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Full text of "La Fédor; pages de la vie. Illus. de Fabrès"

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LA    FÉDOR 


IL  A  ETE   TIRE   DE   CET  OUVRAGE 

20  exemplaires  sur  papier  du  Japon  et  10  exemplaires 
sur  Chine. 

Tous  ees  exemplaires  sont  numérotés  et  parafés 
par  l'éditeur. 


*JC- 


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ALPHONSE  "DAUDET 


LA  FÉDOR 


PAGES  DE  LA  VIE 


ILLUSTRATIONS     DE     FABRES 


PARIS 

ERNEST    FLAMMARION,   Editeur 

2Ô,   RUE   RACINE,    26 

Tous  droits  réservés 


2.2IL 

11 


La  Fédor 


PAGES     DE     LA     VIE 


uv  S 


La   Fédor 


i 


—  François,  c'est  M.  Yeillon! 

A  cet  appel  vivement  envoyé  par  la  svelte 
jeune  femme  apparue  entre  les  bacs  fleuris 
du  perron,  François  du  Bréau  se  dressa  sur 
la  pelouse  où  il  jouait  avec  sa  petite  fille  et 
vint  au-devant  du  visiteur,  une  main  tendue, 


4  La  Fédor 

l'autre  calant  sur  son  épaule  l'enfant  qui  riait 
et  jetait  ses  petits  pieds  chaussés  de  rose 
dans  le  soleil. 

—  Ah!  c'est  M.  Veillon...  eh  bien,  il  sera 
reçu,  M.  Veillon...  Si  ce  n'est  pas  honteux! 
trois  mois  sans  venir  à  Château-Frayé,  sans 
donner  une  fois  de  ses... 

Il  s'arrêta  au  bas  des  marches,  saisi  par 
l'expression  gênée,  angoissée,  quelque  chose 
de  confus  et  de  fuyard  que  la  nécessité  de 
mentir  donnait  à  la  ronde  figure,  bonasse  et 
moustachue,  du  meilleur  et  plus  ancien  com- 
pagnon de  sa  jeunesse. 

—  Tu  veux  me  parler? 

—  Oui...  pas  devant  ta  femme. 

Ce  fut  dit,  glissé  dans  l'échange  nerveux 
d'une  poignée  de  main;  mais  jusqu'au  déjeu- 
ner, les  deux  amis  ne  purent  se  trouver  seuls 
une  minute.  Quand  la  nourrice  eut  emporté 
«  Mademoiselle  »,  toutes  ses  grâces  faites 
au  monsieur,  il  fallut  explorer  la  propriété 
très  changée,  très  embellie  depuis  ces  der- 
niers mois.  Ce  Château-Frayé,  dont  la 
famille  de  .Mme  du  lïreau  portait  le  nom, 
était  un  très  ancien  domaine,  moitié  donjon, 


TU    YEUX    ME    PARLER] 


La  Fédor  7 

moitié  raffinerie,  flanqué  d'une  tour  massive 
et  d*un  parc  aux  verdures  féodales  où  fumait 
une  cheminée  géante  sur  des  plaines  infinies 
de  blé,  d'orge  et  de  betteraves  ;  sans  le  halo 
rougeâtre  que  Paris  allumait  chaque  soir  à 
l'horizon,  on  aurait  pu  se  croire  au  fond  de 
l'Artois  ou  de  la  Sologne.  Là,  depuis  deux 
ans,  depuis  leur  mariage,  le  marquis  du 
Bréau  et  sa  jeune  femme,  «  son  petit  Châ- 
teau-Frayé  »,  comme  il  l'appelait,  vivaient 
dans  une  solitude  aussi  exclusive  que  leur 
amour. 

Au  moment  de  se  mettre  à  table,  nouvelle 
apparition  de  la  nourrice  qui  venait  chercher 
madame  pour  l'enfant. 

—  Un  type,  cette  nounou,  dit  la  jeune 
mère  sans  plus  s'émouvoir,  c'est  la  paysanne 
à  scrupules...  avec  elle  on  n'a  jamais  fini... 
Déjeunez,  messieurs,  je  vous  en  prie,  ne 
m'attendez  pas. 

Et  elle  avait,  en  quittant  la  table,  un  joli 
sourire  de  sécurité  dans  le  bonheur.  Der- 
rière elle,  tout  de  suite,  le  mari  demanda  : 

—  Qu'y  a-t-il? 

—  Louise  est  morte,  dit  l'ami  gravement. 


8  La  Fédor 

L'autre  ne  comprit  pas  d'abord. 

-  Eh!  oui...  Loulou...  La  Fédor,  voyous. 
Nerveusement,  par-dessus  la  table,  Fran- 
çois saisit  la  main  de  son  ami. 

—  Morte!  tu  es  sûr?... 

Et  l'ami  affirmant  de  nouveau  d*un  impla- 
cable signe  de  tête,  du  Bréau  eut  non  pas 
un  soupir,  mais  un  cri,  une  bramée  de  sou- 
lagement : 

—  Enfin! 

C'était  si  férocement  égoïste,  cet  élan  de 
joie  devant  la  mort...  surtout  une  femme 
comme  la  Fédor...  l'actrice  célèbre,  admirée, 
désirée  de  tous,  et  qu'il  avait  gardée  six  ans 
contre  son  cœur;  il  se  sentit  honteux  et 
gêné,  s'expliqua  : 

-  ("est  horrible,  n'est-ce  pas?  mais  si  tu 
savais  comme  elle  m'a  rendu  malheureux, 
au  moment  de  la  séparation,  avec  ses  lettres 
folles,  ses  menaces,  ses  stations  sans  tin  de- 
vant ma  porte...  Six  mois  avant  mon  ma- 
riage, dix  mois,  quinze  mois  après,  j'ai  vécu 
dans  l'épouvante  et  l'horreur,  ne  rêvant 
qu'assassinat,  suicide,  vitriol  et  revolver... 
Elle  avait  juré  de  mourir,  mais  de  tout  tuer 


La  Fédor  o 

auparavant...  l'homme,  la  femme,  même  l'en- 
fant, si  j'en  avais  un.  Et  pour  qui  la  connais- 
sait bien,  ces  menaces  n'avaient  rien  d'in- 
vraisemblable. Je  n'osais  conduire  ma  pauvre- 
femme  nulle  part,  ni  sortir  à  pied  avec  elle, 
sans  craindre  quelque  scène  ridicule  ou  tra- 
gique... Et  pourquoi  cela?  Quel  droit  pré- 
tendait-elle sur  ma  vie:  Je  ne  lui  devais  rien. 
du  moins  pas  plus  que  les  autres,  que  tant 
d'autres...  J'avais  eu  trop  d'égards,  voilà 
tout.  Et  puis  j'étais  jeune,  et  pas  de  son 
monde  d'auteurs  et  de  cabotins.  On  attendait 
plus  de  moi...  peut-être  le  mariage  et  mon 
nom...  ça  s'est  vu.  Ah!  pauvre  Loulou,  je 
ne  lui  en  veux  plus;  mais  ce  qu'elle  m'a  em- 
bêté!... Mes  amis  s'étonnaient  de  ce  voyage 
de  noces  interminable;  ils  peuvent  se  l'expli- 
quer maintenant,  et  pourquoi,  au  lieu  de 
rentrer  dans  Paris,  je  suis  venu  m'enfermer 
ici,  pris  d'une  passion  subite  pour  la  grande 
culture.  Encore  n'étais-je  pas  toujours  tran- 
quille, et  lorsque  le  timbre  de  la  grand'porte 
sur  la  route  sonnait  très  fort  ou  à  des  heures 
insolites,  mon  cœur  sautait  dans  ma  poi- 
trine, je  me  disais  :  «  La  voilà!  » 


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La  Fédor 


Veillon  qui,  tout  eu  mangeant  d'un  robuste 
appétit,  écoutait  attentivement  ces  confi- 
dences entrecoupées  des  va-et-vient  du  ser- 
vice, dit  à  François,  sur  un  ton  de  reproche  : 

—  Eh  bien,   maintenant,    tu   pourras 
dormir   tranquille...    elle   est 
morte  avant-hier  à  Wissous, 
chez     sa    sœur    qui    l'avait 


La.  Fédor  1 1 

recueillie,    il    y  a  quatre    mois,    quand    sa 
maladie  s'est  aggravée. 

Du  Bréau  tressaillit  douloureusement... 
.Malade,  et  tout  près  de  lui,  quelques  lieues 
à  peine,  sans  qu'il  en  eût  rien  su... 

—  Comment  l'as-tu  appris,  toi,  qu'elle 
était  là  r 

—  C'est  elle  qui  m'a  écrit  de  venir  la  voir. 
Je  l'ai  trouvée  dans  le  milieu  le  plus  bour- 
geois, le  plus  contraire  à  sa  nature,  chez 
.Marie  Fédor,  l'ancien  prix  de  tragédie,  de- 
venue .Mme  Restouble,  femme  du  notaire 
de  Wissous. 

—  Mais  elles  se  détestaient... 

—  Oh!  Loulou  était  bien  injuste.  Elle  en 
voulait  à  sa  sœur  d'avoir  renoncé  à  la  vie 
de  théâtre  pour  épouser  son  étudiant  des 
beaux  jours  du  Conservatoire. 

Du  Bréau  se  mit  à  rire  : 

—  Son  étudiant?...  lequel?  elle  en  avait 
plus  de  vingt r... 

—  Elle  n'en  a  toujours  épousé  qu'un, 
Maître  Restouble,  dont  les  panonceaux  re- 
luisent sur  la  plus  coquette  maison  de 
Wissous    depuis  je    ne   sais   combien    de 


12  La  Fédor 

générations.  C'est  là  que  j'ai  retrouve  ton 
ancienne. 

—  Pourquoi  ne  m'en  as-tu  pas  parlé? 

—  Parce  que  tu  es  marié,  que  tu  aimes  ta 
femme...  tout  ce  passé  n'avait  rien  d'inté- 
ressant pour  toi...  Seulement,  aujourd'hui... 

Yeillon  hésita  une  seconde,  puis  très  froid 
toujours,  mais  avec  le  tremblement  de  sa 
grosse  moustache  brune  : 

-  L'enterrement  est  pour  trois  heures... 
Je  me  suis  promis  que  tu  serais  là... 

François  du  Bréau  n'eut  pas  le  temps  de 
répondre;  sa  femme  venait  d'entrer,  moins 
radieuse  que  tout  à  l'heure,  une  inquiétude 
au  fond  de  ses  jolis  yeux.  Pour  une  fois,  la 
nourrice  avait  raison  :  les  paupières  de  l'en- 
fant étaient  brûlantes  et  aussi  ses  petites 
mains. 

—  Oh!  ce  ne  sera  rien,  ajouta  vivement 
la  mère,  se  méprenant  à  la  gêne  consternée 
qu'elle  devinait  autour  de  la  table. 

-  Aussi  n'est-ce  pas  cela  qui  nous  pré- 
occupe, dit  le  mari:  mais  je  viens  d'appren- 
dre une  mort...  quelqu'un  que  j'ai  beaucoup 
connu. 


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La  Fédor  l5 

—  Qui  doncr 

Veillon  vint  en  aide  à  son  ami.  Il  s'agis- 
sait d'un  de  leurs  anciens  de  Louis-le-Grand, 
Georges  Hofer,  chez  qui,  dans  leur  jeunesse, 
ils  venaient  quelquefois  déjeuner  le  diman- 
che... Ses  parents,  de  grands  fabricants  de 
bière,  avaient  leur  usine  en  face,  de  l'autre 
côté  de  la  Seine,  dans  ces  immenses  plaines 
qui  vont  jusqu'à  Montlhery.  Il  était  mort  là, 
on  allait  l'y  enterrer. 
Mme  du  Bréau  regarda  son  mari  : 
_  Tu  ne  m'en  as  jamais  parlé,  de  ce 
Georges  Hoferr 
II  répondit  : 
_  Il  y  a  longtemps  que  je  ne  le  voyais 

plus. 
Veillon  ajouta,  très  sérieux  : 

—  C'est  égal...  tu  feras  bien  de  venir. 
Et  la  femme,  plus  gravement  encore  : 

—  Il  faut  v  aller,  mon  ami. 

L'accent  de  pitié,  de  douceur,  dont  elle 
dit  cela,  les  saisit  tous  les  deux.  Ils  en  par- 
laient une  heure  après  dans  le  train  de  la 
Grande  Ceinture  qui  les  emmenait  à  Juvisy, 
où  commencent  les  plaines  de  Wissous. 


i6  La  Fédor. 

-  Crois-tu  qu'elle  se  soit  doutée  de  quel- 
que chose?  s'informait  Yeillon. 

Du  Bréau.  lui.  ne  le  pensait  pas. 

-  Elle  nie  l'aurait  dit.  C'est  une  limpide, 
une  vibrante,  incapable  de  rien  cacher  ..  La 
Fédor  disait  quelquefois  :  «  Je  suis  un  brave 
homme,  on  peut  se  fier  à  moi.  »  Brave 
homme,  je  veux  bien,  mais  une  sacrée  femelle 
tout  de  même,  et  qui,  née  dans  le  ruisseau. 
n'ayant  jamais  eu  pour  se  conduire  que  ses 
instincts  de  fille  ou  de  cabotine,  s'imaginait 
que  toutes  les  femmes  lui  ressemblaient,  en 
plus  bête  et  plus  méchant,  et  aurait  voulu 
me  le  faire  croire...  Si  je  n'avais  pas  eu  la 
chance  de  rencontrer  mon  petit  Chàteau- 
Frayé  et  de  m'en  toquer  tout  de  suite,  ma 
foi!...  j'aurais  peut-être  fini  par  l'épouser. 

-  Tu  n'en  aurais  toujours  pas  eu  pour 
bien  longtemps,  murmura  Yeillon  dans  un 
sourire  navré.  La  pauvre  Louise  était  con- 
damnée. 

-  .Mais  enfin  de  quoi  est-elle  morte?  Je 
l'avais  laissée  en  pleine  santé,  en  pleine  force. 

L'ami,  accoudé  à  la  portière  et  regardant 
dehors,  bredouilla  quelques  mots  sous  sa 


La  Fédor  17 

moustache  :  épuisement,  bronchite  mal  soi- 
e-née... on  ne  savait  au  juste.  Il  y  eut  un 


*&Àë*®gi 


instant  de  silence  :  puis,  sur  l'annonce  de  la 
station  de  Juvisy  : 


i°,  La  Fédor 

—  Il  faut  descendre,  dit  Yeillon,  nous  fe- 
rons le  reste  du  chemin  à  pied. 

Sous  un  ciel  de  juillet,  embrasé  et  blanc, 
un  ciel  de  soleil  fondu,  le  pavé  du  roi,  comme 
on  l'appelle  encore,  déroulait  son  intermi- 
nable chaussée,  bordée  d'ormes  rachitiques 
et  de  bornes  monumentales.  De  distance  en 
distance,  le  long-  des  fossés  à  l'herbe  rase 
et  roussie,  une  borne  de  pierre,  une  croix 
de  fer  commémorative  marquaient  la  place 
où  un  tel,  maraîcher  de  tel  endroit,  en  Seine- 
et-Oise,  rentrant  des  Halles  de  Paris,  était 
mort  écrasé  par  les  roues  de  sa  charrette. 

—  Fatigue  ou  boisson,  quelquefois  les 
deux...  murmura  Yeillon. 

Et  du  Bréau,  d'un  air  détaché  : 

-  A  propos  de  boisson,  et  le  musicien 
de  Louise,  en  a-t-on  des  nouvelles?  Tu  sais, 
ce  Desvarennes,  le  chef  d'orchestre  qui  l'a 
enfin  consolée  de  son  veuvage?  Il  paraît 
qu'ils  se  battaient  et  se  soûlaient  d'absinthe 
tous  les  soirs. 

Yeillon  se  retourna  brusquement  : 

-  Qui  a  dit  ça?  Qui  l'a  vu?  Et  puis,  quand 
cela  serait?  La  Fédor  n'en  a  pas  moins  été 


La  Fédor  19 

une  artiste  de  grand  talent,  une  belle  et 
bonne  fille  qui  t'a  aimé  du  mieux  qu'elle  a 
su,  ce  qui  vaut  bien  les  deux  ou  trois  heures 
de  ton  temps  que  tu  lui  donnes  aujour- 
d'hui... 

Le  pavé  du  roi  franchi,  les  deux  amis 
s'engagèrent  sur  un  de  ces  innombrables 
chemins  de  campagne,  tout  brûlants  et  cra- 
quants de  poussière  entassée,  qui  s'entre- 
croisaient à  perte  de  vue  dans  ces  champs 
de  seigle  et  de  blé,  éblouis  et  papillotants 
sous  le  soleil.  L'air  flambait.  Çà  et  là  l'ai- 
guille d'un  clocher,  une  rangée  d'arbres,  le 
crépi  lumineux  d'une  muraille  interrompaient 
la  ligne  uniforme  de  l'horizon  ;  mais  jamais 
le  chemin  qu'ils  suivaient  n'allait  dans  la  di- 
rection de  ce  clocher,  de  cette  muraille. 

—  Tu  ne  vas  pas  nous  perdre  r  fit  du  Bréau 
s'adressant  à  son  compagnon  arrêté  devant 
un  poteau  indicateur,  à  un  tournant  de  route. 

Yeillon  le  rassura:  il  connaissait  très  bien 
le  chemin  de  Wissous  à  Château-Frayé, 
l'ayant  fait  récemment  encore  avec  Louise. 

—  Car,  figure-toi,  mon  cher,  qu'en  se  ré- 
fugiant chez  sa  sœur  qu'elle  détestait,  qu'elle 


20  La  Fédùr 

croyait  sa  plus  mortelle  ennemie,  la  pauvre- 
fille  n'avait  qu'un  but.  une  espérance,  te  re- 
voir. Dès  ma  première  visite,  elle  m'en  par- 
lait :  «  Vous  comprenez,  mon  petit  Yeillon, 
me  disait-elle  avec  cette  grâce  ingénue  que 
lui  avait  rendue  la  souffrance,  ce  n'était  pas 
possible  qu'il  vînt  chez  moi,  quand  je  vivais 
mal,  dans  le  vice  et  dans  la  bohème;  mais 
ici.  chez  des  gens  mariés,  chez  un  magistrat 
—  ma  sœur  me  le  répète-t-elle  assez,  bon 
Dieu  de  Dieu,  que  son  mari  est  magistrat  — 
rien  ne  peut  l'empêcher,  n'est-ce  pas?  »  Ah! 
la  malheureuse,  pour  lui  persuader  qu'elle 
rêvait  une  chose  impossible,  que  l'honnête 
homme  que  tu  étais  ne  pouvait  faire  cela,  ne 
le  ferait  pas  certainement,  le  mal  que  j'ai 
eu...  d'ailleurs  sans  la  convaincre... 

Du  Bréau,  qui  s'était  arrêté  pour  allumer 
une  cigarette,  murmura  au  bout  d'un  mo- 
ment : 

-  1J<  >urqu<  >i  se  voir,  d'abord?  Qu'aurions- 
nous  pu  nous  dire? 

-  Oh!  je  sais  bien  ce  qu'elle  t'aurait  dit, 
et  pourquoi  elle  aurait  tant  tenu  à  te  voir 
avant  de  m.  lurir. 


L.i  Fédor  21 

—  Pourquoi  : 

—  Elle   aurait   voulu   te   demander   par- 
djn...,  Oui,  pardon  de  ses  lettres,  de  ses 
menaces,  de  toutes  les  démences  dont. elle  te 
persécutait.  Je  t'avoue  que  devant  sa  dé- 
tresse, ses  remords,  je  lui  ai  menti  abomi- 
nablement, à  cette  pauvre  Loulou,  lui  faisant 
accroire  que   tout   était  pardonné,   oublié. 
.Mais  si  tu  penses  que  je  nVen  suis  débar- 
rassé avec  cela  !  Quand  elle  a  eu  bien  com- 
pris que  tu  ne  viendrais  pas  à  Wissous,  que 
tu  n'y  pouvais  pas  venir,  alors  c'a  été  une 
autre  chanson.  Ta  vie  à  Château-Frayé,  votre 
installation,  si  vous  faisiez  de  la  musique  le 
soir,  si  ta  petite  te  ressemble...  c'étaient  des 
questions  sans  fin.  Dès  que  j'arrivais,  impos- 
sible de  lui  parler  d'autre  chose.  Puis,  un 
jour,  elle  nous  a  déclaré  qu'elle  voulait  voir 
ta  maison,  seulement  les  murs,  seulement  la 
cime  des  arbres.  C'est  là  que  j'ai  compris 
combien  elle  se  trompait  sur  sa  sœur.  Brisée, 
malade  comme  elle  était,  on  ne  pouvait  pas 
la  mettre  en  wagon;  elle  devait  faire  toute 
la  route  en  voiture,  allong-ée  sur  des  cous- 
sins. Je  peux  dire  que  .Marie  Fédor  a  été 


22  La  Fédor 

d'une  douceur,  d'une  patience  admirables,  et 
que,  sans  elle,  jamais  Louise  n'aurait  pu 
satisfaire  son  caprice.  Un  vrai  voyage  fati- 
gant et  long.  Mais  tout  lui  semblait  magique, 
cette  première  haleine  du  printemps,  allègre 
et  vive,  l'herbe  nouvelle  qui  pointait  partout 
dans  les  champs,  tout  la  grisait.  Nous  nous 
sommes  arrêtés  au  Bois-Margot,  et  là,  des- 
cendus de  voiture,  nous  avons  pris  un  che- 
min de  traverse,  mangé  de  ronces,  ce  que  les 
cantonniers  appellent  une  route  morte.  Ce 
chemin  contourne  le  parc  de  Château-Fravé, 
nous  l'avons  suivi  tous  les  trois  en  frôlant 
les  murailles  chaudes  de  soleil.  J'avais  peur 
d'être  vu  par  un  de  tes  fermiers  ou  par 
quelque  ouvrier  de  la  raffinerie;  ils  me  con- 
naissent tous.  Heureusement,  c'était  l'heure 
du  travail.  Elle  s'exaltait  à  l'idée  que  cet 
immense  troupeau  dans  la  plaine,  ce  berger, 
ces  grands  chiens  étaient  a  toi.  «  Que  je 
m'amuse!  Que  je  suis  contente!  »  disait-elle 
en  battant  des  mains  comme  une  enfant. 
Arrivés  près  de  la  charmille,  son  saisisse- 
ment grandit  encore.  Tu  sais  que  la  mu- 
raille, de  distance  en  distance,  est  remplacée 


La  Fëdor  23 

par  une  haute  grille  de  fer  qui  laisse  voir  la 
double  allée  de  tilleuls  séparée  d'une  large 
pelouse.  Nous  étions  là  regardant  derrière 
les  barreaux,  aspirant  l'odeur  de  toute  cette 
jeune  floraison  printanière  épanouie  sous  le 
soleil,  quand  je  reconnus  de  loin  la  voix  de 
ta  femme  qui  arrivait  vers  nous  sous  la 
charmille  avec  la  nourrice  et  l'enfant...  Je 
n'eus  que  le  temps  de  m'écarter,  laissant 
Louise  aux  bras  de  sa  sœur,  immobile  der- 
rière la  grille.  .Mon  regard  ne  la  quittait  pas. 
Quand  ta  femme  est  passée,  reculant  à  tout 
petits  pas  devant  sa  fille,  rien,  pas  un  de  ses 
traits  n'a  bougé.  Seulement  c'était  sinistre, 
ces  joues  hâves  et  décharnées,  ce  masque 
de  mort  guettant  à  travers  les  barreaux  de 
fer  infranchissables  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau 
dans  l'existence,  tout  ce  qui  pouvait  lui  faire 
envie  et  regret,  la  maternité  heureuse,  la 
jeunesse.  Par  exemple,  lorsqu'elle  a  vu  venir 
la  petite,  trottant  et  petonnant  dans  sa  longue 
blouse,  quelle  illumination  sur  cette  pauvre 
figure  d'incurable!  Elle  riait,  elle  pleurait  et 
disait  tout  bas  à  sa  sœur  en  s'essuyant  les 
yeux:  «  Mais  regarde-la  donc,  la  chérie!... 


24  La  Fédor 

elle  a  les  cheveux  du  même  blond  que  son 
père,  et  elle  frise  comme  lui.  Oh!  la  mi- 
gnonne... la  mignonne!  »  Son  émotion  était 
si  vive,  toute  tremblante,  les  mains  tendues, 
il  a  fallu  l'arracher  de  là,  l'entraîner  vers  la 
voiture,  où  elle  est  tombée  sans  forces.  Au 
retour,  elle  ne  prononça  pas  un  mot  de  toute 
la  route  ;  resta  les  yeux  fermés,  aspirant  un 
bouquet  de  fleurs  jaunes,  du  grand  ébénier 
qui  dépasse  le  mur  de  la  raffinerie.  Le  di- 
manche suivant,  quand  j'arrivai  —  j'avais 
pris  l'habitude  de  venir  la  voir  tous  les  di- 
manches —  je  la  trouvai  comme  toujours  au 
fond  du  jardin,  allongée  dans  un  grand  fau- 
teuil d'un  vert  pâle,  où  sa  figure  ombrée,  ses 
bras  minces,  ses  longues  mains  prenaient 
un  aspect  lamentable  d'épuisement.  Il  m'a 
semblé  la  voir  dans  ce  dernier  acte  de  la 
Dame,  où  Desclée  seule  lui  était  compa- 
rable. «  Je  ne  recommencerai  plus,  me  dit- 
elle  à  propos  de  sa  visite  à  Château-Frayé... 
J'ai  trop  souffert,  je  suis  cassée...  »  Et  bais- 
sant la  voix  à  cause  du  jardinier  qui  ratissait 
tout  près  de  nous  :  «  Ma  sœur  savait  bien  ce 
qu'elle  faisait  en  me  donnant  l'idée  de  ce 


m 


IL  m'a  semblé  la  voir  dans  ce  dernier. 


La  Fédor  27 

voyage...  elle  m*a  retourné  le  couteau  dans 
le  cœur,  la  lame  y  est  restée...  »  Enfin, 
crois-tu  si  c*est  de  l'injustice!  Cette  malheu- 
reuse .Marie  Fédor,  ce  dévouement  de  toutes 
les  heures,  la  soupçonner  d'une  machination 
pareille,  d'une  perfidie  aussi  compliquée... 
Du  reste,  tu  vas  la  voir,  .Mme  Restouble,  tu 
te  rendras  compte  que  c'est  une  bonne  et 
charmante  femme,  ressemblant  aussi  peu  au 
monstre  dont  Louise  nous  parlait  que  la 
jolie  maison  que  voici  n'a  l'apparence  du 
bagne  où  la  pauvre  fille  prétendait  s'être 
enfermée  par  amour  de  toi.  Nous  y  sommes, 
tu  peux  juger. 


Tout  à  l'entrée  du  village,  le  très  ancien 
logis  du  notaire,  avec  ses  murs  blanchis  à 
neuf,  ses  persiennes  fraîches  peintes,  ses 
panonceaux  étincelants,  se  dressait  étroit  et 
bas  après  une  petite  cour  toute  fleurie  et 
rougeoyante  d'une  énorme  corbeille  de  géra- 
niums. Malgré  le  deuil  de  la  maison  et  le 
drap  noir  qui  encadrait  la  porte,  l'étude,  très 
achalandée,  n'avait  pas  chômé  ce  jour-là,  et 


28  La  Fédor 

par  les  persiennes  seulement  entrecloses  on 
apercevait  des  profils  sur  des  paperasses, 
on  entendait  une  voix  jeune  dictant  un  acte 
parmi  le  grincement  des  plumes  d'oie  qui 
grossoyaient. 

Dans  le  corridor  du  bas,  au  sonore  et  frais 
dallage,  un  tréteau  préparé  attendait  le  cer- 
cueil; tout  au  bout,  une  porte  vitrée  per- 
mettait d'entrevoir  les  allées  vertes  du  jardin 
et  les  noires  silhouettes  des  invités. 

