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Full text of "Lafayette en Amérique, en 1824 et 1825, ou Journal d'un voyage aux États-Unis;"

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THE  LIBRARY 

OF 

THE  UNIVERSITY 
OF  CALIFORNIA 


PRESENTED  BY 

PROF. CHARLES  A.  KOFOID  AND 
MRS.  PRUDENCE  W.  KOFOID 


LAFAYETTE 

EN  AMERIQUE, 

EN  482/1  ET  1825, 

ou 

JOURNAL  D'UN  VOYAGE 

AUX  ETATS-UNIS; 


PAR   A.    LEVASSEUR. . 


ORNE     DE     DOUZE     GEAVURES     ET      I>'tHE     CAKTE. 


TOME   SECOND. 


PARIS. 

A  LA   LIBRAIRIE  BAUDOUIN, 

RUE     DE     VAUGIRARD,     N°.     I']. 

1829. 


Li  33 
LAFAYETTE 


EN  AMERIQUE. 


CHAPITRE    I". 

FETE    UES    FERMIERS    DU    MARYLAND.    DEPUTATION     INDIENNE     PRE 
SENTEE    AU    GENERAL     LAFAYETTE.   MESSAGE    DU    PRESIDENT     DES 

ETATS-CSIS.  HONNEURS    EXTRAOHDINAIKES    BENDUS    A    L'n6TE    DE 

LA   NATION.  RECOMPENSE  NATIONALS    OFFERTE    PAR    LE    CONGRES. 

hi  N  arrivant  a  Washington  ,  nous  ailames  diner 
cliez  le  president ,  et ,  apres  vingt-quatre  heures 
de repos ,  nous  partimes  pour  Baltimore,  ou  nous 
etions  invites,  comme  rnembres  de  la  societe 
d'agriculture  ,  a  assister  a  Ja  fete  annuelle  des  fer- 
miers  du  Maryland.  Cette  fete  a  pour  but  de 
distribuer  des  recompenses  et  des  encouragemens 
a  tous  ceux  qui ,  dans  lecours  de  1'annee, ont  fait 
faire  des  progres  a  Fagriculture  ou  aux  arts  d'u- 
tilite  domestique.  Les  divers  produits  sont  sou- 
mis  ,  sans  nom  d'auteur  ,  a  1'examen  d'un  jury  , 


M317573 


2  LAFAYETTE 

sur  le  rapport  duquel  les  prix  sont  distribues  par 
la  societe  d'agriculture.  L'exposition  nous  parut 
riche  en  produits  de  tous  genres.  Un  grand  nom- 
bre  de  chevaux  ,  de  vaches  ,  de  moutons  remar- 
quables  par  la  beaute   de  leurs    formes  ,    nous 
prouverent  combien  les  fermiers  du  Maryland 
apportent  de  soins  au  perfectionnement  des  races. 
Des  modeles  d'instrumens  aratoires ;  des  tissus  de 
lin ,  de  chanvre ,  de  coton  ,  de  laine;  des  vins,  des 
grains ,  disposes  de  maniere  a  pouvoir  etre  exa 
mines  par  tout  le  monde  ,  attestaient  1'esprit  de 
recherches  et  de  perfectionnement  de  la  classe 
industrielle  de  ce  riche  etat.  Le  general  Harper 
ouvrit  la  seance  par  un  di scours  fort  instruct! f 
sur  les  progres  de  1'etat  actuel  de  Tagriculture 
dans  le  Maryland,  et  le  general  Lafayette  fut 
charge  de  distribuer  les  prix  a  ceux  qui  les  avaient 
merites.  Aprescette  distribution,  tous  les  fermiers 
furent  formes  sur  deux  rangs  par  M.  Skinner, 
secretaire  de  la  societe,  et  le  general  Lafayette 
passa  devant  eux  en  serrant  la  main  de  chacun. 
Apres  cette  ceremonie  on  se  mit  gaiement  a  table, 
ou  Ton  but  force  toasts  :  A  I'hote  de  la  nation; 
au  fermier  de  la  Grange ,  etc.  Le  general  repon- 
dit  a  tous  ces  hommages  en  portant  le  toast  sui- 
vant :  *A  la  sentence  de  liberte  americaine  trans- 
plantee  sur  d'autres  rivages.  Etouffee  jusqua 
present ,  mais  non  detruite  par  les  mauvaises 
herbes  europeennes , puisse-t-elle germer et  se- 


EN   AMfiRIQUE.  3 

lever  de  nouveau ,  plus  vigoureuse  ,  plus  pure, 
et  couvrir  Le  sol  des  deux  hemispheres  !  » 

Avant  de  quitter  Baltimore ,  nous  visitames 
plusieurs  fermes  cles  environs,  dans  chacune  des- 
quelles  Je  general  Lafayette  prit  avec  soin  des 
notes  sur  les  diverses  ameliorations  qui  lui  paru- 
rent  d'une  application  utile  pour  sa  ferme  de  la 
Grange.  II  admira  surtout  la  belle  chaudiere  a 
vapeur 1  du  president  de  la  societe  d'agriculture, 
a  1'aide  de  laquelle  on  peut  nourrir  plus  econo- 
miquement  et  plus  abondamment  de  nombreux 
troupeaux.  M.  Patterson  lui  offrit  un  jeune  tau- 
reau  et  deux  genisses  d'une  elegance  de  forme 
extremement  rare.  11s  sont  d'une  race  qui  a  etc 
creee  ,  flit-  on  ,  en  Angleterre ,  dans  le  comte  de 
Devonshire.  II  recut  aussi,  de  plusieurs  autres  cul- 
tivateurs,  des  dindons  sauvages  propres  a  relever 
la  race  des  dindons  d'Europe ;  des  cochoris  de 
taille  et  forme  extraordinaires ,  etc.,  etc.;  en{in , 
chacun  voulut  ofFrir  de  ses  produits  au  fermier  de 
la  Grange,  et  il  accepta  avec  d'autant  plus  de 
reconnaissance  ,  qu'il  voyait  dans  chacun  de  ces 
presens  un  moyen  de  plus  d'etre  un  jour  utile  a 
1'agriculture  francaise. 

A  notre  rentree  a  Washington,  noustrouvames 


1  Depuis  notre  retour  en  France ,  le  general  a  recu 
de  M.  Moris,  citoyen  de  Baltimore,  une  chaudiere 
semblable  et  1'a  raise  en  action  dans  sa  ferme. 


4  LAFAYETTE 

]a  ville  beaucoup  plus  animee  qu'avant  notre  de 
part.  Le  nombre  d'etrangers  et  de  citoyens  de  tou- 
tes  1  es  parties  de  1'Union ,  qui  s'y  ra ssembl ent  ordi- 
nairement  &  1'epoque  de  1'ouverture  du  congres,  j 
etaient  accourus  cette  fois  en  beaucoup  plus  grand 
nonibre  encore ,  attires  par  le  desir  de  s'j  trouver 
en  meme  temps  que  Fhote  de  la  nation  ,  et  pour  j 
etre  temoin  de  Installation  du  nouveau  presi 
dent  que  le  peuple  etait  appele  a  elire  cette  annee. 
Les  ambassadeurs  des  puissances  europeennes  , 
les  representans  des  riouveaux  etats  de  1'Ameri- 
que  du  Sud  etaient  venus  reprendre  leurs  postes 
qu'ils  avaient  quittes  pendant  la  belle  saison  ;  des 
deputations  indiennes  meme  etaient  venues  du 
fond  des  forets  les  plus  eloignees  pour  exposer 
au  gouvernement  americain  les  besoms  de  leurs 
freres.  Ces  deputations  vinrent  visiter  le  general 
Lafayette  le  lendemain  de  notre  retour.  Elles  lui 
iurent  presentees  par  le  major  Pitchlynn ,  leur 
interprete.  A  leur  tete  etaient  deux  chefs  que 
nous  avions  vus  s'asseoir  un  jour  a  la  table  de 
M.  Jefferson  ,  pendant  notre  sejour  a  Monticello. 
Je  les  reconnus  a  leurs  oreilles  decoupees  en  lon- 
gueslanieres,  garbles  delongues  lames  de  plomb. 
L'un  d'eux  ,  nomme  Mushalatubec ,  adressa  la 
parole  au  general  en  langue  indienne,  et  lui  dit : 

«  Tu  es  un  de  nos  p^res.  Tu  as  combattu  a  cote 
»  du  grand  Washington .  Nous  serrons  ta  main 
»  ici  comme  celle  d'un  ami  et  d'un  pere.  Nous 


EN   AMtfRIQUE.  5 

»  avons  toujours  marehe  dans  le  blanc  sentier 
»  de  la  paix  ,  et  c'est  ce  sentier  que  nous  avons 
)>  suivi  pour  venir  te  voir.  Nous  te  presentons 
»  des  mains  pures  qui  n'ont  jamais  etc  leintes  du 
»  sang  americain.  Nous  vivons  loin  d'ici  dans  une 
«  con  tree  ou  le  soleil  ardent  darde  perpendicu- 
»  lairement  ses  rayons  sur  nous.  Nous  avons  eu 
»  pour  voisins  les  Francais  ,  les  Espagnols  et  les 
»  Anglais ;  mais  maintenant  nos  seuls  voisins  sont 
»  les  Americains,  au  milieu  desquels  nous  vivons 
»  comme  amis  et  comme  freres.  » 

Alors  Pushamata  ,  le  premier  de  leurs  chefs , 
prit  la  parole  a  son  tour,  et  s'exprima  en  ces 
termes  : 

«  II  y  a  pres  de  cinquante  neiges  que  tu  as  tire 
»  le  glaive  comme  compagrion  de  Washington : 
»  avec  lui  tu  as  combattu  les  ennemis  de  1'Ame- 
»  rique.  En  melant  genereusement  ton  sang  au 
»  sang  de  tes  ennemis ,  tu  as  proave  ton  devoue- 
»  ment  a  la  cause  que  tu  defendais.  Apres  avoir 
»  termine  cette  guerre,  tu  es  retourne  dans  ta 
»  patrie  ,  et  maintenant  tu  viens  revisiter  cette 
»  terre  ou  tu  es  honore  et  beni  par  la  reconnais- 
»  sance  d'un  peuple  nombreux  et  puissant.  Tu 
»  vois  partout  les  enfans  de  ceux  dont  tu  as  de- 
»  fendu  la  liberte  se  presser  autour  de  toi  et  ser- 
»  rer  tes  mains  avec  une  filiale  affection.  Nous 
»  avons  entendu  raconter  toutes  ces  choses  dans 
»  le  fond  de  nos  retraites  les  plus  eloignees,  et 


6  LAFAYETTE 

»  nos  coeurs  ont  ete  devoirs  par  le  desir  de  te 
»  voir.  Nous  sommes  venus ,  nous  avons  pressed 
»  ta  main  et  nous  sommes  satisfaits.  C'est  la  pre- 
»  miere  fois  que  nous  te  voyons  et  probablement 
»  Ja  derniere.  Nous  ne  nous  rencontrerons  plus. 

»  La  terre  nous  separera  pour  toujours )> 

En  prononcant  ces  dernieres  paroles  ,  ie  vieil 
Indieri  avail  dans  le  maintien  et  dans  la  voix 
quelque  chose  de  solennel.  II  semblait  agite  par 
de  tristes  pressentimens.  Nous  apprimes  sa  mort 
peu  de  jours  apres;  elle  cut  lieu  avant  qu'il  put 
se  remettre  en  route  pour  retourner  au  milieu 
des  siens.  Sentant  sa  fin  venir  ,  il  fit  appeler  ses 
compagnons  de  voyage ,  les  pria  de  le  lever  et  de 
le  parer  de  ses  plus  beaux  ornemens ,  et  demanda 
qu'on  lui  apportat  ses  armes ,  afin  que  sa  mort 
fut  celle  d'un  liomme.  II  temoigna  le  desir  qu'a 
son  enterrement  les  Americains  lui  rendissent 
les  devoirs  militaires  ,  et  qu'on  tiratle  canon  sur 
sa  tombe.  On  lui  en  fit  la  promesse  :  alors  il.  se 
remit  a  causer  avec  ses  amis,  et  expira  doucement 
au  milieu  de  la  conversation.  Il  etait  tres-vieux 
et  appartenait  a  la  tribu  des  Gboctaws ,  ainsi 
qu'une  partie  de  ceux  qui  vinrent  visiter  le  ge 
neral.  Les  autres  etaient  de  la  tribu  des  Chic- 
kasaws. 

Le  general  avait  trouve  en  rentrant  a  Washing 
ton  des  messages  de  tous  les  etats  du  Sud  et  de 
TOuest ,  par  lesquels  on  lui  exprimait  le  desir  et 


EN    AMERIQUE.  7 

1'espoir  qu'avait  le  people  de  ces  parties  de  1'Union 
de  recevoir  sa  visile.  Les  represeritans  de  ces  di 
vers  etats  ,  qui  etaient  arrives  pour  sieger  au  con- 
gres,  venaientle  voir  chaque  jour,  et  lui  parlaient 
avec  enthousiasme  des  preparatifs  que  faisaient 
deja  leurs  concitoyens  pour  recevoir  dignement 
Vhote  de  la  nation.  II  sentit  bien  qu'il  lui  serai t 
difficile ,  pour  ne  pas  dire  impossible  ,  de  se  refu 
ser  a  des  vceux  exprimes  d'une  maniere  si  tou- 
chante  et  si  honorable  pour  lui.  II  prit  done  le 
parti  de  se  rendre  a  toutes  ces  invitations  ;  ma  is 
il  fut  decide  que  vu  1'epoque  trop  avancee  de  la 
saison  ,  il  ne  recommencerait  son  voyage  qu'a  la 
fin  de  1'hiver  dont  il  consacrerait  une  partie  au 
repos  a  Washington  ,  ou  il  pourra.it  suivre  les 
debats  du  congres.  Mais  comme  ces  debats  ne 
devaient  s'ouvrir  que  dans  quelques  jours  ,  il  re- 
solut  de  profiler  du  temps  qui  lui  restait  pour 
aller  visiter  tous  les  membres  de  la  famille  du 
general  Washington  qui  se  trouvaient  dans  les 
environs  de  la  capitale.  Nous  allames  d'abord  chez 
une  de  ses  nieces,  madame  Lewis,  qui  reside  a 
Woodlawn.  Cette  dame  fut  elevee  kMontvernon 
avec  M.  George  Lafayette  ,  et  le  temps  n'a  point 
detruitl'amitiefraternellequi  s'etait  etablie  entre 
elie  et  lui.  Elle  nous  accueillit  avec  une  grande 
tendresse,  ainsi  que  sonmari  etsa  famille.  Nous 
restames  quatre  jours  a  Woodlawn ,  entoures  des 
soinsles  plus  toucLans,  et  nous  en  par  times  char- 


8  LAFAYETTE 

ges  de  petits  presens  qui  pour  nous  etaient  d'un 
grand  prix  ,  car  ils  se  composaient  presque  tous 
d'objets  qui  avaient  appartenu  au  heros  de  la 
liberte,  a  Timmortel  Washington.  CommeWood- 
\  lawn  n'est  qu'une  division  de  1'ancienne  propriete 
*^e  Montvernon  ,  nous  n'eumes  qu'une  promenade 
afairepourallerdemanderadineraujugeBushrod 
Washington.  Nous  revinmes  ensuite  a  Arlington, 
residence  de  M.  Custis ,  dont  j'ai  deja  eu  occasion 
de  parler.  Sa  maiscn  ,  hatie  sur  les  plans  reduits 
du  temple  de  Thesee,   est  elevee  sur   un    des 
plus  beaux  sites  que  Ton   puisse  imaginer.  Du 
portique  1'c^il  peut  embrasser  a  la  fois  le  cours 
majestueux  du  Potomac,  le  mouvernent  com 
mercial   de  Georgetown  ,  la  ville  naissante  de 
Washington,  et  au  loin  le  vaste  horizon  au-dessous 
duquel  sont  les  plaines  fertiles  du  Maryland.  Si 
M.  Custis ,  au  lieu  du  grand  n ombre  d'esclaves 
indolens  qui  devorent  ses  produits  et  laissent  ses 
cbemins  en  mauvais  etat ,  em  ploy  ait  settlement 
une  douzaine  d'ouvriers libres  bien  payes,je  suis 
sur  qu'il  ne  tarderait  pas  a  tripler  ses  revenus  et 
k  avoir  une  des  plus  delicieuses  proprietes  ,  non- 
seulement  du  district  de  Colombie  ,  mais  encore 
de  toute  la  Virginie. 

Pendant  que  le  general  Lafayette  visitait  ses 
amis,  le  congres  venait  d'ouvrir  sa  session,  le  6  de- 
cembre ,  selon  1'usage.  Le  7 ,  a  midi ,  les  cham- 
bres  avaient  recu  le  message  du  president,  et ,  a 


EN  AMERIQUE.  9 

notre  re  tour  a  Washington,  le  8 ,  nous  pumes  lire 
cette  piece  politique ,  toujours  si  remarquable  aux 
Etats-Unis,  mais  encore  plus  interessante  cette 
annee,  parce  qifelle  etait  le  dernier  grand  actede 
1'administration  d'unhonnetehomme,  et  que  son 
influence  sauva  peut-etre  les  republiques  de  1'A- 
merique  du  Sud ,  je  ne  dis  pas   des  intrigues, 
mais  au  moins  des  attaques  de  FEurope.  J'engage 
ceux  qui  veulent  apprendre  comment,  dans  un 
gouvernement  legitime  ,  le  chef  de  1'etat,  libre- 
ment  elu  par  le  peuple,  rend  compte  a  ses  ad- 
ministre's  de  la  mission  sacree  qu'ils  lui  ont  con- 
fiee,  a  lire  le  message  de  M.  Monroe,  du  6  de- 
cembre  1824.  Us  y  verront  avec  quelle  candeur 
ce  sage  magistral  donrie  au  congres  le   detail 
de  tous  les  actes   de  son  administration;   avec 
quelle  simplicite  il  parle  de  ses  traites  avec  tous 
les  rois  del'Europe;  avec  quelle  franchise  il  ex 
pose    les   besoins  ,   les  ressources  ,  la    situation 
enfin  de  1'etat;  mais  aussi   avec  quel  courage, 
quelle  dignite ,  il  declare  au  monde  entier  que  la 
republique,  fidele  a  ses  engagemeus ,  regardera 
comme  une  offense  personnelle  toutes  les  atta 
ques  dirigees  contre  ses  allies,  et  repoussera  tou 
jours  de  tout  son  pouvoir  1'injuste  principe  d'in- 
tervention  etrangere  dans  les  affaires  d'une  nation  I 
On  me  saura  peut-etre  gre  de  rapporter  ici  la 
partie  du  message,  relative  aux  republiques  de 
I'Amerique  du  Sud. 


io  LAFAYETTE 

Voici  comment  s'exprime  M.  Monroe : 
«  A  1'egard  de  la  lutte  dans  laquelle  nos  voi- 
»  sins  sont  mainteuant  engages ,  il  est  evident 
»  que  le  pouvoir  de  1'Espagne  ne  s'y  fait,  pour 
»  ainsi  dire,  plus  sentir.  Ces  nouveaux  Etats  ont 
M  complete  Foeuvre  de  leur  independance  recon- 
»  nue  par  les  Etats-Unis,  et  maintenue  sans  trop 
»  d'opposition  etrangere.  Les  troubles  qui  se  sont 
»  manifestos  sur  quelques  points  de  ces  vastes 
»  etats  provenaient  de  causes  interieures  qui 
»  prenaient  leur  source  dans  le  caractere  de  leurs 
»  premiers  gouvernemens ,  et  qui  ne  sont  point 
»  encore  entierement  detruites.  Mais  il  est  mani- 
»  feste  que  ces  causes*  s'affaiblissent  chaque  jour, 
»  et  que  ces  nouvelles  republiques  seront  bientot 
»)  consolidees  par  des  gouvernemens  electifs  et 
»  representatifs ,  dans  toutes  leurs  parties,  sem- 
»  blables  au  notre.  Nous  faisons  des  vceux  ardens 
»  pour  que  ces  republiques  condiment  a  niar- 
»  cher  dans  cette  voie,  parce  que  nous  avons 
»  1'intime  conviction  qu'elle  doit  les  conduire  au 
»  bonheur ;  mais,  malgre  nos  voeux  ,  nous  n'a- 
»  vons  pas  cru  devoir  leur  offrir  notre  interven- 
»  tion,  car  nous  pensons  que  chaque  peuple  a 
»  seul  le  droit  de  se  donner  le  gouvernement  qu'il 
»  croit  convenir  le  mieux  a  ses  interets.  Elles  ont 
»  d'ailleurs  notre  exemple  sous  les  jeux  ,  et  elles 
»  seules  sont  juges  competens  de  nos  efforts ,  de 
»  nos  succes,  et  de  ce  qui  peut  le  mieux  s  appro- 


EN   AMERIQUE,  i  I 

»  prier  a  leurs  besoins ;  nous  les  laissons  a  leurs 
»  prop  res  inspirations  avec  1'espoir  que  les  autres 
»  puissances  suivront  la  meme  politique  que 
»  nous.  Nous  avons  fait  connaitre  au  mohde  en- 
»  tier  le  profond  interet  que  nous  prenions  a 
»  1'independance  de  ces  nouveaux  etats,  1'em- 
»  pressement  avec  lequel  nous  avons  reconnu 
»  cette  independance,  et  surtout  notre  desir  qu'ils 
»  fussent  libres  dans  le  choix  de  leur  gouverne- 
»  ment.  Separes,  comme  nous  le  sommes,de 
)>  1'Europe ,  par  le  vaste  ocean ,  nous  ne  pouvons 
»  avoir  aucun  interet  dans  les  guerres  qui  sur- 
»  viennent  entre  les  gouvernemens  europeens, 
»  ni  dans  les  causes  qui  les  produisent.  Que  la 
»  balance  du  pouvoir,  dans  ses  continuelles  os- 
»  cillations,  penche  en  faveur  de  1'un  ou  de 
»  1'autre ,  peu  nous  importe  :  il  nous  suffit  de 
»  conserver  avec  les  uns  et  les  autres  des  relations 
»  amicales  qui  garantissent  leurs  interets  et  les 
»  notres.  Mais  a  1'egard  de  rios  voisins  du  Sud, 
»  notre  situation  est  differente.  Nous  ne  pouvons 
»  soufFrir  que  les  cabinets  europeens  intervien- 
»  nent  dans  leur,s  affaires ,  specialement  dans 
»  celles  qui  regardent  le  choix  de  leur  gouverne- 
»  ment ,  et  nous  serions  obliges  de  regarder 
»  comme  une  agression  qui  nous  serait  person- 
»  rielle,  toute  intervention  de  cette  nature.  Tl  est 
»  satisfaisant  de  savoir  que  quelques-unes  des 
)>  puissances  avec  lesquelles  nous  sommes  en  re- 


12  LAFAYETTE 

»  lations  d'amities  ,  et  auxquelles  nous  avons 
»  expliqoe  nos  intentions  a  ce  sujet,ont  paru 
»  disposees  a  les  approuver1.  » 

Le  president  rendit  aussi  compte  des  motifs 
de  la  visite  du  general  Lafayette  aux  Etats-Unis, 
et  des  circonstances  qui  I'avaient  accompagnee. 

«  Conformement  a  une  resolution  du  congres, 
»  prise  pendant  la  derniere  session ,  »  dit-il,  «  le 
»  general  Lafayette  avait  ete  invite  k  visiter  les 
)>  Etats-Unis  ,  et  avait  recu  1'avis  qu'un  bati- 
»  nient  de  1'etat  se  rendrait  dans  le  port  francais 
)>  qu'il  voudrait  bien  designer,  pour  le  conduire 
»  sur  tel  point  de  1'Amerique  ou  il  iugerait  con- 
»  venable  d'aborder.  Sa  modestie  le  porta  a  re- 
»  fuser  cette  ofTre;  mais  il  rt3pondit  que  des  long- 
»  temps  il  avail  le  projet  de  visiter  1'Union,  et 
»  que  certainement  il  1'executerait  dans  le  cou- 
»  rant  de  Fannee.  En  aout  dernier  il  arriva  a 
»  New-York  ,  ou  il  fut  recu  avec  les  temoignages 
»  d'afFection  et  de  reconnaissance  auxquels  1'im- 
»  portance  de  ses  services  et  les  sacrifices  qu'il  a 
»  faits  pour  nous  Jui  donnent  tant  de  titres.  Un 
»  sentiment  unanime  a  son  egard  s'est  manifeste 

1  M.  Canning  avait-il  oublie  cette  partie  du  message  clu 
president  des  Etats-Unis,  ou  pensait-il  qu'elle  etait 
ignoree  de  TEurope  lorsqu'il  se  vanta  ,  deux  ans  plus 
tard,  d'avoir  place  au  rang  des  nations  les  republiques 
de  PAmerique  du  Sud  eo  reconnaissant  le  premier  leur 
independance  ? 


EN    AMERIQUE.  l3 

»  sur  tous  les  points  cle  1'Amerique,  et  de  tous 
»  les  Etats  il  a  recu  des  invitations  de  vouloir 
»  bien  les  visiter.  Partout  ou  il  s'est  montre ,  la 
»  population  des  environs  s'est  reunie  pour  le 
)>  recevoir  et  1'honorer.  Partout  il  eveille  le  plus 
»  vif  interet  en  appelant  les  regards  sur  les  heros 
)>  survivans  de  notre  revolution  ,  qui  en  out  par- 
»  tage  avec  lui  les  travaux  et  les  dangers  ,  et  que 
»  le  temps  a  epargnes  jusqu'a  present.  Sans  doute 
»  un  spectacle  plus  digne  d'interet  ne  pourra  ja- 
»  mais  etre  montre  aux  hommes ,  car  il  serait 
»  impossible  qu'un  concours  pareil  de  sentimens 
»  et  de  circonstances  aussi  remarquables  se  re- 
»  produisit.  II  etait  bien  naturel  d'attendre  ce 
>i  sentiment  de  ceux  qui  ont  combattu  avec  lui  et 
»  pour  la  meme  cause ;  mais  sa  presence  a  emu 
»  toutes  les  classes  de  citoyens,  meme  celles  des 
»  plus  jeunes.  En  effet  ,  est-il  un  individu 
»  dans  1'Union  dont  la  famille  ii'ait  pris  part  a 
»  la  guerre  de  1'independance?  Est-il  un  enfant 
»  qui  n'en  ait  entendu  lerecit?  Toute  la  ration, 
»  depuis  quarante  ans,  n'en  apprecie-t-e!le  pas 
»  chaque  jour  le  resultat  ?  Nous  combattimes 
»  pour  notre  liberte  publique  et  individuelle,  et 
»  nos  efforts  furent  courormes  da  succes.  La  pre- 
»  sence  de  celui  qui ,  guide  par  de  si  nobles  inspi- 
»  rations,  prit  une  part  si  active  a  notre  cause, 
»  ne  pouvait  manquer  de  produire  une  impres- 
»  sion  profonde  sur  les  individus  de  tout  age.  II 


i4  LAFAYETTE 

»  etait  naturel  que  nous  prissions  a  son  futtir 
»  bien-etre,  comnie  nous  le  faisoHS,  le  plus  vif 
M  interet.  Ses  droits  a  notre  reconnaissance  sont 
»  connus. 

»  D'apres  ces  motifs,  j'invite  le  congres  a 
»  prendre  en  consideration  les  services  qu'il  a 
»  rendus,  les  sacrifices  qu'il  a  fails,  les  pertes 
»  qu'il  a  eprouvees,  et  a  voter  en  sa  faveur  une 
»  dotation  qui  reponde  dignement  au  caractere 
»  et  a  la  grandeur  du  peuple  americain.  » 

Apres  la  lecture  de  ce  message  ,  les  chambres, 
selon  f usage,  nommerent  immedialemfent  des 
commissions  pour  s'occuper  du  travail  relatif  a 
cliacun  des  articles  du  message.  Celle  qui  fut 
chargee  de  ce  qui  se  rapportait  au  general  recut 
1'invitation  de  presenter  ses  conclusions  dans  le 
plus  bref  delai. 

Mais  deja  d'autres  commissions  avaient  ete 
nominees  pour  s'occuper  de  la  reception  solen- 
nelle  du  general  dans  le  sein  du  congres;  et ,  le 
8  decembre ,  ces  commissions  s'etant  reunies , 
M.  Barbour  faisait  connaitre  ,  a  la  cbambre  des 
representans ,  le  resultat  de  leur  opinion.  Elles 
etaient  d'avis  que ,  pour  prevenir  les  difficultes 
qui  pourraient  s'elever  sur  ie  ceremonial  a  sui- 
vre,  chaque  cbambre  soccupat  separement  de  la 
reception  de  1'hote  de  la  nation.  Le  senat  deli- 
bera  ensuite  sur  la  maniere  dont  le  general  La 
fayette  serait  recu  dans  son  sein,  et  la  commis- 


EN   AMERIQUE.  16 

sion  fut  autorisee,  pour  toute  la  session,  a 
coritinuer  d'etre  1'intermediaire  entre  le  senat 
et  lui. 

Le  9,  M.  Mitchell,  au  nom  des  memes  com 
missions,  proposa  a  la  chambre  des  representans 
les  resolutions  suivantes,  qui  furent  adoptees  a 
1'unanimite : 

«  Le  general  Lafayette  sera  publiquement  fe- 
»  licite  par  la  chambre,  de  ce  qu'il  a  accede  aux 
»  desirs  du  congres  qui  1'appelait  aux  Etats- 
)>  Unis ;  assurance  lui  sera  donnee  de  la  grati- 
»  tude  et  du  profond  respect  que  la  chambre 
»  conserve  pour  les  eminens  services  qu'il  a  ren- 
»  dus  pendant  la  revolution  ,  et  du  plaisir  qu'elle 
»  eprouve  a  le  revoir,  apres  une  aussi  longue  ab- 
»  sence,  sur  le  theatre  de  ses  exploits. 

»  A  cet  effet ,  le  general  Lafayette  sera  invite 
»  par  une  commission  a  se  rendre  dans  le  sein 
»  de  la  chambre ,  vendredi  prochain,  a  une  heure. 
)>  II  sera  introduit  par  la  commission ,  recu  par 
»  les  membres  debout  et  decouverts,  et  haran- 
»  gue  par  1'orateur.  » 

Des  que  ces  resolutions  de  la  commission  fu 
rent  connues  dans  le  public,  les  milices  voulurent 
prendre  les  arrnes  pour  donner,  a  1'entree  de 
1'hote  de  la  nation  au  congres,  tout.  Feclat  de  la 
pompemilitaire;  maisle general  Lafayette,  ayant 
eu  connaissance  de  leur  intention  ,  s'empressa 
de  leur  offrir  ses  remercimens,  en  leur  faisant 


iG  LAFAYETTE 

dire  «qu'il  ne  croyait  pas  qu'il  convint  a  la  cir- 
»  Constance  qu'il   fut   entoure  de  Fappareil  des 
»  armes. »  Les  milices ,   toujours  empressees  de 
faire  ce  qui  pouvait  lui  etre  ie  plus  agreable ,  re- 
noncerent  aussitot  a  leur  projet ,  et,  a  midi  et 
demi ,  nous  montames  en  voiture ,  avec  la  com 
mission  du  senat ,  pour  nous  rendre  au  Capitole, 
A  une  heure  precise  les  portes  du  senat  s'ouvri- 
rent ,  et  le  general   Lafayette   fut  introduit  au 
sein  de  1'assemblee  par  M.  Barbour,  president 
de  la  commission.    En  arrivant  au  centre  de  la 
salle,  M.  Barbour  dit  a  haute  voix  :  a  Nous  pre- 
»  sentons  le  general  Lafayette  au  senat  des 
»  Etats-Unis.v   Les  senateurs,  debout  et  de- 
couverts ,  recurent   cette   annonce  dans  le  plus 
profond  silence.  La  commission  conduisit  ensuite 
le  general  a  un  siege  place  a  la  droite  du  presi 
dent  du   senat ,  M.  Gaillard.   Immediatement 
apres ,  la  motion  fut  faite  de  suspendre  la  seance 
pour  que  chaque  senateur  put  individuellement 
venir  temoigner  sa  deference  au  general.  Cette 
motion  ayant  passe  7  les  senateurs  quitterent  suc- 
cessivement   leurs  sieges   et  vinrent  lui  presser 
aftectueusement  la  main.  La  seance  fut  ensuite 
levee. 

Le  lendemain ,  le  general  fut  de  nouveau  con 
duit  au  Gapitole  par  une  deputation  de  vingt- 
quatre  membres  de  la  chambre  des  representans. 
Le  cortege  se  composait  de  douze  voitures ,  mais 


EN    AMfiRIQUK.  »7 

sans  escorte,  sans  pompe,  sans  decorations.  No 
tre  marche  a  tr avers  la  ville  fut  lente  et  silen- 
cieuse.  A  la  vuc  cle  la  premiere  voilure ,  qui  por- 
tait  le    general ,   les   citoyens    s'arretaient ,    so 
decouvraient ,  mais  ne  iaisaient  entendre  auciine 
acclamation.  Ce  silence,  cette  simplicite  avaient 
quelque  chose  de  solennel.  En  attendant  que  la 
seance  fut  commencee,  on  nous  conduisit  dans 
la  salie  des  conferences.  Des  le  matin  les  gal  cries 
publiques  etaient  remplies  par  la  foule.  Les  tri 
bunes  etaient  occupees  par  la  diplomatic  etran- 
gere  et  par  les  personnes  les  plus  distinguees  de 
la  ville.  La  partie  de  la   salle  que  n'occupaient 
point  les  representans    avait    ete  livree  ,  pour 
cette  fois  seulement ,  et  a  cause  de  la  trop  grande 
affluence  de  spectateurs,  aux  dames  invitees  a  la 
seance. 

Lorsque  les  representans  eurent  pris  place, 
M.  Condict  monta  a  la  tribune  et  proposa  que 
le  senat  fut  invite  a  la  seance;  un  autre  membre, 
M.  Poinsett  ,reponditque  cette  chambre  n'etant 
point  dans  1'exercice  actuel  de  ses  ibnctious , 
cette  invitation  n'etait  peut-etre  pas  necessaire; 
mais  la  motion  passa  a  une  grande  majorite.  Lo 
president,  ou  plutot  Torateur,  car  c'est  ainsi 
qu'on  nomme  celui  qui  dirige  et  resume  les  de- 
bats  de  la  chambre,  invita  afors  les  membres 
qui  siegeaient  au  cote  droit  a  passer  au  cote 
gauche  pour  ceder  leurs  places  aux  senateurs. 
ir.  2' 


,8  LAFAYETTE 

Les  portcs  lurent  ouvertes  et  le  senat  vint  pren- 
dre  place.  Quelques  instans  apres  ,  deux  membres 
de  la  cliambre  vinrent  appeler  M.  George  La 
fayette  et  M.  Levasseur  ,  et  on  nous  conduisit 
tous  deux  ausein  de  1'assemblee ,  ou  on  nous  fit 
prendre  place  au  bane  des  ministres.  Alors,  a 
un  signal  donne ,  les  portes  s'ouvrirent,  et  le 
general  Lafayette  parut  entre  M.  Mitchell  et 
M.  Livingston,  suivi  de  toute  la  commission  qui 
3'avait  ete  chercher.  A  cette  vue,  toute  1'assem 
blee  se  leva  ,  se  decouvrit  et  demeura  silencieuse. 
Lorsque  le  general  fut  parvenu  au  centre  de 
la  salle ,  1'orateur ,  M.  Clay,  prit  la  parole,  et 
lui  dit  : 

«  La  cbambre  des  representans  des  Etats- 
»  Unis  ,  animee  de  ses  propres  sentimens  et  in- 
»  terprete  de  ceux  de  la  nation  ,  ne  pouvait  m'ini- 
»  poser  un  devoir  plus  satisfaisant  a  remplir  que 
)>  celui  de  vous presenter  de  cordiales  felicitations 
»  sur  votre  recente  arrivee  dans  ce  pays.  Je  me 
»  conforme  aux  desirs  du  congres ,  en  vous  don- 
«  nant  1'assui^ance  de  la  haute  satisfaction  qu'in- 
»  spire  votre  presence  sur  le  premier  theatre  de 
»  votre  gloire.  II  ne  se  trouve,  parmi  les  membres 
»  qui  composerit  ce  corps ,  que  pen  d'hommes  qui 
»  aient  pris  part  avec  vous  a  la  guerre  de  notre 
»  revolution ;  mais  tous  ont  appris  ,  de  1'impar- 
»  tiale  histoireou  par  de  fideles  traditions,  quels 
»  ont  ete  les  perils,  les  souffrances  ,  les  sacrifices 


EN    AMERIQUE.  *9 

»  auxquels  vous  vous  etes  volontairemept soumis , 
»  et  les  services  signales  que  vous  avez  rendus  en 
»  Anierique  et  en  Europe  a  un  peuple  eloigne  , 
»  presque  inconnu  ,  et   encore  clans    1'enfanee. 
))  Tous    sentent  et  recoanaissent  I'^tendue  des 
:>  obligations  que  vous  avez  irnposees  a  la  nation. 
»  Mais   tout   intercssantes  et   importantes    que 
»  soient  les  relations  qui  vous  out ,  dans  tous  les 
»  temps,  uni  &  novS  etats  ,  elles  ne  motivent  pas 
»  seules  le  respect  et  1'admiration  de  cette  chain- 
»  bre.  La  constaiite  fermete  cle  votre  caractere , 
»  votre  imperturbable  devourment  a  la  liberte 
»  fonclee  sqr  Fordre  legal,  pendant  toutes  les  vi- 
»  cissitudes  d'une  vie  longue  et  perilleuse  ,  ont 
»  droit  a  jqotre  profonde  admiration.   Pendant 
»  les  convulsions  recentes  qui  ont  agite  1'Europe, 
»  au  milieu  comme  apres  la  cessation  des  orages 
»  politiques,  le    peuple  des  Etats-Unis  vous   a 
w  toujours  vu  fidele  k   vos  principes ,  debout  et 
»  la  tete  levee  dans  tous  les  clangers,  encoura- 
»  geant,  de  cette  voix  qui  lui  est  si  connue,  les 
»  amis  de  la  liberte  ,  et  constant  et  intrepide  cle- 
»  fenseur ,  pret  encore  k  verser  pour  elle  la  der- 
»  niere  goutte  d'un  sang  que  vous  aviez  deja  si 
»  noblement  et  si   genereusenient   repandu  ici 
»  pour  la  meme  sainte  cause. 

»  Souventon  a  forme  le  vain  desir  que  la  Pro- 
»  vidence  permit  au  patriote  de  visiter  son  pays 
»  apres  sa  mort,  et  d'y  contempler  les  change- 


20  LAFAYETTE 

»  mciis  auxquels  le  temps  a  don  tie  naissance.  Le 
»  pa  trio  te  americain  des  temps  passes  verrait 
»  aujourd'hui  des  fbrets  cultivees ,  des  villes  Ibn- 
»  dees,  des  montagnes  aplanies,  des  canaux 
)>  ouverts ,  de  grandes  routes  etablies  ,  de  grands 
»  progres  faits  dans  les  arts,  dans  les  sciences, 
»  dans  1'accroissement  de  la  population. 

»  General ,  votre  visite  actuelle  ofFre  I'heureux 
»  accomplissement  de  ce  voeu.  Vous  etes  ici  au 
»  milieu  de  la  posterite.  Partout  vous  avez  du 
»  etre  frappe  du  changement  physique  et  moral 
»  qui  s'est  opere  depuis  que  vous  nous  avez 
»  quittes ;  cette  cite  elle-meme,  qui  porte  un 
»  nom  qui  vous  est  cher  coranie  a  nous,  s'est 
»  recemment  elevee  du  sein  de  la  foret  qui  cou- 
»  vrait  son  territoire.  Mais  il  est  un  point  sur 
»  lequel  vous  ne  trouvez  aucun  cliangement. 
»  G'est  le  sentiment  de  notre  constant  clevoue- 
»  ment  a  la  liberte  ,  de  notre  vive  et  profbnde 
)>  reconnaissance  pour  1'ami  que  vous  avez  perdu , 
»  le  pere  de  la  patrie,  pour  vous,  general,  et 
»  pour  vos  illustres  compagnons  sur  le  theatre 
»  de  la  guerre  et  dans  les  conseils,  ainsi  que 
»  pour  les  nombreux  bienfaits  dont  nous  jouis- 
»  sons,  et  pour  le  droit  meme  que  j'exerce  dans 
»  ce  moment  en  m'adressant  a  vous.  Ce  senti- 
»  ment ,  si  cher  aujourd'hui  a  plus  de  dix  millions 
»  d'hommes,  sera  transmis,  sans  etre  afFaibli ,  a 
«  la  posterite  la  plus  reculee,  en  arrivant  d'age 


EN   AMERIQUE.  21 

»  en  age  aux  generations  innombrables  qui  son t 
»   destines  a  peupler  ce  continent.  » 

La  profonde  emotion  qui  s etait  emparee  de 
1'orateur ,  et  qui  1'avait  visiblement  agite  pen 
dant  son  discours  ,  passa  rapidement  dans  tous 
les  co3iirs  des  auditeurs ,  et  chacun  attendait  avec 
une  bienveillante  anxiete  la  reponse  qu'il  presu- 
mait  avoir  ete  ecrite  par  le  general  pour  une 
circonstanee  si  solennelle.  Mais  combien  ne  fut 
on  pas  agreablement  surpris  lorsqu'on  le  vit  s'a- 
vancer  de  quelques  pas  vers  1'orateur  ,  promener 
sur  1'assemblee  des  regards  d'atteridrissement  et 
de  reconnaissance ,  et  qu'apres  quelques  instans 
de  recueillement  sa  voix  sonore  fit  distill  element 
entendre  jusque  dans  les  galeries  les  plus  re- 
culees  1'improvisation  suivante  : 

«  Monsieur  le  president  et  messieurs  de  la 
»  chambre  des  representans.  Lorsque  le  peuple 
»  des  Etats-Unis  et  ses honorables  representans  au 
»  corigres, ont  dajgne  choisir ,  en  ma  personne,  uri 
»  veteran  americain  pour  donner  im  teinoignage 
»  deleur  estime  pour  nos  travaux  reunis,  et  de  leur 
»  attachement  aux  principes  pour  lesquels  nous 
»  avons  eu  Fhonneur  de  combattre  et  de  verser 
»  notre  sang ,  je  suis  heureux  et  fier  de  partager 
»  ces  faveurs  extraordinaires  avec  mes  cliers  com- 
»  pagnons  d'armes  et  de  revolution.  II  y  aurait 
)>  neanmoiiisde  Fingratitude  et  peu  de  sincerite 
»  a  ne  pas  reconnailre  la  part  iudividuclle  quo 


32  LAFAYETTE 

»  vous  m'accordez  dans  ces  marques  de  bienveil- 
»  lance ,  auxquelles  in  on  coeur  repond  par  des 
»  emotions  trop  profondes  pour  pouvoir  les  ex- 
)>  primer. 

»  Mes  obligations  aux  Eiats-Unis,  monsieur, 
»  surpassent  de  beaucoup  les  services  que  j'ai  pu 
»  leuf  rendre.  Elles  da-tent  de  1'epoque  ou  j'ai 
»  eti  le  bonheur  d'etre  adopte  par  1'Amerique 
»  comme  tin  de  ses  jeunes  soldats ,  comme  un 
»  fils  bien-aime.  Pendant  pres  d'un  demi-siecle, 
»  j'ai  continue  a  recevoir  les  preuves  constantes 
»  de  Jeur  affection  et  de  leur  confianee ;  et  a 
»  present ,  monsieur ,  grace  a  la  precietise  irivi- 
»  tation  que  j'ai  recu  du  congres  ?  je  me  trouve 
»  aiccueilli  par  une  sefie  de  touehantes  receptions 
»  dont  une  seule  heiire  ferait  plus  que  compenser 
)>  les  trav'aux  et  les  souffrances  d'ime  vie  entiere. 

»  L'approbation  du  peuple  amerieain  et  de  ses 
»  repres^entans,  pour  ma  concluite  dans  les  vicis- 
)>  situdesdela  revolution  europeenne,  estlaplus 
^)  grnnde  que  je  pusse  recevoir.  Cettes  ,  je  puis 
»  me  tenir  ferme  et  la  tete  levee ,  lorsqu'en  leur 
»  nom ,  et  par  vous ,  monfsieur  le  president ,  il  est 
»  solennellement  declare  qtie  ,  dans  chaque  oc- 
»  casion,  je  s-uis  feste  fidele  a  ces  principes  ame- 
»  ricains  de  Hbei-te* ,  d'egalite ,  et  de  veritable 
»  ordre  social  auxquels  je  me  sliis  devooe  dcs 
»  ma  jeunesse  ,  et  qtii ,  jusqu'a1  tiwti  rlerrtiet  soiu- 
»  pir ,  serorit  pour  nioi  un  devoir  sacrc. 


EN   AM&RIQUE.  a3 

»  Vous  avez  bieri  voulu  faire  allusion  au  bon- 
»  heur  particulier  de  ma  situation ,  lorsqu'apres 
»  une  si  longue  absence  il  m'a  etc  reserve  de  voir 
»  les  immenses  progres,  les  admirables  commu- 
»  nications  ,  les  prodigieuses  creations  dont  nous 
»  trouvons  un  exemple  dans  cette  cite ,  dont  le 
»  nom  meme  estun  venerable  palladium ;  en  uti 
»  mot ,  de  voir  toute  la  grandeur  ,  toute  la  pros- 
»  perite  de  ces  heureux  Etats-Unis  qui ,  en  meme 
»  temps  qu'ils  ofirent  une  noble  garantie  au  com- 
»  plement  de  1'independance  americaine ,  repan- 
»  dent  sur  toutesles  parties  du  monde  la  lumiere 
»  d'une  bien  superieure  civilisation  politique. 

»  Quel  gage  plus  assure  peut-on  donner  de  la 
»  perseverance  nationale  dans  1'amour  de  la  li- 
»  berte  que  ces  bienfaits  meme  qui  sont  evidem- 
»  meiit  le  resultat  d'une  vertueuse  resistance  a 
»  Toppression ,  et  ^institutions  fonde'es  sur  les 
»  droits  de  Thomme  et  sur  le  principe  repu- 
»  blicain  du  gouvernement  du  peuple  par  lui- 
»  meme  ? 

»  Non  ,  monsieur  le  president ,  la  posterity  n'a 
»  pas  encore  commence  pour  moi ,  puisque  dans 
)>  les  filsde  mes  anciens  compagnonsetamis,  je 
»  retrouveles  memes  sentimens  publics,  et  per- 
»  mettez-moi  dajouter  les  memes  sentimens 
?>  pour  moi  ejue  j'ai  eu  le  bonheur  de  connaitre 
)>  h  leurs  peres. 

»  Monsieur,  il  m'a  etc  permis ,  il  y  a  quaranto 


of  LAFAYETTE 

»  ans,  clevant  un  eomite  d'nn  congres  de  treizc 
»  etats  unis,  d'exprimer  les  voeux  ardens  d'un 
»  coeur  americain.  Anjourd'hui  j'ai  1'honneur,  et 
»  j'eprouve  la  delicieuse  jouissance  de  feliciter  les 
»  representans  de  1'Union  ,  si  grandement  aug- 
»  mentee,  sur  une  realisation  de  ces  voeux,  fort 
»  au-dela  de  toute  esperance  humaine ,  et  sur  la 
»  perspective  presque  infinie  que  nous  pouvons 
»  certainement  prevoir.  Permettez-moi ,  nion- 
))  sieur  le  president ,  de  joindre  a  1' expression  de 
»  ces  sentimens  le  tribut  de  ma  vive  reconnais- 
»  sance,  de  mon  devouement  afFectionne  et  de 
»  men  profond  respect.  » 

Je  n'entreprendrai  point  de  decrire  ici  1'ini- 
pression  profonde  que  produisit  sur  tous  les 
spectateurs  la  reponse  du  general  et  1'ensem- 
hl e  de  cette  scene  si  simple  et  pourtant  si  ma- 
jestueuse.  Je  ne  serais  peut-etre  pas  compris  par 
tout  le  monde.  Pour  moi ,  je  1'avoue,  je  ne  pus 
riVempecher  de  comparer  ce  touchant  tableau 
de  la  reconnaissance  nationale  couronnant  les 
vertus  civiques ,  avec  ces  pompeuses  ceremonies 
au  milieu  desquelles  les  rois  de  1'Europe  ne  se 
montrent  qu'environnes  de  1'eclat  de  la  pourpre 
et  des  urmes ,  et  ces  cterriieres  ne  me  parurent 
plus  que'de  brillantes  representations  de  thea 
tre,  qu'on  aurait  peut-etre  plaisir  a  contempler, 
si  on  ne  savait  combicn  ordinairement  elles 
son i  onureuses  au  peuple. 


EN    AMERIQUE.  a5 

Apres  les  lionneurs,  inconnus  jusqu'alors,  que 
le  congres  venait  de  rendre  au  general  Lafayette, 
il  semblait  que  tous  les  temoignages  de  la  recon 
naissance  nationale  dussent  etre  epuises.  Cepen- 
dant  le  congres  ,  attentif  aux  paroles  du  message 
du  president,  et  surtout  a  Vexpression  de  1'opi- 
nion  publique  qui,  cliaque  jour,se  manifestait 
dans  les  journaux  ou  dans  les  lettres  particulieres 
adressees  de  tous  les  points  de  1'Union  aux  re- 
presentans,  crut  qu'il  lui  restait  encore  quelque 
chose  a  faire,  et  il  s'empressa  de  nommer  une 
commission  chargee  de  recherclier  les  moyens  de 
faire  accepter  au  general  Lafayette  une  indem- 
nite  digne  de  la  nation  qui  voulait  la  lui  ofFrir. 
Cette  commission  fit,  le  20  decembre,  un  rap 
port  dans  lequel,  apres  avoir  rappele  les  services 
que  Lafayette  avait  rendus  a  la  nation  ameri- 
caine,  et  les  sacrifices  qu'il  avait  faits  pour  1'eta- 
blissemerit  de  son  independance ,  elle  proposa 
qu'on  lui  offrit  comme  compensation  et  comme 
temoignage  de  reconnaissance,  une  somme  de 
200,000  dollars  (environ  un  million)  ,  etla  pro- 
priete  d'un  terrain  de  vingt-quatre  mille  acres 
choisis  dans  la  partiela  plus  fertile  des  Etats-Unis. 

Gette  proposition  fut  accueillie  avec  cmpres- 
sement  par  le  senat ,  et  on  crut  un  instant  qu'elie 
passerait  sans  discussion,  mais  au  moment  oil 
on  aliait  Fenvoyer  h  la  chambre  des  represen- 
tans,  un  senatetir  prit  la  parole  et  clit  <(  qu'il  n'a,- 


16  LAFAYETTE 

vait  d'objections  a  faire,  ni  centre  les  sommes 
qu'on  allait  voter,  ni  sur  les  services  pour 
lesquels  on  les  proposait;  qu'il  ne  le  ce'dait  h 
personne  en  reconnaissance  et  en  amitie  pour 
le  general  Lafayette,  dont  il  croyait  qu'on  ne 
saurait  jamais  trop  recompenser  les  vertus  et 
les  sacrifices,  mais  qu'il  croyait  que,  dans  cette 
circonstance ,  le  mode  adopte  etait  vicieux;  que, 
charge  d'adminigtrer  les  revenus  du  peuple,  il  ne 
croyait  pas  qu'il  fut  permis  au  eongres  d'en  dis 
poser  autrerneiit  que  pour  le  service  public ; 
qu'il  pensait  que  chaque  etat  en  particulier  re- 
clamerait  avec  raison  le  droit  de  temoigner 
comme  il  1'entendrait  sa  reconnaissance  a  La 
fayette  ;  enfin ,  qu'il  votait  contre  la  prise  en 
consideration  de  la  proposition,  aim  d'empecher 
I'etablissemeiit  d'un  antecedent  dont  les  conse 
quences  pourraient  etre  funestes  par  la  suite.  » 
L'eloquence  deM.  Haynetriompha  facilemerit 
de  cette  opposition,  nee  d'une  conscience  exces- 
sivement  scrupuleuse  en  matiere  de  finances ,  et 
le  bill  ay  ant  ete  lu  une  troisieme  fois,  1'assem- 
blee  vota  sur  1'ensemble  du  projet,  qui  fut  adopte 
a  la  presque  nnanimite.  Sept  voix  seulement  iui 
furent  contraires ;  et  il  etait  universellement  re- 
connu  que  ceux  meme  qui  voterent  contre  le 
bill  etaien-t  comptcs  parmi  les  amis  et  les  plus 
climids  partisans  du  general.  Des  motifs  d'ordre 
public ,  et  clicz  qtielques-uns  Fusage  de  se  pro- 


EN    AM&RIQUE.  27 

noneer  centre  toute  mesure  extraordinaire  de 
finance,  avaient  seulement  determine  leur  op 
position. 

La  proposition  ne  fut  pas  accueillie  avec  rnoins 
d'empressernent  et  de  bienveillance  a  la  chambre 
des  representans.  Des  que  la  commission  y  pre- 
senta  son  rapport ,  toute  autre  discussion  fut  ecar- 
tee,  et  le  bill  fut  mis  en  deliberation.  La  discus 
sion  qui  s'engagea  fut ,  comnie  celle  qui  avait  eu 
lieu  au  senat,  sans  contestation  sur  les  droits 
du  general  a  la  reconnaissance  nationale,  et  ne 
porta  que  sur  la  legalite  des  moyens  employes. 

Apres  sa  troisieme  lecture  le  bill  fut  adopte  a 
une  majorite  qui  compta  a  peine  quelques  voix 
d'opposition.  Voici  la  forme  dans  laquelle  il  fut 
promulgue  par  le  gouvernement. 

«  Acte  concernant  le  general  Lafayette. 

»  Art.  ie'.  Decrete  par  le  senat  et  la  chambre 
»  des  representans  des  Etats-Unis  d'Amerique , 
»  assembles  en  congres  ,  qu'en  consideration  des 
»  services  et  sacrifices  du  general  Lafayette,  pen- 
»  dant  la  guerre  de  la  revolution ,  le  ministre  du 
»  tresor  public  est  et  demeure  autorise^  par  les 
»  presences  a  lui  payer  la  sornme  de  deux  cent 
»  mille  dollars,  prise  sur  les  fonds  auxquels  il 
»  n'a  encore  ete  donne  aiicune  autre  destination. 

»  Art.  2.  Decrete  encore  qu'il  soit  accorde  au- 
»  (lit  general  Lafayette,  pour  eri  jouir,  lui  et  se^ 


28  LAFAYETTE 

»  heritiers,  une  piece  de  tcrre  qui  lui  sera  allouee , 
w  de  1'autorite  du  president,  sur  les  terres  non 
»  encore  concessionnees  des  Etats-Unis.  » 

Pendant  que  ces  discussions  avaient  lieu  dans 
le  congres,  le  general  Lafayette,  qui  ignorait 
entierement  qu'on  s'j  occupait  de  lui,  etait  a 
Annapolis,  ou  1'avait  appele  la  legislature  de 
Tetat  de  Maryland.  Ce  ne  fut  que  le  lendemain 
de  son  retour  a  Washington ,  que  les  deux  com 
missions  du  senat  et  de  la  chambre  des  represen- 
tans  vinrent  lui  faire  part  de  la  resolution  da 
congres.  M.  Smith  prit  la  parole,  et  en  lui  pre- 
sentant  le  decret  lui  dit : 

«  General,  le  senat  et  la  chambre  des  repre- 
»  sentans  nous  chargent  de  vous  faire  connaitre 
)>  1'adoption  d'un  acte  qui  vous  concerne  ,  etdont 
»  nous  vous  remettons  copie.  Vous  y  verrez  que 
»  les  deux  chambres  du  congres ,  appreciant  les 
»  grands  sacrifices  que  votre  devouement  ar- 
»  dent  ^  la  cause  de  la  liberte  americaine  vous  a 
»  coiltes ,  out  cru  devoir  vous  rembourser  une 
i)  partie  des  depenses  que  vous  avez  faites.  Les 
v  nobles  principes  qui  vous  caracterisent  ne 
»  vous  permettront  pas  de  vous  opposer  a  ce  que 
»  la  nation  s'acquitte  ainsi  de  ses  obligations  en- 
»  vers  vous.  Nous  sommes  choisis  pour  vous  ex- 
»  primer  1'espoir  des  deux  chambres.  que  vous  ne 
»  vous  refuserez  point  a  leur  dcmande,  et  que 
»  vous  voudrez  bicn,  en  acceptant  le  don  qui 


EN  AM£RIQUE,  29 

»  vous  est  fait ,  ajouter  cette  preuve  d'estime  a 
»  toutes  celles  que  vous  avez  deja  donnees  a  la 
)>  nation  americaine.  De  son  cote,  les  sentimens 
»  qu'elle  vous  a  voues  dureront  tant  qu'elle  saura 
»  apprecier  la  liberte  dont  elle  jouit.  Daignez 
)>  recevoir  1'expression  particuliere  du  plaisir  que 
»  nous  avons  a  etre  les  organes  de  cette  commu- 
»  nication.  )> 

Le  general  Lafayette  eprouva  tin  grand  em- 
barras  en  apprenant  cette  munificence  du  con- 
gres  envers  lui.  II  eut  d'abord  1'envie  de  refuser, 
car  ii  pensait  que  les  temoignages  de  J'affection 
et  de  la  reconnaissance  populaires  qu'il  avait  re- 
cns  depuis  son  arrivee  aux  Etats-Unis,  etaient 
une  recompense  assez  belle  et  assez  honorable 
de  ses  services ,  et  il  n'en  avait  jamais  desire 
cl'autre.  Mais  cependant  il  sentit,  a  la  maniere 
dont  cette  offre  lui  etait  faite,  qu'il  ne  pouvait 
la  refuser  sans  s'exposer  a  offenser  la  nation  ame 
ricaine  dans  ses  represeritans,  et  il  se  decida  sur- 
le-champ  a  accepter. 

«  Messieurs,  »  repondit-il  aux  membres  de  la 
commission  ,  «  le  don  immense  et  inattendu  que 
»  le  congres,  apres  tant  d'autres  marques  de 
»  bonte,  a  bien  voulu  me  faire,  demande  la  plus 
»  vive  reconnaissance  d'un  vieux  soldat  ameri- 
»  cain  et  d'un  fils  adoptif  des  Etats-Unis,  deux 
»  tit  res  plus  chers  a  mon  cceur  que  to  us  les 
»  sors  du  monde. 


3o  LAFAYETTE 

»  Quelque  fier  que  je  sois  de  tous  3es  temoi- 
»  gnages  d'affection  que  m'oat  donnds  le  peu- 
»  pie  des  Etats-Unis  et  ses  representans  en  con- 
»  gres,  ['importance  de  cette  derniere  faveur, 
)>  au  milieu  de  ma  reconnaissance,  a  fait  naitrc 
)>  des  scntimens  d'hesitation  dont  je  ne  pin's  me 
»  defendre.  Mais  en  ce  moment  la  gracieuse  re- 
»  solution  des  deux  chanibres ,  exprimee  par  vous , 
»  n.e  me  permet  pas d  eprouver  d'autres  sen timens 
)>  que  ceux  de  la  gratitude  dont  je  vous  prie  de 
))  vouloir  bien  etre  les  organes.  Daignez  aussi , 
w  Messieurs,  presenter  Thommage  de  mon  pro- 
»  fond  respect  au  qongres ,  et  recevoir  vous-meme 
»  1'assurance  de  mes  rcmercimens  personnels. » 

La  nouvelle  tie  cet  acte  du  congres  parvint 
bientot,  par  la  voje  des  journaux,  dans  toutes 
les  parties  de  1'Union ,  et  de  toutes  parts  s'eleva  un 
cri  unanimed'approbation.  Quelques  etats  meme 
allerent  jusqu'a  vouloir  ajouter  encore  a  ce  que 
le  congres  avait  fait.  Ainsi,  par  exemple,  1'etat 
de  Virginia ,  1'etat  de  New- York  et  celui  de  Ma 
ryland  s'appretaient  deja  a  voter  de  nouvelles 
sommes  pour  doter  I'hote  de  la  nation.  II  fallut 
toute  1'energique  moderation  du  general  pour 
reprimer  cet  exces  de  gratitude  qui  aurait  fini 
par  mettre  a  sa  disposition  tons  les  capita ux  des 
Etats-Unis,  car  une  fois  les  etats  engages  dans 
cette  lutte  de  generosite,  il  etait  diilicile  de  pre- 
voir  ou  eel  a  s'arreterait. 


EN  AM£RIQUE.  3i 

Cependant  les  journaux,  organes  de  Topinion 
publique ,  tout  en  applaudissant  a  ce  que  venait 
de  faire  le  congres,  attaquaient  avec  une  vivacite 
qui  affligea  le  general  Lafayette,  le  petit  nom- 
bre  des  membres  qui,  dans  le  senat  et  la  cham- 
bre  des  rep  resen  tans ,  avaient  vote  contre  le  don 
national.  Ces  attaques,  en  effet ,  etaient  cUautant 
plus  injustes,  que,  comrne  je  crois  1'avoir  deja 
dit,  la  plupart  des  opposans  etaient  des  amis 
personnels  du  general ,  et  entierement  devoues 
a  ses  interets;  mais  en  votant,  non  contre  la  pro 
position,  mais  contre  sa  forme, ils  etaient  restes 
iideles  au  principe  qu'ils  avaient  constamment 
suivi  de  ne  jamais  allouer  de  fonds  pour  d'autres 
clepenses  que  celles  reconnues  iridispensables  pour 
le  service  public.  Quelques-uns  d'entre  eux  crurent 
devoir  eux-memes  s'en  expliquer  avec  le  general : 
«  Non-seulement  nous  partageons  la  reconnais- 
»  sance  et  1'admiration  de  nos  concitoyens  pour 
»  les  services  que  vous  nous  avez  rendus,  »  lui  di- 
rent-ils ,  «  mais  encore  nous  trouvons  que  la  na- 
»  tion  ne  pourra  jamais  s'acquitter  envers  vous, 
»  et  cependant  nous  sommes  vingt-six  qui  avons 
»  vote  contre  la  proposition  du  congres...  »  — 
«  Eh  bien ,  »  leur  repondit  le  general ,  en  leur 
pressant  cordialement  la  main,  «  \c  puis  vous 
»  assurer  que  si  j'avais  eu  I'horineur  d'etre  votre 
»  collegue,  nous  aurions  ete  vingt-sept,  non- 
»  seulemeut  parce  que  je  partage  le  sentiment 


32  LAFAYETTE 

»  qui  a  determine  votre  vote,  mais  encore  parce 
»  que  je  pense  que  la  nation  americaine  a  fait 
»  beaucoup  trop  pour  inoi.  »  Cette  reponse  ne 
tarda  pas  a  etre  repetee  par  tous  les  journaux , 
et  ne  fit  qu'ajouter,  comme  on  le  pense  bieri,  a 
la  popularite  de  celui  qui  1'avait  faite. 

J'ai  deja  dit  que  pendant  les  deliberations  du 
congres,  le  general  Lafayette  s'etait  rendu  a 
1'invitation  de  la  legislature  du  Maryland ,  qui 
avait  voulu  aussi  lui  accorder  les  honneurs  d'une 
reception  en  seance  publique.  Nous  avions  quitte 
Washington,  le  16  decembre,  accompagnes  du 
docteur  Kent,  de  M.  Mitchell,  des  representans 
de  1'etat  de  Maryland,  et  d'un  detaclienient  de 
cavalerie  demilices  volontaires.  Sur  notre  route, 
nous  avions  visite  la  famille  et  la  belle  ferme  du 
capitaine  Spring,  ex-gouverneur  du  Maryland, 
et  nous  etions  arrives  a  Annapolis  dans  1'apres- 
midi.  Les  deputes  de  la  ville  s'etaient  rendus  au- 
devant  du  general ,  a  une  assez  grande  distance, 
etles  troupes ,  malgre  un  temps  afFreux ,  s'etaient 
avancees  jusqu'a  Miller's-Hill.  Un  autre  corps  tie 
milice  etait  venu  de  Nottingham  ,  situe  a  trente 
milles  (['Annapolis.  L'orage  avait  retarde  son  ar- 
rivee ,  mais  ne  ralentit  point  le  zele  des  ci  toy  ens. 
A  Carol' s-Lanc  5  a  deux  milles  de  la  ville ,  le  gene 
ral  ,  malgr&  toutes  les  remontrances  qui  lui  fu- 
rent  faites,  vouiut  descendre  de  voiture ,  et,  la 
tete  decouverte,  il  vint  remercier  les  railiciens 


EN   AMERIQUE.  TO 

de  1'afFection  qu'ils  lui  temoignaient.  «  Us  se  sont 
»  exposes  a  la  rigueur  clu  temps  pour  moi ,  et 
»  je  ne  veux  pas  retarder  de  leur  en  tcmoigner 
»  ma  reconnaissance ,  »  dit-il.  Aux  limites  du 
district  eut  lieu  une  rencontre  interessante 
entre  lui  et  les  soldats  de  1'armee  revolution- 
naire,  dont  plusieurs  avaient  aide  a  1'emporter 
du  champ  debataille  de  la  Brand ywine,  lorsqu'il 
y  fut  blesse.  Vingt-quatre  coups  de  canon  et  le 
pavilion  national  que  Ton  arbora  sur  la  State- 
House,  annoncerent  sont  entree  dans  la  ville. 

Conduit  dans  la  salle  de  la  legislature,  que 
remplissaient  des  personnes  de  distinction  et  des 
soldats  de  la  guerre  de  1'inclependance,  on  le  fit 
placer  sur  un  siege  ou  il  ecouta  le  discours  pro- 
nonce  par  le  maire  >  au  nom  de  la  ville.  Dans  sa  re- 
ponse  ilrappela  qu'Annapolis  avait  etc  le  theatre 
d'evenemens  a  jamais  memorables  dans  les  an- 
nales  des  Etats-Unis;  que  c'etait  dans  ses  murs 
que  Washington  avait  depose  ,  de  lui-meme,  un 
pouvoir  confie  par  la  nation ;  que  les  habitans 
de  cette  ville  avaient  toujours  ete  dignes ,  par 
leur  patriotisms,  d'etre  les  temoins  ou  les  ac- 
teurs  de  cette  grande  scene. 

Le  lendemain  vendredi ,  1 7  decembre ,  Ids 
milices  du  comte,  le  bataillon  volontaire  ct' An 
napolis  et  Tartillerie  des  Etats-Unis  executerent 
avec  beaucoup  d'ensemble  et  de  precision  de 
grandes  manoeuvres  devant  lui. 

IF,  3 


3  j  LAFAYETTE 

Le  lundi  suivant,  il  recut  de  la  legislature  de 
1'etat  des  honneurs  absolument  semblables  a 
eeux  qui  lui  avaient  etc  deferes  quelques  jours 
auparavant  par  le  congres.  La  journee  se  ter- 
mina  par  uri  repas  public  auquel  assisterent  tous 
les  senateurs  et  tous  les  representans ,  et  par  un 
bal  donne  par  lc  maire  de  la  ville. 

Annapolis  est  une  ville  de  deux  mille  cinq 
cents  ames,  fort  jolimeut  bade  sur  la  riviere  de 
Severn  ,  qui  se  jette  dans  la  baie  de  Chesapeake. 
Elle  est  le  siege  du  gouvernement  de  Tetat  de 
Maryland ,  niais  ne  deviendra  jamais  une  place 
importante,  du  moins  par  son  commerce,  qui 
rst  entierement  absorbe  par  le  port  de  Baltimore 
qui  en  est  fort  voisiri. 

Pour  rentrer  a  Washington ,  nous  fimes  le 
tour  par  Frederikstown  ,  ou  le  general  fut  ac~ 
cueilli  avec  empressement  par  la  population  et 
par  un  grand  nombre  d'anciens  compagnons 
d'armes,  parmi  lesquels  il  reconnut  le  colonel 
Mac  -  Pherson ,  chez  lequel  nous  logeames.  Au 
banquet  public  qui  lui  fut  offert  par  la  ville,  la 
table  etait  eclairee  par  un  candelabre  portant 
une  immense  quantite  de  bougies ,  et  dont  la 
base  etait  UR  enorme  eclat  de  bombe  rapporte 
du  siege  de  York-Town. 

Frederikstown  est,  immediatement  apres Bal 
timore  ,  la  ville  la  plus  considerable  du  Mary 
land.  Elle  est  situee  au  milieu  d'une  campagne 


EN   AMERIQUE  35 

fertile,  sur  le  bord  occidental  de  la  petite  ri 
viere  Monococy.  Sa  population ,  qui  n'est  guere 
que  de  trois  mille  ames,  est  en  grande  par  tie 
manufaeturiere. 


3. 


36  LAFA\ETTK 


CHAPITRE  II. 


ELECTION    DU    PRESIDENT.    CARACTERE     PTJBLIC    DU    PRESIDENT.  — 

DES    MINISTRES    ET    UES    FONCTIONNAIRES    POB1ICS. DC    COKGKES, 

GRAND    DINER    ^DBLIC    DU    Ier.    JANVIER 


LORSQUE  nous  debarquames  a  New-York ,  au 
mois  d'aout ,  le  peuple  des  Etats-Unis  etait  a 
cette  epcque  ou  il  s'occupe  du  choix  d'an  noti- 
veau  chef  politique.  Ce  choix  se  renouvelle  tous 
les  quatre  ans.  II  est  toujours  accornpagne  d'une 
grande  agitation  populaire ,  et  cela  se  concoit  , 
car  il  interesse  egalement  tous  les  citoyens.  Cepen- 
dant  cette  agitation  ne  traine  aucun  desordre  a 
sa  suile.  Depuisretablissenient  dela  constitution, 
la  nation  a  precede  neuf  fois  a  Felection  de  son 
president ,  et  aucune  de  ces  elections  n'a  ete  trou- 
blee  par  un  t3venement  grave.  Les  journaux  ,  il 
est  vrai ,  organes  des  partis  qui  descendent  dans 
1'arene  electorale ,  deviennent  alors  des  arsenaux 
dans  lesquels  on  trouve  des  armes  de  toutes  for 
mes  et  de  toutes  trempes ,  et  dont  chacun  se  sert 
d'une  maniere  par  fois  fort  peu  courtoise  ;  mais 
1'exageration  ,  la  violence  des  journaux  restent 


EN 

clans  les  journaux  etn'entrainentjamais  les  masses 
au  clela  des  limites  tracees  par  la  loi. 

L'election  cle  1824  a  ,  comme  les  neuf  elections 
precedentes,  dejouela  penetration  des  politiques 
europeens  qui ,  avec  une  assurance  que  Fignorance 
ou  la  mauvaise  foi  peuvent  seules  donner,  predi- 
saient  qu'enfin  la  constitution  des  Etats-Unis  al- 
lait  subir  une  epreuve  a  laquelle  il  etait  impos 
sible  qu'elle  resistat,  et  que  du  sein  de  la  lurbu- 
lente  democratic  americaine  allait  sortir  la  guerre 
civile  et  le  renversement  de  1'ordre  etabli.  Ges 
predictions  etaient  fondees  sur  ce  que  la  nation 
qui ,  jusqu'a  present ,  avait  pu  restreindre  son 
clioix  a  un  petit  nombre  d'hommes  ,  auxquels  les 
souvenirs  de  la  revolution  rattachaient  toutes  les 
affections ,  se  trouvait  aujourd'liui ,  par  1'epuise- 
ment  de  ces  homines ,  obligee  d'entrer  dans  une 
nouvelle  serie,  et  par  consequent  d'ouvrir  la  porte 
a  toutes  les  ambitions.  Jusques  a  quel  point  ces 
calculs  etaient-ils  fondes  en  raison?  Nous  allons 
le  voir  par  Fexamen  de  ce  qui  s'est  passe. 

Mais  avant  de  rendre  compte  de  la  maniere 
dont  se  fit  cette  dixieme  election  du  president , 
sur  les  troubles  de  laquelle  les  ennemis  de  la 
legitimite  des  droits  du  peuple  en  Europe  fon- 
daient  toutes  leurs esperances,  il  sera  bien,  je  crois, 
d'indiquer  ici  rapidement  la  forme  selon  laquelle 
la  loi  veut  qne  se  fasse  cette  election. 

La  constitution  federale  investit  le  president 


38  LAFAYETTE 

f 

des  Etats-Unis  du  pouvoir  executif.  La  duree  de 
ses  fonctions  est  de  quatre  ans.  La  loi  ne  deter 
mine  pas  le  nombre  de  fois  qu'il  peut  etrereelu  , 
mais  1'exemple  donne  par  Washington ,  et  reli- 
gieusement  suivi  par  ses  successeurs,  a  aujourd'hui 
force  de  loi ,  et  nul  jusqu'a  present  n'a  couru  les 
chances  d'une  troisieme  election.  Chaque  etat 
particulier  nomme  ,  par  la  voie  indiquee  dans  sa 
constitution ,  autant  d' electeurs  qu'il  a  lui-meme 
de  senateurs  et  de  representans  reunis  dans  le 
congres ;  mais  nul  senateur ,  representant  ou  em 
ploye  du  gouvernement ,  ne  peut  etre  choisi  pour 
etre  electeur. 

Les  electeurs  se  reunissent  dansleurs  etats  res- 
pectifs,  et  choisissent,  par  le  moyen  du  scrutin, 
deux  personnes  dont  une  au  moins  ne  doit  pas 
etre  citoyen  duditetat.  On  fait  uneliste  de  toutes 
ces  personnes  ainsi  nominees  et  du  nombre  de 
voix  que  chacune  a  obtenu.  Les  electeurs  signent 
et  certitient  cette  liste  qui  est  transmise  au  pre 
sident  du  senat ,  lequel ,  en  presence  du  senat  et 
des  representans  reunis,  faitledepouillement  des 
votes.  Gelui  qui  a  le  plus  grand  nombre  de  voix 
est  nomme  president,  si  toutefois  ce  nombre  forme 
la  majorite  des  electeurs.  Si  les  votes  se  trouvent 
divises  de  telle  sorte  que  personn.e  n'ait  la  majo 
rite  necessaire,  alors  la  chambre  est  appelee  a 
choisir  elle-meme ,  par  la  voie  du  scrutin ,  entre 
les  trois  personnes  qui  reunissent  le  plus  grand 


EN   AMfiRIQUi:  39 

npmbre  de  voix.  Dans  ce  choix  les  votes  sont 
comptes  par  etat,  la  representation  de  chaque 
etat  n'ayant  alors  qu'une  voix.  La  majorite  ne- 
cessaire,  dans  ce  cas ,  doit  etre  des  deux  tiers  des 
etats. 

Le  congres  fixe  le  moment  des  elections  ,  qui 
doit  etre  le  meme  dans  tous  les  etats. 

Quelques  hommes  qui,  aux  yeux  de  la  nation , 
jouissent  d'une  grande  reputation  de  talens  et 
de  patriotisme ,  ont  exprime  depuis  long-temps 
le  voeu  de  voir  changer  cet  article  de  la  constitu 
tion  ,  qui  autorise  cliaque  etat  en  particulier  a 
determiner  le  mode  pour  le  choix  de  ses  electeurs. 
Us  voudraient  voir  tous  les  etats  divi ses  en  districts 
electoraux ,  dont  chacun  choisirait  un  electeur  , 
par  la  voie  du  peuple  qui  arriverait  ainsi ,  partout 
egalement  et  saris  intrigues  de  parti  ?  a  1'exercice 
d'un  de  ses  droits  les  plus  precieux ,  le  choix  de 
son  premier  magistral.  Les  memes  hommes  vou 
draient  aussi  que  les  electeurs  investis  des  pou- 
voirs  et  dela  confiance  du  peuple  ne  fussent  jamais 
obliges  d'abandonner  a  aucun  corps  constitue  le 
droit  de  decider  une  question  dont  la  solution 
n'appartient  qu'a  eux  seuls.  Ges  vceux  me  parais- 
sent  sages ,  et  finiront ,  je  crois ,  par  etre  exauces ; 
mais  mon  intention  n'etarit  pas  de  me  livrer  ici  h 
1'examen  critique  d'une  constitution  que  je  trouve 
bien  superieure  a  toutes  eel  les  d'Europe ,  sans  en 
excepter  celle  de  1'Angleterre,  je  passerai  de  suite 


4^  LAFAYETTE 

an  recit  desmouvemens  qui  precederent  et  accom- 
pagnererit  Felection  dont  je  fus  temoin. 

Les  pouvoirs  conferes  a  M.  Monroe ,  comme 
president,  devaient  expirer  le  4  mars  1825.  Le 
congres  ,  avant  de  terminer  sa  session ,  avait 
indique,  Je  ignovembre  1824,  comme  Tepoque 
a  laquelle  commenceraient  les  operations  eleo 
torales ;  mais  ,  des  le  commencement  de  cette 
meme  annee,  le  peuple  amerieain  ,  toujours  ar 
dent  ,  toujours  actif  lorsqu'il  est  question  de  ses 
interets  politiques ,  s'etait  deja ,  sur  tousles  points 
du  territoire ,  divise  en  une  infinite  de  sections 
formees ,  soit  par  des  interets  de  localite ,  soit 
par  des  sympathies  d'affections  ,  soit  par  des 
influences  de  parti ,  pour  s'occuper  long-temps 
a  1'avance  du  choix  du  premier  magistral  de  la 
republique.  Du  sein  de  ses  sections ,  encore  in- 
certaines  dans  leurs  voeux  ,  sortirent  aussitot  une 
multitude  de  candidats  dont  les  pretentions  ou 
les  esperances  etaient  souvent  detruites  le  soir 
meme  du  jour  qui  les  avait  vues  naltre.  Ce- 
pendant  les  citoyens,  d'abord  divises,  mais  cor- 
respondant  facilement  entre  eux  par  la  voie  des 
niilliers  de  journaux  et  de  pamphlets  que  la 
presse  engendre  a  chaque  instant  dans  ces  cir- 
constances  avec  une  prodigieuse  fecondite,  ne 
tarderent  pas  a  se  grouper  en  masse  plus  dis- 
tinctes,  plus  compactes,  et  bientot  enfin  ne  for- 
merent  plus  que  quatre  grands  partis  arborant 


EN  AMfiRIQUE.  41 

tous  la  banniere  du  patriotisme ,  mais  inserivant 
dessus  le  nom  du  pretendant  different  pour  le- 
quel  chacun   annoncait  qu'il  etait   pret  a  com- 
battre.  Les  noms  ainsi  proclames  furent  ceux 
de  John- Quincy  Adams,  William  Crawford, 
Henry    Clay    et    Andre   Jackson ,   tous    quatre 
egalement  recommandables    par  leurs  taleiis  , 
leur  patriotisme  et  de  grands  services  rendus  a 
1'etat.  Je  ne  retracerai  point  ici  leur  carriere  po- 
litique  ,  et  je  ii'entreprendrai  point  de  peindre 
leurs  caracteres  prives;  beaucoup  d'autres  deja 
1'ont  fait  avant  moi ;  je  dirai  seulement  qu'au 
moment  ou  la  voix  publique  les  designa  comme 
candidats  a  la  presidence ,   M.  Adams ,   lils  du 
successeur  de  Washington,  etait  ministre  de  1'in- 
terieur  et  de  1'exterieur;  M.  Crawford,  ministre 
des  finances;  M.  Clay ,  orateur  ou  president  de  la 
chambre  des  representans,  et  le  general  Jackson , 
senateur  au  congres  pour  1'etat   de  Tennessee. 
Les  anciens  partis  de   federalistes  et  de  demo- 
crates,  n'existant  plus,  pour  ainsi  dire,  que  de 
nom,  ne  paraissent   avoir  eu  aucune  part  ace 
clioix  qu'on  ne  pent  attribuer  qu'a  1'estime  ge- 
nerale  partagee  par  1'esprit  de  localite ;  c'est  du 
moins  ce  que  semble  indiquer  la  composition  des 
quatre  partis.  En  effet ,  on  vit  toute  la  Nouvelle- 
Angleterre,  que  Ton  sait  presque  toujours  una- 
nime  dans  ses  resolutions,  se  grouper  autour  de 
M.  Adams,  qtii  se  trouva  ainsi  soutenu  par  les 


42  LAFAYETTE 

sept  etats  ,  Maine  ,  New- Hampshire  ,  M asset- 
cJutsets  ,  Rhode-Island,  Connecticut ,  Vermont 
ct  New-York.  M.  Crawford  fut  porte  par  les 
trois  etats  Delaware ,  Virginia  et  Georgie  ,•  et 
M.  Clay,  par  les  trois  etats  Kentucky ,  Ohio  et 
Missouri.  Mais  le  general  Jackson  cut  pour  lui 
la  masse  imposante  cles  neuf etats,  New-Jersey, 
Pensylvanie,  Caroline  du  Sud ,  Caroline  da 
Nord ,  Tennessee  ,  Mississippi,  Indiana,  Illi 
nois ,  Alabama.  L'etat  de  Maryland  et  celui  de 
Louisiane ,  partagerent  leurs  voix  entre  trois 
Candida ts.  Des  queces partis,  ainsi formes  ,eurent 
arbore  leurs  couleurs  particulieres  ,  la  guerre  de 
journaux  et  de  pamphlets  commenca  entre  eux 
avec  une  violence  dont  on  ne  peut  se  faire  une 
idee  en  Europe ;  il  semblait  que  la  liberte  de  la 
presse  celebrat  ses  saturnales.  Les  accusations  de 
toutes  especes  furent  dirigees  avec  une  egale  ve 
hemence  par  chaque  parti ,  non-seulement  contre 
les  candidats  adversaires,  mais  encore  contre 
leurs  amis  et  leurs  partisans.  La  defense  ne  fut 
pas  plus  mesuree  que  1'attaque.  Les  longues  co- 
lonnes  des  plusieurs  centaines  de  feuilles  quoti- 
diennes,  toutes  remplies  des  discussions  electo- 
rales,  semblaient  annoncer  que  le  peuple  tout 
entier n'avait  plus  qu'une  seule  pensee,  une  seule 
occupation,  le  choix  de  son  president.  Cepen- 
dant,  a  travers  ce  conflit  de  toutes  les  passions 
cxprimees  avec  une  licencieuse  liberte ,  apparais- 


EN  AMERIQUE.  4?> 

saient  souvent  des  ecrits  plus  graves,  plus  mode- 
res,  plus  consciencieusement  consacresala  recher 
che  dela  verite  et  a  la  demonstration  des  verita- 
bles  in  terets  publics;  et  ces  ecrits  ,  accueillis  avec 
empressement ,  laissaient  seuls  des  traces  dura 
bles,  etprouvaient ,  par  leur  heureuse  influence, 
cette  verite ,  que  la  liberte  illimitee  de  la  presse 
porte  en  elle-meine  le  remede  le  plus  efficace 
aux  maux  qu'elle  pent  quelquefois  engendrer. 
Par  la  chaleur  de  la  discussion ,  les  espri  ts  etaien  t 
deja  parvenus  a  un  haut  degre  d'exaltation  ,  lors- 
que  le  general  Lafayette  apparut  sur  Je  rivage 
americain.  Alors,  com  me  par  enchantement , 
Fardeur  electorale  fut  tout  a  coup  paralysee.  Les 
journaux ,  qui,  la  veille  encore,  combattaient  avec 
fureur  pour  frayer  le  chemin  de  la  presidence  a 
leur  candidat  de  predilection  ,  ferment  aussitot 
leurs  longues  colonnes  aux  discussions  passion- 
nees  des  partis ,  pour  ne  les  ouvrir  qu'a  1'expres- 
sion  unanime  de  la  joie  et  de  la  reconnaissance 
nationale.  Dans  les  banquets  publics,  au  lieu  du 
toast  caustique  inspire  par  le  clesir  de  frapper  de 
ridicule  un  adversaire  redoute  ,  on  ne  porte  plus 
que  la  sante  de  1'hote  de  la  nation ,  autour  du- 
quel  se  groupent  ets'embr assent  tous  les  partis. 
Enfin ,  pendant  pres  de  deux  mois  ,  toutes  les 
inimities  comme  toutes  les  affections  excitees  par 
cette  election  qui  devait ,  dit-on  ,  livrer  la  patrie 
aux  plus  tcrribles  convulsions,  sont  oubliees,  et 


44  LAFAYETTE 

on  ne  perwe  plus  qu'a  Lafayette  et  aux  heros  de 

la  revolution. 

Gependant,  Fapproche  de  1'epoque  fixee  pour 
le  combat  electoral  reveilla  bientot  tous  les  de- 
sirs ,  toutes  les  craintes  ,  toutes  les  esperances, 
et  rendit  au  journalisme  toute  sa  violence,  toutes 
sesexagerations.  Des  les  premiers  jours  d'octobre, 
quelques  etats  procederent  au  choix  de  leurs 
electeurs.  Us  eurent  tous  fmi  vers  les  premiers 
jours  de  novembre.  Les  journaux ,  en  donnant 
les  details  de  ces  premieres  elections ,  montraient 
par  les  resultats  que  tous  les  partis  etaient  restes 
iideles  a  leurs  bannieres ,  et  des  lors  on  put 
prevoir  que  la  question  ne  serait  point  decidee 
par  les  electeurs  ;  car  ceux-ci ,  fideles  a  leur  man- 
dat ,  ne  pouvaient  que  maintenir  par  leur  vote 
1'equilibre  des  chances  etablies  par  leurs  manda- 
taires.  G'etait  done  a  la  chambre  des  represen- 
tans  qu'allait  appartenir  le  droit  de  donner  a  la 
nation  son  premier  magistrat ;  et  aussitot  de  tous 
les  points  de  FUnion  toutes  les  passions  en  ap- 
pelerent  a  cette  assemblee.  Les  seductions  et  les 
menaces  nefurent  point  epargnees  ;  et  au  milieu 
des  clameurs  des  partis ,  on  entendit  les  cris  sini- 
stres  Selection  a  main  armee,  de  guerre  civile  I 
<(  Jackson ,  le  glorieux  Jackson ,  qui ,  par  son 
»  courage, a  sauvela  patrie  devant  les  murs  de  la 
wJNouvelle- Orleans,  »  s'ecriaient  avec  violence 
des  officiers  de  milices  de  York  en  Pensjlvanie, 


EN   AMfcRIQUE.  4^ 

apres  que  le  general  Lafayette  eut  quitte  la  salle 
du  banquet  qu'ils  lui  avaient  offert ,  «  1'immortel 
»  Jackson  est  1'elu  du  peuple  !  Nos  representans 
»  au  congres  ne  peuvent ,  sans  nous  traliir  ,  en 
w  choisir  un  autre  pour  president !  Si  la  ruse  et 
»  la  corruption  font  prevaloir  les  pretentious 
>.  d'Adams ,  eh  bien ,  nos  baionnettes  en  feront 
»  justice!  Nous  irons  au  Capitole  !  Nousyprocla- 
»  merons,  nous  y  ferons  triompher  les  droitsde 
»  Jackson  par  la  force  des  armes ,  et  les  milices 
»  de  la  Pensylvanie  apprendront  a  I'Union  en- 
»  tiere  qu'elles  n'ont  rien  perdu  de  leur  ancienne 
»  energie  pour  la  defense  de  ce  qu'elles  croient 
»  juste  I  »  Et  ces  menaces  etaient  suivies  d'ap- 
pjaudissemens  unanimes.  Alors,je  1'avoue,  mon 
cceur  se  serra  u  Eh  quoi  !  »  me  disais-je ,  «  sera-t- 
»  elle  done  sicourtela  duree  de  ce  gouvernement 
»  si  sage ,  le  seul  sur  la  terre  qui  soit  de  tout 
»  point  en  harmonic  avec  les  interets  de  la 

»  societe ,    avec  la  dignite  de  Thomme  ? » 

Cependant  a  Washington  tout  etait  calme.  Le 
president  preparait  son  message.  M.  Adams , 
M.  Crawford ,  malgre  leur  rivalite  ,  n'en  etaient 
pas  moins  unis  dans  raccomplissement  des  de 
voirs  que  leurs  fonctions  ministerielles  rendaient 
communs.  Le  general  Jackson  prenait  sa  place 
au  senat  avec  son  zele  accoutume.  M.  Clay  rem- 
plissait  avec  la  meme  impartialite  ses  fonctions 
de  president  de  la  chambre  des  representans;  et 


46  LAFAYETTE 

]e  congres  impassible  ,  dedaignant  les  menaces  , 
repoussant  les  intrigues  ,  ouvrait  sa  session  et 
preludait  a  ses  travaux  par  un  acte  qui  lui  merita 
les  suffrages  de  la  nation  des  qu'il  fut  connu. 
Enfm ,  le  jour  fixe  pour  le  depouillement  des 
votes  des  electeurs  arriva ,  et  seulement  alors  la 
population  de  Washington  et  les  etrangers  qui 
s'y  trouvaient  reunis,  temoignerent  toutl'interet 
qu'ils  prenaient  au  choix  du  premier  magistrat 
de  la  republique.  Des  le  matin  du  9  fevrier ,  la 
longue  avenue  qui  conduit  au  Gapitole  etait 
couverte  d'une  foule  nombreuse ,  la  chambre  des 
representans  avait  ouvert  sa  seance  de  meilleure 
heure  qu'a  1'ordinaire,  et  a  dix  heures  les  galeries 
publiques  et  les  salles  environnantes  etaient  deja 
remplies  d'un  grand  concours  de  dames,  de 
citoyens  et  d'etrangers  de  distinction.  Tous  ceux 
qui  n'avaient  pu  penetrer  dans  1'interieur  du 
Capitole  ,  attendaient  dehors  avec  anxiete  le  re- 
sultat  decette  operation  qui ,  en  quelquesinstans 
allait  confirmer  taut  de  craintes,  couronrier 
tant  d'esperances.  Malgre  les  passions  diverses 
qui  agitaient  cette  foule ,  le  calme  le  plus  parfait 
presidait  a  sa  reunion ;  et  cependant  il  n'etait 
point  commande  par  des  agens  de  police ;  le 
sanctuaire  de  la  representation  nationale  n'etait 
point  souille  par  la  presence  de  la  force  armee ; 
maisle respect  pour  la  loi,  plus  puissant  que  toutes 
les  passions ,  suflisait  au  maintien  de  1'ordre. 


EN   AMERIQUE  4? 

A  onze  heures  le  president  cle  la  dhambre  ou- 
vrit  la  seance.  Deux  cent  quinze  representans 
etaient  presens ;  un  seul  ,  retenu  chez  lui  par 
une  grave  maladie,  etait  absent.  Les  travaux 
legislatifs  commencerent  comme  a  1'ordinaire  et 
durerent  jusqu'a  midi ,  heure  a  laquelle  le  senat, 
precede  do  son  sergent  d'armes  et  conduit  par 
son  president,  se  presenta  a  1'assemblce  et  oc- 
cupa  les  sieges  qui  lui  avaient  ete  reserves.  Le 
president  du  senat,  place  a  la  gauche  du  presi 
dent  des  representans ,  remit  a  un  comite  les 
votes  cachetes  qu'il  avait  recus  des  differens  etats. 
Ce  comite,  retmi  a  une  table  en  face  des  presi- 
dens,  comrnenca  ,  au  milieu  du  plus  profond  si 
lence,  la  verification  des  votes.  Cette  operation 
dura  pendant  pres  de  trois  heures  sans  que  qui 
que  ce  soit  dans  1'assemblee  doimat  le  moindre 
signe  d'impatience.  Enfin ,  un  des  membres  du 
comite  se  leva ,  et  prodama  a  haute  et  intelli 
gible  voix  le  resultat  suivant : 

John-Quincy  Adams,  candidat  pour  la  presi- 
clence,  a  obtenu  quatre-vingt-quatre  voix  ainsi 
reparties  :  Maine ,  neuf;  N ew  -  H amp  shir e,  huit; 
Massachusets ,  quinze;  Rhode-Island ,  quatre  ; 
Connecticut,  huit;  Vermont ,  sept;  New-York, 
vingt-six ;  Delaware,  un;  Maryland,  trois; 
Louisiane,  deux;  Illinois,  un. 

William-Henry  Crawford,  second  candidat, 
a  obtenu  quarante-une  voix  ainsi  reparties  : 


48  LAFAYETTE 

New-York,  cinq;  Delaware,  deux;  Maryland, 
un;  Virginie,  vingt-quatre ;  Georgie,  neuf. 

Andrew  Jackson,  troisieme  candidat,  a  ob- 
tenu  quatre-vingt-dix-neuf  voix  ainsi  reparties  : 
New-York,  un ;  New- Jersey,  liuit ;  Pensylvanie , 
vingt-huit;  Maryland,  sept;  Caroline  duNord, 
quinze;  Caroline  du  Sud,  onze;  Tennessee, 
onze;  Louisiane,  trois;  Mississippi,  trois;  In 
diana  ,  cinq ;  Illinois ,  deux ;  Alabama  ,  cinq. 

Henry  Clay,  quatrieme  candidat,  a  obtenu 
trente-sept  voix  ainsi  reparties  :  New- York, 
quatre;  Kentuky ,  quatorze;  Ohio,  seize;  Mis 
souri  ,  trois. 

Apresla  proclamation  de  ce  depouillement,  le 
president  du  senat  prit  la  parole,  et  declara  que 
nul  des  candidats  n'ayant  obtenu  la  majorite 
voulue  par  la  loi  pour  etre  president,  la  chambre 
etait  appelee  a  cboisir  eile-meme ,  selon  la  forme 
prescrite  par  la  constitution,  entre  MM.  Adams, 
Jackson  et  Crawford,  qui  etaient  les  trois  candi 
dats  reunissant  le  plus  grand  nombre  de  votes. 
II  ajouta  ensuite  que,  parmi  les  candidats  a  la 
vice-presidence,  M.  Galhonn  ayant  oblenu 
cent  quatre-vingt^deux  voix,  il  etait  elu  vice- 
president.  Puis  il  se  retira  avec  le  senat,  afin  de 
laisser  les  representans  proceder  a  1'election  qui 
leur  etait  devolue. 

Ce  resultat  avait  ete  a  peu  pres  prevu ,  et  ne 
produisit  par  consequent  dans  rassemble'e  et 


EN    AMfiRIQUE.  4f) 

meme  dans  les  galeries  publiques  qu'une  tres- 
legere  sensation.  Mais  iorsque ,  sur  1'invitation  du 
president  dela  ehambre ,  les  deputes  des  differens 
etats  procederent  entre  eux  au  scrutin  pour 
determiner  le  vote  collectii'cle  chaque  etat,  lors- 
qu'erisuite  ces  votes  furent  remis  entre  les  mains 
du  comite  charge  d'en  faire  le  depouillement , 
1'attention  manifested  par  les  nombreux  specta- 
teurs  se  peignit  en  caracteres  si  varies  qu'il  serait 
impossible  de  la  decrire. 

Enfin ,  apres  quelques  momens  de  la  plus  si- 
lencicuse  attente  ,  le  comite  annonca  au  presi 
dent  de  la  charnbre  qu'apres  une  scrupuleuse 
verification,  il  etait  reconnu  que  John-Quincy 
Adams  ,  de  1'etat  de  Massacliusets  ,  avait  obtenu 
treize  votes;  que  Andrew  Jackson,  de  I'etat  de 
Tennessee,  avait  obtenu  sept  votes ;  et  que  William 
H.  Crawford,  de  I'etat  de  Georgie ,  en  avait  ob 
tenu  quatre.  Aussitot  le  president  de  la  cbambre , 
prenant  la  parole,  declara  que  John-Quincy 
Adam's ,  ayant  obtenu  la  majoritc  du  nombre 
total  des  votes,  il  etait  legalement  elu  president 
des  Etats-Unis,  pour  entrer  en  fonctiou  a  dater 
du  4  mars  1826,  et,  im media tement  apres  il 
prononca  rajournement  de  la  cbambre. 

Personne  ne  s'etait  attendu  a  voir  cette  lutte 
terminee  par  un  seul  tour  de  scrutin.  Ce  prompt 
resultat  jeta  tous  les  spectateurs  dans  un  tel 
etonnement,  qu  ils  resterent  dabord  immobiles 

4 


5o  LAFAYETTE 

et  siiencieux ;  mais  quelques  instans  apres  un 
leger  murmure  se  fit  entendre  dans  les  galeries, 
du  milieu  desquelles  partirent  aussi  tout  a  coup 
quelques  applaudissemens  que  le  president  de  la 
chambre  reprima  sur-le-champ,  en  ordonnant 
que  les  galeries  fussent  aussitot  evacuees,  ce  qui 
eut  lieu  sans  la  plus  legere  opposition. 

Les  resultats  de  cette  election  ,  si  long-temps 
et  si  ardemment  debattue  dans  toute  1'Union  , 
ne  devaient  certain ement  pas  satisfaire  toutes 
les  personnes  presentes,  et  cependant ,  a  la  sortie 
du  Capitole,  on  n'entendit  aucune  recrimination, 
aucune  plainte.  Les  vainqueurs  eux-memes  con- 
serverent  la  plus  grande  dignite,  et  ne  blesserent 
point  les  oreilles  de  leurs  adversaires  par  les  ex 
pressions  inconsiderees  de  la  joie  qu'ils  devaient 
ressentir  de  leur  triomphe. 

Le  lendemain  matin  une  commission  de  la 
chambre  des  representans  donna  communica 
tion  officielle  au  president,  M.  Monroe  ,  de  1'e- 
lection  de  son  successeur.  La  meme  commission 
se  presenta  aussi  chez  M.  Adams,  et  lui  an- 
nonca  que  la  cbambre ,  se  conformant  aux  for 
mes  prescrites  par  la  constitution  ,  1'avait  choisi 
pour  remplir,  pendant  quatre  ans,  les  fonctions 
de  president  des  Etats-Unis.  M.  Adams  recut  cette 
communication  avec  une  modestie  et  une  simpli- 
cite  qui  se  peignent  admirablement  dans  toutes 
les  expressions  de  sa  reponse  a  la  commission. 


EN   AMERIQUE.  5[ 

<(Messieurs,»  lui  dit-il,  «  en  i-ecevarit  cet 
^  honorable  temoignage  des  represcntans  du 
»  peupJe  et  des  etats  de  1'Union,  je  suis  profon- 
»  dement  affecte  des  circonstances  an  milieu 
»  desquelles  il  m'est  donne.  Jusqu'a  present  tous 
»  mes  predecesseurs  dans  ce  poste  eleve  ou  m'ap- 
»  pelle  la  faveur  de  la  chambre,  ont  ete  honores 
»  de  la  majorite  des  votes  dans  les  colleges  pri- 
»  maires  d'elections;  mon  sort  a  voulu  que,  par 
»  les  divisions  d'opinion  de  mes  eompatriotes, 
»  je  fusse  place  en  opposition  loyale  avec  trois  de 
»  mes  concitojens  ,  qui,  a  juste  titre ,  jouissent 
»  de  la  faveur  publique  a  un  tres-haut  degre,  et 
»  dontle  caractere,  les  talens  etles  services  n'ont 
»  pas  de  plus  sincere  et  de  plus  respectueux  ad- 
»  mirateur  que  rnoi-meme.  Les  noms  de  deux 
»  d'entre  eux  ont  ete,  conformement  au  vceu 
»  de  la  constitution ,  presentes  au  clioix  de  la 
»  chambre  des  representans,  en  concurrence  avec 
»  le  mien.  Leurs  noms  ont  toujours  ete  intime- 
»  ment  associes  a  notre  gloire  nationale,  et  Fun 
»  d'eux  a  obtenu,  je  dois  le  reconriattre ,  un 
»  plus  grand  nombre  de  votes  populaires  que 
»  le  mien. 

»  Dans  cet  etat  de  choses,  si ,  en  refusant  d'ac- 
»  cepter  le  pouvoir  qui  m'est  confere,  je  pouvais 
»  fournir  au  peuple  les  mojens  immediats  d'ex- 
)>  primer  de  nouveau  son  vceu  d'une  maniere 
»  plus  unanime,  je  n'hesiterais  pas  un  seul  in- 

4- 


'•>  LAFAYETTE 

»  slant  a  le  faire  et  a  en  appeler  encore  une  fois 
»  a  sa  volonte  souveraine;  rnais  la  constitution 
»  elle-meme  ne  veut  point  que  la  nouvelle  ques- 
»  tion  que  souleverait  un  refus  soit  ainsi  decidee. 
»  Je  resterai  done  an  poste  qui  vient  de  m'etre 
»  assigne  ,  au  noni  de  la  patrie,  par  ses  organes 
»  constitutionnels.  Intimide  par  la  grandeur  de 
»  la  tache  qui  m'est  imposee,  rnais  encourage 
»  par  1'espoir  que  le  genereux  appui  que  nos 
»  concitoyens  m'ont  toujours  accorde  dans  le 
»  cours  de  ma  vie  entierement  devouee  a  leur 
»  service,  ne  me  sera  pas  retire,  je  me  livrerai 
»  avec  confiance  a  la  sagesse  des  conseils  legisla- 
)>  tifs  qui  doivent  me  diriger  dans  le  sentier  de 
«  mes  devoirs  ,  et  j'implorerai  surtout  la  protec- 
)>  tion  de  celui  qui  tient  notre  vie  entre  ses  mains 
»  et  qui  est  la  source  de  tous  nos  succes. 

)>  Messieurs,  je  vous  prie  de  faire  agreer  &  la 
»  chambre  1'assurance  de  ma  profonde  gratitude 
»  pour  la  confiance  qu'elle  m'a  accordee,  et  re- 
»  cevez  pour  vous-memes  mes  remercimens  pour 
»  la  maniere  bienveillante  dont  vous  m'avez  com- 
»  munique  sa  decision.  » 

II  serait  assez  interessant ,  ce  me  semble ,  de 
comparer  le  style  d'un  citoyen  des  Etats-Unis, 
arrivant ,  par  la  volonte  du  peuple,  k  la  supreme 
magistrature ,  avec  celui  d'un  roi  europeen  au 
moment  de  son  avenement  au  trone  par  droit 
divin.  Peut-etre  cette  comparaison  ne  serait- 


EN    AMERIQUE.  53 

elle  pas  sans  profit  pour  les  nations  qui  la  fe- 
raient. 

Ce  meme  jour  il  y  eut  une  grande  soiree  chez 
le  president  Monroe.  J'avais  deja  assiste  a  ces 
sortes  de  reunions  ,  qui  sont  fort  remarquables 
par  la  societe  nombreuse  et  variee  qa'on  y  ren 
contre,  par  la  douce  liberte  qui  y  regne ,  et  par 
I'aimable  simplicite  avec  laquelle  niadanie  Mon 
roe  et  ses  filles  en  font  les  honneurs.  Mais  cette 
fois  la  foule  y  etait  si  considerable,  qu'a  peiue 
pouvait-on  y  faire  un  pas.  Le  desir  cle  voir  le 
nouvel  elu  et  ses  concurrens  qu'on  presumait 
devoir  s'y  trouver ,  et  qui  y  vinrent  en  effet?  a 
1'exception  de  M.  Crawford  toujours  retenu 
chez  lui  par  ses  soufFrances  ,  avait  attire  tous  les 
habitans  de  Washington-City.  Apres  avoir  salue 
M.  et  Mme.  Monroe,  aupres  desquels  j'eus  bien 
de  la  peine  a  arriver  ,  je  cherchai  avec  empresse- 
merit  M.  Adams  et  les  autres  candidats ;  il  me 
semblait  que  leur  situation  vis-k-vis  les  uns  des 
autres  devait  etre  embarrassante ,  et  j'etais  cu 
rie  ux  de  voir  comment  ils  s'en  tireraient.  En  en 
trant  dans  un  salon  lateral  j'apercus  M.  Adams  : 
il  etait  seu,l  au  milien  d'un  large  cercle  qui  s'etait 
forme  a u tour  de  lui.  Sa  contenance  etait  simple 
et  modeste,  com  me  dans  toute  1'habitude  de  sa 
vie.  A  chaque  instant  quelques  personnes  sor- 
taient  dela  foule  et  venaient  lui  offrir  leurs  feli 
citations  qu'il  recevait  sans  embarras ,  et  aux- 


54  LAFAYETTE 

quelles  il  repondait  en  leur  pressant  eordialemerit 
la  main.  A  quelque  distance,  au  milieu  d?un 
groupe  de  dames,  etait  madame  Adams.  Elle 
me  parut  radieuse  de  contentement;  mais  il  etait 
facile  de  reconnaitre  sur  ses  traits  qu'elle  etait 
plus  toucbee  du  triomphe  personnel  de  son  mari, 
que  des  avantages  ou  des  agremens  qui  pouvaient 
en  resulter  pour  elle.  Pendant  que  j'examinais 
avec  attention  ce  tableau  interessant,  il  se  fit  a  la 
porte  du  salon  un  mouvement  tumultueux  ,  et 
un  murmure  de  satisfaction  s'eleva  dans  toute 
J'assemblee  ;  j'en  reconnus  bientot  la  cause  en 
voyant  paraitre  le  general  Jackson.  Tout  le 
monde  se  precipitait  sur  son  passage,  chacun 
voulait  presser  sa  main ,  c'etait  a  qui  lui  ferait 
son  compliment.  A  tous  ces  temoignages  d'in- 
teret  il  repondait  avec  un  abandon  plein  de 
cordialite.  Mes  regards  attentifs  se  portaient  al- 
ternativement  sui*  M.  Adams  et  sur  le  general 
Jackson  ;  j'etais  curieux  de  voir  comment  s'abor- 
deraient  ces  deux  hommes  qui ,  la  veille  encore , 
etaient  rivaux.  Mon  attente  ne  fut  pas  longue. 
Des  qu'ils  s'apercurent  ils  se  precipiterent  1'un 
vers  1'autre ,  se  prirent  la  main  et  se  la  tin  rent 
long- temps  serree.  Les  felicitations  offer tes  par 
le  general  Jackson  furent  franches  et  sinceres, 
M.  Adams  en  parut  profondement  touclie ,  et  les 
nombreux  temoins  ne  purent  contenir  1'expres- 
sion  de  leur  satisfaction.  M.  Clay  arriva  un  in- 


EN    AMERIQUE.  55 

slant  apres,  et  la  meme  scene  se  renouvela.  Peut- 
etre  celle-ci  produisit-elle  moitis  d'effet  que  hi 
premiere,  parce  que  M.  Clay,  ayant  eu  moins 
de  chances  de  succes,  etait  suppose  avoir  moins 
d'efforts  a  faire  pour  se  resigner;  ma  is  elle  n'en 
servit  pas  moins  a  me  prouver  combien  est  judi- 
cieuse  la  nation  qui  porte  ses  choix  sur  de  pa- 
reils  hommes.  La  generosite  de  caractere  que 
venait  de  montrerle  general  Jackson  me  rassura 
entierement  centre  les  menaces  des  milices  de 
Pensylvanie.  Justement  au  moment  ou  mes  re 
flexions  se  portaient  sur  ce  sujet,  je  rencontrai 
dans  la  foule  deux  officiers  avec  lesquels  j'avais 
dine  a  York,  et  que  j'avais  remarques  particulie- 
rement  pour  leur  exaltation.  «  He  bieri  !  »  leur 
dis-je,  <i  la  grande  question  est  decidee ,  et  elle 
»  Test  d'une  maniere  contraire  a  vos  vceux.  Qu'al- 
»  lez-vou^  laire?  Gommericerez-vous  bientot  le 
i>  siege  du  Capitole?  »  —  Us  se  mirent  a  rire. 
«  Vous  vous  rappelez  done  nos  menaces?  »  me 
dit  Fun  d'eux.  «  Nous  etions ,  en  efFet ,  en  bon 
»  train  de  crier ;  mais  nos  adversaires  n'eri  ont 
»  tenu  compte,  et  ils  ont  bien  fait;  ils  nous  ont 
»  mieux  juges  que  nous  n'aurions  voulu.  Mainte- 
»  nant  que  la  loi  a  parle,  nous  n'avons  plus  qu'a 
»  lui  obeir.  Nous  seconderons  Adams  avec  le 
»  meme  zele  que  si  nous  1'avions  porte ;  mais  en 
»  meme  temps  nous  eclairerons  de  pres  son  ad- 
»  ministration,  et,  selon  qu'elle  sera  bonne  ou 


56  LAFAYETTE 

»  mauvaise  ,  nous  la  defendrons  ou  nous  Tatta- 
»  querons.  Quatre  ans  sont  bientot  passes,  et  les 
»  consequences  (Tune  mauvaise  election  sont  bien 

»  faciles  a  rep  are  r »   —  «  Oui,  »   lui  dis-je, 

«  plus  faciles  a  reparer  que  les  consequences  de 
»  la  legitimite  ou  de  1'beredite...  »  —  Us  me 
quitterent  en  riant,  et  le  lendemain  personne  ne 
parlait  plus  d'election. 

Eri  considerant  avec  quell e  ardeur,  queile 
passion  les  partis  se  disputent  la  presidence 
pour  un  bomme  de  leur  choix ,  on  serait  tente 
de  croire  que  le  president  des  Etats-Uriis  peut 
etre  pour  ses  amis  ou  ses  partisans  une  source 
intarissable  d'avantages  de  toutes  especes,  et  que 
sa  puissance  est  telle  qu'il  peut  a  son  gre  dis 
penser  les  faveurs,  les  emplois  ,  les  richesses. 
Pour  detruire  cette  erreur,  il  me  suffira  de  citer 
1'article  de  la  constitution  qui  determine  les  at 
tributions  du  chef  du  gouvernement,  et  on  con- 
viendra  qu'elle  laisse  entre  ses  mains  moins  de 
mojens  de  corruption  que  n'en  a  chez  nous  le 
plus  mince  prefet. 

«  Aucun  individu  autre  qu'un  citoyen  ne  dans 
»  les  Etats-Unis,  ou  etant  citoyen  lors  de  1'a- 
»  doption  de  cette  constitution ,  ne  peut  etre 
»  eligible  a  la  place  de  president.  Aucune  per- 
»  sonne  ne  sera  eligible  a  cette  place  a  moins 
)>  d'avoir  atteint  1'age  de  trente-cinq  ans  et  d'a- 
»  voir  reside  quatorze  ans  dans  les  Etats-Unis. 


EN  AMERIQUE.  5y 

»  En  cas  que  le  president  soil  prive  de  sa  place1, 
»  ou  en  cas  de  mort ,  de  demission ,  ou  d'iiica- 
)>  pacite  a  remplir  les  pouvoirs  et  les  devoirs  de 
«  cette  place,  elle  sera  confiee  an  vice-president, 
)>  et  le  congres  peut  par  une  loi  pourvoir  an  cas 
»  du  renvoi ,  de  la  inort ,  de  la  demission  ou  de 
)>  I'inhabilete  tant  du  president  quedu  vice-pre- 
»  sident ,  et  ordonner  quel  employe  public  rern- 
»  plira  en  pareil  cas  la  presidence  jusqu'a  ce  que 
»  la  cause  de  I'inhabilete  n'existe  plus,  ou  qu'un 
»  nouveau  president  ait  ete  elu. 

»  Le  president  recevra  a  des  epoques  fixees 
»  une  compensation  pour  ses  services  ,  qui  rie 
»  pourra  etre  augmentee  ni  diminuee  pendant 
»  3a  periode  pour  laquelle  il  aura  ete  elu  ,  et 
»  pendant  le  meme  temps  il  ne  pourra  recevoir 
>»  queique  autre  emolument  des  Etats-Unis  ou 
»  d'un  d'eux. 

»  Avant  son  entree  en  fonction ,  il  pretera  le 
»  serment  suivant : 

»  Je  jure  sol  en  n  ell  em  en  t  que  je  remplirai  fide- 
»  lement  la  place  de  president  des  Etats-Unis , 
»  et  que  j'emploirai  tons  mes  soins  a  conserver, 
)>  proteger  et  defendre  la  constitution  des  Etats- 
»  Unis. 

»  Le  president  sera  commandant  en  chef  des 
»  armees  et  des  flottes  des  Etats-Unis  et  de  la 
»  milice  des  divers  etats,  quand  el  les  seront  au 
)>  service  des  Etats-Unis.  II  peut  requerir  1'opi- 


58  LAFAYETTE 

»  nion  ecrite  dd'employe  principal  dans  cliacun 
»  des  departemens  executifs  sur  tout  objetayant 
»  rapport  aux  devoirs  imposes;  et  ii  aura  le  pou- 
»  voir  d'accorder  diminution  de  peine  et  meme  le 
»  pardon  pour  les  delits  envers  les  Etats-Unis  , 
»  excepte  dans  le  cas  de  mise  en  accusation  par  la 
»  chambre  des  representaus. 

»  II  aura  le  pouvoir,  par  et  avec  le  consente- 
»  ment  du  senat,  de  faire  des  traites,  pourvu  que 
»  les  deux  tiers  des  senateurs  presens  1'approu- 
»  vent ;  et  il  nommera ,  par  et  avec  le  consente- 
»  ment  du  senat,  et  enverra  des  ambassadeurs , 
»  d'autres  ministres  publics  et  des  consuls,  les 
»  juges  ties  cours  supremes ,  et  autres  employes 
M  des  Etats-Unis ,  aux  nominations  desquelles  il 
»  n'aura  pas  ete  pourvu  d'une  autre  maniere  dans 
»  cette  constitution ,  ou  qui  seront  determinees 
»  par  une  loi.  Mais  le  congres  peut  par  une  loi. 
»  attribuer  la  nomination  de  ces  employes  subal- 
))  ternes  au  president  seul ,  aux  cours  de  loi ,  ou 
»  aux  chefs  de  departemens. 

»  Le  president  aura  le  pouvoir  de  remplir 
»  toutes  les  places  vacantes  pendant  I'intervalle 
»  des  sessions  du  senat ,  en  accordant  des  com- 
))  missions  qui  expireront  a  la  fin  de  la  session 
»  prochaine. 

»  De  temps  en  temps  le  president  donnera 
»  au  congres  des  informations  sur  1'etat  de  FU- 
»  nion  ,  et  il  recommandera  a  sa  consideration 


EN  AM£RIQUE.  69 

»  telles  mesures  qu'il  jugera  convenables.  11  peut, 
»  dans  les  occasions  extraordinaires ,  convoquer 
»  les  deux  cbambres  ou  1'une  d'elles,  et ,  en  cas 
»  qu'elles  soient  divisees  sur  le  temps  de  leur 
j)  ajotirnexnent ,  il  peut  les  ajourner  a  tel  temps 
»  qu'il  lui  paraitra  convenable.  II  recevra  les 
»  ambassadeurs  et  les  autres  ministries  publics. 
»  11  veillera  a  ce  que  les  lois  vsoient  fidelement 
>>  executees,  et  il  donnera  leurs  commissions  a 
»  tons  les  employes  des  Etats-Unis. 

»  Le  president  pourra  etre  depose,  si,  a  la 
»  suite  d'uue  accusation ,  il  est  convaincu  de  tra- 
»  bison  ,  de  dilapidation  du  tresor  public  ,  ou 
»  d'autres  crimes  et  d'inconduite.  » 

On  voit  <jue  la  constitution  ,  en  determinant 
d'une  maniere  precise  les  attributions  et  la  puis 
sance  du  premier  magistral,  a  eu  plus  en  vue  le 
bonbeur  et  les  interets  de  la  nation  ,  que  la  sa 
tisfaction  d'un  individu  et  de  sa  fa  mill  e.  Aussi  le 
president  se  trouve-t-il  dans  une  situation  telle  , 
que,  quel  que  soil  son  caractere  personnel,  il  lui 
est  impossible  de  porter  une  atteint  grave  a.  la 
liberte  ,  aux  droits  ,  a  Tbonneur  cle  ses  conci- 
toyens.  II  n'a  point ,  comme  quelques  rois  du 
vieux  continent ,  plusieurs  millions  derevenus  et 
d'immenses  domaines.  La  loi  ne  lui  accorde  que 
cent  trente  mille  francs  d'appointemens;  mais  ce 
n'es'v  point  sur  la  somptuosite  de  ses  equipages, 
sur  1'eclat  d'une  garde  nombreuse ,  ou  sur  le 


60  LAFAYETTE 

nombre  de  ses  courtisans  que  repose  la  majesle 
de  son  caractere. 

Ne  pouvant  se  retrancher  ni  derriere  la  res- 
ponsabilite  de  ses  ministres,  ni  se  couvrir  de 
1'infaillibilite  de  son  caractere  ou  de  Finviolabi- 
lite  de  sa  personne,  que  1'acte  constitutionnel  ne 
garantit  point,  le  president  des  Etats-Unis  est 
veritablement  oblige  de  mediter  lui-meme  avec 
soin  tons  les  actes  du  pouvoir  executif  qui  ne 
reside  qu'en  lui  seul;  et  les  citoyens  sont  telle- 
ment  persuades  que  les  fonctionsde  chef  del'etat 
ne  peuvent  se  bien  remplir  que  par  un  travail 
de  tous  les  jours  et  de  tous  les  instans ,  qu'ils 
seraient  fort  etonnes ,  et  peut-etre  meme  fort 
mecontens  si  quelquefois  les  journaux  annon- 
caient  que  le  president  a  travaille  tel  jour  pen 
dant  deux  ou  meme  pendant  trois  heures  avec 
tel  ministre. 

Enfin,  pour  achever  de  donner  une  juste  idee 
de  cette  simplicite  a  laquelle  un  president  des 
Etats-Unis  est  reduit  par  1'economie,  d'autres 
diraient  peut-etre  par  la  parcimonie  de  la  con 
stitution  ,  je  crois  ne  pouvoir  mieux  faire  que  de 
rapporter  1'anecdote  suivante,  dont  j'emprunte le 
recit  au  spirituel  auteur  d'un  Voyage  aux  Etats- 
Unis  en  j8i81. 


1  foyage  aux  Etats-Unis  ,  par  miss  Wright ,  traduit. 
parM.  Parisot,  en  1822. 


EN  AMFlRlQUE.  6l 

((  Bleker  Olsten  ,  ministre  de  Daneniarck  aux 
»  Etats-Unis,  sous  la  presidence  de  M.  Jefferson, 
o  ayant  appris,  a  son  arrivee  a  Washington,  que 
»  le  president  etait  visible  tous  les  jours  a  deux 
»  heures  ,  se  presenta  a  cette  heure  pour  rendre 
»  ses  devoirs  au  chef  de  la  nation  americaine. 
»  M.  Jefferson  le  recut  avec  tant  de  politesse  et 
)>  de  cordialite ,  ct  lia  avec  lui  une  conversation 
»  si  animee ,  qu'une  heure  s'etait  ecoulee  avant 
»  que  Fetranger  s'apercut  que  sa  visite  avait 
»  etc  extraordinairement  prolongee.  A  la  fin  , 
»  1'entretien  commcnca  a  languir,  et  le  diplo- 
»  mate  etranger  attendait  qu'on  le  congediat, 
»  tandis  que  le  president,  comnie  on  peut  le 
»  presumer,  desirait  que  celui-ci  termiriat  sa  vi- 
»  site ;  mais  la  simplicite  de  Ve?itree  n'avait  pas 
»  etc  suffisante  pour  faire  comprendre  a  un 
»  ministre  europeen  celle  de  la  sortie.  Le  repre- 
»  sentant  du  roi  de  Danemark  restait  cloue  sur 
M  son  siege,  attendant  le  signal  de  la  retraite. 
»  11  eut  beau  attendre  ce  signal ,  le  president  ne 
»  le  donna  point.  Persuade  qu'il  etait  importun  , 
»  et  se  sentant  de  plus  en  plus  mal  a  son  aise , 
»  desirant  de  sen  aller,  et  cependant  craignant 
»  de  commettre  de  la  sorte  une  plus  grande  faute 
)>  contre  le  decorum,  le  pauvre  ministre  demeu- 
»  rait  assis,  comptant  Jes  minutes.  Enfin ,  1'heure 
»  du  repas  arriva,  et  M.  Jefferson  mit  le  comble 
»  a  sa  confusion  en  le  priant  de  rester  et  de 


62  LAFAYETTE 

»  partager  un  repas  de  famille.  Bleker  Olsten  se 
»  leva ,  balbutia  une  excuse  et  s'echappa  de  1'ap- 
»  parternent. 

»  De  la  rnaison  du  president,  le  minis  tre  de- 
»  coritenance  se  rendit  precipitamment  chez  un 
»  American!  de  sa  connaissance ,  qui  occupait  un 
»  cniploi  dans  le  gouvernement ,  et  avec  lequel 
»  il  s'etait  deja  entretenu  sur  les  institutions  na- 
»  tionales.  II  lui  raconta  son  aventure,  et  entra 
»  ensuite  en  explication  sur  ce  sujet.  «  Com- 
»>  ment,  »  lui  dit-il,  « j'aurais  du  me  retirer  sans 
»  qu'on  me  congediat?  ]X'avez-vous  done  pas 
»  d'etiquette?  Ne  reconnaissez-vous  aucune  dis- 
»  tinction  de  rang  ou  d'emploi  ?  Comment 
»  existez-vous  comme  nation  ?De  quellemaniere 
»  vous  y  prenez-vous  pour  conserver  a  vos  auto- 
»  rites  constitutes  le  respect  necessaire  pour  leur 
»  donner  du  poids  et  procurer  de  la  solidite  au 
»  gouvernement?  Peut-etre  avez-vous  quelques 
»  autres  formalites  que  je  lie  connais  pas;  ex- 
»  pliquez-les  moi ;  apprenez-moi  les  regies  que 
»  je  dois  observer  dans  mes  relations  avec  votre 
»  president.  » 

On  fit  entendre  alors  a  Bleker  Olsten  qu'il 
avail  laisse  les  formalites  de  1'etiquette  dans  les 
cours  des  souverains  de  i'Europe,  et  que  le  seul 
privilege  dont  jouissait  le  president  des  Etats- 
Unis  dans  ses  relations  avec  ses  concitoyens  , 
etait  de  recevoir  des  visites  sans  les  rendre, 


EN   AMERIQUK.  63 

usage  fonde  sur  la  simple  raison  que,  s'il  renclait 
une  visite,  il  faudrait  qu'il  les  rendit  toutes  , 
cequi,  £  cause  de  la  trop  grande  quantite  de 
personnes  qui  venaient  le  visiter ,  et  de  ses 
iiombreuses  occupations  y  etait  absolument  im 
possible. 

Le  meme  ministre ,  dinant  quelques  jours 
apres  chez  M.  Jefferson  ,  ne  nianqua  pas  de  s'ex- 
cuser  sur  la  longueur  de  sa  derniere  visite ,  et , 
apres  en  avoir  explique  la  cause ,  temoigna  la 
surprise  que  lui  causaierit  des  manieres  si  nou- 
velJes  pour  un  Europeen.  «  Je  sais ,  »  ajouta-t-il , 
«  que  ce  n'est  pas  a  un  etranger  a  critiquer  les 
»  coutumes  d'un  pays  qu'il  visite ;  je  suis  persuade 
»  egalement  que  le  president  actuel  peut  se  met- 
»  tre  au-dessus  de  toute  formalite ;  mais  1'interet 
»  que  je  prends  &  votre  pays  me  servira  d'ex- 
»  cuse ,  si  je  blame  une  simplicite  de  manieres 
»  qui  peut  etre  bonne  pour  un  Jefferson,  mais 
»  qui  serait  peut-etre  dangereuse  pour  ses  suc- 
»  cesseurs.  II  y  a  des  regies  generales  auxquelles 
»  on  doit  se  soumettre  ,  parce  qu'elles  sont  faites 
»  pour  tous  les  temps  et  pour  tous  les  homines. 
»  Croyez-moi ,  monsieur,  ou  plutot  croyez-en 
»  1'experience  des  siecles,  qui  m'autorise  &  af- 
)>  firmer  que  les  regies  de  1'etiquette  ne  peuvent 
»  etre  violees  impunement ,  et  que ,  pour  assurer 
»  la  stabilite  des  gouvernemens ,  leurs  cbefs  doi- 
»  vent  etre  environnes  d'une  splendeur  et  d'une 


64  LAFAYETTE 

»  pompe  iaites  pour  commander  Fobeissauce  tie 
»  la  multitude. 

»  Je  ne  pretends  pas,  »  repondit  M.  Jeffer 
son,  contester  la  justesse  de  vos  observations 
»  par  rapport  aux  rois;  reals  moi,  monsieur,  je 
M  ne  suis  point  roi.  Permettez-rnoi  de  vous  ru- 
»  center  line  anecdote  qui  expliquera  la  difle- 
»  rence.  Vous  connaissez  la  passion  clu  roi  de 
»  Naples  pour  la  cbasse.  II  arriva  qu'un  jour  su- 
»  perbc  pour  prendre  ce  plaisir,  sa  majeste  fut 
»  obligee  de  tenir  un  grand  lever.  Les  presenta- 
))  tions  furent  encore  plus  nombreuses  que  le  roi 
»  lui-meme  ne  s'y  etait  attendu ,  et  menacaient, 
>>  par  leur  duree  interminable  ,  de  le  priver  de 
»  son  amusement  favori.  A  la  fin  il  perdit  pa- 
»  tieiice,  et,  se  tournant  du  cote  du  fameux  Ca- 
»  raccioli ,  qui  etait  alors  ministre  des  affaires 
»  e'trangeres :  «  Marquis ,  »  lui  dit-il ,  «  que  ces  ce- 
»  remonies  sont  ennuyeuses!»  -  -  «Votre  ma- 
»  jeste  ,  »  repondit  Caraccioli  avec  une  profonde 
reverence ,  u  votre  majeste  oublie  qu'elle  est 
»  elle-meme  une  ceremonie.  » 

«  Je  ne  sais,»  me  dit  la  personne  de  qui  je 
tiens  cette  anecdote,  »  si  Bleker  Olsten  sentit 
»  dans  le  moment  le  trait  que  lui  avait  decocbe 
»  le  president;  mais  il  demeura  dans  notre 
»  pays,  et  parut  avoir  compris,  avant  de  le  quit- 
»  ter,  quenotre  gouvernement  n'a  pasbesoin  d'etre 
»  soutenu  par  des  moyens  artificieJs;  qu'il  n'a 


EN    AME1UQUE.  65 

»  pas  a  sa  tete  un  etre  irresponsable  crec  par  une 
»  fiction  superstitieuse,  une  ceremonie,  niais  im 
»  horn  me  comp  table  de  toutes  ses  actions,  qui 
»  a  des  devoirs  nombreux  et  importans  a  rem- 
»  plir,  et  dont  la  place  dans  1'estime  publique 
»  est  marquee  par  la  maniere  dont  il  remplit  ces 
)>  devoirs  ,  et  non  par  une  vaine  pompe  et  par  les 
»  regies  frivoles  de  1'etiquette.  » 

Si  la  difference  qui  existe  entre  le  president 
cles  Etats-Unis  et  les  rois  de  f  Europe  est  grande, 
celle  qui  existe  entre  les  ministres  de  cette  repu- 
blique  et  les  notres  n'est  pas  nioins  remarquable. 
Un  ministre  des  Etats-Unis  n'a  que  3o,oco  fr. 
d'appointemens ,  point  d'hotel,   point  d'ameu- 
biement,  point  de  train  de  maison  payes  par  la 
nation  ;  a  sa  porte  point  de  factionnaires;  quand 
il  sort  point  de  domestiques  en  costume  ridi 
cule  pour  le  faire  reconnaitre;  hors  de  son  mi- 
nistere  point  de  privilege ,  mais  aussi  point  de 
responsabilite  pour  ses  actes  devant  le  peup]e. 
Choisi  par  le  president ,  il  n'eii  est  pour  ainsi  dire 
que  Vinstrument ,   et  lui  doit  tout  son  temps. 
Gonime  il  n'a  point  a  ses  ordres  une  armee  de 
directeurs  generaux ,  de  chefs  de  division,  d'em- 
ployes  de  toutes  les  classes  a  gros  gages,  il  est 
oblige  de  mettre  lui-meme  la  main  al'oeuvre, 
et  gagne  bien  ses  appointemens,  qui  sont  trop 
modiques,  il  est  vrai,  pour  qu'il  lui  soit  possible 
de  don  nor   souvent  de   somptupnx    diners   aux 


()6  LAFAYETTE 

membres  du  congres ,  niais  qui  suffisent  cepen- 
dant  a  un  homme  sage  et  consciencieux  qui  com- 
prend  bien  que  c'est  seulenient  par  son  activite 
et  sa  probite,  et  non  par  les  intrigues  et  la  cor 
ruption,  qu'il  accomplira  les  devoirs  qui lui  sont 
imposes,  et  qu'il  repondra  a  la  conliance  dont  il 
est  lion  ore. 

Les  habitudes  des  ministres  americains  sont  si 
simples  et  different  si  peu  de  celles  de  leurs  con- 
eitoyens,  que  rien ,  absolument  rien,  dans  leur 
exterieur,  ne  pourrait  les  faire  reconnaitre  en 
public.  Pendant  les  premiers  temps  de  notre 
sejour  a  Washington,  lorsque  nous  avons  voulu 
leur  rendre  les  visites  qu'ils  avaient  eu  la  honte 
de  nous  faire,  il  nous  a  fallu  plusieurs  fois  de- 
mander  ou  etait,  non  leur  hotel,  car  on  ne 
nous  eut  pas  compris  ,  mais  leur  demeure,  quoi- 
que  nous  fussions  deja  dans  la  rue  qu'ils  habi- 
taient.  Quelquefois,  lorsque  nous  avons  frappe  a 
la  porte  de  leur  maison,  ce  sont  eux-mernes  qui 
nous  out  ouvert;  souvent  nous  les  avons  rencon 
tres  ,  le  portefeuille  sous  le  bras,  revenant  a  pied 
de  leur  ministere  k  leur  maison  ,  ou  les  atten- 
dait  le  modeste  repas  de  famille.  Tout  eel  a  ,  sans 
doute,  paraitrait  bien  bourgeois  chez  nous; 
mais  aux  Etats-Unis,  ou  le  peuple  tient  plus  a 
une  bonne  administration  qu'au  luxe  cle  ses  ad- 
ministrateurs ,  on  trouve  tout  cela  naturel,  et  je 
crois  qu'on  a  raison. 


EN   AMERIQUE.  67 

Cette  extreme  simplicite  des  ministres  s'etend 
aussi  a  tous  les  autres  officiers  publics,  et  c'est 
en  elle  qu'est  tout  le  secret  de  cette  economic 
de  gouvernement  que  nous  admirons  tant ,  et  a 
laquelle  nous  ne  parviendrons  probablement 
jamais. 

Un  senat  et  une  cliambre  des  representans 
forment  le  pouvoir  legislatif  des  Etats-Unis, 
pouvoir  qui  emane  directement  du  peuple , 
et  qui  contrebalance  la  puissance  du  pouvoir 
executif;  de  telle  sorte  que,  sil  arrivait  que 
la  nation ,  dans  un  moment  d'erreur ,  accor- 
dat  la  presidence  a  un  liomme  inhabile  ou 
mal  interitionne ,  la  fucheuse  influence  de  cet 
homme  serait  a  peu  pres  paralysee  par  celle  du 
congres. 

Le  congres  a  le  pouvoir : 
D'etablir  et  de  faire  percevoir  des  taxes,  droits, 
impots  et  excises;  de  payer  les  deltes  publiques 
et  pourvoir  a  la  defense  commune  et  au  bien- 
etre  general  des  Etats-Unis.  Mais  les  droits ,  im 
pots  et  excises  etablis  doivent  etre  les  memes 
pour  tous  les  etats  de  1'Union  ; 

D'emprunter  de  1'argent  sur  ]e  credit  des 
Etats-Unis ; 

De  regler  le  commerce  avec  les  nations  etran- 
geres,  entre  les  divers  etats  et  avec  les  tribus 
indiennes; 

D'etablir  une  regie  generale  pour  los  natura- 


CK  LAFAYETTE 

lisations,  et  des  lois  generales  sur  les  banque- 

routes  dans  ies  Etats-Unis ; 

De  battre  moimaie,  d'en  regler  la  valeur 
comnie  celle  des  monnaies  etrangeres,  et  de 
fixer  la  base  des  poids  et  mesures ; 

D'assurer  la  punition  des  contrefacteurs  des 
monnaies  courantes  et  du  papier  public ; 

D'etablir  des  bureaux  de  poste  et  des  routes  de 
poste ; 

D'encourager  les  progres  des  sciences  et  des 
arts  utiles,  en  assurant  pour  des  temps  limites, 
aux  auteurs  on  inventeurs,  le  droit  exclusif  sur 
lears  ecrits  et  sur  leurs  decouvertes; 

De  constituer  des  tribunaux  subordonnes  a  la 
cour  supreme;  de  definir  et  punir  les  pirateries  et 
felonies  commises  en  haute  mer,  et  les  offenses 
centre  les  Icis  des  nations ; 

De  declarer  la  guerre;  d'accorder  des  lettres 
de  marque  et  de  represailles,  et  de  faire  des  re- 
glemens  concernant  les  captures  sur  terre  et  SUF 
mer ; 

De  lever  et  d'entretenir  des  armees;  mais  au- 
cun  argent  pour  cet  objet  ne  peut  etre  vote  pour 
plus  de  deux  ans; 

De  creer  et  d'entretenir  urie  force  maritime ; 

D'etablir  des  regies  pour  radministration  et 
Torganisation  des  forces  de  terre  et  de  mer; 

De  pourvoir  a  ce  que  la  milice  soit  convoquee 
pour  faire  executer  les  lois  de  FUnion,  pour 


EN    AMEllIOUE.  69 

les  insurrections  et  repousser  les  in 
vasions;  , 

De  pourvoir  a  ce  que  la  milice  soit  organises , 
armee  et  disciplinee ; 

De  disposer  de  cette  partie  de  la  milice  requise 
poar  le  service  des  Etats-Unis,  en  laissant  aux  etats 
respectifs  la  nomination  des  officiers  et  J'etablis- 
sement  de  la  discipline  presents  par  le  congres. 

Tous  les  bills  etablissant  des  impots  doivent 
«tre  debattus  d'abord  dans  la  chambre  des  re- 
pcesentans ;  mais  le  senat  peut  y  concourir  par 
des  amendemens  comme  pour  les  a  Litres  bills. 
Tout  bill  qui  a  recu  1'approbation  du  senat  et  de 
la  chambre  des  representans?  est ,  avant  de  de- 
venir  loi ,  presente  au  president  des  Etats-Unis ; 
s'il  Tapprouve,  il  j  appose  sa  signature,  sinpu  il 
le  renvoie  avec  ses  observations  a  la  chambni 
-dans  laquelle  il  a  ete  propose ;  elle  consigne  tout 
au  long  les  objections  dans  son  journal  ?  et  discute 
de  nouveau  lebill.  Si .,  apres  cette  seconde  dis 
cussion  ,  les  deux  tiers  dela  chambre  sedeclarent 
pour  faire  passer  le  bill ,  il  est  renvoye ,  avec  les 
objections  du  president,  a  1'autre  chambre,  qui 
le  discute  egalement;  et,  si  la  meme  majorite 
1'approuve,  il  devient  loi;  mais,  dans  ce  cas,  les 
votes  de  la  chambre  doivent  etre  determines  par 
oui  et  par  non ,  et  les  noms  des  personnes  vo- 
tant  pour  et  centre  inscrits  sur  le  journal  de  cha- 
que  chambre  respective.  Si ,  au  bout  de  dix  jours, 


70  LAFAYETTE 

(les  dimanehes  non  compris)  le  president  rie 
renvoie  pas  le  bill  presente,  il  a  force  de  loi 
comme  s'il  etait  approuve  de  ce  magistrat ,  a 
moins  cependant  que  le  eongres,  en  s'ajournant, 
ne  previenne  le  renvoi. 

G'est  le  premier  lundi  du  mois  de  decembre , 
chaque  annee,  que  s'assemble  le  congres;  sa 
tluree  varie  suivant  1'importance  de  ses  travaux  , 
mais  s'etend  rarement  au-deia  du  mois  demai. 
Des  le  milieu  de  novembre,  on  voit  arriver  a 
Washington -City  les  senateurs  et  les  represe"n- 
tans  envoyes  par  chaque  etat  de  1'Union.  Parmi 
eux  il  en  est  beaucoup  qui ,  pour  venir  remplir 
leur  mandat ,  ont  eu  a  parcourir  plusieurs  cen- 
taines  de  lieues  a  travers  des  forets  inhabitees  et 
des  routes  difficiles.  En  arrivant,  ils  se  logent 
simplement ,  economiquement  a  1'auberge ,  ou 
souvent  ils  ne  trouvent  un  lit  que  dans  une 
chambre  commune  entre  quatre  ou  cinq  de  leurs 
collegues.  La  table  est  aussi  commune  entre 
tous  ceux  qui  habitent  la  meme  auberge.  G'est 
la  ordinairement  qu'apres  un  repas  frugal ,  se 
tiennent  ces  conversations  pleines  d'interet ,  dans 
lesquelles  se  discutent  a  1'avance ,  et  avec  cordia- 
lite ,  la  plupart  des  questions  qui  doivent  etre 
agitees  pendant  la  session.  Le  premier  lundi  de 
decembre  arrive,  la  session  s'ouvre  ,  et  des  la  pre 
miere  seance  les  travaux  commencent,  car  deja 
chacun  est  a  son  poste.  Le  president  de  la  cham- 


EN   AMERIQUE.  71 

bre,  charge  de  diriger  et  de  resumer  les  discus 
sions,  occupe  une  tribune  elevee,  devant  laquelle 
les  representans  sont  places ,  deux  a  deux ,  a  de 
petites  tables  commodement  disposees  dans  1'en- 
ceinte  demi-circulaire  qu'entourent  de  vastes  ga- 
leries  remplies  d'un  public  nombreux.  Apres  la 
lecture  du  message  du  president  des  Etats-Unis , 
et  la  formation  des  vingt-trois  comites  charges 
de  1'examen  des  differentes  questions  qui  doivent 
etre  soumises  a  la  discussion,  les  debats  s'ou- 
vrent.  Us  ne  ressemblent  en  rien  a  ceux  qui 
ont  lieu  dans  notre  chambre  des  deputes.  Us 
sont  calmes  et  graves.  On  n'y  enterid  jamais 
pron oncer  de  ces  longs  di scours  ecrits ,  penible- 
ment  elabores  dans  le  cabinet ,  et  passant  a  cote 
de  toutes  les  objections.  Ghaque  membre  parle 
desa  place,  et  la  discussion  n'a  jamais  d'autre 
caractere  que  celui  d'une  conversation  animee 
entre  geris  qui  s'estiment  et  qui  veulent  pour  les 
autres  comme  pour  eux-memes  une  entiere  li- 
berte  d'opinion.  Quand  un  membre  prend  la 
parole ,  s'il  se  laisse  entrainer  par  la  chaleur  d'une 
Jongue  improvisation ,  on  reconnait  facilement , 
a  la  maniere  dont  il  s'exprime,  qu'il  est  plus 
anime  du  desir  de  convaincre  les  autres  ou  de 
s'eclairer  lui-meme ,  que  preoccupe  de  la  maniere 
dont  sera  jugee  son  eloquence  dans  tel  salon  ou 
dans  telle  coterie.  Mais ,  quel  que  soit  1'efietqu'i] 
produise  sur  ses  auditeurs ,  il  est  sur  de  n'etrc 


72  LAFAYETTE 

jamais  interrompu,  ni  par  d'indignes  clameurs, 
ni  par  des  applaudissemens  dont  Finconvenance 
blesserait  la  dignite  de  1'asseniblee.  La  police 
de  la  chambre ,  facilement  exercee  par  le  presi 
dent,  n'a  pas  besoin ,  pour  etre  maintenue,  de 
1'intervention  d'huissiers  ridiculement  armes  et 
Labilles.  Un  seul  homme,  appele  sergeat  d'ar- 
mes,  veille,  a  la  porte  de  la  salle,  a  ce  que  le 
public  ne  s'introduise  pas  au  milieu  des  repre- 
sentans ;  et  deux  jeunes  garcons ,  assis  au  pied 
de  la  tribuoe  du  president,  s'occupent  sans 
bruit  et  sans  eclat  de  la  distribution  des  lettres, 
bulletins  et  rapports  adresses  aux  membres  de 
1'assemblee. 

G'est  ainsi  que , pendant  une  session  de  plusieurs 
mois,  cliaque  jour  est  consciencieusement  em 
ploye  par  les  representans  de  la  nation  a  la  dis 
cussion  des  plus  cliers  interets  tlu  peuple.  Aus- 
sitot  la  session  close,  cbaque  depute  retourne 
aupres  de  ses  commettans ,  et  trouve  dans  1'ac- 
cueil  qu'ils  lui  font  la  plus  douce  recompense 
qu'il  puisse  ambitionner,  s'il  a  bieu  rempli  son 
mandat. 

Entraine  par  le  desir  de  retracer  ici ,  tel  qu'il 
m'a  apparu,  le  caractere  des  principaux  pou- 
voirs  du  gouvernement  americain ,  je  m'apercois 
que  j'ai  neglige  une  foule  de  details  interessans 
touchant  riotre  sejour  k  Washington  ;  j'aurai 
peut-etre  occasion  de  les  reprendre  plus  tard ; 


EN    AMERIQUE.  ?3 

maisje  rie  terminerai  cependant  point  ce  cha- 
pitre  sans  parler  de  la  fete  donnee  par  le  con- 
gres,  le  ier.  Janvier.   Ce  jour  avait  etc   indique 
par  les  deux  chambres  pour  une  grancle  reunion 
a  un  banquet  offert  au  general  Lafajette.  Les 
representans  du  peuple  voulurent  consacrer  ainsi 
1'hospitalite  americaine  en  faisant  asseoir  Thole 
de  la  nation  a  une  table  ou  toute  la  grande  fa- 
mille  assistait  en  leur  personne.  M.  Gaillard  , 
president  temporaire  du  senat ,  et  M.  Clay,  ora- 
teur  de  la  cbanibre  des  representans  ,  presidaient 
le  repa-s.  M.  Gaillard  avait  a  sa  gauche  le  general 
Lafayette,  et  a  sa  droite  M.  Monroe,  president 
des  Etats-Unis ,   qui ,  derogeant  cette   lois,   et 
sans  doute  a  cause  du  general  Lafayette  ,  a  la  loi 
qu'il  s'etait  faite  de  ne  jamais  se  trouver  a  au- 
cune   fete   pubiique ,    avait    cependant    accepte 
Tinvitation ;  M.  Clay  avait  egalement  a  ses  cotes 
les  ministres  des  Etats-Unis.  Parmi  les  invites 
figuraient   le    general  Dearborn ,  ministre   des 
Etats-Unis  pres  la  cour  de  Portugal;  les  gene- 
raux  Scott ,  Macomb ,  Jesup  et  notre  clier  com- 
patriote  Bernard  ,  a  cote  duquel  j'eus  1'honneur 
d'etre  place  ;  les  commodores  Baimbridge ,  Tin- 
gey,  Stward  et  Morris ,  ainsi  que  plusieurs  offi- 
ciers  publics  du  rang  le  plus  eleve.  Parmi  les 
convives ,  le  general  Lafayette  cut  le  plaisir  de 
trouver  quelques-uns  de  ses  anciens  compagnons 
d'armes.  Le  capitaine  Allyn ,  du  Cadmus,  re- 


74  LAFAYETTE 

comment  arrive  tie  France  1 ,  s'etait  aussi  renclu 
a  1'invitation  qu'il  avait  recue.  La  salle  etait  de- 
coree  avec  le  plus  grand  eclat,  et  les  convives 
animes  d'un  esprit  d'union  qui  faisait  assez  voir 
qu'ils  consideraient  cette  ceremonie  comme  une 
fete  de  famille. 

G'est  dans  des  reunions  pareilles  quel'on  peut 
etudier  1'esprit  public  d'un  peuple,  lors  surtout 
que  ses  representans ,  choisis  librement,  et  n'ayant 
aucune  raison  de  flatter  le  pouvoir  ou  de  dissi- 
muler  leurs  pensees,  laissent  un  libre  essor  a 
tous  leurs  sentimens.  II  y  a  surtout  dans  un  repas 
de  corps  un  certain  eritrainement  qui  tend  a 
montrer  sous  un  jour  plus  apparent  telle  partie 
du  caractere  des  convives  ,  qui ,  en  toute  autre 
occasion,  ne  se  serait  pas  manifestee  d'une  ma- 
mere  aussi  sensible.  L'opinion  politique  des  le- 
gislateurs  de  1'Union  devait  done  etre  exprimee 
en  cette  circonstance  avec  plus  de  force ,  avec 
plus  d'abandon  qu'elle  ne  1'avait  ete  dans  ces 
seances  solennelles,  ou  la  gravite  de  1'etiquette 
tendait  a  paralyser  l'epancliement.  G'est  dans 
les  toasts  et  dans  les  vceux  qui  les  accompagnent 


1  C'est  a  cette  epoque  que  le  capitaine  Allyn  apporta 
le  beau  portrait  en  pied  de  Lafayette ,  peint  par  M.  Schef- 
fer  et  offert  par  ce  jeune  artiste  au  congres,  qui  en  accepta 
1'hommage,  et  le  fit  placer  dans  la  rotonde  du  Capitolc  , 
oil  il  justifie  la  reputation  bien  acquise  de  son  auteur. 


EN   AMERIQUE.  ?5 

que  Ton  retrouve  cette  opinion  tout  entiere. 
Quelques-uns  rappellent  des  principes,  d'autres 
Jeur  application  telle  qu'elle  est  entendue  par  les 
Americains.  Ici,  c'est  «  Au  peuple,  source  de 
»  tous  les  pouvoirsj  a  V opinion  publique  et  a  la 
»  liberte  de  la  presse ,  glaive  flamboyant  qui 
M  garde  les  approches  de  I'arbre  de  la  liberte  ,  » 
qu'ils  portent  ces  toasts  et  ces  voeux.  La  c'cst 
«  A  la  Grece  regeneree  et  ravivee  dans  Athenes 
»  et  dans  Sparte;  aux  republiques  de  V Ami- 
)>  rique  du  Sud ,  auxquelles  I'exemple  de  I'U- 
»  nion  prepare  des  succes  semblables.  « 

La  sante  de  M.  Monroe  ayant  etc  proposee, 
tout  le  monde  se  leva  spontanement ,  et  1'on 
put  s'apercevoir  que  ceshommages  etaient  moins 
rendus  au  chef  de  la  republique ,  qu'au  vene 
rable]  patriote  que  tant  de  services  recomman- 
dent  a  1'amour  des  Aniericains.  II  prononca  d'une 
voix  emue  des  remerciniens  qui  toucherent  d'au- 
tant  plus  les  convives,  qu'ils  semblaient  etre  les 
adieux  du  president,  apres  une  magistrature  de 
huit  annees.  On  but  ensuite  le  toast  suivant  en 
1'honneur  du  general  Lafayette  :  «  An  grand 
)>  apotre  de  la  liberte,  que  n abattirent point  les 
w  persecutions  de  la  tyrannic ,  que  I  amour  des 
»  richesses  ninjluenca  pas,  que  ne  purent  se- 
»  duire  les  applaudis semens  populaires.  Ilfut 
»  toujours  le  meme ,  dans  les  fers  d'Olmutz , 
»  dans  ses  divers  travaux,  au  faite  de  la  puis- 


76  LAFAYETTE 

»  sance  et  de  la  gloire.  »  A  ce  toast,  le  general 
se  leva  et  clit :  «  Les  expressions  me  manquent 
»  pour  rendre  tout  nion  respect  et  toute  ma  re- 
»  connaissance  pour  les  bontes  dont  vous  me 
»  comblez  ;  mais  j'espere  qiie  vous  rendrez  jus- 
»  tice  a  la  chaleur  de  mes  sentimens  americains. 
y>  Permettez  qu'au  toast  qui  vient  d'etre  porte , 
»  je  reponde  par  eelui-ci :  A  I'union  perpetuelle 
»  entre  les  Etats-Unis.  Elle  nous  a  deja  sauves 
»  dans  des  temps  d'orages,  unjour  elle  sauvera 
»  le  monde.  » 

FaisanL  allusion  a  la  situation  actuelle  du  ge 
neral,  M.  Gaillard,  president  du  senat,  proposa 
&  son  tour  un  toast  et  1'accompagna  de  ces  pa 
roles  :  «  Puisse  tout  genereux  defenseur  des 
»  droits  dun  peuple ,  obtenir  la  plus  grande 
t>  recompense  quil  soit  donne  a  un  homme  de 
»)  recevoir  ;  I 'admiration ,  la  reconnaissance  et 
»  faffectionde  tout  un  peuple.  » 

Immediatement  apres ,  et  comme  si  la  chose 
avait  fait  suite  a  ce  qui  venait  d'etre  dit,  M.  Clay, 
orateur  de  la  chambre  des  representans ,  se  leva 
et  reclama  1'attention  autant  que  la  bienveil- 
lance  de  1'assemblee;  puis,  dans  une  eloquerite 
et  rapide  allocution,  ii  porta  les  regards  des 
convives  sur  les  republiques  de  l'Arnerique  du 
Sud,  qui,  sans  1'aide  d'aucun  peuple,  sans  se- 
eours ,  sans  le  devouement  ni  1'exemple  d'un 
Lafayette ,  mues  par  la  seule  conscience  de  leurs 


EX    AMliRIQUE.  77 

clroits,  et  defendues  par  leurs  montagnes,  com- 
hattent  pour  conquer! r  la  liberte.  II  gemit  de  ce 
que  les  principes  cl'ordre  politique  avaient  fait  a 
1'Union  le  penible  devoir  de  demeurer  specta- 
trice  de  leurs  efforts.  II  plaignit  FEspagne,  si 
rnalheureuse  au  milieu  de  ses  erreurs,  nourris- 
sant  le  reve  de  la  conquete  de  ses  colonies  ;  il  la 
peignit  impuissante  pour  ses  projets,  et  deplora 
une  neutralite  que  la  communaute  de  principes 

repoussait Ici?  1'orateur,  domine  par  sa  pro- 

pre  impatience,  s'interrompit  et  proposa  la  sante 
du  liberateur Bolivar,  le  Washington  de  VAmb- 
rique  du  Sud. 

G'est  une  analogic  de  faits  assez  remarquable 
que  tandis  qu'on  associait  ainsi  le  nom  de  Bolivar 
aux  fetes  qu'on  donnait  a  Washington ,  celui  de 
Lafayette  etait  aussi  lionore  publiquement  a  Ca 
racas. 

Ce  toast  termina  le  repas,  et  les  scenes  tou- 
chantes  et  patriotiques  qui  s'etaient  succedees 
pendant  sa  duree.  Cbacun  des  convives  exprima 
le  regret  que  tous  les  Americairis  n'eussent  pas 
pu  y  prendre  place. 


78  LAFAYETTE 


CHAPITRE  III. 

DEPART      L»E     WASHINGTON.    SENTIMETVS      AME1UCAINS.    LION      DE 

AIER. FAMILLE   DE   NEGRES    LIBRES. RALEIGH. FAYETTEV1LLE. 

CAROLINE    DU     NORD. 


DES  les  premiers  jours  de  fevrier,  le  general 
Lafayette  avait  recu,  de  tons  les  etats  du  sad  et 
de  1'ouest  de  1'Union,  des  invitations  si  pres- 
santes ,  qu'il  ne  lui  etait  plus  permis  d'hesiter 
encore  sur  le  parti  qu'il  avait  a  prendre,  et  des 
lors  nous  nous  etions  occupes  avec  activite ,  et  de 
iiotre  ordre  de  marclie ,  et  cles  moyens  de  sur- 
monter  ies  difficultes  que  tout  le  monde  nous 
assurait  devoir  etre  tres-grandes  dans  un  voyage 
de  cette  nature  et  de  cette  longueur.  Nous  avions, 
en  effet,  une  ligne  de  plus  de  douze  cents  lieues 
a  parcourir  en  moius  de  quatre  mois ,  pour  nous 
trouver  le  17  juin  a  Boston,  ou  le  general  s^etait 
engage  a  assister  a  la  celebration  de  Fanniver- 
saire  de  Bunkers-Hill ;  et  uae  partie  des  pays  que 
nous  avions  a  traverser  etoient  a  peine  ha  bites 
ou  n'avaient  que  des  routes  difficiles  et  nial  tra- 
cees.  Mais  grace  a  1'experience  du  general  .Ber 
nard,  aux  lumieres  du  directeur  general  des 


EN   AMERIQUE.  79 

postes  (  M'\  Glean),  et  aux  eonseils  des  repre- 
sentans  qui  e talent  a  Wasliington  ,  M.  George 
Lafayette  parvint  a  tracer  un  itineraire  si  bien  cal- 
oule ,  que  son  pere  n'eut  point  a  craindre  de  ne- 
gliger  dans  sa  course  aucun  des  points  irapor- 
tans  des  divers  etats  que  nous  avions  a  visiter, 
quoique  la  plupart  de  ces  points  se  trouvassent 
souvent  a  plusieurs  milles  a  droite  ou  a  gauche 
de  notreligne  principale  de  niarche ;  et  son  temps 
i'ut  si  rigoureusemcnt  compte ,  qu'a  moins  de 
maladie  ou  d'evenemens  graves  nous  devious  ar- 
river  a  Boston  au  jour  promis. 

Nous  ne  negligeames  aucune  des  precautions 
propres  a    nous    faire  surmonter   les   obstacles 
dont  tout  le  monde  nous  menacait  dans  ce  nou- 
veau  voyage.  Les  amis  du  general  ne  pouvaient 
penser,  sans  nn  sentiment  de  crainte ,  aux  fatigues 
et  aux  dangers  auxquels  il  allait ,  disaient-ils,  s  ex- 
poser.  Madame  Elisa  Gustis,  de  la  familie  Wa 
shington  ,  s'empressa  de  lui  offrir  sa  voiture  com 
mode  et  douce.  Nous  achetames  de  bons  clievaux 
de  selle  pour  suppleer  a  ia  voiture  dans  les  che- 
mins  trop  diificiles;  nous  simplifiames  le  plus 
possible  nos  bagages,  et  le   20  fevrier  ,  a  neuf 
heures  du  soir,  nous  nous  embarquames  sur  le 
Potomac,  que  nous  descendimes  jusqu'a  son  em- 
boucliure  dans  la  baie  de  Chesapeake,  d'ou  nous 
gagnames   Norfolk,    ou    nous    debarquames  le 
^5  de  grand  matin  ,  apres  deux  nuits  et  un  jour 


80  LAFAYETTE 

d'une  heureuse  navigation.  Nous  reparlimes  le 
jour  meme  pour  filler  diner  a  Suffolk ,  tres-petite 
ville,  ou  le  general  etait  attendu  avee  tout.  1'em- 
pressement  et  Ja  bienveillance  qu'il  avail,  jus- 
qu'alors  rencontres  a  cliaque  pas.  Notre  marche, 
favorisee  par  une  belle  route  et  un  beau  temps , 
fut  tres-rapide.  A  quelques  milles  de  Norfolk, 
nous  fumes  obliges  de  nous  arreter  quelques  in- 
stans  devant  une  auberge  isolee  sur  la  route  et 
cl'assez  mince  apparence,  alin  de  faire  rafraichir 
nos  chevaux.  Nous  etions  restes  dans  noire  voi- 
ture,  lorsque  1'aubergiste  se  presenta  a  la  por 
tiere,  demanda  a  voir  3e  general ,  et  le  pria  avec 
instance  de  clescendre  un  instant  et  d'entrer  dans 
sa  niaison.  «  N'eussiez-vous  que  cinq  minutes  a 
))  nraccorder,  »   lui  clit-il ,   «  ne  me  les  refusez 
»  pas,  car  ce  sera  cinq  minutes  de  bonheur  pour 
»  moi.  »  Le  general  se  rendit  a  sa  priere,  et  nous 
le  suivimes  dans  une  chambre  basse  d'une  sim- 
plicite  voisine  clu  besoln  ,  mais  d'une  proprete 
remarquabie.  Le  welcome  Lafayette  etoit  char- 
bonne  sur  la  muraille  blanche,   et  entoure  de 
quelques  branches  de  sapin  cueillies  a  Fentree  de 
la  foret  voisine.  Pres  du  foyer  ou  pt3tillait  le  bois 
resineux,  etait  une  petite  table  couverte  d'une  ser 
viette  bien  propre  et  charges  de  quelques  flacons 
renfermant  de  l'eau-de-vie  et  du  wisky;  a  cote 
d'une  assiette  couverte  de  verres  etait  une  autre  as- 
siette  remplle  de  tranches  de  pain  coupees  et 


EN    AMERIQUE,  81 

rangees  avec  soin.  Ces  niodestes  rafraichissemens 
nous  furent  offerts  avec  une  bonte  et  nne  cor- 
dialite  qui  en  relevaient  beaucoup  le  prix.  Pen 
dant  que  nousles  prenions,raubergiste  avait  dis- 
paru;  il  revint  un  instant  apres,  accompagne 
de  sa  femme  qui  portait  un  jeune  enfant  de  trois 
a  quatre  ans ,  dont  les  joues  fraiches  et  fermes 
servaicnt  de  temoignage  a  la  tendresse  des  soins 
dont  il  est  1'objet.  Le  pere  nous  presenta  d'abord 
sa  femme,  prit  ensuite  1'enfant  dans  ses  bras, 
et ,  apres  lui  avoir  fait  mettre  une  de  ses  petites 
mains  dans  la  main  du  general ,  il  lui  fit  repeter 
avec  expression  les  mots  suivans  :  «  General  La- 
»  fayette ,  je  vous  remercie  pour  la  liberte  que 
»  vous  avez  cotiquise  pour  mon  pere,  pour  ma 
»  mere ,  pour  moi-meme  et  pour  ma  patrie...  » 
Pendant  que  1'enfant  parlait,  le  pere  et  la  mere 
fixaient  des  regards  attendris  surle  general ;  leurs 
coeurs  etaient  d'accord  avec  la  bouche  de  1'en 
fant,  et  les  larmes  qui  s'echappaient  malgre  eux 
de  leurs  paupieres  prouvaient  combien  leur  re 
connaissance  etait  vive  et  profonde.  Si  j'en  juge 
par  ce  que  j'eprouvai  moi-meme  a  la  vue  de  cette 
scene  si  simple  et  cependant  si  sublime,  le  ge 
neral  Lafayette  dnt  trouver  cet  instant  un  des 
plus  doux  de  sa  vie.  II  ne  put  cacher  son  emotion  , 
ii  embrassa  1'enfant  avec  tendresse,  et  se  sauva 
dans  sa  voiture,  ou  1'accompagnerent  les  benedic 
tions  de  cette  famille  libre  et  si  digne  de  1'etre. 
ii.  6' 


82  LAFAYETTE 

Ce  meme  jour,  un  peu  avant  d'arriver  a  Suf 
folk,  quelques  negres  nous  arreterent ,  et  nous 
prierent  d'entrer  dans  leur  cabane,  situee  sur  le 
bord  de  la  route ,  pour  nous  y  montrer  un  ani 
mal  fort  extraordinaire ,  qu'ils  nous  dirent  toe 
le  lion  de  mer.  II  avait  environ  sept  pieds  de 
long  ,  etait  revetu  d'une  peau  velue  de  couleur 
fauve  marquelee  de  noir ;  la  grosseur  de  son 
corps,  pres  des  epaules,  etait  a  peu  pres  celle 
d'un  veau,  et  allait'en  diminuant  considerable- 
ment  jusqu'a  1'extremite  posterieure  terminee 
en  larges  nageoires;  sa  tete  petite,  ronde  et  le- 
gerement  aplatie  ,  ressemblait  un  peu  a  celle  du 
tigre  ;  sa  gueule  etait  garnie  de  dents  longues, 
fortes  et  acerees;  ses  membres ,  excessivement 
courts,  avaient  la  forme  d'une  main;  les  doigts 
etaient  joints  ensemble  par  une  membrane  sus 
ceptible  d'un  grand  developpement,  et  armes 
de  grifies  tres-fortes  et  tres-aigues.  Les  negres 
nous  raconterent  qu'en  se  promenant  sur  les 
bords  Hi  Elisabeth-River,  au  moment  de  la  ma- 
ree  basse,  ils  apercurent  cet  animal  sur  le  sable, 
cu  il  paraissait  avoir  ete  laisse  par  les  flots;  des 
qu'il  vit  ces  hommes  ilmarcha  vers  eux ,  mais  sans 
demonstrations  hostiles.  Les  negres  cependant 
prirent  d'abordla  fuite;  il  les  suivit  long-temps, 
mais  avec  une  grande  lenteur,  comme  il  est  fa 
cile  de  le  concevoir,  en  examinant  le  peu  de  lon 
gueur  de  ses  membres ,  qui  paraissent  plutot 


EN   AMERIQUE.  83 

fails  pour  nager  que  pour  marcher.  Apres  avoir 
fait  une  centaine  de  pas  en  fuyant,  un  des  ne 
gres,  arme  d'un  fusil,  se  retourna  ,  fit  feu  sur 
Familial,  qui  recut  le  coup  dans  le  flanc  et  ex- 
pira  presque  aussitot. 

