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LA FÉDOR
IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE
20 exemplaires sur papier du Japon et 10 exemplaires
sur Chine.
Tous ees exemplaires sont numérotés et parafés
par l'éditeur.
*JC-
oo^
ALPHONSE "DAUDET
LA FÉDOR
PAGES DE LA VIE
ILLUSTRATIONS DE FABRES
PARIS
ERNEST FLAMMARION, Editeur
2Ô, RUE RACINE, 26
Tous droits réservés
2.2IL
11
La Fédor
PAGES DE LA VIE
uv S
La Fédor
i
— François, c'est M. Yeillon!
A cet appel vivement envoyé par la svelte
jeune femme apparue entre les bacs fleuris
du perron, François du Bréau se dressa sur
la pelouse où il jouait avec sa petite fille et
vint au-devant du visiteur, une main tendue,
4 La Fédor
l'autre calant sur son épaule l'enfant qui riait
et jetait ses petits pieds chaussés de rose
dans le soleil.
— Ah! c'est M. Veillon... eh bien, il sera
reçu, M. Veillon... Si ce n'est pas honteux!
trois mois sans venir à Château-Frayé, sans
donner une fois de ses...
Il s'arrêta au bas des marches, saisi par
l'expression gênée, angoissée, quelque chose
de confus et de fuyard que la nécessité de
mentir donnait à la ronde figure, bonasse et
moustachue, du meilleur et plus ancien com-
pagnon de sa jeunesse.
— Tu veux me parler?
— Oui... pas devant ta femme.
Ce fut dit, glissé dans l'échange nerveux
d'une poignée de main; mais jusqu'au déjeu-
ner, les deux amis ne purent se trouver seuls
une minute. Quand la nourrice eut emporté
« Mademoiselle », toutes ses grâces faites
au monsieur, il fallut explorer la propriété
très changée, très embellie depuis ces der-
niers mois. Ce Château-Frayé, dont la
famille de .Mme du lïreau portait le nom,
était un très ancien domaine, moitié donjon,
TU YEUX ME PARLER]
La Fédor 7
moitié raffinerie, flanqué d'une tour massive
et d*un parc aux verdures féodales où fumait
une cheminée géante sur des plaines infinies
de blé, d'orge et de betteraves ; sans le halo
rougeâtre que Paris allumait chaque soir à
l'horizon, on aurait pu se croire au fond de
l'Artois ou de la Sologne. Là, depuis deux
ans, depuis leur mariage, le marquis du
Bréau et sa jeune femme, « son petit Châ-
teau-Frayé », comme il l'appelait, vivaient
dans une solitude aussi exclusive que leur
amour.
Au moment de se mettre à table, nouvelle
apparition de la nourrice qui venait chercher
madame pour l'enfant.
— Un type, cette nounou, dit la jeune
mère sans plus s'émouvoir, c'est la paysanne
à scrupules... avec elle on n'a jamais fini...
Déjeunez, messieurs, je vous en prie, ne
m'attendez pas.
Et elle avait, en quittant la table, un joli
sourire de sécurité dans le bonheur. Der-
rière elle, tout de suite, le mari demanda :
— Qu'y a-t-il?
— Louise est morte, dit l'ami gravement.
8 La Fédor
L'autre ne comprit pas d'abord.
- Eh! oui... Loulou... La Fédor, voyous.
Nerveusement, par-dessus la table, Fran-
çois saisit la main de son ami.
— Morte! tu es sûr?...
Et l'ami affirmant de nouveau d*un impla-
cable signe de tête, du Bréau eut non pas
un soupir, mais un cri, une bramée de sou-
lagement :
— Enfin!
C'était si férocement égoïste, cet élan de
joie devant la mort... surtout une femme
comme la Fédor... l'actrice célèbre, admirée,
désirée de tous, et qu'il avait gardée six ans
contre son cœur; il se sentit honteux et
gêné, s'expliqua :
- ("est horrible, n'est-ce pas? mais si tu
savais comme elle m'a rendu malheureux,
au moment de la séparation, avec ses lettres
folles, ses menaces, ses stations sans tin de-
vant ma porte... Six mois avant mon ma-
riage, dix mois, quinze mois après, j'ai vécu
dans l'épouvante et l'horreur, ne rêvant
qu'assassinat, suicide, vitriol et revolver...
Elle avait juré de mourir, mais de tout tuer
La Fédor o
auparavant... l'homme, la femme, même l'en-
fant, si j'en avais un. Et pour qui la connais-
sait bien, ces menaces n'avaient rien d'in-
vraisemblable. Je n'osais conduire ma pauvre-
femme nulle part, ni sortir à pied avec elle,
sans craindre quelque scène ridicule ou tra-
gique... Et pourquoi cela? Quel droit pré-
tendait-elle sur ma vie: Je ne lui devais rien.
du moins pas plus que les autres, que tant
d'autres... J'avais eu trop d'égards, voilà
tout. Et puis j'étais jeune, et pas de son
monde d'auteurs et de cabotins. On attendait
plus de moi... peut-être le mariage et mon
nom... ça s'est vu. Ah! pauvre Loulou, je
ne lui en veux plus; mais ce qu'elle m'a em-
bêté!... Mes amis s'étonnaient de ce voyage
de noces interminable; ils peuvent se l'expli-
quer maintenant, et pourquoi, au lieu de
rentrer dans Paris, je suis venu m'enfermer
ici, pris d'une passion subite pour la grande
culture. Encore n'étais-je pas toujours tran-
quille, et lorsque le timbre de la grand'porte
sur la route sonnait très fort ou à des heures
insolites, mon cœur sautait dans ma poi-
trine, je me disais : « La voilà! »
IO
La Fédor
Veillon qui, tout eu mangeant d'un robuste
appétit, écoutait attentivement ces confi-
dences entrecoupées des va-et-vient du ser-
vice, dit à François, sur un ton de reproche :
— Eh bien, maintenant, tu pourras
dormir tranquille... elle est
morte avant-hier à Wissous,
chez sa sœur qui l'avait
La. Fédor 1 1
recueillie, il y a quatre mois, quand sa
maladie s'est aggravée.
Du Bréau tressaillit douloureusement...
.Malade, et tout près de lui, quelques lieues
à peine, sans qu'il en eût rien su...
— Comment l'as-tu appris, toi, qu'elle
était là r
— C'est elle qui m'a écrit de venir la voir.
Je l'ai trouvée dans le milieu le plus bour-
geois, le plus contraire à sa nature, chez
.Marie Fédor, l'ancien prix de tragédie, de-
venue .Mme Restouble, femme du notaire
de Wissous.
— Mais elles se détestaient...
— Oh! Loulou était bien injuste. Elle en
voulait à sa sœur d'avoir renoncé à la vie
de théâtre pour épouser son étudiant des
beaux jours du Conservatoire.
Du Bréau se mit à rire :
— Son étudiant?... lequel? elle en avait
plus de vingt r...
— Elle n'en a toujours épousé qu'un,
Maître Restouble, dont les panonceaux re-
luisent sur la plus coquette maison de
Wissous depuis je ne sais combien de
12 La Fédor
générations. C'est là que j'ai retrouve ton
ancienne.
— Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé?
— Parce que tu es marié, que tu aimes ta
femme... tout ce passé n'avait rien d'inté-
ressant pour toi... Seulement, aujourd'hui...
Yeillon hésita une seconde, puis très froid
toujours, mais avec le tremblement de sa
grosse moustache brune :
- L'enterrement est pour trois heures...
Je me suis promis que tu serais là...
François du Bréau n'eut pas le temps de
répondre; sa femme venait d'entrer, moins
radieuse que tout à l'heure, une inquiétude
au fond de ses jolis yeux. Pour une fois, la
nourrice avait raison : les paupières de l'en-
fant étaient brûlantes et aussi ses petites
mains.
— Oh! ce ne sera rien, ajouta vivement
la mère, se méprenant à la gêne consternée
qu'elle devinait autour de la table.
- Aussi n'est-ce pas cela qui nous pré-
occupe, dit le mari: mais je viens d'appren-
dre une mort... quelqu'un que j'ai beaucoup
connu.
" ''
Ci
%
La Fédor l5
— Qui doncr
Veillon vint en aide à son ami. Il s'agis-
sait d'un de leurs anciens de Louis-le-Grand,
Georges Hofer, chez qui, dans leur jeunesse,
ils venaient quelquefois déjeuner le diman-
che... Ses parents, de grands fabricants de
bière, avaient leur usine en face, de l'autre
côté de la Seine, dans ces immenses plaines
qui vont jusqu'à Montlhery. Il était mort là,
on allait l'y enterrer.
Mme du Bréau regarda son mari :
_ Tu ne m'en as jamais parlé, de ce
Georges Hoferr
II répondit :
_ Il y a longtemps que je ne le voyais
plus.
Veillon ajouta, très sérieux :
— C'est égal... tu feras bien de venir.
Et la femme, plus gravement encore :
— Il faut v aller, mon ami.
L'accent de pitié, de douceur, dont elle
dit cela, les saisit tous les deux. Ils en par-
laient une heure après dans le train de la
Grande Ceinture qui les emmenait à Juvisy,
où commencent les plaines de Wissous.
i6 La Fédor.
- Crois-tu qu'elle se soit doutée de quel-
que chose? s'informait Yeillon.
Du Bréau. lui. ne le pensait pas.
- Elle nie l'aurait dit. C'est une limpide,
une vibrante, incapable de rien cacher .. La
Fédor disait quelquefois : « Je suis un brave
homme, on peut se fier à moi. » Brave
homme, je veux bien, mais une sacrée femelle
tout de même, et qui, née dans le ruisseau.
n'ayant jamais eu pour se conduire que ses
instincts de fille ou de cabotine, s'imaginait
que toutes les femmes lui ressemblaient, en
plus bête et plus méchant, et aurait voulu
me le faire croire... Si je n'avais pas eu la
chance de rencontrer mon petit Chàteau-
Frayé et de m'en toquer tout de suite, ma
foi!... j'aurais peut-être fini par l'épouser.
- Tu n'en aurais toujours pas eu pour
bien longtemps, murmura Yeillon dans un
sourire navré. La pauvre Louise était con-
damnée.
- .Mais enfin de quoi est-elle morte? Je
l'avais laissée en pleine santé, en pleine force.
L'ami, accoudé à la portière et regardant
dehors, bredouilla quelques mots sous sa
La Fédor 17
moustache : épuisement, bronchite mal soi-
e-née... on ne savait au juste. Il y eut un
*&Àë*®gi
instant de silence : puis, sur l'annonce de la
station de Juvisy :
i°, La Fédor
— Il faut descendre, dit Yeillon, nous fe-
rons le reste du chemin à pied.
Sous un ciel de juillet, embrasé et blanc,
un ciel de soleil fondu, le pavé du roi, comme
on l'appelle encore, déroulait son intermi-
nable chaussée, bordée d'ormes rachitiques
et de bornes monumentales. De distance en
distance, le long- des fossés à l'herbe rase
et roussie, une borne de pierre, une croix
de fer commémorative marquaient la place
où un tel, maraîcher de tel endroit, en Seine-
et-Oise, rentrant des Halles de Paris, était
mort écrasé par les roues de sa charrette.
— Fatigue ou boisson, quelquefois les
deux... murmura Yeillon.
Et du Bréau, d'un air détaché :
- A propos de boisson, et le musicien
de Louise, en a-t-on des nouvelles? Tu sais,
ce Desvarennes, le chef d'orchestre qui l'a
enfin consolée de son veuvage? Il paraît
qu'ils se battaient et se soûlaient d'absinthe
tous les soirs.
Yeillon se retourna brusquement :
- Qui a dit ça? Qui l'a vu? Et puis, quand
cela serait? La Fédor n'en a pas moins été
La Fédor 19
une artiste de grand talent, une belle et
bonne fille qui t'a aimé du mieux qu'elle a
su, ce qui vaut bien les deux ou trois heures
de ton temps que tu lui donnes aujour-
d'hui...
Le pavé du roi franchi, les deux amis
s'engagèrent sur un de ces innombrables
chemins de campagne, tout brûlants et cra-
quants de poussière entassée, qui s'entre-
croisaient à perte de vue dans ces champs
de seigle et de blé, éblouis et papillotants
sous le soleil. L'air flambait. Çà et là l'ai-
guille d'un clocher, une rangée d'arbres, le
crépi lumineux d'une muraille interrompaient
la ligne uniforme de l'horizon ; mais jamais
le chemin qu'ils suivaient n'allait dans la di-
rection de ce clocher, de cette muraille.
— Tu ne vas pas nous perdre r fit du Bréau
s'adressant à son compagnon arrêté devant
un poteau indicateur, à un tournant de route.
Yeillon le rassura: il connaissait très bien
le chemin de Wissous à Château-Frayé,
l'ayant fait récemment encore avec Louise.
— Car, figure-toi, mon cher, qu'en se ré-
fugiant chez sa sœur qu'elle détestait, qu'elle
20 La Fédùr
croyait sa plus mortelle ennemie, la pauvre-
fille n'avait qu'un but. une espérance, te re-
voir. Dès ma première visite, elle m'en par-
lait : « Vous comprenez, mon petit Yeillon,
me disait-elle avec cette grâce ingénue que
lui avait rendue la souffrance, ce n'était pas
possible qu'il vînt chez moi, quand je vivais
mal, dans le vice et dans la bohème; mais
ici. chez des gens mariés, chez un magistrat
— ma sœur me le répète-t-elle assez, bon
Dieu de Dieu, que son mari est magistrat —
rien ne peut l'empêcher, n'est-ce pas? » Ah!
la malheureuse, pour lui persuader qu'elle
rêvait une chose impossible, que l'honnête
homme que tu étais ne pouvait faire cela, ne
le ferait pas certainement, le mal que j'ai
eu... d'ailleurs sans la convaincre...
Du Bréau, qui s'était arrêté pour allumer
une cigarette, murmura au bout d'un mo-
ment :
- 1J< >urqu< >i se voir, d'abord? Qu'aurions-
nous pu nous dire?
- Oh! je sais bien ce qu'elle t'aurait dit,
et pourquoi elle aurait tant tenu à te voir
avant de m. lurir.
L.i Fédor 21
— Pourquoi :
— Elle aurait voulu te demander par-
djn..., Oui, pardon de ses lettres, de ses
menaces, de toutes les démences dont. elle te
persécutait. Je t'avoue que devant sa dé-
tresse, ses remords, je lui ai menti abomi-
nablement, à cette pauvre Loulou, lui faisant
accroire que tout était pardonné, oublié.
.Mais si tu penses que je nVen suis débar-
rassé avec cela ! Quand elle a eu bien com-
pris que tu ne viendrais pas à Wissous, que
tu n'y pouvais pas venir, alors c'a été une
autre chanson. Ta vie à Château-Frayé, votre
installation, si vous faisiez de la musique le
soir, si ta petite te ressemble... c'étaient des
questions sans fin. Dès que j'arrivais, impos-
sible de lui parler d'autre chose. Puis, un
jour, elle nous a déclaré qu'elle voulait voir
ta maison, seulement les murs, seulement la
cime des arbres. C'est là que j'ai compris
combien elle se trompait sur sa sœur. Brisée,
malade comme elle était, on ne pouvait pas
la mettre en wagon; elle devait faire toute
la route en voiture, allong-ée sur des cous-
sins. Je peux dire que .Marie Fédor a été
22 La Fédor
d'une douceur, d'une patience admirables, et
que, sans elle, jamais Louise n'aurait pu
satisfaire son caprice. Un vrai voyage fati-
gant et long. Mais tout lui semblait magique,
cette première haleine du printemps, allègre
et vive, l'herbe nouvelle qui pointait partout
dans les champs, tout la grisait. Nous nous
sommes arrêtés au Bois-Margot, et là, des-
cendus de voiture, nous avons pris un che-
min de traverse, mangé de ronces, ce que les
cantonniers appellent une route morte. Ce
chemin contourne le parc de Château-Fravé,
nous l'avons suivi tous les trois en frôlant
les murailles chaudes de soleil. J'avais peur
d'être vu par un de tes fermiers ou par
quelque ouvrier de la raffinerie; ils me con-
naissent tous. Heureusement, c'était l'heure
du travail. Elle s'exaltait à l'idée que cet
immense troupeau dans la plaine, ce berger,
ces grands chiens étaient a toi. « Que je
m'amuse! Que je suis contente! » disait-elle
en battant des mains comme une enfant.
Arrivés près de la charmille, son saisisse-
ment grandit encore. Tu sais que la mu-
raille, de distance en distance, est remplacée
La Fëdor 23
par une haute grille de fer qui laisse voir la
double allée de tilleuls séparée d'une large
pelouse. Nous étions là regardant derrière
les barreaux, aspirant l'odeur de toute cette
jeune floraison printanière épanouie sous le
soleil, quand je reconnus de loin la voix de
ta femme qui arrivait vers nous sous la
charmille avec la nourrice et l'enfant... Je
n'eus que le temps de m'écarter, laissant
Louise aux bras de sa sœur, immobile der-
rière la grille. .Mon regard ne la quittait pas.
Quand ta femme est passée, reculant à tout
petits pas devant sa fille, rien, pas un de ses
traits n'a bougé. Seulement c'était sinistre,
ces joues hâves et décharnées, ce masque
de mort guettant à travers les barreaux de
fer infranchissables ce qu'il y a de plus beau
dans l'existence, tout ce qui pouvait lui faire
envie et regret, la maternité heureuse, la
jeunesse. Par exemple, lorsqu'elle a vu venir
la petite, trottant et petonnant dans sa longue
blouse, quelle illumination sur cette pauvre
figure d'incurable! Elle riait, elle pleurait et
disait tout bas à sa sœur en s'essuyant les
yeux: « Mais regarde-la donc, la chérie!...
24 La Fédor
elle a les cheveux du même blond que son
père, et elle frise comme lui. Oh! la mi-
gnonne... la mignonne! » Son émotion était
si vive, toute tremblante, les mains tendues,
il a fallu l'arracher de là, l'entraîner vers la
voiture, où elle est tombée sans forces. Au
retour, elle ne prononça pas un mot de toute
la route ; resta les yeux fermés, aspirant un
bouquet de fleurs jaunes, du grand ébénier
qui dépasse le mur de la raffinerie. Le di-
manche suivant, quand j'arrivai — j'avais
pris l'habitude de venir la voir tous les di-
manches — je la trouvai comme toujours au
fond du jardin, allongée dans un grand fau-
teuil d'un vert pâle, où sa figure ombrée, ses
bras minces, ses longues mains prenaient
un aspect lamentable d'épuisement. Il m'a
semblé la voir dans ce dernier acte de la
Dame, où Desclée seule lui était compa-
rable. « Je ne recommencerai plus, me dit-
elle à propos de sa visite à Château-Frayé...
J'ai trop souffert, je suis cassée... » Et bais-
sant la voix à cause du jardinier qui ratissait
tout près de nous : « Ma sœur savait bien ce
qu'elle faisait en me donnant l'idée de ce
m
IL m'a semblé la voir dans ce dernier.
La Fédor 27
voyage... elle m*a retourné le couteau dans
le cœur, la lame y est restée... » Enfin,
crois-tu si c*est de l'injustice! Cette malheu-
reuse .Marie Fédor, ce dévouement de toutes
les heures, la soupçonner d'une machination
pareille, d'une perfidie aussi compliquée...
Du reste, tu vas la voir, .Mme Restouble, tu
te rendras compte que c'est une bonne et
charmante femme, ressemblant aussi peu au
monstre dont Louise nous parlait que la
jolie maison que voici n'a l'apparence du
bagne où la pauvre fille prétendait s'être
enfermée par amour de toi. Nous y sommes,
tu peux juger.
Tout à l'entrée du village, le très ancien
logis du notaire, avec ses murs blanchis à
neuf, ses persiennes fraîches peintes, ses
panonceaux étincelants, se dressait étroit et
bas après une petite cour toute fleurie et
rougeoyante d'une énorme corbeille de géra-
niums. Malgré le deuil de la maison et le
drap noir qui encadrait la porte, l'étude, très
achalandée, n'avait pas chômé ce jour-là, et
28 La Fédor
par les persiennes seulement entrecloses on
apercevait des profils sur des paperasses,
on entendait une voix jeune dictant un acte
parmi le grincement des plumes d'oie qui
grossoyaient.
Dans le corridor du bas, au sonore et frais
dallage, un tréteau préparé attendait le cer-
cueil; tout au bout, une porte vitrée per-
mettait d'entrevoir les allées vertes du jardin
et les noires silhouettes des invités.