—  Reste  ici,  dit  Yeillon  en  laissant  son 
ami  dans  la  cour...  le  cercueil  n*est  pas 
encore  descendu...  Je  vais  demander  qu'on 
nous  la  laisse  voir.  Je  crois  qu'il  est  encore 
temps. 


Tout  ému  par  la  pensée  de  cette  suprême 
entrevue,  du  Bréau  commençait  à  s'impa- 
tienter de  tourner  autour  des  géraniums,  en 
entendant  chuchoter  dans  son  dos  les  clercs 
de  l'étude. 

—  Nous  montons?  demanda-t-il  à  son 
ami,  enfin  apparu  sous  la  draperie  funèbre. 

Yeillon  balbutia  : 


La  Fédor  3i 

—  C'est  inutile...  on  ne  peut  pas...  c'est 
trop  tard. 

L'autre,  sans  prendre  garde  à  son  em- 
barras, proposa  tout  naturellement  de  passer 
dans  le  jardin  avec  tout  le  monde;  il  n'était 
peut-être  pas  fâché,  en  définitive,  d'échapper 
à  cette  confrontation  douloureuse  qu'il  s'im- 
posait un  peu  comme  un  devoir,  après  ce 
qu'il  venait  d'apprendre  des  derniers  jours 
de  Louise  et  l'espèce  de  sacrifice  qu'elle  lui 
avait  fait  en  venant  vivre  et  mourir  chez  sa 
sœur.  .Mais  sa  stupéfaction  fut  grande  de 
voir  Yeillon,  au  lieu  de  passer  devant,  rester 
immobile  et  décontenancé  en  face  de  lui, 
comme  pour  l'empêcher  d'aller  plus  loin. 

—  Quoi  donc?  fit-il  enfin. 

Et  l'ami,  cherchant  ses  mots,  la  voix  et  le 
regard  gênés  : 

—  Mon  cher,  c'est  absurde...  tu  sais  dans 
quel  état  le  chagrin  met  les  femmes...  Voilà 
que  Marie  Fédor,  Mme  Restouble,  si  ai- 
mable ordinairement,  t'en  veut  d'avoir  laissé 
mourir  sa  sœur  sans  être  venu  une  fois... 
J'ai  eu  beau  lui  dire  et  redire  sur  tous  les 
tons  que  tu  ne  le  pouvais  pas,  que  même  ta 


32  La  Fédor 

démarche  d'aujourd'hui  était  une  imprudence 

vis-à-vis  de  ta  femme  et  de  votre  bonheur:.. 
Inutile!  Elle  est  furieuse,  elle  ne  veut  pas  te 
voir;  elle  ne  descendrait  plutôt  pas. 

—  Alors,  quoi...     Il    faut    que  je    m'en 
ailler... 

Veillon  hésitait  : 

-  Je  ne  sais  que  te  dire...  Quand  je 
pense  que  je  t'ai  fait  faire  cette  longue  route 
et  qu'on  ne  te  laisse  même  pas  le  droit... 

—  D'aller  jusqu'au  cimetière,  dit  François 
du  Bréau  en  souriant  tristement...  Que  veux- 
tu  ?  cela  est  peut-être  mieux  ainsi...  Je  m'en 
vais  revenir  chez  nous  tout  doucement  par 
les  mêmes  grandes  plaines,  en  me  remémo- 
rant ces  quelques  années,  ce  triste  lambeau 
de  ma  vie  qu'ils  sont  en  train  d'ensevelir  là- 
haut... 

11  levait  les  yeux  vers  une  des  fenêtres  du 
premier  étag"e,  dont  le  rideau  blanc,  curieu- 
sement écarté,  retomba  tout  aussitôt  contre 
la  vitre;  La  sœur  de  Louise  guettait  l'effet 
de  son  refus;  rester  là  plus  longtemps  eût 
été  vraiment  trop  lâche. 

-  Mais  c'est  impossible,  tu  ne  peux  pas 


L.i  Fédor  33 

t'en  aller  seul,  dit  Yeillon  accompagnant  son 
ami  vers  la  rue...  Nous  allons  revenir  en- 
semble. 

—  Non,  non...  Reste,  je  le  veux.  Il  faut 
que  tu  sois  là.  que  tu  me  remplaces  jusqu'à 
la  fin,  surtout  s'il  est  vrai  —  comme  tu  dis 
—  que  la  malheureuse  fille  ait  pensé  à  moi 
dans  ses  derniers  moments...  Allons,  rentre 
vite,  et  à  bientôt  .Maintenant  nous  te  rever- 
rons le  dimanche  j'imagine. .. 


Du  Bréau  repoussa  la  grille  en  bois  de 
l'entrée,  et,  plus  ému  qu'il  n'aurait  voulu  le 
paraître,  s'éloigna  de  l'étude  à  grands  pas. 


/  a  fédor  35 


II 


Hommes  et  bêtes,  tout  le  village,  à  cette 
heure,  était  dans  les  champs.  Où?  dans  quels 
champs?  sans  doute  entre  ces  plis  du  terrain 
où  les  troupeaux  couchés  tiennent  de  loin  la 
place  d*un  sillon,  les  hommes,  au  repos,  celle 
d'une  ornière:  car  il  n'avait  vu  en  venant, 
par  toute  la  plaine  embrasée  et  déserte,  qu'un 
i.nmense  battement  de  lumière.  Après  quel- 
ques ruelles  blanches  et  silencieuses,  aux 
maisons  basses,  au  cailloutis  inégal,  où  la 
chaleur  mêlée  à  des  relents  d'étable  et  de 
basse-cour  tombait  plus  lourde  qu'en  rase 
campagne,  tout  à  coup  il  se  trouva  devant 
l'église,  une  vieille  église  trapue,  avec  son 
portail  roman  drapé  de  tentures  noires  aux 
mêmes  lettres  d'argent  L.  F.  qu'il  venait  de 
voir  sur  la  maison  du  notaire.  Une  croix  de 
pierre,  entourée  d'un  quinconce  de  tilleuls 
rabougris,  lourds  et  immuables  comme  elle, 
faisait  face  au  portail  de  l'église.  Tout  au- 
tour, sur  l'étroite  place,  deux  roulottes  dé- 


36  La  Fédof 

telées,  restées  là  depuis  la  fête  du  pays,  dor- 
maient dans  l'atmosphère  pesante.  Quatre 
heures  sonnèrent;  et  sitôt  après,  les  notes 
d'un  glas,  lentes,  espacées,  tombées  du  clo- 
cher une  à  une,  annoncèrent  l'approche  du 
convoi.  Une  envie  subite  lui  vint  de  le 
regarder  passer.  Mais  où  se  mettre  pour  ne 
pas  être  vu?  Dans  un  coin  de  la  place,  der- 
rière quelques  caisses  de  lauriers-roses,  il 
avisa  un  cabaret  moisi  où  l'on  arrivait  par 
quatre  marches.  Il  entra,  se  fit  servir  près 
d'une  fenêtre.  Deux  roulottiers  blafards,  à 
têtes  d'aventures,  buvaient  debout  devant  le 
comptoir,  surveillant  du  coin  de  l'œil  leurs 
maringotes  dételées  sous  les  arbres  de  la 
place  et  se  contant  tout  haut  leurs  détresses, 
les  grandes  et  petites  misères  du  métier. 

En  arrivant,  du  Bréau  entendit  le  plus  âgé 
dire  a  l'autre  d'un  accent  de  certitude  et 
d'expérience  : 

—  Mets  des  épaulettes  à  ton  Jean-Jean. 

ça  te  fera  le  colonel  qui  te  manque... 

■  Tout  de  suite  il  songea  comme  Louise 

aurait  ri  de  ce  mot  d'imprésario  forain,  elle 

qui  les  aimait  tant,  ces  Delobelle  de  grande 


La  Fédor  37 

route.  Et  justement  il  y  avait  à  une  table 
voisine  de  la  sienne  un  homme  à  menton 
bleu,  répondant,  lui  aussi,  à  cette  catégorie 
de  cabotins  bohèmes,  un  peu  moins  minable 
cependant.  Au  lieu  de  porter  les  espadrilles 
et  la  vareuse  en  papier  brûlé  des  deux  rou- 
lottiers,  celui-ci  était  chaussé  de  souliers 
vernis,  de  guêtres  blanches,  vêtu  de  drap 
noir  tout  neuf,  et  coiffé  très  en  arrière  d'un 
haute  forme  à  bords  plats  endeuillé  d'un 
immense  crêpe  qui  laissait  à  découvert,  sous 
des  boucles  grisonnantes  et  comme  pou- 
drées, un  grand  front  blême  en  pyramide, 
des  yeux  rougis,  brûlés  daleool,  des  joues 
fiasques  et  flottantes,  sabrées  de  ces  rides 
profondes  que  creuse  l'ablation  des  grosses 
dents;  une  majestueuse  cravate  blanche 
d'homme  de  loi  de  l'ancien  temps  achevait 
de  singulariser  le  personnage,  sirotant  à 
petits  coups  dans  un  verre,  épais  et  lourd 
comme  une  tasse,  une  purée  d'absinthe  que 
lui  disputait  un  tourbillon  de  guêpes.  En 
face  de  lui,  une  gamine  de  dix  à  douze  ans, 
en  noir  comme  son  père,  les  mêmes  traits 
fripés  et  bouffis,  les  mêmes  yeux  larmoyants, 


38  La  Fédor 

était  assise  entre  deux  tout  petits  garçons 
en  deuil  aussi,  et  vêtus  comme  des  hommes, 
sur  lesquels  la  grande  sœur  veillait  avec 
une  autorité  et  des  précautions  de  maman, 
coupant  leur  pain,  remplissant  leurs  verres, 
détaillant  le  fromage  en  parts  égales  et, 
dans  son  empressement  à  donner  la  becquée 
à  ses  petits  affamés,  oubliant  qu'elle  non 
plus  n'avait  rien  mangé  ni  bu,  depuis  le 
matin.  Autour  du  grand  quartier  de  brie 
posé  devant  eux  sur  la  table  entre  une 
miche  et  un  litre,  tout  un  essaim  de  guêpes 
bourdonnait  comme  aux  bords  de  l'absinthe 
paternelle;  mais  bien  loin  de  gêner  l'appétit 
des  enfants,  l'adresse  de  leur  père  à  faucher 
les  guêpes  au  vol  avec  le  couteau  au  fro- 
mage, à  les  couper  en  deux  malgré  le  trem- 
blement alcoolique  de  ses  mains,  les  diver- 
tissait prodigieusement;  et  les  yeux  élargis, 
la  bouche  pleine,  ils  se  délectaient  à  regar- 
der ces  guêpes,  le  corps  tranché  en  deux,  ne 
tenant  plus  que  par  une  membrane,  traîner, 
tortiller  leur  agonie  sur  le  bord  de  l'assiette 
au  brie,  toute  noire  de  cette  grouillante 
jonchée.    Du  Bréau  prêtait   à   cette    scène 


MARQUIS  FRANÇOIS  DU   BRÉAU,   SI  JE  NE   ME   TROMPE. 


La  Fédor  41 

enfantine  la  minutieuse  attention  que  notre 
esprit  apporte  aux  choses  infimes  lorsqu  il 
est  fortement  préoccupé.  Soudain  l'homme 
aux  guêtres  blanches,  son  chapeau  d'une 
main,  de  l'autre  son  verre  d'absinthe, 
s'avança  vers  lui  avec  des  révérences  et  des 
pointes  de  maître  à  danser,  vacillantes  et 
trébuchantes. 

—  Marquis  François  du  Bréau,  si  je  ne 
me  trompe?...  Je  vous  ai  reconnu  tout  de 
suite  quand  vous  êtes  entré,  au  portrait  que 
Louise  avait  toujours  sur  elle. 

Il  s'interrompit  pour  poser  son  verre  sur 
la  table  de  du  Bréau  devenu  subitement 
très  pâle  et  se  présenta,  la  voix  prétentieuse 
et  poisseuse  : 

_  Desvarennes,  chef  d'orchestre,  le  mu- 
sicien Desvarennes,  élève  de  M.  Nieder- 
mever,  l'auteur  du  Lac  de  Lamartine, 
moi-même  compositeur  de  plusieurs  mélo- 
dies..., mais  pardon,  monsieur  le  marquis. 
je  vous  dérange.  Vous  désirez  peut-être 
aller  rejoindre  le  cortège...  non.  n'est-ce 
pas-  On  a  dû  vous  jouer  la  même  farce  qu  a 
nous;  défense  de  suivre...  Et  pourquoi?... 


4- 


42  La  Fédor 

Moi,  encore,  ça  se  comprend;  j'ai  été  le 
vice  de  Loulou,  son  abjection...  Mais  vous, 
mais  ces  pauvres  enfants...,  car  c'est  ma 
progéniture,  ce  grand  laideron  à  tête  de 
lapin  malade  et  ces  ridicules  petits  gauchos 
dont  les  pantalons  traînent  jusqu'à  terre..., 
pourquoi  les  punir,  je  vous  demande,  pour- 
quoi ne  pas  les  laisser  accompagner  jus- 
qu'au bout  celle  qui  leur  a  été  si  tendre?... 
Ce  n'est  pas  à  cause  de  leur  mauvaise 
tenue?  Pigez-moi  ça,  monsieur  le  marquis, 
la  smala  s'est  habillée  de  neuf  des  pieds  à 
la  tête  pour  la  cérémonie...  Plus  un  radis  à 
la  maison;  j'ai  tout  raclé,  tout  mis  au  clou 
pour  que  le  deuil  de  notre  amie  soit  digne- 
ment porté.  Comme  je  le  disais  à  la  petite 
tout  à  l'heure  :  «  Que  tes  frères  ne  me  de- 
mandent pas  pour  un  sou  de  pain  de  plus, 
je  ne  pourrais  pas  le  leur  donner...  » 

Il  humecta  l'âpreté  de  cette  déclaration 
d'une  forte  lampée  d'absinthe  et  reprit  : 

-  Je  ne  regrette  pas  cette  dépense,  les 
enfants  doivent  porter  le  deuil  de  leur  mère, 
et  Louise  Fédor  a  été  une  vraie  mère  pour 
ceux-ci...  ("est  même  à  cause  d'eux  que  je 


REPETITION   DE    FROUFROU 


La  Fédor  4S 

suis  devenu  son...  son...,  enfin  ce  quej'étais. 
Car  il  est  extraordinaire  qu"un  pauvre  mu- 
sico,  un  misérable  raté  comme  moi,  ait  pu 
devenir  l'amant  de  cette  grande  artiste,  de 
cette  créature  adorable  qui  a  eu  des  ban- 
quiers, des  rois,  des  princes  à  quatre  pattes 
sur  sa  descente  de  lit  et  les  plus  grands 
noms  du  théâtre  au  bas  des  lettres  d'amour 
les  plus  éperdues...  Voici  exactement  l'his- 
toire de  cette  rare  bonne  fortune.  C'était 
quelques  mois  après  sa  fugue  de  la  Comé- 
die:França.ise  :  malgré  tout,  elle  avait  dû 
accepter,  faute  d'argent,  une  tournée  de 
villes  d'eaux,  Vichy,  Royat.  Aix-les-Bains, 
où  elle  jouait  quelques-uns  de  ses  plus 
grands  succès.  Dora,  Froufrou,  Diane  de 
Lys,  la  Visite.  Il  se  trouva  qu'à  cette 
époque  je  dirigeais  l'orchestre  de  Vichy,  sans 
beaucoup  d'entrain,  je  dois  le  dire.  .Ma 
femme  venait  de  me  lâcher  pour  courir  après 
mon  premier  violon,  lequel,  lui,  se  moquait 
un  peu  de  Mme  Desvarennes  et  ne  songeait 
qu'à  tripoter  le  carton.  Toujours  me  voilà 
seul  à  l'hôtel  avec  mes  trois  petits,  dont  les 
deux  derniers,  les  garçons,  parlaient  et  mar- 


46  La  Fédor 

chaient  à  peine.  Heureusement  la  sœur  avait 
neuf  ans;  à  cet  âge,  selon  la  retourne,  elles 
sont  déjà  ou  gadoues  ou  mamans.  Telle  que 
vous  la  voyez,  celle-là,  il  y  a  deux  ans,  sa- 
vait le  soir  tremper  la  soupe  au  lait  des 
deux  petits  frères,  puis  les  déshabiller,  bien 
les  border  dans  le  lit  d'hôtel  et  lorsqu'elle 
les  avait  endormis  d'une  belle  histoire,  crai- 
gnant que  je  me  laisse  entraîner  à  boire 
après  la  représentation,  elle  venait  me  re- 
joindre à  l'orchestre,  s'asseyait  à  mes  pieds 
sur  un  petit  banc,  jusqu'à  la  fin.  Quand  la 
pièce  était  longue,  je  sentais  en  battant  la 
mesure  sa  petite  tête  posée  sur  mes  genoux 
s'appuyer  de  plus  en  plus  lourde.  A  une 
répétition  de  Froufrou,  un  jour,  la  Fédor, 
qui  ne  m'avait  jamais  parlé,  vint  au  bord  de 
la  scène  et  sa  main  gantée  devant  ses  yeux 
éblouis  par  la  rampe  :  «  Desvarennes,  me 
dit-elle,  envoyez-moi  donc  ce  soir  votre 
fillette  dans  ma  loge,  elle  y  sera  mieux  pour 
dormir  qu'a  l'orchestre  et  sur  vos  genoux 
Je  bois...  »  Quand  elle  eut  la  sœur,  l'idée 
lui  vint  que  les  petits  frères  couchés  tout 
seuls   à    l'hôtel    pouvaient    se   réveiller  et 


L.i  Fédor 


47 


avoir  peur  dans  leur  chambre.  Elle  prit  les 
petits    à    dormir 
chez  elle  avec  la 
grande  ;     et     une 
fois    qu'elle    eut 
tous  les  mioches, 
le  père  fut  de  la 
maison  par-dessus 
le   marché...   Ah! 
femme     inc<  impa- 
rable, si  je  t'avais 
rencontrée      plus 
tôt.  que  n'aurais- 
tu  pas  fait  de  Gas- 
ton Desvarennes. 
de  rélève  préféré 
de   Xiedermeyer  ! 
mais  il  était  trop 
tard.  A  quoi  bon 
des    brancards 
neufs   à    un  atte- 
lage  fourbu  r   Le 
cahier    de    mélo- 
dies,   dont    cette 
âme  généreuse  paya  l'impression,  n'a  été  lu 


43  La  Fédbr 

de  personne,  personne  n'a  entendu  mon 
oratorio  exécuté  à  ses  frais  par  la  maîtrise 
de  Saint-Eustache.  Tout  cela  m'a  décou- 
ragé. Elle  n'avait  pas  non  plus  grand  goût 
à  la  vie,  la  pauvre  femme;  précisément  mon- 
sieur le  marquis  venait  de  la  plaquer, 
quelques  mois  auparavant... 

Il  s'inclina,  le  verre  en  main,  le  bras 
arrondi  comme  pour  corriger  la  trivialité  de 
l'expression,  puis  continua  : 

—  Le  réservoir  d'énergie,  de  jeunesse  que 
vous  étiez  pour  elle  depuis  des  années,  qui 
lui  avait  fait  un  regain  de  talent,  de  succès, 
lui  craquant  tout  à  coup,  elle  s'était  trouvée 
en  présence  d'une  double  vieillesse,  celle  de 
l'actrice  et  celle  de  la  femme.  La  maladie 
s'en  mêla.  Chez  ces  dames,  je  me  suis  laissé 
dire,  elle  n'est  le  plus  souvent  qu'une  forme 
visible  de  gros  embêtements,  le  deuil  des 
grâces  finissantes.  Quand  je  l'ai  connue,  la 
Eédor,  encore  plus  ennuyée  que  malade, 
s'était  mise  à  la  morphine.  Je  lui  ai  montré 
ce  que  cette  drogue  avait  de  bête  et  de 
morne,  et  que,  poison  pour  poison,  rien  ne 
vaut  une  bonne  verte  bien  battue... 


L.i  Fédor  49 

Il  prit  la  bouteille  d'absinthe  restée  sur 
la  table  voisine,  et  pendant  qu  a  petits  coups 
grelottants  il  remplissait  son  verre  jusqu'au 
bord,  de  la  place  de  l'Église  arrivaient  sou- 
dainement des  airs  funèbres  psalmodiés  par 
de  fortes  voix  de  campagne,  mal  écorcées, 
que  soutenaient  les  basses  de  l'ophicléide  et 
la  tombée  à  temps  égaux  de  la  cloche  de 
mort  : 

—  Vite,  .Mélie.  fit  l'ivrogne  se  tournant 
vers  sa  fille,  il  n'est  que  temps;  conduis  les 
petits  à  l'église...  Vous  laisserez  passer 
tout  le  monde  et  vous  vous  mettrez  à  genoux 
dans  le  fond,  bien  dans  le  fond.  Seulement, 
je  veux  que  vous  entriez,  tu  entends.  Per- 
sonne n'a  le  droit  de  vous  empêcher  d'en- 
trer... 

Et  s'exaltant  à  l'idée  que  la  même  volonté 
mauvaise  pourrait  leur  interdire  l'église,  qui 
leur  avait  fermé  la  maison  mortuaire,  il 
brandissait  le  litre  qu'il  n'avait  pas  lâché  et 
clamait  vers  le  dehors  : 

—  Ne  l'essayez  pas,  oh  !  ne  l'essayez 
pas... 

Effrayée  de  cette  voix  d'alcool  dont  les 

5 


La  Fcdor 


éclats  méchants  la  faisaient  si  souvent  pâlir 
et  sursauter  la  nuit,  la  grande  sœur  se  hâta 
d"emmener  ses  frères  qui,  eux,  ne  son- 
geaient qu'au  pain  et  au  fromage  restés  sur 
la  table  à  la  merci  des  guêpes  et  s'en  allaient 
â  regret,  le  cœur  gros. 

A  l'approche  du  convoi,  du  Bréau,  troublé 
déjà  par  l'apparition  de  Desvarennes,  s'était 
levé  très  ému,  et,  s'abritant  derrière  la 
fenêtre  entr'ouverte,  regardait  venir  sur  la 
place,  après  la  haute  croix  d'argent,  les  sur- 
plis en  double  file  tremblotante  de  cierges 
et  de  voix,  le  cercueil  porté  à  bras  sous  sa 
draperie  frangée.  Comme  il  est  lourd,  ce 
sommeil  des  morts!  Dire  qu'il  fallait  quatre 
hommes  robustes  et  musclés,  quatre  cam- 
pagnards faits  à  la  peine  et  se  relayant,  pour 
charrier  ce  rien  du  tout  de  femme,  cette 
petite  étoile  morte,  de  la  maison  â  l'église  et 
de  l'église  au  cimetière.  Subitement,  comme 
si  le  cercueil  s'était  ouvert,  elle  lui  apparut, 
étendue  entre  les  planches  étroites,  avec  le 
sourire  radieux  qui  trouait  sa  joue  d'une 
fossette,  et  la  caresse  de  son  regard  gris 
bleu,  gris  de  perle,  aux  grands  cils  abaissés, 


DU  DREAU  S  ETAIT  LEVE  TRES  EMU. 


La  Fédor  53 

aux  paupières  meurtries  et  comme  fardées 
par  le  plaisir:  mais  ce  ne  fut  qu'une  vision 
emportée  presque  aussitôt  par  les  pitreries 
de  Desvarennes  debout  à  côté  de  lui,  et,  de 
sa  voix  de  blague  et  d'alcool,  dénombrant 
le  cortège  à  mesure  qu'il  défilait  : 

—    La   famille,    messieurs!    Le    notaire 
Restouble,  .Mme  .Marie  Fédor,  son  épouse, 
premier  prix  de  tragédie,  et  leurs  invités... 
Tous  des  anciens  de  Loulou,  ces  invités... 
les  célèbres  seulement...  L'Institut,  le  Con- 
servatoire... mais  pas  un  comédien,  même 
avec  la  Légion  d'honneur...  pas  de  cabotines 
non  plus;  Mme  Restouble  a  le  théâtre  en 
horreur...  Nous  avons  cependant  le  direc- 
teur des  Fantaisies...  et  deux  vaudevillistes 
fameux, Laniboire  et  Ripault-Babin.de  l'Aca- 
démie française...  Tas  de  vieux  poseurs!... 
Je  les  entendais,  en  venant,  dans  le  wagon, 
se  vanter  de  la  passion  qui  la  brûlait  pour 
chacun  d'eux.  Ah  !  s'ils  avaient  su  devant  qui 
ils  parlaient...  Aimés  de  Loulou!  Non,  mes 
bibis,  vous  pouvez  faire  mousser  vos  jabots, 
pas  un  de  vous  qui  ait  eu  cette  veine...  pas 
même    ce   gros    emphysémateux  de   direc- 

5. 


54  La  Fédor 

teur.  à  qui  elle  a  fait  croire  qu'il  était 
son  premier  amant.  D'abord  son  premier 
amant,  elle  ne  l'a  jamais  connu.  A  un  bal 
d'étudiants,  chez  Marie  Fédor,  une  nuit,  un 
carabin,  déguisé  en  singe,  emporta  Loulou 
dans  la  chambre  de  sa  sœur;  et  pendant  que 
la  grande  Fédor  rigolait,  la  petite  se  laissait 
faire  en  pleurant,  sans  oser  dire  qu'elle  était 
vierge,  de  peur  d'avoir  l'air  d'une  dinde.  Le 
voilà,  son  premier  tombeur,  celui  qu'on 
n'oublie  jamais,  ce  fut  ce  gorille  anonyme, 
oui,  messieurs,  parfaitement... 