Quelques  complimens  sur  leur  courage ,  et 
quelques  pieces  de  nionnaie ,  rendirent  fort  heu- 
reux  ces  pauvres  negres ,  que  nous  quittames 
pour  aller  visiter  une  habitation  voisine  qu  ou 
nous  dit  appartenir  a  une  nonibreuse  famiile  de 
noirs  libres.  La  niaison  etait  fort  bien  tenue 
tant  a  1'interieur  qu'a  1'exterieur;  je  fus  frappe 
de  1'ordre  et  de  la  proprete  du  menage,  ainsi 
que  de  la  bonne  mine  des  habitans ,  qui  me  pa- 
rurent  etre  dans  un  etat  d'aisance  et  de  bien- 
etre  bien  superieur  a  celui  de  la  plupart  de  nos 
paysans  d'Europe.  Un  de  nos  compagnons  de 
voyage,  citoyen  de  Norfolk,  nous  assura  que 
cette  famiile  avait  plus  que  double  la  valeur  de 
sa  propriete  en  quelques  annees,  par  son  intel 
ligence  et  son  activite.  J'engage  ceux  qui  persis 
tent  encore  a  croire  que  les  negres  sont  incapa- 
bles  de  pourvoir  a  leurs  besoins  dans  Tetat  de 
liberte,  a  visiter  cette  famiile,  qui  d'ailleurs  n'est 
pas  la  seule  qu'on  puisse  citer  dans  la  Virginie. 

Apres  nous  etre  arretes  quelques  instans  an 
milieu  des  citoyens  de  Suffolk ,  nous  continuames 
notre  route  pour  Murfreesborough  ,  ou  nous  de- 
vions  coucher.  Notre  arrivee  tardive  y  eut  Fair 

6.' 


84  LAFAYETTE 

d'une  deroute  tie  nuit.  Le  mauvais  etat  et  la  lon 
gueur  du  cliemin  avaient  harasse  nos  clievaux , 
et  nous  Grumes  un  instant  quo  nous  serious  obli 
ges  de  coucher  au  pied  de  la  colline  sur  laquelle 
est  situee  ce  bourg.  Un  enorme  buclier  allume 
sur  une  montagne  voisine  et  dont  les  feux  eclai- 
raient  notre  detresse;  les  illuminations  de  Mur 
freesborough ,  qui  offraient  1  image  d'une  ville 
livree  aux  flammes;  le  bruit  du  canon  qui  reten- 
tissait  a  notre  droite,  et  qui  faisait  I'effet  d'une 
batterie  qui  nous  aurait  pi'is  en  flanc ;  les  cris 
de  notre  escorte;  les  coups  de  fouet  et  les  im 
precations  de  nos  cochers,  rien  de  tout  cela 
tie  stimulait  nos  clievaux,  qui ,  plantes  dans  la, 
boue  jusqu'aux  jarrets,  semblaient  y  avoir  pris 
racine,  et  refusaient  de  faire  le  moindre  effort 
pour  nous  tirer  de  cette  triste  situation  dans  la 
quelle  ils  nous  laisserent  pres  d'une  heure.  En- 
iin,  nous  arrivames,  et  nous  fumes  bien  ample- 
meut  dedommages  par  la  cordiale  hospitalite 
des  habitans  de  Murfreesborough  ,  qui  ne  negli- 
gerent  rien  pour  prouver  au  general  Lafayette 
que  les  citoyens  de  la  Caroline  du  Nord  ne  liii 
etaient  pas  moins  sincerement  attaches  que  ceux 
des  autres  etats. 

De  Murfreesborough ,  nous  allames  le  lende- 
main  a  Halifax,  ou  nous  passames,  a  1'aide  d.'un 
bac ,  le  Roanok  ,  au  bruit  de  1'artilleric  des  mi- 
lices  qui  attendaient  le  general  Lafayette  sur 


EN    AMfiRIQUE.  85 

Taulre  rive.  Halifax  fut  autrefbis  le  quartier-ge- 
neral  tie  Cornwallis  pendant  sa  campagne  tie  hi 
Caroline  du  Nord.  Ge  fut  la  que  ce  chef  anglais 
prit  la  resolution  ,  qui  lui  fut  si  funeste  ,  d'entrer 
en  Virginie.  Nous  ne  fimes  que  coucher  a  Ha 
lifax,  et  nous  nous  rendimes  en  deux  jours,  par 
cles  chemins  affreux,  a  Raleigh,  jolie  petite  vilJe 
situee  a  1'ouest  de  la  riviere  Neuse,  et  qui  est  le 
siege  du  gouvernement  de  la  Caroline  dn  Nord. 
La  population  de  Raleigh  est  d'environ  deux 
mille  sept  cents  habitans,  dont  pres  de  quinze 
events  individus  appartiennent  a  la  race  de  cou- 
leur,  libre  ou  esclave.  Un  des  monumens  les  plus 
precieux  de  cette  ville  est  la  superbe  statue  de 
Washington ,  executee  en  marbre  par  Canova  ; 
elle  est  conservee  avec  le  plus  grand  soin  dans 
une  des  salles  du  Capitole. 

Le  gouverneur  de  i'Etat,  les  officiers  du  gou 
vernement,  les  miliceSj  et  toute  la  population 
enfin  ,  s'etaient  eoncertes  et  parfaitement  enten- 
dus  pour  recevoir  et  feter  dignement  1'hote  de  la 
nation ;l'entliousiasmeavait  ete  tel,  que,  malgrr 
le  mauvais  temps,  une  compagnie  de  dragons 
volontaires  avait  fait  pres  de  cinquante  lieues 
pour  assister  a  cette  fete  de  famille.  Les  braves 
gens  qui  la  composaient  avaient  sollicite  et  ob- 
tenu  la  permission  de  faire  ce  jour-la  le  service 
de  gardes  de  Lafayette  ,  et  ils  avaient  f'onde  leurs 
p retentions  sur  co  que  le  comtc  de  Mecllitibtirg  , 


86  LAFAYETTE 

auquel  ils  appartiennent ,  fut  le  premier  de  FEtat 
qui  proclama  Findependance  a  Fepoque  de  la  re 
volution.  «  Lorsquil  est  question  de  servir  la 
»  liberie  ou  Lafayette  ,  »  nous  dirent-ils ,  «  on 
»  doit  toujours  nous  trouver  les premiers.  »  Le 
(>;ouverneur  Burton  ne  negligea  aucun  soin  pour 
iaire  dignement  les  honneurs  de  sa  residence  a 
j'hote  de  la  nation. 

La  veille  de  notre  arrivee  a  Raleigh  fut  sur  le 
point  d'etre  marquee  par  un  evenement  bien  mal- 
heureux.  Dans  une  des  caleches  qui  nous  suivaient 
ctaient  le  general  des  milices ,  Daniel ,  et  un  jeune 
odicier  de  son  etat-major ;  leurs  clicvaux  s'emporte- 
rent,  le  cocher,  ne  pouvant  plusles  guider,  accrocha 
rudement  un  tronc  d'arbre  qui  obstruait  la  route. 
La  violence  du  choc  fit  sauter  au  loin  les  deux 
voyageurs  et  le  cocher ;  raais  le  plus  maltraite  fut 
ce  pauvre  general  Daniel ,  qui  rcsta  presque  sans 
connaissance  sur  la  place.  Notre marche  fut  aussi- 
tot  suspendue  ,  et  le  general  Lafayette,  qui  etait 
deja  fort  loin  en  avant  a  la  tete  du  cortege,  re- 
vint  en  toute  hate  sur  ses  pas  ,  pour  s'assurer  par 
lui-rneme  de  la  nature  de  cet  evenement.  Le 
general  Daniel  commencait.  deja  a  reprendre  ses 
sens,  lorsque  le  zele  irrellcchi  de  son  ami,  le 
general  Williams,  fut  sur  le  point  de  lui  etre 
plus  funeste  que  sa  chute  meme.  Celui-ci  voulait 
absolumentle  saigner  sur-le-ehanip  ;  dcja  il  tenait 
en  main  la  fa  tale  lancette  et  allait  proccder  a 


EN   AMER1QUE  B; 

1'operation  ,  lorsque  M.  George  Lafayette  lepria 
avec  instance  de  n'en  rien  faire,  en  lui  faisant 
observer  que  nous  sortions  de  table ,  et  qu'une 
saignee,  immediatement  apres  le  repas ,  pouvait 
avoir  de  graves  inconveniens.  Apres  avoir  donne 
au  general  Daniel  les  premiers  soins  que  recla- 
mait  sa  position ,  nous  le  iimes  transporter  chez 
un  riche  cultivateur  que  nous  avions  visite  le 
matin  a  quelques  niilles  de  la  ,  et  le  lendemain 
notre  blesse  nous  arriva  a  Raleigh  ,  entierement 
retabli  de  sa  chute ,  et  remerciant  tendrement 
M.  George  Lafayette  de  1'avoir  preserve  de  la 
lancette  de  son  ami. 

J'avais  ete  fort  surpris  d'abord ,  en  voyant  le 
general  Williams  tirer  une  lancette  de  sa  poche 
et  vouloir  saigner  son  ami ;  mais  un  de  nos  com- 
pagnons  de  voyage  m'apprit  que  dans  les  etats 
du  Sud  et  de  TOuest,  et  plus  particulierement 
dans  ceux  dont  la  population  esttres-disseminee , 
1'art  de  saigner  est  commun  a  presque  tous  les 
grands  proprietaires.  La  difficulte  de  trouver  un 
chirurgien  au  moment  d'un  accident,  les  met 
souvent  dans  la  iiecessite  de  saignev  eux-memes, 
ce  qu'ils  font  quelquefois  si  largement,  que  les 
plus  hardis  phlebotomistes  de  Tecole  francaise  en 
seraient  elfrayes. 

Le  4  mars  nous  arrivames  dans  la  jolie  petite 
cite  de  Fayetteville,  situee  sur  la  rive  occiden- 
tale  de  la  riviere  Cupcfear.  Le  temps  etait  af- 


88  LAFAYETTE 

freux,  la  pluie  tombaitpar  torrens,  etctpendant, 
a  plusieurs  mi  lies  en  avant  de  la  ville,  la  route* 
etait  couverte  tThommes  et  d'enfans  a  cheval  , 
de  milices  a  pied;  dans  la  ville  les  rues  etaient 
rempliesci'une  foule  de  dames  en  grancle  toilette, 
se  precipitant  sans  precautions  k  travers  les  ruis- 
seaux  pour  approcher  de  la  voiture  du  general, 
et  si  occupeesdu  plaisir  dele  contempler,  qu'elles 
ne  paraissaient  pas  s'apercevoir  du  deluge  qui 
semblait  devoir  Jes  engloutir.  Get  enthousiasme 

o 

se  conceit  plus  facilement  quand  on  considere 
qu'il  etait  manifeste  par  les  habitans  d'une  cite 
fondee,  il  y  a  quarante  ans  ,  pour  perpetuer  le 
souvenir  des  services  rendus  par  celui  nieme  qu'on 
honorait  en  ce  jour. 

On  eonduisit  le  general  Lafayette  en  face  de 
rH6tel-de-Vil!e  sur  une  estrade  elevee  ,  ou  il  fut 
recu  et  harangue,  au  nom  du  conseil  de  ville, 
par  le  chef  de  justice,  M.  Toomer.  L'orateur  re- 
capitula  avec  enthousiasme,  dans  son  discours, 
les  obligations  que  I'Amerique  avait  a  Lafayette  , 
retraca  une  partie  des  persecutions  auxquelles  il 
fut  expose  en  France  et  en  Autriche  pour  etre 
reste  fidele  aux  principes  de  liberte  et  aux  droits 
de  Thorn  me ,  qu'il  avait  le  premier  proclames  en 
Europe,  et  termina  en  etablissant  energique- 
ment  un  parallele  entre  les  jeunes  republiques 
des  Etats  -  Unis  et  les  vieilles  monarchies  du 
yieux  continent  europeen. 


EN    AiMfiRIQOE.  $9 

«  Ici, »  s'ecria-t-il ,  «  les  tenebres  fie  Ferreur  se 
»  sont  tlissipees  devant  les  lumieres  de  la  verite. 
»  Les  doctrines  de  droit  diviri  et  d'obeissance 
»  passive  ne  sont  considerees  que  comnie  souve- 
»  nirs  des  temps  de  barbaric.  Nos  institutions 
»  politiques  sont  fondees  SUP  la  souverainete  du 
»  peuple,  source  de  tous  les  pouvoirs.  Le  jargon 
»  de  la  legitimite  n'est  point  compris  parnii 
»  nous.  Nous  ne  reconnaissons  de  sainte  al- 
»  liance  que  celle  de  la  religion  et  de  la  vertu , 
»  de  la  liberte  et  de  la  science.  Le  soleil  de  la 
)>  liberte  etend  chaque  jour  la  sphere  de  son 
»  influence  creatrice;  TAmerique  du  Sud  est  re- 
»  generee  ,  et  ses  fers  sont  brises.  Les  trones  de 
»  1'Europe,  qui  n'ont  d'autre  appui  que  la  force 
»  des  baionnettes,  sont  ebranlesj usque  dansleurs 
»  fondemens  ,  et  le  genie  de  notre  patrie  pourra 
»  bientot  celebrer  Vesprit  d'emancipation  uni- 
»  verselle. » 

Apres  que  le  general  Lafayette  eut  exprime 
sa  reconnaissance  pour  Faccueil  que  lui  faisaient 
les  citoyens  de  Fayetteviile ,  et  sa  sympathie 
pour  les  sentimens  de  1'orateur,  on  nous  con- 
duisit  a  la  residence  de  M.  Duncan-Mac-Rae  ,  ou 
nos  logemens  avaient  ete  prepares  d'une  ma- 
niere  a  la  fois  elegante  et  commode,  par  les 
soins  de  madaine  Duncan.  Le  general  y  fut  rccu 
par  le  comite  charge  de  pourvoir  a  tous  ses 
besoins.  «  Vous  eles  ici  dans  votre  ville,  »  lui 


90  LAFAYETTE 

clit  le  president  de  ce  comite ,  «  dans  votre  niai- 
»  son,  au  milieu  de  vos  enfans.  Disposez  de 
»  tout.... ,  tout  est  a  vous....  »  Chaque  instant 
de  notre  trop  court  sejour  a  Fayetteville  fut  rem- 
pli  par  les  fetes  de  la  reconnaissance  et  del'ami- 
tie.  Malgre  le  mauvais  temps,  qui  ne  cessa  de 
nous  contrarier ,  les  compagnies  volontaires  de 
milices  qui  s'etaient  reunies  pour  rendre  les  hon- 
neurs  militaires  au  dernier  major  general  survi- 
vant  de  Tarmee  de  la  revolution  ,  ne  voulurent 
point  quitter  le  petit  camp  qu'elles  avaient  etabli 
en  face  du  balcon  de  la  maison  d'ou  le  general 
put  facilement  les  voir  manoeuvrer.  Eiles  se 
trouverent  encore  sous  les  armes  le  lendemain 
matin  au  moment  de  notre  depart,  et  nous  pas- 
sanies  devantleur  front  de  bataille  pour  sortir  de 
la  ville.  Ce  fut  alors  que  le  general  Lafayette, 
voulant  leur  prouver  toute  sa  gratitude ,  mit  pied 
a  terre  ,  et  pressa  affectueusement  la  main  de 
cbaque  oilicier  et  de  chaque  soldat  en  parcourant 
tous  les  rangs.  Cette  conduite  excita  a  un  si  baut 
degre  1'entbousiasme  des  spectateurs ,  qu'une 
grande  partie  de  la  population  voulant  prolonger 
le  plaisir  de  le  voir,  accompagna  sa  voiture  fort 
loin  sur  la  route,  et  rie  le  quitta  que  lorsque  le 
soleil  fut  tout  pres  de  Tborizon. 

Le  commerce  de  Fayetteville  est  tres-florissant , 
et  ne  peut  que  s'accroitrc  encore  par  le  voisinage 
de  la  riviere  Capcfear,  qui  est  navigable  jusqu'a 


EN   AMERIQUE.  91 

la  mer.  Les  produits  des  environs  consistent 
principalement  en  tabac  et  en  hie;  sa  population 
est  de  pres  de  quatre  mille  ames,  et  s'accroit  avec 
une  rapidite  assez  remarquable ;  malheureuse- 
ment  pres  d'un  tiers  de  cette  population  est  com 
pose  d'esclaves ,  et  croit  dans  la  meme  propor 
tion  que  la  population  libre,  circonstance  qui 
s'opposera  probablement  encore  quelque  temps 
a  1'entier  developpement  de  ses  ressources.  Ce 
que  je  dis  de  Fayetteville  peut  s'appliquer  a  tout 
1'etat  de  la  Caroline  du  Nord,  qui,  sur  une  po 
pulation  de  six  cent  quarante  mille  ames ,  a  plus 
de  deux  cent  mille  esclaves. 

Le  climat  de  la  Caroline  du  Nord  est ,  dit-on, 
salubre  et  tres  -  favorable  a  toute  espece  de  cul 
ture;  cependant  la  partie  que  nous  avons  par- 
courue  n'offre  pas  un  aspect  agreable  :  beaucoup 
de  forets  de  pins  souvent  inondees  par  les  ruis- 
seaux  qui  les  arrosent;  beaucoup  de  sables;  pen 
de  terres  cultivees;  celles  quile  sont  ne  produi- 
sent  que  du  riz  et  del'iridigo.  On  assure  que,  dans 
la  partie  montagneuse  de  1'etat,  le  froment,  le 
seigle,  1'orge ,  1'avoine,  le  mais,  le  tabac,  le 
cbanvre  et  le  coton  serecoltent  en  abondance.  Ce 
dernier  article,  pret  &  etre  manufacture,  s'obtient 
a  raison  de  cent  cinquante  livres  par  esclave. 

C'est  aussi  dans  la  partie  la  plus  elevee  des 
terres  que  Ton  trouve  Tor  natif  en  assez  grande 
quanti le.  On  Vobtient  par  le  seul  lavage  des 


9»  LAFAYETTE 

terres ;  sa  purete  est  fort  remarquable.  On  en  a 
recueilli  a  vingt-trois  karats  de  fin  ,  et  d'tine  qua- 
lite  superieure  a  celle  de  la  monnaie  de  ce  metal , 
americaine  et  anglaise.  Les  grains  sont  de  di- 
verses  grosseurs;  le  plus  gros  qui  ait  etc  trouve 
dernicrementpesait  pres  decinqlivres.  En  1810, 
la  monnaie  des  Etats-Unis  en  recut  mille  trois 
cent  quarante-une  onces ,  dont  la  valeur  mon- 
tait  a  24,689  dollars.  Dans  le  comte  de  Mont- 
gommery  ,  beaucoup  de  personnes  se  livrent  &  la 
recherche  de  ce  metal.  Tout  homme  obtient  la 
permission  d'en  chercher,  sous  la  condition  de  re- 
mettre  la  moitie  de  ce  cju'il  trouve  au  proprie- 
taire  du  sol. 

Ma'lgre  toutes  ses  sources  de  rich  esses ,  la  Ca 
roline  du  Nord  m'a  paru  un  des  etats  les  nioiris 
avances  de  tous  ceux  quc  nous  avons  visites  jus- 
qu'ici.  La  premiere  cause  doit  en  etre  attribuee, 
je  crois,  a  Fesclavage.  Sa  constitution  ,  quoiquc 
en  general  calquee  sur  celles  des  autres  etats, 
en  differe  cependant  sur  quelques  points,  et  con 
serve  quelques  traces  d'aristocratie.  Ainsi,  par 
exemple ,  pour  etre  elu  senateur,  il  faut  etrc 
proprietaire  de  trois  cents  acres  de  terre;  pour 
etre  representant  il  en  fautpossecler  cent;  enfin, 
n ul  ne  peut  etre  gouverneur  s'il  n'est  franc  te- 
nancierd'un  bien  rapportanl  1 7ooo  dollars.  Tout 
en  proclamant  la  liberte  religieuse,  la  constitu 
tion  de  la  Caroline  clu  JXonl  a  cependant  le  mat- 


EN   AMERIQUE.  g3 

heur  d'avoir  conserve  une  faclieuse  distinction 
entre  les communions;  ainsi  tout  hommequi  nie 
la  verite  dc  la  religion  protestante  ne  peut  pre- 
tendre  a  aucun  emploi  public  *.  Je  sais  bien  que 
dansun  pays  ou  le  gouvernement  nes'occupede 
J'entretien  du  clerge  d'aucune  communion  ,  Tin- 
convenient  de  cette  distinction  est  moins  grand; 
mais  ce  n'en  est  pas  rnoins  une  atteinte  grave 
portee  a  I'egalitc  etablie  et  reconnue  par  la  loi. 
Un  tort  plus  grave  de  ce  gouvernement ,  c'est  d'a 
voir  neglige  trop  long-temps  les  moyens  de  pro- 
pager  1'instruction  primaire.  Ce  n'estque  depuis 
1808  que  le  corps  legislatif  a  ordonne  par  une 
Joi  Fetablissement  des  ecolespubliques  et  pourvu 
aux  depenses  necessaires  pour  les  laire  prospe- 
rer.  Malgre  les  fautes  que  je  viens  de  signaler, 
on  ne  peut  nier  que  les  habitans  de  la  Caroline 
du  Nord  ne  soient ,  par  leur  patriotisme ,  dignes 
de  fairepartie  de  la  grande  famille  federative  des 
Etas-Unis.  Pour  le  prouver,  il  me  suffira  de  citer 
un  fait;  c'est  que,  pendant  la  guerre  revolution- 
nairc ,  Fennemi  ne  put  jamais  se  procurer  un 


1  Voyez  1'art.  3s  de  la  constitution  de  la  Caroline  du 
Nord. 

L'art.  3 1  exclut  du  senat,  de  la  chambre  des  repre- 
sentans  et  du  conseil  d'etat  tous  les  membres  du  clerge  , 
sans  distinction  de  croyances  ou  de  sectes ,  tant  qu'ils 
sont  dans  Texercice  de  leurs  fonctions  pastorales. 


94  LAFAYETTE 

pilote  sur  leurs  cotes.  Je  pourrais  ajouter  que 
ce  fut  aux  miliccs  de  cet  etat  que  furent  tius 
les  brillans  succes  des  combats  de  Briar-Creek 
en  1779,  de  Waxhaws  en  1780,  et  de  Guil- 
ford  en  1781. 


EN   AMERIQUE. 


CHAPITRE  IV. 


ENTREE  DANS  LA  CAROLINE  DU  SUD.  -  ROUTE  DE  CHERAW  A  CAM- 
DEN.  -  MONUMENT  ELEVE  AH  BARON  DE  KALB.  -  ROUTE  DE 
CAMDEN  A  CHARLESTOWN.  -  FETES  DE  CHARLESTOWN.  -  LE 
COLONEL  HUGER.  -  HISTOIRE  ,  INSTITUTIONS  ET  MOEURS  DE  LA 
CAROLINE  DU  SUD. 


VINGT-QUATRE  hcures  apres  notre  depart  de 
Fayetteville  ,  nous  rencontrames  ,  au  milieu  d'une 
foret  de  pins  ,  la  deputation  de  1'etat  de  la  Ca 
roline  du  Sud  ,  envoyee  au-devant  du  general 
Lafayette.  Cette  rencontre  eut  lieu  sur  les  confins 
des  deux  etats.  Nos  bonset  aimablescompagnons 
de  voyage  de  la  Caroline  du  Nord  nous  remirent 
aux  soins  de  leurs  voisins  en  nous  donnant  de  vifs 
temoignagesde  regrets  d'une  separation  qui  nous 
coutait  autant  qu'a  eux  ,  et  nous  continuames 
notre  route  avec  de  nouvelles  voitures  ,  une  nou- 
velle  escorte  et  de  nouveaux  amis  jusqu&  Cheraw, 
jolie  petite  ville  qui  avait  a  peinequatre  maisons 
il  y  a  trois  ans  ,  et  qui  atijourd'hui  compte  plus 
dequinzeceritshabitans.  La  route  que  nous  eumes 
a  parcourir  le  lendemain  fut  longue  et  difficile; 
souvent  meme  elle  fut  presque  impraticable  ; 


96  LzVFAYETTE 

dans  certains  endroits  nous  la  trouvames  entic- 
rement  coupee  par  des  debordemens  de  rivieres; 
dans  d'autres  nous  ne  pumes  avancer  a  travers 
des  marecages  qu'en  roulant  lentement  sur  une 
mauvaisc  chaussee  formee  de  troncs  d'arbres  assez 
mal  ranges  les  uns  a  cote  des  autres.  Enfin, nous 
marchames  avec  tant  de  lenleur ,  que  la  nuit  nous 
surprit  en  chemin  et  devint  bientot  si  obscure, 
que  beaucoup  de  cavaliers  de  1'escorte  perdirent 
la  direction  de  la  route  dans  un  endroit  ou  elJe 
etait  a  peine  tracee  dans  le  sable ,  et  s'egarerent 
dans  la  foret.  Les  voitures  du  cortege  commen- 
cerent  elles-menies  a  perdre  Jeurs  distances  ,  et 
vers  les  dix  lieures  ,  M.  George  Lafayette  et  rnoi , 
nous  nous  apercuniesque  ceiledanslaquelle  nous 
etions,  etait  Lien  loin  derriere  toutes  les  autres. 
Quelques  instans  apres  nous  nous  sentimes  vip- 
lemment  secoues  et  nous  entendimes  un  fort 
craquement.  Notre  timon  venait  de  se  briser ,  et 
nous  etions  restes  au  milieu  d'un  marais.  Notre 
position  etait  assez  desagreable,  et  nous  aurions 
eu  quelque  peine  a  nous  en  tirer  sans  le  secours 
de  deux  dragons  qui  ne  nous  avaient  point  quit- 
tes ,  et  quj  nous  obligerent  a  monter ,  malgre 
nous ,  leurs  chevaux ,  avec  lesquels  nous  arrivames 
en  quelques  minutes  en  vue  des  feux  du  bivouac 
qui  entourait  la  maison  qui  devait  nous  servir 
d'asile,  et  dans  laquelle  le  general  etait  deja  eta- 
bli  depuis  pros  d'une  heure.  Gette  maison  etait 


EN   AMKRIQUE.  97 

tout-a-fait  isolee  au  milieu  de  la  for£t.  Nous  y 
fumes  tres-bien  recus.  On  nous  y  offrit  un  excel 
lent  souper  et  d'assezbonslits,  dans  lesquels  nous 
aurions  probablement  fort  bien  dormi  si  toute 
la  nuit  la  trompette  n'avait  retenti  pour  rallier 
nos  cavaliers  egares. 

A  notre  lever, nies  regards  furent frappes  d'un 
spectacle  tout-a-fait  nouveau  pour  mou  Nous 
etions  au  milieu  de  ce  qu'on  appelle  en  Amerique 
a  new-settlement ,  c'est-a-dire  un  defrichement, 
ou  creation  d'une  habitation  nouvelle  au  milieu 
des  forets*  La  maison  dans  laquelle  nous  avions 
passe  la  nuit  etait  la   seule   habitable ,   encore 
n'etait-elle  point   entitlement  achevee;  a  cote 
d'elle  commencait  a  s'elever  ]a  charpente  de  quel- 
quesautresbatimens  destines,  sans  doute,  aservir 
de  granges  et  d'ecuries.  Des  corps  d'arbres  a  demi 
faconnes  et  reunis  en  grand  nombre  indiquaient 
Tintention  du  proprietaire  d'entreprendre  bien  tot 
encore  d'autres  constructions ;  et  deja  ,  dans  un 
assez  grand  rayon ,  la  foret  etait  presque  eiHiere- 
ment  renversee.    II  ne  restait  plus  debout  quo 
quelques  arbres  d'une  taille  prodigieuse ,  non- 
seulement  prives  de  leurs  branches ,  mais  encore 
quelquefois  depouilles  de  leur  ecorce,  et  noircis 
dans  toute  leur  longueur  par  Faction  des  flam- 
mes,a  1'aide  desquelles  on  avait  detruit  autour 
d'eux  les  arbrisseaux  plus  faibles.  11  est  difficile 
d'imaginer  quelque  chose  de  plus  attristant  qu'un 


t)8  LAFAYETTE 

pared  tal)leau.  «  C'est  cependant  ainsi ,  »  me  dit 
un  de  nos  compagnons  de  voyage,  «  que  com- 
»  mencent  toutes  nos  petites  villes  que  vous  trou- 
»  vez  si  gaies  ,  si  attrajantes.  Cheraw,  ou  vous 
»  avez  coucbe  liier ,  et  qui  vous  a  tant  plu  ,  res- 
»  semblait  beaucoup  a  ceci  il  n'y  a  encore  que 
)>  pea  d'annees ,  et  peut-etre  retrouveriez  -  vous 
»  ici  un  autre  Cheraw  si  vous  y  reveniez  dans 
»  quatre  ou  cinq  ans.  Voyez,  »  continua-t-il  en 
m'entrainant  vers  la  partie  de  la  foret  que  le  fer 
etle  feu  avaient  respectee  ,  «  voyez  avec  quel  soin 
»  et  quelle  habilete  le  fondateur  de  cette  cite 
)>  future  a  pose  les  bases  d'une  fortune  dont  il 
»  espere  jouir  avant  peu  de  temps.  Voici  un 
»  espace  de  quelques  arpens  environne  d'une  bar- 
«  riere'grossiere  ,  danslequel  sont  renfermes  ses 
»  vaclies,  ses  chevaux ,  ses  cochons.  Ces  derniers,, 
»  eleves  ainsi  dans  une  grande  liberte,  et  trou- 
»  vant  facilement  une  nourriture  abondante,  vont 
»  bientot  multiplier  a  Finfini ,  et  lui  assurer  une 
»  partie  de  sa  subsistance.  L'annee  procliaine  , 
»  cette  portion  de  terre  qui  vient  d'etre  decou- 
»  verte  portera  probablement  une  ricbe  moisson 
»  de  mais  ou  de  riz;  mais  le  proprietaire ,  en 
»  attendant  le  moment  ou  il  pourra  recolter  son 
»  pain  ,  se  le  procure  par  le  commerce.  II  le 
»  paie  en  terebenthine ,  qu'il  recueille  de  ces 
»  enormes  pins  qui  1'entourent ;  une  petite  en* 
»  taille ,  iaite  au  corps  de  1'arbre,  donne  issue  au 


EN   AMERIQUE.  99 

»  liquide  qu'on  recoit  dans  un  vase.  Trois  mille 
«  arbres founiissentannuellementsoixante-quinze 
»  barils  de  terebenthine ;  mais  ce  ne  sont  pas 
»  seulement  les  arbres  animes  d'une  vigoureuse 
»  vegetation  qui  fournissent  a  ses  besoins,il  y  fait 
»  contribuer  aussi  ceux  que  le  temps  a  detruits. 
»  Des  arbres  morts  il  tire  du  goudron  qu'il  obtient 
»  en  faisant  bruler  le  bois  sur  une  grille  au-des- 
»  sous  de  laquelle  est  un  vase  qui  recoit  le  liquide 
»  bouillonnant ;  etquelquefois  des  herbes,  dontil 
»  debarrasse  les  avenues  de  sa  maison,  il  retire 
»  une  grande  quantite  de  potasse  dont  il  aug- 
»  mente  encore  ses  richesses.  Chaque  annee  va 
»  voir  s'accroitre  autour  de  lui  la  quantite  de 
»  terre  mise  en  rapport  ,  et  bientot  d'autres 
»  settlers  >  encourages  par  ses  succes,  viendront 
»  se  grouper  autour  de  lui  et  1'aider  a  creer  le 
w  bourg  nouveau  dans  lequel  il  lui  sera  permis 
»  d'ambitionner  les  emplois  publics  que  ses  con- 
»  citoyens  confieront  au  talent  et  au  civisme...  » 
Pendant  que  nous  jetions  ainsi  un  coup  d'ccii 
rapide  sur  les  ressources  presentes  de  notre  hote 
et  sur  ses  destinees  futures  7  le  general  Lafayette 
avait  acheve  ses  preparatifs  de  depart ,  et ,  au 
signal  donne  par  les  trompettes ,  nous  reprimes 
notre  course ,  a  travers  les  sables  et  les  pins ,  pour 
nous  rendre  a  Cambden ,  ou  nous  devions  cou- 
cher.  Pendant  la  nuit,  le  temps  avait  change  , 
et  un  ciel  pur  favorisa  notre  marche.  Quoiquc 

7- 


ioo  LAFAYETTE 

nous  ne  fussions  encore  qu'au  mois  de  mars ,  nous 
ressentions  vivement  la  chaleur  du  soleil ,  et  tout 
autour  de  nous  avait  Faspect  d'un  printemps 
deja  avancc.  En  approchant  de  Cambderi  ,  ou 
Ton  voit  un  grand  nombre  de  jardins  parfaite- 
ment  cultives,  nous  fumes  bien  etonnes  de  trou- 
ver  to  us  les  arbres  en  fleurs  ,  et  Fair  embaume 
du  parfum  des  plantes  comme  en  France  au  mois 
de  juin.  . 

Cambden  n'est  point  une  ville  considerable ; 
elle  renferme  tout  au  plus  douze  cents  ha bi tans  ; 
cependant  nous  y  trouvames  une  nombreuse  po 
pulation  reunie  de  plus  dequatre-vingts  milles  a 
la  roncle  pour  y  recevoir  le  general  Lafayette , 
et  pour  assister  a  la  pose  de  la  premiere  pierre 
d'un  monument  funebre  qu'on  devait  elever  &  la 
memoire  du  baron  de  Kalb.  Le  general  Lafayette 
fut  recu  un  pen  en  avant  de  la  ville,  pres  de 
1'ancien  quartier  de  Gornwallis ,  par  tous  les 
citoyens  en  armes  ,  et  fut  conduit  en  grande 
pompe  et  au  milieu  de  cboeurs  de  jeunes  filles, 
k  la  demeure  qui  lui  avait  etc  preparee  ,  et  ou 
il  fut  harangue  par  le  jeune  colonel  Nixons  , 
avec  une  chaleur  de  sentiment  qu'il  me  serait 
impossible  de  rendre  ici.  La  foule  attentive  ap- 
plaudit  avec  transports  lorsque  1'orateur  dit 
au  general  que  sa  visite  aux  Etats-Unis  avait 
aioute  une  nouvelle  page  a  Thistoire  ,  et  que 
1'eelat  des  triomphes  de  la  Grece  et  de  Rome 


EN  AMERIQUE.  101 

palissait  devant  1'accord  et  Funanimite  de  cette 
ovation  populaire. 

Le  lendernain  ,  dans  la  matinee  ,  une  longue 
procession ,  formee  principalement  des  francs- 
macons,  et  suivie  des  autorites  civiles  et  des  depu 
tations  des  differens  corps  de  la  Caroline  du  Sud  , 
vint  prendre  le  general  a  son  logement ,  et  le 
conduisit  au  bruit  d'une  musique  religieuse ,  vers 
Fendroit  ou  devait  avoir  lieu  la  ceremonie  fu- 
nebre.  La  se  fit  Finauguration  du  monument 
erige  par  les  genereux  liabitans  de  la  Caroline 
du  Sud  a  la  bravoure  malheureuse.  Une  inscrip 
tion  d'un  style  noble  et  simple  y  rappelle  la  pa- 
trie  ,  les  services  et  la  fin  glorieuse  de  Kalb. 

On  sait  que  deKalb  etait  Allemand,  et  qu'apres 
avoir  long -temps  servi  en  France  ,  il  vint  en 
Arnerique ,  comme  Lafayette  et  Pulawsld,  offrir 
son  bras  k  la  liberte.  11  commandait  en  second 
Tarmee  du  general  Gates  dans  la  malheureuse 
affaire  de  Cambden ,  ou  les  Americains  furent 
completement  cltifaits.  II  avait  fait  des  prodiges 
de  valeur  a  la  tete  des  troupes  du  Maryland  et 
de  Delaware  ,  lorsqu'a  la  fin  de  Faction  une 
onzieme  blessure  lui  donna  la  mort ,  et  priva  la 
cause  americaine  d'un  de  ses  plus  habiles  et  de 
ses  plus  devoues  clefenseurs. 

Apres  que  ses  restes ,  qui  avaient  ete  conserves 
avec  soin  ,  furent  deposes  dans  le  monument,  et 
qu'ilseurentreculeshonneursmilitaires,  la  pierr<* 


102  LAFAYETTE 

qui  devait  les  couvrir  tut  posee  par  le  general 
Lafayette  ;  on  y  lisait  : 

CETTE  PIERRE 

A  ETE  PLACEE  SUR 

LES  RESTES 

DU 
BARON    DE    KALB  , 

PAR 
LE    GENERAL    LAFAYETTE. 


La  main  du  general,  posee  sur  la  pierre  ,  la 
suivait  a  mesure  qu'elle  descendait  lentement, 
et  la  foule  contemplait  avec  un  silence  religieux 
le  vieux  guerrier  francais  rendarit,  apres  pres- 
que  un  demi-siecle  ,  les  derniers  devoirs  au  guer 
rier  allemand  ,  sur  un  sol  qu'ils  arroserent  1'un 
et  1'autre  de  leur  sang,  et  que  leurs  bras  concou- 
rurent  a  affranchir.  Que  de  souvenirs  glorieux  et 
penibles  cette  scene  dut  reveiUer  dans  le  coeur 
de  Lafayette  1  Helasl  dans  son  long  triomphe, 
combien  de  tombeaux  n'a-t-il  pas  visites  ,  depuis 
celui  ou  il  descendit  a  Mont-Vernon  jusqu'a  celui 
qu'il  elevera  bientot  a  Bunker's-Hill  ! 

La  ceremoriie  se  termina  par  un  discours  du 
general,  dans  lequel  il  paya  a  son  ancien  com- 
pagnon  d'armes  le  tribut  d'estime  que  lui  avaient 
merite  ses  vertus  civiques,  ses  talens  militaires 
et  son  courage  indompte  dans  la  defense  de  la 
cause  de  la  liberte. 


EN    AMERIQL'E.  io3 

Nous  quittances  Gambden  le  1 1  pour  nous 
rendre  a  Colombia ,  siege  du  gouvernement  de 
la  Caroline  du  Sud.  Cette  ville  est  agreablcment 
situee  sur  un  plateau  sain  et  fertile  ,  au  bord  de 
la  riviere  Congaree.  Nous  trouvames  toutes  les 
rues,  par  lesquelles  devait  passer  le  cortege  qui 
conduisait  le  general,  ornees  de  bannieres  et 
d'arcs  de  triomphe.  Sur  1'un  de  ceux-ci ,  trois 
jeunes  filles  d'une  grande  beaute  soutenaient  des 
drapeaux  sur  chacun  desquels  etaient  ecrits  en 
lettres  d'or  les  noms  de  Lafayette,  de  Kalb  et  de 
Pulawski.  Sous  un  autre  ,  place  aupres  cle  la 
rnaison  que  nous  devions  occuper ,  le  general 
fut  arrete  et  harangue  par  le  maire  de  la  ville, 
jeune  horn  me  fort  distingue  par  ses  talens ,  et 
qui ,  pendant  notre  sejour  &  Colombia,  cut  pour 
nous  les  attentions  les  plus  aimables  et  les  plus 
delicales.  Le  gouverneur  Manning  harangua  aussi 
le  general ,  en  presence  du  peuple  ,  dans  le  lieu 
des  seances  du  congres  de  la  Caroline ;  et  la  soi 
ree,  ainsi  que  le  lendemain  ,  furent  consacres 
aux  rejouissances  publiques. 

Le  premier  soir,  apres  avoir  parcouru  let  rues 
eclairees  par  de  brillantes  illuminations,  nous 
allames  visiter  1'academie,  dirigee  par  le  celebre 
docteur  Cooper.  Nous  eumes  le  plaisir  de  nous 
entretenir  avec  les  professeurs,  qui  tons  sont  du 
premier  merite.  Nous  en  trouvames  trois  qui  s'ex- 
primaient  en  francais  avec  une  grande  facilite.  Us 


J04  LAFAYETTE 

nous  apprirent  qu'ils  avaient  habite  long -temps 
Paris,  ou  ils  se  glorifiaient  d'avoir  acquis  les con- 
naissances  et  les  lumieres  qu'ils  sont  maintenant 
charges  de  communiquer  a  leurs  jeunes  conei- 
toyens.  Le  leridemain,  plusieurs  corps  de  mili- 
ces,  parmi  lesquels  se  distinguait  la  compagnie 
des  jeunes  eleves  de  1'academie,  sous  le  nom  de 
gardes  de  Lafayette,  vinrent  executer  des  ma 
noeuvres  sous  les  croisees  du  general.  Nous  pas- 
sames  ensuite  la  journee  au  milieu  de  quelques 
vieux  compagnons  d'armes  de  Lafayette,  qui 
prirent  plaisir  a  lui  rappeler  les  jours  ou  ils 
avaient  combattu  et  souffert  avec  lui  pour  1'inde- 
pendance  de  leur  pays.  Le  soir,  au  bal  qui  fut  tres- 
remarquable  par  la  beaute  des  femmes  qui  For- 
naient,  et  par  le  bon  gout  qui  avait  preside  aux 
arrangemens,  nous  fimes  la  rencontre  d'une 
jeune  dame  qui  nous  inspira  un  vif  interet;  c'e- 
tait  1'epouse  d'un  des  trois  professeurs  dont  je 
viens  de  parler.  Nee  a  Paris,  elle  n'etait  trans- 
plantee  que  depuis  trois  mois  sur  cette  terre 
nouvelle,  au  milieu  demceurs  qui  d'abord  avaient 
du  lui  etre  tout-a-fait  etrangeres,  et  avec  les- 
quelles  elle  paraissait  cependant  deja  en  parfaite 
harmonic.  Elle  fut  presentee  au  general ,  qui 
Taccueiliit  avec  une  grande  tendresse.  Vers  la  fin 
de  la  soiree,  ses  sentimens  francais  et  ameri- 
cains,  fortement  exaltespar  lestemoignages  d'a- 
itie  et  d'admiration  qu'elle  voyait  prodiguer  a 


EN   AMfiRIQUE.  Io5 

Lafayette ,  eclaterent  en  transports  qu'elle  ne 
put  plus  contenir.  «  Mon  Dieu!  »  s'ecria-t-elle 
tout  a  coup,  «  qu'aujourd'hui  je  suis  heureuse 
»  et  fiere  d'etre  Franchise,  d'etre  du  meme  pays 
»  que  le  general  Lafayette!  »  Puis,  apres  setre 
precipitee  vers  le  general  et  lui  avoir  baise  les 
mains,  elle  se  retourna  vers  moi  avec  vivacite, 
et  me  dit  :  «  Je  vous  en  prie,  faites  savoir  a  la 
w  famille  du  general  combien  nous  serious  heu- 
»  reux  de  la  recevoir  ici  comme  nous  Pavons 
»  recu  lui-meme!  Et  dites-lui  bien  que  pour  moi 
»  en  particulier,  j'ai  pour  les  enfans  de  Lagrange 
»  1'amitie  d'une  compatriote,  et  pour  Lafayette 
»  la  reconnaissance  d'une  Americaine.  »  Gette 
scene  fut  vivement  sentie  par  tout  le  monde,  et 
le  general  remercia  la  jeune  dame  avec  toute 
i'effusion  d'un  cceur  fortement  emu. 

Le  1 4  mars  nous  par  times  pour  aller  coucher 
a  quelques  milles  de  Gharlestown  ,  ou  le  general 
Lafayette  ne  devait  faire  son  entree  quele  i5.Une 
escorte  de  cavaliers  volontaires  de  Colombia  etait 
en  bataille  devant  notre  porte  au  moment  de 
notre  depart,  et  se  disposait  a  accompagner  le 
general  jusqu'a  Charlestown ;  mais  il  la  remercia , 
et  insista  pour  qu'elle  ne  s'eloignat  pas  de  la  vilie, 
parcc  que  la  route  que  nous  avions  a  parcourir 
pendant  la  journee  etait  longue  et  difficile ,  ct 
que  1'etat  du  ciel  nous  menacait  de  nouveau  d'une 
pluie  abondante.  Ge  ne  fut  en  efiet  qu'avec  bien 


106  LAFAYETTE 

cle  la  peine  et  fort  lard  que  nous  arrivames  a 
notre  destination.  La  nuit  et  la  pluie  nous  sur- 
prirent  au  milieu  d'une  foret  epaisse  a  travers 
laquelle  il  etait  difficile  de  reeonnaitre  la  route 
etroite  et  tortueuse.  Vers  les  neuf  heures  du  soir, 
la  voiture  dans  laquelle  j'etais  se  brisa ;  celle  du 
general ,  qui  marchait  devant  avec  le  gouver- 
neur  et  quelques  offieiers  d'etat-major,  continua 
sa  route  sans  s'apercevoir  de  cet  accident;  niais 
celle  de  M.  George  Lafayette,  qui,  en  cet  in 
stant,  etait  derriere,  trouva  la  route  obstruee; 
ses  chevaux  s'efFrayerent  etse  precipiterent  a  tra 
vers  les  arbres  o'li  la  voiture  resta  embarrassee. 
M.  George  et  ses  compagnons  de  voyage,  le  co 
lonel  Preston  et  le  maire  de  Colombia,  mirent 
aussitot  pied  a  terre ,  parvinrent  a  force  de  bras 
a  faire  passer  leur  voiture  devant  la  mienne  ,  et 
m'offrirent  une  place  a  cote  d'eux  pour  conti- 
nuer  la  route,  pendant  que  des  domestiques  a 
cheval  iraient ,  disait-on ,  cnercher  de  la  lumiere 
et  les  secours  necessaires  pour  reparer  la  voiture 
brisee.  J'acceptaileur  offre;  mais  a  peine  etais-je 
pres  d'eux  que,  Tobscurite  trompant  Tadresse  du 
colonel  Preston  qui  avait  voulu  prendre  les 
renes  deschevaux  ,  nous  nous  trouvames  de  nou- 
veau  au  plus  epais  de  la  foret ,  et  dans  une  telle 
situation ,  que  nous  aurions  infailliblement  cul- 
bute  si  nous  avions  tente  de  faire  un  pas  de  plus. 
11  nous  fallut  done  attendre ,  sous  le  poids  d'une 


EN    AMERIQUE.  107 

pluie  battante  ,  et  pendant  pres  d'une  heure  ,  le 
retour  des  domestiques  ,  qui  revinrent  enfin  avec 
de  grands  flambeaux  de  resine.  Us  nous  aidercnt 
a  sortir  d'embarras ,  et  a  onze  heures  du  soir  nous 
arrivames,  bien  mouilles  et  bien  fatigues,  a.  la 
maison  de  M.  Isard ,  ou  nous  trouvames  le  ge 
neral  et  ses  eompagnoris  de  voyage,  arrives  deja 
depuis  long -temps.  La  table  bospitaliere  de 
M.  Isard ,  son  aimable  accueil  et  celui  de  sa  fa- 
mille ,  nous  eu  rent  bien  tot  fait  oublier  not  re  mes- 
aventure,  dont  nous  fumes  les  premiers  a  rire 
au  dessert. 

Pour  ne  point  faire  attendre  les  citoyens  de 
Cbarlestown,  qui  avaient  fait  d'immeuses  prepa- 
ratifs  pour  recevoir  1'bote  de  la  nation  ,  nous  re- 
primes  notre  route  de  grand  matin.  Au  moment 
ou  nous  allions  prendre  conge  de  la  famille  de 
M.  Isard,  nous  vimes  arriver  de  la  ville  une  es- 
corte  de  cavaliers  volontaires  avec  laquelle  nous 
partinies   aussitot.    A    mesure    que   nous   nous 
etions  avances  vers  Charlestown,  la  monotonie  des 
forets  de  sapins  avait  disparu.  Nos  yeux  se  re- 
posaient  alors  agreablernent  sur  une  foule  d'ar- 
brisseaux  verdoyans  et  de  forme  elegante,  parmi 
lesquels  s'elevaient  majestueusement  desuperbes 
magnolias.   L'entree  de   la   ville  nous  apparut 
comme  un  jardin  delicieiix.  La  fraicbeur  de  la 
ntiit  avait  condense  les  parfums  des  Grangers,  des 
pcchers ,  dos  umandiers  couverts  de  lietirs ,  et 


LAFAYETTE 

1'air  etait  embaume.  Nous  nous  arretames  quel- 
ques  instans  pour  changer  de  voiture  et  laisser 
au  cortege  ]e  temps  de  se  former,  et  au  si 
gnal  donne  par  le  canon  nous  entrames  dans 
Chariest  own. 

Les  habitans  de  Gharlestown ,  comrne  citoyens 
de  la  ville  qui  recut  le  jeune  Lafayette  a  sa  pre 
miere  arrivee  sur  le  sol  americain  en  1776, 
e*taient  jaloux  de  prouver  que  nulle  part ,  plus 
que  parmi  eux,  on  avait  conserve  le  souvenir  de 
son  devouement  a  la  cause  de  la  liberte;  aussi  la 
reception  qu'ils  lui  firent  peut-elle  etre  comparee 
et  pour  1'eclat  des  decorations,  et  pour  Tenthou- 
siasme  populaire ,  a  tout  ce  que  nous  avions  vu  de 
plus  beau  dans  les  principales  villes  des  Etats- 
Unis.  Aux  milices  de  Charlestown  etaient  venues 
se  joindre  les  milices  des  points  les  plus  eloignes 
de  1'Etat.  Quelques  compagnies  volontaires  de 
cavalerie  avaient  fait,  dit-on,  jusqu'a  cinquante 
milles  par  jour  pour  se  trouver  au  poste  assigne 
par  leur  patriotique  reconnaissance. 

Parmi  les  divers  corps  qui  sortirent  de  la  ville 
pour  aller  a  la  rencontre  du  general ,  il  y  en  eut 
un  qui  frappa  plus  particulierement  nos  regards; 
son  uniforme  etait  absolument  semblable  a  ce- 
lui  que  portait  la  garde  nationale  parisienne  a 
1'epoque  de  notre  glorieuse revolution.  La  langue 
dans  laquelle  les  hommes  qui  composaient  ce 
corps  pousserent  leur  vivat  lorsque  le  general 


EN  AMERIQUE.  109 

passa  devant  eux ,  nous  apprit  qu'ils  e*taient  Fran- 
cais,  et  nous  eprouvames  une  bien  douce  emo 
tion  en  entendant  des  compatriotes  unir  leurs 
voix  a  celles  de  la  liberte  et  de  la  reconnaissance. 
La  compagnie  francaise  prit  rang  dans  le  cor 
tege  lorsque  nous  entrames  en  ville ,  et ,  par 
un  sentiment  remarquable  de  delicatesse,  les 
Americains  lui  cederent  la  place  d'honneur  au- 
pres  de  la  voiture  du  general.  Le  cortege  fut  bi en- 
tot  grossi  par  un  grand  nombrede  detachemens, 
composes  du  clerge ,  de  1'association  de  Cincin- 
natus,  des  veterans  de  Farmee  revolutionnaire , 
ties  etudians  des  diverges  facultes ,  des  officiers 
de  la  marine  et  de  Farmee  des  Etats-Unis ,  des 
juges  des  diverses  cours,  des  enfans  des  ecoles 
gratuites,  des  societes  bienfaisantes  allemandes, 
fraucaises,  juives  et  iberiennes,  de  Tassociation 
cles  artisans,  etc.,  etc.  Tous  ces  detachemens  se 
distinguaient  par  la  forme,  la  couleur  et  les  de 
vises  de  leurs  bannieres,  et  le  reste  de  la  popu 
lation,  suivant  achevalou  a  pied,  faisait  retentir 
Tair  des  cris  de  welcome  Lafayette  ,  auxquels 
se  mela  ,  pendant  plus  de  deux  heures  sans  dis- 
continuer,  le  bruit  de  1'artillerie  des  navires  qui 
remplissaient  le  port,  et  celui  de  toutes  les  clo- 
clies.  Mais  de  toutes  ces  demonstrations  de  1'af- 
fection  populaire,  ce  qui  toucha  le  plus  le  ge 
neral,  fut  la  touchante  et  genereuse  idee  qu'eu- 
rentlescitoyens  de  Charlestown.de  faire  partager 


HO  LAFAYETTE 

les  lionneurs  tie  son  iriomphe  a  son  brave  et  ex 
cellent  ami  le  colonel  Huger. 

On  sait  que,  pendant  sa  captivite  dans  la  ibr- 
teresse  d'Olmutz  ,  le  general  Lafayette  fat  sur  le 
point  d'etre  delivre  par  le  devouement  de  deux 
hommes  que  la  meme  generosite  de  sentimens 
avait  associes  pour  cette  entreprise  dangereuse. 
Ces  deux  hommes  etaient  M.  Bollman ,  medecin 
allemand,  et  le  jeune  Huger,  Americain,  fils  d'un 
descendant  d'une  famille  francaise  proscrite  par 
la  revocation  de  1'edit  de  Nantes,  et  dans  la  mai- 
son  de  laquelle  Lafayette  avait  etc  recu  lorsqu'il 
debarqua  pour  la  premiere  fois  a  Charlestown. 
Une  serie  d'incideris  malbeureux  fit  ecbouer  cette 
genereuse  tentative,  qui  manqua  leur  couter  la 
vie,  et  qui  valut  a  Lafayette  de  nouvelles  rigueurs 
de  la  part  de  ses  geoliers.  En  sortant  des  cachots 
de  1'Autricbe,  le  jeune  Huger  revint  dans  sa  pa- 
trie  ,  ou  il  trouva  dans  1'estime  publique  la  re 
compense  de  la  noble  entreprise  et  des  dangers 
qu'il   avait  courus.  Maintenant  pere  de  famille . 
cultivateur  et  colonel  de  milices ,  il  vit  retire  et 
generalement  aime  ,  dans  une  belle  propriete  a 
quelques  lieues  de  Gliarlestown.  En  debarquant 
a  New- York ,  le  general  Lafayette  avait  deja  eu 
la  satisfaction  de  le  presser  sur  son  coeur  recon- 
naissant.  Lorsque  nous  entrames  a  Charlestown, 
ses  concitoyens  exigerent  de  lui  qu'il  prit  place 
a  cote  de  1'hote  de  la  nation  ,   sur  son   cliar  de 


EN    AMEUIQUE.  Hi 

triomphe  ,  ou  il  partagea  avec  lui  les  felicitations 
et  les  applaudissemens  publics.  Au  banquet ,  au 
theatre ,  au  bal ,  partout  cnfm  le  nom  d'Huger 
fut  inscrit  a  cote  du  nom  de  Lafayette ,  auquel 
les  habitans  de  Gharlestown  ne  crurent  pas  pou- 
voir  mieux  exprimer  leur  reconnaissance ,  qu'en 
temoignant  une  aussi  haute  gratitude  a  celui 
qui  autrefois  n'avait  pas  craint  des'exposer  pour 
le  rendre  a  la  liberte. 

Apres  que  le  cortege  eut  parcouru  tous  les 
quartiers,  il  s'arreta  a  I'Hotel-de-Ville ,  ou  le 
maire,  a  la  tete  clu  corps  municipal ,  et  en  pre 
sence  du  peuple ,  adressa  le  discours  suivant  au 
general  Lafayette. 

))  General ,  il  m'est  bien  doux  d'etre  charge , 
»  comme  premier  magistrat  de  cette  ville,  de 
»  vous  exprimer  la  joie  et  les  emotions  qu'inspire 
»  votre  presence  parmi  nous.  Pour  payer  k  vos 
»  vertus  le  tribut  de  notre  reconnaissance,  nous 
»  ri'emploierons  point  le  style  emphatique  et 
»  servile  des  cours ,  mais  bien  le  langage  de  la 
)>  sincerite  republicaine.  Nous  serions  faches  que 
»  le  monde  put  supposer  que  c'est  a  1'homme 
»  ennobli  par  des  titres  hereditaires  que  s'adres- 
»  sent  nos  hommages.  Comme  vous,  nous  pen- 
»  sons  que  le  sang  ne  donne  aucun  droit  a  la 
»  preeminence ;  aussi ,  en  vous  ,  nous  n'honorons 
»  que  cette  noblesse  qu'aucun  souverain  de  la 
»  terrene  peut  conferer ,  la  noblesse  de  la  vertu. 


in  LAFAYETTE 

»  Nous  admirons  en  vous  Thomme  dont  I» 
»  purete  de  la  vie  privee  est  intimement  liee  a 
»  toutes  les  autres  qualites  qui  distinguent  le 
»  soldat  patriote.  Nous  saluons  en  vous  1'illustre' 
»  defenseur  des  droits  de  I'bomme ,  1'ennemi  des 

»  factions  ,  et  leheros  dela  liberte ;  litres  qui 

»  vous  rendent  cher  a  tous  les  hommes  vertueux 
»  et  libres ,  de  toutes  les  parties  du  monde ,  mai& 
»  qui  vous  attachent  plus  intimement ,  plus  ten- 
»  drement  encore  les  citojens  de  ces  etats,  qui, 
»  chaque  jour,  ressentent  les  bienfaits  du  gou~ 
»  vernement  de  soi-meme ,  dans  le  bonheur  in- 
»  dividuel  du  peuple,  etdansla  gloire  croissante 
»  de  la  nation.  Nous  reconnaissons  en  vous  1'ar- 
»  dent  ami  de  notre  enfance  menacee ,  notre 
»  bienfaiteur  desinteresse  ,  le  guide  de  nos  guer- 
»  riers  revolutionnaires ,  et  le  bien-aime  com- 
»  pagnon  de  notre  Washington. 

»  Telssontvos  titres  a  notre  reconnaissance; 
»  vous  les  avez  scelles  de  votre  sang ;  ils  sont 
»  graves  dans  tous  les  coeurs  americains,  etrien 
)>  ne  pourra  les  faire  oublier  tant  que  subsistera 
w  notre  republique.  » 

Lesapplaudissemens  du  public  sanctionn&rent 
les  paroles  de  Torateur,  et  couvrirerit  aussi  la 
reponse  du  general ,  qui  avait  rappele  y  avec  une 
eloquence  empreinte  de  la  reconnaissance  de 
son  cceur ,  et  les  anciennes  obligations  qu'il  avait 
aux  citojens  deCharlestown,  etle  noble  devoue- 


EN    AMERIQUE.  Ii3 

iiient  des  dames  de  cette  ville  patriote  >  et  le 
courage  des  Caroliniens  pendant  toute  la  guerre 
de  la  revolution* 

Le  colonel  Drayton  harangua  aussi  le  general 
au  nom  de  1'association  de  Gincinnatus  ,  apres 
quoi  nous  fumes  conduits  au  somptueux  loge- 
ment  qu'on  nous  avait  prepare,  ou,  pendant 
toute  la  journee  du  lendemain  ,  le  general  recut 
les  visites  de  toutes  les  corporations  de  la  ville. 
La  compagnie  de  fusiliers  francaise,  que  nous 
avions  remarquee  en  entrant  en  ville,  se  presenta 
d'abord  ;  sa  musique  guerriere ,  qui  marchait  en 
tete  ,  salua  le  general  avec  les  deux  airs  patrioti- 
ques ,  le  Yankee  Doodle  et  la  Marseillaise.  Puis, 
M.  Labatut  et  un  de  ses  camarades  haratiguerent 
celui  auquel  ils  venaient  rendre  hommage ;  apres 
quoi  la  compagnie  defila  devantlui,  en  melant 
aux  honneurs  militaires  qu'elle  lui  rendait  t  les 
temoignages  de  la  plus  tendre  affection.  Lorsque 
Je  general  compli men ta  les  officiers  sur  la  beaute 
de  leur  tenue  et  le  boa  gout  de  leur  uniform e  : 
«  Nous  ne  pouvions  en  cboisir  un  plus  honora- 
)>  ble,  »  lui  repondirent-ils ;  «  Lafayette  et  nos 
)>  peres  1'ont  porte  aux  beaux,  jours  de  Taffran- 
»  chissement  de  notre  patrie,  et  jl  nous  rappelle 
»  sans  cesse  que  les  premiers  devoirs  d'un  citoyen 
)>  arme  sont  le  maintien  de  1'ordre  public  et  la 
»  defense  des  droits  de  1'homme.  »  Nous  pas- 
sames  au  milieu  de  ces  braves  gens  quclqnes 
H.  8 


n 4  LAFAYETTE 

instans  delicieux  qui  fiirent  consacres  aux  souve 
nirs  de  la  patrie.  Tous  en  parlaient  avec  atten- 
drissement  et  enthousiasme,  tous  faisaient  des 
voeux  ardens  pour  son  bonheur....  Parmi  eux 
etaient  des  proscrits  ! 

Peu  apres  que  la  compagnie  francaise  se  fut 
retiree  ,  nous  vimes  arriver  tous  les  membres  du 
clerge  ,  reunis  sous  la  conduite  du  reverend  doc- 
teur  Farnam ,  qu'ils  avaient  clioisi  pour  leur 
orateur.  On  voyait  parmi  eux  des  episcopaux , 
des  presbyteriens ,  des  juifs,des  catholiques  ro- 
mairis ,  des  quakers ,  et  des  protestans  allemands 
e£  francais.  A  voir  leur  touchante  union  ,  et  les 
temoignages  de  bienveillance  qu'ils  se  donnaient 
reciproquement ,  on  aurait  pu  croire  qu'ils  ap- 
partenaient  tous  a  la  meme  communion.  Je  ne 
rapporterai  point  ici  le  long  et  eloquent  discours 
du  docteur  Farnam;  mais  je  puis  assurer  que, 
comnie  le  discours  de  1'eveque  White ,  de  Phila- 
delphie ,  il  confirme  ce  que  j'ai  deia  dit  de  Tes- 
prit  liberal  d'un  clerge  qui,  sans  appui  dans  tin 
gouvernement  qui  semble  ignorer  son  existence  , 
sent  le  besoin  de  se  concilier  I'estime  publique 
par  la  pratique  de  veritables  vertus. 

Je  renonce  aurecit  des  fetes,  bals,  feux  d' ar 
tifice  ,  banquets  ,  auxquels  nous  assistames  pen 
dant  notre  sejour  a  Gharlestown  ,  parce  qu'il  me 
faudrait  repeter ,  a  peu  de  chose  de  pres ,  ce  que 
j'ai  deja  dit  pour  taut  d'autres  grandesvilles;mais 


EN   AMERIQUE.  ii5 

tanclis  que  je  laisse  le  general  au  milieu  de  ses 
anciens  compagnons  d'armes  ,  a  la  tete  clesquels 
il  retrouva  encore  le  respectable  general  Pincknej, 
s'entretenir  ties  glorieux  souvenirs  de  leur  jeu- 
nesse,  je  vais  lacher  d'esquisser  rapidement  I'hi- 
stoire  et  les  mceurs  de  la  Caroline  du  Sud. 

Cette  partie  du  continent  de  1'Amerique  sep- 
tentrionale  fut  exploree ,  pour  la  premier?  Ibis , 
en  1 5 1 2  ,  par  Jean  Ponce  de  Leon ,  gouverneur 
espagnol  de  Porto-Rico.  Frappe  de  la  beaute  de 
la  vegetation  et  du  riant  aspect  du  pays ,  il  lui 
donna  le  joli  nom  de  Floride;  mais  n'y  trouvant 
,  ni  mines  d'or,  ni  mines  d'argent,  il  renonca au 
projet  d'y  faire  un  etablissement.  Pendant  long- 
temps  les  rois  de  France  ,  d'Angleterre  et  d'Es- 
pagne  convoiterent  cette  contree  ;  mais  ce  ne 
fut  qu'en  i562  que  la  France  se  decida  a  faire 
valoir  ses  pretentions.  A  la  sollicitation  de  1'a- 
miral  de  Coligny,  qui  voulait  y  etablir  un  asile 
pour  le  parti  protestant,  un  officier  de  marine, 
nomme  Jean  Ribaut ,  natif  de  Dieppe,  fut  en- 
voye ,  avec  deux  vaisseaux  et  des  troupes  de 
debarquement,  pour  reconnaitfe  la  cote  et  y  foil 
der  une  colonie.  Jean  Ribaut  debarqua  a  1'em- 
bouchure  d'une  riviere,  sous  le  3oe.  degre  dc^ 
latitude,  et  constata  la  prise  de  possession  par 
1'erection  d'une  coionne  en  pierre  sur  laquelle  ii 
grava  les  arrnes  de  France.  Apres  quelques  courses 
sur  la  cote  ,  pendant  lesquelles  il  ctablii  des  rela- 

8. 


il6  LAFAYETTE 

tions  d'amitie  avec  lesnaturels  du  pays,  il  arriva 
a  rembouchure  de  la  riviere  d'Albemarles,  ou  il 
forma  son  premier  etablissement,  qu'il  appela 
Caroline ,  en  1'honneur  de  Charles IX,  et  le  pro- 
tega  par  un  petit  fort  en  terre,  dont  il  coniia  la 
defense  a  une  quarantaine  d'hommes  qu'il  laissa 
sous  le  commandement  d'un  de  ses  oiliciers  , 
nomme  Albert ,  et  retourna  en  France.  Ce  gou- 
verneur,  tres-severe  dans  1'exercice  de  la  disci 
pline  qu'il  avait  etablie,  se  fit  bientot  massacrer 
par  ses  soldats.  Ceux-ci ,  desirant  revoir  leur  pa- 
trie  ,  s'embarquerent  aussitot  et  firent  voile  pour 
la  France  ;  mais  a  peine  avaient-ils  perdu  de  vue 
les  cotes  qu'ils  quittaient,  qu'un  calme  plat  les 
retint  si  long-temps  en  mer  ,  queleurs  provisions 
etaient  epuisees  depuis  long-temps,  et  que  deja 
ils  avaient  commence  a  se  devorer  les  uns  les 
autres,  lorsqu'ils  furent  rencontres  et  secourus 
par  un  vaisseau  anglais  qui  les  emmena  en  An- 
gleterre,  ou  la  reine  Elisabeth  voulut  entendre 
cle  leur  bouche  meme  le  recit  de  leur  horrible 
aventure. 

Deux  ans  apres ,  une  nouveile  expedition  par- 
tit  sous  les  ordres  de  Rene  de  Landonniere,  pour 
retablir  et  proteger  la  colonie;  mais  soit  fatalite, 
soit  imperitie  de  la  part  du  chef ,  1'expedition 
n'eut  que  de  tristes  resultats.  Les  plaintes  dcs 
colons  contre  Landonniere  parvinreut  en  France 
et  determinerent  le  gouvernement  a  euvover  11  i- 


EN    AMEIUQUE.  117 

baut  prendre  la  direction  des  affaires.  Celui-ci 
lut  surpris ,  a  1'emboucliure  de  la  riviere  May, 
par  une  escadre  espagnole  de  six  vaisseaux ,  qui 
1'attaqua  vivement  ,  et  a  laquelle  il  n'echappa 
qu'eri  entrant  dans  la  riviere.  Decide  a  opposer 
line  vigoureuse  resistance  aux  Espagnols,  Ribaut 
mit  ses  liommes  a  terre,  les  retrancha  avec  soin, 
alia  chercher  les  nieilleures  troupes  de  Landon- 
niere  qu'il  laissa  dans  le  fort  Caroline  avec  tous 
les  individus  liors  d'etat  de  porter  les  arnies ,  et 
se  renibarqua  pour  aller  chercher  1'ennemi ;  mais 
assailli  pendant  la   nuit  par  une  horrible  tem- 
pete ,  ses  vaisseaux  se  briserent  sur  les  rochers. 
Ce  ne  fut  qu'avec  peine  que  lui  et  ses  soldats 
gagnerent  la  cote  pour  se  rendre  aux  Espagnols, 
qui  les  massacrerent  lachement  et  sans  pitie.  Les 
malades,  les  fenimes  et  les  enfans  qui  etaient 
restes  dans  le  fort  eprouverent  le  meme  sort.  II 
n'y  eut  que  Landonniere  et  quelques-uns  des 
sieris  qui  s'e"chapperent ,  et  trouverent  plus  tard, 
comme  par  miracle ,  les  nioyens  de  retourner 
en  France,  ou  ils  annoncerent  la  fin  malheu- 
reuse  de  leurs  compagnons.  La  cour  de  France 
ne  temoigna  que  de  1'indifference  ^  cet  horrible 
evenement ;  mais  le  public  ne  dissimula  pas  son 
indignation ,  et  plusieurs  hommes  puissans  de- 
manderent  vengeance.  L'uu  d'eux ,  nomme  Do 
minique  de  Gourges,  gentilhomme  de  Gasco- 
gne ,  resolut  d'etre  le  vengeur  de  ses  compa- 


n8  LAFAYETTE 

triotes;  il  equipa  a  ses  frais  trois  vaisseaux;  prit 
a  bord  deux  cents  soldats  et  quatre-vingts  ma- 
rins;  arriva  a  1'embouchure  de  la  riviere  de  May, 
ou  il  se  presenta  sous  pavilion  espagnol ;  debar- 
qua  a  1'aide  de  cette  ruse  sans  etre  reconnu ; 
marcha  rapidement  sur  le  fort  Caroline,  dont 
il  s'empara,  ainsi  que  cle  cleux  autres,  seconde 
par  les  naturels  du  pays ;  passa  les  garnisons  es- 
pagnoles  au  fil  de  Tepee,  rasa  les  fortifications ,  et 
revict  triomphant  en  France ,  charge  d'armes  et 
de  butin.  Cette  audacieuse  entreprise  frappa  de 
terreur  les  Espagnols,  et  les  degouta  pour  janiais 
de  la  Caroline,  qui,  jusqu'au  regne  de  Charles  II 
d'Angleterre,  resta  abandonnee  de  toutes  les  na^ 
tions  europeennes. 

Ce  fut  alors  que  le  gouvernement  anglais, 
sous  pretexte  de  proteger  quelques  families  qui 
avaient  echappe  au  tomahawk  des  Indiens  de  la 
Virginie,  et  qui  etaient  venues  s'etablir  a  1'em 
bouchure  de  la  riviere  de  May,  s'empara  de  tout 
le  pays  situe  entre  le  3ie  etle  36e  degres  de  lati 
tude  ,  et  le  conceda  a  huit  gentilshommes  de  la 
cour,  le  roi  se  reservant  hommage  et  fidelite , 
comme  Jief  du  chateau  royal  de  Greenwich , 
et  se  reservant  aussi  le  quart  de  For  et  de  Targent 
qui  seraient  trouves  dans  les  limites  de  ce  terri- 
toire.  Le  celebre  Locke  fut  charge  de  rediger 
une  constitution  pour  la  nouvelle  colonie.  Par 
constitution,  une  espece  de  royaute  ina^ 


EN    AMEIUQUE.  i  19 

inovible  etait  exercee  par  le  plus  age  des  colons, 
et  appuyee  par  une  aristocratic  dans  laquelle  on 
trouvaille  bizarre  assemblage  de  seigneurs,  de 
barons ,  de  landgraves  et  de  caciques,  dont  les 
pouvoirs  et  les  pretentions  ,  se  heurtant  sans 
cesse ,  furent  bientot  domines  par  la  tyrannie 
du  palatin ,  c'est  ainsi  qu'on  nommait  le  chef 
de  Vetat,  dont  le  premier  titre  au  pouvoir  n'etait 
que  la  vieillesse.  Cette  constitution ,  mesquine 
conception  d'un  grand  genie ,  fut  detruite  en 
1720.  Peu  apres,  la  colonie  vit  sa  population 
s'accroitre  rapidemerit  par  les  persecutions  poli- 
tiques  et  religieuses  qui  desolaient  alors  FEurope. 
Elle  accueillit,  presque  en  meme  temps  ,  et  les 
royalistes  anglais ,  et  les  parlementaires ,  et  les 
non- con formistes.  La  France  lui  envoya  1'eiite 
de  ses  citoyens  proscrits  par  Tedit  de  Nantes. 
Les  montagnes  d'Ecosse  virent  leurs  habitans 
vaincus  partir  pour  aller  lui  demander  un  asile 
en  1730;  et,  en  174$,  elle  s'enrichit  des  emigrar 
tions  suisses  et  allemandes.  Des  lors  la  Caroline 
cut  le  sentiment  de  sa  force ,  et  resista  aux  abus 
du  pouvoir  du  gouvernement  anglais  :  elle  re- 
fusa  de  payer  les  taxes  imposees  sans  son  consen- 
tement  ?  et  donna  son  adhesion  aux  resolutions 
du  congres  colonial ,  auquel  vSes  deputes  assiste- 
rent  en  1765.  Cependant,  lorsqu'en  1775  il  fut 
question  de  rompre  les  liens  qui  unissaient  la 
Caroline  a  la  mere-patrie,  il  y  eut  division  d'opi- 


LAFAYETTE 
nions  parmi  les  colons ,  et  un  parti  assez  consi 
derable  prit  les  armes  en  faveur  du  gouverne- 
ment  anglais.  La  guerre  civile  allait  eclater,  lors- 
qu'une  circonstance  assez  extraordinaire  amena 
la  reconciliation  des  partis.  Le  jour  meme  ou  les 
hostilites  commencaient  &  Lexington  ,  dans  le 
Massachusetts ,  des  depeches  anglaises  arriverent 
a  Charleston.  Le  comite  revolutionnaire  saisit 
la  malle  qui  contenait  des  lettres  adressees  aux 
gouverneurs  de  la  Virginie,  des  deux  Carolines, 
de  la  Georgie  et  de  la  Floride  orientale,  par  les- 
quelles  il  leur  etait  ordonne  d'employer  la  force 
des  armes  pour  reduire  ces  colonies  a  1'obeis- 
sance;  vers  le  ni^nie  temps,  on  recut  de  Sa 
vannah  communication  d'un  acte  du  parlement, 
qui  autorisait  ces  gouverneurs  a  mettre  les  co 
lons  hors  de  la  loi  et  de  la  protection  du  roi ,  et 
a  confisquer  leurs  proprietes.  Ces  diverses  pieces, 
publiees  parle  comite ,  reunirent  tous  lesckoyens 
dans  le  meme  sentiment  d'indignation ,  et  1'as- 
semblee  s'etant  de  suite  reunie ,  posa  cette  ques 
tion  :  Voulons-nous  mourir  esclaves  on  vivre 
libresPI^a  reponse ne  pouvait  etre  douteuse.  Tous 
jurerent  de  defendre  leurs  droits  et  coururent 
aux  armes.  Quelques  imprudens  torjs,  qui  ten- 
terent  de  tenir  la  campagne  avec  des  Indiens 
qu'ils  avaient  pris  &  leur  solde,  furent  bientot 
aneantis  par  les  milices  patriotes ,  qui ,  apres 
upe  lutte  longue  et  penible  contre  les  troupes 


EN  AM£RIQUE.  121 

anglaises  de  Savannah ,  assurerent  enfin  1'mde- 
pendance  de  la  Caroline  par  la  eelebre  victoire 
qu'elles  remporterent  a  Eutaw-Spring,  en  1781. 
Ce  fut  au  milieu  des  troubles  de  la  guerre, 
en  1778,  que  la  Caroline  se  donna  sa  premiere 
constitution.  Elle  etait  bien  conforme  aux  prin- 
cipes  de  la  revolution;  mais  peut-etre  se  ressen- 
tait-elle  un  peu  de  la  precipitation  avec  laquelle 
elle  avait  ete  faite.  Elle  fut  revisee,  modifiee  et 
adoptee  dans  sa  forme  actuelle,  &  Colombia,  le 
3  juin   1790.  Telle  qu'elle  est  maintenant,  elle 
paraitrait  fort  democratique  en  Europe;   mais 
comparee  a  la  constitution  de  la  Pensylvanie, 
par  exemple ,   et   de   quelques  autres  etats  de 
1'Umon,  elle  est  toute  aristocratique.  Les  condi 
tions  d'eligibilite  imposees  au  gouverneur,  aux 
senateurs  et  aux  niembres  de  la  chambre   des 
representans,  reduisent  les  eligibles  a  un  petit 
nombre.  Les  stiiiateurs^  elus  pour  quatre  ans,  au 
nombre  de  quarante-trois,  doivent  etre  ages  de 
trente  ans  au  moins ,  avoir  reside  dans  1'etat  cinq 
ans  avant  1'election ,  et  posseder  un  bien  fonds 
de  trois  cents  livres  sterling ,  libre  de  dettes;  si  le 
candidat  ne  demeure  pas  dans  le  district  par  le- 
quel  il  est  porte ,  son  bien  doit  etre  de  mille  li 
vres  sterling. 

Les  representans,  au  nombre  de  cent  vingt- 
quatre ,  sont  elus  pour  deux  ans.  Us  doivent  aussi 
£tre  blancs,  libres,  ages  au  moins  de  vingt-un 


1^2  LAFAYETTE 

ans,  et  posseder  uri  bien  fonds  de  cent  cinquante 
livres  sterling ,  ou  un  bien  en  plantation  de  cinq 
cents  acres  de  terre  et  de  dix  noirs.  Si  le  candi- 
dat  ne  reside  pas  dans  le  district  ou  il  est  elu  ,  la 
valeur  de  son  bien  doit  etre  de  cinq  cents  livres. 
II  doit  etre  citoyen  de  1'etat,  et  y  avoir  demeure 
trois  ans  avant  1' election. 

On  voit  que  les  deux  cliambres  du  senat  et  des 
representans  ne  se  composent  que  de  la  portion 
la  plus  riclie  des  proprietaires,  G'est  de  ce  pouvoir 
Jegislatif,  tant  soit  peu  aristocrat! que,  qu'emane 
le  pouvoir  executif;  car  c'est  par  le  concours  des 
deux  chambres  qu'est  nornme  le  gouverneur  en 
qui  reside  ce  pouvoir.  Les  conditions  d'eligibilite 
pour  le  gouverneur  sont  fort  elevees  ,  et  restrei- 
gnent  le  choix  des  cliambres  dans  un  cercle  assez 
etroit.  Tout  candidat  pour  cette  magistrature 
doit  etre  age  de  tretite  ans ,  etre  citoyen  de  Fe- 
tat,  y  avoir  reside  pendant  dix  ans  avant  son 
election,  et  posseder  en  propre  un  bien  fonds 
de  quinze  cents  livres  sterling.  Les  pouvoirs  du 
gouverneur  ne  durent  que  deux  ans.  La  condi 
tion  la  plus  facheuse  que  Ton  rencontre  dans  la 
constitution  est  celle  qui  impose  aux  senateurs 
Tobligation  de  posseder  des  esciaves.  Je  sais  biea 
qu'elle  disparaitra  necessairement  devant  1'abo- 
lition  de  1'esclavage ;  mais  ne  semble-t-elle  pas 
placee  1^  conime  un  obstacle  propre  a  retarder 
cette  abolition?  Et  ne  serait-ce  pas  un  effort  sa- 


EN   AMERIQUE.  i?3 

Jutaire  fait  en  faveur  de  F  emancipation  que  1'a- 
brogation  de  cet  article? 

Comme  dans  tous  les  etats  de  1'Union,  1'orga- 
nisation  religieuse  n'est  en  aucime  facon  soumise 
au  gouvernement ,  qui  ne  garantit  aux  diverses 
communions  que  le  libre  exercice  des  devoirs  re- 
ligieux,  tant  que  cet  exercice  ne  consiste  pas  en 
actes  licencieux  ou  en  pratiques  incompatibles 
avec  la  paix  et  la  surete  de  1'etat.  Les  ministres 
de  la  religion  sont  ineligibles  aux  emplois  de 
gouverneur,  de  sous-gouverneur  et  de  membre 
de  1'assemblee,  tant  qu'ils  continuent  1'exercice 
de  leurs  fonctions  pastorales,  Les  communions 
sont  nombreuses  et  variees,  comme  on  a  pu  le 
voir  par  la  composition  du  corps  religieux  qui 
vint  complimenter  le  general  Lafayette.  On  aura 
peut-etre  remarque  que  ce  n'est  qu'en  parlant 
des  communions  de  la  Caroline  du  Sud,  que  j'ai 
nomme  les  juifs;  c'est  qu'en  effet,  c'est  pour  ainsi 
dire  dans  ce  seul  etat  qu'ils  sont  en  assez  grand 
nombre  pour  y  etre  remarques  :  on  en  compte 
environ  douze  cents  clans  1'etat.  La  seule  ville  de 
Charlestown  en  renferme  pres  de  cinq  cents , 
qui,  pendant  la  derniere  guerre,  se  distingue- 
rent  par  leur  courage  et  leur  patriotisme ,  en 
fournissant,  pour  la  defense  du  pays,  un  corps 
de  soixante  voloritaires.  Le  reste  des  Etats-Unis 
ne  renferme  guere  que  cinq  mille  israelites,  la 
plupart  d'origine  anglaise  ou  allemande.  Ceux  de 


124  LAFAYETTE 

la  Caroline  du  Sudsontplusparticulierementd'o- 
rigine  francaise  et  portugaise.  La  synagogue  de 
Charlestown  a  ete  batiedans  I'annee  1794*  Avant 
celte  epoque,  la  congregation  juive  de  cette  ville 
n'avait  qu'un  tres-petit  local  pour  pratiquer  son 
culte.  Selon  la  topographic  de  Charlestown,  par 
le  docteur  Tbeact,  les  Israelites  coniniencerent 
a  s'assembler  en  societe  religieuse  yers  Tan  1750; 
aussitotque  dix  personnes  s'etaient  reunies  (c'est 
le  nombre  requis  par  la  loi  des  Hebreux  pour 
1'exercice  du  culte  public),  elles  se  procuraient 
un  lieu  convenable  a  leur  dessein.  L'edifice  actuel 
est  elegant  et  spacieux.  La  societe  qui  1'a  fait  con- 
struire  est  appelee  Kalh  kadosh  bcth  JEjoem , 
ce  qui  veut  dire  :  Societe  religieuse  de  la  niaison 
de  Dieu.  Kalh  ou  Societe  est  le  noni  de  toute 
congregation  bebraique.  Le  nombre  actuel  des 
membres  souscripteurs  est  d'environ  soixante- 
dix,  ce  qui  porte  a  plus  de  trois  cents  le  nombre 
d'individus  ayant  droit  a  la  jouissance  de  la  sy 
nagogue,  ainsi  qu'aux  avantages  que  cette  jouis 
sance  comporte.  La  societe  des  reformes  s'eleve 
a  cinquante  membres,  ce  qui  fait  avec  leurs  fa 
milies  plus  de  deux  cents  dissidens. 

La  Caroline  du  Sud  est  situee  entre  le  32e.  et 
le  33e.  degres  de  latitude,  sa  surface  est  d'en 
viron  vingt-neuf  milles  carres,  son  sol  est  tres- 
varie.  Depuis  les  bords  de  TAtlantique  jusqu'a 
quatre-vingts  milles  dans  Tinterieur  des  terres , 


EN  AMERIQUE. 
le  pays  est  une  vaste  plaine  s'olevant  insensible- 
ment  d'environ  deux  cents  pieds  au-dessus  du, 
niveau  de  la  nier,  et  dont  la  surface  est  divisee  en 
forets  de  pins  qui  croissent  dans  un  sable  leger 
et  de  peu  de  valeur ;  en  vastes  marais  qui  ren- 
dent  1'air  insalubre  pendant  1'automne;  en  sa- 
vanes  qui  ne  produisent  que  des  herbages,  et 
en  terres  elevees  qui  sont  propres  a  la  culture  du 
coton.  Le  riz  se  cultive  avec  sueces  pres  des  ri 
vieres  dont  les  debordemens  portent  la  fecondite 
sur  leurs  bords.  Au-dela  de  cette  plaine  le  pays 
est  montagneux,  productif ,  et  plus  sain  que  la 
partie  basse  ,  ou  1' humid  ite  des  hivrers  et  1'i neon- 
stance  de  la  temperature  en  toute  saison  rendent 
las  maladies  fort  communes. 

La  population  de  cet  etat  est  de  cinq  cent 
deux  mille  sept  cent  quarante-un  habitans,  qu'on 
peut  diviser  ainsi  en  trois  classes  :  deux  cent 
trente-sept  mille  quatre  cent  soixante  blancs 
libres,  six  mille  huit  cent  six  de  couleur  libres ,  et 
deux  cent  cinquante-huit  mille  quatre  cent 
soixante-quinze  enclaves.  On  voit  que  le  nombre 
des  esclaves  surpasse  de  beaucoup  celui  des  blancs 
libres;  aussi  cet  etat  commence-t-il  a  ressentir 
les  inconveniens  de  1'esclavage  a  un  tel  clcgre, 
que  la  crainte  a  fait  adopter  des  mesures  de  su- 
retequi  blessent  a  la  fois  et  1'humanite  et  le  droit 
de  propricte.  Par  une  loi  recenle,  tout  voyageur 
qui  entre  dans  la  Caroline  avec  un  domestique 


126  LAFAYETTE 

de  couleur  se  voit  a  1'instant  prive  de  son  do- 
mestique ,  qu'on  plonge  en  prison  ,  et  qu'on  ne 
lui  rend  que  lorsqu'il  sort  de  Fetat.  En  quoi  cette 
mesure  est-elle  utile  ?  G'est  a  quoi  je  serais  fort 
embarrasse  de  repondre.  G'est,  dit-on  ,  pour  evi- 
ter  tout  contact  dangereux  entre  les  esclaves  de 
cet  etat  et  les  noirs  libres  etrangers,  qui  ne 
manqueraient  pas  de  leur  parler  de  liberte.... 

Cet  etat  de  choses ,  relativement  a  1'esclavage 
dans  la  Caroline  du  Sud ,  afflige  d'autant  plus  ? 
qu'il  contraste  singulierement  avec  le  caractere 
des  habitans  de  cet  etat.  Les  Caroliniens  sont 
particulierement  distingues  par  la  culture  de  leur 
esprit,  1' elegance  de  leurs  manieres,  leur  poll- 
tesse  et  leur  hospitalite  envers  les  etrangers. 
Cette  derniere  vertu  est  tellement  commune  dans 
la  Caroline ,  qu'on  y  trouve  tres-peu  d'auberges 
liors  des  grandes  villes.  Les  voyageurs  peuvent 
hardiment  se  presenter  chez  tous  les  cultivateurs 
qu'ils  trouverit  sur  leur  route  ,  et  sont  assures  d'y 
etre  bien  recus.  La  disposition  a  secourir  1'indi- 
gence  est  si  grande  k  Charlestown,  qu'outre  mi 
grand  nombre  d'associations  particulieres ,  il  y 
a  cinq  societes  publiques  de  bienfaisance,  dont  les 
revenus,  deja  tres  -  considerables  ,  sont  encore 
accrus  chaque  jour  par  la  generosite  des  citoyens. 

Les  trois  jours  que  le  general  Lafayette  passa 
a  Charlestown  furent  marques  par  des  fetes  dont 
Teclat  et  le  bon  gout  le  jeterent  dans  le  ravisse- 


EN   AMfiRIQUE.  127 

ment ;  mais  de  toutes  les  attentions  dedicates  qu'on 
eut  pour  lui ,  celle  qui  ]e  toucha  peut-etre  le  plus 
fut  le  don  que  lui  fit  la  ville  d'un  beau  portrait 
de  son  ami  le  colonel  Huger.  Gette  belle  minia 
ture,  d'assez  grancle  dimension  ,  joint  au  merite 
de  la  plus  parfaite  ressemblance  celai  d'une  exe 
cution  admirable;  elle  rappelle  beaucoup  la  ma- 
niere  de  notre  celebre  Isabey,  et  ne  serait  pas 
desavouee  par  lui.  Elle  est  de  M.  Frazer,  de 
Charleston  ,  qui  jouit  deja  d'une  grande  reputa 
tion  aux  Etats-Unis ,  mais  qui  semble  s'etre  sur- 
passe  lui-meme  dans  cet  ouvrage.  Le  cadre,  en 
or  massif,  est  beaucoup  plus  precieux  par  1'ele- 
gance  et  la  delicatesse  du  travail  que  par  la  ri- 
chesse  de  la  matiere.  II  sort  ties  ateliers  de  deux 
artistes  de  Philadelphie  ,  et  ferait  honneur  a  nos 
plus  habiles  bijoutiers  francais. 

Le  gouverneur  offrit  au  general,  au  nom  de 
1'etat ,  une  tres-belle  carte  de  la  Caroline  du  Sud , 
enfermee  dans  un  riche  etui»  d'argent.  Beaucoup 
d'autres  personnes  vinrent  aussi  lui  ofFrir  de  jolis 
souvenirs  quvil  accepta  avec  reconnaissance ,  et 
le  17  mars  il  quitta  Charlestown  ,  emportant  les 
regrets  de  ses  amis  et  la  benediction  du  peuple. 


LAFAYETTE 


CHAPITRE  V. 


FORT    MOULTRIE.    —  1LE    I)  EDISTO.  ALLIGATORS.  SAVANNAH. 

MONDMENS    FUNEBRES.  AUGUSTA.  ETAT    DE    GEORG1E. 


LES  routes  de  la  Caroline  du  Sud  etant  gene- 
ralement  fort  mauvaises,  le  comite  de  Charlestown 
resolut  de  faire  conduire  le  general  par  mer  a 
Savannah  ,  ou  il  etait  attendu  depuis  fort  long- 
temps.  Nous  nous  ernbarquames  le  17  mars,  a 
bord  d'un  excellent  bateau  a  vapeur ,  prepare  et 
bien  approvisionne  par  les  soins  du  comite ,  et 
nous  primes  conge  des  liabitans  de  Charlestown, 
qui ,  ranges  sur  le  quai  et  presses  en  foule  sur  le& 
navires,  repondiren^:  par  leurs  acclamations  aux 
adieux  de  leur  hote.  Avant  de  perdre  de  vue 
Charlestown ,  nous  nous  dirigeames  vers  Tile  Sul 
livan  ,  sur  laquelle  est  construit  le  fort  Moultrie  , 
qui  salua  le  general  Lafayette  de  toute  son  artil- 
lerie.  Ce  fort,  qui  commande  la  passe  par  laquelle 
les  vaisseaux  sont  obliges  d'entrer  dans  le  port 
de  Charlestown,  fut  defendu  avec  uri  rare  courage 
par  les  niilices  caroliniennes ,  le  28  juiri  1776  , 
contre  des  forces  anglaises  bien  superieures  en 


KN    AM  Ell  I  QUE  I2<) 

nombre   et  en   experience.    Les  miliccs  etaient 
commandees  par  le  general  Moultrie  ,  qui ,  pen 
dant  toute  la  guerre  revolutionnaire ,  soutint  la 
belle  reputation  de  valeur  et  de  talent  que  lui 
avait  iaite  la  defense  dece  poste  important.  Nous 
continuames  ensuite  riotre  navigation  ,  en  nous 
engageant  entre  le  continent  et  les  iles  qui  le 
bordent,  et   dont  la  suite  se  prolonge  jusqu'a 
Savannah.  Nous  descendimes  dans  Tune  d'elles , 
appelee  Edisto ,  ou  le  general    Lafayette  etait 
attendu  ;  mais  comme  il  lui  etait  impossible  d'y 
rester  plus  de  deux  ou  trois  heures  ,  les  habitans  , 
qui  s'etaient  reunis  chez  un  des  principaux  pro- 
prietaires,  se  deciderent  a  lui  ofFrir  de  suite  toutes 
les  fetes  qu'ils  lui  avaient  preparees  pour  plu- 
sieurs  jours.  Nous  eumes  tout  a  la  fois  les  haran 
gues,  le  diner  public ,  le  bal ,  et  me  me  le  bapteme 
d'un  charinant  petit  enfant  auquel  on  donna  le 
nom  de  Lafayette ;  puis  nous  traversames  rapi- 
dement  1'ile  en  voiture  pour  aller  rejoindre  notre 
bateau  a  vapeur  qui  nous  attendait  du  cote  de 
la  haute  mer.  Dans  ce  court  trajet ,  ce  que  nous 
vimes  de  1'ile  nous  parut  enchanteur ;  la  vegeta 
tion  nous  frappa  surtout  par  la  variete  de  ses 
produits ;  les  arbustes  odoriferans  et  de  formes 
elegantes  sont  agreablement  meles  aux  plus  gros 
arbres  forestiers;  et  dans  les  dunes  qui  bordent 
le  rivage  du  cote  de  la  mer ,  nous  vimes  de  beaux 
palmierscniidonnentauxpeiiteshabitationsqiuls 
n.  o 


LAFAYETTE 

ombragent  un  aspect  tout-a-fait  pittoresque.  Gette 
ile ,  qui  git  a  I'emboucliure  de  la  riviere  c!u  me  me 
r,om ,  a  quarante  milles  au  sud-ouest  cle  Charles- 
town,  a  douze  milles  de  long  sur  cinq  de  large. 
Elle  est  babitce,  dit-ori ,  depuis  1'annee  1700. 

Pendant  le  reste  de  riotre  navigation  jusqu'a 
Savannali ,  nous  cotojamesles  iles  Hun  ting ,  Beau 
fort,  Port  republicain  ,  Hilton  Head,  etc.,  et 
souvent  par  des  passes  tenement  etroites,  que  les 
flancs  de  notre  navire  toucliaient  presque  terrc 
de  cbaque  cote ,  et  qu'il  avait  plutot  Fair  de  rouler 
sur  les  prairies  qui  1'entouraient ,  que  de  glisser 
sur  1'eau  qui  disparaissait  sous  lui.  Jl  eta  it  pros 
de  minuit  lorsque  nous  passames  devant  Beau 
fort  ,  et  tout  le  monde  reposait  a  notre  bord ;  mais 
nous  fumes  bientot  reveilles  par  les  acclamations 
des  citojens  qui  avaient  attendu  jusqu'alors  sur 
le  rivage  ,  et  le  general  Lafayette  s'etant  leve,  se 
rendit  avec  empressement  a  la  priere  qu'ils  lui 
firent  adresser  de  descendre  quelques  instans  au- 
pres  d'eux. 

Le  matin  ,  au  lever  du  soleil ,  comme  nous  ap- 
prochions  de  1'emboucbure  de  la  riviere  Savan 
nah  ,  nous  commencames  a  voir  quelques  alliga 
tors  etendus  sur  le  rivage,  ou  nageant  autour  de 
notre  navire.  Notre  capitaineen  tua  un  d'un  coup 
de  fusil ,  et  1'envova  chercher  a  1'aide  de  la  cha- 
loupe.  11  avait  environ  liuit  pieds  de  long,  et  on 
nous  as?ura  qu'il  ne  devait  etre  considere  qua 


EN    AMERIQUK.  i3i 

conime  d'une  tailie  moyenne ;  il  en  est  qui  par- 
viennent  a  douze  pieds  ,  quelquefois  meme,  dit- 
on ,  a  quinze  cm  dix-huit.  La  grosseur  de  leur 
corps  est  alors  egale  a  celie  d'un  cheval.  Parvenu 
h  ce  degre  d'accroissement ,  1'alligator  est  im  ani- 
mal  redoutable  par  sa  force  prodigieuse  et  sort 
agilite  dans  1'eau,  Sa  forme  est  a  peu  pres  celle 
du  lezard ;  il  n'en  differe  que  par  sa  queue  qui 
est  cuneiforme ,  aplatie  sur  les  cotes,  et  qui, 
depuis  le  ventre  jusqu'a  son  extremite  ,  diminue; 
insensiblement.  Comme  tout  le  reste  du  corps  , 
e!le  est  couverte  d'une  matiere  ecailleuse  impene 
trable  a  toutes  les  armes,  meme  a  la  balle  du 
iiiousqueL  II  n'est  vulnerable  qu'aupres  ducou  et 
en  arriere  des  membres  de  devant ,  qui  ont  tout- 
a-fait  la  forme  des  bras  de  riiomme.  La  tete  d'un 
alligator  de  la  plus  grande  taille  est  d'environ 
trois  pieds;  Touverture  de  sa  gueule  est  de  la 
meme  dimension  ;  ses  yeux  sont  tres-petits ,  en- 
fonces  dans  la  tete  et  converts;  ses  narines  sont 
largesettellement  developpees  au  sommet,  que, 
lorsqu'il  nage  ,  sa  tete,  a  la  surface  de  1'eau  ,  res- 
semble  a  une  large  poutre  flottante.  Sa  maclioire 
superieure  est  seule  mobile ,  elle  s'ouvre  presque 
perpencliculairement,  et  forme  un  angle  droit 
avec  la  machoire  infer leure.  De  cbaque  cote  de 
la  machoire  superieure,  immediatement  au-des- 
sous  des  narines  ,  sont  deux  dents  longues  et 
fortes  ,  peu  aigues  et  de  forme  conique.  Elles  ont 

9- 


I**  LAFAYETTE 

la  blandieur  et  le  poli  de  Fivoire,  et  sont  toujonrs 
a  decouvert ,  ce  qui  donne  a  Fanimal  un  aspect 
eftroyable.  Dans  la  maeboire  inferieure,  juste  en 
free  de  ces  deux  dents ,  sont  deux  Irons  propres 
b  les  recevoir.  Lorsque  Falligator  frappe  ses  ma-, 
cboires  Furie  contre  Fautre,  il  produit  un  bruit 
absolument  semblable  a  celui  que  Fon  obtient  en 
Crappant  violemment  une  plancbe  contre  terre  : 
ce  bruit  se  fait  entendre  a  une  assez  graiide  di 
stance.  Get  animal  detruit  beaucoup  d'oiseaux 
aquatiques ,  a  un  gout  prononce  pour  la  cbair  du 
chien,  et  attaque  meme  volon  tiers  Fhomme  quand 
il  croit  pouvoir  le  surprendre^ 

Lorsque ,  dans  la  matinee  du  19,  nous  arri- 
vames  en  vue  de  Savannah ,  nous  apercumes 
sur  le  rivage  toute  la  population  et  les  milices 
reunies  qui  attendaient  depuis  plusieurs  beures. 
Eientot  nous  entendimes  le  salut  majestueux  de 
Fartillerie  et  les  acclamations  du  peuple.  Nous 
leur  repondimes  par  le  feu  du  canon  de  not  re 
navire ,  et  par  les  airs  patriotiques  dont  notre 
musique  faisait  retentir  les  eebos  du  pivage.  A  ce 
premier  sentiment  de  plaisir  que  nous  lit  eprou- 
ver  Faccueil  des  citoyens  de  Savannah,  sueceda 
tout  a  coup  un  sentiment  de  penibles  regrets  :  il 
tallait  nous  separer  de  nos  compagnons  de  voyage 
dela  Caroline  du  Sud.  Parmi  eux  etaient  le  goti- 
verneur  de  cet  etat,  plusieurs  officiers  de  son 
etat-rnnjor,  et  quelques  membres  du  comite  qui 


EN  AMERIQCE. 
nous  avail  recus  a  Charlestown.  Le  gouvemeur  , 
fidele  aux  lois  qui  lui  defendent  de  sortir  des 
]mi Res  de  1'etat ,  resista  a  toutes  les  instances 
qui  lui  furent  faites  pour  qu'il  debarquat ,  et  fit 
ses  adieux  au  general  avec  1'attendrisseinent  d'un 
fils  qui  se  separe  d'un  pere  qu'il  ne  doit  plus  re- 
voir.  Quelques  minutes  apres,  nous  etions  en 
Georgie,  a  1'entree  de  Savannah,  ou  le  general 
fut  recu  et  harangue  par  ie  gouverneur  Troupp, 
au  milieu  de  la  foule  enipressee.  Le  char  et  les 
arcs  de  triomphe  ,  les  acclamations  du  peuple , 
les  couronnes  et  les  fleursjetees  par  les  dames, 
le  bruit  des  cloches  et  du  canon,  tout  enfin  dut 
prouver  a  Lafayette  que,  quoiqu'il  eut  change 
d'etat ,  il  n*en  etait  pas  moins  toujours  au  milieu 
du  meme  peuple  ami  et  reconnaissant. 

Un  logement  commode  avait  ete  prepare  dans 
3'elegante  maison  de  madame  Manwell ;  on  y 
conduisit  le  general  Lafayette  en  grand  cortege. 
Apres  qu'il  y  eut  pris  quelques  instans  de  repos , 
le  maire  et  le  conseil  municipal  de  la  ville  vin- 
rent  le  complimeiiter,  et  la  journee  se  termina 
par  un  repas  public  auquel  assisterent  les  auto- 
rites  civiles  et  militaires  de  1'etat  et  de  Savannah  , 
le  corps  judiciaire ,  le  clerge  et  un  grand  nombre 
de  citoyens.  Apres  les  treize  toasts  d'usage ,  les 
convives  porterent  un  grand  nombre  de  toasts 
volontaires  ,  tous  fortement  empreints  de  ce  ca- 
ractere  patriotique  et  republicain  qui  distingue1' 


i34  LAFAYETTE 

toujours  les  reunions  americaines  :  le  general  La 
fayette  repondit  au  toast  qui  lui  fut  porte ,  par 
le  suivcnt  :  «  A  la  ville  de  Savannah  :  puisse  sa 
»  jeune  prosper! te  prouver  de  plus  en  plus  au 
»  vieux  monde  la  superiorite  des  institutions 
?»  republicaines  et  du  gouvernement  du  peuple 
»  par  lui-meme.  »  Une  liymne  a  la  liberte , 
cliantee  sur  1'air  de  la  Marseillaise,  termina  le 
banquet,  et  nous  rentrames  a  notre  quartier 
general  a  la  lueur  des  illuminations  dont  brillait 
toute  la  ville-. 

Le  lendemain  ,  dimanche ,  le  general  recut  de 
bonne  heure  la  visite  des  Francais  et  descendant 
de  Francais  residans  a  Savannah ;  a  leur  tete 
etait  M.  Petit  de  Villers ,  qui  prit  la  parole  en 
leur  nom  ,  et  qui ,  dans  un  discours  plein  de 
1'expression  des  sentimens  de  ses  compatriotes 
pour  Lafayette,  peignit  avec  ehaleur  les  bienfaits 
de  1'hospitalite  americaine  envers  les  proscrits 
francais  que  tous  les  genres  de  despotisme  for- 
cerent  a  venir  successivenient  demander  un  asile 
aux  Etats-Unis.  Dans  sa  reponse  ,  le  general  La 
fayette  leur  dit : 

«  G'est  avec  une  vive  sensibilite  qu'au  milieu 
»  des  bontes  dont  je  suis  comble  ,  je  me  vois  ac~ 
»  cueilli  par  celles  denies  compatriotes  francais  et 
»  descendans  de  Francais  qui ,  sur  cette  heureuse 
»  terre  americaiiie ,  out  trouve  un  asile  centre  des 
»  persecutions  bien  diverses  ,  mais  toutesreprou- 


EN    AMfcRIQUE.  i35 

»  vees  par  le  veritable  esprit  de  liberte.  Les  tou- 
»  charis details  tie  la  Lienveil lance  dontilsont  etc 
»  1'objet,  si  bien  exprimes  par  vous,  monsieur, 
»  sout  doublement  ehers  a  mon  coeur.  J'aiine  a 
D  penser  que  1'admiration  pour  les  institutions 
»  auxquelles  les  Etats-Unis  doivent  tant  de  pro- 
»  sperite,  ne  pent  etre  un  sentiment  sterile;  et 
»  que  les  autres  peoples  aimeront  mieux  exercer 
»  a  bon  ma  robe  tons  leurs  droits,  que  de  payer 
»  bien  cber  Foppression ,  les  tracasseries  et  les 
»  entraves  de  toute  espece.  * 

A  la  visile  des  Francais  succeda  celles  des  of- 
ficiers  des  differens  corps  ;  le  clerge  vint  ensuite; 
a  sa  tete  etait  le  reverend  M .  Carter,  qui ,  en  com- 
plimentant  le  general ,  3e  felicita  surtout  de  ce 
que  ses  efforts  en  faveur  de  1'independance  ameri- 
caineavaient  eu  aussi  pour  resul  tat  1'etablissement 
de  la  liberte  religieuse.  «  Jci,  »  lui  dit-il ,  «  cha- 
»  que  bomme  rend  a  Dieu  Tbommage  que  lui 
»  inspire  sa  conscience;  dansnotreheureuse  cite, 
»  les  pretres  de  toutes  les  communions  vivent  en- 
»  semble  comme  freres,  se  donnent  journelle- 
»  merit  des  tcmoignages  deleur  estime  et  deleur 
»  affection  reciproque  ,  et  chacun  d'eux  rend 
»  graces  a  Dieu ,  notre  pere  commun  ,  de  la  li- 
»  berte  religieuse dont nous  jouissons.  Mais,  ge- 
»  neral ,  quelle  que  soil  la  difference  de  nos  opi- 
»  nions  sur  quelques  points  de  the"ologie  ,  croyez 
»  bien  que  noussommes  sincerement  etcordiale- 


i36  LAFAYETTE 

»  ment  unis  dans  les  pritTes  que  nous  adressons 
»  a  TEternelpour  votreprosperite  danscemondc 
»  et  pour  votre  bonheur  pendant  1'eternite.  » 

A  ses  remercimens ,  le  general  Lafayette  joi- 
gnit  1'expression  de  la  satisfaction  qu'il  eprouvait 
en  voyant  F  Am  clique  donner  un  si  bel  exemple 
de  veritable  liberte  religieuse  a  la  vieille  Europe, 
qui  ne  comprend  encore  qu'une  tolerance  fort 
limitee.  «  Dans  les  societes  religieuses  comme 
»  dans  les  societes  politiquas,  »  ajouta-t-il,  «  je 
»  suis  persuade  que  1'election  par  le  peuple  est  le 
»  meilleur  gage  de  confiance  mutuelle.  » 

Depuis  long-temps  les  citoyens  de  Savannali 
avaient  1'intention  de  payer  un  tribut  de  recon 
naissance  a  la  memoire  du  general  Greene ,  con- 
sidere,  avec  raison ,  comme  le  heros  de  la  lutte 
revolutionnaire  dans  le  Sud;  et  a  celle  du  general 
Pulawsky ,  ce  brave  polonais,  qui ,  desesperanfe 
de  la  cause  de  la  liberte  dans  sa  pa  trie,  vinfe 
faire  le  sacrifice  de  sa  vie  a  1'independance  ame- 
ricaine.  Us  penserent  que  la  presence  du  general 
Lafayette  ajouterait  a  la  solennite  de  la  cerenio- 
nie,  et  resolurent  de  profiler  cle  son  sejour  h 
Savannali  pour  le  prier  de  poser  la  premiere 
pierre  des  monumens  funebres  qu'ils  voulaient 
elever.  En  consequence,  tout  etant  dispose,  i'ls 
lui  en  firent  la  proposition,  qu'il  accepta  avec 
d'autant  plus  d'empressement,  qu'il  etait  biei> 
aise  lui-memede  trouver  Toccasioii  detemoignei* 


EN    AMKUIOLE. 

publiquemeutson  estimepour  lecaracteredu  ge 
neral  Greene  qu'il  avail  particulierement  aime. 

La  ceremoiiie  fut  fortement  empreinte  de  ce 
caractere  qui  nait  du  melange  des  idees  reli- 
gieuses  et  patriotiques  exaltees,  et  qui  distingue 
particulierement  toutes  les  actions  du  peuple 
americain.  Gonformement  a  la  resolution  prise 
dans  1'assemblee  des  citoyens  ,  presidee  par  le 
colonel  John  Shell  ma  nn ,  la  societe  maconniquc, 
qui  s'etait  chargee  de  tous  les  details  relatifs  a  la 
construction  des  deux  monumens,  se  forma  en 
grand  cortege  le  21  mars,  a  neuf  heures  du 
matin ,  et  alia  ,  au  son  de  la  musique,  chercher 
le  general  Lafayette  a  son  logement.  Le  grand 
pretre ,  le  roi  et  les  autres  olliciers  du  chapitre 
royal  de  la  Georgie,  etaient  revetus  de  leurs  plus 
belles  parures  et  de  leurs  plus  riches  bijoux  nia- 
conriiques.  Devant  eux  etait  portee  une  banniere 
elegamment  brodee.  Lorsqu'ils  se  remirent  en 
marche  avec  le  general ,  le  cortege ,  augmente 
des  milices  et  des  citoyens  ,se  forma  dansl'ordre 
suivant  : 

Les  troupes  des  Etats-Unis ;  —  les  olficiers 
generaux  et  leurs  etats-majors ;  — •  les  citoyens 
et  les  etrangers;  —  le  comite  charge  de  soigner 
Lafayette ;  —  les  juges  et  les  sheriffs  ;  —  les  mi- 
nistres  du  clerge,  noii  inities  a  la  maconnerie; 
—  le  maire  et  le  conseil  municipal ;  —  le  gou- 
verneur  et  sa  suite;  —  le  comite  charge  des  mo- 


1 3$  LAFAYETTE 

numens;  —  le  grand  gardien ,  le  glaive  a  la 
main;  —  la  loge  del'Esperance  ;  —  la  loge  de 
FUnion  ;  —  Ja  loge  de  Salomon  ;  —  locliapitre 
de  Georgie  ;  —  les  membres  de  la  Grande  Loge : 
—  u  n  maitre  macon  portant  un  vase  d'or  plein 
de  ble ;  —  deux  maitres  portant  des  vases  d'ar- 
gent  renfermant  le  vin  etl'huile;  —  le  princi 
pal  architecte  portant  1'equerre,  le  plomb  et  le 
niveau  ;  —  le  secretaire  et  le  tresorier  ;  —  un 
grand  cierge  porte  par  un  maitre ;  —  la  Sainte 
Bible,  1'equerre  et  le  compas  portes  par  un 
autre  maitre  accompagne  de  deux  servans ;  — 
deux  grands  cierges  portes  par  des  maitres;  — 
le  grand  chapelain ;  —  les  ministres  clu  cierge 
initics  a  la  maconnerie;  —  deux  grands  gar- 
cliens; —  les  deputes  grands  maitres;  —  un 
maitre  de  la  plus  ancienne  loge,  portant  les 
constitutions  maconniques  ;  — les  grands  diacres 
armes  de  baguettes  noires  ;  —  le  grand  maitre 
avec  le  general  et  les  personnes  de  sa  suite;  — 
enfin  le  grand  porte  glaive,  le  glaive  nu  a  la  main. 
En  arrivant  surTemplacement  destine  au  mo 
nument  du  general  Greene ,  les  troupes  se  for- 
merent  en  bataille,  a  clroite  et  a  gauche,  pour 
recevoir  le  cortege  au  milieu  d'elles.  Les  enfans 
des  ecolcs  ,  uniformement  vettis,  et  portant  des 
paniers  remplis  de  fleurs  qu'ils  semerent  sur  les 
pas  du  general  Lafayette  ,  y  etaient  deja  reunis. 
Le  peuple ,  range  en  ibule  derriere  eux ,  semblait 


EN  AMliiUQUE.  1 39 

place  la  pour  proteger  ieur  faibiesse,  et  les  pre 
senter  h  1'hote  tie  la  nation.  Apres  que  le  silence 
]e  ])lus  profond  se  fut  etabli  au  milieu  cle  la 
foule  attentive ,  les  m aeons  et  le  comite  charge 
du  monument  vinrent  se  ranger  a  1'ouest  des 
fondations,  et  I'autre  partie  du  cortege  prit  place 
a  Test.  On  fit  alors  avancer  le  general  Lafayette 
pres  de  la  place  preparee  pour  recevoir  la  pierre 
angulaire.  II  etait  entoure  du  grand  maitre ,  des 
grands  gardiens  ,  du  chapelain ,  du  grand  pretre  , 
du  roi  et  du  scribe  du  chapitre  de  la  Georgie , 
du  gouverneur ,  du  colonel  Huger ,  de  M.  George 
Lafayette,  etc.  Un  air  national ,  execute  par  une 
troupe  de  musiciens,  annonra  que  la  ceremonie 
allait  commencer.  Puis  ensuite  Je  president  du 
comite  du  monument  s'avanca  ,  et  prit  la  parole 
en  ces  termes  : 

«  Concitoyens  :  la  solennite  qui  nous  rassem- 
»  ble  a  pour  but  la  pose  des  pierres  angulaires 
»  de  monumens  que  la  reconnaissance  d'un 
»  peuplo  va  elever  a  la  gloire  ,  aux  vertus  et  aux 
»  sacrifices  de  deux  illustres  soldats  de  notre  lutte 
»  revolutionnaire. 

»  Elever  des  monumens  pour  perpetuer  la 
»  memoire  des  liommes  illustres  fut  une  cou- 
»  tume  de  tous  les  ages  et  de  tons  les  peuples. 
»  Les  humbles  tombeaux  des  modernes  et  les 
»  gigantesques  pyramides  des  anciens  nous  en 
»  offrerit  la  preuve. 


*4°  LAFAYETTE 

»  Comme  embleme  de  reconnaissance  7  cos 
»  monumens  conslalent  la  justice  des  peuples ; 
»  mais  c'est  surtout  dans  I'energique  encourage- 
»  ment  qu'ils  donnent  a  raccomplissemenl  des 
»  actions  genereuses  que  se  montre  leur  sagesse. 
)>  Us  engagent  la  jeunesse  a  mediler  sur  les  hauls 
»  faitsque  rappellent  leurs inscriptions,  et  luiin- 
»  spirent  cette  active  emulation  qui  est  la  source 
»  des  vertus  morales  et  de  la  gloire  nationale. 

»  Chez  les  Grecs  ,  qui  comprenaient  si  bien  la 
»  gloire  et  les  recompenses  accordees  au  pa- 
»  triotisme  et  a  la  valeur,  la  destruction  d'une 
)>  statue  etait  un  horrible  sacrilege,  lors  memo 
»  que  lemerite  de  celui  a  qui  elle  avail  ete  elevee 
»  etait  equivoque.  Combien  done  ne  doivent-i!s 
»  pas  ctre  sacres  ces  temoignages  de  gratitude  et 
»  d'admiration  voids ,  par  Tunanimite  de  senti- 
»  mens  de  tout  un  peuple ,  a  ces  hommes  dont  !a 
»  repulalion  esl  sorlie  plus  brillante  e*ncore  de 
»  1'epreuve  du  temps,  et  eleves  sur  line  base 
»  assuree  par  la  main  de  leurs  plus  nobles  com- 
»  patriotes  et  compagnons  d'armes  dans  la  lutte 
»  etlelriomphe  de  la  liberle.  Oui  ,concitoyens, 
»  ils  seronl  doublemenl  sacres  ces  lemoignages 
»  de  noire  reconnaissance,  puisquela  main  qui 
»  va  nous  aider  a  leselever  ful  une  des  premieres 
»  a  saisir  le  glaive  pour  defend  re  les  droits  do 
»  riiomme ,  et  assurer  a  notre  patrie  une  paix 
»  glorieuse. 


KN    AM&K1QUK.  i/f* 

.  »  Los  noms  ties  trois  cents  Spurtiatesqui  toin- 
»  berent  aux  Thermopiles  etaient  connus  de 
»  tous  les  enfans  de  Sparte.  La  jeanesse  ameri- 
»  caine  se  rappellera ,  non-seulement  les  noms  , 
»  mais  encore  le  caractere  et  les  exploits  de  cha- 
>i  que  patriote  revolutionnaire.  Lorsqu'elle  lira 
»  sur  ce monument  le  noni  de  Greene,  elle  eprou- 
«  vera  un  noble  orgueil  a  raconter  les  dangers  et 
»  les  triornphes,  le  desinteressement  etla  valeur 
»  de  ce  defenseur  de  notre  cause  glorieuse.  Que 
»  nos  enfans  n'invoquent  plus  les  puissans  noms 
)>  de  la  Grece  et  de  Rome ,  mais  que  leur  jeune 
»  ambition  vienne  s'ecliaufFer  a  ces  rayons  de  la 
•»  gloire  de  nos  compatriotes ,  qui  reflechissent 
n  leur  eclat  sur  rious-memes ,  et  nous  penetrent 
»  d'unc  chaleur  plus  vivifiante  I  Que  les  citoyens 
»  de  Savannah  se  rappellent  toujours  avec  fierte 
»  qu'au  milieu  tl'eux  reposent  les  cendres  de  cet 
»  intrepide  chef  de  guerre  !  Qu'ils  soient  les.  fi- 
»  deles  gardrensdeces  precieuses  reliques  de  nos 
»  plus  glorieux  jours  1 

»  General  Lafayette  :  au  nom  et  en  presence 
»  de  mes  concitoyens,  je  reclame  votre  coopera- 
»  tion  dans  1'accomplissement  des  devoirs  sacres 
»  que  nous  allons  remplir ,  en  posant  les  fonde- 
»  mens  de  ce  monument  consacre  k  la  memoire 
»  du  major  general  Greene.  Au  nom  de  la  li- 
»  .bert<!,  je  vous  demande  de  vous  joindre  a  nous 
»  pour  declier  a  la  poster! te  ce  souvenir  des  vertus 


i43  LAFAYETTE 

»  et  des  taleris  qui  ornerent  la  vie,  et  qui  sanc- 
»  tifient  les  restes  de  Tun  de  vos  plus  nobles  as- 
»  socles  dans  la  cause  de  notre  independence. 
»  Au  nom  de  notre  commune  patrie,  je  vous  in- 
»  vite,  comme  soldat  revolutionnaire,  brillant 
»  d'une  gloire  unique  par  votre  rang  et  votre 
»  renommee,  de  sanctionner,  en  posant  cette 
»  pierre  angulaire  ,  la  reputation  d'un  heros  pa- 
»  triote  dont  le  nom  est  inscrit  a  cote  du  votre 
»  dans  les  plus  brill  antes  pages  de  notre  histoire, 
»  et  dont  la  tombesera  doublement  venerable,  et 
»  par  celui  qui  1'aura  fondee  ,  et  par  celui  qu'elle 
»  rappellera. 

»  Tres- respectable  grand  maitre ,  conforme- 
»  ment  aux  vceux  de  mes  concitoyens  et  au  nom 
»  du  comite  du  monument,  je  vous  prie  de  ce- 
»  lebrer,  selon  les  rites  de  1'ancienne  fratemite  a 
»  laquelle  vous  appartenez,  la  pose  de  la  pierre 
»  angulaire  du  monument  que  nous  allons  clever 
»  a  la  memoire  du  general  Greene.  » 

Apres  que  1'orateur  eut  fait  cette  derriiere  in 
vitation  ,  le  general  Lafayette  fit  signe  qu'il  vou- 
lait  parler,  et  aussitot  le  silence  et  Fattention 
redoublerent  au  milieu  de  la  fou^e ,  et  chacun , 
tournant  ses  regards  vers  lui,  s'appreta  a  re- 
cueillir  ses  paroles;  il  s'avanca  tin  peu ,  et  d'urie 
voix  solennelle  dit : 

((L'homme  grand  et  bon  a  la  memoire  du- 
»  quel  nous  payons  aujourd'hui  un  tribut  de  res- 


EU   AMERIQUE,  i43 

n  pect,  (Taffection  et  de  profonds  regrets,  a  ae- 
»  quis  dans  noire  guerre  revolutionnaire  une 
»  gloirc  si  pure  et  si  vraie,  que  maintenant  en- 
»  core  le  seul  nom  de  Greene  rappelle  toutes  les 
»  ver tus  ,  tons  les  talens  qni  peuvent  illustrer  le 
»  patriote,  I'liomme  d'etat  et  Je  capitaine;  ce- 
»  pendant  il  appartient  a  moi ,  son  frere  d'ar- 
»  mes ,  et,  je  suis  fier  de  pouvoir  le  dire,  son 
»  plus  sincere  ami ;  a  vous  ,  monsieur,  son  brave 
»  compatriote  et  compagnon  d'armes,  de  ctecla- 
a  rer  ici  que  la  bonte  de  son  coeur  fut  egale  a  la 
»  force  de  son  esprit  eleve  ,  ferme  et  eclaire.  La 
»  confiance  et  1'amitie  qu'il  obtint  fut  une  des 
»  plus  grandes  preuves  de  Fexcellent  jugement 
»  qui  caracterisait  notre  paternel  chef.  Par  la 
w  tendresse  de  1'etat  de  Georgie  envers  lui ,  1'ar- 
»  mee  se  trouve  honoree  elle-meme ;  et  moi , 
»  monsieur,  je  me  presente  devant  vous,  devant 
»  les  generations  nouvelles,  comme  representant 
»  de  cette  armee ,  des  amis  morts  ou  absens  du 
»  general  Greene,  pour  applaudir  aux  bonneurs 
»  rendus  a  sa  memoire,  et  pour  vous  remercier 
»  des  temoignages  de  sympatbie  que  vous  m'ac- 
)>  cordez  dans  cette  toucbante  et  melancolique 
»  solennite,  et  de  la  part  que  vous  voulez  biea 
»  m'y  faire  prendre.  » 

Quand  le  vieux  compagnon  de  Greene  eut 
cesse  de  parler,  un  frere  de  la  loge  de  Salomon, 
rev£tu  des  insignes  maconniques,  sortit  de  la 


\\\  LAFAYETTE 

ionic,  ct  unissant  sa  voix  aux  sons  graves  de  la 

musique,  chanta  Thy  nine  suivante  : 

«  Auteur  de  la  lumiere,  source  d'amour,  du 
»  baut  de  ton  trone  celeste  jette  un  regard  sur 
»  nous ,  et  prete-rious  Tappui  de  ta  puissance 
»  pour  clever  un  monument  aux  actions  glo- 


rieuses  I 


»  Un  monument  aux  heros  qui  ne  sont  plus, 
»  aux  heros  qui  ont  brille  dans  nos  batailles,  que 
»  ton  esprit  anima  du  souffle  de  la  liber  te,  et  que 
»  tu  conduisis  a  la  victoire  1 

»  Que  le  marbre  rentre  en  poussiere  dans  la 
»  terre,  que  les  enfans  de  la  liberte  soient  mois- 
)>  sonnes  par  la  mort ,  mais  que  la  Ilenommee 
»  proclame  le  nom  du  patriote  jusqu'au  nio- 
»  mentou  la  trompette  de  TArchange  retentira! 

»  Entends  nos  prieres,  dieu  de  nos  peres , 
»  leurs  enfans  invoquent  ta  sainte  assistance  I 
»  Protege  nos  droits,  conserve-nous  libres,  grand 
»  Dieu  I  et  tous  nous  chanterons  ta  gloire  1 » 

Cette  derniere  stroplie  fut  repetee  en  ccxiiir  par 
la  fou'Ie  assemblce,  et  la  priere  du  peuple  monta 
au  ciel  avec  le  bruit  solennel  du  canon  reten- 
tissant. 

Pendant  ce  temps-la  la  pierre  angulaire  avait 
ete  preparee;  et,  avant  tie  la  placer,  le  grand 
chapelain ,  M.  Carter,  prononca  k  baute  voix  la 
priere  suivante : 

«  Dieu  tout-puissant ,  tres-glorieux  architecte 


EN    AMERIQUE.  *$ 

»  de  1'univers  ,  dispensateur  do  la  sagesse  et  pere 
»  de   toutes   les   misericordes ,   accorde-nous  le 
»  secours  que  nous  te  demandons  humblenient 
»  pour   1'accomplissement    de    cette   solennite ! 
»  Puisse  ce  monument,  qui  va  etre  eleve  a  la  me- 
»  moire  de  la  vertu,  etre  la  honte  des  medians 
»  et  1'orgueil  des  bons  !  Puissent  ees  Ilommages, 
»  que  nous  rendons  a  ceux  qui  deja  ne  sont  plus 
»  sur  cette  terre,  nous  rappeler  que  nous  n'y  som- 
»  mes  nous-memes  que   cornme  etrangers  =  et 
»  com  me  passagers;queles  monumens  de  marbre 
»  tombent  eux-memes  en  poussiere  sous  les  coups 
»  du  ternps ;  et  que  nos  noms  ne  peuvent  echap- 
»  per  a  1'oubli  que  par  leur  inscription  au  livre 
»  sacre  de  la  vie  eternelle ! 

»  Que  tes  benedictions  descenderit  speciale- 
»  ment  sur  notre  illustre  frere  par  les  mains  du- 
»  quel  vont  etre  assises  ces  fondations ;  que  son 
»  nom,  qui  est  ecrit  dans  nos  coenrs  par  la  rc:con- 
»  naissance,  le  soit  a^issi  par  ta  misericorde  au 
»  livre  de  salut!  Entin ,  si  dans  ta  sagesse  pro- 
»  fonde  tu  decides  que  nous  ne  devons  plus  le 
»  revoir  sur  terre  apres  ce  jour,  accorde-nous  du 
»  nioins  de  nous  reunir  a  lui  dans  cette  heureuse 
M  etglorieuse  patrie,  oul'on  n'a  plus  besoiri  d'eJe- 
»  ver  de  monumens ,  ou  Ton  ne  songe  plus  a 
»  graver  des  epitaphes.  )> 

Apres  cette  priere ,  qui  fut  ecoutee  dans  un 
religieux  silence  ,  le  grand  maitre  ordonna  au 
H.  10 


1 46  LAFAYETTE 

secretaire  du  comite  du  monument  d'appreter 
les  divers  objetsqui  de  vaient  etre  places,  comme 
souvenirs  de  1'epoque ,  sous  les  fondations.  Ces 
objets  etaient  plusieurs  medailles  frappees  a  1'ef- 
figie  de  I'hote  de  la  nation ,  de  Washington  , 
du  general  Greene ,  de  Franklin ;  des  pieces  de 
monnaie  frappees  aux  Etats-Unis  a  diverges 
epoques,  ainsi  que  du  papier-monnaie  de  1'etat 
de  Georgie;  quelques  gravures,  parmi  lesquelles 
etaient  les  portraits  du  general  Charles  Pinckney 
et  du  docteur  Kollock,  et  tons  les  details  relatits 
h  la  ceremonie.  Enfin  une  medaille  sur  laquelle 
etaient  ecrits  ces  mots  :  «  La  pierre  angulaire  de 
»  ce  monument,  a  la  memoire  du  major  general 
»  Nathaniel  Greene,  a  etc  posee  par  le  general 
»  Lafayette,  a  la  demande  des  citoyens  de  Sa- 
»  vannah  ,  le  21  mars  A.  D.  i8.?5.  » 

La  pierre  fut  alors  descendue .,  au  son  d'une 
musique  funebre ,  au  fond  de  1'excavation.  Le 
principal  architecte  presenta  Fequerre,  leplomb 
et  le  niveau  au  grand  maitre,  qui  les  appliqua 
sur  la  pierre  en  prononcant  les  mots  consacres. 
Puis  les  vases  d'or  et  d'argent  furent  apportes 
sur  la  plate-forme ,  ou  ,  apres  avoir  passe  par  les 
mains  du  grand  maitre  et  des  grands  gardiens, 
ils  furent  presentes  au  general,  qui,  selon  Fu- 
sage  ,  versa  sur  la  pierre  le  ble  ,  le  vin  et  1'huilo 
qu'ils  contenaient,  en  prononcant  rinvocatioti 
suivante  : 


EN  AMtRIQUE.  «4j 

«  Puisse  la  bonte  iniinie  de  Tauteur  de  la  na- 
»  ture  accorder  aux  habitans  de  cette  ville  tout 
»  ce  qui  peut  contribuer  au  bonbeur,  a  1'aisance 
»  et  aux  agremens  de  cette  vie;  nous  assister 
»  dans  1'erection  et  I'acbevement  de  ce  monu- 
»  ment;  proteger  les  ouvriers  contre  tous  les  ac- 
»  cidens;  preserver  leurs  travaux  de  destruction, 
»  et  nous  accorder  a  tous  urie  ample  provision 
»  du  ble  de  nourriture,  du  vin  de  rafraicbisse- 
»  ment ,  et  de  Fhuile  de  la  joie.  » 

Le  general  descendit  ensuite  stir  la  pierre, 
la  frappa  de  trois  coups  cle  maillet;  tous 
les  freres  vinrent  successivement  ren^re  leurs 
devoirs,  et  ie  grand  -  pretre  du  chapitre  royal 
de  Georgie  vint ,  Fencensoir  a  la  main,  benir  la 
pierre  angulaire.  Lorsque  toutes  ces  ceremonies 
furent  terminees,  le  grand-makre  remit  au  prin 
cipal  arcbitecte  tous  les  objets  qui  devaient  etre 
employes  a  racbevement  du  monument,  en  lui 
adressant  ces  paroles : 

«  Frere  arcbitecte ,  vous  etes  ebai'ge  de  la  di- 
»  rection  et  de  la  surveillance  des  ouvriers  qui 
»  vont  construire  le  cenotaphe  eleve  a  la  me- 
»  moire  d'un  soldat  de  notre  revolution ,  a  la  ine- 
)>  moire  de  1'immortel  Green ;  vous  avez  vu  la 
»  pierre  angulaire  de  ce  monument  posee  par  la 
»  main  de  celui  qui  fut  son  ami  intime  et  son 
»  conipagnon  d'arnies ;  par  celui  qui  fut  le  vigou- 
»  reux  cbampion  de  la  liberte  dans  les  deux 


*$  LAFAYETTE 

»  hemispheres ;  par  celui  que  nous  nommons 
»  avec  orgueil  notre  compatriote,  par  ]e  gene- 
»  ral  Lafayette ;  en  vous  remettant  tout  ce  qui 
»  est  necessaire  a  1'achevement  de  cette  glo- 
»  rieuse  tache,  je  vous  recommande ,  au  nom 
»  des  liens  qui  unissent  un  macon  a  ses  com- 
»  pagnons,  de  vous  acquitter  de  votre  devoir, 
»  de  maniere  a  faire  honneur  a  vos  ouvriers  et 
»  a  vous-meme.  » 

La  pierre  fut  alors  scellee  au  son  de  la  musi- 
que,  qui  executa  un  air  national.  La  ceremonie 
fut  terminee  par  une  triple  salve  tiree  par  les 
troupes  (\£&  Etats-Unis. 

Get  imposant  et  solennel  spectacle  fut  con-- 
temple  pendant  toute  sa  duree  par  les  nombreux 
spectateurs  clans  un  silence  religieux  qui  indi- 
quait  leur  profonde  veneration  pour  le  mort  que 
Ton  honorait,  et  leur  tendre  attachement  pour 
le  heros  vivant  qui  s'associait  a  eux  dans  cette 
touchante  et  melancolique  solennite. 

Le  cortege  se  remit  alors  en  marche  dans  le 
meme  ordre  qu'auparavant ,  et  se  rendit  sur  la 
place  Chippewa,  ou  la  meme  ceremonie  fut  re- 
petee  pour  la  pose  de  la  pierre  angulaire  du  monu 
ment  eleve  a  Pulawski. 

Avant  de  rentrer  chez  lui,  le  general  Lafayette 
se  rendit  chez  le^brigadier  general  Harden,  pour 
assister  a  la  prc3sentation  d'un  drapeau  Lrode 
par  madame  Harden ,  et  ofFert  par  elle  au  pre~ 


EN  AM£RIQUE.  *49 

irn'er  regiment  ties  milices  de  Georgie.  Sur  ce  dra- 
peau ,  tres-richement  travaille ,  etait  le  portrait 
du  general  Lafayette ,  et  plusieurs  inscriptions 
rappelant  diverses  epoques  glorieuses  de  la  re 
volution.  Les  officiers  et  les  soldats  firent  eclater 
un  meme  enthousiasme  en  le  recevant ,  et  jure- 
rent  que  sous  ces  couleurs ,  ofFertes  par  la  beaute 
et  consacrees  par  Lafayette ,  ils  etaient  assures  de 
vaincre  toujours  les  ennemis  de  la  liberte  et  de 
Jeur  pa  trie. 

Quelques  heures  apres,  malgre  les  vives  instan 
ces  des  citoyens  et  surtout  des  dames ,  qui  avaient 
prepare  un  bal  pour  le  meme  soir,  le  general, 
presse  par  le  temps  et  par  ses  nombreux  enga- 
gemens,  fut  oblige  de  quitter  Savannah,  et  nous 
montames  a  bord  de  \ Alatamaha  avec  le  gou- 
verneur  de  la  Georgie ,  son  etat-major  et  le  co- 
mite  d'arrangement ,  pour  nous  rendre  a  Au 
gusta  ,  qui  est  situe  sur  la  riviere  de  Savannah  ,  a 
cent  quatre-vingts  milles  de  son  embouchure. 

Nous  avions  trouve  a  Savannah  un  jeune 
homme  dont  le  nom  et  la  destinee  etaient  l)ien 
propres  a  nous  inspirer  un  vif  interet;  c'ctait 
Achille  Murat ,  fils  de  Joachim  Murat ,  ex-roi  de 
Naples.  Au  premier  bruit  de  1'arrivee  du  general 
Lafayette  en  Georgie  ,  il  avait  quitte  precipitam- 
ment  Ja  Floride ,  ou  il  s'est  fait  planteur,  et  il 
etait  venu  joindre  ses  hommages  et  ses  felicita 
tions  a  ceux  des  Americains  qu'il  regarde  main- 


i5o  LAFAYETTE 

tenant  comine  ses  compatriotes.  Deux  jours  pas 
ses  avec  lui  nous  d'onnerent  pour  son  caractere 
et  son  esprit  un  attachement  quc  ne  pourront 
lui  refuser,  je  crois,  ceux  qui  seront  a  meme  de 
le  connaitre.  A  peine  age  de  vingt-quatre  ans, 
il  a  eu  assez  de  force  d'ame  pour  savoir  tirer  de 
grands  avantages  d?un  evenement  que  beaucoup 
d'autres  a  sa  place  auraient  regarde  comme  un 
malheur  irreparable.  Prive  de  1'espoir  de  porter 
une  couronne  que  lui  promettait  sa  naissance,  il 
a  transporte  aux  Etats-Unis  les  faibles  debris  de 
sa  royale  fortune,  et,  assez  sage  pour  apprecier 
les  bienfaits  de  la  liberte  dont  on  y  jouit,  il  s'est 
fait  naturaliser  citojen  des  Etats-Unis.  Loin  d'imi- 
ter  tant  de  rois  dechus,  qui  ne  savent  jamais  se 
consoler  de  la  perte  de  leur  puissance  passee, 
Achille  Murat  s'est  fait  cultivateur,  a  conserve 
son  noni  sans  aucun  titre,  et,  par  ses  manieres 
francliesettout-a-fait  republicaines,  s'est  promp- 
tement  concilie  rattachement  de  tous  ceux  qui 
le  connaissent.  II  a  1'esprit  cultive  et  le  coeur 
rempli  des  mouvemensles  plus  nobles  etles  plus 
genereux.  II  conserve  pour  la  mernoire  de  son 
pere  une  veneration  profonde  et  melancolique. 
M.  George  La  layette  lui  ayantcitedansla  conver 
sation  quelques  traits  de  cette  bravoure  brillante 
et  chevaleresque  que  possedait  si  bien  Murat ,  il 
en  parut  tres-touche,  et,  quelques  installs  apres, 
se  tronvant  seul  avec  naoi,  il  me  dit  avec  attcn- 


EN    AMERIOUE.  l5i 

drissemerit  :  «  Monsieur  George  m'a  fait  eprouver 
»  un  bien  grand  bonlieur  ,  il  m'a  dit  du  bien  de 
»  monpere....  » 

La  conversation  etant  to  ID  bee  sur  la  politique 
europeenne,  il  -s'exprima  tres-franchement  sur 
la  sainte  alliance,  et  en  general  sur  tous  les 
genres  de  despotisme.  Je  ne  pus  m'empecher  de 
lui  dire,  en  plaisantant ,  que  c'etait  chose  fort 
extraordinaire  que  d'entendre  pareils  discours 
de  la  bouche  d'un  prince  here'ditaire.  «  Prince 
»  hereditaire !  »  reprit-il  avec  vivacite;  «  j'ai 
»  trouve  le  moyen  d'etre  mieux  que  cela ,  je  suis 
»  homme  libre!  »  Une  chose  cependant  me  fait 
peine  et  m'etonne,  c'est  qu'Achille  Murat ,  libre 
dans  le  choix  de  sa  residence  aux  Etats-Unis, 
soit  venu  s'etablir  justement  dans  la  contree 
qu'afHige  Fesclavage.  Ce  choix  ne  me  parait  rai- 
sonnable  que  pour  1'homme  decide  a  travailler 
de  tout  son  pouvoir  a  1'afiranchisse merit  graduel 
des  noirs,  et  -d  donner  a  ses  voisins  1'exemple  de 
la  justice  et  de  rhumanite,  en  preparant  ses  es- 
claves  pour  la  Hberte;  mais  je  crois  que  ce  noble 
projet  n'est  point  entre  dans  les  combinaisons 
de  notre  jeurie  republicain ,  qui ,  a  en  juger  par 
quelques  traits  de  sa  conversation,  ne  parait  que 
trop  dispose  a  adopter  les  principes  de  quelques- 
uns  de  ses  nouveaux  concitojens  sur  1'esclavage 
des  noirs.  Fant-il  done  que  le  peche  originel  de 
la  royaute  montre  toujours  le  bout  de  1'oreille  I 


i5a  LAFAYETTE 

Savannah  est  la  ville  la  plus  considerable  de 
1'etat  de  Georgie.  Elle  est  situee  sur  la  rive  droite 
de  la  riviere  du  meme  nom  ,  a  environ  dix-sept 
milles  de  son  embouchure.  Ses  rues,  larges  et 
droites ,  se  coupent  toutes  a  angle  droit ,  et  sont 
plantees ,  de  chaque  cote ,  d'une  ligne  d'arbres 
fort   gracieux ,   appeles  Yorgueil  de  I'Inde ,  et 
pour  lesquels  les  habitans  des  etats  du  Sud  ont 
une   predilection  marquee.  Quoique  elevee  dc 
quarante  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  riviere, 
la  situation  de  Savannah  est  malsaine;  la  fievre 
jaune  passe  rarement  un  automne  sansy  exercer 
de  cruels  ravages.  Le  commerce ,  cependant ,  y 
est  tres-actif;  son  port,  qui   peut  recevoir  des 
navires  tirant  quatorze  pieds  d'eau  ,  voit  sortir 
annuellement  pour  plus  de  six  mil  lions  de  dollars 
de  coton.  Sa  population  est  de  sept  mille  cinq 
cent  vingt-trois  habitans ,  ainsi  divisee  :   trois 
mille  cinq  cent  cinquante-sept  individus  blancs, 
cinq  cent  quatre-vingt-deux  individus  de  couleur 
libres ,  et  trois  mille   soixante-quinze  esclaves. 
Le  nombre  des  personnes  employees  dans  les 
manufactures  egale  a    peu  pres  celui  des  per 
sonnes  occupees  du  commerce ,  qui  est  d'environ 
six  cents. 

En  quittant  Savannah,  nous  naviguames  d'a- 
bord  pendant  plus  de  soixante  milles  entre  des 
terres  basses,  marecageuses ,  d'ou  sortent  un 
nombre  de  ruisseaux,  et  sur  lesquellcs 


EN  AMfiRIQUE.  i53 

s'eleve  la  vegetation  forestiere  la  plus  riche  et 
la  plus  variee  qu'il  soit  possible  d'irnaginer.  Par- 
mi  les  arbres  les  plus  eleves,  on  remarque  quatre 
ou  cinq  especes  de  pins,  neuf especes  de  chenes , 
des  tulipiers,  des  peupliers,  des  platarles,  des 
sassafras ,  etc. ,  etc. ,  au-dessous  desquels  croissent 
plus  de  quarante  especes  d'arbustes ,  dont  la 
forme,  la  fleur ,  le  feuillage  etleparfum  feraient 
les  delices  de  nos  plusbrillans  parterres.  Au-dela 
de  cette  plaine,  le  sol  s'eleve  rapidement  d'en- 
viron  deux  cents  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer ,  et  offre  de  distance  en  distance  de  beaux 
plateaux  sur  lesquels  sont  etablies  de  riches  plan 
tations  de  coton. 

Comme  nous  approchions  d' Augusta  ,   deux 

bateaux  a  vapeur,  charges  d'un  grand  nombre  de 

citoyens   de  cette  ville,   vinrent  au-devant  du 

notre,  et  saluerent  le  general  Lafayette  d'une 

triple  acclamation,   et  du  bruit  de   Fartillerie 

qu'ils  avaient  a  bord.  Nous  leur  repondimes  par 

1'air  patriotique  de  Yankee  Doodle,  et  par  trois 

coups  de  canon.  Us  se  reunirent  a  nous  ,  et  nous 

remontames  ensemble   ia   riviere  en  forcant  de 

vapeur  pour  rivaliser  de  vitesse.   II  y  avait  dans 

cette  lutte  quelque  chose  d'effrayant ;  les  trois 

na vires  mugissans ,  semblaient  voler  au  milieu 

des  noirs  tourbillons  de    fumee  qui  nous  dero- 

baientaux  regards  les  uns  desautres.  La  victoire 

demeura  a  \ Alatamaha  >  ce  qui  causa  une  joie 


1^4  LAFAYETTE 

bien  viv.e  a  notre  brave  capitaine ,  qui  ine  parut 
etre  un  homrne  a  faire  sauter  son  navire  pi u tot 
que  de  se  laisser  vaincre  dans  une  pareiile  oc 
casion. 

Le  general ,  force  de  s'en  tenir  rigoureusernent 
aux  calculsdeson  itineraire,  avaitresolu  d'abord 
de  ne  passer  qu'un  jour  a  Augusta  ;  inais  il  lui 
fut  impossible  de  resister  aux  vives  instances  des 
babitans  qui  le  prierent  de  rester  deux  jours  ? 
afiri  qu'une  grande  partie  des  preparatifs  qu'on 
avait  fails  pour  lui  ne  devinssent  pas  inutiles.  II 
ceda ,  et  les  fetes  qu'on  lui.  donna  furent  telle- 
ment  multipliees  ,  que,  pour  la  premiere  fois  de- 
puis  le  commencement  de  ce  prodigieux  voyage  , 
il  ressentit  une  fatigue  qui  nous  causa  un  instant 
d'inquietude. 

Parmi  les  citoyens  qui  recurent  le  general  a 
son  debarquemerit  sur  la  plage  d'Augusta  ,  nous 
retrouvames  un  de  nos  compagnons  de  naviga 
tion  sur  le  Cadmus ,  M.  King  ,  jeune  avocat  fort 
estime  de  ses  concitoyens.  Cette  rencontre  nous 
fut ,  non-seulement  tres-agreable,  mais  encore 
fort  utile;  en  nous  eloignant  de  la  riviere  de  Sa 
vannah  ,  nos  communications  avec  1'Atl antique 
allaient  devenir  plus  diiliciles ;  il  nous  importait 
done  beaucoup  de  faire  parti  r  nos  depeches  d' Au 
gusta  ,  aim  que  nos  amis  d'Europe  eussent  encore 
une  fois  dc  nos  nouvellesavarit  que  nous  fussions 
tout-a-fait  dans  Fintefieur  desterres,  et 


E1N    AMERIQUE.  I  55 

M.  King  eut  ]a  bonte  de  se  charger  de  Jes  expe- 
dier  apresnotre  depart ,  ainsi  que  quelques  eil'ets 
que  nous  retranchames  encore  de  nos  bag  ages  , 
afrn  de  nous  alleger  autant  que  possible  ,  car  on 
nous  prevint  que  nous  allions  parcourir  les  plus 
rnauvaises  routes  que  nous  eussions  encore. ren- 
con trees  depuis  noire  depart  de  Washington. 

Le  lendeniain  de  notre  arrivee  ,  on  engagea  le 
general  a  aller  visiter ,  de  1'autre  cote  de  la  ri 
viere  de  Savannah ,  une  espece  de  prodige  qui 
prouve  jusqu'a  quel  point  les  bonnes  institutions 
sont  iavorables  a  1'accroissement  de  la  popula 
tion  ,  au  developpement  de  1'iridustrie ,  et  au 
bonheur  des  homines.  C'est  un  village  nomine 
Hambourg,  compose  d'environ  cent  maisons , 
elevees  le  meme  jour  par  un  seul  proprietaire, 
et  toutes  habitees  en  moins  cle  deux  rnois  par 
une  population  active  et  industrieuse.  Ce  village 
n'a  pas  encore  deux  ans  d' existence  ,  et  deja  son 
port  est  rempli  de  batimens  ,  ses  quais  couverts 
de  marchandises,  et  ses  habitans  assures  d'une 
prosperite  toujours  croissante.  Hambourg  ,  place 
sur  la  rive  droite  de  la  Savannah ,  appartient  a  la 
Caroline  du  Sucl. 

Le  25  ,  nous  quittames  Augusta  ,  qui  est  une 
ville  bien  batie  et  renfermant  plus  de  quatre  mille 
habitans,  pour  nous  rendre  a  Milledgeville ,  en 
passant  par  Warren  ton  et  Sparta.  Le  general  iuft 
bieu  tendreraent  accueilli  dans  chacune  de  ccs 


LAFAYETTE 

petites  villes;  rnais  nous  ne  trouvames  partout 
que  des  cbemins  en  mauvais  etat,  et  tellement 
rompus  ,  que  nous  fumes  obliges  d'en  parcourir 
une  partie  a  cheval.  Heureusement  que  la  voiture 
qui  portait  le  general  resista  a  tous  les  mauvais 
pas  ,  mais  elle  aurait  du  etre  brisee  vingt  fois.  Le 
premier  jour  les  secousses  furent  si  violentes , 
qu'il  en  eprouva  un  vomissement  qui  d'abord  nous 
alarma  beaucoup  ,  mais  qui  cessa  entierement 
apres  une  bonne  nuit  passee  a  Warrenton. 

Nous  arrivames  le  28  mars  sur  les  bords  de 
3a  petite  riviere  Oconee ,  pres  delaquelle  est  bade 
Milledgeville,  capitale  de  la  Georgie.  Cette  ville, 
qui ,  par  la  dispersion  de  ses  maisons,  la  multi 
tude  et  Tetendue  de  ses  beaux  jardins,  ressemble 
plutot  a  un  beau  village  qu'a  une  cite  ,  renferme 
une  population  de  deux  mille  cinq  cents  ames  , 
au  milieu  de  laquelle  le  general  Lafayette  fut 
accueilli  en  pere  et  en  ami.  Les  citoyens,  conduits 
par  leurs  magistrals,  vinrent  le  recevoir  sur  les 
bords  de  la  riviere  ,  et  les  aides  de  camp  du  gou- 
verneur  le  conduisirent  avec  pompe  a  la  maison 
duchefde  1'etat,  qui  avail  reclame  1'honneur  de 
le  loger.  La  journee  se  passa  au  milieu  des  lion- 
neurs  et  des  plaisirs  de  toute  espece.  Apres  la 
presentation  officielle  dans  la  mai-son  d'etat ,  ou 
le  general  fut  harangue  par  un  citoyen  ameri- 
cain  descendant  de  Francais,  M.  Jaillet,  maire 
de  Milledgeville ;  apres  la  visile  que  nous  fimcs  a 


EN  AM£RIQUE.  107 

la  loge  de  nos  freres  en  maconnerie,  et  la  revue 
de  toutes  les  milices  du  comte ,  nous  dinames  cliez 
le  gouverneur  Troup,  qui  avail  reuni  cliez  lui 
tous  les  offieiers publics  et  les  principaux  citoyens, 
avec  lesquels  nous  nous  rendimes  le  soir  a  la 
maison  d'etat ,  ou  les  dames  de  la  ville  avaient 
prepare  un  bal  pour  le  general  Lafayette;  mais  a 
ce  bal  il  n'y  eut  pour  personne  ,  ni  possibilite  ,  ni 
volonte  de  danser;  chacun ,  jaloux  d'entretenir  ou 
d'entendre  I'liote  de  la  nation  ,  se  tenait  pres  de 
lui  et  saisissait  avec  empressement  1'occasion  cle 
lui  ternoigner  sa  reconnaissance  et  son  attache- 
merit.  Touclie  presque  jusqu'aux  larmes  des  bon- 
tes  dorit  on  1'eniourait ,  le  general  oublia  com- 
pletement  que  la  Georgie  e'tait  pour  lui  urie 
nouvelle  connaissance.  II  oublia  meme  aussi ,  je 
crois,quele  lendemain  nous  devions  partir  de 
grand  matin,  et  que  quelques  heures  de  repos  lui 
seraient  bien  necessaires  ,  car  il  passa  urie  grancle 
partie  de  la  nuit  a  s'entretenir  avec  ses  nouveaux 
amis. 

Avant  de  m'engager  dans  le  recit  de  la  suite 
de  notre  voyage  ,  qui  nous  conduisit,  du  sein  de 
la  civilisation  la  plus  avancee,  an  milieu  des  tri- 
bus  encore  sauvages  des  enfans  primitifs  de  FAme- 
rique ,  je  vais  consigner  ici  quelques  observations 
sur  1'etat  de  Georgie. 

Get  etat,  situe  entre  le  3oe.  et  le  35e.  degres 
de  latitude  nord ,  et  le  3e.  et  le  9C.  degres  de  km- 


iT)«  LAFA\ETTK 

gitude  oucst  cle  Washington  ,  est  borne  au  nord 
par  lY'tat  de  Tennessee,  au  nord-estpar  la  Caro 
line  du  Sutl,  au  sud-cst  par  1'ocean  Atlantique, 
au  sud  par  la  Floride .,  et  a  1'ouest  par  1'etat  d' Ala 
bama.  Sa  surface  est  de  cinquante-huit  niille 
deux  cents  milles  carres  ,  et  sa  population  de 
trois  cent  quarante  mille  neuf  cent  quatre- 
vitigt-neuf  habitans,  dont  pres  de  cent  cinquante 
mille  sont  esclaves ,  proportion  vraiment  ef- 
f  ray  ante ,  et  qui  doit  necessairement  amener  un 
jour  la  Georgie  dans  une  situation  embarras- 
sante,  si  son  gouvernement  neprend  point  quel- 
ques  mesures  pour  la  diminuer.  lei ,  conime  dans 
tous  les  etats  a  esclaves ,  les  uoirs  sont  un  bien  im- 
mobilier  qu'on  vend  comme  touteslesautrespro- 
prictes,  et  dont  on  pent  heriter;  mais  leur  intro 
duction  dans  Tetat  comme  ob  et  de  commerce 
est  scverement  defendue,  D'apres  la  legislation 
actueile,  la  personne  qui  amene  dans  1'etat  un 
esclave,  qu'elle  vend  ou  met  en  vente  dans  le 
courant  de  1'annee  qui  suit  son  introduction  ,  est 
soumise  a  une  amende  cle  1000  dollars  et  a  un 
einprisonnement  de  cinq  annees  dans  la  prison 
d'etat.  Les  prejuges  contre  la  race  de  couleur 
sont  encore  bien  forts  parmi  les  Georgiens ,  et  je 
n'ai  point  remarque  qu'ils  fisserit  de  grands 
efforts  en  faveur  de  1'abolition  de  Fesclavage ; 
les  lois  meme  mettent  des  entraves  a  PaHran- 
chissement  graduel,  car  un  proprietaire  ne  pent 


EN   A  MLR  I  QUE.  1^9 

donner  la  liberte  a  son  esdave  sans  Vautorisa- 
tion  de  la  legislature.  L'aricien  code  noir,  intro- 
duit  par  les  Anglais,  et  qui  etait  un  code  de 
sang,  est  tombe  en  desuetude ,  et  a  ete  remplace 
par  quelques  lois  protectrices  des  esclaves.  Airisi, 
par  exemple,  maintenant  quiconque  prive  a 
dessein  un  esclave  de  la  vie  ou  dun  menibre,  est 
condamne  a  la  memo  peine  que  si  le  crime  eut 
ete  commis  sur  un  blanc,  excepte  eri  cas  d'insur- 
rection;  mais  on  sent  que  cette  loi ,  appliquee 
par  des  juges  proprietaires  d'esclaves  eux-me- 
mes,  et  sous  Tempi  re  des  memes  prejuges  que 
leurs  concitoyens,  doit  souvent  n'etre  qu'illu- 
soire;  aussi  peut-on  dire  avec  verite  que  si  les  es 
claves  de  Georgie  ne  perissent  pas  sous  le  fouet  de 
leurs  maitres,  com  me  cela  n'arrive  que  trop  sou- 
vent  dans  les  colonies  francaises,  c'est  seulement 
aux  dispositions  riaturellement  donees  et  hu- 
maines  des  Georgiens,  et  non  a  refficacite3  des 
lois,  qui  admettent  qu'un  esclave  pent  mourir 
d accident  en  recevant  line  correction  moderee  7 
sans  que  celui  qui  1'inflige  soit  coupabie  de 
meurtre. 

La  Georgie  fut,  dit-on  ,  celle  des  anciennes 
colonies  dans  laquelle  la  revolution  reunit  le 
moins  1'unanimite  des  suffrages.  Le  parti  roya- 
liste y  conserva  long-temps une  grande  influence, 
qui,  angmentee  par  la  presence  d'un  nombreux 
corps  anglais  aux  ordres  du  colonel  Campbell  y 


160  LAFAYETTE 

y  maintint  jusqu'a  la  fin  de  la  guerre  le  gouver-' 
nement  rojal ;  aussi  les  patriotes  y  eurent-ils 
plus  a  soufFrir  que  partout  ailleurs. 

Ce  ne  fut  qu'en  1798  que  la  constitution  ,  qui 
avait  ete  adoptee  en  1786  et  amende'e  en  1789  , 
fut  definitivement  mise  en  vigueur  par  une  as- 
semblee  generale  des  representans.  Cette  consti 
tution  est ,  a  tres-peu  de  chose  pres ,  semblable  a 
celle  de  la  Caroline  du  Sud. 

Si  la  Georgie  n'est  point  encore  un  des  plus 
riches  etats  de  ITJnion  par  1'abondance  et  la  va- 
riete  de  ses  produits,  la  cause  ne  doit  en  etre  at- 
tribuee  qu'a  l'influence  de  1'esclavage.  II  n'y  a 
peut-etre  pas  de  pays  plus  favorise  de  la  nature 
que  cette  contree,  et  on  pourrait  facilement  en 
tirer  abondamment  tous  les  produits  des  climats 
les  plus  opposes.  Les  bords  de  la  mer  et  les  iles 
adjacentes  pro duisent  jusqu'a  six  cents  livres  de 
coton  long  par  acre ,  clont  le  prix  moyen  est 
3o  sous  la  livre  ,  et  le  me  me  terrain  peut  don- 
ner  quatre  re3coltes  sans  engrais.  Le  sucre  peut 
etre  cultive  dans  ces  menies  terres  avec  un  egal 
succes.  Les  muriers  blancs  y  croisserit  en  si 
grande  quantite ,  que  la  Georgie  pourrait  facile 
ment  affranchir  les  Etats-Unis  du  tribut  annuel 
de  plusieurs  millions  qu'ils  paient  k  1'Europe  ,  si 
la  culture  de  la  soie  etait  confiee  a  des  bras  ha- 
biles  et  interesses,  c'est-a-dire  a  des  bras  libres. 
Lethe  croit  sans  culture  dans  les  environs  de  Sa- 


EN   AMtiRIQUE.  161 

vannah;  dans  quelques  parties  clioisies,  1'indigo 
donne  trois  recoltes  par  an;  dans  1'interieur, 
les  terres  produisent  abondamment  le  ble  et  le 
nia'is ;  enfin  ,  les  legumes  et  les  fruits  de  toute 
espeee  y  croissent  avec  une  rare  facilite.  Mais, 
pour  feconder  la  source  de  tant  de  richesses ,  il 
faudrait  une  activite  et  une  Industrie  qu'ont  ra- 
rement  les  Homilies  habitues  a  se  reposer  du  soin 
de  leur  existence  sur  le  devouement  de  malheu- 
reux  abrutis  par  1'esclavage. 

J'engage  les  personnes  qui  voudront  se  faire 
une  juste  idee  des  ressources  qu'offre  la  Georgie, 
et  des  hautes  destinees  que  cet  etat  est  appele  k 
remplir,  si  cedant  enfin  a  la  voix  de  Fhumanite, 
et  de  Finteret,  il  abolit  1'esclavage  ,  je  les  engage, 
dis-je?  a  lire  1'excellent  ouvrage  du  capitaine 
Hugh  Mac-Call ,  public  en  181 1  ,  et  ayant  pour 
titre :  Histoire  de  la  Georgie. 


ii. 


