  je  voyageais  en  Calabre.  C'est  un  pays  de 
méchantes  gens,  qui,  je  crois,  n'aiment  personne  et 
en  veulent  surtout  aux  Français.  De  vous  dire  pour- 
quoi, cela   serait  long  :  il  suffit  qu'ils  nous  haïssent  à 

(1)  Fénelon. 


74  EXPRESSION. 

mort,  et  qu'on  passe  fort  mal  son  temps  lorsqu'on 
tombe  entre  leurs  mains. 

...  Il  était  nuit  noire  quand  nous  arrivâmes  près  d'une 
maison  fort  noire.  Nous  y  entrâmes,  non  sans  soupçon  ; 
mais  comment  faire?  Là  nous  trouvons  toute  une  famille 
de  charbonniers  à  table,  où  du  premier  mot  on  nous 
invita...  Nos  hôtes  avaient  bien  mines  de  charbonniers; 
mais  la  maison,  vous  l'eussiez  prise  pour  un  arsenal.  Ce 
n'étaient  que  fusils,  pistolets,  sabres,  couteaux  et  cou- 
telas. 

Tout  me  déplut,  et  je  vis  bien  que  je  déplaisais  aussi. 
Mon  camarade,  au  contraire,  il  était  de  la  famille;  il 
riait,  il  causait  avec  eux...  Enfin  il  parla  de  sa  valise, 
priant  fort  qu'on  en  eût  grand  soin,  qu'on  la  mît  au 
chevet  de  son  lit;  il  ne  voulait  point,  disait-il,  d'autre 
traversin.  , 

Le  souper  fini,  on  nous  laisse  ;  nos  hôtes  couchaient 
en  bas,  nous  dans  la  chambre  haute  où  nous  avions 
mang-é.  Une  soupente  élevée  de  sept  ou  huit  pieds,  où 
l'on  montait  par  une  échelle,  c'était  là  le  coucher  qui 
nous  attendait;  espèce  de  nid  dans  lequel  on  s'introduisait 
en  rampant  sous  des  solives  chargées  de  provisions  pour 
toute  l'année.  Mon  camarade  y  grimpa  seul,  et  se  coucha 
tout  endormi,  la  tête  sur  la  précieuse  valise;  moi,  déter- 
miné à  veiller,  je  fis  bon  feu,  et  m'assis  auprès.  La  nuit 
s'était  déjà  passée  presque  entière  assez  tranquillement, 
et  je  commençais  à  me  rassurer,  quand,  sur  l'heure  où 
il  me  semblait  que  le  jour  ne  pouvait  être  loin,  j'entendis 
au-dessous  de  moi  notre  hôte  et  sa  femme  parler  et  se 
disputer,  et  prêtant  l'oreille  par  la  cheminée  qui  com- 
muniquait avec  celle  d'en  bas,  je  distinguai  ces  propres 
mots  du  mari  :  «  Eh  bien  !  enfin,  voyons,  faut-il  les  tuer 
tous  deux?  »  A  quoi  la  femme  répondit  :  «  Oui.  »  Et 
je  n'entendis  plus  rien. 


DU  NATUREL.  75 

Que  vous  dirai-je?  Je  restai  respirant  à  peine,  tout 
mon  corps  froid  comme  un  marbre;  à  me  voir,  vous 
n'eussiez  su  si  j'étais  mort  ou  vivant.... 

Au  bout  d'un  quart  d'heure,  qui  fut  long-,  j'entendis 
sur  l'escalier  quelqu'un,  et,  par  la  fente  de  la  porte,  je 
vis  le  père,  sa  lampe  dans  une  main,  dans  l'autre  un 
de  ses  grands  couteaux.  Il  montait,  sa  femme  derrière 
lui,  moi  derrière  la  porte  :  il  ouvrit;  mais  avant  d'entrer 
il  posa  la  lampe,  que  sa  femme  vint  prendre,  puis  il  entra 
pieds  nus,  et  elle  dehors  lui  disait  à  voix  basse,  masquant 
avec  ses  doigts  le  trop  de  lumière  de  la  lampe  :  «  Douce- 
ment, va  doucement.  »  Quand  il  fut  à  l'échelle,  il  monte, 
son  couteau  dans  les  dents,  et,  venu  à  la  hauteur  du  lit,  ce 
pauvre  jeune  homme  étendu,  offrant  sa  gorge  découverte, 
d'une  main  il  prend  son  couteau,  et  de  l'autre...  Ah! 
cousine....  il  saisit  un  jambon  qui  pendait  au  plancher, 
en  coupe  une  tranche,  et  se  retire  comme  il  était  venu. 
La  porte  se  referme,  la  lampe  s'en  va,  et  je  reste  seul  à 
mes  réflexions. 

Dès  que  le  jour  parut,  toute  la  famille,  à  g-rand  bruit, 
vint  nous  éveiller,  comme  nous  l'avions  recommandé. 

On  apporte  à  mang-er.  on  sert  un  déjeuner  fort  propre, 
fort  bon,  je  vous  assure.  Deux  chapons  en  faisaient 
partie,  dont  il  fallait,  dit  notre  hôtesse,  emporter  l'un  et 
manger  l'autre.  En  les  voyant,  je  compris  enfin  le  sens 
de  ces  terribles  mots  :  «  Faut-il  les  tuer  tous  deux?  » 
Et  je  vous  crois,  cousine,  assez  de  pénétration  pour 
deviner  à  présent  ce  que  cela  signifiait.  (Paul-Louis- 
GôuRiER,  Lettres.) 

8«  Exercice. 

Un  ami  de  sa  famille  [il  s'agit  de  Bossuet],  le  marquis 
de  Feuquières,  parla,  un  jour,  de  lui  à  l'Hôtel  de  Ram- 


76  EXPRESSION. 

bouillet,  disant  connaître  un  jeune  homme  élève  de  phi- 
losophie au  collèg-e  de  Navarre,  qu'il  se  faisait  fort  d'a- 
mener et  de  soumettre  à  l'expérience  suivante  :  on 
l'enfermerait  dans  une  salle,  sans  aucun  livre,  sans 
papier,  et,  sur  un  sujet  donné,  une  demi-heure  après, 
le  jeune  orateur  improviserait  un  sermon.  Cet  enfant, 
car  il  avait  seize  ans,  c'était  Bossuet.  On  le  soumit  à 
l'expérience,  et  il  émerveilla  les  gens  par  la  façon  dont 
il  improvisa,  en  effet,  un  sermon,  sur  un  sujet  donné, 
sans  aucune  préparation,  après  un  quart  d'heure  de 
soUtude.  Le  fait  nous  a  été  conservé  par  Voiture;  et 
comme  ce  curieux  sermon  avait  eu  lieu  vers  onze  heures 
du  soir.  Voiture  en  termina  le  récit  par  ce  trait  :  «  Je 
n'ai  jamais  entendu  prêcher  ni  si  tôt,  ni  si  tard  !  » 

En  ce  même  temps  Bossuet  qui  devait  dire  plus  tard 
pis  que  pendre  du  théâtre,  et,  en  particulier  de  Molière, 
Bossuet  alla  au  théâtre.  11  alla  entendre  les  trag-édies 
de  Corneille,  afin  de  se  perfectionner  dans  l'art  spécial 
de  la  voix  parlée,  l'art  de  l'articulation,  du  g^este,  de  la 
physionomie,  de  la  diction.  (J.  Richepin,  Conférence  sté- 
nographiée, publiée  par  Les  Annales.) 

9^  Exercice. 

DÉBUTS  DE  DÉMOSTHÈNE. 

Les  efforts  qu'il  fit  pour  corriger  le  défaut  naturel  qu'il 
avait  dans  la  langue  et  pour  se  perfectionner  dans  la 
prononciation  paraissent  presque  incroyables,  et  font 
bien  voir  qu'un  travail  opiniâtre  surmonte  tout.  Ilbég-ayait 
à  un  point  qu'il  ne  pouvait  exprimer  certaines  lettres, 
entre  autres  celle  qui  commence  le  nom  de  l'art  qu'il 
étudiait,  et  il  avait  l'haleine  si  courte  qu'il  ne  pouvait 
suffire  à  prononcer  une  période  entière  sans  s'arrêter. 


DU  NATUREL.  77 

Il  vint  à  bout  de  vaincre  tous  ces  obstacles  en  mettant 
dans  sa  bouche  de  petits  cailloux,  en  prononçant  ainsi 
plusieurs  vers  de  suite  à  haute  voix  sans  sinterrompre, 
et  cela  même  en  marchant,  et  en  montant  par  des  endroits 
fort  roides  et  fort  escarpés  ;  en  sorte  que  dans  la  suite 
nulle  lettre  ne  l'arrêta,  et  que  les  plus  long-ues  périodes 
n'épuisaient  plus  son  haleine.  Il  fit  plus  :  il  allait  sur  le 
bord  de  la  mer,  et  dans  les  temps  que  les  flots  étaient 
le  plus  violemment  ag-ités,  il  y  prononçait  des  harangues 
pour  s'apprivoiser,  par  le  bruit  confus  des  flots,  aux 
émeutes  du  peuple  et  aux  cris  tumultueux  des  assemblées. 
Démosthène  ne  prit  pas  moins  le  soin  du  geste  que  de 
la  voix.  Il  avait  chez  lui  un  grand  miroir,  qui  était  son 
maître  pour  l'action,  et  devant  lequel  il  déclamait  avant 
que  de  parler  en  public.  Pour  se  corriger  d'un  défaut 
qu'il  avait  contracté  par  une  mauvaise  habitude,  qui  était 
de  hausser  continuellement  les  épaules,  il  s'exerçait 
debout  dans  une  espèce  de  tribune  fort  étroite  où 
pendait  une  hallebarde,  afin  que,  si  dans  la  chaleur 
de  l'action  ce  mouvement  venait  à  lui  échapper,  la 
pointe  de  cette  hallebarde  lui  servit  d'avertissement  et 
de  punition  tout  ensemble.  Il  fut  bien  payé  de  toutes  ses 
peines,  puisque  ce  fut  par  ce  moyen  qu'il  porta  l'art 
de  déclamer  au  plus  haut  degré  de  perfection  où  il 
puisse  aller.  (Rollin.) 

10'  Exercice. 

L'orateur  qui  aspire  à  la  perfection  fera  donc  entendre 
une  voix  forte,  s'il  doit  parler  avec  véhémence;  douce, 
s'il  est  calme  ;  soutenue,  s'il  traite  un  sujet  grave;  tou- 
chante,'s'il  veut  attendrir.  Et  quel  admirable  instrument 
que  la  voix,  qui  des  trois  tons,  l'aigu,  le  grave  et  Je 
moyen,  forme  dans  le  chant  cette  riche  variété,  cette 


78  EXPRESSION. 

élégante  harmonie!  Dans  le  discours,  il  y  a  peut-être 
aussi  je  ne  sais  quel  chant  que  la  prononciation  dissi- 
mule ;  non  ce  chant  musical  des  rhéteurs  phrygiens  et 
cariens.dans  leurs  péroraisons,  mais  celui  dont  veulent 
parler  Démosthène  et  Eschine,  quand  ils  se  reprochent 
l'un  à  l'autre  leurs  inflexions  de  voix,  et  quand  Démos- 
thène même  accorde  à  son  rival  une  voix  douce  et  sonore. 
Une  remarque  à  faire  dans  cette  étude,  c'est  que  la  nature, 
comme  pour  régler  elle-même  l'harmonie  de  nos  dis- 
cours, nous  enseigne  à  élever  la  voix  sur  une  syllabe 
de  chaque  mot  (1),  mais  sur  une  seule,  dont  la  place 
n'est  jamais  en  deçà  de  la  troisième  avant-dernière. 
L'art,  pour  le  plaisir  de  l'oreille,  imitera  la  nature. 
L'orateur  doit  désirer  une  belle  voix  ;  mais  s'il  ne  peut 
se  la  donner,  il  peut  au  moins  cultiver  et  fortifier  la 
sienne.  Celui  dont  nous  voulons  faire  le  plus  éloquent 
des  hommes  étudiera  donc  les  variations  et  les  cadences 
de  la  voix;  il  en  parcourra,  dans  le  bas  et  dans  le  haut, 
tous  les  tons  et  tous  les  degrés. 

Il  réglera  aussi  ses  mouvements,  et  il  ne  se  permettra 
rien  de  superflu  dans  son  action  (2)  ;  qu'il  tienne  le  corps 
droit  et  élevé  ;  il  peut  faire  quelques  pas,  mais  rarement 
et  sans  trop  s'écarter;  qu'il  évite  encore  plus  de  courir 
dans  la  tribune.  Il  ne  gesticulera  pas  avec  les  doigts;  il 
ne  s'en  servira  que  pour  battre  la  mesure  (3).  Enfin, 
qu'il  règle  tous  les  mouvements  du  corps,  qu'il  leur  laisse 
toujours  de  la  dignité.  On  étend  le  bras  quand  on  parle 
avec  force  ;  on  le  ramène  quand  le  ton  est  plus  modéré. 
Le  visage,  après  la  voix,  a  le  plus  de  pouvoir  dans  cette 


(1)  L'élève  aurait  tort  de  vouloir  suivre  les  préceptes  de  Cicéron  sur  ce  point.  Il 
n'est  ici  question  que  de  la  langue  latine. 

(2)  Nous  dirions  aujourd'hui  :  dans  sa  ï'-nue. 

(3)  Cicéron  fait-il  allusion  ^u  geste  semblable  à  celui  d'un  chef  d'orchestre    dont 
quelques  personnes  accompagnent  l'expression  d'une  langue  très  rythmée? 


DU  NATUREL.  79 

partie  de  l'éloquence  :  quelle  dig-niié,  quelle  g-râce  n'y 
ajoute-t-il  pas  I  Mais  il  ne  faut  ni  affectation,  ni  grimace. 
Réglez  avec  le  même  soin  le  mouvement  des  yeux  ; 
car  si  le  visag^e  est  le  miroir  de  Tâme,  les  yeux  en 
sont  les  interprètes.  Ils  exprimeront,  suivant  la  nature 
des  pensées,  la  tristesse  ou  la  joie.  (Cicéron,  Orator^ 
X.,  trad.  Le  Clerc,  Hachette,  éd.) 


11^  Exercice. 

LE  PETIT  CHAPERON  ROUGE. 

Il  était  une  fois  une  petite  fille  de  village,  la  plus  jolie 
qu'on  eût  su  voir  :  sa  mère  en  était  folle  et  sa  mère-grand 
plus  folle  encore.  Cette  bonne  femme  lui  fit  faire  un 
petit  chaperon  rouge,  qui  lui  seyait  si  bien  que  partout 
on  l'appelait  le  petit  Chaperon  rouge. 

Un  jour,  sa  mère,  ayant  fait  des  galettes,  lui  dit  :  «  Va 
voir  comment  se  porte  ta  mère-grand,  car  on  m'a  dit 
qu'elle  était  malade  :  porte-lui  une  galette  et  ce  petit 
pot  de  beurre.  «  Le  petit  Chaperon  rouge  partit  aussitôt 
pour  aller  chez  sa  mère-grand,  qui  demeurait  dans  un 
autre  village.  En  passant  dans  un  bois,  elle  rencontra 
compère  le  Loup,  qui  eut  bien  envie  de  la  manger  ;  mais 
il  n'osa,  à  cause  de  quelques  bûcherons  qui  étaient  dans 
la  forêt.  Il  lui  demanda  où  elle  allait.  La  pauvre  enfant, 
qui  ne  savait  pas  qu'il  était  dangereux  de  s'arrêter  à 
écouter  un  loup  :  «  Je  vais  voir  ma  mère-grand,  et  lui 
porter  une  galette  avec  un  petit  pot  de  beurre  que  ma 
mère  lui  envoie. 

—  Demeure-t-elle  bien  loin  ?  lui  dit  le  Loup. 

—  Oh!  oui,  lui  dit  le  petit  Chaperon  rouge;  c'est  par 
delà  le  moulin  que  vous  voyez  tout  là-bas,  là-bas,  à  la 
première  niaison  du  village. 


80  EXPRESSION. 

—  Eh  bien!  dit  le  Loup,  je  veux  l'aller  voir  aussi  :  je 
m'y  en  vais  par  ce  chemin-ci,  et  toi  par  ce  chemin-là,  et 
nous  verrons  à  qui  plus  tôt  y  sera.  » 

Le  Loup  se  mit  à  courir  de  toute  sa  force  par  le 
chemin  qui  était  le  plus  court  ;  et  la  petite  fille  s'en  alla 
par  le  chemin  le  plus  long-,  s'amusant  à  cueillir  des 
noisettes,  à  courir  après  les  papillons,  et  à  faire  des 
bouquets  des  petites  fleurs  qu  elle  rencontrait. 

Le  Loup  ne  fut  pas  longtemps  à  arriver  à  la  maison  de 
la  mère-g-rand  ;  il  heurte  :  toc,  toc. 

—  Qui  est  là? 

—  C'est  votre  fille,  le  petit  Chaperon  roug-e,  dit  le 
Loup  en  contrefaisant  sa  voix,  qui  vous  apporte  une 
galette  et  un  petit  pot  de  beurre,  que  ma  mère  vous 
envoie. 

La  bonne  mère-grand,  qui  était  dans  son  lit,  à  cause 
qu'elle  se  trouvait  un  peu  mal,  lui  cria  :  «  Tire  la  che- 
villette,  la  bobinette  cherra.  »  Le  Loup  tira  lachevillette, 
et  la  porte  s'ouvrit.  Il  se  jeta  sur  la  bonne  femme,  et  la 
dévora  en  moins  de  rien,  car  il  y  avait  plus  de  trois  jours 
qu'il  n'avait  mangé.  Ensuite  il  ferma  la  porte,  et  s'alla 
coucher  dans  le  lit  de  la  mère-grand,  en  attendant  le 
petit  Chaperon  rouge,  qui,  quelque  temps  après,  vint 
heurter  à  la  porte  :  toc,  toc. 

—  Qui  est  là? 

Le  petit  Chaperon  rouge  qui  entendit  la  grosse  voix 
du  Loup  eut  peur  d'abord,  mais  croyant  que  sa  mère- 
grand  était  enrhumée  répondit  :  «  C'est  votre  fille,  le 
petit  Chaperon  rouge,  qui  vous  apporte  une  galette  et 
un  petit  pot  de  beurre  que  mamère  vous  envoie.  »LeLoup 
lui  cria,  en  adoucissant  un  peu  sa  voix  :  «  Tire  la  che- 
villette,  la  bobinette  cherra.  »  Le  petit  Chaperon  rouge 
tira  la  chevillette,  et  la  porte  s'ouvrit. 

Le  Loup,  la  voyant  entrer,  lui  dit,  en  se  cachant  dansi 


DU   NATUREL.  81 

le  lit  sous  la  couverture  :  «  Mets  la  g-alette  et  le  petit  pot 
de  beurre  sur  la  huche,  et  viens  te  coucher  avec  moi.  » 
Le  petit  Chaperon  rouge  se  déshabille,  et  va  se  mettre 
dans  le  ht,  où  elle  fut  bien  étonnée  de  voir  comment  sa 
mère-gTand  était  faite  en  son  déshabillé.  Elle  lui  dit  : 

—  Ma  mère-grand,  que  vous  avez  de  grands  bras  ! 

—  C'est  pour  mieux  t'embrasser,  ma  fille  î 

—  Ma  mère-grand,  que  vous  avez  de  grandes  jambes  ! 

—  C'est  pour  mieux  courir,  mon  enfant! 

—  Ma  mère-grand,  que  vous  avez  de  grandes  oreilles  î 

—  G  est  pour  mieux  écouter,  mon  enfant  ! 

—  Ma  mère-grand,  que  vous  avez  de  grands  yeiix  1 

—  C'est  pour  mieux  voir,  mon  enfant! 

—  Ma  mère-grand,  que  vous  avez  de  grandes  dents! 

—  C'est  pour  te  manger. 

Et  en  disant  ces  mots,  ce  méchant  Loup  se  jeta  sur  le 
petit  Chaperon  rouge,  et  le  mangea. (Perrault,  Cdn^e^.) 

Le  naturel  n'est  pas  moins  nécessaire  dans  les  vers  que 
dans  la  prose.  Aussi  le  même  exercice  est-il  indispensable 
sur  des  morceaux  de  différente  valeur  poétique.  L'élève  s'oc- 
cupera plus  tard  du  rythme.  Pour  le  moment,  nous  lui  de- 
mandons de  parler  ces  vers  absolument  comme  de  la  prose. 

Nous  attirons  son  attention  particulièrement  sur  les  Fables 
de  La  Fontaine,  qui  sont  les  plus  admirables  monologues 
qu'un  diseur  puisse  interpréter.  Nous  avons  malheureuse- 
ment constaté  qu'à  force  de  les  réciter  et  de  les  entendre 
réciter  de  façon  honteuse  dans  leurs  classes,  les  jeunes  gens 
sont  devenus  quelque  peu  insensibles  au  charme  de  toutes 
ces  exquises  comédies.  Quand  on  saura  dire  une  fable  de  La 
Fontaine,  on  pourra  sans  crainte  s'attaquer  atout  monologue. 

12«  Exercice. 

PETIT-JEAN,  traînant  un  gros  sac  de  procès. 

Ma  foi  !  sur  l'avenir  bien  fou  qui  se  fiera. 
Tel  qui  rit  vendredi,  dimanche  pleurera. 


82  EXPRESSION. 

Un  juge,  l'an  passé,  me  prit  à  son  service  ; 

Il  m'avait  fait  venir  d'Amiens  pour  être  suisse. 

Tous  ces  Normands  voulaient  se  divertir  de  nous  : 

On  apprend  à  hurler,  dit  l'autre,  avec  les  loups. 

Tout  Picard  que  j'étais,  j'étais  un  bon  apôtre. 

Et  je  faisais  claquer  mon  fouet  tout  comme  un  autre. 

Tous  les  plus  gros  monsieurs  me  parlaient  chapeau  bas; 

Monsieur  de  Petit-Jean,  ah  !  gros  comme  le  bras. 

Mais  sans  argent  l'honneur  n'est  qu'une  maladie. 

Ma  foi  !  j'étais  un  franc  portier  de  comédie  : 

On  avait  beau  heurter  et  m'ôter  son  chapeau, 

On  n'entrait  point  chez  nous  sans  graisser  le  marteau. 

Point  d'argent,  point  de  suisse;  et  ma  porte  était  close. 

Il  est  vrai  qu'à  monsieur  j'en  rendais  quelque  chose  : 

Nous  comptions  quelquefois.  On  me  donnait  le  soin 

De  fournir  la  maison  de  chandelle  et  de  foin  : 

Mais  je  n'y  perdais  rien.  Enfin,  vaille  que  vaille, 

J'aurais  sur  le  marché  fort  bien  fourni  la  paille. 

C'est  dommage  :  il  avait  le  cœur  trop  au  métier; 

Tous  les  jours  le  premier  aux  plaids,  et  le  dernier; 

Et  bien  souvent  tout  seul,  si  l'on  l'eût  voulu  croire. 

Il  s'y  serait  couché  sans  manger  et  sans  boire. 

Je  lui  disais  parfois  :  «  Monsieur  Perrin  Dandin, 

Tout  franc,  vous  vous  levez  tous  les  jours  trop  matin. 

Qui  veut  voyager  loin  ménage  sa  monture  ; 

Buvez,  mangez,  dormez,  et  faisons  feu  qui  dure.  » 

Il  n'en  a  tenu  compte.  Il  a  si  bien  veillé 

Et  si  bien  fait,  qu'on  dit  que  son  timbre  est  brouillé  ; 

Il  nous  veut  tous  juger  les  uns  après  les  autres. 

Il  marmotte  toujours  certaines  patenôtres 

Où  je  ne  comprends  rien.  Il  veut,  bon  gré,  mal  gré, 

Ne  se  coucher  qu'en  robe  et  qu'en  bonnet  carré. 

Il  fit  couper  la  tète  à  son  coq,  de  colère. 

Pour  l'avoir  éveillé  plus  tard  qu'à  l'ordinaire  ; 


DU ^ NATUREL.  83 

Il  disait  qu'un  plaideur  dontraffaire  allait  mal 
Avait  graissé  la  patte  à  ce  pauvre  animal. 
Depuis  ce  bel  arrêt,  le  pauvre  homme  a  beau  faire, 
Son  fils  ne  souffre  plus  qu'on  lui  parle  d'affaire. 
11  nous  le  fait  g-arder  jour  et  nuit,  et  de  près  : 
Autrement,  serviteur,  et  mon  homme  est  aux  plaids. 
Pour  s'échapper  de  nous,  Dieu  sait  s'il  est  allègre  ! 
Pour  moi,  je  ne  dors  plus  :  aussi  je  deviens  maigre. 
C'est  pitié.  Je  m'étends,  et  ne  fais  que  bâiller. 
Mais,  veille  qui  voudra,  voici  mon  oreiller. 
Ma  foi  !  pour  cette  nuit  il  faut  que  je  m'en  donne, 
Pour  dormir  dans  la  rue  on  n'offense  personne. 
Dormons. 

(Racine,  Les  Plaideurs^   acte  I,  se.  i.) 

13e  Exercice. 

LA  CIGALE   ET  LA    FOURMI  (1). 

La  cigale  ayant  chanté 

Tout  l'été 
Se  trouva  fort  dépourvue 
Quand  la  bise  fut  venue  : 
Pas  un  seul  petit  morceau 
De  mouche  ou  de  vermisseau. 
Elle  alla  crier  famine 
Chez  la  fourmi  sa  voisine, 
La  priant  de  lui  prêter 
Quelque  grain  pour  subsister 
Jusqu'à  la  saison  nouvelle. 
«  Je  vous  paierai,  lui  dit-elle, 
Avant  l'oût,  foi  d'animal, 
Intérêt  et  principal.  » 


(1)  Au  sujet  de  cette  fable  ©t  de  son  interprétation  voyez  plus  loin,  page 


84  EXPRESSION. 

La  fourmi  n'est  pas  prêteuse  : 
C'est  là  son  moindre  défaut. 
«  Que  faisiez-vous  au  temps  chaud? 
Dit-elle  à  cette  emprunteuse. 

—  Nuit  et  jour  à  tout  venant 
Je  chantais,  ne  vous  déplaise. 

—  Vous  chantiez  !  j'en  suis  fort  aise. 
Eh  bien!  dansez  maintenant.  » 

(La  Fontaine,  Fables,  I,  1.) 

14«  Exercice. 

LE   RENARD  ET  LE    BOUC. 

Capitaine  renard  allait  de  compagnie 
Avec  son  ami  bouc  des  plus  haut  encornés  : 
Celui-ci  ne  voyait  pas  plus  loin  que  son  nez; 
L'autre  était  passé  maître  en  fait  de  tromperie. 
La  soif  les  oblig-ea  de  descendre  en  un  puits  : 

Là,  chacun  d'eux  se  désaltère. 
Après  qu'abondamment  tous  deux  en  eurent  pris, 
Le  renard  dit  au  bouc  :  «  Que  ferons-nous,  compère? 
Ce  n'est  pas  tout  de  boire,  il  faut  sortir  d'ici. 
Lève  tes  pieds  en  haut,  et  tes  cornes  aussi  ; 
Mets-les  contre  le  mur  :  le  long-  de  ton  échine 

Je  grimperai  premièrement  ; 

Puis  sur  tes  cornes  m'élevant. 

De  ce  lieu-ci  je  sortirai. 

Après  quoi  je  t'en  tirerai. 
—  Par  ma  barbe  !  dit  l'autre,  il  est  bon  ;  et  je  loue 

Les  g-ensbien  sensés  comme  toi. 

Je  n'aurais  jamais,  quant  à  moi, 

Trouvé  ce  secret,  je  l'avoue.  » 
Le  renard  sort  du  puits,  laisse  son  compagnon, 

Et  vous  lui  fait  un  beau  sermon 


DU   NATUREL.  85 

Pour  l'exhorter  à  patience. 
«  Si  le  ciel  t'eût,  dit-il,  donné  par  excellence 
Autant  de  jugement  que  de  barbe  au  menton, 

Tu  n'aurais,  pas,  à  la  légère. 
Descendu  dans  ce  puits.  Or,  adieu  ;  j'en  suis  hors. 
Tâche  de  t'en  tirer,  et  fais  tous  tes  efforts  ; 

Car,  pour  moi,  j'ai  certaine  affaire 
Qui  ne  me  permet  pas  d'arrêter  en  chemin.  » 

En  toute  chose  il  faut  considérer  la  fin. 

(La  Fontaine,  Fables,   III,  5.) 

15'  Exercice. 

LE   LION    ET  LE   MOUCHERON. 

«  Va-t-en,  chétif  insecte,  excrément  de  la  terre  !  » 

C'est  en  ces  mots  que  le  Hon 

Parlait  un  jour  au  moucheron. 

L'autre  lui  déclara  la  guerre  : 
«  Penses-tu,  lui  dit-il,  que  ton  titre  de  roi 

Me  fasse  peur  ni  me  soucie? 

Un  bœuf  est  plus  puissant  que  toi; 

Je  le  mène  à  ma  fantaisie.  » 

A  peine  il  achevait  ces  mots, 

Que  lui-même  il  sonna  la  charge, 

Put  le  trompette  et  le  héros. 

Dans  l'abord  il  se  met  au  large  ; 

Puis  prend  son  temps,  fond  sur  le  cou 

Du  Hon,  qu'il  rend  presque  fou. 
Le  quadrupède  écume,  et  son  œil  étincelle  ; 
Il  rugit.  On  se  cache,  on  tremble  à  l'environ  ; 

Et  cette  alarme  universelle 

Est  l'ouvrage  d'un  moucheron. 
Un  avorton  de  mouche  en  cent  lieux  le  harcelle  : 


86  EXPRESSION. 

Tantôt  pique  l'échiné,  et  tantôt  le  museau, 

Tantôt  entre  au  fond  du  naseau. 
La  rage  alors  se  trouve  à  son  faîte  montée. 
L'invisible  ennemi  triomphe,  et  rit  de  voir 
Qu'il  n'est  griffe  ni  dent  en  la  bête  irritée 
Qui  de  la  mettre  en  sang-  ne  fasse  son  devoir. 
Le  malheureux  lion  se  déchire  lui-même, 
Fait  résonner  sa  queue  à  l'entour  de  ses  flancs, 
Bat  l'air,  qui  n'en  peut  mais  ;  et  sa  fureur  extrême 
Le  fatigue,  l'abat  ;  le  voilà  sur  les  dents. 
L'insecte  du  combat  se  retiré  avec  gloire  : 
Gomme  il  sonna  la  charge,  il  sonne  la  victoire, 
Va  partout  l'annoncer,  et  rencontre  en  chemin 

L'embuscade  d'une  araignée  ; 

11  y  rencontre  aussi  sa  fm. 

Quelle  chose  par  là  nous  peut  être  enseignée? 
J'en  vois  deux,  dont  l'une  est  qu'entre  nos  ennemi 
Les  plus  à  craindre  sont  souvent  les  plus  petits  ; 
L'autre,  qu'aux  grands  périls  tel  a  pu  se  soustraire. 
Qui  périt  pour  la  moindre  affaire. 

(La  Fontaine,  Fables,  II,  6.) 


CHAPITRE  II 

DU    STYLE. 

Nous  répétons  encore  que  le  naturel  doit  toujours  sub- 
sister; mais  il  doit  s'harmoniser  avec  le  style  et  s'élargir  avec 
lui.  Lire  une  oraison  de  Rossuet  comme  un  conte  d'Alphonse 
Daudet,  sous  prétexte  de  naturel  et  de  vérité,  serait  trahir  le 
premier. 

Mais,  sous  prétexte  de  grandeur  et  de  noblesse,  déclamer 
du  Bossuet  et  du  Corneille  avec  emphase  serait  également 
desservir  ces  auteurs,  outre  que  ce  serait  faire  sottement. 

Enfin,  le  naturel  se  transforme  et  s'amplifie  :  il  ne  dispa- 
raît pas.  Nous  ne  dissimulons  pas  à  l'élève  que  l'exacte  et 
harmonieuse  interprétation  du  naturel  dans  le  style  et  la 
largeur  offre  de  très  grandes  difficultés.  Qu'il  se  serve  ici  de 
son  goût  littéraire,  en  observant  de  plus  en  plus  les  règles  de 
diction  auxquelles  il  s'est  rompu  déjà.  S'il  fait  preuve  de  style 
dans  sa  diction,  il  sera  bien  près  de  traduire  les  styles 
littéraires. 

Les  élèves  pourront,  dans  cet  esprit,  reprendre  quelques- 
uns  des  morceaux  cités  au  précédent  chapitre,  puis  tenter 
l'interprétation  des  passages  suivants  : 

4"  Exercice. 

M.  FîLEFiiN,  médecin. 

N'avez-vous  point  de  honte,  messieurs,  de  montrer  si 
peu  de  prudence,  pour  des  gens  de  votre  âge,  et  de  vous 
être  querellés  comme  de  jeunes  étourdis?  Ne  voyez-vous 
pas  bien  quel  tc^t  ces  sortes  de  querelles  nous  font  parmi 
le  monde?. Et  aesJt-ce  pas  assez  que  les  savants  voient 


88  EXPRESSION. 

les  contrariétés  et  les  dissensions  qui  sont  entre  nos 
auteurs  et  nos  anciens  maîtres,  sans  découvrir  encore 
au  peuple,  par  nos  débats  et  nos  querelles,  la  forfanterie 
de  notre  art?  Pour  moi,  je  ne  comprends  rien  du  tout  à 
cette  méchante  politique  de  quelques-uns  de  nos  gens, 
et  il  faut  confesser  que  toutes  ces  contestations  nous  ont 
décriés  depuis  peu  d'une  étrang-e  manière  ;  et  que,  si 
nous  n'y  prenons  garde,  nous  allons  nous  ruiner  nous- 
mêmes.  Je  n'en  parle  pas  pour  mon  intérêt;  car.  Dieu  merci, 
j'ai  déjà  établi  mes  petites  affaires.  Qu'il  vente,  qu'il 
pleuve,  qu'il  grêle,  ceux  qui  sont  morts  sont  morts,  et 
j'ai  de  quoi  me  passer  des  vivants;  mais,  enfin,  toutes 
ces  disputes  ne  valent  rien  pour  la  médecine.  Puisque 
le  ciel  nous  fait  la  grâce  que,  depuis  tant  de  siècles,  on 
demeure  infatué  de  nous,  ne  désabusons  point  les  hommes 
avec  nos  cabales  extravagantes,  et  profitons  de  leurs 
sottises  le  plus  doucement  que  nous  pourrons.  Nous  ne 
sommes  pas  les  seuls,  comme  vous  savez,  qui  tâchons  à 
nous  prévaloir  de  la  faiblesse  humaine.  C'est  là  que  va 
l'étude  de  la  plupart  du  monde,  et  chacun  s'efforce  de 
prendre  les  hommes  parleur  faible,  pour  en  tirer  quelque 
profit.  Les  flatteurs,  par  exemple,  cherchent  à  profiter 
de  l'amour  que  les  hommes  ont  pour  les  louanges,  en 
leur  donnant  tout  le  vain  encens  qu'ils  souhaitent;  et 
c'est  un  art  où  l'on  fait,  comme  on  voit,  des  fortunes 
considérables.  Les  alchimistes  tâchent  à  profiter  de  la 
passion  que  l'on  a  pour  les  richesses,  en  promettant  des 
montagnes  d'or  à  ceux  qui  les  écoutent;  et  les  diseurs 
d'horoscopes,  parleurs  prédictions  trompeuses, profitent 
de  la  vanité  et  de  l'ambition  des  crédules  esprits.  Mais 
le  plus  grand  faible  des  hommes,  c'est  l'amour  qu'ils  ont 
pour  la  vie  ;  et  nous  en  profitons,  nous  autres,  par  notre 
pompeux  galimatias,  et  savons  prendre  nos  avantages 
de  cette  vénération  que  la  peur  de  mourir  leur  donne 


DU  STYLE.  8« 

pour  notre  métier.  Conservons-nous  donc  dans  le  degré 
d'estime  où  leur  faiblesse  nous  a  mis,  et  soyons  de  concert 
auprès  des  malades,  pour  nous  attribuer  les  heureux 
succès  de  la  maladie  et  rejeter  sur  la  nature  toutes  les 
bévues  de  notre  art.  N'allons  point,  dis-je,  détruire  sotte- 
ment les  heureuses  préventions  d'une  erreur  qui  donne 
du  pain  à  tant  de  personnes,  et,  de  l'arg-ent  de  ceux  que 
nous  mettons  en  terre,  nous  fait  élever  de  tous  côtés  de 
beaux  héritages.  (Molière,  U Amour  médecin,  acte  III, 
se.  I.) 

2^  Exercice. 

Voici,  maintenant,  le  couplet  de  Chrysale.  S'il  est  un  per- 
sonnage qui  doive  s'exprimer  avec  naturel,  c'est  assurément 
lui.  11  y  a  pourtant  dans  ce  passage  une  ampleur  et  une  élo- 
quence à  force  de  sincérité  et  de  bon  sens,  qui  n'est  plus 
déjà  le  naturel  bourgeois  et  terre-à-terre.  Ajoutez  rimportance 
qu'il  y  a  à  rendre  ici  l'éclat  de  la  langue. 

CHRYSALE. 

Vous  êtes  satisfaite,  et  la  voilà  partie; 
Mais  je  n'approuve  point  une  telle  sortie  : 
C'est  une  fille  propre  aux  choses  qu'elle  fait. 

Et  vous  me  la  chassez  pour  un  maigre  sujet 

Qu'importe  qu'elle  manque  aux  lois  de  Vaugelas, 

Pourvu  qu'à  la  cuisine  elle  ne  manque  pas  ? 

J'aime  bien  mieux,  pour  moi,  qu'en  épluchant  ses  herbes. 

Elle  accommode  mal  les  noms  avec  les  verbes, 

Et  redise  cent  fois  un  bas  et  méchant  mot. 

Que  de  brûler  ma  viande  ou  saler  trop  mon  pot. 

Je  vis  de  bonne  soupe,  et  non  de  beau  langage. 

Vaugelas  n'apprend  point  à  bien  faire  un  potage  : 

Et  Malherbe  et  Balzac,  si  savants  en  beaux  mots. 

En  cuisine  peut-être  auraient  été  des  sots 


90  EXPRESSION. 

Le  moindre  solécisme  en  parlant  vous  irrite; 

Mais  vous  en  faites,  vous,  d'étranges  en  conduite. 

Vos  livres  éternels  ne  me  contentent  pas  ; 

Et,  hors  un  gros  Plutarque  à  mettre  mes  rabats. 

Vous  devriez  brûler  tout  ce  meuble  inutile. 

Et  laisser  la  science  aux  docteurs  de  la  ville; 

M'ôter  pour  faire  bien,  du  grenier  de  céans, 

Cette  longue  lunette  à  faire  peur  aux  gens. 

Et  cent  brimborions  dont  l'aspect  importune  ; 

Ne  point  aller  chercher  ce  qu'on  fait  dans  la  lune, 

Et  vous  mêler  un  peu  de  ce  qu'on  fait  chez  vous. 

Où  nous  voyons  aller  tout  sens  dessus  dessous. 

Il  n'est  pas  bien  honnête,  et  pour  beaucoup  de  causes. 

Qu'une  femme  étudie  et  sache  tant  de  choses. 

Former  aux  bonnes  mœurs  l'esprit  de  ses  enfants. 

Faire  aller  son  ménage,  avoir  l'œil  sur  ses  gens, 

Et  régler  la  dépense  avec  économie, 

Doit  être  son  étude  et  sa  philosophie. 

Nos  pères,  sur  ce  point,  étaient  gens  bien  sensés. 

Qui  disaient  qu'une  femme  en  sait  toujours  assez 

Quand  la  capacité  de  son  esprit  se  hausse 

A  connaître  un  pourpoint  d'avec  un  haut-de-chausse. 

Leurs  ménages  étaient  tout  leur  docte  entretien  ; 

Et  leurs  livres,  un  dé,  du  fil  et  des  aiguilles. 

Dont  elles  travaillaient  au  trousseau  de  leurs  filles, 

Les  femmes  d'à  présent  sont  bien  loin  de  ées  mœurs  : 

Elles  veulent  écrire,  et  devenir  auteurs. 

Nulle  science  n'est  pour  elles  trop  profonde, 

Et  céans  beaucoup  plus  qu'en  aucun  lieu  du  monde  : 

Les  secrets  les  plus,  hauts  s'y  laissent  concevoir. 

Et  l'on  sait  tout  chez  moi,  hors  ce  qu'il  faut  savoir. 

On  y  sait  comment  vont  lune,  étoile  polaire, 

Vénus,  Saturne  et  Mars,  dont  je  n'ai  point  affaire  ; 

Et,  dans  ce  vain  savoir,  qu'on  va  chercher  si  loin, 


DU  STYLE.  91 

On  ne  sait  comment  va  mon  pot,  dont  j'ai  besoin. 

Mes  gens  à  la  science  aspirent  pour  vous  plaire, 

Et  tous  ne  font  rien  moins  que  ce  qu'ils  ont  à  faire. 

Raisonner  est  l'emploi  de  toute  ma  maison, 

Et  le  raisonnement  en  bannit  la  raison!... 

L'un  me  brûle  mon  rôt  en  lisant  quelque  histoire  : 

L'autre  rêve  à  des  vers  quand  je  demande  à  boire  : 

Enfin,  je  vois  par  eux  votre  exemple  suivi. 

Et  j'ai  des  serviteurs,  et  ne  suis  point  servi. 

Une  pauvre  servante  au  moins  m'était  restée. 

Qui  de  ce  mauvais  air  n'était  point  infectée, 

Et  voilà  qu'on  la  chasse  avec  un  grand  fracas, 

A  cause  qu'elle  manque  à  parler  Vaug-elas. 

Je  vous  le  dis,  ma  sœur,  tout  ce  train-là  me  blesse  ; 

Car  c'est,  comme  j'ai  dit,  à  vous  que  je  m'adresse, 

Je  n'aime  point  céans  tous  vos  gens  à  latin. 

Et  principalement  ce  monsieur  Trissotin  : 

C'est  lui  qui,  dans  des  vers,  vous  a  tympanisées  ; 

Tous  les  propos  qu'il  tient  sont  des  billevesées. 

On  cherche  ce  qu'il  dit  après  qu'il  a  parlé; 

Et  je  lui  crois,  pour  moi,  le  timbre  un  peu  fêlé. 

(Molière,  Z,e5  Femmes  savantes,  acte  II,  se.  vu.) 

3*^  Exercice. 

ELIANTE. 

L'amour,  pour  l'ordinaire,  est  peu  fait  à  ces  lois. 
Et  l'on  voit  les  amants  vanter  toujours  leur  choix. 
Jamais  leur  passion  n'y  voit  rien  de  blâmable, 
Et  dans  l'objet  aimé  tout  leur  devient  aimable  : 
Ils  comptent  les  défauts  pour  des  perfections 
Et  savent  y  donner  de  favorables  noms. 
Le  pâle  est  au  jasmin  en  blancheur  comparable; 
La  noire  à  faire  peur,  une  brune  adorable; 


92  EXPRESSION. 

La  maigre  a  de  la  taille  et  de  la  liberté  ; 

La  grasse  est,  dans  son  port,  pleine  de  majesté  ; 

La  malpropre  sur  soi,  de  peu  d'attraits  chargée, 

Est  mise  sous  le  nom  de  beauté  néglig-ée  ; 

La  géante  paraît  une  déesse  aux  yeux  ; 

La  naine,  un  abrégé  des  merveilles  des  cieux; 

L'orgueilleuse  a  le  cœur  digne  d'une  couronne  ; 

La  fourbe  a  de  l'esprit;  la  sotte  est  toute  bonne  ; 

La  trop  grande  parleuse  est  d'agréable  humeur; 

Et  la  muette  garde  une  honnête  pudeur. 

C'est  ainsi  qu'un  amant  dont  l'ardeur  est  extrême 

Aime  jusqu'aux  défauts  des  personnes  qu'il  aime. 

(Molière,  Le  Misanthrope^  acte  II,  se.  v.) 

4«  Exercice. 

Le  morceau  qui  suit,  d'Alfred  de  Musset,  peut  être  considéré 
comme  un  modèle  de  poésie  dans  le  naturel  et  la  simplicité. 

Pas  d'images,  des  mots  abstraits  et  froids  en  eux-mêmes, 
des  expressions  banales  :  «  Tai  perdu  jusquà...;  J'en  étais  déjà 
dégoûté...;  qui  se  sont  passés  d'elle...  ;  d'avoir  quelquefois 
pleuré....,  »  etc. 

Et  quel  charme  dans  l'ensemble  !  De  même,  le  diseur  doit 
envelopper  tous  ces  mots  dans  le  style  sans  jamais  aban- 
donner la  simplicité. 

TRISTESSE. 

J'ai  perdu  ma  force  et  ma  vie, 
Et  mes  amis  et  ma  gaîté  ; 
J'ai  perdu  jusqu'à  la  fierté 
Qui  faisait  croire  à  mon  génie. 

Quand  j'ai  connu  la  vérité. 
J'ai  cru  que  c'était  une  amie  ; 
Quand  je  l'ai  comprise  et  sentie 
J'en  étais  déià  dégoûté. 


DU  STYLE.  93 

Et  pourtant  elle  est  éternelle, 
Et  ceux  qui  se  sont  passés  d'elle 
Ici-bas  ont  tout  ig-noré. 

Dieu  parle,  il  faut  qu'on  lui  réponde, 
Le  seul  bien  qui  me  reste  au  monde 
Est  d'avoir  quelquefois  pleuré. 

(A.  DE  Musset,  Poésies  nouvelles.) 

5'  Exercice. 

MOLIÈRE  JUGÉ  PAR  BOSSUET. 

La  première  chose  que  j'y  reprends  [dans  votre  lettre] 
c'est  que  vous  ayez  pu  dire  et  répéter  que  la  comédie, 
telle  qu'elle  est  aujourd'hui,  n'a  rien  de  contraire  aux 
bonnes  mœurs;  et  qu'elle  est  même  si  épurée,  à  l'heure 
qu'il  est,  sur  le  théâtre  français,  qu'il  n'y  a  rien  que 
l'oreille  la  plus  chaste  ne  pût  entendre.  Il  faudra  donc 
que  nous  passions  pour  honnêtes  les  impiétés  et  les 
infamies  dont  sont  pleines  les  comédies  de  Molière,  ou 
que  vous  ne  rangiez  pas  parmi  les  pièces  d'aujourd'hui 
celles  d'un  auteur  qui  vient  à  peine  d'expirer,  et  qui 
remplit  encore  à  présent  tous  les  théâtres  des  équivoques 
les  plus  g-rossières  dont  on  ait  jamais  infecté  les  oreilles 
des  chrétiens. 

Ne  m'oblig-ez  pas  à  le  répéter  :  songez  seulement  si 
vous  oserez  soutenir  à  la  face  du  ciel  des  pièces  où  la 
vertu  et  la  piété  sont  toujours  ridicules,  la  corruption 
toujours  défendue  et  toujours  plaisante,  et  la  pudeur 
toujours  offensée  ou  toujours  en  crainte  d'être  violée  par 
les  derniers  attentats;  je  veux  dire  par  les  expressions 
les  plus  impudentes,  à  qui  l'on  ne  donne  que  les  enve- 
loppes les  plus  minces. 

....  Vous  appelez  les  lois  à  votre  secours;  et  vous  dites 


94  EXPRESSION. 

que  si  la  comédie  était  si  mauvaise,  on  ne  la  tolérerait 
pas,  on  ne  la  fréquenterait  pas  :  sans  songer  que  saint 
Thomas,  dont  vous  abusez,  a  décidé  «  que  les  lois 
humaines  ne  sont  pas  tenues  à  réprimer  tous  les  maux, 
mais  seulement  ceux  qui  attaquent  directement  la 
société  ». 

«  L'Ég-lise  même,  dit  saint  Augustin,  n'exerce  la  sévé- 
rité de  ses  censures  que  sur  les  pécheurs  dont  le  nombre 
n'est  pas  g-rand.  »  C'est  pourquoi  elle  condamne  les 
comédiens,  et  croit  défendre  assez  la  comédie,  quand 
elle  prive  des  sacrements  et  de  la  sépulture  ecclésias- 
tique ceux  qui  la  jouent.  Quant  à  ceux  qui  la  fréquentent, 
comme  il  y  en  a  de  plus  innocents  les  uns  que  les  autres, 
et  peut-être  quelques-uns  qu'il  faut  plutôt  instruire  que 
blâmer,  ils  ne  sont  pas  répréhensibles  au  même  degré, 
et  il  ne  faut  pas  fulminer  également  contre  tous.  Mais 
de  là  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  faille  autoriser  les  périls 
pubhcs.  (BossuET,  Lettre  au  P.  Caffaro.) 

6'  Exercice. 

Tel  tout  d'un  coup,  et  sans  y  avoir  pensé  la  veille, 
prend  du  papier,  une  plume,  dit  en  soi-même  :  «  Je  vais 
faire  un  livre  »,  sans  autre  talent  pour  écrire  que  le 
besoin  qu'il  a  de  cinquante  pistoles.  Je  lui  crie  inutile- 
ment. «  Prenez  une  scie,  Dioscore^  sciez  ou  bien  tournez, 
ou  faites  une  jante  de  roue;  vous  aurez  votre  salaire.  » 
Il  n'a  point  fait  l'apprentissage  de  tous  ces  métiers. 
«  Copiez  donc,  transcrivez,  soyez  au  plus  correcteur 
d'imprimerie,  n'écrivez  point.  »  Il  veut  écrire  et  faire 
imprimer,  et,  parce  qu'on  n'envoie  pas  à  l'imprimeur 
du  papier  blanc,  il  le  barbouille  de  ce  qui  lui  plaît.  Il 
écrirait  volontiers  que  la  Seine  coule  à  Paris,  qu'il  y  a 
sept  jours    dans  la    semaine,  ou  que  le  temps  est  à  la 


DU  STYLE.  9^ 

pluie  :  et  comme  ce  discours  n'est  ni  contre  la  relig'ion 
ni  contre  FÉtat,  et  qu'il  ne  fera  point  d'autre  désordre 
dans  le  public  que  de  lui  gâter  le  goût  et  l'accoutumer 
aux  choses  fades  et  insipides,  il  passe  à  l'examen  (1),  il 
est  imprimé,  et,  à  la  honte  du  siècle  comme  pour  l'hu- 
miliation des  bons  auteurs,  réimprimé.  De  même  un 
homme  dit  en  son  cœur  :  u  Jeprêcherai  »,  et  il  prêche; 
le  voilà  en  chaire,  sans  autre  talent  ni  vocation  que  le 
besoin  d'un  bénéfice.  (La  Bruyère,  Les  Caractères  :  De 
la  chaire.) 