Il  s'animait,  clamait,  levait  son  verre,  si 
bien  que  du  Bréau  gêné  dut  s'écarter  de  la 
fenêtre  et  reprendre  sa  place  sur  le  banc  où 
le  pochard  vint  le  rejoindre,  harcelant,  inta- 
rissable : 

-  Que  monsieur  le  marquis  ne  s'étonne 
pas  de  me  voir  si  bien  renseigné  sur  notre 
amie;  c'est  que  je  me  suis  trouvé  près  d'elle 
àdes  heuresoù  le  besoin  lui  venait  non  plus 
de  bâiller  sa  vie,  comme  disait  l'autre,  mais 
de  la  vomir.  Ça  la  prenait  le  soir,  entre 
chien  et  loup,  dans  ce  petit  entresol  du 
boulevard    Poissonnière    qui    l'a    vue    des 


La  Fédor 


30 


heures  immobile  sur  un  fauteuil  très  bas. 
avec  le  roulement  continu  des  voitures  sous 


sa  fenêtre.  Alors,  surtout  quand  elle  avait 
dans  la  tête  la  chaleur  d'une  bonne  verte,  il 
lui  montait  de  son  ivresse  et  de  toutes  ces 


56  La  Fédor 

lumières  du  boulevard,  seul  éclairage  de  sa 
chambre,  qui  papillotaient  au  fond  de  son 
verre,  un  tas  de  souvenirs,  de  confidences  in- 
voulues. J'en  ai  appris  de  drôles,  ces  soirs- 
là.  .Mais  de  plus  drôles  encore,  quand  la 
dèche,  la  grande  dèche  venue,  la  Fédor,  ne 
pouvant  plus  paraître  sur  la  scène,  en  fut 
réduite  à  écrire  à  ses  anciens.  C'est  moi,  ou, 
lorsque  j'étais  pris  de  boisson,  ma  grande 
fille  qui  portait  les  lettres.  Ces  lettres-là, 
voyez-vous,  écrites  toujours  suivant  les 
goûts  du  destinataire  et  dans  le  sens  de  sa 
vanité,  étaient  de  purs  chefs-d'œuvre.  Bon 
sang  de  Dieu!  les  bosses  de  rire  que  nous 
nous  donnions  quelquefois,  quand  elle  m'en 
lisait  une,  avant  de  la  fermer.  Par  exemple, 
aux  temps  les  plus  durs  de  sa  misère, 
jamais  elle  n'a  voulu  s'adresser  à  vous. 
Quelquefois,  par  jalousie,  je  la  poussais  à 
le  faire,  alors  elle  s'emportait  :  «  Non,  non, 
pas  celui-là.  je  l'ai  assez  bassiné;  et  puis  il 
y  a  de  trop  bonnes  choses  entre  nous,  je  ne 
veux  pas  le  mêler  à-ces  saletés.  »  Et,  quand 
tout  lui  a  manqué,  plutôt  que  de  vous  tendre 
la  main,  elle  a  préféré  venir  s'enfermer  ici, 


L.i  Fédor  $7 

chez  cette  sœur  menteuse  et  méchante,  qui 
l'a  toujours  détestée  pour  ses  succès,  pour 
son  talent,  et  qui  s'est  payé  en  quelques 
mois  tout  un  arriéré  de  haine  et  d'envie. 
Pauvre  Louise!  Un  martyre,  n'est-ce  pas,  un 
martyre  abominable,  ton  existence  dans 
cette  maison  à  façade  hypocrite  et  soignée  ; 
ils  ont  dû  te  faire  mourir  à  tout  petit  feu, 
te  retourner  sur  un  côté,  puis  sur  l'autre. 
Et  demain  tous  les  journaux  raconteront 
combien  ta  grande  sœur  a  été  généreuse 
pour  toi.  Ils  rappelleront  son  prix  de  tra- 
gédie, bien  près  de  reconnaître  que  c'était 
elle  la  vraie  Fédor.  Cela  lui  aura  coûté  si 
peu  de  chose.  La  peine  d'inviter  à  ton  convoi 
quelques-uns  de  tes  couchers  les  plus  illus- 
tres et,  vu  la  rareté  des  trains,  de  garder  ces 
vieux  célèbres  à  dîner  avec  les  messieurs 
du  grand  reportage.  Il  n'y  a  que  nous  deux 
qu'on  n'a  invités  à  rien  du  tout,  qu'on  a 
même  expulsés,  les  deux  précisément  qua  tu 
as  eus  le  plus  près  de  ton  cœur.  Oh  !  pas  seu- 
lement nous  permettre  de  te  suivre  jusqu'au 
cimetière,  c'est  un  peu  dégoûtant  tout  de 
même, dis,  Loulou;  dis,  ma  petite  louloute. 


58  La  Fédor 

Comme  si  elle  avait  pu  lui  répondre  du 
fond  de  son  verre,  il  se  penchait  dessus, 
l'appelait  de  petits  noms  tendres.  Et  enfin, 
son  absinthe  vidée  d'une  lampée,  il  s'écroula 
sur  la  table,  tout  sanglotant  et  ronflant. 

Dix  fois  depuis  sa  rencontre  avec  ce  triste 
personnage,  du  Bréau  avait  eu  l'envie  de 
fuir,  écœuré  de  ses  révélations,  mais  retenu 
quand  même  par  une  curiosité  mauvaise,  le 
besoin  de  savoir  si  cette  malheureuse  fille 
avait  vraiment  souffert  à  cause  de  lui. 
Voyant  l'homme  endormi,  il  se  levait  pour 
partir,  quand  un  coup  d'œil  dehors  l'obligea 
d'attendre.  Le  convoi  sortait  de  l'église, 
escorté  de  cloches  et  de  chants;  et  tandis 
qu'il  se  reformait  sur  la  place,  ceux  des 
Parisiens  qui,  pressés  par  l'heure  du  train, 
ne  pouvaient  suivre  jusqu'au  cimetière,  ve- 
naient saluer  la  famille  ou  se  faisaient  inviter 
au  dernier  moment,  car  Desvarennes  ne 
s'était  pas  trompe,  il  y  avait  un  repas  des 
funérailles.  Les  non  privilégiés  prenaient 
la  route  Je  la  gare  avec  des  airs  faussement 
pressés  et  des  dos  de  mauvaise  humeur. 
Au  milieu  d'un  groupe  de   vieux  célèbres. 


La  Fédor  69 

l'ancien  prix  de  tragédie  agitait  ses  voiles 
de  deuil.  .Maître  Restouble,  parlant  à  l'ami 
Yeillon.  s'épongeait  le  front  dans  l'air  brû- 
lant: et,  sous  les  lauriers-roses  en  caisses 
du  petit  café,  les  reporters  buvaient  des 
grenadines,  en  échangeant  à  haute  voix 
leurs  renseignements  sur  l'étoile  qu'on  en- 
terrait. Tous  très  jeunes,  ces  messieurs 
n'avaient  pas  la  moindre  notion  du  talent  de 
la  Fédor:  mais  ses  aventures  galantes,  ses 
frasques  de  tête  et  de  cœur,  ils  les  savaient 
sur  le  bout  du  doigt,  les  racontaient  ainsi 
qu'une  immonde  légende  dont  l'ancien 
amant,  assis  près  de  la  fenêtre  ouverte,  ne 
perdait  pas  un  mot,  pas  une  éclaboussure. 
Il  en  éprouvait  un  sentiment  de  gêne,  de 
dégoût,  qui,  venant  après  les  récits  de 
Desvarennes,  faisait  du  martyre  de  Louise 
et  des  férocités  de  sa  sœur  les  inventions 
d'un  pochard  sentimental,  l'amenait  à  con- 
clure  : 

—  Pourquoi  suis-je  venu  ici?...  Je  n'avais 
rien  à  y  faire. 

L'entrée  de  la  petite  Mélie,  traînant  tou- 
jours ses  frères  par  la  main,  le  tira  de  sa 


6o  La  Féd'or 

song-erie.  En  l'absence  des  enfants,  les 
guêpes  s'étaient  emparées  du  pain  et  du 
fromage,  du  fromage  surtout.  L'assiette 
bourdonnait,  toute  noire.  Les  petits  se 
ruèrent  dessus,  aidés  de  la  grande  sœur,  et 
ce  fut  une  bataille  atroce.  Enfin  quand 
l'essaim  eut  pris  la  fuite,  que  les  enfants 
furent  bien  installés,  chacun  devant  une 
belle  tartine  de  miche  tendre,  la  fillette 
s'approcha  de  son  père  qui  ronflait  toujours, 
ramassa  le  chapeau  roulé  par  terre  et. 
l'ayant  essuyé  avec  soin,  le  posa  sur  la 
table  à  côté  de  lui,  à  la  place  de  la  bouteille 
d'absinthe  magiquement  disparue,  rapportée 
sur  le  comptoir.  Les  regards  du  monsieur 
qui  se  trouvait  là,  croisant  les  siens  à  plu- 
sieurs reprises,  la  gênaient  bien  un  peu  pen- 
dant son  manège  de  petite  maman;  mais  elle 
en  eut  vite  pris  son  parti.  Comme  elle  pas- 
sait près  de  lui  en  retournant  vers  ses 
frères,  du  Bréau  saisit  son  poignet,  si  mince, 
si  fragile,  oh!  fragile  à  faire  pleurer,  et 
froissant  un  billet  bleu  dans  la  moiteur  de 
la  petite  main   : 

-  P(  un-  vi  >s  enfants.. .  lui  dit-il  à  voix  basse. 


La  Fédor  61 

Tout  de  suite,  dans  la  pâleur  bouffie  et 


Qf.  • 


k  I  %f ; 


maladive  de  cette  figure  de  fillette  grandie 
trop  vite,  un  sourire  d'une  douceur  et  d'une 

6 


62 


La  Fédor 


compréhension  adorables  jaillit  comme  un 
arc-en-ciel  qui  allait  du  père  endormi,  le 
plus  terrible  de  ses  enfants,  à  Tassiette 
gloutonne  des  deux  autres  ;  ses  veux  rongés,, 
sans  cils,  roulaient  de  grosses  larmes,  et 
elle  s'inclina  en  murmurant  : 
—  .Merci...  merci.... 


L.i  Fédor  63 


III 


Quand  il  sortit,  la  place  de  l'église  était 
déserte.  Une  roulotte  attelée  y  restait 
seule,  prête  à  partir,  et  dont  la  rosse  efflan- 
quée essayait  d'atteindre  les  branches 
basses  du  quinconce.  Sur  le  pays  silen- 
cieux, en  notes  lentes  et  mourantes,  le 
clocher  secouait  la  fin  de  son  glas,  les  der- 
nières gouttes  restées  au  fond  du  bénitier. 
De  loin  en  loin  y  repondaient  de  sourds 
roulements  de  tonnerre.  Sans  doute  il  aurait 
mieux  valu  pour  du  Bréau  laisser  passer 
l'orage  qu'il  sentait  tout  proche,  à  l'embra- 
sement de  l'atmosphère,  à  l'attente,  à  l'im- 
mobilité du  tout.  .Mais  rester  seulement  une 
minute  de  plus  dans  cet  affreux  Wissous, 
s'exposer  à  entendre  quelque  nouvelle  infa- 
mie, lui  semblait  intolérable.  Il  prit  droit 
devant  lui  et  se  trouva  presque  aussitôt  en 
pleins  champs,  très  étonné  de  ne  pas  recon- 
naître la  plaine  immense  par  laquelle  Yeillon 


64  La  Fédor 

l'avait  amené.  Ici  des  chemins  creux,  des 
vallonnements  ombragés  d*arbres...  Un 
bruit  d'essieux  et  de  roues  fatigués  venait 
derrière  lui  ;  la  dernière  roulotte  de  la  fête 
qui  s'en  allait.  Il  s'arrêta  pour  demander  la 
route  de  Juvisy. 

—  Mais  vous  y  tournez  le  dos,  à  Juvisy, 
dit  le  vieux  roulottier  assoupi  sous  l'auvent 
de  sa  lourde  voiture. 

C'était  le  même  qui,  devant  le  comptoir, 
donnait  à  son  copain  de  si  judicieux  conseils 
sur  l'emploi  des  épaulettes. 

Une  grande  fille  rousse,  à  la  voix  rauque, 
aux  traits  corrects  et  durs,  vêtue  d'une 
jupe  et  d'une  camisole,  les  pieds  nus,  pous- 
siéreux, comme  chaussés  de  cendre  chaude, 
était  assise  à  côté  de  lui  et  se  pencha  toute 
pour  voir  à  qui  parlait  son  père  ou  son 
homme,  peut-être  les  deux. 

—  Si  ce  monsieur  veut  monter  près  de 
nous,  dit-elle  sur  un  ton  de  commandement 
pendant  que  des  figures  curieuses  se  mon- 
traient aux  petites  fenêtres  de  la  voiture, 
nous  détournerons  par  le  Mesnil  et  nous  le 
mettrons  sur  sa  route...  Ce  sera  plus  court 


'}_;<  *&&*&, 


UNE    ROIXOTTE    ATTELÉE    Y  RESTAIT  SEULE. 


La  Fédor  67 

qu'une  explication,    surtout    avec    l'averse 
qui  chauffe. 

Un  coup  de  tonnerre  plus  violent  que  les 
autres  et  sous  lequel  le  sol  vibra  comme 
une  peau  de  tambour  décida  du  Bréau  à 
accepter  l'offre  de  ces  pauvres  gens,  tout 
tiers  d'abriter  un  Parisien  venu,  pensaient- 
ils,  pour  les  obsèques  de  la  comédienne.  Il 
prit  un  air  étonné  : 

—  Une  comédienne: 

—  Et  des  fameuses,  dit  avec  fierté  le 
vieux,  qui  avait  été  souffleur  au  Casino  de 
Perpignan...  Louise  Fedor,  de  la  Comédie- 
Française.  Elle  est  morte  ici  chez  un  no- 
taire. 

On  passait  devant  un  haut  portail  en  bois 
peint,  large  ouvert  et  gardé  par  deux 
énormes  mélèzes  dont  les  branches  ba- 
layaient le  sol. 

—  Justement,  voilà  le  cimetière,  murmura 
le  roulottier.  Ils  sont  en  train  de  la  des- 
cendre dans  le  tombeau  de  famille...  pen- 
chez-vous, voyez. 

Du  manche  de  son  fouet,  il  montrait  au 
bout   de  la   longue  allée,  bordée  de   buis 


68  La  Fédor 

verts  et  de  pierres  blanches,  un  agglomérat 
de  vêtements  de  deuil  et  de  fronts  décou- 
verts s'inclinant  devant  l'étroite  chapelle 
aux  vitraux  de  couleur,  aux  prétentieuses 
mosaïques.  Il  ajouta,  pendant  que  son 
cheval  montait  lentement  le  raidillon,  lon- 
geant la  muraille  crépie  : 

—  C'est  la  plus  belle  tombe  du  pays  ;  d'ici 
Corbeil,  on  n'en  trouverait  pas  une  aussi 
riche. 

De  sa  voix  fruste,  rocailleuse,  la  grande 
fille  l'interrompit  brutalement  : 

—  N'empêche  qu'à  la  place  de  la  camarade 
j'aurais  pas  aimé  être  enterrée  là-dedans. 
Qu'est-ce  qui  viendra  la  chercher  ici,  qui 
pourra  se  douter  jamais  qu'elle  est  là.  lui 
jeter  en  passant  un  bonjour,  un  bouquet, 
ces  deux  sous  de  fleurs  qu'à  Paris,  rien 
qu'avec  son  nom  au  bord  d'une  pierre,  elle 
serait  toujours  sûre  d'avoir?...  Sanscompter 
qu'à  Wissous  —  deux  tisons  jaunes  flam- 
bèrent sous  les  sourcils  ardents  de  la  gitane 
—  elle  aura  un  jour  sa  sœur  pour  lui  faire 
société,  et  c'est  une  sacrée  vilaine  femme. 

Vraiment?  demanda  du  Bréau  d'un  ton 


i^tlki 


C  EST  LA  PLUS  BELLE  TOMLE  DU  PAYS. 


La  Fédor  71 

qu*il  essayait  de  rendre  indifférent,  vous  la 
croyez  si  méchante  que  ça  >... 

Le  vieux,  les  lèvres  serrées  : 

—  On  ne  Ta  vue  qu'une  fois,  mais  ça 
suffit.  Figurez-vous,  monsieur,  que  cette 
année... 

La  voiture  continuait  à  grimper  pénible- 
ment contre  le  mur  du  cimetière  d"où  mon- 
tait une  voix  blafarde,  officielle,  sonnant 
faux  dans  le  silence  imposant  de  la  cam- 
pagne. Le  panégyrique  superbe  que  cette 
voix  proférait  sans  doute,  les  phrases  qu'elle 
filait  sur  quelque  ancien  dévidoir  ministériel, 
branlant  et  reluisant,  du  Breau  était  trop 
loin  pour  les  entendre;  mais  ce  ronron 
funèbre  le  faisait  penser  aux  déclamations 
de  Desvarennes,  son  litre  d"absinthe  à  la 
main,  et  les  naïves  confidences  chuchotées 
à  son  oreille  achevaient  de  lui  serrer  le 
cœur  en  lui  prouvant  combien  tout  ce 
qu'avait  dit  l'ivrogne  devait  être  vrai. 

—  ...  Cette  année  donc,  pour  la  fête  du 
pays,  nous  donnions  Ali-Baba  et  Geneviève 
de  Brabant.  au  bénéfice  dejj.Mme  Diego  que 
voici.  Le  dimanche,  dans  l'après-midi,  nous 


7:  La  Fédor 

sommes  allés  tous  deux,  comme  on  fait, 
offrir  aux  notables  nos  programmes  et  des 
billets,  pour  le  soir.  Chez  le  notaire,  nous 
avons  trouvé  les  dames  sur  la  terrasse,  au 
fond  du  jardin,  et,  dès  le  premier  mot,  j'ai 
compris  que  c'était  inutile,  qu'il  n'y  avait 
rien  à  espérer.  Alors,  du  grand  fauteuil  de 
la  malade  —  elle  est  morte  trois  jours 
après  —  on  a  vu  sortir  une  petite  tête  pas 
plus  grosse  que  le  poing,  bien  creusée,  bien 
changée  depuis  Perpignan,  et  qui  s'est  mise 
à  dire  :  «  Voyons,  Maria...  voyons, 
Maria...  »  Pas  plus  que  cela,  mais  d'une 
bouche  si  bonne,  d'une  douceur  de  voix  si 
entrante  que  la  petite  et  moi  nous  n'avons 
pu  nous  retenir  de  pleurer...  Ah!  cette 
Fédor,  elle  a  dû  en  tirer  des  larmes  aux 
payants,  avec  une  voix  pareille...  La  femme 
du  notaire,  elle,  n'y  a  pas  été  prise.  Elle 
s'est  retournée,  comme  piquée  d'une  mau- 
vaise mouche,  et  elle  a  jeté  à  sa  sœur  : 
«  Dis  donc,  toi...  ce  n'est  pas  ton  argent  qui 
danse!  »  En  même  temps,  son  ombrelle 
nous  faisait  signe  :  «  La  sortie  est  par  là... 
liiez...  » 


■t 


3^* 


La  Fédor  :5 

—  Et  qu'elle  aurait  bien  voulu  filer  aussi,  la 
pauvre.  s'en  aller  avec  nous  dans  la  bagnole 
des  libres  mendigos  ! ...»  dit  la  grande  rousse 
aux  pieds  poudreux,  à  la  livrée  de  misère... 

On  arrivait  en  haut  du  raidillon:  la  voi- 
ture s'engageait  dans  un  petit  chemin  à 
travers  champs,  où  il  y  avait  à  peine  la 
place  de  ses  roues,  et,  après  quelques  mi- 
nutes d'une  course  cahotée,  elle  s'arrêta  au 
croisement  de  plusieurs  routes  dont  la  plus 
large  et  la  plus  droite  était  celle  de  Juvisy. 

—  Si  vous  allez  toujours  de  ce  pas. 
vous  arriverez  avant  l'orage...  cria  le  vieux 
bohème  à  du  Bréau  qui  se  hâtait,  courait 
presque,  afin  d'être  seul  et  loin,  d'échapper 
à  l'histoire  de  cette  fin  de  vie.  navrante  et 
obsédante  comme  un  remords. 

Eh  !  oui,  maintenant  il  en  avait  la  preuve... 
c'est  pour  lui  que  Louise  était  venue  vivre 
chez  sa  sœur,  pour  lui  qu'elle  y  souffrit 
mille  morts,  dans  l'espoir  qu'elle  le  rever- 
rait; mais  était-ce  possible:  tout  n'était-il 
pas  fini,  brisé  depuis  longtemps  et  pour 
toujours?  Il  avait  beau  chercher,  sa  con- 
science ne  lui  reprochait  rien. 


7'»  La  Fédor 

Tout  en  songeant  et  regardant  devant  lui, 
il   fut  brusquement  saisi  ,'par  les  transfor- 
mations du  paysage  depuis  quelques  heures. 
En  route  avec  Yeillon,  c'était  une  immense 
plaine  du  Midi,  éblouie  et  papillotante  sous 
la    lumière     d'un    grand  ciel    blond,   tout 
vibrant  de  chaleur  intense:  à  présent,  sous 
ce  même  ciel  mais   assombri,  comme  des- 
cendu, les  colzas  en  jaunes  losanges,  le  vert 
cru  des   champs   de  betteraves,  la  rayure 
rose  des  sainfoins  prenaient  un  éclat  extraor- 
dinaire. Tout   le  décor  semblait  s'éclairer 
par  en  bas,  comme   dans  un  paysage   du 
Nord,  mais  un  Nord  de  plein  été,  orageux, 
étouffant,    où   rien   ne   bougeait,   pas   une 
plume  d'oiseau,  pas  un  épi  d'avoine.  Sou- 
dain,   loin,    très    loin,   à    l'extrémité    d'un 
champ   que    des    faucheurs    invisibles    se 
hâtaient  de  coucher  avant   l'averse,  l'éclair 
d'un  outil   flamba  sous    un   rais    de   soleil 
blanc   venu   de    derrière    lui,    là-bas.    péni- 
blement filtré  entre  deux  épais  nuages,   et 
juste   au-dessus   du   cimetière   dont   la  mu- 
raille de  craie  se  profilait  sur  l'horizon. 
Le  temps  d'un  adieu  suprême  à  celle  qui 


^ 


ELLE  VENAIT  DE  DIRE  î  LA  FÊTE  CHEZ  THÉRÈSE. 


La  Fédor  79 

dormait  là,  il  se  remit  en  route,  et  voilà  que 
ce  rayon  perdu  du  couchant,  comme  il  avait 
frappé  l'acier  d'une  faux  lointaine,  allait  cher- 
cher, évoquer  au  fond  de  sa  mémoire,  à 
neuf  ou  dix  ans  de  distance,  par  une  simili- 
tude de  température,  aussi  par  l'énervement 
de  son  étrange  journée,  le  souvenir  de  sa 
première  rencontre  avec  la  Fédor,  un 
après-midi  d'été.  C'était  à  un  raout,  une 
garden-party  à  l'ambassade  d'Angleterre. 
Elle  venait  de  dire  la  Fête  chez  Thérèse 
avec  cette  voix  prenante,  un  peu  voilée,  ce 
délicat  emportement  de  tout  son  être... 
«  .Menez-moi  à  l'air,  je  meurs...  »,  dit-elle  à 
du  Bréau  sans  le  regarder,  et,  traversant  au 
milieu  de  la  foule  ces  somptueux  salons  de 
l'hôtel  Borghèse  où  flotte  dans  l'irisement 
des  hautes  glaces  l'image  voluptueuse  de  la 
belle  Pauline,  ils  vinrent  s'asseoir  au  bout 
du  jardin,  contre  la  grille  qu'un  épais  rideau 
de  glycines  retombantes  sépare  de  la  per- 
pétuelle féerie  des  Champs-Elysées. 

Un  coup  de  tonnerre  formidable  le  rappela 
en  quelques  secondes  à  la  réalité  des  choses. 
Des  anneaux  de  poussière  couraient  sur  la 


80  La  Fédor 

route,  soulevés  par  une  haleine  chaude  sen- 
tant le  soufre,  tandis  que  du  fond  de  la  vallée, 
en  face,  montait  au  galop  de  charge- un 
nuage  safran,  veiné  de  feu,  effrangé,  effi- 
loqué  sur  ses  bords  en  grises  déchirures  de 
pluie;  deux  pigeons  blancs,  seuls  oiseaux 
dans  l'espace,  se  débattaient,  tourbillon- 
naient en  avant  de  la  bourrasque,  éperdus, 
les  ailes  ouvertes.  Presque  aussitôt,  le  che- 
min s'étoilait  à  ses  pieds  de  larges  gouttes, 
très  espacées  d"abord,  puis  serrées,  préci- 
pitées; enfin  la  nuée  se  débonda,  et  jusqu'à 
Juvisy,  jusqu'à  la  nuit  tombante,  il  marcha 
sous  un  ruissellement  de  flamme  et  d'eau, 
glissant,  pataugeant  dans  les  flaques,  mais 
sans  rien  voir,  sans  rien  sentir,  tout  an  res- 
sassement  de  sa  vie  avec  la  grande  comé- 
dienne et  de  ce  qu'ils  appelaient  leur  amour. 
Oh!  cette  femme  à  tout  le  monde,  que  les 
acteurs  tutoyaient,  à  qui  le  plus  bas  figu- 
rant, le  plus  sordide  chef  de  claque  soufflait 
des  ordures  dans  le  cou.  cette  femme  dont 
les  petits  cercleux  encore  au  biberon,  venant 
chercher  leur  matérielle  à  la  fin  du  spectacle, 
avaient  le. droit  de  dire  :  «    Louise  a  été  in- 


La  Fédor  81 

fecte,  ce  soir.  »  Viande  de  tattersall  que, 
devant  lui.  n'importe  quel  maquignon  pou- 
vait vanter,  détailler  du  sabot  à  la  crinière. 
de  la  croupe  jusqu'au  garrot.  «  Où  est  ma- 
dame: *  Enfermée  avec  le  directeur,  ou  en 
train  d'écouter  dans  sa  loge  le  rôle  que  lui 
mijotait  l'auteur  du  jour.  Ce  qu'il  avait  ragé, 
rugi  devant  cette  porte;  et,  sur  le  divan  de 
l'entrée,  dans  le  petit  salon  bleu  où  il  l'at- 
tendait pendant  qu'elle  était  en  scène,  quelles 
heures  d'angoisse!  Des  loges  voisines,  per- 
sonne ne  le  savait  là.  Alors  tous  les  cabots, 
hommes  et  femmes,  en  s'habillant  la  porte 
ouverte,  en  se  passant  le  rouge  ou  le  blanc 
gras,  parlaient  sans  se  gêner,  comme  lors- 
qu'ils sont  entre  eux.  C'étaient  le  long  du 
corridor  des  fusées  de  rires  immondes,  un 
argi  A  de  bagne,  des  potins  de  filles  à  soldats. 
Et  Louise  entendait  cela,  y  répondait  sans 
doute  quand  elle  se  trouvait  seule,  puisque 
c'était  son  monde,  sa  vie.  Tout  le  cœur  de 
l'amant  se  soulevait  de  dégoût  à  cette  idée. 
Quelquefois,  il  descendait  sur  le  théâtre, 
errait  derrière  les  portants,  risée  des  pom- 
piers et  des  machinistes,  blême  et  contrac- 


82  La  Fédor 

turé  comme  l'auteur  un  soir  de  première,  car 
sa  maîtresse  en  scène  lui  donnait  toujours 
la  même  crispation.  Il  se  sentait  encombrant, 
ridicule.  Mais  où  aller?  Elle  jouait  tous  les 
soirs,  répétait  toute  la  journée  au  théâtre; 
et  la  savoir  sans  lui  dans  ce  boug-e,  livrée  à 
tout  son  caprice,  il  en  serait  devenu  fou.  Elle 
aussi  le  voulait  toujours  là;  plus  âgée  que 
lui,  elle  n'en  était  que  plus  jalouse,  et,  comme 
ce*  ramiers  qui  passaient  tout  à  l'heure  en 
plein  ciel  d'orage,  longtemps  ils  s'aimèrent 
dans  les  éclairs  et  l'ouragan.  C'est  encore  ce 
que  leur  liaison  avait  eu  de  meilleur.  Oui, 
ces  scènes  abominables,  ces  colères  jusqu'au 
délire,  jusqu'aux  coups,  tout  valait  mieux 
pour  lui  que  l'aveulissement  des  dernières 
années,  l'enlisement  sinistre  dans  la  boue 
du  cabotinage,  quand  les  comédiens  l'appe- 
laient «  mon  petit  François  »,  les  contrô- 
leurs «  monsieur  le  marquis  »,  et  que  tous 
le  voyaient  déjà  mari  de  la  Fédor,  gros  mar- 
chand de  billets  et  commanditaire  du  théâtre. 
C'est  vers  cela  qu'il  allait,  le  malheureux, 
qu'il  glissait  tout  doucement,  sans  passion. 
sans  joie,  par  la  force  aveugle  et  lâche  de 


La  Fédor  83 

l'habitude,  —  le  bercement  mortel  de  la  rou- 
lotte, —  lorsqu'un  jour,  dans  le  salon  de  sa 
mère,  lui  était  apparue  celle  qui  allait  lui 
apprendre  les  belles  ivresses  de  la  vie  à 
deux,  son  divin  petit  Château-Frayé... 