162  LAFAYETTE 


CHAPITRE  VI. 


DEPART    DE    MILLEDGEVILLE.   MACON.    INDIAN  -  AGENCY .   REN 
CONTRE    D'INDIENS    PENDANT    L'ORAGE.   —    HAMLEY.  —   TRIBU   DE 

MAC-KINTOSH.   CCHEE -  CREEK. BIG -WARRIOR.    CAPITAINE 

LEWIS.    LINE-CREEK.     MONTGOMMERY.    ADIEDX     DE    MAC 
KINTOSH.    CAHAWBA.    ETAT    o'ALABAMA.    MOBILE. 


LE  29  mars,  apres  avoir  pris  conge  des  ci- 
toyens  de  Milledgeville,  et  avoir  exprime  notre 
reconnaissance  au  comite  d 'arrangement  et  aux 
autorites  de  la  ville  et  de  1'etat,  pour  les  bontes 
dont  nous  avions  ete  combles,  nous  nous  remi- 
nies  en  route  avec  quelques  aides  de  camp  du 
gouverneur  Troupp  ,  qui  avaient  a  1'avance  tout 
dispose  avec  une  habile  prevojance  pour  que  le 
general  ne  se  ressentit  que  le  moms  possible  des 
inconveniens  que  nous  allions  inevitablement 
rencontrer  dans  un  voyage  a  travers  un  pays  sans 
routes  ,  sans  villes ,  et  presque  sans  habitans  ;  car 
nous  avions  a  traverser,  pour  arriver  dans  1'etat 
d' Alabama  ,  ce  vaste  territoire  qui  le  separe  de  la 
Georgie,  et  qu'habite  la  nation  des  Greeks  ,  peu- 
plade  que  la  civilisation  a  frappee  de  quelques- 


EN    AMERIQUK.  1 63 

uns  de  ses  vices  sans  pouvoir  encore  1'arracher 
aux  habitudes  de  la  vie  errante  et  sauvage. 

Le  premier  jour,  apres  quelques  heures  de 
marche,  nous  arrivames  pour  diner  a  Macon , 
ou  le  general  fut  recu  avec  empressement  par  les 
ci  toy  ens  et  uri  assez  grand  n  ombre  de  dames 
dont  I'elegance  et  les  excellentes  manieres  con- 
trastaient  singulierement  avec  Taspect  du  pays 
que  nous  venions  de  parcourir.  Macon  ,  jolie  pe 
tite  ville,  aujourd'hui  passablement  peuplee , 
n'existait  pas  il  y  a  dix-liuit  rnois;  elle  est  sortie 
coinnie  par  enchantement  du  milieu  des  forets. 
G'est  un  point  civilise  perdu  dans  le  domaiiie,  en 
core  immense  ,  des  premiers  enfans  de  i'Ameri- 
que.  A  une  lieue  cle  la  nous  sommes  au  sein  des 
forets  vierges  :  les  cimes  de  ces  vieux  arbres,  qui 
semblent  mesurer  1'age  du  monde,  sebalancent 
sur  nos  tetes;  le  vent  les  agite  avec  ce  bruit  tour 
a  tour  grave  et  aigu  que  M.  cle  Chateaubriand 
appelle  la  voix  du  desert.  Le  cbemin  que  nous 
suivons  est  une  sorte  de  tranchee  ou  de  dechire- 
ment  au  fond  duquel  la  voiture  du  general  a 
grand'peine  a  rouler,  et  court  souvent  le  risque 
de  se  briser;  nous  le  suivons  a  cheval,  et  nous 
arrivons  ainsi  le  soir  a  Indian-Agency. 

Indian  -  Agency  est  une  habitation  isolee  au 
milieu  des  forets,  construite  1'annee  derniere 
pour  servir  aux  conferences  entre  les  chefs  in- 
diens  et  les  envoyes  des  Etats-Unis.  G'est  la  qu'a 

1 1. 


164  LAFAYETTE 

ete  stipule  le  traite  d'apres  lequel  les  tribus  in- 
diennes ,  encore  habitantes  de  la  rive  gauche  du 
Mississipi ,  consentent  a  se  retirer  sur  la  rive 
droite  ,  moyennant  une  somme  assez  conside 
rable.  L'annee  1827  est  assignee  pour epoque  de 
1 'evacuation  >  et  ce  n'est  pas  sans  peine  que  les 
Indiens  voient  arriver  le  terme  de  leur  antique 
possession;  ils  quittent  a  regret  le  voisinage  des 
hommes  civilises ,  que  pourtant  ils  detcstent ;  ils 
accusent  leurs  chefs  de  ies  avoir  trahis  en  faisant 
cette  cession,  et  Ton  assure  qu'elle  a  deja  coute 
la  vie  aa  chef  Mac -Kin  tosh ,  Tun  des  signataires 
du  traite. 

Nous  passamesla  nuit  a  Indian-Agency;  nous 
y  aviocs  ete  attendus  la  veille  par  une  eentaine 
d'Indiens;  car  depuis  cinquante  aris  le  nom  du 
general  Lafayette  a  vecu  chez  eux  par  tradition  ; 
niais  les  retards  que  nous  avions  eprouves  en  route 
ayant  fatigue  leur  patience,  ils  etaient  alles  nous 
preparer  ailleurs  une  reception.  Pour  ce  second 
jour  nous  avioris  trente-deux  milles  a  faire  par 
une  route  de  moins  en  moins  praticable.  Un, 
orage  tel  qu'on  n'en  voit  point  en  Europe,  et 
que  pourtant  je  ne  veux  pas  ni'amuser  a  decrire, 
vint  par  la-dessus  nous  assaillir,  et  nous  dispersa 
pendant  quelques  heures.  Fort  heureusement 
nous  rencontrames  uri  abri  :  c'etait  une  cabane 
elevee  par  un  Americain ,  non  loin  de  la  route. 
Quelques  chasseurs  indiens,  habitues  sans  doute 


EN   AMfiRIQUE.  i65 

£  y  chercher  refuge ,  sechaient  leurs  vetemens  au- 
tour  d'un  grand  feu  auquel  nous  primes  place  sans 
etre  connus  et  sans  attirer  grande  attention.  La 
mienne,  au  contraire,  etait  bien  vivement  exci- 
tee  par  cette  rencontre,  3a  premiere  que  j'eusse 
faite  en  ce  genre.  J'avais  tant  entendu  parler  des 
rnoaurs  de  ces  hommes  de  ia  nature ,  et,  com  me 
tout  habitant  d'un  pays  civilise ,  je  m'etais  fait 
sur  eux  de  si  singulieres  idees,  que  le  moindre 
de  Jeurs  gcstes,  la  plus  petite  piece  de  leur  ve- 
tement  et  de  leur  armure,  etaient  pour  moi  pres- 
que  autant  de  causes  d'une  stupefaction  qu'en 
retour  les  Indiens  ne  paraissaient  nullement 
eprouver  en  nous  vojant.  Autant  que  le  Ian- 
gage  des  signes  me  le  permettait,  je  leur  faisais 
une  foule  de  questions  auxquelles  ils  repondaient 
par  une  pantomime  a  la  fois  expressive  et  Jaco- 
uique.  On  m'avait  beaucoup  vante  1'impassibilite 
des  Indiens  comme  une  faculte  naturelle,  etsin- 
gulierement  developpee  en  eux  par  Teducation. 
Je  voulus  hasarder  quelques  experiences  a  cet 
egard ,  ne  sachant  trop  comment  ils  les  pren- 
draient;  je  provoquai  Tun  d'eux  par  quelques 
demonstrations  hostiles;  vnais  ma  colere,  quoi- 
que  assez  bien  feinte,  ne  parut  pas  plus  1'emouvoir 
que  ne  Teussent  fait  les  jeux  d'un  enfant.  II  con- 
tinua  sa  conversation  sans  me  regarder,  et  sans 
que  sa  figure  exprimat  ni  crainte  ni  dedain. 
Apres  quelques  essais  du  rneme  genre,  et  ton- 


166  LAFAYETTE 

jours  accueillis  avec  ce  calme  imperturbable,  je 
revins  aux  signes  de  bienveillance;  j'offris  aux 
Tndiens  un  verre  d'eau-de-vie ;  cela  reussit  mieux. 
Us  le  viderent.  Je  leur  montrai  ,  dans  la  main  , 
quelques  pieces  d'argent ,  et  sans  facon  ils  s'en 
emparerent.  Je  les  quittai  bien tot ,  et  il  me  parut 
que  nous  nous  separions  tres-bons  amis.  La  fin 
de  Forage  nous  ayant  permis  de  nous  reunir  et 
de  nous  mettre  en  route  ,  nous  arrivames  a  un 
gite  un  peu  meilleur  que  celui  de  la  veille.  C'etait 
un  groupe  de  cabanes  construites  avec  des  corps 
d'arbres  superposes  ,  et  recouvertes  d'ecorce. 
L'hote  etait  un  Ame'ricain  que  des  revers  cle  for 
tune  avaient  force  a  se  refugier  en  ce  lieu  ,  ou  il 
faisait  un  commerce  d'echange  assez  lucratif, 
entre  les  pelleteries  fournies  par  les  Tndiens  et 
lesdenrees  tireesdu  pays  civilise.  Sa  petite  ferme 
se  composait  de  quelques  arpens  assez  bien  eul- 
twes  ,  d'une  basse-eour  bien  fournie  ,  et  de  1'ha- 
bitation  que  j'ai  decrite.  A  notre  arrivee  nous 
trouvames  assis  devant  sa  porte  deux  Indiens , 
1'un  jeune,  1'autre  homme  fait,  et  tous  deux 
d'une  taille  et  d'une  beaute  remarquables.  Ils 
etaient  vetus  d'une  tuniquecourte,  d'etolielegere 
et  frangee,  serree  au  corps  par  line  ceinture 
brodee  de  petit es  perles  de  mille  couleurs.  Us 
portalent,  j'oule  avec  beaucoup  d'elegance  autour 
de  la  tele,  un  sciiall  de  couleur  vive;leurschaus- 
sures  de  peau  de  daim  couvraient  ]a  jambe  ILLS- 


EN  AM£RIQUE.  167 

qu'au-dessus  du  genou.  Us  se  leverent  a  1'appro- 
che  du  general ,  et  le  saluerent ;  le  plus  jeune ,  a 
notre  grand  etonnement ,  le  complimenta  en 
fort  bon  anglais.  Nous  sumes  bientot  qu'il  avait 
passe  sa  jeunesse  dans  un  college  aux  Etats-Unis , 
mais  qu'il  s'etait  derohe  depuis  plusieurs  annees 
aux  soins  d'un  bienfaiteur  pour  retourner  parmi 
ses  freres ,  dont  il  preferait  la  vie  a  eelle  des 
hommos  civilises.  Le  general  lui  fit  beaucoup  de 
questions  sur  1'existence  de  la  peuplade  iridienne. 
II  y  repondit  avec  beaucoup  de  sens  et  de  preci 
sion.  Quand  il  fut  question  du  dernier  traite  avec 
les  Etats-Unis ,  sa  figure  devint  sombre  ,  il  frappa 
du  pied  ]a  terre ,  et ,  portant  sa  main  a  la  poignee 
de  son  couteau  ,  il  murmura  le  nom  de  Mac- 
Kintosh  ,  de  maniere  a  nous  faire  fremir  sur  les 
dangers  de  ce  chef  indien;  et  comme  nous  pa- 
raissions  nous  etonner  :  «  Mac-Kintosh , »  s'ecria- 
t-il  3  «  a  vendu  la  terre  de  ses.  peres ,  il  nous  a 
»  tous  saciifies  a  sa  cupidite.  Le  traite  qu'il  a 
»  conclu  pour  nous  ,  il  nous  est  impossible  de  le 
»  rompre;  mais  le  lache  !!!  »  II  s'arreta  sur  cette 
exclamation  violente  ,  et  pen  apres  entama  tran- 
quillemerit  un  autre  sujet  de  conversation. 

Hamley  (c'etait  le  nom  du  jeune  Indien), 
quand  il  nous  vit  un  pen  reposes ,  nous  engagea 
a  venir  visiter  son  habitation,  qu'ou  apercevait 
sur  le  penchant  d'une  colline  pen  eloignee.  Deux 
aides  de  camp  du  gouverneur  et  moi  acceptames 


i68  LAFAYETTE 

Finvitation ,  et  nous  suivimes  les  deux  Indiens. 
Chemin  faisant,  ils  nous  montrerent  une  en 
ceinte  palissade'e  et  remplie  cle  cerf's ,  de  biches 
et  de  chevreuils,  qu'ils  appelaient  leur  re 
serve  ,  et  qui  pourvoyait  en  effet  a  leurs  besoins 
quand  la  chasse  etait  malheu  reuse.  La  cabane 
d'Hamley  touchait  a  eette  enceinte.  Nous  y  en- 
trames.  II  y  avait  alors  grand  feu  au  foyer;  le 
jour  etait  a  son  declin  ,  et  la  spacieuse  habita- 
tion  etait  eclairee  par  la  flam  me  clu  bois  de  sa- 
pin.  L'ameublement  se  composait  de  deux  lits, 
d'une  table ,  de  quelques  chaises  grossieres ;  des 
paniers  d'osier  ,  des  armes  a  feu  ,  des  arcs,  des 
Heches  etaient  attaches  a  la  muraille,  ainsi  qu'un 
violon.  La  disposition  du  tout  indiquait  la  pre 
sence  d'un  homme  demi-civilise.  Le  compagnon 
d'Hamley  detacha  le  violon  ,  et  maniant  Farchet 
avec  plus  de  vigueur  que  de  legerete ,  nous  fit 
entendre  quelques  fragmens  d'airs  indiens ,  qui 
tout  acoup  mirent  Hamley  en  humeur  de  danser ; 
mais  ,  soit  courtoisie,  soit  desir  rle  faire  naitre 
une  comparaison  qui  fut  a  son  avantage  ,  il  nous 
pria  de  danser  les  premiers  a  la  mode  de  notre 
pays.  Les  graves  Americains  qui  ni'acconipa- 
gnaient  s'en  defendirent.  Plus  jeune  ou  moins 
reserve  qu'eux  ,  je  ne  me  fis  pas  prier ,  et  je  fis 
quelques  pas  d'une  de  nos  lourdes  danses  fran- 
caises  :  Hamley  n'en  demandait  pas  plus.  Je  le 
vis  tout  a  coup  jeter  ce  qui  Fembarrassait ,  se 


EN    AMERIQUE.  169 

saisir  d'un  grand  scball  et  s'elancer  triomphant 
au  milieu  de  la  chambre  ,  comme  s'il  eut  dit  : 
cette  scene  est   a   moi.  Je  me  retirai  pour  lui 
laisser  carriere.  Ses  premiers  mouvemens  ,  lents 
et  passionnes  ,  s'animerent  par  degres  ;  sa  danse , 
incomparablement  plus  bardie  et  plus  expres 
sive  que  celle  de  nos  dariseurs  d'opera ,  ne  fut 
bientot  plus  qu'un   tourbillonnement  que  1'oeil 
avait  peine  a  suivre.  Dans  les  intervalles  ou  il 
reprenait  baleine,  ses  pas  mollement  cadences, 
sa   tete    doucement   pencbee  ?    et   suivant   avec 
grace  les  mouvemens  du  corps  le  pins  souple  ? 
ses  yeux  brillant  d'une  emotion  qui  empourprait 
la  couleur  cuivree  de  son  teint,    les   cris  qu'il 
laissait  echapper  en  sortant  de  cette  reverie  pour 
recommencer  ses  fougueux  elancemens  ,  etaient 
pour  nous  de  TefFet  le  plus  inattendu  et  le  plus 
difficile  a  rendre. 

Deux  femmes  indiennes  ,  que  j'appris  ensuite 
etre  eel  les  d'Hamlej,  s'approc'herent  de  1'habi- 
tation  ,  tandis  qu'elle  retentissait  des  plaisirs 
d'Hamly  et  de  nos  applaudissemeiis;  mais  elles 
n'entrerent  point,  je  ne  fis  que  les  apercevoir. 
Elles  avaient  la  beaute  des  femmes  de  cette  race ; 
leur  vetement  se  composait  d'une  longue  tunique 
blancbe,  d'une  draperie  ecarlate  jetee  sur  leurs 
epaules ;  leurs  longs  cbeveux  ?  noirs  comme  1'e- 
bene ,  flottaient  en  liberte.  Elles  portaient  au  cou 
le  collier  a  quatre  ou  cinq  rangs  de  perles,  et 


17°  LAFAYETTE 

aux  oreilles  les  enormes  pendans  d'argent  qui 
sont  le  principal  ornement  des  femmes  in- 
diennes.  Je  cms,  a  leur  reserve  ,  qu'Hamley  leur 
avait  defendu  de  nous  approcber ,  et  je  ne  lui 
fis  meme  aucune  question  sur  elles.  II  y  avait 
aussi  dans  la  case  du  jeune  Indien  quelques  ne- 
gres;  mais  ils  ne  the  parurent  pas  etre  pres  de  lui 
dans  la  condition  d'esclaves  :  c'etaient  des  fugi- 
tifs  auxquels  il  avait  donne  asile ,  et  qui  payaient 
de  leur  travail  son  hospitalite. 

Je  me  serais  volontiers  fait  pour  quelques 
jours  le  compagnon  de  chasse  et  le  commensal 
d'Hamley;  mais  il  fallait  continuer  notre  voyage. 
Nous  nous  retirames,  et  le  lendemain,  3i  mars, 
nous  nous  remimes  en  route.  A  mesure  que  nous 
nous  enfoncions  dans  ce  pays  de  forets,  la  terre 
indienne  semblait  effacer  en  nousl'espece  de  pre- 
juge  qui  porte  les  homines  civilises  a  vouloir  im- 
poser  leur  etat  de  societe  aux  nations  qui  ne 
se  sont  point  ecartees  de  la  vie  primitive ,  a  con- 
siderer  comme  nne  noble  et  legitime  conquete 
1'envahissement  des  lieux  sur  lesquels  regne  en 
core  cette  prelendue  barbaric.  II  faut  dire,  a  la 
louange  des  Americains,  que  ce  ri'est  point  par 
{'extermination  on  par  la  guerre,  mais  par  des 
traites  ou  leur  superiorite  intellectuelle  exerce  a 
la  verite  un  autre  genre  de  violence,  qu'ils  pour- 
suivent  centre  les  tribus  indiennes  de  1'ouest  et 
du  word  ,  leur  systeme  d'agrandissement.  Chez 


EN    AMERIQUE.  171 

euxla  civilisation  ne  s'est  point  souillee  de  crimes 
comme  celle  de  la  Grande-Bretagne  dans  Jes 
Indes-Orientales;  mais,  tout  eri  leurrendant  cette 
justice,  on  ne  peut  s'empecher  de  prendre  inte- 
ret  au  sort  des  Indiens  expropries.  Ainsi,  en 
rencontrant  a  chaque  pas  la  case  d'eeorce  du 
chasseur  moscogulge  encore  habitee  par  la  se- 
curite  et  Jes  simples  vertus  de  1'ignorance ,  nous 
n'avons  pu  songer,  sans  tristesse,  que  bientot  elle 
serait  renversee  et  remplacee  par  la  ferme  du 
cultivateur  americain, 

Ce  fut  sur  les  bords  de  la  riviere  Chatahou- 
chees  que  nous  vimes  pour  la  premiere  fois  les 
Indiens reunis  en  troupe  pour  recevoir  le  general. 
Grand  nombre  de  femmes  et  de  jeunes  garcons 
percaient  le  feuillage  sur  la  rive  opposee ,  et 
poussaient,  en  nous  apercevant,  des  cris  en  si- 
gne  de  joie.  Des  guerriers  descendaient  la  pente 
d'une  colline  peu  eloignee  ,  et  accouraient  au 
point  du  rivage  ou  devait  toucber  un  bac  sur 
lequel  nous  etions  descendus.  La  variete  et  la 
singuliere  richesse  de  leurs  costumes  offraient  le 
coup  d'ceil  le  plus  pittoresque.  M.  Georges  La- 
favette  sauta  le  premier  a  terre,  et  en  un  mo 
ment  fut  entoiire  d'hommes  ,  de  femmes  ,  d'en- 
fans  qui  s'agitaient ,  sautaient ,  dansaient  autour 
de  lui,  toucbaient  ses  mains,  ses  habits  avec  un 
air  de  surprise  et  de  ravissement  qui  lui  causait 
presque  autant  d'embarras  que  demotion.  Tout 


*72  LAFAYETTE 

&  coup  ,  comnie  s'ils  eussent  voulu  dormer  a  leur 
joie  une  expression  plus  grave  et  plus  solennelle, 
ils  se  retirerent  en  arriere  ,  les  liommes  ranges 
de  front  et  sur  le  devant.  Celui  qui  paraissait 
etre  le  chef  de  la  tribu  donna  ,  par  uu  cri  aigu 
et  long-temps  prolonge ,  le  signal  d'une  sortc  de 
salut  qui  fut  repete  par  toute  la  troupe;  alors 
elle  se  precipita  de  nouveau  vers  le  bac.  Au 
moment  ou  le  general  allait  descendre  a  terre, 
quelques-uns  des  plus  vigoureux  s'emparerent 
d'un  petit  cabriolet  que  nous  avions  avec  nous, 
obtinrent  que  le  general  y  montat,  ne  voulant 
pas,  disaient-ils ,  que  leur  pere  posat  le  pied 
sur  la  terre  humide.  Le  general  fut  ainsi  porte 
comnie  dans  un  palanquin  jusqu'a  une  certaine 
distance  du  rivage ;  alors  celui  que  j'avais  deja  dis 
tingue  comnie  le  chef  de  la  tribu  s'approcba  de 
lui,  et  lui  dit  en  anglais  que  tous  ses  f'reres  etaient 
heureux  d'etre  visites  par  celui  qui ,  dans  son 
affection  pour  les  habitans  de  TAmerique,  n'avait 
jamais  distingue  le  sang  ni  la  couleur;  qu'ii  etait 
le  pere  cheri  de  toutes  les  races  d'hommes  qui 
habitaient  le  continent.  Apres  que  le  chef  eut 
parle  ,  les  autres  Indiens  vinrent  tous  placer  suc- 
cessivement  leur  avant-bras  droit  sur  1'avant- 
bras  droit  du  general  ,  a  la  maniere  indienne,  en 
signe  d'amitie.  Ils  ne  voulurent  pas  abandonner 
le  cabriolet;  et,  le  trainant  eux-memes,  gravi- 
rent  ainsi  a  petits  pas  la  colline  d'ou  nous  les 


EJN  AM£RIQUE.  173 

avions  vus  descendre ,  et  sur  laquelle  etait  situe 
un  de  leurs  plus  grands  hameaux. 

Pendant  que  nous  cheminions,  je  m'approcbai 
du  chef  indien;  je  pensai  que,  puisqu'il  parlait 
anglais ,  il  avail  etc  eleve  comme  Hamley  aux 
Eta ts-U nis ,  et  ce  fut  ce  qu'il  m'apprit.  II  etait  age 
d'environ  vingt-liuit  ans,  d'une  taille  moyenne; 
rnais  la  beaute  de  ses  membres  etait  parfaite  ,  sa 
physionomie  etait  noble  ,  son  air  triste  ;  quand 
il  ne  parlait  point ,  il  attachait  a  la  terre  ses  deux 
grands  yeux  noirset  reconverts  d'un  epais  sourcil. 
Lorsqu'il  me  dit  qu'il  etait  le  fils  aine  de  Mac- 
Kintosh ,  je  ne  pus  me  rappeler  sans  peine  les 
imprecations  que  j'avais  entenduesla  veille  centre 
ce  chef  des  Greeks.  C'etait  la  sans  doute  ce  qui 
donnait  au  jeune  homme  1'air  de  1'abattement  et 
de  la  meditation ;  mais ,  d'apres  ce  que  je  pus  re- 
cueillir  de  sa  conversation  ,  je  me  Texpliquai 
mieux  encore :  son  intelligence  ne  s'est  develop- 
pee  qu'aux  depens  de  sa  securite.  II  apprecie  la 
veritable  position  de  sa  nation  •  il  la  voit  s'affai- 
blir,,  et  prevoit  sa  destruction  prochaine;  il  sent 
combien  elle  e;3t  inferieure  a  eel  les  qui  1'entou- 
rent ;  il  a  reconnu  qu'il  lui  etait  impossible  de 
fixer  la  vie  errante  des  homines  de  sa  race.  Le 
voisinage  des  homines  civilises  ne  leur  a  fait  faire 
aucun  progres  et  a  introduit  parmi  eux  des  vices 
qui  leur  etaient  etrangero  :  il  parait  esperer  que 
le  traite  qui  les  rejette  dans  un  pays  entierement 


i;4  LAFAYETTE 

desert,  retrempera  Vantique  organisation  des 
tribus,  ou  du  moins  garantira  leur  conservation 
clans  Tetat  ou  elles  sont  aujourd'hui. 

Gependant  nous  arrivions  au  haut  de  la  col- 
line  :  Ik  ,  nous  vimes  briller  des  casques  et  des 
epees;  des  cavaliers  etaient  ranges  en  bataille 
sur  la  route.  Ce  n'etaient  point  des  Indiens , 
mais  des  liommes  civilises  envoy es  par  Fetat 
d' Alabama  ,  au-devant  du  general.  La  singuliere 
marche  triomphale  a  laqueile  il  avait  ete  oblige 
de  se  preter  ,  cessa  pour  lors.  Les  Indiens  ne  vi- 
rent  pas  sans  jalousie  1'escorte  americaine  se 
placer  autourdu  general ;  mais  nous  approcliions 
de  leur  village  :  ils  y  coururent ,  a  fin  de  nous  y 
preceder.  La  ,  a  notrearrivee  ,  nous  les  trouvames 
reunis,  depouilles  de  leurs  vetemens,  et  pre 
pares  a  nous  donirer  le  spectacle  de  leurs  jeux 
guerriers. 

Nous  etions  arrives  sur  une  vaste  pelouse,  au- 
tour  de  laqueile  etaient  elevees  une  centaine  de 
cases  indiennes  ,couronnees  par  la  verdure  d'epais 
bosquets;  on  distinguait  une  niaison  plus  grande 
que  les  autres  :  c'etait  celle  du  resident  ameri- 
cain  ;  U  tient  en  meme  temps  une  auberge,  et  sa 
femme  dirige  une  ecole  dans  laqueile  on  cher- 
che  a  instruire  les  enfans  des  Indiens.  Tous  les 
hommes  etaient  reunis  sur  la  place,  depouilles 
en  partie  de  leurs  vetemens ,  le  visage  peint  de 
couleurs  bizarrement  assorties,  quelques  -  uns 


EN    AMERIQUE.  176 

portant ,  comme  distinction ,  des  plumes  a  la 
chevelure.  Us  nous  annoncerent  qu'ils  allaient 
joiiter  en  1'honneur  de  leur  pero  blanc.  Et,  en 
eflet ,  nous  les  vimes  se  separer  en  deux  troupes, 
former  deux  camps  aux  deux  extremites  de  la 
place,  nommer  deux  chefs,  et  se  provoquer 
comme  a  une  sorte  de  combat.  Le  cri  qui  fut 
pousse  par  chacune  des  deux  troupes,  et  qu'on 
nous  dit  etre  le  cri  de  guerre  des  tribusindiennes , 
est  peut-etre  la  plus  etrange  modulation  de  la 
voix  Lumaine  qui  soit  possible ,  et  1'effet  qu'il 
produit  sur  les  guerriers ,  jeunes  et  vieux  ,  est  plus 
extraordinaire  encore.  Les  jeux  commencerent. 
On  nous  expliqua  qu'il  s'agissait ,  pour  les  deux 
partis,  de  lancer,  au-dela  d'un  but  indique,  une 
balle  assez  semblable  a  celles  de  nos  ecoliers  ,  et 
que  la  victoire  serai t  a  celui  des  deux  qui  attein- 
drait  sept  fois  ce  but.  Nous  vimes,  en  effet,  les 
combattans,  armes  cliacun  de  deux  Jongues  ra- 
quettes,  se  precipiter  au-devant  du  leger  projec 
tile,  ijauter  les  uns  par  dessus  les  a  litres  afin  de 
Tatteindre,  le  saisir  en  1'air  avec  une  adresse 
inouie ,  et  Verivoyer  au-deia  du  but,  Lorsque  la 
balle  etait  manquee  par  un  joueur ,  elle  roulait 
sur  le  gazon  ;  alors  toutes  les  tetes  se  baissaient , 
se  beurtaient ,  et  souvent  ce  n'etait  qu'apres  une 
longue  iutte  qu'im  des  joueurs  parvenait  a  la  re- 
lever.  Au  milieu  d'un  de  ces  longs  combats,  tan- 
dis  que  tous  les  joueurs,  le  dos  courbe  ,  se  pres- 


I76  LAFAYETTE 

saient  en  cerclc  autour  de  la  balle  ,  un  Indien  se 
detache  du  groupe  ,  s'eloigne  ,  revient  en  cou- 
rant,  s'elance  ,  et  apres  avoir  tourrie  plusieurs 
fois  sur  lui-meme,  retombe  sur  les  robustes 
epaules  desautres  joueurs ,  sans  les  faire  flechir, 
saute  au  milieu  du  cercle  ,  saisit  la  balle  ,  et  pour 
la  septi erne  fois  la  lance  au-dela  du  but.  Cejoueur 
etait  Mac-Kintosb.  La  victoire  fut  au  camp  dont 
il  etait  le  chef;  il  vint  recevoir  nos  felicitations 
au  milieu  des  acclamations  d'une  partie  des 
femrries  indiennes ,  tandis  que  les  epouses  des 
vaincus  semblaierit  leur  adresser  des  paroles  de 
consolation. 

Le  general ,  apres  cette  fete  qui  Famusa  beau- 
coup  ,  alia  visiter  1'interieur  de  quelques  cases  et 
1'ecole  indienne.  Prets  a  nous  remettre  en  route , 
nous  vimes  reparaitre  le  jeune  Mac-Kintosb ,  vetu 
a  Veuropeenne.  II  demanda  au  general  ia  permis 
sion  del'accompagnerjusqu'a  Montgommery,ou 
il  devaitconduire  son  frere,  agededix  ans,  pour 
le  coiifier  a  un  citoyen  de  1'etat  d' Alabama  ,  qui 
lui  avait  genereusement  ofFert  de  se  charger  de 
son  education.  Le  general  y  consentit,  et  tous 
ensemble   nous    partimes   pour  Uchee  -  Creek  , 
auberge  americaine  ,  situee  sur  les  bords  du 'tor 
rent  qui  porte  ce  nom.  Nous  arrivames  de  bonne 
heure  a  cette  station ,  et  pumes  visiter  les  envi 
rons,  qui  sont  delicieux,  Accompagne  de  Mac- 
JCintosh ,  j'eus  bientot  fait  connaissance  avec  les 


EN    AMfiRIQUE.  17'; 

In t liens  de  cette  contree.  Nous  en  trouvames  qui 
s'exercaient  a  tirer  de  Tare.  Je  voulus  essayer  mes 
forces  en  faisant  comme  eux  ;  Mac  -Kin tosh  , 
pareillement,  s'arma  d'un  arc  :  il  a  le  bras  et  le 
coup  d'oeil  de  Guillaunie  Tell.  Quelques-unes  des 
preuves  d'adresse  qu'il  donna  ,   rapportees,  se- 
raient  a  peine  crues,  J'admirai  surtout  Fhabilete 
avec  laquelle,  couche  presque  a  plat  ventre,  il 
lancait  une  fleche  qui ,  frappant  la  terre  a  quel 
ques  pas  de  la  ,  se  relevait  par  un  ricochet  leger , 
et  volait  a  une  distance  prodigieuse.    C'est  un 
moyen  que  les  Indiens  emploient  pour  lancer  de 
Join,  et  sans  etrevus,  leurs  fleches  a  Fenneim. 
Je  tentai  vainement  ce  singulier  tir  :  chaque  fois 
ma  fleclie  ,  au  lieu  de  ricoclier,  s'enfonca  dans  la 
terre. 

jVous  revenions  vers  lichee-Creek,  lorsque  nous 
fimes  rencontre  d'un  chef  indien  qui  se  rendait 
a  cette  auberge.  II  etait  a  cheval  et  conduisait 
une  femnie  en  croupe.  A  quelques  pas  de  la  mai- 
son,  I'lndien  mit  pied  a  terre ,  alia  saluer  le  general 
et  faire  quelques  emplettes.  Safemrae,  pendant 
ce  temps,  resta  a  la  garde  du  cheval,  le  lui 
amena  lorsqu'il  repartit,  lui  tint  la  bride  et 
1'etrier,  et  s'elanca  ensuite  derriere  lui.  Je  de- 
mandai  a  mes  compagnons  de  voyage  si  cette 
fen i me  etait  1'epouse  de  I'lndien  ,  et  si  telle  etait 
la  condition  des  femmes  de  cette  nation,  On  me 
repondit ,  qu'en  general,  elles  etaient  pres  de 

II.  12 


178  LAFAVETTE 

leurs  maris  dans  cette  sorte  de  domestic! te;  que 
dans  les  pays  agricoles  c'etaient  elles  qui  culti- 
vaient ,  labouraient ,  ensemenoaient  et  recol- 
taient;  que  cliez  les  Jndiens  chasseurs  elles  por- 
taient  le  gibier ,  les  ustensiles  de  menage  ,  les 
objets  de  campement ,  et  parccuraient  ainsi  char- 
gees  des  distances  considerables;  quelessoins  de 
la  maternite  les  clispensaient  a  peine  deces  rudes 
travaux.  Toutefois ,  dans  les  promenades  que  jo 
fis  ensuite  aux  environs  d'Uchee-Creek ,  le  sort 
des  femmes  ne  me  parut  pas  aussi  mauvais  que 
le  i'aisaient  ces  renseignemens.  Je  vis  presque 
devant  toutes  les  habitations  les  femmes  rangees 
en  cercle ,  occupees  a  tresser  des  paniers  ou  des 
nattes,  et  s'amusant  des  jeux  et  des  exercices  de 
corps  auxqucls  se  livraient  sous  leurs  yeux  les 
jeunes  homines;  et  je  n'eus  a  remarquer  aucini 
trait  de  durete  de  la  part  des  homines,  ou  de 
servile  dependance  dela  part  des  femmes.  J'avais 
ete  si  bien  recu  dans  toutes  ces  cases  indiennes 
voisines  d'Ucliee- Creek  ,  toutlepays  arrose  par  le 
torrent  etait  d'ailleurs  si  beau  ,  qu'il  me  semble 
encore  que  c'estun  des  plus  deiicieux  sejours  que 
i'aie  rencontres.  D'Uchee-Creek,  a  la  case  du 
Big-Warrior,  qui  est  la  halte  la  plus  voisine ,  il 
y  a  une  journee  de  marche;  nous  la  fimes  au 
travers  d'un  pays  peuple  d'Jndiens.  Nous  lesrcn- 
contrames  plusieurs  fois  rassembles  sur  notn? 
route,  et  fumes  aides  par  eux  a  nous  tirer  de  cc 


EN    AMfiRIQUE. 

pas  dangereux  ,  car  les  orages  avaient  encombre 
les  chemins  et  grossi  les  torrens.  Dans  une  de 
ces  circonstances ,  le  general  recut  une  marque 
bien  touchante  de  la  veneration  qu'avaient  pour 
lui  ces  hommes  simples.   L'un  des  torrens  que 
nous  devices  traverser  couvrait  en  ce  moment 
un  pont  de  bois  sans  galcrie ,  et  sur  lequel  devait 
passer  la  voituredu  general.  Quel  futnotre  cton- 
nement ,  en  arrivant  sur  la  rive  ,  de  trouver  la: 
une  vingtaine  d'Indiens  qui ,   se  tenant  par  la 
main  et  ayant  de  1'eau  jusqu'a  la  poitrine  ,  jalon- 
naient  par  une  double  haie  la  direction  du  pont! 
Nous  fumes  bien  heureux  de  ce  secours ,  et  les 
Indiens,  pour  toute  recompense  ,  ne  voulurent 
que  la  laveur  de  serrer  la  main  du  general ,  qu'ils 
appelaient  leur  pere  blanc,  1'envoye  du  Grand- 
Esprit ,  le  grand  guerrier  francais  venu  jadis  les 
delivrer  dela  tyrannic  des  Anglais.  Mac-Kin  tosh, 
qui  nous  traduisit  leur  discours,  leur  exprima 
aussi  lesvoeux  du  general  et  lesnotres.  Lehameau 
du   Big- Warrior  est  ainsi  nomme    a   cause  du 
courage  extraordinaire  et  de  la  haute  stature  de 
Tlndien  qui  en  etait  le  chef.  Nous  y  arrivi\mes 
assez   tard ;  le  chef  etait  mort  depuis  quelque 
temps  :  le  conseil  des  vieillards  allait  s'assembler 
pour  lui  donner  un  successeur,  et  Ton  designait 
un  de  ses  iils,  remarquable  par  la  nieme  force  do 
corps, comme  devant  ^treelu.  Gefils  causa  boau- 
coup  avec  M.  George  Lafayette ;  il  s'exprimait 


180  L.AFAYETTE 

en  anglais  ,  et  nous  etonna  par  la  singuliere  in- 
sensibilite  avec  laquelle  il  parlait  de  la  mort  de- 
son  pere.  Mais  a  cet  egard  les  Indiens  n'ont  pas. 
nieme  1'idee  de  ce  que  nous  appelons  deuil  et 
regrets;  la  mort  ne  leur  parait  un  nial ,  ni  pour 
celui  qui  quitte  la  vie ,  ni  pour  ceux  de  qui  il  se 
separe.  Lc  fils  du  Big- Warrior  parut  seulernent 
fache  que  la  mort  de  son  pere,  arrivee  depuis 
troppeu  de  temps,  ne  lui  permit  pas  de  disposer 
de  son  heritage,  et  de  faire  present  an  general 
d'une  des  parures  de  ce  chef  celebre. 

Nous  ne  passames  qu'une  nuit  avec  la  famille 
du  Big- Warrior;  le  lendemain  nous  arrivames  a 
•v  Line-Greek,  c'est-a-dire  a  la  frontiere  du  pays 
indien.  Nous  fumes  recus  la  par  un  Americain 
qui  a  epouse  la  tille  d'un  chef  Creek,  et  adopte  la 
vie  des  Indiens,  le  capitaine  Lewis,  ancien  ofli- 
cier  dans  1'armee  des  Etats-Unis;  son  habitation 
etait  commode  et  meublee  avec  elegance  pour 
une  case  indienne.  Le  capitaine  Lewis  ,  qui  est 
un  horn  me  distingue  par  ses  connaissances  et  son 
caractere,  nous  parut  exercer  une  grande  in 
fluence  sur  les  Indiens;  il  en  avait  reuni  un  grand 
nombre  a  cheval  et  armes  en  guerre  pour  former 
une  escorte  au  general.  Un  chef  des  environs  vint 
a  la  tete  d'une  deputation  haranguer  le  general; 
son  discours ,  qui  paraissait  ctudie ,  etait  assez 
long,  et  nous  fut  traduit  par  un  interprete;  il 
commencait  par  de  grandes  louanges  de  1'habi- 


EN   AMfiRIQUE.  181 

5ete  et  du  courage  que  le  general  avait  autrefois 
montres  contre  les  Anglais;  les  plus  brillanles 
circonstances  de  cette  guerre  etaient  rappelees  et 
Tacontees  avec  un  langage  dont  la  pompe  ne 
manquait  pas  d'une  certaine  poesie.  Le  chef  in- 
dien  terminait  a  peu  pres  en  ces  mots :  «  Pere  ,  on 
))  dira  long-temps  parmi  nous  que  tu  es  revenu 
»  visiter  nos  forets  et  nos  cases ,  toi  que  le  Grand- 
»  Esprit  avait  envoye  jadis  de  1'autre  cote  du 
»  grand  lac  pour  cbasser  les  ennemis  des  hom- 
»  mes,  les  Anglais  a  1'habit  teint  de  sang.  Les 
»  plus  jeunes  d'entre  nous  diront  a  leurs  petits- 
»  enfans  qu'ils  ont  touche  ta  main  et  vu  ta  figure; 
•>>  ils  te  reverront  peut-etre  encore  7  car  tu  es  le 
»  favori  du  Grand-Esprit  et  tu  ne  vieillis  point; 
»  tti  pourrais  encore  nx>us  defendre  si  jamais 
)>  nous  etions  menaces.  » 

Le  general  repondit  par  le  secours  de  1'inter- 
prete  aux  adieux  des  Indiens;  il  leur  donna  des 
conseils  de  sagesse  et  de  temperance ;  leur  recom- 
manda  de  vivre  toujours  en  bons  voisins  avec  les 
Amerieains,  de  regarcler  ceux-ei  comme  leurs  amis 
etleursfreres;illeurditqueluiaussipenserait  tou 
jours  a  eux ,  et  ferait  des  vceux  pour  le  bonbeur 
de  leurs  cases  et  la  gloire  de  leurs  guerriers.  Nous 
nous  dirigeames  alors  vers  ]e  torrent  qui  se- 
pare  le  pays  des  Greeks  de  1'etat  d' Alabama.  Les 
cavaliers  indiens  du  capitaine  Lewis ,  montant  de 
petits  cbevaux  legers  et  vifs  comme  des  che- 


itfa  LAFAYETTE 

vreuils ,  armes  les  uns  d'arcs  et  de  Heches,  les 
autres  de  tomahawks  ou  haches  d'armes,  nous 
suivaient  en  longue  file  sans  ordre ,  dont  1'extre- 
mite  se  perdait  dans  1'epaisseur  de  la  foret.  Arri 
ves  au  bord  du  torrent ,  ils  tournerent  bride  et 
disparurent  en  poussant  de  grands  cris:  quel- 
ques-uns  des  chefs  nous  dirent  un  dernier  adieu , 
et  nous  saluames  la  terre  indienne. 

Nous  passarnes  la  nuit  sur  les  bords  du  Line- 
Creek  ,  dans  un  petit  village  du  meme  nom , 
presque  entierement  occupe  par  des  hommes 
que  1'amour  du  gain  a  conduits  des  points  les 
plus  eloignes  du  globe ,  au  milieu  de  ces  deserts, 
pour  y  exploiter  a  leur  profit  la  simplicite  et 
surtoutles  nouveaux  besoins  des  malheureux  qui 
les  habitent.  Ces  hommes  avides,  qui  empoison- 
nent  sans  scrupules  les  tribus  avec  des  liqueurs 
fortes ,  et  qui  les  ruinent  ensuite  par  des  marches 
de  mauvaise  foi ,  sont  les  plus  cruels  et  les  plus 
dangercux  ennemis  des  Indiens ,  qu'ils  accusent 
encore  d'etre  voleurs,  paresseux,  intemperans  et 
vindicatifs.  Si  le  cadre  dans  lequel  je  m'etais  d'a- 
bord  propose  de  resserrer  mon  recit  ne  s'etait 
pas  agrandi  deja  au-dela  de  ma  volonte,  je  pour- 
rais  facilement  prouver  comment  ces  vices,  qu'on 
reproche  aux  enfans  des  forets,  ne  sont  que  le 
resultat  du  voisinage  de  la  civilisation,  et  com- 
bien  les  blancs  les  surpassent  souvent  en  mau- 
vaise  Ibi  et  en  cruaute.  Je  me  contenteraide  citer 


EN  AMERIQUE.  r83 

ici  deux  fails  pris  au  milieu  de  plus  de  mille,  qui 
tous  sont  a  la  honte  de  ces  hommes  si  fiers  de  la 
blancheur  de  leur  peau  et  qui  se  clisent  civilises. 

II  n'y  a  pas  long-temps  qu'un  marcliand ,  ha 
bitant  de  1'etat  d' Alabama  ,  passa  chez  les  Creeks 
pour  y  faire  son  commerce;  ayant  rencontre  un 
des  chefs  de  la  nation ,  il  entra  en  marche  avec 
lui  pour  quelques  pelleteries;  mais  comnie  les 
conditions  qu'il  proposait  etaient  toutes  au  desa- 
vantage  de  1'Indien ,  pour  le  determiner  plus 
facilement  ill'enivra  d'eau-de-vie ;  apres  le  mar 
che  conclu ,  ils  se  mirent  en  route  ensemble  pour 
se  rendre  dans  un  village  voisin;  chemin  faisant 
1'Indien  reflechit  sur  ce  qu'il  venait  de  faire,  et 
crut  s'apercevoir  qu'il  avait  ete  trompe;  il  voulut 
s'en  expliquer  avec  le  marchand ,  mais  la  dis 
cussion  tourna  bientot  en  une  querelle  violente 
a  la  suite  de  laquelle  1'Indien  porta  un  coup  de 
tomahawk  a  son  adversaire  et  1'etendit  mort  a  ses 
pieds.  Vingt-quatre  heures  apres  ,  sur  la  premiere 
plainte  portee  par  les  blancs,  le  meurtrier  etait 
arrete  par  les  siens  memes,  qui ,  apres  avoir  as 
semble  leur  grand  conseil ,  le  declarerent  cou- 
pable  de  lache  assassinat  pour  avoir  frappe  a  mort 
un  blanc  sans  armes  et  sans  defense ;  puis  ils  le 
conduisirent  sur  les  bords  clu  Line-Greek,  ou  ils 
avaient  engage  les  biancs  a  se  reunir  pour  j  etre 
temoins  de  la  justice  qu'on  allait  leur  rendre , 
et  ils  le  fusillerent  en  leur  presence. 


1^4  LAFAYETTE 

Le  soir  rneme  de  notre  arrivee  a  Line-Creek,, 
fetais  alie  dans  une  boutique  pour  y  faire  qucl- 
ques  emplettes ;  pendant  que  je  demandais  oe 
dont  j'avais  besoin ,  un  Indien  se  presenta ,  et 
demanda  de  1'eau-de-vie  pour  la  valeur  d'une 
piece  de  12  cents  qu'il  ofFrit ;  ie  maitre  de  la  mai- 
son  reeut  la  piece  et  lui  dit  d'attendre  im  ins 
tant,  parce  que  le  concours  de  ceux  qui  ache- 
taient  etait  considerable;  1'Indien  attendit  pa- 
tiemment  pendant  un  quart  d'hcure  apres  Je- 
quel  il  reclama  son  eau-de-vie;  le  marchand 
parut  eionne ,  et  lui  dit  que  s'il  voulait  de  1'eau- 
de-vie  il  fallait  qu'il  clonnat  d'abord  de  1'argent. 
u  Je  vous  ai  donne  12  cents  il  n'y  a  qu'un  in- 
»  stant,»  lui  dit  1'Indien.  Le  malheureux  n'eut 
pas  plus  tot  prononce  ces  mots  que  le  mar 
chand  s'elanca  avec  violence,  le  saisit  par  lesoreil- 
les,  et  se  faisant  aider  par  un  de  ses  commis,  il  le 
jeta  brutalement  a  la  porte  en  le  traitant  de  vo- 
leur.  J'avais  vu  donner  les  12  cents  1 ,  j'etais  con- 
vaincu  de  la  bonne  foi  de  1'uri  et  de  la  fripon- 
rierie  de  Tautre ;  je  me  sentais  emu  d'indignation , 
et  malgre  la  delicatesse  de  ma  situation ,  je  m'a- 
vancai  pour  intervenir  contre  cet  abus  de  la 
force;  mais  tout  cela  s'etait  pass^  si  rapidement , 
que  j'eus  a  peine  le  temps  de  dire  quelques  mots. 
Je  sortis  pour  voir  ce  que  1'Indien  allait  faire; 

1  Le  cent  vaut  un  sou  :  il  en  faut  cent  pour  un  dollar 


EN    AMERIQUE.  i85 

je  le  trouvai  a  quelques  pas  de  la  inaison  ,  ou  il 
s'etait  arrete  absorbe  dans  de  tristes  pensers;  uu 
instant  apres  il  croisa  ses  bras  sur  sa  poitriue,  et 
se  mil  a  marcher  a  grands  pas  vers  la  terre  de  ses 
f'reres;  arrive  au  bord  du  ruisseau,  il  le  passa 
sans  hesiteret  sans  avoir  1'air  de  s'apercevoir  que 
1'eau  lui  montait  au-dessus  des  genoux;  arrive 
de  Fautre  cote,  il  s'arreta,  se  retourna ,  et  ele- 
vant  les  yeux  vers  le  ciel  en  meme  temps  qu'il 
etendit  vers  la  terre  des  blancs  son  poing  me- 
nacant,  il  prononca  avec  energie  quelques  mots 
indiens.  Ah !  sans  doute  dans  cet  instant  il  ap- 
pelait  la  vengeance  du  ciel  sur  ses  oppresseurs ; 
cette  vengeance  lui  etait  bien  due,  et  cependant 
sa  priere  fut  value....  Pauvres  Indiens!  on  vous 
pille,  on  vous  bat,  on  vous  empoisonne  ou  Ton 
irrite  vos  passions  par  des  liqueurs  fortes,  et  puis 
Ton  vous  appelle  sauvages !...  Washington  disait: 
«  Toutes  les  fois  que  j'ai  ete  appele  ^  juger  un 
»  difFerend  entre  un  Indien  et  un  blanc ,  j'ai  tou- 
»  jours  cu  la  preuve  que  le  blanc  avait  les  pre- 
»  miers  torts.  »  Washington  disait  vrai. 

La  conduite  du  gouvernement  americain  est 
bien  differente  de  celle  des  homines  '  dont  je 
viens  de  parler,  a  1'egard  des  tribus  indiennes. 


1  J'ai  remarque  que  la  majeure  partie  de  ces  honimes 
se  composait  de  presque  toutes  les  nations  de  1'Europe  ;• 
mais  les  Irlandais  dominent. 


LAFAYETTE 

Non-seulement  il  les  protege  centre  les  vexations 
particulieres,  et  veille  a  ce  que  les  traites  que 
Jes  etats  voisins  font  avec  elles  ne  leur  soient  pas 
desavantageux ,  et  soient  executes  de  bonne  foi, 
mais  encore  il  veille  a  leurs  besoins  avec  unesolli- 
citude  toute  paternelle.  II  n'est  pas  rare  de  voir 
le  congres  voter  des  fbnds  et  des  vivres  pour  les 
tribus  qu'une  mauvaise  recolte  ou  une  grande 
calamite  e\posent  a  la  famine. 

Nous  quittames  Line -Creek  le  3  avril,  et  le 
meme  jour  le  general  Lafayette  fut  recu  a  Mont- 
gommery  par  les  habitans  de  ce  village  et  par  le 
gouverneur  de  1'etat  <T Alabama  ,  qui  etait  venu 
de  Cabawba  a  sa  rencontre  avec  tout  son  etat- 
major  et  un  grand  nombre  de  citoyens  qui 
avaient  quitte  leurs  habitations  des  points  les 
plus  eloignes  pour  se  joindre  a  lui.  Nous  passa- 
nies  a  Montgommery  la  journee  du  lendemain  , 
et  nous  ne  le  quittames  que  dans  la  nuit  du  4  au 
5 ,  apres  un  bal  dans  lequel  nous  eumes  le  plaisir 
de  voir  Chilli  Mac-Kintosh  danser  avec  de  fort 
jolies  demoiselles  qui  certainement  ne  se  doute- 
rent  pas  qu' elles  dansaient  avec  un  sauvage.  Les 
adieux  que  Mac-Kintosh  fit  au  general  furent 
fort  tristes.  II  paraissait  accable  par  de  funestes 
pressentimens.  Apres  avoir  quitte  le  general  et 
son  fils,  il  me  rencontra  dans  la  cour,  ou  je  me 
promenais;  il  m'arreta,  me  fit  placer  mon  avant- 
bras  droit  sur  le  sien  ,  et  elevant  la  main  gauche 


EN   AMERIQUE.  187 

vers  le  ciel  :  «  Adieu,  me  dit-il,  accompagne 
»  toujours  notre  pere  et  veille  sur  lui.  Je  prierai 
>;  le  Grand-Esprit  de  veiller  aussi  sur  lui  et  de  le 
»  faire  arriver  bientot  sans  malheurs  au  milieu 
»  de  ses  enfans  qui  sont  en  France.  Ses  enfans 
»  sont  nos  freres;  il  est  notre  pere.  J'espere  qu'il 

)>  ne  nous  oubliera  pas »  Sa  voix  etait  emue; 

sa  physionomie  sombre,  et  les  rayons  dela  lune, 
qui  tombaient  obliquement  sur  son  visage  cuivre , 
donnaient  a  ses  adieux  une  solennite  dont  je  fus 
profondement  frappe.  Je  voulais  lui  repondre  , 
mais  il  me  quitta  brusquement  et  disparut. 

A  deux  heures  du  matin ,  nous  nous  embar- 
quames  sur  la  riviere  d' Alabama  ,  a  bord  du  ba 
teau  a  vapeur  I' Anderson ,  richement  et  corn- 
modement  prepare  pour  le  general ,  et  charge 
d'une  troupe  de  musiciens  envoyes  au  -  devant  de 
lui  par  la  Nouvelle  -  Orleans.  Toutes  les  dames 
de  Montgommery  nous  accompagnerent  jusqu'a 
bord,ou  nous  primes  conge  d'elles ,  et  aussitot 
le  canon  annonca  notre  depart  qu'eclairaient  d'e- 
normes  buchers  allumes  sur  le  rivage.  Notre  na 
vigation  ,  jusqu'a  la  riviere  de  Tombeckbee,  fut 
delicieuse.  II  est  difficile  dc  rien  imaginer  de  plus 
romantique  que  les  bords  eleves,  rocailleux,  et 
souvent  boises  de  I' Alabama.  Pendant  trois  jours 
que  nous  les  parcourumes,  les  echos  repeterent 
les  airs  patriotiques  qu'executaient  nos  musicieris 
louisianais.  Nous  nous  arretames  un  jour  a.  Ca- 


»8-8  LAFAYETTE 

hawba  ,  ou  les  officiers  du  gouvernement  de  1'etat 
d' Alabama  avaient,  de  concert  avec  les  citoyens, 
prepare  au  general  Lafayette  des  fetes  aussi  re- 
marquables  par  leur  elegance  et  leur  bon  gout, 
que  toucbantes  par  leur  cordialite  et  les  senti- 
niens  dont  elles  etaient  1' expression.  Parmi  les 
convives  avec  lesquels  nous  primes  place  au  ban 
quet  public,  nous  trouvames  quelques  compa- 
triotes  que  les  eveneniens  politiques  ont  pousses 
liors  de  France.  Us  nous  raconterent  comment 
ils  avaient  fait  partie  de  la  malbeureuse  colonie 
du  Cbamp-d'Asile.  Ils  babitent  maintenant  line 
petite  ville  quails  ont  fondee  dans  1'etat  d'Ala- 
bama ,  et  a  laquelle  ils  ont  donne  le  nom  de  Gal- 
lopolis.  Tout  me  fait  presumer  qu'ils  ne  sont 
point  dansun  etat  de  grande  prosperite.  Je  crois 
que  leurs  prejuges  europeens  et  leur  inexperience 
dans  le  commerce  ou  Fagriculture,  les  empecbe- 
ront,  pendant  long -temps  encore,  d'etre  pour 
les  Americains  des  concurrens  redoutables. 

Cabawba,  siege  du  gouvernement  de  1'etat 
d' Alabama  ,  est  une  ville  naissante  dont  la  popu 
lation  est  encore  bien  faible,  mais  dont  la  belle 
situation  au  confluent  des  rivieres  Cabawba  et  Ala 
bama  semble  promettre  un  accroissement  rapuie. 
L'etat  d' Alabama  qui  autrefois  n'etait,  comme 
3e  Mississipi ,  qu'une  section  de  la  Georgie,  a  la 
quelle  son  bistoire  comme  colonie  est  intime- 
ment  liee,  recut  du  congres  un  gouverneur  ter- 


EN  AM£RIQUE.  189 

ritorial  dans  Fannee  1817,  et  c:e  ne  f'ut  qu'eii 
1819  qu'il  fut  admis  dans  la  federation  comme 
Etat  independent.  L'acte  du  congres,  qui  a 
domie  Fexistence  politique  a  F  Alabama  ,  a  re 
serve  une  partie  des  terres  publiques  a  Fetablis- 
sement  et  a  Fentretien  des  ecoles  publiques.  Le 
rneme  aete  present  aussi  le  prelevement  de  cinq 
pour  cent  sur  les  ventes  de  ces  memes  terres, 
pour  la  construction  des  routes  et  des  canaux 
ne'cessaires  a  Fetat. 

La  constitution  adoptee  par  les  citoyens  de 
FAlabama  etablit  trois  pouvoirs,  legislatif,  exe- 
cutif  et  judicial  re.  Instruits  par  F  experience  de 
leurs  voisins,  ils  ont  reconnu  la  superiorite  in 
contestable  des  principes  democratiques'sur  tons 
les  autres,  et  les  ont  adoptes  avec  toutes  leurs 
consequences.  Tout  citoyen ,  sans  distinction  de 
fortune,  est  eligible aux  fonctionsde  senateur,  de* 
representant  et  meme  de  gouverneur.  Le  titre 
de  citoyen  des  Etats-Unis,  deux  ans  de  residence 
dans  Fetat,  et  viugt-sept  ans  d'age  sont  les  seulos 
conditions  exigees  par  la  loi.  Les  senateurs  sont 
elus  pour  trois  ans,  et  sont  renouveles  par  tiers 
chaque  annee;  les  representans  sont  elus  tons  les 
ans ;  le  gouverneur  est  elu  pour  deux  ans  et  ne 
peut  conserver  le  pouyoir  plus  de  quatre  annees 
sur  six.  Tout  citoyen  age  de  vingt-un  ans  et  ayant 
reside  un  an  dans  Fetat  a  le  droit  de  suffrage. 
Les  juges  sont  choisis  par  Fassemblee  legislative 


LAFAYETTE 

et  ne  pen  vent  etre  easses  que  par  un  jugement 
public.  Avec  des  institutions  qui  donnent  a  cba- 
que  citoyen  une  part  si  directe  dans  Tadminis- 
tration  des  afiaires  publiques,  il  est  impossible 
que  1'etat  ne  prospere  pas ;  aussi  sa  population 
et  ses  ricliesses  se  sont-elles  accrues  dans  une  pro 
portion  prodigieuse  en  raison  du  peu  d'ancien- 
nete  de  )a  formation  de  1'etat.  Get  accroissement 
serait  certain emeut  encore  plus  rapide  si  1' Ala 
bama  n'avait  point  conserve  le  fatal  prineipe  de 
1'esclavage  des  noirs  que  lui  a  legue  la  Georgie , 
sa  mere.  La  population  de  cet  etat ,  qui  en  1810 
n'etait  que  de  dix  mille  ames ,  s'elevait  dejk  a 
soixante-sept  mille  en  1 8 1 7,  et  est  aujourd'hui  de 
pres  de  cent  vingt-huit  mille.  Sur  eette  totalite, 
on  compte  pres  de  quarante  mille  esclaves.  Dans 
cette  evaluation  de  la  population,  je  ne  com- 
prends  pas  les  tribus  indiennes  des  Choctaws, 
des  Gherokees  et  des  Ghikasawsqui  resident  dans 
Vest  et  1'ouest  de  cet  etat. 

De  Cahawba  nous  descendimes  a  Clayborne, 
petit  fort  qui  est  aussi  sur  les  bords  de  la  riviere 
Alabama.  Reteim  par  les  instances  des  babitans, 
le  general  y  passa  quelques  beures  au  milieu  des 
plus  toucbans  temoignages  d'amitie.  M.  Delict , 
qui  avait  ete  cbarge  par  ses  concitoyens  de  lui 
exprimer  leurs  sentimens ,  s'en  acquitta  avec  une 
eloquence  qu'on  est  fort  etonne  de  rencontrer 
dans  des  lieux  qui ,  recemment  encore,  ne  re- 


EN    A  ME  HI  QUE.  IQI 

tentissaient    quo    du   cri    sauvage    <lu    chasseur 
indien. 

Un  peu  au-dessous  de  Clayborne,  je  remar- 
quai  que  les  bords  de  la  riviere  Alabama  sVbais- 
saient  sensiblement.  Lorsque  nous  euines  depasse 
1'embouchure  de  la  Tombeckbee,  nous  nous  trou- 
vames  alors  au  milieu  de  prairies  basses,  mare- 
cageuses,  mais  d'un  aspect  tres-fertile.  Enfln  ,  le 
7  avril,  nous  arrivames  dans  la  baie  de  la  Mo 
bile  ,  au  fond  de  laquelle  est  situee  la  viile  du 
meme  nom. 

I.e  trajet  que  nous  venions  de  faire  en  trois 
jours,  et  qui  est  de  plus  de  trois  cents  milles 
par  rapport  aux  sinuosites  de  la  riviere,  coutait 
autrefois,  aux  bateaux  charges,  un  mois  on  six 
semainesde  navigation  a  ceux  qui  remontaient, 
et  moitie  a  ceux  qui  descendaient.  On  voit  quelle 
revolution  prodigieuse  Tapplication  de  la  vapeur 
a  la  navigation  a  du  operer  dans  les  relations 
commercial es  et  industrielles  de  ce  pays. 

La  ville  de  Mobile,  qui  est  le  plus  ancien  eta- 
blissement  cle  1'etat  d' Alabama  ,  est  situee  tres- 
avantageusernent  pour  le  commerce,  dans  une 
belle  plaine,  elevee  de  plus  vingt  pieds  au-dessus 
du  ni\eau  ordinaire  des  eaux.  Gette  ville  a  lone;- 
temps  vegete,  tantot  sous  le  despotisme  de  1'in- 
quisition  espagnole,  tantot  sous  la  mauvaise  ad 
ministration  du  gouvernement  francais.  Souvent 
elle  a  ete  ravagee  par  la  fievre  jaune.  Aujourd'hui 


IQ*  LAFAYETTE 

toutes  ses  plaies  sont  fermees;  quelques  amiees 
de  liberte  en  ont  fait  une  ville  prospere.  Quand 
Jes  Americains  en  prireut  possession,  elle  ne  con- 
tenait  guere  que  deux  cents  maisons;  aujourd'hui 
sa  population  est  de  plus  de  dix-huit  cents  ames. 
Autrefois  elle  expediait  a  peine  quatre  cents 
balles  de  colon  ,  cette  annee  elle  en  a  expedie 
plus  de  soixante  mille. 

L'arrivee  du  bateau  a  vapeur  I' Anderson  dans 
la  baie ,  fut  sign  alee  par  le  feu  de  Fartillerie  du 
fort  Conde  ,  et  lorsque  nous  abordames  au  quai 
de  Mobile  le  general  trouva  le  comite  de  la 
ville  et  toute  la  population  reunis  pour  le  rece- 
voir.  On  le  conduisit  aussitot  au  centre  de  la  ville, 
sous  un  arc  triomphal  ,  dont  les  quatre  coins 
etaient  ornes  des  pavilions  du  Mexique,  des  re- 
publiques  de  rArnerique  du  Sud  et  de  la  Grece. 
Au  centre  etait  celui  des  Etat-Unis.  G'est  la  qu'il 
fut  harangue  par  M.  Garrovv  au  nom  de  la  ville , 
en  presence  du  corps  municipal.  Jl  fut  conduit 
ensuitedans  une  salle  immense  construite  expres 
pour  sa  reception.  La,  il  trouva  toutes  les  d$mes 
auxquelles  il  fut  presente  par  le  gouverneur  ; 
puis  M.  Webb  le  harangua  au  nom  de  Fetal. 
Dans  son  discours,  1'orateur  retraca  avec  verite 
le  tableau  de  la  triste  situation  dans  laquelle  le 
despotisme  et  1'ignorance  avaient  plonge  autre- 
fois  la  ville  de  Mobile  et  le  riche  territoire  qui 
1'entoure ;  il  peignit  ensuite  les  progres  rapides 


EN   AMERIQUE.  ig3 

et  toujours  croissans  que  la  liberte  et  les  institu 
tions  republicaines  avaient  fait  faire  aux  arts,  a 
Hndustrie,  a u  commerce ,  qui,  aujourd'hui,  font 
de  ces  memes  lieux  un  pays  riche  et  hcureux  ;  il 
attribua  cet  heureux  changement  aux  efforts  glo- 
rieux  et  triomphans  des  patriotes  revolution- 
naires,  dont  le  courage  et  la  Constance  avaient 
ete  soutenus  par  le  noble  exemple  de  Lafayette; 
et  il  termina  en  exprimant  le  regret  que  les 
memes  efforts  des  patriotes  francais  n'eussent  pas 
obtenu  des  resultats  aussi  satisfaisans  pour  leur 
pa  trie. 

En  exprimant  ses  remercimens  a  1'orateur,  le 
general  lui  dit  : 

«  Pendant  mon  heureux  voyage  a  travers  le 
»  jeune  etat  d'Alabama,  j'avais  jusqu'a  present 
»  ete  delicieu semen t  frappe  des  miracles  de  crea- 
»  tions  recentes  et  de  rapides  ameliorations; 
»  mais  ici,  monsieur,  je  trouve  encore  de  nou- 
»  veaux  motifs  de  felicitations  reciproques.  Lors- 
»  que  je  quittai  les  bords  americains,  cette  par- 
»  tie  du  continent  n'etait  qu'urie  pauvre  colonie 
»  francaise,  devenue  aujourd'hui  un  membre  in- 
»  teressant  de  cette  puissante  confederation  qui 
»  est  parvenue  au  plus  haut  point  de  civilisation 
»  politique  et  de  bonbeur  domestique  qu'on  ait 
»  jamais  connu  sur  la  terre. 

»  Je  ne  vous  suivrai  point,   monsieur,   dans 
»  cette  serie  de  souvenirs  flatteurs  que  vous  avez 
u.  i3 


ig4  LAFAYETTE 

»  bien  voulu  rappeler.  Cependant,  qu'il  me  soit 
»  permis  de  faire  observer ,  que  si  les  sentimens 
»  qui  ont  pousse  nos  amis  d'Europe  et  moi-meme 
»  a  assurer,  sur  les  ruines  de  la  Bastille ,  les  prin- 
»  cipes  de  souverainete  nationale  recemment  pro- 
»  clames;  a  prononcer  sur  1'autel  du  Champ-de- 
»  Mars  le  serment  qu'une  nation  armee  pretait 
»  aux  lois  constitutionnelles  emanees  du  peuple ; 
»  a  defendre  ensuite  ces  lois  contreles  intrigues, 
»  les  erreurs  et  1'anarcbie ,  et  a  une  epoque  plus 
»  recente,  la  catastrophe  de  Waterloo  ,  a  tacher 
»  de  remettre  aux  mains  du  peuple  ces  pouvoirs 
n  que  nous  avions  1' intention  de  lancer  contre 
M  tons  les  membres  d'une  coalition  ennemie  de 
»  la  liberte  francaise  et  des  droits  de  1'humanite ; 
»  si  tons  ces  sentimens  ,  dis-je ,  n'ont  pas  ete  re- 
»  compenses  par  tout  le  succes  desire ,  on  a  fait 
»  cependant  quelques  progres  pour  1'emancipa- 
»  tion  de  1'Earope,  et  la  semence  des  principes 
»  americains  n'a  pas  ete  tout-a-fait  perdue.  J'en 
»  prends  a  temoin  1'heroique  Grece,  envers  la- 
)>  quelle  je  m'unis  cordialement  aux  sentimens 
w  que  vous  avez  si  heureusement  exprimes,  pen- 
»  sant  que  tons  les  amis  des  idees  liberales  doi- 
»  vent  lui  porter  assistance. 

»  Je  vous  remercie ,  monsieur,  de  votre  afFec- 
»  tueuse  sympathie  pour  les  emotions  que  j'ai 
)>  eprouvees  dans  cette  heureuse  visile  ameri- 
»  caine  ,  ou  tout  ce  que  je  vois,  tout  ce  que  je 


EN   AMERIQUE.  ig5 

»  sens  ,  m'attache  de  plus  en  plus  a  Fadmirable 
»  constitution  federative,  dontla  conservation, 
w  ainsi  que  la  plus  icitime  union  entre  les  etats , 
»  est  necessaire ,  non-seulement  a  leur  silrete  et 
»  a  leur  prosperite,  mais  aussi  a  la  surete  et  a  la 
»  prosperite  du  monde  entier. 

»  Permettez-moi  de  vous  renouveler  ici  1'hom- 
»  mage  de  ma  vive  reconnaisance  et  de  mon 
»  respectueux  attachement.  » 

Les  habitaus  de  Mobile ,  esperant  que  le  general 
pourrait  passer  quelques  jours  a  LI  milieu  d'eux  , 
avaient  fait  d'immenses  preparatifs  pour  les  fetes 
qu'ils  comptaient  lui  offrir ;  mais  la  plupart  fu- 
rent  inn  tiles.  Pousse  par  le  temps  ,  il  dut  se 
rendrc  aux  solicitations  de  la  deputation  de  la 
Nouvelle-Orleans  qui  le  pressait  de  partir  le  len- 
demain  matin.  Cependant  il  accepta  le  diner 
public,  le  bal ,  et  la  ceremonie  inaconnique ;  apres 
quoi  il  alia  prendre,  a  bord  du  navire  qui  devait 
nous  emniener ,  quelques  beures  de  repos  qu'une 
journee  remplie  de  tant  et  de  vsi  douces  emotions 
lui  avait  rendues  bien  necessaires. 


• 


LAFATETTE 


CHAPITRE   VII. 


DEPART      DE      MOBILE.   GOLFE      DU      MEXIQUE.    PASSAGE      UE     LA 

BALIZE. DEBARQUEMENT   AUX    LIGNES    DE    LA    NOUVELLE-ORLEANS. 

ENTREE    DU    GENERAL    LAFAYETTE    DANS    LA    VILLE.   FETES    ET 

CEREMONIES    PUBLIQTJES.    BATAILLE    DE    LA    NOUVELLE-ORLEANS. 

H1ST01RE    ET    CONSTITUTION    DE    LA    LOUISIANE. 


LE  navire  a  bord  duquel  nous  nous  etions  re 
tires  ,  &  la  sortie  du  bal ,  etait  le  Natchez  ,  excel 
lent  et  beau  bateau  a  vapeur ,  envoye  par  la  ville 
de  la  Nouvelle-Orleans  pour  transporter  le  gene 
ral  Lafayette  de  Mobile  aux  rives  du  Mississipi. 
Un  capitaine  experimente ,  M.  Davis ,  le  com- 
mandait,  et  il  portait  la  deputation  louisianaise , 
a  la  tete  de  laquelle  etait  M.  Duplantier  ,  viei! 
ami  et  ancicn  compagnon  d'armes  du  general. 
Au  point  du  jour  le  canon  se  fit  entendre ;  a  ce 
signal  nous  levames  1'ancre.  Le  general,  monte 
sur  le  pont ,  recut  les  adieux  des  citoyens  qui  se 
pressaient  en  foule  sur  le  rivage  et  lui  temoi- 
gnaient  leurs  regrets  par  leurs  gestes  expressifs 
et  un  morne  silence.  Apres  une  demi-heure  de 
navigation  ,  la  ville  de  Mobile  se  deroba  a  nos 
regards  derriere  1'horizon  qui  s'agrandissait  au- 


EN   AMERIQUE  197 

tour  de  nous,  et  bientot  meme  la  fumee  du  canon, 
blanchie  par  les  rayons  du  soleil levant,  ne  s'eleva 
plus  assez  haut  pour  que  nous  pussions  1'aperce- 
voir  encore.  Enfi  n  la  nuit  k  son  retour  nous  trouva 
voguant  au  large  sur  le  golfe  clu  Mexique. 

Pour  nous  rendre  a  la  Nouvelle-Orleans,  nous 
avions  a  choisir  entre  deux  routes ;  ou  passer  der- 
riere  les  iles  Daupliine ,  Horn,,  du   Chien  ,  du 
Vaisseau  et  du  Chat,  traverser  le  lac  Borgne,  le 
lac  Pontchartrain ,  et  debarquer  h  quelques  milles 
derriere  la  ville;  ou   bien  avancer  hardiment  a 
travers  le  golfe  jusqu'aux  bouches  du  Mississipi , 
passer  la  Balize  et  remonter  le  fleuve.  Notre  capi- 
taine,  plein  de  confiance  dans  la  solidite  de  son 
batiment ,  se  decida  pour  ce  dernier  parti  ,  qui 
n'etait  pas  tout-a-»fait  sans  danger  ,  mais  qui  nous 
avancaitdevingt-quatreheures.  Nousne  tardames 
pas  a  nous  repentir  de  sa  determination.  Tout  a 
coup  la  mer  furieuse  s'agita.  Les  mouvemens  du 
riavire  devinrent  alors  si  desagreables ,  que  nous 
fumes  obliges  de  nous  coucher  pour  echapper  a  LI 
mal  de  mer  qui  nous  accablaitpresque  tous.  Dans 
la  nuit  le  vent  augmenta  encore,  et  les  vagues 
devinrent  si  fortes,  que  plusieurs  d'elles,s'elancant 
par  les  sabords ,  inonderent  notre  cliambre  et  nos 
lits.  Le  bruit  du  vent ,  des  vagues  ,  cle  la  ma 
chine  a  vapeur  ,  et  les  craquemens  du  navire  se 
combinaient  de  telle  sorte,  que  nous  paraissioris 
devoir  etre  engloutis  d'un  moment  k  Tautre.  Au 


J9$  LAFAYETTE 

point  du  jour  je  montai  sur  le  pont ,  d'ou  je  de- 
couvris  le  spectacle  le  plus  imposant  et  le  plus 
epouvaritable;  nous  arrivions  a  la  Balize.  On  ne 
peut  se  defendre  d'une  certaine  emotion  a  la  vue 
de  ce  ileuve  superbe ,  dont  la  course  rapide  et  la 
prodigieuse  largeur  annoncent  plutot  un  conque- 
rant  qu'un  tributaire  de  1'Ocean.  Ses  flots ,  refou- 
lant  au  loin  les  eaux  de  la  mer ,  amoncelent  a 
son  embouchure ,  sur  les  lies  de  vase  qui  le  divi- 
sent  en  cinq  branches  ,  des  milliers  de  corps  d'ar- 
bres  de  prodigieuse  dimension  ,  qui ,  apres  avoir 
vecu  des  siecles  pres  du  pole  glace,  viennent 
mourir  sous  les  feux  devorans  du  Mexique  ,  et 
alimenter  de  leurs  debris  une  vegetation  nou- 
velle.  D'enormes  alligators  ,  au  regard  oblique,  a 
la  marche  pesante,  places  sur  des  troncs  d'arbres 
flottane  ,  menacent  le  navigateur  et  semblent 
vouloir  lui  disputer  1'entree  du  fleuve.  Depuis 
iong-temps  nous  etions  sur  le  Mississipi ,  et  nous 
croyions  etre  sur  une  mer  nouvelle,  tant  ses  rives 
sont  ecartees ,  tant  ses  flots  ont  d'orgueil.  Ce  n'est 
qu'apres  quelques  heures  de  navigation  que  son 
lit  ,  se  resserrant  ,  laisse  apercevoir  ses  bords 
fangeux  ,  et  que  son  cours  perd  un  pen  de  sa 
violence. 

Dans  la  matinee,  nous  passames  sous  le  fort 
Plaquemine ,  qui  salua  notre  pavilion  de  treize 
coups  de  canon  ,  etla  nuit  nous  surprit  voguant 
encore  avant  que  nous  eussions  pu  apercevoir  les 


EN   AMERIQUE.  199 

niurs  dela  Nouvelle-Orleans.  Ce  n'est  guere  qu'a 
soixante  milles  au-dessus  de  la  Balize  que  Ton 
commence  a  trouver  quelque  variete  dans  la  ve 
getation  qui  orne  le  rivage,  Jusque-la  on  ne  voit 
que  des  cypres  charges  de  la  triste  Tillandsia  , 
que  les  natifs  du  pays  appellent  Bdrbe-Espa- 
gnole.  Cette  plante  parasite,  qui  forme  sur  les 
arbres  qui  croissent  dans  les  marecages  une  longue 
et  epaisse  draperie  ,  a  un  aspect  d'autant  plus  lu- 
gubre  qu'on  ne  la  rencontre  ordinairement  que 
dans  les  climats  ou  regne  la  fievre  jaune.  Elle 
est ,  dit-on  ,  la  ressource  des  animaux  qui  cher- 
chent  un  refuge  dans  les  bois  pendant  1'hiver. 
Les  habitans  de  la  Louisiane  Tempi oient  a  gar- 
nir  les  rnatelas  et  les  selles;  a  cet  effet  ils  la  bat- 
tent  apres  1'avoir  lavee  dans  une  solution  alcaline ; 
alors  ,  quand  elle  est  seche  ,  elle  a  1'apparence  de 
longs  ills  noirs.  Elle  est  de  telle  duree  qu'on  la 
considere  comme  incorruptible.  On  1'emploie 
aussi  avec  succes  pour  balir  ,  en  la  melant  avec 
tie  la  vase  ou  de  la  terre  forte. 

Vers  le  minuit,  je  montai  un  instant  sur  le 
pont;  la  nuit  etait  obscure,  le  ciel  charge  d'e- 
pais  nuages  ,  1'air  agite  par  de  sourds  mugisse- 
mens.  Les  batteries  de  la  Nouvelle-Orleans  ti- 
raient  alors  cent  coups  de  canon  pour  annoncer 
que  le  jour  de  1'arrivee  de  1'hote  de  la  nation 
veriait  de  commencer. 

Au  jour,  nous  nous  reveillames  pres  de  ces 


200  LAFAYETTE 

lignes  fameuses  ou  douze  mille  Anglais  de  trou 
pes  d' elite  furent  ecrases  par  quelques  centaines 
d'horaroes  dont  la  moitie  portait  les  armes  pour 
la  premiere  fois.  Aux  cris  de  vive  la  liberte  /  vive 
I'ami  de  FAmericjue !  vive  Lafayette !  qui  eton- 
nerent  nos  oreilles  par  des  aceeris  francais  ,  nous 
montames  sur  le  pont.  Quel  fut  notre  etonne- 
ment  en  voyant  le  rivage  couvert  d'uniformes 
francais  1   Un  instant  nous  nous  crumes  trans- 
portes  au  sein  de  notre  patrie  affranchie,  et  nos 
coeurs  battirent   de  joie.  Le   general   Lafayette 
debarqua  au  bruit  de  1'artillerie  et  aux  accla 
mations  d'une  foule  considerable  qui ,   malgre 
Tintemperie  de  la  journee  et  malgre  I'eloigiie- 
nient  de  la  ville,  garnissait  la  levee.  II  fut  recu 
par  une  nombreuse  cscorte  de  cavalerie,  et  par 
les  douze  maitres  qui  avaient  ete  nonimes  pour 
diriger  le  cortege.  Appuye  sur  le  bras  de  son  an- 
cien  compagnon  d'armes,  M.  Duplantier,  et  sur 
celui  clu  general  Villere,  il  se  rendit  a  la  maison 
Montgommery,  qui  servit  de  quartier-general  a 
Jackson  le  jour  ou  il  se  couvrit  cle  gloire  par  sa 
belle  defense  des  lignes.  Le  gouverneur  de  fe 
tal  Vy  attendait,  et  le  recut  en  lui  parlant  ainsi 
au  nom  clu  peuple  louisianais : 

«  General,  la  Louisiane  jouit  aujourd'hui  du 
«  bonheur  de  recevoir  sur  son  sol  celui  que  tout 
»  un  peuple,  d'une  voix  unanime,  a  salue  du 
»  titre  glorieux  de  I'hote  de  la  nation;  ceini 


EN    AMERIQUE.  201 

»  qui,  combattant  pour  la  cause  de  la  liberte 
M  et  de  1'humanite  ,,  versa  son  sang  pour  elle 
»  Jong- temps  avant  qu'elle  eut  paru  comme 
>  une  nouvelle  etoile  dans  la  constellation  fe- 
»  derale. 

»  General ,  elle  n'a  pas  partage  les  perils  et  la 
w  gloire  de  la  guerre  de  1'independance ,  mais  elle 
»  connait  et  apprecie  autant  que  ses  soeurs  de 
w  1'Uniori  les  services  qui  ont  signale  votre  car- 
»  Here  dans  cette  lutte  memorable.  Ses  babitans 
»  sont  aussi  attaches  aux  principes  de  la  revolu- 
»  tion  que  leurs  freres  de  FUnion,  et  aussi  deter- 
»  mines  a  conserver  sans  souillure  le  bienfait  ac- 
»  quis  par  leurs  ancetres.  Ce  n'est  pas  par  de 
»  vaines  declamations  qu'ils  manifestent  1'amour 
»  de  la  patrie,  ils  invoquent  le  temoignage  de  la 
»  terre  que  nous  foulons.  C'est  ici  qu'avec  leurs 
»  freres  d'armes,  guides  par  1'intrepide  Jackson , 
»  ils  ont  vaincu  un  ennemi  Her  de  sa  discipline 
»  et  de  son  nonibre ,  et  el  eve  a  la  valeur  ameri- 
»  caine  un  monument  imperissable.  Les  annales 
»  des  peuples  n'ofirent  point  de  victoire  obtenue 
»  dans  des  circonstances  aussi  propres  a  lui  don- 
»  ner  de  1'eclat,  et  la  rendre  glorieuse.  Par  elle 
»  notre  sol  fut  affranchi  de  Tinvasion  etrangere , 
»  et  c'est  a  elle  que  nous  sommes  redevables  de 
»  ces  trophees  dignes  d'arreter  les  regards  du 
»  guerrier  qui  arbora  la  banniere  americaine  sur 
»  les  redoutes  de  Yorktown.  Guerrier  patriote,  je 


LAFAYETTE 
»  te  salue,  sois  le  bienvenu  sur  cette  terre  con- 
»  sacree  par  le  sang  des  patriotes. 

»  De  meme  que  tous  les  peuples  des  Etats- 
»  Unis,  nous  nous  rejouissons  de  voir  celui  qui 
»  fut  1'ami  de  1'enfance  de  notre  nation  ,  venir 
»  dans  ses  vieux  jours  en  contempler  la  maturite, 
»  et  reposer  ses  yeux  sur  1'edifice  qu'il  a  aide  lui- 
M  meme  a  batir.  Vous  avez  vu  avec  plaisir  Jes 
»  progres  fails  dans  1'espace  d'un  demi-siecle  par 
»  les  etats  qui  furent  le  theatre  immediat  de  la 
»  guerre  de  la  revolution.  II  vous  reste  a  con- 
»  templer  des  scenes  non  moins  dignes  de  vos 
»  meditations.  La  Louisiane  vous  offrira  un  spec- 
»  tacle  delicieux  et  consolateur ,  qu'aucun  des 
»  a utres  etats  n'a  pu  vous  presenter  ;  vous  y  ac- 
»  querrez  la  douce  conviction  que  vos  genereux 
»  efforts  pour  la  cause  de  la  liberte  n'ont  pas  ete 
»  infructueux  pour  tous  ceux  qui  s'enorgueil- 
»  lissent  d'avoir  avec  vous  une  origine  commune. 
»  Get  etat,  fonde  par  des  Francais,  et  dont  la 
»  plus  grande  partie  des  habitans  sont  leurs  des- 
»  cenclans,  jouit  pleinement,  com  me  membre  de 
»  )a  confederation  americaine ,  tie  cette  liberte 
»  pour  laquelle  vous  avez  combattu  et  verse  votre 
»  sang.  L'usage  modere  et  sage  que  les  Francais 
»  ont  su  faire  ici  de  cette  liberte ,  repond  d'une 
»  maniere  triompbante  a  ceux  qui  les  en  ont  pro- 
»  clames  indignes  ,  et  qui  vous  ont  calomnie  pour 
»  avoir  travaille  a  leur  obtenir  ce  plus  grand  des 


EN    AMERIQUE. 

»  bienfaits.  Sur  les  terres  qu'arrosentce  fleuve  su- 
»  perbe  et  les  rivieres  qui  lui  portent  leur  tribut, 
»  ou  ,  il  n'y  a  pas  encore  cinquante  ans,  la  civi- 
»  lisation  n'avait  pas  marque  son  sender  lumi- 
w  neux,  vous  trouverez  des  etats  spontanement 
»  formes,  forts  de  ressources  et  dans  toute  la 
»  vigueur  de  la  jeunesse.  La ,  ou  1'Indien  errait 
»  dans  de  vastes  solitudes ,  vous  trouverez  des 
»  champs  couverts  de  riches  moissons,  des  villes 
»  florissantes ,  1'activite  du  commerce,  et  une 
»  population  libre,  entreprenarite,  cultivantpar- 
»  tout  avec  succesles  arts  qui  ennoblissent  1'hom- 
»  me  et  font  le  charme  de  la  vie  sociale.  En  ne 
»  calculant  que  la  somme  du  bonheur  present , 
»  vous  pourriez  encore  etre  satisfait ;  mais  en 
»  portant  vos  regards  sur  Tavenir,  avec  quels  de- 
»  lices  vous  verrez  en  perspective  la  prosperite 
»  sans  cesse  croissante  des  temps  futurs!  Rapide 
»  dans  sa  course,  la  liberte  civile  et  religieuse 
»  march  era  sans  jamais  s'arreter;  son  inepui- 
»  sable  energie  multipliera  partout  ses  nouvelles 
»  creations,  de  nouveaux  etats  se  succederont ,  et 
»  des  millions  d'hommes  libres  caches  dans  1'a- 
»  venir  beniront,  avec  la  meme  ferveur  et  le  nieme 
»  erithousiasmequi  nous  animent  aujourd'hui,  les 
»  philanthropes  illustres  dontlesvertus  ont  eleve 
»  le  glorieux  edifice  de  la  liberte  americaine. 

»  Cornme  premier  magistral,  et  parlant  au 
»>  nom  de  tous  les  Louisianais,  je  vous  le  repete , 


LAFAYETTE 

»  soyez  le  bienvenu  sur  cette  terre  decouverte 
»  par  vos  aneetres.  » 

Ge  discours  du  gouverneur ,  peignant  d'anciens 
Francais  jouissant  d'une  liberte  que  Ton  consi- 
dere  encore  en  France  comme  problematique ,  fit 
sur  le  general  une  impression  profonde ,  et  il  re- 
poridit  ainsi : 

«Lorsque  je  me  suis  vu  sur  ce  fleuve  niajes- 
»  tueux ,  dans  les  limites  de  cette  republique  de 
»  qui  j'ai  recu  une  invitation  si  honorable  et  si 
»  affectueuse,  des  sentimens  de  patriotisme  ame- 
»  ricain  et  francais  se  sont  reunis  dans  mon 
»  cceur ,  comme  ils  se  sont  confondus  dans  cette 
»  heureuse  Union,  qui  a  fait  de  la  Louisiane  un 
»  membre  cle  la  grande  confederation  ameri- 
»  caine ,  etablie  pour  le  bonheur  de  plusieurs  mil- 
»  lions  d'hommes  vivans,  pour  celui  de  tant  d'au- 
»  tres  millions  encore  a  naitre,  et  pour  1'exemple 
»  du  genre  humain.  Mais  j'eprouve  une  emotion 
»  encore  plus  vive ,  en  recevant  sur  ce  sol  ce- 
»  lebre,  au  nom  du  peuple  de  cet  etat ,  par  1'or- 
»  gane  de  son  premier  magistral,  un  accueil 
»  aussi  affectueux.  G'est  ici,  messieurs,  que  sous 
»  la  conduite  du  general  Jackson,  apres  une  at- 
»  taque  vigoureuse  contre  3'ennemi  qui  venait 
»  envahir  ce  territoire,  le  sang  des  fils  de  mes 
»  contemporains  revolution naires  s'est  mele  a 
»  celui  des  en  fans  de  la  Louisiane,  dans  cette 
»  memorable  journee  ou  une  victoire  incompa- 


EJN    AMERIQUE.  2o5 

»  rable,  si  Ton  en  considere  les  circonstances , 
»  a  termine  (Fun  e  ma  mere  si  glorieuse  une  guerre 
»  juste  en  principe,  soutenue  avec  eclat  sur  1'un 
»  et  Fautre  element. 

»  Vous  voulez  Lien,  monsieur,  me  feliciter  de 
»  la  satisfaction  que  m'ont  deja  fait  eprouver  les 
»  merveilles  dont  j'ai  etc  temoin  ,  et  de  celle  que 
»  me  preparent  encore  celles  qui  me  restent  a 
»  voir,  satisfaction  d'au tan t  plus  delicieuse  pour 
»  un  veteran  americain  ,  que  nous  trouvons  dans 
»  ces  merveilles  des  argumens  irre'sistibles  en  fa- 
»  veur  des  principes  pourlesquels  nous  avons  leve 
»  Tetendard  de  Findependance  et  de  la  liberte. 

»  Je  vous  remercie  particulierement  de  1'obser- 
»  vation  obligeante  et  liberale  que  vous  avez  faite , 
»  que  dans  cet  etat  on  peut  se  convaincre  de  1'apti- 
»  tude  qu'a  une  population  francaise  pour  user  sa- 
»  gement  des  bienfaits  d'un  gouvernement  libre , 
»  et  je  me  permets  d'aj outer  que  Ton  y  trouve  par 
»  consequent  la  preuve  de  la  part  que  les  des- 
»  potes  et  les  aristocrates  europcens  ont  cue  dans 
»  les  deplorables  cxces  qui  out  retarde  jusqu'ici 
»  1'etablissement  de  la  liberte  en  France.  » 

Apres  cette  reponse,  toutes  les  personnes  qui 
avaient  pu  penetrer  dans  ia  maison  furent  tour 
a  tour  presentees  au  general.  II  y  avait  la  un 
grand  nombre  de  veterans  de  la  revolution,  en- 
tre  autres  le  colonel  Bruian  -  Bruin ,  qui  servit 
au  siege  de  Quebec ,  ou  perit  le  brave  general 


206  LAFAYETTE 

Montgommery ;  le  juge  Gerrard,  qui  com- 
battit  a  Yorktown ,  et  le  colonel  Grenier ,  qui , 
apres  avoir  servi  avec  gloire  dans  les  trois  revo 
lutions  d'Amerique ,  de  France  et  de  Colombie, 
conserve  a  soixante-dix  ans  le  courage  et  le  feu 
du  jeune  age.  Un  grand  nombre  de  dames  etaient 
venues  a  la  rencontre  du  general ,  et  par  1'organe 
de  M.  Marigny,  elles  lui  exprimerent  leurs  senti- 
mens,  et  le  felicuerent  sur  son  arrivee  a  la  Loui- 
siane.  Apres  que  toutes  les  presentations  furent 
terminees,  le  cortege  se  forma ,  et  malgre  la  pluie 
qui  tombait  en  abondance  ,  nous  nous  mimes  en 
marche  vers  la  ville.  Nous  avancions  lentement 
a  cause  de  la  foule  qui,  aux  approclies  de  la  ville, 
couvrait  la  grande  route  et  la  levee.  Lorsque 
nous  arrivames  sur  les  limites  de  la  cite ,  nous 
rencontrames  les  troupes  rangees  sur  deux  lignes 
au  milieu  desquelles  nous  passames  au  son  d'une 
musique  guerriere.  Malgre  ie  mauvais  etat  de  la 
route,  le  general  voulut  parcourir  ces  deux  lignes 
a  pied ,  et  ne  remonta  en  voiture  qu'apres  avoir 
temoigne  sa  reconnaissance  aux  officiers  qui  se 
trouverent  sur  son  passage.  Le  cortege  reprit  sa 
marche  et  fut  augmente  par  les  troupes  qui  y 
prirent-rang,  et  plus  il  avancait,  plus  la  foule 
s'accroissait,  malgre  la  Constance  du  mauvais 
temps.  Gependant  un  si  grand  concours,  la  vue 
du  triple  rang  de  batimens  pavoises  qui  bordaient 
ia  rive  clu  fleuve ,  le  bruit  de  I'artillerie  de  terre 


EN   AM&RIQU.E.  207 

et  de  mer ,  le  son  des  cloches  et  les  acclamations 
prolongees  d'une  population  immense,  produi- 
saient  une  sensation  difficiie  a  definir;  enfin,  au 
milieu  des  temoignages  d'urie  affection  si  vive , 
traversant  les  flots  d'un  peuple  avide  de  le  con- 
templer,  le  general  arriva  a  la  grille  de  la  grande 
place,  et  fut  conduit  par  le  comite  d'arrange- 
ment,  sous  un  arc  de  triomphe  d'un  style  tout-a- 
fait  monumental  et  d'un  gout  exquis.  Ce  monu 
ment  de  soixante-huit  pieds  d'elevation,  dont 
quarantc  sous  clef,  de  cinquante-huit  de  largeur 
totale  sur  vingt  pieds  d'ouverture  d'arcade,  et 
vingt-cinq  pieds  d'epaisseur,  reposait  sur  un  socle 
feint  en  marbre  cle  Sera-Veza ;  la  base,  formant 
piedestal  en  marbre  vert  d'ltalie ,  etait  decoree 
des  statues  colossales  de  la  Justice  et  de  la  Liberte. 
Cette  base  allegorique  portait  une  arcade  d'ordre 
dorique  .,  accompagnee  dequatre  colonnes  accou- 
plees  sur  chaque  face.  Les  voussoirs  de  cette  arcade 
se  composaient  de  vingt-quatre  pierres  decorees 
chacune  d'une  etoile  de  bronze  dore ,  reunies 
par  une  clef  en  saillie  ,  sur  laquelle  etait  grave  le 
mot  constitution,  representant  ainsi  les  vingt- 
quatre  etats  de  TUnion  reunis  par  un  seul  lien. 
Au  fronton  feint  de  marbre  jaune  de  Verone,  se 
deployaient  deux  Renommees  embouchant  d'une 
main  la  trompette,  et  tenant  de  1'autre  un  lau- 
rier  avec  banderolles  ,  portant  d'un  cote  le  nom 
de  Washington  ,  et  de  1'autre  celui  de  Lafayette; 


208  LAFAYETTE 

1'aigle  nationale  en  relief  surmontant  le  lout.  Le 
socle  superieur  soutenait  une  elevation  de  sept 
pieds ,  ou  etait  place  d'un  cote  en  anglais  et  de 
1'autre  en  francais  :  «  Une  republique  reconnais- 
»  sante  a  dedie  ce  monument  a  Lafayette.  »  Au 
sommet  du  monument  s'elevait  un  groupe  repre- 
sentant  la  sagesse  repdsant  sa  main  sur  le  buste 
de  Timmortel  Franklin ,  et  les  quatre  angles 
etaient  decores  de  riches  trophees  nationaux , 
ornes  de  faisceaux  et  d'enseignes.  Les  noms  des 
membres  du  congres  signataires  de  la  declara 
tion  d'independance  ,  et  ceux  des  officiers  qui 
s'etaient  distingues  pendant  la  guerre  revolution- 
naire ,  decoraient  diverses  parties  de  1'arc  de 
triomphe.  Ge  bel  ouvrage  ,  invente  par  M.  Pilie 
et  execute  par  M.  Fogliardi ,  offrait  un  ensemble 
remarquable,  et  les  reliefs  etaient  du  plus  bel 
efFet. 

Ce  fut  sous  ce  monument  que  le  general  fut 
recu  par  le  corps  municipal  a  la  tete  duque! 
etait  le  maire,  M.  Roffignae,  qut  le  harangua  an 
nom  descitoyens  d'Orleans. 

<(  Dans  ces  murs  fondes  par  nos  commuus 
»  a'ieux ,  »  lui  dit-il ,  «  tout,  general  ,  doit  etre 
»  pour  vous  une  source  d'emotions.  Dans  le  trop 
»  court  sejourque  vous  vous  proposez  d'y  faire , 
»  vous  y  remarquerez ,  sans  doute,  les  effets  pro- 
»  duits  par  nos  sages  institutions.  Us  sont  les 
»  resultats  de  cette  glorieuse  independance  pour 


EN  AMfiRIQUK.  209 

»  laquelle  vous  avez  combattu,  et  de  cette  con- 
w  stitution  sublime  a  I'etablissement  de  laquelle 
»  vous  avez  coopere.  Aussi  joignons-nous  nos 
»  remercimens  a  ceux  que  vous  adresselepeuple 
»  americain  ;  ils  se  font  entendre  depuis  le  Maine 
»  jusqu'auxbordsdela  Sabine,  et  serontla  gloire 
»  et  la  consolation  de  votrevie.  » 

En  exprimant  ses  remercimens  &  M.  Roffignac , 
le  general  ne  laissa  pas  echapper  1'occasion  de 
payer  son  tribut  d'estime  &  la  memoire  du  pere 
de  cet  honorable  magistrat.  «  A  mon  entree  dans 
»  cette  capitale  ,  »  lui  dit-il,  «  je  suis  penetre 
»  de  reconnaissance  pour  1'accueil  que  je  recois 
»  du  peuple  de  la  Nouvelle- Orleans ,  et  de  son 
»  digne  maire ,  dont  le  nom  rappelle  a  uri  con- 
)>  temporain  de  son  pere  tons  les  souvenirs  de 
»  franchise  etde  bravoure.  »  M.  Roffignac  parut 
cxtremement  louche  de  cet  hommage  rendu  par 
La^yette,  au  noble  caractere  de  son  pere,  et 
quelques  larmes  echappees  de  sesyeux  prouverent 
loute  sa  reconnaissance. 

En  quitlanl  Tare  de  triomphe,  le  general  fut 
conduit,  toujours  an  milieu  des  acclamations 
de  la  foule  qui  se  pressait  sur  son  passage,  au 
Palais  de  Justice,  ou  il  fut  harangue  par 
M.  Prieur ,  au  nom  du  conseil  de  ville ;  de  Ik 
nous  nous  rendimes  a  I'hotel  de  la  municipalite, 
ou  nos  logemens  avaient  ete  prepares,  et  que  le 
peuple  de  la  Nouvelle-Orleans  ne  desigaait  dej*i 
ii.  14 


210  LAFAYETTE 

plus  que  sous  le  nom  de  Maison  de  Lafayette. 
Apres  y  avoir  pris  quelques  moment  de  repos , 
le  general  alia  se  placer  sur  le  balcon  pour  voir 
defiler  toutes  les  troupes  qui  avaient  pris  les 
armes  pour  sa  reception.  Tous  les  corps  qui  pas- 
serent  sous  nos  yeux  etaient  fort  remarquables 
par  1' elegance  de  leur  uniforme  et  la  severite  de 
leur  tenue.  Les  grenadiers,  les  canonniers  ,  les 
dragons ,  les  francs ,  les  voltigeurs ,  les  gardes  de 
riJnion  ,  les  chasseurs  ,  les  gardes  d'Orleans,  les 
gardes  de  Lafayette  ,  attirerent  tour  a  tour  1'at- 
tention  du  general.  Mais  quand ,  a  la  suite  des 
Riflemen  y  dont  le  nom  rappelle  tant  de  souve 
nirs  d'intrepidite,  il  apercut  une  file  de  cent 
Chactaws  ,  mar-chant,  selon  Tusage  indien,  sur 
vine  seule  ligne,  il  fut  tres-touche  de  voir  que, 
par  une  attention  delicate,  on  cut  chercbe  a  lui 
apprendre  que  son  nom  etait  connu  par  les 
guerriers  des  nations  les  plus  reculees,  et  qu'on 
eut  admis'Jau  rang  desmilices,  ces  braves  In- 
diens,  qui  avaient  ete  les  auxiliaires  des  Ame- 
ricains  dans  la  guerre  des  Seminoles ,  et  qui , 
depuis  pres  d'un  mois ,  avaient  transporte  leurs 
campemens  pres  de  la  ville,  afm  d'y  voir  le 
grand  g&errier,  lefrere  du  grand  p ere  Wa 
shington. 

Le  lendemain,  le  general  recut  la  visite  du 
vice-president  de  la  cbambre  des  representans , 
et  des  membres  de  la  legislature  qui  etaient  alors 


EN   AMfcRIQUE.  21  I 

dans  Ic  chef-lieu  de  1'etat;  et  immediatement 
apres,  le  barreau  d'Orleans,  conduit  par  M.  Der- 
bigny,  qui  avail  ete  choisi  pour  orateur,  lui  fut 
presente,  Dans  un  discours  rempli  de  nobles  pen- 
sees,  et  prononce  avec  une  touchante  eloquence, 
M.  Derbigny  loua,  avec  autant  de  mesure  que 
de  delicatesse,  cette  rectitude  de  jugement,  cette 
iermete  de  caractere  qui ,  pendant  les  tempetes 
politiques,  guiderent  toujoursles  pas  de  Lafayette 
dans  le  sen  tier  de  la  justice,  a  une  egale  distance 
des  exces  de  tous les  partis.  Puis,  en  parlant  de  la 
grande  et  utile  lecon  que  son  triomplie  aux  Etats- 
Unis  donnait  a  1'univers ,  il  ajouta  : 

u  La  generation  presente  se  felicite  d'avoir  k 
»  contempler  un  spectacle  aussi  touchant,  aussi 
»  sublime.  On  voit  de  temps  a  autre  des  solen- 
»  nites  pompeuses  ou  les  puissans  de  la  terre  eta- 
»  lent  Jeur  faste  aux  yeux.  d'une  multitude 
»  eblouie;  jamais  encore  on  n'avait  va ,  jamais 
)>  peut-etre  on  ne  verra  plus  tout  un  peuple 
)>  d'bommes  libres,  se  lever  spontanement  en 
»  masse  ,  pour  apporter  aux  pieds  d'un  individu 
»  sans  pouvoir,  Thommage  de  leur  gratitude  et 
»  de  leur  affection.  Jouissez  de  leur  reconnais- 
»  sance,  c'est  une  recompense  digne  de  vos  ver- 
»  tus.  Puisse-t-elle  a  jamais  servir  d'encourage- 
»  ment  a  tous  les  coeurs  honnetes  qui  aspireraient 
»  a  vous  imiter!  et  puisse-t-elle  faire  le  desespoir 
»  et  la  honte  des  hommes  orgueilleux  et  ego'j'stes 

14. 


a  I  2  LAFAYETTE 

»  qui  ne  font  usage  du  pouvoir  que  pour  1'asservi*- 

»  sernent  du  genre  humain !  )> 

Dans  sa  reponse,  le  general,  evitant  avec  soin 
de  parler  des  eloges  qui  lui  etaient  adresses,  s'oc- 
cupa  seulenient  des  interets  generaux  de  la  Loui- 
siane  et  cles  travaux  particuliers  de  ceux  qui  le 
complimentaient ;  il  felicita  les  citoyens  de  cet 
etat  de  ce  que,  apres  avoir  etc  soumis  a  ]a  legis 
lation  criniinelle  de  la  France  et  en-suite  de  FEs- 
pagne,  ils  avaient  ameliore  successivement,  et 
allaient  encore  perfectionner  cette  partie  de  leur 
code,  de  maniere  a  ce  qu'il  piit  servir  de  guide 
an  reste  des  Etats-Unis ,  dont  les  lois  criminelles 
sont  deja  si  superieures  a  celles  de  tousles  autres 
peuples. 

Presse  avec  instance  de  visiter  le  meme  soir  le 
theatre  anglais  et  le  theatre  francais,  le  general 
laissa  decider  par  le  sort  auquel  des  cleux  il  irait 
d'abord ;  la  chance  fut  en  faveur  du  theatre  anglais. 
II  s'y  renditvers  les  sept  heures,  et  il  y  fut  accueilli 
avec  un  enthousiasme  qu'on  ne  peut  decrire;  on 
y  donnait  une  piece  dc  circonstance ,  dont  ni 
lui  ,  ni  le  public  ne  purent  apprecier  le  merite , 
parce  que  V attention  n'etait  portee  que  sur  le 
heros  de  Yorktown,  qui  faisait  oublier  pour 
1'instant  le  prisonnier  d'Olmutz  que  Ton  repre- 
sentait;  il  se  rendit  ensuite  au  theatre  francais  , 
ou  on  comptait  avec  impatience  1'instant  de  son 
arrivee;  lorsqu'il  parut,  les  applaudissemens  les 


EN  AMEKIQUE. 
plus  vifs ,  les  cris  repetes  de  vive  Lafayette !  sus- 
penclirent  la  representation;  tout  le  monde  se 
leva;  il  seniblait  voir  Themistocle  entrant  aux 
jeux  olympi.ques;  enfin,  ]e  caime  s'etant  un  pea 
retabli,  le  general  prit  place  dans  la  loge  d'hon- 
neur  qui  lui  avait  ete  preparee ,  et  vit  avec  plai- 
sir  le  dernier  acte  de  la  charmante  comedie  de 
VEcole  des  f^ieillards ,  qui  me  parut  etre  autant 
goutee  par  nos  anciens  compatriotes  ,  les  Ame- 
ricains  de  la  Louisiane ,  que  par  les  habitans  de 
Paris.  Avant  de  se  retirer,  le  general  entendit 
line  cantate  executee  en  son  honneur,  et  dont 
toutes  les  allusions  furent  saisies  avee  une  sorte 
d'ivresse. 

Dans  le  cours  de  la  matinee  du  mardi,  une 
deputation  des  domiciles  et  des  refugies  espa- 
gnols  se  presenta  pour  complimenter  le  general , 
et  surtout  pour  lui  temoigner  leur  gratitude 
pour  la  maniere  dont  il  s'etait  oppose ,  dans  la 
chambre  des  deputes  de  France ,  a  1'invasion 
de  TEspagne  et  a  la  ruinc  de  la  constitution  li- 
berale.  L'orateur  de  la  deputation  lui  parla  ainsi : 

«  General ,  les  Epagnols  domicilies  et  ceux 
»  proscrits,  reunis  sur  !e  sol  des  Etats-Unis ,  joi- 
»  gnent  leurs  voeux,  et  ont  1'honneur  de  vous 
»  adresser  par  notre  organe  leurs  sinceres  felici- 
»  tations  sur  votre  arrivee  en  ces  etats ,  dont  la 
»  feconde  liber  te  est  due  en  par  tie  a  vos  sacri- 
»  fices  et  k  votre  ferme  resolution ;  ces  niemes 


2i4  LAFAYETTE 

»  Espagnols  se  felicitent  de  1'heureuse  occasion 
»  que  leur  procure ,  au  milieu  des  souvenirs  pa- 
»  triotiques  des  uns  et  des  penibles  anxietes  des 
»  autres ,  la  vue  d'un  heros  dont  la  conduite ,  les 
»  paroles  et  les  actions  justifient  leurs  sentimens 
»  liberaux ,  et  le  parti  extreme  qu'ils  ont  pris  de 
»  s'eloigner  d'un  gouvernement  qui  les  pour- 
»  suit,  les  condamne  et  les  livre  aux  chances 
»  aventureuses  de  1'expatriation ;  votre  estime 
»  pour  le  brave  et  malheureux  Riego ;  le  tribut 
»  de  votre  souvenir  qu'en  toutes  les  occasions  vous 
»  vous  plaisez  a  rendre  a  la  memoire  de  cette  in- 
»  fortunee  victime  sacrifice  a  la  surete  d'une  cour 
»  soupconneuse  etcruelle;  1'hommage  dont  vous 
»  honorez  les  cendres  de  ce  vertueux  patriote, 
»  sont  tout  a  la  fois  1'encouragement  le  plus  lieu- 
»  reux  et  la  recompense  la  plus  glorieuse  pour 
»  ceux  qui  se  consacrent  a  la  defense  de  la  cause 
»  sacre'e  de  la  liberte.  Des  Espagnols,  qui  ont 
»  admire  ses  vertus  et  partage  ses  opinions ,  au- 
»  jourd'hui  infortunes  et  errans,  viennent  a  vous , 
»  general ,  avec  une  conscience  tranquille ;  et , 
»  s'ils  osent  vous  saluer,  c'est  qu'ils  ne  sont  pas 
»  coupables ;  ils  sont  malheureux;  mais,  si  leur 
»  sacrifice  pouvait  assurer  la  prosperite  de  leur 
»  patrie,  ils  lui  offriraient  avec  joie  Toblation 
»  de  leur  vie ,  et  sous  le  glaive  ils  vous  invoque- 
»  raient,  vous,  general,  et  ceux  qui,  com  me 
»  Lafayette,  n'opposent  pas  au  temps,  aux  lu- 


EN  AMERIQUE.,  2i5 

»  mieres  et  a  la  liberte,  les  obstacles  du  des- 
»  potisme ,  de  la  tyrannic  et  de  requisition 
»  destructive.  Agreez ,  general ,  1'honiniage  af- 
»  fectueux  de  notre  admiration ,  et  que  les  infor- 
»  tunes  Espagnols  refugies  obtiennent  de  vous 
))  un  regard  de  consolation  pour  eux  et  pour  tous 
»  ceux  qui  fuient  le  fleau  devastateur  de  la  ty- 
»  rannie;  ce  regard  ,  general,  sera  le  temoignage 
»  de  votre  protection  ,  la  preuve  de  leur  justifi- 
»  cation,  etl'esperance  d'un  avenir  plus  flatteur 
»  pour  leur  patrie  et  plus  assure  pour  sa  gloire. » 

Le  general,  dont  les  principes  1'avaient  porte 
a  s'opposer  avec  energie  a  une  niesure  reprouvee 
par  la  France,  rnesure  qui  avait  produit  des  re- 
sultats  si  affligeans  pour  toute  1'Espagne,  et  dont 
il  avait  sous  les  yeux  de  courageuses  victimes , 
fut  profondement  afFecte  par  les  expressions 
que  la  reconnaissance  venait  de  dieter  a  son 
egard,  et  repondit  en  ces  termes  a  M.  Campe, 
president  de  la  deputation  : 

«  Je  suis  egalement  touche  et  flatte ,  mon- 
»  sieur,  des  temoignages  d'estime  et  de  confiance 
»  dont  je  me  vois  ici  honore  par  les  anciens  en- 
)>  fans  de  TEspagne,  aujourd'hui  citoyens  de  cet 
»  etat,  et  auxquels  se  sont  joints  les  patriotes 
*  espagnols  recemment  proscrits  par  le  terro- 
»  risme  d'un  gouvernement  usurpateur  de  leurs 
»  legitimes  droits. 

»  Pendant  que  je  felicite  ceux  d'entre  voiis , 


3i6  LAFAYETTE 

»  messieurs,  qui  out  le  bonheur  d'etre  membres 
»  de  la  grande  confederation  americaine ,  jouis- 
»  sons  tons  ensemble  de  la  pensee  que  la  cause 
»  de  la  liberte  finira  par  triompher  partout  des 
»  alliances  hostiles  et  des  intrigues  fallacieuses; 
»  dejk  votre  belle  langue,  la  langue  de  Padilla  , 
»  est  devenue,  sur  une  immense  etendue  de  cet 
»  hemisphere,  une  langue  independante  etrepu- 
»  blicaine;  deja ,  a  deux  epoques  differentes, 
)>  dans  la  patrie  de  1'illustre  et  excellent  Riego , 
»  elle  a  fait  entendre  au  sein  des  cories  Jes  sons 
»  les  plus  eloquens  et  les  plus  genereux,  et  quel 
»  qu'ait  ete  le  succes  momentane  d'une  guerre 
»  detestee,  j'aime  &  le  dire ,  par  le  peuple  fran- 
^)  cais,  et  d'une  trompeuse  influence  sur  laquelle 
»  les  patriotes  espagnols  n'ont  plus  rien  a  ap- 
»  prendre,  la  liberte  reviendra  bientot  eclairer 
)>  et  fertiliser  cette  interessante  partie  de  1'Eu- 
»  rope;  alors  seulement  seront  apaisees  les  ma- 
»  nes  de  Riego,  de  sa  jeune  et  malheureuse 
»  epouse,  et  de  tant  cl'autres  victimes  de  la  su- 
»  perstition  et  de  la  tyrannic.  En  attendant, 
»  messieurs,  je  suis  bien  reconnaissant  du  prix 
)>  que  les  proscrits  espagnols ,  parmi  lesquels  j'ai 
»  1'honneur  de  compter  piusieurs  amis  person- 
»  nels,  veulent  bien  mettre  a  ma  haute  estime 
»  pour  eux  ,  et  je  vous  prie  les  uns  et  les  autres, 
»  messieurs,  d'agreer  mes  sensibles  et  respec- 
v  tueux  remercimens. » 


EW  AM£RIQUE.  217 

Ce  n'etait  pas  la  premiere  fois  que  le  general 
Lafayette  payait  a  Fin  fortune  Riego  son  tribut 
d'estime,  d'admiration  et  de  regret;  deja  dans 
plus  d'une  occasion  il  avait  exprimc  hautement 
son  opinion  sur  la  fin  malheureuse  de  ce  gene- 
reux  martyr  dela  iiberte,  et  toutela  nation  ame- 
ricaine  avait  partage  la  sympathie  du  veteran  de 
la  revolution  francaise  pour  le  constant  et  coura- 
geux  defenseur  de  la  revolution  de  la  Peninsule. 
Les  jours  scivans  beaucoup  d'autres  deputa 
tions  se  succederent  aupres  du  general  Lafayette 
pour  lui  oftrir  1'expression  de  leur  attacliement 
et  de  leur  devouement  a  ses  principes;  parmi 
elles  etaient  celles  des  olficiers  d'etat-major  et  de 
indices,  dela  societe  meclicale,  du  clerge ,  et 
des  hommes  de  couleur  libres ,  qui  en  i8i5  con- 
tribuerent  avec  un  rare  courage  a  la  defense  de 
la  ville;  et  nos  deux  dernieres  soirees  furent  rem- 
plies,  1'une  par  un  bal  public  et  Tautre  par  un 
diner  maconnique.  Je  n'entreprendrai  point  la 
description  tie  ces  deux  fetes ,  qui^  par  la  beaute  ? 
Felegance  et  1'amabilite  de's  dames  de  la  Nou- 
velle-Orleans ,  1'entliousiasme  et  la  franche  cor- 
dialite  des  citoyens ,  les  soins  empresses  et  les  at 
tentions  delicates  des  magistrals,  la  richesse  et 
la  profusion  des  details,  egalerent  tout  ce  que 
nous  avions  vu  de  plus  beau  dans  ce  genre. 

Cependant,   an  milieu   du  bonheur  que  lui 
faisaient    gouter    les    Louisianais  ,    le    general 


2i8  LAFAYETTE 

eprouva  un  instant  d'inquietude  et  de  tristesse ; 
des  bruits  sinistres  parvinrent  jusqu'a  lui.  On  lui 
parla  d'une  discussion  tres-vive  qui  s'etait  elevee 
entre  1'etat-  major  et  les  officiers  des  milices  au 
sujet  de  certaines  prerogatives  de  la  legion  ,  coii- 
testees  d'une  part,  soutenues  de  1'autre  avec  une 
egale  chaleur,  et  dont  les  suites  pouvaient  ame- 
ner  de  sanglans  resultats  apres  le  depart  de  celui 
dont  la  presence  imposait,  meme  aux  plus  bouil- 
lans  une  retenue  commandee  par  les  devoirs  de 
Thospitalite.  Dans  une  circonstance  aussi  grave, 
il  ne  balanca  pas  a  user  de  tout  son  ascendant 
pour   rapprocher  des   ci  toy  ens  qu'un   moment 
d'erreur  ou  un  faux  point  d'honneur  avaient  di- 
vises  un  instant ;  en  consequence  il  fit  inviter 
tous  les  officiers  des  differens  corps  a  se  rendre 
chez  lui.  Lorsqu'ils y  furent  reunis :  «  Messieurs,  )> 
leur  dit-il ,  «  vous  pressentez ,  je  le  crois,  le  mo- 
»  tif  qui  m'a  porte  a  vous  inviter  a  vous  rassem- 
»  bier  autour  de  moi.  Je  n'ignore  rien  de  ce  qui 
))  s'est  passe,  et  j'en  prevois  trop  les  suites !  Mais 
»  ici ,  messieurs,  ce  n'est  pas  seulement  votre 
«  affaire,  c'est  la  mienne  propre  dont  il  s'agit; 
)>  et  je  ne  me  consolerais  jamais  d'avoir  ete  la 
))  cause,  meme  innocente,  des  malheurs  qui  peu- 
)>  vent  resulter  d'un  point  d'honneur  trop  peu 
)>  mesure;  car,  je  ne  me  le  dissimule  pas,  sans 
»  mon  arrivee,  sans  la  visite  dont  par  suite  vous 
»  m'avez  honore,   nulle  discussion  n'aurait   eu 


EN  AMERIQUE. 

»  lieu.  Si  done  j'eusse  pu  prevoir  un  pareil  cha- 
»  grin,  je  vous  proteste  ici  que,  malgre  le  vif 
»  desir  que  j'avais  de  voir  un  pays  qui  m'est  cher 
»  depuis  bien  des  annees ,  malgre  la  longueur  et 
»  les  fatigues  d'un  voyage  entrepris  pour  repon- 
»  dre  a  1'invitation  pressante  des  Louisiariais , 
»  j'aurais  ecrit  de  Mobile  pour  m'excuser ,  et 
)>  j'aurais  prefere  1'amertunie  de  mes  regrets  a 
»  celle  de  causer  le  moindre  trouble.  Considerez 
»  aussi  les  bruits  injurieux  que  vont  repandre 
»  les  mal  intentionnes.  Ce  ne  sera  pas  une  simple 
)>  dispute  d'attribution  de  grades.  Ge  sera  ,  pour 
»  toute  1'Europe,  une  dissension  parmi  les  ele- 
»  mens  de  la  population;  et  j'aurai  la  douleur 
»  de  passer  pour  avoir  seme  la  discorde  ou  je 
»  n'avais  trouve  d'abord  que  paix  et  harmonic. 
»  Serai-je  done  nioins  heureux  a  la  Louisiane  que 
»  dans  un  autre  etat  ou  j'ai  eteint  des  haines  qui 
»  duraient  depuis  plus  de  vingt  ans,  et  trouverai 
»  je  moins  de  condescendanceehez  ceux  que  je  con- 
)>  sidere  en  partie  comme  mes  compatriotes ,  que 
>5  parmi  des  citoyens  vis-a-vis  desquels  je  n'avais 
»  d'autres  titres  que  ceux  de  leur  confiance  et  de 
»  leur  propre bienveillance. II ne  m'appartient  pas 
»  de  m'immiscer  dans  la  question  purement  legis- 
)>  lative  qui  concerne  les  prerogatives  de  la  legion , 
»  et  les  attributions  des  chefs  de  la  milice;  mais 
»  puisque  vous  voulez  bien  me  ranger  parmi  les 
»  vicux  soldats  qui  ont  recueilli  quelque  gloire 


220  LAFAYETTE 

»  dans  la  guerre  de  1'independance,  vous  vou- 
»  drez  bien  aussi  ni'accorder  quelques  lumieres 
»  en  fait  de  point  d'honneur.  Promettez  -  moi 
»  done  qu'apres  que  ceux  qui  croiront  avoir  quel- 
»  que  tort  a  se  reproclier  auront  fait  le  premier 
»  pas  ,  les  autres  feront  le  second.  » 

Aussi  tot  -un  des  officiers  superieurs  s'etant 
avance  avec  une  noble  franchise,  lui  dit :  «  Ge- 
»  neral,  je  remets  mon  honneur  entre  vos  mains; 
»  je  souscris  d'avance  a  ce  que  vous  ferez.  »  Le 
plus  age  des  ofliciers  qui  avaient  a  se  plaindre , 
lui  dit :  «Des  lors  ,  general,  je  vous  confie  egale- 
»  mentmon  honneur  et  celui  de.mes  camarades, 
»  qui  ne  me  desavoueront  pas,  »  Le  general  prit 
la  main  de  chacun  de  ces  braves,  et  les  ajant 
unies  dans  la  sienne ,  il  eut  le  bonheur  de  voir 
se  precipiter  dans  les  bras  des  uns  des  autres  tous 
ceux  qui,  1'mstant  d'avant,  auraierit  renonce  au 
doux  titre  de  frere  d'armes.  Gette  scene  atten- 
dris?ante  eut  plusieurs  temoins  qui  bientot  en 
repandirent  les  details.  Et  cette  nouvelle  fut  ac- 
cueillie  avec  une  sorte  d'ivresse ,  puisqu'elle  etait 
eelle  d'uue  reconciliation  sincere  entre  tout  ce 
que  la  Louisiana  cherit  et  revere. 

Le  general  Lafayette  avait  forme  le  projet 
d'aller  visiter  le  champ  de  bataille  du  8  Janvier; 
mais  le  mauvais  temps  continuel  et  la  necessite 
de  repondre  en  deux  ou  trois  jours  a  tant  de  te- 
moignages  d'interet,  le  mirent  dans  la  necessite 


EN  AMERIQUE. 
d'y  renoncer.  Uo  colonel  d'etat-major,  temoin 
du  chagrin  que  me  causait  ce  sacrifice,  eut  la 
bonte  de  me  proposer  d'y  aller  seul  avec  lui , 
pendant  que  le  general  rendrait  quelques  visites 
particulieres.  J'acceptai  avec  empressement ,  et 
nous  partimes  sur-le-cliamp  dans  une  voiture 
qu'il  envoya  cherclier.  Chemin  faisant ,  il  m'ap- 
prit  qu'il  etait  ne  en  France;  que,  place  par  le 
liasard  de  sa  naissance  dans  la  portion  privile- 
giee  de  la  societe ,  il  avait  ete  des  son  enfance 
nourri  des  prejuges  aristocratiques  de  sa  caste, 
et  que ,  quoique  tres-jeune  encore  a  1'epoque  de 
la  revolution  francaise,  il  avait  eru  qu'il  etait 
de  son  devoir  cle  defendre  les  privileges  de  quel- 
ques-uns  contre  les  droits  naturels  et  sacres  de 
tous,  et  qu'il  s'etait  fait  Vendeen.  «  Alors  ,  »  me 
dit-il ,  «  je  croyais  a  la  legitiniite  de  la  monar- 
)>  cbie  absolue,  et  a  Fheredite  de  la  vertu  comme 
)>  des  droits  nobiliaires ,  avec  toute  la  ferveur  de 
»  1'ignorance ,  et  je  me  battis  d'abord  pour  elle 
»  avec  tout  le  courage,  tout  le  devouement  du 
»  fanatisme;  mais  la  campagne  n'etait  point  ter- 
»  minee  que  ma  raison  brisant  les  liens  dont  1'a- 
»  vait  enveloppee  reducation ,  m'apprit  qu'au  lieu 
»  decombattre,comrnejeravaiscru?  pour  la  jus- 
»  tice  et  la  verite,  je  ne  m'etais  fait  que  1'instru- 
»  ment  de  quelques  homines  decides  a  toutsacri- 
)>  fier,  meme  leur  patrie,  a  leiars  interets  prives, 
»  et  aussitot  je  remis  dans  le  fourreau  mon  epee? 


LAFAYETTE 
»  que  je  n'aurais  jamais  du  tirer  pour  une  cause 
»  aussi  injuste ,  aussi  absurde.  Un  instant  je  fus 
»  sur  le  point  de  rentrer  en  France  ,  et  de  faire 
»  amende  honorable  de  mes  erreurs  en  me  de- 
w  vouant  au  service  de  ces  principes  et  de  cette 
»  patrie  dont  j'avais  d'abord  si  follement  reve 
»  la  r-uine ;  mais  lorsque  je  sus  que  les  Francais 
»  revolutionnaires ,  oubliant  et  leur  point  de  de- 
»  part  et  le  but  auquel  ils  voulaient  d'abord  at- 
»  teindre  ,  se  laissaient  dominer  et  en  trainer  par 
»  quelques  hommes  feroces  qui  outrageaient 
»  chaque  jour  la  liberte  par  les  crimes  qu'ils  com- 
»  mettaient  en  son  nom  ,  et  qu'ils  ne  me  permet- 
»  traient  de  vivre  au  milieu  d'eux  qu'autant  que  je 
»  consentirais  a  me  laver  de  mon  pt3che  originel , 
»  c'est-a-dire  du  hasard  de  ma  naissance,  dans 
))  le  sang  des  plus  vertueux  patriotes,  je  m'eloi- 
)>  gnai  saisi  d'epouvante  et  d'horreur,  et  j'allai 
»  clierclier  sur  une  terre  etrangere  la  liberte  et 
»  1'egalite  dont  ma  patrie  n'avait  joui  qu'un 
»  instant,  a  Tepoque  ou  j'etais  incapable  d'eri 
»  sentir  tout  le  prix.  Je  parcourus  long-temps 
»  les  divers  etats  de  1'Europe  sans  y  rencontrer 
))  ce  que  je  clierchais.  Partout  je  trouvai  la  cri- 
»  minelle  alliance  de  la  royaute,  de  la  noblesse 
»  et  du  clerge  contre  le  bonlieiir  et  les  interets 
»  des  peuples.  Degoute  pour  jamais  d'un  tel 
»  ordre  de  clioses,  je  tournai  mes  pas  vers  1'A- 
»  merique  du  Nord ,  et  je  voulus  voir  si  ses  insti- 


EN  AMERIQUE.  223 

>  tutions  dont   j'avais  entendu   parkr,  repon- 

>  draient  a   mes  desirs,  a  mes  esperances;  elles 

>  les  surpasserent.  Je  me  fixai  avec   plaisir  au 

>  milieu  d'un  peuple  assez  lieureux  et  assez  sage 

>  pour  ne  reconnaitre  d'autres  lois  que  celles  qu'il 
)  se,  clonne  lui-meme.  Ne  croyez  pas  pourtant 

>  que  je  sois  devenu  tout-a-fait  indifferent  aux 

>  destinees  de  ma  premiere  patrie;  non,  je  n'ai 
»  pu  1'oublier  entierement,  et  ce  n'est  pas  sans 
»  uri  doux  sentiment  de  fierte   nationale ,  que 
»  j'ai  souvent  eritendu  parler,  sur  les  bords  de 
»  1'Hudson  ou  du  Potomac ,  de  la  gloire  de  ses  ar- 
»  mes ;  mais  cette  gloire  meme  n'a  pu  me  donner 
»  le  desir  de  rentrer  dans  son  sein  ,  parce  que  je 
»  savais  que  chacune  de  ses  victoires  lui  coutait 
»  le  sacrifice  d'une  de  ses  libertes.  Depuis  que  la 
)>  Louisiane  est  devenue  membre  de  la  grande 
»  famille  republicaine   ties  Etats-Unis,  je   suis 
»  venu  Thabiter  pour  jouir  du  bonheur  de  voir 
»  des  Francais  libre:?  et  d'entendre  parler  de  li- 
»  berte  dans  ma  langue  naturelle.  Je  n'habitais 
)>  que  depuis  peu  de  temps  la  Nouvelle-Orleans, 
)>  lorsqu'en   i8i5,   les   constans  ennemis  de  la 
»  libcite  des  autres  peuples  dans  les  deux  he- 
»  mispheres  se  presenterent  devant  cette 'ville 
»  pour  en  faire  la  conquete.  Je  courus  aussitot 
»  aux  armes,  joyeux  de  trouver  1'occasion  de 
»  prouver  ma  reconnaissance  a  ma  nouvelle  pa- 
»  trie ,  et  mon  sincere  attachement  aux  principes 


224  LAFAYETTE 

»  qui  la  regissent;  et  aujourcl'hui  je  suis  tier  de 
»  pouvoir  dire  que  ma  presence  n'a  pas  ete  tout- 
»  a-fait  inutile  sur  le  champ  de  bataille  que  nous 
»  allons  visiter.  » 

Mon  compagnon  aclievait  a  peine  ces  derniers 
mots,  que  notre  voiture  s'arreta  ,  et  que  nous 
mimes  pied  a  terre  a  ce  point  du  fleuve  ou  ap- 
puyait  1' extreme  droite  de  la  ligne  de  defense. 
Avant  de  la  parcourir,  le  colonel  eat  la  bonte 
de  m'expliquer  les  operations  qui  precederent  et 
amenerent  la  bataille  du  8  Janvier.  Je  compris, 
par  ces  details,  combien  il  avait  du  etre  difficile 
au  general  Jackson  de  s'opposer,  avec  la  poignee 
d  homines  qu'il  avait  a  sa  disposition ,  au  debar- 
quement  et  aux  rapides  progres  d'une  armee  de 
quinze  mille  hommes  ,  c'est-a-dire  quadruple  cle 
la  sienne.  La  position  choisie  par  lo  general  ame- 
ricain  pour  attendre  ses  renforts  et  arreter  enfin 
un  ennemi  si  redoutable  ,  me  parti t  tres-judicieu- 
sement  choisie.  II  eleva  ses  retranchemens  a  en 
viron  cinq  milles  en  avant  de  la  ville,  le  long 
d'un  ancien  canal  clont  la  gauche  se  perdait  dans 
Tepaisseur  d'un  bois  tres-marecageux ,  et  dont  la 
droite  s'appujait  au  fleuve.  La  longueur  totaip 
de  cette  ligne  etait  d'environ  huit  cents  toiscs; 
mais  les  troia  cents  toises  de  la  gauche  n'etant 
point  abordables ,  Fennemi  devait  se  trouver  re- 
tluit  a  attaquer  sur  un  front  d'environ  cinq 
cents  toises ,  et  en  s'avancant  entierement  a 


EN  AM  ERI  QUE.  225 

decouvert  sur  une  plaine  parfaitement  unie.  Ce- 
pendant,  soit  manque  de  temps,  soit  irreflexion , 
le  general  Jackson  commit  deux  fautes  graves ; 
la  premiere  fut  d'elever  ses  retranchemens  suf 
une  ligne  droite  et  perpendiculaire  au  fleuve, 
de  sorte  qu'en  meme  temps  qu'il  se  privait  de 
feux  de  revers  ,  il  s'exposait ,  si  les  Anglais ,  plus 
heureux  ou  plus  habiles  ,  eussent  fait  remonter  le 
fleuve  a  quelques  vaisseaux  jusqu'a  la  hauteur  des 
retranchemens,  il  s'exposait ,  dis-je,  a  avoir  toute 
sa  ]igne  epfilee  par  1'artillerie  ennemie ;  1'autre 
faute  fut  d'avoir  eleve  sa  seconde  ligne  a  une  si 
grande  distance  de  la  premiere,  que  si  celle-ci 
eut  ete  forcee ,  il  n'aurait  jaraais  eu  le  temps  de 
gagner  1'autre  ,  et  ses  troupes  auraient  ete  sabrees 
dans  1'interyalle.  Ces  deux  fautes  suffisaient , 
comme  il  est  facile  de  le  sentir?  pour  compro- 
mettre  le  salut  d'une  armee  plus  nombreuse 
etplus  disciplinee  que  Farmee  du  general  Jack 
son  ;  mais  la  destinee  de  la  iiberte  americaine 
prevalut ,  ou  plutot  le  courage  surnaturel  des  ci- 
toyens  qui  combattiren  t  en  ce  jour  pour  le  main- 
tien  de  leur  independence  et  le  salut  de  leurs 
families,  et  Finflexible  fermete  de  Jackson  lui- 
meme,  couvrirent  des  palmes  de  la  plus  eclatante 
victoire  des  fautes  qui  eussent  pu  perdre  une 
armee  moins  patriote. 

Je  ne  rapporterai  point  ici  tous  les  details  qui 
me  furent  donnes  avec  an  taut  de  clarte  que  de 
ii.  i5 


LAFAYETTE 

precision  sur  toutes  les  operations  qui  precede- 
rent  cette  glorieuse  journee ;  je  renvoie  ceux  qui 
voudront  les  etudier  a  1'excellent  memoire  de 
M.  Lacarriere-Latour ,  et  aux  ecrits  non  moins 
distingues  de  MM.  Brackenridge  et  Mac-Fee; 
mais  je  ne  puis  resister  au  desir  de  retracer  ici 
quelques-uns  des  fails  eclatans  qui  sauverent  la 
Louisiarie  et  immortaliserent  ses  defenseurs. 

Malgre  tous  ses  efforts  ,  le  general  Jackson 
n'avaitpureunir,  pour  la  defense  de  ses  retran- 
chemens,  que  trois  mille  deux  cents  homines  et 
quatorze  pieces  d'artillerie  de  differens  calibres ; 
presse  par  le  temps,  il  avait  ete  oblige  d'ache- 
ver  la  partie  superieure  de  ses  parapets  avec  des 
balles  de  coton  qu'il  avait  fait  venir  de  la  ville.  II 
etait  depuis  vingt-quatre  heures  dans  cette  situa 
tion,  et  s'attenclait  a  chaque  instant  a  etre  atta- 
que  ,  lorsque  le  8  Janvier,  au  point  du  jour,  il  vit 
1'armee  anglaise,  forte  de  douze  mille  hommes , 
s'avancer  vers  lui  en  trois  colonnes,  dont  la  plus 
formidable  menacait  le  point  de  sa  gauche  oc- 
cupe  par  les  milices  du  Tennessee  et  du  Ken 
tucky.  Chaque  soldat ,  outre  ses  armes ,  portait 
des  fascines  ou  des  echelles  d'escalade ,  et  mar- 
chait  dans  le  plus  profond  silence.  Les  Ameri- 
cains  les  laisserent  s'avancer  jusqu'a  demi-po"rtee 
de  canon  ,  et  ouvrirent  alors  sur  eux  un  feu  ter 
rible  d'artillerie  auquel  les  Anglais  repondirent 
par  une  triple  acclamation  et  1'envoi  de  quelques 


EN  AMERIQUE. 
Fusees  a  la  Congreve  ,  et  cela  en  pressant  leur 
marche  et  serrant  leurs  rangs  a  mesure  que  les 
boulets  les  eclaircissaient.  Ge  sang-froid  et  cette 
determination,  qui  semblaient  devoir  leur  assu 
rer  une  prompte  victoire,  ne  durerent  pas  long- 
temps.  Au  moment  ou  ils  arriverent  a  la  portee 
du  fusil ,  les  Tennessiens  et  les  Kentuckiens  com- 
mencerent  sur  eux  un  feu  de  mousqueterie  qui 
en  un  instant  dispersa  leurs  colonnes  et  les  forca 
a  chercLer  precipitamment  un  abri  derriere  quel- 
ques  buissons  qui  couvraient  leur  droite.  II  est 
vrai  de  clire  que  jamais  feu  d'infanterie  ne  fut 
plus  nourri  et  plus  meurtrier  que  celui  de  ces 
intrepidesmilices  americaines.  Les  homines,  pla 
ces  sur  six  de  hauteur,  chargeaient  avec  celerite 
les  armesetles  passaient  au  premier  rang ,  forme 
de  tireurs  liabiles,  dont  chaque  coup  portait  une 
mort  assuree  a  1'ennemi. 

Pendant  que  les  ofliciers  anglais ,  avec  un  cou 
rage  digne  d'une  meilleure  cause  et  d'un  sort  plus 
heureux,  cherchaient  k  rallier  leurs  soldats  epars 
pour  les  conduire  a  une  nouvelle  attaque,  un  ca- 
nonnier  americain,  delabatterie  commandee  par 
le  lieutenant  Spotts ,  apercut  dans  la  plaine  un 
groupe  d'officiers  inquiets,  agites,  portant  avec 
peine  quelqu'un  au  milieu  d'eux.  «  Ge  ne  peut- 
w  etre  que  le  general  en  clief  blesse ,»  s'ecria-t-il ; 
«  il  ne  faut  pas  qu'il  nous  echappe !  »  Et  aussitot 
il  pointe  dans  cette  direction;  le  coup  part,  et 


LAFAYETTE 

Pakenham  ,  le  chef  anglais,  est  coupe  en  deux 
Jans  les  bras  de  ses  amis.  Aussitot  le  desir  de  la 
veangeance  rallie  les  Anglais ;  officiers  et  soldats 
se  pressent  en  une  nouvelle  colonne  que  Kean  et 
Gibbs  ,  les  successeurs  de  Pakenbam ,  entrain  en  t 
a  Fattaque  avec  fureur.  Mais  le  feu  des  Ameri- 
cains  redouble  d'intensite  et  de  justesse ;  Kean  et 
Gibbs  tombent  a  leur  tour,  1'un  mortellement , 
Tautre  dangereusement  blesse;  et  la  colonne,  de 
nouveau  foudroyee,  disparait  et  ne  laisse  que  des 
debris  dans  la  plaine. 

Pendant  qu'au  centre  de  la  ligne  de  bataille 
les  soldats  citojens  ecrasaient  ainsi  leurs  adver- 
saires  sans  perdre  un  seul  homme,  la  fortune 
semblait  >?ouloir  les  eprouver  a  la  droite  par  un 
revers.  Douze  cents  Anglais,  conduits  par  un  chef 
audacieux,  s'etaient  avances  rapidement  le  long 
clu  fleuve,  et  etaient  tonibes  a  1'improviste  sur 
la  petite  redoute  defendue  par  une  compagnie 
de  carabiniers  et  une  compagnie  du  ^e.  regi 
ment.  Les  America  ins ,  surpris  sur  ce  point ,  se 
retirement  d'abord  un  peu  en  desordre.  Le  gene 
ral  Jackson ,  k  Tceil  vigilant  duquel  rien  n'echap- 
pait  dans  ce  moment  decisif ,  apercut  de  loin  un 
officier  anglais  monte   sur  les  retranchemens , 
brandissant  d'une  main  son  sabre  menacant,  et 
de  1'autre  aidant  ses  soldats  a  escalader  le  rem- 
part.  Jackson  court  aussitot  de  ce  cote,  rencon 
tre  les  fuyards  sur  son  passage,  les  arrete,  et 


EN    AMERIQUE.  229 

d'une  voix  terrible  demande  a  leur  chef  qui  lui 
a  donne  1'ordre  de  la  retraite  ?  «  L'ennemi  a  pe- 
»  netre  dans  nos  retranchemens ,  »  repond  un 
capitaine.  «Hebien,»  reprend severement  Jack 
son  ,  «  allez ,  et  que  vos  ba'ionnettes  Ten  fassent 
»  sortir....»  Etcet  ordre  fut  aussitot  execute.  En 
un  instant  les  Anglais,  qui  se  croyaient  d'abord 
vainqueurs  ,  tomberent  sous  les  coups  des  Ame- 
ricains.  Parmi  les  niorts  se  trouva  Tintrepide 
colonel  Regnier ,  ancien  emigre  francais  passe 
au  service  d'Angleterre ,  celui-la  meme  qu'on 
avait  vu  audacieusement  place  sur  les  retranche 
mens,  aidant  et  encourageant  ses  soldats  a  Tes- 
talade.  Apres  la  bataille,  plusieurs  soldats  anie- 
ricains  revendiquerent  Thonneur  de  1'avoir  tue. 
Mais  nul  ne  put  prouver  son  assertion  comme 
deux  jeunes  carabiniers  volontaires  de  la  com- 
pagnie  du  capitaine  Beale.  L'un  dit :  «  Si  ma  ca- 
»  rabine  n'a  pas  trompe  mon  ceil ,  cet  homme 
»  doit  etre  frappe  a  la  tete.  »  —  «  Si  ma  balle 
»  ne  s'est  point  egaree  en  route  7 »  dit  1'autre , 
«  il  doit  1'avoir  recue  dans  le  cceur. »  On  examina 
attentivement  le  corps  du  colonel  Regnier,  on 
lui  trouva  le  coeur  et  le  front  perces  d'une 
balle. 

Cette  bataille ,  qui  decida  du  sort  de  la  Nou- 
velle-Orleans ,  peut  -  etre  meme  du  sort  de  la 
Louisiane,  ne  dura  pas  troisheures,  etne  couta  aux 
Americains  que  sept  hommes  tues  et  six  blesses, 


a3o  LAFAYETTE 

tandis  que  les  Anglais  laisserent  pres  de  trois 
mille  homines  et  quatorze  pieces  de  canon  sur  le 
champ  de  bataille.  Le  general  Lambert ,  le  seul 
des  generaux  anglais  encore  en  etat  de  comman 
der  ,  ordonna  la  retraite ,  et  se  hata  de  chercher 
son  salut  et  celui  des  debris  de  son  armee  sur  la 
flotte  de  1'amiral  Cochrane,  qui,  la  veille  encore, 
avait  dit ,  avec  sa  jaclance  accoutumee ,  que  s'il 
etait  charge  de  1'attaque  des  lignes  americaines , 
il  voudrait  les  enlever  en  moins  d'une  derni- 
heure  avec  deux  mille  matelots  le  sabre  a  la  main. 

G'est  ainsi  qu'une  petite  armee,  composee  de 
citoyens  leves  a  la  hate  ,  et  commandee  par  un 
general  dont  la  carriere  militaire  commencait 
a  peine,  vit  tomber  devant  ses  patriotiques 
efforts  cette  armee  anglaise  qui  passait  pour  une 
des  plus  braves  et  des  plus  experirnentees  de 
1'Europe ;  qui  se  vantait  enfm  d' avoir  expulse  les 
Francais  de  TEspagne. 

Lorsque  je  rentrai  en  ville ,  je  trouvai  le  ge 
neral  Lafayette  entoure,  presse  par  un  grand 
nombre  de  dames  et  de  citoyens  de  tous  rangs , 
qui,  sa  chant  qu'il  devait  les  quitter  le  lendemain, 
venaient  avec  tristesse  prendre  conge  de  lui,  et 
lui  presser  la  main  encore  une  fois.  Dans  la  foule, 
je  remarquai  quelques  ecclesiastiques ,  et  parmi 
ces  derniers  je  retrouvai  un  capucin  dont  le  cos 
tume  ,  nouveau  pour  moi ,  avait  deja  attire  mon 
attention  le  jour  de  notre  arrivee.  Ce  que  j'en- 


EN  AMfiRlQUE.  a3i 

tendis  dire  de  lui  m'interessa  vivement,  et  peut- 
etre  me  saura-t-on  bon  gre  de  le  rapporter  ici. 

Le  pere  Antoine  ( c'est  ainsi  qu'on  le  nomme  ) 
est  un  venerable  capucin  espagnol  de  1'ordre  de 
Saint-Francois ,  qui ,  depuis  longues  annees  ,  lia- 
bite  la  Louisiane.  Anime  d'une  piete  ardente  et 
sincere ,  le  pere  Antoine  prie  en  silence  pour  tout 
le  monde  sans  demander  de  prieres  a  personne. 
Place  au  milieu  d'une  population  de  sectes  diffe- 
rentes ,  il  ne  se  croit  point  oblige  a  jeter  le  trou 
ble  dans  les  consciences  en  clierchant  a  recruter 
au  nom  de  son  Dieu.  Quelquefois,  conime  capu 
cin  ,  le  pere  Antoine  mendie ,  mais  ce  n'est  jamais 
que  lorsqu'il  a  une  bonne  action  a  faire ,  et  que  ses 
faibles  revenus ,  epuises  par  sa  constante  charite , 
ne  lui  peraiettent  pas  dela  faire lui-meme.  Tous  les 
ans,  lorsqu'au  retour  de  Fautomne  la  fievre  jaune , 
etendant  sa  main  meurtriere  sur  la  Nouvelle- 
Orleans,  fait  fuir  les  riches  effrayes  dans  leurs 
splendides  campagnes  pour  y  chercher  un  asile 
contre  la  maladie  et  la  mort ,  alors  la  vertu  du 
pere  Antoine  se  moritre  dans  tout  son  eclat , 
dans  toute  sa  force.  Dans  ces  jours  d'epouvante 
et  de  deuil ,  combien  de  malheureux  abandonnes 
de  leurs  amis  ,  de  leurs  parens  meme ,  n'ont-ils 
pas  du  .In  sante  et  la  vie  a  son  devouement ,  a 
ses  soins,  a  sa  piete !  De  tous  cetix  qu'il  a  sauves 
(  et  il  y  en  a  beaucoup  ),  il  n'en  est  pas  un  seul  qui 
puisse  dire  :  Avant  de  m'accorder  ses  soins ,  il  m'a 


LAFAYETTE 

demande  cle  quelle  religion  j'etais Liberte  et 

charite  ,  c'est  la  toutela  morale  clu  pere  Antoine; 
aussi  n'est-il  pas  aime  de  I'eveque.  Lorsqu'il  vint 
voir  le  general ,  il  etait  vetu  ,  selon  la  coutume  de 
son  ordre,  d'une  longue  robe  brune ,  serree  sur 
ses  reins  avec  line  corde  grossiere.  Des  qu'il  aper- 
cut  le  general,  11  se  precipita  dans  ses  bras  en 
s'ecriant :  «  0  mon  fils,  j'ai  trouve  grace  devant 
»  le  Seigneur,  puisqu'il  ra'a  accorde  de  voir  et 
»  d'entendre,  avant  ma  mort,  le  plus  digne  apotre 
)>  de  la  liberte !  »  II  causa  ensuite  quelques  instans 
avec  lui  avec  la  plus  tendre  afiection,  le  compli- 
menta  sur  la  reception  glorieuse  et  bien  meritee 
que  lui  faisaient  les  Arnericains ,  et  se  retira  mo- 
destement  dans  im  coin  de  la  salle,  loin  de  la 
foule.  Je  profitai  de  ce  moment  pour  1'aborder 
et  le  saluer.  Combien  je  fus  touclie  de  sa  conver 
sation  !  quelle  douceur  !  quelle  modestie !  et  en 
xneme  temps  quelle  chaleur  d'amel....  Chaque 
ibis  qu'il  parlait  de  liberte  ses  yeux  brillaient 
d'un  feu  divin  ,  et  ses  regards  se  portaient  sur 

celui  qu'il  appelait  son  lieros  ,  sur  Lafayette 

«  Qu'il  est  heureux!  »  me  disait-il;  «  combien 
»  est  pure  la  source  de  sa  gloire !  avec  quels 
»  delices  il  doit  contempler  le  resultat  de  ses 
»  travaux  et  de  ses  sacrifices  !  Douze  millions 
»  d'hcmmes  libres  et  heureux  par  lui  I  Oh !  cer- 
)>  tainement,  cet  homme  est  cheri  de  Dieu....  II 
))  a  fait  tantde  bien  aux  autres  hommcs!  »  II  re- 


EN    AMERIQUE.  2^3 

vint  encore  nous  voir  le  lendemain  matin  avant 
notre  depart.  Lorsque  le  public  eut  quitte  les 
appartemens ,  et  qu'il  trouva  le  general  seul  ,  il 
courut  a  lui ,  et  le  pressant  avec  transports  dans 
ses  bras :  «  Adieu  ,  mon  fils !  »  s'ecria-t-il ;  «  adieu, 
»  bien-aime  general!  adieu!  que  le  Seigneur 
»  marclie  devant  yous ,  et  qu'apres  votre  glorieux 
»  voyage  il  vous  conduise  au  sein  de  votre  bien- 
)>  aimee  famille  pour  y  jouir  en  paix  du  souvenir 
»  de  vos  bonnes  actions  etde  1'amitiedela  nation 

)>  umericaine O  mon  fils,  peut-etre  etes-vous 

)>  encore  reserve  pour  de  nmiveaux  travaux  ! 

)>  Peut-etre  le  Seigneur  se  servira-t-il  encore  de 

»  vous  pour  afFranchir  d'autres  nations Alors  , 

)>  mon  fils?  songezalapauvreEspagne...  N'aban- 
»  donnez  point  ma  cliere  patrie  ,  ma  malheureusc 

»  patrie »  Et  des  larmes  s'ecbappant  de  ses 

yeux  mouillerent  sa  longue  barbe  blanchie  par 
le  temps :  et  des  soupirs  etoufFant  sa  voix  ,  le  ve 
nerable  vieillard  appuya  son  front  sur  1'epaule 
du  general  Lafayette  ,  et  resta  quelques  instans 
dans cette attitude,  murmurant  toujours  :  «  Mori 
»  fils,  mon  cher  fils,  faites  quelque  chose  pour 
»  ma  malheureuse  patrie  !....)>  Ge  ne  fut  pas  sans 
une  profonde  emotion  que  le  general  s'arracha 
des  bras  de  ce  pieux  patriote  ,  qui ,  avant  de  se 
retirer  ,  voulut  aussi  donner  sa  benediction  a 
M.  George  Lafayette. 

Cependant  le  1 5  etant  fixe  pour  le  jour  du 


^34  LAFAYETTE 

depart,  des  le  matin  les  galeries  de  1'appartement 
du  general  furent  remplies  d'une  plus  grande 
foule  encore  que  la  veille.  II  y  trouva  un  grand 
nombre  de  dames  et  surtout  d'enfans  que  leurs 
peres  amenaient  afin  qu'ils  pussent ,  disaient-ils , 
contempler  les  traits  du  bienfaiteur  de  la  patrie , 
de  1'ami  du  grand  Washington.  Le  general  sortit 
a  piedde  sa  maison  ,  qui  se  trouvait  entoureede 
toute  la  population.  Les  cris  de  {five  Lafayette  I 
1'accueillirent  sur  son  passage.  En  traversant  la 
place  d'armes,  sur  laquelle  plusieurs  compagnies 
de  la  legion  et  les  treupes  de  iigne  bordaient  la 
haie,  il  temoigna  sa  gratitude  a  tons  les  offtciers 
qu'il  y  rencontra ;  il  exprima  de  nouveau  au  ca- 
pitaine  des  canonniers ,  M.  Gaily,  a  quel  point 
il  avait  apprecie  le  rnerite  du  beau  corps  qu'il 
commandait ;  et ,  comme  il  avait  appris  que  cet 
officier  se  rendait  incessamment  en  France,  il  le 
pria ,  de  la  maniere  la  plus  pressante ,  d'avoir  la 
complaisance  de  porter  de  ses  nouvelles  a  sa  fa- 
niille  a  la  Grange.  II  monta  en  voiture  a  Fextre- 
mite  de  la  place  pour  se  rendre  a  1'embarcadere, 
ou.  Fattendait  le  bateau  a  vapeur  qui  devait  le 
conduire  a  Baton-Rouge.  La  levee  etait  couverte 
dune  population  innombrable.  Les  balcons,  les 
toits  des  maisons  ,  tous  les  navires  et  tous  les  ba 
teaux  a  vapeur  qui  se  trouvaient  a  portee  du  lieu  de 
son  embarquement  etaient  surcharges  de  monde ; 
et  lorsqu'il  passa  a  bord ,  vine  acclamation  pro- 


EN  AMERIQUE. 
longee  le  salua  ,  mais  elle  fut  la  seule,  et  plus  de 
dix  mille  personnes  resterent  plongees  dans  un 
profond  silence  jusqu'a  ce  que  le  Natchez  fut  hors 
de  vue.  Le  canon  seul  se  faisait  entendre  par  in- 
tervalles ,  et  donnait  a  cette  separation  quelque 
chose  de  solennel  dont  1'impression  fut  pro- 
fonde  et  generale. 

Le  gouverneur  et  son  etat-major ,  le  maire  et 
le  corps  municipal ,  le  comite  d'arrangement , 
auquel  nous  avions  tant  et  de  si  grandes  obliga 
tions  ,  s'embarquerent  avec  nous  afin  de  prolon- 
ger  de  quelques  instans  le  plaisir  qu'ils  avaient 
d'etre  avec  le  general;  mais,  a  deuxmilles  de  la, 
la  plupart  furent  obliges  de  nous  quitter.  Ce  nc 
fut  pas  sans  un  veritable  chagrin  que  nous  nous 
separames  de  ces  dignes  magistrate  du  peuple, 
que  nous  n'avions  connus  que  quelques  jours ,  il 
est  vrai  5  mais  assez  cependant  pour  les  bien 
apprecier. 


LAFAYETTE 


CHAPITPxE  VIII. 


HISTOIRE    ET    CONSTITUTION    DE    LA    LOUISIANE. BATON- ROUGE.    

NATCHEZ.  ETAT    DU    MISSISSIPI.    NAVIGATION    JUSQU'A    SAINT- 
LOUIS. RECEPTION    DD    GENERAL    LAFAYETTE    DANS    CETTE    VILLE. 


DEPUIS  long-temps  deja  les  Francais  avaient  r 
dansle  Canada,  des  etablissemens  vastes  et  pro- 
speres ,  et  cependant  ils  ne  soupconnaient  pas 
encore  Texistence  du  Mississippi ,  lorsque  quel- 
ques-uns  de  leurs  commercans  apprirent  des  In- 
diens ,  avec  lesquels  i\s  trafiquaient ,  qu'a  Touest 
de  leur  pays  il  y  avait  une  grande  riviere  qui 
communiquait  avec  le  golfe  du  Mexique.  Ge  fut 
pendant  1'annee  1660  que  ceci  arriva.  Trois  ans 
apres,  M.  de  Frontenac ,  gouverneur  du  Canada , 
voulant  s'assurer  de  la  verite  de  cette  assertion  , 
envoya  un  jesuite  missionnaire ,  le  pere  Mar- 
quette ,  a  la  tete  d'un  petit  detachement,  recon- 
iiaitre  cette  contree.  Le  jesuite  remonta  la  riviere 
du  Renard  j usque  vers  sa  source;  de  la  traversa 
FOuisconsing,  qu'il  descendit  jusqu'ason  embou 
chure  dansle  Mississippi,  et  trouva  queleslndiens 
avaient  dit  vrai. 


EN  AM£RIQUE.  237 

Vingt  ans  apres,  le  conite  Robert  de  La  Salle  , 
non-seulement  verifia  i'existence  de  ce  fleuve, 
mais  encore  s'assura  qu'il  offrait  une  communi 
cation  facile  avec  1'Ocean ;  il  le  descendit  depuis 
la  riviere  des  Illinois  jusqu'au  Mexique ,  tandis 
qu'un  franciscain,  le  pere  Hannequin ,  le  re- 
monta  jusqu'aux  chutes  Saint-Antoine,  situees 
a  trois  cents  lieues  au-dessus  de  cette  riviere.  Le 
comte  Robert  prit  possession  de  tout  le  cours  du 
fleuve  et  du  pays  environnant,  au  nom  du  roi 
de  France  son  maitre,  et  eleva  quelques  forts 
pour  en  assurer  la  tranquil! e  jouissance  aux  co 
lons  qu'il  esperait  voir  venir  bientot  en  fouie , 
car  le  sol  lui  parut  fertile.  Mais  ce  ne  fut  cepen- 
dant  qu'en  1699  que  fut  fondee  la  premiere  colo- 
nie  a  Biloxi,  par  un  officier  de  grande  reputation 
dans  la  marine  francaise.  Lemoine  d'Iberville, 
c'est  le  nom  de  cet  oflicier,  qui  le  premier  entra 
dans  le  Mississippi  par  la  mer,  remonta  ensuite 
le  fleuve  jusqu'a  INatchez ,  qu'il  clioisit  pour  capi- 
tale  de  la  Louisiane ,  et  qu'il  nomma  Rosalie,  en 
rhoimeur  de  la  fenime  du  cliancelier  Pontcliar- 
train.  Pour  peupler  cette  nouvelle  capitale,  on 
envoya  de  France  quelques  jeunes  filles  avec  quel 
ques  soldats  bien  clioisis  qu'on  dispensa  du  ser 
vice  militaire  et  qu'on  leur  donna  pour  maris. 
On  accorda  a  chaque  colon  quelques  acres  de 
terre ,  une  vache ,  un  veau ,  un  coq  et  des  poules  > 
un  fusil ,  une  demi-livre  de  poudre  et  deux  livres. 


238  LAFAYETTE 

de  plomb  qui  leur  furent  delivres  chaque  mois  , 
ainsi  que  des  provisions  pour  trois  axis.  Alors 
arriverent  des  missionnaires,  qui,  au  lieu  de  fe- 
conder  la  terre  par  le  travail  cle  leurs  bras ,  ou 
de  developper  I'iridustrie  des  colons  par  les  con- 
seils  de  leur  sagesse ,  se  mirent  a  precher  les  In- 
diens  du  voisinage  pour  les  convertir  a  la  reli 
gion  catholique.  Bientot  ces  missions  porterent 
leurs  fruits ,  c'est-a-dire  que  les  Indiens  firent 
semblant  de  croire  aux  nouvelles  verites  qu'on 
leur  enseignait,  et  devinrent  hypocrites  pour 
avoir  de  l'eau-de-vie.  Gette  liqueur,  qui  etait  la 
premiere  recompense  de  leur  conversion ,  exas- 
pera  toutes  les  passions  dont  ils  avaient  deja  le 
malheureux  germe ,  et  des  ce  moment  ils  dvien- 
rent  pour  la  colonie  de  dangereux  et  cruels 
ennemis,  au  lieu  de  bons  et  utiles  voisins  qu'ils 
eussent  ete  sans  doute ,  si  on  eut  reclierclie  fran- 
cbement  leur  alliance  sans  s'occuper  de  quelle 
maniere  ils  adoraient  Dieu.  Cependant,  au  bout 
de  quelques  annees  j  la  cordialite ,  la  douceur  du 
caractere  francais  contrebalancerent  la  funeste 
influence  des  missionnaires ,  et  presque  toutes  les 
nations  sauvages,  a  1'exception  des  Chickasaws, 
firerit  alliance  avec  les  colons  et  leur  rendirent 
de  grands  services.  M.  de  Bienville  ,  frere  d'Jber- 
ville ,  et  alors  gouverneur  de  la  Louisiane ,  se 
livrant  a  son  ardeur  de  recherclies,  explora  la 
plus  grande  partie  des  rivieres  tributaires  du  Mis 


EN  AMERIQUE. 
sissipi ,  et  jeta  sur  leurs  rives  les  bases  de  quelques 
nouveaux  etablissemens ;  mais  alors  aucun  d'eux 
ne  reussit.  Le  nombre  des  colons  avait  considera- 
blement  diminue ,  lorsqu'en  1712  ,  Antoine  Gro- 
zat,  qui,  par   son   commerce  dans   les   Indes, 
avait  amasse  une  fortune  de  quarante  millions, 
acheta  la  concession  de  toute  la  Louisiane,  avec  le 
droit  exclusif  d'en  faire  le  commerce  pendant 
seize  ans.  Dans  ses  lettres-patentes  furent  com 
prises  toutes  les  rivieres  qui  se  jettent  dans  le 
Mississippi ,  et  toutes  les  terres ,  cotes  et  iles  si- 
tuees  sur  le  golfe  du  Mexique  ,  entre  la  Caro 
line  a  Test  et  le  Mexique  a  1'ouest.  Mais  Crozat 
ne  tarda  pas  &  reconnaitre  combien  les  espe- 
rances  qu'il  avait  fondees  sur  cette  contree  etaient 
exagerees ,  et  il  s'empressa  de  renoncer  a  la  con 
cession  qui  lui  avait  etc  faite ,  pour  en  obtenir  une 
autre  de  vingt-cinq  ans  ,  en  faveur  de  la  compa- 
gnie  commerciale  du  Mississippi  ;dont  le  celebre 
Law  etait  le  createur.  Mais  la  compagnie  com 
merciale  ne  fut  guere  plus  lieureuse  que  Grozat; 
au  lieu  d'attirer  au  sein  de  la  colonie  des  culti- 
vateurs  qui  1'eussent  fait  prosperer,  elle  ne  recut 
que  des  aventuriers  avides  de  ricliesse,   qu'atti- 
raient  les  pretendues  mines  d'or  et  d'argent  dont 
on  leur^  avait  dit  que  le  pays  abondait ,  et  qui , 
trompes    dans   leur    eksperance ,    ne   tarderent 
pas  k  retourner  en  Europe.  Malgre  les  efforts  da 
gouvernement  institue  par  la  compagnie  com- 


240  LAFAYETTE 

merciale,  les  proprietaires  furent  bientot  reduits 
a  se  dlsperser ,  et  a  etablir  des  postes  militaires, 
ou  ils  se  maintinrent  jusqu'a  ce  qu'on  leur  cut 
envoye  des  secoure  et  du  renibrt.  La  premiere 
expedition  qui  arriva  alors  se  composait  de  cri- 
minels  et  de  filles  de  mauvaise  vie,  envoyes  par 
le  gouvernement  francais.  La  compagnie  com- 
merciale  s'indigna  avec  raison ,  et  declara  qu'a 
1'avenir  elle  ne  souffrirait  plus  qu'on  empoison- 
nat  ainsi  la  colonie  moralement  et  physique- 
nient. 

