THE LIBRARY
OF
THE UNIVERSITY
OF CALIFORNIA
PRESENTED BY
PROF. CHARLES A. KOFOID AND
MRS. PRUDENCE W. KOFOID
LAFAYETTE
EN AMERIQUE,
EN 482/1 ET 1825,
ou
JOURNAL D'UN VOYAGE
AUX ETATS-UNIS;
PAR A. LEVASSEUR. .
ORNE DE DOUZE GEAVURES ET I>'tHE CAKTE.
TOME SECOND.
PARIS.
A LA LIBRAIRIE BAUDOUIN,
RUE DE VAUGIRARD, N°. I'].
1829.
Li 33
LAFAYETTE
EN AMERIQUE.
CHAPITRE I".
FETE UES FERMIERS DU MARYLAND. DEPUTATION INDIENNE PRE
SENTEE AU GENERAL LAFAYETTE. MESSAGE DU PRESIDENT DES
ETATS-CSIS. HONNEURS EXTRAOHDINAIKES BENDUS A L'n6TE DE
LA NATION. RECOMPENSE NATIONALS OFFERTE PAR LE CONGRES.
hi N arrivant a Washington , nous ailames diner
cliez le president , et , apres vingt-quatre heures
de repos , nous partimes pour Baltimore, ou nous
etions invites, comme rnembres de la societe
d'agriculture , a assister a Ja fete annuelle des fer-
miers du Maryland. Cette fete a pour but de
distribuer des recompenses et des encouragemens
a tous ceux qui , dans lecours de 1'annee, ont fait
faire des progres a Fagriculture ou aux arts d'u-
tilite domestique. Les divers produits sont sou-
mis , sans nom d'auteur , a 1'examen d'un jury ,
M317573
2 LAFAYETTE
sur le rapport duquel les prix sont distribues par
la societe d'agriculture. L'exposition nous parut
riche en produits de tous genres. Un grand nom-
bre de chevaux , de vaches , de moutons remar-
quables par la beaute de leurs formes , nous
prouverent combien les fermiers du Maryland
apportent de soins au perfectionnement des races.
Des modeles d'instrumens aratoires ; des tissus de
lin , de chanvre , de coton , de laine; des vins, des
grains , disposes de maniere a pouvoir etre exa
mines par tout le monde , attestaient 1'esprit de
recherches et de perfectionnement de la classe
industrielle de ce riche etat. Le general Harper
ouvrit la seance par un di scours fort instruct! f
sur les progres de 1'etat actuel de Tagriculture
dans le Maryland, et le general Lafayette fut
charge de distribuer les prix a ceux qui les avaient
merites. Aprescette distribution, tous les fermiers
furent formes sur deux rangs par M. Skinner,
secretaire de la societe, et le general Lafayette
passa devant eux en serrant la main de chacun.
Apres cette ceremonie on se mit gaiement a table,
ou Ton but force toasts : A I'hote de la nation;
au fermier de la Grange , etc. Le general repon-
dit a tous ces hommages en portant le toast sui-
vant : *A la sentence de liberte americaine trans-
plantee sur d'autres rivages. Etouffee jusqua
present , mais non detruite par les mauvaises
herbes europeennes , puisse-t-elle germer et se-
EN AMfiRIQUE. 3
lever de nouveau , plus vigoureuse , plus pure,
et couvrir Le sol des deux hemispheres ! »
Avant de quitter Baltimore , nous visitames
plusieurs fermes cles environs, dans chacune des-
quelles Je general Lafayette prit avec soin des
notes sur les diverses ameliorations qui lui paru-
rent d'une application utile pour sa ferme de la
Grange. II admira surtout la belle chaudiere a
vapeur 1 du president de la societe d'agriculture,
a 1'aide de laquelle on peut nourrir plus econo-
miquement et plus abondamment de nombreux
troupeaux. M. Patterson lui offrit un jeune tau-
reau et deux genisses d'une elegance de forme
extremement rare. 11s sont d'une race qui a etc
creee , flit- on , en Angleterre , dans le comte de
Devonshire. II recut aussi, de plusieurs autres cul-
tivateurs, des dindons sauvages propres a relever
la race des dindons d'Europe ; des cochoris de
taille et forme extraordinaires , etc., etc.; en{in ,
chacun voulut ofFrir de ses produits au fermier de
la Grange, et il accepta avec d'autant plus de
reconnaissance , qu'il voyait dans chacun de ces
presens un moyen de plus d'etre un jour utile a
1'agriculture francaise.
A notre rentree a Washington, noustrouvames
1 Depuis notre retour en France , le general a recu
de M. Moris, citoyen de Baltimore, une chaudiere
semblable et 1'a raise en action dans sa ferme.
4 LAFAYETTE
]a ville beaucoup plus animee qu'avant notre de
part. Le nombre d'etrangers et de citoyens de tou-
tes 1 es parties de 1'Union , qui s'y ra ssembl ent ordi-
nairement & 1'epoque de 1'ouverture du congres, j
etaient accourus cette fois en beaucoup plus grand
nonibre encore , attires par le desir de s'j trouver
en meme temps que Fhote de la nation , et pour j
etre temoin de Installation du nouveau presi
dent que le peuple etait appele a elire cette annee.
Les ambassadeurs des puissances europeennes ,
les representans des riouveaux etats de 1'Ameri-
que du Sud etaient venus reprendre leurs postes
qu'ils avaient quittes pendant la belle saison ; des
deputations indiennes meme etaient venues du
fond des forets les plus eloignees pour exposer
au gouvernement americain les besoms de leurs
freres. Ces deputations vinrent visiter le general
Lafayette le lendemain de notre retour. Elles lui
iurent presentees par le major Pitchlynn , leur
interprete. A leur tete etaient deux chefs que
nous avions vus s'asseoir un jour a la table de
M. Jefferson , pendant notre sejour a Monticello.
Je les reconnus a leurs oreilles decoupees en lon-
gueslanieres, garbles delongues lames de plomb.
L'un d'eux , nomme Mushalatubec , adressa la
parole au general en langue indienne, et lui dit :
« Tu es un de nos p^res. Tu as combattu a cote
» du grand Washington . Nous serrons ta main
» ici comme celle d'un ami et d'un pere. Nous
EN AMtfRIQUE. 5
» avons toujours marehe dans le blanc sentier
» de la paix , et c'est ce sentier que nous avons
)> suivi pour venir te voir. Nous te presentons
» des mains pures qui n'ont jamais etc leintes du
» sang americain. Nous vivons loin d'ici dans une
« con tree ou le soleil ardent darde perpendicu-
» lairement ses rayons sur nous. Nous avons eu
» pour voisins les Francais , les Espagnols et les
» Anglais ; mais maintenant nos seuls voisins sont
» les Americains, au milieu desquels nous vivons
» comme amis et comme freres. »
Alors Pushamata , le premier de leurs chefs ,
prit la parole a son tour, et s'exprima en ces
termes :
« II y a pres de cinquante neiges que tu as tire
» le glaive comme compagrion de Washington :
» avec lui tu as combattu les ennemis de 1'Ame-
» rique. En melant genereusement ton sang au
» sang de tes ennemis , tu as proave ton devoue-
» ment a la cause que tu defendais. Apres avoir
» termine cette guerre, tu es retourne dans ta
» patrie , et maintenant tu viens revisiter cette
» terre ou tu es honore et beni par la reconnais-
» sance d'un peuple nombreux et puissant. Tu
» vois partout les enfans de ceux dont tu as de-
» fendu la liberte se presser autour de toi et ser-
» rer tes mains avec une filiale affection. Nous
» avons entendu raconter toutes ces choses dans
» le fond de nos retraites les plus eloignees, et
6 LAFAYETTE
» nos coeurs ont ete devoirs par le desir de te
» voir. Nous sommes venus , nous avons pressed
» ta main et nous sommes satisfaits. C'est la pre-
» miere fois que nous te voyons et probablement
» Ja derniere. Nous ne nous rencontrerons plus.
» La terre nous separera pour toujours )>
En prononcant ces dernieres paroles , ie vieil
Indieri avail dans le maintien et dans la voix
quelque chose de solennel. II semblait agite par
de tristes pressentimens. Nous apprimes sa mort
peu de jours apres; elle cut lieu avant qu'il put
se remettre en route pour retourner au milieu
des siens. Sentant sa fin venir , il fit appeler ses
compagnons de voyage , les pria de le lever et de
le parer de ses plus beaux ornemens , et demanda
qu'on lui apportat ses armes , afin que sa mort
fut celle d'un liomme. II temoigna le desir qu'a
son enterrement les Americains lui rendissent
les devoirs militaires , et qu'on tiratle canon sur
sa tombe. On lui en fit la promesse : alors il. se
remit a causer avec ses amis, et expira doucement
au milieu de la conversation. Il etait tres-vieux
et appartenait a la tribu des Gboctaws , ainsi
qu'une partie de ceux qui vinrent visiter le ge
neral. Les autres etaient de la tribu des Chic-
kasaws.
Le general avait trouve en rentrant a Washing
ton des messages de tous les etats du Sud et de
TOuest , par lesquels on lui exprimait le desir et
EN AMERIQUE. 7
1'espoir qu'avait le people de ces parties de 1'Union
de recevoir sa visile. Les represeritans de ces di
vers etats , qui etaient arrives pour sieger au con-
gres, venaientle voir chaque jour, et lui parlaient
avec enthousiasme des preparatifs que faisaient
deja leurs concitoyens pour recevoir dignement
Vhote de la nation. II sentit bien qu'il lui serai t
difficile , pour ne pas dire impossible , de se refu
ser a des vceux exprimes d'une maniere si tou-
chante et si honorable pour lui. II prit done le
parti de se rendre a toutes ces invitations ; ma is
il fut decide que vu 1'epoque trop avancee de la
saison , il ne recommencerait son voyage qu'a la
fin de 1'hiver dont il consacrerait une partie au
repos a Washington , ou il pourra.it suivre les
debats du congres. Mais comme ces debats ne
devaient s'ouvrir que dans quelques jours , il re-
solut de profiler du temps qui lui restait pour
aller visiter tous les membres de la famille du
general Washington qui se trouvaient dans les
environs de la capitale. Nous allames d'abord chez
une de ses nieces, madame Lewis, qui reside a
Woodlawn. Cette dame fut elevee kMontvernon
avec M. George Lafayette , et le temps n'a point
detruitl'amitiefraternellequi s'etait etablie entre
elie et lui. Elle nous accueillit avec une grande
tendresse, ainsi que sonmari etsa famille. Nous
restames quatre jours a Woodlawn , entoures des
soinsles plus toucLans, et nous en par times char-
8 LAFAYETTE
ges de petits presens qui pour nous etaient d'un
grand prix , car ils se composaient presque tous
d'objets qui avaient appartenu au heros de la
liberte, a Timmortel Washington. CommeWood-
\ lawn n'est qu'une division de 1'ancienne propriete
*^e Montvernon , nous n'eumes qu'une promenade
afairepourallerdemanderadineraujugeBushrod
Washington. Nous revinmes ensuite a Arlington,
residence de M. Custis , dont j'ai deja eu occasion
de parler. Sa maiscn , hatie sur les plans reduits
du temple de Thesee, est elevee sur un des
plus beaux sites que Ton puisse imaginer. Du
portique 1'c^il peut embrasser a la fois le cours
majestueux du Potomac, le mouvernent com
mercial de Georgetown , la ville naissante de
Washington, et au loin le vaste horizon au-dessous
duquel sont les plaines fertiles du Maryland. Si
M. Custis , au lieu du grand n ombre d'esclaves
indolens qui devorent ses produits et laissent ses
cbemins en mauvais etat , em ploy ait settlement
une douzaine d'ouvriers libres bien payes,je suis
sur qu'il ne tarderait pas a tripler ses revenus et
k avoir une des plus delicieuses proprietes , non-
seulement du district de Colombie , mais encore
de toute la Virginie.
Pendant que le general Lafayette visitait ses
amis, le congres venait d'ouvrir sa session, le 6 de-
cembre , selon 1'usage. Le 7 , a midi , les cham-
bres avaient recu le message du president, et , a
EN AMERIQUE. 9
notre re tour a Washington, le 8 , nous pumes lire
cette piece politique , toujours si remarquable aux
Etats-Unis, mais encore plus interessante cette
annee, parce qifelle etait le dernier grand actede
1'administration d'unhonnetehomme, et que son
influence sauva peut-etre les republiques de 1'A-
merique du Sud , je ne dis pas des intrigues,
mais au moins des attaques de FEurope. J'engage
ceux qui veulent apprendre comment, dans un
gouvernement legitime , le chef de 1'etat, libre-
ment elu par le peuple, rend compte a ses ad-
ministre's de la mission sacree qu'ils lui ont con-
fiee, a lire le message de M. Monroe, du 6 de-
cembre 1824. Us y verront avec quelle candeur
ce sage magistral donrie au congres le detail
de tous les actes de son administration; avec
quelle simplicite il parle de ses traites avec tous
les rois del'Europe; avec quelle franchise il ex
pose les besoins , les ressources , la situation
enfin de 1'etat; mais aussi avec quel courage,
quelle dignite , il declare au monde entier que la
republique, fidele a ses engagemeus , regardera
comme une offense personnelle toutes les atta
ques dirigees contre ses allies, et repoussera tou
jours de tout son pouvoir 1'injuste principe d'in-
tervention etrangere dans les affaires d'une nation I
On me saura peut-etre gre de rapporter ici la
partie du message, relative aux republiques de
I'Amerique du Sud.
io LAFAYETTE
Voici comment s'exprime M. Monroe :
« A 1'egard de la lutte dans laquelle nos voi-
» sins sont mainteuant engages , il est evident
» que le pouvoir de 1'Espagne ne s'y fait, pour
» ainsi dire, plus sentir. Ces nouveaux Etats ont
M complete Foeuvre de leur independance recon-
» nue par les Etats-Unis, et maintenue sans trop
» d'opposition etrangere. Les troubles qui se sont
» manifestos sur quelques points de ces vastes
» etats provenaient de causes interieures qui
» prenaient leur source dans le caractere de leurs
» premiers gouvernemens , et qui ne sont point
» encore entierement detruites. Mais il est mani-
» feste que ces causes* s'affaiblissent chaque jour,
» et que ces nouvelles republiques seront bientot
») consolidees par des gouvernemens electifs et
» representatifs , dans toutes leurs parties, sem-
» blables au notre. Nous faisons des vceux ardens
» pour que ces republiques condiment a niar-
» cher dans cette voie, parce que nous avons
» 1'intime conviction qu'elle doit les conduire au
» bonheur ; mais, malgre nos voeux , nous n'a-
» vons pas cru devoir leur offrir notre interven-
» tion, car nous pensons que chaque peuple a
» seul le droit de se donner le gouvernement qu'il
» croit convenir le mieux a ses interets. Elles ont
» d'ailleurs notre exemple sous les jeux , et elles
» seules sont juges competens de nos efforts , de
» nos succes, et de ce qui peut le mieux s appro-
EN AMERIQUE, i I
» prier a leurs besoins ; nous les laissons a leurs
» prop res inspirations avec 1'espoir que les autres
» puissances suivront la meme politique que
» nous. Nous avons fait connaitre au mohde en-
» tier le profond interet que nous prenions a
» 1'independance de ces nouveaux etats, 1'em-
» pressement avec lequel nous avons reconnu
» cette independance, et surtout notre desir qu'ils
» fussent libres dans le choix de leur gouverne-
» ment. Separes, comme nous le sommes,de
)> 1'Europe , par le vaste ocean , nous ne pouvons
» avoir aucun interet dans les guerres qui sur-
» viennent entre les gouvernemens europeens,
» ni dans les causes qui les produisent. Que la
» balance du pouvoir, dans ses continuelles os-
» cillations, penche en faveur de 1'un ou de
» 1'autre , peu nous importe : il nous suffit de
» conserver avec les uns et les autres des relations
» amicales qui garantissent leurs interets et les
» notres. Mais a 1'egard de rios voisins du Sud,
» notre situation est differente. Nous ne pouvons
» soufFrir que les cabinets europeens intervien-
» nent dans leur,s affaires , specialement dans
» celles qui regardent le choix de leur gouverne-
» ment , et nous serions obliges de regarder
» comme une agression qui nous serait person-
» rielle, toute intervention de cette nature. Tl est
» satisfaisant de savoir que quelques-unes des
)> puissances avec lesquelles nous sommes en re-
12 LAFAYETTE
» lations d'amities , et auxquelles nous avons
» expliqoe nos intentions a ce sujet,ont paru
» disposees a les approuver1. »
Le president rendit aussi compte des motifs
de la visite du general Lafayette aux Etats-Unis,
et des circonstances qui I'avaient accompagnee.
« Conformement a une resolution du congres,
» prise pendant la derniere session , » dit-il, « le
» general Lafayette avait ete invite k visiter les
)> Etats-Unis , et avait recu 1'avis qu'un bati-
» nient de 1'etat se rendrait dans le port francais
)> qu'il voudrait bien designer, pour le conduire
» sur tel point de 1'Amerique ou il iugerait con-
» venable d'aborder. Sa modestie le porta a re-
» fuser cette ofTre; mais il rt3pondit que des long-
» temps il avail le projet de visiter 1'Union, et
» que certainement il 1'executerait dans le cou-
» rant de Fannee. En aout dernier il arriva a
» New-York , ou il fut recu avec les temoignages
» d'afFection et de reconnaissance auxquels 1'im-
» portance de ses services et les sacrifices qu'il a
» faits pour nous Jui donnent tant de titres. Un
» sentiment unanime a son egard s'est manifeste
1 M. Canning avait-il oublie cette partie du message clu
president des Etats-Unis, ou pensait-il qu'elle etait
ignoree de TEurope lorsqu'il se vanta , deux ans plus
tard, d'avoir place au rang des nations les republiques
de PAmerique du Sud eo reconnaissant le premier leur
independance ?
EN AMERIQUE. l3
» sur tous les points cle 1'Amerique, et de tous
» les Etats il a recu des invitations de vouloir
» bien les visiter. Partout ou il s'est montre , la
» population des environs s'est reunie pour le
)> recevoir et 1'honorer. Partout il eveille le plus
» vif interet en appelant les regards sur les heros
)> survivans de notre revolution , qui en out par-
» tage avec lui les travaux et les dangers , et que
» le temps a epargnes jusqu'a present. Sans doute
» un spectacle plus digne d'interet ne pourra ja-
» mais etre montre aux hommes , car il serait
» impossible qu'un concours pareil de sentimens
» et de circonstances aussi remarquables se re-
» produisit. II etait bien naturel d'attendre ce
>i sentiment de ceux qui ont combattu avec lui et
» pour la meme cause ; mais sa presence a emu
» toutes les classes de citoyens, meme celles des
» plus jeunes. En effet , est-il un individu
» dans 1'Union dont la famille ii'ait pris part a
» la guerre de 1'independance? Est-il un enfant
» qui n'en ait entendu lerecit? Toute la ration,
» depuis quarante ans, n'en apprecie-t-e!le pas
» chaque jour le resultat ? Nous combattimes
» pour notre liberte publique et individuelle, et
» nos efforts furent courormes da succes. La pre-
» sence de celui qui , guide par de si nobles inspi-
» rations, prit une part si active a notre cause,
» ne pouvait manquer de produire une impres-
» sion profonde sur les individus de tout age. II
i4 LAFAYETTE
» etait naturel que nous prissions a son futtir
» bien-etre, comnie nous le faisoHS, le plus vif
M interet. Ses droits a notre reconnaissance sont
» connus.
» D'apres ces motifs, j'invite le congres a
» prendre en consideration les services qu'il a
» rendus, les sacrifices qu'il a fails, les pertes
» qu'il a eprouvees, et a voter en sa faveur une
» dotation qui reponde dignement au caractere
» et a la grandeur du peuple americain. »
Apres la lecture de ce message , les chambres,
selon f usage, nommerent immedialemfent des
commissions pour s'occuper du travail relatif a
cliacun des articles du message. Celle qui fut
chargee de ce qui se rapportait au general recut
1'invitation de presenter ses conclusions dans le
plus bref delai.
Mais deja d'autres commissions avaient ete
nominees pour s'occuper de la reception solen-
nelle du general dans le sein du congres; et , le
8 decembre , ces commissions s'etant reunies ,
M. Barbour faisait connaitre , a la cbambre des
representans , le resultat de leur opinion. Elles
etaient d'avis que , pour prevenir les difficultes
qui pourraient s'elever sur ie ceremonial a sui-
vre, chaque cbambre soccupat separement de la
reception de 1'hote de la nation. Le senat deli-
bera ensuite sur la maniere dont le general La
fayette serait recu dans son sein, et la commis-
EN AMERIQUE. 16
sion fut autorisee, pour toute la session, a
coritinuer d'etre 1'intermediaire entre le senat
et lui.
Le 9, M. Mitchell, au nom des memes com
missions, proposa a la chambre des representans
les resolutions suivantes, qui furent adoptees a
1'unanimite :
« Le general Lafayette sera publiquement fe-
» licite par la chambre, de ce qu'il a accede aux
» desirs du congres qui 1'appelait aux Etats-
)> Unis ; assurance lui sera donnee de la grati-
» tude et du profond respect que la chambre
» conserve pour les eminens services qu'il a ren-
» dus pendant la revolution , et du plaisir qu'elle
» eprouve a le revoir, apres une aussi longue ab-
» sence, sur le theatre de ses exploits.
» A cet effet , le general Lafayette sera invite
» par une commission a se rendre dans le sein
» de la chambre , vendredi prochain, a une heure.
)> II sera introduit par la commission , recu par
» les membres debout et decouverts, et haran-
» gue par 1'orateur. »
Des que ces resolutions de la commission fu
rent connues dans le public, les milices voulurent
prendre les arrnes pour donner, a 1'entree de
1'hote de la nation au congres, tout. Feclat de la
pompemilitaire; maisle general Lafayette, ayant
eu connaissance de leur intention , s'empressa
de leur offrir ses remercimens, en leur faisant
iG LAFAYETTE
dire «qu'il ne croyait pas qu'il convint a la cir-
» Constance qu'il fut entoure de Fappareil des
» armes. » Les milices , toujours empressees de
faire ce qui pouvait lui etre ie plus agreable , re-
noncerent aussitot a leur projet , et, a midi et
demi , nous montames en voiture , avec la com
mission du senat , pour nous rendre au Capitole,
A une heure precise les portes du senat s'ouvri-
rent , et le general Lafayette fut introduit au
sein de 1'assemblee par M. Barbour, president
de la commission. En arrivant au centre de la
salle, M. Barbour dit a haute voix : a Nous pre-
» sentons le general Lafayette au senat des
» Etats-Unis.v Les senateurs, debout et de-
couverts , recurent cette annonce dans le plus
profond silence. La commission conduisit ensuite
le general a un siege place a la droite du presi
dent du senat , M. Gaillard. Immediatement
apres , la motion fut faite de suspendre la seance
pour que chaque senateur put individuellement
venir temoigner sa deference au general. Cette
motion ayant passe 7 les senateurs quitterent suc-
cessivement leurs sieges et vinrent lui presser
aftectueusement la main. La seance fut ensuite
levee.
Le lendemain , le general fut de nouveau con
duit au Gapitole par une deputation de vingt-
quatre membres de la chambre des representans.
Le cortege se composait de douze voitures , mais
EN AMfiRIQUK. »7
sans escorte, sans pompe, sans decorations. No
tre marche a tr avers la ville fut lente et silen-
cieuse. A la vuc cle la premiere voilure , qui por-
tait le general , les citoyens s'arretaient , so
decouvraient , mais ne iaisaient entendre auciine
acclamation. Ce silence, cette simplicite avaient
quelque chose de solennel. En attendant que la
seance fut commencee, on nous conduisit dans
la salie des conferences. Des le matin les gal cries
publiques etaient remplies par la foule. Les tri
bunes etaient occupees par la diplomatic etran-
gere et par les personnes les plus distinguees de
la ville. La partie de la salle que n'occupaient
point les representans avait ete livree , pour
cette fois seulement , et a cause de la trop grande
affluence de spectateurs, aux dames invitees a la
seance.
Lorsque les representans eurent pris place,
M. Condict monta a la tribune et proposa que
le senat fut invite a la seance; un autre membre,
M. Poinsett ,reponditque cette chambre n'etant
point dans 1'exercice actuel de ses ibnctious ,
cette invitation n'etait peut-etre pas necessaire;
mais la motion passa a une grande majorite. Lo
president, ou plutot Torateur, car c'est ainsi
qu'on nomme celui qui dirige et resume les de-
bats de la chambre, invita afors les membres
qui siegeaient au cote droit a passer au cote
gauche pour ceder leurs places aux senateurs.
ir. 2'
,8 LAFAYETTE
Les portcs lurent ouvertes et le senat vint pren-
dre place. Quelques instans apres , deux membres
de la cliambre vinrent appeler M. George La
fayette et M. Levasseur , et on nous conduisit
tous deux ausein de 1'assemblee , ou on nous fit
prendre place au bane des ministres. Alors, a
un signal donne , les portes s'ouvrirent, et le
general Lafayette parut entre M. Mitchell et
M. Livingston, suivi de toute la commission qui
3'avait ete chercher. A cette vue, toute 1'assem
blee se leva , se decouvrit et demeura silencieuse.
Lorsque le general fut parvenu au centre de
la salle , 1'orateur , M. Clay, prit la parole, et
lui dit :
« La cbambre des representans des Etats-
» Unis , animee de ses propres sentimens et in-
» terprete de ceux de la nation , ne pouvait m'ini-
» poser un devoir plus satisfaisant a remplir que
)> celui de vous presenter de cordiales felicitations
» sur votre recente arrivee dans ce pays. Je me
» conforme aux desirs du congres , en vous don-
« nant 1'assui^ance de la haute satisfaction qu'in-
» spire votre presence sur le premier theatre de
» votre gloire. II ne se trouve, parmi les membres
» qui composerit ce corps , que pen d'hommes qui
» aient pris part avec vous a la guerre de notre
» revolution ; mais tous ont appris , de 1'impar-
» tiale histoireou par de fideles traditions, quels
» ont ete les perils, les souffrances , les sacrifices
EN AMERIQUE. *9
» auxquels vous vous etes volontairemept soumis ,
» et les services signales que vous avez rendus en
» Anierique et en Europe a un peuple eloigne ,
» presque inconnu , et encore clans 1'enfanee.
)) Tous sentent et recoanaissent I'^tendue des
:> obligations que vous avez irnposees a la nation.
» Mais tout intercssantes et importantes que
» soient les relations qui vous out , dans tous les
» temps, uni & novS etats , elles ne motivent pas
» seules le respect et 1'admiration de cette chain-
» bre. La constaiite fermete cle votre caractere ,
» votre imperturbable devourment a la liberte
» fonclee sqr Fordre legal, pendant toutes les vi-
» cissitudes d'une vie longue et perilleuse , ont
» droit a jqotre profonde admiration. Pendant
» les convulsions recentes qui ont agite 1'Europe,
» au milieu comme apres la cessation des orages
» politiques, le peuple des Etats-Unis vous a
w toujours vu fidele k vos principes , debout et
» la tete levee dans tous les clangers, encoura-
» geant, de cette voix qui lui est si connue, les
» amis de la liberte , et constant et intrepide cle-
» fenseur , pret encore k verser pour elle la der-
» niere goutte d'un sang que vous aviez deja si
» noblement et si genereusenient repandu ici
» pour la meme sainte cause.
» Souventon a forme le vain desir que la Pro-
» vidence permit au patriote de visiter son pays
» apres sa mort, et d'y contempler les change-
20 LAFAYETTE
» mciis auxquels le temps a don tie naissance. Le
» pa trio te americain des temps passes verrait
» aujourd'hui des fbrets cultivees , des villes Ibn-
» dees, des montagnes aplanies, des canaux
)> ouverts , de grandes routes etablies , de grands
» progres faits dans les arts, dans les sciences,
» dans 1'accroissement de la population.
» General , votre visite actuelle ofFre I'heureux
» accomplissement de ce voeu. Vous etes ici au
» milieu de la posterite. Partout vous avez du
» etre frappe du changement physique et moral
» qui s'est opere depuis que vous nous avez
» quittes ; cette cite elle-meme, qui porte un
» nom qui vous est cher coranie a nous, s'est
» recemment elevee du sein de la foret qui cou-
» vrait son territoire. Mais il est un point sur
» lequel vous ne trouvez aucun cliangement.
» G'est le sentiment de notre constant clevoue-
» ment a la liberte , de notre vive et profbnde
)> reconnaissance pour 1'ami que vous avez perdu ,
» le pere de la patrie, pour vous, general, et
» pour vos illustres compagnons sur le theatre
» de la guerre et dans les conseils, ainsi que
» pour les nombreux bienfaits dont nous jouis-
» sons, et pour le droit meme que j'exerce dans
» ce moment en m'adressant a vous. Ce senti-
» ment , si cher aujourd'hui a plus de dix millions
» d'hommes, sera transmis, sans etre afFaibli , a
« la posterite la plus reculee, en arrivant d'age
EN AMERIQUE. 21
» en age aux generations innombrables qui son t
» destines a peupler ce continent. »
La profonde emotion qui s etait emparee de
1'orateur , et qui 1'avait visiblement agite pen
dant son discours , passa rapidement dans tous
les co3iirs des auditeurs , et chacun attendait avec
une bienveillante anxiete la reponse qu'il presu-
mait avoir ete ecrite par le general pour une
circonstanee si solennelle. Mais combien ne fut
on pas agreablement surpris lorsqu'on le vit s'a-
vancer de quelques pas vers 1'orateur , promener
sur 1'assemblee des regards d'atteridrissement et
de reconnaissance , et qu'apres quelques instans
de recueillement sa voix sonore fit distill element
entendre jusque dans les galeries les plus re-
culees 1'improvisation suivante :
« Monsieur le president et messieurs de la
» chambre des representans. Lorsque le peuple
» des Etats-Unis et ses honorables representans au
» corigres, ont dajgne choisir , en ma personne, uri
» veteran americain pour donner im teinoignage
» deleur estime pour nos travaux reunis, et de leur
» attachement aux principes pour lesquels nous
» avons eu Fhonneur de combattre et de verser
» notre sang , je suis heureux et fier de partager
» ces faveurs extraordinaires avec mes cliers com-
» pagnons d'armes et de revolution. II y aurait
)> neanmoiiisde Fingratitude et peu de sincerite
» a ne pas reconnailre la part iudividuclle quo
32 LAFAYETTE
» vous m'accordez dans ces marques de bienveil-
» lance , auxquelles in on coeur repond par des
» emotions trop profondes pour pouvoir les ex-
)> primer.
» Mes obligations aux Eiats-Unis, monsieur,
» surpassent de beaucoup les services que j'ai pu
» leuf rendre. Elles da-tent de 1'epoque ou j'ai
» eti le bonheur d'etre adopte par 1'Amerique
» comme tin de ses jeunes soldats , comme un
» fils bien-aime. Pendant pres d'un demi-siecle,
» j'ai continue a recevoir les preuves constantes
» de Jeur affection et de leur confianee ; et a
» present , monsieur , grace a la precietise irivi-
» tation que j'ai recu du congres ? je me trouve
» aiccueilli par une sefie de touehantes receptions
» dont une seule heiire ferait plus que compenser
)> les trav'aux et les souffrances d'ime vie entiere.
» L'approbation du peuple amerieain et de ses
» repres^entans, pour ma concluite dans les vicis-
)> situdesdela revolution europeenne, estlaplus
^) grnnde que je pusse recevoir. Cettes , je puis
» me tenir ferme et la tete levee , lorsqu'en leur
» nom , et par vous , monfsieur le president , il est
» solennellement declare qtie , dans chaque oc-
» casion, je s-uis feste fidele a ces principes ame-
» ricains de Hbei-te* , d'egalite , et de veritable
» ordre social auxquels je me sliis devooe dcs
» ma jeunesse , et qtii , jusqu'a1 tiwti rlerrtiet soiu-
» pir , serorit pour nioi un devoir sacrc.
EN AM&RIQUE. a3
» Vous avez bieri voulu faire allusion au bon-
» heur particulier de ma situation , lorsqu'apres
» une si longue absence il m'a etc reserve de voir
» les immenses progres, les admirables commu-
» nications , les prodigieuses creations dont nous
» trouvons un exemple dans cette cite , dont le
» nom meme estun venerable palladium ; en uti
» mot , de voir toute la grandeur , toute la pros-
» perite de ces heureux Etats-Unis qui , en meme
» temps qu'ils ofirent une noble garantie au com-
» plement de 1'independance americaine , repan-
» dent sur toutesles parties du monde la lumiere
» d'une bien superieure civilisation politique.
» Quel gage plus assure peut-on donner de la
» perseverance nationale dans 1'amour de la li-
» berte que ces bienfaits meme qui sont evidem-
» meiit le resultat d'une vertueuse resistance a
» Toppression , et ^institutions fonde'es sur les
» droits de Thomme et sur le principe repu-
» blicain du gouvernement du peuple par lui-
» meme ?
» Non , monsieur le president , la posterity n'a
» pas encore commence pour moi , puisque dans
)> les filsde mes anciens compagnonsetamis, je
» retrouveles memes sentimens publics, et per-
» mettez-moi dajouter les memes sentimens
?> pour moi ejue j'ai eu le bonheur de connaitre
)> h leurs peres.
» Monsieur, il m'a etc permis , il y a quaranto
of LAFAYETTE
» ans, clevant un eomite d'nn congres de treizc
» etats unis, d'exprimer les voeux ardens d'un
» coeur americain. Anjourd'hui j'ai 1'honneur, et
» j'eprouve la delicieuse jouissance de feliciter les
» representans de 1'Union , si grandement aug-
» mentee, sur une realisation de ces voeux, fort
» au-dela de toute esperance humaine , et sur la
» perspective presque infinie que nous pouvons
» certainement prevoir. Permettez-moi , nion-
)) sieur le president , de joindre a 1' expression de
» ces sentimens le tribut de ma vive reconnais-
» sance, de mon devouement afFectionne et de
» men profond respect. »
Je n'entreprendrai point de decrire ici 1'ini-
pression profonde que produisit sur tous les
spectateurs la reponse du general et 1'ensem-
hl e de cette scene si simple et pourtant si ma-
jestueuse. Je ne serais peut-etre pas compris par
tout le monde. Pour moi , je 1'avoue, je ne pus
riVempecher de comparer ce touchant tableau
de la reconnaissance nationale couronnant les
vertus civiques , avec ces pompeuses ceremonies
au milieu desquelles les rois de 1'Europe ne se
montrent qu'environnes de 1'eclat de la pourpre
et des urmes , et ces cterriieres ne me parurent
plus que'de brillantes representations de thea
tre, qu'on aurait peut-etre plaisir a contempler,
si on ne savait combicn ordinairement elles
son i onureuses au peuple.
EN AMERIQUE. a5
Apres les lionneurs, inconnus jusqu'alors, que
le congres venait de rendre au general Lafayette,
il semblait que tous les temoignages de la recon
naissance nationale dussent etre epuises. Cepen-
dant le congres , attentif aux paroles du message
du president, et surtout a Vexpression de 1'opi-
nion publique qui, cliaque jour,se manifestait
dans les journaux ou dans les lettres particulieres
adressees de tous les points de 1'Union aux re-
presentans, crut qu'il lui restait encore quelque
chose a faire, et il s'empressa de nommer une
commission chargee de recherclier les moyens de
faire accepter au general Lafayette une indem-
nite digne de la nation qui voulait la lui ofFrir.
Cette commission fit, le 20 decembre, un rap
port dans lequel, apres avoir rappele les services
que Lafayette avait rendus a la nation ameri-
caine, et les sacrifices qu'il avait faits pour 1'eta-
blissemerit de son independance , elle proposa
qu'on lui offrit comme compensation et comme
temoignage de reconnaissance, une somme de
200,000 dollars (environ un million) , etla pro-
priete d'un terrain de vingt-quatre mille acres
choisis dans la partiela plus fertile des Etats-Unis.
Gette proposition fut accueillie avec cmpres-
sement par le senat , et on crut un instant qu'elie
passerait sans discussion, mais au moment oil
on aliait Fenvoyer h la chambre des represen-
tans, un senatetir prit la parole et clit <( qu'il n'a,-
16 LAFAYETTE
vait d'objections a faire, ni centre les sommes
qu'on allait voter, ni sur les services pour
lesquels on les proposait; qu'il ne le ce'dait h
personne en reconnaissance et en amitie pour
le general Lafayette, dont il croyait qu'on ne
saurait jamais trop recompenser les vertus et
les sacrifices, mais qu'il croyait que, dans cette
circonstance , le mode adopte etait vicieux; que,
charge d'adminigtrer les revenus du peuple, il ne
croyait pas qu'il fut permis au eongres d'en dis
poser autrerneiit que pour le service public ;
qu'il pensait que chaque etat en particulier re-
clamerait avec raison le droit de temoigner
comme il 1'entendrait sa reconnaissance a La
fayette ; enfin , qu'il votait contre la prise en
consideration de la proposition, aim d'empecher
I'etablissemeiit d'un antecedent dont les conse
quences pourraient etre funestes par la suite. »
L'eloquence deM. Haynetriompha facilemerit
de cette opposition, nee d'une conscience exces-
sivement scrupuleuse en matiere de finances , et
le bill ay ant ete lu une troisieme fois, 1'assem-
blee vota sur 1'ensemble du projet, qui fut adopte
a la presque nnanimite. Sept voix seulement iui
furent contraires ; et il etait universellement re-
connu que ceux meme qui voterent contre le
bill etaien-t comptcs parmi les amis et les plus
climids partisans du general. Des motifs d'ordre
public , et clicz qtielques-uns Fusage de se pro-
EN AM&RIQUE. 27
noneer centre toute mesure extraordinaire de
finance, avaient seulement determine leur op
position.
La proposition ne fut pas accueillie avec rnoins
d'empressernent et de bienveillance a la chambre
des representans. Des que la commission y pre-
senta son rapport , toute autre discussion fut ecar-
tee, et le bill fut mis en deliberation. La discus
sion qui s'engagea fut , comnie celle qui avait eu
lieu au senat, sans contestation sur les droits
du general a la reconnaissance nationale, et ne
porta que sur la legalite des moyens employes.
Apres sa troisieme lecture le bill fut adopte a
une majorite qui compta a peine quelques voix
d'opposition. Voici la forme dans laquelle il fut
promulgue par le gouvernement.
« Acte concernant le general Lafayette.
» Art. ie'. Decrete par le senat et la chambre
» des representans des Etats-Unis d'Amerique ,
» assembles en congres , qu'en consideration des
» services et sacrifices du general Lafayette, pen-
» dant la guerre de la revolution , le ministre du
» tresor public est et demeure autorise^ par les
» presences a lui payer la sornme de deux cent
» mille dollars, prise sur les fonds auxquels il
» n'a encore ete donne aiicune autre destination.
» Art. 2. Decrete encore qu'il soit accorde au-
» (lit general Lafayette, pour eri jouir, lui et se^
28 LAFAYETTE
» heritiers, une piece de tcrre qui lui sera allouee ,
w de 1'autorite du president, sur les terres non
» encore concessionnees des Etats-Unis. »
Pendant que ces discussions avaient lieu dans
le congres, le general Lafayette, qui ignorait
entierement qu'on s'j occupait de lui, etait a
Annapolis, ou 1'avait appele la legislature de
Tetat de Maryland. Ce ne fut que le lendemain
de son retour a Washington , que les deux com
missions du senat et de la chambre des represen-
tans vinrent lui faire part de la resolution da
congres. M. Smith prit la parole, et en lui pre-
sentant le decret lui dit :
« General, le senat et la chambre des repre-
» sentans nous chargent de vous faire connaitre
)> 1'adoption d'un acte qui vous concerne , etdont
» nous vous remettons copie. Vous y verrez que
» les deux chambres du congres , appreciant les
» grands sacrifices que votre devouement ar-
» dent ^ la cause de la liberte americaine vous a
» coiltes , out cru devoir vous rembourser une
i) partie des depenses que vous avez faites. Les
v nobles principes qui vous caracterisent ne
» vous permettront pas de vous opposer a ce que
» la nation s'acquitte ainsi de ses obligations en-
» vers vous. Nous sommes choisis pour vous ex-
» primer 1'espoir des deux chambres. que vous ne
» vous refuserez point a leur dcmande, et que
» vous voudrez bicn, en acceptant le don qui
EN AM£RIQUE, 29
» vous est fait , ajouter cette preuve d'estime a
» toutes celles que vous avez deja donnees a la
)> nation americaine. De son cote, les sentimens
» qu'elle vous a voues dureront tant qu'elle saura
» apprecier la liberte dont elle jouit. Daignez
)> recevoir 1'expression particuliere du plaisir que
» nous avons a etre les organes de cette commu-
» nication. )>
Le general Lafayette eprouva tin grand em-
barras en apprenant cette munificence du con-
gres envers lui. II eut d'abord 1'envie de refuser,
car ii pensait que les temoignages de J'affection
et de la reconnaissance populaires qu'il avait re-
cns depuis son arrivee aux Etats-Unis, etaient
une recompense assez belle et assez honorable
de ses services , et il n'en avait jamais desire
cl'autre. Mais cependant il sentit, a la maniere
dont cette offre lui etait faite, qu'il ne pouvait
la refuser sans s'exposer a offenser la nation ame
ricaine dans ses represeritans, et il se decida sur-
le-champ a accepter.
« Messieurs, » repondit-il aux membres de la
commission , « le don immense et inattendu que
» le congres, apres tant d'autres marques de
» bonte, a bien voulu me faire, demande la plus
» vive reconnaissance d'un vieux soldat ameri-
» cain et d'un fils adoptif des Etats-Unis, deux
» tit res plus chers a mon cceur que to us les
» sors du monde.
3o LAFAYETTE
» Quelque fier que je sois de tous 3es temoi-
» gnages d'affection que m'oat donnds le peu-
» pie des Etats-Unis et ses representans en con-
» gres, ['importance de cette derniere faveur,
)> au milieu de ma reconnaissance, a fait naitrc
)> des scntimens d'hesitation dont je ne pin's me
» defendre. Mais en ce moment la gracieuse re-
» solution des deux chanibres , exprimee par vous ,
» n.e me permet pas d eprouver d'autres sen timens
)> que ceux de la gratitude dont je vous prie de
)) vouloir bien etre les organes. Daignez aussi ,
w Messieurs, presenter Thommage de mon pro-
» fond respect au qongres , et recevoir vous-meme
» 1'assurance de mes rcmercimens personnels. »
La nouvelle tie cet acte du congres parvint
bientot, par la voje des journaux, dans toutes
les parties de 1'Union , et de toutes parts s'eleva un
cri unanimed'approbation. Quelques etats meme
allerent jusqu'a vouloir ajouter encore a ce que
le congres avait fait. Ainsi, par exemple, 1'etat
de Virginia , 1'etat de New- York et celui de Ma
ryland s'appretaient deja a voter de nouvelles
sommes pour doter I'hote de la nation. II fallut
toute 1'energique moderation du general pour
reprimer cet exces de gratitude qui aurait fini
par mettre a sa disposition tons les capita ux des
Etats-Unis, car une fois les etats engages dans
cette lutte de generosite, il etait diilicile de pre-
voir ou eel a s'arreterait.
EN AM£RIQUE. 3i
Cependant les journaux, organes de Topinion
publique , tout en applaudissant a ce que venait
de faire le congres, attaquaient avec une vivacite
qui affligea le general Lafayette, le petit nom-
bre des membres qui, dans le senat et la cham-
bre des rep resen tans , avaient vote contre le don
national. Ces attaques, en effet , etaient cUautant
plus injustes, que, comrne je crois 1'avoir deja
dit, la plupart des opposans etaient des amis
personnels du general , et entierement devoues
a ses interets; mais en votant, non contre la pro
position, mais contre sa forme, ils etaient restes
iideles au principe qu'ils avaient constamment
suivi de ne jamais allouer de fonds pour d'autres
clepenses que celles reconnues iridispensables pour
le service public. Quelques-uns d'entre eux crurent
devoir eux-memes s'en expliquer avec le general :
« Non-seulement nous partageons la reconnais-
» sance et 1'admiration de nos concitoyens pour
» les services que vous nous avez rendus, » lui di-
rent-ils , « mais encore nous trouvons que la na-
» tion ne pourra jamais s'acquitter envers vous,
» et cependant nous sommes vingt-six qui avons
» vote contre la proposition du congres... » —
« Eh bien , » leur repondit le general , en leur
pressant cordialement la main, « \c puis vous
» assurer que si j'avais eu I'horineur d'etre votre
» collegue, nous aurions ete vingt-sept, non-
» seulemeut parce que je partage le sentiment
32 LAFAYETTE
» qui a determine votre vote, mais encore parce
» que je pense que la nation americaine a fait
» beaucoup trop pour inoi. » Cette reponse ne
tarda pas a etre repetee par tous les journaux ,
et ne fit qu'ajouter, comme on le pense bieri, a
la popularite de celui qui 1'avait faite.
J'ai deja dit que pendant les deliberations du
congres, le general Lafayette s'etait rendu a
1'invitation de la legislature du Maryland , qui
avait voulu aussi lui accorder les honneurs d'une
reception en seance publique. Nous avions quitte
Washington, le 16 decembre, accompagnes du
docteur Kent, de M. Mitchell, des representans
de 1'etat de Maryland, et d'un detaclienient de
cavalerie demilices volontaires. Sur notre route,
nous avions visite la famille et la belle ferme du
capitaine Spring, ex-gouverneur du Maryland,
et nous etions arrives a Annapolis dans 1'apres-
midi. Les deputes de la ville s'etaient rendus au-
devant du general , a une assez grande distance,
etles troupes , malgre un temps afFreux , s'etaient
avancees jusqu'a Miller's-Hill. Un autre corps tie
milice etait venu de Nottingham , situe a trente
milles (['Annapolis. L'orage avait retarde son ar-
rivee , mais ne ralentit point le zele des ci toy ens.
A Carol' s-Lanc 5 a deux milles de la ville , le gene
ral , malgr& toutes les remontrances qui lui fu-
rent faites, vouiut descendre de voiture , et, la
tete decouverte, il vint remercier les railiciens
EN AMERIQUE. TO
de 1'afFection qu'ils lui temoignaient. « Us se sont
» exposes a la rigueur clu temps pour moi , et
» je ne veux pas retarder de leur en tcmoigner
» ma reconnaissance , » dit-il. Aux limites du
district eut lieu une rencontre interessante
entre lui et les soldats de 1'armee revolution-
naire, dont plusieurs avaient aide a 1'emporter
du champ debataille de la Brand ywine, lorsqu'il
y fut blesse. Vingt-quatre coups de canon et le
pavilion national que Ton arbora sur la State-
House, annoncerent sont entree dans la ville.
Conduit dans la salle de la legislature, que
remplissaient des personnes de distinction et des
soldats de la guerre de 1'inclependance, on le fit
placer sur un siege ou il ecouta le discours pro-
nonce par le maire > au nom de la ville. Dans sa re-
ponse ilrappela qu'Annapolis avait etc le theatre
d'evenemens a jamais memorables dans les an-
nales des Etats-Unis; que c'etait dans ses murs
que Washington avait depose , de lui-meme, un
pouvoir confie par la nation ; que les habitans
de cette ville avaient toujours ete dignes , par
leur patriotisms, d'etre les temoins ou les ac-
teurs de cette grande scene.
Le lendemain vendredi , 1 7 decembre , Ids
milices du comte, le bataillon volontaire ct' An
napolis et Tartillerie des Etats-Unis executerent
avec beaucoup d'ensemble et de precision de
grandes manoeuvres devant lui.
IF, 3
3 j LAFAYETTE
Le lundi suivant, il recut de la legislature de
1'etat des honneurs absolument semblables a
eeux qui lui avaient etc deferes quelques jours
auparavant par le congres. La journee se ter-
mina par uri repas public auquel assisterent tous
les senateurs et tous les representans , et par un
bal donne par lc maire de la ville.
Annapolis est une ville de deux mille cinq
cents ames, fort jolimeut bade sur la riviere de
Severn , qui se jette dans la baie de Chesapeake.
Elle est le siege du gouvernement de Tetat de
Maryland , niais ne deviendra jamais une place
importante, du moins par son commerce, qui
rst entierement absorbe par le port de Baltimore
qui en est fort voisiri.
Pour rentrer a Washington , nous fimes le
tour par Frederikstown , ou le general fut ac~
cueilli avec empressement par la population et
par un grand nombre d'anciens compagnons
d'armes, parmi lesquels il reconnut le colonel
Mac - Pherson , chez lequel nous logeames. Au
banquet public qui lui fut offert par la ville, la
table etait eclairee par un candelabre portant
une immense quantite de bougies , et dont la
base etait UR enorme eclat de bombe rapporte
du siege de York-Town.
Frederikstown est, immediatement apres Bal
timore , la ville la plus considerable du Mary
land. Elle est situee au milieu d'une campagne
EN AMERIQUE 35
fertile, sur le bord occidental de la petite ri
viere Monococy. Sa population , qui n'est guere
que de trois mille ames, est en grande par tie
manufaeturiere.
3.
36 LAFA\ETTK
CHAPITRE II.
ELECTION DU PRESIDENT. CARACTERE PTJBLIC DU PRESIDENT. —
DES MINISTRES ET UES FONCTIONNAIRES POB1ICS. DC COKGKES,
GRAND DINER ^DBLIC DU Ier. JANVIER
LORSQUE nous debarquames a New-York , au
mois d'aout , le peuple des Etats-Unis etait a
cette epcque ou il s'occupe du choix d'an noti-
veau chef politique. Ce choix se renouvelle tous
les quatre ans. II est toujours accornpagne d'une
grande agitation populaire , et cela se concoit ,
car il interesse egalement tous les citoyens. Cepen-
dant cette agitation ne traine aucun desordre a
sa suile. Depuisretablissenient dela constitution,
la nation a precede neuf fois a Felection de son
president , et aucune de ces elections n'a ete trou-
blee par un t3venement grave. Les journaux , il
est vrai , organes des partis qui descendent dans
1'arene electorale , deviennent alors des arsenaux
dans lesquels on trouve des armes de toutes for
mes et de toutes trempes , et dont chacun se sert
d'une maniere par fois fort peu courtoise ; mais
1'exageration , la violence des journaux restent
EN
clans les journaux etn'entrainentjamais les masses
au clela des limites tracees par la loi.
L'election cle 1824 a , comme les neuf elections
precedentes, dejouela penetration des politiques
europeens qui , avec une assurance que Fignorance
ou la mauvaise foi peuvent seules donner, predi-
saient qu'enfin la constitution des Etats-Unis al-
lait subir une epreuve a laquelle il etait impos
sible qu'elle resistat, et que du sein de la lurbu-
lente democratic americaine allait sortir la guerre
civile et le renversement de 1'ordre etabli. Ges
predictions etaient fondees sur ce que la nation
qui , jusqu'a present , avait pu restreindre son
clioix a un petit nombre d'hommes , auxquels les
souvenirs de la revolution rattachaient toutes les
affections , se trouvait aujourd'liui , par 1'epuise-
ment de ces homines , obligee d'entrer dans une
nouvelle serie, et par consequent d'ouvrir la porte
a toutes les ambitions. Jusques a quel point ces
calculs etaient-ils fondes en raison? Nous allons
le voir par Fexamen de ce qui s'est passe.
Mais avant de rendre compte de la maniere
dont se fit cette dixieme election du president ,
sur les troubles de laquelle les ennemis de la
legitimite des droits du peuple en Europe fon-
daient toutes leurs esperances, il sera bien, je crois,
d'indiquer ici rapidement la forme selon laquelle
la loi veut qne se fasse cette election.
La constitution federale investit le president
38 LAFAYETTE
f
des Etats-Unis du pouvoir executif. La duree de
ses fonctions est de quatre ans. La loi ne deter
mine pas le nombre de fois qu'il peut etrereelu ,
mais 1'exemple donne par Washington , et reli-
gieusement suivi par ses successeurs, a aujourd'hui
force de loi , et nul jusqu'a present n'a couru les
chances d'une troisieme election. Chaque etat
particulier nomme , par la voie indiquee dans sa
constitution , autant d' electeurs qu'il a lui-meme
de senateurs et de representans reunis dans le
congres ; mais nul senateur , representant ou em
ploye du gouvernement , ne peut etre choisi pour
etre electeur.
Les electeurs se reunissent dansleurs etats res-
pectifs, et choisissent, par le moyen du scrutin,
deux personnes dont une au moins ne doit pas
etre citoyen duditetat. On fait uneliste de toutes
ces personnes ainsi nominees et du nombre de
voix que chacune a obtenu. Les electeurs signent
et certitient cette liste qui est transmise au pre
sident du senat , lequel , en presence du senat et
des representans reunis, faitledepouillement des
votes. Gelui qui a le plus grand nombre de voix
est nomme president, si toutefois ce nombre forme
la majorite des electeurs. Si les votes se trouvent
divises de telle sorte que personn.e n'ait la majo
rite necessaire, alors la chambre est appelee a
choisir elle-meme , par la voie du scrutin , entre
les trois personnes qui reunissent le plus grand
EN AMfiRIQUi: 39
npmbre de voix. Dans ce choix les votes sont
comptes par etat, la representation de chaque
etat n'ayant alors qu'une voix. La majorite ne-
cessaire, dans ce cas , doit etre des deux tiers des
etats.
Le congres fixe le moment des elections , qui
doit etre le meme dans tous les etats.
Quelques hommes qui, aux yeux de la nation ,
jouissent d'une grande reputation de talens et
de patriotisme , ont exprime depuis long-temps
le voeu de voir changer cet article de la constitu
tion , qui autorise cliaque etat en particulier a
determiner le mode pour le choix de ses electeurs.
Us voudraient voir tous les etats divi ses en districts
electoraux , dont chacun choisirait un electeur ,
par la voie du peuple qui arriverait ainsi , partout
egalement et saris intrigues de parti ? a 1'exercice
d'un de ses droits les plus precieux , le choix de
son premier magistral. Les memes hommes vou
draient aussi que les electeurs investis des pou-
voirs et dela confiance du peuple ne fussent jamais
obliges d'abandonner a aucun corps constitue le
droit de decider une question dont la solution
n'appartient qu'a eux seuls. Ges vceux me parais-
sent sages , et finiront , je crois , par etre exauces ;
mais mon intention n'etarit pas de me livrer ici h
1'examen critique d'une constitution que je trouve
bien superieure a toutes eel les d'Europe , sans en
excepter celle de 1'Angleterre, je passerai de suite
4^ LAFAYETTE
an recit desmouvemens qui precederent et accom-
pagnererit Felection dont je fus temoin.
Les pouvoirs conferes a M. Monroe , comme
president, devaient expirer le 4 mars 1825. Le
congres , avant de terminer sa session , avait
indique, Je ignovembre 1824, comme Tepoque
a laquelle commenceraient les operations eleo
torales ; mais , des le commencement de cette
meme annee, le peuple amerieain , toujours ar
dent , toujours actif lorsqu'il est question de ses
interets politiques , s'etait deja , sur tousles points
du territoire , divise en une infinite de sections
formees , soit par des interets de localite , soit
par des sympathies d'affections , soit par des
influences de parti , pour s'occuper long-temps
a 1'avance du choix du premier magistral de la
republique. Du sein de ses sections , encore in-
certaines dans leurs voeux , sortirent aussitot une
multitude de candidats dont les pretentions ou
les esperances etaient souvent detruites le soir
meme du jour qui les avait vues naltre. Ce-
pendant les citoyens, d'abord divises, mais cor-
respondant facilement entre eux par la voie des
niilliers de journaux et de pamphlets que la
presse engendre a chaque instant dans ces cir-
constances avec une prodigieuse fecondite, ne
tarderent pas a se grouper en masse plus dis-
tinctes, plus compactes, et bientot enfin ne for-
merent plus que quatre grands partis arborant
EN AMfiRIQUE. 41
tous la banniere du patriotisme , mais inserivant
dessus le nom du pretendant different pour le-
quel chacun annoncait qu'il etait pret a com-
battre. Les noms ainsi proclames furent ceux
de John- Quincy Adams, William Crawford,
Henry Clay et Andre Jackson , tous quatre
egalement recommandables par leurs taleiis ,
leur patriotisme et de grands services rendus a
1'etat. Je ne retracerai point ici leur carriere po-
litique , et je ii'entreprendrai point de peindre
leurs caracteres prives; beaucoup d'autres deja
1'ont fait avant moi ; je dirai seulement qu'au
moment ou la voix publique les designa comme
candidats a la presidence , M. Adams , lils du
successeur de Washington, etait ministre de 1'in-
terieur et de 1'exterieur; M. Crawford, ministre
des finances; M. Clay , orateur ou president de la
chambre des representans, et le general Jackson ,
senateur au congres pour 1'etat de Tennessee.
Les anciens partis de federalistes et de demo-
crates, n'existant plus, pour ainsi dire, que de
nom, ne paraissent avoir eu aucune part ace
clioix qu'on ne pent attribuer qu'a 1'estime ge-
nerale partagee par 1'esprit de localite ; c'est du
moins ce que semble indiquer la composition des
quatre partis. En effet , on vit toute la Nouvelle-
Angleterre, que Ton sait presque toujours una-
nime dans ses resolutions, se grouper autour de
M. Adams, qtii se trouva ainsi soutenu par les
42 LAFAYETTE
sept etats , Maine , New- Hampshire , M asset-
cJutsets , Rhode-Island, Connecticut , Vermont
ct New-York. M. Crawford fut porte par les
trois etats Delaware , Virginia et Georgie ,• et
M. Clay, par les trois etats Kentucky , Ohio et
Missouri. Mais le general Jackson cut pour lui
la masse imposante cles neuf etats, New-Jersey,
Pensylvanie, Caroline du Sud , Caroline da
Nord , Tennessee , Mississippi, Indiana, Illi
nois , Alabama. L'etat de Maryland et celui de
Louisiane , partagerent leurs voix entre trois
Candida ts. Des queces partis, ainsi formes ,eurent
arbore leurs couleurs particulieres , la guerre de
journaux et de pamphlets commenca entre eux
avec une violence dont on ne peut se faire une
idee en Europe ; il semblait que la liberte de la
presse celebrat ses saturnales. Les accusations de
toutes especes furent dirigees avec une egale ve
hemence par chaque parti , non-seulement contre
les candidats adversaires, mais encore contre
leurs amis et leurs partisans. La defense ne fut
pas plus mesuree que 1'attaque. Les longues co-
lonnes des plusieurs centaines de feuilles quoti-
diennes, toutes remplies des discussions electo-
rales, semblaient annoncer que le peuple tout
entier n'avait plus qu'une seule pensee, une seule
occupation, le choix de son president. Cepen-
dant, a travers ce conflit de toutes les passions
cxprimees avec une licencieuse liberte , apparais-
EN AMERIQUE. 4?>
saient souvent des ecrits plus graves, plus mode-
res, plus consciencieusement consacresala recher
che dela verite et a la demonstration des verita-
bles in terets publics; et ces ecrits , accueillis avec
empressement , laissaient seuls des traces dura
bles, etprouvaient , par leur heureuse influence,
cette verite , que la liberte illimitee de la presse
porte en elle-meine le remede le plus efficace
aux maux qu'elle pent quelquefois engendrer.
Par la chaleur de la discussion , les espri ts etaien t
deja parvenus a un haut degre d'exaltation , lors-
que le general Lafayette apparut sur Je rivage
americain. Alors, com me par enchantement ,
Fardeur electorale fut tout a coup paralysee. Les
journaux , qui, la veille encore, combattaient avec
fureur pour frayer le chemin de la presidence a
leur candidat de predilection , ferment aussitot
leurs longues colonnes aux discussions passion-
nees des partis , pour ne les ouvrir qu'a 1'expres-
sion unanime de la joie et de la reconnaissance
nationale. Dans les banquets publics, au lieu du
toast caustique inspire par le clesir de frapper de
ridicule un adversaire redoute , on ne porte plus
que la sante de 1'hote de la nation , autour du-
quel se groupent ets'embr assent tous les partis.
Enfin , pendant pres de deux mois , toutes les
inimities comme toutes les affections excitees par
cette election qui devait , dit-on , livrer la patrie
aux plus tcrribles convulsions, sont oubliees, et
44 LAFAYETTE
on ne perwe plus qu'a Lafayette et aux heros de
la revolution.
Gependant, Fapproche de 1'epoque fixee pour
le combat electoral reveilla bientot tous les de-
sirs , toutes les craintes , toutes les esperances,
et rendit au journalisme toute sa violence, toutes
sesexagerations. Des les premiers jours d'octobre,
quelques etats procederent au choix de leurs
electeurs. Us eurent tous fmi vers les premiers
jours de novembre. Les journaux , en donnant
les details de ces premieres elections , montraient
par les resultats que tous les partis etaient restes
iideles a leurs bannieres , et des lors on put
prevoir que la question ne serait point decidee
par les electeurs ; car ceux-ci , fideles a leur man-
dat , ne pouvaient que maintenir par leur vote
1'equilibre des chances etablies par leurs manda-
taires. G'etait done a la chambre des represen-
tans qu'allait appartenir le droit de donner a la
nation son premier magistrat ; et aussitot de tous
les points de FUnion toutes les passions en ap-
pelerent a cette assemblee. Les seductions et les
menaces nefurent point epargnees ; et au milieu
des clameurs des partis , on entendit les cris sini-
stres Selection a main armee, de guerre civile I
<( Jackson , le glorieux Jackson , qui , par son
» courage, a sauvela patrie devant les murs de la
wJNouvelle- Orleans, » s'ecriaient avec violence
des officiers de milices de York en Pensjlvanie,
EN AMfcRIQUE. 4^
apres que le general Lafayette eut quitte la salle
du banquet qu'ils lui avaient offert , « 1'immortel
» Jackson est 1'elu du peuple ! Nos representans
» au congres ne peuvent , sans nous traliir , en
w choisir un autre pour president ! Si la ruse et
» la corruption font prevaloir les pretentious
>. d'Adams , eh bien , nos baionnettes en feront
» justice! Nous irons au Capitole ! Nousyprocla-
» merons, nous y ferons triompher les droitsde
» Jackson par la force des armes , et les milices
» de la Pensylvanie apprendront a I'Union en-
» tiere qu'elles n'ont rien perdu de leur ancienne
» energie pour la defense de ce qu'elles croient
» juste I » Et ces menaces etaient suivies d'ap-
pjaudissemens unanimes. Alors,je 1'avoue, mon
cceur se serra u Eh quoi ! » me disais-je , « sera-t-
» elle done sicourtela duree de ce gouvernement
» si sage , le seul sur la terre qui soit de tout
» point en harmonic avec les interets de la
» societe , avec la dignite de Thomme ? »
Cependant a Washington tout etait calme. Le
president preparait son message. M. Adams ,
M. Crawford , malgre leur rivalite , n'en etaient
pas moins unis dans raccomplissement des de
voirs que leurs fonctions ministerielles rendaient
communs. Le general Jackson prenait sa place
au senat avec son zele accoutume. M. Clay rem-
plissait avec la meme impartialite ses fonctions
de president de la chambre des representans; et
46 LAFAYETTE
]e congres impassible , dedaignant les menaces ,
repoussant les intrigues , ouvrait sa session et
preludait a ses travaux par un acte qui lui merita
les suffrages de la nation des qu'il fut connu.
Enfm , le jour fixe pour le depouillement des
votes des electeurs arriva , et seulement alors la
population de Washington et les etrangers qui
s'y trouvaient reunis, temoignerent toutl'interet
qu'ils prenaient au choix du premier magistrat
de la republique. Des le matin du 9 fevrier , la
longue avenue qui conduit au Gapitole etait
couverte d'une foule nombreuse , la chambre des
representans avait ouvert sa seance de meilleure
heure qu'a 1'ordinaire, et a dix heures les galeries
publiques et les salles environnantes etaient deja
remplies d'un grand concours de dames, de
citoyens et d'etrangers de distinction. Tous ceux
qui n'avaient pu penetrer dans 1'interieur du
Capitole , attendaient dehors avec anxiete le re-
sultat decette operation qui , en quelquesinstans
allait confirmer taut de craintes, couronrier
tant d'esperances. Malgre les passions diverses
qui agitaient cette foule , le calme le plus parfait
presidait a sa reunion ; et cependant il n'etait
point commande par des agens de police ; le
sanctuaire de la representation nationale n'etait
point souille par la presence de la force armee ;
maisle respect pour la loi, plus puissant que toutes
les passions , suflisait au maintien de 1'ordre.
EN AMERIQUE 4?
A onze heures le president cle la dhambre ou-
vrit la seance. Deux cent quinze representans
etaient presens ; un seul , retenu chez lui par
une grave maladie, etait absent. Les travaux
legislatifs commencerent comme a 1'ordinaire et
durerent jusqu'a midi , heure a laquelle le senat,
precede do son sergent d'armes et conduit par
son president, se presenta a 1'assemblce et oc-
cupa les sieges qui lui avaient ete reserves. Le
president du senat, place a la gauche du presi
dent des representans , remit a un comite les
votes cachetes qu'il avait recus des differens etats.
Ce comite, retmi a une table en face des presi-
dens, comrnenca , au milieu du plus profond si
lence, la verification des votes. Cette operation
dura pendant pres de trois heures sans que qui
que ce soit dans 1'assemblee doimat le moindre
signe d'impatience. Enfin , un des membres du
comite se leva , et prodama a haute et intelli
gible voix le resultat suivant :
John-Quincy Adams, candidat pour la presi-
clence, a obtenu quatre-vingt-quatre voix ainsi
reparties : Maine , neuf; N ew - H amp shir e, huit;
Massachusets , quinze; Rhode-Island , quatre ;
Connecticut, huit; Vermont , sept; New-York,
vingt-six ; Delaware, un; Maryland, trois;
Louisiane, deux; Illinois, un.
William-Henry Crawford, second candidat,
a obtenu quarante-une voix ainsi reparties :
48 LAFAYETTE
New-York, cinq; Delaware, deux; Maryland,
un; Virginie, vingt-quatre ; Georgie, neuf.
Andrew Jackson, troisieme candidat, a ob-
tenu quatre-vingt-dix-neuf voix ainsi reparties :
New-York, un ; New- Jersey, liuit ; Pensylvanie ,
vingt-huit; Maryland, sept; Caroline duNord,
quinze; Caroline du Sud, onze; Tennessee,
onze; Louisiane, trois; Mississippi, trois; In
diana , cinq ; Illinois , deux ; Alabama , cinq.
Henry Clay, quatrieme candidat, a obtenu
trente-sept voix ainsi reparties : New- York,
quatre; Kentuky , quatorze; Ohio, seize; Mis
souri , trois.
Apresla proclamation de ce depouillement, le
president du senat prit la parole, et declara que
nul des candidats n'ayant obtenu la majorite
voulue par la loi pour etre president, la chambre
etait appelee a cboisir eile-meme , selon la forme
prescrite par la constitution, entre MM. Adams,
Jackson et Crawford, qui etaient les trois candi
dats reunissant le plus grand nombre de votes.
II ajouta ensuite que, parmi les candidats a la
vice-presidence, M. Galhonn ayant oblenu
cent quatre-vingt^deux voix, il etait elu vice-
president. Puis il se retira avec le senat, afin de
laisser les representans proceder a 1'election qui
leur etait devolue.
Ce resultat avait ete a peu pres prevu , et ne
produisit par consequent dans rassemble'e et
EN AMfiRIQUE. 4f)
meme dans les galeries publiques qu'une tres-
legere sensation. Mais iorsque , sur 1'invitation du
president dela ehambre , les deputes des differens
etats procederent entre eux au scrutin pour
determiner le vote collectii'cle chaque etat, lors-
qu'erisuite ces votes furent remis entre les mains
du comite charge d'en faire le depouillement ,
1'attention manifested par les nombreux specta-
teurs se peignit en caracteres si varies qu'il serait
impossible de la decrire.
Enfin , apres quelques momens de la plus si-
lencicuse attente , le comite annonca au presi
dent de la charnbre qu'apres une scrupuleuse
verification, il etait reconnu que John-Quincy
Adams , de 1'etat de Massacliusets , avait obtenu
treize votes; que Andrew Jackson, de I'etat de
Tennessee, avait obtenu sept votes ; et que William
H. Crawford, de I'etat de Georgie , en avait ob
tenu quatre. Aussitot le president de la cbambre ,
prenant la parole, declara que John-Quincy
Adam's , ayant obtenu la majoritc du nombre
total des votes, il etait legalement elu president
des Etats-Unis, pour entrer en fonctiou a dater
du 4 mars 1826, et, im media tement apres il
prononca rajournement de la cbambre.
Personne ne s'etait attendu a voir cette lutte
terminee par un seul tour de scrutin. Ce prompt
resultat jeta tous les spectateurs dans un tel
etonnement, qu ils resterent dabord immobiles
4
5o LAFAYETTE
et siiencieux ; mais quelques instans apres un
leger murmure se fit entendre dans les galeries,
du milieu desquelles partirent aussi tout a coup
quelques applaudissemens que le president de la
chambre reprima sur-le-champ, en ordonnant
que les galeries fussent aussitot evacuees, ce qui
eut lieu sans la plus legere opposition.
Les resultats de cette election , si long-temps
et si ardemment debattue dans toute 1'Union ,
ne devaient certain ement pas satisfaire toutes
les personnes presentes, et cependant , a la sortie
du Capitole, on n'entendit aucune recrimination,
aucune plainte. Les vainqueurs eux-memes con-
serverent la plus grande dignite, et ne blesserent
point les oreilles de leurs adversaires par les ex
pressions inconsiderees de la joie qu'ils devaient
ressentir de leur triomphe.
Le lendemain matin une commission de la
chambre des representans donna communica
tion officielle au president, M. Monroe , de 1'e-
lection de son successeur. La meme commission
se presenta aussi chez M. Adams, et lui an-
nonca que la cbambre , se conformant aux for
mes prescrites par la constitution , 1'avait choisi
pour remplir, pendant quatre ans, les fonctions
de president des Etats-Unis. M. Adams recut cette
communication avec une modestie et une simpli-
cite qui se peignent admirablement dans toutes
les expressions de sa reponse a la commission.
EN AMERIQUE. 5[
<(Messieurs,» lui dit-il, « en i-ecevarit cet
^ honorable temoignage des represcntans du
» peupJe et des etats de 1'Union, je suis profon-
» dement affecte des circonstances an milieu
» desquelles il m'est donne. Jusqu'a present tous
» mes predecesseurs dans ce poste eleve ou m'ap-
» pelle la faveur de la chambre, ont ete honores
» de la majorite des votes dans les colleges pri-
» maires d'elections; mon sort a voulu que, par
» les divisions d'opinion de mes eompatriotes,
» je fusse place en opposition loyale avec trois de
» mes concitojens , qui, a juste titre , jouissent
» de la faveur publique a un tres-haut degre, et
» dontle caractere, les talens etles services n'ont
» pas de plus sincere et de plus respectueux ad-
» mirateur que rnoi-meme. Les noms de deux
» d'entre eux ont ete, conformement au vceu
» de la constitution , presentes au clioix de la
» chambre des representans, en concurrence avec
» le mien. Leurs noms ont toujours ete intime-
» ment associes a notre gloire nationale, et Fun
» d'eux a obtenu, je dois le reconriattre , un
» plus grand nombre de votes populaires que
» le mien.
» Dans cet etat de choses, si , en refusant d'ac-
» cepter le pouvoir qui m'est confere, je pouvais
» fournir au peuple les mojens immediats d'ex-
)> primer de nouveau son vceu d'une maniere
» plus unanime, je n'hesiterais pas un seul in-
4-
'•> LAFAYETTE
» slant a le faire et a en appeler encore une fois
» a sa volonte souveraine; rnais la constitution
» elle-meme ne veut point que la nouvelle ques-
» tion que souleverait un refus soit ainsi decidee.
» Je resterai done an poste qui vient de m'etre
» assigne , au noni de la patrie, par ses organes
» constitutionnels. Intimide par la grandeur de
» la tache qui m'est imposee, rnais encourage
» par 1'espoir que le genereux appui que nos
» concitoyens m'ont toujours accorde dans le
» cours de ma vie entierement devouee a leur
» service, ne me sera pas retire, je me livrerai
» avec confiance a la sagesse des conseils legisla-
)> tifs qui doivent me diriger dans le sentier de
« mes devoirs , et j'implorerai surtout la protec-
)> tion de celui qui tient notre vie entre ses mains
» et qui est la source de tous nos succes.
)> Messieurs, je vous prie de faire agreer & la
» chambre 1'assurance de ma profonde gratitude
» pour la confiance qu'elle m'a accordee, et re-
» cevez pour vous-memes mes remercimens pour
» la maniere bienveillante dont vous m'avez com-
» munique sa decision. »
II serait assez interessant , ce me semble , de
comparer le style d'un citoyen des Etats-Unis,
arrivant , par la volonte du peuple, k la supreme
magistrature , avec celui d'un roi europeen au
moment de son avenement au trone par droit
divin. Peut-etre cette comparaison ne serait-
EN AMERIQUE. 53
elle pas sans profit pour les nations qui la fe-
raient.
Ce meme jour il y eut une grande soiree chez
le president Monroe. J'avais deja assiste a ces
sortes de reunions , qui sont fort remarquables
par la societe nombreuse et variee qa'on y ren
contre, par la douce liberte qui y regne , et par
I'aimable simplicite avec laquelle niadanie Mon
roe et ses filles en font les honneurs. Mais cette
fois la foule y etait si considerable, qu'a peiue
pouvait-on y faire un pas. Le desir cle voir le
nouvel elu et ses concurrens qu'on presumait
devoir s'y trouver , et qui y vinrent en effet? a
1'exception de M. Crawford toujours retenu
chez lui par ses soufFrances , avait attire tous les
habitans de Washington-City. Apres avoir salue
M. et Mme. Monroe, aupres desquels j'eus bien
de la peine a arriver , je cherchai avec empresse-
merit M. Adams et les autres candidats ; il me
semblait que leur situation vis-k-vis les uns des
autres devait etre embarrassante , et j'etais cu
rie ux de voir comment ils s'en tireraient. En en
trant dans un salon lateral j'apercus M. Adams :
il etait seu,l au milien d'un large cercle qui s'etait
forme a u tour de lui. Sa contenance etait simple
et modeste, com me dans toute 1'habitude de sa
vie. A chaque instant quelques personnes sor-
taient dela foule et venaient lui offrir leurs feli
citations qu'il recevait sans embarras , et aux-
54 LAFAYETTE
quelles il repondait en leur pressant eordialemerit
la main. A quelque distance, au milieu d?un
groupe de dames, etait madame Adams. Elle
me parut radieuse de contentement; mais il etait
facile de reconnaitre sur ses traits qu'elle etait
plus toucbee du triomphe personnel de son mari,
que des avantages ou des agremens qui pouvaient
en resulter pour elle. Pendant que j'examinais
avec attention ce tableau interessant, il se fit a la
porte du salon un mouvement tumultueux , et
un murmure de satisfaction s'eleva dans toute
J'assemblee ; j'en reconnus bientot la cause en
voyant paraitre le general Jackson. Tout le
monde se precipitait sur son passage, chacun
voulait presser sa main , c'etait a qui lui ferait
son compliment. A tous ces temoignages d'in-
teret il repondait avec un abandon plein de
cordialite. Mes regards attentifs se portaient al-
ternativement sui* M. Adams et sur le general
Jackson ; j'etais curieux de voir comment s'abor-
deraient ces deux hommes qui , la veille encore ,
etaient rivaux. Mon attente ne fut pas longue.
Des qu'ils s'apercurent ils se precipiterent 1'un
vers 1'autre , se prirent la main et se la tin rent
long- temps serree. Les felicitations offer tes par
le general Jackson furent franches et sinceres,
M. Adams en parut profondement touclie , et les
nombreux temoins ne purent contenir 1'expres-
sion de leur satisfaction. M. Clay arriva un in-
EN AMERIQUE. 55
slant apres, et la meme scene se renouvela. Peut-
etre celle-ci produisit-elle moitis d'effet que hi
premiere, parce que M. Clay, ayant eu moins
de chances de succes, etait suppose avoir moins
d'efforts a faire pour se resigner; ma is elle n'en
servit pas moins a me prouver combien est judi-
cieuse la nation qui porte ses choix sur de pa-
reils hommes. La generosite de caractere que
venait de montrerle general Jackson me rassura
entierement centre les menaces des milices de
Pensylvanie. Justement au moment ou mes re
flexions se portaient sur ce sujet, je rencontrai
dans la foule deux officiers avec lesquels j'avais
dine a York, et que j'avais remarques particulie-
rement pour leur exaltation. « He bieri ! » leur
dis-je, <i la grande question est decidee , et elle
» Test d'une maniere contraire a vos vceux. Qu'al-
» lez-vou^ laire? Gommericerez-vous bientot le
i> siege du Capitole? » — Us se mirent a rire.
« Vous vous rappelez done nos menaces? » me
dit Fun d'eux. « Nous etions , en efFet , en bon
» train de crier ; mais nos adversaires n'eri ont
» tenu compte, et ils ont bien fait; ils nous ont
» mieux juges que nous n'aurions voulu. Mainte-
» nant que la loi a parle, nous n'avons plus qu'a
» lui obeir. Nous seconderons Adams avec le
» meme zele que si nous 1'avions porte ; mais en
» meme temps nous eclairerons de pres son ad-
» ministration, et, selon qu'elle sera bonne ou
56 LAFAYETTE
» mauvaise , nous la defendrons ou nous Tatta-
» querons. Quatre ans sont bientot passes, et les
» consequences (Tune mauvaise election sont bien
» faciles a rep are r » — « Oui, » lui dis-je,
« plus faciles a reparer que les consequences de
» la legitimite ou de 1'beredite... » — Us me
quitterent en riant, et le lendemain personne ne
parlait plus d'election.
Eri considerant avec quell e ardeur, queile
passion les partis se disputent la presidence
pour un bomme de leur choix , on serait tente
de croire que le president des Etats-Uriis peut
etre pour ses amis ou ses partisans une source
intarissable d'avantages de toutes especes, et que
sa puissance est telle qu'il peut a son gre dis
penser les faveurs, les emplois , les richesses.
Pour detruire cette erreur, il me suffira de citer
1'article de la constitution qui determine les at
tributions du chef du gouvernement, et on con-
viendra qu'elle laisse entre ses mains moins de
mojens de corruption que n'en a chez nous le
plus mince prefet.
« Aucun individu autre qu'un citoyen ne dans
» les Etats-Unis, ou etant citoyen lors de 1'a-
» doption de cette constitution , ne peut etre
» eligible a la place de president. Aucune per-
» sonne ne sera eligible a cette place a moins
)> d'avoir atteint 1'age de trente-cinq ans et d'a-
» voir reside quatorze ans dans les Etats-Unis.
EN AMERIQUE. 5y
» En cas que le president soil prive de sa place1,
» ou en cas de mort , de demission , ou d'iiica-
)> pacite a remplir les pouvoirs et les devoirs de
« cette place, elle sera confiee an vice-president,
)> et le congres peut par une loi pourvoir an cas
» du renvoi , de la inort , de la demission ou de
)> I'inhabilete tant du president quedu vice-pre-
» sident , et ordonner quel employe public rern-
» plira en pareil cas la presidence jusqu'a ce que
» la cause de I'inhabilete n'existe plus, ou qu'un
» nouveau president ait ete elu.
» Le president recevra a des epoques fixees
» une compensation pour ses services , qui rie
» pourra etre augmentee ni diminuee pendant
» 3a periode pour laquelle il aura ete elu , et
» pendant le meme temps il ne pourra recevoir
>» queique autre emolument des Etats-Unis ou
» d'un d'eux.
» Avant son entree en fonction , il pretera le
» serment suivant :
» Je jure sol en n ell em en t que je remplirai fide-
» lement la place de president des Etats-Unis ,
» et que j'emploirai tons mes soins a conserver,
)> proteger et defendre la constitution des Etats-
» Unis.
» Le president sera commandant en chef des
» armees et des flottes des Etats-Unis et de la
» milice des divers etats, quand el les seront au
)> service des Etats-Unis. II peut requerir 1'opi-
58 LAFAYETTE
» nion ecrite dd'employe principal dans cliacun
» des departemens executifs sur tout objetayant
» rapport aux devoirs imposes; et ii aura le pou-
» voir d'accorder diminution de peine et meme le
» pardon pour les delits envers les Etats-Unis ,
» excepte dans le cas de mise en accusation par la
» chambre des representaus.
» II aura le pouvoir, par et avec le consente-
» ment du senat, de faire des traites, pourvu que
» les deux tiers des senateurs presens 1'approu-
» vent ; et il nommera , par et avec le consente-
» ment du senat, et enverra des ambassadeurs ,
» d'autres ministres publics et des consuls, les
» juges ties cours supremes , et autres employes
M des Etats-Unis , aux nominations desquelles il
» n'aura pas ete pourvu d'une autre maniere dans
» cette constitution , ou qui seront determinees
» par une loi. Mais le congres peut par une loi.
» attribuer la nomination de ces employes subal-
)) ternes au president seul , aux cours de loi , ou
» aux chefs de departemens.
» Le president aura le pouvoir de remplir
» toutes les places vacantes pendant I'intervalle
» des sessions du senat , en accordant des com-
)) missions qui expireront a la fin de la session
» prochaine.
» De temps en temps le president donnera
» au congres des informations sur 1'etat de FU-
» nion , et il recommandera a sa consideration
EN AM£RIQUE. 69
» telles mesures qu'il jugera convenables. 11 peut,
» dans les occasions extraordinaires , convoquer
» les deux cbambres ou 1'une d'elles, et , en cas
» qu'elles soient divisees sur le temps de leur
j) ajotirnexnent , il peut les ajourner a tel temps
» qu'il lui paraitra convenable. II recevra les
» ambassadeurs et les autres ministries publics.
» 11 veillera a ce que les lois vsoient fidelement
>> executees, et il donnera leurs commissions a
» tons les employes des Etats-Unis.
» Le president pourra etre depose, si, a la
» suite d'uue accusation , il est convaincu de tra-
» bison , de dilapidation du tresor public , ou
» d'autres crimes et d'inconduite. »
On voit <jue la constitution , en determinant
d'une maniere precise les attributions et la puis
sance du premier magistral, a eu plus en vue le
bonbeur et les interets de la nation , que la sa
tisfaction d'un individu et de sa fa mill e. Aussi le
president se trouve-t-il dans une situation telle ,
que, quel que soil son caractere personnel, il lui
est impossible de porter une atteint grave a. la
liberte , aux droits , a Tbonneur cle ses conci-
toyens. II n'a point , comme quelques rois du
vieux continent , plusieurs millions derevenus et
d'immenses domaines. La loi ne lui accorde que
cent trente mille francs d'appointemens; mais ce
n'es'v point sur la somptuosite de ses equipages,
sur 1'eclat d'une garde nombreuse , ou sur le
60 LAFAYETTE
nombre de ses courtisans que repose la majesle
de son caractere.
Ne pouvant se retrancher ni derriere la res-
ponsabilite de ses ministres, ni se couvrir de
1'infaillibilite de son caractere ou de Finviolabi-
lite de sa personne, que 1'acte constitutionnel ne
garantit point, le president des Etats-Unis est
veritablement oblige de mediter lui-meme avec
soin tons les actes du pouvoir executif qui ne
reside qu'en lui seul; et les citoyens sont telle-
ment persuades que les fonctionsde chef del'etat
ne peuvent se bien remplir que par un travail
de tous les jours et de tous les instans , qu'ils
seraient fort etonnes , et peut-etre meme fort
mecontens si quelquefois les journaux annon-
caient que le president a travaille tel jour pen
dant deux ou meme pendant trois heures avec
tel ministre.
Enfin, pour achever de donner une juste idee
de cette simplicite a laquelle un president des
Etats-Unis est reduit par 1'economie, d'autres
diraient peut-etre par la parcimonie de la con
stitution , je crois ne pouvoir mieux faire que de
rapporter 1'anecdote suivante, dont j'emprunte le
recit au spirituel auteur d'un Voyage aux Etats-
Unis en j8i81.
1 foyage aux Etats-Unis , par miss Wright , traduit.
parM. Parisot, en 1822.
EN AMFlRlQUE. 6l
(( Bleker Olsten , ministre de Daneniarck aux
» Etats-Unis, sous la presidence de M. Jefferson,
o ayant appris, a son arrivee a Washington, que
» le president etait visible tous les jours a deux
» heures , se presenta a cette heure pour rendre
» ses devoirs au chef de la nation americaine.
» M. Jefferson le recut avec tant de politesse et
)> de cordialite , ct lia avec lui une conversation
» si animee , qu'une heure s'etait ecoulee avant
» que Fetranger s'apercut que sa visite avait
» etc extraordinairement prolongee. A la fin ,
» 1'entretien commcnca a languir, et le diplo-
» mate etranger attendait qu'on le congediat,
» tandis que le president, comnie on peut le
» presumer, desirait que celui-ci termiriat sa vi-
» site ; mais la simplicite de Ve?itree n'avait pas
» etc suffisante pour faire comprendre a un
» ministre europeen celle de la sortie. Le repre-
» sentant du roi de Danemark restait cloue sur
M son siege, attendant le signal de la retraite.
» 11 eut beau attendre ce signal , le president ne
» le donna point. Persuade qu'il etait importun ,
» et se sentant de plus en plus mal a son aise ,
» desirant de sen aller, et cependant craignant
» de commettre de la sorte une plus grande faute
)> contre le decorum, le pauvre ministre demeu-
» rait assis, comptant Jes minutes. Enfin , 1'heure
» du repas arriva, et M. Jefferson mit le comble
» a sa confusion en le priant de rester et de
62 LAFAYETTE
» partager un repas de famille. Bleker Olsten se
» leva , balbutia une excuse et s'echappa de 1'ap-
» parternent.
» De la rnaison du president, le minis tre de-
» coritenance se rendit precipitamment chez un
» American! de sa connaissance , qui occupait un
» cniploi dans le gouvernement , et avec lequel
» il s'etait deja entretenu sur les institutions na-
» tionales. II lui raconta son aventure, et entra
» ensuite en explication sur ce sujet. « Com-
»> ment, » lui dit-il, « j'aurais du me retirer sans
» qu'on me congediat? ]X'avez-vous done pas
» d'etiquette? Ne reconnaissez-vous aucune dis-
» tinction de rang ou d'emploi ? Comment
» existez-vous comme nation ?De quellemaniere
» vous y prenez-vous pour conserver a vos auto-
» rites constitutes le respect necessaire pour leur
» donner du poids et procurer de la solidite au
» gouvernement? Peut-etre avez-vous quelques
» autres formalites que je lie connais pas; ex-
» pliquez-les moi ; apprenez-moi les regies que
» je dois observer dans mes relations avec votre
» president. »
On fit entendre alors a Bleker Olsten qu'il
avail laisse les formalites de 1'etiquette dans les
cours des souverains de i'Europe, et que le seul
privilege dont jouissait le president des Etats-
Unis dans ses relations avec ses concitoyens ,
etait de recevoir des visites sans les rendre,
EN AMERIQUK. 63
usage fonde sur la simple raison que, s'il renclait
une visite, il faudrait qu'il les rendit toutes ,
cequi, £ cause de la trop grande quantite de
personnes qui venaient le visiter , et de ses
iiombreuses occupations y etait absolument im
possible.
Le meme ministre , dinant quelques jours
apres chez M. Jefferson , ne nianqua pas de s'ex-
cuser sur la longueur de sa derniere visite , et ,
apres en avoir explique la cause , temoigna la
surprise que lui causaierit des manieres si nou-
velJes pour un Europeen. « Je sais , » ajouta-t-il ,
« que ce n'est pas a un etranger a critiquer les
» coutumes d'un pays qu'il visite ; je suis persuade
» egalement que le president actuel peut se met-
» tre au-dessus de toute formalite ; mais 1'interet
» que je prends & votre pays me servira d'ex-
» cuse , si je blame une simplicite de manieres
» qui peut etre bonne pour un Jefferson, mais
» qui serait peut-etre dangereuse pour ses suc-
» cesseurs. II y a des regies generales auxquelles
» on doit se soumettre , parce qu'elles sont faites
» pour tous les temps et pour tous les homines.
» Croyez-moi , monsieur, ou plutot croyez-en
» 1'experience des siecles, qui m'autorise & af-
)> firmer que les regies de 1'etiquette ne peuvent
» etre violees impunement , et que , pour assurer
» la stabilite des gouvernemens , leurs cbefs doi-
» vent etre environnes d'une splendeur et d'une
64 LAFAYETTE
» pompe iaites pour commander Fobeissauce tie
» la multitude.
» Je ne pretends pas, » repondit M. Jeffer
son, contester la justesse de vos observations
» par rapport aux rois; reals moi, monsieur, je
M ne suis point roi. Permettez-rnoi de vous ru-
» center line anecdote qui expliquera la difle-
» rence. Vous connaissez la passion clu roi de
» Naples pour la cbasse. II arriva qu'un jour su-
» perbc pour prendre ce plaisir, sa majeste fut
» obligee de tenir un grand lever. Les presenta-
)) tions furent encore plus nombreuses que le roi
» lui-meme ne s'y etait attendu , et menacaient,
>> par leur duree interminable , de le priver de
» son amusement favori. A la fin il perdit pa-
» tieiice, et, se tournant du cote du fameux Ca-
» raccioli , qui etait alors ministre des affaires
» e'trangeres : « Marquis , » lui dit-il , « que ces ce-
» remonies sont ennuyeuses!» - - «Votre ma-
» jeste , » repondit Caraccioli avec une profonde
reverence , u votre majeste oublie qu'elle est
» elle-meme une ceremonie. »
« Je ne sais,» me dit la personne de qui je
tiens cette anecdote, » si Bleker Olsten sentit
» dans le moment le trait que lui avait decocbe
» le president; mais il demeura dans notre
» pays, et parut avoir compris, avant de le quit-
» ter, quenotre gouvernement n'a pasbesoin d'etre
» soutenu par des moyens artificieJs; qu'il n'a
EN AME1UQUE. 65
» pas a sa tete un etre irresponsable crec par une
» fiction superstitieuse, une ceremonie, niais im
» horn me comp table de toutes ses actions, qui
» a des devoirs nombreux et importans a rem-
» plir, et dont la place dans 1'estime publique
» est marquee par la maniere dont il remplit ces
)> devoirs , et non par une vaine pompe et par les
» regies frivoles de 1'etiquette. »
Si la difference qui existe entre le president
cles Etats-Unis et les rois de f Europe est grande,
celle qui existe entre les ministres de cette repu-
blique et les notres n'est pas nioins remarquable.
Un ministre des Etats-Unis n'a que 3o,oco fr.
d'appointemens , point d'hotel, point d'ameu-
biement, point de train de maison payes par la
nation ; a sa porte point de factionnaires; quand
il sort point de domestiques en costume ridi
cule pour le faire reconnaitre; hors de son mi-
nistere point de privilege , mais aussi point de
responsabilite pour ses actes devant le peup]e.
Choisi par le president , il n'eii est pour ainsi dire
que Vinstrument , et lui doit tout son temps.
Gonime il n'a point a ses ordres une armee de
directeurs generaux , de chefs de division, d'em-
ployes de toutes les classes a gros gages, il est
oblige de mettre lui-meme la main al'oeuvre,
et gagne bien ses appointemens, qui sont trop
modiques, il est vrai, pour qu'il lui soit possible
de don nor souvent de somptupnx diners aux
()6 LAFAYETTE
membres du congres , niais qui suffisent cepen-
dant a un homme sage et consciencieux qui com-
prend bien que c'est seulenient par son activite
et sa probite, et non par les intrigues et la cor
ruption, qu'il accomplira les devoirs qui lui sont
imposes, et qu'il repondra a la conliance dont il
est lion ore.
Les habitudes des ministres americains sont si
simples et different si peu de celles de leurs con-
eitoyens, que rien , absolument rien, dans leur
exterieur, ne pourrait les faire reconnaitre en
public. Pendant les premiers temps de notre
sejour a Washington, lorsque nous avons voulu
leur rendre les visites qu'ils avaient eu la honte
de nous faire, il nous a fallu plusieurs fois de-
mander ou etait, non leur hotel, car on ne
nous eut pas compris , mais leur demeure, quoi-
que nous fussions deja dans la rue qu'ils habi-
taient. Quelquefois, lorsque nous avons frappe a
la porte de leur maison, ce sont eux-mernes qui
nous out ouvert; souvent nous les avons rencon
tres , le portefeuille sous le bras, revenant a pied
de leur ministere k leur maison , ou les atten-
dait le modeste repas de famille. Tout eel a , sans
doute, paraitrait bien bourgeois chez nous;
mais aux Etats-Unis, ou le peuple tient plus a
une bonne administration qu'au luxe cle ses ad-
ministrateurs , on trouve tout cela naturel, et je
crois qu'on a raison.
EN AMERIQUE. 67
Cette extreme simplicite des ministres s'etend
aussi a tous les autres officiers publics, et c'est
en elle qu'est tout le secret de cette economic
de gouvernement que nous admirons tant , et a
laquelle nous ne parviendrons probablement
jamais.
Un senat et une cliambre des representans
forment le pouvoir legislatif des Etats-Unis,
pouvoir qui emane directement du peuple ,
et qui contrebalance la puissance du pouvoir
executif; de telle sorte que, sil arrivait que
la nation , dans un moment d'erreur , accor-
dat la presidence a un liomme inhabile ou
mal interitionne , la fucheuse influence de cet
homme serait a peu pres paralysee par celle du
congres.
Le congres a le pouvoir :
D'etablir et de faire percevoir des taxes, droits,
impots et excises; de payer les deltes publiques
et pourvoir a la defense commune et au bien-
etre general des Etats-Unis. Mais les droits , im
pots et excises etablis doivent etre les memes
pour tous les etats de 1'Union ;
D'emprunter de 1'argent sur ]e credit des
Etats-Unis ;
De regler le commerce avec les nations etran-
geres, entre les divers etats et avec les tribus
indiennes;
D'etablir une regie generale pour los natura-
CK LAFAYETTE
lisations, et des lois generales sur les banque-
routes dans ies Etats-Unis ;
De battre moimaie, d'en regler la valeur
comnie celle des monnaies etrangeres, et de
fixer la base des poids et mesures ;
D'assurer la punition des contrefacteurs des
monnaies courantes et du papier public ;
D'etablir des bureaux de poste et des routes de
poste ;
D'encourager les progres des sciences et des
arts utiles, en assurant pour des temps limites,
aux auteurs on inventeurs, le droit exclusif sur
lears ecrits et sur leurs decouvertes;
De constituer des tribunaux subordonnes a la
cour supreme; de definir et punir les pirateries et
felonies commises en haute mer, et les offenses
centre les Icis des nations ;
De declarer la guerre; d'accorder des lettres
de marque et de represailles, et de faire des re-
glemens concernant les captures sur terre et SUF
mer ;
De lever et d'entretenir des armees; mais au-
cun argent pour cet objet ne peut etre vote pour
plus de deux ans;
De creer et d'entretenir urie force maritime ;
D'etablir des regies pour radministration et
Torganisation des forces de terre et de mer;
De pourvoir a ce que la milice soit convoquee
pour faire executer les lois de FUnion, pour
EN AMEllIOUE. 69
les insurrections et repousser les in
vasions; ,
De pourvoir a ce que la milice soit organises ,
armee et disciplinee ;
De disposer de cette partie de la milice requise
poar le service des Etats-Unis, en laissant aux etats
respectifs la nomination des officiers et J'etablis-
sement de la discipline presents par le congres.
Tous les bills etablissant des impots doivent
«tre debattus d'abord dans la chambre des re-
pcesentans ; mais le senat peut y concourir par
des amendemens comme pour les a Litres bills.
Tout bill qui a recu 1'approbation du senat et de
la chambre des representans? est , avant de de-
venir loi , presente au president des Etats-Unis ;
s'il Tapprouve, il j appose sa signature, sinpu il
le renvoie avec ses observations a la chambni
-dans laquelle il a ete propose ; elle consigne tout
au long les objections dans son journal ? et discute
de nouveau lebill. Si ., apres cette seconde dis
cussion , les deux tiers dela chambre sedeclarent
pour faire passer le bill , il est renvoye , avec les
objections du president, a 1'autre chambre, qui
le discute egalement; et, si la meme majorite
1'approuve, il devient loi; mais, dans ce cas, les
votes de la chambre doivent etre determines par
oui et par non , et les noms des personnes vo-
tant pour et centre inscrits sur le journal de cha-
que chambre respective. Si , au bout de dix jours,
70 LAFAYETTE
(les dimanehes non compris) le president rie
renvoie pas le bill presente, il a force de loi
comme s'il etait approuve de ce magistrat , a
moins cependant que le eongres, en s'ajournant,
ne previenne le renvoi.
G'est le premier lundi du mois de decembre ,
chaque annee, que s'assemble le congres; sa
tluree varie suivant 1'importance de ses travaux ,
mais s'etend rarement au-deia du mois demai.
Des le milieu de novembre, on voit arriver a
Washington -City les senateurs et les represe"n-
tans envoyes par chaque etat de 1'Union. Parmi
eux il en est beaucoup qui , pour venir remplir
leur mandat , ont eu a parcourir plusieurs cen-
taines de lieues a travers des forets inhabitees et
des routes difficiles. En arrivant, ils se logent
simplement , economiquement a 1'auberge , ou
souvent ils ne trouvent un lit que dans une
chambre commune entre quatre ou cinq de leurs
collegues. La table est aussi commune entre
tous ceux qui habitent la meme auberge. G'est
la ordinairement qu'apres un repas frugal , se
tiennent ces conversations pleines d'interet , dans
lesquelles se discutent a 1'avance , et avec cordia-
lite , la plupart des questions qui doivent etre
agitees pendant la session. Le premier lundi de
decembre arrive, la session s'ouvre , et des la pre
miere seance les travaux commencent, car deja
chacun est a son poste. Le president de la cham-
EN AMERIQUE. 71
bre, charge de diriger et de resumer les discus
sions, occupe une tribune elevee, devant laquelle
les representans sont places , deux a deux , a de
petites tables commodement disposees dans 1'en-
ceinte demi-circulaire qu'entourent de vastes ga-
leries remplies d'un public nombreux. Apres la
lecture du message du president des Etats-Unis ,
et la formation des vingt-trois comites charges
de 1'examen des differentes questions qui doivent
etre soumises a la discussion, les debats s'ou-
vrent. Us ne ressemblent en rien a ceux qui
ont lieu dans notre chambre des deputes. Us
sont calmes et graves. On n'y enterid jamais
pron oncer de ces longs di scours ecrits , penible-
ment elabores dans le cabinet , et passant a cote
de toutes les objections. Ghaque membre parle
desa place, et la discussion n'a jamais d'autre
caractere que celui d'une conversation animee
entre geris qui s'estiment et qui veulent pour les
autres comme pour eux-memes une entiere li-
berte d'opinion. Quand un membre prend la
parole , s'il se laisse entrainer par la chaleur d'une
Jongue improvisation , on reconnait facilement ,
a la maniere dont il s'exprime, qu'il est plus
anime du desir de convaincre les autres ou de
s'eclairer lui-meme , que preoccupe de la maniere
dont sera jugee son eloquence dans tel salon ou
dans telle coterie. Mais , quel que soit 1'efietqu'i]
produise sur ses auditeurs , il est sur de n'etrc
72 LAFAYETTE
jamais interrompu, ni par d'indignes clameurs,
ni par des applaudissemens dont Finconvenance
blesserait la dignite de 1'asseniblee. La police
de la chambre , facilement exercee par le presi
dent, n'a pas besoin , pour etre maintenue, de
1'intervention d'huissiers ridiculement armes et
Labilles. Un seul homme, appele sergeat d'ar-
mes, veille, a la porte de la salle, a ce que le
public ne s'introduise pas au milieu des repre-
sentans ; et deux jeunes garcons , assis au pied
de la tribuoe du president, s'occupent sans
bruit et sans eclat de la distribution des lettres,
bulletins et rapports adresses aux membres de
1'assemblee.
G'est ainsi que , pendant une session de plusieurs
mois, cliaque jour est consciencieusement em
ploye par les representans de la nation a la dis
cussion des plus cliers interets tlu peuple. Aus-
sitot la session close, cbaque depute retourne
aupres de ses commettans , et trouve dans 1'ac-
cueil qu'ils lui font la plus douce recompense
qu'il puisse ambitionner, s'il a bieu rempli son
mandat.
Entraine par le desir de retracer ici , tel qu'il
m'a apparu, le caractere des principaux pou-
voirs du gouvernement americain , je m'apercois
que j'ai neglige une foule de details interessans
touchant riotre sejour k Washington ; j'aurai
peut-etre occasion de les reprendre plus tard ;
EN AMERIQUE. ?3
maisje rie terminerai cependant point ce cha-
pitre sans parler de la fete donnee par le con-
gres, le ier. Janvier. Ce jour avait etc indique
par les deux chambres pour une grancle reunion
a un banquet offert au general Lafajette. Les
representans du peuple voulurent consacrer ainsi
1'hospitalite americaine en faisant asseoir Thole
de la nation a une table ou toute la grande fa-
mille assistait en leur personne. M. Gaillard ,
president temporaire du senat , et M. Clay, ora-
teur de la cbanibre des representans , presidaient
le repa-s. M. Gaillard avait a sa gauche le general
Lafayette, et a sa droite M. Monroe, president
des Etats-Unis , qui , derogeant cette lois, et
sans doute a cause du general Lafayette , a la loi
qu'il s'etait faite de ne jamais se trouver a au-
cune fete pubiique , avait cependant accepte
Tinvitation ; M. Clay avait egalement a ses cotes
les ministres des Etats-Unis. Parmi les invites
figuraient le general Dearborn , ministre des
Etats-Unis pres la cour de Portugal; les gene-
raux Scott , Macomb , Jesup et notre clier com-
patriote Bernard , a cote duquel j'eus 1'honneur
d'etre place ; les commodores Baimbridge , Tin-
gey, Stward et Morris , ainsi que plusieurs offi-
ciers publics du rang le plus eleve. Parmi les
convives , le general Lafayette cut le plaisir de
trouver quelques-uns de ses anciens compagnons
d'armes. Le capitaine Allyn , du Cadmus, re-
74 LAFAYETTE
comment arrive tie France 1 , s'etait aussi renclu
a 1'invitation qu'il avait recue. La salle etait de-
coree avec le plus grand eclat, et les convives
animes d'un esprit d'union qui faisait assez voir
qu'ils consideraient cette ceremonie comme une
fete de famille.
G'est dans des reunions pareilles quel'on peut
etudier 1'esprit public d'un peuple, lors surtout
que ses representans , choisis librement, et n'ayant
aucune raison de flatter le pouvoir ou de dissi-
muler leurs pensees, laissent un libre essor a
tous leurs sentimens. II y a surtout dans un repas
de corps un certain eritrainement qui tend a
montrer sous un jour plus apparent telle partie
du caractere des convives , qui , en toute autre
occasion, ne se serait pas manifestee d'une ma-
mere aussi sensible. L'opinion politique des le-
gislateurs de 1'Union devait done etre exprimee
en cette circonstance avec plus de force , avec
plus d'abandon qu'elle ne 1'avait ete dans ces
seances solennelles, ou la gravite de 1'etiquette
tendait a paralyser l'epancliement. G'est dans
les toasts et dans les vceux qui les accompagnent
1 C'est a cette epoque que le capitaine Allyn apporta
le beau portrait en pied de Lafayette , peint par M. Schef-
fer et offert par ce jeune artiste au congres, qui en accepta
1'hommage, et le fit placer dans la rotonde du Capitolc ,
oil il justifie la reputation bien acquise de son auteur.
EN AMERIQUE. ?5
que Ton retrouve cette opinion tout entiere.
Quelques-uns rappellent des principes, d'autres
Jeur application telle qu'elle est entendue par les
Americains. Ici, c'est « Au peuple, source de
» tous les pouvoirsj a V opinion publique et a la
» liberte de la presse , glaive flamboyant qui
M garde les approches de I'arbre de la liberte , »
qu'ils portent ces toasts et ces voeux. La c'cst
« A la Grece regeneree et ravivee dans Athenes
» et dans Sparte; aux republiques de V Ami-
)> rique du Sud , auxquelles I'exemple de I'U-
» nion prepare des succes semblables. «
La sante de M. Monroe ayant etc proposee,
tout le monde se leva spontanement , et 1'on
put s'apercevoir que ceshommages etaient moins
rendus au chef de la republique , qu'au vene
rable] patriote que tant de services recomman-
dent a 1'amour des Aniericains. II prononca d'une
voix emue des remerciniens qui toucherent d'au-
tant plus les convives, qu'ils semblaient etre les
adieux du president, apres une magistrature de
huit annees. On but ensuite le toast suivant en
1'honneur du general Lafayette : « An grand
)> apotre de la liberte, que n abattirent point les
w persecutions de la tyrannic , que I amour des
» richesses ninjluenca pas, que ne purent se-
» duire les applaudis semens populaires. Ilfut
» toujours le meme , dans les fers d'Olmutz ,
» dans ses divers travaux, au faite de la puis-
76 LAFAYETTE
» sance et de la gloire. » A ce toast, le general
se leva et clit : « Les expressions me manquent
» pour rendre tout nion respect et toute ma re-
» connaissance pour les bontes dont vous me
» comblez ; mais j'espere qiie vous rendrez jus-
» tice a la chaleur de mes sentimens americains.
y> Permettez qu'au toast qui vient d'etre porte ,
» je reponde par eelui-ci : A I'union perpetuelle
» entre les Etats-Unis. Elle nous a deja sauves
» dans des temps d'orages, unjour elle sauvera
» le monde. »
FaisanL allusion a la situation actuelle du ge
neral, M. Gaillard, president du senat, proposa
& son tour un toast et 1'accompagna de ces pa
roles : « Puisse tout genereux defenseur des
» droits dun peuple , obtenir la plus grande
t> recompense quil soit donne a un homme de
») recevoir ; I 'admiration , la reconnaissance et
» faffectionde tout un peuple. »
Immediatement apres , et comme si la chose
avait fait suite a ce qui venait d'etre dit, M. Clay,
orateur de la chambre des representans , se leva
et reclama 1'attention autant que la bienveil-
lance de 1'assemblee; puis, dans une eloquerite
et rapide allocution, ii porta les regards des
convives sur les republiques de l'Arnerique du
Sud, qui, sans 1'aide d'aucun peuple, sans se-
eours , sans le devouement ni 1'exemple d'un
Lafayette , mues par la seule conscience de leurs
EX AMliRIQUE. 77
clroits, et defendues par leurs montagnes, com-
hattent pour conquer! r la liberte. II gemit de ce
que les principes cl'ordre politique avaient fait a
1'Union le penible devoir de demeurer specta-
trice de leurs efforts. II plaignit FEspagne, si
rnalheureuse au milieu de ses erreurs, nourris-
sant le reve de la conquete de ses colonies ; il la
peignit impuissante pour ses projets, et deplora
une neutralite que la communaute de principes
repoussait Ici? 1'orateur, domine par sa pro-
pre impatience, s'interrompit et proposa la sante
du liberateur Bolivar, le Washington de VAmb-
rique du Sud.
G'est une analogic de faits assez remarquable
que tandis qu'on associait ainsi le nom de Bolivar
aux fetes qu'on donnait a Washington , celui de
Lafayette etait aussi lionore publiquement a Ca
racas.
Ce toast termina le repas, et les scenes tou-
chantes et patriotiques qui s'etaient succedees
pendant sa duree. Cbacun des convives exprima
le regret que tous les Americairis n'eussent pas
pu y prendre place.
78 LAFAYETTE
CHAPITRE III.
DEPART L»E WASHINGTON. SENTIMETVS AME1UCAINS. LION DE
AIER. FAMILLE DE NEGRES LIBRES. RALEIGH. FAYETTEV1LLE.
CAROLINE DU NORD.
DES les premiers jours de fevrier, le general
Lafayette avait recu, de tons les etats du sad et
de 1'ouest de 1'Union, des invitations si pres-
santes , qu'il ne lui etait plus permis d'hesiter
encore sur le parti qu'il avait a prendre, et des
lors nous nous etions occupes avec activite , et de
iiotre ordre de marclie , et cles moyens de sur-
monter ies difficultes que tout le monde nous
assurait devoir etre tres-grandes dans un voyage
de cette nature et de cette longueur. Nous avions,
en effet, une ligne de plus de douze cents lieues
a parcourir en moius de quatre mois , pour nous
trouver le 17 juin a Boston, ou le general s^etait
engage a assister a la celebration de Fanniver-
saire de Bunkers-Hill ; et uae partie des pays que
nous avions a traverser etoient a peine ha bites
ou n'avaient que des routes difficiles et nial tra-
cees. Mais grace a 1'experience du general .Ber
nard, aux lumieres du directeur general des
EN AMERIQUE. 79
postes ( M'\ Glean), et aux eonseils des repre-
sentans qui e talent a Wasliington , M. George
Lafayette parvint a tracer un itineraire si bien cal-
oule , que son pere n'eut point a craindre de ne-
gliger dans sa course aucun des points irapor-
tans des divers etats que nous avions a visiter,
quoique la plupart de ces points se trouvassent
souvent a plusieurs milles a droite ou a gauche
de notreligne principale de niarche ; et son temps
i'ut si rigoureusemcnt compte , qu'a moins de
maladie ou d'evenemens graves nous devious ar-
river a Boston au jour promis.
Nous ne negligeames aucune des precautions
propres a nous faire surmonter les obstacles
dont tout le monde nous menacait dans ce nou-
veau voyage. Les amis du general ne pouvaient
penser, sans nn sentiment de crainte , aux fatigues
et aux dangers auxquels il allait , disaient-ils, s ex-
poser. Madame Elisa Gustis, de la familie Wa
shington , s'empressa de lui offrir sa voiture com
mode et douce. Nous achetames de bons clievaux
de selle pour suppleer a ia voiture dans les che-
mins trop diificiles; nous simplifiames le plus
possible nos bagages, et le 20 fevrier , a neuf
heures du soir, nous nous embarquames sur le
Potomac, que nous descendimes jusqu'a son em-
boucliure dans la baie de Chesapeake, d'ou nous
gagnames Norfolk, ou nous debarquames le
^5 de grand matin , apres deux nuits et un jour
80 LAFAYETTE
d'une heureuse navigation. Nous reparlimes le
jour meme pour filler diner a Suffolk , tres-petite
ville, ou le general etait attendu avee tout. 1'em-
pressement et Ja bienveillance qu'il avail, jus-
qu'alors rencontres a cliaque pas. Notre marche,
favorisee par une belle route et un beau temps ,
fut tres-rapide. A quelques milles de Norfolk,
nous fumes obliges de nous arreter quelques in-
stans devant une auberge isolee sur la route et
cl'assez mince apparence, alin de faire rafraichir
nos chevaux. Nous etions restes dans noire voi-
ture, lorsque 1'aubergiste se presenta a la por
tiere, demanda a voir 3e general , et le pria avec
instance de clescendre un instant et d'entrer dans
sa niaison. « N'eussiez-vous que cinq minutes a
)) nraccorder, » lui clit-il , « ne me les refusez
» pas, car ce sera cinq minutes de bonheur pour
» moi. » Le general se rendit a sa priere, et nous
le suivimes dans une chambre basse d'une sim-
plicite voisine clu besoln , mais d'une proprete
remarquabie. Le welcome Lafayette etoit char-
bonne sur la muraille blanche, et entoure de
quelques branches de sapin cueillies a Fentree de
la foret voisine. Pres du foyer ou pt3tillait le bois
resineux, etait une petite table couverte d'une ser
viette bien propre et charges de quelques flacons
renfermant de l'eau-de-vie et du wisky; a cote
d'une assiette couverte de verres etait une autre as-
siette remplle de tranches de pain coupees et
EN AMERIQUE, 81
rangees avec soin. Ces niodestes rafraichissemens
nous furent offerts avec une bonte et nne cor-
dialite qui en relevaient beaucoup le prix. Pen
dant que nousles prenions,raubergiste avait dis-
paru; il revint un instant apres, accompagne
de sa femme qui portait un jeune enfant de trois
a quatre ans , dont les joues fraiches et fermes
servaicnt de temoignage a la tendresse des soins
dont il est 1'objet. Le pere nous presenta d'abord
sa femme, prit ensuite 1'enfant dans ses bras,
et , apres lui avoir fait mettre une de ses petites
mains dans la main du general , il lui fit repeter
avec expression les mots suivans : « General La-
» fayette , je vous remercie pour la liberte que
» vous avez cotiquise pour mon pere, pour ma
» mere , pour moi-meme et pour ma patrie... »
Pendant que 1'enfant parlait, le pere et la mere
fixaient des regards attendris surle general ; leurs
coeurs etaient d'accord avec la bouche de 1'en
fant, et les larmes qui s'echappaient malgre eux
de leurs paupieres prouvaient combien leur re
connaissance etait vive et profonde. Si j'en juge
par ce que j'eprouvai moi-meme a la vue de cette
scene si simple et cependant si sublime, le ge
neral Lafayette dnt trouver cet instant un des
plus doux de sa vie. II ne put cacher son emotion ,
ii embrassa 1'enfant avec tendresse, et se sauva
dans sa voiture, ou 1'accompagnerent les benedic
tions de cette famille libre et si digne de 1'etre.
ii. 6'
82 LAFAYETTE
Ce meme jour, un peu avant d'arriver a Suf
folk, quelques negres nous arreterent , et nous
prierent d'entrer dans leur cabane, situee sur le
bord de la route , pour nous y montrer un ani
mal fort extraordinaire , qu'ils nous dirent toe
le lion de mer. II avait environ sept pieds de
long , etait revetu d'une peau velue de couleur
fauve marquelee de noir ; la grosseur de son
corps, pres des epaules, etait a peu pres celle
d'un veau, et allait'en diminuant considerable-
ment jusqu'a 1'extremite posterieure terminee
en larges nageoires; sa tete petite, ronde et le-
gerement aplatie , ressemblait un peu a celle du
tigre ; sa gueule etait garnie de dents longues,
fortes et acerees; ses membres , excessivement
courts, avaient la forme d'une main; les doigts
etaient joints ensemble par une membrane sus
ceptible d'un grand developpement, et armes
de grifies tres-fortes et tres-aigues. Les negres
nous raconterent qu'en se promenant sur les
bords Hi Elisabeth-River, au moment de la ma-
ree basse, ils apercurent cet animal sur le sable,
cu il paraissait avoir ete laisse par les flots; des
qu'il vit ces hommes ilmarcha vers eux , mais sans
demonstrations hostiles. Les negres cependant
prirent d'abordla fuite; il les suivit long-temps,
mais avec une grande lenteur, comme il est fa
cile de le concevoir, en examinant le peu de lon
gueur de ses membres , qui paraissent plutot
EN AMERIQUE. 83
fails pour nager que pour marcher. Apres avoir
fait une centaine de pas en fuyant, un des ne
gres, arme d'un fusil, se retourna , fit feu sur
Familial, qui recut le coup dans le flanc et ex-
pira presque aussitot.