— Reste ici, dit Yeillon en laissant son
ami dans la cour... le cercueil n*est pas
encore descendu... Je vais demander qu'on
nous la laisse voir. Je crois qu'il est encore
temps.
Tout ému par la pensée de cette suprême
entrevue, du Bréau commençait à s'impa-
tienter de tourner autour des géraniums, en
entendant chuchoter dans son dos les clercs
de l'étude.
— Nous montons? demanda-t-il à son
ami, enfin apparu sous la draperie funèbre.
Yeillon balbutia :
La Fédor 3i
— C'est inutile... on ne peut pas... c'est
trop tard.
L'autre, sans prendre garde à son em-
barras, proposa tout naturellement de passer
dans le jardin avec tout le monde; il n'était
peut-être pas fâché, en définitive, d'échapper
à cette confrontation douloureuse qu'il s'im-
posait un peu comme un devoir, après ce
qu'il venait d'apprendre des derniers jours
de Louise et l'espèce de sacrifice qu'elle lui
avait fait en venant vivre et mourir chez sa
sœur. .Mais sa stupéfaction fut grande de
voir Yeillon, au lieu de passer devant, rester
immobile et décontenancé en face de lui,
comme pour l'empêcher d'aller plus loin.
— Quoi donc? fit-il enfin.
Et l'ami, cherchant ses mots, la voix et le
regard gênés :
— Mon cher, c'est absurde... tu sais dans
quel état le chagrin met les femmes... Voilà
que Marie Fédor, Mme Restouble, si ai-
mable ordinairement, t'en veut d'avoir laissé
mourir sa sœur sans être venu une fois...
J'ai eu beau lui dire et redire sur tous les
tons que tu ne le pouvais pas, que même ta
32 La Fédor
démarche d'aujourd'hui était une imprudence
vis-à-vis de ta femme et de votre bonheur:..
Inutile! Elle est furieuse, elle ne veut pas te
voir; elle ne descendrait plutôt pas.
— Alors, quoi... Il faut que je m'en
ailler...
Veillon hésitait :
- Je ne sais que te dire... Quand je
pense que je t'ai fait faire cette longue route
et qu'on ne te laisse même pas le droit...
— D'aller jusqu'au cimetière, dit François
du Bréau en souriant tristement... Que veux-
tu ? cela est peut-être mieux ainsi... Je m'en
vais revenir chez nous tout doucement par
les mêmes grandes plaines, en me remémo-
rant ces quelques années, ce triste lambeau
de ma vie qu'ils sont en train d'ensevelir là-
haut...
11 levait les yeux vers une des fenêtres du
premier étag"e, dont le rideau blanc, curieu-
sement écarté, retomba tout aussitôt contre
la vitre; La sœur de Louise guettait l'effet
de son refus; rester là plus longtemps eût
été vraiment trop lâche.
- Mais c'est impossible, tu ne peux pas
L.i Fédor 33
t'en aller seul, dit Yeillon accompagnant son
ami vers la rue... Nous allons revenir en-
semble.
— Non, non... Reste, je le veux. Il faut
que tu sois là. que tu me remplaces jusqu'à
la fin, surtout s'il est vrai — comme tu dis
— que la malheureuse fille ait pensé à moi
dans ses derniers moments... Allons, rentre
vite, et à bientôt .Maintenant nous te rever-
rons le dimanche j'imagine. ..
Du Bréau repoussa la grille en bois de
l'entrée, et, plus ému qu'il n'aurait voulu le
paraître, s'éloigna de l'étude à grands pas.
/ a fédor 35
II
Hommes et bêtes, tout le village, à cette
heure, était dans les champs. Où? dans quels
champs? sans doute entre ces plis du terrain
où les troupeaux couchés tiennent de loin la
place d*un sillon, les hommes, au repos, celle
d'une ornière: car il n'avait vu en venant,
par toute la plaine embrasée et déserte, qu'un
i.nmense battement de lumière. Après quel-
ques ruelles blanches et silencieuses, aux
maisons basses, au cailloutis inégal, où la
chaleur mêlée à des relents d'étable et de
basse-cour tombait plus lourde qu'en rase
campagne, tout à coup il se trouva devant
l'église, une vieille église trapue, avec son
portail roman drapé de tentures noires aux
mêmes lettres d'argent L. F. qu'il venait de
voir sur la maison du notaire. Une croix de
pierre, entourée d'un quinconce de tilleuls
rabougris, lourds et immuables comme elle,
faisait face au portail de l'église. Tout au-
tour, sur l'étroite place, deux roulottes dé-
36 La Fédof
telées, restées là depuis la fête du pays, dor-
maient dans l'atmosphère pesante. Quatre
heures sonnèrent; et sitôt après, les notes
d'un glas, lentes, espacées, tombées du clo-
cher une à une, annoncèrent l'approche du
convoi. Une envie subite lui vint de le
regarder passer. Mais où se mettre pour ne
pas être vu? Dans un coin de la place, der-
rière quelques caisses de lauriers-roses, il
avisa un cabaret moisi où l'on arrivait par
quatre marches. Il entra, se fit servir près
d'une fenêtre. Deux roulottiers blafards, à
têtes d'aventures, buvaient debout devant le
comptoir, surveillant du coin de l'œil leurs
maringotes dételées sous les arbres de la
place et se contant tout haut leurs détresses,
les grandes et petites misères du métier.
En arrivant, du Bréau entendit le plus âgé
dire a l'autre d'un accent de certitude et
d'expérience :
— Mets des épaulettes à ton Jean-Jean.
ça te fera le colonel qui te manque...
■ Tout de suite il songea comme Louise
aurait ri de ce mot d'imprésario forain, elle
qui les aimait tant, ces Delobelle de grande
La Fédor 37
route. Et justement il y avait à une table
voisine de la sienne un homme à menton
bleu, répondant, lui aussi, à cette catégorie
de cabotins bohèmes, un peu moins minable
cependant. Au lieu de porter les espadrilles
et la vareuse en papier brûlé des deux rou-
lottiers, celui-ci était chaussé de souliers
vernis, de guêtres blanches, vêtu de drap
noir tout neuf, et coiffé très en arrière d'un
haute forme à bords plats endeuillé d'un
immense crêpe qui laissait à découvert, sous
des boucles grisonnantes et comme pou-
drées, un grand front blême en pyramide,
des yeux rougis, brûlés daleool, des joues
fiasques et flottantes, sabrées de ces rides
profondes que creuse l'ablation des grosses
dents; une majestueuse cravate blanche
d'homme de loi de l'ancien temps achevait
de singulariser le personnage, sirotant à
petits coups dans un verre, épais et lourd
comme une tasse, une purée d'absinthe que
lui disputait un tourbillon de guêpes. En
face de lui, une gamine de dix à douze ans,
en noir comme son père, les mêmes traits
fripés et bouffis, les mêmes yeux larmoyants,
38 La Fédor
était assise entre deux tout petits garçons
en deuil aussi, et vêtus comme des hommes,
sur lesquels la grande sœur veillait avec
une autorité et des précautions de maman,
coupant leur pain, remplissant leurs verres,
détaillant le fromage en parts égales et,
dans son empressement à donner la becquée
à ses petits affamés, oubliant qu'elle non
plus n'avait rien mangé ni bu, depuis le
matin. Autour du grand quartier de brie
posé devant eux sur la table entre une
miche et un litre, tout un essaim de guêpes
bourdonnait comme aux bords de l'absinthe
paternelle; mais bien loin de gêner l'appétit
des enfants, l'adresse de leur père à faucher
les guêpes au vol avec le couteau au fro-
mage, à les couper en deux malgré le trem-
blement alcoolique de ses mains, les diver-
tissait prodigieusement; et les yeux élargis,
la bouche pleine, ils se délectaient à regar-
der ces guêpes, le corps tranché en deux, ne
tenant plus que par une membrane, traîner,
tortiller leur agonie sur le bord de l'assiette
au brie, toute noire de cette grouillante
jonchée. Du Bréau prêtait à cette scène
MARQUIS FRANÇOIS DU BRÉAU, SI JE NE ME TROMPE.
La Fédor 41
enfantine la minutieuse attention que notre
esprit apporte aux choses infimes lorsqu il
est fortement préoccupé. Soudain l'homme
aux guêtres blanches, son chapeau d'une
main, de l'autre son verre d'absinthe,
s'avança vers lui avec des révérences et des
pointes de maître à danser, vacillantes et
trébuchantes.
— Marquis François du Bréau, si je ne
me trompe?... Je vous ai reconnu tout de
suite quand vous êtes entré, au portrait que
Louise avait toujours sur elle.
Il s'interrompit pour poser son verre sur
la table de du Bréau devenu subitement
très pâle et se présenta, la voix prétentieuse
et poisseuse :
_ Desvarennes, chef d'orchestre, le mu-
sicien Desvarennes, élève de M. Nieder-
mever, l'auteur du Lac de Lamartine,
moi-même compositeur de plusieurs mélo-
dies..., mais pardon, monsieur le marquis.
je vous dérange. Vous désirez peut-être
aller rejoindre le cortège... non. n'est-ce
pas- On a dû vous jouer la même farce qu a
nous; défense de suivre... Et pourquoi?...
4-
42 La Fédor
Moi, encore, ça se comprend; j'ai été le
vice de Loulou, son abjection... Mais vous,
mais ces pauvres enfants..., car c'est ma
progéniture, ce grand laideron à tête de
lapin malade et ces ridicules petits gauchos
dont les pantalons traînent jusqu'à terre...,
pourquoi les punir, je vous demande, pour-
quoi ne pas les laisser accompagner jus-
qu'au bout celle qui leur a été si tendre?...
Ce n'est pas à cause de leur mauvaise
tenue? Pigez-moi ça, monsieur le marquis,
la smala s'est habillée de neuf des pieds à
la tête pour la cérémonie... Plus un radis à
la maison; j'ai tout raclé, tout mis au clou
pour que le deuil de notre amie soit digne-
ment porté. Comme je le disais à la petite
tout à l'heure : « Que tes frères ne me de-
mandent pas pour un sou de pain de plus,
je ne pourrais pas le leur donner... »
Il humecta l'âpreté de cette déclaration
d'une forte lampée d'absinthe et reprit :
- Je ne regrette pas cette dépense, les
enfants doivent porter le deuil de leur mère,
et Louise Fédor a été une vraie mère pour
ceux-ci... ("est même à cause d'eux que je
REPETITION DE FROUFROU
La Fédor 4S
suis devenu son... son..., enfin ce quej'étais.
Car il est extraordinaire qu"un pauvre mu-
sico, un misérable raté comme moi, ait pu
devenir l'amant de cette grande artiste, de
cette créature adorable qui a eu des ban-
quiers, des rois, des princes à quatre pattes
sur sa descente de lit et les plus grands
noms du théâtre au bas des lettres d'amour
les plus éperdues... Voici exactement l'his-
toire de cette rare bonne fortune. C'était
quelques mois après sa fugue de la Comé-
die:França.ise : malgré tout, elle avait dû
accepter, faute d'argent, une tournée de
villes d'eaux, Vichy, Royat. Aix-les-Bains,
où elle jouait quelques-uns de ses plus
grands succès. Dora, Froufrou, Diane de
Lys, la Visite. Il se trouva qu'à cette
époque je dirigeais l'orchestre de Vichy, sans
beaucoup d'entrain, je dois le dire. .Ma
femme venait de me lâcher pour courir après
mon premier violon, lequel, lui, se moquait
un peu de Mme Desvarennes et ne songeait
qu'à tripoter le carton. Toujours me voilà
seul à l'hôtel avec mes trois petits, dont les
deux derniers, les garçons, parlaient et mar-
46 La Fédor
chaient à peine. Heureusement la sœur avait
neuf ans; à cet âge, selon la retourne, elles
sont déjà ou gadoues ou mamans. Telle que
vous la voyez, celle-là, il y a deux ans, sa-
vait le soir tremper la soupe au lait des
deux petits frères, puis les déshabiller, bien
les border dans le lit d'hôtel et lorsqu'elle
les avait endormis d'une belle histoire, crai-
gnant que je me laisse entraîner à boire
après la représentation, elle venait me re-
joindre à l'orchestre, s'asseyait à mes pieds
sur un petit banc, jusqu'à la fin. Quand la
pièce était longue, je sentais en battant la
mesure sa petite tête posée sur mes genoux
s'appuyer de plus en plus lourde. A une
répétition de Froufrou, un jour, la Fédor,
qui ne m'avait jamais parlé, vint au bord de
la scène et sa main gantée devant ses yeux
éblouis par la rampe : « Desvarennes, me
dit-elle, envoyez-moi donc ce soir votre
fillette dans ma loge, elle y sera mieux pour
dormir qu'a l'orchestre et sur vos genoux
Je bois... » Quand elle eut la sœur, l'idée
lui vint que les petits frères couchés tout
seuls à l'hôtel pouvaient se réveiller et
L.i Fédor
47
avoir peur dans leur chambre. Elle prit les
petits à dormir
chez elle avec la
grande ; et une
fois qu'elle eut
tous les mioches,
le père fut de la
maison par-dessus
le marché... Ah!
femme inc< impa-
rable, si je t'avais
rencontrée plus
tôt. que n'aurais-
tu pas fait de Gas-
ton Desvarennes.
de rélève préféré
de Xiedermeyer !
mais il était trop
tard. A quoi bon
des brancards
neufs à un atte-
lage fourbu r Le
cahier de mélo-
dies, dont cette
âme généreuse paya l'impression, n'a été lu
43 La Fédbr
de personne, personne n'a entendu mon
oratorio exécuté à ses frais par la maîtrise
de Saint-Eustache. Tout cela m'a décou-
ragé. Elle n'avait pas non plus grand goût
à la vie, la pauvre femme; précisément mon-
sieur le marquis venait de la plaquer,
quelques mois auparavant...
Il s'inclina, le verre en main, le bras
arrondi comme pour corriger la trivialité de
l'expression, puis continua :
— Le réservoir d'énergie, de jeunesse que
vous étiez pour elle depuis des années, qui
lui avait fait un regain de talent, de succès,
lui craquant tout à coup, elle s'était trouvée
en présence d'une double vieillesse, celle de
l'actrice et celle de la femme. La maladie
s'en mêla. Chez ces dames, je me suis laissé
dire, elle n'est le plus souvent qu'une forme
visible de gros embêtements, le deuil des
grâces finissantes. Quand je l'ai connue, la
Eédor, encore plus ennuyée que malade,
s'était mise à la morphine. Je lui ai montré
ce que cette drogue avait de bête et de
morne, et que, poison pour poison, rien ne
vaut une bonne verte bien battue...
L.i Fédor 49
Il prit la bouteille d'absinthe restée sur
la table voisine, et pendant qu a petits coups
grelottants il remplissait son verre jusqu'au
bord, de la place de l'Église arrivaient sou-
dainement des airs funèbres psalmodiés par
de fortes voix de campagne, mal écorcées,
que soutenaient les basses de l'ophicléide et
la tombée à temps égaux de la cloche de
mort :
— Vite, .Mélie. fit l'ivrogne se tournant
vers sa fille, il n'est que temps; conduis les
petits à l'église... Vous laisserez passer
tout le monde et vous vous mettrez à genoux
dans le fond, bien dans le fond. Seulement,
je veux que vous entriez, tu entends. Per-
sonne n'a le droit de vous empêcher d'en-
trer...
Et s'exaltant à l'idée que la même volonté
mauvaise pourrait leur interdire l'église, qui
leur avait fermé la maison mortuaire, il
brandissait le litre qu'il n'avait pas lâché et
clamait vers le dehors :
— Ne l'essayez pas, oh ! ne l'essayez
pas...
Effrayée de cette voix d'alcool dont les
5
La Fcdor
éclats méchants la faisaient si souvent pâlir
et sursauter la nuit, la grande sœur se hâta
d"emmener ses frères qui, eux, ne son-
geaient qu'au pain et au fromage restés sur
la table à la merci des guêpes et s'en allaient
â regret, le cœur gros.
A l'approche du convoi, du Bréau, troublé
déjà par l'apparition de Desvarennes, s'était
levé très ému, et, s'abritant derrière la
fenêtre entr'ouverte, regardait venir sur la
place, après la haute croix d'argent, les sur-
plis en double file tremblotante de cierges
et de voix, le cercueil porté à bras sous sa
draperie frangée. Comme il est lourd, ce
sommeil des morts! Dire qu'il fallait quatre
hommes robustes et musclés, quatre cam-
pagnards faits à la peine et se relayant, pour
charrier ce rien du tout de femme, cette
petite étoile morte, de la maison â l'église et
de l'église au cimetière. Subitement, comme
si le cercueil s'était ouvert, elle lui apparut,
étendue entre les planches étroites, avec le
sourire radieux qui trouait sa joue d'une
fossette, et la caresse de son regard gris
bleu, gris de perle, aux grands cils abaissés,
DU DREAU S ETAIT LEVE TRES EMU.
La Fédor 53
aux paupières meurtries et comme fardées
par le plaisir: mais ce ne fut qu'une vision
emportée presque aussitôt par les pitreries
de Desvarennes debout à côté de lui, et, de
sa voix de blague et d'alcool, dénombrant
le cortège à mesure qu'il défilait :
— La famille, messieurs! Le notaire
Restouble, .Mme .Marie Fédor, son épouse,
premier prix de tragédie, et leurs invités...
Tous des anciens de Loulou, ces invités...
les célèbres seulement... L'Institut, le Con-
servatoire... mais pas un comédien, même
avec la Légion d'honneur... pas de cabotines
non plus; Mme Restouble a le théâtre en
horreur... Nous avons cependant le direc-
teur des Fantaisies... et deux vaudevillistes
fameux, Laniboire et Ripault-Babin.de l'Aca-
démie française... Tas de vieux poseurs!...
Je les entendais, en venant, dans le wagon,
se vanter de la passion qui la brûlait pour
chacun d'eux. Ah ! s'ils avaient su devant qui
ils parlaient... Aimés de Loulou! Non, mes
bibis, vous pouvez faire mousser vos jabots,
pas un de vous qui ait eu cette veine... pas
même ce gros emphysémateux de direc-
5.
54 La Fédor
teur. à qui elle a fait croire qu'il était
son premier amant. D'abord son premier
amant, elle ne l'a jamais connu. A un bal
d'étudiants, chez Marie Fédor, une nuit, un
carabin, déguisé en singe, emporta Loulou
dans la chambre de sa sœur; et pendant que
la grande Fédor rigolait, la petite se laissait
faire en pleurant, sans oser dire qu'elle était
vierge, de peur d'avoir l'air d'une dinde. Le
voilà, son premier tombeur, celui qu'on
n'oublie jamais, ce fut ce gorille anonyme,
oui, messieurs, parfaitement...
Il s'animait, clamait, levait son verre, si
bien que du Bréau gêné dut s'écarter de la
fenêtre et reprendre sa place sur le banc où
le pochard vint le rejoindre, harcelant, inta-
rissable :
- Que monsieur le marquis ne s'étonne
pas de me voir si bien renseigné sur notre
amie; c'est que je me suis trouvé près d'elle
àdes heuresoù le besoin lui venait non plus
de bâiller sa vie, comme disait l'autre, mais
de la vomir. Ça la prenait le soir, entre
chien et loup, dans ce petit entresol du
boulevard Poissonnière qui l'a vue des
La Fédor
30
heures immobile sur un fauteuil très bas.
avec le roulement continu des voitures sous
sa fenêtre. Alors, surtout quand elle avait
dans la tête la chaleur d'une bonne verte, il
lui montait de son ivresse et de toutes ces
56 La Fédor
lumières du boulevard, seul éclairage de sa
chambre, qui papillotaient au fond de son
verre, un tas de souvenirs, de confidences in-
voulues. J'en ai appris de drôles, ces soirs-
là. .Mais de plus drôles encore, quand la
dèche, la grande dèche venue, la Fédor, ne
pouvant plus paraître sur la scène, en fut
réduite à écrire à ses anciens. C'est moi, ou,
lorsque j'étais pris de boisson, ma grande
fille qui portait les lettres. Ces lettres-là,
voyez-vous, écrites toujours suivant les
goûts du destinataire et dans le sens de sa
vanité, étaient de purs chefs-d'œuvre. Bon
sang de Dieu! les bosses de rire que nous
nous donnions quelquefois, quand elle m'en
lisait une, avant de la fermer. Par exemple,
aux temps les plus durs de sa misère,
jamais elle n'a voulu s'adresser à vous.