La  Fédor 


IV 


En  quittant  le  train  de  la  Grande  Ceinture 
pour  faire  à  pied,  car  on  ne  l'attendait  pas, 
les  deux  ou  trois  kilomètres  qui  le  sépa- 
raient de  chez  lui,  du  Bréau  se  trouva  devant 
des  chemins  obscurs  et  un  ciel  sans  nuages 
où  le  jour  s'éteignait,  tandis  qu  a  de  longs 
intervalles  des  éclairs  livides,  déchirant  l'ho- 
rizon silencieux,  signalaient  la  fin  de  l'orage. 
Dans  sa  hâte  d'arriver,  il  avait  pris  la  route 
morte,  pleine  d'ornières  boueuses  et  d'herbes 
folles,  encore  ruisselantes.  Ensuite  il  coupa 
court  à  travers  des  champs  saccagés,  ra- 
vinés, dont  l'orage  avait  fait  des  paquets  de 
goémon,  mouillés  et  glissants.  Soudain,  au 
bout  d'une  terre  de  labour  fraîchement 
moissonnée  et  pleine  d'eau,  où  ses  bottes 
flaquaient,  s'embourbaient  comme  dans  une 
mare,  la  longue  cheminée  de  la  raffinerie  se 
dressa  sur   le    crépuscule   et,   un  moment 


88  La  Fédor 

après,  François  du  Bréau.  cherchant  à  tâ- 
tons dans  l'angle  du  portail  la  chaîne  de. la 
cloche,  la  secoua  joyeusement. 

Oh!  l'odeur  des  citronniers  après  l'averse, 
la  cour  sablée  à  neuf,  étineelante  et  nette, 
devant  le  vieux  logis  Louis  XV  tout  en  lon- 
gueur, où  couraient  des  lumières.  Après  le 
noir  du  dehors,  ce  fut  d'une  intimité  subite 
et  délicieuse.  Comme  il  franchissait  le  per- 
ron, une  persienne  s'entr'ouvrit  doucement 
à  l'étage  : 

-  Monte  vite...  Je  suis  près  de  l'enfant. 

-  Est-ce  qu'elle  est  malade } 
—  Non....  rien. 

Dans  le  mezza  voce  de  la  mère,  il  y  a  un 
velouté,  un  accent  de  bonheur  qui  le  rassure 
tout  de  suite. 

En  s'arrétant  au  vestibule  pour  quitter  ses 
vêtements  trempés,  ses  chaussures  lourdes 
de  vase,  il  a  vu  un  coin  de  salle  à  manger 
tout  allumée,  deux  couverts  qui  attendent  en 
face  l'un  de  l'autre  sur  la  nappe  éclatante  et 
fleurie.  Maintenant,  vite  l'escalier:  une 
grande  chambre,  une  autre  plus  petite  que 
baigne  la  vague  lumière  bleue  d'une  lampe 


fe 


ce  qu'il  met  d'élan  passionné... 


L.r  Fédor  91 

de  nuit.  Et,  dans  cette  flottante  poussière  si- 
dérale dont  tout  s'imprègne  à  l'entour,  il 
s'avance  vers  le  petit  lit  de  claire  mousse- 
line près  duquel  sa  chère  femme  est  debout, 
l'appelle  d'un  geste  tendre... 

Ce  qu'il  met  d'élan  passionné,  de  ferveur 
reconnaissante  dans  cette  première  étreinte, 
ce  qu'il  étouffe  de  sanglots,  d'aveux  inex- 
primés, il  semble  qu'elle  l'ait  compris  au  ton 
apitoyé  dont  tout  bas  elle  le  console...  La 
mauvaise  journée  qu'il  a  dû  passer,  le  pauvre 
ami!  C'est  si  triste  de  voir  partir  ce  qu'on  a 
connu...  on  dirait  que  cela  vous  emporte  un 
peu  de  vous-même...  Pour  elle  non  plus, 
l'après-midi  n'a  pas  été  gaie.  La  petite  se 
plaignait,  avait  la  peau  brûlante...  puis, 
vers  le  soir,  la  fièvre  est  tombée;  les  joues 
sont  redevenues  bonnes,  et,  maintenant,  elle 
dort,  si  calme,  si  fraîche... 

—  Tiens,  regarde. 

La  mère  écarte  le  rideau,  et  pendant  qu'ils 
sont  là,  tous  deux  penchés  sur  cette  chair 
d'enfant,  nacrée,  veloutée,  à  la  pulpe  plus 
tendre  que  le  plus  beau  fruit,  pendant  que 
leur  souffle  se  mêle  au  léger  friselis  de  cette 


92 


La  Fédor 


petite  bouche  entrouverte,  doucement  la 
mousseline  se  referme,  les  enveloppe  tous 
les  trois  du  retombement  de  ses  plis  légers. 
Qu'on  est  bien,  que  tout  le  reste  est  loin; 
quel  repos  clans  l'oubli  du  monde  ! 


Au  Fort  Montrouge 


Souvenir  d'un  Trente-Sous 


Au  Fort   Montrouge 


Le  Paris  du  siège,  au  matin  du  3i  octo- 
bre. Dans  le  brouillard  froid,  Saint-Pierre 
de  Montrouge  achève  de  sonner  un  mélan- 
colique Angélus.  Le  long  de  l'avenue  d'Or- 
léans, où  de  rares  lumières  clignotent,  un 
fiacre  à  deux  chevaux  et  à  galerie,  réquisi- 
tionné par  le  ministère  de  la  marine,  et  l'un 
des  derniers  locatis  en  circulation,  nous  em- 
mène, Le  Myre  de  Vilers  et  moi,  dans  une 
tournée  des  forts  du  Sud.  Comme  aide  de 
camp  de  l'amiral  La  Roncière,  de  Vilers, 
presque  tous  les  matins,  est  astreint  à  cette 
visite,  et  je  l'accompagne  volontiers  quand 
je  ne  suis  pas  de  garde,  afin  de  m'approvi- 
sionner  d'une  foule  de  remontants  très  pré- 
cieux dont  les  forts  de  Paris  surabondent. 


ç6  Au  Fort  Mont  rouge 


comme  d'énergie,  d'ordre,  d'endurance  et  de 
belle  humeur. 

—  Halte  là...  Qui  vive? 

—  Service  de  la  marine. 

La  porte  de  Montrouge ,  tout  embas- 
tionnée,  engabionnée,  hérissée  de  baïon- 
nettes, s'entre-bâille  pour  le  fiacre  ministé- 
riel. Pendant  qu'un  falot  minutieux  examine 
à  la  portière  nos  deux  laissez-passer,  mon 
compagnon  —  si  philosophe  et  maître  de 
lui  d'ordinaire  —  s'énerve,  s'irrite.  Sous  la 
casquette  plate  à  galons  d'or,  sa  figure  me 
frappe  par  une  expression  de  dureté  que  je 
ne  lui  ai  jamais  vue,  qui  lui  mincit  les  lèvres. 
creuse  ses  yeux  plus  profonds  et  plus  noirs. 
Qu'y  a-t-il?  Qu'est-ce  qu'il  me  cache?  Ce 
causeur  étincelant,  adroit  lanceur  de  paume 
et  de  repaume,  pourquoi,  depuis  que  nous 
sommes  en  route,  m'a-t-il  laissé  parler  tout 
seul?  Je  vais  le  savoir  sans  doute... 

Franchie  la  zone  militaire,  ces  grandes 
plaines  de  boue  et  de  gravats  où  déjà  le 
matin  blafard  éclaire  des  larves  en  maraude. 
nous  traversons  (ientillv,  désert,  effondré... 
Un  coq  chante  au    lointain,   vers   Bicêtre. 


Bifc.Sc 


LE   LONG   DE   L'AVENUE   D'ORLÉANS. 


Au  Fort  Montrouge  99 


I)*une  ruelle  en  pente,  un  chien  affamé,  fu- 
rieux, s'élance  en  aboyant,  s'acharne  à  nos 
chevaux,  bondit  jusqu'à  la  portière,  nous 
crache  en  râlant  la  bave  de  ses  crocs.  Le 
temps  de  dire  :  «  sale  bête!  »  une  détonation 
brutale  éclate  à  mon  côté,  et,  parmi  l'acre 
fumée  dont  notre  voiture  est  remplie,  je 
vois  le  chien  rouler  les  pattes  en  l*air  et  mon 
compagnon  qui  remet  son  revolver  à  l'étui. 

—  Vous  êtes  un  peu  nerveux  ce  matin, 
mon  camarade...  il  doit  y  avoir  du  nouveau 
dans  les  affaires  : 

Lui.  très  grave  : 

—  Il  y  a  du  nouveau,  en  effet. 

On  reste  encore  quelques  minutes  sans 
rien  se  dire  :  et  seulement  vers  l'avancée 
du  fort  de  .Montrouge,  répondant  à  toute 
l'anxiété,  à  toutes  les  interrogations  de  mon 
silence,  de  Yilers  m'annonce  brusquement  : 

—  C'est  fini...  Metz  a  capitulé.  Bazaine  a 
tout  perdu,  tout  vendu,  même  l'honneur. 

Ceux  qui  n'ont  pas  subi  les  affres  du  grand 
naufrage  de  70  ne  sauraient  comprendre  ce 
que  nous  représentait  le  nom  de  Bazaine. 
l'héroïque  Bazaine,  comme  Gambetta  l'appe- 


Au  Fort  Montrouge 


lait,  l'espoir  dont  il  fouettait  notre  courage, 
la  nuit  abominable  où  sa  désertion  nous 
plongea.  Imaginez  tous  les  cris  possibles 
de  délivrance  et  de  joie  :  «Terre!...  terre!... 
Une  voile  ! . . .  Sauvés  ! . . .  Embrassons-nous  ! . . . 
Vive  la  France  !  »  Il  y  avait  de  tout  cela  dans 
ce  beau  nom  de  troupier  versaillais.  et  tout 
à  coup  voilà  qu'il  signifiait  le  contraire.  C'é- 
tait à  donner  le  vertige. 

Aussi  mon  arrivée  au  fort  me  reste-t-elle 
un  peu  confuse.  Je  me  souviens  vaguement 
d'un  capitaine  de  frégate  en  sabots  qui  nous 
guide  par  de  longs  corridors  de  caserne: 
d'une  pluie  fine,  une  pluie  de  côte,  rayant  la 
grande  cour  où  des  matelots,  en  bérets 
bleus  et  vareuses,  jouent  au  bâtonnet,  avec 
des  bonds,  des  cris  d'écoliers  en  récréation  ; 
enfin  d'une  marche  interminable  sur  un  che- 
min de  ronde,  gluant,  luisant,  où  les  semelles 
patinent,  le  long  des  gabions,  des  épaule- 
ments,  des  pièces  de  marine  en  batterie  et 
des  hauts  talus  que  dépasse  la  silhouette 
d'un  marin  de  vigie,  son  cornet  à  bouquin  a 
la  ceinture,  prêt  à  signaler  la  bombe  et  l'obus 
allemands.  Ce  que  ma  mémoire  a  gardé  de 


.1;/  Fort  Montrouge  eoi 

très  précis,  par  exemple,  c'est  le  rouf  de 
toile  goudronnée,  dégoulinant  de  pluie,  sous 
lequel  les  officiers  de  garde  sont  attables 
devant  des  bols  de  café  noir;  je  vois  ces 
visages  rayonnants,  tous  ces  bons  sourires 
qui  se  lèvent  vers  nous  :  «  Eh  bien  !  mes- 
sieurs les  terriens?  »  Et  debout,  à  l'entrée, 
sanglé  dans  sa  longue  tunique,  de  Yilers 
leur  jetant  l'atroce  nouvelle  : 

«  Bazaine  s'est  rendu...  » 

Il  n'y  eut  pas  un  mot,  pas  un  cri  pour  lui 
répondre:  mais  un  éclair  jaillit,  dont  la  tente 
fut  illuminée,  un  éclair  fait  de  tous  ces  re- 
gards confondus,  de  tous  ces  yeux  noirs, 
bleus,  mocos,  ponantais,  celui-là  aigu  comme- 
un  coup  de  stylet,  l'autre  fervent  comme  un 
cantique  de  Bretagne,  et  l'on  put  lire  à  la 
clarté  de  cette  flamme  l'héroïque  résolution 
que  vous  veniez  de  prendre,  vous  tous,  Des- 
prez,  Kiesel,  Carvès,  Saisset,  tombés  de- 
puis sur  ce  bastion  n°  3,  ce  bastion  d'hon- 
neur où  vous  m'êtes  apparus,  le  matin  du 
3i  octobre. 

Ah!  ce  bastion  n°  3.  c'est  aux  premiers 

9- 


Au  Fort  Montrouge 


jours  de  janvier,  deux  mois  après  notre 
visite,  qu'il  fallait  le  voir,  avec  ses  embra- 
sures démolies,  les  abris  des  hommes  effon- 
drés, à  son  mur  une  large  brèche,  et  cette 
trombe  de  fer  et  de  feu  qui  l'enveloppait  du 
matin  jusqu'à  la  nuit.  Pareil  au  cri  des  paons 
les  jours  d'orage,  le  cornet  de  la  vigie  son- 
nait sans  relâche.  «  On  n*a  pas  le  temps  de 
se  garer!  »  disaient  les  servants  de  pièce  en 
tombant.  Et  les  autres  quartiers  n'étaient 
guère  mieux  abrités.  Pour  traverser  les 
cours  désertes,  jonchées  d'éclats  d'obus,  de 
bris  de  vitres,  dans  une  odeur  de  poudre  et 
d'incendie,  les  matelots  rasaient  les  murs 
de  leurs  casernes  défoncées,  à  l'abandon. 
Plus  une  pierre  debout  aux  deux  corps  de 
logis  de  l'entrée:  les  hommes  de  garde, 
comme  tout  l'équipage  du  reste,  obligés  de 
se  blottir  sous  les  blindages  faits  de  mau- 
vaise terre,  de  la  terre  hachée  depuis  deux 
mois  parles  obus,  friable,  sans  consistance, 
et  où  les  coups  de  casemate  étaient  fré- 
quents. 

Un  soir,  dans  le  réduit  blindé  qui  lui  ser- 
vait de  cabine,  le  commandant  du  fort  voyait 


Au  Fort  Montrouge  io3 


entrer  le  capitaine  de  frégate  de  L...,  nou- 
vellement arrivé  à  bord  —  comme  on  disait 
—  pour  remplacer  le  chef  d'une  compagnie 
de  eanonniers,  qui  avait  eu  l'épaule  emportée 
par  un  éclat. 

—  .Mon  commandant,  dit  l'officier  avec  une 
pauvre  bouche  blémie,  contracturée.  qui 
mâchait  les  mots  rageusement  au  passage, 
je  suis  un  homme  déshonoré,  perdu...  Je 
n'ai  plus  qu'à  me  faire  sauter. 

—  De  L...,  mon  ami,  qu'y  a-t-ilr 

La  main  du  commandant  écartait  la  petite 
lampe  suspendue,  éclairant  les  murs  de  l'é- 
troit réduit,  mais  l'empêchant  de  bien  voir 
le  vigoureux  soldat  à  la  longue  tête  exaltée 
debout  en  face  de  lui. 

—  Il  y  a...  —  oh!  le  malheureux,  que  c'é- 
tait donc  pénible  à  dire!...  —  il  y  a  qu'en 
arrivant  sur  le  bastion,  le  feu...  eh  bien  !  le 
feu  m'a  surpris.  J'ai  eu  peur,  là...  Qu'est-ce 
que  vous  voulez?  Je  n'avais  jamais  fait  la 
guerre;  seulement  une  fois,  au  .Mexique, 
mais  rien  de  sérieux...  Alors,  sous  cette 
grêle  de  mitraille,  à  deux  ou  trois  reprises 
j'ai  été  lâche,  j'ai  salué  l'obus,  comme  ils 


104  Au  Fort  Montrouge 

disent;  et  les  hommes  m'ont  vu.  Je  les  ai 
entendus  rire...  Depuis,  c'a  été  fini.  Tout  ce 
que  j'ai  pu  faire...  Entre  mes  matelots  et 
moi,  il  y  a  quelque  chose  qui  ne  va  pas,  qui 
n'ira  jamais.  Une  chanson  circule  à  bord... 
ça  se  chante  sur  l'air  des  Barbanchu...  mais 
vous  la  connaissez,  sans  douter...  Partout 
où  je  passe,  moi  je  l'entends,  cette  chanson, 
oujem'imagïnel'entendre...  Ah!  bon  Dieu  !... 
La  nuit,  le  jour,  j'ai  ça  qui  bourdonne  dans 
ma  tête  avec  le  rire  de  ces  bougres-là...  C'est 
à  en  mourir! 

Il  avait  mis  sa  casquette  de  marine  devant 
ses  yeux  et  pleurait  tout  bas,  comme  un  en- 
tant. Dehors  s'entendait  le  fracas  des  bom- 
bes, bruit  sourd  de  la  mer  sur  les  brisants. 
A  chaque  coup,  la  cabine  craquait,  tanguait, 
s'emplissait  de  poussière  ;  et  la  petite  lampe, 
dans  un  halo  rougeâtre,  se  balançait  avec 
un  mouvement  de  roulis. 

—  De  L...,  mon  ami,  vous  êtes  fou:  je 
vous  dis  que  vous  êtes  fou...  Mettez-vous  là. 

Le  pauvre  diable  se  défendait,  il  avait 
honte,  mais  son  chef  l'assit  de  force  prés 
de  lui  au  bord  du  petit  lit  de  fer  qui  servait 


.1//  Fort  Montrouge  io5 

de  siège,  et  la  main  sur  son  épaule,  affec- 
tueux, paternel,  dit  ce  qu'il  fallait  dire  pour 
apaiser  cette  âme  en  détresse,  la  détendre. 
Voyons,  il  n'avait  que  des  amis  à  bord;  et  à 
Montrouge  on  n'aimait  pas  les  lâches.  D'ail- 
leurs, pourquoi  parler  de  lâcheté ?  A  qui 
cela  n'était-il  pas  arrivé  de  saluer  l'obus  r 
Surtout  les  premières  fois.  Venant  après 
tout  le  monde,  n'ayant  pas  eu  le  temps  de 
s'acclimater,  rien  de  plus  naturel  que  ce 
tressaut  nerveux,  cette  faiblesse  d'une  se- 
conde àlaquelle  personne  n'échappait.  «  Vous 
m'entendez  bien,  de  L...,  personne...  Nos 
marins  qui  sont  devenus  des  héros  aujour- 
d'hui, qui  vivent  dans  le  feu  comme  des  sa- 
lamandres, et  joueraient  au  foot-ball  avec 
des  bombes  allumées,  si  vous  les  aviez  vus, 
il  y  a  deux  mois,  quand  la  vraie  partie  s'est 
engagée...  Ils  n'en  menaient  pas  large,  lors- 
qu'il fallait  sortir  des  casemates...  Savez- 
vous  que  l'amiral  Pothuau,  le  soldat  le  plus 
brave  de  la  flotte,  venait  deux  fois  la  se- 
maine faire  le  tour  de  nos  remparts,  rester 
des  heures  en  plein  feu,  pour  donner  à  nos 
hommes  une  leçon  de  tenue?  Cette  leçon, 


io6  Au  Fort  Montrouge 

nous  en  avions  tous  besoin  à  ce  moment-là. . . 
Voilà  la  vérité,  mon  cher...  ne  vous  tracassez 
donc  pas  pour  des  foutaises.  Vous  êtes  un 
excellent  officier,  que  nous  aimons,  que 
nous  estimons  tous.  Allez  la  tête  haute,  et 
surtout  souvenez-vous  :  il  n'y  a  pas  de  gros 
chagrin  qui  tienne,  ici  on  ne  peut  mourir, 
on  ne  doit  mourir  qu'en  combattant  et  face 
à  l'ennemi. 

-  Je  m'en  souviendrai.  .Merci,  mon  com- 
mandant. 

Il  s'essuya  les  yeux  et  sortit. 

Entendit-il  encore  fredonner  l'atroce  re- 
frain >  C'est  probable.  Des  témoins  ont 
affirmé  que  pendant  les  derniers  jours  du 
siège,  de  L...  chercha  la  mort  passionné- 
ment, prenant  le  milieu  des  cours  aux  heures 
foudroyantes,  se  tenant,  pour  commander  le 
feu?  droit  et  déployé  comme  un  drapeau. 
sur  le  parapet  du  bastion.  .Mais  la  mort  est 
une  coquette.  Avec  elle  on  ne  peut  compter 
sur  rien.  Vous  lui  dites  :  «  Arrive  donc...  » 
elle  se  dérobe,  vous  donne  des  rendez-vous 
pour  le  plaisir  de  les  manque!-.  (  >n  ne  com- 
prend plus. 


ON  TROUVA    DE    L...    EXPIRANT   SUR   SON  LIT... 


Au  Fort  Mont  rouge  109 

De  L...  en  était  là:  il  ne  comprenait  plus 
et  se  demandait  s'il  aurait  le  courage  de 
vivre  jusqu'à  la  fin,  lorsqu'une  nuit  de  jan- 
vier, le  26,  à  minuit  sonnant,  tous  les  forts 
de  ceinture  et  de  banlieue,  ces  lourdes  ga- 
liotes  de  pierre  embossées  à  nos  portes  et 
dont  les  batteries  tiraient  sans  interruption 
depuis  trois  mois,  tous  les  forts,  redoutes, 
secteurs,  après  une  dernière  et  formidable 
bordée  qui  enveloppa  la  ville  d'une  écharpe 
de  flamme  rouge  et  blanche,  se  turent  subi- 
tement :  Paris  était  vaincu. 

Trois  jours  après,  le  matin  de  l'évacuation 
des  forts,  par  une  brume  dorée  et  tiède  où 
se  devinait  un  printemps  adorable,  pressé 
de  nous  faire  oublier  le  glacial  et  sinistre 
hiver  du  siège,  l'équipage  de  Montrouge, 
assemblé  par  compagnies,  l'appel  et  les  sacs 
faits,  les  fusils  en  faisceaux,  attendait  dans 
les  cours  les  sonneries  du  départ.  Après  la 
nuit  des  casemates,  cela  semblait  bon,  ce 
soleil  roux,  cette  brise  fraîche  et  tout  ce 
plein  air  où  l'on  pouvait  s'espacer  sans  rece- 
voir des  morceaux  de  chaudron  sur  la  tête. 
Des  moineaux,   sortis  de  leurs  trous,  pi- 


no  -1»  Fort  Montroiige 

quaient  le  brouillard  de  petits  cris.  .Malgré 
tout,  quelque  chose  serrait  le  cœur  de  nos 
mathurins,  leur  étreignait  la  gorge  à  Taise 
cependant  sous  les  larges  cols  bleus,  et 
dans  ce  grand  silence,  si  nouveau  pour  cha- 
cun, ils  se  parlaient  bas,  comme  gênés.  «  Si 
on  faisait  un  bâtonnet,  en  attendant?...  » 
proposa  un  fusilier  de  la  flotte ,  un  tout 
jeune.  On  le  regarda  comme  s'il  tombait  de 
la  lune.  Non,  pour  sûr,  ils  n'avaient  pas  le 
cœur  à  ça. 

Au  même  instant,  le  capitaine  de  L...,  qui 
cherchait  ses  canonniers,  les  appela  d'un 
geste  autour  de  lui.  Il  était  en  grande  tenue, 
sa  croix,  sa  haute  taille,  et  une  paire  de 
gants  blancs  tout  frais  qu'il  pétrissait  dans 
sa  forte  main  : 

—  Matelots,  je  vous  fais  mes  adieux.. 
Sa  voix  tremblait  un  peu,  mais  se  rassurait 
à  mesure...  Je  m'étais  juré  que,  moi  vivant, 
pas  un  Prussien  ne  mettrait  les  pieds  ici.  Le 
moment  est  venu  de  tenir  ma  parole.  Quand 
le  dernier  de  vous  passera  la  poterne,  votre 
capitaine  aura  fini  de  vivre.  Il  avait  perdu 
votre  estime;  j'espère  que  vous  la  lui  ren- 


Au  Fmi  Montrouçe 


drez,  assurés  maintenant  que  ce  n'était  pas 
un  lâche...  Bonne  route,  mes  enfants!  » 

Et  ce  fut  fait,  comme  il  avait  dit.  A  peine 
l'équipage  parti,  clairons  en  tête,  deux  déto- 
nations venues  du  pavillon  des  officiers  re- 
tentissaient dans  la  solitude  et  le  silence  du 
fort.  On  trouva  de  L...  expirant  sur  son  lit, 
deux  balles  dans  la  tête,  son  revolver  d'or- 
donnance encore  fumant  sur  l'oreiller. 

On  a  fait  de  cette  mort  une  leg-ende  à  la 
Beaurepaire.  .Mais  ce  que  je  raconte,  à  part 
quelques  détails  de  mise  en  scène,  est  l'his- 
toire vraie  ;  et  moins  héroïque  peut-être,  elle 
m'a  paru  aussi  belle  et  plus  humaine,  plus 
de  notre  temps  que  l'autre. 


A  la   Salpôtrière 


Souvenir  d'un  Carabin 


A  la  Salpêtrière 


Le  cabinet  de  Charcot.  à  la  Salpêtrière, 
un  matin  de  consultation,  il  y  a  dix  ou  douze 
ans.  Aux  murs,  des  photographies  de  naïves 
peintures  italiennes, espagnoles.représentant 
des  saintes  en  prière,  des  extasiées,  convul- 
sionnaires.  démoniaques,  la  grande  névrose 
religieuse,  comme  on  dit  dans  la  maison. 
Le  professeur  assis  devant  une  petite  table, 
cheveux  longs  et  plats,  front  puissant,  lèvre 
rase  et  hautaine,  regard  aigu  dans  la  pâle 
bouffissure  de  la  face.  Va-et-vient  de  l'in- 
terne en  tablier  blanc  et  calotte  de  velours, 
des  yeux  fins  envahis  d'une  grande  barbe; 
assis  autour  de  la  salle,  quelques  invité?,  la 
plupart  médecins,  russes,  allemands,  ita- 
liens, suédois.  Et  commence  le  défilé  des 
malades. 


n6  .4   h  Salpétrière 

Une  femme  du  Yar  amène  à  la  consulta- 
tion sa  petite  fille,  hideuse,  courte  et  bou- 
lotte, plaquée  aux  joues  de  rouges  cica- 
trices. Dans  la  toilette  verte  et  jaune  d'un 
dimanche  méridional  la  taille  s'enfle  et  dé- 
borde. L'enfant  est  enceinte.  Vase  informe 
tombé  au  feu,  manqué  à  la  cuisson,  on  se 
demande  comment  elle  a  pu  devenir  mère. 
«  Pendant  un  accès  d  epilepsie...  »  dit 
Charcot,  tandis  que  la  femme  du  Var,  gei- 
gnarde et  veule,  nous  raconte  Vendisposition 
de  sa  demoiselle,  comment  ça  la  prend,  com- 
ment ça  s'en  va.  Le  professeur  se  tourne 
vers  l'interne  : 

—  Y  a-t-il  du  feu  à  côté?  Déshabillez-la, 
voyez  si  elle  a  des  taches  sur  le  flanc.  »  L'ac- 
cent de  là-bas,  cette  laideur,  j'étais  ému; 
bien  plus  encore  à  la  malade  suivante.  Une 
enfant  de  quinze  ans,  très  proprette,  petite 
toque,  jaquette  en  drap  marron,  figure  ronde 
et  naïve,  le  portrait  du  père,  un  petit  fabri- 
cant de  la  rue  Oberkampf,   entre  avec  elle. 

Assis  au  milieu  de  la  salle,  timides,  les 
yeux  à  terre,  ils  s'encouragent  de  regards 
furtifs.  On  interroge  la  malade.  Quel  navre- 


LE    PROFESSEUR    ASSIS   DEVANT   UNE    PETITE    TABLE 


.1   la  Salpêtrière  iiq 

ment!  Il  faut  tout  dire,  bien  haut,  devant 
tant  de  messieurs,  et  où  la  tient  le  mal,  la 
façon  dont  elle  tombe  et  comment  c'est  ar- 
rive. «  A  la  mort  de  sa  grand-mère,  monsieur 
le  docteur  »,  dit  le  père. 

—  Est-ce  qu'elle  l'a  vue  morte  ? 

—  Non,  monsieur,  elle  ne  l'a  pas  vue... 