Quelques complimens sur leur courage , et
quelques pieces de nionnaie , rendirent fort heu-
reux ces pauvres negres , que nous quittames
pour aller visiter une habitation voisine qu ou
nous dit appartenir a une nonibreuse famiile de
noirs libres. La niaison etait fort bien tenue
tant a 1'interieur qu'a 1'exterieur; je fus frappe
de 1'ordre et de la proprete du menage, ainsi
que de la bonne mine des habitans , qui me pa-
rurent etre dans un etat d'aisance et de bien-
etre bien superieur a celui de la plupart de nos
paysans d'Europe. Un de nos compagnons de
voyage, citoyen de Norfolk, nous assura que
cette famiile avait plus que double la valeur de
sa propriete en quelques annees, par son intel
ligence et son activite. J'engage ceux qui persis
tent encore a croire que les negres sont incapa-
bles de pourvoir a leurs besoins dans Tetat de
liberte, a visiter cette famiile, qui d'ailleurs n'est
pas la seule qu'on puisse citer dans la Virginie.
Apres nous etre arretes quelques instans an
milieu des citoyens de Suffolk , nous continuames
notre route pour Murfreesborough , ou nous de-
vions coucher. Notre arrivee tardive y eut Fair
6.'
84 LAFAYETTE
d'une deroute tie nuit. Le mauvais etat et la lon
gueur du cliemin avaient harasse nos clievaux ,
et nous Grumes un instant quo nous serious obli
ges de coucher au pied de la colline sur laquelle
est situee ce bourg. Un enorme buclier allume
sur une montagne voisine et dont les feux eclai-
raient notre detresse; les illuminations de Mur
freesborough , qui offraient 1 image d'une ville
livree aux flammes; le bruit du canon qui reten-
tissait a notre droite, et qui faisait I'effet d'une
batterie qui nous aurait pi'is en flanc ; les cris
de notre escorte; les coups de fouet et les im
precations de nos cochers, rien de tout cela
tie stimulait nos clievaux, qui , plantes dans la,
boue jusqu'aux jarrets, semblaient y avoir pris
racine, et refusaient de faire le moindre effort
pour nous tirer de cette triste situation dans la
quelle ils nous laisserent pres d'une heure. En-
iin, nous arrivames, et nous fumes bien ample-
meut dedommages par la cordiale hospitalite
des habitans de Murfreesborough , qui ne negli-
gerent rien pour prouver au general Lafayette
que les citoyens de la Caroline du Nord ne liii
etaient pas moins sincerement attaches que ceux
des autres etats.
De Murfreesborough , nous allames le lende-
main a Halifax, ou nous passames, a 1'aide d.'un
bac , le Roanok , au bruit de 1'artilleric des mi-
lices qui attendaient le general Lafayette sur
EN AMfiRIQUE. 85
Taulre rive. Halifax fut autrefbis le quartier-ge-
neral tie Cornwallis pendant sa campagne tie hi
Caroline du Nord. Ge fut la que ce chef anglais
prit la resolution , qui lui fut si funeste , d'entrer
en Virginie. Nous ne fimes que coucher a Ha
lifax, et nous nous rendimes en deux jours, par
cles chemins affreux, a Raleigh, jolie petite vilJe
situee a 1'ouest de la riviere Neuse, et qui est le
siege du gouvernement de la Caroline dn Nord.
La population de Raleigh est d'environ deux
mille sept cents habitans, dont pres de quinze
events individus appartiennent a la race de cou-
leur, libre ou esclave. Un des monumens les plus
precieux de cette ville est la superbe statue de
Washington , executee en marbre par Canova ;
elle est conservee avec le plus grand soin dans
une des salles du Capitole.
Le gouverneur de i'Etat, les officiers du gou
vernement, les miliceSj et toute la population
enfin , s'etaient eoncertes et parfaitement enten-
dus pour recevoir et feter dignement 1'hote de la
nation ;l'entliousiasmeavait ete tel, que, malgrr
le mauvais temps, une compagnie de dragons
volontaires avait fait pres de cinquante lieues
pour assister a cette fete de famille. Les braves
gens qui la composaient avaient sollicite et ob-
tenu la permission de faire ce jour-la le service
de gardes de Lafayette , et ils avaient f'onde leurs
p retentions sur co que le comtc de Mecllitibtirg ,
86 LAFAYETTE
auquel ils appartiennent , fut le premier de FEtat
qui proclama Findependance a Fepoque de la re
volution. « Lorsquil est question de servir la
» liberie ou Lafayette , » nous dirent-ils , « on
» doit toujours nous trouver les premiers. » Le
(>;ouverneur Burton ne negligea aucun soin pour
iaire dignement les honneurs de sa residence a
j'hote de la nation.
La veille de notre arrivee a Raleigh fut sur le
point d'etre marquee par un evenement bien mal-
heureux. Dans une des caleches qui nous suivaient
ctaient le general des milices , Daniel , et un jeune
odicier de son etat-major ; leurs clicvaux s'emporte-
rent, le cocher, ne pouvant plusles guider, accrocha
rudement un tronc d'arbre qui obstruait la route.
La violence du choc fit sauter au loin les deux
voyageurs et le cocher ; raais le plus maltraite fut
ce pauvre general Daniel , qui rcsta presque sans
connaissance sur la place. Notre marche fut aussi-
tot suspendue , et le general Lafayette, qui etait
deja fort loin en avant a la tete du cortege, re-
vint en toute hate sur ses pas , pour s'assurer par
lui-rneme de la nature de cet evenement. Le
general Daniel commencait. deja a reprendre ses
sens, lorsque le zele irrellcchi de son ami, le
general Williams, fut sur le point de lui etre
plus funeste que sa chute meme. Celui-ci voulait
absolumentle saigner sur-le-ehanip ; dcja il tenait
en main la fa tale lancette et allait proccder a
EN AMER1QUE B;
1'operation , lorsque M. George Lafayette lepria
avec instance de n'en rien faire, en lui faisant
observer que nous sortions de table , et qu'une
saignee, immediatement apres le repas , pouvait
avoir de graves inconveniens. Apres avoir donne
au general Daniel les premiers soins que recla-
mait sa position , nous le iimes transporter chez
un riche cultivateur que nous avions visite le
matin a quelques niilles de la , et le lendemain
notre blesse nous arriva a Raleigh , entierement
retabli de sa chute , et remerciant tendrement
M. George Lafayette de 1'avoir preserve de la
lancette de son ami.
J'avais ete fort surpris d'abord , en voyant le
general Williams tirer une lancette de sa poche
et vouloir saigner son ami ; mais un de nos com-
pagnons de voyage m'apprit que dans les etats
du Sud et de TOuest, et plus particulierement
dans ceux dont la population esttres-disseminee ,
1'art de saigner est commun a presque tous les
grands proprietaires. La difficulte de trouver un
chirurgien au moment d'un accident, les met
souvent dans la iiecessite de saignev eux-memes,
ce qu'ils font quelquefois si largement, que les
plus hardis phlebotomistes de Tecole francaise en
seraient elfrayes.
Le 4 mars nous arrivames dans la jolie petite
cite de Fayetteville, situee sur la rive occiden-
tale de la riviere Cupcfear. Le temps etait af-
88 LAFAYETTE
freux, la pluie tombaitpar torrens, etctpendant,
a plusieurs mi lies en avant de la ville, la route*
etait couverte tThommes et d'enfans a cheval ,
de milices a pied; dans la ville les rues etaient
rempliesci'une foule de dames en grancle toilette,
se precipitant sans precautions k travers les ruis-
seaux pour approcher de la voiture du general,
et si occupeesdu plaisir dele contempler, qu'elles
ne paraissaient pas s'apercevoir du deluge qui
semblait devoir Jes engloutir. Get enthousiasme
o
se conceit plus facilement quand on considere
qu'il etait manifeste par les habitans d'une cite
fondee, il y a quarante ans , pour perpetuer le
souvenir des services rendus par celui nieme qu'on
honorait en ce jour.
On eonduisit le general Lafayette en face de
rH6tel-de-Vil!e sur une estrade elevee , ou il fut
recu et harangue, au nom du conseil de ville,
par le chef de justice, M. Toomer. L'orateur re-
capitula avec enthousiasme, dans son discours,
les obligations que I'Amerique avait a Lafayette ,
retraca une partie des persecutions auxquelles il
fut expose en France et en Autriche pour etre
reste fidele aux principes de liberte et aux droits
de Thorn me , qu'il avait le premier proclames en
Europe, et termina en etablissant energique-
ment un parallele entre les jeunes republiques
des Etats - Unis et les vieilles monarchies du
yieux continent europeen.
EN AiMfiRIQOE. $9
« Ici, » s'ecria-t-il , « les tenebres fie Ferreur se
» sont tlissipees devant les lumieres de la verite.
» Les doctrines de droit diviri et d'obeissance
» passive ne sont considerees que comnie souve-
» nirs des temps de barbaric. Nos institutions
» politiques sont fondees SUP la souverainete du
» peuple, source de tous les pouvoirs. Le jargon
» de la legitimite n'est point compris parnii
» nous. Nous ne reconnaissons de sainte al-
» liance que celle de la religion et de la vertu ,
» de la liberte et de la science. Le soleil de la
)> liberte etend chaque jour la sphere de son
» influence creatrice; TAmerique du Sud est re-
» generee , et ses fers sont brises. Les trones de
» 1'Europe, qui n'ont d'autre appui que la force
» des baionnettes, sont ebranlesj usque dansleurs
» fondemens , et le genie de notre patrie pourra
» bientot celebrer Vesprit d'emancipation uni-
» verselle. »
Apres que le general Lafayette eut exprime
sa reconnaissance pour Faccueil que lui faisaient
les citoyens de Fayetteviile , et sa sympathie
pour les sentimens de 1'orateur, on nous con-
duisit a la residence de M. Duncan-Mac-Rae , ou
nos logemens avaient ete prepares d'une ma-
niere a la fois elegante et commode, par les
soins de madaine Duncan. Le general y fut rccu
par le comite charge de pourvoir a tous ses
besoins. « Vous eles ici dans votre ville, » lui
90 LAFAYETTE
clit le president de ce comite , « dans votre niai-
» son, au milieu de vos enfans. Disposez de
» tout.... , tout est a vous.... » Chaque instant
de notre trop court sejour a Fayetteville fut rem-
pli par les fetes de la reconnaissance et del'ami-
tie. Malgre le mauvais temps, qui ne cessa de
nous contrarier , les compagnies volontaires de
milices qui s'etaient reunies pour rendre les hon-
neurs militaires au dernier major general survi-
vant de Tarmee de la revolution , ne voulurent
point quitter le petit camp qu'elles avaient etabli
en face du balcon de la maison d'ou le general
put facilement les voir manoeuvrer. Eiles se
trouverent encore sous les armes le lendemain
matin au moment de notre depart, et nous pas-
sanies devantleur front de bataille pour sortir de
la ville. Ce fut alors que le general Lafayette,
voulant leur prouver toute sa gratitude , mit pied
a terre , et pressa affectueusement la main de
cbaque oilicier et de chaque soldat en parcourant
tous les rangs. Cette conduite excita a un si baut
degre 1'entbousiasme des spectateurs , qu'une
grande partie de la population voulant prolonger
le plaisir de le voir, accompagna sa voiture fort
loin sur la route, et rie le quitta que lorsque le
soleil fut tout pres de Tborizon.
Le commerce de Fayetteville est tres-florissant ,
et ne peut que s'accroitrc encore par le voisinage
de la riviere Capcfear, qui est navigable jusqu'a
EN AMERIQUE. 91
la mer. Les produits des environs consistent
principalement en tabac et en hie; sa population
est de pres de quatre mille ames, et s'accroit avec
une rapidite assez remarquable ; malheureuse-
ment pres d'un tiers de cette population est com
pose d'esclaves , et croit dans la meme propor
tion que la population libre, circonstance qui
s'opposera probablement encore quelque temps
a 1'entier developpement de ses ressources. Ce
que je dis de Fayetteville peut s'appliquer a tout
1'etat de la Caroline du Nord, qui, sur une po
pulation de six cent quarante mille ames , a plus
de deux cent mille esclaves.
Le climat de la Caroline du Nord est , dit-on,
salubre et tres - favorable a toute espece de cul
ture; cependant la partie que nous avons par-
courue n'offre pas un aspect agreable : beaucoup
de forets de pins souvent inondees par les ruis-
seaux qui les arrosent; beaucoup de sables; pen
de terres cultivees; celles quile sont ne produi-
sent que du riz et del'iridigo. On assure que, dans
la partie montagneuse de 1'etat, le froment, le
seigle, 1'orge , 1'avoine, le mais, le tabac, le
cbanvre et le coton serecoltent en abondance. Ce
dernier article, pret & etre manufacture, s'obtient
a raison de cent cinquante livres par esclave.
C'est aussi dans la partie la plus elevee des
terres que Ton trouve Tor natif en assez grande
quanti le. On Vobtient par le seul lavage des
9» LAFAYETTE
terres ; sa purete est fort remarquable. On en a
recueilli a vingt-trois karats de fin , et d'tine qua-
lite superieure a celle de la monnaie de ce metal ,
americaine et anglaise. Les grains sont de di-
verses grosseurs; le plus gros qui ait etc trouve
dernicrementpesait pres decinqlivres. En 1810,
la monnaie des Etats-Unis en recut mille trois
cent quarante-une onces , dont la valeur mon-
tait a 24,689 dollars. Dans le comte de Mont-
gommery , beaucoup de personnes se livrent & la
recherche de ce metal. Tout homme obtient la
permission d'en chercher, sous la condition de re-
mettre la moitie de ce cju'il trouve au proprie-
taire du sol.
Ma'lgre toutes ses sources de rich esses , la Ca
roline du Nord m'a paru un des etats les nioiris
avances de tous ceux quc nous avons visites jus-
qu'ici. La premiere cause doit en etre attribuee,
je crois, a Fesclavage. Sa constitution , quoiquc
en general calquee sur celles des autres etats,
en differe cependant sur quelques points, et con
serve quelques traces d'aristocratie. Ainsi, par
exemple , pour etre elu senateur, il faut etrc
proprietaire de trois cents acres de terre; pour
etre representant il en fautpossecler cent; enfin,
n ul ne peut etre gouverneur s'il n'est franc te-
nancierd'un bien rapportanl 1 7ooo dollars. Tout
en proclamant la liberte religieuse, la constitu
tion de la Caroline clu JXonl a cependant le mat-
EN AMERIQUE. g3
heur d'avoir conserve une faclieuse distinction
entre les communions; ainsi tout hommequi nie
la verite dc la religion protestante ne peut pre-
tendre a aucun emploi public *. Je sais bien que
dansun pays ou le gouvernement nes'occupede
J'entretien du clerge d'aucune communion , Tin-
convenient de cette distinction est moins grand;
mais ce n'en est pas rnoins une atteinte grave
portee a I'egalitc etablie et reconnue par la loi.
Un tort plus grave de ce gouvernement , c'est d'a
voir neglige trop long-temps les moyens de pro-
pager 1'instruction primaire. Ce n'estque depuis
1808 que le corps legislatif a ordonne par une
Joi Fetablissement des ecolespubliques et pourvu
aux depenses necessaires pour les laire prospe-
rer. Malgre les fautes que je viens de signaler,
on ne peut nier que les habitans de la Caroline
du Nord ne soient , par leur patriotisme , dignes
de fairepartie de la grande famille federative des
Etas-Unis. Pour le prouver, il me suffira de citer
un fait; c'est que, pendant la guerre revolution-
nairc , Fennemi ne put jamais se procurer un
1 Voyez 1'art. 3s de la constitution de la Caroline du
Nord.
L'art. 3 1 exclut du senat, de la chambre des repre-
sentans et du conseil d'etat tous les membres du clerge ,
sans distinction de croyances ou de sectes , tant qu'ils
sont dans Texercice de leurs fonctions pastorales.
94 LAFAYETTE
pilote sur leurs cotes. Je pourrais ajouter que
ce fut aux miliccs de cet etat que furent tius
les brillans succes des combats de Briar-Creek
en 1779, de Waxhaws en 1780, et de Guil-
ford en 1781.
EN AMERIQUE.
CHAPITRE IV.
ENTREE DANS LA CAROLINE DU SUD. - ROUTE DE CHERAW A CAM-
DEN. - MONUMENT ELEVE AH BARON DE KALB. - ROUTE DE
CAMDEN A CHARLESTOWN. - FETES DE CHARLESTOWN. - LE
COLONEL HUGER. - HISTOIRE , INSTITUTIONS ET MOEURS DE LA
CAROLINE DU SUD.
VINGT-QUATRE hcures apres notre depart de
Fayetteville , nous rencontrames , au milieu d'une
foret de pins , la deputation de 1'etat de la Ca
roline du Sud , envoyee au-devant du general
Lafayette. Cette rencontre eut lieu sur les confins
des deux etats. Nos bonset aimablescompagnons
de voyage de la Caroline du Nord nous remirent
aux soins de leurs voisins en nous donnant de vifs
temoignagesde regrets d'une separation qui nous
coutait autant qu'a eux , et nous continuames
notre route avec de nouvelles voitures , une nou-
velle escorte et de nouveaux amis jusqu& Cheraw,
jolie petite ville qui avait a peinequatre maisons
il y a trois ans , et qui atijourd'hui compte plus
dequinzeceritshabitans. La route que nous eumes
a parcourir le lendemain fut longue et difficile;
souvent meme elle fut presque impraticable ;
96 LzVFAYETTE
dans certains endroits nous la trouvames entic-
rement coupee par des debordemens de rivieres;
dans d'autres nous ne pumes avancer a travers
des marecages qu'en roulant lentement sur une
mauvaisc chaussee formee de troncs d'arbres assez
mal ranges les uns a cote des autres. Enfin, nous
marchames avec tant de lenleur , que la nuit nous
surprit en chemin et devint bientot si obscure,
que beaucoup de cavaliers de 1'escorte perdirent
la direction de la route dans un endroit ou elJe
etait a peine tracee dans le sable , et s'egarerent
dans la foret. Les voitures du cortege commen-
cerent elles-menies a perdre Jeurs distances , et
vers les dix lieures , M. George Lafayette et rnoi ,
nous nous apercuniesque ceiledanslaquelle nous
etions, etait Lien loin derriere toutes les autres.
Quelques instans apres nous nous sentimes vip-
lemment secoues et nous entendimes un fort
craquement. Notre timon venait de se briser , et
nous etions restes au milieu d'un marais. Notre
position etait assez desagreable, et nous aurions
eu quelque peine a nous en tirer sans le secours
de deux dragons qui ne nous avaient point quit-
tes , et quj nous obligerent a monter , malgre
nous , leurs chevaux , avec lesquels nous arrivames
en quelques minutes en vue des feux du bivouac
qui entourait la maison qui devait nous servir
d'asile, et dans laquelle le general etait deja eta-
bli depuis pros d'une heure. Gette maison etait
EN AMKRIQUE. 97
tout-a-fait isolee au milieu de la for£t. Nous y
fumes tres-bien recus. On nous y offrit un excel
lent souper et d'assezbonslits, dans lesquels nous
aurions probablement fort bien dormi si toute
la nuit la trompette n'avait retenti pour rallier
nos cavaliers egares.
A notre lever, nies regards furent frappes d'un
spectacle tout-a-fait nouveau pour mou Nous
etions au milieu de ce qu'on appelle en Amerique
a new-settlement , c'est-a-dire un defrichement,
ou creation d'une habitation nouvelle au milieu
des forets* La maison dans laquelle nous avions
passe la nuit etait la seule habitable , encore
n'etait-elle point entitlement achevee; a cote
d'elle commencait a s'elever ]a charpente de quel-
quesautresbatimens destines, sans doute, aservir
de granges et d'ecuries. Des corps d'arbres a demi
faconnes et reunis en grand nombre indiquaient
Tintention du proprietaire d'entreprendre bien tot
encore d'autres constructions ; et deja , dans un
assez grand rayon , la foret etait presque eiHiere-
ment renversee. II ne restait plus debout quo
quelques arbres d'une taille prodigieuse , non-
seulement prives de leurs branches , mais encore
quelquefois depouilles de leur ecorce, et noircis
dans toute leur longueur par Faction des flam-
mes,a 1'aide desquelles on avait detruit autour
d'eux les arbrisseaux plus faibles. 11 est difficile
d'imaginer quelque chose de plus attristant qu'un
t)8 LAFAYETTE
pared tal)leau. « C'est cependant ainsi , » me dit
un de nos compagnons de voyage, « que com-
» mencent toutes nos petites villes que vous trou-
» vez si gaies , si attrajantes. Cheraw, ou vous
» avez coucbe liier , et qui vous a tant plu , res-
» semblait beaucoup a ceci il n'y a encore que
)> pea d'annees , et peut-etre retrouveriez - vous
» ici un autre Cheraw si vous y reveniez dans
» quatre ou cinq ans. Voyez, » continua-t-il en
m'entrainant vers la partie de la foret que le fer
etle feu avaient respectee , « voyez avec quel soin
» et quelle habilete le fondateur de cette cite
)> future a pose les bases d'une fortune dont il
» espere jouir avant peu de temps. Voici un
» espace de quelques arpens environne d'une bar-
« riere'grossiere , danslequel sont renfermes ses
» vaclies, ses chevaux , ses cochons. Ces derniers,,
» eleves ainsi dans une grande liberte, et trou-
» vant facilement une nourriture abondante, vont
» bientot multiplier a Finfini , et lui assurer une
» partie de sa subsistance. L'annee procliaine ,
» cette portion de terre qui vient d'etre decou-
» verte portera probablement une ricbe moisson
» de mais ou de riz; mais le proprietaire , en
» attendant le moment ou il pourra recolter son
» pain , se le procure par le commerce. II le
» paie en terebenthine , qu'il recueille de ces
» enormes pins qui 1'entourent ; une petite en*
» taille , iaite au corps de 1'arbre, donne issue au
EN AMERIQUE. 99
» liquide qu'on recoit dans un vase. Trois mille
« arbres founiissentannuellementsoixante-quinze
» barils de terebenthine ; mais ce ne sont pas
» seulement les arbres animes d'une vigoureuse
» vegetation qui fournissent a ses besoins,il y fait
» contribuer aussi ceux que le temps a detruits.
» Des arbres morts il tire du goudron qu'il obtient
» en faisant bruler le bois sur une grille au-des-
» sous de laquelle est un vase qui recoit le liquide
» bouillonnant ; etquelquefois des herbes, dontil
» debarrasse les avenues de sa maison, il retire
» une grande quantite de potasse dont il aug-
» mente encore ses richesses. Chaque annee va
» voir s'accroitre autour de lui la quantite de
» terre mise en rapport , et bientot d'autres
» settlers > encourages par ses succes, viendront
» se grouper autour de lui et 1'aider a creer le
w bourg nouveau dans lequel il lui sera permis
» d'ambitionner les emplois publics que ses con-
» citoyens confieront au talent et au civisme... »
Pendant que nous jetions ainsi un coup d'ccii
rapide sur les ressources presentes de notre hote
et sur ses destinees futures 7 le general Lafayette
avait acheve ses preparatifs de depart , et , au
signal donne par les trompettes , nous reprimes
notre course , a travers les sables et les pins , pour
nous rendre a Cambden , ou nous devions cou-
cher. Pendant la nuit, le temps avait change ,
et un ciel pur favorisa notre marche. Quoiquc
7-
ioo LAFAYETTE
nous ne fussions encore qu'au mois de mars , nous
ressentions vivement la chaleur du soleil , et tout
autour de nous avait Faspect d'un printemps
deja avancc. En approchant de Cambderi , ou
Ton voit un grand nombre de jardins parfaite-
ment cultives, nous fumes bien etonnes de trou-
ver to us les arbres en fleurs , et Fair embaume
du parfum des plantes comme en France au mois
de juin. .
Cambden n'est point une ville considerable ;
elle renferme tout au plus douze cents ha bi tans ;
cependant nous y trouvames une nombreuse po
pulation reunie de plus dequatre-vingts milles a
la roncle pour y recevoir le general Lafayette ,
et pour assister a la pose de la premiere pierre
d'un monument funebre qu'on devait elever & la
memoire du baron de Kalb. Le general Lafayette
fut recu un pen en avant de la ville, pres de
1'ancien quartier de Gornwallis , par tous les
citoyens en armes , et fut conduit en grande
pompe et au milieu de cboeurs de jeunes filles,
k la demeure qui lui avait etc preparee , et ou
il fut harangue par le jeune colonel Nixons ,
avec une chaleur de sentiment qu'il me serait
impossible de rendre ici. La foule attentive ap-
plaudit avec transports lorsque 1'orateur dit
au general que sa visite aux Etats-Unis avait
aioute une nouvelle page a Thistoire , et que
1'eelat des triomphes de la Grece et de Rome
EN AMERIQUE. 101
palissait devant 1'accord et Funanimite de cette
ovation populaire.
Le lendernain , dans la matinee , une longue
procession , formee principalement des francs-
macons, et suivie des autorites civiles et des depu
tations des differens corps de la Caroline du Sud ,
vint prendre le general a son logement , et le
conduisit au bruit d'une musique religieuse , vers
Fendroit ou devait avoir lieu la ceremonie fu-
nebre. La se fit Finauguration du monument
erige par les genereux liabitans de la Caroline
du Sud a la bravoure malheureuse. Une inscrip
tion d'un style noble et simple y rappelle la pa-
trie , les services et la fin glorieuse de Kalb.
On sait que deKalb etait Allemand, et qu'apres
avoir long -temps servi en France , il vint en
Arnerique , comme Lafayette et Pulawsld, offrir
son bras k la liberte. 11 commandait en second
Tarmee du general Gates dans la malheureuse
affaire de Cambden , ou les Americains furent
completement cltifaits. II avait fait des prodiges
de valeur a la tete des troupes du Maryland et
de Delaware , lorsqu'a la fin de Faction une
onzieme blessure lui donna la mort , et priva la
cause americaine d'un de ses plus habiles et de
ses plus devoues clefenseurs.
Apres que ses restes , qui avaient ete conserves
avec soin , furent deposes dans le monument, et
qu'ilseurentreculeshonneursmilitaires, la pierr<*
102 LAFAYETTE
qui devait les couvrir tut posee par le general
Lafayette ; on y lisait :
CETTE PIERRE
A ETE PLACEE SUR
LES RESTES
DU
BARON DE KALB ,
PAR
LE GENERAL LAFAYETTE.
La main du general, posee sur la pierre , la
suivait a mesure qu'elle descendait lentement,
et la foule contemplait avec un silence religieux
le vieux guerrier francais rendarit, apres pres-
que un demi-siecle , les derniers devoirs au guer
rier allemand , sur un sol qu'ils arroserent 1'un
et 1'autre de leur sang, et que leurs bras concou-
rurent a affranchir. Que de souvenirs glorieux et
penibles cette scene dut reveiUer dans le coeur
de Lafayette 1 Helasl dans son long triomphe,
combien de tombeaux n'a-t-il pas visites , depuis
celui ou il descendit a Mont-Vernon jusqu'a celui
qu'il elevera bientot a Bunker's-Hill !
La ceremoriie se termina par un discours du
general, dans lequel il paya a son ancien com-
pagnon d'armes le tribut d'estime que lui avaient
merite ses vertus civiques, ses talens militaires
et son courage indompte dans la defense de la
cause de la liberte.
EN AMERIQL'E. io3
Nous quittances Gambden le 1 1 pour nous
rendre a Colombia , siege du gouvernement de
la Caroline du Sud. Cette ville est agreablcment
situee sur un plateau sain et fertile , au bord de
la riviere Congaree. Nous trouvames toutes les
rues, par lesquelles devait passer le cortege qui
conduisait le general, ornees de bannieres et
d'arcs de triomphe. Sur 1'un de ceux-ci , trois
jeunes filles d'une grande beaute soutenaient des
drapeaux sur chacun desquels etaient ecrits en
lettres d'or les noms de Lafayette, de Kalb et de
Pulawski. Sous un autre , place aupres cle la
rnaison que nous devions occuper , le general
fut arrete et harangue par le maire de la ville,
jeune horn me fort distingue par ses talens , et
qui , pendant notre sejour & Colombia, cut pour
nous les attentions les plus aimables et les plus
delicales. Le gouverneur Manning harangua aussi
le general , en presence du peuple , dans le lieu
des seances du congres de la Caroline ; et la soi
ree, ainsi que le lendemain , furent consacres
aux rejouissances publiques.
Le premier soir, apres avoir parcouru let rues
eclairees par de brillantes illuminations, nous
allames visiter 1'academie, dirigee par le celebre
docteur Cooper. Nous eumes le plaisir de nous
entretenir avec les professeurs, qui tons sont du
premier merite. Nous en trouvames trois qui s'ex-
primaient en francais avec une grande facilite. Us
J04 LAFAYETTE
nous apprirent qu'ils avaient habite long -temps
Paris, ou ils se glorifiaient d'avoir acquis les con-
naissances et les lumieres qu'ils sont maintenant
charges de communiquer a leurs jeunes conei-
toyens. Le leridemain, plusieurs corps de mili-
ces, parmi lesquels se distinguait la compagnie
des jeunes eleves de 1'academie, sous le nom de
gardes de Lafayette, vinrent executer des ma
noeuvres sous les croisees du general. Nous pas-
sames ensuite la journee au milieu de quelques
vieux compagnons d'armes de Lafayette, qui
prirent plaisir a lui rappeler les jours ou ils
avaient combattu et souffert avec lui pour 1'inde-
pendance de leur pays. Le soir, au bal qui fut tres-
remarquable par la beaute des femmes qui For-
naient, et par le bon gout qui avait preside aux
arrangemens, nous fimes la rencontre d'une
jeune dame qui nous inspira un vif interet; c'e-
tait 1'epouse d'un des trois professeurs dont je
viens de parler. Nee a Paris, elle n'etait trans-
plantee que depuis trois mois sur cette terre
nouvelle, au milieu demceurs qui d'abord avaient
du lui etre tout-a-fait etrangeres, et avec les-
quelles elle paraissait cependant deja en parfaite
harmonic. Elle fut presentee au general , qui
Taccueiliit avec une grande tendresse. Vers la fin
de la soiree, ses sentimens francais et ameri-
cains, fortement exaltespar lestemoignages d'a-
itie et d'admiration qu'elle voyait prodiguer a
EN AMfiRIQUE. Io5
Lafayette , eclaterent en transports qu'elle ne
put plus contenir. « Mon Dieu! » s'ecria-t-elle
tout a coup, « qu'aujourd'hui je suis heureuse
» et fiere d'etre Franchise, d'etre du meme pays
» que le general Lafayette! » Puis, apres setre
precipitee vers le general et lui avoir baise les
mains, elle se retourna vers moi avec vivacite,
et me dit : « Je vous en prie, faites savoir a la
w famille du general combien nous serious heu-
» reux de la recevoir ici comme nous Pavons
» recu lui-meme! Et dites-lui bien que pour moi
» en particulier, j'ai pour les enfans de Lagrange
» 1'amitie d'une compatriote, et pour Lafayette
» la reconnaissance d'une Americaine. » Gette
scene fut vivement sentie par tout le monde, et
le general remercia la jeune dame avec toute
i'effusion d'un cceur fortement emu.
Le 1 4 mars nous par times pour aller coucher
a quelques milles de Gharlestown , ou le general
Lafayette ne devait faire son entree quele i5.Une
escorte de cavaliers volontaires de Colombia etait
en bataille devant notre porte au moment de
notre depart, et se disposait a accompagner le
general jusqu'a Charlestown ; mais il la remercia ,
et insista pour qu'elle ne s'eloignat pas de la vilie,
parcc que la route que nous avions a parcourir
pendant la journee etait longue et difficile , ct
que 1'etat du ciel nous menacait de nouveau d'une
pluie abondante. Ge ne fut en efiet qu'avec bien
106 LAFAYETTE
cle la peine et fort lard que nous arrivames a
notre destination. La nuit et la pluie nous sur-
prirent au milieu d'une foret epaisse a travers
laquelle il etait difficile de reeonnaitre la route
etroite et tortueuse. Vers les neuf heures du soir,
la voiture dans laquelle j'etais se brisa ; celle du
general , qui marchait devant avec le gouver-
neur et quelques offieiers d'etat-major, continua
sa route sans s'apercevoir de cet accident; niais
celle de M. George Lafayette, qui, en cet in
stant, etait derriere, trouva la route obstruee;
ses chevaux s'efFrayerent etse precipiterent a tra
vers les arbres o'li la voiture resta embarrassee.
M. George et ses compagnons de voyage, le co
lonel Preston et le maire de Colombia, mirent
aussitot pied a terre , parvinrent a force de bras
a faire passer leur voiture devant la mienne , et
m'offrirent une place a cote d'eux pour conti-
nuer la route, pendant que des domestiques a
cheval iraient , disait-on , cnercher de la lumiere
et les secours necessaires pour reparer la voiture
brisee. J'acceptaileur offre; mais a peine etais-je
pres d'eux que, Tobscurite trompant Tadresse du
colonel Preston qui avait voulu prendre les
renes deschevaux , nous nous trouvames de nou-
veau au plus epais de la foret , et dans une telle
situation , que nous aurions infailliblement cul-
bute si nous avions tente de faire un pas de plus.
11 nous fallut done attendre , sous le poids d'une
EN AMERIQUE. 107
pluie battante , et pendant pres d'une heure , le
retour des domestiques , qui revinrent enfin avec
de grands flambeaux de resine. Us nous aidercnt
a sortir d'embarras , et a onze heures du soir nous
arrivames, bien mouilles et bien fatigues, a. la
maison de M. Isard , ou nous trouvames le ge
neral et ses eompagnoris de voyage, arrives deja
depuis long -temps. La table bospitaliere de
M. Isard , son aimable accueil et celui de sa fa-
mille , nous eu rent bien tot fait oublier not re mes-
aventure, dont nous fumes les premiers a rire
au dessert.
Pour ne point faire attendre les citoyens de
Cbarlestown, qui avaient fait d'immeuses prepa-
ratifs pour recevoir 1'bote de la nation , nous re-
primes notre route de grand matin. Au moment
ou nous allions prendre conge de la famille de
M. Isard, nous vimes arriver de la ville une es-
corte de cavaliers volontaires avec laquelle nous
partinies aussitot. A mesure que nous nous
etions avances vers Charlestown, la monotonie des
forets de sapins avait disparu. Nos yeux se re-
posaient alors agreablernent sur une foule d'ar-
brisseaux verdoyans et de forme elegante, parmi
lesquels s'elevaient majestueusement desuperbes
magnolias. L'entree de la ville nous apparut
comme un jardin delicieiix. La fraicbeur de la
ntiit avait condense les parfums des Grangers, des
pcchers , dos umandiers couverts de lietirs , et
LAFAYETTE
1'air etait embaume. Nous nous arretames quel-
ques instans pour changer de voiture et laisser
au cortege ]e temps de se former, et au si
gnal donne par le canon nous entrames dans
Chariest own.
Les habitans de Gharlestown , comrne citoyens
de la ville qui recut le jeune Lafayette a sa pre
miere arrivee sur le sol americain en 1776,
e*taient jaloux de prouver que nulle part , plus
que parmi eux, on avait conserve le souvenir de
son devouement a la cause de la liberte; aussi la
reception qu'ils lui firent peut-elle etre comparee
et pour 1'eclat des decorations, et pour Tenthou-
siasme populaire , a tout ce que nous avions vu de
plus beau dans les principales villes des Etats-
Unis. Aux milices de Charlestown etaient venues
se joindre les milices des points les plus eloignes
de 1'Etat. Quelques compagnies volontaires de
cavalerie avaient fait, dit-on, jusqu'a cinquante
milles par jour pour se trouver au poste assigne
par leur patriotique reconnaissance.
Parmi les divers corps qui sortirent de la ville
pour aller a la rencontre du general , il y en eut
un qui frappa plus particulierement nos regards;
son uniforme etait absolument semblable a ce-
lui que portait la garde nationale parisienne a
1'epoque de notre glorieuse revolution. La langue
dans laquelle les hommes qui composaient ce
corps pousserent leur vivat lorsque le general
EN AMERIQUE. 109
passa devant eux , nous apprit qu'ils e*taient Fran-
cais, et nous eprouvames une bien douce emo
tion en entendant des compatriotes unir leurs
voix a celles de la liberte et de la reconnaissance.
La compagnie francaise prit rang dans le cor
tege lorsque nous entrames en ville , et , par
un sentiment remarquable de delicatesse, les
Americains lui cederent la place d'honneur au-
pres de la voiture du general. Le cortege fut bi en-
tot grossi par un grand nombrede detachemens,
composes du clerge , de 1'association de Cincin-
natus, des veterans de Farmee revolutionnaire ,
ties etudians des diverges facultes , des officiers
de la marine et de Farmee des Etats-Unis , des
juges des diverses cours, des enfans des ecoles
gratuites, des societes bienfaisantes allemandes,
fraucaises, juives et iberiennes, de Tassociation
cles artisans, etc., etc. Tous ces detachemens se
distinguaient par la forme, la couleur et les de
vises de leurs bannieres, et le reste de la popu
lation, suivant achevalou a pied, faisait retentir
Tair des cris de welcome Lafayette , auxquels
se mela , pendant plus de deux heures sans dis-
continuer, le bruit de 1'artillerie des navires qui
remplissaient le port, et celui de toutes les clo-
clies. Mais de toutes ces demonstrations de 1'af-
fection populaire, ce qui toucha le plus le ge
neral, fut la touchante et genereuse idee qu'eu-
rentlescitoyens de Charlestown.de faire partager
HO LAFAYETTE
les lionneurs tie son iriomphe a son brave et ex
cellent ami le colonel Huger.
On sait que, pendant sa captivite dans la ibr-
teresse d'Olmutz , le general Lafayette fat sur le
point d'etre delivre par le devouement de deux
hommes que la meme generosite de sentimens
avait associes pour cette entreprise dangereuse.
Ces deux hommes etaient M. Bollman , medecin
allemand, et le jeune Huger, Americain, fils d'un
descendant d'une famille francaise proscrite par
la revocation de 1'edit de Nantes, et dans la mai-
son de laquelle Lafayette avait etc recu lorsqu'il
debarqua pour la premiere fois a Charlestown.
Une serie d'incideris malbeureux fit ecbouer cette
genereuse tentative, qui manqua leur couter la
vie, et qui valut a Lafayette de nouvelles rigueurs
de la part de ses geoliers. En sortant des cachots
de 1'Autricbe, le jeune Huger revint dans sa pa-
trie , ou il trouva dans 1'estime publique la re
compense de la noble entreprise et des dangers
qu'il avait courus. Maintenant pere de famille .
cultivateur et colonel de milices , il vit retire et
generalement aime , dans une belle propriete a
quelques lieues de Gliarlestown. En debarquant
a New- York , le general Lafayette avait deja eu
la satisfaction de le presser sur son coeur recon-
naissant. Lorsque nous entrames a Charlestown,
ses concitoyens exigerent de lui qu'il prit place
a cote de 1'hote de la nation , sur son cliar de
EN AMEUIQUE. Hi
triomphe , ou il partagea avec lui les felicitations
et les applaudissemens publics. Au banquet , au
theatre , au bal , partout cnfm le nom d'Huger
fut inscrit a cote du nom de Lafayette , auquel
les habitans de Gharlestown ne crurent pas pou-
voir mieux exprimer leur reconnaissance , qu'en
temoignant une aussi haute gratitude a celui
qui autrefois n'avait pas craint des'exposer pour
le rendre a la liberte.
Apres que le cortege eut parcouru tous les
quartiers, il s'arreta a I'Hotel-de-Ville , ou le
maire, a la tete clu corps municipal , et en pre
sence du peuple , adressa le discours suivant au
general Lafayette.
)) General , il m'est bien doux d'etre charge ,
» comme premier magistrat de cette ville, de
» vous exprimer la joie et les emotions qu'inspire
» votre presence parmi nous. Pour payer k vos
» vertus le tribut de notre reconnaissance, nous
» ri'emploierons point le style emphatique et
» servile des cours , mais bien le langage de la
)> sincerite republicaine. Nous serions faches que
» le monde put supposer que c'est a 1'homme
» ennobli par des titres hereditaires que s'adres-
» sent nos hommages. Comme vous, nous pen-
» sons que le sang ne donne aucun droit a la
» preeminence ; aussi , en vous , nous n'honorons
» que cette noblesse qu'aucun souverain de la
» terrene peut conferer , la noblesse de la vertu.
in LAFAYETTE
» Nous admirons en vous Thomme dont I»
» purete de la vie privee est intimement liee a
» toutes les autres qualites qui distinguent le
» soldat patriote. Nous saluons en vous 1'illustre'
» defenseur des droits de I'bomme , 1'ennemi des
» factions , et leheros dela liberte ; litres qui
» vous rendent cher a tous les hommes vertueux
» et libres , de toutes les parties du monde , mai&
» qui vous attachent plus intimement , plus ten-
» drement encore les citojens de ces etats, qui,
» chaque jour, ressentent les bienfaits du gou~
» vernement de soi-meme , dans le bonheur in-
» dividuel du peuple, etdansla gloire croissante
» de la nation. Nous reconnaissons en vous 1'ar-
» dent ami de notre enfance menacee , notre
» bienfaiteur desinteresse , le guide de nos guer-
» riers revolutionnaires , et le bien-aime com-
» pagnon de notre Washington.
» Telssontvos titres a notre reconnaissance;
» vous les avez scelles de votre sang ; ils sont
» graves dans tous les coeurs americains, etrien
)> ne pourra les faire oublier tant que subsistera
w notre republique. »
Lesapplaudissemens du public sanctionn&rent
les paroles de Torateur, et couvrirerit aussi la
reponse du general , qui avait rappele y avec une
eloquence empreinte de la reconnaissance de
son cceur , et les anciennes obligations qu'il avait
aux citojens deCharlestown, etle noble devoue-
EN AMERIQUE. Ii3
iiient des dames de cette ville patriote > et le
courage des Caroliniens pendant toute la guerre
de la revolution*
Le colonel Drayton harangua aussi le general
au nom de 1'association de Gincinnatus , apres
quoi nous fumes conduits au somptueux loge-
ment qu'on nous avait prepare, ou, pendant
toute la journee du lendemain , le general recut
les visites de toutes les corporations de la ville.
La compagnie de fusiliers francaise, que nous
avions remarquee en entrant en ville, se presenta
d'abord ; sa musique guerriere , qui marchait en
tete , salua le general avec les deux airs patrioti-
ques , le Yankee Doodle et la Marseillaise. Puis,
M. Labatut et un de ses camarades haratiguerent
celui auquel ils venaient rendre hommage ; apres
quoi la compagnie defila devantlui, en melant
aux honneurs militaires qu'elle lui rendait t les
temoignages de la plus tendre affection. Lorsque
Je general compli men ta les officiers sur la beaute
de leur tenue et le boa gout de leur uniform e :
« Nous ne pouvions en cboisir un plus honora-
)> ble, » lui repondirent-ils ; « Lafayette et nos
)> peres 1'ont porte aux beaux, jours de Taffran-
» chissement de notre patrie, et jl nous rappelle
» sans cesse que les premiers devoirs d'un citoyen
)> arme sont le maintien de 1'ordre public et la
» defense des droits de 1'homme. » Nous pas-
sames au milieu de ces braves gens quclqnes
H. 8
n 4 LAFAYETTE
instans delicieux qui fiirent consacres aux souve
nirs de la patrie. Tous en parlaient avec atten-
drissement et enthousiasme, tous faisaient des
voeux ardens pour son bonheur.... Parmi eux
etaient des proscrits !
Peu apres que la compagnie francaise se fut
retiree , nous vimes arriver tous les membres du
clerge , reunis sous la conduite du reverend doc-
teur Farnam , qu'ils avaient clioisi pour leur
orateur. On voyait parmi eux des episcopaux ,
des presbyteriens , des juifs,des catholiques ro-
mairis , des quakers , et des protestans allemands
e£ francais. A voir leur touchante union , et les
temoignages de bienveillance qu'ils se donnaient
reciproquement , on aurait pu croire qu'ils ap-
partenaient tous a la meme communion. Je ne
rapporterai point ici le long et eloquent discours
du docteur Farnam; mais je puis assurer que,
comnie le discours de 1'eveque White , de Phila-
delphie , il confirme ce que j'ai deia dit de Tes-
prit liberal d'un clerge qui, sans appui dans tin
gouvernement qui semble ignorer son existence ,
sent le besoin de se concilier I'estime publique
par la pratique de veritables vertus.
Je renonce aurecit des fetes, bals, feux d' ar
tifice , banquets , auxquels nous assistames pen
dant notre sejour a Gharlestown , parce qu'il me
faudrait repeter , a peu de chose de pres , ce que
j'ai deja dit pour taut d'autres grandesvilles;mais
EN AMERIQUE. ii5
tanclis que je laisse le general au milieu de ses
anciens compagnons d'armes , a la tete clesquels
il retrouva encore le respectable general Pincknej,
s'entretenir ties glorieux souvenirs de leur jeu-
nesse, je vais lacher d'esquisser rapidement I'hi-
stoire et les mceurs de la Caroline du Sud.
Cette partie du continent de 1'Amerique sep-
tentrionale fut exploree , pour la premier? Ibis ,
en 1 5 1 2 , par Jean Ponce de Leon , gouverneur
espagnol de Porto-Rico. Frappe de la beaute de
la vegetation et du riant aspect du pays , il lui
donna le joli nom de Floride; mais n'y trouvant
, ni mines d'or, ni mines d'argent, il renonca au
projet d'y faire un etablissement. Pendant long-
temps les rois de France , d'Angleterre et d'Es-
pagne convoiterent cette contree ; mais ce ne
fut qu'en i562 que la France se decida a faire
valoir ses pretentions. A la sollicitation de 1'a-
miral de Coligny, qui voulait y etablir un asile
pour le parti protestant, un officier de marine,
nomme Jean Ribaut , natif de Dieppe, fut en-
voye , avec deux vaisseaux et des troupes de
debarquement, pour reconnaitfe la cote et y foil
der une colonie. Jean Ribaut debarqua a 1'em-
bouchure d'une riviere, sous le 3oe. degre dc^
latitude, et constata la prise de possession par
1'erection d'une coionne en pierre sur laquelle ii
grava les arrnes de France. Apres quelques courses
sur la cote , pendant lesquelles il ctablii des rela-
8.
il6 LAFAYETTE
tions d'amitie avec lesnaturels du pays, il arriva
a rembouchure de la riviere d'Albemarles, ou il
forma son premier etablissement, qu'il appela
Caroline , en 1'honneur de Charles IX, et le pro-
tega par un petit fort en terre, dont il coniia la
defense a une quarantaine d'hommes qu'il laissa
sous le commandement d'un de ses oiliciers ,
nomme Albert , et retourna en France. Ce gou-
verneur, tres-severe dans 1'exercice de la disci
pline qu'il avait etablie, se fit bientot massacrer
par ses soldats. Ceux-ci , desirant revoir leur pa-
trie , s'embarquerent aussitot et firent voile pour
la France ; mais a peine avaient-ils perdu de vue
les cotes qu'ils quittaient, qu'un calme plat les
retint si long-temps en mer , queleurs provisions
etaient epuisees depuis long-temps, et que deja
ils avaient commence a se devorer les uns les
autres, lorsqu'ils furent rencontres et secourus
par un vaisseau anglais qui les emmena en An-
gleterre, ou la reine Elisabeth voulut entendre
cle leur bouche meme le recit de leur horrible
aventure.
Deux ans apres , une nouveile expedition par-
tit sous les ordres de Rene de Landonniere, pour
retablir et proteger la colonie; mais soit fatalite,
soit imperitie de la part du chef , 1'expedition
n'eut que de tristes resultats. Les plaintes dcs
colons contre Landonniere parvinreut en France
et determinerent le gouvernement a euvover 11 i-
EN AMEIUQUE. 117
baut prendre la direction des affaires. Celui-ci
lut surpris , a 1'emboucliure de la riviere May,
par une escadre espagnole de six vaisseaux , qui
1'attaqua vivement , et a laquelle il n'echappa
qu'eri entrant dans la riviere. Decide a opposer
line vigoureuse resistance aux Espagnols, Ribaut
mit ses liommes a terre, les retrancha avec soin,
alia chercher les nieilleures troupes de Landon-
niere qu'il laissa dans le fort Caroline avec tous
les individus liors d'etat de porter les arnies , et
se renibarqua pour aller chercher 1'ennemi ; mais
assailli pendant la nuit par une horrible tem-
pete , ses vaisseaux se briserent sur les rochers.
Ce ne fut qu'avec peine que lui et ses soldats
gagnerent la cote pour se rendre aux Espagnols,
qui les massacrerent lachement et sans pitie. Les
malades, les fenimes et les enfans qui etaient
restes dans le fort eprouverent le meme sort. II
n'y eut que Landonniere et quelques-uns des
sieris qui s'e"chapperent , et trouverent plus tard,
comme par miracle , les nioyens de retourner
en France, ou ils annoncerent la fin malheu-
reuse de leurs compagnons. La cour de France
ne temoigna que de 1'indifference ^ cet horrible
evenement ; mais le public ne dissimula pas son
indignation , et plusieurs hommes puissans de-
manderent vengeance. L'uu d'eux , nomme Do
minique de Gourges, gentilhomme de Gasco-
gne , resolut d'etre le vengeur de ses compa-
n8 LAFAYETTE
triotes; il equipa a ses frais trois vaisseaux; prit
a bord deux cents soldats et quatre-vingts ma-
rins; arriva a 1'embouchure de la riviere de May,
ou il se presenta sous pavilion espagnol ; debar-
qua a 1'aide de cette ruse sans etre reconnu ;
marcha rapidement sur le fort Caroline, dont
il s'empara, ainsi que cle cleux autres, seconde
par les naturels du pays ; passa les garnisons es-
pagnoles au fil de Tepee, rasa les fortifications , et
revict triomphant en France , charge d'armes et
de butin. Cette audacieuse entreprise frappa de
terreur les Espagnols, et les degouta pour janiais
de la Caroline, qui, jusqu'au regne de Charles II
d'Angleterre, resta abandonnee de toutes les na^
tions europeennes.
Ce fut alors que le gouvernement anglais,
sous pretexte de proteger quelques families qui
avaient echappe au tomahawk des Indiens de la
Virginie, et qui etaient venues s'etablir a 1'em
bouchure de la riviere de May, s'empara de tout
le pays situe entre le 3ie etle 36e degres de lati
tude , et le conceda a huit gentilshommes de la
cour, le roi se reservant hommage et fidelite ,
comme Jief du chateau royal de Greenwich ,
et se reservant aussi le quart de For et de Targent
qui seraient trouves dans les limites de ce terri-
toire. Le celebre Locke fut charge de rediger
une constitution pour la nouvelle colonie. Par
constitution, une espece de royaute ina^
EN AMEIUQUE. i 19
inovible etait exercee par le plus age des colons,
et appuyee par une aristocratic dans laquelle on
trouvaille bizarre assemblage de seigneurs, de
barons , de landgraves et de caciques, dont les
pouvoirs et les pretentions , se heurtant sans
cesse , furent bientot domines par la tyrannie
du palatin , c'est ainsi qu'on nommait le chef
de Vetat, dont le premier titre au pouvoir n'etait
que la vieillesse. Cette constitution , mesquine
conception d'un grand genie , fut detruite en
1720. Peu apres, la colonie vit sa population
s'accroitre rapidemerit par les persecutions poli-
tiques et religieuses qui desolaient alors FEurope.
Elle accueillit, presque en meme temps , et les
royalistes anglais , et les parlementaires , et les
non- con formistes. La France lui envoya 1'eiite
de ses citoyens proscrits par Tedit de Nantes.
Les montagnes d'Ecosse virent leurs habitans
vaincus partir pour aller lui demander un asile
en 1730; et, en 174$, elle s'enrichit des emigrar
tions suisses et allemandes. Des lors la Caroline
cut le sentiment de sa force , et resista aux abus
du pouvoir du gouvernement anglais : elle re-
fusa de payer les taxes imposees sans son consen-
tement ? et donna son adhesion aux resolutions
du congres colonial , auquel vSes deputes assiste-
rent en 1765. Cependant, lorsqu'en 1775 il fut
question de rompre les liens qui unissaient la
Caroline a la mere-patrie, il y eut division d'opi-
LAFAYETTE
nions parmi les colons , et un parti assez consi
derable prit les armes en faveur du gouverne-
ment anglais. La guerre civile allait eclater, lors-
qu'une circonstance assez extraordinaire amena
la reconciliation des partis. Le jour meme ou les
hostilites commencaient & Lexington , dans le
Massachusetts , des depeches anglaises arriverent
a Charleston. Le comite revolutionnaire saisit
la malle qui contenait des lettres adressees aux
gouverneurs de la Virginie, des deux Carolines,
de la Georgie et de la Floride orientale, par les-
quelles il leur etait ordonne d'employer la force
des armes pour reduire ces colonies a 1'obeis-
sance; vers le ni^nie temps, on recut de Sa
vannah communication d'un acte du parlement,
qui autorisait ces gouverneurs a mettre les co
lons hors de la loi et de la protection du roi , et
a confisquer leurs proprietes. Ces diverses pieces,
publiees parle comite , reunirent tous lesckoyens
dans le meme sentiment d'indignation , et 1'as-
semblee s'etant de suite reunie , posa cette ques
tion : Voulons-nous mourir esclaves on vivre
libresPI^a reponse ne pouvait etre douteuse. Tous
jurerent de defendre leurs droits et coururent
aux armes. Quelques imprudens torjs, qui ten-
terent de tenir la campagne avec des Indiens
qu'ils avaient pris & leur solde, furent bientot
aneantis par les milices patriotes , qui , apres
upe lutte longue et penible contre les troupes
EN AM£RIQUE. 121
anglaises de Savannah , assurerent enfin 1'mde-
pendance de la Caroline par la eelebre victoire
qu'elles remporterent a Eutaw-Spring, en 1781.
Ce fut au milieu des troubles de la guerre,
en 1778, que la Caroline se donna sa premiere
constitution. Elle etait bien conforme aux prin-
cipes de la revolution; mais peut-etre se ressen-
tait-elle un peu de la precipitation avec laquelle
elle avait ete faite. Elle fut revisee, modifiee et
adoptee dans sa forme actuelle, & Colombia, le
3 juin 1790. Telle qu'elle est maintenant, elle
paraitrait fort democratique en Europe; mais
comparee a la constitution de la Pensylvanie,
par exemple , et de quelques autres etats de
1'Umon, elle est toute aristocratique. Les condi
tions d'eligibilite imposees au gouverneur, aux
senateurs et aux niembres de la chambre des
representans, reduisent les eligibles a un petit
nombre. Les stiiiateurs^ elus pour quatre ans, au
nombre de quarante-trois, doivent etre ages de
trente ans au moins , avoir reside dans 1'etat cinq
ans avant 1'election , et posseder un bien fonds
de trois cents livres sterling , libre de dettes; si le
candidat ne demeure pas dans le district par le-
quel il est porte , son bien doit etre de mille li
vres sterling.
Les representans, au nombre de cent vingt-
quatre , sont elus pour deux ans. Us doivent aussi
£tre blancs, libres, ages au moins de vingt-un
1^2 LAFAYETTE
ans, et posseder uri bien fonds de cent cinquante
livres sterling , ou un bien en plantation de cinq
cents acres de terre et de dix noirs. Si le candi-
dat ne reside pas dans le district ou il est elu , la
valeur de son bien doit etre de cinq cents livres.
II doit etre citoyen de 1'etat, et y avoir demeure
trois ans avant 1' election.
On voit que les deux cliambres du senat et des
representans ne se composent que de la portion
la plus riclie des proprietaires, G'est de ce pouvoir
Jegislatif, tant soit peu aristocrat! que, qu'emane
le pouvoir executif; car c'est par le concours des
deux chambres qu'est nornme le gouverneur en
qui reside ce pouvoir. Les conditions d'eligibilite
pour le gouverneur sont fort elevees , et restrei-
gnent le choix des cliambres dans un cercle assez
etroit. Tout candidat pour cette magistrature
doit etre age de tretite ans , etre citoyen de Fe-
tat, y avoir reside pendant dix ans avant son
election, et posseder en propre un bien fonds
de quinze cents livres sterling. Les pouvoirs du
gouverneur ne durent que deux ans. La condi
tion la plus facheuse que Ton rencontre dans la
constitution est celle qui impose aux senateurs
Tobligation de posseder des esciaves. Je sais biea
qu'elle disparaitra necessairement devant 1'abo-
lition de 1'esclavage ; mais ne semble-t-elle pas
placee 1^ conime un obstacle propre a retarder
cette abolition? Et ne serait-ce pas un effort sa-
EN AMERIQUE. i?3
Jutaire fait en faveur de F emancipation que 1'a-
brogation de cet article?
Comme dans tous les etats de 1'Union, 1'orga-
nisation religieuse n'est en aucime facon soumise
au gouvernement , qui ne garantit aux diverses
communions que le libre exercice des devoirs re-
ligieux, tant que cet exercice ne consiste pas en
actes licencieux ou en pratiques incompatibles
avec la paix et la surete de 1'etat. Les ministres
de la religion sont ineligibles aux emplois de
gouverneur, de sous-gouverneur et de membre
de 1'assemblee, tant qu'ils continuent 1'exercice
de leurs fonctions pastorales, Les communions
sont nombreuses et variees, comme on a pu le
voir par la composition du corps religieux qui
vint complimenter le general Lafayette. On aura
peut-etre remarque que ce n'est qu'en parlant
des communions de la Caroline du Sud, que j'ai
nomme les juifs; c'est qu'en effet, c'est pour ainsi
dire dans ce seul etat qu'ils sont en assez grand
nombre pour y etre remarques : on en compte
environ douze cents clans 1'etat. La seule ville de
Charlestown en renferme pres de cinq cents ,
qui, pendant la derniere guerre, se distingue-
rent par leur courage et leur patriotisme , en
fournissant, pour la defense du pays, un corps
de soixante voloritaires. Le reste des Etats-Unis
ne renferme guere que cinq mille israelites, la
plupart d'origine anglaise ou allemande. Ceux de
124 LAFAYETTE
la Caroline du Sudsontplusparticulierementd'o-
rigine francaise et portugaise. La synagogue de
Charlestown a ete batiedans I'annee 1794* Avant
celte epoque, la congregation juive de cette ville
n'avait qu'un tres-petit local pour pratiquer son
culte. Selon la topographic de Charlestown, par
le docteur Tbeact, les Israelites coniniencerent
a s'assembler en societe religieuse yers Tan 1750;
aussitotque dix personnes s'etaient reunies (c'est
le nombre requis par la loi des Hebreux pour
1'exercice du culte public), elles se procuraient
un lieu convenable a leur dessein. L'edifice actuel
est elegant et spacieux. La societe qui 1'a fait con-
struire est appelee Kalh kadosh bcth JEjoem ,
ce qui veut dire : Societe religieuse de la niaison
de Dieu. Kalh ou Societe est le noni de toute
congregation bebraique. Le nombre actuel des
membres souscripteurs est d'environ soixante-
dix, ce qui porte a plus de trois cents le nombre
d'individus ayant droit a la jouissance de la sy
nagogue, ainsi qu'aux avantages que cette jouis
sance comporte. La societe des reformes s'eleve
a cinquante membres, ce qui fait avec leurs fa
milies plus de deux cents dissidens.
La Caroline du Sud est situee entre le 32e. et
le 33e. degres de latitude, sa surface est d'en
viron vingt-neuf milles carres, son sol est tres-
varie. Depuis les bords de TAtlantique jusqu'a
quatre-vingts milles dans Tinterieur des terres ,
EN AMERIQUE.
le pays est une vaste plaine s'olevant insensible-
ment d'environ deux cents pieds au-dessus du,
niveau de la nier, et dont la surface est divisee en
forets de pins qui croissent dans un sable leger
et de peu de valeur ; en vastes marais qui ren-
dent 1'air insalubre pendant 1'automne; en sa-
vanes qui ne produisent que des herbages, et
en terres elevees qui sont propres a la culture du
coton. Le riz se cultive avec sueces pres des ri
vieres dont les debordemens portent la fecondite
sur leurs bords. Au-dela de cette plaine le pays
est montagneux, productif , et plus sain que la
partie basse , ou 1' humid ite des hivrers et 1'i neon-
stance de la temperature en toute saison rendent
las maladies fort communes.
La population de cet etat est de cinq cent
deux mille sept cent quarante-un habitans, qu'on
peut diviser ainsi en trois classes : deux cent
trente-sept mille quatre cent soixante blancs
libres, six mille huit cent six de couleur libres , et
deux cent cinquante-huit mille quatre cent
soixante-quinze enclaves. On voit que le nombre
des esclaves surpasse de beaucoup celui des blancs
libres; aussi cet etat commence-t-il a ressentir
les inconveniens de 1'esclavage a un tel clcgre,
que la crainte a fait adopter des mesures de su-
retequi blessent a la fois et 1'humanite et le droit
de propricte. Par une loi recenle, tout voyageur
qui entre dans la Caroline avec un domestique
126 LAFAYETTE
de couleur se voit a 1'instant prive de son do-
mestique , qu'on plonge en prison , et qu'on ne
lui rend que lorsqu'il sort de Fetat. En quoi cette
mesure est-elle utile ? G'est a quoi je serais fort
embarrasse de repondre. G'est, dit-on , pour evi-
ter tout contact dangereux entre les esclaves de
cet etat et les noirs libres etrangers, qui ne
manqueraient pas de leur parler de liberte....
Cet etat de choses , relativement a 1'esclavage
dans la Caroline du Sud , afflige d'autant plus ?
qu'il contraste singulierement avec le caractere
des habitans de cet etat. Les Caroliniens sont
particulierement distingues par la culture de leur
esprit, 1' elegance de leurs manieres, leur poll-
tesse et leur hospitalite envers les etrangers.
Cette derniere vertu est tellement commune dans
la Caroline , qu'on y trouve tres-peu d'auberges
liors des grandes villes. Les voyageurs peuvent
hardiment se presenter chez tous les cultivateurs
qu'ils trouverit sur leur route , et sont assures d'y
etre bien recus. La disposition a secourir 1'indi-
gence est si grande k Charlestown, qu'outre mi
grand nombre d'associations particulieres , il y
a cinq societes publiques de bienfaisance, dont les
revenus, deja tres - considerables , sont encore
accrus chaque jour par la generosite des citoyens.
Les trois jours que le general Lafayette passa
a Charlestown furent marques par des fetes dont
Teclat et le bon gout le jeterent dans le ravisse-
EN AMfiRIQUE. 127
ment ; mais de toutes les attentions dedicates qu'on
eut pour lui , celle qui ]e toucha peut-etre le plus
fut le don que lui fit la ville d'un beau portrait
de son ami le colonel Huger. Gette belle minia
ture, d'assez grancle dimension , joint au merite
de la plus parfaite ressemblance celai d'une exe
cution admirable; elle rappelle beaucoup la ma-
niere de notre celebre Isabey, et ne serait pas
desavouee par lui. Elle est de M. Frazer, de
Charleston , qui jouit deja d'une grande reputa
tion aux Etats-Unis , mais qui semble s'etre sur-
passe lui-meme dans cet ouvrage. Le cadre, en
or massif, est beaucoup plus precieux par 1'ele-
gance et la delicatesse du travail que par la ri-
chesse de la matiere. II sort ties ateliers de deux
artistes de Philadelphie , et ferait honneur a nos
plus habiles bijoutiers francais.
Le gouverneur offrit au general, au nom de
1'etat , une tres-belle carte de la Caroline du Sud ,
enfermee dans un riche etui» d'argent. Beaucoup
d'autres personnes vinrent aussi lui ofFrir de jolis
souvenirs quvil accepta avec reconnaissance , et
le 17 mars il quitta Charlestown , emportant les
regrets de ses amis et la benediction du peuple.
LAFAYETTE
CHAPITRE V.
FORT MOULTRIE. — 1LE I) EDISTO. ALLIGATORS. SAVANNAH.
MONDMENS FUNEBRES. AUGUSTA. ETAT DE GEORG1E.
LES routes de la Caroline du Sud etant gene-
ralement fort mauvaises, le comite de Charlestown
resolut de faire conduire le general par mer a
Savannah , ou il etait attendu depuis fort long-
temps. Nous nous ernbarquames le 17 mars, a
bord d'un excellent bateau a vapeur , prepare et
bien approvisionne par les soins du comite , et
nous primes conge des liabitans de Charlestown,
qui , ranges sur le quai et presses en foule sur le&
navires, repondiren^: par leurs acclamations aux
adieux de leur hote. Avant de perdre de vue
Charlestown , nous nous dirigeames vers Tile Sul
livan , sur laquelle est construit le fort Moultrie ,
qui salua le general Lafayette de toute son artil-
lerie. Ce fort, qui commande la passe par laquelle
les vaisseaux sont obliges d'entrer dans le port
de Charlestown, fut defendu avec uri rare courage
par les niilices caroliniennes , le 28 juiri 1776 ,
contre des forces anglaises bien superieures en
KN AM Ell I QUE I2<)
nombre et en experience. Les miliccs etaient
commandees par le general Moultrie , qui , pen
dant toute la guerre revolutionnaire , soutint la
belle reputation de valeur et de talent que lui
avait iaite la defense dece poste important. Nous
continuames ensuite riotre navigation , en nous
engageant entre le continent et les iles qui le
bordent, et dont la suite se prolonge jusqu'a
Savannah. Nous descendimes dans Tune d'elles ,
appelee Edisto , ou le general Lafayette etait
attendu ; mais comme il lui etait impossible d'y
rester plus de deux ou trois heures , les habitans ,
qui s'etaient reunis chez un des principaux pro-
prietaires, se deciderent a lui ofFrir de suite toutes
les fetes qu'ils lui avaient preparees pour plu-
sieurs jours. Nous eumes tout a la fois les haran
gues, le diner public , le bal , et me me le bapteme
d'un charinant petit enfant auquel on donna le
nom de Lafayette ; puis nous traversames rapi-
dement 1'ile en voiture pour aller rejoindre notre
bateau a vapeur qui nous attendait du cote de
la haute mer. Dans ce court trajet , ce que nous
vimes de 1'ile nous parut enchanteur ; la vegeta
tion nous frappa surtout par la variete de ses
produits ; les arbustes odoriferans et de formes
elegantes sont agreablement meles aux plus gros
arbres forestiers; et dans les dunes qui bordent
le rivage du cote de la mer , nous vimes de beaux
palmierscniidonnentauxpeiiteshabitationsqiuls
n. o
LAFAYETTE
ombragent un aspect tout-a-fait pittoresque. Gette
ile , qui git a I'emboucliure de la riviere c!u me me
r,om , a quarante milles au sud-ouest cle Charles-
town, a douze milles de long sur cinq de large.
Elle est babitce, dit-ori , depuis 1'annee 1700.
Pendant le reste de riotre navigation jusqu'a
Savannali , nous cotojamesles iles Hun ting , Beau
fort, Port republicain , Hilton Head, etc., et
souvent par des passes tenement etroites, que les
flancs de notre navire toucliaient presque terrc
de cbaque cote , et qu'il avait plutot Fair de rouler
sur les prairies qui 1'entouraient , que de glisser
sur 1'eau qui disparaissait sous lui. Jl eta it pros
de minuit lorsque nous passames devant Beau
fort , et tout le monde reposait a notre bord ; mais
nous fumes bientot reveilles par les acclamations
des citojens qui avaient attendu jusqu'alors sur
le rivage , et le general Lafayette s'etant leve, se
rendit avec empressement a la priere qu'ils lui
firent adresser de descendre quelques instans au-
pres d'eux.
Le matin , au lever du soleil , comme nous ap-
prochions de 1'emboucbure de la riviere Savan
nah , nous commencames a voir quelques alliga
tors etendus sur le rivage, ou nageant autour de
notre navire. Notre capitaineen tua un d'un coup
de fusil , et 1'envova chercher a 1'aide de la cha-
loupe. 11 avait environ liuit pieds de long, et on
nous as?ura qu'il ne devait etre considere qua
EN AMERIQUK. i3i
conime d'une tailie moyenne ; il en est qui par-
viennent a douze pieds , quelquefois meme, dit-
on , a quinze cm dix-huit. La grosseur de leur
corps est alors egale a celie d'un cheval. Parvenu
h ce degre d'accroissement , 1'alligator est im ani-
mal redoutable par sa force prodigieuse et sort
agilite dans 1'eau, Sa forme est a peu pres celle
du lezard ; il n'en differe que par sa queue qui
est cuneiforme , aplatie sur les cotes, et qui,
depuis le ventre jusqu'a son extremite , diminue;
insensiblement. Comme tout le reste du corps ,
e!le est couverte d'une matiere ecailleuse impene
trable a toutes les armes, meme a la balle du
iiiousqueL II n'est vulnerable qu'aupres ducou et
en arriere des membres de devant , qui ont tout-
a-fait la forme des bras de riiomme. La tete d'un
alligator de la plus grande taille est d'environ
trois pieds; Touverture de sa gueule est de la
meme dimension ; ses yeux sont tres-petits , en-
fonces dans la tete et converts; ses narines sont
largesettellement developpees au sommet, que,
lorsqu'il nage , sa tete, a la surface de 1'eau , res-
semble a une large poutre flottante. Sa maclioire
superieure est seule mobile , elle s'ouvre presque
perpencliculairement, et forme un angle droit
avec la machoire infer leure. De cbaque cote de
la machoire superieure, immediatement au-des-
sous des narines , sont deux dents longues et
fortes , peu aigues et de forme conique. Elles ont
9-
I** LAFAYETTE
la blandieur et le poli de Fivoire, et sont toujonrs
a decouvert , ce qui donne a Fanimal un aspect
eftroyable. Dans la maeboire inferieure, juste en
free de ces deux dents , sont deux Irons propres
b les recevoir. Lorsque Falligator frappe ses ma-,
cboires Furie contre Fautre, il produit un bruit
absolument semblable a celui que Fon obtient en
Crappant violemment une plancbe contre terre :
ce bruit se fait entendre a une assez graiide di
stance. Get animal detruit beaucoup d'oiseaux
aquatiques , a un gout prononce pour la cbair du
chien, et attaque meme volon tiers Fhomme quand
il croit pouvoir le surprendre^
Lorsque , dans la matinee du 19, nous arri-
vames en vue de Savannah , nous apercumes
sur le rivage toute la population et les milices
reunies qui attendaient depuis plusieurs beures.
Eientot nous entendimes le salut majestueux de
Fartillerie et les acclamations du peuple. Nous
leur repondimes par le feu du canon de not re
navire , et par les airs patriotiques dont notre
musique faisait retentir les eebos du pivage. A ce
premier sentiment de plaisir que nous lit eprou-
ver Faccueil des citoyens de Savannah, sueceda
tout a coup un sentiment de penibles regrets : il
tallait nous separer de nos compagnons de voyage
dela Caroline du Sud. Parmi eux etaient le goti-
verneur de cet etat, plusieurs officiers de son
etat-rnnjor, et quelques membres du comite qui
EN AMERIQCE.
nous avail recus a Charlestown. Le gouvemeur ,
fidele aux lois qui lui defendent de sortir des
]mi Res de 1'etat , resista a toutes les instances
qui lui furent faites pour qu'il debarquat , et fit
ses adieux au general avec 1'attendrisseinent d'un
fils qui se separe d'un pere qu'il ne doit plus re-
voir. Quelques minutes apres, nous etions en
Georgie, a 1'entree de Savannah, ou le general
fut recu et harangue par ie gouverneur Troupp,
au milieu de la foule enipressee. Le char et les
arcs de triomphe , les acclamations du peuple ,
les couronnes et les fleursjetees par les dames,
le bruit des cloches et du canon, tout enfin dut
prouver a Lafayette que, quoiqu'il eut change
d'etat , il n*en etait pas moins toujours au milieu
du meme peuple ami et reconnaissant.
Un logement commode avait ete prepare dans
3'elegante maison de madame Manwell ; on y
conduisit le general Lafayette en grand cortege.
Apres qu'il y eut pris quelques instans de repos ,
le maire et le conseil municipal de la ville vin-
rent le complimeiiter, et la journee se termina
par un repas public auquel assisterent les auto-
rites civiles et militaires de 1'etat et de Savannah ,
le corps judiciaire , le clerge et un grand nombre
de citoyens. Apres les treize toasts d'usage , les
convives porterent un grand nombre de toasts
volontaires , tous fortement empreints de ce ca-
ractere patriotique et republicain qui distingue1'
i34 LAFAYETTE
toujours les reunions americaines : le general La
fayette repondit au toast qui lui fut porte , par
le suivcnt : « A la ville de Savannah : puisse sa
» jeune prosper! te prouver de plus en plus au
» vieux monde la superiorite des institutions
?» republicaines et du gouvernement du peuple
» par lui-meme. » Une liymne a la liberte ,
cliantee sur 1'air de la Marseillaise, termina le
banquet, et nous rentrames a notre quartier
general a la lueur des illuminations dont brillait
toute la ville-.
Le lendemain , dimanche , le general recut de
bonne heure la visite des Francais et descendant
de Francais residans a Savannah ; a leur tete
etait M. Petit de Villers , qui prit la parole en
leur nom , et qui , dans un discours plein de
1'expression des sentimens de ses compatriotes
pour Lafayette, peignit avec ehaleur les bienfaits
de 1'hospitalite americaine envers les proscrits
francais que tous les genres de despotisme for-
cerent a venir successivenient demander un asile
aux Etats-Unis. Dans sa reponse , le general La
fayette leur dit :
« G'est avec une vive sensibilite qu'au milieu
» des bontes dont je suis comble , je me vois ac~
» cueilli par celles denies compatriotes francais et
» descendans de Francais qui , sur cette heureuse
» terre americaiiie , out trouve un asile centre des
» persecutions bien diverses , mais toutesreprou-
EN AMfcRIQUE. i35
» vees par le veritable esprit de liberte. Les tou-
» charis details tie la Lienveil lance dontilsont etc
» 1'objet, si bien exprimes par vous, monsieur,
» sout doublement ehers a mon coeur. J'aiine a
D penser que 1'admiration pour les institutions
» auxquelles les Etats-Unis doivent tant de pro-
» sperite, ne pent etre un sentiment sterile; et
» que les autres peoples aimeront mieux exercer
» a bon ma robe tons leurs droits, que de payer
» bien cber Foppression , les tracasseries et les
» entraves de toute espece. *
A la visile des Francais succeda celles des of-
ficiers des differens corps ; le clerge vint ensuite;
a sa tete etait le reverend M . Carter, qui , en com-
plimentant le general , 3e felicita surtout de ce
que ses efforts en faveur de 1'independance ameri-
caineavaient eu aussi pour resul tat 1'etablissement
de la liberte religieuse. « Jci, » lui dit-il , « cha-
» que bomme rend a Dieu Tbommage que lui
» inspire sa conscience; dansnotreheureuse cite,
» les pretres de toutes les communions vivent en-
» semble comme freres, se donnent journelle-
» merit des tcmoignages deleur estime et deleur
» affection reciproque , et chacun d'eux rend
» graces a Dieu , notre pere commun , de la li-
» berte religieuse dont nous jouissons. Mais, ge-
» neral , quelle que soil la difference de nos opi-
» nions sur quelques points de the"ologie , croyez
» bien que noussommes sincerement etcordiale-
i36 LAFAYETTE
» ment unis dans les pritTes que nous adressons
» a TEternelpour votreprosperite danscemondc
» et pour votre bonheur pendant 1'eternite. »
A ses remercimens , le general Lafayette joi-
gnit 1'expression de la satisfaction qu'il eprouvait
en voyant F Am clique donner un si bel exemple
de veritable liberte religieuse a la vieille Europe,
qui ne comprend encore qu'une tolerance fort
limitee. « Dans les societes religieuses comme
» dans les societes politiquas, » ajouta-t-il, « je
» suis persuade que 1'election par le peuple est le
» meilleur gage de confiance mutuelle. »
Depuis long-temps les citoyens de Savannali
avaient 1'intention de payer un tribut de recon
naissance a la memoire du general Greene , con-
sidere, avec raison , comme le heros de la lutte
revolutionnaire dans le Sud; et a celle du general
Pulawsky , ce brave polonais, qui , desesperanfe
de la cause de la liberte dans sa pa trie, vinfe
faire le sacrifice de sa vie a 1'independance ame-
ricaine. Us penserent que la presence du general
Lafayette ajouterait a la solennite de la cerenio-
nie, et resolurent de profiler cle son sejour h
Savannali pour le prier de poser la premiere
pierre des monumens funebres qu'ils voulaient
elever. En consequence, tout etant dispose, i'ls
lui en firent la proposition, qu'il accepta avec
d'autant plus d'empressement, qu'il etait biei>
aise lui-memede trouver Toccasioii detemoignei*
EN AMKUIOLE.
publiquemeutson estimepour lecaracteredu ge
neral Greene qu'il avail particulierement aime.
La ceremoiiie fut fortement empreinte de ce
caractere qui nait du melange des idees reli-
gieuses et patriotiques exaltees, et qui distingue
particulierement toutes les actions du peuple
americain. Gonformement a la resolution prise
dans 1'assemblee des citoyens , presidee par le
colonel John Shell ma nn , la societe maconniquc,
qui s'etait chargee de tous les details relatifs a la
construction des deux monumens, se forma en
grand cortege le 21 mars, a neuf heures du
matin , et alia , au son de la musique, chercher
le general Lafayette a son logement. Le grand
pretre , le roi et les autres olliciers du chapitre
royal de la Georgie, etaient revetus de leurs plus
belles parures et de leurs plus riches bijoux nia-
conriiques. Devant eux etait portee une banniere
elegamment brodee. Lorsqu'ils se remirent en
marche avec le general , le cortege , augmente
des milices et des citoyens ,se forma dansl'ordre
suivant :
Les troupes des Etats-Unis ; — les olficiers
generaux et leurs etats-majors ; — • les citoyens
et les etrangers; — le comite charge de soigner
Lafayette ; — les juges et les sheriffs ; — les mi-
nistres du clerge, noii inities a la maconnerie;
— le maire et le conseil municipal ; — le gou-
verneur et sa suite; — le comite charge des mo-
1 3$ LAFAYETTE
numens; — le grand gardien , le glaive a la
main; — la loge del'Esperance ; — la loge de
FUnion ; — Ja loge de Salomon ; — locliapitre
de Georgie ; — les membres de la Grande Loge :
— u n maitre macon portant un vase d'or plein
de ble ; — deux maitres portant des vases d'ar-
gent renfermant le vin etl'huile; — le princi
pal architecte portant 1'equerre, le plomb et le
niveau ; — le secretaire et le tresorier ; — un
grand cierge porte par un maitre ; — la Sainte
Bible, 1'equerre et le compas portes par un
autre maitre accompagne de deux servans ; —
deux grands cierges portes par des maitres; —
le grand chapelain ; — les ministres clu cierge
initics a la maconnerie; — deux grands gar-
cliens; — les deputes grands maitres; — un
maitre de la plus ancienne loge, portant les
constitutions maconniques ; — les grands diacres
armes de baguettes noires ; — le grand maitre
avec le general et les personnes de sa suite; —
enfin le grand porte glaive, le glaive nu a la main.
En arrivant surTemplacement destine au mo
nument du general Greene , les troupes se for-
merent en bataille, a clroite et a gauche, pour
recevoir le cortege au milieu d'elles. Les enfans
des ecolcs , uniformement vettis, et portant des
paniers remplis de fleurs qu'ils semerent sur les
pas du general Lafayette , y etaient deja reunis.
Le peuple , range en ibule derriere eux , semblait
EN AMliiUQUE. 1 39
place la pour proteger ieur faibiesse, et les pre
senter h 1'hote tie la nation. Apres que le silence
]e ])lus profond se fut etabli au milieu cle la
foule attentive , les m aeons et le comite charge
du monument vinrent se ranger a 1'ouest des
fondations, et I'autre partie du cortege prit place
a Test. On fit alors avancer le general Lafayette
pres de la place preparee pour recevoir la pierre
angulaire. II etait entoure du grand maitre , des
grands gardiens , du chapelain , du grand pretre ,
du roi et du scribe du chapitre de la Georgie ,
du gouverneur , du colonel Huger , de M. George
Lafayette, etc. Un air national , execute par une
troupe de musiciens, annonra que la ceremonie
allait commencer. Puis ensuite Je president du
comite du monument s'avanca , et prit la parole
en ces termes :
« Concitoyens : la solennite qui nous rassem-
» ble a pour but la pose des pierres angulaires
» de monumens que la reconnaissance d'un
» peuplo va elever a la gloire , aux vertus et aux
» sacrifices de deux illustres soldats de notre lutte
» revolutionnaire.
» Elever des monumens pour perpetuer la
» memoire des liommes illustres fut une cou-
» tume de tous les ages et de tons les peuples.
» Les humbles tombeaux des modernes et les
» gigantesques pyramides des anciens nous en
» offrerit la preuve.
*4° LAFAYETTE
» Comme embleme de reconnaissance 7 cos
» monumens conslalent la justice des peuples ;
» mais c'est surtout dans I'energique encourage-
» ment qu'ils donnent a raccomplissemenl des
» actions genereuses que se montre leur sagesse.
)> Us engagent la jeunesse a mediler sur les hauls
» faitsque rappellent leurs inscriptions, et luiin-
» spirent cette active emulation qui est la source
» des vertus morales et de la gloire nationale.
» Chez les Grecs , qui comprenaient si bien la
» gloire et les recompenses accordees au pa-
» triotisme et a la valeur, la destruction d'une
)> statue etait un horrible sacrilege, lors memo
» que lemerite de celui a qui elle avail ete elevee
» etait equivoque. Combien done ne doivent-i!s
» pas ctre sacres ces temoignages de gratitude et
» d'admiration voids , par Tunanimite de senti-
» mens de tout un peuple , a ces hommes dont !a
» repulalion esl sorlie plus brillante e*ncore de
» 1'epreuve du temps, et eleves sur line base
» assuree par la main de leurs plus nobles com-
» patriotes et compagnons d'armes dans la lutte
» etlelriomphe de la liberle. Oui ,concitoyens,
» ils seronl doublemenl sacres ces lemoignages
» de noire reconnaissance, puisquela main qui
» va nous aider a leselever ful une des premieres
» a saisir le glaive pour defend re les droits do
» riiomme , et assurer a notre patrie une paix
» glorieuse.
KN AM&K1QUK. i/f*
. » Los noms ties trois cents Spurtiatesqui toin-
» berent aux Thermopiles etaient connus de
» tous les enfans de Sparte. La jeanesse ameri-
» caine se rappellera , non-seulement les noms ,
» mais encore le caractere et les exploits de cha-
>i que patriote revolutionnaire. Lorsqu'elle lira
» sur ce monument le noni de Greene, elle eprou-
« vera un noble orgueil a raconter les dangers et
» les triornphes, le desinteressement etla valeur
» de ce defenseur de notre cause glorieuse. Que
» nos enfans n'invoquent plus les puissans noms
)> de la Grece et de Rome , mais que leur jeune
» ambition vienne s'ecliaufFer a ces rayons de la
•» gloire de nos compatriotes , qui reflechissent
n leur eclat sur rious-memes , et nous penetrent
» d'unc chaleur plus vivifiante I Que les citoyens
» de Savannah se rappellent toujours avec fierte
» qu'au milieu tl'eux reposent les cendres de cet
» intrepide chef de guerre ! Qu'ils soient les. fi-
» deles gardrensdeces precieuses reliques de nos
» plus glorieux jours 1
» General Lafayette : au nom et en presence
» de mes concitoyens, je reclame votre coopera-
» tion dans 1'accomplissement des devoirs sacres
» que nous allons remplir , en posant les fonde-
» mens de ce monument consacre k la memoire
» du major general Greene. Au nom de la li-
» .bert<!, je vous demande de vous joindre a nous
» pour declier a la poster! te ce souvenir des vertus
i43 LAFAYETTE
» et des taleris qui ornerent la vie, et qui sanc-
» tifient les restes de Tun de vos plus nobles as-
» socles dans la cause de notre independence.
» Au nom de notre commune patrie, je vous in-
» vite, comme soldat revolutionnaire, brillant
» d'une gloire unique par votre rang et votre
» renommee, de sanctionner, en posant cette
» pierre angulaire , la reputation d'un heros pa-
» triote dont le nom est inscrit a cote du votre
» dans les plus brill antes pages de notre histoire,
» et dont la tombesera doublement venerable, et
» par celui qui 1'aura fondee , et par celui qu'elle
» rappellera.
» Tres- respectable grand maitre , conforme-
» ment aux vceux de mes concitoyens et au nom
» du comite du monument, je vous prie de ce-
» lebrer, selon les rites de 1'ancienne fratemite a
» laquelle vous appartenez, la pose de la pierre
» angulaire du monument que nous allons clever
» a la memoire du general Greene. »
Apres que 1'orateur eut fait cette derriiere in
vitation , le general Lafayette fit signe qu'il vou-
lait parler, et aussitot le silence et Fattention
redoublerent au milieu de la fou^e , et chacun ,
tournant ses regards vers lui, s'appreta a re-
cueillir ses paroles; il s'avanca tin peu , et d'urie
voix solennelle dit :
((L'homme grand et bon a la memoire du-
» quel nous payons aujourd'hui un tribut de res-
EU AMERIQUE, i43
n pect, (Taffection et de profonds regrets, a ae-
» quis dans noire guerre revolutionnaire une
» gloirc si pure et si vraie, que maintenant en-
» core le seul nom de Greene rappelle toutes les
» ver tus , tons les talens qni peuvent illustrer le
» patriote, I'liomme d'etat et Je capitaine; ce-
» pendant il appartient a moi , son frere d'ar-
» mes , et, je suis fier de pouvoir le dire, son
» plus sincere ami ; a vous , monsieur, son brave
» compatriote et compagnon d'armes, de ctecla-
a rer ici que la bonte de son coeur fut egale a la
» force de son esprit eleve , ferme et eclaire. La
» confiance et 1'amitie qu'il obtint fut une des
» plus grandes preuves de Fexcellent jugement
» qui caracterisait notre paternel chef. Par la
w tendresse de 1'etat de Georgie envers lui , 1'ar-
» mee se trouve honoree elle-meme ; et moi ,
» monsieur, je me presente devant vous, devant
» les generations nouvelles, comme representant
» de cette armee , des amis morts ou absens du
» general Greene, pour applaudir aux bonneurs
» rendus a sa memoire, et pour vous remercier
» des temoignages de sympatbie que vous m'ac-
)> cordez dans cette toucbante et melancolique
» solennite, et de la part que vous voulez biea
» m'y faire prendre. »
Quand le vieux compagnon de Greene eut
cesse de parler, un frere de la loge de Salomon,
rev£tu des insignes maconniques, sortit de la
\\\ LAFAYETTE
ionic, ct unissant sa voix aux sons graves de la
musique, chanta Thy nine suivante :
« Auteur de la lumiere, source d'amour, du
» baut de ton trone celeste jette un regard sur
» nous , et prete-rious Tappui de ta puissance
» pour clever un monument aux actions glo-
rieuses I
» Un monument aux heros qui ne sont plus,
» aux heros qui ont brille dans nos batailles, que
» ton esprit anima du souffle de la liber te, et que
» tu conduisis a la victoire 1
» Que le marbre rentre en poussiere dans la
» terre, que les enfans de la liberte soient mois-
)> sonnes par la mort , mais que la Ilenommee
» proclame le nom du patriote jusqu'au nio-
» mentou la trompette de TArchange retentira!
» Entends nos prieres, dieu de nos peres ,
» leurs enfans invoquent ta sainte assistance I
» Protege nos droits, conserve-nous libres, grand
» Dieu I et tous nous chanterons ta gloire 1 »
Cette derniere stroplie fut repetee en ccxiiir par
la fou'Ie assemblce, et la priere du peuple monta
au ciel avec le bruit solennel du canon reten-
tissant.
Pendant ce temps-la la pierre angulaire avait
ete preparee; et, avant tie la placer, le grand
chapelain , M. Carter, prononca k baute voix la
priere suivante :
« Dieu tout-puissant , tres-glorieux architecte
EN AMERIQUE. *$
» de 1'univers , dispensateur do la sagesse et pere
» de toutes les misericordes , accorde-nous le
» secours que nous te demandons humblenient
» pour 1'accomplissement de cette solennite !
» Puisse ce monument, qui va etre eleve a la me-
» moire de la vertu, etre la honte des medians
» et 1'orgueil des bons ! Puissent ees Ilommages,
» que nous rendons a ceux qui deja ne sont plus
» sur cette terre, nous rappeler que nous n'y som-
» mes nous-memes que cornme etrangers = et
» com me passagers;queles monumens de marbre
» tombent eux-memes en poussiere sous les coups
» du ternps ; et que nos noms ne peuvent echap-
» per a 1'oubli que par leur inscription au livre
» sacre de la vie eternelle !
» Que tes benedictions descenderit speciale-
» ment sur notre illustre frere par les mains du-
» quel vont etre assises ces fondations ; que son
» nom, qui est ecrit dans nos coenrs par la rc:con-
» naissance, le soit a^issi par ta misericorde au
» livre de salut! Entin , si dans ta sagesse pro-
» fonde tu decides que nous ne devons plus le
» revoir sur terre apres ce jour, accorde-nous du
» nioins de nous reunir a lui dans cette heureuse
M etglorieuse patrie, oul'on n'a plus besoiri d'eJe-
» ver de monumens , ou Ton ne songe plus a
» graver des epitaphes. )>
Apres cette priere , qui fut ecoutee dans un
religieux silence , le grand maitre ordonna au
H. 10
1 46 LAFAYETTE
secretaire du comite du monument d'appreter
les divers objetsqui de vaient etre places, comme
souvenirs de 1'epoque , sous les fondations. Ces
objets etaient plusieurs medailles frappees a 1'ef-
figie de I'hote de la nation , de Washington ,
du general Greene , de Franklin ; des pieces de
monnaie frappees aux Etats-Unis a diverges
epoques, ainsi que du papier-monnaie de 1'etat
de Georgie; quelques gravures, parmi lesquelles
etaient les portraits du general Charles Pinckney
et du docteur Kollock, et tons les details relatits
h la ceremonie. Enfin une medaille sur laquelle
etaient ecrits ces mots : « La pierre angulaire de
» ce monument, a la memoire du major general
» Nathaniel Greene, a etc posee par le general
» Lafayette, a la demande des citoyens de Sa-
» vannah , le 21 mars A. D. i8.?5. »
La pierre fut alors descendue ., au son d'une
musique funebre , au fond de 1'excavation. Le
principal architecte presenta Fequerre, leplomb
et le niveau au grand maitre, qui les appliqua
sur la pierre en prononcant les mots consacres.
Puis les vases d'or et d'argent furent apportes
sur la plate-forme , ou , apres avoir passe par les
mains du grand maitre et des grands gardiens,
ils furent presentes au general, qui, selon Fu-
sage , versa sur la pierre le ble , le vin et 1'huilo
qu'ils contenaient, en prononcant rinvocatioti
suivante :
EN AMtRIQUE. «4j
« Puisse la bonte iniinie de Tauteur de la na-
» ture accorder aux habitans de cette ville tout
» ce qui peut contribuer au bonbeur, a 1'aisance
» et aux agremens de cette vie; nous assister
» dans 1'erection et I'acbevement de ce monu-
» ment; proteger les ouvriers contre tous les ac-
» cidens; preserver leurs travaux de destruction,
» et nous accorder a tous urie ample provision
» du ble de nourriture, du vin de rafraicbisse-
» ment , et de Fhuile de la joie. »
Le general descendit ensuite stir la pierre,
la frappa de trois coups cle maillet; tous
les freres vinrent successivement ren^re leurs
devoirs, et ie grand - pretre du chapitre royal
de Georgie vint , Fencensoir a la main, benir la
pierre angulaire. Lorsque toutes ces ceremonies
furent terminees, le grand-makre remit au prin
cipal arcbitecte tous les objets qui devaient etre
employes a racbevement du monument, en lui
adressant ces paroles :
« Frere arcbitecte , vous etes ebai'ge de la di-
» rection et de la surveillance des ouvriers qui
» vont construire le cenotaphe eleve a la me-
» moire d'un soldat de notre revolution , a la ine-
)> moire de 1'immortel Green ; vous avez vu la
» pierre angulaire de ce monument posee par la
» main de celui qui fut son ami intime et son
» conipagnon d'arnies ; par celui qui fut le vigou-
» reux cbampion de la liberte dans les deux
*$ LAFAYETTE
» hemispheres ; par celui que nous nommons
» avec orgueil notre compatriote, par ]e gene-
» ral Lafayette ; en vous remettant tout ce qui
» est necessaire a 1'achevement de cette glo-
» rieuse tache, je vous recommande , au nom
» des liens qui unissent un macon a ses com-
» pagnons, de vous acquitter de votre devoir,
» de maniere a faire honneur a vos ouvriers et
» a vous-meme. »
La pierre fut alors scellee au son de la musi-
que, qui executa un air national. La ceremonie
fut terminee par une triple salve tiree par les
troupes (\£& Etats-Unis.
Get imposant et solennel spectacle fut con--
temple pendant toute sa duree par les nombreux
spectateurs clans un silence religieux qui indi-
quait leur profonde veneration pour le mort que
Ton honorait, et leur tendre attachement pour
le heros vivant qui s'associait a eux dans cette
touchante et melancolique solennite.
Le cortege se remit alors en marche dans le
meme ordre qu'auparavant , et se rendit sur la
place Chippewa, ou la meme ceremonie fut re-
petee pour la pose de la pierre angulaire du monu
ment eleve a Pulawski.
Avant de rentrer chez lui, le general Lafayette
se rendit chez le^brigadier general Harden, pour
assister a la prc3sentation d'un drapeau Lrode
par madame Harden , et ofFert par elle au pre~
EN AM£RIQUE. *49
irn'er regiment ties milices de Georgie. Sur ce dra-
peau , tres-richement travaille , etait le portrait
du general Lafayette , et plusieurs inscriptions
rappelant diverses epoques glorieuses de la re
volution. Les officiers et les soldats firent eclater
un meme enthousiasme en le recevant , et jure-
rent que sous ces couleurs , ofFertes par la beaute
et consacrees par Lafayette , ils etaient assures de
vaincre toujours les ennemis de la liberte et de
Jeur pa trie.
Quelques heures apres, malgre les vives instan
ces des citoyens et surtout des dames , qui avaient
prepare un bal pour le meme soir, le general,
presse par le temps et par ses nombreux enga-
gemens, fut oblige de quitter Savannah, et nous
montames a bord de \ Alatamaha avec le gou-
verneur de la Georgie , son etat-major et le co-
mite d'arrangement , pour nous rendre a Au
gusta , qui est situe sur la riviere de Savannah , a
cent quatre-vingts milles de son embouchure.
Nous avions trouve a Savannah un jeune
homme dont le nom et la destinee etaient l)ien
propres a nous inspirer un vif interet; c'ctait
Achille Murat , fils de Joachim Murat , ex-roi de
Naples. Au premier bruit de 1'arrivee du general
Lafayette en Georgie , il avait quitte precipitam-
ment Ja Floride , ou il s'est fait planteur, et il
etait venu joindre ses hommages et ses felicita
tions a ceux des Americains qu'il regarde main-
i5o LAFAYETTE
tenant comine ses compatriotes. Deux jours pas
ses avec lui nous d'onnerent pour son caractere
et son esprit un attachement quc ne pourront
lui refuser, je crois, ceux qui seront a meme de
le connaitre. A peine age de vingt-quatre ans,
il a eu assez de force d'ame pour savoir tirer de
grands avantages d?un evenement que beaucoup
d'autres a sa place auraient regarde comme un
malheur irreparable. Prive de 1'espoir de porter
une couronne que lui promettait sa naissance, il
a transporte aux Etats-Unis les faibles debris de
sa royale fortune, et, assez sage pour apprecier
les bienfaits de la liberte dont on y jouit, il s'est
fait naturaliser citojen des Etats-Unis. Loin d'imi-
ter tant de rois dechus, qui ne savent jamais se
consoler de la perte de leur puissance passee,
Achille Murat s'est fait cultivateur, a conserve
son noni sans aucun titre, et, par ses manieres
francliesettout-a-fait republicaines, s'est promp-
tement concilie rattachement de tous ceux qui
le connaissent. II a 1'esprit cultive et le coeur
rempli des mouvemensles plus nobles etles plus
genereux. II conserve pour la mernoire de son
pere une veneration profonde et melancolique.
M. George La layette lui ayantcitedansla conver
sation quelques traits de cette bravoure brillante
et chevaleresque que possedait si bien Murat , il
en parut tres-touche, et, quelques installs apres,
se tronvant seul avec naoi, il me dit avec attcn-
EN AMERIOUE. l5i
drissemerit : « Monsieur George m'a fait eprouver
» un bien grand bonlieur , il m'a dit du bien de
» monpere.... »
La conversation etant to ID bee sur la politique
europeenne, il -s'exprima tres-franchement sur
la sainte alliance, et en general sur tous les
genres de despotisme. Je ne pus m'empecher de
lui dire, en plaisantant , que c'etait chose fort
extraordinaire que d'entendre pareils discours
de la bouche d'un prince here'ditaire. « Prince
» hereditaire ! » reprit-il avec vivacite; « j'ai
» trouve le moyen d'etre mieux que cela , je suis
» homme libre! » Une chose cependant me fait
peine et m'etonne, c'est qu'Achille Murat , libre
dans le choix de sa residence aux Etats-Unis,
soit venu s'etablir justement dans la contree
qu'afHige Fesclavage. Ce choix ne me parait rai-
sonnable que pour 1'homme decide a travailler
de tout son pouvoir a 1'afiranchisse merit graduel
des noirs, et -d donner a ses voisins 1'exemple de
la justice et de rhumanite, en preparant ses es-
claves pour la Hberte; mais je crois que ce noble
projet n'est point entre dans les combinaisons
de notre jeurie republicain , qui , a en juger par
quelques traits de sa conversation, ne parait que
trop dispose a adopter les principes de quelques-
uns de ses nouveaux concitojens sur 1'esclavage
des noirs. Fant-il done que le peche originel de
la royaute montre toujours le bout de 1'oreille I
i5a LAFAYETTE
Savannah est la ville la plus considerable de
1'etat de Georgie. Elle est situee sur la rive droite
de la riviere du meme nom , a environ dix-sept
milles de son embouchure. Ses rues, larges et
droites , se coupent toutes a angle droit , et sont
plantees , de chaque cote , d'une ligne d'arbres
fort gracieux , appeles Yorgueil de I'Inde , et
pour lesquels les habitans des etats du Sud ont
une predilection marquee. Quoique elevee dc
quarante pieds au-dessus du niveau de la riviere,
la situation de Savannah est malsaine; la fievre
jaune passe rarement un automne sansy exercer
de cruels ravages. Le commerce , cependant , y
est tres-actif; son port, qui peut recevoir des
navires tirant quatorze pieds d'eau , voit sortir
annuellement pour plus de six mil lions de dollars
de coton. Sa population est de sept mille cinq
cent vingt-trois habitans , ainsi divisee : trois
mille cinq cent cinquante-sept individus blancs,
cinq cent quatre-vingt-deux individus de couleur
libres , et trois mille soixante-quinze esclaves.
Le nombre des personnes employees dans les
manufactures egale a peu pres celui des per
sonnes occupees du commerce , qui est d'environ
six cents.
En quittant Savannah, nous naviguames d'a-
bord pendant plus de soixante milles entre des
terres basses, marecageuses , d'ou sortent un
nombre de ruisseaux, et sur lesquellcs
EN AMfiRIQUE. i53
s'eleve la vegetation forestiere la plus riche et
la plus variee qu'il soit possible d'irnaginer. Par-
mi les arbres les plus eleves, on remarque quatre
ou cinq especes de pins, neuf especes de chenes ,
des tulipiers, des peupliers, des platarles, des
sassafras , etc. , etc. , au-dessous desquels croissent
plus de quarante especes d'arbustes , dont la
forme, la fleur , le feuillage etleparfum feraient
les delices de nos plusbrillans parterres. Au-dela
de cette plaine, le sol s'eleve rapidement d'en-
viron deux cents pieds au-dessus du niveau de la
mer , et offre de distance en distance de beaux
plateaux sur lesquels sont etablies de riches plan
tations de coton.
Comme nous approchions d' Augusta , deux
bateaux a vapeur, charges d'un grand nombre de
citoyens de cette ville, vinrent au-devant du
notre, et saluerent le general Lafayette d'une
triple acclamation, et du bruit de Fartillerie
qu'ils avaient a bord. Nous leur repondimes par
1'air patriotique de Yankee Doodle, et par trois
coups de canon. Us se reunirent a nous , et nous
remontames ensemble ia riviere en forcant de
vapeur pour rivaliser de vitesse. II y avait dans
cette lutte quelque chose d'effrayant ; les trois
na vires mugissans , semblaient voler au milieu
des noirs tourbillons de fumee qui nous dero-
baientaux regards les uns desautres. La victoire
demeura a \ Alatamaha > ce qui causa une joie
1^4 LAFAYETTE
bien viv.e a notre brave capitaine , qui ine parut
etre un homrne a faire sauter son navire pi u tot
que de se laisser vaincre dans une pareiile oc
casion.
Le general , force de s'en tenir rigoureusernent
aux calculsdeson itineraire, avaitresolu d'abord
de ne passer qu'un jour a Augusta ; inais il lui
fut impossible de resister aux vives instances des
babitans qui le prierent de rester deux jours ?
afiri qu'une grande partie des preparatifs qu'on
avait fails pour lui ne devinssent pas inutiles. II
ceda , et les fetes qu'on lui. donna furent telle-
ment multipliees , que, pour la premiere fois de-
puis le commencement de ce prodigieux voyage ,
il ressentit une fatigue qui nous causa un instant
d'inquietude.
Parmi les citoyens qui recurent le general a
son debarquemerit sur la plage d'Augusta , nous
retrouvames un de nos compagnons de naviga
tion sur le Cadmus , M. King , jeune avocat fort
estime de ses concitoyens. Cette rencontre nous
fut , non-seulement tres-agreable, mais encore
fort utile; en nous eloignant de la riviere de Sa
vannah , nos communications avec 1'Atl antique
allaient devenir plus diiliciles ; il nous importait
done beaucoup de faire parti r nos depeches d' Au
gusta , aim que nos amis d'Europe eussent encore
une fois dc nos nouvellesavarit que nous fussions
tout-a-fait dans Fintefieur desterres, et
E1N AMERIQUE. I 55
M. King eut ]a bonte de se charger de Jes expe-
dier apresnotre depart , ainsi que quelques eil'ets
que nous retranchames encore de nos bag ages ,
afrn de nous alleger autant que possible , car on
nous prevint que nous allions parcourir les plus
rnauvaises routes que nous eussions encore. ren-
con trees depuis noire depart de Washington.
Le lendeniain de notre arrivee , on engagea le
general a aller visiter , de 1'autre cote de la ri
viere de Savannah , une espece de prodige qui
prouve jusqu'a quel point les bonnes institutions
sont iavorables a 1'accroissement de la popula
tion , au developpement de 1'iridustrie , et au
bonheur des homines. C'est un village nomine
Hambourg, compose d'environ cent maisons ,
elevees le meme jour par un seul proprietaire,
et toutes habitees en moins cle deux rnois par
une population active et industrieuse. Ce village
n'a pas encore deux ans d' existence , et deja son
port est rempli de batimens , ses quais couverts
de marchandises, et ses habitans assures d'une
prosperite toujours croissante. Hambourg , place
sur la rive droite de la Savannah , appartient a la
Caroline du Sucl.
Le 25 , nous quittames Augusta , qui est une
ville bien batie et renfermant plus de quatre mille
habitans, pour nous rendre a Milledgeville , en
passant par Warren ton et Sparta. Le general iuft
bieu tendreraent accueilli dans chacune de ccs
LAFAYETTE
petites villes; rnais nous ne trouvames partout
que des cbemins en mauvais etat, et tellement
rompus , que nous fumes obliges d'en parcourir
une partie a cheval. Heureusement que la voiture
qui portait le general resista a tous les mauvais
pas , mais elle aurait du etre brisee vingt fois. Le
premier jour les secousses furent si violentes ,
qu'il en eprouva un vomissement qui d'abord nous
alarma beaucoup , mais qui cessa entierement
apres une bonne nuit passee a Warrenton.
Nous arrivames le 28 mars sur les bords de
3a petite riviere Oconee , pres delaquelle est bade
Milledgeville, capitale de la Georgie. Cette ville,
qui , par la dispersion de ses maisons, la multi
tude et Tetendue de ses beaux jardins, ressemble
plutot a un beau village qu'a une cite , renferme
une population de deux mille cinq cents ames ,
au milieu de laquelle le general Lafayette fut
accueilli en pere et en ami. Les citoyens, conduits
par leurs magistrals, vinrent le recevoir sur les
bords de la riviere , et les aides de camp du gou-
verneur le conduisirent avec pompe a la maison
duchefde 1'etat, qui avail reclame 1'honneur de
le loger. La journee se passa au milieu des lion-
neurs et des plaisirs de toute espece. Apres la
presentation officielle dans la mai-son d'etat , ou
le general fut harangue par un citoyen ameri-
cain descendant de Francais, M. Jaillet, maire
de Milledgeville ; apres la visile que nous fimcs a
EN AM£RIQUE. 107
la loge de nos freres en maconnerie, et la revue
de toutes les milices du comte , nous dinames cliez
le gouverneur Troup, qui avail reuni cliez lui
tous les offieiers publics et les principaux citoyens,
avec lesquels nous nous rendimes le soir a la
maison d'etat , ou les dames de la ville avaient
prepare un bal pour le general Lafayette; mais a
ce bal il n'y eut pour personne , ni possibilite , ni
volonte de danser; chacun , jaloux d'entretenir ou
d'entendre I'liote de la nation , se tenait pres de
lui et saisissait avec empressement 1'occasion cle
lui ternoigner sa reconnaissance et son attache-
merit. Touclie presque jusqu'aux larmes des bon-
tes dorit on 1'eniourait , le general oublia com-
pletement que la Georgie e'tait pour lui urie
nouvelle connaissance. II oublia meme aussi , je
crois,quele lendemain nous devions partir de
grand matin, et que quelques heures de repos lui
seraient bien necessaires , car il passa urie grancle
partie de la nuit a s'entretenir avec ses nouveaux
amis.
Avant de m'engager dans le recit de la suite
de notre voyage , qui nous conduisit, du sein de
la civilisation la plus avancee, an milieu des tri-
bus encore sauvages des enfans primitifs de FAme-
rique , je vais consigner ici quelques observations
sur 1'etat de Georgie.
Get etat, situe entre le 3oe. et le 35e. degres
de latitude nord , et le 3e. et le 9C. degres de km-
iT)« LAFA\ETTK
gitude oucst cle Washington , est borne au nord
par lY'tat de Tennessee, au nord-estpar la Caro
line du Sutl, au sud-cst par 1'ocean Atlantique,
au sud par la Floride ., et a 1'ouest par 1'etat d' Ala
bama. Sa surface est de cinquante-huit niille
deux cents milles carres , et sa population de
trois cent quarante mille neuf cent quatre-
vitigt-neuf habitans, dont pres de cent cinquante
mille sont esclaves , proportion vraiment ef-
f ray ante , et qui doit necessairement amener un
jour la Georgie dans une situation embarras-
sante, si son gouvernement neprend point quel-
ques mesures pour la diminuer. lei , conime dans
tous les etats a esclaves , les uoirs sont un bien im-
mobilier qu'on vend comme touteslesautrespro-
prictes, et dont on pent heriter; mais leur intro
duction dans Tetat comme ob et de commerce
est scverement defendue, D'apres la legislation
actueile, la personne qui amene dans 1'etat un
esclave, qu'elle vend ou met en vente dans le
courant de 1'annee qui suit son introduction , est
soumise a une amende cle 1000 dollars et a un
einprisonnement de cinq annees dans la prison
d'etat. Les prejuges contre la race de couleur
sont encore bien forts parmi les Georgiens , et je
n'ai point remarque qu'ils fisserit de grands
efforts en faveur de 1'abolition de Fesclavage ;
les lois meme mettent des entraves a PaHran-
chissement graduel, car un proprietaire ne pent
EN A MLR I QUE. 1^9
donner la liberte a son esdave sans Vautorisa-
tion de la legislature. L'aricien code noir, intro-
duit par les Anglais, et qui etait un code de
sang, est tombe en desuetude , et a ete remplace
par quelques lois protectrices des esclaves. Airisi,
par exemple, maintenant quiconque prive a
dessein un esclave de la vie ou dun menibre, est
condamne a la memo peine que si le crime eut
ete commis sur un blanc, excepte eri cas d'insur-
rection; mais on sent que cette loi , appliquee
par des juges proprietaires d'esclaves eux-me-
mes, et sous Tempi re des memes prejuges que
leurs concitoyens, doit souvent n'etre qu'illu-
soire; aussi peut-on dire avec verite que si les es
claves de Georgie ne perissent pas sous le fouet de
leurs maitres, com me cela n'arrive que trop sou-
vent dans les colonies francaises, c'est seulement
aux dispositions riaturellement donees et hu-
maines des Georgiens, et non a refficacite3 des
lois, qui admettent qu'un esclave pent mourir
d accident en recevant line correction moderee 7
sans que celui qui 1'inflige soit coupabie de
meurtre.
La Georgie fut, dit-on , celle des anciennes
colonies dans laquelle la revolution reunit le
moins 1'unanimite des suffrages. Le parti roya-
liste y conserva long-temps une grande influence,
qui, angmentee par la presence d'un nombreux
corps anglais aux ordres du colonel Campbell y
160 LAFAYETTE
y maintint jusqu'a la fin de la guerre le gouver-'
nement rojal ; aussi les patriotes y eurent-ils
plus a soufFrir que partout ailleurs.
Ce ne fut qu'en 1798 que la constitution , qui
avait ete adoptee en 1786 et amende'e en 1789 ,
fut definitivement mise en vigueur par une as-
semblee generale des representans. Cette consti
tution est , a tres-peu de chose pres , semblable a
celle de la Caroline du Sud.
Si la Georgie n'est point encore un des plus
riches etats de ITJnion par 1'abondance et la va-
riete de ses produits, la cause ne doit en etre at-
tribuee qu'a l'influence de 1'esclavage. II n'y a
peut-etre pas de pays plus favorise de la nature
que cette contree, et on pourrait facilement en
tirer abondamment tous les produits des climats
les plus opposes. Les bords de la mer et les iles
adjacentes pro duisent jusqu'a six cents livres de
coton long par acre , clont le prix moyen est
3o sous la livre , et le me me terrain peut don-
ner quatre re3coltes sans engrais. Le sucre peut
etre cultive dans ces menies terres avec un egal
succes. Les muriers blancs y croisserit en si
grande quantite , que la Georgie pourrait facile
ment affranchir les Etats-Unis du tribut annuel
de plusieurs millions qu'ils paient k 1'Europe , si
la culture de la soie etait confiee a des bras ha-
biles et interesses, c'est-a-dire a des bras libres.
Lethe croit sans culture dans les environs de Sa-
EN AMtiRIQUE. 161
vannah; dans quelques parties clioisies, 1'indigo
donne trois recoltes par an; dans 1'interieur,
les terres produisent abondamment le ble et le
nia'is ; enfin , les legumes et les fruits de toute
espeee y croissent avec une rare facilite. Mais,
pour feconder la source de tant de richesses , il
faudrait une activite et une Industrie qu'ont ra-
rement les Homilies habitues a se reposer du soin
de leur existence sur le devouement de malheu-
reux abrutis par 1'esclavage.
J'engage les personnes qui voudront se faire
une juste idee des ressources qu'offre la Georgie,
et des hautes destinees que cet etat est appele k
remplir, si cedant enfin a la voix de Fhumanite,
et de Finteret, il abolit 1'esclavage , je les engage,
dis-je? a lire 1'excellent ouvrage du capitaine
Hugh Mac-Call , public en 181 1 , et ayant pour
titre : Histoire de la Georgie.
ii.
162 LAFAYETTE
CHAPITRE VI.