Quelquefois, par jalousie, je la poussais à
le faire, alors elle s'emportait : « Non, non,
pas celui-là. je l'ai assez bassiné; et puis il
y a de trop bonnes choses entre nous, je ne
veux pas le mêler à-ces saletés. » Et, quand
tout lui a manqué, plutôt que de vous tendre
la main, elle a préféré venir s'enfermer ici,
L.i Fédor $7
chez cette sœur menteuse et méchante, qui
l'a toujours détestée pour ses succès, pour
son talent, et qui s'est payé en quelques
mois tout un arriéré de haine et d'envie.
Pauvre Louise! Un martyre, n'est-ce pas, un
martyre abominable, ton existence dans
cette maison à façade hypocrite et soignée ;
ils ont dû te faire mourir à tout petit feu,
te retourner sur un côté, puis sur l'autre.
Et demain tous les journaux raconteront
combien ta grande sœur a été généreuse
pour toi. Ils rappelleront son prix de tra-
gédie, bien près de reconnaître que c'était
elle la vraie Fédor. Cela lui aura coûté si
peu de chose. La peine d'inviter à ton convoi
quelques-uns de tes couchers les plus illus-
tres et, vu la rareté des trains, de garder ces
vieux célèbres à dîner avec les messieurs
du grand reportage. Il n'y a que nous deux
qu'on n'a invités à rien du tout, qu'on a
même expulsés, les deux précisément qua tu
as eus le plus près de ton cœur. Oh ! pas seu-
lement nous permettre de te suivre jusqu'au
cimetière, c'est un peu dégoûtant tout de
même, dis, Loulou; dis, ma petite louloute.
58 La Fédor
Comme si elle avait pu lui répondre du
fond de son verre, il se penchait dessus,
l'appelait de petits noms tendres. Et enfin,
son absinthe vidée d'une lampée, il s'écroula
sur la table, tout sanglotant et ronflant.
Dix fois depuis sa rencontre avec ce triste
personnage, du Bréau avait eu l'envie de
fuir, écœuré de ses révélations, mais retenu
quand même par une curiosité mauvaise, le
besoin de savoir si cette malheureuse fille
avait vraiment souffert à cause de lui.
Voyant l'homme endormi, il se levait pour
partir, quand un coup d'œil dehors l'obligea
d'attendre. Le convoi sortait de l'église,
escorté de cloches et de chants; et tandis
qu'il se reformait sur la place, ceux des
Parisiens qui, pressés par l'heure du train,
ne pouvaient suivre jusqu'au cimetière, ve-
naient saluer la famille ou se faisaient inviter
au dernier moment, car Desvarennes ne
s'était pas trompe, il y avait un repas des
funérailles. Les non privilégiés prenaient
la route Je la gare avec des airs faussement
pressés et des dos de mauvaise humeur.
Au milieu d'un groupe de vieux célèbres.
La Fédor 69
l'ancien prix de tragédie agitait ses voiles
de deuil. .Maître Restouble, parlant à l'ami
Yeillon. s'épongeait le front dans l'air brû-
lant: et, sous les lauriers-roses en caisses
du petit café, les reporters buvaient des
grenadines, en échangeant à haute voix
leurs renseignements sur l'étoile qu'on en-
terrait. Tous très jeunes, ces messieurs
n'avaient pas la moindre notion du talent de
la Fédor: mais ses aventures galantes, ses
frasques de tête et de cœur, ils les savaient
sur le bout du doigt, les racontaient ainsi
qu'une immonde légende dont l'ancien
amant, assis près de la fenêtre ouverte, ne
perdait pas un mot, pas une éclaboussure.
Il en éprouvait un sentiment de gêne, de
dégoût, qui, venant après les récits de
Desvarennes, faisait du martyre de Louise
et des férocités de sa sœur les inventions
d'un pochard sentimental, l'amenait à con-
clure :
— Pourquoi suis-je venu ici?... Je n'avais
rien à y faire.
L'entrée de la petite Mélie, traînant tou-
jours ses frères par la main, le tira de sa
6o La Féd'or
song-erie. En l'absence des enfants, les
guêpes s'étaient emparées du pain et du
fromage, du fromage surtout. L'assiette
bourdonnait, toute noire. Les petits se
ruèrent dessus, aidés de la grande sœur, et
ce fut une bataille atroce. Enfin quand
l'essaim eut pris la fuite, que les enfants
furent bien installés, chacun devant une
belle tartine de miche tendre, la fillette
s'approcha de son père qui ronflait toujours,
ramassa le chapeau roulé par terre et.
l'ayant essuyé avec soin, le posa sur la
table à côté de lui, à la place de la bouteille
d'absinthe magiquement disparue, rapportée
sur le comptoir. Les regards du monsieur
qui se trouvait là, croisant les siens à plu-
sieurs reprises, la gênaient bien un peu pen-
dant son manège de petite maman; mais elle
en eut vite pris son parti. Comme elle pas-
sait près de lui en retournant vers ses
frères, du Bréau saisit son poignet, si mince,
si fragile, oh! fragile à faire pleurer, et
froissant un billet bleu dans la moiteur de
la petite main :
- P( un- vi >s enfants.. . lui dit-il à voix basse.
La Fédor 61
Tout de suite, dans la pâleur bouffie et
Qf. •
k I %f ;
maladive de cette figure de fillette grandie
trop vite, un sourire d'une douceur et d'une
6
62
La Fédor
compréhension adorables jaillit comme un
arc-en-ciel qui allait du père endormi, le
plus terrible de ses enfants, à Tassiette
gloutonne des deux autres ; ses veux rongés,,
sans cils, roulaient de grosses larmes, et
elle s'inclina en murmurant :
— .Merci... merci....
L.i Fédor 63
III
Quand il sortit, la place de l'église était
déserte. Une roulotte attelée y restait
seule, prête à partir, et dont la rosse efflan-
quée essayait d'atteindre les branches
basses du quinconce. Sur le pays silen-
cieux, en notes lentes et mourantes, le
clocher secouait la fin de son glas, les der-
nières gouttes restées au fond du bénitier.
De loin en loin y repondaient de sourds
roulements de tonnerre. Sans doute il aurait
mieux valu pour du Bréau laisser passer
l'orage qu'il sentait tout proche, à l'embra-
sement de l'atmosphère, à l'attente, à l'im-
mobilité du tout. .Mais rester seulement une
minute de plus dans cet affreux Wissous,
s'exposer à entendre quelque nouvelle infa-
mie, lui semblait intolérable. Il prit droit
devant lui et se trouva presque aussitôt en
pleins champs, très étonné de ne pas recon-
naître la plaine immense par laquelle Yeillon
64 La Fédor
l'avait amené. Ici des chemins creux, des
vallonnements ombragés d*arbres... Un
bruit d'essieux et de roues fatigués venait
derrière lui ; la dernière roulotte de la fête
qui s'en allait. Il s'arrêta pour demander la
route de Juvisy.
— Mais vous y tournez le dos, à Juvisy,
dit le vieux roulottier assoupi sous l'auvent
de sa lourde voiture.
C'était le même qui, devant le comptoir,
donnait à son copain de si judicieux conseils
sur l'emploi des épaulettes.
Une grande fille rousse, à la voix rauque,
aux traits corrects et durs, vêtue d'une
jupe et d'une camisole, les pieds nus, pous-
siéreux, comme chaussés de cendre chaude,
était assise à côté de lui et se pencha toute
pour voir à qui parlait son père ou son
homme, peut-être les deux.
— Si ce monsieur veut monter près de
nous, dit-elle sur un ton de commandement
pendant que des figures curieuses se mon-
traient aux petites fenêtres de la voiture,
nous détournerons par le Mesnil et nous le
mettrons sur sa route... Ce sera plus court
'}_;< *&&*&,
UNE ROIXOTTE ATTELÉE Y RESTAIT SEULE.
La Fédor 67
qu'une explication, surtout avec l'averse
qui chauffe.
Un coup de tonnerre plus violent que les
autres et sous lequel le sol vibra comme
une peau de tambour décida du Bréau à
accepter l'offre de ces pauvres gens, tout
tiers d'abriter un Parisien venu, pensaient-
ils, pour les obsèques de la comédienne. Il
prit un air étonné :
— Une comédienne:
— Et des fameuses, dit avec fierté le
vieux, qui avait été souffleur au Casino de
Perpignan... Louise Fedor, de la Comédie-
Française. Elle est morte ici chez un no-
taire.
On passait devant un haut portail en bois
peint, large ouvert et gardé par deux
énormes mélèzes dont les branches ba-
layaient le sol.
— Justement, voilà le cimetière, murmura
le roulottier. Ils sont en train de la des-
cendre dans le tombeau de famille... pen-
chez-vous, voyez.
Du manche de son fouet, il montrait au
bout de la longue allée, bordée de buis
68 La Fédor
verts et de pierres blanches, un agglomérat
de vêtements de deuil et de fronts décou-
verts s'inclinant devant l'étroite chapelle
aux vitraux de couleur, aux prétentieuses
mosaïques. Il ajouta, pendant que son
cheval montait lentement le raidillon, lon-
geant la muraille crépie :
— C'est la plus belle tombe du pays ; d'ici
Corbeil, on n'en trouverait pas une aussi
riche.
De sa voix fruste, rocailleuse, la grande
fille l'interrompit brutalement :
— N'empêche qu'à la place de la camarade
j'aurais pas aimé être enterrée là-dedans.
Qu'est-ce qui viendra la chercher ici, qui
pourra se douter jamais qu'elle est là. lui
jeter en passant un bonjour, un bouquet,
ces deux sous de fleurs qu'à Paris, rien
qu'avec son nom au bord d'une pierre, elle
serait toujours sûre d'avoir?... Sanscompter
qu'à Wissous — deux tisons jaunes flam-
bèrent sous les sourcils ardents de la gitane
— elle aura un jour sa sœur pour lui faire
société, et c'est une sacrée vilaine femme.
Vraiment? demanda du Bréau d'un ton
i^tlki
C EST LA PLUS BELLE TOMLE DU PAYS.
La Fédor 71
qu*il essayait de rendre indifférent, vous la
croyez si méchante que ça >...
Le vieux, les lèvres serrées :
— On ne Ta vue qu'une fois, mais ça
suffit. Figurez-vous, monsieur, que cette
année...
La voiture continuait à grimper pénible-
ment contre le mur du cimetière d"où mon-
tait une voix blafarde, officielle, sonnant
faux dans le silence imposant de la cam-
pagne. Le panégyrique superbe que cette
voix proférait sans doute, les phrases qu'elle
filait sur quelque ancien dévidoir ministériel,
branlant et reluisant, du Breau était trop
loin pour les entendre; mais ce ronron
funèbre le faisait penser aux déclamations
de Desvarennes, son litre d"absinthe à la
main, et les naïves confidences chuchotées
à son oreille achevaient de lui serrer le
cœur en lui prouvant combien tout ce
qu'avait dit l'ivrogne devait être vrai.
— ... Cette année donc, pour la fête du
pays, nous donnions Ali-Baba et Geneviève
de Brabant. au bénéfice dejj.Mme Diego que
voici. Le dimanche, dans l'après-midi, nous
7: La Fédor
sommes allés tous deux, comme on fait,
offrir aux notables nos programmes et des
billets, pour le soir. Chez le notaire, nous
avons trouvé les dames sur la terrasse, au
fond du jardin, et, dès le premier mot, j'ai
compris que c'était inutile, qu'il n'y avait
rien à espérer. Alors, du grand fauteuil de
la malade — elle est morte trois jours
après — on a vu sortir une petite tête pas
plus grosse que le poing, bien creusée, bien
changée depuis Perpignan, et qui s'est mise
à dire : « Voyons, Maria... voyons,
Maria... » Pas plus que cela, mais d'une
bouche si bonne, d'une douceur de voix si
entrante que la petite et moi nous n'avons
pu nous retenir de pleurer... Ah! cette
Fédor, elle a dû en tirer des larmes aux
payants, avec une voix pareille... La femme
du notaire, elle, n'y a pas été prise. Elle
s'est retournée, comme piquée d'une mau-
vaise mouche, et elle a jeté à sa sœur :
« Dis donc, toi... ce n'est pas ton argent qui
danse! » En même temps, son ombrelle
nous faisait signe : « La sortie est par là...
liiez... »
■t
3^*
La Fédor :5
— Et qu'elle aurait bien voulu filer aussi, la
pauvre. s'en aller avec nous dans la bagnole
des libres mendigos ! ...» dit la grande rousse
aux pieds poudreux, à la livrée de misère...
On arrivait en haut du raidillon: la voi-
ture s'engageait dans un petit chemin à
travers champs, où il y avait à peine la
place de ses roues, et, après quelques mi-
nutes d'une course cahotée, elle s'arrêta au
croisement de plusieurs routes dont la plus
large et la plus droite était celle de Juvisy.
— Si vous allez toujours de ce pas.
vous arriverez avant l'orage... cria le vieux
bohème à du Bréau qui se hâtait, courait
presque, afin d'être seul et loin, d'échapper
à l'histoire de cette fin de vie. navrante et
obsédante comme un remords.
Eh ! oui, maintenant il en avait la preuve...
c'est pour lui que Louise était venue vivre
chez sa sœur, pour lui qu'elle y souffrit
mille morts, dans l'espoir qu'elle le rever-
rait; mais était-ce possible: tout n'était-il
pas fini, brisé depuis longtemps et pour
toujours? Il avait beau chercher, sa con-
science ne lui reprochait rien.
7'» La Fédor
Tout en songeant et regardant devant lui,
il fut brusquement saisi ,'par les transfor-
mations du paysage depuis quelques heures.
En route avec Yeillon, c'était une immense
plaine du Midi, éblouie et papillotante sous
la lumière d'un grand ciel blond, tout
vibrant de chaleur intense: à présent, sous
ce même ciel mais assombri, comme des-
cendu, les colzas en jaunes losanges, le vert
cru des champs de betteraves, la rayure
rose des sainfoins prenaient un éclat extraor-
dinaire. Tout le décor semblait s'éclairer
par en bas, comme dans un paysage du
Nord, mais un Nord de plein été, orageux,
étouffant, où rien ne bougeait, pas une
plume d'oiseau, pas un épi d'avoine. Sou-
dain, loin, très loin, à l'extrémité d'un
champ que des faucheurs invisibles se
hâtaient de coucher avant l'averse, l'éclair
d'un outil flamba sous un rais de soleil
blanc venu de derrière lui, là-bas. péni-
blement filtré entre deux épais nuages, et
juste au-dessus du cimetière dont la mu-
raille de craie se profilait sur l'horizon.
Le temps d'un adieu suprême à celle qui
^
ELLE VENAIT DE DIRE î LA FÊTE CHEZ THÉRÈSE.
La Fédor 79
dormait là, il se remit en route, et voilà que
ce rayon perdu du couchant, comme il avait
frappé l'acier d'une faux lointaine, allait cher-
cher, évoquer au fond de sa mémoire, à
neuf ou dix ans de distance, par une simili-
tude de température, aussi par l'énervement
de son étrange journée, le souvenir de sa
première rencontre avec la Fédor, un
après-midi d'été. C'était à un raout, une
garden-party à l'ambassade d'Angleterre.
Elle venait de dire la Fête chez Thérèse
avec cette voix prenante, un peu voilée, ce
délicat emportement de tout son être...
« .Menez-moi à l'air, je meurs... », dit-elle à
du Bréau sans le regarder, et, traversant au
milieu de la foule ces somptueux salons de
l'hôtel Borghèse où flotte dans l'irisement
des hautes glaces l'image voluptueuse de la
belle Pauline, ils vinrent s'asseoir au bout
du jardin, contre la grille qu'un épais rideau
de glycines retombantes sépare de la per-
pétuelle féerie des Champs-Elysées.
Un coup de tonnerre formidable le rappela
en quelques secondes à la réalité des choses.
Des anneaux de poussière couraient sur la
80 La Fédor
route, soulevés par une haleine chaude sen-
tant le soufre, tandis que du fond de la vallée,
en face, montait au galop de charge- un
nuage safran, veiné de feu, effrangé, effi-
loqué sur ses bords en grises déchirures de
pluie; deux pigeons blancs, seuls oiseaux
dans l'espace, se débattaient, tourbillon-
naient en avant de la bourrasque, éperdus,
les ailes ouvertes. Presque aussitôt, le che-
min s'étoilait à ses pieds de larges gouttes,
très espacées d"abord, puis serrées, préci-
pitées; enfin la nuée se débonda, et jusqu'à
Juvisy, jusqu'à la nuit tombante, il marcha
sous un ruissellement de flamme et d'eau,
glissant, pataugeant dans les flaques, mais
sans rien voir, sans rien sentir, tout an res-
sassement de sa vie avec la grande comé-
dienne et de ce qu'ils appelaient leur amour.
Oh! cette femme à tout le monde, que les
acteurs tutoyaient, à qui le plus bas figu-
rant, le plus sordide chef de claque soufflait
des ordures dans le cou. cette femme dont
les petits cercleux encore au biberon, venant
chercher leur matérielle à la fin du spectacle,
avaient le. droit de dire : « Louise a été in-
La Fédor 81
fecte, ce soir. » Viande de tattersall que,
devant lui. n'importe quel maquignon pou-
vait vanter, détailler du sabot à la crinière.
de la croupe jusqu'au garrot. « Où est ma-
dame: * Enfermée avec le directeur, ou en
train d'écouter dans sa loge le rôle que lui
mijotait l'auteur du jour. Ce qu'il avait ragé,
rugi devant cette porte; et, sur le divan de
l'entrée, dans le petit salon bleu où il l'at-
tendait pendant qu'elle était en scène, quelles
heures d'angoisse! Des loges voisines, per-
sonne ne le savait là. Alors tous les cabots,
hommes et femmes, en s'habillant la porte
ouverte, en se passant le rouge ou le blanc
gras, parlaient sans se gêner, comme lors-
qu'ils sont entre eux. C'étaient le long du
corridor des fusées de rires immondes, un
argi A de bagne, des potins de filles à soldats.
Et Louise entendait cela, y répondait sans
doute quand elle se trouvait seule, puisque
c'était son monde, sa vie. Tout le cœur de
l'amant se soulevait de dégoût à cette idée.
Quelquefois, il descendait sur le théâtre,
errait derrière les portants, risée des pom-
piers et des machinistes, blême et contrac-
82 La Fédor
turé comme l'auteur un soir de première, car
sa maîtresse en scène lui donnait toujours
la même crispation. Il se sentait encombrant,
ridicule. Mais où aller? Elle jouait tous les
soirs, répétait toute la journée au théâtre;
et la savoir sans lui dans ce boug-e, livrée à
tout son caprice, il en serait devenu fou. Elle
aussi le voulait toujours là; plus âgée que
lui, elle n'en était que plus jalouse, et, comme
ce* ramiers qui passaient tout à l'heure en
plein ciel d'orage, longtemps ils s'aimèrent
dans les éclairs et l'ouragan. C'est encore ce
que leur liaison avait eu de meilleur. Oui,
ces scènes abominables, ces colères jusqu'au
délire, jusqu'aux coups, tout valait mieux
pour lui que l'aveulissement des dernières
années, l'enlisement sinistre dans la boue
du cabotinage, quand les comédiens l'appe-
laient « mon petit François », les contrô-
leurs « monsieur le marquis », et que tous
le voyaient déjà mari de la Fédor, gros mar-
chand de billets et commanditaire du théâtre.
C'est vers cela qu'il allait, le malheureux,
qu'il glissait tout doucement, sans passion.
sans joie, par la force aveugle et lâche de
La Fédor 83
l'habitude, — le bercement mortel de la rou-
lotte, — lorsqu'un jour, dans le salon de sa
mère, lui était apparue celle qui allait lui
apprendre les belles ivresses de la vie à
deux, son divin petit Château-Frayé...
La Fédor
IV
En quittant le train de la Grande Ceinture
pour faire à pied, car on ne l'attendait pas,
les deux ou trois kilomètres qui le sépa-
raient de chez lui, du Bréau se trouva devant
des chemins obscurs et un ciel sans nuages
où le jour s'éteignait, tandis qu a de longs
intervalles des éclairs livides, déchirant l'ho-
rizon silencieux, signalaient la fin de l'orage.