En  1718  ,  la  Nouvelle-Orleans  ,  composee  de 
quelques  cabanes  eleve3s  par  des  marchands  de 
I'lllinois,  et  ainsi  nominee  en  1'honneur  du  due 
cl'Orleans,  regent,  passa  sous  Fad  ministration 
du  gouverneur  general ,  M.  de  Bienville ,  et  re- 
cut  un  assez  grand  nombre  de  nouveaux  colons. 
Deux  villages  furent  crees  dans  son  voisinage 
par  des  Allemands,  sous  la  conduite  du  capitaine 
Suedois,  d'Arensbourg  ,  qui  avait  combattu  en 
1 709  a  cote  de  Charles  XII  a  la  bataille  de  Pul- 
tawa.  La  colonie  commenca  alors  k  prosperer 
veritablement.  Aussi,  des  1723,  vit-on  arriver 
de  tous  cotes  des  nuees  de  capucins ,  de  mission- 
naires ,  de  jesuites  et  de  religieuses  ursulines. 
Ces  dernieres  du  moins  furent  bonnes  a  quelque 
cbose.  On  les  cbargea  de  1'education  des  filles 
orphelines  et  de  la  surveillance  de  Thopital  mili- 
taire,  mojennant  une  pension  annuelle  de  cin- 


EN   AMfiRIQUE.  *4i 

quante  ecus.  L'intolerance ,  compagne  insepa 
rable  de  tous  les  privileges ,  et  surtout  des  privi 
leges  religieux ,  commenca  a  se  faire  sentir  dans 
la  colonie  aussitot  que  les  capucins ,  jesuiles,  etc., 
y  eurent  paru.  Un  edit  royal  de  1724  expulsa 
lesjuifs  de  la  colonie,  comme  ennemis  declares 
du  nom  chretien ,  et  il  leur  fut  ordonne  de  dis- 
paraitre  dans  1'espace  de  trois  mois ,  sous  peine 
de  prison  et  de  confiscation  de  leurs  biens.  C'est 
ainsi  que  la  royaute  et  1'eglise  s'entendaient  alors 
comme  avant  et  comme  depuis  pour  tarir  les 
sources  les  plus  abondantes  de  la  prosperite  pu- 
blique.  En  1729,  les  intrigues  de  1'Angleterre 
qui  souleva  contre  la  colonie  les  tribus  indiennes, 
porterent  aussi  un  coup  funeste  a  son  accroisse- 
ment.  La  guerre,  souteime  alors  par  le  general 
Perrier  de  Salvert,  se  termina  assez  heureuse- 
ment;  cependant  ce  ne  fut  qu'a  1'attachement  de 
quelques  fenimes  indiennes  pour  des  officiers 
francais,  que  la  garnison  dut  de  n'etre  pas  en- 
tierement  massacree  pendant  une  nuit,  ce  qui 
aurait  cause  la  mine  totale  de  la  colonie.  Ces 
demieres  hostilites ,  et  les  miserables  intrigues 
de  la  metropole,  firent  perdre  aux  colons  leur 
temps  et  le  fruit  de  leurs  travaux  ;  et  la  compa- 
gnie,  degoutee  et  trompee  dans  son  espoir  de 
gain,  abandonna  ce  pays,  qui  en  1781  ,  rentra 
dans  les  domaines  du  roi ,  et  n'en  fut  pas  mieux 
administre.  En  1769  les  affaires  de  finances  etaient 
H.  16, 


a42  LAFAYETTE 

dans  un  tel  desordre,  que  le  tresor  etait  endctte 
de  plus  de  sept  millions  de  francs ,  quoique  le 
gouvernement  francais  cut  depense  ,  pour  divers 
services  de  la  Louisiana,  environ  le  double  de  ce 
qu'elie  lui  avail  rapporle.  Louis  XV,  a  la  suite 
d'une  guerre  mal  concise,  mal  conduite  et  mal 
terminee  en  1^63  ,  venait  de  perdre  le  Canada  , 
et  la  Louisiane  allait  aussi  lui  etre  enlevee;  mais 
ses  ministres,  d'aceord  avec  madame  de  Pom 
padour,  maitresse  en  litre,  recurent  quinze  mil 
lions  de  la  cour  de  Madrid ;  et  cette  eolonie  fut 
secretement  cedee  a  1'Espagne ,  et  avec  tant  de 
precipitation  ,  que  le  gouverneur  de  la  Louisiane 
n'avait  pu  encore  recevoir  d'instructions  lorsque 
les  batimens  de  guerre  espagnols  arriverent  a 
I'embouchure  du  Mississippi  avec  les  chefs  char 
ges  de  la  prise  de  possession  de  cette  immense 
contree.  Le  gouverneur  et  les  habitans  de  la  Loui 
siane  refuserent  de  reconnaiire  1'autorite  espa- 
gnole,  dont  les  commissaires  furent  obliges  de 
retourner  en  Europe.  Trois  ou  qnatre  ans  se  pas- 
serent  en  negociations  avec  les  colons  qui  per- 
sistaient  a  rester  sous  la  domination  fraricaise. 
Enfin  ,  en  1769,  1'Espagne  courroucee,  fit  partir 
3e  general  O'Relli  avec  des  forces  considerables; 
arrive    devant    la    Nouvelle  -  Orleans ,    O'Relli 
moutra  les  dispositions  les  plus  conciliaiites;  ses 
proclamations   ne   parlaient   que   de  Toubli  du 
passe  ,  elles  eurent  un  plein  succes.  La  fermen- 


EN   AMERIQUE.  243 

tation  des  esprits  s'apaisa ,  les  Louisianais  se  resi- 
gnerent ;  en  signe  de  reconciliation,  O'Relli  donna 
a  bord  de  son  escadre  un  grand  repas  ,  auquel  il 
invita  les  chefs  de  la  colonie,  les  magistrals  et 
les  principaux  ha  bit  a  ns.  Ceux-ci  se  rendirent 
avecconfiance  a  1'invi  tation;  ma  is,  au  moment  ou 
ils  allaient  quitter  la  table,  O'Relli  les  fit  saisir 
par  ses  soldats  et  les  fit  fusilier.  L'un  d'eux, 
3VI.  de  Villere ,  avait  ete  epargne  ,  et  embarque  a 
bord  d'une  fregate  pour  etre  transporte  dans  les 
prisons  de  la  Navarre.  Sa  femme  et  ses  enfans , 
instruits  du  sort  qui  le  menacait,  voulurent  aller 
solliciter  sa  grace  ou  du  moinsrecevoir  ses  adieux; 
deja  ils  etaient  aupres  de  la  fregate,  d'ou  il  leur 
tendait  les  bras,  lorsque  Finfortune  tomba  a 
leurs  yeux ,  perce  de  coups  cle  ba'ionnettes  par  les 
assassins  que  le  traitre  O'Relli  avait  comrnis  a  sa 
garde. 

Apres  cette  horrible  execution ,  les  Espaguols 
entrerent  avec  quatre  mille  hommes  de  troupes 
tie  ligne  et  un  train  considerable  d'artillerie, 
dans  la  Nouvelle  -  Orleans ,  dont  les  habitans 
etaient  foppes  destupeur.  Les  protestans  anglais 
et  le  petit  nombre  de  juifs  qui  avaient  echappe  a 
Faction  de  1'edit  royal  de  1724,  furent  aussitot 
bannis  par  le  nouveau  pouvoir ;  tout  commerce 
de  la  colonie  fut  interdit,  excepte  avecl'Espagne 
et  ses  possessions;  une  cour  martiale  fut  etablie  , 
et  ses  jugemens  iniques  frapperent  tous  les  ofli- 

1 6. 


^44  LAFAYETTE 

eiers  francais  qui  etaient  restes;  cinq  d'entre 
eux  furent  fusilles,  et  sept  autres  furent  jetes 
pour  dix  ans  dans  les  cachots  de  la  Havane. 
Enfin ,  pendant  une  annee  entiere,  I'infame 
O'Relli  se  gorgea  desang  et  de  richesses,  etpartit 
emportant  avcc  lui  le  me'pris  et  la  haine  de 
toute  la  population.  Ses  successeurs ,  dans  le  gou- 
vernement,  eurent  beaucoup  a  faire  pour  reparer 
ses  crimes  ,  et  on  leur  doit  cette  justice  de  dire 
qu'ils  y  reussirent  assez  bien.  Pendant  trente-trois 
ans  de  domination  espagnole ,  la  colonie  fut  tres- 
calme  et  assez  prospere.  Aujourd'hiii  encore  la 
memoire  de  dom  Unsaga  ,  de  dom  Mar  tin  Na- 
varro ,  et  de  dom  Galver ,  y  est  conservee  d'une 
manierc  honorable. 

Pendant  tons  ces  changemens  survenus  dans 
la  situation  de  la  Louisiarie,  ses  limitesn'avaient 
jamais  ete  determiners  d'une  maniere  bien  pre 
cise.  En  179^  ,  le  gouvernement  des  Etats-Unis 
fit,  avec  1'Espagne  ,  un  traite  en  vertu  duquel  les 
frontieres  furent  tracees,  et  la  libre  navigation 
du  Mississippi  assuree  aux  parties  contractantes. 
Ma  is  bien  tot,  malgre  ce  traite,  les  armateurs 
espagnolset  les  equipages  des  vaisseaux  de  guerre 
se  rendirent  coupables  de  spoliations  envers  le 
commerce  des  Etats-Unis;  la  liberte  de  naviguer 
sur  le  Mississippi  et  de  debarquer  a  la  Nouvelle- 
Orleans  fut  refusee  aux  Americains;  aussitot  le 
president  Adams  prit  ses  mesures  pour  obtenir 


EN    AMERIOUE.  ^4$ 

justice.  Douze  regimens  furent  leves ,  ct  Fexpe- 
dition  fut  preparee  sur  1'Ohio  pour  descendre  a 
la  Louisiane ;  mais  quelques  changemens  sur- 
venus  dans  la  politique  an|ericaine  firent  aban 
don  ner  ce  projet  pour  le  moment ,  et  les  regi 
mens  furent  lieencies.  L'anneesuivante,  M.  Jef 
ferson  ,  alors  president ,  redemanda  a  1'Espagne 
Fexeeutiondu  traite.  Cette  puissance  prcssentant 
sa  faiblesse  et  crajgnant  d'etre  contraints  a  ceder, 
vendit  secretement  la  colonie  a  la  Rep  oblique 
francaise,  le  21  mars  1801.  En  apprenant  cette 
cession ,  le  gouvernement  americain  concut  de 
justes  alarmes;  il  previt  que  1'activite  et  1'intelli- 
gence  francaise,  placees  sur  un  sol  aussi  fecond 
en  richesses  et  en  ressources ,  seraient  pour  lui  une 
concurrence  plus  redoutable  que  celle  des  Espa- 
gnols ;  que  de  nouveaux  voisins  pourraient  lui 
fermer  la  navigation  du  Mississippi  et  s'emparer 
du  commerce  du  golfe  du  Mexique  et  des  An 
tilles,  et  il  concut  un  instant  le  projet  de  s'op- 
poser ,  par  la  force ,  a  Inoccupation  de  la  Louisiane 
par  la  France ,  en  s'unissant  a  TAngleterre  centre 
elle.  Mais  ce  projet  fut  renverse  par  le  traite 
d' Amiens.  La  paix  faite  avec  FAngleterre ,  la 
France  necraignait  plus  d'obstacles  a  ses  projets , 
et  une  expedition  fut  preparee  par  elle  pour  aller 
a  la  fois  occuper  la  Louisiane  et  rassurer  sa  puis 
sance  ebranlee  a  Saint-Domingue.  Aussitot  le 
gouvernement  americain  recourut  aux  negocia- 


246  LAFAYETTE 

tions,  et  proposa  d'acheter  la  Louisiane.  Les 
evenemens  se  succedaient  alors  avec  une  telle 
rapidite,  que  la  situation  de  la  France  avait  en 
core  une  fois  change  lorsque  ces  propositions  lui 
parvinrent.  Menace  d'une  nouvelle  guerre  par 
1'Angleterre,  fatigue  de  la  lutte  que  soutenait 
Saint-Domingue ,  charge  d'une  dette  assez  con 
siderable  envers  les  Etats-Unis,  le  premier  consul 
pensa  que  la  vente  de  la  Louisiane  etait  une 
bonne  operation  dont  1'opportunite  le  tirerait  de 
plus  d'un  embarras  et  il  la  vendit.  Les  Etats- 
Unis  consentirent  a  la  payer  quinze  millions  de 
dollars,  a  condition  que  sur  cette  somme  trois 
millions  sept  cent  cinquante  mille  dollars  se- 
raient  retenus  au  profit  des  negocians  americains, 
dont  les  reclamations  aupres  du  gouvernement 
francais  etaient  fondees  sur  les  saisies  illegales 
dont  ils  avaient  ete  victimes.  Ce  traite,  signe  k 
Paris  le  3o  avril  i8o3,  par  MM. Livingston  et 
Monroe  pour  les  Etats  -  Unis  ,  et  M.  Barbe- 
Marbois  pour  la  France  ,  futratifie  dansle  mois 
d'octobre ,  et  la  remise  de  la  colonie  aux  com- 
missaires  americains  eut  lieu  le  20  decembre  de 
la  meme  annee. 

Toutes  les  parties  interessees  a  ce  marche 
eurent  lieu  de  se  feliciter  de  sa  couclusion.  La 
France  renoncait  aux  embarras  d'une  domination 
lointaine  qtri  lui  eut  ete  plus  onereuse  que  profi 
table,  recevait  soixante  millions  de  francs  dont 


EN   AMERIQUE.  '247 

elle  avait  bcsoin  pour  la  ire  la  guerre,  et,  sans 
dcbourser  un  sou ,  s'acquittait  enverslesnegocians 
amerieains  d'une  sommede  pres  de  vingt  millions. 
Les  Etats-Unis  affermissaient  leur  independance 
en  se  dormant  de  nouvelles  frontieres  plus  sures 
que  les  auciennes ;  s'assuraient  la  preponderance 
commerciale  dans  le  golfe  du  Mexique  et  aux 
Antilles  ,  et  centuplaient ,  par  la  libre  navigation 
du  Mississippi ,  la  valeur  des  produits  des  etats  a 
Fewest  des  Alleghany;  enfin  la  Louisiane  elle- 
meme,  en  entrant  dans  la  grande  famille  fede 
rative  ,  recevait  une  existence  honorable  et  inde- 
pendante  eomme  corps  politique  ,  et  allait  voir 
son  Industrie  et  sa  prosperite  anranchies  des 
tracasseries  d'un  maltre  capricieux. 

La  Lonisiane  fut  immediatement  erigee  en 
gouvernenient  territorial ,  par  le  congres  des 
Etats-Unis,  qui  lui  donna  M.  Clayborne  pour 
gouverneur.  Et,en  181 1  ,  elle  futadmise,  comme 
membre  del'Union,  a  se  dormer  un  gouverne 
nient  et  des  institutions  de  son  choix.  Les  re- 
presentans  du  peuple,  librement  elus  etreunis  a 
la  Nouvelle-Orleans,  redigerentet  signerent  une 
constitution  qui  fut  ensuite  soumise  au  congres 
des  Etats-Unis ,  qui  la  sanctionna.  Cette  consti 
tution  fut,  a  pen  de  chose  pres,  calquee  sur 
celle  des  autres  etats.  Seulement  les  Louisianais 
crurent  devoir  prendre  le  plus  de  precautions 
possibles  centre  la  corruption  et  les  abus  de  pou- 


a48  LAFAYETTE 

voir.  Ainsi ,  par  exemple,  il  fut  decide^  que  toute 
personne  convaincue  d'avoir  donne  ou  offert  des 
presens  a  des  fonctionnaires  publics,  serait  de- 
claree  incapable  de  servir  comme  gouverneur , 
senateur  ou  representant. 

Les  principes  generaux  de  la  constitution  fu- 
rent  ainsi  etablis  : 

Aucune  somme  d'argent  ne  pent  sortir  du  tre- 
sor  que  pour  la  destination  designee  par  la  loi. 

—  Les  fonds  pour  1'entretien  de  1'armee  ne  doi- 
vent  pas  etre  faits  pour  un  terme  plus  long  que 
1'annee ,   et  un  etat  regulier  de  recettes  et  de- 
penses  doit  etre  public  tous  les  ans.  — Les  juge- 
mens  par  jures  dans  le  plus  bref  delai  possible. 

—  La  liberte  des  accuses  sous  caution,  excepte 
dans  les  crimes  capitaux.  —  Une  loi  n'aura  ja- 
mais  d'efFet  retroactif.  —  Aucune  loi  ne  peut  de- 
truire  les  stipulations  particulieres. — Qiaqueci- 
toyen  peut  ecrire  et  imprimer  ses  pensees  sur 
toute  matiere,  sous  la  responsabilite  cependant 
des  abus  de  cette  liberte.  —  La  libre  emigration 
de  1'etat  est  autorisee. — Toutes  lois  contraires  a 
la  constitution  sont  nulles  et  de  nul  effet.  — La 
constitution  est  susceptible  de  revision  suivant 
le  mode  prescrit. 

Si  je  croyais  qu'il  fut  necessaire  de  chercher 
de  nouvelles  preuves  de  la  superiorite  du  gou- 
vernement  independant  sur  le  regime  colonial , 
que  ce  dernier  releve  d'une  monarchic  ou 


EN  AMERIQUE.  2^9 

d'une  republique,  il  me  suffirait  de  montrer  la 
Louisiane ,  d'abord  colonie  pendant  pres  d'un 
siecle ,  et  ne  sortant  point  de  1'enfance ;  sans 
cesse  prise  et  reprise,  tantot  par  les  Espagnols , 
tantot  par  les  Francais,  et  toujours  incapable 
de  resistor  aux  uns  et  aux  autres;  coutant  a  sa 
metropole  cent  quatre-vingt-sept  mille  dollars 
par  an ;  et  n'offrant  enfin  ,  apres  les  nombreuses 
emigrations  de  1'Europe ,  qu'une  faible  popula 
tion  d'une  quarantaine  de  mille  ames ,  dissemi- 
nee  sur  un  vaste  territoire  en  friche.  Je  mon- 
trerais  ensuite  cette  meme  Louisiane,  apres  vingt 
ans  d'un  gouvernement  independant  et  republi- 
cain ,  ayant  plus  que  triple  sa  population;  bat- 
tant  sous  les  murs  de  sa  riche  capitale  une  armee 
composee  de  1'elite  des  troupes  de  1'Angleterre; 
recevant  annuellement  dans  se^  ports  plus  de 
quatre  cents  badmens  charges  d'echanger  ses 
riches  produits  contre  ceux  de  toutes  les  parties 
habitees  du  globe ,  et  offrant  dans  ses  villes  toutes 
les  ressources,  toutes  les  jouissances  qui  peuvent 
contribuer  au  bonheur  de  la  vie,  et  qui  ne  sont 
ordinairement  que  le  produit  d'une  longue  civi 
lisation. 

L'etat  de  Louisiane,  renferme  dans  ses  nou- 
velles  limites,  est  situe  entre  les  29*.  et  33e.  de- 
gres  de  latitude,  et  les  i2e.  et  17".  degres  de  lon 
gitude.  II  est  borne  au  nord  par  le  territoire 
d' Arkansas;  a  Test  par  le  Mississippi;  au'sud  par 


25o  LAFAYETTE 

legolfedu  Mexique;  etal'ouestparleTexas,  pro- 
vincees  pagnole.  Sa  surface  est  tie  quarante-huit 
mille  milles  carres ,  divisee  en  vingt-six  paroisses 
ou  comtes;  sa  population  est  de  cent  cinquante- 
trois  mille  cinq  cents  habi tans,  parmilesquels  on 
compte  niallieureusemcnt  pres  de  soixante  -  dix 
mille  esclaves.  La  capitalc  de  cet  etat  estlaNou- 
velle-Orleans,  ville  admirablement  situee  sousle 
rapport  commercial ,  regulierementbatie ,  ornee 
de  beaux  edifices ,  et  renfermant  une  population 
de  vingt-hnit  mille  ames.  Le  plus  grand  inconve 
nient  de  la  Nouvelle-Orleans  est  d'etre  assise  sur 
des  terres  d'alluvions  souvent  inondees  par  les 
debordemens  du  Mississippi ,  ce  qui  est  probable- 
ment  la  principale  cause  des  fievres  jaunes  qui  y 
regnent  pendant  tous  les  automnes.  L'impossi- 
bilite  de  trouver  une  seule  pierre  dans  tout  ce  sol 
alluvial,  fait  que  jusqu'a  present  on  n'a  pu  paver 
les  rues  de  la  ville,  aussi  dans  la  saison  des  pluies 
est-ilfort  difficile  desortir  a  pied ;  les  trottoirs  qui 
s'elevent  le  long  des  maisons  sauvent  a  peine  les 
pietons  de  la  boue,  et  n'empecberit  point  les 
voitures  de  s'y  enfoncer  quelquefois  jnsqu'aux 
moyeux.  L'administration  a  pris  enfin  le  parti 
tie  faire  venir  du  liaut  du  Mississippi  des  pierres 
propres  au  pavage,  que  les  batimens  prennent 
comme  lest.  Ge  moyen  est  long  et  dispendieux , 
mais  c'est  le  seul  praticable. 

La  plupart  des  voyageurs   qui  ont  visite  la 


EN  AMfiRIQUE.  261 

Nouvelle-Orleans  ,  pretendent  que  les  moeurs  de 
cette  ville  se  ressentent  beaucoup  de  la  presence 
des  nombreux  colons   emigres  de   Saint -Do- 
mi  ngue.  Ceux-ci  ont  la  reputation  d'aimer  les 
plaisirs  presque  jusqu'a  la  licence,  et  d'etre durs 
envers  leurs  esclaves.  L'amour  du  jeu  et  les  duels, 
qui  en  sont  souvent  la  suite ,  causent ,  dit-on , 
beaucoup  de  desordres  parmi  eux.  Confirmer  ou 
infirmer  ce  jugement  par  ma  propre  opinion, 
serait  de  ma  part  une  prevention  coupable.  Moil 
trop  court  sejour  dans  cette  ville  ne  m'a  point 
permis  d'etudier  le  caractere  de  la  societe  ,  et  je 
n'ai  pu  etre  frappe  que  de  1'esprit  de  patriotisme, 
de  liber  te  et  d'hospitalite  qui  s'est  exprime  avec 
enthousiasme  en  presence  du  general  Lafayette. 
Vingt-quatre  heures  apres  avoir  quitte  la  Nou- 
velle-Orleans ,  nous  arrivames  a  la  pointe  de  Dun 
can,  ou  les  citoyens  de  Baton-Rouge,  ville  situee 
a  huit  milles  plus  baut,  avaient  envoye  une  de 
putation  au-devant  du  general  Lafayette,  pour 
le  prier  de  s'arreter  quelques  instans  au  milieu 
d'eux.  Le  general  accepta  1'invitation  avec  re 
connaissance  ,  et  deux  beures  apres  nous  debar- 
quions  au  bas  de  Famphitbeatre  sur  lequel  s'eleve 
la  ville  de  Baton-Rouge.  La  plage  etait  couverte 
de  citoyens  a  la  tete  desquels  marchait  le  corps 
municipal,  et  le  premier  regiment  de  1'Union 
etait  venu  s'y  ranger  en  ba-tailie  sous  cette  meme 
banniere  etoilee  ,  qui ,  naguere ,  avait  ete  plantee 


LAFAYETTE 

sur  les  mines  du  despotisme  espagnol ,  par  les 
habitans  de  ces  paroisses,  au  mepris  des  plus 
grands  dangers.  Accompagne  du  peuple  et  de 
ses  magistrals,  le  general  se  rendit  dans  une 
salle  preparee  pour  le  recevoir,  et  dans  laquelle 
il  trouva  les  bustes  de  Washington  et  de  Jackson 
couronnes  de  lauriers  et  de  fleurs.  La  il  recut 
les  temoignages  de  tendresse  de  tous  les  ci- 
tovens ,  et  se  rendit  avec  eux  au  fort  ou  1'atten- 
clait  ]a  garnison,  qui  le  salua  de  vingt-quatre 
coups  de  canon ,  et  qui  defila  devant  lui.  Nous 
enlrames  ensuite  dans  le  principal  corps  de  ba- 
timent  pour  visiter  1'interieur  de  la  caserne; 
mais  quel  ne  fut  pas  notre  etonnement  en  en 
trant  dans  la  premiere  salle,  de  trouver,  au  lieu 
de  lits ,  d'armes  et  d'equipemens  militaires , 
une  nombreuse  assemblee  de  dames  brillantes 
de  beaute  et  de  parure,  qui  entourerent  le  ge 
neral  ,  et  lui  offrirent  des  rafraicliissemens  et 
des  fleurs !  Le  general  fut  tres-touche  de  cette 
agreable  surprise ,  et  passa  avec  bien  du  plaisir 
quelques  instans  au  milieu  de  cette  seduisante 
garnison.  A  notre  rentree  dans  la  ville  nous 
trouvames  un  grand  nombre  de  citoyens  qui 
s'etaient  reunis  pour  ofFrir  au  general  un  ban 
quet  public ,  auquel  presidaient  la  franche  COT- 
dialite  americaine  unie  a  1'amenite  francaise. 

II  etait  presque  nuit  lorsque  nous  remon tames 
sur  le  Natchez  pour  continuer  notre  route.  En 


EN  AMERIQUE. 
quittant  Baton-Rouge,  nous  eumes  le  chagrin  de 
nous  separer  encore  de  quelques-unes  des  per- 
sonnes  qui  etaient  venues  avec  nous  de  la  Nou~ 
velle-  Orleans,  entre  autre  ,  de  M.  Duplantier 
pere,  dont  Vactive  et  tendre  amitie,  ainsi  que 
celle  de  son  fils,  avaient  ete  d'une  grande  utilite 
an  general  Lafayette. 

Baton -Rouge  est  situe  sur  la  rive  gauche  du 
fleuve,  a  cent  trente-sept  milles  au-dessus  de  la 
Nouvelle-Orleans.  Dans  ce  trajet,  la  navigation  du 
Mississippi  est  fort  interessante.  Pendant  quelques 
milles,  en  partant  de  la  Nouvelle-Orleans,  1'oeil 
se  repose  agreablement  sur  cles  bords  enrichis  de 
belles  plantations  de  coton  et  de  sucre,  et  em- 
beliis  de  bosquets  d'orangers,  au  milieu  desquels 
les  habitations  des  planteurs  s'elevent  eclatantes 
de  blancheur.  Peu  a  peu  les  jardins,  les  maisons 
deviennent  plus  rares;  mais  jusqu'a  Baton-Rouge 
on  continue  a  voir  de  belles  terres  bien  cultivees. 
Ces  plantations  se  deroulent  le  long  du  fleuve 
et  s'etendent  en  arriere  quelquefois  a  pres  d'un 
mille ,  jusqu'aux  epaisses  forets  qui  leur  servent 
de  limites.  Le  sol  est  entierement  forme  des  fer- 
tiles  sedimens  deposes  par  les  anciennes  inon- 
dations  du  Mississippi  qui  est  maintenant  con- 
lenu  dans  son  lit  par  des  digues  artificielles.  Une 
loi  particuliere  impose  a  chaque  proprietaire  ri 
verain  d'entretenir  avec  soiri  3 a  portion  de  digue 
qui  s'eleve  devant  sa  propriete;  aussi  voit-on  par- 


254  LAFAYETTE 

tout  des  esclaves  continuellement  oceupes  a  plan 
ter  des  pieux  ,  entrelacer  des  branches  d'arbres , 
et  amonceler  de  la  terre  la  ou  le  fleuve  menace 
de  se  frayer  un  passage  ;  malgre  toutes  ces  pre 
cautions  ,  quelquefois  il  s'elance  furieux  par-des- 
sus  les  obstacles  qu'on  lui  oppose,  et  repand  avec 
ses  flots  la  devastation  et  la  mort  stir  les  habita 
tions  qu'il  traverse.  II  ne  se  passe  pas  d'annees 
sans  que  qnelques  proprietaires  aient  la  dou- 
leur  de  se  voir  enlever  en  quelques  instans  le 
fruit  de  longs  et  penibles  travaux.  Toutes  les 
terres  qui  longent  le  Mississippi,  depuis  son  em 
bouchure  jusqu'a  six  cents  milles  au-dessus,  sont 
exposees  aux  inondations.  Cependant,  a  partir 
de  Baton -Rouge,  la  rive  gauche  parait  s' clever 
assez  au-dessus  du  niveau  des  eaux  pour  etre  a 
Fabri  de  ces  desastres. 

II  y  a ,  de  Baton-Rouge  a  Natchez ,  deux  cent 
soixante  milles,  que  nous  fimes  en  trente  heures 
d'une  heureuse  navigation.  Dans  ce  trajet,  nous 
rencontrames  un  grand  nombre  de  batimens  de 
toutes  formes,  de  toutes  tailles,  et  charges  de 
toutes  sortes  de  produils  des  points  les  plus  eloi- 
gnes  de  1'Union.  Mais  ceux  qui  attirerent  le  plus 
notre  attention  furent  ces  grands  batimens  de 
forme  carree,  sans  mats,  sans  voiles,  sans  ra- 
mes,  descendant  le  fleuve  au  gre  du  courant , 
et  ressemblant  plutot  a  de  grandes  caisses  qu'u 
des  bateaux.  On  les  appelle  chalans.  11s  sont  or- 


EN   AMERIQUE.  255 

dinairement  monies  par  des  hommcs  da  Ken 
tucky,  qui  vont  ainsi  vendre  a  la  Nouvelle -Or 
leans  leur  ble ,  leurs  volailles,  leurs  bestiaux  ,  et 
qui,  apres  en  avoir  recu  le  prix,  vendent  aussi 
les  planches  de  leurs  chalans  qui  ne  pourraient 
remonter  le  fleuve,  et  retournent  cliez  eux  a  pied 
a  travers  Fes  forets  des  etats  de  Mississippi ,  Ala 
bama  et  Tennessee.  Plus  de  quinze  cents  indi- 
vidus  font  ainsi,  dit-on,  cliaque  ete,  dix-sept 
cents  milles  par  eau  dans  leurs  chalans,  et  pres 
de  onze  cents  a  pied  pour  revenir. 

Le  lundi  18  avril,  quelques  coups  de  canon, 
que  nous  entendimes  dans  le  lointain  au  point  du 
jour,  nous  annoncerent  que  nous  approchions 
d'une  ville;  quelques  instans  apres,  les  premiers 
rayons  du  soleil ,  dorant  le  haut  des  rives  du  Mis 
sissippi,  qui,  ericet  endroit,  s'elevent  a  eentcin- 
quante  pieds  au-dessus  de  la  surface  des  eaux, 
nous  firent  voir  le  sommet  des  maisons  de  Nat 
chez.  Notre  bateau  a  vapeur  s'arreta  un  peu  avant 
d'arriver  en  face  de  la  viile ,  et  nous  debarquames 
a  la  plage  de  Bacon ,  ou  le  general  etait  attendu 
par  les  citoyens  avec  une  caieche  a  quatre  che- 
vaux  et  une  escorte  de  cavalerie  et  d'infanterie 
volontaires.  Nous  aurions  pu  debarquer  un  peu 
plus  haut,  et  arriver  a  la  ville  par  un  chemin 
plus  direct;  mais  les  membres  du  comite  d'ar- 
rangement  eurent  la  coquetterie  de  nous  cori- 
duire  par  un  chemin  detourne ,  et  le  long  duquel 


^56  LAFAYETTE 

se  deroulaient  a  nos  yeux  toutes  les  beautes  de  la 
contree.  A  niesure  que  nous  avancions  le  cortege 
s'augmentait  de  citoyens  a  cheval ,  de  milices  a 
pied,  de  dames  en  voitures ,  et  de  presque  toute 
la  population  qui  venait  en  foule  recevoir  son 
hote  cheri  et  des  long  -  temps  attendu.  Deux 
adresses  furent  presentees  au  general ,  Tune  a 
1'entree  de  Ja  ville  par  ]e  president  du  comite 
d'arrangement,  1'autre  par  le  maire ,  sur  Tun  des 
points  les  plus  eleves  des  bords  du  Mississippi  eu 
vue  de  la  ville  et  du  fleuve ,  source  de  sa  prospe- 
rite.  Au  moment  ou  le  general  ache\7ait  sa  re- 
ponse,  un  liomme  sortit  precipitamment  de  la 
foule,  s'approcha  de  la  caleche  en  agitant  son 
chapeau  en  1'air,  et  s'ecria  :  «  Honneur  au  com- 
»  mandant  de  la  garde  nationals  parisienne !  J'e- 
»  tais  sous  vos  ordres  en  9 1 ,  mon  general ;  je  faisais 
»  partie  du  bataillon  des  Filles-  Saint  -Thomas. 
»  J'aime  encore  la  liberte  comme  je  1'aimais 
»  alors  :  vive  Lafayette  / . . . .  »  Le  general  Tut 
agreablement  surpris  de  trouver,  sur  des  rives  si 
lointaines,  un  de  ses  anciens  soldats-citovens,  qui 
Jui  rappelait  d'une  maniere  si  touchante  le  temps 
lieureux  ou  il  pouvait  raisonnablement  croire  au 
bonheur  et  a  la  liberte  de  sa  patrie.  II  lui  tenait 
afFectueusement  la  main  et  lui  exprimaitle  plai- 
sir  qu'il  avait  de  le  rencontrer  sur  une  terre  iibre 
et  hospitaliere. 

Au  moment  ou  nous  allions  entrer  dans  I'liolel 


EN   AMERIQUE.  267 

que  nous  devious  liabiter  ,  nous  vinies  venir  a 
nous  une  longue  colonne  d'enfans  des  deux  sexes; 
ils  etaient  conduits  par  le  colonel  Marshall,  qui 
demanda  au  general,  pour  eux  et  en  leur  nom  , 
la  permission  de  presser  sa  main.  Le  general  se 
preta  avec  empressement  a  ce  desir  des  enfans 
de  Natchez  ,  et  ils  defilerent  avec  ordre  devant 
lui  ,  en  placant  tons  successivement  une  de  leurs 
petites  mains  dans  les  mains  de  celui  qui  avait 
combattu  pour  la  liberte  de  leurs  peres.  Les  pa- 
rens  ,  temoins  de  cette  scene,  la  contemplaient 
en  silence  et  avec  attendrissement.  Lorsqu'elle 
fut  lerminee  ,  je  les  entendis  se  feliciter  entre 
eux  de   Fheureuse  influence  que  cette  journee 
aurait  sur  1'a  venir  de  leurs  enfans.   «  Lorsqu'ils 
»  seront  grands,  »    se  disaient-  ils  ,    «  et  qu'en 
»  parcourant  les  pages  de  Fhistoire  de  leur  pays 
»  ils  retrouveront  le  nom  de  Lafayette  intime- 
»  merit  lie  a  tous  les  evenemens  qui  ont  amene 
»  1'affranchissement  de  leurs  peres,  ils   se  rap- 
»  pelleront  Tamenite  de  ses  manieres,  la  dou- 
»  ceur    de    sa  voix  lorsqu'il  les  accueillit  dans 
»  leur  enfance  ,  et  ils  sentiront  s'augmenter  leur 
»  amour  pour  une  iiberte  conquise  par  un  tel 
»  homme....  » 

Les  habitans  de  Natchez  ne  negligerent  rien 
pour  rendre  delicieuses  a  leur  hote  les  vingt- 
quatre  heures  qu'il  passa  au  milieu  d'eux.  Le 
banquet  public  se  termina  par  des  toasts  que  1'on 


ii. 


LAFAYETTE 

porta  it  Fhote  de  la  nation-,  au  triomphe  d& 
Yorktown ;  a  la  France ,  combattant  pour  la 
liberte  du  Nouveau-Monde,  a  la  victoire  de  la 
Nouve lie-  Or leans ;  enfin ,  a  tous  les  souvenirs  de 
gloirs  et  de  patriotisms  americains.  Ge  ne  fut 
qu'apres  le  bal ,  qui  ne  se  termina  qu'au  point 
du  jour ,  que  le  general  put  songer  a  se  rembar- 
quer.  Les  dames  employment  tout  le  charm e  de 
leur  esprit  et  de  leur  amenite  pour  le  retenir  le 
plus  long-temps  possible  ;maisnosinstans  eta  lent 
comptes,  et  a  six  heures  du  matin  nous  etions 
deja  a  bord  de  notre  navire. 

Au  moment  oil  le  general  Lafayette  allait  quit 
ter  le  rivage,  un  vieux  soldat  revolutionnaire  se 
presenta  a  lui  en  lui  montrant  sa  poitrine  cou- 
verte  de  cicatrices.  «  Ces  blessures  font  mon  or- 
»  gueil ,  »  lui  dit-il ;  «  je  les  ai  recues  a  vos  cotes 
»  en  combattant  pour  1'independance  de  ma  pa- 
»  trie;....  votre  sang  a  coulc  le  meme  jour,  mon 
»  general ;. ...  c'etait  a  la  bataille  de  Brandy  wine , 
»  qui  manqua  nous  etre  si  funeste. »  —  «  En 
»  efFet,  c'etait ime  rude journee,»  lui  reponditle 
general ;  <c  mais  convenons  que  nous  en  avons  ete 
»  bien  dedommages  depuis.  »  —  «  Oh  1  c'est 
»  bien  vrai , »  reprifc  le  vieux  soldat ;  «  aujour- 
»  d'hui ,  pi.  •  exemple,  ne  sommes-nous  pas  heu- 
»  reux  au-dela  de  tous  nos  vo3ux;..,.  vous  rece- 
»  vez  les  benedictions  de  dix  millions  d'hpmnies 
»  libres ,  et  moi  je  presse  la  main  de  mon  brave  ge- 


EN   AMER1QUE.  209 

»  nefall  La  vertu  n'a-t-elle  pas  toujours  sa  re- 
»  compense !... » 

Tout  le  monde  applaudit  a  1'enthousiasme  et 
a  la  franchise  du  vieux  soldat ,  et  le  general  le 
pressa  cordialement  dans  ses  bras. 

En  quittant  Natchez ,  nous  nous  separames  de 
1' excellent  M.  Johnson ,  gouverneur  de  la  Loui^- 
siane,  qui  n'avait  point  voulu  quitter  le  general 
tant  qu'il  avait  etc  dans  les  limites  de  son  etat. 
II  nous  remit  aux  soins  de  1'etat  de  Mississippi  , 
et  nous  laissa ,  pour  nous  faire  les  honneurs  de 
la  Louisiane  ,  jusqu'a  Saint-Louis,  MM.  Prieur , 
recorder  du  conseil  de  la  ville  d'Orleans;  Caire, 
son  secretaire  particulier;  Morse  et  Ducros,  ses 
deux  aides  de  camp.  Le  general  Lafayette,  en  pre- 
nant  conge  du  gouverneur,  lui  donna  les  marques 
de  la  plus  sincere  affection ,  et  le  chargea  d'ex- 
primer  en  son  nom  toute  la  gratitude  dont  il 
etait  penetre  pour  1'accueil  plein  de  cordialite 
qui  lui  avait  ete  fait  a  la  Louisiane. 

Natchez  etait  autrefois  la  capitale  de  Tetat  du 
Mississippi,  mais  a  cesse  de  1'etre,  parce  que  sa 
situation  n'est  pas  assez  centrale.  Sa  population 
est  de  pres  de  trois  mille  ames ,  et  son  port  est 
un  lieu  de  repos  et  d'approvisionnement  pour 
tous  les  navires  qui  naviguent  entre  la  Nouvelle- 
Orleans  et  les  etats  de  FOuest ,  ce  qui  lui  donne 
une  grande  activite.  Gette  ville  fut  fondee  en 
1717  par  quelques  soldats  et  ouvriers  francais  qui 


26o  LAFAYETTE 

avaient  etc  en  garnison  au  fort  Rosalie ,  et  qui  ^ 
trouvant  le  terrain  beau,  s'y  etablirent  apres 
avoir  obtenu  leur  conge ;  la  plupart  acheterent 
leurs  terrains  des  sauvages  de  ce  canton ,  qui  ha- 
bitaient  a  quelque  distance  du  fleuve,  ou  ils 
avaient  cinq  villages  tres-pres  les  uns  des  autres. 
Gelui  qu'on  appelait  le  Grand  tillage,  ou  de- 
meurait  le  chef  principal  de  cette  nation ,  etait 
bad  le  long  d'une  petite  riviere  nominee  la  Ri 
viere  Blanche.  (Test  a  1'ouest  de  ce  village  que 
des  Francais,  conduits  par  Hubert  et  Lepage, 
avaient  eleve  le  fort  Rosalie. 

Quand  on  a  vu  les  environs  de  Natchez,  on 
eoncoit  facilement  comment  les  premiers  colons 
renoncerent  a  leur  patrie  pour  se  fixer  dans  ces 
lieux  encore  sauvages.  II  est  difficile  de  rencon- 
trer  un  sol  plus  fertile,  une  vegetation  plus 
yigoureuse ,  des  accidens  de  terrains  plus  agrea- 
bles  et  plus  varies ;  les  vallees  offrent  de  fertiles 
paturages ,  les  collines  sont  couronnees  de  sas 
safras  ,  de  catalpa ,  de  tulipiers  et  de  superbes 
magnolia  grandiflora  ,  dont  la  cime  s'eleve  a 
plus  de  cent  pieds  de  hauteur ,  et  dont  les  larges 
fleurs  blanches  parfumerit  Fair  delicieusement. 
Cependant  on  ne  pent  se  defendre  d'un  senti 
ment  penible ,  en  songeant  que  ces  prairies  si 
vertes,  ces  bocages  si  frais ,  cette  nature  si  vi- 
goureuse  et  si  gaie ,  sont  quelquefois  visites  et 
attristes  par  la  fievre  jaune. 


EN    AMfiRIQUE,  261 

Natchez  est  la  seule  ville  de  1'etat  de  Mississippi 
que  nous  ajons  visite'e;  aussi  ne  dirai-je  que 
peu  de  choses  de  cet  etat;  je  rappellerai  seu- 
lement  que  pendant  long-temps  il  fit  partie, 
ainsi  que  F  Alabama ,  de  1'etat  de  Georgie  ,  dont 
ii  fut  separe  en  1800;  que  ce  fut  en  1817  qu'il 
prit  rang  comme  corps  politique  independant 
dans  1'Union ,  et  qu'il  se  donna  une  constitution. 
La  fertilite  de  son  sol  et  la  facilite  des  debouches 
pour  ses  produits  out  singulierement  contribue 
a  Taccroissement  de  sa  population;  en  1800  elle 
n'etait  que  de  six  mille  huit  cent  cinquante 
ames,  aujourd'hui  elle  en  compte  soixante-seize 
mille.  Si  sur  ce  nombre  on  ne  comptait  pas 
pres  de  trente  mille  esclaves,  la  prosperite  serait 
encore  plus  grande.  Neanmoins ,  on  trouve  beau- 
coup  de  fortunes  considerables  dans  cet  etat;  il 
n'est  pas  rare  d'y  rencontrer  des  proprietaires 
qui  ont  de  trente  a  quarante  mille  francs  de  re- 
venu ;  les  principaux  produits  sont  le  coton  et 
le  mai's. 

L'etat  de  Mississippi  est  situe  entre  le  3oe.  et  le 
35e.  degres  de  latitude  nord,  et  entre  le  i  ie.  et  le 
\L\C.  degres  de  longitude  ouest  de  Washington- 
City;  sa  surface  est  de  quarante-cinq  mille  trois 
cent  cinquante  milles  carres;  il  est  borne  au 
nord  par  1'etat  de  Tennessee,  a  Test  par  1'etat 
d' Alabama ,  au  sud  par  1'etat  de  Louisiane 
et  le  golfe  du  Mexique,  a  1'ouest  par  1'etat  de 


262  LAFAYETTE 

Louisiane  et  le  territoire  d' Arkansas.  Quoique  la 
population  y  soit  encore  bien  disseminee  ,  les 
terres  y  sont  cepenclarit  d'un  prix  assez  eleve; 
sur  les  bords  du  fleuve  elles  valent  de  ciriquante 
a  soixante  dollars  1'acre ;  elles  content  un  peu 
nioins  cher  a  mesure  qu'on  s'eloigne  des  moyens 
de  transports. 

En  nous  eloignant  de  Natchez,  nous  nous  se- 
parames  pour  ainsi  dire  du  monde  civilise.  De 
cette  ville  a  Saint-Louis  on  ne  rencontre  pas  une 
reunion  de  maisons  qui  nierite  le  nom  de  ville  oit 
meliiede  village;  les  rives  du  Mississippi  s'abaissent 
de  nouveau  ,  et  ne  presentent  plus  que  des  terres 
inondees  et  couvertes  d'epaisses  forets  impene- 
trables  aux  rayons  du  soleil;  les  essaims  de  mous- 
tiques  qui  en  sortent,  et  qui  se  precipitent  en 
epais  nuages  sur  les  voyageurs,  rendent  la  na 
vigation  presque  insupportable,  surtout  pen 
dant  la  nuit,  si  on  n'a  pas  eu  la  precaution  de 
semunirdemoustiquaires.  Les  seules  habitations 
que  1'on  rencontre  sur  les  points  un  peu  el  eves 
au-dessus  du  niyeau  du  fleuve,  sont  de  grossieres 
cafbanes  liabitees  temporairement  par  ces  bar- 
dis  speculateurs  du  Nord,  qui  tou jours  abandon- 
iiant  le  bien  pour  1'espair  du  micux ,  reculent 
sans  cesse  devant  la  civilisation,  ct  vont  cbercher 
la  fortune  dans  les  deserts.  Les  dangers  de  la 
navigation  s'accroissent  avec  la  monotonie  du 
rivage;  a  cliaque  pas  on  rencontre  des  monu- 


EN  AM&RIQUE. 
mens  de  desastres  recens.  Ici  c'est  une  trombe 
qui  a  traverse  le  fleuve ,  et  qui  dans  sa  course 
devastatrice  a ,  sur  1'une  et  1'autre  rive ,  dera- 
cine  et  enleve ,  conmie  de  faibles  roseaux ,  des 
miliiers  d'arbres  qui ,  par  leur  taille  prodigieuse, 
faisaient  1'orgueil  de  la  foret.  La ,  riotre  capitaine 
nous  montre  ou  un  snag  ou  un  sawyer,  dont  la 
pointe  inclinee  a  perce  un  batiment  que  les 
flots  ont  englouti  aussitot;  plus  loin,  des  bu- 
cherons,  en  nous  livrant  lebois  dont  nous  avons 
besoin ,  nous  racontent  Texplosion  d'une  ma 
chine  a  vapeur  qui  a  donne  la  niort  a  plus  de 
quarante  passagers;  et  nous  ne  tardons  pas  a  voir 
rious-memes  la  plage  couverte  de  voyageurs  qui 
attendent  avec  impatience  que  leur  navire,  qui 
vient  d'etre  perce  par  un  snag ,  soit  remis  en  etat 
de  braver  de  nouveau  le  danger  auquel  ils  vien- 
nent  d'echapper  a  peine. 

Ces  snags  et  ces  sawyers ,  si  redoutes  du  na- 
vigateur,  sont  tres-nombreux  tout  le  long  du 
fleuve.  Les  premiers  sont  des  arbres  entraines 
par  les  grandes  eaux ,  et  qui,  apres  avoir  flotte 
quelque  temps,  se  fixent,  par  leur  extremite  in- 
ferieure,  dans  le  fond  de  la  riviere  ,  et  presentent 
ieur  sommet  au-dessusou  au-dessous  de  la  surface 
de  1'eau,  selon  leur  longueur,  mais  toujours  in 
clines  dans  la  (Jirection  du  courant.  Les  sawyers 
ne  different  des  snags  qu'en  ce  qu'ils  sont  moins 
solidement  fixes au  fond  du  fleuve,  etque  le  con- 


264  LAFAYETTE 

rant  leur  imprime  une  vibration  continuelle  qui 
leur  fait  alternativement  cacher  et  clever  leur 
sommet  au-dessus  de  la  surface  des  eaux.  Gomme 
leur  position  change  souvent,  ilssont  tres-difliciles 
a  eviter;  et  silesnavires,  qui  remontentlefleuve, 
out  le  malheur  de  les  heurter ,  leur  perte  est 
presque  assuree;  car  ils  sont  perces  de  telle  ma- 
mere,  que  1'eau ,  entrant  par  1'ouverture,  les 
submerge  quelquefois  en  peu  de  minutes., 

Mais  on  est  peu  dispose  a  s'inquieter  de  tous 
ces  dangers  quand  on  a,  conime  nous,  a  bord 
d'un  bon  navire  habilement  conduit ,  toutes  les 
delicatesses  de  la  vie ,  et  les  ressources  inepuisa- 
bles  qu'offre  la  societe  de  bons  et  airnables  com- 
pagnons  de  voyage.  A  la  commission  orleanaise 
s'etaient  joints  deux  citoyens  de  Natchez,  comme 
representans  de  J'etat  de  Mississippi  aupres  du 
general  Lafayette.  Nous  devons  aux  soins  et  a  la 
gaite  des  uns  et  des  autres  de  n'avoir  pas  connu 
un  seul  instant  Fen&ui  ou  1'inquietude  pendant 
notrelongue  navigation.  Apres  avoir  longe  pen 
dant  cinq  jours  Fetal  de  Louisiane,  le  territoire 
d' Arkansas  et  une  partie  de  1'etat  de  Missouri  k 
notre  gauche ;  1'etat  de  Mississippi ,  Vetat  de  Ten 
nessee  ,  etcelui  cle  Kentucky  a  notre  droite,  nous 
arrivames  a  Fembouchure  de  FOhio  sans  faire 
d'autres  haltes  que  celles  necessaires  pour  pren- 
dre  le  bois  dont  nous  avions  besoin   pour  ali- 
inenter  le  fourneau  de  notre  machine  a  vapeur, 


EN    AMERIQUE.  265 

Ce  bois  nous  etait  livre  quelquefois  par  des  bu 
cherons  qui  habitent  les  rives  du  fleuve  et  qui  ne 
vivent  que  du  produit  des  forets  sans  limites  qui 
les  environment.  Souvent  nous  faisions  notre 
approvisionnement  en  Fabsence  des  bucherons. 
Dans  ce  cas,  notre  capitaine,  apres  avoir  fait 
prendre  par  les  liommes  de  son  equipage  la 
quantite  de  bois  qui  lui  etait  necessaire,  lais- 
sait  en  echange  un  billet  qu'il  clouait  a  un  ar- 
bre ,  et  sur  lequel  il  iriscrivait  le  nombre  de 
cordes  de  bois  qu'il  avait  prises ,  le  noni  de  son 
batiment,  le  lieu  de  sa  residence  ,  la  date  de  son 
passage,  et  sa  signature.  Gette  maniere  de  com- 
mercer  avec  les  bucherons  du  Mississippi  est  fort 
commune,  et  j'ai  oui-dire  qu'elle  n'avait  jamais 
ofFert  un  exemple  de  mauvaise  foi  de  la  part  des 
acheteurs,  qui  se  montrent  toujours  fort  scrupu- 
leux  dans  1'acquittement  cle  leurs  billets  qui  ne 
leur  sont  represent.es  souvent  que  quelques  mois 
apres ,  a  Natchez  ou  a  la  Nouvelle-Orleans. 

Arrives  a  Tembouchure  de  1'Ohio ,  nous  avions 
fait,  depuis  la  ville  de  Natchez  ,  quatre  cent  cin- 
quante  milles.  Notre  pilote  nous  declara  alors 
que  la  partie  superieure  du  Mississippi  lui  etait 
trop  peu  connue  pour  qu'il  se  hasardat  a  nous 
conduire  au  milieu  des  dangers  qu'on  y  rencon 
tre  a  chaque  pas.  En  consequence  de  cette  decla 
ration,  notre  bon  capitaine  Davis  nous  fit  entrer- 
dans  lOhio  pour  aller,  a  quatre  milles  de  son 


266  LAFAYETTE 

embouchure,  prendre  un  autre  pilote,  que  nous 
trouvames  heureusement  de  suite.  En  y  allant, 
nous  rencontrames  un  bateau  a  vapeur  dont  la 
forme  etroite  et  la  marche  vacillante  nous  fit 
presume!1  que,  destine  a  la  navigation  des  petites 
rivieres,  il  ne  se  trouvait  sur  les  flots  agites  d'un 
grand  fleuve  que  par  une  circonstance  extraordi 
naire.  Ge  bateau  a  vapeur  etait  I' Artisan ,  por- 
tant  la  deputation  du  Tennessee ,  envoyee  au 
devant  du  general  Lafayette  pour  lui  faire  re- 
monter  le  Cumberland  jusqu'a  Nashville  ,  ou  il 
etait  attendu  depuis  long -temps,  et  ou  le  plan 
de  son  voyage  a  Saint-Louis  n'etait  pas  encore 
connu.  Apres  une  courte  conference  avec  les  de 
putes  de  1'etat  de  Tennessee,  qui  insistaient  beau- 
coup  pour  que  le  general  passat  de  suite  a  leur 
bord,  il  fut  resolu  que  nous  continuerions  notre 
voyage  de  Saint-Louis  sur  le  Natchez ;  qu'une 
partie  de  la  deputation  de  Tennessee  viendrait 
avec  nous;  quel'autre  partie  demeurerait  a  bord 
de  r Artisan  qui  resterait  en  station  a  J'embou- 
chure  cle  TOhio  jusqu'a  notre  retour.  Ges  arran- 
gemens  faits  a  la  satisfaction  de  tout  le  monde, 
nous  sortimes  de  la  belle  riviere  pour  rentrer  sur 
le  grand  fleuve.  Nous  remarquames  avec  etonne- 
ment  qu'au  confluent  de  ces  deux  masses  d'eau , 
le  courant  parait  suspendu  pendant  quelques 
milles,  ce  qui  semble  indiquer  egalite  de  volume 
et  de  force  dans  les  deux  fleuves  a  cet  endroit. 


EN  AMERIQUE.  267 

A  partir  de  1' embouchure  de  1'Ohio ,  1'aspect 
des  rives  du  Mississippi  change  entierement.  Les 
terres,  plus  elevees,  offrent  aussi  un  plus  grand 
norabre  d'habitations.  De  distance  en  distance 
on  retrouve  des  traces  des  anciens  etablissemens 
francais,  et  de  jolies  lies  bien  boisees  se  presen- 
tent  de  temps  en  temps  aux  yeux  du  navigateur, 
comme  de  beaux  bouquets  de  verdure  et  rompent 
la  monotonie  du  fleuve.  On  rencontre  d'abord 
1'ile  aux  Oiseaux,  delicieuse  par  sa  fraicheur;  en- 
suite  celles  des  Deux-Soeurs  et  de  la  Dent-du- 
Chien ;  enfin  1'ile  Anglaise,  qui  rappelle  le  pre 
mier  etablissement  forme    par  les  Anglais  au 
milieu  de  ces  deserts,  en  1765  ,  et  presque  aussi- 
tot  detruit  par  les  sauvages ,  qui  voyaient  avec 
peine  leurs  anciens  amis  les  Francais  depossedes 
par  des  marchands  qu'ils  n'avaierit  jamais  aimes. 
A  quarante  milles  environ  du  confluent,  s'ele- 
vent,  presque  en  face  1'uri  de  Fautre,  le  cap  Gi- 
rardeau  et  le  cap  Lacroix,  tons  deux  ainsi  nommes 
parlesFrancaisqueM.de  Frontenac,  gouverneur 
du  Canada ,  envoya  verifier  1'assertion  des  sau 
vages  qui  lui  avaient  dit  :  que  du  cote  du  nord 
coulait  une  grande  riviere  qui  riallait  ni  vers 
I'endroit  oil  le  Grand  Esprit  se  leve ,  ni  vers  ce- 
lui  oil  il  se  couche.  II  y  a  maintenant  au  cap 
Girardeau  une  petite  ville  fondee  recemment , 
et  qui  deja  commence  a  prosperer.  Un  peu  plus 
haut,  sur  la  riveorientale,  on  aperroit  des  mines. 


a68  LAFAYETTE 

d'anciennes  fortifications ,  se  presentant  d'une 
maniere  tout-a-fait  pittoresque;  ce  sontles  restes 
du  fort  de  Chartres ,  construit  a  grands  frais  par 
les  Francais.,  en  1763,  pour  la  defense  du  haut 
Mississippi ,  et  niaintenant  abandonne  par  les 
Americains  comme  tout-a-fait  inutile. 

Quelques  heures  apres  avoir  depasse  le  fort  de 
Chartres ,  tandis  que  nous  nous  promenions  sur 
le  pont  de  notre  navire  ,  notre  capitaine  nous  fit 
remarquer  sur  le  fleuve  une  troupe  de  jeunes  oies 
de  la  Louisiane,  conduite  par  le  pere  et  la  mere. 
La  forme  elegante ,  le  plumage  si  bien  dessine 
de  ces  beaux  oiseaux  me  donna  le  desir  de  m'em- 
parer  de  toute  la  famille.  Je  nVelancai  aussitot 
dans  la  chaloupe  avec  deux  matelots  que  le  ca 
pitaine  me  donna  ,  et  je  me  dirigeai  vers  elle  en 
tachant  de  la  resserrer  entre  nous  et  le  rivage.  Le 
pere  et  la  mere,  eifrayes,  se  sauverent  surle  bord 
en  poussant  de  grands  cris;  mais  les  petits,  trop 
faibles  encore  pour  voler  ou  pour  franchir  1'escar- 
pement  des  rives,  tomberent  bientot  en  grande 
partie  entre  nos  mains  ,  et  nous  en  rapportarnes 
cinq,  que  notre  capitaine  eutla  bonte  de  garder, 
en  nous  promettant  de  les  clever  avec  soin  et  de 
les  conduire  a  la  Nouvelle-Orleans ,  d'ouM.  Caire 
s'engagea  a  les  envoy er  a  la  Grange ,  pour  peu- 
pler  la  ferme  du  general  1.  Comme  je  revenais 

1  Ces  oies  ,  ainsi  que  des  hqccos  du  Mexiquc  ,  donnes 


EN   AMERIQUE.  269 

de  cette  petite  expedition ,  j'apercus  au  milieu 
du  fleuve  une  autre  proie  bien  tentante ;  c'etait 
un  cerf  superbe  qui  nageait  avec  autant  de  calme 
et  de  facilite  que  s'il  eut  ete  dans  son  element 
naturel.  Lorsqu'il  entendit  nos  cris  se  meler  au 
bruit  de  notre  machine  a  vapeur,  il  coucha  ses 
longs  bois  rameux  sur  son  dos,  s'enfonca  dans 
Feau  pour  se  soustraire  a  nos  regards,  et  s'eloi- 
gna  de  nous  rapidement  en  se  precipitant  dans 
les  plus  forts  courans.  Lorsqu'il  se  sen  tit  a  1'abri 
de  nos  poursuites  ,  il  reparut  sur  1'eau ,  redressa 
fierement  son  bois,  et  continua  tranquillement 
son  voyage.  II  n'est  pas  rare,  nous  dirent  nos 
compagnons  de  voyage  ,  de  voir  beaucoup  de 
ces  animaux  passant  ainsi  d'une  rive  du  fleuve  a 
1'autre,  et  visitant  les  iles  fertiles  qui  ornent  son 
cours. 

A  cent  milles  de  1'Ohio ,  les  rives  du  Mississippi 
prennent  tout  a  coup  un  aspect  imposant :  elles 
s'elevent  a  pic  a  plus  de  quatre-vingts  ou  cent 
pieds  au-dessus  du  niveau  de  Feau.  Elles  sont 
formees  de  granit  tres-dur.  Dans  toute  leur 

par  M.  Duplantier ;  cles  dindons  sauvages,  donnes  par 
M.  Thousand  de  Baltimore  5  des  vaches  de  Devonshire, 
donnees  par  M.  Patterson  ;  des  perdrix  d'une  espece  par- 
ticuliere  a  1'Ameri^ue ,  donnees  par  M.  Skinner,  etc.,  font 
aujourd'hui  I'ornement  de  la  ferme  de  La  Grange ,  ou  le 
general  Lafayette  s'efforce  de  conserver  et  multiplier 
leurs  especes. 


LAFAYETTE 

hauteur,  elles  sont  empreintes  de  sillons  pro- 
fonds  et  horizontaux  qui  paraissent  avoir  etc 
creuses  par  le  frottement  de  1'eau  ,  lorsque  le 
fleuve  coulait  aux  diiferentes  hauteurs  qu'ils  in- 
diquent.  Quelques-uns  de  ces  sillons  out  pres 
d'un  pied  de  profondeur  :  ils  sont  espaces  entre 
eux  inegalement,  et  marquentles  baisses  succeo 
sives  des  eaux.  Au  niveau  actuel  du  fleuve,  le 
sillon  est  a  peine  ebsuche.  Combien  done  a-t-il 
fallu  de  temps  pour  la  formation  de  chaque  sillon 
par  la  seule  action  de  1'eau  sur  une  pierre  aussi 
dure?  La  solution  de  eette  seule  question  jetterait 
peut-etre  bien  du  trouble  dans  les  calculs  des 
faiseurs  de  systemes ,  qui  pretendent  determiner 
1'epoque  de  la  formation  de  notre  globe. 

A  quelques  milles  plus  loin  ,  ces  rochers  a  pic 
laissent  entre  eux  et  le  rivage  un  assez  vaste 
espace,  dans  lequel  s'eleve  Herculanum.  La  si 
tuation  de  ce  village  est  tout-a-fait  romantique; 
les  tours,  construites  sur  le  roc  qui  le  couronne 
irregulierement ,  lui  donnent  un  caractere  fan- 
tastique ,  et  piquent  la  curiosite  des  voyageurs. 
Du  haut  de  ces  tours,  qui  saillent  du  roc  taille  a 
pic,  on  jette  du  plomb  fondu  ,  qui  refroidit  en 
roulant  dans  Fair,  s'arrondit,  et  tombe  en  dragees 
dans  de  vastes  recipiens  d'eau,  places  au-dessous. 
Les  trous ,  grands  ou  petits ,  du  crible  en  fer  par 
ou  il  passe  lorsqu'on  1'y  verse  bouillant,  forment 
les  divers  calibres  qu'on  desire  avoir,  ou  qu'oii 


EN  AMERIQUE.  371 

emploie  pour  la  chasse.  Des  mines  de  plomb  qui 
se  trouvent  en  abondance  sur  les  bords  de  la 
riviere  Meramec  ,  qui  se  jette  a  dix  milles  de  la 
dans  le  Mississippi ,  ont  donne  naissance  a  ces 
etablissemens  dont  la  prosperite  augniente  cha- 
que  jour. 

Le  28 ,  a  la  fin  du  jour ,  nous  arrivarnes  a  un 
assez  pauvre  village  que  les  Francais  fonderent 
autrefois  sous  le  triste  nom  de  J^ide-Poche ,  et 
qui  aujourd  hui  est  plus  connu  sous  le  nom  de 
Carondelet.  Quoique  nous  ne  fussions  plus  qu'a 
six  ou  sept  milles  de  Saint-Louis,  comme  nous  ne 
pouvions  y  arriver  de  jour,  les  membres  des 
diverses  commissions  qui  accompagnaient  le  ge 
neral,  resolurent  de  passer  la  nuit  a  1'ancre  sur 
le  fleuve,  et  d'attendre  lelendemain  pour  arriver 
a  cette  ville.  Des  que  les  habitans  de  Garondelet 
eurent  connaissance  cle  la  presence  du  general 
Lafayette  dans  leur  voisinage,  ilsaccoururent  en 
foule  sur  le  bailment  pour  le  saluer.  Jls  sont 
presque  tous  Francais.  Depuis  long-temps  leur 
etablissement  se  compose  d'une  soixantaine  de 
rnaisonsau  plus,  et-ne  promet  guere  d'accroisse- 
ment.  Peu  propres  au  commerce  ,  ils  ne  s'occu- 
pent  que  d'agriculture  ,  encore  n'est-ce  que  de 
maniere  a  pourvoir  strictement  au  necessaire  de 
la  vie.  La  plupart  sont  yen  us  du  Canada  ,  et  se 
sont  etablis  sur  une  portion  de  terre  le  long  du 
Mississippi ,  sans  s'informer  a  qui  ces  terres  appar- 


272  LAFAYETTE 

tenaient.  Us  les  cultivent  les  uns  depuis  dix  ans , 
les   autres  depuis  vingt,  et  mil  parmi  eux  n'a 
songe  a  s'assurer  la  propriete  de  la  petite  ferine 
qu'il  a  creee  a  la  sueur  de  son  front.  Aujourd'liui 
que  le  gouvernement  des  Etats-Unis  vend  beau- 
coup   de  terres  qu'il  possede  dans  ces  regions, 
ces  malheureux  courent  risque  a  cliaque  instant 
de  se   voir  depossedes    par  des  acquereurs  qui 
viendront  reclamer  leurs  droits.  Us  parlerent  de 
leurs  inquietudes  au  general ,  qui  leur  promit  de 
faire  connaitre  leur  situation  au  gouvernement 
federal ,  et  de  s'interesser  ^  leur  sort.  Ces  bonnes 
gens,  dans  la  simplicite  de  leur  reconnaissance, 
offrirent  a  celui  qu'ils  regardaient  deja  comme 
leur   protecteur ,   tout  ce  qu'ils  penserent   qui 
pourrait  lui   etre  agreable;  Fun  lui  apporta  des 
oiesdu  Mississippi  apprivoisees;  1'autre  une  jeune 
biclie  qu'il  avait  elevee ;  un  autre  encore ,  cles  pe- 
trifications  et  cles  coquillages  qu'il  croyait  pre- 
cieux.  Le  general  s'apercut  que  s'il  refusait  leurs 
presens  il  les  affligerait ;  il  s'empressa  done  de 
les  accepter  ,  et  s'arrangea  ensuite  de  maniere 
a  leur  faire  recevoir  des  temoignages  de  sa  re 
connaissance. 

Le  29  avril,  des  le  matin,  nous  vimes  arriver 
a  notre  bord  le  gouverneur  Clark,  du  Missouri ; 
le  gouverneur  Colet,  de  1'lllinois,  et  le  colonel 
Benton ,  qui  ve^naient  tous  trois  pour  accompa- 
gner  le  general  jusqu'a  Saint-Louis.  Quelques 


EN   AMERIQUE.  ^3 

instans  apres  un  bateau   a  vapeur  ,    le  Plougli 
Bay ,  charge  d'un  grand  nombre  de  citoyens  , 
vint  se  ranger  a  cote  du   Natchez ,  et  Thole  de 
la   nation  fut  salue  par  une  triple  acclamation 
qui  fit  retentir  les  forets  du  Missouri,  du  Wel 
come  Lafayette.   Alors  nous  levames  Faiicre  , 
et  a  neuf  heures  nous   apercumes    un    assem 
blage  considerable  d'edifices ,  d'architecture  assez 
bizarre,  selevant  au  milieu  de  beaux  bouquets 
de   verdure  et   de  rians  jardins ,  dominant  au 
loin  le  cours  du  lleuve.  C'etait  la  ville  de  Saint- 
Louis;    son    nom,  et  le  langage  dune    partie 
de  ses  habitans,  nous   rappelerenl;  bientot  son 
origine.  Mais  si  nous  fumes  frappes  de  la  diver- 
dite  des  langages  dans  lesquels  on  saluait  le  ge 
neral  Lafayette  ,  nous  ne  le  fumes  pas  moins  de 
Funiformite  des  sentimensqu'on  lui  temoignait. 
Le  rivage  etait  convert  de  la  population  toute 
entiere,  qui  repondait  par  ses  cris  d'allegresse  au 
salut  bruyant  de  Fartillerie  de  nosdeux  navires. 
Au  moment  ou  le  general  mil  le  pied  a  terre,  le 
.  docteur  Lane  ,  niaire  de  la  ville ,  s'offrit  a  lui  a  la 
tete  du  corps  municipal,  etlesalua  enluidisant : 
«  Soyez    le    bienvenu  ,    Lafayette  ,   dans    ces 
)>  contrees  lointaines  de  notre  vaste  republiqne. 
»  Peu  d'hommes  parmi  nous  out  eu  ,  avant  ce 
»  jour,   le    bonheur    de    contempler  vos    traits 
>'  venerables  ;  mais  vos   actions  heroiques   sont 
w  gravees  dans  notre  memoire  et  dansnos  coeurs 
ii.  18 


LAFAYETTE 
»  entrails  ineffacables;  vos  sacrifices  pour  servir 
»  la  cause  de  notre  patrie  pendant  la  faiblesse 
»  de  son  enfance ,  sans  ambitionner  d'autre 
»  recompense  que  celle  qu'une  ame  genereuse 
»  trcuve  dans  Faccomplissement  d'une  bonne 
»  action  ;  votre  devouement  a  la  defense  des 
»  droits  de  notre  nation  ,  et  votre  hospitalite 
»  envers  ceux  de  nos  compatriotes  qui  sont  alles 
»  en  France  depuis  cette  epoquc  orageuse  ;  votre 
»  renonciation  volontaire  aux  privileges  heredi- 
»  taires;  votre  Constance  a  defendre  les  droits  de 
»  1' horn  me ,  le  bon  ordre  et  la  liberte  ratio- 
»  nelle ;  en  un  mot,  la  fermete  et  la  purete  de 
»  votre  longue  vie  dans  tant  de  circonstances 
»  difficiles,  nous  sont  parfaitement  conntis,  et 
»  expliqueront  a,  nos  descendans  cette  influence 
»  magique  que  votre  presence  exerce  sur  nos 
»  citoyens,qui  eprouvent  pour  vous  avec  enthou- 
»  tiasme  un  sentiment  de  reconnaissance  et  de 
»  veneration  qui  peut  etre  egale  ,  mais  jama  is 
»  surpasse. 

»  En  vous  offrant ,  a  vous  et  a  votre  famille, 
»  lacordiale  bospitalite  de  notre  ville,  nous  nous 
»  plaisons  a  esperer  que  la  vue  de  quelques-uns 
»  de  vos  anciens  compagnons  d'armes,  et  sur- 
»  tout  le  plaisir  de  contempler  dans  votre  vieil- 
»  lesse  la  rapide  propagation  de  ces  principes  de 
)>  gouvernement  a  1'etablissement  desquels  vous 
»  avez  si  beureusement  et  si  directement  contri- 


EN   AM&UIQUE.  2?5 

»  bue  dans  votre  jeunesse,  vous  determineront  a 
»  vous  fixer  parmi  nous.  » 

Au  moment  ou  le  general  prononcait  les 
derniers  mots  de  sa  reponse  au  maire,  une  ele 
gante  caleclie  ,  trainee  par  quatre  clievaux,  s'ap- 
procha  du  rivage  ,  et  le  recut  pour  le  conduirc  a 
la  ville,  qu'on  lui  fit  parcourir  dans  tous  les 
sens ,  au  milieu  des  acclamations  du  peuple.  11 
etait  accompagne  par  M.  Auguste  Choteau  ,  ve 
nerable  vieillard  par  qui  Saint-Louis  fut  fonde  ; 
par  M.  Hempstead  ,  vieux  soldat  revolution- 
naire,  et  par  le  maire.  Ces  messieurs  le  condui- 
sirent  a  la  maison  du  fils  cle  M.  Choteau  ,  pre- 
paree  pour  le  recevoir  ,  et  qui  resta  ouverte  ei 
tous  Jes  citojens  indistinctement  qui  voulurent 
visiter  1'liote  national.  Parmi  les  visiteurs  ^  le 
general  trouva  avec  plaisir  M.  Hamilton,  fils 
du  general  Alexandre  Hamilton ,  ancien  aide  de 
camp  de  Washington  ,  et  qu'il  avait  tant  aime  > 
et  un  vieux  sergent  francais  de  1'armee  de  Ro- 
chambeau ,  nomme  Bellissime.  Ce  dernier  ne 
pouvait  contenir  1'expression  de  la  joie  qu'il 
eprouvaitcn  voyant  un  compatriote  ainsihonore 
par  la  nation  americaine. 

Les  habitans  de  Saint-Louis  savaient  que  le 
general  Lafayette  ne  pourrait  passer  que  quelques 
heures  au  milieu  d'eux  ,  ct  ils  mi  rent  a  proiit  le 
peu  de  temps  dont  il  pouvait  disposer  pour  lui 
faire  voir  tout  ce  que  leur  ville  ou  ses  environs 

1 8. 


2?6  LAFAYETTE 

reiiferment  de  curieux.  Pendant  que  le  diner  sc* 
preparait  chez  M.  Pierre  Choteau,  nous  sortimes 
en  voiture  pour  aller  visiter,  sur  les  bords  du 
fleuve  ,  des  traces  d'anciens  rnonuraens  indiens  , 
que  quelques  voyageurs  disent  etre  des  tombeaux, 
que  quelques  autres  considerent  comme  d'an- 
ciennes  fortifications  ou  des  lieux  de  rassemble- 
ment  pour  la  celebration  de  ceremonies  reli- 
gieuses.  Toutes  ces  opinions  sont  malheureuse- 
merit  egalement  susceptibles  de  discussion  ,  car 
cesmonumens  neconservent  aucun  caractere  assfz 
prononce  pour  qu'on  en  puisse  tirer  des  induc 
tions  raisonn&bles.  Ceuxqui  sontaupres  de  Saint- 
Louis  ne  sont  autre  chose  que  des  elevations  en 
terre  gazonnee ,  dont  la  forme  ordinaire  est  un 
carre  long.  Leur  hauteur  commune  n'est  guere 
que  de  buit  pieds ,  mais  a  du  etre  beaucoup  plus 
considerable  avant  que  les  terres  eussent  ete  atfais- 
sees  par  les  siecles.  Leurs  flancs  sont  inclines ,  et 
la  longueur  mojenne  de  leur  base  est  de  quatre- 
vingts  a  cent  pieds ,  leur  largeur  varie  de  trente  a 
soixante  pieds  ;  ce  qui  me  porte  &  croire  que  ces 
mouvemens  de  terre  n'ont  jamais  ete  operes  pour 
etablir  des  postes  de  guerre ,  c'est  qu'aucune  de 
ces  masses  n'est  entouree  de  fosses  ,  et  qu'elles 
sont  placees  trop  pres  les  unes  des  autres.  Ces 
mounds  (  c'est  ainsi  que  les  Americains  appellent 
tous  ces  monumens)  ne  sont  pascommunsseulc- 
ment  dans  les  environs  de  Saint-Louis,  mais  encore 


EN   AMtRIQUE.  277 

<lans  toutl'etat  de  Missouri,  dans  celui  d'Indiana , 
et  sur  les  borcls  de  1'Ohio ,  ou  Ton  rencontre , 
dit-on ,  des  traces  bien  plus  interessantes  de  la 
plus  haute  antiquite }  et  qui  semblent  indiquer 
que  ce  monde,  que  nous  appelons  nouveau ,  a  ete 
le  siege  d'une  civilisation  peut-etrebien  anterieure 
a  celle  de  TEurope1. 

Des  mounds  de  Saint-Louis  ,  au  confluent  du 
Missouri  et  du  Mississippi ,  nous  n'aurions  eu  que 
trois  ou  quatre  heures  de  marclie;  mais  les  instans 
du  general  etaient  tellement  comptes  que  nous 
fumes  obliges  de  renoncer  au  plaisir  que  nous 
aurait  procure  la  vue  de  la  reunion  de  ces  deux 
fleuves  qui  prennent  Jeurs  sources  au  milieu  de 
contrees  sur  lesquelles la  nature  seule encore regne 
sans  rivalite,  et  nous  rentrames  en  ville  pour 
aller  visiter  le  cabinet  de  curiosites  indiennes  du 
gouverneur  Clark.  Gette  collection  est  la  plus 
complete,  la  plus  variee  qu'il  soil  possible  de 
trouver.  Nous  la  visitames  avec  d'autant  plus  d'in- 
teret  qu'elle  nous  fut  montree  par  son  createur , 
M.  Clark ,  qui  lui-meme  a  recueilli ,  dans  les  con- 
trees  lointaines  qu'il  a  parcourues  avec  le  capi- 
taine  Lewis ,  tons  les  objets  qui  la  composent. 
Ori  y  trouve  tous  les  vetemens  ,  armes ,  usten- 


1  Voyez  a  ce  sujet  1'ouvragc  tres-curieux  de  M.  War 
flen  ,  ayant  pour  titre  :  Recherches  sur  les  aiitiquites  d(> 
I'Amerique  septentrionale. 


2?8  LAFAYETT,E 

siles  de  peche ,  de  chasse  et  de  guerre,  en  usage 
parmi  les  di verses  tribus  qui  habitent  vers  les 
sources  du  Missouri  et  vers  celles  clu  Mississippi. 
Parmi  les  objets  qui  servent  ordinairement  de 
parure  aux  chasseurs  indiens ,  des  colliers  de  grif- 
fes  ,  d'une  taille  prodigieuse  ,  frapperent  surtout 
nos  regards.  Ces  griffes  proviennent,  nous  dit 
M.  Clark  ,  clu  plus  terrible  des  animaux  du  conti 
nent  americain  ,  de  Tours  gris  du  Missouri ,  dont 
la  feroce  intelligence  ajoute  encore  a  la  terreur 
qu'in  Spirent  sa  taille  et  sa  force  prodigieuse.  Les 
ours  de  cette  espece  s'associent  au  nombre  de  dix 
ou  douze,  et  quelquefois  plus,  pour  cbasser  et 
partager  leur  proie  en  commun.  L'bomme  est 
leur  gibier  de  predilection ,  et  quand  ils  tombent 
sur  ses  traces ,  ils  le  chassent  a  voix  comme  nos 
cliiens  courans  cbassent  le  lapin,  et  il  est  diflicile 
qu'il  echappe  a  la  Constance  rle  leurs  recbercbes. 
Get  animal  est  tout-a-fait  inconnu  en  Europe  , 
meme  dans  les  plus  riches  menageries.  Le  cabi 
net  d'histoire  naturelle  de  Londres  en  possede 
seulunegriffeque Ton  regarde  comme  une  grande 
rarete  1.  M.  Clark  a  visite ,  vers  les  sources  du 
Missouri  et  du  Mississippi ,  des  tribus  indiennes 

1  Depuis  son  re  tour  en  France,  le  general  Lafayette  a 
recu  un  jeune  ours  clu  Missouri  que  lui  a  envoye  le  gou- 
verneur  Clark.  II  en  a  fait  present  a  MM.  les  professeurs 
du  Jardin  des  Plantes  ,  qui  1'ont  fait  placer  a  la  mena 
gerie  ,  oil  le  public  peut  le  voir  maintenant. 


EN    AMERIQUE.  '^79 

<jui,  jusqu'ei  lui ,  n'avaient  jamais  vu  un  homme 
blanc,  et  parmi  lesquelles  il  a  cependant  trouve 
des  traces  d'ancienncs  relations  avec  des  peuples 
plus  civilises qu'elles-m  ernes.  Amsi ,  par  exemple, 
il  a  rapporte  un  fouet  dont  les  cavaliers  de  ces 
tribus  se  servent  pour  conduire  leurs  chevaux  , 
et  ses  nceuds,  dont  la  combinaison  est  fort  com- 
pliquee  ,  sont  absolument  disposes  comme  les 
noauds  du  knout  des  Cosaques.  II  a  fait  present 
au  general  Lafayette  d'un  vetement  d'un  chef  de 
ces  tribus ,  et  ce  vetement  a  aussi  une  ressem- 
blance  frappante  avec  la  redingote  russe.  II  est 
fait  de  peau  de  buffalo  ,  tellement  bien  preparee 
qu'elle  a  toute  la  souplesse  et  la  proprete  d'une 
peau  appretee  par  le  plus  habile  chamoiseur.  De 
ces  faits  et  de  quelques  autres,  M.  Clark  et  le 
capitaine  Lewis ,  son  compagnon  de  voyage  7  con- 
el  uent  qu'il  a  existe  autrefois  pres  du  pole  une 
voie  de  communication  entre  TAsie  et  1'Ameri- 
que.  Ces  deux  intrepides  voyageurs  out  publie  , 
en  1814,  une  interessante  relation  du  voyage 
qu'ils  ont  fait  en  1804,  5  et  6  ,  par  ordre  du 
gouvernement  americain ,  pour  reconnaitre  les 
sources  du  Missouri  et  le  cours  de  la  riviere  de 
Colombie  jusqu'a  1' Ocean  Pacifique. 

INous  serions  restes  volontiers  encore  fort  long- 
temps  danslemusee  du gouverneur  Clark,  a  ecou- 
ter  les  savansrenseignemens qu'il  avait la  complai 
sance  de  nous  donner  sur  ses  immenses  voyages ; 


280  LAFAYETTE 

mais  on  nous  avertit  que  1'heure  du  diner  appro- 
chait  ,  et  nous  nous  retirames  pour  nous  rendre 
chez  M.  Pierre  Choteau.  Chemin  faisant ,  nous 
visitames  avec  attention  la  partie  de  la  ville  que 
nous  n'avioris  pas  encore  vue.  Nous  fumes  eton- 
nes  de  la  construction  bizarre  de  quelquesmaisons 
qui  nous  parurent  etre  les  plus  anciennement 
baties.  Elles  se   composent   generalement  d'un 
seul  etage,  environne  d'une  galerie  que  recouvre 
un  grand  toit  en  saillie.  Quelqu'un  nous  fit  re- 
marquer  qu'autrefois  le  rez-de-chaussee  n'etait 
point  habite ,  et  que  1'escalier  qui  conduisait  a 
1'etage  superieur  etait  mobile  et  pouvait  s'enlever 
h  volonte.  Cette  precaution -futinspiree  autrefois, 
aux  premiers  babitans  de  Saint-Louis ,  par  la  ne- 
cessite  de  se  mettre  a  1'abri  des  attaques  nocturnes 
et  imprevues  des  sauvages  qui  voyaient ,  avec  in 
quietude  ,  Tetablissement  permanent  des  blancs 
au  milieu  d'eux.  Lorsque  Saint-Louis  ,  faible  vil 
lage  ,  passa  sous  la  domination  espagnole ,  les 
Indiens  du  voisinage  etaient  encore  si  nombreux 
et  si  entreprenans,  que  les  babitans  avaientpeine 
a  leur  resister  et  n'osaient  presque  plus  sortir. 
On  rapporte  qu'en  1794?  un  chef  de  guerre  in- 
dien  entra ,  avec  uri  parti  de  sa  nation ,  dans  Saint- 
Louis  ,  et  adressa  ces  paroles  au  lieutenant  gou- 
verneur  espagnol ,  auquel  il  avait  demande  une 
entrevue  :  «  Nous  tommes  venus  pour  vous  offnr 
)^  ]a  paix.  Nous  vous  avons  fait  la  guerre  pendant 


EN    AMERIQUE.  281 

»  plusieurs  Junes,  et  qu'en  est-il  resulte?  Rien. 
«  Nos  guerriers  out  employe  tous  les  inoyens 
»  pour  combattre  les  votres  ;  mais  vous  ne  voulez 
)>  pas ,  vous  n'osez  pas  vous  mesurer  avec  nous  I 
»  Vous  etes  un  tas  cle  vieilles  femmes !  Que  peut- 
»  on  faire  avec  un  tel  peuple  ,  si  ce  n'est  la  paix, 
»  puisqu'il  ne  veut  pas  combattre?  Je  viens  done 
»  vous  Voffrir ,  et  enfouir  la  hacne ,  eclaircir  la 
w  chaine  et  ouvrir  de  nouveau  la  communication 
»  avec  vous.  » 

Depuis  cette  epoque ,  les  tribus  indiennes  se 
sont  considerablement  aftaiblies  ,  et  en  grande 
partie  eloignees;  ce  qu'il  en  reste  dans  les  envi 
rons  rnontre  des  dispositions  tout  a-fait  pacifiques 
envers  les  habitans ,  avec  lesquels  ils  font  un  com 
merce  de  pelleteries  assez   considerable.  D'ail- 
leurs ,  aujourd'hui  la  population  de  Saint-Louis 
est  assez  nombreuse  pour  n'avoir    plus  rien  a 
craindre  de  pareils  voisins.  Elle  est  cTenviron  six 
mille  ames ,  et  sera  probablement  doublee  dans 
quelques  annees  ,  car  cette  ville  parait  appelee  a 
accomplir  de  brillantes  destinees  clans  ces  vastes 
regions,  au  milieu  desquelles  la  civilisation ,  con- 
duite  par  la   liberte  et  1'industrie  americaines, 
s'avance  a  pas  de  geant.  Saint-Louis  est  cleja  le 
grand  entrepot  de  tout  le  commerce  des  contrees 
a  1'ouest  du   Mississippi.   Sa   situation   presque 
au  point  de  jonction  de  quatre  ou  cinq  grands 
fleuves  dont  les  branches  aboutissent  a  toutcs 


22  LAFAYETTE 

]es  extremites  les  plus  eloignees  de  1'Union, 
rend  ses  communications  faciles  et  rapides  avec 
tous  les  lieux  quipeuvent  fournir  aux  besoins  on 
au  luxe  de  ses  heureux  habitans.  Dans  quel  eton- 
nement  Vesprit  n'est-il  point  plonge  quand  on 
songe  qu'une  pareille-prosperite  n'est  1'ouvrage 
que  de  quelques  annees ,  et  que  le  fondateur 
d'une  ville  si  florissante  vit  encore  aujourd'hui , 
et  jouit  deja  depuis  long-temps  de  resultats  que 
non-seulement  il  n'avait  point  esperes ,  mais  aux- 
quels  il  aurait  nieme  refuse  de  croire ,  si  on  les 
avait  predits  a  sa  jeune  et  ardente  imagination  , 
lorsque  pour  la  premiere  fois  il  aborda  sur  les 
rive  desertesdu  Mississippi.  Cethoiimie  entrepre- 
nant ,  qui  de  sa  hache  abattit  lui-meine  le  pre 
mier  arbre  de  1'antique  foret  qui  a  fait  place  a 
]a  ville  de  Saint-Louis;  qui  de  ses  mains,  deja 
accoutumees  aux  penibles  travaux  des  defriche- 
mens ,  eleva  la  premiere  maison  autour  de  la- 
quelle  devaient,  en  si  peu  de  temps,  se  grouper 
les  edifices  d'une  riche  cite;  qui,  par  son  courage 
et  son  esprit  conciliant ,  reprima  d'abord  la  fureur 
des  Indiens  et  capta  ensuite  leur  bienveillance; 
cet  bomme  heureux  est  M.  Auguste  Choteau.  Je 
1'ai  deja  nomme  parmi  ceux  qui  furent  charges 
par  fes  habitans  de  Saint-Louis  de  faire  les  hon- 
neurs  de  leur  ville  a  Fhote  de  la  nation  ameri- 
caine.  Ce  fut  chez  son  fils,  M.  Pierre  Choteau  , 
que  nous  primes  place  au  banquet  de  la  recon- 


EN   AMfiRIQUE.  2t83 

naissance  republicaine.  G'etait  une  chose  fort 
interessante  que  cle  voir  assis  a  la  meme  table , 
le  fonclateur  tl'une  grande  •ille ,  un  des  princi- 
paux  defenseurs  cle  1'independance  d'une  grande 
nation  ,  et  les  representans  de  quatre  jeunes  re- 
publiques,  deja  riches  par  leur  Industrie,  puis- 
santes  par  la  liberte  et  heureuses  par  de  sages 
institutions.  La  conversation  offrit,  comme  on 
le  pense  bien  ,  le  plus  vif  interet ;  on  questionna 
beaucoup  M.  Auguste  Choteau  surjesentreprises 
aventureuses  de  sa  jeunesse.  On  demanda  a  1'ami , 
an  compagnon  d'armes  de  Washington  ,  quelques 
details  sur  la  glorieuse  et  decisive  campagne  de 
Virginie;  et  on  entendit  avec  plaisir  les  mem- 
bres  des  deputations  de  la  Louisiane,  du  Missis 
sippi,  du  Tennessee  et  du  Missouri,  faire  le  ta 
bleau  de  la  prosperite  de  leurs  pays  respectifs.  Ge 
qui ,  dans  cette  reunion  ,  toucha  peut-etre  le  plus 
le- general  Lafayette,  ce  fut  cette  unanimite  de 
sentimens  parmi  les  convives ,  qui ,  quoique  ne 
parlant  pa;?  tous  la  meme  langue,  s'entendaient 
cependant  si  bien  sur  1'excellence  des  institutions 
republicaines  sous  lesquelles  ils  s'estimaient  tous 
heureux  de  vivre.  Avant  de  quitter  le  banquet 
pour  nous  rendre  an  bal  que  les  dames  avaient 
prepare,  on  echangea  quelques  toasts,,  qui  tous 
portaient  1'empreinte  de  Theureuse  harmonie 
qui  regne  entre  Fancienne  population  francarse 
et  la  nouvelle  population  americaine.  M.  De- 


^8  LAFAYETTE 

lassus,  ancien  lieutenant  gouverneur  de  la  Loui- 
siane ,  but :  «  Aux  Etats-Unis  et  a  la  France! 
»  Puissent  ces  deu»  pays  produire  encore  un 
»  Washington  et  un  Lafayette  pour  1'emancipa- 
»  tion  du  reste  du  monde ! » 

Le  gouverneur  Coles  :  «  A  la  France ,  chere  a 
»  nos  coeurs  par  tant  de  souvenirs,  mais  surtout 
»  pour  avoir  donne  le  jour  a  notre  Lafayette.  » 

Le  general  Lafayette  termina  en  portant  la 
sante  du  venerable  patriarche  qui ,  en  i  ^63,  fonda 
la  ville  de  Saint-Louis ;  et  aussitot  nous  quittames 
la  table  pour  nous  rendre  au  bal ,  ou  nous  trou- 
vames  la  compagnie  la  plus  brillante  et  la  plus 
nombreuse  qui  se  fut  jamais  reunie ,  nous  dit-on  , 
sur  la  rive  occidentale  du  Mississippi.  L'eclat  des 
decorations  de  la  salle ,  et  Felegance  des  dames 
qui  la  remplissaient ,  nous  firent  completement 
oublier  que  nous  etions  a  1'entree  d'un  desert  que 
les  sauvages  eux-m ernes  considerent  comnie  in- 
suffisant  a  leurs  simples  besoins ,  puisqu'ils  ne  Tha- 
bitent  jamais  qu'accidentellement.  Nous  primes 
part  aux  plaisirs  de  la  soiree  jusqu'a  pres  de 
minuit ,  beure  a  laquelle  nous  nous  retirames  a 
bord  du  Natchez  ,  pour  y  prendre  un  peu  de 
repos  en  attendant  le  retour  du  jour  qui  devait 
eclairer  notre  depart.  Au  moment  ou  nous  al- 
lions  nous  embarquer ,  plusieurs  citoyens  de 
Saint-Louis  eurent  la  bonte  de  nous  offrir  quel- 
ques  objets  de  curiosite ,  tels  que  des  arcs  ,  des 


EN   AMfiRIQUE.  286 

fleches ,  des  calumets ,  des  vetemens  d'lndiens 
du  Missouri;  nous  acceptames  avec  reconnais 
sance  ces  temoignages  de  bienveillance  que  nous 
avons  conserves  comme  de  doux  souvenirs  des 
instans  heureux  passes  si  loin  de  notre  patrie. 


a86  LAFAYETTE 


CHAPITRE  XI. 


CHANGEMENS  SURVENUS  DANS  LA  NAVIGATION  DIJ  MISSISSIPPI  DEPUIS 
L'EMPLOI  DE  LA  VAPEDR.  —  ARRIVEE  A  KASKASKIA.  —  LES  CA- 
NADIENS  ET  LES  INDIENS.  -  SINGULIERE  RENCONTRE  D'CNE 
JEUNE  INDIENNE  ELEVEE  PARMI  LES  BLANCS  ET  RETOURNEE  A  LA 
VIE  SAUVAGE.  —  BALLADE  INDIENNE.  -  ETAT  o'lLLINOIS.  -  DEPART 
DE  K.ASK.ASK.1A.  -  SEPARATION  DO  GENERAL  LAFAYETTE  ET  DE  LA 
DEPUTATION  DE  LA  LOUIS1ANE. 


LE  gouverneur  Coles,  qui  s'etait  em  barque  avec 
nous,  demanda  au  general  Lafayette,  et  obtint 
de  lui  qu'il  ne  s'eloignat  pas  des  rives  du  Missis 
sippi  sans  visiter  1'etat  d'lllinois,  devant  lequel 
nous  passions  en  descendant  le  fleuve.  11  fut  de 
cide  que  nous  nous  arreterions  a  Kaskaskia  ,  grand 
village  de  cet  etat  ,  et  ,  quoique  nous  en  fussions 
a  pres  de  quatre-vingts  milles,  nous  y  arrivames 
un  peu  apres  midi,  tant  notre  navigation  fut 
heureuse  et  rapide.  Depuis  Fheureuse  application 
de  la  vapeur  a  la  navigation  ,  les  changemens  sur- 
venus  dans  les  relations  des  villes  riveraines  du 
Mississippi  entre  elles,  tiennent  du  prodige.  Au- 
trefois  le  voyage  de  la  Nouvelle-Orleans  a  Saint- 
Louis  coutait  trois  a  quatre  mois  de  travaux  les 
plus  penibles  qu'on  puisse  imaginer;  Faction  de 
la  rarne  rie  sulfisant  pas  toujours  pour  vaiucre  la 


EN   AMEIUQUE.  287 

resistance  du  courant-du  fleuve,  on  etait  souvent 
oblige  de  faire  remorquer  le  bateau  par  des 
hommes  qui ,  a  Faide  d'une  petite  nacelle,  allaient 
de  temps  en  temps  en  avant  prendre  un  point 
d'appui  sur  un  des  arbres  du  rivage.  Cette  ma 
noeuvre  lente  et  penible  ,  les  privations  ou  le 
mauvais  regime  qui  en  etaient  la  suite,  causaient 
dans  les  equipages  des  bateaux  des  maladies  aux- 
queiles  succombait  ordinairement  un  tiers  des 
hommes*  Aujourd'hui  ce  meme  trajet,  qui  est 
de  pres  de  cinq  cents  lieues ,  se  fait  en  clix  jours , 
sans  fatigue,  sans  privations,  entre  un  bon  lit 
et  une  bonne  table,  et  souvent  en  fort  bonne 
eompagnie ;  le  retour  se  fait  communement  en 
cinq  jours;  ensorte  que  la  Nouvelle-Orleans  et 
Saint-Louis,  qu'une  si  grande  distance  separe, 
sont  cependant  habituees  maia tenant  a  se  consi- 
derer  comme  deux  villes  voisines,  dont  les  habi- 
tans  se  connaissent  mieux  et  se  visitent  recipro- 
quement  plus  souvent  que  ne  peuvent  le  faire 
ceux  de  Paris  et  de  Bordeaux. 

Le  general  Lafayette  ii'etait  point  attendu  a 
Kaskaskia ,  et  rien  n'avait  ete  prepare  pour  cette 
visite  imprevue.  Pendant  que  nous  debarquions, 
quelqu'un  courut  au  village,  qui  est  situe  a  un 
quart  de  lieue  du  rivage,  et  en  revint  bientot 
avec  une  voiture  pour  le  general ,  qui ,  un  in 
stant  apres ,  se  vit  entoure  d'nn  grand  nombre  de 
citoyens  qui  accouraient  au  devant  de  lui  pour 


288  LAFAYETTE 

le  recevoir.  Dans  le  cortege  qui  se  forma  pour 
1'accompagner ,  on  ne  vit  point  d'appareil  mili- 
taire,  ni  Teclat  des  triomphes  qu'ori  ltd  avait 
decernes  dans  les  riches  cites,  mais  les  accens  de 
la  joie  et  de  la  reconnaissance  republicaine  qui 
frapperent  ses  oreilles ,  durent  etre  bien  doux  a 
son  cceur,  puisqu'ils  lui  prouvaient  que  partout 
ou  avait  penetre  la  liberte  americaine  se  perpe- 
tuaient  aussi  1'amour  et  la  veneration  du  peuple 
pour  ses  fondateurs. 

Nous  suivimes  le  general  a  pied  ,  et  nous  arri- 
vames  presque  aussitot  que  lui  a  la  niaison  du 
general  Edgar,  venerable  soldat  de  la  revolution , 
qui  1'accueillit  avec  un  tendre  empressement ,  et 
qui  ordonna  que  toutes  les  portes  restassent  ou- 
vertes,    afin   que   tous   ses  concitoyens  pussent 
jouir  comme  lui  du  plaisir  de  presser  la  main 
du  fils  adoptif  de  TAnierique.  Apres  qu'on  eut 
accorde  quelques  instans  a  1'expiosion  un  peu 
tumultueuse  des  sentimens  que  la  presence  du 
general  inspirait  aux   ci  toy  ens ,  le   gouverneur 
Coles  eleva   la  voix ,  et  reclama   de  ses  admi- 
nistres  uri  peu  de  silence,  qu'ils  lui  accorderent 
avec  un  empressemeut  et  une  deference  qui  me 
prouverent  que  son  autorite  reposait,  non-seule- 
ment  sur  la  loi,  mais  encore  suf  1'afFection  ge- 
nerale.  II  s'avanca  alors  vers  Lafayette,  autour 
duquel   le  cercle    des  assistans    s'etait   un   peu 
agrandi,  etlui  adressa  avec  emotion  un  discours 


EN   AMfiRIQUE.  189 

dans  lequel  il  lui  peignit  les  transports  que  sa 
presence  excitait  au  milieu  cle  la  population  de 
Fetat  d'lllinois,  et  1'heureuse  influence  que  le  sou 
venir  de  sa  visite  exercerait  plus  tard  sur  les  en- 
fans  temoins  aujourd'hui  de  renthousiasme  de 
leurs  peres ,  pour  Tun  des  plus  vaillans  fondateurs 
de  leur  liberte. 

«  L'amour  de  la  liberte,  »  lui  dit-il ,  «  qui  est 
»  ]e   sentiment  caracteristique  des  Americains, 
»  n'exerce  pas  plus  d'empire  sur  nos  cceurs  que 
)>  noire  devouement  entbousiaste  et  notre  vene- 
»  ration  pour  les  heros  et  les  sages  de  notre  re- 
»  volution.  Nous  nous  glorifions  de  leurs  actions, 
«  nous  consacrons  leur  memoire,  nous  venerons 
»  leurs  noms,  nous  sommes  devou.es  a  leurs  prin- 
»  cipes,   et  nous  sommes  fermement  resolus  a 
»  nejamais  renoncer  aux  droits  et  aux  libertes 
»  con  qui  s  par  leurs  vertus ,  leur  valeur  et  leur 
»  sagesse....  Animes  de  ces  sentimens,  et  en  pre- 
»  sence  d'un  des  plus  vertueux,  des  plus  desin- 
»  teresses  et  des  plus  bero'jques  champions  de 
»  nos  droits  et  de  notre  independance;  en  pre- 
»  sence  d'un  des  peres  de  notre  republique,  d'un 
»  apotre  de  la  liberte ,  du  bienfaiteur  du  genre 
»  humain,  notre  emotion  ne  nous  permel  plus 
»  d'exprimer  la  nature  et  la  force  des  sentimens 
»  qui  nous  agitent...  » 

lei,   en   effet ,   la  voix   du   gouverneur  Coles 
s'altera  sensiblement ,  et  il  fut  oblige  de  s'inter- 
H.  19 


290  LAFAYKTTI-: 

rompre  pour  rccueillir  ses  idees.  Pendartt  cet 
instant  de  profond  silence,  je  jetai  im  regard  sur 
L'aasemblee  au  milieu  de  laquelle  je  me  trou- 
vais,  et  je  fus  frappe  d'etonnement  en  remar- 
quant  la  variete  et  la  bizarrerie  de  sa  composi 
tion.  A  cote  dliommes  que  la  dignite  de  leur 
contenance  et  1' exaltation  patriotique  de  leurs  re 
gards  faisaient  facilementreconnaitre  pour  Ame 
rica  ins,  etaieut  d'autres  homines  dont  les  vete- 
mens  plus  grossiers,  la  vivacite,  la  petulance  des 
mouvemens,  la  joie  expansive  de  leurs  visages, 
me  rappelerent  beaucoup  les  paysans  de  ma 
patrie;  derriere  ceux-ci ,  prcs  de  la  porte  et 
sur  le  piazza  qui  entoure  la  maison,  se  tenaient 
debout,  im  mobiles  ,  impassibles  ,  de  grandes 
figures  rouges,  a  demi-nues,  appuyees  sur  un  arc 
ou  sur  un  long  fusil;  e'etaient  des  Indiens  du 
voisinage. 

Apres  une  pause  de  quelques  secondes  ,  le 
gouverneur  reprit  sa  harangue,  qu'il  terminaen 
presentant,  avec  une  grande  eloquence,  le  ta 
bleau  fidele  des  bienfaits  que  1'Amerique  avait 
recueillis  cle  sa  liberte  ,  et  de  I'heureuse  influence 
que  ses  institutions  republicairiesdevaientexercer 
un  jour  sur  le  reste  du  monde.  Lorsque  1'orateur 
eut  fmi ,  un  leger  murmure  d'approbation  s'eleva 
clans  1'assemblee,  et  se  prolongea  jusqu'a  ce  que 
Ton  s'apercut  que  le  general  Lafayette  allait  re- 
pondre  ;  alors  il  se  fit  de  nouveau  un  silence  at- 


EN   AMERIQUE.  291 

tenth,  et  cliacun,  clans  le  tlesir  de  1'entendre, 
se  rapproclia  ct  resserra  le  cercle  aulour  de  lui. 
II  prit  alors  la  parole  ,  et  dit  :  «  C'est  avec  un 
»  vif  bonhetir ,  monsieur,  que  je  me  trouve  dans 
»  1'e'tat  d'Jllinois,  et  que  je  me  vois  accueilli,  au 
»  nom  du  peuple,  par  le  respectable  gouverneur, 
»  dont  les  sentimens  a  raon  egard,  exprimes 
»  avec  tant  de  bonte ,  me  penetrent  de  reeonnais- 
»  sauce,  tandis  que  ses  patriotiques  esperances, 
)>  ses  liberales  declarations,  m'inspirent  la  plus 
»  grande  sympathie  et  la  plus  haute  considera- 
»  tion.  Un  engagement  sacre  ,  et  bien  compris 
»  par  tous  les  citoyens  des  Etats-Unis ,  m'oblige 
»  d'abreger  ma  visite  dans  la  partie  occidentale 
»  de  1'Union  ;  mais  j'emporte  Tinexprimable 
»  satisfaction  d'avoir  vu  par  moi-meme  les  pro- 
»  gres  de  la  prosperite  et  de  1'irnportance  de  ce 
»  jeune  etat ,  tels  qu'ils  sont ,  triplement  ga rands 
)>  par  ses  institutions  rep ubli calces,  par  tous  ses 
»  avantages  locaux  ,  et  par  sa  generalise  deter- 
»  mination  de  cultiver  ses  bienfaits  d'apres  les 
»  principes  les  plus  purs  de  la  liberte  ameri- 
»  caine.  A  ces  cordiales  felicitations,  mon  cher 
»  monsieur,  je  joins  mes  remercimens  pour 
»  I'lioniieur  que  vous  m'avez  fait  d'associer  mon 
»  nom  a  ceux  de  mes  bien-aimes  et  veneres  amis. 
»  Acceptez,  je  vous  prie  ,  pour  les  citoyens  de 
»  1'etat  d'lllinois,  pour  leurs  representans  dans 
»  les  deux  chambres,  com  me  pour  leur  premier 

10. 


292  LAFAYETTE 

»  magistral ,  1'expression  de  ma  gratitude  pour 
»  1'afFectueuse  invitation  qu'ils  nVavaient  adres- 
»  see;  pour  la  reception  qui  m'est  faite  aujour- 
»  d'hui  dans  cette  patriotique  ville  de  Kaskaskia  ; 
»  j'y  joins  tous  les  voeux  de"  mon  devouement  et 
»  de  mon  respect.  » 

Apres  ces  felieitationsreciproques ,  commenca 
une  autre  scene  non  moms  interessante.  Quel- 
ques  vieux  soldats  revolutionnaires  sortirent  de 
la  foule  et  vinrent  presser  la  main  de  leur  vieux 
general ;  pendant  qu'il  s'entretenait  avec  eux  et 
qu'il  les  entendait  avec  attendrissement  citer  les 
iioms  de  ceux  de  leurs  anciens  compagnons  d'ar- 
mes  qui  combattirent  aussi  a  la  Brandywine  et 
a  York-Town,  mais  a  qui  il  ne  fut  pas  dorme 
de  jouir  du  fruit  de  leurs  travaux,  ni  d'unir  en 
ce  jour  leurs  voix  a  ceile  de  la  patrie  reconnais- 
sante ,  ces  homines  que  j'avais  remarques  comme 
ayant  quelques  rapports ,  dans  le  costume  et  les 
inanieres  ,  avec  nos  paysans  francais,  allaient  et 
venaient  avec  vivacite  dans  toutes  les  parties  de 
la  salle ,,  ou  formai en t  quelquefois  de  petits 
groupes  au  milieu  desquels  on  entendait  eclater, 
en  langue  francaise ,  les  expressions  de  la  joie  la 
plus  franclie ,  la  plus  animee.  Ayant  ete  pre- 
sente  au  milieu  d'un  de  ces  groupes  par  uii 
membre  du  comite  de  Kaskaskia  ,  j'y  fus  accueillt 
d'abord  avec  une  grande  bienveillance  ,  et  bien- 
tot  accablf3  d'une  foule  de  questions  diverses,  des 


EN   AMERIQUE  ag3 

qu*on  sut  que  j'etais  Francais,  et  quej'accom- 
pagnais  le  general  Lafayette.  «Quoi  !  vous  aussi 
»  vous  venez  de  la  grande  France  ?  Donnez-nous 
»  done  des  nouvelles  de  ce  beau,  de  ce  cher 
)>  pays  ?  Y  est-on  heureux ,  y  est-on  libre  comme 
w  ici  ?  Ah  !  quel  plaisir  que  de  voir  de  nos  bons 
»  Francais  de  la  grande  France !  »  Et  les  ques 
tions  se  succedaient  avec  une  telle  rapidite ,  que 
je  ne  savais  plus  auquel  entendre.  Je  ne  tardai 
pas  a  m'apercevoir  que  ces  braves  gens  avaient 
autant  d'ignorance  sur  les  choses  qui  concer 
naient  leur  mere-pa  trie  ,  que  d'enthousiasme 
pour  elle.  Us  ne  connaisseut  de  la  France  que  ce 
que  la  tradition  a  conserve  au  milieu  d'eux  du 
regne  de  Louis  XIV;  et  ils  n'ont  aucune  idee 
des  convulsions  qui ,  depuis  quarante  ans  ,  ont 
dechire  le  pays  de  leurs  peres.  <(  N'avez-vous  pas 
»  eu ,  »  me  dit  Tun  d'eux ,  qui  venait  de  me  faire , 
sur  le  general  Lafayette ,  une  foule  de  questions 
que  ne  m'aurait  pas  faitesun  enfant  americain  de 
dix  ans ,  «  n'avez-vous  pas  eu  encore  un  autre  fa- 
»  meux  general,  appele  Napoleon,  qui  vous  a  fait 
»  faire  beaucoup  deguerresglorieuses?  »  Je  pense 
que  si  Napoleon  eut  entendu  faire  une  pareille 
question  ,  son  amour-propre  en  eut  tantsoit  peu 
souffert ,  lui ,  qui  croyait  avoir  rempli  1'univers 
de  son  nom ,  parce  qu'il  avait  renverse  quelques 
vieux  trones  en  Europe,  et  tue  la  liberte  en 
France  !  et  cependant  il  etait  a  peine  connu  sur 


LAFAYETTE 
les  rives  du  Mississippi;  a  deux  miile  licues  an 
plus  du  theatre  de  sa  gloire ,  on  ne  prononcait 
son  noni  qu'avec  Fexp  cession  du  doute  1  En 
verite  il  y  a  la  de  quoi  decourager  la  plus  ardente 
passion  pour  la  celebrite...  Je  fis  de  mon  mieux 
pour  repondre  a  la  question  de  mori  Canadien, 
et  pour  lui  faire  comprendre,  ainsi  qu'a  ceuxqui 
Tentouraicnt ,  ce  que  c'etait  que  ce  fameux  ge 
neral  Napoleon.  Au  recit  de  ses  exploits,  ils  se 
frotterent  d'abord  les  mains ,  et  se  redresserent 
d'un  air  de  superiorite  ,  en  disant :  «  Ceque  c'est 
»  cependant  que  nos  braves  Francais....  Ge  n'est 
»  que  parmi  eux  qu'ori  trouve  des  hommes 
»  comrne  ea  1  »  Mais  quandj'eri  vins  a  leur  dire 
comment  le  fameux  general  s'etait  fait  faire 
consul;  comment  il  s'etait  fait  faire  empereur; 
comment  il  avait  successivement  detruit  nos 
libertes  et  paralyse  Texercice  de  nos  droits; 
comment  enfin  il  etait  tombe  lui-meme  en  nous 
laissant ,  apres  vingt  ans  de  guerre  ,  a  peu  pres 
au  point  d'ou  nous  etions  partis  au  commence 
ment  de  notre  revolution,  ils  devinrent  tous 
tristes  comme  s'ils  aliaient  pleurer ,  et  s'ecrierent : 
<c  Et  vous  avez  souiFert  tout  cela  !  Comment , 
»  dans  la  belle  France  ,  dans  la  grancle  France, 
»  on  n'est  pas  libre  comrne  dans  1'etat  d'lllinois ! 
»  Bon  Dieu  est-ce  possible!  Quoi ,  vous  ne  pouvez 
»  pas  ecrire  librenient  tout  ce  que  vouspensez? 
»  Vous  ne  pouvez  pas  alfer  partout  sans  passe- 


EN  AMElUQUt; 
><  port?  Ce  nVst  pas  vous  qui  nommez  vos 
»  maires  dans  vos  villes  et  villages?  Ge  n'est  pas 
)>  vous  qui  choisissez  vos  gouverneurs  ou  vos  pre- 
»  fets  dans  vos  departemens  ou  vos  provinces? 
»  Vous  n'avez  pas  tous  le  droit  d'elire  vos  repre- 
»  sentans  a  1'assemblee  nationale?  Aucun  de  vous 
»  n'est  appele  a  1'election  du  chef  du  gouverne- 
)>  ment ,  et  cependant  vous  payez  tous  de  si  forts 
)>  impots  [He,  bon  Dieu  !  nos  bons  Francais  de  la 
»  grande  France  sont  done  plus  a  plaindre  que 
»  les  negres  esclaves  de  laLouisiane,  qu'on  dit 
»  cependant  bien  malheureux !  Gar  enfin ,  si  ceux- 
»  ci  n'exercent  aucun  des  droits  que  nous  exer- 
w  cons  tous  ici ,  du  moins  ils  ne  donnent  d'argent 
»  a  person  ne  et  ont  des  maitres  qui  les  nourris- 

»  sent )>  Pendant  toutes  ces  exclamations  je 

ne  savais  plus  que  dire.  Le  rouge  me  montait 
ati  visage,  et  j'avoue  que  ma  vanite  nationale 
souffrait  singulierement  d'cntendre  d'ignorans 
Canadiens  exprimer  des  sentimens  de  pi  tie  pour 
mes  compatriotes  ,  et  etablir  a  leur  desavantage 
line  comparaison  entre  eux  et  de  miserables  es 
claves;  mais  ces  sentimens  etaient  tfop  bien  fon- 
cles  pour  que  je  pusse  m'en  plaindre ,  et  je  gar- 
da  i  le  silence.  Seulement  je  me  promis  d'etre  plus 
discret  a  1'avenir,  et  de  ne  point  parler  avec  tant 
d  abandon  de  la  situation  politique  de  ma  pa- 
trie  devant  des  homines  libres. 

Pendant  que  je  m'entretenais  avec  les  Gana- 


296  LAFAYETTE 

diens,  la  foule,mue  par  un  sentiment  de  deli- 
catesse  et  de  bienveiliante  attention,  s'etait  in- 
sensiblement  retiree,  a  fin  de  laisser  au  general 
Lafayette  le  temps  de  prendre  queiques  iristans 
de  repos  en  attendant  1'heure  du  banquet  que 
les  citoyens  preparaient  a  la  hate.  Desireux  de 
mettre  a  profit  le  pen  de  temps  que  nous  devions 
rester  a  Kaskaskia,  je  sortis,  ainsi  que  M.  George 
Lafayette ,  pour  aller  reconnaitre  les  environs 
du  village ,  ou  nous  entretenir  avec  quelques  ha- 
bitans,  et  nous  laissames  le  general  avec  nos 
autres  compagnons  de  voyage  et  quelques  vieux 
soldats  revolutionnaires  chez  le  colonel  Edgar. 
Arrives  sur  la  place  publique,  nous  trouvames 
presque  tous  les  citoyens  qui  se  promenaient  et 
s'entretenaient  joyeusement  de  I'evenement  du 
jour.  Nous  retrouvames  dans  ieurs  groupes  la 
meme  variete  de  physionomie  que  celle  qui  m'a- 
vait  tant  frappe  dans  la  salle  de  reception;  pen 
dant  que  M.  George  recueillait  d'un  Americain 
des  details  sur  1'origine  et  la  situation  presente 
de  Kaskaskia ,  je  m'approchai  d'un  petit  cercle 
d'lndiens  au'milieu  desquels  se  tenait  un  homme 
d'une  haute  stature  et  d'un  aspect  bizarre.  Son 
visage,  sans  etre  cuivreux  conime  celui  dcs  indi 
genes,  etait  cependant  tres-basane.  Ses  vete- 
mens  courts,  sa  large  ceinture  a  laquelle  pen- 
dait  une  poudriere,  ses  longues  guetres  de  cuir 
qui  montaient  au-dessus  de  ses  genoux  ,  tout  son 


EN    AMfiRIQUE.  297 

equipage  enfia  annoncait  un  chasseur  des  forets. 
II  etait  appuye  sur  une  longue  carabine,  et  pa- 
raissait  inspirer  par  ses  discours  un  vit'  interet  a 
ceux  qui  Fecoutaient.  Lorsqu'il  me  vit,  il  vint  a 
moi  sans  empressement ,  mais  avec  une  bien- 
veillance  marquee.  11  me  tendit  la  main,  je  lui 
donnai  la  mienne  qu'il  serra  cordialement.  J'e- 
prouvai  un  instant  d'hesitation  pour  lui  adresser 
la  parole,  ne  sachant  s'il  entendait  Fanglais  on 
le  francais;  mais  il  me  parla  lui-meme  tout  d'a- 
bord  dans  cette  derniere  langue,  et  je  me  trou- 
vai  bientot  fort  a  1'aise  avec  lui.  11  m'apprit  qu'ii 
etait  de  sang  mele,  que  sa  mere  etait  de  la  tribu 
des  Kickapoos,  et  que  son  pere  etait  un  blanc 
venu  du  Canada  ,  et  parlant  ia  langue  fran raise. 
II  vit  habituellement  parmi  les  Indiens  du  voi- 
sinage,  qui  ont  pour  lui  beaucoup  d'amitie  et 
une  grande  consideration,  parceque ,  malgre  les 
cincjuante  annees  et  ]es  fatigues  qui  commen- 
cent  a  blancliir  sa  tete,  il  les  egale  encore  a  la 
course  ,  a  la  cliasse  ,  a  tous  les  exercices  du  corps, 
et  qu'il  leur  sert  souvent  d'iritermediaire  avec  les 
blancs  ,  dont  il  entend  parfaitenientle  langapre  , 
quoique  sa  langue  familiere  soit  celle  cleg  In 
diens.  Ceux  qui  1'entouraient  n'etaient  point  tous 
semblablemeiit  vetus,  ni  semblablement  mata- 
che3s.  II  etait  facile  aussi  de  trouver  quelques 
differences  dans  leurs  traits  et  dans  leurs  ma- 
nieres.  J'en  conclus  qu  ils  n'etaient  point  tous  de 


-9$  LAFAYETTE 

la  meme  tribu.  Le  grand  chasseur  me  coufirma 
dans  cette  opinion  en  me  disant  cjue ,  dans  ce 
moment ,  il  y  avait  autour  de  Kaskaskia ,  trois  ou 
quatre  camps  d'Indiens  venus  pour  vendreleurs 
fourrures ,  produit  de  leur  grande  chasse  d'hiver. 
II  me  nomma  les  diverses  tribus  qui  occupaient 
ces  camps ;  mais  leurs  noms  etaient  si  barbares 
ou  si  mal  prononces ,  que  je  ne  pus  les  compren- 
dre ;  je  n'entendis  bien  que  celui  de  Miami,  qui , 
repete  deux  ou  trois  fois,  fit  soriir  de  son  apa- 
thie  un  petit  homme,  qui  j usque-la  s'etait  tenu 
immobile  devant  moi ,  enveloppe  dans  une  cou- 
verture  de  laine  ;  son  visage,  fletri  par  Vintempe- 
rance ,  etait  peint  en  rouge ,  en  bleu  et  en  jaune. 
A  ce  nom  de  Miami  il  releva  la  lete,  prit  un  air 
ridicule  de  dignite  ,  et  me  dit  :  «  Moi,  je  devrais 
»  etre  chef  de  la  nation  des  Mia  mis.  Mon  grand- 
»  pere  en  etait  chef,  mon  pere  en  etait  chef; 
»  mais  les  Miamis  ont  injustement  decide^que 
)>  je  ne  succederais  pas  a  mon  pere ,  et  aujour- 
»  d'hui ,  au  lieu  d'avoir  une  grande  quantite  de 
»  fourrures  a  vendre,  je  ne  possede  rien  :  je  quit- 
»  terai  Kaskaskia  sans  pouvoir  emporter  ni  ar- 

)>  mes,  ni  munitions,  ni  tabac »   Pendant 

qu'il  parlait  ainsi ,  un  horn  me  matache  comrnc 
3ui ,  mais  d'une  tres-haute  stature  et  de  (mties 
a  thletiques ,  le  regardait  d'un  air  dedaigneux ,  et 
lui  dit ,  en  lui  frappant  legerement  sur  1'epaule  . 
«  Oses-tu  bien  te  plaindre  de  la  justice  des  Mia 


EN    AMERIQUK.  299 

»  mis  ?  Ton  grand-pere  etait  notre  chef,  dis-tu? 
»  ton  pere  1'etait  aussi?  Mais  as-tu  done  oublic 
»  que  ton  grand-pere  etait  Je  pluvS  brave  de  nos 
»  guerriers,  et  que  la  sagesse  de  ton  pere  dans 
)>  nos  conseils  etait  ecoutee  comme  la  voix  du 
))  Grand  -  Esprit  I  Mais  toi  ,  a  quel  titre  vou- 
»  drais-tu  commander  a  des  hommes?  Faible 
»  conime  une  vieille  femme ,  tu  n'as  pas  meme 
»  Je  courage  de  chasser  pour  satisfaire  tes  be- 
»  soins  ,  et  tu  nous  livrerais  aux  blancs  pour  une 

»  bouteille  d'eau  de  feu »  Un  geste  de  me- 

pris  termina  cefte  rude  apostrophe,  que  le  grand 
chasseur  me  traduisit  aussitot  en  francais ;  et  le 
prince  clechu ,  tristement  appuje  sur  un  petit 
arc ,  semblable  a  ceux  avec  lesquels  s'exercent  les 
enlans  des  Jndiens,  garda  le  silence.  Son  sort 
me  parut  vraiment  digne  de  pitie ;  mais  je  ne 
pus  eependant  me  defendre  d'un  sentiment  d'es- 
time  pour  la  nation  des  Miamis,  qui  ne  croit 
pas  que  dans  un  prince  la  legitimite  puisse  te- 
nir  lieu  de  toutes  les  vertus. 

J'etais  encore  au  milieu  des  Indiens ,  question- 
riant  le  grand  chasseur  sur  la  situation  et  les 
forces  de  leurs  tribus ,  que  la  civilisation  decime 
rapiclement,  lorsque  je  vis  arriver  le  secretaire 
du  gouverneur  de  la  Louisiane ,  M.  Caire ,  qui 
venait  me  proposer  d'aller  avec  lui  visiter  un 
campemcnt  indien,  dont  on  lui  avait  indiquc  la 
position  a  une  tres- petite  distance  du  village. 


3oo  LAFAYETTE 

J'acceptai,  et  nous  partimes  de  suite  aim  cle  pou- 
voir  etre  de  retour  pour  1'heure  du  diner.  En 
sortaut  de  Kaskuskia,  nous  passames  d'abord  la 
riviere  du  meme  norn,  sur  un  pont  de  bois  soli- 
dement  bati  et  fort  bien  entretenu.  Nous  rnar- 
ehames  ensuite  environ  vingt  minutes  dans  la 
plaine,  jusqu'a  1'entree  d'une  foret  dans  laquelle 
nous  penetrames  par  un  etroit  sentier  trace  le 
long  d'un  ruisseau.  A  mesure  que  nous  avancions  , 
le  sol  s'elevait  plus  fortement  a  notre  droite  et  a 
notre  gauche,  et  bientot  nous  nous  trouvames 
dans  une  espece  cle  gorge  formee  par  une  succes 
sion  de  petites  collines  couvertes  de  bois  tres- 
fourres.  Au  bout  d'un  bon  quart  d'heure  de  mar- 
clie,  nous  arrivames  a  une  barriere,  que  nous 
escaladames,  et  derriere  laquelle  paissaient  deux 
chevaux  qui  atLirefent  notre  attention,  par  le 
bruit  des  sonnettes  qu'ils  portaient  au  cou.  Un 
peu  plus  loin  la  gorge,  en  s'elargissant ,  formait 
une  petite  vallee  delicieuse,  au  milieu  de  laquelle 
quelques  cases  d'ecorce  s'elevaient  en  demi-cer- 
cle ;  c'etait  le  camp  indien  que  nous  chercbions. 
Les  ouvertures  de  ces  cases  etaient  toutes  tour- 
noes  vers  1'interieur  du  cercle,  et  le  plancher, 
eleve  a  environ  trois  pieds  du  sol,  etait  legere- 
inent  incline  ,  conime  le  plancher  d'un  lit  de 
camp.  A  1'exception  d'une  tres-vieille  femme, 
occupee  a  cuire  du  ma?s  sur  un  feu  en  plein  air, 
nous  ne  trouvaines  personne  dans  le  camp.  Soit 


EN    AMERIQUK.  3oi 

mauvaise  volonte,  soil  qu'elle  ne  comprit  ni  le 
francais  ni  Fanglais,  cette  femme  ne  repondit  a 
aucune  de  nos  questions ,  et  nous  vit,  avec  la  plus 
grande  indifference,  regarder  et  meme  toucher 
tous  les  objets  qui,  dans  les  cases,  piquaient  le 
plus  notre  curiosite.  Tout  etait  range  avec  assez 
d'ordre ,  et  il  etait  aise  de  reconnaitre  la  place 
qu'occupaient  les  femmes,  par  les  petits  usten- 
siles  de  toilette,  tels  que  miroirs,  peignes,  sacs 
a  couleurs  pour  peindre  le  visage,  etc. ,  qu'on  y 
remarquait.  Apres  un  examen  assez  detaille  de 
tout  ce  petit  camp,  nous  allions  nous  retirer 
Jorsque  je  fus  arrete  sur  le  bord  du  rnisseau  qui 
3e  traversait ,  par  la  vue  d'une  espece  de  tres- 
petite  roue  de  moulin,  q;*i  paraissait  avoir  ete 
jetee  sur  lesbords  par  la  rapidite  du  courant.  Je 
la  relevai  et  la  replacai  ou  je  crus  qu'elle  avail 
ete  primitivement  posee  par  des  enfans,  sur  deux 
pierresqui  s'elevaient  un  peu  au-clessus  de  Feau; 
et  le  courant,  frappant  legerement  ses  ailes,  la 
lit  tourner  rapidement.  Gette  puerilite,  qui  pro- 
bablement  serait  sortie  de  ma  memoire,  et  dont 
je  ne  parlerais  pas  maintenarit  si,  le  soir  meme  , 
elle  ne  m'avait  place  ,  vis-a-vis  des  Indiens  ,  dans 
mie  situation  atssez  extraordinaire,  excita  beau- 
coup  Fatten tion  de  la  vieille  feninie  ,  qui,  par  ses 
gestes,  nous  exprima  une  vive  satisfaction. 

En  rentrant  a  Kaskdskia,  nous  trouvames  sur 
la  place  M.  de  S^on,  jeune  Francais  fort  aim-able 


3o2  LAFAYETTE 

et  de  beaucoup  d'esprit,  qui,  sur  ['invitation  du 
general  Lafayette,  etait  parti  de  Washington- 
City  avec  nous  pour  visiter  les  etats  du  Sud  et  de 
FOuest.  Comme  nous ,  il  venait  de  faire  une  ex 
cursion  dans  les  environs,  et  paraissait  fort 
joyeux  de  la  decouverte  qu'il  avait  faite ;  il  ava'it 
rencontre  ,  au  milieu  de  la  foret ,  a  la  tete  d'une 
troupe  d'Indiens,  une  jeune  femme  assez  jolie, 
parlant  tres-bien  francais,  et  s'exprimant  avec 
une  grace  dont  il  paraissait  encore  emerveille. 
Elle  lui  avait  demande  s'il  etait  vrai  que  La 
fayette  fut  a  Kaskaskia  ,  et  sur  sa  reponse  affirma 
tive  ,  elle  avait  temoigne  un  grand  desir  cle  le 
voir.  «  Je  porte  toujours  sur  moi ,  »  dit-elle  a 
M.  de  Syon,  «  une  relique  qui  m'est  bien  cbere; 
»  je  voudrais  la  lui  montrer,  elle  lui  prouverait 
»  que  son  nom  n'est  pas  moins  venere  au  milieu 
»  de  nos  tribus  que  parmi  les  Americains  blancs, 

»  pour  lesquels  il  a  combattu )>  Et,  en  parlant 

ainsi,  elle  tira  de  son  sein  un  petit  portefeuille 
qui  renfermait  une  lettre  enveloppee  avec  soin 
dans  plusieurs  feuilles  de  papier.  «  Elle  est  de 
)>  Lafayette,  »  dit-elle,  «  il  la  eci'ite  a  mon  perc 
»  il  y  a  bien  long-temps,  et  mon  pere,  en  mou- 
»  rant,  me  Fa  laissee  comme  ce  qu'il  possedait 

)>  deplus  precieux »  A  la  vue  de  cette  lettre, 

M.  de  Syon  avait  propose  a  la  jeune  Indienne 
de  le  suivre  a  Kaskaskia ,  en  Fassurant  que  le  ge 
neral  Lafayette  eprouverait  bien  du  plaisir  a  la 


EN    AAIKIUQUK.  3o3 

voir;  maiscette  proposition  parut  lembarofsser., 
et  sous  clivers  pretextes,  assez  mal  choisis,  elle 
refusa  d'y  vcnir.  «  dependant,  »  ajouta-t-elle  , 
<c  si  vous  aviez  quelque  chose  a  me  faire  dire  ce 
»  soil',  vous  me  trouveriez  dans  mon  camp,  qui 
»  est  tres-pres  du  village-;  tout  le  monde  vous  en 
»  iiidiquera  la  route,  car  je  suis  bien  connue  a 
)>  Kaskaskia  :  je  me  nomme  Marie.  » 

Ge  recit  de  M.  de  Syon  piqua  vivement  ma 
curiosite,  et  je  serais  volontiers  reparti  de  suite 
avec  lui  a  la  recherche  de  Marie;  niais,  dans  cet 
instant,  un  membre  du  comite  de  Kaskaskia  vint 
nous  avertir  qu'on  allait  se  mettre  a  table;  et 
nous  vimes  en  effet  le  general  Lafayette  sortant 
de  chez  le  colonel  Edgar,  an  milieu  d'un  cor 
tege  nombreux  de  citoyens ,  et  traversal! t  la  place 
pour  se  rendre  chez  ie  colonel  Sweet,  ou  le  repas 
etait  prepare.  Nous  nous  joignimes  an  cortege, 
et  nous  primes  place  au  banquet,  ou  le  general 
se  trouva  assis  sous  une  arcade  de  fleurs  prepa- 
ree  par  les  clames  de  Kaskaskia,  avec  tant  d'art 
et  de  gout,  qu'elle  produisait,  par  le  riche  me 
lange  des  couleursles  plus  vives,  1'eflet  d'un  aro 
en-ciel. 

J'avais  parle  au  general  Lafayette  de  la  ren 
contre  de  la  jeune  Indienne;  et,  sur  le  desirqu'il 
me  temoigna  de  la  voir,  je  quittai  la  table  avec 
M.  de  Syon  ,  au  moment  ou  les  convives  com- 
inencaient  a  echanger  entre  eux  les  santes  pa- 


3o4  LAFAYETTE 

triotiques  ,  et  nous  chercbarnes  un  guide  pour 
nous  conduire  au  camp  de  Marie.  Le  liasard  nous 
servit  merveilleusement ,  en  nous  adressant  a  un 
Indicu  de  la  tribu  niemc  que  nous  voulions  vi- 
siter.  Conduits  par  lui,  nous  passames  le  pout 
de  la  Kaskaskia,  et  bientot ,  malgre  les  tenebres 
qui  commencaient  a  nous  entourer,  je  rcconnus 
le  sender  et  le  ruisseau  que  j'avais  suivis  ]e  ma 
tin  avec  M.  Caire.  Au  moment  ou  nous  allions 
francbir  la  barriere  qui  coupe  le  cliemin ,  nous 
fumes  arretes  par  les  burlemens  affreux  de  deux 
enormes  cliiens  qui  s'elancerent  pour  defendre 
le  passage ,   et  qui  nous  eussent  probablement 
fait  mi  mauvais  parti,  si  la  voix  de  riotre  guide, 
qu'ils  reconnurent  sans  doute,  ne  les  eut  tout 
a    coup    calmes.    Nous    arrivames,    sans    autre 
obstacle,    au   milieu    clu    camp   qu'eclairait   un 
enorme  feu,  aulour  duquel  une  douzaine  d'ln- 
diens,  accroupis  sur  leurs  talons,  s'entretenaient 
en  preparant  leur  souper;  ils  nous  accueiilirent 
avec  cordialke,  et,  des  qu'ils  furent  informes  du 
suiet  de  not  re  visite,  Fun  d'eux  nous  conduisit  a 
la  case  de  Marie ,  que  nous  trouvames  endormie 
sur  une  peau  de  bison.  Ala  voix  de  M.  de  Syon, 
qu'elle  reconnut,  elle  s'elanca  a  terre,  et  ccouta 
attentivement  1'invitation  que  nous  lui  fimes,  de 
la   part  du  general  Lafayette ,  de  venir  a  Kns- 
kaskia ;  elle  en  parut  tres-flattee ,  mais  elle  nous 
dit  qua  van  t  de  se  determiner  a  nous  suivre  elle 


EN    A  A!  E 1U  Q  C  iv  3o5 

voulait  en  parler  a  son  mari.  Pendant  qu'elle  se 
concertait  avec  lui,  j'entendis  pousser  un  cri 
aigu ;  je  me  retournai ,  et  je  vis  pres  de  moi  la 
vieille  iemme  que  j'avais  trouvee  seule  le  matin 
dans  le  camp  ;  elle  venait  de  me  reconnaitre  a  la 
lueur  de  la  flamme  du  foyer,  et  de  me  designer 
a  ses  compagnons,  qui,  aussitot  quittant  leurs 
occupations,  s'elancerent  en  cercle  autour  de 
moi ,  et  commencerent  a  danser  avec  de  grandes 
demonstrations  de  joie  et  de  reconnaissance. 
Leurs  corps  cuivres  et  presque  nus,  leurs  visages 
bizarrement  mataches ,  leur  pantomime  expres 
sive,  le  reflet  des  flammes  qui  peignait  en  rouge 
tous  les  objets  environnans,  tout  donnait  a  cette 
scene  un  aspect  qui  avait  quelque  chose  d'in- 
iernal  ,  et  je  me  crus  un  instant  au  milieu  des 
demons.  Marie,  temoin  de  mon  etnbarras ,  y  mit 
tin ,  en  ordonnant  que  les  danses  cessassent,  puis 
elle  me  donna  rexplicatiori  deshotineurs  qu'on 
venait  de  me  rendre.  «  Lorsque  nous  vculons 
»  savoir  si  1'entreprise  que  nous  meditons  sera 
»  heureuse ,  »  me  dit-elle  ,  unous  placons  sur  le 
»  cours  d'un  ruisscau  une  petite  roue  legeremeiit 
»  appujee  sur  deux  pierres;  si  la  roue  tourne 
»  pendant,  trois  soleils  sans  etre  renversee,  1'au- 
»  gure  est  favorable;  mais  si  le  courant  i'en- 
»  traine  et  la  rejette  sur  ses  bords,  c'est  une 
M  preuve  certaine  que  nos  projets  ne  sont  point 
»  approuvcs  par  le  Grand  Esprit,  a  moins  ce- 


3o6  LAFAYETTE 

»  pendant  qu'un  etranger  ne  vienne  relever  la 
»  petite  roue  avant  la  fin  du  troisieme  soleil. 
)>  Vous  etes  cet  etranger  qui  avez  releve  notre 
»  manitou  et  nos  esperances,  et  c'est  a  ce  litre 
»  que  vous  avez  ete  fete  parmi  nous.  »  En  pro- 
noncant  ces  derniers  mots  ,  Marie  laissa  errer  sur 
ses  levres  un  sourire  ironique  qui  me  fit  clouter 
de  sa  foi  dans  le  manitou.  uVous  ne  paraissez  pas 
»  tres-convaincue, »  lui  dis-je,  «  de  I'efficacite  du 
»  service  que  je  vous  ai  rendu  en  relevant  votre 
»  manitou  ?  »  Elle  secoua  silencieusemeritla  tete; 
puis,  levant  les  yeux  vers  le  ciel :  «  On  m'a  en- 
»  seigne ,  »  dit-elle  ,  «  a  placer  ma  coniiance  plus 

»  haut; toutes  mes  esperances  sont  dans  le 

»  dieu  qu'ori  m'a  fait  connaitre,  le  dieu  deschre- 
»  tiens....  »  —  J'avais  d'abord  ete  fort  etonne  en 
entendant  une  femme  indienne  parler  si  bier* 
francais,  et  je  ne  le  fus  pas  moins  en  apprenant 
qu'elle  etait  chretienne ;  Marie  s'en  apercut,  et, 
pour  faire  cesser  mon  etonnement,  elle  se  mit 
a  me  raconter  son  histoire,  pendant  que  son 
mari  et  les  guerriers  qui  devaient  1'accompagner 
a  Kaskaskia  prenaient  a  la  hate  leur  souper,  com 
pose  de  mai's  cuit  dans  du  lait.  Elle  m'apprit  que 
son  pere,  qui  etait  chef  d'une  des  nations  qui 
habitent  sur  les  bords  des  grands  lacs  du  Nord, 
avait  autrefois  combattu  avec  une  centaine  des 
siens  sous  les  ordres  de  Lafayette  ,  lorsque  ce- 
lui-ci  commandait  une  armee  sur  les  frontieres 


EN    AMfiRIQUE. 

du  meme  cote;  qu'il  y  avait  acquis  une  grande 
gloire  ,  et  gagne  1'amitie  des  Americains  ;  long- 
temps  apres,  e'est-a-dire  il  y  a  environ  vingt 
ans,  par  des  motifs  inconnus  a  Marie,  il  avait 
quitte  les  bords  des  grands  lacs  avec  quelques-uns 
de  ses  guerriers,  sa  femme  et  sa  fille;  et,  apres 
avoir  marclie  pendant  bien  long-temps,  il  etait 
venu  s'etablir  sur  les  bords  de  la  riviere  des  Illi 
nois.  «  J'etais  bien  jeune  alors,  »  me  dit  Marie; 
<c  mais  je  n'ai  cependant  pas  encore  oublie  les 
w  horribles  souffrances  que  nous  avons  endurees 
«  pendant  ce  long  voyage,  fait  au  milieu  d'un 
w  hiver  rigoureux,  a  travers  un  pays  peuple  de 
)>  nations  que  nous  ne  connaissions  pas;  elles  fu~ 
«  rent  telles,  que  ma  pauvre  mere,  qui  m'avait 
»  presque  toujours  portee  sur  ses  epaules,  cleja 
«  bien  chargees  de  bagage,  en  mourut  qtielques 
»  jours  apres  notre  arrivee ;  mon  pere  me  remit 
»  aux  soins  d'une  autre  femme  qui  avait  aussi 
»  emigre  avec  nous ,  et  s'occupa  cles  moyens  de 
»  nous  assurer  la  tranquille  possession  des  terres 
»  sur  lesquelles  nous  venions  de  nous  etablir , 
»  en  faisant  alliance  avec  nos  nouveaux  voisins; 
»  les  Kickapoos  furent  ceux  qui  nous  accueill:- 
)>  rent  le  mieux,  et  nous  nous  considcrames  bien- 
)>  tot  com  me  faisant  partie  de  leur  nation  ;  1'an- 
)>  nee  suivante  mon  pere  fut  choisi  par  eux,  avec 
w  quelques-uns  des  leurs,  pour  aller  regler  que!- 
»  ques  interets  de  la  nation  aupres  de  1'agent  du 

20. 


3o8  LAFAYETTE 

»  gouvernement  des  Etats-Unis  residant  ici  ,  a 
»  Kaskaskia ;  il  voulut  que  je  fusse  du  voyage; 
»  car,  quoique  les  Kickapoos  se  fussent  montres 
»  tres-genereux  et  tres- hospitallers  envers  lui, 
»  il  craignait  cependant  que  quelque  guerre  n'e- 
»  clatat  en  son  absence,  car  il  connaissait  deja 
»  toutes  les  intrigues  des  Anglais  pour  exciter  les 
»  Indiens  centre  les  Americains;  ce  fut  ce  meme 
»  sentiment  qui  fengagea  a  acceder  a  la  de- 
»  mande  que  lui  fit  1'agent  americain,  de  me 
»  laisser  dans  sa  famille  pour  y  etre  elevee  avec 
»  sa  fille  qui  venait  de  naitre;  mon  pere  avait 
»  beaucoup  d'estime  pour  les  blancs  de  cette 
»  grande  nation  pour  laquelle  il  avait  combattu 
»  autrefois ;  il  n'avait  jamais  eu  a  se  plaindre 
»  d'eux,  et  celui  qui  lui  ofFrait  de  se  charger  de 
»  moi  lui  inspirait  une  grande  confiance  par  la 
»  franchise  de  ses  manieres,  et  surtout  par  la 
»  loyaute  avec  laquelle  il  traitait  les  affaires  des 
»  Indiens ;  il  me  laissa  done ,  et  retourna  sur  les 
»  bords  de  la  riviere  des  Illinois ,  en  me  promet- 
»  tant  de  venir  me  voir  tous  les  ans  apres  les 
)>  grandes  chasses  d'hiver ;  il  vint  en  effet  plu- 
»  sieurs  fois  de  suite;  et  moi ,  malgre  1'ennui  que 
»  me  causait  la  vie  sedentaire ,  je  grandissais 
»  cependant;  je  repondais  aux  soins  de  mon 
»  bieniaiteur  et  de  sa  femme ;  je  m'affectionnais 
»  pour  leur  fille,  qui  grandissait  avec  moi,  et  les 
»  verites  de  la  religion  chretienne  remplacaient  fa- 


EN   AMERIQUE,  809 

»  cilement  clans  mon  ame  la  superstition  de  mes 
»  peres ,  que  j'avais  a  peine  connue ;  neanmoins , 
»  vous  Favouerai-je,  malgre  1'influence  de  la  ci- 
)>  vilisation  et  dela  religion  sur  mon  jeuneetre, 
»  les  impressions  de  1'enfance  n'etaient  point 
w  entierement  effacees  en  moi ;  si  le  plaisir  de  la 
»  promenade  me  conduisait  dans  1'epaisseur  des 
»  forets ,  j'y  respirais  plus  facilement ,  et  j'etais 
)>  obligee  de  me  fa  ire  violence  pour  rentrer  &  la 
»  maison ;  lorsque  ie  soir,  assise  au  frais  sur  la 
»  porte  de  Inhabitation  de  mon  pere  adoptif, 
»  j'entendais  retentir  au  loin ,  dans  le  silence  de 
»  la  nuit,  la  voix  eclatante  des  Indiens  qui  se 
»  ralliaient  pour  revenir  a  leur  camp ,  je  me  sen- 
»  tais  tressaillir,  et  ma  faible  voix  imitait  ce  cri 
»  sauvage  avec  une  facilite  qui  effrayait  ma  jeune 
»  compagne ;  et,  quand  par  hasard  quelques 
»  guerriers  venaient  consulter  mon  bienfaiteur 
»  sur  leurs  traites ,  ou  que  des  chasseurs  venaient 
»  lui  offrir  une  partie  du  produit  de  leur  chasse, 
»  j'etais  toujours  la  premiere  a  courir  au  devant 
»  d'eux  pour  les  accueillir;  je  leur  temoignais  ma 
»  joie  par  tous  les  moyens  imaginables ,  et  je  ne 
»  pouvais  m'empecher  d'admircr  et  de  desirer 
)>  leurs  simples  ornemens,  qui  me  paraissaient 
»  bien  preferables  aux  plus  brillantes  paruresdes 
»  blancs. 

»  Cependant,  il  y  a  cinq  ans,    mon  pere  ne 
»  par ut  pas  &   Fepoque  du  retour  des  chasses 


3lO  LAFAYETTE 

»  d'hiver^  mais  un  guerrier,  que  j'avais  vu  sou- 
»  vent  avec  lui,  vint  me  trouver  le  soir  a  1'entree 
»  de  la  foret ,  ou  j'etais  assise ,  et  me  dit :  «  Ma- 
»  rie,  ton  pere  est  vieux  et  faible,  ii  n'a  pu  nous 
»  suivre  jusqu'ici;  mais  il  voudrait  te  voir  encore 
»  une  fois  avant  de  mourir,  et  il  m'a  charge  de 
»  te  conduire  vers  .lui.  »  En  disant  ces  mots,  il 
»  me  prit  la  main  avec  force,  et  m'entraina  avec 
»  lui.  Je  n'avais  pas  encore  eu  le  temps  de  lui 
»  repondre,  ni  meme  de  prendre  une  resolution, 
»  que  deja  nous  etions  fort  loin,  et  je  vis  bien 
»  qu'il  ne  me  restait  d'autre  parti  a  prendre  que 
»  de  le  suivre.  Nous  marchames  presque  toute  la 
»  nuit,  et,  au  point  du  jour,  nous  arrivames  a 
D  une  case  d'ecorce .  elevee  au  milieu  d'une  petite 
»  vallee.  La,  je  trouvai  mon  pere  assis  sur  des 
»  peaux  de  bisons ,  les  jeux  tournes  vers  Tendroit 
»  ou  le  soleil  se  leve.  Son  visage  etait  matache 
))  comme  pour  un  jour  de  combat.  Son  tomahawk, 
»  dont  le  manche  etait  orne  de  plusieurs  clieve- 
^)  lures  ,  etait  h  cote  de  lui ;  il  etait  calme  et  si- 
»  lencieux  comme  Test  un  Indien  qui  attend  la 
»  mort.  Des  qu'il  me  vit,  il  tira  de  dedans  un  sac 
»  de  loutre  un  papier  roule  avec  soiri  dans  une 
v  peau  bien  seche,  et  me  la  remit  en  me  recom- 
»  mandant  de  la  conserver  comme  une  chose 
»  precieuse.  «  J'ai  voulu  te  voir  encore  une  fois 
»  avant  de  mourir ,  »  me  dit-il ,  «  et  te  remettre 
»  ce  papier,  qui  est  le  plus  puissant  manitou  que 


»  tu  puisses  employer  aupres  des  blancs  pour  les 
)>  interesser  en  ta  favour;  car  tous  ceux  auxquels 
)>  je  Fai  montre  m'ont  donne  des  temoignages 
»  particuliers  d'attachement.  Je  1'ai  recu  d'un 
»  grand  guerrier  francais,  que  les  Anglais  redou- 
)>  talent  autant  que  les  Americains  1'aimaient,  et 

»  avec  lequel  j'ai  combattu  dans  ma  jeuriesse v 

»  Apres  ces  mots,  mon  pere  se  tut,  et  le  lende- 
»  main  matin  il  avait  cesse  de  vivre.  Sciakape , 
))  c'est  le  nom  du  guerrier  qui  etait  venu  me 
)>  chercher,  couvrit  le  corps  de  mon  pere  avec 
»  des  branches  d'arbre,  et  me  ramena  ou  il  m'a- 
»  vait  prise » 

Ici,  Marie  suspendit  son  recit,  et  me  presenta 
une  lettre  un  peu  noircie  par  le  temps ,  mais 
assez  bien  conservee.  «  Tenez ,  »  me  dit-elle  en 
souriant ,  «  vous  voyez  qne  j'ai  fidelement  rem- 
»  pli  le  vceu  de  mon  pere;  j'ai  eu  grand  soin  de 

»  son  manitou. »  J'ouvris  la  lettre,  et  je  re- 

connus  la  signature  et  1'ecriture  du  general  La 
fayette.  Elle  etait  datee  du  quartier  general 
d' Albany,  mois  de  juin  1778,  apres  la  campagne 
du  Nord,  et  adressee  a  Panisciowa,  chef  indieri 
d'une  des  six  nations,  pour  le  remercier  de  la 
maniere  courageuse  dont  il  avait  servi  la  cause 
americaine. 

«  Eh  bien !  »  me  dit  Marie,  «  maintenant  que 
»  vous  me  connaissez  assez  pour  pouvoir  me  pre- 
»  senter  a  Lafayette ,  voulez  -  vous  que  nous  al- 


LAFAYETTE 

»  Jions  vers  lui ,  afin  qvie  je  puisse  presser  aussi  la 
»  main  de  celui  dans  lequel  mon  pere  reverait 
»  le   guerrier   courageux   et    1'ami    de   nos  na- 
»  tions?  »  —  a  Volontiers,  »  lui  repondis-je; 
«  mais  il  rne  semble  que  vous  nous  aviez  promis 
»  clenous  apprendre  comment,  apres  avoir  goute 
»  pendant  quelque  temps  les  douceurs  de  la  ci- 
»  vilisation  ,  vous  etes  revenue  a  la  vie  rude  et 
»  sauvage  des  Indiens?»  A  cette question,  Marie 
baissa  les  yeux  et  parut  troublee.   Cependant , 
apres une  legere  hesitation ,  elle  reprit  d'une  voix 
moins  elevee  :   «  Apres  la  mort  de  mon  pere , 
»  Sciakape  revint  souvent  me  voir.  Bientot  nous 
»  nous  attachihiies  1'un  a  I'aritre;  il  n'eut  point  dc 
»  peine  a  me  determiner  a  le  suivre  au  milieu 
»  des  forets,  ou  je  devins  sa  femme.  Cette  reso- 
)>  lution  affiigea  d'abord  beaucoup  rnes  bienfai- 
)>  teurs;  mais  quand  ils  virent  que  je  me  trou- 
»  vais  heureuse,  ils  me  pardonnerent ;  et  chaque 
»  annee  ,    pendant    tout  le    temps   que    notre 
))  campement  est  etabli  pres  de  Kaskaskia  ,   je 
»  passe  rarement  un  jour  sans  aller  les  voir ;  si 
»  vous  le  voulez ,  nous  pouvons  leur  faire  une 
»  visite ,  car  leur  maison  se  trouve  presque  sur 
»  notre  passage ,   et  vous  verrez ,   par  1'accueil 
)>  qu'ils  me  feront,  qu'ils  m'ont  conserve  leur 
)>  estime  et  leur  ami  tie.  »  Marie  prononca  ces 
derniers  mots  avec  une  sorte  d'orgueil ,  qui  nous 
prouva  qu'ellc  craignait  que  nous  ii'eussions  pris 


EN  AMfiRIQUE.  3i3 

mauvaisc  opinion  d'elle ,  par  rapport  a  sa  fuite 
dc  chez  ses  bienfaiteurs  avec  Sciakape.  Nous  ac- 
ceptames  sa  proposition ,  et  elle  donna  le  signal 
du  depart.  A  sa  voix,  son  mari  et  huit  guerriers 
se  presentment  pour  nous  escorter;  M.  de  Syon 
]ui  offrit  son  bras,  et  nous  nous  mimes  en  marche. 
Nous  fumes  tous  Ires-Lien  accueillis  par  ]a  fa- 
mill  e  Mesnard;  mais  Marie  surtout  recut  les  plus 
tendres  temoignages  d'afFection  de  toutes  les  per/- 
sonnes  de  la  maison.  M.  Mesnard  (c'est  le  nom 
du  pere  adoptif  de  Marie)  etait  h  Kaskaskia,  en 
qualite  de  membre  du  comite  charge  de  recevoir 
le  general  Lafayette,  et  madame  Mesnard  nous 
demanda  si  nous  voulions  nous  charger  de  con- 
cluire  sa  fille  au  bal   auquel   une  indisposition 
J'empechait  d'aller  elle-meme.  Nous  acceptances 
avecplaisir;  et,  pendant  que  Marie  aidait  made 
moiselle  Mesnard  a  achever  sa  toilette ,  nous  pri 
mes  place  autour  d'un  grand  foyer  dans  la  cui 
sine  ;  a  peine  etions-nous  assis  que  je  vis  s'agiter, 
au  coin  de  la  cheminee ,  une  masse  noire ,  dont 
j'eus  d'abord  beaucoup  de  peine  a  reconnaitre  la 
nature  et  la  forme;  mais  enfin,  apres  un  exa- 
men  attentif,  je  reconnus  que  c'etait  un  vieux 
negre ,  courbe  par  I'age.  Son  visage  etait  telle- 
ment  ride  et  deforme  par  le  temps,  qu'il  n'etait 
plus  possible  d'en  distinguer  un  seul  trait ,  et  je 
ne  devinai  la  place  de  sa  Louche  que  par  le  petit 
nuage  de  fumee  dc  tabac  qui  en  sortait  de  temps 


3l4  LAFAYETTE 

en  temps.  Get  liomme  parut  preter  une  grande 
attention  a  la  conversation  qui  s'etablit  entre 
nous  et  un  jeune  homme  de  ]a  famille  Mesnard ; 
lorsqu'il  entendit  que  nous  voyagions  avec  le  ge 
neral  Lafayette,  et  que  nous  venions  de  Saint- 
Louis,  il  nous  demanda  si  nous  y  avions  trouve 
un  grand  nombre  de  Francais ;  je  lui  repondis 
que  nous  n'en  avions  vu  que  quelques-uns,  et, 
entre  autres,  le  fondateur  de  la  ville,  M.  Choteau. 
«  Quoi  1  »  s'ecria  -  t-il  d'une  voix  sonore,  qui  ne 
paraissait  point  appartenir  a  un  corps  si  brise, 
«  quoi!  vous  avez  trouve  le  petit  Choteau?  oh  I 
»  je  le  connais  bien  ,  moi,  le  petit  Choteau;  nous 
»  avons  Leaucoup  voyage  ensemble  sur  le  Missis- 
»  sippi,  et  cela  a  une  epoque  a  laquelle  bien  peu 
)>  de  blancs  encore  avaient  penetre  jusqu'ici.  »  — 
«  Mais,  savez-vous  bien  ,  »  lui  dis-je,  «  que  ce- 
»  lui  que  vous  appelez  le  petit  Choteau  est  bien 
»  vieux ,  qu'il  a  certainement  plus  de  quatre- 
»  vingt-dix  ans?  »  —  «  Oh !  je  le  crois  bien  I  mais 
»  qu'est-ce  que  cela  fait,  ca  n'empeche  pas  que 
»  je  1'ai  connu  bien  enfant.  »  —  <(  Mais  quel  age 
)>  avez -vous  done?  »  —  «  Ma  foi,  je  n'en  sais 
)>  rien,  car  on  ne  m'a  jamais  appris  a  compter. 
»  Tout  ce  que  je  sais  ,  c'est  que  je  suis  parti  de  la 
»  Nouvelle-Orleans  avec  mon  maitre  ,  qui  faisait 
»  partie  de  1'expedition  envoyee  par  la  compa- 
v  gnie  de  navigation  du  Mississippi,  sous  les  or- 
»  dres  du  jeune  Choteau  ,  pour  aller  batir  un  fort 


EN   AMERIQUE.  3i5 

»  en  haut  de  la  riviere.  Le  jeurie  Choteau  avait 
»  a  peine  seize  aris;  mais  il  etait  chef  de  1'expe- 
)>  dition,  parce  que  son  pere  etait,  dit-on ,  un 
»  des  plus  riches  a^tionriaires  de  la  compagnie. 
)>  Apres  avoir  rame  long-temps  contre  le  courant 
»  et  eprouve  bien  des  fatigues ,  nous  somnies  en- 
»  fin  arrives  pas  bien  loin  d'ici,  ou  nous  nous 
»  sommes  mis  a  batir  le  fort  de  Chartres.  Oh! 
»  mon  Dieu !  il  me  semble  encore  y  etre ;  je  vois 
»  d'ici  les  grosses  pierres  que  nous  apportions, 
»  les  grandes  voutes  que  nous  construisions.  Cha- 
»  cun  de  nous  disait  :  Voici  un  fort  qui  durera 
»  plus  que  nous  tous,  et  plus  que  nos  enfans ;  je 
»  le  croyais  bien  aussi ,  et  pourtant  j'en  ai  vu  la 
»  fin  ;  car  il  est  maintenant  en  mines  ,  et  moi  je 
»  vis  encore.  Savez-vous ,  monsieur,  combieri  il 
»  y  a  d'annees  que  nous  avons  bad  le  fort  de 
»  Ghartres?  »  —  «  Mais  au  moins  qualre-vingts 
)>  ans,  si  je  ne  me  trompe.  »  —  «  Eh  bien,  comp- 
»  tez ,  et  vous  saurez  a  peu  pres  mon  age.  J'avais 
»  dans  ce  temps-la  au  moins  treate  ans ,  car  le 
i)  petit  Ghoteau  me  paraissait  un  enfant ;  j'avais 
»  deja  servi  trois  maitres,  et  j'avais  deja  bien 

»  soufFert »  —  «  A  ce  compte-la,  vous  auriez 

»  cent  dix  ans,  pere  Francois.  »  —  «  Par  ma  foi, 
»  je  crois  bien  que  j'ai  pour  le  moins  cela,  car  il 
»  y  a  bien  long-temps  que  je  travaille  et  que  je 
»  souffre.,...  »  —  «  Comment!  »  dit  en  1'inter- 
rompant  le  jeune  homnie  qui  etait  assis  pres  de 


LAFAYETTE 

lui,  «  vous  souffrez  encore,  pere  Francois?  » — 
«  Oh!  pardon,  monsieur,  je  ne  parle  pas  du 
»  temps  que  j'ai  vecu  dans  cette  maison.  Depuis 
»  que  j'appartiens  a  M.  Mesnard,  c'est  tout  diffe- 
»  rent;  maintenant  je  suis  heureux.  Au  lieu  de 
»  servir  les  autres,  tout  lemonde  me  sert.  M.  Mes- 
»  narcl  ne  veut  pas  meme  me  permettre  d'aller 
»  cliercher  moi-meme  un  morceau  de  hois  pour 
»  le  feu,  il  dit  que  je  suis  trop  vieux  pour  cela. 
»  Mais  aussi  il  faut  tout  dire,  M.  Mesnard  n'est 

»  point  un  maitre  pour  moi,  c'est  un  homme 

»  c'est  un  ami » 

Get  hommage  du  vieil  esclave,  rendu  a  1'hu- 
manite  de  son  maitre,  nous  donna  une  haute 
idee  du  caractere  de  M.  Mesnard.  Pendant  que 
nous  ecoutions  encore  le  vieux  Francois ,  Marie 
€t  mademoiselle  Mesnard  vinrent  elles-memes 
nous  avertir  qu'elles  etaient  pretes ,  et  nous  de- 
mander  si  nous  voulions  nous  mettre  de  suite 
en  route,  car  il  cominencait  a  se  faire  tard.  Nous 
primes  conge  de  madame  Mesnard,  et  nous  re- 
trouvames  notre  escorte  indienne  qui  nous  avait 
patiemment  attendus  a  la  porte ,  et  qui  reprit 
position  autour  de  nous  a  quelque  distance  en 
avarit ,  en  arriere  et  sur  les  cotes ,  pour  eclairer 
et  proteger  notre  marche,  conime  sinousavions 
traverse  un  pays  ennemi.  La  nuit  etait  fort  obs 
cure  ,  mais  la  temperature  tres-douce  et  Fair 
parseme^  de  mouches  phosphoriques  qui  bril- 


EN    AMfcRIQUE.  3ij 

iaient  autour  de    nous    com  me   des    etincelles 
de  feu.  M.  de    Syon   conduisait   mademoiselle 
Mesnard  et  je  donnais  le  bras  a  Marie,  qui, 
malgre  les  tenebres,  marcliait  avec  une  assurance 
et  une  legerete  que  peut  seule  donner  la  vie  des 
forets.  Les  mouclies  de  feu  m'occupaient  et  m'iu- 
teressaient  beaucoup ,  car,  quoique  ce  ne  f assent 
point  les  premieres   que  j'observasse ,  je  n'en 
avais  cependant  jamais  va  une  si  grande  quan- 
tite.  Je  demaridai  a  Marie  si  ces  insectes,  qui ,  par 
leur  aspect,  pour  ainsi  dire  fantasmagorique,  sont 
si  propres  a,  etonner  1'imagi nation,  n'avaient  ja 
mais  donne  lieu ,  parmi  les  Indiens ,  a  des  croyan- 
ces  ou  a  des  corites  populaires.  «Non  pas  parmi 
»  les  nations  de  ces  contrees,  ou  chaque  anriee 
»  nous    sommes  familiarises    avec    leur   grand 
)>  nombre ,  »  me  dit-elle ;  «  ma  is  j'ai  ou'i  dire  que 
»  parmi  quelques  nations  du  Nord ,  ou  ils  sont 
»  plus  rares ,  on  croit  communement  que  ce  sont 
»  les  araes  des  amis  que  la  mort  nous  a  enleves , 
»  qui  viennent  pour  nous  consoler  ou  pour  nous 
)>  reclamer  1'accomplissement  de  quelque  pro- 
»  messe.  Je  connais  meme  plusieurs  ballades  sur 
»  ce  sujet, une  entre autres qui  parait  avoir ete  faite 
»  il  y  a  bien  long-temps  cbez  une  nation  qui  vi- 
)>  vait  un  peu  plus  an  riord  que  nous  et  qui  n'existe 
»  plus.  C'est  par  des  chansons  que  se  conservent 
»  ordinairement  cbez  nous  les  grands  evenemens 
»  et  les  traditions  populaires,  et  cette  ballade  que 


3i8  LAFAYETTE 

»  j'ai  sou  vent  eritendu  chanter  par  les  jeunes 
»  filles  de  notre  tribu  ,  ne  laisse  aucun  doute  sur 
»  la  croyance  de  quclques  Indiens  relativement 
»  aux  mouches  de  feu.  »  Je  priai  Marie  de  me 
chanter  cette  ballade,  ce  qu'elle  fit  aussitot  de 
fort  bonne  grace.  Quoiqueje  ne  comprise  rien 
aux  paroles,  qui  etaient  en  langue  indienne,  je 
trouvai  cependant  une  grande  liarmonie  dans 
Farrangement  des  mots,  et  dans  la  musique  ex- 
tremement  simple  sur  laquelle  ils  etaient  clian- 
tes ,  une  expression  de  profonde  melancolie. 