DEPART DE MILLEDGEVILLE. MACON. INDIAN - AGENCY . REN
CONTRE D'INDIENS PENDANT L'ORAGE. — HAMLEY. — TRIBU DE
MAC-KINTOSH. CCHEE - CREEK. BIG -WARRIOR. CAPITAINE
LEWIS. LINE-CREEK. MONTGOMMERY. ADIEDX DE MAC
KINTOSH. CAHAWBA. ETAT o'ALABAMA. MOBILE.
LE 29 mars, apres avoir pris conge des ci-
toyens de Milledgeville, et avoir exprime notre
reconnaissance au comite d 'arrangement et aux
autorites de la ville et de 1'etat, pour les bontes
dont nous avions ete combles, nous nous remi-
nies en route avec quelques aides de camp du
gouverneur Troupp , qui avaient a 1'avance tout
dispose avec une habile prevojance pour que le
general ne se ressentit que le moms possible des
inconveniens que nous allions inevitablement
rencontrer dans un voyage a travers un pays sans
routes , sans villes , et presque sans habitans ; car
nous avions a traverser, pour arriver dans 1'etat
d' Alabama , ce vaste territoire qui le separe de la
Georgie, et qu'habite la nation des Greeks , peu-
plade que la civilisation a frappee de quelques-
EN AMERIQUK. 1 63
uns de ses vices sans pouvoir encore 1'arracher
aux habitudes de la vie errante et sauvage.
Le premier jour, apres quelques heures de
marche, nous arrivames pour diner a Macon ,
ou le general fut recu avec empressement par les
ci toy ens et uri assez grand n ombre de dames
dont I'elegance et les excellentes manieres con-
trastaient singulierement avec Taspect du pays
que nous venions de parcourir. Macon , jolie pe
tite ville, aujourd'hui passablement peuplee ,
n'existait pas il y a dix-liuit rnois; elle est sortie
coinnie par enchantement du milieu des forets.
G'est un point civilise perdu dans le domaiiie, en
core immense , des premiers enfans de i'Ameri-
que. A une lieue cle la nous sommes au sein des
forets vierges : les cimes de ces vieux arbres, qui
semblent mesurer 1'age du monde, sebalancent
sur nos tetes; le vent les agite avec ce bruit tour
a tour grave et aigu que M. cle Chateaubriand
appelle la voix du desert. Le cbemin que nous
suivons est une sorte de tranchee ou de dechire-
ment au fond duquel la voiture du general a
grand'peine a rouler, et court souvent le risque
de se briser; nous le suivons a cheval, et nous
arrivons ainsi le soir a Indian-Agency.
Indian - Agency est une habitation isolee au
milieu des forets, construite 1'annee derniere
pour servir aux conferences entre les chefs in-
diens et les envoyes des Etats-Unis. G'est la qu'a
1 1.
164 LAFAYETTE
ete stipule le traite d'apres lequel les tribus in-
diennes , encore habitantes de la rive gauche du
Mississipi , consentent a se retirer sur la rive
droite , moyennant une somme assez conside
rable. L'annee 1827 est assignee pour epoque de
1 'evacuation > et ce n'est pas sans peine que les
Indiens voient arriver le terme de leur antique
possession; ils quittent a regret le voisinage des
hommes civilises , que pourtant ils detcstent ; ils
accusent leurs chefs de ies avoir trahis en faisant
cette cession, et Ton assure qu'elle a deja coute
la vie aa chef Mac -Kin tosh , Tun des signataires
du traite.
Nous passamesla nuit a Indian-Agency; nous
y aviocs ete attendus la veille par une eentaine
d'Indiens; car depuis cinquante aris le nom du
general Lafayette a vecu chez eux par tradition ;
niais les retards que nous avions eprouves en route
ayant fatigue leur patience, ils etaient alles nous
preparer ailleurs une reception. Pour ce second
jour nous avioris trente-deux milles a faire par
une route de moins en moins praticable. Un,
orage tel qu'on n'en voit point en Europe, et
que pourtant je ne veux pas ni'amuser a decrire,
vint par la-dessus nous assaillir, et nous dispersa
pendant quelques heures. Fort heureusement
nous rencontrames uri abri : c'etait une cabane
elevee par un Americain , non loin de la route.
Quelques chasseurs indiens, habitues sans doute
EN AMfiRIQUE. i65
£ y chercher refuge , sechaient leurs vetemens au-
tour d'un grand feu auquel nous primes place sans
etre connus et sans attirer grande attention. La
mienne, au contraire, etait bien vivement exci-
tee par cette rencontre, 3a premiere que j'eusse
faite en ce genre. J'avais tant entendu parler des
rnoaurs de ces hommes de ia nature , et, com me
tout habitant d'un pays civilise , je m'etais fait
sur eux de si singulieres idees, que le moindre
de Jeurs gcstes, la plus petite piece de leur ve-
tement et de leur armure, etaient pour moi pres-
que autant de causes d'une stupefaction qu'en
retour les Indiens ne paraissaient nullement
eprouver en nous vojant. Autant que le Ian-
gage des signes me le permettait, je leur faisais
une foule de questions auxquelles ils repondaient
par une pantomime a la fois expressive et Jaco-
uique. On m'avait beaucoup vante 1'impassibilite
des Indiens comme une faculte naturelle, etsin-
gulierement developpee en eux par Teducation.
Je voulus hasarder quelques experiences a cet
egard , ne sachant trop comment ils les pren-
draient; je provoquai Tun d'eux par quelques
demonstrations hostiles; vnais ma colere, quoi-
que assez bien feinte, ne parut pas plus 1'emouvoir
que ne Teussent fait les jeux d'un enfant. II con-
tinua sa conversation sans me regarder, et sans
que sa figure exprimat ni crainte ni dedain.
Apres quelques essais du rneme genre, et ton-
166 LAFAYETTE
jours accueillis avec ce calme imperturbable, je
revins aux signes de bienveillance; j'offris aux
Tndiens un verre d'eau-de-vie ; cela reussit mieux.
Us le viderent. Je leur montrai , dans la main ,
quelques pieces d'argent , et sans facon ils s'en
emparerent. Je les quittai bien tot , et il me parut
que nous nous separions tres-bons amis. La fin
de Forage nous ayant permis de nous reunir et
de nous mettre en route , nous arrivames a un
gite un peu meilleur que celui de la veille. C'etait
un groupe de cabanes construites avec des corps
d'arbres superposes , et recouvertes d'ecorce.
L'hote etait un Ame'ricain que des revers cle for
tune avaient force a se refugier en ce lieu , ou il
faisait un commerce d'echange assez lucratif,
entre les pelleteries fournies par les Tndiens et
lesdenrees tireesdu pays civilise. Sa petite ferme
se composait de quelques arpens assez bien eul-
twes , d'une basse-eour bien fournie , et de 1'ha-
bitation que j'ai decrite. A notre arrivee nous
trouvames assis devant sa porte deux Indiens ,
1'un jeune, 1'autre homme fait, et tous deux
d'une taille et d'une beaute remarquables. Ils
etaient vetus d'une tuniquecourte, d'etolielegere
et frangee, serree au corps par line ceinture
brodee de petit es perles de mille couleurs. Us
portalent, j'oule avec beaucoup d'elegance autour
de la tele, un sciiall de couleur vive;leurschaus-
sures de peau de daim couvraient ]a jambe ILLS-
EN AM£RIQUE. 167
qu'au-dessus du genou. Us se leverent a 1'appro-
che du general , et le saluerent ; le plus jeune , a
notre grand etonnement , le complimenta en
fort bon anglais. Nous sumes bientot qu'il avait
passe sa jeunesse dans un college aux Etats-Unis ,
mais qu'il s'etait derohe depuis plusieurs annees
aux soins d'un bienfaiteur pour retourner parmi
ses freres , dont il preferait la vie a eelle des
hommos civilises. Le general lui fit beaucoup de
questions sur 1'existence de la peuplade iridienne.
II y repondit avec beaucoup de sens et de preci
sion. Quand il fut question du dernier traite avec
les Etats-Unis , sa figure devint sombre , il frappa
du pied ]a terre , et , portant sa main a la poignee
de son couteau , il murmura le nom de Mac-
Kintosh , de maniere a nous faire fremir sur les
dangers de ce chef indien; et comme nous pa-
raissions nous etonner : « Mac-Kintosh , » s'ecria-
t-il 3 « a vendu la terre de ses. peres , il nous a
» tous saciifies a sa cupidite. Le traite qu'il a
» conclu pour nous , il nous est impossible de le
» rompre; mais le lache !!! » II s'arreta sur cette
exclamation violente , et pen apres entama tran-
quillemerit un autre sujet de conversation.
Hamley (c'etait le nom du jeune Indien),
quand il nous vit un pen reposes , nous engagea
a venir visiter son habitation, qu'ou apercevait
sur le penchant d'une colline pen eloignee. Deux
aides de camp du gouverneur et moi acceptames
i68 LAFAYETTE
Finvitation , et nous suivimes les deux Indiens.
Chemin faisant, ils nous montrerent une en
ceinte palissade'e et remplie cle cerf's , de biches
et de chevreuils, qu'ils appelaient leur re
serve , et qui pourvoyait en effet a leurs besoins
quand la chasse etait malheu reuse. La cabane
d'Hamley touchait a eette enceinte. Nous y en-
trames. II y avait alors grand feu au foyer; le
jour etait a son declin , et la spacieuse habita-
tion etait eclairee par la flam me clu bois de sa-
pin. L'ameublement se composait de deux lits,
d'une table , de quelques chaises grossieres ; des
paniers d'osier , des armes a feu , des arcs, des
Heches etaient attaches a la muraille, ainsi qu'un
violon. La disposition du tout indiquait la pre
sence d'un homme demi-civilise. Le compagnon
d'Hamley detacha le violon , et maniant Farchet
avec plus de vigueur que de legerete , nous fit
entendre quelques fragmens d'airs indiens , qui
tout acoup mirent Hamley en humeur de danser ;
mais , soit courtoisie, soit desir rle faire naitre
une comparaison qui fut a son avantage , il nous
pria de danser les premiers a la mode de notre
pays. Les graves Americains qui ni'acconipa-
gnaient s'en defendirent. Plus jeune ou moins
reserve qu'eux , je ne me fis pas prier , et je fis
quelques pas d'une de nos lourdes danses fran-
caises : Hamley n'en demandait pas plus. Je le
vis tout a coup jeter ce qui Fembarrassait , se
EN AMERIQUE. 169
saisir d'un grand scball et s'elancer triomphant
au milieu de la chambre , comme s'il eut dit :
cette scene est a moi. Je me retirai pour lui
laisser carriere. Ses premiers mouvemens , lents
et passionnes , s'animerent par degres ; sa danse ,
incomparablement plus bardie et plus expres
sive que celle de nos dariseurs d'opera , ne fut
bientot plus qu'un tourbillonnement que 1'oeil
avait peine a suivre. Dans les intervalles ou il
reprenait baleine, ses pas mollement cadences,
sa tete doucement pencbee ? et suivant avec
grace les mouvemens du corps le pins souple ?
ses yeux brillant d'une emotion qui empourprait
la couleur cuivree de son teint, les cris qu'il
laissait echapper en sortant de cette reverie pour
recommencer ses fougueux elancemens , etaient
pour nous de TefFet le plus inattendu et le plus
difficile a rendre.
Deux femmes indiennes , que j'appris ensuite
etre eel les d'Hamlej, s'approc'herent de 1'habi-
tation , tandis qu'elle retentissait des plaisirs
d'Hamly et de nos applaudissemeiis; mais elles
n'entrerent point, je ne fis que les apercevoir.
Elles avaient la beaute des femmes de cette race ;
leur vetement se composait d'une longue tunique
blancbe, d'une draperie ecarlate jetee sur leurs
epaules ; leurs longs cbeveux ? noirs comme 1'e-
bene , flottaient en liberte. Elles portaient au cou
le collier a quatre ou cinq rangs de perles, et
17° LAFAYETTE
aux oreilles les enormes pendans d'argent qui
sont le principal ornement des femmes in-
diennes. Je cms, a leur reserve , qu'Hamley leur
avait defendu de nous approcber , et je ne lui
fis meme aucune question sur elles. II y avait
aussi dans la case du jeune Indien quelques ne-
gres; mais ils ne the parurent pas etre pres de lui
dans la condition d'esclaves : c'etaient des fugi-
tifs auxquels il avait donne asile , et qui payaient
de leur travail son hospitalite.
Je me serais volontiers fait pour quelques
jours le compagnon de chasse et le commensal
d'Hamley; mais il fallait continuer notre voyage.
Nous nous retirames, et le lendemain, 3i mars,
nous nous remimes en route. A mesure que nous
nous enfoncions dans ce pays de forets, la terre
indienne semblait effacer en nousl'espece de pre-
juge qui porte les homines civilises a vouloir im-
poser leur etat de societe aux nations qui ne
se sont point ecartees de la vie primitive , a con-
siderer comme nne noble et legitime conquete
1'envahissement des lieux sur lesquels regne en
core cette prelendue barbaric. II faut dire, a la
louange des Americains, que ce ri'est point par
{'extermination on par la guerre, mais par des
traites ou leur superiorite intellectuelle exerce a
la verite un autre genre de violence, qu'ils pour-
suivent centre les tribus indiennes de 1'ouest et
du word , leur systeme d'agrandissement. Chez
EN AMERIQUE. 171
euxla civilisation ne s'est point souillee de crimes
comme celle de la Grande-Bretagne dans Jes
Indes-Orientales; mais, tout eri leurrendant cette
justice, on ne peut s'empecher de prendre inte-
ret au sort des Indiens expropries. Ainsi, en
rencontrant a chaque pas la case d'eeorce du
chasseur moscogulge encore habitee par la se-
curite et Jes simples vertus de 1'ignorance , nous
n'avons pu songer, sans tristesse, que bientot elle
serait renversee et remplacee par la ferme du
cultivateur americain,
Ce fut sur les bords de la riviere Chatahou-
chees que nous vimes pour la premiere fois les
Indiens reunis en troupe pour recevoir le general.
Grand nombre de femmes et de jeunes garcons
percaient le feuillage sur la rive opposee , et
poussaient, en nous apercevant, des cris en si-
gne de joie. Des guerriers descendaient la pente
d'une colline peu eloignee , et accouraient au
point du rivage ou devait toucber un bac sur
lequel nous etions descendus. La variete et la
singuliere richesse de leurs costumes offraient le
coup d'ceil le plus pittoresque. M. Georges La-
favette sauta le premier a terre, et en un mo
ment fut entoiire d'hommes , de femmes , d'en-
fans qui s'agitaient , sautaient , dansaient autour
de lui, toucbaient ses mains, ses habits avec un
air de surprise et de ravissement qui lui causait
presque autant d'embarras que demotion. Tout
*72 LAFAYETTE
& coup , comnie s'ils eussent voulu dormer a leur
joie une expression plus grave et plus solennelle,
ils se retirerent en arriere , les liommes ranges
de front et sur le devant. Celui qui paraissait
etre le chef de la tribu donna , par uu cri aigu
et long-temps prolonge , le signal d'une sortc de
salut qui fut repete par toute la troupe; alors
elle se precipita de nouveau vers le bac. Au
moment ou le general allait descendre a terre,
quelques-uns des plus vigoureux s'emparerent
d'un petit cabriolet que nous avions avec nous,
obtinrent que le general y montat, ne voulant
pas, disaient-ils , que leur pere posat le pied
sur la terre humide. Le general fut ainsi porte
comnie dans un palanquin jusqu'a une certaine
distance du rivage ; alors celui que j'avais deja dis
tingue comnie le chef de la tribu s'approcba de
lui, et lui dit en anglais que tous ses f'reres etaient
heureux d'etre visites par celui qui , dans son
affection pour les habitans de TAmerique, n'avait
jamais distingue le sang ni la couleur; qu'ii etait
le pere cheri de toutes les races d'hommes qui
habitaient le continent. Apres que le chef eut
parle , les autres Indiens vinrent tous placer suc-
cessivement leur avant-bras droit sur 1'avant-
bras droit du general , a la maniere indienne, en
signe d'amitie. Ils ne voulurent pas abandonner
le cabriolet; et, le trainant eux-memes, gravi-
rent ainsi a petits pas la colline d'ou nous les
EJN AM£RIQUE. 173
avions vus descendre , et sur laquelle etait situe
un de leurs plus grands hameaux.
Pendant que nous cheminions, je m'approcbai
du chef indien; je pensai que, puisqu'il parlait
anglais , il avail etc eleve comme Hamley aux
Eta ts-U nis , et ce fut ce qu'il m'apprit. II etait age
d'environ vingt-liuit ans, d'une taille moyenne;
rnais la beaute de ses membres etait parfaite , sa
physionomie etait noble , son air triste ; quand
il ne parlait point , il attachait a la terre ses deux
grands yeux noirset reconverts d'un epais sourcil.
Lorsqu'il me dit qu'il etait le fils aine de Mac-
Kintosh , je ne pus me rappeler sans peine les
imprecations que j'avais entenduesla veille centre
ce chef des Greeks. C'etait la sans doute ce qui
donnait au jeune homme 1'air de 1'abattement et
de la meditation ; mais , d'apres ce que je pus re-
cueillir de sa conversation , je me Texpliquai
mieux encore : son intelligence ne s'est develop-
pee qu'aux depens de sa securite. II apprecie la
veritable position de sa nation • il la voit s'affai-
blir,, et prevoit sa destruction prochaine; il sent
combien elle e;3t inferieure a eel les qui 1'entou-
rent ; il a reconnu qu'il lui etait impossible de
fixer la vie errante des homines de sa race. Le
voisinage des homines civilises ne leur a fait faire
aucun progres et a introduit parmi eux des vices
qui leur etaient etrangero : il parait esperer que
le traite qui les rejette dans un pays entierement
i;4 LAFAYETTE
desert, retrempera Vantique organisation des
tribus, ou du moins garantira leur conservation
clans Tetat ou elles sont aujourd'hui.
Gependant nous arrivions au haut de la col-
line : Ik , nous vimes briller des casques et des
epees; des cavaliers etaient ranges en bataille
sur la route. Ce n'etaient point des Indiens ,
mais des liommes civilises envoy es par Fetat
d' Alabama , au-devant du general. La singuliere
marche triomphale a laqueile il avait ete oblige
de se preter , cessa pour lors. Les Indiens ne vi-
rent pas sans jalousie 1'escorte americaine se
placer autourdu general ; mais nous approcliions
de leur village : ils y coururent , a fin de nous y
preceder. La , a notrearrivee , nous les trouvames
reunis, depouilles de leurs vetemens, et pre
pares a nous donirer le spectacle de leurs jeux
guerriers.
Nous etions arrives sur une vaste pelouse, au-
tour de laqueile etaient elevees une centaine de
cases indiennes ,couronnees par la verdure d'epais
bosquets; on distinguait une niaison plus grande
que les autres : c'etait celle du resident ameri-
cain ; U tient en meme temps une auberge, et sa
femme dirige une ecole dans laqueile on cher-
che a instruire les enfans des Indiens. Tous les
hommes etaient reunis sur la place, depouilles
en partie de leurs vetemens , le visage peint de
couleurs bizarrement assorties, quelques - uns
EN AMERIQUE. 176
portant , comme distinction , des plumes a la
chevelure. Us nous annoncerent qu'ils allaient
joiiter en 1'honneur de leur pero blanc. Et, en
eflet , nous les vimes se separer en deux troupes,
former deux camps aux deux extremites de la
place, nommer deux chefs, et se provoquer
comme a une sorte de combat. Le cri qui fut
pousse par chacune des deux troupes, et qu'on
nous dit etre le cri de guerre des tribusindiennes ,
est peut-etre la plus etrange modulation de la
voix Lumaine qui soit possible , et 1'effet qu'il
produit sur les guerriers , jeunes et vieux , est plus
extraordinaire encore. Les jeux commencerent.
On nous expliqua qu'il s'agissait , pour les deux
partis, de lancer, au-dela d'un but indique, une
balle assez semblable a celles de nos ecoliers , et
que la victoire serai t a celui des deux qui attein-
drait sept fois ce but. Nous vimes, en effet, les
combattans, armes cliacun de deux Jongues ra-
quettes, se precipiter au-devant du leger projec
tile, ijauter les uns par dessus les a litres afin de
Tatteindre, le saisir en 1'air avec une adresse
inouie , et Verivoyer au-deia du but, Lorsque la
balle etait manquee par un joueur , elle roulait
sur le gazon ; alors toutes les tetes se baissaient ,
se beurtaient , et souvent ce n'etait qu'apres une
longue iutte qu'im des joueurs parvenait a la re-
lever. Au milieu d'un de ces longs combats, tan-
dis que tous les joueurs, le dos courbe , se pres-
I76 LAFAYETTE
saient en cerclc autour de la balle , un Indien se
detache du groupe , s'eloigne , revient en cou-
rant, s'elance , et apres avoir tourrie plusieurs
fois sur lui-meme, retombe sur les robustes
epaules desautres joueurs , sans les faire flechir,
saute au milieu du cercle , saisit la balle , et pour
la septi erne fois la lance au-dela du but. Cejoueur
etait Mac-Kintosb. La victoire fut au camp dont
il etait le chef; il vint recevoir nos felicitations
au milieu des acclamations d'une partie des
femrries indiennes , tandis que les epouses des
vaincus semblaierit leur adresser des paroles de
consolation.
Le general , apres cette fete qui Famusa beau-
coup , alia visiter 1'interieur de quelques cases et
1'ecole indienne. Prets a nous remettre en route ,
nous vimes reparaitre le jeune Mac-Kintosb , vetu
a Veuropeenne. II demanda au general ia permis
sion del'accompagnerjusqu'a Montgommery,ou
il devaitconduire son frere, agededix ans, pour
le coiifier a un citoyen de 1'etat d' Alabama , qui
lui avait genereusement ofFert de se charger de
son education. Le general y consentit, et tous
ensemble nous partimes pour Uchee - Creek ,
auberge americaine , situee sur les bords du 'tor
rent qui porte ce nom. Nous arrivames de bonne
heure a cette station , et pumes visiter les envi
rons, qui sont delicieux, Accompagne de Mac-
JCintosh , j'eus bientot fait connaissance avec les
EN AMfiRIQUE. 17';
In t liens de cette contree. Nous en trouvames qui
s'exercaient a tirer de Tare. Je voulus essayer mes
forces en faisant comme eux ; Mac -Kin tosh ,
pareillement, s'arma d'un arc : il a le bras et le
coup d'oeil de Guillaunie Tell. Quelques-unes des
preuves d'adresse qu'il donna , rapportees, se-
raient a peine crues, J'admirai surtout Fhabilete
avec laquelle, couche presque a plat ventre, il
lancait une fleche qui , frappant la terre a quel
ques pas de la , se relevait par un ricochet leger ,
et volait a une distance prodigieuse. C'est un
moyen que les Indiens emploient pour lancer de
Join, et sans etrevus, leurs fleches a Fenneim.
Je tentai vainement ce singulier tir : chaque fois
ma fleclie , au lieu de ricoclier, s'enfonca dans la
terre.
jVous revenions vers lichee-Creek, lorsque nous
fimes rencontre d'un chef indien qui se rendait
a cette auberge. II etait a cheval et conduisait
une femnie en croupe. A quelques pas de la mai-
son, I'lndien mit pied a terre , alia saluer le general
et faire quelques emplettes. Safemrae, pendant
ce temps, resta a la garde du cheval, le lui
amena lorsqu'il repartit, lui tint la bride et
1'etrier, et s'elanca ensuite derriere lui. Je de-
mandai a mes compagnons de voyage si cette
fen i me etait 1'epouse de I'lndien , et si telle etait
la condition des femmes de cette nation, On me
repondit , qu'en general, elles etaient pres de
II. 12
178 LAFAVETTE
leurs maris dans cette sorte de domestic! te; que
dans les pays agricoles c'etaient elles qui culti-
vaient , labouraient , ensemenoaient et recol-
taient; que cliez les Jndiens chasseurs elles por-
taient le gibier , les ustensiles de menage , les
objets de campement , et parccuraient ainsi char-
gees des distances considerables; quelessoins de
la maternite les clispensaient a peine deces rudes
travaux. Toutefois , dans les promenades que jo
fis ensuite aux environs d'Uchee-Creek , le sort
des femmes ne me parut pas aussi mauvais que
le i'aisaient ces renseignemens. Je vis presque
devant toutes les habitations les femmes rangees
en cercle , occupees a tresser des paniers ou des
nattes, et s'amusant des jeux et des exercices de
corps auxqucls se livraient sous leurs yeux les
jeunes homines; et je n'eus a remarquer aucini
trait de durete de la part des homines, ou de
servile dependance dela part des femmes. J'avais
ete si bien recu dans toutes ces cases indiennes
voisines d'Ucliee- Creek , toutlepays arrose par le
torrent etait d'ailleurs si beau , qu'il me semble
encore que c'estun des plus deiicieux sejours que
i'aie rencontres. D'Uchee-Creek, a la case du
Big-Warrior, qui est la halte la plus voisine , il
y a une journee de marche; nous la fimes au
travers d'un pays peuple d'Jndiens. Nous lesrcn-
contrames plusieurs fois rassembles sur notn?
route, et fumes aides par eux a nous tirer de cc
EN AMfiRIQUE.
pas dangereux , car les orages avaient encombre
les chemins et grossi les torrens. Dans une de
ces circonstances , le general recut une marque
bien touchante de la veneration qu'avaient pour
lui ces hommes simples. L'un des torrens que
nous devices traverser couvrait en ce moment
un pont de bois sans galcrie , et sur lequel devait
passer la voituredu general. Quel futnotre cton-
nement , en arrivant sur la rive , de trouver la:
une vingtaine d'Indiens qui , se tenant par la
main et ayant de 1'eau jusqu'a la poitrine , jalon-
naient par une double haie la direction du pont!
Nous fumes bien heureux de ce secours , et les
Indiens, pour toute recompense , ne voulurent
que la laveur de serrer la main du general , qu'ils
appelaient leur pere blanc, 1'envoye du Grand-
Esprit , le grand guerrier francais venu jadis les
delivrer dela tyrannic des Anglais. Mac-Kin tosh,
qui nous traduisit leur discours, leur exprima
aussi lesvoeux du general et lesnotres. Lehameau
du Big- Warrior est ainsi nomme a cause du
courage extraordinaire et de la haute stature de
Tlndien qui en etait le chef. Nous y arrivi\mes
assez tard ; le chef etait mort depuis quelque
temps : le conseil des vieillards allait s'assembler
pour lui donner un successeur, et Ton designait
un de ses iils, remarquable par la nieme force do
corps, comme devant ^treelu. Gefils causa boau-
coup avec M. George Lafayette ; il s'exprimait
180 L.AFAYETTE
en anglais , et nous etonna par la singuliere in-
sensibilite avec laquelle il parlait de la mort de-
son pere. Mais a cet egard les Indiens n'ont pas.
nieme 1'idee de ce que nous appelons deuil et
regrets; la mort ne leur parait un nial , ni pour
celui qui quitte la vie , ni pour ceux de qui il se
separe. Lc fils du Big- Warrior parut seulernent
fache que la mort de son pere, arrivee depuis
troppeu de temps, ne lui permit pas de disposer
de son heritage, et de faire present an general
d'une des parures de ce chef celebre.
Nous ne passames qu'une nuit avec la famille
du Big- Warrior; le lendemain nous arrivames a
•v Line-Greek, c'est-a-dire a la frontiere du pays
indien. Nous fumes recus la par un Americain
qui a epouse la tille d'un chef Creek, et adopte la
vie des Indiens, le capitaine Lewis, ancien ofli-
cier dans 1'armee des Etats-Unis; son habitation
etait commode et meublee avec elegance pour
une case indienne. Le capitaine Lewis , qui est
un horn me distingue par ses connaissances et son
caractere, nous parut exercer une grande in
fluence sur les Indiens; il en avait reuni un grand
nombre a cheval et armes en guerre pour former
une escorte au general. Un chef des environs vint
a la tete d'une deputation haranguer le general;
son discours , qui paraissait ctudie , etait assez
long, et nous fut traduit par un interprete; il
commencait par de grandes louanges de 1'habi-
EN AMfiRIQUE. 181
5ete et du courage que le general avait autrefois
montres contre les Anglais; les plus brillanles
circonstances de cette guerre etaient rappelees et
Tacontees avec un langage dont la pompe ne
manquait pas d'une certaine poesie. Le chef in-
dien terminait a peu pres en ces mots : « Pere , on
)) dira long-temps parmi nous que tu es revenu
» visiter nos forets et nos cases , toi que le Grand-
» Esprit avait envoye jadis de 1'autre cote du
» grand lac pour cbasser les ennemis des hom-
» mes, les Anglais a 1'habit teint de sang. Les
» plus jeunes d'entre nous diront a leurs petits-
» enfans qu'ils ont touche ta main et vu ta figure;
•>> ils te reverront peut-etre encore 7 car tu es le
» favori du Grand-Esprit et tu ne vieillis point;
» tti pourrais encore nx>us defendre si jamais
)> nous etions menaces. »
Le general repondit par le secours de 1'inter-
prete aux adieux des Indiens; il leur donna des
conseils de sagesse et de temperance ; leur recom-
manda de vivre toujours en bons voisins avec les
Amerieains, de regarcler ceux-ei comme leurs amis
etleursfreres;illeurditqueluiaussipenserait tou
jours a eux , et ferait des vceux pour le bonbeur
de leurs cases et la gloire de leurs guerriers. Nous
nous dirigeames alors vers ]e torrent qui se-
pare le pays des Greeks de 1'etat d' Alabama. Les
cavaliers indiens du capitaine Lewis , montant de
petits cbevaux legers et vifs comme des che-
itfa LAFAYETTE
vreuils , armes les uns d'arcs et de Heches, les
autres de tomahawks ou haches d'armes, nous
suivaient en longue file sans ordre , dont 1'extre-
mite se perdait dans 1'epaisseur de la foret. Arri
ves au bord du torrent , ils tournerent bride et
disparurent en poussant de grands cris: quel-
ques-uns des chefs nous dirent un dernier adieu ,
et nous saluames la terre indienne.
Nous passarnes la nuit sur les bords du Line-
Creek , dans un petit village du meme nom ,
presque entierement occupe par des hommes
que 1'amour du gain a conduits des points les
plus eloignes du globe , au milieu de ces deserts,
pour y exploiter a leur profit la simplicite et
surtoutles nouveaux besoins des malheureux qui
les habitent. Ces hommes avides, qui empoison-
nent sans scrupules les tribus avec des liqueurs
fortes , et qui les ruinent ensuite par des marches
de mauvaise foi , sont les plus cruels et les plus
dangercux ennemis des Indiens , qu'ils accusent
encore d'etre voleurs, paresseux, intemperans et
vindicatifs. Si le cadre dans lequel je m'etais d'a-
bord propose de resserrer mon recit ne s'etait
pas agrandi deja au-dela de ma volonte, je pour-
rais facilement prouver comment ces vices, qu'on
reproche aux enfans des forets, ne sont que le
resultat du voisinage de la civilisation, et com-
bien les blancs les surpassent souvent en mau-
vaise Ibi et en cruaute. Je me contenteraide citer
EN AMERIQUE. r83
ici deux fails pris au milieu de plus de mille, qui
tous sont a la honte de ces hommes si fiers de la
blancheur de leur peau et qui se clisent civilises.
II n'y a pas long-temps qu'un marcliand , ha
bitant de 1'etat d' Alabama , passa chez les Creeks
pour y faire son commerce; ayant rencontre un
des chefs de la nation , il entra en marche avec
lui pour quelques pelleteries; mais comnie les
conditions qu'il proposait etaient toutes au desa-
vantage de 1'Indien , pour le determiner plus
facilement ill'enivra d'eau-de-vie ; apres le mar
che conclu , ils se mirent en route ensemble pour
se rendre dans un village voisin; chemin faisant
1'Indien reflechit sur ce qu'il venait de faire, et
crut s'apercevoir qu'il avait ete trompe; il voulut
s'en expliquer avec le marchand , mais la dis
cussion tourna bientot en une querelle violente
a la suite de laquelle 1'Indien porta un coup de
tomahawk a son adversaire et 1'etendit mort a ses
pieds. Vingt-quatre heures apres , sur la premiere
plainte portee par les blancs, le meurtrier etait
arrete par les siens memes, qui , apres avoir as
semble leur grand conseil , le declarerent cou-
pable de lache assassinat pour avoir frappe a mort
un blanc sans armes et sans defense ; puis ils le
conduisirent sur les bords clu Line-Greek, ou ils
avaient engage les biancs a se reunir pour j etre
temoins de la justice qu'on allait leur rendre ,
et ils le fusillerent en leur presence.
1^4 LAFAYETTE
Le soir rneme de notre arrivee a Line-Creek,,
fetais alie dans une boutique pour y faire qucl-
ques emplettes ; pendant que je demandais oe
dont j'avais besoin , un Indien se presenta , et
demanda de 1'eau-de-vie pour la valeur d'une
piece de 12 cents qu'il ofFrit ; ie maitre de la mai-
son reeut la piece et lui dit d'attendre im ins
tant, parce que le concours de ceux qui ache-
taient etait considerable; 1'Indien attendit pa-
tiemment pendant un quart d'hcure apres Je-
quel il reclama son eau-de-vie; le marchand
parut eionne , et lui dit que s'il voulait de 1'eau-
de-vie il fallait qu'il clonnat d'abord de 1'argent.
u Je vous ai donne 12 cents il n'y a qu'un in-
» stant,» lui dit 1'Indien. Le malheureux n'eut
pas plus tot prononce ces mots que le mar
chand s'elanca avec violence, le saisit par lesoreil-
les, et se faisant aider par un de ses commis, il le
jeta brutalement a la porte en le traitant de vo-
leur. J'avais vu donner les 12 cents 1 , j'etais con-
vaincu de la bonne foi de 1'uri et de la fripon-
rierie de Tautre ; je me sentais emu d'indignation ,
et malgre la delicatesse de ma situation , je m'a-
vancai pour intervenir contre cet abus de la
force; mais tout cela s'etait pass^ si rapidement ,
que j'eus a peine le temps de dire quelques mots.
Je sortis pour voir ce que 1'Indien allait faire;
1 Le cent vaut un sou : il en faut cent pour un dollar
EN AMERIQUE. i85
je le trouvai a quelques pas de la inaison , ou il
s'etait arrete absorbe dans de tristes pensers; uu
instant apres il croisa ses bras sur sa poitriue, et
se mil a marcher a grands pas vers la terre de ses
f'reres; arrive au bord du ruisseau, il le passa
sans hesiteret sans avoir 1'air de s'apercevoir que
1'eau lui montait au-dessus des genoux; arrive
de Fautre cote, il s'arreta, se retourna , et ele-
vant les yeux vers le ciel en meme temps qu'il
etendit vers la terre des blancs son poing me-
nacant, il prononca avec energie quelques mots
indiens. Ah ! sans doute dans cet instant il ap-
pelait la vengeance du ciel sur ses oppresseurs ;
cette vengeance lui etait bien due, et cependant
sa priere fut value.... Pauvres Indiens! on vous
pille, on vous bat, on vous empoisonne ou Ton
irrite vos passions par des liqueurs fortes, et puis
Ton vous appelle sauvages !... Washington disait:
« Toutes les fois que j'ai ete appele ^ juger un
» difFerend entre un Indien et un blanc , j'ai tou-
» jours cu la preuve que le blanc avait les pre-
» miers torts. » Washington disait vrai.
La conduite du gouvernement americain est
bien differente de celle des homines ' dont je
viens de parler, a 1'egard des tribus indiennes.
1 J'ai remarque que la majeure partie de ces honimes
se composait de presque toutes les nations de 1'Europe ;•
mais les Irlandais dominent.
LAFAYETTE
Non-seulement il les protege centre les vexations
particulieres, et veille a ce que les traites que
Jes etats voisins font avec elles ne leur soient pas
desavantageux , et soient executes de bonne foi,
mais encore il veille a leurs besoins avec unesolli-
citude toute paternelle. II n'est pas rare de voir
le congres voter des fbnds et des vivres pour les
tribus qu'une mauvaise recolte ou une grande
calamite e\posent a la famine.
Nous quittames Line -Creek le 3 avril, et le
meme jour le general Lafayette fut recu a Mont-
gommery par les habitans de ce village et par le
gouverneur de 1'etat <T Alabama , qui etait venu
de Cabawba a sa rencontre avec tout son etat-
major et un grand nombre de citoyens qui
avaient quitte leurs habitations des points les
plus eloignes pour se joindre a lui. Nous passa-
nies a Montgommery la journee du lendemain ,
et nous ne le quittames que dans la nuit du 4 au
5 , apres un bal dans lequel nous eumes le plaisir
de voir Chilli Mac-Kintosh danser avec de fort
jolies demoiselles qui certainement ne se doute-
rent pas qu' elles dansaient avec un sauvage. Les
adieux que Mac-Kintosh fit au general furent
fort tristes. II paraissait accable par de funestes
pressentimens. Apres avoir quitte le general et
son fils, il me rencontra dans la cour, ou je me
promenais; il m'arreta, me fit placer mon avant-
bras droit sur le sien , et elevant la main gauche
EN AMERIQUE. 187
vers le ciel : « Adieu, me dit-il, accompagne
» toujours notre pere et veille sur lui. Je prierai
>; le Grand-Esprit de veiller aussi sur lui et de le
» faire arriver bientot sans malheurs au milieu
» de ses enfans qui sont en France. Ses enfans
» sont nos freres; il est notre pere. J'espere qu'il
)> ne nous oubliera pas » Sa voix etait emue;
sa physionomie sombre, et les rayons dela lune,
qui tombaient obliquement sur son visage cuivre ,
donnaient a ses adieux une solennite dont je fus
profondement frappe. Je voulais lui repondre ,
mais il me quitta brusquement et disparut.
A deux heures du matin , nous nous embar-
quames sur la riviere d' Alabama , a bord du ba
teau a vapeur I' Anderson , richement et corn-
modement prepare pour le general , et charge
d'une troupe de musiciens envoyes au - devant de
lui par la Nouvelle - Orleans. Toutes les dames
de Montgommery nous accompagnerent jusqu'a
bord,ou nous primes conge d'elles , et aussitot
le canon annonca notre depart qu'eclairaient d'e-
normes buchers allumes sur le rivage. Notre na
vigation , jusqu'a la riviere de Tombeckbee, fut
delicieuse. II est difficile dc rien imaginer de plus
romantique que les bords eleves, rocailleux, et
souvent boises de I' Alabama. Pendant trois jours
que nous les parcourumes, les echos repeterent
les airs patriotiques qu'executaient nos musicieris
louisianais. Nous nous arretames un jour a. Ca-
»8-8 LAFAYETTE
hawba , ou les officiers du gouvernement de 1'etat
d' Alabama avaient, de concert avec les citoyens,
prepare au general Lafayette des fetes aussi re-
marquables par leur elegance et leur bon gout,
que toucbantes par leur cordialite et les senti-
niens dont elles etaient 1' expression. Parmi les
convives avec lesquels nous primes place au ban
quet public, nous trouvames quelques compa-
triotes que les eveneniens politiques ont pousses
liors de France. Us nous raconterent comment
ils avaient fait partie de la malbeureuse colonie
du Cbamp-d'Asile. Ils babitent maintenant line
petite ville quails ont fondee dans 1'etat d'Ala-
bama , et a laquelle ils ont donne le nom de Gal-
lopolis. Tout me fait presumer qu'ils ne sont
point dansun etat de grande prosperite. Je crois
que leurs prejuges europeens et leur inexperience
dans le commerce ou Fagriculture, les empecbe-
ront, pendant long -temps encore, d'etre pour
les Americains des concurrens redoutables.
Cabawba, siege du gouvernement de 1'etat
d' Alabama , est une ville naissante dont la popu
lation est encore bien faible, mais dont la belle
situation au confluent des rivieres Cabawba et Ala
bama semble promettre un accroissement rapuie.
L'etat d' Alabama qui autrefois n'etait, comme
3e Mississipi , qu'une section de la Georgie, a la
quelle son bistoire comme colonie est intime-
ment liee, recut du congres un gouverneur ter-
EN AM£RIQUE. 189
ritorial dans Fannee 1817, et c:e ne f'ut qu'eii
1819 qu'il fut admis dans la federation comme
Etat independent. L'acte du congres, qui a
domie Fexistence politique a F Alabama , a re
serve une partie des terres publiques a Fetablis-
sement et a Fentretien des ecoles publiques. Le
rneme aete present aussi le prelevement de cinq
pour cent sur les ventes de ces memes terres,
pour la construction des routes et des canaux
ne'cessaires a Fetat.
La constitution adoptee par les citoyens de
FAlabama etablit trois pouvoirs, legislatif, exe-
cutif et judicial re. Instruits par F experience de
leurs voisins, ils ont reconnu la superiorite in
contestable des principes democratiques'sur tons
les autres, et les ont adoptes avec toutes leurs
consequences. Tout citoyen , sans distinction de
fortune, est eligible aux fonctionsde senateur, de*
representant et meme de gouverneur. Le titre
de citoyen des Etats-Unis, deux ans de residence
dans Fetat, et viugt-sept ans d'age sont les seulos
conditions exigees par la loi. Les senateurs sont
elus pour trois ans, et sont renouveles par tiers
chaque annee; les representans sont elus tons les
ans ; le gouverneur est elu pour deux ans et ne
peut conserver le pouyoir plus de quatre annees
sur six. Tout citoyen age de vingt-un ans et ayant
reside un an dans Fetat a le droit de suffrage.
Les juges sont choisis par Fassemblee legislative
LAFAYETTE
et ne pen vent etre easses que par un jugement
public. Avec des institutions qui donnent a cba-
que citoyen une part si directe dans Tadminis-
tration des afiaires publiques, il est impossible
que 1'etat ne prospere pas ; aussi sa population
et ses ricliesses se sont-elles accrues dans une pro
portion prodigieuse en raison du peu d'ancien-
nete de )a formation de 1'etat. Get accroissement
serait certain emeut encore plus rapide si 1' Ala
bama n'avait point conserve le fatal prineipe de
1'esclavage des noirs que lui a legue la Georgie ,
sa mere. La population de cet etat , qui en 1810
n'etait que de dix mille ames , s'elevait dejk a
soixante-sept mille en 1 8 1 7, et est aujourd'hui de
pres de cent vingt-huit mille. Sur eette totalite,
on compte pres de quarante mille esclaves. Dans
cette evaluation de la population, je ne com-
prends pas les tribus indiennes des Choctaws,
des Gherokees et des Ghikasawsqui resident dans
Vest et 1'ouest de cet etat.
De Cahawba nous descendimes a Clayborne,
petit fort qui est aussi sur les bords de la riviere
Alabama. Reteim par les instances des babitans,
le general y passa quelques beures au milieu des
plus toucbans temoignages d'amitie. M. Delict ,
qui avait ete cbarge par ses concitoyens de lui
exprimer leurs sentimens , s'en acquitta avec une
eloquence qu'on est fort etonne de rencontrer
dans des lieux qui , recemment encore, ne re-
EN A ME HI QUE. IQI
tentissaient quo du cri sauvage <lu chasseur
indien.
Un peu au-dessous de Clayborne, je remar-
quai que les bords de la riviere Alabama sVbais-
saient sensiblement. Lorsque nous euines depasse
1'embouchure de la Tombeckbee, nous nous trou-
vames alors au milieu de prairies basses, mare-
cageuses, mais d'un aspect tres-fertile. Enfln , le
7 avril, nous arrivames dans la baie de la Mo
bile , au fond de laquelle est situee la viile du
meme nom.
I.e trajet que nous venions de faire en trois
jours, et qui est de plus de trois cents milles
par rapport aux sinuosites de la riviere, coutait
autrefois, aux bateaux charges, un mois on six
semainesde navigation a ceux qui remontaient,
et moitie a ceux qui descendaient. On voit quelle
revolution prodigieuse Tapplication de la vapeur
a la navigation a du operer dans les relations
commercial es et industrielles de ce pays.
La ville de Mobile, qui est le plus ancien eta-
blissement cle 1'etat d' Alabama , est situee tres-
avantageusernent pour le commerce, dans une
belle plaine, elevee de plus vingt pieds au-dessus
du ni\eau ordinaire des eaux. Gette ville a lone;-
temps vegete, tantot sous le despotisme de 1'in-
quisition espagnole, tantot sous la mauvaise ad
ministration du gouvernement francais. Souvent
elle a ete ravagee par la fievre jaune. Aujourd'hui
IQ* LAFAYETTE
toutes ses plaies sont fermees; quelques amiees
de liberte en ont fait une ville prospere. Quand
Jes Americains en prireut possession, elle ne con-
tenait guere que deux cents maisons; aujourd'hui
sa population est de plus de dix-huit cents ames.
Autrefois elle expediait a peine quatre cents
balles de colon , cette annee elle en a expedie
plus de soixante mille.
L'arrivee du bateau a vapeur I' Anderson dans
la baie , fut sign alee par le feu de Fartillerie du
fort Conde , et lorsque nous abordames au quai
de Mobile le general trouva le comite de la
ville et toute la population reunis pour le rece-
voir. On le conduisit aussitot au centre de la ville,
sous un arc triomphal , dont les quatre coins
etaient ornes des pavilions du Mexique, des re-
publiques de rArnerique du Sud et de la Grece.
Au centre etait celui des Etat-Unis. G'est la qu'il
fut harangue par M. Garrovv au nom de la ville ,
en presence du corps municipal. Jl fut conduit
ensuitedans une salle immense construite expres
pour sa reception. La, il trouva toutes les d$mes
auxquelles il fut presente par le gouverneur ;
puis M. Webb le harangua au nom de Fetal.
Dans son discours, 1'orateur retraca avec verite
le tableau de la triste situation dans laquelle le
despotisme et 1'ignorance avaient plonge autre-
fois la ville de Mobile et le riche territoire qui
1'entoure ; il peignit ensuite les progres rapides
EN AMERIQUE. ig3
et toujours croissans que la liberte et les institu
tions republicaines avaient fait faire aux arts, a
Hndustrie, a u commerce , qui, aujourd'hui, font
de ces memes lieux un pays riche et hcureux ; il
attribua cet heureux changement aux efforts glo-
rieux et triomphans des patriotes revolution-
naires, dont le courage et la Constance avaient
ete soutenus par le noble exemple de Lafayette;
et il termina en exprimant le regret que les
memes efforts des patriotes francais n'eussent pas
obtenu des resultats aussi satisfaisans pour leur
pa trie.
En exprimant ses remercimens a 1'orateur, le
general lui dit :
« Pendant mon heureux voyage a travers le
» jeune etat d'Alabama, j'avais jusqu'a present
» ete delicieu semen t frappe des miracles de crea-
» tions recentes et de rapides ameliorations;
» mais ici, monsieur, je trouve encore de nou-
» veaux motifs de felicitations reciproques. Lors-
» que je quittai les bords americains, cette par-
» tie du continent n'etait qu'urie pauvre colonie
» francaise, devenue aujourd'hui un membre in-
» teressant de cette puissante confederation qui
» est parvenue au plus haut point de civilisation
» politique et de bonbeur domestique qu'on ait
» jamais connu sur la terre.
» Je ne vous suivrai point, monsieur, dans
» cette serie de souvenirs flatteurs que vous avez
u. i3
ig4 LAFAYETTE
» bien voulu rappeler. Cependant, qu'il me soit
» permis de faire observer , que si les sentimens
» qui ont pousse nos amis d'Europe et moi-meme
» a assurer, sur les ruines de la Bastille , les prin-
» cipes de souverainete nationale recemment pro-
» clames; a prononcer sur 1'autel du Champ-de-
» Mars le serment qu'une nation armee pretait
» aux lois constitutionnelles emanees du peuple ;
» a defendre ensuite ces lois contreles intrigues,
» les erreurs et 1'anarcbie , et a une epoque plus
» recente, la catastrophe de Waterloo , a tacher
» de remettre aux mains du peuple ces pouvoirs
n que nous avions 1' intention de lancer contre
M tons les membres d'une coalition ennemie de
» la liberte francaise et des droits de 1'humanite ;
» si tons ces sentimens , dis-je , n'ont pas ete re-
» compenses par tout le succes desire , on a fait
» cependant quelques progres pour 1'emancipa-
» tion de 1'Earope, et la semence des principes
» americains n'a pas ete tout-a-fait perdue. J'en
» prends a temoin 1'heroique Grece, envers la-
)> quelle je m'unis cordialement aux sentimens
w que vous avez si heureusement exprimes, pen-
» sant que tons les amis des idees liberales doi-
» vent lui porter assistance.
» Je vous remercie , monsieur, de votre afFec-
» tueuse sympathie pour les emotions que j'ai
)> eprouvees dans cette heureuse visile ameri-
» caine , ou tout ce que je vois, tout ce que je
EN AMERIQUE. ig5
» sens , m'attache de plus en plus a Fadmirable
» constitution federative, dontla conservation,
w ainsi que la plus icitime union entre les etats ,
» est necessaire , non-seulement a leur silrete et
» a leur prosperite, mais aussi a la surete et a la
» prosperite du monde entier.
» Permettez-moi de vous renouveler ici 1'hom-
» mage de ma vive reconnaisance et de mon
» respectueux attachement. »
Les habitaus de Mobile , esperant que le general
pourrait passer quelques jours a LI milieu d'eux ,
avaient fait d'immenses preparatifs pour les fetes
qu'ils comptaient lui offrir ; mais la plupart fu-
rent inn tiles. Pousse par le temps , il dut se
rendrc aux solicitations de la deputation de la
Nouvelle-Orleans qui le pressait de partir le len-
demain matin. Cependant il accepta le diner
public, le bal , et la ceremonie inaconnique ; apres
quoi il alia prendre, a bord du navire qui devait
nous emniener , quelques beures de repos qu'une
journee remplie de tant et de vsi douces emotions
lui avait rendues bien necessaires.
•
LAFATETTE
CHAPITRE VII.
DEPART DE MOBILE. GOLFE DU MEXIQUE. PASSAGE UE LA
BALIZE. DEBARQUEMENT AUX LIGNES DE LA NOUVELLE-ORLEANS.
ENTREE DU GENERAL LAFAYETTE DANS LA VILLE. FETES ET
CEREMONIES PUBLIQTJES. BATAILLE DE LA NOUVELLE-ORLEANS.
H1ST01RE ET CONSTITUTION DE LA LOUISIANE.
LE navire a bord duquel nous nous etions re
tires , & la sortie du bal , etait le Natchez , excel
lent et beau bateau a vapeur , envoye par la ville
de la Nouvelle-Orleans pour transporter le gene
ral Lafayette de Mobile aux rives du Mississipi.
Un capitaine experimente , M. Davis , le com-
mandait, et il portait la deputation louisianaise ,
a la tete de laquelle etait M. Duplantier , viei!
ami et ancicn compagnon d'armes du general.
Au point du jour le canon se fit entendre ; a ce
signal nous levames 1'ancre. Le general, monte
sur le pont , recut les adieux des citoyens qui se
pressaient en foule sur le rivage et lui temoi-
gnaient leurs regrets par leurs gestes expressifs
et un morne silence. Apres une demi-heure de
navigation , la ville de Mobile se deroba a nos
regards derriere 1'horizon qui s'agrandissait au-
EN AMERIQUE 197
tour de nous, et bientot meme la fumee du canon,
blanchie par les rayons du soleil levant, ne s'eleva
plus assez haut pour que nous pussions 1'aperce-
voir encore. Enfi n la nuit k son retour nous trouva
voguant au large sur le golfe clu Mexique.
Pour nous rendre a la Nouvelle-Orleans, nous
avions a choisir entre deux routes ; ou passer der-
riere les iles Daupliine , Horn,, du Chien , du
Vaisseau et du Chat, traverser le lac Borgne, le
lac Pontchartrain , et debarquer h quelques milles
derriere la ville; ou bien avancer hardiment a
travers le golfe jusqu'aux bouches du Mississipi ,
passer la Balize et remonter le fleuve. Notre capi-
taine, plein de confiance dans la solidite de son
batiment , se decida pour ce dernier parti , qui
n'etait pas tout-a-»fait sans danger , mais qui nous
avancaitdevingt-quatreheures. Nousne tardames
pas a nous repentir de sa determination. Tout a
coup la mer furieuse s'agita. Les mouvemens du
riavire devinrent alors si desagreables , que nous
fumes obliges de nous coucher pour echapper a LI
mal de mer qui nous accablaitpresque tous. Dans
la nuit le vent augmenta encore, et les vagues
devinrent si fortes, que plusieurs d'elles,s'elancant
par les sabords , inonderent notre cliambre et nos
lits. Le bruit du vent , des vagues , cle la ma
chine a vapeur , et les craquemens du navire se
combinaient de telle sorte, que nous paraissioris
devoir etre engloutis d'un moment k Tautre. Au
J9$ LAFAYETTE
point du jour je montai sur le pont , d'ou je de-
couvris le spectacle le plus imposant et le plus
epouvaritable; nous arrivions a la Balize. On ne
peut se defendre d'une certaine emotion a la vue
de ce ileuve superbe , dont la course rapide et la
prodigieuse largeur annoncent plutot un conque-
rant qu'un tributaire de 1'Ocean. Ses flots , refou-
lant au loin les eaux de la mer , amoncelent a
son embouchure , sur les lies de vase qui le divi-
sent en cinq branches , des milliers de corps d'ar-
bres de prodigieuse dimension , qui , apres avoir
vecu des siecles pres du pole glace, viennent
mourir sous les feux devorans du Mexique , et
alimenter de leurs debris une vegetation nou-
velle. D'enormes alligators , au regard oblique, a
la marche pesante, places sur des troncs d'arbres
flottane , menacent le navigateur et semblent
vouloir lui disputer 1'entree du fleuve. Depuis
iong-temps nous etions sur le Mississipi , et nous
croyions etre sur une mer nouvelle, tant ses rives
sont ecartees , tant ses flots ont d'orgueil. Ce n'est
qu'apres quelques heures de navigation que son
lit , se resserrant , laisse apercevoir ses bords
fangeux , et que son cours perd un pen de sa
violence.
Dans la matinee, nous passames sous le fort
Plaquemine , qui salua notre pavilion de treize
coups de canon , etla nuit nous surprit voguant
encore avant que nous eussions pu apercevoir les
EN AMERIQUE. 199
niurs dela Nouvelle-Orleans. Ce n'est guere qu'a
soixante milles au-dessus de la Balize que Ton
commence a trouver quelque variete dans la ve
getation qui orne le rivage, Jusque-la on ne voit
que des cypres charges de la triste Tillandsia ,
que les natifs du pays appellent Bdrbe-Espa-
gnole. Cette plante parasite, qui forme sur les
arbres qui croissent dans les marecages une longue
et epaisse draperie , a un aspect d'autant plus lu-
gubre qu'on ne la rencontre ordinairement que
dans les climats ou regne la fievre jaune. Elle
est , dit-on , la ressource des animaux qui cher-
chent un refuge dans les bois pendant 1'hiver.
Les habitans de la Louisiane Tempi oient a gar-
nir les rnatelas et les selles; a cet effet ils la bat-
tent apres 1'avoir lavee dans une solution alcaline ;
alors , quand elle est seche , elle a 1'apparence de
longs ills noirs. Elle est de telle duree qu'on la
considere comme incorruptible. On 1'emploie
aussi avec succes pour balir , en la melant avec
tie la vase ou de la terre forte.
Vers le minuit, je montai un instant sur le
pont; la nuit etait obscure, le ciel charge d'e-
pais nuages , 1'air agite par de sourds mugisse-
mens. Les batteries de la Nouvelle-Orleans ti-
raient alors cent coups de canon pour annoncer
que le jour de 1'arrivee de 1'hote de la nation
veriait de commencer.
Au jour, nous nous reveillames pres de ces
200 LAFAYETTE
lignes fameuses ou douze mille Anglais de trou
pes d' elite furent ecrases par quelques centaines
d'horaroes dont la moitie portait les armes pour
la premiere fois. Aux cris de vive la liberte / vive
I'ami de FAmericjue ! vive Lafayette ! qui eton-
nerent nos oreilles par des aceeris francais , nous
montames sur le pont. Quel fut notre etonne-
ment en voyant le rivage couvert d'uniformes
francais 1 Un instant nous nous crumes trans-
portes au sein de notre patrie affranchie, et nos
coeurs battirent de joie. Le general Lafayette
debarqua au bruit de 1'artillerie et aux accla
mations d'une foule considerable qui , malgre
Tintemperie de la journee et malgre I'eloigiie-
nient de la ville, garnissait la levee. II fut recu
par une nombreuse cscorte de cavalerie, et par
les douze maitres qui avaient ete nonimes pour
diriger le cortege. Appuye sur le bras de son an-
cien compagnon d'armes, M. Duplantier, et sur
celui clu general Villere, il se rendit a la maison
Montgommery, qui servit de quartier-general a
Jackson le jour ou il se couvrit cle gloire par sa
belle defense des lignes. Le gouverneur de fe
tal Vy attendait, et le recut en lui parlant ainsi
au nom clu peuple louisianais :
« General, la Louisiane jouit aujourd'hui du
« bonheur de recevoir sur son sol celui que tout
» un peuple, d'une voix unanime, a salue du
» titre glorieux de I'hote de la nation; ceini
EN AMERIQUE. 201
» qui, combattant pour la cause de la liberte
M et de 1'humanite ,, versa son sang pour elle
» Jong- temps avant qu'elle eut paru comme
> une nouvelle etoile dans la constellation fe-
» derale.
» General , elle n'a pas partage les perils et la
w gloire de la guerre de 1'independance , mais elle
» connait et apprecie autant que ses soeurs de
w 1'Uniori les services qui ont signale votre car-
» Here dans cette lutte memorable. Ses babitans
» sont aussi attaches aux principes de la revolu-
» tion que leurs freres de FUnion, et aussi deter-
» mines a conserver sans souillure le bienfait ac-
» quis par leurs ancetres. Ce n'est pas par de
» vaines declamations qu'ils manifestent 1'amour
» de la patrie, ils invoquent le temoignage de la
» terre que nous foulons. C'est ici qu'avec leurs
» freres d'armes, guides par 1'intrepide Jackson ,
» ils ont vaincu un ennemi Her de sa discipline
» et de son nonibre , et el eve a la valeur ameri-
» caine un monument imperissable. Les annales
» des peuples n'ofirent point de victoire obtenue
» dans des circonstances aussi propres a lui don-
» ner de 1'eclat, et la rendre glorieuse. Par elle
» notre sol fut affranchi de Tinvasion etrangere ,
» et c'est a elle que nous sommes redevables de
» ces trophees dignes d'arreter les regards du
» guerrier qui arbora la banniere americaine sur
» les redoutes de Yorktown. Guerrier patriote, je
LAFAYETTE
» te salue, sois le bienvenu sur cette terre con-
» sacree par le sang des patriotes.
» De meme que tous les peuples des Etats-
» Unis, nous nous rejouissons de voir celui qui
» fut 1'ami de 1'enfance de notre nation , venir
» dans ses vieux jours en contempler la maturite,
» et reposer ses yeux sur 1'edifice qu'il a aide lui-
M meme a batir. Vous avez vu avec plaisir Jes
» progres fails dans 1'espace d'un demi-siecle par
» les etats qui furent le theatre immediat de la
» guerre de la revolution. II vous reste a con-
» templer des scenes non moins dignes de vos
» meditations. La Louisiane vous offrira un spec-
» tacle delicieux et consolateur , qu'aucun des
» a utres etats n'a pu vous presenter ; vous y ac-
» querrez la douce conviction que vos genereux
» efforts pour la cause de la liberte n'ont pas ete
» infructueux pour tous ceux qui s'enorgueil-
» lissent d'avoir avec vous une origine commune.
» Get etat, fonde par des Francais, et dont la
» plus grande partie des habitans sont leurs des-
» cenclans, jouit pleinement, com me membre de
» )a confederation americaine , tie cette liberte
» pour laquelle vous avez combattu et verse votre
» sang. L'usage modere et sage que les Francais
» ont su faire ici de cette liberte , repond d'une
» maniere triompbante a ceux qui les en ont pro-
» clames indignes , et qui vous ont calomnie pour
» avoir travaille a leur obtenir ce plus grand des
EN AMERIQUE.
» bienfaits. Sur les terres qu'arrosentce fleuve su-
» perbe et les rivieres qui lui portent leur tribut,
» ou , il n'y a pas encore cinquante ans, la civi-
» lisation n'avait pas marque son sender lumi-
w neux, vous trouverez des etats spontanement
» formes, forts de ressources et dans toute la
» vigueur de la jeunesse. La , ou 1'Indien errait
» dans de vastes solitudes , vous trouverez des
» champs couverts de riches moissons, des villes
» florissantes , 1'activite du commerce, et une
» population libre, entreprenarite, cultivantpar-
» tout avec succesles arts qui ennoblissent 1'hom-
» me et font le charme de la vie sociale. En ne
» calculant que la somme du bonheur present ,
» vous pourriez encore etre satisfait ; mais en
» portant vos regards sur Tavenir, avec quels de-
» lices vous verrez en perspective la prosperite
» sans cesse croissante des temps futurs! Rapide
» dans sa course, la liberte civile et religieuse
» march era sans jamais s'arreter; son inepui-
» sable energie multipliera partout ses nouvelles
» creations, de nouveaux etats se succederont , et
» des millions d'hommes libres caches dans 1'a-
» venir beniront, avec la meme ferveur et le nieme
» erithousiasmequi nous animent aujourd'hui, les
» philanthropes illustres dontlesvertus ont eleve
» le glorieux edifice de la liberte americaine.
» Cornme premier magistral, et parlant au
»> nom de tous les Louisianais, je vous le repete ,
LAFAYETTE
» soyez le bienvenu sur cette terre decouverte
» par vos aneetres. »
Ge discours du gouverneur , peignant d'anciens
Francais jouissant d'une liberte que Ton consi-
dere encore en France comme problematique , fit
sur le general une impression profonde , et il re-
poridit ainsi :
«Lorsque je me suis vu sur ce fleuve niajes-
» tueux , dans les limites de cette republique de
» qui j'ai recu une invitation si honorable et si
» affectueuse, des sentimens de patriotisme ame-
» ricain et francais se sont reunis dans mon
» cceur , comme ils se sont confondus dans cette
» heureuse Union, qui a fait de la Louisiane un
» membre cle la grande confederation ameri-
» caine , etablie pour le bonheur de plusieurs mil-
» lions d'hommes vivans, pour celui de tant d'au-
» tres millions encore a naitre, et pour 1'exemple
» du genre humain. Mais j'eprouve une emotion
» encore plus vive , en recevant sur ce sol ce-
» lebre, au nom du peuple de cet etat , par 1'or-
» gane de son premier magistral, un accueil
» aussi affectueux. G'est ici, messieurs, que sous
» la conduite du general Jackson, apres une at-
» taque vigoureuse contre 3'ennemi qui venait
» envahir ce territoire, le sang des fils de mes
» contemporains revolution naires s'est mele a
» celui des en fans de la Louisiane, dans cette
» memorable journee ou une victoire incompa-
EJN AMERIQUE. 2o5
» rable, si Ton en considere les circonstances ,
» a termine (Fun e ma mere si glorieuse une guerre
» juste en principe, soutenue avec eclat sur 1'un
» et Fautre element.
» Vous voulez Lien, monsieur, me feliciter de
» la satisfaction que m'ont deja fait eprouver les
» merveilles dont j'ai etc temoin , et de celle que
» me preparent encore celles qui me restent a
» voir, satisfaction d'au tan t plus delicieuse pour
» un veteran americain , que nous trouvons dans
» ces merveilles des argumens irre'sistibles en fa-
» veur des principes pourlesquels nous avons leve
» Tetendard de Findependance et de la liberte.
» Je vous remercie particulierement de 1'obser-
» vation obligeante et liberale que vous avez faite ,
» que dans cet etat on peut se convaincre de 1'apti-
» tude qu'a une population francaise pour user sa-
» gement des bienfaits d'un gouvernement libre ,
» et je me permets d'aj outer que Ton y trouve par
» consequent la preuve de la part que les des-
» potes et les aristocrates europcens ont cue dans
» les deplorables cxces qui out retarde jusqu'ici
» 1'etablissement de la liberte en France. »
Apres cette reponse, toutes les personnes qui
avaient pu penetrer dans ia maison furent tour
a tour presentees au general. II y avait la un
grand nombre de veterans de la revolution, en-
tre autres le colonel Bruian - Bruin , qui servit
au siege de Quebec , ou perit le brave general
206 LAFAYETTE
Montgommery ; le juge Gerrard, qui com-
battit a Yorktown , et le colonel Grenier , qui ,
apres avoir servi avec gloire dans les trois revo
lutions d'Amerique , de France et de Colombie,
conserve a soixante-dix ans le courage et le feu
du jeune age. Un grand nombre de dames etaient
venues a la rencontre du general , et par 1'organe
de M. Marigny, elles lui exprimerent leurs senti-
mens, et le felicuerent sur son arrivee a la Loui-
siane. Apres que toutes les presentations furent
terminees, le cortege se forma , et malgre la pluie
qui tombait en abondance , nous nous mimes en
marche vers la ville. Nous avancions lentement
a cause de la foule qui, aux approclies de la ville,
couvrait la grande route et la levee. Lorsque
nous arrivames sur les limites de la cite , nous
rencontrames les troupes rangees sur deux lignes
au milieu desquelles nous passames au son d'une
musique guerriere. Malgre ie mauvais etat de la
route, le general voulut parcourir ces deux lignes
a pied , et ne remonta en voiture qu'apres avoir
temoigne sa reconnaissance aux officiers qui se
trouverent sur son passage. Le cortege reprit sa
marche et fut augmente par les troupes qui y
prirent-rang, et plus il avancait, plus la foule
s'accroissait, malgre la Constance du mauvais
temps. Gependant un si grand concours, la vue
du triple rang de batimens pavoises qui bordaient
ia rive clu fleuve , le bruit de I'artillerie de terre
EN AM&RIQU.E. 207
et de mer , le son des cloches et les acclamations
prolongees d'une population immense, produi-
saient une sensation difficiie a definir; enfin, au
milieu des temoignages d'urie affection si vive ,
traversant les flots d'un peuple avide de le con-
templer, le general arriva a la grille de la grande
place, et fut conduit par le comite d'arrange-
ment, sous un arc de triomphe d'un style tout-a-
fait monumental et d'un gout exquis. Ce monu
ment de soixante-huit pieds d'elevation, dont
quarantc sous clef, de cinquante-huit de largeur
totale sur vingt pieds d'ouverture d'arcade, et
vingt-cinq pieds d'epaisseur, reposait sur un socle
feint en marbre cle Sera-Veza ; la base, formant
piedestal en marbre vert d'ltalie , etait decoree
des statues colossales de la Justice et de la Liberte.
Cette base allegorique portait une arcade d'ordre
dorique ., accompagnee dequatre colonnes accou-
plees sur chaque face. Les voussoirs de cette arcade
se composaient de vingt-quatre pierres decorees
chacune d'une etoile de bronze dore , reunies
par une clef en saillie , sur laquelle etait grave le
mot constitution, representant ainsi les vingt-
quatre etats de TUnion reunis par un seul lien.
Au fronton feint de marbre jaune de Verone, se
deployaient deux Renommees embouchant d'une
main la trompette, et tenant de 1'autre un lau-
rier avec banderolles , portant d'un cote le nom
de Washington , et de 1'autre celui de Lafayette;
208 LAFAYETTE
1'aigle nationale en relief surmontant le lout. Le
socle superieur soutenait une elevation de sept
pieds , ou etait place d'un cote en anglais et de
1'autre en francais : « Une republique reconnais-
» sante a dedie ce monument a Lafayette. » Au
sommet du monument s'elevait un groupe repre-
sentant la sagesse repdsant sa main sur le buste
de Timmortel Franklin , et les quatre angles
etaient decores de riches trophees nationaux ,
ornes de faisceaux et d'enseignes. Les noms des
membres du congres signataires de la declara
tion d'independance , et ceux des officiers qui
s'etaient distingues pendant la guerre revolution-
naire , decoraient diverses parties de 1'arc de
triomphe. Ge bel ouvrage , invente par M. Pilie
et execute par M. Fogliardi , offrait un ensemble
remarquable, et les reliefs etaient du plus bel
efFet.
Ce fut sous ce monument que le general fut
recu par le corps municipal a la tete duque!
etait le maire, M. Roffignae, qut le harangua an
nom descitoyens d'Orleans.
<( Dans ces murs fondes par nos commuus
» a'ieux , » lui dit-il , « tout, general , doit etre
» pour vous une source d'emotions. Dans le trop
» court sejourque vous vous proposez d'y faire ,
» vous y remarquerez , sans doute, les effets pro-
» duits par nos sages institutions. Us sont les
» resultats de cette glorieuse independance pour
EN AMfiRIQUK. 209
» laquelle vous avez combattu, et de cette con-
w stitution sublime a I'etablissement de laquelle
» vous avez coopere. Aussi joignons-nous nos
» remercimens a ceux que vous adresselepeuple
» americain ; ils se font entendre depuis le Maine
» jusqu'auxbordsdela Sabine, et serontla gloire
» et la consolation de votrevie. »
En exprimant ses remercimens & M. Roffignac ,
le general ne laissa pas echapper 1'occasion de
payer son tribut d'estime & la memoire du pere
de cet honorable magistrat. « A mon entree dans
» cette capitale , » lui dit-il, « je suis penetre
» de reconnaissance pour 1'accueil que je recois
» du peuple de la Nouvelle- Orleans , et de son
» digne maire , dont le nom rappelle a uri con-
)> temporain de son pere tons les souvenirs de
» franchise etde bravoure. » M. Roffignac parut
cxtremement louche de cet hommage rendu par
La^yette, au noble caractere de son pere, et
quelques larmes echappees de sesyeux prouverent
loute sa reconnaissance.
En quitlanl Tare de triomphe, le general fut
conduit, toujours an milieu des acclamations
de la foule qui se pressait sur son passage, au
Palais de Justice, ou il fut harangue par
M. Prieur , au nom du conseil de ville ; de Ik
nous nous rendimes a I'hotel de la municipalite,
ou nos logemens avaient ete prepares, et que le
peuple de la Nouvelle-Orleans ne desigaait dej*i
ii. 14
210 LAFAYETTE
plus que sous le nom de Maison de Lafayette.
Apres y avoir pris quelques moment de repos ,
le general alia se placer sur le balcon pour voir
defiler toutes les troupes qui avaient pris les
armes pour sa reception. Tous les corps qui pas-
serent sous nos yeux etaient fort remarquables
par 1' elegance de leur uniforme et la severite de
leur tenue. Les grenadiers, les canonniers , les
dragons , les francs , les voltigeurs , les gardes de
riJnion , les chasseurs , les gardes d'Orleans, les
gardes de Lafayette , attirerent tour a tour 1'at-
tention du general. Mais quand , a la suite des
Riflemen y dont le nom rappelle tant de souve
nirs d'intrepidite, il apercut une file de cent
Chactaws , mar-chant, selon Tusage indien, sur
vine seule ligne, il fut tres-touche de voir que,
par une attention delicate, on cut chercbe a lui
apprendre que son nom etait connu par les
guerriers des nations les plus reculees, et qu'on
eut admis'Jau rang desmilices, ces braves In-
diens, qui avaient ete les auxiliaires des Ame-
ricains dans la guerre des Seminoles , et qui ,
depuis pres d'un mois , avaient transporte leurs
campemens pres de la ville, afm d'y voir le
grand g&errier, lefrere du grand p ere Wa
shington.
Le lendemain, le general recut la visite du
vice-president de la cbambre des representans ,
et des membres de la legislature qui etaient alors
EN AMfcRIQUE. 21 I
dans Ic chef-lieu de 1'etat; et immediatement
apres, le barreau d'Orleans, conduit par M. Der-
bigny, qui avail ete choisi pour orateur, lui fut
presente, Dans un discours rempli de nobles pen-
sees, et prononce avec une touchante eloquence,
M. Derbigny loua, avec autant de mesure que
de delicatesse, cette rectitude de jugement, cette
iermete de caractere qui , pendant les tempetes
politiques, guiderent toujoursles pas de Lafayette
dans le sen tier de la justice, a une egale distance
des exces de tous les partis. Puis, en parlant de la
grande et utile lecon que son triomplie aux Etats-
Unis donnait a 1'univers , il ajouta :
u La generation presente se felicite d'avoir k
» contempler un spectacle aussi touchant, aussi
» sublime. On voit de temps a autre des solen-
» nites pompeuses ou les puissans de la terre eta-
» lent Jeur faste aux yeux. d'une multitude
» eblouie; jamais encore on n'avait va , jamais
)> peut-etre on ne verra plus tout un peuple
)> d'bommes libres, se lever spontanement en
» masse , pour apporter aux pieds d'un individu
» sans pouvoir, Thommage de leur gratitude et
» de leur affection. Jouissez de leur reconnais-
» sance, c'est une recompense digne de vos ver-
» tus. Puisse-t-elle a jamais servir d'encourage-
» ment a tous les coeurs honnetes qui aspireraient
» a vous imiter! et puisse-t-elle faire le desespoir
» et la honte des hommes orgueilleux et ego'j'stes
14.
a I 2 LAFAYETTE
» qui ne font usage du pouvoir que pour 1'asservi*-
» sernent du genre humain ! )>
Dans sa reponse, le general, evitant avec soin
de parler des eloges qui lui etaient adresses, s'oc-
cupa seulenient des interets generaux de la Loui-
siane et cles travaux particuliers de ceux qui le
complimentaient ; il felicita les citoyens de cet
etat de ce que, apres avoir etc soumis a ]a legis
lation criniinelle de la France et en-suite de FEs-
pagne, ils avaient ameliore successivement, et
allaient encore perfectionner cette partie de leur
code, de maniere a ce qu'il piit servir de guide
an reste des Etats-Unis , dont les lois criminelles
sont deja si superieures a celles de tousles autres
peuples.
Presse avec instance de visiter le meme soir le
theatre anglais et le theatre francais, le general
laissa decider par le sort auquel des cleux il irait
d'abord ; la chance fut en faveur du theatre anglais.
II s'y renditvers les sept heures, et il y fut accueilli
avec un enthousiasme qu'on ne peut decrire; on
y donnait une piece dc circonstance , dont ni
lui , ni le public ne purent apprecier le merite ,
parce que V attention n'etait portee que sur le
heros de Yorktown, qui faisait oublier pour
1'instant le prisonnier d'Olmutz que Ton repre-
sentait; il se rendit ensuite au theatre francais ,
ou on comptait avec impatience 1'instant de son
arrivee; lorsqu'il parut, les applaudissemens les
EN AMEKIQUE.
plus vifs , les cris repetes de vive Lafayette ! sus-
penclirent la representation; tout le monde se
leva; il seniblait voir Themistocle entrant aux
jeux olympi.ques; enfin, ]e caime s'etant un pea
retabli, le general prit place dans la loge d'hon-
neur qui lui avait ete preparee , et vit avec plai-
sir le dernier acte de la charmante comedie de
VEcole des f^ieillards , qui me parut etre autant
goutee par nos anciens compatriotes , les Ame-
ricains de la Louisiane , que par les habitans de
Paris. Avant de se retirer, le general entendit
line cantate executee en son honneur, et dont
toutes les allusions furent saisies avee une sorte
d'ivresse.
Dans le cours de la matinee du mardi, une
deputation des domiciles et des refugies espa-
gnols se presenta pour complimenter le general ,
et surtout pour lui temoigner leur gratitude
pour la maniere dont il s'etait oppose , dans la
chambre des deputes de France , a 1'invasion
de TEspagne et a la ruinc de la constitution li-
berale. L'orateur de la deputation lui parla ainsi :
« General , les Epagnols domicilies et ceux
» proscrits, reunis sur !e sol des Etats-Unis , joi-
» gnent leurs voeux, et ont 1'honneur de vous
» adresser par notre organe leurs sinceres felici-
» tations sur votre arrivee en ces etats , dont la
» feconde liber te est due en par tie a vos sacri-
» fices et k votre ferme resolution ; ces niemes
2i4 LAFAYETTE
» Espagnols se felicitent de 1'heureuse occasion
» que leur procure , au milieu des souvenirs pa-
» triotiques des uns et des penibles anxietes des
» autres , la vue d'un heros dont la conduite , les
» paroles et les actions justifient leurs sentimens
» liberaux , et le parti extreme qu'ils ont pris de
» s'eloigner d'un gouvernement qui les pour-
» suit, les condamne et les livre aux chances
» aventureuses de 1'expatriation ; votre estime
» pour le brave et malheureux Riego ; le tribut
» de votre souvenir qu'en toutes les occasions vous
» vous plaisez a rendre a la memoire de cette in-
» fortunee victime sacrifice a la surete d'une cour
» soupconneuse etcruelle; 1'hommage dont vous
» honorez les cendres de ce vertueux patriote,
» sont tout a la fois 1'encouragement le plus lieu-
» reux et la recompense la plus glorieuse pour
» ceux qui se consacrent a la defense de la cause
» sacre'e de la liberte. Des Espagnols, qui ont
» admire ses vertus et partage ses opinions , au-
» jourd'hui infortunes et errans, viennent a vous ,
» general , avec une conscience tranquille ; et ,
» s'ils osent vous saluer, c'est qu'ils ne sont pas
» coupables ; ils sont malheureux; mais, si leur
» sacrifice pouvait assurer la prosperite de leur
» patrie, ils lui offriraient avec joie Toblation
» de leur vie , et sous le glaive ils vous invoque-
» raient, vous, general, et ceux qui, com me
» Lafayette, n'opposent pas au temps, aux lu-
EN AMERIQUE., 2i5
» mieres et a la liberte, les obstacles du des-
» potisme , de la tyrannic et de requisition
» destructive. Agreez , general , 1'honiniage af-
» fectueux de notre admiration , et que les infor-
» tunes Espagnols refugies obtiennent de vous
)) un regard de consolation pour eux et pour tous
» ceux qui fuient le fleau devastateur de la ty-
» rannie; ce regard , general, sera le temoignage
» de votre protection , la preuve de leur justifi-
» cation, etl'esperance d'un avenir plus flatteur
» pour leur patrie et plus assure pour sa gloire. »
Le general, dont les principes 1'avaient porte
a s'opposer avec energie a une niesure reprouvee
par la France, rnesure qui avait produit des re-
sultats si affligeans pour toute 1'Espagne, et dont
il avait sous les yeux de courageuses victimes ,
fut profondement afFecte par les expressions
que la reconnaissance venait de dieter a son
egard, et repondit en ces termes a M. Campe,
president de la deputation :
« Je suis egalement touche et flatte , mon-
» sieur, des temoignages d'estime et de confiance
» dont je me vois ici honore par les anciens en-
)> fans de TEspagne, aujourd'hui citoyens de cet
» etat, et auxquels se sont joints les patriotes
* espagnols recemment proscrits par le terro-
» risme d'un gouvernement usurpateur de leurs
» legitimes droits.
» Pendant que je felicite ceux d'entre voiis ,
3i6 LAFAYETTE
» messieurs, qui out le bonheur d'etre membres
» de la grande confederation americaine , jouis-
» sons tons ensemble de la pensee que la cause
» de la liberte finira par triompher partout des
» alliances hostiles et des intrigues fallacieuses;
» dejk votre belle langue, la langue de Padilla ,
» est devenue, sur une immense etendue de cet
» hemisphere, une langue independante etrepu-
» blicaine; deja , a deux epoques differentes,
)> dans la patrie de 1'illustre et excellent Riego ,
» elle a fait entendre au sein des cories Jes sons
» les plus eloquens et les plus genereux, et quel
» qu'ait ete le succes momentane d'une guerre
» detestee, j'aime & le dire , par le peuple fran-
^) cais, et d'une trompeuse influence sur laquelle
» les patriotes espagnols n'ont plus rien a ap-
» prendre, la liberte reviendra bientot eclairer
)> et fertiliser cette interessante partie de 1'Eu-
» rope; alors seulement seront apaisees les ma-
» nes de Riego, de sa jeune et malheureuse
» epouse, et de tant cl'autres victimes de la su-
» perstition et de la tyrannic. En attendant,
» messieurs, je suis bien reconnaissant du prix
)> que les proscrits espagnols , parmi lesquels j'ai
» 1'honneur de compter piusieurs amis person-
» nels, veulent bien mettre a ma haute estime
» pour eux , et je vous prie les uns et les autres,
» messieurs, d'agreer mes sensibles et respec-
v tueux remercimens. »
EW AM£RIQUE. 217
Ce n'etait pas la premiere fois que le general
Lafayette payait a Fin fortune Riego son tribut
d'estime, d'admiration et de regret; deja dans
plus d'une occasion il avait exprimc hautement
son opinion sur la fin malheureuse de ce gene-
reux martyr dela iiberte, et toutela nation ame-
ricaine avait partage la sympathie du veteran de
la revolution francaise pour le constant et coura-
geux defenseur de la revolution de la Peninsule.
Les jours scivans beaucoup d'autres deputa
tions se succederent aupres du general Lafayette
pour lui oftrir 1'expression de leur attacliement
et de leur devouement a ses principes; parmi
elles etaient celles des olficiers d'etat-major et de
indices, dela societe meclicale, du clerge , et
des hommes de couleur libres , qui en i8i5 con-
tribuerent avec un rare courage a la defense de
la ville; et nos deux dernieres soirees furent rem-
plies, 1'une par un bal public et Tautre par un
diner maconnique. Je n'entreprendrai point la
description tie ces deux fetes , qui^ par la beaute ?
Felegance et 1'amabilite de's dames de la Nou-
velle-Orleans , 1'entliousiasme et la franche cor-
dialite des citoyens , les soins empresses et les at
tentions delicates des magistrals, la richesse et
la profusion des details, egalerent tout ce que
nous avions vu de plus beau dans ce genre.
Cependant, an milieu du bonheur que lui
faisaient gouter les Louisianais , le general
2i8 LAFAYETTE
eprouva un instant d'inquietude et de tristesse ;
des bruits sinistres parvinrent jusqu'a lui. On lui
parla d'une discussion tres-vive qui s'etait elevee
entre 1'etat- major et les officiers des milices au
sujet de certaines prerogatives de la legion , coii-
testees d'une part, soutenues de 1'autre avec une
egale chaleur, et dont les suites pouvaient ame-
ner de sanglans resultats apres le depart de celui
dont la presence imposait, meme aux plus bouil-
lans une retenue commandee par les devoirs de
Thospitalite. Dans une circonstance aussi grave,
il ne balanca pas a user de tout son ascendant
pour rapprocher des ci toy ens qu'un moment
d'erreur ou un faux point d'honneur avaient di-
vises un instant ; en consequence il fit inviter
tous les officiers des differens corps a se rendre
chez lui. Lorsqu'ils y furent reunis : « Messieurs, )>
leur dit-il , « vous pressentez , je le crois, le mo-
» tif qui m'a porte a vous inviter a vous rassem-
» bier autour de moi. Je n'ignore rien de ce qui
)) s'est passe, et j'en prevois trop les suites ! Mais
» ici , messieurs, ce n'est pas seulement votre
« affaire, c'est la mienne propre dont il s'agit;
)> et je ne me consolerais jamais d'avoir ete la
)) cause, meme innocente, des malheurs qui peu-
)> vent resulter d'un point d'honneur trop peu
)> mesure; car, je ne me le dissimule pas, sans
» mon arrivee, sans la visite dont par suite vous
» m'avez honore, nulle discussion n'aurait eu
EN AMERIQUE.
» lieu. Si done j'eusse pu prevoir un pareil cha-
» grin, je vous proteste ici que, malgre le vif
» desir que j'avais de voir un pays qui m'est cher
» depuis bien des annees , malgre la longueur et
» les fatigues d'un voyage entrepris pour repon-
» dre a 1'invitation pressante des Louisiariais ,
» j'aurais ecrit de Mobile pour m'excuser , et
)> j'aurais prefere 1'amertunie de mes regrets a
» celle de causer le moindre trouble. Considerez
» aussi les bruits injurieux que vont repandre
» les mal intentionnes. Ce ne sera pas une simple
)> dispute d'attribution de grades. Ge sera , pour
» toute 1'Europe, une dissension parmi les ele-
» mens de la population; et j'aurai la douleur
» de passer pour avoir seme la discorde ou je
» n'avais trouve d'abord que paix et harmonic.
» Serai-je done nioins heureux a la Louisiane que
» dans un autre etat ou j'ai eteint des haines qui
» duraient depuis plus de vingt ans, et trouverai
» je moins de condescendanceehez ceux que je con-
)> sidere en partie comme mes compatriotes , que
>5 parmi des citoyens vis-a-vis desquels je n'avais
» d'autres titres que ceux de leur confiance et de
» leur propre bienveillance. II ne m'appartient pas
» de m'immiscer dans la question purement legis-
)> lative qui concerne les prerogatives de la legion ,
» et les attributions des chefs de la milice; mais
» puisque vous voulez bien me ranger parmi les
» vicux soldats qui ont recueilli quelque gloire
220 LAFAYETTE
» dans la guerre de 1'independance, vous vou-
» drez bien aussi ni'accorder quelques lumieres
» en fait de point d'honneur. Promettez - moi
» done qu'apres que ceux qui croiront avoir quel-
» que tort a se reproclier auront fait le premier
» pas , les autres feront le second. »
Aussi tot -un des officiers superieurs s'etant
avance avec une noble franchise, lui dit : « Ge-
» neral, je remets mon honneur entre vos mains;
» je souscris d'avance a ce que vous ferez. » Le
plus age des ofliciers qui avaient a se plaindre ,
lui dit : «Des lors , general, je vous confie egale-
» mentmon honneur et celui de.mes camarades,
» qui ne me desavoueront pas, » Le general prit
la main de chacun de ces braves, et les ajant
unies dans la sienne , il eut le bonheur de voir
se precipiter dans les bras des uns des autres tous
ceux qui, 1'mstant d'avant, auraierit renonce au
doux titre de frere d'armes. Gette scene atten-
dris?ante eut plusieurs temoins qui bientot en
repandirent les details. Et cette nouvelle fut ac-
cueillie avec une sorte d'ivresse , puisqu'elle etait
eelle d'uue reconciliation sincere entre tout ce
que la Louisiana cherit et revere.
Le general Lafayette avait forme le projet
d'aller visiter le champ de bataille du 8 Janvier;
mais le mauvais temps continuel et la necessite
de repondre en deux ou trois jours a tant de te-
moignages d'interet, le mirent dans la necessite
EN AMERIQUE.
d'y renoncer. Uo colonel d'etat-major, temoin
du chagrin que me causait ce sacrifice, eut la
bonte de me proposer d'y aller seul avec lui ,
pendant que le general rendrait quelques visites
particulieres. J'acceptai avec empressement , et
nous partimes sur-le-cliamp dans une voiture
qu'il envoya cherclier. Chemin faisant , il m'ap-
prit qu'il etait ne en France; que, place par le
liasard de sa naissance dans la portion privile-
giee de la societe , il avait ete des son enfance
nourri des prejuges aristocratiques de sa caste,
et que , quoique tres-jeune encore a 1'epoque de
la revolution francaise, il avait eru qu'il etait
de son devoir cle defendre les privileges de quel-
ques-uns contre les droits naturels et sacres de
tous, et qu'il s'etait fait Vendeen. « Alors , » me
dit-il , « je croyais a la legitiniite de la monar-
)> cbie absolue, et a Fheredite de la vertu comme
)> des droits nobiliaires , avec toute la ferveur de
» 1'ignorance , et je me battis d'abord pour elle
» avec tout le courage, tout le devouement du
» fanatisme; mais la campagne n'etait point ter-
» minee que ma raison brisant les liens dont 1'a-
» vait enveloppee reducation , m'apprit qu'au lieu
» decombattre,comrnejeravaiscru? pour la jus-
» tice et la verite, je ne m'etais fait que 1'instru-
» ment de quelques homines decides a toutsacri-
)> fier, meme leur patrie, a leiars interets prives,
» et aussitot je remis dans le fourreau mon epee?
LAFAYETTE
» que je n'aurais jamais du tirer pour une cause
» aussi injuste , aussi absurde. Un instant je fus
» sur le point de rentrer en France , et de faire
» amende honorable de mes erreurs en me de-
w vouant au service de ces principes et de cette
» patrie dont j'avais d'abord si follement reve
» la r-uine ; mais lorsque je sus que les Francais
» revolutionnaires , oubliant et leur point de de-
» part et le but auquel ils voulaient d'abord at-
» teindre , se laissaient dominer et en trainer par
» quelques hommes feroces qui outrageaient
» chaque jour la liberte par les crimes qu'ils com-
» mettaient en son nom , et qu'ils ne me permet-
» traient de vivre au milieu d'eux qu'autant que je
» consentirais a me laver de mon pt3che originel ,
» c'est-a-dire du hasard de ma naissance, dans
)) le sang des plus vertueux patriotes, je m'eloi-
)> gnai saisi d'epouvante et d'horreur, et j'allai
» clierclier sur une terre etrangere la liberte et
» 1'egalite dont ma patrie n'avait joui qu'un
» instant, a Tepoque ou j'etais incapable d'eri
» sentir tout le prix. Je parcourus long-temps
» les divers etats de 1'Europe sans y rencontrer
)) ce que je clierchais. Partout je trouvai la cri-
» minelle alliance de la royaute, de la noblesse
» et du clerge contre le bonlieiir et les interets
» des peuples. Degoute pour jamais d'un tel
» ordre de clioses, je tournai mes pas vers 1'A-
» merique du Nord , et je voulus voir si ses insti-
EN AMERIQUE. 223
> tutions dont j'avais entendu parkr, repon-
> draient a mes desirs, a mes esperances; elles
> les surpasserent. Je me fixai avec plaisir au
> milieu d'un peuple assez lieureux et assez sage
> pour ne reconnaitre d'autres lois que celles qu'il
) se, clonne lui-meme. Ne croyez pas pourtant
> que je sois devenu tout-a-fait indifferent aux
> destinees de ma premiere patrie; non, je n'ai
» pu 1'oublier entierement, et ce n'est pas sans
» uri doux sentiment de fierte nationale , que
» j'ai souvent eritendu parler, sur les bords de
» 1'Hudson ou du Potomac , de la gloire de ses ar-
» mes ; mais cette gloire meme n'a pu me donner
» le desir de rentrer dans son sein , parce que je
» savais que chacune de ses victoires lui coutait
» le sacrifice d'une de ses libertes. Depuis que la
)> Louisiane est devenue membre de la grande
» famille republicaine ties Etats-Unis, je suis
» venu Thabiter pour jouir du bonheur de voir
» des Francais libre:? et d'entendre parler de li-
» berte dans ma langue naturelle. Je n'habitais
)> que depuis peu de temps la Nouvelle-Orleans,
)> lorsqu'en i8i5, les constans ennemis de la
» libcite des autres peuples dans les deux he-
» mispheres se presenterent devant cette 'ville
» pour en faire la conquete. Je courus aussitot
» aux armes, joyeux de trouver 1'occasion de
» prouver ma reconnaissance a ma nouvelle pa-
» trie , et mon sincere attachement aux principes
224 LAFAYETTE
» qui la regissent; et aujourcl'hui je suis tier de
» pouvoir dire que ma presence n'a pas ete tout-
» a-fait inutile sur le champ de bataille que nous
» allons visiter. »
Mon compagnon aclievait a peine ces derniers
mots, que notre voiture s'arreta , et que nous
mimes pied a terre a ce point du fleuve ou ap-
puyait 1' extreme droite de la ligne de defense.
Avant de la parcourir, le colonel eat la bonte
de m'expliquer les operations qui precederent et
amenerent la bataille du 8 Janvier. Je compris,
par ces details, combien il avait du etre difficile
au general Jackson de s'opposer, avec la poignee
d homines qu'il avait a sa disposition , au debar-
quement et aux rapides progres d'une armee de
quinze mille hommes , c'est-a-dire quadruple cle
la sienne. La position choisie par lo general ame-
ricain pour attendre ses renforts et arreter enfin
un ennemi si redoutable , me parti t tres-judicieu-
sement choisie. II eleva ses retranchemens a en
viron cinq milles en avant de la ville, le long
d'un ancien canal clont la gauche se perdait dans
Tepaisseur d'un bois tres-marecageux , et dont la
droite s'appujait au fleuve. La longueur totaip
de cette ligne etait d'environ huit cents toiscs;
mais les troia cents toises de la gauche n'etant
point abordables , Fennemi devait se trouver re-
tluit a attaquer sur un front d'environ cinq
cents toises , et en s'avancant entierement a
EN AM ERI QUE. 225
decouvert sur une plaine parfaitement unie. Ce-
pendant, soit manque de temps, soit irreflexion ,
le general Jackson commit deux fautes graves ;
la premiere fut d'elever ses retranchemens suf
une ligne droite et perpendiculaire au fleuve,
de sorte qu'en meme temps qu'il se privait de
feux de revers , il s'exposait , si les Anglais , plus
heureux ou plus habiles , eussent fait remonter le
fleuve a quelques vaisseaux jusqu'a la hauteur des
retranchemens, il s'exposait , dis-je, a avoir toute
sa ]igne epfilee par 1'artillerie ennemie ; 1'autre
faute fut d'avoir eleve sa seconde ligne a une si
grande distance de la premiere, que si celle-ci
eut ete forcee , il n'aurait jaraais eu le temps de
gagner 1'autre , et ses troupes auraient ete sabrees
dans 1'interyalle. Ces deux fautes suffisaient ,
comme il est facile de le sentir? pour compro-
mettre le salut d'une armee plus nombreuse
etplus disciplinee que Farmee du general Jack
son ; mais la destinee de la iiberte americaine
prevalut , ou plutot le courage surnaturel des ci-
toyens qui combattiren t en ce jour pour le main-
tien de leur independence et le salut de leurs
families, et Finflexible fermete de Jackson lui-
meme, couvrirent des palmes de la plus eclatante
victoire des fautes qui eussent pu perdre une
armee moins patriote.
Je ne rapporterai point ici tous les details qui
me furent donnes avec an taut de clarte que de
ii. i5
LAFAYETTE
precision sur toutes les operations qui precede-
rent cette glorieuse journee ; je renvoie ceux qui
voudront les etudier a 1'excellent memoire de
M. Lacarriere-Latour , et aux ecrits non moins
distingues de MM. Brackenridge et Mac-Fee;
mais je ne puis resister au desir de retracer ici
quelques-uns des fails eclatans qui sauverent la
Louisiarie et immortaliserent ses defenseurs.
Malgre tous ses efforts , le general Jackson
n'avaitpureunir, pour la defense de ses retran-
chemens, que trois mille deux cents homines et
quatorze pieces d'artillerie de differens calibres ;
presse par le temps, il avait ete oblige d'ache-
ver la partie superieure de ses parapets avec des
balles de coton qu'il avait fait venir de la ville. II
etait depuis vingt-quatre heures dans cette situa
tion, et s'attenclait a chaque instant a etre atta-
que , lorsque le 8 Janvier, au point du jour, il vit
1'armee anglaise, forte de douze mille hommes ,
s'avancer vers lui en trois colonnes, dont la plus
formidable menacait le point de sa gauche oc-
cupe par les milices du Tennessee et du Ken
tucky. Chaque soldat , outre ses armes , portait
des fascines ou des echelles d'escalade , et mar-
chait dans le plus profond silence. Les Ameri-
cains les laisserent s'avancer jusqu'a demi-po"rtee
de canon , et ouvrirent alors sur eux un feu ter
rible d'artillerie auquel les Anglais repondirent
par une triple acclamation et 1'envoi de quelques
EN AMERIQUE.
Fusees a la Congreve , et cela en pressant leur
marche et serrant leurs rangs a mesure que les
boulets les eclaircissaient. Ge sang-froid et cette
determination, qui semblaient devoir leur assu
rer une prompte victoire, ne durerent pas long-
temps. Au moment ou ils arriverent a la portee
du fusil , les Tennessiens et les Kentuckiens com-
mencerent sur eux un feu de mousqueterie qui
en un instant dispersa leurs colonnes et les forca
a chercLer precipitamment un abri derriere quel-
ques buissons qui couvraient leur droite. II est
vrai de clire que jamais feu d'infanterie ne fut
plus nourri et plus meurtrier que celui de ces
intrepidesmilices americaines. Les homines, pla
ces sur six de hauteur, chargeaient avec celerite
les armesetles passaient au premier rang , forme
de tireurs liabiles, dont chaque coup portait une
mort assuree a 1'ennemi.
Pendant que les ofliciers anglais , avec un cou
rage digne d'une meilleure cause et d'un sort plus
heureux, cherchaient k rallier leurs soldats epars
pour les conduire a une nouvelle attaque, un ca-
nonnier americain, delabatterie commandee par
le lieutenant Spotts , apercut dans la plaine un
groupe d'officiers inquiets, agites, portant avec
peine quelqu'un au milieu d'eux. « Ge ne peut-
w etre que le general en clief blesse ,» s'ecria-t-il ;
« il ne faut pas qu'il nous echappe ! » Et aussitot
il pointe dans cette direction; le coup part, et
LAFAYETTE
Pakenham , le chef anglais, est coupe en deux
Jans les bras de ses amis. Aussitot le desir de la
veangeance rallie les Anglais ; officiers et soldats
se pressent en une nouvelle colonne que Kean et
Gibbs , les successeurs de Pakenbam , entrain en t
a Fattaque avec fureur. Mais le feu des Ameri-
cains redouble d'intensite et de justesse ; Kean et
Gibbs tombent a leur tour, 1'un mortellement ,
Tautre dangereusement blesse; et la colonne, de
nouveau foudroyee, disparait et ne laisse que des
debris dans la plaine.
Pendant qu'au centre de la ligne de bataille
les soldats citojens ecrasaient ainsi leurs adver-
saires sans perdre un seul homme, la fortune
semblait >?ouloir les eprouver a la droite par un
revers. Douze cents Anglais, conduits par un chef
audacieux, s'etaient avances rapidement le long
clu fleuve, et etaient tonibes a 1'improviste sur
la petite redoute defendue par une compagnie
de carabiniers et une compagnie du ^e. regi
ment. Les America ins , surpris sur ce point , se
retirement d'abord un peu en desordre. Le gene
ral Jackson , k Tceil vigilant duquel rien n'echap-
pait dans ce moment decisif , apercut de loin un
officier anglais monte sur les retranchemens ,
brandissant d'une main son sabre menacant, et
de 1'autre aidant ses soldats a escalader le rem-
part. Jackson court aussitot de ce cote, rencon
tre les fuyards sur son passage, les arrete, et
EN AMERIQUE. 229
d'une voix terrible demande a leur chef qui lui
a donne 1'ordre de la retraite ? « L'ennemi a pe-
» netre dans nos retranchemens , » repond un
capitaine. «Hebien,» reprend severement Jack
son , « allez , et que vos ba'ionnettes Ten fassent
» sortir....» Etcet ordre fut aussitot execute. En
un instant les Anglais, qui se croyaient d'abord
vainqueurs , tomberent sous les coups des Ame-
ricains. Parmi les niorts se trouva Tintrepide
colonel Regnier , ancien emigre francais passe
au service d'Angleterre , celui-la meme qu'on
avait vu audacieusement place sur les retranche
mens, aidant et encourageant ses soldats a Tes-
talade. Apres la bataille, plusieurs soldats anie-
ricains revendiquerent Thonneur de 1'avoir tue.
Mais nul ne put prouver son assertion comme
deux jeunes carabiniers volontaires de la com-
pagnie du capitaine Beale. L'un dit : « Si ma ca-
» rabine n'a pas trompe mon ceil , cet homme
» doit etre frappe a la tete. » — « Si ma balle
» ne s'est point egaree en route 7 » dit 1'autre ,
« il doit 1'avoir recue dans le cceur. » On examina
attentivement le corps du colonel Regnier, on
lui trouva le coeur et le front perces d'une
balle.
Cette bataille , qui decida du sort de la Nou-
velle-Orleans , peut - etre meme du sort de la
Louisiane, ne dura pas troisheures, etne couta aux
Americains que sept hommes tues et six blesses,
a3o LAFAYETTE
tandis que les Anglais laisserent pres de trois
mille homines et quatorze pieces de canon sur le
champ de bataille. Le general Lambert , le seul
des generaux anglais encore en etat de comman
der , ordonna la retraite , et se hata de chercher
son salut et celui des debris de son armee sur la
flotte de 1'amiral Cochrane, qui, la veille encore,
avait dit , avec sa jaclance accoutumee , que s'il
etait charge de 1'attaque des lignes americaines ,
il voudrait les enlever en moins d'une derni-
heure avec deux mille matelots le sabre a la main.
G'est ainsi qu'une petite armee, composee de
citoyens leves a la hate , et commandee par un
general dont la carriere militaire commencait
a peine, vit tomber devant ses patriotiques
efforts cette armee anglaise qui passait pour une
des plus braves et des plus experirnentees de
1'Europe ; qui se vantait enfm d' avoir expulse les
Francais de TEspagne.
Lorsque je rentrai en ville , je trouvai le ge
neral Lafayette entoure, presse par un grand
nombre de dames et de citoyens de tous rangs ,
qui, sa chant qu'il devait les quitter le lendemain,
venaient avec tristesse prendre conge de lui, et
lui presser la main encore une fois. Dans la foule,
je remarquai quelques ecclesiastiques , et parmi
ces derniers je retrouvai un capucin dont le cos
tume , nouveau pour moi , avait deja attire mon
attention le jour de notre arrivee. Ce que j'en-
EN AMfiRlQUE. a3i
tendis dire de lui m'interessa vivement, et peut-
etre me saura-t-on bon gre de le rapporter ici.
Le pere Antoine ( c'est ainsi qu'on le nomme )
est un venerable capucin espagnol de 1'ordre de
Saint-Francois , qui , depuis longues annees , lia-
bite la Louisiane. Anime d'une piete ardente et
sincere , le pere Antoine prie en silence pour tout
le monde sans demander de prieres a personne.
Place au milieu d'une population de sectes diffe-
rentes , il ne se croit point oblige a jeter le trou
ble dans les consciences en clierchant a recruter
au nom de son Dieu. Quelquefois, conime capu
cin , le pere Antoine mendie , mais ce n'est jamais
que lorsqu'il a une bonne action a faire , et que ses
faibles revenus , epuises par sa constante charite ,
ne lui peraiettent pas dela faire lui-meme. Tous les
ans, lorsqu'au retour de Fautomne la fievre jaune ,
etendant sa main meurtriere sur la Nouvelle-
Orleans, fait fuir les riches effrayes dans leurs
splendides campagnes pour y chercher un asile
contre la maladie et la mort , alors la vertu du
pere Antoine se moritre dans tout son eclat ,
dans toute sa force. Dans ces jours d'epouvante
et de deuil , combien de malheureux abandonnes
de leurs amis , de leurs parens meme , n'ont-ils
pas du .In sante et la vie a son devouement , a
ses soins, a sa piete ! De tous cetix qu'il a sauves
( et il y en a beaucoup ), il n'en est pas un seul qui
puisse dire : Avant de m'accorder ses soins , il m'a
LAFAYETTE
demande cle quelle religion j'etais Liberte et
charite , c'est la toutela morale clu pere Antoine;
aussi n'est-il pas aime de I'eveque. Lorsqu'il vint
voir le general , il etait vetu , selon la coutume de
son ordre, d'une longue robe brune , serree sur
ses reins avec line corde grossiere. Des qu'il aper-
cut le general, 11 se precipita dans ses bras en
s'ecriant : « 0 mon fils, j'ai trouve grace devant
» le Seigneur, puisqu'il ra'a accorde de voir et
» d'entendre, avant ma mort, le plus digne apotre
)> de la liberte ! » II causa ensuite quelques instans
avec lui avec la plus tendre afiection, le compli-
menta sur la reception glorieuse et bien meritee
que lui faisaient les Arnericains , et se retira mo-
destement dans im coin de la salle, loin de la
foule. Je profitai de ce moment pour 1'aborder
et le saluer. Combien je fus touclie de sa conver
sation ! quelle douceur ! quelle modestie ! et en
xneme temps quelle chaleur d'amel.... Chaque
ibis qu'il parlait de liberte ses yeux brillaient
d'un feu divin , et ses regards se portaient sur
celui qu'il appelait son lieros , sur Lafayette
« Qu'il est heureux! » me disait-il; « combien
» est pure la source de sa gloire ! avec quels
» delices il doit contempler le resultat de ses
» travaux et de ses sacrifices ! Douze millions
» d'hcmmes libres et heureux par lui I Oh ! cer-
)> tainement, cet homme est cheri de Dieu.... II
)) a fait tantde bien aux autres hommcs! » II re-
EN AMERIQUE. 2^3
vint encore nous voir le lendemain matin avant
notre depart. Lorsque le public eut quitte les
appartemens , et qu'il trouva le general seul , il
courut a lui , et le pressant avec transports dans
ses bras : « Adieu , mon fils ! » s'ecria-t-il ; « adieu,
» bien-aime general! adieu! que le Seigneur
» marclie devant yous , et qu'apres votre glorieux
» voyage il vous conduise au sein de votre bien-
)> aimee famille pour y jouir en paix du souvenir
» de vos bonnes actions etde 1'amitiedela nation
)> umericaine O mon fils, peut-etre etes-vous
)> encore reserve pour de nmiveaux travaux !
)> Peut-etre le Seigneur se servira-t-il encore de
» vous pour afFranchir d'autres nations Alors ,
)> mon fils? songezalapauvreEspagne... N'aban-
» donnez point ma cliere patrie , ma malheureusc
» patrie » Et des larmes s'ecbappant de ses
yeux mouillerent sa longue barbe blanchie par
le temps : et des soupirs etoufFant sa voix , le ve
nerable vieillard appuya son front sur 1'epaule
du general Lafayette , et resta quelques instans
dans cette attitude, murmurant toujours : « Mori
» fils, mon cher fils, faites quelque chose pour
» ma malheureuse patrie !....)> Ge ne fut pas sans
une profonde emotion que le general s'arracha
des bras de ce pieux patriote , qui , avant de se
retirer , voulut aussi donner sa benediction a
M. George Lafayette.
Cependant le 1 5 etant fixe pour le jour du
^34 LAFAYETTE
depart, des le matin les galeries de 1'appartement
du general furent remplies d'une plus grande
foule encore que la veille. II y trouva un grand
nombre de dames et surtout d'enfans que leurs
peres amenaient afin qu'ils pussent , disaient-ils ,
contempler les traits du bienfaiteur de la patrie ,
de 1'ami du grand Washington. Le general sortit
a piedde sa maison , qui se trouvait entoureede
toute la population. Les cris de {five Lafayette I
1'accueillirent sur son passage. En traversant la
place d'armes, sur laquelle plusieurs compagnies
de la legion et les treupes de iigne bordaient la
haie, il temoigna sa gratitude a tons les offtciers
qu'il y rencontra ; il exprima de nouveau au ca-
pitaine des canonniers , M. Gaily, a quel point
il avait apprecie le rnerite du beau corps qu'il
commandait ; et , comme il avait appris que cet
officier se rendait incessamment en France, il le
pria , de la maniere la plus pressante , d'avoir la
complaisance de porter de ses nouvelles a sa fa-
niille a la Grange. II monta en voiture a Fextre-
mite de la place pour se rendre a 1'embarcadere,
ou. Fattendait le bateau a vapeur qui devait le
conduire a Baton-Rouge. La levee etait couverte
dune population innombrable. Les balcons, les
toits des maisons , tous les navires et tous les ba
teaux a vapeur qui se trouvaient a portee du lieu de
son embarquement etaient surcharges de monde ;
et lorsqu'il passa a bord , vine acclamation pro-
EN AMERIQUE.
longee le salua , mais elle fut la seule, et plus de
dix mille personnes resterent plongees dans un
profond silence jusqu'a ce que le Natchez fut hors
de vue. Le canon seul se faisait entendre par in-
tervalles , et donnait a cette separation quelque
chose de solennel dont 1'impression fut pro-
fonde et generale.
Le gouverneur et son etat-major , le maire et
le corps municipal , le comite d'arrangement ,
auquel nous avions tant et de si grandes obliga
tions , s'embarquerent avec nous afin de prolon-
ger de quelques instans le plaisir qu'ils avaient
d'etre avec le general; mais, a deuxmilles de la,
la plupart furent obliges de nous quitter. Ce nc
fut pas sans un veritable chagrin que nous nous
separames de ces dignes magistrate du peuple,
que nous n'avions connus que quelques jours , il
est vrai 5 mais assez cependant pour les bien
apprecier.
LAFAYETTE
CHAPITPxE VIII.
HISTOIRE ET CONSTITUTION DE LA LOUISIANE. BATON- ROUGE.
NATCHEZ. ETAT DU MISSISSIPI. NAVIGATION JUSQU'A SAINT-
LOUIS. RECEPTION DD GENERAL LAFAYETTE DANS CETTE VILLE.
DEPUIS long-temps deja les Francais avaient r
dansle Canada, des etablissemens vastes et pro-
speres , et cependant ils ne soupconnaient pas
encore Texistence du Mississippi , lorsque quel-
ques-uns de leurs commercans apprirent des In-
diens , avec lesquels i\s trafiquaient , qu'a Touest
de leur pays il y avait une grande riviere qui
communiquait avec le golfe du Mexique. Ge fut
pendant 1'annee 1660 que ceci arriva. Trois ans
apres, M. de Frontenac , gouverneur du Canada ,
voulant s'assurer de la verite de cette assertion ,
envoya un jesuite missionnaire , le pere Mar-
quette , a la tete d'un petit detachement, recon-
iiaitre cette contree. Le jesuite remonta la riviere
du Renard j usque vers sa source; de la traversa
FOuisconsing, qu'il descendit jusqu'ason embou
chure dansle Mississippi, et trouva queleslndiens
avaient dit vrai.
EN AM£RIQUE. 237
Vingt ans apres, le conite Robert de La Salle ,
non-seulement verifia i'existence de ce fleuve,
mais encore s'assura qu'il offrait une communi
cation facile avec 1'Ocean ; il le descendit depuis
la riviere des Illinois jusqu'au Mexique , tandis
qu'un franciscain, le pere Hannequin , le re-
monta jusqu'aux chutes Saint-Antoine, situees
a trois cents lieues au-dessus de cette riviere. Le
comte Robert prit possession de tout le cours du
fleuve et du pays environnant, au nom du roi
de France son maitre, et eleva quelques forts
pour en assurer la tranquil! e jouissance aux co
lons qu'il esperait voir venir bientot en fouie ,
car le sol lui parut fertile. Mais ce ne fut cepen-
dant qu'en 1699 que fut fondee la premiere colo-
nie a Biloxi, par un officier de grande reputation
dans la marine francaise. Lemoine d'Iberville,
c'est le nom de cet oflicier, qui le premier entra
dans le Mississippi par la mer, remonta ensuite
le fleuve jusqu'a INatchez , qu'il clioisit pour capi-
tale de la Louisiane , et qu'il nomma Rosalie, en
rhoimeur de la fenime du cliancelier Pontcliar-
train. Pour peupler cette nouvelle capitale, on
envoya de France quelques jeunes filles avec quel
ques soldats bien clioisis qu'on dispensa du ser
vice militaire et qu'on leur donna pour maris.
On accorda a chaque colon quelques acres de
terre , une vache , un veau , un coq et des poules >
un fusil , une demi-livre de poudre et deux livres.
238 LAFAYETTE
de plomb qui leur furent delivres chaque mois ,
ainsi que des provisions pour trois axis. Alors
arriverent des missionnaires, qui, au lieu de fe-
conder la terre par le travail cle leurs bras , ou
de developper I'iridustrie des colons par les con-
seils de leur sagesse , se mirent a precher les In-
diens du voisinage pour les convertir a la reli
gion catholique. Bientot ces missions porterent
leurs fruits , c'est-a-dire que les Indiens firent
semblant de croire aux nouvelles verites qu'on
leur enseignait, et devinrent hypocrites pour
avoir de l'eau-de-vie. Gette liqueur, qui etait la
premiere recompense de leur conversion , exas-
pera toutes les passions dont ils avaient deja le
malheureux germe , et des ce moment ils dvien-
rent pour la colonie de dangereux et cruels
ennemis, au lieu de bons et utiles voisins qu'ils
eussent ete sans doute , si on eut reclierclie fran-
cbement leur alliance sans s'occuper de quelle
maniere ils adoraient Dieu. Cependant, au bout
de quelques annees j la cordialite , la douceur du
caractere francais contrebalancerent la funeste
influence des missionnaires , et presque toutes les
nations sauvages, a 1'exception des Chickasaws,
firerit alliance avec les colons et leur rendirent
de grands services. M. de Bienville , frere d'Jber-
ville , et alors gouverneur de la Louisiane , se
livrant a son ardeur de recherclies, explora la
plus grande partie des rivieres tributaires du Mis
EN AMERIQUE.
sissipi , et jeta sur leurs rives les bases de quelques
nouveaux etablissemens ; mais alors aucun d'eux
ne reussit. Le nombre des colons avait considera-
blement diminue , lorsqu'en 1712 , Antoine Gro-
zat, qui, par son commerce dans les Indes,
avait amasse une fortune de quarante millions,
acheta la concession de toute la Louisiane, avec le
droit exclusif d'en faire le commerce pendant
seize ans. Dans ses lettres-patentes furent com
prises toutes les rivieres qui se jettent dans le
Mississippi , et toutes les terres , cotes et iles si-
tuees sur le golfe du Mexique , entre la Caro
line a Test et le Mexique a 1'ouest. Mais Crozat
ne tarda pas & reconnaitre combien les espe-
rances qu'il avait fondees sur cette contree etaient
exagerees , et il s'empressa de renoncer a la con
cession qui lui avait etc faite , pour en obtenir une
autre de vingt-cinq ans , en faveur de la compa-
gnie commerciale du Mississippi ;dont le celebre
Law etait le createur. Mais la compagnie com
merciale ne fut guere plus lieureuse que Grozat;
au lieu d'attirer au sein de la colonie des culti-
vateurs qui 1'eussent fait prosperer, elle ne recut
que des aventuriers avides de ricliesse, qu'atti-
raient les pretendues mines d'or et d'argent dont
on leur^ avait dit que le pays abondait , et qui ,
trompes dans leur eksperance , ne tarderent
pas k retourner en Europe. Malgre les efforts da
gouvernement institue par la compagnie com-
240 LAFAYETTE
merciale, les proprietaires furent bientot reduits
a se dlsperser , et a etablir des postes militaires,
ou ils se maintinrent jusqu'a ce qu'on leur cut
envoye des secoure et du renibrt. La premiere
expedition qui arriva alors se composait de cri-
minels et de filles de mauvaise vie, envoyes par
le gouvernement francais. La compagnie com-
merciale s'indigna avec raison , et declara qu'a
1'avenir elle ne souffrirait plus qu'on empoison-
nat ainsi la colonie moralement et physique-
nient.