Dans sa hâte d'arriver, il avait pris la route
morte, pleine d'ornières boueuses et d'herbes
folles, encore ruisselantes. Ensuite il coupa
court à travers des champs saccagés, ra-
vinés, dont l'orage avait fait des paquets de
goémon, mouillés et glissants. Soudain, au
bout d'une terre de labour fraîchement
moissonnée et pleine d'eau, où ses bottes
flaquaient, s'embourbaient comme dans une
mare, la longue cheminée de la raffinerie se
dressa sur le crépuscule et, un moment
88 La Fédor
après, François du Bréau. cherchant à tâ-
tons dans l'angle du portail la chaîne de. la
cloche, la secoua joyeusement.
Oh! l'odeur des citronniers après l'averse,
la cour sablée à neuf, étineelante et nette,
devant le vieux logis Louis XV tout en lon-
gueur, où couraient des lumières. Après le
noir du dehors, ce fut d'une intimité subite
et délicieuse. Comme il franchissait le per-
ron, une persienne s'entr'ouvrit doucement
à l'étage :
- Monte vite... Je suis près de l'enfant.
- Est-ce qu'elle est malade }
— Non.... rien.
Dans le mezza voce de la mère, il y a un
velouté, un accent de bonheur qui le rassure
tout de suite.
En s'arrétant au vestibule pour quitter ses
vêtements trempés, ses chaussures lourdes
de vase, il a vu un coin de salle à manger
tout allumée, deux couverts qui attendent en
face l'un de l'autre sur la nappe éclatante et
fleurie. Maintenant, vite l'escalier: une
grande chambre, une autre plus petite que
baigne la vague lumière bleue d'une lampe
fe
ce qu'il met d'élan passionné...
L.r Fédor 91
de nuit. Et, dans cette flottante poussière si-
dérale dont tout s'imprègne à l'entour, il
s'avance vers le petit lit de claire mousse-
line près duquel sa chère femme est debout,
l'appelle d'un geste tendre...
Ce qu'il met d'élan passionné, de ferveur
reconnaissante dans cette première étreinte,
ce qu'il étouffe de sanglots, d'aveux inex-
primés, il semble qu'elle l'ait compris au ton
apitoyé dont tout bas elle le console... La
mauvaise journée qu'il a dû passer, le pauvre
ami! C'est si triste de voir partir ce qu'on a
connu... on dirait que cela vous emporte un
peu de vous-même... Pour elle non plus,
l'après-midi n'a pas été gaie. La petite se
plaignait, avait la peau brûlante... puis,
vers le soir, la fièvre est tombée; les joues
sont redevenues bonnes, et, maintenant, elle
dort, si calme, si fraîche...
— Tiens, regarde.
La mère écarte le rideau, et pendant qu'ils
sont là, tous deux penchés sur cette chair
d'enfant, nacrée, veloutée, à la pulpe plus
tendre que le plus beau fruit, pendant que
leur souffle se mêle au léger friselis de cette
92
La Fédor
petite bouche entrouverte, doucement la
mousseline se referme, les enveloppe tous
les trois du retombement de ses plis légers.
Qu'on est bien, que tout le reste est loin;
quel repos clans l'oubli du monde !
Au Fort Montrouge
Souvenir d'un Trente-Sous
Au Fort Montrouge
Le Paris du siège, au matin du 3i octo-
bre. Dans le brouillard froid, Saint-Pierre
de Montrouge achève de sonner un mélan-
colique Angélus. Le long de l'avenue d'Or-
léans, où de rares lumières clignotent, un
fiacre à deux chevaux et à galerie, réquisi-
tionné par le ministère de la marine, et l'un
des derniers locatis en circulation, nous em-
mène, Le Myre de Vilers et moi, dans une
tournée des forts du Sud. Comme aide de
camp de l'amiral La Roncière, de Vilers,
presque tous les matins, est astreint à cette
visite, et je l'accompagne volontiers quand
je ne suis pas de garde, afin de m'approvi-
sionner d'une foule de remontants très pré-
cieux dont les forts de Paris surabondent.
ç6 Au Fort Mont rouge
comme d'énergie, d'ordre, d'endurance et de
belle humeur.
— Halte là... Qui vive?
— Service de la marine.
La porte de Montrouge , tout embas-
tionnée, engabionnée, hérissée de baïon-
nettes, s'entre-bâille pour le fiacre ministé-
riel. Pendant qu'un falot minutieux examine
à la portière nos deux laissez-passer, mon
compagnon — si philosophe et maître de
lui d'ordinaire — s'énerve, s'irrite. Sous la
casquette plate à galons d'or, sa figure me
frappe par une expression de dureté que je
ne lui ai jamais vue, qui lui mincit les lèvres.
creuse ses yeux plus profonds et plus noirs.
Qu'y a-t-il? Qu'est-ce qu'il me cache? Ce
causeur étincelant, adroit lanceur de paume
et de repaume, pourquoi, depuis que nous
sommes en route, m'a-t-il laissé parler tout
seul? Je vais le savoir sans doute...
Franchie la zone militaire, ces grandes
plaines de boue et de gravats où déjà le
matin blafard éclaire des larves en maraude.
nous traversons (ientillv, désert, effondré...
Un coq chante au lointain, vers Bicêtre.
Bifc.Sc
LE LONG DE L'AVENUE D'ORLÉANS.
Au Fort Montrouge 99
I)*une ruelle en pente, un chien affamé, fu-
rieux, s'élance en aboyant, s'acharne à nos
chevaux, bondit jusqu'à la portière, nous
crache en râlant la bave de ses crocs. Le
temps de dire : « sale bête! » une détonation
brutale éclate à mon côté, et, parmi l'acre
fumée dont notre voiture est remplie, je
vois le chien rouler les pattes en l*air et mon
compagnon qui remet son revolver à l'étui.
— Vous êtes un peu nerveux ce matin,
mon camarade... il doit y avoir du nouveau
dans les affaires :
Lui. très grave :
— Il y a du nouveau, en effet.
On reste encore quelques minutes sans
rien se dire : et seulement vers l'avancée
du fort de .Montrouge, répondant à toute
l'anxiété, à toutes les interrogations de mon
silence, de Yilers m'annonce brusquement :
— C'est fini... Metz a capitulé. Bazaine a
tout perdu, tout vendu, même l'honneur.
Ceux qui n'ont pas subi les affres du grand
naufrage de 70 ne sauraient comprendre ce
que nous représentait le nom de Bazaine.
l'héroïque Bazaine, comme Gambetta l'appe-
Au Fort Montrouge
lait, l'espoir dont il fouettait notre courage,
la nuit abominable où sa désertion nous
plongea. Imaginez tous les cris possibles
de délivrance et de joie : «Terre!... terre!...
Une voile ! . . . Sauvés ! . . . Embrassons-nous ! . . .
Vive la France ! » Il y avait de tout cela dans
ce beau nom de troupier versaillais. et tout
à coup voilà qu'il signifiait le contraire. C'é-
tait à donner le vertige.
Aussi mon arrivée au fort me reste-t-elle
un peu confuse. Je me souviens vaguement
d'un capitaine de frégate en sabots qui nous
guide par de longs corridors de caserne:
d'une pluie fine, une pluie de côte, rayant la
grande cour où des matelots, en bérets
bleus et vareuses, jouent au bâtonnet, avec
des bonds, des cris d'écoliers en récréation ;
enfin d'une marche interminable sur un che-
min de ronde, gluant, luisant, où les semelles
patinent, le long des gabions, des épaule-
ments, des pièces de marine en batterie et
des hauts talus que dépasse la silhouette
d'un marin de vigie, son cornet à bouquin a
la ceinture, prêt à signaler la bombe et l'obus
allemands. Ce que ma mémoire a gardé de
.1;/ Fort Montrouge eoi
très précis, par exemple, c'est le rouf de
toile goudronnée, dégoulinant de pluie, sous
lequel les officiers de garde sont attables
devant des bols de café noir; je vois ces
visages rayonnants, tous ces bons sourires
qui se lèvent vers nous : « Eh bien ! mes-
sieurs les terriens? » Et debout, à l'entrée,
sanglé dans sa longue tunique, de Yilers
leur jetant l'atroce nouvelle :
« Bazaine s'est rendu... »
Il n'y eut pas un mot, pas un cri pour lui
répondre: mais un éclair jaillit, dont la tente
fut illuminée, un éclair fait de tous ces re-
gards confondus, de tous ces yeux noirs,
bleus, mocos, ponantais, celui-là aigu comme-
un coup de stylet, l'autre fervent comme un
cantique de Bretagne, et l'on put lire à la
clarté de cette flamme l'héroïque résolution
que vous veniez de prendre, vous tous, Des-
prez, Kiesel, Carvès, Saisset, tombés de-
puis sur ce bastion n° 3, ce bastion d'hon-
neur où vous m'êtes apparus, le matin du
3i octobre.
Ah! ce bastion n° 3. c'est aux premiers
9-
Au Fort Montrouge
jours de janvier, deux mois après notre
visite, qu'il fallait le voir, avec ses embra-
sures démolies, les abris des hommes effon-
drés, à son mur une large brèche, et cette
trombe de fer et de feu qui l'enveloppait du
matin jusqu'à la nuit. Pareil au cri des paons
les jours d'orage, le cornet de la vigie son-
nait sans relâche. « On n*a pas le temps de
se garer! » disaient les servants de pièce en
tombant. Et les autres quartiers n'étaient
guère mieux abrités. Pour traverser les
cours désertes, jonchées d'éclats d'obus, de
bris de vitres, dans une odeur de poudre et
d'incendie, les matelots rasaient les murs
de leurs casernes défoncées, à l'abandon.
Plus une pierre debout aux deux corps de
logis de l'entrée: les hommes de garde,
comme tout l'équipage du reste, obligés de
se blottir sous les blindages faits de mau-
vaise terre, de la terre hachée depuis deux
mois parles obus, friable, sans consistance,
et où les coups de casemate étaient fré-
quents.
Un soir, dans le réduit blindé qui lui ser-
vait de cabine, le commandant du fort voyait
Au Fort Montrouge io3
entrer le capitaine de frégate de L..., nou-
vellement arrivé à bord — comme on disait
— pour remplacer le chef d'une compagnie
de eanonniers, qui avait eu l'épaule emportée
par un éclat.
— .Mon commandant, dit l'officier avec une
pauvre bouche blémie, contracturée. qui
mâchait les mots rageusement au passage,
je suis un homme déshonoré, perdu... Je
n'ai plus qu'à me faire sauter.
— De L..., mon ami, qu'y a-t-ilr
La main du commandant écartait la petite
lampe suspendue, éclairant les murs de l'é-
troit réduit, mais l'empêchant de bien voir
le vigoureux soldat à la longue tête exaltée
debout en face de lui.
— Il y a... — oh! le malheureux, que c'é-
tait donc pénible à dire!... — il y a qu'en
arrivant sur le bastion, le feu... eh bien ! le
feu m'a surpris. J'ai eu peur, là... Qu'est-ce
que vous voulez? Je n'avais jamais fait la
guerre; seulement une fois, au .Mexique,
mais rien de sérieux... Alors, sous cette
grêle de mitraille, à deux ou trois reprises
j'ai été lâche, j'ai salué l'obus, comme ils
104 Au Fort Montrouge
disent; et les hommes m'ont vu. Je les ai
entendus rire... Depuis, c'a été fini. Tout ce
que j'ai pu faire... Entre mes matelots et
moi, il y a quelque chose qui ne va pas, qui
n'ira jamais. Une chanson circule à bord...
ça se chante sur l'air des Barbanchu... mais
vous la connaissez, sans douter... Partout
où je passe, moi je l'entends, cette chanson,
oujem'imagïnel'entendre... Ah! bon Dieu !...
La nuit, le jour, j'ai ça qui bourdonne dans
ma tête avec le rire de ces bougres-là... C'est
à en mourir!
Il avait mis sa casquette de marine devant
ses yeux et pleurait tout bas, comme un en-
tant. Dehors s'entendait le fracas des bom-
bes, bruit sourd de la mer sur les brisants.
A chaque coup, la cabine craquait, tanguait,
s'emplissait de poussière ; et la petite lampe,
dans un halo rougeâtre, se balançait avec
un mouvement de roulis.
— De L..., mon ami, vous êtes fou: je
vous dis que vous êtes fou... Mettez-vous là.
Le pauvre diable se défendait, il avait
honte, mais son chef l'assit de force prés
de lui au bord du petit lit de fer qui servait
.1// Fort Montrouge io5
de siège, et la main sur son épaule, affec-
tueux, paternel, dit ce qu'il fallait dire pour
apaiser cette âme en détresse, la détendre.
Voyons, il n'avait que des amis à bord; et à
Montrouge on n'aimait pas les lâches. D'ail-
leurs, pourquoi parler de lâcheté ? A qui
cela n'était-il pas arrivé de saluer l'obus r
Surtout les premières fois. Venant après
tout le monde, n'ayant pas eu le temps de
s'acclimater, rien de plus naturel que ce
tressaut nerveux, cette faiblesse d'une se-
conde àlaquelle personne n'échappait. « Vous
m'entendez bien, de L..., personne... Nos
marins qui sont devenus des héros aujour-
d'hui, qui vivent dans le feu comme des sa-
lamandres, et joueraient au foot-ball avec
des bombes allumées, si vous les aviez vus,
il y a deux mois, quand la vraie partie s'est
engagée... Ils n'en menaient pas large, lors-
qu'il fallait sortir des casemates... Savez-
vous que l'amiral Pothuau, le soldat le plus
brave de la flotte, venait deux fois la se-
maine faire le tour de nos remparts, rester
des heures en plein feu, pour donner à nos
hommes une leçon de tenue? Cette leçon,
io6 Au Fort Montrouge
nous en avions tous besoin à ce moment-là. . .
Voilà la vérité, mon cher... ne vous tracassez
donc pas pour des foutaises. Vous êtes un
excellent officier, que nous aimons, que
nous estimons tous. Allez la tête haute, et
surtout souvenez-vous : il n'y a pas de gros
chagrin qui tienne, ici on ne peut mourir,
on ne doit mourir qu'en combattant et face
à l'ennemi.
- Je m'en souviendrai. .Merci, mon com-
mandant.
Il s'essuya les yeux et sortit.
Entendit-il encore fredonner l'atroce re-
frain > C'est probable. Des témoins ont
affirmé que pendant les derniers jours du
siège, de L... chercha la mort passionné-
ment, prenant le milieu des cours aux heures
foudroyantes, se tenant, pour commander le
feu? droit et déployé comme un drapeau.
sur le parapet du bastion. .Mais la mort est
une coquette. Avec elle on ne peut compter
sur rien. Vous lui dites : « Arrive donc... »
elle se dérobe, vous donne des rendez-vous
pour le plaisir de les manque!-. ( >n ne com-
prend plus.
ON TROUVA DE L... EXPIRANT SUR SON LIT...
Au Fort Mont rouge 109
De L... en était là: il ne comprenait plus
et se demandait s'il aurait le courage de
vivre jusqu'à la fin, lorsqu'une nuit de jan-
vier, le 26, à minuit sonnant, tous les forts
de ceinture et de banlieue, ces lourdes ga-
liotes de pierre embossées à nos portes et
dont les batteries tiraient sans interruption
depuis trois mois, tous les forts, redoutes,
secteurs, après une dernière et formidable
bordée qui enveloppa la ville d'une écharpe
de flamme rouge et blanche, se turent subi-
tement : Paris était vaincu.
Trois jours après, le matin de l'évacuation
des forts, par une brume dorée et tiède où
se devinait un printemps adorable, pressé
de nous faire oublier le glacial et sinistre
hiver du siège, l'équipage de Montrouge,
assemblé par compagnies, l'appel et les sacs
faits, les fusils en faisceaux, attendait dans
les cours les sonneries du départ. Après la
nuit des casemates, cela semblait bon, ce
soleil roux, cette brise fraîche et tout ce
plein air où l'on pouvait s'espacer sans rece-
voir des morceaux de chaudron sur la tête.
Des moineaux, sortis de leurs trous, pi-
no -1» Fort Montroiige
quaient le brouillard de petits cris. .Malgré
tout, quelque chose serrait le cœur de nos
mathurins, leur étreignait la gorge à Taise
cependant sous les larges cols bleus, et
dans ce grand silence, si nouveau pour cha-
cun, ils se parlaient bas, comme gênés. « Si
on faisait un bâtonnet, en attendant?... »
proposa un fusilier de la flotte , un tout
jeune. On le regarda comme s'il tombait de
la lune. Non, pour sûr, ils n'avaient pas le
cœur à ça.
Au même instant, le capitaine de L..., qui
cherchait ses canonniers, les appela d'un
geste autour de lui. Il était en grande tenue,
sa croix, sa haute taille, et une paire de
gants blancs tout frais qu'il pétrissait dans
sa forte main :
— Matelots, je vous fais mes adieux..
Sa voix tremblait un peu, mais se rassurait
à mesure... Je m'étais juré que, moi vivant,
pas un Prussien ne mettrait les pieds ici. Le
moment est venu de tenir ma parole. Quand
le dernier de vous passera la poterne, votre
capitaine aura fini de vivre. Il avait perdu
votre estime; j'espère que vous la lui ren-
Au Fmi Montrouçe
drez, assurés maintenant que ce n'était pas
un lâche... Bonne route, mes enfants! »
Et ce fut fait, comme il avait dit. A peine
l'équipage parti, clairons en tête, deux déto-
nations venues du pavillon des officiers re-
tentissaient dans la solitude et le silence du
fort. On trouva de L... expirant sur son lit,
deux balles dans la tête, son revolver d'or-
donnance encore fumant sur l'oreiller.
On a fait de cette mort une leg-ende à la
Beaurepaire. .Mais ce que je raconte, à part
quelques détails de mise en scène, est l'his-
toire vraie ; et moins héroïque peut-être, elle
m'a paru aussi belle et plus humaine, plus
de notre temps que l'autre.
A la Salpôtrière
Souvenir d'un Carabin
A la Salpêtrière
Le cabinet de Charcot. à la Salpêtrière,
un matin de consultation, il y a dix ou douze
ans. Aux murs, des photographies de naïves
peintures italiennes, espagnoles.représentant
des saintes en prière, des extasiées, convul-
sionnaires. démoniaques, la grande névrose
religieuse, comme on dit dans la maison.
Le professeur assis devant une petite table,
cheveux longs et plats, front puissant, lèvre
rase et hautaine, regard aigu dans la pâle
bouffissure de la face. Va-et-vient de l'in-
terne en tablier blanc et calotte de velours,
des yeux fins envahis d'une grande barbe;
assis autour de la salle, quelques invité?, la
plupart médecins, russes, allemands, ita-
liens, suédois. Et commence le défilé des
malades.
n6 .4 h Salpétrière
Une femme du Yar amène à la consulta-
tion sa petite fille, hideuse, courte et bou-
lotte, plaquée aux joues de rouges cica-
trices. Dans la toilette verte et jaune d'un
dimanche méridional la taille s'enfle et dé-
borde. L'enfant est enceinte. Vase informe
tombé au feu, manqué à la cuisson, on se
demande comment elle a pu devenir mère.
« Pendant un accès d epilepsie... » dit
Charcot, tandis que la femme du Var, gei-
gnarde et veule, nous raconte Vendisposition
de sa demoiselle, comment ça la prend, com-
ment ça s'en va. Le professeur se tourne
vers l'interne :
— Y a-t-il du feu à côté? Déshabillez-la,
voyez si elle a des taches sur le flanc. » L'ac-
cent de là-bas, cette laideur, j'étais ému;
bien plus encore à la malade suivante. Une
enfant de quinze ans, très proprette, petite
toque, jaquette en drap marron, figure ronde
et naïve, le portrait du père, un petit fabri-
cant de la rue Oberkampf, entre avec elle.
Assis au milieu de la salle, timides, les
yeux à terre, ils s'encouragent de regards
furtifs. On interroge la malade. Quel navre-
LE PROFESSEUR ASSIS DEVANT UNE PETITE TABLE
.1 la Salpêtrière iiq
ment! Il faut tout dire, bien haut, devant
tant de messieurs, et où la tient le mal, la
façon dont elle tombe et comment c'est ar-
rive. « A la mort de sa grand-mère, monsieur
le docteur », dit le père.
— Est-ce qu'elle l'a vue morte ?
— Non, monsieur, elle ne l'a pas vue...