Lorsque  Marie  cut  fini  sa  ballade,  je  lui  deman- 
dai  si  elle  ne  pourrait  pas  me  la  traduire  en  fran- 
eais,  afin  que  je  pusse  en  comprendre  le  sens. 
«  Difficilement,  »  me  dit-elie,  «  car  j'ai  toujours 
»  eprouve  de  grands  obstacles  a  rend  re  exacte- 
»  ment  les  paroles  de  nos  Indiens  en  francais, 
»  lorsque  je  leur  sers  d'interprete  aupres  des 
»  blancs  ;  niais  je  vais  essayer.  »  Et  elle  traduisit 
a  peu  pres  ainsi : 

«  La  rude  saison  des  ch asses  etait  passee. 
)>  Antakaya ,  le  plus  beau,  le  plus  adroit,  le 
»  plus  brave  des  guerriers  des  Cherokees,  etait 
)>  revenu  sur  les  bords  de  TArolachy,  ou  Fat- 
>*  tendait  Manahella ,  la  jeune  vierge  promise  a 
»  son  amour  et  a  son  courage. 

»  Le  premier  jour  de  la  lune  des  fleurs  devait 
)>  eclairer  leur  union.  Deja  les  deux  families, 
»  reunies  autour  du  meme  feu,  avaietit  fait  ?cs 


EN  AMEIUQUE.  3ig 

»  accords;  deja  les  jeunes  garcons  tt  les  jeunes 
»  lilies  avaient  prepare  et  orne  la  cabane  nou- 
»  velle  qui  dcvait  recevoir  le  couple  heureux; 
»  lorsqu'au  lever  du  soleil,  un  cri  terrible,  un 
»  cri  de  guerre  pousse  par  la  sentirielle  qui  tou- 
»  jours  veiile  au  sommet  de  la  colline,  appela  les 
»  vieillards  au  conseil ,  et  fit  prendre  les  armes 
»  aux  guerriers. 

»  Des  blancs  avaient  paru  sur  la  frontiere.  Le 
»  meurtre  et  le  vol  les  accompagnaient.  L'astre  fe- 
»  condant  n'etait  point  encore  an  milieu  de  sa 
»  course,  et  deja  Antakaya  etait  parti  a  la  tete 
»  des  guerriers  pour  repousser  le  vol ,  le  meurtre 
»  et  les  blancs. 

»  Ya  ,  lui  avait  dit  Manahella  en  cliercliant  a 
»  caclier  sa  douleur,  va  combattre  les  blancs 
»  cruels,  et  je  prierai  le  Grand-Esprit  de  t'en- 
»  velopperd'un  nuagea  1'epreuvedeJeurs coups... 
»  Je  lui  demanderai  qu'il  te  ramene  sur  les  bords 
»  de  1'Arolachy,  pour  y  etre  aime  par  Mana- 
»  bella.... 

»  J'y  reviendrai ,  avait  repondu  Antakaya , 

»  j'y  reviendrai Mes  fleches  n'auront  point 

»  trompe  mon  adresse,  mon  tomahawk  se  sera 
»  rougi  du  sang  des  blancs;  je  rapporterai  de 
»  leurs  clievelures  pour  orner  la  porte  de  ta  ca- 
»  bane;  alors  je  serai  digne  de  Manahella  ,  alors 
»  nous  nous  aimcrons  en  paix,  alors  nous  serons 
»  heureux. 


320  LAFAYETTE 

»  Le  premier  jour  de  la  lune  des  fleurs  avaifc 
«  brille ,  deja  beaucoup  d'autres  1'avaient  suivi 
)>  sans  qu'on  entendit  parler  d'Antakaya  et  de 
»  ses  guerriers.  Penchee  sur  les  rives  de  1'Aro- 
i>  lachy,  tous  les  soirs  la  triste  Manahella  elevait 
»  aux  mauvais  esprits  de  petites  pyramides  de 
»  cailloux  polis ,  pour  flechir  leur  colere  et  les 
»  einpecher  d'etre  contraires  a  son  bien  -  aime , 
»  mais  les  mauvais  esprits  etaient  inflexibles,  et 
»  leur  souffle  violent  reriversait  les  petites  pyra- 
»  mi  des. 

)>  Un  soir  de  la  derniere  lune  des  fleurs ,  Ma- 
»  naliella  rencontra  sur  les  bords  de  la  riviere  un 
»  guerrier  pale  et  sang] ant.  Meurs,  pauvrelierre ! 
»  dit-il  a  Manahella  ;  meurs  !  le  plus  beau  chene 
»  de  nos  forets ,  ee  cliene  superbe  a  1'ombre  du- 
»  quel  tu  comptais  gouter  le  repos  et  le  bonheur, 
»  est  tombe !  II  est  tombe  sous  les  coups  redcu- 
»  bles  de  la  hache  des  blancs.  Dans  sa  chute  il 
»  a  ecrase  ceux  qui  le  frappaient ,  mais  il  est 
»  tombe  1  Meurs,  pauvre  lierre  ,  meurs  I  car  le 
»  chene  qui  devait  te  servir  d'appui  est  tombe!... 
»  Deux  jours  apres  Manahella  mourut. 

)>  Antakaya  dont  le  courage  avait  ete  trompe 
»  par  le  sort ,  etait  tombe  convert  de  blessures 
»  entre  les  mains  des  blancs  qui  1'avaient  em- 
»  mene  bien  loin.  Mais  enfiu  il  s'etait  echappe ; 
»  et,  apres  avoir  long-temps  erre  a  travers  les  lb- 
w  rets,  il  revenait  pleurer  sa  defaite  et  mediter 


EN   AMEKIQUE.  32 1 

*  sa  vengeance  aupres  de  Manahella Lors- 

»  qu'il  arriva  ,  elle  n'etait  plus....  Agite  du  plus 
»  violent  desespoir ,  il  courut  le  soir  aux  rives  de 
»  1'Arolachy ,  appela  Manahelia  ,  mais  1'echo  re- 
»  pondit  seul  aux  accens  de  sa  douleur. 

»  O  Manahella  !  s'ecria-t-il ,  si  mes  fleches  ont 
»  trompe  rnon  adresse  ,  si  nion  tomahawk  n'a 
»  point  epuise  le  sang  des  blancs ,  si  je  ne  t?ai 
»  point  rapporte  leurs  chevelures  pour  orner  la 

»  porte  de  ta  cabane,  pardonne-le  moi Ce 

>>  n'est  la  faute  de  nion  courage,  les  mauvais  es- 
»  prits  out  combat tu  contre  moi....  et  eependant 
»  je  n'ai  point  laisse  echapper  une  plainte,  un 
»  soupir,  lorsque  le  fer  de  mes  ennemis  a  de- 
»  chire  ma  poitrine;  je  ne  me  suis  point  abaisse 
»  a  leur  demander  la  vie  !  lis  me  1'ont  conservee 
»  malgre  moi-meme,  et  je  ne  m'en  suis  console 
»  que  dans  1'espoir  de  pouvoir  me  venger  un 
»  jour,  et  t'offrir  de  leurs  chevelures  en  grand 
)>  nombre.  O  Manahella!  viens  seuiement  me 
»  dire  que  tu  me  pardonnes ,  et  que  tu  me  per- 
*>  mets  de  te  suivre  dans  1'empire  du  Grand- 
»  Esprit. 

»  An  meme  instant  une  lumiere  vive  ,  pure 
net  legere,  apparut  aux  yeux  de  1'infortune 
M  Antakaya.  11  vit  en  elle  1'ame  de  son  amante, 
»  et  se  rnit  a  la  suivre  a  Lravers  la  vallee  pendant 
»  t.oute  la  nuit,  la  suppliant  de  s'arreler  et  de 
»  lui  pardonner.  An  point  du  jour  il  se  trouva 


322  LAFAYETTE 

»  sur  les  Lords  d'un  grand  lac;  la  lumiere  avaU 
»  disparu  ,  il  crut  qu'elle  avait  passe  le  lac.  Aus- 
»  sitot,  malgre  sa  faiblesse  et  sa  fatigue,  il  fit  1111 
»  canot  d'un  tronc  d'arbre  qu'il  creusa ,  et  d'une 
»  branche  il  fit  une  rame.  A  la  fin  du  jour  son 
»  travail  etait  acheve.  Avec  les  tenebres  revint  la 
»  mouche  trompeuse;  pendant  toute  la  nuit  An- 
»  takaya  poursuivit  son  erreur  sur  la  surface 
»  tremblantc  des  eaux.  Mais  elle  disparut  devant 
»  la  clarte  du  soleil ,  et  avec  elle  s'evanouit  le 
»  souffle  leger  des  esperances  et  de  la  vie  d'An- 
»  takaya.  » 

Marie  venait  d'achever  sa  ballade,  et  je  lul 
exprimais  mes  remercimens  au  moment  ou  nous 
arrivions  au  pont  de  la  Kaskaskia.  La,  Sciakape 
rallia  son  escorte,  dit  quelques  mots  a  sa  femme, 
et  nous  laissa  entrer  seuls  dans  le  village.  Nous 
approcliions  de  la  maison  de  M.  Morrisson  ,  chez 
lequel  se  donnait  le  bal  auquel  le  general  La 
fayette  assistait.  Je  sentis  alors  trembler  Marie  ; 
son  trouble  etait  si  grand  qu'elle  ne  put  me  le 
caclier.  Jelui  en  demandai  la  cause.  Si  vous  voulez 
m'epargner  un  grand  chagrin ,  me  dit-elle ,  vous 
ne  me  conduirez  pas  au  milieu  des  dames  de 
Kaskaskia.Elles  sorit  sans  doute  aujourd'hui  dans 
leurs  plus  brillantes  parures ,  et  la  grossierete 
de  mes  vetemens  leur  inspirerait  pour  moi  du 
mepris  ou  de  la  pitie,  etces  deux  sentimensm'af- 
fligeraient  egalement.  D'ailleurs,  je  sais  qu'elles 


EN  AMERIQUE.  3?.3 

me  blanient  d'avoir  renonee  a  la  vie  des  blancs , 
et  je  me  sentirais  mal  a  False  en  leur  presence. 
Je  lui  promis  ce  qu'elle  de'sirait,  et  elle  se  ras- 
sura.  Arrives  chez  M.  Morrisson  ,  je  la  fis  entrer 
dans  une  chambre  basse,  et  je  montai  a  la  salle 
dubal  pour  prevenir  le  general  Lafayette  que  la 
jeune  Indienne  1'attendait  en  bas.  II  s'empressa 
de  descendre,  et  plusieurs  membres  du  comite 
descendirent  avec  lui.  11  vit  et  entendit  Marie 
avec  plaisir,  ct  ne  put  dissimuler  son  emotion 
en  reconnaissant  sa  lettre,  en  voyarit  avec  quell e 
vsainte  veneration  elle  avait  ete  conservee  pen 
dant  pres  d'un  demi-siecle  au  milieu  d'uue  na 
tion  sauvage  chez  laquelle  il  ne  supposait  meme 
pas  que  son  nom  fut  jamais  parvenu.  De  son 
cote,  la  fille  de  Panisciovva  exprimait  avec  viva- 
citt3  le  bonheur  qu'elle  goiitait  de  voir  celui  a 
cote  duquel  son  pere ,  disait-elle ,  avait  eu  1'hon- 
neur  de  combattre  pour  la  bonne  cause  ameri- 
calne. 

Apres  une  demi-heure  d'une  conversation  dans 
laquelle  le  general  Lafayette  se  plut  a  rapporter 
des  temoignages  de  la  loyale  et  courageuse  con- 
duite  de  quelques  nations  indiennes,  envers  les 
Americains ,  pendant  la  guerre  de  la  revolution , 
Marie  temoigna  le  desir  de  se  retirer ,  et  je  Fac- 
compagnai  jusqu'au  pont,  ou  je  la  remis  aus 
soins  de  Sciakape  et  de  son  escorte ,  et  je  pris 
conge  d'elle. 

2t. 


LAFAYETTE 
A  minuit ,  le  general  recut  les  adieux  des  dames 
et  des  citoyens  de  Kaskaskia  ,  qui  s'etaient  reunis 
cliez  M.  Morrisson,  et  nous  nous  reridimes  a  bord 
de  notre  navire  pour  continuer  immediatement 
notre  navigation  vers  1'embouehure  de  1'Ohio. 
Le  gouverneur  Coles  aurait  bien  voulu  nous  faire 
traverser  cette  partie  de  1'etat  dlllinois  comprise 
entre  Tangle  que  forment  les  deux  grands  fleuves, 
nous  aurions  alors  retrouve  notre  bateau  a  vapeur 
a  Shawneetown ,  ou  nous  aurions  pu  visiter  des 
salines  que  Ton  dit  fort  belles ;  mais  outre  que 
cela  aurait  pris  att  general  plus  de  temps  qu'il 
n'en  pouvait  consacrer  a  cette  visite,  cette  route 
ne  s'accordait  point  avec  le  projet  qu'il  avait  de 
remoriter  la  riviere  de  Cumberland  pour  aller  a 
Nashville  ,  ou  les  envoyes  du  Tennessee  etaient 
charges  dele  conduire.  M.  Coles  s'embarqua  avec 
nous  pour  accompagner  le  general  j usque  dans 
1'etat  du  Tennessee  T  et  nous  en  ressen times  un 
veritable  plaisir  ,  car  c'est  un  homme  d'un  com 
merce  agreable  et  d'un  rare  merite.Tout  le  monde 
s'accorde  a  dire  qu'il  remplit  ses  fonctions  de  gou 
verneur  avec  autant  de  philanthropic  que  de  jus 
tice.  II  doit  son  elevation  a  la  place  de  gouverneur, 
a  ses  opinions  sur  I'abolition  de  1'esclavage  des 
noirs.  11  etait  d'abord  proprietaire  en  Virginie , 
ou,  selon  la  coutume  de  ce  pays  ,  il  faisait  culti- 
ver  ses  terres  par  des  negres  esclaves.  Apres  avoir 
long-temps  et  hautement  exprime  son  aversiora 


EN  AMEKIQUE. 
pour  ce  genre  de  culture,  il  pcnsa  qu'il  etait  cle 
son  devoir  de  mettre  en  pratique  les  principes 
qu'il  avait  d'abord  professes ,  et  il  voulut  donner 
la  liberte  a  tous  ses  negres  ;  mais  ayant  reconnu 
que  leur  affrancbissement  pur  et  simple  en  Vir- 
ginie  leur  serait  plus  nuisible  qu'utile,  il  les  em- 
mena  tous  avec  lui  dansl'etat  d'lllinois,  ou  non- 
seulement  il  leur  accorda  Ja  liberte  ,  mais  encore 
ou  il  les  etablit  a  ses  frais ,  de  maniere  qu'ils 
pussent  se  procurer  une  existence  heureuse  par 
leur  travail.  Get  acte  de  justice  et  d'humanite  di- 
minua  considerablernent  sa  fortune,  mais  nelui 
causa  aucuns  regrets.  A  cette  epoque  ,  quelques 
bommes,  egares  par  d'anciens  prejuges,  cber- 
cberent  a  faire  reformer  Farticle  de  la  constitu 
tion  de  Tetat  d'lllinois  ,  qui  abolit  1'esclavage  ; 
M.  Coles  combattit  ces  bommes  avec  toute  1'ar- 
deur  de  son  ame  philanthropique  ,  et  avec  toute 
la  superiorite  d'un  esprit  eclaire.  Dans  cette  lutte 
honorable  ,  il  fut  soutenu  par  le  peuple  de  1'etat 
d'lllinois ;  la  justice  et  1'humanite  triompherent , 
et  bientot  apres  M.  Coles  fut  elu  gouverneur  a  une 
immense  majorite.  Ce  fut  pour  lui  une  recom 
pense  bien  honorable,  €t  a  celle-lk  s'en  joint  au- 
jourd'hui  une  autre  qui  doit  lui  etrebien  douce, 
ses  negres  aftrancbis  reussissent  parfaitement  et 
ofFrent  un  argument  sans  replique  aux  adversaires 
<le  1'emancipation. 

Quelques  beures  apres  notre  depart  de  Kaskas- 


LAFAYETTE 

kia ,  nous  etions  a  Fembouclmre  de  1'Ohio  ,  que 
nous  remontames  jusqu'a  rembouchure  de  la  ri 
viere  Cumberland ,  ou  nous  arrivames  avant  3a 
nuit.  La  nous  attendait  le  bateau  a  vapeur  I  Ar 
tisan  ,  pour  nous  conduire  a  Nashville.  Lorsqu'il 
nous  fallut  quitter  le  Natchez  et  nos  compagnons 
de  voyage  de  1'etat  de  Louisiane,  nous  eprou- 
vames  un  serrement  de  coeur  comme  si  nous 
quittions  notre  maison  et  notre  famille.  Ge  sen 
timent  se  comprend  facilement  quand  on  songe 
que  nous  avons  passe  pres  d'un  mois  et  fait  dix- 
huit  cents  milles  a  bord  de  ce  Latiment ,  au  mi 
lieu  d'une  societe  aimable,  spirituelle,  prevenante, 
et  dont  chaque  membre  etait  devenu  pour  nous 
un  ami  veritable.  De  leur  cote,  MM.  Morse, 
Ducros  ,  Prieur  et  Caire ,  nous  temoignerent  des 
regrets  non  moins  sinceres.  Malgre  leur  longue 
absence  de  la  Nouvelle-Orleans,  ils  auraient  ce- 
pendant  encore  volontiers  prolonge  leur  mission , 
disaient-ils  ,  pour  passer  encore  quelque  temps 
avec  leur  cher  Lafayette;  et  notre  excellent  capi- 
taine  Davis  exprimait  vivement  ses  regrets  de 
voir  qu'un  autre  batiment  que  le  sien  allait  etre 
charge  de  porter  I'hote  de  la  nation ;  mais,  d'un 
autre  cote,  les  envoyes  du  Tennessee  n'etaient 
point  disposes  k  ceder  a  d'autresle  droit  de  faireles 
honneurs  de  leur  etat ,  et  lors  meme  qu'ils  eusserit 
eu  la  volonte  d'accepter  les  services  du  capitaine 
Davis.,  il  auraient  ete  forces  d'y renoncer,  parce 


EN  AM£RIQUE.  $27 

quc  fe  Natchez  n'aurait  pu  naviguer  sur  3es  eaux 
trop  Lasses  du  Cumberland.  11  nous  fallut  done 
prendre  conge  du  comite  louisianais  et  de  celui 
de  1  etat  de  Mississippi ,  que  nous  regrettions  aussi 
beaucoup ,  et  passer  a  bord  de  E  Art  is  an ,  ou  nous 
fumes  recus  et  traites  de  maniere  a  nous  faire 
pressentir  que  nous  eprouverionsbientot  un  nou- 
veau  chagrin  en  nous  separant  de  nos  nouveaux 
compagnons  de  voyage, 


LAFAYETTE 


CHAPITRE  X. 


RIVIERE  DE  CUMBERLAND.  -  AHR1VEE  A  NASHVILLE.  -  M1L1CES  DU 
TENNESSEE.  -  HABITATION  DU  GENERAL  JACKSON.  -  NAUFRAGE 
SDR  L'OHIO.  -  LOUISVILLE.  -  ROUTE  DE  LOUISVILLE  A  CINCIN 
NATI  fAR  TERRE.  -  ETAT  DE  KENTUCKY.  -  ANECDOTE. 


CE  fut  le  2  mai,  a  huit  lieures  du  soir  ,  que 
nous  entrames  dans  la  riviere  de  Cumberland, 
ou,  malgre  1'obscurite  ,  nous  naviguames  toute 
la  nuit.  Cette  riviere,  qui  est  un  des  plus  grands 
tributaires  de  1'Ohio  ,  prend  sa  source  a  1'ouest 
des  montagnes  de  Cumberland  ,  arrose  1'etat  de 
Kentucky  par  ses  deux  extremites  ,  et  1'etat  de 
Tennessee  par  son  centre  qui  forme  un  grand 
arc;  elle  est  navigable  pendant  un  cours  de  quatre 
cents  milles;  au  jour  nous  pumes  juger  de  la  ri- 
chesse  des  pays  qu'elle  traverse  ,  par  la  grande 
quantite  de  batimens  charges  de  toute  espece  de 
produits  que  nous  rencontrames.  Comme  de- 
puis  son  embouchure  dans  FOhio  jusqu'aux  en 
virons  de  Nashville  7  les  bords  du  Cumberland 
sont  plats,  boises  et  quelquefois  marecageux  ,  on 
ne  rencontre  dans  toute  cette  partie  aucune  ville 
assise  absolument  sur  les  rives;  tous  Jes  etablis- 


EN  AMERIQUE. 
semens  sont  a  quelque  distance  dans  les  terres , 
et  nous  ne  pumes  les  visiter ;  mais  beaucoup  de 
Jeurs  habitans  vinrent,  a  1'aide  de  chaloupes , 
saluer  le  general  a  bord  de  Partisan  ,  ce  qui  sou- 
vent  retarda  notre  marclie ,  car  il  fallait  a  cha- 
que  instant  nous  arreter  pour  recevoir  et  laisser 
repartir  les  visiteurs. 

Le  mercredi ,  4  ma^  >  au  point  du  jour ,  nous 
remarquames  que  les  bords  de  la  riviere  s  ele- 
vaient  sensiblement  au-dessus  de  nos  tetes,  et 
offraient  des  positions  agreables  et  saines  pour 
des  villes  ou  des  villages;  a  buit  heures  nous 
n'apercevions  encore  aucune  habitation ,  mais 
nous  entendions  cependant  deja ,  dans  le  loin- 
tain  ,  retentir  le  son  des  cloches  qui  nous  annon- 
caient  le  voisinage  d'une  population  et  les  pre- 
paratifs  d'une  solennite;  quelques  instans  apres 
nous  apercumes  a  rhorizon  les  pointes  de  quel 
ques  edifices ,  et  sur  un  plan  plus  rapproclie  de 
nous  ,  une  foule  nombreuse  d'hommes ,  de  fem- 
mes  et  d'enfans  qui  semblaient  attendre  avec 
une  vive  sollicitude  Tarrivee  de  quelque  chose 
d'exlraordinaire ;  enfin  ,  lorsque  notre  batiment 
fut  assez  pres  de  la  foule  pour  en  etre  reconnu , 
un  cri  de  joie  s'eleva  du  rivage ,  et  1'air  retentit 
mille  fois  du  welcome  Lafayette:,  c'etait  le  salut 
des  habitans  de  Nashville  a  Fhote  de  la  nation. 
Ce  salut  se  prolongea,  sans  interruption,  jus- 
qu'a  ce  que  nous  fussions  arrives  au-dela  de  la 


33o  LAFAYETTE 

ville  ,  au  lieu  du  debarquement ,  oule  genera]  flit 
accueilli  par  ]'il lustre  Jackson  qui  monta  avec 
lui  en  voiture  pour  le  conduire  a  Nashville;  plu- 
sieurs  corps  de  cavalerie  les  precederent;  et  le 
cortege,  qui  se  forma  derriere]  eux ,  se  compo- 
sait  de  tous  nos  compagnons  de  voyage,  aux- 
quels  vinrent  se  joindre  une  multitude  de  ci- 
tojens  accourus  des  environs  ;  nous  entrames  en 
ville  par  une  large  avenue  bordee  de  milices  re- 
marquables  par  le  brillant  de  leurs  uniformes 
et  leur  bonne  mine  sous  les  armes ;  il  etait  facile 
dereconnaitre,  a  leur  air  martial,  quelles  comp- 
taient  dans  leurs  rangs  un  grand  nombre  de  ces 
intrepides  soldats-citoyens  devant  lesquelsles  An 
glais  reculerent  sous  les  murs  de  la  Nouvelle- 
Orleans.  Pour  entrer  en  ville ,  le  cortege  passa 
sous  un  arc  de  triomphe ,  an  sommet  duqucl 
etaient  ecrits  ces  mots  repetes  sans  cesse  par  la 
foule  :  Bienvenu  soit  Lafayette ,  I'ami  des  Etats- 
Unis  !  et  au-dessus  flottait  le  pavilion  americain , 
attache  a  une  lance  surmontee  du  bonnet  de  la 
liberte.  Apres  avoir  parcouru  les  principalcs 
rues  ,  nous  arrivames  sur  la  place  publique,  de- 
coree  de  mille  bannieres  suspendues  aux  croisees, 
et  aussi  ornee  d'un  arc  de  triomphe ,  sous  lequel 
etait  une  plate-forme  elevee,  oule  gouverneur  do 
1  etat  attendait  Ihote  national  pour  le  haran- 
guer.  Son  discours  ne  fut  pas  seulement  tou- 
chant  par  les  sentimens  d'aftection  et  de  recon- 


EN  AMfcRIQUE.  33i 

naissance  dont  il  etait  fortement  empreint ,  mais 
aussi  fort  remarquable  par  la  richesse  et  la  fide- 
lite  du  tableau  qu'il  fit  de  la  situation  actuelle  de 
Fetat  de  Tennessee,  et  de  la  rapidite  de  son  ao 
croissement  sous  Finfluence  de  la  liber  te  et  des 
lois  sages  qui  le  regissent.  Le  general  Lafayette 
Jui  repondit  avec  cette  emotion  du  coeur  et  cet 
heureux  choix  d'expression ,  qui ,  si  souvent  pen 
dant  son  long  voyage,  firent  Fetonnement  et 
1'admiration  de  ceux  qui  1'entendaient.  Alors  des 
deux  cotes  de  Fare  de  triomphe  sortirent  qua- 
rante  oificiers  ou  soldats  revolutionnaires  ,  la  plu- 
part  accables  par  Fage,  quelques-uns  mutiles  par 
la  guerre  ,  et  inalgre  cela  presque  tous  venus  des 
parties  les  plus  eloignees  de  Fetat  pour  assister 
au  triomphe  de  leur  ancieri  general ;  ils  s'avan- 
cerent  vers  lui  au  milieu  des  acclamations  du 
peuple,  et  Fentourerent  de  leurs  temoignages 
d'afFectiori  et   de  leurs  patriotlques   souvenirs; 
parmi  eux  il  en  etait  un  ,  remarquable  surtout 
par  son  grand  age  et  par  la  vivacite  de  Fexpres- 
sion  de  sa  joie;  il  se  jeta  dans  les  bras  du  general 
en  pleurant  et  s'ecriant  :  «  J'ai  eu  deux  beaux 
»  jours  dans  ma  vie,  celui  ou  je  suis  debarque 
»  avec  vous  a  Gharlestown  en  1777,  et  celqi-ci; 
i)  maintenant  queje  vous ai revu, je  n'ai plus  rien 
»  a  desirer,  j'ai  assez  vecu... »  Et  Fattendrissement 
de  ce  vieillard  se  communiqua  a  toute  la  foule 
(jui  resla  quelque  temps  silencieuse.  Malgre  ses 


LAFAYETTE 

infirmites  il  avail  fait ,  dit-on  ,  plus  de  cinquante 
lieues  pour  se  procurer  cet  instant  de  bonheur. 
Nous  apprimes  ensuite  qu'il  se  nommait  Hagy, 
qu'il  etait  ne  en  Allemagne ,  et  qu'il  etait  venu 
sur  le  meme  vaisseau  que  le  general  Lafayette 
en  Amerique ,  ou  il  avait  fait  sous  ses  ordres  toute 
la  guerre  revolutionnaire.  Le  general  Lafayette , 
apres  avoir  consacre  quelques  instans  a  la  ten- 
dresse  de  ses  vieux  compagnons  d'armes,  re- 
monta  en  voiture  avec  le  gouverneur,  et  se  ren- 
dit  a  la  jolie  residence  du  docteur  Mac-Nairy, 
qui  nous  avait  prepare  des  logemens  chez  lui ,  et 
qui  nous  accueillit ,  ainsi  que  sa  famille ,  avec 
la  plus  aimable  hospitalite.  Le  general  fut  recu 
a  sa  porte  par  le  corps  municipal  et  par  le  maire, 
qui  lui  adressa  une  harangue  au  nom  des  habi- 
tans  de  Nashville.  Apres  1'avoir  felicite  de  son 
heureuse  arrivee  dans  la  ville,  et  avoir  eloquem- 
nient  retrace  les  motifs  des  temoignages  de  re 
connaissance  que  lui  clonnait  1'Amerique,  il 
ajouta  :  « Ici  nous  ne  pouvons  ni  vous  montrer 
w  des  champs  de  bataille,  ni  vous  entretenir  des 
»  victoires  auxquelles  vous  prites  une  part  si  glo- 
w  rieuse  pendant  noire  guerre  de  la  revolution ; 
»  trop  eloignee  clu  lieu  de  ces  grandes  scenes, 
»  cette  ville,  maintenant la  capitaled'un  nouvel 
»  etat  independant  qui  n'existait  pas  alors  ,  et 
»  qui  cependant  est  deja  le  huitieme  de  1'Union 
»  par  sa  population  ,  cette  ville ,  dis-je ,  n'est  sortie 


EN  AMERIQUE. 
»  que  depuis  pen  du  sein  des  deserts  ,  et  cepen- 
»  dant  vous  y  etes  accueilli  par  un  assez  bon 
»  nombre  cle  ces  veterans  qui  combattirent  k 
»  vos  cotes  pour  la  coaquete  des  droits  dont  ils 
»  jouissent  maintenant,  et  leurs  nombreux  des- 
»  cendaus  se  pressent  au  devant  de  vos  pas  pour 
»  vous  exprimer  leur  reconnaissance.  Ges  gene- 
»  rations  passeront  sans  doute  bientot;  mais  le 
»  souvenir  dece jour  sera  transmisaux  generations 
»  suivantes,  et  c'est  avec  enthousiasme  que  les 
»  enfans,  qui,  aujourd'hui  ont  quitte  les  banes 
»  de  1  ecole  pour  venir  vous  saluer,  raconteront 
»  un  jour  a  leurs  enfans  qu'ils  ont  eu  le  bonheur 
))  de  contempler  Faini  et  le  bienfaiteur  de  leur 
)>  patrie,  le  genereux  Lafayette....  »  Le  general 
le  remercia  en  lui  disant :  «  Mon  voyage  a  travers 
»  les  etats  du  Sud  et  de  FOuest ,  dont  vous  avez 
»  la  bonte  de  parler  avec  une  toucbante  sollici- 
»  tude,  a  ete  pour  nioi  une  source  continuelle 
»  des  plus  heureuses  et  reconnaissantes  emo- 
»  tions;  je  les  ai  trouvees  dans  le  spectacle  des 
»  bienfaits  de  ces  institutions  republicaines  dont 
»  un  patriotisme  non  moins  republicain  est  la 
»  sauvegarde;  je  les  ai  trouvees  dans  les  prodi- 
»  gieux  resultats  de  I'independance  nationale, 
»  du  gouvernement  du  peuple  par  lui-meme ,  et 
»  de3  plus  genereux  sentiniens  ;  je  les  ai  trouvees 
»  dans  tous  les  temoignages  d'affection  pour  moi 
»  qui  peuvent  le  plus  elever  et  cbarmer  le  coeur 


334  LAFAYETTE 

»  humain  ,  et  dans  toutes  les  attentions  qui 
»  vent  rendre  uu  voyage  rapide,  facile  et  agrea- 
»  ble.  Telle  a  ete  mon  lieureuse  marche  jusqu'a 
»  cette  capitale,    ou   aujourd'hui  le  peuple  de 
»  Nashville,  ses  dignes  magistrals,  et  vous,  mon- 
M  sieur  le  maire,  daignez  m'accueillir  de  la  rna- 
»  mere  la  plus  honorable  et  la  plus  affectueuse. 
»  Pendant  qu'avec  une  bonte  si  partieuliere 
»  pour  moi  vous  voulez  -bien  me  rappeler  ces 
»  anciens  temps  dont  il  est  vrai  que  votre  ville, 
»  qui  n'etait  pas  encore  nee ,   ne  peut  montrer 
»  aucnne  trace  sur  ses  belies  collines,  nous  avons 
»  le  plaisir  de   voir  dans  son  sein  beaucoup  de 
»  vieux  soldats  de  1'independance  et  de  la  liberte , 
»  ainsi  que  leur  nombreuse  et  vaillante  posterite; 
)>  c'est  le  dernier  theatre  de  la  gloire  de  ces  bra- 
»  ves  descendans  que  j'ai  eu  Thonneur  de  saluer, 
»  lorsqu'apres  avoir  porte  mon   hommage  aux 
»  tombes  de  Greene,  Kalb  et  Pulawski,  j'ai  vi~ 
»  site  les  lignes  de  la  Nouvelle-Orleans,  ouvous 
)>  avez  si  noblement  combattu  sous  les  ordres  de 
»  votre  illustre  compatriote.  Je  vous  prie ,  mon- 
»  sieur  le  maire,  et  messieurs  de  la  corporation, 
»  d'accepter ,  pour  les  citoyens  de  Nashville  et 
»  pour  vous-memes ,  le  tribut  de  ma  respectueuse 
»  et  tendre  reconnaissance.  » 

Alorsle  peuple  poussa  trois  acclamations,  puis 
se  retira  en  silence  pour  laisser  a  son  hote  le 
temps  de  prendre  un  pen  de  repos  avant  le 


EN  AMERIQUE.  335 

diner ;  mais  le  general  protita  de  ce  moment 
pour  aller  faire  une  visite  a  madame  Jackson , 
qu'il  apprit  etre  en  ville,  et  a  madame  Litle- 
field  ,  la  fille  de  son  aneien  compagnon  d'ar- 
mes  et  ami ,  le  general  Greene. 

A  quatre  heures,  un  nouveau  cortege  vint  nous 
chercher  pour  nous  conduire  au  banquet  public 
auquel  plus  de  deux  cents  citojens  prirent  place, 
sous  la  presidence  du  general  Jackson.  Au  nom- 
bre  des  convives  etait  un  venerable  vieillard 
nomme  Timothe  Demundrune ,  qui  fut  le  pre 
mier  homme  blanc  qui  vint  s'etablir  dans  le  Ten 
nessee.  Selon  la  coutume  americaine  ,  le  repas  se 
termina  par  1'expression  franche  et  energique  de 
Fopinion  de  chaque  convive  sur  les  actes  jour- 
naliers  de  Fadministration  et  sur  le  caractere 
public  des  magistrals  ou  des  candidats  aux  di- 
versesmagistratures;  parmi  ces  nombreux  toasts 
je  citerai  les  trois  suivans,  qui  me  paraissent  par- 
ticulierement  propres  a  faire  connaitreles  senti- 
mens  predominans  du  peuple  de  Fetat  cle  Ten 
nessee  : 

«  Au  siecle  present :  il  favorise  le  regne  des 
;>  principes  liberaux.  Les  rois  sont  forces  de  s'u- 
?>  nir  contre  la  liberte ,  et  le  despotisme  est  sur 
»  la  defensive. 

»  A  la  France  :  repiiblicaine  ou  inonarchique  7 
»  dans  la  gloire  ou  dans  les  revers ,  elle  aura  tou- 
»  jours  des  droits  a  notre  reconnaissance. 


336  LAFAYETTE 

»  A  Lafayette,  :  les  tyrans  Tout  opprime, 
»  mais  les  hommes  libres  I'honorent.  » 

A  ce  dernier  toast  le  general  se  leva  ,  exprima 
ses  remcrcimens ,  et  demanda  la  permission  de 
porter  le  toast  suivant: 

«  A  I'etat  de  Tennessee  et  a  sa  capitale ,  La 
»  cite  de  Nashville  :  puisse  notre  heritage  de 
»  gloire  revolutionnaire  s'unir  a  jamais  aux  bril- 
»  lans  laariers  de  la  derniere  guerre,  pour  former 
»  un  des  liens  perpetuels  de  1'union  entre  toutes 
»  les  parties  de  la  confederation  americaine.  » 

Le  president  du  banquet  donna  alors  le  signal 
du  depart,  et  nous  nous  rendimes  a  la  loge  ma- 
oonnique,  ou  trois  cents  freres,  dans  le  plus 
brill  ant  costume  ,  nous  recurent  avec  la  plus 
tend  re  cordialite.  Nous  passames  avec  eux  une 
veritable  soiree  de  famille.  L'eloquent  oratcur, 
M.  William  Hunt,  nous  fit  entendre  un  excel 
lent  discours  qui  ,  sous  la  forme  maconnique , 
presentait  le  tableau  ties  plus  nobles  preceptes 
de  patriotisme  et  de  philanthropic,  et  la  seance 
se  termirta  par  une  elegante  collation  a  la  fin 
de  laquelle  le  general  proposa  un  toast  qui  fut 
accueilli  avec  le  plus  vif  enthousiasme ,  c'etait  a 
la  memoire  de  notre  illustre  frere  Riego,  mar 
tyr  de  la  liberte!  En  nous  retirant  pour  nous 
rendre  a  notre  quartier  general,  chez  ledocteur 
Mac-Nairy,  nous  trouvames  la  ville  eclairee  par 
de  brillantes  illuminations,  et  un  grand  nom- 


EN  AMERIQUE. 
bre  de  maisons  decorees  de  transparent  repre 
sents  nt  le  general  Lafayette  avec  divers  em- 
blemes  tons  fort  ingenieux. 

Le  leadcmain  matin  ,  aussitot  que  nous  fumes 
leves,  nous  nous  rendimes  au  sudde  la  ville,ou 
nous   trouvames  toutes  les  milices   des  comtes 
voisins,  reuuies  dans  tin  camp  qu'elles  occupaient 
depuis  plusieurs  jours  en  attendant  Farrivee  du 
general  Lafayette;  quelques-uns  des  corps  que 
nous  vimes  sous  les  armes  avaient  fait,  nous  dit- 
on  ,  plusde  cinquante  milles  pour  venir  ajouter, 
par  leur  presence ,  a  la  solennite  de  la  reception 
faite  a  lliote  cle  la  nation.  Le  general ,  apres  les 
avoir  vus  manceuvrer  devai)tlui?parcourut  leurs 
rangs  pour  leur  temoigner  son    admiration  de 
leur  belle  tenue,  et  leur  exprimer  sa  reconnais 
sance  pour  les  preuves  d'affection  qu'ils  venaient 
de  lui  donner.  Pendant  ce  temps,  M.  George  ct 
luoi  nous  causions  avec  uu  ollicier  d'etat- major, 
qui  eut  la  bonte  de  nous  donner  des  details  siu- 
1'organisation  des  forces  mil ita ires  de  Fetat  de 
Tennessee.  «  EHes  se  composent,»  nous  dit-il , 
»  de  trente  mi-lie  hommes  d'une  infanterie  qui , 
»  consider^e comnse  troupe  legere,  peut  etre,  je 
»  crois ,  bardiment  oppasee  avec  succes  aux  meii- 
»  leures    troupes  regulieres    de   1  Europe.   Nos 
»  jeunes  gens,  habitues  de  bonne  bcure  aux  fa- 
»  tigucs  etaux  exercices  de  la  chasse,  acquierent 
»  uiie  telle  adresse ,  qu'elle  est  devenue  prover- 

II.  22 


338  LAFAYETTE 

»  biale  chez  nos  voisins ,  et  je  ne  pense  pas  quo 
»  ies  Anglais  oublient  de  shot  les  preuves  qu'ils 
»  en  ont  eues  (levant  les  lignes  de  la  Nouvelle- 
»  Orleans.  Je  pourrais  aussi  invoquer  le  temoi- 
»  gnage  c!e  notre  brave  general  Jackson  ,  qui , 
»  pendant  la  derniere  campagne ,  recut  cle  ses 
»  soldats ,  presque  tous  les  matins ,  une  douzaine 
»  de  grives  tuees  a  balle  ,  avec  tant  de  soin  ,  qne 
»  toutes  celles  qui  etaient  toueliees  ailleurs  qif  a 
»  la  tete,  etaient  considerees  comme  indignes 
»  de  lui  elrc  offertes.  A  cette  extreme  adresse  de 
»  nos  soklats-citoyens ,  ajoutez  leur  temperance , 
»  leur  tenacite  de  caractere,  et  par-dessus  tout 
»  leur  amour  de  la  patrie  et  des  institutions,  et 
»  vous  conviendrez  qu'une  arniee  reguliere  aurait 
»  bientot  a  se  repentir  de  son  mepris  pour  une 
«  pareille  mil  ice.  Quant  a  la  discipline  militaire, 
))  je  sais  que  vosprejuges  europeens  la  regardent 
)>  comme  inapplicable  a  des  corps  non  permanens 
)>  et  non  salaries;  cependant,  voyez  ce  qui  se 
)>  passe  sous  vos  yeux ,  et  vous  changerez  peut- 
»  etre  d'avis.  Voici  des  compagnies  volontaires 
»  qui ,  sous  la  conduite  d'officiers  de  leur  choix, 
»  ont  quitte  leurs  occupations  journalieres  et  ont 
»  parcouru  d'assez  grandes  distances  pour  venir 
»  rendre  bom  mage  a  Lafayette.  Depuis  plus  de 
»  quinze  jours  que  quelques-unes  d'elles  se  sont 
»  campees  pres  de  notre  ville ,  nul  desordre  n'a 
»  signale  leur  presence;  niais  si  la  moindre 


EN   AMEIUQUE. 
»  plainte  contre  elles  parvenait  h  nos  magistrals  , 
»  )es  tribunaux  civils  en  feraient  bientot  justice.  » 
On  trouvera   peut-etre  qu'il  y  avait,  dans  la 
maniere  de  s'exprimer  de  not  re  officier  d'etat- 
major,  beaueoup  de  vanite  nationale;  cependant 
je  suis  persuade  que  ce  sentiment  n'entrait  pour 
rien  dans  son  langage.  II  louait  les  qualites  mi- 
litaires  de  scs  concitoyens  par   conviction  ,    et 
comme  il  aurait  loue,  dans  des  elrangers,  d'au- 
tres  qualites  auxquelles.il  aurait  cru.  J'ai  souvent 
remarque  qu'en  general  les  Americains  connais- 
sent  peu  cette  espece  d'hypocrisie,  que  nous  ap- 
peloos   niodestie ,   et  dont  nous  nous  croyons 
toujoiirs  obliges  de  nous  envelopper  lorsque  nous 
parlous  de  nous,  et  des  qualites  qui  nous  sent 
propres.  Us  croient,  et  je  suis  de  leur  avis,  que 
la  vraie  niodestie  consiste  inoins  a  se  deprecier 
soi-m^me  qu'a  ne  point  parler  avec  exageration 
on  sans  necessite  de  son  propre  merite. 

Un  repas  frugal ,  prepare  et  servi  militaire- 
ment  sous  la  tente,  termina  cette  visite  du  camp 
des  miliccs  tcnnessiennes,  apres  quoi  nous  ren- 
trames  en  viile,  oti  nous  visilames  successive- 
ment  Tacademie  des  jeunes  filles  de  Nashville  , 
et  le  college  de  Cumberland.  Dans  1'un  et  1'autre 
de  ces  etablissemens,  le  general  fut  recu  comme 
un  pere  bien-aime  par  ses  enfans,  et  il  en  sortit 
avec  la  douce  et  consolante  certitude,  que  les 
soins  ct  la  bonne  methode  avec  lesquels  on  y 


2?.. 


34o  LAFAYETTE 

propage  les  lumieres  et  I'amour  de  la  liberte, 
ne  peuvent  qu'augmenter  la  gloire  et  perpe- 
tuer  le  bonheur  cle  sa  patrie  adoptive.  Le  comite 
d'instruction  du  college  de  Cumberland  lui  fit 
liommage ,  ainsi  qu'au  general  Jackson  qui  1'ac- 
compagnait ,  d'une  resolution  du  conseil ,  par 
laquelle  deux  nouvelles  chaires,  sous  le  nom  de 
chaire  de  Lafayette  et  cliaire  de  Jackson  ,  pour 
1'enseigneraent  des  langues  et  de  la  philosophic, 
allaient  elre  fondees  au  moyen  d'une  souscrip- 
tion  volontaire  deja  remplie  par  les  citoyens  de 
1'etat  de  Tennessee.  L'un  et  1'autre  accepterent  cet 
hommageavec  empressemeHt,  etapposerent  leur 
adhesion  au  bas  de  la  resolution ,  avant  de  sorlir 
de  cet  etablissement,  qui,  quoique  fonde  depuis 
peu  de  temps,  offre  cependant  deja  des  resultats 
tres-satisfaisans. 

A  une  heure  apres  midi ,  nous  nous  embar- 
quames  avec  une  nombreuse  societe  pour  aller 
diner  a  la  residence  du  general  Jackson ,  situee  a 
quelques  milles  en  remontant  la  riviere.  Nous  y 
trouvames  beaucoup  de  dames  et  de  cultivateurs 
des  environs  ,  que  madame  Jackson  avait  invites 
a  venir  prendre  part  a  la  fete  qu'elle  avait  pre- 
paree  pour  le  general  Lafayette.  La  premiere 
chose  qui  me  frappa  eri  arrivant  chez  le  general 
Jackson  futla  simplicite  de  son  habitation.  En 
core  un  peu  domine  par  mes  habitudes  euro- 
peeunes  7  je  me  demandai  si  ce  pouvait  bien  etre 


; 


EN   AMERIQUE.  $4l 

lii  la  demeurc  de  Fhonime  le  plus  populaire  des 
Etats-Unis,  de  celui  que  la  patrie  proclame  un 
de  ses  plus  illustres  defenseurs,  de  celui  enfin 
qui ,  par  la  volonte  du  peuple ,  avait  ete  sur  le 

point  d'arriver  a  la  supreme  magistrature Un 

de  nos  compagnons  de  voyage ,  un  citoyen  de 
Nashville,  temoin  de  mon  etonnement,  me  de 
manda  na'ivement  si ,  en  France ,  nos  liommes 
publics,  c'est-a-dire  les  serviteurs  du  peuple, 
avaient  une  maniere  de  vivre  bien  differente  de 
celle  des  autres  citoyens?  —  «  Certainement  ,  » 
lui  dis-je;  «  ainsi  7  par  exemple  ,  la  plupart 
»  de  nos  generaux,  tous  nos  ministres  ,  et  meme 
)>  un  grand  nombre  de  nos  administrateurs  su- 
»  balternes ,  se  croiraient  deshonores ,  et  n'ose- 
»  raient  recevoir  personne  chez  eux  s'ils  n'ayaient 
)>  qu'une  maison  comme  celle  de  Jackson  ;  et  les 
»  modestes  demeures  de  vos  illustres  revolution- 
»  naires ,  Washington  ,  John  Adams ,  Jeffer- 
»  son,  etc.,  ne  leur  inspireraient  que  mepris  et 
»  degout.  11  leur  faut  d'abord  en  ville  un  grand 
»  et  vaste  edifice  appele hotel,  dans  lequel  loge- 
»  raient  a  Taise  dix  families  nornbreuses,  mais 
»  qu'ils  remplissent  d'une  foule  de  valets  bizar- 
»  rement,  ridiculement  habllles ,  et  qui ,  pour  la 
»  plupart,  n'ont  d'autre  emploi  que  celui  d'insul- 
»  ter  les  honnetes  citoyens  qui  vienrient  a  pied 
»  visiterleur  maitre.  II  leur  faut  ensuite  a  la  cain- 
»  pagne  un  autre  grand  edifice,  qu'on  appelle 


3^2  LAFAYETTE 

»  chateau,  et  dans  lequel  on  accumule  luxe  tie 
»  meubles,  luxe  cle  decorations,  luxe  de  table, 
)>  luxe  d'habillement ,  en  fin  tous  luxes  propres  a 
»  faire  oublier  la  campagne.  Puis  il  leur  faut, 
»  pour  aller  del'une  a  1'autre  deces  habitations, 
»  grand  nonibre  de  voitures,  grand  nombre  de 

»  cbevaux ,  grand  nombre  de  domestiques » 

—  «  Fort  bien,  »  interrompit  mon  Tennessien  , 
en  secouantla  tete  d'un  air  de  doute;  «  mais  qui 
M  done  fournit  a  ces  ofliciers  de  1'etat  tout  1'ar- 
»  gent  que  doit  engloutir  un  pareil  luxe?  Et  com- 
»  ment  se  font  les  affaires  du  peuple?  »  —  «  Si 
)>  vous  les  interrogez,  ils  vous  diront  que  c'est  le 
»  roi  qui  les  paie ,  quoiqu'au  fait  je  puisse  vous 
»  assurer  que  c'est  la  nation  ,  qui ,  pour  eux ,  est 
»  surcharged  d'impots;  et,  quant  aux  affaires,  elles 
«  sont  faites  tant  bien  que  mal ;  mais  plus  sou- 
)>  vent  mal  que  bien.  »  —  «  Et  pourquoi  souffrez- 
w  vous  cet  etat  de  choses?  »  — •  Parce  que  nous  ne 
»  pouvons  rempecher.  »  —  «  Comment!  vous 
«  ne  pouvez  1'empecher  ?  Une  nation  si  grande  , 
»  si  eclairee  que  la  nation  francaise,  ne  peut  em- 
»  pecher  que  ses  ofliciers ,  ses  magistrals  ,  ses  ser- 
))  viteurs  enfin  ailichent ,  a  sesdepens,  un  luxe 
»  scandgleux,  immoral,  etfassent mal  ses  affaires! 
»  Tandis  que  nous,  qui  comptons  k  peine  depuis 
»  quelques  jours  parmi  les  nations,  nous  jouis- 
»  sons  de  1'immense  avantage  de  ri'avoir  pour 
»  magistrats  que  des  homines  simples,  probes, 


EN    A M E ill Q UK.  343 

»  laborieux,  cl  plus  jaloux  de  noire  estirne  qu'a- 
»  vides  de  ricliesses !  Allons,  allons,  permettez- 
»  ID oi  de  croire  que  ce  que  vous  venez  de  me 
«  dire  n'est  qu'une  plaisanterie ,  et  que  vous  avez 
»  voulu  vous  amuser  un  instant  de  la  simplicite 
»  d'un  pauvre  Tennessien  qui  n'a  jamais  visite 

w  1'Europe Mais  persuadez  -  vous  bien  que, 

»  quelqu'ignorans  que  nous  soyons  ici  de  ce 
»  qui  se  passe  de  1'autre  cote  de  FOcean ,  il  n'est 
»  cependant  pas  facile  de  nous  faire  croire  £»  des 
»  choses  qui  heurtent  si  fort  le  bon  sens  et  la  di- 
)>  gnite  de  I'homnie » 

J'eus  beau  faire  et  beau  dire,  je  ne  pus  jamais 
faire  entendre  a  ce  bon  citoven  de  Nasliville  que 
je  ne  piaisantais  pas  du  tout,  et  force  me  fut  de 
lui  laisser  croire  que  nous  n'etions  pas  plus  mal 
gouvernes  en  France  qu'aux  Etats-Unis. 

Le  general  Jackson  nous  montra,  dans  le  plus 
grand  detail,  son  jardin  et  sa  ferme,qui  nous 
parurent  cul lives  avec  une  grande  intelligence. 
Nous  remarquames  partout  le  plus  grand  ordre, 
la  plus  parfaite  proprete ,  et  nous  aurions  pu 
nous  croire  chez  un  des  plus  riches  et  des  plus 
babiles  fermiers  de  1'Allemagne,  si ,  a  cbaque  pas, 
nos  jeux  ii'avaient  ete  affliges  du  triste  spectacle 
de  1'esclavage.  Tout  le  monde  nous  dit  que  les 
esclaves  du  general  Jackson  etaient  traites  avec 
la  plus  grande  humanite  ;  et  plusieurs  personiies 
nous  assurerent  meme  qu'il  ne  serait  point  eton- 


LAFAYETTE 

riant  qu'avant  peu  leur  maitre ,  qui  a  deja  taut 
cle  litres  a  la  reconnaissance  de  ses  concitoyens , 
n'entreprit  de  1'augmenter  encore ,  en  donnant 
au Tennessee,  1'exemple  d'une  emancipation  gra- 
duelle,  qui  serait  d'autant  plus  facile  que,  dans 
cet  etat,  on  ne  conipte  pas  plus  de  soixante- 
dix-neuf  mille  esclaves,  sur  une  population  totale 
de  quatre  cent  vingt-trois  mille  ames ,  et  que 
Fesprit  public  y  serait  plus  favorable  qu'ailleurs 
a  ['abolition  de  1'esclavage. 

En  rentrant  a  la  maison  ,  quelques  amis  du 
generaljackson ,  qui  probablement  ne  1'avaient 
pas  vu  depuis  long -temps  ,  le  prierent  de  leur 
montrer  les  armes  d'honneur  qu'il  avait  recues 
apres  la  derniere  guerre;  il  se  rendit  de  fort 
bonne  grace  a  leur  demande ,  et  fit  apporter 
sur  la  table  un  sabre ,  une  epee  et  une  paire  de 
pistole ts.  L'epee  lui  fut  offer te  par  le  congres,  et 
Je  sabre ,  je  crois ,  par  le  corps  d'armee  qui  com- 
battit  sous  ses  ordres  devant  la  INouvelle  -  Or 
leans.  Ces  deux  armes ,  de  fabrique  americaine , 
sont  remarquables  par  le  fini  du  travail ,  et  plus 
encore  par  les  honbrables  inscriptions  dont  elles 
sont  couvertes.  Mais  ce  fut  particulierement  sur 
les  pistolets  que  le  general  Jackson  voulut  attirer 
notre  attention ;  il  les  presenta  an  general  La 
fayette,  et  lui  clemanda  s'il  les  reconnaissait.  Ce- 
lui-ci ,  apres  quelques  minutes  d'un  examen  at- 
tentif,  lui  repondit  qu'en  eilet  il  les  reconnais- 


EN    AMfiRIQUE.  345 

sait  pour  £tre  ceux  qu'il  avail  ofTerts  ,  en  1 778 ,  a 
son  paternel  ami  Washington  ,  et  qu'il  eprouvait 
une  veritable  satisfaction  en  les  retrouvant  en- 
tre  les  mains  d'uii  homme  si  digne  d'un  pareil 
heritage.  A  ces  mots  le  visage  du  vieil  Hickory 1 
se  couvrit  d'une  modeste  rougeur,  et  son  ceil 
etincela  comme  au  jour  d'une  victoire.  «  Oui ,  je 
»  m'en  crois  digne,  »  s'eeria-t-il,  en  pressant  a 
la  fois  sur  sa  poitrine  ses  pistolets  et  les  mains 
de Lafayette;  «  si  ce  n'est  par  ce  quej'ai  fait,  c'est 
»  du  moins  par  ce  que  je  desire  faire  pour  ma 

»  patrie »  Tons  les  assistans  applaudirent  a 

cette  noble  confiance  du  heros  patriote,  et  con- 
vinrent  que  les  armes  de  Washington  ne  pou- 
vaient  etre  entre  meilleures  mains  que  celles  de 
Jackson. 

Apres  le  diner,  nous  primes  conge  de  la  fa- 
mille  du  general  Jackson ,  et  nous  retournames 
a  Nashville  pour  y  assister  a  un  bal  public  qui 
fut  tres-brillant ,  a  la  suite  duquel  nous  nous  rem- 
barquames  sur  I  Artisan  pour  continuer  notre 
voyage.  Le  gouvernenr  Carroll,  du  Tennessee, 
et  deux  de  ses  aides  de  camp  ,  s'enibarquerent 


1  Surnom  que  les  soldats  avaient  donne  a  Jackson  pen 
dant  la  derniere  cainpagne ,  sans  doute  pour  faire  allusion 
a  la  vigueur  avec  laqwelle  il  supporta  les  fatigues  de  la 
guerre,  \ihickory  est  un  des  arbres  les  plus  vigoureux  et 
les  plus  durables  des  forets  de  i'Americfue  seplentrionale. 


346  LAFAYETTE 

avec  nous.  Nous  descendimes  rapidement  la  ri 
viere  de  Cumberland ,  et  le  7  mai  nous  rentra  - 
mes  dans  les  eaux  de  1'Ohio ,  ou  autrement  dit 
de  la  Belle-Riviere;  car  c'est  ainsi  que  les  pre 
miers  Francais ,  qui  decouvrirent  ses  rives ,  sur- 
nommererit  ce  cours  d'eau  majestueux  qui ,  pen 
dant  onze  cents  milles,  arrose  le  pays  le  plus 
gracieux  et  le  plus  fertile  qu'il  soit  possible  de 
rencontrer.  L'Ohio  nait  de  la  reunion  de  la  Mo- 
nongahella  et  de  1'Alleghani ,  a  Pittsburg  ,  et 
vient  se  jeter  dans  le  Mississippi ,  au  3^e.  degre 
de  latitude.  Son  courant  est  ordinairement  d'un 
xnille  et  demi  par  beure;  niais  lorsque  les  eaux 
sont  hautes,  il  egale  souvent  celai  du  Mississippi, 
dont  la  vitesse  moyenne  est  de  quatre  milles 
par  beure.  L'eau  de  1'Ohio  a  uiie  grande  vertu 
prolijique,  disent  les  Americains ,  et  lorsque 
vous  leur  demandez  sur  quoi  se  fonde  cett* 
opinion,  ils  vous  montrent  avec  fierte  les  nom- 
breuses  habitations  qui  se  multiplient  a  Vinfini 
sur  ses  bords,  et  ce  grand  nombre  d'enfans 
qui  en  sortent  cbaque  matin ,  un  petit  panier 
de  provisions  au  bras,  pour  aller  se  reunir  et  pas 
ser  la  journee  a  1'ecole  ,  et  qui  le  soir  reviennent 
sous  le  toit  paternel  en  cbantant  les  bienfaits  de 
la  liberte. 

Le  8,  au  point  du  jour ,  nous  arrivames  a  hau 
teur  de  Sbawneetown ,  ou  nous  debarquames 
avec  le  gouverneur  Coles  et  les  autres  ptembres 


EN    AMERIQUE. 
clu  comite  de  1'etat  d'lllinois  ,  qui,  a  noire  grand 
regret,    ne  pouvaient   nous   accompagner  plus 
long-temps.    Le    general    Lafayette  accepta   le 
diner  qui  lui  futofFert  par  les  habitans  dc  cette 
ville.  Nous  continuames    notre    navigation   en 
pressant  la  march e  de  notre  petit   navire,    c!e 
toute  la  puissance  de  sa  machine  a  vapeur.  Mal- 
gre  le  depart   du  gouverneur  Coles   et   de  ses 
compagnons,  nous  etions  encore  fort  nombreux 
a  Lord.  Tous  leslitsde  lagrandesalle,  au  nombre 
de  plus  de  vingt ,    etaient  occupes  par  les  depu 
tations  du  Missouri ,  du  Tennessee,  du  Kentucky, 
et  par   quelques  autres  personnes  qui    avaient 
demande   a  accompagner  le   general  Lafayette 
jusqu'a  Louisville.  Le  general ,  son  ills ,   M.  de 
Syon    et    1'auteur    de   ce    journal,    occupaient 
en   commun    ce    qu'on    appelle  la    cabine   des 
dames ,  situee  a  Tarriere  du  batiment,  et  dans 
laquelle  on  ne  parvient  qu'en  descendant  une 
dixaine  de  marches. 

Pendant  toute  la  journee  du  8 ,  nous  avions 
beaucoup  travaille.  Le  general  avait  repondu  a 
un  grand  nombre  delettres  qui  lui  etaient  adres- 
sees  chaque  jour  de  toutes  les  parties  de  rUnion  , 
et  m'avait  dicte  quelques  notes  pour  le  directeur 
des  travaux  de  la  ferme  de  La  Grange ,  auquel 
il  indiquait  les  changemens  ou  les  ameliorations 
qu'il  voulait  qui  fussent  faits  dans  sa  culture 
avant  son  retour  en  France,  Un  pen  fatigue  de 


348  LAFAYETTE 

ce  travail  ,  il  setait  eouche  de  bonne  heure  ,  et 
dormait  dejk  ,  lorsqu'a  dix  heures  ,  M.  George  , 
descendant  de  dessus  le  pout  ou  il  etait  alle  se 
promener ,  nous  exprima  son  etonnement  de  ce 
que ,  par  une  nuit  aussi  obscure ,  notre  capitaine 
ne  suspendait  pas ,  ou  du  moins  ne  ralentissait 
pas  la  marche  de  son  batiment.  Noustrouvames 
sa  reflexion  fort  juste,  mais  habitues  comme  nous 
1'etions  depuis  quelques  mois  a  ne  nous  arreter 
devant  aucune  difficulte ,  et  a  voyager  par  tous 
les  temps,  nous  parlarnes  bientot  d'autres  cboses , 
et  M.  George  ne  tarda  pas  a  se  coucher  aussi  et 
a  s'endormir  dans  la  plus  profonde  securite.  Je 
restai  a  causer  avec  M.  de  Syon  et  a  rediger  quel 
ques  notes.  A  1'exception  de  notre  pilote  et  de 
deux  homines  de  service ,  tout  le  monde  dormait 
autour  de  nous,  et,  a  onze  heures  ,  le  profond 
silence  qui  regnait  a  bord  n'etait  plus  trouble 
que  par  les  sourds  gemissemens  de  la  machine  a 
vapeur  etle  bruissement  desflots  contreles  flancs 
de  notre  navire.  Minuit  etait  sonne ,  et  le  som- 
meil  commencait  a  nous  inviter  au  repos  ,  lors- 
que  tout  a  coup  notre  batiment  eprouva  une 
horrible  secousse  et  s'arreta  tout  court.  A  ce 
choc  extraordinaire ,  le  general  s'eveil]e  en  sur- 
saut,  son  fils  s'elance  de  son  lit  a  demi-habille , 
et  moi  je  cours  aux  informations  sur  le  porit.  La 
je  trouve  deux  de  nos  compagnons  de  voyage 
que  1'inquietude  y  avait  sans  doute  d'abord  a  me- 


EN  AM&RIQUE. 
nes ,  mais  qui  deja  s'en  retournaient  en  me  disant 
que  probablement  nous  avions  touche  un  bane 
de  sable  et  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  de  danger. 
Peu  confiant  dans  cette  opinion ,  j'entre  dans  la 
salle  commune;  tous  les  passagers  etaient  dans 
line  vive  agitation,  mais  cependant  encore  dans 
le  doute  sur  la  nature  de  I'evenement,  beaucoup 
rneme  n'avaient  pas  quitte  leur  lit.  Decide  a  ne 
point  redescendre  sans  savoir  positivement  a 
quoi  m'en  tenir  ,  je  saisis  une  lumiere  et  je  cours 
a  1'avant  du  batiment ;  le  capitaine  y  arrive  en 
meme  temps  que  moi ,  nous  ouvrons  ensemble 
la  cale ,  deja  elle  etait  a  moitie  remplie  parl'eau 
qui  s'y  precipitait  en  torrent  par  une  large  ou- 
verture «  Un  snag  !  un  snag  !  »  s'ecrie  le  ca 
pitaine;  ((  vite  Lafayette  !...  ma  clialoupe  !  ame- 
»  nez  Lafayette  a  ma  clialoupe  !  »  Son  cri  de 
detresse  avait  retenti  dans  la  grande  chambre 
des  passagers ,  ou  toutes  les  bouches  le  repetaient 
avec  efFroi ;  mais  il  n'etait  point  encore  parvenu 
dans  notre  cabine  ,  ou  je  trouvai  le  general ,  qui 
neanmoins  ,  d'apres  les  conseils  de  son  ills  ,  avait 
provisoirernent  commence  a  se  faire  liabiller  par 
son  fidele  Bastien.  «  Quoi  do  nouveau?  »  me  dit- 
il  ,  en  me  very  ant  rentrer ;  «  que  nous  coulons 
))  bas  ,  mon  general,  et  que  si  nous  voulons  nous 
»  tirer  cl'affaire,  nous  n'avons  pas  un  instant  a 
))  perdre....  »  Et  ausshotje  me  mets  a  ramasser 
tous  mes  papiers  ,  que  je  jette  pele-mele  dans 


35  0  LAFAYETTE 

inon  portefeuille ;  M.  George,  de  son  cote  ,  reu- 
nit  a  la  hate  quelques-uns  des  ohjets  qu'ii  croic 
]es  plus  necessairesasonpere  ,  et  nous  le  prions 
de  nous  suivre;  mais  sa  toilette   n'etant  point 
encore  achevee,  il  nous  engage  a  partir  devarit 
pout  pourvoir  aux  moyens  desalut....  «  Quoi  !  » 
s'ecrie  son  fils  ,  «  pensez-vous  que  dans  une  pa- 
)>  reille  circonstance  nous  puissions  vous  quitter 
»  pendant  une  seule  seconde!»  et  aussitot  nous 
le  saisissons  cbacun  par  une  main  ,  et  nous  1'en- 
trainons  vers  la  porte.   11  nous  suit  en  souriant 
de  notre  vivacite  et  monte  avec  nous;   mais  a 
peine  au  milieu  de  i'escalier ,  il  s'apercoit  qu'il 
a  ouhlie,  sur   sa   table    du  nuit ,   sa  tabatiere , 
ornee  du  portrait  de  Washington  ,  et  veut  Taller 
chercher;  je  retourne  au  fond  cle  la  chambre  ,  je 
trouve  la  tabatiere  et  je  la  lui  apporte.  Dans  cet 
instant,  les  oscillations  du  batiment  etaient   si 
fortes  et  si  irregulieres,  le  turnulte  au-dessus  de 
nos  tetes  augmentait  d'une  maniere  si  effrayaiite 
que  je  crus  que  nous   n'aurions  pas  le  temps  de 
sortir  avant  d'etre  engloutis.  Enfin ,  nousarrivons 
sur  le  pont  ou  tous  les  passagers  se  poussarent 
en  desordre ;  les  uns    apportant  leurs  maltes  , 
ies  autres  cherchant  la  chaloupe ,  et  tous  appc- 
3ant  Lafayette.  II  etait  deja  au  milieu  d'eux  ,  et 
personne  lie  le  reconnaissait  tant  la  nuit  etait 
obscure;  le   batiment   penchait   si  fortement  a 
triboid  ,  que  ce  n'etait  plus  qu'avec  peine  qu  on 


EN   AMfiRIQUE.  35i 

pouvait  se  tenir  debout  sur  3e  pout.  Le  capitaine  , 
aide  cle  deux  matelots  ,  avait  amene  sa  chaloupe 
de  ce  cote,  et  j'entendais  sa  voix  retentissante 
quiappelait  «  Lafayette!  Lafayette!  »  mais  nous 
ne  pouvions  arriver  a  lui  ,  tant  la  confusion  qui 
regnait  autour  de  nous  etait  grande.  Gependant 
le  batiment  pencliait  toujours  de  plus  en  plus; 
ehaque  instant  augmentait  le  danger;  nous  sen- 
times  qu'il  etait  temps  de  faire  un  dernier  effort, 
et  nous  penetrames  au  milieu  de  la  foule ,  ou 
je  m'ecriai  :  a  Voici  le  general  Lafayette  !  »  Ce  cri 
produisit  i'effet  que  j'en  atteridais.  Au  tumulte 
succeda  le  plus  profond  silence;  un  passage  libre 
s'ouvrit  devant  nous,  et  tous ceux qui  etaient  prets 
a  s'elancer  dans  la  chaloupe,  s'arreterent  sponta- 
nement ,  ne  voulant  pas  sooger  k  leur  salut  avant 
que  celuideLafayettefut  assure.  La  difficulte  main- 
tenant  etait  de  determiner  le  general  lui-meme  & 
partir  avant  tous  ses  compagnons  de  voyage ,  et 
presque  seul ,  car  la  chaloupe  ne  pouvait  contenir 
qu'un  ties-petit  nombre  de  personnes ;  mais  il  fut 
bientot oblige  de  cetlerala  volonte  de  tous,  ener- 
giquementexprimee  par  cliacun;  les  secousses  ir- 
regulieres  du  batiment ,  les  oscillations  de  la  cha 
loupe  qui  etait  a  plus  de  quatre  pieds  au-dessous 
de  notre  bord,  rendaient  le  passage  cle  Fun  a  Tan- 
tre  fort  difficile,  surtout  au  milieu  des  tenebres. 
Le  jeune  homme  le  plus  leste  ft'aurait  pu  se  lia- 
sarder  a  sauter,  car,  dans  1'obscurite,  il  aurait 


352  LAFAYETTE 

couru  risque  de  se  jeter  a  1'eau ;  il  fallait  done 
prendre  les  plus  grandes  precautions  pour  le  ge 
neral.  Je  descendis  d'abord  dans  la  clialoupe ,  et 
pendant  que  ]e  capitaine  la  maintenait  le  plus 
pres  possible  du  bailment ,  deux  personnes  le 
descendirent,  en  le  tenant  par-dessous  les  epau- 
les,  et  je  le  recus  dans  mes  bras;  mais  son  poids, 
ajoute  au  mien  sur  le  memebord  de  la  clialoupe, 
manqua  de  la  faire  chavirer,  et,  perdant  Tequili- 
bre ,  je  serais  probablement  tombe  a  1'eau  avec 
iui|,  si  M.  Thibeaudot,  ancieri  president  du  senat 
de  Louisiane,  ne  se  fut  trouve  a  cote  de  rnoi  pour 
me  preter  son  appui ,  ce  qui  nous  sauva  tous 
deux.  Des  que  nous  fumes  assures  que  le  general 
etait  bien  etabli  sur  un  bane  de  la  clialoupe , 
nous  nous  eloignames  le  plus  vite  possible  du 
batiment,  afin  d'oter  aux  autres  passagers  les 
moyens  de  venir  surcbarger  notre  frele  em  bar- 
cation.  Quoique  les  plus  grandes  difficultes  fus- 
serit  alors  vaincues,  tout  danger  n'etait  cepen- 
dant  pas  encore  eloigne.  II  fallait  alors  gagner 
beureusement  la  terre ;  mais  a  quelle  distance 
en  etions-nous?  vers  quelle  rive  devious -nous 
nous  diriger  ?  C'est  ce  que  1'obscurite  ne  nous 
permettait  pas  de  bien  juger.  Notre  capitaine , 
en  homme  de  tete,  se  decida  promptement.  Te 
nant  le  gouvernail  d'une  main  ferme,  il  nous  diri- 
gea  sur  la  rive  gauche ,  en  ordonnant  a  ses  deux 
matelots  de  ramer  doucement.  En  moins  de  t  ois 


EN   AMfiRIQUE.  353 

minutes,  nous  abordames heureusement  sur  une 
rive  couverte  d'un  bois  epais. 

En  de'barquant ,  notre  premier  soin  fut  de 
nous  compter  et  de  nous  reconnaitre;  nous  etions 
neuf,  le  capitaine  et  ses  deux  matelots,  le  ge^ 
neral   Lafayette ,  M.   Thibeaudot ,    le    clocteur 
Shelby,  portant  dans  ses  bras  un  jeune  enfant 
de  sept  ans ,  fille  d'un  ministre  presby  terien ,  le 
pere  de  la  jeune  fille  et  moi.  Ce  fut  seulement 
alors  que  le  general  s'apercut  que  son  fils  n'etait 
point  avec  lui  dans  la  chaloupe,  et  aussitot  son 
calme  habituel  en  presence  du  danger,  1'aban- 
donna.  L'inquietude  s'emparant  de  lui .  il  se  li- 
vra  a  la  plus  vive  agitation;  il  se  mit  a  appeler 
George!  Creorge!  de  toutes  ses  forces;  niais  sa 
voix  etait  couverte  par  les  cris  qui  s'elevaient  de 
dessus  le  navire,  et  par  1'borrible  bruit  que  fai^ 
sait  la.yapeur  en  s'echappant  de  la  machine,  et 
il  ne  recevait  aucune  reponse.  En  vain,  pour  le 
rassurer,  je  lui  rappelai  que  son   fils  etait  bon 
nageur,  que  c'etait  sans  doute  volontairement 
qu'il  etait  reste   a   bord ,  et  qu'avec  son  sang^ 
froid  il  saurait  bien  echapper  au  danger;  rien 
de  tout  eel  a  ne  pouvait  le  calmer,  et  il  cou- 
rait   toujours  le   long   du    rivage    en   apu^faMt^ 
George!  Alors  je  me  jetai  d|ans  la  eMfeupe^avto 
le  capitaine  pour"* al layers  ceux  i(nl  avaiciit  be- 
soin  de  seroi'i-s^.  Le  l;;VLiiifeM  snrnageait  encore, 
quoique 'prescp^iir  le'flanc;  le  capitaine  moiUa 

II.  23 

t 


354  LAFAYETTE 

a  bord,  et  je  recus  a  sa.  place  une  dixaine  de 
personnes  qui  se  precipiterent  dans  la  chaloupe  , 
et  que  je  ramenai  a  terre ,  sans  avoir  pu  parler  ni 
h  M.George,  ni  a  M.  de  Syon,  ni  a  Bastien.  Je 
n'osais  rendre  compte  de  cette  premiere  tenta 
tive  au  general ,  et  je  me  disposals  a  faire  un 
second  voyage ,  lorsqu'un  craquement  effroyable 
et  des  cris  percans  de  desespoir  nVannoncerent 
que  le  batiment  aclievait  de  s'abimer.  Au  meme 
instant  j'entendis  que  Teau  etait  battue  dans  plu- 
sieurs  directions  par  les  efforts  de  ceux  qui  se 
sauvaient  a  la  nage.  M.  Thibeaudot,  qui  s'etait 
avance  dans  Teau  pour  mieux  juger  ce  qui  se 
passait,  et  etre  plus  h  portee  de  donner  des  se- 
coiirs  a  ceux  qui  en  avaient  besoin ,  apercut  un 
homme  qui ,  epuise  de  fatigue,  se  noyait  a  quel- 
ques  pas  du  bord ,  dans  un  endroit  ou  il  n'y  avait 
pas  trois  piedsd'eau;  il  le  retira  si  facilement, 
qu'un  enfant  aurait  pu  lui  rendre  ce  service,  et 
il  Tetendit  sur  le  gazon.  Mais  le  malheureux  etait 
tellement  trouble  par  la  peur,  qu'il  ne  cessait  de 
faire  sur  la  terre  les  mouvemens  d'un  nageur,  et 
qu'il  se  serai t  peut-etre  tue  ainsi  en  efforts  inu- 
tiles ,  si  enfin  M.  Thibeaudot  n'etait  parvenu  a 
le  rassurer.  A  chaque  instant  d'autres  personnes 
arrivaient  a  la  nage;  j'esperais  toujours  recon- 
naitre  M.  George  dans  Tune  d'elles ,  et  le  general 
demandait  son  fils  a  tout  le  monde,  mais  en 
vain;  alors  je  commencai  &  craindre  moi-meme. 


EN  AMERIQUE.  355 

Cependant  une  nouvelle  expedition ,  qui  nous 
arriva  par  la  cbaloupe ,  nous  apprit  que  le  bail 
ment  n'etait  point  entierement  submerge,  qu'il 
avait  fait  cote  sar  tribord,  mais  que  ses  passa- 
vans  de  babord   etaient  restes  hors   de  Teau, 
et  qu'un  grand  nombre  de  passagers  s'y  etaient 
refugies.  Pensant  qu'il  etait  urgent   de  porter 
secours  a  ceux  qui  etaient  restes  dans  cette  situa 
tion  critique,  je  monte  de  nouveau  dans  la  cha- 
loupe,  et,  a  1'aide  d'un  matelot,  je  me  dirige  vers 
le  batiment.  J'arrive  d'abord  a  la  proue,  j'ap- 
pelle  George  de  toutes  mes  forces ;  mais  point  de 
reponse.  Alors  je  file  le  long  du  navire  pour  aller 
a  1'arriere;  en  passant  j'entends  au-dessus  de  ma 
tete  une  voix  qui  mecrie :  «Est-ce  vous,  monsieur 
Levasseur?»  J'ecoute,  etjeregardeattentivement, 
c'etait  notre  pauvre  Bastien  se  tenant  avec  peine 
sur  la  toiture  de  la  cabane  superieure,  clont  la 
pente  etait  devenue  tres-rapide  par  le  renverse- 
ment  du  batiment.  Des  que  je  fus  pres  de  lui, 
il  se  laissa  glisser,  et  tomba  heureusement  dans 
la  clialoupe.  Arrive  a  la  poupe,  j'appelai  George 
de  nouveau ,  il  me  repondit  de  suite.  Sa  voix  me 
parut  parfaitement  calme.    «  fetes -vous  en  su- 
rete?»  lui  criai-je.  «Je  suis  on  ne  peut  mieux,» 
me  repondit- il  gaiment...  Cette  reponse  me  causa 
un  grand  soulagement,  car  mes  craintes  com- 
mencaient  vraiment  a  devenir  serieuses.  Au  meme 
instant  M.  Walsh  du  Missouri ,  qui  se  trouvait  a 

23. 


356  LAFAYETTE 

cotd  de  lui,  me  fit  passer  tout  ce  qu'on  avait  pa 
sauver  de  nos  effets:  c'etait  un  petit  porte-man- 
teau  de  M.  George  ,  un  sac  de  nuit  de  son  pere , 
nion  portefeuille  particulier  que  j'avais  jete  sur 
le  pont  lorsque  j'avais  voulu  aider  le  general  & 
descendre ,  et  environ  une  soixantaine  des  deux 
cents  lettres  que  nous  avions  preparees  pour  la 
poste  les  jours  precedens;  toutes  les  autres  etaient 
perdues.  Je  revins  aussitot  a  terre  avec  Bastien  et 
deux  autres  personnes  que  j'avais  recues  dans  la 
clialoupe,  et  je  m'empressai  de  rassurer  le  ge 
neral  sur  le  sort  de  son  fils. 

Comme  je  venais  de  m'assurer  par  moi-meme 
que  le  navire ,  ayant  trouve  un  point  d'appui ,  ne 
pouvaitenfoncerdavantage,etqueparconsequent 
il  n'y  avait  plus  de  danger  pour  ceux  qui  etaient 
restes  a  bord  ,  je  pensai  que  je  pouvais  me  dis 
penser  de  faire  de  nouveaux  voyages ,  et  m'occu- 
per  un  peu  du  general ,  auquel  nous  etablimes 
un  bon  bivouac  aupres  d'un  grand  feu  de  bran 
ches  seches.  Au  milieu  de  cette  occupation  ,  arri- 
verent  M.  George  et  M.  de  Syon  avec  les  derniers 
passagers.   Nous  apprimes  alors  qu'au  moment 
du  naufrage,  M.  George,  voyant que  j'etais  dans 
la  clialoupe  pour  veiller  sur  son  pere ,  etait  re- 
tourne  a  notre  cabine,  oul'eau  penetrait  deja  de 
toutes  parts,  et  en  avait  fait  sortir  M.  de  Syon 
et  Bastien  ,  qui,  imprudemraent,  cliercliaient  a 
sauver  leurs  efiets;  puis,  necedant  la  place  qu'ii 


T:N  A M En i Q UK.  '^7 

mesure  que  Feau  1'y  forcait,  il  s'etait  constam- 
ment  occupe  du  soin  cle  ceux  qui  1'entouraient. 
II  se  trouva  un  instant  dans  Tea u  presque  jusqu'a 
mi-corps.  Cependant  son  calme  et  sa  presence 
d'esprit  servirent  a  rassurer  quelques  personnes 
qui ,  sans  ltd,  se  seraient  peut-etre  effrayces  et 
exposees  a  de  plus  grands  dangers.  Enfin,  nous 
dit-on  ,  il  ne  voulut  quitter  le  bord  que  lorsqu'il 
fut  certain  que  ceux  qui  y  restaient  etaient  gens 
du  metier  etpouvaient  se  passer  de  kii.  «I1  faut,» 
me  disaitle  capitaine,  «  que  M.  George  Lafayette 
»  ait  souvent  fait  naufrage,  car  il  s'est  conduit 
»  cette  nuit  en  homme  qui  en  a  1'liabitude.  » 

D'apres  d'autres  details ,  il  paralt  que ,  presque 
immediatement  apresle  depart  du  general ,  1'eau 
entra  clans  notre  cabine  avec  une  violence'  qui 
rie  nous  aurait  pas  permis  d'en  sortir  si  nous  y 
etions  restes  quelques  minutes  de  plus. 

Lorsque  nous  fumes  bien  assures  que  personne 
n'avait  peri,  nous  allumames  plusieurs  grands 
feux  pour  nous  secher  et  pour  eclairer  notre  po 
sition.  Le  general  dormit  quelques  instans  sur  un 
matelas  qu'on  avait  trouve  surnageant  et  qui 
etait  a  peu  pres  sec  d'un  cote.  Pour  nous  tous , 
nous  attendimesle  jour  en  coupant  dubois  pour 
entretenir  nos  feux.  Une  pluie  assez  epaisse  vint 
ajouter  a  notre  malaise ,  mais  heureusement  ne 
dura  pas  long-temps. 

Au  jour  on  recommenca  les  voyages  a  bord 


358  LAFAYETTE 

dii  navire,  pour  tacher  de  sauver  quelques  ef- 
fets  et  se  procurer  des  vivres.  Le  capitaine ,  le 
gouverneur  Carrol ,  du  Tennessee ,  et  un  jeune 
Virginien  ,  M.  Crawford ,  dirigerent  ces  recher- 
ches  avec  une  grande  activity.  G'etait  une  cliose 
fort  singiiliere,  et  en  meme  temps  fort  touchante, 
de  voir  un  gouverneur  d'etat,  c'est-a-dire  un 
premier  magistral  d'une  republique  ,  sans  Las  , 
sans  souliers  et  sans  coiffure ,  faire  le  penible 
metier  de  matelot  comme  si  c'eut  ete  le  sien , 
et  cela  beaucoup  plus  dans  1'interet  des  autres 
que  dans  le  sien  propre,  car  il  n'avait  presque 
rien  eu  a  perdre  dans  le  naufrage.  Ces  differentes 
recherclies  nous  valurent  une  malle  appartenant 
au  general ,  dans  laqtielle  etaient  ses  papiers 
les  plus  precieux  ,  et  une  tres-faible  portion 
des  bagages  de  quelques  passagers.  On  rapporta 
aussi  un  gigot  de  chevreuil  fume ,  quelques 
biscuits,  une  caisse  de  vin  de  Bordeaux  et  une 
barique  de  Madere.  Ce  fut  avec  ces  provisions 
que  cinquante  homines  environ  que  nous  etions 
reparerent  leurs  forces  epuisees  par  une  nuit  de 
travail  et  d'inquietude. 

Le  jour ,  k  son  retour,  eclaira  un  tableau  assez 
piquant.  Le  rivage  etait  convert  de  debris  de 
toute  espece ,  au  milieu  desquels  chacun  de  nous 
cherchait ,  avec  anxiete  ,  s'il  ne  reconnaitrait  pas 
quelques  portions  de  sa  propriete ;  quelques-uns 
faisaient  tristement  1'enumeration  de  leurs  pertes. 


EN    AM&RIQUE. 

<Ta  utres  ne  pouvaient  s'empecher  de  rire  du 
uuement  ou  du  costume  dans  lequel  ils  se  trou- 
vaient ;  cette  derniere  impression  finit  par  domi- 
ner  les  autres,  et  bientotles  plaisanteries,  circulant 
autour  des  feux  de  notre  bivouac,  deriderent 
meme  les  visages  les  plus  lugubres,  et  transfor- 
merent  notre  naufrage  presque  en  une  partie  de 
plaisir. 

A  neuf  heures  nous  engageames  le  general  a 
traverser  le  fleuvepour  aller,  dans  une  habitation 
que  nous  apercevions  sur  1'autre  rive ,  se  mettre 
a  Fabri  d'un  orage  qui  nous  menacait.  M.  Thi- 
beaudot  et  Bastien  raccompagnerent.  A  peine 
elait-il  parti  que  quelqu'un  de  notre  troupe  ,  qui 
etait  en  observation  sur  le  rivage,  nous  signala 
un  bateau  a  vapeur  qui  descendait  le  fleuve  ;  un 
instant  apres  on  nous  en  signala  un  second.  Cette 
double  nouvelle  nous  remplit  de  joie  et  d'espe- 
rance.  Bientotces  deux  navires  arriverent  en  face 
de  nous  et  s'y  arreterent.  L'un  d'eux ,  batiment 
de  grande  dimension  et  d'une  elegance  remar- 
quable ,  etait  le  Paragon ;  il  venait  de  Louisville 
et  allait  a  la  Nouvelle-Orleans  porter  une  forte 
cargaison  d' eau-de-vie  etdetabac.  Par  un  hasard 
tres-heureux  pour  nous  ,  un  de  nos  compagnons 
d'infortune ,  M.  Neilson ,  etait  un  des  proprie- 
taires  de  ce  batiment;  il  s'empressa  de  le  mettre 
a  la  disposition  du  comite  du  Tennessee  pour 
le  transport  du  general  Lafayette ,  prenant  gene- 


36o  LAFAYETTE 
reusement  a  sa  charge  toutes  les  chances  d'un 
nouveaumalheuretlaperte  deTassurance.  Aussi- 
tot,  abandonnant  notre  bivouac,  toute  notre 
troupe  passa  a  bord  du  Paragon.  Avant  de 
quitter  notre  capitaine  de  I 'Artisan ,  qui  restait 
avec  son  equipage  pour  tacher  de  sauver  quelques 
debris ,  nous  lui  ofTrimes  nos  services  qu'il  refusa 
absolument ,  en  nous  assurarit  qu'il  avait  assez 
de  monde  pour  ce  travail.  Mais  le  pauvre  bomme 
etait  bien  triste;  ce  n'elait  cependant  ni  la  perte 
du  batiment,  ni  celle  des  douze  cents  dollars 
qu'il  avait  a  bord  ,  rii  meme  la  crainte  de  se  trou- 
ver  sans  emploi  qui  le  tourmentait  le  plus,  son 
desespoir  etait  d'avoir  naulrage  I'hote  de  la  na 
tion «  Jamais ,  »  disait-il ,  «  mes  compatriotes 

»  ne  me  pardonrieront  les  dangers  auxquels  La- 
»  fayette  a  ete  expose  cette  nuit !  »  Pour  tacher 
de  le  calmer ,  nous  redigeanies  et  signames  tous 
une  declaration  dans  laquelle  nous  affirmions  que 
le  naufrage  de  I  Artisan  ne  pcuvait  etre  attribue 
ni  a  Finhabilete,  ni  a  1'imprudence  du  capitaine 
Hall,  dontlecourage  etledesinteressementavaient 
ete  eprotives ,  pendant  1'evenement ,  par  tous  les 
passagers.  Cette  declaration  ,  qui  etait  bien  sin 
cere  de  la  part  cle  tous  les  signataires,  parut  lui 
faire  grand  plaisir  7  niais  ne  le  consola  pas  en- 
tierement. 

Au  moment  ou  le  Paragon  se  mit  en  marche, 
j'allai  avec  M.  George  chercher  son  pere.  Apres 


EN  AMERIQUE.  36i 

une  demi-heure  de  navigation  a  la  rame ,  nous 
rejoignimes  not  re  nouvcau  navire,qui,  en  deux 
jours  et  sans  accidens,  nous  coriduisit  a  Louisville, 
ou  nous  restames  vingt-quatre  heures.  C'etait  a 
cent  vingt-cinq  mi  lies  de  cette  vilie ,  pres  de  rem- 
bouchure  du  ruisseau  du  Daim  ,  que  nous  avions 
fait  naufrage. 

Les  fetes  offer tes  au  general ,  a  Louisville  , 
furent  contrariees  par  un  temps  horrible;  niais 
1'expression  des  sentimens  publics  n'en  fut  pas 
moins  fort  touch  ante  pour  lui.  L'idee  des  dan 
gers  qu'il  venait  de  courir  excitait ,  dans  tous  les 
coaurs ,  une  tendre  sollicitude  que  chacun  venait 
lui  temoigner  avec  cette  simplicite  et  cette  verite 
d'expression  qui  ne  sont  proprcs  qu'aux  homines 
libres.  Au  milieu  des  transports  qu'excitait  la 
venue  de  Lafayette ,  les  citojens  de  Louisville 
n'oublierent  pas  le  noble  desinteressement  de 
M.  Neilson ,  anquel  ils  donnerent  de  grands  te- 
moignages  de  reconnaissance.  Son  nom  fut  pro- 
clame,  avec  celui  du  general  ,  dans  les  toasts 
qu'on  porta  a  la  fin  du  repas  public.  La  compa- 
gnie  d'assurance  de  navigation  declara  que  le 
Paragon  resterait  assure  sans  nouveaux  frais,  et 
la  ville  lui  offrit  une  magnifique  piece  d'argen- 
terie  de  table,  sur  laquelle  etaient  graves  les  re- 
mercimens  des  Tenriessiens  et  des  Kentuckiens, 
pour  la  maniere  genereuse  dont  il  avait  risque 
une  si  grarrde  partie  desa  fortune  pour  que  I'hote 


LAFAYETTE 

de  la  nation  n'eprouvat  ni  retard ,  ni  incommo- 
dites  dans  son  voyage. 

Le  lendemain  de  notre  arrivee  a  Louisville  , 
malgre  le  mauvais  temps  ,  le  general  traversa 
I'Ohio  pour  se  rendre  a  I'invitation  qui  lui  fut 
faite  par  les  citoyens  de  Jeffersonville  dans  Tetat 
d'Indiana.  II  y  resta  quelquesheures,  etrevint  le 
soir  a  Louisville  pour  assister  au  diner ,  au  bal , 
aux  divers  spectacles  qui  avaient  etc  prepares  pour 
lui;  et  le  vendredi  matin,  12  mai,  apres  avoir 
presente  un  etendard  a  un  corps  de  cavalerie  vo- 
lontaire  qui  s'etait  forme  tout  expres  ,  quelques 
jours  auparavant ,  pour  1'escorter  a  son  arrivee , 
il  commenca  par  terre  son  voyage  vers  Cincin 
nati,  en  passant  a  travers  1'etat  de  Kentucky 
dont  il  voulait  visiter  les  principales  villes ,  telles 
que  Frankfort ,  Lexington  ,  etc.  Le  gouverneur 
Carrol ,  qui ,  apres  avoir  rempli  sa  mission  ,  en 
remettant  1'hote  national  aux  soins  du  comite  du 
Kentuky ,  voulait  retourner  dans  son  etat  avec 
son  etat-major,  ceda  cependant  aux  invitations 
pressantes  qui  lui  furent  faites  par  ce  comite 
d'accompagner  encore  le  general  Lafayette.  Le 
jour  de  notre  depart ,  toutes  les  milices  etaient 
sous  les  armes.  Nous  trouvames  que  ,  par  leur 
belle  composition ,  leur  armement  et  leurs  uni- 
formes,  elles  ressemblaient  beaucoup  a  celles  du 
Tennessee ,  avec  lesquelles  elles  sont  unies  par 
un  sentiment  de  fraternite  auquel  les  evenemens 


EN  AM£RIQUE.  363 

de  la  derni&re  guerre  ont  donne  une  Rouvelle 
force. 

Ala  fin  de  notre  premiere  journee  de  marche, 
nous  arrivames  a  Shelby  ville  ,  grand  et  riche 
village  situe  au  milieu  clu  pays  le  plus  fertile  et 
le  plus  varie;  le  lendemain  ,  a  quatre  heures 
apres  midi,  le  general  fit  son  entree  a  Frankfort, 
siege  du  gouvernement  de  1'etat  de  Kentucky. 
Les  fetes  donnees  a  cette  occasion  par  les  habi- 
tans  de  Frankfort,  auxquels  s'etaient  joints  ceux 
des  comtes  voisins,  eurent  un  grand  eclat,  et 
furent  fortement  empreintes  de  ce  caractere  ar 
dent  et  patriotique  qui  distingue  generalement 
tous  les  etats  de  1'Union ,  mais  qui ,  chez  les  Ken- 
tuckiens,  s'exprime  peut-£tre  encore  plus  avec 
cette  vigueur  d'un  jeune  peuple  passionne  pour  la 
liberte  et  pour  ses  institutions.  Quelques  pas 
sages  du  discours  de  reception  adresse  au  general 
par  le  gouverneur  Desba,  qui,  en  cette  circon- 
stance ,  n'etait  que  1'organe  de  ses  administres , 
serviront  mieux  que  tout  ce  que  je  pourrais  dire 
a  peindre  1'esprit  public  du  Kentucky. 

Apres  avoir  parcouru  les  principales  rues  de 
Frankfort ,  nous  etions  venus  au  centre  de  la 
ville,  et  nous  nous  etions  arretes  en  face  d'un 
arc  de  triomphe  sous  lequel  le  gouverneur  atten- 
dait  I'hote  de  la  nation;  un  coup  de  canon,  tire 
d'un  morne  voisin  qui  domine  tout  ce  qui  Ten- 
vironne,  avait  suspendules  acclamations  du  peu- 


LAFAYETTE 

pie;  alors  ]e  gouverneur  s'avanca  ,  et,  au  milieu 
du  profond  silence  de  la  foule  attentive,  il  s'ex- 
prima  ainsi  : 

«  General  Lafayette,  soyez  le  bienvenu!  G'est 
»  au  nom  des  citoyens  du  Kentucky  que  je  vous 
»  accueille  au  siege  du  gouvernement  de  cet  etat; 
»  votre  presence  parmi  eux  leur  cause  la  joie  la 
»  plus  vive,  et,  a  defaut  de  la  splendeur  dont 
»  vous  avez  ete  environne  dans  d'autres  etats  plus 
»  anciens  que  le  notre,  ils  vous  offrent  ce  qui  doit 
»  tou jours  plaire  au  guerrier  et  au  philanthrope, 
)>  les  sinceres  liommages  du  cceur. 

»  Nous  regrettons  sincerement  que  1'inexorable 
»  loi  de  la  nature  n'ait  accorde  la  jouissance  de 
»  ce  jour  heureux,  qu'a  un  si  petit  nombre  de 
»  ceux  qui  out  eu  1'honneur  de  vous  seconder 
»  dans  la  conquete  que  vous  avez  faite  pour  nous, 
»  du  plus  grand  des  biens ,  la  liber  te  et  1'inde- 
»  pendance;  rnais  peut-etre  eprouverez  -  vous 
»  quelque  plaisir  a  voir  a  leur  place  quelques- 
»  uns  de  ces  hardis  enfans  de  rOccident,  qui, 
»  pendant  que  vous  combattiez  sur  les  bords 
»  de  1'Atlantique,  jetaient  au  milieu  des  forets 
»  du  desert  les  fondemens  d'un  nouveletat,  qui, 
»  plus  tard,  fut  associe  aux  treize  vieux  etats 
»  qui  porterent  tout  le  poids  de  la  lutte  revc- 
»  lutionnaire. 

»  INous  aussi,  general,  nous  savons  apprecier 
»  ce  desinteresse  et  pur  amour  de  la  race  hu- 


EN    AMERIQUE.  365 

»  maine  qui  vous  porta,  au  sortir  de  Fenfarice, 
»  a  quitter  le  vieux  monde,  ou  les  plus  grands 
»  honneurs  vous  etaient  reserves ,  ou  les  richesses 
»  et  le  bonlieur  vous  etaient  assures ,  et  ou  pres- 
»  que  tous  les  biens  prosperaient ,  excepte  la 
»  liberte,  pour  venir  de  ce  cote  de  1'Ocean  ,  a 
»  travers  tous  les  dangers ,  preter  votre  appui  a 
»  unpeuple  encore  enfant  qui  se  debattait  contre 
»  la  tyrannic  et  1'oppression. 

»  Les  motifs  qui  firent  prendre  les  armes  a 
»  nos  peres  en  faveur  de  la  revolution  nous  sont 
»  bien  connus;  ce  n'etaient  ni  les  miserables  trois 
)>  deniers  par  livre  ,  ni  1'impot  sur  le  the  qui  les 
»  porterent  a  se  revolter  contre  1'odieux  pouvoir 
»  dela  Grande-Bretagne ;  non,  mais  c'etait  pour 
»  obtenir  la  jouissance  du  self  government ;  c'e- 
»  tait  pour  posseder  une  legislation  libre ;  c'etait 
»  pour  1'etablissement  de  1'egalite  des  droits ;  c'e- 
»  tait  pour  que  Jeurs  enfans  pussent  un  jour  se 
»  tenir  debout  et  lever  la  tete  conimc  des  liom- 
»  mes;  en  un  mot,  c'etait  pour  etre  libres  et  in- 
»  dependans  que  nos  lieros  revolutionnaires  se 
»  determinerent  a  braver  les  difficultes ,  les  lia- 
»  sards,  les  perils  d'une  lutte  si  inegale.  Dans  de 
»  semblables  circonstances  ,  nous  penserions  et 
»  nous  agirions  comme  eux,  ou  nous  serions 
»  indignes  du  noble  heritage  qu'ils  nous  ont 
»  legue;  mais,  grace  a  Dieu,  les  memes  prin- 
»  cipes  qui  les  animaient  alors ,  sont  encore 


366  LAFAYETTE 

»  vivans  dans  le  eceur  du  peuple  am^ricain ;  et 
»  nulle  part ,  je  le  dis  avec  orgueil ,  la  flamme  de 
»  la  liberte  ne  brille  de  plus  d'eclat  qu'au  mjlieu 
»  des  fils  du  Kentucky. 

»  Nous  vous  accueillons,  general,  comnie  un 
)>  champion  de  la  liberte;  nous  vous  honorons 
»  com  me  un  monument  de  notre  glorieuse  re- 
»  volution,  et  nous  nous  glorifions  de  pouvoir 
»  vous  exprimer  notre  admiration  pour  votre 
»  caractere,  et  notre  reconnaissance  pour  les  im- 
»  portans  services  que  vous  avez  rendus  au  peu- 
»  pie  americain.  Malgre  cette  impertinente 
M  phrase  des  tyrans  et  des  aristocrates ,  que  les 
»  republiques  sont  toujours  ingrates ,  nous  es- 
)>  perons  que  1'ingratitude  ne  sera  jamais  repro- 
»  chee  k  la  republique  americaine.  Un  peuple 
»  libre  est  essentiellement  juste,  general;  il  salt 
»  apprecier  les  services  qu'on  lui  rend ,  et  il  les 
»  recompense  toujours  de  la  maniere  la  plus 
»  honorable. 

»  General ,  a  votre  arrivee  vous  avez  vu  la  joie 
»  briller  sur  tous  les  visages;  permettez - moi 
»  maintenant  de  vous  offrir  les  vceux  des  ci- 
»  toy  ens  du  Kentucky.  Que  vos  jours  soient  nom- 
»  breux,  general,  et  aussi  heureux  que  votre 
»  carriere  a  ete  honorable ;  et ,  lorsque  vous  quit- 
»  terez  ce  globe  terrestre ,  puissiez-vous  vous  re- 
M  trouver  avec  notre  bien-aime  Washington  dans 
»  le  sejour  de  la  felicite  eternelle !  Telle  es  la 


EN   AMfiRIQUE.  36; 

)>  sincere  et  ardente  priere  cTun  peuplc  recon- 
»  naissant. » 

Ce  discours  fut  couvert  des  applaudissemens 
de  la  multitude,  et  partout  j'entendis  affirmer 
autour  de  moi  qu'il  etait  impossible  de  rendre 
avee  plus  de  verite  les  sentimens  des  citoyens  du 
Kentucky.  Cependant,  malgre  les  transports  de 
3a  joie  publique  ,  malgre  tout  Tmteret  qu'il  pre- 
naitlui-merne  aux  homniages  rendus  a  I'hote  de 
)a  nation,  le  gouverneur  Desna  portait  au  milieu 
de  la  foule  un  visage  altere ,  comme  si  son  co2ur 
eut  ele  en  proie  a  de  cuisans  chagrins.  J'interro- 
geai  a  ce  sujet  un  homme  a  cote  duquel  je  me 
trouvais  :  «  He  quoi!»  me  repondit-il,  «  ne 
»  connaissez-vous  pas  1'horrible  situation  de  ce 
»  pere  infortune?  Ne  savez-vous  pas  que  dans 
»  quelques  jours  il  sera  appele  a  prononcer  lui- 
»  meme  sur  le  sort  d'un  fils  que  la  loi  aura  peut- 
»  etre  condamne  a  mort  comme  assassin?  »  Ges 
mots  me  glacerent  d'horreur,  et  je  priai  celui 
qui  venait  de  les  prononcer  de  s'expliquer  da- 
vantage.  «I1  y  a  quelque  temps, »  me  dit-il,  «  un 
»  homme  du  voisinage  fut  trouve  assassine  sur 
)>  la  grande  route ;  les  soupcons  de  la  justice  se 
»  porterent  aussitot  sur  le  fils  du  gouverneur  Des- 
»  ha,  que  des  motifs  de  jalousie  auraicnt  pousse, 
»  dit-on ,  a  commettre  ce  crime ;  il  est  aujour- 
»  d'hui  en  prison  sous  le  poids  de  cette  accusa- 
»  tion  capitale;  il  sera  incessamment  appele 


368  LAFAYETTE 

»  devant  ses  juges;  et  probablement  il  sera  con- 
»  damne  a  mort,  car  malheureusement  Jes  preu- 
»  ves,  qui  de  toutes  parts  s'elevent  centre  lui ,  pa- 
»  raissent  trop  evi  denies;  or,  vous  saurez  que 
»  dans  notre  etat  de  Kentucky  le  gouverneur  a 
»  le  droit  de  remettre  la  peine  de  mort ,  ex- 
»  cepte  dans  le  cas  de  trahison  centre  1'etal. 
»  M.  Desha  usera-t-il  de  ce  droit  pour  sauver  la 
»  vie  d'un  fils  criminel ,  ou  bien  laissera-t-il  un 
»  libre  cours  a  Faccomplissement  de  la  loi  qui 
»  doit  venger  la  societe  outragee?  Eritre  les  sen- 
»  timens  d'un  pere  etles  devoirs  d'un  magistral, 
)>  1'alternative  est  cruelle;  et,  quelque  parti  qu'il 
»  prenne,  son  coeur  aura  egalement  a  souffrir; 
»  car,  s'il  peut  arracher  son  fils  a  la  mort ,  il  ne 
»  peut  le  soustraire  a  1'infamie.  Nous  sjmpatlii- 
»  sons  tous  avec  la  douleur  de  ce  malheureux 
»  pere;  mais  en  meme  temps  nous  pensons  que 
»  la  seule  conduite  qu'il  ait  a  tenir  est  de  donner 
w  sa  demission  de  gouverneur  avant  la  fin  du 
»  jugement,  et  d'eviter  ainsi  d'avoir  a  se  pro- 
»  noncer  entre  la  nature  et  la  justice  des  hommes. 
»  Tous  ses  amis  lui  conseillent  ce  parti ,  et  nous 
)>  esperons  qu'il  le  prendra  1.  » 


1  Lesjouroaux  nous  ont  appris  clepuis  que  le  fils  Desha 
avait  ete  convaincu  de  son  crime  et  condamne  a  mort ,  et 
que  son  pere  ,  usant  comme  gouverneur  du  droit  de  faire 
grace,  I'avait  sauve. 


EN    AMfilUOUE.  369 

Ce  recit  excita  vivement  111011  interet  pour  ]e 
gouverneur  Desha  ,  et  eoncentra  toute  mon  at 
tention  sur  lui ;  si  j'avais  d'abord  ete  irappe  de  la 
melancolie  de  son  visage ,  je  ne  le  fus  pas  moms 
ensuite  du  courage  avec  lequel  il  me  parut  sup 
porter  son  malheur;  il  levait  avec  une  noble 
confiance  sa  tete  venerable  parmi  ses  conci- 
toyens,  et  semblait  dire  :  Les  fautes  sont  per- 
sonnelles ;  et ,  d'ailleurs  ,  jusquau  moment  ou 
les  jugcs  le  declarent  coitpable,  uri  prevenu 
est  innocent. 

Apres  avoir  passe  plusieurs  heures  a  recevoir 
les  visites  et  les  temoignages  d'amitie  de  toute  la 
population  ,  le  general  alia  s'asseoir  au  banquet 
public  prepare  sur  la  place  du  Capitole.  La  ta 
ble  ,  disposee  en  demi-cercle,  portait  huit  cents 
couverts,  en  sorteque  les  detacliemens  de  milices 
qui  etaient  venus  de  Louisville  pour  escorter  le 
general  Lafayette,  purent  prendre  place  au  ban 
quet  ou  se  trouverent  rassembles  un  grand  nom- 
bre  des  officiers  du  Tennessee  et  du  Kentucky, 
qui  se  sont  le  plus  particulierement  distingues 
pendant  la  derniere  guerre,  tels  que  le  general 
Adair,  le  colonel  Mac-Affee  ,  etc. ,  etc. 

Malgre  son  desir  de  ne  point  blesser  les  usages 
recus  aux  Etats-Unis ,  le  general  fut  cependant 
oblige  de  voyager  le  dimanche  ,  car  ses  jours  de 
marche  etaient  rigoureusement  comptes  jusqu'a 
Boston  ,  ou  il  devait  se  trouver  le  j-y  juin.  Nous 


3;0  LAFAYETTE 

partimes done  le  samedi,  1 4 mai,  de  Frankfort i  et 
nous  voyageames  presque  sans  nous  arreter  jus- 
qu'a  Lexington  ,  ou  nous  entrames  le  lundi  vers 
le  milieu  du  jour.  Chemin  faisant ,  nous  avions 
visite  la  jolie  petite  ville  de  Versailles,  ou  nous 
nous  etions  arretes  quelques  heures  pour  assister 
a  un  diner  public  offert  par  les  ci  toy  ens  de  la 
ville  et  ceux  des  campagnes  eiivironnantes,  qui 
s'y  etaient  reunis ,  et  nous  etions  venus  coucher 
le  dimanche  soir  a  trois  milles  de  Lexington  ,  ou 
le  lundi  matin  de  nombreux  corps  de  milices  a 
cbeval ,  conduits  par  une  deputation  du  comte  de 
Lafayette  ,  vinrent  chercher  le  general.  Le  cor 
tege  se  forma  sur  une  eminence  d'ou  Ton  de'cou- 
vrait  au  loin  la  ville  de  Lexington  et  les  champs 
fertiles  qui  1'environnent.  Nous  nous  mimes  en 
marclie  a  huit  heures.  La  pluie  tonibait  abon- 
damment,  etleciel,  convert  d'epais  nuages,  nous 
presageait  urie  triste  journee;  mais,  au  moment 
ou  nous  allions  entrer  dans  la  ville ,  un  coup  de 
canon  ,  tire  d'une  colline  voisine  7  annonea  1'arri- 
vee  du  cortege ,  et  a  ce  signal  la  pluie  cessa  comme 
par  enchantement ,  les  nuages  se  dissiperent,  et 
des  flots  de  lumiere  tombant  du  ciel  nous  mon- 
trerent  les  campagnes  environnantes  couvertes 
d'un  peuple  nombreux  attendant  avec  anxiete  la 
venue  de  1'hote  national.  Gette  scene,  presque 
magique  ,  ajouta  encore  a  I'enthousiasme  de  la 
multitude,  dont  les  joyeuses  acclamations  se 


EN    AMfiRIQUE.  3ji 

confondirent  avec  le  roulement  continu  de  Far- 
tillerie  qui  tonnait  autour  de  nous.  Les  fetes  de 
Lexington  furent  extremement  briliantes;  mais 
de  toutes  les  preuves  de  felicite  piiWique  qui 
frapperent  1'attention  du  general ,  celle  qui  le 
toucha  le  plus  pro foadement ,  fut  le  tableau  du 
developpement  et  des  rapides  progres  de  1'in- 
struction  parmt  toutes  les  classes  du  peuple.  En 
effet,  n'est-ce  point  une  chose  aussi  admirable 
qu'etonnante ,  de  trouver,  au  milieu  d'un  pays 
qui,  il  n'y  a  pas  encore  quaranteans  ,  etait  cou- 
vert  d'immenses  forets  habitees  settlement  par 
des  homines  sauvages,  une  ville  elegante  de  six 
mille  ames  de  population,  et  renfermant  deux 
etablissemens  d'enseignement  public,  qui,  par 
le  nombre  de  leurs  eleves,  la  variete  et  la  pro- 
fondeur  cies  connaissances  qu'on  y  enseigne, 
peuvent  rivaliser  avec  les  colleges  ou  les  univer- 
sites  les  plus  renommes  des  principales  villes 
europeennes.  Nous  visitames  d'abord  le  college 
desjeunes  garcons,  dirige  par  le  president  Hoi- 
ley,  qui  recut  le  general  a  la  porte  del'etablisse- 
ment,  et  lui  adressa  un  discours  de  felicitations  , 
dans  iequel ,  apres  avoir  eloquemment  decrit  ce 
que  Lafayette  avait  fait  dans  sa  jeune&e  pour 
FafFranchissement  de  1'Amerique  du  Nord ,  il 
exprima  le  regret  que  ses  efforts  n'aient  pas  eu  le 
ineme  succes  pour  la  regeneration  de  la  France... 
Ramenant  ensuite  ses  pensees  vers  un  objet 

24. 


.'>;2  LAFAYETTE 

plus  consolant,  il  lui  presenta  le  tableau  de  la 
prosper! te  americaine  et  de  1'heureuse  influence 
que  sa  visite  allait  exercer  sur  les  jeunes  genera 
tions  temoins  de  son  triomphe. 

Le  general  repondit  a  ces  divers  points  du  dis- 
cours  du  president  Holley,  en  lui  disant  : 

«  Apres  avoir  joui  avec  la  plus  vive  sensibilite 
»  de  la  maniere  affectueuse  dont  j'ai  ete  accueilli 
»  des  mon  entree  dans  cet  etat  par  le  peuple  du 
»  Kentucky,  par  son  premier  magistrat,  et  en- 
»  core  dans  cet  heureux  jour ,  par  les  citoyens  de 
»  cette  ville  et  de  ce  comte ,  j'eprouve  dans  ce 
)>  moment  une  profonde  reconnaissance  pour 
»  1'honneur  que  je  recois  de  1'universite  de  Fetat 
»  et  de  son  respectable  president. 

»  II  me  serait impossible  d'exprimer  avec  autant 
»  d'eloquence  que  vous  1'avez  fait,  monsieur,  les 
»  observations  patriotiques  et  eclairees,  les  heu- 
»  reuses  prevoyances  de  Faveriir  que  nous  venons 
»  d'entendre ;  mais  je  m'y  unis  avec  la  plus  cor- 
»  diale  sympathie;  jamais  plus  cordialement , 
»  monsieur ,  que  lorsque  vous  avez  parle  de 
)>  Yunion  constitutionnelle  entre  les  differens 
»  etats  de  la  confedt3ration ,  union  si  necessaire  , 
»  non  s«ulement  aux  etats  qui  la  composent, 
^  mais  au  bien-etre  de  I'liumanite  entiere,  et 
»  qui  fut  la  derniere  recommandation  de  notre 
»  grand  et  bon  Washington  dans  kses  adieux  au 
»  peuple  americain. 


EJN    AMfiRIQUE. 

»  A  vos  interessantes  reniarques  sur  le  progres 
»  des  lumieres  dans  les  etats  de  1'Ouest,  j'ajou- 
»  terai  que  deja  les  etoiles  occidentales  de  la  con- 
»  stellation  americaine  ont  brille  du  plus  grand 
»  eclat  dans  les  conseils  nationaux.  L'Amerique 
»  meridionale  et  le  Mexique  n'oublieront  jamais 
»  que  la  premiere  voix  qui  se  soit  fait  entendre 
»  dans  le  congres  pour  la  reconnaissance  de  leur 
»  independance,  etait  une  voix  kentuckienne ; 
»  de  meme  qu'ils  ne  peuvent  jamais  oublier 
»  que  c'est  aux  sages  et  energiques  declarations 
»  du  gouvernement  des  Etats-Unis  qu'ils  doi- 
^  vent  le  desappointement  de  certains  projets 
»  hostiles  contre  leur  independance,  etleur  plus 
)>  prompte  reconnaissance  par  les  puissances 
»  europeennes. 

»  Je  ne  m'etendrai  pas  sur  vos  allusions  a  dif- 
)>  ferentes  parties  de  Vhistoire  de  la  France;  il 
»  faudrait  trop  de  temps  pour  les  expliquer  ici. 
»  Je  me  borne  a  vous  remercier,  monsieur,  d'a- 
»  voir  rappele  ce  jour  ou  la  garde  nationale  pa- 
»  risienne  a  eu  en  meme  temps  un  double  hon- 
»  nenr ;  d'un  cote ,  en  comprimant  une  attaque 
»  contre -revolutionnaire  a  la  souverainete  du 
»  peuple  et  aux  droits  de  1'homme;  et  de  1'autre, 
)>  en  dejouant  en  grande  partie  la  factieuse  et 
)>  horrible  tentative  qui ,  dans  cette  journee , 
»  menacait  de  souiller  la  cause  de  la  liberte. 
y>  Permettez-moi  aussi  ,  monsieur,  de  recon- 


>?4  .LAFAYETTE 

»  naitre  les  temoignages  d'estime  et  d'amitie  que 
»  vous  avez  bien  voulu  m'accorder,  et  de  vous 
»  offrir,  ainsi  qu'a  Funiversite  du  Kentucky,rex- 
»  pression  de  ma  respectueuse  gratitude.  » 

Le  general  prit  ensuite  place  dans  une  salle 
immense  preparee  pour  les  exercices  des  jeunes 
gens:  et  la,  en  presence  du  public ,  il  fut  haran 
gue  en  latin,  en  anglais  ct  en  francais  par  trois 
eleves,  dont  les  compositions,  aussi  elegaminent 
ecrites  que  bien  debitees,  meriterent  les  suffrages 
des  auditeurs.  II  repondit  a  cbacun  des  jeunes 
orateurs  de  maniere  a  leur  prouver  que  les  trois 
langues  dans  lesquelles  ils  lui  avaient  parle  lui 
etaient  egalement  familieres,  et  que  son  cceur 
etait  profondement  emu  par  Texpression  de 
leur  jeune  patriotisme.  II  ne  fut  pas  moins  satis- 
faitde  sa  visite  a  1'Academie  des  jeunes  filles,  di- 
rigee  par  madame  Dunham  ,  et  institute  sous  le 
riom  ftjfcademie  Lafayette;  cent  cinquante 
eleves  lerecurentau  bruit  harmonieux  d'uu  chant 
patriotique  compose  par  madame  Holley  ,  et  ac- 
compagne  sur  le  piano  par  mademoiselle  Ham 
mond;  plusieurs  jeunes  filles  le  complimenterent 
ensuite,  les  unes  en  prose,  les  aulres  en  vers  de 
leur  composition.  Le  discours  de  mademoiselle 
Mac -In  tosh  et  la  belle  ode  de  mademoiselle 
Nephew  ,  produisirent  surtout  un  grand  eff'et  sur 
1'assemble'e,  et  firent  pleurer  d'attendrissement 
m£me  les  jeux  les  moins  habitues  aux  larmcs. 


EN  AMERIOUE. 
A  tant  et  dc  si  touchantes  preuves  d'estime  et  de 
veneration  pour  son  caractere,le  general  Lafayette 
eprouva  une  foule  de  sentimens  qu'il  lui  etait  im 
possible  derendre  entierement.  Entoure  ,  presse  , 
caresse  par  ces  teudres  et  innocentes  creatures,  il 
s'abandonnait  a  ces  douces  emotions  auxqnelles, 
malgre  Vage ,  son  cceur  n'est  point  devenu  etran- 
ger ;  il  ne  pouvait  se  lasser  de  repeter  combien 
il  s'estimait  heureux  d'avoir  pu  combattre,  dans 
sa  jeunesse ,  pour  un  peuple  dont  toutes  les  ge 
nerations  lui  temoignaient  tant  de  bonte;  et  la 
connaissance  approfondie  que  les  plus  jeunes 
enfans  lui  parurent  avoir  de  toutes  les  actions 
de  sa  vie,  le  penetra  de  la  plus  vive  recon 
naissance.  Enfin,  il  s'arracba  a  cette  scene  trop 
pleine  d'emotion  pour  pouvoir  etre  supportee 
long-temps  ,  en  assurant  au  proprietaire  de 
F Academic,  qu'il  etait  fier  de  Fbonneur  de 
voir  son  nom  attache  a  un  etablissement  si 
honorable  par  son  but  et  si  heureux  par  ses 
resultats. 

Au  milieu  des  fetes  de  toute  espece  dont  011 
1'entourait,  et  dont  la  description  serait  beau- 
coup  trop  longue,  le  general  Lafayette  n'ou- 
blia  point  ce  qu'il  devait  a  la  memoire  et  a  la 
vieille  amitie  de  ses  anciens  camarades;  ayant 
appris  que  la  veuve  du  general  Scott  habitaift 
Lexington  ,  il  se  fit  conduire  a  sa  demeure  pour 
lui  presenter  ses  hommages.  Cette  visite  toucha 


3?6  LAFAYETTE 

profondement  non-seulement  madame  Scott  et 
sa  famille,  mats  encore  tons  ceux  qui  avaient 
connu  le  general  Scott,  dont  le  noble  caractere 
et  la  patriotique  conduite  pendant  la  guerre  de  la 
revolution  seront  toujoui-s  cites  avec  orgueil  par 
ses  concitoyens. 

Le  general  Lafayette  n'oublia  pas  non  plus  une 
amitie  qui,  pour  etre  plus  recente,  n'en  est  pas 
moins  sincere.  Aprescette  visite  il  se  fit  eonduire 
a  uii  mille  de  Lexington,  a  Ashland,  cbar- 
mante  maison  de  campagne  ou  reside  la  famille  de 
M.  Clay ;  1'honorable  secretaire  d'etat  etait  absent, 
mais  madame  Clay  et  ses  enfans  firent  en  son  nom 
les  honneurs  de  la  maison  avec  la  plus  aimable 
cordialite.  Cette  demarche  du  general  fut  tres- 
goutee  des  citoyens  de  Lexington,  ce  qui  me  fut 
une  preuve  que  la  popularite  de  M.  Clay,  qui  re 
pose  sur  des  talens  et  des  services  veritables ,  n'a- 
vait  point  ete  diminuee  aupres  de  ses  concitoyens 
par  les  attaquespeu  mesurees,  et  peut-etre  meme 
irreflecbies,  dirigeescoritre  lui  par  quelques  jour- 
naux  de  partis  au  moment  de  1'election  du  pre 
sident. 

Apres  quarante-buit  beures  de  fetes  non  in 
ter  rompues  nous  quittames  Lexington  ,  ou  nous 
laissames  legouverneur  Carrol  et  presque  tous  nos 
compagnons  de  voyage  du  Tennessee  ,  de  Louis 
ville  ,  de  Frankfort,  etc.,  accompagnes  settlement 
par  un  detacbement  de  cavaliers  volontaires  dc 


EX    AMEKIQUE.  877 

Georgetown;  nous  tournames  brusquemerit  a 
gauche ,  et  en  trente-six  heures  nous  gagnames 
ce  point  de  1'Oliio ,  ou  s'eleve  la  jolie  ville  de  Cin 
cinnati  7  dans  laquelle  le  general  Lafayette  etait 
attendu  avec  la  plus  vive  impatience.  Ce  voyage 
par  terre ,  depuis  Louisville  jusqu'a  Cincinnati , 
nous  procura  1'avantage  de  contempler  les  pro- 
diges  de  creation  operes  par  la  liberte  dans  un 
pays  que  la  civilisation  vient  a  peine  d'arracher 
a  la  nature  sauvage. 

En  1776,  le  Kentucky  n'etait  encore  connu  que 
par  les  rapports  de  quelques  hardis  chasseurs  qui 
avaient  ose  aller  s'etablir  au  milieu  des  feroces 
tribus  qui  habitaierit  cette  contree;  son  iiom 
seul ,  forme  du  mot  indien  Kentucke  ,  qui  veut 
dire  Riviere  de  sang',  rappelait  sans  cesse  aux 
blancs  effrayes  les  meurlres  nombreux  commis 
sur  les  premiers  d'entre  eux  qui  avaient  tente 
d'y  penetrer ,  et  semblait  devoir  les  empecher 
de  s'y  etablir  jarnais;  cependant  le  courage,  1'ac- 
tivite,  la  perseverance  d'un  Carolinien  nomme 
Boon,  parvinrent,  apres  bien  des  tentatives  in- 
fructueuses,  h  y  former  un  etablissement  assez 
considerable  pour  pouvoir  resister  aux  attaques 
reiterees  des  Indiens  ;  bientot  apres ,  3a  guerre 
revolutionnaire ,  qui  valut  la  liberte  et  1'inde- 
pendanceaux  colonies  anglaises,  ayant  cesse,  Tac- 
tivite  des  habitans  des  etats  du  Nord  les  poussant 
chaque  jour  davantage  vers  des  entreprises  riou- 


LAFAYETTE 
velles,  011  vit  le  flot  de  leur  emigration  se  porter 
vers  le  Kentucky;  et,  des  Tannee  1790  ,  Ja  nou- 
velle  population  de  ce  pays  s'elevait  dej^  a  pres 
de  soixante-quatorze  mille  ames.  Jusqu'a  cette 
epoque  le  Kentucky  avail  ete  considere  comme 
une  partie  de  la  Virginie;  mais  alors,  du  con- 
sentement  de  cet  etat,  il  s'en  detacha  ,  et  forma 
un  etat  particulier  qui  fut  admis  dans  1'Union 
en  1'an  1792;  sa  population  est  aujourd'hui  de 
cinq  cent  soixante  mille  ames.  Les  Indiens ,  ou 
detruits  ou  repousses  dans  des  climats  lointains  , 
par  la  civilisation ,  ont  laisse  ]e  champ  libre  a 
Findustriedes  blancs;  a  la  place  des  vieilles  forets 
qui  leur  servaient  d'asile  se  sont  elevees  des  villes 
populeuses,  des  moissons  abondantes,  des  ma 
nufactures  actives  et  prosperes;  enfin,  le  Ken 
tucky,  malgre  son  nom  sinistre,  est  devenu  une 
terre  hospitaliere ,  et  est  maintenant  une  des 
plus  brillantes  etoiles  de  la  nouvelle  constella 
tion  de  1'Ouest.  On  salt  comment  le  courage  des 
habitans  du  Kentucky  s'est  illustre  pendant  la  der- 
niere  guerre ,  et  de  quelle  maniere  ils  ont  exprime 
leurs  sentimens  patriotiques  en  presence  de  La 
fayette.  Gependant  je  rapporterai  encore  le  fait 
suivant,  qui  servira  peut-etre  a  prouver  combien 
lahaine  du  despotisme  est  profonde  dans  toutes 
les  classes  de  cet  heureux  peuple. 

Par  un  beau  jour  de  voyage  ,  j'avais  monte  a 
pied  une  route  assez  rapide ,  tracee  sur  le  pen- 


EN  AMERIQUE. 
chant  d'une  colline  au  so  mm  el  de  laquelle  je 
m'etaisarrete  pres  d'une  maisonnette  isolee,  pour 
y  attendre  1'arrivee  des  voitures  qui  venaient  len- 
tement  derriere  moi ,  et  qui  etaient  encore  fort 
eloignees ,  car  j'avais  marche  assez  rapidement. 
Un  homme ,  qui  fumait  son  cigarre  a  la  porle 
de  cette  maisonnette ,  m'engagea  a  entrer  chez 
lui  pour  m'y  reposer.  J'acceptai  avec  reconnais 
sance  cette  invitation  faite  avec  politesse.  La  diffi- 
culte  avec  laqueile  j'exprimai  mes  remercimens 
en  anglais  me  firent  reconnaitre  pour  etranger  , 
et  me  valurent  une  foule  de  questions  sur  le  lieu 
d'ou  je  venais ,  celui  ou  j'allais ,  et  les  motifs  de 
mon  voyage.  Comme  ces  questions  me  parurent 
plutot  dictees  par  un  sentiment  d'e  bienveillance 
que  par  une  indiscrete  curiosite  ,  je  m'empressai 
d'y  repondreavec  toutela  complaisance  possible. 
«0h!  bien ,  «  s'ecria  mon  liote  tout  joyeux , 
«  puisque  vous  avez  le  bonlieur  de  vivre  pres  de 
»  Lafayette  ,  vous  ne  refuserez  pas  de  boire  avec 
»  moi  un  verre  de  wiski  a  sa  sante....  »  Et  aussitot 
la  liqueur  et  les  cigarres  m'ayant  etc  presentes  , 
nous  nous  mimes  a  causer  de  ce  qui  interessait 
le  plus  mon  hospitalier  Kentuckien  ,  c'est-a- 
dire  de  Yhote  national.  Apres  avoir  epuise 
toutes  les  questions  sur  ce  sujet ,  il  me  parln  de 
ma  patrie  et  de  l'honime  extraordinaire  qui  avait 
fait  peser  sur  elle  quinze  ans  de  gloire  et  de  despo- 
tisme.  11  me  parut  enthousiaste  de  la  gloire  ruili- 


38o  LAFAYETTE 

taire  de  Napoleon ,  et  profbndement  afiligetle  sa 
fin  miserable.  «  Pourquoi ,  »  me  dit-il ,  «  a-t-ii 
»  eu  la  folie  de  se  confier  dans  son  malheur  a 
»  son  plus  cruel  ennemi ,  au  gouvernement  an- 
»  glais ,  dont  il  avait  si  souvent  eprouve  la  per- 
»  fidie?  Pourquoi  n'est-il  pas  venu  plutot  chercher 
»  un  asile  sur  notre  terre  hospitaliere  ?  II  y  au- 
»  rait  trouve  des  admirateurs ,  et ,  ce  qui  vaut 
»  mieux  ,  des  amis  sinceres  au  milieu  desquels, 
»  libre  et  sans  inquietudes,  il  aurait  joui  en  paix 
»  du  souvenir  de  ses  grandes  actions. »  —  «  Je 
»  crois,  »  lui  dis-je,  «  que  vous  connaissez  peu 
»  le  caractere  de  Napoleon ;  son  ame  n'etait 
»  point  faite  pour  les  jouissances  douces  et  pai- 
»  sibles;  il  fallait  sans  cesse  de  nouveaux  alimens 
»  a  la  prodigieuse  activite  de  son  genie  ,  et  qui 
»  sait  si ,  seduit  par  de  nouveaux  reves  ambi- 
»  tieux ,  a  la  vue  des  ressources  qu'offre  une  jeune 
)>  nation,  il  n'aurait  point  tente  de  substituer, 
»  comme  il  1'a  fait  chez  nous ,  sa  volonte  a  vos 
»  sages  institutions?  »  —  «  Nous  aurions  consi- 
»  dere  une  pareille  tentative  comme  un  acte  de 
i)  demence ,  »  me  repondit  mon  note  en  sou- 
riant  dedaigneusement ;  «  rnais  si,  contre  toutes 
)>  probabilites ,  nous  avions  pu  nous  soumettre 
»  un  seul  instant  a  son  ascendant  liberticide,  son 

»  succes  meme  lui  eut  ete  fatal Voyez  cette 

»  carabine,))  ajouta-t-il,   en  etendant  le  doigt 
vers  une  armc  placee  dans  Tangle  de  la  cham- 


EN   AMERIQUE.  38* 

bre,   «  avec  elle  je  ne  manque  jamais  un  faisan 

»  dans  nos  forets,  a  cent  pas; un  tyraii  est 

»  plus  gros  qu'un  faisan ,  et  il  n' y  a  pas  un  Ken- 
»  tuckien  qui  ne  soil  aussi  patriote  et  aussi  adroit 
»  que  moi. » 


382  LAFAYETTE 


CHAPITRE  XL 


ARRIVEE     A    CINCINNATI.  FETES    OFFERTES     PAR      CETTE      VILLE.   

LES    SOISSES    DE    VEVAY.  ETAT    D'OHIO.    LA    FAMILLE    VINTON. 

ROUTE    DE    WHEELING    A    ONION-TOWN.  DISCOTJRS    DE    M.    GA- 

LATIN.  NEW-GENEVA.  DEBARQUEMENT    A    BRADOCK  -  FIELD.  

PREMIER    FAIT    D'ARMES    DU    GENERAL    WASHINGTON.  PITTSBURG. 


LE  19  mai,  a  dix  heures  du  matin  ,  nous  arri- 
vames  sur  la  rive  gauche  de  FOliio.  Le  premier 
objet  qui  frappa  mes  regards  sur  1'autre  rive , 
presque  en  face  de  nous,  fut  la  belle  ville  de 
Cincinnati  ,  se  deployant  majestueusement  sur 
un  vaste  amphi theatre  au  pied  duquel  ]e  fleuve 
coule  paisiblement  dans  une  largeur  de  plus  d'un 
demi-mille.  Plusieurs  barques  portant  une  de 
putation  de  la  ville  de  Cincinnati ,  et  quelques 
officiers  de  i'etat-  major,  attendaient  depuis  le 
matin  1'arrivee  du  general  Lafayette.  Nous  en- 
trames  dans  la  plus  elegante  de  ces  barques  avec 
nos  compagnons  de  voyage  de  Frankfort,  et  nous 
traversames  rapidement  le  fleuve.  Nous  debar- 
quames  au  bruit  de  treize  coups  de  canon  et  du 
welcome  Lafayette ,  repete  par  des  milliers  de 
voix  qui  saluaient  Thole  de  1'Amerique.  En 


EN   AMERIQUE.  383 

presence  du  peuple  assemble  sur  le  rivage,  et 
de  plusieurs  regimens  de  milices  ranges  en  ba- 
taille,  le  gouverneur  Morrow  le  recut  au  nom 
de  1'etat,  et  1'ayarit  fait  placer  a  cote  de  lui  dans 
une  caleche,  le  conduisit  a  son  hotel  au  milieu 
de  temoignages  d'enthousiasme  public  qu'aucune 
expression  ne  peut  rendre. 

Ce  fut  le  general  Harrison ,  dont  le  nom  se 
rattache  si  glorieusement  aux  principaux  evene- 
mens  de  la  derniere  guerre  ,  qui  recut  le  general 
Lafayette  a  son  quartier-general ,  et  qui  le  ha- 
rangua  au  nom  cle  1'elat  d'Ohio.  Dans  un  dis- 
cours  rempli  de  sentimens  de  tendresse  et  de 
reconnaissance  pour  celui  auquel  il  s'adressait , 
le  general  Harrison  ne  manqua  pas  de  tracer  le 
tableau  des  prodiges  de  creation  et  de  prospe- 
rite  dont  1'etat  d'Ohio  et  la  \ille  de  Cincinnati 
offrent  le  plus  admirable  exemple. 

«Ici,»  s'ecria  1'orateur,  «  ici,  general,  rien 
»  de  force ,  rien  de  factice  dans  le  bonheur  et 
»  la  prosperite  qui  s'offrent  a  vos  regards.  Cette 
»  cite  florissante  au  milieu  de  laquelle  nous 
»  avons  le  bonheur  de  vous  recevoir,  ne  s'est 
»  point  elevee  comme  une  orgueilleuse  capitale, 
»  sur  les  bords  glaces  de  la  Neva  ,  a  la  voix  d'un 
)>  despote  dirigeant  a  son  gre  des  millions  de 
»  bras  serviles.  Elle  a  ete  bade  par  les  mains 
»  d'hommes  libres;  elle  e^t  aujourd'hui  le  mar- 
»  che  nature!  et  central  d'une  contree  habile- 


384  LAFAYETTE 

»  merit  cultivee ;  la  foule  qui  remplit  ses  rues 
»  pour  se  presser  autour  de  vous,  n'est  qu'une 
»  portion  des  sept  cent  mille  habitans  de  cet 
»  etat,  qui  chaque  jour  adressent  au  dieu  des 
))  chretiens  des  actions  de  grace  pour  les  bien- 
»  faits  dont  ils  jouissenL;  la  jeunesse,  qui  forme 
»  dans  cet  instant  votre  garde  d'honneur,  n'est 
»  qu'un  faible  detachement  des  cent  mille  hom- 
)>  mes  libres  armes  pour  la  defense  de  nos  droits, 
)>  et  dont  le  courage  forme  le  seul  rempart  de 
»  notre  etat.  G'est  par  leur  propre  et  libre  vo- 
»  lonte  qu'ils  sont  reunis  aujourd'liui  pour  offrir 
»  au  bienfaiteur  cle  leur  pays  Fexpression  de  leur 
•>  reconnaissance. 

H  Heureux  guerrier  1  combien  vos  jouissances 
»  doivent  etre  diflerentes  de  celles  de  ces  vain- 
)>  queurs  taut  vantes  des  beaux  jours  de  Rome,  qui 
»  montaient  au  Capitole  entoures  de  miserables 
»  captifs  et  des  riches  depouilles  d'une  guerre 
»  injustel  Ici,  votre  triomphe  ne  cause  pas  urie 
»  seule  emotion  penible  aux  millions  de  specta- 
»  teurs  qui  en  jouissent.  Vos  victoires  nTarrachent 
»  de  soupirs  a  aucun  homme,  si  ce  litest  aux  ty- 
»  rans  dont  le  pouvoir  oppresseur  se  trouve  af- 
»  faibli  par  elles ! 

»  Heureux  mortel !  1'influence  de  votre  exem- 
»  pie  s'etendra  au  del  a  de  la  tombe.  Votre  re- 
»  nommee,  associee  a  celle  de  Washington  ,  ap- 
»  prendra  aux  Cesars  futurs  que  le  sentier  clu 


EN  AM£RIQUE.  385 

y>  devoir  est  le  seul  chemin  de  la  vraie  gloire  ,  et 
»  que  le  caractere  d'un  guerrier  ne  pent  etre  ho* 
»  norable  s'il  differe  du  caractere  de  citoyen  ! 

»  Gloire  au  compagnon  de  Washington  !  a 
»  Fa  mi  de  Franklin,  d'  Adams  et  de  Jefferson! 
»  au  devoue  champion  de  la  liberte!  gloire  a 
:>  Lafayette!  » 

A  ces  derniers  mots  de  Torateur  la  foule  qut 
remplissait  les  appartemens,  se  pressa  avec  en- 
thousiasme  autour  du  general  Lafayette  ,  et  cha- 
cun  se  disputa  1'avantage  de  lui  etre  presente 
individuellement.  II  y  avait  Ik  beaucoup  de  sol- 
tlats  revolutionnaires  qui  n'etaient  pas  les  moins 
ardens  a  reclamer  le  droit  de  presser  la  main  de 
leur  ancien  camarade.  11  y  avait  aussi  un  citoyeu 
de  Cincinnati  ,  dont  le  nom  et  la  vue  exciterent 
dans  le  coeur  du  general  de  bien  douces  emo 
tions  ,  c'etait  M.  Morgan  Neville,  fils  du  major 
Neville  ,  son  ancien  aide  de  camp  et  ami  ,  et 
petit-fils,  par  sa  mere,  du  celebre  Morgan  ,  qui  se 
lit  une  si  grande  reputation  de  talens  et  de  bra- 
voure  a  la  tete  d\ui  corps  de  partisans  pendant 
la  guerre  de  1'independance.  Apres  quelques  in- 
stans  accordesaux  presentations  officielles  et  aux 
felicitations  reciproques  ,  le  general  ad  ressa  ses 
remercimens  a  M.  Harrison,  et  nous  nous  ren- 
dimes  avec  un  nombreux  cortege  a  la  salle  des 
francs-macons,  ou  plusleurs  loges  s'etaient  reu- 
nies  pour  recevoir  Vhote  de  la  nation  ,  et  lui  of- 


ii. 


386  LAFAYETTE 

frit'  de  fraternelles  felicitations  sur  son  arrivee 
dans  l'etat  d'Ohio. 

Un  diner  public  et  un  feut  d'artifice  tire  sur 
la  partie  la  plus  elevee  de  la  ville  terminerent 
cette  journee ,  qui  n'etait  que  le  prelude  des  fetes 
plus  brill  antes  que  les  habitans  de  Cincinnati 
avaient  preparees  pour  le  lendemaiu. 

Les  premiers  bommages  que  le  general  recut 
au  lever  du  soleil ,  furent  ceux  des  jeuries  gar- 
cons  et  des  jeunes  filles  des  ecoles  gratuites. 
Reunis  au  nombre  de  six  cents ,  et  conduits 
par  leurs  maitres ,  ces  enfans  etaient  ranges 
dans  la  rue  principale,  et  faisaient  reteritir  Fair 
du  welcome  Lafayette.  Lorsque  le  general  parut 
devant  eux ,  leurs  jeunes  mains  jeterent  des 
fleurs  sous  ses  pas,  et  le  docteur  Ruter,  s'etant 
avarice3  vers  lui,  lui  adressa  ce  discours  en  leur 
nom : 

«  General  Lafayette ,  le  retour  au  sein  de  no- 
»  tre  republique  d'un  de  ses  principaux  fontla- 
»  teurs,  apres  une  absence  de  pres  d'un  demi- 
»  siecle?  lait  naitre  dans  1'esprit  une  association 
»  d'idees  et  d'emotions  difficiles  a  decrire;  lors- 
»  que  cette  portion  des  Etats-Unis  n'etait  encore 
»  qu'un  desert,  sans  habitans  pour  apprecier  vos 
»  travaux ,  vous  vintes  sur  nos  rives  combattro 
»  et  verser  votre  sang  pour  la  defense  de  nos 
»  droits  nationaux.  Le  succes  couronna  vos  ef- 
»  forts ,  vous  laissates  1'Amerique  en  paix ,  et 


EN  AJVlfilUQUE  387 

»  vous  retournates  triomphant  vers  votre  terre 
»  natale.  Depuis,  des  annees  nombreuses  se  sont 
»  ecoulees ;  ties  revolutions  ont  ebranle  1  Europe; 
»  des  trones  se  sont  eleves,  d'autres  orit  disparu. 
»  Par  ]a  grace  de  la  divine  Providence ,  vous  avez 
»  vu  passer  Forage  et  vous  avez  echappe  au  dan- 
»  ger.  Et  mai  11  tenant,  au  soir  brillant  de  votre 
»  vie,  revenant  sur  3e  theatre  de  cette  memora- 
»  ble  revolution  a  laqueile  vous  prites  une  si 
»  glorieijse  part,  vous  contemplez  ses  heureux 
»  resultats  dans  les  innombrables  bienfaits  dont 
»  jouit  le  peuple  americain.  De  1'orient  a  1'occi- 
»  dent , sur  la  terre  alTranchie ,  sous  le  toit  des 
>>  patriotes  survivans,  comnie  sur  la  tombe  de 
»  nos  heros  moissonnes  par  la  niort ,  regne  la 
»  liber  It- 1  Pendant  votre  absence,  le  desert  s'est 
»  change  en  champ  fecond,  peuple  de  nom- 
«  breux  habitans ,  vivant  au  milieu  de  1'abon- 
»  dance  ,pratiquant  la  liberte  religieuse,  et  cul- 
»  tivant  avec  succes  les  arts  et  les  sciences.  Ceux 
»  de  nos  citovens  qui  les  premiers  vinrent  de 
»  FOccident  pour  s'etablir  dans  cette  contree , 
»  apportcrent  avec  eux  les  principes  que  vous 
»  avez  si  constamment  defendus  ,  et  ils  les  ont 
»  transmis  a  leurs  enfans.  Nos  nouvelies  geno- 
»  rations  connaissent  et  cherissent  nos  institu- 
»  tions  politiques ;  elles  ont  appris  votre  histoire 
)>  en  etudiant  celle  de  la  nation,  et  elles  trans- 
»  mettront  a  la  posterite  le  reconnaissaut  sou- 

25. 


388  LAFAYETTE 

»  venir  de  ce  que  vous   avez  soufFert   pour  la 

»  cause  sacree  de  la  liberte. 

»  General ,  le  peuple  de  1'Occident  remercie 
»  Dieu  de  ce  qu'il  vous  a  ramene  sur  ses  rives , 
»  et  vous  recoit  comme  son  bienfaiteur,  comrne 
»  son  ami ,  comme  1'ami  et  le  compagnon  du 
»  general  Washington.  Tous  les  coeurs  se  don- 
»  nent  a  vous  ,  maispeut-etre  aucun  avec  plus  de 
»  sincerite  que  ceux  de  cette  jeunesse  de  1103 
»  ecoles  ,  au  nom  de  laquelle  je  suis  heureux  de 
)>  vous  recevoir  dans  la  ville  de  Cincinnati.  » 

Le  general  fut  tres-touche  des  sentimens  ren- 
fermes  dans  ce  discours,  et  voulut  exprimer  sa 
reconnaissance  au  docteur  Ruter;  niais,  dans  cet 
instant ,  les  enfans  Fen toure rent  avec  vivacite  , 
tendirent  vers  lui  leurs  jeunes  bras,  et  firent  re- 
ten  tir  1'air  de  leurs  cris  de  joie.  II  recut  leurs 
caresses  et  leurs  embrassemens  avec  la  tendresse 
d'un  pere  qui  rentre  dans  sa  famille  apres  une 
longue  absence.  Gependant,  ayant  obtenu  un  in 
stant  de  silence,  il  adressa  la  reponse  suivante 
au  docteur  Ruter : 

«  Au  milieu  de  Taccueil  universel  et  si  aflfec- 
»  tueux  que  je  recois  du  peuple  de  1'etat  d'Ohto, 
»  dans  cette  admirable  ville  de  Cincinnati , 
»  j'airne  particulierement  a  observer  rempresse- 
»  ment  et  la  chaleur  des  sentimens  qui  animent 
»  ces  jeunes  ames  en  faveur  d'un  vieux  soldat 
»  americain;  il  m'est  doux  d'y  reconnaitre,  non- 


EN   AMfiRIQUE.  889 

»  seulement  uii  nouveau  ternoignage  de  1'amide 
»  personnelle  des  parens  et  des  insliluteurs ,  niais 
»  aussi  la  preu\7e  la  plus  satisfaisante  d'un  pre- 
»  coce  attacliement  aux  principes  pour  lesquels 
»  leurs  peres  ont  combattu  et  verse  leur  sang. 
»  Ici  les  yeux  des  jeunes  citoyens  s'ouvrent  a  leur 
»  naissance  pour  voir  les  prosperites  publiques , 
w  les  felicitcs  domestiques  ,  qui  sont  le  bienbeu- 
»  reux  apanage  de  la  patrie  americaine.  Ici  la  li- 
)>  berte  et  1'egalite  des  droits  les  entourent  a  cha- 
»  que  occasion ,  a  cliaque  progres  de  leurs  teridres 
w  annees;  et,  lorsqu'ils  seront  a  portee  de  com- 
»  parer  leur  pays  avec  les  parties  du  monde  ou 
»  1'aristocratie  et  le  despotisme  exercent  encore 
»  leur  funeste  influence,  ils  apprendront  de  plus 
»  en  pi  us  a  aimer  leurs  institutions  republicaines, 
»  et  a  s'enorgueillir  du  beau  titre  de  citoyen  ame- 
»  ricain.  G'est  ainsi  qu'en  reflechissant  sur  les 
))  effets  communs  de  la  guerre  de  Tindependance, 
»  sur  la  source  a  laquelle  ils  doivent  leurs  insti- 
)>  tutions,  et  jusqu'a  leur  propre  origine,  ils  se- 
»  ront  de  plus  en  plus  disposes  a  maintenir  les 
»  sentimens  d'une  affection  mutuelle  entre  les 
»  diverses  parties  de  la  confederation.  Je  vous 
»  prie,  monsieur,  de  recevoir  mes  sensibles  re- 
»  mercimens  pour  votre  bienveillante  adresse; 
)>  j'offre  aussi  1'expression  de  ma  reconnaissance 
»  aux  dignes  instituteurs  et  directrices,  ainsi 
»  qu'a  mes  jeunes  amis  et  amies,  dans  vos 


LAFAYETTE 

»  si  interessantes  ecoles  et  pensions   des  deux 
»  sexes. » 

Pendant que  cette  ceremonie  avait  lieu,  les  mi- 
lices  prenaient  les  armes;  a  onze  heures  elles  pa~ 
rurent  en  bataille  sur  la  place  publique;  a  leur 
tete  hrillaient  les  belles  compagnies  corn  man- 
dees  par  les  capitaines  Harrison ,  Emmerson  et 
Avery;  le  general  les  passa  en  revue;  un  instant 
apres  arriverent  les  artisans  formes  en  une  lon- 
gue  procession ,  au  milieu  de  laquelle  flottaient 
les  bannieres  des  divers  metiers  ;  la  barque  dans 
laquelle  Lafayette  avait  traverse  1'Ohio  la  veille 
suivait  derriere,  montee  sur  quatre  roues,  avec 
ses  rames  dressees  et  un  pavilion  flottant  dans 
les  airs;  un  detachement  tie  soldats  revolution- 
naires  marchait  autour  d'elle;  on  nous  invita  a 
nous  placer  au  milieu  cle  ce  cortege,  avec  lequel 
nous  fimes  plusieurs  tours  dans  la  ville  pour 
arriver  sur  une  vaste  place  pres  de  la  Maison  de 
Justice;  la ,  le  general  monta  sur  une  plate-forme 
elevee  et  decoree  de  verdure ;  le  peuple  se  pressa 
autour  de  lui;  et  les  accords  d'un  excellent  or- 
chestre  ayant  fixe  Tattention  de  la  multitude, 
M.  Lee  chanta  ,  surl'air  de  la  Marseillaise  ,  une 
ode  martiale,  dont  les  derniers  vers  de  chaque 
strophe  furent  repetes  avec  enthousiasme  par 
les  spectateurs.  Un  discours  sur  la  solennite  du 
jour  devait  succeder  aux  chants  patriotiques;  on 
vit  alors  se  lever  1'orateur  qui  devait  le  pro- 


EN   AMERIQUE.  3<)i 

noncer;  il  s'avaura  vers  ia  foule  silencieuse ,  de- 
vant  laquelle  il  se  tint  quelques  instans  immo 
bile,  le  regard  baisse,  la  main  appuyee  sur  sa 
poi  trine,  et  com  me  accable  par  la  grandeur  du 
sujet  qu'il  alJait  traiter;  enfin,  sa  voix  sonore , 
quoique  legerement  emue,  se  fit  entendre,  et 
1'assemblee  tout  entiere  fut  captivee  par  son  elo 
quence.  Les  bienfaits  et  les  avantages  de  la  H- 
berte,  les  efforts  genereux  de  Lafayette  pour  son 
etablissement  dans  les  deux  hemispheres,  le  ta 
bleau  de  la  prosper!  te  prcsente  et  future  des  Etats- 
Unis,  furent  le  texte  du  discours  de  M.  Ben- 
ham.  II  s'empara  tellement  de  I'lmagination  de 
ses  auditeurs ,  que  lors  meme  qu'il  eut  cesse  de 
parler,  la  foule  attentive  resta  quelque  temps 
silencieuse  comme  pour  Tecouter  encore. 

L'eloquence  pcpulaire  est  un  cles  caracteres 
distirictifs  des  Americains  des  Etats-Unis;  la  fa- 
culte  de  bien  parler  en  public  y  est  donneeci  tons 
les  citoyens  par  la  generalite  et  Fexcellence  de 
i'instruction ,  et  cette  faculte  y  est  developpce  a 
un  haut  degre  par  la  nature  des  institutions  qui 
appellent  chaque  citoyen  a  1'exercice  du  pouvoir 
et  a  la  discussion  des  affaires  publiques.  Dans 
chaque  ville,  dans  chaque  village,  le  n ombre  des 
individus  capables  de  parler  devant  une  nom- 
breuse  assemblee  est  vraiment  prodigieux ,  et  il 
n'est  pas  rare  de  rencontrer  parmi  eux  des  hom- 
mes  qui,  quoique  nes  dans  des  conditions  obscu- 


39*  LAFAYETTE 

res,  se  sont  acquis,  a  justes  litres,  une  grande 
reputation  d'eloquence;  on  pourrait  citer,  a  Ja 
tete  de  ces  derniers,  MM.  Clay  et  Webester,  dont 
les  parens  etaient,  je  crois,  cultivateurs  ,  et  qui 
aujourd'hui  pourraient  paraitre  avec  avantage  a 
cote  de  nos  orateurseuropeensles  plus  distingues. 
Apresle  discours  de  M.  Benham  ,  le  peuple  ee 
dispersa ,  et  les  fetes  furent  suspendues  jusqu'a 
1'heure  du  diner  public,  afin  d'accorder  au  ge 
neral  quelques  instans  de  repos.  A  peine  etions- 
nous  de  retoui*  chez  M.  Febigers,  dans  la  maison 
liospitaliere  cluquel  nous  etions  loges ,  que  je 
vis  arriver  trente  a  quarante  homines  qui  en- 
trerent  dans  le  salon  de  reception ,  et  qui  de- 
manderent  a  parler  a  Lafayette :  «  Nous  sonimes 
»  citoyens  de  Vevay, »  me  dit  en  langue  fran- 
caise  un  vieillard  qui  etait  a  leur  tete,  et  pour 
lequel  tous  les  autres  paraissaient  avoir  une 
grande  deference;  «  on  nous  avait  fait  esperer 
»  que  1'anii  de  1'Amerique  et  de  la  liberte  vien- 
)>  drait  visiter  notre  petite  ville ,  et  que  nous  au- 
»  rions  le  plaisir  de  lui  montrer  nos  vignes  et  de 
»  lui  faire  boire  du  vin  de  notre  cm ;  mais  son 
»  passage  a  travers  le  Kentucky  nous  a  prives  de 
»  ce  bonheur;  cependant,  ne  voulant  pas  re- 
»  noncer  a  celui  de  voir  1'homme  clont  le  nom 
»  nous  etait  cher  meme  avant  que  nous  fussions 
»  venus  dans  ce  pays ,  nous  avons  pris  la  resolu- 
«  tion  de  venir  ici  pour  le  saluer,  » 


EN  AM£RIQUE. 
Je  fis  aussitot  avertir  le  general ,  qui ,  ne  pou- 
vant  descendre  de  suite ,  envoya  son  fils  pour 
engager  les  visiteurs  a  vouloir  Lien  attendre  un 
instant.  Ceux-ci  firent  un  accueil  fort  tendre  a 
M.  George  Lafayette;  et,  apres  lui  avoir  repete 
a  peu  pres  ee  qu'ils  venaient  de  me  dire,  ils  nous 
apprirent  qu'ils  etaient  tous  Suisses  ,  pour  la  plu- 
part  du  canton  de  Vaud;  que  des  persecutions 
d'autorites  locales,  le  besom  d'ameliorer  leur 
position  et  1'amour  de  la  liberte  les  avaient  de 
termines  a  quitter  leur  patrie  pour  venir  habiterle 
Nouveau-Monde;  qu'ils  avaient  fonde,  dans  1'etat 
d'lndiana  ,  sur  les  rives  de  1'Ohio ,  &  environ  cin- 
quante  milles  de  Cincinnati,  line  ville  alaquelle 
ils  avaient  donne  le  nom  de  Vevay;  et  que  la, 
au  nombre  d'environ  cent  trente  families ,  ils 
vivaient  principal ement  du  produit  de  leurs  vi- 
gnes,  dont  ils  avaient  introduit  avec  succes  la 
culture  dans  cette  par  tie  des  Etats-Unis.  Pen 
dant  que  nous  ecoutions  ces  details ,  le  general 
arriva;  aussitot  les  Suisses  de  Vevay  s'etant  ran 
ges  en  demi-cercle  pour  le  recevoir,  le  plus  age 
d'entre  eux ,  que  j'avais  entendu  riommer  le 
pere  Dufour ,  s'avanca  vers  lui  et  lui  dit : 

((  General ,  vous  voyez  devant  vous  des  liom- 
»  mes  qui,  degoutes  du  despotisme  et  de  la  mi- 
>»  sere  qui  regnent  sur  la  vieille  Europe,  out 
»  quitte  leur  patrie  pour  venir  chercher  sur  cette 
»  terre  hospital iere  le  libre  exercice  de  leuts 


LAFAYETTE 

»  droits  et  de  leur  Industrie ;  nos  recherches  n'ont 
»  point  ete  values ,  nous  sommes  devenus  ci  toy  ens 
»  amerieains  et  nous  sommes  heureux. 

»  Autrefois,  general,  dans  notre  beau  pajs 
»  d'Helvetie,  des  homines  courageux  planterent 
»  un  arhre  de  la  liberte  ,  a  1' ombre  duquel  ils 
»  esperaient  que  leurs  descendans  gouteraient  le 
»  bonheur;  mais,  bientot  apres,  cet  arbre  lut 
»  tellement  surcharge  de  greffes  aristocratiques, 
»  qu'il  ne  porta  plus  que  de  mauvais  fruits ,  et 
»  que  son  ombrage  me  me  devint  malfaisant; 
»  alors  nous  nous  sommes  rappeles  que  vous 
»  aussi  vous  aviez  aide  a  planter  un  arbre  de  la 
))  liberte  dans  un  autre  hemisphere;  des  rap- 
»  ports  fideles  nous  apprirent  que  sur  cet  arbre 
»  les  grefFes  aristocratiques  ne  pouvaient  pas 
»  prendre,  et  que  ses  vastes  rameaux  ofFraient  un 
»  abri  assure  contrele  despotisme.  Nous  sommes 
))  venus  chercber  eet  abri ,  general ,  et  nous  y 
»  avons  trouve  le  bonheur  dont  nous  vous  fai- 
»  sons  bommage  aujourd'bui.  » 

Apres  ces  paroles  du  pere  Dufour,  tous  les 
babitans  de  Vevay  se  precipiterent  dans  les  bras 
du  general  et  I'embrasserent  tendrement.  Ils 
avaient  apporte  du  vin  de  leur  cru;  ils  nous  en 
offrirent ,  et  nous  le  bumes  avec  eux  a  la  prospe- 
rite  cle  leur  nouvelle  patrie  et  a  la  regeneration 
de  leur  ancienne. 

Le  vin  de  Vevay ,  il  faut  bien  le  dire ,  n'est 


EN  AMfiRIQUE.  3c,5 

point  un  vin  exquis;  cependant  il  est  assez  agrea- 
ble  a  boire,  et  c'est,  selon  moi ,  le  meilleur  des 
vins  recoltes  aux  Etats-Unis.  Quoique  la  vigrie 
croisse  naturellement  dans  les  forets  de  1'Ame- 
rique  septentrionale,  elle  se  plie  cependant  dif- 
ficilemerit  a  la  culture,  et  jusqu'a  presentee  n'est 
qu'avec  les  plus  grands  soins  qu'on  est  parvenu  a 
la  rendre  productive;  les  brusques  changemens 
de  temperature  lui  causent  des  maladies  qui  se 
manifestent  par  une  multitude  de  petites  tachcs 
noires  sur  ses  feuilles,  et  le  froid  des  nuits  d'au- 
tomne  s' oppose  souvent  a  la  parfaite  maturite  du 
fruit.  Cependant  on  est  parvenu  a  acclimater 
quelques  plants  d'Europe  qui  reussissent  assez 
bien  entre  les  mains  des  vignerons  de  Vevay ,  et 
qui  promettent  de  grands  produits  pour  1'avenir. 

En  nous  rendant  au  banquet ,  comme  nous 
traversions  la  place  publique,  nous  vimesdes  ca- 
nonniers  ranges  a  leurs  pieces  en  batterie;  leur 
uniforme,  elegant  et  severe,  etait  celui  des  ca- 
nonniers  francais;  on  nous  dit  que  c'etait  la  com- 
pagnie  d'artillerie  de  Vevay.  Elle  etait  en  efFet 
presque  entierement  composee  de  Suisses ,  parmi 
lesquels  un  grand  nombre  avaient  servi  dans  1'ar- 
tillerie  de  1'armee  francaise;  leurs  manoeuvres, 
dont  nous  fumes  temoins ,  furent  executees  av.ec 
une  precision  et  urie  rapidite  tout-a-fait  remar- 
quables. 