En 1718 , la Nouvelle-Orleans , composee de
quelques cabanes eleve3s par des marchands de
I'lllinois, et ainsi nominee en 1'honneur du due
cl'Orleans, regent, passa sous Fad ministration
du gouverneur general , M. de Bienville , et re-
cut un assez grand nombre de nouveaux colons.
Deux villages furent crees dans son voisinage
par des Allemands, sous la conduite du capitaine
Suedois, d'Arensbourg , qui avait combattu en
1 709 a cote de Charles XII a la bataille de Pul-
tawa. La colonie commenca alors k prosperer
veritablement. Aussi, des 1723, vit-on arriver
de tous cotes des nuees de capucins , de mission-
naires , de jesuites et de religieuses ursulines.
Ces dernieres du moins furent bonnes a quelque
cbose. On les cbargea de 1'education des filles
orphelines et de la surveillance de Thopital mili-
taire, mojennant une pension annuelle de cin-
EN AMfiRIQUE. *4i
quante ecus. L'intolerance , compagne insepa
rable de tous les privileges , et surtout des privi
leges religieux , commenca a se faire sentir dans
la colonie aussitot que les capucins , jesuiles, etc.,
y eurent paru. Un edit royal de 1724 expulsa
lesjuifs de la colonie, comme ennemis declares
du nom chretien , et il leur fut ordonne de dis-
paraitre dans 1'espace de trois mois , sous peine
de prison et de confiscation de leurs biens. C'est
ainsi que la royaute et 1'eglise s'entendaient alors
comme avant et comme depuis pour tarir les
sources les plus abondantes de la prosperite pu-
blique. En 1729, les intrigues de 1'Angleterre
qui souleva contre la colonie les tribus indiennes,
porterent aussi un coup funeste a son accroisse-
ment. La guerre, souteime alors par le general
Perrier de Salvert, se termina assez heureuse-
ment; cependant ce ne fut qu'a 1'attachement de
quelques fenimes indiennes pour des officiers
francais, que la garnison dut de n'etre pas en-
tierement massacree pendant une nuit, ce qui
aurait cause la mine totale de la colonie. Ces
demieres hostilites , et les miserables intrigues
de la metropole, firent perdre aux colons leur
temps et le fruit de leurs travaux ; et la compa-
gnie, degoutee et trompee dans son espoir de
gain, abandonna ce pays, qui en 1781 , rentra
dans les domaines du roi , et n'en fut pas mieux
administre. En 1769 les affaires de finances etaient
H. 16,
a42 LAFAYETTE
dans un tel desordre, que le tresor etait endctte
de plus de sept millions de francs , quoique le
gouvernement francais cut depense , pour divers
services de la Louisiana, environ le double de ce
qu'elie lui avail rapporle. Louis XV, a la suite
d'une guerre mal concise, mal conduite et mal
terminee en 1^63 , venait de perdre le Canada ,
et la Louisiane allait aussi lui etre enlevee; mais
ses ministres, d'aceord avec madame de Pom
padour, maitresse en litre, recurent quinze mil
lions de la cour de Madrid ; et cette eolonie fut
secretement cedee a 1'Espagne , et avec tant de
precipitation , que le gouverneur de la Louisiane
n'avait pu encore recevoir d'instructions lorsque
les batimens de guerre espagnols arriverent a
I'embouchure du Mississippi avec les chefs char
ges de la prise de possession de cette immense
contree. Le gouverneur et les habitans de la Loui
siane refuserent de reconnaiire 1'autorite espa-
gnole, dont les commissaires furent obliges de
retourner en Europe. Trois ou qnatre ans se pas-
serent en negociations avec les colons qui per-
sistaient a rester sous la domination fraricaise.
Enfin , en 1769, 1'Espagne courroucee, fit partir
3e general O'Relli avec des forces considerables;
arrive devant la Nouvelle - Orleans , O'Relli
moutra les dispositions les plus conciliaiites; ses
proclamations ne parlaient que de Toubli du
passe , elles eurent un plein succes. La fermen-
EN AMERIQUE. 243
tation des esprits s'apaisa , les Louisianais se resi-
gnerent ; en signe de reconciliation, O'Relli donna
a bord de son escadre un grand repas , auquel il
invita les chefs de la colonie, les magistrals et
les principaux ha bit a ns. Ceux-ci se rendirent
avecconfiance a 1'invi tation; ma is, au moment ou
ils allaient quitter la table, O'Relli les fit saisir
par ses soldats et les fit fusilier. L'un d'eux,
3VI. de Villere , avait ete epargne , et embarque a
bord d'une fregate pour etre transporte dans les
prisons de la Navarre. Sa femme et ses enfans ,
instruits du sort qui le menacait, voulurent aller
solliciter sa grace ou du moinsrecevoir ses adieux;
deja ils etaient aupres de la fregate, d'ou il leur
tendait les bras, lorsque Finfortune tomba a
leurs yeux , perce de coups cle ba'ionnettes par les
assassins que le traitre O'Relli avait comrnis a sa
garde.
Apres cette horrible execution , les Espaguols
entrerent avec quatre mille hommes de troupes
tie ligne et un train considerable d'artillerie,
dans la Nouvelle - Orleans , dont les habitans
etaient foppes destupeur. Les protestans anglais
et le petit nombre de juifs qui avaient echappe a
Faction de 1'edit royal de 1724, furent aussitot
bannis par le nouveau pouvoir ; tout commerce
de la colonie fut interdit, excepte avecl'Espagne
et ses possessions; une cour martiale fut etablie ,
et ses jugemens iniques frapperent tous les ofli-
1 6.
^44 LAFAYETTE
eiers francais qui etaient restes; cinq d'entre
eux furent fusilles, et sept autres furent jetes
pour dix ans dans les cachots de la Havane.
Enfin , pendant une annee entiere, I'infame
O'Relli se gorgea desang et de richesses, etpartit
emportant avcc lui le me'pris et la haine de
toute la population. Ses successeurs , dans le gou-
vernement, eurent beaucoup a faire pour reparer
ses crimes , et on leur doit cette justice de dire
qu'ils y reussirent assez bien. Pendant trente-trois
ans de domination espagnole , la colonie fut tres-
calme et assez prospere. Aujourd'hiii encore la
memoire de dom Unsaga , de dom Mar tin Na-
varro , et de dom Galver , y est conservee d'une
manierc honorable.
Pendant tons ces changemens survenus dans
la situation de la Louisiarie, ses limitesn'avaient
jamais ete determiners d'une maniere bien pre
cise. En 179^ , le gouvernement des Etats-Unis
fit, avec 1'Espagne , un traite en vertu duquel les
frontieres furent tracees, et la libre navigation
du Mississippi assuree aux parties contractantes.
Ma is bien tot, malgre ce traite, les armateurs
espagnolset les equipages des vaisseaux de guerre
se rendirent coupables de spoliations envers le
commerce des Etats-Unis; la liberte de naviguer
sur le Mississippi et de debarquer a la Nouvelle-
Orleans fut refusee aux Americains; aussitot le
president Adams prit ses mesures pour obtenir
EN AMERIOUE. ^4$
justice. Douze regimens furent leves , ct Fexpe-
dition fut preparee sur 1'Ohio pour descendre a
la Louisiane ; mais quelques changemens sur-
venus dans la politique an|ericaine firent aban
don ner ce projet pour le moment , et les regi
mens furent lieencies. L'anneesuivante, M. Jef
ferson , alors president , redemanda a 1'Espagne
Fexeeutiondu traite. Cette puissance prcssentant
sa faiblesse et crajgnant d'etre contraints a ceder,
vendit secretement la colonie a la Rep oblique
francaise, le 21 mars 1801. En apprenant cette
cession , le gouvernement americain concut de
justes alarmes; il previt que 1'activite et 1'intelli-
gence francaise, placees sur un sol aussi fecond
en richesses et en ressources , seraient pour lui une
concurrence plus redoutable que celle des Espa-
gnols ; que de nouveaux voisins pourraient lui
fermer la navigation du Mississippi et s'emparer
du commerce du golfe du Mexique et des An
tilles, et il concut un instant le projet de s'op-
poser , par la force , a Inoccupation de la Louisiane
par la France , en s'unissant a TAngleterre centre
elle. Mais ce projet fut renverse par le traite
d' Amiens. La paix faite avec FAngleterre , la
France necraignait plus d'obstacles a ses projets ,
et une expedition fut preparee par elle pour aller
a la fois occuper la Louisiane et rassurer sa puis
sance ebranlee a Saint-Domingue. Aussitot le
gouvernement americain recourut aux negocia-
246 LAFAYETTE
tions, et proposa d'acheter la Louisiane. Les
evenemens se succedaient alors avec une telle
rapidite, que la situation de la France avait en
core une fois change lorsque ces propositions lui
parvinrent. Menace d'une nouvelle guerre par
1'Angleterre, fatigue de la lutte que soutenait
Saint-Domingue , charge d'une dette assez con
siderable envers les Etats-Unis, le premier consul
pensa que la vente de la Louisiane etait une
bonne operation dont 1'opportunite le tirerait de
plus d'un embarras et il la vendit. Les Etats-
Unis consentirent a la payer quinze millions de
dollars, a condition que sur cette somme trois
millions sept cent cinquante mille dollars se-
raient retenus au profit des negocians americains,
dont les reclamations aupres du gouvernement
francais etaient fondees sur les saisies illegales
dont ils avaient ete victimes. Ce traite, signe k
Paris le 3o avril i8o3, par MM. Livingston et
Monroe pour les Etats - Unis , et M. Barbe-
Marbois pour la France , futratifie dansle mois
d'octobre , et la remise de la colonie aux com-
missaires americains eut lieu le 20 decembre de
la meme annee.
Toutes les parties interessees a ce marche
eurent lieu de se feliciter de sa couclusion. La
France renoncait aux embarras d'une domination
lointaine qtri lui eut ete plus onereuse que profi
table, recevait soixante millions de francs dont
EN AMERIQUE. '247
elle avait bcsoin pour la ire la guerre, et, sans
dcbourser un sou , s'acquittait enverslesnegocians
amerieains d'une sommede pres de vingt millions.
Les Etats-Unis affermissaient leur independance
en se dormant de nouvelles frontieres plus sures
que les auciennes ; s'assuraient la preponderance
commerciale dans le golfe du Mexique et aux
Antilles , et centuplaient , par la libre navigation
du Mississippi , la valeur des produits des etats a
Fewest des Alleghany; enfin la Louisiane elle-
meme, en entrant dans la grande famille fede
rative , recevait une existence honorable et inde-
pendante eomme corps politique , et allait voir
son Industrie et sa prosperite anranchies des
tracasseries d'un maltre capricieux.
La Lonisiane fut immediatement erigee en
gouvernenient territorial , par le congres des
Etats-Unis, qui lui donna M. Clayborne pour
gouverneur. Et,en 181 1 , elle futadmise, comme
membre del'Union, a se dormer un gouverne
nient et des institutions de son choix. Les re-
presentans du peuple, librement elus etreunis a
la Nouvelle-Orleans, redigerentet signerent une
constitution qui fut ensuite soumise au congres
des Etats-Unis , qui la sanctionna. Cette consti
tution fut, a pen de chose pres, calquee sur
celle des autres etats. Seulement les Louisianais
crurent devoir prendre le plus de precautions
possibles centre la corruption et les abus de pou-
a48 LAFAYETTE
voir. Ainsi , par exemple, il fut decide^ que toute
personne convaincue d'avoir donne ou offert des
presens a des fonctionnaires publics, serait de-
claree incapable de servir comme gouverneur ,
senateur ou representant.
Les principes generaux de la constitution fu-
rent ainsi etablis :
Aucune somme d'argent ne pent sortir du tre-
sor que pour la destination designee par la loi.
— Les fonds pour 1'entretien de 1'armee ne doi-
vent pas etre faits pour un terme plus long que
1'annee , et un etat regulier de recettes et de-
penses doit etre public tous les ans. — Les juge-
mens par jures dans le plus bref delai possible.
— La liberte des accuses sous caution, excepte
dans les crimes capitaux. — Une loi n'aura ja-
mais d'efFet retroactif. — Aucune loi ne peut de-
truire les stipulations particulieres. — Qiaqueci-
toyen peut ecrire et imprimer ses pensees sur
toute matiere, sous la responsabilite cependant
des abus de cette liberte. — La libre emigration
de 1'etat est autorisee. — Toutes lois contraires a
la constitution sont nulles et de nul effet. — La
constitution est susceptible de revision suivant
le mode prescrit.
Si je croyais qu'il fut necessaire de chercher
de nouvelles preuves de la superiorite du gou-
vernement independant sur le regime colonial ,
que ce dernier releve d'une monarchic ou
EN AMERIQUE. 2^9
d'une republique, il me suffirait de montrer la
Louisiane , d'abord colonie pendant pres d'un
siecle , et ne sortant point de 1'enfance ; sans
cesse prise et reprise, tantot par les Espagnols ,
tantot par les Francais, et toujours incapable
de resistor aux uns et aux autres; coutant a sa
metropole cent quatre-vingt-sept mille dollars
par an ; et n'offrant enfin , apres les nombreuses
emigrations de 1'Europe , qu'une faible popula
tion d'une quarantaine de mille ames , dissemi-
nee sur un vaste territoire en friche. Je mon-
trerais ensuite cette meme Louisiane, apres vingt
ans d'un gouvernement independant et republi-
cain , ayant plus que triple sa population; bat-
tant sous les murs de sa riche capitale une armee
composee de 1'elite des troupes de 1'Angleterre;
recevant annuellement dans se^ ports plus de
quatre cents badmens charges d'echanger ses
riches produits contre ceux de toutes les parties
habitees du globe , et offrant dans ses villes toutes
les ressources, toutes les jouissances qui peuvent
contribuer au bonheur de la vie, et qui ne sont
ordinairement que le produit d'une longue civi
lisation.
L'etat de Louisiane, renferme dans ses nou-
velles limites, est situe entre les 29*. et 33e. de-
gres de latitude, et les i2e. et 17". degres de lon
gitude. II est borne au nord par le territoire
d' Arkansas; a Test par le Mississippi; au'sud par
25o LAFAYETTE
legolfedu Mexique; etal'ouestparleTexas, pro-
vincees pagnole. Sa surface est tie quarante-huit
mille milles carres , divisee en vingt-six paroisses
ou comtes; sa population est de cent cinquante-
trois mille cinq cents habi tans, parmilesquels on
compte niallieureusemcnt pres de soixante - dix
mille esclaves. La capitalc de cet etat estlaNou-
velle-Orleans, ville admirablement situee sousle
rapport commercial , regulierementbatie , ornee
de beaux edifices , et renfermant une population
de vingt-hnit mille ames. Le plus grand inconve
nient de la Nouvelle-Orleans est d'etre assise sur
des terres d'alluvions souvent inondees par les
debordemens du Mississippi , ce qui est probable-
ment la principale cause des fievres jaunes qui y
regnent pendant tous les automnes. L'impossi-
bilite de trouver une seule pierre dans tout ce sol
alluvial, fait que jusqu'a present on n'a pu paver
les rues de la ville, aussi dans la saison des pluies
est-ilfort difficile desortir a pied ; les trottoirs qui
s'elevent le long des maisons sauvent a peine les
pietons de la boue, et n'empecberit point les
voitures de s'y enfoncer quelquefois jnsqu'aux
moyeux. L'administration a pris enfin le parti
tie faire venir du liaut du Mississippi des pierres
propres au pavage, que les batimens prennent
comme lest. Ge moyen est long et dispendieux ,
mais c'est le seul praticable.
La plupart des voyageurs qui ont visite la
EN AMfiRIQUE. 261
Nouvelle-Orleans , pretendent que les moeurs de
cette ville se ressentent beaucoup de la presence
des nombreux colons emigres de Saint -Do-
mi ngue. Ceux-ci ont la reputation d'aimer les
plaisirs presque jusqu'a la licence, et d'etre durs
envers leurs esclaves. L'amour du jeu et les duels,
qui en sont souvent la suite , causent , dit-on ,
beaucoup de desordres parmi eux. Confirmer ou
infirmer ce jugement par ma propre opinion,
serait de ma part une prevention coupable. Moil
trop court sejour dans cette ville ne m'a point
permis d'etudier le caractere de la societe , et je
n'ai pu etre frappe que de 1'esprit de patriotisme,
de liber te et d'hospitalite qui s'est exprime avec
enthousiasme en presence du general Lafayette.
Vingt-quatre heures apres avoir quitte la Nou-
velle-Orleans , nous arrivames a la pointe de Dun
can, ou les citoyens de Baton-Rouge, ville situee
a huit milles plus baut, avaient envoye une de
putation au-devant du general Lafayette, pour
le prier de s'arreter quelques instans au milieu
d'eux. Le general accepta 1'invitation avec re
connaissance , et deux beures apres nous debar-
quions au bas de Famphitbeatre sur lequel s'eleve
la ville de Baton-Rouge. La plage etait couverte
de citoyens a la tete desquels marchait le corps
municipal, et le premier regiment de 1'Union
etait venu s'y ranger en ba-tailie sous cette meme
banniere etoilee , qui , naguere , avait ete plantee
LAFAYETTE
sur les mines du despotisme espagnol , par les
habitans de ces paroisses, au mepris des plus
grands dangers. Accompagne du peuple et de
ses magistrals, le general se rendit dans une
salle preparee pour le recevoir, et dans laquelle
il trouva les bustes de Washington et de Jackson
couronnes de lauriers et de fleurs. La il recut
les temoignages de tendresse de tous les ci-
tovens , et se rendit avec eux au fort ou 1'atten-
clait ]a garnison, qui le salua de vingt-quatre
coups de canon , et qui defila devant lui. Nous
enlrames ensuite dans le principal corps de ba-
timent pour visiter 1'interieur de la caserne;
mais quel ne fut pas notre etonnement en en
trant dans la premiere salle, de trouver, au lieu
de lits , d'armes et d'equipemens militaires ,
une nombreuse assemblee de dames brillantes
de beaute et de parure, qui entourerent le ge
neral , et lui offrirent des rafraicliissemens et
des fleurs ! Le general fut tres-touche de cette
agreable surprise , et passa avec bien du plaisir
quelques instans au milieu de cette seduisante
garnison. A notre rentree dans la ville nous
trouvames un grand nombre de citoyens qui
s'etaient reunis pour ofFrir au general un ban
quet public , auquel presidaient la franche COT-
dialite americaine unie a 1'amenite francaise.
II etait presque nuit lorsque nous remon tames
sur le Natchez pour continuer notre route. En
EN AMERIQUE.
quittant Baton-Rouge, nous eumes le chagrin de
nous separer encore de quelques-unes des per-
sonnes qui etaient venues avec nous de la Nou~
velle- Orleans, entre autre , de M. Duplantier
pere, dont Vactive et tendre amitie, ainsi que
celle de son fils, avaient ete d'une grande utilite
an general Lafayette.
Baton -Rouge est situe sur la rive gauche du
fleuve, a cent trente-sept milles au-dessus de la
Nouvelle-Orleans. Dans ce trajet, la navigation du
Mississippi est fort interessante. Pendant quelques
milles, en partant de la Nouvelle-Orleans, 1'oeil
se repose agreablement sur cles bords enrichis de
belles plantations de coton et de sucre, et em-
beliis de bosquets d'orangers, au milieu desquels
les habitations des planteurs s'elevent eclatantes
de blancheur. Peu a peu les jardins, les maisons
deviennent plus rares; mais jusqu'a Baton-Rouge
on continue a voir de belles terres bien cultivees.
Ces plantations se deroulent le long du fleuve
et s'etendent en arriere quelquefois a pres d'un
mille , jusqu'aux epaisses forets qui leur servent
de limites. Le sol est entierement forme des fer-
tiles sedimens deposes par les anciennes inon-
dations du Mississippi qui est maintenant con-
lenu dans son lit par des digues artificielles. Une
loi particuliere impose a chaque proprietaire ri
verain d'entretenir avec soiri 3 a portion de digue
qui s'eleve devant sa propriete; aussi voit-on par-
254 LAFAYETTE
tout des esclaves continuellement oceupes a plan
ter des pieux , entrelacer des branches d'arbres ,
et amonceler de la terre la ou le fleuve menace
de se frayer un passage ; malgre toutes ces pre
cautions , quelquefois il s'elance furieux par-des-
sus les obstacles qu'on lui oppose, et repand avec
ses flots la devastation et la mort stir les habita
tions qu'il traverse. II ne se passe pas d'annees
sans que qnelques proprietaires aient la dou-
leur de se voir enlever en quelques instans le
fruit de longs et penibles travaux. Toutes les
terres qui longent le Mississippi, depuis son em
bouchure jusqu'a six cents milles au-dessus, sont
exposees aux inondations. Cependant, a partir
de Baton -Rouge, la rive gauche parait s' clever
assez au-dessus du niveau des eaux pour etre a
Fabri de ces desastres.
II y a , de Baton-Rouge a Natchez , deux cent
soixante milles, que nous fimes en trente heures
d'une heureuse navigation. Dans ce trajet, nous
rencontrames un grand nombre de batimens de
toutes formes, de toutes tailles, et charges de
toutes sortes de produils des points les plus eloi-
gnes de 1'Union. Mais ceux qui attirerent le plus
notre attention furent ces grands batimens de
forme carree, sans mats, sans voiles, sans ra-
mes, descendant le fleuve au gre du courant ,
et ressemblant plutot a de grandes caisses qu'u
des bateaux. On les appelle chalans. 11s sont or-
EN AMERIQUE. 255
dinairement monies par des hommcs da Ken
tucky, qui vont ainsi vendre a la Nouvelle -Or
leans leur ble , leurs volailles, leurs bestiaux , et
qui, apres en avoir recu le prix, vendent aussi
les planches de leurs chalans qui ne pourraient
remonter le fleuve, et retournent cliez eux a pied
a travers Fes forets des etats de Mississippi , Ala
bama et Tennessee. Plus de quinze cents indi-
vidus font ainsi, dit-on, cliaque ete, dix-sept
cents milles par eau dans leurs chalans, et pres
de onze cents a pied pour revenir.
Le lundi 18 avril, quelques coups de canon,
que nous entendimes dans le lointain au point du
jour, nous annoncerent que nous approchions
d'une ville; quelques instans apres, les premiers
rayons du soleil , dorant le haut des rives du Mis
sissippi, qui, ericet endroit, s'elevent a eentcin-
quante pieds au-dessus de la surface des eaux,
nous firent voir le sommet des maisons de Nat
chez. Notre bateau a vapeur s'arreta un peu avant
d'arriver en face de la viile , et nous debarquames
a la plage de Bacon , ou le general etait attendu
par les citoyens avec une caieche a quatre che-
vaux et une escorte de cavalerie et d'infanterie
volontaires. Nous aurions pu debarquer un peu
plus haut, et arriver a la ville par un chemin
plus direct; mais les membres du comite d'ar-
rangement eurent la coquetterie de nous cori-
duire par un chemin detourne , et le long duquel
^56 LAFAYETTE
se deroulaient a nos yeux toutes les beautes de la
contree. A niesure que nous avancions le cortege
s'augmentait de citoyens a cheval , de milices a
pied, de dames en voitures , et de presque toute
la population qui venait en foule recevoir son
hote cheri et des long - temps attendu. Deux
adresses furent presentees au general , Tune a
1'entree de Ja ville par ]e president du comite
d'arrangement, 1'autre par le maire , sur Tun des
points les plus eleves des bords du Mississippi eu
vue de la ville et du fleuve , source de sa prospe-
rite. Au moment ou le general ache\7ait sa re-
ponse, un liomme sortit precipitamment de la
foule, s'approcha de la caleche en agitant son
chapeau en 1'air, et s'ecria : « Honneur au com-
» mandant de la garde nationals parisienne ! J'e-
» tais sous vos ordres en 9 1 , mon general ; je faisais
» partie du bataillon des Filles- Saint -Thomas.
» J'aime encore la liberte comme je 1'aimais
» alors : vive Lafayette / . . . . » Le general Tut
agreablement surpris de trouver, sur des rives si
lointaines, un de ses anciens soldats-citovens, qui
Jui rappelait d'une maniere si touchante le temps
lieureux ou il pouvait raisonnablement croire au
bonheur et a la liberte de sa patrie. II lui tenait
afFectueusement la main et lui exprimaitle plai-
sir qu'il avait de le rencontrer sur une terre iibre
et hospitaliere.
Au moment ou nous allions entrer dans I'liolel
EN AMERIQUE. 267
que nous devious liabiter , nous vinies venir a
nous une longue colonne d'enfans des deux sexes;
ils etaient conduits par le colonel Marshall, qui
demanda au general, pour eux et en leur nom ,
la permission de presser sa main. Le general se
preta avec empressement a ce desir des enfans
de Natchez , et ils defilerent avec ordre devant
lui , en placant tons successivement une de leurs
petites mains dans les mains de celui qui avait
combattu pour la liberte de leurs peres. Les pa-
rens , temoins de cette scene, la contemplaient
en silence et avec attendrissement. Lorsqu'elle
fut lerminee , je les entendis se feliciter entre
eux de Fheureuse influence que cette journee
aurait sur 1'a venir de leurs enfans. « Lorsqu'ils
» seront grands, » se disaient- ils , « et qu'en
» parcourant les pages de Fhistoire de leur pays
» ils retrouveront le nom de Lafayette intime-
» merit lie a tous les evenemens qui ont amene
» 1'affranchissement de leurs peres, ils se rap-
» pelleront Tamenite de ses manieres, la dou-
» ceur de sa voix lorsqu'il les accueillit dans
» leur enfance , et ils sentiront s'augmenter leur
» amour pour une iiberte conquise par un tel
» homme.... »
Les habitans de Natchez ne negligerent rien
pour rendre delicieuses a leur hote les vingt-
quatre heures qu'il passa au milieu d'eux. Le
banquet public se termina par des toasts que 1'on
ii.
LAFAYETTE
porta it Fhote de la nation-, au triomphe d&
Yorktown ; a la France , combattant pour la
liberte du Nouveau-Monde, a la victoire de la
Nouve lie- Or leans ; enfin , a tous les souvenirs de
gloirs et de patriotisms americains. Ge ne fut
qu'apres le bal , qui ne se termina qu'au point
du jour , que le general put songer a se rembar-
quer. Les dames employment tout le charm e de
leur esprit et de leur amenite pour le retenir le
plus long-temps possible ;maisnosinstans eta lent
comptes, et a six heures du matin nous etions
deja a bord de notre navire.
Au moment oil le general Lafayette allait quit
ter le rivage, un vieux soldat revolutionnaire se
presenta a lui en lui montrant sa poitrine cou-
verte de cicatrices. « Ces blessures font mon or-
» gueil , » lui dit-il ; « je les ai recues a vos cotes
» en combattant pour 1'independance de ma pa-
» trie;.... votre sang a coulc le meme jour, mon
» general ;. ... c'etait a la bataille de Brandy wine ,
» qui manqua nous etre si funeste. » — « En
» efFet, c'etait ime rude journee,» lui reponditle
general ; <c mais convenons que nous en avons ete
» bien dedommages depuis. » — « Oh 1 c'est
» bien vrai , » reprifc le vieux soldat ; « aujour-
» d'hui , pi. • exemple, ne sommes-nous pas heu-
» reux au-dela de tous nos vo3ux;..,. vous rece-
» vez les benedictions de dix millions d'hpmnies
» libres , et moi je presse la main de mon brave ge-
EN AMER1QUE. 209
» nefall La vertu n'a-t-elle pas toujours sa re-
» compense !... »
Tout le monde applaudit a 1'enthousiasme et
a la franchise du vieux soldat , et le general le
pressa cordialement dans ses bras.
En quittant Natchez , nous nous separames de
1' excellent M. Johnson , gouverneur de la Loui^-
siane, qui n'avait point voulu quitter le general
tant qu'il avait etc dans les limites de son etat.
II nous remit aux soins de 1'etat de Mississippi ,
et nous laissa , pour nous faire les honneurs de
la Louisiane , jusqu'a Saint-Louis, MM. Prieur ,
recorder du conseil de la ville d'Orleans; Caire,
son secretaire particulier; Morse et Ducros, ses
deux aides de camp. Le general Lafayette, en pre-
nant conge du gouverneur, lui donna les marques
de la plus sincere affection , et le chargea d'ex-
primer en son nom toute la gratitude dont il
etait penetre pour 1'accueil plein de cordialite
qui lui avait ete fait a la Louisiane.
Natchez etait autrefois la capitale de Tetat du
Mississippi, mais a cesse de 1'etre, parce que sa
situation n'est pas assez centrale. Sa population
est de pres de trois mille ames , et son port est
un lieu de repos et d'approvisionnement pour
tous les navires qui naviguent entre la Nouvelle-
Orleans et les etats de FOuest , ce qui lui donne
une grande activite. Gette ville fut fondee en
1717 par quelques soldats et ouvriers francais qui
26o LAFAYETTE
avaient etc en garnison au fort Rosalie , et qui ^
trouvant le terrain beau, s'y etablirent apres
avoir obtenu leur conge ; la plupart acheterent
leurs terrains des sauvages de ce canton , qui ha-
bitaient a quelque distance du fleuve, ou ils
avaient cinq villages tres-pres les uns des autres.
Gelui qu'on appelait le Grand tillage, ou de-
meurait le chef principal de cette nation , etait
bad le long d'une petite riviere nominee la Ri
viere Blanche. (Test a 1'ouest de ce village que
des Francais, conduits par Hubert et Lepage,
avaient eleve le fort Rosalie.
Quand on a vu les environs de Natchez, on
eoncoit facilement comment les premiers colons
renoncerent a leur patrie pour se fixer dans ces
lieux encore sauvages. II est difficile de rencon-
trer un sol plus fertile, une vegetation plus
yigoureuse , des accidens de terrains plus agrea-
bles et plus varies ; les vallees offrent de fertiles
paturages , les collines sont couronnees de sas
safras , de catalpa , de tulipiers et de superbes
magnolia grandiflora , dont la cime s'eleve a
plus de cent pieds de hauteur , et dont les larges
fleurs blanches parfumerit Fair delicieusement.
Cependant on ne pent se defendre d'un senti
ment penible , en songeant que ces prairies si
vertes, ces bocages si frais , cette nature si vi-
goureuse et si gaie , sont quelquefois visites et
attristes par la fievre jaune.
EN AMfiRIQUE, 261
Natchez est la seule ville de 1'etat de Mississippi
que nous ajons visite'e; aussi ne dirai-je que
peu de choses de cet etat; je rappellerai seu-
lement que pendant long-temps il fit partie,
ainsi que F Alabama , de 1'etat de Georgie , dont
ii fut separe en 1800; que ce fut en 1817 qu'il
prit rang comme corps politique independant
dans 1'Union , et qu'il se donna une constitution.
La fertilite de son sol et la facilite des debouches
pour ses produits out singulierement contribue
a Taccroissement de sa population; en 1800 elle
n'etait que de six mille huit cent cinquante
ames, aujourd'hui elle en compte soixante-seize
mille. Si sur ce nombre on ne comptait pas
pres de trente mille esclaves, la prosperite serait
encore plus grande. Neanmoins , on trouve beau-
coup de fortunes considerables dans cet etat; il
n'est pas rare d'y rencontrer des proprietaires
qui ont de trente a quarante mille francs de re-
venu ; les principaux produits sont le coton et
le mai's.
L'etat de Mississippi est situe entre le 3oe. et le
35e. degres de latitude nord, et entre le i ie. et le
\L\C. degres de longitude ouest de Washington-
City; sa surface est de quarante-cinq mille trois
cent cinquante milles carres; il est borne au
nord par 1'etat de Tennessee, a Test par 1'etat
d' Alabama , au sud par 1'etat de Louisiane
et le golfe du Mexique, a 1'ouest par 1'etat de
262 LAFAYETTE
Louisiane et le territoire d' Arkansas. Quoique la
population y soit encore bien disseminee , les
terres y sont cepenclarit d'un prix assez eleve;
sur les bords du fleuve elles valent de ciriquante
a soixante dollars 1'acre ; elles content un peu
nioins cher a mesure qu'on s'eloigne des moyens
de transports.
En nous eloignant de Natchez, nous nous se-
parames pour ainsi dire du monde civilise. De
cette ville a Saint-Louis on ne rencontre pas une
reunion de maisons qui nierite le nom de ville oit
meliiede village; les rives du Mississippi s'abaissent
de nouveau , et ne presentent plus que des terres
inondees et couvertes d'epaisses forets impene-
trables aux rayons du soleil; les essaims de mous-
tiques qui en sortent, et qui se precipitent en
epais nuages sur les voyageurs, rendent la na
vigation presque insupportable, surtout pen
dant la nuit, si on n'a pas eu la precaution de
semunirdemoustiquaires. Les seules habitations
que 1'on rencontre sur les points un peu el eves
au-dessus du niyeau du fleuve, sont de grossieres
cafbanes liabitees temporairement par ces bar-
dis speculateurs du Nord, qui tou jours abandon-
iiant le bien pour 1'espair du micux , reculent
sans cesse devant la civilisation, ct vont cbercher
la fortune dans les deserts. Les dangers de la
navigation s'accroissent avec la monotonie du
rivage; a cliaque pas on rencontre des monu-
EN AM&RIQUE.
mens de desastres recens. Ici c'est une trombe
qui a traverse le fleuve , et qui dans sa course
devastatrice a , sur 1'une et 1'autre rive , dera-
cine et enleve , conmie de faibles roseaux , des
miliiers d'arbres qui , par leur taille prodigieuse,
faisaient 1'orgueil de la foret. La , riotre capitaine
nous montre ou un snag ou un sawyer, dont la
pointe inclinee a perce un batiment que les
flots ont englouti aussitot; plus loin, des bu-
cherons, en nous livrant lebois dont nous avons
besoin , nous racontent Texplosion d'une ma
chine a vapeur qui a donne la niort a plus de
quarante passagers; et nous ne tardons pas a voir
rious-memes la plage couverte de voyageurs qui
attendent avec impatience que leur navire, qui
vient d'etre perce par un snag , soit remis en etat
de braver de nouveau le danger auquel ils vien-
nent d'echapper a peine.
Ces snags et ces sawyers , si redoutes du na-
vigateur, sont tres-nombreux tout le long du
fleuve. Les premiers sont des arbres entraines
par les grandes eaux , et qui, apres avoir flotte
quelque temps, se fixent, par leur extremite in-
ferieure, dans le fond de la riviere , et presentent
ieur sommet au-dessusou au-dessous de la surface
de 1'eau, selon leur longueur, mais toujours in
clines dans la (Jirection du courant. Les sawyers
ne different des snags qu'en ce qu'ils sont moins
solidement fixes au fond du fleuve, etque le con-
264 LAFAYETTE
rant leur imprime une vibration continuelle qui
leur fait alternativement cacher et clever leur
sommet au-dessus de la surface des eaux. Gomme
leur position change souvent, ilssont tres-difliciles
a eviter; et silesnavires, qui remontentlefleuve,
out le malheur de les heurter , leur perte est
presque assuree; car ils sont perces de telle ma-
mere, que 1'eau , entrant par 1'ouverture, les
submerge quelquefois en peu de minutes.,
Mais on est peu dispose a s'inquieter de tous
ces dangers quand on a, conime nous, a bord
d'un bon navire habilement conduit , toutes les
delicatesses de la vie , et les ressources inepuisa-
bles qu'offre la societe de bons et airnables com-
pagnons de voyage. A la commission orleanaise
s'etaient joints deux citoyens de Natchez, comme
representans de J'etat de Mississippi aupres du
general Lafayette. Nous devons aux soins et a la
gaite des uns et des autres de n'avoir pas connu
un seul instant Fen&ui ou 1'inquietude pendant
notrelongue navigation. Apres avoir longe pen
dant cinq jours Fetal de Louisiane, le territoire
d' Arkansas et une partie de 1'etat de Missouri k
notre gauche ; 1'etat de Mississippi , Vetat de Ten
nessee , etcelui cle Kentucky a notre droite, nous
arrivames a Fembouchure de FOhio sans faire
d'autres haltes que celles necessaires pour pren-
dre le bois dont nous avions besoin pour ali-
inenter le fourneau de notre machine a vapeur,
EN AMERIQUE. 265
Ce bois nous etait livre quelquefois par des bu
cherons qui habitent les rives du fleuve et qui ne
vivent que du produit des forets sans limites qui
les environment. Souvent nous faisions notre
approvisionnement en Fabsence des bucherons.
Dans ce cas, notre capitaine, apres avoir fait
prendre par les liommes de son equipage la
quantite de bois qui lui etait necessaire, lais-
sait en echange un billet qu'il clouait a un ar-
bre , et sur lequel il iriscrivait le nombre de
cordes de bois qu'il avait prises , le noni de son
batiment, le lieu de sa residence , la date de son
passage, et sa signature. Gette maniere de com-
mercer avec les bucherons du Mississippi est fort
commune, et j'ai oui-dire qu'elle n'avait jamais
ofFert un exemple de mauvaise foi de la part des
acheteurs, qui se montrent toujours fort scrupu-
leux dans 1'acquittement cle leurs billets qui ne
leur sont represent.es souvent que quelques mois
apres , a Natchez ou a la Nouvelle-Orleans.
Arrives a Tembouchure de 1'Ohio , nous avions
fait, depuis la ville de Natchez , quatre cent cin-
quante milles. Notre pilote nous declara alors
que la partie superieure du Mississippi lui etait
trop peu connue pour qu'il se hasardat a nous
conduire au milieu des dangers qu'on y rencon
tre a chaque pas. En consequence de cette decla
ration, notre bon capitaine Davis nous fit entrer-
dans lOhio pour aller, a quatre milles de son
266 LAFAYETTE
embouchure, prendre un autre pilote, que nous
trouvames heureusement de suite. En y allant,
nous rencontrames un bateau a vapeur dont la
forme etroite et la marche vacillante nous fit
presume!1 que, destine a la navigation des petites
rivieres, il ne se trouvait sur les flots agites d'un
grand fleuve que par une circonstance extraordi
naire. Ge bateau a vapeur etait I' Artisan , por-
tant la deputation du Tennessee , envoyee au
devant du general Lafayette pour lui faire re-
monter le Cumberland jusqu'a Nashville , ou il
etait attendu depuis long -temps, et ou le plan
de son voyage a Saint-Louis n'etait pas encore
connu. Apres une courte conference avec les de
putes de 1'etat de Tennessee, qui insistaient beau-
coup pour que le general passat de suite a leur
bord, il fut resolu que nous continuerions notre
voyage de Saint-Louis sur le Natchez ; qu'une
partie de la deputation de Tennessee viendrait
avec nous; quel'autre partie demeurerait a bord
de r Artisan qui resterait en station a J'embou-
chure cle TOhio jusqu'a notre retour. Ges arran-
gemens faits a la satisfaction de tout le monde,
nous sortimes de la belle riviere pour rentrer sur
le grand fleuve. Nous remarquames avec etonne-
ment qu'au confluent de ces deux masses d'eau ,
le courant parait suspendu pendant quelques
milles, ce qui semble indiquer egalite de volume
et de force dans les deux fleuves a cet endroit.
EN AMERIQUE. 267
A partir de 1' embouchure de 1'Ohio , 1'aspect
des rives du Mississippi change entierement. Les
terres, plus elevees, offrent aussi un plus grand
norabre d'habitations. De distance en distance
on retrouve des traces des anciens etablissemens
francais, et de jolies lies bien boisees se presen-
tent de temps en temps aux yeux du navigateur,
comme de beaux bouquets de verdure et rompent
la monotonie du fleuve. On rencontre d'abord
1'ile aux Oiseaux, delicieuse par sa fraicheur; en-
suite celles des Deux-Soeurs et de la Dent-du-
Chien ; enfin 1'ile Anglaise, qui rappelle le pre
mier etablissement forme par les Anglais au
milieu de ces deserts, en 1765 , et presque aussi-
tot detruit par les sauvages , qui voyaient avec
peine leurs anciens amis les Francais depossedes
par des marchands qu'ils n'avaierit jamais aimes.
A quarante milles environ du confluent, s'ele-
vent, presque en face 1'uri de Fautre, le cap Gi-
rardeau et le cap Lacroix, tons deux ainsi nommes
parlesFrancaisqueM.de Frontenac, gouverneur
du Canada , envoya verifier 1'assertion des sau
vages qui lui avaient dit : que du cote du nord
coulait une grande riviere qui riallait ni vers
I'endroit oil le Grand Esprit se leve , ni vers ce-
lui oil il se couche. II y a maintenant au cap
Girardeau une petite ville fondee recemment ,
et qui deja commence a prosperer. Un peu plus
haut, sur la riveorientale, on aperroit des mines.
a68 LAFAYETTE
d'anciennes fortifications , se presentant d'une
maniere tout-a-fait pittoresque; ce sontles restes
du fort de Chartres , construit a grands frais par
les Francais., en 1763, pour la defense du haut
Mississippi , et niaintenant abandonne par les
Americains comme tout-a-fait inutile.
Quelques heures apres avoir depasse le fort de
Chartres , tandis que nous nous promenions sur
le pont de notre navire , notre capitaine nous fit
remarquer sur le fleuve une troupe de jeunes oies
de la Louisiane, conduite par le pere et la mere.
La forme elegante , le plumage si bien dessine
de ces beaux oiseaux me donna le desir de m'em-
parer de toute la famille. Je nVelancai aussitot
dans la chaloupe avec deux matelots que le ca
pitaine me donna , et je me dirigeai vers elle en
tachant de la resserrer entre nous et le rivage. Le
pere et la mere, eifrayes, se sauverent surle bord
en poussant de grands cris; mais les petits, trop
faibles encore pour voler ou pour franchir 1'escar-
pement des rives, tomberent bientot en grande
partie entre nos mains , et nous en rapportarnes
cinq, que notre capitaine eutla bonte de garder,
en nous promettant de les clever avec soin et de
les conduire a la Nouvelle-Orleans , d'ouM. Caire
s'engagea a les envoy er a la Grange , pour peu-
pler la ferme du general 1. Comme je revenais
1 Ces oies , ainsi que des hqccos du Mexiquc , donnes
EN AMERIQUE. 269
de cette petite expedition , j'apercus au milieu
du fleuve une autre proie bien tentante ; c'etait
un cerf superbe qui nageait avec autant de calme
et de facilite que s'il eut ete dans son element
naturel. Lorsqu'il entendit nos cris se meler au
bruit de notre machine a vapeur, il coucha ses
longs bois rameux sur son dos, s'enfonca dans
Feau pour se soustraire a nos regards, et s'eloi-
gna de nous rapidement en se precipitant dans
les plus forts courans. Lorsqu'il se sen tit a 1'abri
de nos poursuites , il reparut sur 1'eau , redressa
fierement son bois, et continua tranquillement
son voyage. II n'est pas rare, nous dirent nos
compagnons de voyage , de voir beaucoup de
ces animaux passant ainsi d'une rive du fleuve a
1'autre, et visitant les iles fertiles qui ornent son
cours.
A cent milles de 1'Ohio , les rives du Mississippi
prennent tout a coup un aspect imposant : elles
s'elevent a pic a plus de quatre-vingts ou cent
pieds au-dessus du niveau de Feau. Elles sont
formees de granit tres-dur. Dans toute leur
par M. Duplantier ; cles dindons sauvages, donnes par
M. Thousand de Baltimore 5 des vaches de Devonshire,
donnees par M. Patterson ; des perdrix d'une espece par-
ticuliere a 1'Ameri^ue , donnees par M. Skinner, etc., font
aujourd'hui I'ornement de la ferme de La Grange , ou le
general Lafayette s'efforce de conserver et multiplier
leurs especes.
LAFAYETTE
hauteur, elles sont empreintes de sillons pro-
fonds et horizontaux qui paraissent avoir etc
creuses par le frottement de 1'eau , lorsque le
fleuve coulait aux diiferentes hauteurs qu'ils in-
diquent. Quelques-uns de ces sillons out pres
d'un pied de profondeur : ils sont espaces entre
eux inegalement, et marquentles baisses succeo
sives des eaux. Au niveau actuel du fleuve, le
sillon est a peine ebsuche. Combien done a-t-il
fallu de temps pour la formation de chaque sillon
par la seule action de 1'eau sur une pierre aussi
dure? La solution de eette seule question jetterait
peut-etre bien du trouble dans les calculs des
faiseurs de systemes , qui pretendent determiner
1'epoque de la formation de notre globe.
A quelques milles plus loin , ces rochers a pic
laissent entre eux et le rivage un assez vaste
espace, dans lequel s'eleve Herculanum. La si
tuation de ce village est tout-a-fait romantique;
les tours, construites sur le roc qui le couronne
irregulierement , lui donnent un caractere fan-
tastique , et piquent la curiosite des voyageurs.
Du haut de ces tours, qui saillent du roc taille a
pic, on jette du plomb fondu , qui refroidit en
roulant dans Fair, s'arrondit, et tombe en dragees
dans de vastes recipiens d'eau, places au-dessous.
Les trous , grands ou petits , du crible en fer par
ou il passe lorsqu'on 1'y verse bouillant, forment
les divers calibres qu'on desire avoir, ou qu'oii
EN AMERIQUE. 371
emploie pour la chasse. Des mines de plomb qui
se trouvent en abondance sur les bords de la
riviere Meramec , qui se jette a dix milles de la
dans le Mississippi , ont donne naissance a ces
etablissemens dont la prosperite augniente cha-
que jour.
Le 28 , a la fin du jour , nous arrivarnes a un
assez pauvre village que les Francais fonderent
autrefois sous le triste nom de J^ide-Poche , et
qui aujourd hui est plus connu sous le nom de
Carondelet. Quoique nous ne fussions plus qu'a
six ou sept milles de Saint-Louis, comme nous ne
pouvions y arriver de jour, les membres des
diverses commissions qui accompagnaient le ge
neral, resolurent de passer la nuit a 1'ancre sur
le fleuve, et d'attendre lelendemain pour arriver
a cette ville. Des que les habitans de Garondelet
eurent connaissance cle la presence du general
Lafayette dans leur voisinage, ilsaccoururent en
foule sur le bailment pour le saluer. Jls sont
presque tous Francais. Depuis long-temps leur
etablissement se compose d'une soixantaine de
rnaisonsau plus, et-ne promet guere d'accroisse-
ment. Peu propres au commerce , ils ne s'occu-
pent que d'agriculture , encore n'est-ce que de
maniere a pourvoir strictement au necessaire de
la vie. La plupart sont yen us du Canada , et se
sont etablis sur une portion de terre le long du
Mississippi , sans s'informer a qui ces terres appar-
272 LAFAYETTE
tenaient. Us les cultivent les uns depuis dix ans ,
les autres depuis vingt, et mil parmi eux n'a
songe a s'assurer la propriete de la petite ferine
qu'il a creee a la sueur de son front. Aujourd'liui
que le gouvernement des Etats-Unis vend beau-
coup de terres qu'il possede dans ces regions,
ces malheureux courent risque a cliaque instant
de se voir depossedes par des acquereurs qui
viendront reclamer leurs droits. Us parlerent de
leurs inquietudes au general , qui leur promit de
faire connaitre leur situation au gouvernement
federal , et de s'interesser ^ leur sort. Ces bonnes
gens, dans la simplicite de leur reconnaissance,
offrirent a celui qu'ils regardaient deja comme
leur protecteur , tout ce qu'ils penserent qui
pourrait lui etre agreable; Fun lui apporta des
oiesdu Mississippi apprivoisees; 1'autre une jeune
biclie qu'il avait elevee ; un autre encore , cles pe-
trifications et cles coquillages qu'il croyait pre-
cieux. Le general s'apercut que s'il refusait leurs
presens il les affligerait ; il s'empressa done de
les accepter , et s'arrangea ensuite de maniere
a leur faire recevoir des temoignages de sa re
connaissance.
Le 29 avril, des le matin, nous vimes arriver
a notre bord le gouverneur Clark, du Missouri ;
le gouverneur Colet, de 1'lllinois, et le colonel
Benton , qui ve^naient tous trois pour accompa-
gner le general jusqu'a Saint-Louis. Quelques
EN AMERIQUE. ^3
instans apres un bateau a vapeur , le Plougli
Bay , charge d'un grand nombre de citoyens ,
vint se ranger a cote du Natchez , et Thole de
la nation fut salue par une triple acclamation
qui fit retentir les forets du Missouri, du Wel
come Lafayette. Alors nous levames Faiicre ,
et a neuf heures nous apercumes un assem
blage considerable d'edifices , d'architecture assez
bizarre, selevant au milieu de beaux bouquets
de verdure et de rians jardins , dominant au
loin le cours du lleuve. C'etait la ville de Saint-
Louis; son nom, et le langage dune partie
de ses habitans, nous rappelerenl; bientot son
origine. Mais si nous fumes frappes de la diver-
dite des langages dans lesquels on saluait le ge
neral Lafayette , nous ne le fumes pas moins de
Funiformite des sentimensqu'on lui temoignait.
Le rivage etait convert de la population toute
entiere, qui repondait par ses cris d'allegresse au
salut bruyant de Fartillerie de nosdeux navires.
Au moment ou le general mil le pied a terre, le
. docteur Lane , niaire de la ville , s'offrit a lui a la
tete du corps municipal, etlesalua enluidisant :
« Soyez le bienvenu , Lafayette , dans ces
)> contrees lointaines de notre vaste republiqne.
» Peu d'hommes parmi nous out eu , avant ce
» jour, le bonheur de contempler vos traits
>' venerables ; mais vos actions heroiques sont
w gravees dans notre memoire et dansnos coeurs
ii. 18
LAFAYETTE
» entrails ineffacables; vos sacrifices pour servir
» la cause de notre patrie pendant la faiblesse
» de son enfance , sans ambitionner d'autre
» recompense que celle qu'une ame genereuse
» trcuve dans Faccomplissement d'une bonne
» action ; votre devouement a la defense des
» droits de notre nation , et votre hospitalite
» envers ceux de nos compatriotes qui sont alles
» en France depuis cette epoquc orageuse ; votre
» renonciation volontaire aux privileges heredi-
» taires; votre Constance a defendre les droits de
» 1' horn me , le bon ordre et la liberte ratio-
» nelle ; en un mot, la fermete et la purete de
» votre longue vie dans tant de circonstances
» difficiles, nous sont parfaitement conntis, et
» expliqueront a, nos descendans cette influence
» magique que votre presence exerce sur nos
» citoyens,qui eprouvent pour vous avec enthou-
» tiasme un sentiment de reconnaissance et de
» veneration qui peut etre egale , mais jama is
» surpasse.
» En vous offrant , a vous et a votre famille,
» lacordiale bospitalite de notre ville, nous nous
» plaisons a esperer que la vue de quelques-uns
» de vos anciens compagnons d'armes, et sur-
» tout le plaisir de contempler dans votre vieil-
» lesse la rapide propagation de ces principes de
)> gouvernement a 1'etablissement desquels vous
» avez si beureusement et si directement contri-
EN AM&UIQUE. 2?5
» bue dans votre jeunesse, vous determineront a
» vous fixer parmi nous. »
Au moment ou le general prononcait les
derniers mots de sa reponse au maire, une ele
gante caleclie , trainee par quatre clievaux, s'ap-
procha du rivage , et le recut pour le conduirc a
la ville, qu'on lui fit parcourir dans tous les
sens , au milieu des acclamations du peuple. 11
etait accompagne par M. Auguste Choteau , ve
nerable vieillard par qui Saint-Louis fut fonde ;
par M. Hempstead , vieux soldat revolution-
naire, et par le maire. Ces messieurs le condui-
sirent a la maison du fils cle M. Choteau , pre-
paree pour le recevoir , et qui resta ouverte ei
tous Jes citojens indistinctement qui voulurent
visiter 1'liote national. Parmi les visiteurs ^ le
general trouva avec plaisir M. Hamilton, fils
du general Alexandre Hamilton , ancien aide de
camp de Washington , et qu'il avait tant aime >
et un vieux sergent francais de 1'armee de Ro-
chambeau , nomme Bellissime. Ce dernier ne
pouvait contenir 1'expression de la joie qu'il
eprouvaitcn voyant un compatriote ainsihonore
par la nation americaine.
Les habitans de Saint-Louis savaient que le
general Lafayette ne pourrait passer que quelques
heures au milieu d'eux , ct ils mi rent a proiit le
peu de temps dont il pouvait disposer pour lui
faire voir tout ce que leur ville ou ses environs
1 8.
2?6 LAFAYETTE
reiiferment de curieux. Pendant que le diner sc*
preparait chez M. Pierre Choteau, nous sortimes
en voiture pour aller visiter, sur les bords du
fleuve , des traces d'anciens rnonuraens indiens ,
que quelques voyageurs disent etre des tombeaux,
que quelques autres considerent comme d'an-
ciennes fortifications ou des lieux de rassemble-
ment pour la celebration de ceremonies reli-
gieuses. Toutes ces opinions sont malheureuse-
merit egalement susceptibles de discussion , car
cesmonumens neconservent aucun caractere assfz
prononce pour qu'on en puisse tirer des induc
tions raisonn&bles. Ceuxqui sontaupres de Saint-
Louis ne sont autre chose que des elevations en
terre gazonnee , dont la forme ordinaire est un
carre long. Leur hauteur commune n'est guere
que de buit pieds , mais a du etre beaucoup plus
considerable avant que les terres eussent ete atfais-
sees par les siecles. Leurs flancs sont inclines , et
la longueur mojenne de leur base est de quatre-
vingts a cent pieds , leur largeur varie de trente a
soixante pieds ; ce qui me porte & croire que ces
mouvemens de terre n'ont jamais ete operes pour
etablir des postes de guerre , c'est qu'aucune de
ces masses n'est entouree de fosses , et qu'elles
sont placees trop pres les unes des autres. Ces
mounds ( c'est ainsi que les Americains appellent
tous ces monumens) ne sont pascommunsseulc-
ment dans les environs de Saint-Louis, mais encore
EN AMtRIQUE. 277
<lans toutl'etat de Missouri, dans celui d'Indiana ,
et sur les borcls de 1'Ohio , ou Ton rencontre ,
dit-on , des traces bien plus interessantes de la
plus haute antiquite } et qui semblent indiquer
que ce monde, que nous appelons nouveau , a ete
le siege d'une civilisation peut-etrebien anterieure
a celle de TEurope1.
Des mounds de Saint-Louis , au confluent du
Missouri et du Mississippi , nous n'aurions eu que
trois ou quatre heures de marclie; mais les instans
du general etaient tellement comptes que nous
fumes obliges de renoncer au plaisir que nous
aurait procure la vue de la reunion de ces deux
fleuves qui prennent Jeurs sources au milieu de
contrees sur lesquelles la nature seule encore regne
sans rivalite, et nous rentrames en ville pour
aller visiter le cabinet de curiosites indiennes du
gouverneur Clark. Gette collection est la plus
complete, la plus variee qu'il soil possible de
trouver. Nous la visitames avec d'autant plus d'in-
teret qu'elle nous fut montree par son createur ,
M. Clark , qui lui-meme a recueilli , dans les con-
trees lointaines qu'il a parcourues avec le capi-
taine Lewis , tons les objets qui la composent.
Ori y trouve tous les vetemens , armes , usten-
1 Voyez a ce sujet 1'ouvragc tres-curieux de M. War
flen , ayant pour titre : Recherches sur les aiitiquites d(>
I'Amerique septentrionale.
2?8 LAFAYETT,E
siles de peche , de chasse et de guerre, en usage
parmi les di verses tribus qui habitent vers les
sources du Missouri et vers celles clu Mississippi.
Parmi les objets qui servent ordinairement de
parure aux chasseurs indiens , des colliers de grif-
fes , d'une taille prodigieuse , frapperent surtout
nos regards. Ces griffes proviennent, nous dit
M. Clark , clu plus terrible des animaux du conti
nent americain , de Tours gris du Missouri , dont
la feroce intelligence ajoute encore a la terreur
qu'in Spirent sa taille et sa force prodigieuse. Les
ours de cette espece s'associent au nombre de dix
ou douze, et quelquefois plus, pour cbasser et
partager leur proie en commun. L'bomme est
leur gibier de predilection , et quand ils tombent
sur ses traces , ils le chassent a voix comme nos
cliiens courans cbassent le lapin, et il est diflicile
qu'il echappe a la Constance rle leurs recbercbes.
Get animal est tout-a-fait inconnu en Europe ,
meme dans les plus riches menageries. Le cabi
net d'histoire naturelle de Londres en possede
seulunegriffeque Ton regarde comme une grande
rarete 1. M. Clark a visite , vers les sources du
Missouri et du Mississippi , des tribus indiennes
1 Depuis son re tour en France, le general Lafayette a
recu un jeune ours clu Missouri que lui a envoye le gou-
verneur Clark. II en a fait present a MM. les professeurs
du Jardin des Plantes , qui 1'ont fait placer a la mena
gerie , oil le public peut le voir maintenant.
EN AMERIQUE. '^79
<jui, jusqu'ei lui , n'avaient jamais vu un homme
blanc, et parmi lesquelles il a cependant trouve
des traces d'ancienncs relations avec des peuples
plus civilises qu'elles-m ernes. Amsi , par exemple,
il a rapporte un fouet dont les cavaliers de ces
tribus se servent pour conduire leurs chevaux ,
et ses nceuds, dont la combinaison est fort com-
pliquee , sont absolument disposes comme les
noauds du knout des Cosaques. II a fait present
au general Lafayette d'un vetement d'un chef de
ces tribus , et ce vetement a aussi une ressem-
blance frappante avec la redingote russe. II est
fait de peau de buffalo , tellement bien preparee
qu'elle a toute la souplesse et la proprete d'une
peau appretee par le plus habile chamoiseur. De
ces faits et de quelques autres, M. Clark et le
capitaine Lewis , son compagnon de voyage 7 con-
el uent qu'il a existe autrefois pres du pole une
voie de communication entre TAsie et 1'Ameri-
que. Ces deux intrepides voyageurs out publie ,
en 1814, une interessante relation du voyage
qu'ils ont fait en 1804, 5 et 6 , par ordre du
gouvernement americain , pour reconnaitre les
sources du Missouri et le cours de la riviere de
Colombie jusqu'a 1' Ocean Pacifique.
INous serions restes volontiers encore fort long-
temps danslemusee du gouverneur Clark, a ecou-
ter les savansrenseignemens qu'il avait la complai
sance de nous donner sur ses immenses voyages ;
280 LAFAYETTE
mais on nous avertit que 1'heure du diner appro-
chait , et nous nous retirames pour nous rendre
chez M. Pierre Choteau. Chemin faisant , nous
visitames avec attention la partie de la ville que
nous n'avioris pas encore vue. Nous fumes eton-
nes de la construction bizarre de quelquesmaisons
qui nous parurent etre les plus anciennement
baties. Elles se composent generalement d'un
seul etage, environne d'une galerie que recouvre
un grand toit en saillie. Quelqu'un nous fit re-
marquer qu'autrefois le rez-de-chaussee n'etait
point habite , et que 1'escalier qui conduisait a
1'etage superieur etait mobile et pouvait s'enlever
h volonte. Cette precaution -futinspiree autrefois,
aux premiers babitans de Saint-Louis , par la ne-
cessite de se mettre a 1'abri des attaques nocturnes
et imprevues des sauvages qui voyaient , avec in
quietude , Tetablissement permanent des blancs
au milieu d'eux. Lorsque Saint-Louis , faible vil
lage , passa sous la domination espagnole , les
Indiens du voisinage etaient encore si nombreux
et si entreprenans, que les babitans avaientpeine
a leur resister et n'osaient presque plus sortir.
On rapporte qu'en 1794? un chef de guerre in-
dien entra , avec uri parti de sa nation , dans Saint-
Louis , et adressa ces paroles au lieutenant gou-
verneur espagnol , auquel il avait demande une
entrevue : « Nous tommes venus pour vous offnr
)^ ]a paix. Nous vous avons fait la guerre pendant
EN AMERIQUE. 281
» plusieurs Junes, et qu'en est-il resulte? Rien.
« Nos guerriers out employe tous les inoyens
» pour combattre les votres ; mais vous ne voulez
)> pas , vous n'osez pas vous mesurer avec nous I
» Vous etes un tas cle vieilles femmes ! Que peut-
» on faire avec un tel peuple , si ce n'est la paix,
» puisqu'il ne veut pas combattre? Je viens done
» vous Voffrir , et enfouir la hacne , eclaircir la
w chaine et ouvrir de nouveau la communication
» avec vous. »
Depuis cette epoque , les tribus indiennes se
sont considerablement aftaiblies , et en grande
partie eloignees; ce qu'il en reste dans les envi
rons rnontre des dispositions tout a-fait pacifiques
envers les habitans , avec lesquels ils font un com
merce de pelleteries assez considerable. D'ail-
leurs , aujourd'hui la population de Saint-Louis
est assez nombreuse pour n'avoir plus rien a
craindre de pareils voisins. Elle est cTenviron six
mille ames , et sera probablement doublee dans
quelques annees , car cette ville parait appelee a
accomplir de brillantes destinees clans ces vastes
regions, au milieu desquelles la civilisation , con-
duite par la liberte et 1'industrie americaines,
s'avance a pas de geant. Saint-Louis est cleja le
grand entrepot de tout le commerce des contrees
a 1'ouest du Mississippi. Sa situation presque
au point de jonction de quatre ou cinq grands
fleuves dont les branches aboutissent a toutcs
22 LAFAYETTE
]es extremites les plus eloignees de 1'Union,
rend ses communications faciles et rapides avec
tous les lieux quipeuvent fournir aux besoins on
au luxe de ses heureux habitans. Dans quel eton-
nement Vesprit n'est-il point plonge quand on
songe qu'une pareille-prosperite n'est 1'ouvrage
que de quelques annees , et que le fondateur
d'une ville si florissante vit encore aujourd'hui ,
et jouit deja depuis long-temps de resultats que
non-seulement il n'avait point esperes , mais aux-
quels il aurait nieme refuse de croire , si on les
avait predits a sa jeune et ardente imagination ,
lorsque pour la premiere fois il aborda sur les
rive desertesdu Mississippi. Cethoiimie entrepre-
nant , qui de sa hache abattit lui-meine le pre
mier arbre de 1'antique foret qui a fait place a
]a ville de Saint-Louis; qui de ses mains, deja
accoutumees aux penibles travaux des defriche-
mens , eleva la premiere maison autour de la-
quelle devaient, en si peu de temps, se grouper
les edifices d'une riche cite; qui, par son courage
et son esprit conciliant , reprima d'abord la fureur
des Indiens et capta ensuite leur bienveillance;
cet bomme heureux est M. Auguste Choteau. Je
1'ai deja nomme parmi ceux qui furent charges
par fes habitans de Saint-Louis de faire les hon-
neurs de leur ville a Fhote de la nation ameri-
caine. Ce fut chez son fils, M. Pierre Choteau ,
que nous primes place au banquet de la recon-
EN AMfiRIQUE. 2t83
naissance republicaine. G'etait une chose fort
interessante que cle voir assis a la meme table ,
le fonclateur tl'une grande •ille , un des princi-
paux defenseurs cle 1'independance d'une grande
nation , et les representans de quatre jeunes re-
publiques, deja riches par leur Industrie, puis-
santes par la liberte et heureuses par de sages
institutions. La conversation offrit, comme on
le pense bien , le plus vif interet ; on questionna
beaucoup M. Auguste Choteau surjesentreprises
aventureuses de sa jeunesse. On demanda a 1'ami ,
an compagnon d'armes de Washington , quelques
details sur la glorieuse et decisive campagne de
Virginie; et on entendit avec plaisir les mem-
bres des deputations de la Louisiane, du Missis
sippi, du Tennessee et du Missouri, faire le ta
bleau de la prosperite de leurs pays respectifs. Ge
qui , dans cette reunion , toucha peut-etre le plus
le- general Lafayette, ce fut cette unanimite de
sentimens parmi les convives , qui , quoique ne
parlant pa;? tous la meme langue, s'entendaient
cependant si bien sur 1'excellence des institutions
republicaines sous lesquelles ils s'estimaient tous
heureux de vivre. Avant de quitter le banquet
pour nous rendre an bal que les dames avaient
prepare, on echangea quelques toasts,, qui tous
portaient 1'empreinte de Theureuse harmonie
qui regne entre Fancienne population francarse
et la nouvelle population americaine. M. De-
^8 LAFAYETTE
lassus, ancien lieutenant gouverneur de la Loui-
siane , but : « Aux Etats-Unis et a la France!
» Puissent ces deu» pays produire encore un
» Washington et un Lafayette pour 1'emancipa-
» tion du reste du monde ! »
Le gouverneur Coles : « A la France , chere a
» nos coeurs par tant de souvenirs, mais surtout
» pour avoir donne le jour a notre Lafayette. »
Le general Lafayette termina en portant la
sante du venerable patriarche qui , en i ^63, fonda
la ville de Saint-Louis ; et aussitot nous quittames
la table pour nous rendre au bal , ou nous trou-
vames la compagnie la plus brillante et la plus
nombreuse qui se fut jamais reunie , nous dit-on ,
sur la rive occidentale du Mississippi. L'eclat des
decorations de la salle , et Felegance des dames
qui la remplissaient , nous firent completement
oublier que nous etions a 1'entree d'un desert que
les sauvages eux-m ernes considerent comnie in-
suffisant a leurs simples besoins , puisqu'ils ne Tha-
bitent jamais qu'accidentellement. Nous primes
part aux plaisirs de la soiree jusqu'a pres de
minuit , beure a laquelle nous nous retirames a
bord du Natchez , pour y prendre un peu de
repos en attendant le retour du jour qui devait
eclairer notre depart. Au moment ou nous al-
lions nous embarquer , plusieurs citoyens de
Saint-Louis eurent la bonte de nous offrir quel-
ques objets de curiosite , tels que des arcs , des
EN AMfiRIQUE. 286
fleches , des calumets , des vetemens d'lndiens
du Missouri; nous acceptames avec reconnais
sance ces temoignages de bienveillance que nous
avons conserves comme de doux souvenirs des
instans heureux passes si loin de notre patrie.
a86 LAFAYETTE
CHAPITRE XI.
CHANGEMENS SURVENUS DANS LA NAVIGATION DIJ MISSISSIPPI DEPUIS
L'EMPLOI DE LA VAPEDR. — ARRIVEE A KASKASKIA. — LES CA-
NADIENS ET LES INDIENS. - SINGULIERE RENCONTRE D'CNE
JEUNE INDIENNE ELEVEE PARMI LES BLANCS ET RETOURNEE A LA
VIE SAUVAGE. — BALLADE INDIENNE. - ETAT o'lLLINOIS. - DEPART
DE K.ASK.ASK.1A. - SEPARATION DO GENERAL LAFAYETTE ET DE LA
DEPUTATION DE LA LOUIS1ANE.
LE gouverneur Coles, qui s'etait em barque avec
nous, demanda au general Lafayette, et obtint
de lui qu'il ne s'eloignat pas des rives du Missis
sippi sans visiter 1'etat d'lllinois, devant lequel
nous passions en descendant le fleuve. 11 fut de
cide que nous nous arreterions a Kaskaskia , grand
village de cet etat , et , quoique nous en fussions
a pres de quatre-vingts milles, nous y arrivames
un peu apres midi, tant notre navigation fut
heureuse et rapide. Depuis Fheureuse application
de la vapeur a la navigation , les changemens sur-
venus dans les relations des villes riveraines du
Mississippi entre elles, tiennent du prodige. Au-
trefois le voyage de la Nouvelle-Orleans a Saint-
Louis coutait trois a quatre mois de travaux les
plus penibles qu'on puisse imaginer; Faction de
la rarne rie sulfisant pas toujours pour vaiucre la
EN AMEIUQUE. 287
resistance du courant-du fleuve, on etait souvent
oblige de faire remorquer le bateau par des
hommes qui , a Faide d'une petite nacelle, allaient
de temps en temps en avant prendre un point
d'appui sur un des arbres du rivage. Cette ma
noeuvre lente et penible , les privations ou le
mauvais regime qui en etaient la suite, causaient
dans les equipages des bateaux des maladies aux-
queiles succombait ordinairement un tiers des
hommes* Aujourd'hui ce meme trajet, qui est
de pres de cinq cents lieues , se fait en clix jours ,
sans fatigue, sans privations, entre un bon lit
et une bonne table, et souvent en fort bonne
eompagnie ; le retour se fait communement en
cinq jours; ensorte que la Nouvelle-Orleans et
Saint-Louis, qu'une si grande distance separe,
sont cependant habituees maia tenant a se consi-
derer comme deux villes voisines, dont les habi-
tans se connaissent mieux et se visitent recipro-
quement plus souvent que ne peuvent le faire
ceux de Paris et de Bordeaux.
Le general Lafayette ii'etait point attendu a
Kaskaskia , et rien n'avait ete prepare pour cette
visite imprevue. Pendant que nous debarquions,
quelqu'un courut au village, qui est situe a un
quart de lieue du rivage, et en revint bientot
avec une voiture pour le general , qui , un in
stant apres , se vit entoure d'nn grand nombre de
citoyens qui accouraient au devant de lui pour
288 LAFAYETTE
le recevoir. Dans le cortege qui se forma pour
1'accompagner , on ne vit point d'appareil mili-
taire, ni Teclat des triomphes qu'ori ltd avait
decernes dans les riches cites, mais les accens de
la joie et de la reconnaissance republicaine qui
frapperent ses oreilles , durent etre bien doux a
son cceur, puisqu'ils lui prouvaient que partout
ou avait penetre la liberte americaine se perpe-
tuaient aussi 1'amour et la veneration du peuple
pour ses fondateurs.
Nous suivimes le general a pied , et nous arri-
vames presque aussitot que lui a la niaison du
general Edgar, venerable soldat de la revolution ,
qui 1'accueillit avec un tendre empressement , et
qui ordonna que toutes les portes restassent ou-
vertes, afin que tous ses concitoyens pussent
jouir comme lui du plaisir de presser la main
du fils adoptif de TAnierique. Apres qu'on eut
accorde quelques instans a 1'expiosion un peu
tumultueuse des sentimens que la presence du
general inspirait aux ci toy ens , le gouverneur
Coles eleva la voix , et reclama de ses admi-
nistres uri peu de silence, qu'ils lui accorderent
avec un empressemeut et une deference qui me
prouverent que son autorite reposait, non-seule-
ment sur la loi, mais encore suf 1'afFection ge-
nerale. II s'avanca alors vers Lafayette, autour
duquel le cercle des assistans s'etait un peu
agrandi, etlui adressa avec emotion un discours
EN AMfiRIQUE. 189
dans lequel il lui peignit les transports que sa
presence excitait au milieu cle la population de
Fetat d'lllinois, et 1'heureuse influence que le sou
venir de sa visite exercerait plus tard sur les en-
fans temoins aujourd'hui de renthousiasme de
leurs peres , pour Tun des plus vaillans fondateurs
de leur liberte.
« L'amour de la liberte, » lui dit-il , « qui est
» ]e sentiment caracteristique des Americains,
» n'exerce pas plus d'empire sur nos cceurs que
)> noire devouement entbousiaste et notre vene-
» ration pour les heros et les sages de notre re-
» volution. Nous nous glorifions de leurs actions,
« nous consacrons leur memoire, nous venerons
» leurs noms, nous sommes devou.es a leurs prin-
» cipes, et nous sommes fermement resolus a
» nejamais renoncer aux droits et aux libertes
» con qui s par leurs vertus , leur valeur et leur
» sagesse.... Animes de ces sentimens, et en pre-
» sence d'un des plus vertueux, des plus desin-
» teresses et des plus bero'jques champions de
» nos droits et de notre independance; en pre-
» sence d'un des peres de notre republique, d'un
» apotre de la liberte , du bienfaiteur du genre
» humain, notre emotion ne nous permel plus
» d'exprimer la nature et la force des sentimens
» qui nous agitent... »
lei, en effet , la voix du gouverneur Coles
s'altera sensiblement , et il fut oblige de s'inter-
H. 19
290 LAFAYKTTI-:
rompre pour rccueillir ses idees. Pendartt cet
instant de profond silence, je jetai im regard sur
L'aasemblee au milieu de laquelle je me trou-
vais, et je fus frappe d'etonnement en remar-
quant la variete et la bizarrerie de sa composi
tion. A cote dliommes que la dignite de leur
contenance et 1' exaltation patriotique de leurs re
gards faisaient facilementreconnaitre pour Ame
rica ins, etaieut d'autres homines dont les vete-
mens plus grossiers, la vivacite, la petulance des
mouvemens, la joie expansive de leurs visages,
me rappelerent beaucoup les paysans de ma
patrie; derriere ceux-ci , prcs de la porte et
sur le piazza qui entoure la maison, se tenaient
debout, im mobiles , impassibles , de grandes
figures rouges, a demi-nues, appuyees sur un arc
ou sur un long fusil; e'etaient des Indiens du
voisinage.
Apres une pause de quelques secondes , le
gouverneur reprit sa harangue, qu'il terminaen
presentant, avec une grande eloquence, le ta
bleau fidele des bienfaits que 1'Amerique avait
recueillis cle sa liberte , et de I'heureuse influence
que ses institutions republicairiesdevaientexercer
un jour sur le reste du monde. Lorsque 1'orateur
eut fmi , un leger murmure d'approbation s'eleva
clans 1'assemblee, et se prolongea jusqu'a ce que
Ton s'apercut que le general Lafayette allait re-
pondre ; alors il se fit de nouveau un silence at-
EN AMERIQUE. 291
tenth, et cliacun, clans le tlesir de 1'entendre,
se rapproclia ct resserra le cercle aulour de lui.
II prit alors la parole , et dit : « C'est avec un
» vif bonhetir , monsieur, que je me trouve dans
» 1'e'tat d'Jllinois, et que je me vois accueilli, au
» nom du peuple, par le respectable gouverneur,
» dont les sentimens a raon egard, exprimes
» avec tant de bonte , me penetrent de reeonnais-
» sauce, tandis que ses patriotiques esperances,
)> ses liberales declarations, m'inspirent la plus
» grande sympathie et la plus haute considera-
» tion. Un engagement sacre , et bien compris
» par tous les citoyens des Etats-Unis , m'oblige
» d'abreger ma visite dans la partie occidentale
» de 1'Union ; mais j'emporte Tinexprimable
» satisfaction d'avoir vu par moi-meme les pro-
» gres de la prosperite et de 1'irnportance de ce
» jeune etat , tels qu'ils sont , triplement ga rands
)> par ses institutions rep ubli calces, par tous ses
» avantages locaux , et par sa generalise deter-
» mination de cultiver ses bienfaits d'apres les
» principes les plus purs de la liberte ameri-
» caine. A ces cordiales felicitations, mon cher
» monsieur, je joins mes remercimens pour
» I'lioniieur que vous m'avez fait d'associer mon
» nom a ceux de mes bien-aimes et veneres amis.
» Acceptez, je vous prie , pour les citoyens de
» 1'etat d'lllinois, pour leurs representans dans
» les deux chambres, com me pour leur premier
10.
292 LAFAYETTE
» magistral , 1'expression de ma gratitude pour
» 1'afFectueuse invitation qu'ils nVavaient adres-
» see; pour la reception qui m'est faite aujour-
» d'hui dans cette patriotique ville de Kaskaskia ;
» j'y joins tous les voeux de" mon devouement et
» de mon respect. »
Apres ces felieitationsreciproques , commenca
une autre scene non moms interessante. Quel-
ques vieux soldats revolutionnaires sortirent de
la foule et vinrent presser la main de leur vieux
general ; pendant qu'il s'entretenait avec eux et
qu'il les entendait avec attendrissement citer les
iioms de ceux de leurs anciens compagnons d'ar-
mes qui combattirent aussi a la Brandywine et
a York-Town, mais a qui il ne fut pas dorme
de jouir du fruit de leurs travaux, ni d'unir en
ce jour leurs voix a ceile de la patrie reconnais-
sante , ces homines que j'avais remarques comme
ayant quelques rapports , dans le costume et les
inanieres , avec nos paysans francais, allaient et
venaient avec vivacite dans toutes les parties de
la salle ,, ou formai en t quelquefois de petits
groupes au milieu desquels on entendait eclater,
en langue francaise , les expressions de la joie la
plus franclie , la plus animee. Ayant ete pre-
sente au milieu d'un de ces groupes par uii
membre du comite de Kaskaskia , j'y fus accueillt
d'abord avec une grande bienveillance , et bien-
tot accablf3 d'une foule de questions diverses, des
EN AMERIQUE ag3
qu*on sut que j'etais Francais, et quej'accom-
pagnais le general Lafayette. «Quoi ! vous aussi
» vous venez de la grande France ? Donnez-nous
» done des nouvelles de ce beau, de ce cher
)> pays ? Y est-on heureux , y est-on libre comme
w ici ? Ah ! quel plaisir que de voir de nos bons
» Francais de la grande France ! » Et les ques
tions se succedaient avec une telle rapidite , que
je ne savais plus auquel entendre. Je ne tardai
pas a m'apercevoir que ces braves gens avaient
autant d'ignorance sur les choses qui concer
naient leur mere-pa trie , que d'enthousiasme
pour elle. Us ne connaisseut de la France que ce
que la tradition a conserve au milieu d'eux du
regne de Louis XIV; et ils n'ont aucune idee
des convulsions qui , depuis quarante ans , ont
dechire le pays de leurs peres. <( N'avez-vous pas
» eu , » me dit Tun d'eux , qui venait de me faire ,
sur le general Lafayette , une foule de questions
que ne m'aurait pas faitesun enfant americain de
dix ans , « n'avez-vous pas eu encore un autre fa-
» meux general, appele Napoleon, qui vous a fait
» faire beaucoup deguerresglorieuses? » Je pense
que si Napoleon eut entendu faire une pareille
question , son amour-propre en eut tantsoit peu
souffert , lui , qui croyait avoir rempli 1'univers
de son nom , parce qu'il avait renverse quelques
vieux trones en Europe, et tue la liberte en
France ! et cependant il etait a peine connu sur
LAFAYETTE
les rives du Mississippi; a deux miile licues an
plus du theatre de sa gloire , on ne prononcait
son noni qu'avec Fexp cession du doute 1 En
verite il y a la de quoi decourager la plus ardente
passion pour la celebrite... Je fis de mon mieux
pour repondre a la question de mori Canadien,
et pour lui faire comprendre, ainsi qu'a ceuxqui
Tentouraicnt , ce que c'etait que ce fameux ge
neral Napoleon. Au recit de ses exploits, ils se
frotterent d'abord les mains , et se redresserent
d'un air de superiorite , en disant : « Ceque c'est
» cependant que nos braves Francais.... Ge n'est
» que parmi eux qu'ori trouve des hommes
» comrne ea 1 » Mais quandj'eri vins a leur dire
comment le fameux general s'etait fait faire
consul; comment il s'etait fait faire empereur;
comment il avait successivement detruit nos
libertes et paralyse Texercice de nos droits;
comment enfin il etait tombe lui-meme en nous
laissant , apres vingt ans de guerre , a peu pres
au point d'ou nous etions partis au commence
ment de notre revolution, ils devinrent tous
tristes comme s'ils aliaient pleurer , et s'ecrierent :
<c Et vous avez souiFert tout cela ! Comment ,
» dans la belle France , dans la grancle France,
» on n'est pas libre comrne dans 1'etat d'lllinois !
» Bon Dieu est-ce possible! Quoi , vous ne pouvez
» pas ecrire librenient tout ce que vouspensez?
» Vous ne pouvez pas alfer partout sans passe-
EN AMElUQUt;
>< port? Ce nVst pas vous qui nommez vos
» maires dans vos villes et villages? Ge n'est pas
)> vous qui choisissez vos gouverneurs ou vos pre-
» fets dans vos departemens ou vos provinces?
» Vous n'avez pas tous le droit d'elire vos repre-
» sentans a 1'assemblee nationale? Aucun de vous
» n'est appele a 1'election du chef du gouverne-
)> ment , et cependant vous payez tous de si forts
)> impots [He, bon Dieu ! nos bons Francais de la
» grande France sont done plus a plaindre que
» les negres esclaves de laLouisiane, qu'on dit
» cependant bien malheureux ! Gar enfin , si ceux-
» ci n'exercent aucun des droits que nous exer-
w cons tous ici , du moins ils ne donnent d'argent
» a person ne et ont des maitres qui les nourris-
» sent )> Pendant toutes ces exclamations je
ne savais plus que dire. Le rouge me montait
ati visage, et j'avoue que ma vanite nationale
souffrait singulierement d'cntendre d'ignorans
Canadiens exprimer des sentimens de pi tie pour
mes compatriotes , et etablir a leur desavantage
line comparaison entre eux et de miserables es
claves; mais ces sentimens etaient tfop bien fon-
cles pour que je pusse m'en plaindre , et je gar-
da i le silence. Seulement je me promis d'etre plus
discret a 1'avenir, et de ne point parler avec tant
d abandon de la situation politique de ma pa-
trie devant des homines libres.
Pendant que je m'entretenais avec les Gana-
296 LAFAYETTE
diens, la foule,mue par un sentiment de deli-
catesse et de bienveiliante attention, s'etait in-
sensiblement retiree, a fin de laisser au general
Lafayette le temps de prendre queiques iristans
de repos en attendant 1'heure du banquet que
les citoyens preparaient a la hate. Desireux de
mettre a profit le pen de temps que nous devions
rester a Kaskaskia, je sortis, ainsi que M. George
Lafayette , pour aller reconnaitre les environs
du village , ou nous entretenir avec quelques ha-
bitans, et nous laissames le general avec nos
autres compagnons de voyage et quelques vieux
soldats revolutionnaires chez le colonel Edgar.
Arrives sur la place publique, nous trouvames
presque tous les citoyens qui se promenaient et
s'entretenaient joyeusement de I'evenement du
jour. Nous retrouvames dans ieurs groupes la
meme variete de physionomie que celle qui m'a-
vait tant frappe dans la salle de reception; pen
dant que M. George recueillait d'un Americain
des details sur 1'origine et la situation presente
de Kaskaskia , je m'approchai d'un petit cercle
d'lndiens au'milieu desquels se tenait un homme
d'une haute stature et d'un aspect bizarre. Son
visage, sans etre cuivreux conime celui dcs indi
genes, etait cependant tres-basane. Ses vete-
mens courts, sa large ceinture a laquelle pen-
dait une poudriere, ses longues guetres de cuir
qui montaient au-dessus de ses genoux , tout son
EN AMfiRIQUE. 297
equipage enfia annoncait un chasseur des forets.
II etait appuye sur une longue carabine, et pa-
raissait inspirer par ses discours un vit' interet a
ceux qui Fecoutaient. Lorsqu'il me vit, il vint a
moi sans empressement , mais avec une bien-
veillance marquee. 11 me tendit la main, je lui
donnai la mienne qu'il serra cordialement. J'e-
prouvai un instant d'hesitation pour lui adresser
la parole, ne sachant s'il entendait Fanglais on
le francais; mais il me parla lui-meme tout d'a-
bord dans cette derniere langue, et je me trou-
vai bientot fort a 1'aise avec lui. 11 m'apprit qu'ii
etait de sang mele, que sa mere etait de la tribu
des Kickapoos, et que son pere etait un blanc
venu du Canada , et parlant ia langue fran raise.
II vit habituellement parmi les Indiens du voi-
sinage, qui ont pour lui beaucoup d'amitie et
une grande consideration, parceque , malgre les
cincjuante annees et ]es fatigues qui commen-
cent a blancliir sa tete, il les egale encore a la
course , a la cliasse , a tous les exercices du corps,
et qu'il leur sert souvent d'iritermediaire avec les
blancs , dont il entend parfaitenientle langapre ,
quoique sa langue familiere soit celle cleg In
diens. Ceux qui 1'entouraient n'etaient point tous
semblablemeiit vetus, ni semblablement mata-
che3s. II etait facile aussi de trouver quelques
differences dans leurs traits et dans leurs ma-
nieres. J'en conclus qu ils n'etaient point tous de
-9$ LAFAYETTE
la meme tribu. Le grand chasseur me coufirma
dans cette opinion en me disant cjue , dans ce
moment , il y avait autour de Kaskaskia , trois ou
quatre camps d'Indiens venus pour vendreleurs
fourrures , produit de leur grande chasse d'hiver.
II me nomma les diverses tribus qui occupaient
ces camps ; mais leurs noms etaient si barbares
ou si mal prononces , que je ne pus les compren-
dre ; je n'entendis bien que celui de Miami, qui ,
repete deux ou trois fois, fit soriir de son apa-
thie un petit homme, qui j usque-la s'etait tenu
immobile devant moi , enveloppe dans une cou-
verture de laine ; son visage, fletri par Vintempe-
rance , etait peint en rouge , en bleu et en jaune.
A ce nom de Miami il releva la lete, prit un air
ridicule de dignite , et me dit : « Moi, je devrais
» etre chef de la nation des Mia mis. Mon grand-
» pere en etait chef, mon pere en etait chef;
» mais les Miamis ont injustement decide^que
)> je ne succederais pas a mon pere , et aujour-
» d'hui , au lieu d'avoir une grande quantite de
» fourrures a vendre, je ne possede rien : je quit-
» terai Kaskaskia sans pouvoir emporter ni ar-
)> mes, ni munitions, ni tabac » Pendant
qu'il parlait ainsi , un horn me matache comrnc
3ui , mais d'une tres-haute stature et de (mties
a thletiques , le regardait d'un air dedaigneux , et
lui dit , en lui frappant legerement sur 1'epaule .
« Oses-tu bien te plaindre de la justice des Mia
EN AMERIQUK. 299
» mis ? Ton grand-pere etait notre chef, dis-tu?
» ton pere 1'etait aussi? Mais as-tu done oublic
» que ton grand-pere etait Je pluvS brave de nos
» guerriers, et que la sagesse de ton pere dans
)> nos conseils etait ecoutee comme la voix du
)) Grand - Esprit I Mais toi , a quel titre vou-
» drais-tu commander a des hommes? Faible
» conime une vieille femme , tu n'as pas meme
» Je courage de chasser pour satisfaire tes be-
» soins , et tu nous livrerais aux blancs pour une
» bouteille d'eau de feu » Un geste de me-
pris termina cefte rude apostrophe, que le grand
chasseur me traduisit aussitot en francais ; et le
prince clechu , tristement appuje sur un petit
arc , semblable a ceux avec lesquels s'exercent les
enlans des Jndiens, garda le silence. Son sort
me parut vraiment digne de pitie ; mais je ne
pus eependant me defendre d'un sentiment d'es-
time pour la nation des Miamis, qui ne croit
pas que dans un prince la legitimite puisse te-
nir lieu de toutes les vertus.
J'etais encore au milieu des Indiens , question-
riant le grand chasseur sur la situation et les
forces de leurs tribus , que la civilisation decime
rapiclement, lorsque je vis arriver le secretaire
du gouverneur de la Louisiane , M. Caire , qui
venait me proposer d'aller avec lui visiter un
campemcnt indien, dont on lui avait indiquc la
position a une tres- petite distance du village.
3oo LAFAYETTE
J'acceptai, et nous partimes de suite aim cle pou-
voir etre de retour pour 1'heure du diner. En
sortaut de Kaskuskia, nous passames d'abord la
riviere du meme norn, sur un pont de bois soli-
dement bati et fort bien entretenu. Nous rnar-
ehames ensuite environ vingt minutes dans la
plaine, jusqu'a 1'entree d'une foret dans laquelle
nous penetrames par un etroit sentier trace le
long d'un ruisseau. A mesure que nous avancions ,
le sol s'elevait plus fortement a notre droite et a
notre gauche, et bientot nous nous trouvames
dans une espece cle gorge formee par une succes
sion de petites collines couvertes de bois tres-
fourres. Au bout d'un bon quart d'heure de mar-
clie, nous arrivames a une barriere, que nous
escaladames, et derriere laquelle paissaient deux
chevaux qui atLirefent notre attention, par le
bruit des sonnettes qu'ils portaient au cou. Un
peu plus loin la gorge, en s'elargissant , formait
une petite vallee delicieuse, au milieu de laquelle
quelques cases d'ecorce s'elevaient en demi-cer-
cle ; c'etait le camp indien que nous chercbions.
Les ouvertures de ces cases etaient toutes tour-
noes vers 1'interieur du cercle, et le plancher,
eleve a environ trois pieds du sol, etait legere-
inent incline , conime le plancher d'un lit de
camp. A 1'exception d'une tres-vieille femme,
occupee a cuire du ma?s sur un feu en plein air,
nous ne trouvaines personne dans le camp. Soit
EN AMERIQUK. 3oi
mauvaise volonte, soil qu'elle ne comprit ni le
francais ni Fanglais, cette femme ne repondit a
aucune de nos questions , et nous vit, avec la plus
grande indifference, regarder et meme toucher
tous les objets qui, dans les cases, piquaient le
plus notre curiosite. Tout etait range avec assez
d'ordre , et il etait aise de reconnaitre la place
qu'occupaient les femmes, par les petits usten-
siles de toilette, tels que miroirs, peignes, sacs
a couleurs pour peindre le visage, etc. , qu'on y
remarquait. Apres un examen assez detaille de
tout ce petit camp, nous allions nous retirer
Jorsque je fus arrete sur le bord du rnisseau qui
3e traversait , par la vue d'une espece de tres-
petite roue de moulin, q;*i paraissait avoir ete
jetee sur lesbords par la rapidite du courant. Je
la relevai et la replacai ou je crus qu'elle avail
ete primitivement posee par des enfans, sur deux
pierresqui s'elevaient un peu au-clessus de Feau;
et le courant, frappant legerement ses ailes, la
lit tourner rapidement. Gette puerilite, qui pro-
bablement serait sortie de ma memoire, et dont
je ne parlerais pas maintenarit si, le soir meme ,
elle ne m'avait place , vis-a-vis des Indiens , dans
mie situation atssez extraordinaire, excita beau-
coup Fatten tion de la vieille feninie , qui, par ses
gestes, nous exprima une vive satisfaction.
En rentrant a Kaskdskia, nous trouvames sur
la place M. de S^on, jeune Francais fort aim-able
3o2 LAFAYETTE
et de beaucoup d'esprit, qui, sur ['invitation du
general Lafayette, etait parti de Washington-
City avec nous pour visiter les etats du Sud et de
FOuest. Comme nous , il venait de faire une ex
cursion dans les environs, et paraissait fort
joyeux de la decouverte qu'il avait faite ; il ava'it
rencontre , au milieu de la foret , a la tete d'une
troupe d'Indiens, une jeune femme assez jolie,
parlant tres-bien francais, et s'exprimant avec
une grace dont il paraissait encore emerveille.
Elle lui avait demande s'il etait vrai que La
fayette fut a Kaskaskia , et sur sa reponse affirma
tive , elle avait temoigne un grand desir cle le
voir. « Je porte toujours sur moi , » dit-elle a
M. de Syon, « une relique qui m'est bien cbere;
» je voudrais la lui montrer, elle lui prouverait
» que son nom n'est pas moins venere au milieu
» de nos tribus que parmi les Americains blancs,
» pour lesquels il a combattu )> Et, en parlant
ainsi, elle tira de son sein un petit portefeuille
qui renfermait une lettre enveloppee avec soin
dans plusieurs feuilles de papier. « Elle est de
)> Lafayette, » dit-elle, « il la eci'ite a mon perc
» il y a bien long-temps, et mon pere, en mou-
» rant, me Fa laissee comme ce qu'il possedait
)> deplus precieux » A la vue de cette lettre,
M. de Syon avait propose a la jeune Indienne
de le suivre a Kaskaskia , en Fassurant que le ge
neral Lafayette eprouverait bien du plaisir a la
EN AAIKIUQUK. 3o3
voir; maiscette proposition parut lembarofsser.,
et sous clivers pretextes, assez mal choisis, elle
refusa d'y vcnir. « dependant, » ajouta-t-elle ,
<c si vous aviez quelque chose a me faire dire ce
» soil', vous me trouveriez dans mon camp, qui
» est tres-pres du village-; tout le monde vous en
» iiidiquera la route, car je suis bien connue a
)> Kaskaskia : je me nomme Marie. »
Ge recit de M. de Syon piqua vivement ma
curiosite, et je serais volontiers reparti de suite
avec lui a la recherche de Marie; niais, dans cet
instant, un membre du comite de Kaskaskia vint
nous avertir qu'on allait se mettre a table; et
nous vimes en effet le general Lafayette sortant
de chez le colonel Edgar, an milieu d'un cor
tege nombreux de citoyens , et traversal! t la place
pour se rendre chez ie colonel Sweet, ou le repas
etait prepare. Nous nous joignimes an cortege,
et nous primes place au banquet, ou le general
se trouva assis sous une arcade de fleurs prepa-
ree par les clames de Kaskaskia, avec tant d'art
et de gout, qu'elle produisait, par le riche me
lange des couleursles plus vives, 1'eflet d'un aro
en-ciel.
J'avais parle au general Lafayette de la ren
contre de la jeune Indienne; et, sur le desirqu'il
me temoigna de la voir, je quittai la table avec
M. de Syon , au moment ou les convives com-
inencaient a echanger entre eux les santes pa-
3o4 LAFAYETTE
triotiques , et nous chercbarnes un guide pour
nous conduire au camp de Marie. Le liasard nous
servit merveilleusement , en nous adressant a un
Indicu de la tribu niemc que nous voulions vi-
siter. Conduits par lui, nous passames le pout
de la Kaskaskia, et bientot , malgre les tenebres
qui commencaient a nous entourer, je rcconnus
le sender et le ruisseau que j'avais suivis ]e ma
tin avec M. Caire. Au moment ou nous allions
francbir la barriere qui coupe le cliemin , nous
fumes arretes par les burlemens affreux de deux
enormes cliiens qui s'elancerent pour defendre
le passage , et qui nous eussent probablement
fait mi mauvais parti, si la voix de riotre guide,
qu'ils reconnurent sans doute, ne les eut tout
a coup calmes. Nous arrivames, sans autre
obstacle, au milieu clu camp qu'eclairait un
enorme feu, aulour duquel une douzaine d'ln-
diens, accroupis sur leurs talons, s'entretenaient
en preparant leur souper; ils nous accueiilirent
avec cordialke, et, des qu'ils furent informes du
suiet de not re visite, Fun d'eux nous conduisit a
la case de Marie , que nous trouvames endormie
sur une peau de bison. Ala voix de M. de Syon,
qu'elle reconnut, elle s'elanca a terre, et ccouta
attentivement 1'invitation que nous lui fimes, de
la part du general Lafayette , de venir a Kns-
kaskia ; elle en parut tres-flattee , mais elle nous
dit qua van t de se determiner a nous suivre elle
EN A A! E 1U Q C iv 3o5
voulait en parler a son mari. Pendant qu'elle se
concertait avec lui, j'entendis pousser un cri
aigu ; je me retournai , et je vis pres de moi la
vieille iemme que j'avais trouvee seule le matin
dans le camp ; elle venait de me reconnaitre a la
lueur de la flamme du foyer, et de me designer
a ses compagnons, qui, aussitot quittant leurs
occupations, s'elancerent en cercle autour de
moi , et commencerent a danser avec de grandes
demonstrations de joie et de reconnaissance.
Leurs corps cuivres et presque nus, leurs visages
bizarrement mataches , leur pantomime expres
sive, le reflet des flammes qui peignait en rouge
tous les objets environnans, tout donnait a cette
scene un aspect qui avait quelque chose d'in-
iernal , et je me crus un instant au milieu des
demons. Marie, temoin de mon etnbarras , y mit
tin , en ordonnant que les danses cessassent, puis
elle me donna rexplicatiori deshotineurs qu'on
venait de me rendre. « Lorsque nous vculons
» savoir si 1'entreprise que nous meditons sera
» heureuse , » me dit-elle , unous placons sur le
» cours d'un ruisscau une petite roue legeremeiit
» appujee sur deux pierres; si la roue tourne
» pendant, trois soleils sans etre renversee, 1'au-
» gure est favorable; mais si le courant i'en-
» traine et la rejette sur ses bords, c'est une
M preuve certaine que nos projets ne sont point
» approuvcs par le Grand Esprit, a moins ce-
3o6 LAFAYETTE
» pendant qu'un etranger ne vienne relever la
» petite roue avant la fin du troisieme soleil.
)> Vous etes cet etranger qui avez releve notre
» manitou et nos esperances, et c'est a ce litre
» que vous avez ete fete parmi nous. » En pro-
noncant ces derniers mots , Marie laissa errer sur
ses levres un sourire ironique qui me fit clouter
de sa foi dans le manitou. uVous ne paraissez pas
» tres-convaincue, » lui dis-je, « de I'efficacite du
» service que je vous ai rendu en relevant votre
» manitou ? » Elle secoua silencieusemeritla tete;
puis, levant les yeux vers le ciel : « On m'a en-
» seigne , » dit-elle , « a placer ma coniiance plus
» haut; toutes mes esperances sont dans le
» dieu qu'ori m'a fait connaitre, le dieu deschre-
» tiens.... » — J'avais d'abord ete fort etonne en
entendant une femme indienne parler si bier*
francais, et je ne le fus pas moins en apprenant
qu'elle etait chretienne ; Marie s'en apercut, et,
pour faire cesser mon etonnement, elle se mit
a me raconter son histoire, pendant que son
mari et les guerriers qui devaient 1'accompagner
a Kaskaskia prenaient a la hate leur souper, com
pose de mai's cuit dans du lait. Elle m'apprit que
son pere, qui etait chef d'une des nations qui
habitent sur les bords des grands lacs du Nord,
avait autrefois combattu avec une centaine des
siens sous les ordres de Lafayette , lorsque ce-
lui-ci commandait une armee sur les frontieres
EN AMfiRIQUE.
du meme cote; qu'il y avait acquis une grande
gloire , et gagne 1'amitie des Americains ; long-
temps apres, e'est-a-dire il y a environ vingt
ans, par des motifs inconnus a Marie, il avait
quitte les bords des grands lacs avec quelques-uns
de ses guerriers, sa femme et sa fille; et, apres
avoir marclie pendant bien long-temps, il etait
venu s'etablir sur les bords de la riviere des Illi
nois. « J'etais bien jeune alors, » me dit Marie;
<c mais je n'ai cependant pas encore oublie les
w horribles souffrances que nous avons endurees
« pendant ce long voyage, fait au milieu d'un
w hiver rigoureux, a travers un pays peuple de
)> nations que nous ne connaissions pas; elles fu~
« rent telles, que ma pauvre mere, qui m'avait
» presque toujours portee sur ses epaules, cleja
« bien chargees de bagage, en mourut qtielques
» jours apres notre arrivee ; mon pere me remit
» aux soins d'une autre femme qui avait aussi
» emigre avec nous , et s'occupa cles moyens de
» nous assurer la tranquille possession des terres
» sur lesquelles nous venions de nous etablir ,
» en faisant alliance avec nos nouveaux voisins;
» les Kickapoos furent ceux qui nous accueill:-
)> rent le mieux, et nous nous considcrames bien-
)> tot com me faisant partie de leur nation ; 1'an-
)> nee suivante mon pere fut choisi par eux, avec
w quelques-uns des leurs, pour aller regler que!-
» ques interets de la nation aupres de 1'agent du
20.
3o8 LAFAYETTE
» gouvernement des Etats-Unis residant ici , a
» Kaskaskia ; il voulut que je fusse du voyage;
» car, quoique les Kickapoos se fussent montres
» tres-genereux et tres- hospitallers envers lui,
» il craignait cependant que quelque guerre n'e-
» clatat en son absence, car il connaissait deja
» toutes les intrigues des Anglais pour exciter les
» Indiens centre les Americains; ce fut ce meme
» sentiment qui fengagea a acceder a la de-
» mande que lui fit 1'agent americain, de me
» laisser dans sa famille pour y etre elevee avec
» sa fille qui venait de naitre; mon pere avait
» beaucoup d'estime pour les blancs de cette
» grande nation pour laquelle il avait combattu
» autrefois ; il n'avait jamais eu a se plaindre
» d'eux, et celui qui lui ofFrait de se charger de
» moi lui inspirait une grande confiance par la
» franchise de ses manieres, et surtout par la
» loyaute avec laquelle il traitait les affaires des
» Indiens ; il me laissa done , et retourna sur les
» bords de la riviere des Illinois , en me promet-
» tant de venir me voir tous les ans apres les
)> grandes chasses d'hiver ; il vint en effet plu-
» sieurs fois de suite; et moi , malgre 1'ennui que
» me causait la vie sedentaire , je grandissais
» cependant; je repondais aux soins de mon
» bieniaiteur et de sa femme ; je m'affectionnais
» pour leur fille, qui grandissait avec moi, et les
» verites de la religion chretienne remplacaient fa-
EN AMERIQUE, 809
» cilement clans mon ame la superstition de mes
» peres , que j'avais a peine connue ; neanmoins ,
» vous Favouerai-je, malgre 1'influence de la ci-
)> vilisation et dela religion sur mon jeuneetre,
» les impressions de 1'enfance n'etaient point
w entierement effacees en moi ; si le plaisir de la
» promenade me conduisait dans 1'epaisseur des
» forets , j'y respirais plus facilement , et j'etais
)> obligee de me fa ire violence pour rentrer & la
» maison ; lorsque ie soir, assise au frais sur la
» porte de Inhabitation de mon pere adoptif,
» j'entendais retentir au loin , dans le silence de
» la nuit, la voix eclatante des Indiens qui se
» ralliaient pour revenir a leur camp , je me sen-
» tais tressaillir, et ma faible voix imitait ce cri
» sauvage avec une facilite qui effrayait ma jeune
» compagne ; et, quand par hasard quelques
» guerriers venaient consulter mon bienfaiteur
» sur leurs traites , ou que des chasseurs venaient
» lui offrir une partie du produit de leur chasse,
» j'etais toujours la premiere a courir au devant
» d'eux pour les accueillir; je leur temoignais ma
» joie par tous les moyens imaginables , et je ne
» pouvais m'empecher d'admircr et de desirer
)> leurs simples ornemens, qui me paraissaient
» bien preferables aux plus brillantes paruresdes
» blancs.
» Cependant, il y a cinq ans, mon pere ne
» par ut pas & Fepoque du retour des chasses
3lO LAFAYETTE
» d'hiver^ mais un guerrier, que j'avais vu sou-
» vent avec lui, vint me trouver le soir a 1'entree
» de la foret , ou j'etais assise , et me dit : « Ma-
» rie, ton pere est vieux et faible, ii n'a pu nous
» suivre jusqu'ici; mais il voudrait te voir encore
» une fois avant de mourir, et il m'a charge de
» te conduire vers .lui. » En disant ces mots, il
» me prit la main avec force, et m'entraina avec
» lui. Je n'avais pas encore eu le temps de lui
» repondre, ni meme de prendre une resolution,
» que deja nous etions fort loin, et je vis bien
» qu'il ne me restait d'autre parti a prendre que
» de le suivre. Nous marchames presque toute la
» nuit, et, au point du jour, nous arrivames a
D une case d'ecorce . elevee au milieu d'une petite
» vallee. La, je trouvai mon pere assis sur des
» peaux de bisons , les jeux tournes vers Tendroit
» ou le soleil se leve. Son visage etait matache
)) comme pour un jour de combat. Son tomahawk,
» dont le manche etait orne de plusieurs clieve-
^) lures , etait h cote de lui ; il etait calme et si-
» lencieux comme Test un Indien qui attend la
» mort. Des qu'il me vit, il tira de dedans un sac
» de loutre un papier roule avec soiri dans une
v peau bien seche, et me la remit en me recom-
» mandant de la conserver comme une chose
» precieuse. « J'ai voulu te voir encore une fois
» avant de mourir , » me dit-il , « et te remettre
» ce papier, qui est le plus puissant manitou que
» tu puisses employer aupres des blancs pour les
)> interesser en ta favour; car tous ceux auxquels
)> je Fai montre m'ont donne des temoignages
» particuliers d'attachement. Je 1'ai recu d'un
» grand guerrier francais, que les Anglais redou-
)> talent autant que les Americains 1'aimaient, et
» avec lequel j'ai combattu dans ma jeuriesse v
» Apres ces mots, mon pere se tut, et le lende-
» main matin il avait cesse de vivre. Sciakape ,
)) c'est le nom du guerrier qui etait venu me
)> chercher, couvrit le corps de mon pere avec
» des branches d'arbre, et me ramena ou il m'a-
» vait prise »
Ici, Marie suspendit son recit, et me presenta
une lettre un peu noircie par le temps , mais
assez bien conservee. « Tenez , » me dit-elle en
souriant , « vous voyez qne j'ai fidelement rem-
» pli le vceu de mon pere; j'ai eu grand soin de
» son manitou. » J'ouvris la lettre, et je re-
connus la signature et 1'ecriture du general La
fayette. Elle etait datee du quartier general
d' Albany, mois de juin 1778, apres la campagne
du Nord, et adressee a Panisciowa, chef indieri
d'une des six nations, pour le remercier de la
maniere courageuse dont il avait servi la cause
americaine.
« Eh bien ! » me dit Marie, « maintenant que
» vous me connaissez assez pour pouvoir me pre-
» senter a Lafayette , voulez - vous que nous al-
LAFAYETTE
» Jions vers lui , afin qvie je puisse presser aussi la
» main de celui dans lequel mon pere reverait
» le guerrier courageux et 1'ami de nos na-
» tions? » — a Volontiers, » lui repondis-je;
« mais il rne semble que vous nous aviez promis
» clenous apprendre comment, apres avoir goute
» pendant quelque temps les douceurs de la ci-
» vilisation , vous etes revenue a la vie rude et
» sauvage des Indiens?» A cette question, Marie
baissa les yeux et parut troublee. Cependant ,
apres une legere hesitation , elle reprit d'une voix
moins elevee : « Apres la mort de mon pere ,
» Sciakape revint souvent me voir. Bientot nous
» nous attachihiies 1'un a I'aritre; il n'eut point dc
» peine a me determiner a le suivre au milieu
» des forets, ou je devins sa femme. Cette reso-
)> lution affiigea d'abord beaucoup rnes bienfai-
)> teurs; mais quand ils virent que je me trou-
» vais heureuse, ils me pardonnerent ; et chaque
» annee , pendant tout le temps que notre
)) campement est etabli pres de Kaskaskia , je
» passe rarement un jour sans aller les voir ; si
» vous le voulez , nous pouvons leur faire une
» visite , car leur maison se trouve presque sur
» notre passage , et vous verrez , par 1'accueil
)> qu'ils me feront, qu'ils m'ont conserve leur
)> estime et leur ami tie. » Marie prononca ces
derniers mots avec une sorte d'orgueil , qui nous
prouva qu'ellc craignait que nous ii'eussions pris
EN AMfiRIQUE. 3i3
mauvaisc opinion d'elle , par rapport a sa fuite
dc chez ses bienfaiteurs avec Sciakape. Nous ac-
ceptames sa proposition , et elle donna le signal
du depart. A sa voix, son mari et huit guerriers
se presentment pour nous escorter; M. de Syon
]ui offrit son bras, et nous nous mimes en marche.
Nous fumes tous Ires-Lien accueillis par ]a fa-
mill e Mesnard; mais Marie surtout recut les plus
tendres temoignages d'afFection de toutes les per/-
sonnes de la maison. M. Mesnard (c'est le nom
du pere adoptif de Marie) etait h Kaskaskia, en
qualite de membre du comite charge de recevoir
le general Lafayette, et madame Mesnard nous
demanda si nous voulions nous charger de con-
cluire sa fille au bal auquel une indisposition
J'empechait d'aller elle-meme. Nous acceptances
avecplaisir; et, pendant que Marie aidait made
moiselle Mesnard a achever sa toilette , nous pri
mes place autour d'un grand foyer dans la cui
sine ; a peine etions-nous assis que je vis s'agiter,
au coin de la cheminee , une masse noire , dont
j'eus d'abord beaucoup de peine a reconnaitre la
nature et la forme; mais enfin, apres un exa-
men attentif, je reconnus que c'etait un vieux
negre , courbe par I'age. Son visage etait telle-
ment ride et deforme par le temps, qu'il n'etait
plus possible d'en distinguer un seul trait , et je
ne devinai la place de sa Louche que par le petit
nuage de fumee dc tabac qui en sortait de temps
3l4 LAFAYETTE
en temps. Get liomme parut preter une grande
attention a la conversation qui s'etablit entre
nous et un jeune homme de ]a famille Mesnard ;
lorsqu'il entendit que nous voyagions avec le ge
neral Lafayette, et que nous venions de Saint-
Louis, il nous demanda si nous y avions trouve
un grand nombre de Francais ; je lui repondis
que nous n'en avions vu que quelques-uns, et,
entre autres, le fondateur de la ville, M. Choteau.
« Quoi 1 » s'ecria - t-il d'une voix sonore, qui ne
paraissait point appartenir a un corps si brise,
« quoi! vous avez trouve le petit Choteau? oh I
» je le connais bien , moi, le petit Choteau; nous
» avons Leaucoup voyage ensemble sur le Missis-
» sippi, et cela a une epoque a laquelle bien peu
)> de blancs encore avaient penetre jusqu'ici. » —
« Mais, savez-vous bien , » lui dis-je, « que ce-
» lui que vous appelez le petit Choteau est bien
» vieux , qu'il a certainement plus de quatre-
» vingt-dix ans? » — « Oh ! je le crois bien I mais
» qu'est-ce que cela fait, ca n'empeche pas que
» je 1'ai connu bien enfant. » — <( Mais quel age
)> avez -vous done? » — « Ma foi, je n'en sais
)> rien, car on ne m'a jamais appris a compter.
» Tout ce que je sais , c'est que je suis parti de la
» Nouvelle-Orleans avec mon maitre , qui faisait
» partie de 1'expedition envoyee par la compa-
v gnie de navigation du Mississippi, sous les or-
» dres du jeune Choteau , pour aller batir un fort
EN AMERIQUE. 3i5
» en haut de la riviere. Le jeurie Choteau avait
» a peine seize aris; mais il etait chef de 1'expe-
)> dition, parce que son pere etait, dit-on , un
» des plus riches a^tionriaires de la compagnie.
)> Apres avoir rame long-temps contre le courant
» et eprouve bien des fatigues , nous somnies en-
» fin arrives pas bien loin d'ici, ou nous nous
» sommes mis a batir le fort de Chartres. Oh!
» mon Dieu ! il me semble encore y etre ; je vois
» d'ici les grosses pierres que nous apportions,
» les grandes voutes que nous construisions. Cha-
» cun de nous disait : Voici un fort qui durera
» plus que nous tous, et plus que nos enfans ; je
» le croyais bien aussi , et pourtant j'en ai vu la
» fin ; car il est maintenant en mines , et moi je
» vis encore. Savez-vous , monsieur, combieri il
» y a d'annees que nous avons bad le fort de
» Ghartres? » — « Mais au moins qualre-vingts
)> ans, si je ne me trompe. » — « Eh bien, comp-
» tez , et vous saurez a peu pres mon age. J'avais
» dans ce temps-la au moins treate ans , car le
i) petit Ghoteau me paraissait un enfant ; j'avais
» deja servi trois maitres, et j'avais deja bien
» soufFert » — « A ce compte-la, vous auriez
» cent dix ans, pere Francois. » — « Par ma foi,
» je crois bien que j'ai pour le moins cela, car il
» y a bien long-temps que je travaille et que je
» souffre.,... » — « Comment! » dit en 1'inter-
rompant le jeune homnie qui etait assis pres de
LAFAYETTE
lui, « vous souffrez encore, pere Francois? » —
« Oh! pardon, monsieur, je ne parle pas du
» temps que j'ai vecu dans cette maison. Depuis
» que j'appartiens a M. Mesnard, c'est tout diffe-
» rent; maintenant je suis heureux. Au lieu de
» servir les autres, tout lemonde me sert. M. Mes-
» narcl ne veut pas meme me permettre d'aller
» cliercher moi-meme un morceau de hois pour
» le feu, il dit que je suis trop vieux pour cela.