7'  Exercice. 

La  fonction  de  l'avocat  est  pénible,  laborieuse,  et 
suppose  dans  celui  qui  l'exerce  un  riche  fonds  et  de 
grandes  ressources.  Il  n'est  pas  seulement  chargé, 
comme  le  prédicateur,  d'un  certain  nombre  d'oraisons 
composées  avec  loisir,  récitées  de  mémoire,  avec  auto- 
rité, sans  contradicteurs,  et  qui,  avec  de  médiocres 
changements,  lui  font  honneur  plus  d'une  fois.  Il  pro- 
nonce de  graves  plaidoyers  devant  des  juges  qui 
peuvent  lui  imposer  silence,  et  contre  des  adversaires 
qui  l'interrompent.  Il  doit  être  prêt  sur  la  réplique;  il 
parle  en  un  même  jour,  dans  divers  tribunaux,  de  diffé- 
rentes affaires.  Sa  maison  n'est  pas  pour  lui  un  lieu  de 
repos  et  de  retraite,  ni  un  asile  contre  les  plaideurs; 
elle  est  ouverte  à  tous  ceux  qui  viennent  l'accabler  de 
leurs  questions  et  de  leurs  doutes.  Il  ne  se  met  pas  au 
Ht,  on  ne  l'essuie  point,  on  ne  lui  prépare  point  des 
rafraîchissements,  il  ne  se  fait  point  dans  sa  chambre  un 
concours  de  monde  de  tous  les  états  et  de  tous  les  sexes, 
pour  le  féliciter  sur  l'agrément  et  sur  la  politesse  de  son 
langage,  lui  remettre  l'esprit  sur  un  endroit  où  il  a  couru 

(1)  La  censure. 


96  EXPRESSION. 

risque  de  demeurer  court,  ou  sur  un  scrupule  qu'il  a  sur 
le  chevet  d'avoir  plaidé  moins  vivement  qu'à  l'ordinaire. 
Il  se  délasse  d'un  long-  discours  par  de  plus  longs 
écrits,  il  ne  fait  que  changer  de  travaux  et  de  fatigues  : 
j'ose  dire  qu'il  est  dans  son  genre  ce  qu'étaient  dans  le 
leur  les  premiers  hommes  apostoliques.      (Ibid.) 

8^   Exercice. 

MEURTRE  DE  THOMAS  BECKET. 

Thomas  Becket  venait  d'achever  son  repas  du  matin, 
et  ses  serviteurs  étaient  encore  à  table  ;  il  salua  les  Nor- 
mands à  leur  entrée,  et  demanda  le  sujet  de  leur  visite. 
Ceux-ci  ne  lui  firent  aucune  réponse  intelligible, 
s'assirent  et  le  regardèrent  fixement  pendant  quelques 
minutes. 

...  La  porte  de  l'appartement  fut  fermée  aussitôt  derrière 
eux;  Regnault  s'arma  dans  l'avant-cour;  et,  prenant 
une  hache  des  mains  d'un  charpentier  qui  travaillait,  il 
frappa  contre  la  porte  pour  l'ouvrir  ou  la  briser.  Les 
gens  de  la  maison,  entendant  les  coups  de  hache, 
supplièrent  le  primat  de  se  réfugier  dans  l'église  qui 
communiquait  à  son  appartement  par  un  cloître  ou  une 
galerie;  il  ne  le  voulut  point;  et  on  allait  l'y  entraîner  de 
force,  quand  un  des  assistants  fit  remarquer  que  l'heure 
de  vêpres  avait  sonné.  «  Puisque  c'est  l'heure  de  mon 
devoir,  j'irai  à  l'église,  »  dit  l'archevêque;  et  faisant 
porter  sa  croix  devant  lui,  il  traversa  le  cloître  à  pas 
lents,  puis  marcha  vers  le  grand  autel,  séparé  de  la  nef 
par  une  grille  de  fer  entr'ouverte. 

A  peine  il  avait  le  pied  sur  les  marches  de  l'autel,  que 

Regnault,  fils  d'Ours,  parut  à  l'autre  bout  de  l'égUse, 

"revêtu  de  sa  cotte  de  mailles,  tenant  à  la  main  sa  large 


DU  STYLE.  97 

épée  à  deux  tranchants,  et  criant  :  «  A  moi  !  à  moi  !  loyaux 
servants  du  roi.  »  Les  autres  conjurés  le  suivirent  de 
près,  armés  comme  lui  de  la  tête  aux  pieds,  et  brandis- 
sant leurs  épées.  Les  gens  qui  étaient  avec  le  primat 
voulurent  alors  fermer  la  grille  du  chœur  :  lui-même  le 
leur  défendit,  et  quitta  Tautel  pour  les  en  empêcher;  ils 
le  conjurèrent,  avec  de  grandes  instances,  de  se  mettre 
en  sûreté  dans  Téglise  souterraine,  ou  de  monter  Tescalier 
par  lequel,  à  travers  beaucoup  de  détours,  on  parvenait 
au  faîte  de  rédifice.  Ces  deux  conseils  furent  repoussés 
aussi  positivement  que  les  premiers. 

Pendant  ce  temps,  les  hommes  armés  s'avançaient  ; 
une  voix  cria  :  «  Où  est  le  traître  ?  »  Becket  ne  répondit 
rien.  «  Où  est  l'archevêque?  —  Le  voici,  répondit 
Becket;  mais  il  n'y  a  pas  de  traître  ici;  que  venez-vous 
faire  dans  la  maison  de  Dieu  avec  un  pareil  vêtement? 
Quel  est  votre  dessein?  —  Que  tu  meures I  —  Je  m'y 
résigne  ;  vous  ne  me  verrez  point  fuir  devant  vos  épées  ; 
mais,  au  nom  du  Dieu  tout-puissant,  je  vous  défends  de 
toucher  à  aucun  de  mes  compagnons,  clerc  ou  laïc,  grand 
ou  petit.  »  Dans  ce  moment,  il  reçut  par  derrière  un  coup 
de  plat  d'épée  entre  les  épaules...  Il  ne  fit  pas  un  mouve- 
ment; les  hommes  d'armes  entreprirent  de  le  tirer  hors 
de  l'église,  se  faisant  scrupule  de  l'y  tuer.  Il  se  débattit 
contre  eux,  et  déclara  fermement  qu'il  ne  sortirait 
point,  et  les  contraindrait  à  exécuter  sur  la  place 
même  leurs  intentions  ou  leurs  ordres.  Guillaume  de 
Tracy  leva  son  épée,  et  d'un  même  coup  de  revers  trancha 
la  main  d'un  moine  saxon,  appelé  Edward  Gryn,  et 
blessa  Becket  à  la  tête.  Un  second  coup,  porté  par  un 
autre  Normand,  le  renversa  la  face  contre  terre;  un 
troisième  lui  fendit  le  crâne,  et  fut  asséné  avec  une  telle 
violence  que  l'épée  se  brisa  sur  le  pavé.  Un  homme 
d'armes,  appelé  Guillaume  Mautrait,  poussa  du  pied  le 


98  EXPRESSION. 

cadavre  immobile,  en  disant  :  «  Qu'ainsi  meure  le  traître 
qui  a  troublé  le  royaume  et  fait  insurger  les  Anglais.  » 
(Augustin  Thierry.) 

9"  Exercice. 

APRÈS  LA  BATAILLE. 

Mon  père,  ce  héros  au  sourire  si  doux, 

Suivi  d'un  seul  housard  qu'il  aimait  entre  tous 

Pour  sa  grande  bravoure  et  pour  sa  haute  taille. 

Parcourait  à  cheval,  le  soir  d'une  bataille, 

Le  champ  couvert  de  morts  sur  qui  tombait  la  nuit. 

Il  lui  sembla  dans  l'ombre  entendre  un  faible  bruit. 

C'était  un  Espagnol  de  l'armée  en  déroute 

Qui  se  traînait  sanglant  sur  le  bord  de  la  route. 

Râlant,  brisé,  livide,  et  mort  plus  qu'à  moitié, 

Et  qui  disait  :  «  A  boire,  à  boire  par  pitié!  »> 

Mon  père,  ému,  tendit  à  son  housard  fidèle 

Une  gourde  de  rhum  qui  pendait  à  sa  selle, 

Et  dit  :  «  Tiens,  donne  à  boire  à  ce  pauvre  blessé.  » 

Tout  à  coup,  au  moment  où  le  housard  baissé 

Se  penchait  vers  lui,  l'homme,  une  espèce  de  Maure, 

Saisit  un  pistolet  qu'il  étreignait  encore. 

Et  vise  au  front  mon  père  en  criant  :  Caramba  î 

Le  coup  passa  si  près  que  le  chapeau  tomba 

Et  que  le  cheval  fit  un  écart  en  arrière. 

«  Donne-lui  tout  de  même  à  boire  »,  dit  mon  père. 

(Victor  Hugo,  La  Légende  des  Siècles.) 

40'  Exercice. 

LA  nature. 

La  terre  est  de  granit,  les  ruisseaux  sont  de  marbre  ; 
C'est  l'hiver  :  nous  avons  bien  froid.  Veux-tu,  bon  arbre, 


DU   STYLE.  99 

Etre  dans  mon  foyer  la  bûche  de  Noël? 

—  Bois,  je  viens  de  la  terre,  et,  feu,  je  viens  du  ciel. 
Frappe,  bon  bûcheron.  Père,  aïeul,  homme,  femme, 
Chauffez  au  feu  vos  mains,  chauffez  à  Dieu  votre  âme. 
Aimez,  vivez. —  Veux-tu,  bon  arbre,  être  timon 

De  charrue?  —  Oui,  je  veux  creuser  le  noir  Umon, 
Et  tirer  l'épi  d'or  de  la  terre  profonde. 
Quand  le  soc  a  passé,  la  terre  devient  blonde, 
La  paix  aux  doux  yeux  sort  du  sillon  entr'ouvert, 
Et  l'aube  en  pleurs  sourit.  —  Veux-tu,  bel  arbre  vert. 
Arbre  du  hallier  sombre  où  le  chevreuil  s'échappe. 
De  la  maison  de  l'homme  être  le  pilier?  —  Frappe  ; 
Je  puis  porter  des  toits,  ayant  porté  des  nids. 
Ta  demeure  est  sacrée,  homme,  et  je  la  bénis; 
Là,  dans  l'ombre  et  l'amour,  pensif  tu  te  recueilles. 
Et  le  bruit  des  enfants  ressemble  au  bruit  des  feuilles. 

—  Veux-tu,  dis-moi,  bon  arbre,  être  mât  de  vaisseau  ? 

—  Frappe,  bon  charpentier.  Je  veux  bien  être  oiseau. 
Le  navire  est  pour  moi,  dans  l'immense  mystère, 

Ce  qu'est  pour  vous  la  tombe  :  il  m'arrache  à  la  terre. 

Le  profond  Océan,  d'obscurité  vêtu. 

Ne  m  "épouvante  point  :  oui,  frappe.  —  Arbre,  veux-tu 

Etre  gibet?  —  Silence,  homme  !  va-t'en,  cognée  ! 

J'appartiens  à  la  vie,  à  la  vie  indignée  I 

Va-t'en,  bourreau  !  va-t'en,  juge!  fuyez,  démons! 

Je  suis  l'arbre  des  bois,  je  suis  l'arbre  des  monts  ; 

Je  porte  les  fruits  mûrs,  j'abrite  les  pervenches  : 

Laissez-moi  ma  racine,  et  laissez-moi  mes  branches. 

Arrière,  hommes,  tuez!  ouvriers  du  trépas. 

Soyez  sanglants,  mauvais,  durs;  mais  ne  venez  pas, 

Ne  venez  pas,  traînant  des  cordes  et  des  chaînes. 

Vous  chercher  un  complice  au  milieu  des  grands  chênes! 

Ne  faites  pas  servir  à  vos  crimes,  vivants. 

L'arbre  mystérieux  à  qui  parlent  les  vents  ! 


100  EXPRESSION. 

Vos  lois  portent  la  nuit  sur  leurs  ailes  funèbres. 
Je  suis  fils  du  soleil,  soyez  fils  des  ténèbres. 
Allez-vous-en  !  Laissez  l'arbre  dans  ses  déserts. 
A  vos  plaisirs,  aux  jeux,  aux  festins,  aux  concerts, 
Accouplez  Téchafaud  et  le  supplice,  faites. 
Soit.  Vivez  et  tuez.  Tuez  entre  deux  fêtes 
Le  malheureux  charg-é  de  fautes  et  de  maux. 
Moi,  je  ne  mêle  pas  de  spectre  à  mes  rameaux. 

(V.  Hugo,  Les  Contemplations.) 

ll'^  Exercice. 

LA  CONSCIENCE. 

Lorsque  avec  ses  enfants  vêtus  de  peaux  de  bêtes, 

Echevelé,  livide  au  milieu  des  tempêtes, 

Gain  se  fut  enfui  de  devant  Jéhovah, 

Comme  le  soir  tombait,  l'homme  sombre  arriva 

Au  bas  d'une  montag-ne  en  une  grande  plaine  ; 

Sa  femme  fatiguée  et  ses  fils  hors  d'haleine 

Lui  dirent  :  —  Couchons-nous  sur  la  terre,  et  dormons. 

Caïn,  ne  dormant  pas,  songeait  au  pied  des  monts. 

Ayant  levé  la  tête,  au  fond  des  cieux  funèbres 

Il  vit  un  œil,  tout  grand  ouvert  dans  les  ténèbres, 

Et  qui  le  regardait  dans  l'ombre  fixement. 

—  Je  suis  trop  près,  dit-il,  avec  un  tremblement.  — 
Il  réveilla  ses  fils  dormant,  sa  femme  lasse, 

Et  se  remit  à  fuir  sinistre  dans  l'espace. 
Il  marcha  trente  jours,  il  marcha  trente  nuits. 
Il  allait,  muet,  pâle  et  frémissant  aux  bruits, 
Furtif,  sans  regarder  derrière  lui,  sans  trêve, 
Sans  repos,  sans  sommeil.  Il  atteignit  la  grève 
Des  mers  dans  le  pays  qui  fut  depuis  Assur. 

—  Arrêtons-nous,  dit-il,  car  cet  asile  est  sûr. 


DU  STYLE.  101 

Restons-y.  Nous  avons  du  monde  atteint  les  bornes.  — 
Et,  comme  il  s'asseyait,  il  vit  dans  les  cieux  mornes 
L'œil  à  la  même  place  au  fond  de  l'horizon. 
Alors  il  tressaillit  en  proie  au  noir  frisson. 

—  Cachez-moi,  —  cria-t-il  ;  et,  le  doigt  sur  la  bouche, 
Tous  ses  fils  regardaient  trembler  l'aïeul  farouche. 
Gain  dit  à  Jabel,  père  de  ceux  qui  vont 

Sous  des  tentes  de  poil  dans  le  désert  profond  : 

—  Étends  de  ce  côté  la  toile  de  la  tente.  — 
Et  l'on  développa  la  muraille  flottante; 

Et,  quand  on  l'eut  fixée  avec  des  poids  de  plomb  : 

—  Vous  ne  voyez  plus  rien  ?  dit  Tsilla,  l'enfant  blond, 
La  fille  de  ses  fils,  douce  comme  l'aurore  ; 

Et  Gain  répondit  :  —  Je  vois  cet  œil  encore  !  — 
Jubal,  père  de  ceux  qui  passent  dans  les  bourgs 
Soufflant  dans  des  clairons  et  frappant  des  tambours, 
Gria  :  —  Je  saurai  bien  construire  une  barrière.  — 
11  fit  un  mur  de  bronze  et  mit  Gain  derrière. 
Et  Gain  dit  :  —  Get  œil  me  regarde  toujours  ! 
Hénoch  dit  :  —  Il  faut  faire  une  enceinte  de  tours 
Si  terrible  que  rien  ne  puisse  approcher  d'elle. 
Bâtissons  une  ville  avec  sa  citadelle. 
Bâtissons  une  ville,  et  nous  la  fermerons. — 
Alors  Tubalcaïn,  père  des  forgerons, 
Construisit  une  ville  énorme  et  surhumaine. 
Pendant  qu'il  travaillait,  ses  frères,  dans  la  plaine. 
Chassaient  les  fils  d'Enos  et  les  enfants  de  Seth  ; 
Et  l'on  crevait  les  yeux  à  quiconque  passait  ; 
Et  le  soir,  on  lançait  des  flèches  aux  étoiles. 
Le  granit  remplaça  la  tente  aux  murs  de  toiles, 
On  Ua  chaque  bloc  avec  des  nœuds  de  fer, 
Et  la  ville  semblait  une  ville  d'enfer; 
L'ombre  des  tours  faisait  la  nuit  dans  les  campagnes, 
Ils  donnèrent  aux  murs  l'épaisseur  des  montagnes  ; 
G.  Le  Roy.  —  La  Diction.  5 


102  EXPRESSION. 

Sur  la  porte  on  grava  :  «  Défense  à  Dieu  d'entrer.  » 
Quand  ils  eurent  fini  de  clore  et  de  jnurer, 
On  mit  l'aïeul  au  centre  en  une  tour  de  pierre. 
Et  lui  restait  lug'ubre  et  hagard.  —  0  mon  père! 
L'œil  a-t-il  disparu?  dit  en  tremblant  Tsilla. 
Et  Caïn  répondit  :  —  Non,  il  est  toujours  là.  — 
Alors  il  dit  :  —  Je  veux  habiter  sous  la  terre 
Comme  dans  son  sépulcre  un  homme  solitaire  ; 
Kien  ne  me  verra  plus,  je  ne  verrai  plus  rien.  — 
On  fit  donc  une  fosse,  et  Gain  dit  :  —  C'est  bien  !  — 
Puis  il  descendit  seul  sous  cette  voûte  sombre. 
Quand  il  se  fut  assis  sur  sa  chaise  dans  l'ombre. 
Et  qu'on  eut  sur  son  front  fermé  le  souterrain, 
L'œil  était  dans  la  tombe  et  regardait  Caïn. 

(Victor  Hugo,  Légende  des  siècles.) 

12^  Exercice. 

ATHALIE. 

Prêtez-moi  l'un  et  l'autie  une  oreille  attentive. 

Je  ne  veux  point  ici  rappeler  le  passé, 

Ni  vous  rendre  raison  du  sang- que  j'ai  versé  : 

Ce  que  j'ai  fait,  Abner,  j'ai  cru  le  devoir  faire. 

Je  ne  prends  point  po^r  jug-e  un  peuple  téméraire  ; 

Quoi  que  son  insolence  ait  osé  publier. 

Le  ciel  môme  a  pris  soin  de  me  justifier. 

Sur  d'éclatants  succès  ma  puissance  établie 

A  fait  jusqu'aux  deux  mers  respecter  Athalie; 

Par  moi  Jérusalem  g'oùte  un  calme  profond  ; 

Le  Jourdain  ne  voit  plus  l'Arabe  vag-abond. 

Ni  l'altier  Philistin,  par  d'éternels  ravages. 

Comme  au  temps  de  vos  rois,  désoler  ses  rivages  ; 

Le  Syrien  me  traite  et  de  reine  et  de  sœur; 

Enfin  de  ma  maison  le  perfide  oppresseur. 


DU   STYLE.  103 

Qui  devait  jusqu'à  moi  pousser  sa  barbarie, 
Jéhu,  le  fier  Jéiiu,  tremble  dans  Samarie  ; 
De  toutes  parts  pressé  par  un  puissant  voisin, 
Que  j'ai  su  soulever  contre  cet  assassin, 
Il  me  laisse  en  ces  lieux  souveraine  maîtresse. 
Je  jouissais  en  paix  du  prix  de  ma  sagesse  ; 
Mais  un  trouble  importun  vient,  depuis  quelques  jours, 
De  mes  prospérités  interrompre  le  cours. 
Un  song-e  (me  devrais-je  inquiéter  d'un  songe?) 
Entretient  dans  mon  cœur  un  chagrin  qui  le  ronge  (1)  : 
Je  l'évite  partout,  partout  il  me  poursuit. 
C'était  pendant  l'horreur  d'une  profonde  nuit  ; 
Ma  mère  Jézabel  devant  moi  s'est  montrée. 
Gomme  au  jour  de  sa  mort  pompeusement  parée. 
Ses  malheurs  n'avaient  point  abattu  sa  fierté; 
Même  elle  avait  encor  cet  éclat  emprunté 
Dont  elle  eut  soin  de  peindre  et  d'orner  son  visage, 
Pour  réparer  des  ans  l'irréparable  outrage. 
«  Tremble,- m'a-t-elle  dit,  fille  digne  de  moi  : 
<i  Le  cruel  Dieu  des  Juifs  l'emporte  aussi  sur  toi. 
<(  Je  te  plains  de  tomber  dans  ses  mains  redoutables, 
«  Ma  fille.  »  En  achevant  ces  mots  épouvantables, 
Son  ombre  vers  mon  lit  a  paru  se  baisser  ; 
Et  moi,  je  lui  tendais  les  mains  pour  l'embrasser  ; 
Mais  je  n'ai  plus  trouvé  qu'un  horrible  mélange 
D'os  et  de  chair  meurtris  et  traînés  dans  la  fange, 
Des  lambeaux  pleins  de  sang  et  des  membres  affreux 
Que  des  chiens  dévorants  se  disputaient  entre  eux. 
(Racine,  Athalie,  acte  II,  se.  v.) 


(1)  En  dehors  du  style,  ce  passage  est  très  intéressant  à  étudier  au  point  de 
vue  du  mouvement  et  surtout  de  \n.  se  lisibilité  (voir  plus  loin,  page  184).  On  essaiera 
de  rendre  la  terreur  de  la  vision  dont  parle  Athalie. 


i04  EXPRESSION 

13'  Exercice. 

SAINT  JULIEN    l'HOSPITALIER. 

Une  nuit  qu'il  dormait,  il  crut  entendre  quelqu'un 
l'appeler.  Il  tendit  l'oreille  et  ne  distingua  que  le  nnugis- 
sement  des  flots. 

Mais  la  même  voix  reprit  :  «  Julien  !  » 

Elle  venait  de  l'autre  bord,  ce  qui  lui  parut  extraordi- 
naire, vu  la  largeur  du  fleuve. 

Une  troisième  fois  on  appela  :  «  Julien!  » 

Et  cette  voix  haute  avait  l'intonation  d'une  cloche 
d'église. 

Ayant  allumé  sa  lanterne,  il  sortit  de  la  cahute.  Un 
ouragan  furieux  emplissait  la  nuit.  Les  ténèbres  étaient 
profondes,  et  çà  et  là  déchirées  par  la  blancheur  des 
vagues  qui  bondissaient. 

Après  une  minute  d'hésitation,  Julien  dénoual'amarre. 
L'eau,  tout  de  suite,  devint  tranquille,  la  barque  glissa 
dessus  et  toucha  l'autre  berge,  où  un  homme   attendait. 

Il  était  enveloppé  d'une  toile  en  lambeaux,  la  figure 
pareille  à  un  masque  de  plâtre  et  les  deux  yeux  plus 
rouges  que  des  charbons.  En  approchant  de  lui  la  lan- 
terne, Julien  s'aperçut  qu'une  lèpre  hideuse  le  recou- 
vrait; cependant  il  avait  dans  son  attitude  comme  une 
majesté  de  roi. 

Dès  qu'il  entra  dans  la  barque,  elle  enfonça  prodi- 
gieusement, écrasée  par  son  poids  ;  une  secousse  la 
remonta;  et  Julien  se  mit  à  ramer. 

Et  cela  dura  longtemps,  très  longtemps! 

Quand  ils  furent  arrivés  dans  la  cahute,  Julien  ferma  la 
porte  ;  et  il  le  vit  siégeant  sur  l'escabeau.  L'espèc^  de 
linceul  qui  le  recouvrait  était  tombé  jusqu'à  ses  hanches  ; 
et  ses  épaules,  sa  poitrine,  ses  bras  maigres  disparais- 


^^^^^^  DU  STYLE.  105 

^ient  sous  des  plaques  de  pustule  écailleuses.  Des 
rides  énormes  labouraient  son  front.  Tel  qu'un  squelette, 
il  avait  un  trou  à  la  place  du  nez  ;  et  ses  lèvres  bleuâtres 
dégag-eaient  une  haleine  épaisse  comme  un  brouillard, 
et  nauséabonde.  «  J'ai  faim  î  »  dit-il. 

Julien  lui  donna  ce  qu'il  possédait,  un  vieux  quartier 
de  lard  et  les  croûtes  d'un  pain  noir. 

Quand  il  les  eut  dévorés,  la  table,  l'écuelle  et  le 
manche  du  couteau  portaient  les  mêmes  taches  que  l'on 
voyait  sur  son  corps. 

Ensuite,  il  dit  :  «  J'ai  soif!  » 

Julien  alla  chercher  sa  cruche  ;  et,  comme  il  la  prenait, 
il  en  sortit  un  arôme  qui  dilata  son  cœur  et  ses  narines. 

C'était  du  vin  ;  quelle  trouvaille  !  mais  le  lépreux 
avança  le  bras,  et  d'un  trait  vida  toute  la  cruche. 

Puis  il  dit  :  «  J'ai  froid  !  >' 

Julien,  avec  sa  chandelle,  enflamma  un  paquet  de 
fougères,  au  milieu  de  la  cabane. 

Le  lépreux  vint  s'y  chauffer,  et,  accroupi  sur  les 
talons,  il  tremblait  de  tous  ses  membres,  s'affaiblissait  ; 
ses  yeux  ne  brillaient  plus,  ses  ulcères  coulaient,  et,  d'une 
voix  presque  éteinte,  il  murmura  :  «  Ton  lit!  » 

Julien  l'aida  doucement  à  s'y  traîner,  et  même  étendit 
sur  son  lit,  pour  le  couvrir,  la  toile  de  son  bateau. 

Le  lépreux  gémissait.  Les  coins  de  sa  bouche  décou- 
vraient ses  dents,  un  râle  accéléré  lui  secouait  la  poitrine, 
et  son  ventre,  à  chacune  de  ses  aspirations,  se  creusait 
jusqu'aux  vertèbres.  Puis  il  ferma  les  paupières  !  «  C'est 
comme  de  la  glace  dans  mes  os!   Viens  près  de  moi.  » 

Et  Julien,  écartant  la  toile,  se  coucha  sur  les  feuilles 
mortes,  près  de  lui,  côte  à  côte. 

Le  lépreux  tourna  la  tête.  «  Déshabille-toi  pour  que 
j'aie  la  chaleur  de  ton  corps  !  » 

Julien  ôta  ses  vêtements;  puis,  nu  comme  au  jour  de 


106  EXPRESSION. 

sa  naissance,  se  replaça  dans  le  lit:  et  il  sentait  contre 
sa  cuisse  la  peau  du  lépreux,  plus  froide  qu'un  serpent 
et  rude  comme  une  lime.  11  lâchait  de  TencouVag-er;  et 
Fautre  répondait,  en  haletant  :  «Ah!  je  vais  mourir!... 
Rapproche-toi,  réchauffe-moi!  Pas  avec  tes  mains  !  non  ! 
toute  ta  personne.  »  Julien  s'étala  dessus  complètement, 
bouche  contre  bouche,  poitrine  sur  poitrine. 

Alors  le  lépreux  l'étreignit,  et  ses  yeux  tout  h  coup 
prirent  une  clarté  d'étoiles;  ses  cheveux  s'allongèrent 
comme  les  rais  du  soleil  ;  le  souffle  de  *es  narines  avait 
la  douceur  des  roses;  un  nuage  d'encens  s'éleva  du  foyer, 
les  flots  chantaient.  Cependant  une  abondance  de  délices, 
une  joie  surhumaine  de?,cendait  comme  une  inondation 
dans  l'âme  de  Julien  pâmé;  et  celui  dont  les  bras  le 
serraient  toujours,  grandissait,  touchant  de  sa  tête  et  de 
ses  pieds  les  deux  murs  de  la  cabane.  Le  toit  s'envola,  le 
firmament  se  déployait  ;  —  et  Julien  monta  vers  les 
espaces  bleus,  face  à  face  avec  Notre  Seigneur  Jésus,  qui 
l'emportait  dans  le  ciel. 

Et  voilà  l'histoire  de  saint  Julien  l'Hospitalier,  telle  à 
peu  près  qu'on  la  trouve  sur  un  vitrail  d'église  dans  mon 
pays.  (Gustave  Flaubert,  Trois  contes  :  Légende  de 
Saint-Julien  l'Hospitalier,  Charpentier,  éd.) 

i¥  Exercice. 

LE  CONSENTEMENT. 

Ahod  fut  un  pasteur  opulent  dans  la  plaine. 
Sa  femme,  un  jour  d'été,  posant  sa  cruche  pleine, 
Se  coucha  sous  un  arbre  au  pays  de  Béthel, 
Et,  s'endormant,  elle  eut  un  songe  qui  fut  tel  : 

D'abord  il  lui  sembla  qu'elle  sortait  d'un  rêve 

Et  qu'Ahod lui  disait  :  «  Femme,  allons,  qu'on  se  lève! 


DU   STYLE.  i07 

Aux  marchands  de  Ség^or,  l'an  dernier,  j'ai  vendu 

Cent  brebis,  et  le  tiers  du  prix  m'est  encor  du. 

Mais  la  distance  est  grande  et  ma  vieillesse  est  lasse. 

Qui  pourrais-je  envoyer  à  Ségor  en  ma  place  ? 

Rare  est  un  messag-er  fidèle  et  diligent. 

Vas,  et  réclame-leur  trente  sicles  d'argent.  » 

Elle  n'objecta  point  le  désert,  l'épouvante, 

Les  voleurs  :  «  Vous  parlez,  maître,  à  votre  servante.  » 

Et  quand,  montrant  la  droite,  il  eut  dit  :  «C'est  par  là.  » 

Elle  prit  un  manteau  de  laine  et  s'en  alla. 

Les  sentiers  étaient  durs  et  si  pointus  de  pierres 

Qu'elle  eutdu  sang*  aux  pieds,  et  des  pleurs  aux  paupières. 

Pourtant  elle  marcha  tout  le  jour,  et,  le  soir. 

Elle  marchait  encor,  sans  entendre  ni  voir. 

Quand  tout  à  coup,  de  l'ombre,  avec  un  cri  farouche, 

Quelqu'un  bondit,  lui  mit  une  main  sur  la  bouche, 

D'un  g-este  forcené  lui  vola  son  manteau 

Et  s'enfuit,  lui  laissant  dans  la  gorge  un  couteau  ! 

A  ce  coup,  le  sursaut  d'une  transe  mortelle 
La  réveilla. 

L'époux  se  tenait  devant  elle. 
«  Aux  marchands  de  Ségor,  lui  dit-il,  j'ai  vendu 
Cent  brebis,  et  le  tiers  du  prix  m'est  encor  dû, 
Mais  la  distance  est  grande  et  ma  vieillesse  est  lasse. 
Qui  pourrais-je  envoyer  à  Ségor  en  ma  place? 
Rare  est  un  messager  fidèle  et  diligent. 
Vas,  et  réclame-leur  trente  sicles  d'argent.  » 
La  femme  dit  :  «  Le  maître  a  parlé,  je  suis  prête.  » 
Elle  appela  ses  fils,  mit  ses  mains  sur  la  tête 
Du  fier  aîné,  baisa  le  front  du  plus  petit. 
Et,  prenant  son  manteau  de  laine,  elle  partit. 

(Catulle  Mendès,  Contes  épiques,  Charpentier,  éd.) 


108  EXPRESSION. 

15'  Exercice. 

Laissez-le  croître,  ce  roi  chéri  du  ciel;  tout  cédera  à 
ses  exploits  :  supérieur  aux  siens  comme  aux  ennemis, 
il  saura  tantôt  se  servir,  tantôt  se  passer  de  ses  plus 
fameux  capitaines  ;  et  seul,  sous  la  main  de  Dieu,  qui 
sera  continuellement  à  son  secours,  on  le  verra  l'assuré 
rempart  de  ses  États.  Mais  Dieu  avait  choisi  le  duc 
d'Eng-hien  pour  le  défendre  dans  son  enfance.  Aussi, 
vers  les  premiers  jours  de  son  règne,  à  vingt -deux  ans, 
le  duc  conçut  un  dessein  où  les  vieillards  expérimentés 
ne  purent  atteindre  :  mais  la  victoire  le  justifia  devant 
Rocroy.  L'armée  ennemie  est  plus  forte,  il  est  vrai  ;  elle 
est  composée  de  ces  vieilles  bandes  valonnes,  italiennes 
et  espagnoles,  qu'on  n'avait  pu  rompre  jusqu'alors.  Mais 
pour  combien  fallait-il  compter  le  courage  qu'inspirait  à 
nos  troupes  le  besoin  pressant  de  TÉtat,  les  avantages 
passés,  et  un  jeune  prince  du  sang  qui  portait  la  victoire 
dans  ses  yeux  !  Don  Francisco  de  Mellos  l'attend  de  pied 
ferme;  et,  sans  pouvoir  reculer,  les  deux  généraux  et  les 
deux  armées  semblent  avoir  voulu  se  renfermer  dans  les 
bois  et  dans  les  marais,  pour  décider  leur  querelle,  comme 
deux  braves,  en  champ  clos.  Alors  que  ne  vit-on  pas  ? 

Le  jeune  prince  parut  un  autre  homme.  Touchée  d'un 
si  digne  objet,  sa  grande  âme  se  déclara  tout  entière  : 
son  courage  croissait  avec  les  périls,  et  ses  lumières 
avec  son  ardeur.  A  la  nuit  qu'il  fallut  passer  en  présence 
des  ennemis,  comme  un  vigilant  capitaine,  il  reposa  le 
dernier,  mais  jamais  il  ne  reposa  plus  paisiblement.  A  la 
veille  d'un  si  grand  jour,  et  dès  la  première  bataille,  il 
est  tranquille,  tant  il  se  trouve  dans  son  naturel  ;  et  on 
sait  que  le  lendemain,  à  l'heure  marquée,  il  fallut  réveiller 
d'un  profond  sommeil  cet  autre  Alexandre.  Le  voyez- 
vous  comme  il   vole,   ou  à  la  victoire,   ou   à  la  mort? 


DU  STYLE.  109 

Aussitôt  qu'il  eut  porté  de  rang-  en  rang-  l'ardeur  dont  il 
était  animé,  on  le  vit  presque  en  même  temps  pousser 
l'aile  droite  des  ennemis,  soutenir  la  nôtre  ébranlée, 
rallier  les  Français  à  demi  vaincus,  mettre  en  fuite  l'Espa- 
g-nol  victorieux,  porter  partout  la  terreur  et  étonner  de 
ses  regards  étincelants  ceux  qui  échappaient  à  ses  coups. 
Restait  cette  redoutable  infanterie  de  l'armée  d'Espag-he, 
dont  les  g-ros  bataillons  serrés,  semblables  à  autant  de 
tours,  mais  àdestours  qui  sauraient  réparer  leurs  brèches, 
demeuraient  inébranlables  au  miUeu  de  tout  le  reste  en 
déroute  et  lançaient  des  feux  de  toutes  parts.  Trois  fois 
le  jeune  vainqueur  s'efforça  de  rompre  ces  intrépides 
combattants  ;  trois  fois  il  fut  repoussé  par  le  valeureux 
comte  de  Fontaines,  qu'on  voyait  porté  dans  sa  chaise, 
et,  malgré  ses  infirmités,  montrer  qu'une  âme  guerrière 
est  maîtresse  du  corps  qu'elle  anime.  Mais  enfin  il  faut 
céder.  C'est  en  vain  qu'à  travers  des  bois,  avec  sa  cava- 
lerie toute  fraîche,  Bek  précipite  sa  marche  pour  tomber 
sur  nos  soldats  épuisés  :  le  prince  Ta  prévenu  ;  les 
bataillons  enfoncés  demandent  quartier  ;  mais  la  victoire 
va  devenir  plus  terrible  pour  le  duc  d'Enghien  que  le 
combat.  Pendant  qu'avec  un  air  assuré  il  s'avance  pour 
recevoir  la  parole  de  ces  braves  gens,  ceux-ci  toujours 
en  garde  craignent  la  surprise  de  quelque  nouvelle 
attaque  ;  leur  effroyable  décharge  met  les  nôtres  en 
furie  :  on  ne  voit  plus  que  carnage;  le  sang  enivre  le 
soldat  ;  jusqu'à  ce  que  le  grand  prince,  qui  ne  put  voir 
égorger  ces  bons  comme  de  timides  brebis,  calmât  les 
courages  émus  et  joignît  au  plaisir  de  vaincre  celui  de 
pardonner.  Quel  fut  alors  l'étonnement  de  ces  vieilles 
troupes  et  de  leurs  braves  officiers,  lorsqu'ils  virent  qu'i^ 
n'y  avait  plus  de  salut  pour  eux  qu'entre  les  bras  du 
vainqueur  !  (Bossuet,  Oraison  funèbre  du  Prince  de 
Condé.) 


CHAPITRE  111 

DE   LA  PRÉCISION. 

Nous  entendons  par  la  itrécmon  dans  la  diction  cette 
qualité  qui  consistée  manifester  la  pensée  avec  clarté.  Habi- 
tuer rélève  à  se  faire  nettement  et  clairement  comprendre, 
tel  est  le  but  du  présent  chapitre.  Beaucoup  de  diseurs  en  effet 
enveloppent  les  textes  dans  une  certaine  justesse  qui  n'est 
qu'approximative. 

L'auditeur  ne  demande  pas  seulement  à  entendre  des  mots 
prononcés  plus  ou  moins  bien,  avec  une  voix  plus  ou  moins 
sympathique.  11  veut  plus,  et  retrouver  derrière  ces  mots,  dans 
la  bouche  du  diseur,  la  pensée  qui  les  a  inspirés.  Tout  ce  qui 
est  raisonnement,  exposé,  remarque,  réflexion,  discussion  pré- 
cise, etc.,  demande  un  effort  particulier  d'intelligence  chez 
l'interprète  ou  chez  l'orateur.  A  lui  d'imposer  sa  pensée  à 
ceux  qui  l'écoutent.  Et  ici  plus  que  jamais  les  inflexions 
doivent  être  précises  et  nettes,  les  temps  adroitement 
ménagés. 

A  la  vérité  il  y  a  peu  de  procédés  à  indiquer.  Que  l'on 
se  souvienne  bien  que  l'auditeur  n'est  pas  dupe  et  qu'il  ne 
pense  à  ce  qu'il  entend,  que  si  celui  qui  lui  parle  pense  complè- 
tement et  uniquement  à  ce  qu'il  dit. 

11  est  pourtant  un  procédé  dont  il  a  été  beaucoup  question  et 
au  sujet  duquel  il  semble  bien  que  l'on  ait  ditdes  inexactitudes. 
Nous  voulons  parler  du  mot  de  valeur  (1).  Assurément  il  est 
des  cas  où  un  mot,  plusieurs  mots  demandent  à  être  parti- 
culièrement détachés  ou  mis  en  lumière  soit  par  un  léger 
temps  d'arrêt  les  précédant,  les  suivant,  soit  encore  par  une 
élévation  (2)  de  la  voix. 


(1)  Voyez  notre  Grammaire  de  Diction  française  (Paul  Delaplane,  éà..) 

(2)  Entendre  :  élévation  musicale  plutôt  que  surcroît  de  sonorité. 


DE  LA   PRECISION.  111 

Mais  ces  cas  sont  relativement  rares,  et  le  plus  souvent  le 
mot  prend  de  lui-même  sa  valeur  par  la.  place  qu'il  occupe 
dans  la  phrase.  Aussi,  dire  que,  dans  toute  phrase,  il  y  a  un 
mot  qui  doit  être  détaché  par  la  diction,  nous  paraît  d'une 
esthétique  primitive  et  par  trop  conventionnelle.  Qui  suivrait 
ce  piécepte  manquerait  totalement  de  légèreté  et  d'élégance; 
Userait  en  outre  tout  proche  du  mauvais  goût.  Écoutons  parler 
dans  la  conversation  :  les  phrases  ne  vont-elles  pas  presque 
toujours  droit  à  la  finale,  à  leur  but  ?  L'intention  est  en  général 
sous  l'ensemble  des  mots  (1).  Et  pour  qu'un  mot  soit  natitrel- 
lement  mis  en  valeur  il  faut  qu'à  lui  seul  il  traduise  une- 
intention  nettement  caractérisée.  Prenons  ce  vers,  par 
exemple  : 

Dans  le  sang  d'un  enfant  voulez-vous  qu'on  se  plonge  ? 

Est-il  nécessaire  de  mettre  les  mots  d'un  enfant  en  valeur 
particulière  ?  —  Non.  La  valeur  est  sur  l'ensemble  du  vers  qui 
peut  se  traduire  par  une  inflexion  que  tout  le  monde  emploie 
dans  une  phrase  comme  celle-ci  :  «  Comment  !  vous  n'auriez 
pas  honte  de  faire  une  chose  pareille?  »  C'est  au  sentiment 
d'indignation  qu'il  sied  de  donner  de  la  valeur,  plutôt  qu'au 
moi  enfant. 

Ajoutons  cependant  que  parfois  la  mise  en  valeur  de 
certains  mots  est  indispensable.  Mais  que  l'élève  les  dis- 
tingue bien  dans  les  morceaux  qui  suivent,  et  particulière- 
ment dans  le  passage  suivant  de  Cicéron.  Ensuite  il  s'exercera 
à  les  souligner  avec  goitl.  Disons  enfin  que  la  phrase,  surtout 
quand  elle  a  quelque  importance,  gagne  en  clarté  (2),  si  l'on 
en  détache  le  sujet. 

1^'  Exercice. 

Mais,  juges,  ce  qui  ne  me  touche  pas  moins  que  les 
reproches  de  Gaton,  ce  sont  les  plaintes  de  Servius  Sul- 
picius,  cet  homme  si  sage  et  si  distingué.  Il  a  été,  dit-il. 


(1)  Nous    verrons    au  chapitre  :     De    la  variété    (p.  197)   que  les   dillerentes 
valeurs  doivent  être  distribuées  ;  nous  ne  nous  occupons  ici  que  dumot  de  valeur. 

(2)  Est-il  besoin  de   dire  que  le   mot  de   valeur    ne    saurait  avoir  d'utilité  s'il 
n'ajoute  de  la  clarté  ? 


112  EXPRESSION. 

profondément  et  amèrement  affligé  de  voir  qu'au  mépris 
de  l'étroite  amitié  qui  nous  lie,  je  m'étais  charg-é  contre 
lui  de  la  défense  de  Muréna.  Je  désire,  jug-es,  lui  rendre 
raison  de  ma  conduite  et  vous  prendre  pour  arbitres. 
Car,  s'il  est  pénible  d'être  accusé  justement  par  un  ami, 
il  ne  faut  pas,  même  quand  il  se  trompe,  néglig'er  de 
lui  répondre.  J'avoue,  Servius  Sulpicius,  que,  dans  votre 
candidature,  notre  intimité  me  faisaitundevoird'employer 
pour  vous  tout  mon  zèle  et  tous  mes  bons  offices,  et  je 
crois  l'avoir  rempli.  Lorsque  vous  demandiez  le  consulat, 
je  n'ai  manqué  à  rien  de  ce  que  vous  pouviez  attendre 
d'un  ami,  d'un  homme  en  crédit,  ou  d'un  consul.  Ce 
temps  n'est  plus,  les  circonstances  ont  changé.  Oui,  je 
pense,  je  suis  convaincu  que  pour  empêcher  le  succès 
de  Muréna,  j'ai  dû  faire  tout  ce  que  vous  avez  cru  pouvoir 
exiger  de  moi  ;  mais  pour  le  perdre,  je  ne  vous  dois  rien. 
Car  ce  n'est  pas  parce  que  je  vous  ai  servi  quand  vous 
étiez  son  concurrent  que  je  dois  vous  aider  encore 
quand  vous  devenez  son  accusateur.  Non  seulement  on 
ne  saurait  approuver,  mais  on  ne  pourrait  même  pas 
souffrir  qu'une  accusation  portée  par  nos  amis  nous  fît 
refuser  la  défense  même  des  étrangers. 

Mais  je  suis  uni  à  Muréna  par  une  ancienne  et  vive 
amitié,  que  Servius  Sulpicius  n'étouffera  pas  dans  une 
causecapilale,  parce  qu'il  en  a  triomphé  dans  sarecherche 
du  consulat. 

Quand  ce  motif  n'existerait  pas,  le  mérite  de  l'accusé, 
la  hauteur  du  rang  qu'il  vient  d'atteindre,  me  donneraient 
la  plus  fâcheuse  réputation  d'orgueil  et  de  dureté,  si 
j'abandonnais  dans  une  cause  si  périlleuse  un  homme 
aussi  distingué  par  lui-même  que  par  les  bienfaits  du 
peuple  romain.  Il  ne  dépend  plus  de  moi  d'ailleurs  de 
ne  pas  consacrer  mes  travaux  à  la  défense  de  mes  con- 
citoyens.  Car  si  j'ai  reçu  pour  ce  ministère  des  récom- 


DE   IX  PRÉCISION.  113 

penses  inouïes  jusqu'à  ce  jour,  m'affranchir  des  travaux 
qui  me  les  ont  acquises  serait  le  calcul  d'un  ég-oïste  et 
d'un  ing-rat.  (Cicéron,  Pro  Murena,  7,  trad.  Thibault, 
Hachette,  éd.) 

Quand  l'élève  rencontrera  désormais  un  mot  de  valeur(l) ,  il 
le  soulignera  :  nous  n'insistons  pas  davantage  sur  ce  point. 
Qu'il  dirige  surtout  ses  efforts  à  s'assimiler  les  textes  et  à 
penser.  Chacun  a  fort  à  faire  sur  ce  point.  8M1  pose  une  inter- 
rogation, qu'il  le  fasse  franchement  (2).  Qu'il  porte  aussi  son 
attention  sur  la  netteté  dans  l'aflirmation. 

2'  Exercice. 

Dans  le  passage  suivant,  on  essaiera  de  rendre  la  tranquille 
-et  cruelle  netteté  avec  laquelle  Mathan  expose  les  raisons  qui 
doivent,  selon  lui,  déterminer  Alhalie  au  meurtre  de  Joas. 

ABXER. 

Deux  enfants  à  l'autel  prêtaient  leur  ministère  : 
L'un  est  fils  de  Joad,  Josabeth  est  sa  mère  : 
L'autre  m'est  inconnu. 

I 

MATHAN. 

Pourquoi  délibérer? 
De  tous  les  deux,  madame,  il  se  faut  assurer. 
Vous  savez  pour  Joad  mes  ég-ards,  mes  mesures  ; 
Que  je  ne  cherche  point  à  venger  mes  injures; 
Que  la  seule  équité  règne  en  tous  mes  avis  ; 
Mais  lui-même,  après  tout,  fût-ce  son  propre  fils, 
Voudrait-il  un  moment  laisser  vivre  un  coupable? 

ABNER. 

De  quel  crime  un  enfant  peut-il  être  capable? 

(l)  Voir  aussi  plus  loin,  &«  exercice,  p.  121. 

i±)  Voir  plus  haut,  p.  51,  les  inflexions  interrogatives  et  leur  danger. 


114  EXPRESSION. 


MATH  AN. 


Le  ciel  nous  le  fait  voir  un  poignard  à  la  main  : 
Le  ciel  est  juste  et  sag-e,  et  ne  fait  rien  en  vain. 
Que  cherchez-vous  de  plus? 

ABNER. 

Mais,  sur  la  foi  d'un  songe^ 
Dans  le  sang  d'un  enfant  voulez-vous  qu'on  se  plonge? 
Vous  ne  savez  encor  de  quel  père  il  est  né, 
Quel  il  est. 

MATHAN. 

On  le  craint,  tout  est  examiné. 
A  d'illustres  parents  s'il  doit  son  origine, 
La  splendeur  de  son  sort  doit  hâter  sa  ruine  ; 
Dans  le  vulgaire  obscur  si  le  sort  l'a  placé. 
Qu'importe  qu'au  hasard  un  sang  vil  soit  versé? 
Est-ce  aux  rois  à  garder  cette  lente  justice? 
Leur  sûreté  souvent  dépend  d'un  prompt  supplice. 
N'allons  point  les  gêner  d'un  soin  embarrassant: 
Dès  qu'on  leur  est  suspect,  on  n'est  plus  innocent. 
(Racine,  Athalie,  acte  II,  se.  v.) 

Voici  maintenant  quelques  extraits  de  plaidoiries  et  réqui- 
sitoires, exemples  d'exposé,  de  résumé  précis,  d'argumentation 
et  de  réfutation  à  l'adresse  d'adversaires  déterminés. 

3^  Exercice. 

Je  vous  avais  promis  de  ne  recourir  à  aucun  artifice  de 
langage,  de  vous  dire  simplement  et  loyalement  toute 
ma  pensée.  Je  crois  que  j'ai  tenu  parole.  J'ai  essayé  de 
faire  une  démonstration,  purement  et  simplement, 
parce  que  c'est  le  rôle  du  ministère  public  et  que  je  ne 
le  comprends  pas  autrement.  J'ai  négligé  de  traiter  ces 


DE  LA  PRECISION.  115 

graves  considérations  générales,  d'ordre  si  élevé,  si  émi- 
nemment social,  que  comporte  un  pareil  procès.  C'est 
que  je  n'ai  voulu,  comme  je  vous  l'ai  dit  au  début  même 
de  ces  observations,  m'adresser  ni  à  votre  imagination, 
ni  à  votre  sensibilité.  Ce  n'est  point  à  votre  cœur  que  je 
parle  ;  je  m'adresse  à  votre  raison  et  à  votre  conscience. 
Il  est  impossible  que  votre  raison  et  votre  conscience 
vous  disent  autre  chose  que  ce  que  ma  raison  et  ma 
conscience  m'ont  dit!  (M«  Bonnet,  Assises,  Seine,  1897, 
Librairie  générale  de  Droit  et  de  Jurisprudence.) 