Dans  le  bal  qui  suivit  le  banquet,  les  citoyens 


LAFAYETTE 

de  Cincinnati  deployerent  tout  le  bon  gout  et 
toute  1' elegance  qui  caracterisent  ordinairement 
une  ville  riche ,  feconde  en  ressources,  et  des  long- 
temps  faconnee  par  la  civilisation;  mais,  ce  qui 
cliarma  le  plus  le  general ,  ce  fut  la  delicatesse 
ties  hommages  dont  il  y  fut  entoure.  Plus  de 
cinq  cents  personnes  animaient  cette  patriotique 
soiree ,  a  laquelle  assisterent  MM.  Morrow,  gou- 
verneur  de  1'Ohio ;  Desha  ,  gouverneur  du  Ken 
tucky;  Duval,  gouverneur  des  Florides;  Scott, 
general  de  Farmee  des  Etats-Unis,  et  un  grand 
nombre  d'autres  personnages  distingues  par  leur 
rang  et  leur  caractere. 

A  minult,  au  signal  donne  par  I'artilleiie  de 
Vevay,  nous  primes  conge  des  citoyens  de  Cin 
cinnati ,  et  nous  montames  a  bord  de  I' Herald , 
pour  continuer  notre  navigation.  Le  general  ne 
pouvait  s'arracber  du  cercle  de  ses  amis,  et  ne 
cessait  de  temoigner  son  admiration  pour  la 
prosperite  de  Cincinnati  et  de  1'etat  d'Ohio , 
qu'il  appelait  la  huitieme  merveille  du  monde. 
En  efFet,  on  ne  peut  se  defendre  d'un  sentiment 
d'etonnement  a  3a  vue  des  creations  prodigieuses 
de  la  liberte  et  de  1'industrie  dont  cet  etat  offre 
tant  d'exemples.  Le  developpement  seul  de  sa 
population  tient  du  prodige.  En  1790  elle  n'e- 
tait  que  de  trois  mille  ames ,  et  elle  est  aujour- 
d'hui  de  pres  de  huit  cent  mille.  On  ne  comp- 
tait ,  en  1820,  que  neuf  mille  six  cent  quarante* 


Eflt   AM£RiQUE.  307 

deux  habitans  dans  la  ville  de  Cincinnati,  qui 
en  renferme  maintenant  quinze  mille.  L'etat 
d'Ohio  est  a  la  fois  agricole  et  manufacturier. 
Son  sol  fertile  produit  abondamment  toute  es- 
pece  de  cereales  et  une  grande  variete  de  fruits. 
Dans  la  par  tie  sud  on  recolte  un  pen  de  coton  , 
mais  le  nord  est  remarquable  par  la  ricbesse  de 
ses  paturages.  I/agriculture  occiipe,  dit-on,  les 
bras  de  cent  douze  mille  individus ,  et  les  manu 
factures  en  occupent  annuellement  pres  de  dix- 
neuf  mille.  L'annee  derniere  les  manufactures 
produisirent  en  etoffes  de  laine ,  de  coton  et  de 
toile,  en  cuirs  ,  fers  et  clouterie  ,  en  sucre  d'era- 
ble  ,  pour  une  valeur  de  pres  de  deux  millions 
de  dollars.  Tous  ces  produits,  ainsi  que  ceux  de 
Tagriculture,  paraissent  devoir  augmenter  con- 
siderablementcbaque  annee,  et  1'excedant  de  la 
consommation  interieure  trouvera  ton  jours  de 
faciles  debouches,  car  1'etat  d'Ohio  est  admira- 
blement  situe  pour  le  commerce  d' exportation. 
Pendant  pres  de  quatre  cents  milles  ,  la  belle  ri 
viere  qui  arrose  ses  limites  du  sud  et  du  sud-est , 
est  navigable  pour  d'assez  gros  navires.  Ses  fron- 
tieres  du  Nord  sont ,  pendant  soixante-quinze 
milles  ,  baignees  par  les  eaux  du  lac  Erie  ,  et  un 
canal  traversant  tout  Vinterieur  joindra  incessam- 
nient  ces  deux  points,  en  sorte  que  1'etat  d'Ohio 
se  trouvera  sur  cette  grande  ligne  de  navigation 
interieure ;  qui  unira  New- York  a  l^i  Nouvelle- 


LAFAYETTE 
Orleans  ,  en  passant  par-dessus  les  montagnes 
Alleghany. 

A  toutes  ces  sources  naturelles  de  prosper!  te 
se  reunit  encore  un  autre  bienfait  que  1'etat 
d'Ohio  doit  aux  heureuses  circonstances  de  1'eta- 
blissement  de  sa  constitution.  L'esclava^e  et  la 

o 

servitude  involontaire  y  sont  abolis.  Un  esclave 
devient  libre  des  qu'il  touche  1'heureux  sol  de 
1'Ohio,  et  s'il  n'y  jouit  pas  encore  du  droit  de 
suffrage  et  de  quelques  autres  droits  politiques, 
il  ne  doit  point  en  accuser  la  partialite  des  le- 
gislateurs,  mais  le  triste  etat  d'ignorance  dans 
lequel  croupit  encore  sa  race  infortunee. 

Ge  fut  le  22  mai  a  minuit  que  nous  nous  em- 
barquarnes  a  bord  de  I'Herald ,  qui  devait  nous 
conduire  jusqu'a  Wheeling,  petite  ville  de  la 
Yirginie  ,  situee  sur  les  bords  de  TOliio,  et  pres- 
que  sur  la  frontiere  de  la  Pensylvanie.  Quoique 
nous  eussioris  plus  de  trois  cents  milles  a  faire 
pour  y  arriver,  nous  y  debarquames  cependant 
le  24  avant  la  tin  du  jour;  i3  est  vrai  que,  durant 
cette  navigation  ,  nous  ne  nous  arretames  que  le 
temps  necessaire  pour  faire  du  bois  et  pour  vi- 
siter  quelques  etablissemens  qui  se  trouvent  sur 
Jes  bords  du  fleuve,  tels  que  Portsmouth,  Gal- 
liopolis,  Marietta  ,  etc.,  qui  pour  la  plupart  ont 
etc  fondes  par  des  Francais,  mais  dont  la  popu 
lation  cst  aujourd'hui  touteamericaine,  du  moins 
a  tres-peu  d'exceptions  pres.  Ce  fut  dans  Tune 


LN   AMEiUQUK.  399 

de  ces  petites  villes,  a  Galliopolis  ,  je  crois,  que 
nous  vi  si  tames  la  famille  d'un  representant  de 
I'Ohio  au  congres ,  M.  Vinton ,  Tun  des  mem- 
hres  de  la  petite  minorite ,  qui ,  dans  la  charnbre 
des  representans ,  vota  centre  la  recompense  na- 
tionale  offerte  a  Lafayette.  M.  Vinton  n'etait 
pas  encore  de  retour  de  Washington-City;  mais 
sa  famille  aceueillit  le  general  en  son  nom  avec 
toutes  sortes  de  temoignages  de  tendresse  et  de 
veneration,  et  madame  Vinton  ne  le  quitta  que 
lorsqu'il  remonta  a  bord  de  I 'Herald,  ou  elle 
voulut  1'accompagner  a  pied  avec  tous  ses  parens. 
Cette  politesse  de  la  famille  Vinton  toucha  beau- 
coup  le  general,  et  lui  prouva  une  ibis  de  plus  que 
les  membres  cle  la  faible  opposition  qui  avaient 
vote  centre  la  proposition  du  20  decembreri'etaient 
pas  ses  moins  sinceres  amis;  et  que,  s'ils  avaient 
liasarde  leur  popularite  a  up  res  de  leurs  commet- 
tans  dans  une  semblable  circonstance ,  ce  n'e 
tait,  comme  je  1'ai  deja  dit  plus  baut,  que  par 
des  motifs  d'ordre  public  ,  et  par  leur  constante 
resolution  de  se  prononcer  centre  toute  mesure 
extraordinaire  de  finance. 

De  Wheeling  nous  rentrames  dans  la  Pensyl- 
vanie  par  Washington,  Brownsville,  Union- 
town,  etc. ,  etc.  Sur  toute  cette  route  le  general 
retrouva  la  population  virginienne  et  pensylva- 
nienne  dans  les  m ernes  dispositions  que  Fannee 
precedente,  c'est-a-dire  que  partout  le  peuple  SL' 


4°o  LAFAYETTE 

porta  en  foule  sur  son  passage  ,  et  lui  rendit  les 
plus  grands  honneurs.  La  petite  viJle  de  Wa 
shington  ,  capitale  du  comte  du  meme  nom  ,  se 
distingua  par  Feclat  de  ses  fetes;,  a  Brownsville 
nous  passames  ]a  Monongahella  dans  un  bateau 
porta nt  vingt-quatre  jeunes  filles  vetues  de  blanc , 
qui  vinrent  recevoir  Je  general ,  et  qui  le  couron- 
nerent  de  fleurs  an  moment  ou  il  touclia  le  ter- 
ritoire  de  la  ville.  A  Uniontown ,  chef-lieu  du 
comte  de  Lafayette,  il  fut  accueilli  avec  une  sim- 
plicite  et  une  cordialite  bien  propres  a  rappeler 
le  caractere  des  fondateurs  de  la  Pensylvanie. 
Pour  haranguer  leur  note  national ,  les  habitans 
d'Uniontown  emprunterent  1'organe  d'un  de  ses 
plus  anciens  et  de  ses  meilleurs  amis  ,  M.  Galla- 
tin  ,  que  1'Europe  connait  par  ses  travaux  diplo- 
matiques,  ct  que  les  principes  americains  ont 
tou jours  compte  au  nombre  de  leurs  plus  habiles 
defenseurs. 

Place  sur  une  estrade  elevce  au  centre  de  la 
ville,  M.  Gallatin  recut  le  general  Lafayette,  et 
lui  adressa  le  discours  suivant,  au  nom  du  peuple 
qui  1'entourait  et  1'ecoutait  en  silence  : 

«  General  Lafayette,  les  citoyens  de  ce  comte 
»  desirent,  en  ce  moment  ou  vous  arrivez  au  milieu 
»  d'eux  ,  vous  temoigner  leur  joie,  leur  amour, 
»  leur  reconnaissance.  Ces  sentimcns ,  vous  les 
»  avez  entendu  repeter  en  mille  endroits  et  par 
»  des  milliers  de  voix ;  et  quel  langage  pourrait 


EN   AMfi'RIQUE.  4°* 

»  etre  aussi  eloquent  que  celui  de  oette  multi- 
»  tude  qui  partout  se  precipite  sur  vos  pas  pour 
»  vous  recevoir  ?  Acceptez  ces  effusions  sinceres 
»  et  spontanees  del'affection  d'un  peuple  libre, 
»  a  la  fois  penetre  de  respect  pour  votre  carac- 
»  tere  et  de  reconnaissance  pour  vos  services. 

»  Est-il  necessaire  de  parler  de  ces  services?  ils 

»  sont  graves  dans  le  coeur  de  tous  les  America  ins. 

»  Lequel  parmi  eux  peut  avoir  oublie  que  le  ge- 

»  neral  Lafayette  ,  dans  la  fleur  de  lajeunesse, 

»  a  abandonne  pour  la  cause  de  1'Amerique  les 

»  avantages  de  la  naissance  et  du  rang  ,  les  plai- 

»  sirs,  la  splendeur  d'une  cour  brillante,  et  ,  ce 

»  qui  lui  etait  bien  plus  precieux  ,  les  douceurs 

»  du  bonheur  domestique  et  de  1'amour  conjugal? 

»  Qui  ne  se  souvient  qu'il  vint  secourir  1'Amerique 

»  al'epoque  la  plus  critique  de  la  lutte  pour  1'in- 

»  dependance  ;  qu'il  combattit  et  versa  son  sang 

)>  pour  elle;  qu'il  obtint  1'amitie,  la  confiance  de 

»  Washington  ,  1'amour  de  tous  ceux  qui  com- 

)>  batdrent  avec  lui  ,  ou  qui  1'approcnerent;  qu'il 

»  eut  une  grande  part  dans  le  dernier  triomphe 

»  decisif  de  Yorktown  ?  Mais  ses  services  ne  se 

»  bornaient  pas  a  combattre  sur  le  champ  de  ba- 

»  taille.  Tandis  qu'il  supportait  les  fatigues  et 

»  bravait  les  dangers  de  toutes  les  campagnes  , 

»  presque  chaque  hiver  iltraversaitl'Ocean  pour 

»  encourager  nos  amis  et  obtenir  des  secours  de 

»  notre  illustre  et  malheureux  allie  ,  alterait  sa 


ii. 


4oa  LAFAYETTE 

»  fortune  particuliere  pour  fournir  a  nos  besoins, 
»  sans  recevoir  aucune  compensation  des  Etats- 
»  Unis ;  tous  ces  services  furent  rendus  avec  un 
»  parfait  desinteressement. 

»  Le  nom  que  porte  ce  eomte ,  fut  un  des  pre- 
»  miers  temoignages  de  la  reconnaissance  pu- 
»  blique.  Tandis  qu'il  nous  rappelle  perpetuelle- 
»  ment  vos  vertus  et  nos  obligations ,  il  semble 
»  nous  donner  le  droit  de  porter  un  interet  par- 
»  ticulier  a  ce  qui  vous  concerne.  Que  ce  soit  mon 
»  excuse ,  si ,  au  risque  de  blesser  votre  modestie , 
»  je  vous  retiens  quelques  minutes  de  plus  qu'il 
»  n'est  d'usage  de  le  faire  pour  les  receptions 
»  ordinaires. 

»  Lors  de  la  premiere  assemblee  des  notables , 
w  ce  fut  sur  votre  motion  que  le  rapport  d'un  de 
»  ses  bureaux  reclama  la  restitution  des  droits 
»  civils  des  pro  testa  ns  franc  ais ;  et  ce  dec  ret  qui , 
»  d'apres  cette  demand e ,  fut  rendu  en  leur  fa- 
»  veur ,  preceda  d'une  annee  la  revolution  fran- 
»  caise. 

»  Au  moment  de  ce  dernier  evenement ,  quoi- 
»  que  vous  appartinssiez  a  une  famille  distinguee 
»  dans  la  classe  privilegiee ,  vous  parutes  aussitot 
»  un  des  plus  zeles  et  des  plus  liabiles  defenseurs 
»  du  peuple.  La  part  que  vous  avez  prise  dans 
»  toutes  les  questions  agitees  a  cette  epoque  est 
»  connue  de  tout  le  monde ;  mais ,  par  une  erreur 
»  assez  repandue  ( au  moyen  des  raensonges  et 


EN   AMERIQUE.  4o3 

»  des  calomniesqu'a  propages  1'esprit  de  parti), 
»  beaucoup  de  personnes  sont  portees  a  croire 
»  que  la  France  n'a  recueilli  d'autres  resultats  de 
»  sa  revolution  que  ]a  misere  et  le  carnage ,  et 
»  qu'a  la  suite  des  scenes  sanglantes  que  la  violence 
»  des  partis  a  produites ,  aucun  profit  materiel 
»  n'a  ete  obtenu  pour  la  nation.  Si  cependant 
»  nous  voulons  considerer  attentivement  la  gran- 
«  deur  des  obstacles  qu'il  a  fallu  surmonter ,  et  si 
»  nous  comparons  ce  qu'etait  la  France ,  a  1'epo- 
»  que  de  notre  revolution  ,  avee  son  etat  actuel  , 
»  nous  aurons  moins  a  nous  etonner  de  ce  qu'elle 
»  n'a  pas  effectue  de  plus  grands  changemens  , 
»  qu'a  nous  affliger  de  ce  qu'ils  ont  ete  si  chere- 
'>  ment  aclietes. 

»  Un  code  penal ,  imparfait  encore  dans  ses 
»  details ,  mais  par  la  nature  de  ses  punitions 
»  aussi  doux  que  le  notre,  a  ete  substitue  aux  re- 
»  glemeris  sanguinaires  d'un  siecle  barbare.  Un 
»  code  civil  uniforme  a  rem place'  des  coutumes 
»  surannees  et  contradictoires.  L'etablissement 
»  dujury  dans  les  causes  criminelles ,  la  publi- 
»  cite  des proces  dans  toutes  les  affaires;  1'adop- 
»  tion  du  principe  du  gouvernemejit  represen- 
)>  tatifet  du  vole  annuel  de  limpot ;  la  liberte 
»  personnelle  plus  respectee ,  la  liberte  de  la 
»  press e  augmentee ,  la  liberte  des  consciences 
>.«  etablie ;  1' abolition  des  privileges  des  individus , 
»  des  classes  ,  des  corporations,  des  provinces,  et 

26. 


LAFAYETTE 

»  un  peuple  de  vassaux  affranchis  de  toute  obliga- 
»  tion  feodale :  tous  ces  objets  forment  une  masse 
»  d'ameliorations,  un  changement  radical  dans 
»  la  politique  interieure  de  la  France  ,  plus  con- 
»  siderable  qu'il  ne  s'est  jamais  opere  dans  un  si 
»  court  espace  de  temps  ;  car  presque  tous,  si  ce 
»  n'est  meme  tous  ces  avantages  ont  ete  obtenus 
»  dans  les  trois  premieres  annees  dela  revolution, 
»  durant  cette  courte  periode,  la  seule  ou  vous 
»  avez  exerce  une  influence  et  une  puissante  in- 
»  fluence  sur  les  affaires  publiques  en  France. 

)>  Non,  monsieur,  vous n'avez  pas vecu  en  vain 
»  non  plus  pour  la  France  que  pour  1'Amerique. 
»  Le  fondement  est  pose ,  et  la  vie  des  nations 
»  ne  se  calcule  pas  par  annees  ,mais par  gene- 
»  rations.  II  nenous  appartient  point  de  pronon- 
»  cer  sur  les  ameliorations  dont  la  France  peut 
»  eprouver  le  besoin ,  sur  celles  qui  conviennent 
»  k  son  etat  actuel.  Nous  ne  pouvons  que  cleman- 
»  der  au  ciel  qu'elle  puisse  les  acquerir  ,  non  par 
»  la  violence,  mais  par  une  douce  persuasion; 
»  qu'elles  soient  le  resultat  d'une  confiance  mu- 
»  tuelle  heureusement  retablie ,  et  non  celui  de 
»  nouvelles  convulsions  et  de  scenes  sanglantes ! 

»  II  n'a  pas  dependu  de  vous  que  telle  ait  ete 
»  la  fin  paisible  et  prompte  de  la  revolution  fran- 
w  caise.  Instruit,  permettez-moi  1'expression, 
»  instruit  a  1'ecole  d'une  liberte  raisonnable  sous 
»  les  illustres  fondateurs  de  cette  republique  , 


EN  AM  £R  I  QUE. 
»  vous  ne  futes  pas  un  defenseur  plus  energique 
»  de  ]a  cause  de  la  liberte  dans  le  sein  de  1'as- 
w  semblee  ,  que  zele  dans  le  commandement  de 
»  la  garde  nationale ,  pour  conserver  Tordre ,  re- 
»  primer  les  exces  ,  prevenir  les  crimes ,  et  eviter 
»  1'effusion  du  sang,  Vous  avez  toujours  etc  le  re- 
»  fuge ,  souvent  le  protecteur  de  1'innocence  et 
»  du  mallieur ;  et,  lorsque  vos  efforts  ont  etc  in- 
»  fructueux  pour  les  defendre  ou  pour  les  faire 
»  respecter ,  c'est  que  1'obstacle  se  trouvait  au- 
»  dessus  de  toute  puissance  humaine. 

»  Lorsque  la  constitution  que  vous  et  vos  col- 
»  legues  eclaires  aviez  jugee  la  plus  propre  a  as- 
»  surer  les  liber tes  et  a  procurer  le  bonheur  de 
)>  la  France;  lorsque  cette  constitution  que  vous 
»  aviez  jure  de  soutenir  et  que  des  forces  etran- 
»  geres  menacaient  en  vain ,  fut  attaquee  k  1'inte- 
»  rieur  par  des  furieux ,  vous  prevites  avec  un 
»  esprit  prophetique  les  desastres  qui  devaient 
»  suivre.  Fidele  a  vos  sermens ,  fidele  au  peuple , 
»  indifferent  sur  les  formes ,  negligeant  totale- 
»  ment  toute  consideration  personnelle  ,  vous 
»  montates  k  la  breche ,  et  dans  cette  circonstance 
»  memorable  vous  fites  a  la  cause  du  peuple  le 
»  sacrifice  de  votre  popularite ,  vous  a  qui  1'appro- 
»  bation  et  Tamour  du  peuple  ont  toujours  paru 
»  la  seule  recompense  de  ce  monde  digne  d'etre 
»  recherchee. 

»  La  suite  est  bien  connue  ;  pour  avoir  tente 


LAFAYETTE 

v  de  sauver  la  patrie ,  vous  futes  proscrit ,  de- 
«  pouille  de  1'heritage  de  vos  peres ,  comme  enne- 
»  mi  de  la  patrie.  Ge  n'etait  pas  chez  1'etranger 
»  que  vous  pouviez  attendre  la  recompense  de  vos 
)>  services  dans  la  cause  de  la  liberte  francaise  : 
»  le  patriote  proscrit  ne  trouva  pour  asile  qu'une 
»  prison ;  enferme  pendant  des  annees ,  des  fers 
»  ont  pu  lier  vos  membres  j  votre  ame  ne  fut  ja- 
»  mais  abattue ;  elle  conserva  toute  son  energie 
»  et  demeura  libre, 

»  Votre  proscription  fut  le  signal  de  tous  les 
»  maux  qui  vinrent  de'soler  votre  pays.  Je  ne 
»  m'etendrai  point  sur  ces  scenes  deplorables. 
»  La  liberte  abandonne  une  terre  souillee  de 
»  crimes  commis  en  son  nom  sacre.  Car ,  si  le 
»  premier  des  biens  doit  etre  conquis  par  le 
»  courage ,  la  vertu  et  la  sagesse  peuvent  seules 
»  le  conserver. 

»  Lorsque,  plusieurs  annees  apres  ,  vous  futes 
)>  rendu  a  votre  patrie ,  vous  la  trouvates  entre 
»  les  mains  de  cethomme  extraordinaire,  auquel 
»  il  fut  donne  de  regler  durant  un  temps  le  sort 
»  des  Francais  et  celui  de  1'Europe.  La  France 
»  etait  plongee  dans  un  ocean  de  gloire ;  mais 
»  elle  n'etait  plus  libre.  Vous  vous  etes  rejoui  des 
»  succes  obtenus  sur  ses  ennemis  etrangers ;  vous 
»  avez  admire  tout  ce  qui  etait  grand,  approuve 
»  tout  ce  qui  etait  bon ;  mais  vous  avez  refuse  de 
»  partager  les  honneurs ,  les  digriites ,  les  faveurs 


EN    AMfiRIQUE. 

»  du  nouveau  gouvernement.  Le  droit  de  suffrage 
»  etait  restreint  h  un  petit  nombre  d'electeurs 
»  nommes  par  le  pouvoir  executif ;  la  legislature 
)>  etait  muette  ;  la  liberte  individuelle  non  assu- 
»  ree  ,  celle  de  la  presse  detruite ;  tous  les  pou- 
»  voirs  concentres  dans  un  seul  homme.  Vous 
»  vous  etes  retire  dans  une  honorable  retraite , 
»  entoure  d'une  famille  clierie ;  et ,  pendant  pres 
»  de  quatorze  ans ,  vous  futes  le  modele  de  toutes 
»  les  vertus  privees ,  comme  vous  1'aviez  ete  de 
»  toutes  les  vertus  civiques.  Les  avantages  de  1'am- 
»  bitionn'ontjamaisetelebutde  vos  desirs.  Dans 
»  la  simplicite  de  votre  coaur ,  vous  n'imaginiez 
»  meme  pas  faire  un  sacrifice ;  mais  il  en  restait 
»  un  plus  penible  a  faire  a  vos  principes. 

)>  Votre  fils  unique ,  le  digne  heritier  de  votre 
))  nom  et  de  vos  vertus ,  celui  que  nous  nous  re- 
»  jouissons  de  voir  aupres  de  vous,  combattait 
»  soi*s  les  bannieres  de  l'empereur(  elles  etaient 
«  celles  de  la  France  ).  II  ne  pouvait  que  suivre 
»  vos  exemples ;  il  se  distingua  done  d'une  ma- 
»  niere  remarquable  ;  une  promotion  rapide  pa- 
»  raissait  devoir  1'attendre;  une  carriere  de  gloire 
»  et  d'honneurs  semblait  ouverte  devant  lui ;  il 
»  portait  votre  nom.  Gette  carriere  fut  tout  d'un 
»  coup  arretee  ;  cette  brillante  perspective  fut 
»  fermce  pour  toujours;  et  vous,  le  plus  tendre 
«  des  peres ,  vous  avez  fait  ce  dernier  sacrifice  , 
»  plutot  que  de  donner  la  puissante  sanction  de 


LAFAYETTE 

»  votre  nom  au  systeme  destructeur  de  cette  cause 
)>  a  laquelle  votre  nom  etait  devoue. 

))  Cependant  le  colosse  tombe ;  et ,  tandis  que 
»  ses  flatteurs  le  trahissaient  ou  1'abandonnaient , 
»  vous  qui  lui  aviez  resiste  lorsqu'il  etait  au  faite 
»  du  pouvoir ,  vous  vous  rappelates  seulement 
»  alors  que  vous  dutes  a  ses  premieres  victoires 
»  d'etre  delivre  des  prisons  d'Olmutz ,  et  vous 
»  futes  un  des  premiers  a  proposer  des  moyens 
»  de  salut  qu'on  chercha  alors  a  lui  procurer ,  et 
»  qui  peut-etre,  sans  un  etrange  aveuglement  de 
»  sa  part,  et  la  honteuse  perfidie  de  faux  amis, 
»  eussent  pu  le  preserver  du  triste  sort  qui  1'at- 
»  tend  ait. 

»  Lorsque  ensuite  les  libres  suffrages  de  vos 
»  concitoyens  vous  rappelerent  sur  le  theatre  des 
w  affaires  publiques ,  personne  ne  douta  du  role 
»  que  vous  etiez  destine  a  remplir.  Des  esprits 
»  vulgaires  peuvent  se  souvenir  d'ancienne$  per- 
»  secutions ,  ou  meme  de  1'indifference  dont  ils 
»  ont  ete  1'objet.  Mais ,  tant  que  votre  cceur  con- 
»  tinuera  de  battre,  vous  paraitrez  toujours  le 
»  defenseur  des  droits  du  peuple.  Cependant, 
»  I'age  a  pu  calmer  votre  ardeur,  le  decourage- 
»  ment  diminuer  vos  esperances;  mais  quand  le 
)>  veteran  de  la  cause  de  la  liberte  dans  les  deux 
)>  hemispheres ,  apres  avoir  combattu ,  verse  son 
»  sang,  souffert  les  chaines  de  la  proscription 
»  pour  cette  cause  sacree ,  reparait  de  nauveau 


EN  AMERIQUE.  4°9 

«  pour  la  defendre;  cest  avec  une  nouvelle  vi- 
»  gueur,  avec  toute  1'energie,  la  purete,  la  frai- 
w  cheur  de  la  jeunesse. 

»  Telle  est  la  faible  esquisse  d'une  vie  exclu- 
»  sivement  consacree  au  service  de  Thumanite, 
»  qui ,  durant  cinquante  annees  d'activite ,  n'a 
»  ete  souilleepar  aucun  vice,  defiguree  par  aucun 

»  acte  d'inconstance Apres  tant  de  travaux, 

»  de  rudes  epreuves ,  d'injustes  persecutions , 
»  d'afflictions  particulieres ,  il  a  plu  a  la  divine 
»  Providence  de  vous  accorder,  a  la  fin  de  vos 
»  jours  ,  la  recompense  la  plus  douce  pour  votre 
»  a  me. 

»   Yous   avez    laisse" ,    monsieur  ,  TAmerique 

)>  commencant  sa   nouvelle  existence ,  soufFrant 

w  encore  de  tous  les  rnaux  qui  avaient  accompa- 

»  gne  la  lutte  revolutionnaire,  sans  commerce , 

»  sans  richesse ,  sans  credit ,  sans  avoir  encore 

»  eprouve  1'influence  d'un  gouvernement  cen- 

)>  tral.  Apres  un  espace  de  quarante  annees,  il 

»  vous  est  donne  de  visiter  ses  rivages.  Yous  la 

»  retrouvez  deja  dans  toute  la  force  de  sa  matu- 

»  rite ,  soutenant  un  rang  distingue  parmi  les 

»  nations ,  1'asile  des  opprimes  de  tous  les  pays 

»  comme  de  tous  les  partis ;  ayant  atteint  un 

»  degre   de  prosperite  dont  on  ne  voit  aucun 

)>  exemple ,  durant  une  si  courte  periode  ,  dans 

»  les  annales  du  monde.  Ses  villages  sont  deve- 

»  mis  des  cites  populeuses ;  ses  vaisseaux  couvrent 


4*°  LAFAYETTE 

»  les  mcrs;  de  nouveaux  etats  se  sont  eleves 
»  comme  par  magie  du  milieu  des  deserts;  ses 
»  progres  dans  les  manufactures  et  les  arts ,  et 
»  depuis  peu,  dans  les  sciences  et  dans  la  litte- 
»  rature ,  ont  march  e  d'un  pas  egal  avec  ceux 
»  de  sa  richesse  territoriale  et  d'une  population 
»  triplee.  On  nous  avait  menaces  de  1'infail- 
»  lible  dissolution  de  1'Union ,  et  Ton  a  vu  treize 
»  etats  resigner  volontairement  une  portion 
)>  de  leur  souverainete ,  afin  d'investir  le  gou- 
)>  vernement  central  des  pouvoirs  necessaires 
»  a  la  defense  commune;  acte  de  sagesse  et 
»  de  patriotisme  nouveau  dans  1'histoire  des 
»  peuples. 

»  La  tranquillite  d'une  longue  paix  n'a  point 
»  enerve  les  Americains.  La  generation  actuelle 
»  s'est  montree  digne  de  celle  qui  1'a  precedee , 
w  de  vos  compagnons  d'armes;  vous  allez,  en 
»  partant  d'ici,  vous  rendre  a  Bunkers-Hill,  afiri 
»  d'eriger  un  monument  sur  le  terrain  meme  ou 
»  les  Anglais  apprirent ,  pour  la  premiere  fois, 
»  quelle  resistance  ils  devaient  attendre  d'un 
»  peuple  qui  voulait  etre  libre,et  vous  arrivez 
»  de  la  Nouv ell e- Orleans ,  theatre  de  cette  ex- 
»  traordinaire  et  complete  victoire  qui  n'a  pas 
»  ete  surpassee  dans  ce  siecle  de  prodiges  nriJi- 
w  taires.  Elle  fut  remportee  sur  des  ennemis  su- 
»  perieurs  en  nombre  par  une  bande  de  soldats 
»  citoyens  que  conduisait  un  heros  sorti  de  leurs 


EN   AMfiRIQUE.  411 

»  rangs ,  et  1'ouvragc  du  peuple.  A  la  nieme  epo- 
»  que,  un  cultivateur  de  Pensylvanie  soutenait 
»  1'honneur  des  armes  americaines  sur  notre 
»  frontiere  septentrionale ,  et  notre  intrepide 
»  marine ,  malgre  une  inferiorite  de  forces  plus 
»  grande  encore ,  montrait  au  monde  que  la 
»  reine  des  mers  n'est  pas  invincible  meme  sur 
»  son  element. 

«  Mais  ce  qui  surtout  vous  procure  la  plus  haute 
»  satisfaction ,  c'est  la  pensee  que  cette  prosperite, 
»  ce  bonheur  dont  nous  jouissons ,  sont  le  resul- 
»  tat  de  nos  libres  institutions;  elles  ont  place 
»  hors  de  toute  atteinte  les  droits  imprescriptibles 
»  de  1'homme ,  assure  a  cliaque  individu  la  liberte 
»  de  conscience ,  celle  d'exprimer  ou  de  publier 
»  ses  opinions ,  1'exercice  non  restreint  de  ses 
»  facultes  personnelles  :  elles  ont  borne  1'action 
»  du  gouvernement  a  ses  objets  legi times ,  la  pro- 
»  tection  des  particuliers  contre  la  passion  et  la 
»  cupidite ;  celle  de  la  confederation  ,  contre  1'a- 
»  gression  etrangere.  Les  differentes  branches  de 
)>  1'administration  ont  ete  investies  seulement  du 
»  pouvoir  necessaire  pour  atteindre  ce  but.  G'cst 
)>  ici,  ici  proprement,  le  regne  de  la  loi.  Le 
»  gouvernement  representatif  est  etabli  dans  sa 
»  forme  la  plus  simple ,  fonde  sur  le  suffrage 
»  universel  et  sur  de  frequentes  elections.  Le 
»  resultat  de  ce  systeme  est  expose  aux  regards 
»  du  monde;  il  n'est  survenu  aucun  des  iricoiv° 


41*  LAFAYETTE 

»  veniens  que  Ton  supposait  inseparables  d'un 

»  gouvernement  populaire. 

»  La  religion  a  conserve  sa  bienfaisante  in- 
»  fluence,  au  milieu  d'une  liberte  universelle  de 
>/  conscience  et  de  culte ,  et  quoique  la  liaison 
»  impie  entre  1'eglise  et  1'etat  ait  ete  complete- 
»  ment  dissoute.  La  tranquillite  publiquen'a  pas 
»  ete  alteree  ,  quoique  la  liberte  individuelle  soit 
»  si  respectee  dans  la  pratique  et  dans  le  droit 
»  que  ^habeas  corpus  n'a  pas  une  seule  fois  ete 
»  suspendu.  La  liberte  de  la  presse  illimitee, 
»  loin  d'ebranler  le  gouvernement ,  n'a  pas  un 
»  moment  diminue  sa  force ,  ni  entrave  sa  mar- 
»  cbe.  Le  suffrage  universel  a  ete  atteste  par  des 
»  cboix  generalement  populaires;  des  elections 
»  frequentes  et  multipliees  n'ont  jamais  ete  ac- 
»  compagnees  de  la  plus  legere  commotion ;  et 
»  meme  ?  lorsqu'il  s'est  agi  des  plus  bautes  cbar- 
)>  ges,  quoiqu'elles  aient  ete  poursuivies  avec 
')  Fenergie  qui  convient  a  des  hommes  libres, 
»  que  les  publications  de  la  presse  aient  con- 
»  tinuellement  enflamme  les  esprits  ,  la  decision 
»  constitutionnelle  a  ete  recue  avec  une  soumis- 
»  sion  immediate. 

»  Tous  les  pouvoirs  emanent  ici  du  peuple  ,  et 
»  tout  se  rapporte  a  lui.  Nous  reconnaissons  avec 
)>  orgueil  que  nos  delegues  n'ont  jamais  abuse  de 
»  la  portion  d'autorite  qui  leur  etait  confiee. 
»  Dans  nos  relations  avec  1'etranger,  tandis  que 


EN  AMERIQUE.  4~i3 

»  le  gouvernement  se  nion trait  pret  a  soutenir 
»  nos  droits ,  quelle  nation  a  pu  se  croire  outragee 
)>  par  3es  Etats-Unis?  Et  dans  notre  administra- 
»  tion  interieure,  tandis  que  les  lois  etaient  exe- 
»  cutees  avec  impartialite,  peut-on  citer,dans 
»  un  espace  de  quarante  annees ,  un  seul  citojen 
»  persecute  ou  opprime  ? 

»  Le  succes  complet  de  cet  important  essai , 
»  tente  dans  cette  contree  stir  la  plus  grande 
»  echelle ;  cette  preuve  vivante  que  les  homines 
»  peuvent  se  gouverner  eux-memes ,  magnifique 
»  exemple  donne  par  les  Etats-Unis,  n'a  pas  ete 
»  perdu  pour  le  reste  du  monde.  Des  evenernens 
»  que  nous  pouvions  prevoir,  mais  que  nous 
»  croyions  devoir  appartenir  a  la  posterite ,  ont 
»  eu  lieu  de  notre  temps. 

»  Une  annee  avant  le  jour  ou  vous  avez  debar- 
»  que  sur  ce  sol  pour  joindre  1'etendard  ameri- 
»  cain,  il  n'existait  pas  sur  ce  vaste  continent 
»  un  seul  homme  (si  ce  n'estle  sauvage  Indien) 
»  qui  ne  reconnut  la  suprematie  d'une  puissance 
»  europeenne ;  et  a  present ,  dans  un  espace  moins 
x  long  que  la  courte  duree  de  la  vie  active  de 
»  riiomme,  il  n'existe  pas,  depuis  le  cap  Horn 
»  jusqu'aux  sources  du  Mississippi,  une  seule 
»  province  qui  n'ait  secoue  le  joug  etranger. 
»  L'histoire  conservera  la  memoire  des  sacrifices 
»  immenses ,  des  actes  d'heroisme  et  de  devoue- 
»  ment,  de  la  perseverance  inalterable  qui  ont 


4*4  LAFAYETTE 

»  produit  de  si  grands  resultats.  Notre  gouver- 
»  nement,  fidele  a  ses  principes,  n'a  ni  excite, 
»  ni  encourage  les  insurrections;  mais,  en  recon- 
»  naissant  le  premier  1'independance  de  1'Ame- 
»  rique  du  Sud,  et  en  declarant  qu'il  ne  verrait 
»  pas  avec  indifference  d'autres  nations  agir  hos- 
»  tilement  dans  cette  querelle,  il  a  rempli  un  de- 
»  voir  que  la  politique  et  la  position  morale  des 
»  Etats-Unis  lui  prescrivaient. 

»  Un  nouvel  esprit  s'est  introduit,  il  anime  le 
»  monde  civilise ;  il  donne  a  tous  les  hommes , 
»  jusqu'au  plus  obscur,  an  plus  opprime  ,  le  sen- 
»  timent  de  ses  droits ,  la  volonte  de  les  recou- 
»  vrer;  il  fait  chaque  jour  de  nouveaux  prose- 
»  lytes ,  meme  dans  les  rangs  privilegies  et 
»  jusque  sur  les  marches  du  trone.  Les  efforts  de 
»  quelques  hommes  (qui  n'ont  rien  appris,  ni 
»  rien  oublie),  qui  revent  et  qui  ne  peuvent  plus 
»  esperer,  1'emporteront-ils?  leur  sera-t-il  per- 
»  mis  d'arreter  la  lumiere  dans  ses  progres  et 
)>  de  faire  retrograder  1'esprit  humain  ?  Les  pla- 
»  netes  aussi  semblent  quelquefois  aux  regards 
»  de  rhornme  avoir  un  mouvement  retrograde; 
»  mais  elles  poursuivent  leur  course  immuable- 
»  ment  assuree  ,  conforme  aux  lois  de  la  nature, 
»  k  la  premiere  impulsion  donnee  par  le  Crea- 
»  teur  :  ainsi ,  dans  le  monde  moral ,  peuples  , 
»  nobles  ,  hommes  d'etat,  monarques,  tous  sont 
»  a  present  entraines  par  le  mouvement  irresis- 


EN  AM&RIQUE.  4^ 

»  tible  de  1'opinion  publique ,  et  des  progres  tou- 
»  jours  croissans  des  connaissances  huniaines. 

»  Voulez-vous  une  preuve  sans  replique  de 
»  cette  influence  toute-puissante?  Le  ministere 
»  britannique  est  exclusivement  compose  d'hom- 
»  mes  qui  ( il  y  a  dix  ans)  etaient  opposes  a  toutes 
»  revolutions ,  tremblaient  a  la  simple  apparence 
»  d'une  legere  innovation  :  il  vient,  en  moins 
»  d'une  annee,  de  reformer  une  jurisprudence 
»  antique  et  obscure ,  de  detruire  le  systeme  de 
»  monopole  dans  les  colonies  anglaises.  II  recori- 
»  nait  1'independance  de  I'Amerique  du  Sud;  il 
»  favorise,  du  moins,  s'il  n'assiste  pas  encore  les 
»  Grecs;  et,  si  nous  ne  sommes  point  mal  in- 
»  formes,  il  est  au  moment  d'emanciper  1'Ir- 
»  lande,  cette  nation  amie  de  I'Amerique  et  de- 
»  puis  si  long-temps  opprimee. 

»  La  flamme  de  la  liberte  s'est  etendue,  de- 
»  puis  les  Andes  peruviennes,  a  la  iimite  occi- 
»  den  tale  du  monde  civilise ,  j  usqu'a  son  autre 
»  extremite  vers  Test.  La  Grece ,  le  berceau  de 
w  la  civilisation  europeenne  et  de  la  notre;  la 
»  Grece,  cette  terre  classique  de  la  b'bert^,  ge- 
»  missait  depuis  des  siecles  sous  le  joug  le  plus 
»  intolerable ;  on  croyait  ses  fils  entierement  avilis 
»  par  1'esclavage ,  degeneres ,  perdus  sans  espoir 
»  de  salut :  leur  nom  etait  devenu  un  mot  de  re- 
»  proche ;  eux-memes ,  un  objet  de  mepris  plus 
»  que  de  pitie.  Subitement  ils  se  reveillent  de 


4*6  LAFAYETTE 

»  leur  l^thargie ,  volent  auxarmes,  brisent  leurs 
»  chain  es;  ils  ne  recoivent  aucun  secours  etran- 
»  ger.  Les  puissances  chretiennes  les  regardent 
»  avecmalveillance;  ils  sont  environnes  par  d'in- 
»  nombrables  dangers  et  d'innombrables  enne- 
»  mis  :  ils  ne  demandent  pas  combien  ils  sont , 
»  mais  ou  les  joindre.  Chaque  annee ,  presque 
»  sans  marine,  ils  delruisent  des  flottes  formi- 
»  dables;  chaque  annee,  sans  armees  discipli- 
»  nees,  ils  dispersent  d'innombrables  ennemis; 
»  chaque  annee,  ils  etonnent  le  monde,  con- 
»  quierent,  malgre  lui,  sa  sjmpatliie  par  des 
»  actions  dignes  des  trophees  de  Salamine  et  de 
»  Marathon ,  par  des  exploits  que  1'amour  de  la 
»  liberte  peut  seul  produire,  par  des  prodiges 
»  qui nous  paraitraient  fabuleux,  s'ils  n'arrivaient 
»  pas  de  notre  temps  et  sous  nos  yeux. 

»  D'ou  vient  eette  regeneration  et  ses  effets 
.>»  surprenans?  des  progres  des  connaissances ,  de 
»  la  superiorite  de  Intelligence  sur  une  force 
»  brutale.  Les  Grecs  avaient  conserve  leur  lan- 
»  gue  immortelle  ,  le  souvenir  de  leurs  ancetres , 
>»  leur  religion ,  un  earactere  national.  Quelques 
»  parti culiers  patriotes  avaient,  depuis  cinquante 
»  ans,  fonde  des  ecoles,  etabli  des  presses,  em- 
»  ploye  tous  les  moyens  de  renouveler  ou  d'e- 
«  tendre  1'instruction.  Leurs  stupides  oppresseurs 
»  ne  pouvaient  apercevoir ,  ni  craindre  des  pro- 
»  gres  a  peine  remarques  en  Europe.  Mais  la 


EN    AMfcRIOUE.  417 

»  semence  ne  tomba  pas  sur  un  sol  sterile,  et  le 
«  cimeterre  a  ete  moiiis  fnneste  pour  1'espece 
»  humaine  que  I'mquisition  espagnole. 

»  La  cause  n'est  pas  encore  gagnee,  une  re- 
»  sistance  presque  miraculeuse  peut  encore  etre 
)>  subjuguee  par  Feffrayante  superior  ite  du  nom- 
»  bre;  et  le  monde  civilise,  le  monde  ehretien 
»  (ces  deux  mots  sont  synonymes)  considerera- 
»  t-il  toujours,  avec  une  immobile  apathie,  Fef- 
»  frayante  catastrophe  qui  peut  suivre?  une  ca- 
»  tastrophe  qu'il  pourrait,  que  nous-memes  seals 
)>  pourrions  empecher  avec  tant  de  facilite ,  et 
)>  presque  sans  danger!  Mais  je  suis  entraine  au 
»  dela  de  ce  que  je  voulais  dire.  Gela  est  du  ^ 
»  votre  presence.  Ne  sais-je  pas  que  par  tout  ou 
»  riiomme  qui  combat  pour  la  liberte,  ou  pour 
»  1'existence,  est  le  plus  en  danger,  c'est  la  ou 
»  se  trouve  votre  cceur ! 

»  Je  puis  nardiment  demander  quel  liomme 
»  existant  a  pris  une  plus  grande  part  que  La- 
»  fayette  a  Tetablissement ,  a  la  propagation  et 
»  a  la  defense  des  principes  qui  ont  produit  de  si 
»  grands  et  de  si  glorieux  resultats;  et  parmi  les 
»  vivans  et  les  morts  ,  il  a  ete  accorde  jusqu'ici  a 
»  lui  seul  de  jouer  un  role  egalement  brillant  sur 
»  les  deux  principaux  theatres  de  la  grande  lutte , 
»  1'Amerique  et  la  France.  Peut-on,  apres  cela  , 
»  s'etonner  si  vous*etes  recu  par  uri  peuple  libre 
»  et  eclaire ,  avec  un  enthousiasrne  qui  n'a  pas 

II.  27 


4*8  LAFAYETTE 

»  encore  etc  egale?  Nous  partageons  eritierement 
»  le  sentiment  national ;  nous  saluons  en  vous 
»  Tun  des  heros  survivans  cle  la  revolution,  1'e- 
»  nergique  defenseur  de  la  cause  de  Fhuma- 
»  nite,  le  rare  modele  d\me  parfaite  Constance. 
»  Heureux  d'avoir  ete  dans  cette  occasion 
>v  1'organe  de  mes  concitoyeris ,  mes  sentimens 
»  particuliers  sont  faciles  a juger,  puisque  celui 
»  auquel  je  m'adresse  est  en  meme  temps 
»  un  ami  personnel  ,  sincere  et  long -temps 
»  eprouve.  >: 

On  voit  par  ce  discours  que  M.  Gallatin  n'est 
point  du  nombre ,  malheureusement  trop  grand  , 
de  ces  etrangers  qui  .  par  ignorance  ou  par 
envie,  confondent  sans  cesse  les  causes  legitimes 
et  les  heureux  resultats  de  la  revolution  fran- 
caise ,  avec  les  horribles  et  sanglans  exces  auxquels 
se  livrerent  ensuite  des  miserables  qui  ne  furent 
que  les  instrumens  des  serviles  partisans  des  pri 
vileges  ,  qui ,  ne  pouvant  arreter  la  liberte  dans 
son  noble  essor,  imaginerent  de  la  decrediter  par 
les  crimes  commis  en  son  riom.  La  justice  ren- 
due  par  M.  Gallatin  au  courage  et  a  la  sagesse 
des  patriotes  francais  de  i^Sgjtoucha  profonde- 
ment  le  general  Lafayette,  qui  lui  exprima  ainsi 
sa  reconnaissance  : 

«  Quelles  qu'aient  pu  etre  ma  foi  constantedans 
»  la  puissance  de  la  liberte ,  et  mes  plus  cheres 
»  esperances  comme  patriote  americain ,  il  m'eut 


KW    AMfiRIQUi:  4»9 

»  etc  impossible  ,  a  1'epoque  ou  la  Pensylvanie 
»  daigna  donrier  nion  nom  a  cette  partie  de 
»  1'etat,  de  me  flatter  que  je  vivrais  assez  long- 
»  temps  pour  etrel'heureux  temoin  de  I'eminent 
w  etat  de  prosperite  et  de  perfectiormement  que 
»  je  vois  aujourd'hui  avec  delices.  Ge  sentiment , 
»  nion  cher  monsieur,  devient  encore  plus  vif  par 
»  la  reception  affeetueuse  que  j'eprouve  dans  ce 
»  comte ,  dans  Uniontown ,  et  par  le  bonheur 
»  particulier  dont  je  jouis  lorsque  cet  accueil  est 
»  exprime  au  nom  du  peuple  par  mon  ancien  et 
»  bien  intime  ami. 

M  Je  ne  m'arreterai  sur  vos  bienveillantes  et 
»  flatteuses  allusions  aux  evenemens  de  Tun  et 
»  1'autre  hemispheres',  dans  ce  qu'ils  ont  de  rap- 
»  port  avec  moi ,  que  pour  declarer  que  je  me 
»  sens  au  plus  haut  degre  heureux  et  fier  de  ces 
»  marques d'approbation  donnees par  vous,  mon- 
»  sieur,  dont  Testime  et  1'afFection  me  son!  si  pre- 
»  cieuses;  mais  dans  votre  eloquent  discours 
»  vous  avez  aequis  des  droits  plus  grands  encore 
»  et  plus  touchans  a  ma  profonde  reconnais- 
»  sance.  G'est  au  nom  de  mes  compagnons ,  de 
»  mes  sentimens  et  de  ma  conduite  a  travers  les 
\>  vicissitudes  de  la  revolution  francaise,  que  je 
»  vous  remercie  de  ('honorable  temoignage  qui 
»  nous  est  accorde  par  un  observateur  si  eclaire 
»  et  si  respectable.  Nous  vous  remercions  aussi 
»>  de  la  justice  que  vous  rendez  aux  bienfaits  ac- 


4^0  LAFA\ETTE 

»  quis  par  le  peuple  de  France  et  au  progres  vers 
»  1'emancipation  de  1'Europe,  qui ,  en  depit  de 
»  circonstances  posterieures  et  bien  deplorables, 
»  sont  encore  restes  le  resultat  de  la  premiere  im- 
»  pulsion  et  des  premieres  annees  de  cette  vaste 
»  revolution.  Et  y  a-t-il,  monsieur,  dans  cette 
»  multitude  de  citoyens  americains  qui  nous  en- 
»  tourent,  un  seul  d'entre  eux  dont  Tame  ne 
»  se  soit  pas  sentie  elevee,  reconnaissante ,  en- 
)>  chantee,  enecoutantvos  sijustes  et  patriotiques 
»  observations,  lorsque  vous  avez  peint  la  pro- 
»  sperite  publique  et  sans  exemple ,  le  bonheur 
»  particulier,  Thonorable  superieur  degre  de  ci- 
»  vilisation  politique  ,  la  force  nationale  et  glo- 
»  rieusement  eprouvee ,  les  sentimens  solides  et 
»  vertueux,  1'esprit  vraiment  republicain  soute- 
»  nant  des  institutions  fondees  sur  les  droits  de 
)>  1'homme  ,  tons  avantages  qui  font  de  ces  heu- 
»  reux  etats  un  objet  d'admi ration ,  un  noble  et 
»  incontestable  modele  pratique  offert  au  reste 
»  du  monde?  En  m'unissant  de  tout  mon  coeur 
»  a  vos  voeux  ardens  et  con  formes  a  nos  prin- 
»  cipes  pour  que  la  jouissance  de  ces  bienfaits  s'e- 
»  tende aux  autres  nations;  en  me  felicitant  avec 
a  vous  de  1'emancipation  repubiicaine  de  la  plus 
»  grande  partie  de  1'hemisphere  americain,  je 
»  ne  puis  vous  entendre  parler  de  la  classique  et 
»  bero'ique  Grece  sans  me  rappeler  a  quelle  epo- 
»  que  precoce,  avec  quel  interet,  avcc  quel  zele 


EN  AMEKIQUE.  4*1 

»  nous  en  avons  fait  1'objet  de  nos  conversations 
»  confidentielles. 

»  Mais  ne  vaut-il  pas  rnieux  que  je  laisse  cette 
»  nombreuse  reunion  qui  nous  ecoute  ,  livree 
«  tout  entiere  aux  vives  et  profondes  impressions 
)>  qu'elle  a  recues  de  vous?  Je  ne  ferai  done  que 
)>  prier  le  peuple  du  comte  et  de  la  ville,  ainsi 
»  que  vous ,  mon  cher  ami ,  vous  qui  serez  au- 
»  pres  de  lui  mon  plus  habile  comme  le  plus 
»  agreable  interprete ,  d'agreer  1'expression  de 
»  ma  reconnaissance  et  de  mon  devouement.  » 

Apres  vingt-quatre  heures  passees,je  ne  dirai 
pas  au  milieu  des  fetes,  maisbien  des  plus  tendres 
et  des  plus  affectueux  temoignages  d'attache- 
ment  des  habitans  d'Uniontown ,  le  general  se 
rendit  a  1'invitation  de  M.  Gallatin,  qui  1'enga- 
gea  a  veriir  prenclre  quelque  repos  au  sein  de  sa 
farnille;  et  nous  partimes  avec  lui  pour  New- 
Geneva  ,  ebarmante  residence  situee  sur  les  bords 
eleves  et  roclieux  de  la  Monongahela,  a  quelques 
milles  d'Uniontown ;  un  detacbement  de  miliceo 
du  comte  Lafayette,  dans  les  rangs  duquel  figu- 
rait  un  fils  de  M.  Gallatin  ,  nous  servit  d'escorte; 
et  sur  toute  la  route  nous  rencontrames  des  grou- 
pes  d'habitans  qui,  clans  leurs  joveuses  acclama 
tions,  unissaient  au  nom  de  Lafayette  le  norn  de 
Gallatin ,  auquel  se  rattache  le  souvenir  d'iri- 
nombrables  bienfaits  repandus  sur  cette  partie 
de  la  Pensvlvanie.  Nous  trouvames  a  New-Ge- 


422  LAFAYETTE 

neva  tout  ce  qui  peut  plaire  dans  un  sejour, 
qui ,  aux  avantages  d'une  situation  heureusement 
choisie,  reunit  le  charme  d'une  societe  douce, 
aimable  et  eclairee ,  telle  que  la  famille  Galla- 
tin.  Mais  le  general  fut  bien  loin  cl'y  rencontrer 
la  solitude  que  son  ami  lui  avait  annoncee;  pen 
dant  vingt-quatre  beures  que  nous  demeurames 
dans  ce  lieu  delicieux  ,  les  portes  de  1'habitation 
durent  rester  constamment  ouvertes  pour  clon- 
ner  un  libre  acces  aux  bons  babitans  des  envi 
rons  qui  vinrent  en  foule  pour  saluer  leur  hote 
bien-aime. 

Le  28  mai,  M.  Gallatin  nous  reconduisit  cou- 
cher  a  Unioutown  ,  ou  nous  primes  conge  de  lui 
pour  nous  rendre  a  Elisabethtown ,  tres-petit 
bourg  situe  snr  les  borcls  de  la  Monongahela, 
Nous  y  arrivames  vers  le  milieu  du  jour;  Ik  ,  une 
barque  conduite  par  quatre  rameurs  nous  recut 
a  son  bord ,  et  nous  fit  descendre  la  riviere  jus- 
qu'au  champ  fameux  de  Bradock,  ou  nous  n'ar- 
rivames  que  long-temps  apres  le  coucber  du  so- 
leil.  Un  temps  delicieux  favorisa  cette  navigation 
sur  laquelle  la  conversation  de  nos  compagnoris 
de  voyage,  les  membres  du  comite  d'Uoion- 
town ,  repandit  un  grand  interet.  Nous  parcou- 
rions  des  rives  qui,  autrefois,  retentirent  des  cris 
de  victoire  des  aventureux  en  fans  de  notre  chere 
France,  et  qui  aussi  furent  temoins  desdesastres 
que  leur  attirerent  les  fautes  d'un  gouvernement 


EN    AMfcRIQUE.  42^ 

aussi  presomptueux  qu'inhabile ,  et  le  recit  des 
evenemens  de  cette  epoque  captiva  notre  atten 
tion  jusqu'au  moment  de  notre  debarquement. 
II  etait  neuf  heares  du  soir  lorsque  nous  abor- 
dames  sur  ce  champ  de  Bra  dock,  ou  les  troupes 
anglaises,  sous  les  ordres  d'un  general  de  ce  nom  , 
furent  si  com  pi  element  defaites  au  mois  de  juillet 
1^55  ,  par  les  Francais  et  les  Indiens  reunis.  Les 
principales  circonstances  de  cet  evenement  me 
morable  sont  trop  familieres  a  tous  ceux  qui  se 
sont  occupes  de  1'histoire  d'Amerique  ,  pour  que 
je  les  retrace  ici ;  je  me  contenterai  de  rappeler 
seulement  quecefut  dans  cette  journee ,  si  fatale 
aux  armes  britanniques,  quel'homme,  qui  de- 
puis  eut  la  gloire  d'assurer  Findependance  de 
sa  patrie,  donna  les  premieres  preuves  de  son 
intelligence  de  la  guerre  et  de  son  calme  intre- 
pide  dans  les  combats.  Si  le  general  Bradock  n'eut 
point  dedaigne  les  conseils  de  son  jeune  aide  de 
camp  Washington  ,  il  ne  se  fut  point  engage  si 
imprudemment  sur'  un  terrain  ou  tout  etait  a 
1'a vantage  de  ses  ennemis,  et  il  n'j  eut  point 
perdu  son  armee,  sa  gloire  et  la  vie.  Quoique  ses 
conseils  eussentete  rejetes,  le  jeune  Washington 
ne  s'en  battit  pas  moins  en  heros,  et  ce  fat  lui 
qui,  par  son  audace  et  son  sang-froid,  sauva  les 
debris  de  1'armee  vaincue. 

Sur  ce  champ  de  bataille,  ou  aujourd'hui  encore 
la  charrue  ne  saurait  tracer  un  sillon  sans  sou- 


fc4  LAFAYETTE 

lever  des  os  blauchis  par  le  temps  ,  et  des  frag- 
111  ens  d'armes  rouges  par  la  rouille  ,  s'eleve  la 
vaste  et  elegante  habitation  de  M.  Wallace,  dans 
laquelle  nous  fumes  recus  avec  la  plus  touchante 
et  la  plus  aimable  hosphalite,    aiiisi  qne    nos 
compagnons  de  voyage.  Nous  y  trouvames  deja 
reunie  une  nombreuse  deputation  envoyee  par 
la   ville  de  Pittsburg  au-devant  clu  general,  et 
le  lendemain  matin,  an  point  du  jour ,  des  deta- 
cbemens  de  ca valeric  volontaire  arriverent  pour 
lui  servir  d'escorte  dans  son  trajet  vers  cette  ville. 
La  route  qui  conduit  du  champ  de  Bradock 
a  Pittsburg  ,  quoique  longue  de  plusieurs  milles  , 
fut  bientot  couverte  d'une  foule  considerable ,.  au 
milieu  de  laquelie  le  cortege  s'avanca  lentement 
vers  la  ville.  Chemin  faisant,  nous  visitames  un 
arsenal  des  Etats-Unis  ,  qui  se  trouve  a  peu  pres 
a  moitie   chemin.  Vingt-quatre  coups  de  canon 
annoncerent  1'entree  du  general  Lafayette  dans 
cet  etablissement,  danslequel  le  major  Churchill , 
et  les  officiers  sous   ses   orclres,  lui  offrirent  a 
dejeuner.  Apres  avoir  parcouru  lessalles  d'armes 
et  ies  ateliers,  dans  lesquels  regnent  un  ordre  et 
une  activite   remarquables ,    nous  continuames 
notre  route  jusqu'a  Pittsburg  ,  ou  le  general  fut 
recu  a  Fentree  de  la  ville  par  les  magistrals  a  la 
tete  du  peuple  et  des  milices  rangees  en  bataille. 
Jusqu'a  present,  dans  le  cours  du  recit  de  cet 
incomparable  voyage   du  general   Lafayette,  a 


EN  AMERIQUE. 
traversles  vingt-quatre  etats  de  F Union  anieii- 
caiue,  j'ai  eu  a  decrire  tant  d'entrees  triom- 
phales  dans  de  grandes  et  riches  cites,  que  j'ai 
etc  oblige,  pour  ne  point  trop  me  repetcr,  de 
passer  sous  silence  un  grand  nombre  de  ces  des 
criptions  ,  ou  de  n'indiquer  que  les  prineipaux 
traits  de  quelques  autres.  G'est  ce  que  je  serai 
encore  oblige  de  faire  ici  pour  1'entree  de  1'hote 
national  a  Pittsburg,  quoique  cette  ville  ne  1'ait 
cede  a  aucune  autre  des  Etats-Unis  ,  par  la 
pompe  de  ses  fetes ,  et  par  Vexpression  de  ses 
sentimens  de  patriotique  reconnaissance.  Mais 
j'ai  encore  devant  moi  une  si  longue  route  a  par- 
courir,  et  tant  de  choses  a  raconter,  que  je  me 
vois  force  d'imiter  Lafayette ,  qui ,  pour  ne  point 
manquer  la  solennite  de  Bunker-Hill ,  fut  sou- 
vent  oblige  d'abreger  les  m omens  delicieux  que 
1'amitie  avait  prepares  partout  sur  son  passage. 
Je  ne  quitterai  cependant  pas  Pittsburg  sans 
payer  mon  tribut  cl'admiration  a  1'eloquence  de 
M.  Shaler ,,  qui  harangua  le  general  au  nom  de 
ses  concitoyens ,  et  a  celle  de  M.  Gazzam ,  charge 
de  lui  presenter  les  jeunes  enfans  des  ecoles  pu- 
bliques.  Ges  deux  orateurs ,  aussi  remarquables 
par  1'elevation  de  la  pensee  que  par  1'elegance 
de  1'expression  ,  obtinrent  1'approbation  deleurs 
atiditeurs,  et  exciterent  dans  le  coeiir  de  celui 
auquel  ils  s'adressaient  un  profond  sentiment 
de  reconnaissance. 


LAFAYETTE 
Parmi  les  personnes  ou  les  corporations  qui 
furent  offici  el  lenient  presentees  au  general  La 
fayette  ,  on  remarquait  surtout  un  groupe  de 
vieillards,  qu'a  leur  enthousiasme,enparlant  des 
temps  passes ,  on  pouvait  facilernent  reconnaitre 
pour  des  soldats  de  1776.  L'und'cux,  s'adressant 
a  son  ancien  general ,  lui  demanda  s'il  se  rap- 
pelait  encore  le  jeune  soldat  qui  le  premier  s'e- 
tait  presente  pour  1'emporter  sur  un  brancard , 
lorsqu'il  fut  blesse  a  la  bataille  de  la  Brandy  wine? 
Lafayette ,  apres  1'avoir  attentivement  considere, 
se  jeta  dans  ses  bras ,  en  s'ecriant  :  «  Non  ,  je 
»  n'ai  point  oublie  Wilson,  et  c'est  un  grand  bon- 
»  heur  de  pouvoir  1'embrasser  aujourd'hui  !....  » 
C'etait  en  effet  Wilson  lui-meme  qui  venait  de 
faire  la  question.  Cettc  reconnaissance  penetra 
d'attendrissement  tous  les  spectateurs. 

Le  general  Lafayette  reconnut  aussi  un  de  ses 
anciens  compagnons  d'armes  de  la  revolution  , 
dans  la  personne  du  reverend  Joseph  Patterson  , 
qui  vint  le  visiter  avec  tous  les  rninistres  des  dif- 
ferens  cultes  de  la  ville  et  des  comtes  voisins. 
Joseph  Patterson,  quoique  pretre,  avait  porte  le 
mousquet ,  et  avait  combattu  pour  1'independance 
de  son  pays  ,  pendant  les  deux  plus  terribles 
campagnes  de  la  revolution  ,  et  avait  assiste  a  la 
bataille  de  Gerrnantown. 

Apres  avoir  consacre  le  jour  de  son  arrivee  a 
Pittsburg  aux  ceremonies  publiques ,  le  general 


EN   AMERIQUE.  427 

voulut  employer  une  partie  du  lendemain  a  la 
visile  de  quelques-uns  des  nombreux  etablisse- 
mens  industriels  ,  qui  font  la  gloire  et  la  prospe- 
rite  de  cette  ville  manufacturiere ,  qui ,  par  la 
variete  et  1'excellence  de  ses  produits,  merite 
d'etre  comparee  a  noire  Saint-  Etienne  ou  au 
Manchester  de  1'Angleterre.  II  fut  frappe  de 
1'excellence  et  de  la  perfection  des  precedes  em 
ployes  dans  les  diverses  usines  qu'il  parcourut ; 
mais  ce  qui  V'interessa  surtout ,  ce  fut  la  fabrica 
tion  des  superbes  cristaux ,  dont  on  lui  presenta 
des  eehantillons  qui ,  par  leur  blancheur  et  leur 
transparent,  se  feraient  admirer  meme  a  cote  des 
cristaux  de  Baccarat. 

Pittsburg ,  situe  au  point  ou  les  rivieres  Al- 
legliany  et  Monongahela  ,  melant  leurs  eaux, 
forment  un  majestueuxcours  d'eau  appele  Ohio  , 
trouve  vers  les  etats  de  1'Ouest ,  du  Sucl ,  et 
meme  vers  1'Atlanlique  ,  un  ecoulement  facile 
aux  produits  de  son  Industrie ,  qui  cliaque  annee 
s'accroit,  ainsi  que  sa  population,  avec  uneeton- 
nante  rapidite.  Pittsburg  compte  aujourd'hui 
huit  mille  habitans,  et  un  grand  nombre  d'ou- 
vriers  etrangers  qui ,  bien  accueillis  par  les  pro- 
prietaires  de  manufactures,  viennent  chaque 
annee  communiquer  a  ceux-ci  le  secret  des  "pro-. 
gres  ou  des  per  feet  ionnemens  dus  aux  iumieres 
et  a  Factivite  des  manufacturers  europeens. 


LAFAYETTE 


CHAPITRE   XII. 

ROUTE    DE    P1TTSBURG    A    ERIE.    VICTOIRE    DD    COMMODORE    PERRT. 

SCENE    NOCTURNE   A    FREEDONIA. LE    CHEF    INDIEN    A    BUFFALO. 

CHUTES    DU    NIAGARA.    VISITE    AU    FORT    NIAGARA.  ASPECT 

DE     1OCKPORT.     NAVIGATION    DE     LOCKPORT     A     ROCHESTER.    

AQUEDUC      SUR      XA    RIVIERE    GENESEE.    ROUTE     PAR     TERRE     DE 

ROCHESTER    A    SYRACUSE.   NAVIGATION    DE    SYRACUSE    A    SCHENEC- 

TADY,     EN    PASSANT    PAR    ROME     ET    UTICA.    GRAND- CANAL. 


EN  quittant  Pittsburg,  le  general  fut  oblige 
deseseparer  de  ses  anciensamis  de  1'etat  d'Ohio, 
representes  par  le  gouverneur  Morrow  qui  J'a- 
vait  accompagne  jusque-la  avec  son  etat-major. 
Conduits  par  un  comite  de  la  ville  de  Pittsburg , 
et  escortes  par  un  detachement  de  milices,  nous 
primes  notre  route  par  Francklin  ,  Meadville , 
Waterford  et  Erie ,  pour  nous  reridre  sur  les 
bords  du  grand  lac  qui  porte  ce  nom.  Toute  cette 
partie  occidental  de  la  Pensylvanie  ,  arrosee  par 
le  French-Greek,  est remarquable  par  la  beaute 
et  la  variete  de  ses  sites.  Dans  chacune  des  villes 
que  nous  traversames ,  le  general  fut  retenu 
pendant  quelques  heures  par  les  honneurs  qui 
lui  avaient  etc  prepares  par  les  citoyens  et  les 
magistrals.  A  Waterford ,  a  quinze  milles  d'Erie  , 


EN    A  ME  HI  QUE.  42(J 

il  rencontra  le  eomite  de  cette  ville,  avec  lequel 
il  continua  sa  route.  A  un  mille  d'Erie ,  s'etaient 
rendus  un  bataillon  de  mil  ices  volontaires,  les 
officiers  de  la  station  navale ,  les  ingenieurs ,  les 
nutorites  civiles  et  militaires  qui  formerent  son 
cortege  pour  eritrer  dans  cette  ville.  Les  fetes  qui 
y  furent  donnees  etaient  fort  remarquables  par 
leur  bon  gout ,  et  plus  encore  par  les  sentimens 
dont  elles  etaient  1'expression.  Je  n'en  rappor- 
terai  cependant  que  la  circonstance  suivante  : 
Un  pont  de  plus  de  cent  soixante  pieds  separe 
la  rue  de  TEtat  de  la  rue  Francaise;  une  tente, 
formee  des  voiles  des  vaisseaux  anglais  pris  par 
le  commodore  Perry  pendant  la  derniere  guerre, 
le  couvrait  tout  entier,et  une  table  immense  y 
etait  dressee.  Ce  fut  dans  cette  salle  ,  d'un  genre 
si  original  et  si  nouveau  ,  d'ou  la  vue  se  reposait 
agreablement  sur  la  vaste  etendue  du  lac,  que  nous 
primes  place  au  banquet  civique,  a  la  fin  duquel 
on  but :  ((  A  celui  qui  dans  sa  jeunessefut  un 
»  heros ,  dans  I' age  murun  sage,  dans  La  vieil- 
)>  lesse  un  exemple  pour  I' age  present  et  pour 
)>  les  generations  futures.  »  Le  general  Lafayette 
repondita  ce  toast,  en  buvant  a  la  prosperite  cle 
la  ville  d'Erie  et  a  la  glorieuse  memoire  du  com 
modore  Perry. 

Les  trophes  suspendus  au-dessus  de  nos  tetes  , 
le  nom  de  Perry  et  la  vue  du  lac  Erie,  reporte- 
rent  necessairement  les  pensees  des  convives  vers 


LAFAYETTE 
les  e ven erne ii 8 de  la  derniere  guerre,  et  bientot 
les  hauls  fails  de  la  marine  amoricaine  devin- 
rent  nature!  lenient  le  sujet  de  la  conversation 
generale.  Com  me  on  s'apercut  que  Lafayette 
prenait  un  vif  plaisir  a  entendre  parler  de  la 
goire  des  descendans  de  ses  anciens  com  pa- 
gnons  d'armes ,  on  lui  donna  tous  les  details 
de  cette  memorable  journee,  dans  laquelle,  apres 
un  combat  de  trois  heures ,  une  escadre  ameri- 
caine  captura  entitlement  une  escadre  anglaise 
qui  lui  etait  bien  superieure  par  le  nombre  de 
ses  bouches  a  feu. 

<(  Des  les  premiers  jours  d'aout  i8i3  ,  le  com- 
»  modore  Perry  etait  parvenu  a  completer  I'ar- 
»  mement  naval  sur  le  lac  Erie ,  et  avait  mis  a 
»  la  voile  pour  aller  a  la  recherche  cle  1'escadre 
»  ennemie,  apres  laquelle  ii  courut  vainement 
»  pendant  plus  d'un  mois.  II  avait  sous  ses  ordres 
»  neuf  batimens,  portant  ensemble  quarante- 
»  quatre  canons.  Enfm  ,le  i o septembreau  matin, 
»  1'escadre  anglaise,  forte  de  dix  batimens  et  de 
»  soixante-sept  bouches  a  feu  ,  parut  se  dirigeant, 
»  avec  vent  arriere  ,  sur  1'escadre  americaine. 
»  Celle-ci ,  malgre  le  desavantage  du  vent ,  mil 
»  aussitot  sous  voiles ,  et  se  prepara  au  combat. 
»  Quelques  instans  apres,  le  vent  changea  de 
»  direction  ,  et  les  Americains  pur  en  t  se  porter 
»  avec  plus  de  facilite  a  la  rencontre  de  leurs 
w  ennemis.  A  onze  heures  les  deux  lignes  de  ba- 


EN    AMERIQUE.  4^>  * 

»  taille  etaient   formees ,    et   quelques  minutes 
»  avant  midi  le  navire  monte  par  le  commo- 
)>  dore  anglais  Barclay ,  et  un  autre  batiment  de 
»  son  escadre,  avaient  engage  le  combat  contre 
»  le  Lawrence ,   que    montait    le   commodore 
»  Perry.  Celui-ci  recut  d'abord  le  feu  de  ses  ad- 
»  versaires  sans  riposter,  attendu  que  les  caro- 
»  nades  doat  il  etait  arme  ne  portaient  pas  si 
)>  loin  que  les  canons  de  Fennemi  ,  et  la  brise 
)>  etait  si  faible  que  les  autres  batimens  de  son 
»  escadre  ne  pouvaient  avancer  pour  le  raiiier, 
»  en  sorte  que  le  Lawrence  eut  a  soutenir  seui 
»  les  efforts  des  deux  plus  forts  navires  enriemis. 
»  Ge  combat  inegal  ,  dans  lequel  les  Americains 
»  deployment  la  plus  grande  intrepidite,  dura 
»  pres  de  deux  heures.   Au  bout  de  ce  temps  , 
»  le  Lawrence,  dont  tous  les  canons  eta  lent  de- 
»  montes,  dont  tout  Fequipage  ,  a  Fexception  de 
»  quatre  ou  cinq  hommes,  etait  tue  ou  blesse , 
»  n'offrait  plus  aucun  moyen  de  defense;  dans 
»  cette  situation  critique ,    le   brave  Perry  prit 
»  une  resolution  qu'il  executa  avec  un  rare  bon- 
»  heur,  et  une  presence  d'esprit  qui  lui  valut  les 
»  eloges  de  Thabile  oiiicier  contre  lequel  il  com- 
»  battait.  II  se  jeta  dans  un  canot,  et  se  rendit 
»  a  bord  du  Niagara,  que  commandait  le  ca- 
M  pitaine  Elliot.  Dans  cet  instant ,  Je  vent  s'etant 
»  eleve,  Perry ,  avec  son  nouveau  navire,  s'elanca 
»  sur  la  ligne  ennemie ,  la  traversa  en  tirant  des 


*  LAFAYETTE 

deux  bords,  et  ayant  pris  position  a  porlee  de 


w  pistolet  de  /a</^  Prevost  ,  il  lit  sur  elJe  un  feu 
»  si  vif  et  si  meurtrier,  que  tons  les  hommes  se 
»  precipiterent  a  fond  de  cale.  Dans  ce  meme 
»  instant,  tous  les  autres  n  a  vires  americains  s'e- 
»  tant  approches,  le  combat  s'engagea  sur  tous 
»  les  points  avee  un  acharnement  sans  egal.  La 
»  victoire  ne  demeura  pas  long-temps  incertaine, 
»  elle  se  declara  bientot  en  faveur  de  Perry.  Les 
»  Anglais  ,  efirayes  par  la  perte  de  presque  tous 
»  leurs  officiers  ,  firent  de  fausses  manoeuvres 
»  dans  lesquelles  ils  s'embarrasserent  ;  leurs  vais- 
»  seaux  s'entre  -  clioquerent  et  se  mi  rent  eux- 
»  memes  hors  d'etat  de  repondre  au  feu  terrible 
»  de  leurs  adversaires  ;  enfin  ,  le  capitaine  Barclai 
»  fut  oblige  d'amener  son  pavilion  ,  et  tous  li?s 
»  autres  »avires  imiterent  bientot  Fexemple  de 
M  leur  commandant.  Gette  victoire  si  brillante  , 
»  si  complete  ,  recut  encore  un  uouvel  eclat  de  la 
)>  rnodestie  de  Tintrepide  Perry  ,  qui  ,  dans  son 
)>  rapport  au  congres  ,  se  contenta  de  dire  :  Nous 
»  avons  rencontre  lajlotte  ennemieet  elle  est  a 
»  nous.  Les  noms  d'Elliot  et  de  Turner  merite- 
»  rent,  dans  cetteglorieusejournee,  d'etre  inscrits 
»  a  cote  de  celui  de  leur  chef  glorieux  ,  et  1'hu- 
»  manite  des  vainqueurs  forca  les  vaincus  a  1'ad- 
»  miration  et  a  la  reconnaissance.  Le  commodore 
»  anglais  ,  Barclai  ,  olficier  d'un  grand  courage  , 
»  qui  avait  deja  perdu  un  bras  a  la  bataille 


EN    AMfiRIQUE.  433 

»  de[  Trafalgar,  et  qui  fut  encore  grievement 
»  blesse  clans le  combat  du lac  Erie,  ecrivit ,  dans 
«  une  lettre  qui  fut  rendue  publique  :  La  gene- 
»  reuse  conduite  des  Americains  envers  leurs 
»  prisonniers ,  leurfait  plus  d'honneur  encore 
»  que  leur  victoire !  » 

En  entendant  le  recit  de  €es  hauls  faits,  La 
fayette  portait  ses  regards  tour  a  tour  sur  les 
nombreux  pavilions  anglais  qui  flottaient  au- 
dessus  de  sa  tele  ,  sur  le  lac ,  theatre  de  si  glo- 
rieux  evenemens  ,  et  sur  les  marins  qui  1'entou- 
raient;  et  son  cceur  se  remplissait  d'un  noble  or- 
gueil  en  voyant  que  les  Americains  de  i8i3? 
s'etaient  montres  les  dignes  fils  de  ses  anciens 
cornpagnons  d'armes,  les  immortelsrevoiution- 
naires  de  1776. 

En  sortant  de  table  ,  le  general  prit  conge  des 
habitans  d'Erie,  et  sortit  de  cette  ville  a  trois 
heures  apres-midi ,  avec  le  comite  du  comte  de 
Chatauque,  qui  etait  venu  le  prevenir  qu'un 
navire  a  vapeur  Fattendait  a  Dunkirk ,  pour  le 
transporter  a  Buffalo.  Avarit  le  coucher  du  soieil , 
nous  avions  deja  quitte  le  territoire  de  la  Pen- 
sylvanie  pour  entrer  sur  celui  de  New  -  York. 
Commenous  avions  cinqtiante  milles  a  faire,  et 
qne  le  general  voulait  ne  point  retenir  trop  long- 
temps  le  navire,  nous  voyageames  sans  nous 
arreter  jusqu'au  point  du  jour.  Dans  cette  course 
rapide,  nous  traversames  plusieurs  villages  con- 


4-*  4  LAFAYETTE 

siddrables,  tlont  la  population,  pressee  sur  les 
places  publiques,  autour  de  vastes  foyers,  atten- 
dait  patiemment  le  passage  de  1'hote  national 
pour  le  saluer  par  de  patriotiques  acclama 
tions.  Ces  scenes  nocturnes  ont  laisse  dans  mon 
esprit  les  traces  d'une  impression  profonde.  Je 
n'oublieraijamais  le  tableau  magique  qui  frappa 
nies  regards  a  Freedonia.  En  sortant  de  Portland, 
cedant  a  la  fatigue  des  jours  precedens ,  nous 
nous  etions  endormis  dans  notre  voiture  malgre 
les  rudes  secousses  que  nous  causaient  les  troncs 
d'arbres  qui  formaient  la  route  sur  laquelle  nous 
roulions  rapidement;  tout  a  coup  la  bruyante 
detonation  d'une  piece  d'artillerie  nous  eveilla 
en  sursaut,  et  nos  yeux ,  en  s'ouvrant  ,  furent 
frappes  de  1'eclat  de  mille  lumieres  etincelantes 
suspendues  aux  maisons  et  aux  arbres  qui  nous 
environnaient ;  on  nous  engagea  a  mettre  pied  a 
terre ,  et  nous  nous  trouvames  au  milieu  d'une 
double  haie  formee  d'un  cote  par  les  vieillards 
et  les  jeunes  garcons ,  de  1'autre  par  les  jeunes 
filles  et  les  femmes ,  tenant  dans  leurs  bras  des 
enfans  en  bas  age.  A  la  vue  de  Lafayette ,  1'air 
retentit  de  cris  de  joie  ,  tons  les  bras  se  tendirent 
vers  lui ,  les  meres  lui  presentment  leurs  enfans 
en  lui  demandant  pour  eux  sa  benediction  ,  et 
une  musique  guerriere,  mariant  ses  accords  au 
bruit  du  canon  et  des  cloches  ,  fit  entendre  1'air 
national  du  Yankee-Do  die.  Frappe  d'une  re- 


EN    AMERIQUE.  4^5 

ception  si  toucbante  ,  le  general  fut  quelque 
temps  avant  de  pouyoir  maitriser  les  emotions 
tie  son  coaur ;  enfin ,  il  s'avanca  lentement  a  tra- 
vers  la  foule  ?  serrant  a  cliaque  pas  les  mains 
qu'on  lui  tendait  aifectueusement ,  et  repondant 
avec  tendresse  au  doux  accueil  des  enfans  qui 
criaient  Welcome  Lafayette !  sur  son  passage. 
Sur  une  estrade  elevee  au  milieu  d'une  place 
immense  qu'eclairaient  des  tonneaux  de  resine 
enflammee  ,  un  orateur  1'attendait  pour  le  haran- 
guer  au  nom  du  peuple  de  Freedonia ,  qui  vint 
ensuite  denier  devant  lui  pour  le  saluer  encore 
une  fois.  Quelque  toucbante  que  fut  cette  scene, 
le  general  crut  cependant  devoir  Vabreger,  a  fin 
de  ne  pas  tenir  plus  long-temps  exposees  a  un 
froid  assez  vif ,  toutes  ces  fenimes  et  ces  jeunes 
filles  qui ,  legerement  vetues,  avaient  passe  toute 
la  nuit  a  Tattendre  en  pleiri  air.  II  etait  trois 
beures  du  matin,  lorsqu'apres  avoir  prisune  col 
lation  ,  nous  sortimes  de  Freedonia.  Le  soleil 
dorait  deja  le  sommet  des  arbres  des  forets  que 
nous  laissions  a  notre  droite ,  lorsque  nous  arri- 
vamesa  Dunkirk ,  tres-petit  port  sur  le  lac  Erie, 
ou  nous  attendait  le  navire  qui  clevait  nous  con- 
duire  a  Buffalo.  Un  comite  de  cette  ville,  et  un 
grand  nombre  de  dames ,  etaient  venus  au  devant 
du  general,  et  le  recurent  a  bord  au  bruit  d'une 
musique  dont  la  douce  liarmonie  s'accordait 
delicieusement  avec  la  beaute  du  matin  ,  et 

28. 


436  LAFAYETTE 

1'aspect   romaiitique  tie   la    baie  dans   laqnellcr 
nous  etions. 

Amidi  nous  etions  en  vue  des  cotes  de  Buffalo; 
mais,  genes  dans  notre  marche  par  un  vent  con- 
traire  assez  violent,  nous  ne  pumes  entrer  dans 
le  port  avant  deux  heures.  Quoique  la  ville  de 
Buffalo  ait  ete  presque  entierement  detruite  par 
les  Anglais ,  qui  Fineendierent  pendant  la  der- 
niere  guerre,  nous  fumes  eependant  frappes  de 
son  air  de  prosperite  et  de  1'activite  de  son  port. 
Nous  debarquames  aupres  d'une  des  extremites 
de  ce  grand  canal  dont  nous  avions  visite  1'autre 
ex t re" mite  a  cinq  cents  niilles  de  la,  pres  1'Al- 
banie,  et  qui  sert  de  lien  entre  le  lac  Erie  et  le 
grand  Ocean.  Apres  les  premieres  ceremonies 
de  la  reception  de  1'hote  national  par  les  ci- 
toyens  et  les  magistrals  de  Buffalo,  nous  allames 
prendre  quelques -installs  de  repos  a  1'auberge  de 
Pdigle,  ou  on  avait  prepare  nos  logemens;  la  , 
le  general  recut  un  grand  nombre  de  person nes 
qui  clesiraient  lui  etre  presentees  particuliere- 
ment;  parmi  elles  nous  eumes  le  plaisir  de  voiv 
un  vieux  chef  indien  de  la  nation  des  Senecas , 
qui  s'est  acquis  une  grande  reputation  de  cou 
rage  et  d'eloquence ,  non-seulement  parmi  les 
siens ,  mais  encore  parmi  les  blancs  qui  le  con- 
naissent  sous  le  nom  de  lied  Jacquet.  Get 
homme  extraordinaire,  quoique  bien  use  par  le 
temps  et  parVintemperance,  conserve  eependant 


EN   AMERIQUE. 
-.encore ,  a  mi  degre   surpreriant,   1'exercice  de 
toutes  ses  facultes;  il  reeonnut  de  suite  le  ge 
neral  Lafayette,  et  lui  rappela  qu'ils  s'etaient 
trouves  ensemble  en  1784,  au  fort  Schuyler,  ou 
s'etait  tenu  le  grand  conseil  dans  lequel  furent 
regies  les  interets  de  toutes  les  nations  indiennes 
amies  ou  ennemies  qui  pouvaient  se  trouver  en 
relation  avec  les  Etats-Unis.  Le  general  lui  re- 
pondit   qu'il  n'avait  point  ouhlie  cette  grande 
circonstance ,  et  lui  demanda  s'il  savait  ce  qu'e- 
tait  deveuu  ce  jeune  Inclien  qui ,  dans  cette  asseni- 
blee,  s'etait  oppose  avec  tant  d'eloquence  a  ce  qu'on 
enterrdt  le  tomahawk  4.  «  II  est  devant  vows ,  » 
repondit  1'enfant  des   forets,  avec  tout  le  laco- 
nisme  de  sa  langue  si  expressive.  —  «  Le  temps 
)>  nous  a  bien  changes ,  »  lui  dit  le  general  La 
fayette  ;  «  car  nous  etions jeunes  et  lestes alors...  » 
—  «  Oh  !  »   s'ecria  Red  Jacquet ,   « le  temps  n'a 
»  pas  ete  si  severe  pour  vous  que  pour  moi ;  il 
»  vous  a  Jaisse  un  visage  frais  et  une  tete  bien 
»  garnie  decheveux ;  tandis  que  moi,...  voyez... !» 
et ,  denouant  le  mouchoir  qui  couvrait  son  chef, 
il  nous  montra,  d'un  air  attriste,  son  front  en- 


1  Enterrer  le  tomahawk  est  la  cere'monie  par  laquelle 
les  Indiens  concluent  la  paix.  Red  Jacquet  avait  parle 
pour  la  continuation  de  la  guerre  contre  les  Americains 
avee  une  eloquence  qui  fut  sur  le  point  d'entrainer  tous 
]es  chefs  indiens  a  son  avis. 


438  LAFAYETTE 

tierement  cliauve.  Les  assistans  ne  purent  s'em- 
pecher  de  sourire  de  la  simplicite  de  1'Indien,  qui 
semblait  ignorer  1'art  de  reparer  les  injures  du 
temps;  mais  on  se  garcla  bien  de  detruire  son 
erreur ;  et  peut-etre  fit-on  bien ,  car  il  eut  pu  con- 
fondre  une  perruque  avec  une  chevelure  seal- 
pee,  et  concevoir  1'idce  de  regarnir  sa  tete  aux 
depens  de  la  tete  d'un  de  ses  voisins. 

Gomme  tous  les  Indiens  qui  out  conserve 
leur  fierte  primitive,  Red  Jacquet  s'obstine  a  ne 
parler  que  sa  Jangue  maternelle,  et  aflecte  un 
grand  mepris  pour  toutes  les  autres  langues.  Quoi- 
qu'il  soit  facile  de  reconnaitre  qu'il  entend  par- 
f aitement  1'anglais ,  il  refusa  neanmoins  constam- 
ment  de  repondre  aux  questions  du  general 
Lafayette  avant  qu'elles  eussent  ete  traduites  en 
seneca  par  son  interprete.  Le  general ,  s'etant  rap- 
pele  quelques  mots  indiens  qu'il  avait  appris  dans 
sa  jeunesse,  les  prononca  devant  lui;  il  parut 
tres-sensible  u  cette  politesse ,  qui ,  dans  son  es 
prit,  augmenta  singulierement  la  haute  opinion 
qu'il  avait  deja  de  Lafayette. 

La  tribu  des  Senecas  est  une  des  six  nations 
connues  autrefois  sous  le  nom  d'Jroquois,  et  qui 
habitant  aujourd'hui  le  nord  de  1'etat  de  New- 
York,  sous  la  protection  du  gouvernement  cle 
cet  etat.  Ces  six  nations  sont ,  les  Tuscaroras , 
les  Onondagas ,  les  One'idas ,  les  Cayugas  ,  les 
Mohawks  et  les  Senecas.  J'aurais  bien  desire 


EN  AMfiRIQUE. 
visiter,  a  quelques  portees  de  fusil,  un  grand 
village  habite  par  cette  derniere  nation;  mais  le 
peu  de  temps  que  nous  passames  a  Buffalo  fut  si 
completement  et  si  agreablement  rempli  par 
les  fetes  que  les  habitans  avaient  preparees  pour 
leur  hote,  qu'il  ne  me  fut  pas  possible  de  m'e- 
loigner  un  instant. 

Nous  passames  la  nuit  a  Buffalo ,  et  le  lende- 
main ,  de  tres-grand  matin ,  nous  montames  en 
voiture  pour  nous  renclre  aux  chutes  du  Niagara; 
chemin  faisant  nous  dejeunames  avec  la  famille 
du  general  Porter,  a  Black-Rock  ,  joli  petit  port 
qui  rivalise  d'activite  avec  celui  de  Buffalo;  et, 
quelques  lieures  apres ,  un  sourd  mugissement 
qui  semblait  ebranler  la  terre ,  et  une  epaisse  co- 
lonne  de  vapeur  que  nous  voyions  au  loin  s'e- 
lever  vers  le  ciel,  nous  annoncerent  que  bientot 
nous  allions  jouir  de  la  vue  d'une  des  plus  gran- 
des  merveilles  de  la  nature. 

A  deux  lieures  nous  arrivames  avec  nos  com- 
pagnons  de  voyage  de  Buffalo  et  de  Black-Rock 
a  Manchester,  petit  village  situe  surla  riv'e  droite 
du  Niagara ,  aupres  des  chutes ,  ou  le  general 
fut  accueilli  et  harangue  par  une  nombreuse 
deputation  du  comte  de  Niagara.  Pleins  d'une 
impatience  facile  a  comprendre ,  nous  abregea- 
mes  le  plus  possible  la  duree  du  banquet  public 
auquel  il  nous  avait  fallu  prendre  place  en  arri- 
vant,  et  a  trois  heures  et  demie  nous  passames 


44°  LAFAYETTE 

dans  la  grande  ile  qui  separe  en  deux  parties 
inegales  3a  riviere  Niagara ,  au  point  ou  ses  eaux 
form  en  t  les  cataractes  en  se  precipitant  dans  un 
gouffre  de  cent  cinquante  pieds  de  profondenr. 
La  vue  du  pont  qui  conduit  a  cette  ile,  appelee 
Ile  de  la  Che^re,  prepare  admirablement  Fes- 
prit  &  la  contemplation  de  la  scene  imposante  a 
laquelle  on  va  assister,  et  donne  une  grande  idee 
de  la  hardiesse  et  de  1'intelligence  des  homines 
qui  1'ont  construit.  Etabli  SUP  un  lit  de  rochers 
dont  les  pointes  multipliers  s'elevent  au-dessus 
de  la  surface  des  eaux,  et  ne  s'opposent  au  cou- 
rant  que  pour  en  augmenter  la  violence,  ses  pi- 
liers  de  bois  sont  agites  d'un  tremblement 
continuel  qui  semble  annoncer  que  le  moment 
approche  ou  il  va  s'ecrouler  et  rouler  dans  1'abkne; 
quelques  minutes  apres  avoir  passe  lepont,  nous 
nous  trouvames  en  presence  de  la  grande  chute.... 
C'est  un  spectacle  sublime;....  mais  qu'on  ne  s'at- 
tende  point  a  trouver  ici  le  tableau  des  sensations 
que  me  fit  eprouver  la  vue  de  ce  gigantesque 
phenomene,  eiles  furent  de  nature  a  ne  pouvoir 
etre  decrites;  je  renonce  d'ailleurs  d'autant  plus 
volontiers  a  cette  peinture  ,  que  ,  dans  mon  opi 
nion  ,  les  ecrivains  les  plus  habiles  qui  1'ont  en- 
treprise  sont  restes  de  beaucoup  au-dessous  du 
sujet.  Nous  demeurames  pendant  pres  d'une 
demi-heure  sur  les  bords  du  gouffre,  contem plant 
en  silence  la  chute  rapide  de  1'cau  ,  et  comme 


EN   AMERIQUE.  441 

aneantis  par  le  bruit  de  son  terrible  mugisse- 
ment.  Nous  serious  restes  probablement  plus 
long-temps  encore  plonges  dans  le  vague  de  nos 
meditations,  si  la  voix  d'un  de  nos  compagnons, 
sans  doute  plus  familiarise  que  nous  avec  ce  jeu 
effrayant  de  la  nature,  ne  nous  en  cut  tires  pour 
nous  clonner  des  details  fort  interessans  sans 
doute,  mais que  nous  n'eussions  certainementpas 
eu  la  force  de  demander. 

M.  A.  Porter,  frere  du  general  Porter,  avee 
lequel  nous  avions  dejeune  a  Black-Rock,  est  le 
proprietaire  de  1'ile  de  la  Chevre;il  eut  la  com 
plaisance  de  conduire  lui-meme  le  general  sur 
tons  les  points  les  plus  pittoresques  de  cette  sin- 
guliere  propriete,  qui  est  com  me  suspendue  au~ 
dessus  de  1'abime.  De  la  pointe  superieure  de 
1'ile  nous  vimes  un  spectacle  moins  terrible  que 
de  la  pointe  inferieure  ,  mais  qui  n'est  cependant 
pas  sans  majeste.  Nos  regards,  en  se  portant  an 
loin  devantrious,  se  reposerent  agreablement  sur 
la  belle  riviere  de  Niagara,  qui  roule  ses  eaux, 
unies  comme  une  glace,  dans  un  large  lit  sans 
obstacle,  et  entre  des  rives  basses  etfertiles;  ce 
n'est  qu'en  approchant  de  la  pointe   superieure 
que  la  rapid! te  de  sa  course  se  precipite  et  pre 
pare  la  terrible  chute  dont  le  bruit,  pendant  le 
calme  de  la  nuit,  se  fait  entendre,  dit-on,  a  plus 
de  vingt  milles  a  la  roride.  Malheur  aux  animaux. 
ou  aux  honimes  qui  auraient  1'imprudence  de 


442  LAFAYETTE 

s'eugager  dans  ce  courant  irresistible ,  nulJe  puis 
sance  no  pourrait  les  soustraire  a  1'insatiable 
avidite  du  gouffrel  II  n'y  a  que  quelques  annees 
encore ,  qu'un  jeune  Indien  en  fournit  un  la 
mentable  exemple.  II  dormait  etendu  dans  le 
fond  de  son  canot  qu'il  avail  attache  au  rivage , 
un  peu  au-dessous  de  la  petite  ville  de  Chippewa ; 
une  jeune  fille  qui  avait  repondu  a  son  amour, 
mais  qu'il  avait  trahie  pour  une  autre,  vint  a 
passer  et  1'apercut.  A  cette  vue  les  fureurs  de  la 
jalousie  allumerent  dans  son  coeur  le  desir  de  la 
vengeance.  Elle  s'approcba  ,  detacba  le  canot  et 
le  poussa  doucement  au  large ,  le  courant  s'en 
empara  et  1'entraina  avec  rapidite.  Bientot  le 
mugissement  des  flots  eveilla  le  jeune  Indien , 
qui ,  en  ouvrant  les  yeux  ,  reconnut  1'imminence 
du  danger  qui  le  menacait ;  son  premier  mou- 
vement ,  inspire  par  le  sentiment  de  sa  conser 
vation  ,  fut  de  prendre  sa  rame  pour  lutter  centre 
le  courant;  mais  il  ne  tarda  pas  a  reconnaitre 
Finutilite  de  ses  efforts  auxquels  son  impitoyable 
maitresse  insultait  du  rivage  par  les  cris  d'une 
joie  cruelle ;  alors ,  n'ayant  plus  a  opposer  au 
sort  qu'une  courageuse  resignation,  il  s'enveloppa 
dans  sa  couverture,  s'assit  au  milieu  de  son 
canot ,  fixa  froidement  ses  regards  sur  les  portes 
de  I'eternite  qui  allait  s'ouvrir  devant  lui ,  et 
quelques  secondes  apres  disparut  dans  le  gouffie 
profond 


EN  AMERIQUE. 
Le  nom  cle  Chippewa ,  prononce  dans  le  recit 
de  la  catastrophe  du  jeune  Iiidien  >  reveilla  au 
milieu  de  nous  le  souvenir  des  glorieux  combats 
livres  par  les  armes  americaines,  pendant  la 
derniere  guerre,  sur  les  frontieres  du  Canada, 
dont  nous  n'etions  separes  en  cet  instant  que  par 
un  bras  du  Niagara.  Et  a  ce  souvenir  se  mela 
naturellement  celui  des  noms  de  Brown  ,  Van 
Rensslaer,  Rippley,  Scott,  Porter,  Harrison,  Pike, 
Jessup,  Miller  et  de  beaucoup  d'autres  qui  s'il- 
lustrerent  dans  ces  lieux,  par  leurs  talens,  leur 
courage  et  leur  ardent  amour  de  la  patrie. 

Apres  deux  lieu  res  d'une  promenade  deli- 
cieuse,  nous  sor limes  de  Tile  de  ]a  Chevre  et  nous 
lui  jetaroes  un  regard  d'adieu  de  dessus  le  pont 
qui  1'unit  a  la  terre  ferme.  De  la  elle  nous  ap- 
parut  com  me  un  jardin  aerien  ,  porte  sur  des 
nuages  au  milieu  desquels  grondait  la  foudre. 
Le  general  ne  pouvair,  s'arracher  a  cette  scene 
imposante,  et  je  crois  que  ,  lorsqu'il  apprit  que 
1'ile  de  la  Chevre  et  ses  charmantes  dependances 
etaient  eii  vente  pour  la  somme  de  dix  mille  dol 
lars  ,  il  regretta  vivement  que  Feloignement  cle 
la  France  ne  lui  permit  pas  d'en  faire  1'acquisi- 
tion.  Ce  serait,  en  effet ,  une  habitation  deli- 
cieuse ;  la  surface  du  sol ,  d'environ  soixante- 
quinze  arpens,  est  couverte  d'une  vegetation 
vigoureuse ,  dont  la  verdure ,  constamment  entre- 
tenue  par  la  IVaichctir  de  la  vapeur  pure  et  legere 


444  LAFAYETTE 

qtii  s'eleve  de  la  cataracte,  presente  un  agreablc 
abri  centre  les  chaleurs  de  1'ete.  Les  cours  d'cau 
qui  Fenvironnent  olTrent  une  puissance  inotrice 
incalculable  ,  que  Ton  pourrait  facilement  appli- 
quer  a  des  u  sines  de  tous  genres.  Je  ne  pense  pas 
que  M.  Porter  soit  long-temps  a  se  defaire  d'un 
bien  qui  ofFre  la  reunion  de  tant  d'avantages. 

En  quittant  Manchester  et  les  chutes  du  Nia 
gara  ,  nous  al lames  couch er  a  Lewistown ,  joli 
village  situe  a  quelques  milles  au-dessous  des 
chutes ,  et  le  lendemain  ,  a  cinq  heures  du  ma 
tin  ,  nous  montames  en  voiture  pour  nous  ren- 
dre  au  fort  Niagara ,  ou  le  general  Lafayette 
avait  etc  invite  a  dejeuner  par  le  major  Thomson, 
commandant  de  la  garni  son.  Nous  trouvames 
un  peu  en  avant  du  fort  le  major  qui,  a  la  tete 
de  ses  officiers ,  venait  recevoir  le  general  qui  fut 
salue  par  vingt-quatre  coups  de  canon  au  mo 
ment  ou  il  entra  dans  1'enceinte  de  la  place. 
Quelques  dames,  femmes  des  oiliciers  de  la  gar- 
nison  ,  aiderent  leurs  maris  a  faire  les  honneurs 
du  banquet,  et  ne  contribuerent  pas  peu ,  par  leur 
amabilite  ,  a  nous  faire  paraitre  bien  courts  les 
instans  que  nous  passames  a  Niagara. 

Ge  fort  est  construit  precisement  au  point  ou 
la  riviere  se  jette  dans  le  lac  Ontario,  sur  iequel 
3e  commodore Chauncey  cueillit  des  palmes  sem- 
blables  a  celles  que  Perry  moissonna  sur  le  lac 
Erie.  Presque  en  face  ,  sur  1'autre  rive ,  s'eleve  le 


EN    AMKUIOUE.  44** 

fort  George,  oecupe  par  les  Anglais.  Les  hosti- 
lites  iurent  frequentes  entre  ces  deux  points  pen 
dant  les  campagues  de  i8i3  et  de  i8i4;niais, 
de  part  et  d'autre  ,  les  fortifications  ont  etc  re- 
levees  depuis,  et  aujourd'hui  il  serai  t  difficile  d'y 
retrouver  des  traces  cles  ravages  de  la  guerre. 

Le  general  abregea  beaucoup  sa  visite  du  fort 
Niagara  ,  aim  de  pouvoir  arriver  de  bonne  lieure 
a  Lockport ,  ou.  nous  devions  nous  embarquer 
sur  le  grand  canal  pour  descendre  a  Albany. 
Sur  la  hauteur  en.  avant  de  Lockport  nous  ren- 
contranies  une  troupe  de  soixante-dix  a  quatre- 
viugls  citoyens  a  cheval :  ce  fut  avec  cette  «gcorte 
querious  entrames  dans  le  village,  ou  le  general 
fut  salue  par  une  artillerie  d'une  espece  fort 
extraordinaire.  Des  centaines  de  petites  mines, 
chargees  par  les  ouvriers  occupes  a  creuser  clans 
le  roc  le  lit  de  la  partie  du  canal  non  encore 
achevee ,  lirent  explosion  presque  en  meme 
temps ,  et  lancererit  dans  les  airs  cles  fragmens 
de  rocbers  qui  retomberent  au  bruit  des  accla 
mations  de  la  foule.  L'aspect  de  Lockport  nous 
frappa  d'etonnernent  et  d'admiration. Nulle  part 
je  n'ai  vu  1'activite  et  1'industrie  de  1'homme  aux 
prises  avec  la  nature  ,  comme  dans  cette  viiie 
naissante.  Par  tout  on  en  tend  resoimer  le  bruit 
de  la  liache  et  du  marteau.  Jci  ce  sont  des  ar- 
bres  qui  tombent ,  se  faconnent  sous  la  main  du 
charpentier,  et  se  rel event  a  la  meme  place  sous 


LAFAYETTE 
la  forme  d'une  rnaison  :  la,  sur  line  place  pu- 
blique  qui  n'existe  encore  qu'en  projet ,  tine  vaste 
auberge  ouvre  deja  ses  pones  aux  nouveaux  ci- 
toyens  qui  n'ont  point  encore  d'autre  asile.  A 
peine  ,  dans  toute  la  ville  ,  trouve-t-on  a  satis- 
faire  les  premiers  besoins  de  la  vie,  et  cepen- 
dant,  a  cote  d'une  ecole  dans  laquelle  les  en  fans 
viennent  sinstruire  pendant  que  Icurs  perescon- 
struisent  1'babitation  qui  doit  les  abriter,  s'eleve 
une  presse ,  qui ,  cbaque  matin ,  donne  naissance 
au  journal  qui  apprend  aux  ouvriers,  pendant 
leurs  heures  de  repos,  comment  les  magistrals 
du  penple  repondent  a  la  conh'arice  dont  ils  sont 
bonores.  Dans  des  rues  tracees  a  travers  la  foret 
et  encore  embarrassees  de  troncs  d'arbres  et  de 
branches  eparses ,  le  luxe  se  mont.re  deja  rou- 
lant  dans  de  legeres  calecbes  trainees  par  de 
superbes  cbevaux ;  enfin  ,  au  milieu  de  ces  em- 
pietemens  de  la  civilisation  sur  la  nature  sauvage, 
s'aclieve  avec  une  rapidite  qui  tient  du  prodige 
cette  ceuvre  de  geans  ,  ce  grand  canal ,  qui ,  en 
resserrant  les  liens  de  1'Union  amerieaine ,  va 
repandre  la  vie  et  1'abondance  dans  les  deserts 
qu'il  traverse. 

Nos  voitures  s'arreterent  en  lace  d'un  arc  de 
verdure,  et  le  general  Lafayette  fut  conduit  sur 
une  plate-forme ,  ou  il  eut  la  douce  satisfaction 
d'etre  recu  par  un  de  ses  ancicns  coinpagnons 
d'armes  ,  le  venerable  Stephens  Van  Rensslacr, 


EN    AJMfcRIQUE  447 

maintenant  president  tin  conseil  charge  de  sur- 
veiller  les  travaux  du  canal.  Apres  avoir  etc 
presentes  officiellement  a  la  deputation  du  comte 
de  Monroe  et  a  un  grand  nornbre  de  citoyens , 
nous  primes  place  a  un  banquet  public  ,  preside 
par  le  colonel  Asher  Saxton ,  et  a  la  fin  duquel 
le  general ,  domine  par  les  sentimens  qu'avaient 
eveilles  en  lui  la  vue  de  tant  de  prodigies,  porta 
le  toast  suivant : 

«  A  Lockport  et  an  comte  de  Niagara  :  ils 
»  r  en  ferment  les  plus  grands  prodiges  de  1'art  et 
»  dela  nature,  prodiges  qui  ne  peuvent  etre  sur- 
»  passes  que  par  ceux  de  la  liberte  et  de  Fegalite 
»  des  droits.  » 

Les  francs-maeons  de  Lockport  ne  voulurent 
point  Jaisser  partir  le  general  sans  lui  rendre  les 
honneurs  dus  a  ses  hautes  dignites  maconniques, 
et  ils  le  prierent  de  garder  en  memoire  de  leur 
loge ,  les  riches  orn emeus  dont  ils  1'avaient  re- 
vetu  a  son  entree  dans  le  temple.  Ils  1'accom- 
pagnerent  ensuite  jusqu'au  bassin  ou  1'attendait 
le  bateau  qui  devait  nous  conduire  a  Rochester. 
Avant  de  nous  embarquer ,  nous  primes  plaisir 
a  contempler  les  belles  eciuses  qui  font  monter 
par  dessus  la  montagne  le  canal  dont  le  lit  est 
creuse  dans  le  roc  vif ,  a  plus  de  vingt-cinq  pieds 
de  profondeur.  Au  moment  ou  le  general  mit  le 
pied  sur  le  bateau ,  une  multitude  de  petites 
mines,  chargees  dans  le  rocher,  eclatererit  au- 


LAFAYETTE 

dessus  de  nos  teles ,  et  leurs  bruyantes  detona 
tions  ajouterent  a  la  solennite  des  adieux  des 
eitoyens  de  Lockport.  Avant  de  sortir  du  bassin , 
nous  recumes  du  docteur  ***** ,  une  caisse  ren- 
fermant  des  echantillons  des  diverses  especes  de 
rochers  a  travers  lesquels  passe  le  canal;  nous 
acceptamesavec  reconnaissance  cette  interessante 
collection. 

Quoique  la  navigatio^fl^par  la  vapeur  rie  soit 
point  applicable  an  canal  dont  les  bords  ne  sont 
pas  revetus  en  maconnerie,  cependant,  comme 
les  clievaux  et  le  sentier  de  halage  sont  excel- 
lens,  nous  voyageames  rapidenient  ,  j'ajouterai 
meme,  tres-commo'dement ;  car  le  bateau  le  Ro 
chester,  qui  nous  portait,  renfermait  bien  au 
dela  de  ce  qu'on  aurait  pu  le  supposer  dans  uii 
si  petit  local,  toutes  les  commodites  de  la  vie. 

Nous  avions  quitte  Lockport  a  sept  lieures  du 
soir,  et  nous  parcourumes  pendant  la  nuit  les 
soixante-cinq  niilles  qui  scparent  ce  village  de 
Rochester,  ou  nous  arrivames  le  lendemain  d'assez 
bonne  heure.  Nous  n'avions  point  encore  quitte 
notre  cliambre  lorsque  tout  a  coup  le  noni  de 
Lafayette  ,  prononce  au  milieu  de  bruyantes  ac 
clamations,  engager  en  t  le  general  a  monter  sur 
le  pont  du  bateau;  nous  le  suivimes,  et  quel  ne 
fut  pas  notre  etonnement  et  notre  admiration 
a  la  vue  du  tableau  qui  s'oiirit  a  nos  regards. 
Nous  etions  comme  suspendus  dans  ks  airs,  au 


EN    AMERIQUE.  449 

milieu  d'une  foule  nombreuse  qui  se  pressait  snr 
les  hords  du  canal;  plusieurs  cataraetes  tom- 
baient  en.  grondant  autour  de  nous  ,  et  la  riviere 
Genesst-e  roulait  sous  nos  pieds  a  plus  de  cin- 
quante  pieds  de  profondeur;  nous  fumes  quel- 
ques  instans  sans  comprendre  notre  situation  , 
qui  nous  paraissait  tout-a-fait  magique;  enfin, 
nous  reconnumes  que  le  canal  dans  lequel  noas 
nous  trouvions  ,  s'elancait  en  cet  endroit  avec 
urie  hardiesse   incroyable  par-dessus  la   riviere 
Genessee,  a  1'aide  d'un  aqueduc  de  plus  de  quatre 
cents  pieds  de  longueur,  soutenu  par  des  arches 
en  pierres  de  taille.  Nos  compagnons  de  voyage , 
lemoins  de  notre  etonnenien^t-,  nous  apprirent 
que  dans  sa  longue  course,  le  canal  passe  ainsi 
plusieurs  fois  par-dessus  des  rivieres  fort  lathes 
et  tres-profondes;  qu'au-dessus  de  rirorid'igffbt , 
par  exemple,   il   pjircourt    une  route  aerieiine 
de  plus, 'd'un  quart  de  mille  de  long,  a  une  ele 
vation  de  soixante-dix  pieds.  Ge  genre  de  con 
struction  parait  etre  familier  aux  Americains; 
leurs  pouts  ont,   en   general,   une  elegance  et 
une  hardiesse  d'execution  inconcevable.  Non  loin 
de  Rochester,  on  voit  encore  les  ruines  d'un  pout 
qui  avait  ete  jete  sur  la,  riviere  Genessee,  avec 
une  seule  arche   de  trois  cent  vingt  pieds  de 
large  et  de  cent  quatre- vingts  pieds  d'elevation 
au-dessus  de  la  .surface  de  1'eau;  ii  ecroula  il  y  a 
quelques  amices,  au   moment   on   deux  erifans 
ii.  7,9 


4^°  LAFAYETTE 

venaient  de  le  traverser.  C'etait,  dit-on  ,  \m  chef- 
d'oeuvre  de  Fart;  mais  la  trop  grande  delicatesse 
des  pieces  de  bois  qui  le  soutenaient  Font  em- 
peche  d'avoir  une  longue  duree. 

Le  general  quitta  le  canal  a  Rochester,  passa 
quelques  heures  avec  les  habitans  de  cette  ville 
qui  lui  firent  une  reception  qui,   en  sentimens 
affectueux  et  en  elegance,  ne  le  cedait  a  aucune  de 
celles  auxquelles  j'avais  assiste  jusqu'alors ,  et  il 
oontinua  sa  route  par  terre,  en  passant  par  les 
villages    de   Canandaigua  ,    Geneva ,    Auburn , 
Skaneateless ,    Marcellus,   etc.,    pour    aller  re- 
ioindre  le  canal  a  Syracuse.  Gette  route  acheva 
de  nous  convaincre  que  nulle  partie  de  rAmeri- 
que ,  et  peut-etre  du  monde  entier,  ne  renferme 
autant  de  merveiDes  de  la  nature  que  1'etat  de 
New-York.  Leslacs  Canandaigua,  Seenca,  Cayuga 
nous  parurent  charmans  par  la  purete  de  leurs 
eaux ,  la  forme  de  leurs  bassins  et  la  richesse  de 
leurs  bords.  La  vue  de  toutes  ces  beautes ,  et  plus 
encore  la  bonte  et  I'amenite  des  populations  que 
nous  traversions,  firent  souvent  regretter  au  ge 
neral  Lafayette  d'etre  oblige  de  voyager  si  ra- 
pidenient.  Pendant  ce  trajet,  de  plus  de  cent 
trente  milles  par  terre  ,  nous  voyageames  jour 
et  nuit,  ne  nous  arretant  que  quelques  instans 
dans  chaque  village ,  pour  y  jouir  des  fetes  que 
les  habitans  avaient  preparees  pour  la  reception 
de  leur  hote  cheri ,  qui ,  disaient-ils,  par  la  sim- 


EN    AMERIQUE.  4~u 

plicite,  la  douceur,  1'egalite  de  ses  manieres  avec 
toutes  les  classes  de  citoyens ,  aclievait  de  char 
mer  tous  les  eoeurs  que  lui  avait  deja  acquis 
son  devouement  a  la  cause  americaine  en  parti- 
culier  et  a  la  cause  de  la  liberte  en  general. 

De  Rochester  a  Syracuse  ,  partout  nous  avions 
(' te  frappes  de  la  beaute  remarquable  des  che- 
vaux  qui  formaient  nos  relais;  nous  apprirnes 
ensuite  qu'ils  avaicnt  ete  fournis  gratuitement 
par  des  citoyens  dont  le  patriotique  desinte- 
ressenient  fut  bien  apprecie  par  les  divers  co- 
mites  charges  de  la  conduits  du  general,  qui 
leur  \7oterent  des  remereirnens  publics.  Parmi 
ces  genereux  citoyens ,  j'entendis  citer  particu- 
liereinent  M.  de  Zeng,  de  Geneva ;  et  M.  Sher 
wood  ,  proprietaire  de  voitures  publiques ,  a 
Auburn. 

| 

En  arrivant  a  Syracuse  a  six  heures  du  matin , 
les  mourantes  lueurs  des  illuminations,  et  la 
foule  qui  remplissait  les  rues,  nous  apprirent 
que  la  population  de  ce  village  avait  attendu 
1'hote  national  pendant  totite  la  nuit.  Le  souper 
splendide  qui  avait  ete  prepare  la  veille  nous  fit 
un  excellent  dejeuner,  et  le  general  passa  trois 
heures  au  milieu  des  tendres  felicitations  desd- 
toyens  qui  se  pressaient  avec  ardeur  a u tour  de  lui. 
A  neuf  heures  il  prit  conge  de  ses  amis  de  Syra 
cuse,  et  s'embarqua  sur  le  paquebot  du  canal  an 
bruit  de  Vartillerie  et  des  voeux  dont  Fair  re- 

29. 


45?  LAFAYETTE 

tentissait    pour    1'heureux    achievement    de   sou 

voyage. 

Nous  reprimesla  navigation  avec  d'autantplus 
<le  plaisir,  que  nous  venions  de  souifrir  beaucoup 
de  la  cbaleur  et  de  la  poussiere  dans  notre  der 
nier  jour  de  voyage  par  terre.  Toujours  presse 
par  le  desir  de  remplir  la  promesse  qu'il  avait 
faite  aux  citoyens  de  Boston,  le  general  prit  la 
resolution  de  voyager  jour  et  nuit  tant  qu'il  serait 
sur  le  canal,  et  de  ne  s'arreter  dans  les  villes 
qu'il  trouverait  sur  son  passage  que  le  temps  ne- 
cessaire  pour  temoigner  sa  reconnaissance  aux 
habitans  qui  tous  avaient  fait  des  preparatifs 
pour  sa  reception.  Souvent  nous  eumes  occasion 
de  regretter  cette  precipitation  obligee,  surtout 
en  voyant  les  jolies  villes  de  Rome,  Utica ,  Sche- 
nectady ,  etc.,  et  en  en  ten  da  nt  les  patriotiques 
accens  de  leurs  habitans.  Ge  fut  a  Rome,  que  nous 
traversames  la  nuit  a  la  clarte  des  illuminations, 
que  nous  rencoritrarnes  la  deputation  d'Utica , 
a  la  tete  de  laquelle  le  general  cut  la  douce  sa 
tisfaction  de  reconnaitre  un  de  ses  vieux  compa- 
gnons  d'armes ,  le  colonel  Lansing ,  qui  com 
bat  tit  a  ses  cotes  a  Yorktown. 

Vingt-quatre  coups  de  canon  annoncerent  son 
eiitree  dans  Utica,  et  a  ce  signal  toute  la  popu 
lation  se  trouva  pressee  autour  de  lui  pour  en 
tendre  1'eloquent  discours  que  lui  adressa  le  juge 
Williams,  au  nom  du  peuple.  Son  etonnement 


EN  AMEIUQUE. 
fut  grand,  quand  1'orateur  lui  appvit  que  cette 
partie  du  territoire,  qu'il  venait  de  parcourir 
d'une  maniere  si  rapide  et  si  commode,  etait  jus- 
tenlent  celle  qu'il  avait  traversee  avec  taut  de 
peine  et  de  dangers  pendant  la  guerre  de  la  re 
volution  ,  pour  aller  arracher  la  garnisori  du  fort 
Stanwix,  au  tomahawk  des  Indiens  ,  allies  des 
Anglais.  II  avait  peine  a  croire  a  un  si  grand 
changement ,  et  ne  pouvait  exprimer  ttmtle  bon- 
heur  qu'il  en  ressentait.  Nous  ne  passames  que 
quatre  heures  a  Utica ;  mais  ce  temps  ne  me  suf- 
firait  pas  pour  raconter  toutes  les  preuves  d'atta- 
chement  que  le  general  y  recut.  Oblige  de  se  par- 
tager  entre  ses  vieux  compagnons  d'armes  et  les 
en  fans  des  ecoles ;  entre  les  magistrats  et  les  dames 
de  la  ville ;  enfin ,  entre  les  etrangers  et  ies  In 
diens  accourus  de  plusieurs  milles  a  la  rondepour 
le  saluer,  il  trouva  cependant  les  moyeris  de 
repondre  k  1'empressement  de  tous,  et  chacun 
de  ceux  qui  ra.pprochereiit  s'en  retourna  satis- 
fait,  et  persuade  qu'il  avait  ete  1'objet  d?une  at 
tention  particuliere.  Trois  chefs  de  la  tribu  des 
Oneidas,  Taniatakaya  ,  Sangouxyonta  et  Doxta- 
tor,  demanderent  k  1'entretenir  en  particulier , 
et.  lui  rappelerent  quelques  circonstances  des  cam- 
pagnes  de  1777  et  1778,  dans  lesquelles  ils  lui 
avaient  rendu  quelques  services.  II  les  reconnut 
eu  effet,  mais  fut  d'autant  plus  etonne  de  les 
retrouver,  que  deux  d'entre  eux  etaierit  dejk  fort 


LAFAYETTE 
vieux  a  1'epoque  dont  ils  lui  parlaient,  et  qu'ii 
lie  croyait  pas  qu'ils  pussent  vivre  encore;  mal- 
gre  leur  grand  age ,  leurs  traits  conservaient  en 
core  une  grande  expression  d'energie;  ils  par- 
lerent  avec  chaleur  de  la  situation  de  leur  tribu. 
«  Nos  chasses  ne  sont  plus  guere  productives , » 
dirent-ils  au  general  Lafayette ;  «  elles  ne  peu- 
»  vent  plus  sullire  a  nos  besoins ,  et  nous  sommes 
»  obliges  de  pourvoir  a  notre  subsistance  par 
»  Fagriculture ,  ce  qui  nous  rend  fort  malheu- 
»  reux ;  niais  ce  n'est  pas  la  faute  de  nos  freres 
»  blancs  de  1'etat  de  New-York;  ils  se  conduisent 
»  genereu semen t  envers  nous;  ils  nous  laissent 
»  vivre  en  paix  aupres  des  os  de  nos  peres ,  qu'ils 
»  ne  nous  ont  point  obliges  a  emporter  au  loin 
»  sur  une  terreetrangere,  etleur  gouvernement 
»  vierit  souvent  a  notre  secours  quand  nos  re- 
»  coltes  sont  mauvaises;  aussi  aimons-rious  sin- 
»  cerement  nos  freres  blancs  les  Americains ; 
»  nous  avons  autrefois  combattu  pour  eux  avec 
»  toi  contre  les  Anglais ,  et  nous  sommes  prets  ^ 
»  lever  encore  le  tomahawk  en  leur  faveur  si  Foe- 
»  casion  s'en  presente.  »  Le  genera/1  les  compli- 
menta  sur  les  sentimens  qu'ils  montraient;  ii 
leur  dit  qu'il  ii'avait  point  oublie  leurs  bons  et 
anciens  services,  etil  lesengagea  a  regarder  tou- 
jours  les  Americains  comme  de  bons  freres;  il 
leur  fit  ensuite  accepter  quelques  cademix  en  ar 
gent  et  ils  se  retirerent  tres-satisfaits. 


EN    AMERIQUE. 

Une  deputation  du  comte  d'Oiieida ,  virit 
trouver  le  general  pour  le  prier  d'assister  a  la 
pose  de  la  premiere  pierre  d'un  monument  que 
les  citojens  de  ce  comte  se  proposaient  d'elever 
sur  les  restes  du  baron  de  Stetiben  ,  qui  cle- 
puis  1796  reposaient  obscurement  a  Steuben- 
ville.  Mais  Fepoque  fixee  pour  cette  ceremonie 
ne  pouvant  s'accorder  avec  les  engagemens  pu 
blics  pris  par  le  general  avec  les  citoyens  de 
Boston  ,  il  se  trouva  dans  la  necessite  de  refuser 
cette  invitation.  «  Si  je  pouvais  me  joindre  a 
•»  YOUS,  w  repondit-il  a  la  deputation  ,  «  pour 
»  rendre  a  la  memoire  de  mon  compagrion 
»  d'armes  et  ami ,  le  baron  de  Steuben  ,  les 
»  honneurs  que  vous  lui  preparez  et  dont  per- 
»  sonne  n'est  plus  digne  que  lui ,  sans  manquer 
»  ^  la  solennite  de  Bunker's-Hill  ,ce  ne  sont  point 
»  les  fatigues  d'un  long  et  rapide  voyage  qui 
»  m'arreteraient ,  vous  devez  en  etre  persuades ; 
»  mais  un  seul  jour  de  retard  me  ferait  manquer 
»  k  des  engagemens  sacres ,  vous  le  savez  ;  soyez 
»  done  assez  bons  pour  etre  les  interpretes  de 
»  mes  regrets  aupres  des  citoyens  de  Steuben- 
»  ville  ,  et  assurez-les  que  mon  cosur  sera  avec 
»  eux  dans  cette  melancolique  ceremonie ,  a 
»  laquelle  je  suis  force  de  renoncer  bien  malgre 
»  moi.  » 

Les  regrets  du  general  Lafayette  etaient  d'au- 
tantplusvifset  plussinceres?qu'il  avait  pu,  pent- 


456  LAFAYETTE 

etre  plus  que  personne ,  apprecier  les  rares 
qualites,  et  le  noble  caractere  du  baron  de 
Steuben  qui  avail  partage  avec  lui  les  travaux 
et  les  dangers  de  la  campagne  de  Virginia. 

Frederic- Will  Jam  Steuben  ,  naquit  en  Prusse 
dans  1'annee  1^35.  Destine  &  la  carriere  des 
armes,  son  education  fut  toute  militaire ,  et  il 
entra  de  fort  bonne  heure  au  service.  Ses  con- 
naissances,  son  courage  bien  eprouve  ,  et  son  zele 
dans  L'accomplissemeni  de  ses  devoirs  ,  n'echap- 
perent  point  a  la  penetration  du  Grand  Frederic, 
qui  i'avanca  rapidement,  et  qui  1'attacba  parti- 
culierement  a  sa  personne.  Le  jeune  Steuben  ne 
tarda  pas  a  profiler  des  lecons  de  son  illustre 
maitre ,  et  a  se  faire  une  brill  ante  reputation 
parmi  les  meilleurs  generaux  de  1'epoque.  Mais 
ni  la  gloire  qu'il  s'etait  acquise ,  ni  les  faveurs 
du  plus  grand  roi  du  siecle ,  ne  purent  balancer 
dans  son  coeur  Vamour  de  la  liberte.  Des  qu'il 
apprit  que  les  colonies  americaines,  renversant 
le  despotisme  de  la  metropole  .,  se  disposaient  a 
mainlenir  leur  independance  par  la  force  des 
armes  ,  il  traversa  VOcean  ,  et  vint  leur  offrir  tics 
services,  en  declarant  qu'il  n'ambitionnait  d'au- 
tre  honneur  que  celui  de  combattre  comme  vo- 
lontaire  ,  pour  la  bonne  cause  ,  et  qu'il  n'accep- 
terait  ni  grade  ni  traitement  avant  d'avoir  fait 
ses  preuves.  Ge  noble  desinteressement  ,  et  les 
services  qu'il  rend  it  a  1'armee  americaine  ,  lui 


#N  AMfiKIQUE. 
m^riterent  1'amitie  tie  Washington  ,  et  la  con- 
tiance  du  congres  qui  1'eleva  au  grade  de  major 
general.  Sa  simplieite  et  sa  moderation  egalaient 
son  habilete  et  sa  Lravoure.  Apres  la  paix,  vou- 
lant  jouir  des  bierifaits  de  cette  liber te,  a  la 
conquete  de  Jaquelle  il  avait  si  glorieusement 
contribue ,  il  se  retira  dans  le  comte  d'Oneida  , 
sur  les  terres  qui  lui  furent  donnees  par  le  con 
gres  ,  et  la ,  cultivant  dans  la  solitude  son  esprit 
et  son  champ  ,  il  attendit  philosophiquement  la 
mort  qui  vint  le  frapper  presque  subitement, 
Fan  1795.  11  etait  alors  age  de  soixante  ans. 
Selon  sa  volonte,  exprimee  dans  son  testament, 
il  fat  enveloppe  dans  son  manteau  ,  place  dans 
un  simple  cercueil  de  bois ,  et  mis  en  terre  sans 
pierre  et  sans  inscription  pour  indiquer  le  lieu 
de  sa  sepulture.  II  reposait  depuis  de  longues 
annees  dans  un  bocage  epais  pres  de  sa  maison  , 
lorsque  ses  cendres  furent  menacees  de  profana 
tion  ,  par  1'ouverture  d'une  route  publique  a  tra- 
vers  sa  propriete.  Le  colonel  Walker,  son  ancien 
ami,  s'empressa  de  les  recueillir,  et  leshabitans 
de  Steubenville  et  du  comte  d'Oneida,  resolurerit 
de  les  renfermer  dans  un  monument  durable , 
expression  de  leur  reconnaissance  et  de  leur  esti- 
me  pour  le  guerrier  allemand. 

Le  canon  ,  signal  du  depart  de  1'hote  iiational, 
avait  deja  retenti  vingt-quatre  ibis ;  le  paquebot  qui 
devaitle  conduire  a  Schenectady  etait  prepare, 


LAFAYETTE 

et  le  peuple  ,  presse  sur  les  quais  et  sur  les  ponts 
qui  traverserit  le  canal,  attendait  en  silence  son 
depart.  Lorsqu'il  se  fut  embarque ,  et  que  notre 
ieger  navire,  traine  par  de  superbes  chevaux 
blancs,  eut  commence  a  glisser  sur  1'eau,  une 
triple  acclamation  lui  exprima  les  derniers 
adieux  des  habitans  d'Utica  ,  et  les  en  fans  places 
sur  les  pcnts  le  couvrirent  d'une  pluie  de  fleurs 
au  moment  de  son  passage.  Debout  sur  1'avant 
du  bateau ,  et  la  tete  decouverte ,  le  general  La 
fayette  repondait  par  des  signes  de  reconnais 
sance  aux  nobles  temoignages  d'estime  du  peu 
ple.  Temoins  de  cette  scene  touchante,  son  fils 
et  moi ,  nous  nous  tenions  pres  de  lui ,  parta- 
geant  a  la  fois,  et  renthousiasme  du  peuple  etle 
bonheur  de  celui  qui  en  etait  1'objet,  lorsque 
tout  a  coup  notre  attention  fut  detournee  par 
les  cris  d'un  bomme  qui  suivait  le  bateau  en 
courant  sur  le  quai ,  et  en  nous  faisant  signe 
d'arreter.  Sa  peau  cuivree,  son  corps  demi-nu, 
ses  ornemens  bizarres  nous  le  firent  reconnaitre 
pour  un  Indien.  Quoique  son  intention  de  nous 
aborder  fut  manifeste  ,  notre  capitaine  ,  le  major 
Swartwout  ne  jugea  pas  a  propos  de  s'arreler 
dans  une  pareille  circonstance.  Alors  llndien, 
reunissant  toutes  ses  forces ,  precipita  sa  course 
avec  une  telle  vitesse  ,  qu'il  nous  eut  bientot  de- 
passes  de  beaucoup  ,  et  alia  nous  attendre  sur  le 
dernier  pont  bors  de  la  ville.  Au  moment  ou 


KN    AMERIQUE 

nous  passaines  sous  ce  pont,  ils'elanca  sur  iiotre 
bateau  ,  et  tomba  sur  ses  piedsau  milieu  de  nous 
avec  un  aplomb  admirable.  «  Ou  estKayewla? 
»  Je  veux  voir  Kayewla 1  ,»  s'ecria-t-il  avec  agita 
tion.  On  lui  montra  le  general.  Sa  physionomie 
et  sa  contenance  exprimerent  la  plus  vive  satis 
faction,  u  Je  suis  fils  de  Ouekchekaeta ,  »  s'ecria- 
t-il  ,  en  lui  tendant  la  main  ,  «  de  celui  qui 
»  t'aimait  tant ,  qu'il  te  suivit  dans  ta  patrie 
»  lorsque  tu  j  retournas  apres  la  grande  guerre; 
»  mon  pere  m'a  souvent  parle  de  toi  ,  et  je  suis 
M  heureux  de  te  voir....  »  Le  general  avait  deja 
appris  que  Ouekchekaeta  etait  mort  depuis  quel- 
que  temps ,  et  il  fut  bien  aise  de  rencontrer  son 
fils  ,  qui  paraissait  avoir  a-peu-pres  vingt-quatre 
ans.  II  le  fit  asseoir  ,  s'entretint  quelques  instans 
avec  lui ,  etle  rendit  fort  heureux  en  lui  donnant 
quelques  dollars  au  moment  ou  il  nous  quitta.  Le 
jeune  Indien  ne  fut  pas  plus  embarrasse  pour  sortir 
du  bateau  qu'il  ne  Tavait  ete  pour  y  entrer.  Une 
dixaine  de pieds  a  peu  pres  nous  separaient  du  bord 
du  canal,  il  franchit  cet  espace  avec  la  legerete 
d'un  chevreuil  et  disparut  en  un  instant.  Cette 
singuliere  visite  excita  beaucoup  la  curiosite  des 


1  Kayewla,  dans  la  langue  indienne  ,  signifie  grand 
guerrier  blanc.  C'est  ainsi  que  les  tribus  qui  avaient 
connu  Lafayette  ,  et  qui  avaient  urie  grande  cstime  pour 
SOP.  courage  ,  le  nommaient  habituellement. 


4^0  LAFAYETTE 

nombreiix  temoins  qui  etaieut  &  bord  avec  nous , 
et  le  general  s'empressa  de  les  satisfaire  en  ra- 
eontant  1'histoire  d'Ouekchekaeta ,  qu'il  avail  em- 
mene  aveclul  en  Europe  en  1778,  etqui ,  bientot 
degoute  de  la  civilisation ,  etait  revenu  avec  joie 
a  ses  forets  sauvages. 

Decrire  uotre  navigation  d'Utica  a  Sclienectady, 
qui  en  est  eloigne  de  quatre-vingts  milles ,  ce 
serait  repeter  ce  que  j'ai  deja  dit  de  notre  navi 
gation  dans  la  par  tie  superieure  du  canal.  Nous 
arrivames  dans  cettederniere  ville  le  lendemain  , 
ii  juin,  a  1'heure  du  diner.  Nous  n'y  restames 
que  quelques  heures ,  que  les  habitans  surent 
rendre  fort  douces  au  general ,  et  le  soir  nous 
montames  en  voiture  pour  aller  par  terre  a  Al 
bany  ,  qui  n'en  est  eloigne  que  de  seize  milles. 
Nous  perdimes  beaucoup  ,  nous  dit-on  ,  a  ne  pas 
continuer  notre  route  par  le  canal  qui,  dans 
toute  cette  partie  ,  est  trace  le  long  de  la  riviere 
Mohawk,  par-dessus  laquelle  il  s'elance  cleuxfois 
dans  des  aqueducs  de  dix-buit  cents  pieds  de 
long;  niais  ,  presses  comme  nous  1'etions,  nous 
dumes  choisir  le  chemin  le  plus  court :  d'ailleurs 
nous  avions  fait  depuis  Lockport  pres  de  trois 
cents  milles  sur  le  canal ,  et  nous  avions  pu  juger 
de  la  beaute  et  de  I'utilite  de  ce  grand  moyeu 
de  communication  ,  execute  en  huit  ans  par  le 
seul  etat  de  New-York ,  saris  aueim  secours  etran- 
ger.  11  reste  encore  quelques  petits  travaux  a 


EN   AMERIQUE.  4^  l 

achever  pour  que  la  navigation  soil  libre  clans 
toute  la  longueur  tiu  canal,  mais  ils  seront  ter- 
mines  dans  queiques  mois;  alors  les  bateaux  qui 
iront  du  lac  Erie  a  Albany  ,  parcourront  une 
longueur  de  trois  cent  soixante  milles  ,  en  descen 
dant  tfune  hauteur  de  cinq  cent  cinquante  pieds , 
a  1'aide  de  quatre-vingt-trois  eel  uses  ,  baties  en 
pierres  de  taille,  et  dont  I'interieur,  portant 
trente  pieds  de  long  sur  quinze  de  large ,  peut 
contenir  des  bateaux  de  plus  de  cent  tonneaux. 
On  evalue  a  un  peu  plus  de  dix  millions  de 
dollars,  le  total  des  depenses  pour  la  construc 
tion  du  canal.  Cette  somme  parait  enorme  au 
premier  apercu  ;  mais  elle  est  cependant  bien 
faible,  si  on  considere  les  immenses  avaritages 
que  cette  construction  assure  a  1'etat  de  New- 
York.  Les  taxes  percues  pour  droit  de  naviga 
tion,  quoiqu'elles  soient  tres-faibles,  ont  cepen 
dant  deja  produit ,  pendant  1'annee  1824  ^  une 
somme  de  trois  cent  cinquante  mille  sept  cent 
soixante-un  dollars  ;  des  calculs  approximatils 
font  presumer  que  3 a  perception  montera  cette 
annee  a  cinq  cent  mille  dollars,  et  que  dans  les 
neuf  annees  suivantes  ,  elle  pourra  s'accroitre  de 
soixante -quinze  mille  dollars  par  an  :  en  sorte 
qu'au  bout  de  dix  annees  ,  les  dettes  coritractees 
pour  I'accomplissement  de  cette  grande  ceuvre 
seront  eteintes,  et  qu'eri  deduisant  encore  cent 
mille  dollars  de  depenses  annuelles  pour  Irais 


46i  LAFAYETTE 

ile  reparation,  de  perception  et  de  surveillance, 

1'etat  de  New- York  aura  ,  sur  son  canal  ,  un  re- 

venu  net  de  plus  d'un  million  de  dollars,  ce  qui 

egale  quatre  fois   les   depenses  de  son   gouver- 

nement. 

Alors  1'etat  de  New- York  offrira  le  spectacle 
nouveau  d'une  communaute  de  plus  de  deux 
millions  d'hornmes  ,  non  -  seulement  soutenant 
son  gouvernement  sans  impots,  mais  encore 
ayant  cle  1'argent  de  reste  provenant  des  pro- 
prietes  de  1'etat.  Les  citoyens  de  cet  etat  auront 
toujours ,  il  est  vrai ,  a  payer  les  droits  que  le 
gouvernement  general  de  1'Union  jugera  a  pro- 
pos  d'imposer  sur  les  produits  etrangers  qu'ils 
auront  la  fantaisie  cle  consornmer ;  mais  le  fer- 
mier  iriclependant  qui  tire  de  sa  propriete  et 
produit  lui-meme  tout  ce  qui  lui  est  necessaire, 
peut  vivre  maintenant  sans  payer  aucun  impot, 
ni  direct,  ni  indirect,  ni  a  1'etat,  ni  au  gouver 
nement  general. 

J'offre  ce  tableau  dela  prosperite  publique  de 
1  etat  de  New-York ,  a  la  meditation  de  nos  po- 
litiques  et  de  nos  economistes  europeens. 


EN   AMfiRIQUE. 


CHAPITRE  XIII. 


KETOUH  A  BOSTOS(j| —  RECEPTION  DE  LAFAYETTE  PAR  LA    LEGISLA 
TURE  DU  MASSACHUSETTS.  CELEBRATION  DE  L'AUNlVERSAIRE  DE 

BUNKER'S-HILL.  —  L'HISTOIRE   DE   LA   REVOLUTION   FAMILIERE  A 
TOUS  LES  AMERICAINS.  —  DEPART  DE  BOSTON- 


Nous  etions  arrives  a  Albany  avant  le  lever  du 
soleil  du  douzierne  jour  de  j  uin ,  et  quelques  heures 
apres  nous  avions  deja  passe  J'Hurlson ,  et  nous 
nousavancionsrapidementvers  le  Massachusetts, 
dont  la  frontiere  oecidentale  est  tracee  paral- 
lelement  au  fleuve,  a  vingt-cinq  milles  seule- 
nient  de  la  rive  gauche  :  nous  avions  encore  cent 
ciriquante  milles  a  faire  pour  arriver  a  Boston ; 
mais  la  bonte  des  routes  que  nous  avions  a  par- 
courir  nous  garantissait  un  rapide  voyage  ,  et 
desormais  le  general  Lafayette  etait  assure  d'ar- 
river  a  temps  pour  remplir  ses  engagemens.  Ce- 
pendant  il  n'en  resolut  pas  moins  de  ne  s'arreter 
que  le  temps  indispensablement  necessaire  pour 
prendre  un  peu  de  repos  ,  aussi  entrames-nous 
a  Boston  le  i5  ,  un  peu  avant  midi.  En  publiant 
cette  heureuse  arrivee  ,  les  journaux  repandirent 


4^4  LAFAYETTE 

dans  le  public  de  toutes  les  parties  de  1'Union 
autant  d'etonnement  que  de  joie.  Tres-peu  de 
personnes  avaient  cm  a  la  possibilite  du  retour 
du  general  Lafayette  pour  1'anniversaire  de  Bun- 
ker's-Hill ,  et  chacun  regardait  comme  un  tour  de 
force  le  voyage  qu'il  venait  de  terminer.  En  effet , 
n'avait-il  pas  parcouru ,  en  moins  detpatre  mois , 
une  route  de  plus  de  cinq  mille  milles,  traverse 
des  mers  pres  de  1'equateur  et  des  lacs  pres  du 
pole  glacial,  remonte  des  fleuvesrapides  jusqu'aux 
limites  de  la  civilisation  du  Nouveau-Monde ,  re- 
cueilli  les  hommages  de  seize  republiques !  et 
Tetonnement  ne  s'accroit-il  pas  encore  quand  on 
songe  que  cette  course  extraordinaire  fut  fournie 
par  un  homme  de  soixante-sept  ans  ?  Le  plan  de 
ce  voyage  avait  etc ,  il  est  vrai ,  bien  sagement 
et  bien  habilement  combine  par  M .  Mac-Clean , 
directeur  general  des  postes  ,  par  le  general  Ber 
nard  et  par  M.  George  Lafayette ;  et  ce  plan  avait 
ete  execute  avec  une  precision  ,  un  ensemble  qui 
ne  pouvaient  resulter  que  de runanimite'  des  sen- 
iimens  qui  animaient  les  peuples  et  les  magis- 
trats  des  etats  que  parcourut  Lafayette  ;  mais 
pendant  un  si  long  trajet ,  a  travers  tant  de  dan 
gers  ,  combien  ne  pouvait-il  pas  nous  survenir 
d'accidens  dont  un  seul ,  en  nous  retardant  seu- 
lement  de  quelques  jours  ;  eut  derange  tous  nos 
calculs !  et  cependant  notre  bonheur  fut  tel  que 
nous  ne  perdimes  pas  un  seul  de  ces  jours  si 


EN   AMEiUQUE. 

rigoureusement  comptes,  et  que  nous  arrivames 
precisement  au  jour  fixe. 

En  rentrant  dans  cette  ville  de  Boston  ,  oil 
1'attendaient  tant  d'anciennes  et  particulieres  af 
fections,  le  general  Lafayette  eut  eprouve  une 
bien  douce  satisfaction  s'iln'avait  eu  a  y  deplorer 
la  perte  de  deux  amis  sinceres  que  la  mort  y 
avait  moissonnes  pendant  sa  courte  absence;  1'ex- 
gouverneur  Brooks  et  le  gouverneur  Eustis  ve- 
naient  de  quitter  la  vie,  emportant  I'estirne  et 
les  regrets  de  ceux  qui  les  avaient  connus  ou  qui 
avaient  vu  leur  sage  administration.  Ainsi  com- 
mencait  a  s'accomplir  la  parole  des  vieux  compa- 
gnons  d'armes  de  Lafayette,  qui  tous,  en  lui 
serrantla  main,,  s'etaient  eerie  :  nous  avons  assez 
vecu ,  maintenant  qu'il  nous  a  etc  donne  de  re- 
voir  notre  ancien  general ! 

Le  lendemain  de  notre  arrivee,  sur  Tinvitation 
qui  lui  avait  ete  faite,  le  general  se  rendit  au  Ca- 
pitole,  ou  le  nouveau  gouverneur,  M.  Lincoln  , 
le  senat ,  la  chambre  des  representans  et  les  auto- 
rites  civiles  de  Boston  s'etaient  reunis  pour  le 
recevoir  et  le  complimenter.  Apres  que  nous 
eumes  pris  place  au  sein  de  rassemblee  ,  le  gou 
verneur  se  leva,  et,  au  iiom  de  letat  de  Massa 
chusetts  ,  felicita  Thote  national  sur  1'heureuse  fin 
de  son  long  voyage. 

Le  general  repondit  aux  felicitations  du  gou 
verneur  en  ces  termes  : 

».  3o 


466  LAFAYETTE 

a  La  reception  dont  je  me  vois  honore  par  la 
»  representation  immediate  de  1'etat  de  Massa- 
»  clmsetts  dans  ses  branches  legislative  et  execu- 
»  tive  ,  en  meme  temps  qu'eile  penetre  mon 
»  cceur  des  sentimens  de  la  plus  vive  et  profonde 
»  reconnaissance ,  me  retrace  d'anciens  souvenirs 
»  uon  moms  cliers  et  flatteurs ;  et  tandis  que  dans 
»  ce  magnifique  palais  de  1'etat  votre  excellence 
»  rn'adresse  un  accueil  pleln  de  bonte ,  je  me  rap- 
»  pelSeles  temps  eloignes  ou  de  pareilles  faveurs 
»  me  furent  aecordees  dans  1'enceinte  de  Fan- 
v  neuil-Hall,ce  berceau  sacre  de  la  liberte  ame- 
»  ricaine  ,  et ,  j'aime  a  Tesperer ,  de  la  liberte  uni- 
»  verselle. 

)>  Dans  le  long  et  heureux  cours  de  mes  visites 
»  aux  diverses  parties  de  1  Union  ,  dont  vousavez 
»  bien  voulu  parler ,  monsieur,  Bunkers-Hill^ 
»  toujoursete  monetoilepolaire;  jem'applaudisa 
»  present ,  dans  ce  grand  jour  du  jubile  anniver- 
»  saire  d'un  demi-siecle  ,  d'etre  arrive  a  temps 
»  pour  me  reunir  a  mes  compagnons  d'armes , 
»  etparaitre  ensemble  comme  les  representansdu 
»  precoce  et  inebranlable  devouernent  de  notre 
»  armee  revolutionnaire  ,  des  voeux  patriotiques 
»  de  ceux  d'enlre  nous  qui  sont  encore  sur  cette 
»  terre  ,  et  des  dernieres  prieres  de  ceux  de  nos 
»  camarades  qui  out  cesse  de  vivre.  Ici ,  monsieur, 
»  permettez-moi  de  deplorer  la  perte  recente  de 
»  mes  deux  amis ,  vos  respectables  prcdecesseurs , 


EN  AMfiftlQUE. 
»  eux  qui  s'etaierit  si  cordialeinentunis  a  la  der- 
»  niere  reception  que  j'ai  eu  le  bonheur  d'eprou- 
»  ver  lorsqu'apres  une  longue  absence  j'ai  ete 
»  accueilli  par  le  peuple  de  cet  etat  et  dans  cette 
)>  bien-aimee  viile  de  Boston  ,  ou  je  ne  suis  jamais 
»  entre  sans  me  sentir  anime  des  plqs  vives  emo- 
»  tions  de  tendresse  et  de  reconnaissance. 

»  Tandis  que  j'ai  eu  continuellement  a  jouir 
»  avec  admiration  des  r  a  pi  des  prodiges  de  crea- 
»  tion  et  de  progres  qui  out  ete  les  resultats  de 
»  1'independarice ,  de  la  liber te  ,  et  de  ces  institu- 
»  tions  republicaines  auxquelies  seules  est  donrie 
)>  le  pouvoir  de  soutenir  le  poids  et  deployer  les 
»  facultes  d'un  empire  etendu ,  j'ai  ete  particu- 
»  lierement  encliante  de  recotinaitre  par  tout  les 
»  sentimens  de  syiupathie  et  d'aftectiou  mutuelle 
»  qui  a Ua client  f'ortement  le  peuple  de  chacune 
»  des  parties -de  la  confederation  a  une  union 
»  sur  laquelle  reposent  la  surete  de  ces  etats  et 
»  1'esperance  du  genre  humain.  » 

A  peine  le  general  eut-il  tini  de  parler ,  que 
les  membres  des  deux  charnbres  quitterent  en 
foule  leurs  places  et  se  pressererit  autour  de  lui 
pour  lui  oftrir  1'expression  particuliere  de  leurs 
sentimens ,  et  de  tendres  complimens  lui  furent 
adresses  tumultueusement  des  galeries  publiques 
qui  etaientremplies  d'un  grand  nombre  de  dames 
empressees  de  le  revoir.  Parmi  les  etrangers  de 
distinction  qui  avaient  ete  admis  a  cette  seance, 

3o. 


{68  LAFAYETTE 

dans  le  parquet  meme  de  la  salle,  nous  retrou- 
vamesavec  bien  du  plaisir  M.  Barbour,  devenu 
ministre  de  la  guerre  depuisque  M.  Adams  etait 
entre  dans  1'exercice  de  ses  fonctions  de  presi 
dent;  le  colonel  Mac-Glean,  de  1'etat  de  Delaware; 
le  colonel  Dwight;  ledocteur  Mitchell;  le  docteur 
Fisk  ;  le  general  Gourtland  et  le  colonel  Stone  , 
de  1'etat  de  New-York ,  tous  arrives  depuis  peu 
de  jours  pour  assister  a  la  solennite  du  17  juin. 

En  sortaut  du  Capitole ,  le  general  fut  recon- 
duit ,  par  un  nombreux  cortege  d'a mis,  a  la  mai- 
son  du  senateur  Lloyd,  ou  nous  avions  trouve  nos 
logemens  prepares  la  veille  par  les  soins  hospita- 
Jiers  de  son  aimable  famille. 

Le  soleil  du  cinquantieme  anniversaire  de  la 
bataille  de  Bunker's-Hill  se  leva  radieux,  et  des 
milliers  de  voix  s'unissant  an  son  joyeux  des  clo 
ches  et  aux  detonations  de  Tartillerie ,  le  salue- 
rent  de  leurs  patriotiques  acclamations.  A  sept 
heures  du  matin ,  traversant  cette  foule  agitee 
par  les  glorieux  souvenirs  du  17  juin  1776,  le 
general  Lafayette  se  rendk  a  la  grande  loge  du 
Massachusetts ,  ou  les  deputations  des  grandes 
Jogesdu  Maine,  du  New-Hampshire,  de  Rhode- 
Island,  du  Connecticut,  du  Vermont  et  du  New- 
Jersey  s'etaienr,  reunis  aux  officiers  du  Chapitre 
et  aux  chevaliers  du  Temple,  pour  le  recevoir  et 
le  complimenter. 

A  dix  heures,  deux  mille  francs-m aeons,  seize 


EN    AMER1QUE. 

eompagnies  volontaires  d'infauterie ,  un  corps 
de  ca valeric  de  milice ,  les  diflerentes  corpora 
tions  et  les  autorites  civiles  et  militaires  se  ren- 
dirent  au  Capitole ,  ou  le  cortege  fut  forme  sous 
les  ordres  du  general  Lyman ,  pendant  que  les 
grand -maitre  et  deputes  de  Tordre  maconnique 
allaient  cherclier  le  general  Lafayette  a  la  mai- 
son  de  M.  Lloyd,  ou  il  s'etait  retire  en  sortant 
du  temple. 

A  dix  lieures  et  demie  le  cortege  se  mit  en 
marche.  II  se  composait  d'environ  sept  milleper- 
sonnes.  Deux  cents  officiers  ou  soldats  revolution- 
naires  marchaient  en  tete  .  quarante  veterans , 
restes  glorieux  du  combat  de  Bunker' s-H ill ,  les 
suivaient  dans  huit  voitures  decouvertes;  ils 
etaient  decores  d'uri  large  ruban  sur  lequel  etait 
cette  inscription  :  17  juin  1775.  Quelques-uns 
avaient  sur  leurs  epaules  la  giberne  qu'ils  avaient 
epuisee  dans  cette  terrible  journee  ,  et  1'un  d'eux , 
qui  avait  etc  tambour,  portait  encore  la  caisse  au 
son  de  laquelle  il  avait  plusieurs  fois  rallie  les 
bataillons  americains  rompus  par  les  colon nes 
anglaises;  derriere  eux  marcbait  une  longue  co- 
lonne ,  formee  par  les  nombreux  souscripteurs 
pour  la  construction  du  monument ,  formes  sur 
six  de  front ,  et  par  deux  mille  macons  re- 
vetus  de  ricbes  ornemens,  et  portant  les  instru- 
mens  et  les  symboles  de  1'ordre;  venait  ensuite  le 
general  Lafayette  dans  une  superbe  calecbe , 


47°  LAFAYETTE 

trainee  par  six  chevaux  eclatans  de  blancheur. 
Puis  apres  lui,  suivaient  un  grand  nombre  de 
voitures  dans  lesquelles  etaient  son  fils,  son  se 
cretaire,  le  gouverneur  du  Massachusetts  et  son 
etat-major;  enfin,  un  grand  nombre  de  person- 
nages  de  distinction ,  nationaux  ou  etrangers. 
Cette  colonne  s'avanca  au  son  de  la  musique  et 
des  cloches,  au  milieu  de  deux  cent  mille  ci- 
tovens  accourus  de  tous  les  etats  de  1'Union , 
tandis  que  des  salves  d'artillerie  et  des  acclama 
tions  generales  la  saluaient  a  de  courts  intervalles. 
Elle  arriva  a  Bunker's -Hill  a  midi  et  demie,  et 
bientot  tout  le  monde  fut  place  dans  un  ordre 
regulier  sur  la  colline  ou  doit  etre  el  eve  le  monu 
ment,  temoignage  dela  reconnaissance  nationale 
envers  Jes  premiers  heros  de  la  revolution. 

La  modeste  pyramide  elevee  autrefois  sur  les 
restes  de  Warren  et  de  ses  compagnons  ,  et  que 
nous  avions  vue  lors  de  notre  premiere  visite  a 
Bunker's- Hill  avait  disparu.  De  sa  principale 
piece  de  bois,  on  avait  faconne  une  canne  dont 
la  monture  en  or  portait  une  inscription  qui 
rappeiait  son  origine  ,  et  apprenait  qu'elle  avait 
ete  ofFerte  par  les  macons  de  Gharlestown  ,  au 
general  Lafayette  ,  qui  1'avait  acceptee  com  me 
une  des  plus  precieuses  reliques  cle  la  revolution 
americaine,  et  une  large  excavation  creusee  a  la 
menie  place  ,  indiquait  que  la  aussi  devait  s'e- 
lever  le  nouveau  monument. 


EN    AMfiRIQUE.  4?  f 

Quelques  instans  apres  que  nous  eumes  pris 
place  autour  de  cette  excavation  ,  et  que  le  silence 
se  fut  etabli  dans  cette  foule  innombrable  qui 
attendait,  dans  un  recueillement  rel'gieux,  que 
la  ceremonie  commencat,  le  grand-maitre  de  la 
grande  loge  de  Massachusetts ,  accompagne  des 
principaux  dignitaires  de  1'ordre,  du  frere  La 
fayette,  de  M.  Webster  et  du  principal  archi- 
tecte ,  proceda  a  la  pose  de  la  premiere  pierre  du 
monument,  avec  les  formes  prescrites  par  1'or- 
dre  maconriique;  dans  un  cofFre  de  fer  furent  mi- 
ses  des  medailles,  des  pieces  de  monnaie  ,  et  une 
plaque  d'argent  portant  le  programme  de  1'inau- 
guration  du  monument;  ce  eoffre  fut  place  sous  la 
pierre  surlaquellelegrand-maitrerepanditleble, 
levin  etl'huile,  pendant  que  le  reverend  M.  Allen  , 
chapelain  du  jour,  prononcait  la  benediction. 
L'orcire  maconnique  d'achever  le  monument  fut 
erisuite  donne,  et  une  salve  d'artillerie  a  tin  on  ca 
que  cette  premiere  partie  de  la  ceremonie  etait 
achevee. 

Le  cortege  se  rendit  ensuite  a  un  vaste  amphi 
theatre  construit  sur  le  flanc  nord-est  de  la  col- 
line ;  au  centre  de  sa  base  s'elevait  une  tribune 
du  haut  de  laquelle  1'orateur  du  jour  devait  faire 
entendre  sa  voix  a  quinze  mille  auditeurs  places 
dans  1'amphitheatre ;  tous  les  oificiers  et  soldats 
revolutionnaires  ,  dont  quelques-uns  avaient  par- 
couru  de  grandes  distances  pour  assister  a  cette  so- 


4?a  LAFAYETTE 

Jennie"  ,  £  taient  assis  en  face  de  la  tribune ,  les  sur- 
vivans  de  Bunker' s-Hill  ibrmant  un  petit  groupe 
en  avant.  A  la  tete  de  cette  reunion  etait  place, 
sur  un  fauteail,  le  seul  general  survivarit  de  la 
revolution,  le  general  Lafayette;  immediate-; 
ment  derriere,  deux  niille  dames,  brillantes  de 
parures ,  semblaient  former  une  garde  d'hon- 
neur  a  ces  venerables  vieiilards ,  et  les  defendre 
centre  les  flots  tumultueux  de  la  foule;  apres  les 
dames,  plus  de  dix  mille  per-sonnes  etaient 
assises  sur  les  nombreuses  banquettes  qui  s'arron- 
dissaienten  demi-cercle  sur  le  flanc  de  la  colline, 
dont  le  sommet  etait  couronne  par  plus  de  trente 
mille  spectateurs ,  qui ,  quoique  liors  de  la  portee 
dela  voix  del'orateur,  se  tenaient  immobilesdans 
Je  plus  profond  silence.  Apres  que  1'agitation 
qui  accompagne  inevitablement  les  mouvemens 
d'une  masse  si  considerable  eut  ete  calmee,  ou 
entendit  retentir  melodieusement ,  dans  les  airs  , 
les  voix  d'un  grand  nombre  de  musiciens  ,  qui , 
caclies  derriere  la  tribune,  entonnerent  un  chant 
patriotique  et  religieux  dont  la  douce  et  simple 
harmonie  disposa  delicieusement  toutes  les  ames 
aux  profondes  impressions  de  1'eloquence.  A  ce 
chant  succeda  une  priere  du  docteur  Taxter. 
Lorsque  ce  venerable  pasteur,  qui  avait  eu  Thon- 
neur  de  combattre  k  Bunker's-Hill ,  apparut  aux 
yeux  de  1'assemblee  avec  ses  clieveux  blancs  tom- 
bant  en  longues  boucles  d'argent  sur  ses  epaules, 


EN    AMERIQUE. 
lorsqu'il  eleva  vers  le  ciel  ses  mains  decharnees 
par  le  temps,  et  que,  d'une  voix  forte  encore,  il 
implora  la  benediction  de  1'Etre  eternel  sur  les 
travaux  de  la  journee ,  tous  les  assistans  se  sen- 
tirent    perietres    d'une   emotion   inexprimable. 
Enfin,  1'orateur  du  jour,  M.  Webster,  se  pre- 
senta  a  son  tour;....  sa  haute  stature,  ses  formes 
athletiques ,  la  noble  expression  de  sa  tete ,  le 
feu  de  son  regard  le  mettaient  en  parfaite  har- 
monie  avec  le  grandiose  de  la  scene  sur  laquelle 
il  se  presentait.  Deja  depuis  long-temps  popu- 
laire  par  le  charm e  de  son  eloquence  ,  M.  Web 
ster  fut  accueilli  par  Tassemblee  avec  de  grands 
temoignages  de  satisfaction;  le  murmure   flat- 
teur  dont  il  fut  salue,  s' eleva  du  pied  de  la  col- 
line  jusqu'au   sommet ,   et   1'empecha   pendant 
quelques  instans  de   commencer  son  discours ; 
enfin,  sa  voix  sonore,  quoique  legerement  emue, 
fit  entendre  ces  paroles  : 

«  Gette  foule  qui  m'environne  constate  1'in- 
»  teret  unanime  qu'a  excite  la  circonstance  qui 
»  nous  rassemble  en  ce  lieu;  ces  milliers  de  ci- 
»  toyens,  brillans  d'une  joie  sympathique ,  et  pe- 
»  netres  d'un  sentiment  commun  de  gratitude , 
»  elevent  leurs  regards  vers  cette  voute  immense 
»  d'un  temple  plus  immense  encore ,  et  procla- 
»  merit  religieusement  le  jour,  le  lieu  ,  'le  motif 
»  de  cette  reunion  solennelle. 