» Mais aussi il faut tout dire, M. Mesnard n'est
» point un maitre pour moi, c'est un homme
» c'est un ami »
Get hommage du vieil esclave, rendu a 1'hu-
manite de son maitre, nous donna une haute
idee du caractere de M. Mesnard. Pendant que
nous ecoutions encore le vieux Francois , Marie
€t mademoiselle Mesnard vinrent elles-memes
nous avertir qu'elles etaient pretes , et nous de-
mander si nous voulions nous mettre de suite
en route, car il cominencait a se faire tard. Nous
primes conge de madame Mesnard, et nous re-
trouvames notre escorte indienne qui nous avait
patiemment attendus a la porte , et qui reprit
position autour de nous a quelque distance en
avarit , en arriere et sur les cotes , pour eclairer
et proteger notre marche, conime sinousavions
traverse un pays ennemi. La nuit etait fort obs
cure , mais la temperature tres-douce et Fair
parseme^ de mouches phosphoriques qui bril-
EN AMfcRIQUE. 3ij
iaient autour de nous com me des etincelles
de feu. M. de Syon conduisait mademoiselle
Mesnard et je donnais le bras a Marie, qui,
malgre les tenebres, marcliait avec une assurance
et une legerete que peut seule donner la vie des
forets. Les mouclies de feu m'occupaient et m'iu-
teressaient beaucoup , car, quoique ce ne f assent
point les premieres que j'observasse , je n'en
avais cependant jamais va une si grande quan-
tite. Je demaridai a Marie si ces insectes, qui , par
leur aspect, pour ainsi dire fantasmagorique, sont
si propres a, etonner 1'imagi nation, n'avaient ja
mais donne lieu , parmi les Indiens , a des croyan-
ces ou a des corites populaires. «Non pas parmi
» les nations de ces contrees, ou chaque anriee
» nous sommes familiarises avec leur grand
)> nombre , » me dit-elle ; « ma is j'ai ou'i dire que
» parmi quelques nations du Nord , ou ils sont
» plus rares , on croit communement que ce sont
» les araes des amis que la mort nous a enleves ,
» qui viennent pour nous consoler ou pour nous
)> reclamer 1'accomplissement de quelque pro-
» messe. Je connais meme plusieurs ballades sur
» ce sujet, une entre autres qui parait avoir ete faite
» il y a bien long-temps cbez une nation qui vi-
)> vait un peu plus an riord que nous et qui n'existe
» plus. C'est par des chansons que se conservent
» ordinairement cbez nous les grands evenemens
» et les traditions populaires, et cette ballade que
3i8 LAFAYETTE
» j'ai sou vent eritendu chanter par les jeunes
» filles de notre tribu , ne laisse aucun doute sur
» la croyance de quclques Indiens relativement
» aux mouches de feu. » Je priai Marie de me
chanter cette ballade, ce qu'elle fit aussitot de
fort bonne grace. Quoiqueje ne comprise rien
aux paroles, qui etaient en langue indienne, je
trouvai cependant une grande liarmonie dans
Farrangement des mots, et dans la musique ex-
tremement simple sur laquelle ils etaient clian-
tes , une expression de profonde melancolie.
Lorsque Marie cut fini sa ballade, je lui deman-
dai si elle ne pourrait pas me la traduire en fran-
eais, afin que je pusse en comprendre le sens.
« Difficilement, » me dit-elie, « car j'ai toujours
» eprouve de grands obstacles a rend re exacte-
» ment les paroles de nos Indiens en francais,
» lorsque je leur sers d'interprete aupres des
» blancs ; niais je vais essayer. » Et elle traduisit
a peu pres ainsi :
« La rude saison des ch asses etait passee.
)> Antakaya , le plus beau, le plus adroit, le
» plus brave des guerriers des Cherokees, etait
)> revenu sur les bords de TArolachy, ou Fat-
>* tendait Manahella , la jeune vierge promise a
» son amour et a son courage.
» Le premier jour de la lune des fleurs devait
)> eclairer leur union. Deja les deux families,
» reunies autour du meme feu, avaietit fait ?cs
EN AMEIUQUE. 3ig
» accords; deja les jeunes garcons tt les jeunes
» lilies avaient prepare et orne la cabane nou-
» velle qui dcvait recevoir le couple heureux;
» lorsqu'au lever du soleil, un cri terrible, un
» cri de guerre pousse par la sentirielle qui tou-
» jours veiile au sommet de la colline, appela les
» vieillards au conseil , et fit prendre les armes
» aux guerriers.
» Des blancs avaient paru sur la frontiere. Le
» meurtre et le vol les accompagnaient. L'astre fe-
» condant n'etait point encore an milieu de sa
» course, et deja Antakaya etait parti a la tete
» des guerriers pour repousser le vol , le meurtre
» et les blancs.
» Ya , lui avait dit Manahella en cliercliant a
» caclier sa douleur, va combattre les blancs
» cruels, et je prierai le Grand-Esprit de t'en-
» velopperd'un nuagea 1'epreuvedeJeurs coups...
» Je lui demanderai qu'il te ramene sur les bords
» de 1'Arolachy, pour y etre aime par Mana-
» bella....
» J'y reviendrai , avait repondu Antakaya ,
» j'y reviendrai Mes fleches n'auront point
» trompe mon adresse, mon tomahawk se sera
» rougi du sang des blancs; je rapporterai de
» leurs clievelures pour orner la porte de ta ca-
» bane; alors je serai digne de Manahella , alors
» nous nous aimcrons en paix, alors nous serons
» heureux.
320 LAFAYETTE
» Le premier jour de la lune des fleurs avaifc
« brille , deja beaucoup d'autres 1'avaient suivi
)> sans qu'on entendit parler d'Antakaya et de
» ses guerriers. Penchee sur les rives de 1'Aro-
i> lachy, tous les soirs la triste Manahella elevait
» aux mauvais esprits de petites pyramides de
» cailloux polis , pour flechir leur colere et les
» einpecher d'etre contraires a son bien - aime ,
» mais les mauvais esprits etaient inflexibles, et
» leur souffle violent reriversait les petites pyra-
» mi des.
)> Un soir de la derniere lune des fleurs , Ma-
» naliella rencontra sur les bords de la riviere un
» guerrier pale et sang] ant. Meurs, pauvrelierre !
» dit-il a Manahella ; meurs ! le plus beau chene
» de nos forets , ee cliene superbe a 1'ombre du-
» quel tu comptais gouter le repos et le bonheur,
» est tombe ! II est tombe sous les coups redcu-
» bles de la hache des blancs. Dans sa chute il
» a ecrase ceux qui le frappaient , mais il est
» tombe 1 Meurs, pauvre lierre , meurs I car le
» chene qui devait te servir d'appui est tombe!...
» Deux jours apres Manahella mourut.
)> Antakaya dont le courage avait ete trompe
» par le sort , etait tombe convert de blessures
» entre les mains des blancs qui 1'avaient em-
» mene bien loin. Mais enfiu il s'etait echappe ;
» et, apres avoir long-temps erre a travers les lb-
w rets, il revenait pleurer sa defaite et mediter
EN AMEKIQUE. 32 1
* sa vengeance aupres de Manahella Lors-
» qu'il arriva , elle n'etait plus.... Agite du plus
» violent desespoir , il courut le soir aux rives de
» 1'Arolachy , appela Manahelia , mais 1'echo re-
» pondit seul aux accens de sa douleur.
» O Manahella ! s'ecria-t-il , si mes fleches ont
» trompe rnon adresse , si nion tomahawk n'a
» point epuise le sang des blancs , si je ne t?ai
» point rapporte leurs chevelures pour orner la
» porte de ta cabane, pardonne-le moi Ce
>> n'est la faute de nion courage, les mauvais es-
» prits out combat tu contre moi.... et eependant
» je n'ai point laisse echapper une plainte, un
» soupir, lorsque le fer de mes ennemis a de-
» chire ma poitrine; je ne me suis point abaisse
» a leur demander la vie ! lis me 1'ont conservee
» malgre moi-meme, et je ne m'en suis console
» que dans 1'espoir de pouvoir me venger un
» jour, et t'offrir de leurs chevelures en grand
)> nombre. O Manahella! viens seuiement me
» dire que tu me pardonnes , et que tu me per-
*> mets de te suivre dans 1'empire du Grand-
» Esprit.
» An meme instant une lumiere vive , pure
net legere, apparut aux yeux de 1'infortune
M Antakaya. 11 vit en elle 1'ame de son amante,
» et se rnit a la suivre a Lravers la vallee pendant
» t.oute la nuit, la suppliant de s'arreler et de
» lui pardonner. An point du jour il se trouva
322 LAFAYETTE
» sur les Lords d'un grand lac; la lumiere avaU
» disparu , il crut qu'elle avait passe le lac. Aus-
» sitot, malgre sa faiblesse et sa fatigue, il fit 1111
» canot d'un tronc d'arbre qu'il creusa , et d'une
» branche il fit une rame. A la fin du jour son
» travail etait acheve. Avec les tenebres revint la
» mouche trompeuse; pendant toute la nuit An-
» takaya poursuivit son erreur sur la surface
» tremblantc des eaux. Mais elle disparut devant
» la clarte du soleil , et avec elle s'evanouit le
» souffle leger des esperances et de la vie d'An-
» takaya. »
Marie venait d'achever sa ballade, et je lul
exprimais mes remercimens au moment ou nous
arrivions au pont de la Kaskaskia. La, Sciakape
rallia son escorte, dit quelques mots a sa femme,
et nous laissa entrer seuls dans le village. Nous
approcliions de la maison de M. Morrisson , chez
lequel se donnait le bal auquel le general La
fayette assistait. Je sentis alors trembler Marie ;
son trouble etait si grand qu'elle ne put me le
caclier. Jelui en demandai la cause. Si vous voulez
m'epargner un grand chagrin , me dit-elle , vous
ne me conduirez pas au milieu des dames de
Kaskaskia.Elles sorit sans doute aujourd'hui dans
leurs plus brillantes parures , et la grossierete
de mes vetemens leur inspirerait pour moi du
mepris ou de la pitie, etces deux sentimensm'af-
fligeraient egalement. D'ailleurs, je sais qu'elles
EN AMERIQUE. 3?.3
me blanient d'avoir renonee a la vie des blancs ,
et je me sentirais mal a False en leur presence.
Je lui promis ce qu'elle de'sirait, et elle se ras-
sura. Arrives chez M. Morrisson , je la fis entrer
dans une chambre basse, et je montai a la salle
dubal pour prevenir le general Lafayette que la
jeune Indienne 1'attendait en bas. II s'empressa
de descendre, et plusieurs membres du comite
descendirent avec lui. 11 vit et entendit Marie
avec plaisir, ct ne put dissimuler son emotion
en reconnaissant sa lettre, en voyarit avec quell e
vsainte veneration elle avait ete conservee pen
dant pres d'un demi-siecle au milieu d'uue na
tion sauvage chez laquelle il ne supposait meme
pas que son nom fut jamais parvenu. De son
cote, la fille de Panisciovva exprimait avec viva-
citt3 le bonheur qu'elle goiitait de voir celui a
cote duquel son pere , disait-elle , avait eu 1'hon-
neur de combattre pour la bonne cause ameri-
calne.
Apres une demi-heure d'une conversation dans
laquelle le general Lafayette se plut a rapporter
des temoignages de la loyale et courageuse con-
duite de quelques nations indiennes, envers les
Americains , pendant la guerre de la revolution ,
Marie temoigna le desir de se retirer , et je Fac-
compagnai jusqu'au pont, ou je la remis aus
soins de Sciakape et de son escorte , et je pris
conge d'elle.
2t.
LAFAYETTE
A minuit , le general recut les adieux des dames
et des citoyens de Kaskaskia , qui s'etaient reunis
cliez M. Morrisson, et nous nous reridimes a bord
de notre navire pour continuer immediatement
notre navigation vers 1'embouehure de 1'Ohio.
Le gouverneur Coles aurait bien voulu nous faire
traverser cette partie de 1'etat dlllinois comprise
entre Tangle que forment les deux grands fleuves,
nous aurions alors retrouve notre bateau a vapeur
a Shawneetown , ou nous aurions pu visiter des
salines que Ton dit fort belles ; mais outre que
cela aurait pris att general plus de temps qu'il
n'en pouvait consacrer a cette visite, cette route
ne s'accordait point avec le projet qu'il avait de
remoriter la riviere de Cumberland pour aller a
Nashville , ou les envoyes du Tennessee etaient
charges dele conduire. M. Coles s'embarqua avec
nous pour accompagner le general j usque dans
1'etat du Tennessee T et nous en ressen times un
veritable plaisir , car c'est un homme d'un com
merce agreable et d'un rare merite.Tout le monde
s'accorde a dire qu'il remplit ses fonctions de gou
verneur avec autant de philanthropic que de jus
tice. II doit son elevation a la place de gouverneur,
a ses opinions sur I'abolition de 1'esclavage des
noirs. 11 etait d'abord proprietaire en Virginie ,
ou, selon la coutume de ce pays , il faisait culti-
ver ses terres par des negres esclaves. Apres avoir
long-temps et hautement exprime son aversiora
EN AMEKIQUE.
pour ce genre de culture, il pcnsa qu'il etait cle
son devoir de mettre en pratique les principes
qu'il avait d'abord professes , et il voulut donner
la liberte a tous ses negres ; mais ayant reconnu
que leur affrancbissement pur et simple en Vir-
ginie leur serait plus nuisible qu'utile, il les em-
mena tous avec lui dansl'etat d'lllinois, ou non-
seulement il leur accorda Ja liberte , mais encore
ou il les etablit a ses frais , de maniere qu'ils
pussent se procurer une existence heureuse par
leur travail. Get acte de justice et d'humanite di-
minua considerablernent sa fortune, mais nelui
causa aucuns regrets. A cette epoque , quelques
bommes, egares par d'anciens prejuges, cber-
cberent a faire reformer Farticle de la constitu
tion de Tetat d'lllinois , qui abolit 1'esclavage ;
M. Coles combattit ces bommes avec toute 1'ar-
deur de son ame philanthropique , et avec toute
la superiorite d'un esprit eclaire. Dans cette lutte
honorable , il fut soutenu par le peuple de 1'etat
d'lllinois ; la justice et 1'humanite triompherent ,
et bientot apres M. Coles fut elu gouverneur a une
immense majorite. Ce fut pour lui une recom
pense bien honorable, €t a celle-lk s'en joint au-
jourd'hui une autre qui doit lui etrebien douce,
ses negres aftrancbis reussissent parfaitement et
ofFrent un argument sans replique aux adversaires
<le 1'emancipation.
Quelques beures apres notre depart de Kaskas-
LAFAYETTE
kia , nous etions a Fembouclmre de 1'Ohio , que
nous remontames jusqu'a rembouchure de la ri
viere Cumberland , ou nous arrivames avant 3a
nuit. La nous attendait le bateau a vapeur I Ar
tisan , pour nous conduire a Nashville. Lorsqu'il
nous fallut quitter le Natchez et nos compagnons
de voyage de 1'etat de Louisiane, nous eprou-
vames un serrement de coeur comme si nous
quittions notre maison et notre famille. Ge sen
timent se comprend facilement quand on songe
que nous avons passe pres d'un mois et fait dix-
huit cents milles a bord de ce Latiment , au mi
lieu d'une societe aimable, spirituelle, prevenante,
et dont chaque membre etait devenu pour nous
un ami veritable. De leur cote, MM. Morse,
Ducros , Prieur et Caire , nous temoignerent des
regrets non moins sinceres. Malgre leur longue
absence de la Nouvelle-Orleans, ils auraient ce-
pendant encore volontiers prolonge leur mission ,
disaient-ils , pour passer encore quelque temps
avec leur cher Lafayette; et notre excellent capi-
taine Davis exprimait vivement ses regrets de
voir qu'un autre batiment que le sien allait etre
charge de porter I'hote de la nation ; mais, d'un
autre cote, les envoyes du Tennessee n'etaient
point disposes k ceder a d'autresle droit de faireles
honneurs de leur etat , et lors meme qu'ils eusserit
eu la volonte d'accepter les services du capitaine
Davis., il auraient ete forces d'y renoncer, parce
EN AM£RIQUE. $27
quc fe Natchez n'aurait pu naviguer sur 3es eaux
trop Lasses du Cumberland. 11 nous fallut done
prendre conge du comite louisianais et de celui
de 1 etat de Mississippi , que nous regrettions aussi
beaucoup , et passer a bord de E Art is an , ou nous
fumes recus et traites de maniere a nous faire
pressentir que nous eprouverionsbientot un nou-
veau chagrin en nous separant de nos nouveaux
compagnons de voyage,
LAFAYETTE
CHAPITRE X.
RIVIERE DE CUMBERLAND. - AHR1VEE A NASHVILLE. - M1L1CES DU
TENNESSEE. - HABITATION DU GENERAL JACKSON. - NAUFRAGE
SDR L'OHIO. - LOUISVILLE. - ROUTE DE LOUISVILLE A CINCIN
NATI fAR TERRE. - ETAT DE KENTUCKY. - ANECDOTE.
CE fut le 2 mai, a huit lieures du soir , que
nous entrames dans la riviere de Cumberland,
ou, malgre 1'obscurite , nous naviguames toute
la nuit. Cette riviere, qui est un des plus grands
tributaires de 1'Ohio , prend sa source a 1'ouest
des montagnes de Cumberland , arrose 1'etat de
Kentucky par ses deux extremites , et 1'etat de
Tennessee par son centre qui forme un grand
arc; elle est navigable pendant un cours de quatre
cents milles; au jour nous pumes juger de la ri-
chesse des pays qu'elle traverse , par la grande
quantite de batimens charges de toute espece de
produits que nous rencontrames. Comme de-
puis son embouchure dans FOhio jusqu'aux en
virons de Nashville 7 les bords du Cumberland
sont plats, boises et quelquefois marecageux , on
ne rencontre dans toute cette partie aucune ville
assise absolument sur les rives; tous Jes etablis-
EN AMERIQUE.
semens sont a quelque distance dans les terres ,
et nous ne pumes les visiter ; mais beaucoup de
Jeurs habitans vinrent, a 1'aide de chaloupes ,
saluer le general a bord de Partisan , ce qui sou-
vent retarda notre marclie , car il fallait a cha-
que instant nous arreter pour recevoir et laisser
repartir les visiteurs.
Le mercredi , 4 ma^ > au point du jour , nous
remarquames que les bords de la riviere s ele-
vaient sensiblement au-dessus de nos tetes, et
offraient des positions agreables et saines pour
des villes ou des villages; a buit heures nous
n'apercevions encore aucune habitation , mais
nous entendions cependant deja , dans le loin-
tain , retentir le son des cloches qui nous annon-
caient le voisinage d'une population et les pre-
paratifs d'une solennite; quelques instans apres
nous apercumes a rhorizon les pointes de quel
ques edifices , et sur un plan plus rapproclie de
nous , une foule nombreuse d'hommes , de fem-
mes et d'enfans qui semblaient attendre avec
une vive sollicitude Tarrivee de quelque chose
d'exlraordinaire ; enfin , lorsque notre batiment
fut assez pres de la foule pour en etre reconnu ,
un cri de joie s'eleva du rivage , et 1'air retentit
mille fois du welcome Lafayette:, c'etait le salut
des habitans de Nashville a Fhote de la nation.
Ce salut se prolongea, sans interruption, jus-
qu'a ce que nous fussions arrives au-dela de la
33o LAFAYETTE
ville , au lieu du debarquement , oule genera] flit
accueilli par ]'il lustre Jackson qui monta avec
lui en voiture pour le conduire a Nashville; plu-
sieurs corps de cavalerie les precederent; et le
cortege, qui se forma derriere] eux , se compo-
sait de tous nos compagnons de voyage, aux-
quels vinrent se joindre une multitude de ci-
tojens accourus des environs ; nous entrames en
ville par une large avenue bordee de milices re-
marquables par le brillant de leurs uniformes
et leur bonne mine sous les armes ; il etait facile
dereconnaitre, a leur air martial, quelles comp-
taient dans leurs rangs un grand nombre de ces
intrepides soldats-citoyens devant lesquelsles An
glais reculerent sous les murs de la Nouvelle-
Orleans. Pour entrer en ville , le cortege passa
sous un arc de triomphe , an sommet duqucl
etaient ecrits ces mots repetes sans cesse par la
foule : Bienvenu soit Lafayette , I'ami des Etats-
Unis ! et au-dessus flottait le pavilion americain ,
attache a une lance surmontee du bonnet de la
liberte. Apres avoir parcouru les principalcs
rues , nous arrivames sur la place publique, de-
coree de mille bannieres suspendues aux croisees,
et aussi ornee d'un arc de triomphe , sous lequel
etait une plate-forme elevee, oule gouverneur do
1 etat attendait Ihote national pour le haran-
guer. Son discours ne fut pas seulement tou-
chant par les sentimens d'aftection et de recon-
EN AMfcRIQUE. 33i
naissance dont il etait fortement empreint , mais
aussi fort remarquable par la richesse et la fide-
lite du tableau qu'il fit de la situation actuelle de
Fetat de Tennessee, et de la rapidite de son ao
croissement sous Finfluence de la liber te et des
lois sages qui le regissent. Le general Lafayette
Jui repondit avec cette emotion du coeur et cet
heureux choix d'expression , qui , si souvent pen
dant son long voyage, firent Fetonnement et
1'admiration de ceux qui 1'entendaient. Alors des
deux cotes de Fare de triomphe sortirent qua-
rante oificiers ou soldats revolutionnaires , la plu-
part accables par Fage, quelques-uns mutiles par
la guerre , et inalgre cela presque tous venus des
parties les plus eloignees de Fetat pour assister
au triomphe de leur ancieri general ; ils s'avan-
cerent vers lui au milieu des acclamations du
peuple, et Fentourerent de leurs temoignages
d'afFectiori et de leurs patriotlques souvenirs;
parmi eux il en etait un , remarquable surtout
par son grand age et par la vivacite de Fexpres-
sion de sa joie; il se jeta dans les bras du general
en pleurant et s'ecriant : « J'ai eu deux beaux
» jours dans ma vie, celui ou je suis debarque
» avec vous a Gharlestown en 1777, et celqi-ci;
i) maintenant queje vous ai revu, je n'ai plus rien
» a desirer, j'ai assez vecu... » Et Fattendrissement
de ce vieillard se communiqua a toute la foule
(jui resla quelque temps silencieuse. Malgre ses
LAFAYETTE
infirmites il avail fait , dit-on , plus de cinquante
lieues pour se procurer cet instant de bonheur.
Nous apprimes ensuite qu'il se nommait Hagy,
qu'il etait ne en Allemagne , et qu'il etait venu
sur le meme vaisseau que le general Lafayette
en Amerique , ou il avait fait sous ses ordres toute
la guerre revolutionnaire. Le general Lafayette ,
apres avoir consacre quelques instans a la ten-
dresse de ses vieux compagnons d'armes, re-
monta en voiture avec le gouverneur, et se ren-
dit a la jolie residence du docteur Mac-Nairy,
qui nous avait prepare des logemens chez lui , et
qui nous accueillit , ainsi que sa famille , avec
la plus aimable hospitalite. Le general fut recu
a sa porte par le corps municipal et par le maire,
qui lui adressa une harangue au nom des habi-
tans de Nashville. Apres 1'avoir felicite de son
heureuse arrivee dans la ville, et avoir eloquem-
nient retrace les motifs des temoignages de re
connaissance que lui clonnait 1'Amerique, il
ajouta : « Ici nous ne pouvons ni vous montrer
w des champs de bataille, ni vous entretenir des
» victoires auxquelles vous prites une part si glo-
w rieuse pendant noire guerre de la revolution ;
» trop eloignee clu lieu de ces grandes scenes,
» cette ville, maintenant la capitaled'un nouvel
» etat independant qui n'existait pas alors , et
» qui cependant est deja le huitieme de 1'Union
» par sa population , cette ville , dis-je , n'est sortie
EN AMERIQUE.
» que depuis pen du sein des deserts , et cepen-
» dant vous y etes accueilli par un assez bon
» nombre cle ces veterans qui combattirent k
» vos cotes pour la coaquete des droits dont ils
» jouissent maintenant, et leurs nombreux des-
» cendaus se pressent au devant de vos pas pour
» vous exprimer leur reconnaissance. Ges gene-
» rations passeront sans doute bientot; mais le
» souvenir dece jour sera transmisaux generations
» suivantes, et c'est avec enthousiasme que les
» enfans, qui, aujourd'hui ont quitte les banes
» de 1 ecole pour venir vous saluer, raconteront
» un jour a leurs enfans qu'ils ont eu le bonheur
)) de contempler Faini et le bienfaiteur de leur
)> patrie, le genereux Lafayette.... » Le general
le remercia en lui disant : « Mon voyage a travers
» les etats du Sud et de FOuest , dont vous avez
» la bonte de parler avec une toucbante sollici-
» tude, a ete pour nioi une source continuelle
» des plus heureuses et reconnaissantes emo-
» tions; je les ai trouvees dans le spectacle des
» bienfaits de ces institutions republicaines dont
» un patriotisme non moins republicain est la
» sauvegarde; je les ai trouvees dans les prodi-
» gieux resultats de I'independance nationale,
» du gouvernement du peuple par lui-meme , et
» de3 plus genereux sentiniens ; je les ai trouvees
» dans tous les temoignages d'affection pour moi
» qui peuvent le plus elever et cbarmer le coeur
334 LAFAYETTE
» humain , et dans toutes les attentions qui
» vent rendre uu voyage rapide, facile et agrea-
» ble. Telle a ete mon lieureuse marche jusqu'a
» cette capitale, ou aujourd'hui le peuple de
» Nashville, ses dignes magistrals, et vous, mon-
M sieur le maire, daignez m'accueillir de la rna-
» mere la plus honorable et la plus affectueuse.
» Pendant qu'avec une bonte si partieuliere
» pour moi vous voulez -bien me rappeler ces
» anciens temps dont il est vrai que votre ville,
» qui n'etait pas encore nee , ne peut montrer
» aucnne trace sur ses belies collines, nous avons
» le plaisir de voir dans son sein beaucoup de
» vieux soldats de 1'independance et de la liberte ,
» ainsi que leur nombreuse et vaillante posterite;
)> c'est le dernier theatre de la gloire de ces bra-
» ves descendans que j'ai eu Thonneur de saluer,
» lorsqu'apres avoir porte mon hommage aux
» tombes de Greene, Kalb et Pulawski, j'ai vi~
» site les lignes de la Nouvelle-Orleans, ouvous
)> avez si noblement combattu sous les ordres de
» votre illustre compatriote. Je vous prie , mon-
» sieur le maire, et messieurs de la corporation,
» d'accepter , pour les citoyens de Nashville et
» pour vous-memes , le tribut de ma respectueuse
» et tendre reconnaissance. »
Alorsle peuple poussa trois acclamations, puis
se retira en silence pour laisser a son hote le
temps de prendre un pen de repos avant le
EN AMERIQUE. 335
diner ; mais le general protita de ce moment
pour aller faire une visite a madame Jackson ,
qu'il apprit etre en ville, et a madame Litle-
field , la fille de son aneien compagnon d'ar-
mes et ami , le general Greene.
A quatre heures, un nouveau cortege vint nous
chercher pour nous conduire au banquet public
auquel plus de deux cents citojens prirent place,
sous la presidence du general Jackson. Au nom-
bre des convives etait un venerable vieillard
nomme Timothe Demundrune , qui fut le pre
mier homme blanc qui vint s'etablir dans le Ten
nessee. Selon la coutume americaine , le repas se
termina par 1'expression franche et energique de
Fopinion de chaque convive sur les actes jour-
naliers de Fadministration et sur le caractere
public des magistrals ou des candidats aux di-
versesmagistratures; parmi ces nombreux toasts
je citerai les trois suivans, qui me paraissent par-
ticulierement propres a faire connaitreles senti-
mens predominans du peuple de Fetat cle Ten
nessee :
« Au siecle present : il favorise le regne des
;> principes liberaux. Les rois sont forces de s'u-
?> nir contre la liberte , et le despotisme est sur
» la defensive.
» A la France : repiiblicaine ou inonarchique 7
» dans la gloire ou dans les revers , elle aura tou-
» jours des droits a notre reconnaissance.
336 LAFAYETTE
» A Lafayette, : les tyrans Tout opprime,
» mais les hommes libres I'honorent. »
A ce dernier toast le general se leva , exprima
ses remcrcimens , et demanda la permission de
porter le toast suivant:
« A I'etat de Tennessee et a sa capitale , La
» cite de Nashville : puisse notre heritage de
» gloire revolutionnaire s'unir a jamais aux bril-
» lans laariers de la derniere guerre, pour former
» un des liens perpetuels de 1'union entre toutes
» les parties de la confederation americaine. »
Le president du banquet donna alors le signal
du depart, et nous nous rendimes a la loge ma-
oonnique, ou trois cents freres, dans le plus
brill ant costume , nous recurent avec la plus
tend re cordialite. Nous passames avec eux une
veritable soiree de famille. L'eloquent oratcur,
M. William Hunt, nous fit entendre un excel
lent discours qui , sous la forme maconnique ,
presentait le tableau ties plus nobles preceptes
de patriotisme et de philanthropic, et la seance
se termirta par une elegante collation a la fin
de laquelle le general proposa un toast qui fut
accueilli avec le plus vif enthousiasme , c'etait a
la memoire de notre illustre frere Riego, mar
tyr de la liberte! En nous retirant pour nous
rendre a notre quartier general, chez ledocteur
Mac-Nairy, nous trouvames la ville eclairee par
de brillantes illuminations, et un grand nom-
EN AMERIQUE.
bre de maisons decorees de transparent repre
sents nt le general Lafayette avec divers em-
blemes tons fort ingenieux.
Le leadcmain matin , aussitot que nous fumes
leves, nous nous rendimes au sudde la ville,ou
nous trouvames toutes les milices des comtes
voisins, reuuies dans tin camp qu'elles occupaient
depuis plusieurs jours en attendant Farrivee du
general Lafayette; quelques-uns des corps que
nous vimes sous les armes avaient fait, nous dit-
on , plusde cinquante milles pour venir ajouter,
par leur presence , a la solennite de la reception
faite a lliote cle la nation. Le general , apres les
avoir vus manceuvrer devai)tlui?parcourut leurs
rangs pour leur temoigner son admiration de
leur belle tenue, et leur exprimer sa reconnais
sance pour les preuves d'affection qu'ils venaient
de lui donner. Pendant ce temps, M. George ct
luoi nous causions avec uu ollicier d'etat- major,
qui eut la bonte de nous donner des details siu-
1'organisation des forces mil ita ires de Fetat de
Tennessee. « EHes se composent,» nous dit-il ,
» de trente mi-lie hommes d'une infanterie qui ,
» consider^e comnse troupe legere, peut etre, je
» crois , bardiment oppasee avec succes aux meii-
» leures troupes regulieres de 1 Europe. Nos
» jeunes gens, habitues de bonne bcure aux fa-
» tigucs etaux exercices de la chasse, acquierent
» uiie telle adresse , qu'elle est devenue prover-
II. 22
338 LAFAYETTE
» biale chez nos voisins , et je ne pense pas quo
» ies Anglais oublient de shot les preuves qu'ils
» en ont eues (levant les lignes de la Nouvelle-
» Orleans. Je pourrais aussi invoquer le temoi-
» gnage c!e notre brave general Jackson , qui ,
» pendant la derniere campagne , recut cle ses
» soldats , presque tous les matins , une douzaine
» de grives tuees a balle , avec tant de soin , qne
» toutes celles qui etaient toueliees ailleurs qif a
» la tete, etaient considerees comme indignes
» de lui elrc offertes. A cette extreme adresse de
» nos soklats-citoyens , ajoutez leur temperance ,
» leur tenacite de caractere, et par-dessus tout
» leur amour de la patrie et des institutions, et
» vous conviendrez qu'une arniee reguliere aurait
» bientot a se repentir de son mepris pour une
« pareille mil ice. Quant a la discipline militaire,
)) je sais que vosprejuges europeens la regardent
)> comme inapplicable a des corps non permanens
)> et non salaries; cependant, voyez ce qui se
)> passe sous vos yeux , et vous changerez peut-
» etre d'avis. Voici des compagnies volontaires
» qui , sous la conduite d'officiers de leur choix,
» ont quitte leurs occupations journalieres et ont
» parcouru d'assez grandes distances pour venir
» rendre bom mage a Lafayette. Depuis plus de
» quinze jours que quelques-unes d'elles se sont
» campees pres de notre ville , nul desordre n'a
» signale leur presence; niais si la moindre
EN AMEIUQUE.
» plainte contre elles parvenait h nos magistrals ,
» )es tribunaux civils en feraient bientot justice. »
On trouvera peut-etre qu'il y avait, dans la
maniere de s'exprimer de not re officier d'etat-
major, beaueoup de vanite nationale; cependant
je suis persuade que ce sentiment n'entrait pour
rien dans son langage. II louait les qualites mi-
litaires de scs concitoyens par conviction , et
comme il aurait loue, dans des elrangers, d'au-
tres qualites auxquelles.il aurait cru. J'ai souvent
remarque qu'en general les Americains connais-
sent peu cette espece d'hypocrisie, que nous ap-
peloos niodestie , et dont nous nous croyons
toujoiirs obliges de nous envelopper lorsque nous
parlous de nous, et des qualites qui nous sent
propres. Us croient, et je suis de leur avis, que
la vraie niodestie consiste inoins a se deprecier
soi-m^me qu'a ne point parler avec exageration
on sans necessite de son propre merite.
Un repas frugal , prepare et servi militaire-
ment sous la tente, termina cette visite du camp
des miliccs tcnnessiennes, apres quoi nous ren-
trames en viile, oti nous visilames successive-
ment Tacademie des jeunes filles de Nashville ,
et le college de Cumberland. Dans 1'un et 1'autre
de ces etablissemens, le general fut recu comme
un pere bien-aime par ses enfans, et il en sortit
avec la douce et consolante certitude, que les
soins ct la bonne methode avec lesquels on y
2?..
34o LAFAYETTE
propage les lumieres et I'amour de la liberte,
ne peuvent qu'augmenter la gloire et perpe-
tuer le bonheur cle sa patrie adoptive. Le comite
d'instruction du college de Cumberland lui fit
liommage , ainsi qu'au general Jackson qui 1'ac-
compagnait , d'une resolution du conseil , par
laquelle deux nouvelles chaires, sous le nom de
chaire de Lafayette et cliaire de Jackson , pour
1'enseigneraent des langues et de la philosophic,
allaient elre fondees au moyen d'une souscrip-
tion volontaire deja remplie par les citoyens de
1'etat de Tennessee. L'un et 1'autre accepterent cet
hommageavec empressemeHt, etapposerent leur
adhesion au bas de la resolution , avant de sorlir
de cet etablissement, qui, quoique fonde depuis
peu de temps, offre cependant deja des resultats
tres-satisfaisans.
A une heure apres midi , nous nous embar-
quames avec une nombreuse societe pour aller
diner a la residence du general Jackson , situee a
quelques milles en remontant la riviere. Nous y
trouvames beaucoup de dames et de cultivateurs
des environs , que madame Jackson avait invites
a venir prendre part a la fete qu'elle avait pre-
paree pour le general Lafayette. La premiere
chose qui me frappa eri arrivant chez le general
Jackson futla simplicite de son habitation. En
core un peu domine par mes habitudes euro-
peeunes 7 je me demandai si ce pouvait bien etre
;
EN AMERIQUE. $4l
lii la demeurc de Fhonime le plus populaire des
Etats-Unis, de celui que la patrie proclame un
de ses plus illustres defenseurs, de celui enfin
qui , par la volonte du peuple , avait ete sur le
point d'arriver a la supreme magistrature Un
de nos compagnons de voyage , un citoyen de
Nashville, temoin de mon etonnement, me de
manda na'ivement si , en France , nos liommes
publics, c'est-a-dire les serviteurs du peuple,
avaient une maniere de vivre bien differente de
celle des autres citoyens? — « Certainement , »
lui dis-je; « ainsi 7 par exemple , la plupart
» de nos generaux, tous nos ministres , et meme
)> un grand nombre de nos administrateurs su-
» balternes , se croiraient deshonores , et n'ose-
» raient recevoir personne chez eux s'ils n'ayaient
)> qu'une maison comme celle de Jackson ; et les
» modestes demeures de vos illustres revolution-
» naires , Washington , John Adams , Jeffer-
» son, etc., ne leur inspireraient que mepris et
» degout. 11 leur faut d'abord en ville un grand
» et vaste edifice appele hotel, dans lequel loge-
» raient a Taise dix families nornbreuses, mais
» qu'ils remplissent d'une foule de valets bizar-
» rement, ridiculement habllles , et qui , pour la
» plupart, n'ont d'autre emploi que celui d'insul-
» ter les honnetes citoyens qui vienrient a pied
» visiterleur maitre. II leur faut ensuite a la cain-
» pagne un autre grand edifice, qu'on appelle
3^2 LAFAYETTE
» chateau, et dans lequel on accumule luxe tie
» meubles, luxe cle decorations, luxe de table,
)> luxe d'habillement , en fin tous luxes propres a
» faire oublier la campagne. Puis il leur faut,
» pour aller del'une a 1'autre deces habitations,
» grand nonibre de voitures, grand nombre de
» cbevaux , grand nombre de domestiques »
— « Fort bien, » interrompit mon Tennessien ,
en secouantla tete d'un air de doute; « mais qui
M done fournit a ces ofliciers de 1'etat tout 1'ar-
» gent que doit engloutir un pareil luxe? Et com-
» ment se font les affaires du peuple? » — « Si
)> vous les interrogez, ils vous diront que c'est le
» roi qui les paie , quoiqu'au fait je puisse vous
» assurer que c'est la nation , qui , pour eux , est
» surcharged d'impots; et, quant aux affaires, elles
« sont faites tant bien que mal ; mais plus sou-
)> vent mal que bien. » — « Et pourquoi souffrez-
w vous cet etat de choses? » — • Parce que nous ne
» pouvons rempecher. » — « Comment! vous
« ne pouvez 1'empecher ? Une nation si grande ,
» si eclairee que la nation francaise, ne peut em-
» pecher que ses ofliciers , ses magistrals , ses ser-
)) viteurs enfin ailichent , a sesdepens, un luxe
» scandgleux, immoral, etfassent mal ses affaires!
» Tandis que nous, qui comptons k peine depuis
» quelques jours parmi les nations, nous jouis-
» sons de 1'immense avantage de ri'avoir pour
» magistrats que des homines simples, probes,
EN A M E ill Q UK. 343
» laborieux, cl plus jaloux de noire estirne qu'a-
» vides de ricliesses ! Allons, allons, permettez-
» ID oi de croire que ce que vous venez de me
« dire n'est qu'une plaisanterie , et que vous avez
» voulu vous amuser un instant de la simplicite
» d'un pauvre Tennessien qui n'a jamais visite
w 1'Europe Mais persuadez - vous bien que,
» quelqu'ignorans que nous soyons ici de ce
» qui se passe de 1'autre cote de FOcean , il n'est
» cependant pas facile de nous faire croire £» des
» choses qui heurtent si fort le bon sens et la di-
)> gnite de I'homnie »
J'eus beau faire et beau dire, je ne pus jamais
faire entendre a ce bon citoven de Nasliville que
je ne piaisantais pas du tout, et force me fut de
lui laisser croire que nous n'etions pas plus mal
gouvernes en France qu'aux Etats-Unis.
Le general Jackson nous montra, dans le plus
grand detail, son jardin et sa ferme,qui nous
parurent cul lives avec une grande intelligence.
Nous remarquames partout le plus grand ordre,
la plus parfaite proprete , et nous aurions pu
nous croire chez un des plus riches et des plus
babiles fermiers de 1'Allemagne, si , a cbaque pas,
nos jeux ii'avaient ete affliges du triste spectacle
de 1'esclavage. Tout le monde nous dit que les
esclaves du general Jackson etaient traites avec
la plus grande humanite ; et plusieurs personiies
nous assurerent meme qu'il ne serait point eton-
LAFAYETTE
riant qu'avant peu leur maitre , qui a deja taut
cle litres a la reconnaissance de ses concitoyens ,
n'entreprit de 1'augmenter encore , en donnant
au Tennessee, 1'exemple d'une emancipation gra-
duelle, qui serait d'autant plus facile que, dans
cet etat, on ne conipte pas plus de soixante-
dix-neuf mille esclaves, sur une population totale
de quatre cent vingt-trois mille ames , et que
Fesprit public y serait plus favorable qu'ailleurs
a ['abolition de 1'esclavage.
En rentrant a la maison , quelques amis du
generaljackson , qui probablement ne 1'avaient
pas vu depuis long -temps , le prierent de leur
montrer les armes d'honneur qu'il avait recues
apres la derniere guerre; il se rendit de fort
bonne grace a leur demande , et fit apporter
sur la table un sabre , une epee et une paire de
pistole ts. L'epee lui fut offer te par le congres, et
Je sabre , je crois , par le corps d'armee qui com-
battit sous ses ordres devant la INouvelle - Or
leans. Ces deux armes , de fabrique americaine ,
sont remarquables par le fini du travail , et plus
encore par les honbrables inscriptions dont elles
sont couvertes. Mais ce fut particulierement sur
les pistolets que le general Jackson voulut attirer
notre attention ; il les presenta an general La
fayette, et lui clemanda s'il les reconnaissait. Ce-
lui-ci , apres quelques minutes d'un examen at-
tentif, lui repondit qu'en eilet il les reconnais-
EN AMfiRIQUE. 345
sait pour £tre ceux qu'il avail ofTerts , en 1 778 , a
son paternel ami Washington , et qu'il eprouvait
une veritable satisfaction en les retrouvant en-
tre les mains d'uii homme si digne d'un pareil
heritage. A ces mots le visage du vieil Hickory 1
se couvrit d'une modeste rougeur, et son ceil
etincela comme au jour d'une victoire. « Oui , je
» m'en crois digne, » s'eeria-t-il, en pressant a
la fois sur sa poitrine ses pistolets et les mains
de Lafayette; « si ce n'est par ce quej'ai fait, c'est
» du moins par ce que je desire faire pour ma
» patrie » Tons les assistans applaudirent a
cette noble confiance du heros patriote, et con-
vinrent que les armes de Washington ne pou-
vaient etre entre meilleures mains que celles de
Jackson.
Apres le diner, nous primes conge de la fa-
mille du general Jackson , et nous retournames
a Nashville pour y assister a un bal public qui
fut tres-brillant , a la suite duquel nous nous rem-
barquames sur I Artisan pour continuer notre
voyage. Le gouvernenr Carroll, du Tennessee,
et deux de ses aides de camp , s'enibarquerent
1 Surnom que les soldats avaient donne a Jackson pen
dant la derniere cainpagne , sans doute pour faire allusion
a la vigueur avec laqwelle il supporta les fatigues de la
guerre, \ihickory est un des arbres les plus vigoureux et
les plus durables des forets de i'Americfue seplentrionale.
346 LAFAYETTE
avec nous. Nous descendimes rapidement la ri
viere de Cumberland , et le 7 mai nous rentra -
mes dans les eaux de 1'Ohio , ou autrement dit
de la Belle-Riviere; car c'est ainsi que les pre
miers Francais , qui decouvrirent ses rives , sur-
nommererit ce cours d'eau majestueux qui , pen
dant onze cents milles, arrose le pays le plus
gracieux et le plus fertile qu'il soit possible de
rencontrer. L'Ohio nait de la reunion de la Mo-
nongahella et de 1'Alleghani , a Pittsburg , et
vient se jeter dans le Mississippi , au 3^e. degre
de latitude. Son courant est ordinairement d'un
xnille et demi par beure; niais lorsque les eaux
sont hautes, il egale souvent celai du Mississippi,
dont la vitesse moyenne est de quatre milles
par beure. L'eau de 1'Ohio a uiie grande vertu
prolijique, disent les Americains , et lorsque
vous leur demandez sur quoi se fonde cett*
opinion, ils vous montrent avec fierte les nom-
breuses habitations qui se multiplient a Vinfini
sur ses bords, et ce grand nombre d'enfans
qui en sortent cbaque matin , un petit panier
de provisions au bras, pour aller se reunir et pas
ser la journee a 1'ecole , et qui le soir reviennent
sous le toit paternel en cbantant les bienfaits de
la liberte.
Le 8, au point du jour , nous arrivames a hau
teur de Sbawneetown , ou nous debarquames
avec le gouverneur Coles et les autres ptembres
EN AMERIQUE.
clu comite de 1'etat d'lllinois , qui, a noire grand
regret, ne pouvaient nous accompagner plus
long-temps. Le general Lafayette accepta le
diner qui lui futofFert par les habitans dc cette
ville. Nous continuames notre navigation en
pressant la march e de notre petit navire, c!e
toute la puissance de sa machine a vapeur. Mal-
gre le depart du gouverneur Coles et de ses
compagnons, nous etions encore fort nombreux
a Lord. Tous leslitsde lagrandesalle, au nombre
de plus de vingt , etaient occupes par les depu
tations du Missouri , du Tennessee, du Kentucky,
et par quelques autres personnes qui avaient
demande a accompagner le general Lafayette
jusqu'a Louisville. Le general , son ills , M. de
Syon et 1'auteur de ce journal, occupaient
en commun ce qu'on appelle la cabine des
dames , situee a Tarriere du batiment, et dans
laquelle on ne parvient qu'en descendant une
dixaine de marches.
Pendant toute la journee du 8 , nous avions
beaucoup travaille. Le general avait repondu a
un grand nombre delettres qui lui etaient adres-
sees chaque jour de toutes les parties de rUnion ,
et m'avait dicte quelques notes pour le directeur
des travaux de la ferme de La Grange , auquel
il indiquait les changemens ou les ameliorations
qu'il voulait qui fussent faits dans sa culture
avant son retour en France, Un pen fatigue de
348 LAFAYETTE
ce travail , il setait eouche de bonne heure , et
dormait dejk , lorsqu'a dix heures , M. George ,
descendant de dessus le pout ou il etait alle se
promener , nous exprima son etonnement de ce
que , par une nuit aussi obscure , notre capitaine
ne suspendait pas , ou du moins ne ralentissait
pas la marche de son batiment. Noustrouvames
sa reflexion fort juste, mais habitues comme nous
1'etions depuis quelques mois a ne nous arreter
devant aucune difficulte , et a voyager par tous
les temps, nous parlarnes bientot d'autres cboses ,
et M. George ne tarda pas a se coucher aussi et
a s'endormir dans la plus profonde securite. Je
restai a causer avec M. de Syon et a rediger quel
ques notes. A 1'exception de notre pilote et de
deux homines de service , tout le monde dormait
autour de nous, et, a onze heures , le profond
silence qui regnait a bord n'etait plus trouble
que par les sourds gemissemens de la machine a
vapeur etle bruissement desflots contreles flancs
de notre navire. Minuit etait sonne , et le som-
meil commencait a nous inviter au repos , lors-
que tout a coup notre batiment eprouva une
horrible secousse et s'arreta tout court. A ce
choc extraordinaire , le general s'eveil]e en sur-
saut, son fils s'elance de son lit a demi-habille ,
et moi je cours aux informations sur le porit. La
je trouve deux de nos compagnons de voyage
que 1'inquietude y avait sans doute d'abord a me-
EN AM&RIQUE.
nes , mais qui deja s'en retournaient en me disant
que probablement nous avions touche un bane
de sable et qu'il ne pouvait y avoir de danger.
Peu confiant dans cette opinion , j'entre dans la
salle commune; tous les passagers etaient dans
line vive agitation, mais cependant encore dans
le doute sur la nature de I'evenement, beaucoup
rneme n'avaient pas quitte leur lit. Decide a ne
point redescendre sans savoir positivement a
quoi m'en tenir , je saisis une lumiere et je cours
a 1'avant du batiment ; le capitaine y arrive en
meme temps que moi , nous ouvrons ensemble
la cale , deja elle etait a moitie remplie parl'eau
qui s'y precipitait en torrent par une large ou-
verture « Un snag ! un snag ! » s'ecrie le ca
pitaine; (( vite Lafayette !... ma clialoupe ! ame-
» nez Lafayette a ma clialoupe ! » Son cri de
detresse avait retenti dans la grande chambre
des passagers , ou toutes les bouches le repetaient
avec efFroi ; mais il n'etait point encore parvenu
dans notre cabine , ou je trouvai le general , qui
neanmoins , d'apres les conseils de son ills , avait
provisoirernent commence a se faire liabiller par
son fidele Bastien. « Quoi do nouveau? » me dit-
il , en me very ant rentrer ; « que nous coulons
)) bas , mon general, et que si nous voulons nous
» tirer cl'affaire, nous n'avons pas un instant a
)) perdre.... » Et ausshotje me mets a ramasser
tous mes papiers , que je jette pele-mele dans
35 0 LAFAYETTE
inon portefeuille ; M. George, de son cote , reu-
nit a la hate quelques-uns des ohjets qu'ii croic
]es plus necessairesasonpere , et nous le prions
de nous suivre; mais sa toilette n'etant point
encore achevee, il nous engage a partir devarit
pout pourvoir aux moyens desalut.... « Quoi ! »
s'ecrie son fils , « pensez-vous que dans une pa-
)> reille circonstance nous puissions vous quitter
» pendant une seule seconde!» et aussitot nous
le saisissons cbacun par une main , et nous 1'en-
trainons vers la porte. 11 nous suit en souriant
de notre vivacite et monte avec nous; mais a
peine au milieu de i'escalier , il s'apercoit qu'il
a ouhlie, sur sa table du nuit , sa tabatiere ,
ornee du portrait de Washington , et veut Taller
chercher; je retourne au fond cle la chambre , je
trouve la tabatiere et je la lui apporte. Dans cet
instant, les oscillations du batiment etaient si
fortes et si irregulieres, le turnulte au-dessus de
nos tetes augmentait d'une maniere si effrayaiite
que je crus que nous n'aurions pas le temps de
sortir avant d'etre engloutis. Enfin , nousarrivons
sur le pont ou tous les passagers se poussarent
en desordre ; les uns apportant leurs maltes ,
ies autres cherchant la chaloupe , et tous appc-
3ant Lafayette. II etait deja au milieu d'eux , et
personne lie le reconnaissait tant la nuit etait
obscure; le batiment penchait si fortement a
triboid , que ce n'etait plus qu'avec peine qu on
EN AMfiRIQUE. 35i
pouvait se tenir debout sur 3e pout. Le capitaine ,
aide cle deux matelots , avait amene sa chaloupe
de ce cote, et j'entendais sa voix retentissante
quiappelait « Lafayette! Lafayette! » mais nous
ne pouvions arriver a lui , tant la confusion qui
regnait autour de nous etait grande. Gependant
le batiment pencliait toujours de plus en plus;
ehaque instant augmentait le danger; nous sen-
times qu'il etait temps de faire un dernier effort,
et nous penetrames au milieu de la foule , ou
je m'ecriai : a Voici le general Lafayette ! » Ce cri
produisit i'effet que j'en atteridais. Au tumulte
succeda le plus profond silence; un passage libre
s'ouvrit devant nous, et tous ceux qui etaient prets
a s'elancer dans la chaloupe, s'arreterent sponta-
nement , ne voulant pas sooger k leur salut avant
que celuideLafayettefut assure. La difficulte main-
tenant etait de determiner le general lui-meme &
partir avant tous ses compagnons de voyage , et
presque seul , car la chaloupe ne pouvait contenir
qu'un ties-petit nombre de personnes ; mais il fut
bientot oblige de cetlerala volonte de tous, ener-
giquementexprimee par cliacun; les secousses ir-
regulieres du batiment , les oscillations de la cha
loupe qui etait a plus de quatre pieds au-dessous
de notre bord, rendaient le passage cle Fun a Tan-
tre fort difficile, surtout au milieu des tenebres.
Le jeune homme le plus leste ft'aurait pu se lia-
sarder a sauter, car, dans 1'obscurite, il aurait
352 LAFAYETTE
couru risque de se jeter a 1'eau ; il fallait done
prendre les plus grandes precautions pour le ge
neral. Je descendis d'abord dans la clialoupe , et
pendant que ]e capitaine la maintenait le plus
pres possible du bailment , deux personnes le
descendirent, en le tenant par-dessous les epau-
les, et je le recus dans mes bras; mais son poids,
ajoute au mien sur le memebord de la clialoupe,
manqua de la faire chavirer, et, perdant Tequili-
bre , je serais probablement tombe a 1'eau avec
iui|, si M. Thibeaudot, ancieri president du senat
de Louisiane, ne se fut trouve a cote de rnoi pour
me preter son appui , ce qui nous sauva tous
deux. Des que nous fumes assures que le general
etait bien etabli sur un bane de la clialoupe ,
nous nous eloignames le plus vite possible du
batiment, afin d'oter aux autres passagers les
moyens de venir surcbarger notre frele em bar-
cation. Quoique les plus grandes difficultes fus-
serit alors vaincues, tout danger n'etait cepen-
dant pas encore eloigne. II fallait alors gagner
beureusement la terre ; mais a quelle distance
en etions-nous? vers quelle rive devious -nous
nous diriger ? C'est ce que 1'obscurite ne nous
permettait pas de bien juger. Notre capitaine ,
en homme de tete, se decida promptement. Te
nant le gouvernail d'une main ferme, il nous diri-
gea sur la rive gauche , en ordonnant a ses deux
matelots de ramer doucement. En moins de t ois
EN AMfiRIQUE. 353
minutes, nous abordames heureusement sur une
rive couverte d'un bois epais.
En de'barquant , notre premier soin fut de
nous compter et de nous reconnaitre; nous etions
neuf, le capitaine et ses deux matelots, le ge^
neral Lafayette , M. Thibeaudot , le clocteur
Shelby, portant dans ses bras un jeune enfant
de sept ans , fille d'un ministre presby terien , le
pere de la jeune fille et moi. Ce fut seulement
alors que le general s'apercut que son fils n'etait
point avec lui dans la chaloupe, et aussitot son
calme habituel en presence du danger, 1'aban-
donna. L'inquietude s'emparant de lui . il se li-
vra a la plus vive agitation; il se mit a appeler
George! Creorge! de toutes ses forces; niais sa
voix etait couverte par les cris qui s'elevaient de
dessus le navire, et par 1'borrible bruit que fai^
sait la.yapeur en s'echappant de la machine, et
il ne recevait aucune reponse. En vain, pour le
rassurer, je lui rappelai que son fils etait bon
nageur, que c'etait sans doute volontairement
qu'il etait reste a bord , et qu'avec son sang^
froid il saurait bien echapper au danger; rien
de tout eel a ne pouvait le calmer, et il cou-
rait toujours le long du rivage en apu^faMt^
George! Alors je me jetai d|ans la eMfeupe^avto
le capitaine pour"* al layers ceux i(nl avaiciit be-
soin de seroi'i-s^. Le l;;VLiiifeM snrnageait encore,
quoique 'prescp^iir le'flanc; le capitaine moiUa
II. 23
t
354 LAFAYETTE
a bord, et je recus a sa. place une dixaine de
personnes qui se precipiterent dans la chaloupe ,
et que je ramenai a terre , sans avoir pu parler ni
h M.George, ni a M. de Syon, ni a Bastien. Je
n'osais rendre compte de cette premiere tenta
tive au general , et je me disposals a faire un
second voyage , lorsqu'un craquement effroyable
et des cris percans de desespoir nVannoncerent
que le batiment aclievait de s'abimer. Au meme
instant j'entendis que Teau etait battue dans plu-
sieurs directions par les efforts de ceux qui se
sauvaient a la nage. M. Thibeaudot, qui s'etait
avance dans Teau pour mieux juger ce qui se
passait, et etre plus h portee de donner des se-
coiirs a ceux qui en avaient besoin , apercut un
homme qui , epuise de fatigue, se noyait a quel-
ques pas du bord , dans un endroit ou il n'y avait
pas trois piedsd'eau; il le retira si facilement,
qu'un enfant aurait pu lui rendre ce service, et
il Tetendit sur le gazon. Mais le malheureux etait
tellement trouble par la peur, qu'il ne cessait de
faire sur la terre les mouvemens d'un nageur, et
qu'il se serai t peut-etre tue ainsi en efforts inu-
tiles , si enfin M. Thibeaudot n'etait parvenu a
le rassurer. A chaque instant d'autres personnes
arrivaient a la nage; j'esperais toujours recon-
naitre M. George dans Tune d'elles , et le general
demandait son fils a tout le monde, mais en
vain; alors je commencai & craindre moi-meme.
EN AMERIQUE. 355
Cependant une nouvelle expedition , qui nous
arriva par la cbaloupe , nous apprit que le bail
ment n'etait point entierement submerge, qu'il
avait fait cote sar tribord, mais que ses passa-
vans de babord etaient restes hors de Teau,
et qu'un grand nombre de passagers s'y etaient
refugies. Pensant qu'il etait urgent de porter
secours a ceux qui etaient restes dans cette situa
tion critique, je monte de nouveau dans la cha-
loupe, et, a 1'aide d'un matelot, je me dirige vers
le batiment. J'arrive d'abord a la proue, j'ap-
pelle George de toutes mes forces ; mais point de
reponse. Alors je file le long du navire pour aller
a 1'arriere; en passant j'entends au-dessus de ma
tete une voix qui mecrie : «Est-ce vous, monsieur
Levasseur?» J'ecoute, etjeregardeattentivement,
c'etait notre pauvre Bastien se tenant avec peine
sur la toiture de la cabane superieure, clont la
pente etait devenue tres-rapide par le renverse-
ment du batiment. Des que je fus pres de lui,
il se laissa glisser, et tomba heureusement dans
la clialoupe. Arrive a la poupe, j'appelai George
de nouveau , il me repondit de suite. Sa voix me
parut parfaitement calme. « fetes -vous en su-
rete?» lui criai-je. «Je suis on ne peut mieux,»
me repondit- il gaiment... Cette reponse me causa
un grand soulagement, car mes craintes com-
mencaient vraiment a devenir serieuses. Au meme
instant M. Walsh du Missouri , qui se trouvait a
23.
356 LAFAYETTE
cotd de lui, me fit passer tout ce qu'on avait pa
sauver de nos effets: c'etait un petit porte-man-
teau de M. George , un sac de nuit de son pere ,
nion portefeuille particulier que j'avais jete sur
le pont lorsque j'avais voulu aider le general &
descendre , et environ une soixantaine des deux
cents lettres que nous avions preparees pour la
poste les jours precedens; toutes les autres etaient
perdues. Je revins aussitot a terre avec Bastien et
deux autres personnes que j'avais recues dans la
clialoupe, et je m'empressai de rassurer le ge
neral sur le sort de son fils.
Comme je venais de m'assurer par moi-meme
que le navire , ayant trouve un point d'appui , ne
pouvaitenfoncerdavantage,etqueparconsequent
il n'y avait plus de danger pour ceux qui etaient
restes a bord , je pensai que je pouvais me dis
penser de faire de nouveaux voyages , et m'occu-
per un peu du general , auquel nous etablimes
un bon bivouac aupres d'un grand feu de bran
ches seches. Au milieu de cette occupation , arri-
verent M. George et M. de Syon avec les derniers
passagers. Nous apprimes alors qu'au moment
du naufrage, M. George, voyant que j'etais dans
la clialoupe pour veiller sur son pere , etait re-
tourne a notre cabine, oul'eau penetrait deja de
toutes parts, et en avait fait sortir M. de Syon
et Bastien , qui, imprudemraent, cliercliaient a
sauver leurs efiets; puis, necedant la place qu'ii
T:N A M En i Q UK. '^7
mesure que Feau 1'y forcait, il s'etait constam-
ment occupe du soin cle ceux qui 1'entouraient.
II se trouva un instant dans Tea u presque jusqu'a
mi-corps. Cependant son calme et sa presence
d'esprit servirent a rassurer quelques personnes
qui , sans ltd, se seraient peut-etre effrayces et
exposees a de plus grands dangers. Enfin, nous
dit-on , il ne voulut quitter le bord que lorsqu'il
fut certain que ceux qui y restaient etaient gens
du metier etpouvaient se passer de kii. «I1 faut,»
me disaitle capitaine, « que M. George Lafayette
» ait souvent fait naufrage, car il s'est conduit
» cette nuit en homme qui en a 1'liabitude. »
D'apres d'autres details , il paralt que , presque
immediatement apresle depart du general , 1'eau
entra clans notre cabine avec une violence' qui
rie nous aurait pas permis d'en sortir si nous y
etions restes quelques minutes de plus.
Lorsque nous fumes bien assures que personne
n'avait peri, nous allumames plusieurs grands
feux pour nous secher et pour eclairer notre po
sition. Le general dormit quelques instans sur un
matelas qu'on avait trouve surnageant et qui
etait a peu pres sec d'un cote. Pour nous tous ,
nous attendimesle jour en coupant dubois pour
entretenir nos feux. Une pluie assez epaisse vint
ajouter a notre malaise , mais heureusement ne
dura pas long-temps.
Au jour on recommenca les voyages a bord
358 LAFAYETTE
dii navire, pour tacher de sauver quelques ef-
fets et se procurer des vivres. Le capitaine , le
gouverneur Carrol , du Tennessee , et un jeune
Virginien , M. Crawford , dirigerent ces recher-
ches avec une grande activity. G'etait une cliose
fort singiiliere, et en meme temps fort touchante,
de voir un gouverneur d'etat, c'est-a-dire un
premier magistral d'une republique , sans Las ,
sans souliers et sans coiffure , faire le penible
metier de matelot comme si c'eut ete le sien ,
et cela beaucoup plus dans 1'interet des autres
que dans le sien propre, car il n'avait presque
rien eu a perdre dans le naufrage. Ces differentes
recherclies nous valurent une malle appartenant
au general , dans laqtielle etaient ses papiers
les plus precieux , et une tres-faible portion
des bagages de quelques passagers. On rapporta
aussi un gigot de chevreuil fume , quelques
biscuits, une caisse de vin de Bordeaux et une
barique de Madere. Ce fut avec ces provisions
que cinquante homines environ que nous etions
reparerent leurs forces epuisees par une nuit de
travail et d'inquietude.
Le jour , k son retour, eclaira un tableau assez
piquant. Le rivage etait convert de debris de
toute espece , au milieu desquels chacun de nous
cherchait , avec anxiete , s'il ne reconnaitrait pas
quelques portions de sa propriete ; quelques-uns
faisaient tristement 1'enumeration de leurs pertes.
EN AM&RIQUE.
<Ta utres ne pouvaient s'empecher de rire du
uuement ou du costume dans lequel ils se trou-
vaient ; cette derniere impression finit par domi-
ner les autres, et bientotles plaisanteries, circulant
autour des feux de notre bivouac, deriderent
meme les visages les plus lugubres, et transfor-
merent notre naufrage presque en une partie de
plaisir.
A neuf heures nous engageames le general a
traverser le fleuvepour aller, dans une habitation
que nous apercevions sur 1'autre rive , se mettre
a Fabri d'un orage qui nous menacait. M. Thi-
beaudot et Bastien raccompagnerent. A peine
elait-il parti que quelqu'un de notre troupe , qui
etait en observation sur le rivage, nous signala
un bateau a vapeur qui descendait le fleuve ; un
instant apres on nous en signala un second. Cette
double nouvelle nous remplit de joie et d'espe-
rance. Bientotces deux navires arriverent en face
de nous et s'y arreterent. L'un d'eux , batiment
de grande dimension et d'une elegance remar-
quable , etait le Paragon ; il venait de Louisville
et allait a la Nouvelle-Orleans porter une forte
cargaison d' eau-de-vie etdetabac. Par un hasard
tres-heureux pour nous , un de nos compagnons
d'infortune , M. Neilson , etait un des proprie-
taires de ce batiment; il s'empressa de le mettre
a la disposition du comite du Tennessee pour
le transport du general Lafayette , prenant gene-
36o LAFAYETTE
reusement a sa charge toutes les chances d'un
nouveaumalheuretlaperte deTassurance. Aussi-
tot, abandonnant notre bivouac, toute notre
troupe passa a bord du Paragon. Avant de
quitter notre capitaine de I 'Artisan , qui restait
avec son equipage pour tacher de sauver quelques
debris , nous lui ofTrimes nos services qu'il refusa
absolument , en nous assurarit qu'il avait assez
de monde pour ce travail. Mais le pauvre bomme
etait bien triste; ce n'elait cependant ni la perte
du batiment, ni celle des douze cents dollars
qu'il avait a bord , rii meme la crainte de se trou-
ver sans emploi qui le tourmentait le plus, son
desespoir etait d'avoir naulrage I'hote de la na
tion « Jamais , » disait-il , « mes compatriotes
» ne me pardonrieront les dangers auxquels La-
» fayette a ete expose cette nuit ! » Pour tacher
de le calmer , nous redigeanies et signames tous
une declaration dans laquelle nous affirmions que
le naufrage de I Artisan ne pcuvait etre attribue
ni a Finhabilete, ni a 1'imprudence du capitaine
Hall, dontlecourage etledesinteressementavaient
ete eprotives , pendant 1'evenement , par tous les
passagers. Cette declaration , qui etait bien sin
cere de la part cle tous les signataires, parut lui
faire grand plaisir 7 niais ne le consola pas en-
tierement.
Au moment ou le Paragon se mit en marche,
j'allai avec M. George chercher son pere. Apres
EN AMERIQUE. 36i
une demi-heure de navigation a la rame , nous
rejoignimes not re nouvcau navire,qui, en deux
jours et sans accidens, nous coriduisit a Louisville,
ou nous restames vingt-quatre heures. C'etait a
cent vingt-cinq mi lies de cette vilie , pres de rem-
bouchure du ruisseau du Daim , que nous avions
fait naufrage.
Les fetes offer tes au general , a Louisville ,
furent contrariees par un temps horrible; niais
1'expression des sentimens publics n'en fut pas
moins fort touch ante pour lui. L'idee des dan
gers qu'il venait de courir excitait , dans tous les
coaurs , une tendre sollicitude que chacun venait
lui temoigner avec cette simplicite et cette verite
d'expression qui ne sont proprcs qu'aux homines
libres. Au milieu des transports qu'excitait la
venue de Lafayette , les citojens de Louisville
n'oublierent pas le noble desinteressement de
M. Neilson , anquel ils donnerent de grands te-
moignages de reconnaissance. Son nom fut pro-
clame, avec celui du general , dans les toasts
qu'on porta a la fin du repas public. La compa-
gnie d'assurance de navigation declara que le
Paragon resterait assure sans nouveaux frais, et
la ville lui offrit une magnifique piece d'argen-
terie de table, sur laquelle etaient graves les re-
mercimens des Tenriessiens et des Kentuckiens,
pour la maniere genereuse dont il avait risque
une si grarrde partie desa fortune pour que I'hote
LAFAYETTE
de la nation n'eprouvat ni retard , ni incommo-
dites dans son voyage.
Le lendemain de notre arrivee a Louisville ,
malgre le mauvais temps , le general traversa
I'Ohio pour se rendre a I'invitation qui lui fut
faite par les citoyens de Jeffersonville dans Tetat
d'Indiana. II y resta quelquesheures, etrevint le
soir a Louisville pour assister au diner , au bal ,
aux divers spectacles qui avaient etc prepares pour
lui; et le vendredi matin, 12 mai, apres avoir
presente un etendard a un corps de cavalerie vo-
lontaire qui s'etait forme tout expres , quelques
jours auparavant , pour 1'escorter a son arrivee ,
il commenca par terre son voyage vers Cincin
nati, en passant a travers 1'etat de Kentucky
dont il voulait visiter les principales villes , telles
que Frankfort , Lexington , etc. Le gouverneur
Carrol , qui , apres avoir rempli sa mission , en
remettant 1'hote national aux soins du comite du
Kentuky , voulait retourner dans son etat avec
son etat-major, ceda cependant aux invitations
pressantes qui lui furent faites par ce comite
d'accompagner encore le general Lafayette. Le
jour de notre depart , toutes les milices etaient
sous les armes. Nous trouvames que , par leur
belle composition , leur armement et leurs uni-
formes, elles ressemblaient beaucoup a celles du
Tennessee , avec lesquelles elles sont unies par
un sentiment de fraternite auquel les evenemens
EN AM£RIQUE. 363
de la derni&re guerre ont donne une Rouvelle
force.
Ala fin de notre premiere journee de marche,
nous arrivames a Shelby ville , grand et riche
village situe au milieu clu pays le plus fertile et
le plus varie; le lendemain , a quatre heures
apres midi, le general fit son entree a Frankfort,
siege du gouvernement de 1'etat de Kentucky.
Les fetes donnees a cette occasion par les habi-
tans de Frankfort, auxquels s'etaient joints ceux
des comtes voisins, eurent un grand eclat, et
furent fortement empreintes de ce caractere ar
dent et patriotique qui distingue generalement
tous les etats de 1'Union , mais qui , chez les Ken-
tuckiens, s'exprime peut-£tre encore plus avec
cette vigueur d'un jeune peuple passionne pour la
liberte et pour ses institutions. Quelques pas
sages du discours de reception adresse au general
par le gouverneur Desba, qui, en cette circon-
stance , n'etait que 1'organe de ses administres ,
serviront mieux que tout ce que je pourrais dire
a peindre 1'esprit public du Kentucky.
Apres avoir parcouru les principales rues de
Frankfort , nous etions venus au centre de la
ville, et nous nous etions arretes en face d'un
arc de triomphe sous lequel le gouverneur atten-
dait I'hote de la nation; un coup de canon, tire
d'un morne voisin qui domine tout ce qui Ten-
vironne, avait suspendules acclamations du peu-
LAFAYETTE
pie; alors ]e gouverneur s'avanca , et, au milieu
du profond silence de la foule attentive, il s'ex-
prima ainsi :
« General Lafayette, soyez le bienvenu! G'est
» au nom des citoyens du Kentucky que je vous
» accueille au siege du gouvernement de cet etat;
» votre presence parmi eux leur cause la joie la
» plus vive, et, a defaut de la splendeur dont
» vous avez ete environne dans d'autres etats plus
» anciens que le notre, ils vous offrent ce qui doit
» tou jours plaire au guerrier et au philanthrope,
)> les sinceres liommages du cceur.
» Nous regrettons sincerement que 1'inexorable
» loi de la nature n'ait accorde la jouissance de
» ce jour heureux, qu'a un si petit nombre de
» ceux qui out eu 1'honneur de vous seconder
» dans la conquete que vous avez faite pour nous,
» du plus grand des biens , la liber te et 1'inde-
» pendance; rnais peut-etre eprouverez - vous
» quelque plaisir a voir a leur place quelques-
» uns de ces hardis enfans de rOccident, qui,
» pendant que vous combattiez sur les bords
» de 1'Atlantique, jetaient au milieu des forets
» du desert les fondemens d'un nouveletat, qui,
» plus tard, fut associe aux treize vieux etats
» qui porterent tout le poids de la lutte revc-
» lutionnaire.
» INous aussi, general, nous savons apprecier
» ce desinteresse et pur amour de la race hu-
EN AMERIQUE. 365
» maine qui vous porta, au sortir de Fenfarice,
» a quitter le vieux monde, ou les plus grands
» honneurs vous etaient reserves , ou les richesses
» et le bonlieur vous etaient assures , et ou pres-
» que tous les biens prosperaient , excepte la
» liberte, pour venir de ce cote de 1'Ocean , a
» travers tous les dangers , preter votre appui a
» unpeuple encore enfant qui se debattait contre
» la tyrannic et 1'oppression.
» Les motifs qui firent prendre les armes a
» nos peres en faveur de la revolution nous sont
» bien connus; ce n'etaient ni les miserables trois
)> deniers par livre , ni 1'impot sur le the qui les
» porterent a se revolter contre 1'odieux pouvoir
» dela Grande-Bretagne ; non, mais c'etait pour
» obtenir la jouissance du self government ; c'e-
» tait pour posseder une legislation libre ; c'etait
» pour 1'etablissement de 1'egalite des droits ; c'e-
» tait pour que Jeurs enfans pussent un jour se
» tenir debout et lever la tete conimc des liom-
» mes; en un mot, c'etait pour etre libres et in-
» dependans que nos lieros revolutionnaires se
» determinerent a braver les difficultes , les lia-
» sards, les perils d'une lutte si inegale. Dans de
» semblables circonstances , nous penserions et
» nous agirions comme eux, ou nous serions
» indignes du noble heritage qu'ils nous ont
» legue; mais, grace a Dieu, les memes prin-
» cipes qui les animaient alors , sont encore
366 LAFAYETTE
» vivans dans le eceur du peuple am^ricain ; et
» nulle part , je le dis avec orgueil , la flamme de
» la liberte ne brille de plus d'eclat qu'au mjlieu
» des fils du Kentucky.
» Nous vous accueillons, general, comnie un
)> champion de la liberte; nous vous honorons
» com me un monument de notre glorieuse re-
» volution, et nous nous glorifions de pouvoir
» vous exprimer notre admiration pour votre
» caractere, et notre reconnaissance pour les im-
» portans services que vous avez rendus au peu-
» pie americain. Malgre cette impertinente
M phrase des tyrans et des aristocrates , que les
» republiques sont toujours ingrates , nous es-
)> perons que 1'ingratitude ne sera jamais repro-
» chee k la republique americaine. Un peuple
» libre est essentiellement juste, general; il salt
» apprecier les services qu'on lui rend , et il les
» recompense toujours de la maniere la plus
» honorable.
» General , a votre arrivee vous avez vu la joie
» briller sur tous les visages; permettez - moi
» maintenant de vous offrir les vceux des ci-
» toy ens du Kentucky. Que vos jours soient nom-
» breux, general, et aussi heureux que votre
» carriere a ete honorable ; et , lorsque vous quit-
» terez ce globe terrestre , puissiez-vous vous re-
M trouver avec notre bien-aime Washington dans
» le sejour de la felicite eternelle ! Telle es la
EN AMfiRIQUE. 36;
)> sincere et ardente priere cTun peuplc recon-
» naissant. »
Ce discours fut couvert des applaudissemens
de la multitude, et partout j'entendis affirmer
autour de moi qu'il etait impossible de rendre
avee plus de verite les sentimens des citoyens du
Kentucky. Cependant, malgre les transports de
3a joie publique , malgre tout Tmteret qu'il pre-
naitlui-merne aux homniages rendus a I'hote de
)a nation, le gouverneur Desna portait au milieu
de la foule un visage altere , comme si son co2ur
eut ele en proie a de cuisans chagrins. J'interro-
geai a ce sujet un homme a cote duquel je me
trouvais : « He quoi!» me repondit-il, « ne
» connaissez-vous pas 1'horrible situation de ce
» pere infortune? Ne savez-vous pas que dans
» quelques jours il sera appele a prononcer lui-
» meme sur le sort d'un fils que la loi aura peut-
» etre condamne a mort comme assassin? » Ges
mots me glacerent d'horreur, et je priai celui
qui venait de les prononcer de s'expliquer da-
vantage. «I1 y a quelque temps, » me dit-il, « un
» homme du voisinage fut trouve assassine sur
)> la grande route ; les soupcons de la justice se
» porterent aussitot sur le fils du gouverneur Des-
» ha, que des motifs de jalousie auraicnt pousse,
» dit-on , a commettre ce crime ; il est aujour-
» d'hui en prison sous le poids de cette accusa-
» tion capitale; il sera incessamment appele
368 LAFAYETTE
» devant ses juges; et probablement il sera con-
» damne a mort, car malheureusement Jes preu-
» ves, qui de toutes parts s'elevent centre lui , pa-
» raissent trop evi denies; or, vous saurez que
» dans notre etat de Kentucky le gouverneur a
» le droit de remettre la peine de mort , ex-
» cepte dans le cas de trahison centre 1'etal.
» M. Desha usera-t-il de ce droit pour sauver la
» vie d'un fils criminel , ou bien laissera-t-il un
» libre cours a Faccomplissement de la loi qui
» doit venger la societe outragee? Eritre les sen-
» timens d'un pere etles devoirs d'un magistral,
)> 1'alternative est cruelle; et, quelque parti qu'il
» prenne, son coeur aura egalement a souffrir;
» car, s'il peut arracher son fils a la mort , il ne
» peut le soustraire a 1'infamie. Nous sjmpatlii-
» sons tous avec la douleur de ce malheureux
» pere; mais en meme temps nous pensons que
» la seule conduite qu'il ait a tenir est de donner
w sa demission de gouverneur avant la fin du
» jugement, et d'eviter ainsi d'avoir a se pro-
» noncer entre la nature et la justice des hommes.
» Tous ses amis lui conseillent ce parti , et nous
)> esperons qu'il le prendra 1. »
1 Lesjouroaux nous ont appris clepuis que le fils Desha
avait ete convaincu de son crime et condamne a mort , et
que son pere , usant comme gouverneur du droit de faire
grace, I'avait sauve.
EN AMfilUOUE. 369
Ce recit excita vivement 111011 interet pour ]e
gouverneur Desha , et eoncentra toute mon at
tention sur lui ; si j'avais d'abord ete irappe de la
melancolie de son visage , je ne le fus pas moms
ensuite du courage avec lequel il me parut sup
porter son malheur; il levait avec une noble
confiance sa tete venerable parmi ses conci-
toyens, et semblait dire : Les fautes sont per-
sonnelles ; et , d'ailleurs , jusquau moment ou
les jugcs le declarent coitpable, uri prevenu
est innocent.
Apres avoir passe plusieurs heures a recevoir
les visites et les temoignages d'amitie de toute la
population , le general alia s'asseoir au banquet
public prepare sur la place du Capitole. La ta
ble , disposee en demi-cercle, portait huit cents
couverts, en sorteque les detacliemens de milices
qui etaient venus de Louisville pour escorter le
general Lafayette, purent prendre place au ban
quet ou se trouverent rassembles un grand nom-
bre des officiers du Tennessee et du Kentucky,
qui se sont le plus particulierement distingues
pendant la derniere guerre, tels que le general
Adair, le colonel Mac-Affee , etc. , etc.
Malgre son desir de ne point blesser les usages
recus aux Etats-Unis , le general fut cependant
oblige de voyager le dimanche , car ses jours de
marche etaient rigoureusement comptes jusqu'a
Boston , ou il devait se trouver le j-y juin. Nous
3;0 LAFAYETTE
partimes done le samedi, 1 4 mai, de Frankfort i et
nous voyageames presque sans nous arreter jus-
qu'a Lexington , ou nous entrames le lundi vers
le milieu du jour. Chemin faisant , nous avions
visite la jolie petite ville de Versailles, ou nous
nous etions arretes quelques heures pour assister
a un diner public offert par les ci toy ens de la
ville et ceux des campagnes eiivironnantes, qui
s'y etaient reunis , et nous etions venus coucher
le dimanche soir a trois milles de Lexington , ou
le lundi matin de nombreux corps de milices a
cbeval , conduits par une deputation du comte de
Lafayette , vinrent chercher le general. Le cor
tege se forma sur une eminence d'ou Ton de'cou-
vrait au loin la ville de Lexington et les champs
fertiles qui 1'environnent. Nous nous mimes en
marclie a huit heures. La pluie tonibait abon-
damment, etleciel, convert d'epais nuages, nous
presageait urie triste journee; mais, au moment
ou nous allions entrer dans la ville , un coup de
canon , tire d'une colline voisine 7 annonea 1'arri-
vee du cortege , et a ce signal la pluie cessa comme
par enchantement , les nuages se dissiperent, et
des flots de lumiere tombant du ciel nous mon-
trerent les campagnes environnantes couvertes
d'un peuple nombreux attendant avec anxiete la
venue de 1'hote national. Gette scene, presque
magique , ajouta encore a I'enthousiasme de la
multitude, dont les joyeuses acclamations se
EN AMfiRIQUE. 3ji
confondirent avec le roulement continu de Far-
tillerie qui tonnait autour de nous. Les fetes de
Lexington furent extremement briliantes; mais
de toutes les preuves de felicite piiWique qui
frapperent 1'attention du general , celle qui le
toucha le plus pro foadement , fut le tableau du
developpement et des rapides progres de 1'in-
struction parmt toutes les classes du peuple. En
effet, n'est-ce point une chose aussi admirable
qu'etonnante , de trouver, au milieu d'un pays
qui, il n'y a pas encore quaranteans , etait cou-
vert d'immenses forets habitees settlement par
des homines sauvages, une ville elegante de six
mille ames de population, et renfermant deux
etablissemens d'enseignement public, qui, par
le nombre de leurs eleves, la variete et la pro-
fondeur cies connaissances qu'on y enseigne,
peuvent rivaliser avec les colleges ou les univer-
sites les plus renommes des principales villes
europeennes. Nous visitames d'abord le college
desjeunes garcons, dirige par le president Hoi-
ley, qui recut le general a la porte del'etablisse-
ment, et lui adressa un discours de felicitations ,
dans iequel , apres avoir eloquemment decrit ce
que Lafayette avait fait dans sa jeune&e pour
FafFranchissement de 1'Amerique du Nord , il
exprima le regret que ses efforts n'aient pas eu le
ineme succes pour la regeneration de la France...
Ramenant ensuite ses pensees vers un objet
24.
.'>;2 LAFAYETTE
plus consolant, il lui presenta le tableau de la
prosper! te americaine et de 1'heureuse influence
que sa visite allait exercer sur les jeunes genera
tions temoins de son triomphe.
Le general repondit a ces divers points du dis-
cours du president Holley, en lui disant :
« Apres avoir joui avec la plus vive sensibilite
» de la maniere affectueuse dont j'ai ete accueilli
» des mon entree dans cet etat par le peuple du
» Kentucky, par son premier magistrat, et en-
» core dans cet heureux jour , par les citoyens de
» cette ville et de ce comte , j'eprouve dans ce
)> moment une profonde reconnaissance pour
» 1'honneur que je recois de 1'universite de Fetat
» et de son respectable president.
» II me serait impossible d'exprimer avec autant
» d'eloquence que vous 1'avez fait, monsieur, les
» observations patriotiques et eclairees, les heu-
» reuses prevoyances de Faveriir que nous venons
» d'entendre ; mais je m'y unis avec la plus cor-
» diale sympathie; jamais plus cordialement ,
» monsieur , que lorsque vous avez parle de
)> Yunion constitutionnelle entre les differens
» etats de la confedt3ration , union si necessaire ,
» non s«ulement aux etats qui la composent,
^ mais au bien-etre de I'liumanite entiere, et
» qui fut la derniere recommandation de notre
» grand et bon Washington dans kses adieux au
» peuple americain.
EJN AMfiRIQUE.
» A vos interessantes reniarques sur le progres
» des lumieres dans les etats de 1'Ouest, j'ajou-
» terai que deja les etoiles occidentales de la con-
» stellation americaine ont brille du plus grand
» eclat dans les conseils nationaux. L'Amerique
» meridionale et le Mexique n'oublieront jamais
» que la premiere voix qui se soit fait entendre
» dans le congres pour la reconnaissance de leur
» independance, etait une voix kentuckienne ;
» de meme qu'ils ne peuvent jamais oublier
» que c'est aux sages et energiques declarations
» du gouvernement des Etats-Unis qu'ils doi-
^ vent le desappointement de certains projets
» hostiles contre leur independance, etleur plus
)> prompte reconnaissance par les puissances
» europeennes.
» Je ne m'etendrai pas sur vos allusions a dif-
)> ferentes parties de Vhistoire de la France; il
» faudrait trop de temps pour les expliquer ici.
» Je me borne a vous remercier, monsieur, d'a-
» voir rappele ce jour ou la garde nationale pa-
» risienne a eu en meme temps un double hon-
» nenr ; d'un cote , en comprimant une attaque
» contre -revolutionnaire a la souverainete du
» peuple et aux droits de 1'homme; et de 1'autre,
)> en dejouant en grande partie la factieuse et
)> horrible tentative qui , dans cette journee ,
» menacait de souiller la cause de la liberte.
y> Permettez-moi aussi , monsieur, de recon-
>?4 .LAFAYETTE
» naitre les temoignages d'estime et d'amitie que
» vous avez bien voulu m'accorder, et de vous
» offrir, ainsi qu'a Funiversite du Kentucky,rex-
» pression de ma respectueuse gratitude. »
Le general prit ensuite place dans une salle
immense preparee pour les exercices des jeunes
gens: et la, en presence du public , il fut haran
gue en latin, en anglais ct en francais par trois
eleves, dont les compositions, aussi elegaminent
ecrites que bien debitees, meriterent les suffrages
des auditeurs. II repondit a cbacun des jeunes
orateurs de maniere a leur prouver que les trois
langues dans lesquelles ils lui avaient parle lui
etaient egalement familieres, et que son cceur
etait profondement emu par Texpression de
leur jeune patriotisme. II ne fut pas moins satis-
faitde sa visite a 1'Academie des jeunes filles, di-
rigee par madame Dunham , et institute sous le
riom ftjfcademie Lafayette; cent cinquante
eleves lerecurentau bruit harmonieux d'uu chant
patriotique compose par madame Holley , et ac-
compagne sur le piano par mademoiselle Ham
mond; plusieurs jeunes filles le complimenterent
ensuite, les unes en prose, les aulres en vers de
leur composition. Le discours de mademoiselle
Mac -In tosh et la belle ode de mademoiselle
Nephew , produisirent surtout un grand eff'et sur
1'assemble'e, et firent pleurer d'attendrissement
m£me les jeux les moins habitues aux larmcs.
EN AMERIOUE.
A tant et dc si touchantes preuves d'estime et de
veneration pour son caractere,le general Lafayette
eprouva une foule de sentimens qu'il lui etait im
possible derendre entierement. Entoure , presse ,
caresse par ces teudres et innocentes creatures, il
s'abandonnait a ces douces emotions auxqnelles,
malgre Vage , son cceur n'est point devenu etran-
ger ; il ne pouvait se lasser de repeter combien
il s'estimait heureux d'avoir pu combattre, dans
sa jeunesse , pour un peuple dont toutes les ge
nerations lui temoignaient tant de bonte; et la
connaissance approfondie que les plus jeunes
enfans lui parurent avoir de toutes les actions
de sa vie, le penetra de la plus vive recon
naissance. Enfin, il s'arracba a cette scene trop
pleine d'emotion pour pouvoir etre supportee
long-temps , en assurant au proprietaire de
F Academic, qu'il etait fier de Fbonneur de
voir son nom attache a un etablissement si
honorable par son but et si heureux par ses
resultats.
Au milieu des fetes de toute espece dont 011
1'entourait, et dont la description serait beau-
coup trop longue, le general Lafayette n'ou-
blia point ce qu'il devait a la memoire et a la
vieille amitie de ses anciens camarades; ayant
appris que la veuve du general Scott habitaift
Lexington , il se fit conduire a sa demeure pour
lui presenter ses hommages. Cette visite toucha
3?6 LAFAYETTE
profondement non-seulement madame Scott et
sa famille, mats encore tons ceux qui avaient
connu le general Scott, dont le noble caractere
et la patriotique conduite pendant la guerre de la
revolution seront toujoui-s cites avec orgueil par
ses concitoyens.
Le general Lafayette n'oublia pas non plus une
amitie qui, pour etre plus recente, n'en est pas
moins sincere. Aprescette visite il se fit eonduire
a uii mille de Lexington, a Ashland, cbar-
mante maison de campagne ou reside la famille de
M. Clay ; 1'honorable secretaire d'etat etait absent,
mais madame Clay et ses enfans firent en son nom
les honneurs de la maison avec la plus aimable
cordialite. Cette demarche du general fut tres-
goutee des citoyens de Lexington, ce qui me fut
une preuve que la popularite de M. Clay, qui re
pose sur des talens et des services veritables , n'a-
vait point ete diminuee aupres de ses concitoyens
par les attaquespeu mesurees, et peut-etre meme
irreflecbies, dirigeescoritre lui par quelques jour-
naux de partis au moment de 1'election du pre
sident.
Apres quarante-buit beures de fetes non in
ter rompues nous quittames Lexington , ou nous
laissames legouverneur Carrol et presque tous nos
compagnons de voyage du Tennessee , de Louis
ville , de Frankfort, etc., accompagnes settlement
par un detacbement de cavaliers volontaires dc
EX AMEKIQUE. 877
Georgetown; nous tournames brusquemerit a
gauche , et en trente-six heures nous gagnames
ce point de 1'Oliio , ou s'eleve la jolie ville de Cin
cinnati 7 dans laquelle le general Lafayette etait
attendu avec la plus vive impatience. Ce voyage
par terre , depuis Louisville jusqu'a Cincinnati ,
nous procura 1'avantage de contempler les pro-
diges de creation operes par la liberte dans un
pays que la civilisation vient a peine d'arracher
a la nature sauvage.
En 1776, le Kentucky n'etait encore connu que
par les rapports de quelques hardis chasseurs qui
avaient ose aller s'etablir au milieu des feroces
tribus qui habitaierit cette contree; son iiom
seul , forme du mot indien Kentucke , qui veut
dire Riviere de sang', rappelait sans cesse aux
blancs effrayes les meurlres nombreux commis
sur les premiers d'entre eux qui avaient tente
d'y penetrer , et semblait devoir les empecher
de s'y etablir jarnais; cependant le courage, 1'ac-
tivite, la perseverance d'un Carolinien nomme
Boon, parvinrent, apres bien des tentatives in-
fructueuses, h y former un etablissement assez
considerable pour pouvoir resister aux attaques
reiterees des Indiens ; bientot apres , 3a guerre
revolutionnaire , qui valut la liberte et 1'inde-
pendanceaux colonies anglaises, ayant cesse, Tac-
tivite des habitans des etats du Nord les poussant
chaque jour davantage vers des entreprises riou-
LAFAYETTE
velles, 011 vit le flot de leur emigration se porter
vers le Kentucky; et, des Tannee 1790 , Ja nou-
velle population de ce pays s'elevait dej^ a pres
de soixante-quatorze mille ames. Jusqu'a cette
epoque le Kentucky avail ete considere comme
une partie de la Virginie; mais alors, du con-
sentement de cet etat, il s'en detacha , et forma
un etat particulier qui fut admis dans 1'Union
en 1'an 1792; sa population est aujourd'hui de
cinq cent soixante mille ames. Les Indiens , ou
detruits ou repousses dans des climats lointains ,
par la civilisation , ont laisse ]e champ libre a
Findustriedes blancs; a la place des vieilles forets
qui leur servaient d'asile se sont elevees des villes
populeuses, des moissons abondantes, des ma
nufactures actives et prosperes; enfin, le Ken
tucky, malgre son nom sinistre, est devenu une
terre hospitaliere , et est maintenant une des
plus brillantes etoiles de la nouvelle constella
tion de 1'Ouest. On salt comment le courage des
habitans du Kentucky s'est illustre pendant la der-
niere guerre , et de quelle maniere ils ont exprime
leurs sentimens patriotiques en presence de La
fayette. Gependant je rapporterai encore le fait
suivant, qui servira peut-etre a prouver combien
lahaine du despotisme est profonde dans toutes
les classes de cet heureux peuple.
Par un beau jour de voyage , j'avais monte a
pied une route assez rapide , tracee sur le pen-
EN AMERIQUE.
chant d'une colline au so mm el de laquelle je
m'etaisarrete pres d'une maisonnette isolee, pour
y attendre 1'arrivee des voitures qui venaient len-
tement derriere moi , et qui etaient encore fort
eloignees , car j'avais marche assez rapidement.
Un homme , qui fumait son cigarre a la porle
de cette maisonnette , m'engagea a entrer chez
lui pour m'y reposer. J'acceptai avec reconnais
sance cette invitation faite avec politesse. La diffi-
culte avec laqueile j'exprimai mes remercimens
en anglais me firent reconnaitre pour etranger ,
et me valurent une foule de questions sur le lieu
d'ou je venais , celui ou j'allais , et les motifs de
mon voyage. Comme ces questions me parurent
plutot dictees par un sentiment d'e bienveillance
que par une indiscrete curiosite , je m'empressai
d'y repondreavec toutela complaisance possible.
«0h! bien , « s'ecria mon liote tout joyeux ,
« puisque vous avez le bonlieur de vivre pres de
» Lafayette , vous ne refuserez pas de boire avec
» moi un verre de wiski a sa sante.... » Et aussitot
la liqueur et les cigarres m'ayant etc presentes ,
nous nous mimes a causer de ce qui interessait
le plus mon hospitalier Kentuckien , c'est-a-
dire de Yhote national. Apres avoir epuise
toutes les questions sur ce sujet , il me parln de
ma patrie et de l'honime extraordinaire qui avait
fait peser sur elle quinze ans de gloire et de despo-
tisme. 11 me parut enthousiaste de la gloire ruili-
38o LAFAYETTE
taire de Napoleon , et profbndement afiligetle sa
fin miserable. « Pourquoi , » me dit-il , « a-t-ii
» eu la folie de se confier dans son malheur a
» son plus cruel ennemi , au gouvernement an-
» glais , dont il avait si souvent eprouve la per-
» fidie? Pourquoi n'est-il pas venu plutot chercher
» un asile sur notre terre hospitaliere ? II y au-
» rait trouve des admirateurs , et , ce qui vaut
» mieux , des amis sinceres au milieu desquels,
» libre et sans inquietudes, il aurait joui en paix
» du souvenir de ses grandes actions. » — « Je
» crois, » lui dis-je, « que vous connaissez peu
» le caractere de Napoleon ; son ame n'etait
» point faite pour les jouissances douces et pai-
» sibles; il fallait sans cesse de nouveaux alimens
» a la prodigieuse activite de son genie , et qui
» sait si , seduit par de nouveaux reves ambi-
» tieux , a la vue des ressources qu'offre une jeune
)> nation, il n'aurait point tente de substituer,
» comme il 1'a fait chez nous , sa volonte a vos
» sages institutions? » — « Nous aurions consi-
» dere une pareille tentative comme un acte de
i) demence , » me repondit mon note en sou-
riant dedaigneusement ; « rnais si, contre toutes
)> probabilites , nous avions pu nous soumettre
» un seul instant a son ascendant liberticide, son
» succes meme lui eut ete fatal Voyez cette
» carabine,)) ajouta-t-il, en etendant le doigt
vers une armc placee dans Tangle de la cham-
EN AMERIQUE. 38*
bre, « avec elle je ne manque jamais un faisan
» dans nos forets, a cent pas; un tyraii est
» plus gros qu'un faisan , et il n' y a pas un Ken-
» tuckien qui ne soil aussi patriote et aussi adroit
» que moi. »
382 LAFAYETTE
CHAPITRE XL
ARRIVEE A CINCINNATI. FETES OFFERTES PAR CETTE VILLE.
LES SOISSES DE VEVAY. ETAT D'OHIO. LA FAMILLE VINTON.
ROUTE DE WHEELING A ONION-TOWN. DISCOTJRS DE M. GA-
LATIN. NEW-GENEVA. DEBARQUEMENT A BRADOCK - FIELD.
PREMIER FAIT D'ARMES DU GENERAL WASHINGTON. PITTSBURG.
LE 19 mai, a dix heures du matin , nous arri-
vames sur la rive gauche de FOliio. Le premier
objet qui frappa mes regards sur 1'autre rive ,
presque en face de nous, fut la belle ville de
Cincinnati , se deployant majestueusement sur
un vaste amphi theatre au pied duquel ]e fleuve
coule paisiblement dans une largeur de plus d'un
demi-mille. Plusieurs barques portant une de
putation de la ville de Cincinnati , et quelques
officiers de i'etat- major, attendaient depuis le
matin 1'arrivee du general Lafayette. Nous en-
trames dans la plus elegante de ces barques avec
nos compagnons de voyage de Frankfort, et nous
traversames rapidement le fleuve. Nous debar-
quames au bruit de treize coups de canon et du
welcome Lafayette , repete par des milliers de
voix qui saluaient Thole de 1'Amerique. En
EN AMERIQUE. 383
presence du peuple assemble sur le rivage, et
de plusieurs regimens de milices ranges en ba-
taille, le gouverneur Morrow le recut au nom
de 1'etat, et 1'ayarit fait placer a cote de lui dans
une caleche, le conduisit a son hotel au milieu
de temoignages d'enthousiasme public qu'aucune
expression ne peut rendre.
Ce fut le general Harrison , dont le nom se
rattache si glorieusement aux principaux evene-
mens de la derniere guerre , qui recut le general
Lafayette a son quartier-general , et qui le ha-
rangua au nom cle 1'elat d'Ohio. Dans un dis-
cours rempli de sentimens de tendresse et de
reconnaissance pour celui auquel il s'adressait ,
le general Harrison ne manqua pas de tracer le
tableau des prodiges de creation et de prospe-
rite dont 1'etat d'Ohio et la \ille de Cincinnati
offrent le plus admirable exemple.
«Ici,» s'ecria 1'orateur, « ici, general, rien
» de force , rien de factice dans le bonheur et
» la prosperite qui s'offrent a vos regards. Cette
» cite florissante au milieu de laquelle nous
» avons le bonheur de vous recevoir, ne s'est
» point elevee comme une orgueilleuse capitale,
» sur les bords glaces de la Neva , a la voix d'un
)> despote dirigeant a son gre des millions de
» bras serviles. Elle a ete bade par les mains
» d'hommes libres; elle e^t aujourd'hui le mar-
» che nature! et central d'une contree habile-
384 LAFAYETTE
» merit cultivee ; la foule qui remplit ses rues
» pour se presser autour de vous, n'est qu'une
» portion des sept cent mille habitans de cet
» etat, qui chaque jour adressent au dieu des
)) chretiens des actions de grace pour les bien-
» faits dont ils jouissenL; la jeunesse, qui forme
» dans cet instant votre garde d'honneur, n'est
» qu'un faible detachement des cent mille hom-
)> mes libres armes pour la defense de nos droits,
)> et dont le courage forme le seul rempart de
» notre etat. G'est par leur propre et libre vo-
» lonte qu'ils sont reunis aujourd'liui pour offrir
» au bienfaiteur cle leur pays Fexpression de leur
•> reconnaissance.
H Heureux guerrier 1 combien vos jouissances
» doivent etre diflerentes de celles de ces vain-
)> queurs taut vantes des beaux jours de Rome, qui
» montaient au Capitole entoures de miserables
» captifs et des riches depouilles d'une guerre
» injustel Ici, votre triomphe ne cause pas urie
» seule emotion penible aux millions de specta-
» teurs qui en jouissent. Vos victoires nTarrachent
» de soupirs a aucun homme, si ce litest aux ty-
» rans dont le pouvoir oppresseur se trouve af-
» faibli par elles !
» Heureux mortel ! 1'influence de votre exem-
» pie s'etendra au del a de la tombe. Votre re-
» nommee, associee a celle de Washington , ap-
» prendra aux Cesars futurs que le sentier clu
EN AM£RIQUE. 385
y> devoir est le seul chemin de la vraie gloire , et
» que le caractere d'un guerrier ne pent etre ho*
» norable s'il differe du caractere de citoyen !
» Gloire au compagnon de Washington ! a
» Fa mi de Franklin, d' Adams et de Jefferson!
» au devoue champion de la liberte! gloire a
:> Lafayette! »
A ces derniers mots de Torateur la foule qut
remplissait les appartemens, se pressa avec en-
thousiasme autour du general Lafayette , et cha-
cun se disputa 1'avantage de lui etre presente
individuellement. II y avait Ik beaucoup de sol-
tlats revolutionnaires qui n'etaient pas les moins
ardens a reclamer le droit de presser la main de
leur ancien camarade. 11 y avait aussi un citoyeu
de Cincinnati , dont le nom et la vue exciterent
dans le coeur du general de bien douces emo
tions , c'etait M. Morgan Neville, fils du major
Neville , son ancien aide de camp et ami , et
petit-fils, par sa mere, du celebre Morgan , qui se
lit une si grande reputation de talens et de bra-
voure a la tete d\ui corps de partisans pendant
la guerre de 1'independance. Apres quelques in-
stans accordesaux presentations officielles et aux
felicitations reciproques , le general ad ressa ses
remercimens a M. Harrison, et nous nous ren-
dimes avec un nombreux cortege a la salle des
francs-macons, ou plusleurs loges s'etaient reu-
nies pour recevoir Vhote de la nation , et lui of-
ii.
386 LAFAYETTE
frit' de fraternelles felicitations sur son arrivee
dans l'etat d'Ohio.
Un diner public et un feut d'artifice tire sur
la partie la plus elevee de la ville terminerent
cette journee , qui n'etait que le prelude des fetes
plus brill antes que les habitans de Cincinnati
avaient preparees pour le lendemaiu.
Les premiers bommages que le general recut
au lever du soleil , furent ceux des jeuries gar-
cons et des jeunes filles des ecoles gratuites.
Reunis au nombre de six cents , et conduits
par leurs maitres , ces enfans etaient ranges
dans la rue principale, et faisaient reteritir Fair
du welcome Lafayette. Lorsque le general parut
devant eux , leurs jeunes mains jeterent des
fleurs sous ses pas, et le docteur Ruter, s'etant
avarice3 vers lui, lui adressa ce discours en leur
nom :
« General Lafayette , le retour au sein de no-
» tre republique d'un de ses principaux fontla-
» teurs, apres une absence de pres d'un demi-
» siecle? lait naitre dans 1'esprit une association
» d'idees et d'emotions difficiles a decrire; lors-
» que cette portion des Etats-Unis n'etait encore
» qu'un desert, sans habitans pour apprecier vos
» travaux , vous vintes sur nos rives combattro
» et verser votre sang pour la defense de nos
» droits nationaux. Le succes couronna vos ef-
» forts , vous laissates 1'Amerique en paix , et
EN AJVlfilUQUE 387
» vous retournates triomphant vers votre terre
» natale. Depuis, des annees nombreuses se sont
» ecoulees ; ties revolutions ont ebranle 1 Europe;
» des trones se sont eleves, d'autres orit disparu.
» Par ]a grace de la divine Providence , vous avez
» vu passer Forage et vous avez echappe au dan-
» ger. Et mai 11 tenant, au soir brillant de votre
» vie, revenant sur 3e theatre de cette memora-
» ble revolution a laqueile vous prites une si
» glorieijse part, vous contemplez ses heureux
» resultats dans les innombrables bienfaits dont
» jouit le peuple americain. De 1'orient a 1'occi-
» dent , sur la terre alTranchie , sous le toit des
>> patriotes survivans, comnie sur la tombe de
» nos heros moissonnes par la niort , regne la
» liber It- 1 Pendant votre absence, le desert s'est
» change en champ fecond, peuple de nom-
« breux habitans , vivant au milieu de 1'abon-
» dance ,pratiquant la liberte religieuse, et cul-
» tivant avec succes les arts et les sciences. Ceux
» de nos citovens qui les premiers vinrent de
» FOccident pour s'etablir dans cette contree ,
» apportcrent avec eux les principes que vous
» avez si constamment defendus , et ils les ont
» transmis a leurs enfans. Nos nouvelies geno-
» rations connaissent et cherissent nos institu-
» tions politiques ; elles ont appris votre histoire
)> en etudiant celle de la nation, et elles trans-
» mettront a la posterite le reconnaissaut sou-
25.
388 LAFAYETTE
» venir de ce que vous avez soufFert pour la
» cause sacree de la liberte.
» General , le peuple de 1'Occident remercie
» Dieu de ce qu'il vous a ramene sur ses rives ,
» et vous recoit comme son bienfaiteur, comrne
» son ami , comme 1'ami et le compagnon du
» general Washington. Tous les coeurs se don-
» nent a vous , maispeut-etre aucun avec plus de
» sincerite que ceux de cette jeunesse de 1103
» ecoles , au nom de laquelle je suis heureux de
)> vous recevoir dans la ville de Cincinnati. »
Le general fut tres-touche des sentimens ren-
fermes dans ce discours, et voulut exprimer sa
reconnaissance au docteur Ruter; niais, dans cet
instant , les enfans Fen toure rent avec vivacite ,
tendirent vers lui leurs jeunes bras, et firent re-
ten tir 1'air de leurs cris de joie. II recut leurs
caresses et leurs embrassemens avec la tendresse
d'un pere qui rentre dans sa famille apres une
longue absence. Gependant, ayant obtenu un in
stant de silence, il adressa la reponse suivante
au docteur Ruter :
« Au milieu de Taccueil universel et si aflfec-
» tueux que je recois du peuple de 1'etat d'Ohto,
» dans cette admirable ville de Cincinnati ,
» j'airne particulierement a observer rempresse-
» ment et la chaleur des sentimens qui animent
» ces jeunes ames en faveur d'un vieux soldat
» americain; il m'est doux d'y reconnaitre, non-
EN AMfiRIQUE. 889
» seulement uii nouveau ternoignage de 1'amide
» personnelle des parens et des insliluteurs , niais
» aussi la preu\7e la plus satisfaisante d'un pre-
» coce attacliement aux principes pour lesquels
» leurs peres ont combattu et verse leur sang.
» Ici les yeux des jeunes citoyens s'ouvrent a leur
» naissance pour voir les prosperites publiques ,
w les felicitcs domestiques , qui sont le bienbeu-
» reux apanage de la patrie americaine. Ici la li-
)> berte et 1'egalite des droits les entourent a cha-
» que occasion , a cliaque progres de leurs teridres
w annees; et, lorsqu'ils seront a portee de com-
» parer leur pays avec les parties du monde ou
» 1'aristocratie et le despotisme exercent encore
» leur funeste influence, ils apprendront de plus
» en pi us a aimer leurs institutions republicaines,
» et a s'enorgueillir du beau titre de citoyen ame-
» ricain. G'est ainsi qu'en reflechissant sur les
)) effets communs de la guerre de Tindependance,
» sur la source a laquelle ils doivent leurs insti-
)> tutions, et jusqu'a leur propre origine, ils se-
» ront de plus en plus disposes a maintenir les
» sentimens d'une affection mutuelle entre les
» diverses parties de la confederation. Je vous
» prie, monsieur, de recevoir mes sensibles re-
» mercimens pour votre bienveillante adresse;
)> j'offre aussi 1'expression de ma reconnaissance
» aux dignes instituteurs et directrices, ainsi
» qu'a mes jeunes amis et amies, dans vos
LAFAYETTE
» si interessantes ecoles et pensions des deux
» sexes. »
Pendant que cette ceremonie avait lieu, les mi-
lices prenaient les armes; a onze heures elles pa~
rurent en bataille sur la place publique; a leur
tete hrillaient les belles compagnies corn man-
dees par les capitaines Harrison , Emmerson et
Avery; le general les passa en revue; un instant
apres arriverent les artisans formes en une lon-
gue procession , au milieu de laquelle flottaient
les bannieres des divers metiers ; la barque dans
laquelle Lafayette avait traverse 1'Ohio la veille
suivait derriere, montee sur quatre roues, avec
ses rames dressees et un pavilion flottant dans
les airs; un detachement tie soldats revolution-
naires marchait autour d'elle; on nous invita a
nous placer au milieu cle ce cortege, avec lequel
nous fimes plusieurs tours dans la ville pour
arriver sur une vaste place pres de la Maison de
Justice; la , le general monta sur une plate-forme
elevee et decoree de verdure ; le peuple se pressa
autour de lui; et les accords d'un excellent or-
chestre ayant fixe Tattention de la multitude,
M. Lee chanta , surl'air de la Marseillaise , une
ode martiale, dont les derniers vers de chaque
strophe furent repetes avec enthousiasme par
les spectateurs. Un discours sur la solennite du
jour devait succeder aux chants patriotiques; on
vit alors se lever 1'orateur qui devait le pro-
EN AMERIQUE. 3<)i
noncer; il s'avaura vers ia foule silencieuse , de-
vant laquelle il se tint quelques instans immo
bile, le regard baisse, la main appuyee sur sa
poi trine, et com me accable par la grandeur du
sujet qu'il alJait traiter; enfin, sa voix sonore ,
quoique legerement emue, se fit entendre, et
1'assemblee tout entiere fut captivee par son elo
quence. Les bienfaits et les avantages de la H-
berte, les efforts genereux de Lafayette pour son
etablissement dans les deux hemispheres, le ta
bleau de la prosper! te prcsente et future des Etats-
Unis, furent le texte du discours de M. Ben-
ham. II s'empara tellement de I'lmagination de
ses auditeurs , que lors meme qu'il eut cesse de
parler, la foule attentive resta quelque temps
silencieuse comme pour Tecouter encore.
L'eloquence pcpulaire est un cles caracteres
distirictifs des Americains des Etats-Unis; la fa-
culte de bien parler en public y est donneeci tons
les citoyens par la generalite et Fexcellence de
i'instruction , et cette faculte y est developpce a
un haut degre par la nature des institutions qui
appellent chaque citoyen a 1'exercice du pouvoir
et a la discussion des affaires publiques. Dans
chaque ville, dans chaque village, le n ombre des
individus capables de parler devant une nom-
breuse assemblee est vraiment prodigieux , et il
n'est pas rare de rencontrer parmi eux des hom-
mes qui, quoique nes dans des conditions obscu-
39* LAFAYETTE
res, se sont acquis, a justes litres, une grande
reputation d'eloquence; on pourrait citer, a Ja
tete de ces derniers, MM. Clay et Webester, dont
les parens etaient, je crois, cultivateurs , et qui
aujourd'hui pourraient paraitre avec avantage a
cote de nos orateurseuropeensles plus distingues.
Apresle discours de M. Benham , le peuple ee
dispersa , et les fetes furent suspendues jusqu'a
1'heure du diner public, afin d'accorder au ge
neral quelques instans de repos. A peine etions-
nous de retoui* chez M. Febigers, dans la maison
liospitaliere cluquel nous etions loges , que je
vis arriver trente a quarante homines qui en-
trerent dans le salon de reception , et qui de-
manderent a parler a Lafayette : « Nous sonimes
» citoyens de Vevay, » me dit en langue fran-
caise un vieillard qui etait a leur tete, et pour
lequel tous les autres paraissaient avoir une
grande deference; « on nous avait fait esperer
» que 1'anii de 1'Amerique et de la liberte vien-
)> drait visiter notre petite ville , et que nous au-
» rions le plaisir de lui montrer nos vignes et de
» lui faire boire du vin de notre cm ; mais son
» passage a travers le Kentucky nous a prives de
» ce bonheur; cependant, ne voulant pas re-
» noncer a celui de voir 1'homme clont le nom
» nous etait cher meme avant que nous fussions
» venus dans ce pays , nous avons pris la resolu-
« tion de venir ici pour le saluer, »
EN AM£RIQUE.
Je fis aussitot avertir le general , qui , ne pou-
vant descendre de suite , envoya son fils pour
engager les visiteurs a vouloir Lien attendre un
instant. Ceux-ci firent un accueil fort tendre a
M. George Lafayette; et, apres lui avoir repete
a peu pres ee qu'ils venaient de me dire, ils nous
apprirent qu'ils etaient tous Suisses , pour la plu-
part du canton de Vaud; que des persecutions
d'autorites locales, le besom d'ameliorer leur
position et 1'amour de la liberte les avaient de
termines a quitter leur patrie pour venir habiterle
Nouveau-Monde; qu'ils avaient fonde, dans 1'etat
d'lndiana , sur les rives de 1'Ohio , & environ cin-
quante milles de Cincinnati, line ville alaquelle
ils avaient donne le nom de Vevay; et que la,
au nombre d'environ cent trente families , ils
vivaient principal ement du produit de leurs vi-
gnes, dont ils avaient introduit avec succes la
culture dans cette par tie des Etats-Unis. Pen
dant que nous ecoutions ces details , le general
arriva; aussitot les Suisses de Vevay s'etant ran
ges en demi-cercle pour le recevoir, le plus age
d'entre eux , que j'avais entendu riommer le
pere Dufour , s'avanca vers lui et lui dit :
(( General , vous voyez devant vous des liom-
» mes qui, degoutes du despotisme et de la mi-
>» sere qui regnent sur la vieille Europe, out
» quitte leur patrie pour venir chercher sur cette
» terre hospital iere le libre exercice de leuts
LAFAYETTE
» droits et de leur Industrie ; nos recherches n'ont
» point ete values , nous sommes devenus ci toy ens
» amerieains et nous sommes heureux.
» Autrefois, general, dans notre beau pajs
» d'Helvetie, des homines courageux planterent
» un arhre de la liberte , a 1' ombre duquel ils
» esperaient que leurs descendans gouteraient le
» bonheur; mais, bientot apres, cet arbre lut
» tellement surcharge de greffes aristocratiques,
» qu'il ne porta plus que de mauvais fruits , et
» que son ombrage me me devint malfaisant;
» alors nous nous sommes rappeles que vous
» aussi vous aviez aide a planter un arbre de la
)) liberte dans un autre hemisphere; des rap-
» ports fideles nous apprirent que sur cet arbre
» les grefFes aristocratiques ne pouvaient pas
» prendre, et que ses vastes rameaux ofFraient un
» abri assure contrele despotisme. Nous sommes
)) venus chercber eet abri , general , et nous y
» avons trouve le bonheur dont nous vous fai-
» sons bommage aujourd'bui. »
Apres ces paroles du pere Dufour, tous les
babitans de Vevay se precipiterent dans les bras
du general et I'embrasserent tendrement. Ils
avaient apporte du vin de leur cru; ils nous en
offrirent , et nous le bumes avec eux a la prospe-
rite cle leur nouvelle patrie et a la regeneration
de leur ancienne.
Le vin de Vevay , il faut bien le dire , n'est
EN AMfiRIQUE. 3c,5
point un vin exquis; cependant il est assez agrea-
ble a boire, et c'est, selon moi , le meilleur des
vins recoltes aux Etats-Unis. Quoique la vigrie
croisse naturellement dans les forets de 1'Ame-
rique septentrionale, elle se plie cependant dif-
ficilemerit a la culture, et jusqu'a presentee n'est
qu'avec les plus grands soins qu'on est parvenu a
la rendre productive; les brusques changemens
de temperature lui causent des maladies qui se
manifestent par une multitude de petites tachcs
noires sur ses feuilles, et le froid des nuits d'au-
tomne s' oppose souvent a la parfaite maturite du
fruit. Cependant on est parvenu a acclimater
quelques plants d'Europe qui reussissent assez
bien entre les mains des vignerons de Vevay , et
qui promettent de grands produits pour 1'avenir.