A"  Exercice. 

Mensonge  que  tout  cela!  dit  M.  l'avocat  général. 
Récit  inventé  !  Elle  vous  l'a  dit  et  vous  ne  le  niez  pas!... 
Car  j'ai  tout  à  l'heure  recueilli  cette  phrase  dans  votre 
réquisitoire  :  «  Elle  le  lui  a  dit  et  il  ne  le  nie  pas.  »  Non 
seulement,  messieurs  les  jurés,  de  LaJarrige  ne  songe 
pas  à  le  nier,  mais  comment  le  sauriez-vous  donc, 
monsieur  l'avocat  général,  s'il  ne  l'avait  pas  dit?  Car 
enfin,  vous  ne  semblez  pas  avoir  remarqué  que  dans 
une  affaire  où  vous  devez  administrer  la  preuve  de  l'in- 
tention criminelle,  votre  argumentation  n'a  pour  base 
qu'une  déclaration  de  l'accusé... 

S'il  est  coupable,  il  n'avouera  pas,  et  il  ne  va  pas  vous 
donner  immédiatement  à  vous,  ministère  public,  le 
premier  élément  de  votre  réquisitoire  !  Convenez  avec  moi 
que  ce  ne  serait  pas  un  homme  ininteUigent,  mais  un 
insensé,  le  coupable  qui  aurait  fait  une  sqmblable  décla- 
ration !  S'il  à  dit  simplement  la  vérité,  c'est  qu'il  était 
fort  de  sa  conscience!  Et  ainsi,  messieurs  les  jurés,  les 
règles  du  bon  sens  vous  obligent  à  conclure  à  la  sincé- 
rité du  récit  de  La  Jarrige.  Il  ne  tient  pas  le  langage 
d'un  coupable  qui   se  cache  et  se  défend,  mais  il  parle 


116  EXPRESSION. 

en  innocent  révélant  la  vérité  tout  entière,  au  risque  de 
voir  M.  l'avocat  général  s'emparer  de  ses  aveux  et  s'en 
servir  contre  lui.  (M*'  Démange,  Ibid.) 

5^  Exercice. 

Remarquez,  Messieurs,  que  ce  n'est  pas  à  votre  imagi- 
nation que  je  m'adresse  :  je  n'entends  pas  exciter  votre 
sensibilité.    C'est  à   votre  raison  que  je  fais  appel.   Je 
vous   dirai   tout  de  suite  que  j'ai  abordé  l'examen  de 
cette  procédure  avec  le  doute  que  recommande  toujours 
le  grand  philosophe,  et  il  a  raison.  Je  l'ai  abordé  avec  le 
doute,   je  le  confesse,    et  après  avoir  lu,  après  avoir 
réfléchi,  ma  conviction  a  été  faite.   Elle    est  profonde, 
messieurs.  Elle  est  sincère,  vous   pouvez  m'en  croire  ! 
D'ailleurs,  pour  vous  prouver  ma  sincérité,  je  n'ai  d'autre 
moyen  que  de  vous  dire  quelles  sont  les  raisons  qui  ont 
déterminé  cette  conviction  en  moi.  Permettez-moi  de  vous 
faire  connaître  les  motifs  sur  lesquels  elle  s'appuie.  Je  les 
ai  rencontrés  dans  l'attitude  des  deux  accusés,  dans  leurs 
réponses  qui  démontrent  leur  entente,  le  plan  arrêté, 
suivi,    exécuté   jusqu'au    bout,   abstraction    faite,    bien 
entendu,  des  difficultés  imprévues,  impossibles  d'ailleurs 
à  prévoir.  Je  veux  parler,  messieurs,  de  leur  attitude  et 
de  leur  entente  avant,  pendant  et  après  le  crime.  Je 
veux  parler  aussi  de  leurs  réponses  concertées,  jusqu'au 
moment  où  le   sentiment  du  danger  personnel  et   le 
besoin  de  la  défense   personnelle  aussi  s'est  manifesté 
clairement    dans    l'esprit  de   chacun    d'eux;  jusqu'au 
moment  enfin  où  Boisleux,   accusé  par  de  La  Jarrige, 
accusera  formellement  celui-ci  en  termes  précis,  je  vous 
l'assure,  et  en  termes  indignés  et  vibrants,  ainsi  que  je 
vous  en  donnerai  la  preuve.  Loin  de  moi,  messieurs,  la 
pensée    de  recourir  dans   ce  débat  à  des  artifices   de 


DE  LA  PRÉCISION.  117 

lang-ag-e  et  de  faire  étalag-e  d'une  science  qui  n'est 
pas  la  mienne  et  que  j'emprunterais.  Vous  avez 
d'ailleurs  entendu  les  hommes  les  plus  autorisés  de  la 
Faculté  de  Paris;  dans  ce  que  je  pourrais  dire  après  eux, 
je  risquerais  d'être  un  écho  peut-être  infidèle;  par 
conséquent,  je  préfère  m'abstenir.  (M^  Bonnet,  Ibid.) 

6^  Exercice. 

Nous  ne  réclamons  pas  assurément  pour  le  père  de 
famille  l'omnipotence  que  lui  avait  faite  et  que  lui  fait 
encore  aujourd'hui  le  paganisme  chez  certains  peuples 
du  monde.  Le  paganisme  ignorait  la  loi  de  l'amour,  voilà 
pourquoi  l'autorité  y  aboutissait  au  despotisme  ;  il  en  est 
tout  autrement  dans  le  christianisme,  qui  fait  partout 
de  l'amour  le  contrepoids  et  l'auxiliaire  de  l'autorité. 
D'ailleurs,  le  pouvoir  social  protecteur  de  la  famille  entière 
est  là  pour  arrêter  l'arbitraire  et  protéger  la  faiblesse. 
Mais,  ne  l'oublions  pas,  si  l'exagération  de  la  puissance 
paternelle  lui  a  fait  à  certains  points  de  l'histoire  un 
caractère  barbare  etquelquefois  désastreux,  la  diminution 
progressive,  et,  à  la  lin,  l'annulation  de  cette  puissance, 
aboutiraient  à  donner  à  la  famille  entière  un  caractère  plus 
barbare  et  plus  désastreux  encore  ;  que  dis-je?  l'abaisse- 
ment et  la  destruction  de  cette  puissance  serait  l'abais- 
sement et  la  destruction  de  la  famille  elle-même  ;  parce 
que  la  famille,  avec  toute  sa  grandeur,  toute  sa  force  et 
toute  son  harmonie,  repose  sur  la  paternité  armée  pour 
la  défendre  de  la  plus  naturelle  et  de  la  plus  légitime 
puissance. 

Voilà,  messieurs,  la  royauté  paternelle  vue  dans  la 
seule  lumière  de  la  raison  et  de  la  nature,  la  voilà  avec 
sa  dignité,  son  ministère  et  ses  responsabilités,  investie 
parla  Providence  du  triple  droit  d'enseigner,  de  gouverner 


118  EXPRESSION. 

^t  de  punir;  la  voilà  comme  la  plus  haute  représentation 
de  la  souveraineté  de  Dieu  dans  Tordre  naturel  ;  la  voilà 
surtout  comme  la  plus  g-rande  sauvegarde  de  la  famille 
et  la  plus  grande  force  de  conservation  dans  les  sociétés. 
Si  étonnante  est  cette  force  cachée  dans  la  puissance  qui 
protège  la  famille,  que  de  grands  peuples  ont  pu,  armés 
de  cette  puissance,  braver  l'empire  du  temps;  ils  y  ont 
trouvé  le  secret  de  cette  longévité  promise  aux  peuples 
comme  aux  hommes  qui  gardent  pour  la  paternité  un 
amour,  un  honneur  et  un  respect  qui  ne  se  démentent 
pas.  (Le  p.  Félix.) 

7"  Exercice. 

J'ai  fini.  La  défense  a  suivi  l'accusation  pas  à  pas  ;  j'ai 
écrit,  pour  ainsi  dire,  sous  la  dictée  de  M.  le  procureur 
g-énéral,  et  il  me  semble  que  j'ai  réponse  à  tout. 

Cette  affaire  n'est  pas  la  première  affaire  criminelle 
dont  j'ai  eu  à  m'occuper;  jamais  je  n'en  ai  vu  qui  soit 
aussi  claire  que  celle-ci.  Je  n'aime  pas  à  dire  le  contraire 
delà  vérité.  Je  défends  l'accusé,  mais  je  serais  un  sot,  et 
nn  malhonnête  homme,  si  je  disais  ce  qui  n'est  pas. 

Messieurs,  je  ne  veux  pas  que  l'accusé  sorte  par  la 
petite  porte.  Je  ne  veux  pas  qu'on  dise  :  «  C'est  un  acquitté, 
parce  que  le  crime  n'était  pas  suffisamment  établi.  »  Je 
veux  qu'on  dise  :  «  C'est  un  acquitté  parce  qu'il  est  innocent, 
parce  qu'il  est  un  honnête  homme.  » 

Messieursles  jurés,  l'honorable procureurgénéral  vous 
a  rappelé  une  grande  pensée,  qui  se  trouve  dans  le  code. 
Il  vous  a  dit  :  «Vous  avez  à  vous  demander  si  vous  êtes 
convaincus.  »  Mais  il  ne  vous  est  pas  interdit  de  vous 
demander  pour  quelles  raisons  vous  êtes  convaincus.  La 
loi  vous  a  pris  en  grand  honneur.  Elle  vous  a  donné  plus 
de  droit  qu'elle  n'en  a  donné   aux  magistrats  éminents 


DE  LA  PRÉCISION.  119 

qui  président  à  ces  débats.  Ceux-ci  nous  disent  pourquoi 
nous  sommes  coupables.  Vous,  vous  ne  publiez  pas  les 
raisons  de  votre  verdict  ;  mais  vous  avez  le  droit,  le  devoir 
de  les  rechercher.  Eh  bien,  messieurs,  prenez  la  vie  tout 
entière  de  Faccusé,  prenez  dans  tous  leurs  détails  les 
crimes  qu'on  lui  impute,  et  je  vous  l'affirme,  ou  je  me 
trompe  beaucoup,  vous  direz  :  «  Non,  cet  homme  n'est 
pas  coupable  !  »  Vous  le  direz,  messieurs,  j'en  ai  pour 
g-arant  le  soin  avec  lequel  vous  avez  suivi  ces  débats. 
J'ai  vu  d'ailleurs,  à  certains  moments,  sur  vos  figures 
intellig-entes  l'expression  de  la  surprise  lorsque  la  vérité 
se  faisait  jour. 

Cet  homme  est  un  étranger,  il  sait  bien  que  cela  vous 
importe  peu  ;  il  sait  même  que  s'il  y  avait  une  préférence, 
elle  serait  pour  lui,  car  la  première  hospitalité  est  celle 
d'une  bonne  et  sainte  justice. 

Cet  homme  est  resté  calme,  malgré  la  gravité  de  l'accu- 
sation qui  pesait  sur  lui,  malgré  la  longueur  de  ces  débats. 
Il  n'a  jamais  tremblé.  Il  a  foi  dans  vos  consciences  ;  il  a  foi 
danssoninnocenceetilaraison.Ils'estdit:  «Que  m'impor- 
te! il  ne  me  fautque  quelques  honnêtes  genspour  me  rendre 
justice.  »  Il  en  a  trouvé  douze.  Je  m'en  rapporte  à  eux. 
(Laghaud,  Assises^  Brabant,  3i  oct.  1866,Gharpentier,  éd.  ) 

8*^  Exercice. 

Vous  ne  pouvez  condamner  Milon  sans  prononcer  en 
même  temps  que  tout  homme  qui  tombera  entre  les  mains 
des  brigands  doit  périr  ou  par  leurs  coups,  ou  par  vos 
jugements.  Si  Milon  l'avait  pensé,  il  aurait  dû  s'aban- 
donner à  son  assassin.  Parce  qu'il  ne  Ta  pas  fait,  c'est  vous 
qui  allez  l'égorger  ! 

Mais  vous  ne  le  pouvez  pas  ;  la  question  se  réduit 
donc  à  savoir,  non  pas  si  Glodius  a  été  tué,   nous  l'a- 


120  EXPRESSION. 

vouons,  mais  s'il  l'a  été  justement  ou  non.  Il  est  évident 
que  des  embûches  ont  été  dressées.  Qui  des  deux  les  a 
dressées?  Voilà  ce  que  l'on  ne  sait  pas;  et  c'est  sur 
ce  point  que  l'on  a  demandé  l'information.  Le  Sénat  a 
condamné  un  acte,  il  n'a  pas  condamné  un  individu.  Et 
selon  la  proposition  de  Pompée,  nous  examinons  une 
question  de  droit,  non  de  fait. 

Quelle  est  la  première  chose  à  rechercher?  —Quel  est 
celui  des  deux  qui  a  dressé  des  embûches  à  l'autre? 
Assurément. 

...  Eh  bien,  considérons  un  point  essentiel  :  à  qui  le 
lieu  du  combat  était-il  le  plus  favorable?  La  rencontre  a 
eu  lieu  devant  un  terrain  de  Clodius  où  un  bon  millier 
d'hommes  robustes  travaillaient  aux  folles  constructions 
de  celui-ci.  Est-ce  que  Milon  avait  choisi  ce  lieu  où 
l'ennemi  le  dominait,  pensant  y  triompher?  Ou  n'y  était- 
il  pas  plutôt  attendu  par  Clodius  confiant  en  la  place, 
qui  se  préparait  à  bondir  sur  lui?  Le  fait  en  lui-même 
est  assez  éloquent. 

Mais  assez  de  récit;  voici  un  tableau  qui  vous  édifiera. 
L'un  des  deux  hommes  est  en  voiture,  enveloppé  dans 
son  manteau  ;  sa  femme  est  assise  à  côté  de  lui.  Tout 
cela  estbieng-ênantpourunhomme  qui  vase  battre.  A  Mi- 
lon que  tout  embarrasse,  comparez  ce  bandit  que  rien  ne 
g-ène.  Toujours  sa  femme  l'accompag-ne  d'ordinaire,  ce 
jour-là  il  est  sans  elle  ;  il  va  toujours  en  voiture,  il  est  à 
cheval;  en  quelque  endroit  qu'il  aille,  fût-ce  au  camp 
d'Étrurie,il  se  fait  accompagner  par  des  Grecs,  alors  une 
escorte  sérieuse.  Ainsi,  Milon,  contre  son  habitude, 
emmène  les  musiciens  de  sa  femme  et  des  suivantes, 
tandis  que  Clodius,  toujours  accompag-né  de  débauchés 
et  de  filles  à  l'ordinaire,  n'a  autour  de  lui  ce  jour-là 
qu'une  escorte  de  choix.  (Cicéron,  Pro  Milone,  11,  20, 
21,  trad.  Georges  Le  Roy.)' 


DE  LA   PRÉCISION.  121 

9^  Exercice. 

L'interrogatoire  a  lieu  le  29  ventôse  à  minuit.  Le 
30  ventôse,  à  deux  heures  du  matin,  le  duc  d'Eng-hien 
est  introduit  devant  la  commission  militaire. 

Sur  la  minute  du  jugement  on  lit  :  «  Aujourd'hui,  le 
30  ventôse  an  XII  de  la  République,  à  deux  heures  du 
matin  »  :  ces  mots,  deux  heurtes  du  matin^  qui  n'y  ont 
été  mis  que  parce  qu'en  effet  il  était  cette  heure-là,  sont 
effacés  sur  la  minute,  sans  avoir  été  remplacés  par 
d'autre  indication. 

Pas  un  seul  témoin  n'a  été  ni  entendu  ni  produit 
contre  l'accusé. 

L'accusé  est  déclaré  coupable  !  Coupable  de  quoi  ?  le 
jugement  ne  le  dit  pas. 

Tout  jugement  qui  prononce  une  peine  doit  contenir 
la  citation  de  la  loi  en  vertu  de  laquelle  la  peine  est 
appliquée.  Eh  bien,  ici,  aucune  de  ces  formes  n'a  été 
remplie;  aucune  mention  n'atteste  au  procès-verbal  que 
les  commissaires  aient  eu  sous  les  yeux  un  exemplaire 
de  la  loi:  rien  ne  constate  que  le  président  en  ait  lu  le 
texte  avant  de  l'appliquer.  Loin  de  là,  le  jugement,  dans 
sa  forme  matérielle,  offre  la  preuve  que  les  commissaires 
ont  condamné  sans  savoir  ni  la  date  ni  la  teneur  de  la 
loi;  car  ils  ont  laissé  en  blanc,  dans  la  minute  de  la 
sentence,  et  la  date  de  la  loi  et  le  numéro  de  l'article,  et 
la  place  destinée  à  recevoir  son  texte.  Et  cependant 
c'est  sur  la  minute  d'une  sentence  constituée  dans  cet 
état  d'imperfection  que  le  plus  noble  sang  a  été  versé 
par  des  bourreaux  ! 

La  délibération  doit  être  secrète,  mais  la  prononcia- 
tion du  jugement  doit  être  publique  ;  c'est  encore  la  loi 
qui  nous  le  dit.  Or  le  jugement  du  30  ventôse  dit  bien  : 
«  Le  conseil  délibérant  à  huis  clos  »  ;  mais  on  n'y  trou»'e 


122  EXPRESSION. 

pas  la  mention  que  l'on  ait  rouvert  les  portes,  on  n'y  voit 
pas  exprimé  que  le  résultat  de  la  délibération  ait  été 
prononcé  en  séance  publique.  Il  le  dirait,  y  pourrait-on 
croire?  Une  séance  publique,  à  deux  heures  du  matin, 
dans  le  donjon  de  Vincennes,  lorsque  toutes  les  issues 
du  château  étaient  gardées  par  des  gendarmes  d'élite!... 
Mais,  enfin,  on  n'a  pas  même  pris  la  précaution  de 
recourir  aumensong-e;  le  jugement  est  muet  sur  ce  point. 
Ce  jugement  est  signé  par  le  président  et  les  six  autres 
commissaires,  y  compris  le  rapporteur,  mais  il  est  à 
remarquer  que  la  m'mxxiQ  n  est  pas  signée  par  le  greffier, 
dont  le  concours,  cependant,  était  nécessaire  pour  lui 
donner  authenticité. 

La  sentence  est  terminée  par  cette  terrible  formule  : 
«  Sera  exécuté  de  suite,  à  la  diligence  du  capitaine-rappor- 
teur » .  De  suite  !  mots  désespérants  qui  sont  Tou  vrage  des 
juges!  De  suite!  et  une  loi  expresse,  celle  du  15  bru- 
maire an  VI,  accordait  le  recours  en  revision  contre  tout 
jugement  militaire  !  Interrogé  de  nuit,  jugé  de  nuit,  le 
duc  d'Enghien  a  été  tué  de  nuit.  Cet  horrible  sacrifice 
devait  se  consommer  dans  l'ombre,  afin  qu'il  fut  dit  que 
toutes  les  lois  avaient  été  violées,  toutes,  même  celles 
qui  prescrivaient  la  publicité  de  l'exécution.  (Dupin 
aîné,  18-23(1),  Plon-Nourril,  édit.) 

Cette  qualité  de  la  précision  est  nécessaire,  nous  l'avons  diU 
dans  tout  exposé,  discussion,  raisonnement,  etc....  11  s'ensuit 
que  l'exorde  d'un  discours  ne  saurait  jamais  être  exposé  avec 
trop  de  netteté.  11  faudra  cependant  éviter  la  sécheresse  de  ton, 
surtout  dans  un  discours  dapparat.  Et,  comme  nous  le  disions 
au  sujet  du  naturel,  toute  qualité  particulière  doit  s'harmo- 
niser avec  le  style,  et  s'amplifier  avec  lui.  Témoin  le  magni- 
fique exorde  de  l'oraison  funèbre  du  grand  Condé  : 


(1)  «DisciiSïiion  relative  à  l'assassinat  du  duc  d'Engliien»,  citée  par  Chateaubriaiui- 


DE  LA  PRÉCISION.  123 


10^  Exercice. 


Monseigneur, 

Au  moment  que  j'ouvre  la  bouche  pour  célébrer  la 
gloire  immortellede  Louis  de  Bourbon,  prince  deCondé, 
je  me  sens  également  confondu,  et  par  la  grandeur  du 
sujet,  et,  s'il  m'est  permis  de  l'avouer,  par  l'inutilité  du 
travail.  Quelle  partie  du  monde  habitable  n'a  pas  ouï  les 
victoires  du  prince  de  Condé,  et  les  merveilles  de  sa  vie? 
On  les  raconte  partout  :  le  Français  qui  les  vante 
n'apprend  rien  à  l'étranger;  et  quoi  que  je  puisse 
aujourd'hui  vous  en  rapporter,  toujours  prévenu 
par  vos  pensées,  j'aurai  encore  à  répondre  au  secret 
reproche  que  vous  me  ferez  d'être  demeuré  beaucoup 
au-dessous.  Nous  ne  pouvons  rien,  faibles  orateurs, 
pour  la  gloire  des  âmes  extraordinaires  :  le  sage  a 
raison  de  dire  que  «  leurs  seules  actions  les  peuvent 
louer  »  :  toute  autre  louange  languit  auprès  des 
grands  noms  ;  et  la  seule  simplicité  d'un  récit  fidèle 
pourrait  soutenir  la  gloire  du  prince  de  Condé.  Mais  en 
attendant  que  l'histoire,  qui  doit  ce  récit  aux  siècles 
futurs,  le  fasse  paraître,  il  faut  satisfaire  comme  nous 
pourrons  à  la  reconnaissance  publique  et  aux  ordres  du 
plus  grand  de  tous  les  rois.  Que  ne  doit  point  le 
royaume  à  un  prince  qui  a  honoré  la  maison  de  France, 
tout  le  nom  français,  son  siècle,  et,  pour  ainsi  dire, 
l'humanité  tout  entière?  Louis  le  Grand  est  entré  lui- 
même  dans  ces  sentiments.  Après  avoir  pleuré  ce  grand 
homme,  et  lui  avoir  donné  par  ses  larmes,  au  milieu  de 
toute  sa  cour,  le  plus  glorieux  éloge  qu'il  put  recevoir, 
il  assemble  dans  un  temple  si  célèbre  ce  que  son 
royaume  a  de  plus  auguste,  pour  y  rendre  des  devoirs 
publics  à  la  mémoire  de  ce  prince  ;   et  il  veut  que  ma 


124  EXPRESSION. 

faible  voix  anime  toutes  ces   tristes  représentations  et 
tout  cet  appareil  funèbre.    Faisons  donc  cet  effort  sur 
notre  douleur.  Ici  un  plus  grand  objet,  et  plus  digne  de 
cette  chaire,  se  présente  à  ma  pensée.  C'est  Dieu  qui 
fait   les  g-uerriers  et  les  conquérants.  «  C'est  vous,  lui 
disait  David,  qui  avez  instruit  mes  mains  à  combattre, 
et  mes  doig-ts  à  tenir  l'épée.  »  S'il  inspire  le  courage, 
il   ne    donne   pas   moins    les    autres   grandes  qualités 
naturelles  et  surnaturelles   et  du    cœur  et  de  l'esprit. 
Tout  part  de  sa  puissante  main  ;  c'est  lui  qui  envoie  du 
ciel    les    généreux   sentiments,  les  sages  conseils,    et 
toutes  les  bonnes  pensées;  mais  il  veut  que  nous  sachions 
distinguer  entre  les  dons  qu'il  abandonne  à  ses  ennemis, 
et  ceux  qu'il  réserve  à  ses  serviteurs.  Ce  qui  distingue 
ses  amis  d'avec  tous  les  autres,  c'est  la  piété;  jusqu'à  ce 
qu'on  ait  reçu  ce  don  du  ciel,  tous  les  autres  non  seule- 
ment ne  sont  rien,  mais  encore  tournent  en  ruine  à  ceux 
qui  en  sont  ornés.  Sans  ce  don  inestimable  de  la  piété, 
que  serait-ce  que  le  prince  de  Condé  avec  tout  ce  grand 
cœur  et  ce  grand  génie?  Non,  mes  frères,  si  la  piété 
n'avait  comme  consacré  ses  autres  vertus,  ni  ces  princes 
ne  trouveraient  aucun  adoucissement  à  leur  douleur,  ni 
ce  religieux  pontife  aucune  confiance  dans  ses  prières, 
ni  moi-même  aucun  soutien  aux  louanges  que  je  dois  à 
un  si  grand   homme.  Poussons  donc  à  bout  la  gloire 
humaine    par    cet   exemple;     détruisons     l'idole    des 
ambitieux;  qu'elle  tombe   anéantie  devant  ces  autels. 
Mettons    ensemble    aujourd'hui,   car  nous  le  pouvons 
dans  un  si  noble   sujet,  toutes  les  plus  belles  qualités 
d'une  excellente    nature  ;    et,  à  la  gloire  de  la  vérité, 
montrons,  dans  un  prince  admiré  de  tout  l'univers,  que 
ce  qui  fait  les  héros,  ce  qui  porta  la  gloire  du  monde 
jusqu'au  comble,  valeur,  magnanimité,  bonté  naturelle, 
voilà  pour  le  cœur;  vivacité,  pénétration,  grandeur  et 


DE  LA  PRÉCISION.  125 

Sublimité  de  génie,  voilà  pour  l'esprit,  ne  serait  qu'une 
illusion,  si  la  piété  ne  s'y  était  jointe  ;  et  enfin  que  la 
piélé  est  le  tout  de  l'homme.  C'est,  messieurs,  ce  que 
vous  verrez  dans  la  vie  éternellement  mémorable  du  très 
haut  et  très  puissant  prince  Louis  de  Bourbon,  prince 
de  Gondé,  premier  prince  du  sang-.  (Bossuet,  Oraison 
funèbre  du  Prince  de  Condé.) 

La  vigueur  de  la  pensée,  et  par  conséquent  la  netteté  de 
son  expression,  sont  encore  plus  nécessaires  dans  tout  ce  qui 
tient  du  raisonnement,  de  la  réflexion,  des  déductions  et 
conclusions  philosophiques.  A  ce  point  de  vue,  le  travail  le 
plus  efficace  semble  bien  èlre  celui  que  l'on  fera  sur  l'œuvre 
des  moralistes  ou  des  philosophes  (1). 


11^  Exercice. 

Cromwel  allait  ravager  toute  la  chrétienté;  la  famille 
royale  était  perdue,  et  la  sienne  à  jamais  puissante,  sans 
un  petit  grain  de  sable  (2)  qui  se  mit  dans  son  uretère. 
Rome  même  allait  trembler  sous  lui;  mais  ce  petit 
gravier  s'étant  mis  là,  il  est  mort,  sa  famille  abaissée, 
tout  en  paix,  et  le  roi  rét  ibli.  (Pascal,  Pensées.) 


(1)  11  ne  s'asjit  pas  là  d'imitation  :  on  n'imite  pas  les  manifestations  des  facultés 
supérieures.  On  pense  ou  on  ne  pense  pas,  voilà  tout.  Tout  homme  qui  pense  traduit 
sa  pensée,  et  tout  homme  qui  ne  traduitrien  ne  pense  rien.  11  n'y  a  pas  d"autre  secret. 
Aussi  nous  élonnons-nous  singulièrement  de  lire  ces  lignes  dans  un  manuel  de 
Diction  :  «  Que  doit-on  faire  pour  exprimer  la  pensée  au  moyen  de  la  mimique 
générale  en  imitado?}? 

«  Observer  dans  la  nature  les  effets  expressifs  de  la  passion  (?)  ou  de  l'idée  que 
Ton  veut  rendre;  voir  quel  genre  de  mouvement  cette  idée  entraîne  (mouvements 
actifs  ou  passifs,  abandonnés  ou  soutenus...)  En  un  mot,  produire  les  mouvements 
coordonnés,  harmonisés,  et  appropriés  à  la  pensée;  les  fondre  en  une  attitude  d'en- 
semble, unie  à  une  physionomie  exprimant  la  pensée,  et  à  un  geste  vocal  dont 
les  sonorités  sont  l'écho  de  cette  même  pensée.  »  Nous  comprenons  difficilement. 

(2)  Marquer  l'opposition  entre  la  petitesse  de  la  cause  et  l'extraordinaire  impor- 
tance des  effets. 


126  EXPRESSION. 

12*'  Exercice. 

Quand  j'ai  traversé  la  vallée, 
Un  oiseau  chantait  sur  son  nid. 
Ses  petits,  sa  chère  couvée, 
Venaient  de  mourir  dans  la  nuit. 
Cependant  il  chantait  V aurore; 
0  ma  Muse!  ne  pleurez  pas  : 
A  qui  perd  tout.  Dieu  reste  encore. 
Dieu  là-haut,  Tespoir  ici-bas. 

(A.  DE  Musset,  Nuit  d'août.) 

13*^  Exercice. 

Si  nous  rêvions  toutes  les  nuits  la  même  chose,  elle- 
nous  alTecterait  autant  que  les  choses  que  nous  voyons 
tous  les  jours  ;  et  siunai'tisan  était  sûr  de  rêver  toutes 
lesnuits,  douze  heures  durant,  qu'il  est  roi,  je  crois  qu'il 
serait  presque  aussi  heureux  qu'un  roi  qui  rêverait 
toutes  les  nuits,  douze  heures  durant,  qu'il  serait 
artisan. 

Si  nous  rêvions  toutes  les  nuits  que  nous  sommes  pour- 
suivis par  des  ennemis,  et  agités  par  ces  fantômes  péni- 
bles, et  qu'on  passât  tous  les  jours  en  diverses  occu- 
pations, comme  quand  on  fait  voyage,  on  souffrirait 
presque  autant  que  si  cela  était  véritable,  et  on  appré- 
henderait le  dormir,  comme  on  appréhende  le  réveil 
quand  on  craint  d'entrer  dans  de  tels  malheurs  en 
effet.  (Pascal,  Pensées.) 

W  Exercice. 

Qu'est-ce  qu'un  homme  dans  l'infini  ?  Mais  pour  lui 
présenter]  un  autre  prodig-e  aussi  étonnant,  qu'il  re- 
cherche dans  ce  qu'il  connaît  les  choses  les  plus  délicates. 


DE  LA  PRECISION.  127 

Qu'un  ciron  lui  offre  dans  la  petitesse  de  son  corps  des 
parties  incomparablement  plus  petites,  des  jambes  avec 
des  jointures,  des  veines  dans  ces  jambes,  du  sang  dans 
ces  veines,  des  humeurs  dans  ce  sang-,  des  gouttes  dans 
ces  humeurs,  des  vapeurs  dans  ces  gouttes;  que,  divisant 
encore  ces  dernières  choses,  il  épuise  ses  forces  en  ses 
conceptions,  et  que  le  dernier  objet  où  il  peut  arriver 
soit  maintenant  celui  de  notre  discours,  il  pensera 
peut-être  que  c'est  là  Textrème  petitesse  de  la  nature. 
Je  veux  lui  faire  voir  là-dedans  un  abîme  nouveau. 
Je  lui  veux  peindre  non  seulement  l'univers  visible, 
mais  rimmensité  qu'on  peut  concevoir  de  la  nature, 
dans  l'enceinte  de  ce  raccourci  d'atome.  Qu'il  y  voie  une 
infinité  d'univers,  dont  chacun  a  son  firmament,  ses  pla- 
nètes, sa  terre,  en  la  même  proportion  que  le  monde 
visible  ;  dans  cette  terre,  des  animaux,  et  enfin  des 
cirons,  dans  lesquels  il  retrouvera  ce  que  les  premiers 
ont  donné  ;  et,  trouvant  encore  dans  les  autres  la  même 
chose,  sans  fin  et  sans  repos,  qu'il  se  perde  dans  ces 
merveilles,  aussi  étonnantes  dans  leur  petitesse  que  les 
-autres  dans  leur  étendue  ;  car  qui  n'admirera  que  notre 
corps,  qui  tantôt  n'était  pas  perceptible  dans  l'univers, 
imperceptible  lui-même  dans  le  sein  du  tout,  soit  à  pré- 
sent un  colosse,  un  monde,  ou  plutôt  un  tout,  à  l'égard 
■du  néant  où  l'on  ne   peut  arriver?  (Pascal,  Ibld.) 


CHAPITRE  IV 

DE  LA  FORCE. 

11  est  des  cas  où  la  précision  ne  suffit  plus  :  sous  l'action 
d'une  conviction  profonde  ou  d'un  péril  prochain,  les  argu- 
ments —  tout  en  gardant  leur  netteté  —  se  précipitent.  Et 
l'orateur  peut  atteindre  à  l'éloquence  à  force  d'énergie  et  de 
sincérité.  Mais,  s'il  n'est  pas  préparé  à  cet  te  expression  violente, 
il  s'essouffle,  s'enroue,  et  bouscule  les  phrases  sans  pouvoir 
les  articuler. 

il  faudra  avoir  soin,  dans  les  passages  vigoureux  qui  suivent, 
de  distribuer  ses  forces  et  de  ne  pas  les  gaspiller,  en  réservant 
le  maximum  pour  le  point  culminant  du  morceau.  Que  l'on 
n'oublie  pas  non  plus  que  le  cri  est  un  signe  de  faiblesse,  non 
de  force;  que  par  conséquent  il  est  à  bannir  absolument  (1). 

Ainsi,  dans  ces  morceaux,  plus  que  dans  tous  les  autres,  il 
importe  de  respecter  les  lois  de  correction  :  respiration  fré- 
quente (sans  hoquet), articulation  vigoureuse, ponctuation, etc.. 
On  évitera  les  inflexions  de  voix  d'une  trop  grande  étendue 
musicale  (surtout  dans  les  interrogations),  et  l'on  saura  baisser 

la  voix  dès  que  l'occasion  le  permettra.  {Mais ,  oppositions 

et  changements  d'idées,  etc..) 

l^'^  Exercice. 

Quel  orateur  n'est  à  la  merci  d\in  incident  d'audience  dans 
le  genre  de  celui  que  nous  reproduisons? 

Messieurs,  j'admire  avec  quelle  unanimité  vous 
applaudissez  le  président  quand  il  m'applique  le  règle- 

(1)  La  grâce  de  sa  diction  donnait  à  l'éloquence  de  Cicéron  une  force  persuasive. 
Aussi  se  moquait-il  de  ces  orateurs  qui  n'avaient  d'autre  moyen  de  toucîier  que  de 
pousser  de  grands  cris  :  «  C'est  pnr  faiblesse,  disait-il,  qu'ils  crient  ainsi,  comme 
les  boiteux  montent  à  cheval.  »  (Plutarquk,  Vie  de  Cicéron.) 


DE  LA  FORCE.  129 

fènt,  m'inflige  un  rappel  à  Tordre  avec  inscription  au 
procès-verbal;  et  j'admire  avec  quelle  même  unanimité 
vous  Uapplaudissez  encore  quand  il  vient,  un  instant 
après,  vous  affirmer  qu'il  faut  me  laisser  dire  tout  ce  que 
j'ai  à  vous  dire. 

Il  me  semble  qu'il  serait  peut-être  utile  de  trouver  un 
peu  moins  de  contradiction  dans  votre  manière  de  faire... 
et  peut-être  un  peu  aussi  dans  la  manière  de  procéder 
du  président. 

La  conclusion  logique  de  son  raisonnement  serait,  il  me 
semble,  de  retirer  le  rappel  à  l'ordre  dont  j'ai  été  l'objet. 

Il  ne  suffit  pas  de  faire  ici  du  sentimentalisme  libéral, 
il  ne  suffît  pas  de  faire  des  phrases,  il  faut  des  faits.  Ou 
j'ai  la  liberté,  ou  je  ne  l'ai  pas. 

Il  serait  trop  commode  — j'ai  fini  sur  cet  incident,  — 
il  serait  trop  commode  de  me  dire  :  «  Vous  avez  la 
liberté  de  parler,  la  liberté  entière,  la  Chambre  vous 
écoutera,  vous  entendra  jusqu'au  bout  »  ;  et  cependant 
de  maintenir  les  sévérités  du  règlement  contre  moi. 

La  conclusion  de  tout  cela,  messieurs,  c'est  que  je  dois 
me  hâter  de  quitter  ce  terrain  brûlant,  où  j'ai  le  droit  de 
tout  dire,  à  la  condition  de  ne  rien  dire. 

Messieurs,  j'accepterai  tout  ce  que  vous  voudrez,  mais 
je  n'accepterai  jamais  qu'on  vienne  ici,  dans  ma  personne, 
se  moquer  du  bon  sens. 

Si  la  liberté  était  complète  pour  moi,  je  pourrais  en 
user,  mais  la  liberté  n'existe  pas  quand  on  me  tient  sous 
le  coup  des  sévérités  du  règlement...  et  quand  on  prend 
à  l'avance  la  singulière  précaution  de  m'inviter  à 
m'abstenir  de  telles  ou  telles  expressions  qui  pourraient 
me  faire  encourir  de  nouvelles  sévérités. 

Messieurs,  soyons  francs,  mettons  de  la  loyauté  dans 
le  débat.  Encore  une  fois,  on  est  libre  ou  on  ne  l'est  pas. 
(Paul  de  Cassagnac.) 


^30  EXPRESSION. 

2^  Exercice. 

Et  vous  croyez,  vous  qui  venez  me  forcer  à  individua- 
liser les  responsabilités,  que  vous  n'en  avez  aucune! 

Vous  ne  vous  êtes  donc  point  fait  dire,  dans  l'exil  où 
vous  vous  étiez  réfugiés,  ce  qu'ont  pesé  pour  nous  ces 
heures  où  nous  sentions  le  sol  du  pays  envahi  par  la 
Prusse?  Vous  ne  sentiez  donc  pas  la  fumée  de  nos  chau- 
mières brûlées?  Vous  ne  saviez  donc  pas  qu'à  chaque 
quart  d'heure  on  nous  annonçait  qu'un  des  nôtres  tom- 
bait g-lorieusement?  Vous  ne  vous  l'êtes  pas  assez 
laissé  dire?  Ah!  ne  croyez  pas  qu'il  suffira  de  dire, 
€omme  j)our  l'expédition  du  Mexique,  que  vous  avez  si 
complaisamment  évoquée  :  «  C'est  le  secret  de  la  Provi- 
dence, qui  ne  respecte  pas  toujours  vos  propres  combi- 
naisons. » 

Eh  bien,  ce  n'est  pas  assez.  Je  vous  dis,  moi,  quel  que 
soit  le  sang-froid  de  tous  vos  gens  au  cœur  léger,  il  y  a 
une  heure  où  vous  avez  du  entendre  une  voix  qui  criait  : 
«  Vare,  leglones  7'edde  !  Varus,  rendez-nous  nos  légions, 
rendez-nous  la  gloire  de  nos  pères,  rendez-nous  nos 
provinces.»  (D'Audiffret-Pasquier.) 

3'  Exercice. 

Voici  encore  de  la  discussion  âpre  et  violente,  mais  comique 
cette  fois.  Cependant  le  comique  ne  saurait  ressortir  que  par 
la  sincérité. 

DANDIN. 

Du  repos?  Ah!  sur  toi  tu  veux  régler  ton  père. 
Crois-tu  qu'un  juge  n'ait  qu'à  faire  bonne  chère, 
<ju'à  battre  le  pavé  comme  un  tas  de  galants, 
Courir  le  bal  la  nuit,  et  le  jour  les  brelans? 
L'argent  ne  nous  vient  pas  si  vite  que  l'on  pense. 
Chacun  de  tes  rubans  me  coûte  une  sentence. 


DE   LA  FORCE.  134 

Ma  robe  vous  fait  honte.  Un  fils  déjuge  !  Ah  !  fi  ! 

Tu  fais  le  gentilhomme  :  hé!  Dandin,  mon  ami, 

Reg-arde  dans  ma  chambre  et  dans  ma  garde-robe 

Les  portraits  des  Dandin  ;  tous  ont  porté  la  robe  ; 

Et  c'est  le  bon  parti.  Compare,  prix  pour  prix, 

Les  étrennes  d'un  juge  à  celles  d'un  marquis  ; 

Attends  que  nous  soyons  à  la  fin  de  décembre. 

Qu'est-ce  qu'un  gentilhomme?  Un  pilier  d'antichambre. 

Combien  en  as-tu  vu,  je  dis  des  plus  huppés, 

A  souffler  dans  leurs  doigts  dans  ma  cour  occupés, 

Le  manteau  sur  le  nez  ou  la  main  dans  la  poche, 

Enfin,  pour  se  chaufl'er,  venir  tourner  ma  broche? 

Voilà  comme  on  les  traite.  Eh  !  mon  pauvre  garçon. 

De  ta  défunte  mère  est-ce  là  la  leçon? 

La  pauvre  Babonnette!  Hélas!  lorsque  j'y  pense, 

Elle  ne  manquait  pas  une  seule  audience. 

Jamais,  au  grand  jamais,  elle  ne  me  quitta, 

Et  Dieu  sait  bien  souvent  ce  qu'elle  en  rapporta  ; 

Elle  eût  du  buvetier  emporté  les  serviettes, 

Plutôt  que  de  rentrer  au  logis  les  mains  nettes. 

Et  voilà  comme  on  fait  les  bonnes  maisons.  Va, 

Tu  ne  seras  qu'un  sot. 

(Racine,  Les  Plaideurs,  acte  l,  se.  iv.) 

4*^  Exercice. 

Voici  maintenant  le  couplet  fameux  où  Clitandre,  après 
avoir  spirituellement  tenu  tête  à  Trissotin,  s'échauffe  malgré 
lui  et  ne  résiste  pas  au  désir  qu'il  a  d'attaquer  franchement 
son  adversaire  et  ses  «  confrères  ».  Les  premiers  vers  i^e  sont 
encore  que  spirituels  et  railleurs,  mais  le  ton  devient  rapi-. 
dément  net  et  mordant. 

CLITANDRE. 

Je  vois  votre  chagrin,  et  que,  par  modestie. 

Vous  ne  vous  mettez  point,  monsieur,  de  la  partie  ; 


132  EXPRESSION. 

Et,  pour  ne  vous  point  mettre  aussi  dans  le  propos, 

Que  font-ils  pour  l'État,  vos  habiles  héros  ? 

Qu'est-ce  que  leurs  écrits  lui  rendent  de  service, 

Pour  accuser  la  cour  d'une  horrible  injustice 

Et  se  plaindre  en  tous  lieux  que  sur  leurs  doctes  noms 

Elle  manque  à  verser  la  faveur  de  ses  dons  ? 

Leur  savoir  à  la  France  est  beaucoup  nécessaire  ! 

Et  des  livres  qu'ils  font  la  cour  a  bien  affaire  ! 

Il  semble  à  trois  g-redins,  dans  leur  petit  cerveau, 

Que,  pour  être  imprimés  et  reliés  en  veau, 

Les  voilà  dans  l'État  d'importantes  personnes  ; 

Qu'avec  leur  plume  ils  font  les  destins  des  couronnes; 

Qu'au  moindre  petit  bruit  de  leurs  productions 

Ils  doivent  voir  chez  eux  voler  les  pensions  ; 

Que  sur  eux  l'univers  a  la  vue  attachée  ; 

Que  partout  de  leur  nom  la  gloire  est  épanchée  ; 

Et  qu'en  science  ils  sont  des  prodig-es  fameux  ; 

Pour  savoir  ce  qu'ont  dit  les  autres  avant  eux, 

Pour  avoir  eu  trente  ans  des  yeux  et  des  oreilles, 

Pour  avoir  employé  neuf  ou  dix  mille  veilles 

A  se  bien  barbouiller  de  grec  et  de  latin 

Et  se  charger  l'esprit  d'un  ténébreux  butin 

De  tous  les  vieux  fatras  qui  traînent  dans  les  livres  ; 

Gens  qui  de  leur  savoir  paraissent  toujours  ivres  ; 

Riches,  pour  tout  mérite,  en  babil  importun  ; 

Inhabiles  à  tout,  vides  de  sens  commun, 

Et  pleins  d'un  ridicule  et  d'une  impertinence 

A  décrier  partout  l'esprit  et  la  science  (i). 

(Molière,  Les  Femmes  savantes^  act.  IV,  se.  m.) 

Les  morceaux  qui  suivent  sont  extraits  de  plaidoyers 
contemporains.   L'éloquence  judiciaire   est  en  effet  un  des 

(1)  Entendez  :  à  faire  décrier  partout  le  véritable  esprit,  qui  n'a  aucune  ressem- 
blance avec  le  vôtre,  et  la  véritable  science.  Le  mépris  ne  doit  donc  pas  porter  sur 
ces  deux  mots. 


DE  LA  FORCE.  133 

genres  où  la  netteté  et  la  vigueur  trouvent  le  plus  souvent 
place.  C'est  aussi  aux  élèves  qui  se  destinent  au  barreau  que 
nous  recommandons  le  plus  instamment  l'étude  de  ces 
passages.  Un  avocat  n'a  pas  le  droit  de  manquer  de  force  ni 
de  conviction. 

5e  Exercice. 

Vous  allez  rendre  à  ces  deux  hommes,  contre  lesquels 
l'accusation  n'a  pu  formuler  aucune  preuve  précise  et 
convaincante,  l'honneur  et  la  liberté. 

Honnêtes  gens,  jurés  impartiaux,  assoiffés  de  justice 
et  de  vérité,  vous  ne  pouvez  pas  dire  que  les  accusés  ont 
volontairement,  sciemment  commis  un  crime  ! 

Vous  n'avez  pas  à  jug-er  les  opérations;  vous  n'avez 
pas  à  vous  préoccuper  des  questions  attristantes  ou  irri- 
tantes qui  sont  absolument  étrangères  au  procès  sou- 
mis à  votre  souveraine  décision. 

Boisleux  n'est  pas  poursuivi  pour  imprudence,  pour 
légèreté,  pour  maladresse.  L'abus  opératoire,  s'il  existe, 
n'est  pas  puni  par  notre  code  pénal.  Eh  bien  I  si  vos  lois 
sont  mal  faites,  changez-les  I  Si  votre  code  contient  des 
lacunes,  complétez-le  !  Modifiez  et  rajeunissez  vos  vieux 
codes  vermoulus  qui  craquent  de  toutes  parts,  élargissez 
les  fissures  qui  se  produisent  dans  l'antique  édifice 
judiciaire  pour  laisser  pénétrer  la  lumière  et  le  progrès  ! 

Mais  ne  punissez  pas  des  hommes  pour  un  crime  qu'ils 
n'ont  pas  commis  î  (M^^  Henri  Robert,  Assises,  Seine, 
1897,  Librairie  générale  de  Droit  et  de  Jurisprudence.) 

6«^  Exercice. 

Pour  quelle  raison  tous  ces  actes  incriminés  ne  sont- 
ils  pas  retenus?  Pour  quelle  raison  ?  Ah!  il  a  fallu  tout  le 
talent   de    M.    le    procureur    général    pour    que    l'ar- 
gument, dont  on  s'est  servi,  ait  pu  se  produire  dans  cette 
G.  Le  Roy.  —  La  Diction.  6 


134  EXPRESSION. 

enceinte.  On  a  reculé  devant  le  surcroît  de  peine  qui  en 
serait  résulté  pour  la  justice,  devant  le  temps  qu'il  aurait 
fallu  dépenser  pour  tout  examiner,  tout  discuter  !  Com- 
ment !  la  justice  a  peur  de  se  fatigpuer?  Gomment!  les 
hommes  consciencieux,  qui  nous  écoulent,  n'auraient 
pas  le  temps  de  tout  voir? 

Ah  î  voyez-vous,  le  cercle  dans  lequel  vous  vous  êtes 
enfermés  vous  gêne,  je  le  comprends  ;  alors  vous  brisez 
le  cercle;  vous  voulez  en  sortir  pour  parler  des  faits  dont 
vous  n'avez  pas  le  droit  de  parler,  et  vous  ne  voyez  pas 
que,  en  brisant  le  cercle,  vous  perdez  votre  accusation. 
Le  système  de  l'accusation  serait  vraiment  trop  com- 
mode ;  en  levant  toutes  les  barrières,  elle  pourrait  nous 
Jeter  dans  toutes  les  suppositions  possibles.  Tout  est  de 
droit  strict  ici,  messieurs.  (Lachaud,  Affaire  G iblain. 
Charpentier  éd.) 

7*^  Exercice. 

Jusqu'à  présent,  on  avait  cru  que  l'expert  était  un 
homme  de  science,  qui  ne  connaissait  rien  en  dehors  de 
la  science;  que  les  témoignages  ne  lui  appartenaient 
pas  ;  quïl  n'avait  pas  à  apprécier  les  correspondances  ; 
qu'il  n'avait  qu'à  examiner  le  cadavre,  qu'à  faire  ses 
expériences  chimiques  et  qu'en  dehors  de  cela  il  n'était 
plus  compétent.  Sillui  faut,  pour  arrivera  des  conclusions 
certaines,  tous  les  éléments  du  débat  dont  vous  êtes 
juges,  permettez-moi  de  le  dire,  ce  ne  seraplus  un  expert, 
mais  un  juré  qui  prononcera  avant  vous;  et,  je  le  dis  bien 
respectueusement,  c'est  la  première  fois  que  j'ai  vu  des 
experts  prononcer  en  jurés  sur  des  faits  qui  ne  leur  sont 
pas  d'ailleurs  complètement  connus.  Et  voici  pourquoi 
ils  ne  leur  sont  pas  complètement  connus  :  c'est  parce  que 
le  débat  oral  a  une  certaine  importance  dans  les  affaires 
criminelles.  Les  dépositions  des  témoins  peuvent  se  mo- 


DE   LA    FORCE.  135 

dificr,  lesexplicalionsdonnéesàraudiencesont  de  nature 
à  changer  la  physionomie  des  affaires.  Telle  lettre 
incompréhensible  y  reçoit  sa  véritable  signification.  J'ai 
le  droit  de  m'étonner  et  de  dire  que  ces  conclusions 
étaient  si  difficiles  à  prendre  que  les  savants  et  honorables 
experts  ont  été  embarrassés  et  qu'ils  n'ont  pas  trouvé 
dans  leur  science  seule  la  possibilité  d'une  convictioi* 
certaine  :  ils  n'ont  pas  fait  uniquement  de  la  science,  ils 
ont  fait  de  la  discussion.  Leur  rapport  porte  avec  lui- 
même,  ce  que  j'en  ai  fait  connaître  le  démontre,  la  preuve 
de  la  difficulté  de  cette  affaire.  -(Laghaud,  Affaire  La 
Pommerais,  1860,  Charpentier,  éd.). 