»  Oui,  si  jamais  1'homme  dut  ceder  k  Fin- 


j4  LAFAYETTE 

»  fluenee  des  lieux ,  nous  pouvons  nous  livrer  ici 
»  aux  emotions  qui  nous  agitent.  Nous  sommes  au 
»  milieu  des  tombes  de  nos  peres ,  nous  foulons 
»  une  terre  consacree  par  leur  valeur,  par  leur 
»  Constance  et  par  desilots  de  leur  sang  ;  ce  n'est 
)>  done  ni  pour  fixer  une  date  incertaine  dans 
>i  nos  annales,  ni  pour  ill ustrer  des  champs  obs- 
»  curs  que  nous  nous  reunissons ;  car  n'eussions- 
»  nous  jamais  vu  le  jour,  notre  projet  n'eut-il 
»  jamais  ete  concu  ,  le  17  juin  177^  eut  nean- 
»  moins  brille  dans  1  histoire  ,  et  le  lieu  ou  nous 
»  sommes  eut  attire  les  regards  de  toutes  les 
»  generations  a  venir.  Mais  nous  sommes  Ame- 
>)  ricaias. 

»  L'ere  actuelle  ne  sera  pour  ainsi  dire  que 
»  la  premiere  epoque  de  I'histoire  de  ce  grand 
»  continent.  Nous  voyorss  se  derouler  devant 
»  nous  un  enchainement  probable  d'evenemens 
»  importans.  L'avenir  est  plein  de  flatteuses  pro- 
»  messes ,  et  nous  ne  pouvons  revenir  sans  in- 
»  teret  sur  les  circonstances  qui ,  precedant  notre 
»  naissance  ,  devaient  influer  si  heureusement  sur 
»  nos  destinees  futures.  G'est  ici ,  a  travers  la  du- 
)>  ree  des  temps ,  que  notre  posterite  doit  jouir  et 
»  soufFrir ;  et  il  est  bon  d'envisager  sous  quel  as- 
»  pect  s'offre  cette  petite  portion  cle  Teternite  , 
»  durant  laquelle  Dieu  nous  permet  de  figurer 
»  sur  la  terre. 

»  Pouvons-nous  remonter  a  1'instant  de  la  de- 


EN    AMEKIQUE.  4j5 

»  couverte  de  ce  grand  continent,  sans  eprouver 
»  une  emotion  qui  tient  de  1'interet  personnel? 
»  Qui  pourrait  se  retracer  avec  indifference  cette 
»  scene  si  touchante  et  si  pathetique  qui  presente 
»  a  notre  imagination  le  grand  homme  qui  de- 
»  couvritl'Amerique,  veillant  sur  son  frelenavire 
»  au  milieu  des  ombres  de  la  nuit.  Nul  ,  autour 
»  de  lui ,  n'a  trouve  le  repos.  Ballotte  sur  les  flots 
»  d'une  mer  inconnue,  agite  par  la  crainte  et 
»  1'esperance  qui  prennent  tour  a  tour  possession 
»  de  son  esprit,  trouble,  inquiet,  appuyant  sur 
»  le  bord  du  vaisseau  son  corps  harasse  ,  et  plon- 
»  geant  au  loin  vers  1'occident  son  regard  impa- 
»  tient,  il  semble  vouloir  rapprocher  1'horizon , 
»  jusqu'a  ce  qu'enfin  ,  dans  un  moment  de  ravis- 
»  sement,  le  ciel  accorcle  a  son  ge3nie  audacieux 
»  1'apparition  du  nouveau  monde. 

»  L'etablissement  des  colonies  anglaises  dans 
»  ce  pays  est  un  evenement  plus  rapprocbe  du 
»  temps  present ,  plus  etroitement  lie  a  notre 
»  condition  actuelie,  et  fait  un  appel  plus  sur 
»  encore  a  notre  sympathie.  Nous  cherissons  le 
»  souvenir  de  nos  veiierables  ancetres ,  nous  cele- 
»  brons  leur  patience  et  leur  resignation,  nous 
»  admironsleur  courageuse  entreprise,  nous  ap- 
»  prenons  a  nos  enfans  a  reverer  leur  piete,  et 
»  nous  nous  glorifions  avec  raison  d'etre  des- 
»  cendus  d'une  race  d'hommes  qui  apprirent  au 
»  monde  en  tier  comment  Ton  parvierit  a  fonder 


LAFAYETTE 
»  des  institutions  civiles  sur  les  nobles  bases  de  la 
»  liberte  et  des  connaissances  humaines.  Nous, 
»  leurs  enfans ,  pourrions-nous  rester  froids  au 
»  recit  de  leurs  travaux  et  de  leurs  souffrances? 
»  Non ,  les  eaux  de  lOcean  auront  cesse  de  bai- 
»  gner  les  cotes  de  Plymouth ,  avant  que  nous 
»  portions  un  regard  indifferent  sur  ses  rives. 
»  La  nation  jeune  et  vigoureuse,  la  nation  par- 
»  venue  a  une  glorieuse  maturite ,  n'oubliera  pas 
»  les  lieux  oii ,  dans  son  enfance ,  ses  libertes  fu- 
»  rent  defendues. 

»  Mais,  de  tous  les  evenemens,  le  plus  grand 
>»  dans  1'histoire  du  continent ,  est  celui  dont  la 
»  commemoration  nous  rassemble  aujourd'hui; 
»  le  prodige  des  temps  modernes,  celui  qui  fut 
»  &  la  fois  une  surprise  et  un  bienfait,  c'est  la  re- 
»  volution  americaine! 

»  L'amour  de  la  patrie  ,  I'admiration  qu'inspi- 
»  rent  de  nobles  vues ,  et  des  seiitimens  de  re- 
»  connaissance  presque  religieux  pour  d'eminens 
»  services ,  sont  les  motifs  qui  nous  reunissent 
»  dans  un  moment  ou  le  bonheur,  le  credit ,  le 
»  pouvoir,  tout  concourt  a  satisfaire  Forgueil  na- 
»  tional. 

w  Le  but  de  la  societe  dont  je  suis  ici  1'organe , 
»  etait  d' clever  un  monument  durable  a  la  me- 
»  moire  des  premiers  amis  de  Tindependance 
»  americaine.  Aucun  temps  ne  parut  plus  pro- 
»  pice  a  notre  dessein  quc  1'epoque  actuelle  de 


EN  AMERIQUE.  477 

»  paix  et  de  prosper!  te ;  et  le  lieu  memorable , 
»  1'anniversaire  du  jour  ou  fut  livree  la  hataille 
»  de  Bunker's-Hill,  semblerent  reclamer  notre 
»  preference.  L'ceuvre  est  commence  ,  nous  avons 
»  pose  la  premiere  pierre  de  cet  edifice  au  milieu 
»  de  cette  foule  innombrable,  elevantavec  nous, 
»  vers  le  ciel ,  les  pensees  d'une  pieuse  recon- 
»  naissance. 

))  Esperons  que  cette  entreprise  ne  sera  pas 
M  abandonnee,  et  que  le  fut  solide  de  cette  mas- 
»  sive  colonne,  qui  doit  s' el  ever  dans  les  airs  avec 
»  une  majestueuse  simplicite,  aura  la  plus  grande 
»  duree  que  Dieu  accorde  aux  ouvrages  de  Miom- 
»  me,  restera  comme  embleme  des  everiemens 
»  en  Fhonneur  desquels  eile  fut  construite,  et 
»  comme  souvenir  des  senlimens  de  gratitude  de 
»  ceux  qut  Ferigerent. 

»  INous  savons  que  ce  n'est  que  dans  la  nie- 
»  moire  universelle  des  homines  qu'il  faut  con- 
»  signer  1'histoire  des  actions  illustres.  Nous  sa- 
»  vons  que  cet  edifice,  s'elevat-il  au  dela  de  la 
)>  voute  azuree ,  sa  large  base  ne  retracerait  qu'une 
»  petite  partie  des  connaissances  repandues  sur 
»  la  surface  du  globe  ,  et  que  1'histoire  se  charge 
»  de  transmettre  a  la  posterite. 

»  Nous  n'ignorons  pas  qu'un  piedestal  im- 
»  mense  comme  la  terre  elle-meme,  ne  porterait 
»  pas  plus  loin  la  renommee  des  faits  que  nous 
»  celebrons  ,  et  qu'un  monument  qui  ne  serai t 


47®  LAFAYETTE 

»  pas  constrnit  de  manure  a  survivre  a  1'extinc- 
»  tion  meme  des  lumieres,  ne  pourrait  en  per- 
»  pettier  le  souvenir  plus  surement  que  1'histoire. 

»  Notre  but ,  en  rendant  cet  hommage  a  la 
»  valeur  de  rios  ancctres  ,  est  done  de  niontrer 
»  qu'elle  f'ut  justernent  appreciee.  En  exposant 
»  cet  edifice  a  tous  les  regards  ,  nous  voulons  re- 
»  veiller  dans  les  generations  a  venir  des  senti- 
»  mens  semblables  a  ceax  qui  nous  animent,  et 
»  en  tret  en  ir  un  respect  vif  et  constant  pour  les 
»  principes  de  la  revolution. 

»  L'esprit  humain  se  compose  d'imagination 
»  et  de  sensibilite  aussi  bien  que  de  jugemens  et 
»  de  raison ,  et  il  n'est  pas  inutile  de  donner  a 
»  Tun  et  a  Vautre  une  noble  direction  ,  et  de  pro- 
»  curer  a  1'ame  une  source  de  genereuses  emo- 
»  tions.  Qu'on  ne  pense  pas  que  notre  desir  soit 
))  de  perpetuer  un  esprit  d'hostilite  ,  ni  meme  de 
»  nourrir  1'enthousiasme  militaire.  Nosvues  sont 
»  plus  pures ,  plus  nobles,  plus  elevees;  nous 
»  consacrons  ce  monument  au  sentiment  de  1'in- 
»  dependance  nationale  ,  et  notre  voeu  sincere 
»  est  qu'un  rayon  de  paix  1'eclaire  a  jamais  ! 
»  Nous  voulons  offrir  aussi  le  temoignage  de 
»  notre  conviction  profonde  que  ces  evenemens 
»  auxquels  nous  sommes  redevables  des  beaux 
»  privileges  dorit  nous  jouissons ,  ont  aussi  influe 
»  heureusement  sur  le  bien-etre  general  de  Thu- 
»  nianite.  Nous  venons ,  cornme  A-inericains, 


EN   AMERIQUE.  4;9 

»  signaler  1'endroit  qui  nous  sera  cher  &  jamais, 
M  ainsi  qu'a  notre  posterite.  Nous  voulons  que 
»  le  voyageur  qui  tournera  ses  pas  de  ce  cote , 
»  distingue  ainsi  le  lieu  ou  fut  livree  la  premiere 
»  Lataille  de  la  revolution,  et  que  ce  trophee 
»  proclame ,  dans  tous  les  temps  et  dans  tous  les 
»  rangs,  la  grandeur  et  1'iraportance  de  cet  eve- 
»  nemerit.  Nous  voulons  que  1'enfance  apprenne 
»  des  levres  maternelles  1'histoire,  le  motif  de 
M  sa  fondation  ,  et  que  la  vieillesse  accablee  et 
»  fletrie,  en  le  contemplant  ,  trouve  sa  consola- 
»  tion  dans  les  souvenirs  honorables  qu  il  reveil- 
»  lera.  Nous  voulons  que  Partisan  .  le  laboureur , 
»  a  sa  vue ,  soit  fier  au  milieu  de  ses  humbles 
»  travaux ;  et  nous  esperons  que  dans  ces  jours  de 
»  desastres  qui  frappent  toutes  les  nations  et 
»  qui  nous  atteindrontsans  doute,  le  patriotisme 
»  decourage,  en  y  portant  ses  regards,  se  ras- 
»  sure  ,  et  se  rappelle  sur  quelles  bases  solides  re- 
»  pose  notre  force  nationale.  Nous  voudrions 
»  que  cette  colonne,  s'elevant  vers  le  ciel,  au 
»  milieu  des  clochers  de  tant  de  temples  dedies 
»  au  service  de  Dieu  ,  excitat  de  meme  dans  tous 
»  les  esprits  de  pieux  sentimens  de  clependance 
»  et  de  gratitude.  Elle  s'oflrira  comme  dernier 
»  objet  aux  regards  de  celui  qui  s'eloignera  de  sa 
«  patrie.  et  semblable  k  un  pliare  degloire  et  de 
»  liberte,  elle  sera  le  premier  objet  qui  rejouira 
»  sa  vue  au  retour.  Qu'elle  s'eleve  jusqu'a  ce 


48o  LAFAYETTE 

»  qu'elle  ait  rencontre  le  soleil  au  commence- 
»  ment  de  la  carriere;  qu'elle  soit  cloree  par  ses 
»  premiers  rayons,  et  que  ceux  du  jour  qui  s'en- 
»  fuit  en  sejouant  encore  sur  son  sommet  sem- 
»  blent  le  quitter  h  regret. 

)>  Qu'elle  est  grande  1'epoque  ou  nous  vivons ! 
»  Des  evenemens  assez  varies  et  assez  importans 
»  pourillustrer  des  siecles ,  se  trouvent  renfermes 
»  dans  1'espace  d'une  seule  vie.  Quand  1'histoire 
»  eut-elle  autant  a  dire ,  dans  le  meme  nombre 
»  d'annees,  que  depuis  le  17  juin  1775?  Notre 
»  revolution  ,  qui  aurait  pu  entrainer  une  guerre 
»  d'un  demi-siecle  ,  se  trouve  accomplie  en  quel- 
»  quesannees:  vingt-quatre  etats  souverains  sont 
»  eriges  et  en  possession  d'un  gouvernement  si 
»  sage ,  si  libre ,  d'une  beaute  si  pratique,  que  nous 
»  pourrions  etre  surpris  qu'il  eut  ete  organise  si 
»  vite,  s'il  n'etait  plus  etonnant  qu'il  ait  jamais 
»  pu  1'etre.  Une  population  de  deux  millions 
»  d'habitans  s'est  vapi  dement  elevee  jusqu'au 
»  nombre  de  douze  millions  de  citoyens.  Les 
»  grandes  forets  de  1'Occident  tombent  sous  les 
»  efforts  d'une  Industrie  propice ,  et  ceux  qui 
»  babitent  les  bords  de  FObio  et  du  Mississippi 
»  sont  devenus  les  concitoyens  et  les  voisins  de 
»  ceux  qui  cultivent  les  collinesdela  Nouvelle- 
»  Angleterre. 

»  II  n'est  pas  de   mers  que  notre  commerce 
»  n'ait  explorees;  notre  pavilion  est  partout  res- 


EN   AAlfcRIQUE.  48 < 

»  pecle ;  nosrevenus  repondenth  tousles  besoins 
»  du  gouvernenient,  et  a  peine  connaissons-nous 
»  les  impots;  enfin  nous  jouissons  avec  toutes  les 
v  nations  J'une  paix  fondee  sur  des  droits  egaux 
»  et  sur  un  respect  mutiiel. 

»  L'Europe,  pendant  la  meme  periode ,  a  ete 
»  agitee  par  de  puissantes  revolutions  qui,  non- 
»  seulement  onteteressentiespar  cliaque  individu 
»  dans  ses  interets  prives ,  mais  qui ,  ebranlant 
»  jusqu'au centre  1'edifice  politique,  ont  fait  heur- 
»  ter ,  1'un  contre  1'autre  ,  des  trones  inebranla- 
»  bles  pendant  des  siecles. 

»  Sur  notre  continent ,  notre  exemple  a  ete 
»  suivi,  et  des  colonies  se  sont  transformers  en 
»  nations.  Des  sons  nouveaux/imisites,  d'inde- 
»  pendance  et  de  gouvernement  libre  ,  nous  sont 
»  parvenus  des  regions  quelesoleil  visiteapeine; 
»  et  a  partir  du  lieu  ou  nous  sommes  jusqu'a 
»  1'extremite  du  pole  austral ,  la  domination  euro- 
»  peenne  est  aneantie  a  janiais. 

»  En  Europe ,  comme  en  Amerique ,  la  face 
»  du  monde  semble  cliangee;  le  progres  des  3u- 
»  mieres  a  ete  general ;  tout  s'est  perfectionne  , 
»  la  legislation  ,  le  commerce,  les  arts ,  les  lettres 
»  marclient  sous  I'influence  d'un  besoin  de  hi- 
»  miere  qui  entraine  le  siecle  et  dont  il  est  le 
»  caractere  distinctif. 

»  Quelque  grands  que  soient  les  changemens 
»  que  j'ai  ainsi  rapiclement  indiques,  1'intervalle 

IF.  3l 


4#2  LAFAYETTE 

»  de  temps  qui  nous  separe  de  la  bataille  de 
»  Bunker 's-Hill ,  pendant  lequel  ils  se  sont  operes, 
»  n'est  que  de  cinquante  ans!  et  au  moment 
»  meme  ou  nous  recueillons  Jes  fruits  d'une  con- 
»  dition  si  prospere,  ou  nous  voyons  avec  satis- 
»  faction  la  brillante  perspective  qui  s'oftre  a 
»  1'univers  ,  nous  posse'dons  encore  au  milieu  de 
»  nous  quelques-uns  de  ceux  qui  prirent  une  part 
»  active  dans  les  scenes  de  1 776. 11s  sont  accourus 
»  de  tous  les  points  de  la  Nouvelle-Angleterre 
»  pour  revoir  encore,  dans  un  moment  si  toucliant 
»  pour  eux,  le  theatre  illustre  de  leur  courage  et 
»  de  leur  patriotisme. 

»  Hommes  venerables !  vous  nous  avez  ete  le- 
»  gues  par  une  autre  generation ;  le  ciel  a  pro- 
»  longe  vos  jours  avec  bonte  pour  vous  rendre 
»  temoins  de  ce  moment  si  solennel.  Vous  etes  au- 
»  jourd'hui  ou  vous  vous  trouviezii  y  a  cinquante 
»  ans,  a  la  meme  beure ,  avec  vos  freres,  vos 
»  voisins,  debout ,  presses  Fun  contre  I'autre 
»  pour  la  defense  de  votre  pays.  Le  meme  ciel 
»  briile  sur  vos  tetes;  le  meme  ocean  roulea  vos 
»  pieds ,  mais  du  rcste  que  tout  est  cbange !  Yous 
»  n'entendez  plus  les  foudres  ennemies,  vous  ne 
»  voyez  plus  la  flamme  et  la  fumee  s'elever  des 
»  niurs  de  Charlestown  incendiee. 

»  La  terre  alors  joucliee  de  morts ,  la  charge 
»  impetueuse ,  la  ferine  resistance ,  i'appel  vi- 
»  goureux  a  un  assaut  repete  ^  ou  k  une  defense 


EN  AMfiRIQUE. 
*»  male  et  courageuse,  ces  cohortes  qui  ?  offrant 
»  un  front  presque  desarme,  bravaient  les  ter- 
»  reurs  de  la  mort;  tel  fut  le  spectacle  qui  vous 
»  frappa  alors ;  maintenant  tout  est  en  paix.  Des 
»  hauteurs  de  cette  metropole  ,  de  ses  toits  ,  de 
•»  ses  edifices ,  vos  meres ,  vos  femnies  ,  vos  com- 
»  patriotes  veillaient  sur  Tissue  du  combat ;  au- 
>>  jourd'hui  toute  une  heureuse  population  vient 
»  vous  y  accueillir  de  ses  joyeuses  acclamations. 
»  Tant  de  navires  a  1'ancre  au  pied  de  ce  mont , 
»  et  qui  semblent  se  presser  comme  pour  1'entou- 
»  rer  a  1'envi ,  ne  sont  plus  un  sujet  d'alarmes , 
»  rnais  une  garantie  de  pouvoir  et  d'indepen- 
»  dance;  tout  est  en  paix  ,  et  Dieu  vous  a  accorde 
»  la  vue  du  bonheur  de  votre  pays ,  avaut  d'aller 
»  sommeiller  dans  la  tombe.  11  vous  a  permis  cle 
»  recevoir  ici  la  recompense  de  vos  efforts  patrio- 
»  tiques ,  et  il  nous  a  offert  1'occasion ,  a  nous , 
»  vos  enfans,  de  vous  remercier  au  nom  de  la 
»  generation  presente ,  au  nom  de  notre  pa  trie  , 
»  au  nom  de  la  liberte. 

»  Mais  lielas,  tous  ne  sont  pas  ici  presens,  le 
»  temps  et  la  guerre  out  eclairci  vos  rangs.  Pre- 
»  scott ,  Putinaa ,  Starr,  Brooks ,  Read ,  Pomeroy , 
»  Bridge  1  nos  yeux  vous  cherchent  en  vain  au 
»  milieu  de  cette  troupe  mutilee,  vous  avez  re- 
»  joint  vos  peres  et  ne  vivez  plus  que  dans  nos 
»  souvenirs  et  dans  les  brillans  exemples  que 
»  vous  avez  transmis  a  vos  fils.  Mais  ne  nous  plai- 


LAFAYETTE 

»  gnons  pas  injustement;  vous  avez  assez  vecsr 
»  pour  savoir  du  moins  que  votre  oeuvre  etait 
»  aecomplie  ,  et  vous  avez  quitte  les  armes  et 
»  la  vie  avec  joie,  car  votre  patrie  etait  libre! 
»  A  ces  premiers  rayons  dc  liberte ,  vous  avez  vu 
»  succeder  des  rayons  de  paix  ,  comme  une  belle 
»  aurore  succede  a  une  brillante  journee ,  et  votre 
»  dernier  regard  se  reposa  stir  un  ciel  sans  nuages. 

»  Mais  helas!  lui,  premier  grand  martyr  de 
»  cette  grande  cause!  lui,  victime  prematuree 
»  de  son  devouement !  lui ,  ame  de  nos  conseils  , 
»  chef  de  nos  milices,  que  rien  n'appelait  dans 
»  ce  moment  que  son  invincible  ardeur  1  lui  que 
»  la  Providence  nous  enleva  dans  une  lieu  re  d'ac- 
»  cablante  incertitude,  qui  perit  avant  que  1'e- 
»  toile  de  son  pays  ne  fut  levee ,  qui  versa  sou 
»  genereux  sang  avant  de  savoir  s'il  devait  i'er- 

»  tiliser  une  terre  esclave  ou  libre Warren  !..... 

»  comment  maitriser  1' emotion  que  j'eprouve  en 
»  prononcant  ton  nom  1 

»  L'ceuvre  de  ce  moment  pourra  perir,  mais 
»  la  tienne  resistera ;  ce  monument  pourra  s'e- 
»  crouler,  mais  ton  nom  planera  sur  ses  debris. 

»  Ce  n'est  pas  uniquement  sur  ceux  qui  hasar- 
»  derent  et  perdirent  la  vie  en  ce  lieu  memorable 
»  que  nous  devons  fixer  nos  pensees  en  ce  mo- 
»  ment,  nous  avons  le  bonheur  de  voir  devant 
»  nous  un  petit  nombre  de  dignes  representans 
»  de  Tarmee  de  la  revolution. 


EN  AM£RIQUE.  4H5 

»  Veterans ,  debris  tie  plus  d'un  champ  d'hon- 
»  neur  vaillaminent  dispute!  vous  qui  rem- 
»  portates  a  Trenton,  Mo n mouth,  Yorkshire, 
»  Camden  ,  Bennington  et  Saratoga  de  nobles 
»  trophees  !  Veterans  du  siecle  passe ,  quand  vous 
»  risquates  tout  dans  les  jours  de  votre  jeunesse 
»  pour  la  cause  de  votre  pays ,  quelque  bonne 
»  que  f'ut  cette  cause,  quelque  brillantes  que 
»  fussent  vos  esperances,  pouvaient-elles  vous 
»  promettre  une  heure  comme  celle-ci !  pouviez- 
»  vous  prevoir  que  dans  un  moment  de  haute 
»  prosperite  nationale  ,  vous  viendriez  recevoir 
»  ici?  avec  vos  compagnons  d'armes ,  1'expres- 
»  sionclela  vive reconnaissance  de  toutunpeuple. 
)>  Mais  1'agitation  de  vos  traits,  vos  coeurs  op- 
»  presses  ,  me  rappellent  que  votre  joie  ne  pent 
»  etre  sans  melange;  des  sentimens  tumultueux 
»  troublent  vos  ames.  Les  ombres  de  ceux  qui 
M  ne  sont  plus  se  pressent,  eomme  nous  ,  autour 
»  de  vous;  hatons-nous  done  de  detourner  la 
M  pensee  d'une  scene  qui  vous  attendrit  trop  pro- 
w  fon dement. 

»  Puisse  le  pere  de  toutes  misericordes  sourire 
»  au  declin  de  vos  ans  et  les  benir,  et  quand  vous 
»  aurez  rejoint  ceux  qui,  comrne  vous,  assure- 
»  rentle  triomphe  de  la  liberte,  alors  portez  un 
»  regard  sur  cette  belle  patrie  que  votre  jeune 
»  valeur  a  si  bien  defendue ,  et  contemplez  le 
»  bonheur  dont  elle  jouit;  jetez  un  regard  sur 


486  LAFAYETTE 

»  toutes  les  parties  de  Ja  terre,  et  voyez  a  que! 
»  rang  vous  avez  place  votre  pays ,  quel  prix  vous 
»  avez  donne  a  ce  mot :  Liberle !  et  rejouissez- 
»  vous  a  la  vue  du  bien-etre  qui  est  deveriu  le 
»  partage  d'uue  si  grande  portion  de  I'humanite. 
»  Je  ne  parlerai  pas  en  detail  de  la journee  du 
»  17  juin  ,  ni  des  even  em  ens  qui  la  precederent* 
»  Ces  fails  sont  connus  de  tous.  Dans  la  discus- 
»  sion  qui  s'engagea  avec  le  parlement  britanni- 
»  que  ,  le  Massachusetts  et  la  ville  de  Boston  fu- 
»  rent  specialement  eri  butte  a  son  ressentiment. 
»  Le  pa  dement  le  temoigna  en  voulant  interdire 
»  le  port  de  Boston  et  changer  la  forme  du  gou- 
»  vernement  de  la  province.  L'efl'et  que  ces  me- 
»  sures  produisirent  en  Amerique  ,  montre  qu'en 
»  Angleterre  on  connaissait  et  on  consul tait  pen 
»  1'esprit  des  colonies,  leur  conduite  fait  hon- 
»  neur  k  cette  premiere  epoque  de  notre  histoire. 
»  On  presuma  que  les  autre  colonies  seraient 
»  intimidees  par  la  sevCrite  de  ce  chaliment,  et 
»  que  les  habitans  des  ports  de  mer,  guides  par 
»  1'amour  du  gain ,  profiteraient  evidemment  de 
»  1'occasion  que  cet  echec  donne  au  commerce 
»  de  Boston  leur  olfrait  de  s'enrichir.  Combien 
>)  on  fut  decu  dans  ces  froids  calculs !  On  savait 
»  peu  combien  le  sentiment  de  resistance  aux 
»  actes  illegaux  du  pouvoir,  qui  ariimait  tout  le 
»  peuple  americaiii,  etait  profond  et  energique. 
*  L' amorce  fut  rejetee  partout  avec  dedain, 


EN    AMERIQUE.  4^7 

»  toutes  les  colonies  profiterent  de  cette  occasion 
»  favorable  de  montrer  an  moride  entier  qu'au- 
»  cune  d'elles  ne  cedait  a  un  interet  individual 
»  et  local.  Les  liabitans  de  Salem  semblaient 
»  devoir  plus  que  d'autres  eprouver  la  tentation 
»  de  profiler  des  malheurs  de  leurs  voisins ,  mais 
»  la ,  comme  ailleurs  ,  on  en  rejeta  la  penseesans 
»  hesiter,  et  ils  dirent  avec  une  noble  dignite ,  et 
»  1'accent  d'un  patriotisme  indigne  : 

«  Nous  sommes  profondement  affliges  des  ca- 
»  lamites  publiques,  et  les  maux  qui  se  sont  ac- 
»  cumules  rapidement  sur  la  capitale  de  la 
»  province  excitent  notre  commiseration.  En  fer- 
»  mant  le  port  de  Boston,  on  a  pense  que  nous 
»  pourrions  en  detourner  le  commerce  a  notre 
»  profit ;  mais  il  faudrait  etre  morts  a  toute  idee 
»  de  justice  5  a  tout  sentiment  d'humanite ,  si 
»  nous  pouvions  concevoir  le  dessein  d'elever  nos 
»  fortunes  vsur  la  ruine  de  celles  de  nos  malheu- 
»  reux  voisins. »  Ges  nobles  sentimens  s'etendaient 
»  au  loin.  Dans  ce  jour  d'une  fraternite  generale , 
»  le  coup  porte"  a  Boston  fut  ressenti  d'un  bout 
»  du  pays  a  i'autre  par  tous  les  cceurs  patrioti- 
»  ques.  La  Virginie ,  les  Carolines,  le  Connecticut 
»  et  le  New -Hampshire  declarerent  que  cett,e 
»  cause  etait  la  leur.  Le  congres continental,  qui 
»  tenait  alors  sa  premiere  session  a  Philadelphie, 
»  s'exprima  avec  sympathie  sur  les  maux  qui 
»  affligeaient  les  liabitans  de  Boston ,  et  de  tous 


LAFAYETTE 

»  cotes  ilsrecurent  i'assurance  que  la  cause  etait 
»  commune,  et  qu'on  ferait  pour  elle  des  efforts 
»  et  des  sacrifices  communs.  Le  congres  de  Mas- 
»  sachusetts  repondait  a  ces  assurances  ,  et  dans 
»  une  adresse  au  congres  de  Philadelpliie  qui 
»  portait  le  noni  de  Warren  au  n  ombre  de  ses 
»  dernieres  signatures,  cette  colonie,  malgre  1'im- 
»  minence  des  dangers  qui  la  menacaient,  de- 
»  clarait  qu'elle  etait  prete  a  tout  liasarder  dans 
»  la  cause  amerieaine. 

*»  Mais  1'heure  etaife  venue  qui  devait  mettre 
»  chacun  a  1'eprenve ,  et  montrer  ceux  qui  vou- 
»  draieiit  sceller  de  leur  sang  ces  professions  de 
»  devouement;  le  cri  de  guerre  parti  de  Lexing- 
»  ton  et  de  Concorde ,  apprit  que  le  moment  de 
»  1'action  etait  venu.  Un  esprit  heroi'que  parcou- 
»  rait  tous  les  rangs,  tous  etaient  animes  d'un 
»  courage  fixe,  solennel  f  invincible. 

»  Totamque  infusa  per  artus , 
»  Mens  agitat  molein  ,  et  niagrio  se  corpore  iniscet. 

»  Quel  aspect  nouveau  pour  lespaisibleslabou- 
»  reurs  de  la  Nouvelle-Angleterre,  que  la  lice  de 
»  la  guerre  transportee  a u  centre  de  leurs  foyers ; 
)>  mais  leur  patrie  les  appelait,  leur  raison  leur 
»  montraitla  necessite  de  la  defense  ,  et  ils  ne  se 
»  refuserent  pas  a  cet  essai  perilleux.  Les  occu- 
»  pations  journalieres  furerit  abandonnees.  La 
»  charrue  fut  oubliee  dans  le  sillon  commence. 
»  Le"s  femmes  livrerent  leurs  fils,  leurs  epoux  a 


EN  AM&RIQUE. 
)>  toutes  les  chances  d'une  guerre  civile.  La  mort 
»  pouvait  frapper  avec  honneur  sur  le  champ  de 
»  bataille,  elle  pouvait  clescendre  d'un  echafaud, 
»  lesinsurgens  se  preparaient  pour  Tune  on  pour 
w  1'autre.  Le  sentiment  de  Quincy  Adams  etait 
»  dans  tous  Jes  coeurs;  ce  noble  fils  du  genie 
»  et  du  patriotisme ,  disait ,  ct  nos  peres  repe- 
»  taientapres  lui  :  «I1  n'est  pas  de  seduction  qui 
»  puisse  nous  eblouir .  et  la  menace  de  la  mort 
»  ne  saurait  nous  ebranler ,  car  nous  somines  re- 
»  solus  de  moiirir  libres,  en  quelque  fa  con ,  eri 
»  quelque  lieu  ,  ou  en  quelque  temps  qu'il  plaise 
»  a  Dieu  de  nous  rappeler.  » 

»  Le  17  juin  vit  les  quatre  colonies  de  la  Nou- 
»  velle-Angleterref,  ici,  debout,  pretes  a  triompher 
»  ou  a  perir  ensemble  ;  il  n'y  avait  alors,  et  puisse- 
»  t-il  n'y  avoir  jamais  parmi  elles  ,  qu'un  esprit, 
»  qu'une  cause ,  qu'une  patrie. 

»  La  bataille  de  Bunker's-Hill  eut  les  resultats 
»  les  plus  importans ,  la  guerre  devenait  publi- 
»  que  et  nationale.  11  ne  s'agissait  plus  de  pro- 
»  ceder  contre  les  individus,  comme  coupables 
»  detrahison,  cette  peniblecrise  etait  dejapassee, 
»  1'appel  etait  fait  au  courage,  et  il  fallait  savoir 
»  si  1'energie  etles  ressources  du  peuple  permet- 
»  traient  d'atteindre  lebut.  L'elFet  de  cet  enga- 
»  gement  militaire  se  fit  ressentir  meme  hors  de 
)>  notre  pays.  Les  acles des  colonies,  leurs  appels, 
»  leurs  proclamations  ,  avaient  fait  connaitre  leur 


49°  LAFAYETTE 

»  cause  a  1'Europe.  Nouspouvonsdiro,  que  dans 
»  aucun  siecle  ,  dans  aucun  pays,  les  ecrits  pu- 
»  blics  ne  furent  plus  eloquens,  n'eurent  une 
»  plus  grande  vigueur  de  dialectique  ,  et  ne  re- 
»  spirerent  plus  de  cette  vive  persuasion  que  des 
»  seritimens  exaltes  et  de  nobles  principes  peu- 
»  vent  seuls  inspirer.  Lesfeuilles  publiques  de  ce 
»  temps  meri tent  d'etre  etudiees,  non-seulement 
»  pour  le  sentiment  qui  les  dicta  ,  niais  pour  le 
»  talent  avec  lequel  elles  sont  ecrites. 

»  A  ces  defenses  habiles  de  leur  cause,  les  co- 
»  Ionics  avaient  ajoute  la  preuve  du  devouement 
»  et  de  Tenergie  qui  devaient  les  defendre;  cha- 
»  cun  voyait  que  si  1'Amerique  succombait,  ce  ne 
»  serait  pas  sans  combattre.  On  admirait  avec 
w  surprise  et  sympathie,  cette  nation  encore  dans 
»  1'enfance,  eloignee,  iriconnue,  sans  secours, 
»  luttant  contre  la  puissance  de  1'Angleterre,  et 
»  dans  la  premiere  bataille  qu'elle  lui  livra  ,  lais- 
»  sant ,  en  proportion  du  nombre  des  combat- 
»  tans ,  plus  d'ennemis  sur  le  champ  dispute , 
»  qu'on  n'en  avait  encore  compte  dans  les  guerres 
»  recentes  de  1'Europe. 

»  Le  recit  de  ces  evenemens  parvint  a  un  noble 
»  etranger  qui  nous  ecoute  aujourd'hui ;  il  n'a  pas 
»  oublie  que  sa  jeune  valeur  s'eveilla  a  la  renom- 
»  mee  des  champs  de  bataille  de  Bunker's-Hill 
)>  et  du  nom  de  Warren. 

»  Monsieur  Lafayette,   nous  avons   voulu  en 


EN   AMERIQUE.  49  * 

»  ee  jour,  celebrer  Fetablissement  des  grands 
»  principes  et  de  la  liberte  ,  et  rendre  hommage 
»  a  ses  illustres  defenseurs.  INous  n'osons  faire 
»  entendre  aux  vivans  la  voix  de  la  louange  dans 
»  un  moment  si  solennel;  mais  les  rapports  in- 
»  teressans  qui  vous  unissent  a  ce  pays,  et  les 
v  circonsta  rices  particulieres  qui  nous  rassem- 
»  blent,  me  permettent  de  vous  exprimer  le 
»  bonheur  que  nous  procure  aujourd'hui  votre 
»  presence. 

»  Heureux ,  heureux  homme!  Quelles  actions 
»  de  grace  ne  devez-vous  pas  a  la  Providence,  qui 
»  vous  a  trace  le  cercle  d'une  si  belle  vie !  vous 
»  appartenez  a  deux  hemispheres,  a  deux  gene- 
»  rations.  Le  ciel  voulut  que  vous  transmissiez 
»  du  nouveau  a  1'ancieri  monde  une  etincelle 
»  electrique  de  liberte;  et  tous  ceux  que  le  de- 
»  voir  et  le  patriotisme  appellent  ici ,  ont  appris 
»  des  long-temps  de  leurs  peres  a  clierir  votre 
»  nom  et  vos  vertus.  Vous  mettrez  sans  doute 
»  au  nombre  des  beureuses  chances  de  votre  vie, 
»  le  hasard  qui  vous  permit  d'etre  present  a  cette 
»  solennite.  Vous  avez  sous  les  yeux  le  champ  de 
»  bataille  dont  la  renommee,  portee  au  sein  de 
»  la  France ,,  excita  clans  votre  ame  une  gene- 
»  reuse  ardeur.  Vous  voyez  les  lignes  de  la  re- 
»  doute  elevee  par  Prescott  avec  unesiincroyable 
»  diligence,  et  defendue  par  son  coeur  de  lion. 
»  G  est  dans  son  enceinte  que  nous  avons  pose  la 


LAFA1ETTE 

»  premiere  pierre  de  notre  monument;  vous 
»  voyez  ou  succomba  Warren;  ou  perirent,  a  ses 
»  cotes,  Parker,  Gardner,  deary,  Moore,  et 
»  tant  d'autres  patriotesl  Ceux  qui  survecurent 
»  a  cette  journee ,  et  dont  la  vie  a  etc  prolon- 
»  gee  jusqu'a  ce  moment,  vous  entourent.  II  en 
»  est  que  vous  avez  connus  au  milieu  des  epreu- 
»  ves  de  la  guerre.  Voyez-les  aujourd'hui  vou- 
»  lant  vous  serrer  dans  leurs  bras ;  ecoutez-les  y 
»  elevant  leurs  voix  pour  demander  au  ciel  de 
»  benir  Lafayette  et  sa  posterite. 

»  Vous  nous-  avez  aides,  a  poser  les  fondations 
»  de  cet  edifice,  vous  avez  entendu  des  louan- 
»  ges ,  bien  faibles  il  est  vrai ,  accompagner  les 
»  noms  des  nobles  patriotes  de  177^;  les  mo- 
»  numens,  les  eloges  appartiennent  a  ceux  qui 
»  ne  sont  plus.  Nous  les  accordons  en  ce  jour 
»  a  Warren  ,  et  aux  autres  citoyens  victimes  de 
»  cette  grande  victoire.  En  d'autres  temps  nous 
»  avons  rendu  les  m ernes  hommages  a  vos  com- 
)>  pagnons  d'armes  plus  intimes,  a  Washington  , 
»  a  Greene,  Gates,  Sullivan  ct  Lincoln.  JNTous 
»  voudrions  avoir  k  les  refuser  encore  long-temps 
x  aux  faibles  debris  de  ces  phalanges  immor- 
»  telles.  Serus  in  coelum  redeas.  Puisse-t-il  etre 
»  long-temps  recule  le  jour  ou  une  inscription 
»  portera  votre  nom ,  ct  ou  nos  voix  prononce- 
»  rout  votre  panegyrique. 

»  Les  principales  reflexions  qui  s'offrent  ^i  nous 


EN    AMKKIQUE,  49 ^ 

»  en  ce  moment,  naissent  ties  grands  cbange- 
»  mens  operes  clepuis  la  bataille  fie  Bunker's- 
i)  Hill ;  et,  par  un  eilet  du  caractere  du  siecle ,  ces 
»  considerations  ne  peuvent  se  borner  a  un  seul 
»  pays,  tant  sont  lies  maintenant  les  interets  de 
»  i'bumanite.  Aux  progres  individuels  d'une 
»  nation  ,  se  rattaclie  le  perfectionnement  de 
»  tous  les  peuples.  Tels,  entraines  par  un  meme 
»  courant,  des  navires  de  structures  differentes 
»  s'avancent  d'un  pas  inegal ,  mais  parviennent 
»  an  meme  but  par  la  meme  voie. 

»  Le  caractere  distinctif  du  siecle  est  cette  com- 
»  munaute  d'opiniori,  de  lumiercs  entre  les 
»  homines  et  les  penples,  qui  fut  inconnue  jus- 
»  qu'a  nos  jours.  Les  connaissances  acquises  ont 
»  triomplie  et  triomphent  encore  des  distances, 
j)  de  la  diversite  des  langues,  des  mceurs,  des 
)>  prejuges  et  des  religions.  Les  nations  chre- 
»  tiennes  et  civilisees  savent  enfin  que  toute  di- 
»  vision  de  territoire  n'entraine  pas  necessaire- 
»  ment  des  sentimens  hostiles,  que  tout  contact 
»  ne  doit  pas  etre  meurtrier.  Le  monde  entier 
»  s'offrecommeune  noble areneouviennent  hitter 
»  le  genie  et  la  pensee ,  dans  quelque  langue 
»  qu'ils  s'expriment  ils  sont  surs  d'etre  enten- 
»  dus.  Un  sentimens  d'interet  sympatbique  unit 
»  les  deux  continens;  les  vents,  les  vagues  font 
»  circuler  rapidement  la  pensee  d'une  contree  a 
»  1'autre;  il  s'etablit  un  vaste  ecbange  d'idees? 


494  LAFAYETTE 

»  il  existe  entretous  les  esprits  eclaires  une  espece 
»  de  fraternite  d'ou  emanel'opinion  publique.  La 
»  pensee  est  le  grand  levier  par  lequel  lliomme 
)>  parvient  a  ses  fins,  etla  diffusion  des  lumieres, 
»  eri  ajoutant  a  celies  decbaque  individu,  a  for- 
»  tifie  le  pouvoir  des  masses. 

»  Cest  en  raison  de  ces  causes  que  les  condi- 
»  tions  privees  se  sont  ameliorees.  Les  peuples 
»  sont  non-seulement  mieux  nourris  ,  mieux  v<> 
»   tus  ,  mais  ils  jouissent  de  plus  de  loisir ;  on  joint 
)>  aux  autres  genres  de  bonbeur  celui  de  pouvoir 
»  s'estimer  davantage.  Un  ton  d'eleganee  regne 
»  dans  les  habitudes,  les  manieres  et  1' education. 
»  CeLte  remarque,  applicable  surtout  a   notre 
)>  pays  ,  ne  Test  pourtant  pas  a  lui  seul.  Les  ma- 
»  nufactures,  le  commerce,  fournissent  au  bien- 
)>  etre  de  la  vie ,  des  articles  dont  la  consommation 
»  s'est  accrue  dans  une  progression  beaucoup  plus 
M  grande  encore  que  celle  de  la  population ;  et 
»  tandis  que  le  merveilleux  perfectionnernent  des 
))  mecaniques  en  tous  genres  ,  semble  avoir  rem- 
»  place  la  ma.iti-d  oeuvre  ,  1'industrie  in;lividuelie 
»  trouve ,  de  tous  cotes,  emploi  et  recompense; 
»  tant  la  Providence  semble  avoir  combine  avcc 
»  sagesse  le  pouvoir  et  les  desirs  des  hommes. 

»  II  faudrait  des  volumes  pour  tracer  un  fidele 
»  tableau  des  progres  faits  depuis  un  demi-siecle 
»  dans  les  arts  industriels ,  le  commerce  ,  lagri- 
»  culture,  et  parmi  nous  dans  la  litterature  et  les 


EN  AMERIQUE. 
»  sciences.  Je  ne  m'etendrai  pas  plus  long-temps 
»  sur  ce  sujet ,  mais  je  m'arreterai  un  moment 
»  a  considerer  les  effets  produits  par  ces  grandes 
»  questions  de  politique  et  de  gouvernement , 
»  qui  agitent  tous  les  esprits  depuis  cinquante 
»  ans.  On  a  discute  sur  la  nature  du  gouverne- 
)>  ment ,  sur  ses  fins  et  ses  moyens  ;  d'anciennes 
»  opinions  ont  ete  attaquees  et  defendues,  de 
»  nouvelles  idees  recommandees  et  combattues. 
»  L'on  a  deploy^  ,  dans  cette  controverse ,  la  plus 
»  grande  force  de  dialectique  dont  1'esprit  humain 
»  soit  capable.  Du  conseil  prive ,  des  assemblies 
»  ptibliques,  on  a  transporte  ces  debats  sur  les 
»  champs  de  bataille  ,  et  le  monde  a  ete  ebranle 
»  par  des  guerres  iriouies  pour  leur  importance, 
»  et  la  variete  des  jeux  de  la  fortune.  Un  jour 
»  de  paix  succede  en  fin  ;  la  lutte  est  terminee  ,  les 
»  nuages  se  sont  dissipes  ,  et  nous  pouvons  recon- 
»  naitre  quels  ont  ete  les  cbangemens  permaiiens 
»  operes  dans  la  condition  dessocietes  humaines. 
»  Sans  nous  arreter  a  en  detailler  les  progres  , 
»  nous  nous  feliciterons  qu'ils  aient  ete  si  favo- 
>»  rabies  a  la  liberte  et  au  bonbeur  des  peuples. 

»  Ce  fut  en  Amerique  que  le  genie  des  revo- 
»  lutions  politiques  s'ouvrit  une  carriere;  sa  mar- 
»  cbe  y  fut  pruclente,  sage,  calculee.  Parvenue 
»  dans  un  autre  hemisphere ,  et  entrainee  par 
»  des  causes  naturelles  et  malheureuses ,  elle  recut 
*  une  impulsion  violente  et  irreguliere;  son  char 


LAFAYETTK 
»  s'elanca  avec  une  aifreuse  celerite,  ct  semblable 
»  a  ceux  qui  se  disputaient  le  prix  dansles  courses 
»  de  1'antiquite ,  ses  roues  s'embraserent  par  la 
»  rapidite  de  leurs  niouvemens ,  et  repandirent 
»  partout  la  terreur  et  la  conflagration. 

))  Ce  nialheureux  resultat  nous  apprit  d'autant 
»  mieux  le  prix  de  nos  heureuses  destinees,  et 
»  nous  vimes  combien  notre  earactere  national 
»  etait  fait  pour  donner  Texemple  d'un  gouver- 
»  nement  populaire.  Nous  ne  fumes  pas  enivres 
)>  par  la  possession  d'un  pouvoir  dont  nous  nous 
)>  etions  rendus  clignes.  Nous  avions  en  quelque 
»  sorte  1'habitude  de  nous  gouverrier.  Malgre  la 
»  suprematie  de  1'Angleterre  ,  une  grande  par-tie 
»  du  pouvoir  legislatif  avait  toujours  appartenu 
»  a  nos  assemblees  coloniales.  Les  formes  d'un 
»  gouvernement  represenlatif  nous  etaient  fami- 
»  lieres.  Les  doctrines  inherentes  a  un  i^ouverne- 
»  iiient  libre  ,  la  balance  du  pouvoir  et  sa  divi- 
)>  sion  eri  diftererites  brandies  etaient  connues  > 
»  le  caraclere  de  nos  compatriotes  etait  paisible, 
»  moral,  religieux  ,  et  com  me  il  n'j  avait  rien 
»  eu  a  detruire  ,  rien  n'avait  pu  blesser  leurs  sen- 
»  timens  ,  ni  rneme  leurs  prejuges ;  nous  n'avions 
»  pas  de  trones  a  renverser,  d'ordres  privilegiL's 
»  aaneantir;les  proprietesn'avaient  pas  de  chocs 
i)  violens  a  eprouver ;  dans  la  revolution  ameri- 
»  caine  on  ne  cherclia  qu'a  defendre  ce  qu  on  r  os- 
»  sedait,  et  a  s'assurer  le  droit  d'en  jouir. 


EN    AMERIQUE. 

»  Ne  soyons  pas  surpris  pourtant  qne  ,  sous 
»  cles  circori stances  moins  propices,  des'revolu- 
»  tions  commencees  clans  un  meme  esprit,  aient 
w  eu  une  fin  si  differente.  II  est  difficile  d'intro- 
»  duire  sans  danger  un  principe  de  liberte  quel- 
)>  conque  dans   les  gouvernemens   auxquels  la 
»  liberte  fur  long-temps  etrangere.  Le  plus  grand 
»  osuvre  que  la  sagesse  des  peuples  puisse  accom- 
»  plir ,  est  de  fonder  un  gouverneinent  populaire 
)>  sur  des  bases  solides.  L'Europe  neanmoins  est 
»  sortie  regeneree,  n'en  doutons  pas,  de  la  lon- 
»  gue  lutte  ou  elle  s'est  engagee ,  et  les  tresors 
»  qu'elle  a  acquis  lui  resteront  ,**par  ils  se  com- 
»  posent  surtout  d'un  fonds  d'idees  plus  justcs 
»  et  plus  eclairees  :  des  provinces,  des  rojaumes 
»  peuvent  etre  arraches  aux  mains  qui  les  ont 
»  conquis;  il  existe  une  fluctuation  perpetuelle 
»  dans  toutes  les  affaires  humaines ;  mais  la  belle 
»  prerogative  du  domaine  des  sciences ,  c'est  qu'on 
»  n'y  perd  jamais  ce  qu'on  a  une  fois  acquis  ;  ses 
»  ricliesses,  au  contraire,  se  multiplient  d'elles- 
»  memes  ;  la  les  fins  deviennent  moyens  ,  et  les 
»  conquetes  menent  a  de  nouvelles  conquetes. 

)>  Telle  unejiioissonabondante,confieecomme 
»  semence  a  la  terre,  donnera  une  nouvelle  recolte 
»  dont  la  ricliesse  sera  incalculable. 

»  Occupes  dans  un  moment  de  paix  profonde 
»  a  elever  un  monument  a  la  patrie  ,  penetres  du 
»  sentiment  de  notre  prosper]  te ,  ne  fixerons-nous 

II.  32 


LAFAYETTE 
»  pas  un  instant  notre pensee  sur  cettc  noble  terre, 
»  d'ou  les  arts  ont  emprunte  tous  leurs  modules , 
»  et  qui ,  dans  une  lutte  imposante,  combat  non 
»  plus  pour  proteger  ses  chefs-d'oeuvre,  mais 
»  pour  reparaitre  comme  nation  au  milieu  des 
»  peuples;  disons  a  la  Grece  qu'elle  n'est  pas  ou- 
»  bliee ,  que  1'univers  a  les  yeux  fixes  sur  elie,  que 
»  ses  efforts  sont  applaudis  ,  et  que  nos  prieres 
»  demandent  son  triomphe.  Nous  en  nourrissons 
»  le  consolant  espoir  ;  aucun  pouvoir  humain  no 
»  saurait  etouffer  une  veritable  etincelle  de  liber  te 
»  civile  et  religieuse.  Semblable  au  feu  central 
»  comprime  pour  un  temps,  sa  force  irihe rente 
»  et  invincible  souleve  enfin  la  terre  et  FOcean  , 
»  et,  se  frayant  urie  issue ,  le  volcan  eleve  sa  flam- 
»  me  vers  le  ciel. 

»  Je  le  repete,  osons  nous  feliciter  avec  orgueil 
i)  que  notre  exemple  ait  influe  d'une  maniere  si 
»  heureusesur  les  libertes  et  le  bonheur  du  rnonde; 
»  essayons  de  nous  penetrer  de  la  grandeur,  de 
»  1'importance  du  role  qui  nous  est  assigne  dans 
»  le  vaste  drarne  des  affaires  humaines. 

»  Nous  sommes  placets  a  la  tete  du  systeme 
»  representatif,  et  nous  avons  prpuve  jusqu'ici 
»  que  de  tels  gouvernemens  ne  sont  pas  incom- 
»  patibles  avec  le  repos  ,  la  paix  ,  la  securite  des 
»  droits  individuels  ,  les  bonnes  lois,  une  juste 
»  administration ,  et  un  grand  pouvoir  national. 

»  Nous  ne  sommes  pas  propagateurs  de  nou- 


EN    AMERIQUE.  499 

«  velles  doctrines ,  nous  ne  troublous  pas  ceux 
»  qui,  preferant  d'autres  systemes ,  les  regardent 
»  comme  meilleurs  en  eux-memes,  ou  mieux 
»  adaptesa  1'etat  deschoses;  nousvoulons  prou- 
)>  ver  settlement  que  les  formes  d'un  gouverne- 
»  merit   populaire  sont  praticables ,   que   notre 
»  devoir  est  de  coriserver  intact  un  si  belexem- 
»  pie ,  et  de  ne  pasaffaiblir  son  autorite  aux  yeux 
»  du  monde.  Si  chez  nous  le  systeme  represen- 
»  tatif  venait  a  manquer,  sa  cause  serai t  perdue 
»  au  tribunal  de  la  raison  ,  car  jamais  urie  com- 
»  binaison  de  circonstances  plus   favorables  ne 
»  saurait  en  faciliter  Feprenve.  C'est  sur   nous 
»  que  reposent  les  esperances  de  Thumanite,  et 
»  si  notre  exemple  est  un  mauvais  argument  a 
»  ofFrir  en  faveur  des  Jibertes  publiques,  il  sera 
»  con  da  nine  par  1'univers. 

»  Mais  loin  de  moi  1'intention  d'emettre  ici  un 
»  doute ;  je  veux  reveiller  1'emulation  du  devoir : 
»  Vhistoire  du  temps  passe,  celle  du  temps  pre- 
»  sent ,  nous  permettent  de  croire  que  les  gouver- 
»  nemens,  quelquefois  modi fies dans  leurs  formes, 
»  et  ne  changeant  pas  toujours  pour  le  mieux , 
»  dans  leurs  details  ,  peuvent  etre  neanmoins 
»  dans  leur  ensemble  aussi  durables ,  aussi  per- 
»  nianens  que  d'autres. 

»  Nous  savons  meme  que  dans  notre  pays  tout 
»  autre  systeme  serait  impossible  a  admettre;  le 
»  principe  d'un  gouvernement  libre  est  inherent 


5oo  LAFAYETTE 

)>  au  sol  de  I'Amerique;  ii  lui  apparticnt 
»  ses  montagnes. 

»  Que  la  generation  presente  se  penetre  done 
»  des  obligations  sacrees  qui  lui  sont  imposees: 
»  chaque  jour  voit  disparaitre  un  de  ceux  qui 
»  fonderent  notre  liberte  et  notre  gouvernement. 
»  G'est  a  nous  qu'est  confie  main  tenant  ce  pre- 
»  cieux  depot.  Meditons  sur  le  but  que  nous  de- 
»  vons  nous  proposer.  Nous  n'avons  plus  h  com- 
»  battre  pour  notre  independance;  ces  lauriers 
»  ont  deja  ete  cueillis  par  des  mains  plus  dignes 
»  que  les  notres.  Nous  n'avons  pas  a  nous  ranger 
»  pres  des  Solon,  des  Alfred  et  d'autres  foncia- 
»  teurs;  nos  peres  y  ont  deja  pris  place  :  il  nous 
»  reste  en  partage  la  defense  et  la  preservation 
»  des  biens  qne  nous  possedons.  L' esprit  des 
»  temps  nous  indique  quelles  nobles  voies  nous 
»  avons  a  parcourir;  notre  siecle  doit  etre  celui 
»  du  perfeetionnement ;  songeons ,  au  sein  de  la 
)>  paix ,  a  avancer  les  arts  utiles  et  paisibles  ;•  de- 
»  veloppons  les  ressources  de  notre  pays ,  et  sa 
»  puissance ;  maintenons  ses  institutions ,  favori- 
»  sons  ses  interets ,  et  voyons  si  nous  ne  pouvoris 
»  pas  aussi  meriter  de  vivre  dans  la  memoire 
»  des  bommes  :  cherissons  un  veritable  esprit 
w  d'union  et  d'harmonie ,  et  en  poursuivant  ces 
»  grandes  fins  si  clairement  indiquees  par  notre 
»  condition  presente ,  agissons  toujours  avec  le 
»  sentiment  et  la  conviction  que  les  vingt-quatre 


EN   AMERIQUE.  5oi 

»  etats  unis  ne  forment  qu'une  seule  nation ;  que 
»  nos  esprits  s'elevent  a  la  hauteur  de  nos  devoirs ; 
»  etendons  nos  idees  sur  le  vaste  champ  d'action 
»  qui  nous  est  offert ,  et  n'ayons  en  vue  que  la 
)>  patrie  ,  rien  que  la  patrie  !  Puisse-t-elle  ,  avec 
»  la  grace  de  Dieu ,  offrir  un  si  bel  exemple  de 
»  sagesse,  de  paix  et  de  liberte ,  qu'elle  fixe  a  ja- 
»  mais  lTattention  et  1'admiration  du  monde.  » 

Pendant  ce  discours  Forateur  fut  quelquefois 
interrornpu  par  1'explosion  des  applaudissemens 
del'auditoire ,  qui  neputcontenirl'expressiondes 
sentimens  sympathiques  qui  Tagiterent  lorsque 
M.  Webster  s'adressa  aux  veterans  revolution- 
naires  et  an  general  Lafayette;  et  ceux-ci, 
decouvrant  leurs  tetes  venerables,  se  leverent 
pour  recevoir  les  remercimens  qui  leur  etaient' 
faits  au  norn  du  people.  Une  hymne  chantee  en 
choeur  par  toute Fassemblee  succeda  au  discours, 
et  termina  cette  seconde  partie  de  la  ceremoiiie. 

Au  signal  d'un  coup  de  canon ,  le  cortege  se 
forma  tlenouveau,  gravitla  colline,  et  allaprendre 
place  au  banquet  prepare  sur  son  sommet ;  la  , 
sous  un  immense  convert  en  planches ,  quatre 
mille  personnes  prirent  place  sans  confusion  et 
sans  la  moindre  gene;  les  tables  etaient  disposees 
avec  tant  d'art ,  que  la  voix  du  president  et  de 
tous  ceux  qui  porterent  des  toasts  ou  prononce- 
rent  des  discours  fut  facilement  entendue  non- 
settlement  des  convives,  mais  encore  d'un  grand 


LAFAYETTE 

uombre  de  8pectateurs  places  en  dehors;  les 
noms  de  Warren  ,  de  1'orateur  du  jour  et  de 
1'hote  de  la  nation  furent  tour  a  tour  proclames 
pendant  le  repas.  Avant  de  quitter  la  table,  le 
general  Lafayette  se  leva  pour  offrir  ses  remer- 
eircens  aux  membres  de  1'association  du  monu 
ment  de  Bunker's  -  Hill ,  et  s'exprima  en  ces 
termes  :  «  Je  ne  reclamerai  aujourd'hui  votre  at- 
»  tention  que  pour  vous  remercier  au  nom  de 
»  nies  compagnons  d'armes  et  de  revolution, 
»  ainsi  qu'en  mon  propre  nom,  messieurs,  de& 
»  temoignages  d'estime  et  d'affection ,  je  puis 
»  dire  d'affection  filiale,  dont  nous  avonsete  com- 
»  bles  dans  ce  grand  jour  de  celebration  axmi- 
»  versaire;  nous  ofFrons  nos  voeux  les  plus  ardens 
»  pour  le  maintien  de  cette  liberte  et  egalite  re- 
»  publicaines ,  de  ce  gouvernement  du  peuple 
»  par  lui-meme,  de  cette  bienlieureuse  union 
»  entre  les  etats  de  la  confederation,  resultats 
»  pour  lesquels  nous  avons  combattu  et  verse 
»  notre  sang;  c'est  sur  eux  que  repose  aujourd'hui 
»  Fesperance  du  genre  humain.  Permettez-moi 
»  de  vous  proposer  le  toast  suivant : 

»  Bunkers-Hill  et  la  sainte  resistance  a  Top- 
»  pression,  qui  a  deja  aftranchi  rhemisphere 
»  americain.  Le  toast  anniversaire  au  jubile  du 
»  prochain  demi-sieele ,  sera  ,  a  V Europe  af- 
»  franchie.  » 

Ce  toast  fut  applaudi  avec  transport,  et  iinuie- 


EN    AMERIQUE.  5o3 

diatement  apres  les  convives  quitterent  la  table 
pour  reritrer  en  ville. 

A  1'eclat  et  a  la  chaleur  d'un  beau  jour  d'ete 
avait  succede  une  delicieuse  soiree  doucement 
rafraichie  par  une  legere  brise  de  mer ;  pour  en 
mieux  jouir,  M.  George  Lafayette  me  proposa 
de  revenir  a  pied  a  Boston ;  j'acceptai ,  et  nous 
nous  melamesa  la  foulequi  descendait  lentement 
la  colline  en  s'entretenant  de  la  solennite  du 
jour ;  a  ces  entretiens  se  melait  sans  cesse  le  nom 
de  I'hote  national,  et  le  recit  des  principaies  ac 
tions  qui  Jui  ont  merite  la  reconnaissance  ame- 
ricaine.  La  ,  comme  dans  presque  tous  les  grands 
rassemblemens  au  milieu  desquels  je  m'etais 
trouve  pendant  notre  voyage ,  je  fus  frappe  d'une 
chose  bien  remarquable ,  c'est  combien  la  par- 
faite  connaissance  des  evenemens  de  la  revolu 
tion  est  repandue  dans  toutes  les  classes  de  ci- 
toyens  et  jusque  parmi  les  erifans;  souvent  j'ai 
entendu  des  petits  garcons  de  huit  a  dix  ans  par- 
ler  entre  eux  des  campagries  de  la  guerre  de  1'in- 
dependance  avec  une  exactitude  etonnante;  ils  se 
rappelaient  les  uns  aux  autres  ce  qu'ils  avaient 
lu  et  appris ;  comment,  par  exemple,  Lafayette 
etait  arrive  aux  Etats-Unis ;  comment  il  avait  ete 
blesse  a  la  Brandywine ;  ce  qu'il  avait  fait  a  Rhode- 
Island  et  a  Monmouth  ;  comment ,  tandis  qu'il 
commandait  en  chef  en  Virginie,  il  avait,  apres 
une  campagne  de  cinq  mois,  renferme  lord 


.  LAFAYETTE 
Cornwallis  dans  York-Town ,  oii  la  flotte  fran- 
caise  du  comte  de  Grasse ,  et  Washington ,  a  la 
tete  du  corps  d'armee  de  Rocbambeau  et  de  la 
division  Lincoln  etaient  venus  le  joindre  et  faire 
le  siege  de  cette  ville  ou  les  Anglais  et  leurs  auxi-^ 
liaires  les  Hanovriens  avaient  capitule.  Je  sais 
bien  que  les  receptions  faites  dans  chaque  ville 
a  Lafayette  fournissaient  1'occasion  de  se  rap-* 
peler  tous  ces  faits,  mais  j'eus  souvent  aussi  la 
preuve  que  les  autres  faits  de  la  revolution 
etaient  egalement  connus  de  toutes  les  classes 
de  citoyens,  depuis  les  veterans  qui  en  parlent 
sans  cesse,  jusqu'aux  enfans  des  ecoles,  qui  sont 
fiers  de  ce  qu'ont  fait  leurs  ai'eux  et  de  la  liberte 
republicaine  dont  ils  ont  le  bonbeur  de  jouir.  Un 
caractere  tres-remarquable  encore  de  1'esprit  pu 
blic  americain  ,  c'est  que  non-seulement  le  peu- 
ple  y  est  libre  et  beureux ,  mais  c'est  qu'il  sent 
ce  bonbeur  et  cette  liberte ;  et  ce  que  les  touristes 
anglais  appellent  de  la  vanite  ii'est  tout  simple- 
ment  que  le  sentiment  intime  de  la  superiorite 
d'institutions  et  de  dignite  civique  dont  les 
Americains  parlent,  conime  un  homme  bien 
constitue  rendrait  grace  an  ciel  de  sa  bonne 
sante;  cela  est  si  vrai,  que  le  patriotisme  ame- 
ricain  (on  en  pent  dire  autant  du  liberalisme 
francais  mais  non  du  patriotisme  anglais )  est 
completement  degage  de  jalousie  ^  1'egard  des 
autres  nations  dont  la  liberte  et  la  prosperite 


EN  AM£RIQUE.  5o5 

sont  cordialement  souliaitces  par  le  peuple  des 
Etats-Unis. 

Cedant  aux  voeux  cles  habitans  de  Boston ,  le 
general  Lafayette  resta  quelques  jours  dans  leur 
ville  apres  la  ceremonie  de  Bunker' s-Hill ,  et  par- 
tagea  ce  temps  entre  la  societe  de  ses  amis  par- 
ticuliers  et  le  public ,  qui ,  jusqu'au  dernier 
moment ,  lui  donna  des  temoignages  de  son  atta 
ch  em  ent.  Le  20  il  accepta  le  diner  qui  lui  fut 
offert  par  la  societe  des  artisans ,  ou  il  se  rencon- 
tra  avec  tous  les  fonctionnaires  publics  et  les 
personnes  les  plus  considerables  de  Tetat  qui 
avaient  accepte  l'invitation  avec  un  egal  empres- 
sement,  tant  est  graiide  aux  Etats-Unis  la  de 
ference  que  tout  le  monde  a  pour  les  classes 
utiles  a  la  societe. 

Pendant  son  sejour  a  Boston ,  le  general  La 
fayette  recut  a  la  fois  et  accepta  les  invitations 
des  etats  du- Maine,  New-Hampshire  et  Ver 
mont,  ou  sa  presence  etait  impatiemment  at- 
tendue  par  le  peuple;  et  celle  de  la  ville  de  New- 
York  ,  dont  les  citoyens  desiraient  ardemment 
qu'il  celebrat  avec  eux  3e  4  juillet,  anniversaire 
de  la  declaration  d'independance.  Satisfaire  a 
tous  ces  engagemens  dans  un  temps  si  court  pa- 
raissait  chose  difficile;  cependant  le  general  ne 
desespera  pas  d'en  venir  a  bout ,  car  il  savait  par 
experience  combien  par  tout  sur  sa  route  le  peu 
ple  ft  les  magistrats  s'entendaient  admirable- 


5o6  LAFAYETTE 

menl  pour  rendre  ses  voyages  a  gr  cables  et  rapi- 
des.  Le  20  il  alia  prendre  conge  de  son  vieil  ami 
John  Adams;  il  employa  loute  la  journee  du  21 
a  faire  ou  recevoir  des  visiles  d'adieux  dans  la 
ville,  et  le  22  il  se  mit  en  marche,  accompagne 
par  les  membres  du  comite  d'arrangement  et  es- 
eorte  par  un  corps  de  cavalerie  volontaire. 


EN   AMEllIQUE.  5oj 


CHAPITRE  XIV. 

RAP1DE  ET  COURTE   VISITE  DANS   LES  ETATS    DE   NEW-HAMPSHIRE  , 

MAINE  ET  VERMONT.  RETOCR  A  NEW-YORK. CELEBRATION  DE 

L'ANNIVERSAIKE  DE  LA  DECLARATION  D'INDEPENDANCE. — LA  CHA- 

LOUPE  AMEUICAINE.  PATRIOTISMS   ET   DES1NTERESSEMENT  DES 

MARINS  DE  NEW-YORK. 


EN  coinmencant  ce  journal  j'avais  resolu  d'y 
consigner  ,  jour  par  jour  ,  tous  les  evenemens  de 
ce  voyage  extraordinaire,  niais  leur  multipli- 
cite  et  plus  encore  la  rapidite  de  nos  mouve- 
niens ,  in'ont  souvent  force  de  renoncer  a  1'exe- 
cution  rigoureuse  de  ce  premier  plan ,  et  c'est 
surtout  en  parcourant  les  etats  du  Maine,  de 
New-Hampshire  et  de  Vermont ,  que  j'ai  send 
plus  encore  1'impossibilite  de  noter  tous  les  faits 
interessans  ,  toutes  les  circonstances  honorables 
et  touchantes  qui  out  caracterise  la  visite  du 
general  Lafayette  dans  cette  partie  de  1'Union. 
Nous  avons  parcouru  ces  trois  etats  avec  une 
vitesse  moyenne  de  onze  milles  par  heure.  Sou- 
vent  nous  avons  traverse  tant  de  villages  et  tant 
de  viiles  le  meme  jour,  que  ma  memoire  ne  pou- 
vait  en  conserver  fidelemeiit  tous  les  noms.  Je 
n'ai  done  pu  trouver  le  temps  necessaire  pour 


5o8  LAFAYETTE 

recueillir  les  details  historiques  ou  statistiques 
que  j'avais  amplement  moissonnes  dans  la  plu- 
part  des  autres  etats ,  et  je  ne  pourrai ,  dans  ce 
chapitre  ,  ret  racer  que  quelques-unes  de  ces  fetes 
que  la  reconnaissance  des  enfans  des  Montagues- 
Vertes  1  et  de  leurs  voisins  offrit  a  I'hote  na 
tional  de  1'Amerique. 

J'ai  dit  que  le  general  Lafayette  avait  quitte 
Boston  le  22,  de  grand  matin.  Quelques  lieures 
apres  son  depart  il  arriva  a  Pembroke ,  aux  li- 
mites  du  New-Hampshire,  ou  il  fut  recu  par  une 
deputation  de  cet  etat,  a  la  tete  de  laquelle 
M.  Webster,  frere  de  Torateur  de  Bunker's-Hill, 
le  complimenta  au  nom  de  ses  compatriotes.  De 
Pembroke  a  Concorde  ,  capitale  de  1'etat,  sa 
march e  triomphale  fut  entouree  d'un  cortege 
nombreux  forme  de  citoyens  accourus  dans  tou- 
tes  les  directions  des  points  les  plus  eloignes. 
En  arrivant  dans  cette  ville  on  le  conduisit  di- 
rectement  au  Gapitole,  ou  la  chambre  des  re- 
presentans  et  le  senat ,  presides  par  le  gouver- 
neur  de  1'etat ,  s  etaient  reunis  pour  le  recevoir. 
Le  discours  de  felicitations ,  que  lui  adressa  le 
gouverneur  Morrill ,  fut  remarquable  par  Tex- 
pression  des  sentimens  de  reconnaissance  et  d'at- 
tachement  dont  le  peuple  du  New-Hampshire 


1  Nom  souvent  employe  pour  distinguer  les  habitans 
e  I'etat  de  Vermont. 


EN  AMERIQUE.  009 

venait  tie  lui  donner  de  si.touchans  temoighages. 
II  repondit  a  ce  discours  avec  toute  I'effusion 
d'un  coeur  profondement  emu. 

Apres  cette  premiere  reception  le  general  fut 
conduit  clans  une  autre  salle  du  Gapitole ,  ou  le 
general  Pierce  1'attendait  pour  lui  presenter  un 
grand  nombre  de  ses  anciens  compagnons  tl'ar- 
mes  qui ,  bravant  Fage  et  les  fatigues,  n'avaient 
pas  crain t  de  quitter  leurs  lointains  foyers  pour 
venir  fraternellement  presser  sa  main  et  1'entre- 
tenir  un  instant  des  temps  passes.  Pendant  qu'on 
les  lui  present  ait  individuellement,  ainsi  que  les 
representing  et  les  senateurs  qui  etaient  venus  se 
joindre  a  eux  ,  le  peuple  clressait  joyeusement, 
sur  la  place  publique,  des  tables  pour  six  cents 
convives  ,  et  preparait  un  banquet  civique  auquel 
nous  vi nines  prendre  place  en  sortant  du  Capi- 
tole.  Le  general  eut  le  plaisir  de  se  trouvcr  assis 
au  milieu  de  plus  de  deux  cents  olliciers  ou  sol- 
dats  revolutionnaires,  qui  pouvaient  a  peine  con- 
tenir  la  joie  que  leur  faisait  eprouver  la  presence 
de  leur  vieil  ami.  Avant  de  quitter  la  table,  beau- 
coup  d'entre  eux  exprimerent,  dans  des  toasts, 
leurs  sentimens  de  philanthropique  liberte.  L'uii 
d'eux  but  a  la  saint e  alliance  de  Lafayette  et  de 
la  liberte !  Puisse-t-elle  anearitir  les  complots 
formes  contre  les  droits  de  I'liomme  !  —  Un  au 
tre  but  a  1'Amerique  du  Nord ,  telle  qu'elle  est , 
et  a  la  France ,  telle  qu'elle  devrait  etre.  —  Le 


5io  LAFAYETTE 

general  repondit  a  ces  nobles  voeux  par  le  toast 

suivant : 

«  A  Fetat  de  New-Hampshire ,  a  ses  represen- 
»  tans,  et  a  cette  ville,  residence  des  autorites 
»  constitutes  de  1'etat ! 

»  Puissent  les  citoyens  de  New-Hampsliire 
»  tester  eternellement  en  possession  de  la  liberte 
»  civile  et  de  la  liberte  religieuse;  biens  que  Tame 
»  elevee  de  leurs  ancetres  les  porta  a  venir  cher- 
»  eher  sur  une  terre  eloignee  ,  et  que  leurs  peres 
»  ont  fondes  sur  les  larges  bases  de  la  souve- 
»  rainete  du  people  et  des  droits  de  1'homme.  » 

Une  salve  d'artillerie  et  les  applaudissemeos 
unanimes  de  la  foule  qui  entourait  les  tables 
couvrirent  ce  toast,  et  nous  quittames  le  ban 
quet  pour  nous  rendre  sur  la  place  du  Capitole, 
ou  les  mil  ices ,  rangees  en  bataille,  attendaient 
que  le  general  les  cut  passees  en  revue  ,  pour 
defiler  ensuite  devant  lui. 

Notre  soiree  fut  partagee  entre  la  societe  mu- 
sicale,  qui  executa  un  excellent  oratorio  devant 
le  general  ,  et  un  the  chez  le  gouverneur  Mor- 
rill ,  auqnel  toutes  les  dames  se  presserent  en 
foule ,  pour  prendre  conge  de  Thole  national  , 
qui  le  lendemain,  quitta  Concorde  avec  un  corps 
de  cavalerie  pour  escorte,  et  prit  la  route  de 
Dover,  ou  il  arriva  avant  la  fin  du  jour,  et  ou  il 
fut  recu  avec  un  enthousiasme  que  je  n'entre- 
prendrai  pas  de  deer  ire. 


EN  AMER1QUE.  5i  I 

Peu  apres  avoir  quitte  Dover  nous  arrivames 
aux  frontieres  du  Maine  ,  oii  le  general  Lafayette 
fut  recu  par  une  deputation  avec  laquelle  nous 
nous  dirigeames  sur  Portland,  siege  du  gouver- 
nement  de  cet  etat.  Ghemin  faisant  nous  visi- 
tames  Kennebank,  petite  ville  d'envirori  deux 
mille  cinq  cents  ames  de  population ;  reniar- 
quable  par  Tactivite  commerciale  de  son  port. 
Le  bruit  des  cloches  et  de  I'artillerie  apprirent 
au  general  avec  quel  plaisir  il  etait  attendu  par 
les  habitans ,  avec  lesquels  il  resolut  de  passer 
quelques  heures.  Au  moment  ou  il  entrait  a  la 
inaison  de  ville,  ou  1'attendaient  les  autorites  et 
Fetal-major  du  gouvernement  de  1'etat,  il  fut 
recu  par  le  docteur  Emmerson  qui  le  harangua 
ainsi  au  nom  cles  citoyens. 

«  Vous  venez  de  parcourir  le  sejour  de  la  li- 
»  berte  ,  vous  avez  pu  juger  de  sa  puissance  et  de 
»  ses  ressources  ,  et  votre  coeur  a  du  tressaillir  de 
»  joie  et  de  bonheur ,  a  la  vue  du  resultat  de  vos 
»  travaux.  II  n'y  a  pas  un  veritable  Americain 
»  qui  ne  vous  ait  suivi  en  imagination  dans  votre 
»  voyage,  et  qui  n'ait  eprouve  un  noble  senti- 
»  ment  d'orgueil  chaque  fois  que  vous  avez  ex- 
»  prime  votre  admiration. 

»  Ce  village,  ainsi  que  des  milliers  d'autres, 
»  est  sorti  des  forets ,  depuis  cette  epoque  a  la- 
»  quelle  vous  combattiez  a  cote  de  Washington  ; 
w  et  les  en  fans  de  ces  braves  soldats ,  dont  les 


5i2  LAFAYETTE 

»  pieds  ensanglantes  furent  chausses  par  votre 
»  generosite  ,  iorsque  leur  pays  n'avait  pour  tout 
»  bien  que  son  courage,  vous  font  aujourd'hui 
»  I'liomniage  de  leur  bien-etre  ,  et  vous  offrent 
»  le  temoignage  d'un  respect  et  d'ime  recon- 
»  naissance  que  rien  ne  peut  egaler. 

»  General ,  nous  apprimes  avec  un  pro  fond 
»  desespoir  les  persecutions  que  le  despotisme 
»  germanique  exerca  centre  vous,  et  nous  au- 
»  rions  voulu  pouvoiv  voler  a  votre  secours,  mais 
)>  ces  cloches  qui  saluent  votre  arrivee  retentis- 
w  sent  maintenant  aux  oreilles  de  vos  persecu- 
»  teurs  comme  an  horrible  tocsin,  signal  de 
»  leur  tourment  eternel  et  de  Fagonie  de  leur 
»  tyrannic.... 

)>  Cependant,  general,  votre  pa  trie  adoptive 
»  tremble  encore  de  vous  voir  retomber  au  pou- 
y>  voir  de  vos  ennemis.  Que  Dieu  vous  inspire  de 
»  rester  parnii  nous  jusqu'a  ce  qu'il  vous  appelle 
»  a  jouir  dela  liberte  celeste  !  Et  que  ceux  d'entre 
»  nous  qui  vous  survivront  aient  la  triste  conso- 
»  lation  de  vous  confier  a  la  nieme  terre  qui  re- 
«  couvre  les  restes  glorieux  de  Washington ,  de 
»  Greene,  de  Lincoln  ,  de  Knox,  et  de  tous  vos 
)>  illustres  compagnons  d'armes  dont  la  gloire  , 
»  unie  a  la  votre ,  ne  peut  jamais  perir.  Teis 
»  sont  les  vceux  de  ceux  qui  vous  accueiilent  au- 
»  jourd'hui ,  et  qui  repetent  avec  ivresse 
»  come !  welcome  Lafayette  ! » 


EN    AMfcUIQUK.  5i3 

Ges  derniers  mots  de  1'orateur  furent  re  petes 

avec  transport  par  la  foule  ,  et  lorsquele  premier 

elan  fut  un  peu  calme  ,  le  general  Lafayette  fit 

entendre  la  reponse  suivante  : 

«  J'eprouve  un  grand  bonheur  en  me  voyant 
»  recu  avec  tantd'afFection  par  lepeuple  de  Ken- 
»  nebunk  et  par  vous,  mon  cher  monsieur,  qui 
»  avez  exprime  ses  sentimens  d'unemaniereaussi 
»  honorable  que  bienveillante.  Je  vous  remercie , 
»  je  remercie   tons   mes  amis  de  vouioir  bien 
»  prendre  part  au  plaisir  delicieux  que  j'ai  ressenti 
»  en  reconnaissant  dans  ce  long  et  patriotique 
»  voyage  les  heureux  resultatsde  Vindependance, 
»  de  la  liberte ,  et  du  gouvernement  du  peuple 
»  par  lui-meme.  Pendant  que  j'avais  1'honneur 
»  d'etre  persecute  par  tous  les  gouvernemens  de 
»  1'Europe,    sans  une  seule  exception,   je  me 
»  glorifiaisaussi  de  la  pensee  que  j'avais  conserve 
»  1'approbation  et  que  je  vivais  dans  les  cosurs 
»  vraiment  republicans   du   peuple  americain. 
»  Aujourd'hui,  monsieur,  apres  mon  lieureuse 
»  visite  a  cbacun  des  etats  de  1'Union,  je  ne  me 
»  bornerai  pas  a  jouir  du  spectacle  du  salut  de 
»  ce  vaste  empire^  a  me  feliciter  de  la  delivrance 
»  deja   elfectuee  de  riiemisphere  americain :  je 
»  benirai  aussi ,  par  anticipation ,    la  delivrance 
w  de  Tliumanite  entiere  a  qui  les  Etats-Unis  ont 
»  donne  le  premier  exemple  d'une  veritable  et 
»  complete  liberte   nationale.    Acceptez ,    mon 
n.  33 


LAFAYETTE 

»  eher  monsieur  ,  et  vous  tous  qui  vous  presses 
»  autour  de  nous  avec  tant  dWnpressement  et 
»  d'amitie  ,  veuillez  bien  aussi  accepter  f  expres- 
»  sion  de  ma  reconnaissance,  de  mon  affection, 
»  de  mon  respect.  » 

Quoique  le  general  n'eut  que  fort  pen  de  temps 
a  consacrer  aux  ci  toy  ens  de  Kennebunk,  il  ac- 
cepta  cependant  le  banquet  public  qifils  lui 
avaient  prepare,  et  y  prit  place  sur  un  siege 
elegamment  decore  de  fleurs  par  les  dames  de  la 
ville;  a  la  fin  du  repas  ehaque  convive  exprima 
les  sentimeiis  qu'avait  fait  naitre  en  lui  cetle 
patriotique  reunion  ,  et  M.  Emmerson  porta  le 
toast  suivant : 

«  A  notre  hole  national ,  au  general  Lafayette ; 
»  il  qukta  1'Europe  pour  donner  la  liberte  a 
»  I'Amerique ;  il  y  retourna  pour  enseigner  a  sa 
»  patrie  les  moyens  cle  parvenir  au  bonheur; 
w  aujourd'hui  il  vient  panni  nous  jouir  du  re- 
»  sultat  de  ses  no])les  travaux.  » 

Le  general  repondit  «a  ce  toast  par  le  suivant : 

«  Au  village  de  Kennebunk,  sur  Femplace- 
»  ment  duquel  fut  coupe  le  premier  arbre ,  le 
»  jour  meme  ou  a  Lexington  fut  tire  le  premier 
»  coup  de  fusil  ,  signal  de  la  liberte  americaine 
»  et  universelle  !  Puisse  cette  date  glorieuse  etre 
»  pour  le  florissant  Kennebunk  un  gage  de  sa 
»  prosperite  republicaine ,  et  de  son  bonheur 
»  to uj ours  croissant.  » 


EN    AMEIUQUE.  5i5 

En  quittant  la  table,  et  avant  cle  sortir  de  la 
ville,  le  general  se  rendit  a  la  maison  d'un  des 
principaux  citoyens,  3VL  Storer,  ou  toutes  les 
dames  s'etaient  reunies  pour  luietre  presentees. 
II  les  remercia  tendrement  des  attentions  deli- 
cates  qu'elles  avaient  cues  pour  lui  pendant  son 
court  sejour  a  Kennebunk,  et  a  quatre  heures  de 
1'apres-miui  il  se  remit  en  route  pour  Saco  ou 
nous  couchames. 

Le  ?.5  ,  nous  arrivames  a  Portland,  jolie  ville 
situee  sur  lesbords  de  l'0c£an  ,  entre  les  rivieres 
de  Saco  et  de  Penobscot.  Elie  est  depuis  long- 
temps  le  siege  du  gouvernement  de  1'etat  du 
Maine  ,  etsa  population,  presque  toute  commer- 
cante,  est  d'envirjon  Heufmilleames.  Lescitoyens 
de  Portland   et  leurs  ma  gist  rats  s'etaient   con- 
certes  pour  faire  au  general  Lafayette  une  recep 
tion  digne  de  leur  amour  pour  lui ,  et  Ton  peut 
dire  qu'elle  neleceda  en  magnificence  a  aucune 
de  celles  que  lai  firent  les  cites  les  plus  consi 
derables  de  V Union  ;  les  corps  de  mil  ices  7  ac- 
courus  de  tous  les  points  de  Tetat,  presentaient 
une  masse  imposante  en  avant  de  la  ville.  Les 
enfans  des  ecoles  remplissaient  les  rues  que  de- 
vait  parcourir  Thole  de   la  nation  ,  et  jeterent 
des  fleurs  sur  son  passage.  Les  arcs  de  triomphe 
sous  lesquels  ilpassa,  etaient  remarquables  par 
leur  bon  gout  et  par  la  delicatesse  des  inscriptions 
dont  ils  etaient  decores.  Sur  1'un  d'eux  etait  mi 

33. 


5i6  LAFAYETTE 

petit  modele  de  navire  ,  au-dessous  duquel  on 
lisait  :  J'acheterai  et  f  equip erai  un  vaisseto.ua 
mesfrais.  Paroles  que  Lafayette  aelressa  ,  conime 
on  sait ,  aux  commissaires  americains  a  Paris  , 
en  1777,  lorsque  ceux-ci  lui  avouerent  1'im- 
possibilite  ou  etait  leur  patrie  de  subvenir  aux 
moyens  de  le  transporter  aux  Etats-Unis.  Sur 
d'autres  etaient  les  noms  des  combats  auxquels 
avait  assiste  le  jeune  compagnon  d'armes  de 
Washington.  x\pres  avoir  lentement  traverse  la 
ville  au  milieu  des  acclamations  de  la  foule  ,  le 
general  arriva  a  la  maison  d'etat  ou  le  gouver- 
neur  Parris  le  recut  et  le  harangua  au  nom  des 
citojens  du  Maine,  et  en  presence  des  repre- 
sentans  et  des  magistrats  du  peuple.  Dans  son 
discours,  le  gouverneur  rappela  avec  enthou- 
siasme  1'epoque  glorieuse  qui  commenca  la  re 
putation  de  Lafayette,  et  paya  un  juste  tribut 
d'eloge  et  d'admiration  aux  soldats  de  la  revo 
lution. 

Plein  d'une  vive  emotion  que  partageaient 
tous  les  auditeurs ,  le  general  Lafayette  repondit : 

« Monsieur ,  les  honorables  resolutions  des 
»  deux  branches  de  la  legislature,  vos  invitations 
)>  pleines  de  bonte ,  et  je  suis  heureux  d'ajouter,  la 
»  reception  populaire  qui  m'attendait  dans  cha 
rt  que  endroit  des  Etats-Unis,  ne  pouvaientque  me 
»  faire  prevoir  une  reception  flatteuse  dans  cette 
>»  portion  de  la  grande  confederation.  Mais  j'aj 


EN   AMERIQUE.  5  17 

»  ete  recu  par  le  peuple  du  Maine ,  par  les  ci- 
»  toyens  de  ]eur  metropole ,  par  vous ,  monsieur, 
»  leur  premier  magistral ,  d'une  maniere  si  af- 
))  fectueuse,  qu'elle  excite  dansmon  cceur  les  plus 
»  vives  emotions  dc  plaisir  et  de  reconnaissance. 
»  Je  vous  remcrcie  particulierement  du  tribut 
»  de  respect  que  vous  avez  rendu  a  notre  coura- 
)>  geuse  et  vertueuse  armee,  ou,  au  commence- 
»  ment  de  la  revolution  et  de  ma  vie  ,  je  trouvai 
»  dans  Washington  un  pere,  dans  Knox  u  n  frere , 
»  vous  pouvez  juger  de  notre  attachement  reci- 
)>  proque  par  la  joie  que  nous  eprouvons,  mes 
»  anciens  compagnons  et  moi,  quand  au  milieu 
»  de  la  foule  des  gent3rations  nouvelles ,  nous  nous 
»  reconnaissons  mutuellement.  Ainsi,  monsieur, 
»  dans  mon  constant  et  actif  devouementa  la  sou- 
»  verainete  du  peuple,  aux  droits  de  1'homme 
D  et  de  ses  libertes,  je  suis  fier  de  penser  que  mes 
»  adversaires  ,  aussi  bien  que  mes  amis ,  doivent 
»  avoir  reconnu  les  principes  purs  ,  et  les  senti- 
»  mens  republicains  d'un  soldatet  d'un  patriote 
»  americain.  » 

De  la  salle  du  senat ,  le  general  se  rendit  a  la 
maison  de  M.  Daniel  Cobb ,  qui  avait  ete  pre- 
paree  pour  le  recevoir.  La  ,  il  etait  attendu  par 
un  grand  nombre  de  deputations  qui  lui  appor- 
taient  les  hommages  des  villes  et  villages  envi- 
ronnans.  II  y  trouva  aussi  les  grands  officiers  de 
la  loge  maconnique  de  Portland,  et  le  president 


LAFAYETTE 

fie  Tacad^mie,  qui ,  en  presen-ce  des  professeurs 
et  desetudians,  lui  confera  le  titre  de  docteur 
en  droit.  Des  qu'il  put  se  derober  un  instant  a 
cet  empressement  general ,  il  se  renditaupres  de 
madame  Tatcher,  iilledeson  illustrecompagnon 
d'armes  James  Knox  ,  avec  laquelle  il  s'entretint 
jusqu'au  moment  ou  on  vint  1'avertir  quelesau- 
torites  1'attendaient  pour  aller  prendre  place  au 
banquet  public  prepare  par  lescitoyens. 

De  Portland,  le  general  aurait  bien  voulu 
continuer  sa  route  jusqu'a  1'extremite  del'etat  da 
Maine,  mais  le  temps  lui  manquant ,  il  revint 
sur  ses  pas,  et  se  dirigea  sur  Burlington,  dans 
1'etat  de  Vermont,  en  repassant  par  Concorde, 
et  en  traversant  Windsor ,  Woodstock ,  Mont- 
pellier  ,  etc.  Quoique  le  sol  de  Vermont  soit  cou- 
vert  de  liautes  montagnes  qui  rendent  les  routes 
plus  difficiies,  nous  n'en  voyageames  pas  moins 
avec  une  extreme  rapidite.  Nous  continuames  a 
faire  presque  toujours  plus  de  neuf  milles  par 
beure,  tant  les  relais  avaient  cte  bien  disposes 
par  les  babitans  ,  aim  que  le  general  n'eprouvat 
aucun  retard  dans  sa  marcbe  vers  New- York. 
La  journee  etait  encore  pen  avancee  lorsquenous 
arrivames  le  28  a  Burlington  ,  dont  la  jolie  situa 
tion  ,  sur  les  bords  delicieux  du  lac  Champlain  , 
nous  frappa  d'admiration.  Pendant  que  nous 
promenions  avec  plaisir  nos  regards  etonnes  sur 
les  beautes  dela  nature  qui  se  deroulaientdevant 


KN  AMfiRIQUE. 
nous,  nous  entendhnes  tout-a-coup  de  bruyantes 
detonations  d'artillerie ,  et  un  instant  apres 
nous  virnes  s'avancer  vers  nous  une  troupe  de 
jeunes  soldats  citoyens,  precedee  par  la  foule  du 
peuple  qui  accourait  au-devaut  de  1'hote  natio 
nal.  Lebon  ordre  de  ce  corps  de  milices,  la  de 
marche  fiere  et  assuree  des  boinmes  qui  le  com- 
posaient,  repondait  parfaitement  a  la  reputation 
de  bravoure  et  de  patriotisine  que  les  babitans 
du  Vermont  se  sont  acquise  dans  la  guerre  revo- 
lutiojanaire ,  et  pendant  celle  de  i8iz[«  On  sail 
que  ce  sont  eux  qui,  en  1777  ,  aclieverent ,  par 
leur presence,  d'embarrasser  1'armee  anglaise  tlu 
general  Burgojrie  qui,  a  la  vue  de  leurs  bandes 
intrepides,  pressentit  sa  defaite.  Quelques  jours 
av  a  tit  de  se  rendre  ,  il  .ecrivait  au  ministere  bri- 
tannique  :  Les  habitans  des  concessions  da 
New- Hampshire  '  ,  territoire  inhabite  et  pres- 
que  iiiconnu  dans  la  derniere  guerre ,  accou- 
rent  par  milliers,  et  samoncident  sur  ma  gau 
che  comme  des  nuages  obscurs Sa  lettre 

ri'etait  point  encore  parvenue  en  Angleterre  que 
dejala  foudrequerenfermaient  ces  nuagesl'avait 


1  Le  territoire  de  Vermont  avait  d'abord  fait  partie 
de  I'c'tal  de  New-Hampshire,  dont  il  fut  separe,  en 
1764,  pourt-tre  annexe  a  celui  de  New-York.  Ce  n'est 
qu'en  1791  que  le  Vermont  entra  dans  la  federation 
comme  etat  independant. 


5*P  LAFAYETTK 

frappe.  Ce  sont  aussi  les  soldats  du  Vermont 
qui,  au  nombre  de  buit  cents  homines  settle 
ment ,  conduits  par-le  general  Starke,  defirent, 
en  un  meme  jour,  deux  corps  d'armee  anglais  > 
leur  enleverent  sept  cents  prisonniers ,  quatre 
pieces  d'artillerie  et  tous  leurs  equipages  decam- 
pagne.  Enfm ,  ce  sont  encore  les  intrepides  en- 
fans  des  Montagnes-Vertes,  qui  formaient  ces 
bataillons  qui  preserverent  Plattsbourg  du  pil 
lage  des  Anglais,  le  1 1  septembre  i8i4;  et  ces 
equipages  improvises ,  qui ,  sur  des  vaisseaux 
constructs  en  dix  -  buit  jours ,  forcerent  un 
ennemi  superieur  en  uombre ,  a  amener  un. 
pavilion  qui  pretendait  a  1'empire  absolu  des 
mers. 

Le  gouverneur  qui  etait  venu  au  devant  du 
general  jusqu'a  Windsor,  et  qui  depuis  cette 
ville  voyageait  avec  lui ,  le  presenta  lui-meme 
au  peuple  et  aux  magistrate  de  Burlington ,  qui 
le  recurent  avec  la  plus  tendre  effusion.  Je  ne 
rcproduirai  pas  ici,  malgre  leur  eloquence,  les 
nombreuses  harangues  qui  lui  furent  adressees 
par  les  representans  des  diverses  branches  de  Tad- 
ministration  et  du  gouvernement ,  ni  ses  re- 
ponses  dans  lesquelles  il  felicitait  1'etat  de  Ver 
mont  de  jouir  si  dignement  des  bienfaits  du 
nouvel  ordre  social  americain ,  si  superieur  aux 
institutions  les  moins  vicieuses  de  1'Europe,  et 
d'avoir  rernplace  la  tolerance  curopccnne  par  la 


EN  AM£IUQUE.  621 

liberte  religieuse;  le  privilege  par  le  droit;  une 
ombre  cle  representation  et  un  compromis  ine- 
gal  entre  des  families  aristocratiques  et  le  peu- 
pie  par  une  vraie  representation,  par  le  principe 
de  la  souverainete  de  la  nation  et  son  gouverne- 
ment  par  elle-menie.  Mais  je  ne  puis  me  dis 
penser  de  dire  quelques  mots  des  transports  pa- 
triotiques  de  ces   veterans,  glorieux   et  vivans 
souvenirs  de  la  guerre  revolutionnaire,  qui  se 
pressaient  en  foule  autour  de  leur  vieux  chef,  de 
leur  ancien  compagnon  de  dangers,  de  priva 
tions  et  cTe  gloire ,  et  faisaient  retentir  avec  en- 
tliousiasme  a  ses  oreilles  les  noms  des  combats 
par  lesquels  il  les  avait  aides  a  la  conquete  de 
1'independance  de  leur  patrie.  Formes  en  colonne 
surla  place  publique,  au  nombre  de  plus  decent, 
ils   ecouterent  d'abord    en    silence    le    discours 
adresse  au  general  par  M.  Griswokl,  president 
du  conseil ;  puis  ils  s'avancerent  a  leur  tour  con 
duits  par  1'un  de  leurs  camarades ,  David  Russel , 
qu'ils  avaient  choisi  pour  etre  1'organe  de  leurs 
sentimens ,  et  qui  s'acquitta  de  sa  mission  avec 
cette  eloquence  du  coeur  qui  prend  ses  inspira 
tions  dans  Famour  de  la  patrie  et  de  la  liberte. 
Lorsque  le  general  eut  repondu  aux  temoignages 
d'attachement  de  ses  vieux  compagnons  d'armes , 
ils  vinrent  tour  a  tour  lui  presser  la  main,  en 
lui  rappelant  plus  particulierement  les  circon- 
stances  dans  lesquelles  cliacun  d'eux  1'avait  connu 


LAFAYETTE 

ou  avait  combat tu  a  ses  cotes.  L'un,  le  sergent 
Day,  lui  montra  une  epee  en  lui  disant :  «  11  y  a 
)>  pres  d'un  demi-siecle  que  je  1'ai  recue  de  vos 

»  mains,  inon  genera] »   Et  j'entendis  dire 

dans  la  foule,  que  malgre  son  grand  age  le  ser 
gent  Day  ri'avait  point  trouve  cette  epee  trop 
lourde  pour  son  bras  en  iSizf* 

Apres  le  diner  public ,  qui  se  termina  avant  la 
fin  du  jour,  le  general  se  rendit  a  Tuniversite, 
ou  il  etait  invite  a  poser  la  premiere  pierre  d'un 
nouveau  corps  de  batiment  destine  a  agrandir 
I'etablissement  qu'un  incendie  avait  cfetruit  un 
an  avant ,  et  que  le  zele  des  babitans  du  Vermont 
pour  la  propagation  de  1'inslruction  avait  en- 
tierement  releve  en  quelques  mois.  A  la  solidite 
et  a  1'elegance  des  nouvelles  constructions  il  etait 
facile  de  reconnaitre  le  doigt  du  peuple.  La  ce- 
remonie  de  la  pose  de  la  premiere  pierre  eut 
lieu  en  presence  des  eleves  de  Tuaiversite,  de 
leurs  professeurs,  des  magistrals  de  la  ville,  et 
d'un  grand  nombre  de  citoyens  qui  voyaient  avec 
joie  la  restauration  et  Fagrandissement  d'un  eta- 
blissement  destine  a  assurer  cbaque  jour  davan- 
tage  le  maintien  de  leurs  sages  institutions,  en 
instruisant  et  en  eclairant  leurs  jeunes  genera 
tions.  M.  Willard  Preston ,  president  de  1'uni- 
versite ,  remercia  le  general  Lafayette  de  la  preuve 
d'interet  qu'il  venait  de  donner  a  1'education  de 
la  jeunesse  du  Vermont,  et  nous  nous  rendimes. 


EN    AMfiRIQUE.  5a3 

chezle  gouverneur  Van  Ness,  clout  la  charmante 
habitation  et  les  jardins  prepares  avec  un  gout 
exquis,  etaient  encore  delicieusement  embellis  par 
unetres-nombreuse  reunion  de  dames  etdejeunes 
personnes  qui ,  pendant  toute  la  soiree,  se  dispu- 
terent  le  plaisir  d'approcber  Fbote  de  3a  nation 
pour  lui  exprimer  leurs  sentimens  afleetueux  et 
Jeur  reconnaissance  des  services  qu'il  avait  ren- 
dus  a  leur  patrie  et  a  leurs  aieux  ;  car  dans  1'etat 
de  Vermont,  comme  dans  tout  le  reste  de  1'Union , 
les  femmes  ne  sont  etrangeres  ni  aux  principes 
du  gouvernement,  ni  aux  obligations  du  patrio- 
tisme;  leur  education,  plus  liberale  que  dans 
aucune  partie  de  1'Europe,  les  place  d'une  ma- 
niere  plus  digne  au  rang  dcs  etres  pensans  ,  aussi 
est-il  bien  reconnu  que  dans  tous  les  grands 
evenemens  qui  agile-rent  les  Etats-Unis  a  diverses 
epoques ,  1'entbousiasme  des  femmes  seconda 
puissamment  Tenergie  des  magistrals  et  le  de- 
vouement  des  guerriers.  Une  des  cboses  qui  a  le 
plus  contribue  a  augmenter  mon  pencbant  pour 
.les  Americains  pendant  mon  sejour  parmi  eux, 
c'est  le  prcfond  respect  qu'ils  out  pour  les  fem 
mes  de  toutes  les  conditions ,  et  les  teridres  soins 
dont  ils  entourent  ce  sexe  qui  a  tant  bevsoin 
d'etre  dedommage  des  rigueurs  de  la  nature  et 
de  1'iriegale  repartition  des  droits  dans  1'ordre 
social. 

Vers  le  milieu  de  la  nuit  le  general  Lafayette 


5a4  LAFAYETTE 

quitta  la  ville  de  Burlington,  emportant  avec 
lui  ]es  voeux  et  les  benedictions  des  habitans  qui 
1'accompagnerent  jusqu'au  rivage  ou  1'attendaient 
deux  bateaux  a  vapeur,  le  Phenix  et  le  Congres  , 
tous  deux  pavoises,  illumines  et  ornes  de  devises 
et  de  transparens;  il  monta  sur  le  Phenix ,  qui 
3e  salua  de  treize  coups  de  canon  en  le  recevant , 
et  qui,  aussitot ,  leva  1'ancre  au  bruit  des  adieux 
de  la  foule  qui  bordait  le  rivage.  Le  Congres , 
portant  une  deputation  du  Vermont  et  un  grand 
nombre  de  citoyens,  suivit  le  Phenix ,  et  nous 
sillon names  pendant  toute  la  nuit  le  champ  de 
bataille  mobile  sur  lequel  le  commodore  M'Do- 
nough  et  ses  intrepides  marins  se  couvrirent  de 
gloire  le  1 1  septembre  1814.  Nous  aurions  bien 
voulu ,  avarit  de  nous  eloigner  de  ces  lieux,  visi- 
ter  Plattsbourg,  ou  le  nieme  jour  le  general 
M'Comb  merita  aussi  la  reconnaissance  de  la  pa- 
trie,  en  repoussant  les  vieilles  phalanges  britan- 
iiiques  avec  une  poignee  de  jeunes  volontaires, 
qui,  au  premier  bruit  de  Finvasion  du  territoire, 
etaierit  venus  se  grouper  autour  de  lui ;  mais 
le  4  juillet  approchait  et  pressait  notre  marche. 
Nous  arrivames  a  Whitehall  le  lendemain  3o 
juin  ,  vers  le  milieu  du  jour,  et  le  general  La 
fayette  y  debarqua  sous  une  voute  ibrmee  de  deux 
cents  pavilions  de  toutes  les  nations ,  au  bruit  de 
Vartillerie,  et  entre  deux  liaies  de  jeunes  fdles 
qui  le  couvrirent  de  fleurs  au  moment  ou  il  passa 


EN    AMtfRIQUE.  5ft5 

devant  elles.  Whitehall  est  un  lieu  celebre  dans 
les  fastes  dela  guerre  revolutionnaire.  Le  general 
Burgoyne  avait  dit  en  plein  parlement,  a  Lon- 
dres,  que  ce  qu'il  appelait  les  rebelles  d'Ame- 
rique  etaient  si  peu  capables  de  resister ,  qu'il  se 
chargeait,  avec  cinq  mille  homines  de  troupes 
reglees ,  de  traverser  le  pays ,  depuis  le  Canada 
jusqu'a  Boston ,  ou  il  prendrait  ses  quar tiers 
dhiver.  11  s'embarqua  en  effet  avec  son  armee 
sur  le  lac  Champlain,  debar-qua  a  Whitehall , 
et,  non  loin  de  la,  a  Saratoga,  il  fut  force  de 
capituler ,  et  passa,  il  est  vrai ,  1  hiver  a  Boston  , 
mais  comme  prisonnier  de  guerre.  A  la  fin  du 
diner  public  que  lui  offrirent  les  citoyens  de 
Whitehall,  le  general  Lafayette  prit  plaisir  a 
rappeler  ce  fait  remarquable  ,  en  portant  le  toast 
suivant : 

«  A  Whitehall  I  puisse  cette  ville  jouir  a  jamais 
»  des  avantages  resultans  pour  elle  de  la  maniere 
)>  dont  la  prophetic  du  general  anglais  s'est  ac- 
»  coniplie!  )> 

Nous  ne  pumes  r ester  que  peu  d'instans  avec 
les  habitans  de  Whitehall ,  qui ,  nous  ayant  fourni 
de  bonnes  voitures  et  d'excellens  chevanx ,  nous 
inirent  k  meme  de  parcourir  rapidement  les 
quatre-vingts  milles  qui  nous  separaient  d'Al- 
bany ,  ou  nous  voulions  nous  embarquer  pour 
descendre  1'Hudson  jusqu'a  New- York;  apres  le 
soleil  couche  nous  traversames  le  Fish-Creek ,  et 


LAFAYETTE 

nous  nous  arretarnes  quelques  instans  a  Fhabita- 
tation  de  M.  Schuyler,  construite  precisement 
sur  Fempl  a  cement  oule  general  Burgoyne  remit 
son  epee  aux  mains  du  general  Gates.  A  White 
hall  on  nous  avait  parle  de  la  jactance  du  general 
anglais,  et  nous  nous  trouvions  maintenant  sur 
le  champ  de  bataille  qui  vit  humilier  son  or- 
gueil;  nous  aurions  Lien  voulu  \isiter  ce  theatre 
d'un  des  plus  glorieux  cvenemens  de  la  guerre  de 
la  revolution  ;  mais  la  nuit  etait  trop  avancee,  et 
il  nous  fallut  renoricer  a  ce  plaisir.  Pour  nous 
dedommager,autantqu'iletaitenlui,  M.Schuyler 
eut  la  bonte  de  nous  dooner  un  plan  tres-detaille 
de  la  bataille  de  Saratoga.  «  Le  terrain ,»  nous 
dit-il,  «  n'a  subi  aucune  modification;  les  re- 
)>  tranchemens ,  quoique  consider  a  blement  af- 
»  faisses  par  le  temps ,  se  reconnaissent  cepen- 
M  dant  encore  facilement.  »  En  eilet ,  les  vieux 
patriotes  de  cette  epoque  peuvent  encore  aujour- 
d'hui  montrer  a  leurs  entans  le  sen  tier  que  suivit 
1'aide  de  camp  du  general  Gates ,  en  allant  porter 
son  ultimatum  au  general  anglais,  et  le  chemin 
par  ou  descendit  1'armee  anglaise  pour  deposer 
ses  armes  en  presence  de  ces  rebelles  ,  qui ,  pres- 
que  sans  armes  et  sans  habits  venaient  de  com- 
mencer  si  glorieusement  la  conquete  de  leur  in- 
dependance;  mais  ces  traces  disparaitront  uri  jour. 
Pourquoi  ne  pas  elever  des  aujourd'hui ,  au  milieu 
d'elles,uii  monument  pi  us  durable  qui  rappellurait 


EN  AMfiRIQUE.  527 

aux  generations  futures  le  souvenir  du  courage  et 
clu  patriotisme  de  cette  glorieuse  generation  que 
]e  temps  aura  bientot  acheve  de  moissonner? 

Apres  quelques  instans  passes  au  milieu  de  la 
famille  de  M.  Schuyler,  nous  repartimes  pour 
aller  coucher  a  un  bourg  peu  eloigne  ,  et  le  Jen- 
clemain  nous  continu^mes  notre  voyage  par  une 
route  qui  serpente  le  long  de  1'Hudson,  tan  tot 
a  droite,  tantot  a  gauehe  du  canal  du  Nortl,  qui 
est  trace  lui-meme  parallel  ement  au  fleuve  et  a 
une  tres-petite  distance  de  sa  rive  droite;  en 
passant  le  Fish-Creek,  nous  etions  rentres  dans 
1'etat  de  New-York.  Nous  traversames  3'IIudson 
en  face  de  Waterford ;  ce  point  est  fort  remar- 
quable  par  la  jonction  du  canal  du  Nord  avec  le 
canal  de  1'Ouest  ou  Grand  Canal ,  qui  a  lieu  jus- 
tement  au  confluent  de  la  riviere  Mohawk  et  de 
FHudson.  Le  2  juillet  nous  visitames  Lansing- 
burg,  et  nous  revimes  Troy  pour  la  seconde  fois, 
mais  sans  nous  y  arreter  beaucoup.  Un  bateau  k 
vapeur  nous  attendait  en  face  d' Albany  ;  il  nous 
recut  au  commencement  de  la  nuit,  et  au  point 
du  jour  il  nous  avait  deja  transportes  a  New- 
York  ,  ou  nous  debarquames  presque  a  1'im- 
proviste. 

Cependarit  une  grand e  agitation  regnait  dans 
la  ville  ,  on  remarquait  un  grand  nombre  d'e- 
trangers  dans  les  rues  ;  a  chaque  instant  des  na- 
vires  dans  le  port ,  des  voitures  sur  les  routes ,  en 


LAFAYETTE 

uinenaient  d'autres  encore  qui  paraissaient  venir 
de  fort  loin.  Des  detachemens  de  milices  des 
villes  voisines ,  des  habitans  des  campagnes  en- 
vironnantes  ,  grossissaient  aussi  a  chaque  instant 
la  population  de  New-York. 

La  unit  n'interrompit  point  le  mouvement 
extraordinaire ,  precurseur  d'un  grand  evene- 
ment.  Enfm,  a  minuit,  une  salve  d'artillerie 
annonca  la  naissance  d'un  jour  a  jamais  glorieux 
dans  les  fastes  de  1'histoire  du  Nouveau-Monde , 
et  quelques  heures  apres,  le  soleil  du  4  juillet 
se  leva  radieux  pour  eelairer  le  quarante-neu- 
vieme  anniversaire  de  la  declaration  d'indepen- 
dance  d'une  republique  dont  les  grandes  lecons 
ne  seront  point  perdues  pour  le  genre  humain. 

Des  le  matin  les  milices  ctaient  sous  les  armes, 
le  peuple  se  pressait  en  foule  dans  les  rues , 
sur  les  places  publiques  et  a  la  porte  des  tem 
ples,  1'air  retentissait  d'acdons  de  graces...  A  huit 
heures  les  officiers  et  magistrals  de  New-York 
et  de  Brook-Line  se  presentment  chez  le  general 
Lafayette  ,  avec  un  nombreux  cortege  cle  ci- 
toyens.  «  Nous  voulons,  »  lui  dirent-ils,  «quece 
»  jour,  de  glorieuse  memoire  ,  soit  chaque  annee 
»  marque  par  une  action  qui  ait  pour  but  1'affer- 
»  missement  de  la  liberte  que  nous  devons  au 
»  courage  de  nos  peres ,  et  des  institutions  que 
»  nous  tenons  de  leur  sagesse;  aujourd'hui  nous 
»  allons  jeter  les  fondemens  d'un  etablissement 


EN  AMERIQUi:. 
»  qui  doit  atteinclre  ce  but,  puisqu'il  aidera  a  la 
»  propagation  des  lumieres  et  de  1'instruction , 
»  dans  cette  classe  de  jeunes  ci  toy  ens  qui ,  par 
»  1'activite  de  leurs  bras,  contribuent  si  puissam- 
»  ment  a  la  prosperite  de  notre  pays  ;  une  bi- 
»  bliotheque  a  1'usage  des  artisans,,  va  s'elever 
»  sur  les  hauteurs  de  Brook-Line ,  les  dons  vo- 
»  lontaires  de  nos  citoyens  en  ont  fait  les  frais ; 
»  que  Lafayette  en  pose  la  premiere  pierre,  et 
»  cet  etablissement  sera  digrie  en  tout  de  sa  des- 
»  tination...»  Le  general  ceda  avec  empressement 
aux  vceux  des  magistrals ,  et  se  rendit  de  suite  a 
Brook-Line,  ou,  assiste  desfrancs-macons  de  Long- 
Island,  il  posa  la  premiere  pierre  de.l'edifice,  en 
presence  d'un  grand  concours  de  citoyens,  au 
premier  rang  desquels  les  jeunes  artisans  faisaient 
eclater  leur  joie  et  leur  reconnaissance  ;  eiLSuite  il 
rentra  a  New- York  ,  vsuivi  par  les  compagnies  des 
ouvriers  tailleurs  ,  cordonniers ,  boulangers,  tail- 
leurs  de  pierres  ,  tonneliers  ,  maitres  d'equipa- 
ges,  etc. ,  qui ,  precedes  de  leurs  bannieres,  I'ac- 
compagnerent  a  1'eglise ,  ou  il  assista  a  1'office  di- 
vin.  Le  sermon  ,  qui  avait  pour  objet  la  solennite 
du  jour,  fut  suivi  de  la  lecture  de  la  declaration 
d'independance ,  que  les  assistans  ecouterent 
dans  un  profond  recueillement.  Cette  declara 
tion  ,  monument  d'audace  et  de  sagesse ,  dont 
Tinfluence  magique  sauva  les  colonies  au  mo 
ment  ou ,  sans  argent,  saris  arsenaux ,  sans  af- 
ii.  34 


53o  LAFAYETTE 

mee,  elles  allaient  s engager  dans  une  lutte  ter 
rible  centre  les  forces  colossales  de  la  Grande- 
Bretagne ,  agit  encore  aujourd'hui  sur  les  Ame- 
ricains,  apres  un  demi-sieele,  comme  s'ils  etaient 
au  jour  ou  elle  fut  proclaniee  pour  la  premiere 
fois.  Non-seulement  elle  est  lue  tous  les  ans, 
au  4  juillet,  en  presence  du  peuple  assemble 
dans  les  temples,  mais  elle  Test  aussi  dans  un 
grand  nombre  de  families.  II  n'est  pas  rare  de 
trouver  ,  en  entrant  dans  une  maison  ameri- 
caine,  la  declaration  d'independance  ecrite  avec 
soin  et  encadree  avec  luxe ,  ainsi  que  les  nonis 
immortels  de  ses  signataires.  Presque  tous  les 
enfans  la  savent  par  cceur;  elle  est  ordinaire- 
ment  le  premier  stijet  sur  lequel  s'exerce  leur 
jeune  intelligence;  ils  se  plaisent  a  la  reproduire 
dans  les  diverses  langues  qu'ils  etudient ;  et, 
quand  ils  la  recitent  au  milieu  d'un  cercle  de 
parens  ou  d'amis,  il  est  facile  de  reconnailre 
qu'ils  sont  penetres,  comme  1  etaient  leurs  peres, 
de  la  verite  incontestable  de  ce  principe  que  , 
«  lorsqu'une  suite  d'abus  et  d'usurpations  ten- 
»  dant  invariablement  au  meme  but,  prouve 
»  evidemment  le  dessein  de  reduire  un  peuple 
»  souslejoug  d'un  despotisme  absolu,  il  est  de 
»  son  droit,  il  est  de  son  devoir  de  se  debar- 
»  rasser  de  ce  gouvernement  et  d'etablir  de  nou- 
)>  velles  sauve- gardes  pour  sa  surete  future.  » 
J'ai  souvent  entendu  des  enfans  de  dix  a  dou/e 


4 

EN    AMEKIQCE.  53 1 

ans  reciter  ce  inorceau  en  anglais  on  en  Iran- 
i-ais ,  et  ce  n'est  jamais  sans  une  profbnde  emo 
tion  qu'ils  faisaient  remuneration  des  violences 
et  des  vexations  exercees  contra  les  colonies  ame- 
ricairies  par  la  mere-patrie,  il  etait  facile  de 
reconnaitre  combien  le  patriotisme  et  1'amour 
de  la  liber  te  avaient  deja  jete  de  profbndes  ra- 
cines  dans  leurs  jeunes  cceurs,  lorsqu'ils  pronon- 
caient  le  serment  que  renferme  ce  dernier  para- 
graphe  :  « Nous,  les  represehtans  des  Etats-Unis, 
»  assembles  en  congres  general  ,  appelant  an 
»  juge  supreme  du  monde  de  la  droiture  de 
w  nos  intentions,  nous  publions  et  declarons 
»  solennellement,  au  nom  et  de  1'autorite  du 
/>  bon  peuple  de  ces  colonies ,  que  ces  colonies 
»  unies  sont  et  out  droit  d'etre  des  etats  lib  res 
»  et  independans ,  qu'elles  sorit  degagees  de 
»  toute  allegeance  envers  la  couronne  de  la 
»  Grande-Bretagne ;  que  tout  lien  politique  en- 
»  tre  elles  et  1'etat  de  la  Grande-Bretagne  est  et 
»  doit  etre  entierement  rompu  ;  et  que,  comme 
»  etats  libres  et  independans ,  elles  ont  pleine 
»  autorite  de  faire  la  guerre ,  de  conclure  la 
»  paix ,  de  contracter  des  alliances ,  d'etablir  le 
»  commerce  et  de  faire  tous  les  autres  actes  ou 
»  choses  que  les  etats  independans  ont  droit  de 
»  faire ;  et  pleins  d'une  ferme  confiance  dans  la 
»  protecticn  divine,  nous  engageons  mutuelle- 
»  me nt  au  soutien  de  cette  declaration  ,  nos  vies  , 

34. 


532  LAFAYETTE 

»  nos  fortunes ,  et   notre    bien    le  plus   sacfe  ^ 

»  I'honneur.  » 

Au  sortir  de  1'eglise,  le  general  Lafayette  se 
rendit  sur  la  place  publique  ,  ou  toutes  les  milices 
et  les  compagnies  de  pompiers  reunies  manceu- 
vrerent  et  delilerent  devant  lui  avec  une  grande 
precision.  L'un  des  corps  qui  composaient  cette 
reunion  ,  marchait  sous  un  drapeau  remarqua- 
ble  par  1'eclat  de  ses  couleurs  et  par  le  portrait 
equestre  de  Vhote  national.  Apres  cette  revue , 
il  entra  a  VHotel-de-Ville ,  ou  1'attendait  le  gou- 
verneur  pour  le  presenter  au  senat ,  qui  le  recut 
avec  deshonneurs  qui  j usque-la  n'avaient  encore 
etc  rendus  a  personne.  A  son  entree  ,  les  sena- 
teurs  se  leverent  et  se  decouvrirent ,  le  president 
du  senat  s'avanca  vers  lui  et  lui  adressa  ,  sur  son 
retour ,  un  discours  de  felicitation ,  dans  lequel 
il  lui  exprima  la  satisfaction  des  citoyens  de 
New-York ,  de  ce  qu'il  e'tait  venu  se  joindre  a 
eux  pour  celebrer  1'anniversaire  du  glorieux 
4  juillet. 

u  Ge  fut ,  »  lui  dit-il  ,  «  votre  participation  a 
»  1'accomplissement  de  1'oeuvre  ds  nos  peres,  qui 
»  vous  merita  la  reconnaissance ,  les  respects  et 
»  1'amitie  de  cette  nation.  Gette  amitie  vous  a 
»  suivi  dans  tous  les  evenemens  de  votre  vie  ;  elle 
»  vous  a  toujours  trouve ,  dans  les  momens  d'e- 
w  preuve,  fidele  a  la  )ibertt3 ,  a  1'ordre,  au  gou- 
w  vcrnement  des  lois.  L'entliousiasme  de  la  jeu- 


EN    AMERIQUE.  533 

>»  nesse  put  vous  attacher  h  noire  cause ,  la  fer- 
»  mete  de  l'age  viril,  et  le  besoin  de  resister  a 
»  Toppression  ,  vous  ont  soutenu  Jorsque  vous 
»  soufFriez  dans  les  prisons  d'Olmutz  ;  niais  un 
»  amour  vertueux  de  la  liberte  nationale  put 
»  seul  vous  rendre  capable  de  resister  aux  seduc- 
»  tions  du  pouvoir  et  aux  attraits  de  1'ambition  , 
»  lorsqu'une  grande  revolution,  vous  placant  a  la 
»  tete  de  la  garde  nationale  de  France  ,  vous  in- 
»  vitait  a  vous  emparer  de  Fautorite.  Ge  fut  alors 
»  que  vous  sutes  eviter  le  danger,  ce  fut  alors 
»  que  1'appat  du  pouvoir  fut  sans  empire  sur 
»  1'amour  des  principes  ,  et  que  la  vertu  n'eut 
»  point  a  1  utter  contre  1'ambition.  G'est  dans  de 
»  pareils  mom  ens ,  c?est  en  presence  du  pouvoir 
»  et  de  la  reconnaissance  du  peuple  ,  qui  semble 
»  tout  permettre  ,  que  la  faiblessehumaine  court 
»  le  plus  de  dangers.  On  voit  alors  faillir  a  leurs 
>i  devoirs  les  Cesar  ,  les  Napoleon  ,  les  Iturbide ; 
»  on  voit  alors  triompher  les  Washington  ,  les 
»  Bolivar,  les  Lafayette.  » 

Quoiquesa  conscience  dutlui  direqu'il  n'etait 
point  indigne  deseloges  qu'il  recevait,  le  genera- 
se  trouva  neanmoins  un  instant  embarrasse  pour 
y  repondre;  cependant,  apres  quelques  ins  tans 
de  recueijlement,  il  exprima  a  in  si  sessentimens. 

<'  Le  4  juillet  a  ete  1'ere  d'un  nouvel  ordre 
»  social,  jusqu'ici  sans  exemple,  fonde  sur  la 
»  souverainete  du  peuple  ,  sur  les  droits  naturels 


K>4  LAFAYETTK 

»  de  1'homme ,  et  stir  1'applicatiori  complete  da 
»  principe  qu'une  nation  a  le  droit  de  se  gou- 
»  verner  elle-meme.  Ses  resultats  out  surpasse 
)>  les  plus  ardentes  esperanees.  Le  probleme  a 
»  ete  resolu  par  le  fait  et  de  la  ma  mere  la  plus 
»  heureuse. 

»  Vous  voulez  bien  me  feliciter ,  monsieur  7 
»  de  ma  visite  aux  vingt-quatre  ctatsde  1'Union. 
)>  Pendant  cette  heureuse  visite ,  j'ai  du  admirer 
»  a  chaque  pas  des  prodiges  de  creation  et  de 
»  perfectionnement ;  mais  nulle  part  ils  ne  frap- 
»  pent  davantage  que  dans  I'etat  de  New-York. 
»  La  partie  de  TOuest  de  cet  etat,  que  favais 
»  laissee  deserte,  je  la  retrouve  couverte  de  villes 
»  florissantes,  de  campagnes  bien  cultivees,  de 
»  manufactures  en  pleine  activite  ,  et  coupee  par 
»  1'admirable  canal  qui  est  devenu  le  moyen 
»  d'un  commerce  immense ,  et  tout  eel  a  *n'est 
»  que  la  consequence  de  Tesprit  republicain,  et 
w  de  1'etablissement  de  1'independance  et  de  la 
»  liber te. 

»  Le  plus  grand  honrieur  qui  put  m'etre  re- 
»  serve  etait  d'entendreassocier  mon  nom  a  ceux 
»  des  deux  grands  homines  que  vous  venez  de 
»  citer.  Le  premier  est  place  dans  mon  cceur 
M  filial  au-dessus  de  tous  les  autres  hommes ,  et 
»  je  serai  toujours  fier  d'avoir  ete  son  fils  adoptif 
»  et  son  fidele  disciple.  Quant  au  second  ,  il  n'a 
»  pas  d'admirateur  plus  pass  ion  ne  que  moi  ;  <%t 


EN    AMfilUQUE. 

»  qu'il  me  soil  permis  d'observer  que  ce  que  mes 
»  amis  el  moi  nous  avons  seulement  essaye  sur 
»  un  autre  hemisphere,  a  ete  heureu semen t 
/>  effectue  dans  FAmerique  da  Sud ,  sous  1'auspice 
»  de  ses  talens  et  de  ses  vertus. 

»  Mais  dans  les  temoignages  de  bieriveillanee 
»  dont  me  comblent  les  citoyens  de  1'etat  de 
»  New- York  et  leurs  representans  ,  il  m  est  bieu 
»  doux  de  reconnaitre  une  bonte  qui ,  si  elle  est 
»  au-dessus  de  mes  merites  ,  est  egalee  par  ies 
»  sentimens  de  devouement  eternel ,  de  respect 
»  et  de  gratitude  que  je  leur  ai  voues.  » 

De  Ja  salle  du  senat  nous  passames  dans  ceile 
du  gouverneur,  ou  le  general  etait  attendu  par 
]es  membres  de  la  societe  de  Gincinriatus  ,  par 
les  consuls  europeens  et  un  grand  nombre  de 
personnes  de  distinction  que  le  corps  munici 
pal  avait  invitees  au  banquet,  dont  les  apprets 
avaient  ete  confies  a  un  comite  qui  s'acquitta  de 
sa  mission  avec  un  gout  exquis.  Tous  les  souve 
nirs  de  gloirc,  de  patriotisme  et  de  liberte  se 
trouvaient  reunis  avec  une  etonnante  prolusion 
dans  la  superbe  salle  de  FHotei-de-YiJle ,  ou  ies 
tables  avaient  ete  dressees.  Les  bustes  de  Wa 
shington  et  de  Lafayette,  les  portraits  de  Bo 
livar  et  de  Dewitt-Clinton ,  s'elevaient  au  milieu 
de  trophees  au-dessus  desquelsflottaient  Loujours 
unies  les  couleurs  americaines  et  francaises.  Le 
iauteuil  sur  lequel  Washington  avait  siege  comn^e 


536  LAFAYETTE 

president,  etait  place  au  centre  et  couvert  de 
branches  de  lauriers  et  d'imrnortelles....  Mais  ce 
fauteuil  etait  vacant  maintenant,  et  c'est  en  vain 
que  les  regards  des  veterans  de  la  revolution 
cherchaient  tristement  dans  la  foule  celui  qui 
1'avait  si  dignement  rempli. 

On  so  mit  a  table  ,  et  Ton  vit  des  proscrits  de 
tons  les  pays  de  1'Europe  prendre ,  parmi  les 
heureux  soldats  de  1776  ,  la  place  que  leur  avait 
reservee  1'hospitalite  republicaine  du  Nouveau- 
Monde.  Parmi  ces  proscrits,  il  y  avait  des  mem- 
bres  des  cortes  espagnoles ,  chasses  de  leur  patrie 
par  I'absolutisme ;  des  savans  allemands  fuyant 
des  supplices  aussi  bizarres  qu'atroces  et  injustes 1; 
desolficiers  francais2  reduits  a  cbercher  sur  une 
terre  etrangere  un  repos  qu'ils  avaient  si  souvent 
sacrifie  a  leur  pays,  et  tous,  malgre  leurs  mal- 
heurs  passes,  paraissaient  consoles  et  retrempes 
par  le  tableau  du  bonheur  que  goutaient  les 
liommes  libres  au  milieu  desquels  ilsse  trouvaient. 

Selon  la  coutume  americaine  ,  le  repas  se  ter- 
mina  par  un  grand  nombre  de  toasts  qui  tous 

1  On  se  rappelle  que  le  professeur  List  fut  condamne 
a  dix  ans  de  travaux  forces  Utter aires  ,  pour  avoir  con- 
senti  a  etre  1'organe  de  ses  concitoyens  aupres  du  roi  de 
Wurtemberg. 

2  Parmi  ceux-ci  etait  le  general   Lallemand  ,  dont  le 
nom  est  assez  connu  pour  pouvoir  se  passer  d'eloges,  ef. 
mes   deux    amis,    mes    compagnons   d'armes,   les   frercs 


E1N  AMERIQUE.  53? 

etaient  empreints  du  caractere  des  convives  et  do 
la  solennite  qu'on  fetait.  Le  general ,  apres  avoir 
recu  les  felicitations  etles  vceux  de  tous  ceuxqui 
f  entouraient ,  se  rendit  au  theatre  du  Pare ,  ou 
la  foule  qui  fattendait  le  salua  a  son  entree  et  a 
sa  sortie  par  une  triple  acclamation. 

Apres  les  emotions  d'une  pareille  journee  ,  le 
general  avait  grand  besoin  de  quelque  repos,  et 
les  citoyens,  toujours  attentifs  a  ce  qui  pouvait 
lui  etre  agreable,  lelaissereut  pendant  quelques 
jours  livre  aux  soins  non  moins  doux  et  plus  pai- 
sibles  des  affections  particulieres.  Ge  fut  avec 
delice  qu'il  consacra  ce  temps  a  1'amitie  de  ses 
vieux  compagnons  d'armes ,  tels  que  le  colonel 
Fish ,  le  colonel  Platt,  le  colonel  Willett ,  le  co 
lonel  Varick,  le  general  Van  Cortland,  et  tant 
d'autres  dont  les  nomsechappent  a  ma  memoire, 
mais  qui  n'auraient  certainement  pas  echappe 
a  la  sienne  s'il  eut  ecritlui-meme  ce  journal ,  car 
elle  ne  fa  jamais  trahi  a  Tegard  de  ses  amis. 

II  ne  s'arracha  plus  ensuite  aux  douceurs  de  la 
vie  privee  que  pour  aller  sur  la  rive  du  New- 


Peugnet,  qui  long-temps  poursui vis  en  Europe  par  d'ho- 
norables  persecutions  ,  viennent  enfin  de  trouver  a  New- 
York  un  asile  assure  dans  lequel  1'hospitalite  americaine 
leur  a  menage  les  moyens  d'une  existence  independantc. 
L'academie  miiitaire  qu'ils  ont  fondee  sur  les  bases  les 
plus  larges  et  les  plus  liberales  ,  jouit  deja  d'une  faveuv 
populaire. 


538  LAFAYETTE 

Jersey,  passer  quelques  instans  aupres  tie  sou 
ami  ^le  colonel  Varick,  qui  1'avait  invite  a  diner 
avec  quelques-uns  des  principaux  citoyens  de 
New- York.  La  corporation  des  marms  du  port 
reclama  1'honneur  de  lui  faire  passer  THudson 
dans  une  chaloupe  dont  le  nom  ,  devenu  popu- 
laire  par  une  circonstance  recente ,  occupait 
aiors  beaucoup  1'attention  publique. 

Un  capitaine  anglais,  commandant  la  fregate 
le  Hussard ,  etait  venu  devant  New-York  pen 
dant  le  mois  de  decembre  1824,  portant  a  son 
bord  une  clialoupe  remarquable  par  la  legerete 
de  sa  construction ,  et  avec  laquelle  il  avait  ga- 
gne  plusieurs  prix  de  course  dans  divers  ports 
d'Europe,  et  notamment  dans  ceux  d'Angle- 
terre.  Fier  de  ses  succes  et  plein  de  confiance  dans 
la  vitesse  de  sa  clialoupe ,  il  envoya  un  defi  aux 
marins  du  port  de  New-York ,  et  leur  proposa 
de  courir  contre  eux  pour  une  somme  de  mille 
dollars ;  ceux  -  ci  accepterent  le  defi ,  se  coti- 
serent  pour  faire  la  somme  proposee ,  et  Brent 
choix  pour  le  combat  d'une  fort  jolie  clialoupe, 
VEtoile  americaine ,  sortie  depuis  peu  des  mains 
d'un  de  leurs  plus  habiles  constructeurs.  Le 
jour,  1'heure  et  le  lieu  fu rent  fixes  de  concert  entre 
eux  et  le  capitaine  anglais ,  qui ,  voulant  s'assurer 
le  succes  par  tous  les  moyens  qni  etaient  en  son 
pouvoir ,  fit  choix ,  pour  manoeuvrer  sa  clia 
loupe,  des  quatre  plus  vigoureux  rameurs  de 


EN  AMERIQUE. 
son  equipage,  et  se  reserva  a  lui-meme  ies  iin- 
portantes  fonctions  de  pilote.  Les  whitehallers 
(  e'est  ainsi  que  se  nomment  Ies  matins  de  I'asso- 
ciation  du  port  de  New  -  York),  de  leur  cote  , 
eonfierent  leur  reputation  a  quatre  des  leurs , 
pris  presque  au  hasard,  etplacerentau  gouvernail 
un  jeune  garcon  de  quinze  ans.  L'espace  a  par- 
courir  etait  d'environ  trois  mill<=s.  eritre  Castle- 
Garden  etla  pointe  de  Long-Island.  A  un  signal 
donne  ,  Ies  deux  chaloupes  s'elancerent  sur  1'arene 
mobile.  Les  matelots  anglais,  se  renversant  vio- 
lemment  sur  leurs  banes  ,  et  faisant  plier  la 
rame  a  chaque  coup  dont  ils  frappaient  Ies  va- 
gues ,  partirent  avec  impetuosite  en  laissant 
derriere  eux  de  larges  tourbillons  d'ecume  blan- 
chissante.  Les  matelcts  americains  ,  perpendi- 
culairement  assis  sur  leurs  banes ,  immobiles  de 
leurs  corps ,  presque  immobiles  de  leurs  bras  , 
effleurant  a  peine  Ies  flots  de  leurs  rames  legeres, 
mais  pressant  et  multipliant  leurs  coups,  s'elan 
cerent  enmerne  temps  que  leurs  adversaires  sans 
troubler  a  peine  autour  d'eux  la  transparence 
des  eaux.  Quelques  minutes  suffirent  pour  de 
cider  la  \ictoire  quelquefois  si  long-temps  in- 
certairie.  Les  deux  chaloupes  parties  en  memo 
temps  du  meme  point  ne  tarderent  pas  a  se  se- 
parer.  Les  Anglais ,  bientot  epuises  par  la  vio 
lence  de  leurs  efforts,  ne  purent  suivre  le  vol 
rapide  de  leurs  adversaires ,  dont  la  prom  pie 


MO  LAFAYETTE 

arrivee  au  but  fat  annoncee  par  les  cris  de  joie 
qui  s'eleverent  du  rivage  et  de  tous  les  points 
qu'occupaient  les  nombreux  spectateurs  que  la 
curiosite  avait  amenes,  non-seulement  de  tous 
les  points  de  la  cite ,  mais  encore  de  toutes  les 
villes  voisines.  Etonne  de  sa  defaite,  mais  ne 
pouvant  se  dissimuler  qu'elle  etait  complete  ,  le 
capitaine  anglais  s'empressa  de  reconnaitre  la 
superiorite  de  la  clialoupe  americaine  sur  la 
sienne,  et  temoigna  le  desir  d'en  faire  1'acquisi- 
tion  ,  il  en  offrit  meme  trois  mille  dollars.  Mais 
les  {whitehallers  refuserent  de  la  lui  vendre. 
«  Nous  voulons  la  conserver,  »  lui  dirent-ils, 
«  comme  monument  de  la  victoire  que  nous 
»  avons  eu  Thonneur  de  remporter  sur  vous; 
»  mais  pour  adoucir  les  regrets  que  pourrait  vous 
»  causer  notre  refus ,  nous  vous  proposons  une 
»  nouvelle  course,  dans  laquelle  vous  monterez 
M  notre  clialoupe  avec  vos  rameurs ;  nous  mon- 
»  terons  la  votre  ,  et  nous  doubleronsle  prix... » 
Gette  proposition  ne  laissa  pas  que  d'etonner  le 
capitaine  anglais,  qui,  craignantune  nouvelle  de 
faite  et  la  perte  de  son  argent ,  refusa  le  combat. 
Le  soir  meme,  la  chaloupe  victorieuse  fut  placee 
sur  un  char  de  triomphe  ,  promenee  par  toutela 
ville,  et  conduite  au  theatre,  ou ell e  fut  couron- 
nee,  ainsi  que  ses  quatre  rameurs  et  son  jeune 
pilote;  et  le  lendemain  elle  fut  placee  comme 
monument  sur  le  port,  avec  les  noms  des  homines 


EN   AMERIQUE.  M  ( 

de  son  equipage  ecrits  sur  ses  banes,  et  cette 
inscription  sur  son  bord.  American  star  victo 
rious  ,  4  december  1824. 

Ce  fut  dans  cette  meme  chaloupe  et  avec  ies 
niemes  rameurs  que  Ies  whitehallers  voulurent 
conduire  le  general  Lafayette  a  Sandyhook,  de 
1'autre  cote  de  la  riviere  du  Nord.  Dans  le  trajet 
nous  pumes  juger  de  sa  legerete  et  de  Fhabilete" 
de  ceux  qui  la  manceuvraient ;  Ies  nombreuses 
barques  qui  portaient  Ies  personnes  invitees  a  la 
fete  ,  ne  pouvaient  la  suivre  que  de  loin.  Au  re- 
tour,  des  que  le  general  eut  debarque,lesmarins, 
reunisen  corps  sous  Ies bannieres  de  1'association  , 
et  conduits  par  Ies  vainqueurs ,  se  presenterent 
a  lui  pour  lui  exprimer  leur  reconnaissance  des 
services  qu'il  avait  rendus  autrefois  a  leur  patrie, 
et  des  temoignages  d'estime  qu'il  venait  de  leur 
accorder.  Puis,  apres  lui  avoir  rappele  en  peu  de 
mots  1'histoire  de  la  chaloupe  dans  laquelle  il 
venait  de  traverser  la  riviere ,  ils  le  prierent  de 
Faccepter  et  de  la  faire  transporter  a  Lagrange  , 
aiin  que  Ik  elle  lui  rappelat  continuellement  le 
souvenir  de  ses  amis  de  New-York  ,  la  perfection 
des  arts  mecaniques  en  Amerique,  et  la  grande 
devise  de  la  marine  del'Union  :  Liberte  du  com 
merce  et  droit  des  marins  1. 


1  Le  voeu  des  Whitehallers  a  ete  rempli.  \1  Etoile  arne- 
ricaine    est  maintenant  a   La  Grange ,  placee  avec   ses 


54^  LAFAYETTE 

La  nature  du  present ,  la  delicatesse  avec  la- 
quelle  il  etait  offert ,  ne  permettaierit  pas  au 
general  de  la  refuser.  II  1'accepta  avec  une 
profonde  reconnaissance  qu'il  exprima  en  ces 
termes : 

«  C'est  avec  tout  Forgueil  d'un  patriote  ame- 
»  ricain  que  j'avais  deja  joui  du  succes  de  votre 
»  course.  G'est  avec  toute  la  reconnaissance  de 
»  J'amitie  que  je  recois  votre  genereux  present. 
»  Aucun  souvenir  ne  pouvait  etre  recu  par  moi 
»  avec  plus  de  plaisir  ,  surtout  lorsqu'il  m'est 
»  ofFert  par  les  mains  des  cinq  marins  vainqueurs. 
»  II  sera  conserve  precieusement  corame  un  mo- 
»  nument  cher  a  monco3ur. 

»  Je  vous  prie,  messieurs,  d'accepter  et  de 
»  transmettre  a  vos  compagnons  les  felicitations , 
»  les  remercimens  et  les  voeux  d'un  veteran  en- 
»  tieremerit  devoue  a  votre  grande  devise  :  Li- 
»  berte  du  commerce  et  droit  des  marins.  » 

Gependant  le  moment  de  nous  separer  des 
citoyens  de  New-York  etait  venu  ,  et  nos  coaurs 
etaient  oppresses  de  tristesse.  Le  i4juiUet  nous 
sordines  de  cette  ville  que  nous  ne  devions  plus 
revoir  avarit  de  quitter  le  sol  americain.  Les  ma- 
gistrats  et  le  peuple  assisterent  au  depart  de 


rames  et  son  gouvernail  dans  une  elegante  fabrique  quo 
ie  general  a  fait  construire  expres  pour  lui  donner  un 
abri  digne  des  souvenirs  qu'elle  repi'esonte. 


EJM    AMERIQUE.  5  K> 

riiote  national.  Une  profonde  melancolie  etait 
empreinte  sur  tous  les  visages,  et  quoique  les 
quais  fussent  couverts  d'une  foule  innombrable  , 
un  silence  solennel  regna  seul  pendant  notre  em- 
barquement,  et  ne  fut  trouble  que  par  le  dernier 
adieu. 


544  LAFAYETTE 


CHAPITRE  XV. 


LETTRE    DE    M.    K.ERATRY    SDR    L'ANNIVERSAIRE    DE   BUNKER'S '-  HILL.  — 

MACHINE    HYDRATILIQUE    DE     PHILADELPH1E.    GERMANTOWN.    

B01TE    HISTOR1QUE    DE    M.    WATSON7.  CHAMP    DE    BATAILLE    DE    LA 

BRANDYWINE.    INVOCATION     DU     REVEKEND     WILLIAM    LATTA.  

CLERGE    DE    LANCASTRE.  RETODR    A    BALTIMORE    ECLA1RE    PAR    UN 

INCENDIE. 


PENDANT  que  les  citoyens  des  Etats-Unis  epui- 
saient  tous  les  moyens  pour  prouver  leur  recon 
naissance  au  vieil  amide  leurs  peres,  de  leur  pa  trie 
et  de  leurs  institutions ,  la  France  n'etait  point 
indifferente  aux  honneurs  reridus  a  un  de  ses  en- 
fans  ,  sur  une  terre  lointaine.  Par  1'organe  de  ses 
ecrivains,  de  ses  poe'tes  et  de  ses  orateurs,  elle 
unissait  sa  voix  a  celle  de  I'Amerique  republi- 
caine  pour  celebrer  les  principales  circonstances 
de  ce  triomphe ,  egalement  honorable  pour  les 
deux  nations.  Et  c'est  ainsi  que  dans  une  feuille 
publique  1  ,  imprimee  a  Paris  et  envoyee  aux 
Etats-Unis  ,  M.  Keratry,  inspire  par  la  solennite 
de  Bunker' s-Hili ,  exprimait  les  vosux  et  les  sen- 
timens  de  tous  les  Francais  amis  de  la  liberte  : 

1  Courrierfranfais. 


EN   AMEKIQUE.  545 

«  Lcs  nations  acquittent  une  dette  sacree  quand 
»  elles  honorent  la  memoire  de  leurs  grands  ci- 
M  toyens ;  mais  par  cela  meme  aussi  elles  font 
»  un  acte  de  conservation  personneile ,  puisque 
»  rien  ne  saurait  mieux  provoquer  un  genereux 
»  devouement  que  la  certitude  acquise  a  son  au- 
)>  teur  d'ecbapper  a  Foubli. 

»  II  est  en  effet ,  dans  les  acclamations  de  la 
)>  reconnaissance publique, quelque  chose  d'inspi- 
»  rant  et presque  de  contagieux  qui  enleve  Ibom- 
»  me  a  lui-meme  et  aux  interets  de  la  vie  du 
»  jour.  On  immole  celle-ci  pour  s'en  assurer  une 
»  autre  plus  brillanteet  plusprolongee.  On  a  beau 
)>  se  dire  que  ces  suffrages  seront  decernes  a  des 
»  cendres  froides  ,  Tori  se  sent  revivre  pour  as- 
»  sister  a  cet  avenir  de  gloire ;  et  par  un  miracle 
»  du  patriotisme,  la  surete  generale  d'un  pays 
»  devient  le  resultat  de  toutes  les  abnegations 
)>  individuelles. 

w  Les  peuples  capables  de  ces  sacrifices ,  alors 
»  meme  qu'ils  sressayent  a  secouer  un  joug  d'op- 
»  pression  dontlepropre  est  d'avilir  notreespece 
»  partout  ou  elle  le  subit ,  ne  furent  jamais  sans 
»  vertu.  INous  en  avons  1'intime  conviction  ,  si 
)>  Dieu  attend  les  bommes  et  les  prend  un  a  un  , 
»  pour  lesjuger  apres  letir  carriere  terrestre ,  ce 
»  qui  est  la  justice  de  1'autre  vie ,  il  prononce  aussi 
)>  en  masse,  des  ici-bas ,  sur  les  nations,  suivant 
»  leur  merite  collectif ,  et  c'est  la  justice  provi- 
ii.  35 


LAFAYKTTK 

»  dentielle  de  Feconomie  presente.  Selon  qvTil 
»  les  a  pesees  ,  elles  prosperent  ou  elles  s'etei- 
»  gnent.  Ainsi  des  peuplades  sont  devenues  des 
»  empires  :  ainsi  des  empires  ont  disparu. 

»  Americains  du  nord ,  hommes  d'un  monde 
»  affranclii ,  voila  ce  qui  vous  a  permis  de  vous 
»  constituer  en  corps  de  nation ,  voilk  ce  qui  vous 
»  garantit  une  perpetuite  de  noble  existence  ! 
»  Votre  civisme  est  ne  de  vos  habitudes  labo- 
»  rieuses  et  de  vos  vertus  de  famille.  Ces  vertus 
»  subsistent  parmi  vous  :  ou  les  femmes  sont 
»  chastes ,  les  hommes  sont  braves  :  ou  la  reli- 
»  gion  ,  elan  libre  et  spontane  de  la  creature 
»  vers  son  auteur,  n'est  pas  transformee  en  levier 
»  politique  d'interets  mondains ,  les  croyances 
»  salutaires  dominent  1'ordre  social ,  et  remplis- 
»  sent  Tame  deforce.  Vousavcz  eu  des  Franklin, 
»  des  Washington ,  des  Samuel  Adams ,  des  Jef- 
»  ferson  ^  au  besoin  vous  en  trouveriez  encore  : 
»  1'arbre  est  plein  de  seve  ,  pourquoi  ne  porte- 
»  rait-il  pas  de  nouveaux  fruits  ?  Votre  prospe- 
»  rite  ne  m'etonne  plus ;  elle  est  dans  la  nature 
»  des  choses  divines  et  humaines. 

»  Gependant  vous  faites  bien  d'aj outer  au  re- 
»  nom  des  appuis  de  votre  liberte  ,  et  de  donner 
»  destombeaux  dignes  &  ceux  qui  moururent  pour 
»  elle.  Le  vgrand  citoyen  qui,  en  1^65  ,  fut  un 
»  des  createurs  de  cette  sainte  conspiration  de 
^>  Boston,  si  influente  sur  vos  destinees;  celui 


EN  AMERIQUE. 
»  que  cette  ville  chargea  ,  dans  deux  occasions 
»  memorables,  do  consoler  par  ses  paroles  elo- 
»  quentes  3es  manes  de  vos  compatriotes  egorges 
»  le  2  mars  1770  ;  celui  qui ,  en  1775  ,  vous  aida 
»  a  conquerir  les  brill  a  ns  augures  de  la  bataillc 
»  de  Lexington  ,  et  qui  succomba  frappe  d'un 
»  coup  mortel  a  Bread -Hill,  dans  la  seconde 
»  affaire  de  votre  independance ,  le  docteur  War- 
»  ren,  meritait  de  vous  et  de  vos  enfans  une 
»  distinction  particuliere. 

»  C'etait  peut-etre  assez  pour  la  gloire  de  ce 
»  guerrier  citoyen ,  dont  la  vertu  fut  attestee  par 
)>  les  regrets  de  ses  plus  ardens  ennemis,  et  du 
»  courage  duquel  depose  encore  la  terre  de  la 
»  tranchee  ,  qui  recut ,  avec  son  sang  ,  son  der- 
»  nier  soupir  :  c'etait  peut-etre  assez,  dis-je,  que 
)>  ses  restes  recueillis  eussent  trouve  une  hono- 
»  rable  sepulture  au  sein  de  la  cite  qu'il  voulait 
»  affranchir.  Vous  avcz  resolu  da  vantage  pour  ce 
»  heroset  pour  ses  compagnonsd'armes.  Hommes 
»  de  TAmerique  du  nord  ,  je  vous  felicite  de  ce 
»  que  les  services  des  braves  restent  pleins  de  vie 
»  dans  votre  memoire ;  car  il  serait  temeraire  de 
»  repondre  de  1'avenir  des  nations  qui  oublie- 
»  raient  le  passe  par  lequel  elles  existent.  II  y  a 
»  en  vous  des  elemens  de  vigueur  ,  et  vous  savez 
»  les  nourrir.  Vous  avez  attendu  que  la  main 
»  d'un  des  premiers  dcfenseurs  de  votre  liberte 
»  vous  aidat  a  remplir  de  pieux  devoirs  :  dq'ii 

35, 


54  B  LAFAYETTI; 

»  notre  penseeet  nos  yeux  avaientsuivi  au  tom- 
»  beau  de  Washington  ce  vieux  guerrier,  celeb  re 
»  dans  les  annales  de  deux  peuples  ;  et  je  ne  crois 
)>  pas  que  le  ciel  ait  jamais  eclaire  sur  la  terre 
»  u n  plus  beau  spectacle.  Nos  regards  1'accom- 
»  pagneront  encore  lorsque,le  17  du  prochain 
»  mois  ,  il  inaugurera  avec  vous  le  monument 
»  que  Boston  eleve  aux  braves  de  Bunker's-Hill : 
))  bien  digne  de  solenniser  avec  vous  ce  grand 
»  hommage,  il  songera  sans  doute  a  sa  patrie 
»  en  vous  aidant  a  payer  la  dette  cle  la  votre: 
»  il  formera  des  voeux  pour  nous  ;  et  peut-etre, 
»  sans  vous  envier  Tetat  prospere  que  vous  devez 
«  au  courage  civil  et  guerrier  de  vos  citoyens  , 
»  il  demandera  avec  respect  a  la  Providence 
»  pourquoi  elle  semble  retirer  aux  Francais  les 
»  beaux  jours  dont  elle  leur  avait  laisse  entre- 
^  voir  1'aurore....  Non  ,  dans  sa  clouleur  religieuse 
w  il  se  taira  ,  par  la  crainte  que  la  pierre  funebre 
»  et  les  ossemens  sacres  qu'elle  recouvre  ,  ne  lui 
)>  f assent  une  reponse  trop  severe  pour  nous , 
»  habitans  de  cette  vieille  Europe,  ou  You  pre- 
»  tend  a  la  liberte  sans  sacrifices  ,  et  au  bonheur 
»  sans  vertu  1 

»  Heureuse  nation ,  vous  ne  comptez  dans  vos 
»  fastes  d'autres  victoires  que  celles  qui  out  aifer- 
»  mi  votre  independence!  N'en  souhaitez  jamais 
w  d'autres  ;  a  moins  qu'un  noble  sentiment  ric 
»  vous  portea  vousinteresser  a  la  cause  des  horn- 


»  m os  opprimes  de  Tun  des  deux  hemispheres  , 
»  car  vous  avez  ete  opprimes  aussi  et  secourus. 

»  Ne  laissez  aucun  de  vos  ci  toy  ens  se  faire 
»  grand  d'une  grandeur  qui  lui  serait  trop  per- 
»  sonnelle  ou  qui  rendrait  petit  ce  qui  serait  au- 
»  tour  de  lui;  car  une  nation  nedoit  pas  etre  un 
)>  piedcstal. 

»  N'accordez  de  distinctions  qu'aux  vivans  qui 
»  les  ont  gagnees  ,  et  aux  morts  qui  en  jouissent 
»  sans  aucun  prejudice  du  merite  pret  a  s'elever 
»  a  cote  de  leurs  cendres ;  car  la  transmission  de 
»  la  gloire ,  par  voie  d'heritage,  est  1'acte  d'un 
»  peuple  en  demence,  qui  aliene  son  avenir  an 
)>  profit  d'iuconnus. 

»  Simple  eitoyen  d'un  autre  etat,  je  suis  Lien 
)>  liardi  de  vous  envoyer  ces  paroles  a  travers  Jes 
»  mers  qui  nous  separent;  mais  mon  ame  a  de- 
»  sire  converser  avec  in  votre  ;  et  j'ai  cru  que  les 
»  conseils  d'un  Francais  qui  applaudit  a  votre 
»  fortune ,  ne  frapperaient  pas  des  oreilles  trop 
»  superbes  et  trop  dedaigneuses  ,  a  Tinstant 
»  meme  ou  un  Francais  slionore  de  votre  re- 
»  connaissance.  Get  homme ,  1'un  de  ceux  aux- 
»  quels  il  est  accorde  de  se  voir  tel  que  ses  sem- 
»  blables  seront  dans  1'avenir ,  prepare  son 
»  retour  vers  la  terre  natale ;  car  vous  savez  que 
»  son  coeur  ne  se  met  pas  en  quete  des  heureux 
)>  du  siecle,  et  que  pour  lui  la  cause  juste  sera 
»  toujours  la  bonne  cause ,  triomphante  ou  non* 


55o  LAFAYETTE 

»  Puissent  done  les  vents  lui  etre  propices! 
)>  Comble  de  vos  dons  a  la  maniere  antique,  cou- 
»  ronne  de  fleurs  echappees  de  la  main  de  vos 
»  filles  moclestes  et  de  Jeurs  meres  vertueuses , 
»  qu'il  revoie  Li  en  tot  ses  foyers !  Qu'il  nous  soit 
»  rendu!  Ah!  gardez-vous  de  Je  retenir  plus 
»  long-temps  sur  votre  rivage !  Vous  etes  assez 
»  riches  en  citoyens.  Je  ne  dirai  pas  que  parmi 
»  nous  ils  se  comptent  encore ,  car  il  n'est  ja- 
»  mais  permis  de  medire  de  la  patrie;  mais 
»  quand  les  faibles  sont  ebrariles,  la  presence 
»  des  forts  n'est  que  trop  necessaire.  » 

Domine  par  le  sentiment  de  ses  devoirs , 
comme  citoyen ,  et  par  ses  affections,  comme 
chef  d'une  nombreuse  famille  ,  le  general  La 
fayette  n'avait  point  attendu  1'expression  de  ces 
voeux  de  Vamitie  pour  se  decider  k  revenir  bientot 
en  France  ;  mais  cependant  ce  ne  fut  pas  sans 
une  douce  emotion  qu'elle  se  fit  entendre  a  son 
cceur.  Elle  contribua  a  1'adoucissement  du  sacri 
fice  qu'il  avait  du  s'imposer  en  se  refusant  aux 
prieres  des  citoyens  des  Etats-Unis,  qui  de  toutes 
parts  1'avaient  si  tendreinent  et  si  mstamment 
prie  de  se  fixer  au  milieu  d'eux. 

L'intention  du  general  etait  de  se  rembarquer 
avant  le  retour  de  la  mauvaise  saison ,  mais  avunt 
de  quitter  le  sol  americain ,  il  voulut  remplir 
encore  quelques  engagemens  qu'il  avait  pris  avcc 
diverses  villes ;  passer  quelque  temps  au  siege 


EN   AMERIQUE.  55 1 

du  gouvernement  general  de  1' Union,  et  faire 
ime  derniere  visite  aux  ex-presidens  retires  en 
Virginie.  Nous  etions  deja  au  milieu  de  juillet; 
il  ne  lui  restait  done  plus  guere  que  deux 
mois  pour  1'execution  de  ses  projets ,  et  il  se 
hata  de  se  rendre  d'abord  en  Pensylvanie;  il 
tra versa  rapidement  le  New-Jersey,  au  milieu 
des  temoignages  accoutumes  de  la  veneration 
du  peuple.  Je  ne  parlerai  ni  des  fetes  qui  lui  fu- 
rent  encore  offertes  par  les  villes  qu'il  traversa  , 
ni  de  la  seconde  visite  qu'il  fit  a  Joseph  Bona 
parte,  en  passant  a  Borderitown,  ou  nous  eiimes 
le  plaisir  de  retrouver  le  colonel  Achille  Murat, 
venu  a  la  rencontre  de  son  frere  qui  arrivait 
d'Espagne;  mais  je  m'arreterai  un  instant  encore 
dans  Philadelphie  pour  y  visiter  les  travaux  hy- 
drauliques  et  assister  a  la  fete  que  la  petite  repu- 
Llique  du  Schuylkill  voulut  aussi  donner  a  son 
hole  national. 

Pendant  notre  premier  sejour  a  Philadelphie 
nous  avions  deja  visite  la  belle  machine  hydrau- 
lique  etablie  sur  le  Schuylkill ,  pour  fournir  de 
1'eau  a  une  population  de  cent  viiigt  mille  ames , 
et  nous  avions  ete  frappes  de  la  simplieite  de 
son  mecanisme ,  de  sa  puissance  admirable,  de 
I'elegance  comme  du  bon  gout  du  batiment  qui 
la  renferme.  Mais  alors  un  peu  presses  par  le 
temps,  nous  n'avions  que  peu  considere  1'ep- 
seml)le,  sans  entrer  dans  1'examen  des  details, et 


552  LAFAYETTE 

cetait  pour  supplier  a  ce  defaut  d' in  formation 
que  nous  y  retournions  une  seconde  fois  avec  le 
comite  charge  de  Ja  surveillance  et  des  depenses 
de  I'etablissement. 

La  maree  se  faisant  sentir ,  dans  la  Delaware  , 
Lien  au-dessus  de  Philadelphie,  il  s'ensuit  que 
les  habitans  de  cette  ville  ne  peuverit  employer 
1'eau  cle  la  riviere  aux  usages  culinaires  ,  et 
qu'autrefois  ils  n'avaient  d'eau  potable  que  celle 
que  leur  fournissaient  quelques  citernes  qui  sou- 
vent  tarissaient  pendant  les  grandes  sccheresses 
de  1'ete ,  ou  ne  fournissaient  qu'un  breuvage 
malsain ,  cause  d'un  grand  nombre  de  maladies. 
Le  rapide  accroissement  de  Ja  population  rendit 
bientot  indispensable  la  necessite  d'obtenir  de 
1'eau  d'une  meilletire  qualite  et  en  plus  grande 
quantite;  une  pompe  a  feu  fut  etablie  sur  les 
bords  du  Schuylkill.  Gette  poinpe,  d'un  entre- 
tien  fort  dispendieux  et  d'un  service  presque  in- 
suffisant,  etait  Dependant  encore  la  seule  res- 
source  d'une  population  de  plus  de  quatre-vingt 
mille  ames  a  la  fin  de  1818,  epoque  a  laquelle 
le  comite  charge  de  Fapprovisionnement  en  eau 
(watering  committee},  compose  de  citoyens 
distingues  par  leurs  connaissances  et  leur  amour 
du  bien  public  ,  s'occupa  des  moyens  de  rein- 
placer  1'ancienne  machine  par  une  aulre  plus 
puissante.et  plus  economique.  Fair-Mount ,  sur 
la  rive  gauche  du  Schuylkill ,  parut  le  point  le 


EN    AMERIQUE.  553 

plus  favorable  pour  Pexecution  des  projets  du 
comite.  La  compagnie  de  navigation  du  Schujrl- 
kill  ayant  permis  le  barrage  de  la  riviere  pour 
obtenir  une  chute  d'eau  ,  a  condition  qu'un  ca 
nal  et  des  ecluses  seraient  construits  aux  1'rais  de 
la  ville  ,  sur  la  rive  droite ,  aim  que  la  naviga 
tion  ne  fut  point  interrompue,  et  MM.  White 
et  Gillingham  ayant  consent!  a  ceder ,  pour 
cent  cinquante  mille  dollars ,  leurs  droits  sur  le 
cours  d'eau  ,  le  comite  ,  affranchi  de  tout  obsta 
cle,  soumit  ses  plans  au  conseil  de  ville  qui  les 
approuva  et  vota  de  suite  une  somme  de  trois 
cent  cinquante  mille  dollars  pour  le  commen 
cement  de  leur  execution. 