En nous rendant au banquet , comme nous
traversions la place publique, nous vimesdes ca-
nonniers ranges a leurs pieces en batterie; leur
uniforme, elegant et severe, etait celui des ca-
nonniers francais; on nous dit que c'etait la com-
pagnie d'artillerie de Vevay. Elle etait en efFet
presque entierement composee de Suisses , parmi
lesquels un grand nombre avaient servi dans 1'ar-
tillerie de 1'armee francaise; leurs manoeuvres,
dont nous fumes temoins , furent executees av.ec
une precision et urie rapidite tout-a-fait remar-
quables.
Dans le bal qui suivit le banquet, les citoyens
LAFAYETTE
de Cincinnati deployerent tout le bon gout et
toute 1' elegance qui caracterisent ordinairement
une ville riche , feconde en ressources, et des long-
temps faconnee par la civilisation; mais, ce qui
cliarma le plus le general , ce fut la delicatesse
ties hommages dont il y fut entoure. Plus de
cinq cents personnes animaient cette patriotique
soiree , a laquelle assisterent MM. Morrow, gou-
verneur de 1'Ohio ; Desha , gouverneur du Ken
tucky; Duval, gouverneur des Florides; Scott,
general de Farmee des Etats-Unis, et un grand
nombre d'autres personnages distingues par leur
rang et leur caractere.
A minult, au signal donne par I'artilleiie de
Vevay, nous primes conge des citoyens de Cin
cinnati , et nous montames a bord de I' Herald ,
pour continuer notre navigation. Le general ne
pouvait s'arracber du cercle de ses amis, et ne
cessait de temoigner son admiration pour la
prosperite de Cincinnati et de 1'etat d'Ohio ,
qu'il appelait la huitieme merveille du monde.
En efFet, on ne peut se defendre d'un sentiment
d'etonnement a 3a vue des creations prodigieuses
de la liberte et de 1'industrie dont cet etat offre
tant d'exemples. Le developpement seul de sa
population tient du prodige. En 1790 elle n'e-
tait que de trois mille ames , et elle est aujour-
d'hui de pres de huit cent mille. On ne comp-
tait , en 1820, que neuf mille six cent quarante*
Eflt AM£RiQUE. 307
deux habitans dans la ville de Cincinnati, qui
en renferme maintenant quinze mille. L'etat
d'Ohio est a la fois agricole et manufacturier.
Son sol fertile produit abondamment toute es-
pece de cereales et une grande variete de fruits.
Dans la par tie sud on recolte un pen de coton ,
mais le nord est remarquable par la ricbesse de
ses paturages. I/agriculture occiipe, dit-on, les
bras de cent douze mille individus , et les manu
factures en occupent annuellement pres de dix-
neuf mille. L'annee derniere les manufactures
produisirent en etoffes de laine , de coton et de
toile, en cuirs , fers et clouterie , en sucre d'era-
ble , pour une valeur de pres de deux millions
de dollars. Tous ces produits, ainsi que ceux de
Tagriculture, paraissent devoir augmenter con-
siderablementcbaque annee, et 1'excedant de la
consommation interieure trouvera ton jours de
faciles debouches, car 1'etat d'Ohio est admira-
blement situe pour le commerce d' exportation.
Pendant pres de quatre cents milles , la belle ri
viere qui arrose ses limites du sud et du sud-est ,
est navigable pour d'assez gros navires. Ses fron-
tieres du Nord sont , pendant soixante-quinze
milles , baignees par les eaux du lac Erie , et un
canal traversant tout Vinterieur joindra incessam-
nient ces deux points, en sorte que 1'etat d'Ohio
se trouvera sur cette grande ligne de navigation
interieure ; qui unira New- York a l^i Nouvelle-
LAFAYETTE
Orleans , en passant par-dessus les montagnes
Alleghany.
A toutes ces sources naturelles de prosper! te
se reunit encore un autre bienfait que 1'etat
d'Ohio doit aux heureuses circonstances de 1'eta-
blissement de sa constitution. L'esclava^e et la
o
servitude involontaire y sont abolis. Un esclave
devient libre des qu'il touche 1'heureux sol de
1'Ohio, et s'il n'y jouit pas encore du droit de
suffrage et de quelques autres droits politiques,
il ne doit point en accuser la partialite des le-
gislateurs, mais le triste etat d'ignorance dans
lequel croupit encore sa race infortunee.
Ge fut le 22 mai a minuit que nous nous em-
barquarnes a bord de I'Herald , qui devait nous
conduire jusqu'a Wheeling, petite ville de la
Yirginie , situee sur les bords de TOliio, et pres-
que sur la frontiere de la Pensylvanie. Quoique
nous eussioris plus de trois cents milles a faire
pour y arriver, nous y debarquames cependant
le 24 avant la tin du jour; i3 est vrai que, durant
cette navigation , nous ne nous arretames que le
temps necessaire pour faire du bois et pour vi-
siter quelques etablissemens qui se trouvent sur
Jes bords du fleuve, tels que Portsmouth, Gal-
liopolis, Marietta , etc., qui pour la plupart ont
etc fondes par des Francais, mais dont la popu
lation cst aujourd'hui touteamericaine, du moins
a tres-peu d'exceptions pres. Ce fut dans Tune
LN AMEiUQUK. 399
de ces petites villes, a Galliopolis , je crois, que
nous vi si tames la famille d'un representant de
I'Ohio au congres , M. Vinton , Tun des mem-
hres de la petite minorite , qui , dans la charnbre
des representans , vota centre la recompense na-
tionale offerte a Lafayette. M. Vinton n'etait
pas encore de retour de Washington-City; mais
sa famille aceueillit le general en son nom avec
toutes sortes de temoignages de tendresse et de
veneration, et madame Vinton ne le quitta que
lorsqu'il remonta a bord de I 'Herald, ou elle
voulut 1'accompagner a pied avec tous ses parens.
Cette politesse de la famille Vinton toucha beau-
coup le general, et lui prouva une ibis de plus que
les membres cle la faible opposition qui avaient
vote centre la proposition du 20 decembreri'etaient
pas ses moins sinceres amis; et que, s'ils avaient
liasarde leur popularite a up res de leurs commet-
tans dans une semblable circonstance , ce n'e
tait, comme je 1'ai deja dit plus baut, que par
des motifs d'ordre public , et par leur constante
resolution de se prononcer centre toute mesure
extraordinaire de finance.
De Wheeling nous rentrames dans la Pensyl-
vanie par Washington, Brownsville, Union-
town, etc. , etc. Sur toute cette route le general
retrouva la population virginienne et pensylva-
nienne dans les m ernes dispositions que Fannee
precedente, c'est-a-dire que partout le peuple SL'
4°o LAFAYETTE
porta en foule sur son passage , et lui rendit les
plus grands honneurs. La petite viJle de Wa
shington , capitale du comte du meme nom , se
distingua par Feclat de ses fetes;, a Brownsville
nous passames ]a Monongahella dans un bateau
porta nt vingt-quatre jeunes filles vetues de blanc ,
qui vinrent recevoir Je general , et qui le couron-
nerent de fleurs an moment ou il touclia le ter-
ritoire de la ville. A Uniontown , chef-lieu du
comte de Lafayette, il fut accueilli avec une sim-
plicite et une cordialite bien propres a rappeler
le caractere des fondateurs de la Pensylvanie.
Pour haranguer leur note national , les habitans
d'Uniontown emprunterent 1'organe d'un de ses
plus anciens et de ses meilleurs amis , M. Galla-
tin , que 1'Europe connait par ses travaux diplo-
matiques, ct que les principes americains ont
tou jours compte au nombre de leurs plus habiles
defenseurs.
Place sur une estrade elevce au centre de la
ville, M. Gallatin recut le general Lafayette, et
lui adressa le discours suivant, au nom du peuple
qui 1'entourait et 1'ecoutait en silence :
« General Lafayette, les citoyens de ce comte
» desirent, en ce moment ou vous arrivez au milieu
» d'eux , vous temoigner leur joie, leur amour,
» leur reconnaissance. Ces sentimcns , vous les
» avez entendu repeter en mille endroits et par
» des milliers de voix ; et quel langage pourrait
EN AMfi'RIQUE. 4°*
» etre aussi eloquent que celui de oette multi-
» tude qui partout se precipite sur vos pas pour
» vous recevoir ? Acceptez ces effusions sinceres
» et spontanees del'affection d'un peuple libre,
» a la fois penetre de respect pour votre carac-
» tere et de reconnaissance pour vos services.
» Est-il necessaire de parler de ces services? ils
» sont graves dans le coeur de tous les America ins.
» Lequel parmi eux peut avoir oublie que le ge-
» neral Lafayette , dans la fleur de lajeunesse,
» a abandonne pour la cause de 1'Amerique les
» avantages de la naissance et du rang , les plai-
» sirs, la splendeur d'une cour brillante, et , ce
» qui lui etait bien plus precieux , les douceurs
» du bonheur domestique et de 1'amour conjugal?
» Qui ne se souvient qu'il vint secourir 1'Amerique
» al'epoque la plus critique de la lutte pour 1'in-
» dependance ; qu'il combattit et versa son sang
)> pour elle; qu'il obtint 1'amitie, la confiance de
» Washington , 1'amour de tous ceux qui com-
)> batdrent avec lui , ou qui 1'approcnerent; qu'il
» eut une grande part dans le dernier triomphe
» decisif de Yorktown ? Mais ses services ne se
» bornaient pas a combattre sur le champ de ba-
» taille. Tandis qu'il supportait les fatigues et
» bravait les dangers de toutes les campagnes ,
» presque chaque hiver iltraversaitl'Ocean pour
» encourager nos amis et obtenir des secours de
» notre illustre et malheureux allie , alterait sa
ii.
4oa LAFAYETTE
» fortune particuliere pour fournir a nos besoins,
» sans recevoir aucune compensation des Etats-
» Unis ; tous ces services furent rendus avec un
» parfait desinteressement.
» Le nom que porte ce eomte , fut un des pre-
» miers temoignages de la reconnaissance pu-
» blique. Tandis qu'il nous rappelle perpetuelle-
» ment vos vertus et nos obligations , il semble
» nous donner le droit de porter un interet par-
» ticulier a ce qui vous concerne. Que ce soit mon
» excuse , si , au risque de blesser votre modestie ,
» je vous retiens quelques minutes de plus qu'il
» n'est d'usage de le faire pour les receptions
» ordinaires.
» Lors de la premiere assemblee des notables ,
w ce fut sur votre motion que le rapport d'un de
» ses bureaux reclama la restitution des droits
» civils des pro testa ns franc ais ; et ce dec ret qui ,
» d'apres cette demand e , fut rendu en leur fa-
» veur , preceda d'une annee la revolution fran-
» caise.
» Au moment de ce dernier evenement , quoi-
» que vous appartinssiez a une famille distinguee
» dans la classe privilegiee , vous parutes aussitot
» un des plus zeles et des plus liabiles defenseurs
» du peuple. La part que vous avez prise dans
» toutes les questions agitees a cette epoque est
» connue de tout le monde ; mais , par une erreur
» assez repandue ( au moyen des raensonges et
EN AMERIQUE. 4o3
» des calomniesqu'a propages 1'esprit de parti),
» beaucoup de personnes sont portees a croire
» que la France n'a recueilli d'autres resultats de
» sa revolution que ]a misere et le carnage , et
» qu'a la suite des scenes sanglantes que la violence
» des partis a produites , aucun profit materiel
» n'a ete obtenu pour la nation. Si cependant
» nous voulons considerer attentivement la gran-
« deur des obstacles qu'il a fallu surmonter , et si
» nous comparons ce qu'etait la France , a 1'epo-
» que de notre revolution , avee son etat actuel ,
» nous aurons moins a nous etonner de ce qu'elle
» n'a pas effectue de plus grands changemens ,
» qu'a nous affliger de ce qu'ils ont ete si chere-
'> ment aclietes.
» Un code penal , imparfait encore dans ses
» details , mais par la nature de ses punitions
» aussi doux que le notre, a ete substitue aux re-
» glemeris sanguinaires d'un siecle barbare. Un
» code civil uniforme a rem place' des coutumes
» surannees et contradictoires. L'etablissement
» dujury dans les causes criminelles , la publi-
» cite des proces dans toutes les affaires; 1'adop-
» tion du principe du gouvernemejit represen-
)> tatifet du vole annuel de limpot ; la liberte
» personnelle plus respectee , la liberte de la
» press e augmentee , la liberte des consciences
>.« etablie ; 1' abolition des privileges des individus ,
» des classes , des corporations, des provinces, et
26.
LAFAYETTE
» un peuple de vassaux affranchis de toute obliga-
» tion feodale : tous ces objets forment une masse
» d'ameliorations, un changement radical dans
» la politique interieure de la France , plus con-
» siderable qu'il ne s'est jamais opere dans un si
» court espace de temps ; car presque tous, si ce
» n'est meme tous ces avantages ont ete obtenus
» dans les trois premieres annees dela revolution,
» durant cette courte periode, la seule ou vous
» avez exerce une influence et une puissante in-
» fluence sur les affaires publiques en France.
)> Non, monsieur, vous n'avez pas vecu en vain
» non plus pour la France que pour 1'Amerique.
» Le fondement est pose , et la vie des nations
» ne se calcule pas par annees ,mais par gene-
» rations. II nenous appartient point de pronon-
» cer sur les ameliorations dont la France peut
» eprouver le besoin , sur celles qui conviennent
» k son etat actuel. Nous ne pouvons que cleman-
» der au ciel qu'elle puisse les acquerir , non par
» la violence, mais par une douce persuasion;
» qu'elles soient le resultat d'une confiance mu-
» tuelle heureusement retablie , et non celui de
» nouvelles convulsions et de scenes sanglantes !
» II n'a pas dependu de vous que telle ait ete
» la fin paisible et prompte de la revolution fran-
w caise. Instruit, permettez-moi 1'expression,
» instruit a 1'ecole d'une liberte raisonnable sous
» les illustres fondateurs de cette republique ,
EN AM £R I QUE.
» vous ne futes pas un defenseur plus energique
» de ]a cause de la liberte dans le sein de 1'as-
w semblee , que zele dans le commandement de
» la garde nationale , pour conserver Tordre , re-
» primer les exces , prevenir les crimes , et eviter
» 1'effusion du sang, Vous avez toujours etc le re-
» fuge , souvent le protecteur de 1'innocence et
» du mallieur ; et, lorsque vos efforts ont etc in-
» fructueux pour les defendre ou pour les faire
» respecter , c'est que 1'obstacle se trouvait au-
» dessus de toute puissance humaine.
» Lorsque la constitution que vous et vos col-
» legues eclaires aviez jugee la plus propre a as-
» surer les liber tes et a procurer le bonheur de
)> la France; lorsque cette constitution que vous
» aviez jure de soutenir et que des forces etran-
» geres menacaient en vain , fut attaquee k 1'inte-
» rieur par des furieux , vous prevites avec un
» esprit prophetique les desastres qui devaient
» suivre. Fidele a vos sermens , fidele au peuple ,
» indifferent sur les formes , negligeant totale-
» ment toute consideration personnelle , vous
» montates k la breche , et dans cette circonstance
» memorable vous fites a la cause du peuple le
» sacrifice de votre popularite , vous a qui 1'appro-
» bation et Tamour du peuple ont toujours paru
» la seule recompense de ce monde digne d'etre
» recherchee.
» La suite est bien connue ; pour avoir tente
LAFAYETTE
v de sauver la patrie , vous futes proscrit , de-
« pouille de 1'heritage de vos peres , comme enne-
» mi de la patrie. Ge n'etait pas chez 1'etranger
» que vous pouviez attendre la recompense de vos
)> services dans la cause de la liberte francaise :
» le patriote proscrit ne trouva pour asile qu'une
» prison ; enferme pendant des annees , des fers
» ont pu lier vos membres j votre ame ne fut ja-
» mais abattue ; elle conserva toute son energie
» et demeura libre,
» Votre proscription fut le signal de tous les
» maux qui vinrent de'soler votre pays. Je ne
» m'etendrai point sur ces scenes deplorables.
» La liberte abandonne une terre souillee de
» crimes commis en son nom sacre. Car , si le
» premier des biens doit etre conquis par le
» courage , la vertu et la sagesse peuvent seules
» le conserver.
» Lorsque, plusieurs annees apres , vous futes
)> rendu a votre patrie , vous la trouvates entre
» les mains de cethomme extraordinaire, auquel
» il fut donne de regler durant un temps le sort
» des Francais et celui de 1'Europe. La France
» etait plongee dans un ocean de gloire ; mais
» elle n'etait plus libre. Vous vous etes rejoui des
» succes obtenus sur ses ennemis etrangers ; vous
» avez admire tout ce qui etait grand, approuve
» tout ce qui etait bon ; mais vous avez refuse de
» partager les honneurs , les digriites , les faveurs
EN AMfiRIQUE.
» du nouveau gouvernement. Le droit de suffrage
» etait restreint h un petit nombre d'electeurs
» nommes par le pouvoir executif ; la legislature
)> etait muette ; la liberte individuelle non assu-
» ree , celle de la presse detruite ; tous les pou-
» voirs concentres dans un seul homme. Vous
» vous etes retire dans une honorable retraite ,
» entoure d'une famille clierie ; et , pendant pres
» de quatorze ans , vous futes le modele de toutes
» les vertus privees , comme vous 1'aviez ete de
» toutes les vertus civiques. Les avantages de 1'am-
» bitionn'ontjamaisetelebutde vos desirs. Dans
» la simplicite de votre coaur , vous n'imaginiez
» meme pas faire un sacrifice ; mais il en restait
» un plus penible a faire a vos principes.
)> Votre fils unique , le digne heritier de votre
)) nom et de vos vertus , celui que nous nous re-
» jouissons de voir aupres de vous, combattait
» soi*s les bannieres de l'empereur( elles etaient
« celles de la France ). II ne pouvait que suivre
» vos exemples ; il se distingua done d'une ma-
» niere remarquable ; une promotion rapide pa-
» raissait devoir 1'attendre; une carriere de gloire
» et d'honneurs semblait ouverte devant lui ; il
» portait votre nom. Gette carriere fut tout d'un
» coup arretee ; cette brillante perspective fut
» fermce pour toujours; et vous, le plus tendre
« des peres , vous avez fait ce dernier sacrifice ,
» plutot que de donner la puissante sanction de
LAFAYETTE
» votre nom au systeme destructeur de cette cause
)> a laquelle votre nom etait devoue.
)) Cependant le colosse tombe ; et , tandis que
» ses flatteurs le trahissaient ou 1'abandonnaient ,
» vous qui lui aviez resiste lorsqu'il etait au faite
» du pouvoir , vous vous rappelates seulement
» alors que vous dutes a ses premieres victoires
» d'etre delivre des prisons d'Olmutz , et vous
» futes un des premiers a proposer des moyens
» de salut qu'on chercha alors a lui procurer , et
» qui peut-etre, sans un etrange aveuglement de
» sa part, et la honteuse perfidie de faux amis,
» eussent pu le preserver du triste sort qui 1'at-
» tend ait.
» Lorsque ensuite les libres suffrages de vos
» concitoyens vous rappelerent sur le theatre des
w affaires publiques , personne ne douta du role
» que vous etiez destine a remplir. Des esprits
» vulgaires peuvent se souvenir d'ancienne$ per-
» secutions , ou meme de 1'indifference dont ils
» ont ete 1'objet. Mais , tant que votre cceur con-
» tinuera de battre, vous paraitrez toujours le
» defenseur des droits du peuple. Cependant,
» I'age a pu calmer votre ardeur, le decourage-
» ment diminuer vos esperances; mais quand le
)> veteran de la cause de la liberte dans les deux
)> hemispheres , apres avoir combattu , verse son
» sang, souffert les chaines de la proscription
» pour cette cause sacree , reparait de nauveau
EN AMERIQUE. 4°9
« pour la defendre; cest avec une nouvelle vi-
» gueur, avec toute 1'energie, la purete, la frai-
w cheur de la jeunesse.
» Telle est la faible esquisse d'une vie exclu-
» sivement consacree au service de Thumanite,
» qui , durant cinquante annees d'activite , n'a
» ete souilleepar aucun vice, defiguree par aucun
» acte d'inconstance Apres tant de travaux,
» de rudes epreuves , d'injustes persecutions ,
» d'afflictions particulieres , il a plu a la divine
» Providence de vous accorder, a la fin de vos
» jours , la recompense la plus douce pour votre
» a me.
» Yous avez laisse" , monsieur , TAmerique
)> commencant sa nouvelle existence , soufFrant
w encore de tous les rnaux qui avaient accompa-
» gne la lutte revolutionnaire, sans commerce ,
» sans richesse , sans credit , sans avoir encore
» eprouve 1'influence d'un gouvernement cen-
)> tral. Apres un espace de quarante annees, il
» vous est donne de visiter ses rivages. Yous la
» retrouvez deja dans toute la force de sa matu-
» rite , soutenant un rang distingue parmi les
» nations , 1'asile des opprimes de tous les pays
» comme de tous les partis ; ayant atteint un
» degre de prosperite dont on ne voit aucun
)> exemple , durant une si courte periode , dans
» les annales du monde. Ses villages sont deve-
» mis des cites populeuses ; ses vaisseaux couvrent
4*° LAFAYETTE
» les mcrs; de nouveaux etats se sont eleves
» comme par magie du milieu des deserts; ses
» progres dans les manufactures et les arts , et
» depuis peu, dans les sciences et dans la litte-
» rature , ont march e d'un pas egal avec ceux
» de sa richesse territoriale et d'une population
» triplee. On nous avait menaces de 1'infail-
» lible dissolution de 1'Union , et Ton a vu treize
» etats resigner volontairement une portion
)> de leur souverainete , afin d'investir le gou-
)> vernement central des pouvoirs necessaires
» a la defense commune; acte de sagesse et
» de patriotisme nouveau dans 1'histoire des
» peuples.
» La tranquillite d'une longue paix n'a point
» enerve les Americains. La generation actuelle
» s'est montree digne de celle qui 1'a precedee ,
w de vos compagnons d'armes; vous allez, en
» partant d'ici, vous rendre a Bunkers-Hill, afiri
» d'eriger un monument sur le terrain meme ou
» les Anglais apprirent , pour la premiere fois,
» quelle resistance ils devaient attendre d'un
» peuple qui voulait etre libre,et vous arrivez
» de la Nouv ell e- Orleans , theatre de cette ex-
» traordinaire et complete victoire qui n'a pas
» ete surpassee dans ce siecle de prodiges nriJi-
w taires. Elle fut remportee sur des ennemis su-
» perieurs en nombre par une bande de soldats
» citoyens que conduisait un heros sorti de leurs
EN AMfiRIQUE. 411
» rangs , et 1'ouvragc du peuple. A la nieme epo-
» que, un cultivateur de Pensylvanie soutenait
» 1'honneur des armes americaines sur notre
» frontiere septentrionale , et notre intrepide
» marine , malgre une inferiorite de forces plus
» grande encore , montrait au monde que la
» reine des mers n'est pas invincible meme sur
» son element.
« Mais ce qui surtout vous procure la plus haute
» satisfaction , c'est la pensee que cette prosperite,
» ce bonheur dont nous jouissons , sont le resul-
» tat de nos libres institutions; elles ont place
» hors de toute atteinte les droits imprescriptibles
» de 1'homme , assure a cliaque individu la liberte
» de conscience , celle d'exprimer ou de publier
» ses opinions , 1'exercice non restreint de ses
» facultes personnelles : elles ont borne 1'action
» du gouvernement a ses objets legi times , la pro-
» tection des particuliers contre la passion et la
» cupidite ; celle de la confederation , contre 1'a-
» gression etrangere. Les differentes branches de
)> 1'administration ont ete investies seulement du
» pouvoir necessaire pour atteindre ce but. G'cst
)> ici, ici proprement, le regne de la loi. Le
» gouvernement representatif est etabli dans sa
» forme la plus simple , fonde sur le suffrage
» universel et sur de frequentes elections. Le
» resultat de ce systeme est expose aux regards
» du monde; il n'est survenu aucun des iricoiv°
41* LAFAYETTE
» veniens que Ton supposait inseparables d'un
» gouvernement populaire.
» La religion a conserve sa bienfaisante in-
» fluence, au milieu d'une liberte universelle de
>/ conscience et de culte , et quoique la liaison
» impie entre 1'eglise et 1'etat ait ete complete-
» ment dissoute. La tranquillite publiquen'a pas
» ete alteree , quoique la liberte individuelle soit
» si respectee dans la pratique et dans le droit
» que ^habeas corpus n'a pas une seule fois ete
» suspendu. La liberte de la presse illimitee,
» loin d'ebranler le gouvernement , n'a pas un
» moment diminue sa force , ni entrave sa mar-
» cbe. Le suffrage universel a ete atteste par des
» cboix generalement populaires; des elections
» frequentes et multipliees n'ont jamais ete ac-
» compagnees de la plus legere commotion ; et
» meme ? lorsqu'il s'est agi des plus bautes cbar-
)> ges, quoiqu'elles aient ete poursuivies avec
') Fenergie qui convient a des hommes libres,
» que les publications de la presse aient con-
» tinuellement enflamme les esprits , la decision
» constitutionnelle a ete recue avec une soumis-
» sion immediate.
» Tous les pouvoirs emanent ici du peuple , et
» tout se rapporte a lui. Nous reconnaissons avec
)> orgueil que nos delegues n'ont jamais abuse de
» la portion d'autorite qui leur etait confiee.
» Dans nos relations avec 1'etranger, tandis que
EN AMERIQUE. 4~i3
» le gouvernement se nion trait pret a soutenir
» nos droits , quelle nation a pu se croire outragee
)> par 3es Etats-Unis? Et dans notre administra-
» tion interieure, tandis que les lois etaient exe-
» cutees avec impartialite, peut-on citer,dans
» un espace de quarante annees , un seul citojen
» persecute ou opprime ?
» Le succes complet de cet important essai ,
» tente dans cette contree stir la plus grande
» echelle ; cette preuve vivante que les homines
» peuvent se gouverner eux-memes , magnifique
» exemple donne par les Etats-Unis, n'a pas ete
» perdu pour le reste du monde. Des evenernens
» que nous pouvions prevoir, mais que nous
» croyions devoir appartenir a la posterite , ont
» eu lieu de notre temps.
» Une annee avant le jour ou vous avez debar-
» que sur ce sol pour joindre 1'etendard ameri-
» cain, il n'existait pas sur ce vaste continent
» un seul homme (si ce n'estle sauvage Indien)
» qui ne reconnut la suprematie d'une puissance
» europeenne ; et a present , dans un espace moins
x long que la courte duree de la vie active de
» riiomme, il n'existe pas, depuis le cap Horn
» jusqu'aux sources du Mississippi, une seule
» province qui n'ait secoue le joug etranger.
» L'histoire conservera la memoire des sacrifices
» immenses , des actes d'heroisme et de devoue-
» ment, de la perseverance inalterable qui ont
4*4 LAFAYETTE
» produit de si grands resultats. Notre gouver-
» nement, fidele a ses principes, n'a ni excite,
» ni encourage les insurrections; mais, en recon-
» naissant le premier 1'independance de 1'Ame-
» rique du Sud, et en declarant qu'il ne verrait
» pas avec indifference d'autres nations agir hos-
» tilement dans cette querelle, il a rempli un de-
» voir que la politique et la position morale des
» Etats-Unis lui prescrivaient.
» Un nouvel esprit s'est introduit, il anime le
» monde civilise ; il donne a tous les hommes ,
» jusqu'au plus obscur, an plus opprime , le sen-
» timent de ses droits , la volonte de les recou-
» vrer; il fait chaque jour de nouveaux prose-
» lytes , meme dans les rangs privilegies et
» jusque sur les marches du trone. Les efforts de
» quelques hommes (qui n'ont rien appris, ni
» rien oublie), qui revent et qui ne peuvent plus
» esperer, 1'emporteront-ils? leur sera-t-il per-
» mis d'arreter la lumiere dans ses progres et
)> de faire retrograder 1'esprit humain ? Les pla-
» netes aussi semblent quelquefois aux regards
» de rhornme avoir un mouvement retrograde;
» mais elles poursuivent leur course immuable-
» ment assuree , conforme aux lois de la nature,
» k la premiere impulsion donnee par le Crea-
» teur : ainsi , dans le monde moral , peuples ,
» nobles , hommes d'etat, monarques, tous sont
» a present entraines par le mouvement irresis-
EN AM&RIQUE. 4^
» tible de 1'opinion publique , et des progres tou-
» jours croissans des connaissances huniaines.
» Voulez-vous une preuve sans replique de
» cette influence toute-puissante? Le ministere
» britannique est exclusivement compose d'hom-
» mes qui ( il y a dix ans) etaient opposes a toutes
» revolutions , tremblaient a la simple apparence
» d'une legere innovation : il vient, en moins
» d'une annee, de reformer une jurisprudence
» antique et obscure , de detruire le systeme de
» monopole dans les colonies anglaises. II recori-
» nait 1'independance de I'Amerique du Sud; il
» favorise, du moins, s'il n'assiste pas encore les
» Grecs; et, si nous ne sommes point mal in-
» formes, il est au moment d'emanciper 1'Ir-
» lande, cette nation amie de I'Amerique et de-
» puis si long-temps opprimee.
» La flamme de la liberte s'est etendue, de-
» puis les Andes peruviennes, a la iimite occi-
» den tale du monde civilise , j usqu'a son autre
» extremite vers Test. La Grece , le berceau de
w la civilisation europeenne et de la notre; la
» Grece, cette terre classique de la b'bert^, ge-
» missait depuis des siecles sous le joug le plus
» intolerable ; on croyait ses fils entierement avilis
» par 1'esclavage , degeneres , perdus sans espoir
» de salut : leur nom etait devenu un mot de re-
» proche ; eux-memes , un objet de mepris plus
» que de pitie. Subitement ils se reveillent de
4*6 LAFAYETTE
» leur l^thargie , volent auxarmes, brisent leurs
» chain es; ils ne recoivent aucun secours etran-
» ger. Les puissances chretiennes les regardent
» avecmalveillance; ils sont environnes par d'in-
» nombrables dangers et d'innombrables enne-
» mis : ils ne demandent pas combien ils sont ,
» mais ou les joindre. Chaque annee , presque
» sans marine, ils delruisent des flottes formi-
» dables; chaque annee, sans armees discipli-
» nees, ils dispersent d'innombrables ennemis;
» chaque annee, ils etonnent le monde, con-
» quierent, malgre lui, sa sjmpatliie par des
» actions dignes des trophees de Salamine et de
» Marathon , par des exploits que 1'amour de la
» liberte peut seul produire, par des prodiges
» qui nous paraitraient fabuleux, s'ils n'arrivaient
» pas de notre temps et sous nos yeux.
» D'ou vient eette regeneration et ses effets
.>» surprenans? des progres des connaissances , de
» la superiorite de Intelligence sur une force
» brutale. Les Grecs avaient conserve leur lan-
» gue immortelle , le souvenir de leurs ancetres ,
>» leur religion , un earactere national. Quelques
» parti culiers patriotes avaient, depuis cinquante
» ans, fonde des ecoles, etabli des presses, em-
» ploye tous les moyens de renouveler ou d'e-
« tendre 1'instruction. Leurs stupides oppresseurs
» ne pouvaient apercevoir , ni craindre des pro-
» gres a peine remarques en Europe. Mais la
EN AMfcRIOUE. 417
» semence ne tomba pas sur un sol sterile, et le
« cimeterre a ete moiiis fnneste pour 1'espece
» humaine que I'mquisition espagnole.
» La cause n'est pas encore gagnee, une re-
» sistance presque miraculeuse peut encore etre
)> subjuguee par Feffrayante superior ite du nom-
» bre; et le monde civilise, le monde ehretien
» (ces deux mots sont synonymes) considerera-
» t-il toujours, avec une immobile apathie, Fef-
» frayante catastrophe qui peut suivre? une ca-
» tastrophe qu'il pourrait, que nous-memes seals
)> pourrions empecher avec tant de facilite , et
)> presque sans danger! Mais je suis entraine au
» dela de ce que je voulais dire. Gela est du ^
» votre presence. Ne sais-je pas que par tout ou
» riiomme qui combat pour la liberte, ou pour
» 1'existence, est le plus en danger, c'est la ou
» se trouve votre cceur !
» Je puis nardiment demander quel liomme
» existant a pris une plus grande part que La-
» fayette a Tetablissement , a la propagation et
» a la defense des principes qui ont produit de si
» grands et de si glorieux resultats; et parmi les
» vivans et les morts , il a ete accorde jusqu'ici a
» lui seul de jouer un role egalement brillant sur
» les deux principaux theatres de la grande lutte ,
» 1'Amerique et la France. Peut-on, apres cela ,
» s'etonner si vous*etes recu par uri peuple libre
» et eclaire , avec un enthousiasrne qui n'a pas
II. 27
4*8 LAFAYETTE
» encore etc egale? Nous partageons eritierement
» le sentiment national ; nous saluons en vous
» Tun des heros survivans cle la revolution, 1'e-
» nergique defenseur de la cause de Fhuma-
» nite, le rare modele d\me parfaite Constance.
» Heureux d'avoir ete dans cette occasion
>v 1'organe de mes concitoyeris , mes sentimens
» particuliers sont faciles a juger, puisque celui
» auquel je m'adresse est en meme temps
» un ami personnel , sincere et long -temps
» eprouve. >:
On voit par ce discours que M. Gallatin n'est
point du nombre , malheureusement trop grand ,
de ces etrangers qui . par ignorance ou par
envie, confondent sans cesse les causes legitimes
et les heureux resultats de la revolution fran-
caise , avec les horribles et sanglans exces auxquels
se livrerent ensuite des miserables qui ne furent
que les instrumens des serviles partisans des pri
vileges , qui , ne pouvant arreter la liberte dans
son noble essor, imaginerent de la decrediter par
les crimes commis en son riom. La justice ren-
due par M. Gallatin au courage et a la sagesse
des patriotes francais de i^Sgjtoucha profonde-
ment le general Lafayette, qui lui exprima ainsi
sa reconnaissance :
« Quelles qu'aient pu etre ma foi constantedans
» la puissance de la liberte , et mes plus cheres
» esperances comme patriote americain , il m'eut
KW AMfiRIQUi: 4»9
» etc impossible , a 1'epoque ou la Pensylvanie
» daigna donrier nion nom a cette partie de
» 1'etat, de me flatter que je vivrais assez long-
» temps pour etrel'heureux temoin de I'eminent
w etat de prosperite et de perfectiormement que
» je vois aujourd'hui avec delices. Ge sentiment ,
» nion cher monsieur, devient encore plus vif par
» la reception affeetueuse que j'eprouve dans ce
» comte , dans Uniontown , et par le bonheur
» particulier dont je jouis lorsque cet accueil est
» exprime au nom du peuple par mon ancien et
» bien intime ami.
M Je ne m'arreterai sur vos bienveillantes et
» flatteuses allusions aux evenemens de Tun et
» 1'autre hemispheres', dans ce qu'ils ont de rap-
» port avec moi , que pour declarer que je me
» sens au plus haut degre heureux et fier de ces
» marques d'approbation donnees par vous, mon-
» sieur, dont Testime et 1'afFection me son! si pre-
» cieuses; mais dans votre eloquent discours
» vous avez aequis des droits plus grands encore
» et plus touchans a ma profonde reconnais-
» sance. G'est au nom de mes compagnons , de
» mes sentimens et de ma conduite a travers les
\> vicissitudes de la revolution francaise, que je
» vous remercie de ('honorable temoignage qui
» nous est accorde par un observateur si eclaire
» et si respectable. Nous vous remercions aussi
»> de la justice que vous rendez aux bienfaits ac-
4^0 LAFA\ETTE
» quis par le peuple de France et au progres vers
» 1'emancipation de 1'Europe, qui , en depit de
» circonstances posterieures et bien deplorables,
» sont encore restes le resultat de la premiere im-
» pulsion et des premieres annees de cette vaste
» revolution. Et y a-t-il, monsieur, dans cette
» multitude de citoyens americains qui nous en-
» tourent, un seul d'entre eux dont Tame ne
» se soit pas sentie elevee, reconnaissante , en-
)> chantee, enecoutantvos sijustes et patriotiques
» observations, lorsque vous avez peint la pro-
» sperite publique et sans exemple , le bonheur
» particulier, Thonorable superieur degre de ci-
» vilisation politique , la force nationale et glo-
» rieusement eprouvee , les sentimens solides et
» vertueux, 1'esprit vraiment republicain soute-
» nant des institutions fondees sur les droits de
)> 1'homme , tons avantages qui font de ces heu-
» reux etats un objet d'admi ration , un noble et
» incontestable modele pratique offert au reste
» du monde? En m'unissant de tout mon coeur
» a vos voeux ardens et con formes a nos prin-
» cipes pour que la jouissance de ces bienfaits s'e-
» tende aux autres nations; en me felicitant avec
a vous de 1'emancipation repubiicaine de la plus
» grande partie de 1'hemisphere americain, je
» ne puis vous entendre parler de la classique et
» bero'ique Grece sans me rappeler a quelle epo-
» que precoce, avec quel interet, avcc quel zele
EN AMEKIQUE. 4*1
» nous en avons fait 1'objet de nos conversations
» confidentielles.
» Mais ne vaut-il pas rnieux que je laisse cette
» nombreuse reunion qui nous ecoute , livree
« tout entiere aux vives et profondes impressions
)> qu'elle a recues de vous? Je ne ferai done que
)> prier le peuple du comte et de la ville, ainsi
» que vous , mon cher ami , vous qui serez au-
» pres de lui mon plus habile comme le plus
» agreable interprete , d'agreer 1'expression de
» ma reconnaissance et de mon devouement. »
Apres vingt-quatre heures passees,je ne dirai
pas au milieu des fetes, maisbien des plus tendres
et des plus affectueux temoignages d'attache-
ment des habitans d'Uniontown , le general se
rendit a 1'invitation de M. Gallatin, qui 1'enga-
gea a veriir prenclre quelque repos au sein de sa
farnille; et nous partimes avec lui pour New-
Geneva , ebarmante residence situee sur les bords
eleves et roclieux de la Monongahela, a quelques
milles d'Uniontown ; un detacbement de miliceo
du comte Lafayette, dans les rangs duquel figu-
rait un fils de M. Gallatin , nous servit d'escorte;
et sur toute la route nous rencontrames des grou-
pes d'habitans qui, clans leurs joveuses acclama
tions, unissaient au nom de Lafayette le norn de
Gallatin , auquel se rattache le souvenir d'iri-
nombrables bienfaits repandus sur cette partie
de la Pensvlvanie. Nous trouvames a New-Ge-
422 LAFAYETTE
neva tout ce qui peut plaire dans un sejour,
qui , aux avantages d'une situation heureusement
choisie, reunit le charme d'une societe douce,
aimable et eclairee , telle que la famille Galla-
tin. Mais le general fut bien loin cl'y rencontrer
la solitude que son ami lui avait annoncee; pen
dant vingt-quatre beures que nous demeurames
dans ce lieu delicieux , les portes de 1'habitation
durent rester constamment ouvertes pour clon-
ner un libre acces aux bons babitans des envi
rons qui vinrent en foule pour saluer leur hote
bien-aime.
Le 28 mai, M. Gallatin nous reconduisit cou-
cher a Unioutown , ou nous primes conge de lui
pour nous rendre a Elisabethtown , tres-petit
bourg situe snr les borcls de la Monongahela,
Nous y arrivames vers le milieu du jour; Ik , une
barque conduite par quatre rameurs nous recut
a son bord , et nous fit descendre la riviere jus-
qu'au champ fameux de Bradock, ou nous n'ar-
rivames que long-temps apres le coucber du so-
leil. Un temps delicieux favorisa cette navigation
sur laquelle la conversation de nos compagnoris
de voyage, les membres du comite d'Uoion-
town , repandit un grand interet. Nous parcou-
rions des rives qui, autrefois, retentirent des cris
de victoire des aventureux en fans de notre chere
France, et qui aussi furent temoins desdesastres
que leur attirerent les fautes d'un gouvernement
EN AMfcRIQUE. 42^
aussi presomptueux qu'inhabile , et le recit des
evenemens de cette epoque captiva notre atten
tion jusqu'au moment de notre debarquement.
II etait neuf heares du soir lorsque nous abor-
dames sur ce champ de Bra dock, ou les troupes
anglaises, sous les ordres d'un general de ce nom ,
furent si com pi element defaites au mois de juillet
1^55 , par les Francais et les Indiens reunis. Les
principales circonstances de cet evenement me
morable sont trop familieres a tous ceux qui se
sont occupes de 1'histoire d'Amerique , pour que
je les retrace ici ; je me contenterai de rappeler
seulement quecefut dans cette journee , si fatale
aux armes britanniques, quel'homme, qui de-
puis eut la gloire d'assurer Findependance de
sa patrie, donna les premieres preuves de son
intelligence de la guerre et de son calme intre-
pide dans les combats. Si le general Bradock n'eut
point dedaigne les conseils de son jeune aide de
camp Washington , il ne se fut point engage si
imprudemment sur' un terrain ou tout etait a
1'a vantage de ses ennemis, et il n'j eut point
perdu son armee, sa gloire et la vie. Quoique ses
conseils eussentete rejetes, le jeune Washington
ne s'en battit pas moins en heros, et ce fat lui
qui, par son audace et son sang-froid, sauva les
debris de 1'armee vaincue.
Sur ce champ de bataille, ou aujourd'hui encore
la charrue ne saurait tracer un sillon sans sou-
fc4 LAFAYETTE
lever des os blauchis par le temps , et des frag-
111 ens d'armes rouges par la rouille , s'eleve la
vaste et elegante habitation de M. Wallace, dans
laquelle nous fumes recus avec la plus touchante
et la plus aimable hosphalite, aiiisi qne nos
compagnons de voyage. Nous y trouvames deja
reunie une nombreuse deputation envoyee par
la ville de Pittsburg au-devant clu general, et
le lendemain matin, an point du jour , des deta-
cbemens de ca valeric volontaire arriverent pour
lui servir d'escorte dans son trajet vers cette ville.
La route qui conduit du champ de Bradock
a Pittsburg , quoique longue de plusieurs milles ,
fut bientot couverte d'une foule considerable ,. au
milieu de laquelie le cortege s'avanca lentement
vers la ville. Chemin faisant, nous visitames un
arsenal des Etats-Unis , qui se trouve a peu pres
a moitie chemin. Vingt-quatre coups de canon
annoncerent 1'entree du general Lafayette dans
cet etablissement, danslequel le major Churchill ,
et les officiers sous ses orclres, lui offrirent a
dejeuner. Apres avoir parcouru lessalles d'armes
et ies ateliers, dans lesquels regnent un ordre et
une activite remarquables , nous continuames
notre route jusqu'a Pittsburg , ou le general fut
recu a Fentree de la ville par les magistrals a la
tete du peuple et des milices rangees en bataille.
Jusqu'a present, dans le cours du recit de cet
incomparable voyage du general Lafayette, a
EN AMERIQUE.
traversles vingt-quatre etats de F Union anieii-
caiue, j'ai eu a decrire tant d'entrees triom-
phales dans de grandes et riches cites, que j'ai
etc oblige, pour ne point trop me repetcr, de
passer sous silence un grand nombre de ces des
criptions , ou de n'indiquer que les prineipaux
traits de quelques autres. G'est ce que je serai
encore oblige de faire ici pour 1'entree de 1'hote
national a Pittsburg, quoique cette ville ne 1'ait
cede a aucune autre des Etats-Unis , par la
pompe de ses fetes , et par Vexpression de ses
sentimens de patriotique reconnaissance. Mais
j'ai encore devant moi une si longue route a par-
courir, et tant de choses a raconter, que je me
vois force d'imiter Lafayette , qui , pour ne point
manquer la solennite de Bunker-Hill , fut sou-
vent oblige d'abreger les m omens delicieux que
1'amitie avait prepares partout sur son passage.
Je ne quitterai cependant pas Pittsburg sans
payer mon tribut cl'admiration a 1'eloquence de
M. Shaler ,, qui harangua le general au nom de
ses concitoyens , et a celle de M. Gazzam , charge
de lui presenter les jeunes enfans des ecoles pu-
bliques. Ges deux orateurs , aussi remarquables
par 1'elevation de la pensee que par 1'elegance
de 1'expression , obtinrent 1'approbation deleurs
atiditeurs, et exciterent dans le coeiir de celui
auquel ils s'adressaient un profond sentiment
de reconnaissance.
LAFAYETTE
Parmi les personnes ou les corporations qui
furent offici el lenient presentees au general La
fayette , on remarquait surtout un groupe de
vieillards, qu'a leur enthousiasme,enparlant des
temps passes , on pouvait facilernent reconnaitre
pour des soldats de 1776. L'und'cux, s'adressant
a son ancien general , lui demanda s'il se rap-
pelait encore le jeune soldat qui le premier s'e-
tait presente pour 1'emporter sur un brancard ,
lorsqu'il fut blesse a la bataille de la Brandy wine?
Lafayette , apres 1'avoir attentivement considere,
se jeta dans ses bras , en s'ecriant : « Non , je
» n'ai point oublie Wilson, et c'est un grand bon-
» heur de pouvoir 1'embrasser aujourd'hui !.... »
C'etait en effet Wilson lui-meme qui venait de
faire la question. Cettc reconnaissance penetra
d'attendrissement tous les spectateurs.
Le general Lafayette reconnut aussi un de ses
anciens compagnons d'armes de la revolution ,
dans la personne du reverend Joseph Patterson ,
qui vint le visiter avec tous les rninistres des dif-
ferens cultes de la ville et des comtes voisins.
Joseph Patterson, quoique pretre, avait porte le
mousquet , et avait combattu pour 1'independance
de son pays , pendant les deux plus terribles
campagnes de la revolution , et avait assiste a la
bataille de Gerrnantown.
Apres avoir consacre le jour de son arrivee a
Pittsburg aux ceremonies publiques , le general
EN AMERIQUE. 427
voulut employer une partie du lendemain a la
visile de quelques-uns des nombreux etablisse-
mens industriels , qui font la gloire et la prospe-
rite de cette ville manufacturiere , qui , par la
variete et 1'excellence de ses produits, merite
d'etre comparee a noire Saint- Etienne ou au
Manchester de 1'Angleterre. II fut frappe de
1'excellence et de la perfection des precedes em
ployes dans les diverses usines qu'il parcourut ;
mais ce qui V'interessa surtout , ce fut la fabrica
tion des superbes cristaux , dont on lui presenta
des eehantillons qui , par leur blancheur et leur
transparent, se feraient admirer meme a cote des
cristaux de Baccarat.
Pittsburg , situe au point ou les rivieres Al-
legliany et Monongahela , melant leurs eaux,
forment un majestueuxcours d'eau appele Ohio ,
trouve vers les etats de 1'Ouest , du Sucl , et
meme vers 1'Atlanlique , un ecoulement facile
aux produits de son Industrie , qui cliaque annee
s'accroit, ainsi que sa population, avec uneeton-
nante rapidite. Pittsburg compte aujourd'hui
huit mille habitans, et un grand nombre d'ou-
vriers etrangers qui , bien accueillis par les pro-
prietaires de manufactures, viennent chaque
annee communiquer a ceux-ci le secret des "pro-.
gres ou des per feet ionnemens dus aux iumieres
et a Factivite des manufacturers europeens.
LAFAYETTE
CHAPITRE XII.
ROUTE DE P1TTSBURG A ERIE. VICTOIRE DD COMMODORE PERRT.
SCENE NOCTURNE A FREEDONIA. LE CHEF INDIEN A BUFFALO.
CHUTES DU NIAGARA. VISITE AU FORT NIAGARA. ASPECT
DE 1OCKPORT. NAVIGATION DE LOCKPORT A ROCHESTER.
AQUEDUC SUR XA RIVIERE GENESEE. ROUTE PAR TERRE DE
ROCHESTER A SYRACUSE. NAVIGATION DE SYRACUSE A SCHENEC-
TADY, EN PASSANT PAR ROME ET UTICA. GRAND- CANAL.
EN quittant Pittsburg, le general fut oblige
deseseparer de ses anciensamis de 1'etat d'Ohio,
representes par le gouverneur Morrow qui J'a-
vait accompagne jusque-la avec son etat-major.
Conduits par un comite de la ville de Pittsburg ,
et escortes par un detachement de milices, nous
primes notre route par Francklin , Meadville ,
Waterford et Erie , pour nous reridre sur les
bords du grand lac qui porte ce nom. Toute cette
partie occidental de la Pensylvanie , arrosee par
le French-Greek, est remarquable par la beaute
et la variete de ses sites. Dans chacune des villes
que nous traversames , le general fut retenu
pendant quelques heures par les honneurs qui
lui avaient etc prepares par les citoyens et les
magistrals. A Waterford , a quinze milles d'Erie ,
EN A ME HI QUE. 42(J
il rencontra le eomite de cette ville, avec lequel
il continua sa route. A un mille d'Erie , s'etaient
rendus un bataillon de mil ices volontaires, les
officiers de la station navale , les ingenieurs , les
nutorites civiles et militaires qui formerent son
cortege pour eritrer dans cette ville. Les fetes qui
y furent donnees etaient fort remarquables par
leur bon gout , et plus encore par les sentimens
dont elles etaient 1'expression. Je n'en rappor-
terai cependant que la circonstance suivante :
Un pont de plus de cent soixante pieds separe
la rue de TEtat de la rue Francaise; une tente,
formee des voiles des vaisseaux anglais pris par
le commodore Perry pendant la derniere guerre,
le couvrait tout entier,et une table immense y
etait dressee. Ce fut dans cette salle , d'un genre
si original et si nouveau , d'ou la vue se reposait
agreablement sur la vaste etendue du lac, que nous
primes place au banquet civique, a la fin duquel
on but : (( A celui qui dans sa jeunessefut un
» heros , dans I' age murun sage, dans La vieil-
)> lesse un exemple pour I' age present et pour
)> les generations futures. » Le general Lafayette
repondita ce toast, en buvant a la prosperite cle
la ville d'Erie et a la glorieuse memoire du com
modore Perry.
Les trophes suspendus au-dessus de nos tetes ,
le nom de Perry et la vue du lac Erie, reporte-
rent necessairement les pensees des convives vers
LAFAYETTE
les e ven erne ii 8 de la derniere guerre, et bientot
les hauls fails de la marine amoricaine devin-
rent nature! lenient le sujet de la conversation
generale. Com me on s'apercut que Lafayette
prenait un vif plaisir a entendre parler de la
goire des descendans de ses anciens com pa-
gnons d'armes , on lui donna tous les details
de cette memorable journee, dans laquelle, apres
un combat de trois heures , une escadre ameri-
caine captura entitlement une escadre anglaise
qui lui etait bien superieure par le nombre de
ses bouches a feu.
<( Des les premiers jours d'aout i8i3 , le com-
» modore Perry etait parvenu a completer I'ar-
» mement naval sur le lac Erie , et avait mis a
» la voile pour aller a la recherche cle 1'escadre
» ennemie, apres laquelle ii courut vainement
» pendant plus d'un mois. II avait sous ses ordres
» neuf batimens, portant ensemble quarante-
» quatre canons. Enfm ,le i o septembreau matin,
» 1'escadre anglaise, forte de dix batimens et de
» soixante-sept bouches a feu , parut se dirigeant,
» avec vent arriere , sur 1'escadre americaine.
» Celle-ci , malgre le desavantage du vent , mil
» aussitot sous voiles , et se prepara au combat.
» Quelques instans apres, le vent changea de
» direction , et les Americains pur en t se porter
» avec plus de facilite a la rencontre de leurs
w ennemis. A onze heures les deux lignes de ba-
EN AMERIQUE. 4^> *
» taille etaient formees , et quelques minutes
» avant midi le navire monte par le commo-
)> dore anglais Barclay , et un autre batiment de
» son escadre, avaient engage le combat contre
» le Lawrence , que montait le commodore
» Perry. Celui-ci recut d'abord le feu de ses ad-
» versaires sans riposter, attendu que les caro-
» nades doat il etait arme ne portaient pas si
)> loin que les canons de Fennemi , et la brise
)> etait si faible que les autres batimens de son
» escadre ne pouvaient avancer pour le raiiier,
» en sorte que le Lawrence eut a soutenir seui
» les efforts des deux plus forts navires enriemis.
» Ge combat inegal , dans lequel les Americains
» deployment la plus grande intrepidite, dura
» pres de deux heures. Au bout de ce temps ,
» le Lawrence, dont tous les canons eta lent de-
» montes, dont tout Fequipage , a Fexception de
» quatre ou cinq hommes, etait tue ou blesse ,
» n'offrait plus aucun moyen de defense; dans
» cette situation critique , le brave Perry prit
» une resolution qu'il executa avec un rare bon-
» heur, et une presence d'esprit qui lui valut les
» eloges de Thabile oiiicier contre lequel il com-
» battait. II se jeta dans un canot, et se rendit
» a bord du Niagara, que commandait le ca-
M pitaine Elliot. Dans cet instant , Je vent s'etant
» eleve, Perry , avec son nouveau navire, s'elanca
» sur la ligne ennemie , la traversa en tirant des
* LAFAYETTE
deux bords, et ayant pris position a porlee de
w pistolet de /a</^ Prevost , il lit sur elJe un feu
» si vif et si meurtrier, que tons les hommes se
» precipiterent a fond de cale. Dans ce meme
» instant, tous les autres n a vires americains s'e-
» tant approches, le combat s'engagea sur tous
» les points avee un acharnement sans egal. La
» victoire ne demeura pas long-temps incertaine,
» elle se declara bientot en faveur de Perry. Les
» Anglais , efirayes par la perte de presque tous
» leurs officiers , firent de fausses manoeuvres
» dans lesquelles ils s'embarrasserent ; leurs vais-
» seaux s'entre - clioquerent et se mi rent eux-
» memes hors d'etat de repondre au feu terrible
» de leurs adversaires ; enfin , le capitaine Barclai
» fut oblige d'amener son pavilion , et tous li?s
» autres »avires imiterent bientot Fexemple de
M leur commandant. Gette victoire si brillante ,
» si complete , recut encore un uouvel eclat de la
)> rnodestie de Tintrepide Perry , qui , dans son
)> rapport au congres , se contenta de dire : Nous
» avons rencontre lajlotte ennemieet elle est a
» nous. Les noms d'Elliot et de Turner merite-
» rent, dans cetteglorieusejournee, d'etre inscrits
» a cote de celui de leur chef glorieux , et 1'hu-
» manite des vainqueurs forca les vaincus a 1'ad-
» miration et a la reconnaissance. Le commodore
» anglais , Barclai , olficier d'un grand courage ,
» qui avait deja perdu un bras a la bataille
EN AMfiRIQUE. 433
» de[ Trafalgar, et qui fut encore grievement
» blesse clans le combat du lac Erie, ecrivit , dans
« une lettre qui fut rendue publique : La gene-
» reuse conduite des Americains envers leurs
» prisonniers , leurfait plus d'honneur encore
» que leur victoire ! »
En entendant le recit de €es hauls faits, La
fayette portait ses regards tour a tour sur les
nombreux pavilions anglais qui flottaient au-
dessus de sa tele , sur le lac , theatre de si glo-
rieux evenemens , et sur les marins qui 1'entou-
raient; et son cceur se remplissait d'un noble or-
gueil en voyant que les Americains de i8i3?
s'etaient montres les dignes fils de ses anciens
cornpagnons d'armes, les immortelsrevoiution-
naires de 1776.
En sortant de table , le general prit conge des
habitans d'Erie, et sortit de cette ville a trois
heures apres-midi , avec le comite du comte de
Chatauque, qui etait venu le prevenir qu'un
navire a vapeur Fattendait a Dunkirk , pour le
transporter a Buffalo. Avarit le coucher du soieil ,
nous avions deja quitte le territoire de la Pen-
sylvanie pour entrer sur celui de New - York.
Commenous avions cinqtiante milles a faire, et
qne le general voulait ne point retenir trop long-
temps le navire, nous voyageames sans nous
arreter jusqu'au point du jour. Dans cette course
rapide, nous traversames plusieurs villages con-
4-* 4 LAFAYETTE
siddrables, tlont la population, pressee sur les
places publiques, autour de vastes foyers, atten-
dait patiemment le passage de 1'hote national
pour le saluer par de patriotiques acclama
tions. Ces scenes nocturnes ont laisse dans mon
esprit les traces d'une impression profonde. Je
n'oublieraijamais le tableau magique qui frappa
nies regards a Freedonia. En sortant de Portland,
cedant a la fatigue des jours precedens , nous
nous etions endormis dans notre voiture malgre
les rudes secousses que nous causaient les troncs
d'arbres qui formaient la route sur laquelle nous
roulions rapidement; tout a coup la bruyante
detonation d'une piece d'artillerie nous eveilla
en sursaut, et nos yeux , en s'ouvrant , furent
frappes de 1'eclat de mille lumieres etincelantes
suspendues aux maisons et aux arbres qui nous
environnaient ; on nous engagea a mettre pied a
terre , et nous nous trouvames au milieu d'une
double haie formee d'un cote par les vieillards
et les jeunes garcons , de 1'autre par les jeunes
filles et les femmes , tenant dans leurs bras des
enfans en bas age. A la vue de Lafayette , 1'air
retentit de cris de joie , tons les bras se tendirent
vers lui , les meres lui presentment leurs enfans
en lui demandant pour eux sa benediction , et
une musique guerriere, mariant ses accords au
bruit du canon et des cloches , fit entendre 1'air
national du Yankee-Do die. Frappe d'une re-
EN AMERIQUE. 4^5
ception si toucbante , le general fut quelque
temps avant de pouyoir maitriser les emotions
tie son coaur ; enfin , il s'avanca lentement a tra-
vers la foule ? serrant a cliaque pas les mains
qu'on lui tendait aifectueusement , et repondant
avec tendresse au doux accueil des enfans qui
criaient Welcome Lafayette ! sur son passage.
Sur une estrade elevee au milieu d'une place
immense qu'eclairaient des tonneaux de resine
enflammee , un orateur 1'attendait pour le haran-
guer au nom du peuple de Freedonia , qui vint
ensuite denier devant lui pour le saluer encore
une fois. Quelque toucbante que fut cette scene,
le general crut cependant devoir Vabreger, a fin
de ne pas tenir plus long-temps exposees a un
froid assez vif , toutes ces fenimes et ces jeunes
filles qui , legerement vetues, avaient passe toute
la nuit a Tattendre en pleiri air. II etait trois
beures du matin, lorsqu'apres avoir prisune col
lation , nous sortimes de Freedonia. Le soleil
dorait deja le sommet des arbres des forets que
nous laissions a notre droite , lorsque nous arri-
vamesa Dunkirk , tres-petit port sur le lac Erie,
ou nous attendait le navire qui clevait nous con-
duire a Buffalo. Un comite de cette ville, et un
grand nombre de dames , etaient venus au devant
du general, et le recurent a bord au bruit d'une
musique dont la douce liarmonie s'accordait
delicieusement avec la beaute du matin , et
28.
436 LAFAYETTE
1'aspect romaiitique tie la baie dans laqnellcr
nous etions.
Amidi nous etions en vue des cotes de Buffalo;
mais, genes dans notre marche par un vent con-
traire assez violent, nous ne pumes entrer dans
le port avant deux heures. Quoique la ville de
Buffalo ait ete presque entierement detruite par
les Anglais , qui Fineendierent pendant la der-
niere guerre, nous fumes eependant frappes de
son air de prosperite et de 1'activite de son port.
Nous debarquames aupres d'une des extremites
de ce grand canal dont nous avions visite 1'autre
ex t re" mite a cinq cents niilles de la, pres 1'Al-
banie, et qui sert de lien entre le lac Erie et le
grand Ocean. Apres les premieres ceremonies
de la reception de 1'hote national par les ci-
toyens et les magistrals de Buffalo, nous allames
prendre quelques -installs de repos a 1'auberge de
Pdigle, ou on avait prepare nos logemens; la ,
le general recut un grand nombre de person nes
qui clesiraient lui etre presentees particuliere-
ment; parmi elles nous eumes le plaisir de voiv
un vieux chef indien de la nation des Senecas ,
qui s'est acquis une grande reputation de cou
rage et d'eloquence , non-seulement parmi les
siens , mais encore parmi les blancs qui le con-
naissent sous le nom de lied Jacquet. Get
homme extraordinaire, quoique bien use par le
temps et parVintemperance, conserve eependant
EN AMERIQUE.
-.encore , a mi degre surpreriant, 1'exercice de
toutes ses facultes; il reeonnut de suite le ge
neral Lafayette, et lui rappela qu'ils s'etaient
trouves ensemble en 1784, au fort Schuyler, ou
s'etait tenu le grand conseil dans lequel furent
regies les interets de toutes les nations indiennes
amies ou ennemies qui pouvaient se trouver en
relation avec les Etats-Unis. Le general lui re-
pondit qu'il n'avait point ouhlie cette grande
circonstance , et lui demanda s'il savait ce qu'e-
tait deveuu ce jeune Inclien qui , dans cette asseni-
blee, s'etait oppose avec tant d'eloquence a ce qu'on
enterrdt le tomahawk 4. « II est devant vows , »
repondit 1'enfant des forets, avec tout le laco-
nisme de sa langue si expressive. — « Le temps
)> nous a bien changes , » lui dit le general La
fayette ; « car nous etions jeunes et lestes alors... »
— « Oh ! » s'ecria Red Jacquet , « le temps n'a
» pas ete si severe pour vous que pour moi ; il
» vous a Jaisse un visage frais et une tete bien
» garnie decheveux ; tandis que moi,... voyez... !»
et , denouant le mouchoir qui couvrait son chef,
il nous montra, d'un air attriste, son front en-
1 Enterrer le tomahawk est la cere'monie par laquelle
les Indiens concluent la paix. Red Jacquet avait parle
pour la continuation de la guerre contre les Americains
avee une eloquence qui fut sur le point d'entrainer tous
]es chefs indiens a son avis.
438 LAFAYETTE
tierement cliauve. Les assistans ne purent s'em-
pecher de sourire de la simplicite de 1'Indien, qui
semblait ignorer 1'art de reparer les injures du
temps; mais on se garcla bien de detruire son
erreur ; et peut-etre fit-on bien , car il eut pu con-
fondre une perruque avec une chevelure seal-
pee, et concevoir 1'idce de regarnir sa tete aux
depens de la tete d'un de ses voisins.
Gomme tous les Indiens qui out conserve
leur fierte primitive, Red Jacquet s'obstine a ne
parler que sa Jangue maternelle, et aflecte un
grand mepris pour toutes les autres langues. Quoi-
qu'il soit facile de reconnaitre qu'il entend par-
f aitement 1'anglais , il refusa neanmoins constam-
ment de repondre aux questions du general
Lafayette avant qu'elles eussent ete traduites en
seneca par son interprete. Le general , s'etant rap-
pele quelques mots indiens qu'il avait appris dans
sa jeunesse, les prononca devant lui; il parut
tres-sensible u cette politesse , qui , dans son es
prit, augmenta singulierement la haute opinion
qu'il avait deja de Lafayette.
La tribu des Senecas est une des six nations
connues autrefois sous le nom d'Jroquois, et qui
habitant aujourd'hui le nord de 1'etat de New-
York, sous la protection du gouvernement cle
cet etat. Ces six nations sont , les Tuscaroras ,
les Onondagas , les One'idas , les Cayugas , les
Mohawks et les Senecas. J'aurais bien desire
EN AMfiRIQUE.
visiter, a quelques portees de fusil, un grand
village habite par cette derniere nation; mais le
peu de temps que nous passames a Buffalo fut si
completement et si agreablement rempli par
les fetes que les habitans avaient preparees pour
leur hote, qu'il ne me fut pas possible de m'e-
loigner un instant.
Nous passames la nuit a Buffalo , et le lende-
main , de tres-grand matin , nous montames en
voiture pour nous renclre aux chutes du Niagara;
chemin faisant nous dejeunames avec la famille
du general Porter, a Black-Rock , joli petit port
qui rivalise d'activite avec celui de Buffalo; et,
quelques lieures apres , un sourd mugissement
qui semblait ebranler la terre , et une epaisse co-
lonne de vapeur que nous voyions au loin s'e-
lever vers le ciel, nous annoncerent que bientot
nous allions jouir de la vue d'une des plus gran-
des merveilles de la nature.
A deux lieures nous arrivames avec nos com-
pagnons de voyage de Buffalo et de Black-Rock
a Manchester, petit village situe surla riv'e droite
du Niagara , aupres des chutes , ou le general
fut accueilli et harangue par une nombreuse
deputation du comte de Niagara. Pleins d'une
impatience facile a comprendre , nous abregea-
mes le plus possible la duree du banquet public
auquel il nous avait fallu prendre place en arri-
vant, et a trois heures et demie nous passames
44° LAFAYETTE
dans la grande ile qui separe en deux parties
inegales 3a riviere Niagara , au point ou ses eaux
form en t les cataractes en se precipitant dans un
gouffre de cent cinquante pieds de profondenr.
La vue du pont qui conduit a cette ile, appelee
Ile de la Che^re, prepare admirablement Fes-
prit & la contemplation de la scene imposante a
laquelle on va assister, et donne une grande idee
de la hardiesse et de 1'intelligence des homines
qui 1'ont construit. Etabli SUP un lit de rochers
dont les pointes multipliers s'elevent au-dessus
de la surface des eaux, et ne s'opposent au cou-
rant que pour en augmenter la violence, ses pi-
liers de bois sont agites d'un tremblement
continuel qui semble annoncer que le moment
approche ou il va s'ecrouler et rouler dans 1'abkne;
quelques minutes apres avoir passe lepont, nous
nous trouvames en presence de la grande chute....
C'est un spectacle sublime;.... mais qu'on ne s'at-
tende point a trouver ici le tableau des sensations
que me fit eprouver la vue de ce gigantesque
phenomene, eiles furent de nature a ne pouvoir
etre decrites; je renonce d'ailleurs d'autant plus
volontiers a cette peinture , que , dans mon opi
nion , les ecrivains les plus habiles qui 1'ont en-
treprise sont restes de beaucoup au-dessous du
sujet. Nous demeurames pendant pres d'une
demi-heure sur les bords du gouffre, contem plant
en silence la chute rapide de 1'cau , et comme
EN AMERIQUE. 441
aneantis par le bruit de son terrible mugisse-
ment. Nous serious restes probablement plus
long-temps encore plonges dans le vague de nos
meditations, si la voix d'un de nos compagnons,
sans doute plus familiarise que nous avec ce jeu
effrayant de la nature, ne nous en cut tires pour
nous clonner des details fort interessans sans
doute, mais que nous n'eussions certainementpas
eu la force de demander.
M. A. Porter, frere du general Porter, avee
lequel nous avions dejeune a Black-Rock, est le
proprietaire de 1'ile de la Chevre;il eut la com
plaisance de conduire lui-meme le general sur
tons les points les plus pittoresques de cette sin-
guliere propriete, qui est com me suspendue au~
dessus de 1'abime. De la pointe superieure de
1'ile nous vimes un spectacle moins terrible que
de la pointe inferieure , mais qui n'est cependant
pas sans majeste. Nos regards, en se portant an
loin devantrious, se reposerent agreablement sur
la belle riviere de Niagara, qui roule ses eaux,
unies comme une glace, dans un large lit sans
obstacle, et entre des rives basses etfertiles; ce
n'est qu'en approchant de la pointe superieure
que la rapid! te de sa course se precipite et pre
pare la terrible chute dont le bruit, pendant le
calme de la nuit, se fait entendre, dit-on, a plus
de vingt milles a la roride. Malheur aux animaux.
ou aux honimes qui auraient 1'imprudence de
442 LAFAYETTE
s'eugager dans ce courant irresistible , nulJe puis
sance no pourrait les soustraire a 1'insatiable
avidite du gouffrel II n'y a que quelques annees
encore , qu'un jeune Indien en fournit un la
mentable exemple. II dormait etendu dans le
fond de son canot qu'il avail attache au rivage ,
un peu au-dessous de la petite ville de Chippewa ;
une jeune fille qui avait repondu a son amour,
mais qu'il avait trahie pour une autre, vint a
passer et 1'apercut. A cette vue les fureurs de la
jalousie allumerent dans son coeur le desir de la
vengeance. Elle s'approcba , detacba le canot et
le poussa doucement au large , le courant s'en
empara et 1'entraina avec rapidite. Bientot le
mugissement des flots eveilla le jeune Indien ,
qui , en ouvrant les yeux , reconnut 1'imminence
du danger qui le menacait ; son premier mou-
vement , inspire par le sentiment de sa conser
vation , fut de prendre sa rame pour lutter centre
le courant; mais il ne tarda pas a reconnaitre
Finutilite de ses efforts auxquels son impitoyable
maitresse insultait du rivage par les cris d'une
joie cruelle ; alors , n'ayant plus a opposer au
sort qu'une courageuse resignation, il s'enveloppa
dans sa couverture, s'assit au milieu de son
canot , fixa froidement ses regards sur les portes
de I'eternite qui allait s'ouvrir devant lui , et
quelques secondes apres disparut dans le gouffie
profond
EN AMERIQUE.
Le nom cle Chippewa , prononce dans le recit
de la catastrophe du jeune Iiidien > reveilla au
milieu de nous le souvenir des glorieux combats
livres par les armes americaines, pendant la
derniere guerre, sur les frontieres du Canada,
dont nous n'etions separes en cet instant que par
un bras du Niagara. Et a ce souvenir se mela
naturellement celui des noms de Brown , Van
Rensslaer, Rippley, Scott, Porter, Harrison, Pike,
Jessup, Miller et de beaucoup d'autres qui s'il-
lustrerent dans ces lieux, par leurs talens, leur
courage et leur ardent amour de la patrie.
Apres deux lieu res d'une promenade deli-
cieuse, nous sor limes de Tile de ]a Chevre et nous
lui jetaroes un regard d'adieu de dessus le pont
qui 1'unit a la terre ferme. De la elle nous ap-
parut com me un jardin aerien , porte sur des
nuages au milieu desquels grondait la foudre.
Le general ne pouvair, s'arracher a cette scene
imposante, et je crois que , lorsqu'il apprit que
1'ile de la Chevre et ses charmantes dependances
etaient eii vente pour la somme de dix mille dol
lars , il regretta vivement que Feloignement cle
la France ne lui permit pas d'en faire 1'acquisi-
tion. Ce serait, en effet , une habitation deli-
cieuse ; la surface du sol , d'environ soixante-
quinze arpens, est couverte d'une vegetation
vigoureuse , dont la verdure , constamment entre-
tenue par la IVaichctir de la vapeur pure et legere
444 LAFAYETTE
qtii s'eleve de la cataracte, presente un agreablc
abri centre les chaleurs de 1'ete. Les cours d'cau
qui Fenvironnent olTrent une puissance inotrice
incalculable , que Ton pourrait facilement appli-
quer a des u sines de tous genres. Je ne pense pas
que M. Porter soit long-temps a se defaire d'un
bien qui ofFre la reunion de tant d'avantages.
En quittant Manchester et les chutes du Nia
gara , nous al lames couch er a Lewistown , joli
village situe a quelques milles au-dessous des
chutes , et le lendemain , a cinq heures du ma
tin , nous montames en voiture pour nous ren-
dre au fort Niagara , ou le general Lafayette
avait etc invite a dejeuner par le major Thomson,
commandant de la garni son. Nous trouvames
un peu en avant du fort le major qui, a la tete
de ses officiers , venait recevoir le general qui fut
salue par vingt-quatre coups de canon au mo
ment ou il entra dans 1'enceinte de la place.
Quelques dames, femmes des oiliciers de la gar-
nison , aiderent leurs maris a faire les honneurs
du banquet, et ne contribuerent pas peu , par leur
amabilite , a nous faire paraitre bien courts les
instans que nous passames a Niagara.
Ge fort est construit precisement au point ou
la riviere se jette dans le lac Ontario, sur iequel
3e commodore Chauncey cueillit des palmes sem-
blables a celles que Perry moissonna sur le lac
Erie. Presque en face , sur 1'autre rive , s'eleve le
EN AMKUIOUE. 44**
fort George, oecupe par les Anglais. Les hosti-
lites iurent frequentes entre ces deux points pen
dant les campagues de i8i3 et de i8i4;niais,
de part et d'autre , les fortifications ont etc re-
levees depuis, et aujourd'hui il serai t difficile d'y
retrouver des traces cles ravages de la guerre.
Le general abregea beaucoup sa visite du fort
Niagara , aim de pouvoir arriver de bonne lieure
a Lockport , ou. nous devions nous embarquer
sur le grand canal pour descendre a Albany.
Sur la hauteur en. avant de Lockport nous ren-
contranies une troupe de soixante-dix a quatre-
viugls citoyens a cheval : ce fut avec cette «gcorte
querious entrames dans le village, ou le general
fut salue par une artillerie d'une espece fort
extraordinaire. Des centaines de petites mines,
chargees par les ouvriers occupes a creuser clans
le roc le lit de la partie du canal non encore
achevee , lirent explosion presque en meme
temps , et lancererit dans les airs cles fragmens
de rocbers qui retomberent au bruit des accla
mations de la foule. L'aspect de Lockport nous
frappa d'etonnernent et d'admiration. Nulle part
je n'ai vu 1'activite et 1'industrie de 1'homme aux
prises avec la nature , comme dans cette viiie
naissante. Par tout on en tend resoimer le bruit
de la liache et du marteau. Jci ce sont des ar-
bres qui tombent , se faconnent sous la main du
charpentier, et se rel event a la meme place sous
LAFAYETTE
la forme d'une rnaison : la, sur line place pu-
blique qui n'existe encore qu'en projet , tine vaste
auberge ouvre deja ses pones aux nouveaux ci-
toyens qui n'ont point encore d'autre asile. A
peine , dans toute la ville , trouve-t-on a satis-
faire les premiers besoins de la vie, et cepen-
dant, a cote d'une ecole dans laquelle les en fans
viennent sinstruire pendant que Icurs perescon-
struisent 1'babitation qui doit les abriter, s'eleve
une presse , qui , cbaque matin , donne naissance
au journal qui apprend aux ouvriers, pendant
leurs heures de repos, comment les magistrals
du penple repondent a la conh'arice dont ils sont
bonores. Dans des rues tracees a travers la foret
et encore embarrassees de troncs d'arbres et de
branches eparses , le luxe se mont.re deja rou-
lant dans de legeres calecbes trainees par de
superbes cbevaux ; enfin , au milieu de ces em-
pietemens de la civilisation sur la nature sauvage,
s'aclieve avec une rapidite qui tient du prodige
cette ceuvre de geans , ce grand canal , qui , en
resserrant les liens de 1'Union amerieaine , va
repandre la vie et 1'abondance dans les deserts
qu'il traverse.
Nos voitures s'arreterent en lace d'un arc de
verdure, et le general Lafayette fut conduit sur
une plate-forme , ou il eut la douce satisfaction
d'etre recu par un de ses ancicns coinpagnons
d'armes , le venerable Stephens Van Rensslacr,
EN AJMfcRIQUE 447
maintenant president tin conseil charge de sur-
veiller les travaux du canal. Apres avoir etc
presentes officiellement a la deputation du comte
de Monroe et a un grand nornbre de citoyens ,
nous primes place a un banquet public , preside
par le colonel Asher Saxton , et a la fin duquel
le general , domine par les sentimens qu'avaient
eveilles en lui la vue de tant de prodigies, porta
le toast suivant :
« A Lockport et an comte de Niagara : ils
» r en ferment les plus grands prodiges de 1'art et
» dela nature, prodiges qui ne peuvent etre sur-
» passes que par ceux de la liberte et de Fegalite
» des droits. »
Les francs-maeons de Lockport ne voulurent
point Jaisser partir le general sans lui rendre les
honneurs dus a ses hautes dignites maconniques,
et ils le prierent de garder en memoire de leur
loge , les riches orn emeus dont ils 1'avaient re-
vetu a son entree dans le temple. Ils 1'accom-
pagnerent ensuite jusqu'au bassin ou 1'attendait
le bateau qui devait nous conduire a Rochester.
Avant de nous embarquer , nous primes plaisir
a contempler les belles eciuses qui font monter
par dessus la montagne le canal dont le lit est
creuse dans le roc vif , a plus de vingt-cinq pieds
de profondeur. Au moment ou le general mit le
pied sur le bateau , une multitude de petites
mines, chargees dans le rocher, eclatererit au-
LAFAYETTE
dessus de nos teles , et leurs bruyantes detona
tions ajouterent a la solennite des adieux des
eitoyens de Lockport. Avant de sortir du bassin ,
nous recumes du docteur ***** , une caisse ren-
fermant des echantillons des diverses especes de
rochers a travers lesquels passe le canal; nous
acceptamesavec reconnaissance cette interessante
collection.
Quoique la navigatio^fl^par la vapeur rie soit
point applicable an canal dont les bords ne sont
pas revetus en maconnerie, cependant, comme
les clievaux et le sentier de halage sont excel-
lens, nous voyageames rapidenient , j'ajouterai
meme, tres-commo'dement ; car le bateau le Ro
chester, qui nous portait, renfermait bien au
dela de ce qu'on aurait pu le supposer dans uii
si petit local, toutes les commodites de la vie.
Nous avions quitte Lockport a sept lieures du
soir, et nous parcourumes pendant la nuit les
soixante-cinq niilles qui scparent ce village de
Rochester, ou nous arrivames le lendemain d'assez
bonne heure. Nous n'avions point encore quitte
notre cliambre lorsque tout a coup le noni de
Lafayette , prononce au milieu de bruyantes ac
clamations, engager en t le general a monter sur
le pont du bateau; nous le suivimes, et quel ne
fut pas notre etonnement et notre admiration
a la vue du tableau qui s'oiirit a nos regards.
Nous etions comme suspendus dans ks airs, au
EN AMERIQUE. 449
milieu d'une foule nombreuse qui se pressait snr
les hords du canal; plusieurs cataraetes tom-
baient en. grondant autour de nous , et la riviere
Genesst-e roulait sous nos pieds a plus de cin-
quante pieds de profondeur; nous fumes quel-
ques instans sans comprendre notre situation ,
qui nous paraissait tout-a-fait magique; enfin,
nous reconnumes que le canal dans lequel noas
nous trouvions , s'elancait en cet endroit avec
urie hardiesse incroyable par-dessus la riviere
Genessee, a 1'aide d'un aqueduc de plus de quatre
cents pieds de longueur, soutenu par des arches
en pierres de taille. Nos compagnons de voyage ,
lemoins de notre etonnenien^t-, nous apprirent
que dans sa longue course, le canal passe ainsi
plusieurs fois par-dessus des rivieres fort lathes
et tres-profondes; qu'au-dessus de rirorid'igffbt ,
par exemple, il pjircourt une route aerieiine
de plus, 'd'un quart de mille de long, a une ele
vation de soixante-dix pieds. Ge genre de con
struction parait etre familier aux Americains;
leurs pouts ont, en general, une elegance et
une hardiesse d'execution inconcevable. Non loin
de Rochester, on voit encore les ruines d'un pout
qui avait ete jete sur la, riviere Genessee, avec
une seule arche de trois cent vingt pieds de
large et de cent quatre- vingts pieds d'elevation
au-dessus de la .surface de 1'eau; ii ecroula il y a
quelques amices, au moment on deux erifans
ii. 7,9
4^° LAFAYETTE
venaient de le traverser. C'etait, dit-on , \m chef-
d'oeuvre de Fart; mais la trop grande delicatesse
des pieces de bois qui le soutenaient Font em-
peche d'avoir une longue duree.
Le general quitta le canal a Rochester, passa
quelques heures avec les habitans de cette ville
qui lui firent une reception qui, en sentimens
affectueux et en elegance, ne le cedait a aucune de
celles auxquelles j'avais assiste jusqu'alors , et il
oontinua sa route par terre, en passant par les
villages de Canandaigua , Geneva , Auburn ,
Skaneateless , Marcellus, etc., pour aller re-
ioindre le canal a Syracuse. Gette route acheva
de nous convaincre que nulle partie de rAmeri-
que , et peut-etre du monde entier, ne renferme
autant de merveiDes de la nature que 1'etat de
New-York. Leslacs Canandaigua, Seenca, Cayuga
nous parurent charmans par la purete de leurs
eaux , la forme de leurs bassins et la richesse de
leurs bords. La vue de toutes ces beautes , et plus
encore la bonte et I'amenite des populations que
nous traversions, firent souvent regretter au ge
neral Lafayette d'etre oblige de voyager si ra-
pidenient. Pendant ce trajet, de plus de cent
trente milles par terre , nous voyageames jour
et nuit, ne nous arretant que quelques instans
dans chaque village , pour y jouir des fetes que
les habitans avaient preparees pour la reception
de leur hote cheri , qui , disaient-ils, par la sim-
EN AMERIQUE. 4~u
plicite, la douceur, 1'egalite de ses manieres avec
toutes les classes de citoyens , aclievait de char
mer tous les eoeurs que lui avait deja acquis
son devouement a la cause americaine en parti-
culier et a la cause de la liberte en general.
De Rochester a Syracuse , partout nous avions
(' te frappes de la beaute remarquable des che-
vaux qui formaient nos relais; nous apprirnes
ensuite qu'ils avaicnt ete fournis gratuitement
par des citoyens dont le patriotique desinte-
ressenient fut bien apprecie par les divers co-
mites charges de la conduits du general, qui
leur \7oterent des remereirnens publics. Parmi
ces genereux citoyens , j'entendis citer particu-
liereinent M. de Zeng, de Geneva ; et M. Sher
wood , proprietaire de voitures publiques , a
Auburn.
|
En arrivant a Syracuse a six heures du matin ,
les mourantes lueurs des illuminations, et la
foule qui remplissait les rues, nous apprirent
que la population de ce village avait attendu
1'hote national pendant totite la nuit. Le souper
splendide qui avait ete prepare la veille nous fit
un excellent dejeuner, et le general passa trois
heures au milieu des tendres felicitations desd-
toyens qui se pressaient avec ardeur a u tour de lui.
A neuf heures il prit conge de ses amis de Syra
cuse, et s'embarqua sur le paquebot du canal an
bruit de Vartillerie et des voeux dont Fair re-
29.
45? LAFAYETTE
tentissait pour 1'heureux achievement de sou
voyage.
Nous reprimesla navigation avec d'autantplus
<le plaisir, que nous venions de souifrir beaucoup
de la cbaleur et de la poussiere dans notre der
nier jour de voyage par terre. Toujours presse
par le desir de remplir la promesse qu'il avait
faite aux citoyens de Boston, le general prit la
resolution de voyager jour et nuit tant qu'il serait
sur le canal, et de ne s'arreter dans les villes
qu'il trouverait sur son passage que le temps ne-
cessaire pour temoigner sa reconnaissance aux
habitans qui tous avaient fait des preparatifs
pour sa reception. Souvent nous eumes occasion
de regretter cette precipitation obligee, surtout
en voyant les jolies villes de Rome, Utica , Sche-
nectady , etc., et en en ten da nt les patriotiques
accens de leurs habitans. Ge fut a Rome, que nous
traversames la nuit a la clarte des illuminations,
que nous rencoritrarnes la deputation d'Utica ,
a la tete de laquelle le general cut la douce sa
tisfaction de reconnaitre un de ses vieux compa-
gnons d'armes , le colonel Lansing , qui com
bat tit a ses cotes a Yorktown.
Vingt-quatre coups de canon annoncerent son
eiitree dans Utica, et a ce signal toute la popu
lation se trouva pressee autour de lui pour en
tendre 1'eloquent discours que lui adressa le juge
Williams, au nom du peuple. Son etonnement
EN AMEIUQUE.
fut grand, quand 1'orateur lui appvit que cette
partie du territoire, qu'il venait de parcourir
d'une maniere si rapide et si commode, etait jus-
tenlent celle qu'il avait traversee avec taut de
peine et de dangers pendant la guerre de la re
volution , pour aller arracher la garnisori du fort
Stanwix, au tomahawk des Indiens , allies des
Anglais. II avait peine a croire a un si grand
changement , et ne pouvait exprimer ttmtle bon-
heur qu'il en ressentait. Nous ne passames que
quatre heures a Utica ; mais ce temps ne me suf-
firait pas pour raconter toutes les preuves d'atta-
chement que le general y recut. Oblige de se par-
tager entre ses vieux compagnons d'armes et les
en fans des ecoles ; entre les magistrats et les dames
de la ville ; enfin , entre les etrangers et ies In
diens accourus de plusieurs milles a la rondepour
le saluer, il trouva cependant les moyeris de
repondre k 1'empressement de tous, et chacun
de ceux qui ra.pprochereiit s'en retourna satis-
fait, et persuade qu'il avait ete 1'objet d?une at
tention particuliere. Trois chefs de la tribu des
Oneidas, Taniatakaya , Sangouxyonta et Doxta-
tor, demanderent k 1'entretenir en particulier ,
et. lui rappelerent quelques circonstances des cam-
pagnes de 1777 et 1778, dans lesquelles ils lui
avaient rendu quelques services. II les reconnut
eu effet, mais fut d'autant plus etonne de les
retrouver, que deux d'entre eux etaierit dejk fort
LAFAYETTE
vieux a 1'epoque dont ils lui parlaient, et qu'ii
lie croyait pas qu'ils pussent vivre encore; mal-
gre leur grand age , leurs traits conservaient en
core une grande expression d'energie; ils par-
lerent avec chaleur de la situation de leur tribu.
« Nos chasses ne sont plus guere productives , »
dirent-ils au general Lafayette ; « elles ne peu-
» vent plus sullire a nos besoins , et nous sommes
» obliges de pourvoir a notre subsistance par
» Fagriculture , ce qui nous rend fort malheu-
» reux ; niais ce n'est pas la faute de nos freres
» blancs de 1'etat de New-York; ils se conduisent
» genereu semen t envers nous; ils nous laissent
» vivre en paix aupres des os de nos peres , qu'ils
» ne nous ont point obliges a emporter au loin
» sur une terreetrangere, etleur gouvernement
» vierit souvent a notre secours quand nos re-
» coltes sont mauvaises; aussi aimons-rious sin-
» cerement nos freres blancs les Americains ;
» nous avons autrefois combattu pour eux avec
» toi contre les Anglais , et nous sommes prets ^
» lever encore le tomahawk en leur faveur si Foe-
» casion s'en presente. » Le genera/1 les compli-
menta sur les sentimens qu'ils montraient; ii
leur dit qu'il ii'avait point oublie leurs bons et
anciens services, etil lesengagea a regarder tou-
jours les Americains comme de bons freres; il
leur fit ensuite accepter quelques cademix en ar
gent et ils se retirerent tres-satisfaits.
EN AMERIQUE.
Une deputation du comte d'Oiieida , virit
trouver le general pour le prier d'assister a la
pose de la premiere pierre d'un monument que
les citojens de ce comte se proposaient d'elever
sur les restes du baron de Stetiben , qui cle-
puis 1796 reposaient obscurement a Steuben-
ville. Mais Fepoque fixee pour cette ceremonie
ne pouvant s'accorder avec les engagemens pu
blics pris par le general avec les citoyens de
Boston , il se trouva dans la necessite de refuser
cette invitation. « Si je pouvais me joindre a
•» YOUS, w repondit-il a la deputation , « pour
» rendre a la memoire de mon compagrion
» d'armes et ami , le baron de Steuben , les
» honneurs que vous lui preparez et dont per-
» sonne n'est plus digne que lui , sans manquer
» ^ la solennite de Bunker's-Hill ,ce ne sont point
» les fatigues d'un long et rapide voyage qui
» m'arreteraient , vous devez en etre persuades ;
» mais un seul jour de retard me ferait manquer
» k des engagemens sacres , vous le savez ; soyez
» done assez bons pour etre les interpretes de
» mes regrets aupres des citoyens de Steuben-
» ville , et assurez-les que mon cosur sera avec
» eux dans cette melancolique ceremonie , a
» laquelle je suis force de renoncer bien malgre
» moi. »
Les regrets du general Lafayette etaient d'au-
tantplusvifset plussinceres?qu'il avait pu, pent-
456 LAFAYETTE
etre plus que personne , apprecier les rares
qualites, et le noble caractere du baron de
Steuben qui avail partage avec lui les travaux
et les dangers de la campagne de Virginia.
Frederic- Will Jam Steuben , naquit en Prusse
dans 1'annee 1^35. Destine & la carriere des
armes, son education fut toute militaire , et il
entra de fort bonne heure au service. Ses con-
naissances, son courage bien eprouve , et son zele
dans L'accomplissemeni de ses devoirs , n'echap-
perent point a la penetration du Grand Frederic,
qui i'avanca rapidement, et qui 1'attacba parti-
culierement a sa personne. Le jeune Steuben ne
tarda pas a profiler des lecons de son illustre
maitre , et a se faire une brill ante reputation
parmi les meilleurs generaux de 1'epoque. Mais
ni la gloire qu'il s'etait acquise , ni les faveurs
du plus grand roi du siecle , ne purent balancer
dans son coeur Vamour de la liberte. Des qu'il
apprit que les colonies americaines, renversant
le despotisme de la metropole ., se disposaient a
mainlenir leur independance par la force des
armes , il traversa VOcean , et vint leur offrir tics
services, en declarant qu'il n'ambitionnait d'au-
tre honneur que celui de combattre comme vo-
lontaire , pour la bonne cause , et qu'il n'accep-
terait ni grade ni traitement avant d'avoir fait
ses preuves. Ge noble desinteressement , et les
services qu'il rend it a 1'armee americaine , lui
#N AMfiKIQUE.
m^riterent 1'amitie tie Washington , et la con-
tiance du congres qui 1'eleva au grade de major
general. Sa simplieite et sa moderation egalaient
son habilete et sa Lravoure. Apres la paix, vou-
lant jouir des bierifaits de cette liber te, a la
conquete de Jaquelle il avait si glorieusement
contribue , il se retira dans le comte d'Oneida ,
sur les terres qui lui furent donnees par le con
gres , et la , cultivant dans la solitude son esprit
et son champ , il attendit philosophiquement la
mort qui vint le frapper presque subitement,
Fan 1795. 11 etait alors age de soixante ans.
Selon sa volonte, exprimee dans son testament,
il fat enveloppe dans son manteau , place dans
un simple cercueil de bois , et mis en terre sans
pierre et sans inscription pour indiquer le lieu
de sa sepulture. II reposait depuis de longues
annees dans un bocage epais pres de sa maison ,
lorsque ses cendres furent menacees de profana
tion , par 1'ouverture d'une route publique a tra-
vers sa propriete. Le colonel Walker, son ancien
ami, s'empressa de les recueillir, et leshabitans
de Steubenville et du comte d'Oneida, resolurerit
de les renfermer dans un monument durable ,
expression de leur reconnaissance et de leur esti-
me pour le guerrier allemand.
Le canon , signal du depart de 1'hote iiational,
avait deja retenti vingt-quatre ibis ; le paquebot qui
devaitle conduire a Schenectady etait prepare,
LAFAYETTE
et le peuple , presse sur les quais et sur les ponts
qui traverserit le canal, attendait en silence son
depart. Lorsqu'il se fut embarque , et que notre
ieger navire, traine par de superbes chevaux
blancs, eut commence a glisser sur 1'eau, une
triple acclamation lui exprima les derniers
adieux des habitans d'Utica , et les en fans places
sur les pcnts le couvrirent d'une pluie de fleurs
au moment de son passage. Debout sur 1'avant
du bateau , et la tete decouverte , le general La
fayette repondait par des signes de reconnais
sance aux nobles temoignages d'estime du peu
ple. Temoins de cette scene touchante, son fils
et moi , nous nous tenions pres de lui , parta-
geant a la fois, et renthousiasme du peuple etle
bonheur de celui qui en etait 1'objet, lorsque
tout a coup notre attention fut detournee par
les cris d'un bomme qui suivait le bateau en
courant sur le quai , et en nous faisant signe
d'arreter. Sa peau cuivree, son corps demi-nu,
ses ornemens bizarres nous le firent reconnaitre
pour un Indien. Quoique son intention de nous
aborder fut manifeste , notre capitaine , le major
Swartwout ne jugea pas a propos de s'arreler
dans une pareille circonstance. Alors llndien,
reunissant toutes ses forces , precipita sa course
avec une telle vitesse , qu'il nous eut bientot de-
passes de beaucoup , et alia nous attendre sur le
dernier pont bors de la ville. Au moment ou
KN AMERIQUE
nous passaines sous ce pont, ils'elanca sur iiotre
bateau , et tomba sur ses piedsau milieu de nous
avec un aplomb admirable. « Ou estKayewla?
» Je veux voir Kayewla 1 ,» s'ecria-t-il avec agita
tion. On lui montra le general. Sa physionomie
et sa contenance exprimerent la plus vive satis
faction, u Je suis fils de Ouekchekaeta , » s'ecria-
t-il , en lui tendant la main , « de celui qui
» t'aimait tant , qu'il te suivit dans ta patrie
» lorsque tu j retournas apres la grande guerre;
» mon pere m'a souvent parle de toi , et je suis
M heureux de te voir.... » Le general avait deja
appris que Ouekchekaeta etait mort depuis quel-
que temps , et il fut bien aise de rencontrer son
fils , qui paraissait avoir a-peu-pres vingt-quatre
ans. II le fit asseoir , s'entretint quelques instans
avec lui , etle rendit fort heureux en lui donnant
quelques dollars au moment ou il nous quitta. Le
jeune Indien ne fut pas plus embarrasse pour sortir
du bateau qu'il ne Tavait ete pour y entrer. Une
dixaine de pieds a peu pres nous separaient du bord
du canal, il franchit cet espace avec la legerete
d'un chevreuil et disparut en un instant. Cette
singuliere visite excita beaucoup la curiosite des
1 Kayewla, dans la langue indienne , signifie grand
guerrier blanc. C'est ainsi que les tribus qui avaient
connu Lafayette , et qui avaient urie grande cstime pour
SOP. courage , le nommaient habituellement.
4^0 LAFAYETTE
nombreiix temoins qui etaieut & bord avec nous ,
et le general s'empressa de les satisfaire en ra-
eontant 1'histoire d'Ouekchekaeta , qu'il avail em-
mene aveclul en Europe en 1778, etqui , bientot
degoute de la civilisation , etait revenu avec joie
a ses forets sauvages.
Decrire uotre navigation d'Utica a Sclienectady,
qui en est eloigne de quatre-vingts milles , ce
serait repeter ce que j'ai deja dit de notre navi
gation dans la par tie superieure du canal. Nous
arrivames dans cettederniere ville le lendemain ,
ii juin, a 1'heure du diner. Nous n'y restames
que quelques heures , que les habitans surent
rendre fort douces au general , et le soir nous
montames en voiture pour aller par terre a Al
bany , qui n'en est eloigne que de seize milles.
Nous perdimes beaucoup , nous dit-on , a ne pas
continuer notre route par le canal qui, dans
toute cette partie , est trace le long de la riviere
Mohawk, par-dessus laquelle il s'elance cleuxfois
dans des aqueducs de dix-buit cents pieds de
long; niais , presses comme nous 1'etions, nous
dumes choisir le chemin le plus court : d'ailleurs
nous avions fait depuis Lockport pres de trois
cents milles sur le canal , et nous avions pu juger
de la beaute et de I'utilite de ce grand moyeu
de communication , execute en huit ans par le
seul etat de New-York , saris aueim secours etran-
ger. 11 reste encore quelques petits travaux a
EN AMERIQUE. 4^ l
achever pour que la navigation soil libre clans
toute la longueur tiu canal, mais ils seront ter-
mines dans queiques mois; alors les bateaux qui
iront du lac Erie a Albany , parcourront une
longueur de trois cent soixante milles , en descen
dant tfune hauteur de cinq cent cinquante pieds ,
a 1'aide de quatre-vingt-trois eel uses , baties en
pierres de taille, et dont I'interieur, portant
trente pieds de long sur quinze de large , peut
contenir des bateaux de plus de cent tonneaux.
On evalue a un peu plus de dix millions de
dollars, le total des depenses pour la construc
tion du canal. Cette somme parait enorme au
premier apercu ; mais elle est cependant bien
faible, si on considere les immenses avaritages
que cette construction assure a 1'etat de New-
York. Les taxes percues pour droit de naviga
tion, quoiqu'elles soient tres-faibles, ont cepen
dant deja produit , pendant 1'annee 1824 ^ une
somme de trois cent cinquante mille sept cent
soixante-un dollars ; des calculs approximatils
font presumer que 3 a perception montera cette
annee a cinq cent mille dollars, et que dans les
neuf annees suivantes , elle pourra s'accroitre de
soixante -quinze mille dollars par an : en sorte
qu'au bout de dix annees , les dettes coritractees
pour I'accomplissement de cette grande ceuvre
seront eteintes, et qu'eri deduisant encore cent
mille dollars de depenses annuelles pour Irais
46i LAFAYETTE
ile reparation, de perception et de surveillance,
1'etat de New- York aura , sur son canal , un re-
venu net de plus d'un million de dollars, ce qui
egale quatre fois les depenses de son gouver-
nement.
Alors 1'etat de New- York offrira le spectacle
nouveau d'une communaute de plus de deux
millions d'hornmes , non - seulement soutenant
son gouvernement sans impots, mais encore
ayant cle 1'argent de reste provenant des pro-
prietes de 1'etat. Les citoyens de cet etat auront
toujours , il est vrai , a payer les droits que le
gouvernement general de 1'Union jugera a pro-
pos d'imposer sur les produits etrangers qu'ils
auront la fantaisie cle consornmer ; mais le fer-
mier iriclependant qui tire de sa propriete et
produit lui-meme tout ce qui lui est necessaire,
peut vivre maintenant sans payer aucun impot,
ni direct, ni indirect, ni a 1'etat, ni au gouver
nement general.
J'offre ce tableau dela prosperite publique de
1 etat de New-York , a la meditation de nos po-
litiques et de nos economistes europeens.
EN AMfiRIQUE.
CHAPITRE XIII.
KETOUH A BOSTOS(j| — RECEPTION DE LAFAYETTE PAR LA LEGISLA
TURE DU MASSACHUSETTS. CELEBRATION DE L'AUNlVERSAIRE DE
BUNKER'S-HILL. — L'HISTOIRE DE LA REVOLUTION FAMILIERE A
TOUS LES AMERICAINS. — DEPART DE BOSTON-
Nous etions arrives a Albany avant le lever du
soleil du douzierne jour de j uin , et quelques heures
apres nous avions deja passe J'Hurlson , et nous
nousavancionsrapidementvers le Massachusetts,
dont la frontiere oecidentale est tracee paral-
lelement au fleuve, a vingt-cinq milles seule-
nient de la rive gauche : nous avions encore cent
ciriquante milles a faire pour arriver a Boston ;
mais la bonte des routes que nous avions a par-
courir nous garantissait un rapide voyage , et
desormais le general Lafayette etait assure d'ar-
river a temps pour remplir ses engagemens. Ce-
pendant il n'en resolut pas moins de ne s'arreter
que le temps indispensablement necessaire pour
prendre un peu de repos , aussi entrames-nous
a Boston le i5 , un peu avant midi. En publiant
cette heureuse arrivee , les journaux repandirent
4^4 LAFAYETTE
dans le public de toutes les parties de 1'Union
autant d'etonnement que de joie. Tres-peu de
personnes avaient cm a la possibilite du retour
du general Lafayette pour 1'anniversaire de Bun-
ker's-Hill , et chacun regardait comme un tour de
force le voyage qu'il venait de terminer. En effet ,
n'avait-il pas parcouru , en moins detpatre mois ,
une route de plus de cinq mille milles, traverse
des mers pres de 1'equateur et des lacs pres du
pole glacial, remonte des fleuvesrapides jusqu'aux
limites de la civilisation du Nouveau-Monde , re-
cueilli les hommages de seize republiques ! et
Tetonnement ne s'accroit-il pas encore quand on
songe que cette course extraordinaire fut fournie
par un homme de soixante-sept ans ? Le plan de
ce voyage avait etc , il est vrai , bien sagement
et bien habilement combine par M . Mac-Clean ,
directeur general des postes , par le general Ber
nard et par M. George Lafayette ; et ce plan avait
ete execute avec une precision , un ensemble qui
ne pouvaient resulter que de runanimite' des sen-
iimens qui animaient les peuples et les magis-
trats des etats que parcourut Lafayette ; mais
pendant un si long trajet , a travers tant de dan
gers , combien ne pouvait-il pas nous survenir
d'accidens dont un seul , en nous retardant seu-
lement de quelques jours ; eut derange tous nos
calculs ! et cependant notre bonheur fut tel que
nous ne perdimes pas un seul de ces jours si
EN AMEiUQUE.
rigoureusement comptes, et que nous arrivames
precisement au jour fixe.
En rentrant dans cette ville de Boston , oil
1'attendaient tant d'anciennes et particulieres af
fections, le general Lafayette eut eprouve une
bien douce satisfaction s'iln'avait eu a y deplorer
la perte de deux amis sinceres que la mort y
avait moissonnes pendant sa courte absence; 1'ex-
gouverneur Brooks et le gouverneur Eustis ve-
naient de quitter la vie, emportant I'estirne et
les regrets de ceux qui les avaient connus ou qui
avaient vu leur sage administration. Ainsi com-
mencait a s'accomplir la parole des vieux compa-
gnons d'armes de Lafayette, qui tous, en lui
serrantla main,, s'etaient eerie : nous avons assez
vecu , maintenant qu'il nous a etc donne de re-
voir notre ancien general !
Le lendemain de notre arrivee, sur Tinvitation
qui lui avait ete faite, le general se rendit au Ca-
pitole, ou le nouveau gouverneur, M. Lincoln ,
le senat , la chambre des representans et les auto-
rites civiles de Boston s'etaient reunis pour le
recevoir et le complimenter. Apres que nous
eumes pris place au sein de rassemblee , le gou
verneur se leva, et, au iiom de letat de Massa
chusetts , felicita Thote national sur 1'heureuse fin
de son long voyage.
Le general repondit aux felicitations du gou
verneur en ces termes :
». 3o
466 LAFAYETTE
a La reception dont je me vois honore par la
» representation immediate de 1'etat de Massa-
» clmsetts dans ses branches legislative et execu-
» tive , en meme temps qu'eile penetre mon
» cceur des sentimens de la plus vive et profonde
» reconnaissance , me retrace d'anciens souvenirs
» uon moms cliers et flatteurs ; et tandis que dans
» ce magnifique palais de 1'etat votre excellence
» rn'adresse un accueil pleln de bonte , je me rap-
» pelSeles temps eloignes ou de pareilles faveurs
» me furent aecordees dans 1'enceinte de Fan-
v neuil-Hall,ce berceau sacre de la liberte ame-
» ricaine , et , j'aime a Tesperer , de la liberte uni-
» verselle.
)> Dans le long et heureux cours de mes visites
» aux diverses parties de 1 Union , dont vousavez
» bien voulu parler , monsieur, Bunkers-Hill^
» toujoursete monetoilepolaire; jem'applaudisa
» present , dans ce grand jour du jubile anniver-
» saire d'un demi-siecle , d'etre arrive a temps
» pour me reunir a mes compagnons d'armes ,
» etparaitre ensemble comme les representansdu
» precoce et inebranlable devouernent de notre
» armee revolutionnaire , des voeux patriotiques
» de ceux d'enlre nous qui sont encore sur cette
» terre , et des dernieres prieres de ceux de nos
» camarades qui out cesse de vivre. Ici , monsieur,
» permettez-moi de deplorer la perte recente de
» mes deux amis , vos respectables prcdecesseurs ,
EN AMfiftlQUE.
» eux qui s'etaierit si cordialeinentunis a la der-
» niere reception que j'ai eu le bonheur d'eprou-
» ver lorsqu'apres une longue absence j'ai ete
» accueilli par le peuple de cet etat et dans cette
)> bien-aimee viile de Boston , ou je ne suis jamais
» entre sans me sentir anime des plqs vives emo-
» tions de tendresse et de reconnaissance.
» Tandis que j'ai eu continuellement a jouir
» avec admiration des r a pi des prodiges de crea-
» tion et de progres qui out ete les resultats de
» 1'independarice , de la liber te , et de ces institu-
» tions republicaines auxquelies seules est donrie
)> le pouvoir de soutenir le poids et deployer les
» facultes d'un empire etendu , j'ai ete particu-
» lierement encliante de recotinaitre par tout les
» sentimens de syiupathie et d'aftectiou mutuelle
» qui a Ua client f'ortement le peuple de chacune
» des parties -de la confederation a une union
» sur laquelle reposent la surete de ces etats et
» 1'esperance du genre humain. »
A peine le general eut-il tini de parler , que
les membres des deux charnbres quitterent en
foule leurs places et se pressererit autour de lui
pour lui oftrir 1'expression particuliere de leurs
sentimens , et de tendres complimens lui furent
adresses tumultueusement des galeries publiques
qui etaientremplies d'un grand nombre de dames
empressees de le revoir. Parmi les etrangers de
distinction qui avaient ete admis a cette seance,
3o.
{68 LAFAYETTE
dans le parquet meme de la salle, nous retrou-
vamesavec bien du plaisir M. Barbour, devenu
ministre de la guerre depuisque M. Adams etait
entre dans 1'exercice de ses fonctions de presi
dent; le colonel Mac-Glean, de 1'etat de Delaware;
le colonel Dwight; ledocteur Mitchell; le docteur
Fisk ; le general Gourtland et le colonel Stone ,
de 1'etat de New-York , tous arrives depuis peu
de jours pour assister a la solennite du 17 juin.
En sortaut du Capitole , le general fut recon-
duit , par un nombreux cortege d'a mis, a la mai-
son du senateur Lloyd, ou nous avions trouve nos
logemens prepares la veille par les soins hospita-
Jiers de son aimable famille.
Le soleil du cinquantieme anniversaire de la
bataille de Bunker's-Hill se leva radieux, et des
milliers de voix s'unissant an son joyeux des clo
ches et aux detonations de Tartillerie , le salue-
rent de leurs patriotiques acclamations. A sept
heures du matin , traversant cette foule agitee
par les glorieux souvenirs du 17 juin 1776, le
general Lafayette se rendk a la grande loge du
Massachusetts , ou les deputations des grandes
Jogesdu Maine, du New-Hampshire, de Rhode-
Island, du Connecticut, du Vermont et du New-
Jersey s'etaienr, reunis aux officiers du Chapitre
et aux chevaliers du Temple, pour le recevoir et
le complimenter.
A dix heures, deux mille francs-m aeons, seize
EN AMER1QUE.
eompagnies volontaires d'infauterie , un corps
de ca valeric de milice , les diflerentes corpora
tions et les autorites civiles et militaires se ren-
dirent au Capitole , ou le cortege fut forme sous
les ordres du general Lyman , pendant que les
grand -maitre et deputes de Tordre maconnique
allaient cherclier le general Lafayette a la mai-
son de M. Lloyd, ou il s'etait retire en sortant
du temple.
A dix lieures et demie le cortege se mit en
marche. II se composait d'environ sept milleper-
sonnes. Deux cents officiers ou soldats revolution-
naires marchaient en tete . quarante veterans ,
restes glorieux du combat de Bunker' s-H ill , les
suivaient dans huit voitures decouvertes; ils
etaient decores d'uri large ruban sur lequel etait
cette inscription : 17 juin 1775. Quelques-uns
avaient sur leurs epaules la giberne qu'ils avaient
epuisee dans cette terrible journee , et 1'un d'eux ,
qui avait etc tambour, portait encore la caisse au
son de laquelle il avait plusieurs fois rallie les
bataillons americains rompus par les colon nes
anglaises; derriere eux marcbait une longue co-
lonne , formee par les nombreux souscripteurs
pour la construction du monument , formes sur
six de front , et par deux mille macons re-
vetus de ricbes ornemens, et portant les instru-
mens et les symboles de 1'ordre; venait ensuite le
general Lafayette dans une superbe calecbe ,
47° LAFAYETTE
trainee par six chevaux eclatans de blancheur.
Puis apres lui, suivaient un grand nombre de
voitures dans lesquelles etaient son fils, son se
cretaire, le gouverneur du Massachusetts et son
etat-major; enfin, un grand nombre de person-
nages de distinction , nationaux ou etrangers.
Cette colonne s'avanca au son de la musique et
des cloches, au milieu de deux cent mille ci-
tovens accourus de tous les etats de 1'Union ,
tandis que des salves d'artillerie et des acclama
tions generales la saluaient a de courts intervalles.
Elle arriva a Bunker's -Hill a midi et demie, et
bientot tout le monde fut place dans un ordre
regulier sur la colline ou doit etre el eve le monu
ment, temoignage dela reconnaissance nationale
envers Jes premiers heros de la revolution.
La modeste pyramide elevee autrefois sur les
restes de Warren et de ses compagnons , et que
nous avions vue lors de notre premiere visite a
Bunker's- Hill avait disparu. De sa principale
piece de bois, on avait faconne une canne dont
la monture en or portait une inscription qui
rappeiait son origine , et apprenait qu'elle avait
ete ofFerte par les macons de Gharlestown , au
general Lafayette , qui 1'avait acceptee com me
une des plus precieuses reliques cle la revolution
americaine, et une large excavation creusee a la
menie place , indiquait que la aussi devait s'e-
lever le nouveau monument.
EN AMfiRIQUE. 4? f
Quelques instans apres que nous eumes pris
place autour de cette excavation , et que le silence
se fut etabli dans cette foule innombrable qui
attendait, dans un recueillement rel'gieux, que
la ceremonie commencat, le grand-maitre de la
grande loge de Massachusetts , accompagne des
principaux dignitaires de 1'ordre, du frere La
fayette, de M. Webster et du principal archi-
tecte , proceda a la pose de la premiere pierre du
monument, avec les formes prescrites par 1'or-
dre maconriique; dans un cofFre de fer furent mi-
ses des medailles, des pieces de monnaie , et une
plaque d'argent portant le programme de 1'inau-
guration du monument; ce eoffre fut place sous la
pierre surlaquellelegrand-maitrerepanditleble,
levin etl'huile, pendant que le reverend M. Allen ,
chapelain du jour, prononcait la benediction.
L'orcire maconnique d'achever le monument fut
erisuite donne, et une salve d'artillerie a tin on ca
que cette premiere partie de la ceremonie etait
achevee.
Le cortege se rendit ensuite a un vaste amphi
theatre construit sur le flanc nord-est de la col-
line ; au centre de sa base s'elevait une tribune
du haut de laquelle 1'orateur du jour devait faire
entendre sa voix a quinze mille auditeurs places
dans 1'amphitheatre ; tous les oificiers et soldats
revolutionnaires , dont quelques-uns avaient par-
couru de grandes distances pour assister a cette so-
4?a LAFAYETTE
Jennie" , £ taient assis en face de la tribune , les sur-
vivans de Bunker' s-Hill ibrmant un petit groupe
en avant. A la tete de cette reunion etait place,
sur un fauteail, le seul general survivarit de la
revolution, le general Lafayette; immediate-;
ment derriere, deux niille dames, brillantes de
parures , semblaient former une garde d'hon-
neur a ces venerables vieiilards , et les defendre
centre les flots tumultueux de la foule; apres les
dames, plus de dix mille per-sonnes etaient
assises sur les nombreuses banquettes qui s'arron-
dissaienten demi-cercle sur le flanc de la colline,
dont le sommet etait couronne par plus de trente
mille spectateurs , qui , quoique liors de la portee
dela voix del'orateur, se tenaient immobilesdans
Je plus profond silence. Apres que 1'agitation
qui accompagne inevitablement les mouvemens
d'une masse si considerable eut ete calmee, ou
entendit retentir melodieusement , dans les airs ,
les voix d'un grand nombre de musiciens , qui ,
caclies derriere la tribune, entonnerent un chant
patriotique et religieux dont la douce et simple
harmonie disposa delicieusement toutes les ames
aux profondes impressions de 1'eloquence. A ce
chant succeda une priere du docteur Taxter.
Lorsque ce venerable pasteur, qui avait eu Thon-
neur de combattre k Bunker's-Hill , apparut aux
yeux de 1'assemblee avec ses clieveux blancs tom-
bant en longues boucles d'argent sur ses epaules,
EN AMERIQUE.
lorsqu'il eleva vers le ciel ses mains decharnees
par le temps, et que, d'une voix forte encore, il
implora la benediction de 1'Etre eternel sur les
travaux de la journee , tous les assistans se sen-
tirent perietres d'une emotion inexprimable.
Enfin, 1'orateur du jour, M. Webster, se pre-
senta a son tour;.... sa haute stature, ses formes
athletiques , la noble expression de sa tete , le
feu de son regard le mettaient en parfaite har-
monie avec le grandiose de la scene sur laquelle
il se presentait. Deja depuis long-temps popu-
laire par le charm e de son eloquence , M. Web
ster fut accueilli par Tassemblee avec de grands
temoignages de satisfaction; le murmure flat-
teur dont il fut salue, s' eleva du pied de la col-
line jusqu'au sommet , et 1'empecha pendant
quelques instans de commencer son discours ;
enfin, sa voix sonore, quoique legerement emue,
fit entendre ces paroles :
« Gette foule qui m'environne constate 1'in-
» teret unanime qu'a excite la circonstance qui
» nous rassemble en ce lieu; ces milliers de ci-
» toyens, brillans d'une joie sympathique , et pe-
» netres d'un sentiment commun de gratitude ,
» elevent leurs regards vers cette voute immense
» d'un temple plus immense encore , et procla-
» merit religieusement le jour, le lieu , 'le motif
» de cette reunion solennelle.