La  voix  de  Charcot  s'adoucit  pour  l'en- 
fant :  «  Tu  l'aimais  donc  bien,  ta  grand'- 
mère?  »  Elle  fait  signe  «  oui  »  d'un  mouve- 
ment de  sa  petite  toque,  sans  parler,  le  cou 
gonflé  de  sanglots.  Le  médecin  allemand 
s'approche  d'elle.  Celui-là  étudie  les  mala- 
dies du  tympan  spéciales  aux  hystériques, 
il  a  des  lunettes  d'or  et,  promenant  un  dia- 
pason sur  le  front  de  la  fillette,  ordonne  avec 
autorité  :  «  Rébédezabrès  moi...  timange...  » 
Un  silence.  Le  savant  triomphe  ;  elle  n'a  pas 
entendu.  Je  croirais  plutôt  qu'elle  n'a  pas 
compris.  Longue  dissertation  du  docteur 
allemand:  l'Italien  s'en  mêle,  le  Russe  dit 
un  mot.  Les  deux  victimes  attendent  sur 
leurs  chaises,  oubliées  et  gênées,  quand 
l'interne,  à  qui  j'ai  fait  part  de  mes  doutes, 
dit  tout  bas  à  la  petite  Parisienne  :  «  Ré- 


A   la  Salpêtrîèfe 


pétez  après  moi...  dimanche.  »  Elle  ouvre 
de  grands  yeux  et  répète  sans  effort  :  «  Di- 
manche »,  pendant  que  la  discussion  con- 
tinue sur  les  troubles  auditifs  de  l'hystérie. 

Tout  à  coup,  le  professeur  Charcot  se 
tournant  vers  le  père  : 

-  Voulez-vous  nous  laisser  votre  enfant  ? 
Elle  sera  bien  soignée. 

Oh!  le  «  non  »  qu'elle  a  dit.  terrifiée,  en 
regardant  son  papa...  et  le  tendre  sourire  de 
celui-ci  qui  la  rassure  :  «  N'aie  pas  peur, 
ma  chérie.  »  Il  semble  qu'ils  devinent  ce  que 
serait  sa  vie  dans  cette  maison,  qu'elle  ser- 
virait aux  observations,  aux  expériences, 
comme  les  chiens  si  bien  soignés  chez  San- 
fourche,  comme  cette  Daret  et  toutes  les 
autres  qu'on  va  faire  travailler  devant  nous, 
après  le  défilé  des  malades  et  la  consultation 
finie. 

Daret,  longue  fille  d'une  trentaine  d'an- 
nées, la  tête  petite,  les  cheveux  ondes,  pâle, 
creuse,  des  taches  de  grossesse,  un  renifle- 
ment chronique  comme  si  elle  venait  de 
pleurer.  Elle  est  chez  elle,  à  la  Salpêtrière, 
en  camisole,  un  foulard  au  cou.  «  Endormez- 


■    \ . 


ELLE   DORT   DROITE    ET    RIGIDE 


.1   la  Salpêtrière  123 

la...  »  commande  le  professeur.  L'interne, 
debout  derrière  la  longue  et  mince  créature, 
liu^  appuie  les  mains  un  instant  sur  les 
yeux...  Un  soupir,  c'est  fait.  Elle  dort, 
droite  et  rigide.  Le  triste  corps  prend  toutes 

.  les  positions  qu'on  lui  donne:  le  bras  qu'on 
allonge  demeure  allonge,  chaque  muscle 
effleuré  fait  remuer  l'un  après  l'autre  tous  les 

>doigts  de  la  main  qui,  elle,  reste  ouverte. 
immobile.  C'est  le  mannequin  de  l'atelier, 
plus  docile  encore  et  plus  souple.  «  Et  pas 
moyen  de  nous  tromper,  affirme  Charcot,  il 
faudrait  qu'elle  connût  l'anatomie  aussi  bien 
que  nous.  » 

Sinistre,  l'automate  debout  dans  le  cercle 
de  nos  chaises,  docile  à  tout  commandement 
qui  amène  sur  son  visage  l'expression  cor- 
respondante au  geste  qu'on  lui  impose.  Les 
doigts  en  bouquet  sur  la  bouche  simulant 
un  baiser,  aussitôt  les  lèvres  sourient,  la 
face  s'éclaire;  on  lui  ferme  le  poing  dans 
une  crispation  de  menace,  et  le  front  se 
plisse,  la  narine  se  gonfle  d'une  colère  fré- 
missante. «  Nous  pouvons  même  faire 
ceci...   »  et  h  pro'es^eur  lui  lève  le  poing 


124  -1   lJ  Salpêtrière 

pour  frapper,  en  donnant  un  geste  de  ca- 
resse à  la  main  droite.  Toute  la  figure  alors 
grimace  dans  une  double  signification  fu- 
rieuse et  tendre,  un  masque  enfantin  qui  rit 
en  pleurant.  Et  toujours  l'Allemand  pro- 
mène son  diapason,  son  spéculum  auricu- 
laire, sondant  l'oreille  d'une  longue  aiguille. 

—  Il  ne  faut  pas  la  fatiguer,  dit  le  Maître, 
allez  chercher  Balmann. 

.Mais  l'interne  revient  seul,  très  vexé; 
Balmann  n'a  pas  voulu  venir,  furieuse  qu'on 
ait  appelé  Daret  avant  elle.  Entre  ces 
deux  cataleptiques,  premiers  sujets  à  la 
Salpêtrière,  subsiste  une  jalousie  d'étoiles, 
de  vedettes;  et  parfois  des  disputes,  des 
engueulades  de  lavoir,  relevées  de  mots 
techniques,  mettent  tout  le  dortoir  en  folie. 

A  défaut  de  Balmann,  on  amène  Fifine, 
un  trottin  de  boutique,  en  grand  manteau, 
le  teint  rose,  un  petit  nez  en  l'air,  la  bouche 
bougonne,  des  doigts  de  couturière,  tatoués 
par  l'aiguille.  Elle  entre  en  rechignant;  elle 
est  du  parti  de  Balmann  et  se  refuse  à  tra- 
vailler. En  vain  l'interne  essaye  de  l'en- 
dormir; elle  pleure  et  résiste.  «  Ne  la  con- 


A   l.i  Salpêtrière  12.3 

trariez  pas  ».  dit  Charcot,  qui  retourne  ci 
Daret,  reposée,  très  fière  de  reprendre  la 
séance  en    reniflant.    .Mystère    du  sommeil 
cataleptique,  entretenant  autour  de  la  ma- 
lade une  atmosphère  légère,  illusionnée,  de 
rêve  vécu  !  On  lui  montre  un  oiseau  imagi- 
naire, vers  les  rideaux  de  la  croisée.   Ses 
yeux  fermés  le  perçoivent  dans  son  aspect 
et  ses  mouvements  ailés:  son  vague  sourire 
murmure  :  «  Oh!  qu'il  est  joli...  »  Et.  croyant. 
le  tenir,   elle  caresse  et  lisse  sa  main  qui 
s'arrondit.    .Mais  l'interne,  d'une  voix  ter- 
rible :  c  Daret,  regarde  à  terre,  là,  devant 
toi,  un  rat...   un  serpent...  »  A  travers  ses 
lourdes  paupières    tombées,    elle    voit   ce 
qu'on    lui  montre.    Commence   alors    une 
mimique  de  terreur  et  d'horreur  comme  ja- 
mais  Rachel.  jamais    la  Ristori    ni   Sarah 
n'en  ont  figuré  de  plus  sublime  ;  et  classique, 
le  vieux  cliché  humain  de  la  peur,  partout 
identique  à  lui-même,  resserrant  les  bras, 
les  jambes,  l'être  entier  dans  un  recul  d'effa- 
rement, pétrifiant  cette  mince  face  pâle  où 
n'est  plus  vivante  que  la  bouche  pour  un 
long-  soupir  d'épouvante. 


i2ô  A  la  Salpêtrière 

Ah!  de  grâce,  réveillez-la.  On  se  contente 
de  déplacer  sa  vision  en  lui  montrant  des 
fleurs  sur  le  tapis  et  lui  demandant  de  nous 
faire  un  bouquet.  Elle  s'agenouille,  et  tou- 
jours dans  cette  atmosphère  de  cristal  que 
briserait  immédiatement  l'ordre  d'un  interne 
ou  du  professeur,  elle  noue  délicatement  ses 
doigts  d'un  fil  supposé  qu'elle  casse  entre 
ses  dents.  Pendant  que  nous  observons  cette 
pantomime  inconsciente,  quelque  chose  râle 
tout  à  coup,  aboie  d'une  toux  rauque  dans 
le  vestibule  à  côté.  «  Filine  qui  a  une 
attaque!  »  Nous  courons. 

La  pauvre  enfant,  renversée  sur  les  dalles 
froides,  écume,  se  tord;,  les  bras  en  croix,  les 
reins  en  arc,  tendue,  contracturée,  presque 
en  l'air.  «  Vite,  des  surveillantes  !  emportez- 
la,  couchez-la...  »  Arrivent  quatre  fortes 
filles  très  saines,  très  nettes  dans  leurs 
grands  tabliers  blancs,  une  qui  dit  avec  un 
accent  ingénu  de  campagne  :  «  Je  sais  com- 
primer, monsieur  le  docteur...  »  Et  on 
presse,  on  comprime,  en  l'emportant  à  tra- 
vers les  cours,  ce  paquet  de  nerfs  en  folie, 
hurlant,  roulant,  la  tête  renversée;  une  pos- 


.1   la  Salpêtrière  127 

sédée  à  l'exorcisme,  comme  sur  ce  vieux  ta- 


-, 


hleau  de  sainteté  que  je    regarde,    rentré 
dans  le  cabinet  de  Charcot. 

Et  Daret   que    nous    avions  oubliée.  La 


128  A   la  Salpêtrière 

grande  fille,  toujours  endormie,  continue  ima- 
ginairement  à  cueillir  des  fleurs  sur  le  tapis, 
à  grouper,  cordeler  ses  petits   bouquets... 


Déjeuné  avec  les  internes  dans  la  salle  de 
garde  surchauffée.  En  mangeant  le  rata  du 
«  chaloupier  s,  plat  de  résistance  tradi- 
tionnel de  la  table,  en  buvant  le  vin  des  hô- 
pitaux que  nous  verse  à  la  ronde  une  vieille 
servante  épileptique,  nous  causons  magné- 
tisme, suggestion,  folie,  et  je  m'amuse  à 
raconter  devant  cette  jeunesse  fortement 
matérialiste  un  épisode  étrange  de  ma  vie, 
l'histoire  de  trois  chapeaux  verts  achetés  par 
moi  à  Munich,  pendant  la  guerre  de  1866. 
<  es  chapeaux  de  feutre  dur,  couleur  de 
vieille  mousse  des  bois,  avec  un  petit  oiseau- 
piqué  dans  la  ganse,  l'aile  ouverte  et  des 
yeux  d'émail,  je  les  avais  donnés  en  rentrant 
a  l'aris  à  trois  de  mes  camarades,  bons  et 
braves  garçons  que  j'aimais  tendrement, 
Charles  Bataille,  Jean  Dubovs,  André  Gill. 
Tous  les  trois  sont  morts  fous,  et  j'ai  vu, 
j'ai  entendu  à  des  dates  différentes  délirer 


ELLE    EMBRASSE   A  PLEINES  JCl'ES... 


.1   la  Salpêtrière  i3i 

leurs  trois  folies  sous  mes  chapeaux:  tyro- 
liens avec  le  petit  oiseau  pique  dessus. 

.Mon  histoire  est  écoutée  poliment,  mais 
comme  une  invention  de  romancier,  parmi 
les  sourires  de  la  table.  Le  café  pris,  les 
pipes  éteintes,  le  chef  de  clinique  de  Charcot 
me  propose  une  promenade  au  quartier  des 
folles.  Dans  la  grande  cour  où  pique  un 
beau  temps  d'hiver,  clair  et  froid,  le  soleil 
chauffe  de  pauvres  démentes  en  Avaterproof, 
accroupies  sur  le  pas  des  portes,  isolées. 
silencieuses,  sans  aucune  vie  de  relation: 
chacune  cloîtrée  dans  son  idée  fixe,  invisible 
prison  dont  ces  têtes  malades  heurtent  les 
parois  choquées  à  tout  coup.  A  part  cela, 
aucun  signe  extérieur  de  malaise,  un  masque 
paisible,  des  mouATements  rationnels.  Par  la 
croisée  entr'ouverte  d'une  salle  basse,  je 
vois  une  belle  fille,  les  bras  nus,  la  jupe  re- 
levée en  tablier,  frottant  le  carreau  avec  vi- 
gueur ;  c'est  une  folle. 

La  cour  suivante  que  nous  traversons, 
plantée  d'arbres,  est  plus  tumultueuse.  Sur 
le  bitume  qui  longe  les  cellales  sont  assises 
deux  filles  en  sarrau  bleu,  les  cheveux  ré- 


i3a  A   la  Salpêtrière 

pandus,  jolies,  toutes  jeunes.  L'une  rit  aux 
éclats,  se  renverse,  embrasse  à  pleines  joues 
l'idiote  morne,  sans  regard,  affaissée  à  côté 
d'elle.  Une  autre,  très  grande,  très  agitée, 
se  promène  à  pas  furieux,  s'approche  de 
nous,  interpelle  l'interne  :  «  Qu'est-ce  que  je 
fais  ici,  monsieur?  Vous  le  savez  peut-être, 
moi,  je  ne  le  sais  pas...  »  puis  nous  tourne 
le  dos  et  continue  sa  course  enragée.  Bientôt 
une  foule  curieuse  et  bavarde  nous  entoure 
et  nous  presse.  Une  jeune  femme  en  robe 
courte  de  pensionnaire,  bonnet  de  linge 
éclatant  de  blancheur,  nous  raconte  avec 
des  gestes  arrondis  une  histoire  incom- 
préhensible; elle  a  un  air  de  bonheur,  de 
prospérité  qui  fait  envie.  La  sœur  de 
Louis  XVI,  c'est  elle  qui  l'assure,  une  vieille 
à  nez  et  à  menton  crochus,  dit  des  gaillar- 
dises à  l'interne,  tandis  qu'à  une  porte  ou- 
verte du  rez-de-chaussée,  une  longue  figure 
terreuse,  crevassée,  nous  appelle  d'un  sou- 
rire aimable  :  «  Messieurs,  je  fais  de  la 
peinture,  voulez-vous  voir  de  mes  œuvres? 
Mais,  attendez  que  je  mette  d'abord  mon 
chapeau  tyrolien,  je  ne   peins  jamais  qu'en 


[  SUR   LE     MUR    DE   LA   COUR    QUANTITÉ    DE    PETITS   CHAPEAUX. 


A   la   S. il  pu  trière  i35 

chapeau  tyrolien.  »  La  pauvre  créature,  un 
instant  disparue,  nous  revient  coiffée  d'un 
petit  chapeau  vert  avec  une  plume  d'oiseau, 
tout  à  fait  un  de  mes  chapeaux  de  .Munich. 
Les  internes  restent  ébahis  comme  moi  de 
l'étrange  coïncidence,  et  la  malheureuse,  qui 
nous  montre  deux  ou  trois  hideux  barbouil- 
lages, semble  toute  fière  de  notre  étonne- 
ment  qu'elle  prend  pour  de  l'admiration.  En 
partant,  remarqué  sur  le  mur  de  la  cour 
quantité  de  ces  petits  chapeaux  montagnards 
crayonnés  au  charbon  par  la  folle. 

La  porte  de  sortie  est  large  ouverte  :  le 
triste  bétail  délirant  qui  nous  suit  piaille, 
jabote.  paraît  s'animer  de  notre  départ.  Je 
me  retourne  une  fois  dehors.  Sur  le  seuil  de 
la  cour  que  rien  ne  garde,  ne  ferme,  qu'un 
grand  rayon  de  soleil,  une  barre  de  lumière 
qui  les  hypnotise,  les  folles  sont  alignées, 
criant,  gesticulant.  Une  d'elles,  la  vieille 
sœur  du  roi.  un  bras  levé,  l'autre  arrondi 
sur  la  hanche  d'un  geste  de  vivandière,  clame 
en  voix  de  basse:  «  Vive  l'Empereur!  » 

Des  cours,  encore  des  cours,  des  petits 
arbres,  des  bancs,  des  waterproofs  qui  vol- 


i36  .1   Ici   Silpé trière 

tigent  au  vent  glacé,  s'agitent  à  grands  pas 
solitaires,  lugubres  visions  du  déséquilibre 
humain,  parmi  lesquelles  je  note  deux 
silhouettes. 

Dans  le  grand  ouvroir  très  clair,  très  gai, 
que  le  docteur  Voisin  appelle  son  Sénat,  et 
où  des  folles  en  rang  sur  des  fauteuils  cou- 
sent, tricotent,  une  ancienne  fille  publique 
se  tient  à  part  contre  la  vitre.  Flétrie,  des- 
séchée, elle  ne  parle  jamais,  seulement  un 
«  pst...  pst...  »  en  appel  avec  le  sourire  de 
profession.  Plus  que  cela  de  vivant  en  elle, 
le  souvenir  de  l'intonation  et  du  geste  infa- 
mants. Oh!  cette  ligure  pâle  derrière  la 
haute  vitre  claire;  cette  folle,  cette  morte 
faisant  la  fenêtre  ! 

Une  autre,  moins  cruelle  : 

«  Vous  voyez,  j'attends,  je  vais  partir  », 
nous  dit  une  brave  femme  accotée  au  mur 
d'entrée,  un  sac  de  nuit  d'une  main,  de 
l'autre  une  serviette  épinglee  sur  un  petit 
paquet  de  route,  lionne  tête  de  parente  de 
province,  elle  sourit  à  la  ronde,  fait  ses 
adieux;  et  cela  toute  la  journée,  depuis  dix 
ans,  pour  combien  d'années  encore! 


Souvenir 
d'un   Chef  de   Cabinet 


Souvenir 
d'un  Chef  de  Cabinet 


L'hiver  de  [854.  J'avais  vingt-trois  ans.  Je 
venais  de  me  marier.  Les  petites  rentes  de 
ma  femme  et  un  emploi  d'expéditionnaire  au 
ministère  de  la  marine,  dû  aux  états  de  ser- 
vice de  mon  père  Jean-Marie  Saint-Albe, 
capitaine  de  frégate  en  retraite,  nous  fai- 
saient vivoter  à  un  cinquième  étage  de 
l'avenue  des  Ternes.  Nina  sortait  peu.  faute 
de  toilette:  moi.  recherché  pour  ma  jolie 
voix,  un  Mocker  un  peu  plus  étendu,  et 
mon  habitude  de  la  comédie  de  société,  je 
fréquentais  dans  quelques  salons  de  la  rue 
de  Yarenne,  rues  .Monsieur,  Barbet-de-Jouy. 
Le  monde  officiel  m'était  ouvert  aussi,  mais 


142  Souvenir 

je  n'avais  pas  encore  eu  l'honneur  Je  pa- 
rader en  culotte  de  Casimir  blanc  aux  récep- 
tions des  Tuileries,  et  je  fuyais  ces  grandes 
cohues  du  Palais-Bourbon,  des  Affaires 
étrangères,  auxquelles  les  dorures  et  les 
chamarrures  des  fonctionnaires,  tous  costu- 
més en  ce  temps-là,  donnaient  l'aspect  des 
fêtes  de  Yalentino,  parées  et  travesties. 

Une  fois  pourtant,  M.  Ducos,  ministre  de 
la  marine  et  mon  premier  chef,  ayant  eu  la 
fantaisie  de  faire  jouer  l'opéra-comique  au 
ministère,  je  consentis  à  chanter  les  deux 
rôles  d'amoureux  dans  le  Déserteur  et  Rose 
et  Colas.  Delsarte,  le  grand  artiste,  voulut 
bien  me  donner  quelques  conseils  auxquels 
j'attribue  sincèrement  la  plus  large  part  de 
mon  succès.  Il  ne  signifie  rien  pour  vous, 
jeunesse,  ce  nom  de  Delsarte:  mais  tous 
ceux  qui.  comme  moi.  ont  entendu,  dans  son 
humble  logis  de  la  rue  des  Batailles,  les 
leçons  de  ce  maître  incomparable  peuvent 
se  vanter  de  connaître  le  chant  et  la  décla- 
mation. Ah!  le  beau  vieux!  Sanglé  d'une 
redingote  interminable  exagérant  sa  grande 
taille,  la  barbiche  blanche  héroïque,  il  ar- 


d'un  Chef  de  Cabinet 


pentait  d'enjambées  furieuses  sa  chambrette 

de  sous-lieutenant  qu'élargissait  un  geste  à 
la  Frederick,  et  devant  cet  horizon  grelot- 
tant de  toits  sales,  de  jardinets  malingres 
en  pentes  jusqu'à  la  Seine,  sous  un  ciel  bas 
et  enfume  de  cheminées  d'usines,  il  évoquait, 
animait  rien  qu'avec  le  souffle  d'une  bouche 
sans  dents,  démesurément  ouverte,  rien 
qu'avec  les  débris  d'une  voix  aux  cordes 
bridées,  mais  d'une  accentuation  irrésistible, 
les  «  Spectres  et  larves  «  d'Orphée,  les  ber- 
gers fleuris  et  rococo  de  Monsigny  et  de 
Sedaine. 

Le  lendemain  de  mon  triomphe  comme 
acteur  et  chanteur  dans  les  salons  de  la 
marine.  —  je  dis  triomphe  et  vous  allez 
voir,  —j'arrivai  en  retard  au  ministère,  le 
souper  et  le  cotillon  m  ayant  fait  coucher  au 
petit  jour.  Mon  garçon  de  bureau,  qui  me 
guettait  du  fond  du  couloir,  se  jeta,  dès 
qu'il   m'aperçut  : 

—  Vite,  monsieur  Saint-Albe...  on  vous 
attend  chez  le  ministre...  Deux  fois  que  Son 
Excellence  vous  fait  demander. 

—  .Moi!...  Le  ministre? 


144  Souvenir 

Je  vis  tout  tourner,  les  murs  en  grisaille, 
les  fenêtres,  le  cuir  verni  des  doubles 
portes. 

Sur  la  grande  échelle  hiérarchique  allant 
de  l'empereur  au  cantonnier,  ce  que  repré 
sentait  un  ministre  à  cette  époque,  nos 
jeunes  de  maintenant  ne  peuvent  se  l'ima- 
giner. Un  petit  expéditionnaire,  même 
après  le  Rose  et  Colas  de  la  veille,  appelé 
dans  le  cabinet  de  M.  Ducos,  dans  son 
cabinet!  Il  fallait  voir  L'effarement  du  per- 
sonnel. 

Le  ministre  était  debout,  quand  j'entrai. 
Poivre  et  sel,  de  grands  traits  encadrés  de 
favoris  à  la  d'Orléans,  il  vint  à  moi.  vif  et 
familier,  et  me  poussa  par  l'épaule  vers  un 
personnage  très  chauve  et  de  grande  allure 
qui  se  chauffait  le  dos  à  la  cheminée. 

-  Mon  cher  comte,  voici  notre  oiseau 
bleu...  dit  le  ministre  avec  désinvolture 
et  déférence. 

Le  comte  me  regarda  une  minute,  à  fond, 
puis  m'interrogea  sur  mon  âge,  ma  fa- 
mille... <■  Marier...  pas  encore  d'enfant?... 
Ah!  tant  mieux...  »  Nonchalance  ou  fatigue, 


d'un  Chef  de  <  'abinei  i_p 

la  moitié  des  mots  restait  dans  sa  mous- 
tache. Je  ne  comprenais  pas  toujours  très 
bien,  éprouvant  du  reste  cet  embarras  où 
l'on  se  trouve  devant  quelqu'un  qui  se  croit 
très  connu  de  vous  et  dont  la  personnalité 
vous  échappe  totalement.  L'œil  vague,  l'es- 
prit en  défense,  on  écoute,  à  l'affût  d'un 
mot,  d'un  détail  pouvant  vous  mettre  sur  la 
voie.  Cet  air  de  réserve,  de  contrainte,  plut 
beaucoup:  je  l'ai  su  depuis,  et  j'en  eus  la 
preuve  immédiate,  puisque  le  «  cher  comte  » 
inconnu  m'offrait  de  me  prendre  comme 
chef  de  cabinet,  huit  mille  francs,  logé, 
chauffé...  le  rêve! 

—  Ça  vous  va? 
Si  ça  m'allait! 

— -  Eh  bien,  demain  matin,  sept  heures... 
au  quai  d'Orsay. 

Il  me  sourit  de  très  haut,  salua  de  même 
avec  une  grâce  insolente  que  je  n'ai  jamais 
connue  qu'à  lui  et  s'en  fut,  escorté  jusqu'au 
petit  salon  d'attente  par  le  ministre  qui  me 
revint  les  mains  tendues,  dans  un  bel  élan 
d'expansion  bordelaise  : 

—  Je  vous  félicite,  mon  cher  enfant. 

i3 


iqt»  Souvenir 

Je  le  remerciai  de  sa  sympathie  ;  puis,  au 
risque  de  lui  paraître  idiot  : 
-  Mais  qui  est-ce  donc? 

Je  ne  pouvais  rester  dans  mon  incerti- 
tude. Il  y  a  tant  de  comtes  à  Paris  et  le 
quai  d'Orsay  est  si  grand! 

M.  Ducos  me  regarda,  stupéfait  de  ma 
mine  ingénue. 

—  Comment!  vous  ne  savez  pas?...  Mora, 
voyons...  Le  président  du  corps  législatif. 

Et  quel  autre,  en  effet,  que  ce  grand 
sceptique  de  Mora,  cet  exquis  sybarite  qui 
affectait  dans  la  vie  de  peser  au  même  poids 
la  politique,  les  affaires,  la  musique,  l'amour, 
quel  autre  aurait  pu  choisir  pour  chef  de  son 
cabinet  de  vice-empereur  un  ténorino  de 
salon,  un  amoureux  d'opéra-comique  ?  Il  est 
vrai  que  sous  l'amateur  de  flonflons  exper- 
tisait un  subtil  déchiffreur  d'êtres,  un  très 
fort  maquignon  qui  connaissait  et  condui- 
sait les  hommes  encore  mieux  que  ses  écu- 
ries. Je  ne  fus  pas  long  à  m'en  apercevoir. 

Huit  jours  après  ma  rencontre  avec  .Mora, 
nous  nous  installions,  Ninette  et  moi, 
dans    les    dépendances    qu  on    appelle,   au 


d'un  Chef  de  Cabinet  147 

Palais-Bourbon,  l'hôtel  Feuchères.  une  dé- 
licieuse maisonnette  entre  cour  et  jardin,  où 
le  vieux  prince  de  Condé  logeait  sa  der- 
nière maîtresse. 

Le  premier  soir,  les  meubles  de  notre 
jeune  ménage  espacés  dans  les  deux  vastes 
pièces  salon  et  chambre  à  coucher,  nous 
allumions  toutes  les  bougies  pour  mieux 
jouir  des  hautes  glaces,  des  grands  plafonds 
dorés.  Nous  étions  libres:  Mora  chassait  à 
Chamarande  avec  l'empereur,  et  je  ne  crai- 
gnais pas  un  de  ces  affreux  coups  de 
timbre  qui  allaient  devenir  la  torture  de 
ma  vie,  m'arrivant  à  toute  heure,  le  matin, 
le  soir,  la  nuit,  m'arrachant  en  sursaut  du 
lit.  de  la  table,  enchaînant  ma  volonté  à  ce 
cordon  de  tirage  dont  l'effort  douloureux 
s'entendait  avant  le  «  ding!  »  sous  le  lierre 
épais  des  murailles. 