La voix de Charcot s'adoucit pour l'en-
fant : « Tu l'aimais donc bien, ta grand'-
mère? » Elle fait signe « oui » d'un mouve-
ment de sa petite toque, sans parler, le cou
gonflé de sanglots. Le médecin allemand
s'approche d'elle. Celui-là étudie les mala-
dies du tympan spéciales aux hystériques,
il a des lunettes d'or et, promenant un dia-
pason sur le front de la fillette, ordonne avec
autorité : « Rébédezabrès moi... timange... »
Un silence. Le savant triomphe ; elle n'a pas
entendu. Je croirais plutôt qu'elle n'a pas
compris. Longue dissertation du docteur
allemand: l'Italien s'en mêle, le Russe dit
un mot. Les deux victimes attendent sur
leurs chaises, oubliées et gênées, quand
l'interne, à qui j'ai fait part de mes doutes,
dit tout bas à la petite Parisienne : « Ré-
A la Salpêtrîèfe
pétez après moi... dimanche. » Elle ouvre
de grands yeux et répète sans effort : « Di-
manche », pendant que la discussion con-
tinue sur les troubles auditifs de l'hystérie.
Tout à coup, le professeur Charcot se
tournant vers le père :
- Voulez-vous nous laisser votre enfant ?
Elle sera bien soignée.
Oh! le « non » qu'elle a dit. terrifiée, en
regardant son papa... et le tendre sourire de
celui-ci qui la rassure : « N'aie pas peur,
ma chérie. » Il semble qu'ils devinent ce que
serait sa vie dans cette maison, qu'elle ser-
virait aux observations, aux expériences,
comme les chiens si bien soignés chez San-
fourche, comme cette Daret et toutes les
autres qu'on va faire travailler devant nous,
après le défilé des malades et la consultation
finie.
Daret, longue fille d'une trentaine d'an-
nées, la tête petite, les cheveux ondes, pâle,
creuse, des taches de grossesse, un renifle-
ment chronique comme si elle venait de
pleurer. Elle est chez elle, à la Salpêtrière,
en camisole, un foulard au cou. « Endormez-
■ \ .
ELLE DORT DROITE ET RIGIDE
.1 la Salpêtrière 123
la... » commande le professeur. L'interne,
debout derrière la longue et mince créature,
liu^ appuie les mains un instant sur les
yeux... Un soupir, c'est fait. Elle dort,
droite et rigide. Le triste corps prend toutes
. les positions qu'on lui donne: le bras qu'on
allonge demeure allonge, chaque muscle
effleuré fait remuer l'un après l'autre tous les
>doigts de la main qui, elle, reste ouverte.
immobile. C'est le mannequin de l'atelier,
plus docile encore et plus souple. « Et pas
moyen de nous tromper, affirme Charcot, il
faudrait qu'elle connût l'anatomie aussi bien
que nous. »
Sinistre, l'automate debout dans le cercle
de nos chaises, docile à tout commandement
qui amène sur son visage l'expression cor-
respondante au geste qu'on lui impose. Les
doigts en bouquet sur la bouche simulant
un baiser, aussitôt les lèvres sourient, la
face s'éclaire; on lui ferme le poing dans
une crispation de menace, et le front se
plisse, la narine se gonfle d'une colère fré-
missante. « Nous pouvons même faire
ceci... » et h pro'es^eur lui lève le poing
124 -1 lJ Salpêtrière
pour frapper, en donnant un geste de ca-
resse à la main droite. Toute la figure alors
grimace dans une double signification fu-
rieuse et tendre, un masque enfantin qui rit
en pleurant. Et toujours l'Allemand pro-
mène son diapason, son spéculum auricu-
laire, sondant l'oreille d'une longue aiguille.
— Il ne faut pas la fatiguer, dit le Maître,
allez chercher Balmann.
.Mais l'interne revient seul, très vexé;
Balmann n'a pas voulu venir, furieuse qu'on
ait appelé Daret avant elle. Entre ces
deux cataleptiques, premiers sujets à la
Salpêtrière, subsiste une jalousie d'étoiles,
de vedettes; et parfois des disputes, des
engueulades de lavoir, relevées de mots
techniques, mettent tout le dortoir en folie.
A défaut de Balmann, on amène Fifine,
un trottin de boutique, en grand manteau,
le teint rose, un petit nez en l'air, la bouche
bougonne, des doigts de couturière, tatoués
par l'aiguille. Elle entre en rechignant; elle
est du parti de Balmann et se refuse à tra-
vailler. En vain l'interne essaye de l'en-
dormir; elle pleure et résiste. « Ne la con-
A l.i Salpêtrière 12.3
trariez pas ». dit Charcot, qui retourne ci
Daret, reposée, très fière de reprendre la
séance en reniflant. .Mystère du sommeil
cataleptique, entretenant autour de la ma-
lade une atmosphère légère, illusionnée, de
rêve vécu ! On lui montre un oiseau imagi-
naire, vers les rideaux de la croisée. Ses
yeux fermés le perçoivent dans son aspect
et ses mouvements ailés: son vague sourire
murmure : « Oh! qu'il est joli... » Et. croyant.
le tenir, elle caresse et lisse sa main qui
s'arrondit. .Mais l'interne, d'une voix ter-
rible : c Daret, regarde à terre, là, devant
toi, un rat... un serpent... » A travers ses
lourdes paupières tombées, elle voit ce
qu'on lui montre. Commence alors une
mimique de terreur et d'horreur comme ja-
mais Rachel. jamais la Ristori ni Sarah
n'en ont figuré de plus sublime ; et classique,
le vieux cliché humain de la peur, partout
identique à lui-même, resserrant les bras,
les jambes, l'être entier dans un recul d'effa-
rement, pétrifiant cette mince face pâle où
n'est plus vivante que la bouche pour un
long- soupir d'épouvante.
i2ô A la Salpêtrière
Ah! de grâce, réveillez-la. On se contente
de déplacer sa vision en lui montrant des
fleurs sur le tapis et lui demandant de nous
faire un bouquet. Elle s'agenouille, et tou-
jours dans cette atmosphère de cristal que
briserait immédiatement l'ordre d'un interne
ou du professeur, elle noue délicatement ses
doigts d'un fil supposé qu'elle casse entre
ses dents. Pendant que nous observons cette
pantomime inconsciente, quelque chose râle
tout à coup, aboie d'une toux rauque dans
le vestibule à côté. « Filine qui a une
attaque! » Nous courons.
La pauvre enfant, renversée sur les dalles
froides, écume, se tord;, les bras en croix, les
reins en arc, tendue, contracturée, presque
en l'air. « Vite, des surveillantes ! emportez-
la, couchez-la... » Arrivent quatre fortes
filles très saines, très nettes dans leurs
grands tabliers blancs, une qui dit avec un
accent ingénu de campagne : « Je sais com-
primer, monsieur le docteur... » Et on
presse, on comprime, en l'emportant à tra-
vers les cours, ce paquet de nerfs en folie,
hurlant, roulant, la tête renversée; une pos-
.1 la Salpêtrière 127
sédée à l'exorcisme, comme sur ce vieux ta-
-,
hleau de sainteté que je regarde, rentré
dans le cabinet de Charcot.
Et Daret que nous avions oubliée. La
128 A la Salpêtrière
grande fille, toujours endormie, continue ima-
ginairement à cueillir des fleurs sur le tapis,
à grouper, cordeler ses petits bouquets...
Déjeuné avec les internes dans la salle de
garde surchauffée. En mangeant le rata du
« chaloupier s, plat de résistance tradi-
tionnel de la table, en buvant le vin des hô-
pitaux que nous verse à la ronde une vieille
servante épileptique, nous causons magné-
tisme, suggestion, folie, et je m'amuse à
raconter devant cette jeunesse fortement
matérialiste un épisode étrange de ma vie,
l'histoire de trois chapeaux verts achetés par
moi à Munich, pendant la guerre de 1866.
< es chapeaux de feutre dur, couleur de
vieille mousse des bois, avec un petit oiseau-
piqué dans la ganse, l'aile ouverte et des
yeux d'émail, je les avais donnés en rentrant
a l'aris à trois de mes camarades, bons et
braves garçons que j'aimais tendrement,
Charles Bataille, Jean Dubovs, André Gill.
Tous les trois sont morts fous, et j'ai vu,
j'ai entendu à des dates différentes délirer
ELLE EMBRASSE A PLEINES JCl'ES...
.1 la Salpêtrière i3i
leurs trois folies sous mes chapeaux: tyro-
liens avec le petit oiseau pique dessus.
.Mon histoire est écoutée poliment, mais
comme une invention de romancier, parmi
les sourires de la table. Le café pris, les
pipes éteintes, le chef de clinique de Charcot
me propose une promenade au quartier des
folles. Dans la grande cour où pique un
beau temps d'hiver, clair et froid, le soleil
chauffe de pauvres démentes en Avaterproof,
accroupies sur le pas des portes, isolées.
silencieuses, sans aucune vie de relation:
chacune cloîtrée dans son idée fixe, invisible
prison dont ces têtes malades heurtent les
parois choquées à tout coup. A part cela,
aucun signe extérieur de malaise, un masque
paisible, des mouATements rationnels. Par la
croisée entr'ouverte d'une salle basse, je
vois une belle fille, les bras nus, la jupe re-
levée en tablier, frottant le carreau avec vi-
gueur ; c'est une folle.
La cour suivante que nous traversons,
plantée d'arbres, est plus tumultueuse. Sur
le bitume qui longe les cellales sont assises
deux filles en sarrau bleu, les cheveux ré-
i3a A la Salpêtrière
pandus, jolies, toutes jeunes. L'une rit aux
éclats, se renverse, embrasse à pleines joues
l'idiote morne, sans regard, affaissée à côté
d'elle. Une autre, très grande, très agitée,
se promène à pas furieux, s'approche de
nous, interpelle l'interne : « Qu'est-ce que je
fais ici, monsieur? Vous le savez peut-être,
moi, je ne le sais pas... » puis nous tourne
le dos et continue sa course enragée. Bientôt
une foule curieuse et bavarde nous entoure
et nous presse. Une jeune femme en robe
courte de pensionnaire, bonnet de linge
éclatant de blancheur, nous raconte avec
des gestes arrondis une histoire incom-
préhensible; elle a un air de bonheur, de
prospérité qui fait envie. La sœur de
Louis XVI, c'est elle qui l'assure, une vieille
à nez et à menton crochus, dit des gaillar-
dises à l'interne, tandis qu'à une porte ou-
verte du rez-de-chaussée, une longue figure
terreuse, crevassée, nous appelle d'un sou-
rire aimable : « Messieurs, je fais de la
peinture, voulez-vous voir de mes œuvres?
Mais, attendez que je mette d'abord mon
chapeau tyrolien, je ne peins jamais qu'en
[ SUR LE MUR DE LA COUR QUANTITÉ DE PETITS CHAPEAUX.
A la S. il pu trière i35
chapeau tyrolien. » La pauvre créature, un
instant disparue, nous revient coiffée d'un
petit chapeau vert avec une plume d'oiseau,
tout à fait un de mes chapeaux de .Munich.
Les internes restent ébahis comme moi de
l'étrange coïncidence, et la malheureuse, qui
nous montre deux ou trois hideux barbouil-
lages, semble toute fière de notre étonne-
ment qu'elle prend pour de l'admiration. En
partant, remarqué sur le mur de la cour
quantité de ces petits chapeaux montagnards
crayonnés au charbon par la folle.
La porte de sortie est large ouverte : le
triste bétail délirant qui nous suit piaille,
jabote. paraît s'animer de notre départ. Je
me retourne une fois dehors. Sur le seuil de
la cour que rien ne garde, ne ferme, qu'un
grand rayon de soleil, une barre de lumière
qui les hypnotise, les folles sont alignées,
criant, gesticulant. Une d'elles, la vieille
sœur du roi. un bras levé, l'autre arrondi
sur la hanche d'un geste de vivandière, clame
en voix de basse: « Vive l'Empereur! »
Des cours, encore des cours, des petits
arbres, des bancs, des waterproofs qui vol-
i36 .1 Ici Silpé trière
tigent au vent glacé, s'agitent à grands pas
solitaires, lugubres visions du déséquilibre
humain, parmi lesquelles je note deux
silhouettes.
Dans le grand ouvroir très clair, très gai,
que le docteur Voisin appelle son Sénat, et
où des folles en rang sur des fauteuils cou-
sent, tricotent, une ancienne fille publique
se tient à part contre la vitre. Flétrie, des-
séchée, elle ne parle jamais, seulement un
« pst... pst... » en appel avec le sourire de
profession. Plus que cela de vivant en elle,
le souvenir de l'intonation et du geste infa-
mants. Oh! cette ligure pâle derrière la
haute vitre claire; cette folle, cette morte
faisant la fenêtre !
Une autre, moins cruelle :
« Vous voyez, j'attends, je vais partir »,
nous dit une brave femme accotée au mur
d'entrée, un sac de nuit d'une main, de
l'autre une serviette épinglee sur un petit
paquet de route, lionne tête de parente de
province, elle sourit à la ronde, fait ses
adieux; et cela toute la journée, depuis dix
ans, pour combien d'années encore!
Souvenir
d'un Chef de Cabinet
Souvenir
d'un Chef de Cabinet
L'hiver de [854. J'avais vingt-trois ans. Je
venais de me marier. Les petites rentes de
ma femme et un emploi d'expéditionnaire au
ministère de la marine, dû aux états de ser-
vice de mon père Jean-Marie Saint-Albe,
capitaine de frégate en retraite, nous fai-
saient vivoter à un cinquième étage de
l'avenue des Ternes. Nina sortait peu. faute
de toilette: moi. recherché pour ma jolie
voix, un Mocker un peu plus étendu, et
mon habitude de la comédie de société, je
fréquentais dans quelques salons de la rue
de Yarenne, rues .Monsieur, Barbet-de-Jouy.
Le monde officiel m'était ouvert aussi, mais
142 Souvenir
je n'avais pas encore eu l'honneur Je pa-
rader en culotte de Casimir blanc aux récep-
tions des Tuileries, et je fuyais ces grandes
cohues du Palais-Bourbon, des Affaires
étrangères, auxquelles les dorures et les
chamarrures des fonctionnaires, tous costu-
més en ce temps-là, donnaient l'aspect des
fêtes de Yalentino, parées et travesties.
Une fois pourtant, M. Ducos, ministre de
la marine et mon premier chef, ayant eu la
fantaisie de faire jouer l'opéra-comique au
ministère, je consentis à chanter les deux
rôles d'amoureux dans le Déserteur et Rose
et Colas. Delsarte, le grand artiste, voulut
bien me donner quelques conseils auxquels
j'attribue sincèrement la plus large part de
mon succès. Il ne signifie rien pour vous,
jeunesse, ce nom de Delsarte: mais tous
ceux qui. comme moi. ont entendu, dans son
humble logis de la rue des Batailles, les
leçons de ce maître incomparable peuvent
se vanter de connaître le chant et la décla-
mation. Ah! le beau vieux! Sanglé d'une
redingote interminable exagérant sa grande
taille, la barbiche blanche héroïque, il ar-
d'un Chef de Cabinet
pentait d'enjambées furieuses sa chambrette
de sous-lieutenant qu'élargissait un geste à
la Frederick, et devant cet horizon grelot-
tant de toits sales, de jardinets malingres
en pentes jusqu'à la Seine, sous un ciel bas
et enfume de cheminées d'usines, il évoquait,
animait rien qu'avec le souffle d'une bouche
sans dents, démesurément ouverte, rien
qu'avec les débris d'une voix aux cordes
bridées, mais d'une accentuation irrésistible,
les « Spectres et larves « d'Orphée, les ber-
gers fleuris et rococo de Monsigny et de
Sedaine.
Le lendemain de mon triomphe comme
acteur et chanteur dans les salons de la
marine. — je dis triomphe et vous allez
voir, —j'arrivai en retard au ministère, le
souper et le cotillon m ayant fait coucher au
petit jour. Mon garçon de bureau, qui me
guettait du fond du couloir, se jeta, dès
qu'il m'aperçut :
— Vite, monsieur Saint-Albe... on vous
attend chez le ministre... Deux fois que Son
Excellence vous fait demander.
— .Moi!... Le ministre?
144 Souvenir
Je vis tout tourner, les murs en grisaille,
les fenêtres, le cuir verni des doubles
portes.
Sur la grande échelle hiérarchique allant
de l'empereur au cantonnier, ce que repré
sentait un ministre à cette époque, nos
jeunes de maintenant ne peuvent se l'ima-
giner. Un petit expéditionnaire, même
après le Rose et Colas de la veille, appelé
dans le cabinet de M. Ducos, dans son
cabinet! Il fallait voir L'effarement du per-
sonnel.
Le ministre était debout, quand j'entrai.
Poivre et sel, de grands traits encadrés de
favoris à la d'Orléans, il vint à moi. vif et
familier, et me poussa par l'épaule vers un
personnage très chauve et de grande allure
qui se chauffait le dos à la cheminée.
- Mon cher comte, voici notre oiseau
bleu... dit le ministre avec désinvolture
et déférence.
Le comte me regarda une minute, à fond,
puis m'interrogea sur mon âge, ma fa-
mille... <■ Marier... pas encore d'enfant?...
Ah! tant mieux... » Nonchalance ou fatigue,
d'un Chef de < 'abinei i_p
la moitié des mots restait dans sa mous-
tache. Je ne comprenais pas toujours très
bien, éprouvant du reste cet embarras où
l'on se trouve devant quelqu'un qui se croit
très connu de vous et dont la personnalité
vous échappe totalement. L'œil vague, l'es-
prit en défense, on écoute, à l'affût d'un
mot, d'un détail pouvant vous mettre sur la
voie. Cet air de réserve, de contrainte, plut
beaucoup: je l'ai su depuis, et j'en eus la
preuve immédiate, puisque le « cher comte »
inconnu m'offrait de me prendre comme
chef de cabinet, huit mille francs, logé,
chauffé... le rêve!
— Ça vous va?
Si ça m'allait!
— - Eh bien, demain matin, sept heures...
au quai d'Orsay.
Il me sourit de très haut, salua de même
avec une grâce insolente que je n'ai jamais
connue qu'à lui et s'en fut, escorté jusqu'au
petit salon d'attente par le ministre qui me
revint les mains tendues, dans un bel élan
d'expansion bordelaise :
— Je vous félicite, mon cher enfant.
i3
iqt» Souvenir
Je le remerciai de sa sympathie ; puis, au
risque de lui paraître idiot :
- Mais qui est-ce donc?
Je ne pouvais rester dans mon incerti-
tude. Il y a tant de comtes à Paris et le
quai d'Orsay est si grand!
M. Ducos me regarda, stupéfait de ma
mine ingénue.
— Comment! vous ne savez pas?... Mora,
voyons... Le président du corps législatif.
Et quel autre, en effet, que ce grand
sceptique de Mora, cet exquis sybarite qui
affectait dans la vie de peser au même poids
la politique, les affaires, la musique, l'amour,
quel autre aurait pu choisir pour chef de son
cabinet de vice-empereur un ténorino de
salon, un amoureux d'opéra-comique ? Il est
vrai que sous l'amateur de flonflons exper-
tisait un subtil déchiffreur d'êtres, un très
fort maquignon qui connaissait et condui-
sait les hommes encore mieux que ses écu-
ries. Je ne fus pas long à m'en apercevoir.
Huit jours après ma rencontre avec .Mora,
nous nous installions, Ninette et moi,
dans les dépendances qu on appelle, au
d'un Chef de Cabinet 147
Palais-Bourbon, l'hôtel Feuchères. une dé-
licieuse maisonnette entre cour et jardin, où
le vieux prince de Condé logeait sa der-
nière maîtresse.
Le premier soir, les meubles de notre
jeune ménage espacés dans les deux vastes
pièces salon et chambre à coucher, nous
allumions toutes les bougies pour mieux
jouir des hautes glaces, des grands plafonds
dorés. Nous étions libres: Mora chassait à
Chamarande avec l'empereur, et je ne crai-
gnais pas un de ces affreux coups de
timbre qui allaient devenir la torture de
ma vie, m'arrivant à toute heure, le matin,
le soir, la nuit, m'arrachant en sursaut du
lit. de la table, enchaînant ma volonté à ce
cordon de tirage dont l'effort douloureux
s'entendait avant le « ding! » sous le lierre
épais des murailles.
Comme nous étions loin du petit loge-
ment des Ternes, dans cet hôtel aux portes-
fenêtres majestueuses drapées d'anciens
lampas de cinq mètres de haut, ouvrant
sur la terrasse et la faisanderie! « Tu sais,
Nina, c'est à cette espagnolette, là-bas, au
148 Souvenir
fond, qu'on l'a trouvé pendu, le prince...