» Oui, si jamais 1'homme dut ceder k Fin-
j4 LAFAYETTE
» fluenee des lieux , nous pouvons nous livrer ici
» aux emotions qui nous agitent. Nous sommes au
» milieu des tombes de nos peres , nous foulons
» une terre consacree par leur valeur, par leur
» Constance et par desilots de leur sang ; ce n'est
)> done ni pour fixer une date incertaine dans
>i nos annales, ni pour ill ustrer des champs obs-
» curs que nous nous reunissons ; car n'eussions-
» nous jamais vu le jour, notre projet n'eut-il
» jamais ete concu , le 17 juin 177^ eut nean-
» moins brille dans 1 histoire , et le lieu ou nous
» sommes eut attire les regards de toutes les
» generations a venir. Mais nous sommes Ame-
>) ricaias.
» L'ere actuelle ne sera pour ainsi dire que
» la premiere epoque de I'histoire de ce grand
» continent. Nous voyorss se derouler devant
» nous un enchainement probable d'evenemens
» importans. L'avenir est plein de flatteuses pro-
» messes , et nous ne pouvons revenir sans in-
» teret sur les circonstances qui , precedant notre
» naissance , devaient influer si heureusement sur
» nos destinees futures. G'est ici , a travers la du-
)> ree des temps , que notre posterite doit jouir et
» soufFrir ; et il est bon d'envisager sous quel as-
» pect s'offre cette petite portion cle Teternite ,
» durant laquelle Dieu nous permet de figurer
» sur la terre.
» Pouvons-nous remonter a 1'instant de la de-
EN AMEKIQUE. 4j5
» couverte de ce grand continent, sans eprouver
» une emotion qui tient de 1'interet personnel?
» Qui pourrait se retracer avec indifference cette
» scene si touchante et si pathetique qui presente
» a notre imagination le grand homme qui de-
» couvritl'Amerique, veillant sur son frelenavire
» au milieu des ombres de la nuit. Nul , autour
» de lui , n'a trouve le repos. Ballotte sur les flots
» d'une mer inconnue, agite par la crainte et
» 1'esperance qui prennent tour a tour possession
» de son esprit, trouble, inquiet, appuyant sur
» le bord du vaisseau son corps harasse , et plon-
» geant au loin vers 1'occident son regard impa-
» tient, il semble vouloir rapprocher 1'horizon ,
» jusqu'a ce qu'enfin , dans un moment de ravis-
» sement, le ciel accorcle a son ge3nie audacieux
» 1'apparition du nouveau monde.
» L'etablissement des colonies anglaises dans
» ce pays est un evenement plus rapprocbe du
» temps present , plus etroitement lie a notre
» condition actuelie, et fait un appel plus sur
» encore a notre sympathie. Nous cherissons le
» souvenir de nos veiierables ancetres , nous cele-
» brons leur patience et leur resignation, nous
» admironsleur courageuse entreprise, nous ap-
» prenons a nos enfans a reverer leur piete, et
» nous nous glorifions avec raison d'etre des-
» cendus d'une race d'hommes qui apprirent au
» monde en tier comment Ton parvierit a fonder
LAFAYETTE
» des institutions civiles sur les nobles bases de la
» liberte et des connaissances humaines. Nous,
» leurs enfans , pourrions-nous rester froids au
» recit de leurs travaux et de leurs souffrances?
» Non , les eaux de lOcean auront cesse de bai-
» gner les cotes de Plymouth , avant que nous
» portions un regard indifferent sur ses rives.
» La nation jeune et vigoureuse, la nation par-
» venue a une glorieuse maturite , n'oubliera pas
» les lieux oii , dans son enfance , ses libertes fu-
» rent defendues.
» Mais, de tous les evenemens, le plus grand
>» dans 1'histoire du continent , est celui dont la
» commemoration nous rassemble aujourd'hui;
» le prodige des temps modernes, celui qui fut
» & la fois une surprise et un bienfait, c'est la re-
» volution americaine!
» L'amour de la patrie , I'admiration qu'inspi-
» rent de nobles vues , et des seiitimens de re-
» connaissance presque religieux pour d'eminens
» services , sont les motifs qui nous reunissent
» dans un moment ou le bonheur, le credit , le
» pouvoir, tout concourt a satisfaire Forgueil na-
» tional.
w Le but de la societe dont je suis ici 1'organe ,
» etait d' clever un monument durable a la me-
» moire des premiers amis de Tindependance
» americaine. Aucun temps ne parut plus pro-
» pice a notre dessein quc 1'epoque actuelle de
EN AMERIQUE. 477
» paix et de prosper! te ; et le lieu memorable ,
» 1'anniversaire du jour ou fut livree la hataille
» de Bunker's-Hill, semblerent reclamer notre
» preference. L'ceuvre est commence , nous avons
» pose la premiere pierre de cet edifice au milieu
» de cette foule innombrable, elevantavec nous,
» vers le ciel , les pensees d'une pieuse recon-
» naissance.
)) Esperons que cette entreprise ne sera pas
M abandonnee, et que le fut solide de cette mas-
» sive colonne, qui doit s' el ever dans les airs avec
» une majestueuse simplicite, aura la plus grande
» duree que Dieu accorde aux ouvrages de Miom-
» me, restera comme embleme des everiemens
» en Fhonneur desquels eile fut construite, et
» comme souvenir des senlimens de gratitude de
» ceux qut Ferigerent.
» INous savons que ce n'est que dans la nie-
» moire universelle des homines qu'il faut con-
» signer 1'histoire des actions illustres. Nous sa-
» vons que cet edifice, s'elevat-il au dela de la
)> voute azuree , sa large base ne retracerait qu'une
» petite partie des connaissances repandues sur
» la surface du globe , et que 1'histoire se charge
» de transmettre a la posterite.
» Nous n'ignorons pas qu'un piedestal im-
» mense comme la terre elle-meme, ne porterait
» pas plus loin la renommee des faits que nous
» celebrons , et qu'un monument qui ne serai t
47® LAFAYETTE
» pas constrnit de manure a survivre a 1'extinc-
» tion meme des lumieres, ne pourrait en per-
» pettier le souvenir plus surement que 1'histoire.
» Notre but , en rendant cet hommage a la
» valeur de rios ancctres , est done de niontrer
» qu'elle f'ut justernent appreciee. En exposant
» cet edifice a tous les regards , nous voulons re-
» veiller dans les generations a venir des senti-
» mens semblables a ceax qui nous animent, et
» en tret en ir un respect vif et constant pour les
» principes de la revolution.
» L'esprit humain se compose d'imagination
» et de sensibilite aussi bien que de jugemens et
» de raison , et il n'est pas inutile de donner a
» Tun et a Vautre une noble direction , et de pro-
» curer a 1'ame une source de genereuses emo-
» tions. Qu'on ne pense pas que notre desir soit
)) de perpetuer un esprit d'hostilite , ni meme de
» nourrir 1'enthousiasme militaire. Nosvues sont
» plus pures , plus nobles, plus elevees; nous
» consacrons ce monument au sentiment de 1'in-
» dependance nationale , et notre voeu sincere
» est qu'un rayon de paix 1'eclaire a jamais !
» Nous voulons offrir aussi le temoignage de
» notre conviction profonde que ces evenemens
» auxquels nous sommes redevables des beaux
» privileges dorit nous jouissons , ont aussi influe
» heureusement sur le bien-etre general de Thu-
» nianite. Nous venons , cornme A-inericains,
EN AMERIQUE. 4;9
» signaler 1'endroit qui nous sera cher & jamais,
M ainsi qu'a notre posterite. Nous voulons que
» le voyageur qui tournera ses pas de ce cote ,
» distingue ainsi le lieu ou fut livree la premiere
» Lataille de la revolution, et que ce trophee
» proclame , dans tous les temps et dans tous les
» rangs, la grandeur et 1'iraportance de cet eve-
» nemerit. Nous voulons que 1'enfance apprenne
» des levres maternelles 1'histoire, le motif de
M sa fondation , et que la vieillesse accablee et
» fletrie, en le contemplant , trouve sa consola-
» tion dans les souvenirs honorables qu il reveil-
» lera. Nous voulons que Partisan . le laboureur ,
» a sa vue , soit fier au milieu de ses humbles
» travaux ; et nous esperons que dans ces jours de
» desastres qui frappent toutes les nations et
» qui nous atteindrontsans doute, le patriotisme
» decourage, en y portant ses regards, se ras-
» sure , et se rappelle sur quelles bases solides re-
» pose notre force nationale. Nous voudrions
» que cette colonne, s'elevant vers le ciel, au
» milieu des clochers de tant de temples dedies
» au service de Dieu , excitat de meme dans tous
» les esprits de pieux sentimens de clependance
» et de gratitude. Elle s'oflrira comme dernier
» objet aux regards de celui qui s'eloignera de sa
« patrie. et semblable k un pliare degloire et de
» liberte, elle sera le premier objet qui rejouira
» sa vue au retour. Qu'elle s'eleve jusqu'a ce
48o LAFAYETTE
» qu'elle ait rencontre le soleil au commence-
» ment de la carriere; qu'elle soit cloree par ses
» premiers rayons, et que ceux du jour qui s'en-
» fuit en sejouant encore sur son sommet sem-
» blent le quitter h regret.
)> Qu'elle est grande 1'epoque ou nous vivons !
» Des evenemens assez varies et assez importans
» pourillustrer des siecles , se trouvent renfermes
» dans 1'espace d'une seule vie. Quand 1'histoire
» eut-elle autant a dire , dans le meme nombre
» d'annees, que depuis le 17 juin 1775? Notre
» revolution , qui aurait pu entrainer une guerre
» d'un demi-siecle , se trouve accomplie en quel-
» quesannees: vingt-quatre etats souverains sont
» eriges et en possession d'un gouvernement si
» sage , si libre , d'une beaute si pratique, que nous
» pourrions etre surpris qu'il eut ete organise si
» vite, s'il n'etait plus etonnant qu'il ait jamais
» pu 1'etre. Une population de deux millions
» d'habitans s'est vapi dement elevee jusqu'au
» nombre de douze millions de citoyens. Les
» grandes forets de 1'Occident tombent sous les
» efforts d'une Industrie propice , et ceux qui
» babitent les bords de FObio et du Mississippi
» sont devenus les concitoyens et les voisins de
» ceux qui cultivent les collinesdela Nouvelle-
» Angleterre.
» II n'est pas de mers que notre commerce
» n'ait explorees; notre pavilion est partout res-
EN AAlfcRIQUE. 48 <
» pecle ; nosrevenus repondenth tousles besoins
» du gouvernenient, et a peine connaissons-nous
» les impots; enfin nous jouissons avec toutes les
v nations J'une paix fondee sur des droits egaux
» et sur un respect mutiiel.
» L'Europe, pendant la meme periode , a ete
» agitee par de puissantes revolutions qui, non-
» seulement onteteressentiespar cliaque individu
» dans ses interets prives , mais qui , ebranlant
» jusqu'au centre 1'edifice politique, ont fait heur-
» ter , 1'un contre 1'autre , des trones inebranla-
» bles pendant des siecles.
» Sur notre continent , notre exemple a ete
» suivi, et des colonies se sont transformers en
» nations. Des sons nouveaux/imisites, d'inde-
» pendance et de gouvernement libre , nous sont
» parvenus des regions quelesoleil visiteapeine;
» et a partir du lieu ou nous sommes jusqu'a
» 1'extremite du pole austral , la domination euro-
» peenne est aneantie a janiais.
» En Europe , comme en Amerique , la face
» du monde semble cliangee; le progres des 3u-
» mieres a ete general ; tout s'est perfectionne ,
» la legislation , le commerce, les arts , les lettres
» marclient sous I'influence d'un besoin de hi-
» miere qui entraine le siecle et dont il est le
» caractere distinctif.
» Quelque grands que soient les changemens
» que j'ai ainsi rapiclement indiques, 1'intervalle
IF. 3l
4#2 LAFAYETTE
» de temps qui nous separe de la bataille de
» Bunker 's-Hill , pendant lequel ils se sont operes,
» n'est que de cinquante ans! et au moment
» meme ou nous recueillons Jes fruits d'une con-
» dition si prospere, ou nous voyons avec satis-
» faction la brillante perspective qui s'oftre a
» 1'univers , nous posse'dons encore au milieu de
» nous quelques-uns de ceux qui prirent une part
» active dans les scenes de 1 776. 11s sont accourus
» de tous les points de la Nouvelle-Angleterre
» pour revoir encore, dans un moment si toucliant
» pour eux, le theatre illustre de leur courage et
» de leur patriotisme.
» Hommes venerables ! vous nous avez ete le-
» gues par une autre generation ; le ciel a pro-
» longe vos jours avec bonte pour vous rendre
» temoins de ce moment si solennel. Vous etes au-
» jourd'hui ou vous vous trouviezii y a cinquante
» ans, a la meme beure , avec vos freres, vos
» voisins, debout , presses Fun contre I'autre
» pour la defense de votre pays. Le meme ciel
» briile sur vos tetes; le meme ocean roulea vos
» pieds , mais du rcste que tout est cbange ! Yous
» n'entendez plus les foudres ennemies, vous ne
» voyez plus la flamme et la fumee s'elever des
» niurs de Charlestown incendiee.
» La terre alors joucliee de morts , la charge
» impetueuse , la ferine resistance , i'appel vi-
» goureux a un assaut repete ^ ou k une defense
EN AMfiRIQUE.
*» male et courageuse, ces cohortes qui ? offrant
» un front presque desarme, bravaient les ter-
» reurs de la mort; tel fut le spectacle qui vous
» frappa alors ; maintenant tout est en paix. Des
» hauteurs de cette metropole , de ses toits , de
•» ses edifices , vos meres , vos femnies , vos com-
» patriotes veillaient sur Tissue du combat ; au-
>> jourd'hui toute une heureuse population vient
» vous y accueillir de ses joyeuses acclamations.
» Tant de navires a 1'ancre au pied de ce mont ,
» et qui semblent se presser comme pour 1'entou-
» rer a 1'envi , ne sont plus un sujet d'alarmes ,
» rnais une garantie de pouvoir et d'indepen-
» dance; tout est en paix , et Dieu vous a accorde
» la vue du bonheur de votre pays , avaut d'aller
» sommeiller dans la tombe. 11 vous a permis cle
» recevoir ici la recompense de vos efforts patrio-
» tiques , et il nous a offert 1'occasion , a nous ,
» vos enfans, de vous remercier au nom de la
» generation presente , au nom de notre pa trie ,
» au nom de la liberte.
» Mais lielas, tous ne sont pas ici presens, le
» temps et la guerre out eclairci vos rangs. Pre-
» scott , Putinaa , Starr, Brooks , Read , Pomeroy ,
» Bridge 1 nos yeux vous cherchent en vain au
» milieu de cette troupe mutilee, vous avez re-
» joint vos peres et ne vivez plus que dans nos
» souvenirs et dans les brillans exemples que
» vous avez transmis a vos fils. Mais ne nous plai-
LAFAYETTE
» gnons pas injustement; vous avez assez vecsr
» pour savoir du moins que votre oeuvre etait
» aecomplie , et vous avez quitte les armes et
» la vie avec joie, car votre patrie etait libre!
» A ces premiers rayons dc liberte , vous avez vu
» succeder des rayons de paix , comme une belle
» aurore succede a une brillante journee , et votre
» dernier regard se reposa stir un ciel sans nuages.
» Mais helas! lui, premier grand martyr de
» cette grande cause! lui, victime prematuree
» de son devouement ! lui , ame de nos conseils ,
» chef de nos milices, que rien n'appelait dans
» ce moment que son invincible ardeur 1 lui que
» la Providence nous enleva dans une lieu re d'ac-
» cablante incertitude, qui perit avant que 1'e-
» toile de son pays ne fut levee , qui versa sou
» genereux sang avant de savoir s'il devait i'er-
» tiliser une terre esclave ou libre Warren !.....
» comment maitriser 1' emotion que j'eprouve en
» prononcant ton nom 1
» L'ceuvre de ce moment pourra perir, mais
» la tienne resistera ; ce monument pourra s'e-
» crouler, mais ton nom planera sur ses debris.
» Ce n'est pas uniquement sur ceux qui hasar-
» derent et perdirent la vie en ce lieu memorable
» que nous devons fixer nos pensees en ce mo-
» ment, nous avons le bonheur de voir devant
» nous un petit nombre de dignes representans
» de Tarmee de la revolution.
EN AM£RIQUE. 4H5
» Veterans , debris tie plus d'un champ d'hon-
» neur vaillaminent dispute! vous qui rem-
» portates a Trenton, Mo n mouth, Yorkshire,
» Camden , Bennington et Saratoga de nobles
» trophees ! Veterans du siecle passe , quand vous
» risquates tout dans les jours de votre jeunesse
» pour la cause de votre pays , quelque bonne
» que f'ut cette cause, quelque brillantes que
» fussent vos esperances, pouvaient-elles vous
» promettre une heure comme celle-ci ! pouviez-
» vous prevoir que dans un moment de haute
» prosperite nationale , vous viendriez recevoir
» ici? avec vos compagnons d'armes , 1'expres-
» sionclela vive reconnaissance de toutunpeuple.
)> Mais 1'agitation de vos traits, vos coeurs op-
» presses , me rappellent que votre joie ne pent
» etre sans melange; des sentimens tumultueux
» troublent vos ames. Les ombres de ceux qui
M ne sont plus se pressent, eomme nous , autour
» de vous; hatons-nous done de detourner la
M pensee d'une scene qui vous attendrit trop pro-
w fon dement.
» Puisse le pere de toutes misericordes sourire
» au declin de vos ans et les benir, et quand vous
» aurez rejoint ceux qui, comrne vous, assure-
» rentle triomphe de la liberte, alors portez un
» regard sur cette belle patrie que votre jeune
» valeur a si bien defendue , et contemplez le
» bonheur dont elle jouit; jetez un regard sur
486 LAFAYETTE
» toutes les parties de Ja terre, et voyez a que!
» rang vous avez place votre pays , quel prix vous
» avez donne a ce mot : Liberle ! et rejouissez-
» vous a la vue du bien-etre qui est deveriu le
» partage d'uue si grande portion de I'humanite.
» Je ne parlerai pas en detail de la journee du
» 17 juin , ni des even em ens qui la precederent*
» Ces fails sont connus de tous. Dans la discus-
» sion qui s'engagea avec le parlement britanni-
» que , le Massachusetts et la ville de Boston fu-
» rent specialement eri butte a son ressentiment.
» Le pa dement le temoigna en voulant interdire
» le port de Boston et changer la forme du gou-
» vernement de la province. L'efl'et que ces me-
» sures produisirent en Amerique , montre qu'en
» Angleterre on connaissait et on consul tait pen
» 1'esprit des colonies, leur conduite fait hon-
» neur k cette premiere epoque de notre histoire.
» On presuma que les autre colonies seraient
» intimidees par la sevCrite de ce chaliment, et
» que les habitans des ports de mer, guides par
» 1'amour du gain , profiteraient evidemment de
» 1'occasion que cet echec donne au commerce
» de Boston leur olfrait de s'enrichir. Combien
>) on fut decu dans ces froids calculs ! On savait
» peu combien le sentiment de resistance aux
» actes illegaux du pouvoir, qui ariimait tout le
» peuple americaiii, etait profond et energique.
* L' amorce fut rejetee partout avec dedain,
EN AMERIQUE. 4^7
» toutes les colonies profiterent de cette occasion
» favorable de montrer an moride entier qu'au-
» cune d'elles ne cedait a un interet individual
» et local. Les liabitans de Salem semblaient
» devoir plus que d'autres eprouver la tentation
» de profiler des malheurs de leurs voisins , mais
» la , comme ailleurs , on en rejeta la penseesans
» hesiter, et ils dirent avec une noble dignite , et
» 1'accent d'un patriotisme indigne :
« Nous sommes profondement affliges des ca-
» lamites publiques, et les maux qui se sont ac-
» cumules rapidement sur la capitale de la
» province excitent notre commiseration. En fer-
» mant le port de Boston, on a pense que nous
» pourrions en detourner le commerce a notre
» profit ; mais il faudrait etre morts a toute idee
» de justice 5 a tout sentiment d'humanite , si
» nous pouvions concevoir le dessein d'elever nos
» fortunes vsur la ruine de celles de nos malheu-
» reux voisins. » Ges nobles sentimens s'etendaient
» au loin. Dans ce jour d'une fraternite generale ,
» le coup porte" a Boston fut ressenti d'un bout
» du pays a i'autre par tous les cceurs patrioti-
» ques. La Virginie , les Carolines, le Connecticut
» et le New -Hampshire declarerent que cett,e
» cause etait la leur. Le congres continental, qui
» tenait alors sa premiere session a Philadelphie,
» s'exprima avec sympathie sur les maux qui
» affligeaient les liabitans de Boston , et de tous
LAFAYETTE
» cotes ilsrecurent i'assurance que la cause etait
» commune, et qu'on ferait pour elle des efforts
» et des sacrifices communs. Le congres de Mas-
» sachusetts repondait a ces assurances , et dans
» une adresse au congres de Philadelpliie qui
» portait le noni de Warren au n ombre de ses
» dernieres signatures, cette colonie, malgre 1'im-
» minence des dangers qui la menacaient, de-
» clarait qu'elle etait prete a tout liasarder dans
» la cause amerieaine.
*» Mais 1'heure etaife venue qui devait mettre
» chacun a 1'eprenve , et montrer ceux qui vou-
» draieiit sceller de leur sang ces professions de
» devouement; le cri de guerre parti de Lexing-
» ton et de Concorde , apprit que le moment de
» 1'action etait venu. Un esprit heroi'que parcou-
» rait tous les rangs, tous etaient animes d'un
» courage fixe, solennel f invincible.
» Totamque infusa per artus ,
» Mens agitat molein , et niagrio se corpore iniscet.
» Quel aspect nouveau pour lespaisibleslabou-
» reurs de la Nouvelle-Angleterre, que la lice de
» la guerre transportee a u centre de leurs foyers ;
)> mais leur patrie les appelait, leur raison leur
» montraitla necessite de la defense , et ils ne se
» refuserent pas a cet essai perilleux. Les occu-
» pations journalieres furerit abandonnees. La
» charrue fut oubliee dans le sillon commence.
» Le"s femmes livrerent leurs fils, leurs epoux a
EN AM&RIQUE.
)> toutes les chances d'une guerre civile. La mort
» pouvait frapper avec honneur sur le champ de
» bataille, elle pouvait clescendre d'un echafaud,
» lesinsurgens se preparaient pour Tune on pour
w 1'autre. Le sentiment de Quincy Adams etait
» dans tous Jes coeurs; ce noble fils du genie
» et du patriotisme , disait , ct nos peres repe-
» taientapres lui : «I1 n'est pas de seduction qui
» puisse nous eblouir . et la menace de la mort
» ne saurait nous ebranler , car nous somines re-
» solus de moiirir libres, en quelque fa con , eri
» quelque lieu , ou en quelque temps qu'il plaise
» a Dieu de nous rappeler. »
» Le 17 juin vit les quatre colonies de la Nou-
» velle-Angleterref, ici, debout, pretes a triompher
» ou a perir ensemble ; il n'y avait alors, et puisse-
» t-il n'y avoir jamais parmi elles , qu'un esprit,
» qu'une cause , qu'une patrie.
» La bataille de Bunker's-Hill eut les resultats
» les plus importans , la guerre devenait publi-
» que et nationale. 11 ne s'agissait plus de pro-
» ceder contre les individus, comme coupables
» detrahison, cette peniblecrise etait dejapassee,
» 1'appel etait fait au courage, et il fallait savoir
» si 1'energie etles ressources du peuple permet-
» traient d'atteindre lebut. L'elFet de cet enga-
» gement militaire se fit ressentir meme hors de
)> notre pays. Les acles des colonies, leurs appels,
» leurs proclamations , avaient fait connaitre leur
49° LAFAYETTE
» cause a 1'Europe. Nouspouvonsdiro, que dans
» aucun siecle , dans aucun pays, les ecrits pu-
» blics ne furent plus eloquens, n'eurent une
» plus grande vigueur de dialectique , et ne re-
» spirerent plus de cette vive persuasion que des
» seritimens exaltes et de nobles principes peu-
» vent seuls inspirer. Lesfeuilles publiques de ce
» temps meri tent d'etre etudiees, non-seulement
» pour le sentiment qui les dicta , niais pour le
» talent avec lequel elles sont ecrites.
» A ces defenses habiles de leur cause, les co-
» Ionics avaient ajoute la preuve du devouement
» et de Tenergie qui devaient les defendre; cha-
» cun voyait que si 1'Amerique succombait, ce ne
» serait pas sans combattre. On admirait avec
w surprise et sympathie, cette nation encore dans
» 1'enfance, eloignee, iriconnue, sans secours,
» luttant contre la puissance de 1'Angleterre, et
» dans la premiere bataille qu'elle lui livra , lais-
» sant , en proportion du nombre des combat-
» tans , plus d'ennemis sur le champ dispute ,
» qu'on n'en avait encore compte dans les guerres
» recentes de 1'Europe.
» Le recit de ces evenemens parvint a un noble
» etranger qui nous ecoute aujourd'hui ; il n'a pas
» oublie que sa jeune valeur s'eveilla a la renom-
» mee des champs de bataille de Bunker's-Hill
)> et du nom de Warren.
» Monsieur Lafayette, nous avons voulu en
EN AMERIQUE. 49 *
» ee jour, celebrer Fetablissement des grands
» principes et de la liberte , et rendre hommage
» a ses illustres defenseurs. INous n'osons faire
» entendre aux vivans la voix de la louange dans
» un moment si solennel; mais les rapports in-
» teressans qui vous unissent a ce pays, et les
v circonsta rices particulieres qui nous rassem-
» blent, me permettent de vous exprimer le
» bonheur que nous procure aujourd'hui votre
» presence.
» Heureux , heureux homme! Quelles actions
» de grace ne devez-vous pas a la Providence, qui
» vous a trace le cercle d'une si belle vie ! vous
» appartenez a deux hemispheres, a deux gene-
» rations. Le ciel voulut que vous transmissiez
» du nouveau a 1'ancieri monde une etincelle
» electrique de liberte; et tous ceux que le de-
» voir et le patriotisme appellent ici , ont appris
» des long-temps de leurs peres a clierir votre
» nom et vos vertus. Vous mettrez sans doute
» au nombre des beureuses chances de votre vie,
» le hasard qui vous permit d'etre present a cette
» solennite. Vous avez sous les yeux le champ de
» bataille dont la renommee, portee au sein de
» la France ,, excita clans votre ame une gene-
» reuse ardeur. Vous voyez les lignes de la re-
» doute elevee par Prescott avec unesiincroyable
» diligence, et defendue par son coeur de lion.
» G est dans son enceinte que nous avons pose la
LAFA1ETTE
» premiere pierre de notre monument; vous
» voyez ou succomba Warren; ou perirent, a ses
» cotes, Parker, Gardner, deary, Moore, et
» tant d'autres patriotesl Ceux qui survecurent
» a cette journee , et dont la vie a etc prolon-
» gee jusqu'a ce moment, vous entourent. II en
» est que vous avez connus au milieu des epreu-
» ves de la guerre. Voyez-les aujourd'hui vou-
» lant vous serrer dans leurs bras ; ecoutez-les y
» elevant leurs voix pour demander au ciel de
» benir Lafayette et sa posterite.
» Vous nous- avez aides, a poser les fondations
» de cet edifice, vous avez entendu des louan-
» ges , bien faibles il est vrai , accompagner les
» noms des nobles patriotes de 177^; les mo-
» numens, les eloges appartiennent a ceux qui
» ne sont plus. Nous les accordons en ce jour
» a Warren , et aux autres citoyens victimes de
» cette grande victoire. En d'autres temps nous
» avons rendu les m ernes hommages a vos com-
)> pagnons d'armes plus intimes, a Washington ,
» a Greene, Gates, Sullivan ct Lincoln. JNTous
» voudrions avoir k les refuser encore long-temps
x aux faibles debris de ces phalanges immor-
» telles. Serus in coelum redeas. Puisse-t-il etre
» long-temps recule le jour ou une inscription
» portera votre nom , ct ou nos voix prononce-
» rout votre panegyrique.
» Les principales reflexions qui s'offrent ^i nous
EN AMKKIQUE, 49 ^
» en ce moment, naissent ties grands cbange-
» mens operes clepuis la bataille fie Bunker's-
i) Hill ; et, par un eilet du caractere du siecle , ces
» considerations ne peuvent se borner a un seul
» pays, tant sont lies maintenant les interets de
» i'bumanite. Aux progres individuels d'une
» nation , se rattaclie le perfectionnement de
» tous les peuples. Tels, entraines par un meme
» courant, des navires de structures differentes
» s'avancent d'un pas inegal , mais parviennent
» an meme but par la meme voie.
» Le caractere distinctif du siecle est cette com-
» munaute d'opiniori, de lumiercs entre les
» homines et les penples, qui fut inconnue jus-
» qu'a nos jours. Les connaissances acquises ont
» triomplie et triomphent encore des distances,
j) de la diversite des langues, des mceurs, des
)> prejuges et des religions. Les nations chre-
» tiennes et civilisees savent enfin que toute di-
» vision de territoire n'entraine pas necessaire-
» ment des sentimens hostiles, que tout contact
» ne doit pas etre meurtrier. Le monde entier
» s'offrecommeune noble areneouviennent hitter
» le genie et la pensee , dans quelque langue
» qu'ils s'expriment ils sont surs d'etre enten-
» dus. Un sentimens d'interet sympatbique unit
» les deux continens; les vents, les vagues font
» circuler rapidement la pensee d'une contree a
» 1'autre; il s'etablit un vaste ecbange d'idees?
494 LAFAYETTE
» il existe entretous les esprits eclaires une espece
» de fraternite d'ou emanel'opinion publique. La
» pensee est le grand levier par lequel lliomme
)> parvient a ses fins, etla diffusion des lumieres,
» eri ajoutant a celies decbaque individu, a for-
» tifie le pouvoir des masses.
» Cest en raison de ces causes que les condi-
» tions privees se sont ameliorees. Les peuples
» sont non-seulement mieux nourris , mieux v<>
» tus , mais ils jouissent de plus de loisir ; on joint
)> aux autres genres de bonbeur celui de pouvoir
» s'estimer davantage. Un ton d'eleganee regne
» dans les habitudes, les manieres et 1' education.
» CeLte remarque, applicable surtout a notre
)> pays , ne Test pourtant pas a lui seul. Les ma-
» nufactures, le commerce, fournissent au bien-
)> etre de la vie , des articles dont la consommation
» s'est accrue dans une progression beaucoup plus
M grande encore que celle de la population ; et
» tandis que le merveilleux perfectionnernent des
)) mecaniques en tous genres , semble avoir rem-
» place la ma.iti-d oeuvre , 1'industrie in;lividuelie
» trouve , de tous cotes, emploi et recompense;
» tant la Providence semble avoir combine avcc
» sagesse le pouvoir et les desirs des hommes.
» II faudrait des volumes pour tracer un fidele
» tableau des progres faits depuis un demi-siecle
» dans les arts industriels , le commerce , lagri-
» culture, et parmi nous dans la litterature et les
EN AMERIQUE.
» sciences. Je ne m'etendrai pas plus long-temps
» sur ce sujet , mais je m'arreterai un moment
» a considerer les effets produits par ces grandes
» questions de politique et de gouvernement ,
» qui agitent tous les esprits depuis cinquante
» ans. On a discute sur la nature du gouverne-
)> ment , sur ses fins et ses moyens ; d'anciennes
» opinions ont ete attaquees et defendues, de
» nouvelles idees recommandees et combattues.
» L'on a deploy^ , dans cette controverse , la plus
» grande force de dialectique dont 1'esprit humain
» soit capable. Du conseil prive , des assemblies
» ptibliques, on a transporte ces debats sur les
» champs de bataille , et le monde a ete ebranle
» par des guerres iriouies pour leur importance,
» et la variete des jeux de la fortune. Un jour
» de paix succede en fin ; la lutte est terminee , les
» nuages se sont dissipes , et nous pouvons recon-
» naitre quels ont ete les cbangemens permaiiens
» operes dans la condition dessocietes humaines.
» Sans nous arreter a en detailler les progres ,
» nous nous feliciterons qu'ils aient ete si favo-
>» rabies a la liberte et au bonbeur des peuples.
» Ce fut en Amerique que le genie des revo-
» lutions politiques s'ouvrit une carriere; sa mar-
» cbe y fut pruclente, sage, calculee. Parvenue
» dans un autre hemisphere , et entrainee par
» des causes naturelles et malheureuses , elle recut
* une impulsion violente et irreguliere; son char
LAFAYETTK
» s'elanca avec une aifreuse celerite, ct semblable
» a ceux qui se disputaient le prix dansles courses
» de 1'antiquite , ses roues s'embraserent par la
» rapidite de leurs niouvemens , et repandirent
» partout la terreur et la conflagration.
)) Ce nialheureux resultat nous apprit d'autant
» mieux le prix de nos heureuses destinees, et
» nous vimes combien notre earactere national
» etait fait pour donner Texemple d'un gouver-
» nement populaire. Nous ne fumes pas enivres
)> par la possession d'un pouvoir dont nous nous
)> etions rendus clignes. Nous avions en quelque
» sorte 1'habitude de nous gouverrier. Malgre la
» suprematie de 1'Angleterre , une grande par-tie
» du pouvoir legislatif avait toujours appartenu
» a nos assemblees coloniales. Les formes d'un
» gouvernement represenlatif nous etaient fami-
» lieres. Les doctrines inherentes a un i^ouverne-
» iiient libre , la balance du pouvoir et sa divi-
)> sion eri diftererites brandies etaient connues >
» le caraclere de nos compatriotes etait paisible,
» moral, religieux , et com me il n'j avait rien
» eu a detruire , rien n'avait pu blesser leurs sen-
» timens , ni rneme leurs prejuges ; nous n'avions
» pas de trones a renverser, d'ordres privilegiL's
» aaneantir;les proprietesn'avaient pas de chocs
i) violens a eprouver ; dans la revolution ameri-
» caine on ne cherclia qu'a defendre ce qu on r os-
» sedait, et a s'assurer le droit d'en jouir.
EN AMERIQUE.
» Ne soyons pas surpris pourtant qne , sous
» cles circori stances moins propices, des'revolu-
» tions commencees clans un meme esprit, aient
w eu une fin si differente. II est difficile d'intro-
» duire sans danger un principe de liberte quel-
)> conque dans les gouvernemens auxquels la
» liberte fur long-temps etrangere. Le plus grand
» osuvre que la sagesse des peuples puisse accom-
» plir , est de fonder un gouverneinent populaire
)> sur des bases solides. L'Europe neanmoins est
» sortie regeneree, n'en doutons pas, de la lon-
» gue lutte ou elle s'est engagee , et les tresors
» qu'elle a acquis lui resteront ,**par ils se com-
» posent surtout d'un fonds d'idees plus justcs
» et plus eclairees : des provinces, des rojaumes
» peuvent etre arraches aux mains qui les ont
» conquis; il existe une fluctuation perpetuelle
» dans toutes les affaires humaines ; mais la belle
» prerogative du domaine des sciences , c'est qu'on
» n'y perd jamais ce qu'on a une fois acquis ; ses
» ricliesses, au contraire, se multiplient d'elles-
» memes ; la les fins deviennent moyens , et les
» conquetes menent a de nouvelles conquetes.
)> Telle unejiioissonabondante,confieecomme
» semence a la terre, donnera une nouvelle recolte
» dont la ricliesse sera incalculable.
» Occupes dans un moment de paix profonde
» a elever un monument a la patrie , penetres du
» sentiment de notre prosper] te , ne fixerons-nous
II. 32
LAFAYETTE
» pas un instant notre pensee sur cettc noble terre,
» d'ou les arts ont emprunte tous leurs modules ,
» et qui , dans une lutte imposante, combat non
» plus pour proteger ses chefs-d'oeuvre, mais
» pour reparaitre comme nation au milieu des
» peuples; disons a la Grece qu'elle n'est pas ou-
» bliee , que 1'univers a les yeux fixes sur elie, que
» ses efforts sont applaudis , et que nos prieres
» demandent son triomphe. Nous en nourrissons
» le consolant espoir ; aucun pouvoir humain no
» saurait etouffer une veritable etincelle de liber te
» civile et religieuse. Semblable au feu central
» comprime pour un temps, sa force irihe rente
» et invincible souleve enfin la terre et FOcean ,
» et, se frayant urie issue , le volcan eleve sa flam-
» me vers le ciel.
» Je le repete, osons nous feliciter avec orgueil
i) que notre exemple ait influe d'une maniere si
» heureusesur les libertes et le bonheur du rnonde;
» essayons de nous penetrer de la grandeur, de
» 1'importance du role qui nous est assigne dans
» le vaste drarne des affaires humaines.
» Nous sommes placets a la tete du systeme
» representatif, et nous avons prpuve jusqu'ici
» que de tels gouvernemens ne sont pas incom-
» patibles avec le repos , la paix , la securite des
» droits individuels , les bonnes lois, une juste
» administration , et un grand pouvoir national.
» Nous ne sommes pas propagateurs de nou-
EN AMERIQUE. 499
« velles doctrines , nous ne troublous pas ceux
» qui, preferant d'autres systemes , les regardent
» comme meilleurs en eux-memes, ou mieux
» adaptesa 1'etat deschoses; nousvoulons prou-
)> ver settlement que les formes d'un gouverne-
» merit populaire sont praticables , que notre
» devoir est de coriserver intact un si belexem-
» pie , et de ne pasaffaiblir son autorite aux yeux
» du monde. Si chez nous le systeme represen-
» tatif venait a manquer, sa cause serai t perdue
» au tribunal de la raison , car jamais urie com-
» binaison de circonstances plus favorables ne
» saurait en faciliter Feprenve. C'est sur nous
» que reposent les esperances de Thumanite, et
» si notre exemple est un mauvais argument a
» ofFrir en faveur des Jibertes publiques, il sera
» con da nine par 1'univers.
» Mais loin de moi 1'intention d'emettre ici un
» doute ; je veux reveiller 1'emulation du devoir :
» Vhistoire du temps passe, celle du temps pre-
» sent , nous permettent de croire que les gouver-
» nemens, quelquefois modi fies dans leurs formes,
» et ne changeant pas toujours pour le mieux ,
» dans leurs details , peuvent etre neanmoins
» dans leur ensemble aussi durables , aussi per-
» nianens que d'autres.
» Nous savons meme que dans notre pays tout
» autre systeme serait impossible a admettre; le
» principe d'un gouvernement libre est inherent
5oo LAFAYETTE
)> au sol de I'Amerique; ii lui apparticnt
» ses montagnes.
» Que la generation presente se penetre done
» des obligations sacrees qui lui sont imposees:
» chaque jour voit disparaitre un de ceux qui
» fonderent notre liberte et notre gouvernement.
» G'est a nous qu'est confie main tenant ce pre-
» cieux depot. Meditons sur le but que nous de-
» vons nous proposer. Nous n'avons plus h com-
» battre pour notre independance; ces lauriers
» ont deja ete cueillis par des mains plus dignes
» que les notres. Nous n'avons pas a nous ranger
» pres des Solon, des Alfred et d'autres foncia-
» teurs; nos peres y ont deja pris place : il nous
» reste en partage la defense et la preservation
» des biens qne nous possedons. L' esprit des
» temps nous indique quelles nobles voies nous
» avons a parcourir; notre siecle doit etre celui
» du perfeetionnement ; songeons , au sein de la
)> paix , a avancer les arts utiles et paisibles ;• de-
» veloppons les ressources de notre pays , et sa
» puissance ; maintenons ses institutions , favori-
» sons ses interets , et voyons si nous ne pouvoris
» pas aussi meriter de vivre dans la memoire
» des bommes : cherissons un veritable esprit
w d'union et d'harmonie , et en poursuivant ces
» grandes fins si clairement indiquees par notre
» condition presente , agissons toujours avec le
» sentiment et la conviction que les vingt-quatre
EN AMERIQUE. 5oi
» etats unis ne forment qu'une seule nation ; que
» nos esprits s'elevent a la hauteur de nos devoirs ;
» etendons nos idees sur le vaste champ d'action
» qui nous est offert , et n'ayons en vue que la
)> patrie , rien que la patrie ! Puisse-t-elle , avec
» la grace de Dieu , offrir un si bel exemple de
» sagesse, de paix et de liberte , qu'elle fixe a ja-
» mais lTattention et 1'admiration du monde. »
Pendant ce discours Forateur fut quelquefois
interrornpu par 1'explosion des applaudissemens
del'auditoire , qui neputcontenirl'expressiondes
sentimens sympathiques qui Tagiterent lorsque
M. Webster s'adressa aux veterans revolution-
naires et an general Lafayette; et ceux-ci,
decouvrant leurs tetes venerables, se leverent
pour recevoir les remercimens qui leur etaient'
faits au norn du people. Une hymne chantee en
choeur par toute Fassemblee succeda au discours,
et termina cette seconde partie de la ceremoiiie.
Au signal d'un coup de canon , le cortege se
forma tlenouveau, gravitla colline, et allaprendre
place au banquet prepare sur son sommet ; la ,
sous un immense convert en planches , quatre
mille personnes prirent place sans confusion et
sans la moindre gene; les tables etaient disposees
avec tant d'art , que la voix du president et de
tous ceux qui porterent des toasts ou prononce-
rent des discours fut facilement entendue non-
settlement des convives, mais encore d'un grand
LAFAYETTE
uombre de 8pectateurs places en dehors; les
noms de Warren , de 1'orateur du jour et de
1'hote de la nation furent tour a tour proclames
pendant le repas. Avant de quitter la table, le
general Lafayette se leva pour offrir ses remer-
eircens aux membres de 1'association du monu
ment de Bunker's - Hill , et s'exprima en ces
termes : « Je ne reclamerai aujourd'hui votre at-
» tention que pour vous remercier au nom de
» nies compagnons d'armes et de revolution,
» ainsi qu'en mon propre nom, messieurs, de&
» temoignages d'estime et d'affection , je puis
» dire d'affection filiale, dont nous avonsete com-
» bles dans ce grand jour de celebration axmi-
» versaire; nous ofFrons nos voeux les plus ardens
» pour le maintien de cette liberte et egalite re-
» publicaines , de ce gouvernement du peuple
» par lui-meme, de cette bienlieureuse union
» entre les etats de la confederation, resultats
» pour lesquels nous avons combattu et verse
» notre sang; c'est sur eux que repose aujourd'hui
» Fesperance du genre humain. Permettez-moi
» de vous proposer le toast suivant :
» Bunkers-Hill et la sainte resistance a Top-
» pression, qui a deja aftranchi rhemisphere
» americain. Le toast anniversaire au jubile du
» prochain demi-sieele , sera , a V Europe af-
» franchie. »
Ce toast fut applaudi avec transport, et iinuie-
EN AMERIQUE. 5o3
diatement apres les convives quitterent la table
pour reritrer en ville.
A 1'eclat et a la chaleur d'un beau jour d'ete
avait succede une delicieuse soiree doucement
rafraichie par une legere brise de mer ; pour en
mieux jouir, M. George Lafayette me proposa
de revenir a pied a Boston ; j'acceptai , et nous
nous melamesa la foulequi descendait lentement
la colline en s'entretenant de la solennite du
jour ; a ces entretiens se melait sans cesse le nom
de I'hote national, et le recit des principaies ac
tions qui Jui ont merite la reconnaissance ame-
ricaine. La , comme dans presque tous les grands
rassemblemens au milieu desquels je m'etais
trouve pendant notre voyage , je fus frappe d'une
chose bien remarquable , c'est combien la par-
faite connaissance des evenemens de la revolu
tion est repandue dans toutes les classes de ci-
toyens et jusque parmi les erifans; souvent j'ai
entendu des petits garcons de huit a dix ans par-
ler entre eux des campagries de la guerre de 1'in-
dependance avec une exactitude etonnante; ils se
rappelaient les uns aux autres ce qu'ils avaient
lu et appris ; comment, par exemple, Lafayette
etait arrive aux Etats-Unis ; comment il avait ete
blesse a la Brandywine ; ce qu'il avait fait a Rhode-
Island et a Monmouth ; comment , tandis qu'il
commandait en chef en Virginie, il avait, apres
une campagne de cinq mois, renferme lord
. LAFAYETTE
Cornwallis dans York-Town , oii la flotte fran-
caise du comte de Grasse , et Washington , a la
tete du corps d'armee de Rocbambeau et de la
division Lincoln etaient venus le joindre et faire
le siege de cette ville ou les Anglais et leurs auxi-^
liaires les Hanovriens avaient capitule. Je sais
bien que les receptions faites dans chaque ville
a Lafayette fournissaient 1'occasion de se rap-*
peler tous ces faits, mais j'eus souvent aussi la
preuve que les autres faits de la revolution
etaient egalement connus de toutes les classes
de citoyens, depuis les veterans qui en parlent
sans cesse, jusqu'aux enfans des ecoles, qui sont
fiers de ce qu'ont fait leurs ai'eux et de la liberte
republicaine dont ils ont le bonbeur de jouir. Un
caractere tres-remarquable encore de 1'esprit pu
blic americain , c'est que non-seulement le peu-
ple y est libre et beureux , mais c'est qu'il sent
ce bonbeur et cette liberte ; et ce que les touristes
anglais appellent de la vanite ii'est tout simple-
ment que le sentiment intime de la superiorite
d'institutions et de dignite civique dont les
Americains parlent, conime un homme bien
constitue rendrait grace an ciel de sa bonne
sante; cela est si vrai, que le patriotisme ame-
ricain (on en pent dire autant du liberalisme
francais mais non du patriotisme anglais ) est
completement degage de jalousie ^ 1'egard des
autres nations dont la liberte et la prosperite
EN AM£RIQUE. 5o5
sont cordialement souliaitces par le peuple des
Etats-Unis.
Cedant aux voeux cles habitans de Boston , le
general Lafayette resta quelques jours dans leur
ville apres la ceremonie de Bunker' s-Hill , et par-
tagea ce temps entre la societe de ses amis par-
ticuliers et le public , qui , jusqu'au dernier
moment , lui donna des temoignages de son atta
ch em ent. Le 20 il accepta le diner qui lui fut
offert par la societe des artisans , ou il se rencon-
tra avec tous les fonctionnaires publics et les
personnes les plus considerables de Tetat qui
avaient accepte l'invitation avec un egal empres-
sement, tant est graiide aux Etats-Unis la de
ference que tout le monde a pour les classes
utiles a la societe.
Pendant son sejour a Boston , le general La
fayette recut a la fois et accepta les invitations
des etats du- Maine, New-Hampshire et Ver
mont, ou sa presence etait impatiemment at-
tendue par le peuple; et celle de la ville de New-
York , dont les citoyens desiraient ardemment
qu'il celebrat avec eux 3e 4 juillet, anniversaire
de la declaration d'independance. Satisfaire a
tous ces engagemens dans un temps si court pa-
raissait chose difficile; cependant le general ne
desespera pas d'en venir a bout , car il savait par
experience combien par tout sur sa route le peu
ple ft les magistrats s'entendaient admirable-
5o6 LAFAYETTE
menl pour rendre ses voyages a gr cables et rapi-
des. Le 20 il alia prendre conge de son vieil ami
John Adams; il employa loute la journee du 21
a faire ou recevoir des visiles d'adieux dans la
ville, et le 22 il se mit en marche, accompagne
par les membres du comite d'arrangement et es-
eorte par un corps de cavalerie volontaire.
EN AMEllIQUE. 5oj
CHAPITRE XIV.
RAP1DE ET COURTE VISITE DANS LES ETATS DE NEW-HAMPSHIRE ,
MAINE ET VERMONT. RETOCR A NEW-YORK. CELEBRATION DE
L'ANNIVERSAIKE DE LA DECLARATION D'INDEPENDANCE. — LA CHA-
LOUPE AMEUICAINE. PATRIOTISMS ET DES1NTERESSEMENT DES
MARINS DE NEW-YORK.
EN coinmencant ce journal j'avais resolu d'y
consigner , jour par jour , tous les evenemens de
ce voyage extraordinaire, niais leur multipli-
cite et plus encore la rapidite de nos mouve-
niens , in'ont souvent force de renoncer a 1'exe-
cution rigoureuse de ce premier plan , et c'est
surtout en parcourant les etats du Maine, de
New-Hampshire et de Vermont , que j'ai send
plus encore 1'impossibilite de noter tous les faits
interessans , toutes les circonstances honorables
et touchantes qui out caracterise la visite du
general Lafayette dans cette partie de 1'Union.
Nous avons parcouru ces trois etats avec une
vitesse moyenne de onze milles par heure. Sou-
vent nous avons traverse tant de villages et tant
de viiles le meme jour, que ma memoire ne pou-
vait en conserver fidelemeiit tous les noms. Je
n'ai done pu trouver le temps necessaire pour
5o8 LAFAYETTE
recueillir les details historiques ou statistiques
que j'avais amplement moissonnes dans la plu-
part des autres etats , et je ne pourrai , dans ce
chapitre , ret racer que quelques-unes de ces fetes
que la reconnaissance des enfans des Montagues-
Vertes 1 et de leurs voisins offrit a I'hote na
tional de 1'Amerique.
J'ai dit que le general Lafayette avait quitte
Boston le 22, de grand matin. Quelques lieures
apres son depart il arriva a Pembroke , aux li-
mites du New-Hampshire, ou il fut recu par une
deputation de cet etat, a la tete de laquelle
M. Webster, frere de Torateur de Bunker's-Hill,
le complimenta au nom de ses compatriotes. De
Pembroke a Concorde , capitale de 1'etat, sa
march e triomphale fut entouree d'un cortege
nombreux forme de citoyens accourus dans tou-
tes les directions des points les plus eloignes.
En arrivant dans cette ville on le conduisit di-
rectement au Gapitole, ou la chambre des re-
presentans et le senat , presides par le gouver-
neur de 1'etat , s etaient reunis pour le recevoir.
Le discours de felicitations , que lui adressa le
gouverneur Morrill , fut remarquable par Tex-
pression des sentimens de reconnaissance et d'at-
tachement dont le peuple du New-Hampshire
1 Nom souvent employe pour distinguer les habitans
e I'etat de Vermont.
EN AMERIQUE. 009
venait tie lui donner de si.touchans temoighages.
II repondit a ce discours avec toute I'effusion
d'un coeur profondement emu.
Apres cette premiere reception le general fut
conduit clans une autre salle du Gapitole , ou le
general Pierce 1'attendait pour lui presenter un
grand nombre de ses anciens compagnons tl'ar-
mes qui , bravant Fage et les fatigues, n'avaient
pas crain t de quitter leurs lointains foyers pour
venir fraternellement presser sa main et 1'entre-
tenir un instant des temps passes. Pendant qu'on
les lui present ait individuellement, ainsi que les
representing et les senateurs qui etaient venus se
joindre a eux , le peuple clressait joyeusement,
sur la place publique, des tables pour six cents
convives , et preparait un banquet civique auquel
nous vi nines prendre place en sortant du Capi-
tole. Le general eut le plaisir de se trouvcr assis
au milieu de plus de deux cents olliciers ou sol-
dats revolutionnaires, qui pouvaient a peine con-
tenir la joie que leur faisait eprouver la presence
de leur vieil ami. Avant de quitter la table, beau-
coup d'entre eux exprimerent, dans des toasts,
leurs sentimens de philanthropique liberte. L'uii
d'eux but a la saint e alliance de Lafayette et de
la liberte ! Puisse-t-elle anearitir les complots
formes contre les droits de I'liomme ! — Un au
tre but a 1'Amerique du Nord , telle qu'elle est ,
et a la France , telle qu'elle devrait etre. — Le
5io LAFAYETTE
general repondit a ces nobles voeux par le toast
suivant :
« A Fetat de New-Hampshire , a ses represen-
» tans, et a cette ville, residence des autorites
» constitutes de 1'etat !
» Puissent les citoyens de New-Hampsliire
» tester eternellement en possession de la liberte
» civile et de la liberte religieuse; biens que Tame
» elevee de leurs ancetres les porta a venir cher-
» eher sur une terre eloignee , et que leurs peres
» ont fondes sur les larges bases de la souve-
» rainete du people et des droits de 1'homme. »
Une salve d'artillerie et les applaudissemeos
unanimes de la foule qui entourait les tables
couvrirent ce toast, et nous quittames le ban
quet pour nous rendre sur la place du Capitole,
ou les mil ices , rangees en bataille, attendaient
que le general les cut passees en revue , pour
defiler ensuite devant lui.
Notre soiree fut partagee entre la societe mu-
sicale, qui executa un excellent oratorio devant
le general , et un the chez le gouverneur Mor-
rill , auqnel toutes les dames se presserent en
foule , pour prendre conge de Thole national ,
qui le lendemain, quitta Concorde avec un corps
de cavalerie pour escorte, et prit la route de
Dover, ou il arriva avant la fin du jour, et ou il
fut recu avec un enthousiasme que je n'entre-
prendrai pas de deer ire.
EN AMER1QUE. 5i I
Peu apres avoir quitte Dover nous arrivames
aux frontieres du Maine , oii le general Lafayette
fut recu par une deputation avec laquelle nous
nous dirigeames sur Portland, siege du gouver-
nement de cet etat. Ghemin faisant nous visi-
tames Kennebank, petite ville d'envirori deux
mille cinq cents ames de population ; reniar-
quable par Tactivite commerciale de son port.
Le bruit des cloches et de I'artillerie apprirent
au general avec quel plaisir il etait attendu par
les habitans , avec lesquels il resolut de passer
quelques heures. Au moment ou il entrait a la
inaison de ville, ou 1'attendaient les autorites et
Fetal-major du gouvernement de 1'etat, il fut
recu par le docteur Emmerson qui le harangua
ainsi au nom cles citoyens.
« Vous venez de parcourir le sejour de la li-
» berte , vous avez pu juger de sa puissance et de
» ses ressources , et votre coeur a du tressaillir de
» joie et de bonheur , a la vue du resultat de vos
» travaux. II n'y a pas un veritable Americain
» qui ne vous ait suivi en imagination dans votre
» voyage, et qui n'ait eprouve un noble senti-
» ment d'orgueil chaque fois que vous avez ex-
» prime votre admiration.
» Ce village, ainsi que des milliers d'autres,
» est sorti des forets , depuis cette epoque a la-
» quelle vous combattiez a cote de Washington ;
w et les en fans de ces braves soldats , dont les
5i2 LAFAYETTE
» pieds ensanglantes furent chausses par votre
» generosite , iorsque leur pays n'avait pour tout
» bien que son courage, vous font aujourd'hui
» I'liomniage de leur bien-etre , et vous offrent
» le temoignage d'un respect et d'ime recon-
» naissance que rien ne peut egaler.
» General , nous apprimes avec un pro fond
» desespoir les persecutions que le despotisme
» germanique exerca centre vous, et nous au-
» rions voulu pouvoiv voler a votre secours, mais
)> ces cloches qui saluent votre arrivee retentis-
w sent maintenant aux oreilles de vos persecu-
» teurs comme an horrible tocsin, signal de
» leur tourment eternel et de Fagonie de leur
» tyrannic....
)> Cependant, general, votre pa trie adoptive
» tremble encore de vous voir retomber au pou-
y> voir de vos ennemis. Que Dieu vous inspire de
» rester parnii nous jusqu'a ce qu'il vous appelle
» a jouir dela liberte celeste ! Et que ceux d'entre
» nous qui vous survivront aient la triste conso-
» lation de vous confier a la nieme terre qui re-
« couvre les restes glorieux de Washington , de
» Greene, de Lincoln , de Knox, et de tous vos
)> illustres compagnons d'armes dont la gloire ,
» unie a la votre , ne peut jamais perir. Teis
» sont les vceux de ceux qui vous accueiilent au-
» jourd'hui , et qui repetent avec ivresse
» come ! welcome Lafayette ! »
EN AMfcUIQUK. 5i3
Ges derniers mots de 1'orateur furent re petes
avec transport par la foule , et lorsquele premier
elan fut un peu calme , le general Lafayette fit
entendre la reponse suivante :
« J'eprouve un grand bonheur en me voyant
» recu avec tantd'afFection par lepeuple de Ken-
» nebunk et par vous, mon cher monsieur, qui
» avez exprime ses sentimens d'unemaniereaussi
» honorable que bienveillante. Je vous remercie ,
» je remercie tons mes amis de vouioir bien
» prendre part au plaisir delicieux que j'ai ressenti
» en reconnaissant dans ce long et patriotique
» voyage les heureux resultatsde Vindependance,
» de la liberte , et du gouvernement du peuple
» par lui-meme. Pendant que j'avais 1'honneur
» d'etre persecute par tous les gouvernemens de
» 1'Europe, sans une seule exception, je me
» glorifiaisaussi de la pensee que j'avais conserve
» 1'approbation et que je vivais dans les cosurs
» vraiment republicans du peuple americain.
» Aujourd'hui, monsieur, apres mon lieureuse
» visite a cbacun des etats de 1'Union, je ne me
» bornerai pas a jouir du spectacle du salut de
» ce vaste empire^ a me feliciter de la delivrance
» deja elfectuee de riiemisphere americain : je
» benirai aussi , par anticipation , la delivrance
w de Tliumanite entiere a qui les Etats-Unis ont
» donne le premier exemple d'une veritable et
» complete liberte nationale. Acceptez , mon
n. 33
LAFAYETTE
» eher monsieur , et vous tous qui vous presses
» autour de nous avec tant dWnpressement et
» d'amitie , veuillez bien aussi accepter f expres-
» sion de ma reconnaissance, de mon affection,
» de mon respect. »
Quoique le general n'eut que fort pen de temps
a consacrer aux ci toy ens de Kennebunk, il ac-
cepta cependant le banquet public qifils lui
avaient prepare, et y prit place sur un siege
elegamment decore de fleurs par les dames de la
ville; a la fin du repas ehaque convive exprima
les sentimeiis qu'avait fait naitre en lui cetle
patriotique reunion , et M. Emmerson porta le
toast suivant :
« A notre hole national , au general Lafayette ;
» il qukta 1'Europe pour donner la liberte a
» I'Amerique ; il y retourna pour enseigner a sa
» patrie les moyens cle parvenir au bonheur;
w aujourd'hui il vient panni nous jouir du re-
» sultat de ses no])les travaux. »
Le general repondit «a ce toast par le suivant :
« Au village de Kennebunk, sur Femplace-
» ment duquel fut coupe le premier arbre , le
» jour meme ou a Lexington fut tire le premier
» coup de fusil , signal de la liberte americaine
» et universelle ! Puisse cette date glorieuse etre
» pour le florissant Kennebunk un gage de sa
» prosperite republicaine , et de son bonheur
» to uj ours croissant. »
EN AMEIUQUE. 5i5
En quittant la table, et avant cle sortir de la
ville, le general se rendit a la maison d'un des
principaux citoyens, 3VL Storer, ou toutes les
dames s'etaient reunies pour luietre presentees.
II les remercia tendrement des attentions deli-
cates qu'elles avaient cues pour lui pendant son
court sejour a Kennebunk, et a quatre heures de
1'apres-miui il se remit en route pour Saco ou
nous couchames.
Le ?.5 , nous arrivames a Portland, jolie ville
situee sur lesbords de l'0c£an , entre les rivieres
de Saco et de Penobscot. Elie est depuis long-
temps le siege du gouvernement de 1'etat du
Maine , etsa population, presque toute commer-
cante, est d'envirjon Heufmilleames. Lescitoyens
de Portland et leurs ma gist rats s'etaient con-
certes pour faire au general Lafayette une recep
tion digne de leur amour pour lui , et Ton peut
dire qu'elle neleceda en magnificence a aucune
de celles que lai firent les cites les plus consi
derables de V Union ; les corps de mil ices 7 ac-
courus de tous les points de Tetat, presentaient
une masse imposante en avant de la ville. Les
enfans des ecoles remplissaient les rues que de-
vait parcourir Thole de la nation , et jeterent
des fleurs sur son passage. Les arcs de triomphe
sous lesquels ilpassa, etaient remarquables par
leur bon gout et par la delicatesse des inscriptions
dont ils etaient decores. Sur 1'un d'eux etait mi
33.
5i6 LAFAYETTE
petit modele de navire , au-dessous duquel on
lisait : J'acheterai et f equip erai un vaisseto.ua
mesfrais. Paroles que Lafayette aelressa , conime
on sait , aux commissaires americains a Paris ,
en 1777, lorsque ceux-ci lui avouerent 1'im-
possibilite ou etait leur patrie de subvenir aux
moyens de le transporter aux Etats-Unis. Sur
d'autres etaient les noms des combats auxquels
avait assiste le jeune compagnon d'armes de
Washington. x\pres avoir lentement traverse la
ville au milieu des acclamations de la foule , le
general arriva a la maison d'etat ou le gouver-
neur Parris le recut et le harangua au nom des
citojens du Maine, et en presence des repre-
sentans et des magistrats du peuple. Dans son
discours, le gouverneur rappela avec enthou-
siasme 1'epoque glorieuse qui commenca la re
putation de Lafayette, et paya un juste tribut
d'eloge et d'admiration aux soldats de la revo
lution.
Plein d'une vive emotion que partageaient
tous les auditeurs , le general Lafayette repondit :
« Monsieur , les honorables resolutions des
» deux branches de la legislature, vos invitations
)> pleines de bonte , et je suis heureux d'ajouter, la
» reception populaire qui m'attendait dans cha
rt que endroit des Etats-Unis, ne pouvaientque me
» faire prevoir une reception flatteuse dans cette
>» portion de la grande confederation. Mais j'aj
EN AMERIQUE. 5 17
» ete recu par le peuple du Maine , par les ci-
» toyens de ]eur metropole , par vous , monsieur,
» leur premier magistral , d'une maniere si af-
)) fectueuse, qu'elle excite dansmon cceur les plus
» vives emotions dc plaisir et de reconnaissance.
» Je vous remcrcie particulierement du tribut
» de respect que vous avez rendu a notre coura-
)> geuse et vertueuse armee, ou, au commence-
» ment de la revolution et de ma vie , je trouvai
» dans Washington un pere, dans Knox u n frere ,
» vous pouvez juger de notre attachement reci-
)> proque par la joie que nous eprouvons, mes
» anciens compagnons et moi, quand au milieu
» de la foule des gent3rations nouvelles , nous nous
» reconnaissons mutuellement. Ainsi, monsieur,
» dans mon constant et actif devouementa la sou-
» verainete du peuple, aux droits de 1'homme
D et de ses libertes, je suis fier de penser que mes
» adversaires , aussi bien que mes amis , doivent
» avoir reconnu les principes purs , et les senti-
» mens republicains d'un soldatet d'un patriote
» americain. »
De la salle du senat , le general se rendit a la
maison de M. Daniel Cobb , qui avait ete pre-
paree pour le recevoir. La , il etait attendu par
un grand nombre de deputations qui lui appor-
taient les hommages des villes et villages envi-
ronnans. II y trouva aussi les grands officiers de
la loge maconnique de Portland, et le president
LAFAYETTE
fie Tacad^mie, qui , en presen-ce des professeurs
et desetudians, lui confera le titre de docteur
en droit. Des qu'il put se derober un instant a
cet empressement general , il se renditaupres de
madame Tatcher, iilledeson illustrecompagnon
d'armes James Knox , avec laquelle il s'entretint
jusqu'au moment ou on vint 1'avertir quelesau-
torites 1'attendaient pour aller prendre place au
banquet public prepare par lescitoyens.
De Portland, le general aurait bien voulu
continuer sa route jusqu'a 1'extremite del'etat da
Maine, mais le temps lui manquant , il revint
sur ses pas, et se dirigea sur Burlington, dans
1'etat de Vermont, en repassant par Concorde,
et en traversant Windsor , Woodstock , Mont-
pellier , etc. Quoique le sol de Vermont soit cou-
vert de liautes montagnes qui rendent les routes
plus difficiies, nous n'en voyageames pas moins
avec une extreme rapidite. Nous continuames a
faire presque toujours plus de neuf milles par
beure, tant les relais avaient cte bien disposes
par les babitans , aim que le general n'eprouvat
aucun retard dans sa marcbe vers New- York.
La journee etait encore pen avancee lorsquenous
arrivames le 28 a Burlington , dont la jolie situa
tion , sur les bords delicieux du lac Champlain ,
nous frappa d'admiration. Pendant que nous
promenions avec plaisir nos regards etonnes sur
les beautes dela nature qui se deroulaientdevant
KN AMfiRIQUE.
nous, nous entendhnes tout-a-coup de bruyantes
detonations d'artillerie , et un instant apres
nous virnes s'avancer vers nous une troupe de
jeunes soldats citoyens, precedee par la foule du
peuple qui accourait au-devaut de 1'hote natio
nal. Lebon ordre de ce corps de milices, la de
marche fiere et assuree des boinmes qui le com-
posaient, repondait parfaitement a la reputation
de bravoure et de patriotisine que les babitans
du Vermont se sont acquise dans la guerre revo-
lutiojanaire , et pendant celle de i8iz[« On sail
que ce sont eux qui, en 1777 , aclieverent , par
leur presence, d'embarrasser 1'armee anglaise tlu
general Burgojrie qui, a la vue de leurs bandes
intrepides, pressentit sa defaite. Quelques jours
av a tit de se rendre , il .ecrivait au ministere bri-
tannique : Les habitans des concessions da
New- Hampshire ' , territoire inhabite et pres-
que iiiconnu dans la derniere guerre , accou-
rent par milliers, et samoncident sur ma gau
che comme des nuages obscurs Sa lettre
ri'etait point encore parvenue en Angleterre que
dejala foudrequerenfermaient ces nuagesl'avait
1 Le territoire de Vermont avait d'abord fait partie
de I'c'tal de New-Hampshire, dont il fut separe, en
1764, pourt-tre annexe a celui de New-York. Ce n'est
qu'en 1791 que le Vermont entra dans la federation
comme etat independant.
5*P LAFAYETTK
frappe. Ce sont aussi les soldats du Vermont
qui, au nombre de buit cents homines settle
ment , conduits par-le general Starke, defirent,
en un meme jour, deux corps d'armee anglais >
leur enleverent sept cents prisonniers , quatre
pieces d'artillerie et tous leurs equipages decam-
pagne. Enfm , ce sont encore les intrepides en-
fans des Montagnes-Vertes, qui formaient ces
bataillons qui preserverent Plattsbourg du pil
lage des Anglais, le 1 1 septembre i8i4; et ces
equipages improvises , qui , sur des vaisseaux
constructs en dix - buit jours , forcerent un
ennemi superieur en uombre , a amener un.
pavilion qui pretendait a 1'empire absolu des
mers.
Le gouverneur qui etait venu au devant du
general jusqu'a Windsor, et qui depuis cette
ville voyageait avec lui , le presenta lui-meme
au peuple et aux magistrate de Burlington , qui
le recurent avec la plus tendre effusion. Je ne
rcproduirai pas ici, malgre leur eloquence, les
nombreuses harangues qui lui furent adressees
par les representans des diverses branches de Tad-
ministration et du gouvernement , ni ses re-
ponses dans lesquelles il felicitait 1'etat de Ver
mont de jouir si dignement des bienfaits du
nouvel ordre social americain , si superieur aux
institutions les moins vicieuses de 1'Europe, et
d'avoir rernplace la tolerance curopccnne par la
EN AM£IUQUE. 621
liberte religieuse; le privilege par le droit; une
ombre cle representation et un compromis ine-
gal entre des families aristocratiques et le peu-
pie par une vraie representation, par le principe
de la souverainete de la nation et son gouverne-
ment par elle-menie. Mais je ne puis me dis
penser de dire quelques mots des transports pa-
triotiques de ces veterans, glorieux et vivans
souvenirs de la guerre revolutionnaire, qui se
pressaient en foule autour de leur vieux chef, de
leur ancien compagnon de dangers, de priva
tions et cTe gloire , et faisaient retentir avec en-
tliousiasme a ses oreilles les noms des combats
par lesquels il les avait aides a la conquete de
1'independance de leur patrie. Formes en colonne
surla place publique, au nombre de plus decent,
ils ecouterent d'abord en silence le discours
adresse au general par M. Griswokl, president
du conseil ; puis ils s'avancerent a leur tour con
duits par 1'un de leurs camarades , David Russel ,
qu'ils avaient choisi pour etre 1'organe de leurs
sentimens , et qui s'acquitta de sa mission avec
cette eloquence du coeur qui prend ses inspira
tions dans Famour de la patrie et de la liberte.
Lorsque le general eut repondu aux temoignages
d'attachement de ses vieux compagnons d'armes ,
ils vinrent tour a tour lui presser la main, en
lui rappelant plus particulierement les circon-
stances dans lesquelles cliacun d'eux 1'avait connu
LAFAYETTE
ou avait combat tu a ses cotes. L'un, le sergent
Day, lui montra une epee en lui disant : « 11 y a
)> pres d'un demi-siecle que je 1'ai recue de vos
» mains, inon genera] » Et j'entendis dire
dans la foule, que malgre son grand age le ser
gent Day ri'avait point trouve cette epee trop
lourde pour son bras en iSizf*
Apres le diner public , qui se termina avant la
fin du jour, le general se rendit a Tuniversite,
ou il etait invite a poser la premiere pierre d'un
nouveau corps de batiment destine a agrandir
I'etablissement qu'un incendie avait cfetruit un
an avant , et que le zele des babitans du Vermont
pour la propagation de 1'inslruction avait en-
tierement releve en quelques mois. A la solidite
et a 1'elegance des nouvelles constructions il etait
facile de reconnaitre le doigt du peuple. La ce-
remonie de la pose de la premiere pierre eut
lieu en presence des eleves de Tuaiversite, de
leurs professeurs, des magistrals de la ville, et
d'un grand nombre de citoyens qui voyaient avec
joie la restauration et Fagrandissement d'un eta-
blissement destine a assurer cbaque jour davan-
tage le maintien de leurs sages institutions, en
instruisant et en eclairant leurs jeunes genera
tions. M. Willard Preston , president de 1'uni-
versite , remercia le general Lafayette de la preuve
d'interet qu'il venait de donner a 1'education de
la jeunesse du Vermont, et nous nous rendimes.
EN AMfiRIQUE. 5a3
chezle gouverneur Van Ness, clout la charmante
habitation et les jardins prepares avec un gout
exquis, etaient encore delicieusement embellis par
unetres-nombreuse reunion de dames etdejeunes
personnes qui , pendant toute la soiree, se dispu-
terent le plaisir d'approcber Fbote de 3a nation
pour lui exprimer leurs sentimens afleetueux et
Jeur reconnaissance des services qu'il avait ren-
dus a leur patrie et a leurs aieux ; car dans 1'etat
de Vermont, comme dans tout le reste de 1'Union ,
les femmes ne sont etrangeres ni aux principes
du gouvernement, ni aux obligations du patrio-
tisme; leur education, plus liberale que dans
aucune partie de 1'Europe, les place d'une ma-
niere plus digne au rang dcs etres pensans , aussi
est-il bien reconnu que dans tous les grands
evenemens qui agile-rent les Etats-Unis a diverses
epoques , 1'entbousiasme des femmes seconda
puissamment Tenergie des magistrals et le de-
vouement des guerriers. Une des cboses qui a le
plus contribue a augmenter mon pencbant pour
.les Americains pendant mon sejour parmi eux,
c'est le prcfond respect qu'ils out pour les fem
mes de toutes les conditions , et les teridres soins
dont ils entourent ce sexe qui a tant bevsoin
d'etre dedommage des rigueurs de la nature et
de 1'iriegale repartition des droits dans 1'ordre
social.
Vers le milieu de la nuit le general Lafayette
5a4 LAFAYETTE
quitta la ville de Burlington, emportant avec
lui ]es voeux et les benedictions des habitans qui
1'accompagnerent jusqu'au rivage ou 1'attendaient
deux bateaux a vapeur, le Phenix et le Congres ,
tous deux pavoises, illumines et ornes de devises
et de transparens; il monta sur le Phenix , qui
3e salua de treize coups de canon en le recevant ,
et qui, aussitot , leva 1'ancre au bruit des adieux
de la foule qui bordait le rivage. Le Congres ,
portant une deputation du Vermont et un grand
nombre de citoyens, suivit le Phenix , et nous
sillon names pendant toute la nuit le champ de
bataille mobile sur lequel le commodore M'Do-
nough et ses intrepides marins se couvrirent de
gloire le 1 1 septembre 1814. Nous aurions bien
voulu , avarit de nous eloigner de ces lieux, visi-
ter Plattsbourg, ou le nieme jour le general
M'Comb merita aussi la reconnaissance de la pa-
trie, en repoussant les vieilles phalanges britan-
iiiques avec une poignee de jeunes volontaires,
qui, au premier bruit de Finvasion du territoire,
etaierit venus se grouper autour de lui ; mais
le 4 juillet approchait et pressait notre marche.
Nous arrivames a Whitehall le lendemain 3o
juin , vers le milieu du jour, et le general La
fayette y debarqua sous une voute ibrmee de deux
cents pavilions de toutes les nations , au bruit de
Vartillerie, et entre deux liaies de jeunes fdles
qui le couvrirent de fleurs au moment ou il passa
EN AMtfRIQUE. 5ft5
devant elles. Whitehall est un lieu celebre dans
les fastes dela guerre revolutionnaire. Le general
Burgoyne avait dit en plein parlement, a Lon-
dres, que ce qu'il appelait les rebelles d'Ame-
rique etaient si peu capables de resister , qu'il se
chargeait, avec cinq mille homines de troupes
reglees , de traverser le pays , depuis le Canada
jusqu'a Boston , ou il prendrait ses quar tiers
dhiver. 11 s'embarqua en effet avec son armee
sur le lac Champlain, debar-qua a Whitehall ,
et, non loin de la, a Saratoga, il fut force de
capituler , et passa, il est vrai , 1 hiver a Boston ,
mais comme prisonnier de guerre. A la fin du
diner public que lui offrirent les citoyens de
Whitehall, le general Lafayette prit plaisir a
rappeler ce fait remarquable , en portant le toast
suivant :
« A Whitehall I puisse cette ville jouir a jamais
» des avantages resultans pour elle de la maniere
)> dont la prophetic du general anglais s'est ac-
» coniplie! )>
Nous ne pumes r ester que peu d'instans avec
les habitans de Whitehall , qui , nous ayant fourni
de bonnes voitures et d'excellens chevanx , nous
inirent k meme de parcourir rapidement les
quatre-vingts milles qui nous separaient d'Al-
bany , ou nous voulions nous embarquer pour
descendre 1'Hudson jusqu'a New- York; apres le
soleil couche nous traversames le Fish-Creek , et
LAFAYETTE
nous nous arretarnes quelques instans a Fhabita-
tation de M. Schuyler, construite precisement
sur Fempl a cement oule general Burgoyne remit
son epee aux mains du general Gates. A White
hall on nous avait parle de la jactance du general
anglais, et nous nous trouvions maintenant sur
le champ de bataille qui vit humilier son or-
gueil; nous aurions Lien voulu \isiter ce theatre
d'un des plus glorieux cvenemens de la guerre de
la revolution ; mais la nuit etait trop avancee, et
il nous fallut renoricer a ce plaisir. Pour nous
dedommager,autantqu'iletaitenlui, M.Schuyler
eut la bonte de nous dooner un plan tres-detaille
de la bataille de Saratoga. « Le terrain ,» nous
dit-il, « n'a subi aucune modification; les re-
)> tranchemens , quoique consider a blement af-
» faisses par le temps , se reconnaissent cepen-
M dant encore facilement. » En eilet , les vieux
patriotes de cette epoque peuvent encore aujour-
d'hui montrer a leurs entans le sen tier que suivit
1'aide de camp du general Gates , en allant porter
son ultimatum au general anglais, et le chemin
par ou descendit 1'armee anglaise pour deposer
ses armes en presence de ces rebelles , qui , pres-
que sans armes et sans habits venaient de com-
mencer si glorieusement la conquete de leur in-
dependance; mais ces traces disparaitront uri jour.
Pourquoi ne pas elever des aujourd'hui , au milieu
d'elles,uii monument pi us durable qui rappellurait
EN AMfiRIQUE. 527
aux generations futures le souvenir du courage et
clu patriotisme de cette glorieuse generation que
]e temps aura bientot acheve de moissonner?
Apres quelques instans passes au milieu de la
famille de M. Schuyler, nous repartimes pour
aller coucher a un bourg peu eloigne , et le Jen-
clemain nous continu^mes notre voyage par une
route qui serpente le long de 1'Hudson, tan tot
a droite, tantot a gauehe du canal du Nortl, qui
est trace lui-meme parallel ement au fleuve et a
une tres-petite distance de sa rive droite; en
passant le Fish-Creek, nous etions rentres dans
1'etat de New-York. Nous traversames 3'IIudson
en face de Waterford ; ce point est fort remar-
quable par la jonction du canal du Nord avec le
canal de 1'Ouest ou Grand Canal , qui a lieu jus-
tement au confluent de la riviere Mohawk et de
FHudson. Le 2 juillet nous visitames Lansing-
burg, et nous revimes Troy pour la seconde fois,
mais sans nous y arreter beaucoup. Un bateau k
vapeur nous attendait en face d' Albany ; il nous
recut au commencement de la nuit, et au point
du jour il nous avait deja transportes a New-
York , ou nous debarquames presque a 1'im-
proviste.
Cependarit une grand e agitation regnait dans
la ville , on remarquait un grand nombre d'e-
trangers dans les rues ; a chaque instant des na-
vires dans le port , des voitures sur les routes , en
LAFAYETTE
uinenaient d'autres encore qui paraissaient venir
de fort loin. Des detachemens de milices des
villes voisines , des habitans des campagnes en-
vironnantes , grossissaient aussi a chaque instant
la population de New-York.
La unit n'interrompit point le mouvement
extraordinaire , precurseur d'un grand evene-
ment. Enfm, a minuit, une salve d'artillerie
annonca la naissance d'un jour a jamais glorieux
dans les fastes de 1'histoire du Nouveau-Monde ,
et quelques heures apres, le soleil du 4 juillet
se leva radieux pour eelairer le quarante-neu-
vieme anniversaire de la declaration d'indepen-
dance d'une republique dont les grandes lecons
ne seront point perdues pour le genre humain.
Des le matin les milices ctaient sous les armes,
le peuple se pressait en foule dans les rues ,
sur les places publiques et a la porte des tem
ples, 1'air retentissait d'acdons de graces... A huit
heures les officiers et magistrals de New-York
et de Brook-Line se presentment chez le general
Lafayette , avec un nombreux cortege cle ci-
toyens. « Nous voulons, » lui dirent-ils, «quece
» jour, de glorieuse memoire , soit chaque annee
» marque par une action qui ait pour but 1'affer-
» missement de la liberte que nous devons au
» courage de nos peres , et des institutions que
» nous tenons de leur sagesse; aujourd'hui nous
» allons jeter les fondemens d'un etablissement
EN AMERIQUi:.
» qui doit atteinclre ce but, puisqu'il aidera a la
» propagation des lumieres et de 1'instruction ,
» dans cette classe de jeunes ci toy ens qui , par
» 1'activite de leurs bras, contribuent si puissam-
» ment a la prosperite de notre pays ; une bi-
» bliotheque a 1'usage des artisans,, va s'elever
» sur les hauteurs de Brook-Line , les dons vo-
» lontaires de nos citoyens en ont fait les frais ;
» que Lafayette en pose la premiere pierre, et
» cet etablissement sera digrie en tout de sa des-
» tination...» Le general ceda avec empressement
aux vceux des magistrals , et se rendit de suite a
Brook-Line, ou, assiste desfrancs-macons de Long-
Island, il posa la premiere pierre de.l'edifice, en
presence d'un grand concours de citoyens, au
premier rang desquels les jeunes artisans faisaient
eclater leur joie et leur reconnaissance ; eiLSuite il
rentra a New- York , vsuivi par les compagnies des
ouvriers tailleurs , cordonniers , boulangers, tail-
leurs de pierres , tonneliers , maitres d'equipa-
ges, etc. , qui , precedes de leurs bannieres, I'ac-
compagnerent a 1'eglise , ou il assista a 1'office di-
vin. Le sermon , qui avait pour objet la solennite
du jour, fut suivi de la lecture de la declaration
d'independance , que les assistans ecouterent
dans un profond recueillement. Cette declara
tion , monument d'audace et de sagesse , dont
Tinfluence magique sauva les colonies au mo
ment ou , sans argent, saris arsenaux , sans af-
ii. 34
53o LAFAYETTE
mee, elles allaient s engager dans une lutte ter
rible centre les forces colossales de la Grande-
Bretagne , agit encore aujourd'hui sur les Ame-
ricains, apres un demi-sieele, comme s'ils etaient
au jour ou elle fut proclaniee pour la premiere
fois. Non-seulement elle est lue tous les ans,
au 4 juillet, en presence du peuple assemble
dans les temples, mais elle Test aussi dans un
grand nombre de families. II n'est pas rare de
trouver , en entrant dans une maison ameri-
caine, la declaration d'independance ecrite avec
soin et encadree avec luxe , ainsi que les nonis
immortels de ses signataires. Presque tous les
enfans la savent par cceur; elle est ordinaire-
ment le premier stijet sur lequel s'exerce leur
jeune intelligence; ils se plaisent a la reproduire
dans les diverses langues qu'ils etudient ; et,
quand ils la recitent au milieu d'un cercle de
parens ou d'amis, il est facile de reconnailre
qu'ils sont penetres, comme 1 etaient leurs peres,
de la verite incontestable de ce principe que ,
« lorsqu'une suite d'abus et d'usurpations ten-
» dant invariablement au meme but, prouve
» evidemment le dessein de reduire un peuple
» souslejoug d'un despotisme absolu, il est de
» son droit, il est de son devoir de se debar-
» rasser de ce gouvernement et d'etablir de nou-
)> velles sauve- gardes pour sa surete future. »
J'ai souvent entendu des enfans de dix a dou/e
4
EN AMEKIQCE. 53 1
ans reciter ce inorceau en anglais on en Iran-
i-ais , et ce n'est jamais sans une profbnde emo
tion qu'ils faisaient remuneration des violences
et des vexations exercees contra les colonies ame-
ricairies par la mere-patrie, il etait facile de
reconnaitre combien le patriotisme et 1'amour
de la liber te avaient deja jete de profbndes ra-
cines dans leurs jeunes cceurs, lorsqu'ils pronon-
caient le serment que renferme ce dernier para-
graphe : « Nous, les represehtans des Etats-Unis,
» assembles en congres general , appelant an
» juge supreme du monde de la droiture de
w nos intentions, nous publions et declarons
» solennellement, au nom et de 1'autorite du
/> bon peuple de ces colonies , que ces colonies
» unies sont et out droit d'etre des etats lib res
» et independans , qu'elles sorit degagees de
» toute allegeance envers la couronne de la
» Grande-Bretagne ; que tout lien politique en-
» tre elles et 1'etat de la Grande-Bretagne est et
» doit etre entierement rompu ; et que, comme
» etats libres et independans , elles ont pleine
» autorite de faire la guerre , de conclure la
» paix , de contracter des alliances , d'etablir le
» commerce et de faire tous les autres actes ou
» choses que les etats independans ont droit de
» faire ; et pleins d'une ferme confiance dans la
» protecticn divine, nous engageons mutuelle-
» me nt au soutien de cette declaration , nos vies ,
34.
532 LAFAYETTE
» nos fortunes , et notre bien le plus sacfe ^
» I'honneur. »
Au sortir de 1'eglise, le general Lafayette se
rendit sur la place publique , ou toutes les milices
et les compagnies de pompiers reunies manceu-
vrerent et delilerent devant lui avec une grande
precision. L'un des corps qui composaient cette
reunion , marchait sous un drapeau remarqua-
ble par 1'eclat de ses couleurs et par le portrait
equestre de Vhote national. Apres cette revue ,
il entra a VHotel-de-Ville , ou 1'attendait le gou-
verneur pour le presenter au senat , qui le recut
avec deshonneurs qui j usque-la n'avaient encore
etc rendus a personne. A son entree , les sena-
teurs se leverent et se decouvrirent , le president
du senat s'avanca vers lui et lui adressa , sur son
retour , un discours de felicitation , dans lequel
il lui exprima la satisfaction des citoyens de
New-York , de ce qu'il e'tait venu se joindre a
eux pour celebrer 1'anniversaire du glorieux
4 juillet.
u Ge fut , » lui dit-il , « votre participation a
» 1'accomplissement de 1'oeuvre ds nos peres, qui
» vous merita la reconnaissance , les respects et
» 1'amitie de cette nation. Gette amitie vous a
» suivi dans tous les evenemens de votre vie ; elle
» vous a toujours trouve , dans les momens d'e-
w preuve, fidele a la )ibertt3 , a 1'ordre, au gou-
w vcrnement des lois. L'entliousiasme de la jeu-
EN AMERIQUE. 533
>» nesse put vous attacher h noire cause , la fer-
» mete de l'age viril, et le besoin de resister a
» Toppression , vous ont soutenu Jorsque vous
» soufFriez dans les prisons d'Olmutz ; niais un
» amour vertueux de la liberte nationale put
» seul vous rendre capable de resister aux seduc-
» tions du pouvoir et aux attraits de 1'ambition ,
» lorsqu'une grande revolution, vous placant a la
» tete de la garde nationale de France , vous in-
» vitait a vous emparer de Fautorite. Ge fut alors
» que vous sutes eviter le danger, ce fut alors
» que 1'appat du pouvoir fut sans empire sur
» 1'amour des principes , et que la vertu n'eut
» point a 1 utter contre 1'ambition. G'est dans de
» pareils mom ens , c?est en presence du pouvoir
» et de la reconnaissance du peuple , qui semble
» tout permettre , que la faiblessehumaine court
» le plus de dangers. On voit alors faillir a leurs
>i devoirs les Cesar , les Napoleon , les Iturbide ;
» on voit alors triompher les Washington , les
» Bolivar, les Lafayette. »
Quoiquesa conscience dutlui direqu'il n'etait
point indigne deseloges qu'il recevait, le genera-
se trouva neanmoins un instant embarrasse pour
y repondre; cependant, apres quelques ins tans
de recueijlement, il exprima a in si sessentimens.
<' Le 4 juillet a ete 1'ere d'un nouvel ordre
» social, jusqu'ici sans exemple, fonde sur la
» souverainete du peuple , sur les droits naturels
K>4 LAFAYETTK
» de 1'homme , et stir 1'applicatiori complete da
» principe qu'une nation a le droit de se gou-
» verner elle-meme. Ses resultats out surpasse
)> les plus ardentes esperanees. Le probleme a
» ete resolu par le fait et de la ma mere la plus
» heureuse.
» Vous voulez bien me feliciter , monsieur 7
» de ma visite aux vingt-quatre ctatsde 1'Union.
)> Pendant cette heureuse visite , j'ai du admirer
» a chaque pas des prodiges de creation et de
» perfectionnement ; mais nulle part ils ne frap-
» pent davantage que dans I'etat de New-York.
» La partie de TOuest de cet etat, que favais
» laissee deserte, je la retrouve couverte de villes
» florissantes, de campagnes bien cultivees, de
» manufactures en pleine activite , et coupee par
» 1'admirable canal qui est devenu le moyen
» d'un commerce immense , et tout eel a *n'est
» que la consequence de Tesprit republicain, et
w de 1'etablissement de 1'independance et de la
» liber te.
» Le plus grand honrieur qui put m'etre re-
» serve etait d'entendreassocier mon nom a ceux
» des deux grands homines que vous venez de
» citer. Le premier est place dans mon cceur
M filial au-dessus de tous les autres hommes , et
» je serai toujours fier d'avoir ete son fils adoptif
» et son fidele disciple. Quant au second , il n'a
» pas d'admirateur plus pass ion ne que moi ; <%t
EN AMfilUQUE.
» qu'il me soil permis d'observer que ce que mes
» amis el moi nous avons seulement essaye sur
» un autre hemisphere, a ete heureu semen t
/> effectue dans FAmerique da Sud , sous 1'auspice
» de ses talens et de ses vertus.
» Mais dans les temoignages de bieriveillanee
» dont me comblent les citoyens de 1'etat de
» New- York et leurs representans , il m est bieu
» doux de reconnaitre une bonte qui , si elle est
» au-dessus de mes merites , est egalee par ies
» sentimens de devouement eternel , de respect
» et de gratitude que je leur ai voues. »
De Ja salle du senat nous passames dans ceile
du gouverneur, ou le general etait attendu par
]es membres de la societe de Gincinriatus , par
les consuls europeens et un grand nombre de
personnes de distinction que le corps munici
pal avait invitees au banquet, dont les apprets
avaient ete confies a un comite qui s'acquitta de
sa mission avec un gout exquis. Tous les souve
nirs de gloirc, de patriotisme et de liberte se
trouvaient reunis avec une etonnante prolusion
dans la superbe salle de FHotei-de-YiJle , ou ies
tables avaient ete dressees. Les bustes de Wa
shington et de Lafayette, les portraits de Bo
livar et de Dewitt-Clinton , s'elevaient au milieu
de trophees au-dessus desquelsflottaient Loujours
unies les couleurs americaines et francaises. Le
iauteuil sur lequel Washington avait siege comn^e
536 LAFAYETTE
president, etait place au centre et couvert de
branches de lauriers et d'imrnortelles.... Mais ce
fauteuil etait vacant maintenant, et c'est en vain
que les regards des veterans de la revolution
cherchaient tristement dans la foule celui qui
1'avait si dignement rempli.
On so mit a table , et Ton vit des proscrits de
tons les pays de 1'Europe prendre , parmi les
heureux soldats de 1776 , la place que leur avait
reservee 1'hospitalite republicaine du Nouveau-
Monde. Parmi ces proscrits, il y avait des mem-
bres des cortes espagnoles , chasses de leur patrie
par I'absolutisme ; des savans allemands fuyant
des supplices aussi bizarres qu'atroces et injustes 1;
desolficiers francais2 reduits a cbercher sur une
terre etrangere un repos qu'ils avaient si souvent
sacrifie a leur pays, et tous, malgre leurs mal-
heurs passes, paraissaient consoles et retrempes
par le tableau du bonheur que goutaient les
liommes libres au milieu desquels ilsse trouvaient.
Selon la coutume americaine , le repas se ter-
mina par un grand nombre de toasts qui tous
1 On se rappelle que le professeur List fut condamne
a dix ans de travaux forces Utter aires , pour avoir con-
senti a etre 1'organe de ses concitoyens aupres du roi de
Wurtemberg.
2 Parmi ceux-ci etait le general Lallemand , dont le
nom est assez connu pour pouvoir se passer d'eloges, ef.
mes deux amis, mes compagnons d'armes, les frercs
E1N AMERIQUE. 53?
etaient empreints du caractere des convives et do
la solennite qu'on fetait. Le general , apres avoir
recu les felicitations etles vceux de tous ceuxqui
f entouraient , se rendit au theatre du Pare , ou
la foule qui fattendait le salua a son entree et a
sa sortie par une triple acclamation.
Apres les emotions d'une pareille journee , le
general avait grand besoin de quelque repos, et
les citoyens, toujours attentifs a ce qui pouvait
lui etre agreable, lelaissereut pendant quelques
jours livre aux soins non moins doux et plus pai-
sibles des affections particulieres. Ge fut avec
delice qu'il consacra ce temps a 1'amitie de ses
vieux compagnons d'armes , tels que le colonel
Fish , le colonel Platt, le colonel Willett , le co
lonel Varick, le general Van Cortland, et tant
d'autres dont les nomsechappent a ma memoire,
mais qui n'auraient certainement pas echappe
a la sienne s'il eut ecritlui-meme ce journal , car
elle ne fa jamais trahi a Tegard de ses amis.
II ne s'arracha plus ensuite aux douceurs de la
vie privee que pour aller sur la rive du New-
Peugnet, qui long-temps poursui vis en Europe par d'ho-
norables persecutions , viennent enfin de trouver a New-
York un asile assure dans lequel 1'hospitalite americaine
leur a menage les moyens d'une existence independantc.
L'academie miiitaire qu'ils ont fondee sur les bases les
plus larges et les plus liberales , jouit deja d'une faveuv
populaire.
538 LAFAYETTE
Jersey, passer quelques instans aupres tie sou
ami ^le colonel Varick, qui 1'avait invite a diner
avec quelques-uns des principaux citoyens de
New- York. La corporation des marms du port
reclama 1'honneur de lui faire passer THudson
dans une chaloupe dont le nom , devenu popu-
laire par une circonstance recente , occupait
aiors beaucoup 1'attention publique.
Un capitaine anglais, commandant la fregate
le Hussard , etait venu devant New-York pen
dant le mois de decembre 1824, portant a son
bord une clialoupe remarquable par la legerete
de sa construction , et avec laquelle il avait ga-
gne plusieurs prix de course dans divers ports
d'Europe, et notamment dans ceux d'Angle-
terre. Fier de ses succes et plein de confiance dans
la vitesse de sa clialoupe , il envoya un defi aux
marins du port de New-York , et leur proposa
de courir contre eux pour une somme de mille
dollars ; ceux - ci accepterent le defi , se coti-
serent pour faire la somme proposee , et Brent
choix pour le combat d'une fort jolie clialoupe,
VEtoile americaine , sortie depuis peu des mains
d'un de leurs plus habiles constructeurs. Le
jour, 1'heure et le lieu fu rent fixes de concert entre
eux et le capitaine anglais , qui , voulant s'assurer
le succes par tous les moyens qni etaient en son
pouvoir , fit choix , pour manoeuvrer sa clia
loupe, des quatre plus vigoureux rameurs de
EN AMERIQUE.
son equipage, et se reserva a lui-meme ies iin-
portantes fonctions de pilote. Les whitehallers
( e'est ainsi que se nomment Ies matins de I'asso-
ciation du port de New - York), de leur cote ,
eonfierent leur reputation a quatre des leurs ,
pris presque au hasard, etplacerentau gouvernail
un jeune garcon de quinze ans. L'espace a par-
courir etait d'environ trois mill<=s. eritre Castle-
Garden etla pointe de Long-Island. A un signal
donne , Ies deux chaloupes s'elancerent sur 1'arene
mobile. Les matelots anglais, se renversant vio-
lemment sur leurs banes , et faisant plier la
rame a chaque coup dont ils frappaient Ies va-
gues , partirent avec impetuosite en laissant
derriere eux de larges tourbillons d'ecume blan-
chissante. Les matelcts americains , perpendi-
culairement assis sur leurs banes , immobiles de
leurs corps , presque immobiles de leurs bras ,
effleurant a peine Ies flots de leurs rames legeres,
mais pressant et multipliant leurs coups, s'elan
cerent enmerne temps que leurs adversaires sans
troubler a peine autour d'eux la transparence
des eaux. Quelques minutes suffirent pour de
cider la \ictoire quelquefois si long-temps in-
certairie. Les deux chaloupes parties en memo
temps du meme point ne tarderent pas a se se-
parer. Les Anglais , bientot epuises par la vio
lence de leurs efforts, ne purent suivre le vol
rapide de leurs adversaires , dont la prom pie
MO LAFAYETTE
arrivee au but fat annoncee par les cris de joie
qui s'eleverent du rivage et de tous les points
qu'occupaient les nombreux spectateurs que la
curiosite avait amenes, non-seulement de tous
les points de la cite , mais encore de toutes les
villes voisines. Etonne de sa defaite, mais ne
pouvant se dissimuler qu'elle etait complete , le
capitaine anglais s'empressa de reconnaitre la
superiorite de la clialoupe americaine sur la
sienne, et temoigna le desir d'en faire 1'acquisi-
tion , il en offrit meme trois mille dollars. Mais
les {whitehallers refuserent de la lui vendre.
« Nous voulons la conserver, » lui dirent-ils,
« comme monument de la victoire que nous
» avons eu Thonneur de remporter sur vous;
» mais pour adoucir les regrets que pourrait vous
» causer notre refus , nous vous proposons une
» nouvelle course, dans laquelle vous monterez
M notre clialoupe avec vos rameurs ; nous mon-
» terons la votre , et nous doubleronsle prix... »
Gette proposition ne laissa pas que d'etonner le
capitaine anglais, qui, craignantune nouvelle de
faite et la perte de son argent , refusa le combat.
Le soir meme, la chaloupe victorieuse fut placee
sur un char de triomphe , promenee par toutela
ville, et conduite au theatre, ou ell e fut couron-
nee, ainsi que ses quatre rameurs et son jeune
pilote; et le lendemain elle fut placee comme
monument sur le port, avec les noms des homines
EN AMERIQUE. M (
de son equipage ecrits sur ses banes, et cette
inscription sur son bord. American star victo
rious , 4 december 1824.
Ce fut dans cette meme chaloupe et avec ies
niemes rameurs que Ies whitehallers voulurent
conduire le general Lafayette a Sandyhook, de
1'autre cote de la riviere du Nord. Dans le trajet
nous pumes juger de sa legerete et de Fhabilete"
de ceux qui la manceuvraient ; Ies nombreuses
barques qui portaient Ies personnes invitees a la
fete , ne pouvaient la suivre que de loin. Au re-
tour, des que le general eut debarque,lesmarins,
reunisen corps sous Ies bannieres de 1'association ,
et conduits par Ies vainqueurs , se presenterent
a lui pour lui exprimer leur reconnaissance des
services qu'il avait rendus autrefois a leur patrie,
et des temoignages d'estime qu'il venait de leur
accorder. Puis, apres lui avoir rappele en peu de
mots 1'histoire de la chaloupe dans laquelle il
venait de traverser la riviere , ils le prierent de
Faccepter et de la faire transporter a Lagrange ,
aiin que Ik elle lui rappelat continuellement le
souvenir de ses amis de New-York , la perfection
des arts mecaniques en Amerique, et la grande
devise de la marine del'Union : Liberte du com
merce et droit des marins 1.
1 Le voeu des Whitehallers a ete rempli. \1 Etoile arne-
ricaine est maintenant a La Grange , placee avec ses
54^ LAFAYETTE
La nature du present , la delicatesse avec la-
quelle il etait offert , ne permettaierit pas au
general de la refuser. II 1'accepta avec une
profonde reconnaissance qu'il exprima en ces
termes :
« C'est avec tout Forgueil d'un patriote ame-
» ricain que j'avais deja joui du succes de votre
» course. G'est avec toute la reconnaissance de
» J'amitie que je recois votre genereux present.
» Aucun souvenir ne pouvait etre recu par moi
» avec plus de plaisir , surtout lorsqu'il m'est
» ofFert par les mains des cinq marins vainqueurs.
» II sera conserve precieusement corame un mo-
» nument cher a monco3ur.
» Je vous prie, messieurs, d'accepter et de
» transmettre a vos compagnons les felicitations ,
» les remercimens et les voeux d'un veteran en-
» tieremerit devoue a votre grande devise : Li-
» berte du commerce et droit des marins. »
Gependant le moment de nous separer des
citoyens de New-York etait venu , et nos coaurs
etaient oppresses de tristesse. Le i4juiUet nous
sordines de cette ville que nous ne devions plus
revoir avarit de quitter le sol americain. Les ma-
gistrats et le peuple assisterent au depart de
rames et son gouvernail dans une elegante fabrique quo
ie general a fait construire expres pour lui donner un
abri digne des souvenirs qu'elle repi'esonte.
EJM AMERIQUE. 5 K>
riiote national. Une profonde melancolie etait
empreinte sur tous les visages, et quoique les
quais fussent couverts d'une foule innombrable ,
un silence solennel regna seul pendant notre em-
barquement, et ne fut trouble que par le dernier
adieu.
544 LAFAYETTE
CHAPITRE XV.
LETTRE DE M. K.ERATRY SDR L'ANNIVERSAIRE DE BUNKER'S '- HILL. —
MACHINE HYDRATILIQUE DE PHILADELPH1E. GERMANTOWN.
B01TE HISTOR1QUE DE M. WATSON7. CHAMP DE BATAILLE DE LA
BRANDYWINE. INVOCATION DU REVEKEND WILLIAM LATTA.
CLERGE DE LANCASTRE. RETODR A BALTIMORE ECLA1RE PAR UN
INCENDIE.
PENDANT que les citoyens des Etats-Unis epui-
saient tous les moyens pour prouver leur recon
naissance au vieil amide leurs peres, de leur pa trie
et de leurs institutions , la France n'etait point
indifferente aux honneurs reridus a un de ses en-
fans , sur une terre lointaine. Par 1'organe de ses
ecrivains, de ses poe'tes et de ses orateurs, elle
unissait sa voix a celle de I'Amerique republi-
caine pour celebrer les principales circonstances
de ce triomphe , egalement honorable pour les
deux nations. Et c'est ainsi que dans une feuille
publique 1 , imprimee a Paris et envoyee aux
Etats-Unis , M. Keratry, inspire par la solennite
de Bunker' s-Hili , exprimait les vosux et les sen-
timens de tous les Francais amis de la liberte :
1 Courrierfranfais.
EN AMEKIQUE. 545
« Lcs nations acquittent une dette sacree quand
» elles honorent la memoire de leurs grands ci-
M toyens ; mais par cela meme aussi elles font
» un acte de conservation personneile , puisque
» rien ne saurait mieux provoquer un genereux
» devouement que la certitude acquise a son au-
)> teur d'ecbapper a Foubli.
» II est en effet , dans les acclamations de la
)> reconnaissance publique, quelque chose d'inspi-
» rant et presque de contagieux qui enleve Ibom-
» me a lui-meme et aux interets de la vie du
» jour. On immole celle-ci pour s'en assurer une
» autre plus brillanteet plusprolongee. On a beau
)> se dire que ces suffrages seront decernes a des
» cendres froides , Tori se sent revivre pour as-
» sister a cet avenir de gloire ; et par un miracle
» du patriotisme, la surete generale d'un pays
» devient le resultat de toutes les abnegations
)> individuelles.
w Les peuples capables de ces sacrifices , alors
» meme qu'ils sressayent a secouer un joug d'op-
» pression dontlepropre est d'avilir notreespece
» partout ou elle le subit , ne furent jamais sans
» vertu. INous en avons 1'intime conviction , si
)> Dieu attend les bommes et les prend un a un ,
» pour lesjuger apres letir carriere terrestre , ce
» qui est la justice de 1'autre vie , il prononce aussi
)> en masse, des ici-bas , sur les nations, suivant
» leur merite collectif , et c'est la justice provi-
ii. 35
LAFAYKTTK
» dentielle de Feconomie presente. Selon qvTil
» les a pesees , elles prosperent ou elles s'etei-
» gnent. Ainsi des peuplades sont devenues des
» empires : ainsi des empires ont disparu.
» Americains du nord , hommes d'un monde
» affranclii , voila ce qui vous a permis de vous
» constituer en corps de nation , voilk ce qui vous
» garantit une perpetuite de noble existence !
» Votre civisme est ne de vos habitudes labo-
» rieuses et de vos vertus de famille. Ces vertus
» subsistent parmi vous : ou les femmes sont
» chastes , les hommes sont braves : ou la reli-
» gion , elan libre et spontane de la creature
» vers son auteur, n'est pas transformee en levier
» politique d'interets mondains , les croyances
» salutaires dominent 1'ordre social , et remplis-
» sent Tame deforce. Vousavcz eu des Franklin,
» des Washington , des Samuel Adams , des Jef-
» ferson ^ au besoin vous en trouveriez encore :
» 1'arbre est plein de seve , pourquoi ne porte-
» rait-il pas de nouveaux fruits ? Votre prospe-
» rite ne m'etonne plus ; elle est dans la nature
» des choses divines et humaines.
» Gependant vous faites bien d'aj outer au re-
» nom des appuis de votre liberte , et de donner
» destombeaux dignes & ceux qui moururent pour
» elle. Le vgrand citoyen qui, en 1^65 , fut un
» des createurs de cette sainte conspiration de
^> Boston, si influente sur vos destinees; celui
EN AMERIQUE.
» que cette ville chargea , dans deux occasions
» memorables, do consoler par ses paroles elo-
» quentes 3es manes de vos compatriotes egorges
» le 2 mars 1770 ; celui qui , en 1775 , vous aida
» a conquerir les brill a ns augures de la bataillc
» de Lexington , et qui succomba frappe d'un
» coup mortel a Bread -Hill, dans la seconde
» affaire de votre independance , le docteur War-
» ren, meritait de vous et de vos enfans une
» distinction particuliere.
» C'etait peut-etre assez pour la gloire de ce
» guerrier citoyen , dont la vertu fut attestee par
)> les regrets de ses plus ardens ennemis, et du
» courage duquel depose encore la terre de la
» tranchee , qui recut , avec son sang , son der-
» nier soupir : c'etait peut-etre assez, dis-je, que
)> ses restes recueillis eussent trouve une hono-
» rable sepulture au sein de la cite qu'il voulait
» affranchir. Vous avcz resolu da vantage pour ce
» heroset pour ses compagnonsd'armes. Hommes
» de TAmerique du nord , je vous felicite de ce
» que les services des braves restent pleins de vie
» dans votre memoire ; car il serait temeraire de
» repondre de 1'avenir des nations qui oublie-
» raient le passe par lequel elles existent. II y a
» en vous des elemens de vigueur , et vous savez
» les nourrir. Vous avez attendu que la main
» d'un des premiers dcfenseurs de votre liberte
» vous aidat a remplir de pieux devoirs : dq'ii
35,
54 B LAFAYETTI;
» notre penseeet nos yeux avaientsuivi au tom-
» beau de Washington ce vieux guerrier, celeb re
» dans les annales de deux peuples ; et je ne crois
)> pas que le ciel ait jamais eclaire sur la terre
» u n plus beau spectacle. Nos regards 1'accom-
» pagneront encore lorsque,le 17 du prochain
» mois , il inaugurera avec vous le monument
» que Boston eleve aux braves de Bunker's-Hill :
)) bien digne de solenniser avec vous ce grand
» hommage, il songera sans doute a sa patrie
» en vous aidant a payer la dette cle la votre:
» il formera des voeux pour nous ; et peut-etre,
» sans vous envier Tetat prospere que vous devez
« au courage civil et guerrier de vos citoyens ,
» il demandera avec respect a la Providence
» pourquoi elle semble retirer aux Francais les
» beaux jours dont elle leur avait laisse entre-
^ voir 1'aurore.... Non , dans sa clouleur religieuse
w il se taira , par la crainte que la pierre funebre
» et les ossemens sacres qu'elle recouvre , ne lui
)> f assent une reponse trop severe pour nous ,
» habitans de cette vieille Europe, ou You pre-
» tend a la liberte sans sacrifices , et au bonheur
» sans vertu 1
» Heureuse nation , vous ne comptez dans vos
» fastes d'autres victoires que celles qui out aifer-
» mi votre independence! N'en souhaitez jamais
w d'autres ; a moins qu'un noble sentiment ric
» vous portea vousinteresser a la cause des horn-
» m os opprimes de Tun des deux hemispheres ,
» car vous avez ete opprimes aussi et secourus.
» Ne laissez aucun de vos ci toy ens se faire
» grand d'une grandeur qui lui serait trop per-
» sonnelle ou qui rendrait petit ce qui serait au-
» tour de lui; car une nation nedoit pas etre un
)> piedcstal.
» N'accordez de distinctions qu'aux vivans qui
» les ont gagnees , et aux morts qui en jouissent
» sans aucun prejudice du merite pret a s'elever
» a cote de leurs cendres ; car la transmission de
» la gloire , par voie d'heritage, est 1'acte d'un
» peuple en demence, qui aliene son avenir an
)> profit d'iuconnus.
» Simple eitoyen d'un autre etat, je suis Lien
)> liardi de vous envoyer ces paroles a travers Jes
» mers qui nous separent; mais mon ame a de-
» sire converser avec in votre ; et j'ai cru que les
» conseils d'un Francais qui applaudit a votre
» fortune , ne frapperaient pas des oreilles trop
» superbes et trop dedaigneuses , a Tinstant
» meme ou un Francais slionore de votre re-
» connaissance. Get homme , 1'un de ceux aux-
» quels il est accorde de se voir tel que ses sem-
» blables seront dans 1'avenir , prepare son
» retour vers la terre natale ; car vous savez que
» son coeur ne se met pas en quete des heureux
)> du siecle, et que pour lui la cause juste sera
» toujours la bonne cause , triomphante ou non*
55o LAFAYETTE
» Puissent done les vents lui etre propices!
)> Comble de vos dons a la maniere antique, cou-
» ronne de fleurs echappees de la main de vos
» filles moclestes et de Jeurs meres vertueuses ,
» qu'il revoie Li en tot ses foyers ! Qu'il nous soit
» rendu! Ah! gardez-vous de Je retenir plus
» long-temps sur votre rivage ! Vous etes assez
» riches en citoyens. Je ne dirai pas que parmi
» nous ils se comptent encore , car il n'est ja-
» mais permis de medire de la patrie; mais
» quand les faibles sont ebrariles, la presence
» des forts n'est que trop necessaire. »
Domine par le sentiment de ses devoirs ,
comme citoyen , et par ses affections, comme
chef d'une nombreuse famille , le general La
fayette n'avait point attendu 1'expression de ces
voeux de Vamitie pour se decider k revenir bientot
en France ; mais cependant ce ne fut pas sans
une douce emotion qu'elle se fit entendre a son
cceur. Elle contribua a 1'adoucissement du sacri
fice qu'il avait du s'imposer en se refusant aux
prieres des citoyens des Etats-Unis, qui de toutes
parts 1'avaient si tendreinent et si mstamment
prie de se fixer au milieu d'eux.
L'intention du general etait de se rembarquer
avant le retour de la mauvaise saison , mais avunt
de quitter le sol americain , il voulut remplir
encore quelques engagemens qu'il avait pris avcc
diverses villes ; passer quelque temps au siege
EN AMERIQUE. 55 1
du gouvernement general de 1' Union, et faire
ime derniere visite aux ex-presidens retires en
Virginie. Nous etions deja au milieu de juillet;
il ne lui restait done plus guere que deux
mois pour 1'execution de ses projets , et il se
hata de se rendre d'abord en Pensylvanie; il
tra versa rapidement le New-Jersey, au milieu
des temoignages accoutumes de la veneration
du peuple. Je ne parlerai ni des fetes qui lui fu-
rent encore offertes par les villes qu'il traversa ,
ni de la seconde visite qu'il fit a Joseph Bona
parte, en passant a Borderitown, ou nous eiimes
le plaisir de retrouver le colonel Achille Murat,
venu a la rencontre de son frere qui arrivait
d'Espagne; mais je m'arreterai un instant encore
dans Philadelphie pour y visiter les travaux hy-
drauliques et assister a la fete que la petite repu-
Llique du Schuylkill voulut aussi donner a son
hole national.
Pendant notre premier sejour a Philadelphie
nous avions deja visite la belle machine hydrau-
lique etablie sur le Schuylkill , pour fournir de
1'eau a une population de cent viiigt mille ames ,
et nous avions ete frappes de la simplieite de
son mecanisme , de sa puissance admirable, de
I'elegance comme du bon gout du batiment qui
la renferme. Mais alors un peu presses par le
temps, nous n'avions que peu considere 1'ep-
seml)le, sans entrer dans 1'examen des details, et
552 LAFAYETTE
cetait pour supplier a ce defaut d' in formation
que nous y retournions une seconde fois avec le
comite charge de Ja surveillance et des depenses
de I'etablissement.
La maree se faisant sentir , dans la Delaware ,
Lien au-dessus de Philadelphie, il s'ensuit que
les habitans de cette ville ne peuverit employer
1'eau cle la riviere aux usages culinaires , et
qu'autrefois ils n'avaient d'eau potable que celle
que leur fournissaient quelques citernes qui sou-
vent tarissaient pendant les grandes sccheresses
de 1'ete , ou ne fournissaient qu'un breuvage
malsain , cause d'un grand nombre de maladies.
Le rapide accroissement de Ja population rendit
bientot indispensable la necessite d'obtenir de
1'eau d'une meilletire qualite et en plus grande
quantite; une pompe a feu fut etablie sur les
bords du Schuylkill. Gette poinpe, d'un entre-
tien fort dispendieux et d'un service presque in-
suffisant, etait Dependant encore la seule res-
source d'une population de plus de quatre-vingt
mille ames a la fin de 1818, epoque a laquelle
le comite charge de Fapprovisionnement en eau
(watering committee}, compose de citoyens
distingues par leurs connaissances et leur amour
du bien public , s'occupa des moyens de rein-
placer 1'ancienne machine par une aulre plus
puissante.et plus economique. Fair-Mount , sur
la rive gauche du Schuylkill , parut le point le
EN AMERIQUE. 553
plus favorable pour Pexecution des projets du
comite. La compagnie de navigation du Schujrl-
kill ayant permis le barrage de la riviere pour
obtenir une chute d'eau , a condition qu'un ca
nal et des ecluses seraient construits aux 1'rais de
la ville , sur la rive droite , aim que la naviga
tion ne fut point interrompue, et MM. White
et Gillingham ayant consent! a ceder , pour
cent cinquante mille dollars , leurs droits sur le
cours d'eau , le comite , affranchi de tout obsta
cle, soumit ses plans au conseil de ville qui les
approuva et vota de suite une somme de trois
cent cinquante mille dollars pour le commen
cement de leur execution.
Les travaux furent commences le 1 9 avril 1819,
sous la direction du capitaine Ariel Cooley, et fu
rent termines en quatre ans. A la vue des canaux
qu'il a fallu ouvrir , des digues qu'il a fallu ele-
ver , des reservoirs qa'oa a ete oblige de creuser
a une grande profondeur clans le roc vif , on a
peine a comprendre comment tant de choses ont
pu etre faites en si peu de temps. L'argent, il est
vrai , n'a pas ete epargne , mais 1'argent ne suffit
pas toujours, on le sait bien chez nous, pour
achever de grandes choses ; pour faire bien et
promptement , il faut encore des agens probes,
habiles , et nnirnes de 1'amour du bien public ;
c'est ce qu'etait le capitaine Cooley^ qui malheu-
reusement paya de sa vie le zele qu'il deploya
554 LAFAtETTE
dans Faccomplissement de ses devoirs. Expose
sans cesse , ou aux ardeurs du soleil , ou a la
fraicheur des nuits, il gagna une maladie mor-
telle qui ne lui permit pas de jouir du fruit de
ses travaux. Les habitans de Philadelphie regret-
tent encore aujourd'hui en lui le bon citoyen et
1'artiste aussi habile que desinteresse.