Comme  nous  étions  loin  du  petit  loge- 
ment des  Ternes,  dans  cet  hôtel  aux  portes- 
fenêtres  majestueuses  drapées  d'anciens 
lampas  de  cinq  mètres  de  haut,  ouvrant 
sur  la  terrasse  et  la  faisanderie!  «  Tu  sais, 
Nina,  c'est  à  cette  espagnolette,  là-bas,  au 


148  Souvenir 

fond,  qu'on  l'a  trouvé  pendu,  le  prince... 
Mais  non,  mais  non...  tu  t'effrayes...  ce 
n'est  pas  vrai...  puisque  le  vieux  Condé  est 
mort  en  province,  à  Saint-Leu,  je  te  dis...  » 
Et,  pour  achever  de  rassurer  Nina,  est-ce 
queje  n'imaginai  pas  —  ivresse  des  vingt  ans 
et  de  la  première  fortune!  —  d'esquisser  en 
face  de  ma  femme,  sur  le  parquet  de  Mme  de 
Feuchères,  un  fantastique  cavalier  seul 
baptisé  par  nous  séance  tenante  «  le  pas 
des  grandeurs  »? 

Les  bougies  du  salon  éteintes,  nous  pas- 
sions dans  la  chambre  où,  pendant  que 
Nina  se  couchait,  moi,  pareil  à  ces  ma- 
chines qui  enfin  rendues  en  gare  crachent 
encore  un  restant  de  vapeur  grondante  et 
fumante,  je  me  mis  à  écrire  à  mon  beau- 
père,  brave  vigneron  de  Bourgogne,  une 
lettre  enfantine,  délirante,  lui  annonçant 
notre  nouvelle  position;  et  pour  faire  com- 
prendre à  celle  âme  simple  mais  rapace  la 
chance  qu£  c'était  de  courir  sous  le  pavillon 
de  Mora,  le  fameux  brasseur  d'affaires,  je 
me  lâchai  dans  des  phrases  imbéciles... 
«  A  nous   le   Grand-Central,  papa,   et  les 


d'un  Chef  de  Cabinet  149 


«  tourteaux  de  Naples  et  les  raffineries  de 
«  Luheck!...  A  nous  les  coups  de  Bourse. 
«  les  trafics  avec  les  compagnies  et  les 
«  gros  pots-de-vin  des  expropriations!...  Le 
«  mot  du  père  Guizot,  un  ami  de  la  maison  : 
«  enrichissons-nous!...  Quand  nous  serons 
«  vieux  et  nos  chevaux  trop  gras,  l'Aca- 
«  demie  est  là  pour  les  donations  vertueuses 
«  et  l'Officiel  pour  les  restitutions  ano- 
«  nymes.  » 

Ma  lettre  fermée  sur  trois  pages  de  cette 
extravagance,  comment  la  pensée  me  vint- 
elle  de  la  porter  moi-même  à  la  poste  du 
Corps  législatif?  les  domestiques  étaient-ils 
couchés?  me  méfiais-je  d'eux?  Ces  souvenirs 
datent  de  si  loin  que  je  ne  saurais  rien  affir- 
mer. Ce  qui  est  très  net  et  que  je  certifie 
absolument,  c'est  qu'après  cette  précaution 
peut-être  irréfléchie,  je  m'endormis  ivre  de 
joie,  et  qu'en  entrant  le  lendemain  matin, 
dans  mon  cabinet,  à  l'entresol  de  la  prési- 
dence, je  trouvai  cette  coquine  de  lettre 
ouverte  sur  mon  bureau,  étalée,  balafrée  de 
crayon  bleu. 

Très  jeune,  une  fois,  je  me    suis  noyé, 

i3. 


i5o  Souvenir 

noyé  jusqu'au  râle,  jusqu'à  la  syncope.  J'ai 
connu  la  minute  où  l'on  meurt,  ce  dernier 
regard  où  tout  tient,  qui  ramasse  la  vie 
comme  dans  un  coup  d'épervier,  toute  la 
vie,  l'immense  et  le  menu,  le  frisson  de 
l'arbuste  au  soleil  sur  la  rive  en  face  qui 
monte,  monte  aux  yeux  qui  s'enfoncent;  et 
mille  choses  du  passé  perdues  et  lointaines, 
visages,  endroits,  sonorités,  parfums,  qui 
vous  assaillent  toutes  ensemble.  Cette  mi- 
nute d'angoisse  suprême,  je  la  revécus 
devant  ma  lettre  ouverte.  Comment  était- 
elle  là?  Lui,  là-haut,  qu'avait-il  pensé  en  la 
lisant,  en  retrouvant  au  clair  de  mon  écri- 
ture les  calomnies  chuchotées,  cette  basse 
légende,  menteuse  comme  toutes  les  lé- 
gendes, dont  Paris  enguirlandait  son  blason 
royal  de  bâtard:...  Les  mots  sortaient  de 
la  page,  se  bousculaient  devant  mes  yeux  : 
«  A  nous,  le  Grand-Central...  » 
Et  dans  le  silence  de  la  matinée  d'hiver 
ouatée  de  brume  blanche,  dans  la  tiédeur  de 
la  pièce  capitonnée,  en  écoutant  grésiller 
un  luxueux  feu  de  b<»is  derrière  le  pare 
étincelle,  le  roulement  sourd  des  voitures 


d'un  Chef  de  Cabinet  i5i 

sur  le  quai,  je  voyais  la  chambre  de  .Mme  de 
Feuchères,  ma  pauvre  Xinette  encore  cou- 
chée, savourant  son  luxe  nouveau,  les  joies 
de  cette  première  journée  suivie  de  journées 
pareilles,  puis  ma  rentrée  en  coup  de  ton- 
nerre :  «  Lève-toi...  Nous  partons...  C'est 
fini...  »  Car  c'était  fini,  sans  nul  doute.  Que 
répondre  à  un  homme  qui  venait  de  se  mon- 
trer si  bonr  Quelle  excuse  invoquer  devant 
la  preuve  irréfutable?  Ma  démission,  sans 
bruit,  sans  phrases,  c'était  le  seul  parti 
brave  et  digne.  .Mais,  mon  Dieu,  quel  arra- 
chement! 

Des  pas,  une  porte  discrète...  Je  me  re- 
tournai. Mora.  déjà  ganté,  le  chapeau  sur 
la  tête,  élégant  toujours,  mais  très  pâle,  la 
pâleur  transparente  des  matins  de  Paris. 
Sans  prendre  garde  à  mon  émotion,  visible 
pourtant  jusque  dans  mon  hésitant  salut,  il 
me  tendit  un  papier  : 

«  Avez-vous  du  monde  là?...  Il  me  faut 
deux  copies  de  ceci...  très  nettes...  pour 
l'empereur  et  l'impératrice...  »  Il  ajouta  en 
se  rapprochant  de  mon  bureau  :  «  Voyez  m 
vous  lisez  mon  écriture...  i 


i52  Souvenir 

C'était  le  projet  de  son  prochain  discours 
pour  l'ouverture  des  chambres,  écrit  de  sa 
petite  cursive  nerveuse,  la  moitié  des  mots 
inachevés  comme  lorsqu'il  parlait.  Je  lisais 
parfaitement. 

-  Alors  faites  vite,  et  apportez-moi  ça 
aux  Tuileries  où  je  vais. 

En  même  temps,  nos  regards  se  rencon- 
traient électriquement  sur  ma  lettre  : 

-  Déchirez  cette  vilenie...  me  dit-il  tout 
bas,  sans  me  regarder. 

-  Oh!  monsieur  le  comte... 

-  Plus  un  mot.  11  y  a  cela  entre  nous 
désormais...  'Fâchez  que  je  l'oublie. 

Et  il  s'en  alla. 

Ah!  le  maître  homme.  Comme  il  me  tint 
solidement  avec  cette  lettre!  Quel  caveçon! 
Nous  n'en  parlions  jamais;  mais  que  de  fois 
je  l'ai  retrouvée  dans  l'ironie  de  son  œil 
clair  posé  sur  moi. 

«   A  nous  le  Grand-Central,  papa!...  » 

Et  voyez  ce  que  sont  les  hommes.  A 
quelques  mois  de  là,  un  soir,  en  faisant  ma 
caisse,  à  la  présidence,  je  m'aperçus  qu'il 
me    manquait  deux   louis.  Je  guettai  mon 


l'un  Chef  de  Cabinet 


garçon  de  bureau,  c'était  lui.  Pauvre  diable, 
marié,  des  tas  d'enfants;  j'eus  pitié.  .Mais, 


MKi 


me  souvenant  de  la  leçon  de  Mora,  je  m'en 
servis  à  mon  tour.  Le  coup  de  la  lettre,  le 
même,  avec  la  même  voix  cinglante  et  le 


154       Souvenir  d'un  Chef  de  Cabinet 

regard  de  côté  :  «  Il  y  a  deux  louis  entre 
nous,  Grandperron,  tâchez  de  me  les  faire 
oublier.  »  Il  me  remercia  en  pleurant  et, 
huit  jours  après,  raflait  toute  la  caisse. 
J'appris  ainsi  que  les  leçons  ne  servent 
jamais. 

J'appris  bien  d'autres  choses  encore,  chez 
Mora. 


La  Leçon  d'Histoire 

(1872) 


La  Leçon  d'Histoire 

(1872) 


Après  le  déjeuner,  qui  avait  été  abondant 
et  délicat  à  l'ordinaire,  le  maréchal,  un  peu 
alourdi,  alluma  un  bon  cigare  et  se  mit  à 
arpenter  les  petites  allées  sablées  de  son 
jardin,  au  bras  de  l'aide  de  camp  de  ser- 
vice. On  était  au  commencement  d'octobre, 
la  veille  ou  Pavant-veille  du  conseil  de 
guerre,  il  faisait  un  jour  doux  et  gris,  une 
atmosphère  calme  où  l'on  n'entendait  rien 
que  quelques  roulements  de  tambour  du 
côté  de  Satory,  et  les  trains  qui  passaient  à 
travers  bois  avec  un  bruissement  de  vapeur 
et  de  feuillages. 

Le  maréchal  marchait  sans  rien  dire,  d'un 
air  préoccupé.  Tout  à  coup  il  s'arrêta  et,  se 
tournant  vers  l'aide  de  camp  de  service  : 
«Je  voudrais,  fit-il,  que  vous  m'expliquiez 


i58  La  Leçon  d'Histoire 

ce  que  c'est  qu'un  certain  amiral  Byng  dont 
les  journaux  ont  parlé  à  propos  de  mon 
affaire...  J'imagine  que  ce  doit  être  quelque 
héros  cascadeur  des  Variétés  ou  du  Palais- 
Royal,  comme  l'amiral  suisse  ou  le  général 
Boum...  n'est-ce  pas  vrai,  colonel  r  » 

L'aide  de  camp  de  service,  qui  par  hasard 
n'était  pas  sans  lecture,  savait  parfaitement 
ce  qu'on  lui  demandait,  mais  il  était  un  peu 
embarrassé  pour  répondre.  Cependant  il  crut 
devoir  détromper  son  chef  et  lui  expliqua 
que  l'amiral  Byng  était  un  marin  anglais  du 
xvmc  siècle,  qu'une  escadre  française,  com- 
mandée par  M.  de  LaGalissonnière,  avait  eu 
l'honneur  de  battre  et  de  mettre  en  fuite,  en 
face  de  Port-Manon  qu'assiégeait  alors 
Richelieu. 

LE  MARÉCHAL. 

Ah!  oui...  Richelieu...  le  grand  cardinal... 
Parfaitement...  j'en  ai  entendu  parler. 

l'aide  de  CAMP;  timidement. 

Pardon,  maréchal.  Ce  n'est  pas  ce  Riche- 
lieu! C'est  un  autre. 


La  Leçon  d'Histoire  i5ç 

le  maréchal,  très  surpris. 
Ah!  vraiment,  il  y  en  a  un  autre:...  Je 
n'aurais  jamais  cru...    Mais  continuez,  co- 
lonel. 

laide  de  camp,  embarrassé. 

En  vérité,  maréchal,  cette  histoire  est  si 
lugubre...  je  ne  sais  si  je  dois... 

LE  MARÉCHAL. 

Allez  donc  !  allez  donc  ! 
l'aide  de  camp  s'incline  et  continue. 

Votre  Excellence  doit  savoir  que  les  An- 
glais ont  eu  de  tout  temps  l'amour-propre 
national  excessivement  chatouilleux.  Aussi 
ce  combat  de  Port-Manon  fut  pour  eux  un 
coup  terrible;  moins  encore  comme  perte 
matérielle  —  Byng  avait  lâché  pied  avant  la 
fin  de  la  bataille  —  que  comme  effet  moral, 
influence  perdue.  Pour  expliquer  sa  con- 
duite, l'amiral  prétendait  qu'il  avait  eu  le 
vent  contraire  et  que,  la  partie  lui  parais- 
sant mal  engagée,  il  avait  préféré  se  dé- 
rober au  combat  pour  conserver  une  flotte  à 
l'Angleterre. 


iôo  La  Leçon  d'Histoire 

LE  MARÉCHAL 

Tiens!    c'est    comme    moi...    Continuez 
donc,  colonel. 

l'aide  de  camp. 
Byng  étant  bien  en  cour  et  n'ayant  que  de 
beaux  états  de  service,  le  roi  George  se 
contenta  de  lui  retirer  son  commandement. 
Mais  en  Angleterre  ce  fut  un  cri  de  rage. 
Ce  nom  de  Byng,  si  honoré,  si  acclamé 
jadis,  devint  un  objet  de  mépris  et  de  haine. 
Le  peuple  en  fit  une  injure,  et  le  sentiment 
national  est  si  fort  dans  ce  diable  de  pays 
que  le  roi  George  eut  la  main  forcée.  Un 
an  après  sa  catastrophe,  l'amiral  Byng  fut 
traduit  devant  un  conseil  de  guerre. 

LE  MARÉCHAL. 

Encore  comme  moi!... 

l'aide  de  camp. 

Le  procès  fut  long,  très  embrouillé.  La 

politique,    les   cours    étrangères,    tout    le 

monde   s'en   mêla.    Byng   écrivit  mémoires 

sur  mémoires.  Il  invoqua  le  témoignage  de 


•  ' 


MAIS   C'EST    TOL'T  A  FAIT  COMME 


MOI. 


Li  Leçon  d'Histoire  i63 

ses  officiers;  il  eut  même  recours  à  ses 
vainqueurs,  à  La  Galissonnière,  à  Riche- 
lieu, dont  une  lettre  tout  à  l'honneur  de 
l'amiral  figure  au  procès. 

LE   MARÉCHAL. 

Mais  c'est  tout  à  fait  comme  moi...  Ah! 
çà,  j'espère  bien  qu'ils  l'ont  acquitter... 

l'aide  de  camp. 
Non.    maréchal.    On    tenait   à    faire    un 
exemple...    Byng  fut  condamné  à    l'unani- 
mité. 

LE  MARÉCHAL. 

A  quoi  le  condamna-t-onr...  A  la  dégra- 
dation r 

l'aide  de  camp,  emb.irr.isse. 
Non.  maréchal. 

LE  MARÉCHAL. 

A  l'exil? 

l'aide  de  camp,  de  plus  en  plus  embarrassé. 
Non,  maréchal. 


164  La  Leçon  d'Histoire 

LE   MARÉCHAL. 

Quoi  donc  alors?... 

l'aide  de  camp. 

L'amiral  Byng  fut  fusillé  dans  la  rade  de 
Portsmouth,  à  bord  de  son  vaisseau 
amiral. 

le  maréchal,  après  un  silence. 

("est  terrible!...  On  avait  donc  eu  des 
preuves  de  sa  trahison?... 

l'aide  de  camp. 

Pas  le  moins  du  monde.  Le  conseil  de 
l'amirauté  rendit,  au  contraire,  justice  à  sa 
bravoure  personnelle  et  à  l'honnêteté  de 
ses  intentions.  Le  décret  qui  le  condamnait 
à  mort  portait  seulement  :  pour  n'avoir  pas 
fait  dans  le  combat  tout  ce  qu'il  était  en  son 
pouvoir  défaire. 

Ah!  lit  le  maréchal  devenu  tout  pensif, 
et  il  continua  à  marcher  dans  le  petit  jardin, 
de  ce  pas  régulier,  inconscient,  qui  l'ait 
comme    un    balancier    aux    pensées   trop 


La  Leçon  d'Histoire  i65 

lourdes.  De  temps  en  temps,  il  s'arrêtait 
et  répétait  à  mi-voix,  en  se  parlant  à  lui- 
même  :  pour  n'avoir  pas  fait  dans  le 
combat  tout  ce  qu'il  était  en  son  pouvoir  de 
faire. 


Les  S 


anguinaires 


Les  Sanguinaires 


Pendant  l'hiver  de...  —  la  date  est  trop 
lointaine,  ne  me  demandez  pas  de  la  préci- 
ser _  les  médecins  m'avaient  envoyé  faire 
une  cure  de  soleil  et  d'oranges  au  bord  de 
la  mer  bleue  dans  les  jardins  d'Ajaccio. 

Est-il  vrai  que  la  politique  occupe  et  pas- 
sionne exclusivement  la  Corse  d'aujourd'hui  ? 
Je  l'ignore;  mais  au  temps  dont  je  parle,  en 
plein  second  Empire,  d'une  pointe  de  l'île 


Les  Sanguinaires 


à  l'autre,  de  la  place  du  Diamant  à  la  cime 
du  Monte-Rotondo,  c'est  le  jeu,  la  folie  du 
jeu  qui  tenait  tout.  J'ai  vu,  dans  le  maquis, 
des  bergers  —  gardant  leurs  bêtes  —  jouer 
entre  eux  à  la  scopa  une  pipe  contre  un 
couteau,  un  mouton  contre  un  fromage.  Des 
curés  de  village  m'ont  invité  à  entrer  dans 
leur  «  précipitère  »  pour  y  faire  la  partie. 
A  Ajaccio  les  petites  cigarières  de  la  rue  de 
la  Préfecture,  brunes  et  bien  roulées  comme 
leurs  trabucos,  prenaient  sur  le  temps  si 
court  du  déjeuner  pour  tripoter  le  carton. 
Moi-même  à  peine  arrivé,  j'avais  gagné  le 
mal  du  pays  et  ma  cure  de  soleil  se  passait 
au  Cercle  à  faire  la  bouillotte  avec  de  vieux 
messieurs,  ou  le  baccara  de  la  jeunesse  bril- 
lante. 

Un  soir  de  déveine  et  de  mélancolie,  je 
m'étais  écarté  du  jeu  et,  le  front  contre  là 
vitre  toute  mouillée  des  embruns  de  la  mer 
voisine  et  de  la  nuit,  je  songeais  plein  de  re- 
mords, au  temps  pcrdu.au  travail  en  retard, 
à  l'avenir  qui  réapparaissait  aussi  obscur, 
aussi  incertain  que  toute  cette  ombre  mou- 
vante, cet  abîme  de  ciel  et  d'eau  traversé 


GARDANT   LEURS   BÊTES,   JOUER   ENTRE    EUX   A   LA   SCOPA. 


Les  Sanguinaires  173 

par  les  feux  intermittents  d'un  grand  phare. 
au  li un.  en  face  de  moi.  Soudain  une  main 
se  posa  sur  mon  épaule,  et  j'entendis  la  voix 
railleuse  du  papa  Yogin.  un  des  anciens  du 
Cercle,  qui  avait  connu  .Mérimée  : 

—  Eh  bien,  monsieur  le  continental,  que 
regardez-vous  avec  cette  attention  r 

—  Je  regarde  la  lumière  du  phare,  mon- 
sieur Yogin.  elle  me  fait  envie. 

Les  minces  lunettes  du  bonhomme  fil- 
trèrent un  sourire  de  malice  et  de  com- 
préhension. 

—  C'est  vrai  que  vous  seriez  mieux  là 
pour  travailler  qu'à  Ajaccio. 

Et  tout  de  suite  il  ajouta  : 

—  Le  phare  des  Sanguinaires  est  dans 
mon  service  d'ingénieur.  Il  s'y  trouve  une 
chambre,  que  j'occupe  quand  je  vais  en 
inspection.  Disposez-en  si  le  cœur  vous  en 
dit.  Justement,  demain  matin,  la  barque  des 
Ponts  et  Chaussées  va  porter  là-bas  les 
vivres  réglementaires  et  le  gardien  de  re- 
change. Partez  avec  elle.  Je  vous  donnerai 
une  lettre  pour  le  gardien  chef.  Dans  dix 
jours,  la   barque    retournera  aux   Sangui- 

i5. 


174  Les  Sanguinaires 

naires,  elle  fait  le  voyage  trois  fois  par 
mois.  Si  au  bout  de  dix  jours  la  solitude 
vous  ennuie,  vous  reviendrez.  Dans  le  cas 
contraire,  vous  resterez  au  phare  aussi  long- 
temps que  cela  pourra  vous  être  agréable. 
Le  lendemain,  au  point  du  jour,  la  cha- 
loupe m'emportait  avec  mon  bagage.  Au 
départ,  il  faisait  un  temps  radieux,  mais  vers 
midi,  la  tramontane  se  leva  et,  pendant  plus 
d'un  mois,  souffla  dans  la  même  trompette. 
Le  phare  devint  inabordable,  j'étais  bouclé. 
A  plusieurs  reprises,  la  barque  des  Ponts 
et  Chaussées  parut  au  large  de  l'île,  mon- 
trant sa  carène  blanche  sur  la  mer  soû- 
les ée.  Nous  échangions  des  gestes  déses- 
pérés, des  paroles  dispersées  par  le  vent. 
Tout  le  mois  de  décembre  et  la  première 
semaine  de  janvier  se  passèrent  ainsi.  La 
réclusion,  à  la  longue,  me  semblait  lourde. 
Eparpillé  dans  l'infini  du  ciel  et  de  la  mer. 
je  ne  travaillais  guère  plus  qu'à  Ajaccio. 
A  peine  si  j'avais  le  courage  de  jeter  mes 
impressions  de  chaque  jour  sur  un  de  ces 
petits  cahiers  qui,  déjà  dans  ce  temps-là. 
m'accompagnaient    partout;    notations    ra- 


; 


DE    LAISSER   A   MES   NOIES    LEUR   ACCENT    D 'AUTHENTICITÉ. 


Les  Sanguinaires  177 

pides,  prises  pour  moi  seul  et  sans  le  moin- 
dre souci  littéraire.  J'ai  sous  les  yeux  un 
cahier  de  cette  époque,  et  c'est  en  le  feuil- 
letant que  Tidée  m'est  venue  d'en  détacher 
quelques  pages.  Je  m'efforcerai  de  laisser  à 
mes  notes  leur  accent  d'authenticité,  bien 
que  sur  ces  petites  feuilles  amincies,  élimées 
par  le  temps,  avec  cette  encre  vieillie,  fanée, 
les  mots  soient  comme  perdus  dans  un 
lointain  de  rêve,  à  ce  point  évanouis  que 
souvent  ma  plume  a  dû  repasser  sur  eux 
pour  les  rappeler  à  la  vie. 


Les  Sanguinaires  179 


Lundi,  2\  décembre,  veille  de  Xoel. 

Sept  heures.  Le  jour  s*en  va.  Des  trois 
hommes  de  service,  Dinelli,  le  gardien  chef, 
vient  de  monter  dans  la  lanterne  pour  le  pre- 
mier quart,  de  sept  à  onze:  Bertolo.  qui  doit 
prendre  la  relève  jusqu'à  trois  heures  du 
matin,  est  allé  coucher  sa  longue  et  taciturne 
figure,  ainsi  que  l'énorme  pipe  en  terre 
rouge  dont  ses  lèvres  minces  et  rageuses 
mâchonnent  le  roseau,  même  en  dormant: 
enfin,  le  père  Trophime,  celui  que  nous 
appelons  le  Provençal,  achève  de  desservir 
la  table  où  nous  avons  dîné  tous  les  quatre 
assez  tristement,  la  porte  fermée,  la  barre 
mise  à  cause  de  la  tramontane  que  cette- 
fin  de  décembre  accroche  obstinément  au 
même  coin  du  ciel...  Les  bottes  de  marine  du 
vieux  gardien  talonnent  sur  les  dalles,  j'en- 
tends le  camarade  qui  ronfle  à  côté,  la  chaîne 
du  phare  qui  se  dévide,  Fégouttement  de 
l'huile  dans  le  grand  réservoir  de  fer-blanc. 


i8o  Les  Sanguinaires 

Sous  ces  hautes  voûtes  claires  et  stuquées 
que  L'ombre  gagne,  les  moindres  bruits  re- 
tentissent, échos  de  solitude  et  d'ennui  qui 
me  tombent  lourdement  sur  le  cœur... 

Pour  échapper  à  cette  angoisse,  je  sors 
sur  la  terrasse  un  moment.  C'est  un  terre- 
plein  de  quelques  mètres  carrés,  qu'entoure 
un  parapet  en  maçonnerie  blanche.  On  dirait 
la  plate-forme  à  décharger  le  grain  d'un  de 
nos  vieux  moulins  de  Provence...  Un  peu  de 
jour  y  traîne  encore,  quelques  rayons  ou- 
bliés par  le  couchant  sur  cette  cime  où  le 
phare  est  bâti.  Le  reste  de  l'île  au-dessous 
de  moi  se  perd  dans  des  flocons  de  brume 
violette.  On  ne  distingue  plus  rien,  ni  la  tour 
génoise  en  ruine  à  la  pointe  extrême  du  ro- 
cher, ni  les  logettes  aux  portes  disjointes  et 
battantes  du  vieux  lazaret  abandonné  dans 
les  pâles  verdures  du  rivage,  pas  même  les 
lourds  écheveaux  d'écume  blanche  qui.  de- 
puis le  premier  jour  de  mon  arrivée,  s'en- 
chevêtrent autour  de  l'île  et  la  rendent  ina- 
bordable... 

Trois  semaines!...  seulement  trois  semai- 
nes que  je  suis  ici!...  Et  il  me  semble  qu'il 


LES  LOURDS  ECIIEVEAUX  D  ECUME  BLANCHE  QUI... 


Les  Sanguinaires  i83 

y  a  plus  d'un  an.  Oui.  plus  d'un  an  que  m'est 
apparu,  dans  le  frisquet  du  matin,  le  groupe 
d'îlots  rouges  épars  à  l'entrée  du  golfe  et 
qu'on  appelle  «  les  Sanguinaires  ».  Sur  la 
plus  haute  cime  de  ces  roches,  la  lanterne 
du  phare  étincelait  au  soleil  levant,  et  par 
l'étroit  sentier  dégringolant  entre  les  touf- 
fes de  lentisques  et  d'absinthes  sauvages, 
je  voyais,  guère  plus  gros  que  des  merles 
de  roche  à  cette  distance,  deux  ou  trois  bons- 
hommes qui  descendaient  en  courant  au- 
devant  de  la  chaloupe,  avec  leurs  vareuses 
toutes  gonflées  par  la  bourrasque.  Je  don- 
nai ma  lettre  au  gardien  chef,  un  petit  noi- 
raud, barbu,  tout  en  bronze,  que  ma  visite 
emplit  de  stupeur.  Ils  avaient  cru  d'abord  à 
une  inspection,  mais  leur  inquiétude  aug- 
menta quand  ils  apprirent  que  le  mystérieux 
voyageur  s'installait  et  qu'il  fallait  lui  don- 
ner l'appartement  d'honneur. 

Les  premiers  jours,  il  y  eut  de  la  méfiance. 
On  me  servait  dans  ma  chambre,  une  cham- 
bre splendide,  haute  et  vaste,  aux  lambris 
vernissés  et  dont  les  trois  fenêtres  ouvraient 
sur  la  pleine   mer;  mais,  tout  le  temps  de 


Les  Sanguinaires 


mon  séjour,  la  tramontane  m'obligea  à  tenir 
fermés  les  volets  de  fonte  de  deux  de  ces 
fenêtres,  et  la  lumière  m'arrivait  du  côté 
seul  d'où  ne  venait  pas  le  vent.  Ces  repas 
solitaires  dans  une  pièce  qui  louchait  m'en- 
nuyèrent vite,  et  je  demandai  aux  gardiens  à 
manger  avec  eux.  J'avais  apporté  des  provi- 
sions, des  conserves,  une  bonne  eau-de-vie. 
Eux  m'offraient  des  légumes  secs,  le  pois- 
son de  Trophime  le  Provençal,  très  adroit 
pêcheur  d'oursins  et  de  rascasses.  Dès 
le  premier  repas,  la  connaissance  était 
faite. 