Mais non, mais non... tu t'effrayes... ce
n'est pas vrai... puisque le vieux Condé est
mort en province, à Saint-Leu, je te dis... »
Et, pour achever de rassurer Nina, est-ce
queje n'imaginai pas — ivresse des vingt ans
et de la première fortune! — d'esquisser en
face de ma femme, sur le parquet de Mme de
Feuchères, un fantastique cavalier seul
baptisé par nous séance tenante « le pas
des grandeurs »?
Les bougies du salon éteintes, nous pas-
sions dans la chambre où, pendant que
Nina se couchait, moi, pareil à ces ma-
chines qui enfin rendues en gare crachent
encore un restant de vapeur grondante et
fumante, je me mis à écrire à mon beau-
père, brave vigneron de Bourgogne, une
lettre enfantine, délirante, lui annonçant
notre nouvelle position; et pour faire com-
prendre à celle âme simple mais rapace la
chance qu£ c'était de courir sous le pavillon
de Mora, le fameux brasseur d'affaires, je
me lâchai dans des phrases imbéciles...
« A nous le Grand-Central, papa, et les
d'un Chef de Cabinet 149
« tourteaux de Naples et les raffineries de
« Luheck!... A nous les coups de Bourse.
« les trafics avec les compagnies et les
« gros pots-de-vin des expropriations!... Le
« mot du père Guizot, un ami de la maison :
« enrichissons-nous!... Quand nous serons
« vieux et nos chevaux trop gras, l'Aca-
« demie est là pour les donations vertueuses
« et l'Officiel pour les restitutions ano-
« nymes. »
Ma lettre fermée sur trois pages de cette
extravagance, comment la pensée me vint-
elle de la porter moi-même à la poste du
Corps législatif? les domestiques étaient-ils
couchés? me méfiais-je d'eux? Ces souvenirs
datent de si loin que je ne saurais rien affir-
mer. Ce qui est très net et que je certifie
absolument, c'est qu'après cette précaution
peut-être irréfléchie, je m'endormis ivre de
joie, et qu'en entrant le lendemain matin,
dans mon cabinet, à l'entresol de la prési-
dence, je trouvai cette coquine de lettre
ouverte sur mon bureau, étalée, balafrée de
crayon bleu.
Très jeune, une fois, je me suis noyé,
i3.
i5o Souvenir
noyé jusqu'au râle, jusqu'à la syncope. J'ai
connu la minute où l'on meurt, ce dernier
regard où tout tient, qui ramasse la vie
comme dans un coup d'épervier, toute la
vie, l'immense et le menu, le frisson de
l'arbuste au soleil sur la rive en face qui
monte, monte aux yeux qui s'enfoncent; et
mille choses du passé perdues et lointaines,
visages, endroits, sonorités, parfums, qui
vous assaillent toutes ensemble. Cette mi-
nute d'angoisse suprême, je la revécus
devant ma lettre ouverte. Comment était-
elle là? Lui, là-haut, qu'avait-il pensé en la
lisant, en retrouvant au clair de mon écri-
ture les calomnies chuchotées, cette basse
légende, menteuse comme toutes les lé-
gendes, dont Paris enguirlandait son blason
royal de bâtard:... Les mots sortaient de
la page, se bousculaient devant mes yeux :
« A nous, le Grand-Central... »
Et dans le silence de la matinée d'hiver
ouatée de brume blanche, dans la tiédeur de
la pièce capitonnée, en écoutant grésiller
un luxueux feu de b<»is derrière le pare
étincelle, le roulement sourd des voitures
d'un Chef de Cabinet i5i
sur le quai, je voyais la chambre de .Mme de
Feuchères, ma pauvre Xinette encore cou-
chée, savourant son luxe nouveau, les joies
de cette première journée suivie de journées
pareilles, puis ma rentrée en coup de ton-
nerre : « Lève-toi... Nous partons... C'est
fini... » Car c'était fini, sans nul doute. Que
répondre à un homme qui venait de se mon-
trer si bonr Quelle excuse invoquer devant
la preuve irréfutable? Ma démission, sans
bruit, sans phrases, c'était le seul parti
brave et digne. .Mais, mon Dieu, quel arra-
chement!
Des pas, une porte discrète... Je me re-
tournai. Mora. déjà ganté, le chapeau sur
la tête, élégant toujours, mais très pâle, la
pâleur transparente des matins de Paris.
Sans prendre garde à mon émotion, visible
pourtant jusque dans mon hésitant salut, il
me tendit un papier :
« Avez-vous du monde là?... Il me faut
deux copies de ceci... très nettes... pour
l'empereur et l'impératrice... » Il ajouta en
se rapprochant de mon bureau : « Voyez m
vous lisez mon écriture... i
i52 Souvenir
C'était le projet de son prochain discours
pour l'ouverture des chambres, écrit de sa
petite cursive nerveuse, la moitié des mots
inachevés comme lorsqu'il parlait. Je lisais
parfaitement.
- Alors faites vite, et apportez-moi ça
aux Tuileries où je vais.
En même temps, nos regards se rencon-
traient électriquement sur ma lettre :
- Déchirez cette vilenie... me dit-il tout
bas, sans me regarder.
- Oh! monsieur le comte...
- Plus un mot. 11 y a cela entre nous
désormais... 'Fâchez que je l'oublie.
Et il s'en alla.
Ah! le maître homme. Comme il me tint
solidement avec cette lettre! Quel caveçon!
Nous n'en parlions jamais; mais que de fois
je l'ai retrouvée dans l'ironie de son œil
clair posé sur moi.
« A nous le Grand-Central, papa!... »
Et voyez ce que sont les hommes. A
quelques mois de là, un soir, en faisant ma
caisse, à la présidence, je m'aperçus qu'il
me manquait deux louis. Je guettai mon
l'un Chef de Cabinet
garçon de bureau, c'était lui. Pauvre diable,
marié, des tas d'enfants; j'eus pitié. .Mais,
MKi
me souvenant de la leçon de Mora, je m'en
servis à mon tour. Le coup de la lettre, le
même, avec la même voix cinglante et le
154 Souvenir d'un Chef de Cabinet
regard de côté : « Il y a deux louis entre
nous, Grandperron, tâchez de me les faire
oublier. » Il me remercia en pleurant et,
huit jours après, raflait toute la caisse.
J'appris ainsi que les leçons ne servent
jamais.
J'appris bien d'autres choses encore, chez
Mora.
La Leçon d'Histoire
(1872)
La Leçon d'Histoire
(1872)
Après le déjeuner, qui avait été abondant
et délicat à l'ordinaire, le maréchal, un peu
alourdi, alluma un bon cigare et se mit à
arpenter les petites allées sablées de son
jardin, au bras de l'aide de camp de ser-
vice. On était au commencement d'octobre,
la veille ou Pavant-veille du conseil de
guerre, il faisait un jour doux et gris, une
atmosphère calme où l'on n'entendait rien
que quelques roulements de tambour du
côté de Satory, et les trains qui passaient à
travers bois avec un bruissement de vapeur
et de feuillages.
Le maréchal marchait sans rien dire, d'un
air préoccupé. Tout à coup il s'arrêta et, se
tournant vers l'aide de camp de service :
«Je voudrais, fit-il, que vous m'expliquiez
i58 La Leçon d'Histoire
ce que c'est qu'un certain amiral Byng dont
les journaux ont parlé à propos de mon
affaire... J'imagine que ce doit être quelque
héros cascadeur des Variétés ou du Palais-
Royal, comme l'amiral suisse ou le général
Boum... n'est-ce pas vrai, colonel r »
L'aide de camp de service, qui par hasard
n'était pas sans lecture, savait parfaitement
ce qu'on lui demandait, mais il était un peu
embarrassé pour répondre. Cependant il crut
devoir détromper son chef et lui expliqua
que l'amiral Byng était un marin anglais du
xvmc siècle, qu'une escadre française, com-
mandée par M. de LaGalissonnière, avait eu
l'honneur de battre et de mettre en fuite, en
face de Port-Manon qu'assiégeait alors
Richelieu.
LE MARÉCHAL.
Ah! oui... Richelieu... le grand cardinal...
Parfaitement... j'en ai entendu parler.
l'aide de CAMP; timidement.
Pardon, maréchal. Ce n'est pas ce Riche-
lieu! C'est un autre.
La Leçon d'Histoire i5ç
le maréchal, très surpris.
Ah! vraiment, il y en a un autre:... Je
n'aurais jamais cru... Mais continuez, co-
lonel.
laide de camp, embarrassé.
En vérité, maréchal, cette histoire est si
lugubre... je ne sais si je dois...
LE MARÉCHAL.
Allez donc ! allez donc !
l'aide de camp s'incline et continue.
Votre Excellence doit savoir que les An-
glais ont eu de tout temps l'amour-propre
national excessivement chatouilleux. Aussi
ce combat de Port-Manon fut pour eux un
coup terrible; moins encore comme perte
matérielle — Byng avait lâché pied avant la
fin de la bataille — que comme effet moral,
influence perdue. Pour expliquer sa con-
duite, l'amiral prétendait qu'il avait eu le
vent contraire et que, la partie lui parais-
sant mal engagée, il avait préféré se dé-
rober au combat pour conserver une flotte à
l'Angleterre.
iôo La Leçon d'Histoire
LE MARÉCHAL
Tiens! c'est comme moi... Continuez
donc, colonel.
l'aide de camp.
Byng étant bien en cour et n'ayant que de
beaux états de service, le roi George se
contenta de lui retirer son commandement.
Mais en Angleterre ce fut un cri de rage.
Ce nom de Byng, si honoré, si acclamé
jadis, devint un objet de mépris et de haine.
Le peuple en fit une injure, et le sentiment
national est si fort dans ce diable de pays
que le roi George eut la main forcée. Un
an après sa catastrophe, l'amiral Byng fut
traduit devant un conseil de guerre.
LE MARÉCHAL.
Encore comme moi!...
l'aide de camp.
Le procès fut long, très embrouillé. La
politique, les cours étrangères, tout le
monde s'en mêla. Byng écrivit mémoires
sur mémoires. Il invoqua le témoignage de
• '
MAIS C'EST TOL'T A FAIT COMME
MOI.
Li Leçon d'Histoire i63
ses officiers; il eut même recours à ses
vainqueurs, à La Galissonnière, à Riche-
lieu, dont une lettre tout à l'honneur de
l'amiral figure au procès.
LE MARÉCHAL.
Mais c'est tout à fait comme moi... Ah!
çà, j'espère bien qu'ils l'ont acquitter...
l'aide de camp.
Non. maréchal. On tenait à faire un
exemple... Byng fut condamné à l'unani-
mité.
LE MARÉCHAL.
A quoi le condamna-t-onr... A la dégra-
dation r
l'aide de camp, emb.irr.isse.
Non. maréchal.
LE MARÉCHAL.
A l'exil?
l'aide de camp, de plus en plus embarrassé.
Non, maréchal.
164 La Leçon d'Histoire
LE MARÉCHAL.
Quoi donc alors?...
l'aide de camp.
L'amiral Byng fut fusillé dans la rade de
Portsmouth, à bord de son vaisseau
amiral.
le maréchal, après un silence.
("est terrible!... On avait donc eu des
preuves de sa trahison?...
l'aide de camp.
Pas le moins du monde. Le conseil de
l'amirauté rendit, au contraire, justice à sa
bravoure personnelle et à l'honnêteté de
ses intentions. Le décret qui le condamnait
à mort portait seulement : pour n'avoir pas
fait dans le combat tout ce qu'il était en son
pouvoir défaire.
Ah! lit le maréchal devenu tout pensif,
et il continua à marcher dans le petit jardin,
de ce pas régulier, inconscient, qui l'ait
comme un balancier aux pensées trop
La Leçon d'Histoire i65
lourdes. De temps en temps, il s'arrêtait
et répétait à mi-voix, en se parlant à lui-
même : pour n'avoir pas fait dans le
combat tout ce qu'il était en son pouvoir de
faire.
Les S
anguinaires
Les Sanguinaires
Pendant l'hiver de... — la date est trop
lointaine, ne me demandez pas de la préci-
ser _ les médecins m'avaient envoyé faire
une cure de soleil et d'oranges au bord de
la mer bleue dans les jardins d'Ajaccio.
Est-il vrai que la politique occupe et pas-
sionne exclusivement la Corse d'aujourd'hui ?
Je l'ignore; mais au temps dont je parle, en
plein second Empire, d'une pointe de l'île
Les Sanguinaires
à l'autre, de la place du Diamant à la cime
du Monte-Rotondo, c'est le jeu, la folie du
jeu qui tenait tout. J'ai vu, dans le maquis,
des bergers — gardant leurs bêtes — jouer
entre eux à la scopa une pipe contre un
couteau, un mouton contre un fromage. Des
curés de village m'ont invité à entrer dans
leur « précipitère » pour y faire la partie.
A Ajaccio les petites cigarières de la rue de
la Préfecture, brunes et bien roulées comme
leurs trabucos, prenaient sur le temps si
court du déjeuner pour tripoter le carton.
Moi-même à peine arrivé, j'avais gagné le
mal du pays et ma cure de soleil se passait
au Cercle à faire la bouillotte avec de vieux
messieurs, ou le baccara de la jeunesse bril-
lante.
Un soir de déveine et de mélancolie, je
m'étais écarté du jeu et, le front contre là
vitre toute mouillée des embruns de la mer
voisine et de la nuit, je songeais plein de re-
mords, au temps pcrdu.au travail en retard,
à l'avenir qui réapparaissait aussi obscur,
aussi incertain que toute cette ombre mou-
vante, cet abîme de ciel et d'eau traversé
GARDANT LEURS BÊTES, JOUER ENTRE EUX A LA SCOPA.
Les Sanguinaires 173
par les feux intermittents d'un grand phare.
au li un. en face de moi. Soudain une main
se posa sur mon épaule, et j'entendis la voix
railleuse du papa Yogin. un des anciens du
Cercle, qui avait connu .Mérimée :
— Eh bien, monsieur le continental, que
regardez-vous avec cette attention r
— Je regarde la lumière du phare, mon-
sieur Yogin. elle me fait envie.
Les minces lunettes du bonhomme fil-
trèrent un sourire de malice et de com-
préhension.
— C'est vrai que vous seriez mieux là
pour travailler qu'à Ajaccio.
Et tout de suite il ajouta :
— Le phare des Sanguinaires est dans
mon service d'ingénieur. Il s'y trouve une
chambre, que j'occupe quand je vais en
inspection. Disposez-en si le cœur vous en
dit. Justement, demain matin, la barque des
Ponts et Chaussées va porter là-bas les
vivres réglementaires et le gardien de re-
change. Partez avec elle. Je vous donnerai
une lettre pour le gardien chef. Dans dix
jours, la barque retournera aux Sangui-
i5.
174 Les Sanguinaires
naires, elle fait le voyage trois fois par
mois. Si au bout de dix jours la solitude
vous ennuie, vous reviendrez. Dans le cas
contraire, vous resterez au phare aussi long-
temps que cela pourra vous être agréable.
Le lendemain, au point du jour, la cha-
loupe m'emportait avec mon bagage. Au
départ, il faisait un temps radieux, mais vers
midi, la tramontane se leva et, pendant plus
d'un mois, souffla dans la même trompette.
Le phare devint inabordable, j'étais bouclé.
A plusieurs reprises, la barque des Ponts
et Chaussées parut au large de l'île, mon-
trant sa carène blanche sur la mer soû-
les ée. Nous échangions des gestes déses-
pérés, des paroles dispersées par le vent.
Tout le mois de décembre et la première
semaine de janvier se passèrent ainsi. La
réclusion, à la longue, me semblait lourde.
Eparpillé dans l'infini du ciel et de la mer.
je ne travaillais guère plus qu'à Ajaccio.
A peine si j'avais le courage de jeter mes
impressions de chaque jour sur un de ces
petits cahiers qui, déjà dans ce temps-là.
m'accompagnaient partout; notations ra-
;
DE LAISSER A MES NOIES LEUR ACCENT D 'AUTHENTICITÉ.
Les Sanguinaires 177
pides, prises pour moi seul et sans le moin-
dre souci littéraire. J'ai sous les yeux un
cahier de cette époque, et c'est en le feuil-
letant que Tidée m'est venue d'en détacher
quelques pages. Je m'efforcerai de laisser à
mes notes leur accent d'authenticité, bien
que sur ces petites feuilles amincies, élimées
par le temps, avec cette encre vieillie, fanée,
les mots soient comme perdus dans un
lointain de rêve, à ce point évanouis que
souvent ma plume a dû repasser sur eux
pour les rappeler à la vie.
Les Sanguinaires 179
Lundi, 2\ décembre, veille de Xoel.
Sept heures. Le jour s*en va. Des trois
hommes de service, Dinelli, le gardien chef,
vient de monter dans la lanterne pour le pre-
mier quart, de sept à onze: Bertolo. qui doit
prendre la relève jusqu'à trois heures du
matin, est allé coucher sa longue et taciturne
figure, ainsi que l'énorme pipe en terre
rouge dont ses lèvres minces et rageuses
mâchonnent le roseau, même en dormant:
enfin, le père Trophime, celui que nous
appelons le Provençal, achève de desservir
la table où nous avons dîné tous les quatre
assez tristement, la porte fermée, la barre
mise à cause de la tramontane que cette-
fin de décembre accroche obstinément au
même coin du ciel... Les bottes de marine du
vieux gardien talonnent sur les dalles, j'en-
tends le camarade qui ronfle à côté, la chaîne
du phare qui se dévide, Fégouttement de
l'huile dans le grand réservoir de fer-blanc.
i8o Les Sanguinaires
Sous ces hautes voûtes claires et stuquées
que L'ombre gagne, les moindres bruits re-
tentissent, échos de solitude et d'ennui qui
me tombent lourdement sur le cœur...
Pour échapper à cette angoisse, je sors
sur la terrasse un moment. C'est un terre-
plein de quelques mètres carrés, qu'entoure
un parapet en maçonnerie blanche. On dirait
la plate-forme à décharger le grain d'un de
nos vieux moulins de Provence... Un peu de
jour y traîne encore, quelques rayons ou-
bliés par le couchant sur cette cime où le
phare est bâti. Le reste de l'île au-dessous
de moi se perd dans des flocons de brume
violette. On ne distingue plus rien, ni la tour
génoise en ruine à la pointe extrême du ro-
cher, ni les logettes aux portes disjointes et
battantes du vieux lazaret abandonné dans
les pâles verdures du rivage, pas même les
lourds écheveaux d'écume blanche qui. de-
puis le premier jour de mon arrivée, s'en-
chevêtrent autour de l'île et la rendent ina-
bordable...
Trois semaines!... seulement trois semai-
nes que je suis ici!... Et il me semble qu'il
LES LOURDS ECIIEVEAUX D ECUME BLANCHE QUI...
Les Sanguinaires i83
y a plus d'un an. Oui. plus d'un an que m'est
apparu, dans le frisquet du matin, le groupe
d'îlots rouges épars à l'entrée du golfe et
qu'on appelle « les Sanguinaires ». Sur la
plus haute cime de ces roches, la lanterne
du phare étincelait au soleil levant, et par
l'étroit sentier dégringolant entre les touf-
fes de lentisques et d'absinthes sauvages,
je voyais, guère plus gros que des merles
de roche à cette distance, deux ou trois bons-
hommes qui descendaient en courant au-
devant de la chaloupe, avec leurs vareuses
toutes gonflées par la bourrasque. Je don-
nai ma lettre au gardien chef, un petit noi-
raud, barbu, tout en bronze, que ma visite
emplit de stupeur. Ils avaient cru d'abord à
une inspection, mais leur inquiétude aug-
menta quand ils apprirent que le mystérieux
voyageur s'installait et qu'il fallait lui don-
ner l'appartement d'honneur.
Les premiers jours, il y eut de la méfiance.
On me servait dans ma chambre, une cham-
bre splendide, haute et vaste, aux lambris
vernissés et dont les trois fenêtres ouvraient
sur la pleine mer; mais, tout le temps de
Les Sanguinaires
mon séjour, la tramontane m'obligea à tenir
fermés les volets de fonte de deux de ces
fenêtres, et la lumière m'arrivait du côté
seul d'où ne venait pas le vent. Ces repas
solitaires dans une pièce qui louchait m'en-
nuyèrent vite, et je demandai aux gardiens à
manger avec eux. J'avais apporté des provi-
sions, des conserves, une bonne eau-de-vie.