8'  Exercice. 

Troppmannri'ajamais  eu  d'enfance,  jamais  de  jeunesse. 
On  se  rappelle  la  fixité  de  ses  idées  ;  le  propos  qu'il 
tenait  à  l'un  de  ses  camarades  n'est-il  pas  significatif? 
A  dix-sept  ou  dix-huit  ans  il  est  obsédé  par  des  idées 
fixes!  Il  a  lu  un  livre  qui  l'a  exalté  et  qui  a  perdu  sa  raison 
chancelante.  Il  a  lu  le  Juif-errant^  un  roman  d'Eugène 
Slïe.  Ce  hvre  est  §a  lecture  favorite,  ordinaire  ;  on  y  voit 
que  la  fortune  de  Rennepont,  deux  cent  douze  millions, 
est  convoitée  par  Rodin,  qui  pour  s'en  emparer  fera 
disparaître  la  famille  entière!  Six  personnes  meurent 
d'une  mort  violente!  Voilà  les  livres  de  ses  jours  et  de 
ses  nuits!  Son  cerveau  est  atteint  par  ses  lectures,  il 
devient  malade,  et  Troppmann  dit  à  un  camarade  :  «  Quand 
on  lit  beaucoup  de  romans,  on  s'endort  avec;  quand 
on  n'en  lit  qu'un  seul,  on  en  rêve,  on  a  une  idée  fixe.  » 
L'idée  fixe  chez  Troppmann  est  devenue  l'idée  horrible, 
le  massacre  de  huit  personnes.  Les  hommes  de  science 
pourront  vous  le  dire,  vous  avez  devant  vous  un  être 
particulier;  voyez-le;  étudiez-le;  détournez  vos  yeux  des 


136  EXPRESSION. 

victimes  et  jugez  l'accusé.  Voyez-le  bizarre  jusque  dans 
sa  structure;  voyez  ses  bras  ;  voyez  ses  mains;  quelqu'un, 
hier,  me  disait  :  «Voyez-le,  voyez  son  attitude,  il  y  a  du 
fauve  dans  cet  homme.  »  Eh  bien  ;  si  vous  avez  affaire  à 
une  bête  féroce,  il  faut  la  museler  et  non  la  tuer  (1). 

C'est  ma  conscience,  qui  parle,  et  quand  j  ai  Thonneur 
d'accomplir  un  devoir,  je  plains  ceux  qui  ne  comprennent 
pas  le  respect  qu'on  doit  à  mon  ministère.  (Lachaud^ 
Affaire  Troppmann^  Charpentier,  éd.) 

9'  Exercice. 

Ah  I  prenez  garde!  Messieurs  les  jurés,  ne  vous 
laissez  pas  égarer  par  cette  harangue  entendue  de  ce 
côté  de  la  Cour  d'assises!  Il  eût  semblé,  à  vous  entendre, 
monsieur  l'avocat  général,  que  la  société  était  en  péril, 
et  votre  talent  seul  a  révélé  des  impressions  que  personne 
ne  soupçonnait.  Lutter  avec  vous  au  point  de  vue  oratoire 
est  impossible,  mais  ce  n'est  pas  de  lutte  oratoire  qu'il 
s'agit  ici.  11  s'agit  uniquement  de  la  recherche  de  la 
vérité,  du  droit,  des  principes  des  matières  spéciales  qui 
vous  occupent,  de  la  justice  dont  vous  êtes  tous  épris, 
vous  comme  moi;  vous,  jurés,  parce  que  vous  êtes  la 
plus  haute  des  juridictions,  celle  qui  est  sans  appel, 
celle  aussi  qui  est  la  plus  sociale  :  vous  êtes  les  pairs, 
les  égaux  de  cet  homme  ! 

Vous,  parce  que  vous  avez  prêté  un  serment  admirable 
entre  tous  qui  vous  ordonne  à  l'heure  actuelle  de  laisser 
de  côté  les  bruits  du  dehors,  les  calomnies,  les  vilenies,  les 
lâchetés  répandus  par  des  feuilles  assoitîées  de  rensei- 
gnements sur  le  compte  de  l'accusé.  Ici  la  loi  calme  veut 
que  je  parle  et  vous  ordonne  de  m'écouter,  de  me  suivre 

(1)  Ici  des  protestations  se  firent  entendre,  ce  qui  motiva  la  lière  réplique  qui  suit. 


DE  LA  FORCE.  137 

pias  à  pas,  comme. elle  vous  ordonnait  d'écouter  M.  Tavo-- 
cat  général.  Et  lorsque  cette  aiïaire  vous  sera  apparue  sous 
son  vrai  jour,  telle  qu'elle  est,  vous  direz  avec  moi  —  je 
le  lis  sur  vos  visages  —  qu'on  lui  a  tout  pris  :  son  passé 
a  disparu,  son  avenir  est  brisé  ;  il  lui  reste  une  chose  : 
son  honneur!  Je  vous  défends  d'y  toucher  ! 

Ah!  certes,  la  curiosité  malsaine  a  été  satisfaite.  Quel 
beau  drame,  en  effet,  offert  au  Tout-Paris  sceptique  !  Une 
femme  morte!  Un  amant  suicidé!  De  là  à  accueiUir  les 
cartes  postales  diffamatoires,  les  dénonciations  de  toutes 
sortes,  il  n'y  a  eu  qu'un  pas  ;  personne  ne  s'en  est  privé. 
C'est  beau,  la  lâcheté  humaine!  alors  surtout  que  ceux 
qui  sont  attaqués  ne  peuvent  pas  se  défendre  et  que  ceux 
qui  attaquent  ne  craignent  rien!  Allons!  assez  de  boue, 
assez  de  buées  malsaines  !  Je  suis  d'accord  avec  vous, 
monsieur  l'avocat  général,  pour  ne  rien  sacrifier  à  l'hon- 
neur, d'accord  avec  vous  pour  frapper  ceux  qui  désho- 
norent le  subUme  exercice  de  la  chirurgie,  à  condition 
que  tout  cela  soit  prouvé,  établi,  démontré,  qu'il  y  ait 
l'intention,  l'intérêt,  la  mauvaise  foi.  (M^  Le  Barazer,  As 
sises,  Seine,  1897,  Librairie  général^  de  Droit  et  de 
Jurisprudence.) 

10"  Exercice. 

Je  vous  ai  dit  que  je  ne  voulais  pas  discuter  le  faux. 
Hier  M''  Desmarets  vous  disait  que  c'était  une  question 
nouvelle;  il  avait  bien  raison,  c'est  une  nouveauté.  Je  ne 
la  discuterai  pas,  mon  affaire  est  trop  bonne.  Cet  homme, 
je  vous  l'ai  dit,  croyait  faire  une  chose  bonne,  utile,  et  il 
rhettait  cette  utilité  au-dessus  des  règlements,  dont 
quelques-uns  au  moins  sont  d'une  application  si  difficile. 
Eh  !  mon  Dieu  !  il  est  reçu,  parmi  les  envieux,  de  déclamer 
contre  les  agents  de  change  :   heureux  comme  un  agent 


138  EXPRESSION. 

de  chang-e!  riche,  comme  uq  agent  de  chaag'e  1  ce  sont 
là  des  mots  qui  courent  le  monde.  Eh!  que  d'infâmes 
accusations  ne  tiennent  qu'à  cette  prévention  jalouse  !  Je 
disais  tout  à  l'heure  que  notre  société  était  meilleure 
qu'on  ne  le  croit,  qu'elle  est  morale.  Oui,  je  le  maintiens; 
mais  elle  a  ses  impuissants.  Il  y  a  autour  des  agents  de 
chang-e  des  spéculateurs  que  j'honore,  parce  qu'ils  font 
progresser  la  fortune  publique  et  l'industrie  ;  mais  il  y  a 
aussi  des  agioteurs  de  bas  étage  que  je  méprise,  des 
joueurs  de  mauvaise  foi  que  je  flétris,  parce  qu'ils  n'ont 
que  de  la  bave  à  jeler  quand  on  les  a  réduits  à  l'impuis- 
sance. Eh  bien  1  ce  sont  ceux-là  qui  poursuivent  Gil)lain. 
Ils  ont  cru  qu'il  avait  augmenté  sa  fortune.  Qu'ils  appren- 
nent donc  qu'il  avait  24.000  francs  de  rentes,  quand  il  est 
monté  au  parquet,  et  qu'il  est  descendu  avec  19.000  francs 
de  rentes  seulement. 

Savez-vous  ce  que  gagnait  une  charge  comme  celle 
de  Giblain?  Il  y  avait,  vous  le  savez,  1.600.000  francs 
engagés.  Eh  bien  !  en  tenant  compte  de  tout  et  avec 
des  clients  comme  Deviane,  qui  oublient  de  régler  en 
s'en  allant,  le  bénéfice  a  été  en  1857  de  810.000  francs, 
non  pour  lui,  mais  pour  tous  les  associés.  C'est  beaucoup, 
c'est  17  p.  100  ;  mais  en  1858  la  perte  a  été  de  5.  p.  100  ; 
■en  1859,  il  n'y  a  pas  de  perte,  il  n'y  a  pas  de  bénéfices. 
M.  Giblain,  au  lieu  de  gagner  dans  l'exploitation  de  sa 
-charge,  y  a  laissé  quelque  peu  de  son  patrimoine.  Vous 
-applaudissez  à  ce  résultat;  cela  ne  me  préoccupe  pas 
non  plus.  Giblain  ne  regrette  pas  les  pertes  qu'il  a 
faites;  il  accepte  la  diminution  qu'a  subie  sa  fortune, 
mais  il  ne  veut  pas  qu'on  porte  atteinte  à  son  honneur, 
à  celui  de  sa  famille,  qui  est  cent  fois  plus  précieux  pour 
lui  que  l'argent. 

Je  ne  vous  parlerai  pas  de  sa  famille,  et  cependant 
j'ai  vu  les  larmes  de  ses  parents  ;  mais  ce  qu'il  faut  que 


DE  LA  FORGE.  139» 

je  VOUS  dise,  c'est  que  le  plus  calme  de  tous,  c'était  lui. 
On  pleurait,  on  se  lamentait,  c'était  une  amère  et  incon- 
solable douleur  autour  de  lui;  sa  femme,  ses  enfants,, 
son  père  étaient  dans  la  plus  grande  désolation,  lui  seul 
était  calme,  serein,  confiant.  Ce  n'était  pas  du  stoïcisme,, 
non  ;  il  n'est  pas  un  héros,  mais  c'est  un  homme  ardent,, 
sûr  de  lui,  qui  est  convaincu  qu'il  n'a  pas  causé  de  tort  : 
cette  grande  tranquillité  de  l'accusé  est  un  hommage 
qu'il  rend  à  la  justice. 

Giblain  attend  sans  appréhension  d'aucune  sorte  ce 
qui,  pour  lui,  ne  sera  que  le  triomphe  de  la  justice.  Vous 
l'avez  entendu,  il  n'a  pas  l'habitude  de  la  parole  et  il  ne 
connaît  aucune  de  ces  ruses  familières  à  ceux  qui  sont 
ordinairement  assis  sur  ce  banc;  il  n'en  a  pas  besoin,  iî 
va  droit  devant  lui. 

L'attention  que  vous  avez  portée  à  ces  débats  me 
rassure.  Il  est  une  femme,  qui  s'abîme  dans  les  larmes, 
en  attendant  votre  verdict.  Vous  ne  pouvez  pourtant  lui 
faire  grâce,  mais  en  lui  rendant  le  père  de  ses  enfants 
vous  lui  ferez  justice. 

Votre  verdict  sera  accueilli,  je  ne  dis  pas  avec  l'ivresse 
du  triomphe,  on  ne  triomphe  pas  en  Cour  d'assises,  mais 
comme  le  résultat  de  la  vérité  et  comme  une  consola- 
tion. Si  je  ne  connais  rien  de  plus  aflieux  qu'une  pour- 
suite criminelle,  je  ne  connais  aussi  rien  de  plus  doux 
pour  l'accusé  que  la  constatation  éclatante  de  son  inno- 
cence. 

Cette  grande  œuvre  de  justice  accomplie,  s'il  y  a  des 
enseignements  à  tirer  de  ces  débats,  fiez-vous  à  la 
probité  des  agents  de  change,  qui  sauront  les  compren- 
dre. Ce  procès,  qui  n'aura  atteint  l'honneur  de  personne,, 
sera  une  leçon  pour  tous  ;  il  prouvera  seulement  que 
la  justice,  môme  la  plus  intelligente,  peut  se  tromper. 
(Lachaud,  Affaire  Giblain,  Charpentier,  éd.) 


140  EXPRESSION. 

11''  Exercice. 

C'était  le  soir;  arrive  un  homme  qui  annonce  aux 
prytanes  (i)  qu'ÉIatée  est  prise.  Aussitôt  les  uns  se 
lèvent  de  table,  chassent  les  marchands  de  la  place 
publique  et  font  déployer  les  barrières;  les  autres 
mandent  les  stratèg-es,  appellent  le  trompette;  ce  n'est 
que  trouble  dans  toute  la  ville. 

Le  lendemain,  au  point  du  jour,  les  prytanes  convo- 
quent le  Conseil;  vous,  de  votre  côté,  vous  vous  rendez 
à  l'Assemblée  ;  et  avant  que  le  Conseil  eût  rien  agité, 
rien  préparé,  tout  le  peuple  était  rangé  à  ses  places  sur 
la  colline.  Bientôt  après,  le  Conseil  arrive,  les  prytanes 
déclarent  la  nouvelle,  et  font  paraître  celui  qui  l'avait 
apportée  ;  cet  homme  parle  lui-même.  Le  héraut 
demande:  «  Qui  veut  monter  à  la  tribune?  »  Personne 
ne  se  présente.  Il  recommence  plusieurs  fois.  Personne 
encore.  Et  tous  les  stratèg-es,  tous  les  orateurs  étaient 
présents;  et  la  patrie,  de  cette  voix  qui  est  la  voix  de 
tous,  appelait  un  citoyen  qui  parlât  pour  la  sauver:  car 
la  voix  du  héraut  qui  se  fait  entendre,  quand  les  lois 
Tordonnent,  c'est  la  voix  de  la  patrie.  Qui  donc  devait 
s'avancer  alors? 

Étaient-ce  ceux  qui  veulent  le  salut  de  la  République? 
Mais  vous  tous,  et  tout  ce  qu'il  y  a  de  citoyens  dans 
Athènes,  vous  levant  aussitôt,  vous  vous  seriez  présen- 
tés ;  car,  je  le  sais,  vous  voulez  tous  le  salut  de  la 
République.  Étaient-ce  les  plus  riches  ?  Les  Trois-Cents 
se  seraient  levés.  Les  citoyens  à  la  fois  riches  et 
dévoués?  On  aurait  vu  paraître  ceux  qui  dans  la  suite 
ont  fait  à  l'État  de  si  grandes  largesses  :  car  ils  ont 
donné  autant  par  dévouement  que  par  opulence. 

(1)  Sénateurs  :  cette  traduction  est  celle  qucTionne  M.  Max  Egger  dans  son  Hisloire 
delà  littérature  grecque  (Paul  Delaplane,  éd.). 


DE  LA  FORCE.  141 

Mais  semble-t-il,  ce  jour,  ce  moment  ne  demandait 
pas  seulement  un  citoyen  riche  et  dévoué,  mais  un 
homme  qui  eût  suivi  les  affaires  dès  le  principe,  qui  eut 
étudié  la  conduite  de  Philippe  et  pénétré  ses  desseins: 
celui  qui  ne  les  eût  pas  dès  longtemps  connus  et 
profondément  médités,  fût-il  dévoué,  fût-il  riche,  ne 
pouvait  savoir  ce  qu'il  allait  faire,  ce  qu'il  fallait  vous 
conseiller. 

Il  parut  enfin  cet  homme  que  réclamait  un  tel  jour: 
c'était  moi.  Je  montai  à  la  tribune,  et  ce  que  je  vous  dis 
alors,  écoutez-le  avec  attention  pour  deux  motifs  : 
d'abord  pour  vous  convaincre  que,  seul  de  vos  orateurs, 
de  vos  conseillers,  je  n'ai  point  déserté,  au  jour  du  péril, 
le  poste  du  bon  citoyen  ;  qu'au  contraire,  au  plus  fort 
de  la  crise,  discours,  décrets,  j'ai  tout  fait  pour  vous 
sauver  ;  ensuite  ce  peu  de  temps  que  vous  m'aurez 
donné  vous  apportera  de  g-randes  clartés  sur  la 
suite  de  vos  affaires  ;  vous  y  marcherez  plus  sûrement. 
(Démosthène,  Sur  la  Couronne,  169-173,  traduction 
Max  Eg-g-er.) 

12    Exercice. 

Eschine  accuse  tous  mes  actes,  il  vous  irrite  contre 
moi,  prétendant  que  je  suis  l'auteur  de  vos  périls  et  de 
vos  alarmes,  et  cela  pour  m'enlever  une  couronne, 
l'honneur  d'un  moment  ;  mais  à  vous,  Athéniens,  il 
enlève  les  louang-es  de  tous  les  siècles.  Car  si,  condam- 
nant Gtésiphon  (1),  vous  condamnez  ma  politique,  vous 
paraîtrez  avoir  failli,  et  non  avoir  succombé  sous  Tin- 
justice  de  la  fortune.  Mais  non,  Athéniens,  non,  vous 
n'avez  poiqt  failli,  en  bravant  les  dang-ers  pour  le  salut 


(1)  Gtésiphon  était  l'auteur  du  décret  gratifiant  Démosthène  d'une  conrcnne  d'or, 
bi^n  que  celui-ci  n'eût  pas  rendu  ses  comptes. 


142  EXPRESSION. 

■et  la  liberté  de  la  Grèce,  j'en  jure  par  ceux  de  vos  ancê- 
tres qui  ont  couru,  à  Marathon,  au-devant  du  péril,  pai: 
ceux  qui  se  sont  rang-és  en  bataille  à  Platées,  p^ar  ceux 
qui  ont  combattu  sur  leurs  vaisseaux  à  Salamine,  à 
'rArtemision,  et  par  tant  d'autres  vaillants  hommes  qui 
(reposent  dans  les  tombeaux  publics  et  qu'Athènes  a 
tous  jugés  dignes  des  mêmes  honneurs,  de  la  même 
sépulture,  tous,  entends-tu,  Eschine  ?  et  non  pas  seu- 
lement les  heureux  et  les  vainqueurs.  Ce  fut  justice, 
•car,  pour  le  devoir  de  braves  citoyens  ils  l'avaient  tous 
rempli  ;  quant  à  la  fortune,  ils  ont  eu  celle  que  les  dieux 
•ont  donnée.  [Jbid.,  208.) 

13'  Exercice. 

Messieurs, 

Au  miheu  de  tant  de  débats  tumultueux,  ne  pourrais- 
je  donc  pas  ramener  à  la  délibération  du  jour  par  un 
petit  nombre  de  questions  bien  simples  ? 

Daignez,  messieurs,  daignez  me  répondre. 

Le  premier  ministre  des  finances  ne  vous  a-t-il  pas 
ofi'ert  le  tal)leau  le  plus  effrayant  de  notre  situation 
actuelle  ? 

Ne  vous  a-t-il  pas  dit  que  tout  délai  aggravait  le  péril  ? 
•qu'un  jour,  une  heure,  un  instant  pouvaient  le  rendre 
mortel? 

Avons-nous  un  plan  à  substituer  à  celui  qu'il  nous 
propose?  Owi!  a  crié  quelqu'un  dans  l'assemblée.  Je 
conjure  celui  qui  répond  oui^  de  considérer  que  son  plan 
n'est  pas  connu,  qu'il  faut  du  temps  pour  le  développer, 
l'examiner,  le  démontrer  ;  que,  fùt-il  immédiatement 
soumis  à  notre  délibération,  son  auteur  a  pu  se  trom- 
per, que  fùt-il  exempt  de  toute  erreur,  on  peut  croire 
qu'il  s'est  trompé  ;  que,  quand  tout  le  monde  a  tort,  tout 


DE  LA  FORCE.  143 

le  monde  a  raison  ;  qu'il  se  pourrait  donc  que  Tauteur 
de  cet  autre  projet,  même  en  ayant  raison,  eût  tort  con- 
tre tout  le  monde,  puisque,  sans  l'assentiment  de  l'opi- 
nion publique,  le  plusgTand  talent  ne  saur'ait  triompher 
des  circonstances...  Et  moi  aussi  je  ne  crois  pas  les- 
moyens  de  M.  Necker  les  meilleurs  possible  ;  mais  le 
ciel  me  préserve,  dans  une  situation  si  critique,  d'oppo- 
ser les  miens  aux  siens.  Vainement  je  les  tiendrais  pour 
préférables  :  on  ne  rivalise  pas  en  un  instant  une  popu- 
larité prodigieuse,  conquise  par  des  services  éclatants, 
une  longue  expérience,  la  réputation  du  premier  talent 
de  financier  connu,  et,  s'il  faut  tout  dire,  une  des- 
tinée telle  qu'elle  n'échut  en  partag^e  à  aucun  autre 
mortel. 

Il  faut  donc  en  revenir  au  plan  de  M.  Necker. 
Mais  avons-nous  le  temps  de  l'examiner,  de  sonder 
ses  bases,  de  vérifier  ses  calculs  ?  Non,  non,  mille  fois 
non.  D'insignifiantes  questions,  des  conjectures  hasar- 
dées, des  tâtonnements  infidèles,  voilà  tout  ce  qui,  dans 
ce  moment,  est  en  notre  pouvoir.  Qu'allons-nous  dona 
faire  par  le  renvoi  de  la  déUbération  ?  Manquer  le 
moment  décisif  ;  acharner  notre  amour-propre  à  changer 
quelque  chose  à  un  ensemble  quenousn'avonspasmeme 
conçu,  et  diminuer,  par  notre  intervention  indiscrète, 
l'influence  d'un  ministre  dont  le  crédit  financier  est  et 
doit  être  plus  g-rand  que  le  nôtre...  Messieurs,  certai- 
nement il  n'y  a  là  ni  sagesse  ni  prévoyance  ;...  mais  du. 
moins  y  a-t-il  de  la  bonne  foi  ? 

Oh  !  si  des  déclarations  moins  solennelles  ne  garantis- 
saient pas  notre  respect  pour  la  foi  publique,  notre  hor- 
reur pourTinfàrae  mot  de  banqueroute,  j'oserais  scruter 
les  motifs  secrets,  et  peut-être,  hélas  1  ignorés  de  nous- 
mêmes,  qui  nous  font  si  imprudemment  reculer  au  mo- 
ment de  proclamer  l'acte  d'un   grand  dévouement,  cer- 


144  EXPRESSION. 

tainement  inefficace  s'il  n'est  pas  rapide  et  vraiment 
abandonné.  Je  dirais  à  ceux  qui  se  familiarisent  peut- 
être  avec  ridée  de  manquer  aux  eng-ag-ements  publics, 
par  la  crainte  de  l'excès  des  sacrifices,  par  la  terreur  de 
Fimpôt...  :  Qu'est-ce  donc  que  la  banqueroute,  si  ce 
n'estle  plus  inégal,  le  plus  inique,  le  plus  désastreux  des 
impôts?...  Mes  amis,  écoulez  un  mot,  un  seul  mot. 

Deux  siècles  de  déprédations  et  de  brigandages  ont 
creusé  le  gouffre  où  le  royaume  est  près  de  s'engloutir. 
Il  faut  le  combler,  ce  gouffre  effroyable.  Eh  -bien!  voici 
la  liste  des  propriétaires  français.  Choisissez  parmi  les 
plus  riches,  afin  de  sacrifier  moins  de  citoyens.  Mais 
choisissez  ;  car  ne  faut-il  pas  qu'un  petit  nombre  périsse 
pour  sauver  la  masse  du  peuple  ?  Allons,  ces  deux  mille 
notables  possèdent  de  quoi  combler  le  déficit.  Ramenez 
Tordre  dans  vos  finances,  la  paix  et  la  prospérité  dans 
le  royaume.  Frappez,  immolez  sans  pitié  ces  tristes  vic- 
times, précipitez-les  dans  Tabîme  ;  il  va  se  refermer... 
Vous  reculez  d'horreur...  Hommes  inconséquents  !  Hom- 
mes pusillanimes  î  Eh  !  ne  voyez-vous  donc  pas  qu'en 
décrétant  la  banqueroute,  ou,  ce  qui  est  plus  odieux 
encore,  en  la  rendant  inévitable  sans  la  décréter,  vous 
vous  souillez  d'un  acte  mille  fois  plus  criminel,  et,  chose 
inconcevable  I  gratuitement  criminel  ?  Car  enfin, cethor- 
rible  sacrifice  ferait  du  moins  disparaître  le  déficit.  Mais 
croyez-vous,  parce  que  vous  n'aurez  pas  payé,  que  vous 
ne  devrez  plus  rien  ?  Croyez-vous  que  les  milliers,  les 
milhons  d'hommes  qui  perdront  en  un  instant,  par  l'ex- 
plosion terrible  ou  par  ses  contre  coups,  tout  ce  qui  fai- 
sait la  consolation  de  leur  vie,  et  peut-être  leur  unique 
moyen  de  la  sustenter,  vous  laisseront  paisiblement 
jouir  de  votre  crimç?  Contemplateurs  stoïquesdes  maux 
incalculables  que  cette  catastrophe  vomira  sur  la  France, 
impassibles  égoïstes,  qui  pensez  que  ces  convulsions  du 


DE  LA  FORCE.  145 

désespoir  et  de  la  misère  passeront  comme  tant  d'autres, 
et  d  autant  plus  rapidement  qu'elles  seront  plus  violen- 
tes, êtes-vous  bien  sûrs  que  tant  d'hommes  sans  pain 
vous  laisseront  tranquillement  savourer  les  mets  dont 
vous  n'aurez  voulu  diminuer  ni  le  nombre  ni  la  délica- 
tesse ?...  Non,  vous  périrez,  et,  dans  la  conflag-ration 
universelle  que  vous  ne  frémissez  pas  d'allumer,  la  perte 
de  votre  honneur  ne  sauvera  yjas  une  seule  de  vos  détes- 
tables jouissances  î 

Voilà  où  nous  marchons...  J'entends  parler  de  patrio- 
tisme, d'invocations  du  patriotisme.  Ah  I  ne  prostituez 
pas  ces  mots  de  patrie  et  de  patriotisme.il  est  donc  bien 
mag-nanimel'effortdedonner  une  portion  de  son  revenu 
pour  sauver  tout  ce  qu'on  possède  !  Eh  !  messieurs,  ce 
n'est  là  que  de  la  simple  arithmétique  ;  et  celui  qui  hésitera 
ne  peut  désarmer  l'indig-nation  que  par  le  mépris  que 
doit  inspirer  sa  stupidité.  Oui,  messieurs,  c'est  la  pru- 
dence la  plus  ordinaire,  la  sag-esse  triviale,  c'est  votre 
intérêt  le  plus  grossier  que  j'invoque.  Je  ne  vous  dis 
plus  comme  autrefois  :  Donnerez-vous  les  premiers  aux 
nations  le  spectacle  d'un  peuple  assemblé  pour  manquer 
à  la  foi  publique  ?  Je  ne  vous  dis  plus  :  Eh  !  quels  titres 
avez-vous  à  la  liberté?  Quels  moyens  vous  resteront 
pour  la  maintenir,  si  dès  les  premiers  pas  vous  surpas- 
sez les  turpitudes  desgouvernements lesplus corrompus  ; 
si  le  besoin  de  votre  concours  et  de  votre  surveillance 
n'est  pas  le  g-arant  de  votre  constitution?...  Jevousdis: 
Vous  serez  tous  entraînés  dans  la  ruine  universelle  ;  et 
les  premiers  intéressés  au  sacrifice  que  leg"Ouvernement 
vous  demande,  c'est  vous-mêmes. 

Votez  donc  ce  subside  extraordinaire  ;  et  puisse-t-il 
être  suffisant  I  Votez-le,  parce  que  si  vous  avez  des  dou- 
tes sur  les  moyens  (doutes  vagues  et  non  éclaircis),vous 
n'en  avez  pas  sur  sa  nécessité  et  sur  notre  impuissance  à 


146  EXPRESSION. 

le  remplacer,  immédiatement  du  moins.  Votez-le,  parce 
que  les  circonstances  publiques  ne  souffrent  aucun 
retard,  et  que  nous  serions  comptables  de  tout  délai. 
Gardez-vous  de  demander  du  temps:  le  malheur  n'en 
accorde  janiais.  Eh  !  messieurs,  à  propos  d'une  ridi- 
cule motion  du  Palais-Royal,  d'une  risible  insurrection 
qui  n'eut  jamais  d'importance  que  dans  les  imaginations 
faibles,  ou  les  desseins  pervers  de  quelques  hommes  de 
mauvaise  foi,  vous  avez  entendu  naguère  ces  mots 
forcenés  :  CatUina  est  aux  po?'tes  de  Bo?tic,  et  Von 
délibère.  Et  certes,  il  n'y  avait  autour  de  nous  ni  Cati- 
lina,  ni  périls,  ni  factions,  ni  Rome.  Mais  aujourd'hui 
la  banqueroute,  la  hideuse  banqueroute  est  là  ;  elle 
menace  de  consumer,  vous,  vos  propriétés,  votre  hon- 
neur... et  vous  déHbérez  î  (Mirabeau,  Discours  sur  la 
Contribution  du  quart.) 

W  Exercice. 

Une  se  permet  pas  seulement  de  détourner  la  tête  des 
coups.  Un  ver  de  terre,  que  l'on  foule  aux  pieds,  fait 
encore  quelques  efforts  pour  se  retirer,  mais  Jésus  se 
tient  immobile,  il  ne  tâche  pas  d'éluder  le  coup  par  le 
moindre  mouvement  !  Que  fait-il  donc  dans  sa  Passion  ? 
Le  voici  en  un  mot,  dans  l'Écriture  :  il  se  livrait,  il 
s'abandonnait  en  celui  qui  le  jug-eait  injustement. 

—  Venez,  venez,  je  ne  souffre  pas,  je  suis  une  pauvre 
brebis  qui  se  laisse  tondre. 

—  Venez,  camarades,  —  disait  le  soldat  presque 
insolent,  voilà  ce  fou,  dans  le  corps  de  garde,  qui 
s'imagine  être  le  roi  des  Juifs  !  Il  faut  lui  mettre  une 
couronne  d'épines  ! 

Et  il  la  reçoit. 

—  Elle  ne  tient  pas  assez,  il  faut  l'enfoncer  à  coups  de 
bâton  ! 


DE  LA  FORCE.  147 

—  Frappez,   voilà  la  tête. 

Hérode  l'a  habillé  de  blanc  comme  un  fou. 

—  Apporte  cette  vieille  casaque  d'écarlate  pour  le 
changer  de  couleur  ! 

—  Mettez,  mettez,  voilà  les  épaules. 

—  Donne,  donne  ta  main,  roi  des  Juifs  ;  tiens  ce  roseau 
en  forme  de  sceptre. 

—  La  voilà,  la  voilà,  cette  main,  faites-en  ce  que  vous 
voudrez. 

—  Ah  I  maintenant,  ce  n'est  plus  un  jeu  ;  ton  arrêt 
de  mort  est  donné  !  Donne  encore  ta  main  qu'on  la 
cloue  ! 

—  Tenez,  la  voilà  encore,  ma  main  ! 

Enfin,  assemblez-vous,  Juifs  et  Romains,  grands  et 
petits,  bourgeois  et  soldats,  revenez  cent  fois  à  la 
charg-e,  multipliez  sans  fin  les  coups,  les  injures,  les 
blessures,  les  plaies,  la  douleur  !  Insultez  à  sa  misère 
jusque  sur  la  croix  !  Qu'il  devienne  l'unique  objet  de  vos 
risées,  comme  un  insensé,  de  vos  fureurs,  comme  un 
scélérat.  Tout  !  tout  !  il  s'abandonne  à  tout  sans  réserve  ! 
(BossuET,  Sermon  sur  la  Passion.) 


CHAPITRE  V 

DE  L'IMAGINATION. 

Nous  avons  vu  combien  est  nécessaire  la  manifestation  de 
rintelligence.  Celle  de  l'imagination  ne  l'est  pas  moins.  En 
effet,  si  Forateurou  le  lecteur  doit  faire  comprendre,  ne  doit- 
il  pas  moins  faire  voir.  Il  va  de  soi  que  l'imagination  doit 
s'exercer  surtout  dans  les  portraits,  descriptions  et  récits. 

Ici  encore,  pas  de  procédés  efficaces.  L'auditeur  ne  peut 
voir  que  ce  que  vous  voyez  vous-même.  Il  s'ensuit  qu'un  même 
effort  doit  être  fait  vers  la  précision  en  ce  qui  touche  l'intel- 
ligence et  en  ce  qui  touche  l'imagination. 

V^oici  quelques  portraits,  ils  ont  été  choisis  à  dessein  dans 
des  œuvres  très  différentes.  On  comprendra  sans  peine  com- 
bien peut  avoir  d'importance  l'aspect  sous  lequel  est  présenté 
un  personnage.  Le  ton  doit  varier  évidemment  suivant  l'im- 
pression que  l'on  veut  dégager. 

1"  Exercice. 

On  remarquera  dans  lejmorceau  suivant  que  la  simple 
contemplation  d'un  cheval  de  fiacre  laisse  une  profonde 
impression  de  tristesse  et  de  pitié. 

Le  jour,  la  nuit,  partout,  g-lissant  sur  le  verg-las. 
Suant  sous  le  soleil,  ruisselant  sous  l'averse, 
Tendant  avec  effort  son  nez  que  le  vent  g-erce, 
Trottant  sa  vie,  il  souffle,  éternellement  las. 

Sa  crinière  aux  poils  durs  qui  tombe  en  rideaux  plats, 
Tape  son  long  cou  sec  que  la  fatigue  berce  ; 
Sa  peau,  sous  le  harnais  battant,  s'use  et  se  perce  ; 
Son  mors  tinte,  et  le  suit  comme  son  propre  glas. 


DE  L'IMAGINATION.  149 

Ouvrant  ses  grands  yeux  ronds,  doux  comme  sa  pensée, 
Il  court,  en  ruminant  dans  sa  tête  baissée, 
L'oubli  de  la  douleur  et  le  pardon  du  mal. 

Et  la  foule,  devant  ce  héros  qu'on  assomme, 
Passe  sans  regarder  le  sublime  animal 
Dont  nous  ferions  un  saint  si  Dieu  l'avait  fait  homme. 
(E.  Haraugourt,  Lame  nue^  Charpentier,  éd.) 

2°  Exercice. 

Marquer  dans  l'extrait  suivant  la  simplicité  de  Findividu 
et  la  grandeur  du  sentiment  qui  l'anime.  De  là  doit  naître 
l'émotion. 

Ce  sergent  Hornus  était  une  vieille  bête  à  trois 
brisques,  qui  savait  à  peine  sig-ner  son  nom,  et  avait  mis 
ving-t  ans  à  gagner  ses  galons  de  sous-officier.  Toutes 
les  misères  de  l'enfant  trouvé,  tout  l'abrutissement  de 
la  caserne  se  voyaient  dans  ce  front  bas  et  buté,  ce  dos 
voûté  par  le  sac,  cette  allure  inconsciente  de  troupier 
dans  le  rang.  Avec  cela  il  était  un  peu  bègue,  mais, 
pour  être  porte-drapeau,  on  n'a  pas  besoin  d'éloquence. 

Le  soir  même  delà  bataille,  son  colonel  lui  dit:«  Tu  as 
le  drapeau,  mon  brave,  eh  bien,  garde-le.  »  Et  sur  sa 
pauvre  capote  de  campagne,  déjà  toute  passée  à  la  pluie 
et  au  feu,  la  cantinière  surfila  tout  de  suite  un  hséré 
d'or  de  sous-lieutenant. 

Ce  fut  le  seul  orgueil  de  cette  vie  d'humihté.  Du  coup 
la  taille  du  vieux  troupier  se  redressa.  Ce  pauvre  être 
habitué  à  marcher  courbé,  les  yeux  à  terre,  eut  désor- 
mais une  figure  fière,  le  regard  toujours  levé  pour  voir 
flotter  ce  lambeau  d'étoffe  et  le  maintenir  bien  droit, 
bien  haut,  au-dessus  de  la  mort,  de  la  trahison,  de  la 
déroute. 


loO  EXPRESSION. 

Vous  n'avez  jamais  vu  d'homme  si  heureux  qu'Hornus 
les  jours  de  bataille,  lorsqu'il  tenait  sa  hampe  à  deux 
mains,  bien  affermie  dans  son  étui  de  cuir.  Il  ne. parlait 
pas,  il  ne  bougeait  pas.  Sérieux  comme  un  prêtre,  on 
aurait  dit  qu'il  tenait  quelque  chose  de  sacré.  Toute  sa 
vie,  toute  sa  force  étail  dans  ses  doigts  crispés  autour 
de  ce  beau  haillon  doré  sur  lequel  se  ruaient  les  balles, 
€t  dans  ses  yeux  pleins  de  défi  qui  regardaient  les 
Prussiens  bien  en  face,  d'un  air  de  dire  :  «  Essayez  donc 
de  venir  me  le  prendre  I...  » 

Personne  ne  l'essaya,  pas  même  la  mort.  Apres 
Borny,  après  Gravelotte,  les  batailles  les  plus  meur- 
trières, le  drapeau  s'en  allait  de  partout,  haché,  troué, 
transparent  de  blessures  ;  mais  c'était  toujours  le  vieil 
Hornus  qui  le  portait.  (A.  Daudet,  Contes  du  Lundis 
Charpentier,  éd.) 

3*^  Exercice. 

Quel  avocat  n'est  pas  appelé  à  peindre  son  client  sous  le 
jour  qu'il  croit  favorable  ?  Témoin  ce  portrait  de  Troppmann 
qui  assassina  huit  personnes. 

Ce  qu'est  Troppmann  ?  voilà  deux  fois  que  je  le 
cherche,  et  je  ne  l'ai  pas  trouvé.  Quelle  est  sa  nature? 
Est-ce  un  homme?  Est-ce  un  tigre?  A-t-il  conscience  de 
ses  actes?  Est-il  un  insensé?  C'est  là  le  problème,  et 
j'en  demande  pardon  à  l'accusation,  il  est  là  tout  entier. 
Les  émotions  que  soulève  cette  affaire,  je  les  ressens 
comme  M.  le  procureur  général  ;  quel  est  l'homme  ici 
qui  ïi'a  pas  frémi  devant  ces  cadavres,  au  souvenir  de 
ces  scènes  de  carnage  ?  M.  le  président  vous  faisait 
remarquer  hier  que,  quand  tout  le  monde  frémissait,  un 
seul  homme  restait  calme...  Pourquoi?  Comment  Dieu 
Ta-t-il  fait,  cet  homme?  Quel  est-il?  Cherchons. 


DE  L'IMAGINATION.  15t 

Il  est  jeune,  il  a  vingt  ans;  c'est  presque  un  enfant,  qui 
a  accompli,  s'il  était  seul,  des  forfaits  tels  qu'on  n'en  a 
jamais  vus  dans  le  monde  ! 

Il  appartient  à  une  famille  modeste,  pauvre,  misérable 
même.  Troppmann  a  vu  toute  cette  misère,  son  cœur  a 
été  blessé  et  il  s'est  révolté  contre  la  société,  qui  lui  fai- 
sait un  pareil  sort.  Élevé  dans  une  petite  école  jusqu'à 
l'âg'e  de  quatorze  ans,  il  a  traversé  ses  premières  années 
de  la  vie,  sombre,  soucieux.  A  quatorze  ans,  à  cet  âg-e 
où  l'enfant  s'amuse,  il  rêve  la  fortune,  les  millions; 
alors  que  d'autres  se  livrent  aux  distractions  de  leur 
âg-e,  lui,  il  se  perd  dans  sa  chimère  favorite. 

Il  a  quitté  cette  petite  école  de  village,  il  a  travaillé, 
et  vous  savez,  messieurs,  comment  sa  nature  s'est  révélée 
à  tous  ceux  qui  vous  en  ont  parlé,  aux  témoins.  Des 
plaisirs?  Non,  pas  un  dans  sa  vie!  Des  distractions  du 
cœur,  ces  petits  épanchements,  ces  amourettes  de  village? 
Jamais  !  Le  cabaret,  les  relations  avec  des  camarades  ? 
Pas  davantage  !  Sombre,  éloigné  des  plaisirs,  il  semble 
vivre  avec  son  idée  fixe,  la  fortune  ;  rêvant  à  ce  mirage 
trompeur  qui  devait  le  perdre. 

Voilà  l'homme,  voilà  l'enfant,  voilà  l'adolescent,  comme 
vous  voudrez  l'appeler,  sombre,  taciturne,  perdu  dans  ses 
rêves  d'opulence,  et  se  nourrissant  de  ces  lectures,  dont 
les  témoins  vous  ont  parlé.  Dans  cet  état  si  triste,  si  soli- 
taire et  dont  la  vie  était  en  même  temps  si  remplie,  il  y 
avait  un  coin  du  cœur,  qui,  lui,  était  resté  pur  et  lumineux  : 
l'amour  de  sa  naère  !...  Ah  !  si  vous  voulez  la  fin  de  cette 
impassibilité  sauvage  de  Troppmann,  qui  vous  étonne, 
si  vous  voulez  de  l'émotion,  si  vous  voulez  des  larmes 
dans  les  yeux  secs,  à  l'instant  il  fondra  en  larmes,  je 
n  ai  pour  cela  qu'à  lui  parler  de  sa  mère.  Sa  mère  !...  oui, 
cet  assassin  horrible  aimait,  il  aime  sa  mère,  elle  est  son 
idole.  (Lachaud,  yl/7«e>e  Troppmann^  Charpentier,  éd.) 


152  EXPRESSION. 


4*^  Exercice 


Il  a  le  front  anguleux  du  bélier,  le  nez  pointu  du 
furet,  l'œil  trouble,  et  bridé  aux  angles,  des  satyres 
de  Titien  avec  des  lueurs  de  malice,  le  menton  pointu 
comme  un  stylet,  la  bouche  large  sans  lèvres,  imper- 
ceptiblement fendue  comme  tous  les  ophidiens,  la 
bouche  gonflée  comme  par  une  vésicule  intérieure, 
le  teint  jaune  des  biheux,  le  corps  grêle,  décharné, 
oscillant,  la  main  effilée,  mais  sèche,  avec  des  doigts 
crochus.  A  coup  sûr,  si  ma  théorie  (1)  est  vraie,  cet 
homme  orateur  aura  un  redoutable,  un  terrible  talent. 
J'aime  mieux  vous  dire  ce  qu'il  est.  Il  parle  une  langue 
acérée;  sa  phrase  est  sèche  de  construction,  les  mots 
seuls  sont  gras,  par  compensation  sans  doute.  Il  fait  un 
portrait  comme  Gavarni  une  étude,  c'est-à-dire  toujours 
une  œuvre  amère.  Il  rit,  mais  c'est  pour  déchirer. 
Toutes  les  fois  qu'il  met  sa  main  sur  quelque  chose,  il 
glace.  Il  a  de  l'esprit,  beaucoup  d'esprit,  plein  de  pitto- 
resque, mais  très  âpre,  très  amer,  très  salé.  Il  choisit 
à  ravir  la  plaie  de  l'adversaire  et  y  met  le  corrosif,  je 
veux  dire  sa  phrase,  et  c'est  plaisir  de  voir  l'elfet  du 
caustique.  Cet  homme  sec  a  une  parole  sèche.  Cet  orateur 
mordant  n'est  que  le  reflet  de  cette  physionomie  inci- 
sive ;  à  le  voir  on  a  peur  d'être  mordu,  et,  s'il  parle, 
c'est  pour  mordre.  (Gambetta,  Articles  de  Revue,  Char- 
pentier, éd.) 

5^  Exercice. 

Voici  par  opposition  au  portrait  précédent,  qui  semble  bien 
celui  àk  l'avocat  général,  celui  que  trace  le  môme  auteur  du 


(1)  «Tell'homme  physique,  tel  l'orateur...  La  physionomie  particulière  dérive  dans 
chaque  orateur  de  sa  constitution  physiologique...  Lindividu  sera  l'orateur  de  soa 
tempérament,  ou  il  ne  sera  qu'un  fade  rhéteur...  Le  naturel,  voilà  le  seul  maître.  » 


DE  L'IMAGINATION.  153 

grand  avocat  d'assises  que  fut  Lachaud.  11  semble  bien  que 
l'auteur  ait  en  même  temps  peint  l'avocat  idéal  des  procès  au 
criminel.  On  essaiera  de  rendre  en  particulier  l'impression  de 
sympathie,  sa  puissance,  et  la  gradation  (1)  finale  qui  amène 
le  triomphe  de  l'orateur  : 

Il  arg'umente  à  coups  de  pinceau.  Il  narre  un  fait  et  la 
narration  seule  l'explique  ;  il  invoque  un  principe,  le 
commente,  l'applique  avec  la  verve  d'un  poète,  sans  rien 
lui  enlever  de  sa  vigueur  rationnelle.  C'est  un  mari,  qui 
a  tué  sa  femme  par  jalousie,  mais  l'amant  n'était  plus  là 
et  le  meurtre  n'a  pas  d'excuse,  dit  le  ministère  public.  11 
faut  le  voir  s'emparer  du  principe  d'excuse  légale, 
l'élarg-ir,  le  dilater  jusqu'à  ce  que,  de  proche  en  proche, 
de  conquête  en  conquête,  il  couvre  son  client  comme  d'un 
bouclier. 

Le  fond  môme  de  son  talent,  c'est  d'entrer  à  vif  dans 
ia  situation  du  procès,  d'éprouver  la  passion  de  l'accusé, 
de  sentir  toutes  ses  colères,  d'embrasser  toutes  ses 
raisons,  d'avoir  la  mémoire  pathétique  du  fait  et  de  crier 
grâce  avec  l'énergie  désespérée  du  malheureux  lui-même. 
11  met  fièrement  sur  lui  le  filet  de  l'accusation,  et  comme 
ces  athlètes  de  Rome,  il  le  lacère,  non  maille  à  maille, 
mais  par  de  larges  déchirures  ;  les  lions  doivent  déchirer 
comme  cela.  Quelques  minutes  lui  suffisent  pour  tout 
voir,  tout  saisir,  tout  deviner.  Voyez-le,  il  est  là,  assis  à 
son  banc.  Pendant  que  l'avocat  de  la  loi  narre,  presse, 
prouve,  invective,  conclut  :  lui,  l'oreille  tendue,  l'œil 
tranquille,  la  main  seule  pleine  de  fièvre,  hachant  à  coups 
de  canif  une  plume  égarée  sous  ses  doigts,  il  reçoit  tous 
lescoupsenpleinepoitrine,illescompte;  toutàTheureilles 
rendra  avec  l'usure  du  génie.  Il  regarde  en  face  l'adver- 
saire, et  l'on  dirait  que  c'est  l'adversaire  qui  provoque  en 

(1)  Voii'  le  chapitre  :  Du  Mouvement,  p.  210. 


15i  EXPRESSION. 

lui  une  réfutation  intérieure  et  subite.  Sa  plus  grande 
puissance  va  bientôt  éclater  :  cette  parole  souveraine, 
excitée  par  la  chaleur  du  débat.  Car  c'est  là,  à  l'audience, 
qu'il  crée,  qu'il  invente,  qu'il  pétrit  et  qu'il  donne  la  vie 
à  son  œuvre. 

...  Je  n'ose  dire,  en  parlant  de  ses  audaces  et  de  ses 
moyens  daction,  qu'il  est  le  plus  habile  des  orateurs  du 
grand  criminel  ;  ce  mol  d'habileté  me  répugne.  Cependant 
quel  nom  lui  donner?  Hé  bien  !  il  a  la  suprême  intuition 
de  l'utile,  et  parfois  il  emploie  des  ressources  sublimes,  qui 
donncHl  le  vertige.  En  cela,  il  ressemble  à  ce  g-rand  cnui- 
qu'on  appelait  Shakespeare.  Si  l'accusé,  qu'il  a  pris  sous 
sa  large  main,  est  un  de  ces  hommes  souillés  et  terribles, 
quiellrayent  et  qui  attirent,  comme  toute  chose  étraniit', 
il  saura,  dans  une  marche  audacieuse,  le  saisir,  l'enlever, 
le  porter  lui-même  sur  le  bord  de  l'abîme,  prêt  à  l'y 
laisser  choir.    Mais  d'un  g*este  il  vous  en  indique  toute 
la  sombre  profondeur,  vous  reculez  effrayé.  Tout  à  coup 
l'orateur  redresse  la  tête,  relève  l'accusé,  l'explique,  le 
transfigure,  il  pleure,  il  attendrit,  et  l'homme  est  sauvr. 
....  Le  maître  a  fini  son  œuvre  de  rédemption.  Il  a 
parcouru  le  champ  de  l'accusation,  arrachant  les  griefs 
comme  des   broussailles,  nivelant  le  sol,  comblant  les 
fondrières,  et  là-dessus  il  a  jeté  la  voix  libératrice,  qui 
reconduira  le  client  à  la  hberté  et  à  l'honneur.  Alors,  il 
s'arrête  un  instant,  mesure  de  l'œil  son  auditoire  et  se 
retire  à  petits  pas,  la  parole  pénétrante,  émue,  un  peu 
voilée,   vers  son   banc,  dont  la  véhémence  de  l'action 
l'avait  éloigné. Il  va  s'asseoir...  Non,  il aaperçu, là-bas,  un  . 
visag-e  terne,  un  œil  inquiet,  que  la  conviction  n'a  pas  * 
éclairé.  Oh  !  alors  il  revient  en  avant. 