Les  travaux  furent  commences  le  1 9  avril  1819, 
sous  la  direction  du  capitaine  Ariel  Cooley,  et  fu 
rent  termines  en  quatre  ans.  A  la  vue  des  canaux 
qu'il  a  fallu  ouvrir ,  des  digues  qu'il  a  fallu  ele- 
ver ,  des  reservoirs  qa'oa  a  ete  oblige  de  creuser 
a  une  grande  profondeur  clans  le  roc  vif ,  on  a 
peine  a  comprendre  comment  tant  de  choses  ont 
pu  etre  faites  en  si  peu  de  temps.  L'argent,  il  est 
vrai ,  n'a  pas  ete  epargne ,  mais  1'argent  ne  suffit 
pas  toujours,  on  le  sait  bien  chez  nous,  pour 
achever  de  grandes  choses ;  pour  faire  bien  et 
promptement ,  il  faut  encore  des  agens  probes, 
habiles  ,  et  nnirnes  de  1'amour  du  bien  public ; 
c'est  ce  qu'etait  le  capitaine  Cooley^  qui  malheu- 
reusement  paya  de  sa  vie  le  zele  qu'il  deploya 


554  LAFAtETTE 

dans  Faccomplissement  de  ses  devoirs.  Expose 
sans  cesse ,  ou  aux  ardeurs  du  soleil ,  ou  a  la 
fraicheur  des  nuits,  il  gagna  une  maladie  mor- 
telle  qui  ne  lui  permit  pas  de  jouir  du  fruit  de 
ses  travaux.  Les  habitans  de  Philadelphie  regret- 
tent  encore  aujourd'hui  en  lui  le  bon  citoyen  et 
1'artiste  aussi  habile  que  desinteresse. 

Tel  que  nous  1'avons  vu  acheve ,  Tetablisse- 
nient  hydraulique  de  Fair-Mount  pent  fournir 
tres-abondamment  aux  besoins  de  la  ville,  et 
ofFre  aux  amis  des  arts  utiles  un  monument  di- 
gne  deleur  attention.  Lebatiment  qui  renferme 
les  machines  est  coustruit  en  pierres  dures  d'une 
blancheur  eclatante;  il  a  deux  cent  trente  pieds 
de  long  sur  cinquante  de  large;  son  architecture 
est  d'ordre  dorique;  la  section  inferieure  est  di- 
visee  en  douze  compartirnens  solidement  voutes, 
propres  a  1'emplacement  de  huit  pompes  aspi- 
rantes  et  refoulantes  mises  en  action  par  des 
roues  de  quatorze  pieds  de  diametre  et  de  qua- 
torze  pieds  de  large ;  chaque  extremite  du  bati- 
ment  est  terminee  par  un  pavilion  du  meme 
ordre  d'architecture ,  et  servant,  i'un  aux  assem- 
blees  du  comite,  1'autre  au  surveillant  de  1'eta- 
blissement;  des  huit  pompes,  il  n'y  en  a  encore 
qne  trois  qui  travaillent;  elles  portent  a  elles 
seules,  dans  le  reservoir  de  distribution  qui  est 
a  plus  de  cent  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la 
riviere,  pres  de  cinq  millions  de  gallons  d'eau 


EN  AMERIQUE.  555 

par  vingt-quatre  lieures;  cliaque  roue  fait  treize 
revolutions  par  minute;  elles  sont  a  aubes  per- 
pendicnlairesa  la  circonference ,  et  tournent  avec 
une  regularite  ourprenante.  Leur  construction 
est  due  aux  talens  de  M.  Drury  Bromley,  qui , 
dans  cette  circonstance  n'est  point  reste  au-des- 
sous  de  sa  reputation  d'habile  mecanicien. 

Les  pompes  sortent  des  ateliers  de  MM.  Hush 
et  Muhlenberg;  elles  sont  en  ibnte,  ont  seize 
pouces  de  diametre,  et  sont  placees  horizontale- 
nient  d'apres  les  plans  de  M,  Graff;  leur  jeu  est 
si  simple  et  si  facile ,  que ,  lorsqu'elles  sont  en 
mouvement  on  n'entend  pas  le  moindre  bruit  et 
on  ne  remarque  aucun  frottement.  En  general , 
toutes  les  parties  de  cet  admirable  monument 
de  I'industrie  americaine  sont  traitees  avec  le 
meme  soin  ,  et  il  est  impossible  de  le  visiter  sans 
se  sentir  penetre  d'admiration  pour  lous  ceux 
qui  ont  contribue  a  sa  conception  et  a  son  acbeve- 
ment.  M.  John  Moore,  charge  de  la  maconne- 
rie,  et  M.  Frederick  Erdrnan,  charge  de  la 
charpenterie ,  ne  sont  point  restes  en  arriere  de 
leurs  collaborateurs  ,  et  tout  le  monde  paie  aussi 
un  tribut  de  reconnaissance  a  la  precision  des 
calculs  de  M.  Thomas  Oaks,  dans  1'evaluation  et 
1'application  des  forces  necessaires  pour  obtenir, 
avec  le  moins  cle  frais  possible,  les  resultats  les 
plus  avantageux. 

La  sornme  totale  des  depenses  faites  pour  la 


LAFAYETTE 

construction  de  cet  e'tablissement  s'eleve  a  qualre 
cent  vingt-six  mille  trois  cent  trente  dollars , 
dont  linteret  a  cinq  pour  cent  est  de  vingt-uri 
mille  trois  cent  seize  dollars.  La  depense  an- 
nuelie  pour  salaire  des  ouvriers  ,  reparations  des 
machines,  chauffage,  huile,  etc.,  est  de  quinze 
cents  dollars  seulement ,  ce  qui,  ajoute  aux  in- 
terets ,  ne  fait  qu'une  sonime  totale  de  vingt- 
deux  mille  huit  cent  seize  dollars ,  pour  distri- 
buer  a  la  ville  de  Philadelphie  pres  de  cinq 
millions  de  gallons  d'eau  par  vingt-quatre  heu- 
res.  L'ancienne  pompe  a  feu  ne  pouvait  fournir 
qu'un  million  six  cent  mille  gallons  d'eau  par 
vingt-quatre  heures,  et  coutait  par  an  trente 
mille  huit  cent  cinquante-liuit  dollars;  pour 
lui  eri  faire  fournir  cinq  millions  de  gallons,  il 
aurait  fallu  depenser  chaque  annee  une  somme 
de  soixante-un  mille  sept  cent  seize  dollars  au 
moins;  on  a  done  obtenu ,  par  la  construction  de 
3a  nouvelle  machine,  une  economic  annuelle  de 
trente-huit  mille  neuf  cents  dollars.  A  cet  im 
mense  avantage  il  faut  en  ajouter  plusieurs  au- 
tres  encore  non  moins  precieux ,  tels  que  1'as- 
sainissement  de  la  ville;  1'augmentatiori  des 
ressources  contre  les  incendies ;  rembellissement 
des  places  publiques  par  des  fontaines  abon- 
dantes;  la  faculte  pour  chaque  habitant  d'avoir 
une  coriduite  d'eau  dans  sa  maison  pour  la  mo- 
dique  somme  de  cinq  dollars  par  an;  enfin,  la 


EN    AMERIQUE.  55? 

faeilite  d'etablir  dans  la  vilta  diverses  usines  on 
iabriques  mues  par  des  machines  hydrauliques. 

Tons  ces  details  furent  entendus  avec  un  vif 
interet  par  le  general  Lafayette,  qui  exprinia  sa 
satisfaction  et  son  admiration ,  en  disant  que  la 
machine  hydraulique  de  Pbiladelpliie  etait  selon 
lui  la  parlaite  image  du  gouvernement  ameri- 
eain,  clans  lequel  on  trouve  a  la  fois  simp licit e, 
force  et  economic.  Au  moment  ou  il  allaifc  se 
retirer,  M.  Lewis,  comme  president,  et  au  nom 
du  comite,  lui  oiFrit  un  modele  de  la  machine, 
et  d'une  section  verticaie  du  batiment  parfaite- 
ment  execute  en  bois  d'acajou  ;  le  general  le  re- 
cut  avec  reconnaissance ,  et  assura  M.  Lewis  qu'il 
aurait  un  veritable  plaisir  a  montrer  a  ses  amis 
d'Europe  cette  preuve  de  la  perfection  des  arts 
mecaniques  aux  Etats-Unis. 

Quoique  pendant  toute  la  duree  de  notre  se 
cond  sejour  a  Philaclelphie  la  chaleur  fut  excessive, 
et  que  le  thermometre  de  Fahrenheit  marquat 
babituellement  98  degres  ,  et  qu'il  niontat  quel- 
quefois  a  104,  le  general  Lafayette  n'en  sortit 
pas  moins  chaque  jour,  soit  pour  assister  aux 
reunions  auxquelles  il  etait  invite,  soit  pour  aller 
visiter  les  environs  de  la  ville ,  et  sa  sante  n'en 
fut  pas  alteree  un  instant. 

Ge  fut  le  20  juin  que  nous  allames  visiter  ]e 
champ  de  bataille  de  Germantown  et  la  Maison 
de  Chew,  sur  les  murs  de  laquelle  se  retrouvent 


558  LAFAYETTE 

encore  cles  traces  de  balleset  de  boulets  qui  prou- 
vent  combien  fut  important  le  role  qu'elle  joua 
dans  le  combat  qui  se  livra  an  tour  d'elle.  Apres 
avoir  dejeune  avec  M.  Benjamin  Chew,  proprie- 
taire  de  cette  maison  historique ,  le  general  con- 
tinua  sa  route  jusqu'a  Chesnut-Hill ,  en  vue  de 
Barren-Hill ,  ou  le  20  mai  1778  il  opera  avec  tant 
de  bonheur  et  de  succes  la  fameuse  retraite  qui 
commenca  sa  reputation  de  tacticien;  de  la  il 
rentra  a  Germantown ,  pour  y  passer  quelques 
instans  avec  les  babitans ,  qui  le  prierent  de  vi- 
siter  leur  universite  ,  ou  les  etudians  le  recurent 
avec  entbousiasme.  Nous  trouvames  parnii  eux 
le  jeune  Fernando  Bolivar,  fils  adoptif  du  libe- 
rateur ;  le  general  Lafayette  lui  parla  avec  plaisir 
des  esperances  que  les  amis  de  la  liberte  et  de 
rhumanite  fondaienl  sur  le  caractere  de  son 
oncle,  qui  jusqu'alors  avait  rnarche  d'un  pas 
ferme  dans  la  carriere  ouverte  par  Washington  ; 
le  jeune  homme  parut  penetre  de  reconnaissance, 
et  s'exprima  de  maniere  a  faire  esperer  que  ce  ne 
serait  point  inutilement  qu'on  1'aurait  envoye 
etudierles  institutions  politiques  des  Etats-Unis. 
Au  moment  ou  nous  allions  quitter  German- 
town  ,  M.  John  Watson  offrit  au  general  un  pre 
sent  fort  precieux  par  la  nature  des  souvenirs 
qu'il  reveillait ;  c'etait  une  bolte  formee  de  plu- 
sieurs  pieces  de  differens  bois,  dont  il  raconla 
ainsi  Tori  gin  e  et  Thistoire. 


EN  AM£RIQUE.  55g 

«Le  corps  de  la  boite  est  fait  d'un  morceau 
»  d'un  noyer  noir,  vieil  enfant  de  la  foret  qui 
)>  autrefois  couvrait  le  sol  de  Philadelphia.  Con- 
»  temporal* n  des  arbres  qui  preterent  leur  om- 
»  brage  a  William  Penn  e£  a  ses  compagnons, 
»  il  elevait  encore  en  1818,  ses  superbes  rameaux 
)>  en  face  de  la  salle  ou  fut  declaree  notre  inde- 
»  pendance. 

»  Le  couvrercle  se  forme  d'un  assemblage  de 
w  quatre  pieces  differentes. 

»  La  premiere  est  faconnee  d'une  branche 
»  d'un  arbre  forestier ,  dernier  survivant  de  ceux 
»  qui  virent  creuser  les  premieres  fondations  de 
»  Philadelphie.  La  vigueur  qui  anime  encore  sa 
»  vieille  vegetation,  atteste  la  rapidite  de  1'ac- 
)>  croissement  de  la  vil!e  qu'il  a  vue  naitre. 

w  La  secondeest  faite  d'un  morceau  de  cliene, 
»  debris  du  premier  pont  construit  en  1 683 ,  sur 
»  la  petite  riviere  du  Canard.  Ce  morceau  a  ete 
»  retrouve  en  1823  ,  a  environ  six  pieds  au-des- 
»  sous  du  sol  actuel. 

»  La  troisieme  provient  de  1'orme  celebre  sous 
»  lequel  Penn  fit  son  premier  traite  avec  Sliac- 
»  kamaxum.  II  tomba  de  vetuste  en  1810,  mais 
»  un  de  ses  rejetons  s'eleve  aujourd'hui,  plein  de 
»  vigueur,  dans  le  jardin  de  I'hopital,  et  nos 
»  concitoyens  aiment  a  s'entretenir  de  son  ori- 
»  gine  sous  son  ombrage. 

)>  La  quatrieme  rappelle  des  souvenirs  plus 


5  Go  LAFAYETTE 

»  ancicus  encore.  G'est  un  fragment  cle  la  pre- 
w  niiere  maisori  elevee  par  des  mains  europeen- 
»  nes  sur  le  sol  americain!  G'est  un  morceau  d'a- 
»  cajou  de  1'habitation  construite  et  occupee, 
»  en  i4';6,par  1'immortel  Colomb !  Honneur 
»  au  gouvernement  haitien  qui  veille  encore  an- 
»  jourd'hui  avec  soin  a  la  conservation  de  ce  pre- 
»  cienx  monument. 

»  Je  vous  ofire  ces  reliques  avec  confiance ,  eon- 
)>  tinua  M.  Watson  ,  persuade  que  je  suis  que 
»  c'est  avec  interet  que  vous  recevrez  tout  ce  qui 
»  se  rattache  aux  souvenirs  des  premiers  deve- 
»  loppemens  d'un  peuple  qui  a  recu  tant  de 
»  preuves  de  votre  amitie.  » 

Le  general  Lafayette  fat  en  effet  tres-flatte  du 
present  de  M.  Watson.  II  .le  recut  avec  recon 
naissance  et  lui  promit  qu'il  le  placerait  parmi 
les  plus  precieux  souvenirs  de  son  voyage.  A  ce 
premier  present  M.  Watson  en  ajouta  un  autre  , 
non  moins  precieux,  c'etait  un  morceau  de  la 
fregate  V Alliance ,  batiment  de  guerre  ameri 
cain,  sur  lequel  Lafayette  avait  traverse  deux 
fois  1' Ocean  pendant  la  guerre  revolutionnaire. 

Le  21,  nous  partimes  de  Pliiladelphie  pour 
aller  passer  la  journee  dans  Yetat  de  Schuylk'dl. 
Mais  avant  de  parler  des  honneurs  que  le  voya- 
geur  y  recut,  je  dois  dire  un  mot  de  1'histoire 
de  cet  etat : 

«  En  1781  quelques  citoyens  dc  Philadelphia 


EN   AMERIQUE.  56i 

se  reuuirent  pour  former  une  association  dont 
le  double  but  etait  le  plaisir  et  la  bienfaisance. 
Us  acheterent  im  vaste  terrain  pres  des  chutes 
du  Schujlkill  ;  y  construisirent  une  maison 
commode  pour  leurs  reunions;  elurent  un  gou- 
verneur,  unconseil,  un  secretaire  d'etat,  un  tre- 
sorier  et  un  juge;  prirent  un  sceau  particulier, 
et  se  constituent  colonie  du  Schuylkill.  Plus 
d'un  demi-siecle  s'ecoula  sans  que  1'existence 
de  la  colonie  fiit  troublee  par  le  plus  leger 
accident ;  cliacun  de  ses  jours  etait  marque  par 
des  bienfaits,  et  la  joie  et  la  confiance  etaicnt 
de  tous  les  banquets  periodiques  qui  reunis- 
saient  les  citoyens  a  la  rneme  table.  Mais,  sou- 
mise  au  sort  oommun  des  etats  qui  tous  ont 
leurs  vicissitudes,  la  colonie  du  Schujlkill  de- 
vait  avoir  aussi  sa  revolution.  En  1783,  a  la 
suite  d'un  diner  de  plus  de  cinquante  converts, 
la  nation  se  souleva  et  se  declara  indepen- 
dante ;  elle  voulut  revoir  sa  constitution  ,  et  la 
colonie  du  Schuylkill  devint  en  quelques  heu- 
res  \etat  republicain  du  Schuylkill ,  sans  que 
la  metropole  fit  la  moindre  tentative  pour  s'y 
opposer.  Depuis  ce  temps  la  nouvelle  repu- 
blique  n'a  cesse  de  croitre  en  force ,  en  riches- 
ses ;  ses  plaisirs  et  sa  bienfaisance  ont  suivi  la 
meme  progression;  maitresse  aujoureThui  d'un 
territoire  plus  vaste,  qu'elle  a  acquis  par  un 
traite  avec  un  fermier  ,  elle  a  transfers  le  siege 
ii.  36 


LAFAYETTE 

de  sou  gouvernement ,  c'est-a-dire  ses  filets,  sa 
cuisine  et  sa  cave  ,  a  trois  miiles  plus  has ,  sous 
de  frais  ombrages  qu'arrosent  tou jours  les  eaux 
du  Schujlkill.  C'est  la  que  le  general  Lafayette 
fut  recu  par  les  citoyens  et  les  magistrals  qui , 
en  costume  de  pecbeurs,  etaient  venus  Fatten- 
dre  a  la  frontiere  de  Fetat.  Dans  une  courte , 
mais  eloquente  harangue,  le  secretaire  d'etat 
lui  retraca  1'histoire  de  la  republique,  depuis 
sa  fondation  jusqu'au  jour  present ,  et  termina 
en  lui  annovicant  que  le  titre  et  les  droits  de  ci- 
toyens  lui  avaient  etc  decernes  a  l'unanimite. 
Des  que  le  general  eut  exprime  son  accepta 
tion  et  sa  reconnaissance,  on  le  revetit  clu  cos 
tume  national ,  et,  la  tete  ombragee  du  large 
chapeau  de  paille  ,  il  prit  part  aux  occupations 
de  la  communaute.  Ainsi  que  M.  George  La 
fayette  et  M.  de  Syon,  je  fus  admis  aux  tra- 
vaux  de  la  journee;  peuple  et  magistrals,  tout 
le  monde  se  mit  indistinctement  a  1'ceuvre. 
Montes  sur  les  bateaux  de  la  republique,  nous 
fimes  une  peche  abondante,  et  a  quatre  lieures 
nous  primes  'place  au  banquet  apprete  par  nos 
mains.  Jamais  repas  ne  fut  plus  gai  ni  arrose 
de  meilleur  vin,  et  long-temps  encore  nous 
nous  rappellerons  les  plaisirs  et  le  bonheur  que 
Ton  goute  dansi'etat  du  Schuylkill. 

Les  buit  jours  que  nous  venions  de  passer  a 
Philadelpbie ,  conime  en  famille  ,  avaient  com- 


EN   AMERIOUE.  563 

pletement  repose  le  general;  et,  quoique  la  cha- 
leur  continual  a  etre  excessive,  il  se  remit  en 
route  le  26  pour  se  rend  re  a  Wilmington ,  oil  mi 
grand  nombre  de  Pensylvaniens  et  de  Virginians 
1'attendaient  pour  le  conduire  sur  le  champ  de 
bataille  de  Brandy  wine.  Ce  champ  de  bataille 
n'a  point  etc  illustre  par  une  victoire,  comme  on 
]esait,mais  son  souvenir  n'eu  est  pas  moins 
cher  aux  Americains,  qui  se  rappellent  avec  re 
connaissance  le  sang  dont  leurs  peres  et  le  jeune 
Lafayette  Tarroserent  pour  la  defense  de  leurs 
dvoits  et  dc  leur  independance.  Heureux  lc; 
pays  dans  lequel  les  evenemens  sont  plus  ap- 
precies  par  leur  influence  sur  les  destinees  de 
la  patrie,  que  par  Feclat  du  moment  1  Les 
homines  qui  preparerent  1'independance  des 
Etats-Unis  en  se  faisant  battre  a  Bunker's-Hill 
et  sur  les  bords  de  la  Brandy  wine ,  ne  sont  pas 
moins  grands  aujourd'hui  aux  yeux  de  la  na 
tion  que  ceux  qui  raffermirent  par  la  victoire  de 
York-Town. 

Au  commencement  de  septembre  1777,  le 
general  Howe  ,  a  la  tete  de  dix-lmit  mille  hom 
ines  de  1'armee  anglaise,  s'etait  embarque  sur  la 
flotte  commandee  par  son  frere ,  et  avait  quittc 
New- York  sans  qu'on  cut  pa  connaitre  exacte- 
ment  le  but  de  son  expedition.  Quelques  jours 
apres  on  apprit  qu'il  avait  remonte  la  Chesapeak 
et  debarque  a  Head  of  Elk  ,  pour  se  porter  sur 

36. 


564  LAFAYETTE 

Philadelphia  Aussitot  Washington  traversa  cetle 
capitale  de  la  Pensvlvanie,  ou  siegeait  le  con- 
gres ,  se  porta  a  la  rencontre  de  1'ennemi,  et  li- 
vra  quelques  combats  entre  le  point  de  debarque- 
ment  et  un  petit  ruisseau  appele  la  Brandywine, 
derriere  lequel  Farmee  americaine,  bien  infe- 
rieure  en  nombre  et  presque  toute  composee  de 
milices,  vint  prendre  position.  Elleavait  devant 
elle  le  guede  Chadsford,  ou  Ton  presumait  que 
se  livrerait  la  bntaille;  niais  le  general  Howe, 
laissant  un  corps  devant  ce  gue  pour  couvrir  sa 
mano3iavre ,  marcha  par  la  gauche  pour  passer 
uri  autre  gue  sur  la  droite  des  Americains.  Ce 
mouvement  fut  d'autant  plus  difficile  a  recon- 
naitre,  que  les  bords  de  la  riviere  etaient  tres- 
boises,  et  que,  par  une  singuliere  fatalite,  les 
deux  chemins  paralleles  qui  conduisaient  aux 
deux  gues  portaient  le  meme  nom  ,  en  sorte  que 
les  rapports  faits  a  Washington ,  par  ses  cou- 
reurs  ,  quoiqu'en  apparence  contradictoires , 
etaient  cependant  egalement  vrais.  Gette  confu 
sion  de  noms  jeta  le  general  americain  dans  une 
cruelle  incertitude;  il  hesita  trop  long- temps 
sur  le  parti  qu'il  avait  a  prendre ,  et  perdit  un 
temps  precieux  pour  3a  victoire.  S'il  cut  pu  etre 
mieux  instruit  des  naouvemens  de  1'ennemi,  il 
aurait  certainement  passe  le  gue  qui  etait  de 
vant  lui ,  aurait  culbute  la  division  anglaise  qui 
etait  restee  a  Chadsford ,  sous  les  ordres  de 


EN   AMERIQUE.  565 

Kriipphauzen  ,  et  serait  ensuite  tombe  brusque- 
nient  sur  ie  corps  du  general  Howe,  qui ,  surpris 
dans  sa  marche  de  flane ,  aurait  eu  bien  de  la 
peine  a  eviter  une  entiere  defaite;  mais  1'occa- 
sion  passa  rapidement,  et  bientot  quelques  coups 
de  fusils  tires  sur  sa  droite,  apprirent  a  Washing 
ton  tout  le  danger  de  sa  situation.  Heiireusement 
il  avait  fait  prendre  position  en  arriere  du  second 
gue  a  trois  brigades  commandees  par  Sullivan 
et  Sterling;  ces  trois  brigades  soutinrent  vigou- 
reusement  1'attaque,  et  arreterent  un  instant  les- 
Anglais  par  un  feu  tres-meurtrier ;  mais  leu-r 
ligne  ayant  ete  debordee  a  droite  et  a  gauche 
par  des  forces  superieures ,  les  ailes  plierent.  Le 
centre  continuaa  faire  bonne  contenance  xnalgre 
la  grele  de  mitraille  qui  Fecrasait ;  mais  enfin  ce 
centre  s'ebranla  Jui-memc,  et  all  ait  battre  en  re- 
traite ,  lorsque  le  jeune  Lafayette,  qui ,  malgre 
son  brevet  de  major,  servait  encore  comme  sim 
ple  volontaire  aupres  du  general  en  chef,  s'e- 
lanca  a  bas  de  son  cheval,  et  vint  se  placer,  Tepee 
k  la  main,  a  la  tete  d*une  compagnie  de  grena 
diers  qui ,  ranimee  par  cet  aete  de  vigueur ,  tint 
ferme  encore  quelques  instans.  Bientot  Lafayette 
recut  un  coup  de  feu  au-dessous  du  genou,  et  fut 
oblige  de  se  retirer  aussi  avec  ses  grenadiers; 
mais  il  avait  deja  recueilli  le  fruit  de  son  devoue- 
ment;  il  avait  donne  le  temps  a  Washington 
d'accourir  avcc  la  division  du  general  Greene ,  et 


LAFAYETTE 

de  retablir  3e  combat  sur  une  secoude  ligne.  La  , 
on  se  battit  avec  acharnemeiit  de  part  et  d'au- 
tre,  et  Ton  vit  1'etonnant  spectacle  de  milices 
se  ralliant  apres  uri  premier  echec  et  attendant 
de  pied  ferrne  nri  ennemi  superieur  en  nombre 
el  en  discipline.  L'issue  de  ce  second  combat 
etait  encore  douteuse,  lorsque  tout  a  coup  Wa 
shington  apprit  que  le  gue  de  Chadsford  etait 
force,  et  queKnipphausen  allait  tornber  sur  son 
flanc  gauche;  il  s'empressa  alors  d'operer  sa  re- 
traite  sur  Chester ,  oil  il  arriva  le  soir  avec  toute 
son  arm ee. 

La  bataille  etait  perdue,  inais  les  Anglais 
avaient  paye  cher  Jeur  victoire ,  et  les  Ameri- 
cains  venaient  d'augmenter  leur  force  morale 
par  leur  defaite  meme.  Dans  cette  journee  La 
fayette  avait  scelle  de  son  sang  son  alliance  avec 
les  principes  pour  lesquels  il  avait  traverse  I'O- 
cean,  et  venait  de  s'assurer  pour  jumais  la  recon 
naissance  (Tune  nation  chez  laquelle  les  senti- 
mens  genereux  survivent  aux  generations. 

G'etait  encore  pour  exprimer  cette  reconnais 
sance  a  leur  vieil  ami ,  que  les  soldats  revolution- 
naires  de  la  Pensylvanie  et  de  la  Virginie  s'e- 
taient  reunis  avec  leurs  en  fans  pour  conduire 
Lafayette  sur  le  champ  de  bataille  de  Brandy- 
wine.  Le  26  juillet  nous  quittames  Chester  avec 
un  nouveau  cortege,  a  la  tete  duquel  figuraient 
les  deux  plus  vieux  ofliciers  revolutioanaires  des 


EN   AMERIQUE.  56? 

comtesvoisins,leco]onelMac-Cleanetlecapitaine 
Anderson.  De  nombreux  corps  de  milices  nous 
avaient  precedes  et  etaient  alles  prendre  position 
sur  1'ancien  campement  de  1'armee  americaine, 
ou  Ton  trouve  encore  les  traces  d'une  ancienne 
redoute.  II  etait  environ  midi  lorsque  nous  arri- 
vames  sur  les  bords  de  la  Brandy  wine,  que  nous 
devions  traverserau  point  meme  ou,  nous  avait- 
on  dit,  1'armee  1'avait  passee;  mais,en  appro  - 
chant  du  ruisseau,  le  general  Lafayette  jeta  un 
coup  d'ceil  sur  le  terrain  environnant,  et  dit :  «  Ce 
»  ne  peut  pas  etre  ici  que  nous  pass^mes  en  1 777, 
»  ce  doit  etre  un  peu  plus  haut. »  On  reconnut 
en  effet  que  le  passage  s'etait  efFectue  au-dessus 
du  point  ou  nous  nous  trouvions.  Cette  justesse 
de  coup  d'ceil  et  cette  fraicheur  de  memoire  ex- 
citerent  au  plus  haut  degre  1'admiration  des 
nombreux  temoins. 

A  Chadsford ,  le  general  apprit  qu'un  de  ses 

compagnons  d'armes ,  Gedeon  Gil  pin,  chezlequel 

il  avait  passe  la  nuit  la  veille  de  la  bataille,  etait 

maintenant  retenu  au  lit  par  1'age  et  les  infirmi- 

tes,  et  se  desesperait  de  ne  pouvoir  joindre  ses 

llvmmages  a  eeux  de  ses  concitoyens ;  il  s'em- 

prest.  fte se ren(|re aupres  du  vieillard, qu'il  trouva 

entoul%Lde  sa  famille.  Gedeon  Gilpin,  nialgre 

son  extretiN  affai]3}issernerit  ?  ]e  reconnut  aussitot 

qu  il  entra  ,  ^  |u«  temo^na  ?  par  &es  larmes  de 

reconnaissance  .  d'attendrissfement  ,  combien 


568  LAFAYETTE 

cette  visile  repandait  de  charm e  et  d'adoucisse- 
ment  sur  ses  demiers  instans. 

En  arrivant  sur  le  champ  de  bataille ,  le  ge 
neral  reconnut  success! vem en t  et  nous  indiqua 
lui-meme  tous  ]es  points  principaux  sur  lesquels 
les  deux  armees  avaient  manoeuvre  et  comhattu 
le  1 1  septembre  1777  ,  et  ses  souvenirs  ne  1'ega- 
rerent  pas  un  seul  instant.  Arrive  a  1'endroit  ou 
s'etait  livre  le  premier  combat,  et  ou  il  avait 
ete  blesse,  il  s'arretaun  instant;  ses  anciens  corn- 
pa  gnons  se  presserent  an  tour  de  sa  voiture ,  et 
les  milices  defilerent  devarit  3ui  aux  cris  mille 
fois  repetes  de  vive  Lafayette!  Pendant  toute 
cette  scene  q.ui  lui  causa  une  profonde  emotion , 
et  que  sa  modestie  chercha  plusieurs  fois  a  abre- 
ger,  il  ne  parla  a  eeux  qui  Tentouraient  que  de 
la  presence  d'esprit  que  Washington  avait  mon- 
tree  dans  cette  fatale  journee  du  1 1  septembre, 
et  du  courage  aveclequel  les  soldats  et  les  offi- 
ciers  Tavaient  seconde ;  mais  c'etait  en  vain  qu'il 
rappelait  les  noms  cles  plus  illustres  chefs,,  et 
qu'il  leur  attribuait  toute  la  gloire  d'avoir  sauve 
1'armee,  on  lui  repondait  en  lui  rnontrant  lesol 
qu'il  avait  arrose  de  son  sang,  et  la  vue 
monument  indestructible  exaltait  an  plr 
degre  la  reconnaissance  des  nombrer*  sPecta- 
teurs  qui  1'accompagnaient. 

En  prolongeant  notre  promerae  Par  ^a  route 
par  laquelle  les  Anglais  avaie   conduit  leurpre. 


EN  AMERIQUE.  $69 

miere  attaque ,  nous  arrivames  a  la  maison  de 
M.  Samuel  Jones  ;  elle  avait  ete  occupee  quel- 
ques  instans  par  le  general  Howe  pendant  la  ba- 
taille,  et  porte  encore  des  traces  du  feu  bien 
dirige  de  Fartillerie  americaine.  A  la  suite  de 
1' elegante  collationofFertepar  M.  Jones,  on  nous 
distribua  quelques  projectiles  et  debris  d'armes 
ramasses  sur  le  cliamp  de  bataille ,  et  nous  re- 
tournames  avec  ces  precieuses  reliques  a  West- 
Chester  ,  ou  nous  achevames  la  journee  au  milieu 
de  nouvelles  fetes  preparees  par  les  citoyens. 

Dans  les  recits  multiplies  que  j'ai  faits  des 
fetes  publiques  auxquelles  j'ai  assiste  pendant 
mon  sejour  aux  Etats-Unis ,  on  a  du  etre  frappe 
de  cette  union  ccnstante  des  idees  religieuscs  et 
des  sentimenspatriotiques,qui  caracterise  si  for- 
tementles  citojensde  cette  republique  ;  mais  ce 
qui  n'est  pasmoins  digue  deremarque,  c'est  que 
leur  religion ,  degagee  depratiquesminutieuses, 
ressemble  autant  a  un  sentiment  que  leur  amour 
de  la  liberte  ressemble  a  une  croyance.  Chez  eux 
un  orateur  politique  ne  termine  jamais  un  dis- 
cours  d'apparat  sans  invoquer  ou  sans  remercier 
la  puissance  divine,  de  meme  qu'un  ministre  des 
autels,on  montant  en  chaire,  commence  toujours 
par  rappJer  a  ses  auditeurs  leurs  devoirs  comme 
citoyens ,  et  |e  bonheur  qu'ils  out  de  vivre  sous 
de  sages  institujODSi  Aussi  peut-on  dire  que  ce 
melange  de  morSo  politique  et  de  theosophie 


5;0  LAFAYETTE 

repand  sur  toutes  les  actions  des  Americains  une 
teinte  de  gravite  et  de  profonde  conviction  dont 
le  charme  et  1'influence  sont  inexprimables.  Ainsi 
comment  entendre,  par  exemple,  cette  invoca 
tion  si  simple ,  si  touchante  du  reverend  William 
Latta ,  sans  etre  profondement  emu  et  sans  unir  sa 
pieuse  reconnaissance  a  la  sienne?....  Nousallions 
prendre  place  au  banquet  offert  a  1'hote  national 
paries  citoyens  de  West-Chester,  lorsquele  pre 
sident  du  jour ,  remarquant  qu'un  ministre  de 
1'Eglise  se  trouvait  au  riombre  des  convives,  il  le 
pria  de  vouloir  bien  dire  le  benedicite.  Le  reve 
rend  William  Latta  prononca  aussitot  la  bene 
diction,  a  laquelleilajouta  les  paroles  suivantes: 

«  Dieu  tout  puissant,  notre  pere  celeste  !  nous 
»  te  rendons  grace  des  bienfaits  dont  tu  as  com- 
»  ble  la  nation  americaine ,  et  dont  ce  jour  nous 
»  retrace  le  souvenir.  Nous  te  rendons  grace 
»  d'avoir  verse  dans  le  sein  de  nos  peres  Tarn  our 
»  pur  de  la  liberte,  et  de  leur  avoir  inspire ,  pen- 
»  dant  notre  enfance ,  le  desir  et  la  force  de  la 
»  conquerir.  Nous  te  rendons  grace  de  ce  que 
»  ce  meme  esprit  fut  porte  sur  une  terre  loin- 
»  taine,et  de  ce  que  tu  mis  dans  le  coeiK  de 
»  Tetranger ,  dont  nous  felons  aujourd'ln*'Ja 
»  sence,  le  desir  d'epouser  notre  fortjne  et 
»  dangers ;  de  ce  qu'au  milieu  des  -preuves  au-x- 
»  quelles  il  a  ete  expose ,  tu  ^  epargne  sa  vie 
»  precieuse  pour  lui  permet*-6  ?  aPrcs  un  demi- 


EN   AMERIQUE.  67  I 

»  siecle ,  de  rcvoir  notre  pays  ,  d'y  recevoir  les 
)>  tributs  d'admiration  du  peuple,  et  d'y  recon- 
»  naitreles  fruits  de  cette  independance  qu'il  a 
»  si  puissamment  concouru  a  fonder !  » 

Un  comite  de  la  ville  de  Lancastre  etait  venu 
chercher  le  general  Lafayette  jusqu'a  Chester, 
que  nous  quittamesle  27 ,  apresy  avoir  pris  conge 
d'nn  grand  nombre  de  soldats  de  1776,  qui  ne 
purent  recevoir  le  dernier  adieu  de  leur  ancien 
general  sans  repandre  des  larmes. 

Je  crois  avoir  cleja  signale  ce  fait  tres-remar- 
quable,  qu'au  sud  comme  au  nord,  a  Test  comme 
a  1'ouest  des  Etats-Unis,  nous  avions  rencontre 
des  hommes  de  mocurs  et  de  langages  differens  , 
regis  a  leur  coramun  avantage  par  un  meme  gou- 
verriement  democratique  ,  et  vivant  en  bonne 
harmonic,  au  sein  du  bonheur  prive  et  de  la 
prosperity  publique,  sous  1'egide  des  memes  insti 
tutions.  De  cette  observation  nous  avions  du  con- 
clure  naturellementque  ni  la  grandeur  d'un  etat, 
11  i  la  difference  des  mceurs  des  habitans  de  ses 
provinces  ne  sont  un  obstacle  a  1'etablissement 
et  a  radministration  du  gouvernement  republi- 
cain  ,  qui  se  base  sur  une  egale  appreciation  des 
interets  de  tous.  Rien  peut-etre  n'etait  plus  pro- 
pre  a  confirmer  le  general  Lafayette  dans  cette 
opinion  ,  que  la  vue  de  Lancastre  et  du  comte  du 
meme  nom  ,  oul'on  trouve  une  reunion  complete 
des  hommes  de  tons  les  points  de  1'Amerique  et 


672  LAFAYETTE 

de  1'Europe,  presque  tousde  diffe'rens  cultes  reli- 
gieux ,  mais  tous  egalement  attaches  aux  sages 
institutions  qui  les  regissent. 

Je  ne  decrirai  point  les  fetes  que  les  ci  toy  ens 
de  Lancastre  offrirent  a  leur  hote  et  a  leur  ami, 
quoiqu'elles  ne  1'aient  cede  ni  en  magnificence  , 
ni  en  cordialite  ,  a  celles  des  villes  les  plus  consi 
derables  de  1'Union.  Mais  je  ne  veux  point  cepen- 
dant  passer  sous  silence  les  faits  qui ,  par  leur 
nature,  peuvent  servir  a  faire  connaitre  1' unite 
de  sentimens  et  de  principes  qui  caracterise 
toutes  les  classes  de  la  nation  americaine;  en 
consequence,  je  rappellerai  ici  la  demarche  du 
clerge  de  toutes  les  communions  de  la  ville  et 
des  campagnes  voisines ,  qui ,  a  la  nouvelle  de 
1'arrivee  du  general ,  se  reunit  spontanement ,  et 
vmt  joindre  ses  patriotiques  felicitations  a  celles 
des  autres  citoyens.  La  parole  fut  portee  par  le 
doyen  des  ministres  religieux  ,  au  nom  de  toutes 
les  communions ,  sans  distinction  de  denomina 
tion.  Si  je  rapportais  ce  discours ,  il  donnerait  un 
nouveau  poids  a  ce  que  j'ai  avance  plus  haut  sur  le 
caractere  du  clerge  americain ;  mais  il  me  suflira  , 
je  crois,  de  rapporter  seulement  le  passage  de  la 
reponse  du  general,  dans  lequel  cette  opinion 
est  exprimee  avec  une  force  et  une  precision  qui 
ne  laissent  aucun  doute  sur  sa  conviction. 

«  Je  reeois ,  »  repondit-il ,  «  avec  uneprofonde 
»  reconnaissance,  les  temoignages  d'estimeetde 


EN  AMERIQUE. 
»  bonte  que  les  ministres  de  la  religion ,  dans 
«  cette  ville  et  les  lieux  environnans ,  ont  bien 
»  voulu  me  dormer ,  et  que  vous  m'exprimez , 
»  monsieur ,  d'une  maniere  si  toucharite.  Dans 
»  mon  heureux  voyage  ,  j'ai  souvent  eu  1'occasion 
»  d'observer  la  veneration  qu'inspire  leclergede 
)>  toutes  les  denominations,  dont  les  membres, 
w  apotres  desdroitsde  1'homme,  sontlesorganes 
»  toujours  consequens  d'une  religion  ordinaire- 
»  ment  fondee  sur  les  principes  de  liberte  et  d'e- 
»  galite,  et  sur  1'election  des  ministres  evange- 
»  liques  par  le  peuple. » 

En  quittant  Lancastre ,  nous  nous  rendimes 
a  Port-Deposite ,  sur  les  bords  de  la  Susquehanna, 
ou  nous  trouvames  une  deputation  de  Baltimore, 
avec  laquelle  nous  nous  embarquames  pour  nous 
rendre  dans  cette  derniere  ville.  Chemin  faisant 
nous  visitames  le  Havre-de-Grace  ,  petit  bourg 
situe  au  point  ou  la  Susquehanna  se  jette  dans  la 
baie  de  la  Chesapeak.  Nous  ne  nous  y  arretames 
que  quelques  heures  ,  et  nous  continuames  notre 
navigation  que  le  beau  temps  favorisa,  et  qui  fut 
abregee  encore  par  les  plaisirs  que  nous  goutames 
a  bord.  Du  haut  de  notre  navire  nous  voyions  se 
deployer  sous  nos  yeux  les  belles  plaiues  et  les 
riches  coteaux  du  Maryland ;  nos  compagnons  de 
voyage,  presses  autour  de  Lafayette,  lui  mon- 
traient  au  loin  les  champs  clans  lesquels  il  com- 
battit  autrefois  pour  leur  independance,  et  de 


LAFA\ETTE 

distance  en  distance,  sur  le  rivage ,  des  groupes 
de  citoyens  attires  par  le  bruit  des  airs  nationaux 
qui  retentissaient  a  notre  bord  ,  temoignaient, 
par  de  frequentes  acclamations ,  la  joie  que  leur 
faisait  eprouver  la  presence  du  fils  adoptif  de 
leur  pa  trie. 

Le  soleil  etait  deja  couche  depuis  long-temps 
lorsque  nous  arrivames  a  Fembouchure  de  la  ri 
viere  Patapsco  ,  et  ce  ne  fut  qu'a  m limit  que  nous 
abordames  les  quais  de  Baltimore.  Malgre  cette 
beure  avancee,  un  grand  nombre  de  personnes 
attendaient  Tarrivee  du  navire  ,  et  a  son  debar- 
quement ,  le  general  Lafayette  se  trouva  au  mi 
lieu  (Tune  foule  amie.  Mais  au  moment  ou  il 
mettait  pied  a  terre,  une  afFreuse  lueur  eclaira 
tout  a  coup  le  port ,  et  au  sud  de  la  ville  nous 
vimes  cles  flammes  s'elever  jusqu'au  ciel...  Aussi- 
totle  cri  sinistre:  Aufeu  I  aufeu  !  retentit  dans 
toutes  les  rues  ,  et  les  citoyens  effrayes  se  preci- 
piterent  liors  de  leursmaisons.  Jaloux  de  pouvoir 
ofFrir  les  premiers  secours ,  nous  laissames  le  ge 
neral  aux  soins  de  deuxmembres  du  comite,  qui 
remmenerent  malgre  lui  a  Tbotel  qui  lui  etait 
prepare  ,  et  nous  courumes  de  toute  la  vitesse  de 
nos  jambes  vers  le  lieu  de  l'incendie;  mais  nous 
trouvames  que  nous  avions  etc  devances  de  beau- 
coup  par  quatre  pompes  qui  deja  etaient  eri 
pleine  activite  ;  d'autres  pompes  arrivaient  de 
toutes  parts ,  conduites  par  de  jounes  volontaires , 


EN   AMERIQUE.  5^5 

et  prenaient  place  a  cote  des  premieres ,  et  cela 
avec  une  telle  promptitude ,  que  ,  quoique  le  feu 
eut  eelate  dans  un  magasin  de  bois  de  construc 
tion  ,  les  flammes  ne  tarderent  pas  a  etre  mai- 
trisees  ,  et  pen  apres  completement  eteintes. 
Keduits ,  malgre  nous ,  au  role  de  spectateurs 
inn  tiles,  nousrentrames  chez  nous  a  deux  heures 
du  matin,  penetres  d'admiration  pour  le  zele  et 
Fhabilete  des  jeunes  pompiers  volontaires  de 
Baltimore. 


5;6  LAFAYETTE 


CHAPITRE  XVI. 


RETOUR    A    WASHINGTON.   —  CARACTERE    DU    NOUVEAU    PRESIDENT. — • 

VISITE  A    L'EX-PRESIOENT    DEVENU    CULTIVATEUR    ET    JUGE    DE 

PAIX.    LE    GOUVERNEMENT    OFFRE    A     LAFAYETTE      UN    BAT1MENT 

DE  L'E'TAT   POOR   RETOURNER    EN  FRANCE.  —  PRESENS  OFFERTS  A 

BOLIVAR    PAR   L'lITTERMEDlAl  RE    DE    LAFAYETTE.  NODVEL  HOM- 

MAGE   DE  LA   VILLE   DE  NEW-YORK.  ADIEUX  DU  PRESIDENT  A 

L'HOTE    DE    LA    NATION.  —  DEPART    DE   WASHINGTON-CITY.  — 

PASSAGE  A  BORD   DE    LA  BRANDYWINE.  TRAVERSES.  TE'ttOI- 

GNAGES    D'ATTACHEMENT    ET    DE    RLGRETS    DBS    MARINS    DE    LA 
BRANDYWINE  A  LAFAYETTE. RECEPTION  AU  HAVRE. QUELQUES 

HEDRES  A  ROUEN.  —  RECEPTION  DE  LAFAYETTE  A  LA  GRANGE  PAR 
LES  HABITANS  DE  SA  COMMUNE. 


APRES  avoir  pris  deux  jours  cle  repos  a  Balti 
more,  nouspartimes  pour  Washington-City.  Le 
general  Lafayette  desira  qu'aucun  appareil  ne 
marlquat  son  depart,  et  les  ckoyens ,  toujours 
empresses  a  satisfaire  ses  desirs  ,  se  contenterent 
de  veriir  le  soir  recevoir  ses  adieux  et  lui  offrir 
1'expression  de  leurs  regrets.  Cette  ceremonie  dura 
plusieurs  heures,  et  laissa  dans  nos  coeurs  I'em- 
preinte  d'une  profonde  melancolie.  Le  icr.  aout 
nous  nous  mimes  en  route  avec  deux  membres 
du  comite  de  la  ville.  A  quelques  inilles  de  Wa 
shington,  nous  rencontrames  une  voiture  elegante 


AH)  AMIS 


EN   AM&RIQUE.  677 

qui  s'arreta  pres  de  la  notre;  un  jeune  homme 
en  descendit  et  demands  le  general  Lafayette. 
C'etait    le    fils    aine    du    nonveau    president  , 
M.  Adams;  il  etait  envoye  par  son  pore  au-de* 
vant  de  1'hote  national ,  pour  lui  annoncer  qu'il 
avait  sollicite  et  obtenu  des  citoyens  de  la  me- 
tropole  la  permission  de  lui  offrir  un  logement 
dans  sa  inaison.  Le  general  accepta  Finvitation 
pour  lui  et  ses  compagnons  de  voyage  ,  passa 
dans  la  voiture  du  jeune  Adams,  et  nous  conti- 
nuames  notre  route.  Nos  deux  membres  du  co- 
mite  de  Baltimore  n'avaient  point  prevu  cette 
€ircoustanee,etelleles  jetait  dans  un  assez  grand 
embarras.  Partisans  zeles  du  general  Jackson,  ils 
s'etaient  prononces  avec  eclat  centre  M.  Adams 
au  moment  de  son  election  ;  celui-ci  ne  1'avait 
point  ignore,  et  aujourd'hui  il  leur  paraissait  dif 
ficile  de  se  presenter  chez  lui  sous  les  auspices  da 
general  Lafayette  ,  sans  s'exposer  a  passer  pour 
des  homines  qui  voulaiect  faire  amende  hono 
rable.  Ils  prirent  done  le  parti  de  se  separer  de 
nous  en  entrant  en  ville  ,  et  d'aller  loger  a  Fau- 
berge.  Pendant  les  debats  electoraux  ,  j'avais  sou- 
vent  entendu  les  adversaires  de  M.  Adams  lui 
reproeher  des  habitudes  aristocratiqucsqu'il  avait 
contractees,  disait  on  ,  dans  les  cours  etrangeres 
ou  il  avait  passe  de  longues  annees.  Cette  accu 
sation  me  paraissait  bien  en  opposition  avec  ce 
que  j'avais  vu  et  ce  quo  j'ai  rapporte  de  sa  con- 

3 


578  LAFATETTE 

cluite  sur  le  bateau  a  vapeur  qui  nous  avait  con 
duits  de  French  town  a  Baltimore  ;  mais  entin  ,  a 
force  de  T entendre  dire  ,  je  commencais  a  crain- 
dre  qu'avec  Texercice  du  pouvoir  il  ne  lui  fut 
venu  ce  qu'en  Europe  nous  appelons  des  manieres 
de  prince;  aussi  fus-je  bien  agreablement  surpris 
lorsqu'en  arrivant  a  Washington -City  je  recon- 
nus  que  le  president  n'avait  pas  change.  Nous 
trouvames  M.  Adams  a  la  place  de  JVI.  Monroe, 
il  est  vrai ;  mais  Thomme  public  etait  encore  le 
meme.  La  simplicite  des  domestiques  ,  le  facile 
acces  de  la  maison  ne  nous  pa ru rent  pas  avoir 
subi  la  moindre  alteration  ,  et  dans  1'accueil  que 
nous  fit  M.  Adams  nous  retrouvames  toute  la 
cordialite  de  son  predecesseur. 

Le  president  sut  bientot  pourquoi  nos  com- 
pagnons  de  voyage  ne  s'etaient  point  presentes 
chez  lui,  et  il  s'empressa  de  leur  envoyer  une 
invitation  a  diner  ,  qu'iJs  accepterent  sans  hesita 
tion  et  sans  embarras,  comme  des  hommes  qui 
tiennent  compte  de  la  politesse  qu'on  leur  fait , 
mais  qui  ne  croient  point  s'engager  en  la  re- 
cevant. 

Les  logemens  que  le  president  nous  a>oit  pre 
pares  dans  sa  maison  etaient  simples,  mais  com 
modes  et  de  bon  gout.  Jaloux  de  faire  gouter  au 
general  Lafayette  le  repos  dont  i]  supposait  qu'il 
devait  avoir  besoin  apres  tant  et  de  si  longs 
voyages,  apres  tant  d'emotions  diverses  et  pro- 


EN   AMERIQUE.  679 

fondes,  il  se  renferma  avec  nous  dans  la  vie  privee. 
Seconde  par  madame  Adams ,  ses  deux  ills  et 
deux  de  ses  nieces,  il  nous  fit  gouter,  si  je  puis 
m'exprimer  ainsi ,  les  douceurs  de  la  vie  de  fa- 
mille.  Rarement,  pendant  les  premiers  jours, 
nous  vimes  s'asseoir  avec  nous  a  la  table  ou  au 
foyer domestique,  plus  de  deux  ou  trois  personnes 
a  la  ibis,  et  c'etaient  pour  1'ordinaire  quelques- 
uns  cles  officiers  du  gouvernement,  qui,  apres 
avoir  travaille  toute  la  journee  avec  le  president, 
etaient  retenus  par  lui  a  diner  et  aux  conversa 
tions  intimes  de  la  soiree.  Ce  fut  pendant  ce 
temps,  qui  s'ecoula  trop  rapidement,  queje  pus 
apprecier  le  caractere  de  M.  Adams ,  que  je  ne 
connaissais  alors  que  par  les  eloges  de  ses  amis  et 
les  attaques  de  ses  adversaires.  Je  trouvai  que  les 
premiers  n'avaient  etc  que  vrais ,  et  que  les  se 
conds  s'etaient  laisse  egarer  par  1'esprit  de  parti. 
II  est  difficile  d'avoir  1'esprit  mieux  cultive  et 
plus  juste  que  le  successeur  de  M.  Monroe.  Les 
beaux  reliefs  du  Gapitole  ,  a  la  composition  des- 
quels  il  n'est  pas  etranger ;  un  traite  des  poids  rt 
mesuresecritparlui ;  etde  nombreuses  missions 
diplomatiques  qu'il  a  remplies  avec  distinclion, 
temoignent  de  son  gout  dans  les  arts,  de  la  jus- 
tesse  de  son  esprit  dans  les  sciences ,  et  de  son 
habilete  en  politique.  Quant  a  1'accusation  d'a- 
ristocratie  portee  contre  lai  par  quelques-uns  , 
elle  est  suffisamment  repoussee  par  la  simplicite 

37. 


58o  LAFAYETTE 

de  ses  moeurs,  que  n'a  point  alteree  son  eleva 
tion  a  la  premiere  magistrature  de  la  republique. 
Cependant  chaque  jour  le  general  Lafayette 
preparait  son  retour  en  Europe,  mais  avant  de 
quitter  le  sol  americain  il  voulait  revoir  encore 
quelqucs  uns  de  ses  \ieux  amis  de  la  Virginie; 
il  voulait  surtout  aller  embrasser  et  remercier 
celui  qui,  comme  chef  de  Fetat,  1'avait  recu  au 
siege  du  gouvernement,  et  qui,  aujourd'hui,  ren- 
tre  dans  la  vie  privee,  continuait  a  donner  a 
ses  concitoyens  1'exemple  de  toutes  les  vertus  en 
cultivant  son  modeste  patrimoine.  Le  general 
en  parla  au  president  Adams,  qui  lui  ofFrit  tie 
1'accompagner  dans  cette  visile ,  en  disant  «  qu'il 
»  saisissait  avec  empressement  cette  occasion 
»  d'alier  ofFrir  a  son  predecesseur  son  tribut  de 
.»  veneration  et  d'attachement.  »  Le6aout,jour 
fixe  pour  ce  voyage,  nous  primes  Ja  route  qui 
conduit  a  Oak-Hill ,  retraite  de  M.  Monroe ,  a 
trente-sept  milles  de  Washington.  M.  Adams 
prit  dans  sa  voiture  le  general  Lafayette, 
M.  George  Lafayette  et  un  de  se  amis ;  je  montai 
dans  un  tilbury  avec  le  fils  aine  du  president, 
et  nous  quittames  ainsi  la  vilie  sans  suite  et  sans 
escorte.  Arrives  au  pont  du  Potomac  nous  nous 
arretames  pour  payer  le  droit  de  passe.  Le  re- 
ceveur,  apres  avoir  cornpte  les  personnes  et  les 
chevaux,  recut  du  president  la  somme  fixee  par 
le  tarif,  et  nous  repar times  aussitot  ;  mais  a 


EN   AM&RIQUE.  58  r 

peine  avions-nous  fait  quelques  pas  que  nous  en- 
tendimes  crier  derriere  nous  :  «  Monsieur  le  pre- 
»  sident!  Monsieur  le  president  !  vous  m'avez 
»  donne  onze  sous  de  moinsl...  »  et  nous  vimes 
arriver  le  receveur,  tout  essouffle,  tenant  dans 
sa  main  1'argent  qu'il  venait  de  recevoir ,  et  iri- 
diquant  1'erreur  contre  laquelle  il  reclamait. 
Le  president  i'ecouta  attentivement  ,  recom- 
menca  le  compte  avec  lui  ,  et  tomba  d'accord 
qu'il  lui  devait  encore  onze  sous ;  au  moment  ou 
ii  mettait  la  main  a  sa  poche  pour  les  payer,  le 
receveur  reconnut  le  general  Lafayette  dans  la 
voiture ,  et  voulut  rendre  le  prix  de  son  passage , 
en  declarant  que  tous  les  porits  et  toutes  les  bar- 
rieres  etaient  libres  pour  Thole  de  la  nation  ; 
mais  M.  Adams  lui  fit  observer  qu'aujourd'hui 
le  general  Lafayette  ne  voyageait  point  d'une 
maniere  oflicielle,  comme  hole  national,  mais 
simplement  comme  ami  du  president,  et  qu'^ 
ce  titre  il  n'avait  droit  a  aucune  faveur.  Ce  rai- 
sonnement  parut  justo  au  receveur,  qui  se  retira 
en  emportant  1'argent,  Ainsi,  pendant  tout  le 
conrs  de  ses  voyages  dans  les  Etats-Unis,  le  ge 
neral  ne  fut  soumis  qu'une  seule  fois  a  la  regie 
commune  des  peages,  et  ce  fut  precisement  le 
jour  ou  il  voyageait  avec  le  chef  de  1'etat,  cir- 
Constance  qui ,  dans  tout  autre  pays ,  lui  cut  pro- 
bablement  conferele  privilege  de  ne  point  payer. 
Nous  n  arrivames  k  Oak-Hill  que  le  lendemaio 


582  LAFAYETTE 

de  notre  depart  de  Washington.  Nous  trouva- 
nies  1'ex  -  president  des  Etats-Unis,  devenu 
cultivateur,  commodement  etabli  avec  toute  sa 
famille,  dans  une  jolie  maison  presdesa  ferine, 
surveillant  Jui-meme  ses  travaux  d'agriculture, 
et  s'oceupant  de  ['amelioration  de  sa  propriete 
delaissee  depuis  long -temps  pour  les  interets 
publics.  Quelques  amis  de  M.  Monroe  s'etaient 
reunis  pres  de  lui  pour  1'aider  a  recevoir  le  ge 
neral  Lafayette.  Nous  passames  trois  jours  avec 
eux ;  alors  les  habitans  de  Leesburg ,  pelite  ville 
du  voisinage ,  vinrent  avec  les  milices  du  comte 
de  Lundun ,  chercher  Fhote  national  pour  le  faire 
assister  aux  fetes  qu'ils  lui  avaient  preparees.  Le 
president,  Tex  -  president  et  ]e  chef  de  justice 
des  Etats-Unis,  Taccompagnerent ,  et  recurent 
leurpartdes  hommages  populaires;  mais  il  etait 
facile  de  recorinaitre  que  ces  hommages  leur 
etaient  accordes  plutot  a  cause  de  la  veneration 
qu'inspiraient  leur  vertus  ,  que  par  rapport  aux 
titres  dont  ils  etaient  revetus. 

Apres  les  fetes  de  Leesburg  et  du  comte  de 
Loudun  ,  nous  revlnmes  a  Oak-Hill ,  ou  nous 
primes  conge  de  M.  Monroe  pour  retouruer  a 
Washington.  Desirant  faire  ce  voyage  en  un  jour, 
nous  partimes  de  grand  matin ,  mais  nous  eumes 
bientot  lieu  de  nous  repentir  de  cet  arrange 
ment;  vers  deux  heures,  la  chaleur  devint  si  ac- 
cablantc,  qu'un  des  chevaux  de  la  voiture  de 


EN   AMfiRIQUE.  583 

M.  Adams  tomba  frappe  d'un  coup  de  sang.  Ce 
tut  en  vain  que  le  cocher  tenta  de  lui  sauver  la 
vie  par  d'abondantes  saignees ,  en  quelques  mi 
nutes  nous  le  vimes  expirer  dans  le  fosse  au  fond 
duquel  il  avait  roule  en  tombant.  Des  que  Tac- 
cident  s'etait  nianifeste,  nous  avions  tous  mis 
pied  a  terre  pour  aider  a  relever  le  clieval ,  rnais 
le  voyant  mort ,  nous  primes  place  sur  1'herbe, 
autour  de  son  corps ,  pendant  qu'un  domestique 
allait  en  chercher  un   autre  au   plus  prochain 
village.  Des  voyageurs  passaient  a  chaque  instant 
a  cote  de  nous ,  et  jetaient  un  regard  de  curiosite 
sur  ce  groupe  dans  lequel  pas  un  seul  ne  soup- 
conna  la  presence  du  premier  magistral  de  la 
republique ,  et  du  fils  adoptif  d'une  grande  na 
tion....  Un  nouveau  clieval  nous  ayant  ete  ame- 
ne  ,  nous  reprimes  notre  voyage ,  mais  le  retard 
que     nous  avions    eprouve    par    cet    accident , 
nous  fit  arriver  a  Washington  bien  apres  le  cou- 
eher  du  soleil ,  ce  qui  nous  empecha  de  visiter  les 
chutes  du  Potomac,  pres desquelles  nous  repas- 
sames  le  fleuve.  On  les  dit  d'un  tres-bel  effet  ? 
quo!  que  peu  elevees. 

Peu  de  jours  apres  nous  quittames  encore  une 
fois  la  capitale  pour  faire  une  derniere  tournee 
dans  la  Virginie.  Gette  fois  nous  vkitames  Albe- 
marle  ,  Culpepper  ,  Fauquier ,  Warrenton  et 
Buckland.  Quoique  dans  toutes  ces  villes  les  pas 
du  general  Lafayette  fussent  marques  par  des 


584  LAFAYETTE 

fetes  populaires,  il  ue  pouvait  se  defendre  d'uii 
sentiment  penible,  en  songeant  que  dans  quel- 
ques  jours  il  allait  s'eloigner  peut-etre  pour  ja- 
maisdecette  contrec  qui  renfermait  tant  d'objets 
de  son  affection.   A   Albemarle  nous  fumes  re- 
joints  par  M.  Monroe,  que  nous  Irouvames  re- 
vetu   d'un   nouveau  caractere  public.   Fiddle   a 
cette  doctrine ,  qu'un  eitoyen  se  doit  toujours  tout 
enlier  au  service  de  son  pays,  il  n'avait  pas  cru 
que  son  litre  d'ancien  president  de  la  republi- 
que,  le  dispensat  d'etre  encore  ulile  a  scs  conci- 
toyecs,  et  il  avuit;  accepte  les  fbnctions  cle  juge 
de  paix  de  son  comte.  auxquelles  1'avaient  appele 
les  suffrages  et  la  confiancede  ses  voisins.  M.  Ma- 
disson  avail  aussi  quitte  sa  retraile  de  Montpel- 
lier,  et  nous  rejoignit  surla  route  de  Monticello, 
ou  le  general  voulut  aller  preodre  conge  de  son 
vieil  ami  Jefferson,  que  i'affaihlissement  de  sa 
sante  relenait  niaintenautdausun  ponible  repos. 
La  reunion  ,  a  Monticello,  detroisbomnies  qui, 
par  leur  elevation  successive  a  la  supreme  ma- 
gislralure  de  1'etat,  avaient  donne  a  leur  patrie 
vingl-qualre  annees  de  bonbeur  et  de  gloire,  et 
qui  maintenantlui  offraient  1'excmple  des  vertus 
privees  ,  etait  un  assez  puissant  motif  pour  nous 
iaire  desirer  d'y  rester  plus  long-temps,  mais 
des  devoirs  indispensables  rappelaieut  le  general 
Lafayette  a  Wasbington  ,  et  il  dut  pi  endre  conge 
tie  ses  amis,  Je  n'essaierai  point  de  peindre  k 


EN  AMfiRIQUE.  585 

tristesse  qui  presida  a  celte  cruelle  separation 
qui  ne  pouvait  trouver  d'adoueissement  dans 
1'espoir  que  laisse  ordinairement  la  jeunesse, 
oar  ici  les  liommes  qui  se  disaient  adieu  avaient 
tous  fourni  une  longue  carriere,  et  bientot  1'ini- 
111  en  site  de  FOcean  allait  ajouter  encore  aux  dif- 
flcultes  do  se  revoir. 

Un  des  premiers  soins  de  M.  Adams,  en  arri- 
vant  a  la  tefce  de  1'administration ,  avait  ete  de 
determiner  le  general  Lafayette  a  accepter  le 
service  d'un  bailment  de  1'etat  pour  retourner  eri 
France.  Ce  bailment,  construit  sur  leschantiers 
de  Washington,  avait  ete  lance  a  1'eau  vers  la 
iin  de  juin  ,  et  devait  etre  equipe  pour  les  pre 
miers  jours  de  septembre,  epoque  fixee  par  le 
general  pour  son  depart.  «  II  est  d'usage  dans 
»  notre  marine,  »  lui  ecrivit  le  president  ,  «  de 
»  designer  nos  iregates  par  des  nonis  de  rivieres 
»  des  Etats-Unis ;  pour  nous  conformer  a  cet 
»  usage,  et  1'accorder  avec  le  desir  que  nous 
»  avions  de  perpetuer  un  nom  qui  nous  rappelle 
»  cet  evcnement  de  notre  guerre  revolutionnaire, 
»  dans  leqnel  vous  avez  scelle  de  votre  sang  votre 
)>  devouement  a  nos  principes  ,  nous  avons 
»  donne  le  com  de  Brandy  wine  a  la  fregate  qui 
»  vient  d'etre  aclievee ,  et  a  laquelle  nous  con- 
»  fions  1'honorable  mission  de  vous  rendre  aux 
»  voeux  de  votre  pa  trie  et  de  votre  famille.  Le 
»  commandement  de  Li  Brandywine  sera  donne 


586  LAFAYETTE 

«  au  capitaine  Charles  Morris,  un  des  officiers 
»  les  plus  distingues  de  notre  marine  ,  qui  a 
»  1'ordre  de  vous  debarquer  ,  sous  la  protection 
»  de  notre  pavilion  ,  dans  celui  des  ports  de 
»  1'Europe  qu'il  vous  plaira  de  designer.  »  Cette 
invitation  etait  trop  honorable ,  et  faite  avec 
trop  de  clelicatesse ,  pour  que  le  general  La 
fayette  put  hesiter  un  seul  instant  a  1'accepter; 
aussi  s'empressa-t-il  a  reveriir  a  Washington 
exprimer  sa  reconnaissance  au  president ,  et  se 
concerter  avec  le  capitaine  Morris  sur  le  jour  du 
depart,  qui  futfixeau  7  septembre.  Quand  cette 
determination  fut  connue ,  on  vit  accourir  de 
toutes  les  villes  environnantes  un  grand  nombre 
de  citojens  qui  voulaient  recevoir  les  derniers 
adieux  de  I'hote  de  la  nation ,  et  toutes  les  auto- 
rites  constitutes  de  la  capitale  deciderent  qu'elles 
iraient  solennellement  prendre  conge  de  lui. 
Depuis  cet  instant ,  jusqu'au  jour  de  notre  embar- 
quement ,  le  general  consacra  tout  son  temps  u 
des  devoirs  d'amitie  et  a  repondre  aux  invita 
tions  qui  lui  avaient  ete  faites  par  beaucoup  de 
villes  que  le  temps  et  re'loignement  ne  lui 
avaient  pas  permis  de  visitor. 

Le  bruit  des  exploits  de  Bolivar,  combattant 
pour  la  liberte  et  1'independance  des  republiques 
de  I'Amerique  du  sud,  retentissait  alors  clans  les 
Etats-Unis,  dont  les  citoyens  applaudissaient 
avec  transport  a  son  patriotisme  republicain , 


EJM  AMEIUQUE.  $87 

encore  pur  de  tout  soupcori.  M.  Gustis  1,  dont 
Fame  ardente  est  toujours  prete  a  sympathiser 
avec  tout  ce  qu'il  y  a  de  grand  et  de  genereux  , 
concut  le  projet  de  dormer  au  libcrateur  un 
temoignage  de  son  admiration,  en  lui  faisant 
accepter  un  beau  portrait  du  general  Washington 
et  une  medaille  d'or  pur  qui  avait  ete  decernee 
au  grand  citoyen  ,  par  la  nation  americaine ,  a  la 
fete  de  1'independance;  mais  il  avait  pense  que 
ces  presens ,  quoique  deja  bien  precieux  par  leur 
origine,  acquerraient  cependant  encore  un  plus 
grand  prix  en  passant  par  les  mains  du  veteran  de 
la  liberte  dans  les  deux  mondes ,  etle  general  La 
fayette  consentit  avec  plaisir  a  la  demande  qu'il 
lui  fit  d'etre  son  interprete  aupres  du  liberateur. 
Le  2septembre,  M.  Villenilla -,  membre  de  la 
legation  envoyee  de  Golombie  au  siege  du  gou- 
vernement  federal  des  Etats-Unis  ,  vint  recevoir 
ces  presens  de  la  main  de  Lafayette ,  qui  les  lui 
remit  avec  la  lettre  suivante  pour  Bolivar. 

«  Washington-City,  ier.  septembre  i8a5. 

»  Monsieur  le  president  liberateur , 

»  Mon  devouement  religieux  et  filial  a  la  me- 
»  moire  du  general  Washington  ne  pouvait  etre 

1  Le  meme  dont  j'ai  deja  parle ;  on  se  rappelle  qu'il 
fut  eleve  a  Mont-Vernon  ,  comme  fils  adoptif  de  Wa 
shington. 


LAFAYETTE 

»  mieux  appreeie  dans  sa  famille  que  par  1'hono- 
»  rable  commission  dont  je  me  tronve  aujour- 
»  d'lmi  charge.  En  reconnaissantrexacteressem- 
»  blance  du  portrait,  je  suis  lieureux  de  penser 
»  que  de  tous  les  hommes  existans  ,  et  me  me  de 
»  tousles  hommes  de  Ihistoire,  ]e  general  Boli- 
»  var  est  celui  a  qui  mon  paternel  ami  cut  pre- 
»  iere  1'oflrir.  Que  dirai-je  de  plus  au  grand 
)>  citoyen  que  1'Amerique  meridionale  a  salue  du 
»  nom  de  liberateur ,  nom  confirm e  par  les  deux 
»  mondes,  et  qui,  done  d'une  influence  egale  a 
»  son  desinteressement ,  porte  dans  son  coeur 
»  Fa m our  de  la  liberte  sans  aucune  exception , 
»  et  de  la  republique  sans  aucun  alliage?  Nean- 
»  moins  les  temoignages  publics  et  recens  de 
»  votre  bienveiliance  et  de  votre  estime,  m'auto- 
»  risent  a  vous  presenter  les  felicitations  person- 
»  nelles  d'un  veteran  de  la  cause  commune,  qui, 
»  pret  a  partir  pour  un  autre  hemisphere,  sui- 
)>  vra  de  tous  ses  vceux  le  glorieux  achevement 
»  de  vos  travaux  ,  et  cette  solennelle  reunion  de 
»  Panama ,  ou  vont  6tre  consolides  et  completes 
)>  tous  les  principes  et  tous  les  interets  de  1'inde- 
»  pcndance ,  de  la  liberte  et  de  la  politique 


»  americaine  1, 


1  Si  nous  ne  sommes  pas  trompes  sur  la  nature  des 
evenemens  qui  sont  survenus  dans  la  Colombie  ,  et  sil  est 
malheureusement  vrai  que  Bolivar  soit  sorti  de  U  cir- 


EN   AMfiRIQUK.  689 

Le  6  septernbre ,  jour  anniversaire  de  la  nais- 
sauce  du  general  Lafayette  ,  le  president  donna 
un  grand  diner ,  auquel  furent  invites  tous  les 
officiers  du  gouvernernent  et  un  grand  nombre 
de  personnes  de  distinction  qui  se  trouvaient  a 
Washington.  Dcja  tous  les  convives  etaient  reu- 
nis,  et  on  allait  se  mettre  a  table  ,  lorsqu'on  an- 
nonca  1'arrivee  d'une  deputation  de  la  ville  de 
New- York.  Elle  venait ,  au  nom  du  conseil  mu 
nicipal  ,  ofFrir  au  general  Lafayette  un  livre  dans 
lequel  sont  consignes  tous  les  actes  et  tous  les 

riere  qu'il  avait  si  glorieusement  commencee,  pour  entrer 
dans  celle  de  1'usurpation  et  du  despotisme  ,  il  faut  con- 
venir  que  1'erreur  de  ceux  qui  mettaient  en  lui  leurs 
esperances  de  liberte  pour  les  me'ridionaux  du  JVouveau- 
Monde ,  etait  bien  naturelle  et  bien  excusable.  Voici  en 
quels  termes  il  repondait  alors  aux  felicitations  et  aux 
encouragemens  de  Lafayette. 

•  Lima,  16  mars  1826. 

»  Monsieur  le  general , 

»  Je  viens  d'avoir  1'honneur  de  contempler  pour  la 
»  premiere  fois  les  caracteres  traces  par  votre  main  bieri- 
»  faitrice  du  Nouveau -Monde.  Je  dois  ce  bonheur  a 
»  M.  le  colonel  Mercher,  qui  m'a  remis  votre  honorable 
»  lettre  du  i3  octobre  de  1'annce  derniere. 

»  C'est  avec  une  joie  inexprimable  que  j'apprends  par 
»  les  papiers  publics ,  que  vous  avez  eu  la  bonte  de  m'ho- 
»  norer  d'un  tresor  de  Mont-Yernon.  L'image  de  Wa- 
»  shington  et  un  c'es  monumens  de  sa  gloire ,  doivent 


5gO  LAFAYETTE 

evenemens  de  son  sejour  dans  cette  grande  cite, 
Ce  livre  niagnifique  ,  tire  do  sa  boite  et  offert  aux 
regards  de  1'assemblee,  excita  une  admiration 
generale.  C'est  en  effet  im  chef-d'oeuvre  qui  peut 
etre  compare  ?.ux  plus  beaux  et  aux  plus  riches 
de  ces  manuscrits  qui  faisaient  la  gloire  et  la 
reputation  d'une  bibliotheque  avant  la  decou- 
verte  de  rimprimerie.il  se  compose  de  cinquante 
pages,  dont  chacune  est  ornee  de  vignettes  des- 
sinees  et  peintes  avec  le  plus  grand  art.  Des  ta 
bleaux  et  des  portraits  d'une  execution  parfaite 
completent  cet  ouvrage ,  dont  1'ecriture  est  de 


»  m'etre  ofFerts  par  vous,  dit-on ,  au  nom  des  manes  clu 
»  grand  citoyen ,  du  fils  aine  de  la  liberte  du  Nouveau- 
•»  Monde.  Comment  exprimer  combien  dans  mon  coeur 
«  j'attache  de  prix  a  un  pareil  temoignage  d'estime 
»  si  glorieux  pour  moi!  La  famille  de  Mont-Vernon 
»  m'honore  au  dela  de  mes  esperances  ,  car  Washington 
»  donne  par  les  mains  de  Lafayette  est  la  plus  sublime 
»  des  recompenses  que  puisse  ambitionner  un  homme. 
«  Washington  fut  le  courageux  protecteur  de  la  reforme 
»  sociale  ,  et  vous ,  vous  etes  le  heros-citoyen ,  1'athlete 
»  de  la  liberte,  qui  d'une  main  servit  1'Amerique  et  de 
»  1'autre  le  monde  ancien.  Quel  est  le  mortel  qui  oserait 
»  se  croire  digne  des  honneurs  dont  vous  daignez  m'ac- 
»  cabler!  Aussi  ma  confusion  egale  1'immensite  de  ma 
»  reconnaissance  que  je  vous  offre  avec  le  respeci.  et  la 
»  veneration  que  tout  homme  doit  au  Nestor  de  la  liberte. 
»  Je  suis  ,  avec  la  plus  grande  consideration  , 

»  Votre  respectueux  admirateur,       BOLIVAR.  » 


EN   AMEIilQUE.  501 

M.  Bragg,  et  les  peintures  de  MM.  Burton, 
Inman  et  Oummings.  La  vue  du  capitole  de 
Washington  ,  de  Ihotel-de-ville  de  New- York, 
les  portraits  de  Washington,  de  Lafayette  et 
d  Hamilton,  ne  laissent  rien  a  desirer;  et ,  pour 
que  tout  fut  national  dans  ce  beau  travail ,  on 
n'y  a  employe  que  du  papier  de  fabrique  ameri- 
caine,  et  la  reliure  en  a  ete  contiee  a  M.  Forster, 
de  New- York,  qui  Fa  executee  avec  une  ricliesse 
et  une  elegance  ad  mi  rabies. 

Le  general  Lafayette  accepta  avec  reconnais 
sance  ce  beau  present,  auquel  le  president  et  ses 
ministres  ajouterent  un  nouveau  prix,  en  y  ap- 
posarit  leur  signature.  Quoique  Je  diner  reunit 
un  grand  nombre  de  convives  ,  et  qu'il  fut  des 
tine  a  celebrer  Fanniversaire  de  la  naissance  de 
Lafayette,  il  fut  cependant  tres-grave,  je  dirai 
presque  triste.  Cbacun  de  nous  etait  trop  forte- 
ment  preoccupe  de  la  journee  qui  allait  suivre, 
pour  pouvoir  se  livrer  a  la  joie.  Nous  ressentions 
deja,  par  anticipation,  le  chagrin  de  la  separa 
tion.  Vers  la  fin  du  repas,  le  president  derogeant 
aux   habitudes   diplomatiques,    qui  interdisent 
les  toasts  a  sa  table  ,  se  leva  et  porta  le  toast  sui- 
vant:    «  Au  22  fevrier  et  au  6  septembre,  jours 
»  de  naissance  de  Washington  et  de  Lafayette.  » 
Profondenient  emu  de  voir  ainsi  son  nom  associe 
a  celui  de  Washington ,  le  general  exprima  sa 
reconnaissanrp  mi  president,   et  donna  le  toast 


5gi  LAFAYETTE. 

suivarit :  a  Au  4  juillet ,  jour  de  uaissfuice  de  la 

»  liberte  dans  les  deux  hemispheres.  » 

Enfin  ,  le  jour  que  nous  desiricns  avec  ardeur, 
et  dont  1'approche  nous  penetraii;  cependant 
ci'une  profonde  tristesse  ;  ce  jour  qui  devait  com- 
mencer  a  nous  rapprocher  de  notre  patrie  ,  mais 
qui  devait  aussi  nous  eloigncr  d'une  nation  qui , 
maintenant.  avail  autarit  de  droits  a  notre  ad 
miration  qu'a  notre  affection  ,  le  jour  de  notre 
depart,  le  7  septenibre,  se  leva  radieux;  les  ate 
liers  resterent  deserts,  les  boutiques  demeurerent 
fermees,  le  peuple  vint  en  foule  sepresser  autour 
du  palais  du  president,  les  mil  ices  se  rangerent 
en  bataille  sur  la  route  que  devait  parcourir 
1'hote  de  la  nation  ,  pour  se  rendre  au  rivage. 
Les  magistrals  se  reunirent  aupres  de  lui  pour 
lui  offrir  les  derniers  hommages  et  les  regrets  de 
leurs  concitoyens. 

A  onze  heures,  il  sortit  de  son  appartement, 
tf aversa lentement  la  foule,  qui,  silencieuse  ,  se 
pressait  sur  son  passage,  et  se  rendit  dans  le 
principal  vestibule  du  palais,  ou  le  president, 
entoure  de  ses  ministres,  des  divers  ofiiciers  du 
gouvernement ,  et  des  principaux  citoyens  de  la 
ville  ,  I'attendait  depuis  quelques  instans.  II  prit 
place  au  milieu  du  cercle  qui  s'etait  forme  a  son 
approche;  les  portes  furent  ouvertes,  afin  que  le 
peuple  assemble  au-dehors  put  etretemoin  de  la 
scene  qui  allait  avoir  lieu,  et  au  leger  murmure 


EN  AMERIQUE.  Sg?) 

de  regrets  qui  d'abord  s'etait  fait  entendre  dans 
la  foule ,  succeda  un  solennel  et  profond  silence  ; 
alors,  le  president,  qu'une  emotion  visible  agi- 
tait ,  lui  adressa  ces  paroles  au  norn  de  la  nation 
americaine  et  de  son  gouvernement, 

«  General  Lafayette  ,  plusieurs  de  nies  conci- 
»  toyens  les  plus  distingues  ont  en  le  bonheur  , 
)>  dans  Tannee  qui  vient  de  s'ecouler,  de  vous 
»  accueillir  comme  1'hote  de  la  nation  a  votre 
»  arrivee  dans  les  divers  lieux  qu'ils  habitent.  J'ai 
»  maintenant  a  remplir  la  tache  penible  de  vous 
»  faire  les  adieux  de  la  nation. 

»  II  ne  serait  plus  convenable  ,  et  il  serait  su- 
»  perflu  de  recapituler  les  eveneniens  remar- 
w  quables  de  votre  jeunesse ,  evenemens  qui  ont 
»  lie,  d'une  maniere  indissoluble ,  votre  nom  , 
»  votre  fortune  et  votre  renommee  &  1'indepen- 
)>  dance  et  a  I'liistoire  de  1' union  americaine  du 
»  nord. 

»  La  part  que  vous  avez  prise  k  cette  epoque 
»  memorable  ,  est  marquee  d'un  caractere  si  par- 
»  ticulier  que,  realisant  les  plus  belles  fictions 
»  de  1'antiquite  ,  elle  n?a  presque  rien  qui  1'egale 
»  dans  les  fastes  authentiques  de  I'liistoire. 

»  Vous  preferates  avec  fermete  et  Constance 
»  la  fatigue ,  les  dangers  et  les  privations  de  toute 
'•»  espece  pour  la  defense  d'une  cause  sainte,  a 
»  un  repos  sansgloire  et  aux  seductions  du  rang, 
»  des  ricbesses,et  d'une  jeunesse  sans  frcin  dans 


5g4  LAFAYETTE 

»  la  cour  la  plus  brillante  et  la  plus  aimable  c!e 

»  1'Europe. 

»  II  n'y  eut  dans  ce  choix  pas  moins  de  sagesse 
>,  que  de  magnanimite.  L'approbation  d'un  demi- 
»  siecle  et  les  acclamations  de  voix  irmombra- 
»  bles ,  impuissantes  a  exprimer  toute  la  recon- 
»  naissance  du  cceur,  qui  vons  ont  accueilli  a 
»  votre  arrivee  dans  cet  hemisphere ,  en  sont  la 
»  preuve  certaine. 

«  Lorsque  la  lutte  de  la  liberte  dans  laquelle 
»  vous  vous  etiez  engage  com  me  champion  vo- 
»  lontaire  ,  fut  terminee  par  le  triomphe  complet 
»  de  sa  cause  dans  ce  pays  de  votre  adoption , 
»  vous  re  tour  nates  remplir  les  devoirs  du  phi- 
w  lanthropeet  dupatriote  dans  votre  patrie.  La  , 
»  dans  une  carriere  suivie  avec  fermete  et  sans 
»  deviation  pendant  quarante  ans  ,  vous  avez  sou- 
»  tenu ,  au  milieu  des  succes  et  des  revers ,  la 
»  meme  cause  glorieuse  a  laquelle  vous  aviez  con- 
w  sacre  les  belles  annees  de  votre  jeunesse,  1'ame- 
»  lioration  de  la  condition  morale  et  politique  de 
»  1'homme. 

»  Pendant  ce  long  espace  de  temps,  le  peuple 
»  des  Etats-Unis ,  pour  qui  et  avec  qui  vous  avez 
»  pris  part  aux  batailles  de  la  liberte  ,  a  joui  plei- 
»  nement  de  ses  fruits,  et  a  etc  Fun  des  plus 
v  heureux  dans  la  famille  des  nations ,  voyant 
»  sa  population  s'accroitre  et  son  territoire  s'a- 
))  grandir,  agissant  et  souifrant  selon  les  condi- 


EN  AMERIQUE.  505 

»  tions  de  sa  nature  ,  et  jetant  les  fbndemens  de 
»  la  plus  grande  et,  nousl'esperons  sincerement, 
»  de  la  plus  bienfaisante  puissance  qui  ait  jamais 
»  regie  les  interels  humains  sur  la  terre. 

»  Dans  ce  laps  de  quarante  annees,  la  genera- 
»  tion  avee  laquelle  vous  portates  les  armes  s'est 
»  eteinte  presque  en  entier.  Vous  etes  le  seul  sur- 
»  vivant  des  officiers  generaux  de  1'armee  ameri- 
»  came  de  cette  guerre.  Les  sages  qui  guiderent 
»  nos  conseils,  les  guerriers  qui  combattirent 
»  sur  terre  et  sur  mer ,  tous  dorment  a  present 
»  avec  leurs  peres,  a  1'exception  de  quelques-uns 
»  a  qui  le  del  a  accorde  un  plus  grand  nombre 
»  de  jours  qu'au  cornmun  des  hommes.  Une  se- 
»  conde  generation  et  meme  une  troisieme  se 
»  sont  elevees  pour  prendre  leur  place ,  et  les 
»  enfans  de  leurs  enfans  ont  appris  d'eux  ce  que 
»  d'ailleurs  la  constante  jouissance  de  la  liberte 
»  indique  corame  un  devoir  :  ils  out  appris  a 
»  joindre  tonjours  dans  les  benedictions  donnees 
»  a  la  memoire  de  leurs  peres,  le  nom  de  celui 
»  qui  vint  deloin  epouser  leur  cause  et  se  joindre 
»  a  eux  pour  vaincre  ou  succomber. 

»  Ges  sentiniens  sont  ceux  de  tout  le  pays ; 
)>  cela  est  manifestement  prouve  par  la  delibe- 
»  tion  du  congres  ,  representant  du  peuple  et  de 
»  Lous  les  etats  de  TUnion  ,  qui  a  charge  le  pre- 
»  sident  des  Etats-Unis  de  vous  donner  Fassu- 
»  ranee  de  Fattacbement ,  de  1'afFection  et  de  la 

38. 


5g6  LAFAYETTE 

»  reconnaissance  du  gouvernement  et  du  peuple, 
»  et  qui  1'a  engage  a  mettre  a  votre  disposition 
»  un  vaisseau  national  pour  votre  retour  aux 
»  rivages  de  votre  patrie. 

»  L'invitation  vous  fut  transmise  par  mon  ve 
rt  nerable  predecesseur  :  il  vous  etait  attache  par 
»  les  plus  forts  liens  de  1'amitie  :  lui-meme  etait 
»  un  de  ceux  que  les  honneurs  les  plus  eleves  de 
»  son  pays  out  recompense  du  sang  ancienne- 
»  ment  repandu  pour  sa  cause,  et  d'une  longue 
»  vie  devouee  a  son  bonbeur.  II  vous  offrit  un 
»  vaisseau  national.  Votre  delicatesse  vous  porla 
«  a  preferer  une  voie  de  transport  plus  simple, 
»  et  une  annee  entiere  s'est  ecoulee  depuis  que 
»  vous  avez  debarque  sur  notre  rivage.  II  y  au- 
»  rait  a  peine  de  1'exageration  a  dire  que  cette 
»  annee  a  ete,  pour  le  peuple  de  1'Union,  une 
»  annee  de  fetes  et  de  rejouissances  continuelles 
»  inspire'es  par  votre  presence.  Vous  avez  tra- 
»  verse  les  vingt-quatre  etats  de  cette  grande 
»  confederation ;  vous  avez  ete  recu  comme  un 
»  pere  long-temps  absent ,  par  les  enfans  et  par 
)>  les  hommes  et  les  femmes  de  la  generation 
»  actuelle.  La  generation  naissante,  1'espoir  de 
»  notre  avenir,  plus  nombreuse  que  ne  1'etait 
»  toutle  peuple  pour  lequel  vous  combattiez,  a 
»  rivalise  avec  les  rares  survivans  de  cette  epoque 
»  d'epreuves,  en  acclamations  de  joie  a  Taspect 
w  dccelui  que  tous  reconnaissent  pour  leur  com- 


EN  AMERIQUE. 
»  mun  bienfaiteur;  vous  avcz  entendu  les  voix 
»  de  1'age  passe,  de  Fage  present  et  de  1'age 
»  futur,  se  joindre  et  eclater  a  votre  approche. 
»  Les  cris  et  les  transports  spontanes  d'alle- 
»  gresse  avec  lesquels  des  milliers  d'individus 
»  vous  accueillirent  a  votre  debarquement  sur 
»  eette  terre  de  liberte,  vous  ont  accompagne  a 
»  chaque  pas  ,  et  semblables  an  bruit  des  eaux 
)>  qui  se  precipitent  sans  cesse,  ils  retentissent 
»  encore  de  tous  les  coins  de  notre  pa  trie. 

)>  Maintenant  vous  etes  sur  le  point  de  retour- 
»  ner  au  pays  de  votre  naissance,  de  vos  ance- 
»  tres,  de  votre  posterite  ;  le  gouvernement  de 
»  1'Union ,  excite  par  le  menie  sentiment  qui  a 
»  determine  le  congres  a  designer  un  vaisseau 
»  national  pour  vous  j  transporter  ,  a  choisi  pour 
»  cela  une  fregate  recemment  construite  dans 
«  cette  metropole,  et  lui  donne,  pour  son  pre- 
»  n>ier  service,  le  soin  moins  agreable,  mais  ega- 
)>  lenient  precieux ,  de  vous  ramener  dans  votre 
)>  patrie.  Le  nom  de  cette  fregate  s'offre  a  la  me- 
»  rnoire  des  regions  lointaines  et  des  ages  futurs 
»  comme  appartenant  a  la  longue  liste  des  noms 
»  devenus  celebres  dans  1'histoire  de  nos  mal- 
»  heurs  et  de  notre  independance. 

»  Le  vaisseau  est  pret  maintenant  a  vous  rece- 
»  voir  et  a  tenir  la  mer.  Au  moment  de  ce  de- 
»  part ,  les  prieres  de  plusieurs  millions  d'hom- 
»  rues  s'elevent  au  ciel  pour  que  votre  passage 


5$8  LAFAYETTE 

»  soit  heureux,  et  que  votre  retour  au  sein  cle 
»  votre  famille  soit  aussi  favorable  a  votre  bon- 
»  lieur  que  votre  visite  sur  ce  theatre  de  votre 
)>  glorieuse  jeunesse  1'a  ete  pour  le  peuple  ame- 
»  ricain. 

)>  Allez,  notre  hote  bien-aime,  retournez  vers 
)>  cette  terre   du  brillant  genie ,   des  sentimens 
»  genereux  et  de  la  valeur  heroique ;  vers  cette 
»  belle    France   qui  a   vu   naitre  Louis  XII  et 
»  Henri  IV ;  vers  ce  sol  fecond  qui  a   produit 
))  Bayard  et  Coligny ,  Turenne  et  Catinat,  Fe- 
»  nelon  et  d'Aguesseau.    Dans  le  catalogue  des 
»  hommes   iilustres    que    la    France    proclame 
»  comme  ses  enfans,  et  qu'elle  s'enorgueillit  d'of- 
»  frir  a  1'admiration    des  peuples ,  le   nom  de 
»  Lafayette  a  deja  ete  enregistre  depuis  plusieurs 
v  siecles.  Main  tenant  il  a  rccu  un  riouveau  lus- 
v  tre ;  et  si,  dans  la  suite  des  temps,  un  Fran- 
»  cais  est  appele   a   indiquer  le  caractere  de  sa 
»  nation  ,  par  celui  d'un  individu  de  1'epoque  ou 
»  nous  vivons,  le  sang  d'un   noble  patriotisme 
»  colorera  ses  joues,  le   feu   d'une  inebranlable 
»  vertu  brillera  dans  ses  yeux ,  et  il  prononcera 
»  le  nom  de  Lafayette.  Et  nous  aussi,  et  nos  en- 
»  fans  dans  cette  vie  et  apres  la  mort ,  nous  vous 
»  proclamerons  comme   Fun   des   notre.-.  Vous 
)>  nous  appartenez  encore  par  ce  patriotique  de- 
»  vouement  avec  lequel  vous  etes  accouru  au  se 
tt  cours  de  nos  ancetres   pour  les   arracber  au 


EN  AMEBIQUE.  $99 

»  danger  qui  les  menacait ;  VOLIS  nous  appar- 
»  tenezpar  cette  longue  suite  d'annees  pendant 
»  lesquelles  vous  nous  avez  aimes  pour  nous- 
»  m  ernes  ;  vous  nous  appartenez  par  ce  senti- 
»  ment  inalterable  de  reconnaissance  en vers  vps 
»  services  qui  sont  une  des  plus  precieuses  par- 
»  ties  de  noire  heritage;  vous  nous  appartenez 
))  enfin  par  ces  liens  d'amitie  plus  forts  que  la 
»  mort,  qui  ont  uni  votre  noni  pour  la  suite  des 
»  siecles  avec  le  nom  de  Washington. 

»  Dans  ce  moment  penible  ou  nous  allons  nous 
»  separer  de  vous ,  nous  nous  consolons  a  1'idee 
»  que  partout  ouvous  pourrez  etre,  jusqu'k  la  der- 
»  mere  pulsation  de  votre  cceur,,  notre  pays  sera 
»  toujours  present  a  vos  affections  :  et  un  heu- 
»  reux  pressentiment  nous  assure  que  vous  ne 
»  nous  donnerez  pas  le  chagrin  de  ne  plus  vous 
)>  voir  dans  ce  pays.  Nous  nous  plaisons  dans  eet 
»  agreable  avenir  de  recevoir  notre  ami  de  nou- 
»  veau.  Parlant  ici  au  nom  de  tout  le  peuple 
»  americain ,  et  donnant  un  libre  cours  au  sen- 
»  timent  d'attachement  qui  fait  battre  le  cceur 
»  de  toute  une  nation ,  comme  bat  celui  d'un 
»  seul  homme ,  je  vous  fais  un  penible  et  tou- 
»  chant  adieu.  » 

Un  murmure  approbateur  couvrit  les  dernieres 
paroles  de  M.  Adams,  et  prouva  combien  les  au- 
diteurs  sympathisaient  avec  les  nobles  sentimens 
qu'il  venait  d'exprimer  pour  laFrance  et  pour  celui 


600  LAFA1ETTE 

de  scs  enfans  dont  la  vie  tout  entiere  et  le  re 
cent  triomphe  devaient  ajouter  encore  a  sa  gloire 
et  a  son  illustration.  Le  general  Lafayette,  pro- 
ibn  dement  emu  par  ce  qu'il  venait  d'entendre  , 
eut  Lesoin  de  se  reeueillir  quelques  instans  avant 
de  pouvoir  reponclre;  enfin ,  apres  avoir  fait  effort 
pour  raffermir  sa  voix  alteree  par  son  attendris- 
sement ,  il  s'exprima  airisi  : 

«  Parmi  toutes  les  obligations  quej'ai  au  gou- 
»  vernement  en  general ,  et  particulierement  a 
»  vous ,  monsieur ,  premier  magistral  de  la  repu- 
»  blique  ,  je  dois  saisir  1'occasion  qui  se  presente 
»  en  ce  moment  solennel  et  penible  d'offrir  en 
»  partaut,  au  peuple  americain ,  un  dernier 
»  hommage  de  ma  vive  et  profonde  reconnais- 
))  sauce.  Avoir  ete,  dansjes  circonstances  les  plus 
w  critiques,,  adopte  par  1'Union  eomme  un  fils 
»  cheri ;  avoir  participe  aux  travaux.  et  aux  perils 
»  de  la  noble  lutte  qui  avait  pour  objet  Finde- 
»  pendance ,  la  liberte  et  1'egalite  des  droits ; 
»  avoir  pris  part  a  la  fondation  de  1'ere  ameri- 
»  caine  qui  a  deja  traverse ,  et  qui  doit  encore , 
>/  pour  la  dignite  et  le  bonheur  de  1'espece  hu- 
»  maine  ,  traverser  cbaque  partie  d'un  autre  he- 
»  misphere;  avoir  recu  a  chaque  epoque  de  la 
»  revolution  ,  et  pendant  quarante  annees  apres 
)>  cette  periode,  tant  du  peuple  americain  quede 
»  ses  representans ,  a  1'interieur  et  a  1'etranger, 
»  des  ternoignages  continuels  de  confiance  et  de 


EN   AMfiRIQUE.  60  i 

»  bonte  :  tels  out  ete  la  gloire ,  1'encouragement 
)>  et  le  soutien  de  ma  longue  et  peril! euse  car- 
»  riere.  Mais  comment  pourrai-je  jamais  trouver 
»  des  paroles  pour  reconnaitre  cet  accueil  sans 
»  cesse  renouvele,  ces  temoignages  illimites  et 
«  universels  d'affection  qui  ont  marque  chaque 
«  pas,  chaque  heure  d'un  voyage  de  douze  mois 
»  a  travers  les  vingt-quatre  etats  de  1'Union? 
)>  Non-seulement  ils  ont  rempli  mon  coeur  d'une 
»  jouissance  inexprimable  ,  ils  ont  encore  fourni 
»  Foccasion  au  peuple  d'accorder  son  suffrage  a 
»  ces  faveurs  immenses  dont  les  diverses  bran- 
»  ches  du  gouvernement  m'ont  comble  dans  tous 
»  les  etats  confederes  et  dans  le  siege  central  de 
)>  1'Union. 

»  Cependant  une satisfaction  plusgrande  encore 
)>  m'attendait :  dans  les  merveilles  de  creation  et 
»  de  perfect] onnement  que  mon  oeil  enchante  a 
»  rencontrees  partout ';  dans  le  bien-etre  incom- 
»  parable  et  si  bien  apprecie  par  le  peuple;  dans 
»  les  rapides  progres  de  sa  prosperite  ;  dans  sa 
»  securite  inebranlable ,  tant  publique  que  pri- 
»  vee;  dans  1'habitude  du  bon  ordre,  veritable 
»  complement  de  la  liber te ;  dans  ce  bon  sens 
»  national ,  arbitre  souverain  de  tous  les  diffe- 
»  rends >  j'ai  reconnu  avec  orgueil  le  resultat  de 
)>  ces  principes  republicains  pour  lesquels  j'ai 
»  combattu,et  la  glorieuse  demonstration  c|iii 
)>  doit  frapper  les  esprits  meme  Jes  plus  timidcs 


602  LAFAYETTE 

»  et  les  plus  prevenus,  de  la  superiorite  qu'ont 
)>  sur  le  systeme  degradant  de  1'aristocratie  et  du 
»  despotisme ,  les  institutions  populaires  qui  ont 
»  pour  bases  les  veritables  droits  de  Fhomme  ,  et 
w  qui  garanlissent  par  les  liens  conslitutionuels 
»  les  privileges  de  chacune  cles  parties  de  la  con- 
)>  federation.  L'amour  de  cette  union  entre  tous 
»  les  etats  a  ete  ie  dernier  vceu  de  notre  grand  et 
»  paternel  W ashingto  i ,  et  il  sera  la  deruiere 
»  priere  de  chaque  patriote  americain  ,  comme 
)>  il  est  deja  devenu  le  gage  saere  de  Femancir 
»  pation  du  inonde.  Je  suis  heureux  de  voir 
»  que  le  peuple  americain,  pendant  qu'il  donne 
»  I'exemple  vivant  du  succes  cles  institutions  libe- 
»  rales  en  opposition  a  la  lietrissure  qu'on  vou- 
»  drait  leur  imprimer  en  Europe,  et  ou  cepen- 
»  dant  les  esprils  eclaires  commencent  a  en  sentir 
»  de  plus  en  plus  les  avantages  ,  je  suis  heureux , 
»  dis  je,  de  voir  que  le  peuple  americain  s'y  mon- 
»  Ire  de  jour  en  jour  plus  attache. 

»  Et  maintenant,  Monsieur,  comment  pour- 
»  rais-je  donner  un  libre  cours  a  mes  sentimens 
»  vifs  et  profonds  pour  les  assurances  inappre- 
»  ciables  de  votre  estime  et  de  votre  ami  tie ,  pour 
»  les  allusions  que  vous  faites  au  temps  passe  ,  a 
w  mes  braves  compagnons  d'armes  et  aux  vicis- 
»  situdes  de  ma  vie  entiere ,  pour  le  tableau 
»  touchant  que  vous  tracez  des  benedictions  re- 
»  pandues  par  plusieurs  generations  du  peuple 


EN   AMfiRIQUE.  60  3 

»  americain  sur  ies  derniers  jours  d'un  veteran 
»  profbndement  emu  ;  pour  vos  remarques  affec- 
)>  tueuses  sur  ce  triste  moment  cle  separation  , 
»  sur  mon  pays  natal  qui  ,  je  puis  ]e  dire ,  est 
»  rempli  d'attachenient  pour  la  nation  ameri- 
)>  caine,  et  sur  1'espoir  enfin,  qui  m'est  si  neces- 
»  saire,  cle  revoir  ce  pays  qui  rlepuis  un  demi- 
»  siecle  a  daigne  me  traiter  comme  1'un  de  ses 
)>  enfans  ?  Je  me  Lornerai  ,  en  mettant  de  cote 
»  toute  repetition  superflue ,  comme  je  Fai  deja 
)>  fait  devant  vous  ,  Monsieur  ,  et  devant  cette 
«  respectable  assemblee ,  a  conlirmer  hautement 
))  cliacun  des  sentimens  que  j'ai  eu  tous  Ies  jours 
)>  Toccasion  dVxprimer  en  public ,  depuis  le  mo- 
»  ment  ou  votre  venerable  predecessour ,  mon 
)>  vieux  frere  d'armes  et  mon  ami  ,  m'a  transmis 
»  1'honorable  invitation  du  congres ,  jusqu'^  ce 
»  moment  ou  vous ,  dont  Ies  liaisons  amicales 
)>  avec  moi  da  tent  de  notre  premiere  jeunesse , 
»  vous  all ez  me  coafier,  pour  traverser  1'Atlan- 
»  tique ,  a  la  protection  de  1'hero'jque  pavilion 
»  national  qai  flotte  sur  ce  vaisseau  magnifique 
»  dont  le  nom  n'est  pas  une  des  moins  flatteuses 
)>  faveurs  que  j'ai  recues  en  si  grand  nombre  dans 
»  ce  pays. 

»  Dieu  repande  ses  benedictions  sur  vous , 
»  Monsieur,  et  sur  tous  ceux  qui  nous  entourent; 
»  qu'il  Ies  repande  sur  le  peuple  americain  ,  sur 
»  cliacun  des  etats  de  TUnion  et  sur  tout  le  gou- 


LAFAYETTE 

»  vernement  federal ;  recevez  eet  adieu  patriotique 
»  d'un  cceur  plein  de  reconnaissance ,  qui  sera  tel 
»  jusqu'au  moment  ou  il  cessera  de  battre.  » 

En  prononcant  ces  derniers  mots ,  le  general 
Lafayette  sentit  son  emotion  s'accroitre  rapide- 
ment,  et  il  se  precipita  dans  les  bras  du  presi 
dent  ,  qui  me] a  ses  larmes  aux  siennes ,  en 
repetant  douloureusement  ces  tristes  mots  : 
«  Adieu  !  adieu  !  »  Les  speetateurs,  entraines  par 
le  meme  sentiment ,  laisserent  aussi  couler  leurs 
larmes ,  et  entourerent  leur  ami  pour  presser 
encore  une  fois  sa  main  dans  les  leurs.  Pour 
abreger  cette  scene  qui  ne  pouvait  se  prolonger 
sans  exceder  ses  forces ,  le  general  se  retira  un  in 
stant  dans  son  appartement ,  ou  madame  Adams , 
entouree  de  .ses  filles  et  de  ses  nieces,  vint  lui 
exprimer  ses  vosux  et  ses  regrets.  Deja  la  veille , 
cette  dame  ,  dont  1'esprit  cultive  et  1'amenite  de 
caractere  contribuerent  beaucoup  a  embellir  no- 
tre  sejour  dans  la  maison  du  president,  lui  avait 
oilert  un  beau  buste  de  son  mari,  et  avait  joint 
a  son  present  une  dedicace  en  vers  francais  , 
dont  le  charnie  et  1'elegance  prouvaierit  que  ce 
i)'etait  point  la  premiere  fois  qu'elle  faisait  parler 
iiotre  langue  5  sa  muse. 

Retenu  comme  par  un  cliarme  surnaturei  ,  le 
general  Lafayette  ne  pouvait  se  decider  a  se  sepa- 
rer  de  ses  amis ;  mille  pretextes  lui  servaient  a 
retarder  le  moment  definitif  de  la  separation , 


EN  AM£RIQUE.  6o5 

mais  enfin  le  premier  cles  vingt-quatre  coups  cle 
canon ,  qui  annoncaient  son  depart ,  ayant  re- 
tenti,  il  se  jeta  de  nouveau  dans  les  bras  de 
M.  Adams,  lui  exprima  ses  derniers  voeux  pour 
]a  nation  americaine,  et  monta  en  voiture.  Du 
haul  clu  peristyle  le  president  lui  repeta  le  signe 
d'adieu  ,  et ,  a  ce  signe,  les  drapeaux  des  milices, 
rangees  en  bataille  devant  le  palais ,  s'incline- 
rentjusqu'a  terre. 

Accompagne  par  les  secretaires  d'etat  de  1'in- 
terieur,  des  finances  et  de  la  marine ,  le  general 
se  rendit  sur  les  Lords  du  Potomac  ou  nous  at- 
tendait  le  steamboat  le  Mont-fernon.  Sur  un 
plateau  qui  s'eleve  un  peu  au-dessus  du  fleuve, 
on  voyait  toutes  les  milices  d'Alexandrie ,  de 
George-Tov/n  et  de  Washington-City,  groupees 
en  colonnes  profbndes ,  et  pretes  a  defiler  devant 
I'liote  national.  En  avant  d'elles  etaient  les  ma- 
gistrats  de  ces  trois  villes  du  district  de  Golom- 
bie ,  a  la  tete  de  leurs  concitoyens,  auxquels 
etaient  venus  se  joindre  beaucoup  d'etrangers. 
Lorsque  le  general  fut  arrive  au  point  d'ou  il 
pouvait  embrasser  d'un  seul  coup-d'oeil  1'eosem- 
ble  de  ce  tableau,  la  famille  clu  general  Washing 
ton  vint  se  ranger  autour  cle  lui ,  ainsi  que  les 
principaux  officiers  du  gouvernement ,  et  toutes 
ces  diverses  masses ,  qui  d'abord  etaient  immo- 
biles  ,  s'ebranlerent  au  bruit  du  canon ,  et  vin- 
rent  a  lui,  tristes  et  silencieuses ,  recevoir  sou 


boG  LAFAYETTE 

dernier  adieu.  Lorsque  les  derniers  corps  se  fu- 
rent  eloignes,le  general  prit  conge  des  amis  qui 
1'entouraient,  et  monta  a  Lord  du  Mont- fie rnon 
avec  le  ministre  de  la  marine  et  les  ofliciers  du 
gouvernement  qui  devaient  Faccompagner  jus- 
qu'a  la  Brandy-wine*  Pendant  ce  temps ,  la  foule 
innombrablequi  borclait  la  rive  da  Potomac  a  une 
grande  distance,  dominee  par  le  penible  senti 
ment  des  regrets  que  lui  inspirait  ce  depart,  de- 
meurait  dans  -e  plus  profond  silence;  mais  , 
lorsque  le  bateau  a  vapeur  gagna  le  large,  em- 
portant  1'objet  de  ses  affections,  elle  poussa  un 
cri  de  douleur,  qui,  repete  d'eeho  en  echo,  alia 
se  confondre  avec  les  sourds  mugissemens  du  ca- 
riondu  fort  Washington.  Que^quesinstans  apres, 
nous  passames  devant  Alexandrie,  et  le  general 
recut  de  la  population  de  cette  ville  les  m ernes 
temoignages  de  regrets.  Mais  ce  fut  surtout  en 
passant  en  vue  de  1'habitation  de  Mont-Vernon  , 
qu'il  sentit  son  cceur  oppress^ ,  et  qu'il  comprit 
da  vantage  encore  la  grandeur  du  sacrifice  qu'il 
faisait  a  sa  patrie  en  quittarit  le  sol  americain, 
ce  sol  hospitalier  sur  lequel  il  ne  pouvait  faire  un 
pas  suns  rencontrer  des  souvenirs  qui  lui  fussent 
chers. 

En  quelques  heures  nous  atteignimes  la  Bran- 
dyivine  ,  qui  mouillait  a  1'embouchure  du  Poto 
mac,  ou  elle  n'attendait  que  notre  arrivee  pour 
mettre  a  la  voile.  Le  general  fut  recu  a  bord  avec 


EN   AMERIQUE.  607 

les  plus  grands  honneurs;  1'equipage  range  sur 
lesvergues,  les  canonniers  a  ]eurs  pieces,  et  la 
garnison  en  bataille  sur  le  pont.  De  toutes  les 
person nes  qui  etaient  venues  de  Washington 
avec  nous,  il  n'y  eut  que  le  ministre  de  la  ma 
rine  ,  M.  Southard,  qui  passa  gur  la  Brando-wine 
avec  le  general ,  pour  le  presenter  et  le  recom- 
maricler  au  commodore  Morris  ,  au  nom  dc  la 
nation  americaine  et  de  son  gouvernement.  Pen 
dant  noire  sejour  a  Washington,  M.  Southard 
nous  avait  donne  tant  de  temoignages  de  bonte 
que  ce  ne  fut  pas  sans  un  veritable  chagrin  que 
nous  primes  conge  de  lui.  A  peine  eut-il  recu 
nos  derriiers  embrassemens ,  qu'il  repassa  sur  le 
Mont-Fernon,  et  cnie  notre  commodore  donna 
des  ordres  pour  appareiller ;  ma  is  dans  cet  instant 
nous  vimes  arriver  vers  nous  un  autre  bateau  k 
vapeur  qui  paraissait  avoir  des  communications 
a  nous  faire;  nous  le  reconnumes  bientot  pour 
la  Constitution,  qui  arrivait  de  Baltimore,  por- 
tant  un  grand  nombre  de  citoyens  de  cette  ville , 
qui  avaient  desire  voir  encore  une  fois  le  gene 
ral  Lafayette  avant  son  depart  ,  et  iui  exprimer 
les  vceux  de  leurs  concitoyens  et  les  leurs.  Nous 
eprouvames  un  bien  grand  plaisir  en  reconnais- 
sant  parmi  eux  la  plupart  des  personnes  avec 
lesquelles  nous  avions  eu  les  rapports  les  plus 
intimes  pendant  nos  divers  sejours  a  Baltimore. 
Leur  presence  en  cet  instant ,  en  reportant  nos 


608  LAFAYETTE 

pensees  vers  le  temps  heureux  ou  nous  etions  chez 
eux ,  nous  fit  oublier  un  moment  que  deja  nous 
avions  quitte  le  sol  americain  peut-etre  pour 
jamais,  et  notre  illusion  se  prolongea  jusqu'au 
moment  ou  1'heure  de  la  retraite  ronipit  touts 
communication  entre  leur  bailment  et  le  notre. 
La  nuit  etait  alors  trop  avancee  pour  pouvoir 
appareiller  ,  et  le  commodore  Morris  attendit  le 
lendemain  pour  faire  lever  1'ancre.  G'etait  le 
8  septembre.  Nous  entrames  a  pleines  voiles 
dans  la  Ghesapeak ,  naviguant  au  centre  d'un 
brillant  arc-en-ciel,  dont  une  des  bases  s'ap- 
puyait  sur  le  rivage  du  Maryland  ,  et  1'autre  sur 
celui  de  Virginie.  Ainsi  le  meme  signe  quiavait 
apparu  dans  les  cieux  le  jour  ou  Lafayette  abor- 
dait  le  sol  americain,  apparaissait  encore  au  mo 
ment  ou  il  le  quittait,  comme  si  la  nature  s'etait 
reserve  le  soin  de  lui  elever  le  premier  et  le  der 
nier  des  nombreux  arcs  de  triomphe  qui  lui 
furent  dedies  pendant  son  admirable  voyage  1 . 

1  Le  jour  de  notre  arrivee  a  Staten-Island  ,  pendant 
que  le  general  recevait  les  felicitations  clu  peuple  sur  le 
balcon  de  la  maison  du  vice-president ,  un  arc-en-ciel , 
dont  une  des  bases  enveloppaitet  diaprait  de  mii!e  cou- 
leurs  le  fort  Lafayette  ,  apparut  aux  yeux  de  la  multi 
tude,  qui ,  frappee  de  la  beaute  de  ce  tableau  et  re  son 
opportunite  b'ecria  «  que  le  ciel  etait  d'accord  avcc  'es 
»  Americains  pour  celebrer  la  bien  vtnune  de  I'ami  <  e 
»  leur  pays.  » 


EN    AMERIQUE.  609 

Le  vent  soufflant  avec  force  dans  une  bonne 
direction,  nous  eumes  bientot  passe  les  caps  de 
Virginie,  et  en  peu  de  temps  nous  gagnames  la 
haute  mer.  Ce  fut  alors  seulement  que  notre  ca- 
pitaine  ,  debarrasse  des  soins  qu'exige  une  navi 
gation  toujours  difficile  pres  des  cotes ,  nous  fit 
faire  une  plus  ample  connaissance  avec  ses  offi- 
ciers  et  notre  nouvelle   demeure.  Au  caractere 
des  uns ,  et  aux  commodes  dispositions  cle  1'autre, 
il  etait  facile  de  reconnaitre  que  le  gouvernement 
americain  n'avait  rien  neglige  de  ce  qui  pouvait 
contribuer  a  la  surete  et  aux  agremens  du  retour 
de  Lafayette  dans  sa  patrie.  Lecapitaine  annonca 
au   general  que  les  dernieres  instructions  qu'il 
avait  recues  du  president  etaient   de  se  mettre 
entierernent  a  sa  disposition  ,  de  le  concluire  dans 
quelque  port  de  1'Europe  qu'il  lui  conviendrait 
d'indiquer,  et  de  1'j  debarquer  sous  la  protec^ 
tion  du   pavilion  americain;   qu'il  devait,   des 
a   present,   se  regarder  comme  maitre  absolu 
a  bord ,   ct  etre  assure  que  ses  ordres  seraient 
executes  avec  le  plus  grand  empressement.  Le 
general  futtouche,  rnais  non  surpris,  de  ce  nou- 
veau   temoignage    d'interet    du    gouvernement 
americain ,  et  declara  au  capitaine  qu'il  n'userait. 
de  tant  de  droits  horiorables  que  ponr  demander 
a  etre  conduit  au  Havre.   Deux  motifs,   ajouta- 
t-il ,  me  font  desirer  de  rentrer  en  France  par 
cette  ville  :  ma  famille  doit  venir  m'y  recevoir, 
11.  39 


GiO  LAFAYETTE 

et  mon  cceur  eprouve  le  besoin  de  revoir  d'abord 
ceux  qui  ont  recu  avec  tant  de  bonte  mes  adieux 
au  moment  ou,  1'annee  derniere,  je  quittai  ma 
patrie. 

Cependant  le  vent  soufflait  avec  violence,  et 
a  peine  quarante-huit  lieures  s'etaient-elles  ecou- 
lees  depuis  notre  sortie  de  la  baie  de  la  Chesa- 
penk ,  que  deja  nous  etions  dans  le  courant  du 
golfe  du  Mexique,  dont  les  flots,  contraries  par 
levent,  nous  faisaient  eprouver  toutes  les  an- 
goisses  du  roulis  et  du  tangage ,  liorriblement 
combines.  Bientot  au  mal  de  mer  qui  nous  avait 
gagnespresque  tous,  vint  se  joindre  une  inquie 
tude  assez  vive.  La  iregate  faisait  eau,  sans  qu'on 
put  reconnaitre  par  quelle  voie;  les  pompes, 
malgre  1'activite  de  leur  service,  ne  suflisaient 
pas  a  1'epuisement,  et  cleja  quelques  personnes 
semblaient  regretter  que  nous  fussions  si  loin  des 
cotes ;  mais  notre  capitaine  et  ses  officiers  n'e- 
taient  point  gens  a  se  laisser  intimider  par  si 
peu  de  chose ;  apres  un  miir  examen  de  notre 
situation ,  M.  Morris  jugea  d'abord  que  son  vais- 
seau  tirant  trop  d'eau ,  avait  besoin  d'etre  allege, 
et  il  fit  jeter  a  la  mer  trente-deux  milliers  de  fer 
qui  faisaient  par  tie  de  son  lest.  Cette  seule  ope 
ration  ,  executee  en  quelques  lieures ,  porta  re- 
mede  a  tousles  inconveniens.  La  fregate,  plus 
legere,prit  une  allure  plus  facile,  et  en  s'ele- 
vant  de  quelques  pouces  de  plus  au-dessus  de 


EN    AM&IUQUE.  til  I 

Veau,  elle  laissa  a  decouvert  sa  voie  d'eau  qui 
n'etait  qu'un  pen  au-dessous  de  sa  premiere  flot- 
taison  ;  des  cet  instant,  3e  danger ,  qui  n'avait  ja- 
mais  ete  bien  grave,  disparut  entierement ,  et  noire 
navigation  s'acheva  sansla  plus  legere  inquietude. 
Ainsi  que  le  president  1'avait  dit  au  general 
en  lui  oft  rant  le  service  de  laBrandfwme  pour 
revenir  en  France,  nous  avions  pour  capitaine 
tin  des  homines  les  plus  distingues  de  la  marine 
americaine.  Des  sa  jeunesse  le  capitaine  Morris 
s'etait  fait  remarquer  dans  plusieurs  combats  de- 
van  t  Alger,  sous  les  ordres  du  commodore  Ro 
gers.  Plus  tard,  dans  la  derniere  guerre  contre 
FAngleterre,  il  avail  encore  ajoutea  sareputalion 
par  Fhabilete  de  plusieurs  de  ses  nianoeuvres, 
devant  un  ennerni  qui ,  presque  toujours  ,  avail 
Favantage  du  nombre;  et  ses  camarades  s'aocor- 
deut  generalement  a  lui  attribuer  une  grande 
partie  de  la  victoire  de  la  fregate  americaine  la 
Constitution, surla  fregateanglaise/a  Guerriere; 
celle-ci,  fiere  de  sa  formidable  artillerie  et  de 
i'experience  de  son  nombreux  equipage,  avait 
envoye  un  defi  a  tous  ceux  des  navires  americains 
qui  se  sentiraient  le  courage  de  la  combattre,  elle 
semblaitattendre  avec  impatience  que  quelqu'un 
reponclit  a  son  appel ,  lorsque  la  Constitution 
apparut  et  la  fit  repentir  de  sa  presomption  1. 

1  La   fregate  la  Constitution  etait    alors  commandec 

39. 


In  2  LAFAYETTE 

Les  officiers  qui  servaient  sous  les  ordres  d?i 
capitaine  Morris,  a  Lord  de  la  B randy  wine , 
avaient  tous  fait  aussi  avec  distinction  la  derniere 
guerre ,  et  cliacun  d'eux  pouvait  a  juste  titre  se 
glorifier  dvavoir  ajoute  par  ses  actions  a  1'illu- 
stration  des  annales  de  la  marine  americaine.  Je 
regrette  de  ne  pouvoir  les  nommer  tous  ici  et 
rapporter  quelques-uns  des  fa  its  par  lesquels  ils 
ont  merite  la  reconnaissance  de  leur  patrie  et 
Testime  de  leurs  concitoyens,  mais  ces  details 
m'entraineraient  au-dela  des  bornes  que  je  me 
suis  prescrites,  et  j'espere  qu'on  ne  verra  dans 
mon  silence  quele  sentiment  de  mon  incapacite 
conime  historien,  et  non  celui  de  mon  indiffe 
rence  pour  des  homines  dont  la  societe  a  eu  pour 
nous  tant  de  douceurs,  pendant  une  navigation 
qui  sans  doute  nous  eut  paru  bien  courte,  si 
elle  ne  nous  eut  ramenes  vers  notre  patrie. 

Le  gouvernement  des  Etats-Unis  ri'a  pas  d'e- 
cole  tneorique  pour  ses  jeunes  olliciers  de  marine, 
mais  chaque  batiment  de  guerre  de  1'etat ,  en 
entrant  en  service,  recoit  a  son  bord  un  certain 
nombre  d'aspirans  (midshipmen)  et  forme  ainsi 
une  ecole  pratique  peu  dispendieuse  pour  le 


par  le  capitaine  Hull ,  homme  d'un  grand  courage  , 
celebre  par  ses  actions  pendant  la  derniere  guerre.  On 
sait  que  ce  combat ,  qui  dura  moins  d'une  heure ,  se 
t<  rmina  par  la  prise  de  la  fregate  anglaise. 


KN    AMEH1QUE.  6i3 

tresor,  et  feconde  ea  heureux  resultats.  Lorsque 
le  bruit  se  repandit  que  la  Brandj"wine  etait 
destinee  a  reconduire  Lafayette  en  France ,  tons 
les  parens  qui  destinaient  leurs  en  fans  a  la  ma 
rine  ,  ambitionnerent  pour  eux  une  place  de 
midshipmen  a  bord  de  cette  fregate,  et  le  pre 
sident  se  trouva  accable  de  demandes  envoyees 
de  tous  les  points  de  1'Union.  Ne  pouvant  satis- 
faire  a  toutes,  mais  voulant  cependant  concilier 
le  plus  qu'il  dependait  de  lui  les  interets  parti- 
culiers  avec  le  bien  du  service  public ,  il  de'cida 
que  chaque  etat  serait  represente  aupres  de  La 
fayette  par  un  aspirant ,  en  sorte  que  la  Bran- 
clywine  recut  a  son  bord  \ingt-quatre  eleves,  au 
lieu  de  liuitou  dix  que  recoivent  ordinairement 
les  batimens  de  son  rang.  Ge  fut  une  bien  douce 
satisfaction  pour  le  general,  de  se  voir  ainsi  en- 
toure  de  cesjeunes  representans  des  republiques 
qu'il  venait  de  parcourir  avec  tant  de  plaisir  ; 
non-seulemen-t  leur  presence  lui  rappelait  des 
lieux  qu'il  aimait,  mais  quelques-uns,  fils  d'an- 
ciens  soldats  revolutionnaires  ?  lui  fournissaient 
encore  I'occasion  de  s'entretenir  de  ses  vieux 
compagnons  d'armes;  et  les  jeunes  gens ,  de  leur 
cote  ,  fiers  de  la  mission  a  laquelle  ils  etaient  as- 
socies ,  cherchaient  a  s'en  rendre  dignes  en  se  li- 
vrant  avec  ardeur  a  1'etude  et  a  1'accomplisse- 
ment  de  leurs  devoirs.  Uamitie  toute  paternelle 
que  le  general  leur  temoigna ,  pendant  la  tra- 


LAFAYETTE 

versee,  lui  gagna  tellement  leur  affection,  qu'ils 
ne  purent  se  separer  de  lui  sans  verser  des  Jar- 
mes.  Us  le  prierent  de  leur  permettre  de  se  co- 
tiser  entre  eux  pour  lui  offrir  un  temoignage 
durable  de  leur  filial  attachement ,  qui  lui  rap- 
pelat  en  meme  temps  les  jours  passes  avec  eux 
a  Lord  de  la  Brandy  wine  1. 

Les  vents  ne  cesserent  de  souffler  avec  violence, 
pendant  toute  la  traversee,  mais  varierent  sou- 
vent,  ce  qui  rendit  notre  voyage  assez  penible. 
Cepenclant ,  malgre  leur  inconstance ,  le  capi- 
taine  Morris  trouva  le  secret  de  nous  faire  mar 
cher  rapidement,  et  le  3  octobre  nous  arrivames 
en  vue  des  cotes  du  Havre,  c'est-a  dire  ,  vingt- 
quatre  jours  apres  notre  sortie  des  eaux  de  la 
Chesapeak.  Cette  traversee  peut  etre  regardee 

1  Ce  present ,  que  le  general  Lafayette  recut  quel 
que  temps  apres  sa  rentree  a  Paris,  est  une  urne  d'argent, 
de  forme  antique  et  tres-habilement  ciselee.  Elle  repose 
sur  un  socle  de  meme  metal ,  dont  trois  faces  sont  ornees 
de  peintures  eyquises ,  representant  le  Capitole  de  Wa 
shington-City  j  la  .visite  de  Lafayette  au  tombeau  de 
Washington;  et  Tarrivee  de  la  Brandywine  au  Havre. 
Sur  la  quatrieme  face  est  iiiscrite  en  relief,  I'offrande 
des  jeunes  miflshipmeji  a  leur  paternel  ami.  Ce  magni- 
iique  ouvrage  a  ete  execute  a  Paris  ,  sous  la  direction 
du  consul  des  Etats-Unis ,  M.  Barnct,  qui  a  repondu  a 
la  confiance  des  jeunes  marins,  avec  ce  zele  qu'il  apporte 
a  tout  ce  qui  touche  a  la  gloire  de  son  pays  ou  aux  inte- 
rets  de  ses  compatriotes. 


EN    AMERiQUE.  61  5 

comme  tres-courte,  surtout  si  Ton  considere  que 
le  bailment  que  nous  mentions  tenait  la  mer 
pour  la  premiere  fois,  et  demandait  par  conse 
quent  &  etre  etudie  avec  plus  de  soin  par  ceux 
qui  le  manoeuvraient. 

Je  ne  parlerai  point  des  sentimens  qui  nous 
agiterent  a  la  vue  du  sol  de  notre  patrie.  11  ri'est 
peut-etre  pas  un  homme  qui  neles  ait  eprouves  , 
en  revoyant  sa  terre  natale,  meme  apres  une 
courte  separation  ,  et  pour  celui-la  qui  n'a  jamais 
connu  les  tourmens  de  Tabsence  et  les  douces 
emotions  du  retour,  je  craindrais  que  mes  pa 
roles  ne  parussent  exagereesou  ridicules. 

Comme  la  mer  etait  houleuse  et  le  vent  va 
riable,  le  capitaine  ne  voulut  pas  compromettre 
la  fregate ,  en  s'approchant  trop  de  terre  a  Ten- 
tree  de  la  nuit;  en  consequence,  il  envoya  un 
de  ses  officiers  au  Havre,  pour  avoir  un  pilote, 
et  courut  quelques  bordees  en  attendant  son  re- 
tour.  A  minuit ,  un  bateau  pecheur  nous  aborda , 
et  nous  remit  des  lettres  par  lesquelles  nous  ap- 
primes  qu'une  grande  partie  de  la  famille  du  ge 
neral  Lafayette  ,  et  beaucoup  de  ses  amis  ,  parmi 
lesquels  etait  mon  pere ,  nous  attendaient  depuis 
plusieurs  jours  au  Havre,  et  viendraient  nous 
rejoindre  dans  quelques  heures. 

On  pense  bien  que  de  semblables  nouvelles 
nous  tinrent  eveilles  toute  la  nuit,  attendant 
avec  impatience  le  retour  du  jour  qui  devait  nous 


LAFAYETTE 
rendre  a  nos  amis ,  a  nos  families,  a  notre  patrie. 
A  six  heures  du  matin ,  le  pilote  etait  a  notre 
Lord ,  dirigeant  avec  precaution  la  fregate  vers 
leport  du  Havre  que  nous  voyions  grandirlente- 
ment  a  1'horison.  A  trois  heures  nous  nous  ar- 
retames  ,  retenus  par  I'inipossibilite  d'approcher 
davantagela  cote  sans  danger,  avec  un  Latiment 
de  la  force  du  riotre  l.  Le  capitaine  Morris  fit 
alors  tirer  son  salut  de  vingt-quatre  coups  de 
canon ,  auquel  le  fort  qui  protege  le  port  repon- 
dit  quelques  instans  apres.  A  onze  heures  ,  le 
bateau  a  vapeur  nous  avait  abordes  ,  et  nous 
goutions  le  bonheur  d'etre  en  famille.... 

Nous  recumes  aussi  a  Lord  quelques  citoyens 
du  Havre  ,  au  nombre  desquels  etait  M.  de  La- 
rocbe,  qui  venait  prier  le  general  d'accepter  un 
logement  dans  sa  maison  pour  tout  Je  temps 
qu'il  lui  plairaitde  rester  dans  la  ville.  M.  Rise- 
ley  ,  consul  americain  au  Havre,  etait  aussi  parmi 
les  visiteurs.  Notre  capitaine  et  ses  officiers  les  re- 
curent  avec  distinction  ,  et  leur  firent  visiter  tous 
les  details  de  la  fregate,  don  ties  belles  proportions 
et  1'admirable  tenue  exciterent  leur  admiration. 

Gependant  le  temps  s'ecoulait  rapidement,  et 


1  La  Brandy-wine,  portait  soixante  canons  de  82  en 
batterie ,  et  quatre  cent  cinquante  hommes  d'equipage. 
Ajoutant  a  ce  nombre  les  officiers ,  la  garnison  d'infanterie 
e|:  les  passagers,  nous  etions  plus  de  cinq  cents  a  bord. 


EN   AMERIQUE.  617 

le  moment  <le  nous  separer  de  nos  compagnons 
de  voyage  etait  arrive.  II  me  serait  difficile  de 
peindre  1'expression  de  douleur  et  de  regrets 
qui  regnait  sur  la  physionomie  de  tous  les  hom- 
mes  de  1'equipage  au  moment  ou  ils  vinrent 
serrer ,  pour  la  derniere  fois ,  la  main  de  celui 
qu'ils  avaient  conduit  avec  tant  d'orgueil  a  travers 
1'Ocean.  Les  officiers Ten tourerent  pendant  long- 
temps  en  le  pressant  dans  leurs  bras ,  et  ne  pou- 
vant  se  decider  a  le  laisser  partir;  leur  premier 
lieutenant ,  M.  Gregory ,  qui  avait  ete  charge 
par  eux  d'exprimer  leurs  sentimens,  eprouva  une 
telle  emotion  que  sa  voix  s'altera  des  les  premiers 
mots  qu'il  prononca;  mais  alors,  pousse  comme 
par  une  inspiration  soudaine  ,  le  jeune  marin 
s'elanca  vers  le  pavilion  national  qui  flottait  a 
1'arriere  du  vaisseau ,  le  detacha  precipitamment 
et  le  presenta  au  general ,  en  s'ecriant :  «  Nous 
»  ne  pouvons  le  confier  a  de  plus  glorieuse mains  1 
»  emportez-le,  cher  general ;  qu'il  vousrappellek 
»  jamais  votre  alliance  avec  la  nation  americaine; 
»  qu'il  vous  rappelle  aussi  quelquefois  ceux  qui 
»  n'oublieront  jamais  le  bonheur  qu'ils  ont  eu  de 
»  passer  vingt-quatre  jours  avec  vous  a  bord  de  la 
)>  Brandy-wine  ;  que  flottant  deux  fois  chaque 
»  annee  au-dessus  des  tours  de  votre  demeure 
»  hospitaliere ,  il  rappelle  avosvoisins  1'aiiniver- 
»  saire  des  deux  grandes  epoques  dontl'influeiice 
»  sur  le  monde  entier  est  incalculable  ,  la  nais- 


618  LAFAYETTE 

»  sance  de  Washington  et  la  declaration  d'inde- 
»  pendance  de  notre  patrie  !  » 

«  Je  1'accepte  avec  reconnaissance ,  »  lui  re- 
pondit  le  general,  «  et  je  veux  ,  que,  deploy  e 
)>  dans  le  lieu  le  plus  apparent  de  ma  maison  de 
»  La  Grange  ,  il  temoigne  chaquejour  a  tous  ceux 
»  qui  le  verront ,  de  la  bonte  de  la  nation  ame- 
)>  ricaine  pour  son  fils  adoptif  et  devoue.  Et 
»  j'espere  que  lorsque  vous  et  vos  eompatriotes 
»  viendrez  me  visiter,  il  vous  rappellera  qu'a 
)>  La  Grange  vous  n'etes  point  sur  une  terre 
»  etrangere....  » 

Dans  cet  instant,  le  bruit  du  canon  et  les 
huzzas  de  Tequipage  range  sur  les  vergues, 
couvrirent  les  derniers  adieux,  et  nouspassames 
a  bord  du  bateau  a  vapeur,  d'ou  nous  vimes  la 
Brandywine  tendre  ses  voiles,  et  s'eloigner  avec 
la  majeste  d'une  forteresse  flottante. 

Le  capitaine  Morris  ,  qui  devait  accompagner 
le  general  jusqu'k  Paris;  le  capitaine  Reed,  ofli- 
cier  distingue  dela  marine  americaine,  et  charge 
d'une  mission  scientifique  en  Europe  ,  par  son 
gouvernement ;  et  M.  Sommerville,  envoye  des 
Etats-Unis  aupres  de  la  cour  cle  Suede ,  quit- 
terent  en  meme  temps  que  nous  la  Brandy  wine , 
qui,  maintenant,  sous  les  ordres  du  lieutenant 
Gregory,  devait  aller  renforcer  1'escadre  de  la 
Medi  terra  nee. 

Au  moment  de  son  debarquement ,  le  general 


EN    AMtiRIQUE.  6i() 

Lafayette  dut  s'apercevoir  que  les  sentimens  quo 
les  citojens  du  Havre  lui  avaient  temoignes  a 
1'epoquetle  son  depart  ii'etaient  point  changes, 
et  son  coeur  en  fut  delicieusement  louche.  Quant 
a  1'autorite,  elle  fut  ce  qu'elle  aurait  du  etre 
1'anneeprecedente,  c'est-a-dire  qu'elle  laissa  un 
libre  essor  a  la  manifestation  de  1'opinion  publi- 
que  ,  et  que,  dans  son  trajet  du  port  a  la  maison 
de  M.  de  Laroche,  le  general  n'eut  pas  la  dou- 
leur  de  voir  ses  amis  menaces  par  le  sabre  des 
gendarmes,  on  humilies  par  la  presence  de  sol- 
da  ts  etrangers. 

Le  general  Lafayette  desirait  avec  impatience 
revoir  ceux  de  ses  enfans  qui  n'avaient  pu  venir 
an  devant  delui,  et  quiTattendaierita  La  Grange; 
en  consequence  il  se  decida  a  quitter  le  Havre  le 
lendemain  de  son  arrivee.  Son  fils  s'embarqua  sur 
la  Seine  avec  sa  famille  et  ses  amis ,  pour  aller 
1'attendre  a  Rouen ,  tandis  qu'accompagne  du 
capitaine  Morris  et  de  1'auteur  de  ce  journal ,  il 
prit  la  route  de  terre.  A  sa  sortie  du  faubourg ,  sa 
voiture  fut  entouree  par  unenombreuse  cavalcade 
dejeunes  citoyens,  qui  lui  demanderent  la  permis 
sion  de  Taccompagner  a  quelque  distance.  Apres 
une  heure  de  marche,  le  general  s'aireta  pour 
remercier  son  escorte ,  qui  ne  se  separa  de  lui 
qu'apres  lui  avoir  exprime  les  plus  honorables 
sentimens  par  1'organe  de  son  jeunc  chef, 
M.  Etesse,  auquel  ses  concitoyens  avaient  donne 


6'20  LAFAYETTE 

aussi  en  ee jour  un  temoignage  de  leur  estime  et 

de  leur  amitie  en  se  placant  sous  ses  ordres. 

En  arrivant  a  Rouen  nous  dsscendimes  cliez 
M.  Cabanon ,  honorable  negociant  que  Ton  a 
toujours  vu  charge  de  representer  les  interets  de 
son  departement  a  la  chanibre  des  deputes,  tant 
que  ses  concitoyens  ont  ete  libres  dans  leurs 
choix.  Ancien  collegue  et  ami  du  general  La 
fayette  ,  il  avait  revendique  le  droit  de  recevoir  a 
sa  table  Thoie  de  1'Amerique ,  et  lui  avait  me 
nage  le  plaisir  de  s'y  asseoir  au  milieu  de  sa 
famille  et  d'un  grand  nombre  des  citoyens  les 
plus  distingues  de  1'ancienne  capitale  de  la  Nor- 
mandie.  Vers  la  fin  du  diner  quelqu'un  vint 
avertirle  general  qu'une  foule  nombreuse  reunie 
dans  la  rue,  et  accompagnee  d'une  troupe  de 
musiciens ,  desirait  le  saluer;  il  se  rendit  avec 
empressement  sur  le  balcon  pour  repondre  k 
cette  marque  d'estime  de  la  population  de  Rouen ; 
mais  a  peine  les  premieres  acclamations  se  fu- 
rent-elles  fait  entendre,  que  Ton  yit  arriver  par 
les  deux  extremites  de  la  rue  de  Crosne ,  ou  est 
situee  la  rnaison  de  M.  Cabanori ,  des  detache- 
mens  de  garde  royale  et  de  gendarmerie ,  qui , 
sans  sommation  prealable,  se  mirent  en  devoir 
de  disperser  la  foule.  La  moderation  avec  la- 
quelle  la  garde  royale  executa  les  ordres  qu'elle 
avait  recus  d'une  imprudente  et  aveugle  autorite , 
piouvait  combien  cette  expedition  lui  repugnait ; 


EN    AMERIQUE.  6'A  t 

mais  la  gendarmerie ,  jalouse  sans  doute  de  se 
montrer  le  digne  instrument  du  pouvoir  qui 
1'employait,  cbargea  bravement  sur  cles  citojeris 
desarmes,et  ne  se  laissa  point  arreter  parlescris 
des  femmes  et  des  enfans  roules  aux  pieds  des 

chevaux Un  fabricant  de  Bolbec ,  uii  vieillard 

de  Rouen ,  et  plusieurs  autres  personnes ,  furent 

grievement  blesses Beaucoup  d'autres  furent 

illegalement  et  brutalement    arretes Apres 

cesglorieux  exploits,  les  gendarmes,  maitresdu 
terrain ,  attendirerit  la  sortie  du  general  La 
fayette,  et ,  le  sabre  a  la  main,  les  injures  a  la 
bouche  ,  accompagnerent  la  voiture  jusqu'a  1'ho- 

tel  ou  nous  devious  passer  la  nuit Mais  la  se 

bornerent  leurs  succes ;  des  jeunes  gens  places  a 
la  porte  leur  interdirent  1'entree  de  cet  asile  ou 
etaient  venus  se  refugier  beaucoup  de  ceux  qui 
avaient  ete  obliges  de  fuir  de  la  rue  de  Grosne, 
et  le  general  Lafayette  put  recevoir  en  paix  les 
tendresetbonorables  felicitations  de  cespaisibles 
citoyens  qui  venaient  d'avoir,  aux  yeux  deTau- 
torite ,  le  tort  de  temoigner  la  satisfaction  que 
leur  faisait  gouter  le  retour  d'uri  liomme  qui, 
par  le  triompbe  que  venait  de  lui  decerner  une 
nation  libre,  avait  tant  ajoute  a  1'eclat  du  nom 
franca  is. 

Cette  indigne  conduite  de  l'autorite  et  de  ses 
serviles  instrumens  nous  affligea  d'autant  plus 
vivement  que,  pen  de  jours. a vant,  nous  avions 


622  LAFAYETTE 

encore  sous  les  yeux  le  tableau  tie  la  libre  expres 
sion  des  sentimens  et  de  1'enthousiasme  du  peu- 
ple  amerieain ,  et  que,  malgre  nous,  nous  nous 
livrions  a  une  comparaison  qui  etait  loin  d'etre 
favorable  a  notre  patrie.  La  presence  du  capi- 
taine  Morris  et  de  quelques-uns  de  ses  compa- 
triotes  qui  1'accompagnaient  jusqu'a  Paris ,  ajou- 
tait  encore  a  notre  embarra,s  et  a  notre  affliction. 
II  nous  semblait  lire  sur  leurs  visages  severes 
1'expression  des  sentimens  que  leur  inspirait  la 
vue  d'un  peuple  autrefois  si  energique  dans  son 
amour  delaliberte,  aujourd'hui  si  timidement 
soumis  au  despotisme  des  baionnettes.  Des  que  je 
trouvai  Toccasion  de  les  entretenir  un  instant  ,je 
m'empressai  de  leur  dire  qu'il  fallait  bien  se 
garder  de  confondre  la  prudence  et  la  modera 
tion  avec  une  faiblesse  qui,  ici ,  n'ctait  qu'appa- 
rente.  Que,  dans  cette  circonstance,  les  citoyens 
n'avaient  pu  suppo.ser  que  1'autorite  locale  serait 
assez  inserisee  pour  s^opposer  a  1'expression  de 
sentimens  si  inoffensifs  pour  elle,  et  si  naturels, 
et  que  ,  par  consequent ,  personne  n'avait  du 
songer  a  prcparer  une  resistance  dont  la  neces- 
site  ne  pouvait  etre  prevue.  Quelques  jeunes  gens 
qui  nous  entouraient,  entendant  cette  conversa 
tion,  ajouterent  avec  chaleur  :  «  Nous  esperons 
»  que  notre  moderation  ne  sera  point  mal  luter- 
»  pretee  par  ceux  qui  nous  connaissent ,  et  qn  ils 
»  compvendrontque  nous  ne  nous  sommes  airsi 


EN  AM£IUQUE,  623 

»  resigned  a  reculer  devant  quelques  gendarmes 
»  que  parce  que  nous  avons  voulu  eviter  a  notre 
»  ami  le  general  Lafayette  le  chagrin  d'etre  Foc- 
))  casion  d'un  plus  grand  desordre... »  Les  offi- 
ciers  americains  applaudirent  au  courage  et  a  la 
clelicatesse  de  ce  sentiment,  et  com pri rent  que 
dans  toute  a  litre  circonstance  le  triomplie  de  la 
police  et  de  scs  gendarmes,  sur  les  citoyens  de 
Rouen,  ne  serait  pas  aussi  facile. 

Le  lendemain  matin,  8  octobre,  la  cour  de 
Fhotel  etait  remplie  de  jeunes  gens  a  cheval, 
destines  a  former  une  escorte  au  general  jus- 
qu'au  premier  relai  de  poste.  Leur  contenance, 
et  quelques  paroles  que  j'entendis,  me  prouve- 
rent  qu'ils  avaient  encore  sur  le  coeur  la  scene  de 
la  veille,  et  qu'ils  etaient  bien  resolus  a  ne  pas 
souflrir  qu'eile  se  renouvelat  impunement.  Les 
postes  d'infanterie  et  de  gendarmerie  avaient  etc 
doubles  pendant  la  nuit,  comme  si  le  jour  de- 
vait  ramener  de  grands  evenemens ,  mais  Fauto- 
rite  s'en  tint  heureusement  a  ces  ridicules  de 
monstrations  ,  et  le  general  Lafayette  sortit  pai- 
siblement  de  la  ville  en  recueillant  sur  son 
passage  de  nombreux  temoignages  cle  la  bien- 
veillance  des  citoyens.  A  Fextremite  du  faubourg 
Fescorte  fut  encore  augmentee  par  d'autres  jeu 
nes  cavaliers  qui  Faccompagnerent  jusqu'au  pre 
mier  relai,  oil  ils  prirent  conge  de  lui,  apres  lui 
avoir  presente  une  couronne  d' immortelles  qui 


§94  LAFAYETTE 

frit  deposee  dans   sa  voiture  sur  1'epee  que  lui 

avaient  donnee  les  milices  de  New-York. 

Ce  meme  soir  nous  coucbames  a  Saint-Ger- 
main-en-Laye ,  et  le  lendemain,  g  octobre  ,  nous 
arrivames  a  La  Grange,  ou ,  depuis  trois  jours,  les 
habitans  des  communes  voisines  s'occupaient  des 
preparatifs  d'une  fete  pour  la  reception  de  ceiui 
qu'ils  attendaient  depuis  si  long-temps  avec  im 
patience. 

A  une  certaine  distance  de  Habitation,  la 
voiture  s'arreta ,  le  general  en  descendit  et  se 
trouva  tout  a  coup  au  milieu  d'une  foule  dont 
les  transports  et  Fempressement  auraient  trompe 
Fceil  d'un  etranger,  en  lui  faisant  croire  que  tous 
etaient  ses  enfans.  Jusqu'au  soir  la  maison  fut 
remplie  par  la  foule ,  qui  avait  peine  a  se  separer 
du  general.  Les  citojens  ne  se  retirerent  qu'apres 
1'avoir  conduit,  a  la  clarte  des  illuminations,  et 
au  son  de  la  musique,  sous  un  arc  de  triomphe 
portant  une  inscription  ou  ilslui  avaient  decerne 
le  titre  d'ami  da  peuple.  La ,  il  recut  de  nou- 
veau  les  expressions  de  la  joie  et  du  bonheur  que 
son  retour  causait  a  ses  bons  voisins. 

Le  lendemain  le  general  fut  occupe  toute  la 
journee  a  recevoir  les  jeunes  lilies  qui  lui  appor- 
terent  des fleurs  et  luicbanterentdes  couplets  ;la 
compagnie  de  la  garde  nationale  de  Court-Palais, 
ainsi  qu'une  deputation  de  la  ville  de  Rosay.  Les 
habitans  de  la  commune,  en  offrant  une  eaisee 


EN    AMERIQUE. 
tie  (leurs  a  leup  ami,  lui  dirent,  par  1'organe  de 
M.  Fricotelle  ,  chef  de  la  deputation. 

«  Lorsque  nous  avons  appris  qa'au  itiepi'is 
»  d'une  longue  navigation,  vous  alliez  braver, 
»  sous  un  ciel  qui  nous  est  inconuu,  un  climat 
»  que  Ton  nous  disait  etre  dangereux  ,  nos  coeurs 
»  ont  ete  saisis  d'effroi ,  et  nous  avons  verse  des 
»  larmes  sur  le  depart  d'un  pere.  Bientot  nous 
»  avons  recu  la  nouvelle  de  1'accueil  glorieux 
»  que  vous  fit  ce  bon  peuple  americain  ,  si  digue 
»  de  la  liberte  que  vous  1'avez  aide  a  conquerir, 
»  et  dans  notre  joie  nos  voeux  se  sont  eleves  pour 
»  lui  et  pour  vous  vers  le  ciel ;  mais  lorsque  nous 
»  avons  su  qu'au  milieu  du  triomphe  de  ces  te- 
»  moignages  d'attachement,  d.es  pressantes  solli- 
»  citations  des  Americains  pour  vous  retenir  au 
»  milieu  d'eux,  vos  pensees  se  tournaierit  vers 
»  nous,  vers  notre  patrie  ,  alors  notre  admiration 
»  pour  vos  vertus  s'est  encore  accrue;  aujour- 
)>  d'liui  notre  reconnaissance  est  sans  bornes.  » 

Apres  cette  harangue,  tous  se  precipiterent 
dans  les  bras  du  general ;  ils  n'en  sortirent  q\ie 
pour  se  jeter  dans  ceux  de  George  Lafayette , 
son  ills. 

Le  dimanche  suivant,  les  habitans  cle  Rosav 

•/ 

et  des  environs  oiFrirent  au  general  une  fete  bril- 
lante,  dont  une  souscription  ,  a  laquelle  tout  1(^ 
monde  contribua  ,  fit  les  frais.  Les  preparatifs, 
qui  avaientexige  plusieurs  jours  de  travail ,  etaient 
H.  4° 


626  LAFAYETTE 

1'ouvrage  d'une  partie  des  citoyens  qui  n'a- 
vaient  voulu  etre  aides  par  aucune  main  salariee. 
A  cinq  lieures  du  soir ,  plus  de  quatre  mille 
personnes ,  dont  beaucoup  venues  de  plusieurs 
lieues ,  remplissaient  les  appartemens  et  les  cours 
du  chateau  de  La  Grange,  pour  saluer  celui  que 
toutes  les  bouches  appelaient  Yami  du  peuple. 
A  sept  heures  ,  une  troupe  de  jeunes  filles,  mar- 
chant  en  tete  de  la  population  de  Rozay  ,  vint 
presenter  au  general  une  corbeille  de  fleurs ,  en 
chantant  en  choeur  des  couplets  simples  et  tou- 
chans.  M.  Vigne ,  au  nom  du  canton,  prononca 
un  discours  plein  de  sendmeris  genereux.  «  Nous 
»  vous  revoyons  enfin ,  »  lui  dit-il  ,  «  rajeuni  par 
»  1'air  de  la  liberte  que  vous  venez  de  respirer  , 
)>  et  par  la  vue  du  bonheur  du  peuple  puissant 
)>  et  recon naissant  que  vous  venez  de  contempler. 
»  Comme  les  Americains ,  que  ne  pouvons-nous 
»  vous  peindre  notre  amour,  notre  admiration, 
>j  et  le  plaisir  que  nous  avons  a  vous  revoir  !  Mais , 
»  general ,  cet  amour ,  ce  plaisir  et  cette  admi- 
»  ration  ,  en  troublant  nos  coeurs ,  nous  forcent 
»  au  silence.  » 

Le  general  lui  repondit :  «  Le  touchant  accueil 
»  qui  m'attendait  ici  au  moment  de  mon  arrivee, 
»  les  nouveaux  temoignages  d'amitie  dont  vous 
»  me  comblez  aujourd'hui,  completent  la  satisfac- 
»  tion  que  j't3prouve  en  me  retrouvant  au  milieu 
»  de  ma  famiile  ,  au  milieu  de  vous,  mes  cher» 


EN   AMERIQUE.  627 

»  voisins  et  amis.  Pendant  que  je  parcourais  les 
)>  libres  et  florissantes  contrees  des  Etats-Unis  , 
»  il  m'etait  doux  de  penser  que  les  accens  de  cet 
»  admirable  et  excellent  peuple  retentissaient 
»  jusqu'a  vous ,  et  que  vous  en  jouiriez  pour  moi. 

w  Les  ennemis  de  la  cause  populaire  m'on  tfa.it 
w  un  reproche  de  ce  que,  dans  les  reunions  ameri- 
»  caines,  en  leur  exprimant  nies  sentimeus,  je 
»  pensais  aussi  a  vous.  Us  ont  eu  raison  de  le 
»  croire  ,  et  en  effet,  a  la  vue  des  miracles  de 
»  prosperite  publique  et  de  felicite  particuliere 
»  qui ,  dans  ce  vaste  pays ,  ont  etc  le  resulat  de  la 
»  liberte,  de  1'egalite,  del'ordre  legal  et  national , 
»  il  m'eut  ete  difficile  d'oublier  les  voeux  de  toute 
»  ma  vie  pour  que  mes  compatriotes  francais 
»  exercassent  les  memes  droits  et  obtinssent  le 
»  meme  bonheur. 

»  Me  voici  maintenant  rendu  k  cette  retraite 
»  de  La  Grange,  qui  m'est  cbere  a  tant  de  titres, 
»  et  a  ces  occupations  agricoles  auxquelles  vous 
»  savez  que  je  suis  si  attache ,  et  que  pendant 
M  beaucoup  d'annees  j'ai  partagees  avec  vous ,  mes 
»  chers  voisins,  et  avec  la  plupart  des  amis  qui 
»  m'entourent.  Votre  affection,  bien  reciproque 
»  de  ma  part,  me  les  rend  de  plus  en  plus  pre- 
»  cieuses.  Recevez  tons ,  je  vous  prie  ,  mes  remer- 
»  cimens  pour  la  belle  et  touchante  fete  que  vous 
>>  m'avez  preparee,  et  qui  remplit  mon  coeur  de 
»  joie,  de  tendresse  et  de  reconnaissance.  » 


LAFAYETTE   EN    AMERIQUE. 

Apres  cette  reponse  ,  qui  fut  accueillie  avec 
transport  ?  le  general  fut  conduit  en  triomphe 
stir  la  prairie ,  ou  une  tente  elegante  avait  ete 
dressees  pour lui  et  sa  famille.  Des  illuminations 
disposee  avec  art,  un  feu  d'artifice  prepare  par 
Ruggieri ,  des  danses  animees,  un  grand  nombre 
de  boutiques  de  toute  espece,  et  une  population 
cle  plus  de  six  mille  personnes ,  tout  enfin  con- 
tribua  a  rappeler  a  Lafayette  quelques-unes  des 
belles  scenes  de  son  triomphe  americain  ,  avec 
d'autant  plusde  verite  qu'il  y  retrouva  unegrande 
conformite  dans  les  sentimens  et  dans  leur  ex 
pression. 

Les  dansea  durerent  toute  la  nuit ,  les  cris  de 
vive  I1  ami  du  peuple!  retentirent  jusqu'au  jour, 
et  le  lendemain  Lafayette,  rentre  au  sein  de  sa 
i'amille ,  jouissait  du  bonheur  et  du  calme  quo 
donne  seul  le  souvenir  d'une  vie  bien  remplie. 


FIN    DU    SECOND    ET    DERNIER    VOLUME, 


TABLE  DES  CHAPITRES 

CONTENUS 

DANS   GE  VOLUME. 


Pages. 

CHAPITRE  ier.  —  Fete  des  fermiers  du  Maryland.  — 
Deputation  indienne  presentee  au  general  La 
fayette. —  Message  du  president  des  £tats-Unis. 

—  Honneurs  extraordinaires  rendus   a  Fhote   de 
la  nation.  —  Recompense  nationale  ofFerte  par 

le  congres i 

CHAPITRE  u.  —  Election  du  president.  —  Caractere 
public  da  president. — Des  ministres  et  des  fonc- 
tionnaires  publics.  — Du  congres.  —  Grand  diner 
public  du  i".  Janvier 36 

CHAPITRE  in. — Depart  de  Washington.  — Sentimens 
americains.  —  Lion  de  mer.  — Famille  de  negres 
libres.  —  Raleigh.  —  Fayetteville.  —  Caroline  du 
Nord 78 

CHAPITRE  iv.  —  Entree  dans  la  Caroline  du  Sud.  — 
Route  de  Cherraw  a  Camden.  —  Monument  eleve 
au  baron  de  Kalb.  —  Route  de  Camden  a  Char- 
lestown.  —  Fete  de  Charlestown.  —  Le  colonel 
Huger.  —  Histoire ,  institutions  et  moeurs  de  la 
Caroline  du  Sud g5 

CHAPITRE  v,  • —  Fort.  Moultrie.  —  He  d'Edisto.  — 
Alligators.  —  Savannah.  —  Monumens  funebres. 

—  Augusta. — Etat  de  Ge'orgie 128 


6U>  TABLE   DES   CHAPITRES. 

Pages. 

CiuriTRE  \i.  —  Depart  de  Milledgeville.  —  Macon. 
Indian -Agency.  —  Rencontre  d'Indiens  pendant 
Forage.  —  Hamly.  —  Tribu  de  Mac-Kintosh.  — 
Uchee-Creek. — Big- Warrior.  — Capitaine  Lewis. 

—  Line-Creek.  —  Mbntgommery.  —  Adieux   de 
Mac-Kintosh.  — Cahawba.  —  Etat  d'Alabama.  — 
Mobile 162 

CIIAPITRE  vii.  —  Depart  de  Mobile.  —  Golfe  du 
Mexique.  —  Passage  de  la  Balize.  —  Debarque- 
ment  aux  lignes  de  la  Nouvelle-Orleans.  — Entree 
du  general  Lafayette  dans  la  ville.  —  Fetes  et 
ceremonies  publiques. — Bataille  de  la  Nouvelle- 
Orleans 196 

CIIAPITRE  vm. — Histoire  et  constitution  de  la  Loui- 
siane.  —  Baton-Rouge.  —  Natchez.  —  Etat  du 
Mississippi.  —  Navigation  jusqu'a  Saint  -  Louis. 

—  Reception    du  general    Lafayette   dans    cette 
ville. 236 

CHAPIT^E  ix.  —  Changemens  survenus  dans  la  na 
vigation  du  Mississippi  depuis  1'emploi  de  la  va- 
peur.  — Arrivee  a  Kaskaskia.  —  Les  Canadiens  et 
les  Indiens.  —  Singuliere  rencontre  d'une  jeune 
Indienne  elevee  parmi  les  blancs  et  retournee  a 
la  vie  sauvage.  —  Ballade  indienne.  —  Etat  d'll- 
linois.  —  Depart  de  Kaskaskia.  —  Separation  du 
general  Lafayette  et  de  la  deputation  de  la  Loui- 
siane.  ......;....  \. 286 

CHAPITRE  x.  —  Riviere  de  Cumberland.  — Arrivee 
a  Nashville.  —  Milice  du  Tennessee.  —  Habita 
tion  du  general  Jackson.  —  Naufrage  stir  1'Ohio. 
—  Louisville.  —  Route  de  Louisville  a  Cincinnati 
par  terre.  —  Etat  de  Kentucky.  —  Anecdote.  .  .  328 


TABLE   DKS   CHAPITRES.  f>3 1 

Pages. 

CHAPITRE  xi.  — Arrivee  a  Cincinnati.  —  Fetes  offertes 
par  cette  ville.  —  Les  Suisses  de  Vevay.  —  Etat 
d'Ohio.  —  La  famille  Yinton.  —  Route  de  Whee 
ling  a  Union-Town.  — Discours  de  M.  Gal  latin.  — 
New -Geneva.  — Debarquement  a  Bradock-Field. 
—  Premier  fait  d'armes  du  general  Washington. 
-Pittsburg. 382 

CHAPITRE  xn.  —  Route  de  Pittsburg  a  Erie.  —  Yic- 
toit  e  du  commodore  Perry.  —  Scene  nocturne  a 
Freedonia.  —  Le  chef  indien  a  Buffalo.  —  Chutes 
du  Niagara.  — Yisite  au  fort  Niagara.  — Aspect 
de  Lockport.  —  Navigation  de  Lockport  a  Ro 
chester.  —  Aqueduc  sur  la  riviere  Genessee.  — 
Route  par  terre  de  Rochester  a  Syracuse.  —  Na 
vigation  de  Syracuse  a  Schenectady,  en  passant 
par  Rome  et  Utica.  —  Grand  canal 4?-$ 

CHAPITRE  xin.  — Retour  a  Boston.  —Reception  de 
Lafayette  par  la  legislation  du  Massachusetts.  — 
Celebration  de  1'anniversaire  de  Bunker's-Hill.  — 
L'histoire  de  la.  revolution  familiere  a  tons  les 
Americains.  —  Depart  de  Boston 4^3 

CHAPITRE  xiv.  —  Rapide  et  courte  visite  dans  Jes 
etats  de  New-Hampshire,  Maine  et  Vermont.  • — 
Retour  a  New-York.  —  Celebration  de  1'anniver 
saire  de  la  declaration  d'independance.  —  La 
chaloupe  americaine.  — •  Patriotisme  et  desinte- 
ressement  des  marins  de  New-York 5oy 

CHAPITRE  xv.  —  Lettre  de  M.  Keratry  sur  1'anni 
versaire  de  Bunker's-Hill.  — Machine  hydraulique 
de  Philadelphie.  —  German  town.  —  Boite  histo- 
rique  de  M.  Watson.  —  Champ  de  bataille  de  la 
Brandywine.  —  Invocation  du  reverend  Wil- 


63'2  TABLE   DES   CHAP1TRES. 

Pages  t 

Ham  Latta.  —  Clerge  de  Lancastre.  —  Retour  a 
Baltimore  eclaire  par  un  incendie 54o 

CHAPITRE  xvi.  —  Retour  a  Washington.  — Caractere 
du  nouveau  president.  —  Visite  a  1 'ex-president 
devenu  cultivateur  et  juge  de  paix.  —  Le  gouver- 
nement  offre  a  Lafayette  un  bailment  de  1'etat 
pour  retourner  en  France.  —  Presens  offerts  a 
Bolivar  par  rintermediaire  de  Lafayette.  —  ]\ou- 
vel  hommage  de  la  ville  tie  New-York.  — Adieux 
du  president  a  1'hote  de  la  nation.  —  Depart  de 
Washington-City.  —  Passage  a  bord  de  la  Bran 
dy  wine.  —  Traversee.  —  Temoignages  d'attache- 
ment  et  de  regrets  des  marins  de  la  Brandywine  a 
Lafayette.  —  Reception  au  Havre.  — •  Quelques 
heures  a  Rouen.  — Reception  de  Lafayette  a  La 
Grange  par  les  habitans  de  sa  commune 576 


FIN    DE    LA    TABLE    DU    SECOND    ET    DERNIER    VOLUME, 


14  DAY  USE 


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