Tel que nous 1'avons vu acheve , Tetablisse-
nient hydraulique de Fair-Mount pent fournir
tres-abondamment aux besoins de la ville, et
ofFre aux amis des arts utiles un monument di-
gne deleur attention. Lebatiment qui renferme
les machines est coustruit en pierres dures d'une
blancheur eclatante; il a deux cent trente pieds
de long sur cinquante de large; son architecture
est d'ordre dorique; la section inferieure est di-
visee en douze compartirnens solidement voutes,
propres a 1'emplacement de huit pompes aspi-
rantes et refoulantes mises en action par des
roues de quatorze pieds de diametre et de qua-
torze pieds de large ; chaque extremite du bati-
ment est terminee par un pavilion du meme
ordre d'architecture , et servant, i'un aux assem-
blees du comite, 1'autre au surveillant de 1'eta-
blissement; des huit pompes, il n'y en a encore
qne trois qui travaillent; elles portent a elles
seules, dans le reservoir de distribution qui est
a plus de cent pieds au-dessus du niveau de la
riviere, pres de cinq millions de gallons d'eau
EN AMERIQUE. 555
par vingt-quatre lieures; cliaque roue fait treize
revolutions par minute; elles sont a aubes per-
pendicnlairesa la circonference , et tournent avec
une regularite ourprenante. Leur construction
est due aux talens de M. Drury Bromley, qui ,
dans cette circonstance n'est point reste au-des-
sous de sa reputation d'habile mecanicien.
Les pompes sortent des ateliers de MM. Hush
et Muhlenberg; elles sont en ibnte, ont seize
pouces de diametre, et sont placees horizontale-
nient d'apres les plans de M, Graff; leur jeu est
si simple et si facile , que , lorsqu'elles sont en
mouvement on n'entend pas le moindre bruit et
on ne remarque aucun frottement. En general ,
toutes les parties de cet admirable monument
de I'industrie americaine sont traitees avec le
meme soin , et il est impossible de le visiter sans
se sentir penetre d'admiration pour lous ceux
qui ont contribue a sa conception et a son acbeve-
ment. M. John Moore, charge de la maconne-
rie, et M. Frederick Erdrnan, charge de la
charpenterie , ne sont point restes en arriere de
leurs collaborateurs , et tout le monde paie aussi
un tribut de reconnaissance a la precision des
calculs de M. Thomas Oaks, dans 1'evaluation et
1'application des forces necessaires pour obtenir,
avec le moins cle frais possible, les resultats les
plus avantageux.
La sornme totale des depenses faites pour la
LAFAYETTE
construction de cet e'tablissement s'eleve a qualre
cent vingt-six mille trois cent trente dollars ,
dont linteret a cinq pour cent est de vingt-uri
mille trois cent seize dollars. La depense an-
nuelie pour salaire des ouvriers , reparations des
machines, chauffage, huile, etc., est de quinze
cents dollars seulement , ce qui, ajoute aux in-
terets , ne fait qu'une sonime totale de vingt-
deux mille huit cent seize dollars , pour distri-
buer a la ville de Philadelphie pres de cinq
millions de gallons d'eau par vingt-quatre heu-
res. L'ancienne pompe a feu ne pouvait fournir
qu'un million six cent mille gallons d'eau par
vingt-quatre heures, et coutait par an trente
mille huit cent cinquante-liuit dollars; pour
lui eri faire fournir cinq millions de gallons, il
aurait fallu depenser chaque annee une somme
de soixante-un mille sept cent seize dollars au
moins; on a done obtenu , par la construction de
3a nouvelle machine, une economic annuelle de
trente-huit mille neuf cents dollars. A cet im
mense avantage il faut en ajouter plusieurs au-
tres encore non moins precieux , tels que 1'as-
sainissement de la ville; 1'augmentatiori des
ressources contre les incendies ; rembellissement
des places publiques par des fontaines abon-
dantes; la faculte pour chaque habitant d'avoir
une coriduite d'eau dans sa maison pour la mo-
dique somme de cinq dollars par an; enfin, la
EN AMERIQUE. 55?
faeilite d'etablir dans la vilta diverses usines on
iabriques mues par des machines hydrauliques.
Tons ces details furent entendus avec un vif
interet par le general Lafayette, qui exprinia sa
satisfaction et son admiration , en disant que la
machine hydraulique de Pbiladelpliie etait selon
lui la parlaite image du gouvernement ameri-
eain, clans lequel on trouve a la fois simp licit e,
force et economic. Au moment ou il allaifc se
retirer, M. Lewis, comme president, et au nom
du comite, lui oiFrit un modele de la machine,
et d'une section verticaie du batiment parfaite-
ment execute en bois d'acajou ; le general le re-
cut avec reconnaissance , et assura M. Lewis qu'il
aurait un veritable plaisir a montrer a ses amis
d'Europe cette preuve de la perfection des arts
mecaniques aux Etats-Unis.
Quoique pendant toute la duree de notre se
cond sejour a Philaclelphie la chaleur fut excessive,
et que le thermometre de Fahrenheit marquat
babituellement 98 degres , et qu'il niontat quel-
quefois a 104, le general Lafayette n'en sortit
pas moins chaque jour, soit pour assister aux
reunions auxquelles il etait invite, soit pour aller
visiter les environs de la ville , et sa sante n'en
fut pas alteree un instant.
Ge fut le 20 juin que nous allames visiter ]e
champ de bataille de Germantown et la Maison
de Chew, sur les murs de laquelle se retrouvent
558 LAFAYETTE
encore cles traces de balleset de boulets qui prou-
vent combien fut important le role qu'elle joua
dans le combat qui se livra an tour d'elle. Apres
avoir dejeune avec M. Benjamin Chew, proprie-
taire de cette maison historique , le general con-
tinua sa route jusqu'a Chesnut-Hill , en vue de
Barren-Hill , ou le 20 mai 1778 il opera avec tant
de bonheur et de succes la fameuse retraite qui
commenca sa reputation de tacticien; de la il
rentra a Germantown , pour y passer quelques
instans avec les babitans , qui le prierent de vi-
siter leur universite , ou les etudians le recurent
avec entbousiasme. Nous trouvames parnii eux
le jeune Fernando Bolivar, fils adoptif du libe-
rateur ; le general Lafayette lui parla avec plaisir
des esperances que les amis de la liberte et de
rhumanite fondaienl sur le caractere de son
oncle, qui jusqu'alors avait rnarche d'un pas
ferme dans la carriere ouverte par Washington ;
le jeune homme parut penetre de reconnaissance,
et s'exprima de maniere a faire esperer que ce ne
serait point inutilement qu'on 1'aurait envoye
etudierles institutions politiques des Etats-Unis.
Au moment ou nous allions quitter German-
town , M. John Watson offrit au general un pre
sent fort precieux par la nature des souvenirs
qu'il reveillait ; c'etait une bolte formee de plu-
sieurs pieces de differens bois, dont il raconla
ainsi Tori gin e et Thistoire.
EN AM£RIQUE. 55g
«Le corps de la boite est fait d'un morceau
» d'un noyer noir, vieil enfant de la foret qui
)> autrefois couvrait le sol de Philadelphia. Con-
» temporal* n des arbres qui preterent leur om-
» brage a William Penn e£ a ses compagnons,
» il elevait encore en 1818, ses superbes rameaux
)> en face de la salle ou fut declaree notre inde-
» pendance.
» Le couvrercle se forme d'un assemblage de
w quatre pieces differentes.
» La premiere est faconnee d'une branche
» d'un arbre forestier , dernier survivant de ceux
» qui virent creuser les premieres fondations de
» Philadelphie. La vigueur qui anime encore sa
» vieille vegetation, atteste la rapidite de 1'ac-
)> croissement de la vil!e qu'il a vue naitre.
w La secondeest faite d'un morceau de cliene,
» debris du premier pont construit en 1 683 , sur
» la petite riviere du Canard. Ce morceau a ete
» retrouve en 1823 , a environ six pieds au-des-
» sous du sol actuel.
» La troisieme provient de 1'orme celebre sous
» lequel Penn fit son premier traite avec Sliac-
» kamaxum. II tomba de vetuste en 1810, mais
» un de ses rejetons s'eleve aujourd'hui, plein de
» vigueur, dans le jardin de I'hopital, et nos
» concitoyens aiment a s'entretenir de son ori-
» gine sous son ombrage.
)> La quatrieme rappelle des souvenirs plus
5 Go LAFAYETTE
» ancicus encore. G'est un fragment cle la pre-
w niiere maisori elevee par des mains europeen-
» nes sur le sol americain! G'est un morceau d'a-
» cajou de 1'habitation construite et occupee,
» en i4';6,par 1'immortel Colomb ! Honneur
» au gouvernement haitien qui veille encore an-
» jourd'hui avec soin a la conservation de ce pre-
» cienx monument.
» Je vous ofire ces reliques avec confiance , eon-
)> tinua M. Watson , persuade que je suis que
» c'est avec interet que vous recevrez tout ce qui
» se rattache aux souvenirs des premiers deve-
» loppemens d'un peuple qui a recu tant de
» preuves de votre amitie. »
Le general Lafayette fat en effet tres-flatte du
present de M. Watson. II .le recut avec recon
naissance et lui promit qu'il le placerait parmi
les plus precieux souvenirs de son voyage. A ce
premier present M. Watson en ajouta un autre ,
non moins precieux, c'etait un morceau de la
fregate V Alliance , batiment de guerre ameri
cain, sur lequel Lafayette avait traverse deux
fois 1' Ocean pendant la guerre revolutionnaire.
Le 21, nous partimes de Pliiladelphie pour
aller passer la journee dans Yetat de Schuylk'dl.
Mais avant de parler des honneurs que le voya-
geur y recut, je dois dire un mot de 1'histoire
de cet etat :
« En 1781 quelques citoyens dc Philadelphia
EN AMERIQUE. 56i
se reuuirent pour former une association dont
le double but etait le plaisir et la bienfaisance.
Us acheterent im vaste terrain pres des chutes
du Schujlkill ; y construisirent une maison
commode pour leurs reunions; elurent un gou-
verneur, unconseil, un secretaire d'etat, un tre-
sorier et un juge; prirent un sceau particulier,
et se constituent colonie du Schuylkill. Plus
d'un demi-siecle s'ecoula sans que 1'existence
de la colonie fiit troublee par le plus leger
accident ; cliacun de ses jours etait marque par
des bienfaits, et la joie et la confiance etaicnt
de tous les banquets periodiques qui reunis-
saient les citoyens a la rneme table. Mais, sou-
mise au sort oommun des etats qui tous ont
leurs vicissitudes, la colonie du Schujlkill de-
vait avoir aussi sa revolution. En 1783, a la
suite d'un diner de plus de cinquante converts,
la nation se souleva et se declara indepen-
dante ; elle voulut revoir sa constitution , et la
colonie du Schuylkill devint en quelques heu-
res \etat republicain du Schuylkill , sans que
la metropole fit la moindre tentative pour s'y
opposer. Depuis ce temps la nouvelle repu-
blique n'a cesse de croitre en force , en riches-
ses ; ses plaisirs et sa bienfaisance ont suivi la
meme progression; maitresse aujoureThui d'un
territoire plus vaste, qu'elle a acquis par un
traite avec un fermier , elle a transfers le siege
ii. 36
LAFAYETTE
de sou gouvernement , c'est-a-dire ses filets, sa
cuisine et sa cave , a trois miiles plus has , sous
de frais ombrages qu'arrosent tou jours les eaux
du Schujlkill. C'est la que le general Lafayette
fut recu par les citoyens et les magistrals qui ,
en costume de pecbeurs, etaient venus Fatten-
dre a la frontiere de Fetat. Dans une courte ,
mais eloquente harangue, le secretaire d'etat
lui retraca 1'histoire de la republique, depuis
sa fondation jusqu'au jour present , et termina
en lui annovicant que le titre et les droits de ci-
toyens lui avaient etc decernes a l'unanimite.
Des que le general eut exprime son accepta
tion et sa reconnaissance, on le revetit clu cos
tume national , et, la tete ombragee du large
chapeau de paille , il prit part aux occupations
de la communaute. Ainsi que M. George La
fayette et M. de Syon, je fus admis aux tra-
vaux de la journee; peuple et magistrals, tout
le monde se mit indistinctement a 1'ceuvre.
Montes sur les bateaux de la republique, nous
fimes une peche abondante, et a quatre lieures
nous primes 'place au banquet apprete par nos
mains. Jamais repas ne fut plus gai ni arrose
de meilleur vin, et long-temps encore nous
nous rappellerons les plaisirs et le bonheur que
Ton goute dansi'etat du Schuylkill.
Les buit jours que nous venions de passer a
Philadelpbie , conime en famille , avaient com-
EN AMERIOUE. 563
pletement repose le general; et, quoique la cha-
leur continual a etre excessive, il se remit en
route le 26 pour se rend re a Wilmington , oil mi
grand nombre de Pensylvaniens et de Virginians
1'attendaient pour le conduire sur le champ de
bataille de Brandy wine. Ce champ de bataille
n'a point etc illustre par une victoire, comme on
]esait,mais son souvenir n'eu est pas moins
cher aux Americains, qui se rappellent avec re
connaissance le sang dont leurs peres et le jeune
Lafayette Tarroserent pour la defense de leurs
dvoits et dc leur independance. Heureux lc;
pays dans lequel les evenemens sont plus ap-
precies par leur influence sur les destinees de
la patrie, que par Feclat du moment 1 Les
homines qui preparerent 1'independance des
Etats-Unis en se faisant battre a Bunker's-Hill
et sur les bords de la Brandy wine , ne sont pas
moins grands aujourd'hui aux yeux de la na
tion que ceux qui raffermirent par la victoire de
York-Town.
Au commencement de septembre 1777, le
general Howe , a la tete de dix-lmit mille hom
ines de 1'armee anglaise, s'etait embarque sur la
flotte commandee par son frere , et avait quittc
New- York sans qu'on cut pa connaitre exacte-
ment le but de son expedition. Quelques jours
apres on apprit qu'il avait remonte la Chesapeak
et debarque a Head of Elk , pour se porter sur
36.
564 LAFAYETTE
Philadelphia Aussitot Washington traversa cetle
capitale de la Pensvlvanie, ou siegeait le con-
gres , se porta a la rencontre de 1'ennemi, et li-
vra quelques combats entre le point de debarque-
ment et un petit ruisseau appele la Brandywine,
derriere lequel Farmee americaine, bien infe-
rieure en nombre et presque toute composee de
milices, vint prendre position. Elleavait devant
elle le guede Chadsford, ou Ton presumait que
se livrerait la bntaille; niais le general Howe,
laissant un corps devant ce gue pour couvrir sa
mano3iavre , marcha par la gauche pour passer
uri autre gue sur la droite des Americains. Ce
mouvement fut d'autant plus difficile a recon-
naitre, que les bords de la riviere etaient tres-
boises, et que, par une singuliere fatalite, les
deux chemins paralleles qui conduisaient aux
deux gues portaient le meme nom , en sorte que
les rapports faits a Washington , par ses cou-
reurs , quoiqu'en apparence contradictoires ,
etaient cependant egalement vrais. Gette confu
sion de noms jeta le general americain dans une
cruelle incertitude; il hesita trop long- temps
sur le parti qu'il avait a prendre , et perdit un
temps precieux pour 3a victoire. S'il cut pu etre
mieux instruit des naouvemens de 1'ennemi, il
aurait certainement passe le gue qui etait de
vant lui , aurait culbute la division anglaise qui
etait restee a Chadsford , sous les ordres de
EN AMERIQUE. 565
Kriipphauzen , et serait ensuite tombe brusque-
nient sur ie corps du general Howe, qui , surpris
dans sa marche de flane , aurait eu bien de la
peine a eviter une entiere defaite; mais 1'occa-
sion passa rapidement, et bientot quelques coups
de fusils tires sur sa droite, apprirent a Washing
ton tout le danger de sa situation. Heiireusement
il avait fait prendre position en arriere du second
gue a trois brigades commandees par Sullivan
et Sterling; ces trois brigades soutinrent vigou-
reusement 1'attaque, et arreterent un instant les-
Anglais par un feu tres-meurtrier ; mais leu-r
ligne ayant ete debordee a droite et a gauche
par des forces superieures , les ailes plierent. Le
centre continuaa faire bonne contenance xnalgre
la grele de mitraille qui Fecrasait ; mais enfin ce
centre s'ebranla Jui-memc, et all ait battre en re-
traite , lorsque le jeune Lafayette, qui , malgre
son brevet de major, servait encore comme sim
ple volontaire aupres du general en chef, s'e-
lanca a bas de son cheval, et vint se placer, Tepee
k la main, a la tete d*une compagnie de grena
diers qui , ranimee par cet aete de vigueur , tint
ferme encore quelques instans. Bientot Lafayette
recut un coup de feu au-dessous du genou, et fut
oblige de se retirer aussi avec ses grenadiers;
mais il avait deja recueilli le fruit de son devoue-
ment; il avait donne le temps a Washington
d'accourir avcc la division du general Greene , et
LAFAYETTE
de retablir 3e combat sur une secoude ligne. La ,
on se battit avec acharnemeiit de part et d'au-
tre, et Ton vit 1'etonnant spectacle de milices
se ralliant apres uri premier echec et attendant
de pied ferrne nri ennemi superieur en nombre
el en discipline. L'issue de ce second combat
etait encore douteuse, lorsque tout a coup Wa
shington apprit que le gue de Chadsford etait
force, et queKnipphausen allait tornber sur son
flanc gauche; il s'empressa alors d'operer sa re-
traite sur Chester , oil il arriva le soir avec toute
son arm ee.
La bataille etait perdue, inais les Anglais
avaient paye cher Jeur victoire , et les Ameri-
cains venaient d'augmenter leur force morale
par leur defaite meme. Dans cette journee La
fayette avait scelle de son sang son alliance avec
les principes pour lesquels il avait traverse I'O-
cean, et venait de s'assurer pour jumais la recon
naissance (Tune nation chez laquelle les senti-
mens genereux survivent aux generations.
G'etait encore pour exprimer cette reconnais
sance a leur vieil ami , que les soldats revolution-
naires de la Pensylvanie et de la Virginie s'e-
taient reunis avec leurs en fans pour conduire
Lafayette sur le champ de bataille de Brandy-
wine. Le 26 juillet nous quittames Chester avec
un nouveau cortege, a la tete duquel figuraient
les deux plus vieux ofliciers revolutioanaires des
EN AMERIQUE. 56?
comtesvoisins,leco]onelMac-Cleanetlecapitaine
Anderson. De nombreux corps de milices nous
avaient precedes et etaient alles prendre position
sur 1'ancien campement de 1'armee americaine,
ou Ton trouve encore les traces d'une ancienne
redoute. II etait environ midi lorsque nous arri-
vames sur les bords de la Brandy wine, que nous
devions traverserau point meme ou, nous avait-
on dit, 1'armee 1'avait passee; mais,en appro -
chant du ruisseau, le general Lafayette jeta un
coup d'ceil sur le terrain environnant, et dit : « Ce
» ne peut pas etre ici que nous pass^mes en 1 777,
» ce doit etre un peu plus haut. » On reconnut
en effet que le passage s'etait efFectue au-dessus
du point ou nous nous trouvions. Cette justesse
de coup d'ceil et cette fraicheur de memoire ex-
citerent au plus haut degre 1'admiration des
nombreux temoins.
A Chadsford , le general apprit qu'un de ses
compagnons d'armes , Gedeon Gil pin, chezlequel
il avait passe la nuit la veille de la bataille, etait
maintenant retenu au lit par 1'age et les infirmi-
tes, et se desesperait de ne pouvoir joindre ses
llvmmages a eeux de ses concitoyens ; il s'em-
prest. fte se ren(|re aupres du vieillard, qu'il trouva
entoul%Lde sa famille. Gedeon Gilpin, nialgre
son extretiN affai]3}issernerit ? ]e reconnut aussitot
qu il entra , ^ |u« temo^na ? par &es larmes de
reconnaissance . d'attendrissfement , combien
568 LAFAYETTE
cette visile repandait de charm e et d'adoucisse-
ment sur ses demiers instans.
En arrivant sur le champ de bataille , le ge
neral reconnut success! vem en t et nous indiqua
lui-meme tous ]es points principaux sur lesquels
les deux armees avaient manoeuvre et comhattu
le 1 1 septembre 1777 , et ses souvenirs ne 1'ega-
rerent pas un seul instant. Arrive a 1'endroit ou
s'etait livre le premier combat, et ou il avait
ete blesse, il s'arretaun instant; ses anciens corn-
pa gnons se presserent an tour de sa voiture , et
les milices defilerent devarit 3ui aux cris mille
fois repetes de vive Lafayette! Pendant toute
cette scene q.ui lui causa une profonde emotion ,
et que sa modestie chercha plusieurs fois a abre-
ger, il ne parla a eeux qui Tentouraient que de
la presence d'esprit que Washington avait mon-
tree dans cette fatale journee du 1 1 septembre,
et du courage aveclequel les soldats et les offi-
ciers Tavaient seconde ; mais c'etait en vain qu'il
rappelait les noms cles plus illustres chefs,, et
qu'il leur attribuait toute la gloire d'avoir sauve
1'armee, on lui repondait en lui rnontrant lesol
qu'il avait arrose de son sang, et la vue
monument indestructible exaltait an plr
degre la reconnaissance des nombrer* sPecta-
teurs qui 1'accompagnaient.
En prolongeant notre promerae Par ^a route
par laquelle les Anglais avaie conduit leurpre.
EN AMERIQUE. $69
miere attaque , nous arrivames a la maison de
M. Samuel Jones ; elle avait ete occupee quel-
ques instans par le general Howe pendant la ba-
taille, et porte encore des traces du feu bien
dirige de Fartillerie americaine. A la suite de
1' elegante collationofFertepar M. Jones, on nous
distribua quelques projectiles et debris d'armes
ramasses sur le cliamp de bataille , et nous re-
tournames avec ces precieuses reliques a West-
Chester , ou nous achevames la journee au milieu
de nouvelles fetes preparees par les citoyens.
Dans les recits multiplies que j'ai faits des
fetes publiques auxquelles j'ai assiste pendant
mon sejour aux Etats-Unis , on a du etre frappe
de cette union ccnstante des idees religieuscs et
des sentimenspatriotiques,qui caracterise si for-
tementles citojensde cette republique ; mais ce
qui n'est pasmoins digue deremarque, c'est que
leur religion , degagee depratiquesminutieuses,
ressemble autant a un sentiment que leur amour
de la liberte ressemble a une croyance. Chez eux
un orateur politique ne termine jamais un dis-
cours d'apparat sans invoquer ou sans remercier
la puissance divine, de meme qu'un ministre des
autels,on montant en chaire, commence toujours
par rappJer a ses auditeurs leurs devoirs comme
citoyens , et |e bonheur qu'ils out de vivre sous
de sages institujODSi Aussi peut-on dire que ce
melange de morSo politique et de theosophie
5;0 LAFAYETTE
repand sur toutes les actions des Americains une
teinte de gravite et de profonde conviction dont
le charme et 1'influence sont inexprimables. Ainsi
comment entendre, par exemple, cette invoca
tion si simple , si touchante du reverend William
Latta , sans etre profondement emu et sans unir sa
pieuse reconnaissance a la sienne?.... Nousallions
prendre place au banquet offert a 1'hote national
paries citoyens de West-Chester, lorsquele pre
sident du jour , remarquant qu'un ministre de
1'Eglise se trouvait au riombre des convives, il le
pria de vouloir bien dire le benedicite. Le reve
rend William Latta prononca aussitot la bene
diction, a laquelleilajouta les paroles suivantes:
« Dieu tout puissant, notre pere celeste ! nous
» te rendons grace des bienfaits dont tu as com-
» ble la nation americaine , et dont ce jour nous
» retrace le souvenir. Nous te rendons grace
» d'avoir verse dans le sein de nos peres Tarn our
» pur de la liberte, et de leur avoir inspire , pen-
» dant notre enfance , le desir et la force de la
» conquerir. Nous te rendons grace de ce que
» ce meme esprit fut porte sur une terre loin-
» taine,et de ce que tu mis dans le coeiK de
» Tetranger , dont nous felons aujourd'ln*'Ja
» sence, le desir d'epouser notre fortjne et
» dangers ; de ce qu'au milieu des -preuves au-x-
» quelles il a ete expose , tu ^ epargne sa vie
» precieuse pour lui permet*-6 ? aPrcs un demi-
EN AMERIQUE. 67 I
» siecle , de rcvoir notre pays , d'y recevoir les
)> tributs d'admiration du peuple, et d'y recon-
» naitreles fruits de cette independance qu'il a
» si puissamment concouru a fonder ! »
Un comite de la ville de Lancastre etait venu
chercher le general Lafayette jusqu'a Chester,
que nous quittamesle 27 , apresy avoir pris conge
d'nn grand nombre de soldats de 1776, qui ne
purent recevoir le dernier adieu de leur ancien
general sans repandre des larmes.
Je crois avoir cleja signale ce fait tres-remar-
quable, qu'au sud comme au nord, a Test comme
a 1'ouest des Etats-Unis, nous avions rencontre
des hommes de mocurs et de langages differens ,
regis a leur coramun avantage par un meme gou-
verriement democratique , et vivant en bonne
harmonic, au sein du bonheur prive et de la
prosperity publique, sous 1'egide des memes insti
tutions. De cette observation nous avions du con-
clure naturellementque ni la grandeur d'un etat,
11 i la difference des mceurs des habitans de ses
provinces ne sont un obstacle a 1'etablissement
et a radministration du gouvernement republi-
cain , qui se base sur une egale appreciation des
interets de tous. Rien peut-etre n'etait plus pro-
pre a confirmer le general Lafayette dans cette
opinion , que la vue de Lancastre et du comte du
meme nom , oul'on trouve une reunion complete
des hommes de tons les points de 1'Amerique et
672 LAFAYETTE
de 1'Europe, presque tousde diffe'rens cultes reli-
gieux , mais tous egalement attaches aux sages
institutions qui les regissent.
Je ne decrirai point les fetes que les ci toy ens
de Lancastre offrirent a leur hote et a leur ami,
quoiqu'elles ne 1'aient cede ni en magnificence ,
ni en cordialite , a celles des villes les plus consi
derables de 1'Union. Mais je ne veux point cepen-
dant passer sous silence les faits qui , par leur
nature, peuvent servir a faire connaitre 1' unite
de sentimens et de principes qui caracterise
toutes les classes de la nation americaine; en
consequence, je rappellerai ici la demarche du
clerge de toutes les communions de la ville et
des campagnes voisines , qui , a la nouvelle de
1'arrivee du general , se reunit spontanement , et
vmt joindre ses patriotiques felicitations a celles
des autres citoyens. La parole fut portee par le
doyen des ministres religieux , au nom de toutes
les communions , sans distinction de denomina
tion. Si je rapportais ce discours , il donnerait un
nouveau poids a ce que j'ai avance plus haut sur le
caractere du clerge americain ; mais il me suflira ,
je crois, de rapporter seulement le passage de la
reponse du general, dans lequel cette opinion
est exprimee avec une force et une precision qui
ne laissent aucun doute sur sa conviction.
« Je reeois , » repondit-il , « avec uneprofonde
» reconnaissance, les temoignages d'estimeetde
EN AMERIQUE.
» bonte que les ministres de la religion , dans
« cette ville et les lieux environnans , ont bien
» voulu me dormer , et que vous m'exprimez ,
» monsieur , d'une maniere si toucharite. Dans
» mon heureux voyage , j'ai souvent eu 1'occasion
» d'observer la veneration qu'inspire leclergede
)> toutes les denominations, dont les membres,
w apotres desdroitsde 1'homme, sontlesorganes
» toujours consequens d'une religion ordinaire-
» ment fondee sur les principes de liberte et d'e-
» galite, et sur 1'election des ministres evange-
» liques par le peuple. »
En quittant Lancastre , nous nous rendimes
a Port-Deposite , sur les bords de la Susquehanna,
ou nous trouvames une deputation de Baltimore,
avec laquelle nous nous embarquames pour nous
rendre dans cette derniere ville. Chemin faisant
nous visitames le Havre-de-Grace , petit bourg
situe au point ou la Susquehanna se jette dans la
baie de la Chesapeak. Nous ne nous y arretames
que quelques heures , et nous continuames notre
navigation que le beau temps favorisa, et qui fut
abregee encore par les plaisirs que nous goutames
a bord. Du haut de notre navire nous voyions se
deployer sous nos yeux les belles plaiues et les
riches coteaux du Maryland ; nos compagnons de
voyage, presses autour de Lafayette, lui mon-
traient au loin les champs clans lesquels il com-
battit autrefois pour leur independance, et de
LAFA\ETTE
distance en distance, sur le rivage , des groupes
de citoyens attires par le bruit des airs nationaux
qui retentissaient a notre bord , temoignaient,
par de frequentes acclamations , la joie que leur
faisait eprouver la presence du fils adoptif de
leur pa trie.
Le soleil etait deja couche depuis long-temps
lorsque nous arrivames a Fembouchure de la ri
viere Patapsco , et ce ne fut qu'a m limit que nous
abordames les quais de Baltimore. Malgre cette
beure avancee, un grand nombre de personnes
attendaient Tarrivee du navire , et a son debar-
quement , le general Lafayette se trouva au mi
lieu (Tune foule amie. Mais au moment ou il
mettait pied a terre, une afFreuse lueur eclaira
tout a coup le port , et au sud de la ville nous
vimes cles flammes s'elever jusqu'au ciel... Aussi-
totle cri sinistre: Aufeu I aufeu ! retentit dans
toutes les rues , et les citoyens effrayes se preci-
piterent liors de leursmaisons. Jaloux de pouvoir
ofFrir les premiers secours , nous laissames le ge
neral aux soins de deuxmembres du comite, qui
remmenerent malgre lui a Tbotel qui lui etait
prepare , et nous courumes de toute la vitesse de
nos jambes vers le lieu de l'incendie; mais nous
trouvames que nous avions etc devances de beau-
coup par quatre pompes qui deja etaient eri
pleine activite ; d'autres pompes arrivaient de
toutes parts , conduites par de jounes volontaires ,
EN AMERIQUE. 5^5
et prenaient place a cote des premieres , et cela
avec une telle promptitude , que , quoique le feu
eut eelate dans un magasin de bois de construc
tion , les flammes ne tarderent pas a etre mai-
trisees , et pen apres completement eteintes.
Keduits , malgre nous , au role de spectateurs
inn tiles, nousrentrames chez nous a deux heures
du matin, penetres d'admiration pour le zele et
Fhabilete des jeunes pompiers volontaires de
Baltimore.
5;6 LAFAYETTE
CHAPITRE XVI.
RETOUR A WASHINGTON. — CARACTERE DU NOUVEAU PRESIDENT. — •
VISITE A L'EX-PRESIOENT DEVENU CULTIVATEUR ET JUGE DE
PAIX. LE GOUVERNEMENT OFFRE A LAFAYETTE UN BAT1MENT
DE L'E'TAT POOR RETOURNER EN FRANCE. — PRESENS OFFERTS A
BOLIVAR PAR L'lITTERMEDlAl RE DE LAFAYETTE. NODVEL HOM-
MAGE DE LA VILLE DE NEW-YORK. ADIEUX DU PRESIDENT A
L'HOTE DE LA NATION. — DEPART DE WASHINGTON-CITY. —
PASSAGE A BORD DE LA BRANDYWINE. TRAVERSES. TE'ttOI-
GNAGES D'ATTACHEMENT ET DE RLGRETS DBS MARINS DE LA
BRANDYWINE A LAFAYETTE. RECEPTION AU HAVRE. QUELQUES
HEDRES A ROUEN. — RECEPTION DE LAFAYETTE A LA GRANGE PAR
LES HABITANS DE SA COMMUNE.
APRES avoir pris deux jours cle repos a Balti
more, nouspartimes pour Washington-City. Le
general Lafayette desira qu'aucun appareil ne
marlquat son depart, et les ckoyens , toujours
empresses a satisfaire ses desirs , se contenterent
de veriir le soir recevoir ses adieux et lui offrir
1'expression de leurs regrets. Cette ceremonie dura
plusieurs heures, et laissa dans nos coeurs I'em-
preinte d'une profonde melancolie. Le icr. aout
nous nous mimes en route avec deux membres
du comite de la ville. A quelques inilles de Wa
shington, nous rencontrames une voiture elegante
AH) AMIS
EN AM&RIQUE. 677
qui s'arreta pres de la notre; un jeune homme
en descendit et demands le general Lafayette.
C'etait le fils aine du nonveau president ,
M. Adams; il etait envoye par son pore au-de*
vant de 1'hote national , pour lui annoncer qu'il
avait sollicite et obtenu des citoyens de la me-
tropole la permission de lui offrir un logement
dans sa inaison. Le general accepta Finvitation
pour lui et ses compagnons de voyage , passa
dans la voiture du jeune Adams, et nous conti-
nuames notre route. Nos deux membres du co-
mite de Baltimore n'avaient point prevu cette
€ircoustanee,etelleles jetait dans un assez grand
embarras. Partisans zeles du general Jackson, ils
s'etaient prononces avec eclat centre M. Adams
au moment de son election ; celui-ci ne 1'avait
point ignore, et aujourd'hui il leur paraissait dif
ficile de se presenter chez lui sous les auspices da
general Lafayette , sans s'exposer a passer pour
des homines qui voulaiect faire amende hono
rable. Ils prirent done le parti de se separer de
nous en entrant en ville , et d'aller loger a Fau-
berge. Pendant les debats electoraux , j'avais sou-
vent entendu les adversaires de M. Adams lui
reproeher des habitudes aristocratiqucsqu'il avait
contractees, disait on , dans les cours etrangeres
ou il avait passe de longues annees. Cette accu
sation me paraissait bien en opposition avec ce
que j'avais vu et ce quo j'ai rapporte de sa con-
3
578 LAFATETTE
cluite sur le bateau a vapeur qui nous avait con
duits de French town a Baltimore ; mais entin , a
force de T entendre dire , je commencais a crain-
dre qu'avec Texercice du pouvoir il ne lui fut
venu ce qu'en Europe nous appelons des manieres
de prince; aussi fus-je bien agreablement surpris
lorsqu'en arrivant a Washington -City je recon-
nus que le president n'avait pas change. Nous
trouvames M. Adams a la place de JVI. Monroe,
il est vrai ; mais Thomme public etait encore le
meme. La simplicite des domestiques , le facile
acces de la maison ne nous pa ru rent pas avoir
subi la moindre alteration , et dans 1'accueil que
nous fit M. Adams nous retrouvames toute la
cordialite de son predecesseur.
Le president sut bientot pourquoi nos com-
pagnons de voyage ne s'etaient point presentes
chez lui, et il s'empressa de leur envoyer une
invitation a diner , qu'iJs accepterent sans hesita
tion et sans embarras, comme des hommes qui
tiennent compte de la politesse qu'on leur fait ,
mais qui ne croient point s'engager en la re-
cevant.
Les logemens que le president nous a>oit pre
pares dans sa maison etaient simples, mais com
modes et de bon gout. Jaloux de faire gouter au
general Lafayette le repos dont i] supposait qu'il
devait avoir besoin apres tant et de si longs
voyages, apres tant d'emotions diverses et pro-
EN AMERIQUE. 679
fondes, il se renferma avec nous dans la vie privee.
Seconde par madame Adams , ses deux ills et
deux de ses nieces, il nous fit gouter, si je puis
m'exprimer ainsi , les douceurs de la vie de fa-
mille. Rarement, pendant les premiers jours,
nous vimes s'asseoir avec nous a la table ou au
foyer domestique, plus de deux ou trois personnes
a la ibis, et c'etaient pour 1'ordinaire quelques-
uns cles officiers du gouvernement, qui, apres
avoir travaille toute la journee avec le president,
etaient retenus par lui a diner et aux conversa
tions intimes de la soiree. Ce fut pendant ce
temps, qui s'ecoula trop rapidement, queje pus
apprecier le caractere de M. Adams , que je ne
connaissais alors que par les eloges de ses amis et
les attaques de ses adversaires. Je trouvai que les
premiers n'avaient etc que vrais , et que les se
conds s'etaient laisse egarer par 1'esprit de parti.
II est difficile d'avoir 1'esprit mieux cultive et
plus juste que le successeur de M. Monroe. Les
beaux reliefs du Gapitole , a la composition des-
quels il n'est pas etranger ; un traite des poids rt
mesuresecritparlui ; etde nombreuses missions
diplomatiques qu'il a remplies avec distinclion,
temoignent de son gout dans les arts, de la jus-
tesse de son esprit dans les sciences , et de son
habilete en politique. Quant a 1'accusation d'a-
ristocratie portee contre lai par quelques-uns ,
elle est suffisamment repoussee par la simplicite
37.
58o LAFAYETTE
de ses moeurs, que n'a point alteree son eleva
tion a la premiere magistrature de la republique.
Cependant chaque jour le general Lafayette
preparait son retour en Europe, mais avant de
quitter le sol americain il voulait revoir encore
quelqucs uns de ses \ieux amis de la Virginie;
il voulait surtout aller embrasser et remercier
celui qui, comme chef de Fetat, 1'avait recu au
siege du gouvernement, et qui, aujourd'hui, ren-
tre dans la vie privee, continuait a donner a
ses concitoyens 1'exemple de toutes les vertus en
cultivant son modeste patrimoine. Le general
en parla au president Adams, qui lui ofFrit tie
1'accompagner dans cette visile , en disant « qu'il
» saisissait avec empressement cette occasion
» d'alier ofFrir a son predecesseur son tribut de
.» veneration et d'attachement. » Le6aout,jour
fixe pour ce voyage, nous primes Ja route qui
conduit a Oak-Hill , retraite de M. Monroe , a
trente-sept milles de Washington. M. Adams
prit dans sa voiture le general Lafayette,
M. George Lafayette et un de se amis ; je montai
dans un tilbury avec le fils aine du president,
et nous quittames ainsi la vilie sans suite et sans
escorte. Arrives au pont du Potomac nous nous
arretames pour payer le droit de passe. Le re-
ceveur, apres avoir cornpte les personnes et les
chevaux, recut du president la somme fixee par
le tarif, et nous repar times aussitot ; mais a
EN AM&RIQUE. 58 r
peine avions-nous fait quelques pas que nous en-
tendimes crier derriere nous : « Monsieur le pre-
» sident! Monsieur le president ! vous m'avez
» donne onze sous de moinsl... » et nous vimes
arriver le receveur, tout essouffle, tenant dans
sa main 1'argent qu'il venait de recevoir , et iri-
diquant 1'erreur contre laquelle il reclamait.
Le president i'ecouta attentivement , recom-
menca le compte avec lui , et tomba d'accord
qu'il lui devait encore onze sous ; au moment ou
ii mettait la main a sa poche pour les payer, le
receveur reconnut le general Lafayette dans la
voiture , et voulut rendre le prix de son passage ,
en declarant que tous les porits et toutes les bar-
rieres etaient libres pour Thole de la nation ;
mais M. Adams lui fit observer qu'aujourd'hui
le general Lafayette ne voyageait point d'une
maniere oflicielle, comme hole national, mais
simplement comme ami du president, et qu'^
ce titre il n'avait droit a aucune faveur. Ce rai-
sonnement parut justo au receveur, qui se retira
en emportant 1'argent, Ainsi, pendant tout le
conrs de ses voyages dans les Etats-Unis, le ge
neral ne fut soumis qu'une seule fois a la regie
commune des peages, et ce fut precisement le
jour ou il voyageait avec le chef de 1'etat, cir-
Constance qui , dans tout autre pays , lui cut pro-
bablement conferele privilege de ne point payer.
Nous n arrivames k Oak-Hill que le lendemaio
582 LAFAYETTE
de notre depart de Washington. Nous trouva-
nies 1'ex - president des Etats-Unis, devenu
cultivateur, commodement etabli avec toute sa
famille, dans une jolie maison presdesa ferine,
surveillant Jui-meme ses travaux d'agriculture,
et s'oceupant de ['amelioration de sa propriete
delaissee depuis long -temps pour les interets
publics. Quelques amis de M. Monroe s'etaient
reunis pres de lui pour 1'aider a recevoir le ge
neral Lafayette. Nous passames trois jours avec
eux ; alors les habitans de Leesburg , pelite ville
du voisinage , vinrent avec les milices du comte
de Lundun , chercher Fhote national pour le faire
assister aux fetes qu'ils lui avaient preparees. Le
president, Tex - president et ]e chef de justice
des Etats-Unis, Taccompagnerent , et recurent
leurpartdes hommages populaires; mais il etait
facile de recorinaitre que ces hommages leur
etaient accordes plutot a cause de la veneration
qu'inspiraient leur vertus , que par rapport aux
titres dont ils etaient revetus.
Apres les fetes de Leesburg et du comte de
Loudun , nous revlnmes a Oak-Hill , ou nous
primes conge de M. Monroe pour retouruer a
Washington. Desirant faire ce voyage en un jour,
nous partimes de grand matin , mais nous eumes
bientot lieu de nous repentir de cet arrange
ment; vers deux heures, la chaleur devint si ac-
cablantc, qu'un des chevaux de la voiture de
EN AMfiRIQUE. 583
M. Adams tomba frappe d'un coup de sang. Ce
tut en vain que le cocher tenta de lui sauver la
vie par d'abondantes saignees , en quelques mi
nutes nous le vimes expirer dans le fosse au fond
duquel il avait roule en tombant. Des que Tac-
cident s'etait nianifeste, nous avions tous mis
pied a terre pour aider a relever le clieval , rnais
le voyant mort , nous primes place sur 1'herbe,
autour de son corps , pendant qu'un domestique
allait en chercher un autre au plus prochain
village. Des voyageurs passaient a chaque instant
a cote de nous , et jetaient un regard de curiosite
sur ce groupe dans lequel pas un seul ne soup-
conna la presence du premier magistral de la
republique , et du fils adoptif d'une grande na
tion.... Un nouveau clieval nous ayant ete ame-
ne , nous reprimes notre voyage , mais le retard
que nous avions eprouve par cet accident ,
nous fit arriver a Washington bien apres le cou-
eher du soleil , ce qui nous empecha de visiter les
chutes du Potomac, pres desquelles nous repas-
sames le fleuve. On les dit d'un tres-bel effet ?
quo! que peu elevees.
Peu de jours apres nous quittames encore une
fois la capitale pour faire une derniere tournee
dans la Virginie. Gette fois nous vkitames Albe-
marle , Culpepper , Fauquier , Warrenton et
Buckland. Quoique dans toutes ces villes les pas
du general Lafayette fussent marques par des
584 LAFAYETTE
fetes populaires, il ue pouvait se defendre d'uii
sentiment penible, en songeant que dans quel-
ques jours il allait s'eloigner peut-etre pour ja-
maisdecette contrec qui renfermait tant d'objets
de son affection. A Albemarle nous fumes re-
joints par M. Monroe, que nous Irouvames re-
vetu d'un nouveau caractere public. Fiddle a
cette doctrine , qu'un eitoyen se doit toujours tout
enlier au service de son pays, il n'avait pas cru
que son litre d'ancien president de la republi-
que, le dispensat d'etre encore ulile a scs conci-
toyecs, et il avuit; accepte les fbnctions cle juge
de paix de son comte. auxquelles 1'avaient appele
les suffrages et la confiancede ses voisins. M. Ma-
disson avail aussi quitte sa retraile de Montpel-
lier, et nous rejoignit surla route de Monticello,
ou le general voulut aller preodre conge de son
vieil ami Jefferson, que i'affaihlissement de sa
sante relenait niaintenautdausun ponible repos.
La reunion , a Monticello, detroisbomnies qui,
par leur elevation successive a la supreme ma-
gislralure de 1'etat, avaient donne a leur patrie
vingl-qualre annees de bonbeur et de gloire, et
qui maintenantlui offraient 1'excmple des vertus
privees , etait un assez puissant motif pour nous
iaire desirer d'y rester plus long-temps, mais
des devoirs indispensables rappelaieut le general
Lafayette a Wasbington , et il dut pi endre conge
tie ses amis, Je n'essaierai point de peindre k
EN AMfiRIQUE. 585
tristesse qui presida a celte cruelle separation
qui ne pouvait trouver d'adoueissement dans
1'espoir que laisse ordinairement la jeunesse,
oar ici les liommes qui se disaient adieu avaient
tous fourni une longue carriere, et bientot 1'ini-
111 en site de FOcean allait ajouter encore aux dif-
flcultes do se revoir.
Un des premiers soins de M. Adams, en arri-
vant a la tefce de 1'administration , avait ete de
determiner le general Lafayette a accepter le
service d'un bailment de 1'etat pour retourner eri
France. Ce bailment, construit sur leschantiers
de Washington, avait ete lance a 1'eau vers la
iin de juin , et devait etre equipe pour les pre
miers jours de septembre, epoque fixee par le
general pour son depart. « II est d'usage dans
» notre marine, » lui ecrivit le president , « de
» designer nos iregates par des nonis de rivieres
» des Etats-Unis ; pour nous conformer a cet
» usage, et 1'accorder avec le desir que nous
» avions de perpetuer un nom qui nous rappelle
» cet evcnement de notre guerre revolutionnaire,
» dans leqnel vous avez scelle de votre sang votre
)> devouement a nos principes , nous avons
» donne le com de Brandy wine a la fregate qui
» vient d'etre aclievee , et a laquelle nous con-
» fions 1'honorable mission de vous rendre aux
» voeux de votre pa trie et de votre famille. Le
» commandement de Li Brandywine sera donne
586 LAFAYETTE
« au capitaine Charles Morris, un des officiers
» les plus distingues de notre marine , qui a
» 1'ordre de vous debarquer , sous la protection
» de notre pavilion , dans celui des ports de
» 1'Europe qu'il vous plaira de designer. » Cette
invitation etait trop honorable , et faite avec
trop de clelicatesse , pour que le general La
fayette put hesiter un seul instant a 1'accepter;
aussi s'empressa-t-il a reveriir a Washington
exprimer sa reconnaissance au president , et se
concerter avec le capitaine Morris sur le jour du
depart, qui futfixeau 7 septembre. Quand cette
determination fut connue , on vit accourir de
toutes les villes environnantes un grand nombre
de citojens qui voulaient recevoir les derniers
adieux de I'hote de la nation , et toutes les auto-
rites constitutes de la capitale deciderent qu'elles
iraient solennellement prendre conge de lui.
Depuis cet instant , jusqu'au jour de notre embar-
quement , le general consacra tout son temps u
des devoirs d'amitie et a repondre aux invita
tions qui lui avaient ete faites par beaucoup de
villes que le temps et re'loignement ne lui
avaient pas permis de visitor.
Le bruit des exploits de Bolivar, combattant
pour la liberte et 1'independance des republiques
de I'Amerique du sud, retentissait alors clans les
Etats-Unis, dont les citoyens applaudissaient
avec transport a son patriotisme republicain ,
EJM AMEIUQUE. $87
encore pur de tout soupcori. M. Gustis 1, dont
Fame ardente est toujours prete a sympathiser
avec tout ce qu'il y a de grand et de genereux ,
concut le projet de dormer au libcrateur un
temoignage de son admiration, en lui faisant
accepter un beau portrait du general Washington
et une medaille d'or pur qui avait ete decernee
au grand citoyen , par la nation americaine , a la
fete de 1'independance; mais il avait pense que
ces presens , quoique deja bien precieux par leur
origine, acquerraient cependant encore un plus
grand prix en passant par les mains du veteran de
la liberte dans les deux mondes , etle general La
fayette consentit avec plaisir a la demande qu'il
lui fit d'etre son interprete aupres du liberateur.
Le 2septembre, M. Villenilla -, membre de la
legation envoyee de Golombie au siege du gou-
vernement federal des Etats-Unis , vint recevoir
ces presens de la main de Lafayette , qui les lui
remit avec la lettre suivante pour Bolivar.
« Washington-City, ier. septembre i8a5.
» Monsieur le president liberateur ,
» Mon devouement religieux et filial a la me-
» moire du general Washington ne pouvait etre
1 Le meme dont j'ai deja parle ; on se rappelle qu'il
fut eleve a Mont-Vernon , comme fils adoptif de Wa
shington.
LAFAYETTE
» mieux appreeie dans sa famille que par 1'hono-
» rable commission dont je me tronve aujour-
» d'lmi charge. En reconnaissantrexacteressem-
» blance du portrait, je suis lieureux de penser
» que de tous les hommes existans , et me me de
» tousles hommes de Ihistoire, ]e general Boli-
» var est celui a qui mon paternel ami cut pre-
» iere 1'oflrir. Que dirai-je de plus au grand
)> citoyen que 1'Amerique meridionale a salue du
» nom de liberateur , nom confirm e par les deux
» mondes, et qui, done d'une influence egale a
» son desinteressement , porte dans son coeur
» Fa m our de la liberte sans aucune exception ,
» et de la republique sans aucun alliage? Nean-
» moins les temoignages publics et recens de
» votre bienveiliance et de votre estime, m'auto-
» risent a vous presenter les felicitations person-
» nelles d'un veteran de la cause commune, qui,
» pret a partir pour un autre hemisphere, sui-
)> vra de tous ses vceux le glorieux achevement
» de vos travaux , et cette solennelle reunion de
» Panama , ou vont 6tre consolides et completes
)> tous les principes et tous les interets de 1'inde-
» pcndance , de la liberte et de la politique
» americaine 1,
1 Si nous ne sommes pas trompes sur la nature des
evenemens qui sont survenus dans la Colombie , et sil est
malheureusement vrai que Bolivar soit sorti de U cir-
EN AMfiRIQUK. 689
Le 6 septernbre , jour anniversaire de la nais-
sauce du general Lafayette , le president donna
un grand diner , auquel furent invites tous les
officiers du gouvernernent et un grand nombre
de personnes de distinction qui se trouvaient a
Washington. Dcja tous les convives etaient reu-
nis, et on allait se mettre a table , lorsqu'on an-
nonca 1'arrivee d'une deputation de la ville de
New- York. Elle venait , au nom du conseil mu
nicipal , ofFrir au general Lafayette un livre dans
lequel sont consignes tous les actes et tous les
riere qu'il avait si glorieusement commencee, pour entrer
dans celle de 1'usurpation et du despotisme , il faut con-
venir que 1'erreur de ceux qui mettaient en lui leurs
esperances de liberte pour les me'ridionaux du JVouveau-
Monde , etait bien naturelle et bien excusable. Voici en
quels termes il repondait alors aux felicitations et aux
encouragemens de Lafayette.
• Lima, 16 mars 1826.
» Monsieur le general ,
» Je viens d'avoir 1'honneur de contempler pour la
» premiere fois les caracteres traces par votre main bieri-
» faitrice du Nouveau -Monde. Je dois ce bonheur a
» M. le colonel Mercher, qui m'a remis votre honorable
» lettre du i3 octobre de 1'annce derniere.
» C'est avec une joie inexprimable que j'apprends par
» les papiers publics , que vous avez eu la bonte de m'ho-
» norer d'un tresor de Mont-Yernon. L'image de Wa-
» shington et un c'es monumens de sa gloire , doivent
5gO LAFAYETTE
evenemens de son sejour dans cette grande cite,
Ce livre niagnifique , tire do sa boite et offert aux
regards de 1'assemblee, excita une admiration
generale. C'est en effet im chef-d'oeuvre qui peut
etre compare ?.ux plus beaux et aux plus riches
de ces manuscrits qui faisaient la gloire et la
reputation d'une bibliotheque avant la decou-
verte de rimprimerie.il se compose de cinquante
pages, dont chacune est ornee de vignettes des-
sinees et peintes avec le plus grand art. Des ta
bleaux et des portraits d'une execution parfaite
completent cet ouvrage , dont 1'ecriture est de
» m'etre ofFerts par vous, dit-on , au nom des manes clu
» grand citoyen , du fils aine de la liberte du Nouveau-
•» Monde. Comment exprimer combien dans mon coeur
« j'attache de prix a un pareil temoignage d'estime
» si glorieux pour moi! La famille de Mont-Vernon
» m'honore au dela de mes esperances , car Washington
» donne par les mains de Lafayette est la plus sublime
» des recompenses que puisse ambitionner un homme.
« Washington fut le courageux protecteur de la reforme
» sociale , et vous , vous etes le heros-citoyen , 1'athlete
» de la liberte, qui d'une main servit 1'Amerique et de
» 1'autre le monde ancien. Quel est le mortel qui oserait
» se croire digne des honneurs dont vous daignez m'ac-
» cabler! Aussi ma confusion egale 1'immensite de ma
» reconnaissance que je vous offre avec le respeci. et la
» veneration que tout homme doit au Nestor de la liberte.
» Je suis , avec la plus grande consideration ,
» Votre respectueux admirateur, BOLIVAR. »
EN AMEIilQUE. 501
M. Bragg, et les peintures de MM. Burton,
Inman et Oummings. La vue du capitole de
Washington , de Ihotel-de-ville de New- York,
les portraits de Washington, de Lafayette et
d Hamilton, ne laissent rien a desirer; et , pour
que tout fut national dans ce beau travail , on
n'y a employe que du papier de fabrique ameri-
caine, et la reliure en a ete contiee a M. Forster,
de New- York, qui Fa executee avec une ricliesse
et une elegance ad mi rabies.
Le general Lafayette accepta avec reconnais
sance ce beau present, auquel le president et ses
ministres ajouterent un nouveau prix, en y ap-
posarit leur signature. Quoique Je diner reunit
un grand nombre de convives , et qu'il fut des
tine a celebrer Fanniversaire de la naissance de
Lafayette, il fut cependant tres-grave, je dirai
presque triste. Cbacun de nous etait trop forte-
ment preoccupe de la journee qui allait suivre,
pour pouvoir se livrer a la joie. Nous ressentions
deja, par anticipation, le chagrin de la separa
tion. Vers la fin du repas, le president derogeant
aux habitudes diplomatiques, qui interdisent
les toasts a sa table , se leva et porta le toast sui-
vant: « Au 22 fevrier et au 6 septembre, jours
» de naissance de Washington et de Lafayette. »
Profondenient emu de voir ainsi son nom associe
a celui de Washington , le general exprima sa
reconnaissanrp mi president, et donna le toast
5gi LAFAYETTE.
suivarit : a Au 4 juillet , jour de uaissfuice de la
» liberte dans les deux hemispheres. »
Enfin , le jour que nous desiricns avec ardeur,
et dont 1'approche nous penetraii; cependant
ci'une profonde tristesse ; ce jour qui devait com-
mencer a nous rapprocher de notre patrie , mais
qui devait aussi nous eloigncr d'une nation qui ,
maintenant. avail autarit de droits a notre ad
miration qu'a notre affection , le jour de notre
depart, le 7 septenibre, se leva radieux; les ate
liers resterent deserts, les boutiques demeurerent
fermees, le peuple vint en foule sepresser autour
du palais du president, les mil ices se rangerent
en bataille sur la route que devait parcourir
1'hote de la nation , pour se rendre au rivage.
Les magistrals se reunirent aupres de lui pour
lui offrir les derniers hommages et les regrets de
leurs concitoyens.
A onze heures, il sortit de son appartement,
tf aversa lentement la foule, qui, silencieuse , se
pressait sur son passage, et se rendit dans le
principal vestibule du palais, ou le president,
entoure de ses ministres, des divers ofiiciers du
gouvernement , et des principaux citoyens de la
ville , I'attendait depuis quelques instans. II prit
place au milieu du cercle qui s'etait forme a son
approche; les portes furent ouvertes, afin que le
peuple assemble au-dehors put etretemoin de la
scene qui allait avoir lieu, et au leger murmure
EN AMERIQUE. Sg?)
de regrets qui d'abord s'etait fait entendre dans
la foule , succeda un solennel et profond silence ;
alors, le president, qu'une emotion visible agi-
tait , lui adressa ces paroles au norn de la nation
americaine et de son gouvernement,
« General Lafayette , plusieurs de nies conci-
» toyens les plus distingues ont en le bonheur ,
)> dans Tannee qui vient de s'ecouler, de vous
» accueillir comme 1'hote de la nation a votre
» arrivee dans les divers lieux qu'ils habitent. J'ai
» maintenant a remplir la tache penible de vous
» faire les adieux de la nation.
» II ne serait plus convenable , et il serait su-
» perflu de recapituler les eveneniens remar-
w quables de votre jeunesse , evenemens qui ont
» lie, d'une maniere indissoluble , votre nom ,
» votre fortune et votre renommee & 1'indepen-
)> dance et a I'liistoire de 1' union americaine du
» nord.
» La part que vous avez prise k cette epoque
» memorable , est marquee d'un caractere si par-
» ticulier que, realisant les plus belles fictions
» de 1'antiquite , elle n?a presque rien qui 1'egale
» dans les fastes authentiques de I'liistoire.
» Vous preferates avec fermete et Constance
» la fatigue , les dangers et les privations de toute
'•» espece pour la defense d'une cause sainte, a
» un repos sansgloire et aux seductions du rang,
» des ricbesses,et d'une jeunesse sans frcin dans
5g4 LAFAYETTE
» la cour la plus brillante et la plus aimable c!e
» 1'Europe.
» II n'y eut dans ce choix pas moins de sagesse
>, que de magnanimite. L'approbation d'un demi-
» siecle et les acclamations de voix irmombra-
» bles , impuissantes a exprimer toute la recon-
» naissance du cceur, qui vons ont accueilli a
» votre arrivee dans cet hemisphere , en sont la
» preuve certaine.
« Lorsque la lutte de la liberte dans laquelle
» vous vous etiez engage com me champion vo-
» lontaire , fut terminee par le triomphe complet
» de sa cause dans ce pays de votre adoption ,
» vous re tour nates remplir les devoirs du phi-
w lanthropeet dupatriote dans votre patrie. La ,
» dans une carriere suivie avec fermete et sans
» deviation pendant quarante ans , vous avez sou-
» tenu , au milieu des succes et des revers , la
» meme cause glorieuse a laquelle vous aviez con-
w sacre les belles annees de votre jeunesse, 1'ame-
» lioration de la condition morale et politique de
» 1'homme.
» Pendant ce long espace de temps, le peuple
» des Etats-Unis , pour qui et avec qui vous avez
» pris part aux batailles de la liberte , a joui plei-
» nement de ses fruits, et a etc Fun des plus
v heureux dans la famille des nations , voyant
» sa population s'accroitre et son territoire s'a-
)) grandir, agissant et souifrant selon les condi-
EN AMERIQUE. 505
» tions de sa nature , et jetant les fbndemens de
» la plus grande et, nousl'esperons sincerement,
» de la plus bienfaisante puissance qui ait jamais
» regie les interels humains sur la terre.
» Dans ce laps de quarante annees, la genera-
» tion avee laquelle vous portates les armes s'est
» eteinte presque en entier. Vous etes le seul sur-
» vivant des officiers generaux de 1'armee ameri-
» came de cette guerre. Les sages qui guiderent
» nos conseils, les guerriers qui combattirent
» sur terre et sur mer , tous dorment a present
» avec leurs peres, a 1'exception de quelques-uns
» a qui le del a accorde un plus grand nombre
» de jours qu'au cornmun des hommes. Une se-
» conde generation et meme une troisieme se
» sont elevees pour prendre leur place , et les
» enfans de leurs enfans ont appris d'eux ce que
» d'ailleurs la constante jouissance de la liberte
» indique corame un devoir : ils out appris a
» joindre tonjours dans les benedictions donnees
» a la memoire de leurs peres, le nom de celui
» qui vint deloin epouser leur cause et se joindre
» a eux pour vaincre ou succomber.
» Ges sentiniens sont ceux de tout le pays ;
)> cela est manifestement prouve par la delibe-
» tion du congres , representant du peuple et de
» Lous les etats de TUnion , qui a charge le pre-
» sident des Etats-Unis de vous donner Fassu-
» ranee de Fattacbement , de 1'afFection et de la
38.
5g6 LAFAYETTE
» reconnaissance du gouvernement et du peuple,
» et qui 1'a engage a mettre a votre disposition
» un vaisseau national pour votre retour aux
» rivages de votre patrie.
» L'invitation vous fut transmise par mon ve
rt nerable predecesseur : il vous etait attache par
» les plus forts liens de 1'amitie : lui-meme etait
» un de ceux que les honneurs les plus eleves de
» son pays out recompense du sang ancienne-
» ment repandu pour sa cause, et d'une longue
» vie devouee a son bonbeur. II vous offrit un
» vaisseau national. Votre delicatesse vous porla
« a preferer une voie de transport plus simple,
» et une annee entiere s'est ecoulee depuis que
» vous avez debarque sur notre rivage. II y au-
» rait a peine de 1'exageration a dire que cette
» annee a ete, pour le peuple de 1'Union, une
» annee de fetes et de rejouissances continuelles
» inspire'es par votre presence. Vous avez tra-
» verse les vingt-quatre etats de cette grande
» confederation ; vous avez ete recu comme un
» pere long-temps absent , par les enfans et par
)> les hommes et les femmes de la generation
» actuelle. La generation naissante, 1'espoir de
» notre avenir, plus nombreuse que ne 1'etait
» toutle peuple pour lequel vous combattiez, a
» rivalise avec les rares survivans de cette epoque
» d'epreuves, en acclamations de joie a Taspect
w dccelui que tous reconnaissent pour leur com-
EN AMERIQUE.
» mun bienfaiteur; vous avcz entendu les voix
» de 1'age passe, de Fage present et de 1'age
» futur, se joindre et eclater a votre approche.
» Les cris et les transports spontanes d'alle-
» gresse avec lesquels des milliers d'individus
» vous accueillirent a votre debarquement sur
» eette terre de liberte, vous ont accompagne a
» chaque pas , et semblables an bruit des eaux
)> qui se precipitent sans cesse, ils retentissent
» encore de tous les coins de notre pa trie.
)> Maintenant vous etes sur le point de retour-
» ner au pays de votre naissance, de vos ance-
» tres, de votre posterite ; le gouvernement de
» 1'Union , excite par le menie sentiment qui a
» determine le congres a designer un vaisseau
» national pour vous j transporter , a choisi pour
» cela une fregate recemment construite dans
« cette metropole, et lui donne, pour son pre-
» n>ier service, le soin moins agreable, mais ega-
)> lenient precieux , de vous ramener dans votre
)> patrie. Le nom de cette fregate s'offre a la me-
» rnoire des regions lointaines et des ages futurs
» comme appartenant a la longue liste des noms
» devenus celebres dans 1'histoire de nos mal-
» heurs et de notre independance.
» Le vaisseau est pret maintenant a vous rece-
» voir et a tenir la mer. Au moment de ce de-
» part , les prieres de plusieurs millions d'hom-
» rues s'elevent au ciel pour que votre passage
5$8 LAFAYETTE
» soit heureux, et que votre retour au sein cle
» votre famille soit aussi favorable a votre bon-
» lieur que votre visite sur ce theatre de votre
)> glorieuse jeunesse 1'a ete pour le peuple ame-
» ricain.
)> Allez, notre hote bien-aime, retournez vers
)> cette terre du brillant genie , des sentimens
» genereux et de la valeur heroique ; vers cette
» belle France qui a vu naitre Louis XII et
» Henri IV ; vers ce sol fecond qui a produit
)) Bayard et Coligny , Turenne et Catinat, Fe-
» nelon et d'Aguesseau. Dans le catalogue des
» hommes iilustres que la France proclame
» comme ses enfans, et qu'elle s'enorgueillit d'of-
» frir a 1'admiration des peuples , le nom de
» Lafayette a deja ete enregistre depuis plusieurs
v siecles. Main tenant il a rccu un riouveau lus-
v tre ; et si, dans la suite des temps, un Fran-
» cais est appele a indiquer le caractere de sa
» nation , par celui d'un individu de 1'epoque ou
» nous vivons, le sang d'un noble patriotisme
» colorera ses joues, le feu d'une inebranlable
» vertu brillera dans ses yeux , et il prononcera
» le nom de Lafayette. Et nous aussi, et nos en-
» fans dans cette vie et apres la mort , nous vous
» proclamerons comme Fun des notre.-. Vous
)> nous appartenez encore par ce patriotique de-
» vouement avec lequel vous etes accouru au se
tt cours de nos ancetres pour les arracber au
EN AMEBIQUE. $99
» danger qui les menacait ; VOLIS nous appar-
» tenezpar cette longue suite d'annees pendant
» lesquelles vous nous avez aimes pour nous-
» m ernes ; vous nous appartenez par ce senti-
» ment inalterable de reconnaissance en vers vps
» services qui sont une des plus precieuses par-
» ties de noire heritage; vous nous appartenez
)) enfin par ces liens d'amitie plus forts que la
» mort, qui ont uni votre noni pour la suite des
» siecles avec le nom de Washington.
» Dans ce moment penible ou nous allons nous
» separer de vous , nous nous consolons a 1'idee
» que partout ouvous pourrez etre, jusqu'k la der-
» mere pulsation de votre cceur,, notre pays sera
» toujours present a vos affections : et un heu-
» reux pressentiment nous assure que vous ne
» nous donnerez pas le chagrin de ne plus vous
)> voir dans ce pays. Nous nous plaisons dans eet
» agreable avenir de recevoir notre ami de nou-
» veau. Parlant ici au nom de tout le peuple
» americain , et donnant un libre cours au sen-
» timent d'attachement qui fait battre le cceur
» de toute une nation , comme bat celui d'un
» seul homme , je vous fais un penible et tou-
» chant adieu. »
Un murmure approbateur couvrit les dernieres
paroles de M. Adams, et prouva combien les au-
diteurs sympathisaient avec les nobles sentimens
qu'il venait d'exprimer pour laFrance et pour celui
600 LAFA1ETTE
de scs enfans dont la vie tout entiere et le re
cent triomphe devaient ajouter encore a sa gloire
et a son illustration. Le general Lafayette, pro-
ibn dement emu par ce qu'il venait d'entendre ,
eut Lesoin de se reeueillir quelques instans avant
de pouvoir reponclre; enfin , apres avoir fait effort
pour raffermir sa voix alteree par son attendris-
sement , il s'exprima airisi :
« Parmi toutes les obligations quej'ai au gou-
» vernement en general , et particulierement a
» vous , monsieur , premier magistral de la repu-
» blique , je dois saisir 1'occasion qui se presente
» en ce moment solennel et penible d'offrir en
» partaut, au peuple americain , un dernier
» hommage de ma vive et profonde reconnais-
)) sauce. Avoir ete, dansjes circonstances les plus
w critiques,, adopte par 1'Union eomme un fils
» cheri ; avoir participe aux travaux. et aux perils
» de la noble lutte qui avait pour objet Finde-
» pendance , la liberte et 1'egalite des droits ;
» avoir pris part a la fondation de 1'ere ameri-
» caine qui a deja traverse , et qui doit encore ,
>/ pour la dignite et le bonheur de 1'espece hu-
» maine , traverser cbaque partie d'un autre he-
» misphere; avoir recu a chaque epoque de la
» revolution , et pendant quarante annees apres
)> cette periode, tant du peuple americain quede
» ses representans , a 1'interieur et a 1'etranger,
» des ternoignages continuels de confiance et de
EN AMfiRIQUE. 60 i
» bonte : tels out ete la gloire , 1'encouragement
)> et le soutien de ma longue et peril! euse car-
» riere. Mais comment pourrai-je jamais trouver
» des paroles pour reconnaitre cet accueil sans
» cesse renouvele, ces temoignages illimites et
« universels d'affection qui ont marque chaque
« pas, chaque heure d'un voyage de douze mois
» a travers les vingt-quatre etats de 1'Union?
)> Non-seulement ils ont rempli mon coeur d'une
» jouissance inexprimable , ils ont encore fourni
» Foccasion au peuple d'accorder son suffrage a
» ces faveurs immenses dont les diverses bran-
» ches du gouvernement m'ont comble dans tous
» les etats confederes et dans le siege central de
)> 1'Union.
» Cependant une satisfaction plusgrande encore
)> m'attendait : dans les merveilles de creation et
» de perfect] onnement que mon oeil enchante a
» rencontrees partout '; dans le bien-etre incom-
» parable et si bien apprecie par le peuple; dans
» les rapides progres de sa prosperite ; dans sa
» securite inebranlable , tant publique que pri-
» vee; dans 1'habitude du bon ordre, veritable
» complement de la liber te ; dans ce bon sens
» national , arbitre souverain de tous les diffe-
» rends > j'ai reconnu avec orgueil le resultat de
)> ces principes republicains pour lesquels j'ai
» combattu,et la glorieuse demonstration c|iii
)> doit frapper les esprits meme Jes plus timidcs
602 LAFAYETTE
» et les plus prevenus, de la superiorite qu'ont
)> sur le systeme degradant de 1'aristocratie et du
» despotisme , les institutions populaires qui ont
» pour bases les veritables droits de Fhomme , et
w qui garanlissent par les liens conslitutionuels
» les privileges de chacune cles parties de la con-
)> federation. L'amour de cette union entre tous
» les etats a ete ie dernier vceu de notre grand et
» paternel W ashingto i , et il sera la deruiere
» priere de chaque patriote americain , comme
)> il est deja devenu le gage saere de Femancir
» pation du inonde. Je suis heureux de voir
» que le peuple americain, pendant qu'il donne
» I'exemple vivant du succes cles institutions libe-
» rales en opposition a la lietrissure qu'on vou-
» drait leur imprimer en Europe, et ou cepen-
» dant les esprils eclaires commencent a en sentir
» de plus en plus les avantages , je suis heureux ,
» dis je, de voir que le peuple americain s'y mon-
» Ire de jour en jour plus attache.
» Et maintenant, Monsieur, comment pour-
» rais-je donner un libre cours a mes sentimens
» vifs et profonds pour les assurances inappre-
» ciables de votre estime et de votre ami tie , pour
» les allusions que vous faites au temps passe , a
w mes braves compagnons d'armes et aux vicis-
» situdes de ma vie entiere , pour le tableau
» touchant que vous tracez des benedictions re-
» pandues par plusieurs generations du peuple
EN AMfiRIQUE. 60 3
» americain sur ies derniers jours d'un veteran
» profbndement emu ; pour vos remarques affec-
)> tueuses sur ce triste moment cle separation ,
» sur mon pays natal qui , je puis ]e dire , est
» rempli d'attachenient pour la nation ameri-
)> caine, et sur 1'espoir enfin, qui m'est si neces-
» saire, cle revoir ce pays qui rlepuis un demi-
» siecle a daigne me traiter comme 1'un de ses
)> enfans ? Je me Lornerai , en mettant de cote
» toute repetition superflue , comme je Fai deja
)> fait devant vous , Monsieur , et devant cette
« respectable assemblee , a conlirmer hautement
)) cliacun des sentimens que j'ai eu tous Ies jours
)> Toccasion dVxprimer en public , depuis le mo-
» ment ou votre venerable predecessour , mon
)> vieux frere d'armes et mon ami , m'a transmis
» 1'honorable invitation du congres , jusqu'^ ce
» moment ou vous , dont Ies liaisons amicales
)> avec moi da tent de notre premiere jeunesse ,
» vous all ez me coafier, pour traverser 1'Atlan-
» tique , a la protection de 1'hero'jque pavilion
» national qai flotte sur ce vaisseau magnifique
» dont le nom n'est pas une des moins flatteuses
)> faveurs que j'ai recues en si grand nombre dans
» ce pays.
» Dieu repande ses benedictions sur vous ,
» Monsieur, et sur tous ceux qui nous entourent;
» qu'il Ies repande sur le peuple americain , sur
» cliacun des etats de TUnion et sur tout le gou-
LAFAYETTE
» vernement federal ; recevez eet adieu patriotique
» d'un cceur plein de reconnaissance , qui sera tel
» jusqu'au moment ou il cessera de battre. »
En prononcant ces derniers mots , le general
Lafayette sentit son emotion s'accroitre rapide-
ment, et il se precipita dans les bras du presi
dent , qui me] a ses larmes aux siennes , en
repetant douloureusement ces tristes mots :
« Adieu ! adieu ! » Les speetateurs, entraines par
le meme sentiment , laisserent aussi couler leurs
larmes , et entourerent leur ami pour presser
encore une fois sa main dans les leurs. Pour
abreger cette scene qui ne pouvait se prolonger
sans exceder ses forces , le general se retira un in
stant dans son appartement , ou madame Adams ,
entouree de .ses filles et de ses nieces, vint lui
exprimer ses vosux et ses regrets. Deja la veille ,
cette dame , dont 1'esprit cultive et 1'amenite de
caractere contribuerent beaucoup a embellir no-
tre sejour dans la maison du president, lui avait
oilert un beau buste de son mari, et avait joint
a son present une dedicace en vers francais ,
dont le charnie et 1'elegance prouvaierit que ce
i)'etait point la premiere fois qu'elle faisait parler
iiotre langue 5 sa muse.
Retenu comme par un cliarme surnaturei , le
general Lafayette ne pouvait se decider a se sepa-
rer de ses amis ; mille pretextes lui servaient a
retarder le moment definitif de la separation ,
EN AM£RIQUE. 6o5
mais enfin le premier cles vingt-quatre coups cle
canon , qui annoncaient son depart , ayant re-
tenti, il se jeta de nouveau dans les bras de
M. Adams, lui exprima ses derniers voeux pour
]a nation americaine, et monta en voiture. Du
haul clu peristyle le president lui repeta le signe
d'adieu , et , a ce signe, les drapeaux des milices,
rangees en bataille devant le palais , s'incline-
rentjusqu'a terre.
Accompagne par les secretaires d'etat de 1'in-
terieur, des finances et de la marine , le general
se rendit sur les Lords du Potomac ou nous at-
tendait le steamboat le Mont-fernon. Sur un
plateau qui s'eleve un peu au-dessus du fleuve,
on voyait toutes les milices d'Alexandrie , de
George-Tov/n et de Washington-City, groupees
en colonnes profbndes , et pretes a defiler devant
I'liote national. En avant d'elles etaient les ma-
gistrats de ces trois villes du district de Golom-
bie , a la tete de leurs concitoyens, auxquels
etaient venus se joindre beaucoup d'etrangers.
Lorsque le general fut arrive au point d'ou il
pouvait embrasser d'un seul coup-d'oeil 1'eosem-
ble de ce tableau, la famille clu general Washing
ton vint se ranger autour cle lui , ainsi que les
principaux officiers du gouvernement , et toutes
ces diverses masses , qui d'abord etaient immo-
biles , s'ebranlerent au bruit du canon , et vin-
rent a lui, tristes et silencieuses , recevoir sou
boG LAFAYETTE
dernier adieu. Lorsque les derniers corps se fu-
rent eloignes,le general prit conge des amis qui
1'entouraient, et monta a Lord du Mont- fie rnon
avec le ministre de la marine et les ofliciers du
gouvernement qui devaient Faccompagner jus-
qu'a la Brandy-wine* Pendant ce temps , la foule
innombrablequi borclait la rive da Potomac a une
grande distance, dominee par le penible senti
ment des regrets que lui inspirait ce depart, de-
meurait dans -e plus profond silence; mais ,
lorsque le bateau a vapeur gagna le large, em-
portant 1'objet de ses affections, elle poussa un
cri de douleur, qui, repete d'eeho en echo, alia
se confondre avec les sourds mugissemens du ca-
riondu fort Washington. Que^quesinstans apres,
nous passames devant Alexandrie, et le general
recut de la population de cette ville les m ernes
temoignages de regrets. Mais ce fut surtout en
passant en vue de 1'habitation de Mont-Vernon ,
qu'il sentit son cceur oppress^ , et qu'il comprit
da vantage encore la grandeur du sacrifice qu'il
faisait a sa patrie en quittarit le sol americain,
ce sol hospitalier sur lequel il ne pouvait faire un
pas suns rencontrer des souvenirs qui lui fussent
chers.
En quelques heures nous atteignimes la Bran-
dyivine , qui mouillait a 1'embouchure du Poto
mac, ou elle n'attendait que notre arrivee pour
mettre a la voile. Le general fut recu a bord avec
EN AMERIQUE. 607
les plus grands honneurs; 1'equipage range sur
lesvergues, les canonniers a ]eurs pieces, et la
garnison en bataille sur le pont. De toutes les
person nes qui etaient venues de Washington
avec nous, il n'y eut que le ministre de la ma
rine , M. Southard, qui passa gur la Brando-wine
avec le general , pour le presenter et le recom-
maricler au commodore Morris , au nom dc la
nation americaine et de son gouvernement. Pen
dant noire sejour a Washington, M. Southard
nous avait donne tant de temoignages de bonte
que ce ne fut pas sans un veritable chagrin que
nous primes conge de lui. A peine eut-il recu
nos derriiers embrassemens , qu'il repassa sur le
Mont-Fernon, et cnie notre commodore donna
des ordres pour appareiller ; ma is dans cet instant
nous vimes arriver vers nous un autre bateau k
vapeur qui paraissait avoir des communications
a nous faire; nous le reconnumes bientot pour
la Constitution, qui arrivait de Baltimore, por-
tant un grand nombre de citoyens de cette ville ,
qui avaient desire voir encore une fois le gene
ral Lafayette avant son depart , et iui exprimer
les vceux de leurs concitoyens et les leurs. Nous
eprouvames un bien grand plaisir en reconnais-
sant parmi eux la plupart des personnes avec
lesquelles nous avions eu les rapports les plus
intimes pendant nos divers sejours a Baltimore.
Leur presence en cet instant , en reportant nos
608 LAFAYETTE
pensees vers le temps heureux ou nous etions chez
eux , nous fit oublier un moment que deja nous
avions quitte le sol americain peut-etre pour
jamais, et notre illusion se prolongea jusqu'au
moment ou 1'heure de la retraite ronipit touts
communication entre leur bailment et le notre.
La nuit etait alors trop avancee pour pouvoir
appareiller , et le commodore Morris attendit le
lendemain pour faire lever 1'ancre. G'etait le
8 septembre. Nous entrames a pleines voiles
dans la Ghesapeak , naviguant au centre d'un
brillant arc-en-ciel, dont une des bases s'ap-
puyait sur le rivage du Maryland , et 1'autre sur
celui de Virginie. Ainsi le meme signe quiavait
apparu dans les cieux le jour ou Lafayette abor-
dait le sol americain, apparaissait encore au mo
ment ou il le quittait, comme si la nature s'etait
reserve le soin de lui elever le premier et le der
nier des nombreux arcs de triomphe qui lui
furent dedies pendant son admirable voyage 1 .
1 Le jour de notre arrivee a Staten-Island , pendant
que le general recevait les felicitations clu peuple sur le
balcon de la maison du vice-president , un arc-en-ciel ,
dont une des bases enveloppaitet diaprait de mii!e cou-
leurs le fort Lafayette , apparut aux yeux de la multi
tude, qui , frappee de la beaute de ce tableau et re son
opportunite b'ecria « que le ciel etait d'accord avcc 'es
» Americains pour celebrer la bien vtnune de I'ami < e
» leur pays. »
EN AMERIQUE. 609
Le vent soufflant avec force dans une bonne
direction, nous eumes bientot passe les caps de
Virginie, et en peu de temps nous gagnames la
haute mer. Ce fut alors seulement que notre ca-
pitaine , debarrasse des soins qu'exige une navi
gation toujours difficile pres des cotes , nous fit
faire une plus ample connaissance avec ses offi-
ciers et notre nouvelle demeure. Au caractere
des uns , et aux commodes dispositions cle 1'autre,
il etait facile de reconnaitre que le gouvernement
americain n'avait rien neglige de ce qui pouvait
contribuer a la surete et aux agremens du retour
de Lafayette dans sa patrie. Lecapitaine annonca
au general que les dernieres instructions qu'il
avait recues du president etaient de se mettre
entierernent a sa disposition , de le concluire dans
quelque port de 1'Europe qu'il lui conviendrait
d'indiquer, et de 1'j debarquer sous la protec^
tion du pavilion americain; qu'il devait, des
a present, se regarder comme maitre absolu
a bord , ct etre assure que ses ordres seraient
executes avec le plus grand empressement. Le
general futtouche, rnais non surpris, de ce nou-
veau temoignage d'interet du gouvernement
americain , et declara au capitaine qu'il n'userait.
de tant de droits horiorables que ponr demander
a etre conduit au Havre. Deux motifs, ajouta-
t-il , me font desirer de rentrer en France par
cette ville : ma famille doit venir m'y recevoir,
11. 39
GiO LAFAYETTE
et mon cceur eprouve le besoin de revoir d'abord
ceux qui ont recu avec tant de bonte mes adieux
au moment ou, 1'annee derniere, je quittai ma
patrie.
Cependant le vent soufflait avec violence, et
a peine quarante-huit lieures s'etaient-elles ecou-
lees depuis notre sortie de la baie de la Chesa-
penk , que deja nous etions dans le courant du
golfe du Mexique, dont les flots, contraries par
levent, nous faisaient eprouver toutes les an-
goisses du roulis et du tangage , liorriblement
combines. Bientot au mal de mer qui nous avait
gagnespresque tous, vint se joindre une inquie
tude assez vive. La iregate faisait eau, sans qu'on
put reconnaitre par quelle voie; les pompes,
malgre 1'activite de leur service, ne suflisaient
pas a 1'epuisement, et cleja quelques personnes
semblaient regretter que nous fussions si loin des
cotes ; mais notre capitaine et ses officiers n'e-
taient point gens a se laisser intimider par si
peu de chose ; apres un miir examen de notre
situation , M. Morris jugea d'abord que son vais-
seau tirant trop d'eau , avait besoin d'etre allege,
et il fit jeter a la mer trente-deux milliers de fer
qui faisaient par tie de son lest. Cette seule ope
ration , executee en quelques lieures , porta re-
mede a tousles inconveniens. La fregate, plus
legere,prit une allure plus facile, et en s'ele-
vant de quelques pouces de plus au-dessus de
EN AM&IUQUE. til I
Veau, elle laissa a decouvert sa voie d'eau qui
n'etait qu'un pen au-dessous de sa premiere flot-
taison ; des cet instant, 3e danger , qui n'avait ja-
mais ete bien grave, disparut entierement , et noire
navigation s'acheva sansla plus legere inquietude.
Ainsi que le president 1'avait dit au general
en lui oft rant le service de laBrandfwme pour
revenir en France, nous avions pour capitaine
tin des homines les plus distingues de la marine
americaine. Des sa jeunesse le capitaine Morris
s'etait fait remarquer dans plusieurs combats de-
van t Alger, sous les ordres du commodore Ro
gers. Plus tard, dans la derniere guerre contre
FAngleterre, il avail encore ajoutea sareputalion
par Fhabilete de plusieurs de ses nianoeuvres,
devant un ennerni qui , presque toujours , avail
Favantage du nombre; et ses camarades s'aocor-
deut generalement a lui attribuer une grande
partie de la victoire de la fregate americaine la
Constitution, surla fregateanglaise/a Guerriere;
celle-ci, fiere de sa formidable artillerie et de
i'experience de son nombreux equipage, avait
envoye un defi a tous ceux des navires americains
qui se sentiraient le courage de la combattre, elle
semblaitattendre avec impatience que quelqu'un
reponclit a son appel , lorsque la Constitution
apparut et la fit repentir de sa presomption 1.
1 La fregate la Constitution etait alors commandec
39.
In 2 LAFAYETTE
Les officiers qui servaient sous les ordres d?i
capitaine Morris, a Lord de la B randy wine ,
avaient tous fait aussi avec distinction la derniere
guerre , et cliacun d'eux pouvait a juste titre se
glorifier dvavoir ajoute par ses actions a 1'illu-
stration des annales de la marine americaine. Je
regrette de ne pouvoir les nommer tous ici et
rapporter quelques-uns des fa its par lesquels ils
ont merite la reconnaissance de leur patrie et
Testime de leurs concitoyens, mais ces details
m'entraineraient au-dela des bornes que je me
suis prescrites, et j'espere qu'on ne verra dans
mon silence quele sentiment de mon incapacite
conime historien, et non celui de mon indiffe
rence pour des homines dont la societe a eu pour
nous tant de douceurs, pendant une navigation
qui sans doute nous eut paru bien courte, si
elle ne nous eut ramenes vers notre patrie.
Le gouvernement des Etats-Unis ri'a pas d'e-
cole tneorique pour ses jeunes olliciers de marine,
mais chaque batiment de guerre de 1'etat , en
entrant en service, recoit a son bord un certain
nombre d'aspirans (midshipmen) et forme ainsi
une ecole pratique peu dispendieuse pour le
par le capitaine Hull , homme d'un grand courage ,
celebre par ses actions pendant la derniere guerre. On
sait que ce combat , qui dura moins d'une heure , se
t< rmina par la prise de la fregate anglaise.
KN AMEH1QUE. 6i3
tresor, et feconde ea heureux resultats. Lorsque
le bruit se repandit que la Brandj"wine etait
destinee a reconduire Lafayette en France , tons
les parens qui destinaient leurs en fans a la ma
rine , ambitionnerent pour eux une place de
midshipmen a bord de cette fregate, et le pre
sident se trouva accable de demandes envoyees
de tous les points de 1'Union. Ne pouvant satis-
faire a toutes, mais voulant cependant concilier
le plus qu'il dependait de lui les interets parti-
culiers avec le bien du service public , il de'cida
que chaque etat serait represente aupres de La
fayette par un aspirant , en sorte que la Bran-
clywine recut a son bord \ingt-quatre eleves, au
lieu de liuitou dix que recoivent ordinairement
les batimens de son rang. Ge fut une bien douce
satisfaction pour le general, de se voir ainsi en-
toure de cesjeunes representans des republiques
qu'il venait de parcourir avec tant de plaisir ;
non-seulemen-t leur presence lui rappelait des
lieux qu'il aimait, mais quelques-uns, fils d'an-
ciens soldats revolutionnaires ? lui fournissaient
encore I'occasion de s'entretenir de ses vieux
compagnons d'armes; et les jeunes gens , de leur
cote , fiers de la mission a laquelle ils etaient as-
socies , cherchaient a s'en rendre dignes en se li-
vrant avec ardeur a 1'etude et a 1'accomplisse-
ment de leurs devoirs. Uamitie toute paternelle
que le general leur temoigna , pendant la tra-
LAFAYETTE
versee, lui gagna tellement leur affection, qu'ils
ne purent se separer de lui sans verser des Jar-
mes. Us le prierent de leur permettre de se co-
tiser entre eux pour lui offrir un temoignage
durable de leur filial attachement , qui lui rap-
pelat en meme temps les jours passes avec eux
a Lord de la Brandy wine 1.
Les vents ne cesserent de souffler avec violence,
pendant toute la traversee, mais varierent sou-
vent, ce qui rendit notre voyage assez penible.
Cepenclant , malgre leur inconstance , le capi-
taine Morris trouva le secret de nous faire mar
cher rapidement, et le 3 octobre nous arrivames
en vue des cotes du Havre, c'est-a dire , vingt-
quatre jours apres notre sortie des eaux de la
Chesapeak. Cette traversee peut etre regardee
1 Ce present , que le general Lafayette recut quel
que temps apres sa rentree a Paris, est une urne d'argent,
de forme antique et tres-habilement ciselee. Elle repose
sur un socle de meme metal , dont trois faces sont ornees
de peintures eyquises , representant le Capitole de Wa
shington-City j la .visite de Lafayette au tombeau de
Washington; et Tarrivee de la Brandywine au Havre.
Sur la quatrieme face est iiiscrite en relief, I'offrande
des jeunes miflshipmeji a leur paternel ami. Ce magni-
iique ouvrage a ete execute a Paris , sous la direction
du consul des Etats-Unis , M. Barnct, qui a repondu a
la confiance des jeunes marins, avec ce zele qu'il apporte
a tout ce qui touche a la gloire de son pays ou aux inte-
rets de ses compatriotes.
EN AMERiQUE. 61 5
comme tres-courte, surtout si Ton considere que
le bailment que nous mentions tenait la mer
pour la premiere fois, et demandait par conse
quent & etre etudie avec plus de soin par ceux
qui le manoeuvraient.
Je ne parlerai point des sentimens qui nous
agiterent a la vue du sol de notre patrie. 11 ri'est
peut-etre pas un homme qui neles ait eprouves ,
en revoyant sa terre natale, meme apres une
courte separation , et pour celui-la qui n'a jamais
connu les tourmens de Tabsence et les douces
emotions du retour, je craindrais que mes pa
roles ne parussent exagereesou ridicules.
Comme la mer etait houleuse et le vent va
riable, le capitaine ne voulut pas compromettre
la fregate , en s'approchant trop de terre a Ten-
tree de la nuit; en consequence, il envoya un
de ses officiers au Havre, pour avoir un pilote,
et courut quelques bordees en attendant son re-
tour. A minuit , un bateau pecheur nous aborda ,
et nous remit des lettres par lesquelles nous ap-
primes qu'une grande partie de la famille du ge
neral Lafayette , et beaucoup de ses amis , parmi
lesquels etait mon pere , nous attendaient depuis
plusieurs jours au Havre, et viendraient nous
rejoindre dans quelques heures.
On pense bien que de semblables nouvelles
nous tinrent eveilles toute la nuit, attendant
avec impatience le retour du jour qui devait nous
LAFAYETTE
rendre a nos amis , a nos families, a notre patrie.
A six heures du matin , le pilote etait a notre
Lord , dirigeant avec precaution la fregate vers
leport du Havre que nous voyions grandirlente-
ment a 1'horison. A trois heures nous nous ar-
retames , retenus par I'inipossibilite d'approcher
davantagela cote sans danger, avec un Latiment
de la force du riotre l. Le capitaine Morris fit
alors tirer son salut de vingt-quatre coups de
canon , auquel le fort qui protege le port repon-
dit quelques instans apres. A onze heures , le
bateau a vapeur nous avait abordes , et nous
goutions le bonheur d'etre en famille....
Nous recumes aussi a Lord quelques citoyens
du Havre , au nombre desquels etait M. de La-
rocbe, qui venait prier le general d'accepter un
logement dans sa maison pour tout Je temps
qu'il lui plairaitde rester dans la ville. M. Rise-
ley , consul americain au Havre, etait aussi parmi
les visiteurs. Notre capitaine et ses officiers les re-
curent avec distinction , et leur firent visiter tous
les details de la fregate, don ties belles proportions
et 1'admirable tenue exciterent leur admiration.
Gependant le temps s'ecoulait rapidement, et
1 La Brandy-wine, portait soixante canons de 82 en
batterie , et quatre cent cinquante hommes d'equipage.
Ajoutant a ce nombre les officiers , la garnison d'infanterie
e|: les passagers, nous etions plus de cinq cents a bord.
EN AMERIQUE. 617
le moment <le nous separer de nos compagnons
de voyage etait arrive. II me serait difficile de
peindre 1'expression de douleur et de regrets
qui regnait sur la physionomie de tous les hom-
mes de 1'equipage au moment ou ils vinrent
serrer , pour la derniere fois , la main de celui
qu'ils avaient conduit avec tant d'orgueil a travers
1'Ocean. Les officiers Ten tourerent pendant long-
temps en le pressant dans leurs bras , et ne pou-
vant se decider a le laisser partir; leur premier
lieutenant , M. Gregory , qui avait ete charge
par eux d'exprimer leurs sentimens, eprouva une
telle emotion que sa voix s'altera des les premiers
mots qu'il prononca; mais alors, pousse comme
par une inspiration soudaine , le jeune marin
s'elanca vers le pavilion national qui flottait a
1'arriere du vaisseau , le detacha precipitamment
et le presenta au general , en s'ecriant : « Nous
» ne pouvons le confier a de plus glorieuse mains 1
» emportez-le, cher general ; qu'il vousrappellek
» jamais votre alliance avec la nation americaine;
» qu'il vous rappelle aussi quelquefois ceux qui
» n'oublieront jamais le bonheur qu'ils ont eu de
» passer vingt-quatre jours avec vous a bord de la
)> Brandy-wine ; que flottant deux fois chaque
» annee au-dessus des tours de votre demeure
» hospitaliere , il rappelle avosvoisins 1'aiiniver-
» saire des deux grandes epoques dontl'influeiice
» sur le monde entier est incalculable , la nais-
618 LAFAYETTE
» sance de Washington et la declaration d'inde-
» pendance de notre patrie ! »
« Je 1'accepte avec reconnaissance , » lui re-
pondit le general, « et je veux , que, deploy e
)> dans le lieu le plus apparent de ma maison de
» La Grange , il temoigne chaquejour a tous ceux
» qui le verront , de la bonte de la nation ame-
)> ricaine pour son fils adoptif et devoue. Et
» j'espere que lorsque vous et vos eompatriotes
» viendrez me visiter, il vous rappellera qu'a
)> La Grange vous n'etes point sur une terre
» etrangere.... »
Dans cet instant, le bruit du canon et les
huzzas de Tequipage range sur les vergues,
couvrirent les derniers adieux, et nouspassames
a bord du bateau a vapeur, d'ou nous vimes la
Brandywine tendre ses voiles, et s'eloigner avec
la majeste d'une forteresse flottante.
Le capitaine Morris , qui devait accompagner
le general jusqu'k Paris; le capitaine Reed, ofli-
cier distingue dela marine americaine, et charge
d'une mission scientifique en Europe , par son
gouvernement ; et M. Sommerville, envoye des
Etats-Unis aupres de la cour cle Suede , quit-
terent en meme temps que nous la Brandy wine ,
qui, maintenant, sous les ordres du lieutenant
Gregory, devait aller renforcer 1'escadre de la
Medi terra nee.
Au moment de son debarquement , le general
EN AMtiRIQUE. 6i()
Lafayette dut s'apercevoir que les sentimens quo
les citojens du Havre lui avaient temoignes a
1'epoquetle son depart ii'etaient point changes,
et son coeur en fut delicieusement louche. Quant
a 1'autorite, elle fut ce qu'elle aurait du etre
1'anneeprecedente, c'est-a-dire qu'elle laissa un
libre essor a la manifestation de 1'opinion publi-
que , et que, dans son trajet du port a la maison
de M. de Laroche, le general n'eut pas la dou-
leur de voir ses amis menaces par le sabre des
gendarmes, on humilies par la presence de sol-
da ts etrangers.
Le general Lafayette desirait avec impatience
revoir ceux de ses enfans qui n'avaient pu venir
an devant delui, et quiTattendaierita La Grange;
en consequence il se decida a quitter le Havre le
lendemain de son arrivee. Son fils s'embarqua sur
la Seine avec sa famille et ses amis , pour aller
1'attendre a Rouen , tandis qu'accompagne du
capitaine Morris et de 1'auteur de ce journal , il
prit la route de terre. A sa sortie du faubourg , sa
voiture fut entouree par unenombreuse cavalcade
dejeunes citoyens, qui lui demanderent la permis
sion de Taccompagner a quelque distance. Apres
une heure de marche, le general s'aireta pour
remercier son escorte , qui ne se separa de lui
qu'apres lui avoir exprime les plus honorables
sentimens par 1'organe de son jeunc chef,
M. Etesse, auquel ses concitoyens avaient donne
6'20 LAFAYETTE
aussi en ee jour un temoignage de leur estime et
de leur amitie en se placant sous ses ordres.
En arrivant a Rouen nous dsscendimes cliez
M. Cabanon , honorable negociant que Ton a
toujours vu charge de representer les interets de
son departement a la chanibre des deputes, tant
que ses concitoyens ont ete libres dans leurs
choix. Ancien collegue et ami du general La
fayette , il avait revendique le droit de recevoir a
sa table Thoie de 1'Amerique , et lui avait me
nage le plaisir de s'y asseoir au milieu de sa
famille et d'un grand nombre des citoyens les
plus distingues de 1'ancienne capitale de la Nor-
mandie. Vers la fin du diner quelqu'un vint
avertirle general qu'une foule nombreuse reunie
dans la rue, et accompagnee d'une troupe de
musiciens , desirait le saluer; il se rendit avec
empressement sur le balcon pour repondre k
cette marque d'estime de la population de Rouen ;
mais a peine les premieres acclamations se fu-
rent-elles fait entendre, que Ton yit arriver par
les deux extremites de la rue de Crosne , ou est
situee la rnaison de M. Cabanori , des detache-
mens de garde royale et de gendarmerie , qui ,
sans sommation prealable, se mirent en devoir
de disperser la foule. La moderation avec la-
quelle la garde royale executa les ordres qu'elle
avait recus d'une imprudente et aveugle autorite ,
piouvait combien cette expedition lui repugnait ;
EN AMERIQUE. 6'A t
mais la gendarmerie , jalouse sans doute de se
montrer le digne instrument du pouvoir qui
1'employait, cbargea bravement sur cles citojeris
desarmes,et ne se laissa point arreter parlescris
des femmes et des enfans roules aux pieds des
chevaux Un fabricant de Bolbec , uii vieillard
de Rouen , et plusieurs autres personnes , furent
grievement blesses Beaucoup d'autres furent
illegalement et brutalement arretes Apres
cesglorieux exploits, les gendarmes, maitresdu
terrain , attendirerit la sortie du general La
fayette, et , le sabre a la main, les injures a la
bouche , accompagnerent la voiture jusqu'a 1'ho-
tel ou nous devious passer la nuit Mais la se
bornerent leurs succes ; des jeunes gens places a
la porte leur interdirent 1'entree de cet asile ou
etaient venus se refugier beaucoup de ceux qui
avaient ete obliges de fuir de la rue de Grosne,
et le general Lafayette put recevoir en paix les
tendresetbonorables felicitations de cespaisibles
citoyens qui venaient d'avoir, aux yeux deTau-
torite , le tort de temoigner la satisfaction que
leur faisait gouter le retour d'uri liomme qui,
par le triompbe que venait de lui decerner une
nation libre, avait tant ajoute a 1'eclat du nom
franca is.
Cette indigne conduite de l'autorite et de ses
serviles instrumens nous affligea d'autant plus
vivement que, pen de jours. a vant, nous avions
622 LAFAYETTE
encore sous les yeux le tableau tie la libre expres
sion des sentimens et de 1'enthousiasme du peu-
ple amerieain , et que, malgre nous, nous nous
livrions a une comparaison qui etait loin d'etre
favorable a notre patrie. La presence du capi-
taine Morris et de quelques-uns de ses compa-
triotes qui 1'accompagnaient jusqu'a Paris , ajou-
tait encore a notre embarra,s et a notre affliction.
II nous semblait lire sur leurs visages severes
1'expression des sentimens que leur inspirait la
vue d'un peuple autrefois si energique dans son
amour delaliberte, aujourd'hui si timidement
soumis au despotisme des baionnettes. Des que je
trouvai Toccasion de les entretenir un instant ,je
m'empressai de leur dire qu'il fallait bien se
garder de confondre la prudence et la modera
tion avec une faiblesse qui, ici , n'ctait qu'appa-
rente. Que, dans cette circonstance, les citoyens
n'avaient pu suppo.ser que 1'autorite locale serait
assez inserisee pour s^opposer a 1'expression de
sentimens si inoffensifs pour elle, et si naturels,
et que , par consequent , personne n'avait du
songer a prcparer une resistance dont la neces-
site ne pouvait etre prevue. Quelques jeunes gens
qui nous entouraient, entendant cette conversa
tion, ajouterent avec chaleur : « Nous esperons
» que notre moderation ne sera point mal luter-
» pretee par ceux qui nous connaissent , et qn ils
» compvendrontque nous ne nous sommes airsi
EN AM£IUQUE, 623
» resigned a reculer devant quelques gendarmes
» que parce que nous avons voulu eviter a notre
» ami le general Lafayette le chagrin d'etre Foc-
)) casion d'un plus grand desordre... » Les offi-
ciers americains applaudirent au courage et a la
clelicatesse de ce sentiment, et com pri rent que
dans toute a litre circonstance le triomplie de la
police et de scs gendarmes, sur les citoyens de
Rouen, ne serait pas aussi facile.
Le lendemain matin, 8 octobre, la cour de
Fhotel etait remplie de jeunes gens a cheval,
destines a former une escorte au general jus-
qu'au premier relai de poste. Leur contenance,
et quelques paroles que j'entendis, me prouve-
rent qu'ils avaient encore sur le coeur la scene de
la veille, et qu'ils etaient bien resolus a ne pas
souflrir qu'eile se renouvelat impunement. Les
postes d'infanterie et de gendarmerie avaient etc
doubles pendant la nuit, comme si le jour de-
vait ramener de grands evenemens , mais Fauto-
rite s'en tint heureusement a ces ridicules de
monstrations , et le general Lafayette sortit pai-
siblement de la ville en recueillant sur son
passage de nombreux temoignages cle la bien-
veillance des citoyens. A Fextremite du faubourg
Fescorte fut encore augmentee par d'autres jeu
nes cavaliers qui Faccompagnerent jusqu'au pre
mier relai, oil ils prirent conge de lui, apres lui
avoir presente une couronne d' immortelles qui
§94 LAFAYETTE
frit deposee dans sa voiture sur 1'epee que lui
avaient donnee les milices de New-York.
Ce meme soir nous coucbames a Saint-Ger-
main-en-Laye , et le lendemain, g octobre , nous
arrivames a La Grange, ou , depuis trois jours, les
habitans des communes voisines s'occupaient des
preparatifs d'une fete pour la reception de ceiui
qu'ils attendaient depuis si long-temps avec im
patience.
A une certaine distance de Habitation, la
voiture s'arreta , le general en descendit et se
trouva tout a coup au milieu d'une foule dont
les transports et Fempressement auraient trompe
Fceil d'un etranger, en lui faisant croire que tous
etaient ses enfans. Jusqu'au soir la maison fut
remplie par la foule , qui avait peine a se separer
du general. Les citojens ne se retirerent qu'apres
1'avoir conduit, a la clarte des illuminations, et
au son de la musique, sous un arc de triomphe
portant une inscription ou ilslui avaient decerne
le titre d'ami da peuple. La , il recut de nou-
veau les expressions de la joie et du bonheur que
son retour causait a ses bons voisins.
Le lendemain le general fut occupe toute la
journee a recevoir les jeunes lilies qui lui appor-
terent des fleurs et luicbanterentdes couplets ;la
compagnie de la garde nationale de Court-Palais,
ainsi qu'une deputation de la ville de Rosay. Les
habitans de la commune, en offrant une eaisee
EN AMERIQUE.
tie (leurs a leup ami, lui dirent, par 1'organe de
M. Fricotelle , chef de la deputation.
« Lorsque nous avons appris qa'au itiepi'is
» d'une longue navigation, vous alliez braver,
» sous un ciel qui nous est inconuu, un climat
» que Ton nous disait etre dangereux , nos coeurs
» ont ete saisis d'effroi , et nous avons verse des
» larmes sur le depart d'un pere. Bientot nous
» avons recu la nouvelle de 1'accueil glorieux
» que vous fit ce bon peuple americain , si digue
» de la liberte que vous 1'avez aide a conquerir,
» et dans notre joie nos voeux se sont eleves pour
» lui et pour vous vers le ciel ; mais lorsque nous
» avons su qu'au milieu du triomphe de ces te-
» moignages d'attachement, d.es pressantes solli-
» citations des Americains pour vous retenir au
» milieu d'eux, vos pensees se tournaierit vers
» nous, vers notre patrie , alors notre admiration
» pour vos vertus s'est encore accrue; aujour-
)> d'liui notre reconnaissance est sans bornes. »
Apres cette harangue, tous se precipiterent
dans les bras du general ; ils n'en sortirent q\ie
pour se jeter dans ceux de George Lafayette ,
son ills.
Le dimanche suivant, les habitans cle Rosav
•/
et des environs oiFrirent au general une fete bril-
lante, dont une souscription , a laquelle tout 1(^
monde contribua , fit les frais. Les preparatifs,
qui avaientexige plusieurs jours de travail , etaient
H. 4°
626 LAFAYETTE
1'ouvrage d'une partie des citoyens qui n'a-
vaient voulu etre aides par aucune main salariee.
A cinq lieures du soir , plus de quatre mille
personnes , dont beaucoup venues de plusieurs
lieues , remplissaient les appartemens et les cours
du chateau de La Grange, pour saluer celui que
toutes les bouches appelaient Yami du peuple.
A sept heures , une troupe de jeunes filles, mar-
chant en tete de la population de Rozay , vint
presenter au general une corbeille de fleurs , en
chantant en choeur des couplets simples et tou-
chans. M. Vigne , au nom du canton, prononca
un discours plein de sendmeris genereux. « Nous
» vous revoyons enfin , » lui dit-il , « rajeuni par
» 1'air de la liberte que vous venez de respirer ,
)> et par la vue du bonheur du peuple puissant
)> et recon naissant que vous venez de contempler.
» Comme les Americains , que ne pouvons-nous
» vous peindre notre amour, notre admiration,
>j et le plaisir que nous avons a vous revoir ! Mais ,
» general , cet amour , ce plaisir et cette admi-
» ration , en troublant nos coeurs , nous forcent
» au silence. »
Le general lui repondit : « Le touchant accueil
» qui m'attendait ici au moment de mon arrivee,
» les nouveaux temoignages d'amitie dont vous
» me comblez aujourd'hui, completent la satisfac-
» tion que j't3prouve en me retrouvant au milieu
» de ma famiile , au milieu de vous, mes cher»
EN AMERIQUE. 627
» voisins et amis. Pendant que je parcourais les
)> libres et florissantes contrees des Etats-Unis ,
» il m'etait doux de penser que les accens de cet
» admirable et excellent peuple retentissaient
» jusqu'a vous , et que vous en jouiriez pour moi.
w Les ennemis de la cause populaire m'on tfa.it
w un reproche de ce que, dans les reunions ameri-
» caines, en leur exprimant nies sentimeus, je
» pensais aussi a vous. Us ont eu raison de le
» croire , et en effet, a la vue des miracles de
» prosperite publique et de felicite particuliere
» qui , dans ce vaste pays , ont etc le resulat de la
» liberte, de 1'egalite, del'ordre legal et national ,
» il m'eut ete difficile d'oublier les voeux de toute
» ma vie pour que mes compatriotes francais
» exercassent les memes droits et obtinssent le
» meme bonheur.
» Me voici maintenant rendu k cette retraite
» de La Grange, qui m'est cbere a tant de titres,
» et a ces occupations agricoles auxquelles vous
» savez que je suis si attache , et que pendant
M beaucoup d'annees j'ai partagees avec vous , mes
» chers voisins, et avec la plupart des amis qui
» m'entourent. Votre affection, bien reciproque
» de ma part, me les rend de plus en plus pre-
» cieuses. Recevez tons , je vous prie , mes remer-
» cimens pour la belle et touchante fete que vous
>> m'avez preparee, et qui remplit mon coeur de
» joie, de tendresse et de reconnaissance. »
LAFAYETTE EN AMERIQUE.
Apres cette reponse , qui fut accueillie avec
transport ? le general fut conduit en triomphe
stir la prairie , ou une tente elegante avait ete
dressees pour lui et sa famille. Des illuminations
disposee avec art, un feu d'artifice prepare par
Ruggieri , des danses animees, un grand nombre
de boutiques de toute espece, et une population
cle plus de six mille personnes , tout enfin con-
tribua a rappeler a Lafayette quelques-unes des
belles scenes de son triomphe americain , avec
d'autant plusde verite qu'il y retrouva unegrande
conformite dans les sentimens et dans leur ex
pression.
Les dansea durerent toute la nuit , les cris de
vive I1 ami du peuple! retentirent jusqu'au jour,
et le lendemain Lafayette, rentre au sein de sa
i'amille , jouissait du bonheur et du calme quo
donne seul le souvenir d'une vie bien remplie.
FIN DU SECOND ET DERNIER VOLUME,
TABLE DES CHAPITRES
CONTENUS
DANS GE VOLUME.
Pages.
CHAPITRE ier. — Fete des fermiers du Maryland. —
Deputation indienne presentee au general La
fayette. — Message du president des £tats-Unis.
— Honneurs extraordinaires rendus a Fhote de
la nation. — Recompense nationale ofFerte par
le congres i
CHAPITRE u. — Election du president. — Caractere
public da president. — Des ministres et des fonc-
tionnaires publics. — Du congres. — Grand diner
public du i". Janvier 36
CHAPITRE in. — Depart de Washington. — Sentimens
americains. — Lion de mer. — Famille de negres
libres. — Raleigh. — Fayetteville. — Caroline du
Nord 78
CHAPITRE iv. — Entree dans la Caroline du Sud. —
Route de Cherraw a Camden. — Monument eleve
au baron de Kalb. — Route de Camden a Char-
lestown. — Fete de Charlestown. — Le colonel
Huger. — Histoire , institutions et moeurs de la
Caroline du Sud g5
CHAPITRE v, • — Fort. Moultrie. — He d'Edisto. —
Alligators. — Savannah. — Monumens funebres.
— Augusta. — Etat de Ge'orgie 128
6U> TABLE DES CHAPITRES.
Pages.
CiuriTRE \i. — Depart de Milledgeville. — Macon.
Indian -Agency. — Rencontre d'Indiens pendant
Forage. — Hamly. — Tribu de Mac-Kintosh. —
Uchee-Creek. — Big- Warrior. — Capitaine Lewis.
— Line-Creek. — Mbntgommery. — Adieux de
Mac-Kintosh. — Cahawba. — Etat d'Alabama. —
Mobile 162
CIIAPITRE vii. — Depart de Mobile. — Golfe du
Mexique. — Passage de la Balize. — Debarque-
ment aux lignes de la Nouvelle-Orleans. — Entree
du general Lafayette dans la ville. — Fetes et
ceremonies publiques. — Bataille de la Nouvelle-
Orleans 196
CIIAPITRE vm. — Histoire et constitution de la Loui-
siane. — Baton-Rouge. — Natchez. — Etat du
Mississippi. — Navigation jusqu'a Saint - Louis.
— Reception du general Lafayette dans cette
ville. 236
CHAPIT^E ix. — Changemens survenus dans la na
vigation du Mississippi depuis 1'emploi de la va-
peur. — Arrivee a Kaskaskia. — Les Canadiens et
les Indiens. — Singuliere rencontre d'une jeune
Indienne elevee parmi les blancs et retournee a
la vie sauvage. — Ballade indienne. — Etat d'll-
linois. — Depart de Kaskaskia. — Separation du
general Lafayette et de la deputation de la Loui-
siane. ......;.... \. 286
CHAPITRE x. — Riviere de Cumberland. — Arrivee
a Nashville. — Milice du Tennessee. — Habita
tion du general Jackson. — Naufrage stir 1'Ohio.
— Louisville. — Route de Louisville a Cincinnati
par terre. — Etat de Kentucky. — Anecdote. . . 328
TABLE DKS CHAPITRES. f>3 1
Pages.
CHAPITRE xi. — Arrivee a Cincinnati. — Fetes offertes
par cette ville. — Les Suisses de Vevay. — Etat
d'Ohio. — La famille Yinton. — Route de Whee
ling a Union-Town. — Discours de M. Gal latin. —
New -Geneva. — Debarquement a Bradock-Field.
— Premier fait d'armes du general Washington.
-Pittsburg. 382
CHAPITRE xn. — Route de Pittsburg a Erie. — Yic-
toit e du commodore Perry. — Scene nocturne a
Freedonia. — Le chef indien a Buffalo. — Chutes
du Niagara. — Yisite au fort Niagara. — Aspect
de Lockport. — Navigation de Lockport a Ro
chester. — Aqueduc sur la riviere Genessee. —
Route par terre de Rochester a Syracuse. — Na
vigation de Syracuse a Schenectady, en passant
par Rome et Utica. — Grand canal 4?-$
CHAPITRE xin. — Retour a Boston. —Reception de
Lafayette par la legislation du Massachusetts. —
Celebration de 1'anniversaire de Bunker's-Hill. —
L'histoire de la. revolution familiere a tons les
Americains. — Depart de Boston 4^3
CHAPITRE xiv. — Rapide et courte visite dans Jes
etats de New-Hampshire, Maine et Vermont. • —
Retour a New-York. — Celebration de 1'anniver
saire de la declaration d'independance. — La
chaloupe americaine. — • Patriotisme et desinte-
ressement des marins de New-York 5oy
CHAPITRE xv. — Lettre de M. Keratry sur 1'anni
versaire de Bunker's-Hill. — Machine hydraulique
de Philadelphie. — German town. — Boite histo-
rique de M. Watson. — Champ de bataille de la
Brandywine. — Invocation du reverend Wil-
63'2 TABLE DES CHAP1TRES.
Pages t
Ham Latta. — Clerge de Lancastre. — Retour a
Baltimore eclaire par un incendie 54o
CHAPITRE xvi. — Retour a Washington. — Caractere
du nouveau president. — Visite a 1 'ex-president
devenu cultivateur et juge de paix. — Le gouver-
nement offre a Lafayette un bailment de 1'etat
pour retourner en France. — Presens offerts a
Bolivar par rintermediaire de Lafayette. — ]\ou-
vel hommage de la ville tie New-York. — Adieux
du president a 1'hote de la nation. — Depart de
Washington-City. — Passage a bord de la Bran
dy wine. — Traversee. — Temoignages d'attache-
ment et de regrets des marins de la Brandywine a
Lafayette. — Reception au Havre. — • Quelques
heures a Rouen. — Reception de Lafayette a La
Grange par les habitans de sa commune 576
FIN DE LA TABLE DU SECOND ET DERNIER VOLUME,
14 DAY USE
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