La  voix,  qui  s'était  adoucie,  vibre  de  nouveau.  Il  bondit, 
et  la  lutte  recommence.  Un  duel  obstiné,  dont  cet  accusé 
tout  pâle  est  l'enjeu,  se  Uvre  là  entre  l'orateur  qui  s'acharne 


DE  L'IMAGINATION.  155 

au  triomphe,  et  ce  juré  immobile.  C'est  alors  qu'il  pro- 
dig^ue  toutes  ses  forces,  jette  toutes  ses  richesses  de 
paroles,  accumule  toutes  ses  ressources,  varie  et  méta- 
morphose son  arg-umentation.  Il  faut  le  ravir,  le  vaincre. 
Et  l'avocat  ressaisit,  dans  une  brassée  herculéenne,  tous 
les  éléments  de  l'accusation.  Il  les  broie,  'il  les  mélang-e, 
il  les  choque,  il  les  heurte,  il  les  brise  et  les  pousse  d'un 
coup  d'éloquence  dans  le  rêve  et  la  fumée.  L'illusion  est 
complète.  Tout  se  renouvelle,  tout  s'éclaire.  On  n'avait 
pas  encore  entendu  ces  moyens,  on  n'avait  pas  contemplé 
cette  perspective. 

Le  chef-d'œuvre  se  poursuit.  Voilà  la  déesse,  qui  fait 
irruption,  conviction  ou  vertig-e  ;  le  juré  rebelle  est  ému, 
sa  poitrine  se  dilate,  son  œil  brille,  son  visage  a  dit  oui^ 
l'athlète  est  vainqueur.  [Ibid.) 

On  s'appliquera  aussi  à  réunir  ces  qualités  d'imagination  à 
la  largeur  du  style  :  la  richesse  et  la  beauté  de  la  forme  ne 
doivent  pas  être  sacrifiées. 

6^  Exercice. 

BOOZ    ENDORMI. 

Booz  s'était  couché  de  fatig*ue,  accablé  ; 
11  avait  tout  le  jour  travaillé  dans  son  aire. 
Puis  avait  fait  son  lit  à  sa  place  ordinaire  ; 
Booz  dormait  auprès  des  boisseaux  pleins  de  blé. 

Ce  vieillard  possédait  des  champs  de  blés  et  d'org-e  ; 
Il  était,  quoique  riche,  à  la  justice  enclin  ; 
Il  n'avait  pas  de  fange  en  l'eau  de  son  mouhn, 
Il  n'avait  pas  d'enfer  dans  le  feu  de  sa  forge. 

Sa  barbe  était  d'argent  comme  un  ruisseau  d'avril 
Sa  gerbe  n'était  point  avare  ni  haineuse  ; 


156  EXPRESSION. 

Quand  il  voyait  passer  quelque  pauvre  g-laneuse  : 
—  Laissez  tomber  exprès  des  épis,  disait-il. 

Cet  homme  marchait  pur,  loin  des  sentiers  obliques, 

Vêtu  de  probité  candide  et  de  lin  blanc  ; 

Et,  toujours  du  côté  des  pauvres  ruisselant, 

Ses  sacs  de  grains  semblaient  des  fontaines  publiques. 

Booz  était  bon  maître  et  fidèle  parent  ; 

Il  était  généreux,  quoiqu'il  fût  économe  ; 

Les  femmes  regardaient  Booz  plus  qu'un  jeune  homme, 

Car  le  jeune  homme  est  beau,  mais  le  vieillard  est  grand. 

Le  vieillard,  qui  revient  vers  la  source  première. 
Entre  aux  jours  éternels  et  sort  des  jours  changeants  ; 
Et  Ton  voit  de  la  flamme  aux  yeux  des  jeunes  gens. 
Mais  dans  l'œil  du  vieillard  on  voit  de  la  lumière... 

(Victor  Hugo,  La  Légende  des  Siècles.) 


7"  Exercice. 

l'homme  universel. 

Arrias  a  tout  lu,  a  tout  vu,  il  veut  le  persuader  ainsi  ; 
c'est  un  homme  universel,  et  il  se  donne  pour  tel;  il  aime 
mieux  mentir  que  de  se  taire  ou  de  paraître  ignorer 
quelque  chose  :  on  parle  à  la  table  d'un  grand  d'une  cour 
du  Nord,  il  prend  la  parole,  et  l'ôte  à  ceux  qui  allaient 
dire  ce  qu'ils  en  savent;  il  s'oriente  dans  cette  région 
lomtaine  comme  s'il  en  était  originaire  ;  il  discourt  des 
mœurs  de  cette  cour,  des  femmes  du  pays,  de  ses  lois 
et  de  ses  coutumes  ;  il  récite  des  historiettes  qui  y  sont 
arrivées,  il  les  trouve  plaisantes,  et  il  en  rit  le  premier 
jusqu'à  éclater.  Quelqu'un  se  hasarde  de  le  contredire, 
et  lui  prouve  nettement  q^u'il  dit  des  choses  qui  ne  sont 
pas  vraies  ;  Arrias  ne    se  trouble   point,  prend  feu  au 


DE  L'IMAGINATION.  157 

contraire  contre  l'interrupteur.  «  Je  n'avance,  lui  dit-il, 
je  ne  raconte  rien  que  je  ne  sache  d'original  ;  je  l'ai  appris 
de  Sethon,  ambassadeur  de  France  dans  cette  cour, 
revenu  à  Paris  depuis  quelques  jours,  que  je  connais 
familièrement,  que  j'ai  fort  interrogé,  et  qui  ne  m'a  caché 
aucune  circonstance.  »  Il  reprenait  le  fil  de  sa  narration 
avec  plus  de  confiance  qu'il  ne  l'avait  commencée,  lorsque 
l'un  des  convives  lui  dit  :  «  C'est  Sethon  à  qui  vous 
parlez,  lui-même,  et  qui  arrive  de  son  ambassade.  » 
(La  BnuYÈRE,  Les  Caractères.) 


I 


8^  Exercice. 


I-Giton  a  le  teint  frais,  le  visage  plein  et  les  joues  pen- 
dantes, l'œil  fixe  et  assuré,  les  épaules  larg-es,  l'estomac 
haut,  la  démarche  ferme  et  délibérée.  Il  parle  avec 
confiance,  il  fait  répéter  celui  qui  l'entretient  et  il  ne 
g-oûte  que  médiocremenX  tout  ce  qu'il  lui  dit.  Il  déploie 
un  ample  mouchoir,  et  se  mouche  avec  grand  bruit  ;  il 
crache  fort  loin,  et  il  éternue  fort  haut.  Il  dort  le  jour,  il 
dort  la  nuit,  et  profondément;  il  ronfle  en  compag-nie.  Il 
occupe  à  table  et  à  la  promenade  plus  de  place  qu'un 
autre.  Il  tient  le  milieu  en  se  promenant  avec  ses  ég-aux; 
il  s'arrête,  et  l'on  s'arrête  ;  il  continue  de  marcher,  et 
l'on  marche;  tous  se  règ-lent  sur  lui.  Il  interrompt,  il 
redresse  ceux  qui  ont  la  parole;  on  ne  l'interrompt  pas, 
on  l'écoute  aussi  longtemps  qu'il  veut  parler,  on  est  de 
son  avis,  on  croit  les  nouvelles  qu'il  débite.  S'il  s'assied, 
'  vous  le  voyez  s'enfoncer  dans  un  fauteuil,  croiser  les 
jambes  l'une  sur  l'autre,  froncer  le  sourcil,  abaisser  son 
chapeau  sur  ses  yeux  pour  ne  voir  personne,  ou  le  rele- 
ver ensuite,  et  découvrir  son  front  par  fierté  ou  par 
audace.  Il  est  enjoué,  grand  rieur,  impatient,  présomp- 
tueux, coléreux,  libertin,   politique,  mystérieux  sur  les 


158  EXPRESSION. 

affaires  du  temps  :  il  se  croit  des  talents  et  de  Tesprit.  Il 
est  riche  (1).  [Ibid.) 

9*^  Exercice. 

Phédon  a  les  yeux  creux,  le  teint  échauffé,  le  coips  sec 
et  le  visage  maigre;  il  dort  peu,  et  d'un  sommeil  fort 
léger;  il  est  abstrait,  rêveur,  et  il  a,  avec  de  l'esprit,  l'air 
d'un  stupide;  il  oublie  de  dire  ce  qu'il  sait,  ou  de  parler 
d'événements  qui  lui  sont  connus,  et,  s'il  le  fait  quelque- 
fois, il  s'en  tire  mal;  il  croit  peser  à  ceux  à  qui  il  parle; 
il  conte  brièvement,  mais  froidement;  il  ne  se  fait  pas 
écouter,  il  ne  fait  point  rire.  Il  applaudit,  il  sourit  à  ce 
que  les  autres  lui  disent,  il  est  de  leur  avis  ;  il  court,  il 
vole  pour  leur  rendre  de  petits  services  :  ilest  complaisant, 
flatteur,  empressé;  il  est  mystérieux  sur  ses  affaires» 
quelquefois  menteur;  il  est  superstitieux,  scrupuleux» 
timide.  Il  marche  doucement  et  légèrement;  il  semble 
craindre  de  fouler  la  terre;  il  marche  les  yeux  baissés, 
et  il  n'ose  les  lever  sur  ceux  qui  passent.  Il  n'est  jamais 
du  nombre  de  ceux  qui  forment  un  cercle  pour  discourir  : 
il  se  met  derrière  celui  qui  parle,  recueille  fuitivement 
ce  qui  se  dit,  et  se  retire  si  on  le  regarde.  Il  n'occupe 
point  de  lieu,  il  ne  tient  point  de  place;  il  va  les  épaules 
serrées,  le  chapeau  abaissé  sur  ses  yeux  pour  n'être  point 
vu;  il  se  replie  et  se  renferme  dans  son  manteau;  il  n'y 
a  point  de  galeries  si  embarrassées  et  si  remplies  de 
monde  où  il  ne  trouve  moyen  de  passer  sans  effort  et  de 
se  couler  sans  être  aperçu.  Si  on  le  prie  de  s'asseoir,  il  s& 
met  à  peine  sur  le  bord  d'un  siège;  il  parle  bas  dans  la 
conversation,    et  il  articule  mal...  Il  n'ouvre  la  bouche 

(1)  On  remarquera  dans  ce  morceau  et  dans  le  suivant  l'opposition  entre  len- 
semble  du   portrait  et   le  résumé  final.   Voir  au  chapitre:  Du  Mouromoil  co  qu 
nous  disons  du  couplet,  p.  2lo. 


DE   L'IMAGINATIOiN.  io9 

que  pour  répondre;  il  tousse,  il  se  mouche  sous  son 
-chapeau  ;  il  crache  presque  sur  soi,  et  il  attend  qu'il 
soit  seul  pour  éternuer,  ou,  si  cela  lui  arrive,  c'est  à 
i'insu  de  la  compagnie  ;  il  n'en  coûte  à  personne  ni  salut 
ni  compliment.  Il  est  pauvre.  {Ibid.) 

10'  Exercice. 

Ne  pensez  pas  que  je  veuille,- en  interprète  téméraire 
des  secrets  d'État,  discourir  sur  le  voyage  d'Angleterre; 
ni  que  j'imite  ces  poUtiques  spéculatifs,  qui  arrangent 
suivant  leurs  idées  les  conseils  des  rois,  et  composent, 
sans  instruction,  les  annales  de  leur  siècle.  Je  ne  parlerai 
de  ce  voyage  glorieux  que  pour  dire  que  Madame  y  fut 
admirée  plus  que  jamais.  On  ne  pariait  qu'avec  transport 
delà  bonté  de  cette  princesse,  qui,  malgré  les  divisions 
trop  ordinaires  dans  les  cours,  lui  gagna  d'abord  tous  les 
esprits.  On  ne  pouvait  assez  louer  son  incroyable  dexté- 
rité à  traiter  les  affaires  délicates,  à  guérir  ces  défiances 
cachées  qui  souvent  les  tiennent  en  suspens,  et  à  ter- 
miner tous  les  différends  d'une  manière  qui  conciHaitles 
intérêts  les  plus  opposés.^  Mais  qui  pourrait  penser,  sans 
verser  des  larmes,  aux  marques  d'estime  et  de  tendresse 
que  lui  donna  le  roi  son  frère?  Ce  grand  roi,  plus  capa- 
ble encore  d'être  touché  par  le  mérite  que  par  le  sang, 
ne  se  lassait  point  d'admirer  les  excellentes  qualités  de 
Madame.  0  plaie  irrémédiable  I  ce  qui  fut  en  ce  voyage 
le  sujet  d'une  si  juste  admiration  est  devenu  pour  ce 
prince  le  sujet  d'une  douleur  qui  n'a  point  de  bornes. 
Princesse,  le  digne  lien  des  deux  plus  grands  rois  du 
monde,  pourquoi  leur  avez-vous  été  sitôt  ravie?  Ces  deux 
grands  rois  se  connaissent;  c'est  l'effet  des  soins  de 
Madame  :  ainsi  leurs  nobles  inclinations  concilieront 
ieurs  esprits,  et  la  vertu  sera  entre  eux  une  immortelle 


160  EXPRESSION. 

médiatrice.  Mais  si  leur  union  ne  perd  rien  de  sa  fermeté, 
nous  déplorerons  éternellement  qu'elle  ait  perdu  son 
agrément  le  plus  doux,  et  qu'une  princesse  si  chérie  de 
tout  Tunivers  ait  été  précipitée  dans  le  tombeau,  pendant 
que  la  confiance  de  deux  si  grands  rois  Télevait  au 
comble  de  lag-randeur  et  de  la  g-loire.  (Bossuet,  Oraison 
funèbre  de  Henriette  d'Angleterre.) 

Ce  que  nous  avons  dit  au  sujet  des  portraits  est  applicable 
aux  descriptions.  Outre  la  peinture  précise,  il  importe  de 
dégager  l'impression  que  cette  description  tend  à  faire  naît 


l'e 


11'  Exercice. 

Jci,ravocat  dépeint  indirectement  la  clinique  de  son  client, 
en  décrivant  surtout  les  hôpitaux.  Présentant  ceux-ci  sous  un 
jour  défavorable,  il  fait  par  opposition  Téloge  de  la  clinique. 

Tant  que  vous  n'aurez  pas  prouvé  que  la  clinique  de 
l'accusé  est  sale  et  mal  tenue,  et  qu'il  s'y  commet  dos 
crimes,  vous  n'aurez  rien  à  dire  —  et  vous  n'avez  rien  ù 
critiquer. 

Cette  clinique  serait  mal  tenue?  Pas  un  mot  n'a  été 
dit  à  cet  égard,  si  ce  n'est  par  xMme  Cri,  une  concierge! 
La  clinique  serait  l'objet  de  plaintes  dans  le  quartier? 
Le  commissaire  de  police  du  IV"  arrondissement  habite 
dans  la  maison.  Les  plaintes  auraient  été  faciles  à 
déposer. 

Voyons,  de  deux  choses  l'une  :  ou  la  clinique  était 
bien  teni^e,  ou  elle  était  mal  tenue.  Si  elle  était  bien 
tenue,  tout  est  pour  le  mieux  ;  si  elle  était  mal  tenue,  où 
sont  les  rapports  de  police?  Que  font  donc  les  inspecteurs 
que  nous  payons  si  cher?  Où  sont  les  rapports  de  la  pré- 
fecture de  pohce?  Il  n'y  en  a  pas  un  seul.  Il  n'y  a  là  (fue 
des  propos  de  concierge,"  qui  ne  signifient  rien.  —  Si,  il 


DE  L'IMAGINATION.  161 

y  a  une  femme,  qui,  un  jour,  est  venue  trouver  le  juge 
d'instruction  lui  disant  :  oJe  viens  comme  témoin;  je  veux 
dire  du  bien  de  Taccusé.  »  On  Ta  mise  à  la  porte  sans  vou- 
loir Fécouter.  Voilà  comment  on  accueillait  les  témoins 
quand  ils  venaient  déposer  on  faveur  de  raccusé  ! 

...  Ah!  vous  parlez  de  cliniques  mal  tenues?  Que  se 
passe-t-il  donc  dans  les  hôpitaux?  Vous  savez  ce  que 
nous  payons  pour  cela;  vous  n'ignorez  pas  que  le  budget 
de  l'Assistance  publique  est  de  près  de  51  millions.  Gom- 
ment les  choses  se  passent-elles  dans  ces  hôpitaux  qui 
nous  coûtent  si  cher?  J'ai  là  à  ce  sujet  des  documents 
officiels.  A  côté  de  la  saleté  que  vous  critiquez  chez 
Boisleux,  écoutez  ceci  :  c'est  un  conseiller  municipal  qui 
parle  :  «  Visitant  dernièrement  les  hôpitaux,  j'ai  trouvé  à 
côté  de  la  salle  réservée  aux  grandes  opérations,  dans  la 
petite  salle  où  se  pratique  la  stérilisation  des  instruments 
de  chirurgie,  deux  bicyclettes  parfaitement  crottées. 

...  «  Dans  une  salle  basse,  sans  jour  et  sans  air,  se 
trouve  la  salle  d'opérations...  Bien  entendu,  il  n'y  a  pas 
d'eau  potable  dans  les  étages,  et  l'assainissement  y  est 
des  plus  primitif.  Cette  imprévoyance,  celte  incurie  n'ont 
pas  de  nom.  Si,  pourtant  :  c'est  criminel. 

...  «  L'absence  de  baignoire  est  la  chose  du  monde  la 
plus  commune...  Dans  un  petit  hôpital...  il  y  a  une  seule 
baignoire;  elle  sert  au  jardinier  pour  serrer  ses  vête- 
ments elles  grainesqu'il  désire  préserver  de  l'humidité... 
Les  malades  se  baignent  sur  ordonnance  du  médecin, 
les  vieillards  jamais,  les  orphelines  une  fois  l'an.  » 

Voilà  ce  que  j'ai  à  répondre  avec  des  documents  offi- 
ciels aux  critiques  faites  à  l'accusé  au  point  de  vue  de  sa 
clinique  et  de  la  situation  des  malades  dans  cette  chnique. 

La  clinique  de  l'accusé  est  donc  suffisante.  (M*'  Le 
Barazer,  Assises,  Seine,  28  mars  1897,  Librairie  géné- 
rale de  Droit  et  de  Jurisprudence.) 


162  EXPRESSION. 

12"  Exercice. 

UN    INCENDIE. 

Toutes  les  splendeurs  de  l'incendie  se  déployaient. 
L'hydre  noire  et  le  drag'on  écarlate  apparaissaient  dans 
la  fumée  diflbrme,  superbement  sombre  et  vermeille.  De 
longues  flammèches  s'envolaient  au  loin  et  rayaient  l'om- 
bre, et  Ton  eût  dit  des  comètes  combattantes,  courant 
les  unes  après  les  autres...  Il  s'était  fait  au  mur  du  troi- 
sième étage  des  crevasses  par  où  la  braise  versait  dans 
le  ravin  des  cascades  de  pierreries  ;  les  tas  de  paille  et 
d'avoine  qui  brûlaient  dans  le  grenier  commençaient  h 
ruisseler  par  les  fenêtres  en  avalanches  de  poudre  d'or, 
et  les  avoines  devenaient  des  améthystes,  et  les  brins 
de  paille  devenaient  des  escarboucles. 

De  sourds  craquements  se  mêlaient  aux  pétillements 
du  brasier.  Les  vitres  des  armoires  de  la  bibliothèque  se 
fêlaient  et  tombaient  avec  bruit.  Il  était  évident  que  la 
charpente  cédait.  Aucune  force  humaine  n'y  pouvait  rien. 
Encore  un  moment  et  tout  allait  s'abîmer.  On  n'attendait 
plus  que  la  catastrophe.  On  entendait  les  petites  voix  répé- 
ter :  «  Maman  !  maman  I  )>  On  était  au  paroxysme  de 
l'effroi.  (Victor  Hugo,  Quatre-vinyt-treize.) 

13'  Exercice. 

LES    PAUVRES   GENS. 

Il  est  nuit.  La  cabane  est  pauvre,  mais  bien  close. 

Le  logis  est  plein  d'ombre  et  Ton  sent  quelque  chose 

Qui  rayonne  à  travers  ce  crépuscule  obscur. 

Des  filets  de  pêcheur  sont  accrochés  au  mur. 

Au  fond,  dans  l'encoignure  où  quelque  humble  vaisselle 

Aux  planches  d'un  bAhut  vaguement  étincelle. 


DE  L'IMAGINATION.  163^ 

On  distingue  un  grand  lit  aux  grands  rideaux  tombants. 
Tout  près,  un  matelas  s'étend  sur  de  vieux  bancs, 
Et  cinq  petits  enfants,  nids  d'âmes,  y  sommeillent. 
La  haute  cheminée  où  quelques  flammes  veillent 
Rougit  le  plafond  sombre  et,  le  front  sur  le  lit. 
Une  femme  à  genoux  prie,  et  songe  et  pâlit. 
C'est  la  mère.  Elle  est  seule.  Et  dehors,  blanc  d'écume, 
Au  ciel,  aux  vents,  aux  rocs,  à  la  nuit,  à  la  brume, 
Le  sinistre  océan  jette  son  noir  sanglot... 

(Victor  Hugo,  La  Légende  des  Siècles.} 

W  Exercice. 

SAISON    DES     SEMAILLES,    LE  SOIR. 

C'est  le  moment  crépusculaire. 
J'admire,  assis  sous  un  portail, 
Ce  reste  de  jour  dont  s'éclaire 
La  dernière  heure  du  travail. 

Dans  les  terres,  de  nuit  baignées, 
Je  contemple,  ému,  les  haillons 
D'un  vieillard  qui  jette  à  poignées 
La  moisson  future  aux  sillons. 

Sa  haute  silhouette  noire 
Domine  les  profonds  labours. 
On  sent  à  quel  point  il  doit  croire 
A  la  fuite  utile  des  jours. 

Il  marche  dans  la  plaine  immense, 
Va,  vient,  lance  la  graine  au  loin, 
Rouvre  sa  main,  et  recommence. 
Et  je  médite,  obscur  témoin. 

Pendant  que,  déployant  ses  voiles, 
L'ombre,  où  se  mêle  unô^  lueur, 


164  EXPRESSION. 

Semble  élargir  jusqu'aux  étoiles 
Le  geste  auguste  du  semeur. 
(Victor  Hugo,  La  Chanson  des  rues  et  des  bois.) 

Donnons  encore  deux  descriptions  pleines  d'esprit  et 
d'ironie.  L'élève  ne  perdra  pas  de  vue  qu'il  s'agit  de  simples 
peintures  et  que  le  comique  doit  naître  des  personnages  pré- 
sentés. Que  Ton  évite  surtout  les  effets  grossiers  et  faciles. 

15*^  Exercice. 

NOCE   CAMPAGNARDE. 

C'était  sous  le  hangar  de  la  charretterie  que  la  table 
était  dressée.  II  y  avait  dessus  quatre  aloyaux,  six  fricas- 
sées de  poulets,  du  veau  à  la  casserole,  trois  gigots,  et, 
au  milieu,  un  joli  co&hon  de  lait  rôti,  flanqué  de  quatre 
andouilles  à  l'oseille.  Aux  angles,  se  dressait  Teau-de-vie 
dans  des  carafesj  Le  cidre  doux  en  bouteilles  poussait  sa 
mousse  épaisse  autour  des  bouchons,  et  tous  les  verres, 
d'avance,  avaient  été  remphs  de  vin  jusqu'au  bord.  De 
grands  plats  de  crème  jaune,  qui  flottaient  d'eux-mêmes 
au  moindre  choc  de  la  table,  présentaient,  dessinés  sur 
leur  surface  unie,  les  chiflres  des  nouveaux  époux  en 
arabesques  de  nonpareille.  On  avait  été  chercher  unj 
pâtissier,  à  Yvetot,  pour  les  tourtes  et  les  nougats. 
Comme  il  débutait  dans  le  pays,  il  avait  soigné  les  choses, 
et  il  apporta,  lui-même,  au  dessert,  une  pièce  montée  qui 
fit  pousser  des  cris. 

....  Jusqu'au  soir,  on  mangea.  Quand  on  était  trop 
fatigué  d'être  assis,  on  allait  se  promener  dans  les  cours 
ou  jouer  une  partie  de  bouchon  dans  la  grange,  puis  on 
revenait  à  table.  Quelques-uns,  vers  la  fin,  s'y  endor" 
mirent  et  ronflèrent.  Mais,  au  café,  tout  se  ranima  ;  alors 
on  entama  des  chansons-,  on  fit  des  tours  de  force,  on 
portait  des  poids,  on  passait  sous  son  pouce,  on  essayait 


DE  L'IMAGINATION.  165 

à  soulever  les  charrettes  sur  ses  épaules,  on  disait  des 
gaudrioles.  (Gustave  Flaubert,  J/«c?«me  Bovary,  Char- 
pentier, éd.) 

16^  Exercice. 

LA   MAISON    DE   TARTARIN. 

Ma  première  visite  à  Tartarin  de  Tarascon  est  restée 
dans  ma  vie  comme  une  date  inoubliable  ;  il  y  a  douze 
ou  quinze  ans  de  cela,  mais  je  m'en  souviens  mieux  que 
d'hier.  L'intrépide  Tartarin  habitait  alors,  à  l'entrée  de 
la  ville,  la  troisième  maison  à  main  gauche  sur  le  chemin 
d'Avig-non.  Jolie  petite  villa  tarasconnaise  avec  jardin 
devant,  balcon  derrière,  des  murs  très  blancs,  des  per- 
siennes  vertes,  et  sur  le  pas  de  la  porte  une  nichée  de 
petits  savoyards  jouant  à  la  marelle  ou  dormant  au  bon 
soleil,  la  tête  sur  leurs  boîtes  à  cirage. 

Du  dehors,  la  maison  n'avait  l'air  de  rien.  Jamais  on 
ne  se  serait  cru  devant  la  demeure  d'un  héros.  Mais 
quand  on  entrait,  coquin  de  sort  I...  De  la  cave  au 
grenier,  tout  le  bâtiment  avait  l'air  héroïque,  même 
le  jardin  !... 

Oh!  le  jardin  de  Tartarin,  il  n'y  en  avait  pas  deux  comme 
celui-là  en  Europe.  Pas  un  arbre  du  pays,  pas  une  fleur 
de  France  ;  rien  que  des  plantes  exotiques,  des  gommiers, 
des  calebassiers,  des  cotonniers,  des  cocotiers,  des  man- 
guiers, des  bananiers,  des  palmiers,  un  baobab,  des 
nopals,  des  cactus,  des  figuiers  de  Barbarie,  à  se  croire 
en  pleine  Afrique  centrale,  à  dix  mille  lieues  de  Tarascon. 
Tout  cela,  bien  entendu,  n'était  pas  de  grandeur  natu- 
relle ;  ainsi  les  cocotiers  n'étaient  guère  plus  gros  que 
des  betteraves,  et  le  baobab  tenait  à  l'aise  dans  un  pot 
de  réséda  ;  mais  c'est  égal  !  pour  Tarascon,  c'était  déjà 
bien  joli,  et  les  personnes  de  la  ville ,  admises  le  dimanche 

G.  Le  Roy.  —  La  Diction.  7     _ 


d66  EXPRESSION. 

à  rhonneur  de  contempler  le  baobab  de  Tartarin,  s'en 
retournaient  pleines  d'admiration. 

Pensez  quelle  émotion  je  dus  éprouver  ce  jour-là  en 
traversant  ce  jardin  mirifique  !. . .  Ce  fut  bien  autre  chose 
quand  on  m'introduisit  dans  le  cabinet  du  héros. 

Ce  cabinet,  une  des  curiosités  de  la  ville,  était  au  fond 
du  jardin,  ouvrant  de  plain-pîed  sur  le  baobab  par  une 
porte  vitrée. 

Imaginez-vous  une  grande  salle  tapissée  de  fusils  et 
de  sabres,  depuis  en  haut  jusqu'en  bas;  toutes  les  armes 
de  tous  les  pays  du  monde  :  carabines,  rifles,  tremblons, 
couteaux  corses,  couteaux  catalans,  couteaux-revolvers, 
couteaux-poignards,  krisli  malais,  flèches  caraïbes, 
flèches  de  silex,  coups-de-poing,  casse-tôte,  massues 
hottentotes,  lazzos  mexicains,  est-ce  que  je  sais! 

Par  là-dessus,  un  grand  soleil  féroce  qui  faisait  reluire 
l'acier  des  glaives  et  les  crosses  des  armes  à  feu,  comme 
pour  vous  donner  encore  plus  la  chair  de  poule....  Ce  qui 
rassurait  un  peu  pourtant,  c'était  le  bon  air  d'ordre  et  de 
propreté  qui  régnait  sur  toute  cette  yataganerie.  Tout 
y  était  rangé,  soigné,  brossé,  étiqueté  comme  dans  une 
pharmacie;  de  loin  en  loin,  un  petit  écriteau  bonhomme 
sur  lequel  on  lisait  :  «  Flèches  empoisonnées,  n'y  touchez 
pas  »  ;  ou  :  «  Armes  chargées,  méfiez-vous.  »  Sans  ces 
écriteaux,  jamais  je  n'aurais  osé  entrer. 

Au  milieu  du  cabinet,  il  y  avait  un  guéridon.  Sur  le 
guéridon,  un  flacon  de  rhum,  une  blague  turque,  les 
voyages  du  capitaine  Cook,  les  romans  de  Gooper,  de 
Gustave  Aimard,  des  récits  de  chasse,  chasse  à  l'ours, 
chasse  au  faucon,  chasse  à  l'éléphant,  etc. 

Enfin,  devant  le  guéridon,  un  homme  était  assis,  de 
quarante  à  quarante-^cinq  ans,  petit,  gros,  trapu, 
rougeaud,  en  bras  de  chemise,  avec  des  caleçons  de 
flanelle,  une  forte  barbe  courte  et  des  yeux  flamboyants  ; 


DE  L'IMAGINATION.  167 

d'une  main  il  tenait  un  livre,  de  l'autre  il  brandissait 
une  pipe  énorme  à  couvercle  de  fer,  et,  tout  en  lisant 
je  ne  sais  quel  formidable  récit  de  chasseurs  de  cheve- 
lures, il  faisait,  en  avançant  sa  lèvre  inférieure,  une 
moue  terrible,  qui  donnait  à  sa  brave  figure  de  rentier 
tarasconnais  ce  même  caractère  de  férocité  bonasse  qui 
régnait  dans  toute  la  maison. 

Cet  homme,  c'était  Tartarin,  Tartarin  de  Tarascon, 
l'intrépide,  le  grand,  l'incomparable  Tartarin  de 
Tarascon.  (A.  Daudet,  Tartarin  de  Tarascon^  Flam- 
marion, éd.) 

Pour  Tétude  des  récits  au  point  de  vue  de  l'imagination,  nous 
renvoyons  l'élève  aux  différents  morceaux  qui  figurent  dans 
d'autres  chapitres  (1).  Citons,  pour  terminer,  un  exemple  de 
rêverie  où  la  vision  des  images  est  nettement  indispensable, 
ainsi  que  la  précision  de  la  pensée. 

17e  Exercice. 

DON    CARLOS,    seul. 

—  Gharlemagne  est  ici  !  Comment,  sépulcre  sombre, 
Peux-tu  sans  éclater  contenir  si  grande  ombre  ? 
Es-tu  bien  là,  géant  d'un  monde  créateur, 

Et  t'y  peux-tu  coucher  de  toute  ta  hauteur  ? 

—  Ah  I  c'est  un  beau  spectacle  à  ravir  la  pensée 
Que  l'Europe  ainsi  faite  et  comme  il  l'a  laissée  ! 
Un  édifice,  avec  deux  hommes  au  sommet, 
Deux  chefs  élus  auxquels  tout  roi  né  se  soumet. 
Presque  tous  les  États,  duchés,  fiefs  mihtaires, 
Royaumes,  marquisats,  tous  sont  héréditaires. 
Mais  le  peuple  a  parfois  son  pape  ou  son  césar, 
Tout  marche,  et  le  hasard  corrige  le  hasard. 

(1)  Voirpages  45,  73,  70,  96,  08,   100,   lOi,  106,  227,  233,  230,  240. 


168  EXPRESSION . 

De  Kl  vient  l'équilibre,  et  toujours  Tordre  éclate. 
Électeurs  de  drap  d'or,  cardinaux  d'écarlate, 
Double  sénat  sacré  dont  la  terre  s'émeut, 
Ne  sont  là  qu'en  parade,  et  Dieu  veut  ce  qu'il  veuL 
Qu'une  idée,  au  besoin  des  temps,  un  jouréclose, 
Elle  grandit,  va,  court,  se  mêle  à  toute  chose. 
Se  fait  homme,  saisit  les  cœurs,  creuse  un  sillon  ; 
Maint  roi  la  foule  aux  pieds  ou  lui  met  un  bâillon  ; 
Mais  qu'elle  entre  un  matin  à  la  diète,  au  conclave^ 
Et  tous  les  rois  soudain  verront  l'idée  esclave 
Sur  leurs  tètes  de  rois  que  ses  pieds  courberont 
Surg-ir,  le  g'iobe  en  main  ou  la  tiare  au  front... 
Ah  !  briguez  donc  l'empire,  et  voyez  la  poussière 
Que  fait  un  empereur  !  Couvrez  la  terre  entière 
De  bruit  et  de  tumulte  ;  élevez,  bâtissez 
Votre  empire,  et  jamais  ne  dites  :  C'est  assez  ! 
Taillez  à  larges  pans  un  édifice  immense  ! 
Savez-vous  ce  qu'un  jour  il  en  reste  ?  ô  démence  ! 
Cette  pierre  !  Et  du  titre  et  du  nom  triomphants  ? 
Quelques  lettres  à  faire  épeler  des  enfants  ! 
Si  haut  que  soit  le  but  où  votre  org-ueil  aspire, 
Voilà  le  dernier  terme  !...  Oh  !  l'empire  !  l'empire  1 
Que  m'importe  !  j'y  touche,  et  le  trouve  à  mong-ré. 
Quelque  chose  me  dit  :  Tu  l'auras  !  — Je  l'aurai.  — 
Si  je  l'avais  !... 

(Victor  Hugo,  Hernanî^  acte  IV,  se.  ii.) 


CHAPITRE  VI 

DE  L'ESPRIT  ET  DU  GOUT. 

Les  applications  du  goût  sont  nombreuses  en  diction,  par- 
ticulièrement au  sujet  de  ïeffet.  L'abus  de  Feffet,  procédé 
grossier  (l),est  un  manque  dégoût.  11  semble  que  les  méchants 
effets  dramatiques  soient  aussi  haïssables  que  les  mauvais 
effets  comiques.  Nous  nous  occuperons  des  premiers  dans  le 
chapitre:  «  Du  Mouvement  ».  Pour  le  moment  attirons  l'at- 
tention sur  l'esprit  et  le  comique.  Le  rire  provenant  le  plus 
souvent  d'une  rupture  d'équilibre,  il  est  facile  d'expHquer 
la  multiplicité  des  oppositions  violentes  chez  ceux  qui  ne  sau- 
raient résister  à  la  tentation  de  l'efTet  comique.  C'est  là  une 
monomanie  fâcheuse. 

Un  autre  procédé,  après  l'opposition,  consiste  à  détacher  avec 
exagération  le  trait  comique  final.  Le  mauvais  goût  du  public 
aidant,  le  comique  loyal  et  spirituel  fait  bientôt  place  aux 
dernières  pitreries. 

Le  diseur  n'a  pas  à  se  faire  un  succès  comique  au  détri- 
ment du  morceau,  qu'il  ne  l'oublie  pas.  Interprète-t-il  un 
texte  spirituel  ?  —  Qu'il  le  comprenne  à  fond  ;  qu'il  en 
démêle  l'esprit  particulier,  et  qu'il  reste  dans  la  nature. 

L'étude  de  l'ironie  (2)  nous  semble  particulièrement  propice 
au  développement  du  goût  :  on  en  trouvera  des  exemples 
variés  dans  les  exercices  qui  suivent.  Ce  n'est  pas  seulement 
le  sens  ordinaire  des  mots  qu'il  faut  traduire,  puisque  ces 
mots  disent  le  contraire  de  ce  que  l'auteur  a  voulu  faire 
entendre.  11  faut  en  exprimer  le  sens  caché  avec  finesse,  laissant 
en  quelque  sorte  à  l'auditeur  la  satisfaction  de  penser  qu'il  a 
compris  sans  l'aide   de  personne.    En   vérité  le   goût   et  la 

(1)  Il  ne  saurait  y  avoir  de  manifestation  du  goût  et  de  l'esprit,  s'il  n'y  a  légèreté 
dans  la  diction. 

(2)  Les  aiitres  figures  de  pensée  analogues  (suspension,  réticence,  allusion,  litote, 
euphémisme)  demandent  les  mêmes  qualités  que  l'ironie. 


170  EXPRESSION. 

mesure  sont  très  nécessaires  ici:  n'exprimez-vous  pas  la  pen- 
sée de  l'auteur  suffisamment,  on  se  blessera  de  ne  pas 
comprendre  et  Ton  vous  accusera  d'insuffisance  ;  découvrez- 
vous  trop  le  sens  véritable  :  «  Oui,  nous  avons  compris,  il  est 
inutile  de  tant  insister  !  »  vous  dira  l'auditeur  encore  blessé  : 
vous   ne   savez  donc  pas  qu'il  a  compris  depuis  longtemps  î 

1"  Exercice. 

...  M™^  Bovary  mère  n'avait  pas  desserré  les  dents 
de  la  journée.  On  ne  l'avait  consultée  ni  sur  la  toilette  de 
la  bru,  ni  sur  l'ordonnance  du  festin  ;  elle  se  retira  de 
bonne  heure.  Son  époux,  au  lieu  de  la  suivre,  envoya 
chercher  des  cig-ares  à  Saint-Victor  et  fuma  jusqu'au 
jour,  tout  en  buvant  des  g'rog-s  au  kirsch,  mélange 
inconnu  à  la  compagnie,  et  qui  fut  pour  lui  comme  la 
source  d'une  considération  plus  grande  encore.  (Gus- 
tave Flaubert,  Madame Bovamj^  Charpentier,  éd.) 

2*^  Exercice. 

0  bois  silencieux  !  ô  lacs  1  —  0  murs  gardés  ! 

Balcons  quittés  si  tard  !  si  vite  escaladés  ! 

Masques,  qui  ne  laissez  entrevoir  d'une  femme 

Que  deux  trous  sous  le  front,  qui  lui  vont  jusqu'à  l'âme  ! 

...  Et  toi,  lampe  d'arg-ent,  pâle  et  fraîche  lumière 

Qui  fais  les  douces  nuits  plus  blanches  que  le  lait  ! 

—  Soutenez  mon  haleine  en  ce  divin  couplet  I 

(Musset,  Mardoche.) 

3'  Exercice. 

première  rencontre  de  BOUVARD  ET  PÉCUCHET. 

Gomme  il  faisait  une  chaleur  de  trente  -  trois 
degrés,  le  boulevard  Bourdon  se  trouvait  absolument 
désert. 


DE  L'ESPRIT  ET   DU  GOUT.  174 

Deux  hommes  parurent. 

L'un  venait  de  la  Bastille,  l'autre  du  Jardin  des  Plan- 
tes. Le  plus  grand,  vêtu  de  toile,  marchait  le  chapeau 
en  arrière,  le  gilet  déboutonné  et  sa  cravate  à  la  main. 
Le  plus  petit,  dont  le  corps  disparaissait  dans  une  redin- 
gote marron,  baissait  la  tête  sous  une  casquette  à 
visière  pointue. 

Quand  ils  furent  arrivés  au  milieu  du  boulevard, 
ils  s'assirent,  à  la  même  minute,  sur  le  même  banc. 

Pour  s'essuyer  le  front,  ils  retirèrent  leurs  coiffures, 
que  chacun  posa  près  de  soi  ;  et  le  petit  homme  aperçut, 
écrit  dans  le  chapeau  de  son  voisin  :  Bouvard  ;  pendant 
que  celui-ci  distinguait  aisément  dans  la  casquette  du 
particulier  en  redingote  le  mot  :  Pécuchet. 

—  Tiens,  dit-il,  nous  avons  eu  la  même  idée,  celle  d'in- 
scrire notre  nom  dans  nos  couvre-chefs. 

—  Mon  Dieu,  oui,  on  pourrait  prendre  le  mien  à  mon 
bureau  ! 

—  C'est  comme  moi,  je  suis  employé. 

Alors  ils  se  considérèrent.  L'aspect  aimable   de  Bou 
vard  charma  de  suite  Pécuchet.  L'air  sérieux  de  Pécu- 
chet frappa  Bouvard. 

...  Vingt  fois  ils  s'étaient  levés,  s'étaient  rassis  et 
avaient  fait  la  longueur  du  boulevard,  depuis  Fécluse 
d'amont  jusqu'à  l'écluse  d'aval,  chaque  fois  voulant  s'en 
aller,  n'en  ayant  pas  la  force,  retenus  par  une  fascination. 

Ils  se  quittaient  pourtant,  et  leurs  mains  étaient 
jointes,  quand  Bouvard  dit  tout   à  coup  : 

—  Ma  foi  !  si  nous  dînions  ensemble  ? 

—  J'en  avais  l'idée  !  reprit  Pécuchet,  mais  je  n'osais 
pas  vous  le  proposer  ! 

Et  il  se  laissa  conduire,  en  face  l'hôtel  de  ville, 
dans  un  petit  restaurant  où  l'on  serait  bien.  (Flaubert, 
Bouvard  et  Pécuchet,  Charpentier,  éd.) 


172  EXPRESSION. 

A^  Exercice. 

l'aimable  voleur. 

Pardon,  monsieur  le  voyageur  : 
Vous  manquez  un  peu  de  prudence 
A  passer  seul,  la  nuit,  sans  peur, 
Dans  un  bois  où  plus  d'un  voleur 
Fixe,  dit-on,  sa  résidence. 
Si  Ton  vous  attaquait  ici. 
Vous  pourriez  bien  crier  merci  I 
Sans  être  Mandrin  ni  Cartouche, 
On  vous  tûrait  comme  une  mouche. 
Si  vous  pouviez  prendre  le  temps 
De  m'accorder  quelques  instants 
Nous  causerions  là  sur  la  route. 
D'ailleurs  j'ai  là  deux  pistolets... 

—  Oui,  je  les  vois,  retirez-les... 
Parlez,  monsieur,  je  vous  écoute. 

—  Ah  !  vous  me  faites  trop  d'honneur. 
Merci,  monsieur  le  voyageur. 

Pardon,  monsieur  le  voyageur  : 
Vous  voyez  quelle  est  ma  toilette  ; 
Je  néglige  trop  ma  santé; 
Je  sors,  l'hiver  comme  l'été, 
Avec  une  simple  jaquette. 
Si  l'on  m'offrait  un  habit  neuf, 
Doublé  de  soie,  en  drap  d'Elbeuf, 
Un  manteau  garni  de  fourrures, 
De  bonnes  et  fortes  chaussures, 
Du  linge  fin,  j'y  tiens  beaucoup  ; 
Pour  vivre  au  bois  on  nlest  pas  loup, 


DE  L'ESPRIT   ET   DU  GOÛT.  173 

Mon  Dieu,  je  changerais  de  mise... 
D'ailleurs,  j'ai  là  deux  pistolets... 

—  Oui,  je  les  vois,  retirez-les... 
Voici  la  clef  de  ma  valise. 

—  Ah!  vous  me  faites  trop  d'honneur 
Merci,  monsieur  le  voyageur. 

Pardon,  monsieur  le  voyageur  : 
Je  ne  tiens  pas  à  la  fortune  ; 
J'ai  là  quelques  propriétés  : 
La  route  où  vous  vous  arrêtez 
Et  des  forêts  au  clair  de  lune. 
J'ai  lu  dans  plus  d'un  bon  auteur 
Que  For  ne  fait  pas  le  bonheur; 
Et  Bias  trouvait  qu'en  voyage 
On  a  toujours  trop  de  bagage 
D'aucuns  en  sont  embarrassés  ; 
D'autres  n'en  ont  jamais  assez. 
Quand  j'ai  soif,  je  vais  à  la  source... 
D'ailleurs,  j'ai  là  deux  pistolets... 

—  Oui,  je  les  vois,  retirez-les... 
Voulez -vous  accepter  ma  bourse? 

—  Ah  !  vous  me  faites  trop  d'honneur. 
Merci,  monsieur  le  voyageur. 

Pardon,  monsieur  le  voyageur  : 

Ici,  nous  n'avons  pas  de  cloche. 

On  n'a  jamais  bien  su  pourquoi  ; 

Les  philosophes  tels  que  moi 

N'ont  pas  de  montre  dans  leur  poche  ; 

Des  astres  nous  savons  le  cours  ; 

Mais  les  jours  sont  plus  ou  moins  courts 

Et,  pour  rentrer  dans  sa  demeure, 

On  aimerait  à  savoir  l'heure. 


174  EXPRESSION. 

Si,  par  hasard,  au  coin  d'un  bois, 
Il  me  tombait  entre  les  doigts 
Un  chronomètre  de  rencontre... 
D'ailleurs,  j'ai  là  deux  pistolets... 

—  Oui,  je  les  vois,  retirez-les... 
Pourrais-je  vous  oiîVirma  montre? 

—  Ah  !  vous  me  faites  trop  d'honneur  ; 
Merci,  monsieur  le  voyageur. 

Pardon,  monsieur  le  voyageur  : 
Un  mot  encore  et  je  vous  quitte. 
Grâce  à  moi,  d'un  cas  imprudent 
Vous  vous  tirez  sans  accident; 
SouftVez  que  je  vous  félicite. 
Quoi  qu'en  disent  les  dégoûtés, 
La  vie  a  quelques  bons  côtés; 
Je  vous  la  laisse  saine  et  sauve  ; 
Monsieur,  l'occasion  est  chauve  ; 
Pressez-moi  donc  sur  votre  cœur 
En  m'appelant  votre  sauveur... 
Si  toutefois  c'est  votre  envie... 
D'ailleurs,  j'ai  là  deux  pistolets... 

—  Oui,  je  les  vois,  retirez-les. . . 
C'est  à  vous  que  je  dois  la  vie. 

—  Ah  !  vous  me  faites  trop  d'honneur. 
Adieu,  monsieur  le  voyageur. 

(Nadaud,  Chansons^  Stock,  éd. 

S''  Exercice. 

LA  JEUNE  VEUVE. 

La  perte  d'un  époux  ne  va  point  sans  soupirs  : 
On  fait  beaucoup  de  bruit,  et  puis  on  se  console. 
Sur  les  ailes  du  Temps  la  tristesse  s'envole  : 
Le  Temps  ramène  les  plaisirs. 


DE  L'ESPRIT  ET  DU   GOUT.  173 

Entre  la  veuve  d'une  année 

Et  la  veuve  d'une  journée 
La  ditïerence  est  grande  :  on  ne  croirait  jamais 

Que  ce  fut  la  même  personne  ; 
L'une  fait  fuir  les  g'ens,  et  l'autre  a  mille  attraits  : 
Aux  soupirs  vrais  ou  faux  celle-là  s'abandonne; 
C'est  toujours  même  note  et  pareil  entretien. 

On  dit  qu'on  est  inconsolable  : 

On  le  dit  ;  il  n'en  est  rien, 

Comme  on  verra  par  cette  fable, 

Ou  plutôt  par  la  vérité. 

L'époux  d'une  jeune  beauté 
Partait  pour  l'autre  monde.  A  ses  côtés  sa  femme 
Lui  criait  :  «  Attends-moi,  je  te  suis;  et  mon  âme. 
Aussi  bien  que  la  tienne,  est  prête  à  s'envoler.  » 

Le  mari  fait  seul  le  voyage. 
La  belle  avait  un  père,  homme  prudent  et  sage; 

Il  laissa  le  torrent  couler. 

A  la  fin,  pour  la  consoler  : 
<(  Ma  fille,  lui  dit-il,  c'est  trop  verser  de  larmes  : 
Qu'a  besoin  le  défunt  que  vous  noyiez  vos  charmes? 
Puisqu'il  est  des  vivants,  ne  songez  plus  aux  morts. 

Je  ne  dis  pas  que  tout  à  l'heure 

Une  condition  meilleure 

Change  en  des  noces  ces  transports  ; 
Mais  après  certain  temps  souffrez  qu'on  vous  propose 
Un  époux  beau,  bien  fait,  jeune  et  tout  autre  chose 

Que  le  défunt.  —  Ah!  dit-elle  aussitôt, 

Un  cloître  est  l'époux  qu'il  me  faut.  » 
Le  pèi?e  lui  laissa  digérer  sa  disgrâce. 

Un  mois  de  la  sorte  se  passe  ; 
L'autre  mois,  on  emploieàchanger  tous  les  jours 
Quelque  chose  à  l'habit,  au  linge,  à  la  coiffure  : 


176  EXPRESSION. 

Le  deuil  enfin  sert  de  parure. 

En  attendant  d'autres  atours. 

Toute  la  bande  des  Amours 
Revient  au  colombier  ;  les  jeux,  les  ris,  la  danse 
Ont  aussi  leur  tour  à  la  fin  : 

On  se  plonge  soir  et  matin 

Dans  la  fontaine  de  Jouvence. 
Le  père  ne  craint  plus  ce  défunt  tant  chéri  ; 
Mais  comme  il  ne  parlait  de  rien  à  notre  belle  : 

«  Où  donc  est  le  jeune  mari 

Que  vous  m'avez  promis?  »  dit-elle. 

(La  Fontaine,  /^a6/^5,  VI,  21.) 

6"  Exercice. 

LES   PRÉCEPTES  STOÏCIENS. 

J'estime  particulièrement  vos  vertus,  Gaton.  Aussi 
ne  me  permettrai-je  pas  de  blâmer  votre  conduite  ;  mais 
peut-être  pourrais-je  vous  faire  quelques  remontrances: 
Vous  commettez  peu  de  fautes^  mais,  quand  vous  en 
faites,  je  puis  vous  le  dire, 

Toutes  les   qualités  divines  et  supérieures  que 

nous  admirons  dans  Gaton  lui  appartiennent  en  propre  ; 
ses  rares  imperfections  lui  viennent  de  son  maître  qui 
fut  du  reste  un  homme  remarquable,  Zenon.  Ses  disci- 
ples se  nomment  stoïciens.  Voici  quelques  traits  de  ses 
dogmes  et  de  ses  préceptes  :  le  sage  est  inaccessible  à 
la  faveur,  comme  au  pardon,  la  compassion  n'est  que 
faiblesse  et  légèreté.  Le  sage  seul  est  beau  fùt-il  contre- 
fait ;  fût-il  mendiant,  il  est  riche  ;  fùt-il  esclave,  il  est 
roi.  Mais  nous,  qui  ne  sommes  pas  des  sages,  ils  nous 
traitent  d'exilés,  de  traîtres,  d'insensés.  Ils  mettent 
toutes  les  fautes  sur  un  pied  d'égalité  ;    tout  délit  est  un 


DE   L'ESPRIT  ET   DU  GOUT.  177 

crime  odieux  ;  tel  n'est  pas  moins  coupable  pour  avoir  tué 
un  poulet  sans  nécessité  que  tel  autre  pour  avoir  étran- 
glé son  père;  le  sag-e  ne  doute  jamais,  n'a  jamais  de 
repentir,  nechang-e  jamais  d'avis^  ne  se  trompe  jamais... 