Trois  types  très  différents,  ces  gardiens, 
avec  une  passion  commune  :  la  haine.  Ce 
qu'ils  se  haïssent  tous  les  trois  !  J'avais  en 
arrivant  commencé  quelques  vers  restés  ina- 
chevés sur  la  table  de  ma  chambre.  Dès  le 
premier  soir,  le  chef  me  prévint  au  moment 
de  prendre  la  relève  :  «  Méfiez-vous  de  mes 
camarades,  ne  laissez  rien  traîner.  »  Le  len- 
demain, Bertolo  m'en  disait  autant;  et  le 
vieux  Trophime,  avec  le  sourire  de  lago. 
m'engageait  à  garder  sur  moi  la  clef  de  ma 
chambre.  C'est  lui  pourtant  qui  me  paraît  le 


-«s* 


IL   CHASSE. 


ï6 


Les  Sanguinaires  187 

moins  enragé  des  trois.  Il  a  des  yeux  de 
lézard,  luisants  et  doux,  une  barbiche  blan- 
che inoffensive  qui  sautille  si  drôlement  pen- 
dant qu'il  chante  ses  motets  provençaux. 
Très  adroit  cuisinier,  sans  rival  pour  l'aïoli 
et  la  bouillabaisse,  il  est  toujours  en  quête 
de  quelque  fricot,  il  chasse,  il  pèche,  cherche 
des  œufs  de  gouailles  dans  les  roches,  et 
très  exactement,  matin  et  soir,  fait  le  tour 
de  l'île  pour  s'assurer  si  la  mer  n'a  pas  jeté 
d'épave  bonne  à  prendre.  Il  a  parfois  des 
aubaines,  entre  autres  un  certain  baril  de 
rhum  resté  légendaire  dans  le  phare. 

En  dehors  du  service,  les  deux  autres  ca- 
marades ne  s'occupent  de  rien.  Ce  sont  des 
fonctionnaires,  des  messieurs  de  l'adminis- 
tration, ils  croiraient  déroger  en  faisant  n'im- 
porte quoi.  Toute  la  journée,  je  les  vois 
jouer  à  la  scopa,  jeu  d'astuce  et  de  méfiance, 
où  les  mains  dissimulent  les  cartes,  où  les 
veux  se  guettent  en  dessous.  Quand  ils  ne 
jouent  pas,  ils  combinent,  ruminent  de  mau- 
vais coups  contre  l'autre,  le  camarade.  Tem- 
péraments corses,  ardents,  vindicatifs,  la  vie 
solitaire  développe  chez  eux  cette  sombreur 


Les  SanguirCàires 


de  nature,  et  ce  n'est  pas  le  temps  qui  leur 
manque  pour  fignoler  leurs  vendettas. 

Dinelli,  le  gardien  chef,  qui  «  a  travaillé 
pour  être  prêtre  »,  est  le  seul  qui  lise  un  peu. 
Mais  la  bibliothèque  du  phare  n'est  pas 
riche:  elle  se  compose  d'un  Plutarque  dépa- 
reillé, à  tranche  rouge,  que  le  pauvre  homme 
ressasse  depuis  des  années  et  dont  il  se  re- 
présente les  personnages  comme  des  héros 
du  père  Dumas,  à  rapières  et  grands  pana- 
ches. Il  lit  surtout  la  nuit,  pendant  les 
heures  de  quart,  dans  la  lanterne.  Quand 
je  le  vois  monter  le  petit  escalier  tournant  à 
lamelles  de  cuivre,  son  gros  bouquin  rouge 
sous  le  bras,  je  pense  à  Shakespeare  et  au 
retentissement  que  les  histoires  de  Plu- 
tarque ont  eu  dans  son  cerveau.  Non  que  je 
prête  à  Dinelli  autant  d'imagination  qu'à 
Shakespeare,  mais  sa  chambre  noire  est  ter- 
riblement impressionnable,  à  lui  aussi.  Quand 
nous  sommes  seuls,  il  me  parle  de  Caton 
dTtique,  de  Démétrius  de  Phalère,  comme 
de  personnes  vivantes.  La  conversation 
manque  d'intérêt.  Aussi  je  préfère  aller  pé- 
cher avec   mon  ami   Trophime,  ou    encore 


UN   CERTAIN   BARIL   DE   RHUM 


Les  Sanguinaires 


191 


rester  à  rêvasser  dans  un  creux  de  roche 
jusqu'à  ce  que  le  porte-voix  m'appelle  [pour 
le  dîner.  Je   reg-arde   l'eau,  une  voile  [sur 


l'horizon,  la  côte  corse  toute  voisine  et.  au 
loin,  comme  un  fusain  léger,  l'île  de  l'Asi- 
nara. 

En  ce  moment,  pai  exemple,  du  haut  de 
la  terrasse  où  je  songe,  accoudé,  il  m'est 


iç2  Les  Sanguinaires 

impossible  de  rien  voir.  L'Asinara  et  la 
Corse  elle-même  ont  disparu.  La  mer  et  le 
ciel  se  confondent  dans  la  nuit.  Comme  tous 
les  soirs  à  pareille  heure,  le  vent  est  tombé 
pour  quelques  instants.  Tout  à  coup,  du 
fond  de  la  brume  m'arrive  une  clameur  rau- 
que,  la  sirène  d'un  transatlantique  forcé  par 
le  gros  temps  à  s'abriter  dans  la  rade 
d'Ajaccio  et  qui  frôle  la  pointe  de  l'île  sans 
que  je  distingue  seulement  un  mât,  une  che- 
minée. Au  beuglement  de  la  sirène  répond, 
plus  près  de  moi,  presque  sous  mes  pieds, 
une  longue  bramée  sinistre,  indéfinissable, 
qui  me  fait  songer  à  Fenimore  et  au  Der- 
nier des  Mohicans.  C'est  le  hennissement 
d'un  des  chevaux  malades  qu'on  a  mis  au 
vert  sur  notre  rocher.  Et  je  me  rappelle  ma 
terreur  la  première  fois  où  j'ai  fait  le  tour 
de  l'île,  en  voyant  se  lever  brusquement 
d'un  taillis  d'absinthe  jaune  deux  petits  po- 
neys corses  avec  de  longues  glaires  fila- 
menteuses, deux  baguettes  de  verre  qui  leur 
pendaient  aux  naseaux.  C'était  le  coin  des 
chevaux  morveux,  un  hôpital  et  même  un 
cimetière,  car  des  vols  de  corbeaux  tourbil- 


Les  Sanguinaires  iç3 


lonnent  toujours  sur  cette  partie  des  San- 
guinaires  qui  en  est  restée  pour  moi  tout 
assombrie. 

Depuis  quelque  temps  d'ailleurs,  ce  n'est 
pas  seulement  ce  coin  de  l'île,  mais  File 
entière,  et  le  phare,  et  la  vie  qu*on  y  mène. 
qui  me  semblent  sinistres.  Avec  cette  tra- 
montane infernale,  on  ne  peut  plus  pêcher. 
Plus  de  poisson,  jamais  de  viande.  Nous 
sommes  réduits  à  ce  qu'on  appelle  «  les  vi- 
vres de  mer  ».  Le  phare  en  a  pour  six  mois, 
la  réserve  ne  risque  donc  pas  de  s'épuiser: 
mais  ce  qui  s'épuise,  c'est  ce  que  nous  avions 
à  nous  dire.  J'ai  donné  tous  les  renseigne- 
ments possibles  sur  Caton  d'Utique  et  Démé- 
trius  de  Phalère;  je  sais  par  cœur  toutes 
les  histoires  de  bandits,  Quastana.  Bella- 
coscia,  que  Bertolo  nous  raconte  en  ha- 
chant des  feuilles  de  tabac  frais  dans  le 
creux  de  sa  main  avec  les  grands  ciseaux 
pendus  à  sa  ceinture. 

Très  animés  d'abord,  les  repas  sont  re- 
devenus silencieux  comme  avant  mon  ar- 
rivée. Les  antipathies  de  ces  pauvres  gens. 
leurs  crispations  nerveuses  commencent  à 


IQ4  Les  Sanguinaires 

me  gagner.  Je  prends  en  dégoût  celui-ci 
parce  qu'il  vient  à  table  avec  des  mains 
sales,  l'autre  parce  qu'il  mange  en  broutant 
comme  une  vieille  chèvre.  J'en  arriverai  à 
la  haine,  moi  aussi... 

Aujourd'hui,  le  dîner  a  été  particulière- 
ment lugubre,  on  n'a  pas  échangé  dix  pa- 
roles, mais  quels  mauvais  regards!...  Est- 
ce  l'approche  de  Noël,  du  Jour  de  l'An,  de 
ces  jolies  fêtes  de  fin  d'année?  Jamais  je  ne 
me  suis  senti  le  cœur  angoissé  comme  ce 
soir.  Dire  que  je  regrette  le  Cercle  d'Ajac- 
cio!  Je  voudrais  voir  des  lumières,  des  nap- 
pes blanches,  sortir  d'ici  enfin.  Quand  donc 
en  sortirai-jer  Si  la  tramontane  s'entête,  j'y 
suis  pour  tout  l'hiver...  En  attendant,  la 
voilà  qui  repique,  la  tramontane...  Un  grand 
jet  de  flamme  passe  au-dessus  de  ma  tête. 
C'est  le  phare  qu'on  allume.  Sa  traînée  étin- 
celante  sautille  au  loin  sur  les  vagues  en 
écailles  roses,  jaunes,  verdâtres.  11  fait 
froid,  ma  pipe  est  éteinte,  rentrons... 

Près  du  petit  escalier  tournant  qui  monte 
à  la  lanterne,  une  lampe  m'attend  sur  la 
table.  A  côté,  large  ouvert,  le  livre  de  bord 


Les  Sanguinaires  190 

sur  lequel  chaque  veilleur,  en  descendant. 
note  ses  observations.  J'allais  passer  dans 
ma  chambre  quand  j"entends  fredonner,  sur 
un  air  de  gavotte  qui  se  mêle  aux  huées  de 
la  rafale,  à  la  canonnade  lointaine  de  la 
mer  contre  les  brisants,  un  Noël  provençal, 
un  vieux  Noël  de  mon  enfance  : 

Voici  le  roi  .Maure 

Avec  se»  yeux  tout  trévirés... 

Doucement  je  pousse  une  porte,  et  dans 
la  grande  cuisine  aux  murs  crépis,  au  dal- 
lage en  damier  noir  et  blanc,  éclairée  seule- 
ment par  le  feu  de  la  cheminée  et  la  pâle 
lueur  que  découpe  sur  la  nuit  une  fenêtre 
ouverte  au  Sud,  du  côté  où  il  n'y  a  pas  de 
vent,  je  vois  le  vieux  Trophime  accroupi 
devant  l'âtre  et  qui  chante,  la  tête  entre  ses 
mains.  Il  s'excuse,  un  peu  confus  :  «  Que 
voulez-vous,  monsieur,  c'est  le  soir  de  Noël. 
Vous  êtes  Provençal  comme  moi,  vous  sa- 
vez la  place  que  cette  fête  tient  sur  notre 
calendrier...  Quand  on  est  seul  ces  soirs-là, 
on  pense  à  la  femme,  aux  enfants...  » 

Et  le  voilà  parti  à  me  raconter  son  his 
toire,  sa  famille... 


Les  Sanguinaires 


Il  s*est  marié  —  il  y  a  quelque  vingt-cinq 
ans  —  en  terre  de  Camargue,  au  village  des 
Saintes-Mariés.  Sa  femme,  veuve  d'un  gar- 
dien de  chevaux,  était  restée  seule,  encore 
jeune,  avec  son  garçonnet.  Trophime,  lui, 
gardait  le  feu  de  Faraman  non  loin  des 
Saintes-Mariés.  Ils  se  sont  connus  à  une 
ferrade,  une  de  ces  belles  courses  de  bœufs 
comme  il  s'en  donne  là-bas,  au  rivage  de  la 
mer,  et  où  les  femmes,  coiffées  du  velours 
arlésien,  galopent,  le  fer  au  poing,  sur  des 
camarguais  à  grande  crinière  blanche.  Ja- 
mais ils  n'auraient  quitté  ce  coin  de  terre 
admirable,  ces  gazons  fleuris  toute  l'année, 
ces  étangs  dans  lesquels  viennent  boire  les 
flamants  roses.  Mais  un  jour  le  garçon 
grandi,  devenu  homme,  épouse  une  fille 
d'Ajaccio  et  va  se  fixer  dans  le  pays  corse.... 
Alors  Trophime  s'est  fait  nommer  au  phare 
des  Sanguinaires,  où  sa  femme  est  venue 
le  rejoindre,  car  en  ce  temps-là  les  gar- 
diens avaient  leur  ménage  dans  l'île  avec 
eux 

Et  comme  je  lui  dis  : 

«  VOUS  deviez  être  bien  plus  heureux:...  » 


Les  Sanguinaires  19- 

Trophime  se  lève   et  marche  par  la  cui- 
sine en  agitant  ses  bras  : 

«  Plus  heureux!...  Nom  d'un  tonnerre!... 
Un  temps  de  bagne,  et  qui,  par  bonheur, 
n'a  dure  que  deux  ans:  sans  quoi  nous 
serions  devenus  fous...  Vous  avez  pu  voir 
par  vous-même,  monsieur,  qu'à  vivre  seuls 
sur  ce  rocher,  de  très  braves  gens  ne  par- 
venaient pas  à  s'entendre...  D'où  cela 
vient-il r...  Quelle  diablerie  méchante  se 
cache  dans  la  solitude  de  ces  pierres?  Tou- 
jours est-il  qu'entre  hommes  on  se  tient 
encore,  on  se  ménage;  la  haine  ne  se  mon- 
tre pas  à  visage  ouvert...  Les  femmes, 
elles,  rien  ne  les  arrête...  Pour  ne  pas  gêner 
le  service,  nous  avions  installé  les  nôtres 
tout  en  bas,  à  la  marine,  dans  ce  qui  reste 
de  l'ancien  lazaret,  où  nos  trois  familles 
tenaient  à  l'aise,  chacune  avec  sa  cour  et 
son  petit  jardin...  Ah!  bonne  mère  des  an- 
ges! le  train  qui  se  menait  là-dedans!...  Des 
cris,  des  miaulements,  à  croire  que  nos  mou- 
quères  se  dévidaient  les  tripes  tout  le  long 
du  jour.  La  mienne,  seule  Française  et 
«  continentale  ».  comme  on  l'appelait,  devait 


Les  Sanguinaires 


faire  tête  aux  deux  autres,  deux  vraies 
Corses,  qui  lui  en  voulaient  de  sa  vaillance  à 
tenir  la  maison,  de  son  ling"e  bien  lavé,  bien 
blanc,  tendu  sur  des  cordes  en  travers  du 
jardin.  Elle  nourrissait  aussi  quelques  poules 
que  les  enfants  de  nos  voisins,  des  tas  de  pe 
tits  Corsicos,  mauvais  comme  leurs  mères, 
s'amusaient  à  lui  exterminer  à  coups  de  ma 
traques.  Comme  si  ce  n'est  pas  nous  qui 
aurions  dû  être  méchants,  nous  qui  n'avions 
jamais  pu  avoir  d'enfants  et  dont  toute  cette 
jolie   marmaille  crevait   le   cœur. 

«  Tout  à  coup,  voilà  qu'après  quinze  ans  de 
mariage,  cette  grande  joie  d'un  petit  nous  est 
donnée...  De  la  joie,  et  puis  bien  du  tour- 
ment aussi,  vous  pensez,  quand  venait  l'heure 
du  service  et  que  je  laissais  ma  pauvre  Zani 
toute  seule  à  la  maison,  dans  l'attente  de 
son  bonheur  et  sans  personne  pour  lui  por- 
ter secours...  Ah!  monsieur,  vous  parlez 
de  haine...  Lorsque  ma  femme  s'est  accou 
chée,  le  sort  a  voulu  que  ce  fût  en  pleine 
mauvaise  saison.  Un  temps  comme  nous  en 
avons  un  en  ce  moment  :  la  mer  en  folie, 
des  paquets  d'eau  jusque  dans  nos  logetles 


Les  Sanguinaires  199 

du  lazaret...  La  sage-femme  d'Ajaccio  était 
prévenue  ;  mais  le  moyen  d'aborder  par  un 
temps  pareil:...  J'eus  beau  tirer  le  canon, 
hisser  le  drapeau,  faire  tous  les  signaux 
d'alarme,  la  chaloupe  ne  se  montra  même 
pas.  Et  croiriez-vous  que  le  moment  venu, 
ma  malheureuse  femme  n'a  pas  trouvé  près 
de  ses  voisines  l'assistance  d'un  conseil,  pas 
même  d'un  verre  d'eau r...  Dans  une  tribu 
de  sauvages,  une  chose  pareille  ne  serait  pas 
arrivée...  Vous  me  voyez  tout  seul,  près  de 
ce  lit  de  torture  et  de  misère,  avec  les  mains 
qui  me  tremblaient  et  mes  yeux  aveuglés  de 
larmes...  Heureusement,  celui  qui  est  né  la 
nuit  de  Noël  dans  la  paille  d'une  étable 
veille  d'en  haut  sur  toutes  les  nichées,  et 
malgré  la  méchantise  des  gens  et  du  sort, 
il  nous  est  venu  droit  du  Paradis  une  belle 
petite  fille  qui  a  dix  ans  maintenant  et  que 
sa  mère  élève  en  bonne  Provençale.  Au 
moment  où  je  vous  parle,  elles  sont  en 
Ajaceio  toutes  les  deux,  s'apprètant  pour  la 
messe  de  minuit.  Puis,  après  la  messe,  le 
garçon  qui  les  espère  à  la  maison  arrosera 
la  bûche  de  Noël  avec  elles,  en  chantant 


Les  Sanguinaires 


les  airs  de  Saboli,  notre  grand  musicien 
Avignonais.  C'est  à  quoi  je  pensais,  mon- 
sieur, quand  vous  êtes  entré...  » 

Ici,  le  vieux  gardien,  qui  n'a  cessé  de 
marcher  de  long-  en  large  en  parlant,  s'ar- 
rête devant  le  feu  et  le  regarde  sans  rien 
dire.  Il  est  «  en  Ajaccio  »  avec  sa  famille; 
et  moi  je  songe  à  cette  fièvre  de  haine, 
étrange  malaria  qur  se  gagne  dans  la  soli- 
tude et  dont  je  subis  moi-même  le  mysté- 
rieux frisson.  Je  me  représente  le  lazaret  du 
temps  des  trois  ménages,  ces  batailles  de 
femmes,  d'enfants,  de  poules,  ces  tueries 
dans  les  petites  logettes... 

...  Onze  heures  sonnent  à  la  grande  hor- 
log-e  du  phare.  On  entend  un  bruit  de  poids, 
de  chaîne  qui  se  dévide.  Des  pas  lourds  de 
sommeil  traînent  sur  les  dalles;  c'est  la  re- 
lève. La  porte  de  la  cuisine  s'ouvre;  avant 
de  monter  prendre  son  quart,  Bertolo  entre 
boire  à  la  bassine.  Il  nous  jette  un  regard 
noir,  méfiant  :  «  Qu'est-ce  qu'ils  conspirent 
la,  tous  les  deux  sans  lumière?  »  Puis  es- 
suyant sa  kbouche  rase  avec  la  manche  de 
son  pelone,  il  ramasse  sur  la  table  la  grosse 


LA   MKSSE    HE    MINUIT 


Les  Sanguinaires  2o3 


pipe  rouge  et  la  lampe  qu'il  y  a  posées,  et 
s'en  va  sur  un  «  bonne  nouit.  pinsouti  (Fran- 
çais) »,  qui  manque  de  mansuétude.  Derrière 
lui,  quand  Dinelli,  le  gardien  chef,  après 
avoir  signé  le  livre  de  bord,  s'est  enfermé 
à  deux  tours  dans  sa  chambre ,  alors  Tro- 
phime  vient  à  moi,  le  doigt  sur  les  lèvres. 
et  me  dit  tout  bas,  avec  des  yeux  farceurs, 
un  rire  silencieux  qui  fait  danser  sa  bar- 
biche de  vieille  chèvre  :  «  Nous  aussi,nous 
arroserons  la  bûche  de  Noël...  nous  pose- 
rons cachefeu,  comme  on  dit  chez  nous... 
vous  allez  voir...  » 

Il  enjambe  la  fenêtre  qui,  de  ce  côté-là, 
se  trouve  de  plain  pied  avec  le  rocher,  et 
presque  aussitôt  il  rapporte  une  racine  de 
tamaris  qu'il  jette  dans  l'âtre.  Puis  il  tire 
de  l'armoire  et  pose  à  mesure  sur  la  table 
trois  flambeaux,  des  verres,  une  bouteille 
de  Frontignan  et  un  pain  de  Xoel  à  l'anis, 
cuit  exprès  pour  la  circonstance;  tout  cela 
d'un  air  de  belle  humeur,  avec  des  cligne- 
ments d'yeux,  une  mimique  mystérieuse  et 
enfantine  qui  m'amuse. 

.Maintenant,  voilà  les  trois  chandelles  allu- 


204  Les  Sanguinaires 

mées,  le  pain  de  Noël  doré  et  rebondi  sur 
une  assiette,  et  le  Frontignan  en  rayon  de 
miel  dans  nos  deux  verres.  «  Minute!  »  dit 
Trophime,  retenant  mon  bras  au  moment 
où  je  vais  boire;  et  après  avoir  arrosé -de 
vin  blanc  le  pied  de  tamaris  tordu  comme 
un  souquillon  de  vigne,  il  le  jette  dans  le 
feu  avec  ces  paroles  sacramentelles  :  «  Al- 
lègre! allègre!  que  Xotre-Seigneur  nous 
allègre!  Si,  l'an  qui  vient,  nous  ne  sommes 
pas  plus,  mon  Dieu,  que  nous  ne  soyons 
pas  moins...  bûche  au  feu,  boutefeu!  » 

La  bûche  pétille  et  flambe  jusqu'au  pla- 
fond. Le  vin  d'or  reluit  dans  nos  verres,  et 
nous  trinquons  à  la  Provence,  en  reprenant 
le  Noël  qu'il  chantait  tout  à  l'heure,  le  défilé 
des  rois  mages  devant  la  crèche  de  l'enfant 
Jésus  : 

Voici  le  roi  .Maure 
Avec  ses  yeux  tout  trévirés; 

L'enfant  Jésus  pleure, 
Le  roi  n'ose  pas  entrer. 

Joseph  lui  fait  signe 
D'entrer  sans  cérémonie, 

Voir  notre  Seigneur 
Qui  les  attendait. 


ET    NOUS   TRINQUONS   A   LA   PROVENCE. 


Les  Sanguinaires  207 

«  C'est  pas  la  négrure 
«  C'est  pas  ça  qui  le  fait  pleurer, 
«  C'est  que  l'imposture 

«  Du  vieux  péché. 

Là-dessus,  rasades  nouvelles  suivies  d'un 
autre  Noël,  l'arrivée  des  bergers  et  leur 
offrande  au  petit  Jésus  : 

Ils  laissent  à  terre  deux  ou  trois  bons  fromages, 
Ils  laissent  à  terre  une  douzaine  d'ceufs  ; 
Joseph  leur  dit  :  Allons,  soyez  bien  sages, 
Tournez-vous-en  et  faites  bon  voyage, 
Bergers 
Prenez  votre  congé. 

Nos  voix  montent,  sonnent  sous  les 
voûtes,  et  à  mesure  c'est  dans  tout  mon 
être  une  douceur,  une  détente.  Ces  chan- 
sons, ce  vin  du  pays...  Je  ne  suis  plus  au 
phare  des  Sanguinaires,  mais  dans  la  cui- 
sine d'un  grand  mas  de  Provence,  aux 
murs  crépis,  au  sol  pavé  de  larges  dalles. 
Dehors,  au  lieu  des  huées  du  vent  et  de  la 
mer,  je  distingue  très  bien  dans  la  nuit 
d'hiver  le  carillon  de  la  messe  de  minuit.  Je 
me  figure,  derrière  les  vitres  allumées,  les 
ombres  qui  passent  et  repassent.  Des  nuées 


20S 


Les  Sanguinaires 


d'étincelles  montent  des  toits  en  fête  et  vont 
se  perdre  dans  le  ciel  froid,  criblé  d'étoiles. 


Allègre!  allègre!  Que  Notre-Seigneur  nou 
allègre  ! 
La  chanson  est  finie.  Le  vieux  Trophime 


Les  Sanguinaires  209 

s'est  levé,  détendu,  lui  aussi,  et  rayonnant. 
Il  taille  une  tranche  de  pain,  du  beau  pain 
de  Noël  qui  embaume  l'anis  et  la  pâte 
chaude,  remplit  à  ras  bords  un  verre  de  vin 
doré,  pose  le  tout  sur  une  assiette  et  cli- 
gnant vers  moi  ses  petits  yeux  bridés  : 

«  Dinelli  dort  trop  bien  pour  qu'on  le  ré- 
veille, mais  l'autre,  le  Bertolo,  sa  pipe  lui 
donne  soif...  Je  m'en  vais  trinquer  avec 
lui.  » 


Brave  homme  !  J'entends  ses  lourdes  bot- 
tes monter  le  petit  escalier,  puis  le  vitrage 
de  la  lanterne  qui  s'ouvre,  et  des  rires,  des 
éclats  de  voix  heureuses  dont  le  phare  n'a 
pas  l'habitude.  Ils  boivent,  là-haut:  faisons 
comme  eux.  Allègre!  allègre!  Sur  le  rocher 
des  Sanguinaires,  Noël  a  tué  la  haine,  au 
moins  pour  toute  une  nuit. 


iS. 


Le  Brise-Cailloux 


;i8i5) 


Le   Brise-Cailloux 

(1815 


Lorsqu'après  Waterloo,  l'Empereur  [Na 
poléon  passa  à  l'île  d'Aix.  à  la  veille  de  se 
livrer  aux  Anglais,  un  lieutenant  de  vais- 
seau nommé  Vildieu  lui  proposa  de  l'em- 
mener en  Amérique,  à  travers  les  lignes 
anglaises.  Ce  Vildieu  était  un  bonapartiste 
ardent,  excellent  marin,  ayant  tout  spécia- 
lement étudié  la  direction  des  petites  em- 
barcations en  pleine  mer:  il  répondait  de 
son  Brise-Cailloux  et  se  chargeait  d'aller 
avec  lui  jusqu'au  bout  du  monde. 

L'Empereur    l'écouta    longuement,    mar- 
chant à  grands  pas  sans  rien  dire  ;  à  la  fin, 


214  Le  Brise-Cailloux 

il  s'arrêta,  regarda  l'Océan  quelques  mi- 
nutes, puis  secoua  la  tête  et  ce  fut  «  non  ». 

Le  projet  Yildieu  n'inspirait  pas  confiance  ; 
il  aima  mieux  se  livrer  aux  Anglais. 

Quelques  mois  après,  le  lieutenant  Yil- 
dieu, qui  avait  son  refus  sur  le  cœur,  voulut 
prouver  que  sa  tentative  d'évasion  n'avait 
rien  d'irréalisable,  et  sur  ce  même  petit 
barquot  qu'il  avait  offert  à  Napoléon,  il 
cingla  vers  l'Amérique  avec  deux  aspirants 
de  marine  démissionnaires  dont  le  plus 
jeune  était  son  fils. 