Eux m'offraient des légumes secs, le pois-
son de Trophime le Provençal, très adroit
pêcheur d'oursins et de rascasses. Dès
le premier repas, la connaissance était
faite.
Trois types très différents, ces gardiens,
avec une passion commune : la haine. Ce
qu'ils se haïssent tous les trois ! J'avais en
arrivant commencé quelques vers restés ina-
chevés sur la table de ma chambre. Dès le
premier soir, le chef me prévint au moment
de prendre la relève : « Méfiez-vous de mes
camarades, ne laissez rien traîner. » Le len-
demain, Bertolo m'en disait autant; et le
vieux Trophime, avec le sourire de lago.
m'engageait à garder sur moi la clef de ma
chambre. C'est lui pourtant qui me paraît le
-«s*
IL CHASSE.
ï6
Les Sanguinaires 187
moins enragé des trois. Il a des yeux de
lézard, luisants et doux, une barbiche blan-
che inoffensive qui sautille si drôlement pen-
dant qu'il chante ses motets provençaux.
Très adroit cuisinier, sans rival pour l'aïoli
et la bouillabaisse, il est toujours en quête
de quelque fricot, il chasse, il pèche, cherche
des œufs de gouailles dans les roches, et
très exactement, matin et soir, fait le tour
de l'île pour s'assurer si la mer n'a pas jeté
d'épave bonne à prendre. Il a parfois des
aubaines, entre autres un certain baril de
rhum resté légendaire dans le phare.
En dehors du service, les deux autres ca-
marades ne s'occupent de rien. Ce sont des
fonctionnaires, des messieurs de l'adminis-
tration, ils croiraient déroger en faisant n'im-
porte quoi. Toute la journée, je les vois
jouer à la scopa, jeu d'astuce et de méfiance,
où les mains dissimulent les cartes, où les
veux se guettent en dessous. Quand ils ne
jouent pas, ils combinent, ruminent de mau-
vais coups contre l'autre, le camarade. Tem-
péraments corses, ardents, vindicatifs, la vie
solitaire développe chez eux cette sombreur
Les SanguirCàires
de nature, et ce n'est pas le temps qui leur
manque pour fignoler leurs vendettas.
Dinelli, le gardien chef, qui « a travaillé
pour être prêtre », est le seul qui lise un peu.
Mais la bibliothèque du phare n'est pas
riche: elle se compose d'un Plutarque dépa-
reillé, à tranche rouge, que le pauvre homme
ressasse depuis des années et dont il se re-
présente les personnages comme des héros
du père Dumas, à rapières et grands pana-
ches. Il lit surtout la nuit, pendant les
heures de quart, dans la lanterne. Quand
je le vois monter le petit escalier tournant à
lamelles de cuivre, son gros bouquin rouge
sous le bras, je pense à Shakespeare et au
retentissement que les histoires de Plu-
tarque ont eu dans son cerveau. Non que je
prête à Dinelli autant d'imagination qu'à
Shakespeare, mais sa chambre noire est ter-
riblement impressionnable, à lui aussi. Quand
nous sommes seuls, il me parle de Caton
dTtique, de Démétrius de Phalère, comme
de personnes vivantes. La conversation
manque d'intérêt. Aussi je préfère aller pé-
cher avec mon ami Trophime, ou encore
UN CERTAIN BARIL DE RHUM
Les Sanguinaires
191
rester à rêvasser dans un creux de roche
jusqu'à ce que le porte-voix m'appelle [pour
le dîner. Je reg-arde l'eau, une voile [sur
l'horizon, la côte corse toute voisine et. au
loin, comme un fusain léger, l'île de l'Asi-
nara.
En ce moment, pai exemple, du haut de
la terrasse où je songe, accoudé, il m'est
iç2 Les Sanguinaires
impossible de rien voir. L'Asinara et la
Corse elle-même ont disparu. La mer et le
ciel se confondent dans la nuit. Comme tous
les soirs à pareille heure, le vent est tombé
pour quelques instants. Tout à coup, du
fond de la brume m'arrive une clameur rau-
que, la sirène d'un transatlantique forcé par
le gros temps à s'abriter dans la rade
d'Ajaccio et qui frôle la pointe de l'île sans
que je distingue seulement un mât, une che-
minée. Au beuglement de la sirène répond,
plus près de moi, presque sous mes pieds,
une longue bramée sinistre, indéfinissable,
qui me fait songer à Fenimore et au Der-
nier des Mohicans. C'est le hennissement
d'un des chevaux malades qu'on a mis au
vert sur notre rocher. Et je me rappelle ma
terreur la première fois où j'ai fait le tour
de l'île, en voyant se lever brusquement
d'un taillis d'absinthe jaune deux petits po-
neys corses avec de longues glaires fila-
menteuses, deux baguettes de verre qui leur
pendaient aux naseaux. C'était le coin des
chevaux morveux, un hôpital et même un
cimetière, car des vols de corbeaux tourbil-
Les Sanguinaires iç3
lonnent toujours sur cette partie des San-
guinaires qui en est restée pour moi tout
assombrie.
Depuis quelque temps d'ailleurs, ce n'est
pas seulement ce coin de l'île, mais File
entière, et le phare, et la vie qu*on y mène.
qui me semblent sinistres. Avec cette tra-
montane infernale, on ne peut plus pêcher.
Plus de poisson, jamais de viande. Nous
sommes réduits à ce qu'on appelle « les vi-
vres de mer ». Le phare en a pour six mois,
la réserve ne risque donc pas de s'épuiser:
mais ce qui s'épuise, c'est ce que nous avions
à nous dire. J'ai donné tous les renseigne-
ments possibles sur Caton d'Utique et Démé-
trius de Phalère; je sais par cœur toutes
les histoires de bandits, Quastana. Bella-
coscia, que Bertolo nous raconte en ha-
chant des feuilles de tabac frais dans le
creux de sa main avec les grands ciseaux
pendus à sa ceinture.
Très animés d'abord, les repas sont re-
devenus silencieux comme avant mon ar-
rivée. Les antipathies de ces pauvres gens.
leurs crispations nerveuses commencent à
IQ4 Les Sanguinaires
me gagner. Je prends en dégoût celui-ci
parce qu'il vient à table avec des mains
sales, l'autre parce qu'il mange en broutant
comme une vieille chèvre. J'en arriverai à
la haine, moi aussi...
Aujourd'hui, le dîner a été particulière-
ment lugubre, on n'a pas échangé dix pa-
roles, mais quels mauvais regards!... Est-
ce l'approche de Noël, du Jour de l'An, de
ces jolies fêtes de fin d'année? Jamais je ne
me suis senti le cœur angoissé comme ce
soir. Dire que je regrette le Cercle d'Ajac-
cio! Je voudrais voir des lumières, des nap-
pes blanches, sortir d'ici enfin. Quand donc
en sortirai-jer Si la tramontane s'entête, j'y
suis pour tout l'hiver... En attendant, la
voilà qui repique, la tramontane... Un grand
jet de flamme passe au-dessus de ma tête.
C'est le phare qu'on allume. Sa traînée étin-
celante sautille au loin sur les vagues en
écailles roses, jaunes, verdâtres. 11 fait
froid, ma pipe est éteinte, rentrons...
Près du petit escalier tournant qui monte
à la lanterne, une lampe m'attend sur la
table. A côté, large ouvert, le livre de bord
Les Sanguinaires 190
sur lequel chaque veilleur, en descendant.
note ses observations. J'allais passer dans
ma chambre quand j"entends fredonner, sur
un air de gavotte qui se mêle aux huées de
la rafale, à la canonnade lointaine de la
mer contre les brisants, un Noël provençal,
un vieux Noël de mon enfance :
Voici le roi .Maure
Avec se» yeux tout trévirés...
Doucement je pousse une porte, et dans
la grande cuisine aux murs crépis, au dal-
lage en damier noir et blanc, éclairée seule-
ment par le feu de la cheminée et la pâle
lueur que découpe sur la nuit une fenêtre
ouverte au Sud, du côté où il n'y a pas de
vent, je vois le vieux Trophime accroupi
devant l'âtre et qui chante, la tête entre ses
mains. Il s'excuse, un peu confus : « Que
voulez-vous, monsieur, c'est le soir de Noël.
Vous êtes Provençal comme moi, vous sa-
vez la place que cette fête tient sur notre
calendrier... Quand on est seul ces soirs-là,
on pense à la femme, aux enfants... »
Et le voilà parti à me raconter son his
toire, sa famille...
Les Sanguinaires
Il s*est marié — il y a quelque vingt-cinq
ans — en terre de Camargue, au village des
Saintes-Mariés. Sa femme, veuve d'un gar-
dien de chevaux, était restée seule, encore
jeune, avec son garçonnet. Trophime, lui,
gardait le feu de Faraman non loin des
Saintes-Mariés. Ils se sont connus à une
ferrade, une de ces belles courses de bœufs
comme il s'en donne là-bas, au rivage de la
mer, et où les femmes, coiffées du velours
arlésien, galopent, le fer au poing, sur des
camarguais à grande crinière blanche. Ja-
mais ils n'auraient quitté ce coin de terre
admirable, ces gazons fleuris toute l'année,
ces étangs dans lesquels viennent boire les
flamants roses. Mais un jour le garçon
grandi, devenu homme, épouse une fille
d'Ajaccio et va se fixer dans le pays corse....
Alors Trophime s'est fait nommer au phare
des Sanguinaires, où sa femme est venue
le rejoindre, car en ce temps-là les gar-
diens avaient leur ménage dans l'île avec
eux
Et comme je lui dis :
« VOUS deviez être bien plus heureux:... »
Les Sanguinaires 19-
Trophime se lève et marche par la cui-
sine en agitant ses bras :
« Plus heureux!... Nom d'un tonnerre!...
Un temps de bagne, et qui, par bonheur,
n'a dure que deux ans: sans quoi nous
serions devenus fous... Vous avez pu voir
par vous-même, monsieur, qu'à vivre seuls
sur ce rocher, de très braves gens ne par-
venaient pas à s'entendre... D'où cela
vient-il r... Quelle diablerie méchante se
cache dans la solitude de ces pierres? Tou-
jours est-il qu'entre hommes on se tient
encore, on se ménage; la haine ne se mon-
tre pas à visage ouvert... Les femmes,
elles, rien ne les arrête... Pour ne pas gêner
le service, nous avions installé les nôtres
tout en bas, à la marine, dans ce qui reste
de l'ancien lazaret, où nos trois familles
tenaient à l'aise, chacune avec sa cour et
son petit jardin... Ah! bonne mère des an-
ges! le train qui se menait là-dedans!... Des
cris, des miaulements, à croire que nos mou-
quères se dévidaient les tripes tout le long
du jour. La mienne, seule Française et
« continentale ». comme on l'appelait, devait
Les Sanguinaires
faire tête aux deux autres, deux vraies
Corses, qui lui en voulaient de sa vaillance à
tenir la maison, de son ling"e bien lavé, bien
blanc, tendu sur des cordes en travers du
jardin. Elle nourrissait aussi quelques poules
que les enfants de nos voisins, des tas de pe
tits Corsicos, mauvais comme leurs mères,
s'amusaient à lui exterminer à coups de ma
traques. Comme si ce n'est pas nous qui
aurions dû être méchants, nous qui n'avions
jamais pu avoir d'enfants et dont toute cette
jolie marmaille crevait le cœur.
« Tout à coup, voilà qu'après quinze ans de
mariage, cette grande joie d'un petit nous est
donnée... De la joie, et puis bien du tour-
ment aussi, vous pensez, quand venait l'heure
du service et que je laissais ma pauvre Zani
toute seule à la maison, dans l'attente de
son bonheur et sans personne pour lui por-
ter secours... Ah! monsieur, vous parlez
de haine... Lorsque ma femme s'est accou
chée, le sort a voulu que ce fût en pleine
mauvaise saison. Un temps comme nous en
avons un en ce moment : la mer en folie,
des paquets d'eau jusque dans nos logetles
Les Sanguinaires 199
du lazaret... La sage-femme d'Ajaccio était
prévenue ; mais le moyen d'aborder par un
temps pareil:... J'eus beau tirer le canon,
hisser le drapeau, faire tous les signaux
d'alarme, la chaloupe ne se montra même
pas. Et croiriez-vous que le moment venu,
ma malheureuse femme n'a pas trouvé près
de ses voisines l'assistance d'un conseil, pas
même d'un verre d'eau r... Dans une tribu
de sauvages, une chose pareille ne serait pas
arrivée... Vous me voyez tout seul, près de
ce lit de torture et de misère, avec les mains
qui me tremblaient et mes yeux aveuglés de
larmes... Heureusement, celui qui est né la
nuit de Noël dans la paille d'une étable
veille d'en haut sur toutes les nichées, et
malgré la méchantise des gens et du sort,
il nous est venu droit du Paradis une belle
petite fille qui a dix ans maintenant et que
sa mère élève en bonne Provençale. Au
moment où je vous parle, elles sont en
Ajaceio toutes les deux, s'apprètant pour la
messe de minuit. Puis, après la messe, le
garçon qui les espère à la maison arrosera
la bûche de Noël avec elles, en chantant
Les Sanguinaires
les airs de Saboli, notre grand musicien
Avignonais. C'est à quoi je pensais, mon-
sieur, quand vous êtes entré... »
Ici, le vieux gardien, qui n'a cessé de
marcher de long- en large en parlant, s'ar-
rête devant le feu et le regarde sans rien
dire. Il est « en Ajaccio » avec sa famille;
et moi je songe à cette fièvre de haine,
étrange malaria qur se gagne dans la soli-
tude et dont je subis moi-même le mysté-
rieux frisson. Je me représente le lazaret du
temps des trois ménages, ces batailles de
femmes, d'enfants, de poules, ces tueries
dans les petites logettes...
... Onze heures sonnent à la grande hor-
log-e du phare. On entend un bruit de poids,
de chaîne qui se dévide. Des pas lourds de
sommeil traînent sur les dalles; c'est la re-
lève. La porte de la cuisine s'ouvre; avant
de monter prendre son quart, Bertolo entre
boire à la bassine. Il nous jette un regard
noir, méfiant : « Qu'est-ce qu'ils conspirent
la, tous les deux sans lumière? » Puis es-
suyant sa kbouche rase avec la manche de
son pelone, il ramasse sur la table la grosse
LA MKSSE HE MINUIT
Les Sanguinaires 2o3
pipe rouge et la lampe qu'il y a posées, et
s'en va sur un « bonne nouit. pinsouti (Fran-
çais) », qui manque de mansuétude. Derrière
lui, quand Dinelli, le gardien chef, après
avoir signé le livre de bord, s'est enfermé
à deux tours dans sa chambre , alors Tro-
phime vient à moi, le doigt sur les lèvres.
et me dit tout bas, avec des yeux farceurs,
un rire silencieux qui fait danser sa bar-
biche de vieille chèvre : « Nous aussi,nous
arroserons la bûche de Noël... nous pose-
rons cachefeu, comme on dit chez nous...
vous allez voir... »
Il enjambe la fenêtre qui, de ce côté-là,
se trouve de plain pied avec le rocher, et
presque aussitôt il rapporte une racine de
tamaris qu'il jette dans l'âtre. Puis il tire
de l'armoire et pose à mesure sur la table
trois flambeaux, des verres, une bouteille
de Frontignan et un pain de Xoel à l'anis,
cuit exprès pour la circonstance; tout cela
d'un air de belle humeur, avec des cligne-
ments d'yeux, une mimique mystérieuse et
enfantine qui m'amuse.
.Maintenant, voilà les trois chandelles allu-
204 Les Sanguinaires
mées, le pain de Noël doré et rebondi sur
une assiette, et le Frontignan en rayon de
miel dans nos deux verres. « Minute! » dit
Trophime, retenant mon bras au moment
où je vais boire; et après avoir arrosé -de
vin blanc le pied de tamaris tordu comme
un souquillon de vigne, il le jette dans le
feu avec ces paroles sacramentelles : « Al-
lègre! allègre! que Xotre-Seigneur nous
allègre! Si, l'an qui vient, nous ne sommes
pas plus, mon Dieu, que nous ne soyons
pas moins... bûche au feu, boutefeu! »
La bûche pétille et flambe jusqu'au pla-
fond. Le vin d'or reluit dans nos verres, et
nous trinquons à la Provence, en reprenant
le Noël qu'il chantait tout à l'heure, le défilé
des rois mages devant la crèche de l'enfant
Jésus :
Voici le roi .Maure
Avec ses yeux tout trévirés;
L'enfant Jésus pleure,
Le roi n'ose pas entrer.
Joseph lui fait signe
D'entrer sans cérémonie,
Voir notre Seigneur
Qui les attendait.
ET NOUS TRINQUONS A LA PROVENCE.
Les Sanguinaires 207
« C'est pas la négrure
« C'est pas ça qui le fait pleurer,
« C'est que l'imposture
« Du vieux péché.
Là-dessus, rasades nouvelles suivies d'un
autre Noël, l'arrivée des bergers et leur
offrande au petit Jésus :
Ils laissent à terre deux ou trois bons fromages,
Ils laissent à terre une douzaine d'ceufs ;
Joseph leur dit : Allons, soyez bien sages,
Tournez-vous-en et faites bon voyage,
Bergers
Prenez votre congé.
Nos voix montent, sonnent sous les
voûtes, et à mesure c'est dans tout mon
être une douceur, une détente. Ces chan-
sons, ce vin du pays... Je ne suis plus au
phare des Sanguinaires, mais dans la cui-
sine d'un grand mas de Provence, aux
murs crépis, au sol pavé de larges dalles.
Dehors, au lieu des huées du vent et de la
mer, je distingue très bien dans la nuit
d'hiver le carillon de la messe de minuit. Je
me figure, derrière les vitres allumées, les
ombres qui passent et repassent. Des nuées
20S
Les Sanguinaires
d'étincelles montent des toits en fête et vont
se perdre dans le ciel froid, criblé d'étoiles.
Allègre! allègre! Que Notre-Seigneur nou
allègre !
La chanson est finie. Le vieux Trophime
Les Sanguinaires 209
s'est levé, détendu, lui aussi, et rayonnant.
Il taille une tranche de pain, du beau pain
de Noël qui embaume l'anis et la pâte
chaude, remplit à ras bords un verre de vin
doré, pose le tout sur une assiette et cli-
gnant vers moi ses petits yeux bridés :
« Dinelli dort trop bien pour qu'on le ré-
veille, mais l'autre, le Bertolo, sa pipe lui
donne soif... Je m'en vais trinquer avec
lui. »
Brave homme ! J'entends ses lourdes bot-
tes monter le petit escalier, puis le vitrage
de la lanterne qui s'ouvre, et des rires, des
éclats de voix heureuses dont le phare n'a
pas l'habitude. Ils boivent, là-haut: faisons
comme eux. Allègre! allègre! Sur le rocher
des Sanguinaires, Noël a tué la haine, au
moins pour toute une nuit.
iS.
Le Brise-Cailloux
;i8i5)
Le Brise-Cailloux
(1815
Lorsqu'après Waterloo, l'Empereur [Na
poléon passa à l'île d'Aix. à la veille de se
livrer aux Anglais, un lieutenant de vais-
seau nommé Vildieu lui proposa de l'em-
mener en Amérique, à travers les lignes
anglaises. Ce Vildieu était un bonapartiste
ardent, excellent marin, ayant tout spécia-
lement étudié la direction des petites em-
barcations en pleine mer: il répondait de
son Brise-Cailloux et se chargeait d'aller
avec lui jusqu'au bout du monde.
L'Empereur l'écouta longuement, mar-
chant à grands pas sans rien dire ; à la fin,
214 Le Brise-Cailloux
il s'arrêta, regarda l'Océan quelques mi-
nutes, puis secoua la tête et ce fut « non ».
Le projet Yildieu n'inspirait pas confiance ;
il aima mieux se livrer aux Anglais.
Quelques mois après, le lieutenant Yil-
dieu, qui avait son refus sur le cœur, voulut
prouver que sa tentative d'évasion n'avait
rien d'irréalisable, et sur ce même petit
barquot qu'il avait offert à Napoléon, il
cingla vers l'Amérique avec deux aspirants
de marine démissionnaires dont le plus
jeune était son fils.
La traversée fut longue et rude. Le Brise-
Cailloux, soigneusement aménagé, avait à
son bord des barils d'eau douce, de pem-
mican et de biscuit. Pour de la viande
fraîche il n'y fallait pas songer, une cage à
poules aurait tenu la moitié du pont; jus-
qu'au dernier jour les distributions de
vivres furent réglées avec la plus rare pru-
dence et l'équipage n'eut pas trop à souffrir.