Le  même  esprit  inspire  ces  paroles  :  «  J'ai  déclaré  au 
sénat  que  je  dénoncerais  un  candidat  au  consulat.  »  — 
Vous  étiez  en  colère  quand  vous  l'avez  dit  !  —  «  Jamais 
le  sage  ne  se  met  en  colère.  »  —  Un  malhonnête 
homme  peut  seul  mentir;  changer  d'avis  est  une  honte, 
se  laisser  fléchir  est  un  crime,  avoir  de  la  pitié  en  est  un 
autre. 

Si,   avec  une  nature  comme  la  vôtre,  le  hasard 

vous  eût  fait  rencontrer  d'autres  maîtres,  Caton,  vous 
n'auriez  pas  plus  de  droiture,  plus  de  courage,  de 
tempérance  ni  de  justice  (cela  n'est  pas  possible),  mais 
vous  auriez  plus  de  douceur;  vous  n'accuseriez  pas 
sans  raison  l'homme  le  plus  réservé,  le  plus  droit,  le  plus 
honorable  ;  et,  ce  que  vous  avez  dit  avec  tant  d'aigreur 
dans  le  sénat,  ou  vous  ne  l'auriez  pas  dit,  ou  vous  l'au- 
riez exprimé  avec  moins  de  sévérité.  (Cicéron,  Pro 
Murena^  XXIX,  trad.  Georges  Le  Roy.) 

Citons  maintenant,  conime  exemple  de  discussion  spiri- 
tuelle, le  dialogue  entre  Clitandre  et  Trissotin.  On  y  verra 
combien  l'esprit  est  une  arme  terrible  pour  qui  sait  la  manier. 
Plus  Trissotin  devient  furieux  et  grossier,  plus  Clitandre  est 
aimable  et  spirituel.  On  essaiera  aussi  de  rendre  la  vivacité 
de  la  réplique  chez  Clitandre. 

1^  Exercice. 

TRISSOTIN  [à  Philanilnte). 

Je  viens  vous  annoncer  une  grande  nouvelle  :    ' 
Nous  l'avons,  en  dormant,  madame,  échappé  belle; 
Un  monde  près  de  nous  a  passé  tout  du  long-. 
Est  chu  tout  au  travers  de  notre  tourbillon 


178  EXPRESSION. 

Et,  s'il  eut  en  chemin  rencontré  notre  terre, 
Elle  eut  été  brisée  en  morceaux  comme  verre. 

PHILAMINTE. 

Remettons  ce  discours  pour  une  autre  saison, 
Monsieur  n'y  trouverait  ni  rime  ni  raison  : 
Il  fait  profession  de  chérir  l'ignorance 
Et  de  haïr  surtout  l'esprit  de  la  science. 

GLITANDRE. 

Cette  vérité  veut  quelque  adoucissement. 
Je  m'expHque,  madame;  et  je  hais  seulement 
La  science  et  l'esprit  qui  gâtent  les  personnes. 
Ce  sont  choses,  de  soi,  qui  sont  belles  et  bonnes  ; 
Mais  j'aimerais  mieux  être  au  rang  des  ignorants 
Que  de  me  voir  savant  comme  certaines  gens. 

TRISSOTIN. 

Pour  moi,  je  ne  tiens  pas,  quelque  effet  qu'on  suppose, 
Que  la  science  soit  pour  gâter  quelque  chose. 

GLITANDRE. 

Et  c'est  mon  sentiment  qu'en  faits  comme  en  propos 
La  science  est  sujette  à  faire  de  grands  sols. 

TRISSOTIN. 

Le  paradoxe  est  fort. 

GLITANDRE. 

Sans  être  fort  habile, 
La  preuve  m'en  serait,  je  pense,  assez  facile. 
Si  les  raisons  manquaient,  je  suis  sûr  qu'en  tout  cas 
Les  exemples  fameux  ne  me  manqueraient  pas. 


lE  L'ESPRIT   ET   DU  GOUT.  179 

TRISSOTIN. 

Vous  en  pourriez  citer  qui  ne  concluraient  guère. 

CLITANDRE. 

Je  n'irais  pas  bien  loin  pour  trouver  mon  affaire. 

TRISSOTIN. 

Pour  moi,  je  ne  vois  pas  ces  exemples  fameux. 

CLITANDRE. 

Moi,  je  les  vois  si  bien  qu'ils  me  crèvent  les  yeux. 

TRISSOTIN. 

J'ai  cru  jusques  ici  que  c'était  Fig-norance 

Qui  faisait  les  grands  sots  et  non  pas  la  science. 

CLITANDRE. 

Vous  avez  cru  fort  mal,  et  je  vous  suis  garant 
Qu'un  sot  savant  est  sot  plus  qu'un  sot  ignorant. 

TRISSOTIN. 

Le  sentiment  commun  est  contre  vos  maximes. 
Puisque  ignorant  et  sot  sont  termes  synonymes. 

CLITANDRE. 

Si  vous  le  voulez  prendre  aux  usages  du  mot, 
L'alliance  est  plus  forte  entre  pédant  et  sot. 

TRISSOTIN. 

La  sottise,  dans  l'un,  se  fait  voir  toute  pu/'fe. 

CLITANDRE. 

Et  l'étude  dans  l'autre  ajoute  à  la  nature. 


180  EXPRESSION. 

TRISSOTIN. 
Le  savoir  garde  en  soi  son  mérite  éminent. 

GLITANDRE. 

Le  savoir,  dans  un  fat,  devient  impertinent. 

TRISSOTIN. 

Il  faut  que  l'ignorance  ait  pour  vous  de  grands  charmes, 
Puisque  pour  elle  ainsi  vous  prenez  tant  les  armes. 

GLITANDRE. 

Si  pour  moi  l'ignorance  a  des  charmes  si  grands, 
C'est  depuis  qu'à  mes  yeux  s'offrent  certains  savants. 

TRISSOTIN. 

Ces  certains  savants-là  peuvent,  à  les  connaître. 
Valoir  certaines  gens  que  nous  voyons  paraître. 

GLITANDRE. 

Oui,  si  l'on  s'en  rapporte  à  ces  certains  savants  ; 
Mais,  on  n'en  convient  pas  chez  ces  certaines  gens. 

TRISSOTIN. 

...Je  ne  m'étonne  pas,  au  combat  que  j'essuie, 
De  voir  prendre  à  Monsieur  la  thèse  qu'il  appuie. 
Il  est  fort  enfoncé  dans  la  cour,  c'est  tout  dit. 
La  cour,  comme  l'on  sait,  ne  tient  pas  pour  l'esprit. 
Elle  a  quelque  intérêt  d'appuyer  l'ignorance  ; 
Et  c'est  en  courtisan  qu'il  en  prend  la  défense. 

GLITANDRE. 

Vous  en  voulez  beaucoup  à  cette  pauvre  cour. 

Et  son  malheur  est  grand  de  voir  que,  chaque  jour, 


DE  L'ESPRIT   ET   DU  GOÛT.    -  181 

Vous  autres  beaux  esprits  vous  déclamiez  contre  elle, 
Que  de  tous  vos  chag-rins  vous  lui  fassiez  querelle, 
Et,  sur  son  méchant  goût  lui  faisant  son  procès, 
N'accusiez  que  lui  seul  de  vos  méchants  succès. 
Permettez-moi,  monsieur  Trissotin,  de  vous  dire, 
Avec  tout  le  respect  que  votre  nom  (i)  m'inspire, 
Qu^  vous  feriez  fort  bien,  vos  confrères  et  vous, 
De  parler  de  la  cour  d'un  ton  un  peu  plus  doux  : 
Qu'à  le  bien  prendre,  au  fond,  elle  n'est  pas  si  bête 
Que,  vous  autres  messieurs,  vous  vous  mettez  en  tête, 
Qu'elle  a  du  sens  commun  pour  se  connaître  à  tout, 
Que  chez  elle  on  se  peut  former  quelque  bon  goût. 
Et  que  l'esprit  du  monde  y  vaut,  sans  flatterie. 
Tout  le  savoir  obscur  de  la  pédanterie.  • 

(Molière,  Les  Femmes  savantes,  acte  IV,  se.  m.) 

11  est  aussi  d'autres  cas  où  Fesprit  trouve  place.  Qui,  dans 
un  discours,  n'a  pas  à  ghsser  l'éloge  flatteur  et  piquant  de 
quelque  personnalité?  Là  encore  il  importe  de  ne  pas  manquer 
de  goût.  Or,  souvent  le  but  n'est  pas  atteint  ;  ou  bien  le  com- 
pliment agréablement  écrit  ne  se  détache  pas  dans  la  bouche 
de  l'orateur  et  paraît  terne  ;  ou  bien  un  excès  de  flatte- 
rie et  d'amabilité  laisse  les  auditeurs  perplexes  sur  la  sin- 
cérité de  l'éloge.  Que  l'on  s'exerce  donc  dans  ce  sens  sur 
le  passage  suivant.  On  y  apprendra  à  ne  pas  exprimer  trop 
crûment  les  choses  aimables.  L'éloge  a  sa  pudeur,  comme 
l'injure  :  c'est  encore  de  l'ironie,  mais  à  rebours.  Ainsi  dans 
cette  dédicace  à  Madame,  de  l'Ecole  des  Femmes  de  Molière, 
qui  prétend  simplement  dédier  sa  comédie  sans  compliment 
et  où  il  n'en  fait  pourtant  rien  : 

8«  Exercice. 

Madame,  je  suis  le  plus  embarrassé  homme  du  monde 
lorsqu'il  me  faut  dédier  un  livre,  et  je  me  trouve  si  peu 

(1)  Trissotin  peut  signifier  triple  sot  ou  triple  Cotin. 


182  EXPRESSION. 

fait  au  style  d'épître  dédicatoire,  que  je  ne  sais  par  où 
sortir  de  celle-ci.  Un  autre  auteur  qui  serait  à  ma  place 
trouverait  d'abord  cent  belles  choses  à  dire  de  votre 
Altesse  Royale  sur  ce  titre  de  V École  des  femmes  eW oi^vQ 
qu'il  vous  en  ferait.  Mais  pour  moi,  madame,  je  vous 
avoue  mon  faible,  je  ne  sais  point  cet  art  de  trouver  des 
rapports  entre  des  choses  si  peu  proportionnées,  et 
quelques  belles  lumières  que  les  auteurs  mes  confrères 
me  donnent  tous  les  jours  sur  de  pareils  sujets,  je  ne  vois 
pointée  que  votre  Altesse  Royale  pourrait  avoir  à  démêler 
avec  la  comédie  que  je  lui  présente. 

On  n'est  pas  en  peine  sans  doute  comme  il  faut  faire 
pour  vous  louer.  La  matière,  madame,  ne  saute  que 
trop  aux  yeux  ;  et  de  quelque  côté  qu'on  vous  reg-arde^ 
on  rencontre  gloire  sur  gloire  et  qualités  sur  qualités. 
Vous  en  avez,  madame,  du  côté  du  rang,  qui  vous  font 
respecter  de  toute  la  terre  ;  vous  en  avez  du  côté  des 
gTÛces  et  de  l'esprit  et  du  corps,  qui  vous  font  admi- 
rer de  toutes  les  personnes  qui  vous  voient  ;  vous  en 
avez  du  côté  de  l'âme  qui  vous  font  aimer  de  tous  ceux 
qui  ont  l'honneur  d'approcher  de  vous  ;  je  veux  dire 
cette  douceur  pleine  de  charmes  dont  vous  daignez 
tempérer  la  fierté  des  grands  titres  que  vous  portez; 
cette  bonté  toute  obligeante,  cette  affabilité  généreuse, 
que  vous  faites  paraître  pour  tout  le  monde.  Et  ce  sont 
particulièrement  ces  dernières  pour  qui  je  suis,  et  dont 
je  sens  fort  bien  que  je  ne  me  pourrai  taire  quel- 
que jour.  Mais  encore  une  fois,  madame,  je  ne  sais 
point  le  biais  de  faire  entrer  ici  des  vérités  si  éclatantes, 
et  ce  sont  choses,  à  mon  avis,  et  d'une  trop  vaste  étendue 
et  d'un  mérite  trop  relevé,  pour  les  vouloir  renfermer 
dans  une  épître  et  les  mêler  avec  des  bagatelles. 

Tout  bien  considéré,  madame,  je  ne  vois  rien  à  faire 
ici  pour  moi  que  de  vous  dédier  simplement  ma  comé- 


DE  L  ESPRIT  ET    DU   GOUT.  183: 

die,  et  de  vous  assurer,  avec  tout  le  respect  qu'il  m'est 
possible,  que  je  suis  de  votre  Altesse  Royale  le  très 
humble  serviteur  (1).  [MoLiÈRE^Dédicace  de  ï École  des^ 
femmes.) 


(1)  Voyez  aussi  dans  ce  sens  :  Racine,  Dédicace  à'Andromaqtte ;'^\&voi,  Au  roi 
pou7' avoir  été  desrobé  (voir  p.  41);  Voiture,  Voltaire  eic... 


CHAPITRE  VII 

DE  LA  SENSIBILITÉ. 

11  semble  bien  que  la  plus  admirable  des  facultés  humaines 
et  la  plus  puissante  soit  la  sensibilité.  Et  au  point  de  vue 
qui  nous  intéresse,  nous  voudrions  que  Télève  lût  très  con- 
vaincu de  son  importance  (1). 

Tout  homme,  à  moins  d'être  un  monstre,  est  sensible,  en 
ce  sens  que-  la  connaissance  d'une  idée  ou  d'un  objet 
peut  l'impressionner  ou  l'émouvoir.  Nous  sommes  tous  acces- 
sibles, par  exemple,  à  la  joie  et  à  la  douleur,  l'intensité  des 
sensations  ou  des  sentiments  variant  avec  le  tempérament, 
bien  entendu.  Mais  tout  homme  possède-t-il  une  sensi- 
bilité active,  en  quelque  sorte,  créatrice,  qu'il  puisse  trouver 
à  l'instant  oii  il  lui  faudra  la  manifester  ?  —  Non.  Tout 
homme  placé  en  face  d'autres  hommes  pour  les  émouvoir 
a-t-il  fatalement  en  lui  les  moyens  d'y  réussir  ?  —  Nous  ne  le 
croyons  pas. 

Or,  c'est  seulement  de  la  manifestation  de  la  sensibilité  que 
nous  avons  à  nous  occuper  ici.  SHl  est  indispensable  d\Hrccmu 
pour  émouvoir,  encore  faut-il  à  la  sensibilité  cette  qualité  par- 
ticulière qui  lui  permet  dobéir  à  la  volonté  et  à  l'imagination. 
Cette  disposition  est  rare,  il  ne  faut  pas  se  le  dissinmler.  Les 
grands  acteurs  le  seraient  moins,  et  les  grands  orateurs 
aussi. 

On  admettra  sans  peine  que  vouloir  indiquer  le  moindre 
procédé  (2)  ici  serait  rabaisser  l'art  qui  nous  occupe  au  plus 
odieux  des  métiers.   11  n'y  a   qu'un  seul   acheminement  :   il 


(1)  La  sensibilité  est  même  la  faculté  dont  l'opération  précède  toutes  les  autres  : 
Nihil  est  in  intelleciu  quod  non  fiierit  in  sensu.  (Leibniz.) 

(2)  11  s'ensuit  que  nous  nous  inquiétons  fort  peu  de  savoir  quels  muscles  expri- 
ment la  joie,  l'orgueil,  la  douleur,  etc..  L'élève  qui  veut  exprimer  n'a  aucunement 
besoin  de  s'occuper  de  ces  connaissances  q«i  sont  du  domaine  de  la  médecine  ou  de 
la  critiqua  et  ne  le  conduiraient  qu'à  la  grimace. 


DE  LA   SENSIBILITE.  -  185 

faut  croire  ;  c'est  le  seul  moyen  de  faire  dire  à  la  foule  ces 
mots  caractéristiques:  «Il  a  bien  l'air  d'y  croire.  »  Qu'on  n'aille 
donc  pas  objecter  que  l'étude  de  l'expression  est  une  école  de 
dissimulation  ;  elle  est  précisément  le  contraire,  à  moins 
d'admettre  que  dans  tout  art  l'efl'ort  vers  la  vérité  n'est  qu'un 
mensonge. 

Tout  ce  qui  est  convention  est  haïssable.  11  n'y  a  pas  d'in- 
flexions de  voix  particulières,  il  n'y  a  pas  de  gestes  particu- 
liers dont  il  faille  se  soucier  dans  l'expression  des  sentiments, 
quels  qu'ils  soient.  Ne  visez  donc  qu'à  la  sincérité.  Si  vous 
pouvez  parvenir  (  I  )  à  vous  émouvoir,  ceux  qui  vous  écouteront 
seront  émus  eux  aussi  (2). 

.  Disons  cependant  que  les  manifestations  de  la  sensibilité 
sont  sous  le  contrôle  de  l'intelligence  et  dû  goût.  Il  y  a  des 
colères  profondément  comiques  et  des  douleurs  ridicules.  De 
même  l'excuse  serait  mauvaise  pour  qui  ne  se  ferait  plus  com- 
prendre et  qui  objecterait  :  «  Les  larmes  m'ont  brisé  la  voix.  » 
Ici  comme  ailleurs,  la  diction  doit  rester  correcte. 

Est-il  besoin  d'ajouter  que  nous  donnons  au  mot  sen- 
sibilité son  sens  absolu  ?  La  joie  est  du  domaine  de  la  sensi- 
bilité comme  le  désespoir,  la  mélancolie  comme  la  haine, 
etc.  Nous  ne  saurions  donner  un  exemple  de  chaque  senti- 
ment :  les  nuances  sont  multiples.  Nous  avons  seulement 
tenté  de  gi'ouper  quelques  passages  qui  suffiront  à.  l'élève 
pour  s'exercer.  Qu'il  se  souvienne  seuFement  de  ne  pas 
confondre  dans  une  vague  «  chaleur  »  (3)  uniforme  les  diffé- 
rentes émotions,  et  d'éviter  toujours  ici  comme  ailleurs  l'em- 
phase et  la  vulgarité.  Il  est  aussi  très  important  de  bien  dis- 
tribuer les  femps  d'arrêt. 

1^'  Exercice. 

Le  mot  mère  est  le  premier  que  notre  cœur  prononce 
même  sans  l'avoir  jamais  appris  ;  il  exprime  dans  la 

(1)  La  sensibilité  (dans  le  sens  qui  nous  intéresse,  bien  entendu)  existe  ou  n'existe 
pas.  Mais  elle  peut  sommeiller.  Et,  naturellement,  elle  se  développe. 
•  [i)  L3  mot  «  émouvoir  »  doit  garder  toute  sa  force.  La  véritabl.e  sensibilité  s'eni- 
'])are  en  effet  de  l'auditeur  malgré  sa  volonté  et  l'agite  (movere)  au  point  de  le  faire 
frissonner  physiquement  et  d'influer  sur  sa  respiration  et  se^  pulsations. 

(3)  La  chaleur,  en  ce  qui  nous  intéresse,  provient,  comme  toujours,  du  mouve- 
ment :  c'est  une  sorte  d'enthousiasme;  ce  n'est  pas  la  sensibilité. 


186  EXPRESSION. 

langue  de  tous  les  peuples  comme  la  première  respiration 
de  noire  cœur.  Ceux  qui  se  plaisent  à  explorer  les  mys- 
tères des  langues  humaines  cachés  dans  les  replis  des 
mots  même  les  plus  simples  disent  sur  celui-ci  des 
choses  merveilleuses  qui  ne  peuvent  trouver  place  dans 
ce  discours.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  sent  au  parfum  que 
Ton  respire  toujours,  que  ce  mot  ma  mère  garde  pour 
notre  cœur  un  charme  qui  ne  sait  pas  tarir.  L'homme 
peut  devenir  sourd  à  toute  parole,  insensible  à  tout  nom  ; 
il  y  a  un  mot  qu'il  entend,  une  parole  qui  rômeut 
toujours  :  ma  mère  !  L'homme  peut  tout  oubher,  même 
Dieu  ;  il  ne  peut  pas  oublier  sa  mère.    (Le  P.  Félix. ^ 

2^  Exercice. 

Soldats  !  Je  ne  suis  point  content  de  vous  :  vous  n'avez 
marqué  ni  discipline,  ni  constance,  ni  bravoure  :  vous^ 
avez  cédé  au  premier  échec.  fl 

Soldais  du  30"  et  du  85^,  vous  n'êtes  pas  des  soldats 
français.  Que  l'on  me  donne  ces  drapeaux,  et  que  l'on 
écrive  dessus  :  «  Ils  ne  sont  plus  de  l'armée  d'Italie!  » 
(Napoléon  1®%  Harangues.) 

3*  Exercice. 

Soldats  de  ma  vieille  Garde  !  je  vous  fais  mes  adieux  (1)1 
Depuis  vingt  ans,  je  vous  ai  trouvés  constamment  sur  le 
chemin  de  l'honneur  et  de  la  gloire....  Je  ])ars  1  Vous, 
mes  amis,  continuez  de  servir  la  France.  Son  bonheur 
était  mon  unique  pensée  :  il  sera  toujours  l'objet  de  mes 
vœux!  Ne  plaignez  pas  mon  sort.  Si  j'ai  consenti  à  me 
survivre,  c'est  pour  servii-  encore  votre  gloire.  Je  veux 
écrire  les  grandes  choses  que  nous  avonsfaites  ensemble. .. 

(1)  Adieu  adressé  à  la  Garde  par  Napoléon  I«r,  le  20  avril  1 81  i  après  son  abdica- 
tion . 


DE   LA  SENSIBILITÉ.  187 

Adieu,  mes  enfants,  je  voudrais  vous  embrasser  tous  sur 
mon  cœur  ;  que  j'embrasse  au  moins  votre  g-énéral. 
Venez,  général  Petit,  que  je  vous  presse  sur  mon  cœur  ! 
Qu'on  m'apporte  l'aigle,  que  je  l'embrasse  aussi  I  Ah  ! 
chère  aigle,  puisse  le  baiser  que  je  te  donne  retentir 
dans  la  postérité  !  Adieu,  mes  enfants,  mes  vœux  vous 
accompagneront  toujours  ;  gardez  mon  souvenir  (1). 

Adieu,  mes  enfants  ;  adieu,  encore  une  fois,  mes  vieux 
compagnons  !  que  ce  dernier  baiser  passe  dans  tous  vos 
cœurs  !  [Ibid.) 

A"  Exercice. 

Est-il  quelque  ennemi  qu'à  présent  je  ne  dompte  ? 
Paraissez,  Navarrais,  Maures  et  Castillans, 
Et  tout  ce  que  l'Espagne  a  nourri  de  vaillants  ; 
Unissez-vous  ensemble  et  faites  une  armée. 
Pour  combattre  une  main  de  la  sorte  animée  ; 
Joignez  tous  vos  efforts  contre  un  espoir  si  doux  ; 
Pour  en  venir  à  bout,  c'est  trop  peu  que  de  vous. 

(Corneille,  Le  Cid,  acte  V,  se.  i.) 

5e  Exercice. 

DON    CÉSAR   DE   BAZAN. 

Oh  I  je  comprends  qu'on  vole,  et  qu'on  tue,  et  qu'on  pille. 
Que  par  une  nuit  noire  on  force  une  bastille, 
D'assaut,  la  hache  au  poing,  avec  cent  flibustiers  ; 
Qu'on  égorge  estaflers,  geôliers  et  guichetiers. 
Tous  taillant  et  hurlant,  en  bandits  que  nous  sommes, 
OEil  pour  œil,  dent  pour  dent,  c'est  bien  I  hommes  contre 

[hommes  ! 
Mais  doucement  détruire  une  femme  !  et  creuser 
Sous  ses  pieds  une  trappe  !  et  contre  elle  abuser, 

(1)  A  ce  moment  Napoléon  serra  le  général  Petit  dans  ses  bras,  et  baisa  le  drapeau. 


188  EXPRESSION. 

Qui  sait?  de  son  humeur  peut-être  hasardeuse  ! 
Prendre  ce  pauvre  oiseau  dans  quelque  glu  hideuse  î 
Oh  !  plutôt  qu'arriver  jusqu'à  ce  déshonneur, 
Plutôt  qu'être,  à  ce  prix,  un  riche  et  haut  seigneur, 
—  Et  je  le  dis  ici  pour  Dieu  qui  voit  mon  âme, — 
J'aimerais  mieux,  plutôt  qu'être  à  ce  point  infâme, 
Vil,  oc^ieux,  pervers,  misérable  et  flétri, 
Qu'un  chien  rongeât  mon  crâne  au  pied  du  pilori  ! 

(Victor  Hugo,  Ruy  Blas,  acte  I,  se.  ii.) 

6*^  Exercice. 

OGEANO    NOX, 

Oh  î  combien  de  marins,  combien  de  capitaines 
Qui  sont  partis  joyeux  pour  des  courses  lointaines. 
Dans  ce  morne  horizon  se  sont  évanouis  ! 
Combien  ont  disparu,  dure  et  triste  fortune  ! 
Dans  une  mer  sans  fond,  par  une  nuit  sans  lune. 
Sous  l'aveugle  océan  à  jamais  enfouis  ! 

Combien  de  patrons  morts  avec  leurs  équipages  I 
L'ouragan  de  leur  vie  a  pris  toutes  les  pages. 
Et  d'un  souffle  il  a  tout  dispersé  sous  les  flots  ! 
Nul  ne  saura  leur  fin  dans  l'abîme  plongée. 
Chaque  vague  en  passant  d'un  butin  s'est  chargée  ; 
L'une  a  saisi  l'esquif,  l'autre  les  matelots  î 

...Nul  ne  sait  votre  sort,  pauvres  têtes  perdues  ! 
Vous  roulez  à  travers  les  sombres  étendues. 
Heurtant  de  vos  fronts  morts  des  écueils  inconnus. 
Oh  !  que  de  vieux  parents,  qui  n'avaient  plus  qu'un  rêve, 
Sont  morts  en  attendant  tous  les  jours  sur  la  grève 
Ceux  qui  ne  sont  pas  revenus  ! 

...Où  sont-ils,  les  marins  sombres  dans  les  nuits  noires  ? 
0  flots,  que  vous  savez  de  lugubres  histoires  ! 


DE  LA   SENSIBILITE.  189 

Flots  profonds  redoutés  des  mères  à  genoux  I 
\ous  vous  les  racontez  en  montant  les  marées, 
Et  c'est  ce  qui  vous  fait  ces  voix  désespérées 
Que  vous  avez  le  soir  quand  vous  venez  vers  nous  !.. 
(ViGToa  Hugo,  Les  Rayons  et  les  Ombres.) 

7«  Exercice. 

Emporter  de  chez  soi  les  accents  familiers. 
C'est  emporter  un  peu  de  terre  à  ses  souliers  I 
Emporter  son -accent  d'Auverg-ne  ou  de  Bi^etag'ne, 
C'est  emporter  un  peu  sa  lande  ou  sa  montag'ne! 
Lorsque,  loin  du  pays  (1),  le  cœur  gTos,  on  s'enfuit, 
L'accent  ?  Mais  c'est  un  peu  le  pays  qui  vous  suit  î 
C'est  un  peu,  cet  accent,  invisible  bagage, 
Le  parler  de  chez  soi  qu'on  emporte  en  voyage! 
C'est,  pour  les  malheureux  à  l'exil  obligés. 
Le  patois  qui  déteint  sur  les  mots  étrangers  ! 
Avoir  l'accent,  enfin,  c'est  chaque  fois  qu'on  cause. 
Parler  de  son  pays  en  parlant  d'autre  chose  !.. . 

(1)  Il  sera  intéressant  de  rapprocher  de  ce  beau  passage  le  célèbre  sonnet  de 
Joachim  Du  Bellay.  Le  sentiment *essenliel  est  le  nième  :  amour  du  sol  natal  ;  l'ex- 
pression ne  saurait  cependant  être  la  même  dans  les  deux  morceaux. 

Heureux  qui,  comme  Ulysse,  a  fait  un  beau  voyage, 
Ou  comuje  cestuy  là  qui  conquist  la  Toison, 
Et  puis  est  retourné,  plein  d'usage  et  raison, 
Vivre  entre  ses  parents  le  reste  de  son  aage  ! 

Quand  revoiray-je,  hélas  !  de  mon  petit  village 
Fumer  la  cheminée,  et  en  quelle  saison 

Revoiray-je  le  clos  de  map'auvre  maison  : 

Qui  m'est  une  province,  el  beaucoup  d'avantage? 

Plus  me  plaist  le  séjour  qu'ont  basty  mes  ayeux, 
Que  des  palais  romains  le  front  audacieux  : 
Plus  que  le  marbre  dur,  me  plaist  l'ardoise  fine. 

Plus  mon  Loyre  gaulois,  que  le  Tybre  latin. 
Plus  mon  petit  Lyre,  que  le  mont  Palatin 
Et  plus  que  l'air  marin,  la  doiiceur  angevine. 

(Joachim  du  Bellay.) 


190  EXPRESSION. 

Non,  je  ne  rougis  pas  de  mon  fidèle  accent  ! 

Je  veux  qu'il  soit  sonore,  et  clair,  retentissant! 

Et  m'en  aller  tout  droit,  l'humeur  toujours  pareille, 

En  portant  mon  accent  fièrement  sur  l'oreille! 

Mon  accent  !  11  faudrait  l'écouter  à  genoux  î 

Il  nous  fait  emporter  la  Provence  avec  nous. 

Et  fait  chanter  sa  voix  dans  tous  mes  bavardages 

Gomme  chante  la  mer  au  fond  des  coquillages! 

Ecoutez  !  En  parlant  je  plante  le  décor 

Du  torride  Midi  dans  les  brumes  du  Nord! 

Mon  accent  porte  en  soi  d'adorables  mélanges 

D'effluves  d'orangers  et  de  parfums  d'oranges  ; 

Il  évoque  à  la  fois  les  feuillages  bleus  gris 

De  nos  chers  oliviers  aux  vieux  troncs  rabougris, 

Et  le  petit  village  où  les  treilles  splendides 

Eclaboussent  de  bleu  les  blancheurs  des  bastides  ! 

Cet  accent-là,  mistral,  cigale  et  tambourin, 

A  toutes  mes  chansons  donne  un  môme  refrain, 

Et  quand  vous  1  entendez  chanter  dans  ma  parole 

Tous  les  mots  que  je  dis  dansent  la  farandole  ! 

(M.  Zamacoïs,  La  Fleur  inerveilieuse,  acte  II,  se.  \ . 
Fasquelle,  éd.) 

Plus  il  y  a  de  différents  sentiments  à  exprimer,  plus  il  y  a 
de  difficulté,  voilà  qui  est  évident.  Que  l'on  s'exerce  donc  à 
passer  rapidement  d'un  sentin^ent  à  un  autre. 

8«  Exercice. 

LES  TROIS  HUSSARDS. 

C'étaient  trois  hussards  de  la  garde 
Qui  s'en  revenaient  en  congé  : 
Ils  chantaient  de  façon  gaillarde, 
Et  marchaient  d'un  air  dégagé. 


I 


DE  LA  SENSIBILITÉ.  191 

—  Je  vais  revoir  celle  que  j'aime; 
C'est  Margoton,  dit  le  premier, 

—  C'est  Madelon,  dit  le  deuxième, 

—  C'est  Jeanneton,  dit  le  dernier. 

Un  homme  était  sur  leur  passage  : 

—  Hé!  C'est  Jean,  le  sonneur,  je  crois. 
Quoi  de  nouveau  dans  le  village? 

—  Tout  va  toujours  comme  autrefois. 

—  Et  Margoton,  notre  voisine? 

—  J'ai  sonné  ses  vœux  l'an  dernier, 
Car  elle  est  sœur  visitandine 

Dans  le  couvent  de  Noirmoutier. 

—  Et  Madelon  !  toujours  bien  sage  ? 

—  Oui-dà.  Pour  elle  j'ai  sonné, 
Voilà  dix  mois  son  mariage, 
Voilà  dix  jours,  son  premier-né. 

—  Et  Jeanneton,  dit  le  troisième, 
Toujours  heureuse?  —  Ah!  sûrement; 
Trois  mois  passés  aujourd'hui  même 
J'ai  sonné  son  enterrement. 

—  Sonneur,  si  tu  vois  Marguerite 
Dans  le  couvent  de  Noirmoutier, 
Dis-lui  que  je  la  félicite 

Et  que  je  vais  me  marier. 

—  Sonneur,  si  tu  vois  Madeleine 
Dans  la  maison  de  son  époux, 
Dis-lui  que  je  suis  capitaine 

Et  que  je  fais  la  chasse  aux  loups. 


192  EXPRESSION. 

—  Sonneur,  quand  (u  verras  ma  mère,  ^ 

Va  la  saluer  chapeau  bas  : 
Dis-lui  que  je  suis  à  la  guerre 
Et  que  je  ne  reviendrai  pas. 

(Nadaud,  Chansons,  Stock,  éd.) 

Étudier  dans  le  même  sens  les  stances  du  Cid  où  Rodrigue 
manifeste  tour  à  tour  la  stupeur,  la  douleur,  l'indécision,  le 
désespoir,  le  sentiment  du  devoir  et  le  courage. 

Nous  allons  citer  maintenant  quelques  passages  dont  l'étude 
sera  particulièrement  utile  aux  futurs  avocats  et  orateui's.  11 
n'y  a  pas,  à  proprement  parler,  de  sensibilité  spécialement 
oratoire  ;  mais  un  plaidoyer  au  criminel  ou  une  oraison  funè- 
bre vise  en  général  telle  ou  telle  libre  du  cœur  qu'il  importe 
de  pouvoir  toucher  facilement. 

9'  Exercice. 

J'ai  fini,  messieurs;  vous  dire  ce  qu'il  y  a  d'intérêt 
dans  cette  affaire,  c'est  inutile.  M.  l'avocat  général  n'a 
pas  f^it  de  péroraison,  je  veux  l'imiter.  Vous  dire  que 
c'est  une  de  ces  affaires  dignes  de  vos  préoccupations  ? 
A  quoi  bon?  je  yous  vois  et  je  sais  combien  vos  âmes 
sont  agitées  au  moment  où  je  vais  finir.  Vous  parler  de 
la  famille  de  cet  homme?  Vous  la  connaissez.  Vous 
parler  des  angoisses  de  son  père  et  de  sa  mère,  de  ce 
désespoir  que  je  ne  puis  calmer,  de  ces  douleurs  que  je 
partage?  Parler  de  sa  femme,  vous  dire  que,  quand, 
à  la  fin  de  l'audience,  je  suis  obligé  d'aller  la  retrouver, 
mon  cœur  se  brise;  qu  a  la  vue  de  tant  de  vertu  et  de 
tant  de  malheur  je  ne  sais  plus  trouver  un  mot  pour 
témoigner  à  cette  infortunée  tout  ce  que  j'ai  de  respect 
et  de  sympathie  pour  elle?  Ce  n'est  pas  la  cause:  tout  cela, 
vous  viDus  l'êtes  dit,  parce  que  vous  avez  du  cœur  et  que 
vous  êtes  des  gens  honnêtes  ;  parce  que  vous  avez  une 
famille,  parce  que  vous  savez  comment  l'on  s  aime,   et 


DE  LA  SENSIBILITÉ.  193 

que  vous  comprenez  les  horribles  douleurs  de  ceux  qui 
aiment.  Mais  je  veux  le  répéter  en  m'asseyant  :  vous 
devez  demander  la  preuve  au  ministère  public  ;  vous 
devez  dire  à  l'accusation:  «Le  crime  n'est  pas  prouvé,  » 
Charg-er  vos  consciences  d'un  verdict  de  condamnation, 
c'est  impossible  !  (Lachaud,  Affaire  La  Pommeraye^ 
1854,  Charpentier,  éd.) 

10e  Exercice. 

Oh  !  je  comprends  ce  que  Ton  pourra  dire  :  Il  a  commis 
huit  assassinats  (1)  et  il  ne  peut  pas  échapper  au  châti- 
ment suprême  !  Une  conscience  honnête,  irrépro- 
chable, peut  s'impressionner  à  ce  point  de  la  vue  du 
sang,  qu'elle  ne  voie  plus  que  la  vengeance.  Messieurs, 
ce  ne  sont  pas  là  les  consciences  des  juges.  Les  juges, 
après  avoir  contemplé  les  victimes,  savent  se  détourner 
vers  l'accusé  et  lui  dire  froidement:  «  Qui  es-tu?  D'où 
viens-tu?  Pourquoi  es-tu  si  pervers?  Dieu  t'a-t-il  donné 
une  force  morale  égale  à  celle  des  autres  hommes? 
L'éducation  est-elle  venue  sur  toi?  Ou  bien  as-tu  été 
livré  sans  défense  à  tes  sombres  entraînements  ?» 
Quand  vous  aurez  fait  cet  examen  à  l'égard  de  Tropp- 
mann,  vous  déciderez. 

Vous  avez,  messieurs,  une  grande  mission  à  remplir; 
jamais  vous  n'en  aurez  une  plus  élevée,  ni  une  plus 
difficile.  Je  suis  convaincu  qu'elle  ne  vous  effraye  pas, 
parce  que  vous  êtes  des  hommes  qui  consulterez  votre 
conscience  avant  de  prononcer  votre  verdict.  N'oubliez 
pas  que  vous  avez  devant  vous,  je  ne  dirai  pas  un  enfant, 
mais  un  jeune  homme  de  vingt  ans  ;  que  ce  n'est  pas  un 
homme  dans  la  force  de  Fâge  ;  qu'il  n'a  encore  jamais 
eu    cette    force    morale    nécessaire    pour  dominer   les 

(1)  On  se  souvient  que  Troppmann  fut  exécuté  :  Lachaud  avait  reçu  force  meuaces 
du  jour  où  il  avait  résolu  de  le  défendre. 


194  EXPRESSION. 

mauvais  penchants,  où,  quand  l'homme  est  maître  de  lui, 
il  est  maître  de  ses  actions.  J'espère  que  vous  ne  pronon- 
cerez pas  la  peine  suprême.  La  vie  n'est  rien  pour  lui; 
je  le  sais  et,  vous-mêmes,  vous  n'ig-norez  pas  le  cas  qu'il 
en  faisait  au  Havre  ;  il  semble  que  Dieu  lui  ait  rendu 
l'existence  pour  le  faire  paraître  devant  vous.  Dieu  n'a 
pas  voulu  le  laisser  mourir  pour  qu'il  parût  devant  ses 
jug-es,  mais  il  ne  veut  pas  qu'il  meure  deux  fois. 

Je  m'arrête;  j'ai  terminé  cette  tâche  pénible  que  j'ai 
acceptée  par  devoir  et  que  j'ai  remplie  selon  ma  con- 
science, sans  passion,  sans  crainte  des  impressions  qui 
peuvent  venir  du  dehors  :  je  l'ai  accomplie  dans  le  sanc- 
tuaire de  la  justice,  ne  puisant  de  force  que  dans  ma 
propre  conscience  et  bien  convaincu  que,  comme  moi, 
vous  ne  vous  laisserez  pas  atteindre  par  les  influences 
étrang-ères.  J'espère  en  vos  consciences,  j'espère  en  vos 
raisons  et  je  m'assieds,  débarrassé  du  poids  de  ce 
désespoir  profond,  que  les  derniers  mots  de  M.  le 
procureur  g-énéral  avaient  fait  naître  dans  mon  esprit. 
(Lachaud,  Affaire  Troppmann,  Charpentier,  éd.) 

11'  Exercice. 

Sous  un  régime  démocratique,  de  tels  honneurs  se- 
raient un  non-sens  et  une  abdication  s'ils  s'adressaient 
seulement  à  l'homme  :  aussi  dans  la  pensée  de  tous,  ils 
tendent  plus  haut  et  plus  loin. 

Ils  consacrent,  en  les  solennisant,  les  souvenirs  de  la 
résistance  à  l'invasion  triomphante,  et  confondent  dans 
un  même  sentiment  de  reconnaissance  tous  ceux  qui,  à 
la  voix  de  Gambetta,  n'ont  pas  désespéré  de  la  Patrie  et 
ont  succombé  pour  elle  ! 

Ils  sont  nombreux,  ceux-là  ;  et  ces  funérailles,  pour 
être  dignes  d'eux,  devaient  être  celles  auxquelles  nous 
assistons  aujourd'hui. 


DE  LA  SENSIBILITÉ.  195 

Donc,  que  les  morts  qui  se  croient  oubliés  se  redres- 
sent ;  qu'ils  contemplent  cette  foule,  ces  drapeaux, 
cette  armée,  et  qu'ils  prennent  leur  part  des  honneurs 
que  la  nation  leur  rend  aujourd'hui. 

C'est  aussi  devant  eux  que  nous  nous  inclinons. 

Pro  Patria  !  Tel  doit  être  le  sens  de  cette  solennelle 
journée  !  N'est-ce  pas  d'ailleurs  le  meilleur  élog-e  à 
faire  de  celui  qui  n'est  plus  ?  (Palateuf,  Éloge  funèbre 
de  Gamhetta.) 

12'  Exercice. 

Nous  disions  avec  joie  que  le  ciel  avait  arraché 
Madame,  comme  par  miracle,  des  mains  des  ennemis  du 
roi  son  père,  pour  la  donner  à  la  France  :  don  précieux, 
inestimable  présent,  si  seulement  la  possession  en  avait 
été  plus  durable  !  Mais  pourquoi  ce  souvenir  vient-il 
m'interrompre  ?  Hélas  !  nous  ne  pouvons  un  moment 
arrêter  les  yeux  sur  la  g*loire  de  la  princesse,  sans  que 
la  mort  s'y  mêle  aussitôt  pour  tout  offusquer  de  son 
ombre.  0  mort,  éloigne-toi  de  notre  pensée,  et  laisse- 
nous  tromper  pour  un  peu  de  temps  la  violence  de  notre 
douleur  par  le  souvenir  de  notre  joie  !  Souvenez-vous 
donc,  messieurs,  de  l'admiration  que  la  princesse  d'An- 
g-leterre  donnait  à  toute  la  cour.  Votre  mémoire  vous  la 
peindra  mieux^  avec  tous  ses  traits  et  son  incomparable 
douceur,  que  ne  pourront  jamais  faire  toutes  mes 
paroles.  Elle  croissait  au  milieu  des  bénédictions  de  tous 
les  peuples  ;  et  les  années  ne  cessaient  de  lui  apporter 
de  nouvelles  grâces.  (Bossuet,  Oraison  funèbre  de  Hen- 
riette d'Angleterre.) 

13'  Exercice. 

Nous  devrions  être  assez  convaincus  de  notre  néant  : 
mais  s'il  faut  des  coups  de  surprise  à  nos  cœurs  enchan- 


^96  EXPRESSION. 

tés  de  Tamour  du  monde,  celui-ci  est  assez  grand  et 
assez  terrible.  Onuit  désastreuse  !  ô  nuit  effroyable,  où 
retentit  tout  à  coup,  comme  un  éclat  de  tonnerre,  cette 
étonnante  nouvelle  :  Madame  se  meurt,  Madame  est 
morte  !  Qui  de  nous  ne  se  sentit  frappé  à  ce  coup,  comme 
si  quelque  tragique  accident  avait  désolé  sa  famMle  ?  Au 
premier  bruit  d'un  mal  si  étrang-e,  on  accourut  à  Saint- 
Cloud  de  toutes  parts  ;  on  trouve  tout  consterné,  excepté 

le  cœur  de  cette  princesse 

Quoi  donc,  elle  devait  périr  sitôt  !  Dans  la  plupart  des 
hommes,  les  changements  se  font  peu  à  peu,  et  la  mort 
les  prépare  ordinairement  à  son  dernier  coup.  Madame 
cependant  a  passé  du  matin  au  soir,  ainsi  que  l'herbe 
des  champs.  Le  matin  elle  fleurissait  ;  avec  quelles 
grâces,  vous  le  savez  :  le  soir  nous  la  vîmes  séchée  ; 
et  ces  fortes  expressions,  par  lesquelles  TÉcriture 
sainte  exagère  Tinconstance  des  choses  humaines, 
devaient  être  pour  cette  princesse  si  précises  et  si 
littérales.  (Ibid.) 


CHAPITRE  VHI 

DE  LA  VARIÉTÉ. 

Pour  toutes  les  qualités  que  nous  avons  essayé  de  déve- 
lopper chez  l'élève,  nous  lui  avons  demandé  de  porter  succes- 
sivement son  attention  sur  chacune  d'elles  :  c'est  là  une 
méthode  qu'il  faut  abandonner  dès  maintenant.  Toutes  nos 
facultés  doivent  se  manifester  presque  simultanément  dans 
bi&n  des  cas. 

La  variété  se  manifeste  par  la  voix,  les  inflexions,  la  phy- 
sionomie et  l'attitude,  mais  cette  variété  extérieure  doit  tou- 
jours correspondre  à  des  changements  d'idées  ou  de  senti- 
ments. On  a  beaucoup  abusé,  contre  cette  règle,  des  opposi- 
tions de  voix. 

AJ  Variété  dans  V ensemble. 

Nous  entendons  par  là  qu'un  morceau,  un  discours  par 
exemple,  doit  être  composé  au  point  de  vue  de  la  diction 
comme  au  point  de  vue  littéraire.  A  chaque  nouvelle  partie 
le  ton  doit  changer,  on  le  comprend  sans  peine,  comme  dans 
chaque  partie,  à  chaque  idée  nouvelle,  à  chaque  sentiment 
nouveau.  On  enveloppera  au  contraire  dans  une  interpréta- 
tion semblable  tout  ce  qui  concourt  au  même  but. 

On  s'efforcera  de  composer  un  tout  ayant  manifestement 
un  commencement,  un  milieu  et  une  fin,  dans  lesquels  on 
aura  soigneusement  distribué  à  l'avance  l'emploi  des  qualités 
que  nous  avons  vues.  L'orateur  doit  être  spontané  :  mais  il 
doit  avoir  posé  des  jalons  qui  le  dirigent  dans  la  marche 
essentielle  du  discours. 

De  même  il  est  indispensable  de  ne  pas  tout  placer  au 
même  plan,  ou,  si  l'on  préfère,  en  même  lumière.  La  diction 
a  ses  lois  de  perspective  comme  la  peinture.  Le  procédé  connu 
sous  le  nom  de  déblaiement  doit  être  appliqué  aux  parties  de 

G.  Le  Roy.  —  La  Diction.  8 


198  EXPRESSION. 

moindre  importance.  11  a  l'avantage  de  faire  ressortir  le  reste 
et  de  reposer  l'attention  de  Tauditenr. 


1^'  Exercice. 


LE    VIEIL     HORACE. 


Sire,  c'est  donc  à  moi  de  répondre  à  Valère. 
Mes  enfants  avec  lui  conspirent  contre  un  père  ; 
Tous  trois  veulent  me  perdre,  et  s'arment  sans  raison 
Contre  si  peu  de  sang-  qui  reste  en  ma  maison. 

(A  Sabine.) 

Toi  qui,  par  des  douleurs  à  ton  devoir  contraires. 

Veux  quitter  un  mari  pour  rejoindre  tes  frères, 

Va  plutôt  consulter  leurs  mânes  g-énéreux  ; 

Ils  sont  morts,  mais  pour  Albe,  et  s'en  tiennent  heureux. 

Puisque  le  ciel  voulait  qu'elle  fut  asservie, 

Si  quelq^ie  sentiment  demeure  après  la  vie, 

Ce  malheur  semble  moindre,  et  moins  rudes  ses  coups. 

Voyant  que  tout  l'honneur  en  retombe  sur  nous  ; 

Tous  trois  désavoueront  la  douleur  qui  te  touche. 

Les  larmes  de  tes  yeux,  les  soupirs  de  ta  bouche, 

L'horreur  que  tu  fais  voir  d'un  mari  vertueux. 

Sabine,  sois  leur  sœur,  suis  ton  devoir  comme  eux. 

(Au  roi.) 

Contre  ce  cher  époux  Valère  en  vain  s'anime  : 

Un  premier  mouvement  ne  fut  jamais  un  crime; 

Et  la  louange  est  due,  au  lieu  du  châtiment. 

Quand  la  vertu  produit  ce  premier  mouvement. 

Aimer  nos  ennemis  avec  idolâtrie, 

De  rage  en  leur  trépas  maudire  la  patrie. 

Souhaiter  à  l'État  un  malheur  infini. 

C'est  ce  qu'on  nomme  crime,  et  ce  qu'il  a  puni. 

Le  seul  amour  de  Rome  a  sa  main  animée; 

Il  serait  innocent  s'il  l'avait  moins  aimée. 


DE   LA  VARIÉTÉ.  199 

Qu'ai-je  dit,  Sire  ?  il  Test,  et  ce  bras  paternel 

L'aurait  déjà  puni  s'il  était  criminel  : 

J'aurais  su  mieux  user  de  l'entière  puissance 

Que  me  donnent  sur  lui  les  droits  de  la  naissance  ; 

J'aime  trop  l'honneur,  Sire,  et  ne  suis  point  de  rang* 

A  souffrir  ni  d'affront,  ni  de  crime  en  mon  sang. 

C'est  dont  je  ne  veux  point  de  témoin  que  Valère; 

Il  a  vu  quel  accueil  lui  gardait  ma  colère 

Lorsqu'ignorant  encor  la  moitié  du  combat. 

Je  croyais  que  sa  fuite  avait  trahi  l'État. 

Qui  le  fait  se  charg-er  des  soins  de  ma  famille  ? 