La  traversée  fut  longue  et  rude.  Le  Brise- 
Cailloux,  soigneusement  aménagé,  avait  à 
son  bord  des  barils  d'eau  douce,  de  pem- 
mican  et  de  biscuit.  Pour  de  la  viande 
fraîche  il  n'y  fallait  pas  songer,  une  cage  à 
poules  aurait  tenu  la  moitié  du  pont;  jus- 
qu'au dernier  jour  les  distributions  de 
vivres  furent  réglées  avec  la  plus  rare  pru- 
dence et  l'équipage  n'eut  pas  trop  à  souffrir. 
Pourtant  ce  régime  de  viande  salée  devenait 
fatigant  à  la   longue,   les   bouches  étaient 


Le  Brise-Cailloux 


sèches,  on  avait  soif;  mais,  soif  ou  non. 
deux  rations  d'eau  par  jour,  jamais  davan- 
tage. Une  fois,  par  une  mer  d'huile,  quel- 
que chose  de  rond  vint  flotter  le  long  de  la 
barque. 

«  Une  pomme  à  tribord  !  »  cria  joyeuse- 
ment l'homme  de  la  barre.  C'était  une 
pomme,  une  belle  reinette  grise  au  milieu 
de  l'Océan.  Sans  doute  elle  était  tombée  de 
quelque  navire  passé  par  là,  la  veille  ou 
Pavant-veille  :  on  en  ht  hommage  au  capi- 
taine, mais,  bon  prince,  il  voulut  que  l'équi- 
page partageât  avec  lui.  Bien  qu'un  peu 
gâtée  par  l'eau  de  mer,  la  pomme  fut  trou- 
vée exquise,  et  ce  jour-là  on  ht  bombance 
à  bord  du  Brise-Cailloux. 

Si  le  voyage  avait  ses  bons  moments,  les 
mauvais  ne  lui  manquaient  pas  non  plus  : 
coups  de  vent,  journées  de  brume  épaisse, 
nuits  de  bourrasques,  sans  sommeil...  Par- 
fois, quand  la  mer  était  trop  dure,  on 
attachait  la  barre,  on  amenait  la  voile, 
l'équipage  s'enfermait  dans  l'entrepont  et 
à  la  garde  de  Dieu  ! 

Enfin,  au  bout  de  six  semaines,  la  côte 


2i6  Le  Brise-Cailloux 

d'Amérique  apparut;  il  était  temps,  on 
allait  manquer  d'eau.  Quelques  heures 
après,  le  Brise-Cailloux  entrait  au  port 
d'Halifax,  il  me  semble  bien. 

«  Ouf!  je  suis  arrivée,  »  dit  la  petite 
barque,  et  comme  dans  la  rade  il  y  avait 
trop  de  fond  pour  son  ancre,  elle  vint 
s'accrocher  au  flanc  d'une  frégate  qui  se 
trouvait  là.  Le  gros  navire  la  regardait 
faire,  étonné. 

«  D'où  venez-vous?  »  leur  cria-t-on. 

Nos  trois  héros  se  découvrirent  fièrement 

«  De  France!  » 

On  ne  voulait  pas  les  croire,  car  jamais 
jusqu'alors  pareil  voyage  n'avait  été  tenté. 


C'est  M.  Vildieu  fils,  le  dernier  survivant 
de  l'équipage  du  Brise-Cailloux,  qui  m'a  fait 
le  récit  de  cette  très  véridique  expédition,  il 
y  a  quelques  années,  un  soir  d'hiver.  L'aspi- 
rant de  1816  était  devenu  un  vieux  marin  de 
la  Douane,  sur  le  point  de  prendre  sa  retraite, 
mais  toujours  passionné  pour  la  mer.  Il 
m'emmenait  souvent  avec  lui  dans  ses  tour- 


Le  Brise-Cailloux  219 

nées  et  nous  avons  vu  ensemble  quelques 
jolis  coups  de  foutreau. 

Ce  soir-là.  fuyant  devant  le  gros  temps, 
nous  étions  venus  nous  abriter  en  face  de 
Bi  inifacio,  dans  une  petite  calanque  des  côtes 
de  Sardaig-ne.  Quelle  nuit!  quel  endroit 
divin!  Au  loin,  des  feux  de  charbonniers 
lucquois  s'allumant  parmi  les  roches  :  plus 
près,  une  équipe  de  corailleurs  napolitains 
qui  raccommodaient  leurs  filets  en  chantant. 
Puis  les  grandes  lueurs  claires  de  notre 
bivouac  se  reflétant  dans  l'eau,  les  matelots 
accroupis  tout  autour,  la  bouillabaisse 
odorante  qui  fumait,  et,  debout,  le  dos  à 
la  flamme,  avec  sa  moustache  blanche. 
sourire  sans  dents  mais  si  bon,  ses  pe- 
tits yeux  gris  tout  de  malice  héroïque, 
M.  Yildieu  nous  contant  l'odyssée  du  Brise- 
Cailloux. 

C'était  le  vrai  marin  ponantais.ee  Yildieu. 
Il  avait  fait  son  premier  voyage  à  sept  ans  : 
et  depuis,  toujours  en  mer  ou  sur  les  côtes. 
A  son  compte,  il  s'était  trouvé  à  dix-huit 
naufrages:  mais  ce  qu'il  ne  disait  pas,  ce 
sont  les  sauvetages   qu'il  avait  accomplis 


220     .  Le  Brise-Cailloux 

avec  son  instinct  de  terre-neuve.  Un  certain 
fusil  porte-amarre  dont  il  était  l'inventeur, 
et  qu'il  rêvait  de  voir  entre  les  mains  de 
tous  les  douaniers  de  la  côte,  revenait  tou- 
jours dans  la  conversation.  Il  avait  envoyé 
à  Paris  depuis  longtemps  l'exposé  de  ce 
fameux  système  et  s'étonnait  que  l'Académie 
des  sciences  fût  si  longue  à  lui  répondre. 
C'était  la  seule  tristesse  de  sa  vie.  Du  reste, 
la  plus  jolie  vieillesse  du  monde,  et.  dans 
le  danger,  toujours  le  mot  pour  rire.  Quand 
la  mer  devenait  vraiment  méchante,  il  vous 
avait  une  façon  réjouie  de  crier:  «  Veille 
à  l'écoute,  garçons,  on  va  tremper  le  nez 
dans  le  vinaigre  !  »  qui  vous  hérissait  la 
peau.  Puis,  en  pleine  bourrasque,  s'il  me 
voyait  «  croche  »  quelque  part  sur  le  pont, 
regardant  le  ciel  d'un  air  vague  et  serrant 
entre  mes  dents  à  la  briser  ma  pipe 
marseillaise,  éteinte  depuis  une  heure,  il 
me  glissait  dans  l'oreille  :  «  N'ayez  pas 
peur,  mon  camarade,  vous  êtes  avec  un 
ponantais....  Je  finirai  bien  par  me  noyer 
quelque  jour,  mais  ce  sera  dans  l'Océan.  « 
11    s'est    tenu     parole.     .M.    Vildieu    est 


Le  Brise-Cailloux 


22  I 


mort,  une  nuit,  sur  la  côte  bretonne,  en 
essayant  de  secourir  un  caboteur  en  détresse 
Ah!  le  pauvre  vieux!  S'il  avait  eu  là  son 
porte-amarre.... 


La  Fête  des  Toits 

Conte  de  Noël 


OH,  COMME    LES    TOITS    DE    PARIS   RESPLENDISSAIENT. 


La  Fête   des  Toits 


Conte  Je  Noël 


I 


Oh!  comme  les  toits  de  Paris  resplendis- 
saient cette  nuit-là!  Quel  silence,  quel 
calme,  quelle  clarté  surnaturelle!  En  bas. 
las  rues  étaient  noires  de  boue,  la  rivière 
1  >urde  de  glace;  le  gaz  triste  se  novait  dans 


228  La  Fête  des  Toits 

le  dégel  des  ruisseaux.  En  haut,  à  perte  de 
vue,  au-dessus  des  palais,  des  tours,  des 
terrasses,  des  coupoles,  sur  l'aiguille  mince 
de  la  Sainte-Chapelle  et  ces  milliers  de  toi- 
tures serrées,  inclinées  l'une  vers  l'autre,  la 
neige  étincelait  toute  blanche  avec  des  re- 
flets bleuâtres,  et  cela  faisait  comme  une 
seconde  ville,  un  Paris  aérien  suspendu  entre 
le  vide  de  l'ombre  et  la  lumière  fantastique 
de  la  lune. 

Quoiqu'il  fût  encore  de  bonne  heure,  tous 
les  feux  étaient  éteints,  pas  la  moindre  fu- 
mée ne  flottait  sur  les  toits.  Pourtant  les 
cheminées  heureuses,  où  chaque  jour  le  bois 
flambe  et  craque,  se  reconnaissaient  bien  au 
cercle  noir  que  la  fumée  élargit  aut<  >ur  d'elles 
et  à  leur  souffle  tiède  montant  dans  l'air 
glacé,  comme  l'haleine  de  la  maison  endor- 
mie. Les  autres,  rigides,  serrées  dans  la 
neige  épaisse,  gardaient  encore  des  nids  du 
dernier  printemps,  vides  comme  elles  de 
chaleur  et  de  vie...  Et  dans  cette  ville  haute, 
engourdie  de  blancheur,  que  les  rues  de 
Paris  traversaient  en  tous  sens  comme  d'im- 
menses crevasses,  les  ombres  de  toutes  ces 


*  S:i 


LES   MOINEAUX   DE   PARIS. 


La  Fête  des  Toits  23j 


cheminées  inégales,  déchiquetée?  et  noires 
ainsi  que  des  arbres  d'hiver,  s'entre-en  li- 
saient sur  des  avenues  désertes  où  personne 
n'avait  jamais  marché,  excepté  les  moineaux 
parisiens,  dont  les  traces  aiguës  et  sautil- 
lantes égratignaient  de  place  en  place  la 
neige  cristallisée.  A  cette  heure  même  une 
bande  de  ces  effrontés  petits  bohèmes  s'agi- 
tait, voletait  au  bord  d'une  gouttière,  et 
leurs  cris  troublaient  seuls  le  silence  reli- 
gieux, l'attente  solennelle  de  la  ville  des 
toits,  recouverte  entièrement  d'un  immense 
tapis  d'hermine  comme  pour  le  passage  d'un 
roi-enfant. 

LES   .MOINEAUX    DE    PARIS 

Nom  d'un  chien  !  qu'il  fait  froid  !  Pas 
moyen  de  dormir.  On  a  beau  se  mettre  en 
boule,  hérisser  ses  plumes:  la  gelée  vous 
réveille  et  vous  cingle. 

ux  .moin eau.  de  loin. 

Ohé!  les  autres,  ohé!...  vite  par  ici. 
J'ai  trouvé  une  vieille  cheminée  à  chapeau 
de  fonte,  où  l'on  a  fait  du  feu  très  tard. 


2.?2  La  Fête  des   Toits 

Nous  aurons  bien  chaud  en  nous  serrant 
contre  elle. 

TOUTE   LA   TROUPE    VOljllt  vers   llli. 

Tiens!  c'est  vrai.  Comme  on  est  bien. 
Comme  il  fait  chaud...  c'est  rien  de  le  dire. 
Vive  la  joie!  Piou.  piou.  Cui,  cui.  cui... 

LA   CHEMINÉE 

Voulez-vous  bien  vous  taire,  galopins.  11 
n'y  a  que  vous  vraiment  pour  oser  crier 
dans  un  moment  pareil,  quand  tout  se  re- 
cueille et  fait  silence.  Voyez  !  le  vent  lui- 
même  retient  son  souffle.  Pas  une  girouette 
ne  bouge. 

LES   MOINEAUX,    plttS  bas. 

Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc,  la  vieille? 

LA   CHEMINÉE 

Comment!  vous  ne  savez  pas  que  c'est  la 
fête  des  toits  cette  nuit?  VOUS  ne  savez  pas 
que  Noël  va  venir  l'aire  sa  distribution  aux 
enfants? 

LES    MOINEAUX 

Le  mi  Noël?... 


^* 


SI  VOLS  VOYIEZ  EX  BAS  DANS  LES  MAISONS... 


La  Fête  des   Toits 


LA   CHEMINEE 

Eh!  oui...  Si  vous  voyiez  en  bas  dans  les 
maisons  tous  ces  petits  souliers  rangés  de- 
vant la  cendre  tiède.  Il  y  en  a  de  toutes  les 
formes,  de  toutes  les  grandeurs,  depuis  les 
mignons  souliers  des  petits  pieds  qui  hési- 
tent, jusqu'aux  petites  bottes  qui  résonnent 
si  ferme  en  remplissant  de  train  tout  le 
logis;  depuis  le  brodequin  bordé  de  four- 
rures, jusqu'aux  petits  sabots  des  courses 
indigentes,  jusqu'à  ces  souliers  trop  grands 
qui  chaussent  par  hasard  des  pieds  nus. 
comme  si  le  pauvre  n'avait  pas  d'âge,  ni  le 
droit  d'être  enfant. 

LES   MOINEAUX 

Et  à  quelle  heure  doit-il  venir,  ce  merveil- 
leux petit  gosse?... 

LA   CHEMINÉE 

.Mais  tout  à  l'heure,  à  minuit...  chut! 
écoutez... 

l'heure,  d'une  voix  grave. 
Dan...  dan...  dan... 


236  La  Fête  des  Toits 

LA   CHEMINÉE 

Regardez  là-has  tout  le  fond  du  ciel  qui 
s'allume... 

les  .moineaux,  arec  l'élan  badaud  des  petits 
Parisiens  regardant  un  feu  d'artifice. 
Oh!  chic... 

l'heure,  continuant. 
Dan...  dan...  dan...  .Minuit!...  » 


I 


L  HEURE    D'UNE    VOIX   GRAVE      DAN...    DAN...    DAN. 


La  Fête  des  Te  ils  23ç 


...  A  peine  le  dernier  coup  de  minuit  est- 
il  sonné,  qu"une  grande  volée  de  cloches 
retentit  de  tous  les  côtés  à  la  fois.  Sous  les 
clochers  encapuchonnés  de  neige  elles  caril- 
lonnent à  la  hauteur  des  toits  et  comme 
pour  eux  seuls,  alternant  leurs  voix,  les  con- 
fondant, mêlant  les  carillons  aux  bourdons, 
s'éloignant.  se  rapprochant,  avec  ces  am- 
pleurs, ces  effacements  de  son  qui  viennent 
de  la  direction  du  vent  et  donnent  l'illusion 
d'un  clocher  tournant  comme  un  phare. 

LES   CLOCHES 

Baoum,  baoum.  .  Le  voilà.  C'est  lui,  c'est 
le  petit  roi  Noël. 

LE   VENT 

Hu...   Hu...  Sonnez  ferme,  mes  bonnes 


240  La  Fête  des  Toits 

cloches,  à  toute  volée,  encore  plus  fort.  Noël 
est  là,  il  me  suit...  Sentez-vous  cette  bonne 
odeur  de  houx  vert,  d'encens,  de  cire  par- 
fumée que  j'apporte  sur  mes  ailes?... 

LES   CARILLONS 

Dig  din  don...  Dig  din  don...  Noël!  Noël! 

LE   VENT 

Allons,  les  cheminées.  Qu'est-ce  que  vous 
avez  donc  à  rester  la  bouche  ouverte'-... 
Chantez  Noël  avec  moi...  En  avant  les  toits, 
en  avant  les  girouettes  ! 

LES   CHEMINÉES 

Ui...  l'i...  Noël!  Noël!! 

LES    GIROUETTES 

Cra...  Cra...  Noël!  Noël! 

une  tuile  trop  enthousiaste. 
Noël!  No...  [Dans  sa  joie  elle  fait  un 

bond  et  tombe  dans  la  rue.)  Patatras...  Bing  ! 

LES   MOINEAUX 

Quel  p<  »tin! 


EN   AVANT    LES   GIROUETTES. 


La  Fcte  des  Toits  243 

LA  CHEMINÉE 

Eh  bien!  les  moineaux,  vous  ne  dites  plus 
rien?...  C'est  maintenant  qu'il  faut  chanter. 

LES   .MOINEAUX 

Piou.  piou.  piou.  Cui,  cui,  cui...   Noël! 
Noël  ! 

LA    CHEMINÉE 

.Montez  donc  sur  mon  épaule,  vous  serez 
mieux  pour  voir. 

les  moineaux,  sur  la  cheminée. 
.Merci,  ma  vieille...   Oh!   que  c'est  joli, 
que  c'est  joli!...  Toutes  ces  lumières  roses, 
vertes,  bleues  qui  dansent  sur  les  toits. 

la  cheminée 
Et  cette  procession  de  corbeilles  pleines 
de  joujoux,  de  rubans,  de  fleurs,  de  bon- 
bons, tout  l'hiver  de  Paris  qui  passe  entouré 
de  dorures  et  de  couleurs  vives. 

les  moineaux 
Qu'est-ce  que  c'est  donc  que  ces  petits 


244  -^7  Fête  des  Toits 

hommes  qui  portent  les  corbeilles?  Est-ce 
que  c'est  des  rois  Noël,  tout  ça  r 

LA   CHEMINÉE 

.Mais  non.  Ce  sont  les  kobolds. 

LES   MOINEAUX 

Vous  dites r...  les... 

LA    CHEMINÉE 

Les  kobolds,  c'est-à-dire  les  esprits  fami- 
liers de  chaque  maison  qui  conduisent  Noël 
à  toutes  les  cheminées  où  il  y  a  des  petits 
souliers  qui  attendent. 

LES   MOINEAUX 

Et  Noël,  où  donc  est-il? 

LA   CHEMINÉE 

C'est  le  dernier  de  tous,  ce  petit  blond 
avec  ses  veux  si  doux,  ses  cheveux  en  rayons 
d'or  éparpillés  autour  de  lui  comme  des 
brins  de  paille  de  sa  crèche,  et  ses  joues 
roses  du  froid  de  l'air.  Regardez-le  mar- 
cher :  ses  pieds  effleurent  la  neige  sans 
laisser  de  trace... 


EST-CE   QUE   C'EST   DES   ROIS   NOËL,    TOUT   ÇA. 


L.i  Fête  des  Toits  24- 


LES   MOINEAUX 

Quil  est  beau!  On  dirait  une  image... 

LA   CHEMINÉE 

Chut!  écoutez... 


Lx  Fête  des   Toits  nqo. 


III 


A  ce  moment  une  voix  grave  et  jeune, 
perlée  comme  un  rire  de  baby,  résonna  dans 
cette  atmosphère  de  cristal  que  font  sur  les 
hauteurs  le  grand  froid  et  la  lune  claire.  Le 
Roi-enfant  s'était  arrête  sur  un  toit  en  ter- 
rasse, et  là.  debout,  entouré  de  tous  ses  pe- 
tits porte-corbeilles,  il  parlait  ainsi  à  son 
peuple  : 

NOËL 

Bonjour,  les  toits.  Bonjour,  mes  vieux 
clochers.  La  nuit  est  si  claire  que  je  vous 
vois  tous  dispersés  autour  de  moi  dansée 
grand  Paris  que  j'aime...  Oh!  oui,  mon' 
Paris,  je  t'aime,  parce  que  toi  qui  ris  de 
tout,  tu  n'as  pas  encore  ri  du  petit  Noël, 
parce  que  tu  crois  à  lui,  toi  qui  ne  crois  plus 
a  rien...  Aussi,  tu  vois,  je  viens  tous  les  ans. 


2.5o  La  Fête  des  Toits 

Jamais  je  n'ai  manque...  Je  suis  même  venu 
pendant  le  siège,  te  rappelles-tu ?...  C'était 

bien  triste  par  exemple.  Ni  feu  ni  lumière, 
les  cheminées  toutes  froides:  les  obus  qui 
sifflaient  sur  ma  tête,  trouant  les  toits,  ren- 
versant les  cheminées...  Et  puis,  tant  de- 
petits  enfants  qui  manquaient!...  J'avais 
trop  de  joujoux,  cette  année-là;  j'en  ai  rem- 
porté de  pleines  corbeilles...  Heureusement 
que  cette  nuit  il  ne  m'en  restera  pas.  On  m'a 
prévenu  que  j'aurais  beaucoup  de  petits 
souliers  à  remplir.  Aussi,  j'apporte  des 
jouets  merveilleux,  et  tous  français... 

UN    MOINEAU    DE   PARIS 

Bravo!  Je  le  gobe  ce  petit-là,  moi. 

TOUS   LES  MOINEAUX 

Piou.  piou...  Cui...  cui...  Vive  Noël! 

UN    VOL    DE    CIGOGNES,    passant    dans   le  ciel 

en  long  triangle. 
Oua...  oua...  Vive  Noël! 

le  vent,  bousculant  la  neige. 
Chante  donc  Noël,  toi  aussi!... 


PARIS   QUE  J  AIME-. 


La  Fête  des  Toits  253 

la  neige,  très  bas. 

Je  ne  puis  pas.  mais  je  l'encense.  Re- 
garde les  tourbillons  de  fine  pou- 
blanche  que  j'envoie  autour  des  corbeilles, 
dans  les  cheveux  blonds  de  mon  petit  roi... 
C'est  que  nous  nous  connaissons  depuis 
longtemps,  tous  les  deux.  Pense  que  je  l'ai 
vu  naître  là-bas;'  dans  sa  petite  étable... 

LE  VENT,   LES  CLOCHES,  LES  CHEMINÉES, 

chantant   ensemble  de   toutes  leurs  forces. 
Noël!  Noël!  Vive  Noël! 

NOËL 

Pas  si  fort,  mes  amis,  pas  si  fort.  Il  ne 
faut  pas  réveiller  tout  notre  petit  monde  de 
là-dessous...  C'est  si  bon  la  joie  qui  vous 
arrive  en  dormant,  sans  qu'on  y  pense... 
Maintenant,  messieurs  les  kobolds,  marchez 
avec  moi  sur  la  pente  des  toits,  nous  allons 
commencer  notre  distribution.  Seulement, 
cette  année,  j'ai  résolu  d'essayer  quelque 
chose.  Tout  ce  que  nous  avons  de  plus  beau 


204 


La  Fête  des  Toits 


comme  joujoux,  les  polichinelles  en  or,  les 
sacs  de  satin  pleins  de  pralines,  les  grandes 
poupées  tout  en  dentelles,  je  veux  que  tout 
cela  tombe  aux  plus  pauvres  souliers,  dans 


les  cheminées  sans  feu,  dans  les  mansardes 
froides,  et  que  nous  jetions  au  contraire  aux 
maisons  heureuses,  sur  le  velours  des  tapis, 
sur  les  fourrures  épaisses,  tous  ces  petits 
jouets  d'un  sou.  qui  sentent  la  résine  et  le 
bois  blanc. 


La  Fête  des  Toits 


LES   MOINEAUX   DE   PARIS 

Fameux,  fameux!...  Voilà  une  bonne  idée. 

LES    KOBOLDS 

-  Pardon,    mon   petit   Noël.    Avec  ton 


nouveau  système,  les  pauvres  seront  heu- 
reux, mais  les  riches  pleureront.  Et  dame! 
un  enfant  qui  pleure  n'est  plus  ni  riche  ni 
pauvre.  C'est  un  enfant  qui  pleure  ;  et  il  n'y 
a  rien  de  si  triste... 


256  La  Fête  des  Toils 


NOËL 

—  Laissez  donc.  Je  connais  mieux  cela 
que  vous...  Les  pauvres  seront  ravis  de  tou- 
cher à  ces  jouets  compliqués  qui  leur  pa- 
raissent si  tentants  derrière  la  vitrine  des 
magasins  et  dont  le  luxe  dore  n'ajoute  rien 
à  leur  valeur  de  joujou,  à  leur  grâce  d'amu- 
sement. Mais  je  parie  que  les  petits  riches 
seront  tout  aussi  contents  d'avoi  ■  pour  une 
fois  des  pantins  au  bout  d'une  ficelle,  des 
poupées  à  ressort,  toutes  ces  tentations  des 
bazars  à  treize  sous  où  ils  ne  sont  jamais 
entrés...  Allons,  voilà  qui  est  entendu.  A 
présent,  en  route,  et  dépêchons-nous.  Il  y  a 
tant  de  cheminées  à  Paris  et  la  nuit  est  si 
courte! 


La  Fête  des  Toits 


IV 


Là-dessus  les  petites  lumières  se  répari 
dirent  de  tous  les  côtés,  comme  si  l'on  avait 
secoué  sur  la  neige  des  toits  toutes  les 
branches  allumées  d'un  sapin  de  Noël.  Pas 
une  cheminée  n'était  oubliée,  depuis  les  pa- 
lais entoures  de  terrasses  et  d'arbres  blancs 
de  givre  jusqu'à  ces  pauvres  toits  de  mi 
sère  qui  semblent  s'étayer  l'un  l'autre  pour 
ne  pas  crouler  sous  le  poids.  Bientôt  sur 
toutes  les  maisons  de  Paris  on  entendit 
cette  sonnerie  de  grelots,  tous  ces  bruits 
fantaisistes  et  divers  qui  entourent  les  ma- 
gasins de  jouets,  les  bêlements  des  mou- 
tons, le  bégayement  des  poupées,  le  frois- 
sement des  satins  brodés,  les  crécelles,  les 
trompettes,  les  tambours,  les  roulettes  des 
chevaux  de  poste,  le  coup  de  fouet  des  pos- 
tillons, la  roue  ailée  des  moulins  à  vent. 
Tout  cela  s'agitait,  disparaissait,  bondissait 
le  long  des  cheminées.  Où  il  n'y  avait  pas 
d'enfants,  Noël  guidé  par  ses  kobolds  pas- 


La  Fête  des  Toits 


sait  vite  sans  se  tromper  ;  mais  quelquefois, 
au  moment  où  il  s'approchait  d'elle  les 
mains  pleines,  la  cheminée  chuchotait  de  sa 
bouche  noire  :  «  Il  est  mort,  c'est  inutile... 
11  n'y  a  plus  de  petits  souliers  dans  la 
maison...  Garde  tes  joujoux,  mon  petit  roi. 
Ça  ferait  pleurer  la  mère  de  les  voir...  » 

Longtemps,  longtemps  les  petites  lumières 
cirèrent  ainsi.  Tout  à  coup  un  coq  enroué 
chanta  au  fond  du  brouillard,  un  filet  de 
jour  blanc  entr'ouvrit  le  ciel,  et  aussitôt 
toute  la  magie  de  Noël  s'évanouit.  La  fête 
des  toits  était  finie,  celle  des  maisons  com- 
mençait. Déjà,  un  bruit  doux,  ravissant, 
montait  des  cheminées,  en  même  temps  que 
la  fumée  des  feux  rallumés.  C'étaient  des 
cris  de  joie,  des  rires  fous,  des  voix  d'en- 
fants qui  criaient  à  leur  tour  :  «  Noël!  Noël! 
vive  Noël!...  »  pendant  que  sur  les  toits  dé- 
serts, le  soleil,  en  se  levant,  un  beau  soleil 
d'hiver,  factice  et  rose,  faisait  traîner  ses 
premiers  rayons  qui  ressemblaient,  dans  le 
scintillement  de  la  neige,  à  des  paillons,  des 
nacres,  des  franges  d'or,  tombés  des  cor- 
beilles du  petit  roi... 


y  /  11 


• 


TABLE 


Pages 

La  Fédor 1 

Au  Fort  Montrouge 93 

A  la  Salpêtrière n3 

Souvenir  d'un  Chef  de  Cabinet i3o. 

La  Leçon  d'Histoire 1 55 

Les  Sanguinaires 167 

Le  Brise-Cailloux 211 

La  Fête  des  Toits .  223 


^GYc^ 


352  17.  —  PARIS.  IMPRIMERIE  LAIIURE 

9,    RUE    DE    FLEL'RUS,   9 


PQ 
2216 

n 

1897 


Daudet,  Alphonse 
La  Fedor 


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CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 


UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


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«* 


IIqa.