Pourtant ce régime de viande salée devenait
fatigant à la longue, les bouches étaient
Le Brise-Cailloux
sèches, on avait soif; mais, soif ou non.
deux rations d'eau par jour, jamais davan-
tage. Une fois, par une mer d'huile, quel-
que chose de rond vint flotter le long de la
barque.
« Une pomme à tribord ! » cria joyeuse-
ment l'homme de la barre. C'était une
pomme, une belle reinette grise au milieu
de l'Océan. Sans doute elle était tombée de
quelque navire passé par là, la veille ou
Pavant-veille : on en ht hommage au capi-
taine, mais, bon prince, il voulut que l'équi-
page partageât avec lui. Bien qu'un peu
gâtée par l'eau de mer, la pomme fut trou-
vée exquise, et ce jour-là on ht bombance
à bord du Brise-Cailloux.
Si le voyage avait ses bons moments, les
mauvais ne lui manquaient pas non plus :
coups de vent, journées de brume épaisse,
nuits de bourrasques, sans sommeil... Par-
fois, quand la mer était trop dure, on
attachait la barre, on amenait la voile,
l'équipage s'enfermait dans l'entrepont et
à la garde de Dieu !
Enfin, au bout de six semaines, la côte
2i6 Le Brise-Cailloux
d'Amérique apparut; il était temps, on
allait manquer d'eau. Quelques heures
après, le Brise-Cailloux entrait au port
d'Halifax, il me semble bien.
« Ouf! je suis arrivée, » dit la petite
barque, et comme dans la rade il y avait
trop de fond pour son ancre, elle vint
s'accrocher au flanc d'une frégate qui se
trouvait là. Le gros navire la regardait
faire, étonné.
« D'où venez-vous? » leur cria-t-on.
Nos trois héros se découvrirent fièrement
« De France! »
On ne voulait pas les croire, car jamais
jusqu'alors pareil voyage n'avait été tenté.
C'est M. Vildieu fils, le dernier survivant
de l'équipage du Brise-Cailloux, qui m'a fait
le récit de cette très véridique expédition, il
y a quelques années, un soir d'hiver. L'aspi-
rant de 1816 était devenu un vieux marin de
la Douane, sur le point de prendre sa retraite,
mais toujours passionné pour la mer. Il
m'emmenait souvent avec lui dans ses tour-
Le Brise-Cailloux 219
nées et nous avons vu ensemble quelques
jolis coups de foutreau.
Ce soir-là. fuyant devant le gros temps,
nous étions venus nous abriter en face de
Bi inifacio, dans une petite calanque des côtes
de Sardaig-ne. Quelle nuit! quel endroit
divin! Au loin, des feux de charbonniers
lucquois s'allumant parmi les roches : plus
près, une équipe de corailleurs napolitains
qui raccommodaient leurs filets en chantant.
Puis les grandes lueurs claires de notre
bivouac se reflétant dans l'eau, les matelots
accroupis tout autour, la bouillabaisse
odorante qui fumait, et, debout, le dos à
la flamme, avec sa moustache blanche.
sourire sans dents mais si bon, ses pe-
tits yeux gris tout de malice héroïque,
M. Yildieu nous contant l'odyssée du Brise-
Cailloux.
C'était le vrai marin ponantais.ee Yildieu.
Il avait fait son premier voyage à sept ans :
et depuis, toujours en mer ou sur les côtes.
A son compte, il s'était trouvé à dix-huit
naufrages: mais ce qu'il ne disait pas, ce
sont les sauvetages qu'il avait accomplis
220 . Le Brise-Cailloux
avec son instinct de terre-neuve. Un certain
fusil porte-amarre dont il était l'inventeur,
et qu'il rêvait de voir entre les mains de
tous les douaniers de la côte, revenait tou-
jours dans la conversation. Il avait envoyé
à Paris depuis longtemps l'exposé de ce
fameux système et s'étonnait que l'Académie
des sciences fût si longue à lui répondre.
C'était la seule tristesse de sa vie. Du reste,
la plus jolie vieillesse du monde, et. dans
le danger, toujours le mot pour rire. Quand
la mer devenait vraiment méchante, il vous
avait une façon réjouie de crier: « Veille
à l'écoute, garçons, on va tremper le nez
dans le vinaigre ! » qui vous hérissait la
peau. Puis, en pleine bourrasque, s'il me
voyait « croche » quelque part sur le pont,
regardant le ciel d'un air vague et serrant
entre mes dents à la briser ma pipe
marseillaise, éteinte depuis une heure, il
me glissait dans l'oreille : « N'ayez pas
peur, mon camarade, vous êtes avec un
ponantais.... Je finirai bien par me noyer
quelque jour, mais ce sera dans l'Océan. «
11 s'est tenu parole. .M. Vildieu est
Le Brise-Cailloux
22 I
mort, une nuit, sur la côte bretonne, en
essayant de secourir un caboteur en détresse
Ah! le pauvre vieux! S'il avait eu là son
porte-amarre....
La Fête des Toits
Conte de Noël
OH, COMME LES TOITS DE PARIS RESPLENDISSAIENT.
La Fête des Toits
Conte Je Noël
I
Oh! comme les toits de Paris resplendis-
saient cette nuit-là! Quel silence, quel
calme, quelle clarté surnaturelle! En bas.
las rues étaient noires de boue, la rivière
1 >urde de glace; le gaz triste se novait dans
228 La Fête des Toits
le dégel des ruisseaux. En haut, à perte de
vue, au-dessus des palais, des tours, des
terrasses, des coupoles, sur l'aiguille mince
de la Sainte-Chapelle et ces milliers de toi-
tures serrées, inclinées l'une vers l'autre, la
neige étincelait toute blanche avec des re-
flets bleuâtres, et cela faisait comme une
seconde ville, un Paris aérien suspendu entre
le vide de l'ombre et la lumière fantastique
de la lune.
Quoiqu'il fût encore de bonne heure, tous
les feux étaient éteints, pas la moindre fu-
mée ne flottait sur les toits. Pourtant les
cheminées heureuses, où chaque jour le bois
flambe et craque, se reconnaissaient bien au
cercle noir que la fumée élargit aut< >ur d'elles
et à leur souffle tiède montant dans l'air
glacé, comme l'haleine de la maison endor-
mie. Les autres, rigides, serrées dans la
neige épaisse, gardaient encore des nids du
dernier printemps, vides comme elles de
chaleur et de vie... Et dans cette ville haute,
engourdie de blancheur, que les rues de
Paris traversaient en tous sens comme d'im-
menses crevasses, les ombres de toutes ces
* S:i
LES MOINEAUX DE PARIS.
La Fête des Toits 23j
cheminées inégales, déchiquetée? et noires
ainsi que des arbres d'hiver, s'entre-en li-
saient sur des avenues désertes où personne
n'avait jamais marché, excepté les moineaux
parisiens, dont les traces aiguës et sautil-
lantes égratignaient de place en place la
neige cristallisée. A cette heure même une
bande de ces effrontés petits bohèmes s'agi-
tait, voletait au bord d'une gouttière, et
leurs cris troublaient seuls le silence reli-
gieux, l'attente solennelle de la ville des
toits, recouverte entièrement d'un immense
tapis d'hermine comme pour le passage d'un
roi-enfant.
LES .MOINEAUX DE PARIS
Nom d'un chien ! qu'il fait froid ! Pas
moyen de dormir. On a beau se mettre en
boule, hérisser ses plumes: la gelée vous
réveille et vous cingle.
ux .moin eau. de loin.
Ohé! les autres, ohé!... vite par ici.
J'ai trouvé une vieille cheminée à chapeau
de fonte, où l'on a fait du feu très tard.
2.?2 La Fête des Toits
Nous aurons bien chaud en nous serrant
contre elle.
TOUTE LA TROUPE VOljllt vers llli.
Tiens! c'est vrai. Comme on est bien.
Comme il fait chaud... c'est rien de le dire.
Vive la joie! Piou. piou. Cui, cui. cui...
LA CHEMINÉE
Voulez-vous bien vous taire, galopins. 11
n'y a que vous vraiment pour oser crier
dans un moment pareil, quand tout se re-
cueille et fait silence. Voyez ! le vent lui-
même retient son souffle. Pas une girouette
ne bouge.
LES MOINEAUX, plttS bas.
Qu'est-ce qu'il y a donc, la vieille?
LA CHEMINÉE
Comment! vous ne savez pas que c'est la
fête des toits cette nuit? VOUS ne savez pas
que Noël va venir l'aire sa distribution aux
enfants?
LES MOINEAUX
Le mi Noël?...
^*
SI VOLS VOYIEZ EX BAS DANS LES MAISONS...
La Fête des Toits
LA CHEMINEE
Eh! oui... Si vous voyiez en bas dans les
maisons tous ces petits souliers rangés de-
vant la cendre tiède. Il y en a de toutes les
formes, de toutes les grandeurs, depuis les
mignons souliers des petits pieds qui hési-
tent, jusqu'aux petites bottes qui résonnent
si ferme en remplissant de train tout le
logis; depuis le brodequin bordé de four-
rures, jusqu'aux petits sabots des courses
indigentes, jusqu'à ces souliers trop grands
qui chaussent par hasard des pieds nus.
comme si le pauvre n'avait pas d'âge, ni le
droit d'être enfant.
LES MOINEAUX
Et à quelle heure doit-il venir, ce merveil-
leux petit gosse?...
LA CHEMINÉE
.Mais tout à l'heure, à minuit... chut!
écoutez...
l'heure, d'une voix grave.
Dan... dan... dan...
236 La Fête des Toits
LA CHEMINÉE
Regardez là-has tout le fond du ciel qui
s'allume...
les .moineaux, arec l'élan badaud des petits
Parisiens regardant un feu d'artifice.
Oh! chic...
l'heure, continuant.
Dan... dan... dan... .Minuit!... »
I
L HEURE D'UNE VOIX GRAVE DAN... DAN... DAN.
La Fête des Te ils 23ç
... A peine le dernier coup de minuit est-
il sonné, qu"une grande volée de cloches
retentit de tous les côtés à la fois. Sous les
clochers encapuchonnés de neige elles caril-
lonnent à la hauteur des toits et comme
pour eux seuls, alternant leurs voix, les con-
fondant, mêlant les carillons aux bourdons,
s'éloignant. se rapprochant, avec ces am-
pleurs, ces effacements de son qui viennent
de la direction du vent et donnent l'illusion
d'un clocher tournant comme un phare.
LES CLOCHES
Baoum, baoum. . Le voilà. C'est lui, c'est
le petit roi Noël.
LE VENT
Hu... Hu... Sonnez ferme, mes bonnes
240 La Fête des Toits
cloches, à toute volée, encore plus fort. Noël
est là, il me suit... Sentez-vous cette bonne
odeur de houx vert, d'encens, de cire par-
fumée que j'apporte sur mes ailes?...
LES CARILLONS
Dig din don... Dig din don... Noël! Noël!
LE VENT
Allons, les cheminées. Qu'est-ce que vous
avez donc à rester la bouche ouverte'-...
Chantez Noël avec moi... En avant les toits,
en avant les girouettes !
LES CHEMINÉES
Ui... l'i... Noël! Noël!!
LES GIROUETTES
Cra... Cra... Noël! Noël!
une tuile trop enthousiaste.
Noël! No... [Dans sa joie elle fait un
bond et tombe dans la rue.) Patatras... Bing !
LES MOINEAUX
Quel p< »tin!
EN AVANT LES GIROUETTES.
La Fcte des Toits 243
LA CHEMINÉE
Eh bien! les moineaux, vous ne dites plus
rien?... C'est maintenant qu'il faut chanter.
LES .MOINEAUX
Piou. piou. piou. Cui, cui, cui... Noël!
Noël !
LA CHEMINÉE
.Montez donc sur mon épaule, vous serez
mieux pour voir.
les moineaux, sur la cheminée.
.Merci, ma vieille... Oh! que c'est joli,
que c'est joli!... Toutes ces lumières roses,
vertes, bleues qui dansent sur les toits.
la cheminée
Et cette procession de corbeilles pleines
de joujoux, de rubans, de fleurs, de bon-
bons, tout l'hiver de Paris qui passe entouré
de dorures et de couleurs vives.
les moineaux
Qu'est-ce que c'est donc que ces petits
244 -^7 Fête des Toits
hommes qui portent les corbeilles? Est-ce
que c'est des rois Noël, tout ça r
LA CHEMINÉE
.Mais non. Ce sont les kobolds.
LES MOINEAUX
Vous dites r... les...
LA CHEMINÉE
Les kobolds, c'est-à-dire les esprits fami-
liers de chaque maison qui conduisent Noël
à toutes les cheminées où il y a des petits
souliers qui attendent.
LES MOINEAUX
Et Noël, où donc est-il?
LA CHEMINÉE
C'est le dernier de tous, ce petit blond
avec ses veux si doux, ses cheveux en rayons
d'or éparpillés autour de lui comme des
brins de paille de sa crèche, et ses joues
roses du froid de l'air. Regardez-le mar-
cher : ses pieds effleurent la neige sans
laisser de trace...
EST-CE QUE C'EST DES ROIS NOËL, TOUT ÇA.
L.i Fête des Toits 24-
LES MOINEAUX
Quil est beau! On dirait une image...
LA CHEMINÉE
Chut! écoutez...
Lx Fête des Toits nqo.
III
A ce moment une voix grave et jeune,
perlée comme un rire de baby, résonna dans
cette atmosphère de cristal que font sur les
hauteurs le grand froid et la lune claire. Le
Roi-enfant s'était arrête sur un toit en ter-
rasse, et là. debout, entouré de tous ses pe-
tits porte-corbeilles, il parlait ainsi à son
peuple :
NOËL
Bonjour, les toits. Bonjour, mes vieux
clochers. La nuit est si claire que je vous
vois tous dispersés autour de moi dansée
grand Paris que j'aime... Oh! oui, mon'
Paris, je t'aime, parce que toi qui ris de
tout, tu n'as pas encore ri du petit Noël,
parce que tu crois à lui, toi qui ne crois plus
a rien... Aussi, tu vois, je viens tous les ans.
2.5o La Fête des Toits
Jamais je n'ai manque... Je suis même venu
pendant le siège, te rappelles-tu ?... C'était
bien triste par exemple. Ni feu ni lumière,
les cheminées toutes froides: les obus qui
sifflaient sur ma tête, trouant les toits, ren-
versant les cheminées... Et puis, tant de-
petits enfants qui manquaient!... J'avais
trop de joujoux, cette année-là; j'en ai rem-
porté de pleines corbeilles... Heureusement
que cette nuit il ne m'en restera pas. On m'a
prévenu que j'aurais beaucoup de petits
souliers à remplir. Aussi, j'apporte des
jouets merveilleux, et tous français...
UN MOINEAU DE PARIS
Bravo! Je le gobe ce petit-là, moi.
TOUS LES MOINEAUX
Piou. piou... Cui... cui... Vive Noël!
UN VOL DE CIGOGNES, passant dans le ciel
en long triangle.
Oua... oua... Vive Noël!
le vent, bousculant la neige.
Chante donc Noël, toi aussi!...
PARIS QUE J AIME-.
La Fête des Toits 253
la neige, très bas.
Je ne puis pas. mais je l'encense. Re-
garde les tourbillons de fine pou-
blanche que j'envoie autour des corbeilles,
dans les cheveux blonds de mon petit roi...
C'est que nous nous connaissons depuis
longtemps, tous les deux. Pense que je l'ai
vu naître là-bas;' dans sa petite étable...
LE VENT, LES CLOCHES, LES CHEMINÉES,
chantant ensemble de toutes leurs forces.
Noël! Noël! Vive Noël!
NOËL
Pas si fort, mes amis, pas si fort. Il ne
faut pas réveiller tout notre petit monde de
là-dessous... C'est si bon la joie qui vous
arrive en dormant, sans qu'on y pense...
Maintenant, messieurs les kobolds, marchez
avec moi sur la pente des toits, nous allons
commencer notre distribution. Seulement,
cette année, j'ai résolu d'essayer quelque
chose. Tout ce que nous avons de plus beau
204
La Fête des Toits
comme joujoux, les polichinelles en or, les
sacs de satin pleins de pralines, les grandes
poupées tout en dentelles, je veux que tout
cela tombe aux plus pauvres souliers, dans
les cheminées sans feu, dans les mansardes
froides, et que nous jetions au contraire aux
maisons heureuses, sur le velours des tapis,
sur les fourrures épaisses, tous ces petits
jouets d'un sou. qui sentent la résine et le
bois blanc.
La Fête des Toits
LES MOINEAUX DE PARIS
Fameux, fameux!... Voilà une bonne idée.
LES KOBOLDS
- Pardon, mon petit Noël. Avec ton
nouveau système, les pauvres seront heu-
reux, mais les riches pleureront. Et dame!
un enfant qui pleure n'est plus ni riche ni
pauvre. C'est un enfant qui pleure ; et il n'y
a rien de si triste...
256 La Fête des Toils
NOËL
— Laissez donc. Je connais mieux cela
que vous... Les pauvres seront ravis de tou-
cher à ces jouets compliqués qui leur pa-
raissent si tentants derrière la vitrine des
magasins et dont le luxe dore n'ajoute rien
à leur valeur de joujou, à leur grâce d'amu-
sement. Mais je parie que les petits riches
seront tout aussi contents d'avoi ■ pour une
fois des pantins au bout d'une ficelle, des
poupées à ressort, toutes ces tentations des
bazars à treize sous où ils ne sont jamais
entrés... Allons, voilà qui est entendu. A
présent, en route, et dépêchons-nous. Il y a
tant de cheminées à Paris et la nuit est si
courte!
La Fête des Toits
IV
Là-dessus les petites lumières se répari
dirent de tous les côtés, comme si l'on avait
secoué sur la neige des toits toutes les
branches allumées d'un sapin de Noël. Pas
une cheminée n'était oubliée, depuis les pa-
lais entoures de terrasses et d'arbres blancs
de givre jusqu'à ces pauvres toits de mi
sère qui semblent s'étayer l'un l'autre pour
ne pas crouler sous le poids. Bientôt sur
toutes les maisons de Paris on entendit
cette sonnerie de grelots, tous ces bruits
fantaisistes et divers qui entourent les ma-
gasins de jouets, les bêlements des mou-
tons, le bégayement des poupées, le frois-
sement des satins brodés, les crécelles, les
trompettes, les tambours, les roulettes des
chevaux de poste, le coup de fouet des pos-
tillons, la roue ailée des moulins à vent.
Tout cela s'agitait, disparaissait, bondissait
le long des cheminées. Où il n'y avait pas
d'enfants, Noël guidé par ses kobolds pas-
La Fête des Toits
sait vite sans se tromper ; mais quelquefois,
au moment où il s'approchait d'elle les
mains pleines, la cheminée chuchotait de sa
bouche noire : « Il est mort, c'est inutile...
11 n'y a plus de petits souliers dans la
maison... Garde tes joujoux, mon petit roi.
Ça ferait pleurer la mère de les voir... »
Longtemps, longtemps les petites lumières
cirèrent ainsi. Tout à coup un coq enroué
chanta au fond du brouillard, un filet de
jour blanc entr'ouvrit le ciel, et aussitôt
toute la magie de Noël s'évanouit. La fête
des toits était finie, celle des maisons com-
mençait. Déjà, un bruit doux, ravissant,
montait des cheminées, en même temps que
la fumée des feux rallumés. C'étaient des
cris de joie, des rires fous, des voix d'en-
fants qui criaient à leur tour : « Noël! Noël!
vive Noël!... » pendant que sur les toits dé-
serts, le soleil, en se levant, un beau soleil
d'hiver, factice et rose, faisait traîner ses
premiers rayons qui ressemblaient, dans le
scintillement de la neige, à des paillons, des
nacres, des franges d'or, tombés des cor-
beilles du petit roi...
y / 11
•
TABLE
Pages
La Fédor 1
Au Fort Montrouge 93
A la Salpêtrière n3
Souvenir d'un Chef de Cabinet i3o.
La Leçon d'Histoire 1 55
Les Sanguinaires 167
Le Brise-Cailloux 211
La Fête des Toits . 223
^GYc^
352 17. — PARIS. IMPRIMERIE LAIIURE
9, RUE DE FLEL'RUS, 9
PQ
2216
n
1897
Daudet, Alphonse
La Fedor
PLEASE DO NOT REMOVE
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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