Qui  le  fait,  malg-ré  moi,  vouloir  veng-er  ma  fille  ? 

Et  par  quelle  raison,  dans  son  juste  trépas. 

Prend-il  un  intérêt  qu'un  père  ne  prend  pas? 

On  craint  qu'après  sa  sœur  il  n'en  maltraite  d'autres! 

Sire,  nous  n'avons  part  qu'à  la  honte  des  nôtres, 

Et,  de  quelque  façon  qu'un  autre  puisse  agir, 

Qui  ne  nous  touche  point  ne  nous  fait  point  rougir. 

(A  Valère.) 

Tu  peux  pleurer,  Valère,  et  même  aux  yeux  d'Horaoe: 
Il  ne  prend  intérêt  qu'aux  crimes  de  sa  race  : 
Qui  n'est  point  de  son  sang  ne  peut  faire  d'affront 
Aux  lauriers  immortels  qui  lui  ceignent  le  front. 
Lauriers,  sacrés  rameaux  qu'on  veut  réduire  en  poudre, 
Vous  qui  mettez  sa  tête  à  couvert  de  la  foudre, 
L'abandonnerez-vous  à  l'infâme  couteau 
Qui  fait  choir  les  méchants  sous  la  main  d'un  bourreau  ? 
Romains,  souffrirez-vous  qu'on  vous  immole  un  homme 
Sans  qui  Rome  aujourd'hui  cesserait  d'être  Rome 
Et  qu'un  Romain  s'efforce  à  tacher  le  renom 
D'un  guerrier  à  qui  tous  doivent  un  si  beau  nom? 
Dis,  Valère,  dis-nous,  situ  veux  qu'il  périsse. 
Où  tu  penses  choisir  un  lieu  pour  son  supplice  : 


.200  EXPRESSION. 

Sera-ce  entre  ces  murs  que  mille  et  mille  voix 

Font  résonner  encor  du  bruit  de  ses  exploits? 

Sera-ce  hors  des  murs,  au  milieu  de  ces  places 

Qu'on  voit  fumer  encor  du  sang  des  Guriaces, 

Entre  leurs  trois  tombeaux,  et  dans  ce  champ  d'honneur 

Témoin  de  sa  vaillance  et  de  notre  bonheur? 

Tu  ne  saurais  cacher  sa  peine  à  sa  victoire  : 

Dans  les  murs,  hors  des  murs,  tout  parle  de  sa  g-loire, 

Tout  s'oppose  à  TefTort  de  ton  injuste  amour, 

Qui  veut  d'un  si  bon  sang  souiller  un  si  beau  jour. 

Albe  ne  pourra  pas  souffrir  un  tel  spnctacle, 

Et  Rome  par  ses  pleurs  y  mettra  trop  d'obstacle. 

(Corneille,  Horace,  acte  V,  se.  m.) 

B)  Dans  le  récit,  il  importe  de  distinguer  le  ton  du 
narrateur  (1)  et  celui  des  différents  personnages. 

2e  Exercice. 

LES  PAUVRES  GENS. 

..  Mon  pauvre  homme  !  ah!  mon  Dieu  !queva-t-il  dire?  lia 
Déjà  tant  de  souci!  Qu'est-ce  que  j'ai  fait  là? 
Cinq  enfants  sur  les  bras  î  ce  père  qui  travaille  ! 
Il  n'avait  pas  assez  de  peine;  il  faut  que  j'aille 
Lui  donner  celle-là  de  plus.  —  C'est  lui?  Non.  Rien. 

—  J'ai  mal  fait.  —  S'il  me  bat,  je  dirai  :  Tu  fais  bien. 

—  Est-ce  lui?  —  Non.  —  Tant  mieux.  —  La  porte  bouge 

[comme 
Si  l'on  entrait.   —  Mais  non.  —  Voilà-t-il  pas,  pauvre 

[homme» 
Que  j'ai  peur  de  le  voir  rentrer,  moi,  maintenant!  —  ... 
...La  porte  tout  à  coup  s'ouvrit,  bruyante  et  claire, 

(1)  Voyez  ce  que  nous  avons  dit  au  sujet'des  phrases  incidentes,  pages  28  et  29. 


DE  LA  VARIÉTÉ.  201 

Et  fit  dans  la  cabane  entrer  un  rayon  blanc  ; 
Et  le  pêcheur,  traînant  son  filet  ruisselant, 
Joyeux,  parut  au  seuil  et  dit  :  «  C'est  la  marine  !... 
~  Quel   temps   a-t-il  fait?  —  Dur.—  Et  la  pêche?  — 

[Mauvaise. 
Mais,  vois-tu,  je  t'embrasse  et  me  voilà  bien  aise. 
Je  n'ai  rien  pris  du  tout.  J'ai  troué  mon  filet. 
Le  diable  était  caché  dans  le  vent  qui  soufflait. 
Quelle  nuit!  Un  moment,  dans  tout  ce  tintamarre. 
J'ai  cru  que  le  bateau  se  couchait,  et  l'amarre 
A  cassé.  Qu'as-tu  fait,  toi,  pendant  ce  temps-là?  » 
Jeannie  eut  un  frisson  dans  l'ombre  et  se  troubla. 
«  Moi?  dit-elle.  Ah!  mon  Dieu!  rien,  comme  à  l'ordinaire, 
J'ai  cousu.  J'écoutais  la  mer  comme  un  tonnerre, 
J'avais  peur.  —  Oui,  l'hiver  est  dur,  mais  c'est  égal.  » 
Alors,  tremblante  ainsi  que  ceux  qui  font  le  mal. 
Elle  dit  :  «  A  propos,  notre  voisine  est  morte. 
C'est  hier  qu'elle  a  du  mourir,  enfin,  n'importe. 
Dans  la  soirée,  après  que  vous  fûtes  partis. 
Elle  laisse  ses  deux  enfants,  qui  sont  petits. 
L'un  s'appelle  Guillaume  et  l'autre  Madeleine  ; 
L'un  qui  ne  marche  pas,  l'autre  qui  parle  à  peine. 
La  pauvre  bonne  femme  était  dans  le  besoin.  » 
L'homme  prit  un  air  grave  et,  jetant  dans  un  coin 
Son  bonnet  de  forçat  mouillé  par  la  tempête  : 

—  Diable  !  dit-il  en  se  grattant  la  tête. 
Nous  avions  cinq  enfants,  cela  va  faire  sept. 

Femme^   va  les  chercher...  Mais  qu'as-tu  ?    ça  te  fâche? 
D'ordinaire,  tu  cours  plus  vite  que  cela. 

—  Tiens,  dit-elle  en  ouvrant  les  rideaux,  les  voilà  !  » 

(Victor  Hugo,  La  Légende  des  Siècles.) 


202  EXPRESSION. 

3'  Exercice. 

LES  ANIMAUX  MALADES  DE  LA  PESTE. 

Un  mal  qui  répand  la  terreur, 

Mal  que  le  ciel  en  sa  fureur 
Inventa  pour  punir  les  crioies  de  la  terre, 
La  peste  (puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom) 
Capable  d'enrichir  en  un  jour  l'Achéron, 

Faisait  aux  animaux  la  guerre. 
Ils  ne  mouraient  pas  tous,  mais  tous  estaient  frappés. 

On  n'en  voyait  point  d'occupés 
A  chercher  le  soutien  d'une  mourante  vie; 

Nul  mets  n'excitait  leur  envie; 

Ni  loups  ni  renards  n'épiaient 

La  douce  et  l'innocente  proie  ; 

Les  tourterelles  se  fuyaient: 

Plus  d'amour,  partant  plus  de  joie. 
Le  lion  tint  conseil,  et  dit  :  «  Mes  chers  amis, 

Je  crois  que  le  ciel  a  permis 

Pour  nos  péchés  cette  infortune. 

Que  le  plus  coupable  de  nous 
Se  sacrifie  aux  traits  du  céleste  courroux  : 
Peut-être  il  obtiendra  la  g-uérison  commune. 
L'histoire  nous  apprend  qu'en  de  tels  accidents 

On  fait  de  pareils  dévouements. 
I^e  nous  flattons  donc  point;  voyons  sans  indulgence 

L'état  de  notre  conscience. 
Pour  moi,  satisfaisant  mes  appétits  gloutons. 

J'ai  dévoré  force  moutons. 

Que  m'avaient-ils  fait?  nulle  offense  ; 
Même  il  m'est  arrivé  quelquefois  de  manger 
Le  berger. 


DE  LA  VARIÉTÉ.  203i 

Je  me  dévouerai  donc,  s'il  le  faut  :  mais  je  pense 
Qu'il  est  bon  que  chacun  s'accuse  ainsi  que  moi  ; 
Car  on  doit  souhaiter,  selon  toute  justice, 

Que  le  plus  coupable  périsse. 
—  Sire,  dit  le  renard,  vous  êtes  trop  bon  roi  ; 
Vos  scrupules  font  voir  trop  de  délicatesse. 
Eh  bien!  mang-er  moutons,  canaille,  sotte  espèce, 
Est-ce  un  péché?  Non,  non.  Vous  leur  fîtes,  seigneur^ 

En  les  croquant,  beaucoup  d'honneur  ; 

Et,  quant  au  berger,  l'on  peut  dire 

Qu'il  était  digne  de  tous  maux. 
Étant  de  ces  gens-là  qui  sur  les  animaux 

Se  font  un  chimérique  empire.  » 
Ainsi  dit  le  renard  ;  et  flatteurs  d'applaudir. 

On  n'osa  trop  approfondir 
Du  tigre,  ni  de  l'ours,  ni  des  autres  puissances. 

Les  moins  pardonnables  oflenses; 
Tous  les  gens  querelleurs,  jusqu'aux  simples  mâtins^ 
Au  dire  de  chacun,  étaient  de  petits  saints. 
L'âne  vint  à  son  tour,  et  dit  :  «  J'ai  souvenance 

Qu'en  un  pré  de  moines  passant, 
La  faim,  l'occasion,  l'herbe  tendre,  et,  je  pense, 

Quelque  diable  aussi  me  poussant. 
Je  tondis  de  ce  pré  la  largeur  de  ma  langue; 
Je  n'en  avais  nul  droit,  puisqu'il  faut  parler  net.  » 
A  ces  mots,  on  cria  haro  sur  le  baudet. 
Un  loup,  quelque  peu  clerc,  prouva  par  sa  harangue 
Qu'il  fallait  dévorer  ce  maudit  animal. 
Ce  pelé,  ce  galeux,  d'où  venait  tout  leur  mal. 
Sa  peccadille  fut  jugée  un  cas  pendable. 
Manger  l'herbe  d'autrui  !  Quel  crime  abominable  ! 

Rien  que  la  mort  n'était  capable 
D'expier  son  forfait.  On  le  lui  fit  bien  voir. 


204  EXPRESSION. 

Selon  que  vous  serez  puissant  ou  misérable, 
Les  jugements  de  cour  vous  rendront  blanc  ou  noir. 
(La  Fontaine, /^«6/es,  VII,  1.) 

C)  Variété  dans  le  détail  et  nuances. 

Il  faut  savoir  choisir  parmi  les  nuances  que  Ton  entrevoit 
celles  qui  sont  en  harmonie  avec  le  morceau,  et  sacrifier 
courageusement  celles  qui  alourdiraient  le  texte  ou  le  com- 
pliqueraient inutilement. 

4e  Exercice. 

CYRANO. 

Ah  !  non  !  c'est  un  peu  court,  jeune  homme  ! 
On  pouvait  dire...    Oh!    Dieu  !...    bien  des  choses  en 

[somme  .. 
En  variant  le  ton,  — par  exemple,  tenez  : 
Agressif  (1)  :  «  Moi,  monsieur,  si  j'avais  un  tel  nez, 
Il  faudrait  sur-le-champ  que  je  me  l'amputasse  !  » 
Amical  :  «  Mais  il  doit  tremper  dans  votre  tasse  : 
Pour  boire,  faites-vous  fabriquer  un  hanap  !  » 
Descriptif:  «  C'est  un  roc!...  c'est  un  pic  !...  c'est  un  cap! 
Que  dis-je,  c'est  un  cap  ?...  C'est  une  péninsule  !  » 
Curieux  :  «  De  quoi  sert  cette  oblongue  capsule  ? 
D'écritoire,  monsieur,  ou  de  boîte  à  ciseaux?  » 
Gracieux  :  «  Aimez-vous  à  ce  point  les  oiseaux 
Que  paternellement  vous  vous  préoccupâtes 
De  tendre  ce  perchoir  à  leurs  petites  pattes  ?  » 
Truculent  :  «Ça,  monsieur, lorsque  vous  pétunez, 
La  vapeur  du  tabac  vous  sort-elle  du  nez. 
Sans  qu'un  voisin  ne  crie  au  feu  de  cheminée  ?  » 
Prévenant  :  «  Gardez-vous,  votre  tète  entraînée 

(1)  Bien  détacher  les  rpilhetes  indiquées  jcir  ("-yrano. 


DE  LX  VARIÉTÉ.  205 

Par  ce  poids,  de  tomber  en  avant  sur  le  sol  !  » 
Tendre  :  «  Faites-lui  faire  un  petit  parasol 
De  peur  que  sa  couleur  au  soleil  ne  se  fane  !  » 
Pédant  :  «L'animal  seul,  monsieur,  qu'Aristophane 
Appelle  Hippocampelephantocamélos 
Dut  avoir  sous  le  front  tant  de  chair  sur  tant  d'os  !  » 
Cavalier  :  «  Quoi,  l'ami,  ce  croc  est  à  la  mode  ? 
Pour  pendre  son  chapeau,  c'est  vraiment  très  commode  !» 
Emphatique  :  «  Aucun  vent  ne  peut,  nez  magistral, 
T'enrhumer  tout  entier,  excepté  le  mistral  !  » 
Dramatique  :  «  C'est  la  mer  Rouge  quand  il  saigne  !  » 
Admiratif  :  «  Pour  un  parfumeur,  quelle  enseigne  !  » 
Lyrique  :  «  Est-ce  une  conque,  êtes-vousun  triton  »? 
Naïf  :  «  Ce  monument,  quand  le  visite-t-on  ?  » 
Respectueux  :  «  Souffrez,  monsieur,    qu'on    vous  salue, 
C'est  là  ce  qui  s'appelle  avoir  pignon  sur  rue  !  » 
Campagnard  :  «  Hé,  ardé  !  C'est-y  un  nez  ?  Nanain  ! 
C'est  queuqu'navet  géant  ou  ben  queuqu'melon  nain  I  » 
Militaire  :  «  Pointez  contre  cavalerie  I...  » 
Pratique  :  «  Voulez-vous  le  mettre  en  loterie  ? 
Assurément,  monsieur,  ce  sera  le  gros  lot  !  » 
Enfin  parodiant  Pyrame  en  un  sanglot  : 
«  Le  voilà  donc  ce  nez  qui  des  traits  de  son  maître 
A  détruit  l'harmonie  I  11  en  rougit,  le  traître  !  » 
Voilà  ce  qu'à  peu  près,  mon  cher,  vous  m'auriez  dit 
Si  vous  aviez  un  peu  de  lettres  et  d'esprit  : 
Mais  d'esprit,  ô  le  plus  lamentable  des  êtres, 
Vous  n'en  eûtes  jamais  un  atome,  et  de  lettres 
Vous  n'avez  que  les  trois  qui  forment  le  mot  :  sot  ! 
Eussiez-vous  eu,  d'ailleurs,  l'invention  qu'il  faut 
Pour  pouvoir  là,  devant  ces  alnobles  geries; 
Me  servir  toutes  ces  folles  plaisanteries, 
Que  vous  n'en  eussiez  pas  articulé  le  quart 
De  la  moitié  du  commencement  d'une,  car 


206  EXPRESSION. 

Je  me  les  sers  moi-même,  avec  assez  de  verve, 
Mais  je  ne  permets  pas  qu'un  autre  me  les  serve. 

(Ed.  Rostand,  Cyrano  de  Bergerac,  actel,  se.  iv, 
Fasquelleédit.) 

5«  Exercice. 

LA    CIGALE   ET    LA    FOURMI. 
[Voir  le  texte  de  cette  fable,  p.  83.] 

Quelle  que  soit  sa  sympathie  véritable,  l'élève  s'efforcera 
touràtour  de  l'accorder  à  Tun  ou  à Tautre  personnage,  mettant 
successivement  en  valeur  le  charme  de  la  cigale  ou  sa  frivo- 
lité, la  sage  prévoyance  de  la  fourmi  ou  son  avarice. 

6'  Exercice. 

FIGARO. 

Diable  î  c'est  une  belle  langue  que  l'anglais  ;  il  en  faut 
[peu  pour  aller  loin.  Avec  Goddam^  en  Angleterre,  on  ne 
manque  de  rien  nulle  part.  —  Voulez-vous  tâter  d'un 
bon  poulet  gras  ?  entrez  dans  une  taverne  et  faites  seu- 
lement ce  geste  au  garçon,  {ii  tourne  la  broche.)  Goddam  î 
on  vous  apporte  un  pied  de  bœuf  salé  sans  pain. 
C'est  admirable  !  Aimez-vous  à  boire  un  coup  d'excel- 
lent  bourgogne    ou  de    clairet  ?    rien     que    celui-ci. 

{Il  débouche  une  bouteille.)  Goddaill  !     OU  VOUS    SOrt    un    pot  de 

bière,  en  bel  étain,  la  mousse  aux  bords.  Quelle  satis- 
faction !  Rencontrez-vous  une  de  ces  jolies  personnes 
qui  vont  trottant  menu,  les  yeux  baissés,  coudes  en 
arrière  ?  mettez  mignardement  tous  les  doigts  unis  sur 
la  bouche.  Ah  !  Goddam  I  elle  vous  sangle  un  soufflet  de 
crocheteur.  Preuve  qu'elle  entend.  Les  Anglais,  à  la 
vérité,  ajoutent  par-ci  par-là  quelques   autres  mots  en 


DE  LA  VARIÉTÉ.  209 

Couronnés  de  thym  et  de  marjolaine, 
Les  Elfes  joyeux  dansent  sur  la  plaine  (1). 

(Legonte  de  Lisle,  Poèmes  barbares^  Lemerre,  éd.) 


(1)  Étudier  aussi  au  point  de  vue  du  refrain  et  de  sa  variété  ;  La  Chanson  des 
Aventuriers  de  la  mer  (V.  Hugo:  La  Légende  des  Siècles,)  ;  dans  le  comique  : 
Un  chapeau  au  théâtre  (M.  Zamacoïs),  etc. 


CHAPITRE  IX 

DU  iMOUVEMENT. 

Un  péril  contre  lequel  il  sied  de  mettre  en  garde  l'élève  est 
l'abus  du  détail  et  des  nuances.  Chaque  morceau  a  son 
u  mouvement  »  particulier,  son  allure  si  l'on  préfère,  auquel 
l'expression  de  détail  est  soumise.  Toute  œuvre  dart  doit  con- 
server son  unité.  C'est  le  mouvement  qui  sauvegardera  l'unité 
en  diction. 

Cependant,  en  dehors  du  mouvement  d'ensemble,  il  peut 
se  trouver  des  mouvements  de  détail  prenant  fin  au  cours  du 
morceau.  Il  importe  de  les  bien  dégager. 

Le  mouvement,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  la  rapidité, 
peut  varier  à  l'infini  suivant  que  l'intérêt,  la  conviction 
ou  l'émotion  croissent  plus  ou  moins,  restent  stationnairesou 
même  décroissent  (1).  Cependant,  on  prend  généralement  le 
mot  «mouvement» dans  l'acception  suivante  :  «entraînement 
progressif  résultant  d'une  animation  croissante,  et  dont  le 
maximum  d'intensité  doit  correspondre  à  sa  finale  »  (2). 

La  raison  du  mouvement  se  trouve  dans  la  nature  elle- 
même  de  l'auditeur  dont  l'attention  demande  à  être  tenue  en 
haleine.  Si  elle  ne  croît  pas,  elle  disparaît.  D'après  ce  prin- 
cipe la  détente  ne  doit  pas  se  faire  sentir  avant  la  fin  du 
mouvement.  On  s'exercera  dans  ce  sens  sur  les  morceaux 
cités  .  La  vigueur  des  attaques  est  très  importante  au  sujet 
du  mouvement. 

Dans  les  strophes  suivantes  nous  faisons  précéder  d'une  asté- 
rique  (*)  les  attaques  à  souligner  particulièrement  : 


(1)  Pour  ce  dernier  cas  «  decrescendo  »,  voir  la  seconde  j.arlie  des  «  Djinns  », 
morceau  cité  dans  la  troisième  partie  de  ce  livre  p.  240. 

(2)  De  même    que  le   mouvem-nt  est  indépendant  de  la  rapidité,  de  même   il  n'a 
pas  de  rapiiort  avec  la  sonorité  de  la  voix,  ni  avec  le  cri. 


DU  MOUVEMENT.  211 


1"  Exercice. 


POUR    LES    PAUVRES. 

*  Donnez,  riches  I  Taumône  est  sœur  de  la  prière. 
Hélas  !  quand  un  vieillard,  sur  votre  seuil  de  pierre. 
Tout  roidi  par  Thiver,  en  vain  tombe  à  genoux, 

*  Quand  les  petits  enfants,  les  mains  de  froid  roupies, 
Ramassent  sous  les  pieds  les  miettes  des  orgies, 

*  La  face  du  Seigneur  se  détourne  de  vous. 

*  Donnez  !  afin  que  Dieu,  qui  dote  les  familles, 
Donne  à  vos  fils  la  force  et  la  grâce  à  vos  filles  ; 

*  Afin  que  votre  vigne  ait  toujours  un  doux  fruit  ; 

*  Afin  qu'un  blé  plus  mûr  fasse  plier  vos  granges  ; 

*  Afin  d'être  meilleurs,  *  afin  de  voir  les  anges 

Passer  dans  vos  rêves  la  nuit  ! 

*  Donnez  !  il  vient  un  jour  où  la  terre  nous  laisse. 
Vos  aumônes  là-haut  vous  font  une  richesse  ; 

*  Donnez!  afin  qu'on  dise  :  «  Il  a  pitié  de  nous  I  » 

*  Afin  que  Tindigent  que  glacent  les  tempêtes, 

*  Que  le  pauvre  qui  souffre  à  côté  de  vos  fêtes 
Au  seuil  de  vos  palais  fixe  un  œil  moins  jaloux. 

*  Donnez  !  pour  être  aimés  du  Dieu  qui  se  fit  homme, 

*  Pour  que  le  méchant  même  en  s'inclinant  vous  nomme, 

*  Pour  que  votre  foyer  soit  calme  et  fraternel  ; 
Donnez  !  afin  qu'un  jour,  à  votre  heure  dernière. 
Contre  tous  vos  péchés  *  vous  ayez  la  prière 

D  un  mendiant  puissant  au  ciel  ! 

(Victor  Hugo,  Les  Feuilles  d'automne.] 


212  EXPRESSION. 


2'  Exercice 


STELLA. 


...Et  pendant  qu'à  longs  plis  l'ombre  levait  son  voile, 
J'entendis  une  voix  qui  venait  de  Tétoile, 
Et  qui  disait  :  —  Je  suis  l'astre  qui  vient  d'abord, 
Je  suis  celle  qu'on  croit  dans  la  tombe  et  qui  sort. 
J'ai  lui  sur  le  Sina,  j'ai  lui  sur  le  Taygète  ; 
Je  suis  le  caillou  d'or  et  de  feu  que  Dieu  jette, 
Gomme  avec  une  fronde,  au  front  noir  de  la  nuit. 
Je  suis  ce  qui  renaît  quand  un  monde  est  détruit. 
0  nations  !  je  suis  la  Poésie  ardente. 
J'ai  brillé  sur  JVIoïseetj'ai  brillé  sur  Dante. 
Le  lion  océan  est  amoureux  de  moi. 
J'arrive.  Levez-vous,  vertu,  courage,  foi  1 
Penseurs,  esprits,  montez  sur  la  tour,  sentinelles  ! 
Paupières,  ouvrez-vous  I  allumez-vous,  prunelles  ! 
Terre,  émeus  le  sillon  !  vie,  éveille  le  bruit  ! 
Debout,  vous  qui  dormez  !  —  car  celui  qui  me  suit, 
Car  celui  qui  m'envoie  en  avant  la  première, 
C'est  l'ange  Liberté,  c'est  le  géant  Lumière  ! 

(V.  Hugo,  Les  Châtiments.) 

3'  Exercice. 

...  Quand  les  soldats 
Se  hâtent  l'arme  au  poing  vers  des  bruits  de  combats. 
Tandis  que  le  drapeau  leur  claque  sur  la  tète, 
Que  diriez-vous  du  lâche  auquel  un  sûr  prophète 
Crierait  :  «  Soldat,  tu  cours  vers  une  noble  fin,  » 
Et  qui  s'irait  coucher  dans  le  fond  du  ravin  ? 
—  Eh  bien  !  nous,  les  Pantins,  vers  la  scène,  la  foule. 
Sommes-nous  pas  un  grand  régiment  qui  s'écoule  ? 


DU   MOUVEMENT.  213 

On  sourit  en  pensant  :  «  Métier  simple  et  fleuri  !  » 

Soulevez  donc  un  peu  le  masque  d'or  qui  rit  : 

Nombreux  sont  ceux  de  nous  qu'on  vit  depuis  Molière 

Tomber  au  dernier  mot  de  leur  scène  dernière, 

Et  qui,  se  modelant  sur  cet  illustre  aïeul, 

En  drapant  leur  manteau  drapèrent  leur  linceul  ; 

M'en  citerez-vous  un  depuis  Eschyle  ou  Plaute 

Qui,  dételant  le  char  de  Thespis  à  mi-côte. 

Jetant  à  lauditoire  un  salut  distingué 

Ait  dit  :  «  Retirez-vous  :  je  suis  trop  fatig'ué  »  ? 

(E.  Hafiel,  Amou?^  diviîi^  inédit.) 

4«  Exercice. 

CYRANO. 

...  Que  faudrait-il  faire  ? 
Chercher  un  protecteur  puissant,  presque  un  patron, 
Et  comme  un  lierre  obscur  qui  circonvient  un  tronc 
Et  s'en  fait  un  tuteur  en  lui  léchant  l'écorce, 
Grimper  par  ruse  au  lieu  de  s'élever  par  force  ? 
Non,  merci  !  Dédier,  comme  tous  ils  le  font. 
Des  vers  aux  financiers?  Se  chang*er  en  boutfon 
Dans  l'espoir  vil  de  voir,  aux  lèvres  d'un  ministre, 
Naître  un  sourire,  enfin,  qui  ne  soit  pas  sinistre  ? 
Non,  merci  !  Déjeuner,  chaque  jour,  d'un  crapaud  ? 
Avoir  un  ventre  usé  par  la  marche  ?  une  peau 
Qui  plus  vite,  à  l'endroit  des  genoux,  devient  sale  ? 
Exécuter  des  tours  de  souplesse  dorsale?... 
Non,  merci!  D'une  main  flatter  la  chèvre  au  cou 
Cependant  que,  de  l'autre,  on  arrose  le  chou, 
Et  donneur  de  séné  par  désir  de  rhubarbe. 
Avoir  son  encensoir,  toujours,  dans  quelque  barbe  ? 
Non,  merci  I  Se  pousser  de  giron  en  g-iron. 
Devenir  un  petit  g-rand  homme  dans  un  rond, 


214  EXPRESSION. 

Et  navig'uer,  avec  des  madrigaux  pour  rames, 
Et  dans  ses  voiles  des  soupirs  de  vieilles  dames? 
Non,  merci  !  Chez  le  bon  éditeur  de  Sercy, 
Faire  éditer  ses  vers  en  payant?  Non,  mercil 
S'aller  faire  nommer  pape  par  les  conciles 
(Jue  dans  des  cabarets  tiennent  des  imbéciles  ? 
Noq,  merci  I  Travailler  à  se  construire  un  nom 
Sur  un  sonnet,  au  lieu  d'en  faire  d'autres  ?  Non, 
Merci  !  Ne  découvrir  du  talent  qu'aux  mazettes  ? 
Etre  terrorisé  par  de  vag:ues  gazettes, 
Et  se  dire  sans  cesse  :  «  Oh  !  pourvu  que  je  sois 
Dans  les  petits  papiers  du  Mercure  François  /...  »> 
Non,  merci  !  Calculer,  avoir  peur,  être  blême. 
Préférer  faire  une  visite  qu'un  poème, 
Rédig-er  des  placets,  se  faire  présenter  ? 
Non,  merci!  non,  mercil  non,  merci  (1)!  Mais...  chanter, 
Rêver,  rire,  passer,  être  seul,  être  libre, 
Avoir  fceil  qui  reg-arde  bien,  la  voix  qui  vibre. 
Mettre,  quand  il  vous  plaît,  son  feutre  de  travers. 
Pour  un  oui,  pour  un  non.  se  battre,  ou  faire  un  vers  ! 
Travailler  sans  souci  de  gloire  ou  de  fortune, 
A  tel  voyage,  auquel  on  pense,  dans  la  lune  I 
N'écrire  jamais  rien  qui  de  soi  ne  sortit. 
Et  modeste  d'ailleurs,  se  dire  :  «  Mon  petit. 
Sois  satisfait  des  lleurs,  des  fruits,  même  des  feuilles, 
Si  c'est  dans  ton  jardin  à  toi  que  tu  les  cueilles  !  » 
Puis,  s'il  advient  d'un  peu  triompher,  par  hasard, 
Ne  pas  être  obligé  d'en  rien  rendre  à  César, 
Vis-à-vis  de  soi-même  en  garder  le  mérite, 
Bref  dédaignant  d'être  le  lierre  parasite, 
Lors  même  qu'on  n'est  pas  le  chêne  ou  le  tilleul, 
Ne  pas  monter  bien  haut,  peut-être,  mais  tout  seul! 
(Ed.  Rostand,  Cyrano  de  Bergerac,  Fasquelle,  éd  ) 

(1)  Ici  le  sommet  du  premier  mouvement  et  reprise  du  second. 


DU  MOUVEMENT.  215- 

Malgré  cette  loi  évidente  (maximum  d'intensité  à  la  finale), 
un  procédé  fréquent  consiste  à  marquer  la  détente  avant  le 
dernier  trait.  Ce  procédé  loinie  le  couplet,  résultant  d'un 
besoin  d'opposition.  Si  Fauteur  a  voulu  cette  opposition,  Je 
diseur  fei'a  bien  de  la  marquer  (1).  Mais  il  est  des  abus  du 
couplet  inspirés  par  la  seule  recherche  de  l'etret  et  des 
applaudissements,  qu'un  diseur  sincère  et  délicat  doit 
toujours  éviter. 

5*"  Exercice. 


FIGARO. 

Feindre  d'ig-norer  ce  qu'on  sait,  de  savoir  tout  ce 
qu'on  ignore  ;  d'entendre  ce  qu'on  ne  comprend  pas,  de 
ne  point  ouïr  ce  qu'on  entend;  surtout  de  pouvoir  au 
delà  de  ses  forces  ;  avoir  souvent  pour  g-rand  secret  de 
cacher  qu'il  n'y  en  a  point  ;  s'enfermer  pour  tailler  des 
plumes,  et  paraître  profond,  quand  on  n'est,  comme  on 
dit,  que  vide  et  creux;  jouer  bien  ou  mal  un  personnage; 
répandre  des  espions  et  pensionner  des  traîtres,  amollir 
des  cachets  ;  intercepter  des  lettres,  et  tâcher  d'ennoblir 
la  pauvreté  des  moyens  par  l'importance  des  objets: 
voilà  toute  la  politique,  ou  je  meur^  !  (Beaumarchais,, 
Le  Mariage  de  Ingaro^  acte  III,  se.  v.)         - 

6*^  Exercice. 

l'amateur  de  tulipes. 

Le  fleuriste  a  un  jardin  dans  ce  faubourg-  ;  il  y  court 
au  lever  du  soleil,  et  il  en  revient  à  son  coucher.  Vous 
le  voyez  planté  et  qui  a  pris  racine  au  milieu  de  ses  tuli- 
pes et,  devant  la  Solitaire,  il  ouvre  de  grands  yeux,  il 
frotte  ses  mains,  il  se  baisse,  il  la  voit  de  plus  près.  Il  ne 

(1)  Voyez  les  exercices  nos  i;  et  18,  pa^re  11. 


216  EXPRESSION. 

Ta  jamais  vue  si  belle,  il  a  le  cœur  épanoui  de  joie  ;  il  la 
quitte  pour  TOrientale  ;  de  là,  il  va  à  la  Veuve  ;  il  passe 
au  Drap  d'or,  de  celle-ci  à  l'Agate,  d'où  il  revient  enfin 
à  la  Solitaire,  où  il  se  fixe,  où  il  se  lasse,  où  il  s'assied,  où 
il  oublie  de  dîner  ;  aussi  est-elle  nuancée,  bordée,  hui- 
lée, à  pièces  emportées  ;  elle  a  un  beau  vase  ou  un  beau 
calice,  il  la  contemple,  il  Fadmire  ;  Dieu  et  la  nature  sont 
en  tout  cela  ce  qu'il  n'admire  point  ;  il  ne  va  pas  plus 
loin  que  l'oignon  de  sa  tulipe,  qu'il  ne  livrerait  pas  pour 
mille  écus,  et  qu'il  donnera  pour  rien  quand  les  tulipes 
seront  négligées  et  que  les  œillets  auront  prévalu.  Cet 
homme  raisonnable,  qui  aune  âme,  qui  a  un  culte  et  une 
religion,  revient  chez  soi  fatigué,  affamé,  mais  fort  con- 
tent de  sa  journée  :  il  a  vu  des  tulipes.  (La  Bruyère,  Les 
Caractères.) 

T  Exercice. 

Et  nous,  les  petits,  les  obscurs,  les  sans-grades  ; 

Nous  qui  marchions  fourbus,  blessés,  crottés,  malades, 

Sans  espoir  de  duchés  ni  de  dotations  ; 

Nous  qui  marchions  toujours  et  jamais  n'avancions  ; 

Trop  simples  et  trop  gueux  pour  que  l'espoir  nous  berne 

De  ce  fameux  bâton  qu'on  a  dans  sa  giberne  ; 

Nous  qui  par  tous  les  temps  n'avons  cessé  d'aller, 

Suant  sans  avoir  peur,  grelottant  sans  trembler, 

Ne  nous  soutenant  plus  qu'à  force  de  trompette. 

De  fièvre,  et  de  chansons  qu'en  marchant  on  répète  ; 

Nous  sur  lesquels  pendant  dix-sept  ans,  songez-y. 

Sac,  sabre,  tourne-vis,  pierres  à  feu,  fusil, 

—  Ne  parlons  pas  du  poids  toujours  absent  des  vivres  !  — 

Ont  fait  le  doux  total  de  cinquante-huit  livres  ; 

Nous  qui  coiffés  d'oursons  s.ous  les  ciels  tropicaux, 

Sous  les  neiges  n'avions  même  plus  de  shakos  ; 


DU   MOUVEMEiNT.  217 

Qui  d'Espagne  en  Autriche  exécutions  des  trottes  ; 

Nous  qui  pour  arracher  ainsi  que  des  carottes 

Nos  jambes  à  la  boue  énorme  des  chemins, 

Devions  les  empoig'ner  quelquefois  à  deux  mains  ; 

Nous  qui  pour  notre  toux,  n'ayant  pas  de  jujube, 

Prenions  des  bains  de  pied  d'un  jour  dans  le  Danube  ; 

Nous  qui  n'avions  le  temps,  quand  un  bel  officier 

Arrivait,  au  galop  de  chasse,  nous  crier  : 

«  L'ennemi  nous  attaque,  il  faut  qu'on  le  repousse  !  » 

Que  de  manger  un  blanc  de  corbeau  sur  le  pouce. 

Ou  vivement,  avec  un  peu  de  neige,  encor. 

De  nous  faire  un  sorbet  au  sang  de  cheval  mort  ; 

...Marchant  et  nous  battant,  maigres,  nus,  noirs  et  gais... 

Nous,  nous  ne  l'étions  pas,  peut-être,  fatigués  ! 

(Ed.  Rostand,  L'Aiglon,  acte  II,  se.  ix,  Fasquelle,  éd.) 

Disons  enfin  que  l'accumulation  et  le  mouvement  peuvent 
être  des  sources  de  comique.  Témoin  le  passage  suivant  : 

8e  Exercice. 

LES   PLAINTES    DU    SOUFFLEUR. 

iMa  vie  a  son  secret,  ma  boite  a  son  mystère. 

De  ce  terrierbéant  qui  s'ouvre  à  fleur  déterre 

Je  suis  l'humble  lapin.  De  ce  lugubre  trou 

Je  suis  la  sombre  chouette  et  le  triste  hibou  ! 

J'ai  le  visage  cuit  par  la  rampe  qui  flambe, 

Tandis  qu'un  air  glacé  m'endolorit  les  jambes... 

J'ai  vu  la  vie  avec  ses  haines,  ses  amours  ! 

J'ai  soufflé  des  succès  et  j'ai  soufflé  des  fours  I 

En  ai-je  vu,  mon  Dieu,  des  choses  et  des  êtres! 

Des  bons  et  des  méchants,  des  braves  et  des  traîtres  ! 

En  ai-je  vu  pâUr  des  pauvres  innocents  ! 

En  ai-je  vu,  Seigneur,  abaisser  des  puissants  ! 


218  EXPRESSION. 

En  falbalas  de  soie,  en  sordides  guenilles, 
Hélas  !  que  j'en  ai  vu  mourir  des  jeunes  filles  ! 
En  ai-je  vu  g^uérir  des  héros  pourfendus  ! 
En  ai-je  vu  trouver  de  ces  enfants  perdus  ! 
En  ai  je  vu  des  g-ens  choir  dans  un  précipice, 
Des  palais  consumés...  par  des  feux  d'artifice  ! 
En  ai-je,  en  ai-je  vu  des  opprimés  vengés 
Par  le  plomb  de  fusils  qui  n'étaient  pas  chargés  ! 
Au  ras  de  mon  menton,  des  souliers,  des  cothurnes  !... 
En  ai-je  vu,  du  fond  de  mes  diverses  turnes  !... 
J'en  ai  vu  des  maillots  rembourrés  de  coton, 
De  la  maig-reur  g-uérie  avec  du  molleton  ! 
De  séduisants  ténors  dans  de  beaux  collants  mauves. 
Qui,   sous   leurs    cheveux    d'or    tout    bouclés     étaient 

[chauves  ! 

Mais  je  garde  pourtant  dans  mon  obscurité 

Le  juste  sentiment  de  mon  utilité. 

0  comédiens  !  g-risés  du  bruit  de  votre  course, 

Vous  êtes  les  ruisseaux,  c'est  moi  qui  suis  la  source... 

Des  plus  grands  d'entre  vous  je  me  pourrais  venger  ; 

Car  si  je  vous  laissais  quelque  peu  patauger 

Vous  seriez  exposés  aux  pitoyables  fuites 

Sous  la  chute  des  bancs  et  sous  les  pommes  cuites  ! 

Que  de  rois,  de  prélats,  d'empereurs,  de  tyrans, 

Ont  abaissé  sur  moi  de  grands  yeux  implorants  I 

Se  noyant  dans  ses  mots  plus  que  dans  sa  folie. 

Combien  ai-je  de  fois  sauvé  cette  Ophélie  ! 

Plus  heureux  que  Grouchy,  moi  Pichard  Jean-Léon, 

Combien  ai-je  de  fois  sauvé  Napoléon  ? 

Combien  toi,  d'Artagnan  ?  Combien  vous,  Célimène  ? 

Sombrant  dans  ton  récit,  combien  toi,  Théramène  ?... 

Héros  du  répertoire,  ô  princes,  ô  guerriers  ! 

C'est  sous  ma  cloche  en  bois  qu'ont  poussé  vos  lauriers  ! 


Et  dans  le 


DU   MOUVEMENT.  21! 


It  dans  le  firmament  glorieux  fait  de  toiles, 
Je  suis  le  ver  de  terre  allumeur  des  étoiles. 
(M.  Zamacoïs,  Redites-nous  quelque  chose^  Pasquelle, 

éd.) 

9«  Exercice. 

Voici  l'exemple  classique  du  mouvement  dialogué  : 

TOINETTE. 

Eh!  fi  !  ne  dites  pas  cela. 

ARGAN. 

Gomment!  que  je  ne  dise  pas  cela? 

TOINETTE. 

Eh  !  non. 

ABGAN. 

Et  pourquoi  ne  le  dirais-je  pas  ? 

TOINETTE. 

On  dira  que  vous  ne  songez  pas  à  ce  que  vous  dites. 

ARGAN. 

On  dira  ce  qu'on  voudra  ;  mais  je  vous  dis  que  je  veux 
qu'elle  exécute  la  parole  que  j'ai  donnée. 

TOINETTE. 

Non  ;  je  suis  sûre  qu'elle  ne  le  fera  pas. 

ARGAN. 

Je  l'y  forcerai  bien. 

TOINETTE. 


Elle  ne  le  fera  pas,  vous  dis-je. 


220  EXPRESSION. 

ARGAN. 

Elle  le  fera,  ou  je  la  mettrai  dans  un  couvent. 


TOINETTE. 

ARGAN. 

TOINETTE. 

ARGAN. 


Vous  ? 

Moi. 

Bon. 

Comment,  bon  ? 

TOINETTE. 

Vous  ne  la  mettrez  point  dans  un  couvent. 

ARGAN. 

Je  ne  la  mettrai  point  dans  un  couvent  ? 

TOINETTE. 

Non. 

ARGAN. 

Non  ? 

TOINETTE 

Non  (1). 

ARGAN. 

Ouais  !  Voici  qui  est  plaisant  !  Je  ne  mettrai  pas  ma 
fille  dans  un  couvent,  si  je  veux  ? 

TOINETTE. 

Non,  vous  dis-je. 

ARGAN. 

Qui  m'en  empêchera  ? 

(1)  Sommet   du  premier  mouvemeut.  Détente  avec    «Ouais!...    »,    puis    reprise 
(îaas  le  bas  de  la  voix  :  «  Je  ne  mettrai  pas...  ». 


DU   MOUVEMENT.  321 

TOINETTE, 

Vous-même. 

ARGAN . 

Moi  ? 

TOINETTE 

Oui.  Vous  n'aurez  pas  ce  cœur-là 

RGAN. 

Je  l'aurai. 

TOINETTE. 

Vous  VOUS  moquez. 

ARGAN. 

Je  ne  me  moque  point. 

TOINETTE. 

La  tendresse  paternelle  vous  prendra. 

ARGAN. 

Elle  ne  me  prendra  point. 

TOINETTE. 

Une  petite  larme  ou  deux,  des  bras  jetés  au  cou,  un 
«  Mon  petit  papa  mig-non,  »  prononcé  tendrement,  sera 
assez  pour  vous  toucher. 

ARGAN . 

Tout  cela  ne  fera  rien. 

TOINETTE. 

Oui,  oui. 

ARGAN . 

Je  vous  dis  que  je  n'en  démordrai  point. 


222  EXPRESSION. 

TOINETTE. 

Bag-atelles  I 

ARGAN. 

Il  ne  faut  point  dire  :  «  Bag^atelles  !  » 

TOINETTE. 

Mon  Dieu  !   je  vous   connais,    vous  êtes  bon  naturel- 
lement. 

ARGAN. 

Je  ne  suis  point  bon,   et  je  suis  méchant  quand  je 
veux  (1)  ! 

TOINETTE. 

Doucement,  monsieur.  Vous  ne  song-ez  point  que  vous 
êtes  malade  (2). 

(Molière,   Le  Malade  imaginaire,  acte  I,  se.  v.) 

(1)  Sommet  du  second  mouvement. 

(2)  Détente  finale. 


TROISIEME  PARTIE 

RYTHME 


CHAPITRE    UNIQUE 
■rime,  rythmes  simples,  rythmes  composés. 

Qu'est  le  rythme? —  La  cadence  (l),la  mesure,  l'harmonie. 
Mais  une  définition  est  presque  superflue  ici  :  nous  ne 
saurions  servir  l'élève  en  engageant  des  discussions  froides 
et  abstraites  sur  une  question  aussi  mystérieuse.  La  définition 
de  la  poésie  a-t-elle  jamais  fait  un  poète  ?  la  définition  de  la 
musique  a-t-elle  jamais  fait  un  musicien?  Or  le  rythme  tient 
de  l'une  et  de  l'autre.  Aussi  de  même  que  «  l'on  naît  poète  », 
de  même  l'on  naît  avec  le  sens  du  rythme,  ou  sans  lui. 

Ainsi  cette  partie  de  notre  étude  ne  donnera  pas  ce  senti- 
ment particulier  à  qui  ne  lavait  pas  déjà.  Mais  tel  le  possède 
peut-être  qui  l'a  laissé  sommeiller.  C'est  ici  que  nous  inter- 
viendrons avec  efficacité. 

Disons  d'abord  que,  pour  un  diseur,  ne  pas  suivre  et  ne 
pas  traduire  le  rythme  est  aussi  grave  que  ne  pas  aller  en 
mesure  pour  un  musicien.  A  la  vérité  le  rythme  est  insépa- 

(1)  M.  Brémont,  dans  l'A  rt  de  dire  les  vers  (Fasquelle,  éd.),  distingue  ingé- 
nieusement la  cadence  du  rythme  d'après  l'étymologie  de  ces  mots.  «  La  cadence 
^latin  cadere),c'esi  ce  qui  tombe;  le  rythme,  c'est  ce  qui  court,  ce  qui  bondit,  ce  qui 
vole»  (grec,  ■^•j^iUi,  débita  couler).  L'idée  de  chute  périodiqueestadmise;  quant  à  celle 
de  bondissement,  elle  n'est  pas  dans  le  sens  propre  du  mot  «  rythme  »  dont  la  défi- 
nition première  est  celle  de  mouvement  réglé  et  mesuré.  A  la  vérité  les  deux  mots 
se  confondent.  11  est  plus  profitable  de  chercher  les  manifestations  de  l'ordre  que  sa 
définition. 

Enfin,  pour  l'interprète  ou  pour  l'orateur,  l'harmonie  ne  doit  pas  seulement  se 
faire  sentir  dans  la  «  diction  »  proprement  dite,  mais  aussi  dans  le  geste  et  dans 
l'attitude  générale. 


224  RYTHME. 


m 


parable  de  Texpression  et  son  étude  aurait  pu  rentrer  dans  le 
chapitre  «  De  la  Sensibilité  ».  Nous  avons  cependant  tenu  à 
avertir  Félève  de  son  importance,  en  réservant  cette  étude 
qui  est  à  proprement  parler  la  partie  supérieure  de  Tart  de  la 
diction. 

L'oreille  de  Télève  doit  être  sensible  à  l'harmonie  ;  de  même 
la  connaissance  de  la  prosodie  est  à  peu  près  indispensable  : 
nous  renvoyons  donc  à  des  traités  spéciaux  ceux  qui  désire- 
ront interpréter  en  particulier  les  poètes  du  xix^  siècle. 

On  conçoit  aisément  que  nous  ne  pouvons  donner  «  un 
exemple  de  chaque  rythme  »,  celui-ci  variant  à  Tinfini 
suivant  le  sentiment  exprimé  par  le  poète  (1)  et  Témotion 
créatrice  de  celui-ci.  Nous  avons  seulement  choisi  quelque» 
exemples  types  dont  le  commerce  assidu  facilitera  l'éveil  et  le 
développement  du  sentiment  rythmique. 

Que  l'on  ne  confonde  surtout  pas  l'expression  rythmée 
avec  la  déclamation  et  la  mélopée.  Vinftexlon  doit  subsister 
naturelle  et  précise  quoir/ue  amplifiée  ci  enrichie.  Le  rythme  ne 
remplace  pas  les  qualités  essentielles  qui  font  l'objet  des 
précédents  chapitres;  il  doit  s'allier  avec  elles. 

L'accent  tonique  est  l'élément  premier  du  rythme,  et  il 
consiste  dans  l'élévation  de  la  voix  sur  la  dernière  syllabe  sonore 
de  chaque  mot.  Telle  est  la  règle,  cependant  qui  voudrait 
la  suivre  en  diction  se  tromperait.  Tout  mot  isolé  a  un  accent 
tonique  ;  mais,  dans  l'ensemble  d'une  phrase  ou  d'un  vers^ 
quelques  accents  toniques  tombent  et  sont  sacrifiés  à  d'autres. 
Ceux  qui  sont  choisis  pour  subsister,  suivant  une  mesure  vou- 
lue, deviennent  les  temps  forts  de  cette  mesure, ou,  si  l'on  pré- 
fère, les  acceji^s  rythmiques  appelés  aussi  accents  mélodiques.  Le 
diseur  doit  donc  :  1°  distinguer  ces  temps  forts  ;  2°  les 
marquer  comme   il  convient.  La  sensibilité  seule  et  l'oreille 

(1)  Tout  écrivaiu  —  fût-ce  un  prosateur  —  est  poète  s'il  sexprime  dans  l'harmonie 
et  le  rylhme,  puisque,  selon  l'éloquente  définition  de  M.  J.  Richepin  :  «  Le  lyrisme 
est  la  puissance  de  créer  par  le  verbe.  »  Témoins,  Chateaubriand,  Musset,  Flaubert, 
et  surtout  Bossuet.  Citons  du  grand  oraleur  ces  lignes  célèbres  entre  toutes  : 

«Jouissez,  prince,  de  cette  victoire;  joaiss3z-en  éternellement  par  limmortelle 
vertu  de  ce  sacrifice.  Agréez  ces  derniers  efforts  d'une  voix  qui  vous  fut  connue. 
Vous  mettrez  fin  à  tous  ces  discours.  Au  lieu  de  déplorer  la  mort  dos  autres, 
grand  prince,  dorénavant  je  veux  apprendre  de  vous  à  rendre  la  mienne  sainte  : 
heureux  si,  averti  par  ces  cheveux  blancs  du  compte  que  je  dois  rendre  de  mon 
administration,  je  réserve  au  troupeau  que  je  dois  nourrir  de  la  parole  de  vie  les 
restes  d'une  voix  qui  tombe  et  d'une  ardeur  qui  s'éteint.  »  {Oraison  funèbre  de 
Coudé.) 


RIME.  225 

peuvent  les  distinguer.  Comment  les  marquer  ?  Que  Ton  se 
méfie  à  ce  point  de  vue  des  termes  longue  et  brève.  Les  gram- 
mairiens ont  emprunté  cette  distinction  à  la  langue  latine  où 
la  durée  était  essentielle  puisque  la  versification  était  absolu- 
ment basée  sur  elle.  La  science  phonétique  nous  a  appris 
depuis  peu  qu'une  voyelle  appelée  «  brève  »  en  français  peut 
durer  plus  longtemps  qu'une  «  longue  ».  Il  y  a  une  contusion 
évidente  entre  le  timbre  d'une  voyelle  et  sa  durée  :  mais 
l'habitude  est  là  ;  on  ne  réagira  guère,  nous  semble-t-il, 
d'autant  que,  le  plus  souvent,  une  syllabe  s'allonge  si  elle  est 
marquée  par  l'accent  rythmique  bien  que  cet  accent  soit 
avant  tout  un  accent  d" intensité. 

En  résumé,  exprimer  le  rythme  d'une  langue  consiste  à 
distinguer  et  à  marquer  le  nombre  des  accents  et  leur  valeur 
proportionnelle. 

L  —  Rime. 

Faut-il  marquer  la  rime?  —  La  question  a  été  mille  fois 
soulevée  sans  qu'elle  ait  pu  être  définitivement  résolue.  Et  il 
y  a  fort  à  croire  qu'elle  ne  le  sera  jamais  :  il  y  a  rime  et 
rime,  depuis  le  simple  résultat  d'une  convention  parfois 
pénible  pour  le  versificateur  jusqu'au  plus  puissant  et  quelque- 
fois unique  élément  de  rythme. 

La  rime  est  subordonnée  au  rythme^  et  par  conséquent  ne  doit 
être  mise  en  relief  et  suivie  d'un  léger  temps  d'arrêt  que  si  le 
rythme  y  gagne.  Si  au  contraire  la  mise  en  valeur  de  la  rime 
amène  la  monotonie,  comme  dans  l'alexandrin  classique,  le 
diseur  ne  doit  pas  s'en  soucier.  Il  s'ensuit  que  le  goût  seul  de 
l'interprète  peut  le  diriger  et  sa  soumission  à  la  conception 
rythmique  de  l'auteur. 

1"  Exercice. 

Evidemment  les  rimes  doivent  sonner  dans  le  morceau  sui- 
vant de  Théodore  de  Banville,  qui,  du  reste,  voyait  dans 
la  rime  la  principale  harmonie  du  vers. 

PIERROT. 

Vous  me  remerciez,  madame!  C'est,  je  pense, 
Faire  un  gros  sacrifice  et  vous  mettre  en  dépense. 


226  RYTflME. 

...Et  VOUS  partez.  Gomment  avez-vous  dit  cela? 

Donc,  après  que  sur  vous  Jouvence  ruissela, 

Vous  partez  !  Ah!  rions  de  cette  moquerie. 

Ce  serait  de  la  pure  et  simple  escroquerie. 

Bref,  un  de  ces  vols  qui,  dans  les  grands  magasins 

Du  Louvre,  font  dresser  Foreille  aux  argousins, 

Une  fraude  à  coup  sûr  très  intentionnelle, 

Qui  vous  mènerait  droit  en  correctionnelle  ! 

Je  pars  !  Et  vous  croyez  que  je  serai  content  ! 

Non,  j'ai  fourni,  madame,  un  bon  baiser  comptant. 

La  dette  est  claire.  Elle  eût  semblé  même  évidente 

Au  siècle  qui  chanta  Béatrice  —  et  vit  Dante  ! 

Ma  créance  est  liquide,  et  pour  que  vous  puissiez 

Me  payer,  j'enverrai,  s'il  le  faut,  les  huissiers. 

J'ai  droit  au  baiser.  —  Là,  ne  prenez  pas  la  fuite, 

Madame  !  Non  pas  fin  courant,  mais  tout  de  suite. 

...Un  baiser  !  C'est  assez  pour  ma  chienne  "de  face! 

Et  que  voulez-vous  donc,  madame,  que  j'en  fasse? 

Allez  au  désert  fauve,  et  faites-lui  cadeau, 

Pour  rafraîchir  son  sable  en  feu,  d'un  verre  d'eau  ! 

Et  quand  Rothschild,  qui  peut  acheter  la  Grande-Ourse, 

Plongeant  dans  le  grand  flot  que  l'on  nomme  :  la  Bourse, 

De  cet  océan  d'or  explore  les  dessous. 

Désintéressez-le,  madame,  avec  deux  sous  ! 

Demandez  aux  brillants  auteurs,  Alphonse,  Emile, 

S'ils  se  contenteraient  de  se  vendre  à  vingt  mille  ; 

Offrez  du  sucre  aux  loups  pour  les  apprivoiser, 

Mais  ne  me  parlez  pas,  madame,  d'un  baiser  ! 

Car  j'ai  trop  faim,  depuis  votre  métempsycose. 

Pour  me  rassasier  avec  si  peu  de  chose. 

(Théodore    de    Banville,   Le    Baiser^  Fasquelle,  éd.) 

il  en  est  de  même  dans  le  poème  suivant  d'où  les  rimes 
féminines  sont  exclues. 


RIME. 


227 


2'  Exercice. 


LES   DEUX   MÉNÉTRIERS. 

Sur  de  noirs  chevaux  sans  mors, 
Sans  selle  et  sans  étriers, 
Par  le  royaume  des  morts 
Vont  deux  blancs  ménétriers. 

Ils  vont  un  g-alop  d'enfer, 
Tout  en  raclant  leurs  crin  crins 
Avec  des  archets  de  fer 
Ayant  des  cheveux  pour  crins. 

Au  fracas  des  durs  sabots, 

Au  rire  des  violons, 

Les  morts  sortent  des  tombeaux: 

Hop  !  Dansons  !  Cabriolons  1  » 

Et  les  trépassés,  joyeux, 
Suivent  par  bonds  essoufflants 
Avec  une  flamme  aux  yeux, 
Rouge  dans  leurs  crânes  blancs. 

Soudain  les  chevaux  sans  mors. 
Sans  selles  et  sans  étriers, 
Font  halte  et  voici  qu'aux  morts 
Parlent  les  ménétriers. 

Le  premier  dit  d'une  voix 
Sonnant  comme  un  tympanon  : 
«  Voulez-vous  vivre  deux  fois  ? 
Venez  !  la  Vie  est  mon  nom.  » 

Et  tous,  même  les  plus  gueux, 
Qui  de  rien  n'avaient  joui, 
Tous,  dans  un  élan  foug-ueux, 
Les  morts  ont  répondu  :  «  Oui  !  » 


228  RYTHME. 

Alors  l'autre,  d'une  voix 
Qui  soupirait  comme  un  cor, 
Leur  dit  :  «  Pour  vivre  deux  fois 
Il  vous  faut  aimer  encor  ; 

Aimez  donc,  enlacez-vous. 
Venez,  FAmour  est  mon  nom  !  » 
Mais  tous,  même  les  plus  fous. 
Les  morts  ont  répondu:  «Non! 


Tous,  de  leurs  doigts  décharnés, 
Montrant  leurs  cœurs  en  lambeaux. 
Avec  des  airs  de  damnés, 
Sont  rentrés  dans  leurs  tombeaux. 

Et  les  blancs  ménétriers, 

Sur  leurs  noirs  chevaux  sans  mors, 

Sans  selle  et  sans  étriers, 

Ont  laissé  dormir  les  morts. 

(J.  RiGHEPiN,  La  Bombarde^  Fasquelle,  éd.) 

Citons  encore  ces  strophes  de  Leconte  de  Liste  où  les 
quatre  mêmes  rimes  se  ropMcnt  avec  tant  de  bonheur.  On 
étudiera  aussi  ce  morceau  au  point  de  vue  de  la  légèreté  du 
rythme. 

3^  Exercice. 

LIÎS   ROSES   d'iSPAHAX. 

Les  roses  d'Ispahan  dans  leur  ^aine  de  mousse, 

Les  jasmins  deMossoul,  les  fleurs  de  Torang-er 

Ont  un  parfum  moins  frais,  ont  une  odeur  moins  douce, 

0  blanche  Leïlah  !  que  ton.soulfle  léger. 


RYTHMES    SIMPLES.  229 

Ta  lèvre  est  de  corail,  et  ton  rire  lég-er 

Sonne  mieux  queTeau  vive  et  d'une  voix  plus  douce, 

Mieux  que  le  vent  joyeux  qui  berce  l'oranger, 

Mieux  que  l'oiseau  qui  chante  au  bord  du  nid  de  mousse. 

Mais  la  subtile  odeur  des  roses  dans  leur  mousse, 
La  brise  qui  se  joue  autour  de  l'oranger 
Et  l'eau  vive  qui  flue  avec  sa  plainte  douce 
Ont  un  charme  plus  sûr  que  ton  amour  léger! 

0  Leïlah  !  depuis  que  de  leur  vol  léger 
Tous  les  baisers  ont  fui  de  ta  lèvre  si  douce, 
Il  n'est  plus  de  parfum  dans  le  pâle  oranger. 
Ni  de  céleste  arôme  aux  roses  dans  leur  mousse. 

L'oiseau,  sur  le  duvet  humide  et  sur  la  mousse, 
Ne  chante  plus  parmi  la  rose  et  Toranger  ; 
L'eau  vive  des  jardins  n'a  plus  de  chanson  douce. 
L'aube  ne  dore  plus  le  ciel  pur  et  léger. 

Oh!  que  ton  jeune  amour,  ce  papillon  léger. 
Revienne  vers  mon  cœur  d'une  aile  prompte  et  douce, 
Et  qu'il  parfume  encor  les  fleurs  de  l'oranger. 
Les  roses  d'Ispahan  dans  leur  gaine  de  mousse  ! 
(Leconte  de  Lisle,  Poèmes  tragiques^  Lemerre,   éd.) 

IL  —  Rythmes  simples. 

Nous  entendons  par  rythme  simple  celui  que  le  poète 
traduit  en  général  par  une  série  de  vers  ayant  le  même 
nombre.  La  même  cadence  doit  être  observée  du  commence- 
ment à  la  fin  du  poème  (I  ). 


(1)  Le  nombre  des  accents  rythmiques  peut  cependant  varier,  surtout  dans  levers 
moderne. 

G.  Le  Roy.  —  La  Diction.  9 


230  RYTHME. 


4^  Exercice. 


LE    POÈTE. 

Tu  dis  vrai  :  la  haine  est  impie  (1), 

Et  c'est  un  frisson  plein  dliorreur 

Quand  cette  vipère  assoupie 

Se  déroule  dans  notre  cœur. 

Ecoute-moi  donc,  ô  déesse  ! 

Et  sois  témoin  de  mon  serment  . 

...  Par  cette  étincelle  brillante 

Qui  de  Vénus  porte  le  nom, 

Et  comme  une  perle  tremblante 

Scintille  au  loin  sur  l'horizon  : 

Par  la  grandeur  de  la  nature, 

Par  la  bonté  du  Créateur, 

Par  la  clarté  tranquille  et  pure 

De  l'astre  cher  au  voyag-eur, 

Par  les  herbes  de  la  prairie, 

Par  les  forêts,  par  les  prés  verts. 

Par  la  puissance  de  la  vie, 

Parla  sève  de  l'univers. 

Je  te  bannis  de  ma  mémoire,  i 

Reste  d'un  amour  insensé, 

Mystérieuse  et  sombre  histoire 

Qui  dormiras  dans  le  passé  !... 

(A.  DE  Musset,  La  Nuit  d'octobre.) 

L'jilexaiidrin  se  prête  aux  rythmes  les  plus  variés  : 
comparer  Vere  novo  (page  11)  avec  les  vers  suivants  où  l'on 
remarquera  la  fréquence  des  accents  rythmiques. 


(1)  L'e  muet  allonge  la  rime  :  distinguer  dans  la  diction  a  assoupi  »  de  «  assou- 
pie »,  «  désespéré  »  de  «  désespérée  »,  etc. 


RYTHMES  SIMPLES.  231 

5«  Exercice. 

...  Ah!  j'ai  trompé  son  âme  et  Irahi  le  serment; 

Et  c'est  la  source,  hélas  !  de  mes  longues  tortures. 

Mon  regard  plonge  en  vain  dans  les  choses  futures  : 

Jamais  ils  ne  m'ont  crue  !  et  tous  riaient  entre  eux, 

Ou  me  chassaient,  troublés  par  mes  cris  douloureux. 

Et  moi,  dans  la  nuit  sombre  errant,  désespérée, 

J'entendais  croître  au  loin  l'invincible  marée, 

Le  sûr  débordement  d'une  mer  de  malheurs  ; 

Et  le  Dieu  sans  pitié,  se  jouant  de  mes  pleurs, 

De  mille  visions  épouvantant  mes  veilles, 

Aveuglait  tout  mon  peuple,  et  fermait  ses  oreilles; 

Et  je  prophétisais  vainement,  et  toujours  ! 

Citadelles  des  rois  antiques,  palais,  tours  ! 

Cheveux  blancs  de  mon  père  auguste  et  de  ma  mère, 

Sable  des  bords  natals  où  chantait  l'onde  amère. 

Fleuves,  dieux  fraternels,  qui,  dans  vos  frais  courants, 

Apaisiez,  vers  midi,  la  soif  des  bœufs  errants, 

Et  qui,  le  soir,  d'un  flot  amoureux  qui  soupire 

Berciez  le  rose  essaim  des  vierges  au  beau  rire  I 

0  vous  qui,  maintenant,  emportez  à  pleins  bords 

Chars,  casques,  boucliers,  avec  les  guerriers  morts, 

Échevelés,  souillés  de  fange  et  les  yeux  vides  ! 

Shamandros,  Simoïs,  aimés  des  Priamides  I 

0  patrie,  Ilios,  montagnes  et  vallons, 

Je  n'ai  pu  vous  sauver^  vous,  ni  moi-même  !  Allons  I 

Puisqu'un  souffle  fatal  ài'entraîne  et  me  dévore, 

J'irai  prophétiser  dans  la  nuit  sans  aurore  ; 

A  défaut  des  vivants,  les  Ombres  m'en  croiront! 

Pâle,  ton  sceptre  en  main,  ta  bandelette  au  front, 

J'irai,  cher  Apollon,  ô  toi  qui  m'as  aimée  ! 

J'annoncerai  ta  gloire  à  leur  foule  charmée. 


223  RYTHME. 

Voici  le  jour,  et  l'heure,  et  la  hache  et  le  lieu, 
Et  mon  âme  va  fuir,  toute  chaude  d'un  Dieu  ! 

(Legonte  de  Lisle,  Les  Érlnmjes^  Lemerre,  éd.) 

^'  Exercice. 

La  strophe  forme  généralement  un  couplet  (voir  plus  haut 
page  215),  le  dernier  vers  s'opposant  à  ceux  qui  précèdent,  et 
demandant  à  être  dit  d'un  seul  trait. 

LA  muse. 

Le  coup  dont  tu  te  plains  t'a  préservé  peut-être. 
Enfant  ;  car  c'est  par  là  que  ton  cœur  s'est  ouvert. 
L'homme  est  un  apprenti,  la  douleur  est  son  maître, 
Et  nul  ne  se  connaît  tant  qu'il  n'a  pas  souflert. 

C'est  une  dure  loi,  mais  une  loi  suprême. 
Vieille  comme  le  monde  et  la  fatalité. 
Qu'il  nous  faut  du  malheur  recevoir  le  baptême, 
Et  qu'à  ce  triste  prix  tout  doit  être  acheté. 

Los  moissons  pour  mûrir  ont  besoin  de  rosée  ; 

Pour  vivre  et  pour  sentir,  l'homme  a  besoin  des  pleurs  ; 

La  joie  a  pour  symbole  une  plante  brisée 

Humide  encor  de  pluie  et  couverte  de  fleurs. 

Ne  te  disais-tu  pas  guéri  de  ta  folie  ? 
N'es-tu  pas  jeune,  heureux,  partout  le  bienvenu, 
Et  ces  plaisirs  légers  qui  font  aimer  la  vie. 
Si  tu  n'avais  pleuré,  quel  cas  en  ferais-tu  ? 

Lorsqu'au  déclin  du  jour,  assis  sur  la  bruyère. 
Avec  un  vieil  ami  tu  bois  en  liberté, 
Dis-moi,  d'aussi  bon  cœur  lèverais-tu  ton  verre. 
Si  ta  n'avais  senti  le  prix  de  la  gaîté  ? 


RYTHMES  COMPOSÉS.  233 

Aimerais-tu  les  fleurs,  les  prés  et  la  verdure, 
Les  sonnets  de  Pétrarque  et  le  chant  des  oiseaux, 
Michel-Ang-e  et  les  arts,  Shakspeare  et  la  nature, 
Si  tu  n'y  retrouvais  quelques  anciens  sanglots  ? 

Comprendrais-tu  des  cieux  TinefTable  harmonie. 
Le  silence  des  nuits,  le  murmure  des  flots. 
Si  quelque  part,  là-bas,  la  fièvre  et  l'insomnie 
Ne  t'avaient  fait  songer  à  l'éternel  repos  ?... 

De  quoi  te  plains-tu  donc  ?  L'immortelle  espérance 
S'est  retrempée  en  toi  sous  la  main  du  malheur  ; 
Pourquoi  veux-tu  haïr  ta  jeune  expérience 
Et  détester  un  mal  qui  t'a  rendu  meilleur  ? 

f  A.  DE  Musset,  La  Nuit  d'octobre.) 

III   —  Rythmes  composés. 

Dans  des  vers  bien  faits,  un  changement  de  nombre  et  de 
rythme  a  toujours  sa  signification.  Le  diseur  doit  donc  s'en 
préoccuper.  Les  effets  les  plus  variés  peuvent  être  obtenus 
grâce  aux  oppositions  de  rythme. 

7^  Exercice. 

POLYEUGTE. 

Source  délicieuse,  en  misère  féconde, 
Que  voulez-vous  de  moi,  flatteuses  voluptés  ? 
Honteux  attachements  de  la  terre  et  du  monde. 
Que  ne  me  quittez-vous,  quand  je  vous  ai  quittés  ? 
Allez,  honneurs,  plaisirs  qui  me  livrez  la  guerre, 

Toute  votre  félicité. 

Sujette  à  l'instabilité. 

En  moins  de  rien  tombe  par  terre  ; 


534  RYTHME. 

Et  comme  elle  a  l'éclat  du  verre, 
Elle  en  a  la  frag-ilité... 

Saintes  douceurs  du  ciel,  adorables  idées, 
Vous  remplissez  un  cœur  qui  vous  peut  recevoir  ; 
De  vos  sacrés  attraits  les  âmes  possédées 
Ne  conçoivent  plus  rien  qui  les  puisse  émouvoir. 
'Vous  promettez  beaucoup  et  donnez  davantag-e  : 

Vos  biens  ne  sont  point  inconstants, 

Et  rheureux  trépas  que  j'attends 

Ne  vous  sert  que  d'un  doux  passag-e 

Pour  nous  introduire  au  partage 

Qui  nous  rend  à  jamais  contents. 

(Corneille,  Polyeucte,  acte  IV,  se.  ii.' 


8^  Exercice. 


L  IDOLE. 

O  Corse  à  cheveux  plats  I  quêta  France  était  belle 

Au  grand  soleil  de  Messidor  ! 
C'était  une  cavale  indomptable  et  rebelle, 

Sans  freins  d'acier  ni  rênes  d'or  ; 
Une  jument  sauvage  à  la  croupe  rustique, 

Fumante  encor  du  sang  des  rois, 
-Mais  fière,  et  d'un  pied  fort  heurtant  le  sol  antique, 

Libre  pour  la  première  fois. 
-Jamais  aucune  main  n'avait  passé  sur  elle 

Pour  la  fléchir  et  l'outrager. 
....  Tu  parus,  et  sitôt  que  tu  vis  son  allure, 

Ses  reins  si  souples  et  dispos, 
vGentaure  impétueux,  tu  pris  sa  chevelure. 

Tu  montas  botté  sur  son  dos. 


RYTHMES  COMPOSES.  235. 

...  Enfin,  lasse  d'aller  sans  finir  sa  carrière, 

D'aller  sans  user  son  chemin, 
De  pétrir  l'univers,  et  comme  une  poussière 

De  soulever  le  genre  humain, 
Les  jarrets  épuisés,  haletante  et  sans  force, 

Près  de  fléchir  à  chaque  pas. 
Elle  demanda  g-râce  à  son  cavalier  corse  ; 

Mais,  bourreau,  tu  n'écoutas  pas  ! 
Tu  la  pressas  plus  fort  de  ta  cuisse  nerveuse  , 

Pour  étouffer  ses  cris  ardents, 
Tu  retournas  le  mors  dans  sa  bouche  baveuse. 

De  fureur  tu  brisas  ses  dents  ; 
Elle  se  releva  :  mais  un  jour  de  bataille. 

Ne  pouvant  plus  mordre  ses  freins, 
Mourante,  elle  tomba  sur  un  lit  de  mitraille 

Et  du  coup  te  cassa  les  reins. 

(AuG.  Barbier,  ïambes.) 

9«   Exercice. 

GOMMENT   ON    FAIT   LES   TARTELETTES   AMANDINES. 

Battez,  pour  qu'ils  soient  mousseux. 

Quelques  œufs  ; 
Incorporez  à  leur  mousse 
Un  jus  de  cédrat  choisi  ; 

Versez-y 
Un  bon  lait  d'amande  douce. 

Mettez  de  la  pâte  à  flan 

Dans  le  flanc 
De"  moules  à  tartelette  ; 
D'un  doigt  preste,  abricotez 

Les  côtés  ; 
Versez,  goutte  à  gouttelette. 


236  RYTHME. 

Votre  mousse  en  ces  puits,  puis 

Que  ces  puits 
Passent  au  four,  et,  blondines, 
Sortant  en  g-ais  troupelets, 

Ce  sont  les 
Tartelettes  amandines  ! 
(Ed.  Rostand,  Cijrano  de  Bergerac^  acte  II,  se.  iv, 
Fasquelle,  éd.) 

10^  Exercice. 


SARA    LA    BAIGNEUSE. 

Sara,  belle  d'indolence, 

Se  balance 
Dans  un  hamac,  au-dessus 
Du  bassin  d'une  fontaine 

Toute  pleine 
D'eau  puisée  àl'Ilyssus. 

Et  la  frêle  escarpolette 

Se  reflète 
Dans  le  transparent  miroir. 
Avec  la  baig-neuse  blanche 

Qui  se  penche, 
Qui  se  penche  pour  se  voir. 

Chaque  fois  que  la  nacelle, 

Qui  chancelle. 
Passe  à  fleur  d'eau  dans  son  vol, 
On  voit  sur  l'eau  qui  s'agite 

Sortir  vite 
Son  beau  pied  et  son  beau  col. 


RYTHMES  COMPOSES.  237 


Elle  bat  d'ua  pied  timide 

L'onde  humide 
Où  tremble  un  mouvant  tableau, 
Fait  roug-ir  son  pied  d'albâtre, 

Et,  folâtre, 
Rit  de  la  fraîcheur  de  l'eau.... 

L'eau  sur  son  corps  qu'elle  essuie 

Roule  en  pluie, 
Gomme  sur  un  peuplier  ; 
Gomme  si,  gouttes  à  gouttes, 

Tombaient  toutes 
Les  perles  de  son  collier. 

Mais  Sara  la  nonchalante 

Est  bien  lente 
A  finir  ses  doux  ébats  ; 
Toujours  elle  se  balance 

En  silence, 
Et  va  murmurant  tout  bas  : 

«  Oh  !  si  j'étais  capitane. 

Ou  sultane, 
Je  prendrais  des  bains  ambrés. 
Dans  un  bain  de  marbre  jaune, 

Près  d'un  trône. 
Entre  deux  griffons  dorés  !...  » 

Et  cependant  des  campagnes 

Ses  compagnes 
Prennent  toutes  le  chemin. 
Voici  leur  troupe  frivole 

Qui  s'envole 
En  se  tenant  par  la  main. 


â38  RYTHME. 

Chacune,  en  chantant  comme  elle, 

Passe,  et  mêle 
Ce  reproche  à  sa  chanson  : 
—  Oh  !  la  paresseuse  fille 

Qui  s'habille 
Si  tard  un  jour  de  moisson  ! 

(Victor  Hugo,  Les  Orientales.) 


il«  Exercice. 


LE   LINON. 

Ce  léger  linon 
Qui  vous  emmitoufle, 
Mais  à  la  façon 
D'un  souffle  ; 

Ce  linon  léger 
Dont  la  candeur  frôle 
A  le  voltiger 
•    D'une  aile  ; 

Ce  léger  linon, 
Assez  diaphane 
Pour  qu'un  seul  rayon 
Le  fane  ; 

Ce  linon  léger 
Comme  un  fil  de  berge 
Que  fait  voyager     - 
La  Vierge  ; 


RYTHMES  COMPOSÉS.  23^' 

Ce  lég-er  linon, 
C'est  votre  pensée 
Que  les  choses  n'ont 
Froissée  ! 

Ce  linon  lég*er, 
C'est,  neig-euse  flamme 
Qu'un  rien  fait  boug'er, 
Votre  âme  ! 

Ce  léger  linon 
Ce  linon  que  j'aime, 
Ce  n'est  rien  sinon 
Vous-même  ! 
(Ed.  Rostand,  Les  Romanesques^  acte  III,  se.   iv,. 
Fasquelle,  éd.) 

12e  Exercice. 

JÉSUS. 

Un  homme, 

Qui  de  Jérusalem  allait  à  Jéricho, 

Rencontra  des  voleurs.  On  le  frappe,  on  le  blesse, 

Ses  cris  demeurent  sans  écho 

Et,  le  croyant  mort,  on  le  laisse. 

Il  n'est  plus  qu'une  plaie,  il  gît  ; 
Le  sang-  fuit  de  son  corps  comme  le  vin  d'une  outre- 
passe un  prêtre.  Il  voit  là  ce  corps,  ce  sol  rougi  : 

Il  passe  outre. 
Passe  un  lévite.  Il  voit  cet  œil  où  meurt  le  jour  : 

Il  passe  outre  à  son  tour. 
Passe  un  Samaritain.  Il  voit  la  pauvre  tête  : 

Il  s'arrête. 
11  saute  de  sa  mule  ;  il  s'empresse  ;  en  versant 
Du  baume  mêlé  d'huile,  il  étanche  le  sang-  ; 


240  RYTHME. 

Il  prend  doucement  sous  Taisselie 

L'agonisant, 
Puis  il  le  monte  sur  sa  selle, 
Le  porte  à  l'abri,  le  descend, 
Le  fait  coucher,  le  veille  encore. 
Et  le  lendemain  à  Taurore, 
Ayant  mandé  les  hôteliers 
Et  leur  ayant  donné  d'avance 
Deux  deniers, 
Il  leur  dit  :  «  Je  m'en  vais.  Mais,  pendant  mon  absence, 
Qu'on  en  prenne  soin,  qu'on  le  panse; 
A  mon  retour,  je  compte  bien 
Payer  le  surplus  de  dépense.  » 
Et  puis  il  s'en  va,  ce  païen  ! 
—  Voulez-vous  maintenant  me  dire,  en  conscience, 
Du  malheureux  mourant  délaissé  comme  un  chien. 
Lequel,  par  sa  conduite 
Fut  vraiment  le  prochain, 
Le  prêtre,  le  lévite. 
Ou  le  Samaritain? 

^Ed.  Rostand,  La  Samaritaine^  l'^'"  tableau,  se.  iv.) 
13*^  Exercice. 

LES  DJINNS. 

Murs,  ville, 
Et  port, 
Asile 
De  mort, 
Mer  g-rise 
Où  brise 
La  brise,. 
Tout  dort. 


RYTHMES  COMPOSES.  241 

Dans  la  plaine 
Naît  un  bruit. 
C'est  l'haleine 
De  la  nuit. 
Elle  brame 
Comme  une  àme 
Qu'une  flamme 
Toujours  suit. 

La  voix  plus  haute 
Semble  un  grelot. 
D'un  nain  qui  saute 
C'est  le  galop. 
Il  fuit,  s'élance, 
Puis  en  cadence 
Sur  un  pied  danse 
Au  bout  d'un  flot. 

La  rumeur  approche, 
L'écho  la  redit. 
C'est  comme  la  cloche 
D'un  couvent  maudit, 
Comme  un  bruit  de  foule 
Qui  tonne  et  qui  roule, 
Et  tantôt  s'écroule 
Et  tantôt  grandit. 

Dieu  1  la  voix  sépulcrale 

Des  Djinns!...  Quel  bruit  ils  font! 

Fuyons  sous  la  spirale 

De  l'escalier  profond  ! 

Déjà  s'éteint  ma  lampe. 

Et  l'ombre  de  la  rampe, 

Qui  le  long  du  mur  rampe, 

Monte  jusqu'au  plafond. 


242  RYTHME. 

C'est  l'essaim  des  Djinns  qui  passe, 
Et  tourbillonne  en  sifflant. 
Les  ifs,  que  leur  vol  fracasse, 
Craquent  comme  un  pin  brûlant, 
Leur  troupeau  lourd  et  rapide, 
Volant  dans  l'espace  vide, 
Semble  un  nuage  livide 
Qui  porte  un  éclair  au  flanc. 


Ils  sont  tout  près  !  —  Tenons  fermée 
Cette  salle  où  nous  les  narguons. 
Quel  bruit  dehors  !  Hideuse  armée 
De  vampires  et  de  drag-ons  ! 
La  poutre  du  toit  descellée 
Ploie  ainsi  qu'une  herbe  mouillée, 
Et  la  vieille  porte  rouillée 
Tremble  à  déraciner  ses  gonds. 


Gris  de  l'enfer!  voix  qui  hurle  et  qui  pleure. 
L'horrible  essaim,  poussé  par  l'aquilon, 
Sans  doute,  ô  ciel  !  s'abat  sur  ma  demeure. 
Le  mur  fléchit  sous  le  noir  bataillon. 
La  maison  crie,  et  chancelle  penchée, 
Et  l'on  dirait  que,  du  sol  arrachée, 
Ainsi  qu'il  chasse  une  feuille  séchée, 
Le  vent  la  roule  avec  leur  tourbillon  ! 


Prophète  !  si  ta  main  me  sauve 
De  ces  impurs  démons  des  soirs, 
J'irai  prosterner  mon  front  chauve 
Devant  tes  sacrés  encensoirs  I 


RYTHMES  COMPOSÉS.  24^ 


Pais  que  sur  ces  portes  fidèles 
Meure  leur  souffle  d'étincelles, 
Et  qu'en  vain  l'ongie  de  leurs  ailes 
Grince  et  crie  à  ces  vitraux  noirs  ! 


Ils  sont  passés  I  —  Leur  cohorte 
S'envole  et  fuit,  et  leurs  pieds 
Cessent  de  battre  ma  porte 
De  leurs  coups  multipliés. 
L'air  est  plein  d'un  bruit  de  chaînes, 
Et  dans  les  forêts  prochaines 
Frissonnent  tous  les  grands  chênes, 
Sous  leur  vol  de  feu  plies  ! 


De  leurs  ailes  lointaines 
Le  battement  décroît, 
Si  confus  dans  les  plaines. 
Si  faible,  que  l'on  croit 
Ouïr  la  sauterelle 
Crier  d'une  voix  grêle, 
Ou  pétiller  la  g*rêle 
Sur  le  plomb  d'un  vieux  toit. 


D'étrang-es  syllabes 
Nous  viennent  encor  : 
Ainsi,  des  Arabes 
Quand  sonne  le  cor. 
Un  chant  sur  la  grève 
Par  instapts  s'élève. 
Et  l'enfant  qui  rêve 
Fait  des  rêves  d'or. 


244  RYTHME. 

Les  Djinns  funèbres, 
Fils  du  trépas, 
Dans  les  ténèbres 
Pressent  leurs  pas  ; 
Leur  essaim  gronde  : 
Ainsi,  profonde, 
Murmure  une  onde 
Qu'on  ne  voit  pas. 


Ce  bruit  vague 
Qui  s'endort. 
C'est  la  vague 
Sur  le  bord  ; 
C'est  la  plainte 
Presque  éteinte 
D'une  sainte 
Pour  un  mort. 


On  doute 
La  nuit... 
J'écoule  :  — 
Tout  fuit. 
Tout  passe; 
L'espace 
Efface 

Le  bruit  (1). 
(Victor  Hugo,  Les  Orientales.) 


(1)  Voyez  Anssi  Napoléon  II,  A  la  Colonne,   dans  les  Chants    du   crépuscule. 

Au  sujet  du  rythme  dans  la  prose,  on  reprendra  les  passages  de  Bossuet  cités 
pages  108,  125,  195. 

Disons  enfin  que  l'absence  totale  de  rythme  voulue  quelquefois  [)ar  les  poètes 
(François  Coppée,  par  exemple)  doit  èire  observée  en  diction. 


FIN 


INDEX  ALPHABETIQUE 

[Les  chiffres  renvoient  aux  pages.] 


Accents  toniques  et  rythmiques 224 

Accumulations  : 

Musset  (A.  de),  Dupont  et  Durand 13 

Zamacoïs,  Les  Plahites  du  souffleur 217 

Anciens  (La  diction  chez  les) Introd.,  viii 

Articulation  :  Son  importance liitiod.,  xxiv 

—    Exercices  (Voir  :  Virtuosité) 5à8 

Assises  (Cour  d")  (Voir:  Éloquence  judiciaire). 

Attaques  (Importance  des) •. 4o 

CThaleur  (Sa  différence  avec  la  sensibilité) 185  (note  3) 

Cicéron Introd.,  vm,  xxn 

Comique  ;  Voir  chap.  :  de  l'Esprit  et  du  Goût) 169  à  181 

Compliment  (Du  goût  dans  le) 181 

Molière,  A  Madame 181 

Conférence  (Ton  de  la)  : 

P.-L.  Courier,  Lettre 73 

RiCHEPiN  (J. ),  Bossue t 75 

RoLLiN,  Débuts  de  Démosthène 76 

Cicéron,  L'Orateur  parfait 77 

Thierry  (Aug.),  Meurtre  de  Thomas  Becket 96 

Conte  : . . 

Perrault,  Le  Petit  Chaperon  rouge 79 

Couplet  (Effet  du) 215 

Cri 128  (note) 

Déblaiement 197 

Déclamer,  déclamation. Introd.,  vi 

Démosthène Introd.,  vu,  viii,  xxv,  et  76 


246  INDEX. 

Descriptions  (manifestation  de  l'imagination) 148 

—  comiques  :  Daudet,  Tavtarin 103 

—  —         Flaubert,  Noce  campaçinarde 164 

—  dramatique  :  Hugo  (V.),  Un  incendie 102 

—  judiciaire:  Le  Barazer,  6' /le  cZîntg^Me 160 

—  poétiques  :  Hugo  (V.).  Les  Pauvi^s  Gens 162 

—  —        Hugo  (V.),  Le  Soir 163 

Détante  (après  une  accumulation)  (Voir:  Effet). 

Dialogue  : 

Molière,  Le  Bourgeois  gentilhomme,  II,  vi 01 

—  Les  Femmes  savantes,  IV,  m 177 

—  Le  Malade  imaginaire,  I,  v 219 

Discussion  (Voir  :  Éloquence  judiciaire). 

BossuET,  Lettre  au  Père  Caff'aro 93 

Gassagnac  (Paul  de),  Incident  d'audience 128 

MoLiiiRE,  Les  Femmes  savantes,  IV,  m 131 

Raclne,  Les  Plaideurs,  1 ,  iv 130 

Effet  (Abus  del') 169,  215 

La  Bruyère,  L'Amateur  de  tulipes 215 

Musset  (A.  de),  Mardoche 170 

Nadaud,  L'Aimable  Voleur. 172 

Rostand  (Ed.),  L'Aiglon,  II,  ix 21(> 

Zamacoïs,  Plaintes  du  souffleur 217 

Éloquence  d'apparat: 

Bossuet,  Oraison  funèbre  du  Prince  de  Coudé 108,  123 

—  Oraison  funèbre  d'Henriette  d'Angleterre. .     lo9,  195 

Falateuf,  Éloge  de  Gambetta 194- 

Flkchier,  Oraison  funèbre  de  Tuî^enne 4(> 

Racine,  Réception  de  Th.  Corneille 29 

Éloquence  judiciaire  : 

Bonnet,  Réquisitoire 114,  1  !'► 

CicÉRON,  De  Suppliciis 30' 

—  Pro  Milone US* 

—  Pro  Mur  en  a 50 

Corneille,  Horace,  V,  m 198 

Démange,  Plaidoirie 115 

Démosthène,  Sur  la  Couronne 140,  1-4L 

DupiN  aîné.  Le  Duc  d'Enghien 121     ; 

Henri  Robert,  Plaidoirie 13â 


INDEX.  247 

Lachaud,  Plaidoyers 118,  133,  134,  135,  137,  150,192,  193 

Le  Bahazer,  Plaidoirie 137,  160 

—  Parodie:  Racine,  Les  Plaideurs,  III,  m 49,  50,  51 

Éloquence  militaire  : 

Napoléon  I^r,  Harangues 7,  186 

Éloquence  politique  : 

Audiffred-Pasquier  (Duc  d') 13§ 

Cassagnag  (Paul  de),  Incident  d'audience 128 

DÉMOSTHÈNE,  Sur  la  Couronne 140,  142 

Falateuf,  a  Gambelta 194 

Mirabeau,  Contribution  du  Quart 142 

Éloquence  sacrée  (Voir:  Éloquence  d'apparat). 

Bossuet,  Sermon  sur  la  Passion 147 

Félix  (le  P.),  Le  Père  de  famille 'J17 

Fables: 

La  Fontaine,  Les  Animaux  malades  de  la  peste 202 

—  La  Cigale  et  la  Fourmi 83,  206 

—  La  Jeune  Veuve 174 

—  Le  Lion  et  le  Moucheron 85 

—  Le  Renard  et  le  Bouc 84 

Finales  (Importance  des) 45 

Geste Introd.,  xxv,  223  (note) 

Got Introd.,  xvi 

Inflexions  de  voix. 

—  dangereuses 49,  50 

—  incertaines 55 

Molière,  Le  Dépit  amoureux,  IV,  ii 55 

—  précises  (Voir  :  Pensée) 50,  54 

—  semblables  (répétitions,  énumérations) 56 

Chateaubriand,  Les  Martyrs 57 

Corneille,  Cinna 57 

Hugo  (V.),  Les  Pauvres  Gens 58 

Inversions  (Respect  des): 

Molière,  Les  Femmes  savantes.  I,  i 37 

Ironie 169 

Flaubert,  Bouvard  et  Pécuchet 170 

Daudet  (Alphonse),  Taj^iarin  de  Tarascon 165 


248  INDEX. 

Légèreté  (Voir  :   Virtuosité). 

Legouvé  (Ernest) Inf rocL,  xvi 

Monologues  (à  dire)  : 

hltudier  les  Fables  de  La  Fontaine  (Voir  :  Fables). 

Nadaud,  L'Aimable  Voleui^ 172 

Zamacoïs,  Plaintes  du  souffleur 217 

Monologues  (au  théâtre)  : 

Racine,  Les  Plaideurs  (Petit  Jean) 81 

Hu(io  (V.),  Hevnani  (Don  Carlos) 167 

Mouvement Introd.,  xxv  et  210  à  2iî2 

—    Crescendo,  diminuendo  : 

Hugo  (V.),  Les  Djinns 240 

Nasales  (Voyelles) 5  (note  1) 

Naturel. 

Courier  (P.-L.),  Lettre 73 

CouRTELiNE,  La  Paix  chez  soi 71 

Daudet  (A.).  Le  Sergent  Hornus 149 

—  •          La  Maison  de  Tartarin 165 

Dumas  (fils),  Denise,  I,  ii 70 

—  Francillon,  I,  ii 69 

Flaubert,  Madame  Bovanj 71,  164 

La  Fontaine  (Voir  :  Fables). 

Molière,  Le  Bourr/eois  gentilhomme 61 

Perrault,  Le  Petit  Chaperon  rouge 79 

Nuances  (Voir  les  chapitres  :  du  Naturel  et  de  VEspi'it)  et. . .  204 

Leconte  de  Lisle,  Les  Elfes 207 

Rostand  (Ed.),  Cyrano  de  Bergerac,  I,  iv 204 

Oppositions  (et  oppositions  de  voix) 169,  197 

Oraison  funèbre  (Voir  :  Éloquence  d'apparat  . 

Pensée  :  son  importance 110 

Hugo  (V.),  Rêverie  de  Charles-Quint 167 

Musset  (A.  de),  Nuit  d'août 126 

Pascal,  Cromwell 125 

—  Les  Rêves 126 

—  Les  Deux  Infinis 126 

Période  ;  sa  difficulté 28 

Beaumarchais,  Le  Barbier  de  Séville 32 


INDEX.  249 

îï^RON,  De  Suppliciis HO 

Racine,  Réception  de  Th.  Corneille 29 

Phonétique Introd.,  xx 

Molière,  Le  Bourgeois  gentilhomme ^  01 

Plaidoiries  (Voir  :  Éloquence  judiciaire). 

Poésie. 

Barbier  (Aug.),  L'Idole 234 

Delille,  Apostrophe  de  Satan  au  soleil 1 

Haraucourt,  Le  Cheval  de  fiacre 1  <8 

Hugo   (V.),  Vere  novo Il 

—  Le  Mot ' 11 

—  Après  la  bataille 98 

La  Nature 98 

La  Conscience 100 

Booz  endormi 155 

—  Les  Pauvres  Gens 162,  200 

—  Saison  des  semailles,  le  soir 163 

—  Oceano  Nox 188 

—  Pour  les  Pauvres 211 

—  S^ella 212 

Sara  la  baigneuse 236 

—  Les  Djinns. 240 

La  Fontaine  (Voir  :  Fables). 

Leconte  de  Lisle,  U Incantation  du  Loup 8 

—  Les  Elfes 2l)7 

—  Les  Roses  d'Ispahan , 228 

Marot,  Au  Roi  pour  avoir  esté  desrobé 41 

Menues  (Catulle),  Le  Consentement 106 

Musset  (Alfred  de),  Dupont  et  Durand 13 

—  Sur  trois  inoi^ches  de  marbre  rose. . .  lo 

—  Stances  à  la  Malibran 34 

—  Nuit  d'août ^12,  126 

—  Nuit  d'octobre 230,  232 

—  Tristesse 92 

—  Mardoche ; 170 

Nadaud,  U Aimable  Voleur 172 

—  Les  Trois  Hussards 190 

Richepin  (J.),  Les  Deux  Ménétiners 227 

Ronsard,  A  un  laboureur 37 

—  La  Mort  de  Marie 48 

Villon,  Ballade  des  pendus 40 


250  INDEX. 

Zamacoïs,  Les  Plaintes  du  souffleur 217 

Ponctuation  (Voir  :  Périodes). 
Portraits  : 

^  Daudet  (A.),  Le  Sergent  Hornus 149 

Gambetta,  L'Avocat  général. .  ^ 132 

—  Lachaud  [l'avocat  d'assises) lo3 

Haraucourt,  Le  Cheval  de  fiacre 148 

Hugo  (V.),  Booz  endormi lo5i 

La  Bruyère,  L'Homme  universel 1 56 

—  Le  Riche  et  le  Pauvre 157,  158 

—  L'Amateur  de  tulipes 21; 

—  L'Avocat yr> 

Lachaud,  L'Assassin  Troppmann liJO 

Prononciation 5  (note),  61  à  65 1 

Prose  (Rythme  dans  la) 224  (note)l 

BossuET,  Oraisons  funèbres — 108,  123,  195 

R  (Articulation  et  exercices  sur  I') 5  (et  note) 

Raillerie. 

CicÉRON,  Pro  Murena,  XXIX 176 

Molière,  Les  Femmes  savantes,  IV,  m ...  1 177 

Récitation  des  leçons Inlrod.,  \viii 

Récits  : 

BossuET,  Bataille  de  Rocroy 1 08 

Chateaubriand,  Le  Charmeur  de  serpents 45 

Courier  (P.-L.).  Une  Aventure  effrayante 73 

Flaubert,  Saint  Julien  l'Hospitalier 104 

—  Bouvard  et  Pécuchet 170 

Hugo  (V.),  Les  Pauvres  Gens 200 

—  Après  la  bataille 9^ 

—  La  Conscience 1 00 

Mendès  (Catulle),  Le  Consentement lOC 

Molière,  L'Étourdi,  V,  ix 2( 

Nadaud,  Les  Ti'ois  Hussards 191 

Perrault,  Le  Petit  Chaperon  rouge 71 

Racine,  Le  Songe  d'Athalie 10- 

RiCHEPiN,  Les  Deux  Ménétriers 22 

Thierry  (Aug.),  Meurtre  de  Th.  Becket 9( 

Rime  : 

Banville  (Th.  de).  Le  Baiser 221 


INDEX.  251 

Hugo  (V.),  Us  Djinns 240 

—  Sara  la  baigneuse 236 

Leconte  de  Lisle,  Les  Roses  cVfspahan 228 

RiCHEPix  (J.),  Les  Deux  Ménétriers 227 

Rostand  (Ed.),  Le  Linon 238 

—  Les  Tartelelles  amandines 235 

toutine Introd.,  xix 

lythme  (Voir  Rime),  et 223',  225 

Barbier,  L'Idole 234 

Corneille,  Polyeucte  (Stances) 233 

Leconte  de  Lisle,  Les  Erinnyes 231 

Musset  (A.  de),  La  Nuit  d'octobre 230,  232 

Rostand,  La  Samaritaine,  I,  iv 239 

'entiments   (Expression    des   différents)  (Voir   le   chapitre    : 

De  la  Sensibilité) 18i-196 

limplicité  (Voir  :  'Naturel). 

lincérité 125  (note),  148,  169,  184  (note  2M8o,  215 

'emps  (d'arrêt) 68  (et  note),  110,  185 

'héàtre  : 

Banville  (Th.  de),  Le  Baise?' 225 

Beaumarchais,  Le  Barbier  de  Séville,  I,  ii 32 

—  Le  Mariage  de  Figaro,  III,  v 20G,  215 

Corneille  (P.),  Horace,  Imprécations  de  Camille,  IV,  v 3 

—  Discours  du  vieil  Horace,  V,  m 198 

—  Polyeucte,  Stances,  IV,  ii 233 

Courteline,  La  Paix  chez  soi 71 

A.  Dumas  fils,  Fvancillon,  I,  ii  69 

—  Denise,  I,  ii 70 

Harel  (E.),  Amour  divin 212 

Hugo  (V.),  Hemani,  IV,  ii 167 

—  Ruy  Blas,  I,  m 187 

Leconte  de  Lisle,  Les  Erinnyes,  I,  vu 231 

Molière,  L'Amour  médecin,  III,  i 87 

—  Le  Bourgeois  gentilhomme,  II,  vi 61 

—  Le  Dépit  amoureux,  IV,  ii 55 

—  L'Étourdi,  Y,  î\ 20 

—  Les  Femmes  savantes,  1,  i 37 

—  Les  Femmes  savantes,  II,  vu 89 

—  Les  Femmes  savantes,  IV,  m 131,  177 

—  Le  Malade  imaginaire,  I,  v 219 


252  INDEX. 


I 

Molière,  Le  Misanthrope,  III,  ii 10 

—  Le  Misanthrope,  II,  v 91 

—  Psyché,  III,   II 36 

Racine  (J.),  Athalie,  II,  v 102,  113 

-  Les  Plaideurs 13,  49,  50,  51,  81,  130 

Rostand  (Ed.),  L'Aiglon,  II,  ix 216 

—  Cyrano  de  Bergerac,  I,  iv 204 

—  Cyrano  de  Bet^gerac,  II,  viii 213 

—  Cyrano  de  Bergerac,  II,  iv 235 

—  Les  Romanesques,  Ul,  ly 238    : 

—  La  Samaritaine,  \,  i\ 239 

Zamacoïs  (M.),  La  Fleur  merveilleuse,  II,  v 189 

Timidité Introd.,  xxi 

Valeur  (Mot  de). 

GicÉRON,  Pro  Murena 111 

DupiN  aîné,  Le  Duc  d'Enghien 121 

Valeurs  (Différentes) 197-209 

Vieux  français  : 

Marot  (Clément),  Au  roi 41 

Rabelais,  Pantagruel,  IV,  m 39 

Ronsard,  A  un  laboureur 37 

VILLON,  Ballade  des  pendus 40 

Virtuosité  (Exercices  de)  : 

Beaumarchais,  Le  Barbier  de  Séville,  I,  ii 32 

Hugo  (V.),  Vere  novo 11 

—  Le  Mol 11 

Molière,  Récit  de  l'Étourdi 20 

—  Le  Misanthrope  (Acaste) 10 

Musset  (À.  de),  Dupont  et  Durand 13 

—  Sur  trois  marches  de  marbre  rose 15 

Racine,  Les  Plaideurs,  III,  m 13 

Voix Introd.,  xxiv 

—  (Pose  de  la) 1 

—  (Oppositions  de  la) 197 

FIN   de    l'index  alphabétique 


TABLE  DES  MATIERES 


Introduction 


PREiMIERE    PARTIE 
CORRECTION 

Chapitre  premier.  —  De  la  respiration 1 

—  II .  —  De  l'articulation 5 

—  III .  —  Des  liaisons 23 

—  IV.  —  De  la  ponctuation 27 

—  V .  —  Des  inflexions  de  la  voix 45 

DEUXIÈME  PARTIE 
EXPRESSION 

Chapitre  premier.  —  Du  naturel 61 

—  II.— Du  style 87 

—  III .  —  De  la  précision 110 

—  IV.  —  De  la  force 128 

—  V .  —  De  l'imagination 148 

—  VI.  —  De  l'esprit  et  du  goût 169 

—  VII.  —  De  la  sensibilité 184 

—  ^    VIII.  —  De  la  variété 197 

—  ^       IX .  —  Du  mouvement 223 

TROISIÈME  PARTIE 
RYTHME 

Chapitre  unique.  —  Rime,  rythmes  simples,  rythmes  composés .  210 

Index  alphabétique 245 


I 


h 


PC      Le  Roy,  Georges 

2137       La  diction  frangaise  par 

L^76     les  textes 


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